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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 
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DES 


DEUX    MONDES 


LXVIII«    ANNÉE.    —    QUATRIÈME  PÉRIODE 


TOME   CL.    —    1"   NTVEMBRE    1898. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


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LXVIII<^   ANNÉE.    —    QUATRIÈME    PÉRIODE 


TOME  CENT  CINQUANTIEME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    DE    l'université,     15 

1898 


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SOTILEZA 


DERNIERE    PARTIE  (1) 


XXV.    —    CONSEQUENCES 

En  si  peu  d'heures,  combien  avait  changé  d'aspect  l'intérieur 
d'oncle  Mechelin  !  Quel  triste  spectacle  il  offrait  tandis  que  don 
Pedro  Colindres  se  dirigeait  vers  la  maison  ! 

Silda,  défaillante,  fatiguée  de  pleurer  et  déjà  sans  larmes  dans 
ses  yeux  rougis,  était  assise  sur  un  tabouret,  le  dos  appuyé  contre 
la  commode,  en  face  de  l'alcôve,  dont  les  rideaux  étaient  entière- 
ment relevés.  Elle  ne  donnait  pas  d'autre  signe  de  vie  que  quelque 
soupir  entrecoupé  qu'elle  tentait  d'étouffer,  sans  y  parvenir,  au 
plus  profond  de  sa  poitrine,  et  les  tristes  regards  que  de  temps  en 
temps  elle  jetait  vers  le  lit  sur  lequel  gisait  tout  habillé  le  vieux 
marin.  Tante  Sidora,  assise  à  mi-distance  entre  eux  deux,  souf- 
rant de  leurs  peines  autant  que  des  siennes  propres,  ne  cessait 
de  consoler  Sotileza  que  pour  s'efforcer  par  ses  paroles  de  relever 
le  courage  abattu  de  son  mari.  Et,  en  attendant,  les  larmes  cou- 
laient, d'abord  goutte  à  goutte,  puis  ruisselaient  sur  son  honnête 
visage. 

Mechelin  le  devinait  au  tremblement  de  la  voix  de  sa  pauvre 
compagne,  car  la  lumière  de  la  chandelle  ne  suffisait  pas  à  le  lui 
faire  voir;  et  voulant  la  payer  de  ses  efforts  par  quelque  chose  qui 
les  lui  épargnerait,  il  disait  de  son  lit  sur  le  rythme  triste  des 
agonisans  : 

(1)  Voir  la  Revue  des  1er  et  15  septembre,  1"  et  15  octobre. 


b  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Ce  n'est  rien,  femme,  ce  n'est  rien!...  Seulement  une  si 
pauvre  carcasse,  une  coque  si  fendue  qu'à  toucher  un  banc  de 
moules,  elle  se  fait  une  avarie...  Comprends  bien  l'affaire...  On 
revenait  de  la  mer  avec  un  peu  de  rire  dans  lame,  parce  qu'il 
restait  un  peu  de  bon  sang  de  la  veille...  et  on  pensait  même  qu'il 
en  resterait  de  quoi  aller  cette  semaine  au  moins.  Plus  tard, 
Dieu  y  pourvoirait...  Et  tout  en  ramant  ainsi,  on  entend  parler 
celui-ci  et  celui-là  au  bord  de  la  rue  ;  on  s'informe  et  on  en  ap- 
prend beaucoup  plus...  on  rentre  à  la  maison  l'eau  à  moitié  de 
la  cale,  et  on  trouve  ici  les  soupirs,  là  les  larmes,  et  voilà  qu'on 
achève  de  couler  à  pic  sans  pouvoir  se  retenir...  parce  qu'on  n'est 
pas  habitué  à  ces  choses-là  et  qu'on  n'est  pas  de  roche  vive!.,. 
Mais  l'homme  revient  à  flot,  et  même  s'il  a  une  côte  cassée... 
ou  la  bouche  très  amère...  ça  se  passe;  le  temps  le  guérit...  d'une 
manière  ou  d'une  autre...  et  il  recommence  à  ramer,  Sidora... 
Yoilà  le  cas;  je  ne  suis  pas  plus  mal  quhier,  quoiqu'il  te  semble 
le  contraire;  je  suis  un  peu  déprimé,  rapport  à  ce  que  vous  sa- 
vez; mon  corps  demandait  ce  brin  de  repos  et  j'ai  voulu  le  lui 
donner.  Il  n'y  a  rien  de  plus. 

—  Et  cela  te  paraît  peu,  Miguel,  cela  te  paraît  peu!  lui  ré- 
pliquait sa  femme. 

—  Peu  de  chose,  Sidora,  peu  de  chose,  —  se  reprenait  à  dire  le 
marin,  —  et  cela  me  paraîtrait  moins  encore  si  ce  petit  ange  de 
Dieu  ne  se  faisait  pas  tant  de  peine  et  considérait  qu'elle  n'a  pas 
de  honte  à  avoir  et  qu'il  n'y  a  pas  pour  elle  ombre  de  faute  dans 
ce  qui  s'est  passé. 

—  C'est  ce  que  je  lui  dis,  Miguel,  c'est  ce  que  je  lui  dis,  moi; 
et  elle  me  répond  :  A  quoi  sert  la  vérité  si  personne  ne  la  croit? 

—  Dieu  qui  l'a  vue,  fillette,  Dieu  qui  l'a  vue  !  s  "écria  alors 
Mechelin  de  son  lit.  Et,  avec  ce  témoin  en  ta  faveur,  qu'importe 
le  monde  entier  contre  toi? 

—  Mais  elle  n'a  pas  même  d'ennemi,  Miguel;  car  elle  a  vu 
la  rue  entière  entrer  ici  pour  la  consoler  de  son  chagrin  et  en 
traiter  les  auteurs  comme  ils  le  méritent...  Mais,  par  le  très  saint 
nom  de  Jésus!...  de  quels  mille  diables  sont  donc  faites  ces  âmes 
de  Satan?...  Quel  plaisir  trouvent-elles  à  causer  tant  de  peine  à  des 
créatures  qui  ne  le  méritent  pas? 

—  Celles-là,  celles-là!...  s'écria  alors  Silda,  se  ranimant  un  ins- 
tant sous  l'aiguillon  de  ses  poignantes  rancunes.  Celles-là,  ce  sont 
elles  qui  m'ont  cloué  un  poignard  ici,  ici,  au  milieu  du  cœur!... 


SOTILEZA.  7 

Et  il  n'y  aura  pas  de  justice  pour  les  châtier  sur  terre  avant  que 
Dieu  leur  donne  là-haut  ce  qu'elles  méritent!... 

A  ce  moment,  oncle  Mechelin  lança  une  plainte  d'angoisse  et 
se  retourna  dans  son  lit. 

—  Veux-tu  que  je  te  change  ton  cataplasme,  Miguel?...  lui 
demanda  tante  Sidora  en  s  approchant  en  hâte  de  son  chevet. 

—  Ne  te  fatigue  pas  à  cela  pour  l'instant,  répondit  oncle  Me- 
chelin avec  un  profond  soupir;  et  il  ajouta  tout  bas,  approchant 
le  plus  possible  sa  tête  vers  la  tête  de  sa  femme  :  Tâche  d'alléger 
la  peine  de  ce  petit  ange  de  Dieu,  et  ne  t'occupe  pas  de  moi,  qui, 
avec  ce  repos  pour  médecine,  me  trouve  tout  bravement. 

Mais  Silda,  tout  en  s'en  montrant  reconnaissante,  était  très 
mortifiée  par  ce  genre  de  consolation.  Elle  en  avait  tant  entendu 
depuis  midi!  Tante  Sidora  s'en  aperçut;  elle  se  tut  et  le  silence 
régna  de  nouveau  dans  le  logement. 

Tel  était  le  cadre,  quand  on  entendit  frapper  à  la  porte.  La 
femme  du  marin  alla  ouvrir,  après  s'être  essuyé  les  yeux  avec  son 
tablier,  et  elle  se  trouva  face  à  face  avec  don  Pedro  Colindres, 
dont  l'attitude  irritée  effraya  la  pauvre  femme.  Craignant  le  pire, 
volontiers  elle  lui  eût  demandé  un  peu  de  charité  pour  la  déso- 
lation et  les  douleurs  de  cette  maison;  mais  elle  ne  s'y  risqua 
point,  et  don  Pedro,  après  quelques  brèves  et  sèches  paroles, 
entra  dans  la  salle,  suivi  de  tante  Sidora.  Sotileza,  en  le  voyant, 
se  leva  précipitamment,  sentant  son  sang  se  glacer  dans  ses  veines, 
et  oncle  Mechelin,  reconnaissant  la  voix  du  capitaine,  s'arracha 
du  lit  et  sauta  à  terre.  Mais  sa  volonté  le  trahit,  et  il  ne  put  que 
gagner  la  porte  de  l'alcôve,  au  cadre  de  laquelle  il  s'accrocha 
pour  ne  pas  tomber. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a,  Miguel?...  lui  demanda  Colindres,  sur- 
pris de  l'apparition  du  pauvre  marin,  si  pâle,  défaillant  et  dis- 
loqué. 

—  Peu  de  chose,  senor  don  Pedro,  peu  de  chose,  répondit-il 
avec  angoisse,  quoiqu'en  essayant  de  sourire.  Je  voulais  vous 
recevoir  avec  les  honneurs  qu'on  vous  doit  ici,  et  mes  apparaux 
ont  cassé...  Allons,  je  me  suis  trompé. 

Et  comme  le  pauvre  homme  défaillait  plus  encore  à  parler 
ainsi,  le  capitaine  lui-même  le  reçut  dans  ses  bras,  et,  aidé  des 
deux  femmes,  le  remit  sur  son  lit. 

—  Me  revoilà  un  homme,  seiïor  don  Pedro,  dit  Mechelin  un 
moment  après  s'être  étendu  sur  son  lit.  Il  est  clair  qu'en  donnant 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  mon  corps  cette  médecine,  il  ne  demande  rien  de  plus...  pour 
le  moment. 

Quand  le  capitaine  se  retourna  vers  les  deux  femmes  qui 
étaient  sorties  de  l'alcôve,  il  remarqua  qu'elles  pleuraient  en  si- 
lence. Le  cœur  du  vieux  marin,  quoique  entouré  d'une  rude  écorce, 
était,  on  le  sait,  doux  et  compatissant.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de 
s'étonner  que,  le  moment  venu  de  déchaîner  ces  tempêtes  qui  lui 
battaient  le  cerveau  au  sortir  de  sa  maison,  il  ne  sût  par  oii  com- 
mencer ni  comment  s'y  prendre  pour  expliquer  la  raison  de  sa 
présence  au  milieu  de  ce  triste  tableau. 

Enfin,  voulant  se  montrer  plus  ferme  qu'il  n'était,  il  dit  aux 
femmes  inquiètes  : 

—  Que  diable  se  passe-t-il  donc  ici?...  Voyons...  Miguel  n'en 
est  pas  au  point  de  déchaîner  un  tel  déluge. 

—  Ah  !  senor,  répondit  la  pêcheuse  avec  des  sanglots  étouffés, 
cela,  après  l'autre  chose! 

—  Et  quelle  autre  chose,  femme? 

—  L'autre...  mais  je  pensais  que  vous  ne  veniez  que  pour  ça. 

—  Sûr!  dit  l'oncle  Miguel  de  son  lit. 

Le  capitaine  sentit  lui  remonter  à  la  tête  tous  les  souvenirs 
de  sa  récente  entrevue  avec  André,  et  le  mauvais  sang  que  les 
imprudences  de  son  fils  lui  avaient  fait  faire.  Il  se  ressaisit  sou- 
dain et  dit  avec  beaucoup  d'exaltation  : 

—  C'est  la  vérité,  Sidora,  je  ne  suis  venu  que  pour  cela. 
Trouves-tu  que  ce  soit  un  motif  suffisant  au  voyage  ? 

—  Ce  serait  trop  de  la  moitié,  seiïor,  répondit  la  pauvre 
femme,  épouvantée. 

Silda,  qui  ne  pouvait  se  tenir  debout,  retourna  s'asseoir  dans 
le  même  coin  où  nous  l'avons  vue  précédemment. 

Le  capitaine,  la  regardant  en  face,  lui  dit  avec  une  certaine 
sécheresse  : 

—  Il  est  nécessaire  que  je  sache  de  ta  bouche  même  ce  qui 
s'est  passé  ici  ce  matin.  Auras-tu  le  courage  de  le  rapporter,  mais 
sans  ôter  rien  à  la  vérité,  et  sans  y  ajouter  rien  qui  la  défigure? 

—  Oui,  sefior,  répondit-elle  avec  fermeté. 

Alors  elle  commença  à  raconter  l'événement  avec  les  mêmes 
détails  qu'André  avait  donnés  à  sa  famille. 

—  Exactement,  dit  le  capitaine,  à  peine  Sotileza  eut-elle  fini 
son  récit...  Juste  ce  que  je  savais  jusqu'au  point  où  tu  l'as  laissé. 
Mais  depuis,  qu'est-il  arrivé? 


SOTILEZA.  y 

—  Sefior...  je  ne  le  sais  pas  au  juste,  et  je  ne  puis  répondre 
davantage. 

—  A  ce  qu'il  paraît,  et  d'après  ce  que  racontent  les  voisins 
qui  entrent  ici,  dit  tante  Sidora,  le  mauvais  diable  qui  a  fait  en 
bas  cette  révolution  s'est  vu  tout  à  l'heure  traîné  aux  cheveux 
par  les  gens.  Car  avant  que  cette  pauvre  enfant  sortît  de  sa  prison, 
celles-ci  avaient  contreminé  la  rue  entière  avec  leurs  injures  et 
leurs  méchancetés...  Elles  ne  se  mêlent  pas  d'autre  chose,  seiïor! 
Ensuite  celle  d'en  bas  monta  et  s'enferma  au  logis  avec  l'autre, 
sans  se  risquer  à  ouvrir  les  portes  de  leur  balcon,  parce  qu'elles 
avaient  semé  bien  des  offenses,  et,  si  mauvaises  qu'elles  soient, 
l'ouvrage  leur  devait  peser  sur  la  conscience...  tout  au  moins  par 
crainte...  Ensuite  le  père  et  le  fils  revinrent  de  la  mer;  autant 
dire  que  c'est  la  nuit  et  le  jour.  Aussi  y  eut-il  alors,  à  ce  qu'on 
raconte,  une  tempête  à  la  maison,  car,  l'un  faisant  chorus  en  mau- 
vaises intentions  avec  ces  gueuses,  tout  cela  lui  semblait  peu  de 
chose;  mais  l'autre  malheureux,  son  cœur  se  fendait  et  la  mine 
lui  en  tombait  de  honte.  Je  crois  qu'il  maltraita  sa  sœur  et  peu 
s'en  fallut  que  les  coups  n'atteignissent  sa  mère.  Il  est  descendu 
ici...  je  ne  sais  combien  de  fois  :  il  ne  passe  pas  cette  entrée; 
et  là,  il  reste  appuyé  contre  la  muraille,  les  mains  dans  ses 
poches,  l'œil  irrité,  la  mèche  tombante.  Il  ne  dit  ni  jus  ni  jnuste, 
bien  que  nous  l'encouragions  pour  qu'il  voie  bien  qu'on  ne  le 
charge  pas  des  péchés  de  sa  clique...  et  il  s'en  va  comme  il  est 
venu...  Il  y  en  a  qui  disent  qu'on  peut  prouver,  par  des  témoins, 
ce  que  ces  démons  de  femmes  ont  dit  et  trafiqué  pour  la  per- 
dition de  cette  maison  ;  et  qu'on  ne  doit  pas  laisser  tant  de  ma- 
lices sans  châtiment...  Et  cest  tout  ce  que  nous  pouvons  vous 
dire,  senor  don  Pedro,  d'après  ce  qu'on  nous  a  raconté  de  ce  qui 
s'est  passé  pendant  les  heures  que  nous  sommes  restés  rencognés 
dans  cette  solitude  si  triste...  Quant  au  pauvre  Miguel,  vous 
pouvez  vous  en  rendre  compte  :  il  est  vieux,  il  est  tout  démoli; 
il  a  trouvé  ça  en  rentrant...  lui  qui  était  parti  gai  comme  un 
pinson I...  et  il  est  tombé  écroulé,  oui,  écroulé,  comme  une 
vieille  muraille...  De  sorte  que  personne  ne  peut  s'étonner  qu'à 
cette  malheureuse  et  à  moi  la  larme  nous  échappe  de  temps  en 
temps.  Les  murs  de  cette  maison  en  ont  vu  si  peu,  seiîor  don 
Pedro! 

Peu  s'en  fallait  que  le  senor  don  Pedro  ne  contribuât  par  une 
de  plus  à  celles  qu'on  y  avait  déjà  versées  quand  la  pauvre  pê- 


10  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cheuse  termina  au  milieu  des  sanglots  le  récit  de  ses  tribulations, 
car,  en  vérité,  André  avait  de  qui  tenir  dans  beaucoup  de  ses  élans 
de  cœur.  Mais  il  renfonça  son  émotion,  et  résolu  à  exécuter  son 
dessein  de  bien  examiner  ce  terrain,  puisqu'il  y  était  et  le  pou- 
vait, il  continua  ainsi  ses  investigations  : 

—  Ce  n'est  pas  précisément  cela  que  je  me  proposais  de  véri- 
fier, Sidora,  quoique  je  sois  heureux  de  le  savoir. 

—  Dites,  sefior. 

Je  voulais  que  vous  me  dissiez  quelle  impression  vous  a 

causée  l'événement. 

—  Cela  se  voit  bien,  seiior...    . 

—  Ce  n'est  pas  cela  non  plus...  je  n'ai  pas  bien  posé  ma  ques- 
tion. Quels  projets  faites- vous  après  ce  qui  est  arrivé?  Sur  qui  re- 
jetez-vous la  faute?... 

—  La  faute?...  Sur  qui  pouvons-nous  la  rejeter?  Sur  qui  l'a 
commise  :  sur  ces  gueuses  de  là-haut...  cette  pauvre  malheureuse 
l'a  dit  aussi  bien  clairement... 

—  Oui,  oui,  j'ai  compris... Mais  il  arrive  d'ordinaire,  quand  on 
examine  en  famille  certaines  questions  comme  celle  dont  il  s'agit, 
que  les  uns  disent  que  :  «  si  telle  chose  n'avait  pas  eu  lieu,  telle 
autre  ne  se  serait  pas  produite;  »  et  que  «  si  tu...  »  et  que  «  si 
je...  »  et  que  «  si  celui  de  là-bas...  »  enfin  tu  me  comprends.  Puis 
vient,  disons  :  le  règlement  de  comptes,  et  ce  que  doit  Jean,  et  ce 
que  doit  Pierrette...  et  ce  qui  devait  arriver...  et  ce  qui  arriverait... 
et  ce  qu'on  espère...  et  ce  qu'on  craint... 

—  Ce  qu'on  espère!...  ce  qu'on  craint!...  répétait  la  pauvre 
femme,  regardant  dans  le  blanc  des  yeux  le  capitaine. 

—  Dis-le-lui,  Sidora,  dis-le-lui,  c'est  l'occasion!  cria  de  son 
lit  Mechelin. 

—  Et  qu'est-ce  qu'elle  a  à  me  dire?  demanda  don  Pedro 
Golindres,  se  retournant  vers  l'alcôve,  les  sourcils  froncés. 

—  Ben,  ce  qu'elle  sait,  et  c'est  le  cas,  répondit  le  marin.  Va, 
Sidora,  puisque  tu  l'as  sous  la  main!  Du  courage,  femme!  le 
monsieur  est  bon,  de  sa  nature  ! 

—  Oui,  mon  fils,  oui.  Pourquoi  ne  pas  le  dire?  répondit  tante 
Sidora.  Ce  n'est  pas  un  péché  mortel. 

Le  capitaine  était  sur  des  charbons  ardens,  et  Sotileza  comme 
une  statue  de  glace,  dans  le  coin  de  la  commode. 

—  Sachez  donc,  sefior  don  Pedro,  dit  tante  Sidora,  que,  en 
dehors  des  amertumes  de  l'événement  pour  ce  qu'il  est,  rien  ne 


SOTILEZA.  11 

nous  tourmente  plus  que  de  ne  pas  savoir  ce  qui  nous  attend  rela- 
tivement à  don  André. 

—  C'est  à  voir,  c'est  à  voir,  murmura  le  capitaine,  s'accom- 
modant  mieux  dans  sa  chaise  pour  redoubler  d'attention.  Si  en 
ce  moment  il  avait  fixé  ses  regards  sur  le  visage  de  Sotileza,  quel 
sourire  de  glace  il  eût  vu  sur  ses  lèvres,  quelle  étincelle  de  colère 
dans  ses  yeux  ! 

—  Le  seiior  don  André,  continua  tante  Sidora,  entrait  ici 
comme  chez  lui,  car  nous  devions  lui  ouvrir  notre  maison  toute 
grande.  Il  mériterait  qu'on  lui  ouvrît  de  même  jusqu'aux  palais 
de  la  reine  d'Espagne;  et  comme  il  le  mérite,  il  n'y  avait  ici  que 
des  cœurs  qui  se  réjouissaient  de  le  voir  si  familier  et  si  gentil 
avec  des  personnes  qui  ne  seraient  pas  même  dignes  d'essuyer  les 
semelles  de  ses  souliers...  Mais  il  y  a  des  âmes  de  Satan,  sefior, 
qui  sont  malades  de  la  santé  du  voisin...  et  vous  savez  déjà  ce 
qui  est  arrivé  ce  matin...  Le  coup  allait  contre  l'honneur  de  cette 
malheureuse  :  mais  il  en  est  tombé  la  moitié  sur  don  André,  qui 
était  alors  chez  nous  comme  il  aurait  pu  y  être  n'importe  quel 
autre  jour.  Par  ce  que  nous  souffrons,  nous  comprenons  la  dou- 
leur quïl  doit  avoir,  et  la  peine  et  les  ennuis  de  toute  sa  famille... 
Mais,  pour  l'amour  de  Dieu,  sefior  don  Pedro,  regardez  les  choses 
de  bon  cœur  et  délivrez-nous  de  la  moitié  du  chagrin  qui  nous 
étouffe,  en  nous  pardonnant  celui  que  nous  vous  avons  donné, 
sans  y  avoir  plus  de  part  que  celle  que  le  démon  a  prise  pour  nous, 

—  Sûr,  sefior  don  Pedro,  sûr!  —  ajouta  Mechelin  de  là  de- 
dans. Yoilàce  que  nous  demandons,  voilà  ce  que  nous  voulons... 
et  ce  n'est  pas  trop  en  loi  de  justice  et  bonne  volonté  ! 

—  Et  c'est  tout  ce  qui  vous  est  venu  à  l'idée?  demanda  le 
capitaine  en  respirant  plus  librement  qu'auparavant.  C'est  là  tout 
ce  que  vous  désirez  en  ce  qui  me  concerne...  en  ce  qui  peut  me 
regarder  de  cet  événement...  pour  la  part  qu'y  a  prise  mon  fils? 

—  Cela  vous  semble  peu  de  chose  !  s'écrièrent  presque  en 
même  temps  tante  Sidora  et  son  mari. 

Le  capitaine  poussa,  par  là,  dans  les  profondeurs  de  sa  large 
poitrine,  une  interjection  des  plus  sourdes,  à  cause  de  certaines 
amertumes  de  conscience  qu'il  commençait  à  ressentir  devant  le 
candide  désintéressement  de  cet  honnête  ménage  ;  et,  pour  mieux 
les  dissimuler,  il  continua  ainsi  : 

—  C'est  entendu,  Sidora  :  il  n'y  a  chez  moi  personne  d'assez 
inconsidéré  pour  songer  à  vous   rendre  responsables   de   mal- 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

heurs  que  vous  n'avez  pas  causés...  Mais  je  m'étais  figuré  que 
vous  pourriez  désirer,  et  ce  serait  fort  naturel,  quelque  chose  de 
tout  différent:  quelque  chose...  comme,  par  exemple,  le  châtiment 
de  ces  deux  drôlesses  par  le  moyen  de  la  justice  humaine,  et  que 
je  vous  aiderais  à  l'obtenir,  ayant  plus  d'influence  que  vous. 

—  Sûr,  sûr!  résonna  la  voix  de  Mechelin  au  fond  de  l'alcôve. 

—  Eh  bien  I  on  fera  le  possible  pour  qu'elles  aient  cette  fois 
leur  dû,  conclut  le  capitaine,  à  qui  il  venait  à  l'esprit  que  le  châ- 
timent des  femmes  de  Mocejon  éclaircirait  aussi  la  situation 
d'André  devant  lopinion  publique. 

Peu  de  temps  après, il  se  leva  pour  partir.  Sotileza  se  leva 
aussi  ;  et  triomphant  par  un  visible  effort  de  volonté  des  répu- 
gnances qu'elle  ressentait,  elle  parla  ainsi,  sans  secarter  de  la 
commode  sur  la  tablette  de  laquelle  elle  s'appuyait  d'une  main  : 

—  Senor  don  Pedro,  ce  n'est  pour  rien  de  ce  qui  s'est  dit 
ici  que  vous  êtes  venu  chez  nous. 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis,  gamine?  s'écria  le  capitaine  en  la  re- 
gardant avec  étonnement. 

—  La  pure  vérité,  répondit  Sotileza  avec  courage.  Et  comme 
c'est  la  vérité,  je  la  dis  sans  intention  d'offenser  personne...  et 
parce  que  je  veux  que  vous  partiez  sûr  d'emporter  pour  la  paix 
ce  que  vous  pensiez  emporter  pour  la  guerre. 

—  Fillette!  s'écria  tante  Sidora  alarmée. 

Mechelin  se  dressa  sur  son  lit,  et  don  Pedro  Colindres  ne  dissi- 
mula pas  davantage  l'inquiétude  où  le  mettaient  ces  affirmations 
catégoriques  de  Sotileza. 

Celle-ci  continua: 

—  Je  veux  que  vous  sachiez,  pour  l'avoir  entendu  de  ma  propre 
bouche,  que  jamais  je  ne  me  suis  laissé  tenter  par  l'ambition,  ni 
tourmenter  par  la  vanité  d'être  une  dame  ;  que  j'estime  André 
pour  ce  qu'il  vaut,  mais  non  pour  ce  qu'il  peut  me  valoir  à  moi  ; 
et  que  si  pour  sauvegarder  aujourd'hui  ma  réputation  il  n'y  avait 
pas  d'autre  remède  que  celui  qu'il  m'offrirait  d'être  une  dame  à 
son  côté,  j'aurais  mieux  aimé  qu'il  me  laissât  avec  mon  honneur 
ébranlé  que  de  me  mettre  sur  les  épaules  une  aussi  lourde  croix. 

—  Par  la  vie  de  tous  les  diables  !  répondit  le  capitaine  en  re- 
gardant la  vaillante  fille  d'un  air  moitié  figue,  moitié  raisin,  je 
ne  sais  où  tu  veux  en  venir  par  ce  chemin. 

—  Je  pensais  qu'il  suffirait  de  la  moitié  de  ce  que  jai  dit  pour 
être  bien  comprise  de  vous,  répliqua  Sotileza. 


SOTILEZA.  13 

—  Eh  bien  !  figure-toi  que  je  n'ai  vu  goutte  à  tes  intentions, 
et  que  je  veux  que  tu  me  les  mettes  dans  le  creux  de  k  main. 

Sotileza  continua: 

—  Je  connais  bien  André,  puisque  je  le  fréquente  depuis  bien 
des  années;  pour  cette  raison,  ainsi  que  pour  quelque  chose  qu'il 
m'a  dit  ce  matin  en  me  voyant  ici  morte  de  honte,  et  pour  l'air 
que  vous  aviez  en  entrant  chez  nous,  je  puis  bien  croire  qu'il  aura 
répété  à  son  père  ce  que  je  n'ai  point  voulu  laisser  sans  la  réponse 
qui  convenait. 

Don  Pedro  Golindres,  interprétant  les  dernières  paroles  de 
Silda  d'une  manière  fort  peu  llatteusepour  André,  fut  légèrement 
piqué  d'honneur  et  répondit  durement  : 

—  Eh  bien!  s'il  t'a  dit  ce  que  je  suppose,  que  pouvais-tu  dé- 
sirer de  plus  ?  Est-ce  là  que  nous  en  sommes  à  présent,  après  tant 
de  démonstrations  d'humilité  ? 

Pour  le  coup,  ce  fut  Sotileza  qui  se  sentit  blessée  dans  son 
amour-propre,  et  pour  en  finir  immédiatement  et  comme  elle  le 
voulait  avec  cette  discussion  qui  l'importunait,  mais  qu'elle  devait 
soutenir,  parce  qu'il  lui  importait  beaucoup,  elle  conclut  ainsi: 

—  Je  n'ai  rien  dit  à  présent  qui  démente  ce  que  j'ai  dit  précé- 
demment. Je  pensais  qu'il  me  suffirait  de  parler  ainsi  pour  me  faire 
entendre  devons  seul;  mais,  puisque  j'avais  mal  fait  mon  compte, 
je  m'exprimerai  plus  clairement.  Je  vis  ici  de  charité,  et  avec  ces 
quatre  chiffons  je  vaux  le  peu  que  m'estiment  les  gens.  Vêtue 
de  soie  et  chargée  de  diamans,  je  serais  une  intruse  et  mes 
pieds  glisseraient  sur  les  parquets  cirés.  Grand  malheur  pour 
ceux  qui  auraient  à  me  supporter,  plus  grand  encore  pour  moi 
qui  me  verrais  hors  de  mon  élément  !  Je  suis  faite  à  cette  pau- 
vreté, et  je  m'y  trouve  bien,  sans  désirer  mieux.  Il  n'y  a  pas  là  de 
vertu,  seiior  don  Pedro;  je  suis  faite  de  ce  bois-là.  Voilà  pour- 
quoi j'ai  dit  à  André  ce  qu'il  sait  bien  ;  et  j'ai  besoin  que  vous  me 
connaissiez,  parce  que  je  ne  veux  être  responsable  que  de  mes 
fautes...  et  que  je  ne  veux  pas  qu'on  prenne  les  devans  sur  moi 
dans  des  cas  comme  celui-ci.  Si  humble  qu'on  soit,  on  ne  laisse 
pas  de  souffrir  des  soufflets  qu'on  reçoit  pour  des  prétentions 
qu'on  n'a  jamais  eues.  Vous  avez  maintenant  plus  que  vous 
n'étiez  venu  chercher,  et  moi  je  reste  avec  un  souci  de  moins... 
Et  veuillez  me  pardonner  d'avoir  parlé  de  la  sorte,  mais  la  tran- 
quillité de  tous  l'exigeait. 

En  vérité,  Sotileza  donnait  à  don  Pedro  Golindres  beaucoup 


J4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  qu'il  n'était  allé  chercher  à  la  maison  de  la  rue  Haute.  Mais 
le  capitaine  ne  devait  pas  l'avouer,  parce  qu'il  comprenait  que  cet 
aveu  ne  rehausserait  guère  la  qualité  des  pensées  qui  avaient 
provoqué  sa  démarche.  Aussi  dit-il  à  Sotileza,  pour  tout  com- 
mentaire à  ses  déclarations  : 

—  Bien  que  j  applaudisse  à  cette  honnête  modestie  qui  te  va 
si  bien,  je  veux  que  tu  saches  que,  cette  fois,  tu  as  trop  joué  au 
plus  fin  avec  moi...  Et  ne  parlons  plus  de  ce  sujet,  si  vous  le 
voulez  bien.  Oubliez  tout  cela  ;  comptez  sur  moi  comme  toujours, 
et  même  plus  que  jamais...  et  soigne-toi  bien,  Miguel.  Adieu, 
Sidora,  adieu,  bonne  fille. 

Et  don  Pedro  Colindres  sortit,  bien  convaincu  que  si  le  scan- 
dale de  la  Abeille  faisait  naître  chez  lui  quelque  discussion  nouvelle, 
ce  ne  serait  point  l'œuvre  de  la  famille  de  Mechelin.  Gela  simplifiait 
beaucoup  les  choses,  et,  plein  de  cette  idée,  il  revenait  auprès  de  sa 
femme  passablement  plus  tranquille  qu'il  ne  l'était  en  la  quittant. 

XXVI.    —   NOUVELLES   CONSÉQUENCES 

André  sortit  de  chez  lui  parce  qu'il  avait  besoin  de  l'air  de  la 
rue  pour  ne  pas  étouffer  dans  l'étroitesse  de  son  cabinet.  En  outre 
son  père  l'avait  chassé  et  condamné  à  ne  pas  le  revoir  tant  que 
germeraient  dans  sa  tête  les  pensées  qui  avaient  produit  cette 
tempête  au  sein  de  la  famille. 

Il  sortit  donc  de  la  maison  pour  demander  au  hasard  des 
bruits,  des  foules  et  des  mystères  de  la  nuit  un  dictame,  ou  tout 
au  moins  une  trêve  que  ne  pouvaient  lui  donner  ni  la  solitude  de 
sa  chambre,  ni  la  tristesse  de  ces  murs,  tout  brùlans  pour  lui  de 
la  colère  paternelle. 

Il  allait  donc;  il  allait  sans  but  ni  direction;  et,  pour  comble 
de  contrariété,  la  nuit,  sur  la  fraîcheur  de  laquelle  il  comptait 
pour  amortir  le  feu  de  ses  pensées,  était  une  nuit  de  brise  du  sud, 
noire  et  étouffante  :  l'air  était  tiède  et  pesant,  et  jusque  dans  la 
lueur  des  lanternes  publiques,  le  jeune  homme  errant  trouvait  la 
torture  de  la  chaleur  qui  dévorait  le  sang  de  ses  veines.  Et  lui  qui 
cherchait  haletant  les  froids  hyperboréens  et  le  bruit  d'une  tem- 
pête! Jusqu'aux  élémens  qui  semblaient  conjurés  contre  lui!  Il 
le  croyait  de  bonne  foi. 

Il  laissa  les  rues  du  centre  qui  l'asphyxiaient,  et  dirigea  ses 
pas  vers  les  faubourgs. 


SOTILEZA.  lo 

Quand  il  arriva  aux  gigantesques  platanes  de  Becedo,  fatigué, 
à  la  fin,  d'aller  et  venir,  il  sassit  sur  le  banc  le  plus  retiré  et  le 
plus  sombre.  Mais  là  vinrent  l'assaillir  avec  une  furie  implacable 
les  souvenirs  de  la  rue  Haute.  Que  s'était-il  bien  passé  dans  le 
pauvre  logis  depuis  qu'il  était  descendu  à  la  ville  après  le  grand 
scandale?  Quel  effet  avait-il  produit  sur  les  honnêtes  vieux,  à 
leur  retour  de  leur  travail?  Que  pensaient-ils  de  lui  ?  Que  leur 
avait  dit  Silda?  Et  les  paroles  de  la  jeune  fille,  en  réponse  à  son 
offre  chevaleresque,  si  dédaigneuses,  si  crues,  quand  tous  deux 
se  trouvaient  au  fort  de  l'aventure... 

Et,  enchaînant  à  ce  souvenir  celui  de  tout  ce  qui  s'était  passé 
jusque-là  et  la  considération  de  ce  qui  se  passait  en  ce  moment,  il 
sentit  enfler  de  plus  en  plus  la  tempête  sous  son  crâne  ;  il  pensa  de- 
venir fou  sous  l'assaut  de  cette  lutte  d'idées  discordantes;  il  se  leva 
nerveux  et  agité,  et  il  recommença  à  se  mouvoir  d'un  côté  et  de 
l'autre;  et  il  alla,  et  il  alla  sans  savoir  où,  jusqu'à  ce  qu'au  bout 
d'une  heure  bien  comptée,  il  s'aperçût  qu'il  se  trouvait  à  l'autre 
extrémité  de  la  ville,  et  à  deux  pas  de  la  Zanguina.  Autour  d'elle 
grouillaient  les  pécheurs  d'En-Bas,  et  rien  que  pour  ce  motif,  il 
tenta  de  s'en  éloigner.  Les  visages  connus  l'effrayaient.  Mais  où 
aller?  Il  regarda  sa  montre  et  vit  qu'elle  marquait  dix  heures  et 
demie.  A  dix  heures,  d'habitude,  il  rentrait  chez  lui.  Sa  mère  de- 
vait être  très  inquiète  et  peut-être  morte  d'angoisse  en  se  souve- 
nant de  quelle  manière  il  était  parti...  Mais  retourner  à  la  maison 
dans  l'état  d'esprit  où  il  se  trouvait,  et  avoir  à  se  présenter  devant 
son  père  qui  l'avait  chassé  avec  défense  expresse  de  l'approcher 
tant  qu'il  continuerait  à  penser  comme  il  pensait I...  Et,  le  jour 
suivant,  ce  serait  la  même  chose;  et  en  outre  la  chaîne  du  bureau 
où  on  devait  savoir  ce  qui  lui  était  arrivé!...  Quelle  infernale 
complication  de  contrariétés  pour  le  fougueux  et  halluciné 
jeune  homme  ! 

Tandis  que  sa  pensée  voguait  éperdue  à  travers  les  espaces, 
avec  grande  chance  de  se  décider  pour  le  parti  le  moins  sage,  il 
sentit  un  petit  coup  sur  l'épaule  et  entendit  une  voix  qui  lui  disait  : 

—  Échoué  sur  un  rocher,  don  André? 

Il  se  retourna  surpris,  pensant  que  quelqu'un  s'occupait  de 
lire  dans  ses  pensées,  à  moins  qu'il  n'eût  pensé  à  haute  voix,  et 
il  reconnut  le  brave  Rénales,  l'un  des  patrons  de  barque  les  plus 
sensés  du  Chapitre  d'En-Bas. 

—  Pourquoi  me  dites-vous  ça?  —  lui  demanda  André. 


16  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Ne  voyez-vous  pas  comme  tous  ces  pauvres  gens  viennent 
par  ici,  comme  troupeau  à  la  vue  du  loup? 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Je  pensais  que  vous  le  saviez,  don  André...  A  cause  de  la 
levée. 

—  On  devait  bien  s'y  attendre...  Et  comment  est-elle? 

—  Ah!  mon  fils,  un  vrai  coup  de  balai...  Je  ne  m'en  rappelle 
pas  une  plus  grande...  Tantôt  elle  nous  a  été  notifiée  par  la  capi- 
tainerie... Il  ne  reste  pas  un  garçon  dans  les  deux  Chapitres...  Au 
Chapitre  d'En-Bas  seulement,  il  y  a  quatre  hommes  du  second  ban 
qui  s'en  vont,  faute  d'un  nombre  suffisant  d'hommes  du  premier... 
Figurez-vous  ça! 

—  C'est  fort  triste,  Rénales;  mais  ce  sont  les  charges  de  la 
fonction. 

—  Elle  est  jolie,  la  fonction,  don  André!...  Voilà  deux  jours 
que  nous  n'allons  pas  en  mer. 

—  Et  comment  ça? 

—  Vous  ne  voyez  donc  pas  quelle  mine  a  le  temps? 

—  Il  est  absolument  au  calme. 

—  Oui,  mais  un  calme  trompeur...  Qui  est-ce  qui  s'y  fierait, 
don  André? 

—  Voilà  trois  jours  que  ça  dure  et  il  n'en  est  rien  résulté. 

—  Je  le  vois  bien...  Mais  on  sait  ce  que  ça  veut  dire. 

—  Le  vent  du  sud  n'a  rien  d'inquiétant  à  cette  époque  :  c'est 
le  vent  de  la  saison. 

—  D'accord;  et  un  peu  pour  ça,  beaucoup  parce  que  la  néces- 
sité nous  y  force,  nous  comptons  sortir  demain.  Ils  en  auront,  du 
courage,  ces  pauvres  gens,  avec  la  galerne  qui  leur  est  venue  de 
là-haut!... 

André  resta  quelques  instans  pensif  et  demanda  au  patron  : 

—  Vous  dites  que  demain  les  barques  prendront  la  mer? 

—  Si  Dieu  le  permet  et  que  le  temps  n'empire  pas. 

—  A  quelle  pêche  va  la  vôtre,  oncle  Rénales? 

—  A  la  merluche. 

—  Je  m'en  réjouis,  car  je  veux  y  monter. 

—  Vous,  don  x\ndré? 

—  Oui,  moi.  Qu'est-ce  quïl  y  a  d'étonnant? 

—  D'étonaant,  pas  grand'chose,  vous  êtes  un  habitué,  la  mer 
vous  connaît. 

—  Eh  bien,  alors?... 


*i 


ï 


SOTILEZA.  17 

—  Je  disais  cela  parce  que  vous  pouviez  attendre  une  meilleure 
occasion. 

—  Quelle  meilleure  occasion  que  celle-là? 

—  Il  y  en  a  de  meilleures,  don  André,  de  meilleures  :  chaque 
fois  que  le  vent  est  du  nord- est. 

—  Eh  bien  !  moi,  je  le  préfère  du  sud,  quand  c'est  de  saison 
comme  aujourd  hui. 

—  C'est  un  goût  comme  un  autre,  don  André,  quoique  vous 
ne  trouviez  pas  un  seul  marin  qui  le  partage.  Je  me  permets, 
sauf  votre  respect,  de  vous  donner  mon  avis. 

—  Et  je  vous  remercie  de  la  bonne  intention...  Ainsi,  il  n'y  a 
plus  rien  à  dire. 

—  Vous  voulez  peut-être  qu'on  aille  vous  prévenir  chez 
vous? 

—  En  aucune  façon;  ce  n'est  pas  la  peine  d'ameuter  le  quar- 
tier. Je  serai  ici  ou  sur  la  Rampa,  à  l'heure  convenable;  si  je  n'y 
suis  pas,  partez  sans  m'attendre.  Jusque-là,  que  cela  reste  entre 
nous  deux,  et  pas  un  mot  de  mes  projets...  Je  pourrais  n'y  pas 
aller,  et  ce  n'est  pas  la  peine  qu'on  attribue  mon  absence  à  ce  qui 
n'est  pas. 

—  Hé  !  hé  !.. .  Allons,  ça  veut  dire  que  vous  n'êtes  pas  sûr  qu'au 
dernier  moment... 

—  Justement...  Je  pourrais  ne  pas  être  aussi  décidé  qu'à 
présent... 

—  Et  vous  craignez  qu'on  ne  vous  croie  poltron. 

—  Voilà. 

—  Jamais  qui  vous  connaît  ne  le  croira,  don  André. 

—  Qui  sait  !.. .  En  tout  cas,  bouche  close,  c'est  dit. . . 

—  Jamais  la  mienne  n'a  su  parler  pour  trahir  un  secret. 

—  A  demain,  Rénales. 

—  S'il  plaît  à  Dieu,  don  André. 

Il  ne  s'était  pas  trompé  de  beaucoup  en  pensant  que  pour  se 
voir  libéré,  de  quelque  manière,  d'ennuis  comme  les  siens,  il  n'y 
avait  pas  d'autre  remède  que  de  s'en  remettre  aux  décrets  de 
l'aveugle  hasard.  Celui  qui  le  conduisit  à  la  Zanguina  et  le  rap- 
procha du  prudent  Reiïales  au  moment  critique  de  résoudre,  par 
son  propre  conseil,  l'unique  conflit  vraiment  sérieux  où  il  setait 
vu  cette  nuit-là  ,  en  lui  faisant  venir  aux  lèvres  la  gourmandise 
d'un  très  vif  et  très  ancien  désir,  fit  cesser  toutes  ses  hésitations 
et  l'entraîna  dans  les  péripéties  d'une  nouvelle  extravagance. 

TOME  iL.    —    1898.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Retourner  à  la  maison  après  que  son  père  l'en  avait  chassé 
sans  motif  ni  raison?  Non  pas  !  Qu'il  ait  de  la  peine,  qu'il  ait  un 
peu  de  peine  pour  sa  dureté  inopportune  !  cela  lui  apprendrait  à 
n'être  pas  si  injuste  et  si  violent  une  autre  fois.  Quant  à  sa  mère... 
Mais  qu'avait-elle  fait,  elle,  pour  défendre  son  fils  tourmenté? 
N'avait-elle  pas  apporté,  elle  aussi,  son  fagot  au  bûcher  de  la  colère 
paternelle,  en  calomniant  les  généreuses  intentions  de  l'inno- 
cente Silda?  Eh  bien!  qu'elle  ait  aussi  un  peu  de  peine...  il  avait 
bien  plus  de  peine,  lui. ..  Et  puis,  quand  même  pour  épargner  cette 
peine  à  ses  parens  il  se  déciderait  à  retourner  ce  soir  au  foyer 
qu'il  avait  quitté,  à  quoi  servirait  cette  «  abnégation  »  de  sa  part, 
si  la  discorde  restait  en  pied  et  prenait  le  jour  suivant  une  nou- 
velle recrudescence?...  Non,  non  :  il  aurait  des  oreilles  de  pierre 
pour  les  voix  de  son  cœur,  qui  lui  donnaient  des  conseils  tout 
différens...  il  irait  jusqu'au  bout  de  son  projet.  Cela  devait  tout 
résoudre  à  la  fois.  Une  mauvaise  nuit  serait  bientôt  passée;  et 
en  échange,  le  jour  suivant,  ni  visages  intraitables,  ni  paroles 
sévères,  ni  regards  ironiques;  au  lieu  du  fourmillement  des  rues, 
de  l'exhalaison  des  foules,  de  la  poussière  et  des  boues,  du  tour- 
ment de  la  conversation,  Timmensité  de  l'espace,  la  grandeur 
de  la  mer,  l'air  salin,  le  balancement  des  vagues,  l'oubli  de  la 
terre  infestée  de  la  peste  des  hommes.  En  attendant,  les  heures 
courraient,  les  jugemens  changeraient...  et  qui  gagne  un  jour, 
gagne  un  siècle. 

Ainsi  s'affermissait  dans  la  volonté  d'André  la  résolution  que 
lui  avait  inspirée  sa  rencontre  fortuite  avec  Reiîales.  Et  pour 
éviter  autant  que  possible  tout  risque  de  la  voir  échouer ,  à 
peine  eut-il  pris  congé  du  vieux  pécheur  qu'il  s'éloigna  des  envi- 
rons immédiats  de  la  Zanguina,  afin  de  réfléchir  à  son  aise  sans 
exciter  la  curiosité  de  personne.  Car  il  lui  restait  un  autre  point, 
fort  intéressant,  à  élucider.  Où  et  comment  allait-il  passer  les 
heures  qui  le  séparaient  du  lendemain  matin?  Il  n'y  avait  point 
à  penser  aux  hôtels  et  aux  auberges,  où  le  moindre  risque  pour 
lui  était  d'être  très  connu  des  hôteliers  et  aubergistes;  pas  da- 
vantage à  la  maison  d'un  ami...  Passer  tant  dheures  à  parcourir 
les  rues,  outre  que  c'était  excessivement  pénible,  l'exposait  à  attirer 
l'attention  plus  qu'il  ne  fallait...  Sans  balancer,  sans  hésiter,  il  se 
décida  pour  la  Zanguina.  Il  se  posta  donc  à  quelque  distance  de 
la  taverne,  attendant  que  partissent  peu  à  peu  jusqu'aux  parois- 
siens les  plus  endurcis  du  fameux  établissement,  et  quand  il  vit 


SOTILEZA.  19 

qu'on  allait  fermer  les  portes,  il  sapprocha  et  exposa  ses  intentions 
au  cabaretier.  Celui-ci  n'en  fut  nullement  surpris,  car  il  savait 
jusqu'où  allait  la  passion  du  fils  du  capitaine  Bitadura  pour  les 
habitudes  des  gens  de  mer. 

—  Mais  ne  me  dites  pas,  don  André,  que  vous  allez  passer  ici 
la  nuit  sur  un  banc  dur!  —  lui  dit  le  cabaretier.  —  Je  vous  ar- 
rangerai quelque  chose  de  plus  moelleux  avec  un  de  mes  ma- 
telas... 

—  Pas  du  tout,  —  répondit  André.  Si  je  me  couche  sur  un 
lit  moelleux,  je  ne  m'éveillerai  pas  à  l'heure  qu'il  faut.  Place-moi 
sur  la  table  de  la  dernière  travée,  là-bas,  un  morceau  de  fromage, 
un  morceau  de  pain,  un  verre  de  vin  et  une  chandelle,  et  ne 
t'occupe  pas  de  moi  sauf  pour  me  réveiller  demain  matin  à  temps, 
si  je  ne  suis  pas  déjà  réveillé... 

Le  cabaretier  se  mit  en  devoir  d'obéir  :  il  alluma  une  chandelle 
de  suif,  et  la  porta  à  l'endroit  indiqué  par  André.  Celui-ci,  mar- 
chant derrière  la  lumière,  aperçut  une  masse  dans  l'obscurité  du 
fond  de  l'une  des  premières  travées.  La  masse  ronflait  que  c'en 
était  épouvantable. 

—  Qui  dort  là?  demanda  André? 

—  C'est  Muergo,  répondit  l'homme  à  la  chandelle.  —  Nous 
l'avons  vu  devenir  fou  de  rage  en  apprenant  qu'il  était  pris  par 
la  levée...  il  jurait  et  rejurait  qu'il  se  jetterait  à  la  mer  avant  de 
consentir  à  être  emmené  au  service. . .  Ensuite  il  prit  un  litre  d'eau- 
de-vie  ;  nous  pensions  qu'il  allait  démolir  la  moitié  du  Chapitre  ; 
à  la  fin  le  sommeil  le  terrassa,  et  il  resta  comme  vous  le  voyez  à 
présent...  Sauf  l'âme,  don  André,  c'est  une  pure  bête. 

Et  André  enviait  en  ce  moment  jusqu'au  sort  de  Muergo  ! 

Quelques  minutes  après,  l'imprudent  jeune  homme,  dans  le 
coin  le  plus  obscur  de  la  Zanguina,  restaurait  les  forces  de  son 
corps  fatigué  avec  les  misérables  provisions  que  le  cabaretier  avait 
posées  sur  la  table  crasseuse,  tandis  qu'il  aspirait  les  vapeurs  de 
cette  atmosphère  pestilentielle,  et  sentait  dans  les  profondeurs  de 
sa  tète  le  tumulte  de  la  bataille  que  s'y  livraient  ses  idées  toujours 
indomptées. 

Un  peu  plus  tard,  fatigué  de  méditer  et  de  craindre,  il  allongea 
les  jambes  sur  le  banc  où  il  était  assis  ;  il  appuya  le  dos  contre  la 
muraille,  il  croisa  les  bras  sur  sa  poitrine,  et  voulut  faciliter  la 
venue  du  sommeil,  dont  il  avait  tant  besoin,  en  éteignant  la 
lumière,  ennemie  du  repos;  mais  il  renonça  à  son  projet,  parce 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'il  n'avait  pas  le  courage  de  rester  dans  lobscuritë  et  seul  avec 
ses  pensées  soulevées.  ' 

XXVII.    —    AUTRE    CONSÉQUENCE   QUI   ÉTAIT    A    CRAINDRE 

Par  un  hasard  extraordinaire,  don  Venancio  Liencres  était 
chez  lui  quand  la  capitaine  arriva  devant  sa  porte,  demandant  à 
lui  parler,  et  à  lui  seul.  Il  est  vrai  qu'il  avait  déjà  son  chapeau  sur 
la  tête  et  allait  sortir.  Mais  enfin,  il  était  chez  lui  et  il  reçut  la  mère 
d'André  sans  contrariété  apparente  et  seul  à  seule,  comme  elle  le 
désirait. 

Alors,  noyée  de  larmes,  et  sous  le  secret  de  la  confession, 
Andréa  raconta  à  don  Venancio  tout  ce  qui  se  passait  avec  son 
fils.  Elle  craignait  que  les  réponses  faites  par  lui  à  don  Pedro 
n'enveloppassent  un  projet  de  mariage  avec  la  drôlesse  de  la  rue 
Haute.  Et  cela  ne  pouvait  arriver,  parce  que  ce  serait  sa  perte  à 
lui,  la  honte  de  toute  sa  famille  et  le  scandale  de  la  ville.  Le 
capitaine  était  déjà  occupé  à  faire  les  démarches  nécessaires  pour 
mieux  s'informer  de  toute  la  grandeur  du  péril  ;  mais  cela  ne  suf- 
fisait pas  :  il  était  nécessaire  que  don  Venancio  lui-même,  qui 
méritait  à  tant  de  titres  le  respect  de  l'écervelé  jeune  homme, 
parlât  à  son  cœur,  l'admonestât,  lui  en  imposât;  au  nom  de  Dieu, 
de  tous  les  saints...  Et  des  larmes,  et  des  sanglots...  Don  Venancio 
ne  sortait  de  son  étonnement  que  pour  songer  à  l'autorité  de  sa 
parole,  puisque  c'était  à  elle  que  la  capitaine  continuait  à  recourir 
dans  Itjs  rencontres  les  plus  graves  de  sa  vie. 

Inutile  de  dire  qu'il  la  tranquillisa  par  ses  raisonnemens,  lui 
promettant  que  tout  s'arrangerait  le  mieux  possible. 

Le  soir,  au  dîner,  sa  femme  ne  put  résister  un  moment  de  plus 
à  la  curiosité  de  savoir  pourquoi  la  capitaine  était  venue  à  pareille 
heure  et  de  telle  façon,  et  lui-même  ne  put  contenir  son  désir 
de  lui  tout  raconter  solennellement,  dans  la  sainte  intention  de 
faire  voir  ce  que  deviendraient  des  jeunes  gens  aussi  irréfléchis 
qu'André,  sans  des  hommes  de  cerveau  mûr  et  de  légitime 
autorité  pour  les  ramener  au  chemin  du  devoir. 

Et  précisément  le  récit  du  plus  grave  épisode  de  l'aventure 
de  la  rue  Haute  arriva  au  moment  où  Louisa,  laissant  tomber 
sa  fourchette  de  la  hauteur  de  sa  bouche,  déclarait  qu'elle  ne 
voulait  pas  finir  de  dine^.  L'histoire  continua,  avec  commentaires 
du  narrateur,  gestes  et  monosyllabes  de    dégoût  de  sa   femme, 


SOTILEZA.  21 

stupeurs  de  Tolin...  et  Louisa,  qui  n'avait  toujours  pas  d'appétit, 
et  de  qui  le  visage  altéré  révélait  une  violente  agitation  nerveuse, 
brisa  deux  assiettes  d'un  seul  coup  de  poing.  Ensuite  elle  se  re- 
tira dans  sa  chambre,  déclarant  auparavant  que  si  on  ne  racontait 
pas  à  table  des  histoires  aussi  inconvenantes,  personne  n'aurait 
de  crise  de  nerfs  et  ne  perdrait  ainsi  complètement  l'envie  de  dîner. 

Son  auguste  mère  convint  que  ce  n'était  point  du  meilleur 
ton  de  parler  de  «  sujets  aussi  dégoûtans  »  devant  des  dames  si 
distinguées,  et  donna  l'ordre  de  préparer  une  tasse  de  sauge  pour 
sa  fille.  Celle-ci,  enfermée  dans  sa  chambre,  dit  à  sa  mère,  après 
avoir  pris  deux  gorgées  de  la  potion,  que  déjà  elle  se  sentait  mieux 
et  n'avait  besoin  que  du  repos  de  son  lit. 

Don  Venancio  se  réjouit  fort  de  l'apprendre;  et  comme  il  y 
avait  déjà  un  bon  moment  qu'il  pérorait  avec  Tolin,  il  trouva 
qu'on  avait  assez  discuté  pour  l'instant  ;  et  après  les  «  bonne 
nuit  »  habituels,  chacun  s'enferma  dans  son  étui. 

Tolin  était  en  train  d'ôter  sa  veste  d'appartement,  quand  il 
entendit  un  petit  coup  à  la  porte,  et  la  voix  très  basse  de  sa  soeur 
qui  lui  demandait  par  la  fente  :  Peut-on? 

Tolin  s'empressa  d'ouvrir,  et  Louisa  entra  sur  la  pointe  des 
pieds,  son  bougeoir  éteint  dans  une  main,  le  doigt  de  l'autre  sur 
les  lèvres.  Elle  s'avançait  très  pâle,  les  yeux  battus,  et  toute  trem- 
blante des  mains  et  de  la  voix.  Elle  ferma  la  porte  intérieurement 
avec  le  plus  grand  soin  et  dit  à  son  frère,  qui  la  regardait  avec 
étonnement,  en  lui  montrant  une  chaise  : 

—  Assieds-toi  là. 

—  Mais  qu'est-ce  qui  t'arrive,  ma  fille?  lui  demanda  Tolin, 
remettant  sa  veste,  et  les  yeux  inquiets. 

—  Tu  vas  le  savoir,  répondit-elle  tout  bas.  Mais  n'élève  pas  la 
voix  et  ne  fais  pas  de  bruit  :  il  n'est  pas  nécessaire  qu'on  sache 
que  je  t'ai  fait  cette  visite. 

Tolin  s'assit,  et  Louisa  resta  debout  devant  lui,  sans  vouloir 
profiter  de  la  chaise  que  son  frère  avait  placée  à  côté  de  lui  et 
qu'il  lui  offrait  avec  insistance. 

—  Je  ne  veux  pas  m'asseoir,  dit-elle.  Je  parle  mieux  ainsi... 
Hélas!  Dieu  de  mon  âme  !...  Regarde,  Tolin  :  si  je  ne  me  décide 
pas  à  me  soulager  un  peu  avec  toi,  je  crois  qu'il  va  m'arriver 
quelque  chose  cette  nuit...  que  je  vais  mourir,  allons,  comme  je 
te  le  dis...  Tolin.  * 

Tolin,  chaque  fois  plus  consumé  par  la  curiosité  de  savoir  ce 


22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  arrivait  à  sa  sœur,  insista  de  nouveau  auprès  d'elle  pour  qu'elle 
achevât  de  s'expliquer. 

—  J'y  arrive,  dit  Louisa  avec  plus  de  désir  que  de  courage  de 
le  faire.  Tu  as  bien  entendu  l'histoire  que  papa  a  racontée  à  table  ? 

—  Sûr,  que  je  l'ai  entendue. 

—  J'en  suis  fort  aise,  Tolin,  j'en  suis  fort  aise,  que  tu  l'aies 
bien  entendue.  Et  que  t'en  semble? 

—  Allons,  bon  maintenant,  qu'est-ce  que  tu  nous  chantes? 
s'écria  Tolin  fort  contrarié. 

—  Je  veux  savoir  ce  qu'il  te  semble  de  cette  indécente  histoire. 

—  Cela  me  paraît  fort  mal,  Louisa,  fort  mal...  aussi  indécent 
qu'à  toi-même...  Que  veux-tu  de  plus  clair? 

—  C'est  là  ce  que  je  voulais  savoir,  Tolin,  c'est  cela  même, 
précisément  cela. 

—  Alors  te  voilà  servie  à  souhait... 

—  Un  homme  qui  s'habille  en  monsieur,  qui  est  d'une  bonne 
famille,  qui  nous  tutoie,  qui  a  une  place  au  bureau  de  papa  et 
manie  ses  fonds,  qui  dîne  souvent  à  notre  table  !...  Un  homme 
comme  ça,  enfermé  dans  un  taudis  ignoble ,  avec  une  sardi- 
nière, une  drôlesse,  et  tous  deux  en  sortant  couverts  de  honte, 
parmi  les  huées  des  mégères  et  des  ivrognes  de  toute  la  rue!  Et 
qui  plus  est,  qui  plus  est  quand  ils  l'en  blâment  un  peu,  dire  à 
son  père  et  à  sa  mère  qu'il  est  parfaitement  capable  de  l'épou- 
ser!... As-tu  jamais  vu  chose  pareille,  Tolin?  L'as-tu  jamais  lu 
dans  aucun  livre,  si  effronté,  si  sale  qu'il  fût?  Voyons,  frère,  dis- 
le  franchement  ? 

—  Non,  Louisa,  non,  je  n'ai  rien  vu  de  pareil.  Et  puis? 

—  Cela  ne  peut  se  passer  ainsi. 

—  Tu  as  bien  entendu  que  papa  compte  prendre  un  rôle  dans 
cette  affaire. 

—  Il  ne  suffit  pas  que  papa  en  prenne  un  :  toi  aussi,  tu  en  as 
un  à  prendre. 

—  Moi? 

—  Oui,  toi,  et  dès  demain,  Tolin. 

—  Mais  que  diable  ai-je  à  faire  là  dedans? 

—  Ce  que  tu  as  à  faire?  N'es-tu  pas  son  ami...  et  son  ami 
d'enfance,  Tolin,  c'est-à-dire  l'ami  le  plus  intime  qu'il  puisse  y 
avoir  ?  N'es-tu  pas  avec  lui  au  bureau  ?  N'êtes-vous  pas  appelés  à 
devenir  associés  et  chefs -de  la  maison  de  papa  le  jour  où  l'on  y 
pensera  le  moins? 


SOTILEZA.  2B 

—  Voilà  au  moins  vingt  fois  que  je  t'entends  dire  la  même 
chose  pour  des  peccadilles  d'André  de  fort  médiocre  importance. 

—  Mais,  cette  fois,  ce  sont  des  fautes  énormes,  mon  garçon, 
énormes,  et  je  te  le  répète  parce  qu'aujourd'hui  c'est  pour  de 
vrai. 

—  Eh  bien  !  laisse  aller  :  l'affaire  est  en  bonnes  mains. 

—  Je  veux  la  mettre  entre  les  tiennes. 

—  Et  sais-tu  si  je  saurais  m'en  tirer? 

—  Ce  qu'on  ne  sait  pas,  on  l'apprend,  quand  le  cas  l'exige,  et 
ici,  il  l'exige...  absolument  ! 

—  Mais,  gamine  du  diable!...  sais-tu  que  quiconque  t'enten- 
drait et  te  verrait  si  exigeante  et  si  nerveuse  pour  un  sujet  qui, 
après  tout,  ne  t'importe  pas  plus  qu'une  guigne  !...  Es-tu  chargée 
de  veiller  sur  André,  ou  quoi? 

—  Peu  importe  ce  que  je  suis,  Tolin  ;  mais  je  veux  que  cette... 
horreur  ne  se  fasse  pas;  et  elle  ne  se  fera  pas,  tu  entends? 

—  Et  si  elle  se  faisait,  et  puis  après  ? 

—  Vierge  du  Carmen  1...  Même  pour  plaisanter,  ne  le  dis  pas, 
Tolin  ! 

Ses  lèvres  pâles  tremblaient,  et  Tolin  demeura  à  la  regarder 
avec  une  expression  très  différente  de  celle  qu'exprimait  jusque-là 
son  visage. 

—  Sais-tu,  Louisa,  dit-il  sans  cesser  de  la  regarder  ainsi, 
qu  avec  ce  que  je  viens  d'entendre  et  en  me  rappelant  ce  que  j'ai 
déjà  entendu  de  semblable,  j'en  arrive  à  des  suppositions... 

—  Suppositions  de  quoi,  Tolin?  répondit  Louisa,  disposée  à 
entendre  non  seulement  tout  ce  que  son  frère  voudrait  lui  dire  sur 
la  nature  de  ses  suppositions,  mais  même  à  lui  tirer  les  mots  de 
la  bouche  pour  qu'il  parlât  aussi  tôt  que  possible.  Allons,  sois 
franc . 

—  Supposition,  continua  Tolin,  que  c'est  quelque  chose  de 
plus  que  l'amitié  qui  t'excite  à  te  tant  intéresser  à  André. 

—  Tu  as  bien  tardé  à  t'en  rendre  compte,  innocent  de  Dieu  ! 
s'écria  Louisa,  exhalant  les  paroles  de  sa  poitrine  avec  une  telle  vio- 
lence qu'elle  semblait  se  soulager  ainsi  d'un  poids  insupportable. 

—  Et  tu  l'avoues  avec  cette  aisance,  Louisa?  dit  l'autre  en  se 
signant. 

—  Et  pourquoi  ne  dois-je  pas  l'avouer,  Tolin?  Qui  est-ce  que 
j'offense  par  là?  André  ne  vaut-il  pas  bien  ces  mauvais  momens 
que  je  passe  pour  lui?  N'est-ce  pas  un  "beau  garçon?  une  perle? 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

N'est-il  pas  noble  et  bon  comme  le  pain?  fort  et  valeureux  comme 
un  Cid?...  Et  si  cela  est  la  vérité,  pourquoi  ne  puis-je  pas... 
laimer,  oui,  monsieur,  l'aimer  comme  je  l'aime   depuis   tant 

d'années  ? 

—  Est-il  possible,  Louisa,  que  toi,  si  froide  avec  tous  ceux 
qui  te  fréquentent,  si  dure  de  cœur  avec  tous  ceux  qui  te  regar- 
dent, tu  sois  capable  d'aimer  quelqu'un  avec  ce  feu  ! 

—  Sous  la  neige  il  y  a  des  volcans,  Tolin  :  je  ne  sais  qui  Ta 
dit  pour  quelqu'un  comme  moi  ;  mais  il  a  dit  là  une  grande  vérité, 
si  j'en  juge  par  ce  qui  se  passe  chez  moi  en  ce  moment. 

—  Eh  bien!  ma  fille,  pour  une  fois  que  tu  t'es  enflammée... 
il  n'y  a  pas  de  doute  que  tu  aies  bien  choisi  ton  temps  ! 

—  Pourquoi  dis-tu  cela,  Tolin? 

—  Ça  se  voit  bien,  Louisa.  Tu  t'enflammes  pour  quelqu'un  qui 
ne  s'en  aperçoit  même  pas  ! 

—  Eh  bien  !  il  faut  lui  ouvrir  les  yeux. 

—  Tu  serais  capable  d'essayer  cela,  Louisa...  de  perdre  la  tête 
à  ce  point  ? 

—  Je  ne  sais,  Tolin,  de  quoi  je  serais  capable  dans  le  danger 
où  je  me  vois...  Mais,  de  toute  façon,  comme  ce  n'est  pas  à  moi  à 
faire  cette  démarche...  mais  à  toi... 

—  Moi!...  moi,  aller  ofi'rir  ma  propre  sœur!... 

—  Comment,  ofi'rir  !  Tu  es  stupide,  mon  cher  !  Avec  cette  ma- 
nière dappeler  les  choses,  il  n'y  a  plus  de  décence  possible  en 
rien.  Mais  si  tu  vas  le  trouver,  et  si,  en  lui  parlant  avec  une  con- 
fiance amicale,  tu  commences  par  critiquer  ce  qu'il  a  fait  et  ce 
qu'il  pense  faire...  si  tu  lui  parles  de  ce  qu'il  vaut...  de  la  consi- 
dération qu'il  doit  à  sa  famille  et  à  ses  amis...  de  l'avantage  qu'il 
trouverait  à  avoir  une  fiancée  de  la  classe  élevée  de  la  ville...  et 
petit  à  petit,  petit  à  petit,  si  tu  t'en  vas  le  menant,  le  menant  au 
point...  et  sans  dire  ce  que  je  pense,  si  tu  lui  fais  comprendre 
que  je  pourrais  bien  arriver  à  le  penser...  et  enfin  tout  ce  qui  te 
viendra  à  l'esprit... 

—  Louisa,  Louisette  de  tous  les  diables!  mais  comment  t'es- 
times-tu si  peu,  et  pour  qui  me  prends-tu? 

—  Ah  !  grand  égoïste  !  c'est  là  que  je  t'attendais  !  Et  pour  qui 
me  prenais-tu,  moi,  quand  tu  me  cassais  la  tête  pour  que  je  chante 
ces  mêmes  litanies  du  fils  de  mon  père  à  mon  amie  Angustias? 
Alors  le  rôle  que  tu  me  donnais  était  des  plus  honorables...  Une 
sœur  attentive  au  bien  de  son  frère...  ouf!  c'était  à  vous  fendre  le 


SOTILEZA.  25 

cœur...  Ainsi,  comme  quelqu'un  qui  n'aurait  pas  l'air  d'y  toucher, 
tu  lui  parles  de  mon  sérieux...  de  ma  capacité  au  bureau...  tu  lui 
dis  combien  je  suis  tendre  de  cœur...  que  je  languis  pour  cer- 
taine jeune  fille...  que  je  passe  les  nuits  à  soupirer... 

—  Louisa,  canario!  dit  alors  Tolin,se  retournant  sur  son  siège 
comme  si  on  venait  de  lui  planter  une  paire  de  banderilles. 

Mais  Louisa,  sans  faire  aucun  cas  de  son  interruption,  et  se  ré- 
jouissant, au  contraire,  du  trouble  de  son  frère,  continuait  à  imiter 
ses  paroles  ; 

—  «  ...  Mais,  comme  il  est  fort  timide,  il  mourra  de  mélan- 
colie avant  de  dire  à  cette  jeune  fille,  quand  il  est  devant  elle  : 
«  Vous  êtes  charmante.  » 

—  Louisa  ! 

—  Et  moi,  grand  ingrat,  il  est  certain  que  j  ai  fait  tout  de  suite 
très  habilement  ta  commission;  je  t'ai  bien  aplani  le  chemin... 
Et  à  présent  il  se  trouve  que  j'ai  joue  un  rôle  des  plus  vilains, 
hein!... 

—  Par  le  huit  de  trèfle,  Louisa  !...  laisse-moi  parler,  ou  je  te 
jette  dans  le  corridor  et  je  crie  pour  qu'on  nous  entende  ! 

—  Il  ne  te  manquait  plus  que  cela,  gros  égoïste!...  mauvais 
frère!...  Et  qu'est-ce  que  tu  peux  répondre  à  ce  que  je  te  dis? 

—  Que,  bien  que  tout  cela  soit  la  pure  vérité... 

—  Cela  et  bien  d'autres  choses  encore,  que  je  n'ai  pas  voulu 
dire  !... 

—  Que,  bien  que  tout  cela  et  tout  ce  que  tu  ne  veux  pas  dire 
soit  la  pure  vérité,  ce  sont  deux  cas  bien  difl"érens. 

—  Diff'érens  !  En  quoi  ?  Pourquoi? 

—  Parce  que  tu  es  une  demoiselle... 

—  C'est  juste,  et  toi  un  cavalier...  Et  ce  serait  une  honte 
qu'un  cavalier  comme  toi,  —  puisque  les  femmes  sont  obligées, 
pour  la  bienséance,  d'étoun"er  tout  ce  qu'elles  sentent  pour  un 
homme  et  de  ne  pas  le  lui  donner  à  entendre,  fût-ce  d'un  malheu- 
reux regard,  —  aidât  sa  propre  sœur  à  sortir  de  l'angoisse  où  elle 
se  voit,  en  éveillant  un  peu,  par  quatre  paroles  bien  choisies, 
l'attention  d'un  homme  qui  est  en  outre  un  ami  tout  à  fait  in- 
time... Bah!  Mais  un  cavalier  qui  a  l'obligation,  en  sa  qualité 
d'homme,  d'être  vaillant  et  audacieuxet  d'arranger  lui-même  toutes 
ses  affaires,  que  ce  soit  une  demoiselle  qui  règle  pour  lui  un 
compte  de  cette  nature...  cela  n'a  rien  de  particulier  :  c'est  une 
chose  toute  naturelle...  et  même  une  œuvre  de  charité...   Ca- 


\ 

26  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rambal  je  ne  sais  ce  que  je  te  dirais  en  ce  moment  si  je  pouvais 
crier  tout  ce  que  j'ai  à  crier! 

—  Entendu.  Je  le  prends  comme  crié,  et  laisse-moi  en  paix. 

—  C'est  comme  ça,  mon  fils,  c'est  comme  ça...  comme  ça 
qu'on  se  tire  de  difficulté!  Ayez  des  frères  pour  cela,  et  mettez- 
vous  en  quatre  pour  eux  !  et...  Vierge  des  Douleurs  ! 

Ici  la  sœur  de  Tolin  fondit  en  larmes  comme  si  l'âme  lui  sor- 
tait par  la  bouche.  Tolin  essaya  de  la  consoler  du  mieux  qu'il 
put;  mais  cette  tentative  exigeait  des  réflexions  plus  solides  que 
les  vagues  insipidités  qui  venaient  à  l'esprit  du  fils  de  don  Ve- 
nancio  Liencres.  Soudain  Louisa  cessa  de  pleurer  et  dit  résolu- 
ment à  son  frère  : 

—  Eh  bien!  sache  que  si  tu  ne  fais  pas  ce  dont  je  t'ai  chargé,  je 
le  ferai,  moi...  moi-même  !  Et  je  serai  capable  de  l'avouer  même 
à  sa  mère  et  à  son  père...  et  au  curé  de  la  paroisse,  si  tu  me 
pousses  à  bout... 

Tolin  était  sur  des  charbons  ardens  ;  il  voyait  sa  sœur  très  dé- 
cidée à  accomplir  ce  'qu'elle  lui  promettait,  et  en  même  temps  il 
s'effrayait  de  l'entreprise  épineuse  qu'elle  lui  imposait.  Il  n'avait 
pas  mauvaise  volonté,  mais  son  irrésolution  le  retenait.  Il  parla 
de  nouveau  dans  ce  sens  à  Louisa,  la  suppliant  de  lui  laisser  cher- 
cher le  moyen  et  l'occasion  à  loisir,  car  tout  s'arrangerait  avec  le 
temps. 

—  Non,  non,  insistait  l'autre.  Il  n'y  a  pas  un  instant  à  perdre. 
Dès  demain  tu  A'as  faire  les  premières  démarches... 

—  Mais  écoute  la  raison... 

—  Ecoute  :  dès  son  arrivée  au  bureau,  tu  le  prends  à  part;  et 
là,  seuls  tous  deux,  tu  commences  à  lui  parler,  et  après...  ca- 
ramhal  si  c'était  moi,  je  lui  aurais  bientôt  appris  comment  on 
doit    dire  ces  choses-là. 

—  Et  quand  tout  se  passerait  comme  tu  le  désires,  possédée 
du  diable,  sais-tu  quel  visage  ferait  maman  ? 

—  Ça,  c'est  mon  affaire,  Tolin  !  Et  puis,  est-ce  qu'elle  pourrait 
me  blâmer  !  Un  si  beau  parti  pour  moi  !  Ne  t'inquiète  pas  de 
cela,  et  occupe-toi  du  reste. 

—  Enfin,  dit  le  jeune  homme  fort  ennuyé,  peut-être  afin  de  se 
voir  délivré  pour  le  moment  d'un  siège  aussi  tenace,  je  ferai  tout 
mon  possible  pour  te  faire  plaisir. 

—  Mais  c'est  qu'il  faut,  insista  Louisa,  sans  céder  un  seul  point, 
faire  non  seulement  le  possible,  mais  tout  ce  qui  est  nécessaire... 


SOTILEZA.  Il 

Et  si  tu  l'as  fait  ou  ne  l'as  pas  fait,  je  le  saurai  demain  soir  quand 
André  viendra  ici...  parce  que  tu  t'arrangeras,  discrètement,  pour 
qu'il  vienne  ici  sans  faute...  tu  entends  bien?...  sans  faute  ! 

Il  n'y  avait,  pour  Tolin,  nul  moyen  d'échapper  :  il  savait  bien 
qu'avec  un  caractère  comme  celui  de  sa  sœur,  un  éclat  était  à 
craindre,  si  elle  se  l'était  fourré  dans  la  tète.  Il  comprit  que,  pour 
éviter  un  plus  bruyant  carillon,  il  était  nécessaire  de  remplir 
avec  fermeté  l'épineuse  commission,  et  il  en  prit  l'engagement 
auprès  de  sa  sœur. 

Quand  elle  fut  bien  convaincue  que  la  promesse  de  Tolin 
n'était  pas  un  simple  moyen  de  sortir  de  difficulté,  ses  injures  se 
changèrent  en  roucoulemens  ;  elle  alluma  sa  bougie,  prit  congé 
par  un  «  adieu  »  chaleureux,  ouvrit  la  porte  avec  mille  précau- 
tions, et  sur  la  pointe  des  pieds,  effleurant  le  sol  plus  qu'elle  ne  le 
foulait,  elle  arriva  en  un  instant  à  sa  chambre  et  s'y  enferma,  sinon 
libre  d'inquiétude,  du  moins  l'àme  plus  tranquille  depuis  qu'elle 
avait  exhalé  son  dépit. 

En  revanche,  Tolin  qui  s'était  levé  de  table  l'esprit  calme 
comme  une  mare  d'huile,  ne  put  attraper  le  sommeil  que  très 
tard,  vers  le  matin.  Au  diable  la  petite  bonne  femme  ! 

XXVni.  —  LA  PLUS  GRAVE  DE  TOUTES  LES  CONSÉQUENCES 

Très  haut,  très  fort  résonnaient  vers  la  rue  de  la  Mer  les  cris 
de  apuyaaal  apuyaaa!  par  lesquels  le  délégué  du  Chapitre 
d'En-Bas  éveillait  les  marins  en  parcourant  les  rues  qu'ils  habi- 
taient. Les  plus  diligens  d'entre  eux  n'étaient  pas  encore  arrivés  à 
la  Zanguina  pour  prendre  la  goutte  d'eau-de-vie  ou  la  tasse  de 
café,  que  déjà  André,  les  membres  tout  endoloris  et  l'esprit  assez 
découragé,  sortait  des  arcades  de  Hacha,  traversait  le  bout  de  rue 
voisin  et  atteignait  le  Môle. 

Il  était  à  peine  cinq  heures  du  matin  ;  il  n'y  avait  pas  d'autre 
lumière  que  la  faible  clarté  qui  précède  l'aurore. 

Pour  les  desseins  d'André,  cette  matinée  se  présentait  mieux 
que  la  soirée  précédente.  L'atmosphère  était  moins  lourde,  on  as- 
pirait un  air  presque  frais,  et  si  dans  les  nuages,  sur  la  ligne  de 
l'horizon,  du  côté  où  devait  apparaître  le  soleil,  on  remarquait 
certaines  nuances  rouges,  ce  détail,  en  lui-même,  n'avait  qu'une  très 
faible  importance. 

Ce  fut  aussi  l'opinion  de  Reliales  qu'André  attendait  déjà  dans 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  barque,  plein  d'impatience;  car  dans  chaque  objet  qu'il  distin- 
guait sur  le  Môle,  il  croyait  voir  un  émissaire  de  chez  lui  courant 
à  sa  recherche. 

Enfin,  on  entendit  un  bruit  de  voix  rudes  et  de  pas  lourds; 
une  troupe  de  pécheurs  arriva,  chargés  de  leurs  instrumens,  leurs 
provisions,  leurs  vêtemens  de  mer,  et  beaucoup  d'entre  eux  avec 
une  bonne  partie  de  l'appareil  de  la  barque.  André  vit  avec  un 
vif  plaisir  combien  celle  de  Reîiales  fut  en  peu  d'instans  parée  et 
garnie  de  son  équipage. 

Les  rames  furent  armées  ;  le  patron  saisit  la  sienne  et  se  tint 
à  la  poupe  et  debout  pour  gouverner  ;  la  barque  détachée  reçut  le 
premier  élan  de  ses  quatorze  rameurs;  elle  se  mit  en  route  vers  le 
large,  et  sa  quille  effilée  fendit  la  surface  tranquille  et  brillante 
delà  baie. 

La  lumière  de  l'aube  commençait  alors  à  dessiner  les  profils  de 
tous  les  lieux  qui  auparavant  n'offraient  par  la  bande  de  tribord 
qu'une  esquisse  confuse,  une  masse  noire  et  allongée  depuis  le 
cap  Quintres  jusqu'au  mont  de  Cabarga;  on  distinguait  le  reflet 
de  la  côte  de  Saint-Martin  dans  le  cristal  des  eaux,  et  dans  les 
prés  et  les  champs  voisins  renaissait  le  mouvement  régulier  de  la 
vie  champêtre,  la  plus  soustraite  aux  batailles  du  monde. 

Je  ne  sais  si  André,  assis  à  la  poupe  auprès  du  patron,  voyait, 
appréciait  ainsi  les  détails  du  panorama  qui  se  déroulait  devant 
lui  ;  mais  il  est  hors  de  doute  qu'il  ne  fixait  pas  les  yeux  sur  un 
seul  point  du  tableau  sans  sentir  s'aviver  les  blessures  de  son 
cœur  et  grandir  la  bataille  de  ses  pensées.  Aussi  aspirait-il  à 
s'éloigner  le  plus  vite  possible  de  ces  côtes  si  connues  et  de  ces 
sites  qui  lui  rappelaient  tant  d'heures  de  joie  sans  amertume  dans 
l'esprit  ni  épines  dans  la  conscience;  il  vit  donc  avec  plaisir  que, 
pour  profiter  du  frais  vent  de  terre  qui  commençait  à  se  faire 
sentir,  on  hissait  les  voiles,  ce  qui  imprimait  à  la  barque  une 
allure  deux  fois  plus  rapide. 

La  tète  entre  les  mains,  les  yeux  fermés,  l'oreille  attentive  au 
sourd  bruissement  du  sillage,  il  arriva  jusqu'à  la  Pointe  du  port 
et  atteignit,  sans  changer  de  posture,  le  chenal  sombre  que  for- 
ment le  rocher  de  Mouro  et  la  côte  en  face.  Mais  quand  le  balan- 
cement et  le  tangage  de  la  barque  lui  tirent  comprendre  qu'elle 
était  bien  en  dehors  de  la  barre,  alors  seulement  il  redressa  le 
corps,  ouvrit  les  yeux  et  se  risqua  à  regarder  non  pas  vers  la  terre 
où  restaient  les  racines  de  son  chagrin,  mais  vers  l'horizon  sans 


SOTILEZA.  29 

limites,  vers  l'immensité  déserte,  sur  la  surface  agitée  de  laquelle 
étincelaient  les  premiers  rayons  du  soleil,  qui  sortait  des  abîmes 
entouré  d'une  large  auréole  de  flocons  rouges.  Par  là,  par  là  il  s'en 
allait  vers  la  solitude,  vers  le  silence  imposant  des  grandes  mer- 
veilles de  Dieu,  vers  l'oubli  absolu  des  misérables  querelles  de  la 
terre  ;  là  il  eût  voulu  s'élancer  d'un  vol  ;  et  c'est  pourquoi  il  lui 
semblait  que  la  barque  n'avançait  pas,  et  il  souhaitait  que  la  brise 
qui  enflait  ses  voiles  se  changeât  subitement  en  ouragan  déchaîné. 
Mais  la  barque,  dédaignant  les  impatiences  du  fougueux  jeune 
homme,  allait  son  chemin,  honnêtement,  filant  assez  pour  arriver 
à  temps  au  point  vers  lequel  la  dirigeait  son  patron.  Celui-ci  ap- 
pela soudain  l'attention  d'André  pour  lui  dire  : 

—  Regardez,  quel  banc  de  sardines! 

Et  il  lui  désignait  une  large  tache  sombre  au-dessus  de  la- 
quelle voltigeaient  une  nuée  de  mouettes.  C'est  à  ces  signes  que 
se  reconnaissait  le  banc.  Ensuite  il  ajouta  : 

—  Bonne  affaire  pour  les  barques  qui  sont  sorties  pour  ça. 
Moi,  quand  je  vais  aux  sardines,  les  merluches  me  sautent  à 
bord...  coquin  de  sort! 

A  mesure  que  la  svelte  et  fragile  embarcation  avançait  en  sa 
route,  André  chassait  davantage  les  brumes  de  son  imagination 
et  devenait  plus  loquace.  On  aurait  pu  compter  les  paroles  qu'il 
avait  échangées  avec  le  patron  après  le  départ;  mais,  depuis  qu'il 
se  voyait  si  loin  de  la  côte,  il  ne  se  taisait  plus  un  moment.  Il  de- 
mandait non  seulement  tout  ce  qu'il  désirait  savoir,  mais  ce  qu'il 
savait  déjà  très  bien  :  sur  les  places,  les  appareils,  les  époques,  les 
avantages  et  les  risques. 

Et  tout  en  causant,  en  causant  de  tout,  le  patron  ordonna 
d'amener  les  voiles,  la  barque  étant  arrivée  au  but  de  sa  course. 

Tandis  qu'on  carguait  le  gréement,  qu'on  disposait  les  appareils 
de  pêche  et  qu'on  attachait  les  coussinets  aux  bordages,  André 
promena  ses  regards  derrière  lui. 

Tout  cet  immense  espace  était  saupoudré  de  petits  points  noirs 
qui  apparaissaient  et  disparaissaient  à  chaque  instant  sur  la  crête 
ou  dans  les  sillons  des  vagues.  Les  plus  voisins  de  la  côte  étaient 
les  barques,  qui  ne  s'éloignaient  jamais  du  port  à  plus  de  trois  ou 
quatre  milles. 

Des  bateaux  péchant  la  merluche,  c'était  encore  celui  de  Ré- 
nales qui,  bien  que  très  au  large,  était  le  moins  éloigné  de  la  côte. 
A  peine  si  les  yeux  d'André  la  distinguaient  ;  mais  ceux  du  pa- 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tron  et  de  tous  les  hommes  de  léquipage  auraient  vu  voler  une 
mouette  au-dessus  du  Cabo  Menor. 

En  voyant  larguer  les  cordelettes  sur  les  deux  bords  après 
qu'on  eut  bien  garni  d'appâts  les  hameçons  solidement  fixés  à  leur 
subtil  fil  de  cuivre,  André  se  pencha,  accoudé  sur  le  bastingage 
à  tribord,  les  yeux  fixés  sur  l'appareil  le  plus  voisin  que  le  pêcheur 
tenait  à  la  main,  s'appuyant  sur  la  surface  fine  et  arrondie  du 
coussinet  afin  d'éviter  que  la  corde  ne  se  rompît  en  frottant  sur 
le  raboteux  bordage,  lorsqu'il  la  retirerait  pour  haler  la  merluche 
capturée.  Un  moment,  un  bon  moment  se  passa  sans  que  sur 
aucun  appareil  on  sentît  la  moindre  secousse.  Soudain,  de  la 
proue,  Cote  cria  : 

—  Dieu  soit  loué  ! 

C'était  le  signal  de  la  première  morsure.  Ensuite  Cole,  halant 
sur  la  corde  et  en  relevant  précipitamment  des  demi-brasses  à 
la  fois,  mais  non  sans  de  vrais  efforts  de  poignet,  embarqua  dans 
le  bateau  une  merluche  qu'André,  qui  n'en  avait  jamais  vu  pocher, 
regarda  comme  un  requin  colossal.  L'impressionnable  garçon 
applaudit  avec  enthousiasme.  Un  moment  après,  il  en  vit  embar- 
quer une  autre,  et  puis  une  autre,  et  ensuite  deux  autres  :  et  ce  spec- 
tacle l'entlammait à  tel  point  quil  sollicita  la  grâce  qu'on  lui  cé- 
dât une  corde  pour  tenter,  lui  aussi,  la  fortune.  Et  il  vit  son  rêve 
accompli,  puisqu'il  n'attendit  pas  une  demi-minute  avant  de  sentir 
une  merluche  mordre  à  son  hameçon.  Mais  quant  à  l'embarquer, 
autre  affaire!  Il  aurait  juré  que  du  fond  de  la  mer  des  cétacés 
monstrueux  tiraient  sur  la  corde  et  voulaient  l'engloutir,  lui,  la 
barque  et  tous  ceux  qu'elle  contenait. 

—  Elle  se  sauve...  elle  nous  entraîne!...  criait-il  affolé  et  ti- 
rant de  toutes  ses  forces  sur  la  corde. 

Les  gens  se  mirent  à  rire,  à  le  voir  en  telle  détresse  :  un  ma- 
telot s'approcha  et,  plaçant  l'appareil  comme  il  fallait,  il  lui 
démontra  pratiquement  que,  quand  on  sait  haler,  on  embarque 
sans  difficulté  un  baleineau,  à  plus  forte  raison  une  merluche  de 
moyenne  grosseur  comme  celle-là. 

—  Eh  bien  !  maintenant  nous  verrons,  dit  André  nerveux  d'émo- 
tion, en  larguant  sa  corde. 

En  ce  moment  il  ne  se  rappelait  pas  la  moindre  des  tristes 
aventures  qui  l'avaient  poussé  à  cette  expédition. 

Indubitablement  la  nature  l'avait  doué  d'aptitudes  exception- 
nelles pour  ce  travail  et  tout  ce  qui  s'y  rapportait.  Dès  la  seconde 


SOTILEZA.  31 

fois  qu'il  jeta  sa  corde  dans  les  abîmes  de  la  mer,  pas  un  de  ses 
camarades  du  bateau  ne  le  surpassa  en  adresse  à  haler  vite  et  bien 
une  merluche. 

Le  malheur  fut  que  tout  à  coup  celles-ci  s'avisèrent  de  ne 
pas  recourir  à  la  pâture  qu'on  leur  offrait  dans  leurs  tranquilles 
profondeurs,  ou  d'aller  marauder  en  d'autres  lieux  plus  à  leur 
goût,  et  le  reste  de  la  matinée  se  perdit  en  tentatives  et  sondages 
infructueux. 

Cependant  la  brise  se  calmait  beaucoup;  à  l'horizon  nord 
s'étendait  un  nuage  luisant,  couleur  de  plomb,  partagé  entre  l'est 
et  le  sud  par  de  grandes  bandes  irrégulières  d'un  bleu  intense  qui 
se  détachaient  sur  un  fond  orangé  extrêmement  brillant;  sur  les 
Urrieles,  ou  pics  d'Europe,  s'amoncelaient  d'énormes  montagnes 
de  nuées;  et  le  soleil,  au  haut  de  sa  carrière,  quand  ses  rayons  ne 
rencontraient  point  d'obstacles  dans  l'espace,  chauffait  plus  qu'à 
l'ordinaire. 

Rénales  était  attentif  à  ces  nuages;  mais  ses  compagnons, 
tout  en  ne  les  perdant  pas  de  vue,  eux  non  plus,  ne  par?.issaient 
pas  y  attacher  autant  d'importance  que  lui. 

André  lui  demanda  ce  qu'il  pensait  de  tout  cela. 

—  Oue  ça  me  plaît  fort  peu,  quand  je  suis  loin  du  port. 

Tout  à  coup,  montrant  le  cap  Mayor,  il  dit  en  sautant  sur  ses 
pieds  : 

—  Regardez,  les  enfans,  ce  que  nous  conte  Falagan. 

Alors  André,  regardant  très  fixement  ce  que  lui  indiquaient 
les  pécheurs  les  plus  voisins  de  lui,  vit  trois  filets  de  fumée  qui 
montaient  du  cap.  C'était  le  signal  que  le  vent  du  sud  fraîchissait 
beaucoup  dans  la  baie.  Deux  fumées  seulement  auraient  signifié 
que  la  mer  brisait  sur  la  côte. 

Très  mauvais  déjà  est  le  vent  du  sud  déchaîné  quand  les  ba- 
teaux veulent  rentrer  à  la  voile;  mais  il  est  plus  terrible  encore 
en  ce  qu'il  amène  à  l'improviste  la  galerne,  c'est-à-dire  qu'il  tourne 
subitement  au  nord-ouest. 

C'est  ce  risque-là  que  voulait  éviter  Rénales  en  mettant  sans 
tarder  le  cap  sur  le  port.  En  regardant  de  ce  côté,  il  vit  que  les 
barques  s'y  engageaient  déjà,  et  que  les  bateaux  qui  péchaient 
le  rousseau  essayaient  de  faire  de  même.  Sans  perdre  un  instant, 
il  fit  hisser  les  voiles,  et  comme  le  vent  était  faible,  on  arma  aussi 
les  rames.  Tous  les  bateaux  au  largo  suivirent  son  exemple. 

Ainsi  passa  plus  d'une  heure,  sans  que  sur  le  bateau  on  en- 


32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tendît  d'autres  bruits  que  le  craquement  des  étropes,  la  chute 
cadencée  des  rames  dans  l'eau  et  l'ardente  respiration  des  hommes 
qui  aidaient,  de  leur  fatigue,  les  voiles  à  demi  gonflées.  Par  mo- 
mens  l'air  était  un  peu  plus  frais,  et  alors  les  rameurs  se  repo- 
saient. Dans  les  nuages  on  ne  notait  aucune  altération  d'impor- 
tance. Par  la  poupe  et  par  la  proue  on  voyait  les  bateaux  qui 
suivaient  la  même  route  que  celui  de  Rénales. 

Tout  allait  donc  du  mieux  possible,  et  cela  continua  ainsi  du- 
rant une  autre  demi-heure;  André  parvint  à  reconnaître  bien 
distinctement  les  Urros  de  Liencres,  et  plus  loin  les  escarpemens 
de  la  Vierge  de  la  Mer. 

Soudain  ses  oreilles  perçurent  une  terrible  rumeur  lointaine, 
comme  si  de  gigantesques  trains  d'artillerie  roulaient  sur  un  sol 
voûté;  il  sentit  sur  son  visage  l'impression  d'une  rafale  humide 
et  froide,  et  remarqua  que  le  soleil  s'obscurcissait  et  que  sur  la 
mer  avançaient,  vers  le  nord-ouest,  de  grandes  taches  plissées,  d'un 
vert  presque  noir.  En  même  temps  Rénales  criait  : 

—  Amène  les  grandes  voiles!...  Rien  que  le  taillevent! 

Et  André,  glacé  d'effroi,  vit  ces  hommes  si  courageux  aban- 
donner les  rames  et  s'élancer,  tout  pâles  et  en  grande  hâte,  pour 
exécuter  les  ordres  du  patron.  Un  seul  instant  de  retard  dans  la 
manœuvre  aurait  occasionné  le  désastre  redouté  :  car,  à  peine  le 
taillevent  restait-il  seul  hissé,  qu'une  rafale  furieuse,  chargée  de 
pluie,  se  brisa  sur  la  voile,  et  enveloppa  le  bateau  dans  de  mugis- 
sans  tourbillons.  Une  brume  très  dense  couvrit  les  horizons,  et 
la  ligne  de  la  côte  se  devinait,  plus  qu'elle  ne  se  voyait,  au  fracas 
des  lames  qui  la  battaient  et  au  bouillonnement  de  l'écume  qui 
l'assaillait  par  toutes  ses  aspérités. 

Tout  ce  que  la  vue  pouvait  maintenant  embrasser  alentour,  ce 
n'était  plus  qu'un  effrayant  remous  de  vagues  qui  se  poursuivaient 
dans  une  course  folle  et  se  fouettaient  de  leurs  blanches  crinières 
secouées  par  le  vent.  Courir  devant  cette  furie  déchaînée,  sans 
se  laisser  assaillir  par  elle,  était  l'unique  moyen,  non  pas  même 
de  se  sauver,  mais  du  moins  de  le  tenter.  Mais  la  tentative  n'était 
pas  facile,  parce  que  la  voile  seule  pouvait  donner  la  poussée 
nécessaire;  et  le  bateau  ne  pourrait  pas  garder  sans  naufrager 
même  la  voile  étroite  qu'il  portait  au  centre. 

André  le  savait  bien  ;  et  à  observer  combien  le  mât  craquait 
dans  sa  carlingue,  et  se  pliait  comme  une  baguette  d'osier,  com- 
bien la  voile  crépitait,  combien  le  bateau  piquait  de  la  tète;  puis 


SOTILEZA.  33 

tombait  sur  le  côté,  combien  la  mer  l'envahissait  de  toutes  parts, 
il  ne  demanda  même  pas  pourquoi  le  patron  faisait  amener  le 
taille  vent  et  armer  «  l'extrême-onction  »  sur  le  châtelet  de  proue. 
Il  sentit  son  sang  se  glacer  dans  ses  veines,  moins  encore  par  ce 
que  signifiait  cette  manœuvre  en  ce  moment  d'angoisse,  qu'en 
entendant  le  nom  terrible  de  cette  étroite  toile  déployée  à  mi- 
hauteur  d'un  mât  très  court.  «  L'extrême-onction  !  »  c'est-à-dire 
entre  la  vie  et  la  mort. 

Par  bonheur,  le  bateau  la  supporta  mieux  que  le  taillevent,  et 
avec  son  aide,  il  volait  parmi  le  bouillonnement  des  vagues.  Mais 
celles-ci  grossissaient  à  mesure  que  l'ouragan  les  roulait,  et  le 
danger  qu'elles  déferlassent  sur  la  faible  embarcation  croissait 
d'instant  en  instant. 

Fuir,  fuir  en  avant!...  Cela  seul,  ou  se  résigner  à  périr. 

Et  le  bateau  continuait,  montant  sur  les  crêtes  écumantes, 
tombant  dans  les  abîmes,  puis  recommençant  à  s'élever  plein  d'ar- 
deur pour  tomber  ensuite  dans  un  autre  creux  plus  profond,  et 
gagnant  sans  cesse  du  terrain,  et  veillant,  dans  sa  fuite,  à  ne  pas 
présenter  le  flanc  aux  vagues. 

De  temps  en  temps  les  pêcheurs  criaient  avec  ferveur  : 

—  Vierge  de  la  mer,  en  avant!...   En  avant,  Vierge  de  la 
mer  ! 
r  Elles  semblaient  à  André  des  siècles,  les  minutes  qu'il  passait 

dans  cette  efî'rayante  situation,  si  nouvelle  pour  lui;  il  commençait 
à  être  tout  étourdi  et  désorienté  au  milieu  de  ce  vacarme  qui  l'as- 
sourdissait :  la  blancheur  et  la  mobilité  des  eaux,  qui  l'éblouis- 
saient;  la  fureur  du  vent  qui  fouettait  son  visage  de  poignées  de 
pluie  épaisse;  les  sauts  vertigineux  du  bateau,  et  la  vision  de  son 
tombeau  entre  les  plis  de  cet  abîme  sans  limites.  Ses  vêtemens 
étaient  imbibés  de  l'eau  de  pluie  et  de  l'eau  amère  qui  descendait 
sur  lui  après  avoir  été  lancée  dans  l'espace,  comme  une  épaisse 
fumée,  par  le  choc  des  vagues;  ses  cheveux  flottaient  dans  l'air 
I  tout  dégouttans,  et  il  commençait  à  trembler  de  froid.  Il  n'es- 
sayait même  pas  d'entr'ouvrir  les  lèvres  pour  une  seule  question. 
Pourquoi  cette  inutile  tentative? Est-ce  que  tout  n'était  pas  rempli, 
est-ce  qu'il  n'était  pas  répondu  à  tout  ce  que  pourrait  demander 
la  misérable  voix  humaine,  par  les  hurlemens  de  la  galerne? 

L'excès  même  de  l'horreur,  suspendant  l'ardeur  d'André,  pré- 
disposa sa  réflexion  à  des  idées  régulières,  suivies,  coordonnées, 
et  sur  des  sujets  un  peu  étrangers  aux  conditions  d'un  esprit  con- 

TOME  CL.  —  1898.  3 


34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

stitué  comme  le  sien.  Par  exemple,  il  ne  raisonnait  pas  sur  les  pro- 
Labilités  qu'il  avait  de  se  sauver.  Pour  lui,  c'était  déjà  chose  indis- 
cutable et  résolue  qu'il  allait  mourir  là.  ^Mais  ce  qui  le  préoccupa 
beaucoup,  ce  fut  le  genre  de  mort  qui  l'attendait,  et  il  analysa 
le  fatal  événement  moment  par  moment  et  détail  par  détail.  En- 
suite passèrent  dans  sa  mémoire,  en  triste  défilé,  les  martyrs  qu'il 
se  rappelait  de  la  nombreuse  légion  de  héros  à  laquelle  apparte- 
naient les  malheureux  qui  l'entouraient,  destinés  peut-être  à  dis- 
paraître aussi,  d'un  moment  à  l'autre,  dans  cet  horrible  cime- 
tière. Et  il  les  vit,  un  à  un,  lutter  quelques  courts  instans  avec 
les  forces  du  désespoir  contre  l'immense  puissance  des  élémens 
déchaînés  ;  s'enfoncer  dans  les  abîmes  ;  reparaître  avec  l'épouvante 
dans  les  yeux  et  la  mort  dans  le  cœur,  et  être  submergés  de  nou- 
veau pour  ne  plus  sortir  que  comme  l'informe  dépouille  d'un 
grand  désastre,  flottant  entre  les  plis  des  vagues  et  ballottés  par  le 
caprice  de  la  tempête. 

Et  les  voyant  tous  ainsi,  il  en  vint  à  voir  Mules;  et  voyant 
Mules,  il  se  souvint  de  sa  fille  ;  et  se  souvenant  de  sa  fille,  par  une 
logique  association  d'idées,  il  en  vint  à  penser  à  tout  ce  qui  lui 
était  arrivé,  à  tout  ce  qui  l'avait  jeté  dans  le  danger  où  il  se 
voyait,  et  alors,  à  la  lumière  que  perçoivent  les  yeux  humains 
seulement  au  seuil  de  la  mort,  il  estima  ces  événemens  à  leur 
véritable  importance  :  il  eut  honte  de  ses  légèretés,  de  son  impru- 
dence, de  ses  ingratitudes,  de  sa  dernière  folie,  cause  peut-être 
du  désespoir  de  ses  parens  ;  et  sa  nature  mortelle  se  remit  à  récla- 
mer ses  droits;  et  il  aima  la  vie,  et  il  s'épouvanta  de  nouveau 
des  périls  qu'elle  courait  en  cet  instant;  et  il  craignit  que  Dieu 
eût  décidé  de  la  lui  arracher  de  cette  manière  en  punition  de  sa 
faute. 

Il  tremblait  d'horreur;  et  chaque  craquement  du  funèbre grée- 
ment,  chaque  tremblement  du  bateau,  chaque  coup  de  mer  qui 
l'atteignait,  lui  paraissait  le  signal  du  désastre  suprême.  Pour 
comble  d'angoisses,  il  vit,  soudain,  de  son  côté,  flotter  une  rame 
au  milieu  des  flots  d'écume  soulevés,  et  ensuite  deux  autres.  Les 
pêcheurs  les  virent  aussi,  pleins  de  tristesse.  Ils  virent  plus  en- 
core quelques  instans  après  :  ils  virent  une  masse  noire  culbutée 
entre  les  vagues.  C'était  un  bateau  perdu.  De  qui?  Et  ses  hommes? 
Ces  questions,  André  les  lisait  sur  les  visages  livides  de  ses  com- 
pagnons. Il  remarqua  que,  à  genoux,  les  yeux  au  ciel,  ils  faisaient 
vœu  daller  le  jour  suivant,  nu-pieds,  portant  leurs  rames  et  leurs 


SOTILEZA.  35 

voiles,  entendre  une  messe  en  l'honneur  de  la  Vierge,  si  Dieu 
faisait  le  miracle  de  leur  sauver  la  vie  dans  ce  terrible  danger. 
André  éleva  au  ciel  la  même  promesse  du  fond  de  son  cœur 
chrétien. 

Et  la  tempête  continuait  à  se  déchaîner,  et  le  bateau  à  courir 
devant  lui,  fou  et  déjà  à  demi  submergé. 

Dans  un  de  ses  bonds  désordonnés,  son  bordage  se  trouva  à 
une  demi-palme  dune  masse  qui  se  balançait  entre  deux  eaux,  lais- 
sant flotter  au-dessus  d'elles  d'épaisses  poignées  d'une  chevelure 
touffue. 

—  Muergo  !  cria  Rénales,  voulant  en  même  temps  saisir  d'une 
main  le  cadavre. 

André  sentit  que  de  nouveau  le  froid  de  la  mort  envahissait 
son  cœur,  que  la  vie  allait  lui  manquer;  et  seul  un  événement 
comme  celui  qui  survint  au  même  instant  put  relever  ses  forces 
défaillantes. 

Le  mouvement  de  Rénales  avait  coïncidé  avec  une  brusque 
secousse  du  bateau;  il  perdit  l'équilibre  et  tomba  sur  le  côté  droit, 
se  donnant  un  coup  à  la  tête  contre  le  bordage.  Sans  gouvernail, 
le  bateau  prêta  le  flanc  aux  vagues,  le  mât  s'abattit  brisé  et  le 
vent  arracha  la  voile.  André,  alors,  comprenant  la  gravité  du 
nouveau  péril  : 

—  Aux  rames  1  cria-t-il  aux  pêcheurs  consternés,  en  se  lan- 
çant au  gouvernail,  abandonné  par  Rénales  dans  sa  chute,  et  il 
replaça  le  bateau  dans  la  direction  convenable  avec  une  habileté 
et  une  agilité  bienheureuses  pour  tous. 

Ils  passaient  alors  devant  le  Cabo  Menor,  sur  les  épaulemens 
rocheux  duquel  les  lames  se  précipitaient  pour  se  ruer  de  l'autre 
côté  en  cascades  mugissantes.  De  là,  ou  pour  mieux  dire,  du 
Cabo  Mayor  à  la  bouche  du  port  et  en  continuant  par  l'île  de 
Mouro  jusqu'au  cap  Quintres  et  au  cap  de  Ajo,  toute  la  côte  n'était 
qu'une  bordure  d'écumes  mugissantes  qui  bouillonnaient,  grim- 
paient, s'accrochaient  aux  falaises  et  retombaient  pour  tenter 
un  nouvel  assaut  sous  l'inconcevable  poussée  de  ces  montagnes 
liquides  qui  allaient  se  briser  furieuses,  sans  un  instant  de  repos, 
contre  ces  barrières  inébranlables. 

—  En  avant.  Vierge  de  la  mer!  répétaient  les  marins  d'une 
voix  ferme  et  qui  scandait  leurs  mouvemens. 

André,  ayant  empoigné  sa  rame,  les  pieds  cloués  plutôt  que 
posés  sur  le  plancher  du  bateau,  luttant  et  voyant  lutter  ses  cou- 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rageux  compagnons  avec  des  efforts  surhumains  contre  la  mort 
qui  les  menaçait  de  toutes  parts,  commençait  à  sentir  la  grandeur 
sublime  de  tant  d'horreurs  réunies  et  louait  Dieu  devant  cet  e'pou- 
van table  témoignage  de  sa  puissance. 

Cependant  Rénales  ne  remuait  pied  ni  main,  et  Cole  qui  épui- 
sait l'eau  sans  trêve  avec  un  autre  compagnon,  à  un  signe  d'André 
qui  veillait  à  tout,  suspendit  son  important  travail  et  vint  relever  le 
patron  qui  était  resté  étourdi  du  coup  et  saignait  abondamment 
par  la  blessure  qu'il  s'était  faite  à  la  tête.  Il  le  soigna  le  moins 
mal  qu'il  put  dans  une  si  malheureuse  situation;  aussi  Rénales  se 
ranima-t-il  peu  à  peu,  tant  qu'il  tenta  de  retourner  à  son  poste 
comme  le  bateau,  passant  comme  l'éclair  devant  le  Sardinero,  arri- 
vaiten  face  de  laCaleta  del  Caballo.Mais  en  ces  instans, outre  du 
sang-froid  et  de  l'intelligence,  il  fallait  pour  gouverner  une  force 
peu  commune,  et  il  manquait  à  Rénales  cette  dernière  condition 
si  importante,  au  lieu  qu'André,  au  point  de  la  côte  devant  lequel 
on  se  trouvait,  les  réunissait  toutes  au  suprême  degré. 

—  Eh  bien,  en  avant!  — lui  dit  le  patron,  s'accroupissant  sur 
le  plancher,  parce  que  sa  tète  endolorie  ne  pouvait  résister  au  cin- 
glement  de  la  tempête,  —  et  que  la  volonté  de  Dieu  s'accomplisse  I 

En  avant!  En  avant, c'était  aborder  le  port,  c'est-à-dire  jouer 
sa  vie  dans  le  dernier  et  le  plus  redoutable  hasard  ;  car  le  port 
était  fermé  par  une  série  de  murailles  de  lames  énormes  qui, 
arrivant  à  l'étroite  ouverture  et  s'y  sentant  resserrées,  en  partie 
assaillaient  et  enveloppaient  l'îlot  aride  de  Mouro,  en  partie  se 
lançaient  dans  l'obscur  goulet,  l'emplissaient,  dressaient  leurs  dos 
énormes  pour  mieux  retomber;  et  à  leur  passage  tremblaient  les 
hautes  murailles  de  granit.  Mais  comment  fuir  le  port?  Où  aller 
chercher  un  refuge?  N'était-ce  pas  un  miracle,  chaque  instant  qui 
passait,  sans  que  la  barque  s'engloutît  dans  l'horrible  chemin 
qu'elle  suivait? 

Ce  qu'il  y  avait  encore  de  plus  supportable  dans  cette  situa- 
tion, c'est  qu'elle  allait  avoir  très  promptement  une  issue,  et  cette 
conviction  se  lisait  bien  clairement  sur  les  visages  des  hommes 
de  l'équipage,  fixés  sur  celui  d'André  et  immobiles,  comme  si 
tous  eussent  été  soudain  pétrifiés  par  une  même  pensée. 

—  Vous  le  savez,  don  André,  lui  dit  Rénales,  en  enfilant  par 
la  proue  la  hauteur  de  Rubayo  et  le  Codio  de  Solares,  c'est  juste 
le  milieu  du  passage. 

—  Certainement,  répondit  André  avec    amertume,   sans  dé- 


SOTILEZA. 


37 


tourner  les  yeux  de  l'entrée  du  port,  et  sans  détacher  ses  mains 
de  la  rame  avec  laquelle  il  gouvernait  ;  —  mais  quand  on  ne  voit 
ni  le  Codio  de  Solares,  ni  la  hauteur  de  Rubayo  comme  à  présent, 
que  faut-il  faire,  Rénales? 

—  Se  remettre  entre  les  mains  de  Dieu  et  entrer  par  où  l'on 
peut,  répondit  le  patron  après  une  courte  pause,  en  dévorant  des 
yeux  l'horrible  tourbillon  qui  n'était  même  plus  à  deux  enca- 
blures du  bateau. 

Jusque-là,  courir  devant  la  tempête  avait  été  se  rapprocher  du 
salut;  mais  maintenant  il  pouvait  être  aussi  dangereux  d'avan- 
cer vite  que  de  s'arrêter  involontairement,  parce  que  le  bateau 
se  trouvait  entre  l'ouragan  qui  le  poussait  et  le  chenal  que  l'on 
devait  n'attaquer  qu'à  un  moment  où  les  vagues  ne  s'y  précipi- 
teraient pas. 

André,  qui  ne  l'ignorait  point,  paraissait  une  statue  de  pierre 
avec  des  yeux  de  feu,  les  rameurs,  des  machines  qui  se  mouvaient 
au  commandement  d'un  de  ses  regards  :  Rénales  n'osait  respirer. 
Sur  le  mont  de  Hano,  il  y  avait  une  foule  de  personnes  qui 
contemplaient  avec  épouvante,  et  résistant  mal  à  l'assaut  furieux 
du  vent  d'aval,  la  terrible  situation  du  bateau.  André,  par  bonheur 
pour  lui  et  pour  ceux  qui  étaient  avec  lui,  ne  regarda  pas  alors  là- 
haut.  Toute  son  attention  était  absorbée  à  examiner  l'effroyable 
champ  où  allait  se  livrer  la  bataille  décisive. 

Tout  à  coup  il  cria  à  ses  rameurs  : 

—  Nous  y  sommes  ! . . .  ramez  ! . . .  plus  fort  ! . . . 

Et  les  rameurs,  tirant  des  forces  miraculeuses  de  leurs  longues 
fatigues,  se  dressèrent  rigides  en  l'air,  s'appuyant  de  leurs  pieds 
sur  les  bancs,  et  suspendus  par  les  mains  à  leurs  rames. 

Une  vague  colossale  se  lançait  alors  dans  le  goulet,  gonflée, 
luisante,  mugissante,  et  au  plus  haut  de  son  dos  le  bateau  chevau- 
chait à  force  de  rames. 

Le  dos  de  la  vague  allait  d'un  côté  à  l'autre;  mieux  qu'un  dos, 
c'était  l'anneau  d'un  gigantesque  reptile  qui  se  déroulait  delà  tête 
à  la  queue.  L'anneau  continua  à  avancer  à  l'intérieur  du  goulet 
vers  les  Quebrantas,  sur  les  sables  desquelles  il  devait  se  briser 
en  hurlant;  il  passa  sous  la  quille  du  bateau,  qui  commença  à 
glisser  comme  sur  la  nappe  d'une  cascade  jusqu'au  fond  du  creux 
qu'avait  laissé  derrière  elle  la  vague  fugitive.  Là  on  courait  le 
risque  que  le  bateau  «  s'endormît;  »  mais  André  pensait  à  tout, 
et  il  demanda  un  autre  effort  héroïque  à  ses  rameurs.  Ils  le  firent, 


38  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  comme  ils  ramaient  pour  vaincre  le  reflux  de  la  vague  passée, 
une  autre  plus  grande  encore  qui  entrait,  sans  éclater,  dans  le 
goulet,  souleva  le  bateau  par  la  poupe,  le  porta  sur  sa  crête  et  le 
poussa  vers  le  port.  La  hauteur  était  effrayante,  et  André  sentait 
le  vertige  des  précipices  ;  mais  il  ne  tremblait  pas  et  son  corps  ne 
perdait  pas  son  équilibre  dans  cette  position  invraisemblable. 

—  Souquez!...  souquez  I...  criait-il  aux  rameurs  exténués, 
car  le  moment  décisif  était  arrivé. 

Et  les  rames  craquaient,  et  les  hommes  haletaient,  et  le  bateau 
continuait  à  s'élever,  mais  en  gagnant  du  terrain.  Quand  la  poupe 
touchait  la  cime  de  la  montagne  rugissante,  et  comme  la  faible 
embarcation  allait  recevoir  d'elle  la  dernière  impulsion  favorable, 
André,  donna  un  vigoureux  coup  de  barre  et,  plein  d'émotion,  il 
cria,  mettant  dans  ses  paroles  tout  ce  qui  restait  de  flamme  en  son 
cœur  : 

—  Jésus  !  et  dedans  ! 

Et  la  vague  passa  aussi,  sans  crever,  vers  les  Quebrantas,  et 
le  bateau  commença  à  glisser  sur  la  pente  d'un  nouvel  abîme. 
Mais  cet  abîme  était  le  salut  de  tous,  parce  qu'ils  avaient  doublé 
la  pointe  de  la  Cerda  et  se  trouvaient  en  port  sûr. 

Au  même  instant,  comme  André,  ému  et  haletant,  rejetait  ses 
cheveux  en  arrière  et  essuyait  l'eau  qui  coulait  sur  son  visage, 
une  voix,  avec  un  accent  qu'on  ne  peut  rendre,  lui  cria  de  la 
Cerda  : 

—  Mon  fils  ! . . .  mon  fils  ! 

André,  tout  tremblant,  leva  la  tête,  et,  devant  une  multitude 
stupéfaite,  il  vit  son  père  les  bras  ouverts,  le  chapeau  à  la  main, 
sa  blanche  et  épaisse  chevelure  flottant  au  vent  de  la  tempête. 

Cette  émotion  suprême  acheva  de  briser  les  forces  de  son  esprit  ; 
cruellement  puni,-  le  pauvre  garçon  se  laissa  tomber  sur  son  banc 
et,  cachant  son  visage  entre  ses  mains  tremblantes,  il  se  mit  à 
pleurer  comme  un  enfant,  tandis  que  le  bateau  se  balançait  sur 
les  ampoules  colossales  du  ressac,  et  que  les  rameurs  épuisés  don- 
naient le  répit  nécessaire  à  leurs  poitrines  haletantes. 


XXIX.    —  A    QUOI   TOUT   CELA   ABOUTIT 

Laissons  passer  les  heures  depuis  les  heures  infortunées  que 
racontait  le  chapitre  précédent  ;  rouler  des  larmes  de  fiel,  qui  brû- 


SOTILEZA.  39 

lent  les  joues  des  affligés,  et  d'autres  larmes  plus  douces  parmi  les 
embrassemens  joyeux  et  les  cœurs  qui  battent  sans  torture.  Que 
les  vœux  faits  à  Dieu,  dans  des  momens  de  grande  détresse,  s'ac- 
complissent, et  que  les  fervens  marins,  André  en  tête,  pieds  nus, 
avec  leurs  vêtemens  mouillés  encore  de  l'eau  de  la  tempête,  leurs 
rames  et  leurs  voiles  sur  l'épaule,  aillent  à  l'église  et  en  sortent 
au  milieu  du  respect  et  aussi  de  la  commisération  des  habitans 
de  la  ville!  Que  les  jours  s'envolent  et  que  le  piquant  d'événemens 
nouveaux  tue  dans  la  voracité  publique  l'amère  saveur  des  acci- 
dens  passés,  si  tristes  et  si  retentissans  qu'ils  aient  été;  que  les 
leçons  reçues  profitent,  aux  uns  pour  pardonner,  aux  autres  pour 
se  corriger;  qu'André  dirige  sa  vie  vers  les  nouvelles  voies  oii 
l'entraîne  une  subite  et  profonde  aversion  pour  les  légèretés  et 
les  distractions  de  jadis...  et  aussi  certaine  entrevue  avec  son 
ami  Tolin,  sollicitée  par  celui-ci  et  tenue  dans  l'endroit  le  plus 
secret  et  le  plus  retiré  des  bureaux  de  don  Yenancio  Liencres  ; 
que,  pour  preuve  de  la  fermeté  de  ses  intentions,  il  brûle  ses 
vaisseaux,  c'est  à  dire  vende  son  Zéphire  et  ses  instrumens  de 
pêche,  et  fasse  cadeau  du  produit  au  vieux  Mechelin,  par  l'en- 
tremise du  père  Apollinaire,  puisque,  pour  lui,  il  ne  doit  plus  re- 
mettre les  pieds  dans  la  maison  de  la  rue  Haute  ;  que  cette  excel- 
lente famille  se  réjouisse  en  croyant  que  ses  prières  et  un  cierge 
allumé  devant  l'image  de  saint  Pierre  à  la  nouvelle  qu'André 
était  sur  mer  le  jour  de  la  galerne  ont  contribué  puissamment  à 
son  salut.  Enfin,  que  passent  encore  d'autres  jours  ;  que  Gleto 
revête  l'uniforme  des  serviteurs  des  ((  vaisseaux  du  roi,  »  à  la 
veille  d'être  appelé  au  Département;  et  que  la  justice  humaine 
enferme  dans  la  prison  publique  les  femmes  du  cinquième  étage 
pour  leur  faire  un  procès  en  diffamation  et  scandale  ;  —  et  allons 
donner  un  dernier  coup  d'œil  à  la  demeure  de  la  rue  Haute. 

Le  père  Apollinaire  est  là  ;  et  tandis  que  tante  Sidora  et  Soti- 
leza  travaillent  tristement  et  en  silence,  il  se  promène  dans  la 
salle  en  causant  avec  Mechelin,  assis  dans  un  fauteuil,  tout  cou- 
vert de  vêtemens,  décoloré  et  décharné.  H  n'a  plus  envie  de  sa 
pipe,  et  ses  yeux  tristes  regardent  tout  sans  curiosité.  Car  il  a  été 
à  deux  doigts  de  la  mort. 

La  matinée  avait  été  une  rude  épreuve  pour  le  pauvre  vieux. 
Comme  il  ne  pouvait  sortir  de  sa  maison,  tous  les  marins  qu'ap- 
pelait la  levée  étaient  venus  prendre  congé  de  lui  :  il  ne  manquait 
que  Cleto.  Cole  était  venu  avec  Pachuca.  Elle  pleurait,  la  pau\Te, 


40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  se  désolait.  Au  rez-de-chaussée  tous  s'empressèrent  à  la  con- 
soler :  mais  plus  on  prodiguait  les  consolations,  plus  doulou- 
reux étaient  ses  gémissemens.  En  même  temps,  la  rue  paraissait 
une  mer  de  larmes. 

Mais  enfin  tout  cela  était  passé,  et  l'on  parlait  maintenant  d'un 
autre  sujet  sur  lequel  le  père  Apollinaire  disait,  au  moment  de 
notre  entrée  : 

—  Cela  ne  doit  pas  t'étonner,  Miguel.  Après  ce  qui  est 
arrivé  dans  cette  maison,  il  n'y  a  pas  d'autre  conduite  pour  un 
honnête  homme.  Mets-toi  à  sa  place,  Miguel;  mets-toi  à  sa 
place. 

—  Ne  voyez-vous  pas  que  je  m'y  mets,  père  Pollinaire?  répon- 
dait le  marin.  Et  c'est  parce  que  je  m'y  mets  que  je  ne  m'étonne 
de  rien.  Mais  une  chose  est  de  ne  pas  s'étonner,  et  une  autre  de 
regretter  la  personne.  Il  fait  bien  de  ne  pas  revenir  par  ici,  pour 
sa  réputation  et  celle  des  autres...  Mais  on  était  si  habitué  à  le 
voir,  et  on  l'aimait  tant  !...  Et  dire  que  je  n'ai  pas  pu  l'embrasser, 
même  une  fois,  après  que  Dieu  l'a  eu  tiré  vivant  de  ce  désastre 
où  tant  de  malheureux  ont  péri!...  Certes,  j'ai  embrassé  son 
père...  je  me  suis  enhardi  jusque-là,  allons!...  Croyez-vous,  père 
Pollinaire,  que,  tel  qu'il  est,  le  capitaine,  un  vrai  chêne,  il  pleu- 
rait comme  un  petit  enfant  ?  Le  bon  senor  que  c'est  !  Depuis 
que  s'est  passé  ce  qui  s'est  passé,  il  vient  souvent  ici...  il  me  re- 
garde... il  regarde  ces  femmes...  il  a  des  consolations  pour  tous... 
il  veut  que  rien  ne  me  manque...  pas  même  le  morceau  de  poule 
pour  le  pot-au-feu!  Peut-on  demander  chose  pareille?  Tout  cela, 
en  plus  de  cette  somme  que  son  fils  m'a  envoyée  par  votre  main. 
Et  moi  qui  vois  ça,  je  n'arrive  pas  à  comprendre  pourquoi  Dieu 
me  donne  cette  vieillesse  si  gâtée.  Qui  suis-je,  pour  finir  entouré 
de  tant  d'attentions?...  Mais,  pour  revenir  au  sujet,  j'avoue  qu'il 
m'en  coûte  beaucoup  de  me  faire  à  ne  plus  voir  dans  cette  maison 
cet  enfant  plus  précieux  que  tout  l'or  du  Potose...  C'est  une  affaire 
de  sentiment,  et  on  ne  peut  y  remédier... 

—  Sans  doute,  Miguel,  sans  doute,  répond  le  père  Apollinaire, 
allant  et  venant  devant  l'expansif  marin.  Tout  cela  est  la  vérité 
pure,  et  avec  tout  cela,  on  ne  viole  en  rien  la  loi  de  Dieu  qui  veut 
des  cœurs  reconnaissans  et  des  langues  sans  venin.  C'est  chose 
réglée,  point  convenu.  Mais  il  y  en  a  une  autre  qui  t'importe  beau- 
coup à  toi  et  à  tous  ceux  de  ta  maison...  et  qui  doit  être  réglée 
aujourd'hui,...  à  l'instant  même  :  car  dans  peu  il  sera  déjà  trop 


SOTILEZA.  41 

tard...  Ecoute,  Miguel  :  comptant  là-dessus  et  ne  me  fiant  guère 
à  mes  propres  forces,  j'ai  parlé  au  seiïor  don  Pedro,  et  il  m'a  pro- 
mis de  venir  faire  un  tour  par  ici  pour  m'aider  dans  mon  entre- 
prise... Le  mal  est  qu'il  tarde,  et  si  l'autre  s'en  va  avant!...  Tu  le 
sais  bien,  Miguel  :  jeune  peut  mourir,  mais  vieux  ne  peut  vivre... 
Et  si  tu  viens  à  manquer...  et  ensuite  ta  femme  1  Hein  !  que  t'en 
semble  ? 

—  Je  m'en  préoccupe,  père  PoUinaire,  et  vous  savez  bien 
quelle  est  la  volonté  de  chacun  ;  mais  nous  ne  connaissons  pas 
la  sienne  aussi  nettement  qu'il  conviendrait,  et  c'est  là  le  mal- 
heur... 

—  Eh  bien  !  cette  volonté  doit  se  révéler  en  toute  franchise,  et 
sans  tarder,  Miguel,  et  dans  le  sens  qui  convient.  Car  ce  garçon 
est  bon  comme  le  pain,  et  elle  n'est  pas  faite  pour  être  nonne  !... 
Cuerno!  elle  ne  peut  passer  par  un  autre  chemin!...  Silda  ! 
Silda  !...  viens  ici...  et  viens  aussi,  toi,  Sidora  ! 

Toutes  deux  accoururent,  sans  tarder,  de  la  cuisine. 

On  remarquait  en  Sotileza  la  trace  de  ses  souffrances  passées  : 
elle  était  plus  pâle,  avait  les  yeux  battus,  mais  tout  cela  donnait 
encore  plus  d'intérêt  à  sa  beauté  naturelle. 

Père  Apollinaire  la  pressa  fortement  de  résoudre  à  l'instant 
même  le  cas  en  question,  et  lui  exposa  les  raisons  qu'il  y  avait 
pour  que  la  solution  fût  conforme  aux  désirs  de  ses  affectueux 
protecteurs. 

—  As-tu,  lui  demanda  le  prêtre,  quelque  dessein  en  tête  qui 
s'oppose  à  ce  projet? 

—  Non,  seîior,  répondit  Silda  avec  une  grande  sérénité. 

—  Trouves-tu  en  Cleto  quelque  chose  qui  te  répugne,  en  de- 
hors de  toute  sa  fripouille  de  famille? 

—  Non,  senor;  Cleto,  par  lui-même,  est  tout  ce  que  pourrait 
souhaiter  une  pau^Te  fille  comme  moi.  C'est  la  vérité  pure.  Il  est 
bon,  il  est  honnête...  et  je  pense  même  qu'il  m'estime  plus  que 
je  ne  vaux... 

—  Eh  bien  alors!  jinojo,  qu'est-ce  que  tu  veux  de  plus? 
Qu'est-ce  que  tu  attends  après  ce  qu'on  t'a  dit?...  Il  me  semble 
parfois,  cuerno  l  que  tu  t'obstines  à  faire  croire  que  tu  trouves 
plaisir  à  payer  en  chagrins  toute  la  peine  que  ces  pauvres  vieux 
se  donnent  pour  toi. 

—  Cela,  nous  ne  le  croirons  jamais,  fillette  !  s'écrièrent-ils 
tous  deux  presque  en  même  temps. 


42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  religieux  ne  fut  pas  démonté  par  cette  exclamation,  et  il 

ajouta  : 

—  Eh  bien  !  moi  seul  je  le  penserai...  et  tous  ceux  qui  auront 

le  sens  commun  ! 

Silda  resta  quelques  instans  silencieuse  ;  et,  comme  si  l'obser- 
vation du  père  Apollinaire  lui  avait  fait  de  la  peine,  ou  qu'elle  se 
préparât  à  prendre  une  résolution  héroïque  : 

—  Croyez-vous,  demanda-t-elle  sans  hauteur,  mais  avec  une 
grande  fermeté,  que  ce  que  vous  désirez  convienne  à  tous? 

Et  tous  répondirent  unanimement  que  oui. 

—  Alors,  soit,  conclut  Silda  solennellement. 

En  cet  instant  don  Pedro  Colindres  entra.  Père  Apollinaire 
lui  raconta  ce  qui  venait  de  se  passer,  et  le  capitaine  dit  : 

—  Je  m'en  réjouis  de  toute  mon  âme.  Je  venais  précisément 
vous  aider  de  mes  conseils,  sachant  que  le  temps  presse.  A  la 
bonne  heure,  jeune  fille. . .  Et  maintenant  que  tu  ne  peux  pas  croire 
que  je  le  fais  pour  peser  sur  tes  résolutions,  j'offre  d'être  témoin 
de  la  noce,  et  je  veux  qu'il  soit  entendu  que,  le  lendemain  du  ma- 
riage, je  me  charge  de  faire  Cleto  patron  de  son  propre  bateau. 

—  Voilà  des  âmes,  cuerno!  Voilà  du  fin  goudroTi  l  Jinojo! 
s'écria  père  Apollinaire.  Tu  vois,  Silda?...  Tu  vois,  Mechelin?... 
Tu  vois,  Sidora?...  Tu  vois  qu'il  y  a  un  Dieu  au  ciel,  et  qui  paye 
chacun  selon  ses  mérites  ? 

Mais  ni  Silda,  ni  Mechelin,  ni  tante  Sidora  n'étaient  en  état 
de  répondre  :  celle-là,  parce  qu'elle  tomba  dans  une  sorte  de  stu- 
peur difficile  à  définir;  les  deux  autres,  parce  qu'ils  se  mirent  à 
pleurnicher.  Le  capitaine  ajouta  : 

—  Tout  cela  ne  vaut  pas  deux  liards,  père  Apollinaire,  mais 
quand  même  ça  les  vaudrait,  ils  ne  le  méritent  que  trop  ici  :  et 
toi  plus  que  personne,  gamine,  parce  que...  je  me  comprends. 
Ainsi,  courage,  tu  es  jeune  et  trois  ans  sont  bientôt  passés... 

—  Vierge  de  la  mer  !  donne-moi  seulement  de  vivre  assez  pour 
le  voir,  s'écria  oncle  Mechelin  en  sanglotant,  presque  en  même 
temps  que  sa  femme  disait  : 

—  Béni  soit  le  Seigneur  qui  met  le  remède  si  près  de  la  bles- 


sure! 


A  ce  moment,  Cleto  entra.  Il  portait  une  chemisette  blanche 
avec  un  large  col  bleu  jusqu'aux  épaules  :  il  couvrait  la  moitié  de 
sa  tête  avec  une  casquette  bleue  à  large  ruban  tombant  par  der- 
rière, et  portait  sur  le  bras  un  paquet  qui  formaittout  son  bagage. 


SOTILEZA,  43 

C'était  vraiment  un  beau  gaillard.  Il  entra  d'un  air  résolu,  et,  se 
dirigeant  droit  vers  la  jeune  fille  sans  jeter  un  regard  sur  les  per- 
sonnes présentes,  il  lui  parla  ainsi  : 

—  Il  ne  me  reste  qu'un  tout  petit  instant,  Sotileza.  J'en  profite 
pour  venir  savoir  si  c'est  oui  ou  non;  parce  que,  sans  l'un  ou 
l'autre,  je  ne  quitterai  point  Santander,  quand  même  on  m'en  arra- 
cherait... Et  réfléchis  bien  avant  de  parler...  Si  c'est  oui,  il  n'y 
aura  pas  de  travaux  qui  me  coûtent  là-bas  ;  si  c'est  non,  je  m'en 
vais  pour  ne  plus  revenir...  Aussi  vrai  que  la  lumière  de  Dieu 
nous  éclaire  ! 

Il  y  avait  alors  dans  l'attitude  de  Gleto  une  certaine  grandeur 
rude  qui  lui  allait  très  bien.  Sotileza  lui  répondit,  enveloppant  ses 
paroles  qui  sonnaient  d'un  beau  regard  de  consolation  : 

—  C'est  le  oui,  que  je  veux  te  donner,  car  tu  l'as  bien  mérité... 
Mieux  que  je  ne  mérite,  moi,  ta  fidélité. 

Ensuite,  portant  ses  mains  à  son  cou  blanc  et  rond,  par-dessous 
le  fichu  qui  le  couvrait,  elle  retira  une  chaînette  à  laquelle  pen- 
dait une  médaille  d'argent  avec  l'image  de  la  Vierge,  et  ajouta  en 
la  lui  tendant  : 

—  Prends,  pour  que  le  chemin  du  retour  te  soit  plus  facile. 
Et  si  parfois  une  mauvaise  pensée  t'enlève  le  sommeil,  demande 
à  Notre-Dame  si  je  suis  femme  à  ne  pas  tenir  ce  que  je  pro- 
mets ! 

Gleto  se  jeta  sur  la  médaille  encore  tiède,  la  couvrit  de  baisers, 
se  signa  avec,  la  baisa  de  nouveau,  l'approcha  de  son  cœur  et 
enfin  la  suspendit  à  son  cou  ;  et  en  même  temps  de  grosses  larmes 
jaillissaient  de  ses  yeux,  et  il  disait  d'une  voix  rapide  et  convul- 
sée : 

—  Bénie  soit  la  bonté  de  Dieu  qui  a  tant  pitié  de  moi  !...  c'est 
plus  que  je  ne  voulais,  bon  sangî...  Oncle  Miguel...  tante  Si- 
dora...  senor  don  Pedro...  père  Pollinaire...  je  n'emporte  plus 
qu'un  seul  chagrin...  Cet  homme, bon  sang...  dans  quel  état!...  Je 
l'ai  laissé  étendu  sur  la  paillasse...  Je  ne  sais  si  c'est  le  chagrin... 
ou  un  coup  de  trop..,  parce  que  voilà  des  jours  qu'il  n'a  plus  de 
goût  à  l'eau-de-vie.  Que  va-t-il  advenir  de  lui  dans  cette  soli- 
tude?... Je  manquerai  bien  à  la  maison,  maintenant  plus  que 
jamais.  Mais  la  loi  est  la  loi  et  n'a  pas  d'entrailles.  Par  charité, 
du  moins...  qu'il  ne  meure  pas  dans  l'abandon!...  Je  sais  bien 
que,  dans  cette  maison,  il  n'a  pas  mérité  tant  de  bonté  :  mais  c'est 
mon  père,  il  est  vieux,  il  se  voit  seul...  De  temps  à  autre...  bon 


44  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sang!...  faites  qu'il  prenne  quelque  chose  de   chaud...  Et  puis, 
allons,  oubliez  les  injures,  pour  l'amour  de  Dieu... 

Tous  tranquillisèrent  Gleto,  lui  promettant  de  regarder  son 
père  avec  beaucoup  d'intérêt,  et  ensuite  commencèrent  les  adieux. 
Quand  ce  fut  le  tour  d'oncle  Mechelin,  il  voulut  embrasser  Cleto, 
et  le  tenant  dans  ses  bras,  le  vieux  matelot  infirme  dit  à  l'oreille 
du  jeune  homme  : 

—  Je  ne  te  reverrai  pas,  Cleto:  et  c'est  pourquoi  je  veux  te 
dire  aujourd'hui  ce  que  je  ne  pourrai  te  dire  plus  tard.  Tu  auras 
une  femme  dont  n'est  digne  aucun  homme  au  monde.  Si  tu  par- 
viens à  la  rendre  heureuse,  les  rois  eux-mêmes  dans  leurs  palais 
seront  jaloux  de  toi,  mais  si  tu  la  tues  de  chagrins,  ne  compte 
pas  sur  le  pardon  de  Dieu. 

Cleto,  pour  toute  réponse,  serra  le  vieillard  entre  ses  bras;  et 
comme  il  ne  se  sentait  pas  assez  calme  pour  faire  beaucoup  de 
cérémonies,  il  se  dégagea  d'oncle  Mechelin  et  sortit  précipitam- 
ment. 

Père  Apollinaire  enfonça  son  chapeau  et  sortit  en  courant 
derrière  lui  : 

—  Attends,  mon  garçon!  lui  cria-t-il,  je  vais  aller  vous  dire 
adieu  à  la  pointe  du  Môle.  Il  ne  manquerait  plus  que  ça,  cuerno  ! 
que  vous  vous  embarquiez  sans  recevoir  de  cette  main  pécheresse 
la  bénédiction  divine  ! 

Et  tandis  que  don  Pedro  Colindres  restait  un  moment  au  rez- 
de-chaussée,  encourageant  oncle  Mechelin  à  fumer  une  pipe  et 
traitant  en  passant  la  question  de  la  solitude  de  Mocejon,  père 
Pollinaire  rejoignit  Cleto  qui  marchait  le  dernier  de  tous  les 
hommes  du  Chapitre  compris  dans  la  levée. 

La  curiosité  publique  transforme  tout  en  spectacle.  Aussi  les 
balcons  du  dernier  tiers  du  Môle  étaient-ils  pleins  de  spectateurs 
quand  le  père  Apollinaire  et  Cleto  passèrent  par  là,  pour  se 
rendre  auMerlon. 

Le  quai  et  la  rampe  de  l'Est  regorgeaient  de  marins,  de  familles 
de  marins  des  deux  Chapitres,  et  d'une  foule  de  curieux  de  toutes 
sortes. 

Si  le  père  Apollinaire  avait  été  observateur  et  au  courant  des 
choses,  peut-être  aurait-il  donné  quelque  importance  malicieuse 
à  l'intimité  avec  laquelle  s'entretenaient  Louisa  et  André  sur 
l'un  des  balcons  de  la  maison  de  don  Venancio  Liencres,  sans 
faire  aucun  cas  de  ce  qui  se  passait  dans  la  rue,  ni  de  la  mine  que 


i 


SOTILEZA.  45 

^  faisaient  Tolin  et  sa  mère,  qui  étaient  derrière  eux.  Mais,  n'étant 
pas  observateur,  le  saint  homme  ne  remarqua  même  pas  la  capi- 
taine qui  marchait  sur  le  trottoir,  imposante  comme  un  bras  de 
mer  et  regardant  du  coin  de  l'œil  le  premier  étage,  la  face  débor- 
dante de  plaisir,  peut-être  à  voir  en  si  bonne  compagnie  ce  diable 
de  garçon. 

De  ce  qui  se  passa  à  la  pointe  du  Môle  à  l'occasion  de  l'em- 
barquement des  marins  de  la  levée  pour  le  service  de  la  patrie, 
je  ne  ferai  pas  une  longue  description.  Je  dirai  seulement  que 
le  tableau  final  de  ce  triste  spectacle  fut  aussi  imposant  que  simple  : 
deux  bateaux  chargés  d'hommes,  à  l'est  du  Martillo,  voguant  à 
force  de  rames  vers  Saint-Martin;  sur  le  Martillo,  une  foule  décou- 
verte, le  visage  tourné  vers  les  bateaux;  surpassant  toutes  les 
têtes,  une  autre  tête,  grise,  à  demi  cachée  par  des  épaules  voû- 
tées, et,  joint  à  ces  épaules,  un  bras  noir  qui  traçait  une  croix 
dans  l'espace. 

Et  comme  je  n'ai  plus  de  renseignemens  à  donner  sur  les  per- 
sonnages de  ce  livre,  je  m'arrête,  pieux  et  complaisant  lecteur, 
mais  non  sans  te  déclarer  qu'en  donnant  repos  à  ma  main  fati- 
guée, j'éprouve  le  chagrin  que  produit  le  regret  trop  fondé  de 
n'avoir  pas  gardé  pour  moi  l'extravagant  dessein  de  chanter, 
parmi  ces  générations  incrédules  et  incolores,  les  nobles  vertus, 
la  vie  misérable,  les  grandes  faiblesses,  la  foi  incorruptible  et  les 
travaux  épiques  du  courageux  et  pittoresque  peuple  des  matelots 
de  Santander. 

José  Maria  de  Pereda. 


RICHELIEU  ET  MARIE  DE  MEDICIS 

A  BLOIS 

{Mai-Juin  16i1.) 


L'évêque  de  Luçon  avait  pour  oncle  un  chevalier  de  Malte 
connu  sous  le  nom  de  commandeur  de  la  Porte.  C'était  un 
homme  d'humeur  bizarre,  mais  de  grand  sens  et  jugement.  Il 
avait  été  chargé  par  sa  sœur,  Suzanne  de  la  Porte,  de  diriger  les 
premières  études  du  futur  cardinal  et  il  le  connaissait  bien  ;  de 
bonne  heure,  il  avait  prédit  son  avenir.  Cependant  les  grandeurs 
de  sa  famille  ne  l'éblouirent  jamais  et  il  garda  toute  sa  vie,  avec 
son  neveu,  des  habitudes  de  sincérité  et  le  langage  d'une  fran- 
chise parfois  un  peu  rude. 

Quand  il  avait  appris  à  Malte,  où  il  se  trouvait  en  février  1617, 
la  nouvelle  de  la  nomination  de  l'évêque  de  Luçon  à  la  secrétai- 
rerie  d'État,  il  lui  avait  écrit  une  lettre  de  sa  façon  qui,  en  raison 
de  la  lenteur  des  communications,  n'était  parvenue  à  son  adresse 
qu'au  temps  où,  —  la  fortune  ayant  déjà  tourné,  —  l'évêque  était 
obligé  de  quitter  le  ministère  et  Paris  précipitamment  :  «  Je  ne 
sais,  disait  l'oncle,  si  je  dois  me  réjouir  avec  vous  de  la  charge 
dont  le  Roi  vous  a  honoré,  vu  le  temps  qui  court.  Je  sais  que 
Dieu  vous  a  fait  des  grâces  pour  être  capable  des  plus  grandes 
choses.  Mais  ces  temps  turbulens  et  pleins  d'infidélité,  où  la  jus- 
tice ne  paraît  que  rarement,  me  les  font  juger  indignes  de  vous. 
Car,  adieu  vos  contentemens,  adieu  votre  santé,  adieu  tout  repos. 
Vous  êtes  embarqué  dans  cet  océan  de  confusion,  sans  l'aiguille 
et  sans  biscuit,  et,  qui  pis  est,  le  ciel  justement  irrité  contre  nous. 
Quel  courage,  quelle  force  et  quelle  fortune  il  faut  pour  conduire 
son  vaisseau  et  sa  réputation   parmi    tant  d'obstacles  !  C'est  le 


RICHELIEU    ET    MARIE    DE    MÉDICIS.  47 

voyage  que  vous  faites,  monsieur,  et  ce  qui  m'en  fait  redouter 
l'événement.  » 

L'événement  s'était  produit  tel  que  l'avait  prévu  le  bon  oncle, 
et  maintenant  le  neveu,  confus  et  meurtri,  roulait  sur  le  chemin 
de  Blois  parmi  l'exode  qui  emportait,  avec  la  reine  mère  et  sa 
cour,  la  fleur  de  ses  espérances  juvéniles. 

Il  semble  bien  que,  dans  les  derniers  temps  de  la  vie  du  maré- 
chal d'Ancre,  il  avait  eu  quelque  pressentiment  des  événemens 
tragiques  qui  se  préparaient.  Faisant  ses  confidences  au  nonce 
Bentivoglio  et,  parlant  de  la  faveur  des  Goncini,  il  disait  «  qu'une 
pareille  violence  ne  pouvait  durer;  »  il  eût  même  voulu  se  garer. 
Lui  et  Barbin  auraient  manifesté  quelque  envie  de  quitter  la  place. 
Mais,  tout  de  même,  emportés  par  l'ardeur  de  la  lutte  et  par  la 
confiance  en  soi  qui  n'abandonne  guère  l'homme  public,  ils  étaient 
restés;  ils  avaient  poursuivi  ardemment,  jusqu'à  la  dernière  mi- 
nute, le  succès;  et,  au  moment  où  ils  croyaient  le  tenir,  la  bour- 
rasque s'était  abattue  sur  eux  et  les  avait  enveloppés,  bousculés, 
roulés  dans  son  tourbillon. 

Maintenant  Goncini  était  mort.  Sa  femme  était  à  la  Bastille, 
Barbin  au  Fort-l'Evèque,  la  reine  régente  et  sa  cour  en  déroute 
sur  le  chemin  de  Blois,  et  l'évêque  de  Luçon  réfléchissait,  au 
cours  du  voyage  qui,  si  lentement  et  par  de  si  mauvais  chemins, 
l'emmenait  vers  un  exil  dont  il  était  bien  difficile  d'apercevoir  la 
fin. 

Oui,  son  oncle  avait  raison,  les  temps  étaient  mauvais  pour 
les  ambitieux  pressés.  Toute  la  jeune  équipe  qui  s'était  embar- 
quée, confiante  dans  l'étoile  du  Goncini,  avait  mal  calculé.  Cet 
Italien  voulait  savoir  «  jusqu'où  la  fortune  pouvait  mener  un 
homme.  »  Il  le  savait  maintenant.  Et  les  autres  aussi  le  savaient. 
L'horrible  spectacle  !  Ce  Paris  pendant  ces  huit  jours  !  Et  ce 
silence  terrible  du  Roi,  cette  dissimulation!  Et  cet  abandon  de 
tous  ;  et  la  fureur  du  peuple  !  ces  faces  hideuses  ;  ce  corps  déchi- 
queté! On  ne  pouvait  y  penser,  et  le  carrosse  qui  emportait  le 
paquet  des  femmes  et  des  prêtres  en  était  encore  tout  tremblant. 

L'évêque,  cependant,  se  perdait  dans  ses  réflexions.  Et  nous 
savons  bien  à  quoi  il  pensait,  car  il  se  confia  depuis  au  papier.  Il 
pensait  au  sort  du  maréchal  d'Ancre;  il  cherchait,  dans  cet 
exemple  terrible,  des  leçons,  et  de  cet  effet  redoutable  les  causes. 
Cet  homme  n'était  pas  sans  mérite.  Il  était  brave,  libéral,  adroit 
aux  exercices,  beau  joueur  et  beau  diseur,  plus  intelligent  même 


48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  sa  femme  et  que  la  plupart  de  ceux  qui  l'entouraient.  Sa  con- 
duite et  ses  projets  n'étaient  pas  sans  grandeur  :  «  Il  avait,  dit 
Richelieu  lui-même,  pour  principal  but  d'élever  sa  fortune  aux 
plus  hautes  dignités  où  puisse  venir  un  gentilhomme  ;  pour  se- 
cond désir,  la  grandeur  du  Roy  et  de  l'Etat;  et,  en  troisième  lieu, 
l'abaissement  des  grands  du  royaume  et  surtout  de  la  maison  de 
Lorraine.  »  Il  y  avait  du  bon  là  dedans.  Mais,  par  où  donc  avait- 
il  manqué? 

Il  était  étranger,  par  conséquent  haï.  Avec  cela  dur,  insultant, 
traitant  de  haut  en  bas  les  plus  grands  du  royaume.  Et  puis,  il 
avait  sa  femme,  cette  malheureuse  Galigaï,  qui,  au  début,  avait 
tant  aidé  à  sa  fortune,  mais  qui,  à  la  fm,  lui  avait  tant  nui  :  vio- 
lente, acariâtre,  opiniâtre,  avare,  devenue  folle  et  hallucinée_,  ne 
parlant  plus  que  de  ses  visions,  de  ses  sorcelleries,  ou  bien  de  sa 
mort,  de  sa  fuite  en  Italie  qu'elle  voulait  immédiate,  se  rebellant 
contre  une  destinée  qu'elle  voyait  fatale  ;  brutale  à  son  mari,  arro- 
gante au  Roi,  traitant  la  reine  de  balourde,  attirant  ainsi,  de 
toutes  parts,  un  danger  qu'elle  sentait  imminent  et  qu'elle  ne  sa- 
vait comment  conjurer. 

Oui,  ces  pauvres  fous  s'étaient  perdus  par  leur  folie,  par  leur 
ambition,  par  leur  fortune  même.  Mais  il  y  avait  une  autre  cause 
que  l'évêque  discernait  bien  maintenant  et  dont  l'évidence  l'ac- 
cablait. Les  Concini  n'avaient  en  France  qu'un  seul  appui,  celui 
de  la  reine  régente,  la  première  femme  du  royaume  sans  doute, 
mais  une  femme,  une  étrangère,  elle  aussi  :  appui  mobile,  capri- 
cieux, peu  sûr  pour  Jes  autres  et,  de  lui-même,  précaire.  Et  ils 
avaient  voulu  jouer  la  partie  contre  le  Roi  ! 

C'était  là  qu'était  la  faute,  la  fatale  et  initiale  erreur.  La  vo- 
lonté du  Roi!  Tout  ce  drame  avait  dépendu  d'elle.  Un  simple  ca- 
price de  cet  enfant,  une  bouderie,  devinée,  saisie,  et  aussitôt  tra- 
duite en  acte  par  une  cabale  attentive,  et  tout  s'était  écroulé  ; 
et  c'en  était  fait  de  ces  vies  altières  et  de  ces  téméraires  des- 
tinées ! 

Concini  avait  de  bonne  heure  compris  le  danger  de  sa  situa- 
tion. Il  avait  cherché  à  se  constituer  par  la  faveur  quelque  chose 
de  plus  stable  que  la  faveur  :  un  domaine,  une  sorte  de  souverai- 
neté indépendante.  Il  avait  multiplié  les  «  places  de  refuge  »  aux 
portes  du  royaume,  en  Picardie,  en  Normandie,  dans  ces  pays 
frontières  d'où  l'on  donne  si  facilement  la  main  à  Tétranger  et  à 
l'ennemi:  il  avait  occupé  Amiens,  fortifié  Quillebœuf.  Il  disait  : 


RICHELIEU    ET   MARIE    DE    MÉDICIS.  49 

«  mes  places,  mes  troupes.  »  A  quoi  tout  cela  lui  avait-il  servi  ? 
L'enfant  taciturne  n'avait  eu  qu'à  laisser  faire. 

Il  n'y  avait  décidément,  dans  le  royaume,  d'autre  appui,  d'autre 
abri  et  d'autre  refuge  que  la  volonté  du  Roi;  et  l'éveque,  enragé 
de  son  erreur,  allait  se  répétant,  dès  lors,  la  phrase  qu'on  trouvera 
si  souvent  désormais  sous  sa  plume  ou  dans  sa  bouche,  «  que  c'est 
cracher  contre  le  ciel  que  de  prétendre  s'opposer  à  ces  volontés 
souveraines.  » 

Ce  qui  est  vraiment  remarquable,  c'est  que,  du  fond  d'une 
telle  chute,  il  ne  désespéra  pas,  il  ne  s'abandonna  pas  un  seul  ins- 
tant. Voilà  bien  l'ambitieux.  Sur  l'heure  même,  sur  la  minute 
du  coup,  déjà,  il  prend  position  pour  l'avenir,  il  calcule  ses 
chances  de  retour  et,  déjà  aussi,  il  change  ses  batteries.  De  telles 
dispositions  font,  il  faut  le  reconnaître,  des  vies  extraordinaire- 
ment  intéressantes  et  occupées.  Tout  le  monde,  autour  de  lui,  se 
désespère  et  pleure.  Il  calcule,  combine  et  négocie. 

Avant  même  de  quitter  Paris,  sa  direction  nouvelle  était 
prise.  Il  ne  résisterait  pas  ;  il  ne  s'entêterait  pas.  Le  Roi  l'empor- 
tait :  Vive  le  Roi  ! 

Mais  comment  dissiper  les  méfiances  de  cet  enfant  morose  que 
de  si  dangereux  rivaux  entouraient  ?  C'était  là  précisément  le 
nœud  délicat,  celui  que,  malgré  toute  son  application,  l'ambi- 
tieux, compromis  dans  un  autre  parti,  ne  parvenait  pas  à  dé- 
brouiller. Se  soumettre  entièrement  à  la  fortune  des  nouveaux 
venus,  c'était  difficile  et  de  dignité  douteuse.  Mais  par  quelle 
autre  voie  parvenir  auprès  du  Roi,  puisque  ces  gens-là  tenaient 
toutes  les  avenues? 

Même  avant  la  catastrophe,  l'éveque  avait  essayé  d'un  rap- 
prochement. Ses  relations  avec  Luynes  étaient  suspectes  au  maré- 
chal d'Ancre.  Son  beau-frère  Pontcourlay  servait  d'intermédiaire. 
Luynes  avait  bien  compris  qu'il  y  avait  là  quelqu'un  à  ménager. 
Mais  Luynes  ménageait  tout  le  monde.  Il  avait  payé  la  démarche 
d'un  sourire  et  s'était  passé  de  l'éveque  pour  l'exécution  du  des- 
sein secret.  Et  quand  celui-ci  était  accouru,  au  bruit  de  la  mort 
du  maréchal,  il  avait  trouvé  le  roi  sur  le  billard,  entouré  de  ses 
gentilshommes,  peu  disposé  à  prêter  l'oreille  aux  explications  et 
aux  complimens. 

Au  Conseil,  pis  encore.  Il  avait  bien  fallu  se  rendre  à  l'évi- 
dence :  on  ne  voulait  pas  de  lui  !  Quelques  démarches  vaguement 
faites  auprès  du  nonce,  pour  obtenir  l'ambassade  de  Rome,  n'avaient 

TOME   CL.   —    1898.  4 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  été  plus  heureuses.  Bentivoglio  observait  lui-même  que  le  nou- 
veau ministère  réserverait  sans  doute  cette  place  à  quelqu'une  de 
ses  créatures. 

Il  ne  restait  donc  que  la  reine  mëre.  Celle-ci,  abandonnée  de 
tous,  se  jetait  dans  les  bras  du  seul  homme  de  tête  qu'elle  trouvât 
auprès  d'elle.  Et,  en  somme,  toute  déconfite  et  bafouée  qu'elle  fût, 
elle  restait  la  mère  du  Roi.  Louis  XIII,  au  fond,  l'aimait  toujours 
ou  plutôt  la  craignait  encore.  N'y  avait-il  pas,  au  milieu  de  tout  cela, 
et  alors  que  la  fortune  du  nouveau  favori,  si  récente,  se  sentait 
encore  fragile  et  inquiète,  n'y  avait-il  pas  un  rôle  à  prendre,  celui 
d'intermédiaire?  Quelques  services  habilement  rendus  pouvaient, 
tout  en  réservant  l'avenir,  modifier  les  dispositions  du  Roi. 

L'évêque  de  Luçon  semble  bien  s'être  arrêté  à  ce  plan.  Il  con- 
venait à  son  caractère  public  de  conseiller  et  confident  de  la  Reine, 
à  la  dignité  de  la  robe  ecclésiastique,  à  la  tenue  qui  doit  être  d'un 
gentilhomme.  Mais  que  de  souplesse,  d'adresse  et  de  dextérité  ne 
fallait-il  pas  pour  tenir  ce  rôle  jusqu'au  bout!  A  Paris,  on  était 
tout  au  soupçon  ;  à  Blois,  tout  à  la  fureur.  La  reine  Marie  s'en- 
fonçait de  plus  en  plus  dans  ses  obtuses  et  intraitables  obstina- 
tions, interrompues  seulement,  de  temps  à  autre,  par  quelque 
^clat  furieux.  Dans  les  deux  cours,  des  intrigans,  des  envieux,  des 
ennemis  déclarés  ou  couverts,  et,  les  pires  de  tous,  des  amis 
maladroits,  ne  travaillaient  qu'à  entraver  ou  à  gâter  les  plus  sa- 
vantes combinaisons. 

L'évêque  sentait  en  lui-même  tout  ce  qu'il  fallait  pour  cette 
escrime  des  cours.  Mais  il  avait  affaire  à  d'habiles  adversaires. 
Il  avait  pu  mesurer  leurs  forces  dans  les  entretiens  où  s'étaient 
débattus  les  intérêts  de  la  reine  mère,  avant  le  départ  pour 
Blois.  C'était  là  aussi  qu'il  avait  dévoilé,  peut-être  un  peu  vite, 
son  désir  de  se  rapprocher  de  la  cour.  Jusqu'où  avaient  été  les 
engagemens  de  part  et  d'autre?  On  ne  saurait  le  préciser.  Mais 
Luynes  et  Luçon  s'entendirent  ou  du  moins  feignirent  de  s'en- 
tendre ;  ils  se  trompèrent  l'un  l'autre  sans  se  tromper  l'un  sur 
l'autre.  En  un  mot,  il  y  eut  entre  l'évêque  qui  partait  et  le  favori 
qui  arrivait  une  jolie  passe  d'armes  d'où  ils  sortirent  bons  amis 
€t  adversaires  jusqu'à  la  mort. 

Ce  Luynes,  poussé  en  une  nuit,  avait  alors  quarante  ans.  Il 
était  donc  sensiblement  plus  âgé  que  Richelieu.  J'ai  déjà  dit  sa 
grâce  physique,  ses  manières  douces  et  caressantes,  le  je  ne  sais 
quoi  d'agréable  et  de  grave  qui  avait  captivé  l'humeur  morose  du 


RICHELIEU    ET    MARIE    DE    MÉDICIS.  51 

jeune  roi.  Courtisan  délié  et  attentif,  rien  ne  lui  échappait  du 
travail  de  la  cour.  Par  ses  deux  frères  et  par  ses  amis,  il  savait 
être  toujours  exactement  renseigné.  Et  c'est  une  science  qui  n'est 
pas  moins  précieuse  à  la  politique  qu'à  l'intrigue. 

Il  sortait  de  l'intrigue  et  il  arrivait  à  la  politique.  La  faveur  lui 
avait  donné  le  pouvoir  :  favori  clairvoyant  et  résolu,  il  avait,  dès 
l'abord,  compris  qu'il  ne  pouvait  compter  que  sur  lui-même  et 
qu'il  devait  jouer  en  personne  sa  partie  et  celle  du  royaume, 
puisque,  par  la  volonté  du  Roi,  elles  étaient  liées  désormais.  Il 
avait  pris  résolument  le  jeu  en  main.  Comment,  maintenant, 
allait-il  s'en  tirer? 

Intelligent  sans  doute,  et  vif  d'esprit;  du  sang-froid,  du  coup 
d'oeil,  de  l'entregent.  En  bon  Méridional  que  rien  n'étonne,  apte 
à  tout  saisir  d'un  coup  d'oeil  circulaire  et  froid  ;  discret,  secret,  di- 
ligent sinon  appliqué,  toujours  debout,  toujours  en  garde  ;  avec 
ce  qu'il  faut  de  vanité  pour  vouloir  réussir  et  ce  qu'il  faut  d'es- 
prit de  conduite  pour  ne  pas  dire  comment;  mais  au  vrai  —  et, sur 
ce  point,  tous  les  contemporains  sont  d'accord  —  sans  fond,  sans 
âme  et  sans  suite,  léger,  timide  et  craintif  comme  le  lièvre  dont 
le  parcours  faisait,  jadis,  tout  le  domaine  paternel;  l'àme  tou- 
jours en  peine,  sans  plaisir  et  sans  joie  ;  et,  dans  sa  douceur  sucrée, 
un  levain  tournant  vite  à  l'aigreur  et  à  la  haine.  Comme  tous  les 
grands  favoris,  d'une  ambition  inassouvissable,pris  qu'ils  sont  de 
la  soif  du  risque  et  du  va-tout,  perdant  le  pied  au  fur  et  à  mesure 
qu'ils  montent,  et  se  hâtant,  hors  d'haleine,  vers  cette  solitude  des 
sommets  où  ce  genre  de  parvenus  dédaignent  les  secours  et  les 
avis  parce  qu'ils  croient  que  leur  capacité  s'est  élevée  en  même 
temps  que  leur  fortune. 

Un  brillant  historien  contemporain,  Victor  Cousin,  s'est  efforcé 
de  découvrir,  dans  le  duc  de  Luynes,  l'étoffe  d'un  grand  homme 
d'État  méconnu,  et  une  sorte  de  précurseur  de  Richelieu.  La 
thèse  n'est  qu'un  très  intéressant  et  très  érudit  paradoxe.  On 
s'aperçoit  aisément,  par  l'étude  attentive  des  événemens  qui  ont 
signalé  son  administration,  que  la  politique  de  Luynes  a  été  toute 
personnelle,  courte,  versatile,  inspirée  par  la  circonstance  pré- 
sente et  sans  aucune  vue  sur  l'avenir.  En  réfléchissant  sur  ce  qui 
s'est  passé  durant  les  années  1620  et  1621,  on  est  obligé  de  re- 
connaître que  c'a  été  réellement  un  malheur  pour  la  France  que 
ce  personnage  ait  été  aux  affaires  à  un  des  momens  critiques  de 
l'histoire  européenne. 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  faut  que  l'influence  de  l'homme  sur  la  destinée  soit  bien 
forte,  pour  que  la  suite  des  événemens  les  plus  considérables  de 
l'histoire  d'un  grand  peuple  ait  pu  se  trouver  faussée  du  fait  des 
ambitions  d'un  cadet  de  Provence,  habile  homme  et  bon  oiselier. 
11  en  fut  ainsi  cependant,  et  c'est  pourquoi  la  responsabilité  du 
choix  des  hommes  pèse  si  lourdement  sur  la  tête  des  chefs  d'Etat 
et  devient  fatalement  leur  plus  haut  devoir.  Mais  je  ne  vois  pas 
que  Luynes  se  soit  jamais  fait  ces  réflexions,  et  son  historien  lui 
est  encore  resté  fidèle  sur  ce  point. 

Au  début,  le  nouveau  maître  de  la  France  fut  très  entouré. 
Tout  ce  que  les  violences  de  Concini  avaient  éloigné  était  naturel- 
lement accouru  autour  de  lui,  aussitôt  après  l'assassinat.  Il  y 
avait  une  curée  à  se  partager;  tous  les  appétits  avaient  fait  cor- 
tège à  l'hallali,  et  on  s'était  distribué  les  charges,  les  gouverne- 
mens,  les  places,  l'argent  et  les  meubles  du  maréchal  d'Ancre.  Les 
Grands  révoltés  avaient  quitté  leurs  armées,  sur  un  signe  du  Roi, 
pour  reprendre  leur  place  à  la  cour.  Seul,  le  perspicace  Bouillon 
s'était  contenté  d'envoyer  saluer  Louis  XIII,  disant  que  la  taverne 
était  toujours  la  même,  le  bouchon  seul  étant  changé. 

Le  Conseil  avait  été  reconstitué  rapidement  avec  les  anciens 
ministres,  Sillery,  Villeroy,  Jeannin,  du  Yair  :  noms  glorieux  et 
têtes  expérimentées.  Mais  ce  personnel  un  peu  défraîchi  au- 
rait-il l'autorité  suffisante,  soit  auprès  du  pays,  soit  auprès  du 
jeune  et  entreprenant  favori?  Dans  sa  coterie  intime,  il  y  avait, 
d'abord  ses  deux  frères,  Chaulnes  et  Chevreuse,  qui  ne  furent  ja- 
mais, pour  lui,  que  des  mannequins  à  manteaux  de  ducs  et  pairs. 
J'en  trouve  quelques  autres  qui  paraissent  gens  d'esprit  et  de 
main  :  un  Modène,  ayant  avec  lui  quelque  cousinage,  gentilhomme 
du  Pape,  personnage  remuant  et  actif;  un  Déagent,  qui  eût  pu 
tenir  des  emplois  considérables  ;  il  avait  du  sérieux,  du  savoir- 
faire  et  de  la  décision;  souvent  mêlé  aux  grandes  affaires,  il  pa- 
raît les  avoir  comprises.  Pourtant  il  échoua.  Il  avait  probable- 
ment dans  l'esprit  quelque  maladresse  qui  venait  de  faute  de 
cœur.  Car,  après  s'être  beaucoup  remué,  il  finit  par  se  faire  mettre 
à  la  Bastille  avec  la  réputation  d'avoir  trahi  tous  ceux  qu'il  avait 
servis. 

On  trouvait,  en  outre,  à  mi-chemin,  entre  Luynes  et  la  reine 
Marie  de  Médicis,  quelques-unes  de  ces  réjouissantes  figures 
d'Italiens  qui  traversent  l'histoire  de  ce  temps  comme  des  person- 
nages de  la  Commcdiadell' Arte,  et  qui,  héritiers  déchus  des  grands 


RICHELIEU    ET    MARIE    DE    MÉDICIS.  33 

politiques  du  x\f  siècle,  partant  de  Machiavel,  se  dirigent  vers 
Scapin  :  un  certain  abbé  Ruccellaï,  Florentin,  d'abord  clerc  de  la 
Chambre  à  Rome,  puis,  s'étant  insinue  dans  la  faveur  du  Pape 
Paul  V  assez  avant  pour  donner  de  l'inquiétude  au  cardinal-neveu, 
expulsé  de  Rome  et  manquant  ainsi  sa  carrière  de  porporato. 
Venu  en  France,  il  s'enrôle  dans  la  bande  des  Concini,  vit  somp- 
tueusement à  la  cour,  et  conquiert  le  genre  d'influence  qu'assu- 
rent beaucoup  d'adresse,  d'aplomb  et  de  dépenses.  Il  était  sur  le 
point  de  remplacer  l'évoque  de  Luçon,  quand  eut  lieu  l'assassinat, 
destiné  ainsi  toute  sa  vie  à  manquer  la  fortune  d'un  quart  d'heure. 
Spirituel,  voluptueux,  grand  musicien,  le  premier  homme,  dit-on, 
qui  ait  eu  des  vapeurs,  mais,  quand  il  le  fallait,  vif,  actif ,  remuant 
et  résolu.  Ennemi  dangereux,  crevant  d'envie  et  de  vengeance; 
de  ces  gens  redoutables  qui  sont  esclaves  de  leur  imagination  plus 
encore  que  de  leur  passion.  Avant  tout,  adversaire  muet  de  Riche- 
lieu qu'il  essaya  toujours  de  supplanter  près  de  la  reine  mère,  et 
auquel  il  paraît  avoir  voué  une  de  ces  haines  secrètes  qui  n'ont 
leur  pleine  satisfaction  que  dans  les  douceurs  hypocrites  des  ami- 
tiés feintes,  des  effusions  empoisonnées  et  des  baisers  de  Judas. 

Enfin,  tout  en  bas  de  l'échelle,  un  autre,  d'un  comique  achevé, 
un  certain  Tantucci,  un  vrai  fantoche,  traître  constant  et  sincère, 
mangeant  ostensiblement  à  tous  les  râteliers,  curieux,  bavard, 
épistolier,  mentant  avec  surabondance ,  pleurnicheur,  avec  un 
certain  manque  de  tact  qui  insistait  vraiment  trop  sur  les  coups 
de  pied  reçus,  mais  commode  parce  qu'il  savait  tout,  répétait 
tout,  mentait  toujours  et  était  prêt  à  tout  empocher. 

C'est  parmi  ces  témoins  et  ces  comparses  qu'allait  se  jouer 
la  partie  entre  Luynes  et  Richelieu.  Celui-ci  avait  quitté  Paris, 
le  3  mai.  Le  voyage  de  Blois  se  fit  péniblement.  A  Orléans,  la  cour 
fugitive  fut  reçue  avec  de  grands  honneurs,  notamment  par  le 
clergé.  A  Blois,  il  n'en  fut  pas  de  même.  Les  bourgeois  de  la  ville 
délibérèrent  de  l'accueil  qu'on  ferait  à  la  protectrice  du  maréchal 
d'Ancre,  et  on  ne  fit,  en  somme,  que  juste  ce  qui  était  convenable. 

La  Reine  occupa  le  château.  Avant  de  partir  de  Paris,  l'évêque 
de  Luçon  avait  pris  ses  précautions  pour  qu'elle  fût  du  moins 
maîtresse  chez  elle.  Outre  les  conditions  stipulées  par  un  accord 
spécial  entre  l'évoque  et  le  favori,  un  brevet  du  Roi,  signé  du 
2  mai,  avait  confirmé  la  reine  mère  dans  ses  «  pensions,  appoin- 
temens,  gouvernemens,  domaines,  bienfaits  et  droits.»  Elle  avait 
d'ailleurs  besoin  de  ressources  importantes  ;  ses  charges  étaient 


54  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lourdes.  J'ai  sous  les  yeux  les  registres  de  ses  dépenses  et  sa 
correspondance  d'affaires.  Tout  un  conseil  privé  était  employé  à 
régler  le  détail  considérable  de  cette  administration.  Ces  regis- 
tres nous  tiennent  également  au  courant  de  la  vie  intime  et  étroite 
de  la  petite  cour,  resserrée  dans  l'élégant  et  somptueux  château 
que  tant  de  scènes  historiques  antérieures  préparaient  à  de  nou- 
veaux drames. 

De  beaucoup,  le  personnage  le  plus  important  est  notre  héros, 
l'évêque  de  Luçon.  Il  n'a  pas  seulement  le  rang  et  le  pas,  la  qua- 
lité de  chef  du  conseil  de  la  Reine;  il  a  la  confiance,  l'étroite  in- 
timité et,  dans  les  chambres  du  haut,  où  personne  ne  pénètre,  les 
longues  conversations  en  tête  à  tête  que  personne  n'entend.  Que 
se  disent-ils,  la  femme  et  le  prêtre?  Personne  n'en  sait  rien;  per- 
sonne ne  le  saura  jamais.  Quand  ils  descendent  le  soir,  à  la  table 
où  l'on  dîne  en  commun,  tout  le  monde  les  suit  des  yeux. 

La  compagne  perpétuelle  de  la  Reine,  depuis  que  la  Galigaï 
n'est  plus  là,  c'est  sa  dame  d'honneur,  une  femme  éminente,  d'excel- 
lente noblesse,  de  beaucoup  d'esprit  et  de  grande  sagesse,  M""*  de 
Guercheville,  amie  fidèle  de  Richelieu.  Sa  présence  auprès  de  la 
Reine  met,  dans  cette  vie  agitée  de  passions  violentes,  un  calme, 
une  douceur,  une  tranquillité  rythmée,  un  peu  courte,  à  la  fran- 
çaise. Tant  que  la  reine  l'aura  près  d'elle,  elle  sera  gardée  contre 
bien  des  folies.  Le  château  abrite  encore  le  principal  écuyer, 
M.  de  Rrescieux,  ami  intermittent  de  l'évêque  de  Luçon;  le  se- 
crétaire des  commandemens,  M.  de  Villesavin,  adversaire  dé- 
claré; un  maître  des  requêtes,  frère  de  Barbin  ;  divers  familiers, 
Mazoyer,  Messi,  un  médecin,  vieux  et  fidèle  serviteur,  Delorme, 
le  chirurgien  Ménard,  le  valet  de  chambre  Roger.  Puis  les  Italiens 
en  nombre  :  Ruccellaï  qui,  de  temps  en  temps,  vient  de  Paris  voir 
d'où  le  vent  souffle;  un  camarade  à  lui,  de  haute  situation  et  de 
quelque  mérite,  Bonzi,  évêque  de  Béziers,  qui,  comme  la  plupart 
de  ses  compatriot-es,  ménage  les  deux  camps  et  ne  serait  pas  fâché 
d'éliminer  l'autre  évêque;  puis  les  subalternes,  le  chapelain  Po- 
lidoro  Genomini  et  son  neveu  Francesco,  candidat  à  la  survi- 
vance, l'apothicaire  Codoni,  le  tailleur  Zocolli,  et,  brochant  sur 
le  tout,  allant  et  venant  de  Paris  à  Blois  et  de  Blois  à  Paris,  l'éter- 
nel Tantucci. 

Richelieu  arrive  à  Blois,  le  7  mai.  Aussitôt  une  correspon- 
dance active  s'établit  entre  lui  et  le  favori,  par  l'intermédiaire  de 
Déagent.  Le  8,  dès  le  lendemain,  Richelieu  écrit  directement  à 


RICHELIEU    ET    MARIE    DE    MÉDICIS.  55 

Luynes.  Il  lui  rend  compte  du  voyage  et  de  l'arrivée  de  la  reine 
mère.  Il  affirme  que  Luynes  aura  tout  contentement  d'elle,  «  que  la 
mémoire  des  choses  passées  n'a  déjà  plus  lieu  en  son  esprit,  »  et 
il  ajoute,  avec  une  candeur  un  peu  trop  forte,  «  qu'il  n'eût  pas 
cru  que  si  peu  de  temps  l'eût  guérie  comme  elle  est.  »  Cet  em- 
pressement à  rendre  des  comptes  n'est  pas  sans  paraître  suspect 
autour  de  Marie  de  Médicis.  Car  Richelieu,  dans  une  lettre  à 
Déagent  qu'emporte  le  même  courrier,  dit  «  que  quelques-uns  ont 
fort  travaillé  contre  lui  ;  »  mais  «  que  la  confiance  de  la  Reine  n'a 
fait  que  s'en  accroître.  » 

Luynes  et  Déagent  répondent  diligemment.  Le  10,  Luynes 
écrit  qu'il  est  très  satisfait  de  voir  que  «  les  affaires  réussissent 
selon  le  désir  des  gens  de  bien!  »  C'est  la  formule  qu'emploient  les 
deux  compères.  Déagent  est  plus  prolixe.  Il  envoie  à  l'évèque  de 
Luçon  «  le  chiffre  que  vous  me  commandâtes  de  faire  à  votre 
départ.  »  Il  conseille  à  la  Reine  de  parler  ferme,  en  se  servant 
toutefois  d'un  autre  intermédiaire  que  lui-même.  Puis  il  maintient 
l'évèque  de  Luçon  dans  une  utile  inquiétude  :  «  Je  ne  vous  tairai 
point,  monsieur,  qu'à  toutes  heures,  on  a  les  oreilles  battues  de  ne 
se  point  assurer  en  la  personne  à  laquelle  vous  savez  que  j'ai  voué 
tout  service  (c'est  Richelieu),  et  veut-on  persuader  qu'elle  est  du 
tout  portée  à  caballer.  J'essaye,  autant  qu'il  m'est  possible,  à  faire 
voir  la  vanité  de  ces  beaux  avis,  en  espérance  d'en  venir  à  bout, 
quels  artifices  que  l'on  apporte  au  contraire,  pourvu  que  vos  con- 
seils soient  suivis  par  delà  (c'est-à-dire  par  la  Reine).  » 

Le  10  encore,  Richelieu  reprend  la  plume,  et  puis  le  12,  et 
puis,  de  deux  jours  en  deux  jours,  il  écrit  tantôt  à  Luynes,  tantôt 
à  Déagent,  le  plus  souvent  aux  deux. 

Et  ce  sont  toujours  les  mêmes  protestations,  les  mêmes  enga- 
gemens,  les  mêmes  effusions  :  «  A  M.  de  Luynes,  le  10  mai.  Je 
vous  rends  mille  grâces  des  bons  offices  que,  de  plus  en  plus,  vous 
continuez  journellement  à  me  départir  et  particulièrement  de  la 
confiance  qu'il  a  plu  au  Roi  me  témoigner  par  votre  moyen  en 
agréant  l'honneur  que  la  Reine  Mère  a  voulu  me  faire,  en  m'éta- 
blissant  chef  de  son  conseil  et  en  me  mettant  ses  affaires  entre  les 
mains.  Je  me  promets  faire  connaître  à  tout  le  monde  que  je 
m'acquitterai  de  cette  charge  au  contentement  de  Sa  JMajesté  et  de 
tous  les  gens  de  bien,  en  dépit  de  mes  envieux  qui  ne  sont  pas 
en  petit  nombre...  La  Reine  est  fort  satisfaite  et  contente,  grâce 
à  Dieu...  »  A  Déagent,  le  même  jour  :  «  Nonobstant  mes  ennemis 


56  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  mes  envieux,  la  confiance  qu'on  a  désiré  que  je  prisse  auprès  de 
la  Reine  est  établie...  Je  m'oblige  à  Cil  (au  Roi)  sur  ma  tête 
d'empêcher  toute  caballe,  menée  et  monopole;  ou,  si  je  ne  le 
puis,  non  seulement  m'obligè-je  à  lui  en  donner  avis,  mais  le  lui 
donner  à  temps  pour  porter  remède.  »  Puis  il  donne  des  détails 
précis  sur  la  conduite  de  la  Reine  :  «  Elle  a  voulu  écrire  à  la 
maréchale  d'Ancre;  car  j'ai  su  qu'un  soir  elle  avait  fait  sortir  une 
de  ses  femmes  de  chambre  et  avait  demandé  de  l'encre  et  du 
papier...  mais  certainement  elle  ne  lui  a  pas  écrit.  »  A  Luynes, 
encore  le  12  :  «  Surtout  ne  vous  étonnez  pas  de  ce  que  vous  orrez; 
car  je  veux  mourir  si  le  Roi,  et  vous  en  particulier,  n'avez  conten- 
tement de  la  Reine  Mère  et  si  vous  n'avouez  un  jour  que  j'ai  fait 
auprès  d'elle  ce  que  doit  faire  un  homme  de  bien...  » 

Le  18  mai,  à  Déapjent,  en  se  servant  du  chiffre  qu'il  en  avait 
reçu  :  «  Je  suis  grandement  et  plus  que  je  ne  puis  dire  obligé  à 
Cil  (au  Roi)  et  à  158  (Luynes)  de  la  confiance  qu'ils  ont  en  moi; 
s'ils  y  sont  trompés,  je  supplie  Dieu  qu'il  ne  me  pardonne  jamais. 
L'esprit  de  CXIII  (la  Reine  Mère)  est  et  sera  tel  que  vous  sauriez 
désirer...  CXIII  (la  Reine)  a  voulu  faire  tenir  publiquement  son 
conseil  à  123  (Richelieu)  comme  chef  d'icelui,  ce  qu'il  n'a  fait, 
attendant  que  CII  (le  Roi)  l'ait  agréé,  quoiqu'il  sache  bien  en  gé- 
néral être  envoyé  ici  par  Cil  (le  Roi)  pour  servir  CXIII  (la  Reine 
Mère)  ainsi  qu'il  lui  plaira.  »  La  Reine  est  toujours  en  soupçon; 
mais  Richelieu  l'endort,  «  vu  la  franchise  avec  laquelle  je  lui  ai 
parlé.  »  Et  de  fait,  depuis  ce  temps-là,  «  la  bonne  chère  de  Sa 
Majesté  qui  m'a  toujours  fort  bien  traité  est  fort  augmentée...  » 
«  M.  de  Villesavin  chemine  bien,  comme  aussi  M"*  de  Guerche- 
ville.  »  Tout  cela  frise  bien  une  sorte  d'espionnage.  Aussi  Déagent 
ne  se  gène  pas  pour  écrire  à  l'évêque  lui-même  qu'on  l'en  accu- 
sait ouvertement  à  Paris. 

Malgré  ces  preuves  et  ces  protestations  incessantes  de  la  part 
de  l'évêque,  du  côté  de  la  cour  on  reste  froid.  Plus  il  avance, 
plus  on  recule.  On  l'accuse  toujours,  il  se  défend  sans  cesse. 
Son  langage  est  si  chaud  qu'on  ne  peut  le  croire  sincère.  D'ail- 
leurs, ce  qu'on  craint,  ce  ne  sont  pas  ses  actes,  mais  lui-même. 
C'est  encore  un  mot  du  nonce  Rentivoglio  :  «  Il  est  odieux  parce 
qu'il  a  trop  de  mérite,  di  troppo  spirito.  »  Tantôt,  on  se  plaint 
qu'il  fomente  des  troubles  à  l'intérieur,  tantôt  il  cabale  avec  l'Es- 
pagne, tantôt  il  invite  la  Reine  à  recevoir  de  hauts  personnages, 
des  ambassadeurs;  puis  on  l'implique  au  procès  de  la  maréchale 


RICHELIEU    ET    MARIE    DE    MÉDICIS.  57 

d'Ancre,  et  on  le  fait  trembler  sous  la  menace  des  plus  perfides 
et  des  plus  dangereuses  accusations. 

Il  tient  tête  au  début.  Il  a  réponse  à  tout  :  «  Quant  aux  bruits 
qu'on  fait  courir  des  brouilleries  et  menées  qui  se  traitent,  je 
vous  supplie  de  croire,  quoi  qu'on  die,  que  jamais  on  n'aura  but 
ni  dessein  que  le  contentement  du  Roi,  et  si  la  chose  arrivoit 
autrement,  vous  savez  bien  ce  que  je  vous  ai  mandé...  »  «  Quant 
à  celui  qui  parle  par  ouï-dire  de  123  (Richelieu)  quiconque  qu'il 
soit,  c'est  un  imposteur  qu'il  fera  rougir,  sans  savoir  de  quoi  il 
est  question,  quand  on  voudra...  »  «  Quant  aux  intelligences 
d'Espagne,  je  n'ai  rien  à  vous  dire,  sinon  que  je  suis  d'avis  qu'on 
dit  que  123  traite  avec  le  Grand  Turc  parce  qu'il  a  communiqué 
avec  son  Chaours  qui  est  à  Paris...  La  Reine  a  établi  ledit  123  en 
sa  maison  aux  charges  qu'il  a  plu  au  Roi  d'agréer;  ce  n'est  pas 
comme  vous  pouvez  croire,  au  contentement  de  tout  le  monde, 
particulièrement  de  148  (Ruccellaï),  qui,  ayant  perdu  tous  ses 
artifices  de  deçà  (à  Blois)  ne  les  épargnera  pas  de  delà  (à  Paris)... 
Mais  dormez  en  repos  et  sachez  que  ce  que  je  vous  mande  est  si 
vrai  que  rien  ne  le  peut  être  davantage.  Je  vous  prie  de  continuer 
les  assurances  de  mon  affection  au  service  de  Cil  (du  Roi)  et  de 
158  (de  Luynes),  à  qui  je  me  fie  comme  vous  savez...  »  Il  se  fie, 
dit-il,  mais  on  ne  se  fie  pas  à  lui.  Et  les  lettres  de  Déagent  le  lui 
font  sentir  d'abord,  le  lui  déclarent  bientôt. 

Un  mois  ne  s'est  pas  écoulé  et  il  voit  son  double  jeu  percé.  Sa 
situation  est  intenable.  De  partout,  des  nouvelles  inquiétantes  lui 
arrivent.  On  commence  à  le  juger  sévèrement.  Bentivoglio,  qui 
est  public  dans  la  circonstance,  écrit  le  23  mai  :  «  Il  se  confirme 
que  Luçon  a  reçu  l'ordre  de  se  retirer  ;  il  était  déjà  en  dissenti- 
ment avec  la  Reine  Mère,  car  il  s'était  chargé  de  l'épier  et  de  rap- 
porter toutes  ses  actions  au  Roi.  Le  pauvre  homme  a  bien  perdu 
de  sa  réputation  et  de  son  autorité  dans  tous  ces  événemens.  »  Le 
6  juin,  Richelieu  reçoit  de  Luynes  une  lettre  pleine  de  réticences 
où,  parmi  les  formules  de  politesse  excessives,  il  lit  l'insolence 
d'une  faveur  qui  se  sent  désormais  assurée  et  le  soupçon  perma- 
nent d'une  inquiétude  que  rien  ne  désarme. 

Alors,  il  perd  subitement  courage  et,  cerné  de  toutes  parts, 
trompé  par  tous,  lui  si  fin  et  si  fait  pour  tromper  les  autres,  pris 
au  piège  de  sa  propre  habileté,  il  trouve,  dans  une  résolution 
soudaine,  la  ressource  dernière  qui  va  le  tirer  de  cette  impasse. 
Il  écrit  à  Déagent  :  «  Je  suis  le  plus  malheureux  de  tous  les 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hommes,  sans  l'avoir  mérité  ;  si  je  n'eusse  pensé  être  garanti  de 
l'envie  et  de  la  rage  par  l'appui  que  vous  savez,  je  ne  me  fusse 
pas  embarqué  au  vaisseau  où  je  suis...  Sa  Majesté  jugera  ce 
qu'elle  doit  faire.  Monsieur  de  Luynes  et  vous  lui  conseillerez, 
et  moi  je  ferai  voir  que  je  suis  vrai  et  fidèle  serviteur...  Rien 
ne  me  changera  en  quelque  lieu  que  je  sois  ;  partout  je  servirai 
le  Roi  si  ingénument  et  avec  tant  de  passion  que  mes  ennemis 
en  recevront  de  la  confusion...  Je  vois  bien  qu'il  ne  me  reste  que 
la  parole  à  cet  effet;  mais,  en  quelque  façon  que  ce  soit,  je  ferai 
mon  possible...  »  On  sent  bien  à  cette  lettre  qu'il  ne  restera  pas 
longtemps  près  de  la  reine  mère.  Le  même  jour,  il  écrit  au  Père 
Suffren,  un  bon  jésuite,  ami  de  la  reine  mère,  de  se  préparer 
à  venir  rejoindre  celle-ci  à  Blois. 

Nous  sommes  le  10  juin.  Que  s'est-il  passé  à  une  date  très  voi- 
sine de  là,  probablement  le  lendemain,  11  juin?  Vers  dix  heures 
du  soir,  tout  le  monde  était  réuni  au  château  de  Blois  dans  la 
salle  commune  pour  le  souper,  attendant  la  Reine  et  l'évêque  de 
Luçon.  On  attendit  longtemps.  Enfin,  sur  les  dix  heures,  la  Reine 
fit  dire  qu'elle  nesouperait  pas.  Un  serviteur  de  Richelieu,  Mulot, 
ajouta  confidemment,  à  l'oreille  de  quelques-uns,  que  l'évêque 
avait  décidé  de  partir  le  lendemain  matin. 

Les  curiosités  en  éveil  comptaient,  du  moins,  le  prendre  au 
saut  du  lit  et  à  l'heure  du  lait.  Mais  il  fut  diligent  et,  quand  on  se 
leva,  il  avait  déguerpi.  Par  la  soudaineté  du  départ,  il  avait 
échappé  aux  questions  et  aux  protestations.  Dans  la  journée,  la 
reine  mère  se  trouva  souffrante.  Elle  fit  venir  ses  médecins.  Ils 
la  trouvèrent  congestionnée,  angoissée  et,  c'est  leur  mot,  dans 
une  véritable  «  bourrasque  d'âme.  »  Elle  se  livra  à  eux  avec  une 
docilité  rare;  elle  fut  saignée  et,  toujours  d'après  les  médecins, 
elle  se  trouva  beaucoup  mieux.  On  peut  juger  de  l'émoi  dans  cette 
petite  cour. 

Voici  ce  qu'on  apprit  bientôt.  La  veille  du  départ  de  l'évêque, 
une  lettre  était  arrivée  de  Paris,  par  laquelle  le  marquis  de 
Richelieu,  son  frère,  lui  affirmait  tenir  de  bonne  source  que  le 
Roi  était  décidé  à  le  renvoyer  dans  son  évêché.  Luçon,  recevant 
cette  nouvelle,  avait  perdu  tout  sang-froid,  et,  sans  attendre  un 
ordre  formel,  il  avait  cru  plus  habile  ou  plus  convenable  de  de- 
vancer l'ordre  qu'on  lui  annonçait  et  il  était  parti  en  droite  ligne 
pour  Richelieu.  Or,  l'avis  n'était  pas  fondé,  et  l'on  sut  bientôt  que 
Tévêque,  trompé  par  son  frère,  s'était  trompé  lui-même  en  agis- 


RICHELIEU    ET    MARIE    DE    MÉDICIS.  59 

sant  si  hâtivement.  Tel  est  le  récit  qu'on  trouve  dans  les  Mémoires 
de  Piichelieu  et  dans  ceux  de  Déagent;  il  est  confirmé  par  la  cor- 
respondance manuscrite,  et  l'on  trouve  dans  les  papiers  de  Riche- 
lieu la  lettre  par  laquelle  le  marquis  s'excuse  d'avoir  induit  son 
frère  en  erreur  :  «  Je  suis  au  désespoir  de  vous  avoir  donné 
l'avis  de  ce  que  je  vous  ai  mandé,  bien  qu'il  fût  vrai  et  que  je 
l'eusse  appris  de  M.  de  Châteauneuf  qui  me  dit  qu'il  avait  été 
présent  à  la  résolution  qui  en  fut  prise.  Cela  m'ayant  été  confirmé 
par  une  personne  de  plus  grande  qualité  et  par  plusieurs  autres 
encore,  je  vous  le  mandais  aussitôt.  Mais  depuis,  le  changement 
des  choses  ayant  fait  changer  celle-là  qui  était  bien  vraie,  excusez 
mon  affection  et  la  passion  que  j'ai  à  votre  service.  »  Tous  ces 
faits  concordent  avec  tant  de  précision  qu'on  ne  peut  les  mettre 
en  doute.  Cependant  il  est  assez  curieux  que  la  lettre  même  qui 
détermina  le  départ  de  l'évêque  ne  se  soit  pas  retrouvée  jus- 
qu'ici. 

Quels  furent  les  sentimensde  la  Reine  en  apprenant  cette  nou- 
velle et  en  assistant  à  ce  brusque  départ?  Nous  les  connaissons 
par  le  récit  de  son  premier  médecin  Delorme,  et  nous  savons 
qu'elle  fut  malade  de  fureur.  Nous  avons  aussi  les  lettres  qu'elle 
écrivit  au  Roi  et  à  Luynes.  C'est  le  rugissement  d'une  lionne 
blessée  :  «  Si  la  qualité  de  mère  a  du  pouvoir  à  l'endroit  d'un 
fils...  je  vous  supplie  de  tout  mon  cœur  de  ne  me  dénier  pas  la 
continuation  de  la  faveur  que  vous  m'aviez  faite  de  retenir  l'évêque 
de  Luçon  près  de  moi.  Ne  me  faites  pas  faire  des  affronts  que  j'ai- 
merais mieux  mourir  que  de  les  endurer...  ce  que  je  désire  avec 
telle  passion,  qu'après  le  bien  de  votre  service,  je  ne  désire  autre 
chose  en  ce  monde.  »  A  Luynes  :  «  Après  avoir  mis  le  Roi  au 
monde,  l'avoir  élevé,  avoir  travaillé  sept  ans  à  son  établissement, 
je  suis  réduite  à  voir  mes  ennemis,  même  mes  domestiques,  me 
faire  tous  les  jours  des  affronts...  Je  deviens  la  fable  du  peuple... 
Eloigner  l'évêque  de  Luçon,  c'est  témoigner  qu'on  ne  me  traite 
plus  en  mère,  mais  en  esclave...  On  veut  donc  me  forcer  à  quitter 
le  royaume.  Puisque  le  Roi  a  confiance  en  vous,  c'est  à  vous  de  lui 
remontrer  qu'il  ne  doit  pas  craindre  de  déplaire  à  quelques  parti- 
culiers pour  donner  contentement  à  sa  mère.  J'envoie  l'évêque  de 
Béziers  vers  le  Roi.  Il  vous  dira  le  reste.  » 

Pendant  les  quelques  jours  qui  suivirent  le  départ  de  l'évêque 
de  Luçon  pour  Richelieu,  la  petite  cour  de  Blois  «  fut  tellement 
enragée,  —  ce  sont  les  expressions  de  notre  ami  Tantucci,  —  que 


60  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  fut  un  véritable  enfer.  »  Chacun  donna  libre  cours  à  sa  pas- 
sion. On  se  détestait  les  uns  et  les  autres,  et  on  ne  dissimula 
plus.  L'horreur  de  cette  situation  apparut  avec  les  conséquences 
qui  en  devaient  résulter.  L'évêque  de  Béziers,  qui  était  envoyé 
à  Paris  pour  plaider  la  cause  de  Richelieu,  était  loin  d'être 
son  ami.  Il  devait  trouver,  à  Paris  même,  son  compère,  Tan- 
tucci  qui,  mis  en  goût  par  l'espérance  d'obtenir  de  la  cour  une 
pension  de  300  écus,  nageait  dans  la  trahison.  A  Blois,  Riche- 
lieu absent  était  abandonné  de  tous.  Même  cette  bonne  M""'  de 
Guercheville  le  blâmait.  Ce  fut  bien  pis  quand  on  apprit  qu'on 
avait  été  trompé,  et  qu'à  Paris,  il  n'avait  été  nullement  question, 
comme  le  marquis  de  Richelieu  l'avait  écrit,  de  donner  à  l'évêque 
l'ordre  de  se  séparer  de  la  Reine.  Alors,  pourquoi  ce  départ  pré- 
cipité? Pourquoi  n'avoir  pas  attendu  des  nouvelles  plus  précises? 
Chacun  commente,  soupçonne  et  blâme. 

La  Reine  écrit  à  Richelieu  lettres  sur  lettres.  Elle  le  rappelle; 
elle  lui  reproche  d'être  parti  à  l'improviste  ;  de  n'avoir  pas  dit  la 
vérité,  prétextant  une  absence  de  huit  jours;  elle  envoie  à  Tours, 
au-devant  de  lui,  le  carrosse  de  M"*  de  Guercheville.  L'évêque 
n'est  pas  loin.  Il  est  à  Richelieu.  Qu'il  le  veuille  et  il  sera  de  re- 
tour à  Blois  en  quelques  heures,  avant  même  qu'à  Paris  on  con- 
naisse l'incident.  Mais  il  ne  bouge  pas.  Il  écrit  à  la  Reine  une 
lettre  alambiquée,  où  il  prend,  par  avance,  le  ton  de  l'excuse.  Les 
heures  s'écoulent;  les  journées  se  passent.  L'évêque  ne  bouge 
pas.  Singulière  attitude.  Le  15  juin,  Béziers,  qui  n'est  pas  encore 
parti,  lui  écrit,  au  nom  de  la  Beine,  cette  lettre  où  les  soupçons 
commencent  à  percer  :  «  Vous  verrez  par  les  lettres  que  je  vous 
envoie  que  la  Reine  a  voulu  ouvrir  (ce  sont  évidemment  des 
lettres  de  Paris),  que  l'avis  de  M.  de  Richelieu  est  réussi  ce  que 
je  pensais  et  qu'il  a  pensé  ruiner  nos  affaires  lorsqu'ils  étaient  en 
très  bon  état.  La  Reine  en  est  en  une  extrême  colère  contre  lui  et 
le  sera  de  môme  contre  vous,  si  vous  ne  partez  immédiatement 
sa  lettre  vue.  Je  vous  conseille  en  vrai  ami  et  serviteur  de  venir 
incontinent.  Vous  n'avez  pas  sujet  de  craindre.  Car  la  Reine  a 
écrit  à  M.  de  Luynes  d'une  façon  qu'il  n'a  garde  de  manquer 
d'empêcher  tout  ce  qu'on  pourrait  profiter  contre  vous  de  votre 
absence.  Monsieur  votre  frère  a  fait  ce  que  tous  vos  ennemis  con- 
jurés n'ont  pu  effectuer  et,  pour  vous  dire  franchement  mon  avis, 
votre  hâte  vous  a  pensé  faire  du  mal.  Mais  la  grande  affection  de 
la  Reine  a  remédié  à  tout.  Vous  pouvez  venir  en  toute  assurance  ; 


RICHELIEU    ET    MARIE    DE    MÉDICIS.  61 

mais  venez  à  l'imprévu  pour  voir  la  mine  de  nos  gens...  »  Riche- 
lieu fait  toujours  la  sourde  oreille.  Deux  jours  après,  autre  lettre, 
plus  pressante  encore,  de  la  même  source  et  de  la  même  main. 
Même  immobilité.  Les  soupçons  planent  sur  lui  et  sur  son  frère. 
Ils  se  défendent  à  peine  dans  des  lettres  concertées  où  la  concor- 
dance des  termes  exprimant  dos  excuses  également  alambiquées 
cache  à  peine  leur  commun  embarras. 

Cependant  à  Paris,  on  a  connu  tout  l'incident.  Richelieu,  d'ail- 
leurs, avait  pris  les  devans.  Il  avait  écrit  au  Roi  et  à  Luynes.  La 
lettre  au  Roi  indique  le  regret  où  se  trouve  l'évêque  «  de  ne  pou- 
voir se  garantir  des  calomnies  dont  on  le  charge  que  par  le  si- 
lence, ))  et  sollicite  le  Roi  «  de  lui  prescrire  pour  sa  demeure  tel 
autre  lieu  qu'il  plaira  à  Sa  Majesté,  où  je  puisse  vivre  sans  ca- 
lomnie comme  je  suis  de  coulpe,  l'assurant  que,  en  quelque  lieu 
que  ce  soit  (et  il  avait  ajouté  en  marge  ces  mots  rayés  prudem- 
ment «  même  la  Rastille  s'il  le  juge  à  propos  »),  je  m'estimerai 
grandement  heureux  s'il  me  garantit  de  la  perte  de  ses  bonnes 
grâces.  »  La  lettre  à  Luynes  est  pleine  d'émotion;  mais  le  ton  est 
déjà  tout  différent  des  lettres  précédentes.  Le  résolution  prise 
donne  à  l'homme  quelque  accent  de  fierté  :  «  J'ai  supplié  la  Reine 
de  me  permettre  de  me  retirer,  lui  demandant  congé  pour  quinze 
jours.  Vous  saurez  comme  le  tout  s'est  passé,  quelles  sont  mes 
intentions  et  mes  desseins  et  je  m'assure  que  toutes  mes  actions 
vous  feront  connaître  que  l'envie  et  la  rage  de  tous  ceux  qui  me 
traversent  ne  peuvent  rien  altérer  en  un  homme  de  bien  comme 
moi.  On  me  veut,  monsieur,  faire  perdre  l'honneur.  Je  me  suis 
mis  en  votre  protection  pour  ne  rien  considérer  que  le  service  du 
Roi,  de  la  Reine  sa  mère  et  le  vôtre...  Si  on  pense  que  Dieu  m'ait 
donné  quelque  esprit  qui  n'est  pas  grand,  il  ne  me  doit  pas  être 
imputé  à  crime.  Dieu  voit  tout...  Je  vous  supplie  d'aviser  à  ce  que 
vous  estimerez  pour  le  mieux  et  contribuer  à  la  conservation  de 
l'honneur  d'une  personne  à  qui  véritablement  on  ne  le  peut  ôter.  » 

La  cour  saute  sur  l'occasion.  Le  15  juin,  Louis  XIII  écrit  à 
Richelieu  et  le  félicite,  avec  une  ironie  officielle,  de  la  résolution 
qu'il  a  prise  de  se  rendre  dans  son  diocèse  «  pour  y  faire  les  de- 
voirs de  votre  charge  et  pour  exhorter  vos  diocésains  à  se  confor- 
mer aux  commandemens  de  Dieu  et  aux  miens.  »  Il  lui  enjoint 
en  outre  de  ne  pas  quitter  désormais  son  évêché  sans  un  ordre 
nouveau.  L'évêque  de  Luçon  reçoit  cette  lettre  à  Richelieu.  Il 
répond  le  18  juin  :  «  Sire,  n'ayant  jamais  eu  ni  ne  pouvant  avoir 


62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autre  intention  que  de  servir  Votre  Majesté  et  obéir  à  ses  com- 
mandemens,  je  n'ai  rien  à  répondre  à  la  lettre  qu'il  lui  a  plu  me 
faire  l'honneur  de  m'écrire,  sinon  que  j'observerai  si  religieuse- 
ment ce  qui  est  de  ses  volontés  que  cette  action  comme  toutes 
celles  de  ma  vie  feront  avouer  à  tout  le  monde  que  je  suis  véri- 
tablement, Sire,  de  Yotre  Majesté,  le  fidèle  et  obéissant  serviteur.  » 

De  ce  jour,  l'incident  est  clos.  La  Reine  continue  à  crier,  la 
petite  cour  à  s'agiter,  les  Bonzi  et  les  Tantucci  à  trahir.  Chante- 
loube  et  Ruccellaï  accourent.  Tous  les  ennemis  de  Richelieu,  tous 
les  violens  reprennent  le  dessus.  Mais  lui,  est  hors  d'alïaireet  sorti 
du  guêpier.  Maintenant,  il  respire.  Blessure  d'amour-propre  n'est 
pas  mortelle.  Le  revoilà  lui-même,  et  après  quelques  jours  de 
réflexion,  il  écrit  au  Roi  et  au  duc  de  Luynes,  et  cette  fois,  c'est 
d'un  tout  autre  ton  encore.  Ce  sont  des  lettres  d'homme  libre  et 
libéré,  qui  sait  ce  qu'il  vaut  et  qui  se  redresse  de  toute  sa  taille: 
«  Je  proteste,  Sire,  devant  Dieu,  que  je  ne  puis  empêcher  qu'on 
me  calomnie,  mais  que  j'empêcherai  bien  qu'on  en  ait  sujet... 
Quand  j'ai  eu  l'honneur  d'être  employé  en  vos  affaires,  j'ai  fait, 
Sire,  en  conscience,  ce  que  j'ai  estimé  devoir  faire  pour  le  bien  de 
votre  service.  Depuis  ce  qui  s'est  passé  (l'allusion  à  la  mort  du 
maréchal  d'Ancre  est  directe),  obéissant  à  vos  commandemens, 
j'ai  eu  l'honneur  de  suivre  la  Reine  votre  mère;  je  me  suis  com- 
porté, en  sa  maison,  en  sorte  que  Votre  Majesté  en  doit  avoir  con- 
tentement, toutes  mes  intentions  n'ayant  pour  but  [que  le  service 
de  Votre  Majesté.  Le  bruit  seul  que  je  n'étais  pas  agréable  à  Votre 
Majesté,  sans  que  j'en  eusse  aucune  connaissance  de  ma  part,  me 
fit  la  supplier  (la  Reine)  de  me  permettre  faire  un  voyage  chez 
moi  pour  quelques  jours.  Ici,  je  n'ai  d'autre  soin  que  de  prier 
Dieu  pour  la  prospérité  de  Vos  Majestés  et  m'occuper,  parmi 
mes  livres,  aux  divertissemens  et  fonctions-  d'un  homme  de  ma 
profession.  » 

Le  voici  donc,  maintenant,  dans  des  dispositions  nouvelles  et 
certes  bien  différentes  de  celles  où  l'avait  laissé,  dans  les  premiers 
temps  qui  avaient  suivi  la  mort  du  maréchal  d'Ancre,  l'agitation 
encore  vibrante  du  monde  politique  oii  il  venait  de  passer  ses  der- 
nières années.  Tout  d'abord,  malgré  la  rudesse  du  coup,  il  n'avait 
pas  saisi  la  portée  de  l'acte  qui  l'éloignait  du  pouvoir.  Maintenant 
il  ouvrait  les  yeux.  Il  comprenait,  selon  le  mot  d'un  de  ses  histo- 
riens, que  <(  pour  les  hommes  d'État,  il  est  des  circonstances  où 
il  faut  savoir  se  faire  oublier.  »  Il  avait  donc  pris  son  parti  de 


RICHELIEU    ET    MARIE    DE    MÉDICIS.  63 

boire,  selon  le  joli  mot  de  Tantucci,  ce  «  calice  de  dilation,  »  11 
ne  songeait  plus,  comme  il  le  dit  lui-même,  qu'à  vivre  «  en  un 
petit  ermitage  parmi  ses  livres  et  les  actions  de  sa  charge.  »  Son 
parti  était  pris,  et  il  devait  s'y  tenir  avec  la  fermeté  de  caractère 
qui  l'avait  arraché  à  la  situation  dangereuse  où  une  erreur  de  ju- 
gement l'avait  d'abord  placé. 

Que  l'on  songe  aux  difficultés  inextricables  où  il  était  engagé  ; 
que  l'on  considère  l'extraordinaire  opportunité  de  la  lettre  du 
marquis  de  Richelieu  qui  lui  fournit  une  occasion  si  propice  de 
se  tirer  d'affaire,  qu'on  tienne  compte  de  l'obstination  avec  la- 
quelle il  se  dérobe  aux  appels  désespérés  de  la  Reine,  qu'on  pèse 
le  mécontentement  de  celle-ci,  quand  elle  devrait  plutôt  plaindre 
ou  consoler,  et  on  sera  amené  à  se  demander  si,  en  vérité,  la 
lettre  qui  a  provoqué  si  subitement  le  départ,  —  en  admettant 
même  qu'elle  n'eût  pas  été  dictée  de  loin  au  marquis,  —  était 
aussi  formelle  que  Richelieu  l'a  prétendu.  Tous  les  témoignages 
qui  subsistent,  concordent,  il  est  vrai,  pour  faire  croire  à  un  coup 
du  hasard.  Mais  ces  divers  récits  sont  tous  empruntés  aux  alléga- 
tions de  l'évêque  ou  du  marquis.  Quanta  la  lettre  de  celui-ci  qui 
aurait  fait  part  des  intentions  du  Roi,  elle  ne  s'est  pas  retrouvée. 
La  question  reste  donc  ouverte  et  nous  en  sommes  réduits  aux 
conjectures.  C'est,  qu'en  effet,  dans  les  matières  où  la  liberté  hu- 
maine est  en  œuvre,  la  certitude  non  seulement  sur  les  inten- 
tions, mais  sur  les  actes,  échappe  bien  souvent,  surtout  quand  les 
personnes  qui  ont  agi  ont  intérêt  à  faire  disparaître  les  témoi- 
gnages. Il  y  a,  en  histoire,  nombre  de  problèmes  qui  ne  seront  ja- 
mais éclaircis,  quelque  ardeur  ou  quelque  passion  que  l'on  mette  à 
vouloir  tirer  des  dossiers  ou  des  archives  plus  qu'ils  ne  peuvent 
contenir,  ou  plus  qu'ils  ne  veulent  donner. 

Quant  à  la  reine  Marie  de  Médicis,  la  violence  de  son  chagrin 
paraît  s'être  atténuée  peu  à  peu.  Au  bout  de  quelque  temps,  elle 
apprend  que  la  mission  confiée  si  maladroitement  à  Béziers  ne 
réussit  pas.  Elle  en  écrit  à  Richelieu  sur  un  ton  très  affectueux, 
mais  plus  calme  :  «  Monsieur  de  Luçon,  vous  avez  su  ce  qui  se  passe 
en  notre  affaire.  Il  semble  que  le  sieur  de  Luynes  se  veuille  main- 
tenant dédire  de  la  promesse  qu'il  m'a  faite.  Je  ne  pense  pas  pour- 
tant qu'il  le  puisse  faire,  s'il  considère  que  ce  n'est  pas  de  la 
sorte  qu'il  faut  traiter  la  mère  de  son  roi...  Si  ceux  qui  vous  tra- 
vaillent étaient  aussi  affectionnés  à  servir  le  roi  que  je  sais  que 
vous  êtes,  ils  vous  traiteraient  autrement  qu'ils  ne  font.  Il  faut 


64  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avoir  patience.  Je  la  prends  de  ma  part.  Prenez-la  aussi  de 
votre  côté,  je  vous  en  prie,  et  croyez  que  je  ne  vous  oublierai  ja- 
mais. Votre  très  bonne  amie,  Marie.  » 

Richelieu  absent,  ses  adversaires  «  travaillent  »  aussi  l'esprit 
de  la  Reine.  Non  sans  succès.  Les  lettres  de  l'évêque  de  Réziers 
sont  là  pour  nous  apprendre  que  le  soupçon  est  soigneusement 
entretenu  dans  son  esprit.  Tantucci  écrit  à  Richelieu  :  «  Villesavin 
est  le  maître.  »  Il  ajoute,  d'ailleurs,  poliment  que  la  Reine  «  con- 
naît le  pèlerin.  »  L'évêque  de  Réziers  écrit  à  son  collègue  de 
Luçon  des  lettres  aigres-douces  où  le  fiel  perce.  Les  subalternes 
se  plaignent  de  son  absence  et  la  lui  reprochent.  Un  homme  d'es- 
prit peint  avec  détachement  et  philosophie  les  «  météores  de  ce 
petit  monde.  » 

La  Reine  elle-même  change  de  ton  dans  ses  lettres  au  Roi  et  à 
Luynes.  Elle  ne  demande  plus  son  conseiller  et  son  ami  avec  la 
fureur  des  premières  heures  :  «  Monsieur  de  Luynes,  écrit-elle,  il 
faut  que  je  vous  confesse  que  j'ai  été  fort  étonnée  qu'on  ne  m'ait 
pas  voulu  donner  du  contentement  sur  le  sujet  de  M.  de  Luçon. 
Car  cela  me  fait  croire  qu'on  ne  se  méfie  pas  de  lui,  mais  de  moi... 
C'est  faire  beaucoup  de  tort  à  mon  intégrité  de  s'imaginer  que  je 
veuille  me  servir  dudit  évêque  pour  brouiller...  Je  désire  me 
servir  de  lui  pour  mettre  quelque  bon  ordre  à  mes  affaires  parti- 
culières. »  Quel  changement!  En  vérité,  la  présence  effective  est 
nécessaire  à  cette  femme  de  matière  si  lourde  et  d'esprit  si  court. 
Sinon,  dans  sa  mémoire  et  dans  sa  passion  même,  les  voiles  s'épais- 
sissent vite.  Elle  écrit  encore  à  Richelieu,  en  juillet,  pour  se 
plaindre  de  ne  pas  recevoir  de  lettres  de  lui.  Elle  ajoute  que  c'est 
chose  «  qu'il  peut  faire  librement  sans  craindre  que  le  Roi  le 
trouve  mauvais  »  et  elle  l'invite  à  «  ne  pas  se  montrer  si  pares- 
seux à  lui  faire  savoir  de  ses  nouvelles.  » 

La  lettre  paraît  froide.  Mais  combien  plus  froid  le  silence  de 
l'évêque,  de  l'obligé,  de  l'ami  I  Lui  qui  ne  négligeait  rien,  il 
n'écrivait  même  plus  à  la  Reine  !  Le  parti  pris  est  évident.  Son 
impitoyable  coup  d'œil  avait  jugé  les  incidens  violens  de  ces 
courtes  semaines  et  une  autorité  inébranlable  sur  soi-même  avait 
dicté  sa  résolution. 

Cette  crise  de  mai-juin  1617,  qui  évolue  entre  la  mort  du  maré- 
chal d'Ancre  et  le  départ  de  Rlois,  est  capitale  dans  la  vie  du  futur 
cardinal.  Elle  montre  tout  l'homme  et  dévoile  son  procédé  à 
l'égard  de  la  vie  et,  en  plus,  à  l'égard  de  la  femme.  Inquiet,  l'œil 


RICHELIEU    ET    MARIE    DE    MÉDICIS.  6S 

ouvert  sur  l'avenir,  souvent  en  avance  sur  le  temps  et  sur  les  autres 
hommes,  il  suit  avec  une  ardeur  ambitieuse  les  conceptions  qui  se 
lèvent  dans  son  esprit  lumineux.  Mais  l'exécution  le  rend  cau- 
teleux, prudent,  habile,  trop  habile,  se  fiant  à  la  finesse  et  à  la 
supériorité  de  son  esprit  que  tout  le  monde  connaît,  mais  qui 
met  tout  le  monde  en  garde.  Si  la  réalité  lui  oppose  ses  obstacles 
ordinaires,  si  réchec  ou  le  danger  apparaissent,  son  imagination 
le  trouble  ;  il  tremble,  il  hésite.  Puis,  tout  à  coup,  la  clarté  de  son 
esprit  l'illumine  de  nouveau,  le  décide  et  lui  rend  tout  aisé. 
Alors,  vif,  net,  vigoureux,  brisant,  au  besoin,  l'obstacle  d'un  coup 
d'épaule,  il  se  retrouve  ferme,  hardi,  appuyé  sur  un  caractère  qui 
résiste  comme  un  roc. 

Ce  dominateur  n'est  pas  tendre,  alors,  pour  ceux  qui  l'entou- 
rent et  ce  fascinateur  use  de  sa  puissance.  Il  ne  s'agit  plus  de 
délicatesse,  ni  des  petits  moyens  et  des  petits  procédés  où  s'attarde 
la  diplomatie  féminine.  Il  devient  brutal  et  d'une  virilité  dure  où 
il  y  a  peut-être  plus  encore  de  la  chasteté  du  prêtre  que  de  la  froi- 
deur du  politique  et  de  l'autorité  de  l'homme  d'Etat.  Que  sont,  en 
somme,  ces  pauvres  vies  féminines  comparées  à  l'œuvre  qu'il  se 
propose  et  dont  sa  vie  supérieure  est  l'instrument  nécessaire?  On 
dirait  qu'alors  il  en  veut  aux  femmes  de  ses  procédés  envers  elles 
et  de  la  captivité  où  elles  auraient  voulu  et  n'ont  pas  su  le  retenir. . 
Il  les  traite  rudement  en  fait,  et  ses  paroles  ne  valent  pas  mieux. 
C'est  en  songeant  à  ces  heures  sans  pitié  qu'il  écrira  plus  tard  : 
«  Il  se  trouve  souvent,  dans  les  intrigues  des  cabinets  des  rois,  des 
écueils  beaucoup  plus  dangereux  que  dans  les  affaires  d'Etat  les 
plus  difficiles;  et,  en  effet,  il  y  a  plus  de  péril  à  se  mêler  de  celles 
où  les  femmes  ont  part  que  des  plus  grands  desseins  que  les 
princes  puissent  faire  en  quelque  nature  d'affaire.  » 

Gabriel  Hanotaux. 


TOME  CL.   —   1898. 


JOURS  HEUREUX 


J'ai  toujours  aimé  et  j'aime  encore  les  promenades  solitaires. 
Aucune  ville,  presque,  qui  n'ait  ses  rues  silencieuses  et  peu  fré- 
quentées. Je  les  préfère  aux  autres.  L'herbe  y  croît  entre  les  pavés 
et  y  verdoie  au  cailloutis  des  trottoirs  que  longent  des  façades 
discrètes  ou  que  suivent  des  hauts  murs  de  jardins.  J'aime  cette 
uniformité  tranquille;  sa  monotonie  rend  les  pensées  plus  di- 
verses. Tous  ces  murs  se  ressemblent,  murs  du  couvent,  murs 
de  l'évêché,  mur  de  l'hôpital,  mur  du  collège,  mur  du  parc  avec 
une  petite  porte  fermée  au  bas  de  laquelle  poussent  des  orties, 
mur  du  cimetière  que  dépassent  les  pointes  inégales  des  cyprès. 

Le  cimetière  de  P...  est  situé  non  loin  du  faubourg,  un  peu  à 
l'écart.  On  y  monte  par  une  route  caillouteuse,  et  de  là  on  domine 
le  paysage  de  la  ville  et  des  campagnes.  Elles  sont  agréablement 
vertes,  herbeuses  et  cultivées.  Champs  et  prairies  y  alternent.  Un 
long  canal  les  coupe;  des  peupliers  bordent  son  eau  lisse.  Une  ri- 
vière y  sinuc  ;  des  saules  accompagnent  son  onde  plus  vive.  Elle  se 
sépare  en  deux  bras  qui  se  rejoignent  après  avoir,  sur  un  double 
pont,  traversé  la  petite  cité  tranquille.  Quelques-unes  de  ses 
maisons  sont  assez  anciennes  pour  dater  de  l'époque  où  fut  con- 
struit le  vaste  bâtiment  qui  sert  de  collège  et  de  presbytère  et 
dont  la  façade  montre  ses  hautes  fenêtres  à  balcons  de  demeure 
jadis  abbatiale  et  qui  touche  à  l'église.  Alentour,  la  ville  se  groupe 
et  se  divise.  On  distingue  le  lacet  des  rues,  l'étendue  des  places, 
l'enclos  vert  d'un  couvent,  et  les  quinconces  d'an  mail.  Notre 
maison  s'en  trouvait  proche.  Elle  était  très  vieille  et  assez  dé- 
labrée, couverte  en  tuiles.  L'acquéreur  aura  dû  les  remplacer,  ra- 
fraîchir les  peintures,  refaire  les  plafonds,  rajuster  les  carrelages 


JOLHS    UF.UREUX.  67 

disjoints,  mais  j'en  garde  un  souvenir  exact  et  je  la  revois  tou- 
jours telle  qu'en  ces  mois  de  ma  septième  année  où  j'en  habitai 
la  provinciale  désuétude. 

Ce  petit  temps  de  ma  vie  est  resté  singulièrement  présent  à 
ma  mémoire  et  je  le  ressens  encore  d'une  façon  toute  particu- 
lière. Il  est  comme  en  suspens  en  moi-même;  il  y  forme  un  tout 
indissoluble.  Je  le  repense  sans  y  rien  changer  et  je  me  borne  à 
m'y  expliquer  certaines  choses  ou  certains  faits  dont  je  n'ai  com- 
pris le  sens  qu'ensuite,  mais  dont  j'ai  conservé  au  fond  de  moi  la 
sensation  intime,  vivante  et  définitive. 

Notre  maison  avait  deux  issues.  L'une  sur  la  grande  place, 
l'autre  sur  un  mail  qu'on  appelait  le  Cours.  Une  sorte  de  portail 
de  pierre  encadrait  une  porte  cochère  oii  une  autre  plus  petite 
s'ouvrait.  C'est  là  que  nous  déposa  l'omnibus.  L'aurore  était 
venue  pendant  que  le  train  roulait  à  travers  la  campagne  pâle, 
aux  arrêts  à  de  petites  gares  de  brique  où  l'on  entendait,  à  l'au- 
berge proche,  chanter  un  coq  matinal.  Nous  avions  senti  la  fraî- 
cheur humide  sur  nos  faces  poussiéreuses.  Quoique  de  grand 
matin,  on  nous  attendait.  Ma  grand'mère  et  mes  tantes  m'em- 
brassèrent. Ma  tante  Marceline  me  prit  par  la  main.  Elle  était 
jeune  et  me  plut  dès  l'abord.  Ma  tante  Julie  me  parut  grande, 
grande ... 

Nous  entrâmes  dans  une  cour  sablée.  Quelques  poules  se  le- 
vèrent qui  se  tenaient  accouvées  ;  d'autres  grattaient  de  l'ongle  ou 
picoraient  du  bec.  Il  y  en  avait  de  tachetées  de  noir  ou  de  blanc. 
Certaines  luisaient  lisses,  certaines  se  boursouflaient,  maigres  sur 
leurs  pattes  écailleuses,  obèses  sur  leurs  jambes  guêtrées  de 
plumes.  Un  grand  coq  paradait  au  milieu  d'elles  de  la  gorge  et 
de  l'ergot,  pompeux  et  botté.  Sa  crête  rouge  oscillait;  il  était 
peinturluré  et  populaire,  comme  figuré  naïvement  au  fond  de 
quelque  assiette  de  faïence  vernissée.  Trois  pigeons  s'envolèrent. 

A  droite  se  voyait  la  bâtisse  du  poulailler  avec  ses  grillages 
où  remuaient  doucement  des  duvets  accrochés  ;  des  écuelles  de 
terre  gardaient  de  l'eau  trouble.  Le  petit  toit  inclinait  ses  tuiles 
rougeâtres. 

A  gauche,  un  mur  blanc.  Des  piliers  de  bois  y  soutenaient 
une  sorte  de  galerie  où  montait  une  vigne  qui  s'enlaçait  à  la 
rampe  de  fer  et  formait  berceau  au-dessus.  Cette  galerie  venait 
jusqu'à  la  maison,  en   balcon   devant  les  fenêtres    du  premier 


68  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étage.  Au  rez-de-chaussée,  la  porte  d'une  remise  et  celle  de  la 
cuisine. 

Une  odeur  matinale  de  pain  frais  et  de  café  l'emplissait.  Les 
grosses  solives  du  plafond  s'entre-croisaient.  Les  casseroles  de 
cuivre  luisaient  au-dessus  d'un  buffet  bas  en  bois  ciré.  Deux 
grandes  bassinoires,  l'une  rouge  et  l'autre  jaune,  pendaient  à  la 
muraille.  Dans  la  haute  cheminée  fumait  à  une  crémaillère  un 
chaudron  de  fonte.  C'était  sombre  et  saur.  Une  vieille  femme 
assise  plumait  un  poulet. 

En  passant  par  le  vestibule,  je  me  haussai  pour  accrocher  mon 
chapeau  à  un  des  champignons  de  bois  gris  où  pendaient  des  pè- 
lerines, un  châle  de  laine  et  d'autres  nippes  et,  n'ayant  pu  y 
réussir,  j'en  coiffai  une  des  boules  de  cuivre  qui  ornaient  le  bas  de 
la  rampe  d'escalier.  On  se  voyait  dans  sa  rondeur  polie  avec  une 
figure  aplatie,  déformée  et  comique.  Tout  de  suite  je  m'intéressai 
vivement  à  cette  découverte  qui  me  promettait  plus  dune  joie. 

Les  enfans  ont  une  singulière  entente  des  lieux.  Dans  une 
maison,  rien  n'est  à  leur  usage  et  à  leur  taille,  aussi  s'y  compo- 
sent-ils une  demeure  particulière  et  à  leur  choix,  faite  des  objets, 
des  endroits  et  des  êtres  qui  leur  conviennent.  Ils  s'approprient 
certains  coins,  adoptent  tel  meuble,  préfèrent  telle  personne  dont 
ils  ont  reconnu  l'utilité  et  l'agrément.  Choix  mystérieux  que  dicte 
un  sens  secret  et  contre  lequel  lutte  d'ordinaire  la  sagesse  fami- 
liale. De  là  vient  peut-être  en  partie  aux  enfans  le  désir  d'être  seuls 
hors  de  la  contradiction  que  leur  imposent  les  présences  aînées. 

Assis,  les  jambes  pendantes,  sur  une  des  chaises  de  paille  de 
la  salle  à  manger,  je  regardais  mes  tantes  me  beurrer  des  tartines. 
Les  bols  fumaient  doucement.  Une  petite  mouche  marchait  sur 
le  beurre,  elle  senvola  et  je  la  suivis  des  yeux  au  plafond  où  elle 
se  posa,  aux  murs  qu'elle  frôlait  de  ses  ailes  légères.  Ils  étaient 
peints  de  marbrures  jaunes  et  vertes  ;  dans  une  niche,  un  poêle  de 
faïence  blanche  dressait  son  tuyau  surmonté  d'un  madrépore;  un 
baromètre  doré  pendait  entre  les  deux  fenêtres  ;  des  demi-rideaux 
en  mousseline  voilaient  les  carreaux  du  bas;  au-dessus,  à  travers 
la  transparence  verdàtre  des  vitres,  j'apercevais  les  maisons  de  la 
place,  les  toits,  le  ciel  où  des  hirondelles  se  poursuivaient,  et  je  me 
sentais  une  grande  envie  de  dormir.  J'entendais  des  pas  dans  le 
vestibule,  lourds  pas,  déchaussés  et  mats.  On  montait  nos  malles. 
Ma  tante  Marceline  roulait  des  boulettes  de  mie  de  pain  sur  la 
nappe  et  je  distinguais  entre  ma  grand'mère  et  ma  mère  les  mots 


I 


JOURS    HEUREUX.  69 

de  —  crise  inquiétante,  —  état  grave,  —  le  médecin  dit  :  —  Ali  ! 
c'est  bien  triste  !  —  il  dort  encore  ;  —  et  il  me  semblait  entrer 
dans  quelque  chose  de  mystérieux  dont  on  ne  parlait  qu'à  voix 
basse  et  qui  nécessitait  des  précautions,  du  chuchotement,  des 
pas  discrets  et  des  portes  doucement  fermées. 


* 

*  * 


Ce  fut  les  yeux  encore  gros  du  sommeil  de  la  sieste  que  j'en- 
trai au  salon  où  se  tenait  mon  grand-père.  Il  était  assis  dans  un 
fauteuil  d'acajou,  garni  d'un  velours  d'Utrecht  jaune,  en  habit 
marron  foncé  à  gros  boutons  de  corne.  Sa  barbe  grise  couvrait 
ses  joues  osseuses,  d'épais  sourcils  noirs  surmontaient  ses  yeux. 
L'air  dur  et  bon, il  m'embrassa  tendrement.  On  me  plaça  près  de 
lui  sur  une  petite  chaise  et  je  me  mis  à  l'examiner  avec  curiosité. 
C'était  donc  pour  venir  voir  ce  vieux  monsieur  qu'on  avait  voyagé 
si  longtemps  et  que  j'avais  quitté  mes  plus  beaux  jouets,  mes 
soldats  de  plomb  et  mon  bateau  à  voiles  !  Qu'avait-il  donc  qui 
nécessitât  de  pareils  sacrifices?  Il  me  semblait  un  vieux  mon- 
sieur comme  les  autres,  mais  que  je  savais  malade,  et  je  compre- 
nais vaguement  qu'il  devait  à  cette  qualité  son  importance  ex- 
ceptionnelle. Mais  en  quoi  consistait  cette  maladie?  Je  le  voyais 
assis  dans  un  fauteuil,  vêtu,  peigné.  Si  je  l'avais  trouvé  au  lit 
avec  quelque  trace  plus  apparente  de  sa  souffrance,  je  me  serais 
expliqué  plus  facilement  l'intérêt  qu'il  excitait  ;  mais  cette  situa- 
tion de  malade  qui  ne  se  marquait  par  rien  d'extérieur  ni  de  trop 
visible  me  déconcertait  singulièrement,  et  je  ressentais  pour  elle 
une  sorte  de  respect  anxieux  et  de  curiosité  attentive. 

Je  continuais  à  le  considérer  sans  rien  dire.  Ses  mains  sur- 
tout me  préoccupaient  vivement.  De  grosses  veines  bleuâtres  les 
gonilaient,  des  touffes  de  poils  gris  poussaient  aux  phalanges 
noueuses.  L'infirmité  qui  ankylosait  le  corps  entier  les  épargnait 
et  je  les  suivais  déployant  le  large  mouchoir  quelles  cherchaient 
caché  entre  les  coussins  du  fauteuil,  ouvrant  une  tabatière,  y  pui- 
sant la  prise  ou,  fréquemment,  se  croisant  au  sommet  d'une 
canne.  Cette  canne  me  paraissait  admirable.  C'était  un  gros 
bâton  sculpté,  à  sa  poignée,  d'un  lézard.  La  bête  semblait  vivre; 
sous  la  caresse  des  doigts  elle  paraissait  animée,  et  je  m'attendais 
à  la  voir  s'échapper  et  courir  en  frétillant  sur  le  parquet. 

Je  ne  comprenais  guère  ce  que  cette  grossière  sculpture  avait 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  touchant  en  sa  mélancolie  entre  les  mains  oisives  du  vieil- 
lard qui,  amateur  passionné  de  jardinage  et  de  fruits,  voulait,  en 
son  impotence,  que  la  bête  familière  des  vieux  murs  et  des  espa- 
liers lui  rappelât  un  peu  ce  que,  de  la  nature,  il  avait  le  plus 
aimé,  fût  comme  une  allusion  à  un  goût  rustique,  et  fît  de  cette 
canne  une  sorte  de  sceptre  de  quelque  humble  royauté  maraî- 
chère... 

La  journée  passait,  chaude  et  lourde.  On  ouvrit  la  fenêtre  et 
on  écarta  les  persiennes.  Je  m'ennuyais.  J'entendais  dans  la  rue, 
sur  la  place,  crier  des  gamins  et  parfois,  au  milieu  d'un  silence, 
grand-père  frapper  de  l'ongle  sur  sa  tabatière  d'agate. 

* 

Le  surlendemain  était  un  dimanche.  On  finissait  de  m'habiller 
pour  la  messe  que  les  cloches  annonçaient  et  dont  la  sonnerie  en- 
trait par  la  fenêtre  ouverte.  Mes  tantes  se  tenaient  debout  dans  la 
chambre,  déjà  prêtes  à  partir,  en  robes  claires,  un  gros  livre  à  la 
main.  En  sortant,  elles  ouvrirent  leurs  ombrelles,  l'une  rose,  l'autre 
verte.  La  double  soie  bombée  craqua  au  soleil.  On  marchait  douce- 
ment sur  les  pavés  pointus  de  la  rue.  Il  y  avait  au  seuil  des  portes 
des  petits  garçons  avec  des  cols  blancs  et  des  petites  filles  avec  de 
minces  nattes.  Les  mères  achevaient  d'enfiler  des  gants  de  filoselle  ; 
puis,  les  portes  se  refermaient,  et  les  groupes  s'acheminaient  vers 
l'église.  Au  portail  stationnaient  des  paysans  aux  longues  blouses 
bleues  roides  d'empois.  Les  chapeaux  de  feutre  ombrageaient  des 
joues  rasées.  Ils  causaient  bruyamment  avant  d'entrer  à  l'office. 
L'église  déjà  ronflait  d'orgue  et  regorgeait  de  monde.  Des  gouttes 
d'eau  bénite  aspergeaient  la  dalle  autour  de  la  cuve  du  bénitier 
où  des  poissons  sculptés  en  frise  tournaient  dans  le  granit 
bleuâtre.  Un  Christ  de  bois  peint,  à  une  croix  taillée,  mirait  son 
torse  sanguinolent  et  sa  tête  épineuse  dans  l'eau  froide  et  claire. 
Le  suisse,  devant  la  grille  du  chœur,  se  tenait  debout.  Avec  son 
chapeau  emplumé,  son  baudrier  rouge,  ses  mollets  cambrés,  il 
avait  l'air  goguenard  et  cérémonieux,  moitié  sacristain,  moitié 
gendarme,  et  il  me  semblait  que  c'était  sa  hallebarde  qui  avait  dû 
ensanglanter  de  sa  plaie  rosâtre  le  maigre  Christ  de  la  porte. 

La  hallebarde,  de  sa  hampe,  frappa  le  pavé,  et  l'assistance  se 
leva  dans  un  bruit  de  chaises  remuées,  de  robes  froissées,  de  toux, 
et  une   odeur  d'humidité  tiède,  de  sueur  et  d'encens.  Nous  ga- 


JOURS    HEUREUX.  71 

gnâmes  nos  places.  Elles  se  trouvaient  dans  une  petite  chapelle 
derrière  le  chœur.  Entre  les  piliers  blancs  à  chapiteaux  de  figures 
et  .de  fruits,  j'apercevais  le  prêtre  et  les  servans,  mais  leurs  génu- 
flexions et  leur  va-et-vient  m'intéressaient  certes  moins  que  les 
enfans  de  l'école  rangés  devant  nous  sur  deux  bancs  de  bois.  Leurs 
têtes  tondues ,  blondes  ou  brunes ,  se  tournaient  fréquemment. 
Parfois  une  main  terreuse  et  recroquevillée  grattait  énergique - 
ment  la  courte  toison  où  le  rond  de  pelade  luisait  nu  dans  la  che- 
velure drue.  Les  jambes  remuaient, dans  une  perpétuelle  inquié- 
tude. Les  coudes  se  taquinaient.  De  l'un  des  bancs  une  face 
hilare  me  réjouit  de  la  contorsion,  par-dessus  l'épaule,  d'une 
affreuse  grimace. 

J'étais  enchanté,  et  tout  en  faisant  semblant  de  lire  au  gros 
livre  que  grand'mère  m'avait  mis  entre  les  mains,  je  regardais  en 
dessous  si  je  ne  reverrais  pas  la  face  bouffonne. 

A  l'Evangile,  la  voix  du  prêtre  nasilla.  De  petites  flammes  dan- 
saient au  bout  des  cierges.  L'officiant  ôta  sa  chasuble.  La  blanche 
tunique  de  l'aube  le  faisait  apparaître  comme  en  chemise.  Le 
suisse  le  précédait  à  travers  la  nef  vers  la  chaire.  Pour  entendre 
le  sermon,  les  assistans  des  chapelles  s'approchaient  à  portée  du 
prédicateur.  Je  suivis  ma  grand'mère  et  mes  tantes,  chacune  por- 
tant sa  chaise.  La  mienne  était  lourde,  je  m'y  attelai  et  la  traînai 
derrière  moi  sur  les  dalles  où  elle  sursautait  bruyamment. 

Nous  nous  trouvions  en  pleine  foule.  Les  coiffes  tuyautées  des 
paysannes  se  mêlaient  aux  chapeaux  des  dames.  Ma  mère  et  mes 
tantes  se  parlaient  bas.  Ma  tante  Marceline  fit  remarquer  que  la 
perruque  de  M.  Gaspard  lui  couvrait  presque  une  oreille.  —  Ah  ! 
voilà  M""*  de  Néronde  et  ses  filles.  Comme  M.  de  Néronde  a  vieilli  ! 
Voici  les  petits  Vardoux.  —  Trois  garçons  dont  l'aîné  avait  une 
longue  figure  jaune  et  les  deux  autres  des  faces  rougeaudes.  Leurs 
gros  mollets  nus  s'écrasaient  aux  barreaux  de  leurs  chaises.  Ils 
portaient  chaussettes  rayées  et  cols  marins.  Les  petites  de  Néronde 
souriaient.  M.  Gaspard  somnolait.  Une  vieille  paysanne,  chapelet 
aux  doigts,  marmottait  en  regardant  son  panier  caché  sous  sa 
jupe.  La  voix  du  prédicateur  montait  et  descendait. 

Brusquement,  elle  s'arrêta.  Les  chaises  remuèrent  de  nouveau. 
Le  prêtre  en  tunique  blanche  retraversa  l'allée  de  la  nef.  Le 
suisse  se  replanta  devant  la  grille.  L'office  reprit.  Le  Credo  monta 
aux  voûtes,  soutenu  par  l'orgue.  La  Préface  fut  chantée.  L'Éléva- 
tion courba  les  têtes.  Je  revis  sournoise  et  furtive  la  grimace  du 


72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gamin.  Les  sols  tombèrent  dans  la  bourse  de  quête  et  la  céré- 
monie s  acheva. 

On  sortait.  Une  poussée  engorgea  la  porte.  Je  me  trouvai 
entre  deux  gaillards  de  la  campagne.  Leurs  blouses  empesées  me 
frôlaient.  Derrière  nous  l'orgue  grondait  encore. 

Au  dehors,  c'était  le  grand  soleil  de  midi,  une  chaleur  forte 
sous  un  ciel  clair.  Des  mendians  tendaient  leurs  chapeaux  cras- 
seux; l'un  d'eux  montrait  un  moignon  rose,  un  aveugle  menait 
en  laisse  un  caniche  boueux  dont  le  poil  pendillait  comme  des 
bouts  de  vieilles  ficelles.  Les  gros  souliers  martelaient  le  pavé 
lumineux.  Ma  grand'mère  s'arrêta  pour  parler  à  son  fermier  qui 
l'écoutait,  court  et  trapu,  tournant  son  feutre  entre  ses  doigts,  en 
sa  blouse  ballonnée.  Auprès  de  lui  se  tenait  un  petit  garçon  blond 
avec  des  yeux  bleus.  Des  gens  passaient  en  saluant  ou  s'appro- 
chaient pour  demander  des  nouvelles  de  granci-père.  Les  deux 
plus  jeunes  Vardoux  bousculèrent  une  vieille  dame  qui  sortait  au 
bras  de  M.  Gaspard  et  que  mes  tantes  abordèrent  dans  sa  voiture 
011  elle  était  montée  péniblement.  Grand'mère  m'écarta  du  mar- 
chepied :  les  chevaux  piaffèrent  et  partirent.  La  rue  redevenait 
silencieuse.  Le  soleil  chauffait  le  pavé;  les  maisons  ne  faisaient 
presque  pas  d'ombre  sur  le  trottoir.  C'était  midi. 

* 
*  * 

Les  jours  qui  suivirent  notre  arrivée  furent  marqués  d'une 
amélioration  dans  l'état  de  santé  de  grand-père.  Les  douleurs  qui 
le  tourmentaient  se  calmèrent;  ses  membres  retrouvèrent  quelque 
souplesse  ;  l'appétit  lui  revint  et  il  goûta  avec  plaisir  les  premiers 
fruits  de  son  jardin,  poires  hâtives,  raisins  précoces.  Certaines 
vieilles  bouteilles  de  sa  cave  lui  versèrent,  de  leurs  panses  pous- 
siéreuses, des  vins  d'anciennes  vendanges.  La  tabatière  répandit 
moins  son  tabac  aux  soubresauts  des  mains  énervées.  L'enflure 
des  jambes  diminuée  lui  permit  même  de  se  lever  de  son  fau- 
teuil. 

Il  s'appuyait  longuement  aux  bras  d'acajou  et  se  mettait  de- 
bout d'un  lent  effort  pour  faire  quelques  pas  dans  le  salon.  Sa  main 
tremblait  sur  le  lézard  de  la  canne.  Les  coussins  jaunes  gardaient 
sa  place  marquée,  comme  dans  l'attente  narquoise  d'un  retour 
qui  en  effet  ne  tardait  guère.  On  faisait  silence  autour  de  cette 
promenade  hésitante.  Les  aiguilles  à  tricot  de  grand'mère  s'ar- 


JOLKS    HEUREUX.  73 

relaient,  et  tout  le  monde  restait  comme  en  suspens  à  regarder  le 
vieillard,  au  bras  d'une  de  ses  filles,  parcourir  le  salon.  Il  allait 
jusqu'à  la  fenêtre  et  retournait  au  fauteuil  où  il  retombait  lour- 
dement; la  canne  glissait  sur  le  parquet  et  je  ne  manquais  pas  de 
la  ramasser,  prompt  à  l'occasion  de  toucher  ainsi  un  instant  le 
lézard;  et  c'étaient,  au  malade,  ces  tendres  complimens  oii  l'on 
exagère  d'une  façon  touchante  ce  qu'il  vient  d'accomplir  comme 
pour  y  voir  un  signe  de  mieux  ou  en  tirer  un  augure  de  guérison, 
complimens  accueillis  tantôt  d'un  sourire  de  fatigue,  tantôt  reçus 
avec  un  froncement  de  sourcil,  et  parfois  rebutés  d'un  de  ces  mois 
secs  que  dicte  l'ennui  du  mal.  l'humeur  de  l'infirmité,  la  certi- 
tude de  l'impotence.  Cette  sorte  d'amertume  acariâtre  se  montrait 
même  dans  le  demi  bien-être  de  cette  semaine  de  répit.  L'ac- 
calmie persistante  avait  pourtant  permis  de  rouvrir  la  table  de 
jeu. 

Le  tapis  vert  brilla  de  la  nacre  des  jetons  et  de  la  bigarrure 
des  cartes.  Le  goût  de  la  partie  y  asseyait  chaque  jour  vers 
quatre  heures  M.  Gaspard  de  Berteuil,  M.  de  Néronde  et  l'abbé  de 
la  Talais,  whisteurs  acharnés.  M.  de  Berteuil  était  grand  et  mince  ; 
une  épaisse  perruque  grisâtre  couvrait  sa  tète  ridée  où  s'allon- 
geait au  menton  une  barbiche  blanche.  Il  portait  des  guêtres  grises 
et  des  escarpins  qu'on  entendait  craquer  au  moindre  mouvement 
de  leur  vernis  miroitant.  Leur  bruit  d'insecte  se  mêlait  au  tinte- 
ment des  jetons  et  au  souffle  des  cartes.  M.  de  Berteuil,  coquet 
et  sénile,  tenait  à  son  pied,  se  cambrait,  marchait  droit,  portait 
haut;  ses  breloques  lui  battaient  la  cuisse.  Mon  grand-père  l'aimait 
et  le  plaisantait,  mais  avec  une  pointe  de  respect,  non  pour  sa  belle 
maison  et  ses  bonnes  fermes  et  son  cabriolet  attelé  d'un  cheval 
pommelé,  mais  plutôt  parce  que,  légitimiste  intraitable,  M.  de 
Berteuil  avait  fait  plusieurs  fois  le  pèlerinage  de  Goritz  et  de 
Frohsdorf  et  qu'il  avait  parlé  au  «  Roy.  »  Ce  voyage  avait  été  le 
désir  continuel  de  mon  grand-père;  les  circonstances  de  sa  santé 
l'en  privèrent,  mais  il  gardait  précieusement,  rapportée  de  là-bas 
par  son  ami,  encadrée  au  mur,  près  de  son  fauteuil,  une  feuille 
de  papier  blanc,  ornée  d'un  cachet  rouge  et  de  la  signature  du 
Prince. 

Je  me  souviens  de  l'abbé  de  la  Talais  comme  d'un  petit  homme 
maigre,  dont  un  long  nez,  marqué  sur  l'aile  gauche  d'un  pois  noir, 
était  toute  la  figure.  Son  ventre  rondelet  bombait  sous  sa  robe 
qui,  raccourcie  par  devant,  laissait  voir  des  souliers  à  boucles 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  cuivre.  Il  avait  été  grand  vicaire  quelque  part,  mais  renonça 
à  tout  espoir  depiscopat  pour  devenir  et  rester  curé  de  P...  où 
il  était  né,  de  bonne  race  et  apparenté  aux  meilleures  familles  du 
pays,  de  sorte  que  plusieurs  de  ses  ouailles,  par  ancienne  cama- 
raderie, continuaient  à  le  tutoyer.  Berteuil,  entre  autres,  l'inter- 
pellait d'un  :  —  A  toi,  l'abbé  !  —  qui  me  surprenait.  M.  de  Néronde, 
à  la  table  de  whist,  représentait  assez  bien  le  «  mort  »  par  son  si- 
lence, ses  yeux  caves,  son  visage  osseux. 

Ma  grand'mère  profitait  d'ordinaire  de  la  présence  de  ces  mes- 
sieurs pour  s'esquiver  furtivement.  Elle  aimait  les  messes,  les  sa- 
ints, les  sermons,  les  visites  aux  couvens  ou  à  des  amies.  Non 
seulement  elle  tenait  fort  à  ses  habitudes,  mais  elle  désirait  que 
ses  filles  accomplissent  comme  un  devoir  ce  qui  était  pour  elle  un 
plaisir.  Scrupuleuse  en  dévotion  et  ponctuelle  en  politesse,  elle 
poussait  ma  mère  à  profiter  du  mieux  survenu  pour  s'acquitter  de 
son  devoir  mondain  qu'elle  souff'rait  de  sentir  difi'éré.  Ma  mère 
commença  la  tournée  d'usage  où  souvent  elle  m'emmenait. 

Nous  allions  de  rue  en  rue  ;  tantôt  on  sonnait  à  une  porte,  tan- 
tôt à  une  grille.  Un  chien  aboyait.  On  entendait  le  pas  d'une  ser- 
vante qui  venait  ouvrir  en  relevant  d'une  main  le  coin  de  son  ta- 
blier, ou  le  tintement  du  chapelet  de  la  tourière.  Le  parloir  du 
couvent  sentait  la  cire  et  l'encens.  Les  chaises  de  paille  s'adossaient 
au  mur  nu.  Un  grand  crucifix  assistait  à  la  causerie.  De  vieilles 
dames  m'embrassèrent  en  des  salons  à  meubles  cannelés.  Les 
têtières  de  guipure  blanche  couvraient  les  dossiers  des  fauteuils, 
devant  chacun  desquels  s'étalait  un  rond  de  sparterie.  Parfois  dans 
un  coin  pépiait  une  cage  d'oiseaux  avec  un  velouté  bruit  d'ailes 
et  le  craquement  des  graines  becquetées.  Des  salles  à  manger 
sentant  le  pain  et  le  linge  s'ouvrirent  pour  moi  et  des  confitures 
roses  ou  jaunes  coulèrent  sur  des  assiettes  blanches.  Des  prunes 
s'éboulèrent  des  jattes. 

Une  fois,  nous  sonnâmes  à  une  porte  grise.  Au  bout  d  un  long 
corridor,  nous  entrâmes  dans  un  salon  à  boiseries.  De  hautes  glaces 
en  des  cadres  de  rocaille  montaient  jusqu'au  plafond.  M'"  de  Ser- 
lette  y  mirait  une  tournure  carabosse  et  une  extraordinaire  laideur. 
Les  yeux  disparaissaient  dans  les  rides  de  sa  figure  bouffie.  Elle 
bredouillait  ;  un  petit  sac  de  soie  noire  pendait  à  son  bras  et  des 
mitaines  de  fil  lui  couvraient  les  mains. 

Chez  M""^  de  Nery,  on  m'envoya  promener  au  jardin.  Il  y  avait 
un  kiosque  vitré  plein  de  toiles  d'araignées  ;  une  grosse  mouche 


JOURS    HEUREUX.  75 

y  bourdonnait  dans  l'odeur  moisie.  Plus  loin  je  rencontrai  une 
fontaine.  Je  pompai.  L'eau  vint  drue,  abondante,  fraîche,  cristal- 
line, brisant  son  jet  sur  une  pierre  moussue  creusée  en  rigole,  et 
mouillant  mes  souliers  dont  elle  criblait  la  poussière  de  petits 
points  noirs  et  qu'elle  finit  par  tremper  tout  entiers.  Le  vent  mur- 
murait dans  les  arbres  avec  un  tremblement  léger  de  feuilles.  L'eau 
s'égouttait  lentement  ;une  brouette  grinçait  au  détour  d'une  allée. 

Chez  M""*  de  Néronde,  on  nous  dit  qu'elle  n'y  était  pas  et  j'en 
eus  quelque  regret.  La  maison  se  trouvait  tout  au  bout  de  la 
ville,  au  commencement  d'une  grande  route  bordée  à  cet  endroit 
de  magnifiques  platanes  et  qu'un  mur  bas  séparait  du  parc.  On 
voyait  par  la  grille  une  vaste  pelouse  autour  de  laquelle  tournait 
une  allée  qui  s'enfonçait  sous  des  arbres.  Les  grands  platanes  ar- 
rondissaient leurs  branches  en  voûte  verte.  L'ombre  était  tachetée 
de  soleil  ;  les  troncs  squameux  s'écaillaient. 

Nous  venions  nous  promener  là  presque  chaque  jour,  ma  mère, 
mes  tantes  et  moi.  Je  les  quittais  pour  courir  en  avant  et  je  les 
rejoignais  vite  si  quelque  voiture  approchait,  si  quelque  chien  me 
jappait  aux  jambes,  et  je  marchais  sagement  auprès  d'elles. 

Après  les  platanes  la  route  continuait,  tournant  le  flanc  d'un 
coteau  de  vignes  et  dominant  la  campagne.  La  rivière  parcourait 
mollement  les  prés,  se  nouant  de  boucles  lentes.  Çà  et  là  luisait 
une  mare  avec  des  saules  :  les  peupliers  du  canal  s'alignaient  ;  la 
fumée  horizontale  d'un  train  se  déroulait  ;  des  fermes  à  toits 
rouges  flambaient  dans  la  verdure  des  prés  et  le  bistre  des  labours. 
Souvent  l'horizon  se  bornait  là;  mais  parfois,  à  cause  d'une  cer- 
taine transparence  de  l'air,  il  s'agrandissait  de  pentes  indécises 
au  delà  desquelles,  certains  jours,  se  dressaient,  vaporeuses, 
bleuâtres,  de  longues  collines  harmonieuses. 

La  route  continuait  encore  avec  ses  tas  de  pierres,  ses  arbres  ré- 
guliers ;  elle  devenait  toute  droite  et  allait  traverser  le  canal  qu'elle 
passait  sur  un  pont  bombé.  De  là  partait  le  chemin  de  Terroine. 

C'est  à  Terroine  que  se  trouvait  le  château  habité  parla  mar- 
quise de  'Verdeilhan,  la  vieille  dame  qui,  l'autre  dimanche,  mon- 
tait en  voiture  au  sortir  de  la  messe.  Depuis  lors  elle  était  ve- 
nue voir  mon  grand-père,  qui  avait  été  des  amis  de  son  mari.  Son 
entrée  au  salon,  avec  un  bruit  de  soie  froissée,  retentit  des  jappe- 
mens  de  ses  trois  petits  chiens  bichons  qui  ne  la  quittaient  pas, 
blottis  dans  ses  jupes  sous  son  fauteuil  et  qui,  au  départ,  laissèrent 
sur  le  parquet  trois  minuscules  flaques  et  une  crotte  crayeuse. 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


* 


Il  faisait  un  temps  tiède  et  doux  et  je  jouais  sans  chapeau 
dans  la  cour.  Mes  poches  bourrées  de  cailloux,  un  rond  à  la  craie 
tracé  sur  la  porte  de  la  remise,  je  m'exerçais  à  cette  cible  avec  le 
regret,  au  fond,  de  ne  pouvoir  employer  mon  adresse  contre  un 
but  plus  agréable  :  les  poules  qui  picoraient  autour  de  moi.  Elles 
piétaient  tranquillement.  Une,  parfois,  qui  s  était  trop  approchée, 
sursautait  au  bruit  de  ma  pierre  contre  le  vantail  et  s'enfuyait  en 
gloussant.  J'aurais  aimé  la  poursuivre.  J'avais  un  jour  essayé 
d'en  prendre  une  à  la  course,  mais  sans  résultat,  par  l'apparition 
simultanée  de  ma  mère  et  de  la  vieille  Justine. 

C'était  elle  qui  soignait  le  poulailler.  Elle  restait  assise  au 
seuil  de  la  cuisine  à  tricoter  ou  bien  jetait  du  grain  aux  poules, 
redressant  les  écuelles  renversées,  cherchant  les  œufs  quand  la  pon- 
deuse avait  chanté.  Elle  allait  aussi  au  jardin  ramasser  de  l'herbe 
pour  les  lapins.  Au  retour,  elle  la  portait  dans  son  tablier  gonflé. 
Les  herbes  pressées  en  tombaient,  formant  une  boule  A'erte,  déjà 
flétries  comme  d'avoir  été  touchées  par  de  si  vieilles  mains.  Long- 
temps elle  triait  le  paquet,  mettant  à  part  les  meilleures.  Il  y 
en  avait  de  rêches,  un  peu  piquantes,  de  molles  avec  de  petites 
houppes  jaunes,  du  pissenlit  et  du  séneçon,  que  se  partageaient 
les  lapins  aux  longues  oreilles  et  les  lapines  au  ventre  doux. 

Certains  jours  elle  entrait  dans  le  poulailler.  Je  voyais  sa  coifTe 
blanche,  ses  besicles,  et  elle  ressortait  tenant  deux  poulets  liés  par 
les  pattes  qu'elle  emportait  dans  une  petite  maisonnette  située  au 
fond  de  la  cour.  Puis  on  entendait  des  gloussemens  lamentables 
et  elle  reparaissait,  avec  à  chaque  main  une  des  bêtes,  du  bec  de 
qui  coulait  un  tilet  de  sang.  Elle  les  jetait  frémissantes  sur  le 
seuil  de  pierre  de  la  cuisine,  leur  petit  œil  voilé  d'une  taie  bleuâtre 
et,  assise  dans  son  fauteuil  de  paille,  commençait  à  les  plumer. 
Ses  longs  doigts  fouillaient  le  poitrail;  le  duvet  arraché  laissait 
apparaître  le  bréchet  bleuâtre;  les  cuisses  se  dénudaient;  la  tête 
pendait  au  bout  de  son  cou  flexible.  J'avais  grand'peur  de  la  vieille 
ménagère.  Elle  me  représentait  assez  bien  les  sorcières  des  Contes 
de  Perrault,  et  aujourd'hui,  elle  me  surveillait  du  coin  de  l'œil, 
par-dessus  ses  lunettes,  guettant  mes  cailloux. 

Mes  poches  commençaient  à  se  dégonfler,  lorsque  ma  tante  Julie 
entra  dans  la  cour  et  me  dit  de  mettre  mon  chapeau  pour  aller  au 


JOURS    HEUREUX.  77 

jardin.  —  Grand-père  y  va,  ajouta-t-elle.  Nous  irons  devant,  pour 
lui  ouvrir.  —  Je  courus  au  vestibule  décrocher  mon  chapeau  de 
la  boule  de  cuivre  qu'il  coiffait.  Dans  l'escalier  je  vis  grand-père 
que  deux  hommes  descendaient  dans  un  fauteuil.  Il  voulait  re- 
voir ses  légumes  et  ses  espaliers. 

Le  jardin  était  séparé  de  la  maison  par  le  Cours  où  un  quin- 
conce de  tilleuls  ombrageait  des  bancs  de  pierre,  et  par  le  champ 
de  foire  où  poussait  une  herbe  râpée.  Chaque  dernier  dimanche 
du  mois  s'y  tenait  l'assemblée  des  bestiaux.  Les  bœufs  et  les 
vaches  dominaient  de  leurs  cornes  et  de  leurs  croupes  la  cohue 
des  moutons.  Les  blouses  et  les  paniers,  les  fichus  et  les  fouets  se 
mêlaient.  Des  boutiques  installées  sur  le  Cours  déballaient  leurs 
cotonnades  et  leurs  coutelleries.  Les  paysannes  piétinaient.  Des 
enfans  sifflaient  en  des  musiques  d'un  sou.  Puis,  dans  l'après-midi, 
la  foule  rustique  se  dissipait  et,  jusqu'au  soir,  sur  les  routes, 
s'éparpillait  un  passage  de  bestiaux  et  de  carrioles,  depuis  l'éleveur 
qui  mène  son  troupeau  jusqu'au  bouvier  qui  aiguillonne  son  atte- 
lage, la  vieille  femme  qui  conduit  sa  chèvre,  le  vieil  homme  qui, 
une  branche  boueuse  à  la  main,  pousse  devant  lui  un  goret 
gras. 

J'avais  vu  une  de  ces  foires,  celle  de  la  fin  de  juin.  Le  champ 
que  nous  traversâmes  était  encore  couvert  de  bouses  et  de  crottin. 
Notre  jardin  le  bordait  de  son  mur  hérissé  de  tessons  et  que  dé- 
passaient quelques  cimes  d'arbres.  C'était  un  vaste  enclos  rectan- 
gulaire. Des  fruits  de  toutes  sortes  y  mûrissaient  en  espaliers  ou 
en  plein  vent.  A  un  angle  se  dressait  un  petit  pavillon  rempli 
d'outils,  de  naines  et  d'herbes  sèches.  Non  loin  d'un  banc  vert 
qu'abritait  un  noisetier  se  trouvait  le  réservoir. 

On  y  descendait  par  un  escalier  herbu  dont  la  dernière  marche 
ébréchée  trempait  dans  l'eau.  Les  trois  autres  côtés  élevaient  à  pic 
leur  maçonnerie.  Un  tuyau  montait  le  long  d'une  des  parois.  La 
pompe  se  déversait  en  haut  dans  une  cuve  de  pierre,  mais  elle  ne 
fonctionnait  plus,  et  la  cuve  restait  à  demi  pleine  d'eau  que  le 
jardinier  remontait  du  réservoir.  J'aimais  le  regarder  tout  au  fond, 
accroupi  sous  son  chapeau  de  paille.  11  ôtait  ses  sabots  avant  de 
descendre,  et  tandis  qu'il  les  remettait,  l'arrosoir  s'égouttait  sur 
le  gravier.  Je  le  suivais,  épanouissant  du  crible  de  sa  pomme  son 
bouquet  d'eau  vermiculée. 

Celle  de  la  cuve  était  trouble;  je  m'y  penchais  pendant  des 
heures  entières  à  y  barboter,  manches  retroussées;  des  têtards  y 


78  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

frétillaient  en  petites  boules  noires;  j'épiais  leurs  agitations 
molles  et  vives. 

Souvent  ma  mère  et  mes  tantes,  lasses  de  coudre  sur  le  banc 
vert,  à  l'ombre  du  noisetier  d'où  j'entendais  leurs  voix,  me  lais- 
saient à  la  garde  du  jardinier. 

Elles  parties,  il  se  faisait  un  grand  silence.  Les  mouches  bour- 
donnaient; une  fleur,  surchargée  d'un  frelon,  fléchissait  douce- 
ment; les  guêpes  passaient  dans  l'air  chaud  avec  un  bruit  tiède; 
des  lézards  couraient  sur  la  pierre  brûlante  ou  s'arrêtaient  immo- 
biles en  leur  fine  attitude  attentive,  et  j'entendais  un  bruit  de 
sabots  sur  une  bêche  ou  le  grincement  d'un  sécateur. 

Ce  fut  le  jardinier,  aidé  du  domestique  de  M,  de  Berteuil,  qui 
porta  grand-père  au  jardin.  Je  ne  l'avais  jamais  vu  en  plein  jour 
et  je  le  trouvai  extrêmement  vieux  quand  il  s'assit  sur  le  banc.  Nous 
l'entourions  tous.  Sa  figure  jaune  souriait.  Il  était  heureux  de  cette 
promenade.  Tante  Marceline  lui  offrit  des  œillets  du  parterre.  Il 
faisait  des  raies  sur  le  sable  avec  sa  canne.  Le  lézard  semblait 
remuer.  Je  cueillis  une  grappe  de  raisins  verts. 

L'année  s'annonçait  bien  aux  treilles  chargées.  Des  poires 
dures  et  vertes  soulevaient  le  feuillage  métallique  de  l'espalier. 
Les  pêches  veloutées  et  rebondies  se  teignaient  en  nuances  de 
pastel  velu.  On  allait  à  pas  lents.  Grand-père  donnait  le  bras  au 
jardinier  et  s'y  appuyait  lourdement. 

Parfois  il  s'arrêtait  devant  un  fruit,  et  j'entendais  sa  respiration 
oppressée.  Un  vent  léger  irritait  le  plumage  des  asperges;  un 
papillon  jaune  volait  autour  d'un  chou  et  s'y  posait,  les  ailes  fré- 
missantes. La  bêche  du  jardinier  se  tenait  plantée  droite  dans  la 
terre  fraîche.  Je  la  revois  encore,  avec  son  manche  poli  par  les 
paumes  rugueuses,  debout  dans  l'entaille  où  elle  semblait  mar- 
quer la  place  d'une  fosse  commencée,  car,  à  mesure  que  l'on  vit, 
les  choses  d'autrefois  prennent  un  sens  nouveau  et  leur  signe 
secret  nous  apparaît  plus  tard,  et  ce  n'est  que  maintenant  que  je 
comprends  la  mélancolie  de  cette  promenade  de  jadis,  à  petits 
pas,  au  soleil  couchant,  dans  ce  vieux  jardin  tranquille. 

Quand  le  jardinier  et  le  domestique  remportèrent  grand-père 
dans  son  fauteuil,  j'eus  grand  regret  de  les  suivre.  Je  pensais  aux 
têtards  dans  l'eau  trouble,  aux  papillons  jaunes,  aux  lézards  dans 
les  fentes  des  murs.  Ma  grand'mère  et  ma  mère  marchaient  côte 
à  côte.  Tante  Julie  me  tenait  par  une  main  et  de  l'autre  j'effeuillais 
méchamment  les  œillets  que  tante  Marceline,  qui  les  avait  cueillis, 


JOURS    HEUREUX.  79 

laissait  pendre  entre  ses  doigts,  à  son  côté,  dans  les  plis  de  sa  jupe 
de  toile  bise. 


* 

Quelques  jours  après, à  mon  réveil,  je  trouvai  la  chambre  vide. 
Le  lit  de  ma  mère  dans  l'alcôve  laissait  pendre  ses  draps  défaits. 
J'eus  l'impression  de  quelque  chose  d'insolite.  Le  soleil  perçait 
parles  persiennesmal  jointes.  Je  restai  assez  longtemps  immobile, 
indécis;  à  la  fin  je  me  levai  en  chemise,  j'entr'ouvris  la  porte  et 
je  me  mis  à  appeler,  d'abord  doucement,  puis  de  plus  en  plus  fort, 
jusqu'à  ce  que  la  bonne  accourut  en  me  faisant  signe  de  me  taire  : 
—  Madame  va  venir,  elle  est  occupée.  Elle  m'a  dit  de  vous  habiller 
en  attendant.  —  J'étais  fort  gâté  et  je  commençai  par  pleurer. 
Mariette  m'offrit  d'aller  chercher  Claudie.  C'était  la  cuisinière,  que 
j'aimais  beaucoup.  Elle  me  donnait  des  rognures  de  pâtisserie, 
des  pattes  de  canard  qu'elle  m'avait  appris  à  faire  s'écarter  en 
éventail  au  moyen  d'un  nerf  qu'on  y  tirait.  Elle  me  prêtait  aussi 
un  vieux  couteau  à  bout  rond.  Je  me  laissai  pourtant  habiller  par 
Mariette.  Elle  était  paysanne  et  fraîche.  D'ordinaire  elle  cousait 
dans  la  lingerie  d'où  elle  me  renvoyait  impitoyablement  quand 
elle  repassait,  ce  que  je  ne  lui  pardonnais  guère,  car  cela, 
m'amusait  de  la  voir  asperger  de  gouttes  bleues  le  linge  blanc  et 
approcher  de  sa  joue  le  fer  chaud. 

Je  lavais  mes  mains  dans  la  cuvette  en  faisant  mousser  le 
savon  quand  ma  mère  entra.  Elle  n'était  pas  peignée.  On  avait  dû 
la  réveiller  au  milieu  de  la  nuit,  car  elle  semblait  fatiguée.  Sa  tris- 
tesse m'intimida.  En  m'embrassant,  mon  nœud  de  cravate  refait, 
elle  me  dit  que  grand-père  était  plus  malade,  d'être  sage,  de  ne 
pas  faire  de  bruit,  d'aller  jouer  au  salon. 

La  table  était  au  milieu,  chargée  de  sacs  à  ouvrage,  d'étuis  à 
aiguilles,  de  ciseaux.  Sur  le  parquet  traînaient  des  bouts  de  fils 
et  de  chiffons.  Les  chaises  restaient  rapprochées  telles  qu'on  s'en 
était  levé  hier  soir.  Je  commençai  par  faire  le  tour  de  la  pièce. 
Puis  je  m'assis  et  demeurai  assez  longtemps  immobile.  Tout  à 
coup  je  me  dressai.  Sur  une  console  dorée  à  pieds  cannelés  et 
que  surmontait  un  marbre  gris  se  trouvait  un  vase  de  vieille 
faïence.  On  me  défendait  d'y  toucher.  Je  lé  pris  avec  terreur  et 
délices;  il  était  vide  et  poussiéreux  à  l'intérieur.  Je  le  remis  à  sa 
place  et  je  regagnai  ma  chaise.  Si  je  jouais  du  piano  on  m'enten- 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

drait  et  je  risquais  de  me  pincer  les  doigts  en  refermant  l'in- 
strument, mieux  valait  ouvrir  la  boîte  à  jetons. 

Elle  en  contenait  de  toutes  les  sortes  en  de  petites  corbeilles 
de  paille  bordées  d'une  chenille  verte  ou  rouge  ;  il  y  en  avait  de 
nacre  et  d'ivoire,  des  ronds  et  des  carrés  et  quelques-uns  plus 
longs,  jaunes  lisérés  de  blanc.  Je  les  versai,  les  mélangeai,  les 
brouillai,  puis  je  laissai  tout  et  je  me  mis  à  pleurer.  Je  revoyais  le 
visage  triste  de  ma  mère  et  je  ressentais  tout  à  coup  une  grande 
peine  que  mon  grand-père  fût  malade,  car  j'étais  un  bon  petit 
garçon  avec  les  sentimens  vifs  et  courts  de  l'enfance  ;  aussi  mes 
larmes  séchèrent-elles  assez  vite  et  il  me  semblait  que  grand-père 
prenait  pour  moi  un  peu  de  l'éloignement  d'un  vieux  portrait, 
une  apparence  déjà  de  souvenir,  et  devant  le  vide  du  fauteuil 
d'Utrecht  jaune  où  il  s'asseyait  d'habitude,  j'éprouvais  un  double 
sentiment  à  la  fois  de  regret  et  d'oubli. 


* 


Les  enfans  ont  un  singulier  besoin  de  toucher,  de  fouiller,  de 
soupeser,  enfin  de  se  rendre  compte  de  l'exacte  nature  des  objets. 
Il  faut  qu'ils  en  apprennent  l'aspect,  les  nuances,  l'usage  car  ils 
les  retrouveront  à  chaque  instant  de  leur  vie  et  l'idée  qu'ils  en 
auront  dépend  de  ces  expériences  enfantines  qu'au  lieu  de  faci- 
liter on  contrecarre  d'ordinaire.  Les  surveillances,  les  précau- 
tions les  écartent  de  cette  intimité  matérielle  si  nécessaire.  J'en 
avais  été  comme  les  autres  tenu  à  distance  et  je  me  trouvais,  pour 
la  première  fois,  libre  à  peu  près  d'agir  à  ma  guise,  d'aller  et  de 
venir.  La  vieille  Justine,  en  plumant  ses  poulets,  regardait,  de 
temps  en  temps,  mes  jeux  par-dessus  ses  besicles.  Mariette  aussi 
me  surveillait  parfois.  Au  jardin  le  vieux  jardinier  s'interrompait 
de  bêcher  pour  crier  :  —  Monsieur  François,  êtes-vous  là  ?  —  Tante 
Julie  ou  tante  Marceline  venaient  à  l'heure  du  goûter  me  couper 
des  tartines  ou  me  donner  des  confitures.  Ma  mère  descendait  un 
instant,  me  recommandait  d'être  sage  et  remontait  dans  la  chambre 
de  grand-père. 

Cette  chambre  était  au  premier  étage.  Je  l'imaginais  comme  un 
lieu  mystérieux,  car  je  n'y  pénétrais  jamais.  Parfois,  en  passant, 
je  voyais  Mariette  en  sortir,  portant  sur  un  -plateau  une  tasse  ou 
des  fioles.  Quelquefois,  sur  l'escalier,  que  je  jouais  à  descendre  ou 
à  grimper  une  ou  plusieurs  marches  à  la  fois,  je  rencontrais  le 


JOURS    HEUREUX.  81 

médecin,  un  gros  homme  à  redingote  noire  et  à  cravate  blanche. 
Un  panama  coiffait  sa  figure  rouge  qu'il  épongeait  en  montant. 
L'abbé  de  la  Talais  venait  souvent  aussi;  il  me  tapotait  la  joue 
au  passage  et,  assis  sur  une  marche,  je  regardais  ses  souliers  à 
boucles  soulever  le  bas  de  sa  robe  usée. 

Quand  je  m'étais  assez  vu  dans  la  boule  en  cuivre  de  la  rampe, 
je  rôdais  à  travers  la  maison.  Au  dehors,  juillet  luisait  de  ses  gros 
soleils.  A  l'intérieur,  il  faisait  Irais.  Dans  le  carrelage  dérougi  du 
vestibule  un  carreau  remis  à  neuf  brillait  d'un  rouge  vif.  Peu  à 
peu,  je  connus  les  moindres  détails  de  la  vieille  derheure;  l'écail- 
lure  des  murailles,  tel  gondolement  de  la  toile  d'un  ancien  por- 
trait, les  cassures  de  la  console,  telle  feuille  de  parquet  qui 
fléchissait  sous  le  pied,  d'imperceptibles  riens  que  je  n'ai  jamais 
oubliés,  tous  les  bruits  de  la  vie  et  du  silence  auxquels  j  étais 
attentif. 

Mes  tantes  habitaient  deux  chambres  au  second.  Celle  de  ma 
tante  Marceline  était  tendue  de  cretonne  claire  à  bouquets,  avec 
des  sièges  capitonnés  de  même  étoffe.  La  cretonne  dégageait  son 
odeur  particulière  mêlée  à  des  restes  de  parfums  dont  les  flacons 
s'alignaient  sur  la  toilette.  De  l'eau  savonneuse  moussait  encore 
dans  la  cuvette.  Une  jupe  s'étalait  sur  un  fauteuil.  D'autres  étaient 
accrochées  dans  un  petit  cabinet  noir.  En  ouvrant  la  porte,  le 
vent  les  faisait  vaciller.  Il  y  en  avait  de  lourdes  qui  pendaient 
comme  mortes,  d'autres  légères  et  qui  semblaient  vivantes.  Au 
chevet  du  lit  une  montre  d'or  crépitait  à  un  clou.  J'approchais 
mon  oreille  pour  l'écouter.  L'armoire  à  glace  au  fond  de  la  pièce 
reflétait  la  pente  du  tapis. 

La  chambre  de  tante  Julie  était  plus  vaste.  Au  mur,  des  des- 
sins encadrés;  je  montais  sur  une  chaise  pour  les  mieux  voir.  La 
table  portait  des  boîtes  d'aquarelle,  des  fusains  et  des  estompes; 
quelques  fleurs  modèles  trempaient  en  des  vases  de  faïence.  Ces 
deux  chambres  me  paraissaient  des  lieux  singuliers.  J'y  passais 
des  heures.  J'ai  connu  là  de  grands  plaisirs. 

* 
*  * 

Un  dimanche,  après  vêpres,  je  jouais  sur  le  Cours  avec 
Mariette.  Cet  endroit  que  ses  arbres  alignés,  ses  bancs  de  pierre 
désignaient  comme  devant  servir  de  promenade  restait  invaria- 
blement désert,  excepté  les  jours  de  foire  où  les  boutiques  s'y 

TOME    CL.    —    1898.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

installaient.  Autrement,  presque  personne  n'y  passait,  sauf  peut- 
être,  vers  midi,  M.  de  Berteuil  revenant  de  quelque  visite  mati- 
nale à  ses  fermes.  Le  dimanche  même,  les  gens  de  la  ville  ne  s'y 
montraient  pas.  On  préférait  les  platanes.  Les  bonnes  sœurs  y 
promenaient  leurs  orphelines.  Elles  allaient  deux  par  deux,  en 
bonnets  de  lingerie,  les  mains  croisées  sous  leurs  camails  gris 
à  ganse  noire.  Les  gros  souliers  piétinaient  bruyamment.  Les 
deux  plus  petites  marchaient  en  avant  et  les  couples  se  suivaient 
par  rang  de  taille  jusqu'aux  aînées  qui  portaient  le  ruban  bleu 
des  enfans  de  Marie.  Derrière,  venaient  les  religieuses  en  cor- 
nettes et  en  guimpes  blanches  sur  un  corsage  de  bure.  Le  cha- 
pelet nouait  les  tailles  épaisses  et  tintait  aux  plis  des  jupes.  Les 
jeunes  gens  de  la  ville,  le  cigare  aux  dents,  rencontraient  là  les 
filles  endimanchées. 

Sur  le  Cours,  c'était  la  solitude  et  le  silence.  Les  tilleuls  em- 
baumaient. Mariette  se  tenait  sur  un  banc  en  face  du  portail  de  la 
maison.  Parfois,  par  la  porte  entr'ouverte,  une  poule  tendait  sa 
tête  anxieuse  et  s'aventurait  de  quelques  pas  au  dehors.  Mariette 
frappait  des  mains  et  la  volaille  rentrait  précipitamment.  La 
porte  s'ouvrit  tout  à  fait  et  ma  mère  avec  l'abbé  de  la  Talais 
parut  sur  le  Cours.  L'abbé  vint  s'asseoir  sur  le  banc  et  me  prit 
entre  ses  jambes.  Je  ne  l'avais  pas  encore  vu  de  si  près.  Son  rabat 
était  bordé  de  petites  perles.  Le  pois  noir  de  son  nez  luisait. — Tu 
viendras  tous  les  matins  à  la  cure  prendre  une  leçon.  Voyons 
qu'apprendrons-nous?  le  latin,  l'histoire  sainte,  —  disait  l'abbé. 
—  Il  est  bien  gentil,  répondait  ma  mère,  mais  il  est  bien  seul.  Nous 
ne  pouvons  guère  nous  occuper  de  lui.  On  ne  peut  quitter  mon 
père.  Ce  sont  des  soins  de  toutes  les  minutes.  Son  état  est  si 
triste!  —  Allons,  courage,  ma  fille,  ce  sont  de  grandes  épreuves 
que  Dieu  vous  envoie...  mais  envoyez-moi  ce  garçon,  j'en  prendrai 
soin.  —  Il  chassa  de  son  rabat  quelques  grains  de  tabac.  Sa  robe 
se  tendit  sur  son  ventre;  les  boucles  des  souliers  luisirent.  Il 
pirouetta  sur  ses  talons.  Le  sable  cria  sous  ses  pas.  Les  tilleuls  se 
balançaient;  quelques  graines  tombèrent  en  papillonnant. 

* 
*    * 

Ces  leçons,  dont  l'annonce  me  troubla  fort,  restent  un  de  mes 
plus  agréables  souvenirs.  J'y  allais  seul  et,  la  ville  traversée, 
j'arrivais  à  l'église.  Elle  était  à  peu  près  déserte.  Les  messes  ma- 


JOURS    HEUREUX.  83 

tinales  une  fois  dites,  aucun  doigt  ne  troublait  plus  l'eau  du  béni- 
tier. Les  chaises  bien  rangées  s'alignaient  dans  la  nef.  Les  hauts 
piliers  peints  à  la  chaux  soutenaient  la  voûte  laiteuse;  toute  cette 
blancheur  s'irisait,  çà  et  là,  d'un  feu  de  vitrail.  Les  grandes  dalles 
sonores  répercutaient  mon  pas  aux  échos  divers  des  chapelles. 
C'était  un  lieu  de  lumière  douce  et  de  silence  pacifique,  d'archi- 
tecture solide  et  élégante  en  sa  vieillesse  rafraîchie.  La  lampe  du 
chœur  se  balançait  imperceptiblement  devant  l'autel.  Je  passais 
vite  et  je  poussais  une  porte  rembourrée  dont  la  molesquineusée 
laissait  voir  le  crin  qui  la  matelassait.  Elle  donnait  sûr  un  cloître 
qui  servait  de  préau  aux  enfans  du  collège  et  de  passage  entre  la 
cure  et  l'église.  Ce  cloître  tout  blanc,  carrelé  de  rouge,  enserrait 
de  son  quadruple  promenoir  un  carré  d'herbe.  A  l'un  des  angles, 
je  sonnais  au  presbytère.  L'abbé  venait  m'ouvrir  lui-même.  Il 
portait  sur  sa  tonsure  une  petite  calotte  noire;  son  menton  rasé 
grattait  son  col  sans  rabat.  Il  me  recevait  dans  une  grande  salle 
voûtée  et  claire  où  deux  chaises  de  paille  nous  attablaient  devant 
des  paperasses.  Le  bon  abbé  se  renversait  sur  le  dossier,  il  aimait 
à  se  balancer,  le  nez  en  l'air,  pendant  que  j'ânonnais  de  vagues 
déclinaisons.  Un  écho  bizarre  bourdonnait,  mêlant  les  voix,  les 
confondant.  La  leçon  durait  d'autant  moins  que  l'abbé,  sauf  au 
whist,  avait  peine  à  tenir  en  place.  Il  détestait  le  confessionnal. 
Tout  en  me  reprenant,  il  allait  et  venait  de  son  pas  agile. 

A  travers  la  haute  porte-fenêtre  ouverte  sur  le  jardin  on  voyait 
la  verdure  des  arbres,  le  bleu  du  ciel.  C'est  dehors  que  s'achevait 
la  leçon.  La  vieille  bâtisse  abbatiale  abritait  cet  enclos  qui  était 
soleil  etlumière.  Les  espaliers  s'étiraient  le  longde  la  pierre  recuite 
avec  une  paresse  délicieuse.  Tout  poussait  là  hâtivement  et  abon- 
damment. Les  choux  pommaient.  J'y  ai  vu  les  plus  beaux  fruits, 
les  plus  belles  fleurs  et  les  plus  riches  papillons.  Leurs  diaprures 
colorées  m'éblouissaient  ;  ils  semblaient  avoir  passé  à  travers  la 
transparence  lumineuse  des  vitraux  de  l'église  et  avoir  emprunté 
leurs  couleurs  aux  verrières  chatoyantes.  Il  y  en  avait  de  superbes 
au  vol  rapide  et  palpitant  et  de  plus  humbles  que  j'aimais  aussi, 
aux  ailes  légères,  qui  montaient  en  zigzag  le  long  du  mur, 
faiblement,  avec  peine,  et  finissaient  par  disparaître. 

En  rentrant  du  jardin  dans  la  salle  voûtée  on  sentait  une 
grande  fraîcheur  aux  paupières.  Quelquefois  nous  montions  l'es- 
calier sonore.  La  chambre  de  l'abbé  se  composait  d'un  lit  et  d'un 
prie-Dieu.  Dans  un  coin  reposait  une  sorte  de  longue  tige  d'acier 


Si.  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

qu'une  crosse  adaptée  transformait  en  fusil.  L'abbé  avait  aimé  la 
chasse  et  cette  arme  dissimulée  lui  semblait  mieux  en  accord  avec 
son  habit.  Jeune  vicaire  de  campagne  en  tournée,  au  coin  d'une 
haie,  il  avait  maintes  fois  abattu  un  perdreau  ou  boulé  un  lièvre, 
et  pour  mamuser  il  me  faisait  brûler  des  amorces  qui  remplissaient 
la  chambre  d'une  petite  odeur  de  poudre  que  le  grand  nez  à  pois 
noir,  comme  marqué  d'un  grain  de  plomb,  reniflait  avec  un  plai- 
sir braconnier. 

Certains  jours  nous  allions  visiter  l'orgue.  Le  rêve  de  l'abbé 
avait  été  d'en  construire  un.  Les  matériaux  en  remplissaient  un 
coin  du  vaste  grenier  qui,  avec  son  toit  élevé,  ressemblait  assez  à 
une  église  rustique.  Il  revenait  parfois  travailler  à  l'instrument 
inachevé  qu'il  ne  termina  jamais.  Le  sacerdoce  et  la  charité  lui 
prenaient  son  temps.  J'qi  su  de  lui,  ensuite,  des  traits  admirables. 
Né  avec  quelque  fortune,  elle  était  allée  à  toutes  mains,  répandue, 
émiettée  comme  le  pain  même  qu'elle  devenait.  Il  vécut  pauvre 
et  dénué.  Il  avait  pendant  cinquante  ans  dit  la  messe,  visité  les 
pauvres,  bêché  son  jardin,  travaillé  à  son  orgue.  J'en  ai  vu  les 
pièces  poussiéreuses  et  je  ne  comprenais  pas  que  ces  bois  épars 
pussent,  un  jour,  chanter  harmonieusement,  pas  plus  que  je  ne 
devinais  alors  que  ce  bonhomme  à  long  nez,  avec  sa  soutane 
jaunie  et  son  rabat  de  travers,  était  une  sorte  de  héros  secret, 
humble,  touchant  et  vénérable. 


Sûrement  que  grand-père  voulait  faire  son  testament,  car 
grand'mère  me  mena  avec  elle  chez  M.  Yardoux,  le  notaire.  Il 
habitait  place  du  Marché.  Son  panonceau  y  faisait  pendant  à  la 
savonnette  du  barbier.  Il  fallait  que  le  cas  pressât  pour  qu'une  des 
rares  sorties  de  la  pauvre  femme  ne  fût  pas  pour  l'église.  Elle 
n'allait  guère  plus  que  là,  brusquant  ses  messes  et  écourtant  ses 
sermons.  Je  ne  la  voyais  plus,  de  la  fenêtre,  causant  dans  la  rue 
avec  de  vieilles  dames. 

M.  Vardoux  la  reçut  dans  son  étude  et  chargea  son  clerc  de 
me  conduire  près  de  ses  fils.  Ils  étaient  trois.  L'aîné  avec  une 
grande  tête  jaune,  intelligent,  né  physicien  et  chimiste.  Tout  en- 
fant il  se  plut  aux  petites  expériences,  à  ce  qu'on  appelle  les  jeux 
scientifiques  ;  maintenant  il  montrait  une  véritable  aptitude  pour 
les  sciences.  Toutes  ses  journées  de  vacances,  il  les  passait  presque 


JOURS    HEUREUX.  '  85 

dans  une  sorte  de  grenier  laboratoire,  plein  de  cornues,  d'éprou- 
vettes,  de  bocaux  et  de  fioles.  Il  y  jouait  aussi  de  la  flûte  pendant 
des  heures. 

J'entendais  cette  flûte,  elle  se  répandait  par  toute  la  maison. 
On  distinguait  les  reprises;  plusieurs  fois  elle  recommençait  la 
même  mesure  où  l'air  achoppait,  puis,  la  difficulté  surmontée,  elle 
continuait  douce  et  aiguë. 

Les  deux  autres  Vardoux  entrèrent  dans  la  pièce  où  je  les 
attendais.  Cotaient  de  gros  garçons  un  peu  plus  âgés  que  moi.  Ils 
me  considérèrent  avec  curiosité,  puis  m'offrirent  de  venir  voir 
leurs  jouets.  J'acceptai.  Grand'mère,  qui  en  avait  fini  avec  le  no- 
taire, me  laissa.  Maître  Vardoux  me  reconduirait  plus  tard  en  al- 
lant voir  son  client. 

Ce  fut  une  mauvaise  journée. 

Les  jeunes  Vardoux  avaient  hérité  des  jeux  scientifiques  de 
leur  aîné.  Ils  possédaient  une  machine  électrique,  savaient 
charger  une  bouteille  de  Leyde,  vous  placer  sur  un  tabouret  à 
pieds  de  cristal  et  vous  tirer  des  étincelles  du  nez  et  des  cheveux. 
Je  fus  vite  épouvanté  de  leur  sournoiserie  et  ahuri  de  leur  turbu- 
lence. Les  deux  gamins  se  pincèrent,  puis  se  battirent,  se  colle- 
tèrent et  finirent  par  me  mêler  à  leur  bousculade. 

Leur  tapage  fit  intervenir  M.  Vardoux,  et  on  descendit  au  jar- 
din. Je  montai  sur  l'escarpolette  où  les  jeunes  Vardoux  me  balan- 
cèrent bientôt  à  tour  de  bras  et  si  rudement  que,  les  mains  meur- 
tries de  me  retenir  aux  cordes,  je  me  mis  à  pleurer.  Les  Vardoux, 
de  crainte  d'être  punis,  disparurent.  L'escarpolette  se  ralentit  peu 
à  peu.  J'étais  seul  et,  les  oreilles  rouges,  le  nez  gros,  j'écoutais, 
en  séchant  mes  larmes,  à  travers  les  persiennes  vertes  du  labora- 
toire, doucement  et  aigrement,  geindre  et  roucouler  tour  à  tour 
les  sons  inégaux  de  la  flûte.  Je  refusai  désormais  de  retourner 
chez  les  Vardoux.  J'aurais  assez  aimé  à  m'asseoir  auprès  de  l'aîné 
entre  les  bocaux  et  les  cornues,  dans  le  laboratoire  aux  persien- 
nes vertes  et  l'entendre  jouer  de  sa  flûte  traversière  en  balançant 
sa  grosse  tête  jaune  aux  joues  gonflées,  mais  les  bourrades  de 
ses  frères  m'effarouchaient  et  je  préférais  rester  seul  dans  ma  ran- 
cune. 

Si  je  détestais  les  deux  polissons,  j'aimais  vraiment  le  petit 
Claude,  le  fils  du  fermier.  Le  vieux  jardinier  me  conduisait  sou- 
vent passer  la  journée  à  la  ferme. 

Pour  y  aller  on  prenait  la  route  des  platanes  en  passant  de- 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vant  la  grille  et  le  mur  bas  de  la  maison  des  Néronde.  On  partait 
vers  une  heure.  Les  arbres  immobiles  mêlaient  leurs  feuillages. 
Jamais  je  ne  longeais  le  beau  jardin  au  perron  fleuri  sans  un  sen- 
timent d'admiration  et  de  regret.  Une  fois,  j'avais  vu  un  paon  qui 
rouait;  souvent  j'apercevais  les  deux  petites  filles,  nattes  au  dos, 
jouant  aux  grâces  ou  sautant  à  la  corde.  Je  savais  qu'elles  s'appe- 
laient Thérèse  et  Sophie.  Gela  me  semblait  un  lieu  inabordable  et 
délicieux.  Je  passais  et  je  le  perdais  de  vue.  Arrivé  au  pont  du 
canal,  on  le  traversait  et  on  suivait  la  levée. 

L'eau  filait  indéfiniment  droite,  entre  les  berges  de  gazon  dont 
l  herbe  se  reflétait,  brin  par  brin,  avec  les  arbres  en  bordure.  De 
gros  chalands  à  proues  goudronnées  remplissaient  presque  le 
passage  de  leur  forme  corpulente.  Des  haleurs  les  tiraient  par  de 
longs  câbles  qu'un  baudrier  de  cuir  liait  à  leurs  reins.  Ils  s'avan- 
çaient, penchés  en  avant.  Le  câble  se  tendait  ou  se  détendait, 
égratignant  l'eau  plate.  Derrière  les  barques  une  double  ride 
semblait  faucher  les  reflets. 

J'aimais  beaucoup  suivre  ce  canal.  A  une  écluse,  on  prenait 
un  petit  chemin  entre  deux  haies  et  on  arrivait  à  la  ferme.  Deux 
bâtisses,  l'une  d'habitation,  l'autre  de  granges  et  d'écuries.  Un 
grand  fumier  s'amoncelait  entre  elles.  L'odeur  du  lieu  était  d'abord 
indéfinissable,  mais  peu  à  peu  on  en  distinguait  l'origine  compo- 
site. La  maison  fournissait  le  parfum  de  lait  aigre,  de  pommes  de 
terre,  de  pain  de  seigle  qui  se  mêlait  à  la  senteur  des  écuries  et 
du  poulailler.  L'étable  fleurait  tiède,  la  bergerie  rance,  la  por- 
cherie acre.  Tout  cela  mijotait  au  soleil  de  la  vaste  cour.  Sur  la 
terre  piétinée  des  brins  de  paille  luisaient.  Un  soc  de  charrue 
étincelait  d'un  éclair  tranchant.  Les  oies,  jars  en  tète,  boitaient; 
leur  bec  jaune  dardait  un  sifflement  méchant. 

On  me  servait,  à  goûter,  du  lait  versé  d'une  cruche  de  grès 
à  fleurs  bleues  dans  un  large  bol  blanc,  sur  une  table  de  bois  poli. 
Au-dessus  de  la  cheminée  se  croisaient  deux  vieux  fusils.  Du  pla- 
fond pendaient  des  vessies  de  porcs  gonflant  leurs  outres  ballon- 
nées et  transparentes  et  d'une  poutre,  une  sorte  de  lustre  en 
papier  découpé  pour  attirer  les  mouches.  Elles  se  posaient  sur 
les  taches  de  lait.  Le  lit,  sous  des  rideaux  de  cotonnade  rouge,  I- 

s'enflait  de  la  molle  bouffissure  d'un  édredon  jaune. 

La  fermière  montrait  un  visage  terreux,  l'air  souffreteux  et 
fourbe.  Je  courais  les  champs  avec  le  petit  Claude.  Il  n'avait  plus 
son  toquet  à  pompon  des  dimanches.  II  portait  un  vieux  chapeau 


i 


JOURS    HEUREUX. 


87 


de  paille,  une  culotte  rapiécée,  avec  deux  bretelles  croisées  dans 
le  dos  où  bouffait  sa  chemise  bise.  Il  avait  ce  même  visage  ter- 
reux, mais  d'une  argile  plus  fine,  avec  de  ras  cheveux  blonds  et 
des  yeux  clairs.  Leste  et  agile,  sa  paire  de  sabots  à  la  main,  il 
courait  sur  la  poussière,  l'herbe  ou  les  cailloux,  de  ses  pieds  nus, 
durcis  et  calleux.  J'aimais  beaucoup  sa  compagnie,  il  était  doux, 
silencieux,  adroit  aune  infinité  de  choses.  Il  trouvait  dans  les 
haies  les  plus  touffues  des  trous  invisibles  pour  s'y  glisser;  il  con- 
naissait les  fossés  où,  dans  la  glaise,  l'eau  séjourne;  il  savait  es- 
calader les  échaliers,  ouvrir  les  barrières  que  ferment  des  ver- 
rous de  bois  et  qui  tournent  sur  des  gonds  d'osier  tordu  ;  il  savait 
les  coins  de  prairie  où  l'herbe  est  haute,  les  fourmilières  et  leurs 
monticules  vivans,  les  nids  de  guêpes  au  creux  des  vieux  saules, 
les  mares  à  grenouilles,  toutes  vertes  de  conferves,  où  leur  saut 
creuse  des  trous  noirs  qui  se  referment  sur  elles. 

Nous  allions  à  l'étang.  Profond  à  ses  bondes,  il  finissait  en 
pointe  basse  par  une  sorte  de  marécage  hérissé  de  joncs.  Nous  pa- 
taugions dans  le  sol  spongieux.  Les  pas  suintaient.  Claude  entrait 
dans  l'eau  et  en  ressortait  les  jambes  vaseuses.  Elles  séchaient  en 
écailles  de  boue.  Sa  petite  main  brune  et  vive  capturait  les  gre- 
nouilles, comme  au  vol,  en  leur  saut  élastique,  ou  les  tâtait  dans 
la  touffe  d'herbe  où  elles  se  réfugiaient.  Il  y  en  avait  de  jaune 
clair,  d'autres  couleur  de  cuir  mouillé,  de  verdàtres,  de  vertes; 
toutes  dilataient  un  petit  œil  rond  cerclé  d'or,  et  il  liait  leurs  pattes 
souples  d'un  jonc  flexible. 

Avec  Claude  je  connus  l'odeur  des  prés,  la  senteur  de  l'eau 
et  de  la  vase,  le  parfum  vigoureux  des  labours,  les  grands  ciels 
de  soleil,  l'ombre  des  haies,  les  lumières  horizontales  des  cou- 
chans.  Parfois  nous  rencontrions  le  fermier  menant  son  attelage 
de  bœufs,  assis  sur  le  timon  de  la  charrette,  et  piquant  ses  bêtes 
d'un  aiguillon.  Des  plaques  de  mouches  grouillaient  sur  leurs  poils. 

L'étable  chaude  alignait  les  croupes  raboteuses  des  vaches. 
Les  porcs  se  pressaient  en  grognant  autour  de  l'auge.  Les  granges 
embaumaient  d'une  poussière  parfumée.  Nous  glissâmes  du  haut 
des  meules. 

J'ai  beaucoup  aimé  le  petit  Claude.  Il  était  très  bête  et  très 
doux,  furtif  et  patient;  mais,  le  soir,  en  rentrant  de  la  ferme,  sous 
les  platanes,  je  regardais  si  les  petites  filles  jouaient  encore  dans 
le  jardin  de  leur  belle  maison  doù  venait  dans  l'air  pur  lodeiir 
des  roses  du  perron. 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


Je  revenais  de  chez  l'abbé  qui  m'avait  donné  une  fort  bonne 
toupie.  Nous  l'avions  fait  ronfler  sur  les  grandes  dalles  fraîches  de 
Ja  salle  basse  oii  ses  arabesques  imitaient  les  méandres  de  l'ar- 
rosage. La  boule  de  buis  gonflait  ma  poche  d'où  pendait  un  bout 
de  ficelle.  En  entendant  mon  pas  sur  l'escalier,  ma  mère  sortit  de 
la  chambre  de  grand-père  :  —  Viens  lui  dire  bonjour;  il  veut  te 
voir. 

Instinctivement  je  tirai  de  ma  poche  ma  toupie  que  je  posai 
avec  mon  livre  sur  la  dernière  marche  de  l'escalier.  J'ôtai  mon 
chapeau.  Je  me  sentais  fort  troublé. 

Dès  l'entrée  j'aperçus  grand-père  dans  son  lit.  Des  oreillers  le 
soutenaient  assis.  Ses  mains  noueuses  sur  le  drap  blanc  parais- 
saient presque  noires.  Un  madras  rouge  et  jaune  roulé  autour  de 
sa  tête  lui  faisait  deux  cornes  sur  le  front.  Il  parlait  avec  peine. 
J'entendais  sa  poitrine  se  soulever  irrégulièrement.  Tante  Julie 
me  prit  sur  ses  genoux.  La  chambre  sentait  la  pharmacie.  Ma- 
riette entra,  portant  le  déjeuner  de  grand-père  qui  le  repoussa  et 
mangea  un  fruit.  Je  commençais  à  m'ennuyer.  Je  pensais  aux  es- 
paliers du  jardin,  le  long  du  mur  où  couraient  les  lézards;  celui 
sculpté  au  pommeau  de  la  canne,  posée  dans  un  coin  de  la  chambre, 
semblait  narquois  et  attentif. 

Nous  descendîmes  déjeuner.  Grand-père  restait  seul.  On  ap- 
procha à  portée  de  sa  main  le  cordon  d'une  sonnette. 

Dans  la  salle  à  manger,  nous  nous  assîmes.  Grand-mère  man- 
geait vite  et  remonta  la  première.  Ma  mère  et  mes  tantes  restaient 
à  table.  La  nappe  blanche  était  semée  de  miettes  de  pain.  Les  ca- 
rafes fraîches  suintaient  à  gouttes  glacées.  L'ombre  prismatique 
du  cristal  arlequinait  le  linge.  Le  café  noir  séjournait  dans  les 
tasses  ;  une  petite  écume  rousse  flottait  à  la  surface  en  îlots  mi- 
nuscules, se  désagrégeait.  Tante  Julie  trempa  un  morceau  de 
sucre  et  me  le  donna  jaune  et  fondant.  Marceline  un  autre.  Il  fai- 
sait chaud. 


* 


J'étais  couché  à  plat  ventre  sur  les  dalles  tièdes  de  la  galerie. 
Une  chaleur  orageuse  et  accablante  pesait  d'un  ciel  montueux  de 


j 


I 


JOLHS    IIEUIŒUX.  89 

gros  nuages  avec  des  intermittences  de  soleil  et  d'ombre.  En  bas, 
je  voyais  les  poules  aller  et  venir  sur  le  sable  cliaufTd,  levant 
haut  les  pattes  et  marchant  avec  précautions.  Au-dessus  de  moi 
la  vigne  arrondissait  en  berceau  ses  feuilles  vertes  et  veinées,  tor- 
dait ses  vrilles,  gonflait  ses  grappes  alourdies.  Quelques-unes, 
mal  exposées,  restaient  encore  dures  avec  leurs  graines  ratatinées, 
les  autres  mûrissaient,  à  certaines  manquaient  les  raisins  que  j'y 
avais  goiUés.  Elles  commençaient  à  attirer  les  guêpes  qui  seules 
troublaient  ma  quiétude  et  mon  soin  à  compter,  à  récompter  et  à 
disposer  en  combinaisons  symétriques  des  cailloux  de  silex  que 
m'avait  donnés  le  petit  Claude.  Ainsi  allongé,  je  regardais  le  dal- 
lage et  sa  perspective  et  le  mouvement  des  feuilles  par  leur 
ombre.  Les  guêpes  bourdonnaient  acharnées,  bruyantes. 

Peu  à  peu  je  distinguai  un  autre  bourdonnement,  celui-là 
lointain,  à  la  fois  imperceptible  et  formidable.  Le  ciel  à  travers 
les  feuilles  restait  bleu,  mais  le  soleil  avait  disparu;  je  ne  sais 
quoi  de  sombre  et  de  grave  se  répandait  sournoisement  dans  l'at- 
mosphère, d'inusité  et  de  magnétique. 

Une  feuille  frémit,  puis  une  autre,  puis  toutes  en  une  oscilla- 
tion multipliée.  Puis  il  se  fit  de  nouveau  un  silence  immobile,  où 
une  poule  gloussa,  et  un  grand  tourbillon  secoua  la  vigne  avec 
violence.  L'orage  approchait. 

Je  passai  la  tête  entre  les  barreaux.  Le  sable  de  la  cour  tour- 
noyait; des  duvets  épars  voltigeaient;  le  vent  avait  vidé  la  cor- 
beille où  la  vieille  Justine  plumait  ses  volailles.  Une  porte  re- 
fermée claqua  et  une  large  goutte  d'eau  tomba  juste  sur  un  de 
mes  cailloux  qu'elle  brillanta  en  même  temps  qu'une  autre  m'étoi- 
lait  la  main. 

Elles  tombèrent  d'abord  presque  une  à  une, lentes,  soupesées, 
définitives.  On  aurait  pu  les  compter.  Une  là,  une  autre,  une 
autre  encore  ;  puis  elles  se  rapprochèrent.  Je  les  entendais  frémir 
sur  les  feuilles  de  la  vigne  qui  tremblaient  à  leur  poids;  je  les 
écoutais  plaquer  sur  la  pierre.  Elles  augmentaient;  elles  s'uni- 
rent, se  soudèrent,  se  tissèrent  et,  le  temps  de  fuir  le  long  du  balcon 
et  de  regagner  la  chambre  par  la  porte-fenêtre,  je  me  sentis  les 
mains  ruisselantes. 

Un  brusque  éclair  traversa  le  ciel  et  le  lacéra  ;  d'autres  lui  suc- 
cédèrent comme  dardés  vers  un  but  invisible  qu'ils  manquaient 
et  recommençaient  à  viser.  Le  tonnerre  éclata.  Il  pleuvait  éperdu- 
ment.  Les  gouttières  dégorgeaient.  Je  vis  Claudie,  un  torchon 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  la  tête,  sa  jupe  retroussée,  sortir  dans  [a  cour  et  placer  sous 
le  jet  du  toit  des  terrines  vernies  qui  débordaient  aussitôt.  Les 
poules  s'étaient  rassemblées  dans  le  poulailler;  les  canards  bar- 
botaient joyeusement  sous  l'averse. 

Elle  fouettait  le  sable,  y  creusait  des  rigoles,  s'y  épandait  en 
flaques  ocellées,  et,  ravi,  j'écoutais  le  bruit  du  tonnerre  qui  s  éloi- 
gnait et.  dans  les  intervalles,  la  grande  rumeur  mate  de  la  pluie 
où  se  mêlaient  les  hoquets  des  gouttières,  le  clapotement  des 
baquets;  puis,  l'orage  fini,  j'écoutai  encore,  longuement,  minu- 
tieusement, légouttement  des  toitures,  des  arbres,  des  feuilles 
dans  l'odeur  fraîche  de  la  terre  humide  et  des  verdures  mouil- 
lées. 


* 
*  * 


Les  jours  qui  suivirent  cet  après-midi  d'orage,  et  qui  furent 
tièdes  et  pluvieux,  nuisirent  à  la  santé  de  grand-père.  Son  mal 
empira;  les  inquiétudes  revinrent.  La  chambre  close  en  devint 
plus  mystérieuse.  On  n'en  sortait  plus  que  par  la  porte  juste  assez 
entre-bâillée  pour  donner  passage,  comme  si  la  vie  y  rôdait,  tou- 
jours prête  à  s'en  échapper  avec  son  frisson  d'ailes  maladives.  Je 
restais  seul  presque  tout  le  jour.  Jamais  je  ne  possédais  la  maison 
plus  intimement  que  par  ces  journées  de  pluie.  Personne  ne 
s'occupait  plus  de  moi.  Il  me  semblait  que  tout  me  devînt  parti- 
culièrement familier.  Le  vide  du  vestibule,  certains  coins,  tel 
tournant  de  l'escalier,  prirent  pour  moi  un  aspect  qu'ils  gardèrent 
désormais. 

Je  montais  aux  chambres  de  mes  tantes.  Je  voyais  de  là  pleu- 
voir dans  la  cour,  et  pleuvoir  de  plus  haut,  d'une  pluie  qui  me 
paraissait  autre  que  celle  d'en  bas.  La  montre,  à  son  clou,  mar- 
quait une  heure  immobile.  La  fenêtre  restant  fermée,  la  senteur 
des  parfums  se  concentrait.  Une  robe  rose  pendit  trois  jours  à 
une  patère  des  rideaux. 

Sur  la  table  à  dessin  de  tante  Julie,  les  mies  de  pain  séché 
durcissaient  et  des  vieux  fauteuils  du  salon  sortait  parfois  une 
mite  dorée.  Elle  voletait  de  ses  petites  ailes  poudreuses  et  son 
flocon  poussiéreux  errait  à  travers  le  silence  dans  une  odeur  in- 
définissable de  camphre  et  de  lampe  éteinte.  Chaque  pièce  avait 
son  odeur  particulière. 

Celle  de   la  remise  en  bas  me  revient  encore.  Cette  remise 


JOURS    HEUREUX. 


91 


donnait  sur  la  cour  par  une  grande  porte  disjointe,  d'ordinaire 
entr'ou verte.  Un  demi- jour  y  éclairait  des  meubles  hors  d'usage, 
des  armoires  à  grosse  clé,  des  piles  de  bûches  et,  pendu  à  une 
poutre  par  une  corde  à  poulie,  une  sorte  de  garde-manger  en 
forme  de  cage  métallique  où  l'on  distinguait, à  travers  le  treillis, 
la  rougeur  d'une  viande  ou  la  plume  d'un  gibier.  Gela  sentait  la 
boucherie  et  le  faisandage,  le  bois  et  le  chiffon  et,  au  milieu,  une 
vieille  calèche  y  mêlait  son  relent  de  cuir  humide,  de  vernis  et 
de  drap  poudreux. 

Cette  ancienne  voiture  ne  servait  plus  depuis  dix  années, 
sinon  à  la  mise  bas  des  chattes.  Des  toiles  d'araignées  tremblaient 
aux  vitres  brisées  des  portières.  A  l'intérieur,  des  hirondelles  ni- 
chaient et  fientaient  sur  les  coussins  troués.  Je  m'y  asseyais  de 
longues  heures;  au  moindre  mouvement  l'antique  guimbarde  gei- 
gnait sur  ses  ressorts.  Elle  me  menait  en  pensée  sur  cette  route 
de  Terroine  où  nous  n'allions  pas,  tandis  que  les  perdreaux  que 
M"^  de  Verdeilhan  envoyait  à  grand-père,  de  ses  réserves  où  ses 
gardes  les  abattaient,  se  balançaient  doucement  dans  la  cage  mé- 
tallique qui  oscillait  au  moindre  souffle . 

On  avait  déjeuné  tristement.  Mariette  revenait  du  télégraphe 
où  ma  mère  l'avait  envoyée  porter  deux  dépèches.  Grand'mère 
était  remontée  dans  la  chambre.  Debout  à  la  fenêtre,  tante  Mar- 
celine regardait  la  rue.  Je  vis  qu'elle  pleurait.  La  journée  fut 
anxieuse,  Mariette  descendit  plusieurs  fois  l'escalier.  En  rôdant, 
je  la  vis  qui  guettait  dans  le  vestibule  sur  le  seuil  de  la  porte. 

Dans  la  salle  à  manger,  le  repas  n'avait  pas  encore  été  desserW . 
Je  metablis  sur  l'escalier.  Mariette  remonta  précipitamment. 
L'abbé  de  la  Talais  entrait.  Il  portait  un  surplis  blanc;  un  enfant 
de  chœur  le  suivait.  Je  me  levai,  il  passa  auprès  de  moi  et  lui,  si 
amical  d'habitude,  passa  comme  sans  me  voir,  les  mains  jointes 
sur  sa  poitrine,  les  lèvres  murmurantes. 

Je  me  sauvai  dans  la  cour;  il  ne  pleuvait  plus.  Vers  le  soir, 
ma  mère  parut  au  balcon  et  me  fit  signe  de  monter  ;  dans  l'esca- 
lier déjà  obscur,  je  croisai  ma  tante  Marceline  qui  m'embrassa. 
Je  me  sentis  mouillé  de  ses  larmes.  La  porte  de  la  chambre  de 
grand-père  était  ouverte,  il  y  avait  de  la  lumière.  Tante  Julie  al- 
lumait un  cierge  à  une  bougie  posée  sur  la  table.  Grand-père 
était  mort. 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


* 
*  * 


Mon  oncle  Jules  et  mon  père  arrivèrent  le  lendemain.  On 
n'avait  pu  les  prévenir  à  temps.  La  maison  semblait  se  réveiller 
d'un  sommeil.  Le  vieux  Gaspard  de  Berteuil  vint.  Il  entra  dans 
la  chambre  de  son  ami  d'un  pas  craquant  et  en  ressortit,  le  dos 
courbé,  la  perruque  sur  l'oreille.  M""*  deNéronde  s'entretint  long- 
temps avec  ma  mère.  Je  compris  qu'elle  parlait  de  moi.  Je  m'es- 
quivai . 

Mon  père  et  mon  oncle  se  promenaient  au  jardin.  La  vieille 
Justine  m'y  conduisit  en  allant  chercher  de  l'herbe  pour  les  la- 
pins. Elle  marchait  plus  cassée  que  de  coutume,  sa  faucille  de 
Parque  à  la  main. 

Il  faisait  une  admirable  fin  de  jour  d'été.  Les  derniers  lézards 
couraient  encore  sur  les  murs  tièdes.  L'ombre  oblique  des  arbres 
traversait  les  allées.  Mon  père  et  mon  oncle  se  promenaient 
vêtus  de  noir  et  coiffés  de  chapeaux  de  haute  forme.  L'abbé  de 
la  Talais  sautillait  entre  eux.  Au  milieu  du  parterre,  le  grand 
prunier  étalait  ses  feuilles  luisantes.  Au-dessous,  le  sol  était 
jonché  de  prunes  que  l'orage  avait  fait  choir. 

Il  y  en  avait  d'encore  vertes,  de  dures  et  comme  agatisées, 
d'autres  mûres  et  veinées  en  leur  or  mat.  On  les  ramassait 
râpeuses  d'un  peu  de  terre  sèche  ;  une  goutte  de  gomme  suintait 
de  leur  peau  tendue.  Parfois,  par  la  fente  de  l'une  d'elles  s'échap- 
pait une  guêpe  occupée  à  la  ronger,  et  c'étaient  celles-là  les  plus 
juteuses,  les  meilleures,  avec  la  mouche  d'or  qui  s'envolait  de 
leur  blessure  et  de  la  succulence  de  leur  chair  entamée. 


* 
«  * 


Ce  matin-là,  on  m'habilla  tout  de  noir  et  j'allai  jouer  sur  la 
galerie.  Les  gens  commençaient  à  entrer  dans  la  cour.  Un  groupe 
de  vieilles  femmes  à  coiffes  blanches  conversaient  avec  la  plu- 
meuse  de  volailles  qui  donnait  la  pâtée  à  ses  poules  enfermées.  On 
arrivait  de  la  campagne  pour  les  obsèques  et  on  eût  dit  presque 
un  jour  de  marché.  Quelques  paysans  se  mêlaient  déjà  aux 
femmes.  Je  reconnus  le  fermier.  Sa  blouse  bleue  fermait  au  col 
par  un  chaînette.  Il  était  coiffé  d'un  énorme  chapeau  haut  à 
longs   poils  et  tenait  le  petit  Claude   par  la  main.  Je  vis  aussi 


JOURS    HEUREUX.  93 

Pierre  le  jardinier  en  redingote  et  pantalon  noirs.  Il  avait  rem- 
placé ses  sabots  de  travail  boueux  et  équarris  par  des  sabots 
vernis  et  qui  luisaient. 

Ma  mère  m'appela  et,  en  m'embrassant,  son  voile  de  crêpe  me 
râpa  le  visage.  Elle  me  dit  qu'on  allait  me  conduire  déjeuner 
chez  M™"  de  Néronde,  avec  Sophie  et  Thérèse,  que  Pierre  allait 
me  descendre  par  une  échelle,  d'être  sage  et  qu'il  ne  fallait  pas 
pleurer.  Je  n'en  ressentais  aucune  envie,  quoique  la  mort  de 
grand-père  m'eût  beaucoup  impressionné,  car  j'étais  nerveux  et 
sensible  assez  pour  qu'on  voulût  m'éviter  l'émotion  de  la  cérémo- 
nie et  surtout  la  vue  du  catafalque,  dressé  dans  le  vestibule  parmi 
les  cierges  et  les  fleurs  ;  mais  l'idée  d'entrer  dans  la  grande  maison 
des  platanes,  de  monter  le  perron  fleuri,  me  transportait  de  joie. 

Le  vieux  Pierre  appliquait  son  échelle  à  la  balustrade  du  balcon 
et  ôtait  ses  sabots.  Je  le  vis  grimper  les  échelons,  sa  tète  grise  ap- 
parut. Il  me  prit  dans  ses  bras  et  me  descendit. 

Il  faisait  bon  sur  le  Cours.  Nous  traversâmes  la  ville.  11  y  avait 
du  monde  dans  les  rues,  des  dames  en  voiles  noirs  et  des  mes- 
sieurs gantés.  Je  rencontrai  M.  Gaspard  de  Berteuil  qui  ne 
m'aperçut  pas.  Il  caressait  du  bout  de  son  gant  la  frisure  de  sa 
perruque  de  deuil,  une  perruque  lustrée  qui  semblait  peinte  sur 
sa  tête. 

Nous  approchions  de  la  maison  de  M""^  de  Néronde.  Elle  sem- 
blait toute  rose  de  soleil,  au  fond  de  son  jardin  en  fleurs,  parmi 
les  beaux  arbres. 

Je  voulus  sonner  moi-même  à  la  grille.  Un  domestique  vint. 
De  la  bavette  blanche  de  son  tablier  sortaient  des  manches  de  lus- 
trine. —  C'est  notre  jeune  monsieur,  dit  Pierre.  —  Je  vais  le  con- 
duire et  prévenir  ces  demoiselles. 

Les  marches  du  perron  étaient  larges  et  basses.  On  m'intro- 
duisit au  salon  où  l'on  me  laissa  seul. 

Des  rideaux  rouges  tombaient  le  long  des  hautes  fenêtres.  Une 
rangée  de  grands  fauteuils  dorés  s'adossaient  au  mur  du  fond. 
Dans  un  angle,  une  table  ronde.  Une  massive  pendule  de  marbre 
jaune  reposait  sur  la  cheminée  dont  le  foyer  était  garni  d'une 
mousse  de  laine  piquée  de  roses  artificielles.  Tout  le  milieu  du 
salon  restait  vide.  Au  centre,  sur  le  parquet,  une  vaste  étoile  géo- 
métrique de  bois  noir  dont  les  rayons  irradiaient  en  s'amincissant. 
Juste  au-dessus  de  l'étoile,  un  lustre  de  cristal  étincelait  à  travers 
une  gaze  verdie  qui  l'enveloppait.  C'était  spacieux,  désert  et  nu. 


94  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Je  restais  assis  tout  au  bord  d'un  des  larges  fauteuils.  J'at- 
tendis. Je  me  levai  et  je  fis  le  tour  de  la  pièce  en  ayant  grand  soin 
d'enjamber  les  rayons  de  l'étoile  noire,  puis,  comme  personne  ne 
venait,  j'y  entrai  résolument.  Du  milieu,  je  marchais  jusqu'à  la 
pointe  de  l'un  des  rayons  et,  à  reculons,  revenu  au  centre,  je  pivo- 
tais pour  repartir  dans  un  autre  sens. 

La  porte  s'ouvrit,  et  Sophie  et  Thérèse  entrèrent,  suivies  de  leur 
gouvernante.  Nous  nous  regardâmes  un  instant,  indécis.  Elles  me 
considéraient  avec  l'attention  due  à  l'importance  d'un  petit  garçon 
qui  vient  de  perdre  son  grand-père.  Je  m'avançai  vers  elles.  Nous 
nous  embrassâmes. 

En  sortant  du  salon,  elles  prirent  leurs  chapeaux  accrochés 
dans  le  vestibule.  Ils  étaient  de  paille  tressée  et  pareils.  Toutes 
deux  portaient  les  cheveux  nattés,  l'une  châtaine,  l'autre  brune, 
Sophie  neuf  ans,  Thérèse  sept.  Elles  avaient  le  teint  clair  et  les 
yeux  rieurs.  Toutes  deux  en  tabliers  blancs,  l'une  avec  une  tache 
d'encre,  l'autre  avec  une  tache  de  confitures.  Sophie  marchait  à 
ma  droite,  Thérèse  à  ma  gauche. 

Nous  fîmes  d'abord  le  tour  de  la  pelouse,  puis  nous  prîmes 
une  allée  qui  entrait  sous  les  arbres.  Il  y  faisait  sombre  et  frais, 
un  hamac  y  était  tendu. 

La  gouvernante  trottinait  derrière  nous,  grasse  et  somnambu- 
lique.  On  rentra  déjeuner. 

J'étais  placé  entre  les  deux  petites  filles  qui  me  souriaient.  Le 
domestique  servait.  M.  et  M"MeNéronde  assistaient  aux  obsèques 
de  grand-père.  La  cérémonie  s'annonçait,  car  parles  fenêtres  ou- 
vertes on  entendait  sonner  les  cloches  de  l'église.  Ce  fut  d'abord 
un  glas  espacé,  puis  le  branle  s'accentua.  Sur  la  table,  les  cristaux 
sensibles  frémirent  et  tintèrent.  La  gouvernante  fit  signe  de  fermer 
la  croisée.  Le  bruit  s'assourdit.  «  C'est  pour  grand- père  qu'on 
sonne,  »  dis-je  à  Thérèse  et  à  Sophie. 

Elles  buvaient  en  des  gobelets  d'argent;  on  m'avait  donné  un 
verre  à  pied.  Quand  on  eut  fini,  elles  plièrent  leurs  serviettes  et 
les  passèrent,  roulées,  en  des  cercles  d'ivoire.  J'aurais  voulu  faire 
comme  elles,  rester  là,  ne  plus  les  quitter.  Nous  étions  devenus 
amis,  d'une  de  ces  brusques  amitiés  d'enfant  qui  ont  tout  de 
l'amour,  même  l'oubli  qui  les  suit. 

Le  jardin  rayonnait  au  soleil  de  midi.  Sur  la  pelouse,  un  jet 
d'arrosage  tournait;  un  arc-en-ciel  tremblait  dans  sa  pluie  étince- 
lante  qui  retombait  en  pierreries  fluides.  Les  paons  dormaient  au 


JOURS    HEUKEUX.  95 

soleil;  l'un  d'eux  se  leva,  étira  son  col  chatoyant  et  fit  la  roue.  Je 
battis  des  mains  et  ils  s'enfuirent  tous. 

Nous  cherchâmes  l'ombre  des  arbres.  Des  pins  qui  s'y  trouvaient 
mêlés  feutraient  l'allée  d'aiguilles  lisses.  Les  troncs  rougeâtres 
semblaient  brûler  sourdement.  Des  rayons  glissaient  à  travers  les 
branches.  Les  moucherons  s'y  doraient  en  passant.  Il  faisait  là 
une  torpeur  exquise. 

La  gouvernante  s'assit,  tassée  et  somnolente.  Nous  rôdâmes 
d'abord  çà  et  là.  Thérèse  ramassait  des  pommes  de  pin.  La  résine 
collait  à  son  tablier.  Mes  doigts  se  poissèrent  aux  écailles.  Sophie 
monta  dans  le  hamac.  Ses  petits  pieds  effleuraient  la  terre.  Je 
sautai  auprès  d'elle  et  Thérèse  nous  rejoignit.  Une  corde  atta- 
chée aidait  à  se  balancer.  Je  la  tirai  lentement.  Le  hamac  oscilla; 
j'accélérai;  un  peu  d'air  nous  toucha  au  visage,  délicatement. 
Nous  étions  serrés  les  uns  aux  autres.  Nous  allâmes  plus  haut, 
puis  je  laissai  ralentir.  C'était  comme  une  descente  en  quelque 
chose  de  tiède  et  de  tendre.  La  natte  ébouriffée  de  Sophie  me  ca- 
ressait l'oreille.  Je  repris  la  corde  et  je  la  tirai  de  toutes  mes 
forces.  Le  hamac  geignait  sur  ses  anneaux  de  fer  et  tressaillait  de 
soubresauts.  Thérèse  cacha  sa  tête  dans  mon  cou. 

Subitement,  une  à  une,  les  cloches  se  remirent  à  sonner.  C'était 
l'heure  où  le  cortège  sortait  de  l'église.  Cela  nous  r  -rivait  lourd, 
comme  tinté  lourdement  par  un  bronze  chaud,  avec  des  éclats 
subits,  des  assourdissemens  longs.  Un  vent  plus  vif  nous  touchait 
au  visage;  parfois,  nous  atteignions  la  hauteur  d'un  rayon  d'or 
oblique  qui  faisait  blonds  les  cheveux  châtains  de  Sophie  et  mor- 
dorait  la  brune  chevelure  de  Thérèse,  puis  nous  redescendions  pour 
remonter  encore,  et  instinctivement  nous  suivions  l'élan  aérien  du 
rythme  sonore  et,  dans  une  odeur  de  résine,  de  feuilles,  de  chanvre 
et  de  linge  frais,  parmi  nos  rires  balancés  que  dominait  parfois 
le  rauque  cri  du  paon  invisible  rouant  au  soleil,  en  une  joyeuse 
ascension,  au  son  des  cloches  lointaines,  nous  montions  ainsi, 
mollement,  indéfiniment,  côte  à  côte,  et  joues  contre  joues, 

Henri  de  Régnier. 


ORANGE  ET  NÉERLANDE 


A    L'OCCASION    DU    COURONNEMENT 
DE    LA    REINE    'WILHELMINE 


Le  12  mai  1889,  fêtant  la  quaranlième  année  de  son  règne,  le 
feu  roi  Guillaume  III  écrivait  de  son  château  du  Loo  où  l'impla- 
cable mal  le  tenait  en  réclusion  :  «  Il  y  a  aujourd'hui  quarante 
ans  accomplis  depuis  le  jour  où  j'ai  solennellement  assumé  le 
gouvernement  de  la  nation  néerlandaise...  La  bénédiction  de 
Dieu  a  confirmé  lantique  alliance  entre  Orange  et  les  Pays-Bas. 
Les  souvenirs  du  passé  me  sont  un  gage  pour  l'avenir  de  ma 
maison  et  de  mon  peuple  :  Orange  et  la  Néerlande,  sous  la  béné- 
diction divine,  unies,  fortes  et  libres.  »  Le  6  septembre  dernier, 
dans  l'Eglise  Neuve  d'Amsterdam,  la  jeune  reine  \Yilhelmine, 
inaugurant  son  règne,  disait  en  termes  à  peu  près  pareils  :  «  Je 
confirme  aujourd'hui  le  lien  étroit  qui  existe  entre  Moi  et  mon 
Peuple,  et  l'ancienne  alliance  entre  la  Néerlande  et  la  maison 
d'Orange  est  de  nouveau  scellée.  » 

Aces  paroles  royales  comment,  de  son  côté,  le  peuple  répond- 
il?  u  0  Reine,  notre  Reine!  s'écrie  l'un  des  premiers  journalistes 
de  la  Hollande,  vous  êtes  l'histoire  de  notre  pays  rendue  visible 
sous  sa  forme  la  plus  gracieuse...  Vous  êtes  la  gloire  de  notre 
passé  personnifiée  dans  une  fille  de  roi,  portant  ce  nom  sacré  pour 
un  cœur  hollandais  de  Guillaume  d'Orange,  le  Père  de  la  Patrie... 
Vous  faites  appel  à  nos  sentimens  les  plus  profonds  par  le  seul 
fait  de  votre  existence...  » 


ORANGE    ET    NÉERLANDE.  97 

C'est  donc  bien  là  le  principe  et  la  règle  de  la  politique  en 
Hollande  :  une  idée  domine  tout,  ou  plutôt  une  foi,  la  foi  oran- 
giste,  qui,  dans  les  diverses  confessions,  malgré  la  vivacité  des 
querelles  religieuses,  et  dans  les  divers  partis,  malgré  la  passion 
des  luttes  parlementaires,  ne  rencontre  pas  d'infidèles,  si  ce  n'est, 
—  et  très  peu,  —  vers  l'extrême  limite  du  socialisme  internatio- 
naliste; de  sorte  qu'on  peut  dire  que  quiconque,  aux  Pays-Bas, 
n'est  pas  orangiste,  n'est  pas  non  plus  Hollandais.  «  Je  ne  sais 
ce  que  je  suis  le  plus,  Hollandais  ou  catholique,  »  déclare  vo- 
lontiers un  des  hommes  qui  sont  l'orgueil  de  la  Hollande, 
poète,  orateur,  historien,  —  et  prêtre.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'en 
aucune  des  églises  réformées,  on  ne  trouverait  un  Hollandais 
plus  orangiste  que  lui.  Et  il  était  touchant  de  le  voir  se  parer, 
comme  un  enfant,  de  cocardes,  d'insignes  ou  de  médailles  de 
circonstance,  et  de  l'entendre  vanter,  tout  attendri,  le  charme, 
la  gaieté,  la  beauté  de  la  blonde  princesse  par  laquelle  «  Orange 
fleurira.  » 


I 

A  peine  a-t-on  mis  le  pied  en  Hollande  que  cette  «  antique 
alliance  »  entre  Orange  et  les  Pays-Bas  éclate  victorieusement  à 
tous  les  yeux  par  tout  ce  qui  peut  en  être  un  symbole.  Dès  la  sta- 
tion frontière  de  Roosendaal,  tout  le  rovaume  et  l'on  ose  ajouter 
tout  le  peuple  est  pavoisé,  aux  doubles  couleurs  de  la  nation  et 
delà  maison  royale.  A  droite  et  à  gauche,  des  mâts  se  dressent, 
qui  portent  d'immenses  drapeaux  tricolores,  —  Néerlande,  —  cra- 
vatés de  longues  banderoles  orange,  —  armes  parlantes.  A  perte 
de  vue,  d'autres  drapeaux,  d'autres  oriflammes  pendent  des  fe- 
nêtres, formant  au-dessus  des  rues  une  voûte  éclatante,  et  le 
regard  s'enfonce  au  loin  dans  une  perspective  orange  et  tricolore. 
Le  train  passe  :  villes  et  villages  défilent,  avec  leurs  maisons  en- 
guirlandées de  feuillage ,  ornées  de  ballons  orange  et  de  lan- 
ternes rouges,  blanches  et  bleues;  avec  leurs  hauts  clochers  parés 
d'étoffes  et  comme  vêtus  de  robes  nationales  et  royales,  qui  met- 
tent jusque  dans  le  ciel  un  reflet  tricolore  et  orange.  La  foule 
elle-même,  qui  emplit  les  places  de  mouvement  et  de  joie,  paraît 
orange  et  tricolore  :  jeunes  femmes  et  jeunes  hommes  ont  au  cha- 
peau des  rubans  orange,  au  corsage  ou  à  la  boutonnière  des 
nœuds  orange;  les  fillettes,  en  robe  de  mousseline,  ont  des  cein- 
TOME  CL.  —  1898.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tures  orange,  les  garçons  des  écharpes,  d'autres  des  casquettes, 
quelques-uns  des  culottes,  quelques-uns  enfin  tout  le  costume 
orange. 

Qui  donc  aimait  tant  les  «  symphonies  »  de  couleurs  ?  Il  se  fût 
plu  ici  dans  ces  jours  de  fête  :  c'est  une  véritable  symphonie  en 
orange,  à  la  gloire  de  la  jeune  reine  et  de  sa  maison.  Et  l'on  sent 
là-dessous,  au  fond  de  l'âme  populaire,  quelque  chose  de  si  sin- 
cère, de  si  naïf  et  de  si  spontané,  qu'on  ne  pense  pas  du  tout  à  un 
travestissement.  Ce  qu'il  pourrait  y  avoir,  pour  un  ironiste  de  sang- 
froid,  d'un  peu  ridicule  dans  certaines  manifestations  de  loyalisme, 
s'efface  et  ne  choque  plus.  Quand  l'amour  est  bien  fort,  on  lui  passe 
l'expression  outrée  ou  bizarre  :  or,  tout  ce  peuple  est  fou  d'amour, 
et  c'est  un  phénomène  unique  et  sans  équivalent  au  monde. 

Oui,  le  dernier  de  ces  humbles  qui  vont  devant  eux,  scandant 
d'un  pas  qu'on  devine  pourtant  lassé  le  rythme  solennel  du 
Wilhelmus  van  Nassouwe,  le  plus  pauvre  entre  ces  pauvres,  en 
tout  respect  et  d'un  total  amour,  paternellement,  fraternellement 
et  filialement,  est  amoureux  de  sa  reine,  amoureux  de  cette  fille 
d'Orange  et  de  Néerlande.  Et  il  le  crie,  et  il  le  chante  à  sa  ma- 
nière, comme  il  peut.  Ainsi  que  les  amoureux  de  tous  les  temps 
et  de  toutes  les  conditions,  sur  les  murailles  et  sur  l'écorce  des 
arbres,  il  trace  partout  le  chiffre  de  la  bien-aimée.  Ce  chiffre,  le 
W  couronné,  je  l'ai  vu,  —  et  je  n'en  ai  souri  qu'un  instant, —  se 
détachant  en  pâtes  d'Italie  d'un  écusson  de  raisins  secs,  à  l'éta- 
lage d'un  épicier;  et,  chez  le  charcutier  voisin, je  l'ai  retrouvé, 
—  je  n'en  ai  même  plus  souri,  —  ornant  de  la  courbe  élégante  de 
ses  deux  branches  un  superbe  jambon  emmanché  d'une  collerette 
orange,  avec  cette  inscription,  en  exergue, d'un  saindoux  neigeux: 
«  Vive  la  reine  Wilhelminel  »  et  la  date  :  «  31  août  1898.  »Les 
marchands  de  tabac,  luxe  de  la  Hollande,  affichent  leur  fidélité 
par  des  pyramides  de  boîtes  décorées  du  portrait  de  la  Reine,  d'où 
sortent  d'énormes  cigares  à  son  nom,  et  au  sommet  desquelles  se 
dresse  son  buste  en  plâtre,  la  poitrine  barrée  d'un  grand  cordon 
orange.  A  Utrecht,  ville  à  demi  catholique  ou  du  moins  siège  de 
l'archevêché  catholique,  un  marchand  de  statues  et  d'ornemens 
d'église  l'avait  placé,  ce  buste,  peint  «  en  personne  naturelle,  » 
joues  roses,  yeux  bleus,  cheveux  d'or  clair  sous  l'or  bruni  du 
diadème,  parmi  les  saintes  et  les  saints,  au  centre  du  cercle  bien- 
heureux, et  il  semblait  que  ce  fût  lui  qui  leur  fît  les  honneurs  de 
ce  paradis. 


ORANGE    ET    NÉERLANDE.  99 

A  ce  point,  ramour  devient  de  l'adoration,  et  la  fidélité  un 
culte.  Dans  la  banlieue  même  d'Utrecht,  à  Driebergen,  un  char- 
pentier ou  un  menuisier  de  village,  ayant  brossé  de  son  mieux 
une  toile  qui  représentait  la  Roine  dans  ses  vêtemens  d'appanit,  la 
couronne  en  tête  et  le  manteau  de  pourpre  tombant  des  épaules 
à  plis  lourds,  avait,  pour  l'exposer,  couvert  et  clos  sa  cour,  qui 
s'était  ainsi  transformée  en  une  espèce  de  chapelle  :  rien  n'y  man- 
quait, ni,  le  jour,  les  fleurs,  ni,  le  soir,  les  lumières:  dans  la  nuit, 
au  bout  de  la  grotte,  éclairée  ingénieusement  à  travers  la  trans- 
parence du  tissu,  toute  blanche  et  toute  rouge,  virginale  et  royale, 
Wilhelmine  resplendissait. 

Niintio  vobis  gaudiuin  magnum  :  joie  publique  et  joie  privée, 
joie  de  la  nation  et  de  la  famille,  joie  de  la  rue  et  de  la  maison  ; 
toute  démonstrative  et  extérieure  qu'elle  était,  l'allégresse  de  tous 
gardait  cependant  pour  chacun  Tair  ému  d'un  bonheur  intime. 
Une  longue  quinzaine  durant,  d'une  extrémité  du  royaume  à 
l'autre,  ce  n'ont  été  que  réjouissances,  cortèges  historiques,  illu- 
minations, réceptions  et  dîners,  —  car  on  ne  concevrait  pas  que 
la  Hollande  n'eût  pas  célébré  même  à  table  l'avènement  de  sa 
jeune  Reine.  —  L'un  de  ces  cortèges  historiques,  à  Zeist,  figurait 
une  entrée  dans  une  de  leurs  bonnes  villes  des  grands  Orange- 
Nassau.  Les  commissaires  allaient  devant  en  landau,  recueillant, 
les  applaudissemens  et  saluant  avec  gravité;  puis  venait  une 
chevauchée  d'habits  noirs  et  de  chapeaux  hauts  de  forme  :  les 
gros  fermiers  de  la  région,  montés  sur  leurs  plus  belles  bêtes  ;  et 
derrière,  précédant  des  chars  allégoriques,  les  hauts  seigneurs 
et  les  vaillans  guerriers  que  furent  le  Taciturne,  Maurice,  et  Fré- 
déric-Henri. Hs  avaient  vraiment  fière  tournure;  de  l'histoire 
vivante  passait  vraiment  en  eux  ;  et  c'était  cette  histoire  vivante 
qu'en  eux  contemplaient  et  admiraient  de  tout  leur  cœur  des 
hommes  comme  le  docteur  Schacpman  ou  M.  Fransen  van  de 
Putte,  qui  savaient  pourtant,  et  n'oubliaient  pas,  que  ce  faux 
Maurice  était  le  boulanger,  et  ce  faux  Guillaume  le  boucher  du 
village. 

Non  loin  de  Zeist,  à  Doorn,  autre  programme:  un  déjeuner 
réunissait  la  commune  entière,  enfans  et  vieillards,  riches  et  in- 
digens,  sur  la  pelouse  du  château,  et  les  invités  s'y  rendaient 
processionnellement,  tenant  des  rameaux  ou  des  bannières,  aux 
larges  et  mâles  accens  du  Willielmus,  dans  le  flamboiement  d'un 
midi  italien,  —  «  le  soleil  d'Orange.  »  —  De  même  qu'ailleurs, 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  des  temps  déjà  lointains,  on  plantait  l'arbre  de  la  liberté,  eux, 
ils  plantaient,  avec  des  acclamations  et  des  prières,  l'arbre  de  Id 
loyauté  et  de  la  royauté,  l'arbre  de  Wilhelmine,  le  Wilhehnina- 
boom;  et  c'est  de  proche  en  proche,  sur  cette  terre  féconde,  toute 
une  forêt  qui  se  lève.  Mais,  dès  que  l'ombre  s'étendait,  toutes  les 
allées,  toutes  les  pelouses  de  cette  opulente  contrée  qui  n'est  qu'un 
vaste  parc  plein  de  vieux  manoirs  et  de  villas  somptueuses,  les 
chênes  et  les  gazons  s'allumaient,  se  piquaient,  s'étoilaient  d'une 
multitude  de  feux;  et  la  Néerlande  s'endormait  en  une  douce 
clarté  orange. 

Il 

Amsterdam  avait  épuisé  toutes  les  ressources  de  la  magnifi- 
cence, et  dans  la  première  ville  en  avait  surgi  une  seconde,  de 
soie,  de  velours  et  d'or.  La  Reine  y  devait  arriver  le  lundi  5  sep- 
tembre vers  deux  heures,  et  dès  dix  heures  du  matin,  il  n'y  avait 
pas  une  tribune  qui  ne  fût  prise  d'assaut.  En  bas,  sur  les  trottoirs, 
le  ilôt  populaire  coulait  ininterrompu  :  tout  un  peuple  bon  enfant, 
sous  lœil  de  ces  militaires  bons  enfans  que  sont  les  gardes  ci- 
viques. De  temps  en  temps,  un  cavalier  faisait  piaffer  sa  monture, 
une  musique  jouait,  —  le  Wilhelmus,  toujours  ;  —  une  corporation 
de  mélier  prenait  position  dans  la  haie.  De  temps  en  temps  aussi, 
bourgeoisement,  un  garde  civique  levait  sa  gourde  et  buvait  un 
petit  coup;  on  en  voyait  qui  tenaient  deux  fusils,  à  tour  de  rôle, 
pendant  que  le  camarade  était  allé  dire  bonjour  à  un  ami  ou  fu- 
mer une  cigarette...  Rien  de  roide,  rien  de  rigoureux;  c'était  tout 
juste  assez  militaire  et  tout  juste  assez  officiel  :  la  foule  faisait 
sa  police  elle-même,  et,  placide,  heureuse  d'être  là,  ne  s'énervait 
point  des  longueurs  de  l'attente. 

Soudain,  le  canon  gronde  ;  il  vient  de  loin  comme  une  rumeur 
qui  ne  se  tait  plus  et  qui,  d'abord  sourde,  s'enfle  et  grandit  ;  infan- 
terie, cavalerie,  des  troupes  passent,  patriotiquement  applaudies, 
—  surtout  l'armée  des  Indes,  la  réserve  coloniale;  —  ensuite 
s'avance  l'escadron  blanc  et  bleu  des  gardes  d'honneur,  et  ensuite, 
les  officiers  et  dames  du  palais.  Maintenant  la  rumeur  est  un  ton- 
nerre de  voix  et  de  battemens  de  mains.  Des  toits,  des  balcons, 
des  fenêtres,  des  estrades,  des  vitrines  de  magasins,  des  réverbères, 
des  mâts,  des  ponts,  des  canaux,  c'est  une  envolée  d'écharpes 
et  de  mouchoirs  orange.  La  voici  enfin,  Elle,  dans  sa  voiture  à 


ORANGE    ET    NÉERLANDE.  101 

huit  chevaux,  avec  la  reine  mère  à  sa  gauche  ;  la  reine  mère  en 
toilette  mauve,  Elle,  toute  blanche.  Et  Elle  est  presque  debout,  le 
corps  projeté  hors  de  la  voiture,  et  Elle  rit,  et  Elle  agite  sa  den- 
telle vers  les  \itrines,  les  estrades,  les  balcons  et  les  toits,  saluant 
au-dessus  et  au-dessous  d'Elle,  belle  et  charmante  à  la  fois  de  sa 
majesté  et  de  sa  jeunesse,  à  la  fois  de  son  rang  et  de  son  âge, 
reine-enfant... 

Le  lendemain,  dans  la  Niemve  Kerk,  aux  termes  de  la  Constitu- 
tion, il  y  a  séance  publique  et  plénière  des  Etats-Généraux. 
L'énorme  vaisseau  est  bondé  ;  une  épingle  qui  tomberait  n'y  tou- 
cherait pas  le  sol.  Pareil  spectacle  ne  s'était  vu  depuis  «  l'inau- 
guration ))  du  roi  Guillaume  III,  le  12  mai  1849;  et  dans  cette 
ville,  on  peut  presque  dire  dans  ce  royaume  où  tout  le  monde  se 
connaît,  tout  le  monde  a  voulu  s'y  montrer  ;  la  vanité  s'en  est 
mêlée,  et  l'envie,  qui  ne  sont  jamais  absentes  des  actions  humai- 
nes ;  plus  il  était  difficile  d'être  admis  à  la  cérémonie,  et  plus  il 
était  distingué  de  l'être,  et  plus  on  tenait  à  l'être  ;  aussi  ofîrait-on 
d'une  carte  médiocre  un  prix  fantastique  :  mille  florins,  plus  de 
deux  mille  francs  ;  la  légende  veut  même  qu'il  en  ait  été  offert 
jusqu'à  dix  mille  florins,  vingt  et  un  mille  francs. 

Devant  la  grande  grille  de  cuivre  ouvragé,  chef-d'œuvre  de 
patience  et  d'élégance,  deux  trônes,  deux  fauteuils  étaient  posés, 
l'un,  à  droite,  un  peu  plus  élevé  que  l'autre,  tous  deux  sur- 
montés d'une  couronne,  mais  celui  de  droite,  d'une  couronne  plus 
grosse  que  l'autre  et  soutenue  par  les  lions  néerlandais,  avec  le 
chiffre  W  et  la  couronne  elle-même  répétés  sur  l'étoffe.  En  face, 
les  rangées  de  chaises  où  vont  prendre  place  les  représentans  de 
la  nation,  —  l'autre  haute  partie  contractante,  —  «  Nosseigneurs 
les  Etats-Généraux  de  Hollande.  »  Dans  l'intervalle,  une  table 
où  l'on  a  apporté  la  couronne,  le  globe  et  un  livre,  —  la  Bible 
ou  la  Constitution.  Une  profusion  de  plantes  et  de  banderoles; 
l'éventail  des  palmiers,  se  déployant  autour  de  chaque  pilier, 
et  animant  de  leur  chaude  verdure  le  poli  froid  et  gris  de  la 
pierre.  Etincellement  d'uniformes,  de  croix  et  de  bijoux.  Les 
quatre  princes  indiens,  debout  sur  les  marches,  chargés  de  pier- 
reries, cuirassés  de  lamelles  d'or,  luisent  comme  des  lingots  ou 
des  solitaires.  Déjà  la  famille  royale  est  arrivée  :  la  princesse  de 
Wied,  les  grands-ducs  de  Mecklembourg  et  de  Saxe-Weimar- 
Eisenach,  tous  trois  ensemble  ;  puis,  à  part,  la  reine  mère  Emma, 
dont  les  yeux  s'attachent  aussitôt,  avec  une  fixité  anxieuse,  à 


i02  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  porte  par  où  doit  entrer  la  jeune  reine,  et  par  oîi,  seule,  elle 
peut  passer,  avec  les  membres  des  deux  Chambres. 

Elle  entre  tout  à  coup,  dans  un  rayon  de  soleil,  précédée  du 
glaive  et  de  l'étendard.  Un  jour  plus  intense,  violet  et  rose, 
embrase  la  nef:  par  une  délicate  pensée,  à  la  minute  même  otî 
elle  entrait,  on  vient  d'écarter  le  voile  dont  était  recouverte 
la  grande  verrière  que  le  conseil  de  l'Eglise  a  voulu  vouer  au 
souvenir  du  couronnement.  —  Elle  est  entrée  et  elle  parle;  elle 
dit: 

Messieurs  les  membres  des  États-Généraux, 

Encore  jeune,  Dieu  m'a  déjà  appelée,  par  la  mort  de  mon  inoubliable 
père,  au  trône  où  je  suis  montée  sous  la  régence  si  sage  et  si  riche  en  bien- 
faits de  ma  mère  profondément  aimée. 

Ayant  accompli  ma  dix-huitième  année,  j'ai  pris  en  main  les  rênes  du 
gouvernement;  ma  proclamation  l'a  appris  à  mon  cher  peuple. 

A  présent,  le  moment  est  venu  oii,  au  milieu  de  mes  fidèles  États- 
Généraux,  et  sous  l'invocation  du  nom  sacré  de  Dieu,  je  m'engagerai 
envers  le  peuple  néerlandais  à  maintenir  ses  droits  et  ses  libertés  les  plus 
chères. 

Ainsi  je  confirme  aujourd'hui  le  lien  étroit  qui  existe  entre  moi  et  mon 
peuple,  et  l'ancienne  alliance  entre  la  Néerlande  et  la  maison  d'Orange  est 
de  nouveau  scellée. 

Haute  est  ma  mission,  belle  la  tâche  que  Dieu  a  mise  sur  mes  épaules. 
Je  suis  heureuse  et  reconnaissante  de  pouvoir  régner  sur  le  peuple  de  Néer- 
lande, un  peuple  petit  par  le  nombre,  mais  grand  par  ses  vertus,  fort  par 
sa  nature  et  par  son  caractère. 

J'estime  que  c'est  un  grand  privilège  pour  moi  d'avoir  pour  tâche  de  ma 
vie  et  pour  devoir  de  consacrer  toutes  mes  forces  au  bien-être  et  à  la  pros- 
périté de  ma  chère  patrie.  Je  rends  miennes  les  paroles  de  mon  père  bien- 
aimé  :  «  La  maison  d'Orange  ne  peut  jamais,  non  jamais,  faire  assez  pour 
la  Néerlande.  >- 

J'ai  besoin  de  votre  assistance  et  de  votre  concours  pour  l'accomplisse- 
ment de  ma  tâche,  Messieurs  les  représentans  du  peuple.  Je  suis  con- 
vaincue que  vous  me  l'accorderez  largement. 

Travaillons  ensemble  pour  le  bonheur  et  la  prospérité  du  peuple  néer- 
landais. Que  tel  soit  le  but  commun  de  notre  vie! 

Que  Dieu  bénisse  votre  travail  et  le  mien,  et  qu'il  serve  au  salut  de  notre 
Patrie! 

Alors,  lentement,  la  Heine  étend  le  bras  et  prononce,  presque 
syllabe  à  syllabe,  la  formule  constitutionnelle  : 

Je  jure  au  Peuple  néerlandais  d'observer  et  de  maintenir  toujours  la  Loi 
fondamentale. 

Je  jure  de  défendre  et  de  conserver  de  tout  mon  pouvoir  l'indépen- 
dance et  le  territoire  du  royaume  ;  de  protéger  la  liberté  publique  et  indi- 


ORANGE    ET    NÉERLANDE.  103 

viduelle  et  les  droits  de  tous  mes  sujets;  d'employer  à  la  conservation 
et  à  l'accroissement  de  la  prospérité  générale  et  particulière  tous  les 
moyens  que  les  lois  mettent  à  ma  disposition,  comme  doit  le  faire  un 
bon  roi. 

Ainsi  Dieu  me  soit  en  aide  ! 

Après  quoi,  c'est  au  tour  du  peuple  de  prêter  serment  à  la 
Reine.  Il  le  fait  par  l'intermédiaire  des  Etats-Généraux.  Quand  la 
Reine  a  fini,  le  Président  de  la  Première  Chambre,  M.  van  Naa- 
men  van  Eemnes,  un  peu  troublé  et  embarrassé  pour  ses  trois 
révérences,  répond  : 

Nous  vous  recevons  et  vous  inaugurons  comme  Reine,  au  nom  du  Peuple 
néerlandais,  et  en  vertu  de  la  Loi  fondamentale.  Nous  jurons  que  nous 
maintiendrons  votre  inviolabilité  et  les  droits  de  votre  couronne.  Nous 
jurons  de  faire  tout  ce  que  de  bons  et  fidèles  États-Généraux  sont  tenus  de 
faire. 

Ainsi  Dieu  nous  soit  en  aide! 

Un  huissier  procède  à  l'appel  nominal;  et  chacun  des  cinquante 
membres  de  la  Première  Chambre  et  des  cent  membres  de  la  Se- 
conde Chambre  reprend  et  affirme  :  «  Je  le  jure  !  Ainsi  Dieu  me 
soit  en  aide!  »  Les  libres  penseurs  se  contentent  de  dire,  comme 
la  Constitution  l'autorise  :  «  Je  le  promets  !»  Le  6  septembre,  il 
ne  manquait  guère  au  rendez-vous  que  les  trois  socialistes  de  la 
Seconde  Chambre,  —  dont  M.  Domela  Nieuwenhuis  n'est  plus  ;  — 
ils  n'avaient  voulu  ni  s'engager  du  bout  des  lèvres,  ni  se  taire,  ni 
mentir  à  leur  conscience,  ni  faillir  aux  convenances  :  ils  n'étaient 
pas  venus. 

Lorsque  le  dernier  député  eut  juré,  la  Reine  partit.  «  L'antique 
alliance  était  renouvelée  entre  Orange  et  la  Néerlande.  »  Il  n'y 
avait  pas  eu,  à  proprement  parler,  de  couronnement  :  la  couronne 
et  le  globe  étaient  restés  sur  la  table,  près  du  Livre  :  personne  n'y 
avait  touché.  Sérieusement  et  sans  pompe  vaine,  s'était  accomplie 
une  chose  sérieuse,  dans  la  simplicité  de  formes  de  laquelle  on 
sentait  de  la  durée  et  presque  de  l'éternité.  Comme  en  un  jour  de 
mariage,  les  Etats- Généraux  de  Hollande  et  la  princesse  d'Orange 
n'avaient  fait  qu'échanger  des  sermens  ou  des  promesses  ;  et  cela 
suffisait  pour  les  lier,  atout  jamais,  indissolublement;  et  cela  suf- 
fisait à  faire  de  cette  vie  nationale  séculaire  et  de  cette  vie  royale 
en  sa  fleur  une  seule  et  même  vie;  et  par  elle,  en  Orange,  la  Néer- 
lande était  assurée  de  refleurir. 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


III 


Mais,  tandis  que  la  Reine  lisait  son  discours,  nous  étions  quel- 
ques-uns qui  essayions  de  surprendre  sur  ses  traits  les  ressorts 
secrets  de  son  caractère  et  le  mystère  toujours  redoutable  qu'en- 
ferme une  âme,  même  d'enfant.  Le  haut  du  visage,  avec  le  front 
étroit,  l'arc  bien  dessiné  des  sourcils,  la  fine  arête  et  la  ligne  cor- 
recte du  nez,  sous  l'abondante  chevelure  qui  bouffe,  est  pour  ainsi 
dire  léger  et  éminemment  féminin;  le  bas  est  plus  lourd,  et  en 
quelque  sorte  viril  :  mélange  singulier  de  grâce  et  d'énergie.  La 
voix,  elle  aussi,  très  fraîche  et  néanmoins  très  ferme,  est  en  même 
temps  féminine  et  virile.  —  Vox  Reginœ,  disaient  le  soir  les  jour- 
naux d'Amsterdam.  —  Cette  voix  de  la  Reine,  ceux  qui  l'ont  en- 
tendue dans  l'Eglise  Neuve,  l'entendent  encore.  J'entends  encore 
le  ton  de  suprême  autorité  dont  elle  a  posé  son  :  «  Messieurs 
les  membres  des  Etats-Généraux,  »  appuyant  fortement  sur  toutes 
les  toniques,  et  détachant  les  mots,  comme  un  orateur  rompu  au 
métier;  la  note  grave,  voilée  et  attristée  qu'elle  a  trouvée  pour 
dire  :  «  Mon  père  inoubliable;  »  la  note  vibrante,  sonore  et  pleine, 
pour  dire  :  «  La  maison  d'Orange  ne  peut  jamais,  non  jamais! 
faire  assez  pour  la  Néerlande...  »  Un  Non  jamais!  isolé  de  tout 
le  reste,  dont  le  retentissement  allait  se  prolongeant,  et  qui  n'en 
finissait  plus,  et  qui,  en  efTet,  donnait  l'impression  àe  jamais. 

Et  puis,  pour  le  serment,  comme  elle  a  dit  :  Je  jure!  On  en 
était  émerveillé  :  «  Je  ne  croyais  pas,  m'a  confié,  à  la  sortie,  un 
des  anciens  ministres  de  la  Régence,  que  l'on  pût  mettre  tant  de 
choses  dans  :  Je  jure.  »  Et  il  ajoutait,  avec  cette  liberté  de  langage 
qui,  là-bas,  n'exclut  point  le  respect,  et  sans  intention  critique  : 
«  Son  :  Je  jure  !  et  son  :  Non  jamais  !  une  grande  artiste  ne  les  eût 
pas  mieux  dits.  »  —  Une  grande  artiste  ne  les  eût  pas  si  bien  dits  : 
tout,  ici,  était  d'une  reine  née  reine  ;  rien  d'une  reine  de  théâtre. 
Mais  il  est  évident  qu'il  y  a  dans  cette  jeune  fille  plus  qu'une 
jeune  fille,  que,  dans  cette  reine,  il  y  a  une  personne,  et  que,  ne 
fût-elle  pas  née  tout,  elle  se  serait  faite  quelqu'un. 

On  a  conté  sur  elle,  sur  ses  caprices  et  ses  colères  d'enfant, 
beaucoup  d'histoires,  la  plupart  assez  sottes  :  — Dieu  préserve  les 
rois  des  intempérances  du  reportage!  —  On  les  a  contées,  ces  his- 
toires, non  pas  pour  lui  être  désagréable,  mais,  au  contraire,  pour 
prouver  que  ce  n'est  point  une  physionomie  banale.  Est-il  donc 


ORANGE    ET    NÉERLANDE.  105 

besoin  de  tant  d'affaires;  fallait-il  provoquer  tant  de  confidences 
de  domestiques,  tant  de  ces  grosses  indiscrétions  qui  sont  de  petites 
trahisons;  fallait-il  tant  épier  par  les  serrures  et  tant  écouter  aux 
portes?  Que  la  reine  Wilhelmine  soit  autre  chose  qu'une  effigie 
effacée  et  sans  relief  à  mettre  sur  les  monnaies  et  sur  les  timbres- 
poste,  ne  s'en  aperçoit-on  pas  tout  de  suite?  Et  si,  par  impossible, 
on  ne  s'en  était  pas  aperçu,  le  premier  acte  de  son  règne  ne  la 
révèle-t-il  pas  ?  Car  son  discours  aux  Etats-Généraux  est  son  œuvre 
personnelle;  il  est  tout  entier  d'elle,  et  d'elle  seulement.  Elle 
n'en  a  donné  connaissance  au  Conseil  qu'une  heure  avant  de  partir 
pour  l'église,  en  avertissant  ses  ministres  qu'il  lui  serait  pénible 
qu'ils  y  voulussent  changer  quoi  que  ce  fût  :  «  C'est  la  première 
fois  que  je  fais  quelque  chose  comme  reine,  leur  a-t-elle  dit,  et 
c'est  aussi  la  dernière  fois  que,  comme  reine,  je  fais  quelque  chose 
sans  vous  :  mais,  devant  parler  aujourd'hui  aux  représentans  de 
mon  peuple,  je  désire  leur  parler  moi-même;  vous  ne  voudrez 
pas  me  causer  un  chagrin  en  m'en  empêchant.  »  Tout  cela  genti- 
ment, mais  résolument.  Et  si  résolument,  qu'il  est  des  «  libéraux  » 
qui  en  ont  pu  prendre  ombrage,  et  que  l'un  d'eux  ne  craignait  pas, 
deux  ou  trois  jours  après,  de  s'exprimer  ainsi  :  «  Elle  ne  tardera 
pas  à  apprendre  qu'il  n'y  a  pas  de  place,  dans  ce  pays,  pour  le 
pouvoir  personnel.  » 

Voilà  une  belle  déclaration,  mais  un  peu  forcée;  et  Où  dé- 
couvre-t-on  là  dedans  une  menace  sérieuse  de  <(  pouvoir  person- 
nel?» Autant  dénoncer  la  restauration  de  la  monarchie  absolue  et 
le  retour  aux  pratiques  féodales,  parce  que,  fatiguée,  la  jeune  Reine 
a  fait  prier  ses  féaux  sujets,  en  liesse  pour  son  avènement,  d'aller 
s'ébattre  ailleurs  que  devant  le  Palais  et  de  la  laisser  goûter  quelque 
sommeil.  Mais  quoi?  Quand  elle  serait  Orange  en  ceci  et  en  cela. 
Orange  par  le  bas  du  visage  comme  par  le  haut,  par  la  volonté 
comme  par  la  bonté,  son  «  père  inoubliable  »,  le  roi  Guillaume  III, 
n'a-t-il  pas  été,  pendant  plus  de  quarante  années,  le  modèle  des 
rois  constitutionnels;  et  pourtant,  à  la  mort  de  Guillaume  II, 
n'avait-on  pas  dû  lui  faire  violence  pour  qu'il  revînt  de  Londres, 
où  il  s'était  réfugié  en  haine  du  régime  constitutionnel?  «  Puis- 
que mon  père,  répliquait-il  à  toute  objurgation,  a  cru  devoir 
accepter  l'absurde  constitution  de  1848,  gouverne  qui  voudra; 
quant  à  moi,  je  ne  m'en  mêle  pas!  »  Il  finit  tout  de  même  par 
s'en  mêler,  et,  de  mémoire  de  peuple,  jamais  roi  n'observa  plus 
scrupuleusement  une    constitution    qu'il  jugeait    «    absurde.    » 


106  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Même  en  Hollande,  il  y  a  eu  du  chemin  parcouru  dans  le  dernier 
demi-siècle.  La  proclamation  de  Guillaume  III  était  sèche  et  de 
mauvaise  humeur,  telle  qu'on  la  pouvait  attendre  dans  ses  disposi- 
tions d'esprit  :  ((  Guillaume  I"  a  reçu  le  souverain  pouvoir  pour 
l'exercer  d'après  une  constitution.  Guillaume  II,  de  concert  avec 
la  représentation  nationale,  a  modifié  la  Constitution  selon  les 
exigences  du  moment.  Ma  tâche  est  de  garantir  à  la  Constitution 
son  application  intégrale.  En  m'acquittant  de  cette  tâche,  je 
compte  sur  le  constant  appui  de  tous  les  pouvoirs  constitution- 
nels. »  —  La  reine  Wilhelmine  n'écrit  pas  de  ce  style. 

Mais,  si  rien  ne  justifie  en  l'espèce  la  proposition  rapportée  tout 
à  l'heure,  il  demeure  vrai,  d'une  vérité  générale,  «  qu'il  n'y  a  pas 
de  place  en  Hollaade  pour  le  pouvoir  personnel.  »  Et  c'est  pour- 
quoi il  est  sans  doute  intéressant  de  déterminer  avec  quelque 
exactitude  la  nature  de  l'affection  à  nouveau  renouée  et  les  con- 
ditions de  l'alliance  à  nouveau  jurée  entre  les  Pays-Bas  et  la 
maison  d'Orange. 

IV  I 

Dans  la  série  des  princes  de  sa  race,  le  cas  de  la  jeune  reine  est 
particulier.  D'abord,  elle  est  la  première  fille  d'Orange  qui  ait 
occupé  le  trône  de  Néerlande;et  l'on  ne  saurait  oublier  non  plus 
les  circonstances  où  elle  est  née  et  où  elle  a  grandi.  A  son  endroit, 
l'affection  nationale  est  un  peu  mouillée  de  larmes.  Successive- 
ment, la  Hollande  avait  vu  disparaître  les  trois  fils  sortis  du  ma- 
riage de  Guillaume  III  avec  la  reine  Sophie:  l'aîné,  Maurice,  en 
bas  âge;  le  deuxième,  Guillaume,  en  pleine  maturité;  le  dernier, 
Alexandre,  à  trente-trois  ans.  Il  ne  restait  plus  à  la  couronne  d'héri- 
tier direct;  et,  par  surcroît,  il  n'était  que  trop  permis  de  concevoir 
d'autres  inquiétudes.  La  reine  Sophie  était  morte,  ayant  appris 
en  sa  vie  bien  des  choses  et  compris  bien  des  hommes,  mais  sans 
avoir  appris  à  comprendre  son  mari.  Abandonné  aux  instincts  de 
sa  nature,  aux  forces  déchaînées  qui  le  poussaient,  vieux  déjà  et 
tout  d'un  mouvement,  on  pouvait  craindre  qu'il  ne  se  compromît 
en  des  aventures  où  il  ne  s'engagerait  pas  seul.  D'un  commun 
accord  entre  les  partis,  on  eut  alors  l'idée  d'introduire  dans 
l'adresse  une  phrase  par  laquelle  les  États-Généraux  pressaient  le 
Roi  de  se  remarier  et  d'assurer  la  perpétuité  de  la  dynastie.  Le 
ministre  Kappeyne  se  mit  en  quête  d'une  reine  parmi  ces  prin- 


ORANGE    ET    NÉEULANDE.  107 

cesses  allemandes  qui  sont  la  réserve  royale  de  l'Europe  :  il  pro- 
posa et  fit  agréer  à  Guillaume  III  la  princesse  Emma  de  Wal- 
deck  et  Pyrmont,  lui  donnant  ainsi  —  otium  cum  dignilaté —  la 
paix  relative  et  la  dignité  de  sa  fin,  et  la  consolation  de  survivre 
en  une  fille,  postérité  de  Booz  et  de  Ruth,  par  qui  miraculeuse- 
ment revivaient  ses  trois  fils  perdus.  L'enfant  de  sa  vieillesse 
n'avait  pas  dix  ans,  quand  vinrent  pour  le  Roi  les  mois  de  l'inter- 
minable agonie,  les  longs  mois  du  Loo,  tout  emplis  de  la  mort, 
et  tout  glacés  par  elle,  et  tout  enfiévrés  de  déraison.^. 

Invinciblement,  cette  «  séance  publique  et  plénière  des  Etats- 
Généraux  )),dans  la  Nieuwe  Kerk  d'Amsterdam,  évoquait,  cliez 
nous  tous  qui  y  avions  assisté,  le  souvenir  d'une  autre  séance, 
lugubre  celle-là,  tenue  à  La  Haye,  par  un  après-midi  brumeux 
d'automne  déjà  avancé,  la  séance  du  28  octobre  1890,  où  le  baron 
Mackay,  ministre  des  Colonies,  faisant  fonction  de  président  du 
Conseil  et  M.  de  Savornin-Lohman,  ministre  de  l'Intérieur, 
eurent  le  douloureux  devoir  d'annoncer  aux  Chambres  que, 
d'après  l'avis  des  médecins,  la  santé  du  roi  Guillaume  III  était  très 
profondément  altérée  et  que,  le  Conseil  d'Etat  consulté,  il  y  avait 
lieu  de  procéder  conformément  à  l'article  38  de  la  Loi  fondamen- 
tale et  de  donner  un  régent  au  royaume.  Une  première  fois,  il  est 
vrai,  Guillaume  III  était  revenu  des  portes  du  tombeau  ;  il  en  était 
revenu  plus  jaloux  que  jamais  de  sa  prérogative  souveraine,  fort 
excité  et  irrité  contre  ceux  des  siens  qui,  en  lui  tenant  de  plus 
près,  du  même  coup  touchaient  de  plus  près  à  la  couronne.  Mais, 
à  cette  seconde  attaque,  le  mal  paraissait  incurable  ou  fort  long 
du  moins  à  guérir.  La  régence  provisoire  du  Conseil  d'Etat  n'y 
pouvait  pourvoir  ni  parer.  La  reine  Emma  fut  proclamée  régente. 
Peu  de  mois  après,  le  roi  mourait.  Du  grand  arbre  d'Orange,  il 
ne  restait  plus  qu'un  bourgeon.  En  cette  détresse  de  la  maison 
royale,  la  Hollande,  compatissante  et  inquiète  sur  elle-même, 
adopta  sa  jeune  reine.  Et,  de  par  cette  adoption  tacite,  la  fille  des 
Nassau  devint,  sous  la  tutelle  de  sa  mère  et  du  peuple,  la  fille  de 
la  nation  (1). 

De  là,  ce  qu'il  y  a  de  particulier,  de  plus  chaud  et  de   plus 

(1)  C'est  ce  que  la  Reine  elTe-même  a  tenu  à  constater  dans  sa  proclamation  «  à 
Mon  Peuple  »,  du  31  août  1898,  le  jour  même  de  sa  majorité  : 

«  En  ce  jour  si  important  pour  vous  et  pour  moi,  j'éprouve  le  besoin  de  vous 
adresser  'quelques  paroles.  D'abord  un  mot  de  chaleureuse  gratitude.  Dès  ma 
plus  tendre  jeunesse,  vous  m'avez  entourée  de  votre  amour.  De  toutes  les  parties 
du  roj-uume,  de  toutes  les  classes  de  la  société,  des  vieux  et  des  jeunes,  j'ai  ret^u 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

familial,  dans  l'affection  de  la  Hollande  pour  la  reine  Wilhel- 
mine  :  elle  l'aime,  comme  elle  a  aimé  tous  les  Orange  ;  et  elle  l'aime, 
en  outre,  comme  elle  n'a  jamais  aimé  aucun  Orange;  elle  l'aime 
comme  une  fille  de  Nassau,  et  elle  l'aime  comme  une  fille  à  elle  ; 
mais  le  fond  de  cet  amour,  c'est  toujours  l'amour  d'une  maison 
en  qui  elle  s'aime.  Cette  nouvelle  alliance,  on  a  raison  de  le  répé- 
ter, c'est  toujours  l'antique  alliance,  celle  qui  fut  contractée  il  y 
a  plus  de  trois  siècles,  dès  que  le  Taciturne  et  la  Hollande  se  ren- 
contrèrent. Dès  qu'il  l'eut  vue,  il  ne  parla  plus  d'elle  que  comme 
d'une  fiancée  que  se  disputaient  les  prétendans.  Des  six  filles 
qu'il  eut  de  Charlotte  de  Bourbon,  sa  troisième  femme,  il  en 
appela  une  Catherine  Belgique,  une  autre  Flandrine,  une  autre 
Charlotte  Brabantique.  Les  provinces,  en  revanche,  ne  l'appelèrent 
plus  que  leur  père  Guillaume,  Vader  Willem.  De  ce  prince  à 
cette  nation,  il  se  fonda  une  famille.  Le  Taciturne,  et  en  lui  tous 
ses  descendans,  tous  ceux  de  son  nom,  tous  les  Orange,  épousèrent 
la  Néerlande. 

H  serait  excessif  de  prétendre  qu'entre  eux  il  n'y  eut  point, 
dans  la  suite  des  temps,  la  moindre  querelle,  que  tous  les  Orange 
furent  pour  la  Hollande  des  maris  parfaits,  et  qu'elle  n'eut,  en 
nulle  occasion,  rien  à  leur  pardonner.  Elle  le  sait  bien,  certes,  et 
elle  l'a  éprouvé  souvent,  que  c'est  une  race  au  sang  bouillant,  qui, 
depuis  Philippe,  comte  de  Buren,  le  fils  aîné  du  Taciturne,  jus- 
qu'au dernier  des  Nassau-Dietz,  Guillaume  111,  a  des  emportemens 
terribles,  mais  avec  de  généreux  retours;  race  guerrière,  cava- 
lière et  seigneuriale,  en  vérité,  où  des  formes  de  la  continence, 
tel  et  tel  n'en  voulurent  connaître  et  n'en  pratiquer  que  quelques- 
unes  :  grands  chasseurs,  grands  écuyers,  grands  mangeurs,  grands 
buveurs,  point  détachés  des  choses  charnelles. 

Elle  sait  cela,  et  elle  sait  aussi  tous  les  élémens  étrangers  que 
tant  d'unions,  saxonnes,  prussiennes  et  russes,  ont  mêlés  à  ce  sang 
effervescent  des  Nassau.  Mais  elle  sait  par-dessus  tout  que,  de 
la  ligne  othonique  ou  d'une  autre  ligne,  issus,  par  les  comtes 
de  Dillenbourg,  de  Jean,  frère  du  Taciturne,  ou,  par  Frédéric- 
Henri  et  Maurice,  du  Taciturne  lui-même,  ce  sont  toujours  des 
Orange-Nassau,  et  que  jamais,  dans  les  nécessités  de  l'histoire, 

toujours  les  preuves  les  plus  frappantes  de  votre  attachement.  Après   la  mort  de 
mon  père  bien-aimé,  vous  reportez  sur  moi  votre  amour  pour  ma  maison, 

«  Maintenant  que  je  suis  prête  à  commencer  la  belle  et  trop  lourde  tâche  à  laquelle 
je  suis  appelée,  je  me  sens  comme  portée  par  votre  fidélité...  » 


ORANGE    ET    NÉERLANDE.  109 

les  Orange-Nassau  ne  lui  ont  manqué.  Parfaits,  ou  plus  près  de 
l'être,  si  elle  eût  eu  moins  à  leur  pardonner,  peut-être  les  eût-elle 
moins  aimés. 

Ils  sont  pour  elle  tout  ensemble  plus  et  moins  que  des  rois. 
République,  elle  les  eut  d'abord  pour  stathouders,  pour  magis- 
trats électifs;  plus  tard, de  1747  à  1795,  pour  princes  héréditaires; 
depuis  le  16  mars  1815,  elle  les  a  pour  rois  constitutionnels.  La 
Hollande  n'est  donc  pas  monarchiste,  elle  est  dynastique  ;  la  mo- 
narchie n'y  a  que  des  racines  trop  courtes,  beaucoup  plus  courtes 
que  la  dynastie  ;  et  le  titre  ici  importe  peu,  pourvu  que  ce  soit  à  la 
personne  d'un  Orange  qu'il  soit  attaché.  La  Hollande  républi- 
caine s'est  facilement  changée  en  monarchie  sous  un  Orange  : 
la  Hollande  monarchiste  redeviendrait  aisément  république  sous 
un  Orange  :  l'étiquette  à  donner  au  gouvernement  ferait  à  peine 
question;  et,  au  surplus,  il  n'est  guère  de  république  aussi  répu- 
blicaine que  cette  monarchie.  Tous  les  liens  apparens  ne  sont 
que  des  fils,  sauf  celui-là;  mais  celui-là  ne  peut  être  rompu  :  et 
c'est  celui  qui  unit  les  Pays-Bas  à  la  maison  d'Orange.  D'autres 
noms  ont  occupé,  d'autres  familles  ont  traversé  la  vie  de  la  nation 
néerlandaise  :  elle  a  eu  pour  grands  pensionnaires  des  Oldenbar- 
nevelt,  des  De  AYitt,  des  Heinsius,  des  Schimmelpenninck  ;  mais 
ils  n'ont  fait  que  la  traverser,  dans  les  intervalles  des  Orange  :  les' 
Orange  seuls  l'ont  remplie.  Aussi  est-ce  sans  exagération  que 
les  cantates  et  les  allégories  faisaient  saluer  la  jeune  reine  par 
toutes  les  gloires  de  la  Hollande  en  tous  les  temps,  et  par  toutes 
les  grandeurs  de  tous  les  arts  :  que  la  poésie  la  saluait  par  Yondel, 
la  peinture  par  Rembrandt,  la  musique  par  Sweelinck  ;  et  que, 
comme  de  toutes  les  époques,  la  nation,  fidèle  et  reconnaissante, 
saluait  de  toutes  les  provinces,  «  des  pays  du  Nord  et  du  Sud,  et 
de  partout  où  est  la  patrie,  »  celle  qui  est  désormais  «  la  Dame 
de  Néerlande,  »  la  Princesse  de  Nassau,  —  Oranje  in  ziel  en  zin, 
—  Tàme  et  le  cœur  des  Orange. 


Le  nouveau  règne  s'ouvre  sous  d'heureux  auspices.  Dans  un 
pays  où  les  hommes  de  valeur  abondent,  la  jeune  reine  est,  en  ce 
moment,  entourée  d'hommes  d'une  valeur  exceptionnelle,  parmi 
lesquels  il  faut  au  moins  citer  M.  Pierson,  ministre  des  Finances 
et  ministre  dirigeant,  M.  de  Beaufort,  ministre  des  Affaires  étran- 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gères,  le  ministre  de  la  Justice,  M.  Cort  van  der  Linden,  et  le 
ministre  des  Colonies,  M.  Cremer,  Les  partis  n'ont  pas  désarmé  ; 
leurs  querelles,  qui  sommeillaient  ces  jours-ci,  se  réveilleront. 
Mais  les  questions  irritantes  sur  lesquelles  ils  se  livraient  bataille 
au  cours  des  dernières  années,  la  question  scolaire,  la  question 
militaire,  la  question  électorale,  sont  réglées,  arrangées,  écartées 
ou  différées.  La  jeune  reine  ne  rencontrera  pas  en  elles  de  diffi- 
cultés immédiates,  mais  ce  n'est  point  à  dire  qu'elle  n'en  rencon- 
trera nulle  part  :  le  métier  de  roi,  même  pour  les  reines  de 
dix-huit  ans,  est  im  dur  métier,  et  plus  dur  qu'il  ne  le  fut  jamais, 
en  ce  siècle  qui  finit  dans  l'angoisse  de  vagues  et  obscurs  com- 
mencemens. 

Laissons  de  côté  la  première  de  ces  questions,  celle  que  tout  le 
monde  prévoit  :  Qui  la  Reine  choisira-t-elle  pour  mari?  Sujet  de 
curiosité,  plutôt  que  de  sérieuse  préoccupation.  —  Que  ce  soit  en 
effet,  comme  le  bruit  en  court  avec  persistance,  le  prince  Guil- 
laume de  Wied,  fils  de  la  princesse  Marie,  petit-fils  du  prince  Fré- 
déric, ou,  comme  plusieurs  le  préféreraient,  l'un  des  fils  du  prince 
Albert  de  Prusse,  petits-fils  de  la  princesse  Marianne,  d'abord  le 
mari  de  la  Reine  ne  sera  que  prince-consort,  et  puis  lui-même 
aura  du  sang  des  Nassau,  et  par  lui.  quel  qu'il  soit,  c'est  «  Orange 
qui  fleurira.  »  Là  ne  saurait  donc  être  l'épreuve  redoutable.  Non  ; 
cette  épreuve  dépassera  peut-être  de  beaucoup  par  ses  consé- 
quences des  combinaisons  matrimoniales  et  même  des  combi- 
naisons politiques  :  en  Hollande  comme  ailleurs,  elle  sera  pro- 
bablement, non  pas  dynastique,  non  pas  politique,  mais  sociale. 
A  cet  égard,  l'abstention  des  trois  députés  socialistes  à  l'inaugu- 
ration, le  6  septembre,  est  un  symptôme  et  un  avertissement. 
Là  est  le  point  noir,  et  de  là  se  lèvera  le  gros  nuage  ;  mais  le  ciel 
changeant  de  ce  pays,  de  cette  terre  qui  est  presque  la  mer,  en  a 
vu  passer  bien  d'autres.  La  Hollande  n'abordera  pas  l'universel 
problème  dans  des  conditions  plus  défavorables  que  le  reste  de 
l'Europe;  au  contraire,  le  sens  droit  et  pratique,  l'esprit  moven 
de  conservation  et  de  liberté,  l'art  de  tenir  le  juste  milieu  entre 
lextrême  sagesse  et  l'extrême  hardiesse,  qui  distinguent  à  un 
si  haut  point  le  peuple  néerlandais,  sont  autant  de  gages  qu'il  en 
saura  trouver,  pour  ce  qui  est  de  lui,  une  solution  acceptable. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'avenir,  et  en  se  renfermant  dans  le  présent, 
quand  on  mesure  cette  force  faite  de  tant  de  fragilité,  comment,  du 
spectacle  que  nous  a  offert  la  Hollande  au  couronnement  de  la 


ORANGE    ET    NÉERLANDE.  111 

reine  Wilhelmine,  ne  pas  tirer  un  enseignement  que  nous  em- 
porterons par  delà  la  frontière?  Ce  que  nous  y  aurons  appris,  ce 
n'est  point,  à  coup  sûr,  la  supériorité  de  telle  ou  telle  forme  de 
gouvernement  sur  telle  ou  telle  autre  :  toutes  les  formes  de  gou- 
vernement se  valent,  et  les  unes  comme  les  autres  valent  exacte- 
ment ce  que  valent  les  institutions  et  les  hommes  qui  les  font 
mouvoir,  lesquels,  à  ne  pas  prendre  les  mots  pour  les  choses,  sont 
enréalitéle  gouvernement.  Ce  que  nousaurons  appris  enHoUande, 
ce  n'est  donc  pas  la  supériorité  de  la  monarchie  constitutionnelle 
sur  la  république  représentative  ;  de  lune  à  l'autre,  la  Hollande 
irait  sans  secousse  et  sans  regrets;  elle  n'est  ni  monarchiste,  ni 
républicaine,  elle  est  à  la  fois  une  monarchie  et  une  république. 
Mais  quelle  sécurité,  quelle  stabilité,  quelle  continuité  tranquille 
ne  donne  pas  aune  nation  l'attachement  à  une  dynastie,  lorsque 
cette  dynastie  est  nationale  comme  la  nation  même,  et  que  la  na- 
tion se  concentre  et  mûrit  en  elle,  et  qu'elle  s'alimente  et  se  re- 
vivifie dans  la  nation!  —  Seulement,  il  faut  que  cette  dynastie 
soit  véritablement  et  pleinement  nationale  ;  nationale  d'une  autre 
manière  que  par  une  communauté  d'origine  :  qu'elle  soit,  pour 
ainsi  dire,  concitoyenne  de  la  nation  autrement  que  par  Tétat  ci- 
vil. Il  faut  qu'elle  n'ait  avec  la  nation  qu'une  seule  vie  faite  d'une 
seule  histoire  ;  que  ni  ses  intérêts  ni  ses  vues  ne  s'opposent  au 
développement  national;  qu'elle  veuille  servir  uniquement  et  se 
montre  capable  de  mener  à  bien  la  cause  nationale;  que  ses 
princes  épousent  et  fécondent  la  nation  comme  les  Orange  la 
Néerlande  ;  et  que  par  l'une,  enfin,  s'accomplissent  les  destinées 
de  l'autre.  —  Voilà  bien  des  vertus  ou  bien  des  qualités;  il  n'est 
pas  aisé  de  les  réunir  : 

Pour  grands  que  soient  les  rois,  ils  sont  ce  que  nous  sommes. 

Et,  parce  que  ces  vertus  sont  très  rares,  on  ne  saurait  trop 
féliciter,  et  envier,  la  Néerlande  d'avoir  fait  naître  dans  la  maison 
d'Orange  toute  une  lignée  royale  qui  les  réunissait. 

Charles  Benoisï. 


UNE  MAISON  DE  VERRE 


De  tous  les  arts,  l'architecture  est  celui  dont  les  évolutions 
s'accomplissent  le  plus  lentement,  et  qui  semble  se  prêter  avec  le 
moins  de  souplesse  aux  transformations  qu'entraînent  soit  les 
cliangemens  de  climats  et  de  mœurs,  soit  les  découvertes  de  l'in- 
dustrie. 

Non  seulement  les  formes  consacrées  par  la  tradition  sont  sou- 
vent conservées  alors  même  quelles  ne  répondent  plus  aux  usages, 
aux  besoins,  aux  conditions  dexistence  de  générations  nouvelles; 
mais  il  arrive  aussi  qu'elles  persistent  parfois  en  dépit  des  lois 
absolues,  acceptées  par  tous  les  architectes,  en  A^ertu  desquelles 
les  formes,  les  lignes,  l'ossature  d'une  construction  doivent  dé- 
pendre de  la  nature  des  matériaux  employés.  C'est  ainsi,  par 
exemple,  que  les  Grecs  ont  gardé,  dans  leurs  entablemens  denti- 
culaires,  l'apparence  des  solives  de  leurs  primitives  constructions 
de  bois,  et  que  le  chapiteau  corinthien  n'est  que  la  traduction  en 
pierre  des  gracieuses  frondaisons  de  l'arbre  qui,  au  début,  jouait 
le  rôle  de  colonne.  De  nos  jours,  ne  voyons-nous  pas  nombre 
d'architectes  se  servir  du  fer,  —  élément  nouveau  mis  à  leur  dis- 
position par  l'industrie  moderne,  — sans  songer  un  seul  instant  à 
approprier  leur  méthode  constructive  et  leurs  recherches  orne- 
mentales aux  qualités  particulières  du  métal?  Ils  consentent  à 
l'utiliser,  mais  à  la  condition  de  le  dissimuler  honteusement 
sous  des  enduits,  comme  s'ils  rougissaient  d'accepter  sa  collabo- 
ration, ou  bien  ils  l'accompagnent  d'un  décor  emprunté  à  l'archi- 
tecture de  pierre,  insoucieux  de  commettre  de  cette  façon  un 
monstrueux  contresens.  Combien  de  fois,  cependant,  d'éminens 
esprits  ne  se  sont-ils  pas  élevés  contre  les  absurdités  d'une  pareille 
routine! 


UNE    3IAIS0N    DE    VEKRE.  113 

VioUet-le-Duc  a  écrit  à  ce  sujet  les  pages  les  plus  convain- 
cantes :  «  Il  est  évident,  a-t-il  dit,  que  si  on  construit  avec  du  fer, 
on  ne  peut  obtenir  les  formes  monumentales  qu'accuse  la  pierre, 
ou  que,  si  on  tente  de  le  faire,  on  procède  à  faux.  La  question 
est  de  savoir  si  le  fer  se  prête  à  des  formes  monumentales  quel- 
conques dérivées  de  l'emploi  judicieux  de  cette  matière  ;  si  l'archi- 
tecture consiste  seulement  dans  l'emploi  de  certains  matériaux, 
à  l'exclusion  de  certains  autres;  et  si,  parce  que  ni  les  Grecs  ni 
les  Romains,  ni  les  maîtres  du  moyen  âge  n'ont  employé  le  fer 
dans  leurs  grandes  constructions,  il  n'est  possible  de  trouver  la 
forme  architectonique  qui  lui  convient?  M'est  avis  que  les  Grecs 
et  les  Romains,  s'ils  eussent  possédé  nos  usines,  auraient,  avec 
leur  sens  pratique,  trouvé  à  donner  aux  constructions  en  fer  les 
apparences  déduites  de  Temploi  de  ces  matériaux  (1).  »  Il  y  a  plus 
de  vingt  ans  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  et  il  paraît  que,  malgré 
tout,  le  fer  laisse  encore  nos  architectes  indécis  et  inquiets  sur 
le  rôle  qui  peut  lui  être  attribué  au  point  de  vue  de  l'art  dans  la 
construction.  Vainement  Boileau,  ce  précurseur,  l'auteur  de  la 
coupole  de  l'église  Saint-Augustin,  a  soutenu  en  sa  faveur,  du- 
rant un  quart  de  siècle,  la  lutte  la  plus  opiniâtre;  vainement  nous 
avons  vu  s'élever  la  galerie  des  machines  et  les  autres  palais  de 
l'Exposition  de  1889  qui  ont  laissé  dans  tous  les  yeux  comme. un 
mirage  éphémère  de  grâce  imposante  ;  vainement  le  fer.  est  de- 
venu l'auxiliaire  précieux,  indispensable,  dont  on  use  à  tout 
propos  à  présent  dans  les  A-astes  édifices  aussi  bien  que  dans  les 
moindres  maisons  de  rapport  !  on  s'obstine  à  lui  refuser  une  vé- 
ritable valeur  esthétique;  on  le  confine  dans  les  rôles  d'utilité; 
on  l'exclut  des  grands  emplois;  on  lui  dénie  les  propriétés  déco- 
ratives et  sentimentales  qui  prêtent  à  un  monument  les  carac- 
tères de  la  beauté.  En  un  mot,  le  fer  reste  un  accessoire.  Les 
architectes  dédaignent  de  le  mettre  en  valeur  et  n'osent  pas  l'affir- 
mer avec  franchise.  Pour  la  prochaine  Exposition  universelle  de 
1900,  on  consent  à  l'employer  dans  les  nombreux  édifices  destinés 
à  disparaître  ;  mais  pour  les  palais  des  Beaux-x\rts,  élevés  aux 
Champs-Elysées,  et  qui  doivent  subsister,  MM.  Giraud,  Deglane 
et  Thomas  ont  estimé  que  la  pierre  seule,  «  la  noble  pierre,  »  était 
digne  d'y  contribuer. 

Il  n'est  pas  très  difficile,  en  vérité,  de  comprendre  les  raisons 

(1)  VioUet-le-Duc,  dans  le  journal  l'Art,  t.  XIII,  p.  238. 

TOME  CL.  —  1898.  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui,  à  toutes  les  époques,  ont  animé  les  architectes  d'une  sorte  de 
méfiance  à  l'égard  des  ressources  nouvelles  créées  par  la  science, 
et  qui  les  incitent  à  n'accepter  qu'avec  une  excessive  prudence  les 
matériaux  que  l'industrie  s'efforce  de  leur  procurer.  Il  en  existe 
deux  principales.  La  première  repose  sur  la  vieille  conception 
académique,  encore  si  vivace,  d'après  laquelle  le  Beau  serait  une 
qualité  indépendante  des  circonstances  de  la  production  et  con- 
forme à  un  idéal  immuable.  Nous  n'avons  pas  à  la  discuter  ici. 
Quant  à  la  seconde,  elle  provient  de  la  difficulté  de  trouver  du 
premier  coup  les  meilleures  conditions  d'emploi  d'une  substance 
nouvelle,  ce  qui  explique  les  longs  tàtonnemens  par  lesquels  on 
passe  avant  d'en  découvrir  et  d'en  déterminer  la  véritable  valeur 
décorative.  En  général,  pendant  cette  période  d'essais,  on  se  sert  de 
la  nouvelle  matière  comme  on  eût  fait  de  l'ancienne  qu'elle  rem- 
place, c'est-à-dire  sans  tenir  compte  de  la  différence  spécifique  qui 
distingue  l'une  de  l'autre,  et  par  conséquent  en  commettant  de 
grossières  erreurs.  D'autre  part,  on  ne  doit  pas  oublier  que  cette 
substance  a  des  qualités  expressives  qui  lui  sont  propres  :  c'est 
comme  une  langue  inconnue  dont  il  faut  apprendre  la  significa- 
tion, et  à  laquelle  le  public  doit  s'habituer  pour  en  comprendre 
peu  à  peu  le  sens.  ^ 

M.  Sully  Prudhomme  a  fait,  à  ce  propos,  une  remarque  très 
fine  dans  son  beau  volume  sur  l'Expression  dam  les  Beaux-Arts. 
Il  note  ce  fait  que  l'avènement  du  fer  dans  l'architecture  moderne 
va  fatalement  bouleverser  les  vénérables  règles  esthétiques  qui 
constituent  les  dogmes  de  la  religion  du  Beau  telle  que  l'ont  éta- 
blie les  Académies.  Son  argument  est  péremptoirc.  En  effet,  après 
avoir  constaté  qu'en  architecture  les  proportions  ont  une  impor- 
tance d'autant  plus  grande  qu'elles  sont  déterminées  par  la  résis- 
tance des  matériaux,  et  que  cette  résistance  est  en  rapport  avec 
leur  volume,  l'éminent  écrivain  constate  que  l'œil  humain  est 
habitué  depuis  la  plus  haute  antiquité  au  rapport  qui  existe  entre 
le  volume  de  la  pierre  ou  du  bois  et  leur  résistance  dans  les 
constructions.  Nous  sentons  proportion  ou  disproportion  selon 
que  la  base  d'un  édifice  est  plus  massive  ou  moins  massive  que 
les  parties  supérieures  ou  le  sommet.  Les  bâtimens  étant,  en 
général,  construits  de  matériaux  homogènes  de  même  résistance, 
en  moellons  ou  en  pierres  de  taille,  du  moins  à  l'extérieur,  nous 
n'y  voyons  jamais  sans  inquiétude  de  grêles  colonnes  supporter 
des  masses  de  grande  étendue.  Quand  même  nous  savons  que 


UNE    MAISON    DE    VERRE.  145 

dans  un  édifice  les  matériaux  ne  sont  pas  homogènes  et  que,  par 
conséquent,  certains  d'entre  eux,  sous  un  petit  volume,  peuvent 
supporter  les  autres  beaucoup  plus  volumineux,  nous  soulîrons 
cependant  de  voir  renversé  l'ordre  accoutumé  de  nos  perceptions. 
Or  avec  le  fer  c'est  ce  qui  arrive  tous  les  jours.  Grâce  à  lui,  nous 
voyons  de  minces  colonnes  de  métal  remplacer  les  larges  assises 
de  pierre  à  la  base  des  constructions,  et  ainsi  les  rapports  sécu- 
laires entre  le  volume  et  la  résistance  se  trouvent  brusquement 
changés.  Toutes  les  proportions  habituelles  que  l'on  considérait 
comme  des  signes  de  beauté  sont  modifiées,  et  les  lois  esthétiques 
de  l'architecture,  fondées  sur  les  anciennes  données  de  la  science, 
vont  se  transformer,  parce  qu'elles  ne  sont  plus  conformes  à  la 
science  actuelle.  M.  Sully  Prudhomme  fait  suivre  son  observa- 
tion de  cette  judicieuse  pensée  :  «  Une  longue  éducation  nouvelle 
du  regard  sera  nécessaire  pour  que  la  jouissance  perdue  soit  re- 
couvrée (1).  » 

On  en  pourrait  dire  autant  de  presque  tous  les  matériaux  que 
l'industrie  contemporaine  met  au  service  des  architectes.  Voilà 
pourquoi  ces  derniers  apportent  tant  de  lenteur  à  en  tirer  parti  ; 
voilà  pourquoi  ils  opèrent  entre  les  élémens  constructifs  une 
classification  arbitraire  et  dont  le  temps  se  chargera  certainement 
de  faire  justice,  quand  ils  admettent  les  uns  comme  dignes  de 
l'art  et  quand  ils  relèguent  dédaigneusement  les  autres  parmi  les 
facteurs  simplement  utiles.  Or  n'est-il  pas  permis  de  prévoir  que 
plus  la  science  fera  de  progrès  et  moins  les  matériaux  qu'elle 
créera  paraîtront  s'adapter  aux  formules  des  anciennes  esthé- 
tiques? 

Car  c'est  une  loi  facile  à  vérifier  qu'au  fur  et  à  mesure  que 
nous  avançons  dans  l'ordre  des  connaissances  mécaniques,  chi- 
miques et  physiques,  plus  les  objets  façonnés  pour  les  besoins  de 
l'humanité  perdent  le  sens  expressif,  symbolique  et  artistique, 
pour  ainsi  dire,  qu'ils  possédaient  à  l'origine.  Par  exemple,  nos 
armes  à  feu,  beaucoup  plus  efficaces  que  celles  de  nos  ancêtres, 
n'ont  pas  un  aspect  plus  terrible  ;  elles  ne  sont  pas  aussi  massives, 
et  leur  forme  extérieure  n'est  pas  conséquemment  à  un  égal  degré 
représentative  de  leur  solidité  et  de  leur  puissance.  Nos  bateaux 
à  vapeur,  nos  formidables  cuirassés  n'ont  pas  la  grâce  des  anciens 
bateaux  à  voile,  et  c'est  seulement  par  raisonnement  que  nous 

(1)  Sully  Prudtiomme,  l'Expression  dans  les  Deaux-Arls. 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvons  concevoir  comment  de  telles  masses  peuvent  se  mouvoir 
sur  l'eau.  Nos  horloges  si  compliquées  indiquent  moins  claire- 
ment leur  fonction  que  les  antiques  cadrans  solaires.  Il  viendra 
un  jour  où  nos  machines  à  vapeur  actuelles  se  réduiront  à  des 
formes  de  petites  proportions  qui  ne  correspondront  plus  à  la 
puissance  des  moteurs. 

L'action  des  forces  de  la  nature,  plus  savamment  transformée, 
perdra  de  plus  en  plus  le  caractère  représentatif  de  cette  action. 
Enfin,  nos  habitations  iront  toujours  se  modifiant  pour  répondre 
aux  besoins  des  générations  nouvelles,  aux  exigences  du  confort, 
aux  nécessités  d'une  hygiène  plus  raffinée,  et  des  matériaux  in- 
connus encore,  inventés  pour  ces  besoins,  s'ajouteront  à  ceux  qui 
déjà  troublent  l'esthétique  séculaire  des  architectes.  Dira-t-on 
que  tout  cela  prouve  que  le  progrès  industriel  est  l'ennemi  de 
l'art  et  qu'il  prend  parmi  nous,  dans  nos  préoccupations,  la  place 
qu'avait  jadis  la  Beauté?  Laissons  à  d'autres  ces  idées  découra- 
geantes, les  inutiles  regrets  et  les  amertumes  surannées.  Que  les 
esthéticiens  dissertent,  si  c'est  leur  plaisir,  sur  le  plus  ou  moins 
de  valeur  décorative  que  peuvent  avoir  les  matériaux  de  construc- 
tion que  nous  tâchons  de  mettre  à  leur  portée.  Patience!  Leur 
lanterne  s'éclairera  à  la  lumière  de  l'expérience.  Nul  doute  qu'ils 
ne  s'aperçoivent  tôt  ou  tard  que  l'esthétique  est  comme  ces 
phares  à  feux  changeans  qui  font  jaillir  de  la  nuit  des  réalités  fu- 
gitives. Ceci  succédera  à  cela.  C'est  la  loi  inexorable.  Examinons 
donc,  sans  pousser  plus  loin  ce  préambule,  quels  sont,  parmi  les 
élémens  de  construction  les  plus  récemment  mis  en  pratique, 
ceux  qui  semblent  devoir  le  mieux  contribuer  à  l'amélioration  de 
nos  habitations  modernes  au  double  point  de  vue  du  confort  et 
de  l'hygiène,  de  l'agréable  et  de  l'utile. 

Le  plus  important,  celui  qui  va  prendre  un  essor  inattendu, 
c'est  le  verre. 

II 

Deux  causes,  à  notre  époque,  contribuent  à  favoriser  une  évo- 
lution importante  dans  l'architecture  :  d'abord  le  morcellement 
des  fortunes  qui  permet  à  un  plus  grand  nombre  de  faire  con- 
struire des  habitations  particulières,  des  villas  ou  de  petits  hôtels 
aménagés  pour  une  même  famille;  ensuite  l'agglomération  dans 
les  villes  d'une  population  plus  dense,  qu'il  faut  loger  avec  un 


UNE  MAISON  DE  VERRE.  117 

souci  de  plus  en  plus  vif  de  salubrité,  voire  d'élégance,  et  à 
laquelle  sont  nécessaires  quantités  d'édifices  correspondant  aux 
formes  infinies  de  l'activité  de  la  vie  sociale  dans  nos  colossales 
cités  :  églises,  théâtres,  salles  de  conférences,  de  concerts,  d'expo- 
sitions, de  ventes,  cercles,  immenses  magasins,  maisons  de 
banque,  hôtels,  etc.  Comme  le  prix  des  terrains  va  toujours  crois- 
sant, on  doit  savoir  tirer  parti  des  plus  petits  espaces.  En  outre 
les  exigences  des  locataires,  qui  s'habituent  vite  aux  douceurs  du 
confortable,  devenant  chaque  jour  plus  impérieuses,  on  pourvoit 
les  maisons  de  rapport  d'une  multiplicité  d'appareils  qu'on  ne 
soupçonnait  pas  il  n'y  a  pas  bien  longtemps,  même  dans  les  plus 
opulentes  demeures.  Viollet-le-Duc  remarquait,  il  y  a  vingt  ans, 
qu'aujourd'hui  les  édifices  aussi  bien  que  les  habitations  privées 
doivent  contenir  quantité  d'organes  que  nos  aïeux  ignoraient  et 
dont  ils  ne  sentaient  pas  l'utilité.  «  Le  chauffage,  disait-il,  la  ven- 
tilation, l'éclairage,  le  service  des  eaux,  les  transmissions  élec- 
triques, constituent  des  parties  importantes,  essentielles  de  tout 
édifice  public  ou  privé.  Or  il  faut  bien  reconnaître  que  les  pro- 
cédés de  construction  adoptés  jadis  ne  se  prêtent  que  difficile- 
ment à  la  disposition  convenable,  facile,  de  tous  ces  organes (1).  » 
On  ne  saurait  nier  les  progrès  accomplis  par  nos  architectes  en 
ces  dernières  années  pour  établir  cette  circulation  d'eau  chaude. 
et  froide,  de  vapeur,  de  gaz,  d'air,  d'électricité  qui  serpente  main- 
tenant du  haut  en  bas  des  parois  de  nos  maisons  comme  les 
artères  sillonnent  le  corps  humain,  animant  nos  demeures  d'une 
sorte  de  vie  mystérieuse,  les  enveloppant  d'un  réseau  de  forces 
actives  qui  distribuent  à  volonté  la  chaleur,  la  lumière,  le  mou- 
vement, suivant  qu'on  tourne  un  robinet  ou  qu'on  presse  un  bou- 
ton moins  gros  qu'une  noisette.  Ces  progrès,  ils  ont  été  rendus 
possibles  grâce  à  la  structure  en  fer  qui  a  permis  de  faire  passer 
dans  les  vides  du  métal,  sans  nuire  à  la  solidité  du  bâtiment,  la 
trame  des  canalisations  par  lesquelles  se  répand  et  se  commu- 
nique cette  activité  magique.  On  en  verra  sans  doute  prochaine- 
ment bien  d'autres!  De  nouvelles  substances  sont  venues,  en  effet, 
s'ajouter  au  fer  pour  prêter  aux  architectes  le  secours  dont  ils  ont 
besoin  dans  l'obligation  où  ils  se  trouvent  de  satisfaire  aux  mœurs 
contemporaines  et  aux  besoins  modernes.  N'a-t-on  pas  les  cimens 
et  les  chaux  qui  fournissent  de  véritables  pierres  de  taille  artifi- 

(1)  Viollet-le-Duc,  dans  l'Art,  t.  XIII,  p.  31o. 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cielles  et  qui  peuvent  se  mouler?  N'a-t-on  pas  la  méthode  du 
ciment  armé,  si  fort  en  vogue  en  ce  moment,  qui  consiste  en  un 
lit  de  béton  coulé  sur  un  bâti  de  bois  reproduisant  la  forme  de  la 
partie  à  construire,  et  dans  lequel  on  encastre  une  ossature  de  fer 
qui  règle  et  consolide  le  tout?  Elle  contient  en  germe,  à  elle 
seule,  toute  une  révolution  dans  l'art  de  construire!  N'a-t-on  pas, 
enfin,  la  céramique  et  surtout  la  verrerie,  dont  les  progrès  inouïs 
dans  ces  derniers  temps  permettent  d'entrevoir  à  bref  délai  une 
transformation  profonde,  radicale,  dans  l'outillage  de  l'archi- 
tecture? 

Mais  avant  de  parler  du  verre  et  des  applications  étonnantes 
autant  que  variées  qu'on  va  pouvoir  en  faire,  une  remarque  s'im- 
pose. Il  est  certain  qu'à  l'heure  présente  le  mot  architecture  n'a 
plus  et  aura  de  moins  en  moins  la  signification  précise  et  limitée 
qu'on  lui  donnait  jadis.  Chez  les  anciens,  où  l'existence  était  infi- 
niment plus  simple  que  chez  nous,  l'architecture  se  bornait  à 
quelques  types  de  constructions,  pas  davantage.  Les  Grecs  avaient 
les  temples,  quelques  palais,  le  théâtre,  les  bains,  les   maisons 
privées,  et  c'était  tout.  «  Comptez,  dit  Taine  (1),  ce  qui  compose 
aujourd'hui  un  logis  passable,  grande  bâtisse  à  deux  ou  trois 
étages,  fenêtres  vitrées,  papiers,  tentures,  persiennes  doubles  et 
triples,  rideaux,  calorifères,  cheminées,  tapis,  lits,  sièges,  meu- 
bles de  toute  espèce,  innombrables  brimborions  et  ustensiles  de 
ménage  et  de  luxe,  et  mettez  en  regard  les  frêles  murailles  d'une 
maison  de  Pompéi,  ses  dix  ou  douze  petits  cabinets  rangés  autour 
d'une  cour  où  bruit  un  filet  d'eau,  ses  fines  peintures,  ses  petits 
bronzes  :  c'est  un  abri  léger  pour  dormir  la  nuit,  faire  la  sieste  le 
jour,  goûter  la  fraîcheur  en  suivant  des  yeux  des  arabesques  déli- 
cates et  de  belles  harmonies  de  couleurs;  le  climat  ne  réclame 
rien  de  plus.  Aux  beaux  siècles  de  la  Grèce,  le  ménage  est  bien 
plus  réduit  encore.  Des  murs  qu'un  voleur  peut  percer,  blanchis 
à  la  chaux,  encore^dépourvus  de  peintures  au  temps  de  Périclès: 
un  lit  avec  quelques  couvertures,  un  coffre,  quelques  beaux  vases 
peints,  des  armes  suspendues,  une  lampe  de  structure  toute  pri- 
mitive, une  toute  petite  maison  qui  n'a  pas  toujours  de  premier 
étage:  cela  suffit  à  un  Athénien  noble...  Aujourd'hui  un  État 
comprend  trente  à  quarante  millions  d'hommes  répandus  sur  un 
territoire  large  et  long  de  plusieurs  centaines   de   lieues,  c'est 

(1)  11.  Taiue,  l'hilotiophie  de  l'Art,  t.  11,  p.  162. 


UNE    MAISON    DE    VERRE.  119 

pourquoi  il  est  plus  solide  qu'une  cité  antique;  mais,  en  revanche, 
il  est  bien  plus  compliqué...  »  Cette  complication  de  l'existence, 
cette  tendance  à  tout  spécialiser  qui  caractérise  notre  civilisation 
moderne  ont  donné  naissance  à  une  foule  de  constructions  di- 
verses dont  on  ne  sentait  pas  le  besoin  autrefois,  et  qui  doivent 
avoir  des  formes  et  des  aspects  difîérens  pour  répondre  aux  be- 
soins variés  qu'elles  doivent  satisfaire.  Aux  palais  et  châteaux  de 
jadis,  à  nos  églises,  à  nos  hôtels  de  ville,  à  nos  palais  de  justice 
sont  venus  s'ajouter  quantité  d'édifices  qui  peuvent.se  ranger  en 
catégories  multiples.  Il  y  a  ceux  qui  correspondent  aux  grands 
services  de  l'État  :  ministères,  hôtels  de  préfecture,  hôtels  des 
postes,  hôpitaux,  écoles,  etc.  Il  y  a  les  théâtres,  qui  se  multiplient 
tous  les  jours,  les  salles  de  ventes  et  d'expositions,  les  marchés, 
bourses,  instituts,  facultés,  bibliothèques,  musées,  etc.  Il  y  a  les 
grands  magasins  qui  prennent  une  place  de  plus  en  plus  impor- 
tante, les  gares  de  chemins  de  fer,  les  hôtels  et  restaurans,  dont 
le  luxe,  l'organisation,  les  aménagemens,  calculés  pour  séduire 
la  foule  sans  cesse  croissante  des  voyageurs,  sont  assurément  un 
des  traits  caractéristiques  de  nos  mœurs  modernes.  Enfin  il  y  a 
l'infinie  variété  de  ce  qu'on  nomme  les  maisons  de  rapport,  et 
surtout  des  habitations  privées,  lesquelles  n'ont  à  aucune  époque 
reflété  à  un  degré  égal  le  caprice  individuel,  la  fantaisie  particu- 
lière, et  l'on  pourrait  presque  dire  l'anarchie  du  goût  comme  en 
notre  temps. 

On  avouera  que  tant  de  bâtimens,  si  divers  d'usage  et  de 
types,  ont  singulièrement  élargi  la  signification  du  mot  architec- 
ture, et  que  nous  nous  éloignons  par  la  force  des  choses  du  sens 
que  lui  donnaient  les  anciens.  En  efi"et,  pour  chacune  de  ces  con- 
structions, il  faut  se  servir  de  matériaux  difi'érens.  car  ceux  qui 
conviennent  à  un  marché  ou  à  une  gare  de  chemin  de  fer  ne  sau- 
raient être  les  mêmes  que  pour  une  église  ou  une  demeure  prin- 
cière.  Ce  sont  les  besoins,  c'est  la  destination  de  l'édifice  qui  dic- 
tent le  choix  de  la  matière  employée.  Or  comme  tous  les  matériaux 
imposent  des  formes  appropriées  à  leurs  qualités  et  à  leur  nature, 
il  en  résulte  forcément  une  diversité  dans  les  conceptions  archi- 
tecturales. Il  n'est  pas  téméraire  de  prévoir  que  nous  aurons  au 
xx*^  siècle  une  série  de  styles  qui  correspondront  à  la  pierre,  à  la 
brique,  au  métal  et  à  ses  divers  emplois,  au  verre  enfin,  aux  combi- 
naisons de  ces  matériaux  entre  eux,  et  ce  sera  principalement  par  les 
motifs  de  leur  décoration  qu'ils  porteront  le  cachet  de  leur  époque. 


120  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  y  a  au  moins  quatre  ans  que  l'on  a  signalé  aux  architectes 
les  services  nouveaux  que  le  verre  est  appelé  à  leur  rendre.  Il  peut 
remplacer  le  bois,  le  fer,  les  matériaux  de  construction  et  de  déco- 
ration; il  peut  servir  à  faire  des  conduites,  des  tuyaux,  des  cuves, 
des  tuiles,  des  cheminées,  et  jusqu'à  des  maisons.  Nous  avions 
conçu,  dès  cette  époque,  le  projet  d'une  maison  de  verre(l).  Les 
murs,  disions-nous,  seront  constitués  par  une  carcasse  en  fer 
d'angle  sur  laquelle  on  disposera  verticalement  des  dalles  en 
verre,  de  manière  à  réaliser  une  double  paroi  dans  l'intérieur  de 
laquelle  on  fera  circuler  l'hiver  de  l'air  chaud,  l'été  de  l'air  com- 
primé, lequel  en  se  détendant  refroidira  les  murs.  Les  toitures 
seront  en  verre  grillagé  ;  et,  naturellement  en  verre  aussi  les 
murs  d'intérieur,  les  escaliers,  etc.  Quant  à  la  résistance  de  la 
construction,  elle  sera  au  moins  comparable  à  celle  des  construc- 
tions actuelles  les  plus  solides.  Les  établissemens  Arbel,  à  Douai, 
vont  posséder  bientôt  de  colossales  cheminées  d'usine  en  verre. 
C'est  plus  léger  et  moins  coûteux  que  la  brique,  parce  que  le  verre 
employé  est  obtenu  avec  un  produit  industriel  sans  valeur.  Ce  pro- 
duit est  le  laitier,  résidu  qui  s'écoule  des  hauts  fourneaux  et  dont 
l'aspect  est  celui  de  petits  blocs  de  verre  noir.  Tous  ces  blocs  sont 
reliés  par  un  mortier  de  ciment  de  composition  spéciale.  On 
n'emploiera  même  pas  pour  consolider  la  construction,  tant  elle 
sera  homogène,  les  chaînes  et  les  cercles  en  fer  comme  avec  les 
briques. 

Ce  projet  d'une  maison  entièrement  construite  en  verre  aurait 
pu  paraître  chimérique  il  y  a  trois  ou  quatre  ans.  A  l'heure  qu'il 
est,  le  problème  se  présente  avec  des  solutions  faciles,  tant  ont  été 
rapides  les  progrès  de  cette  industrie  qui  chaque  jour  s'élargit  et 
croît  en  importance.  Les  résultats  obtenus  depuis  peu  par  l'inven- 
tion du  céramo-cristal  ou  pierre  de  verre  vont  lui  ouvrir  encore 
de  plus  grands  horizons.  Cette  nouvelle  matière  n'est  autre  que 
du  verre  dévitrifié,  c'est-à-dire  amené  à  un  état  moléculaire  spé- 
cial, et  dont  l'aspect  est  le  même  que  celui  delà  pierre  de  taille, du 
granit  ou  du  marbre.  Les  usines  de  M.  Garchey,  installées  dans  di- 
verses parties  de  la  France,  et  d'autres  verreries  (2)  qui  exploi- 
tent le  brevet  de  l'inventeur,  fournissent  déjà  au  monde  entier  des 
quantités  de  pierres  de  verre,  coulées  en  blocs  ou  en  plaques  de 
plus  ou  moins  grandes  dimensions  et  qui  sont  utilisées  dans  la 

(1)  .lournal  des  Débats  du  UJ  avril  189i. 

(2)  J.  Ilenrivaux,  le  Verre  et  le  Cristal  (1  vol.  in-8",  nouvelle  édit.  1897). 


UNE    MAISON    DE    VERUE.  121 

construction.  Ces  plaques  peuvent  recevoir  les  décorations  les 
plus  diverses:  elles  prennent  à  volonté  les  tons  calmes  de  la  pierre 
ou  le  somptueux  éclat  des  marbres  les  plus  riches.  On  les  fa- 
brique soit  unies,  soit  ornées  de  dessins  en  creux  ou  en  relief  ob- 
tenus par  une  sorte  d'emboutissage  à  l'aide  de  presses  puissantes 
agissant  sur  la  matière  amenée  au  préalable  par  la  chaleur  à  un 
état  convenable  de  malléabilité.  Ces  plaques  sont  rendues  rocail- 
leuses sur  une  face  de  façon  à  faciliter  leur  adhérence  sur  le  ci- 
ment. Quant  au  degré  de  résistance  qu'offrent  ces  pierres  de  verre, 
voici  comment  il  a  été  déterminé  par  les  expériences  officielles 
faites  au  laboratoire  des  Ponts  et  chaussées  de  Paris. 

—  A  r écrasement,  la  pierre  de  verre  résiste  à  2  023  kilogram- 
mes par  centimètre  carré,  tandis  que  les  matériaux  les  plus  durs 
employés  dans  les  constructions,  tels  que  le  granit,  ne  résistent  qu'à 
6S0  kilogrammes. 

—  A  la  gelée,  la  pierre  de  verre  a  subi  à  différentes  reprises 
l'action  des  mélanges  humides  et  réfrigérans  de  20  degrés  de  froid 
sans  altération,  puisque,  tout  au  contraire,  elle  a  résisté,  après 
ces  expériences,  à  une  pression  de  2  028  kilogrammes  par  centi- 
mètre carré. 

—  A  r usure,  sa  résistance  s'est  manifestée  par  le  frottement 
d'une  meule  à  grande  vitesse,  ce  qui  classe  à  ce  point  de  vue  la 
pierre  de  verre  avant  le  porphyre  de  Saint-Raphaël,  ou,  pour 
prendre  un  point  de  comparaison  parmi  les  pierres  de  taille,  à  un 
rang  très  supérieur  à  la  pierre  de  Gomblanchien . 

—  Au  choc,  déterminé  par  la  chute,  à  la  hauteur  de  1  mètre, 
d'un  poids  de  4''',200,  il  a  fallu  vingt-deux  coups  en  moyenne 
pour  obtenir  la  rupture,  et  trois  coups  en  moyenne  pour  la  pre- 
mière fissure. 

—  A  l'arrachement,  enfin,  l'effort  par  centimètre  carré  d'adhé- 
rence a  été,  pour  obtenir  un  décollement,  de  15''^',3,  de  telle 
sorte  que  la  plaque  de  verre  la  plus  courante,  c'est-à-dire  mesu- 
rant 50  centimètres  sur  33  centimètres,  nécessiterait  une  force  de 
25  000  kilogrammes  pour  être  arrachée. 

Ces  expériences  suffisent  à  établir  les  qualités  indubitables  de 
la  pierre  de  verre  au  point  de  vue  constructif  et  décoratif. 

L'emploi  architectural  du  verre  arrive  à  son  heure  comme  une 
conséquence  du  rôle  important  qui  a  été  donné  au  fer.  Après  bien 
des  tâtonnemens,  les  idées  se  précisent,  les  objections  tombent, 
les  difficultés  se  trouvent  écartées.  Bien  souvent  une  industrie 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doit  attendre,  pour  prendre  son  essor,  qu'une  autre  ait  également 
pris  le  sien.  Si  le  métal  a  eu  jusqu'à  présent  et  depuis  trente  ans 
tant  de  détracteurs,  c'est  qu'indépendamment  des  défauts  qu'on 
lui  attribuait  au  point  de  vue  esthétique,  on  n'entrevoyait  pas  en- 
core toutes  les  facilités  qu'il  offre  sous  le  rapport  de  la  décoration 
des  édifices.  La  construction  n^est  pas  tout  pour  l'architecte  : 
celui-ci  doit,  en  outre,  faire  une  œuvre  d'art  et  trouver,  dans  le 
mode  d'emploi  des  matériaux  dont  il  dispose,  les  élémens  du 
Beau.  «  La  beauté  de  l'édifice  résulte  de  la  parfaite  harmonie 
entre  les  moyens  employés  et  le  but  cherché,  et  de  l'accord  qui  en 
résulte  entre  toutes  ses  parties.  Elle  existe  même  dans  un  bâti- 
ment si  l'on  saisit  du  premier  coup  le  pourquoi  de  chaque  chose. 
La  décoration  est  l'ensemble  des  motifs  inutiles  à  l'existence  de 
la  construction  et  qui  ne  tendent  qu'à  charmer  la  vue.  Elle  pour- 
rait disparaître  sans  entraver  l'usage  normal  de  l'édifice,  car  elle 
n'en  est  pas  partie  intégrante  (1).  »  Comme  complément  de  cette 
judicieuse  distinction,  on  peut  dire  qu'il  existe  un  lien  étroit  entre 
la  forme,  la  matière,  la  destination  et  le  système  décoratif.  C'est 
pourquoi  le  fer  devait  provoquer  fatalement  un  retour  à  la  poly- 
chromie. Les  opinions  émises  par  M.  Sorel,  à  propos  des  recher- 
ches de  M.  de  Baudot,  dans  un  remarquable  article  de  la  Revue 
scientifique  (2),  confirment  pour  nous  cette  vérité  :  «  Parmi  les 
matériaux,  dit  cet  écrivain,  que  l'industrie  moderne  produit  d'une 
manière  vraiment  supérieure  et  originale,  il  faut  mettre  au  pre- 
mier rang  les  produits  vitreux.  On  a  déjà  bien  des  fois  essayé  de 
les  utiliser  dans  la  construction  en  fer,  mais  ils  se  lient  très  mal 
avec  les  formes  adoptées;  on  n'en  comprend  plus  la  raison  d'être. 
Il  en  est  tout  autrement  quand  on  les  applique  sur  le  ciment  frais  ; 
l'adhésion  est  parfaite  et  l'harmonie  ne  laisse  rien  à  désirer,  puis- 
que ces  matières  ont  toujours  été  associées  aux  enduits,  comme  leur 
couverte  naturelle  et  leur  complément  décoratif  indispensable.  » 
Depuis  trois  ou  quatre  ans,  nous  voyons  le  verre  servir  ainsi  à  la  dé- 
coration extérieure  ou  intérieure  comme  panneaux  de  revêtement. 
Un  artiste  de  grand  mérite,  M.  J.  Galland,  qui  a  décoré  de  cette 
manière  la  façade  d'une  maison  de  la  rue  de  Babylone,  à  Paris, 
a  exposé  au  Salon  du  Champ-de-Mars,  cette  année,  une  série  de 
plaques  en  verre  opalin  où  le  charme  des  couleurs  bigarrées  s'as- 

(1)  Voir  l'étude  de  M.  A.   Villenoisy  :  l'Architecture  en  fer,  dans  la  Revue  des 
Arts  décoralifs  (1897). 

(2)  25  mai  1893. 


UNE    MAISON    DE    VERRE.  423 

sociait  au  caprice  du  dessin  pour  produire  le  meilleur  effet.  A  cet 
égard,  on  peut  être  certain  que  nous  allons  assister  d'ici  peu  à  une 
véritable  révolution.  La  pierre  de  lierre  de  M.  Garchey  est  à 
peine  née  que  se  révèle  pour  elle  un  mode  d'emploi  aussi  com- 
mode que  peu  coûteux,  grâce  à  la  méthode  de  l'inventeur  du 
métal  déployé,  l'Américain  Golding. 

Qu'est-ce  que  le  «  métal  déployé?  »  Quelque  chose  de  très 
simple  et  de  très  ingénieux,  comme  on  va  voir.  C'est  une  plaque 
de  métal  transformée,  au  moyen  d'une  machine  spéciale  qui  opère 
comme  un  emporte-pièce,  en  un  treillis  où  il  n'y  a  ni  soudures, 
ni  rivures,  ce  qui  lui  assure  une  solidité  très  grande.  La  machine 
qui  découpe  ainsi  ce  métal,  en  mailles  plus  ou  moins  épaisses  et 
plus  ou  moins  espacées,  l'étiré  en  même  temps.  On  obtient  parce 
procédé  des  treillis  qui  ressemblent  aux  treillages  en  fils  de  fer, 
mais  qui  sont  rigides  et,  malgré  leur  légèreté,  sont  capables  d'une 
résistance  considérable.  Supposez  qu'on  habille  ces  lattis  d'une 
couche  plus  ou  moins  forte  de  ciment,  vous  obtenez  à  volonté  des 
cloisons,  des  planchers,  des  murailles.  Imaginez  maintenant  que 
par-dessus  le  ciment  vous  appliquiez  des  panneaux  de  revêtement 
- —  en  opaline  ou  bien  en  pierre  de  verre,  qui  peuvent  très  facile- 
ment être  assemblés  et  jointoyés  sur  le  lacet  de  métal,  et  vous 
avez  un  décor  aussi  varié,  aussi  pratique  qu'il  est  possible  de  le. 
concevoir. 

Par  cet  exemple,  que  nous  fournit  un  des  plus  récens  pro- 
cédés de  l'industrie  actuelle,  on  se  rend  compte  de  la  fertilité 
d'imagination  de  nos  inventeurs  dans  l'ordre  d'idées  où  nous  nous 
plaçons.  Encore  une  fois,  l'avènement  du  verre  comme  élément 
architectural  prend  de  jour  en  jour  des  proportions  extraordinaires. 
A  chaque  instant  une  découverte  nouvelle  se  produit  pour  en 
vulgariser  l'emploi.  Et  pour  ajouter  à  toutes  les  causes  qui  mili- 
tent en  sa  faveur,  les  exigences  de  l'hygiène  prophylactique,  ou 
même  de  la  simple  propreté,  qui  deviennent  si  rigoureuses  de 
nos  jours,  le  recommandent  encore,  en  dehors  de  ses  avantages 
décoratifs.  On  conçoit,  en  effet,  l'immense  intérêt  qu'il  y  aurait 
à  substituer  à  nos  tentures  mobiles  et  à  nos  papiers  peints  des 
enduits  durs,  non  poreux,  et  pouvant  supporter  aisément  le  lavage. 
Si,  de  plus,  on  pouvait  réaliser  effectivement  cet  idéal  d'une  con- 
struction monolithe,  où  les  murs  et  le  plancher  feraient  corps, 
un  simple  déménagement  permettrait  de  laver  les  parois  d'une 
chambre  de  malade  sans  craindre  d'y  laisser  de  l'humidité.  Pour 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  construction  des  murs,  on  peut  employer  le  verre  soit  en 
masses  compactes,  soit  en  pièces  soufflées  et  formées  de  façon  à 
en  permettre  un  assemblage  facile  dans  une  carcasse  de  fers  d'angle 
réunis  entre  eux  par  des  bandes  de  fers  plats .  Les  briques  ou  dalles 
de  verre  sont  posées  verticalement,  adossées  et  jointes  à  l'aide 
d'un  mastic  spécial.  On  constitue  de  cette  façon  une  double  paroi 
dans  l'intérieur  de  laquelle  on  peut  faire  circuler  l'hiver  de  l'air 
chaud  et  l'été  de  l'air  comprimé,  qui  s'y  détend  et  provoque  le 
refroidissement.  Dans  ces  parois  sont  logés  les  fils  électriques  et 
téléphoniques,  les  conduites  d'eau,  etc.  On  comprend,  sans  qu'il 
soit  besoin  d'insister,  les  avantages  résultant  d'un  pareil  système 
de  construction.  Partout  l'air,  la  lumière,  les  lavages  rendus 
faciles,  les  impuretés  des  parois  rendues  visibles  :  telles  sont  les 
conditions  que  l'emploi  du  verre  permet  de  réaliser,  et  qui  éta- 
blissent nettement  le  rôle  que  peut  et  doit  jouer  cette  merveilleuse 
matière  dans  notre  monde  moderne  (1). 

III 

Pour  offrir  au  public  du  monde  entier,  qu'attirera  à  Paris 
l'Exposition  universelle  de  1900,  une  démonstration  convaincante 
des  multiples  avantages  qu'offre  le  verre  aux  divers  points  de  vue 
que  nous  venons  d'énumérer,  c'est-à-dire  architectural,  hygiénique 
et  artistique,  nous  avions  fait  le  rêve  d'une  maison  entièrement 
construite  et  ornée  avec  cette  matière.  A  défaut  de  la  maison 
d'habitation  telle  que  nous  l'aurions  désirée,  avec  tous  les  acces- 
soires pratiques  du  confort  actuel,  et  montrant  à  la  fois  le  verre 
sous  les  in-finis  aspects  qu'il  peut  avoir,  c'est-à-dire  soit  dans  les 
œuvres  d'art  comme  celles  qu'exécutent  —  ou  dont  ils  facilitent 
l'exécution  —  les  Emile  Galle,  les  Bettanié,  les  Ringel,  soit  dans 
des  motifs  de  décoration  fixes  ou  mobiles,  la  prochaine  Exposi- 
tion universelle  montrera  du  moins  une  intéressante  application 
monumentale  du  verre.  Nous  voulons  parler  du  Palais  Lumi- 
neux, conçu  par  M.  J.-A.  Ponsin,  et  que  l'architecte  M.  Auguste 
Latapy  va  élever  près  de  la  tour  Eiffel,  sur  un  emplacement 
affecté  par  l'administration  à  cette  curieuse  tentative. 

Construire  un  palais  qui  fût  consacré  à  la  gloire  de  l'éclairage 
électrique,  telle  a  été  la  pensée  initiale  de  M.  J.-A.  Ponsin,  le 

(1)  Le  Verre  el  le  Cristal,  2*  édition,  page  509. 


UNE    MAISON    DE    VERRE. 


425 


verrier  distingué.  Que  ce  palais  fût  construit  en  verre  pour  mieux 
faire  valoir  les  prestigieux  effets  de  la  lumit're  dont  on  voulait 
célébrer  la  puissance,  l'idée  s'explique  d'elle-même.  On  se  mit 
donc  à  l'œuvre.  MM.  Ponsin  et  Latapy  combinèrent  leurs  efforts, 
et  voici  maintenant  que  le  Palais  Lumineux  est  en  cours  de  con- 
struction. La  donnée  en  est  intéressante.  Au  centre  d'un  jardin 
dessiné  par  des  pelouses  vertes  où  courent  des  allées  bordées  de 
fleurs  et  favorisant  des  effets  de  perspective,  le  palais  s'élèvera, 
dressant  dans  l'espace  sa  silhouette  tourmentée,  bizarrement 
découpée,  comme  un  bijou  décoré  de  pierreries  phosphorescentes 
dans  un  écrin  d'arbres  sombres.  La  façade  principale  aura  l'aspect 
d'un  immense  portique  dont  les  toitures,  surmontées  de  campa- 
niles et  d'une  statue  ailée  personnifiant  la  lumière,  seront  soute- 
nues par  de  hautes  colonnades.  Au  rez-de-chaussée,  où  on 
accédera  par  une  double  rampe  d'escaliers  décorés  de  balustrades, 
sera  une  grande  salle  d'exposition.  A  gauche  et  à  droite,  deux 
grottes  surplomberont  d'immenses  vasques  de  verre.  A  l'inté- 
rieur du  hall  seront  disposées  cinq  larges  baies  par  où  les  visi- 
teurs pourront  contempler  les  cinq  parties  du  monde,  panorama 
dû  au  talent  de  M.  Castellani  et  dont  M.  Armand  Silvestre  a 
donné  la  description  suivante  :  «  Une  quintuple  vision  polychrome 
attend  le  spectateur  à  qui  apparaissent,  dans  des  orientations 
différentes,  V Europe j  que  noient  les  feux  rosés  de  l'aurore  ;  r>l5i<?, 
que  brûle  la  poussière  d'or  des  canicules;  V Afrique,  où  le  soleil 
meurt  dans  un  flot  rouge  de  sang;  V Amérique,  perdue  dans  la 
vapeur  d'hyacinthes  pâles  et  de  violettes  des  crépuscules  ;  VOcéanie, 
enfin,  que  la  lune  plonge  comme  dans  une  poussière  à  la  fois 
étincelante  et  sombre  de  lapis-lazuli.  Ainsi  le  vieux  monde  et 
le  nouveau  font  revivre,  dans  leur  évocation  plastique,  ce  que 
je  pourrais  appeler  les  cinq  âges  de  la  Lumière.  »  Nous  renonçons 
à  décrire  en  détail  cette  sorte  de  palais  des  Mille  et  Une  Nuits, 
dont  la  conception  première  semble  avoir  jailli  du  cerveau  d'un 
décorateur  et  d'un  poète  à  qui  les  difficultés  d'exécution  ont  paru 
bagatelles  indignes  d'arrêter  un  constructeur  audacieux.  Sa  fan- 
taisie s'est  donné  libre  carrière  et  il  n'a  pas  daigné  prévoir  d'obs- 
tacles que  ses  collaborateurs  ne  fussent  capables  de  surmonter. 
Tout  en  verre,  tel  était  son  programme,  et  il  est  allé  jusqu'au  bout 
du  problème,  armé  d'une  belle  confiance  dans  les  solutions  qui 
surgiraient  au  fur  et  à  mesure  des  besoins.  En  verre  les  parois 
du  palais  supportées  par  une  carcasse  de  fer  !  En  verre  la  coupole, 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  les  colonnes,  et  les  escaliers,  et  les  grottes  où  scintilleront  les 
stalactites  !  En  A^erre  même  les  statues  qui  orneront  les  différentes 
parties  du  monument,  et  si  le  Génie  de  la  Lumière,  qui  surmon- 
tera la  coupole,  ne  peut  décidément  être  réalisé  en  cette  matière, 
dont  les  ressources  incalculables  ont  cependant  un  terme,  eh 
bien,  on  saura  encore  le  faire  servir  par  Téclat  de  l'émail,  par  un 
décor  approprié,  par  des  accessoires  ingénieux,  à  l'apothéose  du 
verre  ! 

Il  est  difficile  de  préjuger  l'accueil  que  feront  au  palais  conçu 
par  M.  Ponsin  les  hommes  compétens  et  le  public  intelligent. 
Sans  doute,  cet  édifice  prêtera  à  des  critiques,  et  en  dépit  de 
toutes  les  combinaisons  et  de  toute  l'adresse  de  l'architecte 
M.  Latapy,  il  est  probable  qu'on  lui  trouvera  bien  des  défauts. 
Qui  veut  trop  prouver,  dit  le  proverbe,  ne  prouve  rien.  Il  n'em- 
pêche que  les  auteurs  du  Palais  Lumineux,  en  demandant  à 
l'industrie  du  verre  d'accomplir  en  cette  occasion  de  véritables 
prodiges  sans  vouloir  s'inquiéter  s'il  y  avait  possibilité  de  les 
réaliser,  ont  forcé  celle-ci,  pour  ainsi  dire,  à  fournir  un  maximum 
d'efforts,  à  sortir  de  ses  habitudes  routinières,  à  tenter  des  choses 
paraissant  impossibles...  et  qui  pourtant  seront  faites.  Déjà  la 
manufacture  de  Saint-Gobain  va  exécuter  pour  ce  palais,  des 
dalles  de  pavage,  des  dalles  de  parois,  des  rampes  d'escalier  en 
verre  qui  produiront,  croyons-nous,  un  grand  effet.  'îi 

D'autres  résultats  intéressans  seront  atteints,  et  si  parfois  le 
but  semble  dépassé,  s'il  apparaît  que  l'on  a  demandé, en  la  cir- 
constance, au  verre,  plus  que  le  verre  ne  peut  et  ne  doit  logique- 
ment donner,  il  sera  juste  de  tenir  compte  de  ceci,  c'est  que  les 
Expositions  universelles  sont  faites  précisément  pour  des  entre- 
prises de  ce  genre,  pour  des  tours  de  force  en  apparence  inutiles, 
pour  des  démonstrations,  en  un  mot,  qui  allant  bien  au  delà  de 
ce  que  l'industrie  est  accoutumée  de  produire,  donnent  à  celle-ci 
conscience  de  sa  valeur  et  des  progrès  qu'elle  est  capable  d'accom- 
plir au  prix  d'un  surcroît  d'effort. 

A  un  autre  point  de  vue,  nous  applaudissons  encore  à  l'entre- 
prise du  Palais  Lumineux.  De  même  que  la  Galerie  des  Machines 
de  MM.  Duteri  et  Contamin,  à  l'Exposition  universelle  de  1889,  a 
élargi  le  champ  des  combinaisons  dans  lesquelles  le  fer  peut  en- 
trer, en  montrant  les  puissantes  dimensions  que  les  fermes  sont 
capables  de  recevoir,  de  même  l'industrie  du  verre  s'affirmera 
avec  d'autant  plus  de  succès  qu'on  en  constatera  les  multiples  ap- 


UNE  MAISON  DE  VERRE.  127 

plications  réunies  dans  le  monument  dont  nous  parlons.  La  justi- 
fication de  ses  infinies  ressources  apparaîtra  avec  évidence.  Faut-il 
l'avouer?  nous  comptons  sur  cette  expérience  pour  hâter  l'accom- 
plissement du  projet  de  maison  dont  il  a  été  question  plus  haut 
et  pour  lequel  nous  gardons  une  tendresse  toute  paternelle. 

Lorsqu'on  aura  vu,  dans  le  Palais  Lumineux,  sous  combien 
de  formes  le  verre  peut  être  pratiquement  employé  dans  la  con- 
struction, lorsqu'on  aura  vérifié  ses  qualités  décoratives  après  les 
hésitations,  les  incertitudes  d'un  premier  essai,  on  cessera  alors  de 
considérer  comme  une  brillante  utopie  la  conception  que  nous 
avons  formée,  il  y  a  plusieurs  années.  L'expérience  acquise  per- 
mettra de  mettre  au  point  ce  qui  pouvait,  au  premier  abord,  pa- 
raître aventureux  ;  on  réglera  mieux  l'usage  des  matériaux  nou- 
veaux que  nous  prétendons  mettre  en  œuvre,  et  on  reconnaîtra 
les  avantages  que  l'on  peut  en  tirer  pour  le  confortable  aménage- 
ment du  home.  Nous  espérons  bien  alors  que  quelque  Mécène 
avisé,  ennemi  de  la  routine  et  du  banal,  osera  prendre  l'initiative 
de  se  faire  construire  une  habitation  de  verre  qui  pourra  être  ap- 
pelée la  maison  à  température  constante,  la  maison  hygiénique 
par  excellence,  et  qui,  par  ses  adaptations  scientifiques,  raisonnées, 
ingénieuses  aux  conditions  de  l'hygiène  moderne,  méritera  en- 
tièrement le  titre  que  nous  voulions  kii  donner  de  «  Maison,  de 
l'Avenir.  » 

IV 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  sur  les  progrès  de  l'indus- 
trie verrière  concerne  surtout  les  applications  pratiques  qui  sont 
l'objet  principal  des  préoccupations  de  notre  époque  dominée  par 
l'esprit  utilitaire.  Il  ne  faudrait  pas  en  conclure  que  ces  progrès 
ont  été  tels,  au  point  de  vue  scientifique  ou  artistique,  qu'ils  lais- 
sent loin  derrière  eux  les  travaux  exécutés  dans  le  passé,  et  qu'ils 
marquent  un  nouveau  point  de  départ,  une  sorte  de  transforma- 
tion radicale  pour  la  production  de  cette  matière.  Une  pareille 
conclusion  est  loin  de  notre  pensée.  A  aller  au  fond  des  choses,  il 
est  remarquable,  au  contraire,  qu'en  dépit  des  découvertes  de 
savans  illustres,  d'ingénieurs  et  de  mécaniciens  distingués,  la 
somme  des  résultats  obtenus  pour  la  manipulation  et  la  colora- 
tion du  verre  n'est  pas,  tout  compte  fait,  au  désavantage  de  nos 
anciens,   lesquels,  avec   de  petits  moyens,   étaient  arrivés  à  de 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grands  résultats  dignes  de  nous  étonner.  Si  nous  avons  apporté 
notre  contingent  de  recherches  en  vue  de  tirer  de  cette  matière 
des  ressources  inédites,  nous  devons  confesser  modestement  que 
les  leçons  reçues  de  nos  ancêtres  nous  en  ont  fourni  les  meilleurs 
élémens,  et  que  ce  que  nous  avons  reçu  d'eux  l'emporte  de  beau- 
coup sur  ce  que  nous  y  avons  ajouté.  Les  propriétés  physiques  et 
chimiques  du  verre  restent  ce  qu'elles  ont  été  de  tout  temps,  et 
les  améliorations  apportées  dans  la  fabrication  peuvent,  au  total, 
être  vite  résumées. 

La  fabrication  du  verre  admet  les  six  divisions  suivantes  : 

1°  Le  verre  coulé  (glaces,  dalles,  panneaux,  etc.)  ; 

2°  Le  verre  moulé  (pierre  de  verre  du  système  Garchey,  bacs, 
tuiles,  dalles,  statues); 

3°  Le  verre  soufflé  (bouteilles,  verres  à  vitres,  vases,  usten- 
siles divers  compris  sous  la  rubrique  générale  de  gobeleterie)  ; 

4°  Le  verre  soufflé  et  moulé  (les  bouteilles,  objets  de  cristal, 
gobeleterie,  etc.)  ; 

5°  Le  verre  étiré,  dont  on  fait  des  étoffes,  des  objets  divers  tels 
que  plateaux,  corbeilles,  etc.,  en  fils  tissés,  les  tubes  de  niveau,  etc.  ; 

6°  Les  émaux  coulés  et  plaqués  ou  sertis. 

La  science  moderne  de  l'ingénieur  a  mis  au  service  des  pro- 
ducteurs de  ces  diverses  formes  du  verre  un  outillage  dont  les 
perfectionnemens  sont,  en  somme,  importans  principalement  au 
point  de  vue  de  la  production  industrielle,  et  dont  nous  signalerons 
brièvement  les  principaux.  Et  d'abord,  c'est  la  construction  des 
fours  qui  a  été  radicalement  transformée,  il  y  a  quarante  ans  en- 
viron, par  l'invention  de  W.  Siemens,  lequel  en  créant  des  fours 
chauffés  par  le  gaz  à  chaleur  régénérée  en  a  augmenté  la  dimen- 
sion de  façon  à  y  introduire  un  plus  grand  nombre  de  creusets,  et 
à  obtenir  une  fabrication  plus  régulière,  plus  économique.  Puis 
est  venu  le  four  à  bassin,  imaginé  par  F.  Siemens,  permettant  de 
mettre  dans  des  cuves  gigantesques  cent  ou  cent  cinquante  tonnes 
de  verre  en  fusion,  verre  de  qualité  inférieure,  il  est  vrai,  à  celui 
qui  sort  des  creusets,  mais  dont  le  prix  de  revient  est  économique. 
Après  la  construction  des  fours,  il  faut  mentionner  quelques 
autres  inventions  qui  ont  notablement  modifié  les  procédés  an- 
ciens de  fabrication.  Pour  le  coulage,  l'électricité  a  apporté  un  pré- 
cieux concours.  Pour  le  soufflage,  le  système  Appert,  qui  a  sub- 
stitué l'air  comprimé  et  insufflé  mécaniquement  au  soufflage  par 
l'homme,  a  permis  d'obtenir  des  manchons  ou  des  sphères  de 


UNE    MAISON    DE    VERRE.  129 

verre  d'une  dimension  qu'il  était  impossible  auparavant  de  réaliser  : 
découverte  aussi  utile  à  l'industrie  qu'elle  a  été  heureuse  au  point 
de  vue  humanitaire.  Enfin  la  chimie  est  intervenue  à  son  tour, 
et  grâce  à  elle  on  a  pu  fabriquer,  à  des  degrés  de  cuisson  supé- 
rieurs, avec  une  température  moins  irrégulière,  des  matériaux 
plus  résistans  que  jadis.  Elle  a  permis,  en  outre,  par  un  choix 
meilleur  des  matières  premières,  d'obtenir  des  verres  de  plus  en 
plus  incolores,  ou  bien  encore  elle  a  rendu  possible  l'emploi  de 
certains  corps  tels  que  l'alumine,  qui  exercent  des  influences 
particulières. 

Mais  en  dépit  de  ces  découvertes  ou  de  ces  perfectionnemens, 
rien  n'a  été  modifié  d'essentiel  dans  la  composition  chimique  du 
verre,  et,  sous  ce  rapport,  les  modernes  n'ont  guère  innové,  si 
l'on  fait  exception  toutefois  pour  les  verres  d'optique,  notamment 
ceux  de  M.  Mantois. 

Pour  la  science  de  l'optique,  le  verre  est  le  plus  précieux,  le 
plus  indispensable  des  collaborateurs.  Que  de  progrès  réalisés 
depuis  le  premier  verre  à  lunette  créé,  dit-on,  par  Julien  Salvino 
vers  l'an  1300,  et  même  depuis  les  études  d'Euler  sur  l'achro- 
matisme ,  ou  de  Fresnel  qui  inventa  au  début  de  ce  siècle  les 
verres  lenticulaires  servant  à  l'éclairage  des  phares  !  N'est-ce  pas 
au  verre  que  l'on  doit  les  progrès  de  l'astronomie  et  n'est-ce. pas 
lui  qui  a  rendu  possible  l'analyse  spectrale,  source  de  tant  de  dé- 
couvertes fécondes?  n'est-ce  pas  grâce  à  lui  que  notre  marine  bé- 
néficie de  cette  belle  application  des  procédés  du  colonel  Mangin 
pour  les  phares,  les  places  fortes,  les  signaux  nocturnes?  Il  y  a 
quelques  mois  M.  Jean  Rey  faisait  à  la  Société  d'Encouragement 
pour  l'Industrie  nationale  une  intéressante  conférence  sur  les 
Progrès  récens  de  l'éclairage  des  côtes  et  l'invention  des  feux- 
éclairs,  et  il  exposait  les  avantages  de  ce  dernier  système  dû  à 
M.  l'inspecteur  général  Bourdelles,  directeur  du  Service  des  phares, 
et  qui  exige  l'emploi  des  miroirs  Mangin,  pour  la  fabrication  des- 
quels la  glacerie  de  Saint-Gobain,  ainsi  que  MM.  Sautter  et  Harlé, 
ont  une  sorte  de  spécialité.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  développer  ici  le  mé- 
canisme des  feux-éclairs  qui  consiste  à  produire  des  éclats  aussi 
brefs  que  possible,  ne  dépassant  guère  un  dixième  de  seconde, 
avec  des  éclipses  n'allant  pas  au  delà  de  cinq  secondes;  mais 
quand  on  parle  des  applications  de  la  verrerie  à  l'optique,  il  con- 
vient de  reconnaître  la  grande  part  qu'a  prise  la  France  dans  les 
progrès  réalisés  pour  l'astronomie  et  pour  la  marine. 

TOME   CL.    —    1898.  9 


130  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  l'ensemble  de  la  verrerie,  nous  restons,  à  très  peu  de 
chose  près,  au  point  oîi  en  étaient  nos  pères.  Vainement,  on  dira 
que  les  silicates  à  bases  multiples,  dont  les  qualités  de  fusibilité 
sont  extrêmes,  marquent  un  progrès  dans  la  fabrication  par  la 
facilité  avec  laquelle  ils  s'incorporent  les  émaux.  Il  convient, 
avant  tout,  de  considérer  le  but  à  atteindre.  Or  quel  est  l'objet 
principal  des  préoccupations  des  verriers?  C'est  d'abord  la  teinte 
du  verre.  Les  uns  cherchent  à  produire  un  verre  aussi  incolore 
que  possible,  les  autres  à  obtenir  et  à  maintenir  une  teinte  déter- 
minée, comme  les  fabricans  de  bouteilles ,  par  exemple;  d'autres 
encore  s'efforcent  de  réaliser  des  effets  de  couleurs  variées  ou 
bien  d'obtenir  une  couleur  neutre  dans  le  cristal,  et  ils  sont  alors 
limités  dans  la  proportion  des  élémens  vitrifiables  employés, 
avant  à  craindre  la  formation  de  tel  silicate  de  plomb  perforant 
les  creusets,  colorant  le  produit  à  l'inverse  des  tons  cherchés,  ou 
de  la  neutralité  désirée.  Tous,  en  définitive,  ont  à  envisager  le 
prix  de  revient  des  matières  employées,  et  par  conséquent  du 
produit  obtenu. 

Que  l'on  établisse  sommairement  le  bilan  de  ce  que  savaient 
faire  les  verriers  antiques,  et  qu'on  l'oppose  aux  découvertes  mo- 
dernes :  le  résultat  d'une  telle  comparaison  est  significatif.  Bien 
que  l'archéologie  ait  encore  beaucoup  de  secrets  à  nous  livrer  au 
sujet  des  objets  de  verre  trouvés  dans  les  tombeaux  et  conservés 
aujourd'hui  dans  les  musées,  nous  possédons  assez  d'élémens  pour 
apprécier  suffisamment  le  degré  de  science  et  d'habileté  tech- 
nique des  verriers  égyptiens,  phéniciens,  grecs  et  romains.  Nous 
savons  qu'ils  connaissaient  le  verre  soufflé,  moulé  et  coulé.  Nous 
sommes  certains  qu'ils  le  soufflaient  au  moyen  de  la  canne,  comme 
n'ont  cessé  de  faire  depuis  les  verriers  thébains  figurés  en  bas- 
reliefs  sur  les  grottes  de  Beni-Hassan-el-Gadim.  Enfin  l'analyse 
chimique  nous  a  démontré  que  les  substances  employées  par  eux 
étaient  les  mêmes  que  celles  d'à  présent,  qu'ils  coloraient  les  verres 
en  bleu  avec  du  cobalt,  en  vert  et  en  bleu  ou  même  en  rouge  avec 
des  oxydes  de  cuivre,  etc.  Souvent  ils  mélangeaient  les  tons  dans 
la  fonte,  et  le  verre  alors  prenait  l'aspect  d'une  agate. 

Parfois  ils  les  disposaient  avec  symétrie  et  formaient  dans  la 
pute  transparente  ou  opaque  des  combinaisons  de  fils,  de  rubans 
de  couleurs  se  déroulant  en  spirale,  affectant  une  apparence  de 
filigranes  réguliers  ou  de  vermiculés  fantastiques.  Il  arrivait 
même  que  pour  les  œuvres  de  mérite  exceptionnel,  le  verre  était 


UNE    MAISON    DE    VERRE.  131 

coulé  en  couches  de  couleurs  diverses  de  façon  à  obtenir  ensuite 
par  la  gravure  des  effets  de  camées.  C'est  ainsi,  notamment,  qu'ont 
été  exécutés  le  fameux  vase  de  Portland,  du  British  Muséum,  et 
le  vase  des  vendanges  du  musée  de  Naples,  œuvres  admirables, 
dans  lesquelles  l'art  des  anciens  apparaît  dans  toute  sa  perfection, 
et  qui  restent  des  exemples  qu'on  cherche  à  atteindre  encore 
maintenant,  mais  qui  ne  seront  sans  doute  pas  surpassés.  Au 
surplus,  sans  considérer  les  qualités  d'art  du  verre  ancien,  sans 
nous  arrêter  au  procédé  si  particulier  avec  lequel  les  décors  en 
creux  et  en  relief  étaient  obtenus  par  la  gravure  qui  parvenait  à 
donner  l'illusion  du  camée  le  plus  délicat,  et  pour  nous  en  tenir 
spécialement  au  côté  technique  des  choses,  on  peut  dire  que  les 
colorations  antiques  furent  à  peu  près  aussi  nombreuses  que  celles 
d'aujourd'hui.  Les  oxydes  métalliques  employés  par  les  Egyptiens, 
les  Grecs  et  les  Romains,  ou  nos  verriers  du  moyen  âge,  sont  les 
suivans  :  oxydes  de  fer,  oxydes  de  cuivre,  peroxyde  de  manga- 
nèse, oxyde  de  cobalt.  Depuis  nous  avons  ajouté  les  oxydes  de 
chrome  (pour  certains  verts)  et  les  sulfures  de  sodium  (pour  cer- 
tains jaunes),  à  la  suite  des  recherches  de  l'éminent  chimiste 
J.  Pelouze.  On  se  sert  également  dans  quelques  cas  des  sels 
d'urane,  puis  des  sels  de  nickel  pour  obtenir  les  verres  fumés  : 
là  se  bornent  les  progrès  modernes.  Les  sels  de  fer  continuent 
à  donner  les  tons  verts,  on  n'a  pas  cessé  de  demander  aux  sels  de 
cuivre  les  verts,  les  bleus,  les  rouges,  ou  les  verres  veinés  de 
rouge,  de  vert,  de  brun,  etc.,  suivant  leur  degré  d'oxydation,  ou 
selon  le  mélange  combiné  de  fer  et  de  cuivre  (1).  Quant  aux  ap- 
plications du  verre,  elles  furent  à  coup  sûr  on  ne  peut  plus  di- 
verses dès  les  temps  les  plus  reculés.  Les  nombreux  fragmens 
trouvés  dans  les  tombeaux  égyptiens  de  la  quatrième  dynastie  té- 
moignent de  la  variété  des  usages  auxquels  il  servait.  Non  seule- 
ment on  en  faisait  des  objets  de  parure,  des  perles,  des  pendans 
d'oreille,  des  ornemens  de  corsage,  imitant  à  s'y  méprendre  les 
pierres  précieuses,  les  topazes,  les  rubis,  etc.,  mais  encore  des 
vases  funéraires,  des  récipiens  pour  les  vins,  des  coupes,  des 
plaques  moulées  ou  coulées,  représentant  en  relief  des  symboles, 
des  masques  comiques  ou  tragiques,  etc.  Les  femmes  élégantes 
aimaient  à  jouer  avec  des  boules  de  verre  pour  entretenir  la 
fraîcheur   de  leurs  mains,    ou   bien   elles  piquaient  dans  leur 

(1)  Xofe  sur  les  Verres  des  Vilraux  anciens,  par  L.  Appert  (Gauthier-Villars, 
1896). 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coiffure  des  oiseaux  exécutés  en  cette  fragile  et  brillante  matière. 
Les  falsificateurs  qui  imitaient  avec  du  verre  les  pierres  précieuses 
étaient  si  habiles  que  les  plus  exercés  s'y  trompaient,  et  que  sou- 
vent des  procès  éclataient  contre  ces  marchands  peu  scrupuleux 
rendant  le  faux  pour  le  vrai.  D'autre  part  l'antiquité  paraît  avoir 
utilisé  les  qualités  optiques  du  verre  ;  et  il  semble  bien  qu'il  ait 
existé  des  phares,  tels  que  celui  qu'Alexandre,  dit-on,  fit  con- 
struire sur  la  digue  d'Alexandrie.  Peut-être  en  verre  aussi  était 
le  miroir  avec  lequel  Archimède  brûla  la  flotte  romaine- 
Une  autre  application  du  verre  dont  les  anciens  nous  ont  donné 
l'exemple  est  celle  qui  touche  à  la  construction.  A  cet  égard  nous 
n'avons  que  des  indications  assez  vagues,  mais  il  est  constant  que 
le  verre  reçut,  chez  les  Egyptiens  comme  chez  les  Romains,  un 
emploi  architectural.  Les  textes  sont  formels  à  cet  égard.  Beau- 
coup d'auteurs  mentionnent  des  revètemens  en  plaques  de  verre 
retenues  contre  les  murs  par  une  couche  de  bitume.  Stace 
parle  de  plafonds  en  verre  pour  éclairer  les  appartemens,  et  Pline 
nomme  caméra  vitrea  les  plafonds  voûtés  garnis  de  verre  dont 
il  signale  nombre  de  types.  En  Egypte,  les  mosaïques  en  pâtes 
de  verre  divisées  en  petits  carreaux  ont  certainement  dû  de  bonne 
heure  être  appliquées  aux  fenêtres,  et  l'on  est  en  droit  de  penser 
que  l'invention  des  vitraux  translucides  n'a  été  qu'une  conséquence 
de  l'emploi  fait  en  grande  quantité  des  verres  colorés  nécessaires 
pour  l'exécution  de  ces  sortes  de  mosaïques.  Si  le  vitrail,  tel  qu'il 
apparaît  au  moyen  âge,  n'est  pas  venu  plus  tôt,  nul  doute  que  cela 
ne  tienne  à  la  possibilité  que  l'on  avait  auparavant  de  clore  les 
fenêtres  par  le  moyen  des  mosaïques.  D'ailleurs,  depuis  qu'on  a 
vu  en  place  à  Pompéi  des  vitres  en  verre  mesurant  3o  centimètres 
sur  28,  il  est  bien  établi  que  les  anciens  connaissaient  et  prati- 
quaient quand  ils  le  voulaient  ce  mode  de  clôture.  La  similitude 
que  l'on  constate  entre  les  mosaïques  primitives  et  les  vitraux  est 
frappante  ;  les  premiers  vitraux  ne  présentaient  de  différence  avec 
les  mosaïques  de  verre  qu'en  ceci,  c'est  que  l'épaisseur  des  verres 
était  moindre.  Aux  xi^  et  xn*^  siècles,  les  verres  des  vitraux  avaient 
une  épaisseur  de  3  à  4  millimètres,  ceux  des  mosaïques  n'avaient 
pas  plus  de  7  millimètres.  Tels  sont,  par  exemple,  les  verres  des 
mosaïques  de  Sainte-Sophie  de  Constantinople. 

Cette  question  des  vitraux,  au  point  de  vue  de  la  technique  du 
verre,  est  particulièrement  intéressante  à  étudier.  Nous  sortirions 
de  notre  cadre  en  nous  étendant  sur  ce  sujet,  et  il  nous  suffira  de 


UNE    MAISON    DE    VERRE.  1 33 

renvoyer  aux  ouvrages  spéciaux  publiés  sur  cette  industrie  dont 
le  moine  Théophile,  dans  la  deuxième  partie  de  son  célèbre 
ouvrage  Diversarum  artium  Sc/icdiiia,  a  décrit,  dès  le  xi**  siècle, 
avec  tant  de  copieux  détails,  les  procédés  de  fabrication,  lesquels 
sont  d'ailleurs  encore,  et  pour  la  plupart,  en  vigueur  de  nos  jours. 
Nous  voulons  seulement  insister  en  quelques  lignes  sur  la  façon 
dont  les  corps  colorans  étaient  incorporés  dans  les  matières  vitri- 
fiables.  Les  mélanges  étaient  préparés  suivant  la  nature  des  corps 
dont  il  était  fait  usage  pour  fournir  la  partie  alcaline,  on  en  opé- 
rait le  frittage,  puis  on  y  introduisait  les  oxydes  colorans,  et  l'on 
procédait  à  la  fusion. 

Quand, on  voulait  modifier  la  teinte,  ou,  suivant  le  terme  ad- 
mis, la  corrige?',  on  introduisait  dans  le  verre  fondu  la  quantité 
d'oxyde  jugée  nécessaire  ;  on  trouve  la  preuve  que  ce  procédé 
était  souvent  pratiqué  par  les  nombreux  morceaux  contenant  des 
veines  d'intensité  variable,  surtout  dans  les  verres  de  teinte 
foncée,  tels  que  les  bleus,  qui  attestent  que  les  mélanges  et  la 
dissolution  ne  s'en  étaient  faits  que  d'une  façon  incomplète.  Ce 
dernier  moyen,  auquel  on  a  renoncé  aujourd'hui,  permettait  au 
verrier  d'obtenir  d'une  façon  presque  certaine  le  ton  dont  il  avait 
besoin.  Ces  veines,  qui  forment  des  dégradations  de  teintes  quel- 
quefois très  accusées,  ne  nuisaient  en  rien  au  vitrail,  elles  pro- 
duisaient au  contraire  un  chatoiement  favorable  à  l'effet  générai. 
Le  plus  souvent,  la  fabrication  des  verres  était  faite  par  les  artistes 
eux-mêmes  qui  devaient  les  utiliser;  ils  en  suivaient  les  phases 
successives  avec  le  plus  grand  soin.  Ayant  besoin  de  quantités 
relativement  faibles  de  verre  d'une  même  teinte,  on  en  produi- 
sait peu  à  la  fois;  aussi  les  creusets  étaient-ils  de  faible  capacité 
et  ne  contenaient  guère,  d'après  les  indications  données  par  Théo- 
phile, plus  de  60  à  70  kilogrammes  de  verre  fondu.  On  com- 
prend que,  dans  ces  conditions,  il  était  difficile  d'obtenir  des 
manchons  ou  plateaux  de  dimensions  un  peu  importantes  ,  et 
qu'ils  devaient  contenir  de  nombreux  défauts,  tels  que  bulles, 
stries,  cordes,  provenant  de  l'opération  même  du  cueillage  dans 
un  vaisseau  de  capacité  relativement  faible  ;  ces  creusets,  faits 
en  forme  de  cuvettes  ouvertes,  étaient  introduits  dans  des  fours 
de  petites  dimensions,  chauffés  au  bois.  Il  existe  encore  en  Nor- 
mandie et  en  Bohême  des  verreries  où  la  fusion  du  verre  s'opère 
dans  des  conditions  analogues,  sauf  que  les  dimensions  des  creu- 
sets et  des  fours  sont  plus  grandes,  excepté  en  Bohème.  Ces  fours 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devaient  pouvoir  produire  une  température  élevée,  car  les  verres 
de  ces  époques,  peu  fusibles,  sont  néanmoins  bien  fondus  et  d'un 
affinage  suffisant  que  la  petite  quantité  de  matière  mise  en  œuvre 
dans  chaque  creuset,  bien  faite  cependant  pour  en  faciliter  la 
fusion,  ainsi  que  la  durée  prolongée  de  la  fonte,  n'aurait  pas 
permis  seule  d'obtenir. 

A  l'époque  actuelle,  les  améliorations  apportées  à  la  fabrica- 
tion du  verre,  quelque  grandes  qu'elles  aient  été,  n'ont  que  bien 
faiblement  contribué  au  développement  de  la  peinture  sur  verre  ; 
elles  ont  été,  au  contraire,  dans  bien  des  cas,  l'origine  d'œuvres 
décoratives  des  plus  médiocres.  Pour  obtenir  des  vitraux  com- 
parables à  ceux  des  xn^jX!!!*^  et  xvi^  siècles,  il  faudra  recourir  aux 
mêmes  moyens  que  ceux  utilisés  avant  nous  et  adopter,  pour  la 
fabrication  des  verres  en  particulier,  les  mêmes  procédés  ou  des 
procédés  analogues  à  ceux  employés  à  des  époques  déjà  si 
éloignées  de  nous.  C'est  ce  qui  a  été  compris  du  reste,  et  depuis 
quelques  années,  une  fabrication  établie  spécialement  en  vue  de 
produire  des  verres  de  couleur  pour  vitraux  d'église  a  donné  les 
meilleurs  résultats.  En  Angleterre  d'abord,  en  France,  en  Bel- 
gique, en  Allemagne,  des  artistes  consciencieux  et  de  grand  mé- 
rite, sinspirant  des  meilleurs  modèles  qui  nous  soient  restés,  ont 
pu,  grâce  à  l'emploi  de  ces  verres,  produire  des  A'itraux  com- 
parables aux  vitraux  anciens. 

Après  avoir  rendu  ainsi  hommage  à  l'habileté  des  verriers  de 
l'antiquité  et  du  moyen  âge,  —  sans  parler  des  merveilles  accom- 
plies par  les  artistes  de  la  Renaissance,  par  les  ouvriers  arabes  et 
par  ceux  de  Venise,  dont  les  verreries  émaillées  semblent  des 
ouvrages  sortis  de  la  main  des  fées,  —  il  nous  sera  permis  de 
reprendre,  en  terminant,  la  nomenclature  des  améliorations  dont 
l'honneur  revient  à  notre  époque.  Les  glaces  de  grandes  dimen- 
sions, les  vitres  parfaitement  incolores  ont  été  substituées  aux 
anciennes  cives,  aux  vitraux  colorés  d'autrefois,  aux  vitres  ver- 
dâtres,  souvent  défectueuses,  et  nous  ne  nous  en  plaindrons  pas. 
Si  la  chimie  nous  a  rendu  un  mauvais  service,  quand  il  s'agit  de 
vitraux  colorés,  en  produisant  des  oxydes  métalliques  plus  purs 
que  par  le  passé,  et  en  augmentant  par  cela  même  la  crudité,  l'in- 
tensité et  la  sécheresse  des  tons,  —  ce  qui  est  un  défaut  au  point 
de  vue  artistique,  —  du  moins  elle  a  montré  en  même  temps  le 
moyen  d'éviter  le  mal  auquel  elle  donnait  naissance.  C'est  elle 
encore  qui,  empruntant  l'aide  de  la  mécanique,  permet  de  mul- 


UNE  MAISON  DE  VERRK.  135 

tiplier  les  moyens  de  mouler  le  verre,  comme  on  peut  le  faire  no- 
tamment par  le  procédé  du  sculpteur  Ringel,ou  par  les  méthodes 
Boucher  pour  le  soufflage-moulage  des  bouteilles  pour  ainsi  dire 
automatique  (1).  Nous  avons  déjà  fait  allusion  plus  haut  au  sys- 
tème de  M.  Ringel  d'Illzach,  qui  a  exposé  au  dernier  Salon 
quelques  curieuses  pièces  de  verre,  médailles  et  médaillons, 
d'une  exécution  fort  curieuse.  En  combinant  son  procédé  avec 
d'autres  moyens  mécaniques,  on  arrivera  très  probablement  au 
moulage  des  verres  en  creux,  c'est-à-dire  de  la  statuaire  ronde- 
bosse,  et  on  devine  la  révolution  qui  en  résulterait  pour  l'industrie  ! 
Le  verre  devenant,  pour  ainsi  parler,  le  collaborateur  direct  de 
nos  artistes,  et  se  substituant  à  l'occasion  soit  au  bronze,  soit  au 
marbre  ou  à  la  terre  cuite,  pour  traduire  les  œuvres  des  sculp- 
teurs! Le  verre  prêtant  à  ceux-ci  ses  effets  de  transparence,  de 
coloration  chaude  et  vibrante,  pour  exprimer  la  vie  et  ajouter  les 
élémens  qui  lui  sont  propres  aux  ressources  plastiques  jusqu'ici 
en  usage  !  Le  verre  transformé  en  serviteur  docile  de  l'art,  pouvant 
être  moulé  comme  un  plâtre  et  se  revêtir  de  toutes  les  nuances 
d'une  palette  somptueuse,  sans  que  la  délicatesse  de  l'œuvre  et 
les  finesses  du  modelé  soient  altérées  à  la  cuisson,  il  y  a  là,  en 
vérité,  un  horizon  si  éblouissant  ouvert  à  l'imagination  que  les 
savans  doivent  se  hâter  de  transformer  ce  rêve  en  réalité  (2)? 

Il  faut  reconnaître,  d'ailleurs,  que  depuis  vingt  ans,  nous 
assistons  au  plus  remarquable  effort  de  la  part  des  artistes  —  et 
surtout  des  artistes  français,  il  n'est  que  juste  de  le  dire  —  pour 
rehausser  la  fabrication  du  verre  de  tous  les  prestiges  de  l'ima- 
gination et  du  goût.  Non  seulement  la  recherche  des  formes  pour 
des  objets  sans  nombre,  tels  que  vases,  coupes,  plats,  etc.,  mais 
encore  celle  des  colorations  les  plus  rares,  les  plus  précieuses,  a 
fait  éclore  quantité  d'œuvres  charmantes,  d'une  originalité  incon- 
testable, et  dont  les  mérites,  au  point  de  vue  de  l'exécution,  ne 
le  cèdent  en  rien  aux  chefs-d'œuvre  les  plus  admirés  du  passé. 
Entre  tous  ces  verriers,  de  talens  divers,  se  distingue  M.  Emile 
Galle,  le  maître  de  Nancy,  véritable  chef  d'école,  qui  surtout 
depuis  l'année  1884  n'a  pas  cessé  de  faire  preuve  d'une  fertilité 

(1)  Ce  mode  de  soufflage  automatique  va  créer  une  situation  nouvelle  au  point 
de  \'ue  de  cette  main-d'œuvre  spéciale  et  difficile  des  verriers  à  bouteilles.  Voir 
l'article  :  Chez  les  verriers,  par  M.  Maurice  TalmejT,  dans  la  Revue  du  1"^  février 
1898. 

(2)  L'électricité,  elle  aussi,  a  développé  les  applications  du  verre.  (Conférence 
faite  par  M.  E.  Sartiaux  à  la  Société  des  Ingénieurs  civils,  en  1896.) 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

incroyable  d'invention,  se  surpassant  toujours  lui-même  par  les 
tours  de  force  du  praticien  qui  égale  en  lui  le  poète.  Quelque  temps 
avant  qu'il  ne  se  fût  révélé,  les  connaisseurs  avaient  pu  remarquer 
les  verreries  de  Brocard  et  de  Rousseau.  Le  premier  s'est  adonné 
aux  reproductions  des  verreries  musulmanes.  Il  a  retrouvé  la 
lampe  d'Aladin,  les  émaux  durs  auxquels  ont  excellé  les  Arabes, 
et  il  y  a  si  bien  réussi  que  plusieurs  de  ses  lampes  de  mosquée, 
fabriquées  vers  1880,  figurent  aujourd'hui  dans  certains  musées, 
indiquées  comme  datant  du  xii''  siècle!  Ses  buires,  ses  bols,  ses 
bassins  de  verre  autour  desquels  s'entrelacent  capricieusement 
des  cordons  d'émail  ont  toutes  les  séductions  de  formes  et  de  cou- 
leurs. Rousseau,  lui,  qui  est  mort  voici  quatre  ou  cinq  ans,  mais 
qui  a  laissé  un  digne  successeur  en  M.  Léveillé,  a  eu  les  qualités 
d'un  rénovateur.  Il  possédait  l'amour  du  verre  pour  la  matière 
même  et  s'est  appliqué  à  embellir  celle-ci  de  toutes  les  richesses 
de  nuances  capables  de  la  faire  valoir.  Il  a  eu,  au  degré  suprême, 
le  sens  du  précieux  dans  les  vitrifications.  Tout  devenait  gemme 
entre  ses  mains.  Le  verre  s'empourprait  d'un  suc  de  rose  au  con- 
tact des  sels  d'or,  s'éclaboussait  d'un  jet  de  sang  là  où  l'oxyde 
de  cuivre  le  venait  marquer,  empruntait  au  manganèse  la  trans- 
parence violette  de  l'améthyste  ou  bien  laissait  jouer  le  jaune 
d'étain,  pareil  à  une  huile  dorée ,  dans  ses  craquelures  lumi- 
neuses (1).  Le  plaisir  des  yeux  par  la  splendeur  du  coloris,  voilà 
ce  que  cherchait  avant  tout  Rousseau.  Cela  n'a  pas  suffi  à  Emile 
Galle,  qui,  lui,  a  voulu  faire  dire  au  verre  ce  que  personne  avant 
lui  n'avait  ambitionné  de  lui  demander,  des  choses  subtiles  et 
tendres,  compliquées  et  délicates.  Par  la  grâce  de  son  imagination 
inventive,  tout  devient  sous  ses  doigts  motif  d'ornementation.  Il 
prend  ses  sujets  autour  de  lui  et  en  lui-même.  D'une  coquille 
commune  de  Lorraine,  il  sait  tirer  une  forme  de  vase,  et  aux 
flancs  de  ce  cornet  de  verre  d'une  limpidité  d'eau  courante,  il 
grave  des  enfans  nus  chevauchant  des  escargots  aux  cornes  étirées. 
Tantôt  il  consacre  une  coupe  aux  fameuses  grilles  de  Nancy,  ou 
bien  il  célèbre  à  l'occasion  d'un  mariage,  d'une  naissance,  d'un 
événement  familial  quelconque,  ou  de  quelque  incident  historique, 
tel  que  le  voyage  de  l'empereur  et  de  l'impératrice  de  Russie  en 
France,  les  sentimens  qu'évoquent  de  pareilles  commémorations. 
Avec  une  adresse  prestigieuse  il  sait  tirer   des  fleurs  d'innom- 

(1)  L.  de  Fourcaud,  Revue  des  Arts  décoratifs,  t.  V,  p.  260. 


UNE    MAISON    DE    VERRE.  137 

brables  formes,  et  pour  ses  brillantes  fantaisies  il  tire  parti  d'une 
façon  merveilleuse  des  accidens  du  feu,  ménageant,  en  véritable 
sorcier,  les  oxydations  et  les  marbrures,  gravant,  par  exemple, 
les  figures  du  Sommeil,  du  Silence  et  de  la  Nuit  sur  une  coupe  que 
les  oxydes  ont,  par  hasard,  veinée  de  traînées  noires,  ou  bien 
incisant  un  combat  de  pieuvres  sur  un  vase  dont  les  tons  ver- 
dâtres  ont  éveillé  en  lui  l'illusion  du  fond  de  la  mer. 

Constamment  en  progrès,  Emile  Galle  a  exposé  encore  au 
dernier  Salon  des  verreries  remarquables  autant  par  la  valeur  de 
l'expression  intellectuelle  que  par  la  nouveauté  des  pâtes  cristal- 
lines qu'il  a  mises  en  œuvre.  Ces  pâtes  «  se  montrent  tantôt,  sui- 
vant les  expressions  mêmes  du  verrier  nancéen,  brochées  et  pa- 
reilles à  de  légers  tissus,  tantôt  marquetées  à  la  manière  de  ses 
ébénisteries,  cette  fois  par  insertion  à  chaud  des  pièces  de  décor 
dans  l'épaisseur  du  cristal  en  fusion  (1).  »  Ainsi  que  le  dit  fort 
bien  un  juge  éminemment  compétent,  M.Victor  Champier,  «  c'est 
une  ornementation  puissante  et  délicate  en  même  temps.  Il  y  a  là 
des  innovations  fécondes  en  surprises,  telles  que  Xo. patine  du  verre, 
floraison  pour  l'œil,  caresse  attiédie  par  le  toucher;  le  brochage, 
qui  voile  de  tulles  et  de  gazes  vaporeuses  l'éclat  dur  des  cristaux; 
les  verres  mosaïques,  marquetés,  sous  glaçure;  Vintorsia,  art  tour 
à  tour  barbare  ou  léger  comme  le  parenchyme  d'un  pétale  de 
fleur.  Des  épanouissemens  de  décors  montent  des  parois  internes 
et  du  fond  d'horizon  pour  fleurir  à  l'épiderme  des  vases,  florai- 
sons qui  n'ont  besoin  d'aucune  retouche,  ou  bien  deviennent  mo- 
tifs à  des  finitions  exquises...  Cette  nouvelle  production  française 
est  due  à  des  recherches  de  laboratoire  menées  par  Galle,  depuis 
plusieurs  années,  avec  tout  le  mystère  possible  (2).  » 

Parvenu  à  cette  hauteur,  l'art  du  verre  ne  semble  pas  pouvoir 
aller  plus  loin.  Un  artiste  comme  Emile  Galle  fait  songer  à  un 
abstracteur  de  quintessence  qui  essayerait  de  matérialiser  l'impal- 
pable et  de  vitrifier  le  rêve.  Ce  magicien  du  feu  parait  donner  un 
démenti  à  ce  que  nous  disions  tout  à  l'heure  sur  les  progrès 
comparés  de  la  verrerie  dans  l'antiquité  et  dans  les  temps  mo- 
dernes. Mais  son  exemple  est  précisément  fait  pour  démontrer  la 
souplesse,  la  puissance,  la  diversité  et  l'étendue  des  ressources 
d'une  matière  telle  que  le  verre,  puisque  par  l'étude  chimique  de 
ses  modes  d'expression,  par  l'ingéniosité  des  ornemens  adaptés 

(1)  Revue  lies  Aris  décoratifs,  t.  XVIII,  p.  148. 
(2}  Victor  Champier,  ibid. 


138  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  conditions  techniques  qui  limitent  son  effort,  l'artiste  s'en  fait 
un  véritable  langage  assez  riche  pour  traduire  les  subtils  caprices 
de  son  imagination,  assez  éloquent  pour  émouvoir  et  séduire. 
Traité  avec  une  pareille  virtuosité,  le  verre  n'est  plus  simplement 
un  moyen  industriel,  un  agent  utilitaire,  un  élément  docile  de 
progrès  pour  le  confortable  ou  l'hygiène  :  il  se  hausse  à  un  rôle 
supérieur  et  devient  le  serviteur  de  la  Beauté,  un  évocateur  de 
l'Idéal. 

C'est  à  un  point  de  vue  plus  modeste,  plus  terre  à  terre,  ne 
l'oublions  pas,  que  nous  nous  sommes  placé  pour  examiner  dans 
cette  étude  les  ressources  du  verre.  Nous  nous  sommes  efforcé 
de  prouver  que  l'industrie  contemporaine  est  très  loin  encore 
d'avoir  dit  son  dernier  mot  en  ce  qui  concerne  cette  matière,  et 
que,  malgré  les  récens  perfectionnemens  dus  à  la  science  mo- 
derne, on  n'a  pas  encore  su  tirer  d'elle  toutes  les  applications  que 
ces  perfectionnemens  mêmes  permettent  d'entrevoir.  JNous  avons 
vu  que  les  recherches  des  savans  et  des  artistes  se  manifestent 
présentement  en  tous  sens  à  cet  égard.  Nous  avons  noté  les  prin- 
cipaux résultats  atteints,  sans  dissimuler  que  ces  résultats  nou- 
veaux ne  sont  point  faits  pour  nous  enorgueillir  quand  on  les 
compare  à  ce  que  fut  l'industrie  du  verre  chez  les  anciens.  Mais, 
en  même  temps,  nous  avons  affirmé  notre  conviction  que  voici 
précisément  l'heure  où  les  multiples  tentatives  qui  ont  pour  objet 
les  progrès  de  la  verrerie  vont  enfin  se  coordonner,  se  préciser, 
et  aboutir  à  des  conséquences  pratiques  d'une  inappréciable 
portée.  Grâce  à  la  pierre  de  verre  inventée  par  M.  Garchey,  grâce 
aux  panneaux  en  opaline  de  Saint-Gobain,  tels  que  ceux  que 
M.  Jacques  Galland  exposait  au  dernier  Salon,  il  est  certain  que 
l'architecture  actuelle  possède  des  élémens  qui  aideront  prompte- 
ment  à  sa  transformation  décorative  et  à  son  adaptation  aux  lois 
impérieuses  de  l'hygiène.  Les  verres  pour  vitraux  sont  mainte- 
nant d'une  fabrication  parfaite.  Les  Américains  y  ont  ajouté  les 
étrangetés  d'une  pâte  dont  les  demi-transparences  laiteuses  ont 
souvent  d'heureux  emplois.  Pour  ce  qui  est  de  la  gobeleterie,  les 
procédés  scientifiques  se  multiplient  et  offrent  à  l'ingéniosité 
des  fabricans  un  vaste  champ  de  combinaisons  imprévues  :  res- 
tent à  trouver  les  formes  les  plus  élégantes  et  les  plus  ration- 
nelles, les  décors  du  goût  le  plus  pur  pour  la  meilleure  utilisa- 
tion des  procédés  de  la  galvanoplastie,  de  la  gravure  chimique  et 
autres,  dont  on  s'est  rendu  maître.  Les  succès  de  M.  Emile  Galle 


UNE    MAISON    DE    VERHE.  139 

ont  stimulé  les  ambitions.  En  Angleterre,  c'est  M,  Webb,  qui, 
après  s'être  voué  aux  imitations  de  la  verrerie  antique,  et  après 
s'être  adonné  à  la  copie  du  vase  de  Portland,  a  voulu  aller  plus 
loin  et  trouver  de  nouveaux  effets  de  couleur.  En  Autriche,  c'est 
M.  Lobmeyr,  qui  s'est  appliqué  à  rendre  aux  anciennes  verreries 
de  Bohême  leur  éclat  d'autrefois  par  l'opulence  de  scintillans 
émaux.  En  Italie,  ce  sont  les  fabriques  de  Murano  qui  ont  fait 
refleurir  la  gloire  des  verreries  vénitiennes  de  la  Renaissance. 
En  Allemagne,  c'est  M.  Kœpping,  qui  réalise  avec  le  verre  des 
prodiges  de  vases  dont  la  forme  gracile  est  empruntée  à  des 
fleurs  plus  légères  qu'un  souffle.  En  Amérique,  enfin,  c'est 
M.  TitTany,  qui,  non  content  de  fabriquer  des  vitraux  qu'on  dirait 
faits  avec  de  l'agate  en  fusion,  ou  des  verres  à  reflets  métal- 
liques qu'on  croirait  sortis  de  l'atelier  d'un  alchimiste,  se  met 
encore  à  façonner  des  ameublemens  complets  en  verre,  témoin 
cet  autel  extraordinaire  qu'il  envoya  au  mois  de  mai  dernier  à 
la  Galerie  des  Machines.  En  un  mot,  partout  la  ruche  des  ver- 
riers est  en  travail,  et  c'est  à  qui  nous  ménagera  quelque  cu- 
rieuse surprise.  Dans  ces  conditions,  il  nous  semble  impossible 
que  l'Exposition  universelle  de  1900  ne  nous  apporte  point  des 
démonstrations  nouvelles  dont  profitera  l'avenir.  On  peut  beau- 
coup attendre  d'une  industrie  qui,  comme  celle  du  verre,  se  prête 
si  aisément  à  tant  de  manifestations  et  qui  répond  à  des  besoins 
si  différens  dans  notre  société  moderne. 

Jules  Henrivaux. 


LE 


CATHOLICISME  AUX  ÉTATS-UNIS 


Parmi  les  phénomènes  caractéristiques  de  cette  fin  de  siècle,  je 
n'en  connais  guère  de  plus  intéressant,  de  plus  significatif  à  tous 
égards,  ni,  en  vérité,  de  plus  paradoxal  que  le  développement  du 
catholicisme  aux  Etats-Unis.  Comment  ceux  qui  n'étaient,  il  y  a 
cent  vingt-cinq  ans,  qu'un  peu  plus  du  centième  de  la  population 
de  l'Union,  30  ou  40  000  âmes  sur  3  millions  d'habitans,  en  sont-ils 
devenus  le  septième,  9  ou  10  millions  sur  un  chiffre  qui  n'atteint 
pas  encore  tout  à  fait  65  millions?  et  comment,  de  toutes  les  con- 
fessions qui  se  partagent  «  l'un  des  peuples  les  plus  religieux  » 
du  monde,  la  plus  nombreuse,  et  bientôt  la  plus  riche?  Sur  ce 
vaste  territoire  où  l'on  ne  comptait  en  1789  qu'un  seul  siège  épi- 
scopal,  comment  se  fait-il  qu'il  y  en  ait  aujourd'hui  quatre-vingt- 
huit,  8  000  prêtres  où  l'on  n'en  comptait  alors  qu'une  trentaine, 
6  000  églises  où  je  ne  crois  pas  qu'il  y  en  eût  seulement  dix?  Et, 
pour  tout  résumer  d'un  seul  trait,  comment  se  fait-il  enfin  qu'une 
ville,  jadis  fondée  par  des  marchands  protestans,  et  devenue  le 
juste  orgueil  de  la  puissance  anglo-saxonne  —  c'est  New- York  que 
je  veux  dire  (1),  —  soit  actuellement,  après  Paris,  et  avec  Vienne, 
la  plus  grande  ville  catholique  du  monde?  La  liberté,  comme  on 
le  dit,  a-t-elle  toute  seule  accompli  cet  ouvrage?  Mais  la  liberté, 
qui  est  la  condition  de  tout,  n'est  l'ouvrière  agissante  ni  la  raison 
de  rien;  et  il  faut  chercher  plus  profondément.  S'il  y  a  des  causes 
particulières  et  locales,  des  causes  vraiment  «  américaines  »  de  ce 

(1)  En  y  comprenant  Brooklyn  et  Jersey  City. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  141 

prodigieux  développement,  il  y  en  a  d'autres,  et  de  plus  générales, 
et  qui  tiennent  peut-être  à  l'essence  même  du  catholicisme.  «  Les 
hommes  de  nos  jours  sont  naturellement  peu  disposés  à  croire, 
—  écrivait  Tocqueville  il  y  a  soixante  ans,  —  mais  dès  quils  ont 
une  religion,  ils  rencontrent  aussitôt  en  eux-mêmes  un  instinct 
caché  qui  les  pousse  à  leur  insu  vers  le  catholicisme.  »  Il  ajoutait 
prophétiquement  :  «  Si  le  catholicisme  parvenait  enfin  à  se  sous- 
traire aux  haines  politiques  qu'il  a  fait  naître,  je  ne  cloute  presque 
point  que  ce  même  esprit  du  siècle,  qui  lui  semble  si  contraire, 
7ie  lui  devînt  très  favorable,  et  qu'il  ne  fît  tout  à  coup  de  grandes 
conquêtes  (1).  »  C'est  ce  qui  s'est  vu  en  Amérique,  aux  Etats-Unis, 
dans  le  siècle  où  nous  sommes,  et  c'est  ce  que  je  voudrais  essayer 
de  montrer. 

I 

Je  ne  rappellerais  pas  ici  les  tout  premiers  débuts,  assez  loin- 
tains déjà,  du  catholicisme  aux  Etals-Unis, —  c'était  vers  1634,  — 
s'ils  n'avaient  en  même  temps  été  les  débuts  de  la  tolérance  et  de 
la  liberté  religieuse  en  Amérique.  Les  Américains  le  savent  bien  ; 
et  leurs  historiens  ne  parlent  pas  de  sir  George  Cal  vert,  premier 
lord  Baltimore,  et  de  ses  deux  fils,  les  fondateurs  de  la  colonie  du 
Maryland,  avec  moins  de  gratitude  et  de  patriotique  orgueil  que 
des  fondateurs  eux-mêmes  de  la  Nouvelle-Angleterre  (Massachu- 
setts, Rhode-Island,  Vermont,  New-Hampshire,  Maine,  Connec- 
ticut),  les  pèlerins  du  Mayfîower.  «  On  ne  saurait  contester  à  la 
colonie  de  lord  Baltimore  l'honneur  d'avoir  été  la  première 
société  des  temps  modernes  qui  ait  réalisé  l'idée  tout  entière  de 
la  liberté  religieuse  (2).  »  Ainsi  s'exprimait,  dans  son  livre  sur  la 
Religion  aux  Etals-Unis,  en  1844,  le  révérend  Robert  Baird;  et, 
n'oubliait-il  pas  un  peu  la  France  d'Henri  IV?  Mais  la  vérité 
l'obligeait  d'ajouter  :  «  Chose  d'autant  plus  admirable  que  c'était 
une  époque  où  les  puritains  de  la  Nouvelle-Angleterre  avaient 
grand'peine  à  se  tolérer  mutuellement,  et  à  tolérer  les  papistes; 
où  les  Virginiens,  dans  leur  zèle  aveugle,  ressentaient  une  égale 
horreur  pour  les  catholiques  et  pour  les  dissidens  ;  où  enfin  nul 
Etat  protestant  n'estimait  devoir  la  tolérance  aux  sectateurs  de 

(1)  Alexis  de  Torfineville,  De  la  démocratie  en  Amé.viqtie,  t.  111,  ch.  vi. 

(2)  Robert  Bairil.  De  la  i-elir/ion  aux  Étafs-Unis  d'Ainéric/ue,  trathiit  de  ranf,'lais 
par  L.  Burnier;  Paris,  1844,  Delay,  I,  127. 


142  REVUE  DES  DEUX  M0>DE8. 

RoQie  et  réciproquement!  »  La  colonie  de  lord  Baltimore  ne 
tarda  pas  à  en  faire  l'expérience;  et  vingt  ans  ne  s'étaient  pas 
écoulés  qu'après  avoir  profité  de  la  tolérance  qui  leur  était  offerte 
au  Maryland  pour  y  fonder  de  nombreuses  églises,  les  protestans 
en  abusaient,  dès  qu'ils  se  voyaient  devenus  le  nombre  et  la  force, 
pour  rétablir  l'intolérance  sur  les  ruines  de  la  liberté.  «  Ils  ré- 
clamèrent la  suprématie  dans  la  province  où  ils  jouissaient  de 
l'égalité,  dit  l'bistorien  G.  Bancroft;  les  fausses  allégations  ne 
furent  pas  épargnées;  on  demanda  la  constitution  d'une  dotation, 
aux  frais  de  la  colonie  tout  entière,  pour  le  clergé  protestant;  » 
et  finalement,  en  1681,  le  ministère  anglais  décidait  que  tous  les 
emplois  publics  du  Maryland  ne  pourraient  être  désormais  con- 
fiés qu'à  des  protestans  (1).  Les  catholiques  du  Maryland  ,  pour 
recouvrer  leurs  droits,  durent  attendre  la  guerre  d'indépendance, 
et  qu'on  eût  voté  le  célèbre  article  de  la  Constitution  de  1787, 
portant  que  le  Congrès  des  Etats-Unis  <(  ne  pourrait  rendre  aucune 
loi  pour  établir  une  religion,  ni  pour  en  prohiber  le  libre  exer- 
cice. »  Deux  ans  plus  tard,  le  6  novembre  1789,  à  la  suite  de  né- 
gociations engagées  et  poursuivies  entre  la  Cour  de  Bome  et  le 
gouvernement  de  la  nouvelle  Bépublique,  par  l'intermédiaire  de 
Franklin,  Baltimore  devenait  le  siège  du  premier  évêché  d'Amé- 
rique. 

S'il  est  intéressant  d'avoir  vu  les  débuts  du  catholicisme  en 
Amérique  liés  à  ceux  de  la  tolérance,  il  ne  lest  pas  moins  pour 
nous  d'en  voir  les  premiers  progrès  liés  à  l'action  de  la  France  ; 
—  et  aux  conséquences  de  la  Bévolution.  Compensation  de  la 
Providence  ou  ironie  de  l'histoire,  c'est  notre  Constitution  ci- 
vile du  clergé  dont  l'application  devait  être  l'origine  de  la  re- 
naissance du  catholicisme  en  Angleterre  et  de  sa  diffusion  aux 
Etats-Unis.  Les  catholiques  américains  manquaient  surtout  de 
prêtres  ,  et  le  peu  qu'ils  en  avaient  manquait  de  science.  La 
France  leur  donna  le  premier  de  leurs  grands  séminaires ,  celui 
de  Baltimore,  fondé  en  1791  par  les  Sulpiciens  :  un  Français, 
M.  Nagot,  en  fut  le  premier  supérieur;  c'est  un  Français,  M.  Ma- 
gnien,  qui  le  dirige  actuellement  ;  il  ne  s'est  succédé  entre  eux, 
dans  leurs  délicates  fonctions,  que  des  Français  ;  et  ce  n'en  est 
pas  moins  du  séminaire  de  Baltimore  que  sont  sortis,  sans  parler 
d'une  trentaine  d'évêques,  deux  des  prélats  qui  sont  au  premier 

(1)  G.  Bancroft,  Histoire  des  Élals-Unis,  traduction  1.  Gatti  de  Gamond;  Paris, 
1861,  Didot,  t.  l'Sch.vii,  et  t.  III,  ch.  xiv. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  143 

rang  de  ceux  qu'on  appelle  ou  qui  s'appellent  eux-mêmes  les 
«  Américanistes  »  :  le  premier  recteur  de  l'Université  catholique 
de  Washington,  Mgr  Keane;  et  l'archevêque  de  Baltimore,  primat 
d'Amérique,  l'illustre  cardinal  Gibbons  (1). 

C'est  vers  la  même  époque,  entre  1791  et  1800,  que  deux 
autres  Français,  eux  aussi  chassés  de  Franco  par  la  Révolution, 
l'abbé  Matignon ,  ancien  professeur  en  Sorbonne  ,  où  il  avait 
longtemps  enseigné  les  Saintes  Ecritures,  et  l'abbé  Jean-Louis- 
Anne-Madeleine  Lefebvre  de  Cheverus,  —  le  même  qui  fut  plus 
tard  archevêque  de  Bordeaux ,  pair  de  France  et  cardinal,  — 
entreprenaient  de  «  planter  »  le  catholicisme  à  Boston,  c'est-à- 
dire  au  centre  même  de  la  Nouvelle-Angleterre  et  du  purita- 
nisme. Et  aussitôt,  dans  un  diocèse  qui  ne  compte  pas  aujour- 
d'hui moins  de  600  000  catholiques  sur  1  800  000  âmes,  ou  environ, 
ils  en  réunissaient  autour  d'eux,  pour  commencer...  une  cen- 
taine (2)  !  Si  la  tâche  fut  pénible,  le  succès  du  moins  les  en  ré- 
compensa, et  assez  rapidement,  puisqu'on  4808,  Boston  était  un 
des  quatre  nouveaux  diocèses  que  le  pape  Pie  VII  instituait  en 
Amérique.  Les  trois  autres  étaient  ceux  de  New-York,  de  Bards- 
town  en  Kentucky  (transféré  depuis  1841  à  Louisville),  et  de  Phi- 
ladelphie. Il  y  faut  ajouter  l'évêché  de  la  Nouvelle-Orléans,  devenu 
américain  depuis  l'annexion  de  la  Louisiane  en  1803.  Celui-ci 
demeura  sous  l'administration  de  l'archevêque  de  Baltimore,  de 
1809  à  1815,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  nomination  de  Mgr  Dubourg, 

—  un  autre  Français,  qui  devait  mourir  archevêque  de  Besançon; 

—  et  sur  les  quatre  évêchés  institués  en  1808,  il  y  en  avait  deux 
d'attribués  à  des  Français,  celui  de  Boston  à  Mgr  de  Cheverus  et 
celui  de  Bardstown  à  Mgr  Flaget. 

Ces  détails  n'étaient  pas  inutiles  à  rappeler,  quand  ce  ne  serait 
que  pour  les  opposer  à  l'assertion  du  publiciste  anglais  bien  connu, 
M.  J.  Bryce,  déclarant  «  que  la  France  n'était  pour  rien  dans  la 
vie  intellectuelle  et  morale  de  l'Amérique.  »  Il  aurait  changé  de 
langage,  comme  Fa  fait  justement  observer  le  vicomte  de  Meaux, 
dans  son  livre  sur  le  Catholicisme  et  la  liberté  aux  États- Unis  ÇS), 

(1)  Mémorial  volume  of  the  Centenanj  of  St  Manj's  Seminary  of  Saint  Sul- 
pice,  1  voL  in-8°:  Baltimore,  1891,  John  Murphy. 

(2)  Il  ne  sera  peut-être  pas  indiilerent  de  noter  que,  dans  les  sept  évèchés  de 
Boston,  Burlington,  Hartford,  Manchester,  Portland,  Providence  et  Springûeld, 
qui  couvrent  à  peu  près  la  surface  de  la  Nouvelle-Angleterre,  la  proportion  des 
catholiques  aux  protestans  est  de  1  525  000  à  4700  000. 

(3)  Vicomte  de  Meaux,  l'Église  catholique  et  lu  liberté  aux  États-Unis,  2°  édi- 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'il  avait  daigné  regarder  la  société  catholique;  et,  ce  qu'il  ne 
trouvait  pas  ailleurs  de  «  français,  »  —  dans  les  institutions  poli- 
tiques, dans  les  mœurs  ou  dans  les  habitudes  —  il  l'eût  vu  là.  Ce 
sont  des  missionnaires  français  qui  ont  les  premiers  «  christia- 
nisé »  les  régions  des  Grands  Lacs  et  du  Mississipi,  les  «  nations  » 
des  Illinois,  des  Akensas,  des  Natchez  ;  et  Chateaubriand  n'a  point 
inventé  le  Père  Souël.  «  Les  colonies  anglaises  ne  possédaient, 
a  dit  Mgr  Ireland,  qu'une  petite  portion  du  territoire  de  notre 
République.  Tout  le  Far  West,  tout  le  Midi  étaient  français;  «  et 
les  noms  de  Détroit,  de  Vincennes,  de  Duluth,  de  Saint-Paul,  de 
Saint-Louis  le  rappellent.  »  Mais  un  René  plus  romanesque  et 
plus  tragique  encore  que  celui  de  Chateaubriand,  c'est  l'abbé  de  la 
Clorivière,  un  autre  Français,  qui  s'était  appelé  dans  le  monde 
J.  P.  Picot  de  Limoëlan,  le  compagnon  de  Georges  Cadoudal,  et, 
si  nous  en  croyons  l'histoire,  —  mais  sa  famille  a  toujours  pro- 
testé, —  l'un  des  auteurs  du  complot  de  la  «  Machine  infernale.  » 
Ce  chouan  repenti  et  converti  a  été  aux  Etats-Unis  l'organisateur 
des  communautés  de  la  Visitation,  et  on  y  en  compte  actuelle- 
ment vingt-deux.  D'autres  ordres,  également  français  d'origine, 
ne  s'y  sont  pas  moins  répandus  :  les  sœurs  de  Saint-Vincent  de 
Paul,  par  exemple,  ou  les  Petites  Sœurs  des  Pauvres,  ou  les  sœurs 
du  Bon-Pasteur,  qui  demeurent  toutes  étroitement  attachées  aux 
maisons  mères  de  France  :  Paris,  Saint-Pern,  Angers.  Et  pour- 
quoi, —  si  ce  n'est  pas  sans  doute  avec  de  «  bonnes  paroles  » 
seulement  que  l'on  bâtit  des  églises,  que  l'on  entretient  des  mis- 
sionnaires, que  l'on  ouvre  des  écoles,  que  l'on  soulage  des  misères, 
—  pourquoi  n'ajouterions-nous  pas  ce  détail,  que,  depuis  1822, 
époque  de  sa  fondation  ou  de  sa  réorganisation,  l'œuvre  éminem- 
ment française  de  V Association  pou?'  la  Propagation  de  la  Foi,  n'a 
pas  contribué  pour  moins  de  25  millions  de  francs  aux  nécessités 
de  l'Eglise  d'Amérique? 

L'histoire  des  progrès  ultérieurs  du  catholicisme  aux  États- 
Unis  est  écrite,  d'une  part,  dans  les  Annales  de  la  Propagation  de 
la  Foi,  et,  de  l'autre,  dans  la  collection  des  Actes  des  Co?iciles 
d' Amérique  [\) .  C'est  là  qu'on  peut  voir,  dans  les  lettres  des  cvê- 


tion;  Paris,  1893,  V.  Lecoil're.  Livre  excellent,  auquel  je  dois  beaucoup,  et  qui 
m'aurait  découragé  d'écrire  le  présent  article,  si  je  ne  m'étais  placé  à  un  point  de 
vue  très  différent  de  celui  de  M.  de  Meaux. 

(1)  Acla  et  décréta  conciliorum  recentiorum,  Fribourg-en-Brisgau,  1875,  Herder, 
t.  III;  et  Acla  Concilii  Plenarii  Baltimorensis  Terlii;  Baltimore,  1884,  Murphy. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  145 

ques,  dans  ces  actes,  et  dans  les  documens  cfui  les  accompagnent, 
contre  quelles  difficultés  les  catholiques  ont  dû  lutter,  bien  des 
années  encore  après  que  la  Constitution  leur  avait  cependant 
accordé  le  libre  exercice  de  leur  culte.  Ces  difficultés,  ne  les  a-t-on 
pas  peut-être  un  peu  exagérées  parfois,  ou  tournées  au  tragique? 
Les  écrivains  protestans  le  disent,  et  il  semble  bien  qu'ils  n'aient 
pas  tort.  Si  les  Pères  du  troisième  concile  provincial  de  Baltimore 
ont  pu  parler,  —  dans  une  lettre  qu'ils  écrivaient  au  pape  Gré- 
goire XVI,  avant  de  se  séparer,  le  22  avril  1837,  —  «  de  couvens 
réduits  en  cendres,  de  sépultures  violées,  d'atroces  calomnies 
dirigées  contre  les  religieuses,  contre  le  clergé,  contre  la  popu- 
lation catholique  tout  entière,  »  il  semble  bien  que  leur  discours 
ne  s'appliquât  en  tout  qu'à  la  destruction  du  couvent  des  Ursu- 
lines  de  Charleston,  le  il  août  I83i,  par  la  populace  de  Boston. 
Mais  c'est  une  question  de  savoir  s'il  se  mêlait  vraiment  du 
«  fanatisme  »  ou  de  la  «  passion  religieuse  »  à  cette  explosion  de 
fureur  populaire.  On  accusait  les  religieuses  d'avoir  affolé  l'une 
d'entre  elles  à  force  de  mauvais  traitemens  (1).  En  tout  cas  la 
réprobation  contre  cet  acte  de  violence  fut  universelle  en  Amé- 
rique, et  les  évêques  eux-mêmes  déclarent  dans  leur  lettre,  non 
seulement  que  ces  excès  «  n'ont  pas  été  approuvés  de  la  majeure 
et  de  la  plus  saine  partie  de  la  population,  a  majore  sanioreque 
civium  parte,  »  mais  qu'au  contraire  «  l'estime  et  la  vénération 
qu'on  portait  aux  catholiques  s'en  serait  plutôt  augmentée  :  nedum 
aliqiiid  publicœ  œstimationis  amiserint...  quam  niaximi  fiunt  et 
venerationi  habentur.  »  Ils  ajoutent  plus  loin  que  le  nombre  des 
enfans  confiés  aux  religieuses,  ou  aux  institutions  catholiques  en 
général,  par  des  parens  même  protestans,  va  croissant  tous  les 
jours.  La  multiplication  des  ordres  religieux,  —  Jésuites,  Domi- 
nicains, Prêtres  des  Missions,  Rédemptoristes,  Sulpiciens,  —  leur 
rappelle  la  parabole  du  grain  de  sénevé.  Ils  constatent  que  les 
conversions  deviennent  plus  nombreuses.  Et  finalement,  la 
plainte  la  plus  vive  qu'ils  fassent  n'est  après  tout  qu'une  manière 
de  se  féliciter  de  leurs  progrès,  puisqu'elle  consiste  à  regretter 
que,  dans  cet  accroissement  de  la  population  catholique,  les 
prêtres  fassent  défaut  au  nombre  des  fidèles  et  ne  puissent  prendre 

(1)  Nous  suivons  ici,  pour  plus  d'impartialité,  la  version  du  révérend  Robert 
Ralrd,  dans  son  livre  sur  la  Relir/ion  anx  Éla/s-Unis,  II,  284,  285,  mais  elle  n'est 
pas  tout  à  fait  conforme  à  celle  que  l'on  trouvera  dans  les  Annales  de  la  Propa- 
gation de  la  Foi,  VIII,  182,  183. 

TOME  CL.  —  1898.  10 


446  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  leur  troupeau  des  soins  assez  efficaces  :  Numenis  operario- 
rum...  valde  inferior  est  illo  quo  opus  est,  longe  impar  necessita- 
tibiis  animarum  nostrœ  curœ  commis sarum.  »  On  remarquera  qu'à 
cette  date  de  1837,  les  catholiques  d'Amérique  ne  sont  pas  en 
tout  plus  de  1200  000. 

Les  vraies  difficultés  devaient  venir  d'ailleurs,  et  le  plus  re- 
doutable obstacle  que  rencontrât  le  catholicisme  était  dans  quel- 
ques-unes de  ses  propres  doctrines  ;  —  ou  plutôt  dans  la  fausse 
idée  que  l'on  persistait  à  s'en  former.  Nous  n'aurons  pas  de 
peine  à  nous  en  rendre  compte,  si  nous  nous  rappelons  que 
«  les  premiers  colons  des  États-Unis  s'y  étaient  établis  en  qualité 
de  chrétiens...  et  que  les  institutions  qu'ils  s'y  donnèrent  avaient 
été  marquées  du  sceau  de  la  religion.  (1)  »  Les  historiens  distin- 
guent des  colonies  de  conquête  et  des  colonies  de  peuplement  :  il 
y  a  eu  aussi  des  colonies  de  religion;  et  les  États-Unis  ont  com- 
mencé par  en  être  une.  Mais  la  religion  de  ces  premiers  colons 
était  celle  de  Calvin.  Et,  en  dépit  de  la  tolérance  et  de  la  liberté 
politique,  il  était  inévitable  que  l'esprit  protestant,  attaqué  dans 
le  domaine  qu'il  avait  quelques  raisons  de  considérer  comme 
sien,  puisque  enfin  il  l'avait  constitué,  se  réveillât,  s'efforçât  [de 
réagir,  et  réussît  pour  un  temps,  sinon  à  interrompre,  du  moins 
à  ralentir  le  développement  de  l'esprit  rival.  Le  moyen  en  était 
simple,  et,  remontant  lui-même  à  son  origine,  le  protestantisme 
n'avait  qu'à  faire  valoir  contre  le  «  papisme  »  les  argumens  de 
l'âge  héroïque  de  la  Réformation.  Les  catholiques,  on  le  pense 
bien,  n'eurent  garde  de  refuser  le  combat. 

On  trouvera  dans  la  Vie  du  cardinal  de  Cheverus.,  par  M.  Ha- 
mon  (2),  de  curieuses  réponses  du  prélat  à  un  protestant  qui  avait 
vivement  attaqué,  dans  une  Revue  de  Boston,  les  indulgences,  le 
culte  des  reliques  et  1'  «  intolérance  romaine.  »  De  nos  jours,  le 
cardinal  Gibbons,  dans  un  petit  livre  d'une  franchise,  d'une  simpli- 
cité, et  d'une  clarté  admirables,  la  Foi  de  nos  Pères  {the  Faith  of 
our  Fathers),  —  qui  ne  s'est  pas  répandu  à  moins  de  240  000  exem- 
plaires en  vingt  ans,  —  a  discuté  une  à  une  toutes  ces  délicates 
questions  de  controverse,  depuis  celle  du  purgatoire  et  de  la 
prière  pour  les  morts,  jusqu'à  celle  de  l'invocation  des  saints  et  du 
culte  de  la  Vierge.  Et  à  ce  propos,  si  j'osais  ici  me  servir  d'une 

(1)  Baird,  la  Relir/ion,  etc..  I,  livre  ii,  passim. 

(2)  Voyez  la  Vie  du  cardinal  de  Cheverus,  par  le  curé  de  Saint-Sulpice  [M.  Hamon], 
septième  édition;  Paris,  1883,  V.  Lecotlre.  P.  95  à  102. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UMS.  447 

expression  un  peu  profane,  il  y  a  quelque  chose  de  piquant  à 
le  voir  justifier  la  piété  catholique  pour  la  Vierge  par  des  vers... 
d'Edgar  Poe,  de  Longfollow,  et  de  Wordsworth  (1).  Mais,  d'une 
manière  générale,  et  avec  un  sens  infiniment  pratique  des  besoins 
d'une  démocratie,  la  thèse  que  les  catholiques  américains  ont  re- 
prise contre  les  protestans  n'est  autre  que  la  thèse  essentielle  de 
Bossuet  dans  son  Histoire  des  Variations;  et  leur  principal  effort 
a  été  d'établir,  en  matière  de  morale  et  de  dogme,  la  nécessité 
d'une  autorité  qui  décide. 

C'est  ce  que  l'on  appelle  la  question  de  l'Eglise.  Si  nous  ne 
sommes  pas  chrétiens,  nous  pouvons  prendre  là-dessus  le  parti 
que  nous  voudrons!  Mais  si  nous  sommes  chrétiens,  — et  nous 
le  sommes  dès  que  nous  sommes  épiscopaux  ou  baptistes,  mé- 
thodistes ou  presbytériens,  —  nous  avons  besoin  d'une  règle 
qui  nous  guide;  et  comme  cette  règle  n'en  est  une  qu'à  la  condi- 
tion d'exister  en  dehors  de  nous,  de  nous  être  extérieure,  anté- 
rieure et  supérieure;  et  comme  l'expérience  prouve  qu'elle  n'est 
pas  toujours  claire  ;  et,  tandis  que  nous  vaquons  à  nos  occupa- 
tions, lesquelles  sont  de  travailler  de  nos  mains,  de  faire  du  com- 
merce ou  de  la  banque,  de  la  médecine  ou  du  droit,  comme 
il  nous  faut  des  hommes  dont  l'occupation  ne  soit  que  d'étudier 
cette  règle;  et  comme  enfin  cette  étude  peut  les  conduire  eux- 
mêmes  à  des  conclusions  différentes,  nous  avons  besoin  d'une 
parole  qui  ramène  à  l'unité  leurs  divisions,  leurs  divergences, 
et  leurs  contradictions.  Ainsi  ont  raisonné  les  catholiques  amé- 
ricains, d'une  manière  qu'il  nous  est  difficile,  quant  à  nous,  de 
ne  pas  trouver  excellente  ;  —  et  aussitôt,  de  ce  raisonnement 
même,  leurs  adversaires  ont  tiré  contre  eux  un  nouveau  moyen 
de  polémique. 

Il  n'est  que  trop  connu,  et  en  vain  l'a-t-on  plus  de  cent  fois 
réfuté,  il  est  si  commode  qu'on  y  recourt  toujours!  Où  est  cette 
règle,  leur  a-t-on  demandé  :  ne  serait-ce  pas  à  Rome?  Mais  un 
«  bon  citoyen  »  ne  saurait  mettre  ainsi  ses  croyances  à  la  discré- 
tion d'une  autorité  étrangère,  et  réciproquement,  quiconque  les  y 
met,  n'est  donc  pas  un  «  bon  citoyen;  »  car  comment  servirait-on 
deux  maîtres  à  la  fois?  Aux  États-Unis,  —  et  à  une  époque  où 
l'on  peut  dire  qu'il  n'existait  pas  encore  de  nation  américaine, 
mais  une  fédération   d'États  indépendans,  dont  la  Constitution 

(1)  The  Failli  of  our  fathers,  ch,  xiv. 


148  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

formait  l'unique  lien,  —  on  affectait  donc  de  craindre  que,  si 
((  l'Église  catholique  venait  jamais  à  dominer,  ce  fût  le  coup  de 
mort  de  la  Constitution  des  États-Unis.  »  Ainsi  s'exprimait,  en 
1844,  le  révérend  Robert  Baird,  et  il  ajoutait  :  «  On  pense  que  les 
prêtres  romains  ne  peuvent  que  hair  la  démocratie ^  et,  d'un  autre 
côté  qu'il  est  impossible  de  balancer  leur  influence  sur  le  peuple. 
Je  ne  sais  jusqu'à  quel  point  ces  craintes  sont  fondées  :  toujours 
est-il  que  nous  avons  eu  parmi  les  romanistes  de  chauds  patriotes. . . 
Ce  qui,  dans  tous  les  cas,  est  certain,  c'est  que  la  population  pro- 
testante et  les  ministres  en  particulier  surveillent  tous  les  mou- 
vemens  du  clergé  romain,  et  quils  ne  paraissent  nullement  dis- 
posés à  laisser  passer  inaperçu  ce  que  leurs  tendances  pourraient 
avoir  de  menaçant  (1).  » 

Ce  n'était  pas  précisément  là  ce  qu'on  peut  appeler  des  dis- 
positions bienveillantes;  et  aussi,  les  Pères  du  cinquième  concile 
provincial  de  Baltimore,  vers  le  même  temps,  s'en  plaignaient-ils 
avec  quelque  amertume.  Ils  se  félicitaient  toujours  des  progrès  du 
catholicisme.  «  Dans  les  vastes  régions  qui  nous  sont  confiées, 
quoique  indignes,  écrivaient-ils  à  Rome,  la  parole  de  Dieu  se  ré- 
pand tous  les  jours  davantage  :  Verbum  Dei  currit  et  dilatatur;  » 
et  entre  autres  preuves  ils  en  donnaient  celle-ci,  qu'en  moins  de 
trois  ou  quatre  ans,  dans  un  seul  diocèse,  on  avait  vu  s'élever 
quarante -trois  églises.  «  Mais,  continuaient-ils,  voici  qu'on  nous 
accuse,  nous,  dont  les  pères  ont  versé  leur  sang  comme  de  l'eau 
pour  revendiquer  l'indépendance  commune  contre  un  oppresseur 
qui,  certes,  n'était  pas  catholique,  d'abdiquer  entre  les  mains  d'un 
prince  étranger,  —  c'est  le  Souverain  Pontife,  —  nos  libertés 
civiles  et  politiques,  et  en  nous  faisant  ainsi  ses  serviteurs,  d'être 
infidèles  à  notre  République.  »  Ils  protestaient  ensuite  éloquem- 
ment  que  «  leurs  mœurs  et  leur  vie  suffisaient  toutes  seules  à 
prouver  qu'il  n'était  pas  de  forme  de  gouvernement  dont  ne 
s'accommodât  la  religion  catholique,  dès  que  ce  gouvernement 
n'avait  que  la  paix  et  le  progrès  pour  objet.  »  Et  en  terminant, 
ils  se  flattaient  que  leurs  accusateurs  se  prendraient  eux-mêmes 
au  piège  qu'ils  leur  avaient  tendu  ;  ou  plutôt,  c'était  fait,  disaient- 
ils,  et  «  ils  sont  tombés  dans  le  puits  qu'ils  avaient  creusé  pour 
nous.  » 

Je  ne  sais,  en  s'exprimant  de  la  sorte,  s'ils  n'anticipaient  pas 

(1)  Robert  Balrd,  la  Religion,  etc.,  II,  287,  288. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  149 

sur  l'ordre  des  temps,  et  le  fait  est  que  l'accusation  a  été  renou- 
velée depuis  cinquante  ans,  et  plus  d'une  fois;  mais  à  peine  en 
trouvons-nous  trace  dans  les  actes  du  premier  concile  plénier  de 
Baltimore,  tenu  du  10  au  20  mai  1852.  On  lit  seulement,  dans  la 
Lettre  Pastorale  adressée  par  les  évêques  à  leur  clergé  et  à  leur 
peuple,  un  passage  où  ils  exhortent  les  (idèles  à  faire  constamment 
œuvre  de  bons  Américains,  «  non  pas,  disent-ils,  qu'il  y  ait  lieu  de 
craindre  à  cet  égard  que  vos  sentimens  puissent  jamais  différer  de 
ce  qu'ils  ont  toujours  été,  mais,  et  à  l'exemple  de  saint  Vi\i\\,poit)' 
que  vous  trouviez  dans  votre  religion  même  de  plus  profondes  rai- 
sons encore  de  remplir  vos  devoirs  de  citoyens.  »  Un  décret  du 
même  concile  vaut  aussi  la  peine  d'être  rappelé.  «  La  constitution 
et  les  lois  de  nos  États,  y  est-il  dit,  ayant  pourvu  très  sagement  à 
ce  qu'aucun  pouvoir  séculier  n'entreprît  de  s'immiscer  dans  les 
choses  de  la  religion,  les  évêques  devront  employer  tout  leur 
zèle,  avec  prudence  toutefois,  pour  qu'en  aucune  rencontre  les 
soldats  ou  marins  catholiques  ne  soient  obligés  d'assister  contre 
leur  conscience  aux  cérémonies  dos  cultes  non  catholiques.  » 
Quand  le  pouvoir  religieux,  —  avec  la  prudence  qui  est  dans  les 
habitudes  de  l'Église  catholique,  —  peut  négocier  avec  le  pou- 
voir civil  sur  de  semblables  questions,  c'est  que  bien  des  défiances 
sont  tombées,  et  la  liberté  religieuse  est  tout  près  d'être  entière. 
Quelques  années  plus  tard  les  événemens  de  la  guerre  de  Séces- 
sion achevaient  d'emporter  ce  qui  pouvait  survivre  encore  des 
soupçons  d'autrefois;  et  j'ignore  si,  comme  au  temps  du  révé- 
rend Baird,  «  la  population  protestante  et  les  ministres  en  parti- 
culier continuent  de  surveiller  tous  les  mouvemens  du  clergé 
romain;  »  mais  je  ne  crois  pas  qu'aucun  Américain  se  défie 
aujourd'hui  du  «  civisme  »  ou  même  du  «  libéralisme  »  de  ses 
concitoyens  catholiques. 

11  est  enfin  un  dernier  obstacle  à  la  propagation  du  catholi- 
cisme aux  États-Unis,  que  l'on  m'a  plusieurs  fois  signalé,  mais 
dont  je  n'ose  guère  parler,  comme  n'étant  pas  de  ceux  dont  on 
puisse  aisément  mesurer  la  force,  ou  seulement  vérifier  l'exis- 
tence. Est-il  donc  vrai,  serait-il  donc  possible  que,  dans  cette 
grande  démocratie,  l'humble  origine  et  la  condition  populaire  du 
plus  grand  nombre  des  catholiques  eussent  jeté  quelque  défaveur 
sur  les  doctrines  qu'ils  professent?  Ainsi  pensait-on  chez  nous,  en 
France,  dans  les  dernières  années  du  xvni'^  siècle  ;  nos  philosophes 
croyaient  se  «  décrasser  »  en  se  «  déchristianisant  ;  »  et  ce  qui  dé- 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plaisait  ou  ce  qui  répugnait  du  catholicisme  à  nos  aristocrates, 
c'était  qu'il  fût  la  religion  de  tant  de  petites  gens  !  «  La  plus  vile 
canaille  l'avait  seule  embrassé  pendant  plus  de  cent  ans,  »  a  dit 
Voltaire  ;  et  rien  ne  semblait  plus  odieux  aux  hommes  de  VEn- 
cyclopédie  que  d'être  obligés  de  penser  «  comme  leur  tailleur  ou 
comme  leur  blanchisseuse.  » 

Nous  ne  croirons  pas  aisément  que  des  Américains  parta- 
gent cette  manière  de  voir  ou  de  sentir.  Elle  aurait  quelque 
chose,  non  seulement  de  trop  aristocratique,  mais,  à  proprement 
parler,  d'inhumain.  Quelque  inégalité  qu'il  y  ait,  —  et  qu'il 
doive  y  avoir,  —  parmi  les  hommes,  étant  tous  égaux  devant  la 
douleur  et  devant  la  mort,  nous  devons  donc  l'être  devant  la 
religion.  Mais  s'il  fallait  pourtant  qu'il  y  eût  deux  sortes  de 
culte,  —  l'un  pour  les  «  petites  gens,  »  et  l'autre  pour  les  «  mil- 
liardaires, »  —  bien  loin  que  cette  distinction  nuisit  dans  l'avenir 
aux  progrès  du  catholicisme,  tout  au  contraire  elle  en  serait  la 
promesse  et  la  garantie.  De  certaines  communions  peuvent  être 
des  communions  d'aristocrates  :  le  catholicisme  est  aujourd'hui 
plus  que  jamais  la  communion  des  humbles.  Aussi  longtemps 
qu'il  la  demeurera,  c'est  à  lui  qu'ira  l'âme  des  foules.  Elles  aime- 
ront le  contraste  éclatant  de  ses  pompes  solennelles  avec  le  carac- 
tère populaire  de  son  enseignement.  Et  c'est  pourquoi,  si  quelques 
sectes  superbes  n'ont  pas  de  place  dans  leurs  églises  pour  les 
pauvres  et  les  déshérités  de  ce  monde,  plaise  à  Dieu  qu'elles  ne 
s'en  cachent  pas,  mais  plutôt  qu'elles  s'en  vantent!  Dans  nos  so- 
ciétés de  plus  en  plus  démocratiques,  rien  ne  servira  mieux  la 
cause  et  les  intérêts  du  catholicisme  :  In  hoc  signa  vincet,  il 
vaincra  par  ce  signe  ;  et  si  ce  progrès  de  la  démocratie  n'est  nulle 
part  plus  rapide  ni  plus  évident  qu'en  Amérique,  c'est  précisé- 
ment pour  cela  que  nulle  part  le  catholicisme  ne  saurait  conce- 
voir de  plus  hautes  espérances. 

Cependant,  au  travers  de  toutes  ces  difficultés,  et  à  mesure 
même  qu'elle  en  triomphait,  l'Église  catholique  des  États-Unis 
s'organisait.  Elle  régularisait  l'administration  de  son  temporel. 
Elle  assurait  son  recrutement.  Elle  fortifiait  et  elle  consolidait 
sa  discipline  naguère  encore  un  peu  relâchée.  Elle  éliminait  de 
ses  institutions  ce  qui  pouvait  s'y  être  à  l'origine  glissé  d'encore 
un  peu  protestant,  par  exemple  le  droit  que  de  simples 
laïques  s'attribuaient  de  «  fonder  »  des  églises,  d'en  choisir  et 
d'en  nommer  eux-mêmes  les  pasteurs,  indépendamment  de  l'é- 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  151 

vêque,  et  au  besoin  contre  son  gré.  Elle  imposait  à  ses  prêtres, 
conformément  au  ccmcile  de  Trente,  un  costume  qui  permît  de 
les  reconnaître  en  toute  occasion  pour  tels  :  vestes  qitœ  ipsum  eas 
gerentem  aliosque  moneant  cujiis  concUtionis  ille  sit.  Elle  les  met- 
tait dans  la  main  de  leurs  évèques.  Elle  enlevait  les  causes  ecclé- 
siastiques à  la  juridiction  des  tribunaux  civils.  Elle  déterminait, 
avec  l'approbation  et  le  concours  de  la  cour  de  Rome,  le  mode  de 
nomination  des  évoques  d'Amérique  :  le  saint-siège  les  choisit 
sur  une  liste  de  trois  noms  dressée  d'un  commun  accord  par  les 
curés  inamovibles,  les  «  consulteurs  (1),  »  les  évèques  et  l'arche- 
vêque de  la  province  ecclésiastique  dont  un  diocèse  est  devenu 
vacant.  Elle  s'occupait  encore  des  programmes  des  écoles,  en  at- 
tendant qu'un  jour  il  lui  fût  donné  de  fonder  l'Université  de  Wa- 
shington. Elle  exerçait  une  censure  vigilante  sur  les  livres  de 
classes.  Elle  réglementait,  à  diverses  reprises,  la  question  des 
«  mariages  mixtes,  »  si  difficile  à  traiter  dans  un  pays  aussi  bi- 
garré que  les  États-Unis  d'Amérique.  Elle  mettait  ses  fidèles  en 
garde  contre  la  séduction  des  sociétés  secrètes,  si  puissantes  en 
pays  protestant.  C'est  par  millions  que  l'on  compte  aux  Etats- 
Unis  les  adeptes  de  la  franc-maçonnerie.  Au  contraire  elle  croyait 
devoir  encourager  les  sociétés  de  tempérance,  en  raison  des 
progrès  scandaleux  de  l'alcoolisme  en  Amérique,  et,  par  une 
juste  tolérance,  elle  autorisait  et  elle  encourageait  les  sociétés 
de  secours  mutuels. 

Si  j'ai  cru  devoir  ici  donner  tous  ces  détails,  ce  n'est  pas  qu'ils 
puissent  rien  avoir  de  bien  «  inattendu  »  pour  la  plupart  des  lec- 
teurs. Mais  c'est  qu'ils  témoignent  combien  l'Eglise  des  Etats-Unis, 
depuis  son  origine,  a  toujours  eu  à  cœur  non  seulement  d'affermir, 
mais  de  resserrer  son  union  avec  Rome  ;  et  surtout  ils  sont  bons 
pour  la  défendre  et  la  venger  du  singulier  éloge  qu'on  s'imagine 
quelquefois  en  faire,  et  qui  lui  est  plutôt  une  injure,  quand  on 
la  loue  de  la  nouveauté  de  ses  doctrines  ou  de  l'indépendance  de 
ses  allures  :  j'en  connais  qui  diraient  de  la  liberté  de  ses  mœurs. 
On  ne  saurait  se  tromper  davantage;  et  qui  voudra  s'en  con- 
vaincre n'aura  qu'à  feuilleter  rapidement  les  Actes  des  trois  con- 
ciles pléniers  de  Raltimore,  1852,  1866  et  1884.  Ce  ne  sont  pas 
seulement,  cela  va  sans  dire,  les  doctrines,  la  hiérarchie,  la  dis- 
cipline qui  sont  les  mêmes,  ce  sont  encore  les  cérémonies  du 

(1)  Les  <>  consulteurs  diocésains,  «  dans  l'Église  d'Amérique,  remplissent  à  peu 
près  les  fonctions  de  nos  chanoines. 


132  P.EVLE    DES    DEUX    MONDES. 

culte,  auxquelles  on  s'efforce  de  donner  le  même  éclat  que  de  tout 
temps  en  pays  catholique. 

Et,  en  effet,  quoi  qu'on  en  puisse  dire,  quel  mal  y  a-t-il  à 
épuiser  pour  célébrer  Dieu  tout  ce  que  la  nature  et  l'art  peuvent 
offrir  de  ressources?  Il  me  revient  en  mémoire  un  passage  du 
Journal  d'Elisabeth  Selon,  la  fondatrice  aux  Etats-Unis  de 
Tordre  des  filles  de  la  Charité.  «  Florence ^lundi  9  janvier  i804. 
Je  suis  entrée  dans  l'église  de  San  Lorenzo,et  là,  je  me  suis  sentie 
vraiment  ra^^e.  »  —  Notez  qu'à  cette  date  elle  était  encore  protes- 
tante. —  «  Comme  je  m'approchais  du  grand  autel,  formé  de  ce 
qui  existe  de  plus  précieux,  pierres  et  marbres  admirables,  ces 
paroles  :  Mon  cime  glorifie  le  Seigneur  et  mon  esjjrit  se  rejouit  en 
Dieu  mon  Sauveur,  s'emparèrent  de  ma  pensée  avec  une  vivacité, 
une  ferveur  telles  que  tout  autre  sentiment  disparut.  Limage 
s'éveilla  en  moi  de  ces  offrandes  que  David  et  Salomon  firent  au 
Seigneur  leur  Dieu  lorsque  les  plus  riches  produits  de  l'art  et  de 
la  nature  furent  dédiés  à  son  saint  Temple  et  sanctifiés  à  son  ser- 
vice (1).  »  Je  le  demande  aux  hommes  de  bonne  foi,  à  quel  titre,  ou 
de  quel  droit  proscririons-nous  ces  sentimens?  Pourquoi  l'exal- 
tation de  l'imagination,  si  du  moins  nous  savons  la  diriger  vers 
son  vrai  but,  n'aurait-elle  pas  sa  part  dans  la  formation  du  senti- 
ment religieux?  Ne  sommes-nous  que  de  purs  esprits,  ou  que 
des  «  raisons  »  raisonnantes?  Et  s'il  y  a  tout  un  sexe,  —  et  aussi 
toute  une  race  d'hommes,  —  à  qui  la  poésie  de  la  religion  ne  soit 
accessible  que  sous  cette  forme  ou  par  cet  intermédiaire  des  so- 
lennités du  culte,  pourquoi  la  leur  disputerait-on? 

Il  en  faut  dire  autant  de  certaines  dévotions  qu'on  peut  d'ail- 
leurs aimer  ou  n'aimer  pas,  mais  dont  on  aurait  tort  de  croire 
que  le  caractère  un  peu  populaire  ait  effrayé  le  «  bon  sens  »  des 
catholiques  d'Amérique.  Je  ne  suis  point  du  tout  choqué  pour  ma 
part  de  trouver  à  New-York  une  église  consacrée  sous  le  vocable 
de  Notre-Dame-de-Lorette ;  et,  à  Chicago,  s'il  y  en  a  deux  de  placées 
sous  l'invocation  de  Notre-Dame-de-Lourdes ,  je  ne  sais  pourquoi 
je  regrette  que  l'une  soit  allemande  et  l'autre  bohémienne,  mais 
aucune  française.  Il  y  a  encore  une  chapelle  de  Notre-Dame-de- 
Lourdes  à  Philadelphie  ;  et  certainement  j'en  trouverais  d'autres  si 
je  relevais  les  noms  des  9  670  églises  ou  chapelles  qui  figurent  dans 
Y  Hoffmann  s  Catholic  Directory  :  c'est  l'annuaire  officiel  du  catho- 

(1)  Elizahelh  Selon  et  les  commenconens  de  l'Église  catholique  aux  États-Unis, 
par  M°"  de  Barberey,  '■?  édition:  Paris,  1892,  Poussielgue,  t.  1",  p.  197. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  153 

licisme  américain  (1).  Plus  nombreuses  encore  sont  les  églises  pla- 
cées sous  l'invocation  du  Sacré  Cœur  ou  de  Y  Immaculée  Concep- 
tion, ou  plutôt,  il  n'y  a  guère  de  diocèse  qui  n'en  compte  plusieurs  ; 
—  et  ceci  m'amène  à  une  observation  de  quelque  importance.  Les 
catholiques  d'Amérique  diffèrent  tellement  de  l'idée  que  l'on  s'en 
fait  souvent,  qu'au  contraire  ils  sont  parmi  ceux  qui  ont  le 
plus  ardemment  sollicité  du  Saint-Siège  la  définition  des  deux 
dogmes  de  1'  «  Immaculée  Conception  »  et  de  F  «  Infaillibilité 
pontificale.  » 

Assurément,  s'il  y  a  deux  dogmes  qui  fassent  une  difficulté 
considérable  entre  protestans  et  catholiques,  ce  sont  le  dogme  de 
r  i(  Infaillibilité  pontificale,  »  et  celui  de  «  l'Immaculée  Concep- 
tion !  »  Aux  yeux  des  protestans,  —  sans  que  d'ailleurs  on  en  puisse 
voir  très  clairement  le  motif  —  le  dogme  de  1'  «  Immaculée  Con- 
ception »  résume  l'idolâtrie  romaine  ;  il  en  a  marqué  l'achèvement 
ou  le  comble.  Mais,  d'autre  part,  il  est  clair  qu'un  protestant  qui 
souscrirait  à  1'  «  Infaillibilité  pontificale,  »  cesserait,  aurait  cessé 
de  l'être,  serait  déjà  un  catholique. 

Cependant,  entourée  comme  elle  est  de  communions  protes- 
tantes, l'Eglise  catholique  d'Amérique  non  seulement,  en  aucune 
occasion,  n'a  rien  déguisé,  rien  dissimulé,  rien  adouci  de  ce  que 
ces  deux  dogmes  avaient  d'inacceptable  pour  ceux  qu'elle  vpulait 
convertir,  mais  encore,  de  l'un  et  de  l'autre,  aucune  Eglise,  plus 
constamment  ou  plus  ardemment  qu'elle,  il  faut  le  répéter,  n'a 
sollicité  la  «  définition  »  et  la  «  proclamation.  »  Dès  1846,  et 
avant  l'avènement  de  Pie  IX,  trois  ans  avant  l'encyclique  Ubi 
primiim;  —  c'est  celle  où  le  nouveau  Pape  allait  consulter  les 
évèques  de  la  catholicité  sur  «  le  désir  et  les  va^ux  de  leur  peuple 
fidèle  »  à  l'égard  de  l'Immaculée  Conception  ;  —  le  sixième  con- 
cile de  Baltimore  avait  mis  solennellement,  par  son  premier  dé- 
cret, et  à  l'unanimité  des  vingt-trois  évêques  présens,  l'Eglise 
catholique  d'Amérique  sous  le  patronage  de  la  Vierge  «  conçue 
sans  péché  (2).  »  Et  douze  ans  avant  1870,  le  neuvième  concile, 
en  1858,  dans  la  Lettre  d'envoi  qu'il  adressait  au  souverain  pon- 
tife, insistait  uniquement  sur  ce  point  que,  si  nulle  part  et  ja- 
mais on  avait  senti  le  besoin  d'une  autorité  qui  décidât,  et  d'une 

(1)  Iloffmann's  calholic  directory,  for  the  year  of  our  f.ord    1807;  II.   Wiltzius, 
Milwaukee. 

(2)  Le  collège  catholique  américain  de  Louvain  s'appelle  :  American  collège  of 
the  Immaculate  Conception  of  the  Blessed  Virgin  Mai'i/. 


154  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  chaire  où  la  vérité  fût  éternellement  à  l'abri  de  la  contagion 
de  l'erreur,  »  c'était  justement  aux  États-Unis.  «  Ceux  qui  sont 
nés  et  qui  ont  grandi  dans  le  sein  du  catholicisme,  disaient  à  ce 
propos  les  Pères  du  concile,  ne  se  doutent  pas  de  la  gravité  des 
maux  que  le  Dieu  de  miséricorde  voulut  à  tout  jamais  écarter  de 
son  Église  en  instituant  la  primauté  de  Pierre  et  de  ses  succes- 
seurs... Mais  nous,  en  Amérique,  ces  maux  et  ces  dangers,  si  me- 
naçans  et  si  douloureux,  et  sous  lesquels  sans  ce  secours  le  chré- 
tien succomberait,  nous  ne  les  voyons  pas  seulement,  mais  nous 
pouvons  vraiment  dire  que  nous  les  touchons  du  doigt  :  ipsis  fere 
manibus  contrectare  licet.  »  D'autres  considérations  suivaient, 
plus  précises,  non  moins  concluantes,  et  les  évêques  d'Amérique 
terminaient  en  se  plaignant  que,  trop  infidèles  à  ces  sages  prin- 
cipes, «  beaucoup,  plurimi,  dont  ils  avaient  cru  pouvoir  mieux 
attendre...  ne  vissent,  dans  les  nouveautés  les  plus  extraordinaires, 
qu'autant  de  symptômes  et  de  gages  assurés  d'un  progrès  qui 
élèverait  leur  siècle  au-dessus  de  tous  ceux  qui  l'avaient  pré- 
cédé. ))  On  ne  pouvait  être  plus  catholique;  et,  dans  le  sens 
abusif  que  l'on  donne  quelquefois  à  ce  mot,  on  ne  pouvait  être 
moins  «  Américain.  » 

Est-ce  donc  à  dire  qu'il  n'y  ait  rien  de  nouveau  dans  l'évolu- 
tion du  catholicisme  aux  États-Unis?  Non,  sans  doute,  mais  il 
faut  s'entendre.  Multse  sunt  mansiones  in  domo  Patris  :  il  y  a  plus 
de  diversité  qu'on  ne  croit  dans  l'ample  sein  du  catholicisme,  et, 
au  centre  même  de  l'unité,  il  y  a  place  pour  plus  de  liberté  qu'on 
ne  pense.  La  vérité  catholique  ne  varie  pas  :  «  Elle  est  aujourd'hui 
ce  qu'elle  était  hier,  elle  sera  demain  ce  qu'elle  est  aujour- 
d'hui. Mais  ce  sont  nos  rapports  avec  la  vérité  qui  changent,  et 
nous  découvrirons  demain  ce  qui  nous  était  hier  encore  caché,  m 
N'est-ce  pas  ainsi  que  notre  connaissance  des  phénomènes  de  la 
nature  dépend  de  leurs  propriétés,  mais  ces  propriétés  existaient 
avant  de  nous  être  connues;  et,  d'autre  part,  ce  sont  toujours  les 
mêmes  propriétés,  mais  difTérens  esprits  en  tirent  de  différentes 
conséquences  ?  Essayons  d'éclaircir  ce  que  cette  comparaison  a 
d'obscur;  et,  par  exemple,  voyons  comment  une  union  plus  étroite 
avec  le  Saint-Siège,  bien  loin  de  contraindre  la  liberté  de  l'Eglise 
d'Amérique,  l'a  au  contraire  accrue;  comment,  d'une  soumission 
plus  complète,  l'indépendance  de  la  personne  est  sortie  plus  entière  ; 
et  comment  enfin,  d'une  manière  plus  hardie  d'en  user  avec  la 
tradition,  il  est  résulté  un  rajeunissement  de  la  tradition  même. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UMS.  d  55 


II 

Observons  avant  tout  que  les  mêmes  mots  ne  veulent  pas 
dire  exactement  les  mêmes  choses  en  Europe  et  en  Amérique,  en 
français  et  en  anglais,  n'expriment  pas  toujours  les  mêmes  idées, 
n'ont  pas  surtout  la  même  portée.  «  Archimède,  a  dit  Plutarque, 
eut  le  cœur  si  haut  et  l'entendement  si  profond  qu'il  ne  daigna 
jamais  laisser  par  écrit  aucune  œuvre  de  la  manière  de  dresser 
toutes  ces  machines  de  guerre,  mais  réputant  toute  cette  science 
d'inventer  et  composer  machines,  comme  aussi  tout  art  qui 
apporte  quelque  utilité,  vil,  bas  et  mercenaire,  il  employa  son 
esprit  et  son  étude  à  écrire  seulement  choses  dont  la  beauté  et 
subtilité  ne  fut  aucunement  mêlée  avec  nécessité (1).  »  Je  ne  crois 
pas  que  cette  manière  de  comprendre  la  science,  qui  n'est  pas  rare 
en  Europe,  soit  très  commune  en  Amérique.  On  veut  là-bas  que  la 
science  «  paie  ;  »  et  c'est  justement  les  applications  qu'on  en  admire 
et  qu'on  en  poursuit.  Pareillement,  le  mot  de  rationalisme  n'y 
signifie  pas  tant  ce  qui  est  «  rationnel,  »  à  l'allemande  ou  à  la 
française,  que  ce  qui  est  «  raisonnable  ;  »  ce  qui  est  conforme  aux 
principes  de  la  raison  pure  que  ce  qui  est  analogue  aux  données 
du  commun  bon  sens;  et  ce  qui  est  conséquent,  logique,  et  cohé- 
rent que  ce  qui  est  d'usage  ou,  pour  ainsi  parler,  de  commerce 
habituel  entre  gens  d'esprit  sain,  d'humeur  agissante,  et  de  bonne 
volonté.  Pareillement  encore,  V individualisme  en  Amérique,  —  et 
peut-être  en  Angleterre, — ne  consiste  pas  du  tout  à  se  permettre, 
comme  chez  nous,  tout  ce  qui  n'est  pas  expressément  défendu  par 
la  loi,  et  à  s'arroger  au  besoin  le  droit  de  se  mettre  au-dessus  d'elle, 
mais  à  ne  vouloir  être  sujet  que  de  la  loi,  et  à  ne  la  combattre  ou 
à  la  réformer,  s'il  y  a  lieu,  qu'en  s'aidant  d'elle.  N'est-ce  pas  ce  que 
voulait  dire  tout  récemment  encore,  dans  un  remarquable  article 
du  Catholic  World,  MgrKcane,  l'ancien  recteur  de  l'Université  de 
Washington.  «  En  Amérique,  écrivait-il,  tout  naît  et  se  développe 
spontanément,  à  mesure  et  sous  l'impulsion  des  faits;  nos  actions 
ne  se  dirigent  point  conformément  à  des  lois  scientifiques,  elles  ne 
s'inspirent  que  des  leçons  de  l'expérience  ;  la  liberté  de  nos  choix 
ou  de  nos  résolutions  n'est  gênée  par  )a  contrainte  ni  d'aucunes 
traditions  ni  d'aucuns  préjugés;  et  toutes  les  fois  enfin  que  notre 

(1)  Plutarque,  Vie  de  Marcellus. 


156  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bon  sens  n'est  point  troublé  par  les  illusions  de  l'intérêt,  nous  ne 
faisons  que  ce  que  la  circonstance  et  la  nécessité  nous  semblent 
exiger.  C'est  ainsi  qu'en  nous  trompant  nous  profitons  de  nos 
erreurs  mêmes  (1).  »  Tocqueville,  dans  sa  Démocratie  en  A^né- 
rique,  et  Macaulay,  si  je  ne  me  trompe,  dans  son  célèbre  Essai 
sur  Bacon,  avaient  déjà  dit  quelque  chose  de  cela. 

On  ne  s'étonnera  donc  Tpas  a  priori  que,  de  tous  les  catholiques, 
ceux  qui  se  vantent,  et  avec  raison,  d'être  gouvernes  par  les  insti- 
tutions les  plus  libres,  soient  pourtant  ceux  qui  peut-être  ont  le 
plus  favorablement  accueilli  la  proclamation  du  dogme  de  l'in- 
faillibilité pontificale.  On  en  a  vu  plus  haut  quelques-unes  des 
raisons,  et  que  le  caractère  en  était  essentiellement  «  pratique.  » 
Dans  un  pays  où,  d'une  seule  secte,  il  s'en  engendre  tous  les  jours 
de  nouvelles,  ce  qui  peut  bien  être,  si  l'on  le  veut,  une  preuve  de 
vitalité,  mais  ce  qui  est  aussi  une  cause  d'affaiblissement,  les  ca- 
tholiques ont  de  tout  temps  senti  ce  que  leur  étroite  union  avec  le 
Saint-Siège  leur  conférait  de  prestige,  de  force,  et  d'autorité.  C'est 
pourquoi  le  Père  Hecker  disait  au  lendemain  même  du  Concile  du 
Vatican  :  «  La  définition  du  Concile  complète  et  fixe  à  jamais 
l'autorité  extérieure  de  l'Eglise  contre  les  hérésies  et  les  erreurs 
des  trois  derniers  siècles...  Elle  ne  laisse  subsister  aucun  doute 
sur  l'autorité  du  chef  des  Chrétiens.  Les  partisans  de  Dollinger 
ne  voient  pas  que  ce  qu'ils  prétendent  désirer,  le  renouvellement 
de  l'Eglise,  ne  peut  s'accomplir  que  par  le  règne  souverain  du 
Saint-Esprit,  lequel  règne  suppose  une  entière  et  filiale  soumission 
à  l'autorité  divine  extérieure  (2).  »  C'est  ce  que  montrait  à  son  tour, 
quelques  années  plus  tard,  à  sa  manière,  moins  mystique  ou  plus 
concrète,  moins  ambitieuse  aussi  que  celle  du  Père  Hecker,  le 
cardinal  Gibbons.  «  Il  n'y  a  point,  disait-il,  de  gouvernement  libre, 
—  je  crois  pouvoir  ainsi  traduire  le  mot  àH hidependent ,  —  sans  un 
tribunal  suprême  chargé  d'interpréter  les  lois  et  de  trancher  les 
controverses  qui  peuvent  toujours  s'élever  :  telle  est  à  Washing- 
ton, la  Cour  suprême  des  Etats-Unis.  C'est  ainsi  que  l'organisation 
de  l'Eglise  est  désormais  complète;  et  ne  pouvant,  comme  catho- 

(1)  L'article  a  paru  au  mois  de  mars  de  cette  année,  dans  le  Calholic  World, 
et  au  mois  de  juillet,  dans  la  Rassegna  Nazionale,  de  Florence,  sous  le  titre  de 
l' America  corne  é  vedula  dalV  estera. 

(2)  Le  Père  Hecker,  fondateur  des  Paulisles  américains,  par  le  P.  W.  EUiott,  de 
la  même  Compa;Lrnie.  traduction  française;  Paris,  V.  Lecoffre,  p.  397. 

J'ai  un  peu  adouci  la  manière  dont  le  P.  Hecker,  avec  une  franchise  tout  améri- 
caine, s'explique  sur  «  les...  partisans  de  Dollinger.  » 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  157 

liques,  avoir  notre  tribunal  suprême  ni  dans  le  Concile,  qui  n'est 
qu'une  juridiction  extraordinaire,  ni  dans  la  réunion  des  évêques 
de  la  catholicité,  qu'on  ne  saurait  aisément  consulter,  nous 
l'avons  dans  le  chef  de  la  catholicité  qui  est  le  Pape  (1).  »  Ce  sont 
là  de  solides  raisons,  des  raisons  très  pratiques,  des  raisons  con- 
vaincantes. Et,  assurément,  quand  il  le  faut,  les  catholiques 
d'Amérique  en  savent  trouver  d'autres.  Ils  savent,  eux  aussi,  ma- 
nier, rapprocher,  enchaîner  les  textes;  ils  savent  puiser  au  trésor 
commun  de  la  tradition.  Mais,  s'ils  préfèrent  cependant  ces  moyens 
plus  directs,  j'oserai  dire  plus  démocratiques,  ils  en  ont  leurs 
motifs,  dont  le  principal  est  la  facilité,  qu'ils  ont  tout  de  suite 
aperçue,  de  pouvoir,  sous  la  protection  de  l'infaillibilité,  tourner 
leur  attention  et  leur  activité  «  vers  d'autres  objets  et  vers  d'autres 
vertus.  » 

En  effet,  catholiques  ou  protestans,  si  les  Américains  ressem- 
blent au  portrait  que  nous  en  traçait  tout  à  l'heure  Mgr  Keane,  on 
croira  sans  peine  qu'ils  n'aiment  guère  à  s'embarrasser  de  méta- 
physique ou  de  théologie;  et,  à  cet  égard,  il  n"y  a  rien  de  plus  som- 
maire que  les  Décrets  du  second  concile  plénier  de  Baltimore,  celui 
de  1866,  sur  les  hérésies  que  les  Pères  y  ont  condamnées,  et  qui 
sont  Y  Indiff'éreniisme  ;V  Unitarianisme  de  Channing  et  de  Parker; 
VUniversalisme  et  le  Transcendantalisme  des  disciples  d'Emerson. 
Je  ne  dis  rien  des  condamnations  qu'ils  ont  également  portées 
contre  «  l'abus  du  Magnétisme  »  et  contre  le  Spiritisme:  elles 
relèveraient  surtout  de  la  physiologie.  Ou  plutôt,  j'ai  tort  de  dire 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  sommaire  :  les  décrets  du  troisième 
concile  plénier,  celui  de  1884,  le  sont  encore  davantage,  et  consé- 
quens  avec  eux-mêmes,  les  soixante-seize  évoques  qui  les  ont 
votés  se  sont  bornés,  sur  l'article  de  la  foi  :  De  fide  catholica,'A 
viser  les  décisions  du  concile  du  Vatican  et  les  constitutions 
dogmatiques  Dei  filius,  et  Pastor  œternus. 

Mais  s'ils  répugnent  à  enfoncer  dans  de  certaines  questions,  ou 
du  moins  à  les  traiter  d'une  autre  manière  que  purement  histo- 
rique; s'ils  les  considèrent  en  quelque  sorte  comme  closes;  et  s'ils 
ne  conçoivent  pas  l'intérêt  qu'il  pourrait  y  avoir  à  les  agiter  de 
nouveau,  qui  ne  voit  les  raisons  qu'ils  ont  eues  d'applaudir  à  la  pro- 
clamation de  l'infaillibilité  pontificale,  et  le  secours  qu'ils  en  ont 
tiré?  On  a  feint  de  ne  pas  les  comprendre,  et  tout  dernièrement, 

(1)  The  Faith  of  our  fathers,  ch.  xi,  p.  Iu8,  lo9. 


158  REVUE  DES  DEUX  MOINDES. 

—  au  fort  des  controverses  excitées  jusqu'en  Europe  par  la  pu- 
blication de  la  Vie  du  PèreHecker,  —  on  leur  a  demandé,  avec 
une  ironie  mêlée  d'indignation,  ce  que  c'était  que  ces  «  autres 
objets,  »  et  ces  «  vertus  nouvelles  »  qu'ils  proposaient  au  catholi- 
cisme. Est-ce  que  par  hasard  ils  estimaient  qu'un  homme  nouveau 
fût  né  sur  le  sol  d'Amérique?  ou  s'ils  croyaient  peut-être  que 
l'Église  eût  jusqu'à  eux  mal  rempli  sa  tâche?  Non!  mais  ils  ont 
voulu  dire  que  leur  soumission  au  Saint-Siège  étant  absolue;  que 
Rome  étant  toujours  là  pour  les  ramener  dans  la  voie  droite,  s'ils 
s'en  écartaient  ;  qu'une  seule  parole  du  Souverain  Pontife  suffi- 
sant, en  toute  matière,  à  définir  la  vérité  du  dogme,  ils  pou- 
vaient essayer  d'approprier  ou  d'adapter  le  reste  aux  circonstances, 
aux  hommes,  et  aux  lieux.  Les  siècles  précédons  ont  agi  comme 
si  la  vérité  catholique  n'était  pas  encore  «  faite  »  ou  du  moins 
«  achevée;  »  et,  en  un  certain  sens,  elle  ne  l'était  pas,  puisqu'on 
cas  de  controverse,  on  disputait  toujours  de  l'autorité  à  laquelle  il 
appartenait  d'en  fixer  la  définition.  Au  fond  de  toutes  les  grandes 
querelles ,  théologiques  ou  métaphysiques ,  —  et  nos  gallicans 
ou  nos  jansénistes,  sans  remonter  jusqu'au  moyen  âge,  en  pour- 
raient servir  de  preuve,  —  il  y  avait  toujours,  de  l'opinion  du 
Pape  à  la  décision  du  «  futur  »  concile,  comme  un  appel  res- 
pectueux et  latent.  On  n'abdiquait  jamais  toute  espérance  de 
vaincre.  Les  questions  étaient  suspendues,  ou  interrompues  pour 
un  temps,  elles  n'étaient  pas  terminées...  Mais  précisément,  c'est 
ce  qu'il  n'est  plus  aujourd'hui  permis  de  dire,  ni  surtout  de  pen- 
ser, quand  on  est  catholique  ;  et  précisément  aussi,  cest  ce  que 
les  catholiques  d'Amérique  ont  admirablement  compris,  qu'en 
les  rendant  eux-mêmes  tout  entiers  à  leur  temps,  et  en  les  libé- 
rant, pour  ainsi  parler,  de  toutes  les  contraintes,  hors  une  seule, 
la  proclamation  d'un  seul  dogme  fermait  une  époque  de  l'his- 
toire du  catholicisme,  —  et  en  ouvrait  une  autre. 

C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il  nous  faut  également  nous  placer 
si  nous  ne  voulons  pas  nous  méprendre  sur  leur  Individua- 
lisme. 11  n'y  a  guère  aujourd'hui  de  mot,  on  le  sait,  sur  le  vrai 
sens  duquel  on  ait  plus  de  peine  à  s'entendre,  même  entre  gens 
de  bonne  volonté,  que  ce  mot  d'hidividitalisme,  si  ce  n'est  celui 
de  Socialisme,  quoique  d'ailleurs  ils  signifient  le  contraire  l'un  de 
l'autre,  qu'on  les  ait  inventés  pour  les  opposer  l'un  à  l'autre,  et 
qu'on  ne  puisse  éviter  de  choisir  entre  l'un  et  l'autre.  Qu'y  a-t-il 
cependant  de  dangereux  dans  l'individualisme?  En  principe,  une 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  159 

seule  chose,  qui  est  que  chacun  de  nous  ne  cède  à  la  tentation  de 
s'ériger  non  seulement  en  juge  actuel,  mais  en  loi  souveraine  de 
ses  propres  actes  ;  et  une  autre  chose  en  pratique,  ou  en  fait,  qui 
est  la  tentation  de  subordonner,  ou  d'asservir  les  autres  aux  exi- 
gences de  notre  développement  personnel.  Si  donc  on  n'applique 
l'efl'ort  de  son  individualisme  qu'à  se  rendre,  comme  les  catho- 
liques d'Amérique,  plus  digne  d'une  tâche  dont  l'objet  n'est 
essentiellement  que  de  soutenir  les  fidèles  ou  de  propager  la  foi, 
d'une  part;  et,  d'autre  part,  si  l'on  consent  que  ce  ne  soit  pas 
nous,  mais  une  autorité  extérieure  qui  nous  juge,  une  autorité 
visible,  et  une  autorité  sans  appel,  je  n'oserais  dire  que  le  dan- 
ger ait  entièrement  disparu,  mais  à  coup  sûr  il  est  singulièrement 
atténué.  Car  on  concourt  alors,  tous  ensemble,  à  une  œuvre  com- 
mune, et  l'esprit  de  cette  œuvre  juge  les  actes  de  l'individu, 
quand  encore  il  ne  les  dicte  pas.  Aussi  le  même  homme  a-t-il  pu 
écrire  :  «  L'action  croissante  du  Saint-Esprit,  jointe  à  une  coopé- 
ration plus  active  de  la  part  de  chaque  fidèle,  élèvera  la  'part  de  la 
•personnalité  humaine  à  ime  intensité  de  force  et  de  grandeur  qui 
marquera  une  ère  nouvelle  dans  t histoire  de  l'Église;  »  et,  presque 
dans  la  même  page  :  «  En  cas  d'obscurité  concernant  l'origine  di- 
vine de  tel  ou  tel  mouvement  de  l'âme,  on  reconnaîtra  le  chrétien 
éclairé  et  sincère  à  la  promptitude  de  son  obéissance  aux  décisions 
de  l'Église.  »  11  n'y  a  pas  de  contradiction  dans  ces  paroles  du  Père 
Hecker.  Il  n'y  en  a  pas  davantage  entre  ces  paroles  de  Mgr  Ireland  : 
«  Il  y  a  eu  des  époques  où  l'Eglise,  par  une  conséquence  nécessaire 
du  genre  de  guerre  qu'elle  subissait,  «  dii  comprimer  fortement 
l'activité  individuelle  ;  »  et  celles-ci,  qui  sont  également  de  lui  : 
«  Aujourd'hui  plus  n'est  besoin  de  cette  compression...  et  chaque 
soldat  chrétien  peut  s'élancer  à  la  bataille  suivant  l'impulsion  de 
r Esprit  de  vérité  et  de  piété  qui  souffle  en  lui  (1).  »  Mais  par  où  se 
fait  le  dénouement,  pour  l'archevêque  de  Saint-Paul,  comme  pour 
le  fondateur  des  Paulistes?  Ils  nous  le  disent  assez  clairement!  Si 
l'on  peut  en  sûreté  de  conscience  user  de  cette  méthode  nouvelle, 
ou  plutôt  renouvelée  des  grands  Saints  et  des  fondateurs  d'ordre, 
—  car,  un  saint  François  d'Assise  ou  un  saint  Ignace  de  Loyola, 
quont-ils  fait  autre  chose  que  «  s'élancer  à  la   bataille  suivant 

(1)  Je  crois  que  j'ai  oublié  de  dire  que  toutes  les  citations  que  je  faisais  des 
discours  de  Mgr  Ireland,  sauf  une  seule,  dont  j'indiquerai  plus  loin  la  source, 
étaient  tirées  de  l'édition  qu'en  a  donnée  Tabbé  Félix  Klein  :  l'Église  et  le  Siècle, 
8'  édition;  Paris,  1894,  V.  Lecoffre. 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'impulsion  de  l'Esprit  qui  soufflait  en  eux?  »  —  c'est  que  l'on 
sait,  comme  alors,  mieux  qu'alors  peut-être,  où  est  le  guide,  et 
le  chef,  et  le  maître;  c'est  que  «  l'autorité  de  l'Eglise  et  de  son 
chef  suprême  ne  court  plus  le  moindre  risque  d'être  méconnue  ou 
obscurcie  ;  »  c'est  que  notre  individualisme  a  enfin  quelque  part 
et  son  frein,  et  sa  règle,  et  sa  loi. 

Au  reste,  et  dans  le  temps  que  l'on  disputait  sur  le  mot,  une 
occasion  s'offrait  de  montrer  quelle  était  la  chose,  et  combien 
aisément  cet  individualisme,  en  Amérique,  se  renonce  lui-même 
dès  qu'on  lui  en  présente  un  motif  légitime.  Les  Américains 
sont-ils  une  nation?  La  question  semble  impertinente,  mais  on  la 
trouve  souvent  posée  dans  les  journaux  d'Amérique,  ou  du  moins 
il  n'y  a  pas  longtemps  qu'on  l'y  trouvait  encore,  «  La  grande 
erreur  de  l'archevêque  Ireland,  disait-on  couramment,  ce  sont 
ses  idées  sur  l'Amérique,  sur  les  Américains,  sur  l'Eglise  améri- 
caine. L'Amérique  n'est  pas  une  nation,  ni  une  race,  ni  un  peuple, 
comme  la  France,  l'Italie  ou  l'Allemagne.  Le  père  de  notre  Répu- 
blique a  fait  une  fédération  d'Etats  qu'unit  entre  eux  le  lien  d'une 
constitution  et  d'une  autorité  communes  :il  n'a  point  constitué  de 
nation.  Nous  avons  des  concitoyens  dans  une  République,  mais 
nous  n'avons  point  de  nation  (4).  »  Ce  qui  faisait  la  gravité  de  ces 
paroles,  c'est  qu'elles  étaient  d'un  journal  catholique,  et  allemand  ; 
et  on  sait  quelle  est  la  proportion  de  l'élément  allemand  parmi  les 
catholiques  d'Amérique.  Le  même  journal,  à  quelque  temps  de  là, 
parlant  d'un  discours  du  cardinal  Gibbons  à  Milwaukee,  s'ex- 
primait encore  plus  crûment  :  «  Tous  ces  grands  hommes  nous 
assomment,  disait-il,  are  dragoonin'g  us,  —  je  n'ai  pas  le  texte 
allemand  sous  les  yeux,  —  avec  leur  Américanisme.  »  Et  un 
évêque,  précisant  mieux  encore  sa  pensée,  disait  à  son  tour  : 
«  Nous  ne  voulons  pas  d'église  américaine,  mais  une  Eglise  ca- 
tholique, apostolique  et  romaine  en  Amérique.  »  L'origine  du 
mouvement  remontait  à  1886,  c'est-à-dire  à  l'époque  où  Mgr  Ire- 
land et  Mgr  Keane,  arrivant  à  Rome  pour  y  traiter  de  l'organisa- 
tion de  l'Université  catholique  de  Washington,  avaient  été  «  très 
surpris,  very  mvcli  siirprised  »  d'y  rencontrer  un  «  délégué  des  évê- 
ques  et  des  catholiques  allemands  d'Amérique.  »  Il  était  chargé 

(1)  Sur  cette  question,  dans  laquelle  je  crains  bien  qu'il  ne  soit  difiicile  à  un 
étranfjer  de  ne  pas  laisser  échapper  plus  d'une  erreur,  je  ne  crois  pas  commettre 
d'indiscrétion  en  disant  que  je  m'autorise  des  conversations  de  Mgr  Keane.  J'em- 
prunte les  textes  à  un  très  intéressant  opuscule  du  P.  Georges  Zurcher,  Foreif/n 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  161 

d'obtenir  de  la  Propagande  ce  que  Mgr  Koane  et  Mgr  Ireland  ont 
appelé,  d'un  mot  assez  heureux,  «  l'établissement  en  Amérique 
d'une  Allemagne  à  demeure.  »  Les  Allemands  d'Allemagne,  tou- 
jours attentifs,  et  toujours,  jusque  par  delà  les  mers,  passionné- 
ment intéressés  aux  moindres  progrès  de  leurs  compatriotes, 
favorisèrent  de  leur  mieux  l'entreprise.  Et  trois  ans  plus  tard,  en 
1890,  un  député  allemand,  M.  Cahensly,  président  ou  secrétaire 
général  de  VOEuvre  de  l'Archange  saint  Raphaël,  qui  est  une 
œuvre  de  protection  des  émigrans  allemands,  demandait  au  Pape 
«  des  évêques  nationaux  »  pour  chacune  des  nationalités  qui  com- 
posaient le  corps  du  catholicisme  américain  :  il  parlait  d'  «  évoques 
nationaux,  »  et  non  plus  seulement  d'évêques  allemands,  parce 
qu'avec  le  concours  de  son  gouvernement,  il  s'était  assuré  celui 
de  l'Autriche  et  de  l'Italie.  L'une  des  grandes  raisons  qu'il  allé- 
guait à  l'appui  de  sa  demande,  et  qu'il  croyait  propre,  parmi  beau- 
coup d'autres,  à  émouvoir  la  sollicitude  et  l'attention  du  Saint- 
Père  était  celle-ci,  qu'avec  une  autre  organisation  de  l'Eglise 
catholique  aux  Etats-Unis,  —  et  il  donnait  des  chiffres  plus  ou 
moins  authentiques,  —  les  fidèles,  au  lieu  de  10  millions,  auraient 
dû  être  26  millions. 

Si  les  catholiques  d'Amérique  devraient  être  26  millions,  je 
l'ignore.  Mais,  que  ce  morcellement  de  l'Eglise  catholique  d'Amé- 
rique en  Eglises  nationales,  —  irlandaises,  allemandes,  anglaises, 
françaises,  autrichiennes,  italiennes,  polonaises  et  grecques,  — 
dût  servir  les  intérêts  généraux  du  catholicisme  aux  Etats-Unis, 
le  Saint-Père  ne  l'a  pas  pensé,  puisqu'il  n"y  a. pas  consenti.  En 
tout  cas,  c'était  le  coup  presque  le  plus  sensible  qu'on  pût  porter 
à  l'Eglise  d'Amérique,  au  lendemain  même  du  jour  où  le  troi- 
sième concile  plénier  de  Baltimore  semblait  en  avoir  achevé 
de  fixer  l'organisation.  On  l'avait  longtemps  accusée,  nous  l'avons 
dit,  de  ne  pas  être  elle-même  «  nationale;  »  et,  comme  ayant  son 
centre  à  Rome,  de  ne  pouvoir  même  jamais  le  devenir.  La  péti- 
tion des  catholiques  allemands  venait  donner  un  nouveau  poids  à 
cette  accusation.  Au  sein  de  la  république  américaine,  et  précisé- 
ment en  tant  que  catholiques,  les  Allemands  prétendaient  garder 
et  perpétuer,  comme  en  pays  conquis,  non  pas  seulement  leurs 
habitudes  ou  leurs  mœurs,  mais  leur  langue  et  leur  nationalité 
d'origine.  On  les  voyait  même  combattre  avec  violence  tout  ce 
que  tentaient  les  «  Américanistes  »  en  faveur  de  l'œuvre  natio- 
nale, s'il  en  fut  une  en  Amérique,  de  la  multiplication  des  so- 

TOME  CL.  —  1898.  H 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciétés  de  tempérance.  Dautres  questions  encore,  —  qu'il  serait 
long-,  et  peut-être  imprudent,  de  vouloir  ici  débrouiller,  comme 
la  question  des  écoles,  —  se  mêlaient  à  celle  de  la  total  absti- 
nence. Si  l'on  était  assez  profondément  séparé  des  protestans  sur 
d'autres  points,  il  semblait  que  les  Allemands  prissent  un  mala- 
droit plaisir  à  s'en  distinguer  jusque  sur  les  points  où  rien  n'était 
plus  facile  et  même  plus  «  chrétien  »  que  de  s'entendre  avec  eux. 
€ar  pourquoi  des  catholiques  n'observeraient-ils  pas  le  dimanche 
aussi  scrupuleusement  que  les  méthodistes  ou  les  presbytériens? 
et  quelle  nécessité  que  des  moines  fabriquent  des  liqueurs  ou 
vendent  de  la  bière?  Mais  les  Allemands  s'obstinaient  ou  plutôt 
s'entêtaient  dans  leurs  revendications.  On  les  aidait  d'Europe.  On 
faisait  entrevoir  le  temps  «  où  les  Allemands,  les  Italiens,  les 
Slaves,  —  il  y  a  dès  à  présent  une  importante  colonie  polonaise 
à  Chicago.  —  formeraient  des  États  distincts,  soit  en  se  séparant 
des  Anglo-Américains,  soit  que  ces  derniers  eussent  eux-mêmes 
été  absorbés  par  les  nouvelles  nationalités.  »  Et,  à  la  vérité,  ce 
n'était  plus  de  Rome  ici  qu'il  s'agissait!  Mais  il  y  a  des  confusions 
que  l'on  fait  volontiers  ;  et,  tandis  que  les  autres  communions 
s'assimilaient  ou  s'  «  américanisaient,  »  il  restait  qu'une  impor- 
tante fraction  du  catholicisme  repoussait  au  contraire  cette  «  na- 
tionalisation. » 

L'émotion  des  vrais  Américains  fut  naturellement  très  vive, 
et  leur  réponse  très  nette  aux  prétentions  des  Allemands.  «  Loin 
de  nous,  —  disaient  Mgr  Ireland  et  Mgr  Keane,  dans  un  pressant 
Mémoire  qu'ils  opposaient,  dès  1886,  à  celui  du  «  représentant  des 
catholiques  allemands,  »  — loin  de  nous  la  pensée  d'exclure  les  Al- 
lemands del'épiscopat  américain,  mais  un  caractère  étranger  dans 
l'Église,  a  foreign  character  in  Church,  sera  toujours  un  danger 
pour  la  religion  ;  et  nous  ne  voulons  pas  plus  en  Amérique  d'un 
nationalisme  allemand  que  d'un  nationalisme  français  ou  irlan- 
dais. »  Ils  disaient  encore  :  «  Toutes  les  concessions  qu'obtien- 
dront les  Allemands,  nous  les  verrons  réclamées  à  leur  tour  par 
les  Français,  les  Bohémiens,  les  Polonais...  »  Et  ils  concluaient: 
>i  II  est  facile  de  déchaîner  une  tempête  prochaine  contre  l'Eglise 
catholique  aux  États-Unis;  et  même  le  moyen  en  est  sûr!  il  n'y  a 
qu'à  nous  donner  pour  cela  les  apparences  d'être  le  produit  d'un 
natiojialisme  européen  :  to  make  her  appear  as  the  product  of  a 
European  nationalism.  »  On  retrouve  les  mêmes  idées  et  le  même 
accent  dans  un  discours  prononcé  à  Paris,  au  mois  de  juin  1892, 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  103 

par  Mgr  Ireland  :  «  Si  ce  mémoire  avait  réussi,  —  c'est  le  Mémoire 
Cahensly,  1890,  —  le  résultat  eût  été  de  rendre  tout  notre  épi- 
scopat  suspect  au  gouvernement,  qui  l'eût  regardé  comme  une 
légion  d'étrangers  campés  sur  le  sol  de  la  République.  En  Amé- 
rique, nous  choisissons  et  nous  voulons  choisir  nos  évcgues... 
n  importe  la  race,  mais  nous  ne  voulons  pas  que  des  étrangers 
nous  les  imposent.  Nous  reconnaissons  l'autorité  supérieure  du 
chef  suprême  de  l'Église,  mais  nous  ne  voulons  pas  que  les  étran- 
gers s'imaginent  que  nous  sommes  encore  un  pays  du  Congo, 
qu'on  peut  se  partager  à  volonté.  »  A  quelque  point  de  vue  que 
l'on  se  place,  l'archevêque  de  Saint-Paul  avait  évidemment 
raison.  Le  temps  de  «  camper  »  en  Amérique  est  passé.  On  y 
habite,  on  y  a  «  pris  racine.  »  L'Amérique  est  une  nation  ;  elle  est 
une  patrie  ;  et  l'Eglise  catholique  ne  peut  qu'y  être  ((  américaine  » 
comme  elle  est  française  en  France,  allemande  en  Allemagne, 
espagnole  en  Espagne.  Aussi,  tout  récemment,  au  lendemain  de 
la  victoire  de  Santiago,  le  même  archevêque  de  Saint-Paul,  par- 
lant à  son  peuple  dans  sa  cathédrale  de  Saint-Paul,  pouvait-il 
s'écrier  :  «  Nous  avons  le  droit  de  contempler  avec  quelque  joie 
l'avenir  qui  s'ouvre  devant  lAmérique,  car  nous  sommes  ses  fils, 
et  des  fils  qui  ne  le  cèdent  à  personne  en  fidélité  pour  l'Amé- 
rique. Dans  la  présente  guerre,  ni  sur  terre  ni  sur  mer  il  ne  s'est 
livré  une  bataille  où  nos  soldats  et  nos  marins  catholiques  n'aient 
exposé  leur  vie  pour  la  défense  de  l'Amérique.  Et,  dans  la  plupart 
de  nos  Etats,  les  statistiques  démontrent  qu'à  proportion  de  leur 
nombre,  les  catholiques  ont  fourni  plus  que  leur  contingent  pour 
la  défense  de  l'Amérique  (1).  »  C'est  qu'en  effet  ni  la  sincérité  des 
convictions  religieuses  n'a  jamais  nui  à  l'ardeur  du  patriotisme, 
ni  l'ardeur  du  patriotisme  à  la  sincérité  des  convictions  reli- 
gieuses. Mais,  si  telle  est  la  leçon  de  l'histoire,  combien  l'appli- 
cation n'en  est-elle  pas  plus  évidente  qu'ailleurs  là  où,  comme  en 
Amérique,  la  force  de  l'Église  est  d'abord  dans  son  groupement? 
et  voit-on  ici  comment  la  nécessité  de  ce  groupement,  les  exi- 
gences de  l'œuvre  commune,  et  enfin  le  mélange  même  du  sen- 
timent religieux  avec  le  sentiment  patriotique,  ont  travaillé  tous 
ensemble  à  tempérer  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  d'excessif  dans  l'in- 
dividualisme   de   quelques    catholiques   américains?   «    La    vie 

(1)  Ce  très  beau  Discours,  prononcé  dans  la  cathédrale  de  Saint-Paul,  a  été  tra- 
duit par  M°°*  la  comtesse  Parravicino  di  Ravel,  dans  la  Rasseçjna  y^azionale,  du 
1"  septembre  1898. 


164  re\t:e  des  deux  mondes. 

typique  —  disait  le  Père  Hecker  en  son  style  qui  n'a  pas  toujours 
toute  la  précision  qu'on  voudrait,  —  nous  montre  l'alliance  pos- 
sible entre  l'individualité  et  la  vie  de  communauté.  » 

Il  ajoutait  :  «  C'est  l'idéal  des  États-Unis  dans  l'ordre  poli- 
tique; »  et  ce  trait  achève  de  caractériser  «  l'américanisme,  » 
tel  que  le  définissait  l'année  dernière,  au  Congrès  catholique  de 
Fribourg,  Mgr  0' Gonnell,  l'ancien  recteur  du  collège  américain 
de  Rome  (1).  A  la  vérité,  je  ne  sais  si  les  analogies  sont  aussi  nom- 
breuses entre  le  catholicisme  et  la  Constitution  des  Etats-Unis, 
les  rapports  aussi  saisissans,  ou  les  affinités  aussi  «  providen- 
tielles, »  que  le  semblent  croire  quelques  Américains.  Il  y  au- 
rait beaucoup  à  parler  sur  ce  point!  Ce  qu'il  y  a  toutefois  de 
certain,  c'est  que,  dans  un  pays  tel  que  l'Amérique,  aussi  neuf 
et  aussi  vaste,  où  la  terre  est  à  peine  encore  appropriée;  où,  du 
mélange  de  tant  de  races  et  de  conditions,  le  peuple  américain 
commence  à  peine  à  se  dégager;  et  enfin,  dans  un  pays  dont 
les  traditions  historiques  ne  remontent  guère  au  delà  de  cent 
cinquante  ans,  les  élémens  essentiels  de  l'idée  de  patrie  ne  pou- 
vaient guère  se  grouper,  se  concréter  en  quelque  sorte,  et  s'or- 
donner qu'autour  de  la  Constitution.  La  Constitution  des  Etats- 
Unis,  voilà  non  seulement  le  lien  fédéral,  mais  ce  que  l'on 
pourrait  appeler  le  lien  mystique  de  la  patrie  américaine,  et 
même  en  Amérique,  je  ne  crois  pas  que  personne  l'ait  vu  plus 
nettement  que  l'Église  catholique.  «  Les  hommes,  a-t-on  dit,  se 
sentent  liés  par  quelque  chose  de  fort,  lorsqu'ils  songent  que  la 
môme  terre  qui  les  a  portés  et  nourris  étant  vivans  les  recevra  en 
son  sein  quand  lisseront  morts  ;  »  et  les  Américains  l'éprouveront 
un  jour  1  Mais,  en  attendant,  ce  que  ce  mystérieux  amour  de  la 
terre  natale  est  pour  nous,  le  respect  idéal  de  la  loi  l'est  pour 
eux,  et  pour  eux  la  Loi,  —  je  copie  les  termes  mêmes  de  la  Décla- 
ration d'Indépendance,  —  c'est  l'expression  des  droits  inaliénables 
que  «  l'homme  a  reçus  de  son  Créateur.  »  Quelles  raisons  les  ca- 
tholiques d'Amérique  auraient-ils  de  repousser  cette  formule?  Ils 
voient  dans  leur  Constitution  «  l'affirmation  solennelle  de  la  dignité 
que  le  Créateur  a  conférée  à  sa  créature  ;  »  c'est  à  l'ombre  de  cette 
Constitution  que  leur  Eglise  a  pu  si  promptement  grandir;  c'est 
en  se  montrant  eux-mêmes  les  plus  scrupuleux  observateurs  de 

(1)  Voyez  la  brochure  intitulée  :  Une  idée  nouvelle  dans  la  vie  du  P.  Hecker, 
présentée  parMe^"'  D.  J.  O'Connell  au  Congrès  catholique  international  de  Fribourg, 
1897. 


LE    CATHOLICISME   AUX    ÉTATS-UNIS.  165 

cette  Constitution  qu'ils  ont  triomphé  des  préjugés  de  leurs  com- 
patriotes. Comment  n'attendraient-ils  pas  de  cette  politique  au- 
tant de  fruits  dans  l'avenir  qu'ils  en  ont  déjà  recueillis  dans  le 
passé!  et  qu'y  a-t-il  là  qui  ressemble  à  ce  «  libéralisme,  »  dont  le 
premier  article  était  précisément  l'entière  séparation  du  domaine 
de  l'homme  et  de  celui  de  Dieu? 

Et  ils  n'avaient  pas  non  plus  de  raisons  de  repousser  ce  qu'il 
peut  y  avoir  de  «  démocratique  »  dans  la  Constitution  ou  dans  les 
mœurs  de  leur  pays,  si,  de  tous  les  titres  que  son  histoire  lui  a 
mérités,  l'Eglise,  comme  l'a  dit  le  cardinal  Gibbons,  n'en  a  pas  de 
plus  glorieux  que  celui  d'amie  du  peuple.  On  n'a  pas  oublié  la  gé- 
néreuse intervention  du  cardinal  Gibbons  dans  l'affaire  des  Che- 
valiers du  travail,  et  comment,  —  soutenu  dans  cette  intervention 
par  «  soixante-dix  »  évêques  d'Amérique  sur  «  soixante-seize  » 
qu'il  y  en  avait  alors,  —  il  a  réussi  à  écarter  d'une  association 
d'ouvriers  l'excommunication  dont  elle  était  menacée.  Ici  encore 
son  langage  était  ensemble  d'un  catholique  et  d'un  Américain  : 
d'un  Américain,  quand  il  disait,  que  «  les  grandes  questions  de 
l'avenir  ne  seraient  plus  des  questions  de  guerre,  de  commerce  ou 
de  finances,  mais  des  questions  sociales,  concernant  l'amélioration 
du  sort  des  grandes  multitudes  populaires,  et,  en  particulier  des 
classes  ouvrières;  »  et  son  langage  était  d'un  catholique,  lorsqu'il 
ajoutait,  «  qu'il  était  d'une  importance  capitale  pour  l'Église  de 
se  ranger  constamment  et  avec  fermeté  du  côté  de  l'humanité  et 
de  la  justice  à  l'égard  des  masses  qui  composent  la  famille 
humaine.  » 

Sera-t-il  inopportun  de  rappeler  que,  dans  le  même  temps,  et 
à  l'occasion  des  mêmes  Chevaliers  du  travail^  un  autre  prince  de 
l'Eglise  et  un  autre  Anglo-Saxon,  le  cardinal  Manning,  s'expri- 
mait dans  les  mêmes  termes  :  «  Le  Saint-Siège  doit  désormais  cor- 
respondre avec  le  peuple,  écrivait-il,  ou  au  moins  avec  des  évêques 
en  rapports  constans,  directs  et  personnels  avec  le  peuple...  A 
aucune  époque,  l'Episcopat  n'a  été  aussi  affranchi  du  pouvoir  civil, 
aussi  solidaire  du  Saint-Siège  et  aussi  uni  qu'à  présent.  Recon- 
naître ce  fait  évident  et  s'en  servir,  c'est  une  force.  »  On  ne  saurait 
assurément  mieux  dire.  Pour  être  «  démocratique  »  et  «  popu- 
laire »  l'Eglise  catholique  n'a  qu'à  se  souvenir  de  ses  origines  ;  que 
pendant  plus  de  cent  ans,  —  oui,  Voltaire  a  eu  raison  de  le  dire, 
et  nous,  il  ne  faut  pas  nous  lasser  de  le  redire  —  ses  catacombes 
n'ont  été  fréquentées  que  «  par  la  plus  vile  canaille,  »  des  esclaves, 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  petites  gens,  de  ceux  à  qui  l'on  est  souvent  si  dur  dans  les  so- 
ciétés anglo-saxonnes;  elle  n'a  qu'à  se  souvenir  de  ses  saints, 
reines  et  rois,  princes  et  princesses,  mais  peuple  aussi,  saints  de 
la  boutique  et  saints  du  comptoir,  saints  de  l'atelier,  saints  du 
travail;  —  et  précisément,  en  Amérique,  c'est  ce  qu'elle  n'a  ja- 
mais oublié  (1). 

Nous  ajouterons  qu'aucune  autre  Eglise  n'a  mieux  su  où  s'ar- 
rêtait son  rôle.  Car,  les  revendications  des  Chevaliers  du  travail 
étaient-elles  toutes  justifiées?  Le  cardinal  Gibbons  et  les  évêques 
d'Amérique  ne  s'en  sont  pas  portés  garans  à  Rome  et  dans  l'uni- 
vers catholique  ;  et  ce  n'est  pas  même  ainsi  qu'ils  ont  posé  la  ques- 
tion. Ils  ont  seulement  constaté  «  qu'on  ne  pouvait  nier  que,  pour 
atteindre  un  but  quelconque,  l'association  des  multitudes  inté- 
ressées soit  le  moyen  le  plus  efficace,  et  un  moyen  tout  à  fait  na- 
turel et  juste.  »  Avec  leur  sens  pratique  et  leur  connaissance  en 
quelque  sorte  personnelle  des  questions  ouvrières,  —  celui  qui 
fut  le  Père  Hecker  avait  commencé  par  être  ouvrier  boulanger, 
—  ils  ont  fait  observer  qu'une  association  comme  celle  des  Cheva- 
liers du  travail^  n'étant  qu'une  «  forme  transitoire  de  l'organisation 
ouvrière  »,  il  n'y  avait  pas  urgence  à  la  frapper  d'une  condamna- 
tion qui  semblerait  atteindre  le  principe  de  cette  organisation 
même.  Et  le  grand  argument  enfin  que  faisait  valoir  le  cardinal 
Gibbons  était  celui-ci  que  «  le  peuple  américain  regardant  avec 
une  entière  confiance  le  progrès  de  la  lutte  sociale,  »  la  prudence 
et  la  dignité  même  de  l'Eglise  exigeaient  «  qu'on  n'offrit  pas  à 
l'Amérique  une  protection  ecclésiastique  qu'elle  ne  demandait  pas 
et  dont  elle  ne  croyait  pas  avoir  besoin  (2).  »  Ces  derniers  mots 
définissent  admirablement  l'attitude  que  l'Église  d'Amérique  en- 
tend garder.  Libre  de  tout  autre  lien  que  celui  de  ses  croyances, 
elle  laisse  à  ses  membres  toute  la  liberté  que  permettent  ses 
croyances,  et,  dans  quelque  question  que  ce  soit,  on  ne  la  voit 
intervenir  qu'au  nom  de  ses  croyances,  pour  en  assurer  le  respect 
3t  en  sauvegarder  l'intégrité.  En  d'autres  termes,  un  peu  fami- 
liers, mais  d'autant  plus  expressifs,  elle  ne  se  mêle,  comme 
Eglise,  que  de  ce  qui  la  regarde,  et  supposé  qu'elle  se  trompe  sur 
ce  qui  la  regarde,  elle  s'en  remet  de  le  décider  à  la  sagesse  du  chel 

(1)  Voyez  à  ce  sujet,  dans  la  Vie  du  Pèi'e  Hecker,  page  xxxii  de  la  Préface,  un 
curieux  fragment  de  sermon  sur  saint  Joseph.,  considéré  c(taime  patron  de  ceux 
qui  travaillent  de  leurs  mains. 

(2)  Le  Mémoire  du  cardinal  Gibbons  a  été  publié  dans  l'Association  catholique 
des  lo  mai  et  15  juin  1887. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  167 

des  fidèles.  C'est  ainsi  que  sa  tendance  au  socialisme  a  trouvé  dans 
sa  foi  les  limites  que  déjà  son  individualisme  y  avait  rencontrées; 
et  de  même  que,  de  son  individualisme,  il  ne  lui  était  demeuré 
qu'un  peu  plus  d'indépendance,  d'activité,  de  hardiesse,  pareille- 
ment, de  son  socialisme,  il  ne  lui  est  resté  que  d'être  une  Église 
vraiment  populaire.  Lui  est-il  défendu  de  se  croire  quelquefois, 
à  ce  double  titre,  l'initiatrice  d'une  époque  nouvelle? 

Elle  le  croit,  en  effet;  et,  de  plus  d'un  côté,  avec  des  inten- 
tions différentes,  où  parfois  se  mêle  quelque  aigreur,  c'est  bien  un 
peu  ce  qu'on  lui  reproche,  de  vouloir  aller  trop  vite,  et  sinon 
d'être  trop  «  moderne  »,  mais  enfin  de  vouloir  prématurément 
ériger  des  pratiques  locales  et  particulières  en  maximes  de  l'Église 
universelle.  ((  Nous  autres.  Américains,  —  écrivait  récemment 
Mgr  Keane,  —  nous  croyons  dans  la  simplicité  de  notre  cœur  que 
nous  ne  saurions  trop  étroitement  sympathiser  avec  les  idées  du 
siècle  où  la  Providence  nous  a  fait  naître...  Mais  les  Européens, 
eux,  partent  de  ce  principe  que  les  idées  du  siècle  sont  essentiel- 
lement voltairiennes,  impies,  anti-chrétiennes.  Et  nous  avons  beau 
dire  qu'en  Amérique  il  n'en  est  rien;  que  les  idées  anti-chré- 
tiennes, impies,  voltairiennes  n'entrent  pour  rien  dans  la  compo- 
sition de  l'esprit  américain  ;  que  nous  sommes  aussi  éloignés  de 
toute  propagande  anti-chrétienne  que  des  horreurs  de  la  Révolu- 
tion française,  il  n'importe  !  et  pour  toute  réponse  nous  n'obtenons 
qu'un  sourire  d'incrédulité.  »  Cela  ne  viendrait-il  pas,  Monsei- 
gneur, de  ce  qu'en  Europe,  les  idées  modernes  ne  sont  pas  encore 
tout  à  fait  purgées  du  vice  qu'elles  tiennent,  les  unes  de  leur  ori- 
gine, et  les  autres  de  la  nature  des  applications  qu'on  en  a  faites? 
Il  n'y  a  rien  de  plus  facile  à  un  Américain  que  d'oublier  ou 
d'ignorer  comment  Voltaire  a  entendu  «  la  liberté,  »  par  exemple, 
et  Robespierre  «  la  fraternité;  »  mais  nous,  en  Europe,  nous  ne 
le  pouvons  pas  !  Les  Américains  sont  les  fils  de  leur  temps  :  beau- 
coup d'entre  nous,  en  Europe,  et  non  des  moindres,  ni  des  pires, 
n'en  sont  que  les  victimes.  Nous  ne  pouvons  pas  anéantir  ce  qui 
a  été,  ni  libérer  entièrement  le  présent  de  l'hypothèque  du  passé. 
Et  si  de  certaines  questions,  qui  sont  chez  nous  alourdies,  embar- 
rassées, obscurcies  d'histoire  se  posent  en  Amérique  à  «  l'état  de 
neuf,  »  pour  ainsi  parler,  nous  en  félicitons  de  grand  cœur  l'Amé- 
rique,—  en  l'enviant  un  peu,  —  mais  nous  ne  pouvons,  nous,  pour 
les  mieux  résoudre,  commencer  par  les  mutiler  en  les  détachant  de 
leurs  antécédens;  et  nous  le  pourrions  que  personne  sans  doute, 


168  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  même  l'Eglise,  n'y  gagnerait  rien.  C'est  ce  qu'il  était  indispen- 
sable de  dire  avant  d'en  venir  aux  leçons  que  nous  pouvons  tirer, 
qu'il  faut  que  nous  tirions  du  prodigieux  développement  du  ca- 
tholicisme aux  Etats-Unis.  Par  cela  seul  qu'elle  est  dégagée  de 
toute  contrainte,  l'Eglise  catholique  aux  Etats-Unis  est  encore, 
est  toujours  une  Eglise  de  «  missionnaires.  »  «  En  avant,  telle 
est  sa  devise  !  a  écrit  le  cardinal  Gibbons,  her  motto  is  onward  (1).  » 
Non  moins  attentive  qu'en  Europe  à  garder  et  à  cultiver  ce  qu'elle 
possède,  elle  veut  encore  en  Amérique  étendre  ses  frontières  et 
acquérir  de  nouveaux  domaines.  S'il  n'y  a  pas  d'ambition  plus 
généreuse  et  plus  noble,  on  a  vu  qu'il  n'y  en  avait  pas,  depuis 
cent  ans,  de  mieux  récompensée.  On  n'y  saurait  trop  applaudir, 
ni  trop  l'encourager  !  Mais  si  les  moyens  qui  se  sont  trouvés  bons 
en  Amérique  le  sont  ailleurs,  ou  s'ils  le  seront  toujours  et  par- 
tout, c'est  une  autre  question,  très  différente,  et  il  y  faut  regarder 
de  plus  près. 

III 

Que  penserons-nous  donc,  par  exemple,  de  la  participation  de 
l'Eglise  catholique  des  Etats-Unis,  en  1893,  au  Congrès  des  reli- 
gions de  Chicago?  Depuis  son  intervention  dans  l'affaire  des  Che- 
valiers du  travail,  aucun  des  actes  qu'elle  ait  accomplis  en  com- 
mun ou  en  corps,  n'a  eu  plus  de  retentissement  en  Europe;  et  n'y 
a  d'ailleurs  été  plus  diversement,  ni  plus  faussement  interprété. 
Car,  avons-nous  pu  vraiment  croire  que,  de  la  confrontation  de 
toutes  les  religions  ensemble ,  y  compris  le  catholicisme ,  les 
évêques  d'Amérique  se  fussent  proposé  d'extraire,  par  des  pro- 
cédés analogues  à  ceux  d'Ernest  Renan,  ce  que  l'on  pourrait  ap- 
peler la  religion  minimum?  Nous  aurions  dû  réfléchir  en  tout  cas 
qu'il  n'était  pas  besoin  pour  cela  d'être  catholique,  ni  même  chré- 
tien, mais  seulement  philosophe,  et  philosophe  à  la  manière  de 
Jules  Simon  ou  de  Victor  Cousin  !  Les  évêques  d'Amérique  ne 
se  sont  pas  proposé  davantage  de  chercher  entre  le  catholicisme 
et  le  protestantisme  «  un  terrain  de  conciliation  :  »  première- 
ment, parce  qu'ils  considèrent,  — je  cite  ici  les  propres  paroles  de 
Mgr  Ireland,  —  que,  «  comme  système  religieux,  le  protestantisme 
est  dans  un  état  de  dissolution  irrémédiable,  dénué  de  toute  va- 

(1)  Voyez  l'Ambassadeur  du  Christ,  tradui^tion  française  de  l'abbé  André;  Paris, 
1897,  Lethielleux,  ch.  xxvii. 


LK    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  169 

leur  comme  puissance  doctrinale  ou  morale  ;  »  et  en  second  lieu 
parce  qu'ils  savent  bien  que  ce  «  terrain  »  n'existe  pas.  Ce  qui 
était  vrai  du  temps  de  Bossuet,  qu'entre  le  catholicisme  et  le 
protestantisme,  il  n'y  a  qu'une  question,  est  encore  plus  vrai  de 
nos  jours  :  c'est  la  question  de  l'Eglise,  et  elle  ne  comporte  que 
deux  solutions,  la  négative  ou  l'affirmative.  L'intention  des 
évêques  d'Amérique  n'a  pas  été  non  plus  de  soumettre  ou  d'exposer 
leur  Eglise  aux  jugemens  contradictoires  des  autres  «  religions,  » 
et  bien  moins  encore,  comme  s'ils  n'eussent  cru  posséder  qu'une 
vérité  imparfaite  ou  parcellaire,  d'en  demander  le  complément 
aux  représentans  des  vieux  cultes  asiatiques,  le  bouddhisme  ou 
le  parsisme.  Ce  sont  là  romans  ou  songeries  de  mystagogues! 
Mais,  catholiques  ou  protestans,  juifs  ou  musulmans,  bouddhistes 
ou  parsis,  philosophes,  libres  penseurs,  puisque  nous  vivons  de 
la  même  vie  civile;  puisque  nous  échangeons  tous  les  jours  des 
propos  de  morale  ou  de  philanthropie;  puisque  tous  ensemble, 
utilement  et  toléramment,  nous  pouvons  travailler,  et  nous  tra- 
vaillons en  effet,  à  des  œuvres  communes,  de  charité,  de  bien- 
faisance, d'humanité,  c'est  pour  témoigner  de  leur  bonne  volonté 
que  les  évêques  d'Amérique  ont  pris  leur  part  d'un  Congrès,  où 
à  vrai  dire,  et  en  dépit  de  son  nom,  ce  n'était  pas  du  tout  des  reli- 
gions qui  se  rencontraient,  ni  surtout  qui  s'affrontaient,  mais  des 
hommes  religieux  qui  s'assemblaient  pour  «  causer  »  de  morale  et 
de  philosophie  religieuse. 

Le  cardinal  Gibbons  l'a  dit  expressément  dans  sa  réponse  aux 
adresses  de  bienvenue  des  organisateurs  du  Congrès,  M.  C.  Booney 
et  le  pasteur  Barrows  :  «  Mesdames  et  Messieurs,  —  c'était  le  début 
de  son  discours,  — votre  honorable  Présidentvientdevous  dire  que 
si  je  n'avais  consulté  que  le  soin  de  ma  santé,  je  devrais  être  ce 
matin  dans  mon  lit;  mais  puisqu'on  avait  annoncé  que  je  répon- 
drais aux  adresses  de  bienvenue,  je  n'ai  pas  voulu  faire  défaut  de 
ma  personne  au  rendez-vous,  ni  laisser  échapper  l'occasion  de  vous 
montrer  tout  l'intérêt  que  je  prends  à  votre  grande  entreprise. 

«  Je  manquerais  à  mon  devoir  de  ministre  de  l'Eglise  catho- 
lique si  je  ne  vous  disais  avant  tout  combien  mon  désir  serait  vif 
de  présenter  les  litres  —  daims  —  de  l'Eglise  catholique  au  res- 
pect, et,  si  c'était  possible,  à  l'acceptation  de  tout  ce  qu'il  y  a  parmi 
vous  d'auditeurs  de  bonne  volonté.  Mais  je  me  contenterai  de 
les  proposer  au  tribunal  de  votre  conscience  et  de  votre  raison. 
Je  sais  que  je  possède  en  ma  foi  un  trésor  au  prix  duquel  tous  les 


170  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trésors  de  la  terre  n'ont  rien  que  de  méprisable,  are  but  dross^  et 
bien  loin  de  vouloir  le  garder  J)our  moi  seul,  je  ne  demanderais 
qu'à  le  partager  avec  d'autres,  et  d'autant  qu'en  les  enrichissant 
je  ne  m'appauvrirais  pas.  Mais  si  nous  ne  pouvons  nous  accorder 
sur  les  matières  de  foi,  ainsi  que  vient  de  le  dire  l'archevêque  de 
Chicago,  je  rends  grâces  à  Dieu  qu'il  y  ait  du  moins  un  terrain  sur 
lequel  nous  pouvons  tous  nous  rencontrer  ou  nous  entendre:  c'est 
celui  de  la  charité,  de  l'humanité  et  de  la  bienfaisance.  It  is  the 
platform  of  charity,  of  humanity  and  of  benevolence  (1).  »  Il  était 
difficile,  on  le  voit,  d'écarter  plus  habilement,  d'un  Congrès  des 
religions,  toute  idée  de  controverse  et  même  toute  question  pro- 
prement religieuse. 

Les  évêques  d'Amérique  ont-ils  eu  d'autres  raisons  encore  de 
prendre  part  au  Congrès  des  religions?  Savaient-ils,  peut-être, 
quand  ils  ont  accepté  l'invitation  des  organisateurs  du  Congrès, 
que  le  Sultan,  comme  chef  de  l'islamisme  ;  que  M.  Pobedonostseff, 
le  procureur  général  du  Saint-Synode,  au  nom  de  l'Eglise  ortho- 
doxe ;  que  l'archevêque  de  Cantorbéry,  au  nom  de  l'Eglise  angli- 
cane; qu'une  des  Eglises  presbytériennes  elle-même  de  Chicago, 
la  propre  Eglise  du  pasteur  Barrows,  que  le  synode  général  des 
Eglises  presbytériennes  d'Amérique,  y  avaient  répondu  par  une 
fin  de  non-recevoir  (2)  ?  et  ont-ils  cédé  à  la  tentation  de  se  mon- 
trer plus  libéraux  que  ceux  qui  les  accusent  volontiers  d'  «  intolé- 
rance »  et  de  «  fanatisme?  »  Ou  bien  encore,  ont-ils  voulu  donner 
une  preuve  de  l'intérêt  que  l'Église  catholique  des  Etats-Unis, 
comme  telle,  prenait  à  l'œuvre  américaine  et  «  nationale  »  de 
l'Exposition  de  Chicago?  Mais  ils  obéissaient  plutôt  au  sentiment 
qu'un  autre  Anglo-Saxon,  celui  qui  fut  le  cardinal  Newman,  — 
dans  un  sermon  intitulé  Prospects  of  the  Catholic  Missioner,  —  a 
si  bien  exprimé  :  «  Si  nous  ne  réussissons  pas  auprès  des  hommes 
instruits,  nous  réussirons  auprès  des  ignorans  ;  si  nous  ne  parve- 
nons pas  à  convaincre  les  hommes  sérieux  et  respectables,  nous 
convaincrons  les  hommes  insoucians  et  légers  ;  si  nous  ne  conver- 
tissons pas  ceux  qui  se  trouvent  près  de  l'Église,  nous  converti- 
rons ceux  qui  en  sont  éloignés  (3).  »  Et,  sur  la  foi  de  ces  paroles 
ardentes,  s'ils  ont  cru  que  leur  seule  présence  dissiperait  plus  d'un 

(1)  The  Parliament  of  Religions  and  religions  Congresses  at  the  World's  Colutn- 
bian  Exposition;  Chicago  et  New-York,  1894,  Tennyson  Neely,  p.  45,  46, 

(2)  Voyez   le  Congrès  des  Religions  à  Chicago  en  1893,  par  G.   Bonet-Maury; 
Paris,  1895,  Hachette, 

(3)  Newman,  Discourses  addressed  to  Mixed  Congrégations,  traduits  en  français 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS,  171 

préjugé;  qu'il  était  bon  de  montrer  au  peuple  américain  que  le 
catholicisme  ne  consistait  pas  uniquement  dans  sa  théologie,  ou 
dans  son  mysticisme,  ou  dans  ses  pratiques  de  piété;  qu'il  n'était 
pas  incapable  enfin  des  obligations  de  la  vie  commune,  peut-être 
n'y  ont-ils  pas  complètement  échoué.  Tourmentés,  eux  aussi, 
comme  tant  d'âmes  généreuses,  par  le  rêve  de  la  «  réunion,  »  et 
voyant  dans  le  Congrès  des  religions  un  moyen  d'en  hâter  ou  d'en 
préparer  la  réalisation,  ils  l'ont  saisi.  Et  il  semble  bien  que,  dans 
cet  éparpillement  de  sectes  qui  fait  la  grande  faiblesse  du  protes- 
tantisme, —  et  dont  le  protestantisme  lui- même  tantôt  se  lamente 
et  tantôt  se  moque,  —  ils  ne  se  soient  pas  trompés  en  essayant  de 
manifester  aux  yeux  du  monde  américain  la  forte  et  harmonieuse 
unité  de  l'Eglise  catholique. 

Que  si  cependant,  même  en  Amérique,  le  moyen  a  paru  dan- 
gereux, et,  si  l'on  a  pu,  d'une  manière  générale,  faire  un  grief  aux 
organisateurs  du  Congrès  d'avoir  «  mis  sous  le  boisseau  la  lumière 
de  l'Evangile,  »  on  n'en  renouvellera  sans  doute  pas  l'expérience. 
Il  y  a  des  choses  qui  ne  se  font  pas  deux  fois  et  dont  la  significa- 
tion même  s'userait  à  se  répéter.  A  plus  forte  raison,  si  jamais 
un  nouveau  Congrès  des  religions  se  rassemble,  ne  sera-ce  pas  en 
Europe,  ou  du  moins  l'Eglise  catholique  n'y  participera-t-elle  pas. 
Ni  en  Italie,  ni  en  Allemagne,  ni  en  France  les  conditions  locales 
du  catholicisme  ne  sont  ce  qu'elles  sont  en  Amérique,  aux  Etats- 
Unis,  ou,  pour  mieux  dire  peut-être,  ce  qu'elles  y  étaient  il  y  a 
six  ans  seulement.  Les  Américains  eux-mêmes  le  reconnaissent 
franchement.  En  France,  notamment,  un  Congrès  des  religions 
serait  le  triomphe  du  Voltairianisme,  je  veux  dire  que  le  fait 
seul  d'y  participer  serait  pour  toute  Eglise  l'abandon  de  son 
dogme  et  la  reconnaissance  du  principe  de  la  «  morale  indépen- 
dante. »  Elle  laisserait  à  la  porte, en  entrant,  tout  ce  qui  fait  d'elle 
une  Eglise!  Et  c'est  pourquoi  nous  regrettons  que,  de  toutes  les 
manifestations  de  l'américanisme,  il  n'y  en  ait  aucune  qui  ait  plus 
frappé  les  esprits  en  Europe  que  la  participation  des  catholiques 
des  Etats-Unis  au  Congrès  de  Chicago.  Ce  sont  d'autres  exemples 
que  nous  avons  à  recevoir  de  l'Amérique,  d'autres  leçons,  moins 
particulières,  d'un  bien  autre  intérêt,  et,  si  je  ne  me  trompe,  d'une 
bien  autre  portée. 

«  Jusqu'ici,  disait  naguère  Mgr  Ireland,  lorsque  je  venais  en 

sous  le   titre  de  Conférences  adressées  aux  Vrolestans  et  aux  Catholiques  ;  Paris, 
1853,  Sagnier  et  Bray 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Europe,  je  m'entendais  qualifier  d'évêque  tant  soit  peu  dangereux, 
parce  que  j'étais  un  évêque  démocrate,  un  évêque  républicain; 
on  me  prenait  presque  pour  un  hérétique.  On  me  disait  peut-être  : 
Ces  idées  vont  bien  là-bas,  parce  que  les  Américains  ne  sont  pas 
encore  bien  civilisés.  Cette  fois-ci,  en  arrivant  à  Rome,  j'entends 
dire  du  sommet  du  Vatican  :  «  De  toutes  les  formes  de  gouverne- 
ment que  l'Eglise  a  reconnues  et  dont  elle  a  fait  l'essai,  elle  ne 
saurait  dire  jusqu'ici  celle  dont  elle  a  reçu  le  plus  de  mal  ou  le  plus 
de  bien.  Maintenant  elle  fera  l'essai  sérieux  de  la  forme  répu- 
blicaine. »  Et  moi,  comme  Américain,  je  lui  dis  :  «  Vous  réus- 
sirez. »  Ces  paroles,  assurément,  ne  sauraient  étonner  aucun 
catholique  et  elles  sont  conformes  à  l'enseignement  constant  de 
l'Eglise.  Dieu  ne  fait  point  acception  de  personnes,  et  il  prend 
en  sa  protection  tous  les  gouvernemens  légitimes  «  en  quelque 
forme  qu'ils  soient  établis.  »  C'est  ce  que  le  Pape  Léon  XIIJ,  avec 
autant  de  clarté  que  de  force,  a  pris  soin  de  rappeler  en  plusieurs 
occasions  mémorables.  Le  catholicisme,  en  soi,  n'a  rien  d'incom- 
patible même  avec  la  démocratie  :  Patet  ex  Apostolicœ  Sedis  actis 
catholicam  Ecclesimn  nihil  in  sua  constitiitione  et  doctrinis  habere 
quod  ah  aligna  abhorreat  reij)ublicœ  forma  (1).  Mais,  en  France 
même,  on  ne  peut  pas  dire  que  l'expérience  en  eût  été  faite;  on 
n'avait  pas  vu  dans  l'histoire  de  grande  république  ni  surtout  de 
grande  démocratie  catholique;  'aucun  évêque  n'avait  mis  ni  pu 
mettre  dans  son  langage  à  ce  sujet  ce  que  l'archevêque  de  Saint- 
Paul  a  mis  dans  le  sien  d'accent  personnel,  et  c'est  le  point  sur 
lequel  il  convient  d'insister. 

Ni  le  catholicisme  n'a  rien  à  craindre  de  la  liberté,  ni  la  liberté 
du  catholicisme,  voilà  ce  que  l'expérience  américaine  a  prouvé. 
Sous  le  régime  de  la  liberté,  en  pays  protestant,  sur  le  sol  où  le 
puritanisme  semblait  avoir  établi  son  empire,  dans  les  États 
déserts  du  Wyominget  de  l'idaho,  comme  dans  les  États  populeux 
de  New- York  et  du  Massachusetts,  dans  les  campagnes  comme 
dans  les  villes,  si  d'autres  confessions  ont  fait  autant  de  progrès 
que  le  catholicisme,  aucune  n'en  a  fait  davantage.  Les  catholiques, 
ne  sont  qu'une  trentaine  de  mille  dans  l'Orégon  :  c'est  que  la  po- 
pulation n'y  dépasse  guère  300  000  âmes;  mais  le  Massachusetts 
compte  environ  2500000  habitans,  et  les  catholiques,  au  nombre 
de  800000,  en  forment  donc  le  tiers.  Ils  n'ont  point  demandé  de 

(1)  Lettre  à  V évêque  de  Saint-Flour,  du  28  novembre  1890.  Voyez  aussi  l'Ency- 
clique Liber  las,  du  20  juin  1888. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-INIS.  173 

privilèges;  on  ne  les  a  point  aidés  ni  soutenus.  Ils  n'ont  eu  à 
faire  aucune  concession;  et,  sous  des  cieux  nouveaux,  s'ils  ont 
senti  surgir  et  s'agiter  en  eux  des  énergies  nouvelles,  ils  ne  les 
ont  exercées  aux  dépens  ni  de  la  rigueur  du  dogme,  ni  de  la  sé- 
vérité de  la  discipline,  ni  du  respect  de  la  hiérarchie.  Il  ne  s'est 
pas  non  plus  élevé  de  conilits  ni  de  difficultés  graves  entre  eux 
et  le  pouvoir  civil.  Ils  ont  trouvé  dans  la  loi  politique  tout  co 
qu'il  leur  fallait  de  liberté  pour  élever  leurs  églises,  instituer 
leurs  «  congrégations,  »  pratiquer  leur  culte  et  propager  leur  foi. 
L'Etat  de  son  côté  n'a  pas  eu  à  se  plaindre,  ou  plutôt,  il  n'a  pas 
eu  seulement  à  se  soucier  d'eux  comme  catholiques.  On  n'a 
point  d'ailleurs  prouvé  qu'ils  fussent  de  moins  bons  citoyens  que 
les  méthodistes  ou  les  presbytériens.  Dans  leurs  écoles  et  dans 
leurs  séminaires,  leurs  conciles  ont  tenu  la  main  à  ce  qu'on  en- 
seignât l'amour  de  la  patrie  :  studiose  quoque  tradenda  erit  liis- 
toria  tiim  sacra  tmn  profana,  et  prœsertim  hisîoria  patria,  qiio 
fiât  ut  in  alumnorum  animis  Patrise  amor  hono  civi  conveniens 
foveatar  (1).  Et  on  ne  veut  point  ici  faire  de  comparaisons,  parce 
qu'on  n'en  a  point  les  élémens,  mais  il  ne  semble  pas  qu'aucune 
autre  forme  du  christianisme  se  soit  finalement  mieux  accom- 
modée de  ce  qu'il  y  a  de  plus  populaire  dans  la  démocratie  des 
Etats-Unis. 

Ajoutez  que  l'expérience  a  été  complète.  Ce  que  l'on  a  pu  re- 
procher quelquefois  au  catholicisme  en  Europe,  d'avoir  inféodé 
sa  fortune  à  de  certains  partis  politiques,  ou  de  s'être  constitué 
lui-même  en  «  parti,  »  c'est  ce  que  l'on  n'a  pas  pu  lui  reprocher 
en  Amérique.  On  n'a  pas  pu  lui  reprocher  qu'il  voulût  restaurer 
un  régime  tombé  ou  un  état  de  choses  aboli.  On  n'a  pas  pu  pré- 
tendre qu'il  n'usât  du  nom  de  la  liberté  que  comme  d'un  prétexte, 
ni  le  faire  croire  même  à  ses  adversaires.  C'est  de  son  fond  qu'il 
s'est  développé.  S'il  s'est  montré  «  libéral  »  dans  son  développe- 
ment et  «  démocratique,  »  il  a  fallu  convenir  que  ce  n'était  point 
occasionnellement,  mais  sans  doute  parce  qu'il  y  avait  dans  son 
principe  même  des  affinités  électives  pour  l'  «  état  populaire.  » 
«  Nous  aimons  à  penser,  à  tort  ou  à  raison,  disait  encore  Mgr  Ire- 
land,  que  nous  sommes  aujourd'hui  dans  le  monde  les  apôtres  de 
la  démocratie,  et  nous  ne  nous  refusons  pas  à  l'honneur  de  croire 
que  notre  ardeur  nouvelle  rayonne  au  delà  de  l'Atlantique,  et 

(1)  Concilii  plenarii  terlii,  etc.,  p.  11.  De  puerorum  seminariii. 


174  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

passe  quelquefois  jusqu'à  la  vieille  Europe.  »  Il  parlait  là  comme 
Américain,  mais  il  parlait  aussi  comme  catholique  lorsqu'il  ajou- 
tait :  «  Un  ministre  protestant  disait  que  dans  ces  dernières 
années,  si  le  nombre  des  catholiques  n'avait  pas  augmenté  d'une 
manière  surprenante,  leur  influence  politique  et  sociale  se  déve- 
loppait d'une  manière  remarquable.  » 

Et,  loyale  et  complète,  l'expérience,  enfin,  a  été  décisive.  Car 
les  circonstances  ont  plutôt  été  défavorables,  et,  sans  reparler 
des  défiances  que  le  catholicisme  a  longtemps  excitées,  même 
aux  Etats-Unis,  je  ne  sais  à  ce  propos  si  l'on  n'a  pas  quelque  peu 
exagéré  ce  qu'il  devrait  d'accroissement  à  la  seule  et  brutale 
accession  du  nombre.  Par  exemple,  il  y  a  plus  de  sept  millions 
d'hommes  de  couleur  aux  Etats-Unis,  nègres,  mulâtres  ou  quar- 
terons ;  et  de  ce  nombre  il  n'y  en  a  pas  250  000  qui  soient  catho- 
liques. En  revanche,  il  y  en  a  plus  de  4  200  000  sur  4  millions  de 
baptistes,  et  au  moins  autant  de  méthodistes,  sur  un  peu  plus  de 
5  millions  ;  et  le  méthodisme  avec  le  baptisme  sont ,  après  le 
catholicisme,  les  deux  confessions  les  plus  nombreuses  des  États- 
Unis  (4).  Je  constate  encore  que  si,  de  1881  à  1890,  il  s'est  établi 
aux  Etats-Unis  6o5  000  immigrés  d'Irlande ,  il  s'y  est  fixé  d'autre  part 
650  000  Anglais  et  150  000  Ecossais,  lesquels  sans  doute  ont  amené 
peu  de  recrues  au  catholicisme.  Dans  la  période  précédente, de  1 871 
à  1880,  les  chiffres  avaient  été  de  440  000  Anglais  et  89000  Écos- 
sais, contre  445  000  Irlandais.  D'un  autre  côté,  s'il  faut  compter, 
de  1871  à  1890,  820  000  immigrés  Canadiens  et  490  000  Français 
ou  Italiens,  —  Français,  120000;  Italiens,  370  000,  —  je  trouve, 
pour  le  même  laps  de  temps,  787  000  immigrés  Suédois  ou  Nor- 
végiens, et  120  000  Danois,  soit  ensemble  à  peu  près  900000.  Cela 
fait,  au  total,  en  vingt  ans,  2410  000  immigrés  d'origine  catho- 
lique et  2  235  000  d'origine  protestante.  On  eût  cru  la  différence 
infiniment  plus  considérable.  Et  il  est  vrai  qu'il  y  a  les  Allemands 
qui,  en  y  comprenant  les  Autrichiens,  n'ont  pas  afflué,  depuis 
vingt  ans,  en  Amérique,  au  nombre  de  moins  de  2  500  000,  sur 
lesquels  on  peut  évaluer  qu'il  y  en  a  bien  un  tiers  de  catholiques, 
ou  un  peu  davantage.  Il  est  vrai  que,  dans  les  périodes  précédentes, 
de  1840  à  1870,  l'immigration  catholique  a  de  beaucoup  sur- 
passé l'immigration  protestante.  De  1841,  par  exemple,  à  1850,  le 
total  de  l'immigration  irlandaise  a  été  de  780  000;  il  a  été  de 

(1)  Les  presbytériens  ne  sont  pas  plus  de  IjOOOOO. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  17o 

914  000  de  1851  à  1860.  Et  il  est  vrai  qu'enfin  il  est  difficile  de 
manier  les  chiffres,  tant  il  y  a  de  façons,  et  si  ingénieuses,  de  les 
assembler!  Mais  pourtant,  de  ceux  que  nous  venons  de  citer  on 
ne  peut  s  empêcher  de  conclure  que  les  conversions  doivent  avoir 
aussi  leur  rôle  dans  le  développement  du  catholicisme  aux  États- 
Unis.  En  1837,  les  Pères  du  concile  de  Baltimore  parlaient  déjà 
des  nombreuses  conversions  des  protestans  au  catholicisme.  Le 
cardinal  Gibbons  les  évalue  à  7  ou  800  dans  le  seul  diocèse  de  Bal- 
timore, qui  n'est  pas  un  des  plus  nombreux,  —  les  catholiques 
n'y  sont  pas  plus  de  250  000  ;  —  et  pour  l'Union  tout  entière  à 
une  trentaine  de  mille  par  an  (1). 

Qui  dira  les  mystères  de  Tàme?  comment  on  se  détache  d'une 
croyance,  ou  comment  on  y  vient  d'une  autre?  et  nous-mêmes, 
le  savons-nous  toujours?  «  La  doctrine  de  Rome  touchant  le  ptir- 
yatoire  est  une  chose  vaine,  »  dit  un  article  de  l'Eglise  anglicane; 
et  des  Anglicans  se  sont  convertis  au  catholicisme  pour  n'avoir 
pas  pu  continuer  d'appartenir  à  une  Église  «  qui  n'admet  point  les 
prières  pour  les  trépassés  (2).  »  En  Amérique  même,  celui-ci, 
cet  Orestes  Brownson,  que  les  évêques  d'Amérique  appellent  leur 
«  grand  publiciste  catholique  et  américain,  »  a  demandé  au  ca- 
tholicisme la  réponse  que  ni  le  kantisme,  ni  Fhégélianisme,  ni 
le  transcendantalisme  n'avaient  pu  donner  à  ses  angoisses  méta- 
physiques; et  celui-là,  le  Père  Hecker,  y  a  cherché  la  satisfac- 
tion que  le  protestantisme  orthodoxe  ne  donnait  pas  à  ses  «  aspi- 
rations sociales  (3).  »  On  en  a  fait  l'apôtre  de  l'individualisme,  et 
il  n'est  devenu  catholique  que  pour  avoir  vu  dans  le  catholicisme 
ce  que  l'on  a  depuis  lors  appelé  le  «  christianisme  social  !  »  Un 
autre  encore  disait  récemment  :  «  Je  commencerai  par  cette  dé- 
claration surprenante  que  «  je  suis  devenu  chrétien  parce  que 
jetais  darwiniste  »  ou  mieux  :  «  C'est  une  conclusion  darwiniste 
qui  m'a  fait  accepter  la  vérité  du  christianisme  (4).  »  En  réalité, 
sachons-le  bien,  toute  conversion  est  affaire  individuelle;  et  nous 
n'avons  rien  qui  nous  soit  plus  personnel  à  chacun  que  nos  mo- 
tifs de  croire,  ni  qui  échappe  plus  complètement,  sinon  peut-être 
à  toute  analyse,  du  moins  à  toute  généralisation.  Que  si  cepeu- 

(1)  L'Ambassadeur  du  Christ,  traduction  française  de  l'abbé  André,  p.  456. 

(2)  Comment  j'entrai  au  bercail  [How  I  came  home],  par  lady  Herbert  of  Lea, 
traduction  française  de  L.  de  Beauriez  ;  Paris,  1898,  Perrin,  p.  o9,  60. 

(3)  Voyez  la  Vie  du  P.  Hecker,  traduction  française,  p.  30. 

(4)  Johannes  Jorgensen,  le  Néant  et  la  Vie,  traduction  de  M.  P.  d'Armailhacq; 
Paris,  1898,  Perrin. 


176  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

dant,  et  sans  vouloir  violer  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  dans  les 
profondeurs  de  Tàme,  nous  cherchons  par  lesquels  de  ses  carac- 
tères le  catholicisme  a  le  plus  sensiblement  agi  sur  les  non- 
catholiques  des  Etats-Unis,  il  semble  qu'on  en  puisse  indiquer 
jusqu  à  trois. 

Il  y  a  d'abord  ce  que  le  cardinal  Gibbons  appelle  quelque  part 
a  la  force  d'attraction  de  l'Eglise  romaine  ;  »  et  de  cette  force 
d'attraction,  je  pense  que  la  raison  en  est,  s'il  m'est  permis  d'user 
ici  de  ces  images  physiques,  dans  la  masse,  dans  la  cohésion  et 
dans  la  densité  de  la  doctrine.  En  1893,  il  y  avait  aux  Etats-Unis 
143  sectes  ou  «  dénominations  »  différentes  (1),  dont  la  statistique 
en  comptait  sept  comme  catholiques,  ce  qui  d'ailleurs  est  peu 
conforme  à  la  vérité,  si  les  vieux-catholiques,  de  l'école  de  Dol- 
linger,  sont  en  dehors  du  catholicisme  romain,  et  aussi  les  Russes 
ou  les  Grecs  orthodoxes.  Les  Grecs  «  uniates  »  seuls  appartiennent 
au  corps  de  l'Eglise  catholique,  avec  lequel  ils  ne  font  qu'un,  non 
pas  deux,  et  la  comparaison  doit  donc  ainsi  s'établir  de  141  autres 
sectes,  ou  dénominations,  à  la  seule  Eglise  romaine,  o  millions  de 
méthodistes  ne  forment  pas  moins  de  dix-sept  dénominations 
différentes,  et  1  300  000  «  luthériens  »  se  divisent  en  dix-huit 
autres.  Dans  cet  éparpillement  de  sectes,  l'unité  seule  de  l'Eglise 
catholique  suffit  déjà  pour  imposer.  Sa  continuité  dans  l'histoire, 
l'uniformité  de  son  enseignement,  la  solidarité  de  tous  ses  mem- 
bres entre  eux  ,  l'organisation  de  sa  hiérarchie  sont  autant  de 
signes  de  force  ;  et  les  Américains  aiment  les  manifestations  de  la 
force.  Ce  sont  autant  de  promesses  de  développement ,  ou  de 
succès;  et  les  Américains  aiment  le  succès.  Il  y  faut  ajouter 
l'éclat  des  cérémonies  catholiques;  et  les  Américains  aiment  le 
faste.  En  1884  et  en  1889,  les  habitans  de  Baltimore  n'ont  pas  été 
du  tout  insensibles  au  déploiement  des  pompes  catholiques  dans 
les  rues  de  leur  grande  ville,  et  les  années  écoulées  ne  leur  en  ont 
pas  fait  oublier  l'émouvant  spectacle  :  impressive  and  mémorable 
sight  (2).  C'est  qu'aussi  bien,  ces  cérémonies  elles-mêmes,  et  cette 
hiérarchie,  et  cette  solidarité,  tout  cela  qu'on  est  parfois  tenté 
de  croire  extérieur,  manifeste  au  contraire  le  trait  essentiel  du 
catholicisme.  Qui  donc  a  dit  que  «  l'essence  de  la  religion  réfor- 
mée était  d'être  une  protestation  contre  l'organisation  du  chris- 

(1)  J'emprunte  ces  indications  au  remarquable  rapport  du  Rév.  H.  K.  CarroU, 
Government  census  of  C/iurches,  in  l/ie  l'urliament  of  Religions,  p.  690. 

(2)  D.  C.  Gilman,  Ballimore,  dans  le  Saint-Nicolas  d'août  1893. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  177 

tianisme  en  société?  »  Ne  serait-ce  pas  le  Père  Heckcr,  à  moins 
que  ce  ne  soit  le  Père  EUiott,  son  biographe?  Mais,  au  contraire, 
le  catholicisme  est  précisément  «  l'organisation  du  christianisme 
en  société,  »  et  les  hommes  aiment  à  sentir,  ils  aiment  à  penser, 
mais  ils  aiment  bien  plus  à  croire  en  société.  Nos  croyances  ne 
vivent,  pour  ainsi  dire,  que  d'être  partagées. 

Voici  encore  un  moyen  d'action  dont  dispose  le  catholicisme. 
La  facilité  du  divorce  est,  dit-on,  l'une  des  plaies  de  la  société 
américaine,  et  dans  l'un  de  ses  livres  :  Our  Christian  héritage,  le 
cardinal  Gibbons  y  dénonce  un  des  pires  dangers  qui  menacent  la 
civilisation  de  son  pays.  «  La  facilité  avec  laquelle  on  divorce  en 
Amérique,  écrivait-il  en  1889,  est  à  peine  moins  déplorable  que 
l'existence  du  mormonisme,  et  en  un  certain  sens  elle  est  plus  dan- 
gereuse, comme  ayant  pour  elle  la  sanction  de  la  loi  civile  (1).  » 
Il  donnait  des  chiffres;  il  montrait  qu'en  vingt  ans,  de  1867  à 
1886,  le  chiffre  des  divorces  avait  été  de  328  716,  dont  122121 
pour  les  dix  premières  années,  et  206 o9o  pour  les  dix  der- 
nières, ce  qui  équivalait  à  une  augmentation  de  69  p.  100,  tandis 
que  la  population  ne  s'accroissait  que  de  30.  «  Les  autorités 
civiles,  dit  encore  le  même  cardinal  Gibbons,  dans  son  livre  inti- 
tulé r Ambassadeur  du  Christ,  et  trop  souvent  les  sociétés  chré- 
tiennes étrangères  à  l'Église  catholique ,  ont  abandonné  l'un 
après  l'autre  les  avant-postes  qui  protégeaient  l'institution  du 
mariage,  si  bien  que  maintenant  l'essence  même  de  ce  sacrement 
divin  est  attaquée,  ébranlée  et  menacée  de  ruine.  L'union  des 
époux  n'est  plus  pour  une  multitude  de  personnes  qu'un  contrat 
qu'on  brise  à  volonté.  »  Mais,  ajoutait-il,  «  le  catholicisme  seul 
a  été  de  tout  temps  le  ferme  et  incorruptible  défenseur  du  mariage 
chrétien  ;  »  et  il  recommandait  instamment  à  son  clergé  de  ne  pas 
laisser  passer  une  occasion  d'insister  sur  ce  point  d'histoire,  de 
morale,  et  de  dogme.  Il  ne  paraissait  pas  douter  que,  si  l'on  réus- 
sissait à  faire  entendre  aux  femmes  combien  il  importe  à  leur 
dignité,  à  leur  sécurité,  à  la  possibilité  même  de  leur  dévelop- 
pement moral,  que  le  mariage  soit  indissoluble,  on  ne  les  ramenât 
en  nombre  au  catholicisme.  Et  il  ne  me  l'a  pas  dit,  je  ne  le  lui 
ai  pas  demandé,  mais  j'ai  cru  l'entendre,  et,  l'espoir  qu'il  expri- 
mait dans  son  livre,  j'ai  cru  comprendre  qu'il  l'avait  vu  déjà 
commencer  à  se  réaliser. 

(1)  Our  Christian  heritofje,  by  James  cardinal  Gibbons;  Baltimore,  1889,  Mur- 
phy,  ch.  XXXV  et  derniei'  :  Des  dangers  qui  menacent  notre  civilisation  américaine. 

TOME  CL.  —  1898.  12 


178  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Joignons  enfin  le  caractère  d'une  apologétique  dont  il  ne  faudrait 
pas  d'ailleurs  s'exagérer  la  nouveauté,  si  déjà  l'auteur  du  Génie  du 
Christiaîiisme  la  résumait  d'un  mot  tout  entière,  quand  il  disait  que 
«  les  mystères  du  christianisme  contiennent  les  secrets  de  notre 
nature,  »  et  si  l'on  montrerait  aisément  qu'elle  fait  le  fond  des  Ser- 
mons de  Bossuet  et  des  Pensées  de  Pascal,  mais  enfin  dont  on 
peut  dire,  dont  il  est  vrai  de  dire  que  les  catholiques  d'Amérique 
ont  tiré  merveilleusement  parti.  On  la  retrouvera  dans  les  écrits 
du  cardinal  Gibbons,  comme  aussi  dans  presque  tous  les  discours 
de  Mgr  Ireland,  et  encore  dans  deux  beaux  sermons  de  Mgr  Keane, 
prononcés  au  Congrès  de  Chicago,  l'un  sur  Vidée  de  f  Incarnation 
dans  t histoire,  et  en  Jésus-Christ,  et  l'autre  sur  la  Religion  der- 
nière :  the  Ultiinate  Religion.  Mais  l'expression  la  plus  complète 
en  est  peut-être  celle  que  le  Père  Ilecker  a  donnée  dans  une  lettre 
au  cardinal  Barnabo  :  «  Traitant  chaque  point  de  notre  doctrine, 
y  dit-il,  je  considérais  tout  d'abord  à  quel  besoin  de  notre  nature 
chaque  dogme  se  rapportait  et  s'adressait  spécialement.  Ce  besoin 
une  fois  découvert,  je  l'expliquais  jusqu'à  ce  que  mes  auditeurs 
fussent  pleinement  convaincus  de  son  importance.  Puis  la  ques- 
tion se  présentait  :  «  Quelle  est  la  religion  «  qui  reconnaît  cet  élé- 
ment ou  ce  besoin  de  notre  nature,  et  qui  peut  «  satisfaire  ses 
légitimes  exigences?  Est-ce  le  protestantisme?  »  Les  données  du 
protestantisme  se  trouvaient  hostiles  ou  incomplètes.  La  religion 
catholique,  alors  interrogée,  se  trouva  reconnaître  ce  besoin,  et 
ses  réponses,  appuyées  sur  l'autorité  des  Saintes  Écritures,  fu- 
rent trouvées  adéquates  et  satisfaisantes  (1).  »  Encore  une  fois,  il 
n'y  a  rien  là  de  nouveau,  et  Pascal  voulait  dire  quelque  chose 
de  plus,  mais  il  voulait  dire  aussi  cela  quand  il  nous  montrait 
«  l'homme  plus  inconcevable  sans  le  mystère  du  péché  originel, 
que  ce  mystère  n'est  inconcevable  à  l'homme.  »  L'originalité  de 
l'apologétique  américaine  n'en  est  pas  moins  d'avoir  comme  qui 
dirait  retrouvé  l'argument  et  de  s'en  être  habilement  servi,  non 
seulement  pour  ébranler  la  dogmatique  protestante,  mais  encore 
pour  établir  l'accord  de  la  vérité  catholique  avec  les  exigences  et 
les  besoins  eux-mêmes  du  siècle.  Elle  y  a  réussi.  Et  d'ailleurs,  il 
est  possible,  il  paraît  même  certain  qu'elle  a  un  peu  exalté  les 
vertus  naturelles  de  l'homme  en  général,  et  de  l'Américain  en 
particulier.   Les  raisons  intrinsèques,  ou  plutôt  subjectives,  de 

(I)  La  Vie  du  Père  Ilecker,  traduction  française,  Préface,  p.  xiii. 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNIS.  179 

croire  aux  vérités  de  la  révélation  divine  ne  sauraient  assurément 
suffire  à  fonder  la  certitude  objective  de  la  révélation.  A  vouloir 
«  naturaliser  le  surnaturel  »  on  risquerait  de  le  faire  évanouir. 
On  peut  bien  «  naturaliser  »  le  surnaturel  général,  on  ne  «  natu- 
ralisera »  jamais  le  surnaturel  particulier;  et  toute  la  question  du 
surnaturel  est  la  question  du  surnaturel  particulier.  Mais  ce  n'est 
pas  aujourd'hui  le  temps  d'insister,  et  il  est  certain  qu'en  recou- 
rant à  ce  moyen  de  promouvoir  le  catholicisme  à  l'avant-garde, 
pour  ainsi  parler,  du  mouvement  de  la  pensée  contemporaine,  en 
Amérique  et  dans  le  monde,  les  catholiques  d'Amérique  ne  se 
sont  pas  trompés. 

C'est  précisément  là  ce  qu'il  y  a  d'instructif  dans  leur  exemple, 
et  de  bien  plus  instructif  encore  pour  l'homme  d'État,  pour  le 
philosophe  et  pour  l'historien,  que  pour  le  catholique.  Car  le 
catholique  peut  être  heureux  de  ce  progrès  du  catholicisme  aux 
Etats-Unis;  il  en  peut  être  fier;  il  n'en  est  pas  autrement  étonné  : 
aucun  progrès  de  sa  religion  ne  saurait  passer  l'ambition  de  ses 
espérances.  Mais  pour  les  autres,  pour  tous  les  autres,  pour  les 
indiffcrens,  pour  les  libres  penseurs,  qu'une  doctrine  tant  atta- 
quée naguère,  par  des  moyens  qu'on  eût  crus  si  puissans,  de  tant 
de  côtés,  et  à  la  fois;  par  des  ennemis  qui  tous,  ou  presque  tous, 
avaient  autant  d'intérêt  qu'ils  mettaient  d'acharnement  à  la  déna- 
turer et  à  l'anéantir;  pour  tant  de  raisons,  que  la  raison  même 
semblait  autoriser,  et  non  seulement  la  raison,  mais  la  grande 
idole  de  notre  temps,  —  c'est  la  science  ;  — qu'une  telle  doctrine, 
bien  loin  de  succomber,  n'ait  peut-être  jamais  exercé  de  pouvoir 
plus  considérable,  ni  réalisé  de  progrès  plus  rapides,  que  dans  le 
siècle  de  la  critique,  et  dans  le  pays  où  la  liberté  ressemble  quel- 
quefois à  l'abdication  de  tout  ce  que  nous  appelons  en  Europe 
le  droit  de  l'Etat,  voilà  qui  est  extraordinaire  !  Que  cette  doctrine, 
chassée  du  pays  qui  s'était  pendant  des  siècles  appelé  «  très-chré- 
tien, »  —  c'est  le  nôtre,  —  et  persécutée  par  des  moyens  aussi  vio- 
lons et  non  moins  criminels  que  ceux  qui  avaient  procuré  la  ré- 
vocation de  l'Edit  de  Nantes,  ait  trouvé,  dans  la  faiblesse  même 
où  l'on  se  flattait  de  l'avoir  réduite,  le  principe  ou  plutôt  le  re- 
nouvellement de  sa  force,  et  qu'en  plein  pays  protestant,  en 
Amérique  et  en  Angleterre,  où  ils  n'étaient  qu'à  peine  quelques 
milliers,  quelques  centaines,  ses  fidèles  se  comptent  aujourd'hui 
par  millions  ;  voilà  qui  est  ((  providentiel  !  »  Et  qu'enfin  cette  doc- 
trine, qu'on  accusait  volontiers  de  contraindre  la  liberté  de  l'es- 


180  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prit,  comme  si  la  liberté  de  l'esprit  ne  consistait  que  dans  le 
caprice  de  son  dérèglement,  n'ait  eu  besoin,  pour  répoudre  victo- 
rieusement à  cette  accusation,  que  de  la  liberté  même  dont  ses 
tuteurs,  —  ce  sont  les  «  princes  des  hommes  »  et  les  «  pasteurs 
des  peuples,  »  —  moins  hardis  qu'elle,  l'avaient  long-temps  privée, 
voilà  qui  est  presque  miraculeux!  En  tout  cas,  et  si  détachés 
que  nous  puissions  être  d'elle,  hommes  d'Etat  qui  ne  songeons 
qu'à  élargir  nos  «  sphères  d'influence  ;  »  historiens  qui  nous  van- 
tons de  n'être  que  les  témoins  impartiaux  et  désintéressés  des 
faits;  philosophes  qui  devions  savoir  qu'il  n'y  a  pas  d'elTet  sans 
cause,  et  qu'il  ne  peut  y  avoir  plus  dans  l'effet  que  dans  la  cause, 
il  nous  faut  convenir  aujourd'hui  que,  dans  cette  doctrine,  il  y 
avait  donc  des  vertus  que  nous  ne  soupçonnions  pas.  Ses  pires 
ennemis  n'ont  attaqué  en  elle  qu'un  vain  fantôme,  œuvre  lui- 
même  de  leur  imagination  ou  de  leur  fanatisme.  Ils  n'ont  pas  su 
où  était  le  principe  de  sa  force.  Ils  se  sont  trompés  s'ils  ont  cru 
que  leur  esprit,  ou  leur  éloquence,  ou  leur  exégèse,  ou  leur 
science  triompherait  de  ce  que  l'apôtre  appelait  son  infirmité  : 
Quiim  infirmor  tune  potens  sum; —  et  l'Eglise  catholique  d'Amé- 
rique n'eût-elle  donné  que  cette  leçon  au  monde,  c'en  est  assez 
pour  l'illustrer  à  jamais. 

Oserai-je  dire  en  terminant  qu'après  l'Amérique,  si  quelqu'un 
a  le  droit  de  s'en  féliciter,  c'est  sans  doute  la  France.  Lamennais 
avait  dit,  le  Lamennais  d'avant  le  schisme  :  «  On  doit  peu  s'étonner 
du  progrès  du  libéralisme,  c'est  la  marche  naturelle  des  choses, 
et,  dans  les  desseins  de  la  Providence,  la  préparation  au  salut.  La 
religion,  emprisonnée  dans  le  vieil  édifice  apostolique...  ne  re- 
prendra son  ascendant  qu'en  recouvrant  sa  liberté,  et  c'est  là  le 
service  que  ses  ennemis,  instrumens  aveugles  d'une  puissance 
qu'ils  méconnaissent,  ont  reçu  d'en  haut  l'ordre  de  lui  rendre. 
Tout  se  prépare  pour  une  grande  époque  de  restauration  sociale, 
mais  qui  devra,  comme  il  arrive  toujours,  être  achetée  par  beau- 
coup de  travaux,  de  souffrances  et  de  sacrifices.  Pour  nous,  qui 
ne  serons  plus  là  quand  elle  s'accomplira,  saluons  de  loin  cette 
espérance,  comme  les  prophètes  celle  du  Messie,  et  supplions 
Dieu  de  répandre  parmi  les  fidèles,  et  le  clergé  surtout,  les  lumières 
qu'exige  sa  position  présente  (1).  »  Quelques  années  plus  tard, 

{V,  Lellre  à  l'abbé  de  tierce,  16  juillet  1830,  citée  par  M.  A.  Roussel  dans  son 


LE    CATHOLICISME    AUX    ÉTATS-UNJS.  ISl 

Chateaubriand  écrivait  à  son  tour  :  «  Loin  d'être  à  son  terme,  la 
religion  du  Libérateur  entre  à  peine  dans  sa  période  politique  : 
Liberté,  Egalité,  Fraternité.  L'Evangile,  sentence  d'acquittement, 
n'a  pas  encore  été  lu  à  tous...  Le  christianisme,  stable  dans  ses 
dogmes,  est  mobile  dans  ses  lumières  :  sa  transformation  enveloppe 
la  transformation  universelle.  Quand  il  aura  atteint  son  plus  haut 
point,  les  ténèbres  achèveront  de  s'éclaircir  ;  la  liberté  crucifiée 
sur  le  Calvaire  avec  le  Messie,  en  descendra  avec  lui;  elle  remettra 
aux  nations  le  testament  écrit  en  leur  faveur  et  jusqu'ici  entravé 
dans  ses  clauses  (1).  »  Ces  hautes  paroles  sont-elles  plus  françaises 
ou  plus  américaines?  Nous  pouvons  dire  du  moins,  nous,  Français, 
que,  si  nous  doutions  de  l'écho  qu'elles  ont  eu  par  delà  les  mers, 
elles  et  d'autres  semblables,  nous  n'aurions  qu'à  nous  rappeler 
celles  d'un  Américain  :  «  L'avenir  catholique  de  la  France,  —  disait 
Mgr  Ireland ,  et  il  n'y  a  guère  plus  de  cinq  ou  six  ans ,  —  est  du  plus 
vif  intérêt  pour  l'Eglise  catholique  entière.  Sachez-le  bien,  au 
fond  de  l'Amérique,  nous  vous  regardons,  nous  catholiques,  pour 
tirer  de  vous  des  leçons,  des  inspirations,  et  les  non-catholiques 
pour  voir  ce  qui  vous  manque,  et  pour  blâmer  l'Eglise  catholique 
des  fautes  qui  se  commettent  en  France.  Et  si  la  France  faiblit 
dans  sa  mission,  l'Eglise  catholique  souffre,  et  on  nous  dit  à  nous  : 
«  Eh!  quoi,  vous  voulez  que  l'Amérique  soit  catholique.  Et 
qu'est-ce  qu'on  fait  dans  ce  pays  de  la  France,  la  fille  aînée  de 
l'Eglise?»  Je  ne  saurais  mieux  terminer  cette  rapide  esquisse  du 
développement  du  catholicisme  aux  Etats-Unis,  qu'en  recomman- 
dant à  l'attention  de  tous  ceux  qui  se  soucient  un  peu  des  desti- 
nées de  notre  pays,  ces  paroles  du  plus  «  Américain,»  du  plus 
républicain,  et  du  plus  démocrate  des  évêques  de  la  catholicité. 

Ferdinand  Brunetière. 

livre  sur  Lamennais;  Rennes,  1892,  Caillière.  Cf.  une  belle  lettre  à  M.  de  Senllt, 
datée  du  18  avril  1831. 

(1)  Mémoires  d'Oulre-tombe,  Conclusion. 


L'OCCUPATION  ÉGYPTIENNE 


DU  HAUT  NIL 


I.  S.  Baker,  Ismailia;  Londres,  1874,  2  voL  —  IL  Emin  Pascha,  Eine  Sammlung 
von  lieisebriefen  und  Berichten  aus  den  ehemals  segyptischen  jEquatorial  provin- 
zen;  Herausgegeben  von  Dr.  Georg  Schweinfurth  und  Dr.  Friedrich  Ratzel; 
Leipzig,  1888.  —  III.  Rev.  C.  T.  Wilson  and  R.  W.  Feikin,  Ufianda  and  the 
Egyptian  Sudan;  Londres,  1882,  2  voL  —  IV.  W.  Junker,  Reisen  in  Africa ; 
Vienne,  1889-90,  3  voL  —  V.  Major  Gaetano  Gasati,  Zehn  Jaliren  in  Aiquatoria  ; 
Bamberg,  1891,  2  voL — VI.  Slatin  Pascha,  Feuer  nnd  Sc/nvert  im  Sudan;  Leip- 
zig, 1896.  —  VII.  Birbeck  Ilill,  Colonel  Gordon  in  Central  yl/rica;  Londres,  1879. 

—  VIII.  R.  Buchta,  Der  Sudan  unter  aegyptischer  Hen'schaft ;  Leipzig,  1888.  — 
IX.  L.  Hevesi,  Wilhelm  Junker.  Lebensbild  eines  Afrikaforschers ;  Berlin,  1896. 

—  X.  G.  Schweitzer,  Emin  Pascha.  Eine  Darslellung  seines  Lebens  und  Wirkens 
mit  Benutzung  seiner  Tagebiicher,  Briefe  und  wissenschaftlichen  Aufzeichnungen ; 
Berlin,  1898.  —  XI.  Documens  recueillis  au  Caire. 

Pendant  cinquante  ans  environ,  la  domination  égyptienne 
dans  le  Soudan  oriental  ne  varia  pas  notablement  d'étendue.  Elle 
conserva  les  limites  atteintes  après  les  campagnes  heureuses  de 
4820-22,  qui  soumirent  à  la  volonté  de  Mehemet-Ali,  le  Dongola 
et  le  Berber,  le  Sennar  et  le  Kordofan. 

Mais  en  1869,  le  khédive  Ismaïl-Pacha  résolut  d'accroître  ses 
possessions  dans  l'Afrique  équatoriale. 

Il  donna  l'ordre  de  fonder  des  postes  militaires  dans  la  région 
traversée  par  le  Nil  Blanc,  par  les  rivières  qui,  en  s'unissant,  for- 
mont  le  Bahr-el-Ghasal,  et  par  le  haut  cours  de  l'Ouellé.  Cette 
occupation  du  Haut  Nil  ne  dura  qu'une  quinzaine  d'années.  En 
1884,  en  effet,  lesMahdistes  conquirent  plusieurs  des  postes  égyp- 
tiens, et  ceux  qui  leur  avaient  échappé  furent  en  1885  l'objetd'une 
renonciation  de  la  part  du  gouvernement  khédivial. 

Il  y  a  bien  des  façons  d'occuper  un  pays,  depuis  celle  des  navi- 


l'occupation    égyptienne    du    haut    NIL.  183 

gateiirs  portugais  ou  espagnols  des  xv*^  et  xvi*'  siècles  qui  descen- 
daient sur  un  rivage  inconnu,  y  plantaient  une  colonne  aux  armes 
de  leur  roi,  l'en  déclaraient  maître,  puis  se  rembarquaient,  et  celle 
qui  a  réussi  à  faire,  d'une  Algérie  ou  d'une  Australie,  comme  une 
prolongation  de  la  métropole.  Dans  quelles  limites  TÉgypte  a-t-elle 
occupé  le  Haut-Nil?  Comment  a-t-elle  compris  son  rôle  de  puis- 
sance colonisatrice?  En  quoi  les  habitans  ont-ils  eu  lieu  de  se 
féliciter  de  sa  présence?  voilà,  nous  semble-t-il,  ce  qu'on  a  jusqu'à 
présent  trop  négligé  de  rechercher. 

I.  —  LE  HAUT  NIL  DE  1839  A  1869 

La  découverte  du  Haut  Nil  Blanc  date  d'une  soixantaine  d'an- 
nées. Après  la  fondation  de  Khartoum  par  les  Égyptiens  en  1822, 
plusieurs  explorateurs,  parmi  lesquels  le  Français  Linant  de  Belle- 
fonds,  remontèrent  le  fleuve.  Mais  aucun  d'eux  ne  dépassa  le 
lO**  de  lat.  Nord.  Sur  les  contrées  situées  plus  au  sud,  où  «  se  ca- 
chait, disait-on,  la  tête  du  Nil  »,  on  en  était  donc  encore  resté  aux 
notions  que  les  Arabes  du  moyen  âge  avaient  empruntées  à  Ptolé- 
mée,  les  géographes  modernes  à  ceux-ci,  et  que  J.-B.  Bourgui- 
gnon d'Anville  avait,  au  milieu  du  xviii''  siècle,  très  exactement 
résumées  dans  un  mémoire  justement  réputé  (1). 

Or,  en  1839,  Mehemet-Ali ,  soit  par  caprice,  soit  dans  une 
vue  intéressée,  résolut  de  faire  explorer  les  régions  inconnues,  au 
sud  du  Soudan  égyptien,  et  n'ordonna  rien  de  moins  que  «  de  dé- 
couvrir les  sources  du  Nil  Blanc.  »  Trois  expéditions  partirent 
successivement  de  Khartoum  en  1839,  1840  et  1841.  Elles  n'attei- 
gnirent pas  les  sources  du  Nil,  mais  ayant  remonté  le  fleuve  jusque 
dans  les  parages  du  5°  de  latitude  Nord,  elles  rapportèrent  des 
connaissances  géographiques  entièrement  nouvelles  sur  la  région 
qu'elles  avaient  traversée.  Que  le  Nil  Blanc  est  navigable  depuis 
Khartoum  jusqu'au  S**,  c'est-à-dire  sur  une  longueur  de  douze 
cents  kilomètres;  que  de  novembre  jusqu'en  avril  les  vents  souf- 
flent du  nord  ;  qu'au  sud  du  9°  vivent  de  nombreux  troupeaux 
d'éléphans,  et  que  le  pays  est  en  conséquence  riche  en  ivoire  ; 
qu'il  est  habité  par  des  populations  douces  et  accueillantes,  voilà 
ce  qu'en  1839  on  ignorait,  mais  ce  qu'en  1842,  on  sut  d'autant 

(1)  Dissertation  sur  les  sources  du  Nil  pour  prouver  qu'on  ne  les  a  pas  encore 
découvertes.  Mémoires  de  littérature  tirés  des  refjistres  de  l'Académie  royale  des 
Inscriptions  et  Belles-Lettres,  t.  XXVI. 


184  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  sûrement  que  la  troisième  expédition  avait  confirmé  les  rap- 
ports de  la  seconde,  comme  celle-ci  ceux  de  la  première. 

La  diffusion  de  ces  notions  provoqua  un  certain  mouvement 
commercial.  De  simples  particuliers,  les  uns  Européens,  les  autres 
Arabes  équipèrent  à  leurs  frais  des  bateaux  et  partirent  de  Khar- 
toum  pour  aller  chercher  sur  les  rivages  du  Haut  Nil  ces  dents 
d'éléphant  qu'on  y  disait  être  si  abondantes.  Les  indigènes  leur 
vendaient  de  l'ivoire,  pour  des  verroteries  et  de  menus  objets  sans 
valeur.  Peu  à  peu,  ils  s'aventurèrent  à  droite  et  à  gauche  du  Nil 
Blanc,  dans  des  contrées  restées  inconnues  aux  explorateurs  de 
1839-42,  et  entrèrent  aussi  dans  le  Bahr-el-Ghasal.  Ils  y  fondèrent 
bientôt  des  établissemens  à  demeure,  des  zéribas,  postes  fortifiés, 
entourés  d'une  épaisse  haie  vive,  où  leurs  commis  résidaient  en 
permanence. 

Malheureusement,  au  commerce  licite  de  l'ivoire,  vint  bientôt 
s'ajouter  l'abominable  trafic  de  la  traite  des  esclaves.  Dans  tout  le 
Soudan  égyptien,  on  s'y  livrait  sans  contrainte  ni  mystère.  Chaque 
année,  les  soldats  de  l'armée  régulière,  encadrés  par  leurs  offi- 
ciers, quittaient  leurs  garnisons  de  Khartoum,  de  Sennar  ou  d'El 
Obeid,  pour  aller  enlever  des  nègres  dans  les  montagnes  du  Fa- 
zoql  et  du  Nouba.  Les  découvertes  de  1839-42  avaient  agrandi  le 
domaine  de  la  chasse  à  l'homme.  Vers  1860,  les  négocians  euro- 
péens se  retirèrent,  et  dorénavant  on  vit  plus  nombreux  chaque 
année  sur  les  marchés  de  Khartoum,  de  Berber  et  du  Caire  ces 
Dinkas,  ces  Chillouks,  ces  Berris,  enlevés  sur  les  bords  du  Nil  par 
ces  pirates  qu'on  nommait  des  Dongolais. 

Pendant  bien  des  années,  on  n'en  saurait  donc  douter,  le  gou- 
vernement égyptien  fit  peu  de  cas  des  régions  du  Haut  Nil.  Quelle 
absence  d'esprit  de  suite  dans  sa  politique  !  H  arme  à  ses  frais  des 
expéditions  qui  sont  assez  heureuses  pour  découvrir  des  pays 
féconds  en  ressources  et  d'accès  facile.  La  prise  de  possession 
semblait  la  conséquence  logique  de  l'exploration.  Le  gouvernement 
se  désintéresse,  au  contraire,  des  contrées  qu'il  a,  pour  leur  plus 
grand  malheur,  du  reste,  tirées  de  l'obscurité  qui  les  couvrait. 

A  Khartoum,  le  commerce  du  Haut  Nil  nourrit  quantité  de 
gens.  Les  gouverneurs  généraux  du  Soudan  voient,  de  la  terrasse 
de  leur  résidence,  les  dahabiés  appareiller  chaque  année  en 
octobre  pour  le  sud,  et  revenir  en  mars.  Cependant  ils  ne  tentent 
même  pas  de  mettre  le  holà  aux  actes  de  brigandage  qui  se  com- 
mettent dans  ces  régions  où  règne  seul  le  droit  de  la  force. 


l'occupation    égyptienne    du    haut    NIL.  185 


II.    —    LES   MISSIONS   DE   SAMUEL    BAKER   ET   DE   GORDON,    1869-76 

En  1869,  le  khédive  Ismaïl-Pacha  décida  enfin  l'annexion  des 
contrées  du  Haut  Nil  au  Soudan  égyptien.  La  ferme  volonté 
d'anéantir  la  traite  des  esclaves  fut  le  mobile  apparent  de  sa  réso- 
lution. Eut-elle  pour  mobiles  réels  l'espoir  d'ajouter  des  res- 
sources nouvelles  à  celles  que  la  terre  féconde  d'Egypte  livrait 
sans  répit  à  ce  prodigue  et  sans  cependant  le  satisfaire,  ou  bien  le 
désir  de  continuer  l'œuvre  de  Mehemet-Ali  son  aïeul,  qu'il  se 
piquait  d'imiter?  Nous  l'ignorons. 

Il  confia  à  un  voyageur, —  nous  nous  garderons  de  dire  à  un 
explorateur,  —  qui  revenait  de  l'Afrique  équatoriale,  Samuel 
Baker,  le  soin  de  mener  à  bien  cette  entreprise  et  lui  en  fournit 
très  libéralement  les  moyens.  La  mission  de  Baker  dura  jusqu'en 
mai  1873_,  les  résultats  en  furent  misérables  et  hors  de  proportion 
avec  les  dépenses.  Baker  éleva  trois  postes  égyptiens  dans  la 
région  du  Haut  Nil,  l'un  à  Gondokoro,  l'autre  à  Fovera  sur  le 
Nil  Somerset,  qui  porte  dans  le  lac  Albert  les  eaux  du  Victoria, 
le  troisième  entre  les  deux  premiers,  à  Fatiko.  Là  se  borna  son 
œuvre  de  quatre  années.  H  essaya  d'établir  des  postes  dans  l'Ou- 
uyoro,  mais  dut  se  retirer  devant  l'énergique  résistance  de 
Kabrega,  chef  du  pays. 

Baker  ne  réussit  pas  davantage  à  anéantir  la  traite  des  escla- 
ves, objet  principal  de  sa  mission.  En  revenant  de  Gondokoro  à 
Khartoum,  il  rencontra  sur  le  Nil  trois  barques  chargées  d'es- 
claves qu'on  allait  vendre  dans  le  Sennar  ou  au  Kordofan  :  preuve 
lamentable,  mais  irréfutable  de  son  insuccès.  Baker  ne  s'était  pas 
représenté  les  difficultés  de  son  entreprise.  Quand  il  arriva  sur 
le  Haut  Nil,  la  traite  des  esclaves  y  était  organisée  depuis  dix  ou 
quinze  ans.  Elle  avait  déjà  ses  habitudes  et  même  ses  traditions. 
Les  marchands  d'esclaves,  qui  disposaient  d'une  véritable  armée, 
avaient  enveloppé  le  pays  d'un  réseau  de  postes.  Quantité  de  gens 
au  Soudan  et  en  Egypte  vivaient  de  ce  commerce  immoral,  et 
beaucoup  de  fonctionnaires  en  profitaient.  Les  officiers  de  Baker 
eux-mêmes  pactisaient  avec  l'ennemi.  Par  intérêt,  ils  souhaitaient 
donc  tous  l'échec  de  Baker,  mais  en  outre,  musulmans,  partant 
convaincus  de  l'infériorité  du  nègre  païen  et  de  la  légitimité  de 
l'esclavage,  ils  ne  comprenaient  pas  pourquoi  ce  chrétien  s'effor- 
çait de   rompre   avec  une   coutume  sur   laquelle    repose    toute 


186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'organisation  sociale.  La  tâche  excédait  donc  les  forces  de  Baker. 

Une  année  entière  se  passa,  pendant  laquelle  les  pays  nou- 
vellement annexés  restèrent  sans  direction.  Enfin,  en  1874,  Gor- 
don fut  nommé  «  gouverneur  général  des  provinces  égyptiennes 
de  l'Equateur.  »  Au  service  de  l'œuvre  dont  il  prenait  charge,  il 
mit  ce  haut  sentiment  du  devoir  qui  domina  sa  vie,  et  cette  acti- 
vité qui  étonnait  tant  ses  subordonnés,  que  l'un  d'eux  me  le  dé- 
finit un  jour  sous  cette  forme  pittoresque  :  «  Gordon?  un  homme 
qui  n'aimait  pas  à  s'asseoir.  » 

Pendant  trois  années,  de  1874  à  1876,  il  eut  le  courage  de 
demeurer  sur  le  Haut  Nil,  presque  seul,  la  mort  ou  la  maladie 
l'ayant  privé  de  la  plupart  de  ses  lieutenans. 

De  ses  diverses  entreprises,  Gordon  en  mena  deux  à  bonne  fin. 
La  première  fut  d'augmenter  beaucoup  le  nombre  des  postes  égyp- 
tiens. Il  en  créa  deux  sur  le  Sobat,  l'un  fut  établi  dans  un  lieu  par- 
ticulièrement bien  situé,  au  confluent  de  la  rivière  et  du  Nil  Blanc  ; 
l'autre —  auquel  par  un  singulier  contresens,  des  voyageurs  Euro- 
péens ont  donné  le  nom  de  Nasser,  sans  se  douter  que  ce  terme 
désigne  simplement  la  fonction  de  chef  de  poste —  était  placé  en 
amont  sur  la  rivière,  à  peu  près  à  l'endroit  où  M.  de  Bonchamps, 
venant  d'Abyssinie,  s'est  arrêté  en  1897.  Plusieurs  postes  jalon- 
nèrent le  cours  même  du  Nil  :  Gaba-Chambé,  Bor,  Redjaf,  La- 
boré,  Doufilé.  Deux  autres  furent  fondés,  l'un  à  l'ouest  du  fleuve, 
dans  le  Makraka,  l'autre  à  l'est,  dans  le  Latouka.  Enfin,  Lado 
devint  le  centre  principal  de  la  province,  à  la  place  de  Gondokoro, 
lieu  fiévreux  et  malsain  qu'on  abandonna. 

Gordon  réussit  encore  à  lancer  deux  petits  vapeurs,  le  Khédive 
et  le  Nyanza,&\iv  la  partie  du  Nil  navigable  en  amont  de  Doufilé. 
Après  les  avoir  préalablement  démontés,  il  les  transporta  avec 
une  peine  extrême  et  non  sans  perdre  beaucoup  d'hommes,  au 
delà  des  rapides  qui  s'échelonnent  sur  150  kilomètres  de  Doufilé 
à  Kiri. 

Il  eut  moins  de  succès  en  Ouganda.  Trois  ans  de  suite  il  en- 
voya des  missions,  que  commandèrent  Ghaillé  Long  en  1874, 
E.  Linant  de  Beilefonds  en  1875,  Emin  en  1876.  Ils  publièrent 
tous  trois  en  leur  temps  des  récits  de  leurs  voyages,  mais,  comme 
toute  allusion  politique  en  a  été  soigneusement  écartée,  on  est 
réduit  à  des  conjectures  sur  l'objet  que  se  proposait  Gordon.  On 
ne  sait  donc  pas  s'il  espérait  enlever  le  commerce  aux  Arabes  de 
Zanzibar  et  le  détourner  vers  le  Nil,  ou  bien  s'il  préparait  de 


l'occupation    égyptienne    du    haut    NIL.  187 

longue  main  un  protectorat  égyptien  sur  l'Ouganda,  précurseur 
d'une  annexion.  Il  n'obtint  aucun  résultat  appréciable  et,  après 
qu'en  1877  Emin  fut  retourné  une  seconde  fois  dans  l'Ouganda, 
l'Egypte  renonça  à  toute  velléité  d'expansion  dans  cette  contrée. 

Mais,  lancer  des  bateaux  sur  le  Nil  ou  envoyer  des  missions 
constituait  pour  Gordon  une  partie  secondaire  de  sa  tâche.  Son 
devoir,  le  motif  do  son  séjour  dans  ces  contrées  perdues,  c'était 
l'anéantissement  de  la  traite  des  esclaves. 

Sa  passion  pour  la  justice  comme  sa  haine  de  toute  vilenie 
trouvaient  également  leur  compte  dans  cette  œuvre.  Son  hor- 
reur des  esclavagistes  l'entraînait  parfois,  lui  ce  gentleman  cor- 
rect, à  des  actes  surprenans.  Il  alla  un  jour,  rapporte  M.  Boulger 
dans  sa  Life  of  Gordon,  jusqu'à  cravacher  l'un  d'eux  en  plein  vi- 
sage et  on  m'a  raconté  au  Caire  qu'un  autre  de  ces  misérables 
ayant  été  introduit  dans  la  hutte  pendant  le  repas,  Gordon  hors 
de  lui,  se  mit,  dans  l'excès  de  son  indignation,  à  le  larder  de 
coups  de  fourchette. 

Fermer  aux  marchands  d'esclaves  toute  issue  vers  le  nord, 
les  épier,  les  prendre  sur  le  fait,  avoir  la  satisfaction  de  rendre 
la  liberté  à  leurs  victimes,  voilà  l'œuvre  à  laquelle  Gordon  se 
dévoua  de  1874  à  1876.  Sa  préoccupation  dominante  se  mani- 
feste à  chaque  page  de  sa  correspondance.  Il  ne  répartit  pas  ses 
postes  au  hasard  sur  le  pays,  mais  les  plaça  en  certains  points 
stratégiques  pour  entraver  de  son  mieux  les  opérations  des  mar- 
chands d'esclaves.  Or,  à  quoi  aboutit  tout  cet  effort?  Assurément 
la  traite  ne  s'exerça  plus  ouvertement  comme  jadis,  mais  les  escla- 
vagistes ne  renoncèrent  pas  à  leur  commerce  lucratif.  Ils  cor- 
rompaient les  fonctionnaires  égyptiens,  ils  se  frayaient  de  nou- 
velles voies.  La  route  de  Dem  Ziber  à  Chakka  dans  le  Darfour 
fut  de  plus  en  plus  fréquentée.  Junker  voyageant  sur  le  Nil 
Blanc  en  1876,  rapporte  que  la  veille  du  jour  où  il  était  arrivé 
au  poste  du  Sobat,  un  navire  chargé  d'esclaves  avait  descendu 
le  fleuve. 

Gordon  parvint  donc  momentanément  à  un  résultat  relatif,  il 
ne  réussit  cependant  pas  à  anéantir  la  traite  des  esclaves. 

m.  —  LA  PROVINCE  ÉQUATORIALE  SOUS  LE  GOUVERNEMENT  d'eMIN,    1878-1884 

Dégoûté  et  découragé,  Gordon  quitta  le  Haut  Nil  à  la  fin  de 
1876.  Revenu  en  Angleterre,  il  finit  par  céder  aux  instances  réi- 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

térées  du  khédive,  et  accepta  le  poste  de  gouverneur  général  du 
Soudan  égyptien.  Dès  son  arrivée  à  Khartoum,  il  eut  donc  à 
nommer  son  successeur  dans  la  province  équatoriale,  qui  en  dé- 
pendait. Il  fut  d'abord  malheureux  dans  ses  choix,  et,  en  moins 
de  dix-huit  mois,  quatre  personnes  se  remplacèrent  successive- 
ment à  Lado  :  deux  officiers  de  l'armée  américaine,  Prout  et  Ma- 
son  d'abord,  puis  deux  Arabes  :  Koukouk  Aga  et  Ibrahim  Fauzi. 
Enfin  Gordon  appela  au  gouvernement  de  la  province  équato- 
riale un  homme  qui,  par  ses  aventures,  par  l'originalité  même 
de  sa  personnalité,  par  ses  travaux  scientifiques,  attira  l'atten- 
tion du  monde  civilisé  sur  cette  partie  de  l'Afrique,  à  laquelle 
jusqu'alors  quelques  géographes  seuls  s'étaient  intéressés  :  nous 
avons  nommé  Emin  (1).  Il  était  depuis  deux  ans  sur  le  Haut  Nil, 
où  il  exerçait  à  Lado  les  fonctions  de  médecin  et  de  chef  du  ma- 
gasin. Il  avait  aussi  rempli  plusieurs  missions,  dans  l'Ouganda 
et  dans  l'Ounyoro.  L'explorateur  russe  Junker,  l'homme,  sans 
doute,  qui  a  le  mieux  connu  Emin,  et  qui  l'a  aussi  beaucoup  aimé, 
sans  laisser  cependant  son  affection  nuire  à  sa  clairvoyance,  lui 
reproche  son  manque  de  discernement  dans  le  choix  des  hommes. 
Il  s'entourait  maladroitement,  prêtait  l'oreille  à  des  insinuations 
calomnieuses,  accordait  sa  confiance  à  des  coquins  et,  pour  leur 
complaire,  sacrifiait  des  serviteurs  éprouvés.  Junker  l'accuse  en- 
core d'un  goût  excessif  pour  les  détails  oiseux.  Emin  transpor- 
tait dans  l'administration  ses  habitudes  de  naturaliste  méticu- 
leux. Il  attachait  une  importance  extrême  à  la  stricte  observation 
de  toutes  les  règles  administratives.  «  C'était,  disait  Junker,  un 
homme  de  divan.  » 

On  doit  ajouter  que  le  géographe  et  le  naturaliste  nuisirent 
quelque  peu  au  gouverneur.  Certes  ce  n'est  pas  nous  qui  nous 
plaindrons  du  dédoublement  étrange  de  cette  existence,  et  nous 
nous  félicitons  bien  au  contraire  que  le  docteur  Edouard  Schnitzer 
ait  continué  à  observer  et  à  écrire  pendant  qu'Emin  bey  admi- 
nistrait.  Nous  savons  trop   ce   que  la  littérature  géographique 


(1)  Emin,  de  son  vrai  nom  Edouard  Schnitzer,  naquit  en  1840  à  Neisse  en  Silé- 
sie.  II  était  d'origine  Israélite,  mais  sa  mère,  devenue  veuve,  ayant  épousé  en  se- 
condes noces  un  protestant,  se  convertit  et  fit  baptiser  son  fils.  Éd.  Schnitzer 
suivit  les  cours  des  Universités  de  Breslau,  de  Berlin  et  de  Kœnigsberg.  Docteur  en 
médecine  en  1863,  il  partit  pour  la  Turquie  l'année  suivante.  11  revint  en  Allemagne 
en  1815,  y  séjourna  seulement  quelques  mois  et  arriva  au  Caire  le  23  octobre.  Il  ne 
quitta  plus  désormais  le  sol  de  l'Afrique  et  fut  assassiné  non  loin  de  la  rive  droite 
du  Congo,  le  23  octobre  1892. 


l'occupation    égyptienne    du    haut    NIL.  189 

perdrait,  si  on  en  retranchait  soit  les  Beisen  un  Osten  des  Bahr  el 
Djebel,  soit  Uebei'  Hanclel  und  Verkehr  bei  den  Waganda  und 
Wanyoro,  soit  enfin  tant  de  mémoires  qui  restent  notre  meil- 
leure source  d'information  sur  toute  une  partie  de  l'Afrique 
équatoriale.  Les  conservateurs  du  British  Muséum,  ceux  des 
musées  d'histoire  naturelle  de  Vienne  et  de  Hambourg,  dont 
Emin  a  enrichi  les  collections  de  tant  de  précieux  spécimens, 
partagent  certainement  cette  opinion.  Son  goût  de  la  recherche 
eut  cependant  des  inconvéniens.  La  science  le  séparait  de  ses 
soldats,  surtout  de  ses  officiers,  qui  s'étonnaient  des  besognes 
étranges  auxquelles  s'appliquait  le  gouverneur,  et  le  sentaient 
très  loin  d'eux.  Elle  contribua  partiellement  à  créer  l'esprit  d'in- 
discipline qui  se  développa  parmi  ses  troupes  à  partir  de  1884. 
Elle  le  consolait  trop  facilement  de  ses  déboires.  Il  y  a  deux  atti- 
tudes devant  les  tristesses  de  la  vie  :  la  résignation  ou  bien  la  ré- 
sistance, qui  triomphe  du  malheur;  Emin  se  résignait  toujours. 
Contre  les  déceptions  que  lui  infligeaient  les  hommes,  il  cher- 
chait un  asile  dans  le  temple  de  la  méditation  scientifique.  Il  pre- 
nait vite  son  parti  de  l'ineptie  ou  de  l'improbité  d'un  fonctionnaire 
en  mesurant  un  crâne  ou  en  disséquant  un  oiseau. 

Néanmoins,  il  possédait  assez  de  connaissances  et  de  qua- 
lités pour  remplir  sa  charge  aussi  bien  et  même  mieux  que  tout 
autre  gouverneur  de  province  égyptienne.  Il  parlait  couramment 
l'arabe,  le  lisait,  l'écrivait  même.  A  Khartoum,  quelques  hauts 
personnages  s'exprimant  volontiers  en  turc,  Emin,  qui  ne  s'em- 
barrassait pas  pour  si  peu,  leur  donnait  la  réplique  dans  la 
même  langue.  Les  fonctionnaires  du  Soudan  égyptien  profes- 
saient pour  la  plupart  la  religion  musulmane;  sans  être  de  fait 
mahométan,  lui  aussi  se  donnait  pour  tel,  se  conformait  aux  rites 
prescrits,  affectait  de  feuilleter  souvent  le  Koran,  était  enfin 
muni  de  connaissances  religieuses  assez  fortes  pour  tenir  tête  à 
tout  indiscret  qui  se  serait  avisé  de  suspecter  son  orthodoxie.  Il 
n'y  avait  pas  jusqu'à  ce  pseudonyme  d'Emin  sous  lequel  le  doc- 
teur Schnitzer  se  dissimulait,  qui  ne  donnât  le  change  sur  sa  vé- 
ritable identité. 

D'un  Oriental,  Emin  possédait  plus  que  les  apparences.  Son 
arrivée  au  Soudan  avait  été  précédée  d'un  séjour  de  onze  ans  en 
Turquie.  Longtemps  secrétaire  et  confident  d'un  pacha  investi 
de  hautes  fonctions,  il  avait  eu  le  temps  de  faire  son  éducation, 
d'apprendre    les    coutumes    de    l'Orient,    de    savoir  surtout  la 


190  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manière  lente  et  tortueuse  dont  les  affaires  publiques  s'y  traitent. 
Il  avait  encore  en  partage  un  don  qui  se  manifesta  dès  ses  pre- 
miers voyages  en  Ouganda  et  en  Ounyoro,  la  faculté  de  réussir 
auprès  des  nègres.  Tandis  qu'autour  de  lui  on  considérait  les  in- 
digènes comme  des  êtres  inférieurs,  ou  même  comme  un  simple 
bétail  de  valeur  élevée,  derrière  le  nègre  Emin  vit  l'homme. 
Il  l'étudia  et  sut  le  plier  à  ses  vues. 

Emin,  enfin,  aimait  l'Afrique.  En  quelque  lieu  qu'ils  résident, 
le  propre  des  agens  coloniaux  est  de  rêver  sans  cesse  de  départ. 
Ils  comptent  et  recomptent  combien  de  jours  les  séparent  encore 
du  jour  béni  où  ils  s'embarqueront  pour  l'Europe.  Emin,  point. 
C'était  un  des  étonnemens  de  Junker  qu'à  Lado,dans  leurs  longs 
tête-à-tête,  il  ne  parlât  jamais,  même  par  allusion,  de  sa  famille 
ou  de  son  pays  natal.  Il  semblait  mort  à  tout  ce  qui  n'était  pas  le 
coin  de  terre  africaine  où  le  hasard  de  sa  vie  aventureuse  l'avait 
amené.  Là,  il  s'était  uni  à  une  Abyssine  qui  lui  avait  donné  deux 
enfans,  et  il  paraissait  décidé  à  y  finir  sa  vie.  Pendant  sa  com- 
plète séparation  d'avec  le  monde  civilisé,  de  1884  à  1888,  il  répé- 
tait sans  cesse  dans  ses  lettres  qu'il  voulait  rester  sur  le  Haut  Nil 
pourvu  seulement  qu'on  le  ravitaillât.  Certes,  Stanley  lui  faisait 
bien  peur,  mais  malgré  l'étrange  fascination  que  cet  homme  exer- 
çait sur  lui,  il  aurait  trouvé  dans  son  amour  pour  son  pays  le  cou- 
rage de  le  braver  en  face,  si  l'indiscipline  de  ses  soldats  ne  l'avait 
contraint  de  se  retirer.  Emin  a  ressuscité  le  type  aujourd'hui  dis- 
paru de  l'Anglo-Indien,  de  l'agent  de  l'ancienne  Compagnie  des 
Indes,  qui  arrivait  jeune  en  Asie,  y  vivait  à  l'orientale  avec  son 
harem  indigène,  s'attachait  au  pays  et  y  mourait  sans  souvent 
avoir  revu  l'Angleterre. 

Aussi  rêve-t-il  pour  sa  province  des  destinées  brillantes.  Mille 
beaux  projets  s'entre-croisent  dans  son  esprit.  Il  projette  d'y  ac- 
climater animaux  domestiques  et  plantes  utiles.  De  petites 
cultures  de  riz  et  de  cannes  à  sucre,  nouvellement  introduites, 
le  préoccupent  fort.  Il  tourne  les  yeux  vers  les  personnages  de 
marque  qui  s'intéressent  à  l'Afrique.  Il  veut  s'adresser  tantôt  à 
Léopold  II  roi  des  Belges,  non  encore  souverain  de  l'État  indé- 
pendant du  Congo,  mais  déjà  protecteur  de  l'Association  inter- 
nationale africaine,  tantôt  au  cardinal  Lavigerie,  archevêque  de 
Carthage. 

En  attendant  la  réalisation  de  ces  desseins,  Emin  paye  de  sa 
personne.   Aux  postes  déjà  fondés  par  Baker  et  Gordon,  il  en 


l'occupation    égyptienne    du    haut    NIL.  191 

ajoute  d'autres,  à  l'est  du  Nil  dans  le  Latouka,  dans  le  Lango, 
dans  rOumiro,  à  l'ouest,  dans  le  Makraka,  au  Mombouttou,  dans 
le  Rohl,  et  ce  fut  alors,  vers  1881,  que  la  province  équatoriale 
atteignit  ses  limites  extrêmes. 

De  1878  à  1884,  c'est-à-dire  jusqu'au  moment  où  l'apparition 
des  Mahdistes  lui  imposa  des  devoirs  nouveaux,  il  parcourt  sans 
cesse  sa  province.  A  trois  reprises,  en  décembre  1879,  en  octobre 
et  novembre  1880,  de  mars  à  mai  1881,  il  visite  les  pays  situés  à 
l'est  du  Nil.  En  novembre  et  décembre  1879,  il  se  rend  par  terre 
à  Boufilé,  puis  remonte  le  Nil  et  pénètre  dans  le  lac  Albert.  11 
est  au  Makraka  en  août  1880,  et  à  Bor  en  janvier  1881.  Du  15  sep- 
tembre au  19  décembre  1881,  il  séjourne  dans  le  Rohl,  et  dans  le 
Mombouttou  de  mai  à  juillet  1883.  Il  plaisantait  lui-même  son 
goût  pour  les  déplacemens  et  se  nommait  en  riant  dei'  ewige 
Wanderer  «  le  voyageur  perpétuel  ».  Si  le  plaisir  de  voir  des 
pays  inexplorés  et  surtout  l'espoir  de  tuer  un  oiseau  d'espèce 
inconnue,  pour  l'étudier, le  décrire  soigneusement, puis  «le  natu- 
raliser, »  le  sollicitaient  de  quitter  Lado,  le  souci  de  sa  charge 
l'y  poussait  également.  Arrivé  dans  un  poste,  il  passait  les  soldats 
en  revue,  examinait  les  magasins,  les  livres  de  comptabilité  et  se 
faisait  rendre  de  tout  un  compte  exact. 

Si  donc  il  y  eut  une  époque  ovi  la  province  équatoriale  dut 
prospérer,  ce  fut  sous  le  gouvernement  d'Emin. 

Or,  l'occupation  égyptienne  consista  dans  l'exploitation  du 
pays  par  quelques  milliers  d'étrangers.  Khartoum,  Berber,  Don- 
gola,  avaient  rejeté  leur  «  écume  »  sur  le  Haut  Nil.  Parmi  ces 
Dongolais  (c'était  leur  dénomination  collective),  les  uns,  simples 
particuliers,  capturaient  depuis  vingt  ans  des  esclaves  et  les 
convoyaient  dans  le  Nord.  Lors  d'une  enquête  ouverte  par  Emin, 
quelques-uns  se  donnèrent  pour  de  petits  marchands  :  djellabs.  Il 
fut  impossible  à  la  plupart  de  déclarer  une  profession  avouable. 
D'autres,  d'un  passé  tout  aussi  douteux,  étaient  entrés  au  service 
du  gouvernement  égyptien.  Entre  tous,  d'ailleurs,  il  y  avait  ce 
point  commun  qu'ayant  trouvé  dans  le  pays  du  Haut  Nil  une 
existence  plus  large  qu'à  Dongola  ou  à  Berber,  ils  s'y  étaient  éta- 
blis à  demeure,  s'y  étaient  «  nichés,  »  comme  disait  Emin  avi- 
vaient aux  dépens  de  l'indigène. 

Cette  exploitation  ne  s'exerça  pas  partout  dans  la  même  me- 
sure. Relativement  modérée  à  l'est  du  Nil,  où  les  Dongolais 
n'émigrèrent  jamais  en  grand  nombre,  elle  fut  odieuse   dans  le 


192  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Makraka  ou  dans  le  Rohl.  Les  Dongolais  dérobaient  tout  aux 
habitans  :  grains,  bétail,  femmes,  enfans.  «  On  vit  commodé- 
ment :  les  nègres  récoltent  -du  grain  en  quantité  et  quand  on 
n'a  plus  de  viande,  on  déclare  les  Agahr  ou  les  Atot  en  rébellion, 
une  razzia  est  organisée  et  on  enlève  les  bœufs.  On  fait  un  beau 
rapport  au  gouvernement  (il  y  en  a  de  curieux  dans  leur  genre) 
et  le  tour  est  joué.  » 

Quand  Emin  visita  le  district  de  Rohl  en  1881,  il  trouva  dans 
les  postes  des  milliers  d'esclaves.  «  On  a  volé  ici  dans  des  propor- 
tions énormes,  écrivait-il,  et  depuis  si  longtemps  qu'il  faut  seule- 
ment s'étonner  qu'il  reste  quelque  chose.  S'il  y  a  encore  des 
nègres,  ce  n'est  certainement  pas  à  la  protection  du  gouverne- 
ment qu'on  le  doit.  » 

Emin  essaya  de  remédier  à  une  situation  aussi  déplorable.  Il 
libérait  des  esclaves,  il  expulsait  les  Dongolais  sans  métier 
avouable,  mais  ces  tentatives  de  réforme  n'excitaient  que  l'indif- 
férence ou  l'hostilité.  Beaucoup  de  postes  avaient  pour  chefs  des 
Dongolais,  anciens  esclavagistes,  qui  se  refusaient  à  sévir  contre 
leurs  camarades  de  la  veille.  Parmi  les  Egyptiens,  fonctionnaires 
civils  et  officiers  étaient  en  général  le  rebut  de  l'administration 
et  de  l'armée.  Plusieurs  avaient  commis  des  fautes  dans  le  ser- 
vice. D'Egypte,  on  était  envoyé  dans  la  province  équatoriale  par 
mesure  disciplinaire.  Ils  ne  s'intéressaient  pas  à  cette  terre  d'exil. 
Tous  opposaient  à  Emin  une  résistance  passive.  «  On  dit:  oui,  à 
tout,  mais  on  ne  bouge  pas  de  l'angareb.  » 

Emin  n'était  pas  mieux  soutenu  par  ceux-là  mêmes  dont  il 
voulait  améliorer  le  sort  :  les  indigènes.  Jamais,  par  exemple,  il 
ne  réussit  à  obtenir  d'eux  qu'ils  livrassent  régulièrement  chaque 
mois  un  certain  nombre  de  têtes  de  bœufs.  Comme  il  ne  pouvait 
cependant  pas  priver  ses  soldats  de  viande,  il  fut  obligé  d'autoriser 
les  razzias  de  bétail.  Il  défendit  qu'on  les  exécutât  sans  sa  permis- 
sion. Mais  on  ne  tenait  pas  compte  de  ses  ordres  et  il  se  commettait 
fatalement  des  actes  de  violence  dans  cette  levée  de  l'impôt  à  main 
armée.  Il  ne  s'est  rencontré  ni  un  Dinka,  ni  un  Bari  pour  nous 
faire  connaître  son  sentiment  sur  l'occupation  de  son  pays  par  les 
Egyptiens,  Elle  ne  coïncida  cependant  certainement  pas  avec  une 
ère  particulière  de  bonheur.  Entre  l'époque  présente  et  celle  où 
l'arbitraire  des  Dongolais  sévissait  sans  retenue,  il  n'y  eut  d'autre 
changement  que  la  présence  d'un  homme  de  bonne  volonté  de 
plus  dans  la  province. 


l'occupation  égyptienne  du  haut  ml.  193 

Cependant,  malgré  les  lourdes  charges  qui  pesaient  sur  les 
populations,  la  province  équatoriale  ne  fut  pas  pour  l'Egypte  une 
source  de  revenus.  L'expédition  de  Baker  avait  coûté  très  cher. 
Nous  ignorons  le  montant  des  sommes  dépensées  par  Gordon, 
mais,  comme  il  était  accompagné  d'un  nombreux  étal-major  eu- 
ropéen et  d'un  corps  de  troupes  assez  important,  les  frais  en  furent 
vraisemblablement  assez  élevés.  Sous  Emin,  la  province  équato- 
riale figurait  au  budget  général  du  Soudan  pour  une  somme  de 
1 100  000  francs  environ. 

Aux  dépenses  opposons  les  recettes.  Jusqu'en  1874,  elles 
furent  nulles.  A  cette  époque,  Gordon  monopolisa  au  profit  du 
gouvernement  le  commerce  de  l'ivoire.  Mais  diverses  circon- 
stances nuisirent  à  la  régularité  des  envois.  De  1878  à  1880,  des 
barrages  d'herbes  fermèrent  la  voie  du  Nil,  et  supprimèrent  tout 
rapport  entre  Lado  et  Khartoum.  Le  soulèvement  mahdiste  fit 
perdre  au  trésor  khédivial  la  belle  récolte  de  188.3  et  celle  des 
années  suivantes.  Bref,  l'ivoire  de  la  province  équatoriale  arriva 
à  Khartoum  de  1874  à  1878  et  en  1881-82.  Or,  divers  renseigne- 
mens  nous  permettent  d'évaluer  à  5  ou  000  000  francs  la  valeur 
de  chacun  de  ces  envois  annuels. 

Donc,  le  budget  de  la  province  équatoriale  se  solda  toujours 
par  un  déficit  qui  variait  seulement  avec  l'abondance  ou  la  pénu- 
rie des  arrivages  d'ivoire. 

Cette  précieuse  denrée  constitua  la  seule  source  de  revenus. 
On  ne  prit  en  Egypte  aucune  mesure  pour  tirer  parti  des  autres 
richesses  que  le  sol  pouvait  renfermer.  Les  deux  petits  vapeurs 
lancés  par  Gordon  sur  le  Nil,  à  Lado  une  locomobile,  quelques 
brouettes  en  fer,  et  voilà  tout  l'outillage.  Ni  routes,  ni  ponts. 
Pour  aller  d'un  lieu  à  un  autre  on  suivait  les  sentiers  sinueux  des 
nègres  et  on  traversait  les  rivières  à  gué  ou  à  la  nage,  au  risque 
de  se  noyer  ou  d'être  happé  par  un  caïman.  Quand  Emin  voit, 
passerelle  primitive ,  quelques  troncs  d'arbres  jetés  d'une  rive 
à  l'autre  par  les  indigènes,  il  note  avec  soin  ce  fait  insolite. 
La  région  du  Haut  Nil  paraissait  ne  pas  dépendre  du  Soudan 
égyptien.  Ses  relations  avec  Khartoum  étaient  rares.  Tandis  que, 
régulièrement,  Lado  aurait  dû  être  ravitaillée  quatre  fois  par  an, 
neuf  bateaux  seulement  y  arrivèrent  de  1878  à  1884.  Le  Soudan 
fut  pourvu  d'un  réseau  télégraphique  qui  unissait  Souakim,  sur 
la  mer  Rouge,  à  Foga,  dans  le  Darfour.  Seule  la  province  équa- 
toriale fut  privée  de  ce  précieux  moyen  de  communication.  Emin 

TOME    CL.  —    1898.  13 


194  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attendait  cinq  ou  six  mois  la  réponse  à  une  question  qui  aurait 
dû  être  décidée  sans  délai.  En  Egypte,  les  personnages  en  place 
ne  s'intéressaient  pas  au  Haut  Nil.  Mehemet-Ali  visita  le  Soudan 
en  1838,  et  Saïd-Pacha  en  1857,  mais  jamais  Ismaïl-Pacha  ou 
Tewfik  ne  daignèrent  venir  à  Lado.  Emin  protestait  contre  cette 
indifférence.  «  Nous  faisons  pourtant  toujours  partie  du  monde 
civilisé,  »  disait-il.  Il  finissait  par  se  décourager.  «  Pauvres  pro- 
vinces équatoriales!  s'écriait-il,  ne  fera-t-on  donc  jamais  rien  pour 
elles?  » 

IV.  —  l'occupation  égyptienne  du  baur-el-ghasal 

La  conquête  égyptienne  ne  se  borna  pas  aux  pays  situés  dans 
le  voisinage  immédiat  du  Nil  Blanc,  elle  s'étendit,  ou  plutôt  tenta 
de  s'étendre  beaucoup  plus  à  l'ouest,  dans  les  contrées  traversées 
au  nord  par  les  affluens  les  plus  occidentaux  du  Bahr-el-Ghasal, 
Tondj,  Soueh,  Waou,  au  sud  par  le  Mbomou,  le  Mbili,  et  leurs 
affluens.  Il  y  eut  donc  deux  provinces  égyptiennes  :  l'Equatoria 
et  le  Bahr-el-Ghasal  (1). 

Au  Caire,  dans  une  maison  retirée,  un  vieillard,  dont  on  ne 
prononce  pas  le  nom  sans  une  nuance  de  mystère,  Ziber-Pacha, 
continue  à  vivre.  Le  premier  il  a  déchiré  le  voile  épais  qui  cou- 
vrait les  régions  du  Bahr-el-Ghasal.  Originaire  d'Halfaya  sur  le 
Nil,  issu  de  la  noble  tribu  des  Djaalin,  il  était,  il  y  a  quarante 
ans,  employé  d'un  marchand  d'esclaves  de  Khartoum.  Tout  en 
cherchant  fortune,  il  arriva  au  Bahr-el-Ghasal,  il  se  rendit  indé- 
pendant  et  commença  à  trafiquer  pour  son  propre  compte.  Ener- 
gique, intelligent,  habile,  au  demeurant  dénué  de  tout  scru- 
pule, il  devint  rapidement  le  maître  tout-puissant  d'une  immense 
région.  Au  milieu,  il  édifia  une  place  forte,  à  laquelle  il  donna 
son  nom  :  Dem  Ziber.  Il  possédait  plus  de  trente  zéribas,  d'où 
ses  lieutenans  dirigeaient  des  razzias  vers  les  pays  du  sud  et 
de  l'ouest.  Chaque  année  il  envoyait  aux  marchés  du  Soudan 
et  d'Egypte,  sous  l'œil  bienveillant  des  fonctionnaires,  ivoire, 
plumes  d'autruches  et  esclaves.  Jaloux  et  inquiet  de  cette  puis- 
sance qui  grandissait  aux  confins  du  Soudan,  le  gouvernement 
égyptien  chercha  à  la  briser.  Mais,  la  force  ne  lui  ayant  pas  réussi, 

(1)  La  limite  entre  ces  deux  provinces  ne  fut  jamais  nettement  fixée.  Emin 
demanda,'  à  plusieurs  reprises,  au  gouverneur  général  du  Soudan  de  vouloir  bien 
la  déterminer.  Mais  on  n'acquiesça  jamais  à  son  désir. 


l'occupation    égyptienne    du    haut    NIL.  195 

il  joua  d'habileté  et,  pour  conquérir  Ziber,  le  nomma  gouverneur 
du  Bahr-el-Ghasal.  C'est  de  cette  façon  un  peu  humble  que 
l'Egypte  s'établit  dans  la  contrée. 

Néanmoins,  quelques  années  après  ces  évéuemens,  Ziber  fut 
évincé  du  Bahr-el-Ghasal  par  un  subterfuge.  En  l87o,  ayant  con- 
quis le  Darfour  pour  le  compte  de  l'Egypte,  et  ayant  reçu  en 
récompense  le  titre  de  pacha,  il  entreprit  de  faire  un  voyage  au 
Caire  pour  présenter  ses  hommages  au  khédive.  En  eut-il  spon- 
tanément l'idée?  ou  bien  lui  fut-elle  habilement  suggérée?  ce 
point  reste  douteux.  Arrivé  en  Egypte,  il  fut  reçu  magnifique- 
ment, on  s'empressa  autour  de  lui,  on  le  loua  sans  réserve  de  ses 
exploits,  puis  quand,  rassasié  d'honneurs,  il  voulut  regagner  ses 
savanes  et  ses  forêts  du  Bahr-el-Ghasal,  il  s'aperçut  qu'il  était 
prisonnier.  Longtemps,  mais  en  vain,  il  espéra  reconquérir  sa 
liberté  perdue,  et  depuis  vingt-cinq  ans,  il  promène  du  Caire  à 
Hélouan  son  regret,  son  ennui,  sa  rancune. 

Lors  de  son  départ,  Ziber  avait  confié  son  fils  Soliman,  à 
peine  sorti  de  l'adolescence,  à  ses  lieutenans,  compagnons  de 
sa  fortune.  En  apprenant  que  Ziber  est  captif,  Soliman  et  ses 
conseillers  se  préparent  à  se  soulever  contre  le  khédive.  Mais  ils 
délibéraient  encore  à  Dara  sur  le  plan  de  campagne,  que  déjà, 
par  un  beau  coup  d'audace,  Gordon  apparaissait  au  milieu  d  eux. 
Son  arrivée  soudaine  jette  le  trouble  parmi  les  partisans  de  Soli- 
man, les  timorés  se  rallient  à  lui,  les  résolus  perdent  courage,  et 
Soliman  confondu  se  laisse  nommer  bey  et  gouverneur  du  Bahr- 
el-Ghasal. 

La  paix  ne  dura  guère.  Pendant  sa  campagne  au  Darfour, 
Ziber  avait  choisi  pour  le  suppléer  dans  le  gouvernement  du  Bahr- 
el-Ghasal  un  Dongolais  nommé  Idris  Woled  Dabter.  Celui-ci  se 
vit  de  fort  mauvais  œil  supplanté  par  le  fils  de  son  ancien  pa- 
tron, dont  il  pensait  recueillir  la  succession.  A  la  jalousie  per- 
sonnelle qu'il  nourrissait  contre  Soliman  se  joignait  la  haine 
séculaire  qui  divise  au  Soudan  Dongolais  et  Djaalin. 

Idris  se  rend  à  Khartoum,  y  répand  le  bruit  que  Soliman  ne 
s'est  soumis  qu'en  apparence  et  va  se  révolter  au  premier  jour. 
Il  intrigue  si  habilement,  avec  l'aide  des  Dongolais,  ses  compa- 
triotes, qu'il  réussit  à  supplanter  Soliman  dans  le  gouvernement 
du  Hahr-el-Ghasal.  Mais  celui-ci,  dont  aucun  indice  ne  permet- 
tait de  suspecter  les  intentions,  se  révolte  en  apprenant  qu'il 
est  destitué. 


196  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

Alors  Gordon,  qui  en  toute  cette  affaire  semble  avoir  agi  fort 
légèrement,  déclare  Soliman  rebelle  et  envoie  dans  le  Bahr-el- 
Ghasal  son  ancien  lieutenant  dans  la  province  équatoriale,  Romolo 
Gessi,  qui  attaque  Soliman,  le  bat,  s'empare  de  sa  citadelle  Dem 
Ziber,  le  pourchasse  et  le  réduit  à  merci.  Soliman  consent  à  se 
rendre,  moyennant  la  garantie  de  la  vie  sauve  pour  lui  et  ses 
compagnons.  Mais,  tant  qu'il  respire,  la  haine  des  Dongolais  reste 
inassouvie  ;  exploitant  habilement  des  apparences  trompeuses,  ils 
persuadent  à  Gessi  que  Soliman  a  disposé  une  embuscade.  Ce 
dernier,  indigné  d'être  injustement  accusé  de  trahison,  se  défend 
avec  emportement.  La  discussion  s'échauffe,  tant  qu'enfin,  perdant 
tout  sang-froid,  Gessi  sort  de  la  hutte  en  ordonnant  aux  Dongolais 
de  passer  par  les  armes  Soliman  et  ses  compagnons.  Avant  même 
qu'il  ait  eu  le  temps  de  se  reprendre,  l'ordre  était  exécuté  (1  o  juil- 
let 1879). 

Gessi  gouverna  pendant  quinze  mois  le  Bahr-el-Ghasal  et 
partit  pour  l'Egypte  à  la  fin  de  l'année  1880.  Pendant  son  voyage 
de  retour  il  fut  victime  d'une  aventure  tragique  :  une  banquise 
d'herbes  tlottantes  immobilisa  son  bateau  pendant  plusieurs  se- 
maines au  confluent  du  Bahr-el-Ghasal  et  du  Nil  Blanc.  Quand, 
grâce  à  des  secours  venus  de  Khartoum,  Gessi  eut  réussi  à  se 
dégager,  il  était  exténué  de  misère  et  de  fatigue  :  il  vint  mourir 
à  l'hôpital  français  de  Suez.  Le  gouvernement  de  la  province 
resta  vacant  une  année  entière  jusqu'au  moment  où  un  Anglais, 
Lupton  Bey,  naguère  le  second  d'Emin  à  Lado,  en  prit  posses- 
sion. 

Ce  bref  récit  de  l'histoire  du  Bahr-el-Ghasal  suffit  à  prouver 
combien  l'occupation  égyptienne  y  fut  superficielle.  Le  gouver- 
nement ne  connut  jamais  les  limites  de  sa  domination,  ni  à 
l'ouest,  ni  au  sud.  On  peut  approximativement  tracer  les  fron- 
tières de  la  province  équatoriale,  mais  non  celles  du  Bahr-el-Gha- 
sal. Tant  que  Ziber,  et  même  Soliman  gouvernèrent  le  pays,  l'au- 
torité du  khédive  d'Egypte  y  fut  toute  nominale.  C'était  à  Ziber, 
qui  les  avait  soumis,  ou  à  son  fils,  que  les  nègres  obéissaient  et 
payaient  des  impôts,  mais  point  du  tout  au  moudir  égyptien. 

Gessi  inaugura  un  système  tout  nouveau  de  gouvernement. 
Il  essaya  de  se  passer  du  concours  des  Dongolais  et  d'avoir  des 
rapports  directs  avec  les  chefs  nègres.  L'application  de  cette  po- 
litique dura  trop  peu  de  temps  pour  qu'on  ait  pu  apprécier  ses 
résultats. 


l'occupation    égyptienne    du    haut    NIL.  197 

On  connaît  mal  les  événemens  du  Bahr-el-Ghasal  pendant 
l'administration  de  Lupton.  Lui-même  n'a  laissé  d'autre  docu- 
ment qu'un  récit  purement  pittoresque  d'une  exploration  sur  le 
Ghinko,  affluent  du  Mbomou.  Mais  certaines  allusions  d'Emin 
représentent  sa  position  comme  précaire  :  «  Le  pauvre  diable, 
disait-il,  est  tombé  au  milieu  d'une  bande  qui  ne  sent  pas  bon.  » 
«  Il  ne  règne  que  de  nom,  et  le  véritable  maître  du  pavs  est  ce 
coquin  de  Ssatti  Efîendi...  Je  voudrais  bien  savoir  combien  de 
temps  le  gouvernement  de  Khartoum  tolérera  de  pareils 
désordres.  » 

Gessi  s'était  en  vain  efforcé  d'expulser  les  Dongolais  du  pays. 
Cinq  à  six  mille  d'entre  eux  y  étaient  restés  et  exerçaient  bien  plus 
réellement  la  domination  que  le  gouverneur  égyptien. 

V.  —    LE    HAUT  NTL    PENDANT    LE    SOULÈVEMENT    MAHDISTE.   —  l'iSOLEMENT 

d'emin,  1884-89 

Le  soulèvement  mahdiste  prouva  la  fragilité  de  la  domination 
égyptienne  au  Bahr-el-Ghasal.  Les  Dongolais  pactisèrent  avec  le 
Mahdi,  leur  compatriote  et  coreligionnaire,  dès  ses  premiers  suc- 
cès. Lupton  sentait  la  trahison  régner  autour  de  lui,  et  dans  ses 
lettres  à  Emin  décrivait  les  dangers  de  sa  position.  Son  inquié- 
tude n'était  que  trop  justifiée.  L'apparition  d'un  certain  Keremal- 
lah,  nommé  par  le  Mahdi  «  Émir  du  Bahr-el-Ghasal,  »  provoqua 
une  débandade  générale.  Le  chef  des  troupes  nègres,  des  basin- 
gers,  de  la  province,  propre  frère  de  Keremallah,  se  joignit  im- 
médiatement à  lui;  le  lieutenant-gouverneur,  la  plupart  des 
fonctionnaires  passèrent  à  l'ennemi.  Lupton  avait  écrit  à  Emin,  le 
12  avril  1884  :  «  L'armée  du  Mahdi  campe  à  six  heures  de  Dem 
Ziber  ;  je  combattrai  jusqu'au  dernier  moment  ;  si  je  tombe,  em- 
brassez les  miens.  »  Il  n'eut  pas  même  l'amère  satisfaction  de 
défendre  sa  liberté  les  armes  à  la  main.  Seul,  sans  officiers,  sans 
soldats,  il  ne  lui  restait  plus  qu'à  se  rendre  (avril  1884).  Il  fut 
emmené  prisonnier  à  Omdourman,  où,  après  avoir  mené  une 
existence  misérable,  il  périt  du  typhus,  le  8  mai  1888.  Au  Bahr- 
el-Ghasal,  le  régime  égyptien  n'a  donc  pas  été  renversé  par  les 
mahdistes  :  il  s'est  effondré. 

Après  cette  victoire  aisée,  Keremallah  entra  dans  la  province 
équatoriale  et  somma  le  gouverneur  de  se  rendre  à  son  tour.  Emin 
reçut  simultanément  la  nouvelle  de  la  capitulation  de  Lupton  et 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  mise  en  demeure  de  Keremallah  (27  mai  1884).  Il  avait  déjà  ap- 
pris les  défaites  répétées  des  troupes  égyptiennes,  et  l'anéantisse- 
ment de  l'armée  d'Hicks-Pacha  au  Kordofan.  Il  savait  ses  maga- 
sins vides,  sa  poudrière  pauvre  en  munitions.  S'exagérant  la 
puissance  du  Mahdi,  et  ayant  d'ailleurs  perdu  tout  sang- froid,  il 
décida  qu'il  n'y  avait  qu'à  se  soumettre.  Cependant,  après  quelques 
jours  de  réflexion,  il  se  ravisa  et  envoya  au  camp  mahdiste  des 
parlementaires,  qui  se  transformèrent  immédiatement  en  trans- 
fuges. Keremallah  exigeait  une  reddition  sans  conditions  et  com- 
mença la  conquête  méthodique  de  la  province.  Il  investit  d'abord 
le  petit  poste  d'Amadi  et  le  prit,  en  mars  1885,  difficilement  d'ail- 
leurs et  après  un  siège  de  plusieurs  mois. 

Mais  alors,  par  un  revirement  subit,  au  lieu  de  continuer 
régulièrement  la  campagne,  il  partit  pour  Khartoum.  Fut-il  rap- 
pelé par  le  Mahdi  ?  Fut-il  effrayé  d'une  défaite  que  ses  troupes 
subirent  en  rase  campagne  à  Rimo  ?  On  ne  sait.  Mais  cette  retraite 
inattendue  sauva  la  province  équatoriale. 

Si,  en  effet,  elle  échappa  à  la  domination  mahdiste,  alors  que 

tout  le  Soudan  égyptien  se  laissait  subjuguer,  c'est  parce  que 

l'ennemi  l'attaqua  mollement  d'abord,  puis  se  retira.  Les  écrivains 

allemands  se  trompent  donc  en  faisant   gloire  à  Emin  d'avoir 

sauvegardé  son  indépendance. 

On  ne  commettrait  pas  une  moindre  erreur  en  attribuant  cette 
situation  exceptionnelle  à  l'efficacité  des  secours  envoyés  d'Egypte. 
A  l'époque  même  où  Keremallah  se  dirigeait  vers  Khartoum,  le 
gouvernement  égyptien  prenait  la  résolution  de  se  désintéresser 
désormais  entièrement  du  Haut  Nil.  Le  27  mai  188S,  Nubar- 
Pacha,  président  du  Conseil  des  ministres,  écrivait  en  ces  termes 
à  Emin  : 

Caire,  13  Chaban  1303  (27  mai  1885). 

A  Emin-Pacha,  commandant  de  Gondokoro  (1). 

Le  soulèvement  du  Soudan  oblige  le  gouvernement  de  Sa  Hautesse  à 
abandonner  ces  régions.  En  conséquence,  nous  ne  pouvons  vous  envoyer 
aucun  secours.  D'autre  part,  nous  ignorons  dans  quelle  position  vous  vous 
trouvez,  vous  et  vos  hommes.  Nous  n'avons  donc  aucune  ligne  de  conduite 
à  vous  indiquer.  Si  nous  vous  demandions  de  nous  informer  de  votre  situa- 
tion pour  vous  envoyer  des  ordres  en  conséquence,  trop  de  temps  serait 
perdu,  et  cette  perte  de   temps  pourrait  aggraver  votre  situation.  Cette 

(1)  Celte  lettre  a  été  publiée  en  allemand  par  M.  Georg  Schweitzer,  Emin 
Pascha,  etc.,  p.  315. 


l'occupation    égyptienne    du    haut    NIL.  199 

lettre,  qui  vous  parviendra  par  l'intermédiaire  de  sir  John  Kirk,  consul 
général  de  Sa  Majesté  britannique  à  Zanzibar,  via  Zanzibar,  a  pour  objet  de 
vous  laisser  une  complète  liberté  d'action:  si  vous  estimez  plus  sûr  pour 
vous  et  vos  hommes  de  vous  retirer  et  de  revenir  en  Éjiypte,  sir  John  Kirk 
et  le  sultan  de  Zanzibar  écriront  aux  chefs  des  différentes  tribus  qui  sont 
sur  la  route  et  seront  attentifs  à  vous  faciliter  la  retraite. 

Vous  êtes  autorisé  à  vous  procurer  de  l'argent  en  faisant  des  traites  sur 
sir  John  Kirk.  Je  vous  répète  que  vous  avez  carte  blanche  pour  vous  en 
tirer  de  votre  mieux,  vous  et  vos  hommes.  La  seule  voie  que  vous  puissiez 
prendre  si  vous  êtes  résolu  à  quitter  Gondokoro  est  celle  qui  aboutit  à  Zan- 
zibar. Dès  que  vous  aurez  pris  une  décision,  communiquez-la-moi. 

Le  Président  du  conseil, 

Nubar-Pacha. 

Ainsi  abandonné,  Emin  vécut  tant  bien  que  mal  jusqu'au 
10  août  1889,  jour  de  son  départ.  Il  évacua  la  plupart  des  postes 
situés  à  l'ouest  et  à  l'est  du  Nil,  pour  concentrer  ses  forces  le  long 
du  fleuve.  Pour  se  préserver  d'une  attaque  éventuelle  des  mah- 
distes,  il  se  transporta  lui-même  à  Ouadelaï,  à  250  kilomètres  au 
sud  de  Lado.  Il  tira  parti  de  son  mieux  des  ressources  de  la  con- 
trée. Cependant,  on  était  retombé  à  Ouadelaï  dans  une  sorte  de 
demi-barbarie.  «  Nous  ne  connaissons  plus  que  par  le  souvenir 
les  besoins  d'une  vie  civilisée,  »  écrit  Emin.  Plus  de  bougie,  plus 
de  savon,  plus  de  sucre,  plus  de  café.  Les  servantes  négresses 
avaient  repris  leurs  anciennes  habitudes.  Les  derniers  lambeaux 
de  cotonnades  dont  on  les  avait  décemment  vêtues  s'étaient  déta- 
chés d'elles,  et  chaque  matin  elles  allaient  cueillir  des  feuilles 
d'arbre  pour  s'en  couvrir.  Emin  souffrait  de  la  disette  de  livres 
plus  que  de  toute  autre  privation.  «  Les  jours  traînent  bien  lour- 
dement, malgré  le  travail  incessant  par  lequel  je  tâche  de  m'étour- 
dir;  qu'est-ce  que  je  donnerais  aujourd'hui  pour  un  livre  scienti- 
fique ou  même  pour  quelque  mauvais  roman?  »  Il  enviait  les 
missionnaires  de  l'Ouganda  qui  recevaient  régulièrement  leurs 
courriers,  et  lit  des  efforts  répétés  pour  organiser  un  système  de 
communications  entre  Zanzibar  et  Ouadelaï. 

D'Egypte,  aucune  nouvelle,  aucun  secours.  On  ne  saurait 
compter  pour  tel  sa  participation  financière  à  l'expédition  dirigée 
par  Stanley  dont  le  but  réel  était,  personne  ne  le  conteste  plus, 
même  en  Angleterre,  non  de  ravitailler  les  garnisons  soudanaises, 
mais  d'en  débarrasser  le  pays,  d'enlever  Emin,  et  de  laisser  le 
champ  libre  à  d'autres  ambitions. 

En  s'abstenant  de  donner  une  marque  sincère  d'intérêt  à  ses 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fonctionnaires  et  à  ses  soldats,  abandonnés  à  3  000  kilomètres 
du  Caire,  le  gouvernement  khédivial  a  prouvé  que  depuis  le 
27  mai  1883  il  se  considérait  comme  affranchi  de  tout  devoir  à 
l'égard  des  pays  jadis  égyptiens  du  Haut  Xil. 

Les  connaissances  géographiques  ont  bénéficié  de  la  tentative 
d'expansion  coloniale  des  Egyptiens  dans  l'Afrique  équatoriale. 
Grâce  à  la  sécurité  que  les  Européens  savaient  trouver  dans  le 
pays,  plusieurs  importans  voyages  y  ont  été  accomplis.  Felkin 
et  Wilson  l'ont,  en  1879, traversé  de  l'Ounyoro  au  Darfour.  Casati 
a  parcouru  en  tous  sens  le  Makraka  et  le  Mombouttou,  et  si,  par 
suite  de  la  perte  totale  de  ses  notes,  ses  efforts  n'ont  pas  obtenu 
une  juste  récompense,  on  ne  saurait  équitablement  les  oublier. 
Junker,  enfin,  mérite  pour  son  exploration  de  l'Ouelléet  ses  admi- 
rables descriptions  l'éternelle  reconnaissance  des  géographes. 

Les  notions  nouvelles  rapportées  par  ces  voyageurs,  jointes  à 
celles  que  l'on  doit  à  Emin,  constitueront  le  résultat,  indirect  sans 
doute,  le  plus  clair  cependant,  de  l'occupation  égyptienne. 

Elle  n'a  en  effet  été  ni  avantageuse  pour  l'Egypte,  ni  profi- 
table aux  indigènes,  La  valeur  des  quelques  milliers  de  kilo- 
grammes d'ivoire  arrivés  de  Lado  ou  de  Dem  Ziber  à  Khartoum 
n'a  certainement  pas  compensé  les  frais  énormes  de  l'expédition 
de  Baker,  et  les  subventions  annuelles  reçues  par  les  gouverneurs 
des  deux  provinces.  Cette  occupation  a  été  un  luxe  pour  l'Egypte. 
Cependant,  sous  son  couvert  et  sans  qu'elle  en  ait  bénéficié,  les 
populations  ont  été  impitoyablement  exploitées.  Elle  ne  les  a  pro- 
tégées ni  dans  leur  liberté,  ni  dans  la  possession  de  leurs  biens. 
Elle  n'a  même  pas  eu  la  gloire,  en  les  convertissant  au  maho- 
métisme,  de  les  élever  à  un  degré  plus  haut  de  civilisation.  Il  y 
avait  de  nombreux  faquirs  dans  les  postes,  et  même,  au  Bahr-el- 
Ghasal,un  iman  officiellement  rémunéré  :  à  eux  tous  ils  n'ont  pas 
fait  cinquante  prosélytes  nègres. 

Toute  trace  matérielle  de  l'occupation  égyptienne  a  disparu. 
Ouadelaï,  résidence  d'Emin,  Mechra,  port  du  Bahr-el-Ghasal,  ne 
sont  plus  que  des  souvenirs.  L'Egypte  n'a  pas  laissé  d'empreinte, 
plus  profonde  sur  les  choses  que  sur  les  hommes. 

Henri  Dehérain. 


QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 


PHYSIOLOGIE  DE  L'ALIMENTATION 


A.  Cliauveaii,  Recherches  d'énerç/étique  biolor/ique.  Académie  des  sciences.  18.'j6- 
1886-1891  à  1898.  —  F.  Laulanié,  Ënerr/éfique  musculaire,  1898.  —  I.  Munk  et 
C.  A.  Ewald,  Traité  de  Diététique;  Berlin,  Bruxelles,  Paris,  1897.  —  J.  P.  Morat 
et  M.  Doyon.  Traité  de  Ph>/siologie:  Paris,  .Masson,  1899.  —  A.  Dastre,  cours  de 
Sorbonne,  1889-1896.  —  Ch.  Richet  et  L;,  Lapicque,  Dictionnaire  de  PInjsiologie, 
1893.  —  Lambling,  Encyclopédie  chimique,  t.  IX,  1897. 


Qu'est-ce  qu'un  aliment?  et  en  quoi  consiste  l'alimentation? 
C'est  une  question  à  laquelle  personne  ne  sera  embarrassé  de  ré- 
pondre, —  à  la  condition  de  n'être  ni  physiologiste,  ni  médecin,  ni 
zootechnicien.  Un  Français  qui  sait  sa  langue  dira,  comme  le  Dic- 
tionnaire, que  le  nom  d'aliment  s'applique  à  toutes  «  les  matières, 
quelle  qu'en  soit  la  nature,  qui  servent  habituellement  ou  peuvent 
servir  à  la  nutrition.  »  La  chose  est  facile  à  entendre:  c'est  tout 
ce  dont  l'honnête  homme  se  nourrit.  Si  vous  lui  demandez  davan- 
tage, il  vous  adressera  à  son  cuisinier. 

Ce  serait  une  solution.  Mais  il  y  en  a  bien  d'autres.  Le  pro- 
blème de  l'alimentation  offre  mille  aspects.  Il  est  culinaire,  sans 
doute,  et  gastronomique;  mais  il  est  aussi  économique  et  social, 
agricole,  fiscal,  hygiénique,  médical,  et  même  moral.  Et  d'abord 
et  avant  tout  il  est  physiologique.  C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il 
sera  envisagé  ici  :  en  lui-même  et  pour  lui-même,  et  dans  ses  seuls 
rapports  avec  les  phénomènes  de  la  vie. 

Il  s'agit  de  connaître  la  composition  générale  des  alimens, 
de  distinguer  les  substances  qui  méritent  ce  nom  d'avec  celles  qui 
lusurpent,  d'en  comprendre  le  rôle;  d'en  suivre  les  transforma- 


202  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tions;  de  fixer  la  ration  d'entretien  chez  le  sujet  au  repos  et  la 
ration  d'activité  chez  celui  qui  travaille  ;  de  déterminer  les  effets 
de  l'inanition,  de  l'alimentation  insuffisante,  de  l'alimentation 
surabondante,  en  un  mot,  de  dévoiler  les  réactions  les  plus  in- 
times et  les  plus  délicates  par  lesquelles  l'organisme  s'entretient 
et  se  répare,  et,  pour  répéter  l'expression  d'un  célèbre  physiolo- 
giste, de  pénétrer  jusque  dans  «  la  cuisine  des  phénomènes  vi- 
taux. »  Ce  n'est  ni  Apicius,  ni  Brillât-Savarin,  ni  Berchoux,  ni  les 
moralistes  ou  les  économistes  qui  peuvent  nous  y  servir  de  guides. 
Il  faut  nous  adresser  aux  savans  qui,  à  l'exemple  de  Lavoisier, 
Berzelius,  Regnault,  Liebig,  ont  appliqué  à  l'étude  des  êtres  vi- 
vans  les  ressources  de  la  science  générale  et  fondé  ainsi  la  chimie 
biologique. 

Cette  branche  de  la  physiologie  a  pris  un  développement  con- 
sidérable dans  la  seconde  moitié  de  ce  siècle  ;  elle  a  maintenant 
ses  méthodes,  sa  technique,  ses  chaires  dans  les  Universités,  ses 
laboratoires  et  ses  recueils.  Elle  s'est  particulièrement  appliquée 
à  l'étude  des  «  échanges  matériels  »  ou  métabolisme  des  êtres 
vivans;  et  pour  cela,  elle  a  fait  deux  choses.  Elle  a  d'abord  déter- 
miné la  composition  des  matériaux  constitutifs  de  l'organisme; 
puis,  analysant  qualitativement  et  quantitativement  tout  ce  qui  y 
pénètre  dans  un  temps  donné,  c'est-à-dire  tous  les  ingesta  alimen- 
taires ou  respiratoires,  et  tout  ce  qui  en  sort,  c'est-à-dire  toutes 
les  excrétions,  tous  les  egesta,  elle  a  pu  établir  les  bilans  nutritifs 
qui  correspondent  aux  diverses  conditions  de  la  vie,  soit  natu- 
relles, soit  artificiellement  créées.  On  a  pu  dire  ainsi  quels  étaient 
les  régimes  alimentaires  qui  se  soldaient  en  bénéfice  et  quels 
autres  en  déficit,  et  quels  enfin  amenaient  l'équilibre. 

Nous  ne  nous  proposons  pas  de  rendre  un  compte  détaillé  de 
ce  mouvement  scientifique.  C'est  le  rôle  des  ouvrages  spéciaux. 
Nous  voulons  seulement  indiquer  ici  les  résultats  les  plus  géné- 
raux de  ces  laborieuses  recherches,  c'est-à-dire  les  lois  et  les  doc- 
trines où  elles  aboutissent,  les  théories  qu'elles  ont  suscitées. 
C'est  par  là  seulement  qu'elles  se  rattachent  à  la  science  générale 
et  qu'elles  peuvent  intéresser  le  lecteur.  Les  faits  de  détail  ne 
manquent  jamais  d'historiens  ;  il  est  d'ailleurs  plus  profitable  de 
montrer  le  mouvement  des  idées.  Les  théories  de  l'alimentation 
mettent  aux  prises  des  conceptions  très  différentes  du  fonctionne- 
ment vital.  Il  y  a  là  une  mêlée  assez  confuse  d'opinions  qu'il 
n'est  pas  sans  intérêt  d'essayer  d'éclaircir. 


PHYSIOLOGIE    DE    l' ALIMENTATION.  203 


I 

Cl.  Bernard  disait  ici  même,  à  propos  de  la  vie,  qu'il  était 
impossible  d'en  donner  une  définition  scientifique  et  qu'au  surplus 
dans  les  sciences  de  la  nature  il  ne  pouvait  pas  y  avoir  de  défi- 
jiition.  Et  cela  est  vrai,  par  conséquent,  non  seulement  de  la  vie, 
mais  de  la  nutrition  et  en  particulier  des  alimens.  Tous  les  phy- 
siologistes et  les  médecins  qui  ont  essayé  de  définir  l'aliment,  y 
ont  échoué.  La  plupart  des  définitions  vulgaires  ou  savantes , 
font  intervenir  la  condition,  pour  la  substance,  d'être  introduite 
dans  l'appareil  digestif.  C'est  exclure,  du  coup,  parmi  les  êtres 
qui  s'alimentent,  les  végétaux  et  tous  les  animaux  privés  de  tube 
intestinal;  et  d'autre  part,  c'est  retrancher  du  nombre  des  ali- 
mens toutes  les  substances  qui  entrent  par  une  autre  voie  que 
l'estomac  et  qui,  comme  l'oxygène  par  exemple,  participent  cepen- 
dant, au  plus  haut  degré,  à  l'entretien  de  la  vie. 

Le  trait  distinctif  de  l'aliment,  c'est  l'utilité  dont,  convenable- 
ment employé,  il  peut  être  à  l'être  vivant.  Substance  nécessaire 
à  l'entretien  des  phénomènes  de  l'organisme  sain  et  à  la  répara- 
tion des  pertes  qu'il  fait  constamment,  dit  Cl.  Bernard;  —  sub- 
stance qui  apporte  un  élément  nécessaire  à  la  constitution  de  l'or- 
ganisme, ou  qui  diminue  sa  désintégration  (aliment  d'épargne), 
suivant  le  physiologiste  allemand  Voit;  —  substance  qui  con- 
tribue à  assurer  le  bon  fonctionnement  de  l'un  quelconque  des 
organes  d'un  être  vivant,  suivant  la  définition  infiniment  trop 
étendue  de  M.  Duclaux;  —  toutes  ces  manières  de  caractériser 
l'aliment  en  donnent  une  idée  incomplète. 

L'introduction  de  la  notion  d'énergie  en  physiologie  a  mieux 
fait  comprendre  la  vraie  nature  de  l'aliment.  Il  faut,  en  effet,  re- 
courir à  la  conception  énergétique  pour  se  rendre  compte  de  tout 
ce  que  l'organisme  exige  de  l'aliment.  Il  ne  lui  demande  pas  seu- 
lement de  la  matière,  mais  aussi  et  surtout  de  l'énergie.  Les  natu- 
ralistes s'attachaient  jusqu'ici  exclusivement  à  la  nécessité  d'un 
apport  de  matière,  c'est-à-dire  qu'ils  n'envisageaient  qu'un  côté 
du  problème.  Le  corps  vivant  présente  en  chacun  de  ses  points 
une  série  ininterrompue  d'écroulemens  et  de  réédifications,  dont 
les  matériaux  sont  puisés  au  dehors  par  l'alimentation  et  y  sont 
rejetés  par  l'excrétion.  Guvier  appelait  tourbillon  vital  cet  exode 
incessant  de  la  matière  ambiante  à  travers  le  monde  vital;  il  en 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faisait  avec  raison  la  caractéristique  de  la  nutrition  et  le  trait  dis- 
tinctif  de  la  vie. 

Cette  notion  du  circidus  de  matière  a  été  complétée  de  notre 
temps  par  celle  du  circidus  d'énergie.  Tous  les  phénomènes  de 
l'univers,  et  par  suite  ceux  de  la  vie,  sont  conçus  comme  des  mu- 
tations énergétiques.  On  les  envisage  dans  leur  enchaînement,  au 
lieu  de  les  considérer  isolément,  à  la  façon  ancienne  ;  chacun  a 
un  antécédent  et  un  conséquent,  auxquels  il  est  lié  en  grandeur 
par  une  loi  d'équivalence  que  la  physique  contemporaine  a  fait 
connaître  ;  et  ainsi,  l'on  peut  concevoir  leur  succession  comme  la 
circulation  d'une  sorte  d'agent  indestructible  qui  change  seule- 
ment d'apparence  ou  de  déguisement  en  passant  de  l'un  à  l'autre, 
mais  qui  se  conserve  en  grandeur;  c'est  \ énergie. 

Le  résultat  le  plus  général  des  études  de  chimie  physiolo- 
gique a  été  de  nous  apprendre  (1)  que  l'antécédent  du  phénomène 
vital  est  toujours  un  phénomène  chimique.  Les  énergies  vitales 
tirent  leur  origine  de  l'énergie  chimique  potentielle  accumulée 
dans  les  principes  immédiats  constitutifs  de  l'organisme.  De 
même,  le  phénomène  conséquent  du  phénomène  vital  est,  en  gé- 
néral, un  phénomène  calorifique  :  l'énergie  vitale  aboutit  à 
l'énergie  thermique.  Ces  trois  affirmations  —  relatives  à  la  na- 
ture, à  l'origine  et  au  terme  des  phénomènes  vitaux  —  consti- 
tuent les  trois  principes  fondamentaux,  les  trois  lois  de  l'énergé- 
tique biologique. 

La  place  de  l'énergie  vitale  dans  le  cycle  de  l'énergie  univer- 
selle est,  de  ce  chef,  parfaitement  déterminée.  Elle  se  classe  entre 
l'énergie  chimique  qui  en  est  la  forme  génératrice,  et  lénergie  ca- 
lorifique qui  en  est  la  forme  de  disparition,  de  déchet,  la  «  forme 
dégradée,  »  selon  l'expression  des  physiciens.  De  là  une  consé- 
quence qui  va  trouver  son  application  immédiate  dans  la  théorie 
de  l'aliment.  C'est  à  savoir,  que  la  chaleur  est,  dans  l'ordre  dyna- 
mique, un  excretum  de  la  vie  animale  rejeté  par  l'être  vivant, 
comme  dans  l'ordre  substantiel,  l'urée,  l'acide  carbonique  et  l'eau 
sont  des  matériaux  usés  et  encore  rejetés  par  lui.  Il  ne  faut  donc 
point  parler  de  transformation  dans  l'organisme  animal  de  la 
chaleur  en  énergie  vitale,  comme  tant  d'auteurs  le  répètent 
chaque  jour;  ni  même,  comme  le  faisait  autrefois  Béclard,  de  sa 
transformation  en  mouvement  musculaire  ;  ou  comme  d'autres 

(1)  Voir  la  Théorie  de  Vénerqie  el  le  monde  vivant  dans  la  Revue  du    1"   ma 
189&. 


PIlYSIOLOfilE    DE    l'alimentation.  205 

l'ont  soutenu,  en  électricité  animale.  C'est  là  une  erreur  de  doc- 
trine en  même  temps  que  de  fait.  Elle  provient  d'une  fausse  in- 
terprétation du  principe  de  l'équivalence  mécanique  de  la  cha- 
leur et  d'une  méconnaissance  du  principe  de  Carnot.  L'énergie 
Ihermique  ne  remonte  pas  le  cours  du  flux  énergétique  dans  l'or- 
ganisme animal.  La  chaleur  ne  s'y  transforme  en  rien  ;  elle  se 
dissipe  simplement. 

Est-ce  à  dire  qu'elle  soil  inutile  à  la  vie?  Bien  loin  de  là,  elle 
lui  est  nécessaire.  Mais  son  utilité  a  un  caractère  particulier  qu'il 
ne  faut  ni  méconnaître,  ni  exagérer;  ce  n'est  pas  de  se  trans- 
former en  réactions  chimiques  ou  vitales,  mais  simplement  de 
leur  créer  une  condition  favorable. 

D'après  le  premier  principe  de  l'énergétique,  il  faudrait,  pour 
que  le  fait  vital  dérivât  du  fait  thermique,  que  la  chaleur  pût  elle- 
même  se  transformer  préalablement  en  énergie  chimique,  puisque 
celle-ci  est  nécessairement  la  forme  antécédente  et  génératrice  de 
l'énergie  vitale.  Or,  cette  transformation  régressive  est  impossible, 
selon  la  doctrine  régnante  en  physique  générale.  Le  rôle  de  la 
chaleur  dans  l'acte  de  la  combinaison  chimique  est  damorcer  la 
réaction,  de  mettre,  en  changeant  leur  état  ou  en  modifiant  leur 
température,  les  corps  réagissans  dans  la  condition  où  ils  doivent 
être  pour  que  les  forces  chimiques  puissent  s'exercer.  Et,  par 
exemple,  dans  la  combinaison  de  l'hydrogène  et  de  l'oxygène 
par  inflammation  du  mélange  détonant,  la  chaleur  ne  fait 
qu'amorcer  le  phéaomène,  parce  que  les  deux  gaz,  indifl"érens 
à  la  température  ordinaire,  ont  besoin  d'être  portés  à  400  degrés 
pour  que  l'affinité  chimique  puisse  entrer  en  jeu.  Il  en  est  ainsi 
pour  les  réactions  qui  s'accomplissent  dans  l'organisme.  Elles 
ont  un  optimum  de  température  ;  c'est  le  rôle  de  la  chaleur  ani- 
male de  le  leur  fournir. 

Il  résulte  de  ces  explications  que  la  chaleur  intervient  dans 
la  vie  animale  à  deux  titres  :  d'abord  et  surtout  comme  excretum 
ou  aboutissant  du  phénomène  vital,  du  travail  physiologique  — 
et  d'autre  part  comme  condition  ou  amorce  des  réactions  chimi- 
ques de  l'organisme  —  Elle  ne  se  dissipe  donc  pas  en  pure  perte. 
Ces  idées  que  nous-mêmes  avions  déduites,  il  y  a  quelques  an- 
nées, de  quelques  expériences  sur  le  rôle  alimentaire  de  l'alcool, 
nous  ne  savions  pas  alors  qu'elles  avaient  été  déjà  exprimées  par 
l'un  des  maîtres  de  la  physiologie  contemporaine,  par  M.  A.  Chau- 
veau,  et  qu'elles  se  rattachaient,  dans  son  esprit,  à  tout  un  en- 


206  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

semble  de  conceptions  et  de  travaux  d'un  haut  intérêt,  au  déve- 
loppement desquels  nous  avons  assisté  depuis  lors. 

II 

Dire  que  l'aliment  est  un  apport  d'énergie  en  même  temps 
qu'un  apport  de  matière,  c'est  en  définitive  exprimer  en  deux  mots 
la  conception  fondamentale  de  la  biologie,  en  vertu  de  laquelle 
la  vie  ne  met  en  œuvre  aucun  substratum  ou  aucun  dvnamisme 
qui  lui  soit  propre.  L'être  vivant  nous  apparaît,  d'après  cela, 
comme  le  siège  d'une  incessante  circulation  de  matière  et  d'énergie 
qui  part  du  monde  extérieur  pour  y  revenir.  Cette  matière  et  cette 
énergie,  c'est  précisément  tout  l'aliment.  Tous  ses  caractères,  l'ap- 
préciation de  son  rôle,  de  son  évolution,  toutes  les  règles  de  l'ali- 
mentation découlent  comme  de  simples  conséquences  de  ce 
principe,  interprété  à  la  lumière  de  l'énergétique. 

Et  d'abord  demandons-nous  quelles  formes  d'énergie  apporte 
l'aliment?  Il  est  aisé  de  voir  qu'il  en  apporte  deux  :  il  est  essen- 
tiellement une  source  d'énergie  chimique;  il  est  secondairement 
et  accessoirement  une  source  de  chaleur.  L'énergie  chimique  est 
la  seule,  d'après  la  seconde  des  lois  de  l'énergétique,  qui  soit  apte 
à  se  transformer  en  énergie  vitale.  Gela  est  vrai  tout  au  moins 
pour  les  animaux;  car  chez  les  plantes  il  en  est  autrement  :  le 
cycle  vital  n'y  a  ni  le  même  point  de  départ,  ni  le  même  terme  ;  la 
circulation  d'énergie  ne  s'y  fait  pas  de  la  même  manière. 

D'autre  part,  —  et  c'est  la  troisième  loi  qui  l'enseigne  — 
l'énergie  mise  en  jeu  dans  les  phénomènes  vitaux  est  libérée 
enfin  et  restituée  au  monde  physique  sous  forme  de  chaleur. 
Nous  venons  de  dire  que  ce  dégagement  de  calorique  est  employé 
à  élever  la  température  interne  de  l'être  vivant  :  c'est  la  chaleur 
animale. 

Telles  sont  les  deux  espèces  d'énergie  qu'apporte  l'aliment. 

Si  Ion  veut  ne  rien  omettre,  il  faut  ajouter  que  ce  ne  sont 
pas  les  seules,  mais  seulement  les  principales  et  de  beaucoup 
les  plus  importantes.  Il  n'est  pas  absolument  vrai  que  la  chaleur 
soit  l'unique  aboutissant  du  cycle  vital.  Il  n'en  est  ainsi  que 
chez  le  sujet  au  repos,  qui  se  contenterait  de  vivre  paresseuse- 
ment sans  exécuter  de  travail  mécanique  extérieur,  sans  soulever 
aucun  outil  ou  aucun  fardeau,  fût-ce  celui  de  son  corps.  Le  tra- 
vail mécanique  est,  en  effet,  une  seconde  terminaison  possible  du 


PHYSIOLOGIE    DE    l'aLIMENTATION.  207 

circulus  d'énergie;  mais  celle-là  déjà  n'a  plus  rien  de  nécessaire, 
de  fatal,  puisque  le  mouvement  et  l'usage  de  la  force  sont  subor- 
donnés à  la  volonté  capricieuse  de  l'animal.  D'autres  fois,  encore, 
c'est  un  phénomène  électrique  qui  termine  le  cycle  vital,  et  c'est 
en  effet  ainsi  que  les  choses  se  passent  dans  le  fonctionnement 
des  nerfs  et  des  muscles  chez  tous  les  animaux  et  dans  le  fonc- 
tionnement de  l'organe  électrique  chez  les  poissons,  tels  que  la 
raie  et  la  torpille.  Enfin,  le  terme  peut  être  un  phénomène  lumi- 
neux; et  c'est  ce  qui  arrive  chez  les  animaux  phosphorescens. 

Il  est  inutile  d'énerver  les  principes,  en  énumérant  ainsi  toutes 
les  restrictions  qu'ils  comportent.  On  sait  assez  qu'il  n'y  a  pas  de 
principes  absolus  dans  la  nature.  Disons  donc  que  l'énergie  qui 
anime  temporairement  l'être  vivant  lui  est  fournie  par  le  monde 
extérieur  sous  la  forme  exclusive  d'énergie  chimique  potentielle  ; 
mais  que,  si  elle  n'a  qu'une  porte  d'entrée,  elle  a  deux  portes  de 
sortie  :  elle  fait  retour  au  monde  extérieur  sous  la  forme  princi- 
pale d'énergie  calorifique,  et  sous  la  forme  accessoire  d'énergie 
mécanique. 

Il  est  clair,  d'après  cela,  que  si  le  Ihix  énergétique  qui  circule 
à  travers  l'animal  en  sort,  indivis,  à  l'état  de  chaleur,  la  mesure 
de  cette  chaleur  devient  la  mesure  même  de  l'énergie  vitale, 
dont  l'origine  première  remonte  à  l'aliment.  Si  le  flux  se  partage 
en  deux  courans,  mécanique  et  thermique,  il  faut  les  mesurer 
l'un  et  l'autre  et  additionner  leurs  valeurs.  Dans  le  cas  où  lani- 
mal  ne  produit  pas  de  travail  mécanique  et  où  tout  finit  en  cha- 
leur, il  suffit  de  capter  ce  flux  énergétique,  à  la  sortie,  au  moyen 
d'un  calorimètre  pour  avoir  une  évaluation  en  grandeur  et  en 
nombre  de  l'énergie  en  mouvement  dans  l'être  vivant.  Les  phy- 
siologistes disposent,  à  cet  effet,  d'une  instrumentation  variée. 
Lavoisier  et  Laplace  se  servaient  du  calorimètre  de  glace,  c'est- 
à-dire  d'un  bloc  de  glace  dans  lequel  ils  enfermaient  un  animal 
de  petite  taille,  un  cobaye;  et  ils  appréciaient  sa  production  calo- 
rifique par  la  quantité  de  glace  qu'il  avait  fait  fondre.  Dans  une 
de  leurs  expériences,  par  exemple,  ils  trouvèrent  que  le  cochon 
d'Inde  avait  fait  fondre  341  grammes  de  glace  dans  l'espace  de  dix 
heures,  et  dégagé,  en  conséquence,  27  calories. 

On  a  imaginé,  depuis,  des  instrumens  plus  parfaits.  M.  d'Ar- 
sonval  a  employé  un  calorimètre  à  air  qui  n'est  autre  chose  qu'un 
thermomètre  différentiel  très  ingénieusement  agencé  et  rendu 
enregistreur.  MM.  Rosenthal,  Richet,  Hirn  et  Kaufmann,  Lefèvre, 


208  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ont  plus  ou  moins  simplifié  ou  compliqué  ces  calorimètres  à  air. 
D'autres,  à  l'exemple  de  Dulong  et  de  Despretz,  ont  fait  usage  des 
calorimètres  à  eau  et  à  mercure,  —  ou  comme  Liebermeister, 
Winternitz  et  Lefèvre  ont  eu  recours  à  la  méthode  des  bains.  Il 
y  a  là  un  mouvement  de  recherches  très  étendu  qui  a  conduit  à 
des  résultats  fort  intéressans. 

On  peut  encore  arriver  au  résultat  d'une  autre  manière.  Au 
lieu  de  surprendre  le  courant  d'énergie  à  la  sortie  et  sous  la  forme 
de  chaleur  on  peut  essayer  de  le  capter  à  l'entrée  sous  forme 
d'énergie  chimique  potentielle.  L'évaluation  peut  précisément 
être  faite  avec  la  même  unité  de  mesure  que  la  précédente,  c'est- 
à-dire  en  calories.  C'est  grâce  aux  conquêtes  de  la  thermochimie 
et  aux  principes  posés  dès  1864  par  M.  Berthelot  que  cette  féconde 
manière  d'aborder  le  dynamisme  nutritif  a  été  rendue  possible. 
Les  physiologistes,  à  l'aide  de  ces  méthodes,  ont  établi  les  bilans 
d'énergie  pour  les  êtres  vivans  placés  dans  des  conditions  di- 
verses, comme  auparavant  ils  faisaient  des  bilans  de  matière.  Et 
si  l'on  demande  à  quoi  ont  abouti  tant  de  recherches,  nous  ré- 
pondrons que,  tout  en  ayant  fait  connaître  un  nombre  infini  de 
faits  particuliers  dont  nous  ne  pouvons  parler  ici,  elles  ont  préci- 
sément servi  à  édifier  la  doctrine  générale  de  l'énergétique  biolo- 
gique, cette  conception  féconde  qui  nous  permet,  dans  cet  exposé, 
de  déduire,  comme  conséquence  de  trois  lois  infiniment  simples, 
l'explication  des  phénomènes  les  plus  intimes  et  les  plus  contro- 
versés de  la  nutrition. 

Les  exemples  abondent  de  la  fécondité  de  ces  idées  et  de  leur 
puissance  intuitive.  Prenons,  pour  nous  bornera  un  seul  point, 
la  longue  erreur  des  physiologistes  qui  croyaient,  avec  Béclard, 
à  la  transformation,  dans  l'organisme,  de  la  chaleur  en  travail  mé- 
canique. Avec  le  secours  de  la  doctrine,  cette  erreur  n'est  plus 
possible.  Elle  nous  montre  le  courant  d'énergie  se  divisant  au 
sortir  de  l'être  vivant  en  deux  branches  divergentes,  l'une  ther- 
mique et  l'autre  mécanique,  étrangères  l'une  à  l'autre,  quoique 
issues  toutes  deux  du  même  tronc  commun,  et  n'ayant  entre  elles 
d'autre  rapport  que  celui-ci,  à  savoir  que  leurs  débits  additionnés 
représentent  le  total  de  l'énergie  en  mouvement. 

Recouvrons  maintenant  ces  notions  si  simples  des  mots  plus 
ou  moins  barbares  en  usage  dans  la  physiologie.  Nous  allons  im- 
médiament  nous  convaincre  que,  selon  le  mot  de  Bufîon,  «  le 
langage  de  la  science  est  plus  difficile  à  connaître  que  la  science 


PHYSIOLOGIE    DE    l'aLIMENTATION.  209 

elle-même.  »  LY'iiergie  chimique  que  l'unité  de  poids  de  l'aliment 
est  susceptible  de  déposer  dans  l'organisme  et  que  l'on  évalue 
d'après  les  principes  de  la  thermochimie  et  au  moyen  des  tables 
numériques  de  M.  Berthelot,  de  Rubner  et  de  Stohmann  constitue 
le  potentiel  alimentaire,  la  valeiw  énergétique  de  cette  substance, 
son  pouvoir  dynamogène.  Elle  s'exprime  en  unités  de  chaleur,  en 
calories,  que  la  substance  est  susceptible  d'abandonner  à  l'orga- 
nisme. Le  même  nombre  exprime  donc  encore  le  pouvoir  ther- 
mogène, virtuel  ou  théorique  de  la  substance  alimentaire.  Cette 
énergie  étant  destinée  à  se  transformer  en  énergies  vitales  {tra- 
vail physiologique  de  Chauveau,  énergie  physiologique)^  la  valeur 
dynamogène  et  thermogène  de  l'aliment  est  en  même  temps  sa 
valeur  biogénétique.  Deux  poids  d'alimens  différens  pour  lesquels 
ces  valeurs  numériques  sont  les  mêmes  seront  dits  des  poids  iso- 
dynamogènes,  isobiogénétiques,  isoénergétiques;  ils  s'équivau- 
dront au  point  de  vue  de  leur  valeur  alimentaire.  Et  enfin,  si, 
comme  c'est  le  cas  habituel,  le  cycle  de  l'énergie  s'achève  en 
production  de  chaleur,  l'aliment  qui  a  été  utilisé  à  cet  effet  a  une 
valeur  thermogène  réelle  identique  à  sa  valeur  thermogène  théo- 
rique, —  on  pourra  la  déterminer,  expérimentalement,  par  la 
calorimétrie  directe. 

III 

L'aliment  est  une  source  d'énergie  calorifique  pour  l'orga- 
nisme parce  qu'il  s'y  décompose.  La  chimie  physiologique  nous 
apprend  que,  quelle  que  soit  la  manière  dont  se  fait  sa  dislocation, 
elle  aboutit  toujours  au  même  corps  et  libère  toujours  la  même 
quantité  de  chaleur.  Mais,  si  le  point  de  départ  et  le  point  d'ar- 
rivée sont  les  mêmes,  il  est  possible  que  la  route  parcourue  ne  soit 
pas  constamment  identique.  ^Par  exemple,  1  gramme  de  graisse 
fournira  toujours  la  même  quantité  de  chaleur,  9,4  calories,  et 
sortira  toujours  à  l'état  final  dacide  carbonique  et  d'eau.  Mais  de 
la  graisse  au  mélange  gaz  carbonique  et  eau,  il  y  a  bien  des  inter- 
médiaires différens.  On  conçoit,  en  un  mot,  des  cycles  dévolutions 
alimentaires  variés. 

Au  point  de  vue  de  la  chaleur  produite  il  vient  d'être  dit  que 
ces  cycles  s'équivalent.  Mais  s'équivalent-ils  au  point  de  vue  vital? 

Imaginons  l'alternative  la  plus  ordinaire.  L'aliment  passe  de 
l'état  naturel  à  l'état  final  après  s'être  incorporé  aux  élémens  des  tis- 

TOMK  CL.  —  1898.  14 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

SUS  et  avoir  participé  aux  opérations  vitales  :  le  potentiel  alimentaire 
ne  s'évanouit  en  énergie  calorifique  qu'après  avoir  traversé  une 
certaine  phase  intermédiaire  d'énergie  vitale.  C'est  là  le  cas  nor- 
mal, le  type  régulier  de  l'évolution  alimentaire.  On  peut  dire, 
dans  ce  cas,  que  l'aliment  a  rempli  tout  son  office;  il  a  servi  au 
fonctionnement  vital  avant  de  produire  de  la  chaleur  ;  il  a  été  bio- 
thermogène. 

Et  maintenant,  concevons  le  type  irrégidier  ou  aberrant  le 
plus  simple.  L'aliment  passe  de  l'état  initial  à  l'état  final  sans  s'in- 
corporer aux  cellules  vivantes  de  l'organisme,  sans  prendre  part 
au  fonctionnement  vital  ;  il  reste  confiné  dans  le  sang  et  les  li- 
quides circulans;  il  y  subit  pourtant,  en  fin  de  compte,  la  même 
désintégration  moléculaire  que  tout  à  l'heure  et  libère  la  même 
quantité  de  chaleur.  Son  énergie  chimique  se  mue  d'emblée  en 
énergie  thermique.  L'aliment  est  un  therrnogène pur .  Il  n'a  rempli 
qu'une  partie  de  son  office;  il  a  été  d'une  moindre  utilité  vitale. 

Ce  cas  se  présente-t-il  dans  la  réalité?  Un  même  aliment  peut- 
il  être,  suivant  le  cas,  un  bio-thermogène  ou  un  thermogène  pur? 
Quelques  physiologistes,  parmi  lesquels  Fick,  de  Wurzburg,  ont 
prétendu  qu'il  en  était  réellement  ainsi  pour  la  plupart  des  alimens 
azotés,  hydrocarbonés  et  gras;  tous  seraient  capables  d'évoluer 
suivant  les  deux  types.  Au  contraire,  Zuntz  et  von  Mering  ont 
absolument  contesté  l'existence  du  type  aberrant  ou  thermogène 
pur  :  aucune  substance  ne  se  décomposerait  directement  dans  les 
liquides  organiques  en  dehors  de  l'intervention  fonctionnelle  des 
élémens  histologiques.  D'autres  auteurs,  enfin,  enseignent  qu'il  y 
a  un  petit  nombre  de  substances  alimentaires  qui  subissent  ainsi 
la  combustion  directe,  et,  parmi  elles,  l'alcool. 

La  Théorie  de  la  consommation  de  luxe,  de  J.  Liebig,  et  la 
Théorie  de  l'albumine  circulante,  de  Voit,  affirment  que  les  ali- 
mens protéiques  subissent  en  partie  la  combuslion  directe  daas 
les  vaisseaux  sanguins.  11  s'est  élevé,  à  ce  propos  un  débat  cé- 
lèbre qui  divise  encore  les  physiologistes.  Si  l'on  dégage  l'objet 
essentiel  de  la  discussion  de  tous  les  voiles  qui  l'enveloppent,  on 
s'assure  qu'il  s'agit,  au  fond,  de  décider  si  un  aliment  suit  tou- 
jours la  même  évolution,  quelles  que  soient  les  circonstances, 
et  en  particulier  quand  il  est  introduit  en  grand  excès.  Liebig 
pensait  que  la  partie  surabondante,  échappant  au  processus  ordi- 
naire, était  détruite  par  une  combustion  directe.  Il  affirmait,  par 
exemple,  que  les  substances  azotées  en  excès,  au  lieu  de  parcourir 


ptiYsiOLOGii:  DE  l'alimentation.  211 

leur  cycle  habituel  d'opérations  vitales,  étaient  directement  brû- 
lées dans  le  sang.  Nous  exprimerions  aujourd'hui  la  môme  idée, 
en  disant  qu'elles  subissent  alors  une  évolution  accélérée,  et  que 
leur  énergie, franchissant  létape  intermédiaire,  passe  d'un  saut 
de  la  forme  chimique  à  la  forme  thermique.  La  doctrine  de  Lie- 
big,  réduite  à  cette  idée  fondamentale,  méritait  de  survivre.  Des 
erreurs  accessoires  entraînèrent  sa  ruine. 

Quelques  années  plus  tard,  le  célèbre  chimiste  et  physiologiste 
de  Munich,  C.  Voit,  la  releva,  sous  une  forme  plus  outrée.  Pour 
lui ,  c'était  la  presque  totalité  de  l'aliment  albuminoïde  qui  se 
brûlait  directement  dans  le  sang.  Il  interprétait  certaines  expé- 
riences sur  l'utilisation  des  alimens  azotés  en  imaginant  que  ces 
substances,  introduites  dans  le  sang  à  la  suite  de  la  digestion,  se 
divisaient  en  deux  parts  :  Tune  très  minime  qui  s'incorporait 
aux  élémens  vivans,  et  passait  à  l'état  «  d'albumine  organisée;  » 
l'autre  mélangée  au  sang  et  à  la  lymphe,  et  soumise  à  la  combus- 
tion directe,  constituait  Y  albumine  circulante.  Dans  cette  doctrine, 
les  tissus  sont  à  peu  près  stables,  les  liquides  organiques  seuls 
sont  sujets  au  métabolisme  nutritif.  L'évolution  accélérée  que 
la  doctrine  énergétique  considère  comme  un  cas  exceptionnel 
était  donc  la  règle  pour  G.  Voit.  Pfluger  et  l'école  de  Bonn  ont 
fait  justice  de  cette  exagération  abusive. 

Le  fait,  dès  longtemps  constaté,  que  la  consommation  d'oxy- 
gène augmente  notablement  (d'un  cinquième  de  sa  valeur  envi- 
ron) après  le  repas,  est  favorable  à  la  supposition  que  quelques- 
unes  des  substances  alibiles  absorbées  et  passées  dans  le  sang  y 
sont  oxydées  et  détruites  sur  place.  A  la  vérité,  quelques  expé- 
riences directes  de  Zuntz  et  von  Mering  sont  contraires  à  cette 
vue,  ces  auteurs  ayant  injecté  des  substances  oxydables  dans  les 
vaisseaux  sans  parvenir  à  en  déterminer  l'oxydation  immédiate. 
Mais ,  on  peut  opposer  à  ces  tentatives  infructueuses  d'autres 
essais  plus  heureux. 

Si  l'évolution  accélérée  des  alimens  reste  encore  incertaine 
pour  les  alimens  ordinaires,  il  semble  qu'elle  ne  fasse  plus  de 
doute  en  ce  qui  concerne  la  catégorie  spéciale  des  purs  thermo- 
gènes, tels  que  l'alcool  et  les  acides  des  fruits.  Lorsque  l'alcool 
est  ingéré  à  doses  modérées,  un  dixième  environ  de  la  (juantité 
absorbée  se  fixe  sur  les  élémens  vivans  ;  le  reste  est  de  «  l'alcool 
circulant  )  qui  s'oxyde  directement  dans  le  sang.  La  lymphe, 
sans  intervenir  dans  les  opérations  vitales,  autrement  que  par 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  chaleur  qu'ils  produisent.  Au  regard  de  la  Théorie  énergé- 
tique, ce  ne  sont  pas  des  alimens  véritables  puisque  leur  énergie 
potentielle  ne  se  transforme  en  aucune  espèce  d'énergie  vitale, 
mais  passe,  d'un  trait,  à  la  forme  calorifique.  Au  contraire,  d'au- 
tres physiologistes  regardent  l'alcool  comme  étant  réellement  un 
aliment.  C'est  que,  pour  eux,  est  réputé  aliment  tout  ce  qui,  dans 
l'organisme,  se  transforme  en  produisant  de  la  chaleur  et  ils  appré- 
cient la  valeur  alibile  d'une  substance  par  le  nombre  de  calories 
qu'elle  peut  céder  à  l'organisme.  A  ce  titre  l'alcool  serait  un  ali- 
ment supérieur  aux  hydrates  de  carbone  et  aux  substances  azotées. 
Une  quantité  déterminée  d'alcool,  le  gramme  par  exemple,  vaut 
autant  au  point  de  vue  thermique  que  1*?'',66  de  sucre,  que 
1^'',44  d'albumine  et  que  0-'",73  de  graisse.  Ces  quantités  seraient 
isodynames . 

C'est  là  une  conclusion  évidemment  outrée.  L'expérience  l'a 
condamnée.  Les  recherches  de  C.  von  Noorden  et  de  ses  élèves, 
Stammreich  et  Miura,  ont  précisément  établi  d'une  manière  di- 
recte que  l'alcool  ne  peut  pas  être  substitué  dans  une  ration 
d'entretien  à  une  quantité  exactement  isodyname  d'hydrates  de 
carbone.  Si  l'on  opère  cette  substitution,  la  ration  naguère  ca- 
pable de  maintenir  l'organisme  en  équilibre,  devient  insuffisante  ; 
l'être  vivant  perd  de  son  poids:  les  matériaux  azotés  qui  entrent 
dans  sa  constitution  se  disloquent  et  l'animal  décline. 

Dans  ce  qui  précède,  nous  nous  sommes  bornés  à  envisager 
un  seul  caractère  de  l'aliment,  le  plus  essentiel  à  la  vérité,  le  ca- 
ractère énergétique.  11  faut  qu'il  fournisse  de  l'énergie  à  l'orga- 
nisme et  pour  cela  qu'il  s'y  décompose,  s'y  disloque  et  en  sorte 
simplihé.  C'est  ainsi  par  exemple  que  les  graisses,  qui  sont  des 
édifices  moléculaires  compliqués  au  point  de  vue  chimique, 
s'échappent  à  l'état  d'acide  carbonique  et  d'eau.  Il  en  est  de  même 
pour  les  hydrates  de  carbone,  matières  amylacées  et  sucrées.  C'est 
parce  que  ces  composés  descendent  à  un  moindre  degré  de  com- 
plication durant  leur  exode  à  travers  lorganisme,  qu'ils  aban- 
donnent, par  cette  sorte  de  chute,  l'énergie  chimique  qu'ils  rece- 
laient à  l'état  potentiel.  La  thermochimie  permet  de  tirer  de  la 
comparaison  de  l'état  initial  avec  l'état  final,  la  valeur  de  l'énergie 
cédée  à  l'être  vivant  ;  cette  valeur  énergétique,  dynamogène  ou 
thermogène,  donne  ainsi  une  mesure  de  la  capacité  alimentaire 
de  la  substance.  Un  gramme  de  graisse,  par  exemple,  laisse  à 
l'organisme  une  quantité  d'énergie  équivalente  à  9,4  calories;  la 


PHYSIOLOGIE    DE    l'aLIMENTATION.  213 

valeur  Ihermogoiie  ou  calorifique  des  hydrates  de  carbone  est 
moitié  moindre;  elle  est  de  4,2  calories;  la  valeur  thermogène 
des  albuminoïdes  est  de  4,8.  Les  choses  étant  ainsi,  on  comprend 
pourquoi  l'animal  se  nourrit  d'alimens  qui  sont  des  produits  très 
élevés  dans  l'échelle  de  la  complication  chimique. 

IV 

En  dehors  de  la  théorie  énergétique  que  nous  ayons  exposée 
plus  haut,  il  existe  une  autre  manière  de  concevoir  le  rôle  de 
l'aliment.  Elle  consiste  à  le  considérer  comme  une  source  de 
chaleur.  Nous  savons  qu'un  aliment  est  une  source  d'énergie  calo- 
rifique pour  l'organisme.  Inversement  toute  substance  qui,  intro- 
duite dans  l'économie,  s'y  disloquera  avec  dégagement  de  cha- 
leur sera-t-elle  un  aliment?  C'est  une  question  très  controversée, 
en  ce  moment  même.  La  plupart  des  physiologistes  admettent 
qu'il  en  est  ainsi.  La  notion  d'aliment  se  confond  pour  eux  avec  le 
fait  d'une  production  de  chaleur;  est  réputé  tel  tout  ingestat  qui 
dégage  de  la  chaleur  dans  l'intérieur  du  corps. 

Le  plus  impérieux  besoin  de  l'être  vivant  est  d'être  alimenté 
en  chaleur.  L'animal  à  sang  chaud  possède  une  température  con- 
stante et  la  fixité  même  de  cette  température  interne  est  chez  lui 
une  condition  nécessaire  à  l'exercice  et  à  la  conservation  de  la 
vie.  D'autre  part,  dans  le  milieu  ambiant,  plus  froid  que  l'orga- 
nisme, la  chaleur  animale  se  dissipe  sans  cesse.  11  faut  donc  un 
apport  continuel  d'énergie  calorifique  pour  maintenir  cette  fixité 
indispensable.  La  nécessité  de  l'alimentation  se  confond,  d'après 
cela,  avec  la  nécessité  d'un  apport  de  chaleur  pour  couvrir  le 
déficit  dû  au  refroidissement  inévitable  de  l'organisme.  C'est  la 
grandeur  des  pertes  qui  détermine  et  règle  le  besoin  d'alimens 
et  qui  fixe  la  valeur  totale  de  la  ration  d'entretien. 

Telle  est  la  théorie  qui  s'oppose  à  la  théorie  énergétique  et  lui 
dispute  la  faveur  des  physiologistes.  Elle  a  des  adeptes  très  con- 
vaincus en  MM.  von  Noorden,  Rubner,  Ch.  Richet  et  Lapicque, 
Pour  eux  la  thermogénèse  domine  absolument  le  jeu  des  échanges 
nutritifs  ;  et  ce  sont  les  besoins  de  la  calorification  qui  règlent  la 
demande  totale  de  calories  que  chaque  organisme  exige  de  sa  ra- 
tion. Ce  n'est  point  parce  qu'il  produit  trop  de  chaleur  que  l'or- 
ganisme en  disperse  par  sa  périphérie,  c'est  plutôt  parce  qu'il  en 
disperse  fatalement  qu'il  s'adapte  à  en  produire. 


214  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  conception  du  rôle  de  l'alimentation  repose  sur  deux  ar- 
gumens.  Le  premier  est  fourni  par  les  expériences  récentes  de 
Rubner.  Elles  consistent  à  laisser  vivre  pendant  une  période  assez 
longue  (de  deux  à  douze  jours)  un  chien  dans  un  calorimètre,  à 
mesurer  la  quantité  de  chaleur  produite  dans  ce  laps  de  temps  et 
à  la  comparer  à  la  chaleur  apportée  par  les  alimens.  L'accord  est 
remarquable,  en  toutes  circonstances.  Mais  serait-il  possible  que 
l'accord  n'existât  point?  puisqu'il  y  a  un  mécanisme  régulateur 
bien  connu,  qui,  précisément,  proportionne  sans  cesse  les  pertes 
et  les  gains  de  chaleur  à  la  nécessité  de  maintenir  la  fixité  de  la 
température  interne. 

Le  second  argument  est  tiré  de  ce  que  l'on  a  appelé  la  loi  des 
Surfaces  bien  mise  en  lumière  par  Ch.  Richet.  En  comparant  les 
rations  d'entretien  pour  des  sujets  de  poids  très  difFérens,  placés 
dans  des  conditions  très  diverses,  on  constate  que  le  régime  in- 
troduit toujours  la  même  quantité  de  calories  pour  la  même  éten- 
due de  peau,  c'est-à-dire  (de  surface),  de  refroidissement.  C'est  là 
un  fait  intéressant  mais  qui  n'a  point  de  force  démonstrative. 

Tout  au  contraire  il  y  a  des  objections  graves.  La  valeur  calo- 
rique des  principes  nutritifs  ne  représente  qu'un  aspect  de  leur 
rôle  physiologique.  A  la  vérité,  les  animaux  et  l'homme  sont  ca- 
pables de  tirer  le  même  profit  et  les  mêmes  effets  de  rations  dans 
lesquelles  Tun  des  alimens  est  remplacé  par  une  proportion  des 
deux  autres  isodyname ,  c'est-à-dire  développant  la  même  quan- 
tité de  chaleur.  Mais  cette  substitution  a  des  limites  très  proches. 
—  L'isodynamie,  c'est-à-dire  la  faculté  pour  les  alimens  de  se 
suppléer  au  prorata  de  leur  valeurs  calorifiques,  est  bornée  de 
tous  côtés  par  des  exceptions.  Et  d'abord  il  y  a  une  petite  quantité 
d'alimens  azotés  qu'aucun  autre  principe  nutritif  ne  peut  suppléer  ; 
en  outre,  au  delà  de  ce  minimum,  quand  cette  suppléance  a  lieu 
elle  n'est  point  parfaite;  exacte  entre  les  albuminoïdes  et  les  hy- 
drates de  carbone  vis-à-vis  des  graisses,  elle  ne  l'est  plus  entre  les 
deux  derniers  vis-à-vis  des  matières  azotées.  Si  le  pouvoir  calo- 
rifique des  alimens  était  la  seule  chose  qu'il  y  eût  à  considérer 
en  eux,  la  suppléance  isodyname  ne  ferait  pas  défaut  dans  toute 
une  catégorie  de  principes  tels  que  l'alcool,  la  glycérine  et  les 
acides  gras.  Enfin,  si  le  pouvoir  calorifique  d'un  aliment  est  la 
seule  mesure  de  son  utilité  physiologique,  on  est  fondé  à  se  de- 
mander pourquoi  l'on  ne  pourrait  pas  remplacer  une  dose  d'ali- 
ment par  une  dose  de  chaleur.  Le  chauffage  par  le  dehors  devrait 


PHYSIOLOGIE    DE    l'aLIMEINÏATION.  215 

tenir  lieu  du  chauffage  alimentaire  par  le  dedans.  On  pourrait  con- 
cevoir l'ambition  de  substituer  aux  rations  de  sucre  etde  graisse  une 
quantité  isodyname  de  charbon  de  calorifère  et  de  nourrir  un 
homme  en  chauffant  convenablement  l'appartement  qu'il  habite. 


Dans  la  réalité,  l'aliment  a  un  autre  office  à  remplir  que  de 
chauffer  le  corps  ou  même  de  lui  fournir  de  l'énergie.  Il  ne  faut 
pas  oublier  que  l'organisme  exige  un  apport  de  matière,  en 
même  temps  qu'un  apport  d'énergie.  Il  a  besoin  de  recevoir 
une  quantité  convenable  de  certains  principes  déterminés,  or- 
ganiques et  minéraux.  Ces  principes  sont  évidemment  destinés 
à  remplacer  les  substances  emportées  dans  le  circulus  de  ma- 
tière, et  à  reconstituer  le  matériel  organique.  On  peut  donner  à 
ces  matériaux  le  nom  d'alimens  hulo génétiques  (réparateurs  des 
tissus)  ou  à'alimens  plastiques. 

C'est  sous  ce  point  de  vue  que  les  anciens  envisageaient  le  rôle 
de  l'alimentation.  Hippocrate,  Aristote  et  Galien  croyaient  à  l'exis- 
tence d'une  substance  nutritive  unique  existant  dans  tous  les  corps 
infiniment  divers  et  différens  que  l'homme  et  les  animaux  uti- 
lisent pour  leur  nourriture.  Il  faut  arriver  à  Lavoisier  pour  voir 
naître  l'idée  d'un  rôle  dynamogène  ou  calorifique  des  alimens; 
enfin  la  vue  d'ensemble  de  ces  deux  espèces  d'attributs  et  de  leur 
distinction  nette  est  due  à  J.  Liebig  qui  les  désigna  sous  les  noms 
à'alimejis  plastiques  et  d'alimens  dynamogènes.  Il  pensait  d'ail- 
leurs qu'une  même  substance  pouvait  cumuler  les  deux  attributs; 
et  tel  était,  à  ses  yeux,  le  cas  pour  les  alimens  albuminoïdes,  à 
la  fois  plastiques  et  dynamogènes. 

Magendie,  le  premier,  en  1836,  avait  introduit,  dans  l'intermi- 
nable liste  des  alimens,  cette  première  coupe  simple  en  substances 
pj'otéiques ,  encore  appelées  albuminoïdes, azotées,  quaternaires,  — 
et  substances  ternaires.  Les  matières  protéiques  sont  capables  de 
suffire  à  l'entretien  de  la  vie.  De  là  l'importance  prépondérante 
qu'il  dut  attribuer  à  cet  ordre  d'alimens.  Ces  résultats  ont  été 
vérifiés  depuis.  Pllûger  (de  Bonn)  en  a  donné,  il  y  a  peu  d'an- 
nées, une  démonstration  très  convaincante.  Il  a  nourri,  fait  tra- 
vailler et  finalement  engraisser  un  chien  en  ne  lui  donnant  pas 
autre  chose  que  de  la  viande  rigoureusement  débarrassée  de  toute 
autre  matière.   La  même  expérience  a  montré  que  l'organisme 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut  fabriquer  des  graisses  et  des  liydrates  de  carbone  aux  dépens 
de  l'aliment  azoté,  et  transformer  l'une  dans  l'autre  chacune  de 
ces  substances.  En  résumé,  il  n'y  a  pas  de  graisse  nécessaire,  il 
n'y  a  point  dhydrate  de  carbone  nécessaire;  l'albuminoïde  seul 
est  indispensable.  Théoriquement  l'animal  et  l'homme  pourraient 
entretenir  leur  vie  par  l'usage  exclusif  de  l'aliment  protéique  ; 
mais  pratiquement  cela  n'est  point  possible  pour  l'homme  à  cause 
de  l'énorme  quantité  de  viande  (3  kilos  par  jour)  dont  il  devrait 
faire  usage. 

L'alimentation  usuelle  comprend  un  mélange  des  trois  ordres 
de  substances,  —  et  dans  ce  mélange  l'albumine  apporte  l'élément 
plastique  matériellement  nécessaire  à  la  réparation  de  l'orga- 
nisme. Les  deux  autres  variétés  apportent  l'énergie.  Dans  ces 
régimes  mixtes,  il  faut  que  la  quantité  d'albumine  ne  descende 
jamais  au-dessous  d'un  certain  minimum.  Les  efforts  des  physio- 
logistes, en  ces  dernières  années,  ont  tendu  à  fixer  avec  précision 
cette  ration  jyiinima  d'albuminoïdes  ou,  comme  l'on  dit  par  abré- 
viation, ^albumine  au-dessous  de  laquelle  l'organisme  dépérirait. 
Voit  avait,  pour  l'homme,  indiqué  le  chiffre  de  118  grammes  de 
viande  :  il  est  certainement  trop  élevé,  on  a  pu  descendre  à  100, 
à  90  et  même  à  70.  Mais,  d'autre  part,  la  ration  d'albumine  la 
plus  avantageuse  a  besoin  d'être  notablement  au-dessus  de  la 
quantité  strictement  suffisante. 

Il  resterait  à  signaler  plusieurs  autres  recherches  récentes. 
Les  plus  importantes  de  beaucoup  sont  celles  que  M.  Chauveau 
a  publiées  sur  les  transformations  réciproques  des  principes 
immédiats  dans  l'organisme  suivant  les  conditions  de  son 
fonctionnement  et  les  circonstances  de  son  activité.  Nous  trou- 
verons une  occasion  naturelle  d'en  parler  avec  le  dévelop- 
pement qu'elles  méritent  en  nous  occupant  de  la  Physiologie  de 
la  contraction  musculaire  et  du  mouvement,  c'est-à-dire  de 
l'Energétique  musculaire. 

A.  Dastre. 


UN  ANGLAIS  QUI  AIMAIT  U  FRANCE 


Henry  Reeve,  dont  M.  Laughton  vient  d'écrire  la  biographie  et 
de  publier  la  correspondance,  fut  un  homme  heureux,  et  U  faut  lui 
rendre  le  témoignage  que  sa  sagesse  aida  beaucoup  à  son  bonheur  (1). 
Fils  d'un  médecin  de  Norwich,  il  ne  s'est  jamais  plaint  que  son  père 
ne  lui  eût  laissé  qu'une  modeste  fortune  ;  il  avait  le  goût  du  travail,  il 
travailla,  et  il  est  mort  en  1895,  à  l'âge  de  quatre-vingt-deux  ans,  sans 
avoir  éprouvé  dans  sa  longue  existence  aucun  mécompte,  aucune  dé- 
ception, parce  qu'il  ne  demandait  à  la  vie  que  ce  qu'elle  pouvait  lui 
donner.  Il  fut  ce  qu'il  voulait  être,  et  il  ne  souhaita  jamais  d'être  autre 
chose;  il  fit  ce  qu'il  voulait  faire,  et  il  le  fit  bien.  «  Vous  devez  avoir 
une  vaste  et  magnifique  terre,  disait  Candide  au  bon  Turc  qu'il  rencon- 
tra sous  un  berceau  d'orangers.  —  Je  n'ai  que  vingt  arpens,  »  répon- 
dit le  Turc.  Henry  Reeve  cultiva  si  bien  ses  vingt  arpens  que  son  jardin 
rapporta  beaucoup,  et  qu'il  se  mêla  quelque  gloire  au  profit  qu'il  en 
retirait. 

Les  fonctions  publiques  qu'U  exerça  n'étaient  pas  de  celles  qui 
mettent  un  homme  en  vue  :  la  Reine  le  nomma  en  1853  registrar  du 
Conseil  privé,  auquel  il  avait  été  attaché  en  1837  comme  clerc  des  ap- 
pels. Durant  quinze  ans,  il  fut  un  des  principaux  rédacteurs  du  Times, 
où  il  écri\dt  près  de  2  500  articles,  qui  équivalaient,  disait-il  lui-même, 
à  quinze  volumes  in-8°de  cinq  cents  pages  chacun,  et  lui  avaient  rap- 
porté, ajoutait-il,  plus  de  13  000  livres  sterUng. 

En  1856,  il  devint  directeur  de  la  Revue  d' Edimbourg,  et,  peu  après, 
le  conseiller  hltéraire  d'une  grande  maison  de  librairie.  Il  s'acquitta  à 
son  honneur  de  tous  les  métiers  dont  il  làta.  Ce  registrar  faisait  si 
bonne  figure  dans  le  Conseil  privé  qu'en  1871,  il  fit  parler  de  lui  à  la 

(1)  Memoirs  of  the  Life  and   Correspnndence  of  Henri/   Reeve,  by  John  Knox. 
Laughton,  2  vol.  in-8°;  Londres,  1898,  Longmans.  (ireen  et  C'«. 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Chambre  des  lords  :1e  marquis  de  Salisbury  prétendit  qu'un  honorable 
gentleman,  M.  Reeve,  pour  lequel  il  professait  le  plus  grand  respect, 
était  de  fait  et  contrairement  aux  us  et  coutumes  la  cheville  ouvrière 
du  Conseil,  que  c'était  lui  qui  choisissait  les  juges  appelés  à  prononcer 
sur  tel  cas  particulier.  Les  articles  qu'il  publiait  dans  le  Times  étaient 
fort  remarqués,  et  les  ministres  comptaient  avec  sa  plume.  Enfin,  di- 
rigée par  lui,  la  Revue  d'Edimbourg  grandit  en  autorité  et  en  crédit. 
«  La  carrière  de  M.  Henry  Reeve,  a  dit  un  des  rédacteurs  de  cette 
Revue,  est  une  preuve  frappante  qu'en  Angleterre  l'influence  ne  se  me- 
sure pas  toujours  à  la  notoriété.  Son  nom  n'était  guère  connu  du  grand 
public  ;  beaucoup  de  gens  savaient  qu'il  avait  traduit  Tocque\T.lle,  édité 
les  Mémoires  de  Gréville,  publié  un  li\Te  sur  la  France  monarchique  et 
répubUcaine,  et  qu'il  occupait  depuis  longtemps  l'emploi  respectable, 
mais  peu  marquant,  de  greffier  du  Conseil  privé.  Les  initiés  seuls  sa- 
vaient qu'il  était  une  force  \i vante,  une  puissance  littéraire,  que  peu 
de  ses  contemporains  avaient  tenu  une  si  grande  place  dans  quelques- 
uns  des  cercles  les  plus  sélects  de  la  société  anglaise,  et  que  pendant 
bien  des  années  il  avait  exercé  une  influence  politique,  qui  est  rare- 
ment le  partage  d'un  Anglais  qu'on  n'a  jamais  vu  siéger  ni  dans  un 
Parlement  ni  dans  un  Cabinet.  » 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  cette  affaire,  c'est  qu'à  l'âge 
des  ambitions  folles  et  des  espérances  démesurées,  il  n'avait  jamais 
rêvé  de  devenir  ni  député  ni  ministre.  Son  lot  lui  suffisait,  il  n'aspirait 
point  aux  grandeurs,  il  n'enviait  pas  les  parvenus  ;  il  était  né  content. 
Il  écrivait  à  sa  mère,  en  1841,  qu'un  jour,  à  Toulouse,  ayant  entrepris 
de  grimper  au  sommet  d'un  clocher,  il  avait  acquis,  chemin  faisant, 
la  certitude  qu'arrivé  au  terme  de  sa  pénible  ascension,  il  n'apercevrait 
que  quelques  rues  en  lacet,  des  toits,  et  au  loin  un  vague  horizon  : 
«  J'ai  abandonné  la  partie  et  mes  compagnons,  je  suis  allé  les  attendre 
assis  dans  l'herbe  du  cimetière.  Telle  est  ma  conception  présente  de  la 
vie.  La  vue  que  j'ai  d'où  je  suis  n'est  pas  si  différente  de  celle  que 
commande  la  flèche  d'une  cathédrale,  que  cela  puisse  égarer  mon  ju- 
gement et  m'exciter  à  des  efforts  téméraires.  »  Il  avait  raison  :  s'il  était 
né  content,  il  était  né  curieux,  et,  sans  risquer  de  se  casser  le  cou,  res- 
tant à  mi-hauteur,  il  a  vu  dans  le  cours  de  sa  longue  vie  autant  de 
choses,  autant  d'hommes  qu'on  en  peut  voir  du  haut  d'un  belvédère, 
et  il  les  a  vus  de  plus  près. 

Un  jeune  écrivain  qui,  le  cœur  palpitant  d'émotion,  se  présentait 
pour  la  première  fois  chez  le  directeur  de  la  Revue  d'Edimbourg  pour 
lui  offrir  un  manuscrit,  se  trouvait  en  présence  d'un  homme  de  haute 


UN    ANGLAIS    QUI    AIMAIT    LA    FRANCE.  219 

stature,  gros,  épais,  corpulent,  à  la  large  face,  qu'on  eût  été  moins 
surpris,  nous  dit  son  biographe,  de  rencontrer  au  milieu  d'un  champ 
de  navets  que  dans  les  bureaux  d'une  Revue  ou  du  Conseil  privé.  Il 
avait,  dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  les  allures  d'un  dictateur  et 
quelquefois  un  peu  d'emphase,  plus  souvent  le  ton  brusque,  tranchant, 
ou  cette  poUtesse  recherchée  qui  tient  les  gens  à  distance. 

Il  rendait  des  arrêts  secs  et  décisifs  :  «  Mon  a\is  est  qu'il  n'y  a  rien 
à  faire  de  cela...  Avant  d'écrire  un  article  ou  un  livre,  il  serait  bon  de 
savoir  l'anglais  et  l'orthographe...  On  ne  m'apporte  que  des  balivernes, 
de  pures  fadaises!  Quelle  perte  de  temps  et  de  peine  !...  Le  travail  en 
question  pourrait  être  excellent  s'il  n'était  pas  extrêmement  mauvais.  » 
Le  jeune  auteur,  dont  il  avait  refusé  la  copie,  se  retirait  le  cœur  gros 
et  se  consolait  de  son  déboire  en  déclarant  à  qui  voulait  l'entendre  que 
M.  Henry  Reeve  était  un  affreux  despote,  plus  propre  à  planter  des 
choux  qu'à  juger  des  choses  littéraires.  Il  n'avait  pas  remarqué  que  ce 
despote  avait  une  voix  douce  et  musicale  ;  il  était  à  mille  lieues  de  de- 
viner que  ce  gros  homme  tranchant  était  un  gentleman  accompli, 
raffiné,  qui  avait  beaucoup  d'agrément,  beaucoup  de  haut,  qui  possé- 
dait plus  que  personne,  quand  il  le  voulait  bien,  l'art  de  plaire  et,  dans 
le  sens  le  plus  irréprochable  du  mot,  le  don  de  l'insinuation. 

Dès  sa  première  jeunesse,  il  aima  passionnément  le  monde,  et,  dès 
ses  débuts,  il  s'y  sentit  à  l'aise.  Il  n'était  pas  de  la  race  des  adolescens 
timides  qui  ont  besoin  qu'on  les  encourage.  Lorsque  Chateaubriand  se 
rendit  de  Rennes  à  Paris,  seul  dans  une  chaise  de  poste  avec  M"""  Rose, 
marchande  de  modes  leste  et  désinvolte,  ce  tête-à-tête  l'épouvanta  : 
«  Moi,  qui  de  ma  vie  n'avais  regardé  une  femme  sans  rougir,  comment 
descendi-e  de  la  hauteur  de  mes  songes  à  cette  effrayante  vérité?  »  11 
se  collait  dans  l'angle  de  la  voiture  de  peur  de  toucher  la  robe  de 
M""^  Rose;  lui  parlait-elle,  H  balbutiait;  elle  regardait  avec  ébahisse- 
ment  «  ce  nigaud  dont  elle  regrettait  de  s'être  emberloquée.  »  Tel 
homme  de  génie  a  commencé  par  être  un  nigaud;  Reeve,  qui  ne  se 
piquait  pas  d'avoir  du  génie,  eût  découvert  sur-le-champ  ce  qu'il  fal- 
lait dire  à  M""*  Rose  pour  se  gagner  ses  bonnes  grâces,  et  il  aurait  pris 
un  plaisir  extrême  à  lui  faire  narrer  sa  vie  et  ses  secrets.  Il  ne  préféra 
jamais  le  silence  des  bois  aux  caquetages  des  salons,  il  ne  fut  jamais 
un  de  ces  sauvages  qu'il  faut  apprivoiser.  M.  de  Bismarck  a  raconté 
un  jour  que  les  meilleures  heures  de  sa  jeunesse  furent  celles  qu'U 
passa  assis  sous  un  vieux  poirier,  sa  pipe  à  la  bouche,  relisant  un  livre 
qui  lui  plaisait  ou  laissant  vaguer  ses  pensées.  Sans  doute  le  monde 
lui  apparaissait  comme  un  écheveau  difficile  à  débrouiller,  et  H  croyait 


220  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

découvrir  en  lui-même  un  mystère  qui  l'inquiétait.  Reeve  eut  bientôt 
fait  de  deviner  le  mot  de  son  énigme  ;  il  ne  se  chercha  pas  longtemps  ; 
à  vrai  dii^e,  il  n'avait  eu  que  la  peine  de  naître  pour  se  trouver. 

Quoiqu'il  eût  beaucoup  lu,  c'est  surtout  par  les  conversations  qu'il 
s'instruisait.  La  première  fois  qu'il  fut  présenté  à  Victor  Hugo,  il  con- 
stata avec  chagrin  que  ce  grand  poète  était  un  médiocre  causeur.  C'est 
un  reproche  qu'on  ne  fit  jamais  à  Henry  Reeve;  mais  il  n'a  pas  écrit 
les  Orientales,  ni  raconté  les  tristesses  d'Olympio.  Il  savait  causer,  il 
savait  écouter,  et  ce  qui  est  encore  plus  rare,  il  s'intéressait  \-ivement 
aux  affaires  des  autres,  et  c'est  la  chose  du  monde  dont  les  autres  nous 
savent  le  plus  de  gré.  Aussi  était-il  partout  le  bienvenu;  on  ne  se 
contentait  pas  de  l'accueillir,  on  le  recherchait,  ou  lui  faisait  fête. 

L'hiver  qu'il  passa  en  Paris  en  1836  lui  laissa  un  ineffaçable  souvenir  ; 
il  avait  alors  vingt-trois  ans  :  «  M"^  de  Circourt,  écrivait-il  peu  d'années 
avant  sa  mort,  avait  en  ce  temps  un  salon  capital,  où  je  liai  connais- 
sance avec  la  duchesse  de  Rauzan,  la  duchesse  de  Mailly,  la  marquise  de 
la  Grange,  la  marquise  de  BelUsen.  J'étais  intime  avec  le  ministre  de 
Bavière  ;  je  -sis  chez  lui  le  docteur  Koreff  et  un  grand  nombre  de  diplo- 
mates. Hiller  avait  une  bonne  maison  pour  la  musique  ;  j'y  entendis 
Nourrit,  Ernst  et  Chopin.  J'étais  en  relations  avec  Henri  Lehmann  et 
d'autres  artistes.  Les  Czartoryski  étaient  installés  à  Thôtel  Lambert. 
Tocqueville,  Gustave  de  Beaumont,  Lucas  étaient  à  Paris.  Faucher 
m'introduisit  chez  M.  Thiers.  Je  me  liai  avec  Dufaure,  iMarmier, 
^{me  d'Agoult,  dont  la  maison  était  charmante.  M™'  Marliani,  etc.  Mon 
hiver  fut  très  brillant.  »  Quatre  ans  auparavant,  lorsqu'il  en  avait  dix- 
neuf,  quoique,  pour  employer  son  mot,  il  ne  fût  pas  encore  lancé,  il 
avait  pénétré  dans  l'intimité  de  d'Eichthal,  de  Victor  Cousin,  de  Ler- 
minier,  de  Ballanche,  et  il  allait  voir  danser  la  Taglioni  en  compagnie 
de  Mendelssohn,  qui  définissait  la  danse  :  la  musique  du  corps.  Il  s'en 
souvenait  dans  sa  vieillesse  ;  il  avait  la  mémoire  tenace  et  presque 
infaillible,  il  n'oubUait  et  n'inventait  rien. 

Si  désireux  qu'il  fût  de  leur  plaire,  ce  n'était  pas  la  société  des 
femmes  qui  l'attirait  le  plus.  Il  les  jugeait  avec  quelque  sévérité,  il  leur 
demandait  les  vertus  qu'elles  se  soucient  le  moins  d'avoir,  l'esprit  de 
conséquence,  des  opinions  arrêtées,  la  fixité  dans  les  goûts  et  les  dé- 
goûts. Il  se  détacha  d'une  jeune  fille  qu'il  commençait  à  aimer  en 
remarquant  qu'elle  manquait  d'exactitude,  de  ponctualité  dans  les 
petites  choses  de  la  vie.  La  vérité  est  que,  peu  romanesque  de  son  na- 
turel, il  avait  trop  de  curiosités  à  satisfaire  pour  avoir  le  temps  d'être 
sérieusement  amoureux.   Les  attentions  d'une  johe  femme    le  tou- 


UN    ANGLAIS    (JUI    AIMAIT    LA    FliANCE.  221 

chaient  beaucoup  moins  que  les  complaisances  d'un  homme  célèbre, 
qui  consentait  à  l'initier  à  ses  grandes  et  petites  affaires.  C'était,  de 
toutes  les  conquêtes,  de  toutes  les  bonnes  fortunes  qui  pouvaient  lui 
échoir,  celle  dont  il  était  le  plus  friand,  et  d'année  en  année  s'allongeait 
la  Hste  de  ses  illustres  amis.  La  plupart  lui  avaient  accordé  leur  con- 
fiance du  premier  coup  ;  il  les  avait  rencontrés  dans  un  raout,  dans  un 
bal,  dans  un  dîner  de  cérémonie,  les  avait  séduits  par  les  agrémens 
de  son  esprit  naturel  et  facile  ;  on  éprouvait  le  besoin  de  se  revoir,  de 
s'écrire  et  il  pouvait  dii-e  :  En  voilà  pour  la  \ie. 

Ce  bourgeois  de  Norwich,  que  ni  l'éclat  de  sa  naissance  ni  sa  for- 
tune ne  signalaient  à  l'attention  publique,  était  fier  de  ses  succès  mon- 
dains, et  il  s'en  étonnait.  Il  lui  semblait  étrange  qu'à  vingt  ans,  il  fût 
intimement  lié  avec  des  ambassadeurs,  des  hommes  d'État,  des  poètes, 
des  peintres,  des  musiciens  d'une  renommée  européenne  ;  qu'à  vingt- 
six  ans,  il  entretînt  des  relations  de  société  avec  tous  les  membres  du 
cabinet  anglais,  à  deux  exceptions  près.  Il  connaissait  tout  le  monde 
en  Angleterre  et,  durant  ses  fréquens  séjours  en  France,  il  voyait  toutes 
les  portes  s'ouvrir  devant  lui.  Il  écrivait  de  Paris,  en  1840:  «  J'ai  dîné 
hier  avec  Zamoyski,  en  compagnie  d  Urquhart,  ce  folâtre  derviche 
politique,  qui,  je  suis  fâché  de  le  dire,  a  infecté  de  ses  erreurs  de  meil- 
leures têtes  que  la  sienne;  j'écoutai  ses  fatidiques  harangues,  qui 
m'amusèrent.  Dans  la  soirée,  je  me  rendis  à  Auteuil,  où  Thiers  me 
reçut  avec  un  grand  empressement  et  causa  longuement  avec  moi.  Je 
rencontrai  chez  lui  Cousin,  Mignet,  Léon  de  Malle vOle  ;  j'y  dînerai 
aujourd'hui.  Cousin  me  dit  :  «  Mon  cher  Henry,  vivez,  vivez  un  peu 
avec  Thiers  et  moi.  »  Dans  le  fait,  on  peut  dire  que  le  cabinet  français 
me  donne  la  table  et  le  couvert.  »  Parmi  tous  les  rôles  qu'on  peut 
jouer  dans  la  grande  comédie  humaine,  ses  préférences  étaient  pour 
celui  de  confident  ;  il  possédait  toutes  les  qualités  de  l'emploi.  Le  mar- 
quis de  Lansdowne  et  lord  Clarendon  lui  expliquaient  les  dessous  de 
leur  politique  ;  jusqu'à  la  fin,  il  sera  en  correspondance  réglée  avec 
M.  Guizot  et  avec  Tocque\dlle,  qui  lui  ouvriront  leur  cœur,  et  en  1885, 
le  Comte  de  Paris  lui  révélera  ses  espérances  et  ses  projets,  dans  des 
lettres  qui  ne  sont  pas  parmi  les  moins  intéressantes  qu'ait  publiées 
M.  Laughton. 

Il  joignait  à  des  principes  dont  il  ne  démordait  pas,  et  qui  étaient 
pour  lui  des  dogmes,  une  souplesse  d'esprit  et  de  caractère  qui  lui  per- 
mettait de  comprendre  facilement  les  choses  du  dehors  et  de  les  juger 
sans  parti  pris.  Il  eut  toujours  le  pied  léger,  la  passion  des  voyages, 
mais  il  n'était  pas  de  ces  Anglais  qui  portent  partout  l'Angleterre  avec 


222  RZYTE  DES  DEUX  MONDES. 

eux.  11  ne  se  plaigmait  point  que  Tespèce  humaine  fût  riche  en  variétés; 
il  pensait  que  chacune  a  ses  avantages  particuliers,  son  office  propre, 
une  mission  à  remplir  et  sa  place  au  soleil.  Les  lois,  les  coutumes,  les 
mœurs  étrangères  Imtéressaient  et  ne  l'étonnaient  pas  longtemps. 

Il  avait  à  peine  connu  son  père,  mort  avant  lâge  ;  il  était  resté  sous 
la  garde  de  sa  mère,  qui  aimait  elle-même  à  courir  le  monde  et  lui  fit 
respirer  de  bonne  heure  l'air  du  continent.  Il  n'avait  guère  que  sept 
ans  quand  elle  l'emmena  à  Paris,  et  de  Paris  en  Suisse.  J"ai  dit  com- 
bien sa  mémoire  était  tenace  et  précise.  Il  se  souvenait  dans  ses  vieux 
jours  d'être  descendu  au  grand  hôtel  de  Qiarlemagne,  place  Royale. 
au  Marais,  et  d'avoir  vu  de  chez  M"'^  de  Pontigny,  dont  l'appartement 
était  au-dessus  du  passage  voûté  qui  conduisait  dans  la  place,  défiler 
la  procession  de  la  Fête-Dieu,  où  figuraient  les  trois  Duchesses  d'An- 
gouléme,  de  Berri  et  d'Orléans,  hatiilléeslune  de  rouge,  la  seconde  de 
blanc,  la  troisième  de  bleu.  Il  avait  vu  aussi  Louis  XVIU  passer  une 
revue  au  Carrousel,  du  haut  d'un  balcon,  et  son  habit  de  velours  noir, 
son  grand  cordon  bleu  du  Saint-Esprit,  lui  étaient  restés  dans  les  yeux. 
Le  Jardin  des  Plantes  le  ravit,  et  il  n'oublia  jamais  certains  tableaux 
qu'il  avait  admirés  au  Louvre. 

Il  partit  pour  la  Suisse  dans  une  berline  attelée  de  trois  chevaux, 
et  il  ne  lui  échappa  point  que  leur  cocher,  bonapartiste  enrage,  avait 
su  gagner  le  cœur  de  sa  mère.  D  ressentit  quelque  émotion  en  con- 
templant du  haut  du  Jura  l'azur  du  lac  Léman  :  n  en  fit  le  toar,  visita 
Goppet,  où,  à  son  vit  chagrin,  on  ne  rencontrait  plus  M""*  de  Staël.  Pen- 
dant que  sa  mère  allait  à  Chamonix,  demeuré  seul  à  Genève,  cet  enfant 
précoce  et  prédestiné  dina  pour  la  première  fois  en  ville  :  mais  je  ne 
pense  pas  que,  ce  jour-là,  aucun  grand  homme  lui  ait  fait  des  confi- 
dences. En  regagnant  l'Angleterre,  n  s'arrêta  de  nouveau  à  Paris  ;  on 
le  mena  aux  Français,  il  vit  Talma  et  M--*  Duchesnois  dans  ManeStuart. 
II  parlait  déjà  couramment  notre  langue,  et,  rentré  à  Norwich,  il  lui 
arriva  souvent  de  réciter  des  tirades  de  Ducis,  au  grand  divertissement 
de  sa  famille. 

Douze  ans  plus  tard,  sa  mère  décida  qu'il  irait  terminer  ses  études 
à  Genève.  «  La  sodéié  genevoise,  dit-il,  était  alors  très  brillante,  "  et 
comme  on  la  remarqué.  "  elle  semblait  dater  du  xvui*  siècle,  eUe  en 
conservait  les  traditions.  »  Il  connut  Sismondi,  le  voyageur  Simond, 
Bonstetten,  Dumont,  de  Candolle,  Rossi,  Augnste  de  la  Rive,  et  leurs 
entretiens  lui  paraiss^ent  plus  instructifs  et  plus  attrayans  que  les 
mathématiques,  qu'il  avait  en  horreur.  U  frayait  aussi  avec  des  réfu- 
giés, avec  nombre  de  Polonais,  Krasinski,  Adam  Mickievuicz,  Auguste 


rX   ANGLAIS    fjn    AIMAIT    LA    FBAJCE.  223 

et  Ladislas  Zamoyski.  D  convient  Ini-méme  que,  iMsqa'il  revit  l'An- 
gleterre, il  sy  sentit  qaelqoe  temps  comme  dépaysé.  0  la  quitta  de 
nouveau  ponr  voyager  en  Italie,  après  qnoi  il  passa  i^nsieiiis  mob  à 
Monich,  où  fl  suivit  les  cours  de  ScfaeDing,  à  qui  il  rendait  de  fré- 
quentes visites  et.  quoiqu'il  fit  peu  de  cas  de  la  métapliysiqiie.qiMriqn'il 
la  traitât  de  science  abstruse  et  qu'il  estimât  que  la  vraie  phîlosophîe 
consiste  à  se  connaître  soi-même  et  à  tâcher  de  connaître  les  antres, 
il  était  heureux  et  fier  de  causer  familièfement  avec  un  grand  penseur 
qui  lavait  pris  en  goût. 

n  commençait  cependantâ  avoir  le  mal  du  pays;  il taidaitaii cheval 
de  revoir  son  écurie,  n  fut  diarmé  de  rencontrer  à  Mumcfa  nn  de  ses 
compatriotes,  Jf.  Handley.  dont  il  s'éprit  à  promère  Tue  :  «  Toos  pou- 
vez imaginer,  écrivait-il  à  sa  mère,  le  plaisir  avec  lequel  je  découvris 
dans  ce  ciel  vaste  et  solitaire  une  étoile  errante,  détadiée  comme  moi 
de  la  constellation  à  laquelle  elle  apparti^^*^  ^  fTsndley  r^iésenle  à 
mes  yeux  cette  Auj^terre  que  je  d  :  i:  i; ,  ronnaltre  si  je  dois 

apprendre  à  vivre.  *  Et  fl  citait  ce  ii  ir  i-  /.en  :  «J'ai  vu  les 
amitiés  les  plus  intimes  naître  presç^  ^         :     :  i-  -r'est  que  le 

cœur  a  son  tact  pour  IrS  rri-.jiiTi;  ::::-:-  :::nr  -^  .  î  le  âen 
pour  les  conc^tions  ::;:. nd^.  »  Pe"  ;  tl  :       .    r:  il  ::t  :.  Han- 

dley pour  un  homme  ir  Tt:^  .  tant  ri  lu  ^i  î    ::r  un  Aurais, 

n  trouvait  en  tout  pa  i.:  ^rs  et  des  gens  às<mgoât.  mais  per- 

sonne ne  ressemblait  m  :iz  5  rir  .  i  \  un  déraciné. 

(Test  le  témoignage  que  lui  ren  i::  tl  :  . r  Duc  d'Anmale, en  pro- 
nonçant son  éloge  fonèbre  devant  l'A  :.  1-1:1:7  ÏtS  sciences  morales, 
qui  huit  ans  auparavant  avait  dioisi  Re  7  :  1:  1:1  de  ses  associés 
étrangers.  «  La  figure  d'Henry  Reeve,  disâit-L  -  aitidlement 

originale,  et  fl  devait  son  oiiginalîté  non  seideEi:  :  .  .  1 1' ire  de  scm 
esprit,  mais  à  l'éducÊt:  ii.  r  "1  iviit  reçue...  Son  i;  l.  ^  .  1:  '."étran- 
ger fad avait  laissé  de-  :  1  t  ;  -  ^es.  H  en  avait  :  ;  :  'te 
de  cosmopolitisme  éil^iT  .ri_prir,  entretampar  -  - 
lations.  Je  ne  veux  pa.;  i::  ti'H  ne  fût  pas  Aiiii^i^  s,'  z^.  ii- u-i. 
Passionnément  patzi-:'-  -:  1  -' ^sismoiquîtaiienferaiunr^rodie, 
û  épousait  les  passi  1  ~  -  le  son  pays,  maâs  sans  rudesse, 
sans  hantenr,  sans  h  i  :  -  1 7  -  -itres  peuples,  sans  préjugés 
contre  aucune  nation 

De  tontes  les  nan .  i^  -      :ii- 77-       _ 
sûrement  la  France.  >  ;  1  ^7   .laent  fl  n'avait  pas  de  _ 
contre  nous,  fl  était  :     -  —   -ible  à  nos  qualités  qu'à  nos  défauts.  H 
avjit  ea  quelque  peir  r^e  et  à  goûter  les  fMk  miml'i  :  fl  avait 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

écrit  dans  un  moment  d'humeur  «  qu'ils  étaient  le  peuple  le  moins  in- 
téressant du  monde,  que  l'Allemagne  est  un  pays  où  l'on  trouve  rare- 
ment ces  vertus  d'usage  courant  qui  mettent  de  l'huile  dans  les  rouages 
de  la  vie.  »  Nous  lui  avions  plu  dès  le  premier  jour.  Il  disait  que  le  duc 
de  Cleveland,  qu'il  avait  rencontré  chez  la  duchesse  de  Mailly,  était  à  sa 
connaissance  le  seul  Anglais  qui  fût  tout  à  fait  chez  lui  dans  la  meilleure 
société  française.  Il  aurait  pu  en  dire  autant  de  lui-même.  Son  biographe 
en  convient,  son  commerce  précoce  avec  la  société  parisienne  avait 
décidé  en  quelque  mesure  de  son  tour  d'esprit  :  certaines  impressions 
de  jeunesse  sont  si  vives  qu'on  en  porte  à  jamais  la  marque. 

Il  ne  se  passait  guère  d'année  qu'il  ne  fit  un  séjour  à  Paris,  il 
éprouvait  le  besoin  de  converser  avec  des  Français  et  d'exprimer  ses 
idées  en  français  ;  nous  étions  nécessaires  à  son  bonheur.  ((  Certes, 
disait  encore  le  Duc  d'Aumale,  il  n'aurait  jamais  épousé  la  cause  de  la 
France  engagée  contre  l'Angleterre;  mais,  quand  il  voyait  l'Angleterre 
et  la  France  d'accord,  sa  joie  était  vive,  et,  lors  de  nos  malheurs,  sans 
prendre  parti  dans  la  querelle,  il  n'a  jamais  caché  la  sympathie  que  lui 
inspirait  la  France  vaincue.  «  La  meilleure  preuve  qu'on  en  puisse 
donner  est  le  billet  qu'il  reçut  au  lendemain  de  l'occupation  de  Ver- 
sailles par  les  Allemands  : 

Cher  Monsieur,  jamais  je  n'aurais  cru  que  je  vivrais  assez  pour  voir  un 
pareil  jour.  Vous  devinez  tout  ce  que  mon  cœur  éprouve.  Vous  êtes  du  bien 
petit  nombre  de  ceux  avec  qui  il  m'est  possible  de  causer  en  ce  moment,  et 
vous  me  ferez  du  bien  si  vous  venez  déjeuner  ici  dimanche  prochain,  à  midi 
et  demi.  Mille  amitiés.  H.  d'Orléans. 

Dans  l'habitude  de  la  vie,  la  France  et  l'Angleterre  n'ont  aucune 
raison  de  se  vouloir  du  mal,  et  elles  se  décident  facilement  à  se  vou- 
loir du  bien  :  en  fin  de  compte,  malgré  la  prodigieuse  différence  des 
tempéramens,  ce  sont  les  deux  nations  de  l'Earope  qui  ont  le  plus 
d'idées  communes.  Nous  avons  pour  les  Anglais  une  grande  considéra- 
tion ;  nous  admirons  la  solidité  de  leur  gouvernement,  l'énergie  de 
leur  caractère  ;  il  nous  en  coûte  peu  de  reconnaître  qu'ils  ont  fait  de 
grandes  choses,  et  nous  sommes  sujets  àdeviolens  accès  d'anglomanie. 
De  leur  côté,  les  Anglais  qui  raisonnent  estiment  que  la  France  est  né- 
cessaire à  l'équilibre  de  l'Europe,  que  l'entente  cordiale  des  deux  pays 
offre  de  sérieux  avantages  à  l'un  comme  à  l'autre,  que  c'est  une  société 
d'assurance  mutuelle  et  le  moyen  le  plus  efGcace  de  sauvegarder  la 
paix  du  monde. 

Mais  l'afTection  que  nous  portent  les  Anglais  est  un  sentiment  d'une 
nature  particulière,  sur  lequel  nous  ne  pouvons  faire  aucun  fond.  Us 


UN    ANGLAIS    QUI    AIMAIT    LA    FRANCE.  22o 

sont  très   ombrageux,  très  défians  et  très  exigeans;  pour  qu'Qs  con- 
sentent à  nous  aimer  ou  à  nous  supporter,  il  faut  que  nous  soyons  in- 
finiment modestes  dans  nos  prétentions,  que  nous  n'ayons  aucune  idée 
de  nous  agrandir,   que  nous  renoncions  à  rien  entreprendre ,   car  ils 
n'autorisent,  ils  n'approuvent,  ils  ne  considèrent  comme  justes  et  légi- 
times que  leurs  propres  entreprises.  Leur  droit  est  sacré,  le  nôtre  est 
toujours  contestable;  tout  ce  qui  leur  est  permis  nous  est  sévèrement 
interdit.  Caressons-nous  quelque  dessein  qui  nous  promet  profit  et 
gloire,  nous  ne  sommes  plus  que  des  trouble-fète  qu'U  faut  tenir  en 
respect  ;  surgit-il  entre  eux  et  nous  quelque  conflit  d'opinions  ou  d'in- 
térêts, nous  sommes  des  fous  qu'il  faut  mettre  à  la  raison.  Ils  reven- 
diquent toutes  les  libertés,  ils  nous  imposent  tous  les  devoirs  :  c'est  la 
méthode  britannique.  LaveUle,  ils  étaient  courtois,  presque  gracieux, 
et  tout  à  coup  ils  dénoncent  notre  perversité  à  l'univers;  ils  énumèrent 
nos  crimes,  récapitulent  tous  nos  \-ieux  péchés;  aux  menaces  se  mêlent 
les  injures;  on  déverse  sur  nous  un  flot  de  bile  noire,  et  0  n'en  est 
pas  de  plus  noire  ni  de  plus  amère  que  celle  d'un  Anglais  qui  a  essuyé 
quelque  contrariété.  En  vain  un  petit  nombre  de  sages,  qui  conser- 
vent dans  les  tempêtes  la  sérénité  de  leur  jugement,  cherchent-t-ils  à 
s'interposer,  à  expliquer  notre  conduite,  à  plaider  les  circonstances  atté- 
nuantes, ils  ne  sont  point  écoutés.  Phons-nous  les  épaules,  rentrons- 
nous  dans  notre  coquille,  la  tempête  se  calme  comme  par  enchante- 
ment; on  daignera  nous  déclarer  qu'on  nous  fait  grâce,  qu'après  tout 
nous  avons  du  bon,  qu'on  sera  charmé  de  s'entendre  avec  nous,  pourvu 
que  nous  nous  engagions,  la  main  sur  l'Évangile,  à  ne  jamais  rien  de- 
mander, à  ne  jamais  rien  désirer.  «  Fais-toi  petit,  »  disait  Confucius; 
mais  il  se  le  disait  à  lui-même;  les  Anglais  le  disent  aux  autres.  Nous 
ne  leur  plaisons  qu'à  la  condition  d'être  divisés  et  faibles  ;  si  nous  de- 
venions tout  à  fait  infirmes,  ils  seraient  aux  petits  soins,  ils  seraient 
déhcieux. 

Un  jour  du  mois  de  février  1856,  Reeve  ayant  rencontré  au  Green- 
Park  sir  Henry  Bulwer,  ils  devisèrent  sur  l'alUance  anglo-française, 
laquelle,  selon  Bulwer,  n'était  pour  nous  qu'un  marchepied  dont  nous 
nous  flattions  de  nous  servir  pour  monter  plus  haut.  —  «  Les  Français, 
quand  ils  contractent  une  alliance  avec  nous,  répliqua  Reeve,  sont  à 
notre  égard  dans  la  situation  d"un  homme  qui  a  épousé  sous  le  régime 
dotal  une  femme  très  riche  ;  on  a  pris  tant  de  précautions  qu'il  ne  peut 
disposer  d'un  penny  de  la  dot.  »  Il  trouvait  cet  arrangement  fort  na- 
turel et  très  convenable.  Il  faisait  des  vœux  pour  notre  féUcité;  mais  il 
entendait  que  la  France  se  contentât  d'un  bonheur  tout  négatif,  qu'il 

TOME  CL.  —  1898.  15 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  souhaitait  complet,  les  puissances  célestes  ayant  décrété  que  le 
bonheur  positif,  qui  consiste  à  prendre  et  à  posséder  ce  qu'on  désire, 
serait  à  jamais  le  partage  exclusif  de  l'Angleterre.  Si  c'est  ainsi  que 
nous  étions  aimés  de  l'Anglais  qui  nous  aimait  le  plus,  jugez  des 
sentimens  que  nous  inspirons  aux  Anglais  qui  nous  aiment  peu. 

Durant  toute  sa  vie  ce  gallophile  convaincu  ne  laissa  pas  de  ressentir 
un  vif  mécontentement  en  apprenant  qu'une  fois,  par  hasard,  il  nous 
était  arrivé  de  prendre  quelque  chose.  L'annexion  de  la  Savoie  le  dé- 
sola, il  fit  ce  qu'il  put  pour  l'empêcher;  il  pensait,  comme  lord  Claren- 
don,  que  cet  événement  déplorable  préparait  un  remaniement  général 
de  la  carte.  Il  considéra  comme  un  malheur  public  notre  installation  en 
Tunisie  ;  mais  il  admettait  sans  peine  que  l'Egypte  devînt  une  pro\'ince 
anglaise;  il  n'y  trouvait  rien  à  redire.  Dans  l'affaire  du  Siam,  il  nous 
soupçonna  de  nourrir  de  méchans  desseins.  Un  mois  avant  sa  mort,  il 
reçut  pour  la  Revue  d^Edimbourg  un  article  du  capitaine  Ohver  sur 
notre  expédition  à  Madagascar.  Le  capitaine  tenait  pour  certain  qu'après 
de  dures  épreuves,  au  prix  de  grands  efforts  et  de  grandes  souffrances, 
nous  aurions  le  dernier  mot.  Reeve  n'envoya  l'article  à  l'imprimerie 
qu'en  se  promettant  d'en  modifier  les  conclusions,  qui  le  chagrinaient. 
Il  écrivait  à  Fauteur  le  12  septembre  1895  :  «  J'ai  expédié  à  Spottiswoode 
vos  épreuves  corrigées,  en  y  ghssant  quelques  légères  suggestions  de 
mon  cru.  »  Il  était  trop  modeste  ;  ce  quïl  entendait  par  «  de  légères 
suggestions,  »  c'étaient  des  paragraphes  entiers,  écrits  de  sa  main,  et 
qu'il  avait  substitués  à  ceux  qui  lui  déplaisaient.  «  La  situation  des 
Français  est  des  plus  critiques, ajoutaitcedirecteurautoritaire.Amoins 
qu'Us  ne  remportent  quelque  succès  signalé  dans  les  deux  semaines 
qui  \'iennent,  il  y  aura  un  désastre  et  un  terrible  branle-bas.  Je  vois 
par  la  carte  que,  le  5  de  ce  mois.  Us  étaient  encore  à  Andriba,  c'est-à- 
dire  aux  trois  cinquièmes  de  la  distance  qui  les  sépare  d'Antananarivo. 
Il  leur  a  fallu  cinq  mois  pour  y  arriver,  et  à  mesure  qu'Us  avancent,  la 
difficulté  de  vivre,  de  s'approvisionner  et  de  recevoir  des  secours  s'ac- 
croît et  s'accroîtra  sans  cesse.  A  mon  avis,  les  Hovas  ont  parfaitement 
raison  de  ne  pas  traiter  avant  que  les  pluies  leur  viennent  en  aide. 
J'espère  qu'Us  tiendront  bon,  mais  qu'Us  éviteront  de  se  battre.  » 

On  peut  être  certain  que,  s'U  avait  vécu  trois  ans  de  plus,  U  aurait 
pris  fort  à  cœur  l'affaire  de  Fachoda  et  voulu  mal  de  mort  au  com- 
mandant Marchand;  mais  cet  homme  de  bonne  compagnie  n'eût  pas 
mêlé  les  insultes  aux  raisonnemens  et  aux  épigrammes,  et  certains 
articles  qu'on  a  pu  lire  dans  tel  journal  anglais  lui  auraient  inspiré  un 
sincère  dégoût.  Il  aimait  qu'on  fût  assez  fier  pour  se  respecter  toujours 


UN    ANGLAIS    QUI    AIMAIT    LA    FRANCE.  227 

et  il  goûtait  peu  l'insolence  brutale.  Il  est  si  facile  d'être  insolent! C'est 
un  art  qui  demande  peu  d'étude,  qu'on  possède  de  naissance  et  où  les 
plus  sots  excellent,  une  musique  qu'ils  chantent  d'inspiration,  à  livre 
ouvert. 

Disons  tout  :  la  France  que  Reeve  aimait  n'était  pas  la  France  d'au- 
jourd'hui, mais  celle  qui  avait  adopté  les  institutions  anglaises  et  que 
gouvernait  un  roi  pacifique,  trop  désireux  d'être  en  de  bons  termes 
avec  nos  voisins  d'outre-Manche  pour  ne  pas  leur  faire  de  grands  sa- 
crifices. Reeve  posait  en  principe  que  la  France  ne  pouvait  vivre  sous 
un  meilleur  régime,  et  la  politique  de  M.  Guizot  lui  semblait  si  raison- 
nable qu'il  ne  se  fâcha  qu'à  moitié  des  mariages  espagnols.  La  révolu- 
tion de  18-48  le  consterna.  Malgré  la  guerre  de  Crimée,  il  ne  se  récon- 
cilia jamais  avec  l'empereur  Napoléon  III,  et  il  le  traita  si  durement 
pendant  son  règne  et  après  sa  déchéance,  qu'en  1871,  la  reine  de  Hol- 
lande lui  adressait  à  ce  sujet  une  lettre  de  reproches  :  «  Permettez-moi 
de  regretter  que  vous  soyez  si  sévère  pour  l'Empire  qui  n'est  plus.  Je 
demeure  convaincue  que  la  postérité  sera  plus  clémente  dans  sesjuge- 
mens.  Le  prisonnier  de  Wilhelmshôhe  appartient  au  passé  ;  à  ceux  qui 
l'ont  connu  et  aimé  incombe  la  tâche  de  demander  justice  pour  lui.  » 

Mais,  s'il  détestait  le  césarisme,  il  abhorrait  plus  encore  les  répu- 
bliques démocratiques.  C'était,  selon  lui,  «  le  plus  vicieux  de  tous  les 
systèmes  de  gouvernement.  »  — «  C'est  un  régime,  ajoutait-U,  qui  exclut 
de  la  vie  politique  tous  les  hommes  d'honneur  et  de  mérite,  et  réserve 
toutes  les  places  aux  aventuriers  et  aux  idiots.  Le  mal  deviendra  de 
jour  en  jour  plus  intolérable,  et  il  y  aura  une  nouvelle  révolution,  qui 
commencera  par  des  violences  et  en  fin  de  compte  sera  réprimée  par 
la  force.  C'est  une  mélancolique  prévision,  mais  c'est  celle  de  tous  les 
Français  dont  le  jugement  a  quelque  poids.  »  Depuis  longtemps  déjà, 
il  voyait  notre  avenir  sous  les  plus  sombres  couleurs.  «  Je  vous  accor- 
derais, lui  écrivait,  en  187'2,lord  Westbury,  que  la  France  est  dans  un 
état  désespéré  si  on  pouvait  la  considérer  comme  soumise  aux  règles 
ordinaires;  mais  elle  est  et  elle  a  toujours  été  un  pays  si  étrange,  si 
plein  d'anomalies,  que  la  morale  commune,  fondée  sur  l'histoire,  lui 
est  absolument  inapplicable.  »  Peut-être  lord  Westbury  avait-il  raison 
de  penser  que  nous  sommes  des  malades  qui  guérissent  quelquefois 
en  dépit  des  règles  ;  il  est  des  temps  troublés  où  nous  avons  besoin  de 
le  croire. 

Il  n'est  pas  de  bonheur  parfait.  Reeve  avait  réussi  à  se  persuader 
que  l'Angleterre  n'aurait  jamais  rien  à  démêler  avec  la  démocratie  ;  il 
découvrit  dans  les  dernières  années  de  sa  \'ie  que  c'est  une  puissance 


228  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arec  laquelle  les  rois  et  les  reines  doivent  compter.  Les  radicaux,  les 
iconoclastes  qui  aspiraient  à  supprimer lÉgUse  établie  et  la  Chambre 
des  lords,  les  tacticiens  qui  faisaient  des  alliances  avec  les  Irlandais, 
les  démagogues  qui  promettaient  à  tout  Anglais  «  trois  acres  et  une 
vache,  »  lui  causaient  des  transports  d'indignation.  Ce  n'était  pas  là 
son  seul  chagrin  :  il  avait  de  fréquens  et  ^iolens  accès  de  goutte,  et  il 
se  reprochait  peut-être  d'avoir  trop  souvent  dîné  en  Aille.  Et  puis  il 
voyait  disparaître  l'un  après  l'autre  les  Anglais  et  les  Français  qu'il  avait 
le  plus  aimés.  Il  se  consolait  en  se  souvenant.  En  1879,  il  écrivait  à  son 
vieil  amiDempster  :  «  Le  grand  plaisir  d'avancer  en  âge  est  de  regarder 
derrière  soi.  On  aperçoit  dans  le  lointain  des  groupes  composés  unique- 
ment de  gens  qui  plaisent.  Les  yeux  de  la  jeunesse  qui  regardent  tou- 
jours en  avant  ne  voient  rien  d'aussi  charmant  ni  d'aussi  réel.  Je  rêve 
que  je  suis  assis  avec  vous  sur  un  talus  que  fleurit  la  bruyère,  dans 
les Highlands,  vers  le  15  août,  et  que  nous  parlons  de  ces  choses.  Il  y  a 
dans  notre  carnier  ime  douzaine  de  couples  de  grouses.  Ne  me  faites 
pas  souvenir  que  nous  sommes  en  février,  que  je  suis  à  Londres,  que 
le  vent  souffle  du  Nord-Est.  »  L'année  suivante,  il  était  à  Paris,  et  il 
fit  une  lecture  à  l'Institut.  Il  reAit  M"'^  Mohl,  qui  lui  parut  «  vieille 
comme  les  montagnes  ;  »  elle  avait  au  moins  «  mille  ans.  »  Il  revit  aussi 
dans  les  galeries  du  Louvre  quelques-uns  des  tableaux  qu'il  admirait 
le  plus,  et  il  se  dit  qu'il  est  doux  pour  un  -vieillard  de  contempler  dans 
leur  immuable  beauté  des  toiles  qui  ont  le  don  d'éternelle  jeunesse.  Ce 
fut  à  Chantilly  qu'il  célébra  le  80*^  anniversaire  de  sa  naissance. 

Il  travailla  jusqu'à  son  dernier  jour.  Il  s'était  démis  de  ses  fonctions 
dans  le  Conseil  privé,  et  depuis  longtemps  il  n'écrivait  plus  dans  le 
Times;  mais  il  s'occupait  activement  de  la  Revue  d'Edimbourg.  Je  l'ai 
dit,  quatre  ou  cinq  semaines  avant  sa  mort,  U  corrigeait  les  épreuves 
du  capitaine  Oliver,  lequel  sut  mauvais  gré  à  cet  ami  de  la  France 
d'avoir  abusé  de  son  omnipotence  de  directeur  en  lui  faisant  prédire 
un  désastre  de  nos  armes,  quand  il  croyait  à  leur  victoire  ;  mais  en 
même  temps  il  constata  avec  admiration  que  cet  octogénaire  miné  par 
la  maladie,  et  dont  on  prévoyait  la  fin  prochaine,  avait  encore  toute  sa 
tête,  toute  sa  volonté. 

G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


29  octobre. 

Les  Chambres  se  sont  réunies  le  mardi  25  octobre,  à  deux  heures 
de  l'après-midi  :  à  sept  heures,  le  ministère  Brisson  avait  vécu.  La  rapi- 
dité de  sa  chute  a  déjoué  tous  les  calculs.  Malgré  les  fautes  qii'U  aA'ait 
multipliées  au  cours  de  sa  brève  carrière,  et  qu'il  avait  accumulées 
dans  ces  derniers  temps,  on  ne  s'attendait  généralement  pas  aune  solu- 
tion aussi  rapide,  et  peu  de  personnes  la  désiraient.  On  aurait  pré- 
féré avoir  quelques  jours  pour  procéder  à  l'inventaire  de  la  succession 
avant  de  l'ouvrir  :  sentiment  assez  naturel,  surtout  avec  une  Chambre 
que  personne  ne  connaît  et  qui  peut-être  ne  se  connaît  pas  elle-même. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  artificiel  que  le  classement  des  partis  au  sortir 
des  élections,  et  les  circonstances  actuelles  sont  plutôt  de  nature  à 
y  ajouter  de  la  confusion  qu'à  y  mettre  de  Tordre.  Mais  une  autre 
préoccupation,  sur  laquelle  nous  aurons  à  revenir  dans  un  moment, 
rendait  plus  inopportune  encore  une  solution  prématurée  et  impro- 
visée. On  sait  qu'une  très  grave  controverse  est  pendante  entre  le 
gouvernement  anglais  et  le  notre.  Un  vieux  proverbe  dit  que  ce 
n'est  pas  au  milieu  du  gué  qu'il  faut  changer  de  chevaux.  Les 
groupes,  dans  leurs  réunions  avant  l'ouverture  de  la  session,  avaient 
paru  tenir  un  certain  compte  de  ces  circonstances.  Il  y  avait,  chez  les 
plus  raisonnables  d'entre  eux,  une  tendance  marquée  à  prendre  atti- 
tude pour  un  avenir  prochain,  mais  à  no  pas  précipiter  les  solutions. 
Le  malheur  est  qu'on  avait  affaire  à  un  attelage  si  mal  assorti  que 
la  main  la  plus  ferme  et  la  plus  adroite  aurait  à  peine  suffi  à  en  mo- 
dérer les  mouvemens.  Où  était  cette  main?  On  ne  l'a  même  pas  cher- 
chée :  tout  le  monde  savait  parfaitement  qu'elle  n'existait  pas. 

Le  ministère  aurait  pourtant  pu  se  sauver.  S'il  n'y  avait  nulle  part 
de  la  bonne  volonté  pour  lui,  il  n'y  en  avait  d'irréductiblement  mau- 
vaise que  dans  des  groupes  excentriques,  qui,  même  unis  à  la  droite, 
ne  formaient  pas  la  majorité.  Mais  le  ministère  n'a  rien  fait  pour  gou- 
verner au  milieu  de  la  tempête,  et  dès  les  premières  atteintes  de  l'orage 
il  s'est  trouvé  désemparé.  Un  passé  très  court  au  point  de  vue  de  la 


230  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

durée,  mais  très  lourd  au  point  de  vue  des  responsabilités,  pesait  déjà 
sur  sa  tête.  11  avait  créé  autour  de  lui  une  atmosphère  de  méconten- 
tement où  il  ne  pouvait  plus  respirer.  Nous  ne  perdrons  pas  de  temps 
à  le  plaindre  :  c'est  nous,  c'est  le  pays  que  nous  plaignons  de  la  situa- 
tion dans  laquelle  il  nous  laisse,  et  dont  U  nous  reste  à  sortir.  Voilà 
le  second  essai  que  nous  faisons  d'un  gouvernement  purement  radi- 
cal :  il  y  a  de  quoi  nous  guérir  de  la  tentation  d'en  faire  un  troisième. 
M.  Bourgeois  avait  duré  six  mois,  M.  Brisson  en  a  duré  quatre  :  les 
temps  sont  légèrement  inégaux,  les  résultats  sont  les  mêmes. 

Bien  entendu,  l'affaire  Dreyfus  a  influé  sur  la  situation  et  en  a  dé- 
terminé le  brusque  dénouement.  De  cette  affaire  elle-même,  nous  ne 
dirons  rien  aujourd'hui.  La  réserve  qui  s'impose  à  tout  le  monde  s'im- 
pose particulièrement  à  ceux  qui  ont  cru  iné^■itable  la  révision  d'un 
procès  trop  fameux,  quelque  regrettable  qu'elle  puisse  être  à  beaucoup 
d'égards.  La  juridiction  compétente  a  été  régulièrement  saisie,  et  peut- 
être  même  est-elle  sur  le  point  de  prononcer  son  arrêt:  dès  lors,  nous 
n'avons  qu'à  nous  taire  et  à  attendre.  Il  ne  s'agit  pour  le  moment  que 
du  ministère  qui  vient  de  tomber.  Nous  ne  lui  reprochons  à  coup  sûr 
pas  ce  qu'il  a  fait  pour  ramener  le  jour  dans  cette  ténébreuse  affaire; 
après  l'incident  Henry,  il  ne  pouvait  pas  procéder  différemment;  mais, 
si  nous  l'avons  approuvé  alors,  U  nous  a  été  impossible  de  ne  pas  faire 
dès  le  lendemain  les  plus  expresses  réserves  sur  les  ténèbres  nouveDes 
dont  il  enveloppait  toute  sa  conduite.  Au  miheu  de  l'intensité  et  de  la 
nervosité  de  l'attention  publique,  il  a  eu  l'air  de  jouer  une  pantomime 
sans  paroles  à  laquelle,  avec  beaucoup  d'autres,  nous  avouons  n'avoir 
rien  compris.  Les  actes  les  plus  contradictoires,  et  pourquoi  ne  pas 
dire  les  plus  incohérens,  se  sont  succédé.  L'opinion  était  engagée 
un  jour  dans  une  voie  et  le  lendemain  dans  une  autre.  Les  bruits  les 
plus  déconcertans  couraient,  sans  être  démentis,  sur  les  sentimens 
personnels  de  tels  ou  tels  ministres,  qu'on  voyait  d'ailleurs  faire 
tout  juste  l'opposé  de  ce  qu'on  devait  naturellement  attendre  d'eux. 
L'absence  des  Chambres,  en  ajournant  les  responsabihtés,  permettait 
au  gouvernement  de  réfléchir  sur  lui-même  et  sur  son  œuvre,  de  recti- 
fier ce  que  celle-ci  pouvait  avoir  d'incorrect  ou  d'aventureux,  d'adopter 
une  attitude  définitive,  avouable  et  défendable  :  U  n'a  pas  profité  de 
ces  longues  semaines  de  répit  que  la  fortune  semblait  lui  attribuer. 
Ici  encore,  c'est  sa  faiblesse  qu'il  faut  accuser.  Il  n'a  jamais  très  bien  su 
ce  qu'il  voulait.  Il  y  avait  en  lui,  s'U  est  permis  de  parler  ainsi,  des 
membres  actifs  et  des  membres  passifs.  Les  premiers,  chargés  de 
prendre  des  résolutions,  étaient  le  plus  souvent  en  désaccord  les  uns 


REVUE.    CHRONIQUE.  231 

avec  les  autres.  Les  seconds  n'avaient  d'autre  idée  que  de  se  tenir  à 
l'écart  et  le  plus  loin  possible  de  leurs  collègues,  de  manière  à  pouvoir 
les  désavouer  ou  se  séparer  d'eux  après  les  événemens.  Quand  on  avait 
besoin  de  leur  concours,  ils  étaient  absens  et  il  fallait  leur  télégraphier 
à  travers  toute  la  province,  quelquefois  même  en  dehors  des  fron- 
tières. Les  télégrammes  parvenaient  difficilement  à  les  «  toucher,  »  sui- 
vant l'expression  consacrée.  Tel  est  le  spectacle  que  le  gouvernement 
a  donné  pendant  les  vacances.  Parfois  un  ministre,  ou  deux,  donnaient 
leur  démission,  et  un  autre  ministre,  ou  deux,  exprimaient  le  désir  de 
donner  la  leur,  sans  aller  toutefois  jusqu'au  bout.  Rien  de  plus  dé- 
concertant, ni  de  plus  démoralisant  pour  l'esprit  public,  auquel  le 
principal  devoir  du  gouvernement  est  de  donner  une  direction.  Com- 
ment l'aurait-il  fait,  puisqu'il  n'en  avait  pas?  Les  girouettes  conser- 
vaient du  moins  sur  lui  la  supériorité  de  ne  tourner  qu'avec  le  vent, 
tandis  qu'U  tournait  de  lui-môme  et  sur  lui-même,  en  vertu  d'un  mé- 
canisme intérieur  dont  la  perspicacité  la  plus  aiguisée  reste  impuis- 
sante à  déterminer  la  loi. 

Cet  état  de  fluctuation  intérieure  a  probablement  agi  sur  M.  le  mi- 
nistre de  la  Guerre,  et  l'a  conduit  à  donner  sa  démission  dans  les  cir- 
constances qu'on  connaît.  Il  est  impossible  d'approuver  la  conduite  de 
M.  le  général  Chanoine,  ou  même  de  l'excuser;  mais  il  reste  à  l'expli- 
quer, si  ce  n'est  pas  trop  ambitieux  dans  l'extrême  confusion  où  nous 
sommes.  Sans  doute  H  a  eu  tort  de  remettre  sa  démission  à  la  Chambre 
des  députés,  qui  n'était  pas  apte  à  la  recevoir,  et  il  a  méconnu  en  agis- 
sant ainsi  quelque  chose  de  plus  sacré  encore  qu'un  usage.  Au  moment 
même  où  l'incident  s'est  produit,  et  au  milieu  du  désarroi  qu'U  a  fait 
naître,  M.  Brisson  a  déclaré  qu'U  en  était  le  premier  surpris.  M.  le  gé- 
néral Chanoine  n'avait  pas  prévenu  ses  collègues  de  son  intention;  il 
avait  pris  part  à  toutes  les  déUbérations  du  Conseil;  il  s'y  était  associé. 
Dès  lors,  avait-U  le  droit  de  décHner  tout  d'un  coup  une  responsabi- 
lité qu'il  avait  acceptée  jusque-là?  Non,  certes.  Il  y  a,  en  poUtique, 
des  points  qui  restent  tellement  clairs,  même  au  miheu  des  obscu- 
rités ambiantes,  qu'il  n'est  pas  permis  d'y  fermer  les  yeux.  M.  le  gé- 
néral Zurlinden  était  venu,  il  avait  vu  le  dossier,  et  il  était  parti.  Nous 
n'avons  rien  à  reprendre  à  cette  conduite.  Mais  M.  le  général  Chanoine 
est  venu,  il  a  vu  le  dossier,  il  l'a  communiqué  au  ministère  public, 
et  il  est  resté.  Tout  le  monde  a  pu,  et  même  dû  croire  qu'il  était 
d'accord  avec  M.  Brisson.  Peut-être  l'aurait-il  été  jusqu'au  bout  si 
M.  Brisson  avait  été  vraiment  d'accord  avec  tous  ses  autres  collègues, 
et  si  lui,  général  Chanoine,  pour  son  apprentissage  politique,  ne  s'était 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  trouvé  dans  un  ministère  où  régnait  la  plus  parfaite  anarcliie.  Un 
tel  spectacle,  surtout  lorsqu'on  le  voit  du  côté  des  coulisses,  est  bien 
fait  pour  mettre  le  trouble  dans  l'âme  d'un  soldat.  Quoi  qu'il  en  soit, 
M.  le  général  Chanoine  a  donné  sa  démission  en  affirmant  qu'il  croyait 
fermement  à  la  culpabilité  de  Dreyfus.  C'est  le  cinquième  ministre  de 
la  Guerre  qui  fait  cette  déclaration,  et  le  fait  a  certainement  son  im- 
portance. Seulement,  si  M.  le  général  Chanoine  a  cru  donner  plus  de 
poids  à  sa  con\iction  personnelle  par  la  manière  dont  il  l'a  exprimée, 
il  s'est  trompé. 

Un  grand  désordre  a  sui^i  cet  incident.  La  séance  a  été  suspendue. 
Les  ministres  se  sont  enfermés  pour  délibérer.  Les  conversations  ont 
emph.  les  couloirs.  On  a  cherché  à  se  mettre  d'accord  sur  quelque 
chose,  et  on  a  cru  d'abord  y  avoir  réussi  ;  mais  on  n'a  pas  tardé  à  re- 
connaître qu'on  s'était  trompé.  C'est  qu'en  vérité,  le  quelque  chose  sur 
quoi  on  s'était  mis  d'accord  ne  signifiait  rien  du  tout.  Les  groupes  ré- 
pubhcains  de  la  Chambre,  jugeant  le  ministère  compromis,  ont  voulu 
le  sauver,  ceux-ci  parce  qu'Us  tenaient  à  lui,  ceux-là  parce  qu'ils  ne  se 
sentaient  pas  en  état  de  lui  succéder,  et  quelques-uns  sans  doute 
parce  qu'ils  estimaient  que,  quelque  désirable  que  fût  sa  chute,  il  était 
peu  opportun  de  la  réahser  au  moment  le  plus  aigu  de  nos  négocia- 
tions avec  l'Angleterre  et  à  la  veille  de  l'arrêt  de  la  Cour  de  cassation. 
Nous  sommes  très  loin  de  désapprouver  ces  derniers  ;  mais  pourquoi 
se  sont-ils  tus?  On  aurait  compris  deux  ordres  du  jour,  aussi  dignes 
l'un  que  l'autre  de  ralher  la  majorité  :  l'un  aurait  fait  allusion  à  la  si- 
tuation extérieure,  l'autre  aurait  invoqué  le  principe  de  la  séparation 
des  pouvoirs.  Au  lieu  de  cela,  qu'ont  fait  les  groupes  républicains?  Ils 
ont  déposé  un  papier  affirmant  la  suprématie  du  pouvoir  civil  sur  le 
pouvoir  niHitaire.  M.  Brisson  les  y  avait  conviés,  et  cette  indication 
leur  a  suffi.  Ils  se  sont  empressés  d'apporter  à  M.  Brisson  l'ordre  du 
jour  désiré.  Avons-nous  besoin  de  dire  qu'U  a  été  voté?  Il  l'a  même  été 
par  tout  le  monde,  précisément* à  cause  de  son  insignifiance.  Nous 
nous  rappelons  le  temps  où,  lorsque  le  ministère  et  la  majorité,  après 
s'être  quelque  peu  disputés,  cherchaient  un  terrain  de  raccommode- 
ment, ils  s'entendaient  sur  un  ordre  du  jour  qui  maintenait  les  lois 
scolaire  et  miUtaire.  Elles  ont  bien  été  votées  ainsi  une  vingtaine  de 
fois.  Cela  ne  servait  à  rien,  mais  faisait  plaisir  à  la  gauche  et  ennuyait 
la  droite.  L'autre  jour,  on  n'a  même  pas  réussi  à  ennuyer  la  droite  : 
elle  est  toute  prête  à  reconnaître  la  suprématie  du  pouvoir  civil  sur  le 
pouvoir  militaire.  Mais  en  quoi  cette  affirmation  était-elle  nécessaire 
ou  même  utile?  En  quoi  surtout  était-elle  opportune?  On  ne  fera  croire 


REVUE.    CHROMQDE.  233 

à  personne  que  les  conditions  bizarres  où  la  démission  du  ministre  de 
la  Guerre  a  été  donnée  portaient  atteinte  à  la  suprématie  du  pouvoir 
civil  :  il  semble  plutôt  que  le  général  Chanoine  ait  reconnu  cette  su- 
prématie à  sa  manière,  c'est-à-dire  avec  quelque  excès,  en  remettant 
sa  démission  à  la  Chambre,  qu'il  a  très  incorrectement  qualifiée  de 
souveraine.  La  situation  est  trop  grave  pour  qu'on  ne  la  regarde  pas 
en  face;  le  mal  est  trop  dangereux  pour  qu'on  le  traite  seulement  par 
des  dérivatifs.  Il  y  a  quelques  jours,  on  a  parlé  dans  certains  journaux 
d'un  prétendu  complot  militaire,  dont  il  a  bien  fallu  reconnaître  le 
lendemain  la  parfaite  inanité;  et  d'autres  journaux  ont  accusé  l'entou- 
rage de  M.  le  président  du  Conseil  d'avoir  fait  circuler  ce  bruit  destiné 
à  produire  quelque  sensation.  Nous  n'avons  rien  cru  de  ce  qu'on  disait, 
ni  de  la  nouvelle  elle-même,  ni  de  son  origine;  mais  il  semble  que  la 
Chambre  des  députés  ait  été  plus  crédule.  Elle  a  eu  tort.  On  risque  de 
susciter  un  danger  à  force  de  le  dénoncer.  Ce  serait  une  très  fâcheuse 
habitude,  dans  une  affaire  comme  celle  qui  se  déroule  devant  nous  et 
qui,  malheureusement,  n'est  pas  close,  que  d'affirmer  à  tout  propos 
et  hors  de  propos,  comme  si  elle  était  sérieusement  menacée,  la  supré- 
matie du  pouvoir  civil  sur  le  pouvoir  militaire.  Cette  proposition  est 
trop  banale  pour  n'être  pas  accueillie  par  la  majorité,  ou  même  par 
l'unanimité  de  la  Chambre,  mais  elle  appelle  aussitôt  une  adjonction 
qui  ressemble  à  un  correctif. 

Oui,  l'armée  doit  obéir  au  pouvoir  civil  ;  mais,  de  son  côté,  le  pou- 
voir ci\'il  doit  protéger  l'armée  et  la  défendre  contre  toutes  les  attaques. 
A-t-il  rempli  ce  devoir?  La  question  se  posait  si  naturellement  après  le 
premier  vote  qu'il  a  bien  fallu  y  répondre,  et  la  réponse  ne  pouvait  être 
que  négative.  Depuis  le  jour  où  la  procédure  de  re\'ision  a  été  ouverte, 
les  attaques  contre  l'armée  et  les  injures  contre  quelques-uns  des  chefs 
ont  redoublé  d'énergie.  Que  leur  a-t-on  opposé?  Une  circulaire  minis- 
térielle, et  une  circulaire  qui  n'a  pas  été  appliquée. 

Il  faut  dire  un  mot  de  ce  document  qui  a  pris  une  place  consi- 
dérable dans  le  débat.  C'est  au  moment  même  où  l'affaire  Dreyfus 
était  déférée  à  la  Cour  de  cassation,  et  où  M.  le  général  Chanoine 
entrait  au  ministère  de  la  Guerre,  que  M.  Sarrien  a  adressé  aux  procu- 
reurs généraux  une  circulaire  qu'on  avait  crue  importante.  M.  le  garde 
des  Sceaux  demandait  à  ces  magistrats  de  lui  signaler  toutes  les  attaques, 
injures,  offenses  qui  seraient  dirigées  contre  l'armée  ou  contre  ses 
chefs.  L'opinion  avait  été  à  peu  près  unanime  à  l'approuver,  mais, 
depuis,  aucune  poursuite  sérieuse  n'a  eu  lieu,  et  ce  n'est  pourtant  pas 
l'occasion  qui  en  a  manqué.   Des  explications  étaient  nécessaires; 


234  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

M.  Sarrien  les  a  fournies  ;  elles  ont  été  pitoyables.  Le  ministre  de  la 
Justice,  pour  se  disculper  lui-même,  a  accusé  l'insuffisance  de  la  loi  sur 
la  presse  et  la  mauvaise  volonté  du  ministre  de  la  Guerre  qui  venait 
de  donner  sa  démission. 

Si  la  loi  est  insuffisante,  il  fallait  s'en  apercevoir  et  le  dire  à  temps, 
annoncer  qu'on  en  demanderait  la  réforme,  et  déposer  effectivement 
un  projet  dès  l'ouverture  de  la  session.  Si  M.  le  général  Chanoine  a 
fait  réellement  obstacle  à  l'application  de  la  loi  telle  qu'elle  existe,  il 
fallait  se  séparer  de  M.  le  général  Chanoine  et  en  dire  le  motif.  Le 
pays  tout  entier  aurait  été  avec  le  gouvernement,  s'il  avait  eu  cette 
franchise  et  ce  courage.  Mais  U  s'est  bien  gardé  d'agir  ainsi.  Fidèle  à 
sa  politique  d'obscurité  et  de  silence,  il  n'a  rien  fait,  il  n'a  rien  dit.  Il 
a  laissé,  sur  ce  point  comme  sur  tant  d'autres,  les  esprits  s"exalter  de 
plus  en  plus,  et  peut-être  s'égarer  ;  mais  alors  de  quoi  se  plaint-il  ?  En 
dehors  du  devoir  général  qu'il  a  d'éclairer  l'opinion,  il  avait  ici  un 
devoir  particulier  encore  plus  étroit,  après  avoir  fait  publiquement 
une  promesse  qu'il  ne  pouvait  pas  tenir.  M.  Sarrien  a  essayé  d'expli- 
quer qu'il  n'avait  pas  pu  le  faire,  parce  que  la  loi  ne  permettait  au  mi- 
nistère public  de  poursuivre  que  sur  la  demande  du  ministre  de  la 
Guerre  s'il  s'agissait  de  l'armée,  ou  des  officiers  injuriés  ou  calomniés 
s'il  s'agissait  des  personnes  :  or,  a-t-il  dit,  malgré  une  correspondance 
pressante  qu'il  a  échangée  avec  son  collègue  de  la  Guerre,  celui-ci  s'est 
constamment  refusé  à  prendre  les  initiatives  qui  lui  appartenaient. 
Il  faut  le  croire,  puisque  M.  Sarrien  l'a  dit;  mais  alors,  nous  en  reve- 
nons à  ce  que  nous  avons  dit  nous-mêmes  :  —  Pourquoi  le  gouverne- 
ment n'a-t-il  pas  proposé  une  modification  de  la  loi  ?  Pourquoi  n'a-t-il 
pas  cherché  un  autre  ministre?  —  Le  premier  point  était  facile;  le 
second,  avouons-le,  l'était  moins.  On  comprend  que  M.  Brisson, 
après  avoir  fait  l'essai  de  trois  ministres  de  la  Guerre,  ait  été  un  peu 
découragé,  et  qu'il  ait  eu  un  médiocre  espoir  de  trouver  mieux.  Mais  il 
est  des  circonstances  où  il  n'est  pas  permis  de  s'arrêter  aux  considéra- 
tions secondaires  :  il  faut,  avant  tout,  être  énergique  et  clair.  Un  peu 
de  prévoyance,  aussi,  est  indispensable.  Si  sa  circulaire  était  con- 
damnée d'avance  à  rester  lettre  morte,  M.  Sarrien  aurait  dû  le  pré- 
voir et  ne  pas  l'écrire,  puisqu'en  l'écrivant,  il  donnait  une  espérance 
destinée  à  ne  pas  se  réaliser.  Si  sacù-culaire  pouvait,  au  contraire,  être 
appliquée,  il  fallait  en  prendre  les  moyens,  et  cela  à  tout  prix.  Pour 
n'avoir  rempli  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  obhgations,  le  gouvernement  a 
paru  manquer  de  cette  absolue  sincérité  que  la  Chambre  était  en  droit 
d'exiger  de  lui,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  tombé. 


REVUE.    CHRONIQUE.  235 

M.  Georges  Berger  a  voulu  très  délibérément  le  renverser  :  il  n'y  a 
pas  réussi,  mais  il  a  ouvert  la  voie  à  M.  de  Mahy.  Les  intentions  de 
M,  de  Mahy  n'étaient  pas  aussi  meurtrières,  mais  le  gouvernement, 
par  sa  maladresse,  les  a  rendues  telles,  et  c'est  sur  l'ordre  du  jour  du 
député  de  la  Réunion  qu'il  est  venu  s'enferrer. 

M.  Georges  Berger  exprimait  un  blâme  contre  le  cabinet,  parce 
qu'U  n'avait  pas  défendu  l'armée  et  ses  chefs.  La  question  était  bien 
posée,  trop  bien  peut-être  :  aussi  quelques  timides  ont-ils  hésité,  et  un 
moment  le  cabinet  a  pu  se  croire  sauvé.  Mais  M.  de  Mahy  a  demandé 
pour  l'avenir  ce  qui  n'avait  pas  été  fait  dans  le  passé  ;  il  a  exprimé  un 
désir,  une  espérance,  et  cela  sous  une  forme  si  bénigne  et  si  naturelle 
qu'on  ne  s'explique  pas  l'opposition  de  M.  le  président  du  ConseU.  Il 
n'avait  qu'à  dire  oui,  et  le  ministère  restait  debout  ;  il  a  préféré  dire 
non,  et  le  ministère  s'est  effondré.  Quos  vult  perdere...  !  Nous  ne  com- 
prenons pas  encore  aujourd'hui  pourquoi  M.  Brisson  s'est  opposé  au 
vote  de  l'ordre  du  jour  de  Mahy.  A  quoi  s'engageait-il  en  l'acceptant? 
Sans  doute  à  déposer  un  projet  modifiant  la  loi  sur  la  presse,  et  c'est 
devant  cette  obligation  qu'il  a  reculé.  La  loi  sur  la  presse  est-elle  donc  à 
ce  point  sacrée,  non  seulement  dans  ses  principes  généraux,  mais  dans 
toutes  ses  parties?  Quoi!  le  ministère  qui  avait  compris  la  nécessité 
de  protéger  l'armée,  et  qui  avait  promis  d'y  pourvoir  par  la  circulaire 
de  M.  Sarrien,  venait  ensuite  confesser  que  l'imperfection  de  la  loi  ne 
lui  en  avait  pas  donné  les  moyens,  et  U  se  refusait  à  corriger  la  loi! 
En  vérité,  l'attitude  de  M.  Brisson  est  sans  excuses.  Bien  qu'il  eût  mé- 
rité de  tomber  dix  fois  au  cours  des  vacances,  il  dépendait  encore  de 
lui,  au  dernier  moment,  d'échapper  à  son  sort.  Pourquoi  ne  l'a-t-il  pas 
fait?  Ne  l'a-t-il  pas  Voulu?  Se  sentait-il  las  et  fatigué?  Aspirait-il  au 
repos?  Mais  alors,  pourquoi  s'être  prêté  à  la  dernière  tentative  de  sau- 
vetage faite  par  M.  Berteaux,  un  imprudent  ami?  A  peine  l'ordre  du 
jour  de  M.  de  Mahy  était-il  voté,  que  M.  Berteaux  a  proposé  à  la  Cham- 
bre d'y  ajouter  qu'elle  avait  confiance  dans  le  gouvernement  pour  lap- 
phquer.  L'expression  de  cette  confiance  aurait  dépassé  la  mesure  ordi- 
naire. M.  Brisson  venait  de  repousser  la  proposition  de  Mahy,  et 
M.  Berteaux  se  disait  sûr  qu'U  l'appliquerait!  La  Chambre  ne  s'est  pas 
prêtée  à  cette  comédie.  Quelques  minutes  plus  tard,  M.  Brisson  et  ses 
collègues  remettaient  leurs  démissions  entre  les  mains  de  M.  le  pré- 
sident de  la  République. 

Nous  ne  savons  pas  si,  suivant  un  mot  historique,  c'est  bien  coupé; 
mais  certainement  il  faut  recoudre,  et  le  plus  vite  possible,  car  la  situa- 
tion générale  se  prête  mal   à  un  long  interrègne  gouvernemental. 


236  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelque  médiocre  qu'ait  été  le  ministère  radical,  peut-être  est-il  tombé 
quelques  jours  trop  tôt.  La  Chambre  actuelle  est  toute  neuve  ;  elle  est 
mal  connue  ;  elle  s'ignore  elle-même  ;  les  indications  qu'elle  a  données 
jusqu'ici  permettent  difficilement  à  M.  le  Président  de  la  République 
de  distinguer  sa  véritable  majorité.  Un  point  seulement  est  hors  de 
doute,  à  savoir  que  cette  majorité  n'appartient  pas  aux  radicaux.  Il 
est  malheureusement  possible  qu'elle  n'appartienne  pas  davantage  à 
un  autre  parti,  et  alors  la  situation  apparaîtra  plus  grave  encore  qu'elle 
ne  s'est  révélée  jusqu'ici.  Mais  c'est  une  expérience  à  tenter.  Celle 
d'un  ministère  radical  a  été  faite,  et  il  faut  espérer  qu'elle  sera  jugée 
suffisante.  Nous  avons  dit  quelle  part  de  fantaisie  il  y  avait  eue  dans 
cet  essai  de  radicalisme  que  rien  n'avait  indiqué,  ni  recommandé 
comme  opportun.  M.  Brisson  avait  été  battu  trois  fois  à  la  présidence 
de  la  Chambre  avant  d'être  appelé  à  la  présidence  du  Conseil.  Pourquoi 
y  a-t-il  été  appelé?  C'est  un  mystère  que  nous  ne  nous  chargeons  pas 
d'éclaircir.  Cependant  la  Chambre  s'est  inclinée  devant  le  fait  accom- 
pli. Elle  était  à  la  veille  des  vacances,  et  pressée  de  se  disperser.  Elle  a 
très  largement  accordé  à  M.  Brisson  cette  majorité  banale  qu'elle  mar- 
chande rarement  à  un  ministère  qui  débute,  et  quelques  personnes  se 
sont  corn  plaisamment  fait  illusion  sur  la  longévité  de  celui-ci.  La  vé- 
rité est  qu'U  ne  pouvait  subsister  qu'avec  l'appoint  et  l'appui  des 
nationahstes,  groupe  nouveau  qui  a  pour  principaux  représentans 
MM.  Déroulède,  Drumont,  Millevoye,  et  qui  se  tenait  pour  le  moment 
satisfait  par  la  présence  de  M.  Cavaignac  au  ministère  de  la  Guerre.  Il 
était  sûr,  dès  lors,  que  l'affaire  Dreyfus  ne  serait  pas  rouverte.  On  sait 
ce  qui  s'est  passé,  et  nous  n'y  ^e^^endrons  pas.  Les  nationalistes  sont 
devenus  les  pires  ennemis  de  M.  Brisson.  Affranchi  de  cette  tutelle  in- 
commode, le  ministère  pouvait,  malgré  les  légitimes  préventions  des 
modérés,  grouper  au  moins  pendant  quelque  temps  autour  de  lui 
toutes  les  fractions  du  Centre  :  n'avait-il  pas  annoncé  qu'il  était  venu 
pour  opérer  la  réconciliation  du  parti  républicain?  En  réalité,  il  l'a 
plus  profondément  di\'isé  que  jamais.  Dès  lors,  sa  chute  pouvait  être 
ajournée,  mais  non  plus  conjurée,  et  il  s'est  conduit  de  manière  qu'elle 
ne  fût  même  pas  ajournée.  La  seul  leçon  à  tirer  de  cette  expérience,  — 
puisqu'elle  a  eu  lieu,  encore  faut-il  qu'elle  serve  à  quelque  chose,  — 
est  qu'un  gouvernement  purement  radical  est  impossible.  Un  autre, 
qui  succéderait  à  celui-ci,  vivrait  moins  encore,  le  premier  n'ayant 
vécu  quatre  mois  que  grâce  aux  vacances.  Or,  nous  aurions  grand  be- 
soin en  ce  moment  d'un  ministère  qui  présentât  au  moins  quelques 
chances  de  durée  :  quant  à  la  certitude,  ce  serait  trop  exiger. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

Nous  nous  sommes  tournés  du  côté  de  l'Angleterre  pour  savoir 
quelles  conclusions  on  y  tirait  de  la  crise  qui  a  éclaté  au  Palais-Bour- 
bon. Les  journaux  anglais,  le  Times  en  tête,  ont  affecté  de  dire  qu'on 
s'était  mépris  à  Londres  sur  l'état  moral  de  la  France,  et  qu'évidem- 
ment elle  n'attachait  pas  à  la  question  de  Fachoda  toute  l'importance 
qu'on  aurait  pu  imaginer.  L'affaire  Dreyfus,  seule,  la  passionnait  et 
l'absorbait.  C'est  là  ce  qu'on  appelle  un  argument  de  polémique  :  à  ce 
titre  il  est  peut-être  ingénieux,  mais  ceux  mêmes  qui  l'emploient  ne  le 
prennent  pas  au  sérieux.  Nous  avons  le  tort  de  ne  pas  toujours  choisir 
le  meilleur  moment  pour  renverser  nos  ministères;  mais  ce  manque 
d'à-propos,  que  nous  n'hésitons  pas  à  reconnaître,  a  une  cause  qui 
n'est  ni  l'inattention,  ni  surtout  l'indifférence.  C'est  que  nous  avons 
pris  l'habitude  de  croire  que  notre  politique  extérieure  est  indépen- 
dante de  notre  politique  intérieure.  Si  nous  nous  disputons  beaucoup 
entre  nous,  nous  sommes  d'accord  aussitôt  que  nous  regardons  de 
l'autre  côté  des  frontières.  La  valeur  personnelle  du  ministre  qui  siège 
au  quai  d'Orsay  apporte,  à  coup  sûr,  un  coefficient  utile  à  la  politique 
qu'il  applique  ;  mais  son  prédécesseur  appliquait  et  son  successeur  ap- 
pliquera la  même.  Nous  n'avons  qu'une  pohtique  étrangère.  Cela  est 
vrai  d'une  manière  générale,  et  l'est  encore  plus  dans  les  circonstances 
actuelles.  Cette  unanimité  de  l'opinion,  qu'il  est  si  difficile  et  si  rare  de 
voir  chez  nous,  s'est  formée  sans  le  moindre  effort  et  sans  la  moindre 
divergence  appréciable  autour  de  la  politique  de  M.  Delcassé  :  elle  a 
été  tout  de  suite  la  politique  nationale.  Il  est  très  probable,  quel  que  soit 
le  ministère  de  demain,  que  M.  Delcassé  en  fera  partie,  et  qu'U  sera 
appelé  à  y  continuer  l'œuvre  qu'il  a  commencée.  A  son  défaut,  un  autre 
ministre  des  Affaires  étrangères  n'aurait  pas  une  autre  attitude  que  la 
sienne  et  ne  tiendrait  pas  un  autre  langage.  Et  c'est  parce  que  tout  le 
monde,  en  France,  avait  cette  confiance  qu'on  ne  s'y  est  peut-être  pas 
suffisamment  demandé  quel  contre-coup  sur  nos  affaires  internationales 
pouvait  avoir  la  crise  qui  vient  de  se  produire.  Rien  ne  sera  changé; 
mais  il  y  aura  eu  un  ralentissement  inévitable  dans  l'échange  de  \Ties 
entre  Londres  et  Paris,  et  cela  est  très  regrettable. 

Lord  Salisbury  a  publié  deux  Livres  Bleus  sur  l'affaire  de  Fachoda, 
et  M.  Delcassé  un  Livre  Jaune.  On  peut  relever  des  nuances  entre  les 
documens  anglais  et  les  documens  français  ;  toutefois  le  fond  en  est  le 
même,  et  ils  aboutissent  an  même  résultat.  La  comparaison  à  établir 
entre  les  uns  et  les  autres  est  instructive  :  elle  montre  jusqu'à  quel 
point  la  même  conversation  peut  être  reproduite  différemment  par 
deux  hommes  d'une  égale  compétence  et  d'une  égale  bonne  foi,  sans 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  détails  en  soient  d'ailleurs  altérés.  Tout  consiste  dans  le  ton  à 
■  prêter  aux  choses,  dans  les  couleurs  dont  on  les  revêt,  dans  l'impor- 
tance ou  seulement  dans  l'étendue  plus  ou  moins  considérable  qu'on 
donne  de  préférence  à  tel  développement  ou  à  tel  autre.  L'art  des  diplo- 
mates s'applique  à  ces  exercices  dont  le  but  est  d'atteindre  une  préci- 
sion de  plus  en  plus  grande,  et  nous  ne  nous  chargeons  pas  de  dire 
quel  est  celui  qui  y  a  le  mieux  réussi,  de  lord  SaUsbury  ou  de  M.  le 
baron  de  Courcel.  Quant  à  M.  Delcassé,  ses  conversations  avec  sir 
Edmund  Monson  sont  rapportées  presque  dans  les  mêmes  termes  par 
l'un  et  par  l'autre  interlocuteur,  et  c'est  un  hommage  que  nous  ren- 
dons à  la  correction  de  l'ambassadeur  britannique  à  Paris  et  à  la  fidé- 
lité de  ses  dépêches.  Les  choses  étant  ainsi,  il  nous  semble  impossible 
qu'on  ne  finisse  pas  par  s'entendre.  Nous  avons  déjà  exposé,  sur  cette 
malheureuse  affaire  de  Fachoda,  la  thèse  française  et  la  thèse  an- 
glaise :  à  quoi  bon  y  insister?  Ces  répétitions  n'auraient  aucune  utiUté. 
Les  deux  thèses  sont  très  différentes  l'une  de  l'autre;  elles  sont  même 
opposées.  Nous  maintenons  le  droit  que  nous  avons  eu  d'aller  à  Fa- 
choda, et  le  gouvernement  de  la  Reine  persiste  à  considérer  ce  point 
du  Nil  comme  appartenant  à  l'Egypte,  et  par  conséquent  à  l'Angle- 
terre. Quelquefois  il  aime  mieux  dire  que  Fachoda,  conquis  par  le 
Mahdi,  lui  a  légitimement  appartenu,  mais  cela  ne  modifie  pas  la  con- 
clusion, à  savoir  qu'il  appartient  aujourd'hui  à  l'Angleterre,  puis- 
qu'elle a  battu  le  Mahdi,  et  lui  a  repris  sa  conquête.  Lord  Salisbury  a 
inventé  la  pittoresque  expression  de  «  droits  dormans  »,  qui  auraient 
persisté  sans  que  personne  s'en  doutât  à  travers  toutes  les  révolutions 
soudanaises  et  qui,  comme  dans  notre  conte  de  fées,  auraient  été  ré- 
veillés par  l'intervention  d'un  Prince  Charmant,  nommé  le  général 
Kitchener.  S'ils  ont  dormi  quinze  ans  au  lieu  de  cent,  la  différence  im- 
porte peu,  et  lord  Sahsbury  parait  croire  qu'ils  auraient  pu  le  faire 
beaucoup  plus  longtemps  sans  rien  perdre  de  leur  jeunesse  :  on  ne 
vieilht  pas  en  dormant.  Chose  singulière,  et  qui  serait,  celle-là  encore, 
très  difficile  à  expliquer,  si  nous  n'étions  évidemment  pas  dans  le  do- 
maine du  merveilleux  :  ces  droits  ont  cessé  de  dormir  pour  le  Mahdi 
qui  a  légitimement  pu  y  substituer  les  siens ,  mais  non  pas  pour  la 
France  à  laquelle  on  conteste  la  même  faculté.  Comment  discuter  avec 
un  interlocuteur  qui  change  de  thèse  aussi  souvent  que  lord  Salis- 
bury? Il  est  bien  clair  que  toute  cette  argumentation  n'a  d'autre  valeur 
pratique  que  celle  qu'on  veut,  ou  qu'on  peut  lui  donner.  Nous  laisserons 
volontiers  le  gouvernement  anglais  dans  son  opinion,  et  pourquoi  ne 
nous  laisserait-il  pas  dans  la  nôtre,  si  nous  arrivions  à  nous  mettre  d'ac- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  239 

cord  en  fait?  Nous  n'avons  jamais  exprimé  l'intention  de  rester  à  Fa- 
choda,  où  les  Anglais  ont  de  très  grands  intérêts  et  où  nous  en  avons  de 
très  modestes  :  toute  la  question  est  de  savoir  dans  quelles  conditions 
nous  en  sortirons,  et  il  nous  semble  dès  lors  qu'une  entente  n'est  pas 
impossible.  Elle  aurait  même  été  facile,  si  l'opinion  chez  nos  voisins 
avait  toujours  gardé  le  même  sang-froid  que  chez  nous  :  malheureu- 
sement, il  n'en  a  rien  été.  La  dernière  conversation  entre  lord  Salis- 
bury  et  M.  de  Courcel,  —  nous  parlons  de  celle  qui  est  relatée  dans 
les  documcns  diplomatiques,  car  celles  qui  ont  pu  suivre  sont  encore 
secrètes,  —  semble  avoir  eu  une  importance  plus  grande  que  les  pré- 
cédentes, et  qui  peut  devenir  décisive.  M.  de  Courcel  dit  que  lord  Sa- 
lisbury  l'a  pressé  de  faire  des  propositions,  si  ses  instructions  l'y  auto- 
risaient, tandis  que  lord  Salisbury  dit  que  M.  de  Courcel  a  fait  des 
propositions  spontanément.  Qu'importent  ces  distinctions?  Les  propo- 
sitions ont  été  faites  et  elles  n'ont  pas  été  déclinées.  Lord  Salisbury  les 
a  écoutées,  au  contraire,  avec  une  grande  attention  et  a  promis  d'en 
délibérer  avec  ses  collègues  dans  un  prochain  Conseil  des  ministres. 
Ou  les  apparences  sont  trompeuses,  ou  cela  ressemble  à  un  commen- 
cement de  négociation.  Mais  les  choses  s'arrêtent  là,  et  notre  crise  mi- 
nistérielle retardera  fatalement  de  quelques  jours  une  solution  qui 
serait  pourtant  si  urgente. 

11  ne  faut  pas  se  faire  d'illusion  :  l'avenir  reste  très  précaire.  L'opi- 
nion anglaise  ne  désarme  pas,  et  le  gouvernement  ne  se  sent  pas  la 
force  de  la  conduire.  Il  vit  tout  entier  dans  le  présent  et  ne  parait  pas 
se  rendre  compte  des  responsabilités  du  lendemain.  En  attendant  les 
événemens,  que  nous  aurons  tout  fait  pour  conjurer,  détournons  les 
yeux  des  tristesses  présentes  et  peut-être  futures,  pour  les  reporter 
sur  ce  qui  est  de  nature  à  nous  réconforter. 

Le  dernier  Livre  Bleu  a  publié  des  documens  qui  font  le  plus  grand 
honneur  au  commandant  JVIarchand.  Dans  une  situation  dontles  Anglais 
exagèrent  peut-être  les  difficultés,  mais  qui  est  certainement  difficile  et 
pénible,  notre  compatriote  a  montré  une  présence  d'esprit  et  une  fer- 
meté de  caractère  admirables.  Sa  correspondance  et  sa  conversation 
avec  le  général  Kitchener  sont  relatées  dans  des  termes  où  nous  ne 
voudrions  pas  changer  un  mot.  Le  commandant  Marchand  n'a  pas 
hésité,  au  nom  de  la  civilisation,  à  féliciter  le  sirdar  de  sa  victoire 
d'Omdurman,  et  il  a  parlé  modestement  de  ses  propres  travaux  :  le 
seul  mérite  qu'il  s'est  attribué  est  d'avoir  fidèlement  rempli  les  in- 
structions qu'il  avait  reçues.  On  lui  avait  dit  d'aller  à  Fachoda,  il  y 
était  allé.  Arrivé  là,  il  a  eu  à  repousser  une  attaque  des  Mahdistes,  et 


240  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  y  a  réussi.  Le  général  Kitchener  lui  a  notifié  que  le  gouver- 
nement anglais  considérait  Fachoda  comme  son  bien,  et  il  a  proposé 
de  lui  en  faciliter  l'évacuation  par  le  Nil  :  le  commandant  Marchand 
s'est  contenté  de  répondre  qu'il  occuperait  son  poste  jusqu'à  ce  qu'il 
eût  reçu  de  nouvelles  instructions  de  son  gouvernement.  Le  sirdar  lui 
a  fait  alors  remarquer  que  ses  forces  étaient  trop  faibles  pour  résister 
aux  revendications  de  l'Egypte,  c'est-à-dire  de  l'armée  anglo-égyp- 
tienne :  le  commandant  Marchand  en  est  convenu,  mais  il  a  ajouté 
qu'il  était  soldat,  et  que,  si  on  en  venait  là,  ses  compagnons  et  lui 
mourraient  autour  du  drapeau.  Un  soldat  ne  transige  pas  avec  le  devoir 
qui  lui  a  été  imposé,  de  même  qu'un  ministre  des  Affaires  étrangères 
ne  transige  pas  avec  l'honneur  du  pays  qui  lui  a  été  confié.  Tout  le 
reste,  au  contraire,  est  matière  à  transactions.  Le  général  Kitchener  et 
le  commandant  Marchand  se  sont  séparés  amicalement.  Le  second  est 
resté  à  Fachoda,  le  premier  est  parti  pour  le  Caire,  et  quelques  jours 
après,  pour  Marseille.  Il  a  fait  route  avec  le  capitaine  Baratier,  qui 
portait  à  Paris  le  rapport  du  commandant  Marchand.  A  Marseille,  à 
l'embarcadère  du  chemin  de  fer,  le  capitaine  Baratier  a  été  entouré  par 
les  membres  de  la  Société  de  géographie,  qui  l'ont  quitté  un  moment 
pour  aller,  toujours  au  nom  de  la  science  et  de  la  civiUsation,  féliciter 
le  général  Kitchener  de  sa  belle  campagne  sur  le  Nil.  Le  sirdar  s'est 
exprimé  dans  les  termes  les  plus  sympathiques  pour  le  commandant, 
et  n'a  pas  caché  l'estime  qu'il  éprouvait  pour  lui.  C'est  ainsi  qu'il  con- 
vient de  se  conduire  entre  représentans  de  deux  grandes  nations, 
placées  à  la  tête  de  la  civilisation  occidentale.  Les  soldats  donnent 
l'exemple  aux  diplomates  :  cet  exemple  sera-t-il  sui^i?  Il  est  doulou- 
reux de  penser  que  la  question  reste  en  suspens.  La  France  aura  fait 
tout  ce  qui  dépendait  d'elle,  non  seulement  pour  dissiper  le  malentendu 
qui  s'est  produit,  mais  pour  en  effacer  toutes  les  traces.  iMais  une 
seule  bonne  volonté  n'y  suffit  pas. 

Francis  Charmes. 

Le  Dh^ecteur-gérant, 
F.  Brunetière. 


LA  TERRE  QUI  MEURT 


PREMIERE    PARTIE 


LA    FROMENTIERE 


—  Vas-tu  te  taire,  Bas- Rouge  !  tu  reconnais  donc  pas  les  gens 
d'ici? 

Le  chien,  un  bâtard  de  vingt  races  mêlées,  au  poil  gris  flocon- 
neux qui  s'achevait  en  mèches  fauves  sur  le  devant  des  pattes, 
cessa  aussitôt  d'aboyer  à  la  barrière,  suivit  en  trottant  la  bordure 
d'herbe  qui  cernait  le  champ,  et,  satisfait  du  devoir  accompli, 
s'assit  à  l'extrémité  de  la  rangée  de  choux  qu'efi"euillait  le  mé- 
tayer. Par  le  même  chemin,  un  homme  s'approchait,  la  tête  au 
vent,  guêtre,  vêtu  de  vieux  velours  à  côtes  de  teinte  foncée.  Il 
avait  l'allure  égale  et  directe  des  marcheurs  de  profession.  Ses 
traits  tirés  et  pâles  dans  le  collier  de  barbe  noire,  ses  yeux  qui 
faisaient  par  habitude  le  tour  des  haies  et  ne  se  posaient  guère, 
disaient  la  fatigue,  la  défiance,  l'autorité  contestée  d'un  délégué 
du  maître.  C'était  le  garde  régisseur  du  marquis  de  la  Fromen- 
tière.  Il  s'arrêta  derrière  Bas-Rouge,  dont  les  paupières  eurent  un 
clignement  furtif,  dont  l'oreille  ne  remua  même  pas. 

—  Eh!  bonjour,  Lumineau! 

—  Bonjour  1 

—  J'ai  à  vous  parler.  M.  le  marquis  a  écrit. 

Sans  doute  il  espérait  que  le  métayer  viendrait  à  lui.  Il  n'en 
fut  rien.  Le  paysan  maraîchin,  ployé  en  deux,  tenant  une  brassée 
de  feuilles  vertes,  considérait  de  côté  le  garde  immobile  à  trente 
pas  de  là,  dans  l'herbe  de  la  cheintre.  Que  lui  voulait-on?  Sur  ses 
joues  pleines  un  sourire  s'ébaucha.  Ses  yeux  clairs,  dans  l'enfon- 

TOME  CL.   —  d898.  16 


242  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cément  de  l'orbite,  s'allongèrent.  Pour  affirmer  son  indépendance, 
il  se  remit  à  travailler  un  moment,  sans  répondre.  Il  se  sentait 
sur  le  sol  qu'il  considérait  comme  son  bien,  que  sa  race  cultivait 
en  vertu  d'un  contrat  indéfiniment  renouvelé.  Autour  de  lui,  ses 
choux  formaient  un  carré  immense,  houles  pesantes  et  superbes, 
dont  la  couleur  était  faite  de  tous  les  verts,  de  tous  les  bleus,  de 
tous  les  violets  ensemble  et  des  retlets  que  multipliait  le  soleil 
déclinant.  Bien  qu'il  fût  de  très  haute  taille,  le  métayer  plongeait 
comme  un  navire,  jusqu'à  mi-corps,  dans  cette  mer  compacte  et 
vivante.  On  ne  voyait  au-dessus  que  sa  veste  courte  et  son  chapeau 
de  feutre  rond,  posé  en  arrière,  d'où  pendaient  deux  rubans  de 
velours,  à  la  mode  du  pays.  Et  quand  il  eut  marqué,  par  un  temps 
de  silence  et  de  labeur,  la  supériorité  d'un  chef  de  ferme  sur  un 
employé  à  gages,  il  se  redressa,  et  dit  : 

—  Vous  pouvez  causer  :  n'y  a  ici  que  mon  chien  et  moi. 
L'homme  répondit  avec  humeur  : 

—  M,  le  marquis  n'est  pas  content  que  vous  n'ayez  pas  payé 
à  la  Saint-Jean.  Ça  fait  bientôt  trois  mois  de  retard  ! 

—  Il  sait  pourtant  que  j'ai  perdu  deux  bœufs  cette  année; 
que  le  froment  ne  vaut  sou,  et  qu'il  faut  bien  qu'on  vive,  moi, 
mes  fils  et  les  créatures? 

Par  «  les  créatures  »,  il  désignait,  comme  font  souvent  les 
Maraîchins,  ses  deux  filles,  Eléonore  et  Marie-Rose. 

—  Ta,  ta,  ta,  reprit  le  garde;  ce  n'est  pas  des  explications  que 
vous  demande  M.  le  marquis,  mon  bonhomme,  c'est  de  l'argent. 

Le  métayer  leva  les  épaules  : 

—  Il  n'en  demanderait  pas  s'il  était  là,  dans  sa  Fromentière. 
Je  lui  ferais  entendre  raison.  Lui  et  moi,  nous  étions  amis,  je 
peux  dire,  et  son  père  avec  le  mien.  Je  lui  montrerais  le  change- 
ment qui  s'est  produit  chez  moi,  depuis  les  temps.  Il  compren- 
drait. Mais  voilà  :  on  n'a  plus  affaire  qu'à  des  gens  qui  ne  sont  pas 
les  maîtres.  On  ne  le  voit  plus,  lui,  et  d'aucuns  disent  qu'on  ne 
le  re verra  jamais.  Le  dommage  est  grand  pour  nous. 

—  Possible,  fit  l'autre,  mais  je  n'ai  pas  à  discuter  les  ordres. 
Quand  payerez-vous? 

—  C'est  vite  demandé  :   quand  payerez-vous?  mais  trouver' 
l'argent,  c'est  autre  chose. 

—  Alors,  je  répondrai  non? 

—  Vous  répondrez  oui,  puisqu'il  le  faut.  Je  payerai  à  la  Saint- 
Michel,  qui  n'est  pas  loin. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  243 

Le  métayer  allait  se  baisser  pour  reprendre  son  travail,  quand 
le  garde  ajouta  : 

—  Vous  ferez  bien  aussi,  Lumineau,  de  surveiller  votre  valet. 
J'ai  relevé  l'autre  jour,  dans  la  pièce  de  la  Gailleterie,  des  collets 
qui  ne  pouvaient  être  que  de  lui. 

—  Est-ce  qu'il  avait  écrit  son  nom  dessus? 

—  Non,  mais  il  est  connu  pour  le  plus  enragé  chasseur  du 
pays.  Gare  à  vous!  M.  le  marquis  m'a  écrit  que  toute  la  maison 
partirait,  si  je  vous  reprenais,  les  uns  ou  les  autres,  à  braconner. 

Le  paysan  laissa  tomber  sa  brassée  de  choux,  et,  tendant  les 
deux  poings: 

—  Menteur,  il  n'a  pas  pu  dire  ça  !  Je  le  connais  mieux  que 
vous,  et  il  me  connaît.  Et  ce  n'est  pas  à  des  gars  de  votre  espèce 
qu'il  donnerait  des  commissions  pareilles  !  M.  le  marquis  me  ren- 
verrait de  chez  lui,  moi,  son  vieux  Lumineau!  Allons  donc! 

—  Parfaitement,  il  l'a  écrit. 

—  Menteur!  répéta  le  paysan. 

—  Que  voulez- vous,  on  verra  bien,  dit  le  régisseur  en  se  dé- 
tournant pour  continuer  son  chemin.  Vous  êtes  averti.  Ce  Jean 
Nesmy  vous  jouera  un  vilain  tour.  Sans  compter  qu'il  courtise  un 
peu  trop  votre  fille,  lui,  un  failli  gars  du  Bocage.  On  en  cause, 
vous  savez  ! 

Rouge,  la  poitrine  tendue  en  avant,  enfonçant  d'un  coup  de 
poing  son  chapeau  sur  sa  tête,  le  métayer  fît  trois  pas,  comme 
pour  courir  sus  à  l'homme  qui  l'insultait.  Mais  déjà  celui-ci, 
appuyé  sur  son  bâton  d'épine,  avait  repris  sa  marche,  et  son 
profil  ennuyé  s'éloignait  le  long  de  la  haie.  Il  avait  une  certaine 
crainte  de  ce  grand  vieux  dont  la  force  était  encore  redoutable  ;  il 
avait  surtout  le  sentiment  de  l'insuccès  de  ses  menaces,  le  sou- 
venir d'avoir  été  désavoué,  plusieurs  fois  déjà,  par  le  marquis  de 
la  Fromentière,  le  maître  commun,  dont  il  ne  s'expliquait  pas 
l'indulgence  envers  la  famille  des  Lumineau. 

Le  paysan  s'arrêta  donc,  et  suivit  du  regard  la  silhouette  dimi- 
nuante du  garde.  Il  le  vit  passer  l'échalier,  du  côté  opposé  à  la 
barrière,  sauter  dans  le  chemin  et  disparaître  à  gauche  de  la 
ferme,  dans  les  sentes  vertes  qui  menaient  au  château. 

Quand  il  l'eut  perdu  de  vue  : 

—  Non,  reprit-il  tout  haut,  non,  le  marquis  n'a  pas  dit  ça! 
nous  chasser  ! 

En  ce  moment,  il  oubliait  les  mauvais  propos  que  l'homme 


244  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avait  tenus  contre  Marie-Rose,  la  fille  cadette,  pour  ne  songer 
qu'à  cette  menace  de  renvoi,  qui  le  troublait  tout  entier.  Lente- 
ment, il  promena  autour  de  lui  ses  yeux  devenus  plus  rudes  que 
de  coutume,  comme  pour  prendre  à  témoin  les  choses  familières 
que  le  garde  avait  menti.  Puis  il  se  baissa  pour  travailler. 

Le  soleil  était  déjà  très  penché.  Il  allait  atteindre  la  ligne 
d'ormeaux  qui  bordait  le  champ  vers  l'Ouest,  tiges  émondées, 
courbées  par  le  vent  de  mer,  terminées  par  une  touffe  de  feuilles 
en  couronne,  qui  les  faisait  ressembler  à  de  grandes  reines- 
marguerites.  On  était  au  commencement  de  septembre,  à  cette 
heure  du  soir  où  des  bouffées  de  chaleur  traversent  le  frais  noc- 
turne qui  descend.  Le  métayer  travaillait  vite  et  sans  arrêt,  comme 
un  homme  jeune.  Il  étendait  la  main,  et  les  feuilles,  avec  un  bruit 
de  verre  brisé,  cassaient  au  ras  des  troncs  de  choux,  et  s'amon- 
celaient sous  la  voûte  obscure  qui  couvrait  les  sillons.  Il  était 
plongé  dans  cette  ombre ,  d'où  montait  l'haleine  moite  de  la 
terre,  perdu  au  milieu  de  ces  larges  palmes  veloutées,  toutes 
molles  de  chaleur,  que  soutenaient  des  nervures  striées  de  pourpre. 
En  vérité,  il  faisait  partie  de  cette  végétation,  et  il  eût  fallu  cher- 
cher, pour  discerner  le  dos  de  sa  veste,  dans  le  moutonnement 
vert  et  bleu  de  son  champ.  Il  disparaissait  presque.  Cependant,  si 
près  qu'il  fût  du  sol  par  son  corps  tout  ployé,  il  avait  une  âme 
agissante  et  songeuse,  et,  en  travaillant,  il  continuait  de  raisonner 
sur  les  choses  de  la  vie.  L'irritation  qu'il  avait  ressentie  des  me- 
naces du  garde  s'atténuait.  11  n'avait  qu'à  se  souvenir,  pour  ne 
rien  craindre  du  marquis  de  la  Fromentière.  N'étaient-ils  pas  tous 
deux  de  noblesse,  et  ne  le  savaient-ils  pas  l'un  et  l'autre?  Car  le 
métayer  descendait  d'un  Lumineau  de  la  grande  guerre.  Et,  bien 
qu'il  ne  parlât  jamais  de  ces  aventures  anciennes,  à  cause  des 
temps  qui  avaient  changé,  ni  les  nobles  ni  les  paysans  n'ignoraient 
que  l'aïeul,  un  géant  surnommé  Brin-d'Amour,  avait  conduit  jadis 
dans  sa  yole,  à  travers  les  marais  de  Vendée,  les  généraux  de 
l'insurrection,  et  fait  des  coups  d'éclat,  et  reçu  un  sabre  d'honneur, 
qu'à  présent  la  rouille  rongeait,  derrière  une  armoire  de  la  ferme. 
Sa  famille  était  une  des  plus  profondément  enracinées  dans  le 
pays.  Il  cousinait  avec  trente  fermes,  répandues  dans  le  territoire 
qui  s'étend  de  Saint-Gilles  à  l'île  de  Bouin  et  qui  forme  le  Marais. 
Ni  lui,  ni  personne  n'aurait  pu  dire  à  quelle  époque  ses  pères 
avaient  commencé  à  cultiver  les  champs  de  la  Fromentière.  On 
était  là  sur  parole,  depuis  des  siècles,  marquis  d'un  côté,  Lumineau 


LA    TERRE    QL'I    MEURT.  24S 

de  l'autre,  liés  par  l'habitude,  comprenant  la  campagne  et  l'ai- 
mant de  la  même  façon,  buvant  ensemble  le  vin  du  terroir  quand 
on  se  rencontrait,  n'ayant,  ni  les  uns  ni  les  autres,  la  pensée  qu'on 
pût  quitter  les  deux  maisons  voisines,  le  château  et  la  ferme,  qui 
portaient  le  même  nom.  Et  certes,  l'étonnement  avait  été  grand, 
lorsque  le  dernier  marquis,  monsieur  Henri,  un  homme  de  qua- 
rante ans,  plus  chasseur,  plus  buveur,  plus  rustre  qu'aucun  de  ses 
ancêtres,  avait  dit  à  Toussaint  Lumineau,  voilà  huit  ans,  un  matin 
de  Noël  qu'il  tombait  du  grésil  :  «  Mon  Toussaint,  je  m'en  vas 
habiter  Paris,  ma  femme  ne  peut  pas  s'habituer  ici.  C'est  trop 
triste  pour  elle,  et  trop  froid.  Mais  ne  te  mets  en  peine;  sois  tran- 
quille :  je  reviendrai.  »  Il  n'était  plus  revenu  qu'à  de  rares  occa- 
sions, pour  une  journée  ou  deux.  Mais  il  n'avait  pas  oublié  le  passé, 
n'est-ce  pas?  Il  était  demeuré  le  maître  bourru  et  serviable  qu'on 
avait  connu,  et  le  garde  mentait,  en  parlant  de  renvoi. 

Non!  plus  Toussaint  Lumineau  réfléchissait,  moins  il  croyait 
qu'un  maître  si  riche,  si  A^olontiers  prodigue,  si  bon  homme  au 
fond,  eût  pu  écrire  des  mots  pareils.  Seulement,  il  faudrait  payer. 
Eh  bien!  on  payerait.  Le  métayer  n'avait  pas  deux  cents  francs 
d'argent  comptant  dans  le  coffre  de  noyer,  près  de  son  lit;  mais 
les  enfans  étaient  riches  de  plus  de  deux  mille  francs  chacun,  qu'ils 
avaient  hérités  de  leur  mère,  la  Luminette,  morte  voilà  trois  ans. 
Il  demanderait  donc  à  François,  le  fils  cadet,  de  lui  prêter  ce  qu'il 
fallait  pour  le  maître.  François  n'était  point  un  enfant  sans  cœur, 
assurément,  et  il  ne  laisserait  pas  le  père  dans  l'embarras.  Une 
fois  de  plus,  l'incertitude  du  lendemain  s'évanouirait,  et  les  récoltes 
viendraient,  une  belle  année,  qui  rétabliraient  la  joie  dans  le 
cœur  de  tous. 

Las  de  demeurer  courbé,  le  métayer  se  redressa,  passa  sur  son 
visage  en  sueur  le  bord  de  sa  manche  de  laine,  puis  regarda  le 
toit  de  sa  Froment ière,  avec  l'attention  de  ceux  qui  ont  tout  leur 
amour  devant  eux.  Pour  s'essuyer  le  front,  il  avait  ùtéson  chapeau. 
Dans  le  rayon  oblique  qui  déjà  ne  touchait  plus  les  herbes  ni  les 
choux,  dans  la  lumière  affaiblie  et  apaisée  comme  une  vieillesse 
heureuse,  il  levait  son  visage  ferme  de  lignes  et  solidement  taillé. 
Son  teint  n'était  point  terreux  comme  celui  des  paysans  parcimo- 
nieux de  certaines  provinces,  mais  éclatant  et  nourri.  Les  joues 
pleines  que  bordait  une  étroite  ligne  de  favoris,  le  nez  droit  et 
large  du  bas,  la  mâchoire  carrée,  tout  le  masque  enfin,  et  aussi  les 
yeux  gris  clair,  les  yeux  vifs  qui  n'hésitaient  jamais  à  regarder 


246  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  face,  disaient  la  santé,  la  force,  et  l'habitude  du  commande- 
ment, tandis  que  les  lèvres  tombantes,  longues,  fines  malgré  le 
hâle,  laissaient  deviner  la  parole  facile  et  l'humeur  un  peu  haute 
d'un  homme  du  Marais,  qui  n'estime  guère  tout  ce  qui  n'est  point 
de  chez  lui.  Les  cheveux  tout  blancs,  incultes,  légers,  formaient 
bourrelet,  et  luisaient  au-dessus  de  l'oreille. 

Ainsi  découvert  et  immobile  dans  le  jour  finissant,  il  avait 
grand  air,  le  métayer  de  la  Fromentière,  et  l'on  comprenait  le  sur- 
nom, la  «  seigneurie  »  comme  ils  disent,  dont  on  usait  pour  lui. 
On  l'appelait  Lumineau  l'Evêque,  pour  le  distinguer  des  autres 
du  même  nom  :  Lumineau  le  Pauvre,  Lumineau  Barbe-Fine,  Lu- 
mineau Tournevire. 

Il  considérait  de  loin  sa  Fromentière.  Entre  les  troncs  des 
ormes,  à  plusieurs  centaines  de  mètres  au  sud,  le  rose  lavé  et 
pâle  des  tuiles  s'encadrait  en  émaux  irréguliers.  Lèvent  apportait 
le  mugissement  du  bétail  qui  rentrait,  l'odeur  desétables,  celle  de 
la  camomille  et  des  fenouils  qui  foisonnaient  dans  l'aire.  Toute 
l'image  de  sa  ferme  se  levait  pour  moins  que  cela  dans  l'âme  du 
métayer.  En  voyant  la  lueur  dernière  de  son  toit  dans  le  couchant 
du  jour,  il  nomma  les  deux  fils  et  les  deux  filles  qu  abritait  la 
maison,  Mathurin,  François,  Eléonore,  Marie-Rose,  lourde 
charge,  épreuve  et  douceur  mêlées  de  sa  vie  :  l'aîné,  son  superbe 
aîné,  atteint  par  le  malheur,  infirme,  condamné  à  n'être  que  le  té- 
moin douloureux  du  travail  des  autres;  Eléonore,  qui  remplaçait 
la  mère  morte;  François,  nature  molle,  en  qui  n'apparaissait 
qu'incertain  et  incomplet  le  futur  maître  de  la  ferme;  Rousille, 
la  plus  jeune,  la  petite  de  Wngt  ans...  Est-ce  que  le  garde  avait 
encore  fait  une  menterieen  parlant  des  assiduités  du  valet?  C'était 
probable.  Gomment  un  valet,  le  fils  d'une  pauvre  veuve  du  Bocage, 
de  la  terre  lourde  de  là-bas,  aurait-il  osé  courtiser  la  fille  d'un 
métayer  maraîchin?  De  l'amitié,  il  pouvait  en  avoir,  et  du  respect 
pour  cette  jolie  fille  dont  on  remarquait  le  visage  rose,  oui,  lors- 
qu'elle revenait,  le  dimanche,  de  la  messe  de  Sallertaine;  mais 
autre  chose?...  Enfin,  on  veillerait...  Toussaint  Lumineau  ne  pensa 
qu'un  instant  à  cette  mauvaise  parole  que  l'homme  avait  dite,  et, 
tout  de  suite  après,  il  songea,  avec  une  douceur  et  un  apaisement 
de  cœur,  à  l'unique  absent,  au  fils  qui  par  la  naissance  précédait 
Rousille,  André,  le  chasseur  d'Afrique,  qui  avait  suivi  comme  or- 
donnance, en  Algérie,  son  colonel,  un  frère  du  marquis  de  la 
Fromentière.  Ce  dernier  fils,  avant  un  mois  il  rentrerait,  libéré  du 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  247 

service.  On  le  verrait,  le  beau  Maraîchin  blond,  aux  longues  jambes, 
portrait  du  père  rajeuni,  tout  noble,  tout  vibrant  d'amour  pour 
le  pays  de  Sallertaine  et  pour  la  métairie.  Et  les  inquiétudes 
s'oublieraient  et  se  fondraient  dans  le  bonheur  de  retrouver  celui 
qui  faisait  se  détourner  les  dames  de  Ghallans, quand  il  passait,  et 
dire  :  «  C'est  le  beau  gars  dernier  des  Lumineaii  !  » 

Le  métayer  demeurait  ainsi,  bien  souvent,  après  le  travail 
fini,  en  contemplation  devant  sa  métairie.  Cette  fois,  il  resta 
debout  plus  longtemps  que  de  coutume,  au  milieu  des  houles 
fuyantes  des  feuilles,  devenues  ternes,  grisâtres,  pareilles  dans 
l'ombre  à  des  guérets  nouveaux.  Les  arbres  eux-mêmes  n'étaient 
plus  que  des  fumées  vagues  autour  des  champs.  Le  grand  carré 
de  ciel,  extrêmement  pur,  qui  s'ouvrait  au-dessus,  tout  plein  de 
rayons  brisés,  ne  laissait  tomber  sur  les  choses  qu'un  peu  de  pous- 
sière de  jour,  qui  les  montrait  encore,  mais  ne  les  éclairait  plus. 
Lumineau  mit  ses  deux  mains  en  porte-voix  devant  sa  bouche,  et, 
tourné  vers  la  Fromentière,  héla  : 

—  Ohé!  Rousille? 

Le  premier  qui  répondit  à  l'appel  fut  le  chien,  Bas-Rouge, 
accouru  comme  une  trombe  de  l'extrémité  de  la  pièce.  Puis  une 
voix  nette,  jeune,  s'éleva  au  loin  et  traversa  l'espace  : 

—  Père,  on  y  va  ! 

Aussitôt,  le  paysan  se  courba,  saisit  une  corde  dont  il  entoura 
et  serra  un  monceau  de  feuilles  cueillies,  et,  chargeant  le  fardeau 
d'un  coup  d'épaule,  chancelant  sous  la  pesée  de  l'énorme  botte 
qui  dépassait  de  toutes  parts  son  échine,  ses  bras  relevés,  sa  tête 
enfoncée  dans  la  moisson  malle,  il  suivit  le  sillon,  tourna,  et 
descendit  par  la  piste  qu'avaient  tracée  dans  l'herbe  les  pieds 
des  gens  et  des  bêtes.  Au  moment  où  il  arrivait  au  coin  du 
champ,  devant  une  brèche  de  la  haie,  une  forme  svelte  de  toute 
jeune  fille  se  dressa  dans  le  clair  de  la  trouée.  Rousille  passa, 
d'un  mouvement  souple,  par-dessus  l'échalier,  et,  quand  elle  eut 
passé,  ses  jupes  retombèrent,  courtes,  sur  ses  jambes,  laissant 
voir  ses  bas  noirs  et  ses  sabots  à  bout  relevé. 

—  Bonsoir,  père  !  dit-elle. 

Il  ne  put  s'empêcher  de  songer  aux  mauvais  propos  qu'avait 
tenus  le  garde,  et  ne  répondit  pas. 

Marie-Rose,  les  deux  poings  sur  ses  hanches,  remuant  sa 
petite  tête  comme  si  elle  pensait  des  choses  graves,  le  regarda 
s'éloigner.  Puis  elle  entra  dans  les  sillons,  ramassa  le  reste  des 


248  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

feuilles  laissées  à  terre,  les  noua  avec  la  corde  qu'elle  avait  ap- 
portée, et,  comme  avait  fait  le  père,  souleva  la  masse  verte. 
Elle  s'en  alla,  courbée,  rapide  pourtant,  le  long  de  la  cheintre. 

Pénétrer  dans  le  champ,  rassembler  et  lier  les  feuilles,  cela  lui 
avait  bien  demandé  dix  minutes.  Le  père  devait  être  rentré.  Elle 
approchait  de  l'échalier,  quand,  tout  à  coup,  du  haut  du  talus 
dont  elle  suivait  le  pied,  un  sifflement  sortit,  comme  celui  d'un 
vanneau.  Elle  n'eut  pas  peur.  Un  homme  sautait  dans  le  champ, 
par- dessus  les  ronces.  Bousille,  devant  elle,  dans  la  voyette,  jeta 
sa  charge.  Il  ne  s'avança  pas  plus  loin,  et  ils  se  mirent  à  parler 
par  phrases  brèves. 

—  Oh  I  Rousille  !  comme  vous  en  portez  lourd  ! 

—  Je  suis  forte,  allez!  Avez-vous  vu  le  père? 

—  Non,  j'arrive.  Est-ce  qu'il  a  parlé  contre  moi? 

—  Il  n'a  rien  dit.  Mais  il  m'a  regardée  d'une  manière  ! . . .  Croyez- 
moi,  Jean,  il  se  méfie.  Vous  ne  devriez  pas  passer  cette  nuit 
dehors,  car  il  n'aime  guère  la  braconne,  et  il  vous  grondera. 

—  Qu'est-ce  que  ça  peut  lui  faire,  que  je  chasse  la  nuit,  si  je 
travaille  le  matin  d'aussi  bonne  heure  que  les  autres?  Est-ce  que 
je  rechigne  à  la  besogne?  Rousille,  ceux  de  la  Seulière  et  aussi 
le  meunier  de  Moque-Souris  m'ont  dit  que  les  vanneaux  commen- 
çaient à  passer  dans  le  Marais.  J'en  tuerai  à  la  lune,  qui  sera 
claire  cette  nuit.  Et  vous  en  aurez  demain  matin. 

—  Jean,  fit-elle,  vous  ne  devriez  pas...  je  vous  assure. 
L'homme  portait  un  fusil  en  bandoulière.  Par-dessus  sa  veste 

brune,  il  avait  une  blouse  très  courte,  qui  descendait  à  peine  à  la 
ceinture.  Il  était  jeune,  petit,  de  la  même  taille  à  peu  près  que 
Rousille,  très  nerveux,  très  noir,  avec  des  traits  réguliers,  pâles, 
que  coupait  une  moustache  à  peine  relevée  aux  coins  de  la 
bouche.  La  couleur  seule  de  son  teint  indiquait  qu'il  n'était  pas 
né  dans  le  Marais,  où  la  brume  amollit  et  rosit  la  peau,  mais  en 
pays  de  terre  dure,  dans  la  misère  des  closeries  ignorées.  On 
pouvait  deviner,  cependant,  à  son  visage  osseux  et  ramassé,  à  la 
ligne  droite  des  sourcils,  à  la  mobilité  ardente  des  yeux,  un 
fond  d'énergie  indomptable,  une  ténacité  qu'aucune  contradiction 
n'entamait.  Pas  un  instant,  les  craintes  de  Marie-Rose  ne  le  trou- 
blèrent. Un  peu  pour  l'amour  d'elle,  beaucoup  pour  l'attrait  de 
la  chasse  et  de  la  maraude  nocturne  qui  domine  tant  d'âmes  pri- 
mitives comme  la  sienne,  il  avait  résolu  d'aller  chasser  cette  nuit 
dans  le  Marais.  Et  rien  ne  l'eût  fait  céder,  pas  même  l'idée  de 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  249 

déplaire  à  Rousille.  Celle-ci  avait  l'air  d'une  enfant.  Avec  sa  taille 
plate,  sa  fraîcheur  de  Maraîchine,  l'ovale  plein  de  ses  joues,  la 
courbe  pure  du  front,  que  resserraient  un  peu  sur  les  tempes  deux 
bandeaux  bien  lissés,  ses  lèvres  droites,  dont  on  ne  savait  si  elles 
se  redresseraient  pour  rire  ou  s'abaisseraient  pour  pleurer,  elle 
ressemblait  à  ces  vierges  grandissantes  qui  marchent  dans  les 
processions,  portant  une  banderole.  Seuls  les  yeux  étaient  d'une 
femme,  ses  yeux  couleur  de  châtaigne  mûre,  de  la  même  nuance 
que  les  cheveux,  et  où  vivait,  où  luisait  une  tendresse  toute  jeune, 
mais  sérieuse  déjà,  et  digne,  et  comme  sûre  de  durer.  Sans  le  savoir, 
elle  avait  été  aimée  longtemps  par  ce  valet  de  son  père.  Depuis 
un  an,  elle  s'était  secrètement  engagée  envers  lui.  Sous  la  coiffe 
de  mousseline  à  fleurs,  en  forme  de  pyramide,  qui  est  celle  de 
Sallertaine,  quand  elle  sortait  de  la  messe,  le  dimanche,  bien  des 
fils  de  métayers,  éleveurs  de  chevaux  et  de  bœufs,  la  regardaient 
pour  qu'elle  les  regardât.  Elle  ne  faisait  point  attention  à  eux, 
s'étant  promise  à  Jean  Nesmy,  un  taciturne,  un  étranger,  un 
pauvre,  qui  n'avait  de  place,  d'autorité  ou  d'amitié  que  dans  le 
cœur  de  cette  petite.  Déjà  elle  lui  obéissait.  A  la  maison,  ils  ne 
se  disaient  rien.  Dehors,  quand  ils  pouvaient  se  joindre,  ils  se  par- 
laient, toujours  en  hâte,  à  cause  de  la  surveillance  des  frères,  et 
de  Mathurin  surtout,  l'infirme,  terriblement  rôdeur  et  jaloux. 
Cette  fois  encore,  il  ne  fallait  pas  qu'on  les  surprît.  Jean  Nesmy, 
sans  s'arrêter  aux  inquiétudes  de  Marie-Rose,  demanda  donc  ra- 
pidement : 

—  Avez- vous  tout  apporté  ? 

Elle  céda,  sans  insister  davantage. 

—  Oui,  dit-elle. 

Et,  fouillant  dans  la  poche  de  sa  robe,  elle  tira  une  bouteille 
de  vin  et  une  tranche  de  gros  pain.  Puis  elle  tendit  les  deux  ob- 
jets, avec  un  sourire  dont  tout  son  visage,  dans  la  nuit  grise,  fut 
éclairé. 

—  Voilà,  mon  Jean!  fit-elle.  J'ai  eu  du  mal:  Lionore  est 
toujours  à  me  guetter,  et  Mathurin  me  suit  partout. 

Sa  voix  chantait,  comme  si  elle  eût  dit  :  «  Je  taime.  »  Elle 
ajouta  : 

—  Quand  reviendrez- vous  ? 

—  Au  petit  jour,  par  le  verger  clos. 

En  parlant,  le  jeune  gars  avait  soulevé  sa  blouse,  et  ouvert 
une  musette  de  toile  rapportée  du  régiment  et  pendue  à  son  cou. 


250  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  y  plaça  le  vin  et  le  pain.  Occupé  de  ce  détail,  l'esprit  concentré 
sur  la  chose  du  moment,  il  ne  vit  pas  Rousille  qui  écoutait,  pen- 
chée, une  rumeur  venue  de  la  ferme.  Quand  il  eut  boutonné  les 
deux  boutons  de  la  musette,  la  jeune  fille  écoutait  encore. 

—  Que  vais-je  répondre,  dit-elle  gravement,  si  le  père  de- 
mande après  vous,  tout  à  l'heure  ?  Le  voilà  qui  pousse  la  porte 
de  la  grange. 

Jean  Nesmy  toucha  de  la  main  son  feutre  sans  galon  et  plus 
large  que  ceux  du  Marais  ;  il  eut  un  petit  rire  qui  découvrit  ses 
dents,  blanches  comme  de  la  miche  fraîche,  et  dit  : 

—  Bonsoir,  Rousille  !  Vous  direz  au  père  que  je  passe  la  nuit 
dehors,  pour  rapporter  des  vanneaux  à  ma  bonne  amie  ! 

Il  se  détourna,  d'un  geste  prompt,  gravit  le  talus,  sauta  dans 
le  champ  voisin,  et,  une  seconde  seulement,  le  canon  de  son  fusil 
trembla  en  s'éloignant  parmi  les  branches. 

Rousille  demeura  devant  la  brèche  de  la  haie.  Elle  avait  son 
âme  qui  courait  par  ce  chemin  et  qui  ne  revenait  pas.  Puis,  pour 
la  seconde  fois,  une  rumeur  passa  dans  l'ombre,  des  cris  de  vo- 
laille effarouchée,  des  battemens  d'ailes,  un  bruit  de  fer  grin- 
çant. C'était  le  signe  qu'Eléonore,  comme  chaque  soir  avant  le 
souper,  verrouillait  la  porte  de  l'appentis  où  couchaient  les 
poules.  Marie-Rose  serait  en  retard.  Vite,  elle  reprit  sa  charge  de 
feuilles,  franchit  l'échalier,  et  força  le  pas  vers  la  Fromentière. 

Elle  eut  bientôt  fait  d'arriver  à  la  route  herbeuse  et  inégale 
qui  venait,  en  tournant,  des  profondeurs  du  pays  haut,  et  qui 
aboutissait,  un  peu  plus  bas,  à  la  lisière  du  Marais.  Elle  la  tra- 
versa, poussa  le  portillon  d'une  grande  barrière,  suivit  un  mura 
demi  croulant  et  vêtu  de  feuillages,  et,  par  un  portique  dont 
l'arche  ruinée,  béante  sur  le  ciel,  trouait  solennellement  la 
vieille  enceinte,  entra  dans  une  cour  tout  enveloppée  de  bâti- 
mens.  La  grange  où  s'entassait  le  fourrage  vert  était  à  gauche, 
près  de  l'étable.  La  jeune  fille  y  jeta  la  provision  de  choux 
qu'elle  apportait,  et,  secouant  sa  robe  mouillée,  sapprocha  de  la 
maison  longue,  basse,  couverte  en  tuiles,  qui  barrait  le  fond. 
Devant  la  dernière,  porte  à  droite,  dont  les  fentes  et  le  trou  de  la 
serrure  brillaient,  elle  s'arrêta  un  peu.  Une  crainte,  qu'elle  éprou- 
vait souvent,  l'avait  saisie.  On  entendait,  de  l'intérieur,  un  bruit 
de  cuillers  heurtant  les  assiettes,  des  voix  d'hommes,  un  pas  traî- 
nant sur  le  carreau.  Le  plus  doucement  qu'elle  put,  elle  ouvrit,  et 
se  glissa  dans  la  salle. 


LA  TERRE  QUI  MEURT.  251 

La  famille  était  là  réunie.  Quand  la  jeune  fille  entra,  tous  les 
regards  se  tournèrent  vers  elle,  mais  aucune  parole  ne  lui  fut  dite. 
Elle  s'avança  le  long  du  mur,  se  sentant  isolée,  tâchant  de  retenir 
le  claquement  de  ses  sabots,  pour  qu'on  l'observât  moins  long- 
temps, et  elle  se  pencha  au-dessus  du  feu,  les  mains  tendues  à  la 
flamme,  comme  si  elle  avait  froid.  Sa  sœur  Eléonore,  une  fille 
haute  sur  jambes,  au  profit  chevalin,  aux  yeux  bleus  sans  vie 
dans  un  visage  épais,  se  recula  devant  elle,  soit  pour  lui  faire 
place,  soit  pour  marquer  la  contrariété  d'humeur  qui  existait  entre 
elle  et  Bousille,  et  continua  de  manger  un  morceau  de  pain  et 
quelques  bribes  de  viande,  où  elle  mordait  debout,  sans  s'asseoir, 
selon  l'usage  des  femmes  de  Vendée,  dans  les  vieilles  familles. 
L'auvent,  noir  de  suie,  les  couvrait  ensemble.  Elles  se  tenaient 
aux  deux  côtés  du  foyer.  Entre  elles  s'échappaient  les  éclairs 
de  la  flambée,  qui  illuminaient,  pour  une  seconde,  les  habitans 
et  les  meubles  de  cette  vaste  salle,  bâtie  pour  des  bourgeois  cam- 
pagnards, au  temps  où  le  bois  abondait,  et  au-dessus  de  laquelle 
s'étendaient,  rigides  comme  au  premier  jour,  brunies  par  la 
fumée,  la  poussière  et  les  mouches,  une  infinité  de  poutrelles 
liées  à  la  poutre  maîtresse.  Ils  faisaient  luire  les  colonnes  lisses 
de  deux  lits  à  baldaquins,  rangés  près  de  la  muraille,  en  face  de 
la  cheminée,  les  cofîres  de  noyer  servant  de  marchepied  par  les- 
quels on  accédait  à  ces  lits  démesurément  élevés,  deux  armoires, 
quelques  photographies  et  un  chapelet  groupés  au  chevet  du 
premier  des  lits,  autour  d'un  crucifix  de  cuivre.  Les  trois  hommes 
devant  la  table,  au  milieu  de  la  pièce,  étaient  assis  sur  le  même 
banc,  par  ordre  de  dignité,  le  père  d'abord,  le  plus  loin  de  l'en- 
trée, puis  Mathurin,  puis  François.  Une  lampe  à  pétrole,  du  plus 
petit  modèle,  éclairait  leurs  fronts  penchés,  la  soupière,  un  plat 
de  lard  froid  et  un  autre  de  pommes  crues.  Ils  ne  mangeaient  pas 
à  même  la  soupière,  comme  beaucoup  de  paysans,  mais  chacun 
avait  une  assiette,  un  couvert  de  métal  blanc,  un  couteau  à 
manche  noir,  un  couteau  qui  n'était  pas  de  poche,  luxe  introduit 
par  François,  au  retour  du  régiment,  et  d'où  le  vieux  métayer 
avait  conclu  que  le  monde  changeait  bien,  au  dehors. 

Toussaint  Lumineau  avait  l'air  soucieux,  et  il  se  taisait.  Son 
vieux  visage,  mâle  et  tranquille,  contrastait  étrangement  avec  la 
figure  difi'orme  de  l'aîné,  Mathurin.  Autrefois,  ils  s'étaient  res- 
semblé. Mais,  depuis  le  malheur  dont  on  ne  parlait  jamais  et  qui 
hantait  toutes  les  mémoires  à  la  Fromentière,  le  fils  n'était  plus 


252  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  la  caricature,  la  copie  monstrueuse  et  souffrante  du  père.  La 
tête,  volumineuse,  coiffée  de  cheveux  roux,  rentrait  dans  les 
épaules,  elles-mêmes  relevées  et  épaissies.  La  largeur  du  buste, 
la  longueur  des  bras  et  des  mains  dénonçaient  une  taille  colos- 
sale, mais  quand  ce  géant  se  dressait,  entre  ses  béquilles,  on 
voyait  un  torse  tout  tassé,  tout  contourné  et  deux  jambes  qui  pen- 
daient au-dessous,  tordues  et  molles.  Ce  corps  de  lutteur  se  ter- 
minait par  deux  fuseaux  atrophiés,  capables  au  plus  de  le  sou- 
tenir quelques  secondes,  et  d'où  la  vie,  peu  à  peu,  sans  répit,  se 
retirait.  Il  avait  à  peine  dépassé  la  trentaine,  et  déjà  sa  barbe,  qu'il 
avait  plantée  jusqu'aux  pommettes,  grisonnait  par  endroits.  Au 
milieu  de  cette  broussaille  étalée,  qui  rejoignait  les  cheveux  et 
lui  donnait  un  air  de  fauve,  au-dessus  des  pommettes  qu'un  sang 
boueux  marbrait,  on  découvrait  deux  yeux  d'un  bleu  noir,  petits, 
tristes,  où  éclatait,  par  moment,  tout  à  coup,  la  violence  exas- 
pérée de  ce  condamné  à  mort,  qui  comptait  chaque  progrès  du 
supplice.  Une  moitié  de  lui-même  assistait,  avec  une  colère  d'im- 
puissance, à  la  lente  agonie  de  l'autre.  Des  rides  sillonnaient  le 
front  et  coupaient  l'iatervalle  entre  les  sourcils.  «  Pauvre  grand 
Lumineau,  le  plus  beau  fils  de  chez  nous,  ce  qu'il  est  devenu!  » 
disait  la  mère,  autrefois. 

Elle  avait  raison  de  le  plaindre.  Six  ans  plus  tôt,  il  était  rentré 
du  régiment,  superbe  comme  il  était  parti.  Trois  ans  de  caserne 
avaient  glissé,  presque  sans  les  entamer,  sur  sa  nature  toute 
paysanne  et  sauvage,  sur  ses  rêves  de  labour  et  de  moisson,  sur 
les  habitudes  de  croyant  qu'il  tenait  de  sa  race.  Le  mépris  inné 
de  la  ville  avait  tout  défendu  à  la  fois.  On  avait  dit  en  le  re- 
voyant :  «  L'aîné  des  Lumineau  ne  ressemble  pas  aux  autres  gars, 
il  n'a  pas  changé.  »  Or,  un  soir  qu'il  avait  conduit  un  chargement 
de  blé,  chez  le  minotier  de  Challans,  il  revenait  dans  sa  charrette 
vide.  Près  de  lui,  assise  sur  une  pile  de  sacs,  il  écoutait  rire  une 
fille  de  Sallertaine,  Félicité  Gauvrit,  de  la  Seulière,  dont  il 
voulait  faire  sa  femme.  Les  chemins  commençaient  à  s'emplir 
d'ombre.  Les  ornières  se  confondaient  avec  les  touffes  d'herbes. 
Lui  cependant,  tout  occupé  de  sa  bonne  amie,  sachant  que  le 
cheval  connaissait  la  route,  il  ne  tenait  pas  les  guides,  qui  tom- 
bèrent et  traînèrent  sur  le  sol.  Et  voici  qu'au  moment  où  ils  des- 
cendaient un  raidillon,  près  de  la  Fromentière,  le  cheval,  fouetté 
par  une  branche,  prit  le  galop.  La  voiture,  jetée  d'un  côté  à 
l'autre,  menaçait  de  verser,  les  roues    s'enlevaient  sur   les   ta- 


LA    TERRE    QUI    SIEURT.  253 

lus,  la  fille   voulait  sauter.   «  N'aie  pas  peur,  Félicité,   laisse- 
moi  faire  !  »   cria  le  gars.  Et  il  se  mit  debout,  et  il  s'élança  en 
avant,  pour  saisir  le  cheval  au  mors  et  l'arrêter.  Mais  l'obscurité, 
un  cahot,  le  malheur  enfin,  le  trompèrent:  il  glissa  le  long  du 
harnais.  Deux  cris  partirent  ensemble,  de  dessus  la  charrette  et 
de  dessous.  La  roue  lui  avait  passé  sur  les  jambes.  Quand  Féli- 
cité Gauvrit  put  courir  à  lui,  elle  le  vit  qui  essayait  de  se  relever 
et  qui  ne  pouvait  pas.   Huit  mois  durant,  Mathurin   Lumineau 
hurla  de  douleur.  Puis  la  plainte  s'éteignit  ;  la  souffrance  devint 
lente  :  mais  la  mort  s'était  mise  dans  ses  pieds,  puis  dans  ses  ge- 
noux, et  elle  ne  le  quittait  pas...  A  présent,  il  tire  la  moitié  de 
son  corps  derrière  lui;  il  rampe  sur  ses  genoux  et  sur  ses  poi- 
gnets devenus  énormes.  Il  peut  encore  conduire  une  yole  à  la 
perche,  sur  les  canaux  du  Marais,  mais  la  marche  l'épuisé  vite. 
Dans  un  chariot  de   bois,  comme   en  ont  les  enfans  des  fermes 
pour  jouer,  son  père  ou  son  frère  l'emmène  aux  champs  éloignés 
où  la  charrue  les  précède.  Et  il  assiste,  inutile,  au  travail  pour 
lequel  il  était  né,  qu'il  aime  encore,  désespérément.   «  Pauvre 
grand  Lumineau,  le  plus  beau  fils  de  chez  nous!  »  Toute  gaîté  a 
disparu.  L'âme  s'est  transformée  comme  le  corps.  Elle  s'est  fermée. 
Il  est  dur,  il  est  soupçonneux,  il  est  méchant.  Ses  frères  et  ses 
sœurs  cachent  leurs  moindres  démarches  à  cet  homme  pour  qui 
le  bonheur  des  autres  est  un  défi  à  son  mal  ;  ils  redoutent  son  habi- 
leté à  découvrir  les  projets  d'amour,  sa  perfidie  qui  cherche  à  les 
rompre.  Celui  qui  ne  sera  pas  aimé  ne  veut  pas  qu'on  aime.  Il 
ne  veut  pas  surtout  qu'un  autre  prenne  la  place  qui  lui  revenait 
de  droit  en  sa  qualité  d'aîné,  celle  de  futur  maître,  de  successeur 
du  père  dans  le  commandement  de  la  métairie.  Pour  cette  raison, 
il   jalouse  François,   et  plus  encore   André,   le    beau    chasseur 
d'Afrique,  le  préféré  du  père;  il  jalouse  même  le  valet  qui  pour- 
rait devenir  dangereux,  s'il  épousait  Rousille.  Malhurin  Lumineau 
dit  quelquefois  :  «   Si  je  guérissais  !  Il   me  semble  que  je  suis 
mieux!  »  D'autres  fois,  une  sorte  de  rage  s'empare  de  lui;  pendant 
des  jours  il  reste  muet,    retiré  dans  les  coins  de  la  maison  ou 
dans  les  étables,  puis  les  larmes  viennent  et  fondent  sa  colère. 
En  de  tels  momens,  un  seul  homme  peut  l'approcher:  le  père. 
Une  seule  chose  attendrit  l'infirme:  voir  les  champs  de  chez  lui, 
les  labours  de  ses  bœufs,  les  semailles  d'où  naîtront  les  avoines 
et  les  blés,  les  horizons  où  il  a  connu  la  vie  pleine.  Depuis  six 
ans  que  celle-ci  l'a  quitté,  il  n'a  pas  reparu  dans  le  bourg  de  Sal- 


254  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lertaine,  même  pour  ses  Pâques,  qu'il  ne  fait  plus.  Jamais  il  n'a 
retrouvé  sur  sa  route  Félicité  Gauvrit,  de  la  Seulière.  Seulement, 
il  demande  quelquefois  à  Éléonore  :  «  Entends-tu  raconter  qu'elle 
se  marie?  Est-elle  belle  toujours,  comme  au  temps  où  j'avais  ses 
amitiés?  » 

Lorsque  Marie-Rose  entra  dans  la  salle  de  la  Fromentière,  ce 
fut  lui  seul  qu'elle  regarda,  à  la  dérobée,  et  il  lui  parut  qu'il  avait 
son  mauvais  rire,  et  qu'il  avait  vu  ou  deviné  la  sortie  du  valet. 

Près  de  Mathurin  était  assis  François,  bien  différent  de  l'aîné, 
homme  de  taille  moyenne,  gras,  rose  et  réjoui.  Celui-là,  Rou- 
sille  ne  le  craignait  point.  Il  s'occupait  de  son  plaisir  plus  que 
de  tout  le  reste.  Travailleur  médiocre,  dépensier,  coureur  de 
foires  et  de  marchés,  il  était  facile  à  vivre,  car  il  avait  besoin  des 
autres.  Physiquement  et  moralement,  il  ressemblait  à  Eléonore, 
de  deux  ans  plus  âgée  que  lui,  ayant  comme  elle  la  figure  large, 
des  yeux  bleus  peu  vivans,  et  une  apathie  de  nature  qui  leur  va- 
lait à  tous  deux  les  semonces  fréquentes  du  père.  Mais,  tandis 
que  la  fille,  protégée  par  le  milieu,  par  l'influence  de  la  mère  à 
présent  disparue,  paysanne  obscure  et  sainte,  comme  il  en  existe 
tant  encore  dans  ces  campagnes  profondes,  demeurait  honnête, 
lui,  la  caserne  l'avait  perdu.  Il  avait  subi  la  discipline  militaire, 
mais  sans  en  comprendre  la  nécessité,  sans  en  retirer  le  profit 
qu'elle  peut  donner.  On  l'avait  commandé,  on  l'avait  puni,  et  fait 
aller,  et  fait  revenir  pendant  trois  années,  mais  jamais  il  ne 
s'était  senti  aimé,  soutenu  dans  les  quelques  bonnes  intentions 
timides  qu'il  avait  apportées  de  chez  lui,  traité  en  homme  qui  a 
une  âme,  et  que  grandit  son  sacrifice  humble.  En  revanche,  tout 
le  mal  de  la  caserne  avait  eu  prise  sur  lui  :  les  exemples  de  la 
chambrée,  les  conversations,  le  perpétuel  souci  d'échapper  à  la 
règle,  les  préjugés,  les  corruptions  multiples  de  tous  ces  hommes 
arrachés  au  foyer,  dépaysés,  nouveaux  à  la  tentation  des  villes, 
et  dont  la  jeunesse  en  crise  ne  trouvait  pas  un  guide.  Il  n'était  ni 
meilleur  ni  pire  que  la  moyenne  de  ceux  qui  rentrent  dans  les 
campagnes.  Il  avait  rapporté  à  la  Fromentière  un  souvenir  de 
mauvais  lieux  qui  le  suivait  partout,  une  défiance  contre  toute 
autorité,  le  dégoût  du  travail  dur,  indéfini,  inégalement  productif 
des  champs,  qu'il  comparait  avec  de  vagues  emplois  civils,  dont 
on  avait  vanté  devant  lui  les  loisirs  et  la  sécurité.  Qu'il  était  loin, 
le  jeune  Maraîchin  sauvage,  au  regard  insouciant,  l'inséparable 
compagnon  d'André,  et  son  modèle  en  ce  temps-là,  son  protecteur, 


I 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  255 

qui  s'en  allait  par  les  levées  des  canaux,  fendant  l'air  avec  une 
baguette  de  tamarin,  pour  voir  si  les  vaches  n'avaient  pas  franchi 
la  clôture  du  pré,  ou  pour  chercher  les  canes  égarées  dans  les 
fossés!  L'homme  n'avait  repris  c[ue  malgré  lui  et  faute  de  mieux 
le  soin  des  bêtes  et  le  manche  de  la  charrue.  La  proximité  de 
Ghallans,  de  ses  cabarets  et  de  ses  auberges  peu  sévères  le  ten- 
tait. Les  camarades  le  relançaient,  et  il  se  laissait  entraîner,  tou- 
jours faible  et  passif.  Le  mardi  surtout,  qui  est  jour  de  marché, 
le  père  ne  voyait  que  trop  souvent  ce  fils  de  vingt-sept  ans  quitter 
la  métairie,  sous  des  prétextes  variés,  à  l'heure  brune,  pour  ne 
rentrer  que  tard  dans  la  nuit,  abruti,  insensible  aux  reproches.  Il 
en  ressentait  une  peine  qui  ne  le  quittait  point.  A  cause  de  Fran- 
çois, la  Fromentière  n'était  plus  le  lieu  sacré  que  tous  aimaient, 
défendaient,  d'où  personne  ne  songeait  à  s'éloigner.  Dans  cette 
salle  où  la  famille  était  en  ce  moment  rassemblée,  que  de  mères, 
que  d'enfans,  que  d'aïeux  unis  ou  résignés  avaient  vécu  !  Dans  ces 
hauts  lits  qui  garnissaient  les  murs,  quelles  lignées  innombrables 
avaient  été  conçues,  nourries,  s'étaient  couchées  enfin,  tranquilles, 
pour  la  dernière  fois  !  On  avait  soufi'ert  là,  et  pleuré,  mais  on  n'avait 
point  été  ingrat.  Toute  une  forêt  aurait  été  remise  sur  pied,  si  le 
bois  brûlé  dans  cette  cheminée,  par  des  gens  du  même  nom,  avait 
pu  reprendre  racine.  Qu'en  serait-il  désormais  des  descendans?  Le 
vieux  avait  remarqué  justement,  depuis  des  mois  déjà,  que  Fran- 
çois et  Eléonore  complotaient  quelque  chose.  Ils  recevaient  des 
lettres,  l'un  ou  l'autre,  dont  ils  ne  disaient  rien;  ils  se  parlaient 
aux  coins  des  champs;  quelquefois  la  fille  écrivait,  le  dimanche, 
sur  du  papier  sans  fleur,  comme  on  fait  quand  on  n'écrit  point  à 
des  amis.  Et  l'idée  lui  était  venue  que  ces  deux  enfans,  las  d'être 
gouvernés  et  grondés,  bien  doucement  pourtant,  cherchaient  une 
métairie  où  ils  seraient  leurs  maîtres,  dans  quelque  paroisse  voi- 
sine. Il  n'osait  pas  approfondir  cette  pensée-là.  Il  la  repoussait 
comme  un  soupçon  injuste.  Mais  elle  traversait  son  esprit,  car 
il  n'avait  pas  de  plus  grand  souci  que  l'avenir  de  la  Fromentière, 
et  François,  c'était  l'héritier,  maintenant,  depuis  le  malheur  de 
l'aîné.  Quand  le  travail  était  à  peu  près  bon,  le  père  songeait  avec 
joie  :  «  Voilà  mon  gars  qui  s'y  remet,  tout  de  même!  » 

En  vérité,  des  quatre  enfans  qui  se  trouvaient  groupés  dans 
la  salle  de  la  grande  ferme,  en  cette  soirée  de  septembre,  une 
seule  personnifiait,  intacts,  tous  les  caractères  et  toutes  les  éner- 
gies de  la  race  :  c'était  la  petite  Rousille,  qui  mordait  un  grignon 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  pain  donné  par  Eléonore.  Une  seule  physionomie  exprimait 
l'ardeur  de  vivre,  la  santé  pleine  du  corps  et  de  l'âme,  la  \ alliance 
qui  n'a  pas  lutté  encore  et  qui  attend  son  heure  :  c'était  celle  de 
la  jeune  fille  à  qui  personne  encore  n'avait  parlé,  et  qui  restait 
toute  droite  dans  la  haute  cheminée. 

—  Voilà  la  soupe  finie,  dit  le  métayer.  Allons,  Mathurin, 
pique  une  tranche  de  lard  avec  moi  ! 

—  Non,  c'est  toujours  la  même  chose,  chez  nous. 

—  Eh  !  tant  mieux,  répondit  le  père,  c'est  bon,  le  lard;  moi 
je  l'aime  ! 

Mais  l'infirme,  repoussant  le  plat  et  haussant  les  épaules, 
murmura  : 

—  L'autre  viande  est  trop  chère,  à  présent,  pas  vrai? 
Toussaint  Lumineau  fronça  le  sourcil,  au  rappel  de  l'ancienne 

prospérité  de  la  Fromentière,  mais  il  dit  sans  se  fâcher  : 

—  En  effet,  mon  pauvre  Mathurin,  l'année  est  dure  et  la  dé- 
pense est  grosse. 

Puis,  voulant  changer  de  sujet  : 

—  Est-ce  que  le  valet  n'est  pas  rentré  ? 
Trois  voix,  l'une  après  l'autre,  répondirent  : 

—  Je  ne  l'ai  pas  vu  !  Ni  moi  !  Ni  moi  ! 

Après  un  silence,  pendant  lequel  tous  les  yeux  se  levèrent  du 
côté  de  la  cheminée  : 

—  Il  faut  demander  cela  à  Rousille,  dit  Eléonore.  Elle  doit 
avoir  des  nouvelles. 

La  petite,  à  demi  tournée  vers  la  table,  le  reflet  du  feu  dessi- 
nant sa  silhouette,  répondit  : 

—  Sans  doute,  j'en  ai.  Je  l'ai  rencontré  au  tournant  de  la  vi- 
relte  de  chez  nous  :  il  va  chasser. 

—  Encore  !  fit  le  métayer.  Il  faudra  pourtant  que  ça  finisse  ! 
Le  garde  de  M.  le  marquis,  ce  soir,  comme  je  serrais  mes  choux, 
m'a  fait  reproche  de  son  braconnage. 

—  Est-ce  qu'il  n'est  pas  libre  d'aller  aux  vanneaux  ?  demanda 
Rousille.  Tout  le  monde  y  va  ! 

Eléonore  et  François  poussèrent  un  grognement  de  mépris, 
pour  marquer  leur  hostilité  contre  le  Boquin,  l'étranger,  l'ami  de 
Rousille.  Le  père,  rassuré  par  la  pensée  que  le  garde  n'irait  assu- 
rément pas  troubler  la  chasse  de  Jean  Nesmy  dans  le  Marais,  terre 
neutre  où  chacun  pille,  comme  il  lui  plaît,  les  bandes  d'oiseaux  de 
passage,  se  pencha  de  nouveau  au-dessus  de  l'assiette.  François 


I 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  257 

commençait  à  s'assoupir,  et  ne  mangeait  plus.  L'infirme  buvait 
lentement,  les  yeux  vagues  devant  lui,  songeant  peut-être  à  la 
chasse  qu'il  avait  aimée,  lui  aussi.  Il  y  eut  un  moment  de  paix 
apparente.  Le  vent,  par  les  fentes  de  la  porte,  entrait  avec  un 
sifflement  doux,  vent  d'été,  égal  comme  une  marée.  Les  deux 
filles  s'étaient  assises  au  coin  de  la  cheminée,  pour  achever  de 
souper  avec  une  pomme,  qu'elles  pelaient  attentivement. 

Mais  l'esprit  du  métayer  avait  été  mis  en  marche  par  la  con- 
versation avec  le  garde  et  par  le  mot  qu'avait  dit  tout  à  l'heure 
Mathurin  :  «  C'est  trop  cher  à  présent.  »  L'ancien  revoyait  les  an- 
nées disparues,  dont  ses  quatre  enfans  rassemblés  là,  témoins  iné- 
gaux, n'avaient  connu  qu'une  partie  plus  ou  moins  grande,  sui- 
vant l'âge.  Tantôt  il  considérait  Mathurin,  et  tantôt  François, 
comme  s'il  eût  fait  appel  à  leur  mémoire  de  petits  toucheurs  de 
bœufs  et  pêcheurs  d'anguilles.  Il  finit  par  dire,  quand  il  eut  l'âme 
trop  pleine  pour  ne  point  parler  : 

—  La  campagne  d'ici  a  tout  de  même  bien  changé,  depuis  les 
temps  de  M.  le  marquis.  Te  souviens-tu  de  lui,  Mathurin? 

—  Oui,  répondit  la  voix  épaisse  de  l'infirme,  je  me  souviens  : 
un  gros  qui  avait  tout  son  sang  dans  la  tête,  et  qui  criait,  en 
entrant  chez  nous  :  «  Bonsoir  les  gars  !  Le  papa  a-t-il  encore  une 
vieille  bouteille  de  muscadet  dans  le  cellier  ?  Va  la  quérir,  toi 
Mathurin,  ou  toi  François?  » 

—  Il  était  tout  justement  comme  tu  dis,  reprit  le  bonhomme 
avec  un  sourire  attendri.  Il  buvait  bien.  On  ne  pouvait  pas  trouver 
des  nobles  moins  fiers  que  les  nôtres.  Ils  racontaient  des  histoires 
qui  faisaient  rire.  Et  puis  riches,  mes  enfans!  Ça  ne  les  gênait 
pas  d'attendre  leurs  rentes,  quand  la  récolte  avait  été  mauvaise. 
Même,  ils  m'ont  prêté,  plus  d'une  fois,  pour  acheter  des  bœufs  ou 
de  la  semence.  C'étaient  des  gens  vifs,  par  exemple!  mais  avec  qui 
on  s'entendait;  tandis  que  leurs  hommes  d'affaires... 

Il  fit  un  geste  violent  de  la  main,  comme  s'il  jetait  quelqu'un 
à  terre. 

—  Oui,  dit  l'aîné,  du  triste  monde. 

—  Et  M''*  Ambroisine  ?  Elle  venait  jouer  avec  toi,  Eléonore, 
et  surtout  avec  Rousille,  car  elle  était,  pour  l'âge,  entre  Eléonore 
et  Rousille.  M'est  avis  qu'elle  doit  avoir  vingt-cinq  ans  aujour- 
d'hui... Avait-elle  bon  air,  mon  Dieu,  avec  ses  dentelles,  ses  che- 
veux tournés  comme  ceux  d'un  saint  d'église,  son  salut  qu'elle 
faisait  en  riant,  à  tout  le  monde,  quand  elle  passait  dans  Saller- 

TOME   CL.    —    1898.  l'î' 


258  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taine  !  Quel  malheur  qu'ils  aient  quitté  le  pays  !  Il  y  en  a  qui  ne 
les  regrettent  pas  :  mais,  moi,  je  ne  suis  pas  de  ceux-là. 

L'infirme  secoua  sa  crinière  fauve,  et  dit,  de  sa  voix  qui 
s'enflait  à  la  moindre  contradiction  : 

—  Est-ce  qu'ils  pouvaient  faire  autrement?  Ils  sont  ruinés. 

—  Oh  !  ruinés  !  Il  faudrait  voir. 

—  Vous  n'avez  qu'à  voir  le  château,  fermé  depuis  huit  ans 
comme  une  prison,  qu'à  écouter  ce  qu'on  raconte.  Tous  leurs 
biens  sont  engagés.  Le  notaire  ne  se  gêne  pas  de  le  dire.  Et  vous 
verrez  que  la  Fromentière  sera  vendue,  et  nous  avec  ! 

—  Non,  Mathurin,  je  ne  verrai  pas  ça,  Dieu  merci  :  je  serai 
mort  avant.  Et  puis,  nos  nobles  ne  sont  pas  comme  nous,  mon 
garçon  :  ils  ont  toujours  des  héritages  qui  leur  arrivent,  quand 
ils  ont  un  peu  mangé  leur  fond.  Moi,  j'ai  meilleure  espérance 
que  toi.  J'ai  dans  l'idée  qu'un  jour  M.  Henri  rentrera  dans  son 
château,  et  qu'il  viendra  là  où  tu  es,  avec  sa  main  tendue  :  «  Bon- 
jour, père  Lumineau  !  »,  et  aussi  M^'^  Ambroisine ,  qui  sera  si 
contente  d'embrasser  mes  filles  sur  les  deux  joues,  à  la  ma- 
raîchine  :  «  Bonjour,  Eléonore  !  Bonjour,  Marie-Rose!  »  Ça  sera 
peut-être  plus  tôt  que  tu  ne  penses? 

Les  yeux  levés,  fixant  la  plaque  de  la  cheminée,  l'ancien  avait 
l'air  d'apercevoir  la  fille  de  ses  maîtres  entre  Eléonore  et  Bousille. 
Quelque  chose  de  l'émotion  qu'il  eût  éprouvée,  un  commence- 
ment de  larme  mouillait  ses  paupières. 

Mais  Mathurin  frappa  la  table  de  son  poing,  et,  tournant  vers 
le  père  son  visage  de  fauve  hargneux  : 

—  Vous  croyez  donc  qu'ils  pensent  à  nous?  Ah  !  bien  non! 
S'ils  y  pensent,  c'est  à  la  Saint-Jean!  Je  parie  que  le  garde,  tan- 
tôt, vous  a  redemandé  de  payer? Le  gueux  n'a  que  ce  mot-là  à  la 
bouche. 

Toussaint  Lumineau  se  recula,  sur  le  banc,  réfléchit,  et  dit  à 
voix  basse  : 

—  C'est  vrai.  Seulement,  on  ne  sait  pas  si  les  maîtres  lui 
avaient  commandé  de  parler  comme  il  a  fait,  Mathurin  I  II  en  in- 
vente souvent,  des  paroles! 

—  Bon  !  bon  !  et  qu'avez-vous  répondu  ? 

—  Que  je  payerais  à  la  Saint-Michel. 

—  Avec  quoi? 

Depuis  un  moment,  les  deux  filles  s'étaient  retirées  dans  la 
décharge,  à  gauche  de  la  grande  salle,  et  on  entendait,  venant  de 


LA    TERRE    QUI    .MEURT.  259 

là,  un  bruit  de  vaisselle  qu'on  lavait  et  d'eau  remuée.  Les  hommes 
restaient  ainsi,  chaque  soir,  entre  eux,  et  c'était  l'heure  où  ils 
traitaient  les  affaires  d'intérêt.  Le  métayer  avait  déjà  emprunté, 
l'année  précédente,  au  fils  aîné,  la  plus  grosse  part  de  l'argent  qui 
revenait  à  celui-ci,  dans  l'héritage  de  la  mère.  Il  ne  pouvait  donc 
espérer  que  l'assistance  du  cadet,  mais  il  en  doutait  si  peu,  qu'il 
répondit,  à  demi- voix  pour  n'être  pas  entendu  des  femmes  : 

—  J'ai  pensé  que  François  nous  aiderait. 

Le  cadet,  que  la  discussion  avait  tiré  de  sa  somnolence,  ré- 
pondit vivement  : 

—  Ah!  mais  non!  n'y  comptez  pas!  Ça  ne  se  peut... 

Il  n'osait  contredire  en  face,  et,  comme  un  écolier,  fixait  le 
sol,  entre  ses  jambes. 

Cependant  le  père  ne  se  fâcha  pas.  Il  dit  doucement  : 

—  Je  t'aurais  remboursé,  François,  comme  je  rembourserai 
ton  frère.  Les  années  ne  se  ressemblent  pas.  La  chance  nous 
reviendra. 

Et  il  attendait,  regardant  la  chevelure  épaisse  et  frisée  de  son 
fils  et  ce  cou  de  jeune  taureau  qui  dépassait  à  peine  la  table.  Mais 
l'autre  devait  avoir  une  résolution  bien  arrêtée,  bien  réfléchie,  car 
la  voix,  assourdie  par  les  vêtemens  où  elle  se  perdait,  reprit  : 

—  Père,  je  ne  peux  pas,  ni  Eléonore  non  plus.  Notre  argent 
est  à  nous,  n'est-ce  pas,  et  chacun  est  libre  de  s'en  servir  comme 
il  veut?  Le  nôtre  est  placé  à  cette  heure.  Qu'est-ce  que  ça  nous  fait, 
que  le  marquis  attende  un  an,  puisque  vous  dites  qu'il  est  si  riche? 

—  Ce  que  ça  nous  fait,  François? 

Alors  seulement  la  parole  du  père  s'anima,  et  devint  autori- 
taire. Il  ne  s'emportait  pas.  Il  se  sentait  plutôt  blessé,  comme  s'il 
ne  reconnaissait  point  son  sang,  comme  s'il  constatait  subite- 
ment, sans  le  comprendre,  le  grand  changement  qui  s'était  fait 
d'une  génération  à  l'autre,  et  il  dit  : 

—  Tu  ne  parles  pas  selon  mon  ^oût,  François  Lumineau.  Moi, 
je  tiens  à  payer  ce  que  je  dois.  Je  n'ai  jamais  reçu  d'eux  aucune 
injure.  Moi,  et  aussi  ta  mère,  et  aussi  Mathurin,  qui  les  a  mieux 
connus  que  toi,  nous  leur  avons  toujours  porté  respect,  tu  entends? 
Ils  peuvent  dépenser  leur  bien,  ça  ne  nous  regarde  pas...  Ne  pas 
payer?  Mais,  sais-tu  bien  qu'ils  pourraient  nous  renvoyer  de  la 
Fromentière? 

—  Bah  !  fit  le  cadet,  être  ici  ou  ailleurs?...  Pour  ce  que  ça  nous 
rapporte,  de  cultiver  la  terre! 


260  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lâchement,  sans  voir  la  pâleur  de  l'ancien,  atteint  dans  l'in- 
time de  son  cœur,  il  reniait  la  Fromentière.  On  n'entendait  plus, 
dans  la  pièce  voisine,  le  bruit  de  la  vaisselle.  Les  filles  écou- 
taient. Le  vieux  métayer  ne  répondit  rien.  Mais  il  se  leva;  il  se 
redressa  de  toute  sa  taille,  passa  devant  son  fils  inquiet  qui  le 
surveillait  du  coin  de  l'œil,  et  ouvrit  bruyamment  la  porte  qui 
donnait  sur  la  cour.  Un  souffle,  l'haleine  des  feuilles,  la  senteur 
des  campagnes  vertes  roula  dans  la  salle  toute  pleine  d'une  odeur 
de  mangeaille  et  de  sueur.  François  se  hâta  de  déguerpir,  longea 
la  muraille,  entra  dans  la  décharge  où  il  échangea  quelques  mots 
avec  Éléonore,  et,  par  la  chambre  des  filles,  qui  faisait  suite, 
s'évada  dans  la  nuit. 

Chaque  soir,  le  métayer  sortait  sur  le  pas  de  la  porte,  et  respi- 
rait, avant  de  se  coucher,  l'air  de  chez  lui.  Il  s'avança  jusqu'au 
milieu  de  la  cour,  et  regarda  le  ciel,  selon  sa  coutume,  pour  juger 
du  temps  du  lendemain.  Quelques  nuages  glissaient  vers  l'occi- 
dent, arrière-garde  d'une  nappe  plus  étendue,  qui  s'enfonçait  au- 
dessous  de  l'horizon.  Ils  formaient  des  îles  transparentes,  que 
séparaient  des  abîmes  d'un  bleu  profond  et  plein  d'étoiles.  Le  vent 
les  poussait,  d'un  même  mouvement,  vers  les  côtes  prochaines. 
Avec  la  lenteur  d'un  vaisseau  chargé,  il  emportait  vers  la  mer  vi- 
vante le  baiser  de  la  vie  terrestre,  le  parfum  et  le  tressaillement 
des  végétations,  les  graines  envolées,  les  germes  mêlés  de  pous- 
sière, qui  tombaient,  çà  et  là,  en  pluie  mystérieuse,  le  cri  d'in- 
nombrables bêtes,  qui  n'ont  guère  d'autre  témoin  que  lui  et  qui 
chantent  dans  les  forêts  de  l'herbe.  Un  contentement  passait,  une 
marée  tranquille  et  féconde,  qui  allait  rejoindre  l'autre,  et  courir 
sur  elle,  et  répandre  jusque  dans  les  solitudes  du  large  l'odeur 
des  moissons  de  France.  Et  le  métayer,  en  buvant  l'air  où  flottait 
l'âme  de  sa  Vendée,  sentit  frémir  en  lui-même  l'amour  qui  n'avait 
point  faibli,  qu'il  n'aurait  pas  su  exprimer,  dont  il  était  cependant 
pénétré  jusqu'à  la  moelle  de  ses  os.  «  Qu'ont-ils  donc,  ces  jeunes 
gars,  pensa-t-il,  qu'on  les  dirait  indifîérens  à  leur  métairie?  J'ai 
été  jeune,  moi  aussi,  et  il  aurait  fallu  me  donner  bien  cher  pour 
me  faire  quitter  la  Fromentière.  Peut-être  ils  s'ennuient;  la  maison 
n'est  pas  toujours  en  paix,  comme  au  temps  de  ma  défunte.  Je  ne 
sais  pas  les  mettre  d'accord,  comme  elle  savait  le  faire.  »  Et  il 
songea,  quelques  secondes,  à  la  mère  Lumineau,  femme  économe, 
hautaine  avec  les  étrangers  et  tendre  pour  les  siens,  qui  réussis- 
sait, sans  tapage,  avec  des  mots  qu'elle  trouvait  toujours,  à  changer 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  261 

le  cœur  des  fils,  et  à  modérer  la  rivalité  des  sœurs.  Autour  de  lui 
les  étables,  les  granges,  la  grosse  meule  de  foin  qui  était  devant, 
luisaient  sous  la  lune. 

Un  coup  de  feu  retentit  dans  le  Marais,  très  loin,  car  le  bruit 
arriva  à  la  Fromentière  plus  faible  que  celui  d'une  amorce.  Tous- 
saint Lumineau  l'entendit,  et,  brusquement,  sa  pensée  se  reporta 
vers  l'homme  qui  chassait  là-bas.  En  même  temps,  derrière  lui, 
une  voix  s'éleva  dans  la  cour  : 

—  Voilà  un  vanneau  de  tué  pour  la  Rousille  ! 

—  Tais-toi,  Mathurin!  dit  le  père  qui,  sans  se  détourner,  avait 
reconnu  l'infirme.  Ne  fais  pas  contre  elle  des  contes  qui  me  dé- 
plaisent, tu  le  sais  bien.  J'ai  assez  de  peine,  ce  soir,  mon  ami,  j'en 
ai  assez,  rapport  à  François. 

Les  béquilles,  heurtant  les  cailloux  de  la  cour,  se  rappro- 
chèrent, et  le  métayer,  à  la  hauteur  de  l'épaule,  sentit  le  frôle- 
ment des  cheveux  de  l'infirme  qui  se  redressait  le  long  de  lui,  et 
qui  levait  la  tète. 

—  Je  ne  dis  que  la  vérité,  père,  reprit  à  voix  basse  l'aîné,  et 
ce  ne  sont  pas  des  contes.  Ça  me  fait  tourner  le  sang,  de  voir  ce 
Boquin,  qui  courtise  ma  sœur  pour  avoir  une  part  de  notre  bien, 
pour  être  le  maître  chez  nous,  lui  qui  n'a  rien  chez  lui!  Il  n'est 
que  temps  de  le  mettre  à  la  raison. 

—  Est-ce  que  tu  crois  vraiment,  répondit  le  père  en  se  pen- 
chant un  peu,  qu'une  fille  comme  Rousille  écouterait  mon  valet? 
Est-ce  qu'elle  a  de  l'amitié  pour  lui,  Mathurin? 

Toussaint  Lumineau  avait  la  faiblesse  d'ajouter  foi  trop  faci- 
lement aux  jugemens  et  aux  dénonciations  de  son  fils  aîné. 
Même  à  présent  que  l'espérance  de  l'avoir  pour  successeur  était 
finie,  malgré  tant  de  preuves  acquises  déjà  de  la  violence  et  de  la 
méchanceté  maladive  de  l'infirme,  l'inûuence  de  celui-ci  était  de- 
meurée grande  sur  l'esprit  du  père.  Le  métayer  entendit  monter 
ces  mots  comme  un  souffle  : 

—  Père,  ils  s'aiment  tous  deux! 

L'horreur  de  ce  bonheur  des  autres  avait  soudainement  dé- 
formé les  traits  de  Mathurin.  Toussaint  Lumineau  regarda  la  face 
levée  vers  lui  et  si  blanche  sous  la  lune.  Il  fut  frappé  de  l'expres- 
sion de  souffrance  qui  contractait  les  traits  du  malade. 

—  Si  vous  les  guettiez  comme  moi,  continuait  le  fils,  vous 
verriez  qu'ils  ne  se  parlent  jamais  à  la  maison,  mais  que  dehors, 
ils  s'en  vont  toujours  par  le  même  chemin.  Moi,  je  les  ai  surpris 


1 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  des  fois  riant  et  causant,  comme  des  galans  à  qui  les  parens 
ont  dit  oui.  Vous  ne  le  connaissez  pas,  ce  Jean  Nesmy.  Il  a  de 
l'audace.  Il  vous  fait  croire  qu'il  aime  la  chasse,  et  je  ne  dis  pas 
non.  Mais  l'aimer  comme  lui,  je  n'en  ai  pas  vu  d'autre.  Est-ce  pour 
son  plaisir  seulement  qu'il  va  jusqu'au  bout  du  Marais  tuer  un 
couple  de  vanneaux;  qu'il  attrape  la  fièvre  à  piquer  des  an- 
guilles avec  la  fouine  ;  qu'il  passe  des  nuits  entières  dehors  après 
avoir  travaillé  le  jour?  Non,  c'est  pour  Rousille,  pour  Rousille, 
pour  Rousille  I 

La  voix  s  enflait,  et  pouvait  être  entendue  de  la  maison. 

—  Je  veillerai,  mon  garçon,  dit  le  père.  Ne  te  mets  pas  en 

peine. 

—  Ah!  si  j'étais  que  vous,  j'irais  demain  au  petit  jour  sur  le 
chemin  du  Marais,  et  si  je  les  prenais  ensemble... 

—  Assez!  interrompit  le  métayer.  Tu  ne  te  fais  pas  de  bien  à 
tant  parler,  Mathurin.  Voilà  Lionore  qui  te  cherche. 

La  fille  aînée  savançait,  en  efî"et,  derrière  eux. Gomme  d'habi- 
tude, elle  venait  pour  aider  Mathurin,  qui  remontait  difficile- 
ment les  marches  du  seuil,  et  pour  délacer  les  chaussures  qu'il 
avait  du  mal  à  quitter.  Dès  qu'elle  lui  eut  touché  le  bras,  il  la 
suivit.  Le  bruit  de  béquilles  et  de  pas  mêlés  s'éloigna.  Le  père 
demeura  seul. 

—  Allons,  songea-t-il  tout  haut,  si  tout  cela  est  vrai,  je  ne 
permettrai  pas  qu'on  en  rie  longtemps  dans  le  Marais  ! 

Il  aspira  un  grand  coup  d'air,  comme  s'il  buvait  une  lampée 
de  vin  clairet,  puis,  voulant  s'assurer  que  Rousille  n'était  pas 
sortie,  il  rentra  dans  la  maison  par  la  porte  du  milieu,  qui  était 
celle  de  la  chambre  des  filles.  A  l'intérieur,  l'obscurité  était  grande. 
A  peine  un  reflet  de  lune  sur  les  cinq  armoires  en  bois  ciré  qui 
ornaient  l'appartement  toujours  propre  et  bien  en  ordre  d'Eléo- 
nore  et  de  Rousille.  Le  métayer,  à  tâtons,  fit  le  tour  de  la  grosse  ar- 
moire de  noyer  qui  avait  été  la  dot  de  sa  mère  ;  il  traversa  la  pièce; 
il  allait  entrer  dans  la  décharge  qui  communiquait  avec  la  salle 
où  il  couchait  avec  Mathurin,  lorsque,  derrière  lui,  à  l'angle  d'un 
lit,  une  ombre  se  leva  : 

—  Père? 
Il  s'arrêta. 

—  C'est  toi,  Rousille?  Tu  te  couches? 

—  Non,  je  vous  ai  attendu.  Je  voulais  vous  dire  quelque 
chose... 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  263 

Ils  étaient  séparés  par  toute  la  longueur  de  la  chambre.  Ils  ne 
se  voyaient  pas. 

—  Puisque  François  ne  peut  pas  vous  donner  son  argent,  j'ai 
pensé  que  je  vous  donnerais  le  mien. 

Le  métayer  répondit  durement  : 

—  Tu  n'as  donc  pas  peur  que  je  ne  te  le  rende  pas? 

La  voix  jeune,  comme  découragée  par  l'accueil  et  arrêtée  dans 
l'élan,  reprit  en  balbutiant  : 

—  J'irai  demain  le  chercher...  Il  est  chez  le  neveu  de  la  Mi- 
chelonne...  j'irai,  pour  sûr,  et  après-demain  vous  l'aurez. 

Si  une  larme  coula,  le  père  n'en  sut  rien.  Il  rentra  chez  lui. 

Quand  Eléonore,  quelques  instans  après,  pénétra  dans  la 
chambre  aux  cinq  armoires,  portant  une  chandelle  allumée  qu'elle 
posa  sur  un  cotfre,  Marie-Rose  n'était  plus  à  l'angle  du  lit.  Elle 
se  tenait  debout  devant  la  fenêtre  ouverte  qui  donnait  sur  la  cour. 
De  là,  comme  le  sol  était  relevé  à  l'endroit  où  se  dressait  la  ferme, 
on  apercevait,  par-dessus  le  mur  de  clôture  et  aussi  dans  l'enca- 
drement du  portail,  la  terre  en  pente,  et  l'herbe  du  marais  qui  com- 
mençait presque  tout  de  suite. 

Souvent  les  deux  sœurs  se  déshabillaient,  l'une  près  de  l'autre, 
sans  se  parler.  Rousille  regardait  devant  elle.  Son  œil  habitué  dis- 
tinguait les  choses,  en  cette  clarté  de  lune,  presque  aussi  bien  qu'à 
la  lumière  du  jour.  C'était  d'abord,  au  delà  du  mur,  un  bouquet 
d'ormeaux,  sous  lequel  on  remisait  des  charrettes  et  des  herses, 
puis  un  bout  de  jachère,  et  l'étendue  plate,  l'immense  relai  de  la 
mer,  que  traversait,  presque  toutes  les  nuits,  tantôt  léger  et  tantôt 
fort,  le  roulement  de  l'océan,  comme  d'un  chariot  lointain  qui  ne 
s'arrête  jamais.  La  grande  plaine  herbeuse  paraissait  bleue.  Çà  et 
là,  un  fossé  luisait.  De  petits  points  lumineux,  des  rayons  partis 
d'une  fenêtre  éclairée,  perçaient  le  voile  de  vapeurs  étendu  sur  les 
prés.  Et,  sans  se  tromper,  Rousille  nommait  en  son  cœur  chacune 
des  métairies,  en  voyant  les  feux  qui  les  signalaient,  pareils  à  des 
feux  de  bord  accrochés  aux  mâts  des  navires  à  l'ancre  :  la  Pinçon- 
nière,la  Parée  du  Mont,  toutes  proches,  puis  les  Levrelles,  puis, 
si  éloignées  que  leurs  lumières  ne  brillaient  que  par  intervalles, 
comme  les  plus  petites  étoiles,  la  Terre-Aymont,  la  Seulière,  Mala- 
brit  et  le  moulin  de  Moque-Souris.  A  un  groupement  d'étincelles, 
vers  la  droite,  elle  reconnaissait  le  bourg  de  Sallertaine,  planté 
en  plein  Marais  sur  sa  motte  invisible.  Par  là,  quelque  part, 
Jean  Nesmy  veillait,  dans  les  roseaux,  pour  l'amour  de  Rousille. 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  pensa  longtemps  à  lui.  Elle  crut  le  voir,  loin,  très  loin, 
dans  le  rêve  des  brumes,  et  ses  lèvres  se  pressèrent  et  se  déten- 
dirent silencieusement  dans  un  baiser. 

Puis  il  y  eut  un  bruit  d'ailes  tout  à  coup,  au-dessus  des  tuiles 
de  la  Fromentière. 

—  Ferme  donc,  Rousille  !  dit  Éléonore  en  se  réveillant.  Ferme  ! 
la  nuit  remue,  et  il  fait  froid. 

Il  faisait  doux.  Les  nuages  avaient  disparu.  La  lumière  de 
Moque-Souris  était  éteinte.  Les  feux  des  maisons  de  Sallertaine 
avaient  diminué  de  nombre,  comme  les  grains  d'une  grappe  de 
raisin  picorée. 

—  A  demain,  mon  Jean,  dans  le  verger  clos!  murmura  Rou- 
sille. 

Et  lente,  recueillie,  le  cœur  gonflé  de  jeunesse,  la  petite,  dans 
la  lueur  que  jetait  le  drap  de  son  lit,  dégrafa  sa  robe  de  travail 
qui  tomba  sur  ses  pieds. 

II.    —   LE   VERGER  CLOS 

La  nuit,  toute  belle,  commença  de  mourir  avant  quatre  heures, 
et  dans  les  profondeurs  l'éclat  des  étoiles  diminua.  Un  coq  chanta. 
C'était  le  même  chaque  jour,  un  coq  jaune  d'or,  botté,  l'œil  en 
feu  sous  la  crête  tombante.  Marie-Rose  l'avait  élevé.  Elle  l'en- 
tendit, et  pensa  «  merci,  mon  petit!  »  Puis  elle  s'habilla,  en  pre- 
nant soin  de  ne  pas  éveiller  Eléonore  qui  dormait  encore  lourde- 
ment. 

Elle  fut  prête  en  bien  peu  de  temps,  traversa  la  cour,  et 
tourna  à  gauche,  au  delà  du  mur  ruiné,  par  un  chemin  qui 
dépendait  de  la  métairie,  tout  vert  au  début,  plein  de  branches 
retombantes,  et  par  où  l'on  pouvait  gagner  le  Marais.  A  une 
centaine  de  mètres  de  la  Fromentière,  toute  cette  végétation 
s'arrêtait  brusquement,  et  un  mur  bas,  rongé  de  mousse  et  de 
lichen,  enveloppait  un  verger  d'un  arpent.  Rousille  entra,  par  une 
barrière  à  claire-voie,  juste  au  milieu  de  l'enceinte.  L'étrange 
endroit,  que  ce  verger  clos  !  Les  pommiers  et  les  poiriers  à  cidre 
dont  le  terrain  était  planté  n'avaient  jamais  pu  dépasser,  à  cause 
du  vent,  l'arête  des  pierres.  Leurs  troncs  s'étaient  épaissis  et  bos- 
sues; leurs  branches,  toutes  couchées  et  chassées  vers  l'est, 
effeuillées  en  dessus,  se  rejoignaient  comme  autant  d'ombrelles 
tendues,  et,  du  dehors,  quand  on  passait,  on  n'apercevait  qu'un 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  265 

dos  moutonneux  de  ramilles  sèches.  Mais  quand  on  descendait, 
par  le  sentier  du  milieu,  on  se  trouvait  sous  une  voûte  de  quatre 
pieds  de  haut,  à  l'abri  des  regards,  et  de  la  pluie,  et  du  chaud, 
et  des  tempêtes  de  mer  qui  soufflent  du  Marais.  Idée  de  marin, 
jardin  comme  on  en  voit  dans  les  îles.  Rousille  enfant  s'y  était 
amusée.  Grande,  elle  y  revenait  pour  attendre  son  promis. 

Elle  entra  donc,  se  courba,  et,  sous  les  arbres,  se  fit  un  che- 
min jusqu'à  la  muraille  de  l'ouest.  Là,  elle  n'eut  qu'à  s'asseoir  sur 
la  croupe  torte  d'un  pommier,  et,  toute  cachée  entre  deux  cimes, 
invisible  comme  une  perdrix  dans  un  champ  de  blé,  elle  inter- 
rogea la  plaine  immense  par  où  Jean  Nesmy  devait  venir. 

A  cette  heure  matinale,  le  Marais  était  couvert  de  brumes  qui 
ne  se  levaient  point  encore,  mais  se  désagrégaient  et  se  mouvaient 
sous  la  poussée  de  la  brise.  Le  recueillement  était  complet,  l'air 
léger,  sensible  et  comme  nerveux.  Il  apportait  le  moindre  bruit 
sans  le  diminuer.  Un  chien  qui  aboyait  vers  Sallertaine  avait 
l'air  d'aboyer  là,  tout  près.  Elle  voyait  les  grands  carrés  de  prés 
comme  des  fourrures  grises,  liées  et  cousues,  qui  diminuaient  de 
taille,  en  s'éloignant.  Par  endroits,  des  canaux,  se  coupant  à 
angle  droit,  donnaient  une  impression  de  miroir  terni.  Des  fumées 
se  tordaient  lentement  au-dessus.  Puis,  vaguement,  dans  le  brouil- 
lard, surgissaient  des  silhouettes  un  peu  plus  sombres,  comme  les 
oasis  d'un  désert,  et  c'étaient  les  fermes  maraichines  bâties  sur 
d'infimes  exhaussemens  du  sol,  avec  leurs  étables,  leurs  meules 
de  paille  et  de  foin,  et  le  groupe  de  quelques  peupliers  qui  leur 
donnent  un  peu  d'ombre.  Bientôt  le  voile  qui  s'agitait  se  brisa; 
des  rayons  de  lumière  touchèrent  l'herbe  et  voyagèrent  çà  et  là; 
des  lames  d'eau  étincelèrent  comme  des  vitres  au  couchant.  Sur 
bien  des  lieues  de  long,  depuis  la  baie  de  Bourgneuf  jusqu'à 
Saint-Gilles,  le  Marais  de  Vendée  s'éveillait.  Rousille  en  sentit  une 
joie.  Elle  aimait  la  terre  dont  elle  était  l'enfant,  terre  fidèle,  terre 
brave,  terre  d'amour  tour  à  tour  mouillée  et  brûlée,  où  l'on  dor- 
mait le  dernier  sommeil,  dans  le  vent  chanteur,  à  l'abri  de  la 
croix.  Rien  ne  lui  plaisait  autant  que  cet  horizon  où  les  moindres 
routes  lui  étaient  familières,  depuis  la  virelte  qui  longeait  le  pre- 
mier pré  de  la  Fromentière,  tout  à  côté,  jusqu'aux  sentiers  établis 
sur  le  renflement  des  talus,  et  qu'on  suit  avec  une  perche  à  la 
main,  avec  la  ningle  au  bout  évasé,  pour  sauter  les  fossés. 

—  Quatre  heures,  dit-elle,  et  il  n'arrive  pas!  Que  va  dire  le 
père  ? 


266  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  s'inquiétait  déjà,  et  soudain,  tandis  qu'elle  fixait  au  loin 
le  clocher  pointu  de  Sallertaine,  une  voix  la  salua  : 

—  Rousille  ! 

Sur  le  chemin  qui  montait  vers  elle,  dehout  dans  la  lumière 
jeune,  ayant  tout  le  Marais  derrière  lui,  Jean  Nesmy  regardait 
Rousille. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  vu  venir  !  dit-elle. 

Il  se  mit  à  rire,  d'un  air  d'orgueil,  et  leva,  au-dessus  de  sa 
tête,  un  paquet  de  plumes,  quatre  vanneaux  et  une  sarcelle  qu'il 
avait  pendus  par  le  cou  à  une  ficelle.  En  un  instant,  il  eut  laissé 
contre  le  mur  du  verger  clos,  à  l'intérieur,  le  fusil  qu'il  portait  et 
le  gibier,  et  il  se  glissa  près  de  Rousille,  par  le  chemin  qu'elle 
avait  tracé. 

—  Rousille,  dit-il  en  se  redressant  sous  la  voûte  des  pommiers, 
et  en  prenant  la  main  de  la  jeune  fille,  j'ai  eu  de  la  chance! 
Quatre  vanneaux,  et  des  jolis!  J'ai  dormi  deux  heures  dans  la 
grange  du  métayer  de  la  Pinçonnière,  et  il  a  fallu  qu'il  me  tirât 
du  foin,  tant  j'étais  lourd  de  sommeil,  ce  matin.  Sans  lui,  j'étais 
en  retard.  Et  vous  ? 

—  Moi,  répondit  Marie-Rose,  tandis  qu'il  s'asseyait  en  face 
d'elle,  moi  j'ai  peur.  Le  père  m'a  parlé  rude,  hier  soir...  Il  avait 
causé,  dans  la  cour,  avec  Mathurin...  Ils  doivent  savoir... 

—  Et  après?  Ce  que  je  fais  n'est  point  pour  les  offenser.  Je 
veux  vous  mériter  par  mon  travail  ;  vous  demander  à  votre  père, 
et  puis  vous  emmener  chez  moi. 

Elle  le  regarda,  contente,  malgré  ses  craintes,  de  la  décision 
qu'elle  lisait  dans  la  physionomie  de  ce  jeune  gars.  Et  sans  répondre 
directement,  réservant  sa  pensée  qui  disait  oui,  elle  demanda  : 

—  Comment  c'est-il,  chez  vous? 

—  Chez  moi,  dit  Jean  Nesmy,  dont  les  pupilles  se  rappro- 
chèrent, et,  par-dessus  la  tête  de  Marie-Rose,  fixèrent  une  image 
aussitôt  évoquée,  chez  moi  il  y  a  ma  mère,  qui  est  vieille,  et  c'est 
pauvre.  Le  lieu  s'appelle  le  Château,  comme  je  vous  l'ai  dit  plu- 
sieurs fois,  en  la  paroisse  des  Châtelliers.  Et  pourtant  ce  n'est  pas 
un  château,  Rousille,  mais  deux  chambres,  où  ont  logé  six  petits 
Nesmy,  eu  plus  de  moi  qui  suis  l'aîné.  Voire  que  j'ai  dû,  à  ce  que 
la  famille  est  nombreuse,  de  n'aller  qu'un  an  au  régiment, 
comme  vous  savez. 

—  Oui,  dit-elle  en  riant,  je  me  souviens,  l'année  a  été  plus 
longue  que  les  autres. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  267 

—  Moi,  je  suis  l'aîné.  Deux  filles  viennent  après  moi.  Elles 
commencent  à  grandir.  Elles  ne  sont  pas  habillées  tout  à  fait 
comme  vous,  par  exemple... 

Une  idée  le  prit,  et,  de  la  main,  à  petite  distance  et  sans  tou- 
cher Rousille,  il  dessinait  sur  les  épaules  et  sur  la  taille  de  la 
jeune  fille  la  place  du  châle,  celle  des  rubans  de  velours  cernant 
la  poitrine. 

—  Là,  tout  autour,  du  velours  à  deux  rangs.  Les  riches  même 
en  ont  trois.  Vous  seriez  mignonne,  Rousille,  à  la  mode  des 
Châtelliers,  et  de  la  Flocellière,  car  c'est  la  même  chose,  et  les 
villages  ne  sont  pas  loin. 

Elle  riait,  comme  caressée  par  cette  main  qui  ne  l'effleurait 
pas,  et  elle  suivait  le  geste,  les  paupières  demi-closes. 

—  Vous  pensez  bien,  continu a-t-il,  qu'elles  ne  sont  comme 
cela  que  le  dimanche  !  On  n'aurait  pas  de  pain  tous  les  jours,  à  la 
maison,  si  je  n'envoyais  pas  mon  avoir,  que  votre  père  me  donne. 
J'ai  aussi  deux  frères  hors  d'école,  qui  gardent  les  vaches  et  font 
même  un  peu  de  travail  d'homme.  Le  métayer  qui  les  a  loués 
leur  laisse  à  chacun,  pour  gages,  un  sillon  de  pommes  de  terre. 
Ça  aide  bien  ! 

—  Je  le  crois  1  fit  Rousille  d'un  air  entendu. 

—  Mais  surtout,  reprit  le  garçon,  l'air  de  chez  nous,  c'est  une 
bénédiction.  Il  pleut  souvent,  même  il  pleut  sans  jamais  manquer 
quand  le  vent  souffle  de  Saint-Michel,  qui  est  un  endroit  à  une 
lieue  de  chez  nous.  Puis,  tout  de  suite  après,  un  grand  soleil.  Et 
comme  il  y  a  beaucoup  d'arbres,  et  de  mousse,  et  de  fougères,  il 
en  vient  un  goût  de  respirer,  un  plaisir  qu'on  n'a  pas  ici.  Car  la 
terre  ne  ressemble  pas  à  celle  du  Marais.  Elle  est  toute  en  collines, 
ici  et  là,  des  grandes,  des  petites,  on  n'en  sort  pas.  Du  haut,  on 
voit  le  pays  comme  un  paradis.  Ah!  Rousille,  si  vous  connais- 
siez seulement  le  Bocage,  et  la  lande  de  Nouzillac,  vous  ne  vou- 
driez plus  vous  en  aller  ! 

—  Et  on  laboure  comme  ici? 

—  A  peu  près,  mais  plus  profond.  Il  faut  des  bœufs  vaillans, 
six,  huit  quelquefois. 

—  Mon  père  en  met  autant  à  la  charrue,  quand  il  lui  plaît. 

—  Oui,  pour  l'honneur,  Rousille,  parce  que  votre  père  est 
riche.  Mais  là-bas,  croyez-m'en,  c'est  plus  dur  à  remuer  et  aussi 
plus  grenant. 

Elle  hésita  un  peu,  cessa  de  sourire,  et  demanda  : 


268  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Est-ce  que  les  femmes  travaillent  aux  champs? 

—  Oh  !  que  non  !  répondit  vivement  le  gars.  On  les  respecte  et 
on  les  choie  comme  on  peut  faire  clans  vos  Marais.  Même  ma 
mère,  qui  s'en  va  un  peu  à  la  glane,  au  temps  du  blé  et  des  châ- 
taignes, pour  râper  ce  qui  reste,  on  ne  la  voit  point  dans  les 
champs,  comme  les  hommes.  Non,  bien  sûr,  nos  femmes  sont 
moins  dehors  qu'à  filer  chez  elles  ! 

Rappelé  aux  dures  conditions  de  sa  vie  de  journalier,  l'homme 
devint  tout  sérieux,  et  ajouta  lentement  : 

—  Je  ne  manquerai  jamais  de  travail,  soyez  tranquille.  On  me 
connaît,  à  plus  de  deux  lieues  autour  des  Châtelliers,  pour  un  gars 
qui  n'a  pas  peur  de  la  besogne.  Nous  aurons  notre  maison  à  nous, 
et  je  serai  comme  mon  père  et  comme  ma  mère,  qui  ne  se  sont 
jamais  plaints  de  rien,  Rousille,  pourvu  que  j'aie  vos  amitiés. 

Il  achevait  à  peine  cette  phrase  d'humble  amour,  quand  une 
voix  appela,  dans  le  chemin  : 

—  Rousille? 

—  Nous  sommes  vendus,  dit-elle  toute  pâle  :  c'est  le  père  ! 
Tous  deux  demeurèrent  immobiles,   le  cœur  battant  d'émo- 
tion, ne  pensant  plus  qu'à  cette  voix  qui  allait  s'élever  de  nouveau. 

Et,  en  effet,  plus  près,  le  métayer  appela  encore  : 

—  Rousille? 

Elle  ne  résista  pas.  Prompte, elle  fit  signe  à  Jean  Nesmy  de  res- 
ter sous  le  couvert  des  arbres.  Puis,  pliée  en  deux,  elle  se  faufila, 
jusqu'à  la  petite  allée  qui  coupait  le  verger.  Là  elle  se  redressa, 
et  elle  aperçut  le  père,  droit  devant  elle,  au  milieu  du  chemin  de 
la  ferme.  Il  la  considéra  un  moment,  toute  blanche,  haletante, 
décoiffée  par  les  branches,  et  demanda  : 

—  Que  faisais-tu  là? 

Elle  ne  voulait  pas  mentir,  elle  se  sentit  perdue.  Dans  son 
trouble,  instinctivement,  elle  tourna  la  tête,  comme  pour  invo- 
quer la  protection  de  celui  qui  était  caché  là-bas,  et  derrière  son 
épaule,  debout,  tout  proche,  elle  l'aperçut  qui  l'avait  suivie,  et  qui 
venait  au  danger.  Il  avait  un  air  de  défi,  et  il  cambrait  sa  taille, 
et  il  passa  devant  Rousille. 

Alors,  elle  osa  de  nouveau  regarder  son  père.  Celui-ci  ne  s'oc- 
cupait déjà  plus  d'elle.  Il  n'avait  pas  la  figure  de  colère  qu'elle 
s'était  préparée  à  affronter,  mais  un  air  grave  et  triste,  et  il  fixait 
Jean  Nesmy,  qui  s'avançait  dans  l'herbe,  et  qui  s'arrêta  à  trois 
pas  de  lui,  en  avant  de  la  claire-voie. 


LA    TERRE    QUI    MEURT, 


269 


—  Te  voilà,  mon  valet?  dit-il. 
Jean  Nesmy  répondit  : 

—  Oui,  me  voilà. 

—  Tu  étais  donc  avec  Rousille? 

—  Où  est  le  mal  ?  demanda  le  gars. 

Sa  voix  tremblait  un  peu,  non  de  peur,  mais  d'un  bouillonne- 
ment de  jeunesse  qu'il  ne  pouvait  dompter.  Celle  du  métayer 
n'était  pas  irritée.  Toussaint  Lumineau  penchait  la  tète  sur  sa 
poitrine,  comme  un  vieux  maître  dont  on  a  méprisé  la  bonté,  et 
qui  a  de  la  peine,  Il  soupira,  et  dit  : 

—  Viens-t'en  tout  de  suite  avec  moi. 

Pas  un  mot  à  Marie-Rose,  pas  un  coup  d'oeil.  L'affaire  se  ré- 
glerait d'abord  entre  hommes.  La  fille  ne  comptait  pas,  en  ce 
moment. 

Déjà  le  métayer  avait  rebroussé  chemin,  et,  à  lentes  enjam- 
bées, regagnait  la  Fromentière.  Jean  Nesmy  le  suivait  à  quel- 
ques pas,  son  fusil  sur  le  dos,  balançant  au  bout  de  son  bras  les 
vanneaux  et  la  sarcelle  qu'il  avait  ramassés  près  du  mur.  Loin 
derrière  eux,  Rousille  marchait  le  long  de  la  haie,  tout  angoissée, 
et  tantôt  elle  regardait  Jean  Nesmy  et  tantôt  le  maître  qui  allait 
décider  entre  eux. 

Quand  les  deux  hommes  pénétrèrent  dans  la  cour,  elle  n'osa 
s'avancer  plus  loin,  elle  s'appuya  contre  le  pilier  du  portique  en 
ruine,  à  demi  cachée,  la  tête  posée  sur  un  coude,  pour  observer 
ce  qui  se  passerait.  Le  père  et  le  valet  traversèrent  l'espace  libre, 
se  dirigeant  vers  la  chambre  de  Jean  Nesmy,  qui  se  trouvait  à 
gauche,  au  bout  des  étables.  On  n'entendait  aucun  autre  bruit 
que  celui  des  sabots  heurtant  les  cailloux  du  sol.  Cependant  Rou- 
sille avait  aperçu  l'infirme,  accroupi  au  premier  soleil,  près  du 
mur  de  l'étable.  Il  hochait  la  tête  d'un  air  de  contentement.  Ses 
yeux  mauvais  ne  quittaient  pas  l'étranger  dénoncé  par  lui,  l'heu- 
reux d'hier  devenu  l'accusé.  Non  loin,  François,  monté  sur  une 
échelle,  tirait  du  foin  d'une  meule  dont  la  tranche  ressemblait  à 
un  pan  de  muraille.  Sournoisement,  par-dessous  le  bord  de  son 
chapeau  penché,  il  regardait  aussi.  Mais  sur  son  visage  lympha- 
tique, aucune  méchante  pensée,  non,  rien  qu'un  peu  de  curio- 
sité qui  allongeait  en  museau  ses  lèvres  et  ses  fortes  moustaches 
jaunes.  Il  travaillait  tout  doucement,  afin  de  pouvoir  rester  là  plus 
longtemps,  et  voir  la  fin  de  l'aventure. 

Toussaint  Lumineau  et  le  valet  furent  bientôt  dans  le  réduit 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encombré  de  barriques  vides,  de  paniers,  de  pelles  et  de  pioches, 
qui  avait  servi  de  chambre,  depuis  longtemps,  aux  domestiques 
de  la  Fromentière.  Le  maître  s'assit  sur  le  coin  du  lit,  tout  au 
fond.  Son  expression  n'avait  pas  changé.  C'était  la  même  physio- 
nomie, paternelle  et  digne,  où  se  mêlaient  le  regret  de  se  séparer 
d'un  bon  serviteur,  et  l'énergique  résolution  de  ne  point  souffrir 
une  atteinte  à  son  autorité,  une  injure  à  son  rang.  Il  s'accouda  sur 
une  vieille  futaille,  encore  marquée  de  coulures  de  suif,  et  où  le 
soir  Jean  Nesmy  posait  sa  chandelle.  Sa  tête  se  releva,  lentement, 
dans  le  jour  qui  venait  par  la  porte  ouverte,  et  il  parla  enfin  au 
jeune  homme  qui  avait  quitté  son  chapeau,  et  demeurait  debout 
dans  le  milieu  de  la  petite  pièce. 

—  Je  t'avais  gagé  pour  quarante  pistoles,  dit-il.  Tu  as  reçu 
ton  dû  à  la  Saint-Jean.  Combien  reste-t-il  à  te  payer  aujour- 
d'hui? 

Le  gars  s'absorba,  comptant  et  recomptant  avec  ses  doigts  sur 
la  toile  de  sa  blouse.  Les  veines  de  son  front  se  tendaient  sous 
l'effort  de  l'esprit.  Il  avait  le  regard  fixé  sur  le  sol,  et  aucune 
autre  idée  ne  traversait  l'opération  compliquée  de  ce  rural  calcu- 
lant le  prix  de  son  travail. 

Pendant  ce  temps,  le  métayer  se  remémorait  l'histoire  brève 
de  ce  Boquin,  venu  par  hasard  dans  le  Marais,  pour  y  chercher 
delà  cendre  de  bouse,  dont  les  Vendéens  se  servent  comme  d'en- 
grais, embauché  au  passage,  et  rapidement  accoutumé  en  ce  pays 
nouveau;  les  trois  années  que  l'étranger  avait  vécues  sous  le  toit 
de  la  Fromentière,  un  an  avant  le  service  militaire  et  deux  ans 
depuis,  années  de  rude  et  vaillant  labeur,  d'honnête  conduite, 
sans  un  reproche  grave,  de  résignation  étonnante,  malgré  l'hos- 
tilité des  fils,  qui  avait  commencé  dès  le  premier  jour  et  n'avait 
jamais  désarmé. 

—  Ça  doit  faire  quatre-vingt-quinze  francs,  dit  Jean  Nesmy. 

—  C'est  aussi  mon  compte,  dit  le  métayer.  Tiens,  voilà  l'argent. 
Regarde  s'il  n'y  manque  rien. 

De  la  poche  de  sa  veste,  où,  d'avance,  il  avait  mis  la  somme 
qu'il  devait,  Toussaint  Lumineau  tira  une  pile  de  pièces  d'argent, 
qu'il  jeta  sur  le  fond  de  la  barrique. 

—  Prends,  mon  gars  ! 

L'autre,  sans  y  toucher,  se  recula. 

—  Vous  ne  voulez  plus  de  moi  à  la  Fromentière? 

—  Non,  mon  gars,  tu  vas  partir. 


LA    TERRE    QUI    MEURT. 


271 


La  voix  s'attendrit,  et  continua  : 

—  Je  ne  te  renvoie  pas  parce  que  tu  es  fainéant.  Et  même, 
quoique  ça  m'ait  causé  de  l'ennui,  je  ne  t'en  veux  pas  d'aimer  trop 
la  chasse.  Tu  m'as  bien  servi.  Seulement,  ma  fille  est  à  moi,  Jean 
Nesmy,  et  je  ne  t'ai  pas  accordé  avec  Rousille. 

—  Si  c'est  son  goût,  et  si  c'est  le  mien,  maître  Lumineau? 

—  Tu  n'es  pas  de  chez  nous,  mon  pauvre  gars.  Qu'un  Boquin 
se  marie  avec  une  fille  comme  Rousille,  ça  ne  se  peut,  tu  le  sais. 
Tu  aurais  mieux  fait  d'y  penser  avant. 

Jean  Nesmy,  pour  la  première  fois,  ferma  à  demi  les  yeux,  et 
il  devint  plus  pâle,  et  ses  lèvres  s'abaissèrent  aux  coins  comme  s'il 
allait  pleurer. 

Il  reprit,  d'une  voix  toute  basse  : 

—  J'attendrais  tant  qu'il  vous  plairait  pour  l'avoir.  Elle  est 
jeune  et  moi  aussi.  Dites  seulement  le  temps,  et  je  dirai  oui. 

Mais  le  métayer  répondit  : 

—  Non,  ça  ne  se  peut.  Il  faut  t'en  aller. 

Le  valet  tressaillait  de  tout  le  corps.  11  hésita  un  moment,  les 
sourcils  froncés,  le  regard  attaché  à  terre.  Puis  il  se  décida  à  ne 
pas  dire  sa  pensée  :  «  Je  n'y  renonce  pas.  Je  reviendrai.  Je  l'aurai.  » 
Comme  ceux  de  sa  race  taciturne,  il  renferma  son  secret,  et,  ra- 
massant l'argent,  il  le  compta,  en  laissant  tomber  les  pièces,  une 
à  une,  dans  sa  poche.  Puis,  sans  ajouter  un  mot,  comme  si  le 
métayer  n'eût  plus  existé  pour  lui,  il  se  mit  à  rassembler  les  quel- 
ques vêtemens  et  le  peu  de  linge  qui  étaient  à  lui.  Tout  pouvait 
tenir  dans  sa  blouse  bleue  qu'il  noua  par  les  manches  au  canon 
de  son  fusil,  moins  une  paire  de  bottes  qu'il  pendit  avec  une 
ficelle.  Quand  il  eut  fini,  levant  son  chapeau,  il  prit  la  porte. 

Dehors,  il  faisait  grand  soleil.  Jean  Nesmy  marchait  lente- 
ment. La  volonté  hardie  qui  était  en  ce  frêle  garçon  lui  tenait  la 
tête  haute,  et  il  regardait  du  côté  de  la  maison,  cherchant  Rousille 
aux  fenêtres.  Il  ne  la  vit  point.  Alors,  au  milieu  de  ce  grand 
carré  vide,  lui  le  valet,  lui  le  chassé,  lui  qui  n'avait  plus  qu'un 
instant  à  demeurer  à  la  Fromentière,  il  appela  : 

—  Rousille! 

Une  coiffe  aiguë  dépassa  l'angle  du  portail.  Marie-Rose 
s'échappa  de  son  abri.  Elle  s'élança,  la  figure  toute  baignée  de 
larmes.  Mais  presque  aussitôt  elle  s'arrêta,  intimidée  par  la  vue 
de  son  père  qui  venait  d'apparaître  sur  le  seuil  de  la  chambre, 
saisie  de  peur  parce  qu'un  cri  s'élevait  du  même  côté  de  la  cour, 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à   cinquante  pas  de  là,   et   faisait    se    détourner  Jean  Nesmy  : 

—  Dannion  ! 

Une  apparition  monstrueuse  sortait  de  l'étable.  L'infirme,  tête 
nue,  les  yeux  hagards,  agité  d'une  colère  impuissante,  accourait. 
Les  bras  raidis  sur  ses  béquilles,  son  torse  énorme  secoué  par  les 
cahots  et  par  ses  grognemens  de  bête  furieuse,  la  bouche  ouverte, 
il  répétait  le  vieux  cri  de  haine  contre  l'étranger,  l'injure  que  les 
enfans  du  Marais  jettent  au  damné  du  Bocage. 

—  Dannion!  Dannion  Sarraillon  !  Sauve-toi! 

Lancé  avec  une  vitesse  qui  disait  la  violence  de  la  passion  et 
la  force  de  l'homme,  il  s'approchait.  Toute  la  haine  qu'il  avait  au 
cœur,  toute  la  jalousie  qui  le  torturait  et  toute  la  souffrance  de 
l'effort  rendaient  effrayante  cette  face  convulsée,  projetée  en  avant 
par  secousses.  Et  l'être  puissant  qu'aurait  pu  être  cet  estropié  se 
reconstituait  dans  l'imagination,  et  donnait  le  frisson. 

Quand  elle  le  vit  tout  près  du  valet^  Rousille  eut  peur  pour 
celui  qu'elle  aimait.  Elle  courut  à  Jean  Nesmy,  elle  lui  mit  les 
deux  mains  sur  le  bras,  et  elle  l'entraîna  en  arrière,  du  côté  du 
chemin.  Et  Jean  Nesmy,  à  cause  d'elle,  se  mit  à  reculer,  lentement, 
tandis  que  l'infirme,  devenu  plus  furieux,  l'insultait  et  criait  : 

—  Laisse  ma  sœur,  Dannion  ! 

La  voix  du  métaver  s'éleva,  au  fond  de  la  cour  : 

—  Arrête  ici,  Mathurin,  et  toi,  Nesmy,  laisse  ma  fille! 

Il  s'avançait,  en  parlant,  mais  sans  hâte,  comme  un  homme 
qui  ne  veut  pas  compromettre  sa  dignité.  L'infirme  s'arrêta,  écarta 
ses  béquilles  et  s'affaissa,  épuisé,  sur  les  cailloux.  Mais  Jean  Nesmy 
continua  de  reculer.  Il  avait  mis  sa  main  dans  celle  de  Rousille. 
Ils  furent  bientôt  entre  les  piliers  du  portail,  où  s'encadrait  la 
clarté  du  matin.  Au  delà  commençait  le  chemin.  Le  valet  se  pencha 
vers  Rousille,  et  la  baisa  sur  la  joue. 

—  Adieu,  ma  Rousille!  dit-il. 

Elle  s'enfuit  à  travers  la  cour,  les  mains  sur  les  tempes,  pleu- 
rant sans  se  retourner.  Et  lui,  l'ayant  vue  disparaître  au  coin  de 
la  maison,  du  côté  de  l'aire,  cria  : 

—  Mathurin  Lumineau,  je  reviendrai! 

—  Essaye!  répondit  l'infirme. 

Le  valet  de  la  Fromentière  commençait  à  monter  le  chemin 
qui  passait  devant  la  métairie.  Il  allait  péniblement,  comme  brisé 
de  fatigue,  tout  brun  dans  son  vêtement  d'affût.  Au  bout  de  son 
fusil  il  n'avait  qu'une  veste,  une  blouse,  trois  chemises,  deux  ap- 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  273 

peaux  de  buis  pour  les  cailles,  qui  s'entre-choquaient  comme  des 
noix,  choses  légères,  qu'il  sentait  pesantes.  L'effroi  de  son  retour 
subit  à  l'état  de  journalier  quêteur  de  pain  l'avait  saisi  pendant 
qu'il  nouait  ses  bardes.  Il  pensait  déjà  à  l'accueil  de  la  mère  qui 
allait  le  voir  entrer,  toute  transie.  A  chaque  pas  il  s'arrachait  aussi 
à  quelque  chose  qu'il  aimait,  parce  qu'il  avait  vécu  trois  ans  dans 
cette  Fromentière.  L'âme  était  lourde  de  souvenirs,  et  il  allait 
lentement,  ne  regardant  rien,  et  voyant  tout.  Les  arbres  qu'il 
frôlait,  il  les  avait  émondés  de  sa  serpe  ou  battus  de  son  fouet;  les 
terres,  il  les  avait  labourées  et  moissonnées;  les  jachères, il  savait 
en  quoi  elles  seraient  ensemencées  demain. 

Lorsqu'il  fut  en  arrière  de  la  ferme,  sur  le  renflement  de  la 
route  où  étaient  jadis  quatre  moulins  qui  ne  sont  plus  que  deux, 
il  osa  se  retourner  pour  souffrir  un  peu  plus.  Il  considéra  la 
plaine  du  Marais,  inondée  de  lumière,  où.  les  roseaux  séchés  par 
l'automne  mettaient  un  cercle  d'or  autour  des  prés  ;  quelques 
métairies  reconnaissables  à  leur  panache  de  peupliers,  îles  habi- 
tées de  ce  désert,  où  il  laissait  des  amis  et  de  bonnes  heures 
dont  on  se  souvient  dans  la  peine  ;  il  parcourut  du  regard  les 
maisons  pressées  de  Sallertaine,  et  l'église  qui  les  domine,  pa- 
roisse des  dimanches  finis,  puis  il  arrêta  son  âme  sur  la  Fro- 
mentière, comme  plane  un  oiseau,  les  ailes  grandes.  De  la  hau- 
teur où  il  était,  il  apercevait  les  moindres  détails  de  la  métairie. 
Une  à  une  il  compta  les  fenêtres,  il  compta  les  portes,  et  les 
virettes,  et  les  traînes  autour  des  champs,  où  le  soir,  depuis  deux 
ans  surtout,  il  ne  manquait  guère  de  chanter  en  ramenant  ses 
bœufs.  Quand  il  revit  le  verger  clos,  tout  au  loin,  large  comme 
une  cosse  de  pois,  il  se  détourna  vite.  Et  son  pied  heurta,  sur  la 
route,  une  bête  toisonnée,  qui  s'était  couchée  là,  silencieuse- 
ment . 

—  C'est  toi,  Bas-Rouge?  dit  le  valet.  Mon  pauvre  chien,  tu  ne 
peux  pas  me  suivre  où  je  vais. 

En  marchant,  il  passait  la  main  sur  le  front  du  chien,  entre 
les  deux  oreilles,  à  l'endroit  que  Rousille  aimait  à  caresser.  Après 
vingt  pas,  il  dit  encore  : 

—  Faut  t'en  aller,  Bas-Rouge  :  je  ne  suis  plus  d'avec  vous  ! 
Bas- Rouge  fit  encore  une  petite  trotte  auprès  du  valet.  Mais, 

quand  il  arriva  à  la  dernière  haie  de  la  Fromentière,  il  s'arrêta, 
en  effet,  et  revint  seul. 

TOUE  CL.  —  1898.  18 


274  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


III.    —   CHEZ   LES   MICHELONNE 

—  Rousille,  dit  le  père,  un  peu  avant  midi,  quand  elle  rentra 
pour  aider  sa  sœur  à  préparer  le  dîner,  tu  ne  mangeras  pas  avec 
nous,  ni  aujourd'hui,  ni  les  jours  qui  suivront:  les  filles  d'hon- 
neur comme  Eléonore  auraient  honte,  et  nous  aussi,  de  manger  à 
côté  d'une  créature  qui  donne  ses  amitiés  à  un  failli  Boquin.  En 
voilà  un  promis  pour  toi!  Un  gars  du  loin,  qui  n'aurait  pas  même 
une  armoire  pour  se  mettre  en  ménage  !  Bon  pour  les  servantes 
de  chez  eux  !  Mais  ils  ne  valent  pas  cher  à  l'aune  du  Marais,  tous 
ces  damiions!  Je  suis  guéri  d'en  prendre  à  mon  service...  On  en 
aurait  fait  des  chansons  sur  mon  compte...  Et  à  présent,  tiens-toi 
sage,  Rousille,  et  ôte-toi  de  devant  moi! 

Il  parlait  ainsi,  plus  durement  qu'il  ne  pensait,  parce  que 
Mathurin  l'avait  entretenu  longtemps,  après  le  départ  du  valet,  et 
lui  avait  communiqué  quelque  chose  de  son  ressentiment. 

Marie-Rose  ne  répondit  pas,  même  par  une  larme,  et  se  retira 
dans  sa  chambre.  Non,  elle  ne  songeait  pas  à  dîner,  avec  eux  ou 
sans  eux.  Mais  elle  se  mit  à  s'habiller,  comme  elle  faisait  le  di- 
manche, prenant  tour  à  tour,  dans  l'armoire,  sa  robe  noire  re- 
levée d'un  grand  pli,  qui  laissait  voir  ses  jambes;  sa  coiffe  la  plus 
fine,  pyramide  brodée  que  tenait  ferme  un  transparent  de  papier 
blanc  posé  sur  les  cheveux;  ses  bas  fleuris  de  points  en  relief; 
ses  sabots  à  nez  retroussé,  qui  avaient  l'air  d'une  proue  de  bateau. 
Autour  du  cou,  sur  la  nuque  que  le  corsage  échancré  du  Marais 
laisse  à  découvert,  elle  jeta  un  mouchoir  de  soie  bleue,  large  d'un 
doigt.  Et,  ayant  lissé  ses  bandeaux  bruns  avec  un  peu  d'eau, 
ayant  essuyé  ses  yeux  qui  étaient  rouges,  elle  descendit  dans  la 
cour,  et  tourna  vers  Sallertaine. 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  elle  avait  l'impression  d'être 
seule  au  monde.  Mathurin  ne  l'aimait  pas.  François  ne  l'aurait 
pas  comprise.  André  lui-même,  le  soldat  d'Afrique  qui  allait  re- 
venir, et  qui  se  montrait  doux  avec  elle,  la  considérait  comme 
une  petite  et  ne  lui  parlait  qu'en  plaisantant.  Elle  était  femme  ce- 
pendant, et  grande,  puisqu'elle  souffrait.  Et  il  fallait  quelqu'un  à 
qui  confier  sa  peine.  Jusque-là,  si  on  la  rudoyait,  si  on  la  mépri- 
sait, elle  n'avait  pas  besoin  de  le  dire,  et  il  lui  suffisait,  pour  l'ou- 
blier, de  penser  à  Jean  Nesmy.  A  présent  que  sa  peine  était  faite, 
justement,  du  départ  de  celui  qu'elle  aimait,  son  âme  demandait 


LA.    TERRE    OUI    MEURT. 


275 


de  l'aide,  son  âme  cherchait  oii  se  poser.  Dans  sa  détresse,  elle 
avait  songé  aux  Michelonne. 

Rousilie  passait  près  du  verger  clos;  Rousille  longeait  la  bor- 
dure du  Marais  d'où  l'on  voit  Sallertaine  sur  sa  motte.  Non,  elle 
n'avait  d'espoir  qu'eu  ces  pauvres  Michelonne,  de  regret  que  de 
ne  pas  être  encore  dans  leur  petite  maison  du  bourg.  Leur  bien- 
veillance coutumière  lui  semblait  en  ce  moment  une  chose  d'un 
prix  infini,  qu'elle  n'avait  pas  assez  estimée.  La  seule  pensée  de 
leurs  visages  ronds,  flétris  et  sourians,  lui  était  comme  un  but.  Il 
lui  semblait  que  pour  avoir  simplement  vu  les  Michelonne,  et 
même  si  elle  n'osait  rien  leur  dire,  elle  serait  consolée  un  peu, 
parce  qu'elles  n'étaient  pas  des  cœurs  fermés,  les  vieilles  filles,  ni 
des  personnes  qui  jasent  sur  les  yeux  rouges  des  jeunesses. 

Comment  les  aborderait-elle?  Oh!  c'était  bien  facile  1  Elle 
avait  promis  de  retirer  son  argent,  et  de  le  prêter,  pour  payer  la 
ferme.  Elle  leur  dirait:  «  Je  viens  pour  l'argent,  dont  le  père  a 
besoin.  »  Et  après,  si  elles  devinaient  la  moindre  chose,  elle  di- 
rait tout,  tout  ce  qui  l'accablait,  la  peine  qu'elle  ne  pouvait  plus 
porter  seule. 

Il  était  près  d'une  heure.  L'air  chaud,  mêlé  de  brume,  trem- 
blait sur  les  prés.  Rousille  allait  vite.  Voici  le  grand  canal,  uni 
comme  un  miroir;  voici  le  pont  jeté  sur  l'étier,  et  la  route  qui 
tourne  et,  aux  deux  bords,  les  maisons  du  bourg,  toutes  blan- 
chies à  la  chaux,  avec  leurs  vergers  en  arrière,  penchés  vers  le 
Marais.  Rousille  hâte  encore  le  pas.  Elle  a  peur  d'être  appelée  et 
obligée  de  s'arrêter,  car  les  Lumineau  connaissent  tout  le  monde 
dans  le  pays.  Mais  les  bonnes  gens  font  mérienne,  ou  bien  ils  sa- 
luent de  loin,  sans  sortir  de  l'ombre:  —  «  Bonjour, petite!  Eh! 
comme  tu  vas  !  —  Je  suis  pressée  :  il  y  a  des  jours  comme  ça  !  — 
Faut  croire!  »  disent-ils.  Et  elle  passe.  Elle  arrive  sur  la  place 
longue,  qui  va  se  rétrécissant  jusqu'à  l'église.  Maintenant  elle  ne 
regarde  plus  que  la  chétive  habitation  posée  à  l'endroit  le  plus 
étroit,  là-bas,  en  face  de  la  porte  latérale  par  où,  le  dimanche, 
entrent  les  fidèles.  C'est  tout  petit:  une  fenêtre  sur  la  place,  une 
autre  sur  une  ruelle  descendante,  un  perron  d'angle  de  trois 
marches.  C'est  très  ancien,  bâti  sous  la  volée  des  cloches,  sous 
l'ombre  du  clocher,  le  plus  près  possible  de  Dieu.  Les  Michelonne 
ont  toujours  demeuré  là.  Rousille  les  devine  derrière  les  murs. 
Un  demi-sourire,  une  lueur  d'espoir  traverse  ses  yeux  tristes.  Elle 
gravit  les  trois  marches,  et  s'arrête  pour  reprendre  haleine. 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quand  Rousille  appuya  le  doigt  sur  le  poucier  de  fer  fendillé, 
la  porte  s'ouvrit  avec  un  bruit  de  sonnette  si  menu,  si  bien  as- 
sourdi, qu'il  fallait  des  oreilles  de  chatte  pour  l'entendre. 

Mais  c'étaient  de  vraies  chattes,  toujours  aux  aguets,  les  deux 
Michelonne,  les  faiseuses  de  capes  de  Sallertaine.  Elles  n'eurent 
pas  plutôt  pressenti  une  visite,  à  l'ombre  qui  se  projetait  par  la 
porte  vitrée,  quelles  écartèrent  d'un  même  mouvement  leurs 
chaises  toutes  voisines,  et  tournèrent  la  tête,  laissant  leurs  mains 
chargées  d'étoffe  noire  retomber  sur  leurs  genoux.  Elles  se  res- 
semblaient beaucoup,  les  deux  sœurs.  Elles  avaient  les  mêmes 
rides  en  arc,  profondes  dans  la  chair  rose,  autour  de  la  bouche 
édentée,  autour  du  nez  qui  était  rond,  autour  des  yeux  qui  lui- 
saient d'une  lumière  bleue,  enfantine,  comme  d'un  rire  perpétuel. 
C'était,  chez  elles,  le  reflet  de  soixante  ans  de  travail,  d'amitié 
paisible  et  de  bonne  conscience.  Et  il  s'y  mêlait  un  peu  de  ma- 
lice sans  méchanceté,  quelque  chose  comme  de  la  flamme  de 
jeunesse,  économisée  au  cours  de  la  vie  et  survivant  dans  un 
visage  de  vieilles.  La  misère  ne  leur  avait  pas  manqué,  mais  elles 
l'avaient  toujours  portée  à  deux.  Depuis  leur  enfance  elles  travail- 
laient là,  dans  le  rayon  de  la  même  fenêtre,  l'une  touchant 
l'autre,  et  le  jour  s'avivait  et  décroissait  sur  leurs  aiguilles  en 
marche.  Pour  fabriquer  une  cape,  pour  tailler  le  drap  et  pour 
le  coudre,  il  n'y  avait  point  à  Sallertaine,  ni  au  Perrier,  ni  à 
Saint-Gervais,  d'ouvrières  plus  adroites  et  plus  entendues.  On 
les  aimait.  Dès  que  la  douceur  de  l'air  permettait  d'ouvrir  la 
fenêtre  et  de  risquer  sur  l'appui  un  pot  de  géranium  lierre,  il 
n'était  guère  de  passant  qui  ne  dît,  en  dévalant  par  la  ruelle, 
pêcheur,  chasseur,  bourrinier,  éleveur  de  chevaux  :  <(  Bonsoir 
et  bon  espoir,  les  Michelonne  !  »  Elles  répondaient  honnêtement, 
d'un  ton  flùté,  sans  qu'on  pût  reconnaître  la  voix  de  l'aînée 
d'avec  celle  de  la  cadette.  On  les  in\àtait  aux  veillées  d'automne, 
parce  qu'elles  savaient  encore  des  chansons,  quand  la  jeunesse 
était  à  bout  de  mémoire.  Le  curé  disait  d'elles  :  «  La  fleur 
de  mes  paroissiennes!  C'est  dommage  qu'elles  n'aient  point  de 
graine  !  » 

Lorsque  Marie-Rose  entra,  elles  ne  se  levèrent  pas,  mais  elles 
dirent  ensemble,  Adélaïde  près  de  la  fenêtre  et  Véronique  un 
peu  plus  loin  : 

—  C'est  toi,  petite  Lumineau!  Bonjour,  ma  belle  ! 

—  Assieds-toi,  dit  Adélaïde,  car  tu  as  l'air  tout  essoufflée. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  277 

—  Tu  n'es  pas  malade,  au  moins?  dit  Véronique.  Tes  yeux 
sont  grands  comme  ceux  de  la  fièvre  ? 

—  Merci,  mes  tantes,  répondit  Marie-Rose,  —  elle  les  appe- 
lait «  mes  tantes  »  à  cause  d'une  parenté  extrêmement  difficile  à 
établir,  mais  surtout  à  cause  de  leur  bonté; — j'ai  marché  vite, et 
c'est  vrai  que  je  suis  lasse.  Je  viens  pour  l'argent. 

Les  deux  sœurs  échangèrent  un  regard  de  côté,  riant  déjà  à  la 
pensée  des  noces  prochaines,  et  l'aînée,  Adélaïde,  passant  son 
aiguille  sur  ses  lèvres,  comme  pour  les  dérider,  demanda  : 

—  Tu  te  maries  donc? 

—  Oh  !  que  non  !  répondit  Marie-Rose.  Je  me  marierai  comme 
vous,  mes  tantes,  avec  mon  banc  d'église  et  mon  chapelet.  C'est 
pour  le  père,  qui  n'a  pas  de  quoi  payer  le  fermage.  On  est  en 
retard. 

Et  comme,  en  parlant,  elle  ne  regardait  pas  les  yeux  de  ses 
vieilles  amies,  mais  bien  le  sombre  de  la  chambre,  quelque  part 
vers  les  lits  qui  se  suivaient  le  long  du  mur,  les  Michelonne  ho- 
chèrent la  tête,  pour  se  communiquer  leur  impression,  qu'il  y 
avait  quelque  chose  de  nouveau  tout  de  même  dans  la  vie  de 
Rousille.  Mais  les  Michelonne  étaient  plus  polies  encore  que 
curieuses.  Elles  réservèrent  leur  pensée  pour  les  longues  heures 
de  causerie  à  deux,  et  Adélaïde,  rejetant  la  cape  à  demi  ouvrée, 
joignant  ses  mains  noueuses  et  blanches  comme  des  osselets, pen- 
chant sa  taille  toute  plate,  reprit  gaiement  : 

—  Vois-tu,  ma  belle,  tu  arrives  bien!  Je  t'ai  pris  à  bail  ton 
argent  pour  obliger  mon  neveu,  qui  a  des  jumens  dans  le  Marais, 
comme  tu  sais,  eldes  jolies.  Il  est  malin  pour  plusieurs,  ce  grand 
Francis.  N'a-t-il  pas  vendu  hier,  justement,  pour  un  si  gros  prix 
qu'il  ne  veut  pas  le  dire,  sa  pouliche  gris  pommelé,  qui  courait 
dans  ses  prés  comme  un  vanneau  fou,  et  que  tous  les  marchands 
et  tous  les  dannions  chérissaient  de  l'œil,  quand  ils  passaient  sur 
les  prés  1  Pour  rendre  un  bon  morceau  de  la  somme,  il  ne  sera 
guère  gêné,  tu  comprends.  Combien  veux-tu? 

—  Cent  vingt  pistoles. 

—  Tu  les  auras.  C'est-il  pressé? 

—  Oui,  tante  Adélaïde.  Je  les  ai  promises  pour  demain. 

—  Alors,  Véronique,  ma  fille,  si  tu  allais  chez  le  neveu?  La 
cape  attendra  bien  une  heure. 

La  cadette  se  leva  aussitôt,  et  elle  était  si  petite  debout,  qu'elle 
ne  dépassait  pas  la  tête  de  Marie-Rose  assise.  Prestement,  elle  se- 


278  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coua  son  tablier  noir,  sur  lequel  des  bouts  de  fil  s'étaient  collés, 
embrassa  la  nièce  sur  les  deux  joues  : 

—  Adieu,  Rousille!  Demain  tu  n'auras  qu'à  revenir  ici,  ton 

argent  y  sera  avec  nous. 

Dans  la  paix  du  bourg  assoupi,  on  entendait  descendre,  le 
long  de  la  ruelle,  le  pas  glissant  de  Véronique. 

Celle-ci  n'avait  pas  plutôt  disparu,  qu'Adélaïde  se  rapprocha 
de  Marie-Rose,  et,  pointant  sur  elle  ses  yeux  toujours  indulgens 
et  clairs,  mais  dont  les  paupières,  en  ce  moment,  battaient  d'in- 
quiétude : 

—  Petite,  dit-elle  vivement,  tu  as  du  chagrin?  Tu  as  pleuré? 

Tiens  !  tu  pleures  encore  ! 

La  main  ridée  saisit  la  main  rose  de  l'enfant. 

—  Qu'as-tu,  ma  Rousille?  Dis-moi  comme  à  ta  mère  :  j'ai  de 
son  cœur  pour  toi. 

Marie- Rose  retenait  ses  larmes.  Elle  ne  voulait  pas  pleurer, 
puisqu'elle  pouvait  parler.  Frissonnante  au  contact  de  la  main  qui 
touchait  la  sienne,  les  yeux  brillans,  ferme  de  visage,  comme  si 
elle  s'adressait  à  tous  les  ennemis  devant  lesquels  elle  s  "était  tue  : 

—  Ils  ont  renvoyé  Jean  Nesmy  !  dit-elle  en  se  levant. 

—  Lui,  ma  chère?  un  si  bon  travailleur!  Comment  ont-ils 

fait  cela  ? 

—  Parce  que  je  l'aime,  tante  Michelonne.  Ils  l'ont  chassé  ce. 
matin.  Et  ils  croient  que  tout  sera  fini  entre  nous  parce  que  je  ne 
le  verrai  plus.  Abîmais  non  !  Ils  ne  connaissent  donc  pas  les 
filles  d'ici  ? 

—  Rien  dit,  Maraîchine  !  fit  la  Michelonne. 

—  Je  leur  donnerai  mon  argent,  oui,  je  veux  bien.  Mais  mon 
amitié,  où  je  l'ai  mise,  je  la  laisserai.  Elle  est  jurée  comme  mon 
baptême.  Je  n'ai  pas  peur  de  la  misère  ;  je  n'ai  pas  peur  qu'il 
m'oublie.  Le  jour  où  il  reviendra,  car  il  a  promis  de  revenir, 
j'irai  au-devant  de  lui.  Personne  ne  m'en  empêchera.  Quand  il  y 
aurait  le  Marais  à  traverser  en  yole,  et  de  la  neige,  et  de  la  glace, 
et  tout  es  les  filles  du  bourg  pour  rire  de  moi,  et  mon  père  et  mes 
frères  pour  me  le  défendre,  j'irai  ! 

Debout,  irritée,  elle  jetait  son  amour  et  sa  rancune  aux  murs 
de  cette  chambre  déshabituée  d'entendre  des  paroles  à  voix  haute. 
Elle  parlait  pour  elle-même,  pour  elle  seule,  parce  qu'elle  souf- 
frait. Elle  regardait  devant  elle,  vaguement,  sans  s'occuper  de  la 
Michelonne.  Celle-ci,  pourtant,  s'était  levée.  Elle  écoutait,  tout 


LA    TERRE    QUI    MKURT.  279 

son  corps  agité  et  soulevé,  si  bien  prise  aux  paroles  de  Rousille, 
si  bien  emportée  au  dehors  de  son  cercle  restreint  de  pensées, 
que  toute  la  paix  avait  disparu  de  son  visage,  et  qu'une  femme 
se  retrouvait  sous  la  vieille  fille  opprimée  par  la  vie,  une  femme 
qui  se  souvenait  et  qui  rajeunissait  pour  souffrir  avec  l'autre. 

—  Tu  as  raison,  petite  ;  je  t'approuve  ;  aime-le  bien  ! 
Rousille,  à  ce  mot,  baissa  les  yeux  vers  la  Michelonne,  et  elle 

eut  la  révélation  d'un  être  qu'elle  ne  connaissait  pas.  Le  regard 
avait  une  flamme;  les  pauvres  bras,  perclus  de  rhumatismes,  se 
tendaient  vers  Rousille  et  tremblaient  d'émotion. 

—  Oui,  aime-le  bien!  Ton  bonheur  est  avec  lui.  Laisse  faire  le 
temps,  mais  ne  cède  pas,  ma  Rousille,  parce  que  j'en  connais 
d'autres  qui  ont  refusé  de  se  marier,  dans  leur  jeunesse,  pour 
plaire  à  leur  père,  et  qui  ont  eu  tant  de  peine,  par  la  suite,  à  tuer 
leur  cœur!  Ne  vis  pas  seule,  car  c'est  pire  que  la  mort.  Ton  Nesmy, 
je  le  connais.  Ton  Nesmy  et  toi,  vous  êtes  de  vrais  terriens, 
comme  la  campagne  n'en  a  plus  guère.  Et  si  la  vieille  tante  Adé- 
laïde peut  te  servir,  te  défendre,  te  donner  ce  qu'elle  a  pour  t'éta- 
blir,  viens  me  trouver,  ma  fille,  viens  ! 

Elle  tenait  maintenant  Rousille  embrassée,  courbée  sur  son 
corsage  noir.  Et  Rousille  se  laissait  aller  aux  larmes,  sur  l'épaule 
de  la  Michelonne,  à  présent  qu'elle  avait  tout  dit. 

La  chambre  fut  un  moment  silencieuse  comme  le  village  tout 
entier,  sous  la  lourde  chaleur.  Puis  la  Michelonne  se  dégagea 
doucement  de  l'étreinte  de  l'enfant,  et  s'approcha  de  la  fenêtre, 
mais  sans  qu'on  pût  la  voir  du  dehors.  Un  coin  du  Marais  s'enca- 
drait vers  l'ouest,  entre  deux  toits  voisins,  un  triangle  dont  les 
bords  fuyaient  à  l'intini  dans  l'herbe  rousse. 

— •  N'est-ce  pas,  demanda-t-elle  à  voix  basse,  c'est  Mathurin 
qui  t'a  dénoncée? 

—  Oui,  tout  le  jour  il  m'espionnait. 

—  Il  est  jaloux,  vois-tu!  Il  t'en  veut. 

—  De  quoi,  le  malheureux! 

—  D'être  jeune,  ma  pauvre;  il  est  jaloux  de  tous  ceux  qui 
pourraient  prendre  la  place  qui  lui  revenait,  de  François,  d'André, 
de  toi.  Il  est  comme  un  damné,  quand  il  entend  dire  qu'un  autre 
conduira  la  ferme  du  père.  Veux-tu  que  je  te  dise  tout? 

Sa  main  frêle  se  leva,  et  montra  les  lointains  de  Marais  où 
des  peupliers,  aussi  menus  que  des  brins  d'avoine,  rayaient  par 
place  le  ciel. 


280  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Eh  bien  !  il  pense  encore  à  celle  de  la  Seulière  ! 

—  Pauvre  frère,  dit  Rousille  en  remuant  la  tête,  s'il  y  pense 
encore,  elle  se  moque  bien  de  lui  ! 

—  Innocente!  reprit  la  vieille  tout  à  fait  bas.  Je  sais  ce  que  je 
sais.  Défie-toi  de  Mathurin,  parce  qu'il  a  trop  bu  d'amour  pour 
oublier.  Défie-toi  de  Félicité  Gauvrit,  parce  qu'elle  enrage  d'être 
métayère,  et  que  les  épouseurs  ne  viennent  plus. 

Rousille  allait  répondre.  La  Michelonne  lui  fit  signe  de  se 
taire.  Elle  entendait  un  pas  dans  la  ruelle,  ^ite,  elle  essuya  ses 
yeux,  elle  se  rassit,  elle  ramassa  l'ouvrage,  comme  une  petite  fille 
surprise  en  faute  par  sa  mère.  Des  sabots  claquèrent  au  pied  du 
mur,  dépassèrent  le  perron  d'angle,  tournèrent  vers  le  bas  de  la 
place. 

Ce  n'était  pas  Véronique. 

Marie-Rose  s'était  reculée.  Elle  considérait  son  unique  amie, 
vieille,  usée,  craintive,  mais  dont  le  cœur  était  encore  jeune.  Et 
elle  ne  songea  plus  à  ce  qu'elle  voulait  répondre.  Et  elle  dit  sim- 
plement : 

—  Adieu,  tante  Michelonne.  Si  j'ai  besoin  d'aide,  je  sais  où 
aller. 

—  Adieu,  petite!  Défie-toi  de  Mathurin!  Défie-toi  de  celle  de 
là-bas  ! 

Elles  ne  se  parlèrent  plus  que  par  leurs  yeux  qui  ne  se  quit- 
taient pas.  Rousille  se  retirait  à  reculons.  Dientôt  la  porte  s'ouvrit; 
le  loquet  retomba  :  il  ne  resta  plus  dans  la  chambre  qu'une  vieille 
pliée  bien  bas,  qui  s'efforçait  de  coudre  dans  le  drap  noir,  et  qui 
ne  voyait  plus  son  aiguille. 

René  Bazin. 

{La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


FRAGMENS  ET  SOUVENIRS 


DU  COMTE  DE  MONTALIYET 


M.  le  comte  de  Montalivet  n'a  pas  laissé  de  Mémoires,  si  l'on  entend 
par  ce  mot  une  suite  de  récits  embrassant  toute  une  vie.  A  ceux  qui, 
charmés  par  la  vivacité  de  sa  conversation,  le  pressaient  de  fixer  ses 
souvenirs,  il  avait  coutume  de  répondre,  en  se  montrant  sévère  envers 
lui-même,  qu'il  avait  pu,  sous  le  coup  d'émotions  très  vives,  défendre 
avec  succès  la  mémoire  du  roi  ou  l'honneur  des  principes  qu'il  avait 
servis,  mais  qu'il  ne  fallait  pas  confondre  la  verve  avec  les  qualités  qui 
font  l'écrivain.  Telle  était  malheureusement  sur  ce  point  sa  conviction 
qu'il  n'a  consenti  à  écrire  que  fort  tard  et  fort  peu. 

C'est  son  extrême  affection  pour  ses  petits-enfans  qui  seule  est 
parvenue  à  triompher  de  sa  répugnance.  Il  a  écrit  quelques  fragmens, 
chapitres  dispersés  d'un  livre  qu'il  aurait  dû  achever.  Sa  longue  expé- 
rience leur  destinait  cette  leçon  d'histoire.  II  croyait  que  la  jeunesse 
aurait  après  lui  de  grandes  crises  à  traverser.  Témoin  du  passé,  il  vou- 
lait épargner  à  ses  enfans  les  fautes  et  surtout  les  déceptions  dont  sa 
vieillesse  portait  le  poids.  La  valeur  de  son  témoignage  résulte  de  l'en- 
semble de  sa  carrière. 

Né  sous  le  Consulat,  ayant  reçu  tout  enfant  sous  l'Empire  les  im- 
pressions de  la  vie  et  ressenti  pendant  la  Restauration  toutes  les 
ardeurs  de  la  jeunesse,  M.  de  MontaUvet  a  attaché  son  nom  à  l'effort 
le  plus  noble  que,  dans  l'ordre  pohtique,  la  raison  humaine  ait  tenté 
d'accomplir  en  ce  siècle  :  la  fondation  et  le  développement  d'un  régime 
de  liberté  où  la  monarchie  serait  solidement  établie,  la  loi  entourée  du 
respect  de  tous  et  l'ordre  maintenu  sans  mesures  d'exception.  Franche- 
ment attaché  au  gouvernement  constitutionnel,  il  a  travaillé  dans  la 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

première  partie  de  sa  vie  à  le  conquérir;  il  a  consacré  la  seconde  à  le 
servir;  après  la  chute,  U  s'est  honoré  en  le  défendant  contre  les  calom- 
nies. Le  cœur  déchiré,  au  début  et  au  terme  de  sa  carrière,  par  le  spec- 
tacle trois  fois  renouvelé  de  l'invasion  étrangère,  protestant  contre 
toutes  les  formes  du  despotisme,  toujours  fidèle  aux  principes  qui 
font  la  grandeur  d'une  nation,  M.  de  Montahvet  a  été  libéral  au 
pouvoir  et  conservateur  dans  l'opposition.  Ni  comme  politique,  ni 
comme  patriote,  il  ne  s'est  laissé  abattre  par  la  mauvaise  fortune. 
Parmi  les  vicissitudes  d'une  existence  traversée  par  les  révolutions, 
aux  heures  où  l'amertume  des  défaites  sert  d'excuse  aux  colères,  il  a 
eu  ce  mérite  rare  de  demeurer,  avec  une  âme  passionnée,  invariable- 
ment modéré. 

La  période  active  de  sa  vie  n'a  duré  que  vingt  ans  :  elle  s'est  ouv'erte 
sous  la  Restauration  à  la  Chambre  des  pairs,  où  il  apportait  le  reflet 
des  ardeurs  qui  animaient  la  jeunesse;  elle  s'est  poursui\ie  dans  les 
cinq  cabinets  dont  il  a  fait  partie  de  1830  à  1839;  elle  s'est  continuée 
au  Luxembourg  et  dans  l'administration  de  la  Liste  civile  jusqu'en 
1848.  A  partir  de  cette  date,  il  n'a  plus  été  qu'un  spectateur  et  un  té- 
moin. Pendant  trente  ans,  il  est  demeuré  à  l'écart,  ne  voulant  pas,  après 
1852,  servir  l'Empire  et,  après  1870,  retenu  par  sa  santé  loin  de  l'arène 
électorale.  Il  pensait  beaucoup  et,  dans  ses  longues  heures  de  souf- 
france, son  esprit  s'était  élevé  à  un  haut  degré  de  philosophie.  Ses 
convictions  hbérales  provenaient  d'un  amour  profond  des  hommes.  Il 
n'avait  pas  cette  naïveté  de  Lier  leurs  défauts,  mais  il  soutenait  que 
tous  avaient  des  qualités,  que  l'art  de  gouverner  était  de  les  chercher, 
de  savoir  les  découvrir  et  de  leur  faire  appel.  Il  avait  horreur  du  pes- 
simisme. 

Ce  n'était  pas  le  vieillard  aigri,  se  tournant  sans  cesse  vers  le  passé. 
Sa  parole  avait  conservé  toute  sa  grâce,  ses  souvenirs  toute  leur  pré- 
cision, ses  jugemens  toute  leur  portée.  Ilav^aitvu  des  temps  si  divers, 
avait  si  bien  compris  leur  caractère,  que  sa  mémoire  reflétait  l'histoire 
de  notre  siècle.  Son  cœur  avait  battu  pour  toutes  les  grandes  causes 
qui  avaient  animé  la  France.  Il  avait  applaudi  à  nos  dernières  victoires 
de  l'Empire,  il  avait  porté  le  deuil  de  Waterloo,  il  avait  vu  dans  la 
Charte  l'union  de  nos  jeunes  hbertés  avec  les  vieDles  traditions  mo- 
narchiques. Le  jour  où  l'ancien  régime  avait  brisé  cette  alliance,  il 
avait  consacré  ses  efforts  à  sauver  la  hberté  en  faisant  sortir  des  ruines 
une  monarchie  nouvelle  et  à  la  fonder  Pendant  dix-huit  ans,  il  s'était 
voué  à  cette  grande  œuvre,  y  apportant,  avec  tous  les  hommes  de  sa 
génération,  ce  que  la  passion  de  réussir  peut  inspirer  de  volonté  à  de 
puissantes  intelligences.  11  suffit  de  quelques  mois  d'aveuglement,  de 
quelques  heures  de  désarroi  (dont  on  va  lire  le  récit)  pour  anéantir 
cette  noble  tentative,  comme  si  l'histoire  avait  voulu  montrer  la  fragi- 
lité des  trônes  en  face  de  la  démocratie. 


SOUVENIRS    DU    COMTE    DE    MONTALIVET.  283 

Fidèle  au  culte  des  souvenirs,  il  consacra  le  reste  de  sa  vie  à  les 
défondre.  Il  avait  la  passion  de  son  pays  et  de  la  liberté.  Il  gardait  ses 
con\'ictions,  luttait  pour  elles,  aurait  été,  si  Dieu  lui  avait  laissé  la 
santé,  un  soldat  d'avant-garde.  Il  se  résignait  à  lutter  la  plume  à  la 
main,  se  dressant  à  propos  pour  rappeler,  en  d'éloquentes  protesta- 
tions, ce  qu'avait  fait  le  gouvernement  dont  U  défendait  la  gloire 
comme  l'honneur  de  sa  vie. 

L'unité  de  ses  convictions  avait  été  absolue.  Le  régime  représen- 
tatif, les  libertés  publiques  garanties,  le  citoyen  ayant  conscience  de 
ses  droits  et  les  exerçant,  la  justice  respectée,  les  souvenirs  de  l'an- 
cien régime  effacés,  le  drapeau  tricolore  figurant  à  l'intérieur  Tem- 
bléme  de  l'union  des  classes  et  à  l'extérieur  le  signe  de  l'indépen- 
dance nationale,  voilà  ce  qu'il  avait  toujours  voulu.  Il  avait  souhaité 
que  ces  conditions  de  la  vie  d'un  grand  peuple  fussent  placées  sous 
l'égide  d'une  monarchie  traditionnelle.  Trompé  dans  ses  souhaits  par 
le  coup  d'État  de  1830,  frappé  dans  ses  plus  chères  affections  par  la 
catastrophe  de  1848,  ayant  suivi  en  observateur  attentif  la  troisième 
tentative  monarchique  pendant  les  dix-huit  années  de  l'Empire,  il  sentit 
que  sa  confiance  en  un  chef  d'État  héréditaire  était  ébranlée  par  tant 
d'expériences  si  douloureusement  avortées . 

Quand  retrouverait-on  une  société  politique  ayant  plus  de  tradi- 
tions et  plus  de  fidélité  que  celle  de  la  Restauration  ?  une  phalange 
d'hommes  politiques  disposant  de  plus  d'autorité,  déplus  d'éloquence, 
de  plus  de  savoir  que  sous  le  gouvernement  de  Juillet  ?  Quand  verrait- 
on  une  famille  royale  plus  digne  de  respect,  des  fils  plus  vaillans  se 
groupant  autour  d'un  roi  plus  intelligent  de  son  temps  que  Louis-Phi- 
lippe ?  Et  pour  ceux  qui  croyaien*  plus  que  lui  à  la  vertu  des  plébiscites , 
quand  réunirait-on  plus  de  millions  de  suffrages  que  le  chef  du  second 
Empire,  trois  mois  avant  l'écroulement  ?  Ce  que  n'avaient  pu  faire  ni  la 
tradition,  ni  l'intelligence,  ni  le  nombre,  M.  de  Montalivet  n'était  pas 
d'avis  de  le  tenter  de  nouveau.  Il  le  disait  avec  granité,  non  pas  avec 
l'élan  joyeux  des  enthousiasmes,  mais  comme  on  prononce  un  juge- 
ment sévère  dicté  parla  raison,  par  l'évidence  d'une  vérité  qui  s'im- 
pose. Ceux  qui  l'écoutaient  comprenaient  combien  il  souffrait  de  pro- 
noncer cette  sentence  ;  mais  il  ne  se  plaignait  jamais  de  ce  qu'il  tenait 
pour  inévitable.  Comme  tous  les  hommes  d'action,  il  n'aimait  pas 
regarder  en  arrière;  ses  regards  étaient  sans  cesse  dirigés  en  avant. 
On  a  dit  avec  profondeur  :  Gouverner,  c'est  prévoir.  La  grande  force 
de  son  esprit,  sa  qualité  maîtresse  avait  été  la  prévision. 

Il  voyait  juste,  voyait  d'avance  et  savait  se  décider.  Lorsque,  au 
miheu  du  ministère  Laffite,  il  distinguait  et  appelait  de  ses  efforts  le 
cabinet  Casimir  Perler,  lorsque  dès  1845  il  prévoyait  les  périls,  lors- 
qu'en  18-47  nies  signalait  aux  plus  aveugles,  quand,  sous  l'Empire,  il 
prédisait  à  ses  enfans  l'invasion,  qu'il  leur  annonçait  la  forme  repu- 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

blicaine  comme  le  résultat  nécessaire  du  suffrage  universel,  il  montrait 
cette  perspicacité  qui  est  le  don  incomparable  du  politique. 

Il  ne  se  bornait  pas  à  penser  et  à  parler  tout  bas.  La  Providence  lui 
avait  donné  autant  de  caractère  que  de  jugement.  Chaque  fois  qu'il 
était  fortement  saisi  par  des  réflexions,  il  les  traduisait  en  actes,  en 
sachant  s'engager;  H  avait  le  goût  et  le  courage  des  responsabilités.  Il 
l'a  montré  le  jour  où  il  prenait  sur  lui  la  translation  des  ministres, 
concevant  avec  force  le  plan  qu'il  exécutait  lui-même  ;  il  l'a  montré 
en  pleine  insurrection  de  juin  1832  quand,  ainsi  que  l'a  dit  un  témoin, 
n  était  le  seul  ministre  qui  n'eût  pas  perdu  la  tête;  il  l'a  prouvé  une 
dernière  fois  lorsque,  dans  la  déroute  du  2-4  février,  il  escortait,  à  la 
tête  de  son  escadron,  la  famille  royale,  la  dérobant  à  l'émeute. 

Ce  sont  là  en  quelque  sorte  les  actions  d'éclat  de  la  bravoure  mili- 
taire; mais  que  dire  du  courage  civU,  des  actes  accomplis  en  secret, 
au  cours  de  ce  <*  ministère  d'intimité  »  que  lui  avait  donné  la  confiance 
du  roi?  c'est  la  partie  cachée  de  la  vie  de  M.  de  Montalivet  qui  fait 
autant  d'honneur  au  roi  qu'à  lui-même. 

Ministre  ou  intendant  général,  il  vit  le  roi  presque  chaque  jour 
pendant  dix-huit  années  de  travail  en  commun  et  jamais  il  ne  lui 
cacha  la  vérité  pour  lui  plaire.  Loin  de  là,  il  s'appliqua  à  la  lui  faire 
connaître  :  U  estimait  que  son  rôle  avait  des  charges,  sa  fidélité  des 
devoirs.  Dès  le  premier  jour,  il  sentit  ce  que  devait  être  son  indépen- 
dance et  pas  un  jour  U  ne  s'en  départit.  Il  avait  une  admiration  pro- 
fonde pour  le  caractère  du  roi,  pour  son  intelligence  supérieure,  pour 
ses  mes  élevées,  sa  sagesse  politique  ;  il  n'a  jamais  craint  de  l'aver- 
tir, de  le  contredire,  de  braver  son  mécontentement  pour  l'éclairer. 
Dans  l'administration  de  la  liste  civile,  dans  l'affaire  des  apanages  des 
princes  et  des  dots  des  princesses,  lors  des  incroyables  aveuglemens  de 
la  fin  du  règne,  M.  de  Montalivet  n'a  pensé  qu'à  servir  les  vrais  inté- 
rêts et  non  les  préférences  du  roi  ;  H  n'a  jamais  pensé  à  plaire. 

Dans  cette  vie  si  diverse  par  les  événemens,  si  semblable  à  elle- 
même  par  les  con^àctions,  se  rencontrent  avec  une  rare  évidence  les 
traits  principaux  de  !'«  honnête  homme,  »  comme  l'entendaient  nos 
pères,  jeté  au  milieu  des  agitations  de  notre  siècle.  Cette  figure  doit 
offrir  à  notre  génération  très  ignorante  des  temps  qui  l'ont  précédée  et 
trop  disposée  à  tenir  en  mépris  la  poUtique,  limage  de  caractères  qu'elle 
ne  connaît  pas;  elle  verra  dans  ces  Souvenirs  les  élans  d'une  jeunesse 
qui  fermente,  les  loyaux  efforts  de  l'âge  mûr  pour  la  fondation  d'un 
régime  de  pleine  lumière,  la  dignité  dans  la  retraite  sous  un  gouver- 
nement contraire  aux  principes  fidèlement  défendus,  le  sacrifice  des 
préférences  dans  l'intérêt  du  plus  pur  patriotisme. 

Georges  Picot. 


SOUVENIRS    DU    COMTE    DE    MONTALIVET.  285 


LA   RÉVOLUTION    DE   FÉVRIER    18-48(1) 

Le  23  février,  Paris  s'était  réveillé  ému,  inquiet  et  agité.  De 
très  bonne  heure  des  groupes  nombreux  stationnaient  dans  les 
quartiers  les  plus  populeux.  On  avait,  il  est  vrai,  annoncé  et  répété 
déjà  dans  les  journaux  qu'un  arrangement  était  intervenu  entre 
le  gouvernement  et  les  organisateurs  du  banquet  de  la  réforme, 
pour  lui  ôter  tout  caractère  qui  fût  de  nature  à  troubler  la  place 
publique.  Le  fait  était  vrai,  et  l'on  a  pu  lire  dans  les  journaux  du 
temps  l'étrange  traité  négocié  et  conclu,  entre  des  commissaires 
de  la  majorité  ministérielle  et  des  délégués  du  banquet  annoncé 
par  le  parti  réformiste.  D  une  part,  le  gouvernement  consentait  à 
la  démonstration  et  à  sa  mise  en  œuvre  jusqu'à  un  moment  donné 
et  prévu  à  l'avance,  tandis  que  les  organisateurs  du  banquet  con- 
sentaient, de  leur  côté,  à  des  sommations  légales  suivies  d'une 
dispersion  en  bon  ordre  préalablement  convenue.  Une  portion 
même  du  parti  républicain  représentée  par  le  journal  la  Réforme 
avait,  tout  en  refusant  sa  ratification  à  ce  traité,  promis  de  le 
subir.  Le  nombre  de  ces  indépendans  était,  d'ailleurs,  très  res- 
treint, et  ne  semblait  pas  diminuer  sérieusement  les  chances  de 
bon  ordre  que  la  convention  faite  avait  eu  pour  objet  de  garantir. 
Mais  il  y  avait  dans  toutes  les  classes  de  la  société  une  semence 
d'agitation,  que  pouvaient  faire  lever  trop  facilement  des  pas- 
sions ardentes  et  audacieuses,  contre  lesquelles  les  petits  arran- 
gemens  d'une  vaine  politique  tracée  et  circonscrite  à  l'avance  de- 
vaient être  impuissans.  Dans  les  sphères  dynastiques  elles-mêmes, 
on  trouvait  le  règne  de  Louis-Philippe  d'autant  plus  long  qu'on  le 
représentait  comme  mettant  l'avenir  en  péril  par  une  obstination 
qui  se  refusait  à  toute  réforme.  On  arrivait  ainsi  à  envisager,  avec 
une  sorte  d'indifférence  des  complications  politiques  dans  les- 
quelles les  chefs  de  l'opposition  parlementaire,  et  des  membres 
mêmes  de  la  famille  royale,  apercevaient  peut-être  vaguement 
l'abdication  possible  du  vieux  roi,  sans  que  l'idée  d'une  révolution 
et  de  la  chute  de  la  dynastie  approchât  un  instant  de  leur  esprit. 

Dans  les  classes  instruites,  dans  la  bourgeoisie,  un  vœu  éner- 
gique et  raisonné  pour  une  réforme  électorale  qui   ouvrît  plus 

(1)  Ce  chapitre  est  extrait  des  Fragmens  ei  souvenirs  du  comte  de  Montalivet, 
précédés  d'une  introduction  et  d'une  notice  historique  par  M.  Georges  Picot,  qui 
paraîtront  prochainement  chez  l'éditeur  Calmann  Lévy. 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

largement  la  porte  à  l'instruction  acquise  et  au  travail  heureux, 
venait  se  joindre  à  cet  amour  du  changement  et  du  nouveau  qui 
a  toujours  joué  un  si  grand  rôle  dans  notre  histoire.  Le  gouver- 
nement ainsi  attaqué  était,  d'ailleurs,  pour  un  trop  grand  nombre 
d'esprits  prévenus,  un  gouvernement  de  paix  à  tout  prix  et  d'ex- 
ploitation de  la  fortune  publique.  Il  serait  difficile  de  donner  une 
idée  de  l'ignorance  crédule  et  presque  unanime  qui  accueillait  de 
telles  accusations,  auxquelles  le  fatal  dédain  de  M.  Guizot  pour 
l'opinion  laissait  un  si  libre  cours,  et  qui  avaient  pu  emprunter  à 
quelques  fautes  un  prétexte  plausible.  Enfin  ces  calomnies,  fruits 
d'un  aveuglement  presque  général  et  d'exagérations  calculées, 
trouvaient  un  encouragement  tout  naturel  dans  des  souffrances 
populaires  nées  d'une  mauvaise  récolte  et  de  la  cherté  du  pain. 

On  sait  quelles  étaient  mes  inquiétudes  personnelles,  com- 
ment je  les  avais  exposées  plus  d'une  fois  au  roi.  quel  compte  je 
croyais  qu'il  aurait  dû  eu  tenir,  et  on  comprend  encore  mieux 
comment,  le  23  février,  ces  inquiétudes  étaient  devenues  plus 
vives  que  jamais,  et  dans  quel  sentiment  je  me  réveillai  avec  tout 
Paris  pour  voir  se  dérouler  les  premières  scènes  du  drame. 

Ma  matinée  fut  consacrée  à  entendre  les  rapports  de  mon 
major  et  de  ses  trois  adjudans,  en  même  temps  que  les  informa- 
tions que  plusieurs  officiers  de  ma  légion  (qui  embrassait  tout 
Paris  dans  la  formation  de  ses  escadrons)  m'apportaient  des  divers 
quartiers.  Il  n'en  était  pas  qui  ne  \ânssent  confirmer  de  sombres 
pronostics.  Aussi,  je  ne  me  rendis  pas  aux  Tuileries,  où  je  n'avais 
rien  à  dire  ou  à  apprendre  de  nouveau  sur  les  illusions  du  roi, 
sur  son  immuable  volonté.  Convaincu  que  les  difficultés  de  la 
journée  devaient  surtout  avoir  la  place  publique  pour  théâtre,  je 
revêtis  mon  costume  de  colonel  delà  garde  nationale  à  cheval,  et 
me  rendis  auprès  du  commandant  supérieur,  le  général  Jacque- 
minot,  qui  se  trouvait  alors  doublement  agité  par  une  fièvre 
tenace  et  par  les  communications  quïl  recevait  à  chaque  instant. 
J'y  rencontrai  les  autres  chefs  de  légion  venant  réclamer  des 
instructions,  et  y  apportant  successivement  les  mêmes  impres- 
sions que  moi. 

J'avais  souvent  entendu  dire  que  Jacqueminot  était  un  des 
plus  brillans  colonels  d'avant-garde  que  l'armée  impériale  eût 
comptés  dans  ses  rangs,  mais  qu'il  était  loin  dêtre  un  général 
d'armée.  Je  n'en  eus  que  trop  la  confirmation  dans  cette  funeste 
journée  où  il  s'agissait  bien  moins  de  prendre  part  à  une  action 


SOUVENIRS  DU  COMTE  DE  MONTALIVET.  287 

que  de  la  diriger.  Je  fus,  d'ailleurs,  frappé  d'un  fait  matériel, 
étrange  et  évidente  démonstration  du  trouble  qui  s'était  em- 
paré, non  d'un  brave  cœur  qui  n'avait  jamais  connu  la  peur,  mais 
d'un  esprit  impuissant  à  combiner  ou  à  vouloir.  En  arrivant  à 
l'état-major,  j'avais  trouvé  le  général  seul  et  je  lui  avais  exprimé 
vivement  la  nécessité  absolue  de  prendre  sur  l'heure  des  mesures 
concertées  entre  la  garde  nationale  et  l'armée.  Rien  de  précis, 
rien  d'ordonné  dans  les  réponses.  Pendant  qu'il  me  parlait,  mes 
regards  furent  attirés  par  un  mouvement  saccadé  de  sa  poitrine 
soulevant  la  grand'croix  de  la  Légion  d'honneur  qui  la  décorait. 
Jamais  je  n'avais  vu  une  agitation  intérieure  et  morale  se  dé- 
voiler ainsi  au  dehors  par  des  mouvemens  indépendans  de  la  vo- 
lonté. Je  me  hâte  d'ajouter  que  le  général  Jacqueminot  était 
encore  fort  malade  le  23  février,  et  que  dès  lors  il  faut  mettre  sur 
le  compte  de  la  maladie  une  partie  du  trouble  profond  qui  s'était 
emparé  de  son  esprit.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  fus  dès  ce  moment 
douloureusement  frappé  de  l'insuffisance  du  commandement  dans 
lequel  l'ardeur  de  la  plus  héroïque  bravoure  ne  pouvait  suppléer 
au  calme  supérieur  du  courage  civil.  Au  reste,  cet  état  des  choses 
devait  apparaître  avec  tant  de  clarté  à  tous  ceux  qui  entouraient 
comme  moi  le  général,  qu'une  décision  royale  vint  bientôt  donner 
une  direction  supérieure  à  celle  qui'^faisait  si  malheureusement 
défaut  :  vers  deux  heures  de  l'après-midi,  le  duc  de  Nemours, 
chargé  par  le  roi  de  cette  direction,  vint  s  installer  au  Louvre,  à 
l'état-major  de  la  garde  nationale. 

Un  grave  événement  avait,  d'ailleurs,  précédé  l'envoi  du 
prince;  j'en  reçus  par  lui  la  première  nouvelle.  —  Ayant  appris 
l'arrivée  du  prince  à  l'état-major,  où  je  me  tenais  dans  une  salle 
séparée  au  milieu  des  colonels,  mes  collègues,  je  m'empressai  de 
me  rendre  auprès  du  duc  de  Nemours.  Du  plus  loin  qu'il  me  vit  : 

—  Eh  bien,  mon  cher  comte,  vous  devez  être  content!  M.Gui- 
zot  n'est  plus  ministre. 

—  Bien  loin  de  là,  monseigneur,  vous  méconnaissez  ma 
pensée;  je  m'en  afflige  profondément  :  c'est  trop  tard  ou  trop  tôt. 
On  ne  change  pas  un  général  au  beau  milieu  d'une  bataille. 

C'était  bien  là  toute  ma  pensée,  et  certes  les  événemens  ont 
prouvé  qu'elle  était  trop  juste.  J'ignorais  à  ce  moment,  comment 
s'était  tout  à  coup  brisé  le  lien  qui  semblait  si  indissolublement 
unir  le  roi  et  M.  Guizot. 

Depuis  quelques  jours,  la  reine  Marie- Amélie,  sous  l'influence 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  lettres  que  lui  adressaient  d'Algérie  le  prince  de  Joinville  et  le 
duc  d'Aumale,  des  impressions  rapportées  de  Vincennes  par  le 
duc  de  Montpensier  (1),  avertie  peut-être  par  les  échos  de  l'opi- 
nion publique  qui  arrivaient  de  temps  en  temps  jusqu'à  elle  en 
passant  par  le  pavillon  Marsan,  s'était  beaucoup  émue  de  la  si- 
tuation des  choses,  et  commençait  à  croire  que  le  roi  se  trompait 
en  pensant  qu'il  pouvait  conserver  plus  longtemps  M.  Guizot 
comme  premier  ministre.  J'en  avais  recueilli  tout  récemment, 
moi-même,  le  témoignage  le  plus  certain  de  sa  propre  bouche. 
Huit  ou  dix  jours  avant  la  date  fatale,  la  reine  m'ayant  fait  ap- 
peler, me  donna  audience  dans  son  petit  salon  retiré  oti  je 
n'avais  jamais  encore  été  reçu  par  elle  :  elle  me  fit  part  de  ses 
appréhensions  personnelles,  de  l'inquiétude  que  lui  inspiraient, 
pour  le  roi,  les  progrès  d'une  désaffection  que  tous  attribuaient 
à  l'influence  de  M.  Guizot;  elle  termina  en  invoquant  mon  dé- 
vouement pour  que  je  fisse  auprès  du  roi  un  nouvel  et  suprême 
effort  après  tous  ceux  dont  elle  avait  déjà  connaissance.  «  Ne 
savez-vous  pas,  hélas!  madame,  lui  répondis-je,  que  je  n'ai  rien 
négligé,  et  que  je  touche  même  au  moment  où  le  roi,  qui  me 
l'a  laissé  déjà  entendre,  se  croira  obligé  de  se  séparer  de  moi  au 
lieu  de  renoncer  à  la  fatale  coopération  de  ministres  qu'il  croit 
indispensables?  Cependant,  soyez-en  sûre,  j'y  reviendrai,  non 
seulement  pour  obéir  à  Votre  Majesté,  mais  pour  satisfaire  en 
même  temps  un  dévouement  digne  de  vous  comprendre  et  fier  de 
votre  confiance.  Il  m'est  toutefois  impossible,  madame,  de  ne  pas 
vous  faire  remarquer  que  vous  seule  pouvez  aujourd'hui,  après 
tant  d'efforts  inutiles,  avoir  une  influence  décisive  sur  le  grand 
parti  que  le  roi  doit  prendre  dans  son  intérêt  et  dans  celui  de  ses 
enfans.  Permettez-moi  donc  de  reporter  respectueusement  vers 
vous,  sous  la  forme  d'une  prière,  la  mission  que  vous  voulez  bien 
me  donner,  que  j'accepte,  mais  dont  je  connais  d'avance  l'in- 
succès. » 

Malheureusement  la  reine  attendit,  ou  ne  fut  pas  tout  d'abord 
écoutée;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le  fait  décisif  de  son 
intervention  n'eut  lieu  que  le  23  février  dans  la  matinée,  avant 
l'heure  habituelle  où  M.  Guizot  se  rendait  dans  le  cabinet  du 
roi,  c'est-à-dire  vers  midi.  Personne  n'assista  à  ce  qui  se  passa 
alors  entre  le  roi   et  la  reine;  personne  ne  peut  dire  par  quels 

(1)  Le  duc  de  Montpensier  tenait  alors  garnison  à  Vincennes,  comme  officier 
d'artillerie. 


SOUVENIRS    DU    COMTE    DE    MOiNTALlVET.  289 

argumens  elle  finit  par  pénétrer  dans  l'esprit  de  son  royal 
époux,  et  par  lui  inspirer,  sinon  une  résolution  arrêtée  et  défini- 
tive, du  moins  des  doutes  assez  profonds  pour  ébranler  sa 
conviction.  En  effet,  quand  le  roi  vit  arriver  M,  Guizot,  il  ne 
put  lui  cacher  l'état  de  son  esprit  et  l'émotion,  l'anxiété  que  lui 
avaient  inspirés  les  paroles  de  la  reine.  Dès  les  premiers  mots 
sur  les  instances  de  la  reine  et  les  doutes  qu'elles  avaient  exci- 
tées chez  le  roi,  M.  Guizot  s'empressa  de  déclarer  qu'aune  situa- 
tion toute  nouvelle  en  résultait,  qu'il  ne  pouvait  l'accepter,  que, 
dès  lors,  il  regardait  sa  tâche  comme  finie  et  son  ministère  comme 
n'existant  plus.  En  vain  le  roi  s'efforça  d'adoucir  les  termes  de 
sa  première  communication,  de  faire  revenir  M.  Guizot  sur  la 
résolution  en  apparence  soudaine  et  si  imprévue  qu'elle  lui  avait 
inspirée.  Le  roi  n'avait  plus  devant  lui  le  ministre  tenace  et  altier 
qui  ne  devait  jamais  l'abandonner  et  ne  plier  sous  le  A^ent  d'au- 
cun orage,  tant  qu'il  conserverait  une  majorité  dans  la  Chambre. 
Aussi,  moitié  blessure,  moitié  calcul,  M.  Guizot  n'hésita  pas  à 
résister  aux  instances  du  roi,  qui  le  priait  en  grâce  d'oublier  ce 
qui  venait  de  se  passer,  ou  d'attendre  du  moins  qu'une  entente 
commune  du  premier  ministre  avec  le  roi  et  la  majorité  tou- 
jours subsistante  dans  les  Chambres  dissipât  les  difficultés  de 
quelques  jours  dues  à  l'agitation  de  l'opinion  publique.  M.  Guizot 
n'y  consentit  pas,  et,  arrivé  bientôt  après  au  Palais-Bourbon,  il 
fit  connaître  sa  résolution  et  la  retraite  du  cabinet  qu'il  pré- 
sidait. Il  n'y  avait  donc  plus  de  gouvernement  et,  dès  ce  mo- 
ment, jusqu'à  ce  que  le  ministère  fut  remplacé,  on  pouvait  dire 
que  l'anarchie  n'avait  qu'un  pas  à  faire  pour  pénétrer  jusqu'au 
cœur  des  pouvoirs  publics. 

La  grave  nouvelle  que  je  venais  d'apprendre  si  subitement 
eut  pour  effet  immédiat  de  donner  plus  d'audace  aux  agitateurs, 
qui,  au  nom  de  la  réforme,  poussaient  la  majorité  inconsciente 
de  la  population  et  de  la  garde  nationale  à  l'attaque  du  gouver- 
nement lui-même,  c'est-à-dire  à  une  révolution.  Le  même  résultat 
en  sens  inverse  se  produisait  parmi  les  principaux  dépositaires  de 
l'autorité,  parmi  les  généraux  et  jusqu'au  sein  de  l'armée.  En  effet, 
aucune  instruction  ne  partait  du  centre  pour  aller  donner  la  vie 
et  l'unité  à  la  hiérarchie  gouvernementale.  Aucun  ordre  d'en- 
semble, aucune  instruction  générale  ne  venait  relier  entre  eux 
les  divers  corps  de  troupes  chargés  de  maintenir  l'ordre  sur  les 
points  les  plus  menacés,  c'est-à-dire  aux  portes  Saint- Denis  et 
ToiiK  CL.  —  1898.  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Saint-Martin,  sur  la  place  de  la  Bastille  et  à  l'Hôtel  de  Yilie. 
On  comprend  avec  quelle  émotion,  je  dirai  presque  avec  quel 
désespoir,  j'assistais  à  un  tel  spectacle  dont  les  funestes  consé- 
quences étaient  signalées  par  l'envoi  de  divers  officiers  d'ordon- 
nance qui  apportaient  les  plaintes  des  généraux  jusqu'à  l'état- 
major  et  jusqu'au  prince  qui  en  avait  pris  le  commandement. 
Était-ce,  chez  le  duc  de  Nemours,  l'effet  d'un  caractère,  plein 
de  courage  sans  doute,  mais  absolument  passif,  et  dépourvu  par 
nature  de  toute  espèce  d'initiative?  Était-ce  l'effet  du  trouble 
occasionné  par  la  vue  soudaine  d'un  abîme  qu'il  n'apercevait 
pas  encore  quelques  heures  auparavant?  ou  bien  le  poids  trop 
lourd  d'une  responsabilité  à  laquelle  rien  ne  l'avait  préparé? 
Je  ne  sais;  mais,  en  fait,  aucun  commandement  n'existait  qui 
rayonnât  au  dehors,  et  qui  s'imposât  par  une  volonté  ferme  et 
résolue  à  des  volontés  partout  trop  incertaines. 

C'est  au  prince  lui-même  que  j'allai  porter  mes  doléances  sur 
la  nécessité  de  répondre  par  quelque  démarche  significative  aux 
anxiétés  des  trois  généraux  détachés  à  la  porte  Saint-Denis,  à  la 
Bastille  et  à  l'Hôtel  de  Ville,  qui  envoyaient  officiers  sur  officiers 
pour  savoir  ce  qui  se  passait  en  dehors  de  leurs  grand'gardes  et 
à  l'état-major. 

Le  prince  accueillit  bien  mes  observations,  et  comprit  la  né- 
cessité de  l'envoi  d'un  officier  supérieur  accompagné  d'un  nom- 
breux détachement  de  cavalerie  avec  la  mission  de  rallier  succes- 
sivement les  trois  corps,  et  d'annoncer  aux  généraux  la  présence 
du  duc  de  Nemours  à  l'état-major,  de  leur  apporter  avec  les  graves 
nouvelles  des  événemens  politiques  de  la  matinée  des  paroles 
d'encouragement  et  d'appui.  Cet  officier  serait  de  plus  chargé  d'exa- 
miner sur  place  les  exigences  de  la  situation  et  d'y  pourvoir. 

((  C'est  une  bonne  idée,  me  dit  le  prince,  pourquoi  ne  l'exé- 
cuteriez-vous  pas  vous-même?  Vous  avez  au  Louvre  une  partie  de 
votre  légion;  détachez-en  un  escadron,  faiies-le  appuyer  par  un 
escadron  de  la  ligne,  et  remplissez  vous-même  cette  mission.  »  Je 
partis  bientôt,  à  la  tête  des  deux  escadrons  ;  afin  de  mieux  me 
rendre  compte  de  l'état  de  Paris,  je  pris,  pour  gagner  la  porte 
Saint-Denis,  la  route  la  plus  longue,  la  moins  sûre  sans  doute, 
mais  la  plus  propre  à  me  faire  connaître  exactement  la  situation. 
A  mesure  que  je  me  rapprochais  des  boulevards  par  les  voies  or- 
dinairement les  plus  fréquentées,  telles  que  les  rues  du  Mail,  de 
Strasbourg  et  du  Caire,  la  foule  devenait  de  plus  en  plus  compacte, 


SOUVENIRS  DU  COMTE  DE  MONTALIVET,  29 1 

et  c'est  à  peine  si  je  pus  me  frayer  un  chemin  de  la  rue  Poisson- 
nière à  la  porte  Saint-Denis.  Chose  remarquable,  je  n'entendis  pro- 
férer aucun  cri  sur  ces  différens  points  ;  aucun  coup  de  fusil  ne 
partit  des  rues  latérales,  qu'on  disait  cependant  occupées  déjà  par  un 
certain  nombre  d'hommes  armés  et  menaçans.  Quant  à  la  foule 
elle-même,  on  ne  pouvait  dire  qu'on  y  rencontrât  des  démons- 
trations véritablement  hostiles  I  mais  on  y  trouvait  partout  la  trace 
d'une  attente  anxieuse;  c'était  non  pas  encore  un  mouvement, 
cétait  un  ébranlement  populaire.  Arrivé  à  la  porte  Saint-Denis, 
je  rencontrai  le  premier  des  généraux  que  j'avais  mission  de  ral- 
lier :  c'était  le  général  de  Garraube,  membre  de  la  Chambre  des 
députés,  et  tant  soit  peu  général  de  salon,  si  bien  que  les  soldats 
lui  avaient  donné  le  surnom  de  «  général  de  la  garde-robe  ». 

C'est  ainsi  que,  pour  désigner  ses  généraux,  le  soldat  français 
adopte  presque  toujours  quelque  formule  qui  reflète  d'un  mot  le 
degré  de  l'autorité  qu'il  leur  reconnaît,  et  de  la  confiance  qu'il 
leuraccorde  :  en  donnant  au  duc  d'Isly  le  nom  de  «  père  Bugeaud,  » 
le  soldat  le  proclamait  le  digne  chef  incontesté  de  la  famille  mi- 
litaire. Ici,  la  signification  du  mot  était  triste;  car  on  y  lisait 
clairement  le  défaut  d'autorité  du  général  sur  ses  soldats.  Je  dois 
dire  que  j'arrivai  moi-même  sur  le  terrain  avec  la  préoccupation 
de  ce  sentiment  ;  ce  que  je  constatai  ne  fut  pas  de  nature  à  le  mo- 
difier. En  effet,  le  général  de  Garraube  n'avait  pas  eu  la  pensée  et 
surtout  peut-être  l'énergie  de  faire  tenir  à  distance  cette  foule 
dont  la  physionomie,  sans  être  entièrement  changée,  était  plus 
menaçante  cependant  que  celle  que  je  venais  de  traverser.  Les 
deux  régimens  et  les  deux  escadrons  qu'il  commandait  étaient 
littéralement  enserrés,  de  telle  sorte  qu'en  fait  tout  mouvement  de 
la  troupe,  s'il  était  devenu  nécessaire,  se  serait  trouvé  paralysé. 
Je  lui  fis  comprendre  l'impossibilité  de  maintenir  une  telle  situa- 
tion et  la  nécessité  d'éloigner  suffisamment  ces  masses  dont  la 
proximité  immédiate  pouvait  devenir  tout  d'un  coup  si  dange- 
reuse. Je  l'engageai  pour  cela  à  profiter  de  l'arrivée  de  mes  deux 
escadrons,  et  du  commencement  de  refoulement  qu'ils  avaient 
opéré  sur  leur  passage.  Nous  adressâmes,  d'ailleurs,  l'un  et  l'autre, 
pendant  cette  opération,  quelques  paroles  d'ordre  à  la  foule,  pa- 
roles qui  furent  écoutées,  et  je  ne  me  retirai  qu'après  m'être  as- 
suré que  la  place  resterait  libre. 

De  la  porte  Saint-Denis  à  la  place  de  la  Bastille,  peu  de 
remarques  nouvelles  à  faire  sur  l'attitude  des  masses  qui  encom- 


292  REVCE  DES  DEUX  MONDES. 

braient  les  boulevards,  si  ce  n'est  un  certain  nombre  de  visages 
plus  sombres  ou  plus  animés  à  mesure  que  nous  approchions  de 
la  Bastille.  Nous  y  trouvâmes  Fétat-major  du  général  Prévost, 
qui  y  commandait,  tout  à  fait  libre  de  ses  mouvemens  par  le 
soin  qu'il  avait  pris  de  fermer  la  place  à  l'entrée  de  toutes  les 
rues.  C'est  là  toutefois  que  j'entendis  retentir  les  premiers  coups 
de  fusil  qui  donnaient  une  redoutable  signification  au  silence  des 
boulevards,  présage  d'un  orage  populaire.  Déjà  j'eus  le  triste 
spectacle  de  quelques  soldats  blessés  qui  venaient  recevoir  les 
premiers  soins  au  pied  de  la  colonne  de  Juillet.  Je  n'en  continuai 
pas  moins  ma  route,  après  avoir  mis  le  général  Prévost  au  courant 
de  ce  qui  se  passait.  Je  pris  tout  naturellement  la  voie  des  quais, 
pour  me  rendre  au  troisième  terme  de  ma  course,  à  la  place  de 
l'Hôtel-de- Ville.  Cette  voie  était  large  et  libre,  et  les  quelques  ré- 
volutionnaires d'avant-garde  qui  faisaient  déjà  le  coup  de  fusil 
n'étaient  pas  sortis  des  rues  étroites  du  faubourg  Saint- Antoine.  Ma 
petite  colonne  ne  courut  donc  aucun  danger  sérieux.  Je  trouvai 
à  l'Hôtel  de  Ville  les  généraux  Julien  et  Talandier,  dont  les 
troupes  occupaient  la  place  tout  entière  et  le  quai  jusqu'au  Pont- 
Neuf,  sans  avoir  autour  d'eux  une  foule  à  beaucoup  près  aussi 
nombreuse  qu'à  la  porte  Saint-Denis  et  à  la  Bastille.  Cette  foule, 
d'ailleurs,  n'était  pas  encore  agressive;  les  deux  généraux  étaient 
préoccupés  surtout  de  la  fatigue  inutile  qu'on  infligeait  à  leurs 
régimens;  d'après  eux,  on  pouvait  en  laisser  reposer  une  grande 
partie,  à  moins  de  mieux  employer  leur  bonne  volonté,  qui  ne 
laissait  rien  à  désirer.  Je  promis  de  faire  connaître  leur  juste 
observation  à  l'état-major  général,  et  je  leur  laissai  l'espérance, 

—  qui  fut  vaine,  hélas!  —  d'en  voir  tenir  immédiatement  compte. 
Je  m'empressai  d'aller  faire  mon  rapport  au  duc  de  Nemours; 

j'insistai  sur  le  vœu  des  généraux  pour  que  des  instructions  de 
rétat-major  vinssent  donner  un  emploi  d'ensemble  et  plus  effi- 
cace aux  forces  dont  ils  disposaient  ;  puis,  quittant  le  prince,  j'allai 
rejoindre  ma  légion  massée,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  dans  un  ma- 
nège à  ciel  ouvert  situé  tout  près  de  l'entrée  du  Louvre.  J'en  parle 
ici  parce  que  mon  retour  auprès  des  escadrons  de  cette  légion, 

—  la  plus  sage  de  Paris,  sans  aucun  doute,  —  peut  donner  une 
juste  idée  du  désordre  qui  avait  pénétré  dans  les  meilleurs 
esprits. 

A  mon  entrée  dans  le  manège,  je  fus  accueilli  par  une  foule 
de  voix  criant  :  «  A  bas  Guizot  !  Vive  notre  colonel  !  »  Ces  cris  ne 


SOUVENIRS  DU  COMTE  DE  MONTALIVET.  293 

firent  que  réveiller  en  moi  les  sentimens  de  discipline  et  d'autorité 
quils  blessaient  si  ouvertement.  Aussi  :  «  Silence  dans  les  rangs  ! 
m'écriai-je  d'une  voix  forte.  Vous  connaissez  mes  opinions  poli- 
tiques, mais  ce  n'est  pas  le  moment  de  les  exprimer;  bien  plus, 
cette  expression  est  condamnable.  Pas  un  mot,  messieurs,  contre 
M.  Guizot.  Il  n'y  a  qu'un  cri  possible  en  ce  moment  :  celui  de 
Vive  le  roi  !  »  Le  silence  se  rétablit.  Je  fis,  du  moins,  l'épreuve 
qu'un  peu  d'énergie  —  s'ils  s'en  trouvait  ailleurs  — pouvait  encore 
avoir  son  efficacité  pour  le  maintien  de  l'ordre. 

Le  jour  était  tombé,  et  je  rentrai  place  Vendôme  avec  de  noirs 
pressentimens  qu'aucune  nouvelle  mesure  de  l'état-major  n'était 
venue  dissiper.  Je  croyais  y  trouver  un  message  du  roi.  Aucune 
crise  ministérielle,  en  effet,  n'avait  eu  lieu  jusque-là  —  pas  une 
seule  —  sans  que  le  roi  me  mandât  auprès  de  lui,  non  pour 
me  demander  un  concours  que,  la  plupart  du  temps,  je  n'étais 
pas  en  mesure  de  lui  donner,  mais  parce  qu'il  était  bien  aise 
d'avoir  à  ses  côtés,  dans  ces  circonstances  pénibles  ou  délicates,  la 
consolation  d'un  dévouement  et  d'une  sincérité  à  toute  épreuve. 
Il  n'en  était  rien  :  pour  la  première  fois,  je  le  répote,  depuis  seize 
ans,  le  roi  s'abstint  de  m'appeler.  Il  ne  doutait  pas  de  mon  dévoue- 
ment, mais  ma  sincérité  le  gênait,  comme  il  me  l'avait  montré,  en 
me  disant  quelques  semaines  auparavant  :  «  Mais  vraiment,  mon 
cher  Montalivet,  vous  me  contrariez  toujours.  »  Je  me  résignai 
donc  à  rester  en  famille  chez  moi,  au  milieu  de  quelques  amis  qui 
comprenaient,  enfin,  les  appréhensions  qu'ils  avaient  jugées  si 
exagérées  quelques  jours  auparavant. 

Triste  d'une  abstention  du  roi  où  je  trouvais  la  preuve  des 
préventions  qu'on  avait  réussi  à  lui  inspirer  contre  moi,  je  ne  me 
serais  pas  rendu  aux  Tuileries  par  respect  pour  le  souverain  autant 
que  par  dignité  personnelle,  sans  le  drame  fatal  qui  éclata  sou- 
dain sur  le  boulevard  des  Capucines,  et  qui  fut  si  terriblement 
exploité  par  la  démagogie  pour  soulever  les  passions  populaires 
et  les  pousser  à  toutes  les  extrémités.  Tout  à  coup,  à  trois  cents 
mètres  de  l'hôtel  de  l'Intendance  générale,  située  place  Ven- 
dôme, éclata  la  fusillade  qui  devint  comme  le  signal  de  la  révo- 
lution du  lendemain.  On  croit  généralement  qu'un  coup  de  pisto- 
let étant  parti  des  rangs  de  la  foule  et  ayant  atteint  un  soldat,  la 
troupe  cédant  à  un  mouvement  inconsidéré  peut-être,  mais  bien 
naturel,  répondit  à  cette  provocation  par  une  décharge  qui  fit 
nombre  de  victimes.  Ce  bruit  sinistre  fui  bientôt  suivi  d'une  scène 


294  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'intérieur  qui  m'en  fit  comprendre  la  funeste  portée.  Quelques 
députés  et  quelques  amis  qui  étaient  auprès  de  moi  se  disposaient 
à  sortir  pour  aller  aux  informations,  lorsqu'un  assez  grand  bruit 
se  fit  entendre  dans  la  cour  et  apporta  jusqu'à  nous  un  mélange 
confus  de  voix  retentissantes  et  agitées  :  c'était  un  groupe  assez 
nombreux  de  personnes  se  rattachant  à  divers  degrés  au  service 
du  roi  et  de  la  liste  civile,  qui  avait  pénétré  chez  moi  en  deman- 
dant à  me  voir.  Je  les  fis  aussitôt  monter,  et  là  j'appris  la  scène 
fatale  qui  venait  de  se  passer.  Mais  ce  qui  me  frappa  le  plus, 
ce  furent  les  violentes  imprécations  contre  la  troupe  qui  se 
mêlaient  aux  récits  incohérens  de  ces  spectateurs  du  fait,  qui 
avaient  vu  tomber  autour  d'eux  un  certain  nombre  des  \àctimes 
de  la  fusillade.  «  On  assassine  le  peuple,  disaient-ils.  Il  faut  que 
le  peuple  se  défende,  si  le  gouvernement  ne  le  protège  énergique- 
ment.  »  —  Je  m'efforçai  de  calmer  ces  passions  des  meilleurs, 
qui  ne  me  donnaient  qu'une  trop  juste  idée  de  celles  qui  allaient 
éclater  sur  tant  de  points  à  la  fois  et  y  être  exploitées  au  lieu 
d'être  apaisées  et  contenues.  —  «  Je  me  rends  aux  Tuileries,  » 
leur  dis-je.  —  C'était  le  meilleur  mot  que  je  pusse  prononcer  pour 
tenir  compte  de  tant  d'irritation.  Ce  mot  répondait,  d'ailleurs, 
avant  tout  à  ma  propre  disposition  d'esprit.  Je  fus  saisi,  en  effet, 
par  la  pensée  du  danger  que  la  scène  sanglante  du  ministère  des 
Affaires  étrangères  venait  ajouter  à  l'anarchie  gouvernementale 
que  j'avais  si  tristement  constatée  pendant  la  journée.  Je  n'hésitai 
donc  pas  à  aller  porter  au  roi,  de  ma  propre  initiative,  les  infor- 
mations et  les  conseils  qu'il  ne  me  demandait  pas. 

Je  trouvai  le  roi  seul  dans  le  salon  de  la  reine  au  moment  où 
il  allait  descendre  dans  son  cabinet.  Il  me  parut  d'une  tranquillité 
qui  m'effraya,  malgré  l'avis  qu'il  avait  déjà  reçu  de  l'affreux 
événement  du  boulevard.  Aussi,  l'abordai-je  vivement,  en  lui 
disant,  avec  cette  liberté  de  langage  qu'il  me  permettait  : 

«  Que  faites-vous,  Sire?  Ignorez-vous  la  situation  de  Paris, 
les  conséquences  de  la  funeste  collision  dont  vous  avez  déjà  dû 
recevoir  la  nouvelle?  N'avez- vous  donc  pas  un  ministère  pour 
prendre  immédiatement  les  mesures  et  conjurer  un  si  grand  péril? 

—  Vous-même,  ne  savez-vous  pas  que  j'ai  chargé  Mole  de 
faire  un  ministère,  et  qu'il  s'en  occupe  actuellement  ?  Je  croyais 
que  sa  première  visite  avait  été  pour  vous. 

—  Ne  revenons  pas,  hélas!  Sire,  sur  ce  sujet  dans  lequel  j'ai 
été  trop  méconnu  et  trop  peu  cru  par  vous  :  il  s'agit  bien  de  mi- 


SOUVENIRS    DU    COMTE    DE    MONTALIVET.  295 

nistère  pour  moi  !  Le  temps  presse  ;  si  vous  n'avez  pas  déjà  des 
nouvelles  de  Mole,  il  faut  en  avoir  le  plus  tôt  possible. 

—  Mais  il  ne  faut  rien  exagérer;  il  faut  voir  les  choses  avec 
calme.  Quoiqu'il  en  soit,  l'avis  est  bon  etje  neveux  pas  le  négliger. 
Allez  donc  chez  Mole;  faites-lui  part  de  vos  appréhensions,  de  ce 
que  vous  savez  et  des  nécessités  de  la  situation  telle  que  vous  la 
voyez.  » 

Sans  perdre  un  instant,  je  m'acheminai  vers  l'hôtel  Mole,  dont 
j'étais  séparé  par  une  grande  partie  de  la  longue  rue  du  Faubourg- 
Saint-Honoré.  Sur  tout  le  parcours,  je  trouvai  les  rues  solitaires  : 
aucun  bruit  rapproché  ni  lointain  ;  à  peine  quelques  passans  ;  de 
temps  en  temps  des  patrouilles.  Il  était  évident  que  tout  le  Paris 
agitable  et  révolutionnaire  était  ailleurs,  et  qu'il  était  en  train  de 
choisir  les  champs  de  bataille  des  quartiers  populeux  que  je  con- 
naissais trop  bien  par  ma  propre  expérience. 

Cette  ville  endormie  entre  deux  journées  d'émeute  ne  faisait 
qu'ajouter  à  la  solennité  douloureuse  de  mes  pensées  et  au  besoin 
que  je  ressentais  de  tout  tenter  pour  placer  un  gouvernement 
responsable  et  fort  en  face  des  scènes  que  je  prévoyais  pour  le 
lendemain.  C'est  dans  cet  état  d'esprit  que  j'arrivai  à  l'hôtel  de 
M.  Mole.  Le  premier  ministre  en  expectative  était  absent.  Je 
demandai  sa  fille,  la  marquise  de  la  Ferté,  qui  m'apprit  qu'il  était 
en  courses  pour  demander  à  M.  de  Rémusat  d'accepter  le  porte- 
feuille de  l'intérieur  et  réclamer  l'appui  de  M.  Thiers.  —  «  Mais, 
me  dit-elle,  plusieurs  des  collègues  qu'il  pense  à  s'adjoindre  ont 
été  prévenus  par  lettres  et  sont  déjà  réunis  chez  lui  :  MM.  Passy, 
Dufaure  et  Billault  sont  en  ce  moment  dans  le  salon.  »  Je  me  ren- 
dis sur-le-champ  auprès  d'eux  en  leur  exprimant  les  vives  in- 
stances que  je  venais  de  faire  auprès  du  roiet  que  j'apportais 
ensuite  à  M.  Mole  pour  ne  pas  tarder  un  instant  à  former  un 
cabinet  dont  chaque  heure  faisait  mieux  sentir  l'indispensable 
nécessité. 

«  Je  suis  sûr,  leur  dis-je,  que  vous  partagez  mon  sentiment  à 
cet  égard,  et  que  vous  n'épargnerez  rien  pour  que  M.  Mole  arrive 
auprès  du  roi  avec  un  ministère  tout  fait.  J'ajoute  que  ce  n'est  pas 
à  demain  qu'il  faut  attendre  :  il  faut  parler  d'heures,  de  minutes, 
et  non  pas  de  jours.  J'ose  donc  compter  sur  vous  pour  décider  le 
comte  Mole  à  une  action  prompte  et  résolue.  —  Vous  avez  raison, 
médit  M. Passy,  nous  parlerons  à  M.  Mole  comme  vous  l'auriezfait 
vous-même,  car  nous  sommes  frappés  autant  que  vous  de  la  gravité 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  circonstances  ;  mais  en  même  temps  il  faut  que  le  roi  sache 
notre  opinion  :  nous  nous  croyons,  M.Dufaure  et  moi, absolument 
insuffisans  pour  les  circonstances  telles  qu'elles  nous  apparaissent. 
Nous  sommes  tout  à  fait  dépassés  ;  nous  vous  prions  de  dire  au  roi 
quelle  est  notre  situation,  et  que,  dans  l'opinion  de  M.  Dufaure 
comme  dans  la  mienne,  il  s'agit  pour  demain,  non  d'une  émeute, 
mais  d'une  révolution.  »  M.  Dufaure  ne  fit  qu'ajouter  un  mot  si- 
gnificatif pour  adhérer  à  la  déclaration  dont  M.  Passy  me  chargeait 
pour  le  roi  ;  et  comme  je  me  tournais  vers  M.  Billault  :  —  «  Pour 
moi,  monsieur,  me  dit-il,  je  ne  vois  pas  les  choses  autant  en 
noir.  Je  ne  me  crois  pas  dépassé,  et  je  vous  prie  de  dire  au  roi 
que  je  suis  tout  prêt  à  aider  M.  le  comte  Mole  dans  son  œuvre.  » 
—  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  qu'avec  l'idée  fixe  qui  s'était  emparée 
de  moi,  je  ne  m'attardai  pas  dans  des  explications  plus  complètes  : 
je  n'attendis  pas  le  retour  de  M.  Mole,  convaincu  qu'il  trouverait 
en  rentrant  chez  lui,  dans  les  paroles  qui  lui  seraient  redites,  la 
démonstration  la  plus  évidente  de  la  nécessité  de  prendre  immé- 
diatement un  parti. 

A  mon  retour  aux  Tuileries,  je  trouvai  le  roi  dans  son  cabinet 
avec  MM.  Guizot  et  Duchâtel,  ses  deux  ministres- démissionnaires 
du  matin,  mais  qui  avaient  la  charge  d'aider  encore  le  roi  pour 
l'expédition  des  affaires  jusqu'à  leur  remplacement  officiel  par  de 
nouveaux  ministres.  Je  rendis  compte  au  roi,  en  leur  présence, 
de  ma  visite  rue  du  Faubourg-Saint-Honoré  ;  de  l'empressement 
de  M.  Billault  à  devenir  ministre,  mais  en  même  temps  de  l'état 
d'esprit  des  députés  influens  de  l'opposition  sur  lesquels  M.  Mole 
avait  cru  pouvoir  compter.  Je  transmis  fidèlement  au  roi  les 
termes  mêmes  dans  lesquels  MM.  Passy  et  Dufaure  signalaient  la 
gravité  si  menaçante  de  la  situation,  et  je  n'hésitai  pas  à  m'as- 
socier  tout  haut  à  leurs  sinistres  prévisions.  Je  le  dis  avec  douleur, 
le  roi  et  surtout  les  deux  ministres  taxaient  d'exagération  ces  pré- 
visions d'une  impitoyable  réalité.  La  lumière  ne  devait  se  faire 
pour  eux  qu'à  la  lueur  même  de  l'incendie  qui  allait  tout  dévorer 
et  anéantir  quelques  heures  plus  tard.  Le  ministre  de  l'intérieur 
que  j'avais  en  ce  moment  en  face  de  moi  était  bien  celui  qui, 
trois  jours  auparavant,  quittait  avec  tant  de  peine  sa  partie  de 
whist  pour  écouter  avec  indifférence  et  distraction  les  prédictions 
si  graves  et  les  avis  que  lui  apportait  M.  de  Rambuteau  au  nom 
de  M.  Séguier,  de  M.  Salis  et  même  d'Arago.  Le  président  du  con- 
seil devant  qui  je  parlais  était  bien  celui  qui,  le  même  soir,  après 


SOUVENIRS    DU    COMTE    DE    MONTALIVET.  297 

les  instances  du  préfet  de  la  Seine,  lui  disait  en  regardant  la  pen- 
dule :  «  Il  se  fait  tard,  mon  cher  préfet,  il  faut  que  j'aille  prendre 
du  repos,  et  me  mettre  en  bon  état  pour  traiter  demain  avec  l'Eu- 
rope des  questions  bien  autrement  sérieuses  que  les  billevesées 
des  Parisiens.  »  Devant  l'aveuglement  de  Guizot  et  de  Duchâtel, 
je  n'insistai  qu'avec  plus  de  force  sur  les  motifs  de  la  conviction 
profonde  avec  laquelle  je  m'adressais  au  roi. 

«  M.  Mole,  lui  dis-je,  perd  un  temps  précieux  en  visites  parle- 
mentaires qui  ne  peuvent  aboutir  qu'à  des  négociations,  à  des 
conférences  et  enfin  à  des  atermoiemens  qui  excluent  toute 
prompte  solution.  De  plus,  à  son  retour  chez  lui,  M.  Mole  doit 
s'y  heurter  à  de  nouveaux  obstacles  en  y  constatant  le  refus  des 
deux  hommes  politiques  les  plus  importans  du  ministère  qu'il 
s'efforçait  de  former.  Croyez-moi,  Sire,  tout  vous  autorise  à  aller 
de  l'avant  en  tenant  compte  de  la  marche  compliquée  que 
M.  Mole  s'est  tracée,  des  refus  que  je  vous  apporte  de  MM.  Dufaure 
et  Passy,  et  enfin  du  caractère  même  de  l'ancien  président  du 
conseil,  que  vous  connaissez  si  bien.  Souffrez  que  je  vous  supplie 
de  mettre  de  nouveau  en  demeure  M.  Mole,  en  donnant  à  un  de 
vos  aides  de  camp  mission  de  lui  dire  que,  dans  le  cas  où  il  n'au- 
rait rien  terminé,  les  nouvelles  venues  de  toutes  parts  faisaient 
au  roi  une  obligation  de  renoncer  à  la  combinaison  la  plus  désirée 
par  lui,  pour  en  chercher  une  autre  plus  prompte  et  plus  facile. 
Pour  vous  dire  toute  la  pensée  que  mon  dévouement  vous  doit, 
j'ajoute  que  s'il  est  indispensable  de  vous  assurer  sans  retard 
de  la  formation  d'un  ministère  parlementaire  propre  à  inspirer 
confiance  à  la  garde  nationale  et  à  la  population  de  Paris,  il  est 
une  condition  de  salut  plus  urgente  encore  à  réaliser,  —  celle 
d'avoir  une  épée,  une  forte  épée  toute  prête  pour  demain.  Je  suis 
donc  profondément  convaincu  que  la  première  chose  à  faire  se- 
rait de  s'assurer  du  concours  du  maréchal  Bugeaud,  ministre  de 
la  guerre,  s'il  est  possible,  et,  dans  tous  les  cas,  commandant  gé- 
néral de  l'armée  et  de  la  garde  nationale. 

—  Comment,  mon  cher  comte,  me  dit  Duchàtel,  vous  oubliez 
donc  que  le  général  Jacqueminot  est  commandant  général  des 
gardes  nationales?  »  Jacqueminot  était  le  beau-père  de  Duchàtel, 
et,  franchement,  je  n'avais  songé  ni  au  général,  que  j'avais  vu 
dans  la  matinée,  ni  au  gendre  à  côté  de  qui  je  me  trouvais. 

Aussi,  dans  ma  préoccupation  des  intérêts  supérieurs  qui  me 
faisaient  peut-être  trop  oublier  la  forme  et  les  précautions  ora- 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toires,  je  maintins  mon  dire  en  mettant  un  peu  trop  vivement  de 
côté  les  titres,  les  fonctions  et  la  personnalité  du  commandant 
actuel  de  la  garde  nationale.  J'ajoute,  tristement,  qu'un  moment 
après  Duchâtel  avait  disparu,  emportant  avec  lui  la  plume  qui  au- 
rait pu  signer  la  nomination  que  je  croyais  impérieusement  im- 
posée par  la  gravité  de  la  situation,  Je  poursuivis  donc  sans  lui  la 
conférence  avec  le  roi  et  M.  Guizot.  L'un  et  l'autre  ne  faisaient 
aucune  objection  au  nom  du  maréchal.  Mais  si  leur  hésitation  ne 
se  manifestait  plus  sur  ce  nom,  elle  prit  une  nouvelle  forme  sur 
la  question  de  savoir  s'il  fallait  l'investir  cette  nuit  même  du  com- 
mandement général,  ou  s'il  fallait,  pour  sa  nomination,  attendre 
la  formation  du  nouveau  ministère  qu'elle  aurait  accompagnée  ou 
suivie.  Dans  le  premier  cas  —  qui  était  mon  avis,  —  M.  Guizot 
devait  se  rendre  aussitôt  à  l'état-major  de  la  garde  nationale  pour 
prévenir  le  général  Jacqueminot  —  atteint,  je  l'ai  dit,  d'une  fièvre 
qui  ne  lui  laissait  aucun  repos  —  de  la  nécessité  de  remettre 
le  commandement  au  maréchal  :  et,  de  là,  M.  Guizot  devait 
aller  au  ministère  de  l'intérieur,  pour  réclamer  la  signature  de 
Duchâtel. 

J'insistai  sur  la  nécessité  de  brusquer  ainsi  l'événement  afin 
de  ne  pas  perdre  un  seul  des  instans  que  je  soutenais  être  si  pré- 
cieux, et  d'enchaîner  par  là  la  volonté  de  Thiers  que  je  supposais 
chargé  de  la  mission  de  présider  le  nouveau  cabinet.  Il  fallait, 
en  effet,  agir  énergiquement  sur  cette  volonté,  s'en  emparer 
d'avance,  pour  ainsi  dire,  car  le  maréchal  Bugeaud  était  devenu 
impopulaire  malgré  sa  grande  réputation  comme  homme  de 
guerre  ;  la  gauche  et  le  parti  ultra-libéral  qui  l'applaudissaient  en 
Algérie  le  redoutaient  en  France  comme  homme  politique.  Il 
était  évident  que  si  l'initiative  était  laissée  aux  futurs  ministres, 
cette  nomination  éprouverait  de  graves  difficultés  tandis  qu'il  se- 
rait difficile  au  nouveau  ministère  de  faire  rentrer  dans  le  four- 
reau l'épée  du  maréchal  Bugeaud  qu'on  en  aurait  fait  sortir  au 
nom  de  l'ordre  menacé.  Le  péril  qui  devenait  de  plus  en  plus  évi- 
dent aux  yeux  des  moins  clairvoyans  aurait  facilité  au  Cabinet 
nouveau  le  maintien  d'un  choix  qui  pouvait  être  plus  ou  moins 
critiqué  dans  la  garde  nationale,  mais  qui  doublait  la  force  de 
l'armée,  cette  force  la  plus  sûre  et  la  plus  solide  de  toutes,  «  D'ail- 
leurs, ajoutai-je,  comment  Thiers,  dans  cette  situation,  repous- 
serait-il le  chef  d'armée  qu'il  avait  à  toute  époque  proclamé 
comme  le  premier  de  tous,  qu'il  avait  si  puissamment  aidé  dans 


SOUVENIRS  DU  COMTE  DE  MONTALIVET.  299 

sa  courageuse  campagne  contre  les  émeutes  de  1834,  et  dont  il 
avait  recherché  et  obtenu  le  concours  en  1836,  lorsqu'il  s'efforça 
d'engager  peu  à  peu  le  roi  dans  une  intervention  en  Espagne?  o 
Le  général  Bugeaud,  on  se  le  rappelle,  devait  diriger  cette  inter- 
vention au  moyen  de  la  légion  étrangère,  dont  il  aurait  fait  une 
armée  par  des  accroissemens  successifs.  De  tels  services  peuvent 
paraître  un  instant  oubliés  ;  mais  quand  il  faut  les  désavouer  en 
répudiant  un  choix  déjà  public,  on  recule  devant  une  telle  extré- 
mité. Je  ne  pus  faire  partager  ma  conviction  au  roi  et  à  M.  Guizot, 
qui  s'arrêtèrent  au  procédé  plus  régulier  d'une  nomination  faite 
sous  la  responsabilité  du  cabinet  nouveau  (1). 

A  ce  moment,  le  roi  reçut  une  lettre  de  M.  Mole  qui  lui  an- 
nonçait l'impossibilité  où  il  se  trouvait  de  continuer  avec  succès 
la  mission  dont  il  avait  été  chargé  et  dont  il  comprenait  toute  l'ur- 
gence. Il  n'y  avait  donc  plus  à  hésiter,  et  un  nom  seul  se  présen- 
tait pour  la  présidence  du  futur  conseil  :  celui  de  M.  Thiers.  Mais 
là  encore,  à  mon  grand  désespoir, de  nouvelles  délibérations  sur- 
girent entre  le  roi,  M.  Guizot  et  moi,  au  sujet  des  conditions  que 
la  couronne  pouvait  faire  ou  subir,  dans  la  combinaison  de  gauche 
à  laquelle  on  se  résignait. 

Pour  moi,  qui  ne  croyais  pas  qu'avec  la  marche  rapide  des 
événemens,  le  roi  eût  toute  sa  liberté,  je  n'hésitai  pas  à  conseiller 
l'appel  immédiat  de  M.  Thiers  et  une  démonstration  apparente  de 
grande  confiance  envers  lui.  Je  ne  discutais  pas  les  motifs  de  cette 
confiance  et  la  mesure  dans  laquelle  elle  pouvait  exister,  mais, 
dans  mon  opinion  profonde,  la  situation  était  telle 'que  la  rési- 
gnation à  laquelle  j'osais  convier  le  roi  n'était  autre  chose  qu'une 
mesure  de  salut  public.  M.  Guizot,  se  plaçant  à  un  tout  autre  point 
de  vue,  n'admettait  pas  que  M. Thiers  fût  accepté  sans  conditions, 
ou,  du  moins,  qu'on  acceptât  toutes  les  siennes.  Il  en  est  une  sur- 
tout qu'il  excluait  avec  la  plus  grande  énergie.  Il  consentait  même 
atout  accorder,  excepté  la  dissolution  de  la  Chambre.  Le  roi  écou- 
tait comme  un  juge  la  discussion  animée  qui  s'établit  alors  entre 
M.  Guizot  et  moi,  et  qui  se  termina  des  deux  parts  par  quelques 
mots  que  je  n'oublierai  jamais,  tout  en  craignant  —  tant  ils  sont 
étranges  —  que,  dans  le  trouble  où  nous  étions,  une  parole  ait  été 
mal  entendue  par  moi.  Je  vois  au  moins  bien  clairement  la  scène: 

(1)  D'après  les  Mémoires  de  M.  Guizot  et  d'autres  documens,  le  roi  et  M.  Guizot 
auraient  changé  d'avis,  fait  rappeler  M.  Duchâtel  et  le  «rénéral  Trézel,  et  obtenu 
leur  contre-seing  pour  la  nomination  du  maréchal  Bugeaud. 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  roi  était  assis  au  grand  bureau  qu'il  occupait  habituellement 
une  fois  la  nuit  tombée.  M.  Guizot  était  assis  sur  la  table  située 
dans  l'embrasure  de  la  fenêtre  donnant  sur  le  jardin  des  Tuile- 
ries, et  où  le  roi  travaillait  pendant  le  jour.  J'étais  debout  près  du 
roi.  Comme  j'insistais  une  dernière  fois  sur  la  nécessité  d'accor- 
der à  M.  Thiers,  même  la  dissolution,  que,  de  toute  évidence,  il 
demanderait  immédiatement  au  roi,  puisqu'il  tombait  sous  le  sens 
qu'il  ne  pourrait  gouverner  avec  une  majorité  qui  avait  été  fidèle, 
trop  fidèle  peut-être,  ajoutai-je,  au  dernier  ministère  :  «  Eh! 
monsieur,  répondit  M.  Guizot  d'un  ton  plein  d'impatience  et  de 
hauteur,  —  que  deviendra  la  majorité  ?...  »  Mais  j'ai  cru,  je 
crois  encore  entendre  ces  mots,  non  pas  la  majorité,  mais  p.a 
majorité.  M.  Guizot  les  a-t-il  prononcés  ?  je  n'ose  l'affirmer,  et 
j'opte  pour  le  mot  le  plus  modeste  et  le  moins  compromettant 
pour  la  mémoire  de  M.  Guizot.  C'en  était  trop,  d'ailleurs,  et  c'est 
avec  non  moins  de  vivacité  et  de  hauteur,  que  je  m'écriai  :  «  Eh  ! 
monsieur,  que  deviendra  la  royauté?...  Que  deviendra  la  dy- 
nastie ?  » 

A  ce  moment,  le  roi  nous  interrompit;  peut-être  n'avait-il  pas 
prononcé  de  jugement  au  dedans  de  lui-même;  mais,  dans  tous 
les  cas,  il  inclina  comme  toujours  du  côté  de  M.  Guizot  que  je 
laissai  bientôt  seul  avec  lui.  Ma  sortie  fut  naturellement  amenée 
par  une  mission  que  le  roi  voulut  me  donner  et  à  laquelle  il  me 
fut  impossible  de  consentir. 

«  Vous  avez  raison,  me  dit-il,  il  faut  prendre  un  parti.  Allez 
chercher  M.  Thiers,  et  amenez-le-moi  le  plus  tôt  possible. 

—  Ah!  Sire,  lui  dis-je,  vous  m'épargnerez  cette  tristesse:  je 
ne  peux  aller  chercher  M.  Thiers;  j'ai  pu  me  résigner  à  le  con- 
seiller au  roi,  mais  jentends  ne  me  faire  aucun  mérite  auprès  de 
M.  Thiers  de  ce  conseil.  Permettez-moi  donc  d'aller  porter  de 
votre  part  l'ordre  à  un  de  vos  aides  de  camp  d'aller  avertir 
M.  Thiers  que  le  roi  l'attend  aux  Tuileries  et  qu'il  l'invite  à  s'y 
rendre  sans  aucun  retard. 

—  C'est  bien,  faites  comme  vous  le  voudrez.  » 

Et  je  sortis  pour  me  rendre  dans  le  salon  des  aides  de  camp 
d'où,  après  avoir  fait  donner  l'ordre  royal,  je  me  rendis  dans  la 
pièce  qui  précédait  le  cabinet  du  roi.  J'y  retrouvai  le  duc  de  Mont- 
pensier,  qui  m'avait  donné  la  main  quand  je  l'avais  traversé,  et 
m'avait  demandé  de  revenir  auprès  de  lui.  C'est  là  que  je  me 
promis  d'attendre  M.  Thiers,  à  qui  je  voulais  adresser  quelques 


SOUVENIRS  DU  COMTE  DE  MONTALIVET. 


301 


mots  en  passant.  Je  ne  l'avais  pas  revu  depuis  le  jour  où,  plus 
d'une  année  auparavant,  il  était  venu  me  proposer  de  me  récon- 
cilier avec  Duvergier  de  Ilauranne,  à  propos  de  la  petite  guerre 
que  nous  nous  faisions  alors,  dans  le  département  du  Cher,  au 
sujet  de  la  nomination  d'un  président  de  tribunal;  Thiers  vou- 
lait renouer,  par  cette  réconciliation,  l'alliance  qui  nous  avait 
autrefois  réunis,  dans  l'intérêt  de  la  politique  libérale  pour  la- 
quelle il  savait  que  je  faisais  les  mêmes  vœux  que  lui.  Je  n'avais 
pu  accepter  ces  ouvertures,  mais  nous  n'étions  nullement  en  mau- 
vais termes  ;  nous  avions  l'un  pour  l'autre  des  ménagemens  que 
des  amitiés  communes  ne  nous  permettaient  pas  d'ignorer.  Aussi, 
je  savais  d'avance  que  je  pouvais  lui  dire  toute  ma  pensée,  et 
qu'il  l'accueillerait. 

En  attendant  l'arrivée  de  M.  Thiers,  j'eus  tout  le  loisir  de 
causer  avec  le  duc  de  Montpensier,  prince  intelligent  et  aimable, 
mais  n'ayant  que  l'expérience  de  ses  vingt- trois  ans;  c'était  de 
tous  les  fils  du  roi  celui  qui  lui  ressemblait  le  plus  au  moral 
comme  au  physique;  à  ce  titre,  il  avait  été  le  préféré  de  Madame 
Adélaïde,  dont  il  fallait  regretter  plus  que  jamais  les  conseils  au 
milieu  des  circonstances  où  manquait  à  Louis-Philippe  la  meilleure 
compagne  politique  de  sa  vie  entière.  Je  fus  tristement  impres- 
sionné de  l'espèce  de  tranquillité  avec  laquelle  le  prince  jugeait 
la  situation,  les  mou vemens  de  l'opinion  publique  et  les  dangers 
du  lendemain.  On  trouvait  chez  lui,  comme  on  l'aurait  trouvé 
chez  ses  deux  frères  alors  en  Algérie,  une  grande  joie  de  l'éloi- 
gnement  de  M.  Guizot,  mais  en  même  temps  fort  peu  de  préoccu- 
pation pour  le  sort  constitutionnel  qu'allait  faire  au  roi  l'accep- 
tation forcée  de  la  présidence  de  M.  Thiers.  Je  ne  puis  d'ailleurs 
m'empêcher  de  le  dire,  pour  rendre  hommage  à  toute  la  vérité: 
il  y  avait  chez  les  princes,  moins  le  duc  de  Nemours,  il  y 
avait  chez  la  duchesse  d'Orléans,  une  sorte  d'allégement  à  la 
pensée  que  la  royauté  serait  moins  engagée  dans  la  pratique  de 
la  politique  quotidienne,  politique  dont  la  famille  royale  presque 
entière  était  fatiguée,  en  le  disant  et  l'écrivant,  d'ailleurs  beau- 
coup trop.  Il  n'est  certes  pas  un  seul  de  ses  membres  qui  fût 
entré  à  cet  égard  dans  des  intrigues  coupables;  mais  plusieurs 
ne  réagissaient  pas  assez  contre  des  vœux  téméraires  qui  étaient 
trop  souvent  proférés  autour  d'eux,  vœux  qui  allaient  jusqu'à 
l'abdication  du  roi  et  qui  contribuaient,  bien  à  l'encontre  de  la 
pensée   de   leurs   auteurs,   à    ébranler   sur  son  trône,  non  pas 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seulement  le  vieux  roi,  mais  dans  sa  personne  la  dynastie  tout 
entière.  Aussi,  j'étais  à  peine  compris  du  duc  de  Montpensier 
quand  je  lui  exposais  la  profondeur  de  mes  inquiétudes  pour  le 
lendemain;  je  ne  pressentais  certes  pas  la  proclamation  de  la 
république  ;  l'idée  même  ne  m'en  vint  pas  un  seul  instant  à  l'es- 
prit dans  mon  entretien  avec  le  prince;  mais  je  croyais  aux  plus 
graves  désordres  et,  dans  ce  qui  se  passait  au  moment  même  où 
nous  parlions,  dans  les  efforts  faits  pour  égarer  la  population  de 
Paris  et  provoquer  l'abandon  du  gouvernement  par  la  garde  na- 
tionale, je  voyais  un  signal  avant-coureur  de  tentatives  coupables 
et  de  guerre  civile.  Dans  cette  disposition  d'esprit,  je  ne  craignis 
pas  d'exprimer  au  prince  ma  surprise  de  ne  pas  le  voir  retourner 
à  Vincennes,  où  il  pouvait  si  utilement  servir  la  cause  de  la 
royauté,  et  donner  une  force  de  plus  au  gouvernement  dans  une 
place  si  facile  à  préserver  des  attaques  et  qui  avait  eu  jadis  l'bon- 
neur  de  défendre  la  patrie  contre  l'étranger  et  Tordre  intérieur 
contre  les  démagogues.  «  C'est  trop  de  prévisions  sinistres,  me 
dit  le  prince;  Duchamp  est  là  qui  suffirait  à  tout,  et.  Dieu  merci, 
nous  ne  sommes  pas  encore  obligés  de  nous  enfermer  dans  Vin- 
cennes pour  nous  défendre.  »  Triste  discours  qui  ne  pouvait  ni 
modifier  en  rien  mes  prévisions  trop  justifiées,  ni  me  rassurer 
par  le  nom  du  général  dans  lequel  il  plaçait  une  si  grande  con- 
fiance, général  non  moins  bra^e  que  Jacqueminot,  mais  qui 
n'avait  pas  plus  que  lui  le  calme  et  le  sang-froid,  seules  garanties 
du  succès  dans  le  commandement! 

A  ce  moment,  Thiers  arriva;  j'allai  vivement  au-devant  de 
lui  : 

«  Le  roi  vous  a  fait  appeler,  mon  cher  Thiers,  avec  la  pensée 
d'accepter,  en  définitive,  toutes  les  conditions  que  vous  jugerez 
indispensable  de  lui  faire.  Une  seule  prière,  en  passant,  de  votre 
ancien  collègue  qui  vous  demande  de  ménager  le  roi,  au  nom  des 
sentimens  qui  vous  sont  communs  sur  tant  de  points. 

—  Je  ferai  pour  le  mieux,  autant  que  me  le  permettra  mon 
devoir,  »  me  répondit  Thiers  avec  un  accent  bref  et  agité. 

J'attendis,  non  sans  anxiété,  l'issue  de  la  conférence  du  roi  et 
de  M.  Thiers;  elle  dura  une  demi-heure  environ,  après  laquelle 
j'abordai  de  nouveau  mon  ancien  président  du  conseil  de  1836  : 

«  Eh  bien  !  me  dit-il,  je  ne  suis  pas  absolument  d'accord  avec 
le  roi  sur  tous  les  points;  mais  cela  viendra,  et,  en  attendant,  j'ai 
accepté. 


SOUVENIRS  DU  COMTE  DE  MONTALIVET.  303 

—  J'en  suis  heureux,  lui  dis-je  en  lui  prenant  les  deux 
mains,  car  le  péril  est  grand,  et  je  suis  sûr  d'avance  que  le  «  mi- 
nistre de  l'intérieur  de  1834  »  se  rappellera  avant  tout  la  coura- 
geuse énergie  qui  lui  a  fait  tant  d'honneur  lorsqu'il  a  réprimé  de 
cruelles  émeutes  bien  moins  redoutables  cependant  que  celles 
dont  nous  sommes  menaces  pour  demain.  » 

La  réponse  contenait  l'expression  des  meilleures  intentions.  Je 
ne  fus  pas,  toutefois,  assez  frappé  de  ce  que  cette  expression  pou- 
vait avoir  de  vague,  et  le  besoin  de  croire  chez  le  nouveau  dépo- 
sitaire de  l'autorité  publique  aux  fermes  sentimens  qui  m'ani- 
maient moi-même  me  porta  à  me  faire  illusion  sur  la  réponse 
que  j'avais  reçue.  Je  sortis  donc  des  Tuileries  beaucoup  plus  tran- 
quille, et  rentrai  chez  moi  en  annonçant  à  ma  femme  que  le  roi 
allait  avoir  enfin  un  ministère,  et  Paris  un  gouvernement.  Je  le 
croyais  du  moins  au  moment  où,  après  tant  d'efforts,  j'allai  prendre 
quelques  heures  de  repos. 

Le  24  au  matin,  la  vue  de  l'agitation  que  je  pouvais  constater 
de  mes  propres  yeux  sur  la  place  Vendôme  me  prouva  que  la 
nuit  avait  été  trop  bien  employée  par  les  fauteurs  de  désordres  et 
les  chefs  du  mouvement  populaire  dont  la  funeste  collision  du 
boulevard  des  Capucines  avait  été  le  signal.  Quelques  compagnies 
de  la  garde  nationale  y  étaient  en  formation,  les  gardes  s'étaient 
réunis  en  divers  groupes  où  les  orateurs  ne  manquaient  pas.  Le 
spectacle  que  j'avais  sous  les  yeux  était  bien  tristement  instructif 
pour  moi  :  c'était  dans  les  rangs  mêmes  de  la  garde  nationale  que 
je  pouvais  saisir  la  trace  des  passions  que  je  redoutais.  Je  me 
hâtai  d'aller  rejoindre  deux  escadrons  de  ma  légion  rassemblés, 
l'un  dans  la  cour  et  l'autre  dans  le  jardin  des  Tuileries.  J'étais 
convaincu  de  la  probabilité  d'un  conflit;  ma  place  n'était  donc 
pas  en  ce  moment  auprès  du  roi,  —  qui  ne  m'avait  pas  fait,  d'ail- 
leurs, appeler  le  matin  plus  que  la  veille;  —  elle  était  dans  les 
rangs  de  cette  garde  nationale  qu'on  s'efforçait  d'égarer.  J'étais 
bien  sûr  qu'on  ne  parviendrait  pas  à  entamer  la  légion  que  je  com- 
mandais. Aussi  m'employai-je  à  communiquer  avec  tous  les  offi- 
ciers des  autres  légions  dont  un  grand  nombre  s'était  déjà  réuni, 
avec  ou  sans  leurs  compagnies,  dans  la  cour  du  palais  et  sur  la 
place  du  Louvre.  C'est  au  milieu  d'eux  bien  plus  qu'aux  Tuileries 
que  je  pouvais  avoir  quelque  action  utile  sur  les  événemens.  Le 
danger  m'apparaissait  de  plus  en  plus  grave,  à  mesure  que  j'ap- 
prenais ce  qui  s'était  passé  depuis  la  visite  de  M.  Thiers,  et  le  dé- 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faut  de  résolution  et  d'énergie  qui  ne  laissait  nulle  part  à  l'auto- 
rité publique  son  unité  et  sa  force.  Je  ne  parle  pas  du  roi  :  il  était 
hors  de  sa  voie  et  semblait  condamné  par  là  à  la  plus  complète 
inaction,  attendant,  comme  dans  un  jour  calme  et  avec  une  illu- 
sion qui  résistait  à  toute  lumière,  la  formation  du  ministère  qu'il 
avait  confiée,  quelques  heures  auparavant,  à  M.  Thiers. 

Cependant ,  le  péril  croissait  à  chaque  instant ,  et  déjà  diffé- 
rens  postes  de  la  ligne  étaient  menacés  ;  celui  du  Chàteau-d'Eau 
en  particulier,  sur  la  place  du  Palais-Royal,  était  attaqué  par  des 
émeutiers  dirigeant  sur  lui  du  coin  des  rues  et  de  plusieurs  fe- 
nêtres une  fusillade  meurtrière,  et  par  d'abominables  incendiaires 
qui,  après  avoir  accumulé  des  matières  inflammables,  avaient 
entouré  de  flammes  la  petite  troupe  héroïquement  fidèle  à  ses  de- 
voirs. Le  croirait-on?  aucune  force  ne  reçut  l'ordre  de  lui  porter 
secours.  Seuls,  le  maréchal  Gérard  et  Lamoricière,  croyant  — 
comme  tant  d'autres  l'ont  cru  ce  jour-là  —  que  leur  popularité 
suffirait  à  faire  tomber  les  armes  des  mains  des  factieux,  tentè- 
rent un  efîort  honorable  pour  sauver  les  assiégés,  mais  bientôt 
ils  furent  repoussés,  et  les  malheureux  soldats  demeurèrent 
abandonnés  à  leur  sort. 

On  comprend  quel  désordre  de  telles  nouvelles  jetaient  dans 
les  esprits,  combien  elles  augmentaient  l'audace  des  révolution- 
naires qui  criaient  encore  :  «  Vive  la  réforme  !  »  non  pour  l'ob- 
tenir, mais  pour  la  dépasser  en  allant  jusqu'à  une  révolution 
nouvelle.  Il  y  eut,  en  ces  terribles  heures,  une  chose  remarquable  : 
nulle  part,  autour  des  Tuileries  et  dans  les  rangs  où  j'entendais 
des  cris  si  nombreux  de  «  Vive  la  réforme!  »  je  ne  distinguai 
un  seul  cri  de  «  Vive  la  république  !  »  Ainsi  la  bourgeoisie  et  la 
majorité  de  la  garde  nationale  de  Paris  se  trouvaient  conduites 
par  une  pente  fatale  vers  les  extrémités  qu'elles  devaient  si  amè- 
rement déplorer  dès  le  lendemain.  Pendant  ce  temps,  l'anarchie 
entre  les  chefs  donnait  de  l'audace  aux  plus  mauvais,  paralysait 
les  braves  citoyens,  encore  nombreux,  disposés  à  rétablir  l'ordre 
par  la  force,  et  immobilisait  l'armée  elle-même  toute  prête  à 
l'action. 

Au  milieu  de  ces  scènes,  on  racontait,  dans  les  groupes  de  la 
cour  des  Tuileries,  ce  qui  s'était  passé  chez  M.  Thiers  après  son 
retour  place  Saint-Georges.  Il  y  retrouva  la  plupart  de  ses  amis 
réunis  en  permanence,  et,  parmi  eux,  le  groupe  tout  formé  qui 
devait  lui  fournir  ses  collègues,  dont  les   principaux  étaient  : 


SOUVENIRS  DU  COMTE  DE  MONTALIVET.  305 

Odilon  Barrot,  Rémusat,  Duvergier  de  Ilauranne,  Léon  de  Mal- 
leville,  etc.  Leur  avis  unanime  fut  que  M.  Tliiers  devait  accepter 
et  faire  accepter  la  liste  qu'on  pouvait  regarder  comme  toute 
dressée.  La  première  mesure  politique  devait  être  la  dissolution 
de  la  Chambre  des  députés;  la  proclamation  d'une  réforme  était 
la  première  des  lois  à  soumettre  à  la  future  assemblée.  Le  ma- 
réchal Bugeaud  ne  pouvait  être  accepté  pour  le  commandement 
supérieur  actuel  de  l'armée  et  de  la  garde  nationale  de  Paris. 
Chez  M.  Thiers,  l'opinion  était  d'ailleurs  unanime  que  la  nomi- 
nation du  nouveau  ministère  et  l'annonce  du  triomphe  de  la  ré- 
forme suffiraient  à  calmer  les  désordres  publics  et  à  faire  tomber 
les  armes  des  mains  des  plus  exaltés.  A  ce  moment  de  la  matinée, 
cette  opinion  n'était  contredite  ni  parMarrast  du  National^  ni  par 
Garnier-Pagès  et  ses  amis. 

L'étrange  aberration  du  palais  des  Tuileries,  qui  voilait  à  tous 
les  yeux  les  ruines  du  lendemain,  se  manifestait  donc  en  même 
temps  à  l'hôtel  de  la  place  Saint-Georges.  Des  deux  côtés,  on  ne 
voyait  qu'une  év^olution  constitutionnelle  et  dynastique,  là  où  il 
devait  suffire  d'un  petit  nombre  de  chefs  républicains  audacieux, 
que  l'aveuglement  général  laissa  passer,  pour  en  faire  la  plus  pro- 
fonde des  révolutions. 

Le  mot  des  nouveaux  ministres  qui  se  rendaient  aux  Tuile- 
ries avec  M.  Thiers,  de  huit  à  neuf  heures  du  matin,  était  celui- 
ci  :  (c  Nous  n'entrerons  pas  au  pouvoir  les  pieds  dans  le  sang.  » 
.J'ai  entendu  ces  paroles,  signal  de  l'abandon  de  la  défense  et  de 
l'impuissance  de  ceux-là  mêmes  qui  les  prononçaient,  sans  se 
douter  qu'ils  sonnaient  le  glas  funèbre  de  la  royauté  de  Juillet  et 
de  la  monarchie  constitutionnelle  ! 

C'était  surtout  le  mot  d'ordre  de  M.  de  Rémusat  et  d'Odilon 
Barrot,  accepté  par  M.  Thiers.  M.  Thiers  arriva  bientôt  au  palais, 
accompagné  par  Duvergier  de  Hauranne.  J'y  entrai  en  même 
temps  qu'eux,  et  pendant  que  Thiers  était  chez  le  roi  pour  lui  pré- 
senter la  liste  presque  entière  de  ses  collègues,  j'abordai  pourla 
première  fois  depuis  nombre  d'années  M.  Duvergier  de  Hauranne, 
dont  j'étais  séparé  moins  par  une  lutte  d'influence  dans  le  dépar- 
tement du  Cher,  que  par  son  hostilité  amère  et  insensée  contre 
la  personne  du  roi.  Je  pus  tristement  constater,  dans  le  peu  de 
mots  que  nous  échangeâmes,  avec  quelle  absence  de  volonté 
ferme  et  de  résolution  le  nouveau  ministère  allait  affronter  une 
des  situations  les  plus  difficiles   et  les  plus  compromises  qu'il 

TOME  CL.  —  1898.  20 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

m'eût  été  donné  de  voir  jusque-là.  Comme  je  l'interrogeais  sur 
les  vues  de  ses  amis  et  sur  les  dispositions  des  quartiers  qu'il  ve- 
nait de  traverser  :  —  «  Qui  sait,  me  répondit  Duvergier,  ce  qui 
peut  arriver?  »  —  Je  ne  trouvais  donc  de  ce  côté  ni  la  vigueur, 
ni  l'esprit  de  décision  que  j'invoquais  à  grands  cris  pour  le  salut 
du  gouvernement.  Il  semblait  que  le  pouvoir  se  fit  de  tous  côtés, 
par  sa  faiblesse,  le  complice  des  passions  de  ses  adversaires  les 
plus  violens  et  les  plus  décidés  à  se  porter  à  toutes  les  extrémités. 
J'appris  à  ce  moment,  par  M.  Thiers,  qui  sortait  du  cabinet  du 
roi  pour  aller  s'occuper,  me  dit-il,  des  mesures  à  prendre,  que  le 
roi  allait  monter  à  cheval  pour  passer  en  revue  les  bataillons  de 
la  garde  nationale  qui  étaient  massés  dans  la  cour  du  palais  des 
Tuileries  et  sur  la  place  du  Louvre. 

Le  roi  avait  maintenant  un  ministère  composé  des  membres 
les  plus  populaires  de  la  gauche,  notoirement  dévoués  au  parti 
de  la  réforme  :  leurs  noms,  portés  par  des  émissaires  auprès  des 
groupes,  dans  les  légions  et  sur  les  quelques  barricades  qui 
s'élevaient,  étaient  déjà  connus  sur  tous  les  points  importans  de 
Paris.  Cette  revue,  dans  la  pensée  de  M.  Thiers,  comme  dans  celle 
du  roi,  devait  raffermir  les  esprits,  et  contribuer  puissamment  à 
leur  pacification. 

La  reine  était  la  plus  énergique  conseillère  de  cette  démarche 
qui  avait,  sans  doute,  ses  dangers,  mais  de  laquelle  seule  on  pou- 
vait espérer  quelque  efficacité.  La  reine  me  fit  avertir  du  projet 
du  roi,  et  je  montai  à  cheval  pour  me  mettre  à  ses  côtés  avec  deux 
de  ses  officiers  de  service.  Douloureuse  promenade,  qui  devait 
faire  tomber  les  dernières  obscurités  voilant  encore  la  vue  de 
l'abîme  vers  lequel  la  France  était  entraînée  !  Sur  beaucoup  de 
points,  dans  les  rangs  de  la  garde  nationale,  un  silence  morne  qui 
signifiait  indiff'érence  et  abandon.  Sur  les  autres  points,  des  cris  de 
«  Vive  le  roi  »,  en  petit  nombre,  et  de  nombreux  cris  furieux  de 
«  Vive  la  réforme  !»  —  Je  les  remarquai  surtout  dans  les  rangs 
de  la  10^  légion,  celle  qui  comprenait  les  représentans  des  familles 
légitimistes  les  plus  notables  du  faubourg  Saint-Germain.  J'y  in- 
terpellai même  plusieurs  des  gardes  nationaux  que  je  reconnus 
dont  l'attitude  et  les  paroles  violentes  étaient  celles  de  véritables 
insurgés  :  «  Vive  la  réforme  !  »  criaient-ils  avec  colère.  —  En  vain 
jetai-je  d'une  voix  éclatante  à  ces  groupes  exaltés  les  noms  des 
nouveaux  ministres,  garantie  de  cette  réforme  qu'on  acclamait. 
Qu'importaient  les  noms,  qu'importait  la  réforme   elle-même  à 


n 


SOUVENIRS    DU    COMTE  DE    MONTALIVET.  307 

ceux  qui,  au  fond,  repoussaient  ces  noms  et  ne  voyaient  qu'une 
révolution  et  une  revanche  derrière  le  mot  de  réforme  !  —  A  son 
retour  au  palais,  le  roi  était  arrivé  au  dernier  degré  du  découra- 
gement, trop  bien  préparé  déjà  par  les  faits  et  les  désillusions  qui 
s'étaient  si  cruellement  accumulés  sur  ses  pas  depuis  vingt-quatre 
heures  à  peine.  Il  y  trouva  les  rapports  les  plus  inquiétans  sur 
l'état  des  choses  et  des  esprits  dans  Paris.  Pour  moi,  à  peine  des- 
cendu de  cheval,  j'interrogeai  les  officiers  d'ordonnance  et  les 
gardes  nationaux  qui,  par  ordre  ou  spontanément,  étaient  venus 
apporter  des  rapports  aux  Tuileries.  Toutes  les  informations  ne 
firent  qu'accroître  l'anxiété  profonde  de  ma  pensée  qui  voyait  se 
dresser  et  grandir  à  chaque  instant  devant  elle  le  spectre  sanglant 
d'une  révolution.  En  effet,  quel  menaçant  et  douloureux  tableau  ! 
Au  Palais-Royal,  les  défenseurs  du  Château-d'Eau  avaient  ré- 
sisté jusqu'au  dernier  et  n'avaient  pas  été  secourus,  quoique  les 
coups  de  feu  fussent  entendus  des  postes  mêmes  des  Tuileries  et 
du  Louvre.  La  troupe  frémissait,  les  chefs  sans  ordre  n'osaient 
prendre  sur  eux  aucune  responsabilité.  Sur  la  place  de  la  Con- 
corde, les  troupes  avaient  barré  les  abords  de  la  place.  Le  duc  de 
Nemours  se  tenait,  avec  son  état-major,  à  l'entrée  de  la  rue 
Royale,  attendant  sans  doute  des  ordres  et  n'en  donnant  aucun. 
A  l'état-major  de  la  garde  nationale,  on  peut  dire  que  Jacque- 
minot  n'existait  plus.  Le  général  Tiburce  Sébastiani,  gouverneur  de 
la  division  de  Paris,  ne  restait  pas  en  place,  comme  le  prince,  mais 
chevauchait  de  tous  les  côtés,  allant  d'une  brigade  à  une  autre, 
substituant  une  agitation  purement  physique  au  calme  qui  aurait 
pu  lui  suggérer  quelque  résolution,  quelque  manœuvre  efficace. 
En  face  du  duc  de  Nemours,  au  pied  du  grand  escalier  de  la 
Chambre  des  députés,  se  trouvait  le  général  Bedeau,  qui  laissait 
se  former  non  loin  de  lui  le  noyau  des  gardes  nationaux  en  uni- 
forme bientôt  assez  nombreux  pour  envahir  la  Chambre  et  en 
chasser  les  députés.  Dans  les  Champs-Elysées,  des  bandes  d'émeu- 
tiers  préparaient  l'attaque  de  deux  postes  de  gardes  municipaux, 
situés  l'un  près  de  l'avenue  Gabriel,  et  l'autre  non  loin  du  Cours- 
la-Reine,  à  moins  de  deux  cents  mètres  de  la  troupe.  Armés  de 
fusils  et  de  torches,  ils  allaient  en  faire  le  siège  en  règle,  en  y 
portant  la  mort  avant  d'y  porter  l'incendie  ;  et  —  fait  qui  ne  sau- 
rait se  comprendre  —  la  troupe,  si  rapprochée,  ne  reçut  aucun 
ordre  pour  aller  dégager  de  braves  militaires  résolus  à  faire  jus- 
qu'au bout  leur  devoir. 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'Hôtel  de  Ville  et  surtout  la  Préfecture  de  police  étaient  en- 
tourés des  tirailleurs  de  l'émeute  que  se  préparaient  à  appuyer 
des  bandes  assez  nombreuses. 

Les  troupes  disséminées  sur  quelques  points  dans  les  autres 
quartiers  avaient  reçu  l'ordre  de  venir  rejoindre  le  gros  de  l'armée 
autour  des  Tuileries.  Plusieurs  détachemens  avaient  ainsi  par- 
couru le  boulevard  au  milieu  d'une  foule  qui  ne  les  attaquait  pas, 
mais  dont  les  menaçantes  adjurations,  en  faveur  de  la  paix  et  au 
nom  des  victimes  de  la  veille,  obtenaient  d'eux  trop  facilement 
de  mettre  la  crosse  sur  les  épaules,  de  telle  sorte  que  ces  nou- 
velles recrues  apportaient  à  leurs  camarades  non  une  force,  mais 
une  faiblesse  de  plus.  Les  émissaires  du  ministère  nouveau  en- 
voyés pour  répandre  de  toutes  parts  la  nouvelle  de  la  retraite  dé- 
finitive de  M.  Guizot  et  de  l'avènement  d'un  ministère  libéral 
dévoué  à  la  réforme,  avaient  pu  constater  sur  tous  les  points  que, 
devant  ces  noms,  il  n'y  avait  ni  démolition  des  barricades,  ni 
dispersion  de  la  foule. 

Malgré  la  convocation  pressante  de  l'état-major,  les  gardes  na- 
tionaux arrivaient  dans  cliaque  quartier  sur  le  lieu  de  leur  ras- 
semblement, eu  petit  nombre,  et  profondément  divisés.  Une  grande 
partie  de  la  population  les  entourait  en  les  suppliant  de  ne  pas 
abandonner  leur  quartier  et  leurs  propres  familles  au  hasard  des 
dangers  qui  pouvaient  les  menacer  à  chaque  instant.  La  plupart 
écoutaient  ces  prières  et  opposaient  une  résistance  passive  à  la 
voix  de  leurs  chefs  les  mieux  disposés,  de  sorte  que,  sur  beau- 
coup de  points,  la  formation  des  légions  restait  partielle  et  in- 
complète. Par  suite,  un  petit  nombre  seulement  de  bataillons 
s'étaient  rendus  sur  la  place  du  Carrousel,  où  la  revue  passée  par 
le  roi  n'avait  que  trop  prouvé  qu'ils  ne  constituaient,  ni  par  le 
nombre,  ni  surtout  par  la  cohésion,  une  force  capable  de  faire 
reculer  la  révolution  qui  s'avançait.  J'en  recueillis  une  fois  de 
plus  le  déplorable  témoignage,  au  pied  même  du  perron  du  palais 
qui  donnait  accès  aux  appartemens  particuliers  du  roi  et  de  la 
reine,  que  les  gardes  nationaux  stationnés  dans  la  cour  des  Tui- 
leries pouvaient  avoir  plus  spécialement  à  défendre  d'un  moment 
à  l'autre. 

Je  m'étais,  en  effet,  rendu  au  milieu  de  ces  gardes  nationaux,  à 
quelques  pas  des  portes  mêmes  du  palais  :  ils  avaient  presque  tous 
quitté  leurs  rangs  et  formaient  des  groupes  nombreux  parmi  les- 
quels figuraient  plusieurs  officiers  en  uniforme  de  ma  légion.  Je 


SOUVENIRS  DU  COMTE  DE  MONTALIVET.  309 

trouvai,  hélas!  parmi  eux  les  sentimens  qui  animaient  la  grande 
majorité  des  gardes  nationaux  à  pied.  Ceux-là  aussi  préparaient  la 
révolution  sans  comprendre  qu'ils  s'en  faisaient  eux-mêmes  les 
complices.  Je  ne  leur  épargnai  pas  les  reproches,  à  eux  pas  plus 
qu'à  tous  ceux  qui  m'entouraient.  Mais  que  pouvait  mon  impuis- 
sante voix?  —  Vox  clamantis  in  desertol  —  Partout  mon  chaleu- 
reux appel  à  la  résistance  armée  et  à  l'épée  du  maréchal  Bugeaud 
rencontrait  des  adversaires.  Ce  nom,  —  chose  déplorable  !  — 
souleva  les  plus  violentes  protestations  et  le  parti  pris  d'aveugle- 
ment était  tellement  général  que  l'un  des  plus  animés  contre  le 
commandement  nécessaire  que  j'invoquais  était  le  lieutenant- 
colonel  môme  de  ma  légion,  un  des  plus  riches  industriels  de 
France,  un  homme  excellent,  qui,  en  politique,  devait  être  un  des 
soutiens  les  plus  ardens  de  l'Empire  à  venir  :  M.  Dollfus. 

Je  me  débattais  en  vain  pour  tâcher  de  lutter  contre  cet  affo- 
lement, lorsque  la  voix  du  général  Dumas,  aide  de  camp  du  roi, 
vint  interrompre  mes  inutiles  efforts.  —  «  La  reine  vous  demande 
à  l'instant,  me  dit-il,  dans  le  cabinet  du  roi.  -»  —  Là  m'attendait 
une  scène  qui  demeurera  un  des  souvenirs  les  plus  cruels  de  ma 
vie  :  le  roi  était  assis  à  sa  place  ordinaire  de  travail,  une  plume  à 
la  main,  et  commençant  à  écrire  sur  un  papier  que  le  duc  de 
Montpensier,  penché  sur  lui,  montrait  du  doigt.  A  sa  gauche  se 
trouvait  la  reine  avec  un  fier  et  douloureux  visage,  et  quand 
j'entrai,  elle  leva  les  bras  au  ciel  comme  me  disant  :  Il  est  trop 
tard!  —  Quel  profond  et  ineffaçable  souvenir  pour  moi!  La  reine 
m'avait  envoyé  chercher,  parce  qu'elle  me  savait  plus  dévoué  à 
l'honneur  du  roi  qu'à  sa  vie  même,  et  elle  croyait  que  je  pourrais 
arrêter  dans  ses  mains  la  plume  avec  laquelle  on  lui  faisait  signer 
son  abdication.  A  côté  de  la  reine  se  trouvait  la  duchesse  d'Or- 
léans, émue,  anxieuse,  agitée.  Derrière  les  deux  princesses,  le 
maréchal  Soultet  le  maréchal  Sébastiani,  silencieux  et  immobiles. 
A  droite  et  en  face  de  la  table  du  roi,  des  généraux,  des  officiers 
du  roi,  des  députés,  quelques  personnages  entrés  d'eux-mêmes  et 
sans  que  personne  leur  barrât  le  passage  :  M.  Emile  de  Girardin 
suppliant  le  roi  de  signer  son  abdication  comme  le  seul  moyen 
d'apaiser  la  tempête;  M.  Crémieux  se  joignant  à  lui,  en  parlant  de 
cet  acte  comme  devant  assurer  la  couronne  au  comte  de  Paris; 
d'autres  voix  plus  obscures  s'unissant  à  celles-là.  Quatre  protes- 
tations seulement  s'élevèrent  contre  ce  qu'elles  appelaient  une  fai- 
blesse plus  fatale  à  la  royauté  qu'au  roi  lui-môme  :  celles  de  la 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reine,  du  général  de  Neuilly,  deM.Piscatory  et  la  mienne.  —  Ce- 
pendant, tandis  que  le  roi  commençait  à  écrire,  sous  l'impulsion  du 
duc  de  Montpensierqui  le  pressait,  quelques  voix  se  firent  entendre 
demandant  une  abdication  en  faveur  de  la  régence  de  la  duchesse 
d'Orléans  à  l'exclusion  de  celle  des  princes  ses  fils.  Alors,  le  pauvre 
roi,  se  retrouvant  tout  à  coup  lui-même,  avec  une  résolution  et 
un  accent  vraiment  admirables  au  milieu  de  tant  de  faiblesses  : 
«  Je  ne  signerai  jamais  cela,  s*écria-t-il.  Plutôt  mourir.  C'est  con- 
traire à  la  loi  !  »  Et  il  signa  son  abdication,  en  rappelant  la  loi  du 
30  août  1842  (1). 

A  ce  moment,  la  reine  se  pencha  vers  la  duchesse  d'Orléans, 
et  lui  dit  quelques  mots  devant  lesquels  la  princesse  se  courba 
avec  des  larmes  dans  les  yeux.  On  pouvait  y  lire  comme  une  pro- 
testation contre  des  paroles  séA'ères  qui  semblaient  lui  avoir  été 
adressées  par  la  reine.  —  On  a  raconté  à  ce  sujet  que  la  reine, 
après  l'abdication  signée,  se  tournant  vers  la  duchesse  d'Orléans, 
lui  aurait  dit  avec  amertume  :  «Vous  devezêtre  contente,  Hélène.  » 
—  C'est  contre  ces  mots  qu'aurait  protesté  la  princesse  dans  sa 
suppliante  attitude.  Pendant  cette  scène  si  cruellement  agitée  et  si 
solennelle  à  la  fois  de  l'abdication,  dans  laquelle  le  roi,  fort  peu 
préoccupé  de  sa  personne,  ne  voyait  qu'un  sacrifice  destiné  à 
sauver  la  France  et  la  couronne  de  ses  enfans,  un  fait  abominable 
vint  mettre  tout  à  coup  dans  le  plus  grave  danger  sa  sûreté  et  sa 
vie  elle-même  :  au  moment  où  le  roi  Louis-Philippe  avait  pris  la 
résolution  définitive  d'abdiquer  en  faveur  de  son  petit-fils,  l'ordre 
avait  été  donné  aux  écuries  de  la  rue  de  Chartres  de  faire  avancer 
deux  voitures  destinées  à  conduire  à  Saint-Cloudla  famille  royale, 
tandis  que  la  duchesse  d'Orléans  et  ses  enfans  devaient  se  rendre 
à  la  Chambre  des  députés,  afin  d'y  recueillir,  au  nom  du  comte  de 
Paris,  la  succession  royale  laissée  vacante  par  l'abdication  de  son 
aïeul. 

La  voiture  du  roi,  attelée  de  quatre  chevaux  et  précédée  d'un 
jeune  piqueur,  venait  de  déboucher  de  la  rue  de  Chartres  sur  la 
place  du  Louvre  pour  se  diriger  vers  les  arcades  du  pavillon  de 
Flore,  lorsqu'une  bande  demeutiers  —  ou  plutôt  d'assassins  — 

(1)  Article  2  de  la  loi  sur  la  régence  du  30  août  1842  :  «  Lorsque  le  roi  est  mi- 
<■  neur,  le  prince  le  plus  proche  du  trône,  dans  l'ordre  de  succession  établi  par  la 
«'  Déclaration  et  la  charte  de  1830,  âgé  de  vingt  et  un  ans  accomplis,  est  investi  de 
"  la  régence  pour  toute  la  durée  de  la  minorité.  »  —  La  loi  attribuait  donc  la 
régence  au  duc  de  Nemours,  pendant  qu'en  vertu  de  l'article  6,  la  garde  et  la  tu- 
telle du  roi  mineur  devaient  appartenir  à  M"'  la  duchesse  d'Orléans. 


SOUVENIRS    DU    COMTE    DE    MONTA LI VET.  311 

apostés  au  coin  de  la  rue  de  Chartres,  tira  presque  à  bout  portant 
sur  le  piqueur  et  sur  l'attelage.  Le  malheureux  jeune  homme  fut 
tué  raide,  et  deux  chevaux  furent  abattus.  —  La  retraite  du  roi, 
telle  qu'elleavait  été  projetée,  était  devenue  impossible.  Heureuse- 
ment, des  officiers  témoins  de  cet  afTreux  guet-apens  eurent 
aussitôt  la  pensée  de  faire  venir,  en  toute  hâte,  une  des  voitures 
de  service  sur  la  place  de  la  Concorde,  qui,  comme  je  l'ai  dit 
tout  à  l'heure,  était  maintenue  entièrement  libre  par  un  cordon 
de  troupes.  —  On  comprend  l'efTroi  dont  cette  nouvelle  pénétra 
tous  les  assistans  dans  le  cabinet  où  le  roi,  entouré  encore  de  sa 
famille  et  de  quelques  amis,  attendait  l'arrivée  de  sa  voiture  pour 
quitter  les  Tuileries;  tout  à  coup  retentirent  des  coups  de  fusil 
se  rapprochant  de  plus  en  plus  du  palais.  Ce  fut,  hélas  !  un  vrai 
sauve-qui-peut  :  chacun,  toutefois,  s'oubliait  soi-même  pour 
sauver  le  roi;  les  appels  se  croisaient:  Il  n'y  a  pas,  s'écriait-on, 
un  moment  à  perdre,  et  alors  tout  fut  oublié  :  les  portefeuilles 
particuliers  du  roi  qui,  avec  ses  papiers  les  plus  précieux,  conte- 
naient une  somme  de  6000  francs  environ,  la  seule  somme  qu'il 
eût  aux  Tuileries  à  sa  disposition,  semblèrent  un  poids  trop  lourd 
pour, le  serviteur  qui  les  portait,  et  furent  jetés  derrière  une  ar- 
moire. Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  la  reine,  qui  avait  sans  doute 
aussi-quelque  argent  chez  elle,  ne  songea  même  pas  à  l'aller  cher- 
cher: elle  ne  pensait  qu'au  roi.  La  petite  colonne,  composée  seu- 
lement de  la  famille  royale,  de  M""*  de  Dolomieu,  dame  d'hon- 
neur de  la  reine,  de  M.  Piscatory,  qui  allait  se  rendre  à  la  Chambre 
des  députés,  du  général  de  Neuilly  qui  portait  sur  son  bras  le 
petit  prince  de  Wurtemberg,  du  général  Dumas,  aide  de  camp 
du  roi,  d'un  ou  deux  officiers  de  la  maison,  dont  je  ne  me  rappelle 
pas  le  nom  et  de  quelque  serviteurs  fidèles,  prit  le  plus  court 
pour  se  rendre  place  de  la  Concorde,  où  on  avait  annoncé  l'arri- 
vée des  deux  voitures.  Elle  déboucha  sur  le  grand  vestibule,  au- 
dessous  de  la  salle  des  Maréchaux,  en  passant  par  un  corridor 
obscur,  éclairé  par  une  lampe;  puis,  descendant  le  grand  escalier, 
qui  séparait  alors  ce  vestibule  du  jardin,  s'engagea  dans  la  grande 
allée  de  la  grille  du  Pont-Tournant. 

Décidé  à  accompagner  le  roi  et  à  défendre  au  besoin  sa  pré- 
cieuse vie,  je  précédai  le  groupe  royal  aussi  rapidement  que  me 
le  permettait  ma  santé  fort  éprouvée  en  ce  moment,  et  je  m'em- 
pressai de  rallier  l'escadron  de  ma  légion  que  j'avais  établi  dans 
le  jardin.  Mon  cheval  étant  resté  dans  l'écurie  du  poste  formé 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  la  garde  du  roi,  je  démontai  un  de  mes  gardes.  Je  pris  la 
tête  de  ce  douloureux  cortège,  avec  la  moitié  d'un  escadron, 
dont  l'autre  moitié  forma  l'arrière-garde  sous  les  ordres  de  M.  Sa- 
valette,  ami  de  M.  Thiers,  partisan  des  idées  de  la  gauche  et  de 
la  réforme,  mais  dont  la  loyauté  parfaite  et  la  vigueur  m'étaient 
connues. 

Les  deux  voitures  de  service  attendaient  le  roi  non  loin  de 
l'obélisque  ;  en  avant  se  trouvait  massé  un  escadron  de  la  ligne 
dont  les  généraux  Regnault  Saint-Jean-d'Angély  et  Prévost  avaient 
pris  le  commandement.  Quittant  alors  la  tète  de  l'escorte,  je 
m'étais  placé  entre  la  voiture  destinée  au  roi  et  un  groupe  qui 
avait  pénétré  sur  la  place  de  la  Concorde.  Ce  groupe,  peu  nom- 
breux, était  composé  de  quelques  députés  se  rendant  à  la  Chambi-e 
et  de  plusieurs  ouvriers  en  costume  de  travail.  Pendant  que  le 
roi  montait  rapidement  en  voiture  avec  sa  famille,  et  que  les 
personnes  de  sa  suite  s'entassaient  devant,  derrière,  et  dans  la 
seconde  voiture,  je  ne  perdais  pas  de  vue  les  ouvriers  qui  faisaient 
partie  du  groupe,  et  je  ne  parlerais  pas  de  cette  prudence,  rendue 
si  naturelle  par  les  circonstances,  si  je  n'avais  été  frappé  des 
paroles  que  prononça  en  me  regardant  l'un  de  ces  ouvriers,  dont 
la  figure  n'avait  rien  d'hostile.  «  Mais  pourquoi  s'en  va-t-il?  nous 
ne  voulons  pas  lui  faire  de  mal.  »  —  Je  le  dis  dans  la  profondeur 
de  ma  conviction  :  cétait  là  le  mot  de  l'immense  majorité  des 
habitans  de  Paris,  de  ces  aveugles  qui  ne  voulaient  pas  faire  de 
mal  au  roi,  mais  qui  en  faisaient  un  irréparable  à  la  France  et  à 
eux-mêmes  en  se  mettant  à  la  suite  des  trois  ou  quatre  mille 
hommes  armés  qui  ont  suffi  à  transformer  un  vœu  de  réforme 
en  une  révolution  insensée  dont  les  conséquences  devaient  peser 
si  cruellement  sur  l'avenir  de  la  patrie. 

Peu  de  minutes  s'étaient  passées  lorsque  le  convoi  se  mit  en 
marche  à  la  plus  grande  allure  des  chevaux.  Je  me  plaçai  à  la 
portière  du  roi.  Cette  retraite  avait  été  si  rapide  que  les  émeutiers 
qui  venaient  de  porter Ja  mort  et  l'incendie  dans  les  deux  postes 
de  la  garde  municipale  dont  j'ai  déjà  parlé  n'eurent  pas  le  temps 
d'arriver  jusqu'au  Cours- la-Reine  pendant  que  les  voitures  défi- 
laient sur  le  quai;  j'eus  alors  de  fort  près  le  spectacle  de  ces  for- 
cenés se  précipitant  —  en  vain,  Dieu  merci  —  pour  assaillir 
l'escorte  du  roi;  de  là  même,  ce  fait  particulier  qu'aucun  coup  de 
fusil  ne  put  être  tiré  par  ces  hommes  au  milieu  de  leur  course 
furieuse.  La  Providence  épargna  ainsi  un  danger  de  plus  aux  pré- 


SOUVENIRS    DU    COMTE    DE   MONTALIVET.  313 

cieuses   vies  confiées  au  courage  d'un  petit  nombre  de  braves 
gens. 

Aucun  incident  digne  d'être  noté  ne  se  produisit  pendant  le 
trajet  de  Paris  à  Saint-Cloud.  A  peine  sortis  de  Paris,  nous  plon- 
gions dans  le  vrai  sentiment  de  la  France,  qui  était  loin  d'être 
enthousiaste  de  son  gouvernement,  mais  qui  souhaitait  ardem- 
ment qu'il  ne  fût  pas  renversé.  Nulle  part  un  mauvais  cri,  nulle 
part  une  agitation  populaire.  A  Saint-Cloud,  oiiles  premières  nou- 
velles de  Paris  avaient  éveillé  l'attention  des  autorités,  nous  trou- 
vâmes un  bataillon  de  gardes  nationales  qui  reçut  très  bien  le  roi. 
La  famille  royale  se  rendit  immédiatement  dans  ses  appartemens, 
pendant  qu'une  partie  des  personnes  qui  l'avaient  accompagnée 
l'attendaient  avec  moi  dans  le  salon  de  famille.  La  panique  était 
arrivée  à  son  comble  dans  les  esprits,  et  je  me  rappelle  cette  excla- 
mation affolée  d'une  des  personnes  présentes,  qui,  sans  se  rendre 
compte  de  l'impossibilité  matérielle  du  fait,  s'écria  en  s'adres- 
sant  à  moi  :  «  Ils  arrivent,  je  vous  assure  quils  arrivent.  »  Pen- 
dant ce  temps,  on  avait  fait  approcher  d'une  des  portes  du  palais 
donnant  sur  le  parc  un  omnibus,  et  bientôt  le  roi  rentra  dans  le 
salon,  prêt  à  partir.  Il  avait  trouvé  des  vêtemens  contre  lesquels  il 
avait  échangé  son  uniforme.  Le  duc  de  Montpensier  avait  imité  cet 
exemple,  et  portait  un  paletot  et  une  casquette  prêtés  par  je  ne 
sais  qui.  Ils  n'adressèrent  la  parole  à  personne;  ils  pliaient  tris- 
tement, avec  le  costume  d'une  abdication  plus  complète  encore 
que  celle  des  Tuileries,  sous  le  poids  du  coup  qui  les  avait  frappés. 
Je  les  suivis  jusqu'à  la  voiture,  l'âme  bouleversée,  le  visage 
inondé  de  larmes,  un  affreux  mélange  de  désespoir  et  de  honte 
dans  le  cœur. 

O"    DE    MoNTALlVET. 


LE  PROBLÈME  CHINOIS 


PÉKIN  —  LA  CLASSE  DES  LETTRES 


I 


Brusquement  posée  voilà  quatre  ans  par  l'effondrement  de 
la  Chine  devant  la  puissance  militaire  du  Japon,  la  question 
d'Extrême-Orient  a  aussitôt  attiré  l'attention  de  toute  l'Europe. 
Reléguée  un  instant  au  second  plan  par  les  massacres  d'Arménie 
et  la  guerre  gréco-turque,  elle  a  reparu  au  premier  à  la  fin  de 
1897,  et  s'est  révélée  cette  fois  comme  le  plus  important  et  l'un 
des  plus  difficiles  problèmes  que  le  monde  ait  à  résoudre.  Rien 
ne  saurait  aujourd'hui  la  rejeter  dans  l'ombre  et  tels  événemens 
qui  semblent  un  instant  en  détourner  les  regards  se  chargent 
bientôt  de  les  y  ramener  d'eux-mêmes  :  de  toutes  les  consé- 
quences probables  de  la  lutte  inégale  qui  a  eu  lieu  entre  l'Espagne 
et  les  Etats-Unis,  la  plus  grave  peut-être,  celle  qui  préoccupe  le 
plus  l'opinion  et  les  hommes  d'Etat  de  tous  les  pays,  c'est  l'éta- 
blissement des  Américains,  non  pas  aux  Antilles,  mais  aux  Phi- 
lippines, parce  qu'un  nouveau  concurrent,  jusqu'à  présent  éloigné 
et  distrait  en  apparence,  viendra  s'installer  ainsi  aux  portes  de  la 
Chine  et  s'ajouter  à  ceux  qui  en  guettent  déjà  les  dépouilles. 
L'universelle  préoccupation  du  problème  chinois  fait  sentir  son 
influence  jusque  sur  les  solutions  données  à  des  questions  euro- 
péennes ou  méditerranéennes.  Si  l'Angleterre  attache  un  si  grand 
prix  à  l'occupation  de  l'Egypte,  ce  n'est  pas  tant  pour  la  réelle 
richesse  du  pays  que  pour  sa  situation  géographique,  qui  en  fait  la 
clef  de  la  route  la  plus  courte  des  Indes  et  de  l'Extrême-Orient.  Si 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  315 

la  froideur  de  la  Russie  a  empêché  toute  intervention  de  l'Eu- 
rope en  faveur  des  Arméniens  et  paralysé  les  efforts  des  philhel- 
lènes,  si  le  tsar  voit  d'un  mauvais  œil  tout  ce  qui  pourrait  modi- 
fier la  situation  du  Levant  et  se  refuse  à  laisser  soustraire  aucune 
province  chrétienne  au  joug  du  Sultan  i^ougc,  c'est  qu'il  ne  veut 
pas  qu'une  commotion  sur  les  bords  du  Bosphore  l'entraîne  dans 
des  aventures  à  l'ouest  de  l'Asie  et  le  distraie  des  vastes  desseins 
où  il  s'absorbe  à  l'autre  extrémité  du  continent. 

Uhomme  malade  de  Pékin  est  bien  autrement  riche  que  celui 
de  Constantinople  :  quatre  fois  plus  étendu,  douze  ou  quinze 
fois  plus  peuplé  que  l'Empire  ottoman,  l'Empire  chinois  contient 
une  moindre  proportion  de  déserts  ;  ses  ressources  sont  bien  plus 
grandes  et  plus  variées;  ses  habitans  bien  plus  industrieux,  plus 
pacifiques  et,semble-t-il,plus  faciles  à  gouverner.  Voilà  pourquoi, 
en  cette  fin  du  xix*'  siècle,  où  la  richesse  d'un  territoire  compte 
plus  que  les  souvenirs  qui  s'y  attachent,  où  l'on  se  préoccupe  plus 
de  débouchés  à  ouvrir,  de  terres  à  mettre  en  valeur  ou  de  mines 
à  exploiter  que  de  reliques  à  préserver  ou  de  peuples  à  affranchir 
les  nations  de  l'Europe  ont  abandonné  le  chevet  du  Grand  Turc 
pour  s'occuper  de  capter  l'héritage,  plus  lucratif,  du  Fils  du 
Ciel.  Le  malade  des  bords  du  Bosphore  peut  avoir  des  crises 
furieuses,  on  s'efforce  de  ne  pas  les  voir;  on  salue  même  avec 
joie  un  regain  de  force,  s'il  s'en  manifeste;  on  ne  cherche  plus 
qu'à  le  galvaniser,  qu'à  le  faire  durer.  Si  le  soin  de  préserver 
la  paix  de  l'Europe  n'est  pas  étranger  à  cette  conduite,  le  désir 
de  ne  pas  être  dérangées  dans  l'œuvre  qu'elles  poursuivent  en 
Chine  a  bien  aussi  sa  part  dans  l'attitude  non  seulement  de  la 
Russie,  mais  de  plus  d'une  autre  puissance  en  face  de  l'Orient 
méditerranéen. 

C'est  qu'on  se  promet  dans  l'Empire  du  Milieu  un  butin  aussi 
précieux  que  facile  à  récolter.  La  Chine,  à  ce  point  de  vue,  vaut 
bien  mieux  que  l'Afrique,  dont  l'Europe  a  si  avidement  opéré  le 
partage.  Moins  étendue  que  le  continent  noir,  elle  est  beaucoup 
plus  peuplée,  son  climat  est  moins  meurtrier,  son  accès  plus 
facife,  ses  fleuves  plus  aisément  navigables,  son  sol  plus  fertile. 
Le  travail  bien  dirigé  de  ses  habitans,  ouvriers  laborieux,  patiens 
et  habiles,  permettra  d'en  exploiter  les  ressources  bien  plus  aisé- 
ment et  plus  rapidement  que  ne  pourront  être  mises  en  valeur 
celles  du  continent  noir,  avec  ses  populations  barbares,  grossières 
et  indolentes.  Ces  ressources  elles-mêmes  sont  immenses,  et  beau- 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

coup  dorment  encore.  Les  paysans  chinois  sont  parmi  les  premiers 
agriculteurs  du  monde  :  ils  tirent  parti  du  sol  de  leurs  plaines 
avec  une  perfection  qui  permet  aux  populations  rurales  d'atteindre 
un  degré  de  densité  inconnu  en  Occident;  telles  provinces  chi- 
noises du  littoral  ou  de  la  vallée  du  Yang-tsé-Kiang,  le  Chan- 
toung,  le  Houpé,  le  Kiangsou,et  d'autres  encore  sont  aussi  peu- 
plées que  la  Belgique,  et  cependant,  malgré  quelques  grandes 
mais  rares  agglomérations  urbaines,  ces  régions,  comme  tout  l'en- 
semble de  la  Chine,  sont  presque  exclusivement  agricoles,  et,  de 
même  que  dans  tout  TExtréme-Orient,  où  le  riz  est  la  culture 
dominante,  les  montagnes  sont  à  peu  près  inhabitées.  Si  le  sol  est 
admirablement  exploité,  le  sous-sol,  en  revanche,  est  absolument 
négligé  :  on  n'extrait  qu'une  quantité  insignifiante  de  houille  des 
immenses  formations  carbonifères  qui  couvrent  plus  de  100  000  ki- 
lomètres carrés,  aux  abords  du  fleuve  Jaune,  dans  les  plaines  du 
Honan  et  sous  les  terrasses  du  Ghansi  ;  avec  le  bassin  du  Chan- 
toung,  très  important  aussi,  qui  se  trouve  plus  à  l'ouest,  ce  sont 
là  les  couches  les  plus  accessibles  de  combustible  minéral,  re- 
connues par  le  célèbre  voyageur  Richthofen.  Celles  de  la  Chine 
centrale  paraissent  toutefois  plus  étendues  encore  :  le  bassin  du 
Setchouen,  où  se  trouve  aussi  du  pétrole,  couvrirait  une  sur- 
face égale  à  la  moitié  de  la  France,  et  celui  du  Hounan  serait  aussi 
très  considérable.  Les  mines  métalliques  abondent  également  : 
celles  du  Yunnan,  riche  surtout  en  gisemens  de  cui\Te,  ont  été 
une  des  causes  qui  nous  ont  attirés  au  Tonkin  ;  les  métaux  pré- 
cieux eux-mêmes  semblent  exister  en  maints  endroits.  Il  est  cer- 
tain que,  malgré  l'ancienneté  de  leur  civilisation,  les  Chinois  ont 
à  peine  effleuré  ces  richesses  qui  se  cachaient  sous  terre  ;  ils  sont 
demeurés  inférieurs  à  ce  point  de  vue  aux  peuples  de  l'antiquité 
classique  :  toute  cette  moisson  reste  à  récolter  pour  les  Euro- 
péens. 

On  peut  juger  du  développement  dont  la  Chine  est  susceptible, 
de  l'accroissement  que  peuvent  prendre  ses  échanges  avec  le 
reste  du  monde,  de  l'impulsion  que  donnerait  à  l'activité  uni- 
verselle l'ouverture  de  cet  immense  pays,  par  l'exemple  de  deux 
autres  contrées  asiatiques,  placées  dans  des  conditions  assez  ana- 
logues :  l'Inde  britannique,  qui,  avec  toutes  ses  dépendances,  est 
d'un  sixième  plus  vaste  que  la  Chine  propre  (i),  mais  contient 

(1)   On  sait  que  l'Empire  chinois  comprend  la  Chine  proprement  dite,  ou  les 
«••  Dix-huit  Provinces,  »  qui  a  une  surface  de  3  millions  et  demi  de  kilomètres  carrés, 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  31 7 

au  plus  les  trois  quarts  du  nombre  de  ses  habitans,  dont  les  po- 
pulations sont  bien  plus  molles  et  le  sous-sol,  sinon  le  sol,  bien 
moins  riche,  fait  un  commerce  extérieur  double  de  celui  du  Cé- 
leste Empire.  Le  Japon,  neuf  fois  moins  étendu  et  moins  peuplé 
que  la  Chine,  transformé  par  un  gouvernement  éclairé  et  l'intro- 
duction des  méthodes  européennes,  a  vu  le  chiffre  de  ses  échanges 
s'élever  en  trente  ans  de  130  à  9o0  millions  de  francs,  plus  des  deux 
tiers  de  celui  de  son  énorme  et  stationuaire  voisine.  Beaucoup 
plus  que  les  préjugés  du  peuple  chinois,  c'est  la  résistance  à  tout 
progrès,  et  l'imbécillité  du  gouvernement  le  plus  corrompu  et  le 
plus  orgueilleux  qui  soit,  qui  empêchent  le  pays  de  se  développer. 
Aussi  longtemps  qu'on  a  pu  se  faire  illusion  —  sinon  sur  la  bonne 
volonté  de  ce  gouvernement,  du  moins  sur  sa  puissance,  —  on  n'a 
pas  tenté  de  lui  arracher  de  force  ce  qu'on  ne  pouvait  en  obtenir 
de  bon  gré;  on  s'est  résigné  à  laisser  dormir  les  immenses  res- 
sources de  l'intérieur,  pour  se  contenter  de  l'ouverture  de  quel- 
ques ports  au  commerce  étranger.  Mais,  en  1894,  les  brillantes 
victoires  du  Japon  révélèrent  au  monde  stupéfait  la  faiblesse  du 
colosse,  la  corruption  qui  le  ronge,  son  incapacité  à  se  régénérer 
de  lui-même;  et  c'est  ce  qui  fait  de  cette  guerre  d'Extrême-Orient 
un  événement  capital  de  l'histoire.  Dès  lors,  l'attitude  des  nations 
étrangères  a  changé  :  elles  exigent  aujourd'hui  bien  plus  qu'elles 
ne  demandaient  autrefois.  Elles  prétendent  obliger  le  Fils  du  Ciel 
Émettre  en  valeur  les  richesses  de  son  empire,  ou  à  les  laisser  le 
faire  à  sa  place  ;  si  elles  ne  se  partagent  pas  son  territoire,  elles 
prennent  hypothèque  sur  les  diverses  provinces  ;  elles  s'y  font  ac- 
corder des  concessions  de  mines,  de  chemins  de  fer,  de  toute  sorte 
d'entreprises.  Aux  yeux  des  puissances,  la  Chine  n'est  plus  une 
force  à  ménager,  une  alliée  éventuelle  même,  mais  une  proie,  ou 
un  pays  qu'on  espère  réduire  à  une  sorte  de  vasselage. 

Inaugurée  en  1895,  dès  le  lendemain  de  la  guerre,  par  la 
Russie,  qui  était  la  seule  nation  européenne  à  soupçonner  la  fai- 
blesse de  la  Chine  et  se  préparait  déjà  par  la  construction  du 
Transsibérien  à  y  jouer  un  rôle  particulièrement  actif,  la  nouvelle 
politique  de  l'Europe  à  l'égard  du  Céleste  Empire  s'est  accentuée 

et  380  millions  d'habitans  environ,  et  diverses  dépendances  plus  vastes,  mais  infi- 
niment moins  peuplées  :  la  Mandchourie,  patrie  de  la  dynastie  actuelle  (7  à  8  mil- 
lions d'habitans  sur  900000  kilomètres  carrés);  la  Mongolie  (-2  millions  d'habitans 
seulement  sur  3  200  000  kilomètres  carrés);  le  Thibet  (6  millions  d'ùmes  sur  1600000 
kilomètres  carrés);  le  Turkestan  oriental  et  la  Dzoungarie  (1200000  âmes  sur 
1300000  kilomètres  carrés). 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'hiver  dernier.  L'Allemagne,  la  France,  l'Angleterre  se  sont  fait 
«  céder  à  bail  »  des  points  d'appui  maritimes,  et  reconnaître  des 
«  sphères  d'intérêts.  »  La  Russie  est  revenue  au  jeu  et  le  Japon 
s'en  est  aussi  mêlé.  L'auteur  de  cette  étude  se  trouvait  en  Extrême- 
Orient  où  il  est  resté  du  mois  de  septembre  1897  au  mois  d'avril 
dernier,  pendant  que  se  déroulaient  tous  ces  événemens.  Il  a  pu 
s'entretenir  avec  des  hommes  qui  y  ont  été  intimement  mêlés,  et 
fréquenter  ceux  qui  connaissent  le  mieux  la  Chine  aux  points  de 
vue  les  plus  divers  et  y  séjournent  depuis  le  plus  longtemps  : 
missionnaires,  négocians,  personnages  officiels  ;  il  a  pu  compléter 
ainsi  ses  propres  observations  et  s'est  efforcé  de  se  rendre  compte 
des  termes  dans  lesquels  se  pose  la  difficile  question  d'Extrême- 
Orient.  Il  s'écoulera  sans  doute  assez  longtemps  avant  qu'elle  ne 
soit  réglée. 

On  aurait  certes  surpris  les  hommes  du  début  de  ce  siècle  en 
leur  disant  qu'il  finirait  avant  que  le  Turc  fût  chassé  d'Europe,  et 
cependant  les  destinées  de  l'Orient  méditerranéen  sont  bien  loin 
encore  d'être  fixées.  Les  problèmes  que  soulève  l'avenir  du  Céleste 
Empire  ne  sont  ni  moins  graves  ni  moins  compliqués  :  infiniment 
moins  hétérogène  que  la  Turquie,  la  Chine  n'en  a  pas  moins  à 
craindre  comme  elle  des  troubles  intérieurs  ;  elle  est  gouvernée 
par  une  dynastie  étrangère  et  rongée  de  sociétés  secrètes  ;  le  gou- 
vernement central  est  faible  et  les  diverses  parties  de  cet  immense 
ensemble  paraissent  avoir  bien  peu  de  cohésion.  D'autre  part,  les 
rivalités  des  puissances  européennes,  auxquelles  il  faut  joindre  les 
États-Unis  et  le  Japon  ,  ne  sont  pas  moins  vives  à  l'est  qu'à 
l'ouest  de  l'Asie.  Le  seul  résultat  qui  soit  à  peu  près  définitive- 
ment obtenu,  grâce  aux  événemens  des  cinq  dernières  années,  la 
fin  de  l'isolement  de  la  Chine,  qui  avait  toujours  vécu  absolu- 
ment à  l'écart  de  l'Europe,  la  mise  en  contact,  pour  la  première 
fois  depuis  les  origines  de  l'histoire ,  de  cette  énorme  agglomé- 
ration d'hommes  avec  une  civilisation  qui  s'était  développée  sans 
aucun  lien  avec  la  leur  depuis  six  mille  ans,  soulève  un  redou- 
table inconnu.  Si  le  manque  de  vertus  militaires  chez  les  Chi- 
nois et  l'insuffisance  du  nombre  chez  les  Japonais,  rendent  peu 
redoutable  le  péril  jaune  au  pohit  de  vue  guerrier,  beaucoup  de 
gens  et  parmi  eux  les  représentans  les  plus  hardis  de  la  civili- 
sation occidentale,  les  Américains,  les  Australiens,  s'en  préoccu- 
pent au  point  de  vue  économique. 

Dislocation  du  Céleste  Empire  à  la  suite  de  troubles  intérieurs 


LE    PROBLÈME    CHINOIS,  319 

OU  partage  de  la  Chine  entre  les  diverses  puissances,  à  la  suite 
d'une  entente  ou  d'une  guerre  qui  ne  manquerait  pas  de  devenir 
universelle,  ou  encore  rénovation  du  plus  vieil  État  du  monde 
par  l'adoption  des  idées  et  des  méthodes  de  l'Occident,  lutte  éco- 
nomique entre  la  race  blanche  et  la  race  jaune,  il  serait  pré- 
somptueux et  vain  de  vouloir  prophétiser  dès  aujourd'hui  tous 
les  développe  mens  qu'est  susceptible  de  prendre  la  question 
d'Extrême-Orient.  Mais  on  peut  tenter,  au  moment  où  elle  se  pose 
pour  la  première  fois  d'une  manière  pressante,  d'en  déterminer 
les  multiples  élémens,  d'étudier  la  position  relative  à  l'heure 
actuelle  et  les  perspectives  prochaines  de  l'action  des  divers  fac- 
teurs. C'est  ce  qu'on  essaiera  de  faire  ici  en  commençant  par  le 
patient,  autour  duquel  se  pressent  tant  de  médecins  et  d'héri- 
tiers, par  la  Chine  elle-même. 


II 


La  première  vue  de  la  Chine  n'est  guère  attrayante,  lorsque, 
venant  de  la  Sibérie  orientale,  on  y  arrive  par  le  golfe  du  Petchili 
après  une  longue  navigation  autour  de  la  presqu'île  Coréenne. 
Après  le  beau  port  naturel  de  Vladivostok,  après  cette  merveil- 
leuse rade  de  Nagasaki,   tout  enfouie  dans  la  verdure,  où  les 
gracieux  pins  du  Japon,  qui  couvrent  les  îles  rocheuses,  s'inclinent 
sur  l'eau  profonde  et  bleue,  où  les  grands  bâtimens  de  guerre  et 
de  commerce  sont  ancrés  tout  près  des  rives,  au  milieu  d'un  va- 
et-vient  de  jonques  aux  voiles  blanches,  c'est  une  impression  de 
tristesse,  presque  un  serrement  de  cœur  qu'on  éprouve  en  jetant 
l'ancre  à  plusieurs  milles  de  l'embouchure  du  Peï-ho,  pour  atten- 
dre, au  milieu  d'une  mer  toute  jaunie  de  la  boue  que  charrie  le 
fleuve,  le  moment  où  la  marée  permettra  de  franchir  la  barre. 
Presque  tous  les  ports  du  Céleste  Empire  sont  ainsi  faits;  on  ne 
peut  y  pénétrer  que  pendant  quelques  heures  au  voisinage  de  la 
pleine  mer  :  même  l'entrée  de  l'immense  fleuve  Bleu  est  encom- 
brée de  hauts-fonds;  son  rival,  le  fleuve  Jaune,  se  divise  dans  son 
cours   inférieur  en  une  telle   multitude  de  chenaux,  divaguant 
parmi  les  terres  marécageuses,  que  toute  liaison  y  est  rompue 
entre  la  na\'igation  fluviale  et  la  navigation  maritime.  Avec  ses 
estuaires  envasés,  les  tempêtes  qui  assaillent  ses  côtes,  les  brumes 
qui  les  cachent  souvent,  les  glaces  qui  viennent  fermer  l'hiver  ce 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

golfe  du  Petchili,  chemin  de  la  capitale,  situé  pourtant  plus  près 
de  l'équateur  que  la  baie  de  Naples  ou  l'embouchure  du  Tage,  la 
Chine  semble  vraiment  repousser  l'étranger. 

Du  mouillage,  en  dehors  de  la  barre,  c'est  à  peine  si  l'on 
aperçoit  la  côte,  tant  elle  est  basse.  Lorsque  enfin  on  peut  entrer, 
on  distingue  des  forts  de  boue,  des  maisons  de  boue  dans  les  vil- 
lages^ d'innombrables  tas  de  boue,  marquant  les  tombes  des 
cimetières  :  c'est  Takou;  un  peu  plus  haut,  à  Tangkou,  le  Peïho 
cesse  d'être  navigable  aux  bâtimens  de  quelque  importance.  Au 
débarqué,  une  surprise  vous  attend  :  le  chemin  de  fer.  Com- 
mencé par  Li-Hung-Chang,  pour  permettre  l'exportation  du 
charbon  de  ses  mines  de  Kaïping,  à  quelques  lieues  au  nord-est, 
il  a  été  prolongé  de  divers  côtés,  et  depuis  l'été  de  1897,  il  conduit 
à  Pékin  par  Tien-tsin.  Une  heure  et  demie  après  avoir  quitté 
Tangkou,  je  descendais  dans  cette  dernière  ville,  au  milieu  d'une 
nuée  de  coolies  qui  s'élancent  à  l'assaut  de  mes  bagages.  La  tra- 
versée du  Peïho  faite  en  sampang,  pour  ne  pas  s'entasser  sur  un  bac 
encombré  qui  ne  porterait  pas  moitié  autant  d'Européens  qu'il 
contient  de  Célestes  serrés  les  uns  contre  les  autres  et  immobiles 
dans  les  positions  en  apparence  les  plus  incommodes,  ensuite  une 
course  rapide  en  djinriksha,  au  trot  d'un  Chinois,  à  travers  la 
Rue  de  France,  puis  la  Victoria  Road,  et  me  voici  à  VAstor  house, 
un  hôtel  à  l'Américaine,  tenu  par  un  Allemand  ;  en  face,  un  jardin, 
où  un  drapeau  blanc  taché  d'un  cercle  rouge,  emblème  du  soleil 
levant,  surmonte  le  consulat  du  Japon.  Je  suis  ainsi  initié  dès  la 
première  heure  au  cosmopolitisme  d'une  concession  étrangère 
en  Extrême-Orient. 

Tien-tsin  est  le  plus  grand  port  ouvert  de  la  Chine  du  Nord,  et, 
dans  l'ensemble  du  Céleste  Empire,  il  vient  au  troisième  rang 
pour  l'activité  de  son  commerce  extérieur.  C'est  aussi  une  im- 
mense ville  chinoise  de  près  d'un  million  d'habitans.  Mais  sa 
concession  européenne  ne  vaut  pas  celle  de  Shanghaï;  comme 
cité  indigène,  elle  n'est  aussi  que  d'un  intérêt  médiocre  et  le  cède 
de  beaucoup  à  Pékin,  à  Canton  et  à  bien  d'autres  villes.  C'était  là 
que  commençait  le  long  et  désagréable  voyage  qu'il  fallait  faire 
autrefois  pour  atteindre  la  capitale  :  on  y  arrivait  soit  par  terre  en 
deux  journées  de  cheval,  soit  par  le  Peïho.  Tantôt  à  la  voile  et 
tantôt  à  la  rame,  tantôt  halées  à  bras  d'hommes,  les  jonques  re- 
montaient tant  bien  que  mal,  et  plutôt  mal  que  bien,  le  cours  si- 
nueux du  fleuve,  le  plus  souvent  en  deux  ou  trois  jours,  quelque- 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  321 

fois  en  quatre  ou  cinq,  lorsque  le  vent  soufflait  du  nord  et  que  les 
échouages  étaient  trop  nombreux.  Aujourd'hui,  Vexpi^ess  quoti- 
dien, marchant  à  raison  de  32  kilomètres  à  l'heure,  franchit  en 
trois  heures  cinquante-trois  minutes  les  127  kilomètres  de  che- 
min de  fer  qui  séparent  Ticn-tçin  de  la  station  de  Pékin. 

Le  pays  parcouru  est  à  peu  près  entièrement  plat  ;  ce  n'est 
que  peu  avant  d'arriver  qu'on  commence  à  apercevoir  vers  le 
nord-est  une  ligne  bleue  d'assez  hautes  collines.  En  ce  mois  de 
septembre,  au  moment  où  la  saison  des  pluies  finit  pour  faire 
place  à  la  sécheresse  qui  va  durer  jusqu'à  la  fin  de  l'hiver,  tout 
est  inondé  aux  environs  de  Tien-tsin  :  le  cimetière  lui-même, 
autour  duquel  tourne  la  ligne,  est  en  partie  couvert  d'eau  :  on  voit 
flotter  un  cercueil,  un  autre  s'est  échoué  sur  le  talus  de  la  voie. 
Ces  tombes  paraissent  bien  peu  soignées  pour  des  hommes  si  res- 
pectueux des  morts.  L'inondation  s'étend  d'abord  presque  à  perte 
de  vue,  puis  le  sol  commence  à  se  montrer.  Si  on  s'attendait  à 
voir  incultes  ces  terrains  d'où  les  eaux  se  sont  à  peine  retirées, 
c'est  qu'on  ne  connaît  pas  encore  l'infatigable  labeur  de  l'agricul- 
teur chinois,  le  soin  diligent  qu'il  apporte  à  sa  tâche.  Tout  ce 
qui  émerge  est  déjà  ensemencé,  les  labours  s'avancent  jusqu'au 
bord  même  de  l'eau  et,  à  quelques  pas  de  la  limite  de  l'inondation, 
commence  déjà  le  tapis  vert  des  moissons  futures,  qui  ont  vite 
levé  dans  le  limon  humide  et  gras,  sous  le  chaud  soleil  de  sep- 
tembre. Les  villages,  toujours  en  boue,  entourés  d'arbres,  se 
multiplient,  et  l'on  se  trouve  bientôt  dans  un  pays  admirablement 
cultivé,  où  pas  un  pouce  de  terrain  n'est  perdu,  où  les  champs  de 
blé  et  de  sorgho  alternent  avec  les  cultures  maraîchères  et  les 
vergers. 

La  station  provisoire  de  Pékin,  en  planches  et  tôle  galvanisée, 
s'élève  au  milieu  de  ce  paysage  champêtre;  c'est  à  peine  si  l'on 
aperçoit  entre  des  arbres  un  pan  des  hautes  murailles  de  la 
^'ille,  que  la  végétation  et  un  léger  mouvement  de  terrain  cachent 
à  peu  près  entièrement.  Rien  ne  prévient  le  voyageur  qu'il  se 
trouve  presque  aux  portes  de  la  capitale  du  plus  vieil  empire  du 
monde. 

Pour  franchir  les  1  500  mètres  qui  séparent  la  gare  de  l'entrée 
de  Pékin,  il  faut  remplacer  le  plus  perfectionné  par  l'un  des  plus 
barbares  des  moyens  de  transport  que  l'homme  ait  à  sa  disposition. 
Les  Célestes  n'ont  pas  voulu  qu'on  pût  se  dispenser,  pour  pénétrer 
dans  leur  sacro-sainte  capitale,  d'avoir  recours  à  un  instrument 

TOME  CL.  —  1898.  21 


322  REVUE    DES    DEUX    MOîSDES. 

de  locomotion  national;  c'est  pourquoi  l'on  passe  du  wagon  de 
chemin  de  fer  à  la  charrette  chinoise.  A  côté  de  ce  véhicule,  le 
tarantass  sibérien  paraît  la  plus  douce  des  voitures.  Deux  grandes 
roues  aux  jantes  énormes,  recouvertes  de  fer  et  garnies  d'un  triple 
cercle  de  clous,  supportent  cet  informe  appareil  qu'abrite  une 
bâche  bleue  et  que  traînent  deux  mules,  attelées  en  flèche.  Tandis 
que  le  charretier  s'assied  en  avant  de  la  partie  couverte  par  la 
bâche,  l'infortuné  voyageur  se  glisse  au-dessous  ;  point  de  place 
pour  s'étendre;  il  faut  rester  assis,  les  jambes  allongées.  Aussitôt 
en  marche,  on  se  trouve  projeté  en  tous  sens  contre  l'arma- 
ture en  bois  de  la  voiture  ;  tantôt  une  roue  passe  sur  une  pierre, 
tantôt  elle  retombe  dans  une  ornière,  et  s'engage  jusqu'au  moyeu 
dans  le  sol  défoncé  ;  l'infâme  véhicule  prend  les  inclinaisons  les 
plus  invraisemblables,  à  la  grande  angoisse  de  ceux  qui  s'y  trouvent 
et  qui  contemplent  avec  horreur  la  boue  profonde  où  ils  se  croient 
certains  d'être  précipités,  soit  que  la  charrette  verse,  soit  qu'elle 
se  trouve  brisée  par  quelque  cahot  plus  rude  que  les  autres;  mais 
la  solidité,  qui  en  est  la  seule  qualité,  est  à  toute  épreuve  :  une 
vingtaine  de  minutes  après  avoir  quitté  la  gare,  on  est  devant 
une  haute  muraille  crénelée,  précédée  d'un  fossé  boueux,  aux 
trois  quarts  comblé,  qu'on  suit  pendant  quelques  instans.  On 
tourne  enfm  sur  un  pont,  au  bout  duquel  une  porte  donne  accès 
dans  une  demi- lune  tout  entourée  de  murs;  une  seconde  porte 
permet  au  voyageur  de  franchir  l'enceinte  proprement  dite  et 
d'entrer  dans  Pékin,  où  il  aura  encore  à  faire  route  pendant  près 
d'une  heure  avant  d'arriver,  brisé,  rompu,  à  l'hôtel  que  tient  un 
Français  dans  la  rue  des  Légations. 

Bien  qu'elle  ne  soit  pas  une  des  plus  anciennes  villes  du  Cé- 
leste Empire,  Pékin  n'en  est  pas  moins  un  symbole,  sur  une  échelle 
réduite,  et  comme  un  résumé  de  la  Chine  tout  entière,  de  l'an- 
cienneté de  sa  civilisation,  de  son  immobilité  prolongée,  de  sa 
décadence  actuelle.  Elle  appartient  à  un  type  tout  autre  que  celui 
des  villes  de  l'Europe,  aussi  bien  que  de  l'Orient  musulman. 
C'est  l'idée  de  Ninive  ou  de  Babylone  qu'évoque  le  spectacle  de 
ces  immenses  murailles  entourant  la  ville,  de  ces  enceintes  suc- 
cessives qui  la  divisent  en  quatre  parties  distinctes.  D'abord  la 
ville  violette  ou  réservée,  longue  de  près  d'une  lieue  du  sud  au 
nord,  sur  une  largeur  trois  ou  quatre  fois  moindre;  elle  contient 
les  palais,  entourés  de  jardins,  où  vivent  l'empereur  et  l'impéra- 
trice douairière,   au  milieu    d'une   foule    de   parasites,  dont  le 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  323 

nombre,  mal  connu,  s'élève  au  moins  à  six  ou  huit  mille,  gardes, 
fonctionnaires  variés,  et  tout  le  personnel  du  harem  impérial, 
concubines  de  divers  rangs  et  eunuques  ;  les  seuls  Européens  qui 
y  pénètrent  sont  les  membres  du  corps  diplomatique,  auxquels 
l'empereur  donne  audience  au  jour  de  l'an  et,  depuis  fort  peu  de 
temps,  lors  de  leur  arrivée  et  de  leur  départ.  Autour  de  la 
ville  violette,  s'étend  la  ville  impériale  aux  murs  peints  en  rose, 
entourée  elle-même  par  la  ville  tartare,  qui  forme  un  rectangle 
de  6700  mètres  sur  5000  exactement  orienté  suivant  les  quatre 
points  cardinaux.  Ses  gigantesques  murailles  ont  quinze  mètres 
de  haut  et  autant  de  largeur  au  sommet  ;  leurs  faces  extérieures 
sont  deux  forts  murs  de  briques  grises ,  portées  par  des  sou- 
bassemens  de  pierre;  l'intérieur  est  rempli  de  terre  battue;  le 
sommet,  recouvert  de  dalles,  forme  un  chemin  bordé  de  hauts 
parapets  crénelés  en  pierre.  Des  bastions  font  saillie  vers  l'exté- 
rieur; les  grands  pavillons  de  briques  percés  de  meurtrières  et 
recouverts  de  poteries  multicolores,  sculptées  et  vernissées,  qui 
couronnent  les  quatre  angles  et  les  portes,  et  s'élèvent  à  99  pieds 
au-dessus  du  sol,  hauteur  maxima  qu'on  puisse  atteindre  sans 
gêner  le  vol  des  bons  esprits,  rendent  plus  imposant  encore  ce 
magnifique  rempart  qui,  au  nord,  à  l'est  et  à  l'ouest,  surgit  brus- 
quement au  milieu  de  la  campagne,  car  Pékin  n'a  pas  de  faubourgs. 
L'aspect  n'en  est  pas  moins  impressionnant  lorsqu'on  se  trouve 
dans  les  demi-lunes,  vastes  cependant,  qui  précèdent  les  portes, 
mais  qui  ont  l'apparence  de  puits,  entre  les  hautes  murailles  cré- 
nelées, surmontées  de  chaque  côté  par  les  massifs  pavillons  de 
briques. 

Au  sud  de  la  ville  tartare,  des  murailles  moitié  moins  hautes 
entourent  le  rectangle  allongé  de  la  ville  chinoise,  qui  est  la  partie 
la  plus  commerçante  de  Pékin.  La  grande  rue  qui,  se  dirigeant 
du  nord  au  sud,  la  divise  en  deux  parties  égales,  est,  surtout  aux 
abords  de  la  porte  Tsieng-Men,  par  où  l'on  passe  dans  la  ville  tar- 
tare, la  plus  animée  de  toutes  les  artères  de  la  ville.  Sur  la  chaus- 
sée centrale,  pavée  de  dalles  superbes,  mais  aujourd'hui  disjointes, 
bonnes  seulement  à  produire  d'effroyables  cahots,  recouvertes 
d'un  pied  de  bouc  en  été  et  d'une  poussière  infecte  en  hiver,  cir- 
culent pêle-mêle  les  charrettes  chinoises ,  les  chaises  à  porteurs,  dont 
la  couleur  varie  suivant  la  dignité  de  ceux  qui  s'y  trouvent,  les  chaises 
à  mules,  les  cavaliers  montés  sur  les  poneys  mandchous,  petits,  mais 
râblés,  les  infatigables  bourricots,  le  meilleur  des  moyens  de  loco- 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

motion  pour  qui  n'a  pas  à  se  soucier  du  décorum,  les  énormes 
brouettes  à  roue  centrale,  les  coolies  pliant  sous  le  poids  des  paniers 
bien  remplis  qu'ils  portent  aux  deux  bouts  d'une  longue  perche 
passée  sur  l'épaule.  Tout  cela  se  bouscule  bruyamment,  au  milieu 
des  cris  rauques  des  porteurs  et  des  conducteurs,  dont  les  animaux 
n'obéissent  qu'à  la  voix;  de  temps  à  autre,  une  longue  file  de  gi- 
gantesques chameaux  à  tleux  bosses,  conduite  par  un  gamin 
mongol,  les  naseaux  de  l'un  attachés  par  une  corde  à  la  queue  du. 
précédent,  \ient  mettre  le  comble  à  la  confusion.  Cette  circulation, 
si  intense  et  si  variée,  doit  se  contenter  d'un  espace  rétréci  au 
milieu  de  la  rue,  dont  la  largeur  très  grande  se  trouve  fort  di- 
minuée par  des  paillettes,  sortes  de  baraques  du  Jour  de  l'an  en 
permanence,  qui  servent  d'abri  à  des  revendeurs,  à  des  restaura- 
teurs, à  de  petits  marchands  de  tout  genre.  Ces  mauvaises  paillottes, 
qui  tournent  le  dos  au  milieu  de  la  rue,  cachent  l'alignement 
ininterrompu  des  boutiques  dont  on  n'aperçoit  de  la  chaussée  que 
les  hautes  enseignes  verticales,  se  prolongeant  en  une  forêt  de 
poteaux  jusqu'aux  abords  de  la  porte  Tsiong-Men,  à  laquelle  on 
accède  par  le  Pont  des  Mendians,  aux  balustrades  toujours  en- 
combrées d'une  foule  de  pauvres  hères  qui  demandent  l'aumône 
en  étalant  les  plus  repoussantes  infirmités  et  la  plus  sordide 
misère. 

Dans  les  bas  côtés  étroits,  que  bordent  d'une  part  les  paillottes 
et  de  l'autre  les  grandes  boutiques,  qu'encombrent  encore  les 
barbiers  et  coiffeurs  en  plein  vent,  les  diseurs  de  bonne  aventure, 
se  presse  la  foule  des  piétons  :  hommes  à  longue  tresse  en  robe 
ou  en  blouse  bleu  clair,  Chinoises  aux  cheveux  ramenés  en  arrière 
en  queue  de  pie,  que  Ion  voit  marcher  péniblement  sur  les  pointes 
de  leurs  pieds  mutilés,  en  étendant  de  temps  à  autre  les  bras  pour 
ne  pas  perdre  l'équilibre  ;  femmes  tartares  dont  la  coiffure  élargie 
sur  les  côtés  est  rehaussée,  comme  chez  les  Chinoises,  d"une  grosse 
fleur,  mais  dont  le  visage  est  recouvert  d'une  épaisse  couche  de 
fard  blanc  et  rose,  dont  les  extrémités  n'ont  subi  aucune  mutila- 
tion, et  qui  marchent  avec  plus  d'assurance  malgré  les  hautes  et 
étroites  semelles  qui  portent  leurs  chaussures  par  le  milieu  seule- 
ment ;  enfans  à  la  tête  rasée  par  places,  avec  des  toufi'es  de  che- 
veux qu'on  a  laissés  grandir  çà  et  là,  selon  la  fantaisie  des  parens 
et  comme  des  massifs  d'un  minuscule  jardin  à  la  française  ;  par- 
mi eux,  beaucoup  de  gamins  courant  tout  nus,  semblables  à  de 
petits  bronzes  avec  la  chaude  coloration  d'un  brun  doré  de  leur 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  325 

peau.  Pour  éviter  d'être  trop  bousculé,  il  faut  parfois  se  réfugier 
dans  les  boutiques,  ouvertes  sur  la  rue  de  toute  leur  largeur,  et 
au  fond  desquelles  les  marchands  fument  paisiblement  leur 
longue  pipe  derrière  le  comptoir  et  causent  avec  les  cliens  en 
leur  montrant  les  marchandises.  Ces  magasins,  où  tout  est  rangé 
avec  un  soin  minutieux,  et  dont  le  séjour  est  presque  toujours 
agrémenté  par  un  bocal  à  poissons  rouges  ou  une  cage  pleine 
d'oiseaux,  ont  un  air  calme,  ordonné,  propret  même,  qui  con- 
traste avec  le  bruyant  tohu-bohu,  avec  l'efFroyable  saleté  de  la 
rue.  C'est  cette  saleté  qui  est  le  caractère  commun  de  toutes  les 
grandes  artères  de  Pékin,  qui  ressemblent  à  celle-ci,  avec  moins 
d'activité  et  de  luxe  dans  les  magasins  qui  les  bordent.  Dès  qu'il  a 
plu,  c'est-à-dire  pendant  tout  l'été,  une  boue  de  deux  pieds  de 
profondeur  ;  lorsqu'il  fait  sec,  une  poussière  épaisse  et  putride, 
soulevée  souvent  en  tourbillons  par  un  violent  vent  du  nord.  Les 
côtés,  toujours  plus  bas  que  le  centre,  sont  en  grande  partie 
occupés  par  des  mares  à  l'eau  verdàtre  et  croupissante  où  pourris- 
sent, en  exhalant  une  odeur  infecte,  des  détritus  variés,  des  ca- 
davres danimaux,  tous  les  déchets  des  maisons  voisines.  On  a 
presque  peine  à  s'expliquer  que  la  population  de  Pékin  n'ait  pas 
été  depuis  longtemps  anéantie  par  les  épidémies  qui  devraient  se 
propager  avec  une  rapidité  terrible  au  sein  de  cette  affreuse  mal- 
propreté. 

Lorsqu'on  quitte  les  peu  nombreuses  grandes  voies,  on  tombe 
ou  dans  des  espaces  vides  qui  ne  sont  pas  rares  à  Pékin  et 
qu'occupent  souvent  de  vraies  montagnes  d'immondices,  ou  dans 
le  dédale  des  petites  rues,  qui  sont  de  deux  sortes.  Les  unes,  voi- 
sines surtout  de  la  grande  artère  commerciale,  sont,  comme  elle, 
exclusivement  bordées  de  magasins  ;  à  peine  assez  larges  pour  li- 
vrer passage  à  une  seule  charrette,  une  foule  épaisse  les  encombre 
aussi.  Les  autres  sont  les  rues  où  donnent  les  habitations;  elles 
sont  tristes,  généralement  silencieuses  ;  des  deux  côtés,  une  suite 
de  murs  gris  percés,  à  de  longs  intervalles,  d'une  petite  porte; 
celle-ci  est-elle  ouverte,  on  n'aperçoit  de  la  rue  qu'une  minuscule 
avant-courette  de  quelques  mètres  carrés  et,  en  face  de  soi,  un 
mur;  une  ouverture  latérale  permet  seule  de  pénétrer  dans  la  cour 
proprement  dite,  qui  est  invisible  du  dehors.  C'est  sur  les  cours  que 
donnent  les  portes  et  les  fenêtres  des  maisons  basses  à  simple  rez- 
de-chaussée,  au  toit  à  double  pente,  recouvert  de  tuiles  grises, 
souvent  orné  aux  angles  de  quelque  animal  de  pierre,  mais  nulle- 


326  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  relevé  sur  les  bords,  comme  le  sont  les  toits  des  temples 
et  des  grands  édifices.  Point  de  mouvement  dans  la  rue  :  des 
enfans  devant  les  portes,  des  chiens  errans,  parfois  un  coolie  ou 
un  vendeur  ambulaût,  leurs  deux  paniers  suspendus  à  Thabituelle 
perche  de  bambou  passée  sur  l'épaule,  rarement  une  charrette 
ou  un  àne  de  bât.  On  serait  tenté  de  se  croire  dans  un  immense 
village. 

La  scène  change  entièrement  quand  on  regarde  Pékin  du  haut 
des  murailles  qui  en  forment  de  beaucoup  la  plus  agréable  pro- 
menade et  au  sommet  desquelles  ne  montent  ni  la  poussière,  ni 
la  boue,  ni  les  odeurs  de  la  ville.  On  ne  voit  plus  alors  que  des 
arbres  :  chaque  habitation  en  a  un  dans  sa  cour,  qui  en  forme 
l'ornement  avec  quelques  pots  à  fleurs,  mais  qu'on  aperçoit  à  peine 
de  la  rue  étroite,  parce  qu'il  y  a  trop  peu  de  recul.  Des  murs,  au 
contraire,  ce  sont  les  petites  maisons  qui  disparaissent  et  Pékin 
apparaît  alors  comme  un  immense  parc  au  milieu  duquel  font 
saillie  les  toits  jaunes  du  palais  impérial,  une  butte  boisée,  dite  la 
Montagne  de  Charbon,  surmontée  d'une  pagode,  vers  l'extrémité 
nord  de  la  ville,  et  de  rares  grands  édifices.  Ceux-ci  sont  peu  nom- 
breux dans  l'enceinte  même  de  Pékin  et  les  étrangers  ne  peuvent 
pénétrer  dans  presque  aucun.  Il  y  a  \ingt-cinq  ou  trente  ans,  on 
les  admettait  dans  l'enceinte  d'un  assez  grand  nombre  de  temples  : 
le  Temple  du  Ciel  aujourd'hui  en  reconstruction  et  où  l'empe- 
reur lui-même  va  sacrifier  chaque  année  au  solstice  d'hiver,  ceux 
du  Soleil,  de  la  Lune,  de  l'Agriculture;  il  était  même  possible 
d'arriver  à  voir  certaines  parties  des  jardins  du  palais.  C'était 
l'effet  de  la  crainte  salutaire  inspirée  aux  Célestes  par  l'entrée  de 
l'armée  anglo-française  à  Pékin  en  1860.  A  mesure  qu'on  s'est 
éloigné  de  cet  événement,  la  leçon  a  été  peu  à  peu  oubliée  avec 
la  facilité  qu'ont  les  Chinois  pour  ne  pas  se  souvenir  de  ce  qui 
a  blessé  leur  orgueil  ;  il  semble  qu'aujourd'hui  le  peuple  ajoute 
foi  à  la  fable  officielle  inventée  pour  «  sauver  la  face,»  et  d'après 
laquelle  l'empereur  Hien-Feng,  fuyant  en  réalité  devant  les  troupes 
alliées,  se  serait  simplement  rendu  à  son  parc  de  Djohol  en 
Mongolie,  pour  une  partie  de  chasse;  l'insolence  habituelle  avait 
complètement  reparu,  lorsque  le  bruit  des  victoires  remportées 
par  les  Japonais  et  la  crainte  de  voir  l'armée  du  Mikado  entrer 
dans  la  capitale  sont  venus  de  nouveau  améliorer  la  position  des 
étrangers. 

Lorsque  je  me  trouvais  à  Pékin,  il  y  a  un  an,  il  était  rare  que 


LE    PROBLEME    CHINOIS.  327 

des  Européens  fussent  insultés  dans  la  rue,  tandis  qu'ils  l'étaient 
fréquemment  avant  la  guerre  et  que  je  l'ai  été  moi-même,  comme 
beaucoup  d'autres,  à  Canton.  Mais  l'entrée  de  presque  tous  les 
édifices  est  restée  interdite.  Le  seul  temple  aisément  accessible  est 
celui  de  Confucius,  une  grande  salle  banale  au  toit  élevé  supporté 
par  des  piliers  de  bois  peints  en  rouge.  On  visite  également  les 
lieux  d'examen  des  lettrés,  plusieurs  milliers  de  minuscules  cel- 
lules alignées  sur  plusieurs  rangées  parallèles  où  les  infortunés 
candidats  à  la  licence  et  au  doctorat  sont  enfermés  durant  plu- 
sieurs jours  de  suite  pour  faire  leurs  compositions.  Lorsqu'on  a  été 
en  outre  à  l'ancien  observatoire,  où  se  trouvent  deux  séries  d'iii- 
strumens,  les  uns  datant  de  la  domination  mongole  au  xiii*^  siècle, 
enfouis  dans  la  végétation  au  fond  d'une  cour,  les  autres  du  xvii% 
fabriqués  sous  la  direction  du  jésuite  Verbiest,  astronome  de 
l'empereur  de  Chine,  au  sommet  des  murailles,  on  a  fini  la  visite 
des  monumens  de  Pékin, 

Aussi  bien  les  promenades  dans  les  rues,  le  long  du  pied  des 
énormes  murailles  ou  sur  leur  sommet,  sont-elles  autrement  inté- 
ressantes et  instructives  qu'une  visite  de  temple  ou  de  palais.  On 
y  est  frappé  à  chaque  instant  de  ce  qui  fait  la  force  de  la  race 
chinoise  et  la  faiblesse  de  l'Etat  chinois,  du  contraste  de  l'activité 
incessante,  méthodique,  persévérante  des  particuliers  et  de  l'in- 
curie officielle.  On  se  convainc,  par  tout  ce  qu'on  voit,  que  les 
Européens  trouvent  aujourd'hui  la  Chine  dans  une  décadence 
comparable  à  celle  de  l'Empire  romain  au  moment  de  l'invasion 
des  Barbares.  Cette  ville  de  Pékin,  qui  a  du  être  autrefois  une  ma- 
gnifique capitale,  n'est  évidemment  plus  que  l'ombre  d'elle-même  : 
Le  nombre  de  ses  habitans,  700  000  à  800  000  au  plus  aujourd'hui, 
diminue  et  quantité  de  maisons  sont  en  ruines;  telles  grandes 
voies,  jadis  superbement  pavées ,  sont  défoncées  par  suite  d'un 
manque  d'entretien  séculaire  ;  des  égouts  autrefois  couverts  cou- 
lent maintenant  en  plein  jour  et,  à  demi  comblés  par  des  dépôts 
qu'on  n'enlève  jamais,  souvent  complètement  obstrués,  se  répan- 
dent en  mares  infectes;  des  pans  entiers  des  murailles,  qu'on  ne 
prend  pas  soin  de  réparer,  s'écroulent  quelquefois.  On  les  relève 
alors,  mais,  comme  la  plus  grande  partie  des  fonds  consacrés  à  ce 
travail  reste  aux  mains  grasses  des  fonctionnaires  et  des  entre- 
preneurs, il  n'est  jamais  bien  fait;  on  n'aurait  garde,  du  reste,  de 
reconstruire  solidement,  car  on  s'enlèverait  ainsi,  avec  la  chance 
d'un  nouvel    effondrement,  une  source  de  bénéfices  futurs.  En 


328  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

revanche,  lorsque  l'empereur  sort  par  exception  de  son  palais  pour 
se  rendre  à  quelque  résidence  d'été  ou  aller  sacrifier  à  un  temple, 
on  fait  la  toilette  de  la  partie  de  la  ville  qu'il  doit  parcourir,  de 
façon  à  lui  donner  l'illusion  que  sa  capitale  est  bien  tenue.  Dans 
les  rues  où  passera  le  cortège  on  comble  sommairement  les  fon- 
drières, on  jette  du  sable  sur  le  sol,  on  fait  disparaître  tout  ce 
qui  choquerait  l'œil  du  Fils  du  Ciel,  comme  ces  misérables  pail- 
lettes qui  encombrent  et  rétrécissent  la  grande  artère  de  la  ville 
chinoise;  on  peint  en  blanc  l'intérieur  des  demi-lunes  du  rem- 
part, mais  seulement  jusqu'à  la  hauteur  où  l'empereur,  de  sa 
chaise  à  porteurs,  peut  atteindre  du  regard.  Aucun  souci,  dans 
tout  cela,  d'une  amélioration  réelle  ou  durable;  sauver  la  face, 
voilà  ce  qu'on  veut  et  rien  autre  chose. 


III 


Une  course  dans  les  environs  de  Pékin,  à  la  Grande  Muraille 
et  à  quelques-uns  des  temples  bâtis  sur  les  collines  à  l'ouest  de 
la  ville,  confirme  les  impressions  recueillies  dans  la  capitale.  Cette 
excursion  se  fait  aujourd'hui  en  quatre  ou  cinq  jours,  avec  un 
confortable  relatif  et  sans  aucun  danger.  Un  boy,  c'est-à-dire  un 
domestique  servant  à  la  fois  de  guide,  d'interprète,  de  valet  de 
chambre  et  de  cuisinier,  souvent  fort  expert  dans  l'art  de  Vatel, 
un  âne  et  son  ânier,  une  charrette  attelée  de  deux  mules  et  son 
charretier,  tel  est  l'équipage  que  comporte  cette  course  que  l'on 
accomplit  ainsi  assez  agréablement,  en  alternant  la  marche  à  pied 
et  le  transport  à  dos  d'âne.  Le  personnel  peut  sembler  nombreux, 
mais  nul  autre  que  son  ânier  ne  saurait  faire  avancer  un  âne 
chinois,  et  nul  autre  que  leur  charretier  des  mules  chinoises  ; 
quant  au  boy,  c'est  l'homme  indispensable,  entre  les  mains  du- 
quel il  faut  s'en  remettre  absolument  et  auquel  on  confie  le  soin 
de  régler,  avec  un  lourd  sac  de  sapèques  et  des  billets  de  valeur 
minime  émis  par  des  banques  locales,  tous  les  frais  de  l'excur- 
sion, notes  d'auberge  aussi  bien  que  pourboires  aux  serviteurs  et 
aux  gardiens  ou  aux  bonzes  des  temples.  Il  va  de  soi  qu'il  fait  un 
peu  danser  l'anse  du  panier,  qu'il  sait  se  réserver  son  petit  béné- 
fice, son  sqiieeze ,  comme  on  dit  en  j)idjin  english,  dans  ce  jargon 
qui  n'a  guère  d'anglais  que  le  nom  et  qui  est  la  langue  franque  des 
ports  chinois.  Mais  un  Européen  se  déplaçant  en  Extrême-Orient 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  329 

a  toujours  un  nombreux  personnel  :  cela  ajoute  à  son  prestige,  puis 
chaque  homme  a  sa  fonction  spéciale  et  ne  voudrait  se  charger 
d'aucune  besogne  de  surcroît.  Quant  au  squeeze,  c'est  un  usage 
universellement  admis,  presque  avoué  ;  il  est  aussi  nécessaire 
d'en  passer  par  là  que  par  le  pourboire  ou  le  «  sou  du  franc  »  chez 
nous  en  mainte  circonstance  ;  puis  il  y  a  encore  économie  à  le 
faire  plutôt  que  d'essayer  de  traiter  directement. 

En  sortant  de  Pékin  par  le  nord,  on  traverse  l'espace  sablon- 
neux et  stérile  sur  lequel  s'étendait  au  xiii^  siècle  une  partie  de 
la  ville  qui  s'est  depuis  déplacée  vers  le  sud,  puis  dé  grosses  bour- 
gades suburbaines,  qui  sont  surtout  des  agglomérations  de  mar- 
chands, et  l'on  se  trouve  ensuite  dans  la  plaine  admirablement 
cultivée  qui  s'étend  au  nord  de  Pékin  jusqu'au  pied  des  collines. 
Elle  est  plus  dénudée  qu'au  sud  et  l'on  ne  voit  d'arbres  qu'auprès 
des  villages,  tous  entourés  d'une  verte  ceinture  de  saules  et  dis- 
séminés en  grand  nombre  au  milieu  des  champs,  à  deux  ou  trois 
kilomètres  à  peine  de  distance  les  uns  des  autres.  Dans  cette  ré- 
gion, le  sol  et  le  climat  sont  trop  secs  pour  le  riz  ;  aussi  y  cultive- 
t-on  le  blé  d'hiver  que  je  voyais  semer  et  parfois  déjà  sortir  de 
terre  au  mois  d'octobre  et  qui  ne  gèle  pas  dans  la  terre  très  sèche, 
malgré  des  froids  de  20  degrés  et  le  peu  d'épaisseur  de  la  neige  ; 
récolté  dès  le  milieu  de  mai,  du  sorgho,  du  millet  ou  du  sar- 
rasin lui  succède,  et  c'est  le  millet  qui  forme  ici  le  fond  de  la 
nourriture  des  hommes.  On  a  toujours  le  spectacle  du  travail 
actif  des  paysans,  labourant  avec  d'assez  fortes  charrues,  plus  sé- 
rieuses que  celles  des  moujiks  sibériens  et  qu'ils  attellent  de 
deux  mulets  ou  de  deux  chevaux,  quelquefois  de  trois  petits 
ânes.  Dans  les  villages  on  voit  battre  le  grain  ou  lier  les  grandes 
tiges  du  sorgho  qui  doivent  servir  à  faire  des  nattes  ou  des  cloi- 
sons ;  les  femmes  aident  à  ces  derniers  travaux  qui  ont  lieu  près 
des  habitations,  mais  ne  s'en  éloignent  pas  pour  aller  aux 
champs.  Les  chemins  sont  en  général  mauvais;  ils  ne  l'ont  pas 
été  toujours  ;  des  ponts  sont  superbes  encore,  mais  les  dalles  de 
la  chaussée  qu'ils  portent  sont  entièrement  disjointes,  d'autres 
rivières  doivent  se  passer  à  gué  près  des  ruines  d'un  pont.  Tout 
indique  qu'on  suit  le  tracé  d'une  très  grande  voie  d'autrefois.  Il 
est  vrai  que  cette  voie  mène  aux  tombeaux  des  Ming;  cela  ex- 
plique à  la  fois  le  luxe  qui  a  présidé  à  sa  construction  lorsque 
cette  dynastie  régnait  et  l'abandon  oii  elle  se  trouve  depuis  que 
les  Mandchous  ont  détrôné  les  Ming  en  1644. 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Peu  de  sites  font  une  impression  plus  grandiose  que  la  vallée 
en  hémicycle  autour  de  laquelle  s'élèvent,  sur  les  dernières  pentes 
des  collines,  les  monumens  funéraires  de  treize  empereurs  de  la 
dynastie  des  Ming.  Chacune  de  ces  tombes  est  une  réunion  de  plu- 
sieurs édifices  entourés  de  beaux  arbres  verts,  qui  contrastent 
avec  la  dénudation  habituelle  des  montagnes  chinoises.  La  large 
voie  qui  y  mène,  dallée,  mais  disparaissant  presque  aujourd'hui, 
pénètre  par  un  superbe  arc  de  triomphe  dans  la  vallée  silen- 
cieuse et  qui  parait  déserte,  quoique  cultivée,  car  c'est  à  peine  si 
l'on  aperçoit  les  petits  villages,  tapis  au  pied  des  hauteurs.  Après 
avoir  passé  sous  d'autres  portes  élégantes  que  soutiennent  des 
colonnes  munies  d'ailes,  on  arrive  à  une  gigantesque  allée  de  co- 
losses monolithes  représentant  des  figures  d'animaux  alternative- 
ment assis  et  couchés,  puis  des  hommes,  législateurs  et  guerriers. 
Des  chemins  rayonnent  ensuite  vers  chacun  des  tombeaux,  dont 
j'ai  visité  l'un,  celui  du  premier  empereur  Ming  qui  ait  régné  à 
Pékin. 

Après  avoir  pénétré  dans  une  haute  enceinte  par  un  porche 
à  trois  portes  mal  entretenu,  et  traversé  des  cours  plantées 
d'arbres  verts,  on  arrive  à  la  grande  salle.  Devant  toute  la  façade 
courent  plusieurs  rangs  de  marches  de  marbre  aux  rampes  fine- 
ment sculptées.  La  salle  elle-même  n'a  pas  moins  de  soixante 
mètres  de  long  sur  vingt- cinq  de  large  et  une  douzaine  de  hau- 
teur. Elle  est  presque  entièrement  vide  et  l'on  n'y  voit  d'abord  que 
les  quarante  gigantesques  colonnes  de  bois,  formées  d'un  seul 
tronc  d'arbre,  et  que  deux  hommes  ne  peuvent  embrasser,  qui 
supportent  le  toit;  ces  colonnes  passent  pour  être  venues  des  con- 
fins de  l'Indo-Chine;  au  milieu  d'elles  se  dissimule  un  petit  autel, 
où  tombent  en  miettes  des  vases  remplis  de  poussière  et  sans  in- 
térêt artistique,  tandis  qu'un  peu  en  arrière,  dans  une  sorte  de  ta- 
bernacle, se  trouve  simplement  la  tablette  de  l'empereur  défunt 
portant  son  nom  gravé  en  trois  caractères  chinois.  Son  corps 
gît  plus  loin,  au  fond  d'une  galerie  qui  pénètre  d'un  mille  dans 
l'intérieur  de  la  colline,  mais  qui  est  murée  à  peu  de  distance 
de  l'entrée,  où  l'on  arrive  après  avoir  traversé  encore  deux  cours 
séparées  par  un  portique.  De  la  large  tour  qui  s'élève  au-dessus 
de  cette  entrée  et  sur  les  murs  de  laquelle  d'innombrables  visi- 
teurs chinois  et  quelques  Européens  ont  gravé  leurs  noms  à  la 
pointe  de  leurs  couteaux,  la  vue  embrasse  l'hémicycle  des  mon- 
tagnes et  toutes  ces  tombes  que  leur  simplicité  voulue  et  la  rareté 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  331 

des  ornemens  ne  rendent  que  plus  grandioses,  mais  dont  la  con- 
struction a  dû  coûter  un  travail  qui  ne  peut  se  comparer  qu'aux 
travaux  faits  par  les  anciens  Egyptiens  pour  les  tombes  de  leurs 
Pharaons. 

La  Grande  Muraille  de  Chine  est,  elle  aussi,  une  œuvre  colossale. 
On  prend  pour  s  y  rendre  la  grande  route  de  Mongolie  qui  la  tra- 
verse à  la  porte  de  Pa-ta-ling,  à  l'extrémité  de  la  passe  de  Nankou. 
Importante  voie  commerciale,  par  où  passent  depuis  bien  des 
siècles  les  longues  caravanes  de  chameaux  qui  servent  au  trafic 
de  la  Mongolie  et  de  la  Sibérie  avec  la  Chine,  cette  route  était 
autrefois  très  large  et  pavée,  dit-on,  de  gros  blocs  de  granit.  On 
n'en  aperçoit  plus  guère  de  traces,  ni  dans  la  traversée  de  la  petite 
ville  de  Nankou  où  l'on  s'en  est  peut-être  servi  pour  la  construc- 
tion des  maisons,  ni  dans  la  passe  de  montagnes  où  l'on  grimpe 
ensuite  péniblement  et  où  tout  a  dû  s'ébouler  dans  le  torrent. 
Nankou  est  une  ville  murée  comme  la  plupart  de  celles  des  envi- 
rons de  Pékin,  comme  la  curieuse  bourgade  de  Tchou-Young- 
Kwan  qu'on  traverse  un  peu  après  et  sur  l'une  des  portes  de 
laquelle  se  trouve  une  inscription  en  six  langues  dont  une  n'a  pu 
encore  être  déchiffrée.  De  toutes  parts,  sur  les  montagnes,  des 
tours  et  de  pittoresques  fortifications  en  ruines  témoignent  que  la 
peur  des  Mongols  et  des  Tartares  hantait  depuis  longtemps  les 
Chinois.  C'est  contre  eux  qu'a  été  construite  la  Grande  Muraille, 
qui  se  compose  de  deux  parties,  la  muraille  extérieure  et  la  mu- 
raille intérieure  :  la  première  s'étend  sur  près  de  2o00  kilomètres 
de  Chan-haï-Kwan,  sur  le  golfe  du  Petchili,  jusque  dans  la  pro- 
vince du  Kansou,  sur  le  haut  fleuve  Jaune;  sa  construction 
remonte  à  deux  cents  ans  avant  notre  ère  ;  il  va  sans  dire  qu'elle 
a  été  souvent  remaniée  et  réparée.  En  pierres  de  taille  près  de 
la  mer,  elle  est  en  briques  sur  la  plus  grande  partie  de  son  par- 
cours et  a  une  épaisseur  de  o  à  6  mètres  sur  une  hauteur  qui 
n'est  guère  supérieure;  à  l'extrémité  ouest,  ce  n'est  plus  qu'une 
levée  de  terre. 

La  muraille  intérieure,  qui  date  du  vi^  siècle  de  notre  ère, 
mais  a  été  presque  entièrement  reconstruite  par  les  Ming  au 
xvi^,  a  800  kilomètres  de  développement  ;  c'est  elle  que  l'on  voit 
à  Pa-ta-ling,  coupant  le  col  où  passe  la  route  et  s'éloignant  à 
droite  et  à  gauche  pour  suivre  en  zigzag  la  crête  des  mon- 
tagnes. Elle  est  construite  d'une  manière  analogue  aux  mu- 
railles de  Pékin:  un  soubassement  en  pierre;  deux  paremens 


332  REVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

crénelés  en  briques  recouvrant  de  la  terre  battue;  le  sommet, 
dallé,  forme  un  chemin  de3"'o0  de  largeur  environ;  la  hauteur 
varie,  suivant  les  irrégularités  du  terrain,  de  4  à  6  mètres;  des 
tours  carrées  deux  fois  plus  élevées,  munies  aussi  de  créneaux 
ainsi  que  d'embrasures,  se  dressent  fréquemment,  tous  les  cent 
mètres,  m'a-t-ilparu.  Beaucoup  moins  imposante  que  l'enceinte  de 
Pékin,  il  ne  semble  pas  que  la  Grande  Muraille  mérite  les  raille- 
ries dont  elle  a  été  l'objet.  Contre  des  assaillans  ne  disposant  pas 
d'artillerie,  contre  des  cavaliers  comme  les  Mongols  et  les  Tar- 
tares,  c'était  une  défense  des  plus  sérieuses  et,  s'ils  l'ont  franchie 
quelquefois,  elle  a  plus  souvent  encore  arrêté  leurs  invasions.  Bien 
que  ne  servant  plus  depuis  l'établissement  de  la  dynastie  actuelle, 
qui  est  elle-même  tartare,  elle  est  restée,  grâce  au  soin  avec  lequel 
elle  avait  été  entretenue  jusqu'à  son  avènement,  un  des  monu- 
mens  les  mieux  conservés  de  la  Chine. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  la  plupart  des  temples  qui  parsèment 
les  collines,  au  milieu  de  beaux  bosquets  d'arbres  verts  tran- 
chant sur  le  ton  gris  des  hauteurs  dénudées  et  incultes,  comme 
le  sont  en  Chine  tous  les  endroits  accidentés  :  agglomérés  dans  les 
plaines  et  s'y  serrant  à  un  degré  inconnu  en  Europe,  les  hommes 
d'Extrême-Orient  laissent  les  régions  montagneuses  entièrement 
désertes.  On  est  bien  reçu  dans  ces  temples  des  environs  de  Pékin, 
dont  quelques-uns  servent  de  résidence  d'été  à  des  diplomates 
européens,  fatigués  d'être  enfermés  dans  la  ville,  dont  les  miasmes 
pénètrent  dans  la  saison  chaude  jusqu'aux  légations,  en  dépit  des 
parcs  qui  les  entourent.  Certains  ne  comprennent  que  des  édifices 
de  bois,  les  logemens  pour  les  bonzes,  entourant  les  cours  où  se 
trouvent  les  sanctuaires  aussi  bien  que  ces  sanctuaires  eux-mêmes. 
Cet  emploi  du  bois,  si  général  en  Extrême-Orient,  n'exclut  ni  le 
luxe  ni  l'art  :  les  temples  japonais  de  Nikko  et  bien  d'autres,  mer- 
veilles de  richesse  et  de  beauté,  sont  entièrement  en  bois;  mais 
de  pareils  édifices,  sils  ne  sont  soigneusement  entretenus,  se  déla- 
brent très  vite  et  c'est  à  ce  délabrement  qu'on  assiste  ici.  Toute 
l'accumulation  de  Bouddhas  dorés,  souvent  de  grandeur  naturelle, 
qu'on  vous  présente  toujours  au  nombre  de  plusieurs  dizaines, 
voire  de  plusieurs  centaines,  en  vous  faisant  remarquer  soigneu- 
sement qu'il  ne  s'en  trouve  pas  deux  exactement  pareils,  ces  autres 
Bouddhas  géans,  accroupis  ou  couchés,  ces  monstres  trois  fois  plus 
grands  que  nature,  peints  de  couleurs  vives,  au  rictus  horrible  et 
aux  gestes  féroces,  qui  gardent  l'entrée  des  temples,  cet  entasse- 


LE    PROBLÈMi:    CHINOIS.  333 

ment  d'idoles  provoque  le  plus  souvent  chez  moi  du  dégoût  plutôt 
qu'une  impression  religieuse.  Ce  bouddhisme  dégénéré  est  bien 
différent  de  celui  qui  s'est  conservé  pur  àCeylan  et  dans  certaines 
sectes  japonaises.  On  ne  retrouve  de  traces  du  caractère  original 
de  cette  religion  ou  du  moins  de  la  contrée  où  elle  a  pris  naissance 
que  dans  la  ravissante  pagode  en  pierre  de  Pi-Youen-Sse,  et  de 
style  purement  hindou,  où  d'exquis  bas-reliefs  retracent  la  vie  de 
Çakyamouni  et  de  ses  saints,  ou  dans  les  sculptures.,  plus  belles 
encore  peut-être,  du  temple  de  la  Tour  jaune. 

Le  Palais  d'été,  qui  n'était  d'ailleurs  pas  un  vrai  monument  chi- 
nois, mais  avait  été  bâti  sous  la  direction  des  jésuites  du  xviii*  siècle 
dans  le  genre  de  Versailles,  n'a  pas  été  reconstruit  depuis  sa  des- 
truction par  les  alliés  en  1860,  et  l'accès  de  ses  ruines  demeure 
interdit  ;  mais  on  aperçoit,  non  loin  de  là,  la  résidence  estivale  de 
l'impératrice  douairière  au  milieu  de  superbes  jardins.  La  route 
qui  mène  là  est  fort  bien  tenue;  du  reste,  comme  l'impératrice 
allait  précisément  se  rendre  dans  un  temple  des  environs  lorsque 
je  passai  par  là,  on  réparait  tous  les  chemins  du  voisinage;  des 
centaines  de  coolies  travaillaient;  des  mandarins  de  rang  secon- 
daire ou  inférieur  à  bouton  blanc  ou  à  bouton  d'or  couraient  à 
cheval  donner  des  ordres  et  surveiller;  les  ornières  profondes 
disparaissaient  sous  le  sable  fin;  tout  cela  ne  devait  durer  qu'un 
jour,  mais  pendant  ce  jour  les  chemins  les  plus  détestables  allaient 
avoir  l'apparence  de  routes  en  parfait  état. 

On  n'hésite  pas  en  Chine  à  gaspiller  ainsi  de  l'argent  pour  des 
futilités.  Afin  de  détourner  une  rivière  qui  aurait  gêné  l'établis- 
sement de  jardins,  d'un  palais  impérial,  on  n'a  pas  hésité  à  ruiner 
des  milliers  de  paysans  en  inondant  leurs  champs; afin  de  pouvoir 
célébrer  dignement  le  soixantième  anniversaire  de  l'impératrice 
douairière,  on  y  a  affecté,  peu  d'années  avant  la  guerre  avec  le 
Japon,  les  fonds  destinés  à  la  réorganisation  de  l'armée  du  Pet- 
chili.  Tout  ce  qui  ne  sert  pas  à  la  cour,  aux  vanités  officielles,  est 
négligé.  Par  tout  l'empire  les  voyageurs  constatent  ce  que  j'ai  vu 
aux  environs  de  Pékin,  ce  que  j'ai  retrouvé  ensuite  près  de  Canton 
ou  de  Shanghaï  :  les  routes  n'existent  plus,  les  ponts  tombent  en 
ruines.  Le  canal  impérial,  cette  œuvre  gigantesque  des  généra- 
tions passées,  qui  s'étendait  de  Hangtchéou  à  Tien-lsin,  sur  plus 
de  1500  kilomètres,  reliant  le  fleuve  Bleu,  le  fleuve  Jaune  et 
le  Pcïho,  la  capitale  aux  provinces  du  centre  d'où  venaient  ses 
approvisionnemens,  le  canal  impérial  est  entièrement  comblé  en 


334  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

certains  points  par  racciimiilation  des  vases  et  des  sables;  en 
d'autres,  il  n'a  plus  que  quelques  pouces  d'eau  et  ne  peut  servir 
qu'à  un  trafic  local.  La  Chine  actuelle  n'est  plus  que  l'ombre  de 
ce  qu'elle  a  été.  Sauver  la  face,  jeter  de  la  poudre  aux  yeux,  voilà 
tout  ce  qu'est  capable  de  faire  son  administration  décrépite  et 
pourrie.  Cette  déchéance  date  de  loin  et  la  catastrophe  qui  a  jeté 
un  pays  de  400  millions  d'hommes  aux  pieds  d'une  nation  dix 
fois  moins  nombreuse  n'est  que  le  dernier  trait  d'une  longue  dé- 
cadence. 


IV 


Comment  ce  peuple  qui  fut  grand,  qu'on  peut  comparer  en 
Extrême-Orient  à  ce  que  furent  les  Romains  dans  les  pays  mé- 
diterranéens, est-il  tombé  au  point  où  nous  le  voyons  ?  Le 
fléau  de  la  Chine  aujourd'hui  et  depuis  longtemps,  ce  qui  paralyse 
tout  effort,  ce  qui  arrête  tout  progrès,  c'est  le  mandarinat  ;  et 
malheureusement  ce  fléau  est  son  orgueil.  C'est  par  l'Etat,  routi- 
nier, incapable,  corrompu,  que  périt  cette  nation.  Sans  doute  on  a 
dit  que  les  peuples  n'ont  jamais  que  le  gouvernement  qu'ils  mé- 
ritent; sans  doute  l'organisation  de  l'administration  chinoise  est 
le  produit  des  conditions  géographiques  et  des  circonstances  his- 
toriques dans  lesquelles  s'est  trouvée  la  Chine,  comme  du  carac- 
tère même  du  peuple  chinois.  Mais  ce  sont  les  traits  les  plus  fâ- 
cheux de  ce  caractère  qui  se  retrouvent,  accentués,  chez  le  corps 
de  lettrés  qui  gouverne  l'empire,  alors  que  les  qualités  sérieuses 
d'activité  et  d'énergie  semblent  avoir  disparu. 

Les  Européens  ne  sont  pas  encore  à  même  de  se  rendre  un 
compte  bien  exact  de  la  manière  dont  est  organisé  le  gouverne- 
ment chinois,  théoriquement  fondé  sur  les  mêmes  principes  que 
le  gouvernement  de  la  famille.  Mais  ce  que  nous  savons  d'une  fa- 
çon certaine,  c'est  qu'il  est  entièrement  entre  les  mains  de  la 
classe  dite  des  «  lettrés  »  ou  des  «  mandarins  »  dans  laquelle  sont 
recrutés  tous  ses  fonctionnaires.  C'est  de  l'esprit  de  cette  classe 
qu'il  importe  de  se  rendre  compte,  si  l'on  veut  connaître  les  ten- 
dances qui  dirigent  le  gouvernement  de  l'Empire  du  Milieu  et  sa- 
voir ce  qu'on  en  peut  attendre.  La  classe  des  lettrés  n'est  pas  hé- 
réditaire :  elle  se  recrute  de  la  manière  la  plus  démocratique  du 
monde,  par  des  examens  auxquels  tous  ont  accès.  Ces  examens 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  335 

comportent  trois  degrés  à  la  suite  de  chacun  desquels  on  con- 
fère successivement  aux  candidats  heureux  des  grades  désignés 
couramment  par  les  Européens,  par  analogie  avec  nos  grades 
universitaires,  sous  les  noms  de  bachelier,  licencié,  docteur. 
Pour  le  grade  de  bachelier,  les  concours  ont  lieu  dans  chaque 
district  (il  y  a  une  soixantaine  de  districts  par  province)  ;  pour 
celui  de  licencié,  dans  les  dix-huit  capitales  provinciales;  pour 
celui  de  docteur,  à  Pékin  seulement.  On  jugera  du  prestige 
qu'exerce  sur  la  population  le  titre  de  lettré  si  je  mentionne 
qu'au  moment  où  je  me  trouvais  à  Shanghaï,  à  la  fin  de  1897, 
14  000  candidats  concouraient  à  Nankin  pour  les  examens  de  la 
licence,  où  150  seulement  devaient  être  reçus.  C'est  un  insigne 
honneur  pour  une  famille  que  de  compter  un  lettré  parmi  ses 
membres,  et  toute  une  province  est  en  fête  quand  un  de  ses  en- 
fans  est  reçu  premier  aux  examens  triennaux  du  doctorat  à  Pékin; 
lorsqu'un  lauréat  retourne  dans  sa  ville  natale,  il  est  accueilli 
en  grande  pompe  comme  un  triomphateur.  11  est  vrai  que  sa 
tâche  a  été  rude  et  le  simple  acte  de  prendre  part  au  concours 
exige  une  endurance  physique  extraordinaire  :  les  candidats  pas- 
sent trois  jours,  sans  sortir  un  seul  instant,  dans  des  loges  de 
quatre  pieds  sur  quatre  où  il  leur  est  impossible  même  de  se 
coucher,  en  tète  à  tête  avec  leur  pinceau,  leur  papier  et  leur  bâton 
d'encre  de  Chine.  Il  n'est  pas  étonnant  qu'à  chaque  examen  on 
soit  obligé  de  relever  plusieurs  morts . 

Ces  concours  se  passent-ils  régulièrement?  Il  semble,  au  dire 
des  gens  Içs  mieux  informés,  que  la  faveur  n'y  soit  pas  entière- 
ment étrangère,  mais  qu'elle  n'y  joue  pas  cependant  un  rôle  tout  à 
fait  prépondérant.  Les  fils  ou  les  très  proches  parens  des  très 
hauts  fonctionnaires  sont  à  peu  près  certains  d'être  reçus;  ce  ne 
sont  jamais,  toutefois,  que  quelques  unités  et,  dans  l'ensemble, 
le  classement  serait  fait  d'après  le  mérite.  Mais  c'est  après  l'exa- 
men que  les  difficultés  commencent  pour  les  gens  pauvres  et 
sans  appui.  Si  nul  ne  peut  en  effet  occuper  une  place  à  moins 
d'avoir  passé  ses  examens,  il  ne  s'ensuit  pas  que  tout  candidat 
heureux  en  obtienne  une  nécessairement,  et  certains  ont  pu  l'at- 
tendre toute  leur  vie.  Malgré  cela,  les  hommes  qui  paraissent  vrai- 
ment habiles  ou  remarquables  arrivent  en  général  à  se  caser  et 
voici  comment  :  la  plupart  des  places  s'achètent  plus  ou  moins; 
voit-on  un  sujet  capable  de  bien  faire  son  chemin,  il  se  forme  un 
syndicat,  une  société  en  commandite,  qui  lui  avance  les  fonds  né- 


336  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cessaires  pour  mettre  le  pied  à  l'étrier,qiii  l'aide  dans  ses  démar- 
ches et  se  fait  largement  rémunérer  ensuite  en  percevant  une  part 
dans  les  bénéfices  des  charges  occupées  par  son  protégé  ou  plutôt 
son  associé.  L'idée  d'exploiter  ainsi  une  fonction  publique  comme 
une  affaire  est  vraiment  ingénieuse  et,  paraît-il,  souvent  fort  pro- 
fitable; mais  on  juge  des  exactions  qui  en  résultent  et  qui  se  ré- 
percutent et  se  multiplient  du  haut  en  bas  de  l'échelle  des  fonc- 
tionnaires. Je  ne  citerai  ici  qu'un  chiffre  qui  m'a  été  affirmé  par 
plusieurs  personnes  à  même  d'être  bien  renseignées  :  le  poste  de 
taotaï  (gouverneur)  de  Shanghaï,  auquel  est  affecté  un  traitement 
de  6000  taëls  (le  taël  vaut  actuellement  3  fr.  75)  par  an  et  au- 
quel on  est  nommé  pour  une  durée  de  trois  ans,  s'est  acheté 
dans  ces  derniers  temps  de  200  000  à  250  000  taëls. 

Ce  qui  est  pire  que  l'achat  des  fonctions  publiques  ou  le  rôle 
de  la  faveur  dans  les  examens,  ce  sont  les  matières  mêmes  sur 
lesquelles  portent  ces  examens.  On  ne  s'y  occupe  que  de  littérature 
et  de  scolastique,  de  l'étude  des  classiques  chinois.  Les  œuvres 
de  Confucius  forment  la  base  des  connaissances  exigées,  celles  de 
ses  disciples,  de  Mencius  et  d'autres  philosophes  vieux  de  2  000  ans, 
et  toute  la  masse  des  anciennes  annales  viennent  s'y  ajouter.  Ce 
sont  des  centaines  de  volumes  que  les  candidats  doiv^ent  savoir  à 
peu  près  par  cœur,  car  la  mémoire  est  la  seule  chose  que  l'on 
cherche  à  exercer.  A  certaines  questions  il  faut  répondre  unique- 
ment par  des  citations  textuelles  ;  lors  même  que  cela  n'est  pas 
obligatoire,  il  convient  d'émailler  sa  composition  d'un  grand 
nombre  de  ces  citations.  Quant  au  beau  style,  il  consiste  surtout 
à  choisir,  de  temps  à  autre,  parmi  les  60000  caractères  qui  com- 
posent l'écriture  chinoise  (1)  et  représentent  chacun  un  mot,  des 
signes  presque  inconnus  qui  ne  se  trouvent  que  dans  quelque  re- 
coin caché  d'un  vieil  ouvrage  au  lieu  d'employer  leurs  synonymes 
usuels.  Aussi  tout  l'effort  de  l'instruction  préparatoire  consiste  à 
faire  apprendre  aux  malheureux  candidats  le  plus  grand  nombre 
possible  de  caractères,  en  même  temps  que  le  plus  grand  nombre 
possible  de  citations  de  classiques.  Aucun  Chinois,  croyons-nous, 
ne  connaît  tous  les  caractères  de  sa  langue,  mais  aussi,  d'autre 
part,  aucun  ne  les  ignore  tous:  c'est  une  des  curiosités  de  ce  pays 
que  chacun  y  sait  plus  ou  moins  lire  et  écrire,  mais  personne 
complètement.  Les  plus  pauvres  diables  connaissent  quelques  di- 

(1)  On  sait  que  l'écriture  chinoise  se  compose  de  signes  idéographiques  dérivés 
originellement  de  dessins  représentatifs  des  objets. 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  337 

zaines  de  caractères,  les  plus  usuels,  ceux  qui  se  rapportent  à 
leur  métier.  Avec  6000  ou  8  000,  on  est  déjà  un  homme  instruit, 
et  de  fait,  il  est  bien  peu  d'idées  qu'on  ne  puisse  exprimer  avec 
6  000  ou  8  000  mots.  Nombre  de  hauts  lettrés  toutefois  arrivent  à 
20  000  ;  mais  en  quel  singulier  état  doit  être  l'intelligence  d'un 
homme  qui  a  passé  toute  sa  jeunesse  à  apprendre,  par  une  sorte 
de  gavage  mécanique,  des  milliers  de  signes  qui  ne  se  distinguent 
que  par  de  minuscules  détails  de  traits  et  à  s'inculquer  l'énorme 
fatras  des  classiques  et  des  annales! 

On  a  voulu  dernièrement  modifier  un  peu  les  examens  et  faire 
des  concessions  au  moins  apparentes  à  ce  qu'on  appelle  officiel- 
lement la  «  nouvelle  culture  de  l'Occident.  »  Aux  questions  habi- 
tuelles de  critique  des  classiques,  d'interprétation  de  maximes  de 
Confucius,  d'identification  de  noms  géographiques  actuels  avec 
des  noms  anciens,  on  joignait  au  dernier  concours  pour  la  licence 
de  Nankin  (qui  était  le  premier  de  ce  genre  depuis  la  guerre  sino- 
japonaise)  quelques  questions  d'astronomie  :  «  Quel  est  le  dia- 
mètre apparent  du  soleil,  quel  serait  celui  de  la  terre  vue  du  so- 
leil ou  d'une  autre  planète?  »  Mais  voici  ce  qui  venait  ensuite,  et 
qui  peint  bien  l'état  d'âme  des  examinateurs  et  fournit  un  type 
des  questions  habituellement  posées  :  «  Pourquoi  le  caractère 
d'écriture  qui  représente  la  lune  est-il  fermé  par  le  bas  tandis  que 
celui  qui  représente  le  soleil  est  ouvert?  »  Il  fallait  évidemment 
donner  quelque  réponse  mystique,  extraite  des  enseignemens 
classiques.  «  Chassez  le  naturel,  il  revient  au  galop.  » 

De  même,  dans  une  capitale  de  province,  voisine  de  Shanghaï, 
les  fonctionnaires  préposés  à  l'instruction  publique  ont  fait  des 
efforts  pour  encourager  l'étude  des  mathématiques.  On  a  institué 
un  concours  comportant  des  prix  et  fait  appel  à  tous  ceux  qui 
voulaient  y  prendre  part.  Beaucoup  de  jeunes  gens  élevés  dans 
les  écoles  des  missions  ont  composé  et  ont  donné  des  solutions 
originales  très  convenables;  d'autres,  qui  connaissaient  mieux  les 
Quatre  Livres  et  les  Cinq  Classiques  que  la  géométrie  de  l'Occident, 
ont  découvert  que  les  problèmes  avaient  été  cherchés  dans  un 
vieil  ouvrage  datant  de  plusieurs  siècles  :  ils  ont  copié  mot  à  mot 
la  solution  fantaisiste  qui  y  était  donnée  et  ont  obtenu  tous  les 
prix.  L'année  suivante,  un  professeur  à  l'un  des  collèges  des 
missions  étrangères  demanda  qu'un  Européen  compétent  fût  admis 
dans  la  commission  chargée  de  préparer  les  problèmes  et  de  ju- 
ger les  compositions;  on  répondit  qu'il  n'y  avait  pas  lieu,  que 
TOME  CL.  —  1898.  22 


338  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  était  déjà  prêt;  on  laissa  du  reste  circuler  les  questions 
d'avance  sans  se  préoccuper  aucunement  d'assurer  la  loyauté  des 
épreuves. 

Je  citerai  encore,  comme  dernier  exemple  de  tentative  d'intro- 
duction des  sciences  occidentales  dans  les  concours,  les  questions 
relatives  à  ces  sciences  posées  dans  le  Tchekiang,  il  y  a  un  an, 
aux  examens  du  baccalauréat  :  «  1°  Comment  sont  fabriquées  les 
chandelles  étrangères  et  quelle  supériorité  possèdent-elles  sur  les 
chandelles  chinoises?  —  2°  Nommer  les  principaux  ports  où  tou- 
chent les  bateaux  à  vapeur  entre  le  Japon  et  la  Méditerranée.  — 
3°  Parmi  les  nouvelles  sciences  et  les  méthodes  étrangères  qu'il 
est  question  d'introduire  en  Chine,  quelles  sont  celles  auxquelles 
il  convient  d'attacher  le  plus  d'importance?  —  4°  Faire  un  essai 
sur  le  droit  international.  » 

Ces  quelques  innovations  maladroites  ne  changent  pas  le  fond 
de  scolastique  et  de  rhétorique  des  examens  chinois.  Les  thèmes 
habituels  des  compositions  restent  les  mêmes;  en  voici  deux 
cités  par  M.  Henry  Norman  (1)  :  «  Confucius  a  dit  :  «  De  quelle 
majestueuse  manière  Choun  et  You  n'ont-ils  pas  régné  sur  l'Em- 
pire, comme  si  cet  Empire  n'était  rien  pour  eux!  »  —  Confucius 
a  dit  :  «  En  vérité  Yao  était  un  grand  souverain  !  Combien  il  était 
majestueux!  Le  ciel  seul  est  grand  et  seul  Yao  était  digne  de  lui! 
Combien  haute  était  sa  vertu  !  Le  peuple  ne  pouvait  trouver  de 
nom  pour  la  qualifier  !  »  Voilà  ce  qu'il  fallait  développer  à  grand 
renfort  de  fleurs  de  rhétorique.  C'est  sur  l'étude  de  li^Tes  vieux 
de  vingt  siècles,  encombrés  de  paraboles  et  de  maximes  quin- 
tessenciées,  sur  lesquels  des  commentateurs  devenus  eux-mêmes 
des  classiques  discutent  à  perte  de  vue  ;  c'est  sur  la  connaissance 
d'annales  enjolivées,  remplies  de  légendes  bizarres  que  l'on 
prend  au  pied  de  la  lettre,  que  sont  choisis  les  membres  de  la 
classe  qui  gouverne  la  Chine.  Le  résultat  de  cette  méthode,  c'est 
qu'on  voyait  encore  en  1897,  deux  ans  après  cette  guerre  avec  le 
Japon  qui  a  mis  le  Céleste  Empire  à  deux  doigts  de  sa  perte,  un 
censeur,  c'est-à-dire  un  des  plus  hauts  fonctionnaires  de  l'em- 
pire, protester  dans  un  rapport  à  l'empereur  contre  les  conces- 
sions regrettables  faites  aux  inventions  des  barbares  occidentaux 
au  risque  de  troubler  le  repos  des  morts.  Plutôt  que  de  construire 
des  chemins  de  fer,  concluait-il  sérieusement,  ne  vaudrait-il  pas 

(1)  Politîes  and  Peoples  of  Ihe  Far  East  ;  Londres,  Fisher  Unwin,  1893. 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  339 

mieux  promettre  une  récompense  à  celui  qui  retrouverait  le  se- 
cret des  chars  volans  traînés  par  des  phénix  qui  existaient  autre- 
fois? Un  membre  du  Tsong-li-Yamen  s'élevait  peu  de  temps  aupa- 
ravant contre  les  travaux  de  terrassement  de  ces  mêmes  chemins 
de  fer  et  contre  les  clous  enfoncés  dans  les  traverses  qui  ris- 
quaient de  blesser  les  dragons  sacrés  habitant  le  sous-sol  et  pro- 
tecteurs des  villes  de  l'empire.  Toutes  les  superstitions  de  la  géo- 
mancie du  fengshui  relatives  à  la  circulation  dans  l'air  de  bons 
et  de  mauvais  esprits,  aux  prescriptions  qui  en  résultent  pour  la 
hauteur  des  monumens,  la  disposition  des  ouvertures,  exercent  le 
plus  grand  empire  parmi  les  gens  les  plus  haut  placés. 

Le  recrutement  démocratique  du  mandarinat  le  rend  plus 
nuisible  encore  qu'il  ne  serait  s'il  constituait  une  aristocratie 
héréditaire  et  fermée.  Tel  qu'il  est  en  effet,  personne  n'a  d'intérêt 
à  le  détruire,  les  gens  les  plus  intelligens  s'efforcent  au  contraire 
d'y  entrer  ;  la  préparation  aux  examens  écréme  la  population, 
attire  à  elle  tous  les  esprits  les  mieux  doués,  qu'elle  abrutit  du 
reste  irrémédiablement;  la  carrière  littéraire  jouit  d'un  prestige 
énorme  et  le  plus  pauvre  homme  peut  espérer  que  son  fils  y  en- 
trera. Elle  n'excite  donc  nullement  les  haines  que  font  naître 
les  privilèges  d'une  caste  et  aucun  mouvement  n'a  de  chance  de 
se  produire  contre  elle.  Mais  le  point  où  en  est  arrivé  le  Céleste 
Empire  sous  la  direction  exclusive  de  cette  classe  est  la  condam- 
nation du  système  des  examens  appliqué  au  gouvernement  ;  maints 
Etats  occidentaux  qui  tendent  à  s'enchinoiser  sous  ce  rapport  ont 
un  grand  profit  à  tirer  de  cette  leçon.  Le  développement  exclusif 
de  la  mémoire,  l'obstination  dans  les  vieilles  méthodes,  le  mi- 
sonéisme,  le  triomphe  des  médiocres  sur  les  esprits  originaux,  la 
gérontocratie,  la  routine  poussée  au  dernier  degré,  voilà  les  effets 
infaillibles  de  la  méthode  du  concours  à  outrance. 

Qu'en  Chine  ces  effets  aient  été  plus  accentués  qu'ailleurs,  on 
ne  le  nie  pas  et  cela  tient  à  diverses  circonstances  historiques  et 
ethniques.  Arrivés  bien  avant  notre  ère  à  un  haut  degré  de  civi- 
lisation, les  Chinois,  plus  nombreux  et  plus  intelligens  que  leurs 
voisins,  eurent  vite  fait,  aussitôt  qu'ils  se  furent  réunis  en  un  Etat 
compact, de  soumettre  l'Indo-Chine  et  la  Corée;  le  Japon  était 
isolé  dans  ses  îles;  ils  n'eurent  plus  alors  de  voisins,  séparés  qu'ils 
étaient  de  l'Inde  par  de  colossales  barrières  montagneuses  et  de 
l'Occident  par  d'immenses  déserts.  Dès  lors  ils  n'eurent  plus  qu'à 
se  laisser  vivre,  et,  remplis  d'admiration  pour  les  travaux  de  leurs 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ancêtres  qui  leur  avaient  assuré  cette  parfaite  tranquillité,  qui 
leur  avaient  soumis  tous  les  peuples  d'alentour,  ils  s'accoutu- 
mèrent à  les  regarder  comme  des  hommes  supérieurs,  des  types 
de  perfection.  Plus  avancés  qu'aucun  peuple  sujet  ou  tributaire, 
n'ayant  point  à  subir  l'aiguillon  de  la  concurrence,  ils  se  complu- 
rent dans  l'admiration  d'eux-mêmes  ou  plutôt  de  ceux  qui  avaient 
fait  leur  pays,  crurent  qu'aucun  progrès  n'était  plus  possible  ni 
désirable,  et  restèrent  immobiles.  L'isolement,  le  manque  d'ému- 
lation dans  lequel  a  vécu  la  Chine  est  assurément  ce  qui  aie  plus 
contribué  à  la  figer,  et  il  faut  remarquer  que  le  monde  antique 
commençait  à  se  trouver,  pour  les  mêmes  raisons,  dans  un  état 
analogue  au  moment  de  l'invasion  des  Barbares,  et  que,  en  dehors 
de  la  révolution  morale  effectuée  par  le  christianisme,  qui  ne  put 
produire  ses  pleins  effets  que  par  le  renversement  de  l'Empire, 
aucun  progrès  ne  s'y  faisait  plus.  L'admiration  stérile  du  passé 
forme  déjà  le  fond  de  la  doctrine  de  Confucius.  A  regarder  ainsi  en 
arrière,  à  ne  jamais  rien  changer  aux  usages  des  ancêtres,  les  rai- 
sons d'être  de  bien  des  choses  devaient  finir  par  disparaître,  sur- 
tout chez  un  peuple  naturellement  porté  aux  questions  positives 
et  pratiques  plutôt  qu'aux  idées  générales  et  élevées,  et  tout  le 
monde  s'accorde  à  reconnaître  que  le  peuple  chinois  est  ainsi  fait. 
Religion  et  morale,  tout  se  réduisit  bientôt  en  rites  et  en  formes, 
vaines  et  creuses  enveloppes,  cachant  le  vide,  dont  est  faite  toute 
la  civilisation  chinoise,  et  c'est  ainsi  qu'on  arriva  à  cette  conclu- 
sion qu'il  faut  avant  tout  sauver  la  face  et  que  cela  suffit  à  tout. 

L'isolement  de  la  Chine,  sa  facile  supériorité  sur  ses  voisins 
terrestres,  a  produit  encore  une  autre  conséquence  grave  :  l'anéan- 
tissement de  l'esprit  militaire  qui  a  entraîné  la  disparition  des 
idées  de  devoir  et  de  sacrifice.  Les  mandarins  militaires  sont  in- 
finiment méprisés  par  leurs  collègues  civils  ;  les  épreuves  par  les- 
quelles on  les  choisit  consistent  surtout  en  exercices  de  force  phy- 
sique :  soulever  des  poids  et  tirer  de  l'arc.  «  On  ne  prend  pas 
de  bon  fer  pour  faire  des  clous,  ni  un  brave  homme  pour  faire  un 
soldat,  »  dit  un  proverbe  chinois.  Aussi  les  armées  chinoises  ne 
sont-elles  que  des  ramassis  de  malandrins,  à  la  fois  pillards  et 
lâches,  quoique  son  peu  de  souci  de  la  vie  comme  son  endurance 
physique  concoure  à  faire  du  Chinois  une  excellente  matière 
première  militaire.  Le  Céleste  Empire  est  aussi  incapable  aujour- 
d'hui de  se  défendre  contre  la  civilisation  occidentale  qu'il  est  in- 
capable de  se  l'assimiler. 


LE    PROBLÈME    CHINOIS.  341 

Des  lettrés,  qui  gouvernent,  il  n'y  a  rien  à  espérer.  Ils  ne 
veulent  rien  apprendre,  ni  rien  oublier.  Leurs  préjugés  ne  les 
empêcherai ent-ils  pas  d'adhérer  à  un  grand  mouvement  de  ré- 
formes, que  leur  intérêt  s'y  opposerait.  Dans  l'état  amorphe  où 
se  trouve  aujourd'hui  la  Chine,  avec  la  difficulté  de  communica- 
tions entre  la  capitale  et  les  provinces,  les  mandarins  font  ce 
qu'ils  veulent.  La  Gazette  de  Pékin,  c'est-à-dire  le  journal  offi- 
ciel, ne  racontait-il  pas  dernièrement  en  termes  pompeux  la  sup- 
pression d'une  révolte,  faisant  le  compte  des  frais  et  annonçant 
les  récompenses  proposées  à  l'approbation  impériale  —  qui  fut 
donnée  —  alors  que  jamais  insurrection  n'avait  eu  lieu  dans  l'en- 
droit désigné  1  On  n'avait  vu  dans  la  région  que  trois  soldats  à  la 
poursuite  d'un  voleur  recherché  par  la  justice!  De  pareilles  au- 
baines ne  se  représenteraient  plus  dans  un  Etat  régulièrement 
organisé  et  l'on  comprend  que  la  classe  à  qui  elles  profitent  ne 
désire  aucun  changement.  «  Ceux  qui  désespèrent  le  plus  de  la 
Chine  sont  ceux  qui  la  connaissent  le  mieux,  »  me  disait  un 
missionnaire  ;  et  c'est  ce  que  j'ai  toujours  observé  en  causant  avec 
les  Européens  vivant  en  Extrême-Orient.  Il  ne  peut  être  question 
de  réformes  venues  de  l'intérieur,  de  si  haut  qu'en  parte  l'initia- 
tive, —  on  vient  d'en  avoir  une  preuve  éclatante  dans  la  révolution 
de  palais  du  mois  de  septembre  1898.  La  pression  extérieure 
pourra-t-elle  en  amener  sans  faire  crouler  tout  l'édifice  du  Cé- 
leste Empire,  et  dans  quelles  conditions  ?  Telle  est  la  question 
qui  se  pose. 

Pierre  Leroy-Beallieu. 


A  L'ABBAYE  DE  SOLESMES 


Dans  une  lettre  de  Louis  Veuillot  à  un  peintre  de  ses  amis, 
j'avais  trouvé  cette  page  :  «  Quand  tu  auras  quinze  jours  à  dé- 
penser, viens  dans  cette  tranquille  et  renaissante  abbaye  de  So- 
lesmes.  Elle  renaît,  non  à  l'âge  où  elle  est  morte,  mais  juste  à 
l'âge  de  la  belle  et  fervente  jeunesse.  Quinze  jours  ici  te  vaudront 
quinze  mois  d'études  ;  tu  verras  des  têtes  de  moines,  tu  sauras 
ce  que  c'est  qu'une  physionomie  de  saint  dans  l'ordinaire  de  la 
vie.  La  grave  douceur  de  la  méditation  demeure  sur  ces  visages, 
comme  l'odeur  de  l'encens  reste  dans  l'église  après  que  les  encen- 
soirs sont  éteints. 

«  Tu  seras  reçu  chrétiennement,  c'est  tout  dire.  On  te  donnera 
une  des  chambres  qui  regardent  sur  la  campagne  et  sur  la  ri- 
vière; d'un  côté,  tu  entendras  chanter  les  oiseaux,  de  l'autre,  les 
moines.  Tu  jouiras  de  la  beauté  des  offices...  C'est  l'office  divin 
d'avant  le  progrès.  Le  très  révérend  père  abbé  ne  permet  pas  que 
rien  ose  altérer  la  saveur  de  la  divine  liturgie... 

«  Viens,  n'apporte  que  l'ordinaire  bagage...  Mais  si  par  hasard 
tu  voulais  des  livres,  il  y  en  a;  et  si,  sans  te  donner  la  peine  d'ou- 
vrir ces  livres,  tu  veux  cependant  savoir  ce  qu'ils  disent,  on  te  le 
dira...  La  science  ici  est  douce  et  généreuse;  le  savant  ne  garde 
pas  sa  trouvaille  pour  garnir  un  rapport  à  l'Académie.  Gomme 
c'est  à  Dieu  qu'il  a  demandé  la  science,  il  sait  qu'il  ne  l'a  reçue 
que  pour  la  donner;  il  la  donne.  Oh!  que  ces  hommes  savent,  et 
savent  humblement,  et  enseignent  cordialement  (1)!  » 

Bon  pour  un  peintre,  le  conseil  de  Veuillot  m'a  paru  meilleur 

(1)  Louis  Veuillot,  Çà  et  là. 


A  l'abbaye  de  solesmes.  343 

pour  un  musicien.  Je  l'ai  suivi.  J'ai  été  à  Solesmes,  et  j'y  ai  trouvé 
plus  qu'on  ne  m'avait  promis.  Ce  qui  m'y  attendait  et  ce  que  j'en 
rapporte,  c'est  la  révélation  du  plain- chant  ou  du  chant  grégo- 
rien, autrement  dit  d'une  forme  d'art,  d'une  catégorie  de  l'idéal, 
et  d'un  mode  ou  d'un  monde  de  heauté.  Monde  ancien,  le  plus 
anciea  même  qui  se  soit  conservé,  car  de  la  musique  antique 
nous  n'avons  guère  retrouvé  jusqu'ici  que  la  doctrine  et  non  les 
œuvres.  Nouveau  monde  aussi,  car  on  ne  le  connaissait  plus  depuis 
des  siècles,  et  aujourd'hui  encore  on  ne  le  connaît  presque  par- 
tout que  défiguré  et  travesti.  Qui  n'a  jamais  entendu  le  plain- 
chant  que  dans  les  églises  de  nos  villages,  de  nos  grandes  villes 
même,  ne  l'a  jamais  entendu.  La  restauration  intégrale  de  ce 
monde  sonore  est  depuis  cinquante  ans  l'une  des  tâches  et  l'une 
des  gloires  de  l'ordre  bénédictin.  Ce  que  Dom  Guéranger  fit  pour 
les  textes,  les  Dom  Pothier,  les  Dom  Mocquereau  l'ont  fait  et  conti- 
nuent de  le  faire  pour  les  chants.  Avec  quelle  intelligence  et 
quel  savoir  !  Avec  quel  respect  et  quel  amour  !  Ils  relèvent  ce  qui 
était  abattu;  ils  retranchent  ce  qu'on  avait  ajouté;  ce  qu'on  avait 
faussé,  ils  le  rectifient;  ils  rétablissent  partout  l'esprit  et  la  lettre 
de  la  loi.  Et  ces  infaillibles  interprètes  sont  des  interprètes  deux 
fois.  En  même  temps  qu'une  méthode  de  paléographie,  ils  ont 
fondé  un  admirable  style  de  chant.  Ces  grands  érudits  sont  de 
grands  artistes;  non  contens  de  restituer  les  mélodies  grégo- 
riennes, ils  les  exécutent.  Ainsi,  paroles  et  musique,  ils  ont  re- 
constitué toute  la  liturgie.  «  Les  sources,  toujours  les  sources,  » 
écrivait  jadis  un  des  maîtres  de  la  connaissance  du  passé  (1).  A 
Solesmes,  dans  un  admirable  jardin,  sous  les  tilleuls  et  parmi 
les  roses,  une  de  ces  sources  a  reparu. 

On  a  contesté  qu'elle  fût  parfaitement  pure.  Des  Belges,  des 
Allemands  résistent  encore  au  courant  parti  de  Solesmes.  Il  serait 
aisé  d'énumérer  les  points  d'histoire  ou  de  méthode  qui  restent 
débattus  entre  un  Gevaert  ou  un  Haberl  et  les  grands  exégëtes 
bénédictins.  En  de  tels  débats,  où  je  n'aurai  pas  la  témérité  d'in- 
tervenir, je  tiendrais  volontiers  et  d'instinct  pour  les  moines. 
Leurs  chants,  que  je  viens  d'entendre,  me  sont  garans  de  leur 
doctrine.  Incapable  de  prouver  qu'ils  ont  la  science,  j'affirme  du 
moins  qu'ils  sont  en  possession  de  la  beauté. 

(1)  Léon  Gautier,  Quelques  mots  sur  ^'étude  de  la  paleor/raphie.  2»  édition; 
Paris,  Palmé,  1859.  (Cité  en  tête  de  la  Paléographie  musicale  des  Bénédictins  de 
Solesmes;  Solesmes,  imprimerie  Saint-Pierre,  1890.) 


344  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  beauté  quinze  fois  séculaire,  et  que  je  croyais  morte,  elle 
m'est  apparue  vivante.  Cet  art  grégorien,  si  sobre,  si  faible  en 
apparence,  et  qui  n'est  qu'une  ligne  de  sons,  je  l'ai  vu  mêlé  à 
l'acte  le  plus  grave  comme  aux  pratiques  journalières  de  la  vie 
monastique.  Et  cette  vie  tout  entière,  en  ce  qu'elle  a  de  plus  su- 
blime ou  de  plus  simple,  —  je  dirais  de  plus  ordinaire,  si  rien 
était  ordinaire  ici, —  le  plain-chant  seul  est  capable  et  digne  de 
l'accompagner  et  de  la  représenter  à  la  fois,  d'en  être  le  témoin 
et  l'interprète,  le  signe  sensible  et  comme  l'âme  sonore.  S'il  est 
vrai,  suivant  une  parole  ancienne,  que  le  but  et  la  nature  même 
ou  l'essence  de  l'art  est  une  convenance  (1),  il  n'y  a  pas  d'art  qui 
l'emporte  sur  le  plain-chant  tel  qu'il  est  compris  et  pratiqué  à 
Solesmes.  Une  pensée  unique  et  supérieure  est  exprimée  là  dans 
la  forme  la  mieux  appropriée  et  la  plus  adéquate  à  cette  pensée 
même. Ce  nest  pas  tout:  au-dessus  de  cette  convenance  première, 
d'autres,  qui  sont  plus  hautes  et  plus  larges,  ne  tardent  point  à  se 
découvrir.  On  saperçoit  bientôt  que  cet  art  est  plus  que  tout 
autre  imprégné,  saturé  de  vérité,  qu'il  est  totalement  étranger  au 
mensonge,  ou  seulement  à  la  fiction  et  aux  apparences  vaines. 
Enfin,  —  et  pour  s'en  convaincre  il  suffît  de  quelques  jours  vécus 
parmi  ces  hommes, —  il  est  impossible  de  rêver  pour  un  art  qui 
n'est  que  piété,  sainteté,  des  interprètes  plus  proches  et  plus  dignes 
de  lui;  pour  un  plus  pur  idéal,  de  plus  purs  serviteurs.  A  propos 
du  plain-chant  la  question  de  l'art  et  de  la  morale  ne  peut  même 
pas  se  poser.  Ainsi  nous  voyons  se  fermer  le  cercle  harmonieux 
des  convenances  suprêmes.  Ainsi,  par  une  rencontre  peut-être 
unique,  le  vrai,  le  beau  et  le  bien  se  rejoignent  ici,  et  leur  trinité 
sublime,  absente  de  tant  de  chefs-d'œuvre,  je  parle  même  des  plus 
grands,  apparaît  réalisée  et  vivante  dans  la  chapelle  où  prient  en 
chantant  d'humbles  moines  à  genoux. 

I 

C'est  le  24  juin  :  le  jour  de  la  Saint-Jean-Baptiste,  de  la  Saint- 
Jean  d'été.  De  bon  matin  nous  sortons  de  Saint-Pierre,  le  cou- 
vent des  moines,  pour  nous  rendre  à  Sainte-Cécile,  l'abbaye  des 
religieuses,  dont  la  flèche  brille  au-dessus  des  taillis.  La  route 
n'est  pas  longue  :  une  rampe  douce,  entre  deux  murs  de  lierre, 

(1)  Capvt  urlis  decere. 


A  l'abbaye  de  solesmes.  345 

nous  conduit  à  la  chapelle.  Deux  novices  doivent  y  faire  profes- 
sion ce  matin.  Elle  n'est  pas  grande,  la  chapelle  des  Bénédictines, 
mais  elle  est  très  claire,  toute  blanche,  plus  élégante  et  plus  fémi- 
nine, avec  ses  nervures  gothiques,  que  la  nef  de  Saint-Pierre, 
aux  lourds  piliers  romans.  L'assistance  est  peu  nombreuse  ;  au 
premier  rang,  sur  un  carreau  de  soie  cramoisie,  une  jeune 
femme  est  agenouillée  et  prie  :  c'est  une  princesse  de  sang  royal 
et  sa  mère  est  religieuse  ici. 

La  chapelle  a  pris  son  aspect  et  sa  parure  de  fête.  Sur  l'autel, 
du  côté  de  Tépître,  on  a  disposé  pour  chaque  professe  le  manteau 
de  chœur,  le  voile,  l'anneau  et  la  couronne.  Une  console  porte 
l'écritoire,  la  plume,  et  la  cédule  où  sera  signé  le  contrat  des 
noces  divines.  Sur  tout  cela,  suivant  les  prescriptions  du  rituel, 
on  a  répandu  des  fleurs.  Bientôt  le  Révérend  Père  Abbé  fait  son 
entrée.  Vêtu  de  la  cape  romaine,  dont  on  soutient  la  traîne  der- 
rière lui,  il  l'échange,  après  de  courtes  oraisons,  pour  les  orne- 
mens  épiscopaux  :  la  chape  et  la  mitre  d'or.  Puis,  au  son  des 
cloches,  précédé  par  le  porte-croix  et  les  porte-cierges,  suivi  de 
ses  acolytes,  il  sort  de  la  chapelle  et  s'avance  jusqu'à  la  porte  de 
la  clôture.  Il  y  frappe  ;  elle  s'ouvre  à  deux  battans  et  montre,  dans 
la  pleine  lumière  du  cloître  apparu  soudain,  la  foule  immobile 
et  muette  des  religieuses  sombres.  A  leur  tête  se  tient  l'Abbesse; 
elle  a  la  croix  sur  la  poitrine  et  dans  la  main  la  crosse.  Sans 
un  geste,  sans  un  mot,  elle  confie  les  deux  jeunes  filles  à  ceux 
qui  tout  à  l'heure  les  lui  rendront  à  jamais  consacrées.  Au  milieu 
de  la  procession  reformée,  à  travers  la  cour  pleine  de  fleurs  et 
d'oiseaux,  sous  un  vélum  tendu  contre  l'ardeur  du  soleil,  elles 
s'avancent  l'une  et  l'autre,  chacune  entre  deux  marraines  qui  ne 
les  quitteront  pas  jusqu'à  la  fin  de  la  cérémonie,  comme  pour 
mettre  autour  d'elles,  parmi  ces  hommes  austères  qui  vont  re- 
cevoir leurs  vœux,  un  reste  de  douceur  féminine  et  de  maternelle 
protection. 

La  messe  commence  et  se  poursuit  comme  à  l'ordinaire  jus- 
qu'au chant  du  Graduel.  Alors  la  voix  du  diacre  invite  les 
vierges  à  préparer  leurs  lampes  et  à  sortir  au-devant  de  l'époux. 
Elle  annonce  le  drame  qui  va,  non  pas  se  jouer,  mais  réelle- 
ment s'accomplir  ;  drame  très  simple,  très  poignant,  où  ne  se 
trouvent  en  présence,  comme  dans  la  tragédie  antique,  qu'un 
petit  nombre  de  personnages.  Entre  le  célébrant  et  les  jeunes 
filles  s'établit  un    dialogue  par    antiennes  et   répons,   modulé 


346  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'abord  avec  une  infinie  douceur  :  «  Venez  !  »  chante  la  voix  ro- 
buste, et  les  deux  faibles  voix,  un  peu  tremblantes  de  résonner 
seules  dans  le  silence,  répondent  :  «  Nous  voici.  »  —  «  Venez  !  » 
répète  le  prêtre.  —  «  Nous  voici,  reprennent  les  A'ierges,  nous 
voici  de  tout  notre  cœur.  »  —  «  Venez,  mes  filles,  écoutez-moi  ;  je 
vous  enseignerai  la  crainte  du  Seigneur.  »  —  «  Nous  voici  de  tout 
notre  cœur.  Seigneur,  nous  te  craignons  et  nous  cherchons  à  voir 
ta  face.  Seigneur,  que  nous  ne  soyons  pas  confondues,  mais  qu'il 
nous  soit  fait  selon  ta  mansuétude  et  selon  l'abondance  de  tes 
miséricordes.  »  Chaque  fois  l'appel  est  plus  attirant;  chaque  fois 
aussi  la  réponse  plus  docile  et  comme  plus  charmée  ;  chaque  fois 
enfin  la  cantilène  se  développe  davantage  et  trace  dans  l'air  une 
plus  élégante  arabesque,  un  cercle  plus  vaste  et  plus  harmo- 
nieux. 

En  quelques  paroles  très  simples,  très  brèves,  les  vœux  sont 
prononcés  et  reçus.  En  paroles  seulement,  car  ici,  comme  pendant 
la  messe,  il  semble  que  la  musique  soit  bannie  de  l'instant  et 
de  l'acte  même  du  sacrifice,  pour  laisser  au  verbe  seul  toute  la 
grandeur  et  toute  l'efficacité.  Les  deux  jeunes  filles  ont  signé  la 
charte  qui  les  lie.  Elles  l'ont  tenue  contre  leur  poitrine  et  pré- 
sentée aux  regards  de  tous.  Les  bras  et  les  yeux  élevés,  elles 
s'écrient  trois  fois,  avec  une  intonation  toujours  plus  forte,  tou- 
jours plus  haute  :  «  Recevez-moi,  Seigneur,  selon  votre  parole, 
afin  que  je  vive  et  que  mon  attente  ne  soit  pas  confondue.  »  La 
musique  a  soudain  changé  de  caractère  et  d'accent.  Incertaine 
tout  à  l'heure,  errante  et  souvent  suspendue,  elle  se  fixe  à  présent 
dans  une  formule  de  psalmodie  très  ferme  et  très  arrêtée.  Elle 
conclut  toniquement;  elle  est  le  signe,  non  plus  d'une  aspiration 
et  d'une  approche,  mais  d'une  arrivée  et  d'un  accomplissement. 
Alors  le  chœur  intervient  pour  la  première  fois.  Invisibles  der- 
rière la  grille,  les  moniales  répondent  à  leurs  nouvelles  sœurs; 
les  profondeurs  vides,  que  le  regard  oblique  entrevoit  à  peine, 
s'emplissent  d'un  murmure  harmonieux.  Est-il  rien  de  plus  sai- 
sissant? Le  prêtre  s'est  assis,  entouré  de  ses  assistans  à  genoux. 
A  ses  pieds,  la  face  contre  terre,  les  deux  jeunes  filles  sont  éten- 
dues sans  mouvement.  Sur  le  tapis  de  fête  on  voit  seulement  la 
tache  noire  de  leur  robe  et  la  tache  blanche  de  leur  voile.  Tout 
se  tait,  hormis  les  voix  cachées  qui  ne  cessent  de  faire  tomber 
et  comme  pleuvoir  à  travers  les  barreaux  la  fraîche  rosée  des 
litanies.  «  Priez  pour  nous!  Exaucez-nous!  Délivrez-nous!  »  Sup- 


r 


A  l'abbaye  de  solesmes.  347 

pliques,  adjurations  à  la  miséricorde  et  à  la  puissance  divines 
contre  tous  les  périls,  fût-ce  les  plus  effroyables,  contre  tous  les 
malheurs,  contre  tous  les  péchés,  le  courant  puissant  et  doux  de 
la  prière  passe  et  repasse  sans  cesse  au-dessus  des  deux  humbles 
corps  gisans  et  qui  semblent  inanimés. 

Ils  se  raniment  enfin  et  se  relèvent.  Les  derniers  rites  s'accom- 
plissent. Les  religieuses  reçoivent  tour  à  tour  des  mains  du  célé- 
brant le  manteau,  le  voile,  l'anneau  et  la  couronne.  En  quel  drame 
lyrique,  fût-ce  une  Alceste,  une  Iphigéiiie,  une  voix  sacerdotale 
laissa-t-elle  tomber  sur  le  front  incliné  d'une  femme  d'aussi  ma- 
gnifiques paroles  !  Quel  récitatif,  et  de  quel  grand  prêtre,  égala 
jamais  en  grandeur,  en  beauté,  en  hardiesse  même  la  «  Préface  » 
de  la  profession  bénédictine  !  «  Seigneur  saint,  Père  tout-puis- 
sant. Dieu  éternel,  hôte  bienveillant  des  corps  purs,  ami  des  âmes 
sans  tache,  jetez  un  regard  sur  vos  servantes.  Comment  leur  esprit, 
enveloppé  de  chair  mortelle,  triompherait-il  de  la  loi  de  la  nature, 
de  la  liberté  licencieuse,  de  la  force  de  l'habitude  et  des  aiguil- 
lons de  la  jeunesse,  si  vous,  Seigneur,  dans  votre  clémence,  vous 
n'allumiez  en  elles  l'amour  de  la  virginité,  si  vous  n'alimentiez 
cette  passion  dans  leur  cœur,  si  vous  ne  leur  dispensiez  votre 
force!...  La  bienheureuse  virginité  a  reconnu  son  auteur  et,  se 
faisant  l'émule  de  l'intégrité  des  anges,  elle  s'est  vouée  à  la  couche 
de  celui-là  seul  qui  veut  être  l'époux  de  la  virginité  éternelle, 
comme  il  en  a  été  le  fils.  »  —  Viennent  ensuite  des  rapproche- 
mens  ou  des  antithèses,  des  chocs  ou  parfois  des  rimes  d'idées 
et  de  mots  dans  la  manière  des  Pères  ou  de  Bossuet.  «  Mettez 
en  elles.  Seigneur,  par  le  don  de  votre  esprit,  la  modestie  pru- 
dente, la  bonté  sage,  la  douceur  grave,  la  liberté  chaste.  Que 
leur  amour  soit  brûlant  et  qu'elles  n'aiment  rien  que  vous. 
Qu'elles  vivent  louablement  et  qu'elles  ne  souhaitent  pas  la 
louange.  Que  dans  la  sainteté  de  leurs  corps  et  la  pureté  de  leurs 
âmes  elles  vous  glorifient.  Que  par  amour  elles  vous  craignent  et 
qu'elles  vous  servent  par  amour.  Soyez  leur  honneur,  leur  joie 
et  leur  volonté.  Soyez-leur  dans  le  chagrin  la  consolation,  dans 
l'incertitude  le  conseil,  dans  l'injustice  la  défense,  dans  l'épreuve 
la  patience,  dans  la  pauvreté  l'abondance,  dans  le  jeûne  la  nour- 
riture, et  dans  la  maladie  la  guérison.  »  Longtemps,  longtemps 
ainsi  la  prose  éloquente  se  déroule,  et,  pour  la  soutenir  et  la  con- 
tenir à  fois,  pour  en  embrasser  les  périodes  les  plus  amples  comme 
pour  en  resserrer  encore  les  plus  concises  antithèses,  que  faut-il? 


348  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quelques  notes  de  plain-chant,rien  de  plus  que  cette  formule  mélo- 
dique, ondoyante  et  souple  de  la  Préface,  pour  laquelle  on  rapporte 
que  Mozart  eût  donné  tous  ses  chefs-d'œuvre,  tant  il  l'admirait. 

Dans  le  drame  sacré  d'une  profession,  la  poésie  se  renouvelle 
sans  cesse.  Parfois  c'est  un  souffle  d'Orient  qui  passe.  «  Venez, 
ma  bien-aimée,  que  je  vous  place  sur  mon  trône,  car  le  roi  a  dé- 
siré votre  beauté.  »  Mais  l'épousée  vêtue  de  noir  alors  répond  : 
«  Je  suis  la  servante  du  Christ  et  sous  une  livrée  serviie  il  convient 
que  je  paraisse.  »  Ailleurs  elle  s'émerveille:  «  Me  voilà  donc  unie 
à  celui  que  servent  les  anges,  à  celui  dont  le  soleil  et  la  lune 
admirent  la  beauté.  »  Ailleurs  enfin  elle  s'enorgueillit  et  s'exalte  : 
avec  un  cri,  avec  un  geste  de  triomphe,  elle  élève  aux  yeux  de 
tous  sa  main  droite  où  brille  l'anneau.  Ainsi  l'action  de  grâces 
prend  toutes  les  formes,  tantôt  la  plus  poétique,  la  plus  pitto- 
resque même  :  «  J'ai  reçu  de  sa  bouche  le  lait  avec  le  miel,  et 
son  sang  a  fait  l'ornement  de  mes  joues  ;  »  tantôt  la  plus  rigou- 
reuse et  pour  ainsi  dire  la  plus  abstraite  :  «  Ce  que  j'ai  désiré,  je 
le  vois;  ce  que  j'ai  espéré,  je  le  tiens.  » 

Maintenant  le  mystique  hymen  s'est  consommé  par  la  com- 
munion; la  messe  est  finie.  Pour  la  seconde  fois,  la  procession  se 
dirige  vers  la  porte  du  cloître,  qui  se  rouvre.  Entourée  de  ses  mo- 
niales, toujours  immobile  et  muette,  l'Abbesse  reparaît.  C'est  en- 
core un  beau  moment.  Tout  se  tait,  on  n'entend  que  le  bruisse- 
ment du  feuillage  et  le  vol  sifflant  des  hirondelles.  La  voix  de 
l'Abbé  s'élève  et  cette  voix  parlée,  après  tant  de  voix  qui  tout  à 
l'heure  chantaient,  prend  dans  le  plein  air  du  matin  je  ne  sais 
quelle  froideur  saisissante  :  «  Yoici,  dit  l'Abbé,  voici,  Madame, 
les  épouses  du  Seigneur.  Il  les  avait  appelées  dans  sa  bonté  infinie 
et  elles  ont  répondu  à  son  appel.  Elles  reviennent  couronnées  de 
fleurs,  ayant  au  doigt  l'anneau  de  l'éternelle  alliance.  C'est  donc 
au  nom  du  Seigneur  qu'elles  se  présentent  à  vous,  qui  êtes  leur 
sœur  et  leur  mère.  Recevez-les,  Madame,  dans  la  maison  de  votre 
commun  époux.  Sous  votre  garde  maternelle,  les  roses  et  les  lis 
de  leur  couronne  conserveront  toujours  leur  fraîcheur  et  leur  par- 
fum, et  lorsque  viendra  le  jour  des  noces  de  l'Agneau,  elles  iront 
joyeuses,  au-devant  de  lui,  portant  leur  lampe  allumée.  Telle  est. 
Madame,  notre  chère  espérance.  Telle  est  aussi  la  vôtre.  Que  la 
paix  du  Seigneur  demeure  avec  vous.  »  Toujours  silencieuse,  l'Ab- 
besse s'incline,  les  portes  se  referment;  le  cloître  ne  rendra  plus 
jamais  sa  douce  proie. 


A 


l'abbaye  de  solesmes.  349 


Cela,  c'est  le  drame  initial  et  unique,  c'est  la  naissance  à  la 
vie  bénédictine.  Mais,  pour  les  moniales  comme  pour  les  moines, 
toute  celte  vie  s'écoule  en  chantant,  et  si  l'office  exceptionnel  de  la 
profession  est  plus  pathétique,  celui  de  la  messe  ou  des  vêpres 
quotidiennes  n'est  pas  moins  beau.  Chaque  jour  et  plusieurs  fois 
par  jour,  à  Solesmes,  on  découvre  ainsi  quel  admirable,  quel 
inépuisable  trésor  de  poésie  et  de  musique  est  la  liturgie  de 
l'Église. 

Le  soir  même  de  la  cérémonie,  je  retournai  dans  la  chapelle 
des  femmes.  Elle  était  presque  déserte.  Bientôt  les  religieuses  se 
mirent  à  chanter.  Elles  chantèrent,  avec  une  exquise  douceur, 
d'abord  les  psaumes  du  jour,  puis  cet  hymne  délicieux  pour  la 
fête  de  Saint-Jean-Baptiste,  où  l'on  dit  que  le  moine  d'Arezzo 
choisit,  il  y  a  quelque  huit  cents  ans,  les  noms  des  notes  de  la 

gamme  : 

Vt  queant  Iaxis.  Rescnare  fibria 
Mira  gestorum  Famuli  tiiorum, 
Solve  polluti  Labii  reatum. 
Sancte  Joannes  ! 

Une  heure  après,  j'écoutais  les  mêmes  chants  dans  la  chapelle 
des  moines.  Les  mêmes,  et  pourtant  combien  autres  I  Les  textes, 
les  mélodies  et  le  style  ;  la  justesse,  la  flexibilité,  l'accord  des 
voix,  tout  était  pareil.  Mais  parce  que  les  voix,  féminines  tout  à 
l'heure,  étaient  viriles  maintenant,  tout  avait  changé.  Je  me  sou- 
viens que,  dans  un  des  psaumes,  il  était  question  de  vengeance,  de 
colère  et  de  grincement  de  dents.  «  Peccalor  videbit,  et  irascetur  : 
dentibu<i  suis  [remet  et  tabescet.  »  Sur  ces  mots  prononcés  de 
même,  à  l'italienne,  l'accent  des  moines  se  faisait  rude  et  s'irri- 
tait; mais  celui  des  moniales,  jusque  dans  le  reproche  et  la  me- 
nace, gardait  une  tendresse,  une  pitié  virginale.  Qu'elles  furent 
belles,  ces  doubles  vêpres,  où  j'entendis  chanter  et  prier  l'une 
après  l'autre  les  deux  âmes  de  l'humanité  ! 

Veuillot  a  raison,  rien  n'est  comparable  aux  offices  de  So- 
lesmes :  à  cette  grand'messe,  —  oui,  véritablement  grande,  — 
«  sans  tapage  de  chaises,  sans  piétinement  de  curieux,  sans  frou- 
frou de  robes  élégantes,  sans  bruit  du  dehors.  Ici  point  de  suisse, 
pas  même  de  hallebarde  ;  aucune  ligure  d'employé.  La  loueuse  de 
chaises  est  inconnue;  le  donneur  d'eau  bénite,  inconnu;  la  belle 
voix  du  chantre  expressif,  inconnue.  »  La  messe  parfois  n'avait 
d'autres  témoins  que  ces  fameux  groupes  de  pierre,  les  «  Saints 


330  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Solesmes,  »  qui  décorent  les  deux  côtés  du  transept  :  l'un  re- 
présente l'ensevelissement  du  Christ  ;  l'autre,  le  plus  beau,  celui 
de  la  Vierge.  Et  les  moines,  qui  ne  chantaient  que  Dieu,  ne  chan- 
taient que  pour  Dieu.  Aussi  comme  ils  chantaient  !  Tantôt  assis 
dans  leurs  stalles  et  tous  ensemble  ;  tantôt  quelques-uns  d'entre 
eux  se  détachant  et  formant  un  cercle  devant  l'autel.  C'est  la 
schola,  le  groupe  des  musiciens  et  des  voix  choisies.  L'un  d'eux 
conduit  le  chœur  avec  des  gestes  bas,  marqués  à  peine.  Ils  com- 
mencent, et  tout  de  suite  on  se  sent  en  présence  de  quelque  chose 
de  parfaitement  beau,  de  parfaitement  pur.  On  ne  voit,  on  n'en- 
tend rien  que  de  juste  et  de  net.  Le  chant  est  tantôt  clair  comme 
le  jour  qui  tombe  des  vitraux  blancs,  tantôt  sombre  comme  le  noir 
que  font  les  grands  manteaux  sur  le  pavé  de  marbre.  Alléluia! 
Une  longue  phrase  modulée,  vocalisée  lentement,  s'enroule  au- 
tour de  la  dernière  syllabe  du  mot  joyeux  et  doux.  «  Le  juste 
fleurira  comme  le  palmier  ;  il  se  multipliera  comme  le  cèdre  du 
Liban.  »  Les  vocalises  redoublent  et  la  tige  sonore  elle  aussi  mul- 
tiplie ses  rameaux  et  fleurit.  Je  me  souviens  encore  d'un  Kyrie, 
d'un  Sanctus,  non  pas  fleuris  ceux-là,  mais  robustes,  bien  que 
toujours  élégans.  Et  surtout  je  n'oublierai  pas  l'émotion  que  me 
causa  la  simple  procession  des  moines  avant  la  messe.  Pourquoi? 
Etait-ce  un  de  ces  jours,  —  il  en  est  de  tels  pour  chacun  de  nous, 
—  qui  nous  trouvent  plus  tristes  et  plus  las,  plus  fidèles  à  nos 
douleurs,  hélas  !  et  moins  forts  contre  elles  !  Un  de  ces  jours  qui 
se  lèvent  sur  toute  notre  misère  et  dont  le  soleil  ne  luit  que  pour 
attirer  à  nos  yeux  plus  de  larmes  !  Sans  doute  c'est  par  un  de  ces 
matins  que  les  moines  passèrent  à  côté  de  moi.  Deux  à  deux,  en 
chantant,  ils  traversèrent  l'église,  ils  franchirent  le  seuil.  Dans  les 
profondeurs  du  cloître,  j'entendis  leurs  voix  s'afi"aiblir,  puis  se 
perdre.  Ce  fut  un  instant  de  détresse  affreuse  et  de  complet  aban- 
don. Par  bonheur  les  voix  revinrent  bientôt,  et  revinrent  inalté- 
rées. Alors  j'éprouvai  pour  moi-même  et  réellement  ce  que  j'avais 
cru  parfois  ressentir  avec  certains  héros  imaginaires  et  pour  eux  : 
avec  Robert  sur  le  seuil  de  la  cathédrale  de  Palerme,  avec  Faust 
surpris  par  les  cantiques  et  les  cloches  de  Pâques.  J'écoutais 
comme  eux;  comme  eux  je  buvais  avec  avidité  chacune  de  ces 
notes  pures  et  fraîches,  et  pour  la  première  fois,  je  comprenais 
pleinement  ce  que  saint  Augustin,  dans  une  page  célèbre,  a  rap- 
porté des  chants  sacrés,  de  leur  douceur  et  de  ses  larmes  :  Cur- 
rebant  lacrymx  et  bene  mihi  erat  cum  eis. 


A  l'abbaye  de  solesmes.  351 


II 

L'art  grégorien,  nous  l'avons  dit,  n'a  qu'un  objet.  Cet  objet, 
qu'il  importe  de  définir  avant  d'y  rapporter  cet  art,  c'est  la  prière, 
la  prière  à  l'église,  la  prière  en  commun  et  publique.  Ce  sont  nos 
relations  avec  Dieu,  nos  relations  à  tous,  et  dans  la  maison  de 
Dieu,  soumises  par  conséquent  à  certains  rites,  environnées  de 
certaines  cérémonies.  Voilà  tout  l'objet  de  l'art  grégorien,  le  do- 
maine où  il  convient  à  la  fois  de  l'affermir  et  de  l'enfermer.  On 
ne  saurait  assez  le  répéter:  le  plain-chant  est  la  musique  reli- 
gieuse par  excellence;  il  n'est  pas  toute  la  musique  religieuse.  En 
dehors  de  lui,  des  chefs-d'œuvre  sont  nés;  d'autres  se  produiront 
encore.  Chefs-d'œuvre  sacrés  et  parfois  même  chefs-d'œuvre  pieux, 
mais  dont  la  place  n'est  pas  à  l'église.  Cest  à  l'église  au  contraire 
qu'est  la  place  du  chant  grégorien,  et  seul  peut-être  il  y  est  tout 
à  fait  à  sa  place. 

Le  chant  grégorien  est  la  meilleure  forme  musicale  de  la 
prière,  comme  la  liturgie,  rétablie  par  Dom  Guéranger,  en  est  la 
forme  verbale  par  excellence.  Il  était  naturel,  nécessaire  même, 
que  la  restauration  des  mélodies  suivît  celle  des  textes.  Elle  l'a 
suivie  en  effet.  «  Assez  longtemps,  écrivait  Dom  Guéranger,  on  a 
cherché  l'esprit  de  prière  et  la  prière  elle-même  dans  des  mé- 
thodes, dans  des  livres,  qui  renferment,  il  est  vrai,  des  pensées 
louables,  pieuses  même,  mais  des  pensées  humaines.  Cette  nour- 
riture est  vide,  car  elle  n'initie  pas  à  la  prière  de  l'Eglise;  elle 
isole  au  lieu  d'unir.  Tels  sont  tant  de  recueils  de  formules  et  de 
considérations  publiés  sous  divers  titres  depuis  deux  siècles  et 
dans  lesquels  on  s'est  proposé  d'édifier  les  fidèles  et  de  leur  sug- 
gérer certaines  affections  plus  ou  moins  banales  et  toujours 
puisées  dans  Tordre  d'idées  ou  de  sentimens  le  plus  familier  à  l'au- 
teur du  livre  (l).  »0n  pourrait  étendre  cette  critique  aux  œuvres 
de  la  musique  extra-liturgique.  Les  plus  admirables  ne  sont  ja- 
mais que  des  interprétations  particulières  ou  subjectives;  elles 
varient  suivant  le  génie  des  maîtres,  que  ceux-ci  d'ailleurs  s'ap- 
pellent Palestrina,  Haendel  ou  Bach,  Mozart  ou  Beethoven,  Ros- 
sini,  Berlioz  ou  Verdi.  Il  est  possible,  et  nous  l'avons  essayé  na- 
guère (2),  de  suivre  dans  l'histoire  de  la  musique  l'évolution  de 

(1)  Préface  de  ï Année  lUurç/ique,  par  Dom  Guéranger. 

(2)  Voir  notre  volume  :  Psycholofjie  musicale  [la  Religion  dans  la  )niisique). 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  pensée  religieuse.  Les  mélodies  et  les  accords  ne  sont  pas  des 
interprètes  moins  fidèles  que  les  formes,  les  couleurs  et  les  mots. 
Serviteurs  dociles  d'un  idéal  changeant,  ils  ont  su  traduire  tour 
à  tour  la  foi  contemplative  et  mystique  ou  la  simple  et  robuste 
croyance,  et  tantôt  la  conception  dramatique,  théâtrale  même,  de 
notre  destinée,  tantôt  la  vision  joyeuse  et  rayonnante,  à  la  Ru- 
bens,  des  plus  sanglans  mystères.  Enfin,  dans  la  musique  aussi, 
le  «  goût  du  divin  »  a  quelquefois  remplacé  l'amour  de  Dieu,  et  s'il 
est  un  sentiment  dont  témoignent  aujourd'hui  certaines  œuvres 
d'un  maître  moderne  et  charmant,  c'est  bien  cette  nuance  d'esprit 
ou  de  sensibilité  que  M.  Jules  Lemaître  a  un  jour  définie  la  piété 
sans  la  foi. 

Mais  il  y  a  dans  la  foi  quelque  chose  qui  ne  passe  ni  ne  change 
jamais,  quelque  chose  d'universel  et  de  fixé.  Ce  fond  immuable  de 
la  croyance  est  également  celui  de  la  liturgie  ;  il  en  constitue  la 
matière  et  le  texte  môme  et,  pour  être  liturgique  à  son  tour,  l'art 
est  tenu  de  s'y  adapter  et  de  s'y  soumettre.  La  musique  est  d'au- 
tant plus  obligée  à  cette  soumission,  qu'elle  touche  en  quelque 
sorte  de  plus  près  que  les  autres  arts  à  la  vérité  religieuse  et 
qu'elle  y  peut  être  plus  profondément  ou  conforme  ou  contraire. 
La  peinture,  la  sculpture  ne  représentent  de  Dieu  que  l'appa- 
rence sensible,  l'humanité  et  la  mortalité  que  pour  nous  et  comme 
nous  il  a  prise.  Mais  la  musique  se  lie,  —  avec  quelle  étroitesse! 
—  au  verbe  même ,  au  verbe  qui  était  dès  le  commencement , 
qui  était  en  Dieu,  qui  était  Dieu.  La  musique,  à  l'église,  n'ac- 
compagne et  ne  traduit  pas  seulement  la  prière,  c'est-à-dire  ce 
que  nous  disons  à  Dieu,  mais  ce  que  Dieu  même  nous  a  dit  et 
continue  de  nous  dire;  d'où  la  nécessité  d'une  appropriation 
plus  stricte  et  plus  sévère.  Un  tableau  de  Paul  Yéronèse ,  une 
statue  de  Bernin  sera  moins  déplacée  dans  une  église,  qu'une  mé- 
lodie d'opéra,  fût-ce  une  pièce  instrumentale,  comme  l'ouver- 
ture à'Obéron,  que  j'entendis  un  jour  exécuter  par  une  fanfare 
dans  la  basilique  du  Sacré-Cœur.  Le  peintre  des  Noces  de  Cana, 
le  sculpteur  de  sainte  Thérèse  ont  pu  méconnaître,  altérer  le 
sens  du  sujet  et  l'expression  du  modèle;  modèle  et  sujet  demeu- 
rent pourtant  reconnaissables.  Mais  qu'y  a-t-il  de  commun  entre 
l'ardente  musique  de  Weber  et  les  offices  de  l'église?  L'architec- 
ture elle-même,  plus  symbolique  et  plus  idéale  que  la  peinture  et 
la  statuaire,  est  pourtant  moins  que  la  musique  la  servante  de  la 
liturgie.  Elle  a  le  droit  de  construire  la  maison  de  Dieu  suivant  des 


A  l'abbaye  de  solesmes.  333 

types  divers.  La  messe  peut  se  dire  partout,  fût-ce  dans  une  humble 
grange,  mais  nulle  part  elle  ne  se  dit  qu'en  des  paroles  invariables 
et  consacrées.  Et  si  la  forme  de  l'édifice  importe  moins  que  celle 
des  mélodies,  c'est  que  l'architecture  ne  fait  pas  corps  avec  les 
paroles  mômes,  c'est  que,  sans  leur  être  étrangère,  elle  leur  est 
du  moins  extérieure.  La  mélodie  au  contraire  est  en  elles  ;  elle 
les  anime,  elle  les  inspire,  elle  en  est  l'émanation,  l'efflorescence 
et  le  rayonnement. 

L'art  grégorien  n'est  que  chant.  Tel  est  son  premier  caractère 
et  la  raison  première  aussi  de  sa  vocation  sacrée.  Il  semble  bien 
que  le  chant  de  la  voix  humaine  constitue  la  musique  la  plus 
affranchie  qui  soit  de  la  fiction  et  de  l'artifice  ;  la  musique  où  le 
moins  de  matière  se  môle  à  la  parole,  pour  l'appesantir,  la  con- 
traindre ou  l'altérer.  Aussi  bien  la  nature  des  choses  et  des  lieux 
même  s'accorde  avec  la  conception  exclusivement  vocale  de  la 
musique  religieuse.  Il  se  trouve  que  pas  un  instrument,  pas 
même  un  orchestre  n'est  à  sa  place  et  ne  semble  à  son  aise 
dans  une  église.  Un  violon  seul  y  grince  misérablement;  cin- 
quante violons  s'y  entendent  à  peine.  Une  fanfare  militaire  n'v 
produit  qu'un  horrible  tapage.  Ainsi  l'acoustique  des  nefs  est 
fatale  à  toute  symphonie  :  elle  rend  imperceptible  la  sonorité  des 
instrumeiis  à  cordes,  et  celle  des  instrumens  de  bois  ou  de  métal 
odieuse. 

En  principe,  et  selon  la  rigueur  de  la  théorie  ou  de  l'idéal 
grégorien,  le  plain-chant  devrait  se  passer  de  tout  accompagne- 
ment. En  fait,  même  à  Solesmes,  l'orgue  l'accompagne  tou- 
jours. Une  des  plus  récentes  publications  bénédictines  consiste 
dans  un  Livre  cV orgue  qui  renferme,  harmonisés  et  accompagnés, 
les  chants  ordinaires  de  la  messe  et  des  vêpres.  La  préface  de 
ce  livre  en  est  tout  simplement  le  désaveu  formel.  Elle  débute 
ainsi  : 

«  Le  plain-chant  doit-il  être  accompagné  ? 

«  Non.  Tel  est  l'avis  de  tous  ceux  qui  se  sont  sérieusement 
occupés  de  cette  question.  Tel  est  aussi  le  nôtre. 

«  Dans  l'espèce,  en  effet,  l'accompagnement  est  un  anachro- 
nisme, un  hors-d'œuvre  et  un  danger. 

«  Un  anachronisme,  car  la  cantilène  liturgique  a  été  composée 
en  dehors  de  toute  conception  polyphonique  ;  un  hors-d'œuvre, 
car  la  mélodie  se  suffit  à  elle  seule  par  sa  perfection  même  ;  un 
danger,  car  la  polyphonie  ayant  ruiné  le  plain-chant  une  première 

TOME  CL.  —   1898.  23 


354  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fois,  elle  pourrait  bien,  si  l'on  n'y  prenait  garde,  le  ruiner  une  se- 
conde. 

«  Alors,  pourquoi  ce  travail  ?  Disons-le  sans  détour  :  c'est  à  re- 
gret que  nous  l'avons  entrepris,  et  nous  le  publions  seulement 
pour  donner  satisfaction  à  tous  ceux  qui  nous  le  demandent  de- 
puis plusieurs  années. 

«  A  les  en  croire,  outre  qu'il  est  nécessaire  de  venir  au  secours 
des  voix  inexpérimentées  de  nos  chantres,  il  est  encore  opportun 
de  condescendre  à  cette  déviation  regrettable  du  goût  général 
qui  a  créé  chez  les  fidèles  le  besoin  tout  moderne  d'entendi-e  un 
accompagnement  polyphone  (1).  » 

Les  Bénédictins  ont  donc  cédé  à  des  exigences  qu'ils  dé- 
plorent et  condescendu  à  des  faiblesses  qu'ils  ne  partagent  pas, 
car  leurs  voix  à  eux  ne  sont  pas  «  inexpérimentées  ;  »  elles  n'ont 
besoin  ni  de  secours  ni  de  soutien.  Le  matin  de  la  procession, 
nous  en  eûmes  la  preuve.  L'orgue  accompagnait  la  marche  et  le 
chant.  Il  se  tut  quand  les  voix  cessèrent  de  se  faire  entendre  ; 
quand  elles  se  rapprochèrent,  il  reprit  :  les  voix  n'avaient  pas 
bronché.  Certes,  pour  de  moins  fermes  chanteurs,  l'accompagne- 
ment peut  être  une  aide  ;  pour  le  chant  lui-même  c'est  un  dom- 
mage. La  polyphonie  altère  la  parfaite  unité,  la  simplicité  abso- 
lue de  cette  mélodie,  et  le  caractère,  qu'elle  possède  au  plus  haut 
degré,  d'un  élément  premier,  irréductible.  Il  semble  aussi  que 
les  accords  durcissent,  en  les  précisant  trop,  les  modalités  gré- 
goriennes. Ils  nous  imposent  des  harmonies  différentes  parfois  de 
celles  que  nous  nous  plairions  à  rêver,  et  certaines  cadences,  cer- 
taines modulations  y  perdent  quelque  chose  de  leur  charme  un 
peu  vague  et  de  leur  flottante  douceur.  Mais  si,  partout  ailleurs 
qu'à  Solesmes,  l'accompagnement  du  plain-chant  est  une  faute  né- 
cessaire, à  Solesmes  c'est  presque  une  heureuse  faute.  Les  auteurs 
du  Livre  d'orgue  nous  disent  encore  en  leur  préface  :  «  Pour  mieux 
respecter  le  caractère  et  la  souplesse  de  la  mélodie,  nous  nous 
sommes  efforcés  de  lui  donner  un  fond  harmonique  calme  et 
sobre,  qui  lui  permette  de  se  développer  librement.  Nous  avons 
considéré  cette  mélodie  comme  un  contrepoint  fleuri  dont  il  fal- 
lait trouver  les  voix  secondaires,  en  suivant  d'aussi  près  que  pos- 
sible les  exemples  et  les  préceptes  des  anciens  contrapuntistes. 

(1)  Livre  d'orgue.  Chants  ordinaires  de  la  messe  et  des  vêpres,  transposes  et  har- 
monisés par  les  Bénédictins  de  Solesmes  ;  imprimerie  Saint-Pierre,  Solesmes  ; 
Paris,  Retaux. 


A  l'abbaye  de  solesmes.  355 

Cependant,  quand  nous  n'avons  pas  su  voir  comment  la  solution 
régulière  pouvait  concorder  avec  le  rythme  mélodique,  alors,  et 
pour  ce  cas  seulement,  nous  nous  sommes  affranchis  de  la  ri- 
gueur de  leurs  règles.  »  Des  juges  compétens  ont  approuvé  cette 
doctrine  (1).  La  pratique  achèverait  de  les  séduire  s'ils  enten- 
daient le  plain-chant  à  Solesmes.  Il  est  certain  que  c'est  un 
accompagnement  singulier  et  difficile  que  celui  «  dont  la  suppres- 
sion serait  la  première  condition  de  progrès  (2).  »  Mais  là-bas, 
comme  l'accompagnement  accompagne  !  Sous  les  cantilènes  déjà 
si  douces,  quelle  douceur  encore  il  répand  !  Jamais  il  ne  s'oppose 
ou  ne  se  distingue.  Comme  une  eau  tranquille  et  pure,  il  porte  la 
mélodie  sans  secousse  et  la  reflète  sans  trouble  ;  ou  plutôt  il 
ne  forme  avec  elle  qu'un  seul  et  même  courant  :  elle  en  est  la  sur- 
face légère,  il  en  est  le  dessous  profond. 

A  Sainte-Cécile,  pendant  l'office  de  la  profession,  l'orgue  ne 
se  contenta  pas  d'accompagner.  Sous  des  mains  expertes,  qu'on 
sentait  féminines,  qu'on  devinait  blanches  comme  les  touches 
d'ivoire,  il  fît  entendre,  en  guise  de  préludes  et  d'intermèdes, 
quelques  fragmens  de  Bach  et  de  Mendelssohn.  Et  je  trouvai 
d'abord  importunes,  presque  impertinentes,  ces  mélodies  moins 
austères.  Mais  bientôt  j'excusai  leur  présence  et  même  je  crus 
comprendre  leur  langage.  Je  ne  livrerai  point  vos  secrets,  je  ne 
lèverai  pas  le  bord  de  votre  voile  et  je  tairai  votre  nom,  virtuose 
invisible  et  sainte, aux  doigts  harmonieux.  Mais  je  sais  qu'elle 
était  de  votre  sang,  l'enfant  qui  venait  vous  rejoindre  par  ce  clair 
matin  d'été.  Et  ce  sang,  on  me  l'a  dit  aussi,  est  celui  d'une  famille 
de  musiciens.  Alors,  j'imagine,  vous  avez  joué  pour  elle,  peut- 
être  quelques-uns  des  vieux  airs  qu'elle  aimait.  Vous  les  avez 
offerts  et  donnés  avec  elle  à  Celui  à  qui  elle  se  donnait  elle-même. 
Et  pour  la  jeune  fille,  ce  fut  l'adieu  suprême  et  le  dernier  écho 
du  monde  qu'elle  quittait;  non  pas  certes  du  monde  profane, 
mais  d'un  monde  supérieur,  infiniment  noble,  infiniment  pur, 
moins  sublime  pourtant  que  le  monde  où  elle  allait  entrer  pour 
toujours. 

Mendelssohn  et  Bach  finirent  par  se  taire.  Le  plain-chant 
reprit,  et  il  triompha.  Elles  furent  de  nouveau  les  bienvenues,  les 
voix  humaines,  les  voix  vivantes,  qui  chantaient,  mais  qui  par- 

(1)  Voir  les  notes  bibliographiques  dans 'la  Tribune  de  Sainl-Gervais  de  juin 
189a. 

(2)  R.  P.  Llioumeau. 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laient  aussi.  La  parole  est  la  maîtresse  et  la  reine  de  l'art  gré- 
gorien. Exclusivement  vocale,  cette  musique  est  aussi  la  mu- 
sique verbale  par  excellence.  Sans  la  parole,  elle  n'a  pas  de 
raison  d'être,  elle  n'est  pas.  La  phrase  mélodique  ne  fait  que 
suivre  et  pour  ainsi  dire  épouser  la  phrase  littéraire.  Non  seule- 
ment il  n'y  a  pas  de  musique  plus  respectueuse  que  celle-ci  de 
l'accent,  sur  lequel  elle  est  fondée  tout  entière  ;  mais  il  n'y  en  a 
pas  de  plus  souple,  de  plus  sensible  à  la  valeur  et  à  la  dignité 
respective  des  mots.  Par  une  exacte  distribution  de  la  lumière  et 
de  l'ombre,  elle  arrive  à  modeler  véritablement  le  discours.  Tantôt 
elle  appuie,  sans  jamais  rien  écraser;  tantôt,  sans  rien  étouffer, 
elle  enveloppe;  tantôt  elle  glisse  et,  comme  en  se  jouant,  elle 
passe.  Tandis  que  notre  polyphonie  moderne  demande  à  l'har- 
monie, aux  timbres,  la  vérité  et  la  variété  de  l'expression,  la 
mélodie  grégorienne  l'obtient  de  la  parole  seule.  On  ne  dirait  pas 
que  les  mots  ont  été  «  mis  en  musique,  »  mais  que  la  musique 
est  sortie,  a  jailli  des  mots  eux-mêmes  où  elle  était  contenue  et 
comme  en  puissance. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  prononciation  qui  n'ajoute  à  la  mélodie 
grégorienne  plus  de  grâce  ou  plus  de  force,  et  toujours  plus  de 
beauté.  Introduite  ou  rétablie  par  Dom  Guéranger  dans  l'office 
bénédictin,  la  prononciation  italienne  est  conforme  à  l'histoire,  à 
la  liturgie  et  à  l'esthétique.  A  l'histoire  d'abord.  On  ne  saurait 
contester  que  les  Italiens  soient,  par  héritage,  en  possession  de  la 
prononciation  latine.  En  français  même,  celle-ci  a  survécu  dans 
l'orthographe  de  certains  mots  :  loup,  ours,  bourse^  dérivés  de 
lupus,  ursus,  pursa.  De  plus,  le  «  chuintement  »  italien  [patchem, 
tchœli,  pour  pacem,  cœli)  se  rencontre  constamment  dans  les  vieux 
manuscrits  français  du  x"  au  xv*"  siècle,  et  les  mêmes  textes,  en 
guise  de  J.  ne  contiennent  jamais  que  l'I.  Quant  à  la  liturgie, 
la  prononciation  italienne  en  complète  l'unité  littéraire  et  littérale 
par  l'unité  sonore;  elle  achève  ainsi  le  grand  dessein  de  Dom 
Guéranger  :  la  parfaite  unanimité  dans  la  prière.  Enfin  cette  ma- 
nière de  prononcer  n'est  pas  seulement  la  plus  exacte  et  la  plus 
religieuse;  elle  est  aussi  la  plus  esthétique,  et  cette  question  de 
tradition  et  de  logique  est  aussi  une  question  de  beauté.  On  Ta 
très  bien  dit  :  «  Si  on  lit  Arioste  ou  Dante  à  la  française,  c'est-à- 
dire  sans  accentuation,  en  prononçant  Vu  italien  comme  notre  u, 
le  c  comme  notre  c,  et  de  même  pour  les  autres  lettres,  le  charme 
de  leurs  vers  disparaît  entièrement;  on  peut  les  comprendre,  mais 


A  l'abbaye  de  solesmes.  357 

non  les  sentir  (11.  »  Appréciable  déjà  dans  la  récitation,  cette 
différence  Test  bien  davantage  dans  le  chant.  On  en  trouverait 
la  preuve  rien  que  dans  les  mots  du  psaume  cité  plus  haut  :  Et 
irascetur,  dentibus  suis  fremei  et  tabescet.  Il  suffit  de  les  dire  et 
surtout  de  les  chanter  des  deux  manières  pour  décider  aussitôt 
entre  les  deux  prononciations  et  les  deux  efTets,  entre  la  séche- 
resse, la  platitude  et  la  maigreur  d'une  part,  et,  de  l'autre,  l'élé- 
gance, la  richesse  et  la  plénitude. 

Ainsi,  parce  qu'il  est  vocal  avant  tout,  le  plain-chant  convient 
à  l'église  ;  parce  qu'il  est  surtout  verbal,  il  convient  aux  paroles 
sacrées. 

Mais  voici  d'autres  convenances  encore  entre  l'art  grégorien  et 
son  objet.  Le  plain-chant  n'est  pas  seulement  vocal  :  il  est  homo- 
phone; ne  se  servant  que  des  voix,  il  ne  fait  d'elles  qu'une 
voix.  La  polyphonie  vocale,  toute  pure  et  spirituelle  qu'elle  soit 
aussi,  accorde  pourtant  un  peu  plus  que  la  monodie,  à  la  forme 
et,  si  l'on  peut  dire,  au  métier.  L'harmonie  et  le  contrepoint  com- 
portent un  certain  travail,  un  certain  appareil,  très  idéal  encore, 
mais  dont  l'art  grégorien  est  exempt.  Le  chant  homophone,  c'est 
le  minimum  de  musique  possible  ;  au  delà,  ou  plutôt  en  deçà,  il 
n'y  a  plus  que  la  parole  nue.  Essentiellement  religieux,  le  plain- 
chant  l'est  en  quelque  sorte  deux  fois  :  autant  qu'un  lien  entre 
Dieu  et  les  hommes,  il  est  le  lien  des  hommes  entre  eux.  Naguère 
nous  avons  cherché, — trop  loin  peut-être,  —  dans  les  formes  suc- 
cessives et  diverses  de  la  musique,  l'idéal  de  la  société  parfaite  (2). 
Ne  serait-il  pas  ici,  dans  cette  forme  à  la  fois  la  plus  éloignée  de 
nous  parce  qu'elle  est  la  plus  ancienne,  et  la  plus  proche  parce 
qu'elle  est  la  plus  simple  :  l'unisson?  Pour  le  croire,  et  surtout 
pour  le  sentir,  il  faut  nous  oublier,  nous  renoncer  nous-mêmes, 
tels  que  nous  ont  faits  des  siècles  d'harmonie,  des  siècles  même 
de  mélodie,  mais  d'une  mélodie  toute  différente  de  la  mélodie 
grégorienne.  Voici  que  se  pose  encore  une  fois  la  grave,  l'éter- 
nelle question  de  la  mélodie  et  de  l'harmonie.  Elle  se  réduit  ou 
plutôt  elle  s'élève  jusqu'à  la  question  plus  générale  de  l'indi- 
vidu et  du  nombre,  à  laquelle  c'est  le  fait,  et  je  dirai   l'honneur 


(1)  M.  Burnouf  {Revue  des  Deux  Mondes  de  1890),  cité  par  M.  l'abbé  Chaininade, 
{Tribune  de  Saint-Gervais  de  décembre  1897),  dans  une  étude  où  nous  avons  large- 
ment puisé. 

(2)  Voyez,  dans  notre  volume  d'Éludés  musicales  :  la  Musique  au  point  de  vue 
sociologique. 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  musique,  d'être,  plus  que  les  autres  arts,  directement  inté- 
ressée. Au  point  de  vue  social  ou  sociologique,  la  question  de 
l'harmonie  et  de  la  mélodie  est  complexe  ;  elle  offre  des  aspects 
changeans,  sinon  contradictoires.  Il  est  très  vrai  que  la  mélodie, 
certaine  mélodie,  peut  être  le  signe  et  le  type  d'un  art  individuel 
et  égoïste.  Elle  fut  telle  à  l'époque  de  sa  naissance,  ou  de  sa  re- 
naissance en  Italie,  pendant  les  années  qui  virent  la  réaction  de  la 
mélodie  retrouvée  contre  la  polyphonie  palestrinienne.  Sous  la 
forme  du  récitatif  d'abord,  puis  de  l'air  [aria),  la  mélodie  devint, 
pour  un  siècle  et  demi  au  moins,  le  centre  et  le  sommet  d'un  art 
aristocratique  et  fermé.  Rapportant  tout  à  elle,  elle  usurpa  tous 
les  droits,  absorba  toutes  les  forces  et  toutes  les  ressources.  Elle 
fut  orgueilleuse  et  jalouse;  de  sa  beauté  supérieure,  elle  fit  une 
beauté  solitaire.  Son  essence  était  une,  elle  ne  voulut  pas  que  son 
pouvoir  fût  partagé.  Sa  tyrannie  fut  douce,  dispensatrice  de  joie 
et  de  volupté;  ce  fut  une  tyrannie  pourtant,  et  une  corruption.  La 
mélodie  régna  seule;  le  nombre  ne  fut  plus  rien  dans  la  musique, 
et  pour  le  nombre  également,  la  musique  ne  fut  plus  rien. 

Isolée  et  comme  abstraite  ainsi,  la  mélodie  eut  tort  :  elle  fut 
insuffisante  et  trop  étroitement  sociale.  A  la  longue,  il  fallut  que 
la  musique  s'élargît  et  que  le  génie  de  l'Allemagne  y  fît  rentrer 
l'idéal  plus  étendu,  plus  fraternel,  que  la  Renaissance  italienne  en 
avait  banni.  Telle  fut  en  effet  la  mission  des  grands  Allemands  : 
souvent  celle  d'un  Sébastien  Bach,  celle  d'un  Beethoven  toujours; 
et  l'image  d'une  société  parfaite,  infailliblement  gouvernée,  har- 
monieusement soumise,  c'est  peut-être  la  symphonie  de  Beethoven 
qui  l'a  réalisée  le  mieux. 

Il  y  a  là,  pour  la  musique  polyphone,  des  titres,  consacrés  par 
l'histoire,  à  la  supériorité  sociologique.  L'esthétique  elle-même 
tend  à  les  confirmer.  Il  semble  bien  d'abord  que  le  nombre  soit 
l'interprète  naturel  du  nombre,  que  la  foule  appelle  la  foule,  et 
que  la  pluralité  des  parties  puisse  seule  exprimer  la  pluralité  des 
âmes.  Parmi  les  chefs-d'œuvre,  si  vous  cherchez  non  pas  ceux 
que  nous  comprenons  tous,  mais  ceux  où  nous  sommes  tous 
compris,  lesquels  nommerez-vous  les  premiers?  Un  double  chœur 
de  Bach,  un  finale  de  Beethoven;  peut-être  même,  à  côté  de  ces 
polyphonies  colossales,  un  humble  répons  de  Palestrina.  Pour  le 
chanter,  il  suffit  de  quatre  voix,  mais  qui  sont  toutes  les  voix 
humaines.  Voilà,  n'est-ce  pas,  les  œuvres  qui  n'oublient  personne, 
et  d'où  pas  un  d'entre  nous  n'est  exclu  ;  voilà  la  musique  unanime, 


A  l'abbaye  de  solesmes.  359 

universelle,  représentative  et,  pour  ainsi  dire,  capable  de  toute 
l'humanité. 

Songez  pourtant  à  la  monodie  grégorienne.  Vous  en  aperce- 
vrez bientôt  le  principe  collectif  et  le  caractère  fraternel.  La 
mélodie  est  peut-être  plus  capable  encore  que  la  polyphonie 
d'exprimer  l'unité  et  de  la  créer.  Il  y  faut  sans  doute  certaines 
conditions,  dont  la  première  est  le  nombre  des  voix.  En  réalité 
c'est  le  solo^  plus  que  la  mélodie,  qui  est  égoïste,  et,  dans  un 
chœur  à  l'unisson,  la  pluralité  des  chanteurs  rachète  l'individua- 
lité du  chant.  L'unisson  nombreux,  et  par  conséquent  le  plain- 
chant,  voilà  peut-être  la  musique  sociologique  par  excellence. 
En  écoutant  les  religieuses  ou  les  moines  de  Solesmes,  je  pen- 
sais que  leur  admirable  chœur  est  l'idéal  du  chant  grégorien, 
mais  qu'il  n'en  est  aussi  que  l'esquisse.  Cet  art  n'est  pas  seulement 
fait  pour  Télite  ;  il  a  besoin  de  la  foule  comme  la  foule  a  besoin 
de  \\i\.Tq\  Kyrie,  i%\Sanctiis,  admirableà  Solesmes,  serait  sublime 
sous  les  voûtes  de  Paris  ou  de  Chartres,  entonné  par  des  milliers 
de  voix.  Symphonie  de  pierre,  a-t-on  dit  souvent  d'une  cathé- 
drale. Oui,  car  elle  est  issue  tout  entière  dune  forme  primitive,  à 
laquelle  se  rapportent  et  se  soumettent  des  formes  dérivées  et 
multiples.  Et  sans  doute  une  cathédrale  est  aussi  le  chef-d'œuvre 
d'un  art  profondément  sociologique.  Pourtant,  qu'on  associe  à 
sa  polyphonie  muette  une  musique  homophone,  que  le  Stabat 
ou  le  Parce  Domine  s'élève  et  remplisse  les  nefs,  alors  on  pourra 
décider  si  l'unanimité  parfaite  est  mieux  exprimée  par  le  concert 
des  lignes  ou  par  l'identité  des  sons. 

Image  d'un  chœur  universel,  le  chœur  choisi  des  moines  ou 
des  moniales  m'en  parut  la  plus  merveilleuse  image.  Je  n'aurais 
pas  cru  possible  à  tant  de  voix  de  n'être  qu'une  voix.  Jamais  une 
d'elles  ne  devançait  les  autres;  jamais  après  les  autres  nulle  non 
plus  ne  s'attardait.  Unique  ainsi  dans  la  durée,  c'est  par  la  qualité 
surtout  que  cette  voix  était  unique.  Composée  de  tous  les  timbres, 
aucun  timbre  particulier  ne  s'y  reconnaissait  plus.  Féminines  ou 
viriles,  de  quelles  voix,  me  disais-je,  n'est  pas  faite  cette  voix  ! 
Les  unes  furent  impérieuses  et  souveraines;  d'autres,  plus  hum- 
bles, ont  supplié.  Il  en  est  qui  ont  crié  des  commandemens  de 
guerre;  il  y  en  a  qui  murmurèrent  des  paroles  d'amour.  Parmi 
ces  voix  de  femmes,  quelques-unes  ont  bercé  des  sommeils  d'en- 
fant. Joyeuses  et  libres,  toutes  ont  jeté  jadis  aux  échos  de  la 
plaine,  de^jla  montagne  ou   de  l'océan,  leurs  chansons  de  prin- 


360  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps,  de  jeunesse,  peut-être  de  folie.  Et  maintenant,  volon- 
tairement captives,  les  voilà  confondues  dans  un  seul  cantique 
sacré.  Elles  ont  tout  apporté,  tout  exhalé,  tout  sacrifié  ici  :  leurs 
caresses  et  leurs  soupirs,  les  éclats  de  leur  joie  ou  de  leur  colère, 
les  menaces  dont  elles  furent  vibrantes  et  les  sanglots  dont  elles 
furent  brisées.  Parfois  dans  leur  parfait  ensemble,  comme  dans 
le  son  d'une  cloche,  fût-ce  la  plus  pure,  on  croit  saisir  des  har- 
moniques mystérieuses  :  une  inflexion  particulière,  une  intonation 
personnelle,  que  sais-je  !  un  accent  plus  doux  ou  plus  fort,  un 
souffle  plus  profond  ou  plus  léger.  Mais  on  ne  le  croit  pas  long- 
temps. Bientôt  tout  retombe,  s'efTace  et  se  noie  dans  l'unique  et 
totale  cantilène.  Elle  ressemble  à  la  mer,  mais  à  la  mer  parfaite- 
ment unie  et  plane,  dont  on  ne  peut  distinguer  les  flots. 

C'est  un  grand  exemple  social  que  la  symphonie,  effort  com- 
mun vers  un  seul  but  et  sous  une  seule  loi.  Si  le  musicien  est 
un  maître,  cet  effort  ne  sera  pas  trompé.  On  en  prévoit  le  terme; 
mais  d'abord  il  en  faut  suivre  le  progrès,  parfois  même  subir  les 
arrêts  ou  les  reculs.  Parmi  tant  de  forces  ou  de  volontés  unies  et 
diverses,  il  en  est  qui  défaillent,  d'autres  qui  s'égarent  ou  même  se 
révoltent.  Des  contradictions  se  produisent;  des  plaintes  aussi, 
des  dissonances  et  des  déchiremens.  Tout  cela  est  pathétique,  tout 
cela  est  beau,  parce  que  tout  cela  sera  résolu,  rétabli  et  rassemblé. 
Fermement  proposée  d'abord,  puis  contrariée  en  vain,  obstiné- 
meut  voulue  et  poursuivie  jusqu'au  bout,  l'unité  finira  par  être 
atteinte  et  réalisée;  elle  formera  le  gain  et  la  conquête  suprême 
de  la  symphonie  triomphante. 

Cette  unité,  la  monodie  grégorienne  n'a  pas  à  la  conquérir. 
Elle  la  possède  éternellement,  sans  trouble,  sans  menace  et  sans 
combat.  Il  n'y  a  pas  ici  plusieurs  voix  qui  finiront  par  s'unir;  il 
n'y  a  jamais  eu,  jamais  il  n'y  a  et  il  n'y  aura  qu'une  seule  voix. 
Pas  d'eflbrt,  pas  de  tendance,  pas  de  devenir;  mais  l'être,  l'être 
toujours  total  et  toujours  un.  Et  l'unité  du  chant  grégorien  ne 
représente  pas  seulement  l'unité  des  hommes  entre  eux,  mais  celle 
de  l'homme  en  lui-même,  son  unité  spirituelle  et  intérieure. 
Loin  de  diviser  l'âme,  cet  art  la  rassemble  toute.  Il  la  fait  con- 
corder et  concourir  en  toutes  ses  parties  et  de  toutes  ses  forces.  Il 
est  ainsi  l'expression  moins  de  ce  que  nous  sommes  que  de  ce  que 
nous  étions  avant  la  faute  et  de  ce  que  nous  redeviendrons  après 
la  miséricorde.  Il  répare  notre  condition  primitive  et  prépare 
notre  condition  future.  «  Qu'ils  soient  un  comme  mon  Père  et 


 


l'abbaye  de  solesmes.  361 


moi  nous  sommes  un.  »  Les  voix  de  Tunisson  grégorien,  fussent- 
elles  cinq  cents,  ou  cinq  mille,  sont  unes  de  cette  manière.  Nom- 
breuses, et,  s'il  était  possible,  innombrables,  elles  seraient  encore 
consubstantielles.  Et  que  l'unité  qu'elles  signifient,  qu'elles  éta- 
blissent parmi  nous  et  en  nous,  soit  analogue  à  l'unité  divine, 
cela  constitue  entre  l'objet  de  la  musique  grégorienne,  qui  est 
divin,  et  cette  musique  elle-même,  une  convenance  nouvelle  et 
sacrée. 

L'antiquité  de  l'art  grégorien  en  accroît  aussi  le  caractère  re- 
ligieux. Plus  que  tout  autre  chant,  le  plain-chant  est  contempo- 
rain de  ce  qu'il  chante;  ce  mode  d'expression  a  paru  en  même 
temps  que  l'ordre  des  idées  et  des  sentimens  qu'il  exprime,  et  c'est 
encore  une  raison  pour  qu'il  les  exprime  avec  fidélité.  La  question 
des  origines  du  plain-chant  est  résolue  au  fond;  quelques  détails 
seuls  demeurent  discutés.  «  C'est  au  courant  gréco-latin,  nous  dit 
le  savant  directeur  de  la  Paléographie  musicale,  que  l'Eglise  em- 
prunta les  élémens  premiers  de  sa  mélodie.  Le  genre  diatonique 
lui  convenait  à  cause  de  sa  noblesse  et  de  sa  fermeté;  elle  se  l'ap- 
propria, laissant  de  côté  les  genres  chromatique  et  enharmonique 
dont  la  mollesse  répugnait  à  la  pureté  du  culte  divin.  Il  est  pro- 
bable aussi  qu'elle  adapta  ses  cantilènes  aux  modes  et  aux  gam- 
mes des  Hellènes.  Dans  quelle  mesure?  Il  est  impossible  de  le  dire. 
S'empara-t-elle  des  airs  mêmes  païens  (des  iioines),  pour  les  bap- 
tiser et  les  mettre  dans  les  bouches  chrétiennes?  On  l'a  affirmé  ré- 
cemment sans  en  donner  l'ombre  d'une  preuve  ;  cette  affirmation 
est  en  contradiction  manifeste  avec  tout  ce  que  nous  connaissons 
des  Pères  et  des  Conciles  et  avec  l'esprit  de  l'Eglise.  Jusqu'à  plus 
ample  informé,  je  considère  les  airs  de  nos  antiennes  comme  de 
véritables  créations  de  l'Eglise  (1).  » 

Ainsi  constitué,  le  plain-chant,  nous  l'avons  dit  précédem- 
ment, est  la  plus  vieille  musique  dont  les  œuvres  en  grand  nombre 
soient  parvenues  jusqu'à  nous.  Témoin  vingt  fois  centenaire  du 
christianisme  primitif,  certains  siècles  ont  pu  le  récuser  ou  le  cor- 
rompre; le  nôtre,  près  de  finir,  semble  prêter  l'oreille  à  son  témoi- 
gnage sérieux  et  doux.  L'idéal  religieux  tend  à  remonter  le  cours 
des  âges.  Hier,  nous  avions  cru  le  trouver  à  Saint-Gervais,  dans 
cette  polyphonie  palestrinienne  dont  un  jeune  maître  de  chapelle, 
qu'on  ne  saurait  assez  remercier,  nous  a  rendu  l'intelligence  et 

(1)  L'Art  grégorien,  son  but,  ses  procédés,  ses  caractères,   conférence   faite  à 
l'Institut  catholique  de  Paris,  en  1897,  par  le  U.  P.  Doui  Mocquereau. 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  sentiment  (1).  Les  moines  de  Solesmes  nous  conduiront  plus 
loin,  plus  haut  encore,  jusqu'à  la  source.  Elle  jaillit  au  pied  même 
de  la  Croix.  Une  telle  antiquité  s'impose  comme  une  des  forces, 
un  des  prestiges  de  l'art  grégorien.  C'est  beaucoup,  pour  qui  cé- 
lèbre les  choses  éternelles,  de  les  célébrer  sur  le  mode  le  plus  an- 
cien, le  plus  proche  du  temps  où  ces  choses  furent  révélées. 
En  écoutant  les  vêpres  des  moniales,  je  songeais  que  les  pre- 
miers fidèles,  dans  les  catacombes,  avaient  sans  doute  psalmodié 
ainsi.  Sous  le  maître-autel,  je  voyais  sainte  Cécile,  couchée  dans 
l'attitude  exquise  de  son  jeune  martyre,  et  la  vierge  mélodieuse 
semblait  dormir  au  murmure  fidèle  des  mélodies  qu'elle  avait 
elle-même  chantées. 

La  voix  des  moines  me  parut  l'écho  de  plus  rudes  voix.  C'est 
peut-être  un  de  leurs  chants  qui,  sur  le  seuil  de  la  basilique 
lombarde,  arrêta  devant  saint  Ambroise  irrité  Théodose  encore 
sanglant.  Plus  tard,  les  cathédrales  du  moyen  âge  retentirent 
de  tels  cantiques;  quand  les  peuples  priaient  encore,  c'est  ainsi 
qu'ils  priaient.  <(  Au  milieu  de  la  vie  nous  sommes  dans  la  mort. 
Où  chercherons-nous  du  secours,  si  ce  n'est  en  toi,  Seigneur, 
que  nos  péchés  ont  irrité  justement!  0  Dieu!  0  saint!  Saint 
et  fort!  Saint  et  miséricordieux  Sauveur,  ne  nous  livre  pas  à 
la  mort  amère.  »  Encore  plus  que  les  paroles  il  faudrait  pou- 
voir citer  la  musique,  cette  complainte  rude,  rauque  et  par 
momens  terrible.  Ce  répons  du  Media  Vita  était  célèbre  au 
moyen  âge.  On  le  croyait  doué  de  vertus  extraordinaires.  On 
l'entonnait  aux  jours  de  péril  et  d'angoisse,  pour  écarter  la 
mort,  quelquefois  même,  paraît-il,  pour  l'appeler  sur  une  tête 
maudite.  Imprécation  ou  supplication,  c'est  un  chant  tragique 
et  sublime.  «  Sancte  DeicsI...  Sancte  fortis!...  Sancte  miseri- 
cors!  »  Sur  chaque  Sancte!  les  voix  se  laissent  tomber  lourde- 
ment, puis  remontent,  comme  si  toute  l'humanité  chargeait  cette 
note  unique  de  tout  le  poids  de  son  épouvante  et  de  sa  misère, 
pour  la  relever  aussitôt  de  toute  la  force  de  sa  foi  et  de  son 
espérance. 

Contemporain  du  christianisme,  il  est  possible  aussi  que  le 
plain-chant  en  soit  un  peu  le  compatriote. Quelque  chose  de  l'Orient 
a  peut-être  passé  dans  les  mélodies  gréco-latines.  La  provenance 
ou  du  moins  l'influence  hébraïque  n'est  pas  invraisemblable  ici. 

(1)  M.  Charles  Bordes,  maître  de  chapelle  de  Saint-Gervais,  fondateur  et  direc- 
teur de  la  Schola  cantorum. 


A  l'abbaye  de  solesmes.  363 

Les  chants  ecclésiastiques  et  les  chants  orientaux  se  ressemblent 
souvent  par  l'intonation  ou  la  cadence,  par  la  fantaisie  et  le 
caprice  des  mélismes  ou  des  vocalises,  surtout  par  ces  modes 
qui  nous  paraissent  étranges  et  qui  règlent  également  la  psal- 
modie d'un  moine  et  la  cantilène  que  l'Arabe  soupire  sur  sa  flûte 
de  roseau.  La  terre  où  la  vérité  parut,  où  naquit  la  foi,  est 
aussi  la  terre  où  flotte  un  rêve  éternel,  et  dans  la  musique  delà  foi 
quelque  chose  a  pu  rester  du  rêve.  Cela  donne  à  tel  répons  ou  à 
telle  antienne  une  grâce,  une  langueur  étrange,  exotique  même. 
«  Hie?ns  transiit,  tiirtur  canit,  vineœ  florentes  redolent.  »  Quand  le 
Cantique  des  Cantiques  murmurait  doucement  dans  la  blanche 
chapelle  des  moniales,  ce  n'était  pas  seulement  la  poésie,  mais  la 
musique  aussi,  qui  chantait  comme  la  tourterelle,  embaumait 
comme  la  vigne  en  fleurs. 

Aucun  charme  ne  manque  à  ces  chants,  pas  même  celui  du 
mystère.  11  n'en  est  pas  un  dont  on  connaisse  l'auteur.  Ils  sont 
anonymes,  et  par  conséquent  ils  sont  humbles.  Une  A'ertu  s'ajoute 
à  leur  beauté,  l'accroît  encore  et  la  dégage.  Plus  de  biographie 
possible;  nous  ne  savons  plus  rien  du  moment,  du  milieu,  ni  de 
la  race.  Sans  qu'un  nom  glorieux  la  recommande,  ou  qu'un  nom 
obscur  la  desserve,  l'œuvre  est  seule  à  parler,  à  rendre  témoignage  ; 
rien  ne  permet  qu'on  la  rapproche  de  l'artiste,  soit  pour  les  rat- 
tacher, soit  pour  les  opposer  l'un  à  l'autre.  Tout  ce  qu'elle  eut 
d'un  homne  a  péri  ;  elle  ne  survit  plus  que  par  ce  qui  lui  vint 
de  Dieu. 

Dieu,  qui  lui  donna  d'être  humble,  lui  donna  aussi  d'être  po- 
pulaire, de  ressembler  à  cette  foule  pour  laquelle  et  peut-être  par 
laquelle  elle  fut  créée.  Entre  les  chants  de  l'Eglise  et  les  chansons 
du  peuple  au  moyen  âge,  les  échanges  durent  être  nombreux. 
Des  traces  en  subsistent  encore.  Un  docteur  en  ces  matières  a  si- 
gnalé de  remarquables  analogies.  L'Ave  inaris  Stella  ressemble  à 
la  vieille  complainte  :  Quand  Jean  Renaud  de  guerre  revint.  La 
psalmodie  de  Vin  exitii  Israël  de  jEgypto  n'est  pas  très  difl"érente 
d'une  chanson  nuptiale  du  Berry  : 

Mon  père  est  en  chagrin, 

Ma  mère  a  grande  peine; 

Moi,  je  suis  une  fille  de  trop  grand  merci 

Pour  ouvrir  ma  porte  à  cette  heure-ci  (I). 

(I)  Voir  une  conférence  de  M.  Julien  Tiersot,  publiée  clans  la  Tribune  de  Sainl- 
Gervais  de  mai  1898. 


364  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner,  encore  moins  s'indigner  de  pareilles 
rencontres.  Elles  n'ont  rien  qui  déshonore  les  mélodies  sacrées. 
Qu'importe  à  celles-ci  qui  les  chanta  le  premier!  Sans  doute  ce 
fut  le  prêtre  à  l'autel  ;  mais,  fût-ce  le  laboureur  dans  le  sillon,  le 
Dieu  des  pauvres  n'eût  pas  repoussé  de  pauvres  chansons.  Quand 
il  appelle  à  lui  des  vierges  qu'il  aime,  quand  il  leur  dit  :  Venez  ! 
son  appel  peut  bien  ressembler  à  celui  d'un  berger,  puisqu'elles 
sont  ses  ouailles  et  qu'il  est  le  Bon  Pasteur. 

Je  me  souviens  qu'un  soir,  en  ma  logette  de  Solesmes,  j'eusbesoin 
d'un  serviteur.  Je  le  demandai.  Il  s'agissait  d'un  détail  de  ménage  : 
une  lampe  électrique  à  régler.  Ce  fut  un  moine  qui  vint.  Très  sim- 
plement, souriant  et  sans  mot  dire,  il  s'acquitta  de  ce  très  simple 
office.  Le  lendemain  matin,  je  le  revis  à  la  chapelle;  debout  au- 
près du  célébrant,  il  approchait  de  l'autel  ses  mains  hier  humble- 
ment laborieuses,  aujourd'hui  presque  sacerdotales.  Alors  je  crus 
comprendre  la  double  signification  des  mélodies  grégoriennes,  et 
je  ne  vis  plus  qu'un  accord  symbolique  dans  l'apparent  contraste 
de  leurs  diverses  destinées.  Parce  qu'ils  accompagnent,  parce 
qu'ils  allègent  les  travaux  les  plus  modestes,  —  je  dirais  les  plus 
misérables  si  le  travail  était  jamais  misérable,  —  ces  chants  ne 
deviennent  pas  indignes  des  offices  les  plus  augustes,  les  plus 
sacrés.  Egalement  familiers  et  sublimes,  ils  peuvent  être  tantôt  à 
la  peine  et  tantôt  à  l'honneur.  Il  est  naturel  et,  comme  dit  la 
Préface,  «  il  est  équitable  et  salutaire  »  qu'il  en  soit  ainsi.  Il  con- 
vient que  l'art  chrétien  par  excellence,  l'art  qu'on  peut  le  mieux 
appeler  divin,  ne  soit  pas  celui  des  savans  et  des  habiles,  mais  des 
ignorans,  des  petits  et  des  pauvres,  de  tous  ceux  auxquels  le 
royaume  de  Dieu  a  été  promis. 

Plus  on  étudie  le  chant  grégorien,  plus  on  voit  s'accroître  le 
nombre  de  ses  beautés,  de  ses  vertus  et  de  ses  bienfaits.  Fidèle- 
ment docile  à  l'idée  ou  à  l'idéal  religieux,  il  n'y  est  pas  docile 
servilement.  Cet  art  obéissant  n'est  pas  un  art  esclave.  Libre  de 
toute  harmonie,  il  est  libre  aussi  dans  son  rythme  et  libre  enfin 
dans  sa  mélodie. 

La  veille  de  la  cérémonie  de  profession,  je  lisais  d'avance, 
avec  un  des  religieux,  le  texte  et  la  musique  de  l'office.  Arrivés 
à  l'un  des  passages  les  plus  pathétiques,  comme  je  demandais 
quel  en  était  le  mouvement,  le  Père  me  répondit  :  «  Celui  que 
voudra  la  jeune  fille  ;  nous  la  suivrons.  »  Cette  liberté  d'allure 
peut  se  résumer  en  deux  mots  :  le  chant  grégorien  est  soumis  au 


A  l'abbaye  de  solesmes.  365 

rythme;  il  ne  l'est  pas  à  la  mesure,  j'entends  à  la  mesure  iso- 
chrone de  la  musique  moderne.  Rythme  souple,  aisé,  modéré, 
qui  va,  qui  marche  toujours  sans  traîner  jamais  ni  jamais  courir. 
«  Toutes  les  combinaisons  lui  sont  bonnes,  pourvu  qu'elles  soient 
proportionnées  et  harmonieuses.  Et  cette  proportion,  dit  très  bien 
Dom  Pothier,  repose  sur  le  rapport  que  les  parties  qui  composent 
le  chant  ou  le  discours  ont  soit  entre  elles,  soit  avec  le  tout  (1).  » 
C'est  à  ce  point  de  vue  du  rythme,  que  certains  auteurs  ont  pu 
le  mieux  établir  une  distinction  générale  entre  la  musique  grégo- 
rienne, «  naturelle  et  libre  »,  et  l'autre  musique,  celle  qu'ils  ont 
appelée  avec  raison  la  musique  mesurée,  mais  qu'avec  trop  de  ri- 
gueur ils  ont  traitée  aussi  de  musique  artificielle. 

Naturel  et  libre,  tel  est  bien  le  rythme  du  chant  grégorien. 
Les  notes  ici  ne  possèdent  pas  une  valeur  fixe  et  mesurable  ;  elles 
ne  déterminent  pas  avec  une  rigueur  mathématique  la  durée  du 
son.  La  phrase  mélodique  ne  se  divise,  ne  s'équilibre  et  ne  s'orga- 
nise pas  d'après  une  mesure  inflexible,  mais  suivant  l'organisme 
et  les  divisions  du  texte  littéraire.  Les  pauses  mêmes  jouissent 
d'une  indépendance  pareille  à  celle  des  notes,  et  le  silence,  dans 
l'art  grégorien,  n'est  pas  moins  libre  que  le  son.  Rien  ici  ne  sent 
la  tyrannie,  la  contrainte,  ou  seulement  la  gène;  tout  respire  au 
contraire  la  facilité,  la  souplesse,  on  dirait  presque  le  loisir.  Tant 
de  liberté  pourtant  ne  dégénère  jamais  en  licence.  Le  rythme  n'est 
pas  absent;  il  subsiste,  il  est  sensible,  mais  il  échappe  à  la  conven- 
tion et  se  rapproche,  autant  qu'il  est  possible,  de  la  nature. 

On  l'ajustement  remarqué  :  «  Il  y  a  deux  espèces  de  rythme  : 
le  rythme  naturel,  fondé  sur  les  lois  de  la  nature,  et  le  rythme 
artificiel,  basé  sur  les  lois  conventionnelles  de  la  mesure...  »  De 
ces  lois,  «  les  unes  sont  le  résultat  d'un  calcul  mathématique, 
d'une  combinaison  artificielle  due  au  génie  de  l'homme  obéissant 
d'ailleurs  aux  principes  d'ordre  et  d'harmonie  que  le  Créateur  a 
mis  dans  l'univers;  les  autres,  au  contraire,  dépendent  de  la 
force  productrice  de  la  nature,  qui  crée  elle-même  ses  propres 
formes  et  ne  les  emprisonne  dans  aucun  moule,  afin  qu'elles  con- 
servent leur  valeur  ;  elles  échappent  à  toute  limite  conventionnelle, 
à  tout  calcul  humain...  Que  nous  entendions  débiter  un  discours 
ou  déclamer  une  pièce  devers,  nous  éprouverons  également  cette 
impression  agréable  qui  naît  dun  rythme  régulier,  et  cependant 

(1)  Dom  Mocquereau,  Conférence  faite  à  l'Institut  catholique. 


366  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  lois  du  discours  libre  diffèrent  essentiellement  de  celles  du 
discours  asservi  à  des  règles.  Là,  ce  sont  les  lois  de  la  récitation 
naturelle;  ici,  celles  d'une  mesure  sévère  produisant  des  longues 
et  des  brèves,  des  pieds  et  des  vers  ;  là  ce  sont  les  lois  du  rythme 
naturel,  innées,  pour  ainsi  dire,  à  la  langue;  ici  ce  sont  des  lois 
de  convention,  imposées  au  langage  (1).  » 

On  ne  saurait  mieux  dire,  et  cette  comparaison,  par  hasard,  est 
raison.  Il  y  a  justement  entre  la  musique  grégorienne  et  l'autre, 
la  même  différence  rythmique  qu'entre  la  prose  et  la  poésie.  Le 
rythme  du  chant  grégorien  ne  ressemble  à  rien  tant  qu'à  celui 
d'un  beau  style  oratoire,  périodique  et  nombreux.  Et  s'il  est  cer- 
tain que  ce  rythme  lui-même  a  ses  lois,  il  n'est  pas  moins  évi- 
dent qu'elles  sont  moins  étroites,  moins  conventionnelles  que  les 
autres,  et  que,  pour  leur  obéir,  la  musique  a  moins  à  sacrifier  de 
son  naturel  et  de  sa  liberté. 

Pas  plus  que  le  rythme,  la  mélodie  grégorienne  n'est  esclave. 
Syllabique  parfois,  d'autres  fois  elle  est  ornée  et  fleurie.  Sur  une 
syllabe  accentuée  ou  finale  il  arrive  qu'elle  brode  des  vocalises 
véritables.  IMais  ces  vocalises  demeurent  toujours  expressives 
parce  que  toujours  elles  sont  lentes.  Chacune  des  notes  qui  les 
composent,  demeurant  distincte,  garde  sa  valeur  et  sa  beauté 
propre.  Il  n'y  a  pas  là  de  «  traits  »,  de  «  roulades  »  insipides, 
mais  encore,  toujours  des  mélodies,  et  tandis  que  la  vocalise  pro- 
fane est  trop  souvent  l'exercice  matériel  d'une  inutile  virtuosité, 
le  «  mélisme  «  grégorien  peut  envelopper  de  ses  plis  gracieux  un 
sentiment  sincère  ou  une  pensée  profonde. 

C'est  alors  que  la  musique  pure,  celle  qui  ne  parle  pas  mais 
qui  chante,  prend  de  passagères  et  délicieuses  revanches.  On 
peut  même  se  demander  si  la  musique,  si  la  mélodie  n'est  pas 
née  autrefois  de  ces  échappées  ou  de  ces  fantaisies  furtives.  Sans 
doute  on  commença  par  ne  connaître  et  ne  pratiquer  que  la  réci- 
tation, la  psalmodie  recto  tono,  c'est-à-dire  sur  une  seule  note. 
A  celle-ci  peu  à  peu  d'autres  notes  s'ajoutèrent,  soit  pour  an- 
noncer le  verset,  —  et  ce  fut  l'intonation,  —  soit  pour  le  terminer, 
—  et  ce  fut  la  cadence.  En  ces  deux  épisodes,  exorde  et  conclu- 
sion, la  mélodie  put  se  donner  carrière.  Dans  le  premier,  la  voix 
n'abordait  pas  encore  le  texte;  dans  le  dernier,  elle  l'avait  énoncé 
tout  entier;  dans  l'un  et  dans  l'autre  elle  était  quitte  envers  lui, 

(1)  Le  Plain-chant  et  la  Liturgie,  par  un  Bénédictin  d'Allemagne.  Traduction  de 
l'abbé  Wolter;  Paris,  Gaume  éditeur,  1867. 


A  l'abbaye  de  solesmes.  367 

elle  avait  le  droit  de  chanter  pour  elle-même  et  de  prendre  plaisir 
à  s'entendre  chanter. 

Ce  droit  à  la  musique  pure,  la  mélodie  grégorienne  ne  craint 
pas  toujours  de  l'étendre  jusqu'au  centre  et  comme  au  cœur 
même  du  texte.  Elle  ne  prend  avec  les  mots  que  les  libertés  né- 
cessaires, mais  enfin  elle  les  prend.  Belle  souvent  de  déclamation 
et  d'accent,  elle  sait  n'être  belle  aussi  que  de  sa  propre  beauté.  Les 
maîtres  anonymes  du  plain-chant,  «  ces  prétendus  ignorans,  ces 
barbares,  ont  su,  il  y  a  quinze  ou  seize  siècles,  résoudre  un  pro- 
blème qui  agite  encore  le  monde  musical  moderne  :  le  problème 
de  l'alliance  de  la  musique  et  des  paroles.  Dans  leurs  composi- 
tions ils  savaient  mener  de  front  le  respect  du  texte  et  celui  de  la 
mélodie  ;  ils  savaient  combiner  ces  deux  élémens  avec  un  art  et 
une  science  admirables,  qui  devraient  servir  de  modèles  à  nos 
compositeurs... 

«  Nulle  cantilène,  plus  que  la  romaine,  ne  traite  les  paroles 
avec  égard  et  déférence.  Très  souvent  elle  conforme  ses  mouve- 
mens  à  ceux  du  texte,  elle  modèle  sur  lui  son  rythme  et  ses  into- 
nations, et  se  maintient  dans  la  forme  matérielle  des  mots,  dans 
l'étendue  des  phrases  et  des  périodes.  Lorsqu'elle  s'en  affranchit, 
elle  semble  presque  toujours  ne  le  faire  qu'à  regret;  elle  use  alors 
de  ménagemens  délicats,  d'ingénieuses  transactions,  d'adroites 
complaisances,  pour  conserver  à  son  compagnon  quelque  chose 
de  son  influence.  Si  décidément  elle  se  sent  trop  à  l'étroit  dans 
les  limites  du  texte,  pour  rendre  avec  l'expression  convenable  et 
à  sa  manière  le  sentiment  des  paroles  et  les  orner  de  ses  mé- 
lismes,  alors  elle  n'hésite  plus  à  faire  valoir  tous  ses  droits;  ce- 
pendant, même  dans  ses  exigences  les  plus  rigoureuses,  elle  prend 
encore  mille  précautions  afin  de  conserver  la  liaison  des  syllabes 
et  de  maintenir  ainsi  l'unité  des  mots,  dont  elle  distend  douce- 
ment les  élémens,  sans  jamais  les  séparer  ni  les  briser  (1).  » 

Ainsi  trois  états  ou  trois  conditions  de  l'art  grégorien  sont 
possibles  :  tantôt  le  texte  l'gmporte  ;  tantôt  c'est  la  mélodie  ;  tan- 
tôt entre  les  deux  forces  une  transaction  intervient.  Quel  tempé- 
rament peut  être  plus  juste,  et  quel  régime  plus  harmonieux?  Ni 
la  parole  ni  la  musique  n'est  esclave,  encore  moins  victime;  tous 
les  droits  sont  garantis,  conciliés,  et  jusque  dans  la  discipline  de 
l'art  qu'elle  peut  le  mieux  appeler  le  sien,  l'Eglise,  tant  de  fois 

(1)  Paléographie  musicale  des  Bénédictins  de  Solesmes,  t.  III, /jassim;  Solesmes, 
imprimerie  Saint-Pierre. 


3G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

accusée  de  jalousie  et  de  despotisme,  apparaît  comme  la  protec- 
trice et  la  patronne  de  la  véritable  liberté. 

Considérons  enfin  le  caractère  moral  et,  comme  disaient  les 
Grecs,  Véthos  le  plus  intime  du  chant  grégorien.  Nous  reconnaî- 
trons qu'il  se  compose,  en  proportions  d'ailleurs  inégales,  de 
force  et  de  douceur.  Le  plain-chant  tire  d'abord  sa  force  de  l'unis- 
son, des  voix  indéfiniment  nombreuses,  qui  le  redoublent,  le 
centuplent,  le  multiplient  indéfiniment.  Sa  force  lui  vient  encore 
de  sa  simplicité.  Rien  ne  l'altère  et  rien  ne  le  divise.  Rien  non 
plus  ne  l'embarrasse  ou  seulement  ne  l'enveloppe.  Toute  l'éner- 
gie, toute  la  vertu  de  la  musique  se  ramasse  et  se  concentre  dans 
la  mélodie  seule,  sans  que  jamais  rien  d'elle  se  perde  dans  les 
accessoires  ou  les  dehors,  sans  qu'une  atmosphère  environnante, 
créée  par  l'harmonie  ou  l'orchestre,  voile  jamais  ses  arêtes  tou- 
jours vives  et  son  relief  toujours  pur.  Il  n'est  pas  jusqu'aux 
modes  particuliers  du  plain-chant  qui  n'en  accroissent  la  vigueur. 
Exclusivement  diatonique,  il  ignore  le  chromatisme,  dont;  le 
propre  est  d'énerver  et  de  dissoudre.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que 
la  note  «  sensible  »  s'appelle  de  ce  nom,  et  le  chant  grégorien,  qui 
l'évite,  échappe  du  même  coup,  sinon  à  la  sensibilité,  du  moins  à 
la  sensiblerie.  Il  est  certain  que  cette  note  est  par  excellence  la 
note  qui  atténue  et  qui  attendrit,  celle  qui  peut  être  faible, 
presque  lâche.  Dies  irœ,  dies  illa.  Restituez  ici  la  sensible  altérée  ; 
réduisez  d'un  demi-ton,  faites  chromatique  l'intervalle  diato- 
nique, et  vous  comprendrez  par  un  seul  exemple  tout  ce  que  les 
modes  grégoriens  épargnent  au  plain-chant  de  mollesse,  tout  ce 
qu'ils  lui  communiquent  de  santé  robuste  et  de  mâle  beauté. 

Mais  ce  chant  est  encore  plus  doux  qu'il  n'est  fort.  Les  an- 
ciens auteurs  en  rendent  unanimement  témoignage.  Suave  so- 
nantis  Ecclesias,  dit  saint  Augustin.  «  Que  l'harmonie  des  chants, 
écrit  saint  Léon,  se  fasse  entendre  dans  toute  sa  suavité.  »  Saint 
Isidore  de  Séville  veut  que  la  voix  des  chantres  «  n'ait  rien 
d'âpre,  ni  de  rauque,  mais  qu'elle  soit  sonore,  suave,  liquide,  et, 
par  le  timbre  autant  que  par  la  mélodie,  appropriée  à  la  sainteté 
de  la  religion.  »  L'historien  de  saint  Grégoire,  Jean  Diacre,  rap- 
porte que  «  les  Germains  et  les  Gaulois  furent  plusieurs  fois  dans 
le  cas  d'apprendre  et  de  rapprendre  cette  douce  mélodie  grégo- 
rienne qui  les  avait  enchantés  ;  mais  ils  ne  purent  jamais  la  con- 
server dans  toute  sa  pureté,  soit  à  cause  de  la  légèreté  de  leur  es- 
prit qui  les  porte  à  y  mêler  leurs  chants  grossiers,  soit  par  une 


A  l'abbaye  de  solesmes.  369 

suite  naturelle  de  leur  barbarie  primitive.  En  effet  ces  hommes 
d'en  deçà  des  Alpes  ne  peuvent  assouplir  à  la  douceur  de  la  mélo- 
die les  sons  formidables  qu'ils  tirent  de  leur  poitrine  comme  les 
éclats  du  tonnerre  ;  car  tandis  que  leur  dur  gosier  s'efforce  de  pro- 
duire une  douce  cantilène  par  des  inflexions  et  des  répercus- 
sions redoublées,  il  imite  plutôt  le  bruit  sourd  et  criard  des  cha- 
riots qui  rouleraient  sur  des  marches  de  pierre,  et  il  exaspère 
ainsi  les  oreilles  des  auditeurs  au  lieu  de  les  frapper  agréable- 
ment. » 

Que  de  chantres,  voire  même  de  prêtres,  sont  demeurés  des 
Gaulois  ou  des  Germains  du  temps  de  Jean  Diacre  !  Si  le  plain- 
chant  trouve  encore  tant  de  résistance,  la  faute  en  est  pour  beau- 
coup aux  interprètes  qui  le  calomnient  :  aux  «  chantres  hurlans  » 
dont  parlait  déjà  Boileau;  aux  officians  eux-mêmes,  qui  ne  savent 
qu'ânonner  ou  rugir,  qui  vocifèrent  à  moins  qu'ils  ne  marmot- 
tent, et  dont  la  psalmodie  informe  et  vraiment  barbare  ressemble 
en  effet  tantôt  au  fracas  du  tonnerre,  tantôt  au  «  bruit  des  chars 
pesans  qui  reviennent  le  soir.  » 

Avant  d'avoir  écouté  le  plain-chant  à  Solesmes,  je  ne  croyais 
pas  à  sa  douceur.  J'y  crois  maintenant  peut-être  encore  plus  qu'à 
sa  puissance.  J'ai  entendu,  j'allais  dire  j'ai  vu  s  élever  lentement 
et  comme  fleurir  sous  un  ciel  calme  les  plus  ravissantes  canti- 
lènes.  Un  jour.  —  c'était  à  l'heure  lumineuse  et  chaude  de  midi, — 
pour  moi  seul,  dans  la  chapelle  vide,  un  admirable  chœur  de 
moines  chanta  :  uRosa  vernans...  Rose  printanière  de  charité,  lys 
virginal,  ô  Marie!  »  Fortes  et  cependant  suaves,  les  voix  s'épan- 
chaient largement,  comme  de  beaux  violoncelles  tendres.  La  mé- 
lodie nouait  et  dénouait  ses  guirlandes  sonores.  Elle  ne  montait 
jamais  trop  haut;  jamais  elle  ne  descendait  trop  bas.  Elle  ne  se 
hâtait  point;  elle  ne  s'attardait  pas  non  plus,  et  surtout  elle  che- 
minait par  notes  à  peu  près  égales,  d'où  lui  venait  peut-être  sa 
plus  exquise  douceur. 

Il  existe  à  cet  égard  entre  la  musique  grégorienne  et  l'autre 
une  différence  considérable,  te  Dans  l'art  moderne,  le  temps  pre- 
mier, c'est-à-dire  celui  qui,  une  fois  adopté  dans  un  morceau,  de- 
vient la  forme  de  tous  les  autres,  est  divisible  à  l'excès...  Prenez 
une  mesure  à  deux  temps  :  deux  noires  la  composent;  la  noire, 
qui  est  le  temps  premier,  peut  se  diviser  en  croches,  celles-ci  en 
doubles  croches,  en  triples,  en  quadruples  croches,  et  ainsi  de 
suite  jusqu'à  l'émiettement.  On  comprend  ce  que  cette  faculté 

TOME  CL.  —  1898.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut  donner  de   mobile   et  d'instable  à  la    musique   moderne. 

((  Au  contraire,  le  temps  premier  de  la  cantilène  grégorienne 
est  indivisible .  Il  correspond  à  la  syllabe  ordinaire  d'un  temps,  et 
il  n'est  pas  plus  divisible  que  cette  syllabe,  en  sorte  que  si,  tradui- 
sant en  notation  moderne  une  pièce  liturgique,  vous  prenez  la 
noire  comme  note  ordinaire  et  temps  premier,  jamais  vous  n'aurez 
le  droit  de  la  dédoubler  en  croches. 

«  Mais  il  ne  faut  pas  inférer  de  là  que  toutes  les  notes  sont 
égales.  En  effet,  si  le  temps  premier  ne  peut  se  diviser,  il  peut  se 
doubler,  se  tripler.  De  même  que  dans  une  broderie  sur  canevas, 
une  même  couleur  de  laine  ou  de  soie  peut  s'étendre  sur  plu- 
sieurs points,  ainsi  sur  le  canevas  des  temps  premiers  une  même 
note  peut  embrasser  deux,  trois  et  quatre  points  pour  former  les 
dessins  mélodiques  les  plus  agréables. 

«  Cette  différence  foncière  entre  les  deux  arts  n'a  pas  été  suffi- 
samment remarquée  ;  elle  exerce  cependant  une  influence  consi- 
dérable sur  l'allure  générale  de  la  phrase  et  sur  son  expression 
esthétique.  Cest  à  l'indivisibilité  des  temps  premiers  que  la  canti- 
lène romaine  doit  en  grande  partie  son  calme,  sa  douceur  et  sa  sua- 
vité (1).  » 

Retenons  ces  derniers  traits  et  cette  convenance  suprême  entre 
l'art  grégorien  et  son  objet.  Impersonnel,  austère,  cet  art  n'est 
jamais  indifférent  ni  dur.  Surhumain  peut-être,  jamais  inhumain, 
il  nest  ni  sans  entrailles  ni  sans  cœur.  A  ceux  qui  se  consacrent  à 
lui  chaque  jour,  il  donne  plus  que  le  pain  quotidien,  plus  que 
le  nécessaire  :  il  leur  accorde  même  les  délices.  Autant  que  de 
leur  croyance,  il  est  l'expression  et  l'aliment  de  leur  amour. 
Quand  la  jeune  moniale  chante  «  Celui  qu'elle  a  vu,  qu'elle  a 
aimé,  en  qui  elle  a  cru,  qu'elle  a  chéri;  quem  vidi,  quem  amavi, 
in  quem  credidi,  quem  dilerri,  »  son  chant  n'est  monotone  que 
pour  qui  ne  sait  pas  lentendre.  Ecoutez-le  bien  :  avec  un  discer- 
nement subtil,  cette  musique  fait  à  chaque  mot,  à  chaque  mou- 
vement sa  part,  et  ce  n'est  pas  sur  les  paroles  de  la  foi,  mais  sur 
celles  de  la  dilection  et  de  la  tendresse,  qu'elle  s'attarde  et  se 
complaît  davantage.  Pour  un  chant  de  menace  et  d'épouvante, 
vous  en  trouverez  dix  dans  la  liturgie,  qui  ne  sont  que  douceur  et 
qu'amour.  Les  plus  graves,  les  plus  forts  n'ont  jamais  rien  qui 
trouble  ni  qui  blesse.  Loin  d'agiter  l'àme,  ou  de  la  diviser,  l'art 

(1    D.  Mocquereau  (conférence  citée). 


A  l'abbaye  de  solesmes.  371 

grégorien  la  pacifie  et  la  compose;  il  s'insinue,  il  se  coule  en  elle 
plutôt  que  de  la  saisir  et  de  l'accabler.  Religieux,  chrétien  par 
tant  de  caractères,  par  tant  de  beautés  que  nous  avons  déjà  cru 
reconnaître  en  lui,  voici  peut-être  le  signe  suprême,  saint  entre 
tous  et  qui  ne  trompe  pas,  de  sa  vocation  ou  de  son  essence  di- 
vine :  l'art  grégorien  nous  donne  la  paix  ;  il  conserve  et  renouvelle 
en  nous  le  don  le  plus  précieux  que  nous  ait  laissé  le  Seigneur. 

III 

Et  cette  paix  n'est  pas  celle  que  le  monde  donne.  Elle  résulte 
d'un  accord  entre  le  beau,  le  vrai  et  le  bien,  que  le  monde  ne 
connaît  pas.  A  Solesmes,  la  beauté  baigne  en  quelque  sorte  et 
plonge  de  toutes  parts  dans  la  vérité.  La  nature  d'abord  y  envi- 
ronne un  art  surnaturel  ;  elle  le  soutient  et  le  fortifie.  Je  dirai  plus  : 
elle  lui  ressemble  ;  elle  est  force  et  douceur,  comme  lui. 

Si  vous  allez  à  Solesmes,  tâchez  d'y  arriver  par  un  beau  soir 
d'été.  Sans  attendre  la  station  de  Sablé,  quittez  le  chemin  de 
fer  un  peu  plus  bas,  à  Juigné.  De  là  remontez  lentement,  en  sui- 
vant le  coteau,  la  Sarthe  aux  eaux  traînantes  et  comme  pen- 
sives. Bientôt  vous  serez  en  face  de  l'abbaye;  elle  vous  apparaîtra 
sur  l'autre  bord,  forte  de  toute  sa  masse,  et  debout  de  toute  sa 
hauteur.  Je  ne  saurais  définir  le  style  de  cette  architecture  :  cela 
rappelle  à  la  fois  le  mont  Saint-Michel,  le  couvent  d'Assise  et  le 
palais  des  papes  d'Avignon.  Au-dessus  de  la  rivière,  trop  étroite 
pour  la  refléter  tout  entière,  l'abbaye  élève  à  pic,  dans  le  roc 
même  et  sur  le  roc,  des  contreforts  gigantesques,  des  murs  de 
cent  vingt  pieds,  taillés  en  bosse  dans  un  granit  bleuâtre,  des 
donjons  coiff"és  d'ardoises,  toute  la  silhouette  énorme,  presque  bar- 
bare, d'une  forteresse  sacrée  et  d'un  burg  religieux.  Les  hautes 
parois  sont  percées  d'ouvertures  irrégulières,  inégales  :  baies, 
fenêtres,  lucarnes,  tantôt  simples  et  tantôt  géminées.  L'architecte 
du  couvent,  qui  n'est  autre  qu'un  des  Pères,  a  raison  d'appeler 
son  œuvre  du  chant  grégorien  pétrifié.  Les  pierres  ici,  pas  plus 
que  les  notes,  ne  connaissent  la  mesure  et  n'y  obéissent.  Un 
principe  moins  rigoureux  les  régit  :  le  rythme,  le  rythme  seul, 
plus  large  et  plus  caché,  leur  commande,  les  organise  et  les  coor- 
donne, crée  entre  elles  des  rapports  et  des  correspondances,  et 
rend  le  colossal  édifice  sinon  symétrique,  au  moins  harmonieux. 

Le  soleil  qui  descend  le   grandit  encore.  L'heure  est  char- 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mante.  Il  ne  fait  pas  de  vent,  on  n'entend  aucun  bruit.  C'est 
jeudi,  jour  de  promenade  pour  les  Pères.  Ils  vont  rentrer. 
Quelques-uns  nous  attendent  au  bord  de  la  rivière.  Nous  pre- 
nons le  bac  avec  eux,  nous  passons  avec  les  noirs  passagers  l'eau 
dont  le  pâle  azur  s'obscurcit  de  leurs  ombres.  Puis  nous  gravis- 
sons la  rampe  opposée, et  par  une  porte  de  derrière  nous  péné- 
trons dans  l'enceinte  de  l'abbaye.  On  y  retrouve  d'abord  la  même 
impression  de  puissance  et  de  masse,  d'assises  éternelles  sur 
des  fondations  inébranlables.  L'abbaye  renaît,  comme  le  disait 
Veuillot,mais  telle  qu'elle  ne  fut  jamais  aux  jours  lointains  de 
sa  naissance.  La  cour  intérieure  est  un  chantier,  en  attendant  de 
devenir  un  cloître.  Les  blocs  géans,  les  colonnes  encore  brutes 
gisent  pêle-mêle  sur  le  sol;  plus  de  cent  ouvriers  sont  au  travail 
et  le  travail  n'est  pas  près  de  finir.  Au  dedans,  l'aspect  reste  celui 
d'un  château  fort  autant  que  d'un  monastère.  Tantôt  ce  sont  des 
salles  immenses  :  un  réfectoire  comme  pour  des  héros  d'Homère 
ou  des  chevaliers  du  moyen  âge  ;  tantôt  de  mystérieuses  retraites  : 
des  cellules,  des  escaliers  tournans,  des  paliers  inégaux,  des  plans 
ou  des  perspectives  qui  se  croisent  et  semblent  se  contrarier;  dans 
l'épaisseur  des  murailles  s'ouvrent  des  abris  pour  l'étude  ou  pour 
la  prière,  qui  ressemblent  à  des  postes  pour  le  combat. 

Mais  cet  appareil  féodal  se  déploie  au  milieu  du  plus  riant 
paysage.  Jusqu'à  l'achèvement  des  travaux,  les  Pères  continuent 
d'habiter  une  demeure  d'apparence  moins  seigneuriale,  mais  d'un 
caractère  encore  noble  et  sérieux.  C'est  un  vaste  pavillon  du 
siècle  dernier.  Du  perron  qui  le  précède  on  n'aperçoit  plus  rien 
de  sévère  ni  de  rude.  Dans  le  ciel  et  sur  la  terre,  sur  les  prairies, 
les  bois  et  les  eaux,  une  douceur  charmante,  «  la  douceur  ange- 
vine »  est  répandue.  Sur  la  colline  aplanie  en  terrasse,  un  par- 
terre à  la  française  allonge  ses  pelouses  rectangulaires,  légère- 
ment creusées  au  dedans,  et  qui  forment  comme  quatre  grands 
bassins  de  gazon,  que  les  plus  admirables  fleurs,  des  œillets  et 
surtout  des  roses,  entourent  d'un  rebord  éclatant. 

Si  loin  que  la  vue  s'étende,  aucune  clôture  ne  l'arrête.  Le 
parc  semble  ne  pas  finir  ;  il  se  perd  insensiblement  dans  les 
champs  d'avoine  et  de  coquelicots,  dans  les  taillis  que  dominent 
de  sveltes  peupliers,  dans  les  landes  tachées  de  sable  jaune,  dans 
les  lointains  bleuâtres  où  le  château  de  Sablé  dresse,  comme  sur 
un  socle  de  velours,  sa  façade  presque  royale.  L'équilibre  de  ce 
paysage   en    fait    la    suprême   beauté.  La  plénitude   et  le  vide, 


A 


l'abbaye  de  solesmes.  373 


l'ombre  et  la  lumière  s'y  répondent.  A  gauche,  ce  sont  les  dépen- 
dances actuelles  de  l'abbaye:  la  bibliothèque,  le  réfectoire,  d'où 
s'échappe  dans  le  silence  des  repas  la  voix  monotone  du  lecteur; 
c'est  une  allée  de  vieux  tilleuls,  impénétrable  au  soleil.  Çà  et  là, 
d'humbles  logettes  de  moines,  quelques-unes  en  forme  de  petites 
chapelles,  paraissent  entre  les  massifs  ;  une  statue  de  la  Vierge 
est  debout  à  même  la  terre,  parmi  les  giroflées  et  les  liserons.  A 
droite,  au  contraire,  c'est  la  campagne  ouverte  et  le  grand  ciel 
clair,  c'est  le  vallon,  c'est  la  rivière  qu'on  voit  venir  de  loin, 
franchir  l'arche  d'un  haut  viaduc  et  descendre  lentement  vers  la 
colossale  abbaye,  comme  pour  frôler  de  sa  douceur  qui  s'écoule 
cette  force  qui  demeure. 

A  Bayreuth  autrefois,  j'ai  senti  les  harmonies  de  la  nature  et 
de  l'art.  A  Solesmes,  elles  sont  encore  plus  profondes  et  plus  pures. 
A  Bayreuth,  trop  d'humanité  se  mêle  au  divin,  trop  de  charlata- 
nisme et  de  superstition  à  la  piété.  La  foule  encombre  le  paysage 
et  le  gâte.  Elle  en  profane  le  silence,  elle  en  viole  le  mystère.  De 
ridicules  équipages  gravissent  la  colline,  le  soir;  le  restaurant  est 
voisin  du  temple  et  l'odeur  de  la  cuisine  est  parfois   plus  forte 
que  le   parfum   des  bois.  Et  puis  le  temple  même  n'est  qu'un 
théâtre;  théâtre  modèle,  théâtre  sacré,  BiihnenweihfestspielhaKS, 
mais,  de  si  beaux  noms  qu'on  le  nomme,  un  théâtre  enfin,  c'est- 
à-dire  un  asile  de  rêves,  de  sublimes  ou  délicieux  mensonges,  de 
mensonges  pourtant  ou  de  fictions  vaines.  Solesmes  est  le  royaume 
ou  le  sanctuaire  de  la  vérité.  Là,  rien  n'est  mensonger  ou  fictif, 
ni  dans  la  nature  ni  dans  l'art.  Montaigne  a  dit  des  monastères  : 
«  Ceux  mêmes  qui  y  entrent  avec  mépris  sentent  quelque  frisson 
dans  le  cœur  et  quelque  horreur  qui  les  met  en  défiance  de  leur 
opinion.   »  Que  sera-ce  donc,  si  vous  y  entrez  avec  respect  et 
avec  amour!  On  exige  de  plus  en  plus  dans  le  drame  lyrique  la 
vérité  et  la  vie.  Est-il  rien  de  plus  vivant,  de  plus  vrai,  qu'une 
profession    religieuse?  Si  j'en  avais    douté,  je  n'aurais  eu  qu'à 
regarder  à  côté  de  moi  :  le  père  d'une  des  jeunes  professes  était  à 
genoux,  et  les  pleurs  qui  tombaient  de  ses  yeux  rendaient  assez 
témoignage.  Alors,  des  tableaux  de  théâtre  :  couvons  d'opéra- 
comique  ou  cloîtres  d'opéra,  me  revinrent  à  la  mémoire,  et  j'en 
sentis  la  misère  et  la  fausseté.  Dans  cette  chapelle,  au  contraire, 
quel  réalisme,  ou  plutôt  quelle  réalité  !  Je  songeais  que  ces  deux 
vierges  consacrées  ne  quitteraient  plus  leur  voile,  et  que  le  rideau 
qui  tout  à  l'heure  allait  s'abaisser  sur  elles,  ne  se  relèverait  pas. 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  pensais,  les  voyant  gisantes  et  muettes,  que  des  cantatrices 
aussi,  au  moment  le  plus  pathétique,  s'agenouillent,  se  proster- 
nent et  se  taisent.  Mais,  si  «  vraie  «  que  puisse  être  la  «  situa- 
tion, »  quelle  que  soit  alors  l'émotion,  le  génie  même  d'une  ar- 
tiste, de  moins  graves  pensées  doivent  emplir  son  silence;  ce  n'est 
pas  aux  planches  du  théâtre,  c'est  aux  dalles  de  l'autel  qu'il  faut 
appliquer  l'oreille  pour  entendre  l'éternelle  vérité.  Quand  les 
jeunes  filles  se  relevèrent,  elles  étaient  pâles,  peut-être  de  l'avoir 
entendue. Et  nous-mome,  jusqu'à  la  fin  de  la  cérémonie,  nous  ne 
cessâmes  de  l'entendre.  Paroles,  mélodies,  ce  n'était  pas  là  de 
vains  sons  qui  s'évanouissent  dans  l'air  aussitôt  qu'ils  sont  nés, 
emportant  dans  leur  fuite  notre  jouissance  passagère.  Non, 
plus  profonde  était  leur  vertu,  et  leur  effet  plus  durable.  L'art 
ne  nous  apparaissait  plus  comme  un  jeu  supérieur,  mais  comme 
l'éclat  et  le  rayonnement  de  la  vérité  même;  il  n'était  pas  ex- 
pression, mais  acte,  et  le  sentiment  de  sa  beauté  s'effaçait  devant 
celui  de  son  pouvoir. 

Partout  ici  le  vrai  et  le  beau  sont  confondus.  Non  seulement 
rien  n'est  faux,  mais  rien  n'est  figuré.  Sur  quelle  scène  ou  dans 
quel  orchestre,  chez  quels  virtuoses,  chez  quels  artistes  même 
trouverez- vous  une  telle  sincérité?  Ces  religieux  ne  représentent 
pas,  ils  sont.  Ils  n'empruntent,  ils  ne  simulent,  ils  n'affectent  rien. 
Leur  art  ne  se  distingue  pas  de  leur  pensée  ;  il  est  leur  pensée 
elle-même  et  tout  entière  ;  il  est  le  fond  de  leur  âme  et  la  sub- 
stance de  leur  être  ;  il  ne  fait  qu'un  avec  la  vérité  à  laquelle  ils 
croient  de  toute  leur  croyance  et  qu'ils  aiment  de  tout  leur  amour. 
Et  cette  vérité  nous  apparaît  infiniment  supérieure  à  toutes  les 
vérités,  fût-ce  les  plus  hautes,  à  celles  dont  les  plus  purs  chefs- 
d'œuvre  peuvent  être  les  témoignages,  dont  les  plus  grands  ar- 
tistes savent  se  faire  les  interprètes.  Taine  a  donné  quelque  part 
comme  la  mesure,  une  des  mesures  au  moins  de  l'idéal  esthé- 
tique, le  degré  d'importance  du  caractère.  On  ne  contestera  pas 
que  le  caractère  soit  ici  d'une  importance  capitale.  Ici  la  vérité 
de  drame  ou  d'opéra,  la  vérité  de  nos  joies  et  de  nos  douleurs, 
de  nos  amours  et  de  nos  haines,  de  toutes  nos  passions  humaines, 
éphémères,  changeantes,  retombe  au  rang  des  vérités  secon- 
daires et  relatives  ;  elle  recule  et  s'efface  devant  la  vérité  pri- 
mordiale, nécessaire,  absolue  et  divine,  celle  qui  ne  varie  ni  ne 
passe,  qui  ne  dépend  de  rien,  mais  d'où  tout  dépend  et  où  tout 
se  rapporte. 


A  l'abbaye  de  solesmes,  375 

Inséparable  du  vrai,  le  beau,  tel  qu'il  se  révèle  à  Solesmes, 
n'est  pas  lié  moins  étroitement  au  bien.  Que  des  artistes  soient 
des  saints,  cela  ne  se  rencontre  guère  que  chez  les  religieux.  Par 
respect  pour  l'humilité  des  Bénédictins,  nous  ne  voulons  parler 
que  de  la  sainteté  de  leur  art.  Celle-ci  du  moins  s'impose  et  force 
la  louange.  Songez  que  cet  art  n'a  qu'un  seul  objet  :  la  prière, 
c'est-à-dire  les  rapports  de  l'âme  avec  Dieu.  Et  ces  rapports  ne 
sont  que  de  soumission  et  d'amour.  L'art  grégorien  non  seule- 
ment ne  va  jamais  contre  Dieu,  mais  jamais  il  ne  lui  est  étranger  ; 
jamais  il  ne  se  sépare  ni  se  passe  de  lui.  Toute  passion  humaine, 
fût-ce  la  plus  légitime,  la  plus  sacrée,  en  est  absente.  Il  ne  se 
partage  pas  entre  le  Créateur  et  la  créature  ;  il  ne  sert  pas  deux 
maîtres  ;  rien  de  mauvais  ni  d'impur  ne  le  trouble  ni  ne  le  cor- 
rompt. 

Il  faut  sortir  de  soi-même,  il  faut  s'élever  au-dessus  de  la  vie 
ordinaire  et  de  l'idéal  accoutumé,  si  haut  qu'il  puisse  être,  pour 
comprendre  et  goûter  cet  idéal  et  cette  vie.  Il  faut,  ne  fût-ce  que 
pour  un  jour,  se  faire  une  âme  pieuse,  et  rien  que  pieuse;  il  faut 
arriver  à  sentir  pleinement  et  à  tenir  pour  sienne  une  phrase 
telle  que  celle-ci,  écrite  par  Dom  Guéranger  en  tête  de  V Année 
liturgique  :  «  La  prière  est  pour  l'homme  le  premier  des  biens.  » 
Alors  seulement,  mais  sûrement  alors,  le  chant  grégorien  vous 
apparaîtra,  dans  l'ordre  de  la  beauté,  comme  l'équivalent  sans 
pareil  de  ce  «  premier  des  biens.  »  Alors  vous  ne  trouverez  pas, 
dans  la  musique  entière,  une  fugue,  une  sonate,  un  quatuor,  une 
symphonie,  un  opéra;  alors,  parmi  les  chefs-d'œuvre  les  plus 
admirables,  vous  n'en  trouverez  pas  un  à  placer  au-dessus  de  ces 
humbles  cantilènes.  On  rapporte  que  Beethoven  disait  :  «  Je  suis 
plus  près  de  Dieu  que  les  autres  hommes.  »  A  de  certaines  heures, 
quelques  moines,  chantant  une  simple  mélodie  grégorienne, 
m'ont  paru  plus  près  de  Dieu  que  Beethoven  lui-même.  J'ai  senti 
que  leur  art  est  tout  entier  divin,  que,  venu  de  Dieu  seul,  c'est  à 
Dieu  seul  qu'il  retourne,  que  pour  objet  et  pour  auteur  il  n'a  que 
Dieu.  Il  ne  se  complaît  pas  en  soi-même  et  ne  s'y  rapporte  pas.  Il 
ne  s'égare  jamais  parce  que  jamais  il  ne  s'éloigne.  Il  a  pour  de- 
vise le  mot  de  Kundry,  l'héroïne  du  drame  mystique  et  monas- 
tique de  Wagner  :  «  Dienen,  servir.  »  Il  ne  sert  que  le  vrai  et  le 
bien.  «  La  vie  est  plus  que  la  nourriture,  et  le  corps  plus  que  le 
vêtement.  »  La  doctrine  de  l'art  pour  l'art  n'a  que  trop  méconnu, 
dans  le  domaine  de  l'esthétique,  cette  hiérarchie  nécessaire.  A 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Solesmes,  tout  la  rétablit  et  la  consacre;  tout  rappelle  que  le  fond 
prime  la  forme,  et  la  pensée  l'expression  ou  le  signe;  qu'en  de- 
hors, surtout  à  rencontre  du  vrai  et  du  bien,  il  ne  saurait  exister 
de  beauté  parfaite,  et  que  si  l'art  est  admirable  lorsqu'il  s'impose, 
il  peut  être  plus  sublime  encore  quand  il  s'efface. 

J'ai  quitté  l'abbaye.  Sur  le  chemin  qui  m'en  éloigne,  je  me  re- 
tourne pour  tâcher  de  la  voir  encore.  Elle  a  presque  entièrement 
disparu.  Je  n'aperçois  plus  qu'au-dessus  des  arbres  sa  fière  en- 
ceinte inachevée.  Qu'elle  s'achève  donc,  et  qu'elle  soit  une  cita- 
delle. Qu'entre  ses  hautes  murailles,  elle  garde  un  idéal  intangible, 
immuable,  et  comme  un  canon  de  beauté.  Qu'elle  soit  un  asile 
aussi.  Qu'aux  jours  d'inquiétude  et  de  doute  esthétique  ou  moral, 
on  puisse  venir  se  rassurer  et  se  reprendre  ici.  Qu'au  bord  de  cette 
rivière ,  parmi  ces  roses  et  sous  ces  arbres ,  on  trouve  toujours 
quelque  chose  de  fixe,  d'immortel,  et  des  chants,  comme  des 
paroles,  qui  ne  passeront  pas.  L'illustre  auteur  des  Moi?ies  d'Occi- 
dent, racontant  la  vie  de  saint  Grégoire,  a  rapporté  cette  légende. 
Une  nuit  que  le  pontife  rêvait,  «  il  eut  une  vision,  où  l'Eglise  lui 
apparut  sous  la  forme  d'une  muse  magnifiquement  parée  qui  écri- 
vait ses  chants,  et  qui  en  même  temps  rassemblait  tousses  enfans 
sous  les  plis  de  son  manteau.  Or,  sur  ce  manteau  était  écrit  tout 
l'art  musical  avec  toutes  les  formes  des  tons,  des  notes  et  des 
neumes,  des  mètres  et  des  symphonies  diverses.  »  A  Solesmes  on 
croit  rêver  le  rêve  de  saint  Grégoire  ;  on  s'y  repose  à  l'ombre  et 
sous  les  plis  du  manteau  mélodieux  et  sacré. 

Camille  Bellaigue. 


L'OR  DU  KLONDYKE 


Michel  Chevalier  se  plaisait  à  montrer  que  les  mines  d'or  et 
d'argent  sont  pour  nous  un  moindre  trésor  que  les  mines  de 
charbon.  Même  à  ne  considérer  que  la  valeur  intrinsèque  des  pro- 
duits, c'est  une  incontestable  vérité,  car  il  sort  annuellement  du 
sol  des  continens  pour  cinq  milliards  de  houille,  ou  peu  s'en  faut, 
et  les  métaux  précieux  ne  vont  point  à  moitié  de  ce  chiffre.  Mais 
la  convoitise  humaine  ne  s'attarde  pas  à  de  tels  calculs.  Poursui- 
vant la  richesse  sous  toutes  ses  formes,  les  hommes  la  voientsur- 
tout  dans  cet  or  qui  lui  sert  à  la  fois  de  mesure  et  de  véhicule  ;  et 
partout  où  sa  présence  est  signalée,  on  accourt,  on  se  précipite. 
D'autant  que  la  capture  en  semble  d'abord  facile.  Au  pied  des 
monts  où  l'or  se  cache  dans  la  pierre,  la  roche  pulvérisée  par  l'ac- 
tion séculaire  des  eaux  se  trouve  répandue  à  l'état  de  sables  ou  de 
boues,  et  le  premier  venu,  avec  une  écuelle  et  de  l'eau,  peut  isoler 
les  menues  paillettes  qu'elles  recèlent.  Qui  sait  même  s'il  ne  met- 
tra pas  tôt  ou  tard  la  main  sur  quelqu'un  de  ces  nids  de  pépites 
qui  sont  les  gros  lots  de  ces  loteries-là  !  De  pareilles  aubaines 
sont  rares  ;  mais  l'espoir  n'en  est  interdit  à  personne  ;  et  de  là, 
dans  toutes  les  régions  aurifères  ou  réputées  telles  des  pays 
neufs,  ces  essaims  de  «  prospecteurs  »  en  quête  d'un  filon  vierge; 
de  là  surtout,  lorsque  leur  persévérance  a  été  couronnée  de 
succès,  ces  légions  et  parfois  ces  armées  de  chasseurs  d'or  qui, 
de  tous  les  horizons,  viennent  s'abattre  avidement  sur  le  même 
coin  de  terre. 

Notre  siècle  a  vu  de  mémorables  exemples  de  ces  curées,  dont 
le  début  a  toujours  quelque  chose  de  passionné  et  de  brutal, 
mais  où  l'ordre  ne  tarde  pas  à  naître  du  désordre  même  et  aux- 
quelles la  civilisation  a  dû,  en  somme,  quelques-unes  de  ses  plus 
fécondes  victoires.  Il  [y  a  juste  cinquante  ans,  c'était   la   Cali- 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fornie  qu'assiégeaient  les  aventuriers  des  deux  hémisphères  ;  on 
vit  là  des  misères  sans  nom,  mais  elles  ont  peu  duré  :  les  mines 
californiennes  ont  donné  sept  milliards  d'or,  et  San  Francisco  est 
devenu  l'un  des  principaux  centres  agricoles,  industriels  et  mari- 
times de  l'Amérique.  Trois  ans  plus  tard,  c'était  l'Australie  qui 
entrait  en  scène  à  son  tour,  et  rien  n'a  tant  contribué  que  les  dix 
milliards  d'or  déjà  extraits  de  son  sein  à  faire  de  ce  qui  n'était 
qu'un  désert  sans  fin  une  puissante  et  prospère  agglomération .  Il 
y  a  dix  ans,  ce  n'était  plus  l'Occident  ni  l'Orient  qui  criait  supvixa, 
c'était  l'Afrique  australe  ;  et  il  a  suffi  de  quelques  années  pour  li- 
vrer aux  efforts  combinés  de  l'industrie,  du  capital  et  de  la  science 
tous  les  secrets  de  ce  lointain  Transvaal  auquel  les  Boërs  n'étaient 
allés  demander  que  de  tranquilles  pâturages. 

La  récolte  annuelle  de  For  dans  le  monde  entier  dépassant 
maintenant  1 300  millions  de  francs,  la  République  Sud-Afri- 
caine y  contribue  pour  plus  d'un  cinquième  et  les  États-Unis  aussi  ; 
l'Australie,  orientale  et  occidentale,  ne  fait  guère  moins  ;  et  c'est 
du  nord  que  viennent  ensuite  les  plus  forts  contingens.  Saupou- 
drée d'or  depuis  lOural  jusqu'à  la  mer  du  Japon  et  jusqu'à  la 
mer  d'Okhotsk,  la  Sibérie  en  enverrait  déjà  pour  200  ou  250  mil- 
lions à  la  Monnaie  de  Saint-Pétersbourg,  si  la  rigueur  du  climat 
n'y  limitait  chaque  année  l'exploitation  des  mines  à  quelques 
mois  ;  et,  malgré  cela,  elle  donnera  peut-être  ces  200  ou  250  mil- 
lions quand  le  chemin  de  fer  transsibérien  permettra  d'y  conduire 
avec  moins  de  peine  et  moins  de  frais  qu'aujourd'hui  les  ouvriers, 
les  vivres,  les  machines. 

Enfin,  voici  que,  plus  près  du  pôle  encore,  au  nord-ouest  de 
l'Amérique  du  Nord,  dans  une  contrée  qui  naguère  ne  figurait  qu'en 
blanc  au  haut  des  cartes  du  nouveau  monde,  de  prodigieuses  trou- 
vailles, dont  l'émotion  publique  et  la  spéculation  ont  encore  su 
exagérer  la  portée,  sont  venues  rallumer  cette  fièvre  de  l'or  dont 
toutes  les  parties  du  globe  auront  tour  à  tour  connu  les  effets.  Là 
aussi,  sous  un  ciel  d'une  singulière  inclémence,  le  désert  s'est, 
pour  ainsi  dire,  peuplé  d'un  jour  à  l  autre  et  une  âpre  lutte,  une 
lutte  acharnée  s'est  engagée,  brusquement,  entre  l'homme  et  la 
nature.  L'éloignement  du  champ  de  bataille  ne  permet  pas  jus- 
qu'ici de  bien  préciser  les  résultats  obtenus.  Mais  il  y  a  grand  in- 
térêt à  suivre,  fût-ce  de  loin,  les  péripéties  de  cette  nouvelle 
poussée  de  Vaun  sacra  famés.  D'ailleurs,  n'avons-nous  pas  le  de- 
voir d'éclairer  de  notre  mieux  ceux  qui,  de  ce  côté  de  TAtlantique, 


l'or  du  klondyivE.  379 

songeraient  à  partir,  eux  aussi,  pour  la  conquête  de  la  toison  d'or 
et  de  les  mettre  à  même  de  ne  se  décider  qu'en  connaissance  de 
cause?  Voilà  pourquoi  il  n'a  pas  paru  superflu  de  reprendre,  à 
un  an  de  distance,  l'étude  qui,  l'automne  dernier,  avait  été  com- 
mencée ici  même  avec  tant  d'autorité  (1).  Les  pages  qui  vont 
suivre  seront  encore  loin  d'avoir  épuisé  le  sujet. 

I 

La  révélation  des  richesses  cachées  dans  le  vaste  bassin  du 
Yukon  est  chose  toute  récente.  En  1858,  c'étaient  seulement  les 
biefs  supérieurs  de  la  rivière  Fraser,  dans  la  Colombie  britan- 
nique, que  les  chercheurs  d'or  se  disputaient,  et  l'on  sait  à  quels 
mécomptes  aboutirent,  de  ce  côté,  les  illusions  de  la  première 
heure  (2).  Longeant  toujours  les  Montagnes  Rocheuses,  les  pro- 
specteurs avaient  rencontré  successivement,  sans  s'en  contenter,  les 
gisemens  des  monts  Caribou,  ceux  de  l'Omineca,  ceux  des  monts 
Cassiar  ;  et  leur  avant-garde,  de  plus  en  plus  réduite,  se  trouvait 
ainsi  entraînée  vers  les  sources  du  fleuve  géant  dont  un  lit  majes- 
tueux et  mille  affluens  font  comme  le  roi  de  l'immense  pres- 
qu'île par  où  l'Amérique  septentrionale  semble  vouloir  aller  tou- 
cher l'Asie.  Ces  hardis  pionniers  avaient  laissé  derrière  eux  tant 
de  montagnes,  tant  de  lacs,  tant  de  rivières  qu'on  devait  les  croire 
perdus  sans  retour,  lorsqu'un  nouveau  coup  de  théâtre  vint  ap- 
peler subitement  l'attention  publique  vers  les  lointaines  solitudes 
où  ils  s'étaient  enfoncés. 

Qu'était-il  arrivé?  Le  15  juillet  1897,  un  bateau  à  vapeur,  VEx- 
celsior,  débarquait  à  San-Francisco  une  bande  de  mineurs  qui, 
dans  des  sacs,  des  bas,  des  bouteilles,  des  couvertures,  portaient 
plus  de  mille  kilogrammes  de  belle  poudre  d'or.  Le  surlendemain, 
17  juillet,  un  autre  steamer,  le  Portland,  débarquait  à  Seattle  une 
seconde  escouade  avec  un  chargement  plus  important  encore. 
Tous  venaient  des  mêmes  parages  et  ils  racontaient  avec  moins 
d'émoi  les  souffrances  qu'ils  avaient  éprouvées  que  le  triomphe 
inespéré  par  lequel,  en  juillet  et  août  1896,  ils  s'en  étaient  trouvés 
si  largement  dédommagés.  C'était  près  d'un  gave  ignoré,  le  Thron- 

(1)  Voir,  dans  la  Revue  du  l"  octobre  189",  les  Mines  d'or  de  l'Alaska  et  la 
Colombie  britannique,  par  M.  G.  de  Yarigny. 

(2)  La   Colombie  britannique   n'en  a  pas   moins   produit,  depuis   1858,   pour 
300  millions  d'or  et  l'industrie  minière  est  loin  d'y  avoir  dit  son  dernier  mot. 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dak  (rivière  poissonneuse)  ou  Klondyke,  et  autour  des  petits  tor- 
rens  qui  s'y  jettent  que  les  héros  du  jour,  Georges  Gormack,  le 
vieux  Casey,  Clarence  Berry,  Louis  Rhodes,  le  Canadien  Joseph 
Leduc,  avaient  enfin  \ti  leur  rêve  prendre  corps. 

Des  rendemens  extraordinaires  avaient  été  constatés,  l'écuelle 
de  minerai  livrant  ici  50  francs  d'or,  plus  loin  100  et  même  da- 
vantage. On  avait  sous  les  pieds,  à  n'en  pas  douter,  des  dizaines, 
des  centaines  de  millions;  pour  les  faire  sortir  de  terre,  les  bras 
seuls  manquaient  et  l'on  pouvait  croire  qu'ils  ne  manqueraient 
pas  longtemps,  car  déjà  des  districts  voisins  les  camarades  com- 
mençaient à  affluer  pour  avoir  leur  part  d'un  si  magnifique  butin. 
Le  lotissement  des  ruisseaux  aurifères  s'organisait,  sous  la  direc- 
tion d'un  fonctionnaire  éminent,  le  commissaire  Ogilvie  ;  les 
sondages  se  multipliaient  et  chaque  jour  éclataient  de  nouveaux 
cris  de  victoire.  On  en  retrouve  1  écho  dans  les  noms  donnés  à 
quelques-uns  de  ces  petits  Pactoles  :  c'est  la  Bonanza  et  l'Eldo- 
rado, c'est  lEurèka,  c'est  le  Nugget  (la  pépite),  c'est  le  Gold 
Bottom  (le  fond  d'or),  c'est  le  Coarse  Gold  (l'or  brut)  et  le  Pure 
Gold  l'or  pur),  c'est  l'Ail  Gold  (tout  or)  et  le  Too  Much  Gold 
(trop  d'or)!  Il  se  glisse  partout  des  cadets  de  Gascogne,  même 
parmi  les  Yankees  de  l'Alaska,  et  l'on  a  bien  ri,  là-bas  oii  l'on  ne 
rit  guère,  de  ce  Too  Much  Gold,  dont  le  parrain  se  plaignait  sé- 
rieusement d'être  obligé  de  salir  son  or  pour  le  pouvoir  ensuite 
laver  comme  les  autres.  Mais,  en  dehors  de  toute  hyperbole,  le 
petit  réseau  du  Klondyke  s'annonçait  dès  le  principe  comme  l'un 
des  plus  abondans  dépôts  d'or  que  la  nature  ait  mis  à  la  disposi- 
tion des  hommes. 

Dans  la  vallée  de  la  Bonanza  et  dans  le  vallon  de  l'Eldorado, 
qui  s'y  rattache,  le  sous-sol  est  vraiment  imprégné  d'or.  C'est  là 
qu'avaient  eu  lieu,  en  1896,  les  coups  de  filet  les  plus  retentis- 
sans.  La  Bonanza  mesure  41  milles  de  longueur  (66  kilomètres)  : 
partant  de  la  découverte  initiale  (Discovery),  on  a  découpé  en 
amont  100  lots  de  oOO  pieds  chacun  (152  mètres)  et  123  en  aval. 
Les  ruisseaux  voisins  ont  été  morcelés  de  la  même  façon  et 
chacun  des  concessionnaires  s'est  mis  à  l'œuvre  avec  ardeur.  La 
prise  de  possession  est  trop  récente,  l'exploitation  trop  divisée,  la 
teneur  du  minerai  trop  inégale  pour  que  l'on  puisse  avec  quelque 
certitude  chifl'rer  les  productions  actuelles  et  diagnostiquer  les 
productions  futures.  En  tout  cas,  la  progression  est  rapide  : 
peut-être  10  millions  de  francs  en  1896,  de  20  à  25  probablement 


l'or  du  klondyke.  381 

en  1897,  et  pas  loin  de  oO  en  1898.  iV'a-t-on  pas  vu,  le  29  août 
dernier,  le  Koanoake  arriver  de  Dawson  City  à  Seattle,  via 
Saint  Michaëls,  avec  vingt  bons  millions  dor?  Et  ce  n'étaient  que 
les  prémices  d'une  récolte,  à  laquelle  auront  coopéré,  cette  fois, 
plus  de  15  000  moissonneurs. 

Dès  1897,  la  grande  nouvelle  avait  mis  en  ébullition  bien  des 
têtes.  Une  foule  de  gens,  mineurs  de  profession  ou  mineurs  im- 
provisés, bouclaient  leurs  malles  à  la  hâte  et  partaient,  sans  bien 
savoir  où  il  fallait  aller.  Cette  deuxième  Californie,  cette 
Californie  boréale  qui  les  fascinait,  dépendait-elle,  politiquement, 
du  Dominion  canadien  ou  des  Etats-Unis?  Ils  songeaient  à  peine 
à  s'en  informer  :  et  les  autorités  elles-mêmes  auraient  pu  être 
assez  embarrassées  pour  les  édifier  sur  ce  point. 

Maintenant  encore,  quoique  les  indécisions  de  la  première 
heure  aient  cessé,  ceux  qui  parlent  des  gold  fielcls  du  nord-ouest 
ne  leur  donnent  pas  tous  le  même  nom.  Aux  États-Unis,  on  dit 
((  l'Alaska  »  ;  les  Canadiens  disent  «  le  Klondyke  »  ;  et  c'est,  de 
part  et  d'autre,  une  façon  de  revendiquer,  au  moins  en  paroles, 
ce  qu'on  s'envie  réciproquement.  Chacun  voudrait  tout  avoir.  Le 
hasard,  cependant,  ne  paraît  pas  s'être  montré  trop  partial.  Rien 
assurément  ne  ressemble  moins  à  une  frontière  naturelle  que  cette 
ligne  droite,  longue  de  mille  kilomètres  et  plus,  qui,  en  1825,  fut 
lancée  sur  le  papier  de  la  pointe  du  mont  Saint-Elie  vers  le  pôle 
nord  pour  séparer  ce  que  nos  diplomates  appelleraient  deux 
sphères  d'influence  et  qui  fut  maintenue  telle  quelle  en  1867, 
lorsque  l'empereur  de  Russie,  peu  soucieux  de  conserver  au  delà 
des  mers  une  seconde  Sibérie,  céda  ses  droits  aux  Etats-Unis 
moyennant  une  indemnité  de  36  millions  de  francs.  Ce  fragment 
de  méridien,  que  141  degrés  séparent  de  celui  de  Greenwich, 
coupait  forcément  d'une  manière  très  arbitraire  les  glaciers  et  les 
plateaux,  les  forêts  et  les  prairies,  les  vallées  et  les  cours  d'eau.  Il 
coupait  aussi,  sans  le  savoir,  les  couches  aurifères  dont  nul  alors 
ne  soupçonnait  l'existence  ;  son  tracé  tout  géométrique  en  faisait 
deux  parts  dont  chacune,  à  un  moment  donné,  s'est  prise  à  ja- 
louser l'autre.  La  balance  penche  actuellement  du  côté  du  Canada, 
le  Klondyke  restant  tout  entier  à  l'est  de  la  houndary  Une;  mais 
il  ne  s'ensuit  pas  que  le  lot  échu  à  l'Alaska  doive  être  considéré 
comme  médiocre,  et  la  preuve  en  va  être  immédiatement  donnée. 

C'est  en  1886  que,  pour  la  première  fois,  une  quantité  appré- 
ciable de  poudre  d'or  fut  tirée,  par  d'autres  mains  que  celles  des 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

indigènes,  du  sol  de  l'ancienne  Amérique  russe.  Cet  or  venait 
des  torrens  qui  alimentent  le  Forty  Mile  Greek,  pittoresque  ri- 
vière ainsi  qualifiée  parce  qu'elle  va  se  jeter  dans  le  Yukon  à 
40  milles  (65  kilomètres)  au-dessous  du  vieux  Fort  Reliance,  pris 
jadis  comme  centre  ou  comme  base  d'une  tentative  d'exploration 
méthodique.  A  70  milles  plus  bas,  le  Yukon  reçoit  le  Seventy 
Mile  Creek  qui,  en  1887,  fut  aussi  exploré  avec  profit.  Dès  l'été 
de  1888,  quelques  laveurs  de  sables  s'étaient  postés  près  de  sa 
source  et  parvenaient  à  y  faire  chacun  pour  50  dollars  d'or  par 
jour.  En  1897,  il  y  avait  encore  là,  au  moment  des  chaleurs,  une 
quinzaine  d'hommes  qui,  bientôt  chassés  par  la  faim  et  le  froid, 
n'en  rapportaient  par  moins  de  leur  courte  campagne  une  valeur 
de  200  000  francs.  Dans  le  même  rayon,  l'American  Creek  a  des 
cliens  dont  les  affaires  marchent  bien.  Plus  loin,  le  long  du 
Minook  Creek,  qui  tombe  des  monts  Tanana  vers  le  150^  degré 
de  longitude,  les  concessions  commencent  à  se  vendre  cher.  Et, 
à  l'autre  bout  de  la  même  chaîne,  s'étale  encore  tout  un  important 
massif  aurifère,  celui  du  Birch  Creek,  desservi  par  le  petit  port 
fluvial  de  Circle  City  où  flotte,  au-dessus  d'une  façade  composée 
de  douze  troncs  d'arbres,  le  drapeau  étoile  de  l'Union.  Dans  ce 
massif,  les  cinq  dernières  années  ont  vu  naître  une  trentaine 
d'entreprises  que  la  concurrence  du  Klondyke  n'empêche  pas  de 
prospérer  :  Pitka's  Bar,  Preacher  Creek,  Crooked  Creek,  Masto- 
don...  Ce  dernier  ravin,  à  lui  seul,  fournit  au  moins  la  moitié  du 
produit  total  et  paraît  assuré  d'un  brillant  avenir  :  l'année  der- 
nière, on  y  a  recueilli,  en  trois  mois,  pour  plus  d'un  million  d'or, 
bien  que  sur  59  concessions  il  n'y  en  eût  encore  que  18  mises  en 
valeur.  La  poudre  provenant  de  ces  localités  est  plus  pure  qu'ail- 
leurs; l'once  anglaise  de  31  grammes  y  vaut  100  francs  (1)  et  les 
pépites  sont  nombreuses. 

Nous  ne  mentionnerons  que  pour  mémoire,  dans  le  Far- 
West  alaskien,  la  vallée  du  Koyukuk,  la  presqu'île  de  Kénia  et 
les  bords  mêmes  du  détroit  de  Behring  où  l'or  n'est  pas  encore 
recherché  bien  activement.  Mais  il  s'est  créé  des  exploitations 
très  sérieuses  dans  cette  longue  suite  de  côtes  et  d'îles  qui,  sur 
le  Pacifique,  à  l'est  du  mont  Saint-Elie,  prolonge  l'Alaska  jus- 
qu'au iSQ"  degré  de  longitude,  la  Colombie  britannique  ne  con- 
servant ainsi  qu'un   assez  étroit  contact  avec  l'océan,  entre   le 

(1)  La  valeur  assignée  par  notre  régime  monétaire  à  l'or  pur,  à  l'or  fin,  est  de 
3  444  francs  par  kilogramme,  ce  qui  fait  ressortir  l'once  anglaise  (Sis--,!)  à  107  francs. 


l'or  du  klondyke.  383 

passage  de  Dixon  et  Vancouver.  Les  villes  de  Sitka,  de  Dyea,  de 
Juneau  sont  bien  des  villes  américaines,  et  les  hauteurs  qui  les 
protègent  contre  les  souffles  du  nord  abondent  en  minerais  di- 
vers. ASilver  Bow  Basin,  à  Silver  Queen,  l'argent  avait  précédé 
l'or.  Ailleurs  l'or  se  montre  associé  au  plomb  (à  Shuck  Bay),  au 
cuivre  (à  Red  Wing)  ou  au  zinc  (à  Bald  Eagle). 

Le  port  de  Juneau ,  où  la  maison  la  plus  ancienne  date  de 
1881  et  qui  avait  commencé  par  s'appeler  Ilarrisbourg,  puis 
Rockwell,  n'a  dû  sa  création  qu'aux  veines  d'or  trouvées  dans 
les  alluvions  et  dans  les  quartz  du  littoral.  Sa  population  perma- 
nente dépasse  4000  âmes  et  elle  s'accroît,  en  été,  de  tous  les  tou- 
ristes qu'attirent  les  beautés  d'une  nature  grandiose,  en  hiver  de 
tous  les  mineurs  auxquels  le  froid  ferme  la  montagne.  En  1897, 
la  côte  et  l'archipel  ont  déjà  donné  pour  près  de  10  millions  d'or, 
et,  comme  le  fait  remarquer  la  Chambre  de  commerce  de  Juneau, 
les  recherches  n'ayant  encore  porté  que  sur  un  petit  nombre  de 
points,  ces  rivages  accidentés  sont  probablement  loin  d'avoir 
donné  toute  la  mesure  de  leurs  ressources,  minérales  et  autres. 

II 

Après  ce  bref  inventaire  des  réalités  et  des  espérances  que 
laisse  à  l'Alaska  le  caprice  de  ses  frontières  conventionnelles,  re- 
passons sur  la  terre  canadienne,  dans  ce  qu'on  appelle  le  Terri- 
toire Nord-Ouest,  et  allons  jeter  un  coup  d'oeil,  nous  aussi, sur 
cette  jeune  ville  de  Dawson  qui  a  vu,  depuis  peu,  passer  dans 
ses  rues  tant  de  figures  étrangères  et  tant  de  figures  étranges. 
Etant  donné  la  croissante  notoriété  qu'elle  a  acquise, on  a  grand- 
peine  à  se  persuader  que,  il  y  a  deux  ans,  elle  n'existait  même  pas 
à  l'état  d'embryon. 

Eh!  que  fût-on  venu  faire  là?  Le  pays  est  beau,  tout  en  relief 
et  généralement  boisé  ;  mais  le  cercle  polaire  n'est  pas  loin  et 
c'est  tout  dire.  Non  que  la  météorologie  de  ces  régions  arctiques 
soit  aussi  uniformément  haïssable  que  le  supposent  les  habitans 
des  zones  tempérées.  En  été,  il  fait  chaud,  les  jours  n'en  finissent 
pas  et  la  persistance  de  l'action  solaire  se  traduit,  pour  la  végéta- 
tion, par  une  surexcitation  presque  tropicale.  La  terre  alors  se 
couvre  de  fleurs  :  cglantines,  anémones,  campanules,  pavots, 
gueules-de-loup,  crocus  et  mille  autres.  Les  oiseaux  pullulent  et 
chantent;  malheureusement  les  insectes  pullulent  aussi,  surtout 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  taons  et  les  moustiques,  ces  féroces  moustiques,  plus  gros 
que  les  nôtres,  qu'on  appelle  des  maringouins.  Leurs  persécutions 
sont  telles  qu'on  aime  mieux  travailler  à  minuit,  le  ciel  restant 
clair,  qu'à  midi.  Après  l'automne,  tout  change  :  l'obscurité  alors 
est  constante;  le  soleil,  en  décembre,  ne  fait  qu'apparaître  et 
disparaître.  La  neige  tombe  à  gros  flocons  et  couvre  tout  d'un 
lourd  manteau  blanc.  Un  mètre  de  neige,  c'est  un  minimum  :  sou- 
vent il  y  en  a  le  double  et  quelquefois  le  triple.  Après  quelques  der- 
nières fluctuations  de  température,  le  froid  se  met  à  sévir  avec  une 
terrible  intensité  :  40  degrés  au-dessous  de  zéro,  c'est  effrayant,  et, 
presque  tous  les  ans,  ce  niveau  est  dépassé.  Dans  de  telles  condi- 
tions la  vie  humaine  devient  vraiment  un  douloureux  problème. 

Dawson  City  n'en  existe  pas  moins  et  se  développe  de  jour  en 
jour.  Elle  a  eu  pour  fondateur  et  elle  a  en  grande  partie  pour 
maître  ce  Joseph  Leduc,  que  nous  citions  tout  à  l'heure  et  dont 
le  patois  local  a  fait  Joseph  Ladue,  nom  désormais  célèbre.  Le- 
duc ou  Ladue  était  un  simple  faiseur  d'aff"aires,  petit  commis- 
sionnaire et  petit  industriel,  qui  allait  promenant  de  place  en 
place  son  comptoir  et  sa  scierie.  Les  planches  dont  les  arbres  de 
la  rive,  sapins,  épinettes,  peupliers,  lui  procuraient  la  matière 
première  servaient  à  fabriquer  pour  les  mineurs  des  cabanes,  des 
bateaux,  des  outils...  De  Sixty  Mile  il  avait,  en  septembre  1896, 
descendu  le  Yukon  jusqu'à  l'embouchure  duKlondyke.  Il  arrivait 
au  bon  moment.  Les  allans  et  venans  commençaient  à  être  nom- 
breux. Au  1*^'^  janvier  1897,  Ladue  n'avait  encore  mis  à  leur  dis- 
position que  trois  ou  quatre  baraquemens.  Avec  le  printemps 
arriva  un  flot  d'immigrans  et,  fin  mai,  dix  nouvelles  façades  de 
bois  brut  s'alignaient  sur  la  berge,  de  simples  tentes  abritant  le 
surplus  d'une  population  de  six  cents  âmes.  Déjà  les  débits  de 
boissons  s'ouvraient;  les  maisons  de  jeu  aussi.  Le  jeu  est  l'éter- 
nelle tentation,  l'écueil  éternel  des  mineurs.  On  en  voyait  accou- 
rir, tout  crottés,  qui,  pour  «visiter  la  ville,»  avaient  sur  eux  dSou 
20  000  francs  de  poudre  d'or:  la  visite  finie,  il  ne  leur  restait  rien. 

Le  2  juin  1897,  Dawson,  pour  la  première  fois,  entendit  le 
sifflet  d'un  bateau  à  vapeur.  La  Bella  amenait  de  Fort  Yukon  et 
de  Circle  City  4o0  tonnes  de  fret  et  225  passagers.  La  Compagnie 
commerciale  de  l'Alaska,  propriétaire  du  bateau,  prit  à  Ladue, 
séance  tenante,  son  petit  casernement,  y  ouvrit  boutique,  fit  le 
jour  même  30  000  francs  d'affaires  et  annonça  aussitôt  qu'elle 
allait  bâtir  :  elle  s'est  construit,  en  effet,  quatre  magasins  de  bois 


l'ok  du  klondyke.  385 

de  50  à  100  pieds  de  long,  une  remise  en  fer,  et  deux  casemates 
affectées  au  logement  de  son  personnel  :  coût,  1  300  000  francs. 
La  société  rivale,  the  North  ximerican  Transportation  and  Trading 
Company,  s'est  offert  une  installation  presque  aussi  monumen- 
tale. Quand  le  bâtiment  va,  dit-on,  tout  va.  Le  bâtiment  ne  lan- 
guit pas  à  Dawson.  Les  scieries  mécaniques  y  grincent  nuit  et  jour 
et  les  murs  de  bois  s'élèvent  de  toutes  parts.  Dès  1897,  l'heu- 
reux J.  Ladue  n'avait  ni  assez  de  bois,  ni  assez  de  terrain  pour 
satisfaire  une  clientèle  qui  devenait  de  plus  en  plus  nombreuse 
et  de  plus  en  plus  impatiente.  La  ville  sera  vite  à  l'étroit.  La 
montagne  -serrant  de  près  la  rivière  et  le  fleuve,  les  alluvions 
qu'ils  ont  étalées  sur  leurs  bords  ne  dépassent  guère,  comme 
étendue  superficielle,  trois  ou  quatre  cents  hectares.  Mauvais  sol, 
périodiquement  submergé  et  toujours  marécageux.  On  s'en  dis- 
pute cependant  les  morceaux.  Les  plus  recherchés  sont  ceux  qui 
longent  le  quai  :  le  prix  de  60  000  francs  a  été  demandé  et  obtenu 
pour  une  seule  parcelle.  On  se  met  aussi  à  construire  au-dessus 
du  Klondyke  :  la  rive  y  est  plus  sèche  et  l'air  y  serait  sain, 
n'étaient  les  Indiens  qui  ont  longtemps  campé  là  et  qui,  en  ma- 
tière d'hygiène,  professent  les  plus  déplorables  principes. 

Ce  serait  flatter  Dawson  City  que  de  comparer  ses  habitations 
aux  chalets  alpestres.  La  maison-type,  indéfiniment  reproduite, 
coûte  5  000  francs,  un  peu  plus  ou  un  peu  moins.  Elle  mesure 
16  pieds  sur  14,  et  n'exige,  comme  élémens  essentiels,  que  30  ou 
40  troncs  d'arbres.  Ces  troncs,  à  peine  égalisés,  sont  posés  les 
uns  sur  les  autres,  avec  de  la  mousse  comme  remplissage;  une 
fenêtre  unique  est  ménagée  du  côté  du  midi.  Plancher  en  bois, 
s'il  y  a  un  plancher,  et  toit  de  bois,  dépassant  les  murs.  Moyen- 
nant un  bon  poêle,  on  assure  qu'on  n'est  pas  trop  mal  dans  ces 
huttes,  et  tel  nabab  de  fraîche  date,  sous  les  lambris  dorés  de  son 
hôtel  de  San  Francisco,  garde  assez  bon  souvenir  de  son  domicile 
antérieur.  Le  plus  bel  établissement  de  Dawson  est  l'Opéra  House 
Saloon,  où  l'on  boit  nuit  et  jour  et  où  l'on  danse,  au  piano,  de 
six  heures  du  soir  à  cinq  heures  du  matin.  Les  danseuses  qui  font 
partie  du  mobilier  de  la  salle  de  bal  gagnent  jusqu'à  100  dollars 
par  semaine,  leurs  appointemens  réguliers  s'augmentant  d'une 
commission  de  25  pour  100  sur  les  consommations  prises  par 
leurs  cavaliers.  On  ne  se  fatigue  pas  pour  rien  au  Klondyke,  et 
tel  qui  ne  se  sent  aucun  goût  pour  piocher  la  terre  a  pu  se  dire 
que,  même  sans  changer  de  métier,  il  y  ferait  de  bonnes  affaires. 

TO.ME  CL.   —  1898.  25 


386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Aux  dernières  nouvelles,  les  garçons  de  café  recevaient  oO  dol- 
lars par  semaine,  pourboires  non  compris;  les  bons  cuisiniers 
10  dollars  par  jour  :  nourris  et  logés  avec  cela.  Aux  croupiers  des 
tables  de  jeu,  la  journée  de  douze  heures  était  payée  13  ou 
20  dollars.  Les  coiffeurs  demandaient  un  demi-dollar  pour  une 
barbe,  un  dollar  pour  une  coupe  de  cheveux.  Les  bains  (25  ou 
30  litres  d'eau  tiède)  coûtaient  1  dollar  et  demi  ;  mais  on  en  prenait 
peu.  Aucun  des  cinq  ou  six  médecins  du  lieu  ne  se  dérangeait  à 
moins  d'une  once  d'or  (88  francs)  ;  pour  aller  voir  un  malade 
dans  les  mines,  la  rétribution  exigée  variait  de  oOO  à  2  oOO  francs, 
selon  la  distance. 

Tout  se  règle  en  or  brut,  en  poudre  d'or,  sur  le  pied  de 
17  dollars  par  once.  Chacun  porte,  sous  ses  fourrures,  son  sac  à 
poudre  en  peau  de  daim  et  sa  petite  balance  de  poche.  Dans  les 
boutiques,  l'acheteur  verse  doucement  la  précieuse  cendre  brune 
dans  une  soucoupe,  jusqu'à  ce  qu'on  lui  dise  :  «  C'est  assez;  »  et, 
s'il  a  trop  versé,  on  lui  rend  l'excédent.  Mais  les  trébucheurs  de 
profession  sont  la  dextérité  même.  Dans  les  tripots,  un  caissier 
qui  se  respecte  doit,  paraît-il,  tirer  de  sa  balance  un  bénéfice  sup- 
plémentaire d'au  moins  20  pour  100.  Et  ceux  qui  font  les  frais  de 
ces  exactions  ne  protestent  guère  :  l'or,  dans  le  pays  de  l'or,  coule 
facilement  de  toutes  les  mains.  On  sait  qu'il  y  en  a  tant  là-haut, 
dans  la  montagne  ! 

III 

Qu'il  y  ait  au  Klondyke  énormément  d'or,  c'est  ce  qu'on  ne 
saurait  nier  désormais  ;  ni  que  de  cet  or,  accumulé  par  les  mineurs, 
d'autres  professionnels  allant  se  mettre  à  leur  service  puissent  tirer 
de  copieuses  rémunérations,  comme  font  les  docteurs  à  17  dollars 
la  visite  ou  les  valseuses  à  10  francs  l'heure.  Grande  serait  toute- 
fois l'erreur  de  ceux  qui,  en  Amérique  et  surtout  en  Europe, 
simagineraient  qu'il  suffit  de  partir  les  mains  vides  pour  revenir 
bientôt  de  là-bas  les  mains  pleines.  La  réussite  est  loin  dêtre 
assurée,  même  à  qui  ne  manque  ni  de  savoir-faire,  ni  de  prudence, 
ni  de  courage.  Nous  nous  étions  tout  à  l'heure  transportés,  comme 
d'un  coup  de  baguette,  au  pied  de  la  montagne  enchantée  et  nous 
évoquions  sans  effort  les  millions  enfouis  dans  ses  profondeurs. 
Mais  rien  que  pour  pouvoir  toucher  le  seuil  de  cette  soi-disant 
terre  promise,  que  de  conditions  à  remplir  et  que  d'obstacles  à 


l'ok  du  klondyke.  387 

vaincre!  Que  d'épreuves  à  supporter  ensuite  et  que  de  mauvaises 
chances  à  courir!  C'est  le  revers  de  la  médaille,  et  nous  nous  gar- 
derons d'imiter  les  prospectus  d'outre-mer  qui  se  font  une  loi  de 
n'en  rien  laisser  voir. 

Rappelons  d'abord  que,  pour  aller  sans  folie  chercher  fortune 
au  Yukon,  il  faut  déjà  ne  pas  être  trop  dénué.  On  peut  estimer  à 
une  demi-douzaine  de  milliers  de  francs  le  capital  indispensable 
à  l'artisan  français  qui  voudrait  tenter  l'entreprise  :  400  francs  pour 
passer  du  Havre  à  New-York;  500  francs  pour  passer  de  New- 
York  au  Pacifique  ;  près  de  2  000  francs  pour  acheteret  empaqueter 
sûrement  tous  les  vétemens,  tous  les  approvisionnemens,  tous  les 
outils  dont  l'expérience  démontre  la  nécessité  et  dont  les  règle- 
mens  locaux  veulent  quon  justifie;  200  francs  pour  passer  de 
Vancouver  à  Skagway  ou  à  Dyea;  encore  1  500  francs  au  moins, 
même  en  se  mettant  à  plusieurs,  pour  se  transporter,  corps  et 
biens,  jusqu'au  cœur  de  la  région  minière.  Ces  dernières  prévi- 
sions sont  même  susceptibles  d'une  sensible  plus-value  quand  le 
voyageur,  ne  parlant  pas  l'anglais,  se  trouve  de  ce  chef  plus  facile 
à  exploiter.  Enfin  il  y  a  le  chapitre  des  accidens,  qui  reste  rare- 
ment page  blanche. 

Cette  tonne  ou  cette  demi-tonne  de  bagage  par  tête,  qui  est  tout 
à  la  fois,  pour  l'émigrant,  un  viatique  obligatoire  et  un  obsédant 
impedimentum,  étonnerait  les  faucheurs  belges  et  les  terrassiers 
piémontais  à  qui  un  mouchoir  de  couleur  suffit  pour  serrer  ce 
qu'ils  emportent  de  chez  eux  quand  ils  viennent  travailler  chez 
nous.  Mais  aussi  quelle  différence  de  ciel  et  de  vie!  Les  commer- 
çans  de  San  Francisco  se  sont  réunis  pour  organiser,  à  titre  de 
leçon  de  choses,  une  exposition  complète  de  tout  l'attirail,,  de  tout 
Y  ont  fit  —  c'est  le  mot  consacré  —  dont  il  faut  se  munir  quand 
on  part  pour  le  nord.  En  vérité,  ce  n'est  pas  peu  de  chose. 

Dans  le  rayon  du  vêtement  dominent,  comme  de  juste,  la  laine 
et  la  fourrure  :  flanelles,  tricots,  ceintures,  gros  gilets,  couver- 
tures de  toutes  sortes;  peaux  d'ours  ou  de  lynx,  peaux  de  daims 
doublées  de  peaux  d'agneaux;  peaux  de  phoques  ou  de  marsouins. 
Avec  cela  des  moustiquaires,  comme  à  Nice,  et  des  complets  de 
toile  huilée,  comme  à  Terre-Neuve;  des  gants,  des  chaussettes, 
des  chaussons,  des  brodequins  gommés,  des  souliers  de  gros  cuir 
et  des  bottes  de  caoutchouc  s'emboîtant  les  unes  dans  les  autres  ; 
des  cache-nez,  des  passe-montagnes,  des  pelisses  emprisonnant 
le  corps  des  pieds  à  la  tête;  des  sacs  fourrés  où,  pour  dormir, 


388  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

il  faut  s'enfermer  tout  entier,  comme  une  lettre  mise  sous  enve- 
loppe. Peau  rouge  ou  peau  blanche,  l'aspect  des  hommes  sous 
les  frimas  polaires  est  à  peu  près  celui  des  ours  et  l'on  s'y  est 
parfois  trompé  :  ours  mal  léchés,  pour  la  plupart,  que  ces  Indiens 
ou  ces  Yankees  qui  ne  répondent  même  pas  et  volontiers  se  fâche- 
raient quand  l'étranger  qu'ils  croisent  en  plein  désert  se  permet 
de  leur  souhaiter  le  bonjour. 

Les  provisions  de  bouche  elles-mêmes  doivent  être  habillées 
d'une  manière  très  particulière  pour  ne  pas  s'avarier  avant  l'heure. 
Songez  qu'il  en  faut  prendre  pour  toute  une  année.  Dans  des  sa- 
coches imperméables  et  dans  des  boites  de  métal  se  juxtaposent 
savamment  le  biscuit  de  mer,  la  farine,  la  levure,  le  lard,  le 
bœuf  conservé,  les  légumes  et  les  fruits  séchés  (pommes  de  terre, 
haricots,  oignons,  pommes,  pêches,  pruneaux  sans  noyaux,  gro- 
seilles...), le  riz,  le  sucre  cristallisé,  le  sel,  le  beurre  salé,  les 
fromages,  les  pâtes,  le  chocolat,  le  café,  le  thé,  le  lait  con- 
densé, etc.  Qu'on  y  joigne  une  boîte  de  chandelles,  quelques 
barres  de  savon,  du  tabac  si  l'on  fume;  et  voilà  un  second  assor- 
timent plus  lourd  encore  que  le  premier. 

Passons  au  rayon  des  articles  et  ustensiles  divers.  L'énumé- 
ration  de  tout  ce  qu'il  y  faut  acheter  ne  laisse  pas  que  d'être  sug- 
gestive :  une  tente  de  grosse  toile,  un  traîneau,  une  boussole,  un 
poêle  démontable  et  son  tuyau;  toute  une  batterie  de  cuisine,  des 
boîtes  d'allumettes  en  fer-blanc,  des  couteaux  de  types  variés;  un 
revolver  et  un  fusil  avec  force  cartouches  ;  une  moufle  avec  son 
câble,  une  courroie  à  paqueter  et  deux  ou  trois  cents  pieds  de 
corde  de  manille;  des  engins  de  pêche;  un  ciseau  de  calfat  et  de 
l'étoupe,  une  petite  bouée  de  sauvetage;  des  raquettes  pour  mar- 
cher sur  la  neige,  comme  les  trappeurs  ;  des  paires  de  lunettes  à 
verres  de  couleur,  de  l'insecticide;  une  hache,  une  hachette,  des 
scies,  des  lanières,  des  ciseaux  en  acier,  des  marteaux  et  vingt 
livres  de  clous,  un  pic  de  prospecteur,  un  bon  pic  de  mineur  et  une 
forte  pelle,  des  coins  d'acier,  de  longs  ciseaux  de  mine;  un  mor- 
tier et  un  pilon,  une  écuelle  à  laver  le  minerai,  une  loupe,  quelques 
kilogrammes  de  mercure;  une  balance  à  or,  et  que  sais-je?  Tout 
cela  représente  une  grosse  dépense  et  un  énorme  poids. 

N'oublions  pas  non  plus  la  pharmacie  :  pilules  et  ta- 
blettes, emplâtres  et  linimens,  élixirs  et  purgatifs,  éther,  iode, 
borax,  laudanum,  perchlorure  de  fer,  sirop  de  chaux,  acide 
citrique,  arnica,    glycérine,    sparadrap,  charpie,  coton  liydro- 


l'or  du  klondyre.  389 

phile,  pansemens  et  bandages,  petite  trousse  de  chirurgien... 
Sommes-nous  au  bout?  Certes  ce  n'est  pas  encore  tout  ce  qu'il 
serait  bon  d'emporter,  mais  c'est  déjà  beaucoup;  et,  voilà  que, 
par  comparaison,  on  ne  va  plus  oser  rire  de  l'arsenal  hétéroclite 
dont  s'encombrait  l'héroïque  Tartarin  quand  il  quittait  sa  bonne 
ville  de  Tarascon  pour  aller  chasser  le  lion  chez  «  les  Teurs  »  ou 
le  chamois  sur  la  Jungfrau  ! 

IV 

Lorsque  l'émigrant  a  son  matériel  au  complet  et  qu'il  l'a  bien 
mis  en  ordre,  il  convient  qu'il  opte,  sans  retard,  entre  les  diffé- 
rentes voies  qui  peuvent  le  conduire  à  destination  ;  or,  aucune  des 
combinaisons  qui  vont  solliciter  son  choix  ne  lui  promet  le 
moindre  agrément. 

Six  itinéraires,  sinon  plus,  aboutissent  à  Dawson  ;  mais  il  en  est 
dans  le  nombre  dont  il  serait  permis  de  faire  ici  abstraction  parce 
qu'ils  ne  sont  pas  à  l'usage  du  vulgaire. 

Peut-être  verra -t-on,  dans  un  certain  nombre  d'années,  des 
trains  exclusivement  canadiens  courir,  sans  quitter  la  terre  cana- 
dienne, des  bords  du  Saint-Laurent  aux  rives  du  Yukon.  Une 
ligne  de  chemin  de  fer,  greffée  à  Galgary  sur  le  grand  Cana- 
dian  Pacific  Railway,  a  déjà  sa  gare  terminus  dans  la  pro- 
vince d'Alberta.  Mais  on  est  là  à  2  000  kilomètres  du  but  ;  et,  pro- 
visoirement, le  voyageur  descendu  de  wagon  à  Edmonton  n'a 
pour  s'orienter  ou  plutôt  pour  s'occidenter  vers  le  Klondyke  que 
les  cours  d'eau.  Il  tâchera  de  gagner,  soit,  par  l'Alhabasca,  le 
Mackensie  et  le  Porcupine,  au  delà  du  cercle  arctique;  soit  la 
rivière  Pelly  par  la  rivière  Peace.  Rien  de  tout  cela  n'est  impra- 
ticable; mais  à  quiconque  n'a  point  beaucoup  de  loisir  et  beau- 
coup d'argent,  de  telles  pérégrinations  doivent  être  actuellement 
déconseillées.  Et  les  moyens  de  transport  perfectionnés,  dans 
cette  direction,  risquent  de  se  faire  attendre  plus  que  de  raison; 
car,  outre  les  difficultés  matérielles  —  et  elles  sont  grandes  — 
on  sait  à  Londres  et  à  Ottawa  qu'en  accordant  au  Canada  fran(;ais 
cette  légitime  satisfaction,  on  irriterait  les  ports  de  l'ouest  qui  ne 
veulent  pas  laisser  détourner  le  courant  qui  les  enrichit.  L'accord 
n'a  même  pu  se  faire  entre  les  deux  Chambres  du  Dominion 
sur  le  projet  transactionnel  du  cabinet  Laurier,  qui  assurait  à 
MM,  Mackensie  et  Mann,  avec  d'imporlans  privilèges,  la  conces- 


390  REVUE  DES  DEUX  MOADES. 

sion  d'un  railway  reliant  au  lac  Teslin  la  rivière  Stickine,  dont 
Wrangel  commande  l'entrée.  La  vapeur  aidant,  cette  route  serait 
avantageuse  ;  mais  dans  Fétat  actuel  des  choses,  elle  reste  à  bon 
droit  délaissée. 

Une  solution  qui  semblerait  séduisante  consiste  à  se  faire  con- 
duire par  mer  jusqu'à  l'embouchure  du  Yukon  et  à  en  remonter 
ensuite  le  cours,  indéfiniment.  D'assez  bons  steamers  vont  de  San 
Francisco,  de  Seattle  ou  de  Vancouver  à  Saint-Michaëls,  dans  le 
détroit  de  Behring;  puis  on  transfère  les  passagers  dans  des  ba- 
teaux à  roues,  de  faible  tirant,  que  les  bas-fonds  du  delta  et  du 
fleuve  laissent  généralement  passer.  Mais  ce  n'est  pas  encore  un 
procédé  qui  puisse  être  recommandé  à  tout  le  monde.  Le  détour 
est  énorme  (de  Seattle  à  Saint-Michaels,  4500  kilomètres,  et26o0 
de  Saint-]Michaels  à  Dawson)  et  le  trajet,  qui  dure  près  d'un 
mois,  coûte  cher  :  loOO  francs  en  première  classe,  1250  francs  en 
seconde,  avec  150  livres  de  bagages  seulement;  et  50  francs  de 
plus  par  100  livres  d'excédent.  Comme,  d'autre  part,  le  Yukon 
dégèle  tard  et  regèle  tôt,  ce  vaste  périple  tente  surtout  les  cu- 
rieux dont  le  désir  est  seulement  d'aller  passer  dans  le  Klondyke 
quelques  jours  ou  quelques  semaines. 

Ce  que  font  jusqu'ici  les  vrais  chercheurs  d'or,  à  peu  d'excep- 
tions près,  c'est  de  se  laisser  porter  par  les  paquebots  du  Pacifique 
au  fond  du  Lynn  Canal,  dans  cette  partie  du  littoral  alaskien  dont 
les  fiords  font  face  aux  grandes  îles  Baranof,  Chichagof,  Admirally, 
et,  une  fois  mis  à  terre,  de  se  lancer  vers  le  nord,  à  la  grâce  de  Dieu. 
Le  programme  de  l'expédition  comporte,  après  trois  ou  quatre 
jours  de  mer,  l'ascension  des  escarpemens  qui  bordent  la  côte  ;  puis 
sur  l'eau  ou  sur  la  glace,  une  longue  descente,  900  kilomètres  en- 
viron, par  toute  une  série  de  lacs  et  de  rivières,  jusqu'au  Lewis  et 
au  Yukon. 

Sur  la  carte,  on  a  vite  pointé  ces  étapes  successives;  mais 
comment  deviner  de  loin  tous  les  pièges,  toutes  les  tribulations, 
tous  les  périls  échelonnés  le  long  de  cette  voie  douloureuse?  On 
s'en  fait  au  moins  une  idée  en  feuilletant  le  remarquable  rapport 
rédigé  pour  le  département  du  Travail,  à  Washington,  par  son  dé- 
légué M.  Samuel  Dunham(l)  ou  en  lisant  les  merveilleuses  lettres 
adressées  au  Temps  ipàT  son  correspondant  M.  Ames  Sémiré  (2). 

(1)  Bulletin  of  tlie  Department  of  Lalior.  n"  de  mai  1898. 

(2)  Temps  des   3,  5,   11,    19,  24.  29  et  31   mars   1898;  12,    lo,  19  avril;  23  juin, 
22  juillet,  28  août,  9,  22  et  24  septembre,  ii  et  12  octobre. 


l'or  du  klondyke.  391 

Encore  sont-ce  là  des  privilégiés, presque  des  puissances:  un  fonc- 
tionnaire, un  journaliste!  Les  épreuves  auxquelles  de  si  inlluens 
personnages  ont  pu  se  trouver  en  butte  doivent  être  peu  de  chose 
à  côté  de  celles  qui  sont  réservées  à  l'humble  exilé  dont  le  nom 
n'est  connu  de  personne  et  qui,  aux  heures  critiques,  n'est  même 
pas  en  mesure  de  tirer  de  son  portefeuille  cette  lettre  de  recom- 
mandation suprême  qui  s'appelle  un  chèque  ou  un  billet  de  banque. 

Eh  bien!  malgré  la  mission  officielle  dont  il  était  investi, 
M.  Dunham  a  mis  un  mois  juste  (du  23  août  au  23  septembre  1897) 
pour  passer  de  Dyea  à  Dawson  ;  et  le  sentiment  de  sa  dignité  ne 
l'empêche  pas  d'enregistrer  au  jour  le  jour,  d'un  trait  sobre  mais 
incisif,  les  mésaventures  qui  l'attendaient  en  chemin.  M.  Sémiré, 
lui,  parti  de  Dyca  le  20  mars  dernier,  n'a  pu  accoster  Dawson 
que  le  20  mai  ;  et,  pendant  ces  deux  mois,  sa  plume  a  toujours  su 
trouver  de  l'encre,  même  quand  il  gelait  à  pierre  fendre,  pour 
nous  dire,  pour  nous  peindre,  en  même  temps  que  les  réelles 
splendeurs  de  la  nature  septentrionale  et  les  scènes  originales 
nées  d'un  milieu  social  si  différent  du  nôtre,  les  innombrables 
misères  dont  il  était  ou  la  victime  ou  le  témoin. 

Quelles  sont  donc  ces  misères? 

C'est  d'abord,  sur  les  cargo-boats  d'occasion  qu'attire  au  nord 
du  Pacifique  un  fret  incessamment  renouvelé,  l'entassement  illi- 
mité des  hommes,  des  choses  et  des  bêtes  :  les  hommes  qui  boi- 
vent et  qui  se  battent,  les  chiens  qui  hurlent,  les  bœufs  qui  mu- 
gissent, les  rennes  qui  meurent  et  l'odeur  infecte  qui,  dans  cette 
confuse  ménagerie,  devance  même  les  ravages  du  mal  de  mer. 

Puis,  une  fois  tout  cela  jeté  pêle-mêle  dans  la  boue  d'un  port 
improvisé,  c'est  la  douane,  la  douane  américaine,  United  States 
Cws/omA,  précédant  la  douane  canadienne.  La  douane  américaine 
taxe  sévèrement  tout  ce  qui  vient  du  Canada  et  la  douane  cana- 
dienne taxe  sévèrement  tout  ce  qui  vient  des  Etats-Unis,  de  sorte 
que  chacun  de  ceux  qui  ont  à  passer  sous  leurs  fourches  caudines 
paye  plutôt  deux  fois  qu'une.  Et  que  de  formalités,  grand  Dieu! 
Pour  ces  tristes  besaciers  qui  vont  bientôt  lui  échapper,  puisque 
les  deux  frontières  parallèles  courent  à  quelques  lieues  l'une  de 
l'autre,  la  douane  américaine  a  des  tracasseries  qui  doublent 
l'amertume  de  ses  fiscalités.  Il  faut  que,  moyennant  finance,  un 
courtier  se  porte  fort  que  le  Canadien  qui  arrive  de  Vancouver  ne 
va  pas  mettre  en  vente,  sur-le-champ,  le  contenu  de  ses  ballots. 
Il  faut  «  qu'un  citoyen  assermenté  à  cet  effet  »  l'accompagne,  le 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suive,  le  surveille  ;  et  ainsi  de  suite.  Ces  ruineuses  exigences  met- 
tent la  mort  dans  l'àme  de  ceux  dont  elles  retardent  le  départ  et 
qui  n'y  comprennent  rien,  même  lorsqu'ils  savent  l'anglais,  à 
plus  forte  raison  quand  ils  ne  l'entendent  pas. 

C'est  ensuite  la  maudite  chaîne  à  pic  qui  forme  rempart  tout 
le  long  de  la  côte  et  devant  laquelle  plus  d'un  pauvre  diable,  ayant 
fait  pour  y  arriver  mille  lieues  sur  terre  et  sur  mer,  a  fini  par  re- 
culer. On  y  trouve  pourtant  deux  cols  voisins,  la  Chilkoot  Pass, 
derrière  Dyea,  et  la  WhitePass,  derrière  Skagway,  dont  l'altitude 
n'est  respectivement  que  de  1200  et  800  mètres.  En  Suisse,  avec 
un  bon  funiculaire,  les  Anglais  escaladeraient  cela  sans  s'en  aper- 
cevoir, le  Times  à  la  main.  Mais  l'Alaska  n'en  est  pas  encore  à 
l'ère  des  chemins  de  fer  aériens,  et  le  fameux  ballon  captif  qui 
devait  en  tenir  lieu  est  resté  à  l'état  de  projet.  On  ne  peut  tenter 
qu'à  pied  la  passe  de  Chilkoot,  dont  les  abords  sont  excessivement 
raides,  l'inclinaison  allant  jusqu'à  55  degrés.  L'autre  col,  les  bêtes 
de  somme  y  circulent  tant  bien  que  mal,  lorsque  le  temps  est  beau  ; 
mais  il  y  a  péri  l'automne  dernier  4  000  quadrupèdes,  avec  ou 
sans  leurs  conducteurs,  et  d'innombrables  charognes  restent  là 
gisantes,  empestant  l'air  dès  qu'il  ne  gèle  plus.  Toutes  ces  gorges 
sont  pleines  de  mauvais  pas,  et  le  brouillard,  le  vent,  la  pluie,  la 
boue,  le  sable,  la  pierre,  le  givre,  la  glace,  la  neige,  l'avalanche 
à  certains  momens,  font  que  le  danger  y  revêt  tour  à  tour  les 
formes  les  plus  diverses.  Ici,  on  pénètre  jusqu'aux  genoux  dans 
ces  mousses  épaisses  qui  sont  comme  la  fourrure  favorite  des 
terres  boréales  ;  là,  mille  racines  entre-croisées  obligent  à  une  gym- 
nastique d'acrobate.  Encore  si  l'on  n'avait  qu'à  se  hisser  soi-même 
jusqu'au  sommet;  mais  il  y  a  le  bagage,  le  terrible  bagage!  Pour 
qu'il  soit  pris  par  les  muletiers  ou  par  les  portefaix,  il  faut  se 
saigner  à  blanc  :  six  sous,  huit  sous,  dix  sous,  douze  sous  par 
livre,  rien  que  pour  la  montée;  quarante  et  cinquante  sous  pour 
aller  de  la  mer  au  lac  Lindemann.  Et,  même  alors,  que  d'ennuis 
et  de  tourmens!  Demandez  à  M.  Dunham  les  tours  que  lui  ont 
joués  ses  quatre  porteurs  indiens,  Slim  Jim,  Right  Eye,  Chilkat 
Jack  et  Sleepy  Tom.  Demandez  à  M.  Sémiré  les  malédictions  que 
lui  ont  valu,  dans  les  défilés  de  la  White  Pass,  le  traîneau  attelé 
qui  portait  son  bateau  démontable  et  qui  empêchait  la  file  des 
piétons  d'avancer. 

La  circulation  est  devenue  d'autant  plus  active  sur  ces  affreux 
sentiers  qu'aucun  voyageur,  surtout  s'il  opère  lui-même,  ne  sau- 


l'or  du  klondyke.  393 

rait  avoir  la  prétention  de  faire  passer  tout  son  chargement  d'un 
seul  coup.  Il  faut  le  fractionner  et  recommencer  chaque  lieue  dix 
fois,  aller  et  retour,  ce  qui  décuple  et  la  fatigue  et  les  risques; 
car,  à  ce  compte,  on  a  toujours  loin  de  soi  la  majeure  partie  de 
son  bien  ;  et  ces  dépôts  en  plein  air  que  personne  ne  garde,  — 
ces  «  caches,  »  comme  on  les  nomme,  —  ne  sont  pas  toujours 
respectés,  bien  que  l'intérêt  commun  leur  fasse  d'ordinaire  une 
sécurité  relative. 

Après  les  cols,  les  lacs  :  le  lac  Lindemann  et  le  lac  Bennett 
d'abord.  C'est  une  douce  commutation  de  peine  que  de  se  sentir 
assis  dans  un  bon  ferrij-boat,  avec  tous  ses  paquets  autour  de  soi, 
et  de  pouvoir,  si  l'on  a  froid,  se  réchauffer  avec  du  whisky  (à 
40  francs  la  bouteille).  Mais  on  ne  va  pas  loin  de  la  sorte.  Les 
lacs  communiquent  les  uns  avec  les  autres  par  des  cours  d'eau, 
presque  toujours  rapides,  souvent  torrentueux  :  «  chemins  qui 
marchent,  »  comme  disait  Pascal,  mais  qui  marchent  trop  vite  en 
été  et  que  l'hiver  immobilise.  Celte  seconde  partie  du  voyage  — 
de  beaucoup  la  plus  longue  —  n'est  guère  faisable  qu'au  moyen 
d'embarcations,  construites  sur  place,  ou  de  traîneaux  tirés  par 
des  chiens.  On  peut  alors  se  contenter  de  recommencer  deux  ou 
trois  fois  chaque  étape.  Mais  la  dépense  est  grande.  Les  scieries 
mécaniques  du  lac  Bennett  vendent  leurs  planches  vingt-cinq  sous 
le  pied  courant,  et  pour  les  bateaux  tout  faits,  c'est  par  milliers  de 
francs  que  Ion  compte,  bien  que  la  construction  en  soit  très  som- 
maire. Quant  aux  chiens  de  trait,  dogues  esquimaux  et  autres,  la 
demande  surpassant  de  beaucoup  l'offre,  on  les  surfait  ridicule- 
ment :  500  francs,  \  000  francs  la  bête.  Or,  cinq  suffisent  à  peine 
pour  un  chargement  sérieux  ;  et  ce  ne  sont  pas  des  attelages  d'un 
maniement  commode.  Sur  la  neige,  il  faut  qu'un  homme  leur 
fraye  la  voie,  la  dessine  pour  ainsi  dire  avec  ses  semelles  en 
raquettes  ;  qu'un  autre  fouette  sans  pitié  le  chien  qui  s'arrête  ou 
qui  tombe.  Notez,  en  outre,  que  le  traîneau  qui  glisse  sur  une 
glace  inégale  peut  tout  à  coup  s'enfoncer  et  se  noyer,  comme  le 
bateau  qui  flotte  aujourd'hui  en  pleine  eau  peut  demain  trouver 
la  rivière  prise.  Aussi  faut-il  en  revenir,  par  momens,  au  portage 
à  dos,  avec  le  même  jeu  de  navette  que  précédemment.  Puis,  par 
tous  les  temps,  quand  vient  le  soir,  on  est  forcé  de  gagner  la  rive 
et  de  s'y  installer  pour  la  nuit.  Les  feux  s'allument  dans  l'ombre, 
un  à  un;  et  l'on  s'étonne  de  les  voir  si  nombreux.  Oh  !  le  rude 
voyage  !  Heureux  ceux  qui  n'auront  mis  pour  faire  ces  deux  cents 


394  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

lieues  qu'un  mois  comme  M.  Dunham,  ou  deux  mois  comme 
M.  Sémiré.  L'un  et  l'autre  nous  disent  que  la  plupart  des  pauvres 
pèlerins  qui  s'étaient  mis  en  route  en  même  temps  qu'eux  ont  été 
vite  distancés.  Ceux  qui  ont  fini  par  les  rejoindre  s'étaient  fait 
bien  longtemps  attendre  et  plus  d'un,  hélas!  n'a  jamais  reparu. 


Quelles  que  soient  les  épines  du  chemin,  on  prétend  que 
25  000  aspirans  millionnaires  ont  déjà  réussi  avenir  planter  leurs 
tentes  près  du  Yukon;  et  comme  les  supputations  les  plus  libé- 
rales ne  permettent  encore  d'attribuer  aux  placers  du  Klondyke 
qu'une  productivité  d'une  cinquantaine  de  millions,  la  quote- 
part  de  chacun,  si  le  trésor  commun  se  distribuait  également 
entre  tous,  ne  dépasserait  pas  2  000  francs.  Ce  simple  rapproche- 
ment de  chiffres  est  éloquent  :  il  tend  à  prouver  qu'il  y  a  déjà 
trop  de  monde  là-bas  et  qu'il  vaudrait  mieux  rappeler  la  moitié 
de  ceux  qui  sont  partis  que  de  provoquer  de  nouveaux  départs. 
Ont  seuls  chance  de  devenir  très  riches  les  propriétaires  des  ter- 
rains où  l'or  foisonne  réellement,  et  tous  ces  terrains  ont  été  promp- 
tement  accaparés  par  les  ouvriers  delà  première  heure.  Les  droits 
du  premier  occupant  sont  nettement  définis  par  les  ordonnances 
rendues  applicables  aux  North  West  Territories  (1).  Si  vous  avez 
dix-huit  ans  accomplis  et  si  vous  êtes  porteur  du  permis  indi\'i- 
duel  que  délivrent  certains  bureaux  de  douane,  vous  pouvez  vous 
faire  attribuer,  sur  n'importe  quel  creek,  la  concession  exclusive 
d'un  lot  aurifère,  un  seul,  mesurant  dans  le  sens  du  courant 
500  pieds  anglais  (452  mètres)  et  s'étendant  en  largeur  jusqu'à  la 
base  des  deux  versans.  La  longueur  du  daim  est  portée  à  750  pieds 
(229  mètres),  au  lieu  de  500,  au  profit  de  la  personne  qui  a 
découvert  elle-même  une  mine  nouvelle.  En  dehors  des  cours 
d'eau,  les  parts  se  réduisent  à  des  carrés  de  100  pieds  de  côté. 
Aux  angles  de  chaque  lot  sont  placés  quatre  pieux  de  quatre  pieds 
de  haut  et  de  quatre  pouces  d'épaisseur  :  l'un  de  ces  poteaux 
réglementaires  [légal  posts)  doit  porter,  lisiblement  écrits,  le  nom 
du  titulaire  et  la  date  de  lïmmatriculation.  Tels  sont  les  avantages 
offerts  aux  particuliers  ;  mais  l'Etat  ne  s'est  pas  oublié,  loin  de  là. 

(1)  Rèfïlement  du  9  novembre  1889,  modifié  par  celui  du  21  mai  1897;  le  texte 
vise  spécialement  «  l'exploitation  minière  des  placers  riverains  du  Yukon  et  de 
ses  affluens  dans  les  territoires  du  nord-ouest.  » 


l'or  du  klondyke.  395 

Ce  permis,  ce  certiticat  spécial  qui  crée  le  free  miner  et  qui 
l'autorise  à  tuer  le  gibier,  à  pêcher  le  poisson,  à  couper  le  bois, 
à  chercher  l'or,  on  le  paye  10  dollars  par  an.  L'enregistrement  de 
la  concession  coûte  15  dollars  et  la  même  perception  se  renou- 
velle les  années  suivantes  avec  une  taxe  additionnelle  de  100  dol- 
lars; total  115.  D'autre  part,  les  lots  sont  réunis  par  séries  de 
dix  et  la  Couronne  se  réserve  d'avance  tous  les  groupes  impairs, 
sauf  au  ministre  de  l'Intérieur  à  en  disposer,  s'il  y  a  lieu,  par  voie 
d'enchères  ou  autrement.  Puis,  sur  tout  l'or  réalisé,  le  fisc  main- 
tenant prélève  un  droit  régalien  de  10  pour  100,  vraie  dîme  en 
nature.  Que  si  un  claim  arrive  à  produire  plus  de  500  dollars  par 
semaine,  l'excédent  paye  20  pour  100,  au  lieu  de  10.  Tout  retard 
ou  toute  fraude,  dans  l'acquittement  des  droits,  entraine  l'ex- 
propriation pure  et  simple.  Enfin,  si  exorbitante  que  la  chose 
paraisse,  il  suffit  que  sur  un  lot  concédé  le  travail  se  soit  inter- 
rompu, en  été,  pendant  trois  jours,  soixante-douze  heures,  pour 
qu'il  puisse  y  avoir  déchéance,  à  moins  de  force  majeure  ou  d'au- 
torisation préalable  du  commissaire  de  l'or.  En  revanche,  moyen- 
nant un  simple  timbre  de  2  dollars,  tout  ou  partie  du  lot  peut 
être  vendu,  donné,  hypothéqué  par  l'ayant  droit,  et  rien  ne  s'op- 
pose à  ce  qu'un  acquéreur  à  titre  onéreux,  une  compagnie,  par 
exemple,  réunisse,  s'il  lui  plaît,  dix,  vingt,  trente  parts  (l).Il  est 
clair  qu'un  tel  régime  ne  promet  rien  de  bon  aux  tard  venus,  à 
moins  que  ce  ne  soient  de  gros  capitalistes  ;  et  encore  ! 

Que  vont  devenir  dès  lors  les  imprudens  qui,  sur  la  foi  de 
réclames  mensongères,  partaient  il  y  a  quelques  mois  de  Liver- 
pool  ou  du  Havre?  Trouver  un  placer  inédit,  leur  inexpérience 
ne  leur  en  laisse  guère  la  possibilité  ;  acheter  un  claim  ayant  fait 
ses  preuves,  leurs  moyens  ne  le  leur  permettent  pas;  à  peine 
arrivés  au  terme  d'une  laborieuse  odyssée,  leurs  espérances  vont, 
une  à  une,  se  changer  en  déceptions,  et,  s'ils  ne  saisissent  pas  la 
première  occasion  qui  se  présentera  de  se  faire  embaucher  pour 
gagner  leur  pain  quotidien,  ils  risqueront  de  se  trouver  bientôt 
réduits  au  plus  cruel  embarras. 

Il  y  a  un  an,  les  chefs  de  services  de  Dawson  City,  c'est-à-dire 
M.  l'inspecteur  de  la  police  à  cheval, M.  le  receveur  des  douanes 
et  M.  le  commissaire  de  l'or,  seuls  mandataires  du  gouvernement 
canadien,  purent  se  demander  s'ils  n'allaient  pas  voir  mourir  de 

(1)  En  novembre  1897,  au  lieu  dit  Discovery,  sur  la  Bonanza,  les  trois  claims 
n"  27,  28  et  29  ont  été  achetés  simultanément  moyennant  1*00000  francs. 


396        ^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

faim  et  de  froid,  littéralement,  des  centaines,  des  milliers  d'in- 
dividus qui  étaient  venus  s'échouer  autour  d'eux  et  ne  savaient  que 
devenir.  Ce  n'était  pas  des  vrais  mineurs  qu'on  s'inquiétait  : 
à  force  d'avoir  mangé  de  la  vache  enragée,  comme  on  dit,  ils  y 
ont  l'estomac  fait.  Mais  dans  cette  foule  grelottante  figuraient  des 
enfans,  des  femmes,  des  malades,  des  incapables;  il  s'y  mêlait 
aussi  de  fort  vilaines  gens,  des  repris  de  justice,  des  filles 
publiques,  des  souteneurs...  Les  abris  manquaient  pour  tant  de 
monde,  et  les  vivres  aussi,  le  ravitaillement  ayant  été  contrarié 
tout  l'été  par  une  baisse  anormale  des  eaux.  A  la  fin  de  sep- 
tembre, quand  se  montrèrent  les  premiers  glaçons,  le  péril 
devint  si  manifeste  qu'il  fallut  crier  sauve-qui-peut.  Mais  com- 
ment fuir  et  où  aller  ?  Ceux  qui  partirent,  au  nombre  de  sept  ou 
huit  cents,  n'étaient  pas  ceux  dont  on  aurait  eu  le  plus  d'intérêt 
à  se  débarrasser.  Quelques-uns  avaient  frété  des  barques  et  firent 
naufrage.  D'autres  voulurent  retourner  à  la  mer  par  les  lacs  et 
furent  décimés.  Deux  petits  vapeurs,  le  Weare  et  la  Bella,  étaient 
heureusement  venus  mouiller  devant  la  ville,  l'un  le  28  sep- 
tembre et  l'autre  le  30.  Le  Weare  repartit  pour  Circle  City  le  29, 
avec  150  passagers  ;  la  Bella,  le  1^'  octobre,  en  emmena  120,  em- 
barqués gratuitement.  Mais  l'état  du  fleuve  rendait  déjà  toute  na- 
vigation très  dangereuse.  M.  Dunham,  qui  était  sur  la  Bella,  a  re- 
tracé avec  sa  précision  ordinaire  les  péripéties  de  ces  dix  jours  de 
lutte  contre  les  élémens,  et  rien  n'est  plus  poignant  que  son  récit. 

Malgré  tous  ces  départs,  Dawson  se  croyait  voué  à  la  fa- 
mine. L'agitation  persistait.  Les  prix  montaient,  montaient  tou- 
jours :  20  francs  un  maigre  repas  au  restaurant;  25  francs  un 
litre  d'huile  à  brûler;  300  francs  une  boîte  de  chandelles; 
2500  francs  une  caisse  de  Champagne.  Un  attelage  de  cinq  chiens 
se  vendit  9000  francs.  Les  vigoureux  marcheurs  disposés  à  re- 
tourner à  pied  à  Dyea  n'y  pouvaient  faire  voiturer  leur  bagage, 
par  traîneau,  à  moins  de  1  000  dollars.  La  spéculation  aidant,  et 
la  mauvaise  foi,  et  la  peur,  la  situation,  à  certains  momens,  parut 
presque  désespérée.  Paris,  le  grand  Paris,  assiégé  par  500  000  Al- 
lemands en  1871,  n'a  peut-être  pas  connu  de  plus  noires  détresses 
que  Dawson  City,  la  petite  ville  de  l'or,  assiégée  par  l'hiver  il  y  a 
juste  un  an. 

Cette  crise  meurtrière  que  l'administration  locale  n'avait  pu 
prévenir,  le  génie  de  la  charité,  lui,  l'avait  pressentie.  Et,  comme 
par  miracle,  un  beau  jour,  Dawson  avait  vu  arriver  deux  petites 


l'or  du  klondyke.  397 

religieuses  qui  en  précédaient  d'autres,  deux  petites  sœurs  de  la 
Miséricorde,  Canadiennes  de  Québec,  Françaises  par  conséquent. 
Au  milieu  de  ces  grossiers  quêteurs  d'or  dont  les  yeux  semblent 
toujours  fouiller  la  terre,  elles  arrivaient,  elles,  regardant  le  ciel; 
elles  apportaient  aux  malheureux  le  secours,  non  de  leur  bourse 
qui  était  vide,  mais  de  leur  pieux  dévouement,  de  leur  saint 
amour  de  Dieu  et  des  hommes.  L'émotion  fut  grande  et,  parmi 
les  témoins  de  cette  touchante  apparition,  plus  d'un  fléchit  le 
genou  dans  la  neige  sans  que  nul  songeât  à  s'en  scandaliser. 

VI 

Si  incomplète  et  si  précaire  que  soit  la  vie  à  Dawson,  l'exis- 
tence du  mineur  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  est  encore  plus 
ingrate  et  non  moins  aléatoire.  Rien  que  le  trajet  de  la  ville  aux 
mines,  en  été,  est  presque  un  tour  de  force.  La  sente  qui  y  mène 
a  de  tels  raidillons  qu'on  risque  à  chaque  instant  de  se  rompre  le 
cou  ;  et  puis  il  faut  lutter  contre  la  mousse  où  l'on  s'enfonce, 
contre  les  racines  où  les  pieds  se  nouent,  contre  les  moustiques 
qui  font  rage.  «  C'est  bien  pire,  nous  dit-on,  qu'à  la  Chilkoot  Pass  !  » 
Veut-on  essayer  de  faire  la  course  à  cheval,  on  le  peut  à  la  ri- 
gueur ;  seulement  la  location  du  cheval  coûte  300  francs  par  jour. 
A  dos  d'homme  ou  de  chien,  le  transport  des  paquets,  pour  une 
distance  de  25  kilomètres,  revenait  à  4  francs  le  kilogramme  en 
'J897  et  n'a  diminué  que  d'un  franc  cette  année.  Cela  fait  3 000  ou 
4  000  francs  la  tonne.  Sur  rails,  une  tonne  de  marchandise  ferait, 
à  ce  prix,  deux  fois  le  tour  du  monde.  Il  est  vrai  qu'en  hiver,  le 
tarif  se  réduit  à  1  franc  le  kilo,  parce  que,  les  torrens  étant  conge- 
lés, on  en  remonte  le  cours  avec  des  traîneaux;  mais  c'est  encore 
excessif. 

Les  mineurs  du  Klondyke  se  trouvent  donc  plus  séparés  du 
monde  civilisé  que  les  riverains  mêmes  du  Yukon.  Deux  talus 
embroussaillés,  deux  falaises  parfois,  sont  leur  horizon.  Quelques 
planches,  amenées  à  grands  frais  de  la  scierie  voisine,  leur  font 
une  sorte  de  guérite,  éclairée  à  défaut  de  vitres  par  des  rangées 
de  bouteilles  vides;  et  c'est  là  qu'après  avoir  mangé  des  conserves 
et  bu  de  l'eau  ou  de  l'alcool,  ils  se  couchent  tout  habillés  dans 
des  sacs  pleins  de  vermine.  Faire  de  l'or,  tout  est  sacrifié  à  cette 
idée  fixe;  et  c'est  une  fatigante  besogne,  en  somme,  que  de  faire 
•de  l'or,  même  quand    on  dispose  d'un  minerai  «  qui  paye,  » 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  disent  les  Anglo-Saxons.  Entraîné  de  cascade  en  cascade, 
le  gravier  aurifère  s'est  accumulé  de  préférence  dans  les  tour- 
nans  ou  près  des  embouchures  ;  mais,  pour  s'en  emparer,  il  faut 
toujours  creuser  plus  ou  moins,  creuser  sous  la  brousse,  creuser 
sous  la  mousse,  creuser  dans  la  tourbe  et  dans  le  sable,  jusqu'à  ce 
que  l'on  soit  arrêté  par  le  roc,  qui  apparaît  tantôt  à  10  pieds  de 
profondeur,  tantôt  à  20,  tantôt  à  30.  Ce  vaste  banc  de  schiste  mi- 
cacé, dont  on  ignore  l'épaisseur,  est  loin  de  former  un  bloc  uni. 
On  dirait  que  de  formidables  coups  de  marteau  en  ont  écrasé  la 
surface,  réduite  en  galets  plats  qu'accompagne  un  sable  noir  et 
dense.  C'est  dans  cette  couche  transitoire,  comprenant  la  partie 
inférieure  du  gravier  et  la  partie  supérieure  du  schiste,  que  le 
métal  est  le  plus  abondant.  Sur  l'Eldorado  Creek,  dans  un  claim 
souvent  cité,  on  faisait,  à  seize  pieds  du  sol,  de  2  fr.  50  à  1 0  francs 
par  écuelle  ;  à  vingt  pieds,  de  i0à40 francs  ;  à  trente  pieds,  SO  francs, 
100  francs  et  jusqu'à  200! 

La  première  corvée  qui  s'impose  est  donc  le  forage,  au  pic, 
d'un  sol  à  ce  point  durci  que  la  poudre  et  la  dynamite  ne  l'enta- 
meraient pas.  Même  en  juillet,  quand  le  thermomètre  marque  à 
l'ombre  100  degrés  Fahrenheit,  soit  38  degrés  centigrades  au  des- 
sus de  zéro,  l'ardeur  des  rayons  solaires  est  impuissante  à  dégeler 
la  terre,  si  on  ne  l'a  pas  préalablement  dépouillée  du  matelas  vé- 
gétal qui  la  recouvre.  Dans  le  principe,  les  fouilles  ne  commen- 
çaient qu'avec  l'été  ;  à  présent,  les  chantiers  bien  menés  chôment 
d'autant  moins  en  hiver  que  les  puits  n'ont  plus  alors  à  redouter 
l'invasion  des  eaux.  Chaque  soir,  s'il  le  peut,  à  partir  de  dé- 
cembre, le  mineur  va  allumer  au  fond  de  son  trou  un  feu  de  bois 
et,  le  lendemain  matin,  il  y  redescend  pour  gratter  ce  que  le  feu 
de  la  nuit  a  rendu  attaquable.  Une  fois  parvenu  au  rocher,  il  con- 
tinue horizontalement,  et  toujours  avec  le  secours  du  feu,  l'enlè- 
vement graduel  du  minerai.  Le  puits  s'élargit  ainsi,  à  sa  base, 
jusqu'à  mesurer  trente  pieds  de  diamètre.  Quand  le  lit  aurifère  est 
de  faible  épaisseur,  il  faut  se  mettre  à  genoux  pour  piocher  ou 
même  se  tenir  couché  dans  la  cendre  ;  mais,  tant  que  les  grands 
froids  persistent,  aucun  éboulement  n'est  à  craindre,  car  la  masse 
du  sol  reste  pétrifiée.  Les  puits  doivent  se  faire  deux  par  deux, 
avec  communication  souterraine,  pour  qu'il  y  ait  tirage  et  venti- 
lation. On  peut,  pendant  l'hiver,  pratiquer  des  excavations  au 
cœur  même  des  rivières,  alors  intégralement  solidifiées,  et  en 
scruter  ainsi  le  fond. 


l'or  du  klondyke.  399 

Les  matières  aurifères  obtenues  chaque  jour  sont  amenées  à 
la  surface,  au  moyen  de  treuils,  et  mises  en  réserves  pour  être 
lavées  pendant  la  belle  saison.  Le  procédé  de  l'écuelle  ou  du  pan, 
comme  mode  de  lavage,  semble  bien  primitif  ;  mais  tant  que  dure 
la  période  des  tàtonnemens  et  des  essais,  il  faut  s'en  contenter. 
Deux  coups  de  pelle  remplissent  le  pan  et  un  bon  travailleur  lave 
près  de  cent  pans  par  jour,  soit  dix  pieds  cubes  (le  quart  d'un 
mètre  cube  environ).  Avec  le  rocker  le  traitement  s'accélère:  c'est 
un  grand  sas,  un  grand  tamis  carré,  que  porte  une  sorte  de  ber- 
ceau oscillant:  le  gravier  reste  suspendu,  le  liquide  fuit  et  les 
paillettes  d'or  tombent  sur  une  table  où  elles  se  fixent.  Le  sluice 
constitue  un  progrès  moins  relatif  :  on  nomme  ainsi  une  longue 
gouttière  de  bois,  à  section  qliadrangulaire,  où  viennent  couler 
en  pente  douce  les  eaux  mères;  l'or,  à  raison  de  sa  densité,  va 
au  fond  et  se  trouve  retenu  par  les  rainures  dont  le  canal  est 
tapissé.  On  donne  au  sluice  comme  au  rocker  son  maximum 
d'efficacité  par  l'emploi  du  mercure,  pour  lequel  l'or  aune  affinité 
toute  spéciale  et  dont  il  se  sépare  sans  peine  après  l'amalga- 
mation. 

Quelle  que  soit  la  méthode  adoptée,  les  journées  sont  fruc- 
tueuses pour  qui  a  vraiment  mis  la  main  sur  une  bonne  veine  et 
l'or  pulvérulent  s'amasse  dans  les  cachettes  qui  servent  de  cofîres- 
forts.  N'y  entrât-il  par  jour  que  pour  200  francs  de  poudre,  ce 
serait  de  quoi  faire  ouvrir  de  bien  grands  yeux  à  ceux  de  nos 
ouvriers  qui  gagnent  20  francs  par  semaine  ;  mais  la  réalité  n'est 
pas  tout  à  fait  conforme  aux  apparences.  Cette  poignée  d'or  qui, 
séchant  au  soleil,  semble  représenter  le  gain  de  quelques  heures 
de  travail  seulement,  a  aussi  à  rémunérer,  en  fait,  les  labeurs 
d'un  long  et  terrible  hiver.  Puis,  outre  les  frais  considérables  du 
voyage  et  de  l'équipement,  le  matériel  mis  en  œuvre,  si  rudi- 
mentaire  qu'il  soit,  implique  une  grosse  mise  de  fonds,  étant 
donné  la  cherté  des  bois  ouvrés  et  des  transports.  Le  combus- 
tible, lui,  semblait  s'offrir  à  discrétion;  mais  il  s'en  consomme 
tant  que  certaines  pentes,  le  long  de  l'Eldorado  et  de  la  Bonanza, 
sont  déjà  aux  trois  quarts  déboisées  ;  et  comme  les  moindres 
arbres,  dans  les  forêts  arctiques,  ont  mis,  paraît-il,  plusieurs  siè- 
cles à  pousser,  il  n'y  a  pas  à  compter  sur  la  reconstitution  pro- 
chaine de  ces  futaies  qui  s'en  vont  en  fumée.  Quand  on  sera 
obligé  de  faire  venir  le  bois  de  loin,  même  le  bois  de  chauffage, 
ce  sera  une  complication  de  plus. 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  la  main-d'œuvre?  Un  homme  seul,  au  Klondyke,  ne  peut 
que  butiner,  et  lorsqu'on  s'associe  à  deux,  à  trois,  à  quatre,  le  gain 
se  divise  comme  la  peine.  Quant  aux  bras  mercenaires  ,  ils  se 
louent  si  cher!  Le  salaire  courant  était  récemment  de  15  dollars 
par  jour,  près  de  80  francs;  ou,  plus  exactement,  de  1  dollar  et 
demi  par  heure.  Cet  été  (juin  1898),  l'arrivée  de  nouveaux  con- 
tingens  a  permis  aux  employeurs  de  réduire  le  prix  de  l'heure  à 
1  dollar.  C'est  encore  bien  onéreux  pour  celui  qui  paye  et  c'est  à 
peine  suffisant  pour  celui  qui  est  payé,  étant  donné  que  le  nombre 
des  jours  de  travail  atteint  rarement  150  et  que  la  journée  de 
dix  heures  est  plutôt  l'exception  que  la  règle.  Un  revenu  de 
6000  francs,  là-bas,  ne  permet  pas  de  grandes  économies,  si  sevré 
qu'on  y  soit  de  toute  jouissance  :  il  serait,  à  coup  sûr,  insuffisant 
pour  faire  vivre  sur  place  une  famille,  femme  et  enfans. 

Ce  qu'il  y  a  de  grave  surtout,  pour  tous  les  prisonniers  de  la 
mine,  c'est  que  l'altération  de  leur  santé  précède  presque  tou- 
jours l'accomplissement  de  leurs  ambitions.  Le  ciel  boréal,  avec 
ses  contrastes,  soumet  la  machine  humaine  à  de  telles  secousses 
qu'elle  n'y  résiste  pas  longtemps.  A  ne  jamais  se  laver,  à  ne 
jamais  se  déshabiller,  on  ne  se  fortifie  pas.  On  a  beau  s'affubler 
de  lainages  et  de  peaux,  de  caoutchouc  et  de  fourrure  ;  on  a 
beau,  pour  piétiner  dans  la  neige  fondante  ou  dans  l'eau  glacée, 
superposer  trois  paires  de  bas  et  deux  paires  de  bottes  ;  on  a  beau 
se  cacher  les  mains  et  se  couvrir  la  figure;  on  a  beau  se  protéger 
les  yeux  et  s'enfoncer  au  besoin  de  l'ouate  dans  les  narines  :  des 
froids  de  40  et  50  degrés  ne  s'affrontent  pas  impunément,  et  il 
vient  un  jour  où  les  plus  résistans  demandent  grâce,  aveuglés 
par  l'ophtalmie,  rongés  par  le  scorbut,  endoloris  par  les  rhuma- 
tismes, anémiés  par  la  malaria.  Les  méningites  et  les  congestions 
pulmonaires  sont  fréquentes.  Les  cas  de  congélation  totale  ou 
partielle  sont  presque  quotidiens.  Souvent  une  blessure  qui  ail- 
leurs ne  serait  rien  s'envenime  faute  de  soins  et  devient  mortelle. 
On  a  vu  qu'à  Dawson  même  l'insalubrité  est  extrême  :  un  témoin 
oculaire,  à  la  date  du  6  juillet  1898,  s'y  disait  entouré  de  15  000  fié- 
vreux (1).  Et  voilà  l'Eden  rêvé!  Voilà  la  terre  promise!  Les  cime- 

(1)  «  Quinze  mille  fiévreux,  et  le  nombre  augmente  tous  les  jours  ;  quatre  mille 
chiens  qui  hurlent  vingt  heures  sur  vingt-quatre;  des  scieries  qui  grincent  sans 
relâche  ;  et  sur  cette  cacophonie,  un  soleil  qui  se  lève  à  1  h.  30  du  matin  et  se 
couche  à  10  h.  30  du  soir  :  voilà  la  Dawson  City  de  juillet  1898.  De  Paris  elle  a  pris  la 
nocturne  agitation,  comme  de  Chicago  la  croissance  spontanée  et  la  fébrile  activité. 
Cosmopolite  autant  que  Home,  elle  compte  déjà,  toutes  proportions  gardées,  plus 


L  OR    DU    KLONDYKE. 


401 


tières  s'y  peuplent  vite;  et,  de  si  fraîche  date  que  soit  cette  agglo- 
mération humaine,  elle  se  composera  bientôt,  elle  aussi,  de  plus 
de  morts  que  de  vivans. 

Vil 

Laissons  le  temps  faire  son  œuvre.  C'est  le  grand  régulateur  : 
il  saura  mettre  toutes  choses  au  point.  Ces  grands  pays  blancs  du 
nord-ouest,  qui  n'avaient  pas  d'histoire  et  qui  n'en  étaient  pas 
plus  heureux  pour  cela,  vont  avoir  désormais  un  rôle  à  jouer 
dans  l'évolution  sociale.  Ils  ne  connaissaient  autrefois,  comme 
hôtes,  que  quelques  tribus  d'Indiens  dégénérés,  quelques  explo- 
rateurs, quelques  pêcheurs,  quelques  chasseurs  en  quête  de  four- 
rures. Il  leur  a  suffi  pour  se  faire  prendre  d'assaut  de  laisser  voir 
qu'il  y  avait  de  l'or  sous  leur  neige  et  qu'on  pouvait,  d'un  coup 
de  dé,  y  devenir  millionnaire.  Ils  sont  bien  une  douzaine  qui  ont 
eu  cette  chance  :  pauvres  millionnaires,  d'ailleurs,  perclus  de  dou- 
leurs pour  la  plupart  et  dont  les  moroses  confidences  attestent  une 
fois  encore  que,  même  subitement  acquise,  l'opulence  ne  fait  pas 
le  bonheur.  Les  demi-succès  sont  naturellement  plus  nombreux  : 
quelques  centaines  de  citoyens  des  Etats-Unis,  quelques  dou- 
zaines de  Canadiens,  plusieurs  Anglais,  plusieurs  Suédois  ou 
Norvégiens,  plusieurs  Russes,  plusieurs  Français,  surtout  des 
Savoisiens,  sont  en  voie  de  réaliser  là-bas,  et  moins  lentement 
qu'ailleurs,  de  ces  petites  fortunes  bourgeoises  que  le  train  na- 
turel des  affaires  ne  refuse  guère,  dans  leurs  patries  respectives,  à 
un  travailleur  avisé,  actif  et  économe.  Quant  aux  insuccès,  ils  ne 
se  comptent  plus  et  n'ont  que  trop  souvent  abouti  à  un  dénoue- 
ment tragique.  La  proportion  en  grandira  encore  avec  les  progrès 
d'une  immigration  qui  depuis  deux  ans  dépasse  toute  mesure. 

A  ces  contagieux  entraînemens  nous  ne  pouvons  malheureuse- 
ment opposer  que  d'assez  vaines  remontrances,  et  les  pouvoirs  pu- 
blics sont  eux-mêmes  à  peu  près  désarmés  (1)  ;  mais  les  leçons  de 
l'expérience  finiront  par  s'imposer  et,  comme  dans  un  aimant,  ce 
pôle  qui  attire  deviendra,  à  un  moment  donné,  le  pôle  qui  repousse. 

de  chiens  que  Constantinople,  et  les  dieux  ont  permis  qu'elle  fût  hier  prise  d'assaut 
par  un  détachement  de  ces  derviches  hurleurs  de  Londres  qui  s'appellent  l'Armée 
du  salut...  »  A.  Sémiré,  lettre  du  G  juillet  1898. 

(1)  Voir  pourtant  l'excellente  circulaire  du  ministre  de  l'Intérieur  aux  préfets, 
en  date  du  3  mai  1898. 

TOME  CL.  —  1898.  20 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Pour  ceux,  d'ailleurs,  que  retiendra  ou  qu'appellera  encore  au 
Yukon  une  vraie  vocation,  les  conditions  de  la  vie  finiront  par  se 
modifier.  Le  climat  polaire  ne  s'adoucira  point  ;  mais  les  commu- 
nications deviendront  moins  pénibles  et  cela  seul  sera  un  inappré- 
ciable bienfait.  Lorsqu'on  pourra  effectuer  sûrement,  en  quelques 
jours  et  pour  quelques  centaines  de  francs,  le  voyage  qui  fait  au- 
jourd'hui perdre  tant  de  temps,  dépenser  tant  d'argent,  courir 
tant  de  dangers  ;  lorsqu'il  y  aura  quelques  chemins  de  fer  dans 
les  plaines,  quelques  bateaux  à  vapeur  sur  les  lacs,  quelques  routes 
dans  les  montagnes  et  partout  des  fils  télégraphiques,  la  libre 
circulation  des  hommes  et  des  choses  rendra  à  la  loi  de  l'offre  et 
de  la  demande  toute  l'élasticité  voulue  (1).  Le  service  des  appro- 
visionnemens  s'organisera  et  les  prix  se  modéreront.  Par  cela 
même  les  salariés,  tout  en  se  montrant  moins  exigeans,  se  trou- 
veront plus  satisfaits.  L'outillage  aussi  se  perfectionnera  et  les 
procédés  mécaniques  se  développeront  au  grand  profit  de  l'in- 
dustrie minière.  Peut-être  aura-t-on  vidé  alors  les  filons  excep- 
tionnels des  Eldorado  et  des  Bonanza;  mais  il  s'en  sera  révélé 
d'autres.  Déjà  Flndian  River  et  la  Stewart  River  s'annoncent 
comme  devant  rivaliser,  jusqu'à  un  certain  point,  avec  leur  voisin 
le  Klondyke.  Et  que  de  solitudes  inexplorées  n'ont  pas  encore  dit 
leur  secret  ! 

Aussi  bien ,  tout  abaissement  des  prix  de  revient  équivaut 
pour  l'exploitant  à  une  augmentation  de  la  richesse  des  mine- 
rais, et  tels  sables  à  faible  teneur  d'or,  qui  actuellement  ne  feraient 
pas  leurs  frais,  paraîtront  bons  à  traiter  lorsque  la  main-d'œuvre 
sera  devenue  moins  onéreuse,  les  modes  d'extraction  moins  im- 
parfaits. Et  après  les  sables,  ce  seront  les  quartz  eux-mêmes 
qu'on  attaquera,  malgré  leur  dureté,  s'il  vient  un  temps  où  les 
circonstances  permettent  de  doter  l'Alaska,  comme  la  Californie 
et  le  Transvaal,  de  véritables  usines  métallurgiques.  Enfin,  il  y 
a  lieu  d'admettre  que  l'or  ne  restera  point,  avec  les  peaux  de 
bêLes,  l'unique  production  de  la  grande  presqu'île  septentrionale. 
Il  est  incontestable  que  la  variété  de  ses  aspects  et  de  ses  res- 
sources en  ferait,  à  toute  autre  latitude,  une  terre  privilégiée.  L'un 


(1)  L'acclimatation  et  la  multiplication  du  renne  serait  déjà  chose  très  avan- 
tageuse, à  cause  de  l'extrême  sobriété  de  cet  animal.  Les  premières  tentatives 
n'ont  pas  été  heureuses;  mais  c'est  un  exemple  encourageant  que  celui  de  la 
Sibérie  où,  non  seulement  le  renne,  mais  aussi  le  chameau  deviennent  aujourd'hui, 
pour  l'industrie  minitre,  d'utiles  collaborateurs. 


l'ok  du  klondyke.  403 

des  hommes  qui  la  connaissent  le  mieux,  le  capitaine  Healey, 
parle  de  son  sous-sol  comme  dun  vrai  musée  minéralogique  et  y 
dénonce  d'incomparables  réserves  de  cuivre,  de  plomb,  de  zinc, 
d'antimoine,  d'asbeste,  de  charbon,  etc.  Même  au  règne  végétal 
on  pourra  faire  payer  tribut.  Les  petits  fruits  abondent  :  groseille, 
cassis,  framboise,  genièvre,  etc.  La  pomme  de  terre  réussit  quand 
la  semence  a  été  suffisamment  protégée  contre  la  gelée.  Avec 
des  précautions  analogues  on  obtient  des  choux,  des  choux-fleurs, 
des  salades.  Les  racines  alimentaires  prospèrent  d'un  bout  à 
l'autre  du  Yukon.  Dans  les  parties  plates  du  bassin,  des  millions 
d'acres  sont  à  l'état  de  prairies  naturelles  et  l'on  y  retrouve,  entre 
autres  graminées,  une  herbe  bleue  du  Kentucky  dont  le  bétail 
est  très  friand.  Si  les  animaux  pouvaient  être  efficacement  pro- 
tégés contre  les  sévices  de  l'hiver,  ces  pâturages  auraient  de  quoi 
nourrir  tous  les  troupeaux  qui  y  seraient  amenés.  Voilà,  dira-t-on 
peut-être,  d'assez  hypothétiques  promesses.  Soit;  mais,  même  en 
soupçonnant  quelque  optimisme  dans  les  témoignages  sur  les- 
quels elles  s'appuient,  on  ne  saurait  leur  refuser  toute  créance. 
Le  Yukon  n'est  déjà  plus  pour  l'homme  une  quantité  négligeable 
et  tout  autorise  à  penser  que,  peu  à  peu,  nos  descendans  verront 
s'ajouter,  là-haut,  comme  un  petit  étage  de  plus  au  glorieux  édi- 
fice des  civilisations  interocéaniques. 

Et  au  point  de  vue  de  l'or,  que  sera  l'avenir?  Le  chiffre  des 
résultats  annuels,  dans  cette  partie  du  globe,  passera-t-il  de 
30  millions  de  francs  à  100  ou  à  150?  Nous  tenons  à  nous  in- 
terdire toute  prédiction  téméraire;  mais,  en  tout  cas,  il  existe  là 
dès  à  présent  une  source  de  production  nouvelle,  source  abon- 
dante, source  durable;  et,  par  une  coïncidence  caractéristique, 
elle  commence  à  couler  au  moment  où,  dans  le  reste  du  monde, 
l'or  tend  déjà  à  se  vulgariser.  Qu'on  ne  voie  point  ici  une  allusion 
aux  assertions  de  ces  mystérieux  docteurs  qui,  chimistes  ou  al- 
chimistes, se  flattent  de  puiser  l'or  dans  l'eau  de  la  mer  aussi  aisé- 
ment que  le  sel  ou  de  commuer  l'argent  en  or  par  de  simples 
manipulations  de  laboratoire.  L'or  qu'ils  exhibent  est  bien  de 
l'or;  mais  comme  ils  ne  veulent  opérer  qu'à  huis  clos,  le  moment 
ne  paraît  pas  venu  de  prendre  au  sérieux  ces  arcanes.  Ce  qui 
est  sérieux  et  certain,  c'est  que  partout,  en  Amérique,  en  Afrique, 
en  Asie,  en  Australie,  la  croûte  terrestre  livre  de  plus  en  plus 
d'or  à  ceux  qui  la  tourmentent  pour  en  avoir.  La  statistique  en- 
seigne que  la  production  totale  du  métal  jaune  correspondait  par 


404  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

an  à  20  ou  30  millions  de  notre  monnaie  au  xvi°  siècle,  à  30  ou 
40  millions  au  xvii''  siècle.  Au  siècle  dernier,  elle  approchait  de 
100  millions.  Elle  est  redescendue  à  60,  à  50,  à  40  millions  pen- 
dant les  premières  luttes  de  l'Espagne  avec  ses  possessions  d'outre- 
mer (1810-1825).  Mais,  avec  l'or  californien  d'un  côté,  avec  l'or 
australien  de  Tautre,  le  demi-milliard  est  tout  de  suite  atteint, 
dépassé;  et,  pendant  un  quart  de  siècle,  de  1850  à  1875,  la  valeur 
obtenue  oscille  entre  700  et  600  millions  de  francs.  Après  quoi, 
elle  décline  momentanément.  En  1883,  elle  n'était  plus  évaluée 
qu'à  494  millions,  et  déjà  des  voix  inquiètes,  rééditant  à  leur  façon 
le  mot  de  M.  Thiers,  nous  invitaient  à  saluer,  ne  devant  plus  le 
revoir,  ce  demi-milliard  qui  s'en  allait.  De  graves  professeurs  de 
géologie,  de  doctes  professeurs  d'économie  politique  commen- 
çaient à  annoncer,  en  justifiant  cette  prophétie  par  de  spécieuses 
considérations,  l'épuisement  prochain  des  mines  d'or.  C'était  fatal, 
à  les  entendre,  et  peut-être  imminent.  Des  variations  innom- 
brables ont  été  brodées  sur  ce  thème.  On  s'évertuait  à  tout  expli- 
quer par  «  la  disette  de  l'or,  »  engendrant  comme  conséquence 
forcée  «  la  plus-value  de  l'or.  »  De  là  venait,  il  n'en  fallait  pas 
douter,  la  baisse  générale  des  prix  de  gros  en  Amérique,  en  Eu- 
rope, partout  où  l'insuffisance  du  métal  jaune  s'aggravait  de  la 
disgrâce  du  métal  blanc,  réduit,  pour  cause  de  dépréciation,  au 
rang  de  monnaie  d'appoint. 

La  théorie  quantitative,  comme  on  l'appelle,  s'est  encore  fait 
applaudir  plus  d'une  fois  dans  ces  dernières  années,  grâce  à  de 
sympathiques  éloquences.  Mais  il  est  temps  de  reconnaître  qu'elle 
pèche  par  la  base,  puisque  l'industrie  de  l'or,  au  moment  même 
où  il  était  universellement  question  de  sa  décadence,  se  prépa- 
rait à  prendre,  dans  toutes  les  directions,  un  essor  sans  précé- 
dent. Grâce  aux  300  millions  tirés,  dès  1897,  des  conglomérats  du 
Transvaal,  grâce  aux  50  millions  qui  sont  en  train  de  descendre 
des  hauteurs  du  Yukon,  grâce  à  la  multiplication  des  gisemens 
exploités  et  au  perfectionnement  des  méthodes  extractives,  le  ren- 
dement total,  en  quinze  années,  a  progressé  de  plus  de  150  pour  1 00  : 
un  demi-milliard  en  1883;  1300  millions  au  moins  en  1898!  Et 
le  métal  blanc,  de  son  côté,  est  loin  de  se  décourager,  malgré  la 
défaveur  dont  il  est  devenu  l'objet.  En  quinze  ans  aussi,  le  poids 
de  l'argent  annuellement  mis  au  jour  a  augmenté  de  150  pour  100  : 
2  millions  de  kilogrammes,  à  peine,  en  1877;  5  millions  de  kilo- 
grammes depuis  1893.  Le  monnayage  même  de  l'argent  continue 


l'ok  du  klondyke.  405 

à  se  développer  comme  le  monnayage  de  l'or  (1).  Et,  devant  ce 
stock  toujours  grandissant  de  lingots  et  de  numéraire,  il  faut  vrai- 
ment admirer  la  constance  des  subtils  dialecticiens  qui  cherchent 
encore  dans  une  soi-disant  disette  monétaire  la  clef  de  tous  les 
grands  problèmes  économiques  et  sociaux  de  notre  fin  de  siècle. 
Il  ne  faudrait  pourtant  pas  prendre  le  contre-pied  de  ce  sys- 
tème et  dénoncer,  comme  nous  préparant  d'autres  calamités,  la 
surabondance  de  l'or.  La  circulation  générale  des  peuples  est  loin 
d'avoir  atteint,  en  ce  qui  concerne  ce  métal  envié,  le  point  de  sa- 
turation au  delà  duquel  commencerait  pour  lui  une  crise  ana- 
logue à  celle  de  l'argent.  L'Europe  et  l'Amérique  en  sont  encore 
à  s'emprunter  tour  à  tour,  pour  leurs  règlemens  de  comptes,  une 
partie  des  milliards  emmagasinés  dans  les  caves  de  leurs  banques, 
et  il  est  plus  d'un  État,  des  deux  côtés  de  l'Atlantique,  où  les  paie- 
mens  se  font  avec  du  papier,  faute  de  mieux.  Tout  cet  or,  mon- 
nayé ou  non,  que  les  nations  se  disputent,  ne  représente  pas,  en 
somme,  une  bien  grosse  masse,  malgré  les  amples  renforts  de  ces 
dernières  années.  En  réunissant  tout  ce  que  les  mines  ont  pu  sé- 
créter d'or,  dans  tous  les  continens,  à  toutes  les  époques  de  l'his- 
toire, jusqu'à  l'heure  où  nous  sommes,  on  n'arriverait  à  former 
qu'un  cube  de  dix  mètres  de  côté.  Dix  mètres,  quinze  pas,  qu'est-ce 
que  cela?  Il  existe  dans  Paris  cinquante  salons  où  tout  cet  or 
tiendrait  sans  peine.  Et  le  contraste  est  saisissant,  n'est-ce  pas, 
entre  l'invraisemblable  exiguïté  de  ce  bloc  de  métal  dont  on  au- 
rait si  vite  fait  le  tour,  et  l'incalculable  influence  que  chacun  de 
ses  fragmens  a  exercée  sur  les  destinées  d'un  siècle  ou  d'une  race  ! 
Nulle  part,  quand  on  y  songe,  la  disproportion  n'apparaît  plus  fla- 
grante entre  la  cause  et  l'effet.  Aussi,  la  génération  qui  va  suivre 
la  nôtre  pourrait-elle  encore  voir  passer  du  simple  au  double 
la  productivité  des  pays  aurifères,  sans  que  la  prospérité  géné- 
rale des  sociétés  ait  à  en  soufl'rir.  L'heure  n'est  pas  près  de  sonner 
où,  comme  le  jeune  prospecteur  du  Too  Much  Gold  Creek,  le 
monde  arrivera  à  s'écrier  :  «  Trop  d'or  !  trop  d'or  !  » 

A.    DE    Fo VILLE. 

(1)  Voir  les  Rapports  annuels  du  directeur  de  l'Administration  des  Monnaies  au 
ministre  des  Finances,  années  1896,  1897  et  1898. 


PUVIS  DE  CHAVANNES 


Sur  un  pilier  antique  conservé  à  Rome,  dans  cet  étrange  musée 
des  Thermes  de  Dioctétien  qui  porte  l'enseigne  Asile  pour  les 
aveugles  et  est  en  réalité  une  fête  pour  les  yeux,  on  voit  ceci  :  une 
tige  de  lierre  monte  en  se  développant,  se  divise  en  deux  branches 
qui  reviennent  sur  elles-mêmes  selon  la  forme  des  caducées,  et  se 
croisent,  se  quittent  de  nouveau,  et  deviennent,  sans  changer  leur 
arabesque,  une  tige  de  laurier  qui,  à  son  tour,  montant  plus  haut, 
selon  le  même  rythme,  devient  une  tige  de  chêne.  Et  l'on  rêve 
d'une  vie  qui,  sans  changer  sa  direction  ni  son  dessein,  serait 
d'abord  fidèle  comme  le  lierre,  ensuite  glorieuse  comme  le  lau- 
rier et  donnerait  enfin  l'impression  de  la  force  comme  le  chêne. 
On  imagine  une  âme  qui  reproduirait  parmi  nous  la  merveille 
d'art  de  cet  humble  motif  ornemental  caché  dans  le  coin  d'un 
musée  désert  :  croître  toujours  tout  droit  vers  le  même  idéal, 
se  développer  sans  hâte,  changer  sans  heurt,  ne  se  transformer 
qu'en  s'élevant,  n'arriver  à  la  gloire  que  par  la  fidélité  et  ne 
monter  dans  la  gloire  que  pour  la  transformer  en  de  la  force.  On 
pense  que  si  cela  peut  exister  à  titre  d'ornement  ou  de  symbole 
dans  l'Art,  ce  n'est  pas  possible  dans  la  vie.  On  se  trompe.  Tel 
fut  Puvis  de  Chavannes. 


D'abord  la  fidélité,  c'est  le  grand  trait  de  l'homme  qui  vient 
de  disparaître.  Depuis  le  jour,  en  1854,  où  il  envahissait  la  salle 
à  manger  de  son  frère,  à  la  campagne,  pour  y  déployer  des 
figures  décoratives  qui  n'auraient  trouvé  accès  dans  aucune  autre 
maison  au  monde,  jusqu'à  celui  où,  de  toutes  parts,  la  France 
lui  ouvrit  les  portes  de  ses  palais  et  de  ses  temples  pour  qu'il  leur 
donnât  l'immortalité,  son  idéal   est  resté  le  même.  Il  a  voulu 


PUVIS    DE    CHAVANNES.  407 

«  animer  les  murailles,  »  et  ainsi  faire  de  l'art  en  grand.  Il  a  voulu 
en  même  temps  peindre  de  nobles  sujets  et  ainsi  faire  du  grand 
art.  Il  a  voulu,  enfin,  susciter  parmi  les  impressions  d'art,  les  plus 
simples,  les  plus  saines,  c'est-à-dire  les  plus  dénuées  de  sous- 
entendus  spirituels  ou  gaulois;  les  plus  calmes,  c'est-à-dire  les 
plus  éloignées  de  l'intérêt  dramatique  et  passionné;  les  plus  pro- 
fondes, c'est-à-dire  les  plus  dégagées  du  souci  temporaire,  de  la 
mode  régnante  des  mœurs  ou  de  l'histoire  au  jour  le  jour.  Il  n'a 
voulu  être  ni  Couture,  ni  Horace  Vernet,  ni  Delacroix,  ni  Paul 
Delaroche.  Il  était  jeune.  Il  était  isolé.  Il  était  inconnu.  Il  ne 
savait  rien  ou  peu  de  chose.  Il  prit  son  parti  de  n'être  rien  de  ce 
qu'étaient  les  maîtres  de  son  temps.  Il  voulut  être  Puvis  de  Gha- 
vannes. 

Aujourd'hui  que  ce  nom  veut  dire  quelque  chose  et  qu'il  est 
même  tout  un  programme  et  un  drapeau,  —  que  personne,  d'ail- 
leurs, n'a  suivi  sans  se  perdre,  —  l'audace  de  cet  homme  semble 
toute  naturelle.  Mais  cela  se  passait  il  y  a  près  de  cinquante  ans. 
A  cette  époque,  l'art  était  considéré  comme  un  divertissement 
gracieux  par  les  uns,  ou  un  trompe-l'œil  par  les  autres,  la  déco- 
ration comme  un  travail  digne  seulement  des  plâtriers,  et  l'allé- 
gorie comme  un  prétexte  à  mignardises  sensuelles.  Cet  étonnant 
provincial  arrivait  parmi  les  peintres,  comme  un  clergyman  dans 
un  bal  de  TOpéra.  Refusé  pendant  neuf  années  consécutives  à 
tous  les  Salons,  il  essuya,  quand  il  fut  enfin  reçu,  tous  les  quo- 
libets des  débardeurs  de  la  haute  critique.  Ce  fut  une  bataille  de 
concetti.  On  était  au  temps  où  Manet  vivait  déjà  et  où  Gleyre  ne 
mourait  pas  encore,  où  Gastagnary  avait  commencé  de  parler  et 
où  Charles  Blanc  n'avait  pas  commencé  de  se  taire,  où  les  fana- 
tiques du  Guide,  des  Carrache  et  de  Carlo  Dolci  se  gourmaient 
avec  ceux  de  Courbet.  Tout  le  débat,  en  un  mot,  semblait  tenir 
entre  les  partisans  de  la  vérité  brutale  et  ceux  de  la  grâce  alanguie, 
entre  les  peintres  de  la  basse-cour  et  les  peintres  du  boudoir  : 
Puvis  de  Chavannes,  apparaissant  au  milieu  d'eux,  ne  pouvait  re- 
cevoir des  deux  côtés  que  des  horions. 

Il  les  reçut.  En  1861,  Gastagnary  lui  apprend  comment  il  faut 
entendre  le  symbolisme.  «  Est-ce  bien  le  Travail,  que  M.  Puvis 
de  Chavannes  a  représenté  là?  Je  vois  des  forgerons  qui  battent 
le  fer,  des  laboureurs  qui  défrichent  un  champ,  des  bûcherons  qui 
équarrissent  un  tronc  d'arbre,  une  accouchée  qui  présente  le  sein 
à  un  nouveau-né...   Est-ce  là  l'allégorie  du  Travail  envisagée 


408       -  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  son  unité  rationnelle  et  absolue?  Vous  ne  le  pensez  pas!... 
Est-ce  bien  le  Repos  que  ces  hommes  et  ces  femmes  debout  au- 
tour d'un  vieillard  assis  qui  raconte?  Le  propre  de  l'allégorie, 
c'est  d'être  conçue  si  rigoureusement  qu'en  dehors  d'elle  il  n'y  ait 
pas  de  place  pour  une  autre  interprétation.  » 

Au  Salo7i  de  1869  en  regardant  la  Fondation  de  Marseille,  le 
champion  du  réalisme  quitte  le  sommet  des  idées  générales, 
condescend  à  donner  au  peintre  des  conseils  particuliers  sur  le 
«  tableau  à  faire  »  :  «  Pour  moi,  j'eusse  tout  accepté,  soit  la  for- 
mation lente  de  l'humble  bourgade,  habitée  d'abord  par  les  pê- 
cheurs de  la  côte,  soit  les  échafaudages  improvisés  où  une  armée 
de  maçons  enrégimentés  à  la  Haussmann  auraient  manœuvré 
des  pierres  de  taille,  soit  l'idylle  printanière  de  cette  jeune  fille 
de  roi  qui,  voyant  débarquer  au  rivage  un  bel  étranger  vêtu  de  la 
chlamyde,  se  sentit  prise  d'amour,  et,  dans  un  festin  solennel, 
lui  présenta  l'aiguière  pleine  d'eau  en  signe  de  fiançailles.  Que 
vois-je  au  lieu  de  cela?  Quelques  femmes  assises  qui  font  cuire 
un  hareng...  » 

En  1870,  Castagnary  est  moins  bénévole.  Le  Saint  Jean- 
Baptiste  a  paru  :  «  Quelle  grotesque  vignette  !  Une  image  d'Epinal 
a  certes  plus  de  relief!  Les  trois  figures  sont  disposées  sur  le  même 
plan  avec  des  attitudes  d'une  naïveté  qui  confine  à  l'enfance.  » 
—  Si,  après  la  guerre,  l'artiste  s'efforce  de  représenter,  en  une 
figure  plaintive,  V Espérance,  qui  tient  une  fleur  cueillie  sur  une 
plaine  que  les  tombes,  hélas  !  font  inégale,  mais  que  le  souvenir 
rend  sacrée,  Castagnary  s'indigne  :  «  Une  belle  et  robuste  créa- 
ture affirmant  l'éternité  de  la  vie  sur  le  sépulcre  des  combattans 
tombés  eût  pu  donner  à  nos  yeux,  altérés  de  réalités,  l'idée  de  la 
résurrection  et  par  conséquent  de  V Espérance.  Mais  cette  chétive 
petite  fille,  qui  tient  à  la  main  un  brin  d'herbe  en  face  d'enfantins 
tumulus,  quel  rehaut  de  cœur  peut-elle  nous  inspirer?  Quel  ré- 
confort peut  nous  apporter  la  vue  de  sa  triste  et  maigrelette  per- 
sonne? » 

En  1876,  enfin,  lorsque  paraît  le  carton  de  Sainte  Geneviève, 
l'indignation  esthétique  emprunte  pour  s'exprimer  des  argu- 
mens  de  haute  philosophie  politique  :  «  Quoi!  les  députés  ré- 
publicains voteraient  des  fonds  pour  faire  hurler  les  peintures 
de  M.  Maillot,  à  côté  de  celles  de  M.  Joseph  Blanc,  et  celles  de 
M.  Joseph  Blanc  à  côté  de  celles  de  M.  Puvis  de  Chavannes  !  Ils 
voteraient  des  fonds  pour  tapisser  d'une  légende  féodale  les  pa- 


PUVIS    DE    CIIAVANNES.  409 

rois  d'un  monument  que  la  Révolution  revendique  !  La  transfor- 
mation du  temple  de  la  philosophie  en  basilique  chrétienne  serait 
accomplie  avec  les  deniers  des  contribuables  !  On  consacrerait 
ainsi,  d'un  seul  coup,  tous  les  empiétemens  du  clergé  depuis 
soixante  ans!  Non...  Non...  » 

Cette  argumentation  d'un  «  critique  d'avant-garde  »  résume 
à  peu  près  tous  les  griefs  soulevés,  dans  tous  les  camps,  contre 
Puvis  de  Chavannes.  Elle  nous  semble  aujourd'hui  très  extraor- 
dinaire. C'est  que  le  temps  a  fait  son  œuvre.  Les  figures  allé- 
goriques de  Puvis  de  Chavannes  nous  semblent  des  merveilles 
de  clarté  depuis  que  nous  avons  vu  celles  de  M.  Khnopff,  et  de 
santé  depuis  que  nous  avons  vu  celles  de  M.  Carloz  Schwabe. 
Son  <(  christianisme  »  nous  paraît  bien  philosophique  et  ration- 
nel depuis  que  nous  avons  essuyé  l'assaut  du  mysticisme  esthé- 
tique, des  chevaliers  du  Graal  et  de  leurs  «  éthopées.  »  Ses  gris 
nous  frappent  par  leur  lumière  depuis  que  nous  avons  vécu 
dans  l'atmosphère  de  M.  Carrière.  Mais  cette  critique  surannée 
reflète  très  exactement  les  impressions  ressenties  parles  amateurs 
durant  trente  ans  devant  les  œuvres  de  Puvis  de  Chavannes,  les 
sourires  qu'elles  soulevaient,  les  indignations  qu'elles  inspiraient 
et  enfin  les  ostracismes  dont  on  les  a  frappées. 

Trente  ans  de  suite  l'artiste  s'obstina.  Ce  doux  audacieux  que 
rien  ne  soutenait,  ni  les  théories  finissantes  de  l'école  classique, 
ni  les  cris  naissans  du  réalisme,  continua  de  chercher  les  grandes 
lignes  décoratives,  les  gestes  calmes,  des  attitudes  sereines,  des 
tonalités  claires,  douces  et  franches.  11  progressa  sans  doute,  mais 
toujours  dans  la  même  direction ,  cherchant  de  plus  en  plus  ce  qu'on 
lui  criait  d'éviter,  dessinant  de  moins  en  moins  l'anecdote,  conce- 
vant plus  immobiles  ses  figures,  et  plus  hauts  ses  symboles,  etplus 
grise  sa  couleur,  et  plus  simples  ses  horizons.  Il  marcha  comme 
un  somnambule,  sans  entendre,  sans  prendre  garde,  suivant  fidè- 
lement la  lumière  qu'il  était  alors  seul  à  voir,  et  qui  éclaire  tout 
un  peuple  aujourd'hui. 

Il  avait  la  foi.  Il  avait  une  idée  juste.  Il  a  eu  encore  autre 
chose  pour  lui  ;  le  temps,  le  temps  sans  lequel  ni  la  foi  ni  la 
justesse  des  idées  ne  sauraient  triompher.  Il  a  duré.  De  cela, 
on  le  loue  unanimement  aujourd'hui,  et  l'on  a  raison  de  le  louer, 
et  l'on  ne  pourrait  pousser  trop  loin  l'éloge.  Seulement,  il  faut 
se  garder  de  transformer  cette  justice  qu'on  lui  rend,  en  une 
injustice   pour  les  autres   artistes   tombés  trop   tôt  devant  les 


410  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

obstacles  de  la  vie.  Et  lorsqu'on  reproche  à  d'autres  de  n'avoir 
pas  montré  la  même  sérénité  dans  la  mauvaise  fortune,  la  même 
impassibilité  sous  les  horions,  et  le  même  entêtement  dans  un  art 
méconnu,  on  oublie  une  chose  :  c'est  qu'avant  de  rêver,  il  faut 
vivre,  et  que,  lorsque  le  rêve  ne  fait  pas  vivre,  il  faut  bien 
le  quitter  pour  un  aliment  plus  médiocre  mais  plus  substantiel. 
Pour  appeler  ces  choses  par  leur  nom,  si  Pu  vis  de  Chavannes  a 
pu  passer  trente  ans  de  sa  vie  impunément  méconnu,  ce  n'est  pas 
seulement  parce  qu'il  avait  la  foi,  mais  parce  qu'il  avait  du  pain. 
«  Ce  n'est  guère  qu'au  collège,  disait-il  plaisamment,  que,  par 
l'échange  de  mes  caricatures  avec  les  brioches  de  mes  cama- 
rades, mon  art  m'a  nourri.  »  C'est  parce  qu'il  avait  du  pain, 
qu'il  pouvait  déployer  dans  l'appareil  très  coûteux  de  la  grande 
décoration  des  qualités  qui  fussent  demeurées  inutiles  ou  fatales 
dans  des  tableaux  de  chevalet.  C'est  pour  cela  qu'il  pouvait, 
comme  il  le  fit  plus  d'une  fois,  offrir  gracieusement  ses  œuvres 
à  des  musées  ou  à  des  monumens,  et  les  imposer  ainsi  à  l'atten- 
tion de  la  foule.  C'est  parce  qu'il  n'était  point,  pour  vivre,  tenu 
d'être  un  «  professionnel,  »  qu'il  put  rester  à  son  gré  un  nova- 
teur. En  un  mot,  —  si  paradoxal  que  cela  puisse  paraître,  —  s'il 
devint  un  grand  artiste,  en  effet,  c'est  qu'il  était,  de  naissance  et 
de  caste  sociale,  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  un  «  amateur.  » 


II 


Par  sa  fidélité  à  son  idéal,  il  mérita  la  gloire  qui  survint.  Comme 
la  figure  de  poète  qu'il  a  peinte  à  l'Hôtel  de  Ville,  il  s'avança  len- 
tement vers  le  portique  où  se  tiennent  les  Renommées,  et  les  lau- 
riers verts  et  or  qu'on  y  tend  n'ont  touché  qu'une  tête  blanche. 
Pourtant  ici,  le  Ailes  kommt  zu  spdt  im  Leben  du  poète  serait 
injuste  pour  la  Destinée.  Elle  l'en  a  comblé  au  moment  où  les 
acclamations  n'avaient  plus  de  dangers,  à  l'heure  où  il  avait  donné 
son  maximum  d'efforts,  et  pris  l'ineffaçable  pli  du  labeur.  Et  le 
soir  mémorable  où  des  centaines  d'admirateurs  accoururent  de 
tous  les  points  de  l'horizon,  de  toutes  les  écoles,  de  toutes  les 
partis,  de  tous  les  idéals,  pour  fêter  sa  soixante-dixième  année 
dans  un  banquet  solennel,  il  put,  en  toute  sincérité,  répondre, 
malgré  la  mélancolie  de  ces  tardifs  hommages  :  «  Qui  ne  vou- 
drait vieillir  pour  vivre  un  pareil  jour?  » 


PUYIS    DE    CHAVANNES.  4H 

Maintonant,  jusqu'à  quel  point  cette  apothéose  équivalait-elle 
à  l'œuvre  de  Puvis  de  Chavannes,  et  ne  l'a-t-elle  pas  dépassée? 
qu'en  penseront  les  générations  à  venir,  et  notre  enthousiasme 
ne  leur  paraîtra-t-il  pas,  lorsque  seront  passées  avec  nous  certaines 
raisons  éphémères  de  notre  admiration,  aussi  singulier  que  l'en- 
thousiasme qu'on  eut,  un  jour,  pour  Jules  Romain  ou  pour  Thor- 
valdsen?  Ce  n'est  point  encore  le  moment  de  le  rechercher.  Il  y 
faudra  le  temps  et  cette  «  indépendance  du  cœur,  »  qu'on  ne  peut 
trouver  complète,  quand  disparaît  un  grand  apôtre  de  la  Beauté. 
De  plus,  il  semble  infiniment  téméraire  et  presque  sacrilège  de 
se  livrer,  devant  une  pareille  œuvre,  à  un  examen  dont  l'énoncé 
seul  indique  une  hostilité  latente,  de  se  demander,  par  exemple, 
pour  quelles  raisons  au  juste  cette  œuvre  est  admirable,  et  si 
Puvis  de  Chavannes  savait  dessiner!  Mais  quand  on  songe  à 
quelles  diatribes  contre  tout  notre  enseignement  des  Beaux-Arts 
aboutissent  immanquablement  les  apologistes  de  Puvis  de  Cha- 
vannes, on  s'aperçoit  que  la  question  a  deux  faces,  et  qu'à  trop 
voiler  certaines  erreurs,  par  respect  d'un  maître,  on  risque  d'ou- 
blier ce  qu'on  doit  aux  autres  maîtres,  —  et  à  la  Vérité. 

La  vérité  est  que  l'œuvre  de  Puvis,  pour  admirable  qu'elle  soit, 
n'est  pas  admirable  en  tout,  et  qu'elle  n'est  imitable  en  rien.  Mieux 
encore  que  Michel-Ange,  il  pouvait  s'écrier  :  «  Que  de  gens  ma 
peinture  va  perdre  !  »  car  ce  qu'il  avait  de  merveilleuses  qualités 
lui  était  personnel  et  intransmissible;  ce  qu'il  avait  de  défauts 
lui  était  commun  avec  beaucoup  d'autres  et  très  aisé  à  reproduire. 
C'est  un  peu  la  marque  de  tous  les  grands  artistes,  mais  ce  Test 
surtout  de  Puvis  de  Chavannes.  Car  ce  créateur  d'un  genre  si 
particulier  et  si  neuf,  ce  néologue  des  formes  d'art,  est  cepen- 
dant demeuré,  en  quelque  manière,  un  «  amateur.  »  Etant  né, 
ayant  ce  qui  ne  s'acquiert  pas,  il  est  mort  sans  avoir  tout  ce  qui 
s'acquiert.  Formé  tout  seul,  loin  des  écoles,  il  n'a  jamais  complè- 
tement réalisé,  en  ses  travaux  hautains  et  solitaires,  l'apprentis- 
sage banal  du  métier  qu'on  y  enseigne.  Il  l'a  surpassé  :  il  ne  l'a 
pas  remplacé. 

C'était  un  peu  un  stratège  qui  ne  saurait  pas  manœuvrer 
un  peloton.  Cela  ne  l'empêche  pas  de  gagner  des  batailles,  et 
l'on  a  beau  jeu  de  rire  des  sergens-majors  de  la  peinture  qui 
viennent  le  reprendre  sur  des  infiniment  petits  de  sa  concep- 
tion. Mais  ces  infiniment  petits  sont  précisément  les  seules  choses 
qu'imitent  les  disciples,  s'imaginant  qu'en  ces  choses  réside  le 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

secret  de  la  stratégie  et  que  de  ces  petites  laideurs  se  compose 
la  totale  beauté. 

Or,  le  dessin  de  Puvis  de  Chavannes  est  plein  de  ces  petites  er- 
reurs. Même  là  où  il  est  correct,  il  n'a  pas  de  sécurité.  Même  là 
011  il  est  juste,  il  n'a  pas  de  liberté.  Pas  un  de  ses  raccourcis  n'est 
beau  et  quelques-uns  sont  délibérément  monstrueux.  Certaines 
figures  comme  l'enfant  du  Pauvre  Pêcheur  (au  Luxembourg)  ne 
peuvent  par  aucun  subterfuge  être  expliquées,  et  moins  encore  dé- 
fendues. La  construction  de  ses  personnages  est  souvent  hasardée, 
incertaine  et  choquante.  Les  cous  sont  parfois  attachés  non  entre 
les  deux  épaules,  mais  en  avant,  sur  un  plan  qui  projette  la  tête 
horizontalement,  comme  celle  d'un  bossu.  Il  n'est  point  néces- 
saire d'être  familier  avec  le  canon  de  Polyclète,  ni  avec  celui  de 
Battista  Alberti,  ni  d'avoir  fait  un  homme  écartelé  dans  un 
rond,  comme  Léonard  de  Vinci,  pour  s'apercevoir  tout  de  suite 
que  les  bras,  chez  Puvis  de  Chavannes,  fort  longs  de  l'épaule  au 
coude  sont  singulièrement  attachés  au  torse  ou  plutôt  détachés, 
se  mouvant  sans  relations  étroites  avec  les  deltoïdes  et  les  pecto- 
raux. Partout  se  posent  des  points  d'interrogation  :  devant  la 
femme  à  genoux  qui  trait  une  vache  au  Panthéon,  et  le  joueur  de 
syrinx  de  la  Vision  antique,  à  Lyon;  devant  la  femme  assise,  les 
bras  liés  aux  genoux,  du  Doux  Pays,  et  devant  celle  debout, 
tenant  la  corbeille  de  V  Automne  ;  devant  le  Saint  Jean-Baptiste 
dont  on  ne  peut  imaginer  les  jambes,  et  le  vieillard  couronné  de 
laurier,  à  la  Sorbonne,  dont  on  ne  peut  faire,  avec  le  buste,  con- 
corder les  bras.  Heureux,  quand  de  larges  voiles,  des  péplums 
ou  des  chlamydes  viennent  jeter,  sur  l'indécise  ossature  du  nu, 
la  richesse  et  la  rhétorique  de  leurs  plis  !  Malheureusement,  trop 
souvent  de  grandes  toiles  comme  le  Bois  sacré  ou  VÉté  sont 
envahies  par  des  académies.  Heureux  encore,  quand  l'artiste  se 
borne  à  des  profils,  comme  dans  les  joueurs  du  Ludiis  pro  Pa- 
tria,  ou  à  des  mouvemens  très  simples  et  très  posés,  sans  rac- 
courcis, comme  le  père  de  sainte  Geneviève  contemplant  sa  fille 
qui  est  en  prière.  Là,  il  atteint  presque  la  perfection  de  la  linea 
radiosa  des  maîtres.  Mais  dès  que  le  mouv^ement  se  complique, 
dès  que  le  geste  se  développe,  que  les  muscles  se  tendent  ou  se 
gonflent,  le  dessin  de  Puvis  de  Chavannes  faiblit.  H  n'a  aucune 
virtuosité. 

Ne  nous  en  plaignons  pas  trop.  Lorsqu'il   parut,  l'art  était 
aux  mains  des  virtuoses  qui  cherchaient  non  les  expressions  ou 


PUVIS    DE    CHAVANNES.  413 

les  gestes  qui  signifiaient  le  mieux  le  sentiment  de  leur  héros, 
mais  celui  qui  décelait  le  plus  leur  talent  de  dessinateur  ou  de 
perspectiviste.  Le  fameux  Christ  en  raccourci  de  Mantegna  a 
fait  école  pendant  de  longs  siècles,  et  les  petites  habiletés  du 
Carrache  ou  du  Guide  excitaient,  il  y  a  vingt  ans  encore,  l'ad- 
miration des  amateurs.  Puvis  de  Chavannes  sentant  son  dessin 
hésitant  ne  pouvait  tenter  la  grande  difficulté,  le  morceau  de  bra- 
voure. Il  s'en  tint  ordinairement  aux  gestes  simples,  aux  attitudes 
précises  et  calmes.  Cest  ce  dont  on  avait  besoin  alors.  C'était 
nouveau  et  nécessaire  pour  ramener  l'art  à  la  simplicité.  Cer- 
tains défauts  le  servirent  en  cette  occasion  mieux  que  n'auraient 
fait  certaines  qualités.  Ils  répondaient  exactement  à  l'espèce  d'im- 
perfection que  nous  désirions  secrètement  dans  le  métier  de 
peintre.  Ses  solécismes  nous  reposaient  des  rhétoriques  vides.  Et 
son  succès  fut  fait  presque  autant  de  ses  faiblesses  que  de  ses 
vertus. 

Nier  ces  faiblesses  ne  servirait  de  rien  :  les  artistes  à  venir  les 
verront  clairement  et  seront  plus  sévères  que  nous.  Ils  n'accepte- 
ront nullement  l'étrange  argumentation  imaginée  par  les  apolo- 
gistes pour  transformer  des  erreurs  de  détail  en  vérité  d'ensemble. 
«  Ce  qui  vous  paraît  des  erreurs,  disent-ils,  sont  des  «  simplifi- 
cations. ))  Ce  qui  vous  semble  incomplet,  c'est  de  la  synthèse. 
L'artiste  eût  pu  faire  voir  chaque  muscle,  chaque  repli,  chaque 
ride  comme  Holbein.  Il  eût  pu  donner  aux  contours  toutes 
leurs  menues  inflexions,  comme  l'Albane  ou  le  Gorrège.  Mais,  tra- 
çant de  grandes  figures  décoratives  sur  un  très  vaste  plan,  pour 
être  vues  de  loin  et  d'ensemble  et  pour  exprimer  des  idées  ou  des 
formes  très  générales,  il  n'a  voulu  montrer  que  ce  qui,  en  elles, 
était  nécessaire,  et  ne  profiler  aux  yeux  que  le  grand  contour  qui 
résume  la  forme  et  l'idée.  » 

C'est  là  une  noble  ambition  et  une  vue  très  juste,  mais  ce 
n'est  point  une  excuse  à  des  erreurs  de  dessin.  Car  il  est  bien  en- 
tendu, pour  tous  ceux  qui  ont  le  sens  du  grand  art  mural,  qu'il 
faut  simplifier  tout  mouvement,  tout  modelé,  toute  attitude.  Seule- 
ment il  faut  que  le  trait  synthétique  de  ce  mouvement  soit  juste 
au  lieu  d'être  faux.  Tout  est  là.  Il  n'est  pas  besoin  de  plus  d'un 
trait  pour  souligner  l'omoplate  :  seulement  il  faut  que  ce  trait  soit 
à  la  place  où  finit  l'omoplate  et  non  ailleurs.  On  peut  imaginer 
un  bras  figuré  par  deux  lignes  :  seulement  il  faut  que  ces  deux 
lignes  soient  de  proportions  rigoureuses,  de  rapport  impeccable 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  qu'on  en  ait  infléchi  la  courbure  avec  le  même  soin  qu'un  géo- 
graphe trace  la  ligne  des  récifs  dans  un  bras  de  mer  dangereux. 
On  voyait,  parmi  les  dessins  de  Rembrandt  dernièrement  mis  au 
jour  à  Amsterdam,  un  homme  couché  qui,  de  la  tête  au  bout  des 
pieds,  semblait  fait  d'un  même  trait,  comme  d'un  trait  de  plume, 
par  un  coup  de  paraphe.  C'était  de  la  simplification  poussée  jus- 
qu'au paradoxe.  Mais  ce  trait  était  juste  et  nul  n'aura  jamais 
l'idée  de  lui  reprocher,  qu'étant  juste,  il  fût  trop  rare  ou  trop  gé- 
néralisateur. 

D'ailleurs,  il  s'en  faut  que  le  dessin  de  Puvis  de  Chavannes  soit 
partout,  et  notamment  là  où  il  est  défectueux,  une  synthèse.  Le 
mot  «  simplification  »  est  bientôt  dit,  mais  ce  qu'il  faudrait  mon- 
trer, c'est  qu'il  s'applique  exactement  à  ces  académies  où  l'on  voit 
très  soigneusement  figurés  les  boules  des  biceps,  les  échelons  du 
grand  dentelé,  les  creux  et  les  renflemens  de  la  pointe  du  coude, 
toutes  choses  utiles, mais  non  indispensables  à  la  signification 
totale  d'une  figure.  Là  où  l'on  déplore  le  plus  d'erreurs  dans  le 
dessin  du  grand  artiste,  ce  n'est  point  là  où  il  y  a  le  plus  de  «  sim- 
plification, »  mais,  d'ordinaire,  où  il  se  trouve  le  plus  de  détails. 
Par  exemple,  dans  V Automne ,  on  peut  imaginer  la  ligne  du  bras 
de  la  femme  à  la  corbeille,  beaucoup  moins  onduleuse  et  beau- 
coup plus  simplifiée  qu'elle  n'est.  Seulement  on  peut  l'imaginer 
aussi  mieux  dessinée.  En  sorte  que  plaider  la  nécessité  de  la  sim- 
plification, c'est  plaider  une  cause  juste,  mais  ce  n'est  pas  plaider 
toujours  celle  de  Puvis  de  Chavannes. 

On  dit  encore  qu'il  eût  été  capable  de  dessiner  de  grandes  aca- 
démies comme  Ingres,  et  que  ses  esquisses  en  témoignent.  On  les  a 
exposées,  il  y  a  quelques  années,  chez  M.  Durand-Ruel  et,  plus  ré- 
cemment, au  Champ-de-Mars.  Elles  n'ont  rien  témoigné  du  tout, 
d'abord  parce  qu'elles  n'accusaient  point  la  maîtrise  qu'on  avait 
dite,  et  ensuite  parce  que  la  plupart,  étant  de  dimensions  très 
restreintes,  ne  montraient  que  par  approximation  le  talent  du 
peintre  à  construire  une  grande  figure.  Tout  le  monde  sait  ce  qui 
se  passe  quand  on  met  au  carré  une  petite  esquisse  d'un  tour 
juste  et  d'un  '<  à  peu  près  »  correct.  Les  défauts  qui  y  étaient  peu 
perceptibles,  les  membres  trop  longs  ou  trop  courts  de  quelques 
millimètres,  grandissant,  s'affirment,  tandis  que  le  mouvement 
général  qui,  ramassé  en  un  petit  espace,  paraissait  original,  peut 
devenir  banal,  absurde  ou  dégingandé.  Une  esquisse  est  un  rêve, 
un  tableau  est  une  réalisation .  Il  faut  qu'un  artiste  réalise  son  rêve. 


^i^ 


PUVIS    DE    CHAVANNES.  415 

Mais  si  l'on  passe  du  dessin  particulier  de  chaque  figure  au 
groupement  d'ensemble,  à  la  composition  et  à  l'entente  décora- 
tive, le  rêve  de  Puvis  de  Chavannes  se  réalise  et  l'autorité  du 
Maître  apparaît.  Ce  n'est  pas  que  là  encore  tout  soit  correct,  et 
quand  tout  serait  correct  nous  ne  voyons  pas  où  serait  le  dom- 
mage ?  Si  le  portique  du  Bois  sacré  était  plus  congrûment  con- 
struit et  celui  de  V Inspiration  chrétienne  mis  en  perspective,  si  les 
figures  de  la  Vision  antique  et  celle  de  l'Hiver  avaient  chacune 
les  hauteurs  qui  conviennent  à  leurs  plans  respectifs,  en  quoi  la 
beauté  des  lignes  générales  en  serait-elle  diminuée?  Et  nous  ne 
voyons  pas  qu'on  puisse  un  instant  prétendre  que  ces  diverses 
figures  sont  à  leurs  plans.  Mais  si  jamais  le  Ubi pliira  nitent...  dut 
être  prononcé,  c'est  ici.  Si  même  nous  avons  employé  le  mot 
d'  «  erreurs  »  en  regardant  ces  œuvres  par  tant  d'autres  côtés  admi- 
rables, c'est  pour  qu'on  ne  transforme  point,  par  une  généralisa- 
tion hâtive,  ces  défauts  en  qualités — et  ainsi  les  qualités  de  notre 
Enseignement  des  Beaux-Arts,  en  défauts,  — et  qu'on  ne  propose 
point  le  dessin  de  Puvis  de  Chavannes  en  modèle  à  de  jeunes 
artistes  qui  n'ont  ni  son  entente  de  la  composition,  ni  sa  couleur. 

La  composition  et  la  couleur,  voilà  où  il  est  le  Maître,  et  où 
l'avenir,  nous  l'espérons,  lui  conservera  la  place  glorieuse  que 
les  jeunes  hommes  de  ce  temps  lui  ont  donnée.  Le  premier  dans 
notre  temps,  il  a  compris  que  l'art  décoratif  devait  s'accommoder 
aux  conditions  d'éclairage,  de  tonalité,  et  à  l'espace  du  monu- 
ment à  décorer  et  qu'ainsi,  entre  les  qualités  de  la  fresque  et  les 
qualités  du  tableau  de  chevalet,  il  y  avait  un  départ  à  faire  et 
des  différences  à  établir.  «  Si  l'artiste  qui  décore  une  muraille, 
disait-il,  ne  s'accommode  pas  aux  conditions  de  vie  de  cette  mu- 
raille, la  muraille  le  vomira.  »  En  y  réfléchissant,  il  saisit  peu  à 
peu  ces  différences.  Il  comprit  tout  d'abord  qu'il  fallait  bannir 
de  la  muraille  les  «  trompe-l'œil,  »  dont  la  vue  fatigue  et  irrite  à 
la  longue,  et  même  les  violens  effets  d'ombre  et  de  lumière  qui 
font  des  trous  et  trompent  l'œil,  en  effet,  sur  le  plan  et  le  rôle  du 
mur.  Il  estima  aussi  que  les  scènes  destinées  à  être  vues  long- 
temps durant  des  cérémonies  publiques  ou  des  leçons,  ou  dans 
la  vie  de  chaque  jour,  doivent  être  calmes,  paisibles,  afin  de  s'al- 
lier également  aux  sentimens  les  plus  divers,  ne  pas  imposer  leur 
spectacle,  mais  offrir  un  refuge  à  tous  les  rêves.  Donc  pas  de 
grandes  gesticulations;  pas  de  mouvemens  rapides,  pas  d'équi- 
libres instables.  Ne  voulant  pas  faire  de  trous  dans  le  mur,  il  ne 


416  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

pouvait  détacher  des  groupes  de  figures  les  uns  sur  les  autres, 
car  le  relief  ne  s'exprime  pas  sans  ombres  violentes,  surtout  le 
relief  sur  relief.  Il  ne  pouvait  les  échelonner  dans  le  sens  de  la 
profondeur.  Donc  pas  de  grappes  humaines,  pas  de  figures  qui 
éloignées  par  les  plans  se  touchent  par  leurs  contours,  mais  des 
personnages  échelonnés  dans  le  sens  horizontal,  ou  disséminés 
clairement  sur  des  espaces  aux  trois  quarts  vides.  Pas  de  plans  se 
creusant  et  se  rejoignant,  mais  des  pans  coupés  très  visibles  allant 
d'un  bout  de  la  toile  à  l'autre.  Une  suite  de  stries  horizontales 
dont  chacune  indique  une  profondeur  égale  partout.  Hésitante 
dans  ses  premières  œuvres  :  le  Travail,  la  /•«?./,  cette  méthode  se 
dégage  dans  les  suivantes  :  le  Bois  sacré,  s'affirme  dans  le  Ludus 
pro  Patria  et  dans  la  Sorbonne.  C'est  lui  qui  l'a  créée. 

En  même  temps,  son  paysage  atteint  la  poésie  par  le  sentiment 
du  mystère.  Il  le  donne  en  supprimant  le  plus  possible  du  ciel, 
procédé  préraphaélite,  et  en  élevant  très  haut  sa  ligne  d'horizon, 
procédé  moderniste.  Quand  on  tracera  l'évolution  du  paysage 
depuis  Yan  de  Velde,  par  exemple,  on  verra  quelle  s'est  faite 
toujours  dans  le  sens  de  l'élévation  de  la  ligne  d'horizon,  et  par 
conséquent  par  la  diminution  ou  la  suppression  du  ciel.  Puvis  de 
Ghavannes  en  fournit  un  exemple.  De  plus,  il  supprime  le  haut 
ou  le  bas  des  arbres,  le  commencement  ou  la  fin  des  choses,  ce 
qui  fortifie  le  sens  du  mystère.  Il  donne  l'idée  de  la  symétrie  et 
de  l'ordre  par  des  alignemens  de  troncs  semblables,  de  même 
diamètre,  sur  le  même  rang.  Les  hautes  futaies  sont  régulières 
et  discrètement  ornementales.  Il  donne  l'idée  de  la  vie  facile  et 
douce.  Ses  paysages  tiennent  ou  du  jardin  ou  de  la  plaine  fertile. 
Il  n'a  pas  de  nature  rebelle.  A  l'horizon,  les  bois  ou  les  vallons 
s'étendent  longuement,  selon  les  lignes  lentes,  muettes  et  en- 
dormies de  nos  paysages  du  Nord.  Il  mêle  avec  une  hardiesse 
naïve  et  une  finesse  rustique  des  impressions  fort  diverses.  Ainsi, 
—  chose  très  remarquable,  —  ses  derniers  plans  sont  moder- 
nistes et  ses  premiers  plans  sont  primitifs.  Tandis  qu'il  masse  les 
masses,  au  loin,  il  détaille  le  détail,  sous  nos  yeux  :  il  découpe 
les  unes  après  les  autres  des  petites  fleurs,  des  genêts,  un  brin  de 
laurier.  Jamais  ses  arbres  n'ont  de  plans  différens.  Il  esquive  les 
difficultés  du  feuillage,  soit  en  le  massant  tout  d'un  bloc  comme 
dans  VÉté,  soit  en  dessinant  chaque  feuille  l'une  après  l'autre,  à 
la  façon  des  primitifs,  comme  dans  le  Bois  Sacré  ou  la  Sorboiine. 
Ainsi  il  ne  met  en  grappes  ni  les  feuilles,  ni  les  figures.  Chaque 


PU  VIS    DE    CUAVANNES.  417 

groupement  est  disposé  sur  le  même  plan,  nettement  dégagé  du 
groupe  suivant  ou  du  précédent.  Les  longues  lignes  du  fond  re- 
lient tout  ensemble,  et  tout  est  fondu  et  réconcilié  par  la  couleur. 

La  couleur  de  Puvis  de  Chavannes  est  ce  qui  lui  a  valu  le  plus 
d'attaques.  C'est  peut-être  ce  qui  sera  de  moins  en  moins  contesté. 
Louer  chez  lui  surtout  et  partout  le  paysagiste  et  le  coloriste, 
peut  paraître,  au  premier  abord,  un  paradoxe.  Mais  c'est  l'éloge 
cependant  que  l'avenir  ne  démentira  pas.  Qu'on  imagine  les  figures 
de  VBivc')'  ou  de  VÉié  ou  même  du  Bois  sacré  privées  de  leur 
paysage,  transportées  seules  sur  un  fond  uni  :  on  verra,  hélas! 
ce  qu'elles  garderont  de  poésie...  Mais  on  imagine  très  bien  le 
Bois  sacré  sans  ses  Muses,  V Hiver  sans  ses  bûcherons.  Ils  reste- 
ront des  pages  magnifiques  et  leur  poésie  en  sera  à  peine  dimi- 
nuée. C'est  le  paysage  qui  assure  aux  figures  l'harmonie  et 
l'unité. 

Et  l'harmonie  est,  en  dernière  analyse,  le  grand  charme  de 
cette  œuvre.  Cette  couleur  sourde,  atténuée,  qui,  dans  nos  Salons, 
paraissait  morte  à  côté  des  violentes  fanfares  de  nos  romantiques 
attardés,  est  la  couleur  qui  convient  le  mieux  à  la  peinture  mu- 
rale. Il  suffit  d'aller  au  Panthéon  pour  s'en  apercevoir.  A  côté  de 
cette  harmonie  en  rouge  pâle  et  en  bleu  qui  est  l'Enfance  de 
sainte  Geneviève  les  peintures  si  vives  des  autres  décorateurs  dé- 
tonnent. Leur  couleur  chante  brillamment,  mais  celle  de  Puvis 
de  Chavannes  psalmodie  comme  il  faut  dans  ce  temple.  Leurs 
figures  semblent  sortir  du  mur  ou  s'y  enfoncer,  ou  y  avoir  été 
collées  par  un  méchant  sorcier  et  faire  des  gestes  désespérés  pour 
s'enfuir.  Les  siennes  paraissent  y  être  nées  et  vivre  d'une  vie  sem- 
blable à  celle  du  marbre  ou  de  la  pierre  de  taille.  Celles-là  ont 
quelque  chose  de  transitoire,  d'agité,  d'accidentel  :  celles-ci  sem- 
blent éternelles. 

La  lumière  qui  y  circule  et  qui  semble,  comme  on  l'a  dit, 
«  l'âme  fluide  et  diffuse  de  la  peinture  monumentale,  »  est  la 
vraie  conquête  de  Puvis  de  Chavannes  sur  l'art  décoratif  d'autre- 
fois et  son  vrai  don  à  l'art  décoratif  de  l'avenir.  Il  faut,  pour  avoir 
trouvé  les  rapports  de  tons  qui  la  constituent,  une  rare  finesse 
d'oeil,  un  subtil  tempérament  d'artiste,  une  âme  très  sensible  et 
très  profonde,  ressentant  les  altérations  les  plus  fugitives  de  l'at- 
mosphère et  les  emmagasinant  longuement.  Il  faut  aussi  une  rare 
justesse  d'esprit  et  un  robuste  bon  sens  pour  avoir  dégagé  des 
tentatives  impressionnistes  ce  qu'elle  contenait  de  juste  :  la  clarté 

TOMK  CL.  —  1898.  27 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  la  juxtaposition  des  couleurs,  et  pour  l'avoir  hardiment  sub- 
stituée à  la  lumière  par  la  juxtaposition  des  valeurs.  Ce  qui  était 
discutable  dans  la  peinture  de  chevalet  devenait  nécessaire  dans 
la  fresque,  ou  —  ce  qui  revient  au  même  —  dans  la  toile  décora- 
tive. Allons  au  Panthéon  ou  dans  l'hémicycle  de  la  Sorbonne, 
nous  en  reviendrons  persuadés  que  si  le  dessin  du  maître  disparu 
n'est  pas  impeccable,  si  sa  perspective  est  incertaine,  et  sa  myo- 
logie  hasardeuse,  lui  seul  a  su  ordonner  devant  nos  contempo- 
rains les  grands  ensembles  qui  sont  humains,  et  y  répandre  à  flots 
la  lumière  qui  est  divine. 

m 

Et  maintenant  que  signifient  toutes  ces  figures  où  l'on  a,  pen- 
dant si  longtemps,  voulu  voir  des  «  intentions  »  ou  des  symboles? 
Quel  est  l'enseignement  de  cette  vie  commencée  par  la  fidélité  au 
même  idéal  et  continuée  par  la  gloire?  Nous  croyons  qu'on  peut 
en  trouver  beaucoup,  mais  que  l'enseignement  le  plus  apparent  de 
cette  œuvre  et  de  cette  vie,  c'est  le  calme  et  la  force.  C'est  d'abord 
le  calme.  Pas  un  de  ces  chefs-d'œuvre  n'inquiète,  ni  ne  surexcite. 
Tous  reposent  et  s'ils  évoquent  quelque  chose  de  plus  grand 
qu'eux-mêmes,  c'est  l'idée  d'union  pour  la  vie  commune  et  de 
paix.  Cette  impression  est  si  forte  qu'au  lendemain  de  la  mort  du 
Maître,  on  l'a  appelé  :  «  Celui  qui  emporte  la  Paix.  »  Mais  il  n'en 
a  pas  emporté  l'enseignement. 

Au  milieu  de  nos  cités  agitées  et  confuses,  en  plein  Paris, 
dans  le  quartier  bruyant  des  Écoles,  et  à  l'Hôtel  de  Ville,  à  Lyon, 
sur  la  place  des  Terreaux,  à  Amiens,  à  Rouen,  à  Marseille,  ses 
figures  symboliques  demeurent  paisibles,  calmes,  moissonnant  le 
blé,  abattant  les  arbres,  façonnant  l'argile,  frappant  l'enclume, 
trayant  les  vaches,  amarrant  des  bateaux,  off'rant  du  pain,  «  jouant 
pour  la  Patrie,  »  avec  des  gestes  graves  et  des  attitudes  ingénues. 
Ces  figures  sont-elles  un  divertissement  d'esthète  ou  de  dilettante, 
la  négation  de  la  vie  moderne,  l'évocation  d'un  avenir  impos- 
sible ou  d'un  irrécouvrable  passe?  Non.  C'est  la  vie  même.  C'est 
la  vie  profonde  de  la  patrie  qui,  sous  les  agitations  des  surfaces, 
persévère  et  continue.  C'est  la  vie  des  multitudes  obscures  dont 
l'Histoire  ne  dit  rien,  «  qui  labourent  en  silence  et  adorent  Dieu 
avec  humilité.  »  Ce  sont  les  millions  de  vies  anonymes  qui 
s  écoulent  dans  les  faubourgs,  où  se  tient  la  Sainte  Geneviève,  sur 


PLVIS    DE    CIIAVANNES.  419 

les  métiers  de  la  Croix-Rousse  auprès  de  V Inspiration  chrétienne, 
ou  dans  les  plaines  qui  entourent  la  ville  de  VAve  Picardia  nu- 
trix.  Ce  sont  les  travaux  humbles  et  incessans  dont  on  entend 
le  lointain  et  immense  murmure,  quand  on  se  tient  dans  l'escalier 
du  palais  des  Arts  à  Lyon.  Si  la  politique  les  oublie,  l'art  s'en 
souvient.  Par  là,  il  évoque  ce  qu'elle  nous  cache,  grandit  ce  qu'elle 
diminue,  et  nous  ramène  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai  dans  la  vie 
d'un  peuple,  de  plus  décisif  dans  son  histoire  et  de  plus  perma- 
nent dans  son  humanité. 

Le  second  caractère  de  cette  œuvre  c'est  la  force  qui  sauvera 
ses  figures  symboliques  des  sautes  de  vent  de  la  mode  et  des 
reflux  de  l'oubli.  Quand  on  ne  les  admirera  plus  pour  leur  mys- 
tère, on  les  admirera  pour  leur  clarté.  Quand  on  n'y  cherchera 
plus  d'intentions  profondes,  on  y  trouvera  encore  la  santé,  la 
robustesse,  la  sérénité  des  âmes  sans  mystère  et  des  corps  sans 
prétentions.  Ces  figures  qui  ne  sont  point  accablées,  tortueuses, 
affinées,  pensives  comme  celles  des  Esthètes,  qui  sont  moins  ita- 
liennes que  celles  de  Burne-Jones,  mais  plus  latines^  moins  flo- 
rentines, mais  plus  antiques,  moins  attirantes,  mais  plus  durables, 
n'ont  rien  à  craindre  des  réactions  de  1'  «  esprit  latin.  » 

Les  symboles  en  sont  assez  vastes  pour  que  chaque  génération 
qui  passe  y  puisse  mettre  son  rêve,  ou  son  inquiétude,  ou  son 
désir.  Si,  en  d'autres  temps,  nous  y  cherchâmes  surtout  ce  quil 
semblait  y  avoir  en  elles  de  poésie  oisive,  de  vie  égoïstement  spé- 
culative, de  dilettantisme  insouciant,  nous  y  chercherons  main- 
tenant peut-être  davantage  ce  qui  peut  nous  incliner  aux  austères 
pensées  et  aux  viriles  résolutions.  On  s'est  peut-être  trop  attardé, 
en  France,  aux  Bois  sacrés,  chers  aux  Arts  et  aux  Muses,  pendant 
que  la  patrie  était  livrée  de  toutes  parts  à  des  discordes  que  les 
]\Iuses  mêmes  ne  sauraient  chanter  avec  harmonie  et  à  des  périls 
que  les  Arts  ne  peuvent  suffire  à  conjurer.  On  a  trop  vécu  Inter 
artes  et  naturam,  sans  se  préoccuper  de  ce  qui  s'agitait  sous  les  toits 
de  la  ville  au  loin  aperçue,  dans  la  fresque  de  Rouen,  entre  les 
chercheurs  de  stèles,  sous  les  pommiers  symboliques.  Pendant  ce 
temps,  XÈté  passait,  ses  nymphes  fuyaient  et  les  feuilles  du  saule 
prenaient  les  teintes  fauves  qui  annoncent  la  nouvelle  saison.  Il 
est  temps  de  regarder,  au  Musée  de  Lyon,  la  sévère  page  de 
Puvis  de  Chavannes,  \ Automne  et  de  s'en  imprégner  longuement. 
C'est  la  saison  des  fruits  les  plus  fortilians  comme  le  raisin,  les 
plus  parfumés  comme  les  poires,  et  les  plus  durables  comme  les 


420  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

noix.  Deux  femmes  debout  les  cueillent,  tandis  qu'une  troisième, 
réfléchie,  attentive,  songe  que  la  ligne  effrayante  qui  partage  la 
vie  en  deux  hémisphères  est  maintenant  franchie. 

Autrefois  et  pendant  de  longs  siècles,  la  France  a  connu,  de 
l'Été,  les  orages  terribles  mais  aussi  les  resplendissans  matins.  Au- 
jourd'hui elle  semble,  elle  aussi,  entrer  dans  l'automne  de  son  his- 
toire et  de  sa  vie.  L'automne  d'une  nation  peut  être  long  et  enso- 
leillé, s'envelopper  de  gloire  à  la  façon  des  vignes  qui  rougeoient 
et  des  châtaigniers  dorés.  Seulement  ce  n'est  plus  la  saison  des 
héroïques  folies  que  font  les  peuples  jeunes,  ni  des  visages  rieurs 
et  insoucieux  sentant  devant  eux  les  forces  inépuisables  et  l'ave- 
nir indéfini.  Comme  le  dit  le  proverbe  japonais  :  «  Les  fleurs  tom- 
bées ne  retournent  pas  à  leurs  branches.  »  C'est  la  période  des 
visages  graves  et  des  gestes  sûrs,  où  toutes  les  forces  doivent  être 
rassemblées,  toutes  les  expériences  mises  à  profit,  chaque  pas 
surveillé,  chaque  éventualité  prévue,  chaque  fruit  mûri,  comme 
ceux  qui  tombent  dans  la  haute  corbeille  des  nymphes  du  Palais 
des  Arts.  Si  l'automne  est  réellement  venu  pour  nous,  les  qua- 
lités brillantes  et  prime-sautières  de  la  race  française  doivent  se 
transformer  en  réflexion,  en  sagesse  et  en  vigilance. 

La  Vigilance,  ce  fut  le  titre,  jadis,  d'une  figure  symbolique 
de  Puvis  de  Chavannes  :  ce  pourrait  être  celui  de  sa  dernière 
œuvre.  Nous  avons  aperçu  pour  la  dernière  fois  le  Maître  devant  le 
haut  carré  bleuâtre,  où  sainte  Geneviève  apparaissait,  debout  sur 
une  terrasse,  veillant  sur  Paris,  la  ville  jeune  et  endormie.  L'ayant 
peinte,  le  grand  artiste  est  mort  un  jour  de  discordes  civiles.  Il 
agonisait  pendant  que  des  troupes  campaient  dans  la  capitale,  au 
coin  de  chaque  chantier.  11  mourut  la  veille  d'un  jour  où  les 
foules  nous  donnèrent  sur  la  place  de  la  Concorde  un  spectacle 
qui  n'était  ni  d'une  Vision  antique,  ni  d'une  Inspiration  chrétienne 
ni  d'un  Doux  Pays.  Sainte  Geneviève  veillait-elle  toujours  sur  la 
Ville?  Et  la  Ville  ne  donnait-elle  pas  un  démenti  à  ce  qui  fut, 
avec  la  dernière  œuvre  de  Puvis  de  Chavannes,  le  testament  de 
son  génie  et  de  son  cœur? 

Robert  de  la  Sizeranne. 


LA  FRANCE  DU  LEVANT 


I 

L'ÉVOLUTION    DES    INFLUENCES    POLITIQUES 


Il  est  une  contrée  où  l'Europe,  l'Asie  et  l'Afrique  se  touchent 
et  vivent  sur  les  mêmes  rivages  :  terrestre  et  maritime  à  la  fois, 
elle  est  un  marché  aux  cent  villes,  un  port  aux  mille  bassins  où 
s'échangent  les  produits  de  ces  continens,  où  aboutissent  et  se 
croisent  les  routes  commerciales  du  vieil  univers  ;  la  plus  ancienne 
où  l'homme  retrouve  les  vestiges  de  ses  pas,  elle  a  vu  recom- 
mencer les  principales  des  religions  qui  devaient  unir  et  ont 
divisé  les  sociétés;  nulle  part  sur  un  plus  petit  espace  ne  se 
mêlent  et  ne  se  heurtent  autant  de  races,  de  cultes,  de  souvenirs, 
d'intérêts  et  d'ambitions.  L'Europe  en  sait  la  place  par  la  place 
où  apparaît  chaque  matin  le  soleil,  et,  comme  s'il  laissait  sur 
cette  terre  touchée  la  première  par  ses  rayons  quelque  chose 
de  leur  éclat,  elle  a  nommé  la  terre  elle-même  le  Levant.  Et  la 
France,  plus  que  toutes  les  nations,  peut  retrouver  là  de  sa 
gloire,  de  ses  souffrances,  de  sa  richesse,  de  ses  vertus  et  de  sa 
vie.  De  nouveau,  depuis  quelques  mois,  le  Levant  nous  intéresse, 
et,  à  propos  de  lui,  nos  droits,  nos  œuvres  et  notre  avenir.  Les 
influences  sont  comme  les  femmes  :  on  en  parle  surtout  quand  elles 
sont  compromises.  C'est  du  moins  ce  que  nos  rivaux  prétendent, 
et,  pour  savoir  s'ils  disent  vrai,  il  faut  examiner  sur  place.  Voilà 
pourquoi  l'envie  m'a  pris  de  retourner  vers  cette  terre  privilégiée, 
de  mesurer  aux  changemens  survenus  dans  ce  que  j'avais  vu  à 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'autres  époques  l'intensité  et  la  direction  des  forces  qui  préparent 
des  changemens  nouveaux. 

Mais,  où  je  vais,  la  vue  du  présent  ne  suffit  pas  à  donner  l'in- 
telligence de  l'avenir.  L'heure  actuelle  n'est  qu'une  scène  d'un  drame 
commencé  depuis  des  siècles;  le  génie  de  races  et  de  religions 
puissantes,  traditionnelles  et  contraires,  se  combat,  se  combine  et 
dure  dans  la  mobilité  successive  des  faits,  et  les  nouveautés  mêmes 
sont  des  conséquences.  Pour  comprendre  les  rivalités  contempo- 
raines, on  pourrait  d'abord  interroger  les  origines  lointaines,  et, 
remontant  au  moyen  âge  pour  assister  à  la  naissance  de  l'influence 
morale  de  la  France  en  Orient,  s'attarder  ensuite  au  xvi*'  siècle 
pour  y  voir  éclore  notre  ascendant  diplomatique  et  nos  préroga- 
tives juridiques  :  c'est  un  travail  que  peut-être  nous  ferons  quelque 
jour.  Mais,  transporté  tout  d'une  traite  de  Paris  dans  ce  caravan- 
sérail européen  qu'est  Constantinople,  nous  préférons  franchir 
l'histoire  comme  nous  avons  franchi  l'espace,  et  c'est  au  cœur  des 
dix  dernières  années  que  nous  nous  placerons  immédiatement. 
Etudier  les  influences  successives  qui,  dans  cette  période  courte, 
mais  remplie,  se  sont  combattues  en  Orient  et  tantôt  supplantées, 
tantôt  juxtaposées;  suivre,  dans  le  bassin  oriental  de  la  Méditer- 
ranée, la  répercussion  des  diverses  combinaisons  d'alliances  sur 
lesquelles  repose  l'Europe  continentale;  distinguer  entre  les  Etats 
qui  pratiquèrent,  là-bas,  une  politique  autonome,  et  ceux  qui 
conformèrent  strictement  leur  politique  aux  exigences  de  leurs 
alliances;  et  débrouiller,  ainsi,  la  complexité  des  interventions 
européennes  dans  ces  vastes  régions  que  jadis  on  appelait  la  France 
du  Levant  et  que  l'Europe  aujourd'hui  semble  avoir  choisies  comme 
enjeu  de  ses  dissensions  :  tel  sera  le  but  de  cette  étude.  En  date 
comme  en  importance,  parmi  les  puissances  qui  sont  venues 
balancer  la  nôtre  à  la  faveur  des  récens  événemens,  l'Allemagne 
est  la  première. 

I 

C'est  en  1876  que  la  légation  de  Prusse  à  Constantinople  de- 
vint l'ambassade  d'Allemagne;  c'est  en  1878  que  le  nouvel  Empire 
prit  parti  dans  les  affaires  orientales,  déchira,  d'accord  avec  l'An- 
gleterre, le  traité  de  San  Stefano,  au  Congrès  de  Berlin,  et,  moitié 
intérêt  pour  l'Autriche,  moitié  crainte  de  la  puissance  russe,  se 
trouva  favorable  à  la  Turquie.  Il  tira  aussitôt  de  cette  attitude 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  423 

un  premier  avantage.  La  France  avait,  depuis  la  guerre  de  Crimée 
et  jusqu'en  1870,  entretenu  auprès  du  sultan  une  mission  militaire 
de  sept  officiers  :  ils  furent  rappelés  au  moment  de  nos  défaites 
pour  prendre  part  à  la  défense  du  sol;  après  la  paix,  la  Turquie, 
sachant  par  trop  d  expériences  que  les  plus  braves  troupes  peu- 
vent être  malheureuses,  avait  sollicité  le  retour  de  la  mission;  par 
un  sentiment  exagéré  de  la  réserve  qu'impose  le  malheur ,  la 
France  avait  refusé,  semblant  oublier  que  les  influences  exté- 
rieures sont  les  ouvrages  avancés  de  la  défense  nationale,  et  que 
le  vide  de  toute  place  abandonnée  attire  l'adversaire.  Quand  le 
Turc  eut,  au  Congrès  de  Berlin,  vu  la  déférence  de  l'Europe  pour 
l'Empire  allemand,  il  confia  à  cet  Empire  l'office  abandonné  par 
la  France  et  encore  vacant.  Les  officiers  désignés  le  furent  avec 
soin;  ils  comptaient  parmi  eux  des  hommes  tels  que  von  der 
Goltz,  ils  avaient  dans  le  peuple  turc  une  matière  première  et  brute 
d'admirables  soldats,  ils  surent  la  façonner.  Le  gouvernement  im- 
périal ne  cessait  de  répéter  qu'à  ces  soldats,  pour  être  tout  à  fait 
bons,  il  fallait,  outre  l'éducation  allemande,  les  armes  allemandes  : 
ainsi,  dès  1889,  fut  obtenue  une  fourniture  de  fusils  Mauser  et  de 
cartouches  pour  une  somme  de  trente  millions.  Les  industries  de 
la  guerre  ouvrirent  l'accès  aux  industries  de  la  paix  :  de  1890  à 
1893,  les  compagnies  allemandes  obtinrent,  avec  garanties  d'inté- 
rêts, deux  concessions  de  voies  ferrées,  celle  d'Anatolie  et  celle  de 
Monastir.  Ce  n'était  encore  qu'une  bonne  place  prise  près  de  l'An- 
gleterre et  de  la  France,  bénéficiaires  à  peu  près  exclusifs  jusque-là  v 
des  travaux  publics  ;  mais,  bientôt  après,  les  difficultés  politiques 
offrirent  à  l'Allemagne  l'occasion  de  conquérir  un  crédit  sans 
partage  sur  le  sultan.  FÀ\e  sut  tourner  à  son  propre  avantage  les 
désordres  d'Arménie,  de  Crète  et  de  Grèce. 

La  race  arménienne  est,  on  le  sait,  distincte  de  toutes  les  autres 
par  les  origines  et  la  foi.  Ses  deux  millions  d'hommes,  à  l'excep- 
tion de  cent  mille  environ  qui,  rattachés  au  catholicisme,  vi- 
vent sous  la  protection  de  la  France,  n'ont  pas  de  défenseurs  atti- 
trés contre  les  excès  du  joug  musulman.  Mais,  intelligens,  riches, 
souples  et  habiles,  ils  ont  su  longtemps  se  protéger  eux-mêmes, 
sans  porter  ombrage  à  la  Porte  qui  les  appela  longtemps  «  la  na- 
tion fidèle.  »  Leur  intelligence  leur  donnait  un  goût  très  vif  pour 
l'instruction  ;  leur  fortune  permettait  à  un  certain  nombre  de  rece- 
voir cette  instruction  en  Angleterre  et  en  France.  Enfin  des  mis- 
sions et  des  écoles  établies  en  Arménie  par  des  protestans  anglais 


42 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  américains  répandaient  sur  le  sol  même  des  idées  de  dignité 
humaine  et  d'indépendance.  Quelques-uns,  surtout  parmi  ceux 
qui  avaient  vécu  à  Paris  et  à  Londres,  sentaient  l'humiliation  du 
joug,  rêvaient  de  le  rompre,  de  reconstituer  la  nation  arménienne  : 
ceux-là  qui  ne  pouvaient  réussir  sans  une  révolution  durent  cacher 
leurs  desseins  dans  des  sociétés  secrètes.  Mais  ils  étaient  peu  nom- 
breux et  peu  influens.  La  raison  montrait  aux  Arméniens  que 
l'indépendance  accordée  tour  à  tour  aux  autres  races  chrétiennes 
n'était  pas  proche  pour  eux.  Les  Monténégrins,  les  Serbes,  les 
Roumains,  les  Bulgares,  placés  en  Europe  à  l'extrémité  de  l'Islam, 
pouvaient  être  retranchés  à  la  Turquie  sans  la  tuer,  mais  elle  ne 
pouvait  sans  s'arracher  le  cœur  même  renoncer  à  l'Arménie,  au 
centre  de  l'Asie  Mineure  ;  et,  de  plus,  la  race  arménienne,  répandue 
dans  toute  la  Turquie,  n'était  nulle  part,  pas  même  dans  la  contrée 
qui  porte  son  nom,  en  majorité.  Le  sentiment  général  se  conten- 
tait de  souhaiter,  sous  la  souveraineté  ottomane,  la  sécurité  des 
personnes,  la  paisible  possession  des  biens,  la  liberté  du  culte  et 
de  l'école; et, entre  le  Turc  et  la  race  soumise, une  certaine  repré- 
sentation nationale  de  ces  intérêts.  Au  moment  où  des  hommes 
d'Etat  comme  Fuad  et  Ali-Pacha  s'efforçaient  d'habiller  la  Turquie 
à  l'européenne,  de  telles  idées  n'effrayaient  pas  le  pouvoir.  En 
1863,  un  jeune  Arménien  revint  de  Paris;  architecte,  chargé  par 
Abdul-Aziz  de  construire  Dolma-Bagdché,  il  tira  de  ses  cartons, 
outre  le  plan  d'un  palais  pour  le  sultan,  celui  d'une  constitution 
pour  l'Arménie.  Les  deux  édifices  se  ressemblaient  par  le  placage 
du  style  européen  sur  la  pauvreté  de  la  bâtisse  turque.  L'une  fit 
valoir  l'autre  :  auprès  des  sultans, l'important  est  d'avoir  l'accès; 
la  familiarité  a  plus  de  droits  que  la  compétence,  et  les  plus 
grandes  affaires  y  sont  gouvernées  par  les  conseillers  les  plus  im- 
prévus. Ici  les  intentions  étaient  loyales,  les  Arméniens  furent 
patiens.  Le  traité  de  Berlin  leur  promit,  en  récompense,  des  ré- 
formes plus  complètes  et  plaça  le  sort  de  cette  race  sous  la  ga- 
rantie collective  de  l'Europe.  La  paix  dura  ius(ju'à  l'avènement 
d'Abdul-Hamid.  Il  semblait  qu'elle  dût  être  consolidée  par  lui  : 
ses  liens  avec  la  Jeune  Turquie  le  désignaient  comme  un  réfor- 
mateur généreux;  il  avait  seulement  emprunté  à  l'Europe  l'habi- 
tude des  princes  héritiers  qui  oublient,  le  trône  obtenu,  les  enga- 
gemens  pris.  Sa  politique  personnelle  apparut  dès  le  début  du 
règne. 

Il  voulut  comprimer  à  la  fois  les  mouvemens  nationaux  qui 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  425 

préparaient  le  démembrement  de  l'Empire ,  et  les  réformes  libérales 
qui,  en  encourageant  l'esprit  révolutionnaire  môme  chez  les  mu- 
sulmans, pouvaient  ébranler  le  trône  et  menacer  la  vie  du  sultan  : 
contre  ces  dangers  il  résolut  de  se  défendre,  par  le  retour  à  l'esprit 
islamique,  par  la  simplicité  de  l'ancien  despotisme,  par  la  supré- 
matie rendue  aux  races  musulmanes  sur  les  races  chrétiennes. 
Tout  ce  qui  était  garanties  constitutionnelles  tomba  comme  une 
couche  de  plâtre,  et  l'Islam  se  reconnut.  Il  était  à  prévoir  que  ce 
changement  n'irait  pas  sans  exciter  les  résistances  des  chefs  des 
diverses  races  encore  sous  le  joug;  mais  à  côté  de  ces  races,  vi- 
vaient, comme  le  geôlier  près  du  captif,  des  races  musulmanes  pil- 
lardes et  sanguinaires.  C'est  sur  ces  auxiliaires  que  Abdul-Hamid 
compta  pour  changer  la  natur.e  des  revendications  chrétiennes, 
donner  à  la  résistance  qu'ils  devraient  faire  à  la  violence  un  air 
de  violence,  et  transformer  en  rebelles  contre  l'autorité  légitime 
ceux  qui  défendaient  leurs  biens,  leurs  femmes,  leurs  enfans^  leur 
vie.  Une  politique  profonde  et  silencieuse  assigna  ainsi  certaines 
régions,  comme  des  territoires  de  chasse,  aux  excès  des  musul- 
mans les  plus  redoutés;  et,  de  même  qu'à  l'autre  extrémité  de 
l'Empire  les  Slaves  serbes  étaient  abandonnés  aux  beys  albanais, 
les  Cretois  orthodoxes  mis  sous  la  garde  des  Cretois  circoncis, 
les  Maronites  sous  celle  des  Druses,  l'Arménie  fut  soumise  aux 
caprices  sauvages  des  Kurdes.  Mais  les  populations  arméniennes 
furent  dans  tout  l'Empire  la  plus  riche  proie  que  le  Kalife  pût 
offrir  aux  croyans.  Partout,  en  effet,  cette  race  avait  porté  ses  apti- 
tudes, et  dans  toutes  les  professions  établi  sa  supériorité.  Depuis 
les  plus  hauts  emplois  de  l'intelligence,  jusqu'aux  plus  délicates 
habiletés  de  la  main,  jusqu'aux  travaux  les  plus  rudes,  elle  réus- 
sissait à  tout  :  elle  fournissait  à  souhait  des  portefaix,  des  bro- 
deurs, des  orfèvres,  des  agriculteurs,  des  commerçans,  des  fonc- 
tionnaires, des  prêteurs  et  parfois  des  usuriers.  Les  pauvres 
avaient  en  eux  des  concurrens,  les  riches  des  créanciers,  et  près 
d'eux  le  juif  ne  trouvait  plus  à  vivre.  C'est  pourquoi,  le  jour  où 
l'on  sentit  qu'ils  n'étaient  plus  protégés,  tous  les  intérêts  lésés  par 
eux  cherchèrent  leur  revanche.  De  1890  à  1895,  le  sort  des 
Arméniens  devint  donc  tout  à  coup  et  de  plus  en  plus  misérable. 
Et,  si  dans  les  grandes  villes  et  à  Constantinople,  ils  furent  dé- 
fendus contre  les  pires  excès  par  la  présence  de  l'Europe  et  la 
proximité  du  gouvernement,  dans  les  contrées  lointaines,  muettes 
et  sourdes,  sur  les  confins  de  la  Perse,  les  contreforts  du  Caucase, 


y 


) 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ils  étaient  à  la  merci  du  musulman,  et,  sur  les  pentes  de  l'Ararat 
où  s'arrêta  l'arche,  leurs  yeux  cherchaient  en  vain  la  colombe 
qui  revînt  à  eux  portant  un  rameau  vert.  Dès  1894,  les  massacres 
commencèrent  à  Sassoun.  Les  ambassadeurs  anglais,  français  et 
russes  réclamèrent  l'exécution  des  réformes.  Les  Arméniens  de 
Gonstantinople  voulurent  appuyer  cette  demande.  Un  jour  de 
septembre  1895,  une  députation  d'entre  eux  se  recrute  à  Koum- 
Kapou,  résidence  de  leur  patriarche  à  Stamboul,  et  se  rend  sans 
armes  à  la  Sublime  Porte  pour  y  remettre  un  placet.  Elle  en 
trouve  l'accès  interdit  par  des  soldats.  Une  discussion  s'élève  entre 
elle  et  le  colonel  qui  commande  la  troupe.  Un  enfant  arménien, 
disent  les  Turcs,  un  Turc  provocateur,  disent  les  Arméniens,  tue 
d'un  coup  de  pistolet  l'officier  :  aussitôt  la  députation  est  dépêchée 
à  coups  de  baïonnette,  et  deux  mille  cinq  cents  Arméniens  sont 
massacrés  dans  la  ville. 

A  cette  nouvelle,  les  Anglais  se  montrent  prêts  à  forcer  l'entrée 
des  Dardanelles  avec  leur  flotte  et  demandent  le  concours  de  la 
Russie  et  de  la  France,  pour  obtenir,  grâce  à  elles,  l'exécution  des 
promesses  souscrites  à  Berlin,  et,  par  l'octroi  de  réformes  immé- 
diates et  sérieuses,  assurer  aux  Arméniens  la  sécurité  et  à  l'Europe 
la  paix.  La  Russie  poursuivait  d'autres  desseins,  et  je  les  expo- 
serai tels  qu'ils  m'apparaissent.  Quand  deux  nations  sont  amies, 
le  meilleur  service  à  rendre  à  leur  alliance  est  de  constater  exac- 
tement où  leurs  intérêts  diffèrent,  et  doivent  être  ménagés  par  des 
transactions  équitables.  La  Russie  a  fondé  dans  l'Empire  ottoman 
son  prestige  moral  sur  la  défense  des  populations  chrétiennes  : 
cette  attitude  est  à  la  fois  selon  l'honneur  et  selon  l'intérêt,  car,  le 
jour  où  la  Russie  paraîtrait  indifférente  à  leurs  maux,  ces  popu- 
lations deviendraient  indifférentes  à  sa  grandeur.  D'autre  part,  si 
la  Russie  consultait  seulement  l'ambition  de  s'étendre,  elle  serait 
peu  favorable  aux  tentatives  faites  pour  améliorer  le  sort  des 
raïas.  Le  succès  de  ces  tentatives,  en  effet,  s  il  tempère  l'arbitraire 
turc,  diminue  dans  les  populations  résignées  leur  impatience  d'un 
libérateur,  et,  s'il  crée  une  autonomie  en  faveur  d'une  race,  accou- 
tume cette  race  à  vivre  d'une  vie  nationale,  et  la  rend  hostile  à  son 
absorption  dans  le  panslavisme.  L'intérêt  égoïste  de  la  Russie 
serait  donc  de  donner  aux  infortunes  des  races  chrétiennes  en 
Turquie  une  sympathie  apparente  et  stérile,  de  les  maintenir 
dans  l'insécurité  de  leurs  conditions,  afin  que,  désespérant  des 
garanties  les  plus  indispensables  sous  la  domination  turque,  elles 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  427 

soient,  par  chacune  de  leurs   erreurs,  ramenées  vers  le  remède 
unique,  la  réunion  à  la  Russie. 

Les  réformes  en  Arménie  offraient  à  la  Russie  une  incommo- 
dité particulière.  La  guerre  de  1878  a  donné  déjà  aux  Russes  une 
partie  des  régions  arméniennes  :  il  ne  saurait  leur  plaire  d'avoir 
dans  leur  hinterland  une  race  qui  jouisse  de  réformes  et  de'ga- 
ranties  étrangères  aux  principes  du  gouvernement  russe,  et  entre- 
tienne dans  la  portion  occidentale,  déjà  impériale,  de  l'Arménie 
des  espoirs  chimériques  ou  des  comparaisons  dangereuses.  Ces 
calculs  l'emportèrent  dans  le  gouvernement  russe,  quand  il  fut 
appelé  par  l'Angleterre,  dont  il  se  défie,  à  une  action  commune. 
Ils  inspirèrent  l'habileté  qui  substituait  à  l'entrée  immédiate  des 
flottes  une  négociation  avec  le  sultan  pour  obtenir  l'entrée  d'un 
seul  bâtiment  par  nation,  et  remplaçait  un  acte  de  force  efficace 
par  une  manifestation  stérile.  A  ce  moment,  la  France  n'avait 
qu'un  parti  à  prendre  :  accepter  la  proposition  de  l'Angleterre, 
et  employer  la  persuasion  de  l'amitié  auprès  de  la  Russie  pour 
entraîner  le  consentement  de  celle-ci.  Il  n'était  pas  alors  dif- 
ficile de  montrer  à  la  Russie  que  son  désir  même  de  ne  pas 
disperser  sur  trop  de  théâtres  son  activité  occupée  en  Extrême- 
Orient,  et  de  maintenir  assoupies  les  questions  turques,  lui  con- 
seillait ici  l'énergie;  que  désarmer  les  Arméniens  de  leurs  griefs 
était  le  meilleur  moyen  pour  désarmer  la  question  arménienne 
de  ses  périls  ;  que  cet  acte  de  rigueur  était  sans  péril  lui-même, 
et  que  personne  en  Europe  n'oserait  soutenir  par  les  armes  la 
cruauté  musulmane  contre  les  trois  puissances  décidées  à  im- 
poser l'humanité  au  nom  de  l'Europe.  Enfin,  le  plus  grand  hon- 
neur de  cette  politique,  due  à  notre  amicale  pression  sur  la  Russie, 
aurait  été  pour  la  France  et  nous  aurait  rendu  dans  la  confiance 
des  peuples  chrétiens  la  première  place.  Les  Français  qui  ve- 
naient en  Orient  étaient  unanimes  à  espérer  cette  sagesse  :  notre 
ambassadeur  à  Constantinople  la  conseillait  avec  toute  la  clair- 
voyance de  son  patriotisme.  Une  inquiétude  exagérée  des  risques, 
une  crainte  impolitique  d'indisposer  par  trop  notre  alliée,  comme 
si  tout  conseil  était  une  indiscrétion,  nous  décidèrent  à  accepter 
sans  un  effort  la  proposition  russe.  Restée  seule,  l'Angleterre 
n'osa  pas  poursuivre  son  projet. 

Le  sultan,  dès  qu'il  constata  la  division  de  l'Europe,  se  sentit 
libre  d'en  finir  avec  l'Arménie.  C'est  aujourd'hui  de  l'histoire  qu'il 
voulut  les  grands  massacres  d'Asie  Mineure.  Des  officiers  partirent 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Yldiz-Kiosk  pour  les  ordonner.  Les  exécutions  marquent  sur 
cette  carte  de  la  mort  les  étapes  des  messagers  impériaux.  Aux 
ports  de  laMer-Noire  où  ils  débarquèrent,  la  tuerie  commença  pour 
se  propager,  à  leur  suite,  jusque  dans  le  fond  du  pays.  loO  000  hom- 
mes, femmes  et  enfans  tués,  brûlés,  ou  enterrés  vifs,  80  000  morts 
de  misère,  telles  furent  les  victimes  de  l'inertie  européenne.  Elles 
tombèrent  durant  tout  l'automne  de  1895,  sans  que  l'Europe 
même  s'en  doutât;  c'est  seulement  au  printemps  de  1896  que  la 
nouvelle  se  répandit  sans  exciter  autre  chose  que  des  représen- 
tations A^aines.  Cet  abandon  ne  laissait  plus  aux  victimes  que  le 
désespoir  et  ses  conseils.  L'idée  de  réforme  était  noyée  dans  tout 
ce  sang,  l'idée  de  révolution  subsistait  seule,  parce  qu'elle  était  la 
vengeance.  Les  sociétés  secrètes  prirent  une  force  extraordinaire 
et  l'attaque  de  la  Banque  ottomane  à  Constantinople  par  une 
douzaine  de  conjurés  éclata,  le  26  août  1896,  comme  un  accès  de 
folie  furieuse.  Nul  ne  doute  plus  que  le  sultan  ne  connût  le  com- 
plot, et  qu'il  n'ait  permis  la  tentative  pour  donner  un  prétexte  à 
un  troisième  massacre.  La  Banque  fut  attaquée  à  une  heure  de 
l'après-midi  :  un  quart  d'heure  après,  commençait  dans  les  rues  de 
la  capitale  la  chasse  aux  Arméniens  qui  devait  coûter  la  vie  à 
8  000  hommes  encore  ;  les  massacreurs,  pour  la  plupart  portefaix, 
bateliers  et  rôdeurs  de  ports,  avaient  reçu  des  bâtons  dans  les 
postes  de  police  ;  ils  assommèrent  avec  ordre  et  méthode,  comme 
on  recense  :  sans  doute  le  fanatisme  les  poussait  et  l'on  a  vu  de 
ces  égorgeurs  armer  et  conduire  le  bras  de  leurs  enfans  en  bas 
âge  afin  que  ceux-ci  obtinssent  la  félicité  promise  à  tout  fidèle 
pour  le  meurtre  d'un  chrétien;  l'intérêt  avait  armé  aussi  beau- 
coup d'exécuteurs.  Turcs,  Albanais,  Lazes,  qui  occupés  dans 
la  ville  même,  comme  les  Arméniens,  à  ces  rudes  métiers  où 
l'homme  devient  un  animal  de  bât,  diminuaient  une  concur- 
rence trop  nombreuse,  réglaient  une  question  de  salaire,  et  par  la 
mort  assuraient  leur  vie.  Mais  aucun  sentiment  ne  fut  aussi  fort 
sur  eux  que  l'obéissance.  Pour  commencer  l'œuvre  qui  leur  plai- 
sait ils  attendirent  l'ordre;  ils  la  terminèrent  dès  que  l'ordre  vint 
de  cesser.  Et  le  fanatisme  religieux  de  la  haine  céda  si  visiblement 
au  fanatisme  religieux  de  l'obéissance,  que  l'acte  appartint  tout 
entier  à  un  seul.  C'est  le  sultan  qui  pour  sa  gloire  devant  l'Islam 
avait  étendu  le  massacre  jusque  sous  les  canons  de  ces  vaisseaux 
envoyés  par  l'Europe;  il  semblait  avoir  autorisé  leur  présence 
pour  faire  jaillir  le  sang  jusqu'à  leurs  sabords,  et  dans  l'univer- 


LA  FRANCE  DU  LEVANT.  429 

selle  hiimilicition  notre  part  n'était  pas  la  moindre,  car  la  France 
n'a  pas  l'habitude  de  se  taire  quand  l'humanité  souffre  et  que  le 
droit  pleure. 

Non  seulement  cette  prudence  inerte  compromettait  notre 
prestige  moral  auprès  des  peuples  ;  elle  nous  empêchait  môme 
d'accomplir  les  devoirs  particuliers  qui  sont  la  charge  de  notre 
protectorat  religieux.  Une  occasion  s'offrit  qui  semblait  nous  con- 
traindre à  garder  du  moins  intacte  cette  part  de  notre  passé.  Au 
cours  des  massacres  en  Arménie,  les  catholiques  de  cette  nation 
n'avaient  pas  été  inquiétés  :  le  sultan  n'avait  pas  à  craindre  leur 
minorité  infime  et  ne  voulait  pas  des  interventions  qu'il  croyait 
inévitables  de  notre  part  si  l'un  d'eux  était  victime.  Pourtant,  à 
Marasch,  les  Franciscains  étaient  établis  et  les  religieux  de  ce  cou- 
vent italien  dirigeaient  dans  la  région  des  écoles  :  l'une  d'elles,  à 
Mudjak  Desseri, avait  à  sa  tête  le  Père  Salvatore.  Là,  dans  les  der- 
niers jours  de  1895,  une  troupe  de  soldats  procéda  au  massacre; 
le  Père  Salvatore  protesta  en  homme  de  cœur  auprès  de  leur 
colonel,  Mahzar-Bey;  celui-ci  riposta  par  un  coup  de  sabre  qui 
fendit  l'épaule  du  religieux,  et  il  emmena  le  blessé  et  huit  élèves 
de  l'école.  En  route,  il  réfléchit  que  sa  violence  lui  coûterait 
peut-être  cher,  que  la  prise  était  embarrassante,  que  l'homme  par- 
lerait, que  dans  regorgement  d'un  peuple  un  homme  de  plus  ou 
de  moins  ne  compte  pas,  que  les  enfans  sont  bavards,  et  qu'il  faut 
à  eux  aussi  fermer  la  bouche.  Il  arrête  la  marche,  fait  fusiller 
le  Père  et  ses  huit  élèves.  Les  cadavres  à  leur  tour  le  gênent  : 
un  bûcher  est  dressé  qui  consume  les  victimes.  La  troupe  s'éloigne  ; 
puis  vient  la  neige;  elle  couvre  d'un  grand  suaire  tout  ce  pays 
de  morts  :  dans  cette  fosse  commune  d'un  peuple,  qui  pour- 
rait retrouver  les  traces  du  crime  auquel  Mahzar-Bey  ne  pense 
plus?  Les  religieux  ont  la  mémoire  plus  longue,  l'absence  de 
toute  nouvelle  leur  crie  l'assassinat.  Ils  cherchent  et  écoutent. 
Un  jour  ils  apprennent  qu'on  vient  de  vendre  au  bazar  de  Ma- 
rasch les  sandales  et  la  robe  d'un  capucin,  avertissent  l'ambas- 
sadeur de  France  qui  a  charge  de  les  protéger,  et  celui-ci  réclame 
du  sultan  une  enquête.  Le  sultan  envoie  des  commissaires  dans 
l'été  de  189G,  l'ambassadeur  donne  instruction  à  notre  attaché 
militaire  de  les  suivre.  Tandis  que  les  commissaires  promènent 
leur  enquête,  le  colonel  de  Vialar  poursuit  la  sienne,  et,  le  jour 
où  ils  concluent  que  toute  présomption  de  erime  fait  défaut,  il 
leur  déclare  que  le  crime  a  eu  un  témoin  et  a  laissé  des  preuves. 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

D'une  maison  près  de  laquelle  les  soldats  s'étaient  arrêtés  une  pe- 
tite fille  avait  vu  tomber  les  victimes  et  fumer  le  bûcher  :  à  la  place 
indiquée  par  elle  des  ossemens  ont  été  découverts.  Les  habitans 
qui  survivent  à  Mudjak  Desseri  étaient  d'accord  pour  affirmer 
qu'au  moment  où  il  fut  emmené,  le  Père  Salvatore  tenait  un  cierge  : 
à  l'endroit  de  l'exécution  on  a  trouvé  un  reste  de  corde,  semblable  à 
la  ceinture  des  capucins,  et  un  morceau  de  cierge  ;  la  justice,  qui  se 
plaît  à  faire  trébucher  contre  les  plus  faibles  obstacles  l'audace 
des  criminels,  a  conservé  intact  près  d'un  bûcher  ce  petit  morceau 
de  cire.  Les  commissaires  sont  contraints  d'enregistrer  ces  dires 
et  ces  constatations,  l'ambassadeur  réclame  le  jugement  du  co- 
lonel. Le  sultan  concède,  le  conseil  de  guerre  acquitte.  M.  Cambon 
exige  un  second  jugement,  la  condamnation  à  mort  du  colonel, 
déclare  que,  faute  de  cette  justice^,  il  enverra  mouiller  devant 
Alexandrette  un  navire  dont  les  canons  sont  à  longue  portée.  Le 
sultan  sur  cette  menace  réunit  un  second  conseil  de  guerre,  mais 
le  navire  réclamé  par  l'ambassadeur  n'arrive  pas,  le  gouverne- 
ment a  peur  des  affaires.  Le  sultan  rassuré  fait  condamner  pour 
la  forme  le  coupable  à  la  déportation  en  Arabie  àTaif,  et,  quelque 
temps  après,  Mahzar-Bey ,  passager  sur  un  des  paquebots  Khédivié, 
bon  vivant  et  beau  parleur,  contait  à  ses  compagnons  de  voyage 
qu'il  gagnait  sa  prison,  avec  le  maintien  de  son  grade,  l'augmen- 
tation de  son  traitement,  et  la  certitude  d'une  faveur  prochaine, 
car  l'Europe  oublie  vite  et  le  sultan  se  souvient. 

Tandis  que  nous  sacrifiions  notre  influence  à  la  crainte  d'en- 
tamer quelque  part  une  action  isolée,  l'Autriche,  pourtant  si  pru- 
dente, n'hésitait  pas  à  engager  seule,  et  pour  une  bien  moindre 
affaire,  son  pavillon.  A  Mersin,  le  Lloyd  entretient  un  agent  mari- 
time :  les  Turcs  ne  l'avaient  ni  tué  ni  brûlé,  mais  expulsé  de 
Mersin.  Un  navire  de  guerre  autrichien  vint  aussitôt  à  Mersin, 
exigea,  sous  peine  de  bombardement,  la  réintégration  de  l'agent, 
la  destitution  d'un  fonctionnaire  turc  et  des  excuses.  Comme  elle 
négociait  en  coups  de  canon  à  vue,  elle  obtint  tout  ce  qu'elle  vou- 
lait. Le  contraste  entre  sa  vigueur  et  la  nôtre  acheva  de  nous 
faire  tort  ;  notre  inertie  donna  prétexte  à  l'Italie  pour  déclarer  que 
nous  lui  avions  refusé  le  concours  dû  par  nous  à  tous  les  catho- 
liques ;  elle  fournit  à  l'Allemagne  une  preuve  pour  conclure  que 
nous  ne  pouvions  conserver  le  privilège,  après  nous  être  sous- 
traits au  devoir;  et  notre  protectorat  religieux  était  atteint 
comme  notre  situation  politique. 


LA  FRANCE  DU  LEVANT.  431 


II 


Nous  touchâmes  au  fond  de  ce  déclin  et  l'Allemagne  atteignit 
le  sommet  de  son  habileté  et  de  son  influence,  quand  éclata  la 
guerre  entre  les  Grecs  et  les  Turcs,  La  Crète  avait  les  mêmes  rai- 
sons que  l'Arménie  de  se  soulever  :  là  aussi  la  politique  isla- 
mique d'Abdul-Hamid  avait  fait  aux  chrétiens  une  existence  d'in- 
sécurité et  de  mépris.  Mais  comme,  en  Crète,  les  musulmans  sont 
quatre-vingt  mille  et  les  chrétiens  trois  cent  mille,  après  quelques 
agressions,  les  musulmans,  cernes  dans  les  villes  par  les  ortho- 
doxes, appelèrent  des  renforts  à  leur  secours,  et  le  sultan  envoya 
des  troupes  dans  l'île;  leur  arrivée  fut  le  signal  d'une  insurrec- 
tion générale. 

La  situation  se  trouva  aussitôt  compliquée  par  l'ingérence  de 
la  Grèce  qui  lit  passer  aux  insurgés  des  munitions  et,  opposant  à 
la  souveraineté  du  Turc  l'identité  de  race  entre  les  Cretois  et  les 
Grecs,  réclama  l'île  comme  une  portion  du  royaume  hellénique. 
La  Grèce,  comme  l'Italie,  est  un  pays  aux  qualités  multiples  et  qui 
se  ferait  une  belle  place  à  les  utiliser  :  mais  la_grandeur  de  son 
histoire  la  condamne  à  la  politique  d'imagination,  elle  mesure  ses 
ambitions  contemporaines  à  ses  forces  antiques.  Les  «  sociétés 
nationales,  »  sorte  d'organisations  moitié  secrètes,  moitié  popu- 
laires, sont  l'expression  spontanée  et  constante  de  cette  mé- 
galomanie, et,  comme  elles  sont  la  force  électorale  dans  un  pays 
tout  démocratique,  elles  y  rendent  fort  difficile  un  gouvernement 
de  raison.  Dans  ce  conflit,  une  issue  restait  pourtant  ouverte  à  la 
paix  honorable  ;  elle  avait  été  à  plusieurs  reprises,  après  des  insur- 
rections Cretoises,  indiquée  par  l'Europe  et  acceptée  par  les  sul- 
tans. Il  fallait  obtenir  que,  selon  des  promesses  déjà  anciennes,  la 
Crète  reçût  un  gouverneur  chrétien,  avec  une  force  militaire  com- 
posée à  la  fois  de  chrétiens  et  de  musulmans,  et  que  la  souve- 
raineté turque  fût  réduite  à  une  suzeraineté  et  à  la  perception 
d'un  tribut.  Les  solutions  que  personne  ne  veut  en  cas  pareil  sont 
celles  auxquelles  tout  le  monde  finit  par  se  résigner.  Soustraire  les 
Cretois  à  l'arbitraire  turc  était  apaiser  l'insurrection,  calmer  la  ré- 
volte ;  c'était  enlever  le  prétexte  à  l'annexion  hellénique,  imposer 
silence  à  la  Grèce,  permettre  à  l'honneur  turc  une  retraite.  Il 
était  certain  que,  selon  l'usage,  la  vassalité  imposée  à  la  Crète  se 
transformerait  en  indépendance  à  la  prochaine  crise  de  l'empire 


432       ^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

turc.  Pour  toutes  ces  raisons  il  fallait  interdire  tout  espoir  de 
succès  immédiat  à  la  Grèce,  en  lui  montrant  toutes  les  chances  de 
succès  à  venir  :  mais  il  fallait  obtenir  de  la  Turquie  un  gouverne- 
ment autonome  pour  la  Crète.  L'Angleterre  encore  était  prête  à 
cette  politique  ;  en  nous  y  associant ,  nous  avions  chance  d'entraîner 
la  Russie  qui,  orthodoxe,  ne  pouvait  rester  indifférente  au  sort  de 
la  Crète,  et  qui,  en  ce  moment,  pour  des  querelles  de  famille,  ne 
voulait  pas  accorder  à  la  Grèce  une  extension  de  puissance.  L'Italie, 
malgré  la  Triple  Alliance,  suit,  dans  la  Méditerranée,  l'Angleterre 
comme  une  barque  suit  le  sillage  d'un  grand  vaisseau  qui  la  re- 
morque. Si  ces  puissances  avaient  manifesté  leur  volonté  d'enlever 
la  Crète  au  joug  turc,  les  autres,  l'Allemagne  et  l'Autriche,  au- 
raient-elles déclaré  la  guerre  pour  soutenir  contre  des  chrétiens 
le  fanatisme  musulman  en  Crète?  Pas  plus  qu'à  l'heure  présente, 
où  cet  accord  s'est  établi  entre  l'Angleterre,  la  Russie,  l'Italie  et 
la  France  pour  une  action  plus  énergique  contre  le  Turc,  l'Alle- 
magne et  l'Autriche  ne  tirent  l'épée  pour  le  soutenir.  Pour  réaliser 
dès  1897  cette  entente,  il  fallait  l'intermédiaire  de  la  France  entre 
l'Angleterre  et  la  Russie.  Cet  effort  parut  trop  chanceux,  et  notre 
diplomatie  crut  prendre  un  mot  d'ordre  plus  sûr  en  réclamant  le 
concert  de  toutes  les  puissances  et  en  s'interdisant  toute  action  sé- 
parée. C'était  remettre,  sous  le  nom  de  concert  européen,  l'hégé- 
monie à  l'Allemagne.  Celle-ci,  en  efîet,  avait  déjà  pris  position 
publiquement  et  comme  avec  une  volonté  de  scandale.  Au  lende- 
main des  massacres  de  Constantinople,  l'empereur  Guillaume 
avait  envoyé  son  portrait  au  sultan.  Sans  s'inquiéter  d'autrui,  elle 
avait  manifesté  sa  volonté,  où  apparaissait  la  terrible  simplicité 
de  sa  philosophie  politique.  Les  différences  de  religion  et  de  race 
ne  comptaient  pour  rien  en  face  de  ce  fait  qu'un  jour,  l'arme  d'un 
des  deux  peuples  avait  brisé  l'arme  de  l'autre.  La  conquête  avait 
donné  la  Crète  à  la  Turquie  :  c'était  assez  pour  que  la  Turquie 
seule  eût  droit  de  régler  sa  conduite  envers  ses  sujets,  et  le  res- 
pect dû  à  cette  souveraineté  légitime  interdisait  même  un  conseil. 
Faute  que  l'autre  doctrine  humaine  et  civilisatrice,  celle  de 
l'Europe,  —  quand  il  y  avait  une  Europe,  —  fût  opposée  à  cette 
théorie  brutale  de  la  force,  la  honte  de  préférer  ouvertement  l'Islam 
à  la  Chrétienté,  celui  qui  frappe  à  ceux  qui  souffrent,  celui  qui 
défend  son  despotisme  à  ceux  qui  défendent  leur  vie,  fut  épargnée 
aux  puissances.  Et  l'unique  manifestation  de  leur  concert  fut  un 
blocus  dirigé  contre  les  prétentions  de  la  Grèce,  contre  les  espé- 


LA    FKANCE    DU    LKVANT 


433 


rances  de  la  Crète,  et  qui  semblait  fait  pour  protéger  contre  l'une 
et  l'autre  la  souveraineté  de  la  Turquie. 

Tant  de  sacrifices  faits  à  la  concorde  des  puissances,  au  lieu 
d'empêcher  le  conllit,  le  rendirent  inévitable.  Les  gouvernemens 
avaient  perdu  à  la  fois  leur  autorité  morale  sur  la  Grèce  et  sur  la 
Crète  ;  la  révolution  et  la  guerre  répondirent  à  la  fois.  L'Alle- 
magne seule  avait  condamné  la  révolution  et  seule  poussa  la 
Turquie  à  la  guerre.  Et  tout  alla  comme  elle  voulut,  parce  qu'elle 
sut  vouloir.  Heureuse,  la  guerre  rendit  au  sultan  le  prestige  mili- 
taire. Rien  ne  pouvait  être  plus  sensible  à  un  peuple  brave,  et  il 
sut  gré  au  seul  souverain  qui  l'eût  presque  contraint  à  la  gloire. 
L'empereur  allemand  continua  ses  bons  offices  au  moment  où  se 
traitait  la  paix.  Il  tint  toujours  le  parti  turc,  et,  réclamant  pour 
le  vainqueur  les  fruits  de  la  victoire,  appuya  toutes  les  rectifica- 
tions de  frontières  qui  étaient  avantageuses  aux  Turcs,  et  insista  ^ 
pour  qu'ils  gardassent  la  Thessalie.  Au  lendemain  de  la  paix,  au- 
cun prestige  n'était  comparable  à  celui  de  l'Empereur  aux  yeux 
des  Turcs  :  ce  fut  l'âge  d'or  de  l'influence  allemande. 

Les  premiers  mois  de  cette  année  virent  l'apogée  de  cette  po- 
litique. C'est  alors  que  le  ministre  des  Affaires  étrangères,  M.  de 
Bulow,  la  définissait  en  ces  termes  devant  le  Reichstag  :  «  L'empire 
allemand  n'a  pas  d'intérêts  en  Orient  ni  dans  la  Méditerranée, 
mais  il  veut  conserver  l'amitié  du  sultan  et  lui  éviter  tout  ennui.  » 
C'est  alors  que  le  sultan,  fort  de  cette  assistance,  refusait  de 
rien  changer  en  Crète,  d'évacuer  la  Thessalie,  recevait  les  conseils 
des  plus  grandes  puissances  en  homme  maître  d'agir  malgré  elles 
et  garanti  contre  leurs  ressentimens  par  une  protection  supé- 
rieure. C"est  alors  que  le  sultan  envoyait  quatorze  officiers  à 
Berlin  pour  y  servir  dans  la  garde  ;  que  la  direction  des  services 
hospitaliers  et  sanitaires  dans  les  armées  ottomanes  était  confiée  à 
deux  professeurs  allemands  ;  qu'un  seul  de  tous  les  ambassadeurs, 
celui  d'Allemagne,  M.  de  Marschall,  était,  durant  le  Rhamadan, 
convié  à  l'Iftar  et  dînait  aA^ec  Sa  Majesté;  qu'à  Yldiz-Kiosk,  les 
serviteurs  de  l'Allemagne  se  trouvèrent  parmi  les  plus  hauts  digni- 
taires musulmans  ;  que  les  projets  étaient  agités  de  confier  à  l'Alle- 
magne la  réfection  de  l'artillerie,  la  construction  d'une  nouvelle 
flotte,  les  voies  ferrées  de  l'Asie  Mineure  jusqu'à  Bagdad.  L'habi-  v 
leté  de  l'Allemagne  lui  avait  valu  pour  la  paix  la  clientèle  d'un 
peuple  sans  activité  et  sans  industrie,  pour  la  guerre  l'alliance 
d'une  armée  nombreuse  et  brave.  Si  l'Empire  n'avait  pas  d'inté- 

TOME  CL.  —  1898.  28 


4 Si  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rets  dans  la  Méditerranée,  il  avait  des  ennemis,  et  il  ne  négligea 
rien  pour  qu'ils  fussent  traités  en  adversaires  par  la  Turquie.  C'est 
alors  que  la  France  vit  diminuer  sa  situation,  fut  même  en  butte 
aux  avanies  comme  une  quantité  négligeable.  Et  déjà,  étendant  le 
cercle  de  ses  ambitions,  l'Empereur  songeait  à  se  créer  des  intérêts 
orientaux,  il  rendait  public  son  projet  de  voyage  qui,  en  Palestine, 
en  Syrie,  en  Egypte,  allait  porter  le  pavillon  impérial  où  avait  été 
le  plus  fortement  planté  le  drapeau  delà  France,  et  qui  semblait 
fait  pour  effacer  dans  ces  contrées  pleines  de  nos  souvenirs  l'éclat 
des  vieux  services  par  la  splendeur  de  son  soleil  levant. 

Mais  dans  ce  ciel  mobile  les  nuages  montent  vite,  et  déjà 
quelques-uns  ternissent  cet  azur  hier  si  éclatant.  Les  Allemands 
eux-mêmes,  malgré  leur  habileté,  ont  commis  des  fautes,  et  leur 
première  faute  a  été  de  trop  vanter  leur  habileté.  Les  Allemands 
n'ont  pas  la.-discrétion  du  succès.  La  dernière  guerre,  à  les  en 
croire,  serait  leur  œuvre.  Leur  intelligence  politique  en  a  discerné 
le  moment,  leur  science  militaire  en  a  tracé  la  mobilisation,  la 
stratégie  et  la  tactique,  leur  industrie  en  a  fourni  les  armes;  ils 
ont  laissé  seulement  au  Turc  le  soin  de  se  battre  et  de  mourir, 
fonctions  subalternes.  Ces  affirmations,  qui  ont  accru  peut-être  la 
renommée  de  l'Allemagne  dans  les  pays  trop  lointains  pour  dis- 
cerner le  vrai  et  la  légende,  ont  offensé  les  Turcs.  Pour  ce  peuple 
avant  tout  militaire  et  sensible  à  la  gloire  de  l'épée,  rien  ne  pou- 
vait être  plus  blessant  que  la  prétention  d'une  autre  nation  à  lui 
prendre  l'honneur  de  ses  victoires.  Le  dernier  soldat  ottoman 
sait  que  dans  la  dernière  guerre  pas  une  compagnie  n'a  été  com- 
mandée par  un  officier  chrétien  ;  l'état-major  turc  est  fier  d'avoir 
seul  préparé  le  rassemblement,  les  marches  et  la  dislocation  de 
l'armée  ;  l'orgueil  musulman,  qui  consent  à  prendre  comme  maî- 
tres d'école  militaires  quelques  officiers  allemands  dans  le  Saint- 
Cyr  de  Constantinople,  n'a  pas  accepté  que  ces  maîtres  d'école  pa- 
russent donner  des  leçons  aux  généraux  de  l'Islam.  Dans  l'armée, 
que  la  raideur  et  la  morgue  de  certains  parmi  ces  pédagogues 
avaient  déjà  mal  disposée,  il  s'est  formé  une  opinion  pour  critiquer 
les  impeccables  et  chercher  dans  quelle  mesure  l'Allemagne,  trop 
fière  de  ses  services,  les  avait  rendus.  On  a  rappelé  que  la  première 
fourniture  de  ces  armes  si  vantées  avait  été  de  120000  fusils 
Mauser,mal  faits, de  gros  calibre;  que  l'Allemagne,  après  les  avoir 
rebutés  pour  elle-même,  les  avait  offerts  à  son  amie  au  moment 
où  les  gros  calibres  étaient  partout  abandonnés  pour  les  petits. 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  435 

On  ne  s'est  pas  fait  faute  de  dire  que  les  cartouches  allemandes 
donnaient  30  pour  100  de  ratés,  et  que,  si  quelqu'un  doit  pour  cela 
de  la  gratitude  au  génie  germanique,  ce  sont  les  Grecs  et  non  les 
Turcs.  Dans  le  gouvernement,  qui  à  la  veille  de  la  guerre  avait 
une  confiance  sans  réserve  envers  l'Allemagne,  deux  partis  se 
sont  dessinés  :  à  la  tête  de  ceux  que  rAUemagne  elle-même  ac- 
cuse de  lui  être  défavorables  sont  les  deux  chefs  de  l'armée,  le 
grand  maître  de  l'artillerie  et  le  ministre  de  la  G.uerre.  Dès  ce  mo- 
ment une  désillusion  commençait,  comme  au  premier  défaut 
découvert  dans  un  ami.  L'insistance  allemande  à  réclamer  de  nou- 
velles commandes  et  de  nouvelles  fournitures,  le  soin  de  l'Em- 
pereur à  remercier  par  lettres  autographes  le  sultan  pour  les 
avantages  promis,  témoignaient  que  cet  ami  songeait  surtout  à 
lui-même  et  portait  ses  bons  offices  sur  une  carte  à  payer. 

Mais,  si  la  carte  était  chère,  les  services  étaient  solides  ;  grâce  à 
eux  le  sultan  régnait  toujours  en  Crète,  gardait  la  Thessalie  en  gage 
de  l'indemnité  due  par  les  Grecs,  et,  jusqu'au  jour  invraisemblable 
où  cette  nation  en  faillite  trouverait  du  crédit,  le  gage  devait  rester 
au  créancier.  L'Allemagne  s'intéressait  si  bien  à  la  conservation  de 
la  province  par  le  sultan  qu'elle  avait,  preuve  suprême,  servi  non 
seulement  de  sa  parole,  mais  encore  de  son  argent,  cette  poli- 
tique. La  Turquie,  pour  attendre  le  paiement  de  l'indemnité, 
avait  besoin  de  ressources  ;  elle  s'était  adressée  à  la  Banque  Otto- 
mane, c'est  à  dire  aux  capitaux  français,  comme  un  prodigue  re- 
tourne, quand  sa  bourse  est  vide,  aux  vieux  parens  oubliés.  Le  gou- 
vernement français  avait  saisi  l'occurrence  ;  las  de  ne  plus  compter 
pour  rien,  et,  sans  se  demander  s'il  ne  tentait  pas  une  action  isolée, 
ni  si  sa  demande  avait  grand  intérêt,  il  avait  soufflé  à  la  Banque 
Ottomane  la  réponse:  la  Banque  offrait  de  prêter  800000  li^Tes 
turques  et  d'en  verser  comptant  200  000,  mais  à  condition  que  la 
Turquie  évacuât  la  Thessalie.  Aussitôt  la  Deutsche-Bank,  se  mê- 
lant à  l'entretien,  avait  été  prête  à  avancer  non  seulement  800  000, 
mais  1  200000  livres,  soit  de  compte  à  demi  avec  la  Banque  Otto- 
mane, soit  seule  et  sans  condition  d'évacuation.  La  Banque  Otto- 
mane dut  fournir  ainsi  sa  part  du  prêt.  Dans  cet  engagement  où 
les  deux  gouvernemens  de  France  et  d'Allemagne  s'étaient  menacés 
sous  le  masque  des  deux  banques,  l'habileté  encore  et  l'avantage 
étaient  à  l'Allemagne.  Le  sultan  conclut  qu'en  somme  ces  ser- 
vices méritaient  salaire,  et  il  se  montra  large  de  promesses  envers 
la  puissance  qui,  seule  en  Europe,  le  poussait  à  garder  la  Thessalie. 


436  ^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


III 

Tout  à  coup,  en  avril  dernier,  l'Allemagne  change  d'attitude, 
déclare  au  sultan  qu'elle  ne  peut, contre  le  sentiment  nouveau  des 
puissances,  le  maintenir  en  Thessalie,  et  elle  l'engage  à  évacuer 
cette  province.  Le  Turc  ne  s'étonne  de  rien,  parce  que  sa  finesse 
éveillée  voit  les  causes  de  tout.  La  volte-face  de  l'Allemagne 
avait  des  raisons  simples.  Les  emprunts  antérieurs  de  la  Grèce 
avaient  été  pour  la  majeure  partie  souscrits  par  des  Allemands  : 
la  faillite  imminente  de  la  Grèce  après  sa  lutte  malheureuse  eût 
lésé  des  intérêts  allemands;  un  moyen  s'offrait  de  les  sauver,  c'était 
de  placer  les  finances  grecques  sous  un  contrôle  européen.  Mais 
cette  opération,  semblable  à  celle  qui  assure  un  conseil  judiciaire 
aux  gens  incapables  de  gérer  leurs  biens,  est  aussi  humiliante  pour 
leur  réputation  qu'utile  à  leur  fortune,  et  d'ordinaire  ils  prennent 
fort  mal  qu'on  assure  leur  avenir.  La  Grèce  refusait  donc  d'accep- 
ter le  contrôle.  L'occupation  de  la  Thessalie  par  les  Turcs  était 
une  contrainte  destinée  à  vaincre  cette  résistance.  Il  fallait  que 
la  Grèce  fût  forcée  d'opter  entre  la  présence  de  quelques  sur- 
veillans  européens  dans  ses  bureaux  et  la  présence  d'une  armée 
turque  dans  l'une  de  ses  provinces  et  qu'elle  se  convainquît  qu'elle 
ne  pourrait  libérer  la  terre  grecque  sans  ce  sacrifice  d'amour- 
propre.  Voilà  pourquoi  l'Allemagne  fortifiait  de  ses  conseils  la 
résolution  des  Turcs  à  garder  la  Thessalie,  et  pourquoi,  le  con- 
trôle accepté  par  la  Grèce,  elle  cessa  d'entretenir  les  espérances 
des  Turcs.  La  leçon  fut  dure,  mais  claire  pour  ceux-ci.  Elle  prou- 
vait avec  évidence  que,  môme  en  servant  leur  avantage,  l'Alle- 
magne songeait  toujours  à  elle,  à  elle  seule,  et  les  Turcs  ont  senti 
que,  dans  cette  affaire  où  elle  avait  joué  deux  nations  au  profit  de 
son  épargne,  le  rôle  humiliant  avait  été  pour  eux;  qu'au  moment 
où  elle  excitait  leur  honneur  et  semblait  leur  augurer  un  retour 
de  force  conquérante,  elle  voulait  seulement  faire  peur  à  la  Grèce 
du  rôle  pris  par  eux  de  bonne  foi  :  elle  était  l'enfant  volontaire, 
ils  ont  été  l'ogre  qui  doit  disparaître  à  la  première  soumission  de 
l'enfant.  Ils  ont  conscience  qu'ils  méritaient  mieux.  Et  le  sans- 
gêne  qui  les  a  pris  pour  dupes  a  été  un  second  échec  pour  l'in- 
fluence allemande. 

Le  troisième  et  le  plus  important  a  suivi  aussitôt.  La  Thessalie 
évacuée,  l'affaire  de  Crète  restait  à  résoudre.  L'Europe  ne  pouvait 


LA    FRANCE    DU    LEVANT 


43- 


monter  une  garde  impossible  et  sans  fin  autour  de  l'anarchie 
Cretoise.  Plusieurs  puissances,  comprenant  un  peu  tard  que  cette 
impuissance  était  une  défaite  pour  la  civilisation  chrétienne  dans 
tous  les  pays  musulmans,  ont  songé  à  finir  par  où  elles  auraient 
pu  commencer,  et,  dès  le  mois  d'avril  1898,  demandé  l'installa- 
tion d'un  pouvoir  international  dans  l'île,  pour  empêcher  des  mas- 
sacres entre  orthodoxes  et  ottomans,  rétablir  l'ordre  matériel  et 
préparer  l'avènement  d'un  gouvernement  définitif.  Aux  premiers 
mots,  l'Allemagne  a  déclaré  que  de  telles  œuvres  portaient  at- 
teinte aux  droits  du  sultan,  et  elle  a  rappelé  l'unique  navire  qu'elle 
eût  envoyé  dans  les  eaux  Cretoises.  Quelques  jours  après,  FAu- 
triche  a  suivi  son  chef  de  file  et  s'est  retirée  du  concert.  Le  sultan 
a  pu  croire  que  la  Triple  Alliance  se  prononçait  en  sa  faveur.  Mais 
l'affaire  de  Crète  a  été  la  première  fissure  de  la  Triplice.  L'Italie  ^ 
s'est  séparée  de  ses  alliés.  Quatre  puissances  se  sont  trouvées 
d'accord, et,  sans  s'inquiéter  des  résolutions  que  pouvait  préparer 
l'Allemagne,  hier  conductrice  et  aujourd'hui  dissidente,  elles  se 
sont  partagé  les  points  de  surveillance  sur  le  littoral  et  ont  ra- 
mené dans  nie  une  paix  précaire  comme  leur  installation  ;  mais, 
pour  ceux  que  chaque  heure  menace,  la  sécurité  d'une  heure 
compte,  et  ces  heures  ajoutées  les  unes  aux  autres  commençaient 
la  prescription  contre  le  régime  turc,  et  le  calme  apportait  la 
preuve  que  la  source  principale  du  désordre  était  l'autorité 
du  sultan.  Celui-ci,  pour  éviter  le  danger,  multiplia  ses  défenses 
et  ses  ruses.  Tantôt  il  annonçait  l'envoi  de  troupes  nouvelles, 
puis,  sur  la  réponse  des  amiraux  qu'elles  ne  débarqueraient 
pas,  invoquait,  lui  qui  retient  selon  sa  volonté  ses  soldats  au 
service,  l'illégalité  de  leur  maintien  sous  les  drapeaux,  invoquait, 
lui  le  souverain  de  l'Arménie,  le  respect  dû  à  la  vie  humaine  et 
l'insalubrité  de  l'île,  pour  obtenir  la  faculté  de  relever  les  postes 
et  transformer  ensuite  cette  permission  en  la  reconnaissance  de  sa 
souveraineté.  Enfin  il  se  résigne  à  nommer  un  gouverneur  chré- 
tien, et  il  sollicite  l'amie  de  l'Allemagne,  l'Autriche,  afin  qu'elle 
propose  un  candidat  choisi  par  lui.  L'Autriche  répond  qu'aucun 
sujet  du  sultan  ne  peut  plus  être  gouverneur  en  Crète  ;  elle  aussi 
abandonne  la  souveraineté  du  sultan.  L'Allemagne  reste  seule 
pour  le  défendre,  mais  n'empêche  rien.  Elle  se  tait,  et  ce  sont 
d'autres  puissances  qui  recommencent  à  élever  la  voix.  Le  mois 
de  juillet  a  amené  le  dernier  versement  de  l'indemnité  :  la  Russie 
a  rappelé  sa  créance  de  1878  et  exigé  17  millions  d'acompte.  La 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

France  réclame  aussi,  et  si  la  somme  est  moindre, la  nature  de  la 
créance  et  le  procédé  qu'elle  emploie  atteignent  plus  rudement  le 
padischah.  Elle  a  fixé  ai  200000  francs  les  sommes  dues  aux  ca- 
Iholiques  pour  les  excès  dont  ils  ont  souffert  en  Arménie  ;  le 
sultan  a  refusé  de  reconnaître  la  dette  :  ce  serait  convenir  que  les 
massacres  ont  eu  lieu  parce  quïUes  a  voulus  ou  parce  quil  ne  les 
a  pas  empêchés.  La  France  coupe  court  aux  sophismes  derrière 
lesquels  il  dérobe  sa  responsabilité, et, faisant  opposition,  pour  la 
somme  fixée,  entre  les  mains  de  la  Banque  Ottomane,  traite  le 
chef  du  poste  comme  un  débiteur  récalcitrant.  Cet  acte  de  vigueur, 
réveil  de  la  France  à  Constantinople,  excite  au  palais  une  surprise 
inquiète  :  un  conseil  extraordinaire  se  réunit,  et  la  Porte  com- 
mence à  se  demander  si  elle  ne  paie  pas  trop  cher  le  luxe  d'une 
amitié  unique,  si  elle  n'aurait  pas  été  plus  sage  de  ménager,  par 
une  dispersion  calculée  de  ses  faveurs,  plus  de  puissances.  Les 
affaires  de  l'Allemagne  ne  passent  plus  aussi  vite  par-dessus 
toutes  les  autres.  Et,  selon  la  pratique  invariable  des  Turcs,  le 
meilleur  de  leur  complaisance  nouvelle  va  à  la  puissance  qui 
semble  ne  les  craindre  pas.  Déjà  le  sultan  cherche  le  moyen  de 
payer,  en  sauvant  sa  face,  la  somme  réclamée  par  l'Arménie.  Les 
diplômes  de  médecine  délivrés  à  Beyrouth  par  l'Ecole  française, 
et  depuis  si  longtemps  contestés,  reçoivent  vigueur  dans  tout 
l'Empire.  Les  compagnies  françaises  de  chemins  de  fer  voient 
leurs  demandes  accueillies  avec  une  bienveillance  qu'elles  ne 
connaissaient  plus  depuis  longtemps.  Au  contraire,  Abdul-Hamid 
envisage  avec  une  froideur  croissante  la  venue  de  Guillaume  II, 
et  même,  dans  la  mesure  directe  où  un  souverain  musulman  peut 
écarter  un  hôte  impérial,  il  essaie  d'ajourner  le  voyage. 

L'Empereur  persiste.  Mais,  si  sa  volonté  reste  immuable,  les 
circonstances  autour  de  lui  changent  et  lui  deviennent  hostiles. 
C'est  au  moment  où  il  a  définitivement  fixé  son  départ  pour  la 
Palestine  que  la  lettre  de  Léon  XIII  maintient,  par  l'autorité  pon- 
tificale, le  protectorat  catholique  de  l'Orient  à  la  France.  C'est  au 
moment  où  Constantinople  se  prépare  à  recevoir  le  défenseur  de 
l'empire  ottoman  que  le  massacre  de  Candie  vient  mettre  à  une 
nouvelle  épreuve  l'intégrité  de  cet  empire.  Les  quatre  puissances 
remettent,  le  5  octobre,  à  la  Porte  un  ultimatum:  il  exige  que 
toutes  les  troupes  du  sultan  abandonnent  l'île,  fixe  le  délai  d'éva- 
cuation à  trois  semaines,  donne  huit  jours  au  sultan  pour  ré- 
pondre. Et  le  drogman  d'Angleterre,  en  remettant  l'ultimatum, 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  439 

le  commente  par  cette  déclaration,  que  la  réponse  devra  être  une 
adhésion  pure  et  simple  et  que,  pour  la  Grande-Bretagne,  le  débat 
est  épuisé.  Le  sultan  essaie  néanmoins  d'une  note  où  il  semble 
tout  consentir,  et  réserve  par  des  sous-entendus  son  droit  de  gar- 
nison et  sa  souveraineté.  Une  note  nouvelle  lui  signifie,  sans  dis- 
cuter, le  14  octobre,  que,  s'il  ne  cède  pas,  le^  quatre  puissances 
emploieront  la  force.  Cette  note  était  remise  à  Abdul-IIamid  le 
jour  où  l'Italie,  une  des  puissances  signataires,  saluait  à  Venise  le 
départ  de  Guillaume  11  pour  l'Orient.  Le  délai  d'évacuation  expi- 
rait la  veille  du  jour  où  l'Empereur  était  attendu  à  Gonstaniinople . 
La  déclaration  du  Pape,  l'ultimatum  des  puissances  devient  un 
véritable  obstacle  sur  la  voie  triomphale.  Le  chef  du  catholicisme 
prévient  l'Empereur  que,  sïl  vient  chercher  au  tombeau  du  Christ 
une  prééminence  religieuse,  il  ne  l'y  trouvera  pas.  L'ultimatum 
des  puissances  oppose  aux  principes  de  Guillaume  II  sur  la  sou- 
veraineté du  sultan  le  principe  de  l'Europe  chrétienne  sur  les 
droits  naturels  des  hommes.  L'un  et  l'autre  acte  placent  l'Empereur 
entre  un  recul  et  une  témérité.  Qu'il  prétende  exercer  le  protectorat 
catholique  en  Orient  malgré  le  Pape,  et  défende  à  Candie  le  sultan 
malgré  l'Europe,  il  risque  gros.  Que  la  prudence  le  conseille  et 
qu'il  laisse  aux  catholiques  le  soin  des  intérêts  catholiques  et  au 
sultan  les  embarras  de  la  liquidation  musulmane,  il  satisfera  le 
Pape,  mais  décevra  le  Commandeur  des  Croyans,  et  si  la  Crète  est 
enlevée  à  la  Turquie  sans  un  secours  de  l'Allemagne,  au  milieu 
même  des  fêtes  données  par  la  Turquie  à  son  impérial  ami, 
l'ironie  des  choses  aura  ménagé  à  la  Turquie  et  à  l'Allemagne,  à 
la  confiance  de  Tune  et  à  l'orgueil  de  l'autre,  une  mémorable 
leçon.  Et,  en  même  temps  que  ces  causes  abaissent  en  Orient 
la  grandeur  germanique,  elles  commencent  à  y  rétablir  l'in- 
fluence française.  La  France  n'a  jamais  excité  de  défiances  par 
son  caractère,  elle  n'excite  plus  de  jalousie  par  sa  fortune.  Elle  est 
entre  les  peuples  la  plus  capable  de  les  persuader  et  de  les  unir. 
C'est  surtout  grâce  à  elle  qu'à  la  duperie  du  concert  européen 
succède  l'accord  des  quatre  puissances,  c'est  par  elle  qu'il  peut  se 
maintenir.  Et  tout  ce  qui  est  accord  inspirera  de  la  crainte  aux 
Turcs  et  tournera  en  respect  pour  la  France. 

Etienne  Lamy. 


POÉSIE 


LA    MER 
I 


Entre  les  durs  rochers  qui  bordent  le  ravin 
J'ai  vu  monter  au  ciel  l'éblouissante  aurore  ; 
La  face  de  la  mer  était  d'un  bleu  divin. 

D'une  brume  idéale  enveloppée  encore, 

La  mer  ouvre  son  cœur,  indomptable  et  charmant, 

Au  soleil  matinal  dont  le  feu  la  colore. 

Elle  sourit  à  son  impérial  amant, 

Au  héros  casqué  d'or,  qui  s'enflamme  pour  elle; 

Elle  sourit,  candide  et  bleue,  infiniment. 

La  Vierge  a  retrouvé  sa  grâce  naturelle, 

Ses  yeux  de  pur  amour  et  son  calme  enchanté, 

Et  dans  l'azur  profond  j'entends  la  tourterelle. 

Mais  du  tranquille  abîme  un  soupir  est  monté, 
La  lumière  pâlit  et  la  brume  s'allonge 
Comme  une  robe  d'ombre  autour  de  la  beauté. 

Il  a  surgi  sur  l'eau  des  visages  de  songe 
Lentement  tout  le  ciel  à  la  mer  s  est  uni. 
Et  voici  se  dresser  le  palais  du  mensonge. 

II 

Oh  !  quelles  îles  d'or  et  quel  pays  béni 
S'épanouissent  tout  là-bas,  dans  le  mystère? 
Ke  vois-je  pas  le  grand  chemin  de  l'infini  ? 


POÉSIE.  441 

Au  large  resplendit  le  splendide  parterre, 
Le  jardin  sans  pareil  qui  s'émaille,  au  matin, 
D'éblouissantes  fleurs  qu'on  ne  voit  pas  sur  terre. 

Sur  des  flots  de  velours,  de  moire,  et  de  satin 

Glisse  nonchalamment  la  flottille  des  fées  ; 

Leurs  rames  que  j'entends  font  un  bruit  argentin. 

Elles  s'en  vont  sur  l'eau,  d'algues  vertes  coiffées, 
Elles  vont.  Leur  gaîté  s'éparpille  dans  l'air, 
L'odeur  de  leurs  bouquets  m'arrive  par  bouffées. 

Plus  loin,  à  l'horizon,  les  nymphes  de  la  mer 
Poussent  de  joyeux  cris  sur  leurs  cavales  franches 
Et  jamais  bataillon  ne  me  parut  si  fier  : 

Un  flot  de  verts  cheveux  leur  inonde  les  hanches^ 

Une  lueur  de  brume  illumine  leurs  yeux  ; 

Sur  l'azur  formidable,  elles  sont  toutes  blanches. 

Et  voici  maintenant  le  rocher  merveilleux 

D'où,  quand  la  nuit  descend,  Mary-Morgane  chante 

Aux  matelots  perdus  son  chant  délicieux. 

Sa  voix  de  pur  argent,  sa  voix  qui  les  enchante 
Monte  comme  un  appel  au  ciel  en  floraison. 
Douce,  folle,  ironique  et  quelquefois  méchante. 

Mais  tout  homme  est  bien  près  de  perdre  la  raison,^ 
Quand,  sous  la  lune  claire,  il  a  vu  la  sirène 
De  sa  bouche  de  fleur  lui  tendre  le  poison  : 

En  sa  grotte  de  nacre  et  d'azur  elle  est  reine  ; 
Chacun  de  ses  regards  est  un  commandement, 
Sa  magie  au  profond  du  gouffre  vous  entraîne. 

Et  l'heure  a  tressailli  du  grand  enchantement, 
Une  ville  de  rêve  apparaît  dans  l'abîme. 
Des  cloches  ont  tinté  mélancoliquement. 


442  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lentement,  lentement,  quel  fantôme  s'anime? 
Kéris,  ah!  c'est  Kéris,  l'impudique  cité, 
Kéris,  qui  dans  la  mort  expie  encor  son  crime! 

ni 

Et  puis  rien...  Par  degrés,  le  jour  s'est  attristé. 
Un  vent  tumultueux  s'élève,  et  du  ciel  tombe 
Sur  la  mer  somnolente  une  morne  clarté. 

Où  donc  est  maintenant  l'aile  de  la  colombe? 

Où  donc  les  bleus  vaisseaux  avec  leurs  drapeaux  blancs? 

On  a  le  cœur  serré  comme  autour  d'une  tombe. 

Un  cri  de  mort  s'abat  sur  les  récifs  branlans, 
Le  flot  sinistrement  bat  les  roches  meurtries. 
Lugubre  est,  dans  l'air  froid,  l'adieu  des  goélands; 

Et  rien  n'est  demeuré  des  sublimes  féeries 
Qui  se  jouaient  naguère  en  ce  divin  décor, 
A  la  grâce  du  vent  et  des  vagues  fleuries. 

L'oiseau  miraculeux  vient  de  prendre  l'essor, 
Il  plane,  il  plane,  et  comme  lui  s'est  envolée 
La  fée  au  clair  visage  avec  ses  cheveux  d'or; 

Déjà  s'est  laissé  choir  sur  la  mer  désolée 

La  nuit,  lourde  d'angoisse  et  grosse  de  sanglots; 

On  n'entend  que  le  bruit  de  la  vague  écroulée. 

Le  vent  a  redoublé  de  fureur,  et  les  flots, 
Plus  courroucés  toujours,  escaladent  la  dune. 
La  douce  Vierge  ait  en  pitié  les  matelots! 

IV 

0  mer,  ô  mer,  ô  mer,  coureuse  de  fortune, 
Chercheuse  dïnfmi  par  delà  les  grands  monts, 
Toi  que  le  soleil  brûle  et  que  fleurit  la  lune; 

Belle  au  front  couronné  de  sombres  goémons, 

Nous  savons  le  secret  de  ta  tendresse  brève, 

Et  tes  yeux  sont  pareils  à  ceux  que  nous  aimons. 


POÉSIE.  443 

Tes  vagues  doucement  viennent  baiser  la  grève, 
C'est  toi  la  bonne  hôtesse  au  souriant  accueil, 
La  princesse  idéale,  et  la  dame  du  Rêve. 

Mais  le  havre  tranquille  est  voisin  de  l'écueil. 

Et  sitôt  qu'a  soufflé  le  vent  de  ta  colère, 

La  terre  s'inquiète  et  tremble  et  prend  le  deuil. 

Courtisane  d'amour  qui  ne  songeais  qu'à  plaire, 
Quelle  âme  de  douleur  est  en  toi  maintenant? 
Quel  brouillard  a  soudain  voilé  ta  face  claire? 

Toi  qui  riais,  joyeuse  et  libre  à  tout  venant. 

Tu  sombres  dans  la  nuit,  tu  t'embrumes  de  larmes. 

Plus  même  une  lumière  à  ton  front  rayonnant. 

Après  l'instant  béni,  pourquoi  ce  vent  d'alarmes  ? 

Je  ne  sais  quel  dégoût  monte  de  ta  beauté. 

Un  relent  d'amertume  est  au  fond  de  tes  charmes. 

Et  notre  cœur  aussi,  brusquement  arrêté, 

Se  demande  s'il  rêve  et  quel  fardeau  l'oppresse  ; 

Notre  rancœur  se  noie  en  ton  immensité. 

Puis  tu  deviens  la  sombre  et  terrible  maîtresse 
Qui,  pâle,  se  redresse,  et  gronde,  et  brise  tout; 
Une  flamme  a  jailli  de  ta  morne  détresse. 

Pourquoi  pleurer?  N'es-tu  donc  pas  celle  qui  bout? 

Le  feu  damné,  le  feu  d'enfer?  Ta  maie  rage, 

Cent  meurtres  consommés,  n'est  pas  encore  à  bout. 

Et  tu  grinces  des  dents  comme  sous  un  outrage. 
C'est  toi  l'affreux  récif  droit  en  travers  du  port. 
C'est  toi  l'horrible  voix  qui  hurle  dans  l'orage 

Tu  bondis,  et  les  rocs  croulent  sous  ton  eff'ort. 
Le  monde  tout  entier  tremble  de  la  secousse; 
La  mort,  la  mort,  la  mort,  à  l'infini  la  mort!... 


444      ~  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

0  mer,  ô  folle  mer,  tu  redeviendras  douce, 
Avant  qu'il  soit  longtemps  refleuriront  tes  yeux, 
Tes  yeux  d'amour  candide  et  que  rien  ne  courrouce. 

Après  l'éclair  tragique  et  l'assaut  furieux, 

Les  voilà  tout  à  coup  pleins  des  choses  qu'on  aime  ; 

Ils  vont  se  teindre  encor  de  la  couleur  des  cieux. 

Et,  tout  émerveillés  du  sublime  poème 
Que  murmure  le  flot  au  rayon  matinal, 
Jusque  dans  tes  fureurs  nous  t'adorons  quand  même. 

A  côté  de  recueil  a  brillé  le  fanal, 

Le  vent  frais  qui  se  lève  a  balayé  les  brumes 

Et  ton  charme  demeure  à  jamais  virginal. 

Dormez  sur  l'eau  tranquille,  ô  flottantes  écumes, 
Champs  de  la  bleue  immensité,  fleurissez-vous, 
Emportez  nos  ardeurs  avec  nos  amertumes. 

Une  âme  de  fierté  s'agite  en  vos  remous. 

Un  chant  d'espoir  en  sort,  un  chant  qui  nous  enivre  ; 

L'âpre  sel  de  la  mer  est  infiniment  doux. 


Rien  de  vil,  rien  de  laid.  Oh  !  comme  il  fait  bon  vivre! 
Quelle  candeur  limpide  a  la  nappe  d'argent! 
€'est  un  hiver  tranquille,  enguirlandé  de  givre. 


0  mer,  reflète  encor  le  grand  ciel  indulgent. 
Fais  toujours,  gaie  ou  triste,  inefl"ablement  belle, 
Une  claire  ceinture  à  l'univers  changeant. 

Trempe  pour  les  combats  le  cœur  qui  se  rebelle, 
Rends-nous  libres  et  fiers  comme  toi  sans  retour, 
O  divin  réservoir  de  la  vie  éternelle, 

Symbole  trois  fois  saint  de  l'éternel  amour  ! 

Gabriel  Vicaire. 


REVUE  DRAMATIQUE 


Gymnase:  Marraine,  comédie  en  trois  actes,  par  M.  Ambroise  Janvier  de  la 
Motte.  —  Renaissance  :  Médée,  drame  en  trois  actes  en  vers,  par  M.  Catulle 
Mendès.  —  Odéon  :  Coliyiette,  pièce  en  quatre  actes,  par  MM.  G.  Lenôtre 
et  G.  Martin.  —  Comédie-Française:  Struemée,  drame  en  cinq  actes  et  un 
prologue,  en  vers,  par  M.  Paul  Meurice.  —  Théâtre-Antoine  :  Judith 
Renaudln,  pièce  en  cinq  actes,  par  M.  Pierre  I.oti. 

En  ces  mois  de  rentrée  les  salles  de  théâtre  ont  une  physionomie 
assez  particulière.  Les  grandes  questions  relativ.es  à  la  forme  des  cha- 
peaux et  à  la  façon  des  robes  n'ont  pas  reçu  leur  solution  définitive. 
La  mode  ne  s'est  pas  encore  décidée  franchement.  Le  taOleur  hésite. 
Le  couturier  se  recueille.  Les  nuances  de  l'année  passée  semblent  déjà 
fanées,  celles  de  l'année  nouvelle  semblent  criardes.  L'excentricité  n'a 
pas  trouvé  cette  juste  mesure  où  elle  devient  l'élégance;  faute  d'un 
commencement  d'habitude,  la  «  nouveauté  »  nous  trouble,  plus  qu'elle 
ne  nous  charme.  C'est  une  période  de  tâtonnemens  à  laquelle  l'ama- 
teur délicat  demanderait  en  vain  une  véritable  impression  d'art.  Ce 
n'est  pas  davantage  le  moment  où  se  jouent  les  grosses  parties  dra- 
matiques. Eux  aussi,  directeurs  et  artistes  se  réservent.  Les  pièces 
qu'ils  hasardent  sont  celles  qui,  parfois  à  tort,  n'ont  pas  toute  leur 
conûance.  Elles  ont  un  air  de  n'être  là  que  pour  faire  attendre  les 
autres. 

De  la  comédie  que  M.  Ambroise  Janvier  de  la  Motte  a  fait  repré- 
senter sous  ce  titre  Marraine,  il  n'y  aurait  guère  Heu  de  parler,  si  elle 
n'avait  inspiré  à  l'unanimité  de  la  critique  un  jugement  digne  de 
remarque.  Tout  le  monde  s'est  plaint  qu'il  y  eût  désaccord  entre  la 
finesse  de  ton  du  premier  acte,  et  le  ton  de  boulfonnerie  des  deux 
autres.  Ce  reproche  est  tout  à  fait  injuste.  Car  le  premier  acte  est  con- 
sacré, ainsi  qu'il  convient,  à  exposer  et  expliquer  le  sujet.  Une  corné- 


446       ^  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dienne,  réputée  pour  le  galbe  savoureux  de  ses  jambes,  a  une  fille, 
qu'elle  fait  passer  pour  sa  filleule  et  qu'elle  élève  dans  la  modestie. 
EUe  veut  la  marier  honnêtement.  EUe  y  trouve  de  la  difficulté.  Et  je 
crains  qu'ici  l'auteur  n'exagère.  Deux  personnages  surtout  se  recom- 
mandent à  notre  attention  :  l'infortunée  Lédredon,  ainsi  surnom- 
mée parce  que  c'est  une  grosse  fille  mollasse  qui  fait  avec  indolence 
son  métier  de  fille,  et  le  solennel  Piton  Labaumette,  président  de 
l'œuvre  pour  la  protection  de  l'enfance  galante.  Tel  est  ce  premier 
acte.  Il  parait  qu'il  faisait  prévoir,  à  ceux  qui  ont  l'expérience  du 
théâtre  contemporain,  toute  sorte  de  choses  délicates  et  distinguées. 
Lédredon,  Pilon  Labaumette  et  Marraine  leur  semblaient  des  types  de 
fine  comédie,  et  ils  en  attendaient  un  dialogue  d'une  fantaisie  ailée.  Il 
n'est  venu  que  des  farces  de  tréteaux.  Ils  ont  été  déçus.  C'est  leur  faute , 
ce  n'est  pas  celle  de  M.  Janvier  de  la  Motte.  Sa  comédie  est  d'un  bout  à 
l'autre  parfaitement  harmonieuse.  D'où  vient  pourtant  qu'elle  n'ait  eu 
qu'un  demi-succès  ?  Peut-être  eût-elle  été  aux  nues,  si  elle  avait  eu 
pour  principale  interprète  M'^*  Réjane,  au  heu  de  M'^^  Mégard.  Surtout 
il  ne  faut  pas  vouloir  tout  exphquer.  Quand  on  l'aurait  chassé  de  par- 
tout ailleurs,  c'est  dans  la  fortune  des  pièces  de  théâtre  qu'on  retrou- 
verait le  mystère.  Pour  ma  part,  je  ne  vois  pas  de  différence  appré- 
ciable entre  Marraine  et  dix  autres  comédies  appartenant  à  ce  même 
genre  c  vie  parisienne  »  qui  a  fait  en  ces  dernières  années  la  gloire  de 
tout  un  groupe  d'auteurs  dramatiques,  et  dont  les  traits  distinctifs  sont 
l'indécence,  la  convention,  et  la  platitude. 

Elle  non  plus,  la  Médée  de  M.  Catulle  Mendès  ne  nous  retiendra  pas 
très  longtemps.  La  vieille  légende,  exploitée  par  l'épopée  et  par  le 
drame,  ettantde  fois  remise  à  la  scène  depuis  le  temps  d'Euripide  jus- 
qu'à celui  de  M.  Legouvé,  n'a-t-elle  pas  perdu  sa  force  dramatique,  et 
n'est-elle  pas  à  bout  de  sève  ?  Les  héros  grecs  ont  dû  presque  tous  leur 
fortune  à  des  femmes  qu'ils  ont  ensuite  abandonnées,  et  ils  ont  re- 
cueilli l'approbation  du  peuple  le  plus  raffiné  ;  nous  est-il  possible  de 
nous  placer  exactement  au  même  point  de  vue?  Les  anciens  n'ont 
connu  que  l'amour  physique  :  les  rugissemens  de  cet  amour  trompé 
peuvent-ils,  sans  nous  désobliger,  empUr  trois  actes?  Ces  horreurs,  avec 
lesquelles  leur  religion  et  leur  poésie  avaient  familiarisé  les  Grecs,  nous 
sont-elles  pareillement  supportables?  Y  a-t-il  dans  l'histoire  des  crimes 
delà  magicienne,  fille  du  soleil,  autre  chose  qu'un  sujet  d'opéra  ou  de 
féerie  ?  Toutes  ces  questions  pourraient  avoir  leur  intérêt  ;  mais  elles 
ne  seraient  pas  ici  à  leur  place.  Il  ne  s'agissait  en  effet  que  de  donner 
prétexte  à  ces  attitudes  et  à  ces  effets  de  costume  où  M"*  Sarah  Ber- 


REVUE    DRAMATIQUE.  447 

nhardt  est  sans  rivale.  Les  vers  empanachés  et  fleuris  de  M.  Catulle 
Mendès  ont  été  ce  prétexte.  La  nouvelle  Médce  relève  donc  moins  de 
la  littérature  proprement  dite  que  de  l'art  spécial  de  la  plastique.  Appa- 
remment, c'est  celui  que  M""^  Sarah  Bernhardt  appelait  dans  une  lettre 
récente  «  l'art  noble,  réparateur  et  instructif,  »  et  à  la  propagation  du- 
quel elle  s'honore  de  s'être  consacrée.  N'oublions  pas  de  plaindre  en 
passant  les  pauvres  filles  dont  M"®  Sarah  Bernhardt  s'entoure  comme 
d'inoffensives  comparses,  et  que  ni  leur  goût,  ni  leur  éducation,  ni 
leurs  occupations  ordinaires  n'ont  sans  doute  préparées  à  faire  valoir 
la  cadence  des  rythmes  parnassiens. 

C'est  de  pièces  historiques  que  nous  avons  cette  fois  à  nous  occu- 
per :  on  en  a  pour  la  circonstance  écoulé  tout  un  lot.  I  est  des  morts 
qu'il  faut  qu'on  tue.  Le  genre  historique  au  théâtre  est  un  mort  qui  n'a 
jamais  vécu;  c'est  peut-être  ce  qui  empêche  qu'on  en  puisse  avoir 
raison.  Quand  un  genre,  en  plus  de  soixante  années  d'une  existence 
bruyante,  n'a  pas  produit  une  œuvre  solide,  c'est  qu'il  y  a  en  lui 
un  vice  essentiel.  De  fait,  par  quelque  côté  qu'on  l'envisage  et  par 
quelque  biais  qu'on  veuille  le  prendre,  on  arrive  à  la  même  conclusion  : 
le  genre  historique  est  un  genre  faux,  essentiellement  faux,  le  type  du 
genre  faux;  cela  même  le  constitue.  Car  met-on  des  personnages  réels 
aux  prises  avec  des  événemens  imaginaires,  ou  mêle-t-on  des  person- 
nages imaginaires  à  des  événemens  réels?  dans  les  deux  cas  c'est  le 
mélange  du  roman  avec  l'histoire.  Nous  montre-t-on  les  princes  et  les 
ministres  occupés  à  nous  exposer  le  secret  de  leurs  desseins?  il  y  faut 
la  bonhomie  du  vieux  Dumas  et  cet  incomparable  sans  gêne  avec  le- 
quel il  tutoyait  les  Henri  III,  les  Richelieu  et  les  Mazarin.  Le  triomphe 
du  genre  historique  consiste  à  expliquer  les  grands  effets  par  de  pe- 
tites causes  ;  c'est  donc  proprement  le  roman  chez  la  portière.  Suppo- 
sons enfin  chez  l'auteur  une  habitude  des  méthodes  historiques,  une 
érudition,  un  souci  de  l'exactitude,  dont  il  n'y  a  d'ailleurs  aucun 
exemple,  on  se  heurterait  encore  à  un  anachronisme  iné\d table  et  fon- 
cier. Entre  les  acteurs  du  drame  et  les  spectateurs  il  y  a  la  différence 
des  années  ou  celle  des  siècles.  Les  personnages  qui  dialoguent  sur  la 
scène  ont  vécu  dans  un  ensemble  de  conditions  maintenant  disparues 
et  qui  les  ont  en  partie  façonnés.  Nous  n'apercevons  leurs  sentimens 
qu'à  travers  les  nôtres;  nous  sommes  devenus  étrangers  à  beaucoup 
de  leurs  manières  de  penser,  insensibles  à  beaucoup  des  mobiles  qui  les 
faisaient  agir.  Peut-être  le  lecteur  dans  la  solitude,  à  force  de  con- 
science et  d'imagination,  arrive-t-il  à  s'échapper  à  lui-même,  à  sortir 


4i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  son  milieu,  à  revêtir  l'âme  d'un  autre  temps.  On  ne  peut  exiger  cet 
effort  ni  d'une  foule,  ni  surtout  de  la  foule  assemblée  au  théâtre  afin 
de  s'y  divertir.  Celle-ci  n'est  accessible  qu'à  l'impression  immédiate. 
Elle  juge  avec  des  idées  et  des  sentimens  d'aujourd'hui  les  choses  et 
les  gens  d'autrefois.  Un  événement  historique,  dès  qu'il  passe  parle 
théâtre,  s'y  dénature  et  nous  apparaît  sous  un  faux  jour.  Aussi,  l'emploi 
de  l'histoire  au  théâtre  ne  s'adresse-t-il  qu'à  la  badauderie  du  pubhc  : 
nous  avons  le  goût  du  bibelot;  nous  sommes  curieux  de  pénétrer 
dans  l'intimité  des  gens  connus;  au  surplus,  nous  sommes  facilement 
dupes,  étant  très  ignorans.  L'histoire  sert  encore  à  nous  dépayser,  à 
renouveler  par  l'agrément  du  cadre  une  intrigue  trop  banale,  une  situa- 
tion trop  usée.  Nous  l'acceptons  donc  assez  volontiers  si  l'auteur  n'a 
eu  d'autre  projet  que  de  nous  amuser.  Mais  s'il  a  eu  lui-même  foi  dans 
son  œuvre,  s'il  l'a  écrite  avec  sérieux,  s'il  lui  a  prêté  une  portée  morale 
ou  sociale,  c'est  alors  que  le  genre  historique  est  intolérable. 

De  là  vient  qu'on  écoute  avec  plaisir  le  vaudeville  historique  de 
MM.  Lenôtre  et  Martin  :  Colinette.  Il  est  clair  que  les  auteurs  ne  se  sont 
pas  abusés  sur  l'importance  de  leur  aimable  pièce,  qu'ils  l'ont  com- 
posée sans  prétention  et  sans  y  chercher  maHce.  Docilement  ils  se 
sont  mis  à  l'école  de  Scribe  ;  ils  lui  ont  emprunté  ses  procédés,  en  se 
contentant  de  flatter  notre  goût  pour  les  minutieuses  restitutions  ar- 
chéologiques. De  vieux  gentilshommes,  retour  de  l'émigration,  un 
beau  colonel  qui,  à  toute  heure  du  jour  ou  de  la  nuit,  se  promène  en 
uniforme  dans  ses  appartemens,  un  général  de  l'Empire  traqué  par  la 
police,  une  dame  d'honneur  s'essayant  à  porter  le  manteau  de  cour,  le 
soir  de  sa  présentation,  Louis  XVIII  podagre,  sceptique,  tournant  des 
madrigaux  et  citant  des  vers  d'Horace,  ce  sont  des  images  falotes  et 
douces.  Nous  feuilletons  sans  ennui  cet  album  d'anciennes  gravures. 
L'histoire  de  l'évasion  de  La  Valette  nous  étant  contée  au  premier  acte, 
il  s'agit  de  répéter  cette  évasion  célèbre,  au  dernier  acte,  sous  les  yeux 
et  avec  la  connivence  du  roi .  On  y  arrive  à  l'aide  de  combinaisons 
ingénieuses  et  laborieuses.  C'est  comme  une  charade  dont  on  a  eu  soin 
de  nous  donner  d'abord  le  mot.  S'il  y  a  dans  l'agencement  lui-même 
de  l'intrigue  de  furieuses  invraisemblances,  nous  faisons  exprès  de 
ne  pas  nous  en  apercevoir.  Une  jeune  femme  honnête  et  spirituelle 
qui  berne  un  vieux  diplomate,  la  vertu  qui  triomphe  avec  bonne  grâce 
de  la  rouerie,  un  prince  qui  désavoue  sa  police  et  veille  à  la  sé- 
curité des  conspirateurs,  voilà  des  spectacles  auxquels  nous  avons 
trop  rarement  l'occasion  d'assister.  Nous  réclamons  des  pièces 
morales  et  gaies  ;  sachons  louer  les  écrivains  qui  consentent  à  nous 


REVUE    DRAMATIQUE.  449 

en  donner.  Col'mette  est  un  charmant  spécimen  de  théâtre  en  famille. 
M'^^  Yahne  est  une  très  gracieuse  Golinette.  M.  Chelles  a  composé 
avec  beaucoup  de  goût  le  personnage  de  Louis  XVill.  M.  Burguet  a  de 
la  jeunesse  et  de  la  chaleur  dans  le  rôle  du  marquis  de  Rouvray.  L'en- 
semble est  des  plus  satisfaisans. 

En  passant  de  Colinettek  Struensée,  nous  passons  du  vaudeville  au 
drame.  C'est  le  genre  historique  se  haussant  au  grand  art.  C'est  ter- 
rible. Je  me  hâte  d'ailleurs  de  reconnaître  la  valeur  de  l'œuvre  et  de 
constater  le  bon  accueil  qu'elle  a  reçu.  En  écrivant  Struensée,  M.  Paul 
Meurice  a  témoigné  une  fois  de  plus  des  qualités  les  plus  rares  :  pa- 
tience dans  l'effort,  élévation  morale,  souci  de  l'art.  La  Comédie-Fran- 
çaise a  monté  la  pièce  avec  beaucoup  de  soin.  Le  public  a  écouté  avec 
faveur  six  actes  en  vers.  Il  faut  s'incliner  devant  ce  remarquable  con- 
cours de  bonnes  volontés.  Ce  drame  est  de  ceux  qu'on  a  le  devoir  de 
discuter  sans  indulgence.  Il  prête  à  réfléchir.  Donc,  nous  arrivons  au 
théâtre,  comme  d'honnêtes  gens,  informés  sans  doute  des  révolutions 
de  Danemark,  mais  par  l'opéra  de  Meyerbeer  et  le  Bertrand  et  Raton  de 
Scribe,  autant  que  par  la  lecture  des  mémoires  du  temps.  Au  prologue, 
le  jeune  médecin  Jean  Struensée  expose  à  son  père  et  à  sa  cousine  ses 
rêves  humanitaires;  il  va  courir  le  monde  afin  d'appliquer  les  idées 
nouvelles.  L'auberge  où  il  fait  ses  adieux  aux  siens  est  celle  même  où 
le  sieur  Freytag,  lancé  par  Frédéric  à  la  poursuite  de  Voltaire,  vint 
lui  «  réclamer  l'œuvre  de  poésie  du  roi  son  maître.  »  Voltaire  y  paraît 
en  effet,  moribond  comme  toujours  et  comme  toujours  en  veine  de 
sarcasmes.  Cette  rencontre  sera  pour  Struensée  un  souvenir  inou- 
bUable.  Il  fait  vœu  d'être  désormais  le  chevaUer  errant  de  la  philoso- 
phie voltairienne.  Il  arrive  à  Copenhague,  et  il  a  la  bonne  fortune  d'al- 
léger les  souffrances  du  roi  Christian  VII,  usé  de  débauches,  roi 
fainéant  et  dément  que  torture  la  douleur  physique.  Au  second  acte, 
nous  retrouvons  Struensée  dans  tout  l'éclat  de  la  faveur  et  de  la  pros- 
périté. 11  aime  la  reine  et  il  en  est  aimé.  Il  est  premier  ministre.  Il 
travaille  à  réformer  l'État.  Comme  la  Bourgogne  en  1293,1e  Danemark 
est  heureux.  Sur  ces  entrefaites,  un  conspirateur,  que  Struensée  a  fait 
arrêter  et  qui  n'est  autre  que  Rantzau,  le  ministre  dont  il  a  pris  la 
place,  lui  rapporte  qu'on  incrimine  ses  relations  avec  la  reine.  Aussitôt 
Struensée  a  pris  son  parti  :  il  veut  disparaître,  il  veut  mourir.  Nous 
pensons  que  voilà  une  résolution  bien  soudaine  et  dont  l'utiUté  nous 
échappe.  Mais  apparemment,  c'est  de  l'histoire.  Désormais  Struensée 
n'aura  plus  qu'une  idée,  l'idée  fixe  de  se  faire  condamner  à  mort.  C'est 
TOME  CL.  —  1898.  29 


450  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins  facile  qu'on  ne  pourrait  croire.  Les  affiliés  de  la  Sainte-Vehme 
se  réunissent  à  minuit  dans  un  château  en  ruines  pour  délibérer  sur 
les  affaires  publiques.  Struensée  prend  la  parole  dans  leur  réunion,  pro- 
nonce contre  lui-même  un  discours  \-iolent  et  offre  d'être  son  propre 
assassin.  Repoussé  de  ce  côté,  il  repart  à  la  recherche  d'une  condam- 
nation. Enfin,  cet  arrêt  tant  désiré,  Christian  VII  le  signe  dans  un 
moment  de  lucidité  :  car  il  est  jaloux  de  son  ministre  et  il  s'est  pris 
de  haine  pour  son  sauveur.  La  scène  où  l'on  nous  montre  ce  roi  ma- 
niaque tout  réjoui  à  l'idée  du  méchant  tour  qu'il  joue,  lui  malade  à 
son  médecin,  lui  débile  au  maître  tout-puissant,  est  dune  grande 
be  auté  et  elle  a,  grâce  au  talent  de  M.  Le  Bargy,  produit  l'effet  le  plus 
saisissant.  Mais  le  roi  est  repris  d'un  accès  de  son  mal.  Rantzau,  re- 
devenu ministre,  ne  se  soucie  pas  de  faire  exécuter  l'arrêt.  Il  faut  que 
Struensée  insiste  et  règle  lui  même  les  détails  de  son  supplice.  Au  der- 
nier acte,  la  reine,  avertie  du  péril  que  court  Struensée,  envoie  à  son 
secours.  Trop  tard.  Struensée  a  devancé  l'heure.  C'est  le  fusillé  volon- 
taire.—  Les  complications  qui  emplissent  ces  trois  derniers  actes  nous 
semblent  obscures  autant  que  bizarres.  Mais  probablement  l'auteur 
n'était  pas  libre;  il  a  dû  se  conformer  à  l'histoire.  Cet  acharnement 
d'un  ministre  à  vouloir  sa  perte  nous  paraît  fort  extraordinaire.  Les 
mobiles  auxquels  obéit  Struensée  nous  échappent.  Mais  quoi?  L'in- 
vraisemblable peut  être  vrai.  Les  faits  sont  les  faits.  Nous  sommes  en 
présence  d'un  cas.  Constatons  et  enregistrons  sans  chercher  à  com- 
prendre. C'est  de  l'histoire. 

Or  ce  n'est  pas  de  l'histoire.  —  Rentrés  chez  nous,  et  justement  parce 
que  le  drame  de  M.  Paul  Meurice  ne  nous  a  pas  laissés  indifférens, 
nous  ouvrons  nos  livres.  Nous  y  voyons  avec  surprise  se  démêler  ce 
qui  nous  avait  paru  si  embrouillé,  s'éclairer  les  ténèbres,  se  dissiper 
ce  malaise  et  cet  ennui  que  causent  toujours  les  choses  mal  expliquées, 
et  s'enlever  en  plein  rehef  la  figure  de  cet  aventurier  hardi,  brutal  et, 
somme  toute,  assez  vulgaire  que  fut  Struensée.  C'est  le  fils  d'un  pasteur 
saxon.  Il  s'ennuie  dans  sa  famille  dévote.  Les  théories  de  nos  philo- 
sophes le  séduisent  par  la  conformité  qu'il  y  trouve  avec  ses  instincts. 
n  devient  l'ennemi  des  religions  positives.  A  Altona,  où  il  a  suivi  son 
père,  il  étudie  peu  la  médecine,  mais  il  fait  beaucoup  de  dettes.  Homme 
de  plaisir,  il  cherche  les  moyens  d'être  riche.  Le  métier  d'écrivain, 
trop  peu  lucratif,  ne  le  tente  pas  ;  mais  il  songe  à  aller  aux  Indes  pour 
faire  fortune.  De  grands  personnages  avec  qui  il  est  entré  en  relations 
l'introduisent  à  la  cour  de  Danemark.  Le  roi,  qu'il  a  bien  soigné,  le 
présente  lui-même  et  l'impose  presque  à  la  reine  Caroline-Christine. 


REVUE    DRAMATIQUE.  451 

Celle-ci,  jeune,  imprudente,  délaissée,  se  sent  bientôt  attirée  vers  ce 
bel  homme  qui  a  une  réputation  d'homme  à  bonnes  fortunes.  Les 
deux  amans  ne  se  cachent  pas;  leur  haison  est  publique.  D'ailleurs, 
Struensée  ne  se  pique  pas  de  fidélité  ;  il  a  des  maîtresses,  il  est  avec 
la  reine  insolent  et  fat,  pendant  que  celle-ci  pour  lui  plaire  abdique 
toute  dignité,  court  les  rues  déguisée  en  homme,  se  dégrade  et  s'enca- 
naille. L'amour  de  la  reine  n'a  été  pour  le  favori  qu'un  moyen  de  par- 
venir. En  possession  du  pouvoir,  il  s'en  sert  pour  appliquer  des  idées 
abstraites.  C'est  un  homme  à  système.  Beaucoup  de  ses  idées  sont 
justes,  et  il  a  vraiment  en  vue  le  bien  de  l'État.  Mais  il  ne  sait  pas  que 
des  réformes,  pour  être  efficaces,  ont  besoin  d'être  faites  lentement  avec 
le  concours  du  temps  comme  avec  l'assentiment  public.  Ou  plutôt  son 
impatience,  son  humeur  despotique  et  brouillonne  ne  lui  laissent  pas 
les  moyens  d'attendre.  Il  ne  tient  compte  ni  des  faits,  ni  des  mœurs,  ni 
des  préjugés  :  il  a  entrepris  d'arracher  brusquement  un  pays  à  sa  tradi- 
tion. Le  résultat  de  ces  réformes  hâtives  et  radicales  est  foudroyant.  Le 
Danemark  est  bouleversé,  la  misère  s'est  accrue,  le  ministre  étranger  et 
qui  affecte  de  ne  se  servir  que  de  la  langue  allemande  a  choqué  le  sen- 
timent national,  le  ministre  philosophe  a  choqué  le  sentiment  religieux  ; 
le  peuple,  qu'il  flatte,  l'exècre  autant  que  l'aristocratie  qu'U  combat  ; 
des  provinces  comme  de  la  ville,  U  s'élève  un  même  cri  de  réprobation. 
Struensée,  en  joueur  qui  hasarde  le  tout  pour  le  tout,  avait  prévu  qu'U 
pourrait  perdre  la  partie.  Il  aimait  à  répéter  qu'il  aurait  le  sort  de 
Concini.  Dès  qu'il  sent  que  le  terrain  lui  manque,  il  ne  lâche  pas  pied. 
Il  se  cramponne  au  pouvoir,  il  se  défend  avec  âpre  té,  U  s'entoure  de 
soldats.  On  l'arrête  une  nuit  pendant  son  sommeU.  On  le  jette  en  prison. 
Il  fait  encore  belle  figure.  Il  compte  sur  la  protection  de  la  reine.  Dès 
qu'il  apprend  qu'elle  aussi,  Caroline-Christine,  est  emprisonnée,  aussitôt 
toute  sa  fermeté  l'abandonne.  Il  essaie  alors  des  aveux.  11  donne  sur  ses 
amours  avec  la  reine  des  détails  cyniques.  Il  est  lâche  après  avoir  été 
violent.  D'ailleurs  y  a-t-il  eu  chez  lui  plus  d'appétit  des  jouissances  ou 
plus  de  génie,  et  son  œuvre  a-t-elle  été  par  ses  conséquences  plus  utile 
ou  plus  funeste?  peu  nous  importe.  Il  nous  suffit  que  nous  puissions 
lui  rendre  sa  place  parmi  les   grands   aventuriers.   Ce  Struensée -là 
est  un  être  de  chair  et  de  sang,  un  de  ces  hommes  de  proie,  ardens, 
excessifs,  taillés  pour  la  lutte,  armés  pour  la  conquête  et  tout  débor- 
dans  de  vie. 

Comparez-lui  le  pauvre  fantoche  imaginé  par  M.  Paul  Meurice .  Au  lieu 
des  premières  années  consumées  dans  la  dissipation,  l'ennui,  et  la  fièvre, 
c'est  l'innocente  idylle  ébauchée  avec  la  petite  Ciiristel,  l'amourette  de 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cousin  à  cousine.  Au  lieu  de  cet  âpre  désir  de  faire  fortune,  c'est  un 
vague  apitoiement  sur  la  misère  humaine.  Au  lieu  de  cette  liaison  auda- 
cieuse et  intéressée  avec  la  reine,  c'est  un  amour  exprimé  en  termes  si 
respectueux  et  si  purs  que  nous  en  venons  presque  à  nous  demander  si, 
dans  l'esprit  de  l'auteur,  ce  n'est  pas  un  amour  platonique  et  ne  s'adres- 
«ant  qu'aux  perfections  morales  de  Caroline-Ciiristine.  Il  n'est  guère 
moins  dévoué  au  mari  qu'à  la  femme;  et  il  se  peut  qu'il  ait,  comme 
ministre  et  comme  médecin,  pu  juger  ce  que  vaut  Christian  Vil,  il 
continue  de  respecter  en  lui  la  majesté  royale.  Cet  homme  a  l'âme 
respectueuse.  Il  est  soumis,  il  est  doux,  il  baise  la  main  qui  le  frappe. 
Il  est  incapable  d'aucune  vue  d'intérêt  personnel,  incapable  de  ja- 
lousie, de  rancune,  de  colère,  et  en  général  de  tous  les  mouvemens  qui 
partent  du  fond  mauvais  de  notre  nature.  Mais  il  est  capable  de  sou- 
pirer, il  est  tendrement  élégiaque  et  agréablement  mélancolique.  Celui- 
là  n'est  pas  un  aventurier,  c'est  Grandisson;  ce  n'est  pas  un  ambitieux, 
•c'est  un  saint;  ce  n'est  pas  un  homme  d'État;  ce  n'est  pas  un  homme. 
Il  n'a  ni  muscles  dans  le  corps,  ni  sang  dans  les  veines.  Comment 
pourrait-il  en  avoir?  Il  est  en  sucre. 

C'est  ici  qu'on  voit  dans  quelle  mesure  le  poète  peut  modifier  les 
données  de  l'histoire.  Car  on  a  coutume  de  nous  dire  que  l'écrivain  est 
.maître  de  son  sujet  et  que  le  poète  a  sur  l'histoire  toute  sorte  de 
droits.  C'est  un  de  ces  principes  qui  défraient  la  critique  courante.  De 
loin  ils  en  imposent;  mais  il  n'y  faut  pas  regarder  de  trop  près.  Pour 
ma  part  je  ne  vois  pas  clairement  quels  sont  les  droits  de  M.  Paul  Meu- 
rice  sur  l'histoire  de  Danemark.  Ce  qui  est  exact  c'est  que  les  hommes 
du  plus  grand  génie  sont  encore  incomplets  et  ne  réalisent  qu'impar- 
faitement l'idée  qu'ils  personnifient  dans  le  développement  de  l'huma- 
nité. Le  poète  intervient  pour  compléter  l'œuvre  de  la  réalité.  Il  achève 
ce  qui  n'était  qu'ébauché,  il  pousse  à  bout  ce  qui  n'était  qu'indiqué.  Il 
agrandit  l'individu  pour  lui  donner  les  proportions  d'un  type.  Telle 
est  bien  lopinion  que  Goethe  exprime  dans  un  passage  fameux  de  ses 
conversations  avec  le  fidèle  Eckerman  :  «  Jamais  aucun  poète  n'a 
connu  dans  leur  réaUté  les  caractères  historiques  qu'il  reproduisait  et 
^'il  les  avait  connus  il  n'aurait  guère  pu  s'en  servir.  Ce  que  le  poète 
doit  connaître  ce  sont  les  effets  qu'il  veut  produire  et  il  dispose  en 
conséquence  la  nature  de  ses  caractères.  Si  j'avais  voulu  représenter 
Egmont,  tel  qu'il  est  dans  l'histoire,  père  d'une  douzaine  d'enfans,  sa 
conduite  si  légère  aurait  paru  très  absurde.  Il  me  fallait  donc  un  autre 
JEgmont,  qui  restât  mieux  en  harmonie  avec  ses  actes  et  avec  mes  vues 
poétiques.  Et,  comme  dit  Claire,  c'est  là  «  mon  »  Egmont.  »  Le  poète  a 


REVUE    DRAMATIQUE.  453 

le  droit  de  se  séparer  de  l'iiistoire;  mais  c'est  à  condition  de  faire 
mieux  qu'elle.  Il  faut  que  l'être  créé  par  lui  soit  plus  vrai  que  l'être  qui 
a  réellement  existé. 

Le  Struensée  qu'on  nous  montre  choque  la  vérité  humaine,  voilà 
ce  qu'on  ne  saurait  lui  pardonner.  La  contradiction  est  perpétuelle 
entre  les  sentimens  qu'on  lui  prête  et  la  destinée  qui  reste  la  sienne.  Or 
il  y  a  quelque  chose  à  quoi  nous  tenons  plus  qu'à  la  réaUté  des  faits, 
et  à  quoi  enfin  il  nous  est  impossible  de  renoncer  :  c'est  la  logique  du 
cœur  et  c'est  l'expérience  de  la  vie.  Un  ambitieux  ne  saurait  avoir  l'ex- 
quise douceur  d'âme  et  la  scrupuleuse  honnêteté  de  ce  faux  Struensée. 
Un  étranger  ne  s'impose  pas  à  une  nation  rien  qu'avec  des  rêveries 
humanitaires.  Un  ministre  ne  se  maintient  pas  dans  une  cour  par  le 
seul  ascendant  de  ses  vertus.  Ce  n'est  pas  avec  des  promenades  senti- 
mentales et  des  déclarations  platoniques  qu'un  homme  affole  une 
femme  et  devient  son  maître.  Ce  désaccord  des  sentimens  entre  eux, 
du  caractère  avec  la  conduite,  des  paroles  avec  les  actes,  des  causes 
avec  les  effets,  c'est  ce  qu'on  appelle,  en  bonne  définition:  l'absurdité. 

Nous  reconnaissons  ici  cette  impuissance  où  ont  toujours  été  les 
romantiques  de  rien  savoir  de  la  vie.  Car  Struensée  est  comme  un  abou- 
tissement du  drame  romantique,  et  M.  Paul  Meurice  ne  se  cache  pas 
d'avoir  voulu  donner  un  frère  à  Ruy  Blas.  Quelle  était  donc  notre 
naïveté  de  parler  de  l'histoire  et  de  la  vie  ?  Ce  héros  tendre  et  sombre 
a  été  fabriqué  de  toutes  pièces  en  conformité  avec  un  idéal  que  nous 
connaissons  bien  pour  l'avoir  tant  de  fois  retrouvé  dans  le  roman 
comme  au  théâtre.  Les  romantiques  sont  vaguement  démocrates.  C'est 
pourquoi  leur  héros,  plébéien  ou  petit  bourgeois,  rêve  de  duchesses  en 
son  obscurité  et  soupire  après  l'amour  des  grandes  dames,  des  très 
grandes  dames.  Être  aimé  de  la  reine,  tel  est  pour  un  parvenu  l'idéal 
de  la  félicité.  Inversement,  tromper  le  roi  avec  le  premier  ministre,  tel 
sera  l'idéal  pour  une  reine  qui  est  d'ailleurs  une  noble  femme,  pure 
et  digne  de  tous  les  respects.  N'allez  pas  dire  à  ce  couple  lyrique  que 
ces  jeux  de  la  poHtique  et  de  l'adultère  n'ont  rien  ni  de  rare  ni  surtout 
de  sublime;  ce  serait  le  rappeler  sur  la  terre  pour  laquelle  il  n'est  point 
fait.  Le  héros  romantique  est  un  déclamateur.  Il  peut  bien  faire  de 
grandes  phrases,  il  ne  peut  pas  agir.  C'est  pourquoi,  à  l'heure  du  dan- 
ger, il  s'empresse  de  quitter  la  partie.  Ruy  Blas,  quand  il  voit  que  la 
reine  est  menacée,  s'en  va  se  promener  par  la  ville.  Struensée,  dans 
une  conjoncture  analogue,  prend  le  parti  de  mourir.  Il  abandonne  Ca- 
roline-Christine à  ses  ennemis;  il  abandonne  tous  ceux  qui  ont  cru  en 
lui,  il  abandonne  les  intérêts  qui  lui  ont  été  confiés,  il  abandonne 


454  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'œuvre  qu'il  a  commencée.  C'est  une  désertion.  Ici  encore  on  devine 
qu'il  ne  sera  pas  en  peine  pour  se  payer  de  mots  sonores.  A  l'en  croire , 
il  se  sacrifie  pour  ses  idées,  car  des  idées  ne  triomphent  que  si  on  a 
souffert  et  si  on  est  mort  pour  elles.  Autant  dii-e  que  pour  aboutir  les 
réformes  ont  besoin  d'avorter.  Le  fait  est  que  comme  Ruy  Blas,  comme 
Antony,  comme  Chatterton,  comme  René  et  comme  Werther,  tous 
pareillement  insociables  et  inaptes  aux  conditions  de  la  vie,  il  est 
hanté  par  l'idée  du  suicide.  Il  se  croit  un  martyr,  il  n'est  que  le  jeune 
premier  fatal.  —  Ces  déclamations  passaient  vers  1830,  grâce  à  l'es- 
pèce de  fiè\Te  qui  s'était  emparée  de  toute  la  littérature.  Le  temps  a 
marché.  Nous  ne  sommes  plus  au  ton . 

Struensée  est  bien  joué.  Il  faut  d'abord  constater  l'éclatant  succès 
de  M.  Le  Bargy.  Il  a  dessiné  en  grand  comédien  le  personnage  de 
Christian  VII.  11  a  mis  dans  une  courte  scène  une  intensité  et  une 
puissance  d'expression  qui  ont  transporté  la  salle.  M.  Leloir  a  dit 
avec  beaucoup  de  justesse  le  rôle  de  Rantzau.  M.  Albert  Lambert, 
chargé  du  rôle  de  Struensée,  s'en  est  tiré  à  son  honneur.  M"*  Lara 
est  gracieuse  et  un  peu  insuffisante  dans  le  rôle  de  la  reine. 

C'est  une  nécessité  que  tous  les  romanciers  finissent  par  aborder 
le  théâtre.  Je  crois  bien  qu'il  en  a  été  ainsi  de  tout  temps,  et  je  ne  m'en 
plains  donc  pas.  Le  théâtre  est  un  genre  trop  voisin  du  roman  ;  il  offre 
trop  d'avantages  de  toute  sorte;  la  tentation  est  trop  forte,  M.  Pierre 
Loti  y  cède  à  son  tour.  Il  faut  bien  reconnaître  que  son  essai  n'a  pas  été 
cette  fois  très  heureux.  Nous  doutons  fort  que  les  cinq  actes  qu'a  repré- 
sentés le  Théâtre-Antoine  ajoutent  beaucoup  à  la  gloire  de  l'auteur  de 
Pêcheur  d'Islande  et  de  Ramùntcho.  Son  talent  d'évocation  devient  inu- 
tile, puisque  au  théâtre  le  décorateur  prend  la  place  de  l'auteur.  La 
grâce  de  son  style  disparait.  11  ne  semble  pas  qu'il  acquière  en  re- 
vanche cette  concision  et  cette  rapidité  de  dialogue  si  nécessaires  à  la 
scène. 

Judith  Renaudin  est  une  série  de  tableaux.  Ces  tableaux  n'ont  pas 
entre  eux  un  lien  très  étroit,  et  on  voit  mal  pourquoi  l'auteur  a  choisi 
ceux-ci  plutôt  que  d'autres.  C'est  un  défaut  inhérent  au  genre.  Mais  en 
outre  ces  tableaux  se  réduisent  la  plupart  du  temps  à  une  sorte  de 
parade  ou  de  pantomime.  Le  caractère  des  personnages  est  à  peine 
indiqué.  Certes  nous  ne  demandons  pas  à  être  plus  amplement  rensei- 
gnés sur  l'émotion  que  cause  à  la  jeune  M'^^  Renaudin  la  wm%  du  bel 
officier  de  dragons  M.  d'Estelan.  Ces  choses  sont  connues,  depuis  qu'il 
y  a  des  femmes  et  qu'elles  aiment  les  militaires.  Mais  puisqu'on  veut 


REVUE    DRAMATIQUE.  455 

nous  faire  pénétrer  dans  une  famille  huguenote  à  l'époque  des  dra- 
gonnades, nous  ne  serions  pas  fâchés  d'apprendre,  autrement  que  par 
une  phraséologie  souvent  banale,  ce  qui  se  passe  dans  l'âme  de  ces 
gens  qui  luttent  pour  leur  foi.  Le  seul  rôle  un  peu  développé  est  celui 
d'un  curé  philosophe.  Ce  brave  homme,  qui  a  certainement  lu  Voltaire, 
est  très  dépaysé  dans  ce  milieu  d'âpres  croyances.  Pour  lui,cathoU- 
cisme  ou  protestantisme,  au  fond  c'est  tout  un;  les  nuances  qu'il  peut 
y  avoir  entre  deux  manières  de  servir  le  bon  Dieu  valent-elles  qu'on 
se  dispute  entre  A^oisins  ?  On  s'est  demandé  si  ce  curé  est  bien  authen- 
tique. Gela  n'importe  guère  et  la  question  est  beaucoup  plus  grave.  H, 
s'agit  de  savoir  ce  que  vaut  au  point  de  vue  de  l'art  et  de  la  vérité  cette 
exhibition  sommaire  d'un  fait  considérable  qui  tient  à  tout  un  en- 
semble d'idées  et  de  faits  et  se  rattache  à  des  mœurs  qui  ne  sont  plus 
les  nôtres.  Devant  un  auditoire  de  sceptiques  M.  Pierre  Loti  nous 
montre  des  dragons  qui  fusillent  des  enfans.  Il  fait  crier  par  ses  per- 
sonnages :  «  EUe  n'enseigne  pas  la  pitié,  la  reUgion  que  vous  servez.  » 
Et  :  «  Faites  la  maison  vide  :  c'est  au  nom  du  roi  de  France.  »  Après 
quoi,  U  déclare  qu'il  n'a  pas  fait  une  œuvre  de  parti  ou  que,  s'Ul'a  faite, 
c'est  sans  le  vouloir  :  il  ne  l'a  pas  fait  exprès.  Nous  ne  refusons  certes 
pas  de  l'en  croire,  et  même  c'est  par  là  que  son  œuvre  redevient  tout 
à  fait  intéressante. 

«  Il  y  a  dans  la  patrie  française,  écrivait  ici  même,  il  y  a  six  mois, 
M.  Jules  Lemaître,  à  l'occasion  de  son  Aînée,  Uy  a  donc  dans  la  patrie 
française,  et  quoique  fondus  en  elle  pour  tout  le  principal,  des  groupes 
qui  demeurent  quand  même  un  peu  susceptibles  et  ombrageux.  Ils 
ont  la  chance  d'être  plus  vertueux  et,  proportionnellement  à  leur 
nombre,  beaucoup  plus  forts  que  nous  ;  mais  cet  avantage  les  laisse 
méfians.  C'est  qu'ils  sont  arrière-petits-fils  de  persécutés.  » 

Et,  sans  doute,  il  faut  passer  beaucoup  de  choses  aux  «  arrière- 
petits-fils  des  persécutés  »  ;  il  faut  même  leur  donner  beaucoup  de 
places!  Mais  ne  pourraient-ils  pas, en  revanche,  nous  parler  d'autre 
chose  que  de  leurs  persécutions,  et  même,  en  cherchant  bien,  ne 
pourraient-ils  trouver  d'autre  reproche  à  nous  faire,  plus  actuel  et  plus 
mérité,  que  celui  d'avoir  «  révoqué  l'Édit  de  Nantes?  » 

Comment  l'aurions-nous  fait  si  nous  n'étions  pas  nés, 

et  de  l'erreur  de  nos  pères  n'ont-ils  pas  tiré,  depuis  longtemps,  d'assez 
fructueuses  compensations?  Dans  les  annales  de  l'histoire  nationale, 
où  tous  les  autres  peuples,  mieux  inspirés,  ne  cherchent  que  des  rai- 
sons de  penser  et  de  sentir  en  commun,  on  dirait,  en  vérité,  que  nous  ne 


4S6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cherchons,  nous,  que  des  motifs  de  division.  Ne  trouvant  pas  dans  le 
présent  assez  d'occasions  de  nous  disputer,"nous  en  cherchons  dans  le 
passé;  nous  exploitons  notre  histoire  contre  nous-mêmes;  et  nous  met- 
tons un  point  d'honneur  étrange,  non  seulement  à  ne  rien  apprendre  de 
l'expérience,  mais  à  n'avoir  rien  oubUé.  Cependant,  depuis  1685,  beau- 
coup de  choses  ont  changé  au  pays  de  France.  M.  FéUx  Faure  peut 
être  le  successeur  de  Louis  XIV  :  il  n'en  est  pas  l'héritier.  Le  ministre 
de  la  guerre  ne  s'appelle  plus  Louvois,  puisqu'il  s'appelle  M.  de  Frey- 
cinet,  et  qu'il  appartient,  sauf  erreur,  à  la  «  reUgion.  »  La  situation 
de  l'ÉgUse  catholique  n'a  guère  moins  changé,  puisque  c'est  contre 
elle  que  se  poursuit,  au  nom  de  la  tolérance  et  de  la  liberté,  une  per- 
sécution pacifique,  systématique  et  hypocrite.  Il  est  au  moins  curieux 
de  constater  que  les  «  arrière-petits-fils  des  persécutés  »  tiennent  tous 
ces  changemens  pour  non  avenus,  qu'ils  aient  gardé,  après  deux  siècles 
passés,  la  même  âpreté  de  rancune,  et  qu'ils  continuent  de  vivre  dans 
la  République  en  état  de  représailles. 

M.  Antoine  joue  avec  son  talent  ordinaire  et  des  procédés  toujours 
les  mêmes  le  rôle  du  curé  philosophe.  M'^"  Mellot  est  une  Judith  Re- 
naudin  par  trop  dépourvue  d'émotion.  Mais  deux  interprètes  surtout 
ont  donné  dans  cette  pièce  la  note  et  le  ton.  Ce  sont  des  acteurs  de 
mélodrame.  C'est  d'abord  M""*"  Marie  Laurent,  qui  joue  deux  rôles  à  elle 
toute  seule,  et  tous  deux  de  façon  aussi  vibrante.  C'est  ensuite  M.  de 
Max, qui  a  composé  un  type  de  vieux  huguenot,  vraiment  impayable. 

René  Doumic. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


UNE    BIOGRAPHIE    PSYCHO-PATHOLOGIQUE 
DE    VICTOR    ALFIERI 


Vittorio  Alfieri,  ntudi  psicopatologici,  par  G.  Antonini  et  L.  Cognetti  de  Mar- 
tiis,  avec  une  préface  de  M.  Cesare  Lombroso.  1  vol.  in-8°,  Turin, 
1898. 

J'ai  autrefois  connu  un  poète  qui  chantait  les  grands  hommes,  ou 
pkitôtles  hommes  célèbres,  parmi  lesquels  s'en  trouvent,  comme  on 
sait,  de  petits  et  de  grands.  Mais,  grands  et  petits,  il  les  chantait  tous, 
pourvu  seulement  que  l'actuahté  lui  remît  leurs  noms  en  mémoire. 
D'humeur  très  calme,  à  l'ordinaire,  et  s'accommodant  parfaitement  de 
vivre  en  bonne  prose,  il  ne  pouvait  lire  dans  les  journaux  l'annonce 
d'un  centenaire,  d'un  jubilé,  de  l'inauguration  d'une  statue  ou  d'un 
buste,  sans  qu'aussitôt  sa  muse,  réveillée,  lui  dictât  une  ode,  des 
stances,  ou  tout  au  moins  un  sonnet,  à  la  gloire  du  personnage  qu'on 
allait  fêter.  Peu  lui  importait,  d'ailleurs,  que  celui-ci  fût  un  artiste,  un 
savant,  ou  un  philanthrope  :  on  le  fêtait,  il  voulait  le  fêter  aussi  ;  et  les 
dictionnaires  ne  manquaient  point  pour  lui  fournir,  après  cela,  sur  les 
mérites  de  son  héros  impro^dsé,  autant  et  plus  de  renseignemens 
quïl  en  pouvait  désirer. 

Je  dois  ajouter  que  cette  façon  particulière  de  concevoir  la  poésie, 
tout  en  procurant  à  mon  ami  les  palmes  académiques  avec  maintes 
autres  distinctions  flatteuses,  ne  lui  permit  pas  cependant  de  prendre 
rang  lui-même  entre  ces  hommes  célèbres  dont  il  s'était,  spontané- 
ment, constitué  le  poète  :  c'est  un  premier  point  par  où  son  cas  diffère  de 


4S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

celui  de  l'éminent  professeur  Cesare  Lombroso,  dont  la  gloire, 
désormais,  est  universelle.  Mais,  tout  comme  mon  ami,  M.  Lombroso 
a  une  façon  à  lui  d'honorer  les  grands  hommes  ;  et  il  ne  peut  hre 
l'annonce  d'une  fête  en  l'honneur  de  l'un  d'eux,  sans  se  croire 
aussitôt  obligé  de  publier  un  livre,  ou  tout  au  moins  un  article,  pour 
établir  que  le  personnage  qu'on  fête  a  été  un  dégénéré,  un  épilep- 
tique,  un  fou,  ou  un  criminel.  Peu  lui  importe,  à  lui  aussi,  que  ce  per- 
sonnage ait  écrit  des  livres,  ou  dirigé  des  ministères,  ou  gagné  des 
batailles  :  et  peu  lui  importe  que  sa  célébrité  soit  de  bon  ou  de  mau  - 
vais  aloi.  Puisqu'on  le  fête,  U  entend  le  fêter  aussi.  Et  on  peut  toujours 
être  sûr  qu'il  trouvera,  dans  les  dictionnaires  biographiques,  une  ou 
deux  anecdotes  qui  l'autoriseront  à  porter  un  diagnostic  de  dégénères  - 
cence  :  car  il  lui  suffit,  par  exemple,  d'apprendre  que  Darwin  détestait 
les  longues  conversations,  que  Napoléon  n'aimait  pas  à  changer  de 
chapeau,  et  que  Luce  de  Lancival  supportait  sans  crier  une  opération 
chirurgicale,  cela  lui  suffît  pour  que  tout  de  suite  Darwin,  Napoléon  et 
Luce  de  Lancival  lui  apparaissent  comme  des  dégénérés,  et  chez  qui  le 
génie  était  une  «  psychose,  »  la  conséquence  ou  «  l'équivalent  »  de 
l'épilepsie. 

Au  surplus,  sa  théorie  de  «  la  psychose  du  génie  »  est  assez 
connue,  ainsi  que  les  étonnans  exemples  sur  lesquels  il  l'appuie  : 
M.  G.  Valbert  en  a  rendu  compte  ici  même,  l'année  passée  (t),  dans 
un  article  dont  M.  Lombroso  ne  semble  pas  avoir  pleinement  senti 
l'ironie,  car  peu  s'en  faut  qu'il  ne  le  cite  comme  un  témoignage 
de  la  nouveauté  et  de  l'importance  de  ce  qu'il  n'appelle  plus  désor- 
mais que  «  sa  doctrine,  »  ou,  plus  volontiers  encore,  «  la  doctrine 
lombrosienne.  »  Mais  ce  que  l'on  sait  moins,  peut-être,  c'est  l'ardeur 
infatigable  avec  laquelle  le  fondateur  de  la  «  doctrine  lombrosienne  » 
s'acharne,  depuis  deux  ou  trois  ans,  à  justifier  sa  doctrine  en  publiant, 
ou  en  faisant  publier  par  ses  nombreux  disciples,  des  biographies 
«  psycho-pathologiques,  »  destinées  à  noter  les  maladies  des  hommes 
célèbres,  leurs  infirmités,  leurs  vices,  voire  telles  de  leurs  vertus, 
comme  la  pitié  ou  la  générosité,  où  l'école  lombrosiste  s'accorde  dé- 
sormais à  reconnaître  des  symptômes  certains  de  faiblesse  mentale. 
Pas  un  mois  ne  se  passe  sans  que  se  produise  une  nouvelle  biographie 
de  ce  genre,  et  déjà  le  Tasse,  Léopardi,  Cardan,  Beccaria,  Byroa,  Na  - 
poléon,  Michel-Ange,  déjà  Lucrèce  lui-même, —  en  attendant  Homère, 
— se  sont  trouvés  l'objet  d'études  spéciales  d'où  ressort  la  conclusion 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1'"  juin  1897. 


REVUES  ÉTUANGÉHES.  4î)9 

que  ces  grands  hommes  ont  été,  surtout,  de  malheureux  malades, 
n'ayant  dû  leur  génie  qu'à  leur  maladie.  Et  voici  maintenant  que,  sur  le 
conseil  du  maître,  deux  lombrosistes  italiens,  MM.  Antonini  et  Cognetti 
de  Martiis,  se  sont  mis,  chacun  de  son  côté,  à  étudier  à  ce  point  de  vue 
la  vie  et  le  caractère  du  poète  tragique  Victor  Allieri,  en  prévision, 
sans  doute,  des  fêtes  que  ne  pourra  manquer  d'occasionner  le  prochain 
centenaire  de  sa  mort.  C'est  M.  Lombroso  lui-même  qui  nous  présente 
le  résultat  de  leurs  recherches,  en  le  faisant  précéder  d'une  préface  des 
plus  curieuses,  et  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  signaler  tout  d'abord. 

«  Frappe,  mais  écoute,  ai-je  coutume  de  répéter  toutes  les  fois  que, 
devant  les  nouvelles  preuves  que  nous  apportons  à  l'appui  de  ma 
théorie  de  la  psychose  du  génie,  je  vois  les  représentans  les  plus 
éminens  de  la  littérature  et  de  la  critique  détourner  le  visage,  et  se 
refuser  non  seulement  à  admettre,  mais  même  à  discuter  cette  théorie. 
Quand  j'ai  publié  mon  Homme  de  génie,  on  m'a  demandé  des  mono- 
graphies, établissant  par  des  exemples  sui-sds,  et  non  plus  par  des 
anecdotes  prises  de  droite  et  de  gauche,  la  justesse  de  la  thèse  que  je 
soutenais.  Les  monographies  sont  venues,  et  entrés  grand  nombre.  Et 
voici  à  présent  que  nos  adv^ersaires  nous  reprochent,  tantôt  d'avoir 
mal  interprété  tel  vers,  tantôt  d'avoir  tenu  pour  authentique  tel  autre, 
qui  était  douteux.  Soit  donc;  je  consens  à  avouer  que  nous  pouvons 
commettre  bien  des  erreurs  de  détail  :mais  la  faute  n'en  est-elle  pas  un 
peu  à  vous,  lettrés,  qui  n'avez  jamais  voulu  nous  prêter  votre  aide  ?  Et 
puis,  ces  erreurs  fussent-elles  plus  nombreuses  encore,  ne  sent-on  pas 
qu'elles  n'ont  guère  d'importance?  Quand  on  décou-vTe  que  tour  à  tour 
tous  les  hommes  de  génie,  considérés  de  près  et  avec  une  attention 
continue,  que  tous  sans  exception  ont  été  des  malades,  comment  des 
inexactitudes  de  détail  pourraient-elles  empêcher  d'en  conclure 
qu'entre  le  génie  et  la  maladie  existe  un  lien  profond,  essentiel?  Et 
cette  conclusion  s'impose  davantage  encore  quand  on  s'aperçoit  que, 
dans  les  cas  très  rares  où  le  parallélisme  du  génie  et  de  la  dégénéres- 
cence pouvait  sembler  moins  é-sident,  cela  tenait  seulement  à  l'insuffi- 
sance des  renseignemens  biographiques  :  puisque,  par  exemple,  des 
lettres  récemment  publiées  ont  établi,  d'une  façon  désormais  incontes- 
table, la  psychose  de  Michel-Ange  et  de  Beccaria,  l'épilepsie  de  Gue- 
razzi  et  celle  de  Helmholtz.  » 

Après  quoi  M,  Lombroso  répond,  en  quelques  lignes  rapides  et  tran- 
chantes, aux  diverses  objections  qui  lui  ont  été  adressées.  C'est  ainsi 
que  M.  Nordau,  —  «  son  Nordau,  »  comme  il  l'appelle,  —  ayant  sou- 


460  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenu  que  la  folie  ou  l'e'pilepsie  n'étaient  peut-être  qu'un  effet  acciden- 
tel du  génie,  il  réplique  que  «  les  phénomènes  épileptoïdes  du  génie 
ne  sont  point  postérieurs  aux  manifestations  du  génie,  mais  les  ac- 
compagnent et  souvent  les  précèdent,  par  exemple  chez  Cardan, 
Léopardi,  Poe,  Byron  et  Rousseau.  »  A  M.  Mantegazza,  qui  lui  a  fait 
observer  que  bien  des  hommes  étaient  épileptiques,  ou  fous,  sans  avoir 
du  génie,  U  riposte  aussitôt  :  «  Quand  la  folie  se  produit  chez  un 
homme  médiocre,  elle  peut  pour  un  moment  en  faire  un  homme  de 
génie:  c'est  de  quoi  j'ai  donné  une  série  d'exemples,  parmi  lesquels  le 
plus  éclatant  est  celui  de  ce  médiocre  fou,  ancien  employé,  qui  a 
écrit  un  poème  admirable  sur  un  Oiseau  dans  la  cour.  Mais  pour  qu'il 
y  ait  génie,  il  faut  que,  en  plus  du  ferment  de  l'hyperhémie  cérébrale, 
en  plus  de  la  polarisation  spéciale  des  cellules  du  cerveau  qui  détermine 
la  foUe,  l'hystérie,  etc.,  en  plus  de  ces  conditions  existe  encore  une 
prédisposition  organique  spéciale,  constituéepar  une  plus  grande  quan- 
tité de  cellules  nerveuses,  surtout  dans  les  lobes  antérieurs.  Et  le  fait 
que,  souvent,  la  folie  donne  un  génie  momentané,  ce  fait  prouve  déjà 
assez  péremptoirement  l'extrême  influence  de  la  fohe  sur  le  génie.  » 
Mais  on  sent  que  toutes  ces  objections  importunent  M.  Lombroso, 
sans  qu'une  seule  d'entre  elles  lui  paraisse  mériter  d'être  discutée 
sérieusement.  Et  il  finit  par  s'en  expliquer,  avec  une  louable  franchise. 
«  Les  contradictions  qu'on  adresse  à  ma  thèse,  dit-il,  viennent  surtout 
de  ce  que  la  grande  majorité,  sinon  la  totalité  de  mes  critiques,  man- 
quant eux-mêmes  de  génie,  et  par  suite  ne  trouvant  point  en  eux  les 
anomalies  qui  en  sont  la  condition  nécessaire,  ne  peuvent  se  résigner 
à  admettre  une  doctrine  qui  démontrerait  trop  manifestement  leur 
propre  médiocrité.  » 

M.  Lombroso,  au  contraire,  se  résigne-t-il  à  reconnaître  son 
«  manque  de  génie,  »  ou  bien  aurait-il,  par  hasard,  trouvé  en  lui  «  les 
anomalies  qui  sont  la  condition  nécessaire  du  génie  ?  »  C'est  là  une 
question  psycho-pathologique  à  laquelle  il  devrait  bien  répondre,  entre 
deux  études  sur  d'autres  grands  hommes.  Mais  puisqu'il  nous  présente, 
en  attendant,  une  biographie  d'Alfieri,  écrite,  nous  dit-il,  sous  son 
inspiration,  et  qui  doit  apporter  une  «  confirmation  décisive  à  sa  doc- 
trine de  la  psychose  du  génie,  »  essayons  de  voir,  avec  un  peu  de 
détail,  sur  quels  documens  s'appuie  cette  biographie,  et  comment 
procède  l'école  lombrosiste  pour  découvrir,  dans  la  vie  d'un  homme  de 
génie,  les  signes  de  la  dégénérescence  physique  et  morale. 

Encore  aurions-nous  à  nous  demander,  au  seuil  de  l'ouvrage  de 
MM.  Antonini  et  Cognetti,  si  Victor  Alfieri  était  vraiment  un  homme 


REVUES    ÉTRANGÈIŒS.  464 

de  génie.  Mais  M.  Lorabroso  a  prévu  la  question;  et  voici  l'extraor- 
dinaire réponse  qu'il  y  fait  :  «  Alfieri,  nous  dit-il,  n'a  peut-être  pas  eu 
de  génie  en  littérature  :  mais  il  en  a  eu  en  politique,  lorsque,  —  par 
une  trop  juste  observation  que  des  faits  tout  récens  sont  venus  confir- 
mer, —  il  a  engagé  ses  compatriotes  à  réagir  contre  cette  invasion 
étrangère  où  des  esprits  moins  clairvoyans  croyaient  reconnaître  une 
conquête  de  la  civilisation  et  de  la  liberté.  »  Voilà  donc  en  quoi  a 
consisté  tout  le  génie  d'Alfieri  :  et  son  seul  titre  de  gloire,  aux  yeux  de 
M.  Lombroso,  serait  ainsi  d'avoir  eu  pour  les  Français  une  haine  que^ 
cent  pages  plus  loin,  le  lombrosiste  M.  Antonini  met  entièrement  sur 
le  compte  de  la  vanité  blessée  et  de  la  prévention  hystérique  !  Pour 
produire  un  «  résultat  génial  »  aussi  mince,  ce  n'était  vraiment 
pas  la  peine  d'être  un  épileptique,  ni  un  dégénéré  :  un  «  homme 
moyen  »  y  aurait  parfaitement  suffi.  Mais  enfin,  puisqu'on  nous  affirme 
qu'Alfieri  était  un  épileptique  et  un  dégénéré,  puisqu'on  nous  avertit 
que  l'étude  psycho-pathologique  de  sa  vie  «  confirme  »  d'une  façon 
décisive  la  doctrine  de  la  «  psychose  du  génie,  »  nous  allons  oublier 
un  moment  qu'il  «  n'a  pas  eu  de  génie  en  littérature  »,  pour  mieux 
suivre  les  deux  lombrosistes  dans  le  détail  de  leurs  déductions. 

Celles-ci  sont  presque  entièrement  fondées  sur  un  document  unique  : 
la  célèbre  autobiographie  d'Alfieri  publiée,  après  sa  mort,  par  la  com- 
tesse d'Albany.  M.  Antonini  joint  bien,  à  son  analyse  de  cette  autobio- 
graphie, quelques  réflexions  complémentaires  que  lui  ont  suggérées 
l'écriture  d'Alfieri  et  son  portrait  par  Xavier  Fabre  ;  et  M.  Cognetti,  de 
son  côté,  nous  offre  bien  toute  une  série  d'observations  sur  la  généa- 
logie du  poète  et  les  influences  héréditaires  qu'il  a  pu  subir  :  mais  tout 
cela  est  absolument  insignifiant,  de  l'aveu  même  des  deux  biographes, 
et  la  principale  source  d'information,  pour  l'un  comme  pour  l'autre, 
est  le  récit  que  nous  a  laissé  Alfieri  lui-même  des  aventures  de  sa  vie. 
Pas  une  fois,  d'ailleurs,  M.  Antonini  non  plus  que  M.  Cognetti  ne 
paraissent  avoir  songé  à  contrôler  l'exactitude  de  ce  récit;  pas  une 
fois  ils  n'ont  admis,  chez  Alfieri,  la  possibiUté  d'une  erreur  ou  d'ane 
exagération.  Ils  ont  tenu  son  autobiographie  pour  un  document  de 
«  tout  repos  »  :  et  M.  Antonini,  en  particulier,  s'est  pour  ainsi  dire 
borné  à  la  résumer  chapitre  par  chapitre,  en  insistant  sur  les  divers 
passages  qui,  suivant  lui,  attestaient  un  tempérament  de  dégénéré 
épileptoïde. 

C'était  là,  je  crois,  attacher  aux  Mémoires  d'Alfieri  une  importance 
historique,  et  pour  ainsi  dire  scientifique,  un  peu  excessive.  On  sait 


462  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  effet  dans  quelles  circonstances  le  poète  piémontais  a  écrit  ces 
Mémoires,  qui  sont  du  reste  fort  intéressans,  pleins  de  mouvement 
et  de  vie,  et  dont  nous  possédons  trois  ou  quatre  traductions  fran- 
çaises. Admirateur  passionné  de  Rousseau,  il  a  voulu,  lui  aussi,  léguer 
à  la  postérité  une  confession  qui,  sous  des  apparences  de  francMse 
cynique,  pût  contribuer  à  faire  admirer  la  droiture  de  ses  sentimens 
et  l'altière  indépendance  de  son  caractère  :  sans  compter  que,  en  atten- 
dant l'admiration  de  la  postérité,  il  aura  sans  doute  souhaité  conquérir 
celle  de  sa  royale  maîtresse,  la  comtesse  d'Âlbany,  personne  éminem- 
ment romanesque,  et  elle-même  fort  amie  de  l'exagération;  de  telle 
sorte  qu'à  toutes  les  pages  de  ces  curieux  Mémoires,  écrits  en  grande 
partie  à  Paris  durant  la  tourmente  révolutionnaire,  on  sent  l'emphase 
d'un  rhéteur,  ou,  si  l'on  veut,  d'un  poète  romantique,  forçant  la  me- 
sure de  ses  "vices  comme  de  ses  vertus,  et  ne  basant  à  rien  qu'à  pa- 
raître passionné.  Considérés  à  ce  point  de  vue,  les  Mémoires  d'Alfieri 
pourraient  même  fournir  la  matière  d'une  étude  littéraire  des  plus 
intéressantes.  Ils  nous  feraient  voir,  notamment,  combien  le  byro- 
nisme  a  eu  peu  à  faire,  et  le  romantisme  tout  entier,  pour  sortir  des 
Confessions  de  Rousseau  et  de  la  httérature  révolutionnaire.  Et  l'on  y 
verrait  aussi  comment  une  volonté  infatigable  peut  suppléer  à  l'ab- 
sence du  talent  naturel  :  car,  sans  avoir  la  prétention  de  juger  l'œuvre 
poétique  d'Alfieri,  nous  pouvons  bien  affirmer  que  jamais  une  œuvre 
n'a  été  aussi  voulue,  produite  au  prix  d'efforts  aussi  obstinés  ;  et  c'est 
cette  volonté,  ce  sont  ces  efforts  incessans  pour  devenir  un  grand 
homme,  qui  forment  le  vrai  sujet  des  Mémoires  du  poète.  Mais  l'école 
lombrosiste  ne  l'entend  pas  ainsi  :  l'œuvre  d'Alfieri,  suivant  elle,  n'est 
pas  un  résultat  de  la  volonté,  mais  une  manifestation  morbide  résul- 
tant fatalement  d'un  état  de  dégénérescence,  un  «  équivalent  »  et  un 
succédané  de  l'épilepsie.  Et  ainsi  M.  Cognetti,  prenant  à  la  lettre  les 
affirmations  même  les  plus  invraisemblables  du  poète  d'Asti,  se  fait 
fort  d'en  tirer  un  diagnostic  complet  de  «  psychose  géniale.  »  —  «  Attiré 
et  fasciné,  nous  dit-il,  par  la  féconde  théorie  lombrosienne  sur  le 
génie,  j'ai  entrepris  d'en  établir  une  preuve  nouvelle  en  étudiant  la^ie 
et  le  caractère  d'Alfieri  :  car  la  névrose  épileptique  est,  chez  ce  poète, 
très  nettement  caractérisée,  et  son  exemple  montre  clairement  tout  ce 
qui  entre  d'inconscient,  d'instinctif,  et  d'intermittent  dans  la  produc- 
tion géniale...  Et  qu'on  ne  me  reproche  pas  de  manquer  de  respect  à  la 
mémoire  de  notre  grand  tragique  :  car  mon  objet  est  au  contraire 
d'étabhr  qu'il  a  possédé  les  attributs  et  les  symptômes  de  la  géniahté, 
tels  que  les  a  déterminés,  dans  son  admirable  ouvrage, ^[notre  maître 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  463 

Lombroso.  «  Cette  façon  de  démontrer  le  génie  d'un  poète  n'esl-elle 
pas,  à  la  fois,  imprévue  et  touchante  ? 

«  A  l'âge  de  plus  de  cinquante-cinq  ans,  écrit  A.lfieri,  mon  père 
devint  amoureux  de  ma  mère,  et  l'épousa.  »  Conclusion  :  Alfieri  était 
fils  d'un  "vieillard,  ce  qui  explique  déjà  sa  dégénérescence.  Mais  pour- 
suivons. Alfieri  raconte  qu'à  sept  ans  il  souffrit  beaucoup  de  se  voir 
séparé  de  sa  sœur  Julie,  qu'on  avait  mise  au  courent.  «  Sensibilité 
exagérée,  note  M.  Antonini,  hypéresthésie  psychique,  débilité  fonc- 
tionnelle de  la  \ie  émotive  :  tous  symptômes  indiquant  un  cerveau 
atteint  d'une  grande  névrose.  » 

Et  c'est  bien  pis  lorsque,  au  chapitre  suivant,  l'imitateur  de  Rous- 
seau croit  devoir  se  confesser  du  plaisir  qu'il  a  eu,  dans  son  enfance,  à 
fréquenter  les  offices  d'une  chapelle  de  Carmes,  où  il  y  avait  des  enfans 
de  chœur  joUs  comme  des  anges.  «  Passion  intempestive  et  anormale  , 
perversion  précoce  du  sens  génésique.  »  Plus  de  doutes,  désormais, 
sur  l'existence  du  tempérament  épileptoïde . 

A  neuf  ans,  Alfieri  quitta  Asti,  sa  ville  natale,  pour  aller  à  Turin 
chez  un  de  ses  oncles.  «  Lorsque  l'heure  du  départ  arriva,  je  pensai 
m'évanouir  de  chagrin  :  et  je  me  soutiens  que  je  pleurai  pendant  toute 
la  première  poste  :  mais  bientôt  l'élan  de  la  calèche  me  causa  un  cer- 
tain plaisir,  car  dans  la  voiture  de  ma  mère,  où  je  ne  montais  que  ra- 
rement, nous  n'allions  qu'au  petit  trot  avec  une  lenteur  désespérante.  » 
Alfieri  ajoute  d'aUleurs,  pour  nous  expliquer  ce  rapide  changement 
d'humeur,  que  «  la  curiosité  de  voir  des  choses  nouvelles,  la  joie  de 
courir  la  poste,  et  mille  autres  petites  idées  d'enfans  »  concouraient  à 
faire  pour  lui  de  ce  premier  voyage  un  événement  des  plus  agréables. 
N'importe,  M.  Antonini  décou\'re  là  un  symptôme  é\ident  de  cette 
u  manie  voyageuse  qui,  bientôt  après,  va  faire  errer  Alfieri  aux  quatre 
coins  de  l'Europe.  » 

A  Turin,  l'enfant  est  mis  au  collège,  et  le  régime  qu'il  y  doit  subir 
ne  tarde  pas  à  le  rendre  malade.  «  J'étais  mal  nourri,  on  ne  prenait 
aucun  soin  de  moi,  et  je  dormais  trop  peu  :  aussi  fus-je  attaqué  suc  - 
cessivement  par  diverses  maladies,  dont  la  plus  singulière  fut  celle 
qui  fit  crevasser  ma  tête  en  ATngt  endroits  différens.  Je  ne  grandissais 
point  :  je  ressemblais  à  une  petite  bougie  toute  mince  et  toute  pâle.  » 
Gela  signifie,  d'après  M.  Antonini,  que  «  dans  son  adolescence  Alfieri 
restait  atteint  de  la  même  débiUté  constitutionnelle  et  de  la  même  dé- 
générescence que  déjà  son  enfance  avait  fait  pressentir,  et  qui  devait 
s'accentuer  encore  durant  la  période  suivante.  » 


464  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  période  suivante,  en  effet,  est  caractérisée  par  un  «  état  neuras- 
thénique permanent  »  et  par  certaines  «  prédispositions  psychopathi- 
ques.  »  Alfieri  nous  apprend,  par  exemple,  que,  lorsqu'il  allait  voir  sa 
sœur  au  couvent  où  elle  faisait  ses  études,  souvent  il  passait  tout  le 
temps  de  sa  ■visite  à  pleurer  avec  la  jeune  fille,  qui  avait  alors  un  gros 
chagrin  d'amour.  «  Ces  pleurs,  ajoute-t-il,  me  faisaient  grand  bien,  et 
je  m'en  retournais  plus  soulagé,  sinon  plus  gai.  »  Puis  c'est  lui-même 
qui  devient  amoureux.  «  Voici,  nous  dit-il,  quels  furent  chez  moi  les 
premiers  symptômes  de  cette  passion,  dont  je  devais  par  la  suite 
éprouver  les  atteintes  bien  plus  cruellement  encore  :  une  mélancolie 
opiniâtre  et  profonde;  une  recherche  continuelle  de  celle  que  j'aimais 
et  que  je  quittais  aussitôt  que  je  l'avais  trouvée;  une  timidité  qui 
m'empêchait  de  lui  parler  lorsque,  par  hasard,  je  me  voyais  un  peu 
à  l'écart  avec  elle;  l'impossibilité  non  seulement  de  jamais  parler 
d'elle,  mais  même  d'entendre  prononcer  son  nom  ;  enfin  tous  les  mou- 
vemens  que  notre  Pétrarque,  peintre  divin  de  cette  passion  di\dne,  a 
décrits  dans  ses  vers  avec  tant  de  justesse  et  d'éloquence  à  la  fois.  »  La 
mention  de  Pétrarque  aurait  dû  désarmer  M.  Antonini  :  mais  non;  et 
après  avoir  signalé  «  la  teinte  paranoïque  »  de  ce  premier  amour,  il 
nous  parle,  à  son  propos,  d'  «  hyperacti\àté  sexuelle  »  et  d'  «  érotisme 
idéal.  » 

Le  chapitre  suivant  de  son  étude  porte  le  titre  qu'on  va  lire  :  <'  Jeu- 
nesse, période  de  dépression  et  d'exaltation.  —  Impulsions  ambula- 
toires. —  Amours  morbides.  —  Équivalent  épileptique.  —  Véritable 
accès  d'épilepsie  psycho-motrice.  —  SensibiUté  météorique.  »  Voilà 
tout  ce  que  M.  Antonini  a  découvert  dans  les  vingt  pages  oii  Alfieri  ra- 
conte ses  premiers  voyages  à  travers  l'Europe  !  Et  que  si,  en  effet,  on 
peut  trouver  que  le  poète  a  beaucoup  voyagé,  lui-même  prend  soin 
d'expliquer,  à  plusieurs  reprises,  les  motifs  qui  l'ont  poussé  à  ces  con- 
stans  déplacemens.  Il  était  riche,  désœuvré;  il  ne  pouvait  se  résigner 
à  la  \ie  de  courtisan  qu'il  aurait  dû  mener  à  Turin;  et  son  beau-frère, 
pour  l'occuper,  lui  avait  suggéré  le  projet  de  se  préparer  à  la  diplo- 
matie en  visitant  les  principales  cours  de  l'Europe.  Ses  «  impulsions 
ambulatoires,  «  d'ailleurs,  lui  étaient  communes  avec  la  grande  majo- 
rité des  jeunes  gens  riches  de  son  temps  ;  et  en  Italie  comme  en  France, 
comme  en  Allemagne  et  en  Angleterre,  le  «  tour  d'Europe  »  était  alors 
un  usage  au  moins  aussi  fréquent  qu'aujourd'hui.  Mais  M.  Antonini 
s'obstine  à  découvrir,  dans  les  voyages  du  jeune  Alfieri,  «l'indice  d'une 
névrose  épileptique  qui  va,  bientôt  après,  se  traduire  en  génie.  » 

Encore  les  voyages  ne  lui  paraissent-ils  pas,  à  ce  point  de  vue, 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  463 

aussi  caractéristiques  que  les  amours  du  jeune  homme,  et  notamment 
son  aventure  galante  avec  une  dame  anglaise.  «  Je  vivais  dans  une 
espèce  de  transport  qu'il  est  impossible  de  faire  comprendre  à  ceux  qui 
ne  l'ont  jamais  éprouvé.  Je  ne  pouvais  plus  rester  en  repos  :  et  aussi- 
tôt que  j'étais  obligé  de  m'étendre  un  peu,  je  me  relevais  avec  des 
gémissemens,  et  me  démenais  dan%  ma  chambre  comme  un  véritable 
fou.  Dans  un  des  jours  intermédiaires  qui  séparaient  mes  visites  à  ma 
bien-aimée,  me  promenant  à  cheval,  aux  environs  de  Londres,  avec  le 
marquis  Caraccioli,  je  voulus  lui  montrer  combien  mon  cheval  était 
étonnant  :  je  m'apprêtai  à  sauter  au  galop  par-dessus  une  barrière  :  je 
tombai  et,  quand  je  me  fus  relevé,  il  me  sembla  d'abord  que  je 
n'avais  aucun  mal.  Mais,  après ^avoir  fait  quelques  pas,  dès  que  ma 
tête  et  mon  corps  commencèrent  à  se  refroidir,  j'éprouvai  une  douleur 
affreuse  dans  l'épaule  gauche.  Elle  était  démise,  et  le  petit  os  qui  l'unit 
au  col  était  brisé  (1).  »  Sait-on  ce  que  prouve  ce  récit,  suivant  M.  Anto- 
nini  ?  Il  prouve  qu'Alfieri  «  était  dès  lors  atteint  de  cette  invulnérabihté 
et  de  cette  analgésie  qui  sont  propres  aux  épileptiques.  » 

Ici  se  placent  les  deux  faits  «  psycho-pathologiques  »  les  plus  im- 
portans  de  la  YÏe  d'Alûeri,  ou  plutôt  les  deux  seuls  faits  vraiment 
«  psycho-pathologiques  »  de  toute  cette  vie,  car  après  eux  M.  Anto- 
nini  ne  trouve  plus  guère  à  noter,  jusqu'au  bout  de  son  étude,  que 
des  accès  de  goutte  et  des  accès  de  mauvaise  humeur. 

Le  premier  de  ces  deux  faits  est  celui  que  le  savant  lombrdsiste 
définit  :  «  un  équivalent  épileptique.  »  En  voici  l'histoire,  racontée  par 
le  poète  lui-même  :  «  Un  soir  que  j'avais  âoupé  avec  un  ami,  et  que 
j'étais  encore  à  causer,  près  de  la  table,  avec  lui,  mon  valet  Élie  entra 
dans  la  chambre  pour  me  coiffer,  comme  il  faisait  tous  les  soirs  ;  en  me 
serrant  une  boucle  avec  son  fer.  Unie  tira  les  cheveux  si  fortement  que 
je  crus  qu'il  me  les  arrachait  :  et  aussitôt  je  me  lève,  dans  un  accès  de 
fureur,  je  prends  un  chandelier  et  le  lui  lance  à  la  figure...  Quand  je 
me  suis  demandé,  par  la  suite,  quelle  avait  été  la  cause  d'un  transport 
si  brutal,  je  me  suis  convaincu  que  ce  cheveu  tiré  n'était_,  pour  ainsi 
dire,  qu'une  dernière  goutte  jetée  dans  un  vase  prêt  à  déborder.  Mon 
caractère  irascible,  exaspéré  encore  par  la  soUtude  et  par  l'oisiveté, 
n'avait  besoin  que  de  la  plus  légère  impulsion  pour  éclater.  »  Mais 
Alfieri  se  trompe  dans  son  explication  :  la  vérité,  du  moins  suivant 

(1)  Nous  empruntons  toutes  nos  citations  des  Mémoires  d' Alfieri  à  la  traduction 
française  publiée  par  M.  F.  Barrière,  en  1862,  dans  la  Bibliothèque  des  Mémoires 
relatifs  à  l'Histoire  de  France  (Librairie  Firmin-Didot). 

TOiiK  CL.  —  1898.  30 


466  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

M,  Antonini,  c'est  qu'il  a  eu,  ce  soir-là,  une  crise  «  d'obnubilation  du 
jugement  et  de  suspension  de  la  conscience,  »  en  d'tiutres  termes  un 
«  équivalent  épileptique  »  des  mieux  accentués.  Et  je  suis  prêt  à 
l'admettre  ;  mais  je  songe  à  la  prodigieuse  quantité  «  d'équivalens 
épileptiques  »  qui,  tous  les  soirs,  se  produisent  de  par  le  monde,  no- 
tamment dans  les  restaurans  de  nuit,  à  la  suite  de  soupers  un  peu 
trop  copieux.  Encore  n'y  a-t-il  pas  à  comparer,  à  ce  point  de  vue,  nos 
mœurs  bourgeoises  d'à  présent  avec  celles  des  jeunes  -viveurs  du 
siècle  passé,  pour  qui  l'action  de  rosser  un  valet,  après  boire,  était  la 
cbose  au  monde  la  plus  naturelle  ;  et  l'on  peut  même  s'étonner  qu'Al- 
fieri,  durant  ces  années  de  désœuvrement  et  de  grossière  débauche, 
n'ait  eu  que  cette  seule  crise  «  de  suspension  de  la  conscience.  »  II  nous 
en  aurait  raconté  maintes  autres,  sans  doute,  s'il  ne  s'était  souvenu 
tout  à  coup,  en  écrivant  ses  Mémoires,  qu'il  était  républicain,  et  que  son 
valet  était  son  «  égal.  »  —  «  Au  reste,  ajoute-t-il  en  terminant  le  récit 
de  son  aventure,  jamais  je  n'ai  levé  la  main  sur  aucun  de  mes  domes- 
tiques que  comme  j'aurais  pu  faire  avec  mon  égal.  Jamais  je  ne  me 
suis  servi  ni  d'un  bâton,  ni  d'une  arme,  mais  seulement  de  mes  mains, 
ou  du  premier  meuble  que  je  trouvais  à  ma  portée,  ainsi  qu'il  arrive 
souvent  aux  jeunes  gens  dans  les  transports  de  leur  colère.  » 

Mais  ce  n'est  encore  là  qu'un  «  équivalent  épileptique  »  :  voici 
maintenant  «  la  véritable  épilepsie  psycho-motrice,  »  voici  le  trait  que 
M.  Antonini  et  M.  Gognetti  ne  se  lassent  point  de  citer  et  de  rappeler 
et  de  nous  offrir  comme  la  «  confirmation  décisive  de  la  doctrine 
lombrosienne.  »  Laissons  de  nouveau  la  parole  à  Alfieri  :  «  Pendant  le 
long  espace  de  temps  que  durèrent  mes  relations  amoureuses  avec  une 
femme  indigne  de  moi,  je  ne  faisais  qu'enrager  du  matin  au  soir, 
ce  qui  finit  même  par  me  rendre  malade.  Vers  la  fin  de  1773  je  fus 
atteint  d'un  mal  singulier.  Je  commençai  par  vomir  pendant  trente- 
six  heures  :  et  quand  mon  estomac  n'eut  plus  rien  à  rejeter,  le  vomis- 
sement de-sint  un  spasme  si  horrible  du  diaphragme  qu'il  me  fut 
impossible  d'avaler  même  une  goutte  d'eau.  Les  médecins  craignirent 
une  inflammation,  et  me  saignèrent  au  pied.  Aussitôt  l'effort  pour 
vomir  cessa,  mais  il  fut  remplacé  par  im  tremblement  général,  avec 
des  secousses  si  fortes  que  je  donnais  tantôt  de  la  tête  contre  le 
chevet  de  mon  Ut,  et  tantôt  des  pieds  et  des  coudes  contre  tout  ce 
qui  se  rencontrait.  Je  passai  dans  cet  état  cinq  jours  entiers, 
durant  lesquels  je  n'avalai  que  quelques  gouttes  d'eau.  Enfin,  le  sixième 
jour,  on  me  mit  dans  un  bain  très  chaud,  oîi  on  me  laissa  six  heures  : 
cela  calma  les  convulsions.  On  me  fit  continuer  ces  bains  :  et  une  fois 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  '  467 

i 

que  l'œsophage  fut  ouvert,  je  bus  beaucoup  de  lait,  ce  qui  acheva  de 
me  guérir...  Une  maladie  si  singulière  n'était  que  le  résultat  de  la  rage, 
de  la  honte,  de  la  douleur  où  m'avaient  jeté  mes  maudites  amours.  » 
Erreur  !  déclarent  de  nouveau  les  deux  lombrosistes  :  la  singuhère 
maladie  dont  fut  frappé  le  poète  était  le  produit  de  sa  dégénérescence, 
et  d'ailleurs  elle  n'était  «  singulière  »  que  pour  la  médecine  d'un  âge 
de  ténèbres,  car  aujourd'hui  son  nom  est  assez  connu  :  c'est  simple- 
ment une  «  épilepsie  psycho-motrice.  » 

MM.  Antonini  et  Gognetti  sont  médecins  :  nous  aurions  mauvaise 
grâce  à  contester  leur  diagnostic.  Admettons  donc  qu'Alfieri  a  eu,  en 
1773,  une  crise  d'épilepsie  quia  duré  cinq  jours  sans  discontinuer,  et 
sans  lui  enlever,  du  reste,  un  seul  instant,  la  conscience,  ni  même 
la  raison  :  car  il  nous  raconte  que,  le  cinquième  jour,  au  plus  fort  de  la 
crise,  il  demanda  un  prêtre  et  un  notaire,  et  se  prépara  à  la  mort  avec 
un  grand  sang-froid.  «  Il  m'est  ainsi  arrivé  deux  ou  trois  fois,  dans  ma 
jeunesse,  de  regarder  la  mort  en  face,  et  toujours  avec  la  contenance 
la  plus  ferme.  »  Regarder  la  mort  bien  en  face,  avec  la  contenance  la 
plus  ferme,  pendant  qu'on  se  débat  dans  une  crise  d'épilepsie  nette- 
ment caractérisée,  voilà  qui  suffirait  à  démontrer  la  «  géniahté  »  de 
l'auteur  du  Misogallo! 

Cette  crise  fut  unique  dans  la  vie  d'Alfleri  :  nouvelle,  éclatante 
confirmation  de  la  «  doctrine  lombrosienne  !  »  Car  l'épilepsie  du  poète, 
comme  bien  on  pense,  ne  pouvait  pas  guérir  :  elle  s'est  simplement  mo- 
difiée, après  le  grand  accès  de  1773,  et  au  lieu  de  reparaître  sous  la 
forme  d'un  tremblement  nerveux,  elle  a  pris  désormais  la  forme  du 
génie.  «  La  maladie  de  1773  eut  vraiment  pour  résultat  de  constituer 
Vêtre  poétique  du  jeune  homme  :  et  la  façon  dont  il  composa  sa  Cleo- 
pâtre,  peu  de  temps  après,  ne  peut  s'expliquer  que  si  l'on  admet,  avec 
Lombroso,  non  seulement  une  correspondance  entre  le  génie  et  l'épi- 
lepsie, mais  l'équivalence  de  l'impulsion  géniale  et  de  l'accès  épilep- 
tique.  »  La  façon  dont  Alfieri  composa  sa  Cléopât7'e  est  en  effet  assez 
bizarre  :  «  Cloué  des  semaines  entières  au  chevet  de  ma  maîtresse 
malade,  j'essayais  vainement  de  tous  les  moyens  pour  tuer  le  temps, 
jusqu'à  ce  qu'un  jour,  à  force  d'ennui,  je  m'emparai  de  cinq  ou  six 
feuilles  de  papier  et  me  mis,  au  hasard,  sans  aucun  plan,  à  barbouiller 
une  scène  d'une  pièce  que  je  ne  sais  si  je  dois  appeler  comédie  ou  tragé- 
die. Puis  ma  maîtresse  se  rétablit,  el  moi,  sans  plus  penser  aux  scènes 
ridicules  que  j'avais  écrites,  je  les  plaçai  sous  un  coussin  de  sa  chaise 
longue  où  elles  restèrent  une  année  entière  sans  que  personne  y  tou- 


4G8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chât.  »  La  «  génialité  »  du  poète,  pour  ses  débuts,  n'avait  produit  que  des 
«  scènes  ridicules  ;  »  mais  on  ne  saurait  exiger  que  l'épilepsie,  d'un  seul 
coup,  passât  du  tremblement  nerveux  à  la  création  d'un  chef-d'œuvre. 
Et  voilà,  absolument,  tout  ce  que  M.  Antonini  a  découvert  de 
«  psycho-pathologique  »  dans  la  vie  d'Alfieri.  Tout  au  plus  le  portrait 
du  poète,  peint  par  Xavier  Fabre,  et  exposé  aujourd'hui  au  Musée  des 
Offices,  lui  fournit-U  encore  l'occasion  de  constater  qu'Alfieri  «  avait 
le  front  légèrement  hydrocéphalique  »  et  que  son  visage  «  manquait 
du  type  régional,  »  ce  qui  est  un  des  symptômes  constans  de  la  génia- 
lité, «  ainsi  que  l'a  démontré  Lombroso  par  d'innombrables  exem- 
ples. »  Et  quant  aux  recherches  de  M.  Cognetti  de  Martiis,  leur  prin- 
cipal résultat  est  d'établir  qu'Alfieri  a  eu,  parmi  ses  ascendans,  des 
mihtaires,  des  hommes  pohtiques,  et  même  des  lettrés,  de  sorte  que  la 
forme  géniale  de  la  dégénérescence  s'explique,  chez  lui,  par  l'hérédité. 

Voilà  donc  comment  l'étude  de  la  vie  et  du  caractère  de  Victor 
Alfieri  «  apporte  une  confirmation  décisive  à  la  doctrine  lombrosienne 
de  la  psychose  du  génie!  »Et  voilà  comment  «  tous  les  hommes  de  gé- 
nie, considérés  tour  à  tour  avec  une  attention  continue,  se  trouvent 
avoir  été  des  malades,  ce  qui  prouve  bien  qu'entre  le  génie  et  la  mala- 
die existe  un  hen  essentiel  et  profond  !  »  S'obstinera-t-on,  dans  ces 
conditions,  à  ne  pas  vouloir  prendre  au  sérieux  la  théorie  de  M.  Lom- 
broso, ou  bien  ne  se  décidera-t-on  pas  une  bonne  fois  à  reconnaître, 
avec  M.  Antonini,  que  «  c'est  désormais  enfoncer  une  porte  ouverte 
que  de  vouloir  démontrer  l'équivalence  du  génie  et  de  l'épilepsie?  » 

).  T.  DE  Wyzewa. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  novembre. 

Peut-être  n'est-il  pas  mauvais  pour  un  pays,  même  au  prix  d'une 
épreuve  pénible,  d'avoir  l'occasion,  ou  plutôt  l'obligation  de  faire  un 
retour  sur  soi-même  et  sur  sa  politique.  La  triste  affaire  de  Fachoda 
nous  a  imposé  cette  obligation,  et  nous  serions  malavisés  de  la  lais- 
ser échapper.  Un  simple  incident  a  quelquefois  des  conséquences  dis- 
proportionnées avec  son  importance  propre,  et  tel  est  sans  doute  le 
cas  de  celui  qui  vient  de  prendre  fm.  Il  a  soulevé,  non  seulement  en 
France  et  en  Angleterre,  mais  dans  le  monde  entier,  une  émotion  qui 
n'est  pas  encore  calmée.  L'Angleterre  n'a  d'ailleurs  rien  fait  pour  qu'il 
en  fût  autrement. 

Il  aurait  été  très  facile  de  liquider  à  Tamiable  cette  très  petite 
affaire;  mais  elle  ne  l'a  pas  voulu.  Dès  la  première  conversation  de 
M.  Delcassé  avec  sir  Edmund  Monson,  ou  de  M.  de  Gourcel  avec  lord 
Salisbury,  notre  intention  d'évacuer  Fachoda  n'a  pu  faire  pour  elle 
aucun  doute.  Nous  lui  demandions  seulement  d'y  mettre,  dans  la  forme, 
quelques  ménagemens,  comme  ne  refusent  jamais  de  le  faire  deux 
nations  amies,  lorsqu'elles  sont  déjà  d'accord  sur  le  fond.  Elle  s'y  est 
refusée.  La  question  s'est  alors  posée  de  savoir  si  cette  attitude  im- 
prévue de  sa  part  devait  nous  amener  à.  modifier  la  nôtre,  celle  que 
nous  avions  adoptée  après  réflexion  comme  la  plus  conforme  à  nos 
intérêts.  Nous  ne  l'avons  pas  cru.  Il  y  a  quelques  années,  l'Allemagne 
a  failli  avoir,  à  propos  des  îles  Carolines,  un  conflit  avec  l'Espagne  : 
on  se  rappelle  l'explosion  de  sentimens  belliqueux  qui  s'est  produite 
dans  toute  la  péninsule.  M.  de  Bismarck  a  déclaré  qu'en  pareille  occur- 
rence, c'était  le  plus  raisonnable,  celui  qui  avait  conservé  tout  son 
sang-froid,  qui  devait  céder.  Il  a  cédé,  et  ni  lui  ni  son  pays  n'en  ont  été 
diminués.  Les  Carolines  ne  lui  paraissaient  pas  valoir  une  guerre  : 
nous  avons  porté  le  même  jugement  sur  Fachoda.  L'Angleterre  ne 
l'ignorait  pas  :  faut-il  croire  qu'elle  ait  tenu  à  se  procurer  l'apparence 
d'un  succès  arraché  de  haute  lutte? Étant  donné  l'état  de  l'opinion,  cela 


5;70  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

a'est  pas  impossible.  Mais  l'Angleterre  a  eu  des  vues  plus  profondes. 
L'incident  de  Fachoda  une  fois  vidé,  elle  a  continué  ses  arméniens. 
Lord  Salisbury  a  expliqué  que,  lorsque  des  armemens  étaient  com- 
mencés, on  ne  pouvait  pas  les  arrêter  ou  les  suspendre  sur-le-champ. 
Ces  explications  ont  peut-être  paru  concluantes  dans  l'enceinte  du 
GuUd  Hall;  encore  n'en  sommes-nous  pas  bien  sûrs;  en  tout  cas,  elles 
a'ont  pas  conservé  ce  caractère  au  dehors.  Non  seulement  on  aurait 
pu  interrompre  les  armemens  en  vertu  du  vieil  axiome  :  sublata 
causa,  tollitur  effectus,  mais  rien  n'aurait  été  plus  simple.  Il  faut  donc 
croire,  —  en  repoussant  d'aUleurs  toute  idée  d'une  agression  subite, 
que  nous  regardons  comme  invraisemblable  de  la  part  d'une  grande 
Qation  civilisée,  —  que  l'Angleterre  a  voulu  prolonger  pendant 
quelque  temps  encore  l'effet  d'intimidation  qu'elle  s'était  proposé. 
Mais  pourquoi?  Peut-être  le  discours  du  Guild  Hall  nous  aidera-t-il 
dans  cette  recherche. 

Tout  le  monde  sait  que  le  banquet  annuel  du  Lord-Maire  a 
dans  les  traditions  de  nos  voisins  une  importance  politique  considé- 
rable. C'est  là  que  le  Premier  ministre  de  la  reine  a  pris  depuis  quel- 
ques années  l'habitude  d'établir  en  quelque  sorte  le  bilan  de  l'année 
écoulée,  de  marquer  les  étapes  parcourues,  et  aussi  d'indiquer  celles 
qui  restent  à  franchir.  Ces  discours  ferment  une  addition  et  en  ou- 
vrent une  autre.  L'addition,  cette  année,  a  été  particulièrement  satis- 
faisante :  la  bataille  d'Omdurman  devait  en  grossir  le  total  dans  des 
proportions  exceptionnelles.  Il  semblait  donc  que  la  joie  de  l'Angleterre 
aurait  été  complète,  et  que  lord  Salisbury  l'aurait  exprimée  avec  cha- 
leur et  confiance.  Il  y  a  des  jours  heureux  dans  la  vie  d'un  peuple,  et 
généralement  on  en  jouit  sans  arrière-pensée.  Eh  bien!  non.  Le  dis- 
cours de  lord  Salisbury  est  le  plus  pessimiste  qu'un  homme  d'État 
européen  ait  prononcé  depuis  un  très  grand  nombre  d'années.  Il  n'y 
est  question  que  des  nuages  qui  s'amonceUent  et  des  orages  que,  sans 
doute,  ils  renferment.  Lord  Salisbury,  de  quelque  côté  qu'il  se  tourne, 
n'aperçoit  que  des  dangers,  et  nous  serions  encore  plus  alarmés  de 
ceux  qu'il  prédit  pour  demain,  s'il  n'avait  pas  si  fort  exagéré  ceux 
auxquels  nous  avons  échappé  hier.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'entrée  en 
scène  des  États-Unis  qui  ne  lui  paraisse  devoir  jouer  un  rôle  inquié- 
tant en  Asie,  et  même  en  Europe,  où  il  annonce  pour  un  avenir 
prochain  la  probabilité  de  nouvelles  complications.  A  la  vérité,  il  ne 
s'en  effraie  pas  pour  l'Angleterre;  il  croit  même  pouvoir  dire  dès 
aujourd'hui  qu'elle  est  appelée  à  en  profiter;  mais  il  ajoute,  en  termes 
très  clairs,   que  cette  action  de  l'Amérique  est  vraisemblablement 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  471 

appelée  à  s'exercer  par  la  guerre.  Il  y  a,  à  tout  cela,  des  réserves  et  des 
atténuations  de  forme  ;  les  orateurs  anglais  sont  passés  maîtres  dans 
l'art  de  placer  à  côté  d'une  affirmation  quelque  chose  qui  ressemble 
presque  à  une  négation  ;  leurs  phrases  se  balancent  entre  le  pour  et  le 
contre  et  le  oui  et  le  non,  dans  des  conditions  qui  ne  permettent  à  la 
pensée  de  s'en  échapper  qu'à  demi;  mais  cela  suffit  pour  qu'on  la  re- 
connaisse, quand  elle  est  d'ailleurs  aussi  explicite  que  l'est  en  ce  moment 
celle  de  lord  Salisbury.  Comment  pourrait-on  s'y  tromper  lorsqu'on  lit 
dans  le  discours  du  Guild  Hall  des  phrases  comme  celle-ci  :  «  Nous 
avons  l'impression  que  des  causes  pouvant  conduire  à  la  guerre  pré- 
valent de  tous  côtés?  »  Et  ces  guerres  risquent  d'éclater  avec  la  plus 
tragique  soudaineté.  «  Elles  fondraient  sur  nous,  dit  lord  Sahsbury, 
sans  avoir  été  annoncées,  avec  une  rapidité  effrayante.  Un  nuage  de 
tempêtes  s'élève  à  l'horizon  avec  une  promptitude  qui  défie  tous  les 
calculs,  et  il  se  peut  que,  deux  mois  à  peine  après  que  vous  aurez  reçu 
le  premier  avertissement,  vous  vous  trouviez  engagés  dans  une  guerre 
qui  mettra  votre  existence  en  jeu.  »  Voilà  un  grave  avertissement  et, 
bien  qu'il  s'adresse  spécialement  à  l'Angleterre,  il  sera  entendu  encore 
ailleurs. 

Quant  à  savoir  quelles  sont  ces  causes  de  guerre  auxquelles  lord 
Sahsbury  fait  allusion,  son  discours  ne  le  dit  pas,  ou,  s'U  le  dit,  c'est 
dans  des  termes  dont  il  est  difficile  de  préciser  le  sens  exact.  Il 
constate  qu'un  certain  nombre  de  gouvernemens  dans  le  monde  «  sont 
si  mauvais  qu'ils  ne  peuvent  se  maintenir,  et  qu'ils  n'ont  ni  la  force  de 
se  défendre,  ni  l'affection  de  leurs  sujets.  »  Plusieurs  nations  sont 
tombées  en  décadence.  Et  il  ajoute  avec  une  étrange  philosophie  : 
«  Vous  voyez,  au  moment  où  ce  phénomène  se  produit,  des  voisins 
poussés  par  un  motif  ou  par  un  autre,  soit  par  haute  philanthropie, 
soit  par  désir  naturel  de  se  créer  un  empire,  toujours  prêts  ou  disposés 
à  contester  entre  eux  quel  sera  l'héritier  de  la  nation  qui  déchoit.  » 
Nous  avouons  avec  lord  Salisbury  que,  parmi  les  motifs  qu'il  envi- 
sage, U  est  parfois  difficile  de  distinguer  à  leurs  effets  la  haute  philan- 
thropie du  simple  et  naturel  désir  de  se  créer  un  empire  :  aussi  les 
met-il  sur  le  même  plan.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  guerre  apparaît  au  bout 
de  toutes  les  avenues  oii  s'engage  sa  pensée,  de  toutes  les  périodes  où 
s'aventure  sa  phrase,  et,  après  avoir  dit  qu'il  est  impossible  de  sus- 
pendre des  armemens  commencés,  il  en  donne  cette  autre  raison, 
beaucoup  plus  forte  assurément,  pour  expliquer  qu'on  les  continue. 
C'est  d'ailleurs  ce  que  le  duc  de  Devonshire,  président  du  conseil  privé, 
disait  le  même  jour  à  Easlbourne  :  «  Tout  le  monde  a  compris  que 


472  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  question  de  Fachoda  n'était  qu'un  incident  d'une  question  plus  im- 
portante. »  Tout  le  monde  l'a  compris,  certes  ;  seulement,  on  ne  sait 
pas  encore  quelle  est  la  question  plus  générale  qui  est  en  cause,  ou 
du  moins  sur  quels  points  particuliers  l'intérêt  immédiat  portera  et 
s'accentuera. 

Cette  incertitude  même  contribue  à  nous  inquiéter;  et  quand  nous 
parlons  de  nous,  nous  ne  parlons  pas  seulement  de  la  France;  toutes 
les  nations  dont  la  politique  n'est  pas  étroitement  confinée  dans  leurs 
frontières  doivent  prendre  pour  elles  le  solennel  Caveant  consules!  que 
leur  envoie  lord  Salisbury.  Il  les  invite  à  des  compétitions  prochaines 
autour  de  grands  corps  qui  commencent  à  se  décomposer,  ou  qui 
achèvent  de  le  faire.  Quels  sont-ils?  C'est  d'abord  la  malheureuse  Es- 
pagne :  personne  ne  menace  son  existence  continentale,  mais  il  est 
évident  que  sa  puissance  coloniale  est  finie.  Nous  aimons  mieux  ne 
rien  dire  du  Portugal.  Mais  sans  doute  les  allusions  de  lord  SaUsbury 
portent  encore  sur  l'Empire  ottoman  et  sur  la  Chine;  peut-être  aussi 
sur  la  Perse;  et  qui  sait  s'il  n'a  pas  pensé  au  Maroc?  Une  fois  entré 
dans  cette  voie  confuse,  où  l'esprit  de  conquête  et  la  philanthropie 
sont  les  guides  des  ambitions  européennes,  il  est  plus  facile  d'aller 
très  loin  que  de  s'arrêter  à  mi-route.  Sont-ce  là  les  perspectives  que 
nous  ouvre  lord  Salisbury?  On  pourrait  le  croire  à  lire  son  discours  : 
mais  alors  à  quoi  auraient  servi  tous  les  sacrifices  qui  ont  été  faits, 
depuis  quelques  années,  au  maintien  du  concert  européen? 

Ce  concert,  dont  lord  Sahsbury  a  parlé  auGuild  Hall  avec  l'ironie 
qui  lui  est  familière,  a  eu  effectivement  bien  des  infirmités,  et  il  a  ma- 
nifesté souvent  une  regrettable  impuissance  :  toutefois  il  a  eu  un  mé- 
rite, qui  a  été  de  maintenir  la  paix.  C'est  pour  cela  qu'il  lui  sera  beau- 
coup pardonné.  En  revanche,  l'humanité  et  l'histoire  pardonneraient 
difficilement  à  ceux  qui,  de  propos  délibéré,  soit  par  ambition,  soit 
même  par  une  prétendue  philanthropie,  compromettraient  un  bien  si 
précieux.  Telle  n'est  pas,  assurément,  la  pensée  de  lord  Salisbury;  il 
n'a  rien  personnellement  de  l'homme  de  proie;  ses  aspirations  ne  sont 
pas  du  côté  de  la  guerre;  il  a  même  repoussé  l'idée  d'étabhr  sur 
l'Egypte  le  protectorat  britannique,  parce  qu'on  ne  pourrait  pas  la 
réaliser  actuellement  sans  déchaîner  ce  fléau.  Mais  faut-U  l'avouer?  IVous 
ne  sommes  pas  sûrs  que  cet  argument,  si  fort  sur  son  esprit,  l'ait  été 
au  même  degré  sur  celui  d'un  assez  grand  nombre  de  ses  auditeurs  ; 
et  ce  doute  est  confirmé  par  la  lecture  des  journaux  anglais.  Beaucoup 
blâment  lord  Salisbury,  et  son  discours,  si  alarmant  qu'il  ait  été,  n'est 
pas  allé  au  delà,  mais  est  resté  plutôt  en  deçà  de  l'opinion  britannique. 


REVUE.    CHRONIQUE.  473 

Nous  avons  déjà  signalé  à  plus  d'une  reprise  cette  exaltation 
croissante  des  esprits  de  l'autre  côté  du  détroit.  «  La  grande  majo- 
rité de  l'opinion  anglaise,  a  déclaré  lord  Salisburj^  abhorre  la  guerre.  » 
Nous  voulons  le  croire;  mais  elle  l'abhorrait,  il  y  a  quelques  années 
encore,  d'une  haine  plus  pratique.  Elle  avait  confiance  dans  d'autres 
moyens  pour  augmenter  la  puissance  et  la  richesse  de  l'Angleterre.  La 
guerre  restait  à  ses  yeux  cette  dernière  raison  des  peuples  et  des  rois, 
qu'on  doit  toujours  tenir  prête,  mais  à  laquelle  il  ne  faut  pourtant  re- 
courir presque  jamais.  Dans  ces  temps,  encore  si  rapprochés  de  nous, 
un  discours  comme  celui  du  Guild  Hall  aurait  été  impossible.  Quand 
on  pense  qu'aujourd'hui  il  a  pu  être  prononcé,  et  qu'il  Ta  été  précisé- 
ment par  lord  Salisbury,  on  est  bien  forcé  de  reconnaître  qu'il  y  a 
quelque  chose  de  changé  dans  l'esprit  public.  Et  puisqu'on  parle  si 
volontiers  de  nuages  et  de  tempêtes,  peut-être  n'est-ce  là  qu'une  bour- 
rasque passagère;  nous  l'espérons  même  fermement;  le  ciel,  un  mo- 
ment voilé,  pourra  se  rasséréner;  mais  il  est  des  avertissemens  qu'on 
serait  coupable  de  négliger,  et  celui-là  est  du  nombre.  Nous  avons  à  en 
prendre  notre  part,  bien  qu'il  ne  s'applique  pas  seulement  à  nous,  et 
que  l'incident  de  Fachoda  semble  un  peu  rapetissé  dans  le  vaste  ta- 
bleau qu'a  tracé  lord  Salisbury.  Quoi  qu'il  en  soit,  après  avoir  examiné 
la  situation  dans  son  ensemble,  il  faut  reporter  nos  regards  sur  nous- 
mêmes,  scruter  notre  politique  antérieure,  et  nous  demander  quelle 
est  celle  que  nous  devons  suivre  désormais.  Ici  encore,  par  son  dis- 
cours, lord  Salisbury  peut  faciliter  nos  recherches. 

«  Souvenons-nous,  dit-il,  que  nous  sommes  une  grande  nation 
coloniale  et  maritime.  Il  y  a  eu  avant  nous  de  grandes  nations  colo- 
niales et  maritimes.  Quatre  ou  cinq  d'entre  elles  sont  tombées  parce 
qu'elles  avaient  des  frontières  terrestres  par  lesquelles  l'ennemi  a  pu 
s'approcher,  et  par  lesquelles  leur  capitale  a  pu  être  frappée.  »  Cette 
observation  a  une  plus  grande  portée  dans  le  fond  que  dans  la  forme. 
Si  on  s'arrêtait  à  la  forme,  on  se  demanderait  combien  il  peut  rester 
de  grandes  nations  maritimes  et  commerciales,  puisque  quatre  ou 
cinq  ont  déjà  cessé  de  l'être,  et  il  faudrait  conclure  qu'il  ne  reste 
que  l'Angleterre.  Cette  conclusion  serait  pourtant  excessive.  L'An- 
gleterre est  la  plus  grande  des  nations  commerciales  et  maritimes, 
mais  elle  n'est  pas  la  seule.  Au  surplus,  il  ne  suffit  pas  qu'une  nation 
soit  frappée  dans  sa  capitale  pour  être  perdue  sans  retour.  Nous 
sommes  entrés  pour  notre  compte  dans  presque  toutes  les  capitales 
de  l'Europe,  ce  dont  les  pays  envahis  se  sont  parfaite Efient  relevés. 
A  notre  tour,  notre  capitale  a  été  atteinte  à  trois  reprises  différentes, 


474  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  18U,  en  1815  et  en  1871,  et  nous  n'avons  pas  cessé  pour  cela  d'être 
une  puissance  maritime  considérable.  Notre  expansion  coloniale  a 
même  pris,  depuis  nos  derniers  malheurs,  un  développement  qu'elle 
n'avait  pas  auparavant.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'une  nation  obli- 
gée par  sa  situation  géographique  de  faire  front  de  divers  côtés  à  la 
fois  est  amenée  à  diviser  ses  forces.  A  ce  point  de  vue,  la  situation  de 
l'Angleterre  est  heureuse  et  privilégiée  entre  toutes.  Le  ruban  d'argent 
qui  l'enveloppe  de  toutes  parts  lui  assure  une  inappréciable  sécurité. 
Toute  sa  défense  peut  être  maritime.  Il  lui  suffit,  comme  l'a  justement 
rappelé  lord  Salisbury,  d'avoir  une  flotte  pour  défendre  ses  rivages,  et, 
si  cette  flotte  est  assez  nombreuse,  nul  danger  sérieux  ne  peut  la  me- 
nacer. Nous,  au  contraire,  si  nous  avons  une  longue  étendue  de  côtes 
à  surveiller,  nous  avons  aussi  de  longues  frontières  terrestres,  et  der- 
rière ces  frontières,  cinq  voisins  immédiats,  petits  ou  grands,  que 
nous  ne  pouvons  ni  oublier,  ni  négliger.  La  distance  entre  notre  capi- 
tale et  notre  frontière  la  plus  exposée  a  été  encore  amoindrie  en  1871. 
Ce  sont  là  des  considérations  dont  nous  devons  tenir  grand  compte, 
car  si  le  danger  maritime,  si  faible  qu'il  soit  actuellement  pour  l'An- 
gleterre, pourrait  devenir  contre  elle  un  danger  de  mort,  c'est  le  danger 
terrestre  qui  le  serait  contre  nous.  Ayant  affaire  à  une  redoutable  coali- 
tion de  grandes  puissances,  nous  avons  été  réduits  pendant  de  longues 
années  à  nos  seules  forces  pour  y  faire  équilibre,  et  nous  avons  dû. 
par  conséquent  consacrer  la  plus  grande  partie  de  nos  ressources  au 
maintien  et  au  développement  de  notre  armée  continentale.  Depuis, 
l'alliance  que  nous  avons  contractée  a  pu,  dans  une  certaine  mesure, 
modifier  cet  état  de  choses  ;  mais  ce  serait  une  illusion  de  croire  qu'il 
a  été  profondément  changé.  Bon  gré,  mal  gré,  les  conditions  d'exis- 
tence d'un  peuple  lui  sont  imposées  par  sa  géographie  ;  il  y  a  là  une 
fatalité  à  laquelle  il  ne  peut  pas  échapper;  il  peut  seulement  en  atté- 
nuer les  conséquences  par  une  bonne  politique.  Mais  est-ce  une  bonne 
politique  que  de  laisser  subsister  un  double  danger,  l'un  sur  terre  et 
l'autre  sur  mer,  et  d'avoir  l'ambition  d'y  faire  face  avec  une  égale  effi- 
cacité ?  Quelle  que  soit  notre  puissance,  elle  s'affaiblit  d'un  côté  de  ce 
qu'elle  gagne  de  l'autre,  et  nous  risquons,  faute  d'avoir  fait  un  choix 
et  d'avoir  su  nous  y  tenir,  de  nous  montrer  insuffisans  partout.  C'est 
une  vérité  qu'il  serait  inutile  de  nous  déguiser  plus  longtemps,  d'autant 
plus  que  nous  serions  seuls  à  la  méconnaître  :  le  plus  sage  est  de  l'en- 
visager résolument. 

Cette  vérité  n'a  d'ailleurs  rien  d'absolu.  Les  vérités  pohtiques  ont 
rarement  ce  caractère,  qui  est  celui  de  l'algèbre  et  de  la  géométrie. 


REVUE.    CHRONIQUE.  475 

Les  choses  humaines  conservent  quelque  chose  de  relatif.  Nous 
avons  toujours  été  partisans  d'une  sage  pohtique  coloniale  :  une  po- 
litique coloniale  peut  être  sage  de  notre  part,  si  elle  est  contenue 
dans  de  certaines  limites.  Elle  peut  même  servir  de  preuve  à  notre 
sagesse,  si  on  y  voit  la  marque  de  nos  résolutions  pacifiques,  et  c'est 
bien  ainsi  qu'on  l'a  quelquefois  jugée  en  Europe.  Mais  c'est  là  une 
démonstration  qu'il  ne  faut  pas  faire  avec  excès,  car  nous  devons 
garder  la  disponibilité  de  nos  forces  continentales,  et  rester  prêts  à 
tout  événement.  Est-ce  bien  ce  que  nous  avons  fait?  Non  pas  tou- 
jours, assurément.  Notre  politique  coloniale  est  plus  d'une  fois  sortie 
des  bornes  prudentes.  Nos  entreprises  se  sont  succédé  avec  une  rapidité 
let  multipliées  avec  une  abondance  inconsidérées.  Nous  en  avons  fait, 
depuis  quelques  années,  l'objet  principal  et  presque  exclusif  de  notre 
politique  extérieure,  sans  même  avoir  pris  la  peine  de  nous  assurer  l'in- 
strument d'action  qui  nous  aurait  été  le  plus  indispensable.  Ce  n'est 
pas  d'un  ministère  des  Colonies  que  nous  voulons  parler,  mais  d'une 
armée  coloniale  :  nous  avons  fait  le  ministère,  nous  n'avons  pas  fait 
l'armée,  qui  aurait  peut-être  été  plus  utile.  Mais  ce  n'est  là  qu'un 
détail  dans  l'ensemble.  Lorsqu'on  écrira  l'histoire  de  notre  politique 
coloniale  depuis  en\dron  dix-huit  ans  qu'elle  est  entrée  dans  sa  pé- 
riode active,  on  verra  que  nous  avons  commencé  par  l'entourer  de 
toutes  les  précautions  possibles  et  que  nous  avons  fini  par  les  négliger 
à  peu  près  toutes.  Nous  avons  débuté  par  la  Tunisie,  qui  reste  encore 
notre  chef-d'œuvre,  bien  que  la  conquête  militaire  ne  se  soit  pas  faite 
sans  quelques  difficultés  imprévues,  et  bien  qu'elle  nous  ait  pres- 
que brouDlés  avec  l'Itahe  :  il  a  fallu  longtemps  pour  effacer  cette 
impression  à  Rome,  et  peut-être  y  existe-t-elle  encore.  Mais,  du  moins, 
nous  a^'ions  pris  nos  garanties  du  côté  de  l'Angleterre  et  de  l'Alle- 
magne, et  tout  le  monde  sait  que  nous  sommes  allés  à  Tunis  avec  le 
consentement  de  la  première  et  avec  les  encouragemens  de  la  seconde. 
Une  entreprise  ainsi  préparée  présentait  le  minimum  d'inconvéniens 
possible.  Voilà  ce  que  nous  avons  fait  en  1880;  depuis,  nous  avons 
procédé  autrement.  Mais  l'heure  serait  mal  choisie  pour  énumérer  les 
fautes  que  nous  avons  pu  commettre.  La  plus  considérable  peut-être 
est  d'avoir  voulu  trop  faire  en  même  temps.  Si  Paris  avait  été  la  Rome  an- 
tique, le  temple  de  Janusne  se  serait  pas  fermé  pendant  plusieurs  années 
de  suite.  Nos  guerres  coloniales  étaient  de  petites  guerres  sans  doute, 
mais  elles  étaient  continuelles.  Après  la  Tunisie,  l'Annam  et  le  Tonkin; 
puis  nous  avons  établi  notre  protectorat  sur  le  Cambodge  ;  puis  sont 
venues  les  difficultés  du  Laos  et  du  Siam;  puis  nous  avons  eu  Mada- 


476  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gascar;  puis  le  Dahomey,  sans  parler  de  nos  expéditions  éternelles 
dans  le  Haut  Sénégal  ;  puis  le  Congo  ;  puis  le  Niger.  Nous  en  oublions 
sans  doute.  La  somme  d'énergie  dépensée  dans  toutes  ces  entreprises 
est  extraordinaire  :  les  résultats  ont-ils  été  en  proportion  de  l'effort 
accompli?  Oui,  peut-être,  si  on  se  contente  de  mesurer  l'étendue  des 
territoires  passés  sous  notre  domination;  non,  certainement,  s'il  s'agit 
du  parti  que  nous  avons  su  en  tirer.  Notre  colonisation  est  restée  plus 
militaire  que  commerciale.  Le  pays  avait  le  sentiment  qu'il  s'étendait 
sans  se  fortifier,  et  surtout  sans  s'enrichir.  Mais  il  subissait  une  sorte 
d'entraînement,  contre  lequel  U  protestait  quelquefois,  pour  finir  tou- 
jours par  y  céder.  L'attitude  des  Chambres,  et  du  gouvernement  de- 
vant elles,  est  à  cet  égard  significative.  Le  gouvernement  ne  pronon- 
çait pas  un  discours  sans  promettre  de  ne  pas  aller  plus  loin;  notre 
domaine  colonial  était  complet,  disait-il,  et  n'avait  plus  besoin  que 
d'être  bien  administré  :  c'est  à  quoi  on  allait  procéder.  Et,  quand  le 
gouvernement  tenait  ce  langage,  il  était  couvert  d'applaudissemens. 
Puis,  lorsqu'il  manquait  à  sa  promesse,  et  que,  en  invoquant  l'hon- 
neur du  drapeau  ou  quelque  grand  intérêt  national,  il  demandait  la 
confiance  du  Parlement,  celui-ci  l'applaudissait  encore  et  lui  donnait 
tout  ce  qu'il  voulait.  Combien  de  fois  n'avons-nous  pas  vu  les  choses 
se  passer  ainsi?  La  politique  coloniale  semblait  obéir  à  une  poussée 
qui  venait  on  ne  sait  d'où,  beaucoup  plus  du  hasard  assurément  que 
d'une  pensée  politique,  calculée  etréflécliie.  Il  fallait  faire  un  second  pas 
parce  qu'on  en  avait  fait  un  premier,  sans  que  personne  pût  dire  com- 
ment le  premier  s'était  fait.  Le  malheur  de  cette  politique,  si  c'en  est 
une,  est  d'abord  que  nous  sommes  devenus  vulnérables  sur  un  très 
grand  nombre  de  points  à  travers  le  monde,  et  le  second  est  que  nous 
avons  provoqué  contre  nous  des  susceptibilités  de  plus  en  plus  vives, 
dont  la  dernière  manifestation  pèse  aujourd'hui  si  péniblement  sur 
nous.  Il  était  facile  à  un  observateur  attentif  de  voir  venir  le  danger; 
tout  le  monde  pourtant  en  a  paru  surpris. 

Nous  voulons,  au  surplus,  parler  le  moins  possible  de  Fachoda.  La 
Chambre  des  députés  s'est  tue  sur  la  question,  et  elle  a  bien  fait  :  il  y 
a  de  certaines  obligations  qu'il  vaut  mieux  accomplir  dans  le  silence. 
En  ce  moment,  les  récriminations  manqueraient  de  dignité.  Le  gou- 
vernement actuel  n'avait  d'ailleurs  aucune  responsabilité  dans  l'affaire. 
Si  nous  voulions  rechercher  les  responsabilités  premières,  peut-être  ne 
les  retrouverions-nous  pas  facilement,  et  d'ailleurs  que  nous  servirait- 
il  de  les  attribuer  à  celui-ci  ou  à  celui-là?  C'est  notre  politique  géné- 
rale qui  est  coupable.  Il  nous  est  difficile  de  croire  que  personne  en 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  477 

France  ait  pu  avoir  le  projet,  assurément  peu  sérieux,  de  reprendre  de 
biais  la  question  d'Egypte,  et,  nayant  pas  pu  la  résoudre  au  Caire, 
d'aller  en  chercher  la  solution  à  Fachoda.  Ce  mouvement  tournant, 
pratiqué  sur  un  aussi  long  rayon  et  avec  des  forces  aussi  notoirement 
insuffisantes,  était  condamné  à  un  échec  certain.  Il  est  plus  vraisem- 
blable, comme  notre  gouvernement  l'a  d'ailleurs  déclaré,  que  nous 
avons  voulu  nous  assurer  un  débouché  sur  le  Nil,  et  y  choisir  un  point 
pour  en  faire  le  centre  des  intérêts  français.  Notre  colonie  du  Congo 
et  du  Haut  Oubangui  se  serait  trouvée  ainsi  en  communication  avec 
un  autre  grand  fleuve  africain,  le  plus  européanisé  de  tous,  venant  se 
déverser  dans  la  mer  européenne  par  excellence. 

A  la  supposer  réalisable,  cette  pensée  pouvait  être  intéressante; 
mais,  si  on  l'adoptait,  il  fallait  renoncer  à  soutenir  avec  intransigeance 
qu'en  vertu  des  «  droits  dormans,  »  invoqués  plus  tard  par  lord  Salis- 
bury,  tout  le  Soudan  continuerait,  quoi  qu'il  arrivât,  d'appartenir  à 
l'Egypte  et  à  la  Porte.  Si  l'on  croyait  que  ces  droits  pourraient  être 
utilement  opposés  à  l'Angleterre,  qui  du  reste  s'en  servait  à  son  tour 
ou  les  combattait  suivant  son  intérêt  du  moment,  on  commettrait 
une  erreur  un  peu  naïve  :  l'Angleterre  devait  passer  à  travers  ces 
prétendus  obstacles  comme  à  travers  une  toile  d'araignée.  La  vérité 
est  qu'il  aurait  fallu  grouper  d'autres  intérêts  avec  les  nôtres  sur  le 
Haut  Nil,  et  établir  entre  eux  une  intime  solidarité.  Il  y  a  eu  un  mo- 
ment où  cela  n'était  pas  impossible.  On  était  loin  de  la  bataille  d'Om- 
durman,  et  l'Angleterre  n'avait  pas  encore  d'idées  arrêtées  sur  ce 
qu'elle  ferait  par  la  suite.  Le  roi  du  Congo  a  essayé  alors  de  s'en- 
tendre avec  nous  :  il  avait  à  la  vérité  des  exigences  qui  n'étaient  pas 
toutes  acceptables,  mais  ce  n'était  pas  une  raison  pour  les  repousser 
en  bloc,  et  pour  refuser  a  priori  l'accord  qu'il  nous  oiïVait.  On  l'a 
fait  pourtant,  non  seulement  à  cause  des  exigences  auxquelles  nous 
faisons  allusion  et  qui  n'étaient  sans  doute  pas  irréductibles,  mais 
parce  qu'il  s'agissait,  disait-on,  d'occuper  des  territoires  qui  apparte- 
naient au  Khédive  et  au  Sultan.  C'était  la  pohtique  du  cliien  du  jardi- 
nier, qui  garde  bravement  contre  les  autres  le  potager  de  son  maître, 
sans  d'ailleurs  en  profiter  lui-même.  Comment  y  avons-nous  renoncé? 
Comment,  après  avoir  refusé  de  faire  avec  le  roi  Léopold  un  acte  qui 
nous  paraissait  illégitime  et  dangereux,  l'avons-nous  fait  sans  lui? 
Comment,  n'ayant  pas  voulu  aller  à  deux  à  Fachoda,  y  sommes-nous 
allés  tout  seuls?  C'est  ce  que  nous  renonçons  à  expliquer.  Si  nous 
avions  été  deux  sur  le  Nil,  nous  aurions  peut-être  pu  en  appeler 
d'autres.  Les  ambitions  de  l'Italie  n'avaient  même,  en  les  envisageant 


478  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ainsi,  rien  qui  dût  nous  déplaire.  Lorsqu'on  est  en  présence  d'une  très 
grande  puissance,  il  est  de  politique  élémentaire  de  se  mettre  à  plu- 
sieurs pour  lui  faire  équilibre.  C'est  ce  que  nous  aurions  peut-être  pu 
faire,  à  la  condition  de  nous  y  prendre  en  temps  opportun.  L'Angle- 
terre elle-même,  à  ce  moment  où  tout  était  incertain,  même  dans  son 
esprit,  et  où  elle  n'avait  pas  encore  accompli  l'immense  effort  d'où  elle 
tire  son  droit  actuel,  n'aurait  pas  pu  voir  là  un  acte  non  amical.  Sir 
Edward  Grey  n'avait  pas  encore  prononcé  son  fameux  mot.  Cette  po- 
litique n'était  pas  sans  inconvéniens,  mais  elle  avait  des  avantages  : 
ce  n'est  pas  celle  que  nous  avons  suivie.  Nous  sommes  allés  sur  le  Nil 
dans  les  conditions  que  l'on  sait.  Le  commandant  Marchand  et  ses 
quelques  compagnons  ont  déployé  le  plus  admirable  héroïsme,  mais 
le  plus  vain.  Nous  avons  poursuivi  un  but  mal  défini  avec  des  moyens 
tout  à  fait  impropres  à  l'atteindre.  Il  fallait  ne  rien  faire,  ou  procéder 
comme  nous  venons  de  le  dire.  Ne  rien  faire  sur  ce  point  aurait  pu 
nous  permettre  de  porter  notre  effort  sur  un  autre  mieux  choisi  :  agir 
comme  nous  l'avons  indiqué  aurait  pu  nous  permettre  d'établir  sur  le 
Nil  un  noyau  d'intérêts  européens.  Nous  n'avons  fait  ni  l'un  ni  l'autre. 
On  peut  malheureusement  échouer,  même  dans  une  politique  bien 
combinée;  mais  on  est  sûr  de  le  faire  lorsque  tous  les  élémens  de 
succès  manquent  à  la  fois. 

Ce  n'est  pas  là  une  excuse  pour  l'Angleterre.  Nous  n'a\ions  eu 
aucune  intention  agressive  à  son  égard,  et  la  faiblesse  même  de  notre 
action  aurait  dû  la  porter  à  nous  traiter  avec  plus  de  ménagemens. 
Elle  a  préféré  profiter  de  la  situation  fausse  où  nous  nous  étions  mis, 
en  même  temps  que  de  notre  volonté  déclarée  de  ne  rien  pousser  à 
l'extrême,  pour  nous  infliger  ce  qu'elle  regardait  sans  doute  comme 
une  leçon.  Y  trouvera-t-elle  elle-même  grand  profit?  Rien  n'est  plus 
douteux  :  elle  n'aura  que  Fachoda,  qu'elle  aurait  pu  avoir  à  meilleur 
compte.  Mais  il  importe  que,  nous  du  moins,  nous  retirions  de  l'in- 
cident tout  l'enseignement  qu'il  comporte.  L'incident,  nous  l'avons 
dit,  perd  beaucoup  de  son  importance  après  le  discours  de  lord  Salis- 
bury.  S'il  s'agit  de  nous  dans  ce  discours,  il  s'agit  aussi  de  beaucoup 
d'autres.  Ces  dangers  de  guerre  que  le  ministre  anglais  aperçoit  par- 
tout à  la  fois  ne  viennent  donc  pas  de  nous  seuls.  Il  y  a  là  pour  tout 
le  monde  ample  matière  à  réflexions.  Le  mal  n'est  peut-être  pas  aussi 
grand  que  le  croit  l'orateur  du  Guild  Hall.  Nous  ne  dirons  pas  que  la 
guerre  peut  être  évitée  demain  puisqu'elle  l'a  été  hier,  car  nous  ne 
croyons  pas  qu'il  y  ait  eu  hier  un  vrai  danger  de  guerre.  L'exagération 
même  que  lord  Salisbury  a  donnée  à  un  fait  de  portée  médiocre  per- 


REVUE.    CHRONIQUE.  479 

met  de  penser  qu'il  exagère  également  les  craintes  que  doit  inspirer 
l'avenir.  Tout  cela  révèle  seulement,  de  la  part  de  l'Angleterre,  un 
état  de  nervosité,  d'inquiétude,  d'impatience,  qui  n'avait  pas  encore 
pris  ce  degré  d'acuité.  Heureusement,  toutes  les  autres  puissances,  sans 
exception,  ont  conservé  leur  sang-froid,  et  dès  lors  les  périls  signalés 
au  banquet  du  Lord-Maire  pourront  une  fois  de  plus  être  conjurés. 

Mais  nous  devons,  nous,prendi'e  parti  entre  les  politiques  diverses 
qui  s'offrent  à  notre  choix  :  les  suivre  toutes  en  même  temps  serait 
le  plus  sûr  moyen  de  n'aboutir  dans  aucune.  Quelle  que  soit  d'ailleurs 
notre  préférence  pour  celle-ci  ou  pour  celle-là,  le  moment  est  passé  de 
nous  laisser  aller  au  décousu  qui  a  caractérisé  jusqu'ici  nos  entre- 
prises coloniales.  Après  avoir  répété  si  souvent  que  nos  ambitions  étaient 
satisfaites,  que  notre  domaine  était  assez  vaste,  que  notre  expansion 
au  delà  des  mers  avait  atteint  les  limites  que  nous  avions  voulu  lui 
assigner,  il  serait  temps  de  faire  de  cette  affirmation  une  réalité.  Nous 
avons  pris  d'immenses  territoires  que  personne  ne  nous  dispute  plus; 
dans  les  uns,  la  pacification  est  complète,  dans  les  autres,  elle  est  tout 
près  de  le  devenir  ;  le  jour  est  donc  venu  de  mettre  en  valeur  ce  que 
nous  avons  acquis,  et  nous  aurons  besoin  pour  cela  d'un  nombre 
d'années  d'autant  plus  grand  que  le  véritable  esprit  colonial  a  grand 
besoin  d'être  réveillé  ou  restauré  chez  nous.  Nous  avons  l'habitude  de 
le  confondre  avec  l'esprit  de  conquête,  qui  en  est  très  différent.  Les 
héros  ne  nous  manquent  pas,  et  le  commandant  Marchand  n'est  pas 
une  exception  en  France  ;  ce  qui  est  beaucoup  plus  rare,  ce  sont  les 
colons  qui,  sans  la  moindre  idée  de  devenir  fonctionnaires,  vont  dans 
un  pays  lointain  pour  en  exploiter  les  richesses  naturelles  et  y  faire 
du  commerce.  Il  faut  les  encourager  et  leur  inspirer  confiance,  pro- 
blème difficile  pour  nous,  et  qui  est  depuis  longtemps  résolu  en  An- 
gleterre. Consacrons-lui  les  années  qui  vont  suivre  :  personne  alors  ne 
pourra  nous  considérer  avec  appréhension,  et  nous  pourrons  à  notre 
tour  regarder  les  autres  sans  jalousie. 

Cette  pohtique  réservée  et  prudente  ne  nous  empochera  pas  de  dé- 
velopper notre  puissance  maritime,  car  de  ce  côté  est  l'avenir.  Le  dis- 
cours de  lord  SaUsbury  révèle  une  pensée  qui  est  encore  à  l'état  flot- 
tant :  il  faut  déterminer  et  préciser  la  nôtre.  Il  serait  difficile  de  dire 
ce  que  signifie  exactement  telle  ou  telle  phrase  d'une  harangue  qui 
comporte  deux  ou  trois  acceptions  différentes  ;  beaucoup  de  choses  y 
sont  indiquées,  que  l'orateur  a  voulu  laisser  dans  le  vague;  mais  ce 
vague  même  inquiète.  On  est  plus  rassurant  lorsqu'on  est  rassuré.  Le 
ton  de  scepticisme  qui  règne  dans  tout  son  discours  est  assez  habituel 


480  REVUE  DES    DEUX    MONDES. 

à  lord  Salisbiiry,  mais  il  y  est  de  plus  en  plus  accentué.  Lorsque  lord 
Salisbury  s'associe  à  une  initiative  quelconque,  11  semble  que  ce  soit 
pour  la  décourager.  Que  l'Italie,  par  exemple,  émue  de  nombreux  atten- 
tats, propose  de  se  mettre  d'accord  sur  une  législation  internationale 
en  vue  d'en  prévenir  le  retour,  lord  Salisbury  ne  demande  pas  mieux  que 
de  s'y  prêter,  mais  il  se  hâte  de  dire  que  le  succès  lui  paraît  impos- 
sible. Que  l'empereur  de  Russie  parle  d'une  conférence  internationale 
où  l'on  rechercherait  les  moyens  d'arrêter  le  développement  excessif 
des  armemens  militaires,  lord  Salisbury  applaudit  et  U  déclare  que 
cette  date  sera  très  grande  dans  l'histoire,  mais  il  s'empresse  d'ajou- 
ter que  les  circonstances  les  plus  malencontreuses  ont  accompagné 
la  proposition  russe  et  que  le  monde  marche  en  sens  inverse  d'une 
généreuse  inspiration.  Peut-être  n'a-t-il  pas  tort,  et  n  paraît  devoir  se 
charger  lui-même  d'aider,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  à  l'accom- 
pUssement  de  ses  prédictions.  De  tout  cela  il  reste  un  discours  morose, 
ni  satisfaisant,  ni  satisfait,  où  tout  le  monde  peut  se  sentir  plus  ou 
moins  atteint,  bien  que  personne  n'y  soit  positivement  "vdsé.  Et  l'An- 
gleterre continue  d'armer  :  simple  expérience  de  mobilisation  sans 
doute,  mais  entourée  de  singuliers  commentaires.  ■; 

Puisqu'il  en  est  ainsi,  et  tout  en  évitant  avec  le  plus  grand  soin  ce 
qui  pourrait  ser\dr  de  prétexte  contre  nous,  nous  devons  veiller  à 
nos  relations  avec  les  puissances  continentales  et  les  resserrer  autant 
'que  possible.  Dans  l'évolution  qui  emporte  le  monde,  l'aspect  des 
choses  change  avec  une  rapidité  inconnue  jusqu'à  ce  jour  :  nous 
devons  pourtant  nous  astreindre,  au  moins  pendant  quelques  années, 
à  une  pohtique  un  peu  stable,  et  lui  consacrer  la  plus  grande  somme 
de  nos  efforts.  C'est  le  seul  moyen  de  ne  pas  dépendre  de  tous  les  inci- 
dens.  Rien  d'ailleurs  ne  saurait  dispenser  de  ne  pas  créer  ces  incidens 
soi-même,  lorsqu'on  n'a  pas  la  résolution  d'y  faire  face.  M.  Charles 
Dupuy,  dans  la  déclaration  ministérielle  qu'il  a  lue  à  la  Chambre  et 
que  celle-ci  a  approuvée,  a  dit  qu'U  convenait  toujours  de  proportion- 
ner l'effort  à  la  valeur  du  but.  Sans  doute  ;  mais  c'est  au  moment  de 
s'assigner  un  but,  et  non  pas  au  moment  d'accomplir  l'effort  pour 
l'atteindre,  qu'il  faut  méditer  ce  sage  conseil. 

Francis  Charmes. 

Le  Direcieur-qéranty 
F.  Brunetière. 


LA  TERRE  QUI  MEURT 


DEUXIEME    PARTIE  (1) 


IV.  —  LE  PREMIER  LABOUR  DE  SEPTEMBRE 

C'était  le  surlendemain  du  jour  où  Rousille  avait  vu  les  Mi- 
chelonne,  un  lundi.  La  veille,  des  nuées  d'orage,  sorties  de  la 
mer  l'une  après  l'autre,  de  l'aube  jusqu'au  soir,  avaient  passé  sur 
le  pays,  et,  comme  des  poches  éventrées  d'où  le  grain  coule,  avaient 
versé  leur  pluie  aux  terres  arides.  Beaucoup  de  feuilles,  celles 
des  hautes  branches  surtout,  étaient  tombées;  les  autres,  encore 
lourdes,  restaient  penchées.  Un  parfum  de  forêt  mouillée  s'élevait 
vers  le  ciel  calme  et  laiteux.  Il  ne  faisait  pas  de  brise  ;  aucun  oiseau 
ne  chantait;  la  campagne  semblait  uniquement  attentive  aux  der- 
nières gouttes,  formées  pendant  la  nuit,  et  qui  s'écrasaient  au  pied 
des  arbres,  avec  des  vibrations  de  métal.  Quelque  chose  avait  dû 
mourir,  dont  le  monde  demeurait  accablé.  Et,  en  effet,  sur  les 
collines  de  Challans,  au  large  de  la  Fromentière,  le  grincement 
lointain  d'une  charrue,  les  appels  d'un  toucheur  de  bœufs,  di- 
saient le  commencement  des  labours  d'automne. 

A  la  Fromenlière,  Eléonore  et  Marie-Rose  chauffaient  le  four 
dans  la  boulangerie,  qui  se  trouvait  aux  deux  tiers  de  la  maison 
à  gauche,  et  qui  séparait  leur  chambre  d'avec  le  réduit  où  couchait 
François.  La  flamme  jaillissait  de  l'ouverture  en  demi-cercle 
béante  au  fond  de  la  pièce;  elle  s'échappait  en  torsades  lourdes, 
en  groupes  de  pétales  rouges  et  redressés  sur  leurs  tiges.  Eléo- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre  1898. 

TOME  CL.  —   1898.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nore,  debout,  dans  une  robe  de  mauvaise  indienne  qui  lui  collait 
à  la  peau,  soulevait  au  bout  d'une  fourche  en  fer  des  bourrées 
d'  épines  entassées  à  ses  pieds,  et  les  poussait  dans  le  brasier. 
Marie-Rose,  affairée,  sortait  et  revenait,  apportant  la  pâte  de  pain 
dans  des  corbeilles  de  paille.  Elles  ne  se  parlaient  pas  :  depuis 
longtemps  l'intimité  s'était  relâchée  entre  les  deux  sœurs.  Ce- 
pendant,  comme  Eléonore  se  détournait,  pour  la  dixième  fois,  vers 
la  porte,  et  semblait  interroger  la  cour  déserte  : 

—  Qu'altends-tu  donc,  Lionore?  demanda  Rousille. 

—  Rien,  répondit  maussadement  l'aînée  :  j'ai  chaud,  les  yeux 
me  piquent. 

Elle  se  mit  aussitôt  à  séparer  les  braises  ardentes  et  à  les  ranger 
en  talus  le  long  des  bords  du  four.  Quand  ce  fut  fait  : 

—  Aide-moi  à  enfourner,  dit-elle. 

Une  à  une,  les  mottes  de  pâte,  marbrées  de  farine  et  de  veines 
craquelées,  étaient  versées  par  Rousille  sur  une  large  pelle  plate, 
qu'Eléonore  glissait  sur  les  carreaux  brûlans,  et  retirait  d'un  coup 
sec.  Il  y  avait  vingt  mottes  de  douze  livres,  de  quoi  nourrir  toute 
la  Fromentière  et  de  quoi  donner  aux  pauvres  du  lundi  pendant 
une  quinzaine.  La  dernière  venait  d'être  placée  près  de  l'entrée, 
quEléonore  bouchait  avec  une  plaque  de  tôle  ;  les  deux  sœurs 
s'essuyaient  les  joues  avec  leurs  manches  ;  une  odeur  de  pain  frais 
s  échappait  par  les  fentes  du  four,  quand  une  grosse  voix  rieuse 
appela  du  dehors  : 

—  Monsieur  François  Lumineau,  c'est-il  ici? 

Un  visiteur  qu'on  voyait  assez  souvent  à  la  Fromentière  de- 
puis quelques  mois,  le  facteur,  tendait  une  lettre  à  en-tête  im- 
primé. Il  ajouta  pour  plaisanter,  pour  dire  quelque  chose  : 

—  Ça  vient  encore  des  chemins  de  fer  de  l'Etat,  mam'selle 
Lionore!  On  a  donc  des  amis,  là-bas? 

—  Merci,  dit  rapidement  Eléonore,  en  prenant  la  lettre  et  en 
la  serrant  dans  la  poche  de  son  tablier  ;  je  la  remettrai  au  frère. 
Il  fait  beau  temps  aujourd'hui  pour  courir? 

—  Mais  oui,  plus  beau  que  pour  chauffer  le  four,  à  ce  que  je 
vois. 

L'homme  fit  demi- tour  sur  ses  souliers  éculés,  et,  de  son  pas 
sans  élan,  qui  faisait  sept  lieues  par  jour  pour  trente  sous, 
s'éloigna. 

Eléonore,  appuyée  contre  la  porte,  ne  s'occupait  plus  de  lui. 
Elle  considérait,  comme  hypnotisée,  la  bordure  de  papier  blanc 


LA    TERKE    QUI    MEURT.  483 

qui  dépassait  l'ouverture  de  sa  poche.  Une  émotion  extraordi- 
naire s'emparait  d'elle.  Ses  paupières  se  gonflaient.  La  poitrine  se 
soulevait  sous  le  corsage  d'indienne  taché  de  farine  et  de  suie. 

—  Tu  as  des  secrets,  va,  je  sais  bien,  dit  Marie-Rose  un  peu 
derrière  elle.  Je  ne  te  les  demande  pas;  'Je  suis  habituée,  à  la 
maison,  à  être  seule  de  mon  espèce.  Mais  je  vois  tout  de  môme 
bien  des  choses.  Hier  encore,  après  la  messe,  tu  as  été,  avec  Fran- 
çois, lire  un  papier  dans  la  ruelle  de  la  Michelonne,  et  tu  faisais 
de  grands  gestes,  pendant  que  je  prenais  l'argent...  Oh!  voilà  que 
tu  pleures!...  C'est  si  triste,  Éléonore,  de  voir  pleurer  sa  sœur... 
sans  comprendre...  sans  rien  pouvoir  lui  dire  ! 

La  grande  Eléonore,  à  la  stupéfaction  de  Rousille,  lui  tendit 
la  main,  en  arrière,  sans  se  détourner,  et  cette  main  tremblait. 
Elle  attira  la  petite  sur  son  cœur  qui  battait  follement.  Pour  la 
première  fois  depuis  des  années,  vaincue  par  l'émotion,  elle  posa 
sa  joue  sur  le  front  de  Rousille,  et,  tout  à  coup,  elle  éclata  en  san- 
glots. 

—  Oui,  dit-elle,  oui,  il  y  a  un  secret,  ma  pauvre  Rousille,  un 
si  grand  que  je  n'en  aurai  jamais  deux  pareils...  Je  ne  peux  pas 
te  le  dire...  Il  est  là  dans  la  lettre...  Mais  c'est  François  qui  doit 
la  lire  d'abord,  et  puis  le  père...  Dieu,  que  je  suis  malheureuse  ! 

Rousille,  tendrement,  leva  son  visage  tout  contre  le  visage  en 
pleurs  de  l'aînée. 

—  Mais  le  secret,  Lionore,  ça  ne  regarde  que  François,  n'est- 
ce  pas? 

—  Non, moi  aussi,  moi  aussi!  Oh!  quand  tu  apprendras,  Rou- 
sille!... C'est  François  qui  m'a  décidée;  il  m'en  a  tant  dit  que  j'ai 
cédé...  J'ai  signé...  à  présent  tout  est  fini...  Cependant,  s'il  n'était 
pas  là,  vois-tu,  je  sens  que  je  ne  pourrais  pas,  que  je  casserais  le 
marché,  que  je  refuserais... 

—  Tu  pars,  Lionore?  cria  la  petite  en  se  reculant. 

Elle  ne  reçut  d'autre  réponse  que  l'extrême  pâleur  de  l'aînée. 

—  Tu  pars!  reprit-elle.  Où  vas-tu?  Ne  nous  laisse  pas! 
Eléonore,  d'abord  stupéfaite,  eut  un  geste  de  colère.  Elle  re- 
poussa celle  que,  dans  un  moment  de  douleur,  elle  avait  attirée. 

—  Tais-toi!  fit-elle.  Ne  dis  pas  des  mots  pareils!  Tu  veux 
donc  nous  vendre? 

—  Je  n'en  ai  guère  envie. 

—  Ils  viennent!...  Tu  les  as  entendus!...  Tu  parles  pour  eux, 
vendeuse  de  secrets  ! 


484  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Mais  non  ! 

—  Les  voilà,  écoute! 

On  entendait  le  pas  assourdi  des  hommes,  distans  les  uns  des 
autres,  qui  revenaient  pour  le  repas  de  midi. 

Eléonore,  affolée,  la  voix  coupée  par  l'émotion  et  devenue 
presque  suppliante,  reprit  : 

—  C'est  Malhurin  qui  est  devant...  Pourvu  qu'il  n'ait  pas 
compris  ce  que  tu  as  dit...  Rousille,  rien  qu'à  me  voir  il  devinera 
tout. . .  Je  ne  peux  pas  retourner  à  la  maison  avec  des  yeux  comme 
ça,  tout  rouges...  vas-y  à  ma  place...  va  tre)nper  la  soupe...  j  irai 
dans  un  moment  avec  vous... 

Les  hommes  rentraient,  ils  marchaient  comme  à  l'ordinaire, 
sans  se  hâter,  et  François  seul  pouvait  pressentir  la  nouvelle  qui 
les  attendait.  La  chaleur  avait  séché  les  herbes  et  les  feuilles.  Le 
jour  voilé  était  d'une  douceur  pénétrante.  Des  linots,  en  vols 
bondissans,  s'abattaient  dans  les  charroyères  où  les  chardons  pen- 
chaient, brisés  par  le  pied  des  bètes.  L'odeur  du  pain  chaud 
s'épandait  autour  de  la  ferme. 

Et,  réjoui  par  ce  parfum  de  vie,  le  grand  vieux  métayer  entra 
dans  la  salle  où  Mathurin  l'avait  précédé.  Quand  elle  les  eut  vus 
disparaître,  Eléonore,  qui  guettait  à  la  porte  de  la  boulangerie, 
traversa  la  cour  et  rejoignit  François  dans  l'étable.  Celui-ci  venait 
de  jeter  à  terre  une  lourde  charge  de  maïs,  et  repliait  la  corde  sur 
son  bras. 

—  Tiens!  dit-elle.  Ils  te  demandent  !  Elle  m'a  brûlé  le  sang, 
ta  lettre  ! 

Toute  pâle  encore,  Eléonore  tendait  la  lettre,  et  la  regardait 
passer  de  ses  mains  dans  celle  de  l'autre,  avec  un  respect  craintif 
de  la  destinée  inconnue. 

—  Pour  quand  est-ce?  dit-elle.  Dépêche-toi! 

Le  gars,  sans  émotion  apparente,  essaya  de  sourire  pour  mar- 
quer sa  supériorité  d'homme,  déchira  lentement  l'enveloppe  avec 
ses  gros  doigts  mouillés,  lut,  réfléchit  un  moment,  et  répondit  : 

—  Allons,  c'est  pour  demain! 

—  Demain,  Jésus! 

—  Oui,  je  dois  être  à  midi  à  la  Roche,  pour  prendre  mon  ser- 
vice dans  les  chemins  de  fer. 

Eléonore  se  couvrit  le  visage  des  deux  mains. 

—  Ah  çà,  ne  me  lâche  pas,  toi,  maintenant!  continua 
l'homme.  Est-ce  que  tu  veux  me  lâcher? 


LA    TERRE    ni  I    MEURT.  485 

—  Non,  François,  mais  partir  demain...  demain! 

—  Pas  demain,  ce  soir,  tout  à  l'heure...  Fallait  bien  t'y 
attendre.  Voilà  deux  mois  que  tu  es  engagée  avec  le  cafetier  de  la 
rue  Neuve.  As- tu  signé  le  bail,  oui  ou  non? 

—  Oui. 

—  M'as-tu  promis  de  tenir  mon  ménage? 

—  Oui,  François. 

—  Quand  tu  me  demandais  de  te  trouver  une  bonne  place 
aussi,  à  la  Roche,  j'ai  bien  voulu  m'occuper  de  toi,  tnais  à  condi- 
tion que  tu  ferais  mon  ménage.  J'ai  besoin  de  quelqu'un,  moi!  Et 
tu  ne  veux  plus  venir  à  présent? 

—  Je  ne  dis  pas... 

—  Eh  bien!  je  dirai  au  père,  moi,  tout  à  l'heure,  ce  que  tu 
m'avais  promis.  Reste  donc  :  ils  te  feront  une  jolie  vie  à  la  Fro- 
mentière,  quand  je  serai  parti;  sans  parler  du  procès  que 
l'homme  de  la  Roche  commencera  tout  de  suite,  tu  entends,  tout 
de  suite,  si  tu  refuses  de  prendre  le  débit  que  tu  as  loué!  Reste! 
Moi,  je  m'en  vas! 

Elle  enleva  les  mains  de  dessus  sa  figure,  et,  toujours  do- 
minée par  l'impression  du  moment  : 

—  J'irai,  dit-elle  ;  quand  tu  voudras,  je  serai  prête;  seulement 
je  ne  pourrais  pas  t'entendre  parler  au  père;  ne  lui  parle  pas  de- 
vant moi... 

Elle  quitta  en  hâte  l'étable,  et  rentra  dans  la  salle  pour  servir 
le  dîner,  tandis  que  François  donnait  à  ses  bœufs  leur  ration  de 
fourrage  et  s'attardait  à  ce  travail. 

Toussaint  Lumineau  causait  tranquillement  avec  Mathurin. 
Assis  côte  à  côte  devant  la  table  et  regardant  fumer  leur  assiette 
de  soupe,  ils  devisaient  du  nouveau  valet  qu'il  faudrait  embau- 
cher prochainement. 

—  Je  l'embaucherai  à  la  foire  de  Challans,  disait  le  père. 

—  C'est  trop  tard. 

—  Nous  ferons  de  notre  mieux  jusque-là,  mon  garçon.  Je  le 
prendrai  fort,  je  choisirai  un  valet  du  pays. 

—  Oui,  pas  un  Boquin  surtout!  On  les  connaît! 
Toussaint  Lumineau  hocha  la  tête,  et  dit  doucement  : 

—  Ne  lui  fais  pas  injure,  Mathurin.  J'ai  renvoyé  Jean  Nesmy, 
et  j'ai  eu  raison.  Mais,  pour  le  travail,  il  n"y  avait  que  de  bonnes 
choses  à  dire  de  lui.  Ça  travaillait  honnêtement.  Ça  aimait  la 
terre,  tandis  que  d'autres... 


486  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  petite  Rousille  écoutait,  les  yeux  baissés,  comme  une 
statue,  près  de  la  fenêtre.  François  entra. 

—  Tandis  que  d'autres,  continua  le  père  en  élevant  un  peu  la 
voix,  n'ont  pas  assez  de  vaillance,  tout  à  fait.  N'est-ce  pas,  mon 
François? 

Le  fils  blond  et  rose  haussa  les  épaules  en  s'asseyant. 

—  C'est  trop  dur,  dit-il.  Depuis  que  je  suis  revenu,  je  ne  puis 
plus  m'y  refaire  à  ce  métier-là. 

—  Ah!  moitié  de  paysan,  cria  Mathurin,  tu  n'as  pas  honte? 
Moi,  si  je  pouvais  marcher,  le  père  n'aurait  pas  même  besoin  d'un 
valet.  Regarde  ces  bras-là  ! 

Et  il  tendait  ses  bras,  dont  les  muscles  saillaient  sous  l'étoffe 
de  la  veste,  comme  des  nœuds  de  chêne  emprisonnés  dans 
l'écorce.  Et  le  sang  lui  montait  au  visage,  et  gonflait  jusqu'aux 
veines  et  aux  glandes  de  ses  yeux. 

—  Pauvre  gars!  dit  le  père  en  lui  touchant  la  main  pour 
l'abaisser;  pauvre  gars,  je  sais  bien,  ton  malheur  coûte  cher  à  la 
Fromentière... 

Il  ajouta,  après  un  petit  silence  : 

—  Nous  ferons  tout  de  même  de  jolis  labours,  mes  en  fans, 
avec  François,  et  notre  Driot,  qui  ne  tardera  guère,  et  le  valet  que 
je  prendrai...  Pour  aujourd'hui,  j'ai  idée  d'attaquer  la  pièce  de 
la  Cailleterie,  qui  n'a  pas  donné  depuis  deux  ans.  La  pluie  a  dû 
mollir  la  terre.  La  charrue  mordra  bien. 

Eléonore,  qui  venait  de  pousser  la  porte  de  la  décharge,  s'ar- 
rêta toute  saisie,  envoyant  François  remuer  les  lèvres  comme  s'il 
voulait  répondre  et  dire  le  secret.  Mais  aucun  mot  ne  sortit  plus 
de  la  bouche  du  cadet  tant  que  dura  le  repas. 

Vers  la  fin,  comme  ils  allaient  se  lever  de  table,  Mathurin  re- 
garda le  ciel  par  les  vitres  enfumées,  et  demanda  : 

—  Père,  emmenez-moi  avec  le  harnais? 

—  Oui,  bien  sûr.  Va  quérir  la  voiture,  Lionore  ;  et  toi,  François, 
enjugue  les  bêtes. 

Il  était  presque  gai,  le  métayer  de  la  Fromentière.  Les  en- 
fans  pensèrent  qu'il  avait  l'esprit  vers  Driot,  dont  il  disait  le  nom, 
maintenant,  plus  de  dix  fois  le  jour.  Mais  ce  n'était  que  le  pre- 
mier labour  de  la  saison  qui  le  rendait  content. 

Un  quart  d'heure  plus  tard,  le  père  se  passa  autour  du  corps 
la  sangle  attachée  à  l'étroite  caisse  de  bois  où  l'infirme  était  as- 
sis, et,   comme   on  haie   un   bateau,   il  tira  la    charrette.    Les 


LA    TERRE    Qtl    MEURT  487 

bœufs  marchaient  devant,  conduits  par  François.  Ils  montèrent 
par  le  chemin  où  les  pas  de  Jean  Nesmy  étaient  encore  marqués 
dans  la  poussière.  C'étaient  quatre  bœufs  superbes  précédés  par 
une  jument  grise,  Noblet,  Cavalier,  Paladin  et  Matelot,  tous  de 
même  âge  et  de  môme  robe  fauve,  avec  des  cornes  évasées, 
l'échiné  haute,  l'allure  lente  et  souple.  Traînant  sans  peine 
la  charrue  dont  le  soc  était  relevé,  ils  gravissaient  la  pente,  et 
quand  une  pousse  de  ronce,  tendue  en  travers  de  la  route,  tentait 
leur  mufle  baveux,  ils  ralentissaient  ensemble  l'effort,  et  la 
chaîne  de  fer  qui  liait  le  premier  couple  au  timon  touchait  terre 
et  sonnait.  François,  le  long  de  leurs  flancs,  s'en  allait,  tout 
sombre.  Une  pensée  l'occupait,  qui  n'était  point  celle  du  travail 
quotidien. 

Ceux  qui  venaient  derrière  lui,  le  métayer  et  l'infirme,  ne 
parlaient  pas  davantage.  Mais  leur  esprit  demeurait  enfermé  dans 
l'horizon  qu'ils  traversaient.  Ils  inspectaient  avec  le  même  amour 
tranquille  les  fossés,  les  barrières,  les  coins  de  champ  aperçus 
au  passage  ;  ils  réfléchissaient  aux  mêmes  choses  simples  et  an- 
ciennes, et  en  eux  la  méditation  était  le  signe  de  la  vocation,  la 
marque  du  glorieux  état  de  ceux  qui  font  vivre  le  monde.  Quand 
ils  furent  arrivés  en  haut  de  la  butte,  dans  la  pièce  de  la  Caille- 
terie,  le  père  aida  Mathurin  à  sortir  de  la  voiture,  et  l'infirme  s'as- 
sit au  pied  d'un  cormier  dont  les  branches  faisaient  une  ombre 
fine  sur  le  talus.  Devant  eux,  la  jachère  descendait  en  courbe 
régulière,  hérissée  d'herbes  sèches  et  de  fougères.  Quatre  haies 
dessinaient  et  fermaient  le  rectangle.  Par-dessus  celle  du  bas,  on 
voyait  les  profondeurs  du  Marais,  comme  une  plaine  bleue  sans 
divisions.  Et  le  père, ayant  fait  sauter  la  cheville  qui  retenait  le 
soc,  rangea  lui-même  la  charrue  près  de  la  haie  de  gauche,  et  la 
mit  en  bonne  place. 

—  Reste  là  au  chaud,  dit-il  à  Mathurin.  Toi,  François,  conduis 
bien  droit  tes  bœufs.  C'est  un  beau  jour  de  labour.  Ohé  !  Noblet, 
Cavalier,  Paladin,  Matelot  ! 

Un  coup  de  fouet  fit  plier  les  reins  à  la  jument  de  flèche; 
les  quatre  bœufs  baissèrent  les  cornes  et  tendirent  les  jarrets  ;  le 
soc,  avec  un  bruit  de  faux  qu'on  aiguise,  s'enfonça  ;  la  terre  s'ou- 
vrit, brune,  formant  un  haut  remblai  qui  tremblait  en  montant 
et  croulait  sur  lui-même,  comme  les  eaux  divisées  par  l'étrave 
d'un  navire.  Les  bonnes  bêtes  allaient  droit  et  sagement.  Sous 
leur  peau  plissée  d'un  frémissement  régulier,  les  muscles  se  mou- 


488  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaient  sans  plus  de  travail  apparent  que  si  elles  eussent  tiré  une 
charrette  vide  sur  une  route  unie.  Les  herbes  se  couchaient,  dé- 
racinées: trèfles, folles  avoines, plantains,  phléoles,  pimprenelles, 
lotiers  à  fleurs  jaunes  déjà  mêlées  de  gousses  brunes,  fougères  qui 
s'appuyaient  sur  leurs  palmes  pliées,  comme  de  jeunes  chênes 
abattus.  Une  vapeur  sortait  du  sol  frais  surpris  par  la  chaleur  du 
jour.  En  avant,  sous  le  pied  des  animaux,  une  poussière  s'éle- 
vait. L'attelage  s'avançait  dans  une  auréole  rousse  que  traversaient 
les  mouches.  Et  Mathurin,  à  l'ombre  du  cormier,  regardait  des- 
cendre avec  envie  le  père,  le  frère,  la  jument  grise,  et  les  quatre 
bœufs  de  chez  lui  dont  la  croupe  diminuait  sur  la  pente. 

—  François,  disait  le  métayer,  réjoui  de  sentir  battre  dans  ses 
mains  les  bras  de  la  charrue,  François,  prends  garde  à  Noblet 
qui  mollit!  Touche  Matelot!...  La  jument  gagne  à  gauche!... 
Veille,  mon  gars,  tu  as  l'air  endormi! 

Le  cadet,  en  effet,  ne  prenait  aucun  goûta  conduire  le  harnais. 
Il  songeait  qu'il  fallait  parler,  et  la  peur  de  commencer  lui  tenait 
le  front  baissé.  Ils  tournèrent  au  bas  du  champ,  et  remontèrent, 
traçant  un  second  sillon  près  du  premier.  Les  cornes  des  bœufs, 
l'aiguillon  de  François,  commencèrent  à  reparaître  au  ras  des 
herbes  qu'observait  Mathurin.  Celui-ci,  pour  saluer  le  retour  du 
harnais,  se  mit  à  «  noter»,  à  chanter,  de  toute  sa  voix,  la  lente 
mélopée  que  chacun  varie  et  termine  comme  il  veut.  Les  notes 
s'envolaient,  puissantes,  avec  des  fioritures  d'un  art  ancien  comme 
le  labour  même.  Elles  soutenaient  le  pas  des  bêtes  qui  en  con- 
naissaient le  rythme  ;  elles  accompagnaient  la  plainte  des  roues 
sur  les  moyeux;  elles  s'en  allaient  au  loin,  par-dessus  les  haies, 
apprendre  à  ceux  de  la  paroisse  qui  travaillaient  dehors  que  la 
charrue  soulevait  enfin  la  jachère,  dans  la  Caillcterie  des  Lumi- 
neau.  Elles  réjouissaient  aussi  le  cœur  du  métayer.  Mais  François 
demeurait  sombre. 

Quand  Taitelage  atteignit  l'ombre  du  cormier  : 

—  Père,  dit  Mathurin,  vous  ferez  bien  de  replanter  notre 
vigne  qui  s'en  va.  Dès  que  Driot  sera  là,  faudra  nous  y  mettre. 
Qu'en  dites-vous  ? 

Car  il  avait  toujours  l'esprit  en  songerie  vers  l'avenir  de  la 
Fromentière. 

Le  métayer  arrêta  les  bœufs,  leva  son  chapeau,  et  ses  cheveux 
apparurent  tout  fumans.  Il  sourit  de  contentement. 

—  Tu  as  de  jolies  idées,  Mathurin;  si  le  grain  pousse   bien 


LA    TERRE    nUI    MEURT.  489 

dans  la  Cailleterie,  foi  de  Lumincau,  j'achète  du  plant  pour 
la  vigne...  J'ai  espoir  dans  notre  labour  d'aujourd'hui...  Allons, 
cadet,  range  le  harnais...  Ménage  ta  jument  qui  a  chaud,  llatte- 
la  un  peu,  tiens-toi  dans  sa  vue  pour  qu'elle  aille  plus  sagement. 

L'attelage  repartit.  Une  lumière  ardente  et  voilée  enveloppait 
bètes  et  gens.  Tous  les  flancs  battaient.  Les  mouches  criblaient 
l'air.  Des  tourterelles,  gorgées  de  remberge,  se  posaient  dans  les 
ormes,  fuyant  les  chaumes  embrasés. 

Comme  l'infirme  ne  chantait  plus,  le  métayer  dit,  vers  la 
moitié  du  champ  : 

—  A  ton  tour  de  noter,  François!  Chante,  mon  garçon,  ça 
té  jouira  le  cœur... 

Le  jeune  homme  continua  une  dizaine  de  pas,  puis  il  essaya 
de  noter  :  «  Oh  !  oh  1  les  valets,  oh  !  oh  !  oh  !  »  Sa  voix,  qu'il  avait 
plus  haute  que  Mathurin,  fit  dresser  l'oreille  des  bœufs,  et  s'en 
alla  tremblante.  Mais,  tout  à  coup,  elle  s'arrêta,  brisée  par  la  peur 
dont  il  n'était  pas  maître.  Il  se  raidit,  leva  le  menton  vers  le 
Marais,  s'efforça  encore  de  chanter,  et  trois  notes  jaillirent.  Puis 
un  sanglot  termina  la  chanson,  et,  rouge  de  honte,  le  gars  se 
remit  à  marcher  en  silence,  le  visage  tourné  vers  la  jachère,  de- 
vant le  vieux  métayer  qui,  par-dessus  la  croupe  des  bœufs,  le 
regardait. 

Pas  un  mot  ne  fut  dit,  de  part  ni  d'autre,  tant  que  le  père  n'eut 
pas  achevé  le  sillon.  Alors,  au  bas  du  champ,  Toussaint  Lumineau 
demanda,  troublé  jusqu'au  fond  de  l'âme  : 

—  Tu  as  du  nouveau,  François,  qu'y  a-t-il  donc? 

Ils  étaient  à  trois  pas  de  distance,  le  père  au  ras  de  la  haie,  le 
fils  de  l'autre  côté  de  l'attelage,  à  la  tête  des  premiers  bœufs. 

—  Il  y  a,  père,  que  je  m'en  vais  ! 

—  Que  dis-tu,  François?...  Le  chaud  du  jour  t'a  touché  l'es- 
prit... Tu  es  malade?.,. 

Mais  il  reconnut  aussitôt,  à  l'expression  des  yeux  de  son  fils, 
qu'il  se  trompait,  et  qu'il  y  avait  bien  autre  chose  qu'un  malaise  : 
un  malheur.  F'rançois  s'était  décidé  à  parler.  Une  main  passée  sur 
l'échiné  de  Noblet,  comme  pour  se  retenir,  si  nerveux  et  enfiévré 
qu'il  fléchissait  sur  ses  jambes,  le  regard  dur  et  insolent,  il  cria  : 

—  J'en  ai  assez!  C'est  fini! 

—  Assez  de  quoi,  mon  gars? 

—  Je  ne  veux  plus  remuer  la  terre,  je  ne  veux  plus  soigner  les 
bêtes,  je  ne  veux  plus  m'éreinter,  à  vingt-sept  ans,  pour  gagner 


490  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'argent  qui  passe  à  payer  la  ferme  :  voilà  !  Je  veux  être  mon 
maître  et  gagner  pour  moi.  Ils  m'ont  accepté  dans  les  chemins 
de  fer.  Je  commence  demain;  demain,  vous  entendez? 
Il  élevait  la  voix  dans  une  sorte  de  rage  : 

—  Je  suis  nommé.  Ce  n'est  pas  à  faire.  C'est  fait.  J'emmène 
avec  moi  Eléonore,  qui  fera  mon  ménage.  Elle  vient  avec  moi  à 
la  Roche.  Elle  en  a  assez,  elle  aussi.  Elle  a  trouvé  une  bonne  place, 
un  débit  où  elle  gagnera  plus  que  chez  vous.  Au  moins,  elle  pourra 
se  marier...  Et  on  n'est  pas  de  mauvais  enfans  pour  ça.  N'allez 
pas  le  dire!  Ne  faites  pas  la  figure  que  vous  faites!...  On  a 
accompli  notre  temps  chez  vous,  mon  père!  On  a  patiente  jus- 
qu'au retour  d'André...  A  présent  qu'il  revient,  il  peut  bien  vous 
aider,  lui  :  c'est  son  tour! 

Le  métayer  était  resté  étourdi  sous  le  coup.  Il  avait  seulement 
beaucoup  pâli.  Les  dents  serrées,  touchant  sa  charrue  d'un  bras, 
il  demeurait  sans  parole,  les  yeux  fixés  sur  François,  comme  sur 
un  être  privé  de  raison.  Les  idées,  lentement,  avec  leur  douleur, 
lui  entraient  dans  l'âme. 

—  Mon  François,  ce  que  tu  dis  là  ne  se  peut.  Eléonore  ne  s'est 
jamais  plainte  de  son  travail. 

—  Ah  !  bien  oui  ;  pas  à  vous  ! 

—  Toi,  tu  as  toujours  été  bien  aidé.  Si  je  t'ai  reproché  des 
fois  ton  nonchaloir,  c'est  que  les  années  sont  dures  pour  tous. 
Mais,  puisque  je  vais  prendre  un  valet,  puisque  Driot  nous  arrive 
dans  quinze  jours,  ça  fera  quatre  hommes,  avec  moi  qui  vaux 
encore  un  peu.  Tu  ne  pars  pas,  François? 

—  Si. 

—  Où.  veux-tu  être  mieux  que  chez  nous?  Est-ce  que  le  pain 
t'a  manqué? 

—  Non. 

—  Est-ce  que  je  t'ai  refusé  des  habits,  ou  seulement  de  l'argent 
pour  ton  tabac? 

—  Non. 

—  François,  c'est  le  cœur  qui  t'a  changé,  depuis  le  régiment. 

—  Ça  se  peut. 

—  Mais  tu  ne  veux  pas  t'en  aller,  dis? 

Le  gars  fouilla  dans  la  doublure  de  sa  veste,  et  tendit  la  lettre. 

—  C'est  ])our  demain  midi,  fit-il;  si  vous  ne  me  croyez  pas, 
lisez! 

Par-dessus  la  croupe  du  bœuf,  le  père  étendit  le  bras.  Mais  il 


LA    TERRE    QUI    MEURT,  491 

tremblait  si  fort  qu'il  tâtonnait  pour  saisir  la  lettre.  Puis,  quand 
il  l'eut  entre  les  mains,  dans  un  subit  accès  de  révolte,  au  lieu  de 
l'ouvrir,  il  la  froissa,  la  tordit,  la  rompit  en  miettes,  la  jeta  sous 
ses  sabots,  l'écrasa  sur  la  terre  molle. 

—  Tiens!  cria-t-il,  il  n'y  a  plus  de  lettre!  Iras-tu  encore? 

—  Ça  n'empêchera  rien,  répondit  François. 

Il  voulut  passer  devant  le  père  et  s'éloigner.  Mais,  sur  ses 
épaules,  une  main  puissante  s'abattit.  Une  voix  commanda  : 

—  Arrête  ici  ! 

Et  le  fils  dut  s'arrêter. 

—  Qui  t'a  engagé,  François? 

—  Les  chefs. 

—  Non,  qui  t'a  conseillé?  Tu  n'as  pas  fait  ça  tout  seul.  Il  y  a  eu 
un  monsieur,  pour  t'aider.  Qui  est-ce? 

Le  jeune  homme  hésita  un  instant,  puis,  se  sentant  prisonnier, 
balbutia  : 

—  M.  Mefiray. 

D'une  poussée,  le  père  le  fit  courir  sur  l'herbe. 

—  Sauve-toi,  à  présent!  Attelle  la  Rousse  à  la  carriole,  et  tout 
de  suite  !  J'y  vais,  moi,  chez  le  Meffray  !... 

Il  avait  crié  cela  dans  sa  colère. 

Mais,  quand  il  vit  son  fils  lui  obéir  et  prendre  le  chemin  de  la 
métairie,  quand  il  se  trouva  seul  dans  le  bas  de  son  champ,  une 
angoisse  le  saisit.  Il  avait  toujours  trouvé  de  l'aide  dans  les 
circonstances  difficiles  de  sa  vie.  Cette  fois,  surpris  par  le  danger, 
en  plein  travail  de  labour,  il  tourna  lentement  sur  lui-même, 
comme  poussé  par  l'habitude,  et  chercha  dans  la  campagne,  aussi 
loin  que  ses  yeux  pouvaient  porter,  un  sauveur,  un  appui,  quel- 
qu'un qui  défendît  sa  cause,  et  le  conseillât.  Ses  bœufs  au  repos  le 
regardaient.  Il  aperçut  d'abord,  entre  les  arbres,  le  clocher  de  Sal- 
lertaine.  Mais  il  secoua  la  tête.  Non,  le  curé  n'y  pouvait  rien.  Le 
vieil  et  bon  ami  qu'il  consultait  volontiers,  Toussaint  Lumineau 
le  savait  impuissant  contre  les  hommes  de  la  ville,  les  fonction- 
naires, les  administrations,  contre  tout  l'inconnu  immense  qui 
s'étendait  autour  de  la  paroisse.  Son  regard  quitta  l'église,  ren- 
contra des  fermes  et  ne  s'arrêta  pas  ;  mais  il  s'arrêta  un  peu  sur 
les  toits  aigus  de  la  Fromentière.  Ah!  le  marquis,  s'il  avait  été 
là!  Rien  ne  l'intimidait,  lui,  ni  les  galons,  ni  les  titres,  ni  les  pa- 
roles que  les  pauvres  ne  comprennent  pas.  Et  rien  ne  lui  coûtait 
non  plus  :  il  aurait  fait  le  voyage  de  Paris  pour  empêcher  un  Ma- 


492  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raîchin  de  partir.  Hélas  !  le  château  était  vide.  Plus  de  maîtres... 
Le  vieux  métayer  ramena  ses  yeux  sur  les  deux  sillons  fraîche- 
ment ouverts,  qui  montaient  devant  lui  jusqu'au  cormier,  là-bas  ; 
alors  il  songea  que  Mathurin  devait  attendre  et  s'étonner,  qu'il 
fallait  lui  dire  quelque  chose  et  ne  pas  l'inquiéter. 

—  Ohé!  cria-t-il,  Lumineau! 

Par-dessus  la  courbe  du  champ,  dans  l'air  tranquille,  une  voix 
répondit  : 

—  Je  suis  toujours  là.  Vous  ne  remontez  pas? 

—  Non.  La  chaîne  du  timon  est  cassée.  Jemmène  le  harnais. 

—  Bien. 

—  Ne  t'ennuie  pas,  Mathurin,  je  m'en  vas  par  la  coulée  du 
pré.  Rousille  viendra  te  chercher. 

Il  y  avait,  au  bas  du  champ,  une  brèche  bouchée  avec  des 
fagots  d'épines,  qui  donnait  sur  une  mince  bande  de  pré,  et  par 
où  on  pouvait  rentrer  à  la  Fromentière.  Le  métayer,  pour  ne  pas 
être  exposé  aux  questions  de  l'infirme,  prit  celte  route,  et,  tou- 
chant ses  bœufs,  revint  à  la  ferme. 

Au  milieu  de  la  cour,  il  aperçut  la  carriole  attelée,  près  de 
laquelle  se  tenait  François  en  habits  de  dimanche. 

—  Attache  les  bœufs  I  dit-il  rudement. 

Puis,  passant  devant  lui,  ouvrant  la  porte  de  la  maison,  il 
appela  : 

—  Eléonore? 
Rien  ne  répondit. 

Il  entra  dans  la  salle,  traversa  la  décharge,  et  trouva  Rou- 
sille. 

—  Où  est  ta  sœur? 

—  Tout  à  l'heure,  elle  causait  dans  la  cour  avec  François. 
Faut-il  la  chercher? 

—  Non,  ça  suffit.  Je  la  re verrai...  Rousille,  nous  avons  affaire 
à  Challans,  moi  et  François.  Nous  reviendrons  avant  souper. 
Toi,  va  quérir  Mathurin,  qui  se  languirait  dans  la  Cailleterie,  et 
ramène -le. 

Sans  un  mot  de  plus,  le  métayer  gagna  l'endroit  de  la  cour  où 
attendait  François.  Il  monta  dans  la  carriole,  fit  signe  à  son  fils 
de  monter  à  côté  de  lui,  et,  d'un  coup  de  fouet,  enleva  la  jument 
qui  n'était  pas  habituée  à  être  menée  durement.  La  Rousse  partit 
au  galop. 

u  Qu'ont-ils  donc  à  courir  si  vite?  »  pensèrent  les  rares  témoins 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  493 

qui  les  virent  passer  sur  la  route,  témoins  auxquels  rien  n'échappe  : 
cabaretiers  devant  leurs  portes  ;  chineurs  longeant  les  sentes  ; 
paysans  aux  aguets,  dresses  entre  deux  souches  :  «  Qu'ont-ils 
donc?  Le  vieux  Lumineau  frappe  la  Rousse,  comme  un  valet  qui 
a  peur  du  maître,  et  il  secoue  les  guides,  et  il  ne  dit  rien  à  son 
gars.  »  Le  métayer  s'exaltait,  en  effet,  dans  la  méditation  de  son 
chagrin.  Sa  colère  grandissait.  Il  marmottait,  entre  ses  dents,  des 
paroles  qu'il  allait  dire  à  ce  Meffray,  et  son  bras,  que  démangeait 
un  besoin  de  lutte  et  de  vengeance,  fouettait  la  Rosisse.  François, 
au  contraire,  épuisé  par  l'effort  qu'il  avait  fait,  rendu  à  son  apa- 
thie naturelle,  se  laissait  emporter  vers  la  destinée,  et  regardait 
la  campagne  sans  aucune  idée. 

Ce  fut  lui  qui  descendit  le  premier  sur  la  place  de  Ghallans, 
près  des  Halles-Neuves,  et  attacha  la  jument  à  un  anneau  scellé 
dans  un  des  piliers.  Puis  il  suivit  le  père  qui  tournait  par  une  des 
rues,  à  gauche,  et  s'arrêtait  devant  une  maison  étroite,  neuve, 
bâtie  en  tuffeaux  et  en  briques.  Une  plaque  de  fonte,  au-dessous 
de  la  sonnette,  portait:  «  Jules  Meffray,  ancien  huissier,  con- 
seiller d'arrondissement.   » 

Le  métayer  sonna  vigoureusement. 

—  Le  patron  est  ici?  demanda-t-il  à  la  servante  qui  ouvrait. 
La   fille  considéra  ce  paysan  qui  venait  chez  son  maître  en 

vêtemens  de  travail  tachés  de  boue,  et  qui  n'avait  pas  l'air  d'hu- 
meur accommodante,  à  en  juger  par  le  ton  des  paroles  et  parla 
couleur  du  regard.  Elle  répondit  : 

—  Je  crois  que  oui,  qu'est-ce  que  vous  lui  voulez? 

—  Dites-lui  que  c'est  Toussaint  Lumineau,  de  la  Fromen- 
tière;  qu'il  se  dépêche,  je  suis  pressé  ! 

Etonnée,  n'osant  faire  entrer  Lumineau  dans  la  salle  à  manger 
oii  M.  Meffray  recevait  d'ordinaire  ses  cliens,  elle  laissa  le  mé- 
tayer et  François  dans  le  corridor  tapissé  de  papier  gris,  au  fond 
duquel  l'escalier  tournait.  En  se  retirant,  elle  ne  regardait  pas 
François,  dissimulé  en  arrière,  honteux,  mais  seulement  ce  grand 
vieux,  dont  les  épaules  touchaient  presque  aux  deux  murs  et  qui 
se  tenait  si  droit,  le  chapeau  sur  la  tète,  au-dessous  de  la  lan- 
terne en  verre  dépoli  qu'on  n'allumait  jamais. 

Peu  d'instans  après,  la  porte  du  jardin  s'ouvrit;  un  homme 
s'avança,  de  haute  taille  lui  aussi,  trop  gros,  vêtu  d'un  complet  de 
flanelle  blanche  et  coiffé  d'une  casquette  de  même  étoffe.  Dans  sa 
figure  rasée  ses  petits  yeux  papillotaient,  gênés  sans  doute  par  la 


494  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

brusque  diminution  de  la  lumière.  C'était  M.  Meffray,  le  grand 
électeur  de  Challans,  demi-bourgeois  ambitieux,  animé  d'une 
haine  secrète  contre  les  paysans,  et  qui,  sorti  de  leur  race,  vivant 
à  côté  d'eux  dans  un  bourg,  n'avait  cependant  que  l'intelligence 
de  leurs  défauts,  dont  il  usait.  Averti  de  la  façon  dont  Lumineau 
s'était  présenté,  redoutant  les  scènes  violentes,  il  sarrèta  près  de 
la  première  marche  de  l'escalier,  posa  le  coude  sur  la  rampe, 
porta  trois  doigts  à  sa  casquette,  et  dit  négligemment  : 

—  On  aurait  dû  vous  faire  entrer,  métayer.  Mais  enfin,  puisque 
vous  êtes  pressé,  paraît-il,  nous  pouvons  causer  ici.  J'ai  rendu 
service  à  votre  fils,  est-ce  à  cause  de  cela  que  vous  venez? 

—  Justement,  dit  Lumineau. 

—  Si  je  peux  vous  servir  encore  en  quelque  chose? 

—  Je  veux  garder  mon  gars,  monsieur  Meffray. 

—  Gomment,  le  garder  ? 

—  Oui,  que  vous  défassiez  ce  que  vous  avez  fait. 

—  Mais,  ça  dépend  de  lui,  métayer.  As-tu  reçu  ta  lettre  de 
convocation,  François? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Si  tu  désires  ne  pas  te  rendre  à  ton  poste,  mon  ami,  les 
candidats  ne  manquent  pas  pour  te  remplacer,  tu  sais.  J'ai  dix 
autres  demandes  que  j'aurais  plus  de  raisons  d'appuyer  que  je 
n'en  ai  eu  pour  appuyer  la  tienne.  Car,  enfin,  vous  autres  Lumi- 
neau, vous  n'êtes  pas  avec  nous  dans  les  élections.  Renonces-tu? 

—  Non,  monsieur. 

—  C'est  moi  qui  ne  veux  pas  qu'il  parte,  interrompit  Toussaint 
Lumineau.  J'ai  besoin  de  lui  à  la  Fromentière. 

—  Mais  il  est  majeur,  métayer  ! 

—  Il  est  mon  fils,  monsieur  Meffray!  Il  me  doit  son  travail. 
Mettez-vous  à  ma  place,  à  moi  qui  suis  vieux.  Je  comptais  sur 
lui  pour  lui  laisser  ma  métairie,  comme  mon  père  me  l'a  laissée 
à  moi.  Et  il  s'en  va.  Et  il  emmène  ma  fille  avec  lui.  Je  perds  deux 
enfans,  et  c'est  par  votre  faute. 

—  Ah!  pardon  !  je  n'ai  pas  été  le  trouver;  il  est  venu. 

—  Mais  sans  vous  il  ne  partait  pas,  ni  Eléonore!  Vous  appelez 
ça  un  service,  monsieur  Meffray?  Est-ce  que  vous  savez  seule- 
ment ce  qui  convient  à  François?  L'avez-vous  vu  chez  moi,  pour 
croire  qu'il  était  malheureux?  Monsieur  Meffray,  il  faut  me  le 
rendre  ! 

—  Arrangez-vous  avec  votre  fils;  ça  ne  me  regarde  plus. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  495 

—  Vous  ne  voulez  pas  aller  parler  à  ceux  qui  ont  embauché 
mon  enfant  et  casser  le  marché? 

Toussaint  Lumineau  s'avança  d'un  pas,  et,  élevant  la  voix, 
tendant  le  bras  en  avant  pour  mieux  désigner  l'homme  : 

—  Alors,  dit-il,  vous  avez  fait  plus  de  mal  à  mon  fils  dans  un 
jour  que  moi  dans  toute  sa  vie  ! 

La  lourde  figure  de  M.  M effray  s'empourpra. 

—  Va-t'en,  vieux  chouan  !  cria-t-il.  Emmène  ton  fils!  Deve- 
nez ce  que  vous  pourrez.  Ah  !  ces  paysans  !  Occupez-vous  d'eux, 
voilà  comment  ils  vous  remercient  ! 

Le  métayer  n'eut  pas  l'air  d'entendre.  Il  demeura  immobile. 
Mais  ses  yeux  eurent  une  lueur  ardente.  Du  fond  de  son  cœur 
douloureux,  du  fond  de  sa  race  catéchisée  depuis  des  siècles,  des 
mots  de  croyant  montèrent  à  ses  lèvres. 

—  Vous  répondrez  d'eux  !  dit-il. 

—  De  quoi? 

—  Là  où  ils  vont,  ils  se  perdront  tous  les  deux,  monsieur 
Meffray.  Vous  répondrez  de  leur  salut  éternel  ! 

Gomme  étourdi  par  cette  phrase  dont  il  n'avait  jamais  entendu 
le  son,  le  conseiller  d'arrondissement  ne  répliqua  pas.  Il  mit  du 
temps  à  comprendre  une  idée  si  différente  de  celles  qui  l'occu- 
paient toujours.  Puis  il  jeta  un  regard  de  mépris  sur  le  grand 
paysan  debout  à  deux  pas  de  lui,  tourna  sur  ses  talons,  et,  re- 
gagnant la  porte  du  jardin,  murmura  : 

—  Sauvage ,  va  ! 

Toussaint  Lumineau  et  son  fils  descendirent  dans  la  rue.  Ils 
allèrent  côte  à  côte,  sans  se  parler,  jusqu'à  la  carriole,  qu'ils  avaient 
laissée  sur  la  place.  Là,  le  père  détacha  la  jument,  se  tint  près 
du  marchepied,  et  dit  : 

—  Monte,  François,  et  retournons  chez  nous  ! 
Mais  le  jeune  homme  se  recula. 

—  Non,  dit-il,  c'est  fini  !  Vous  ne  me  ferez  pas  changer. 
D'ailleurs,  j'ai  prévenu  Lionore,  qui  doit  être  déjà  partie  de  la 
Fromentière.  Vous  ne  la  retrouverez  plus. 

Il  avait  quitté  son  chapeau  pour  l'adieu,  et,  gêné,  il  regardait 
l'ancien,  qui  semblait  près  de  défaillir,  et  qui,  les  yeux  à  moitié 
fermés,  s'appuyait  au  brancard. 

Sous  le  couvert  des  Halles,  il  n'y  avait  personne.  Quelques 
femmes,  dans  les  boutiques  autour  de  la  place,  observaient  né- 
gligemment les  deux  hommes. 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Après  un  moment,  François  se  rapprocha  un  peu.  Il  tendit  la 
main,  sans  doute  pour  serrer,  une  dernière  fois,  celle  du  père. 
Mais  celui-ci,  l'ayant  vu,  se  ranima;  d'un  geste  il  lui  défendit 
d'avancer.  Puis  il  sauta  dans  la  carriole,  et  fouailla  la  Rousse, 
qui  se  remit  au  galop. 

V.    —   l'appel   au    MAITRE 

Éléonore  s'était  laissé  convaincre  :  elle  avait  fui.  Cette  fille, 
molle  et  faible,  écoutait  trop  Aolontiers,  depuis  des  mois,  cette 
passion  de  paresse  et  de  vanité  que  le  père  contrariait  à  la  Fro- 
mentière,  et  qui  s'épanouirait  librement,  là-bas,  à  la  ville.  Ne 
plus  boulanger  le  pain,  ne  plus  traire  les  vaches,  être  une  demi 
dame,  porter  des  chapeaux  à  rubans,...  pour  des  raisons  pareilles, 
elle  s'en  allait  au  hasard,  n'ayant  d'appui  que  son  frère,  qui  serait 
absent  tout  le  jour.  Elle  cédait  aussi  par  contagion  d'exemple,  par 
ignorance  de  tout.  Elle  s'abandonnait  à  l'aventure,  à  l'habitation 
dans  un  faubourg,  aux  familiarités  des  cliens  de  café,  sans  deviner 
le  péril,  avec  l'inconscience  de  la  profonde  campagne,  qui  ne  con- 
naît que  ses  propres  misères. 

La  séparation  était  accomplie.  Au  moment  où  le  métayer 
partait,  dans  l'espoir  de  ressaisir  encore  ses  enfans,  Eléonore  avait 
rapidement  quitté  l'abri  de  la  grange  où  elle  s'était  cachée,  et, 
malgré  les  supplications  de  Marie-Rose  et  de  Mathurin  lui-même, 
elle  avait  assemblé,  courant  de  chambre  en  chambre,  les  quelques 
vêtemens  et  le  peu  de  linge  et  d'objets  qui  lui  appartenaient.  A 
toutes  les  prières  de  Rousille  qui  la  suivait  et  la  suppliait  de  rester, 
à  des  questions  beaucoup  moins  émues  de  Mathurin,  elle  répon- 
dait :  «  C'est  François  qui  l'a  voulu,  mes  amis!  Je  ne  sais  pas 
si  je  serai  heureuse,  mais  il  est  trop  tard  maintenant,  j'ai  pro- 
mis. »  Et  elle  avait  une  si  grande  crainte  de  voir  revenir  le  père, 
qu'elle  était  comme  folle  de  hâte.  En  peu  de  temps,  elle  avait 
achevé  son  paquet,  abandonné  la  Fromentière,  gagné  le  chemin 
creux  où  elle  attendrait,  blottie  derrière  les  haies,  le  passage  du 
tramway  à  vapeur  qui  vient  de  Fromentine  et  conduit  à  Challans. 
Là,  elle  devait  retrouver  François. 

Il  y  avait  de  cela  plusieurs  heures. 

Dans  l'intervalle,  le  père  était  rentré,  au  galop  de  la  Rousse. 
«  Éléonore?  »  avait-il  crié.  «  Partiel  »  avait  répondu  Mathurin. 
Alors,  à  demi  fou  de  chagrin,  jetant  les  guides  sur  le  dos  de  la 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  497 

bête  en  sueur,  le  métayer,  sans  rien  expliquer,  s'était  dirigé  à 
grands  pas  vers  Sallertaine.  Avait-il  une  dernière  espérance,  une 
idée?  Ou  bien  sa  maison  désertée  lui  faisait-elle  peur  ? 

Il  n'avait  pas  encore  reparu .  La  nuit  tombait.  Une  brume  moite, 
enveloppante  et  douce  comme  la  mort,  couvrait  les  terres,  et 
fouillait  jusqu'aux  fentes  du  sol.  Dans  la  salle  de  la  Fromentière, 
devant  le  feu  que  personne  n'attisait,  devant  la  marmite  qui 
bouillait  à  peine  avec  un  bruit  de  plainte,  les  deux  seuls  enfans 
que  possédât  la  ferme  veillaient,  mais  combien  différens  !  Rou- 
sille,  nerveuse,  brûlée  de  fièvre,  ne  pouvait  tenir  en  place,  et  tan- 
tôt se  levait  de  sa  chaise,  joignait  les  mains  et  murmurait  :  «  Mon 
Dieu  !  mon  Dieu  !  »  tantôt  allait  jusqu'à  la  porte  ouverte  sur  la 
nuit.  Là,  frissonnante,  elle  se  penchait  dans  l'air  trouble  et  mêlé 
d'ombre. 

—  Ecoute  !  disait-elle. 
L'infirme  écoutait,  et  disait  : 

—  C'est  le  biquier  de  Malabrit  qui  ramène  son  troupeau. 

—  Ecoute  encore  ! 

Des  abois  légers,  lointains,  portés  dans  le  grand  silence,  ve- 
naient mourir  contre  les  murs. 

—  Je  ne  reconnais  pas  la  voix  de  Bas-Rouge,  reprenait 
Mathurin. 

Et,  de  quart  d'heure  en  quart  d'heure,  un  pas,  un  cri,  un  rou- 
lement de  voiture  les  mettait  en  alerte.  Qu'attendaient-ils?  Le  père 
qui  ne  rentrait  pas.  Mais,  Rousille,  plus  jeune,  plus  croyante  à 
la  vie,  attendait  aussi  les  autres,  l'apparition  de  François  ou 
d'Eléonore,  pas  des  deux,  de  l'un  seulement,  —  était-ce  trop?  — 
qui  se  repentait  et  qui  revenait.  Que  ce  serait  bon  !  Quelle  ivresse 
d'en  revoir  un  !  Il  semblait  que  l'autre  aurait  eu  le  droit  de  partir, 
si  l'un  des  deux  reprenait  sa  place  à  la  maison.  La  petite  se  sentait 
soulevée  au-dessus  d'elle-même,  par  le  devoir  obscur,  seule  femme, 
seule  agissante,  dans  l'abandon  de  la  Fromentière. 

Mathurin,  assis  près  du  feu,  les  pieds  enveloppés  dans  une 
couverture,  demeurait  courbé,  et  la  flamme  rougissait  sa  barbe 
que  le  menton  écrasait  contre  sa  poitrine.  Depuis  des  heures,  il 
ne  bougeait  pas,  il  parlait  le  moins  possible.  Des  larmes  coulaient, 
par  momens,  le  long  de  ses  joues.  D'autres  fois,  Rousille,  en  le 
regardant,  s'étonnait  de  voir,  dans  cette  physionomie  absorbée 
par  le  rêve,  passer  une  espèce  de  sourire  qu'elle  ne  comprenait 
pas. 

TOME  CL.  ~    1898.  32 


498  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'horloge  sonna  neuf  heures. 

—  Mathurin,  dit  la  jeune  fille,  j'ai  peur  qu'il  ne  soit  arrivé 
malheur  à  notre  père  ! 

—  Il  raisonne  de  son  chagrin  avec  le  curé,  peut-être,  ou  avec 
le  maire. 

—  Je  me  dis  ça,  mais  tout  de  même,  j'ai  peur. 

—  C'est  que  tu  n'as  pas  comme  moi  l'habitude  d'attendre.  Que 
voudrais-tu  faire  ? 

—  Aller  au-devant  de  lui,  sur  la  route  de  Sallertaine. 

—  Va,  si  tu  veux. 

Rousille  courut  aussitôt  dans  sa  chambre,  et,  à  cause  du  brouil- 
lard, prit  sa  cape  de  laine  noire.  Quand  elle  revint,  pareille  à  une 
petite  religieuse,  elle  trouva  Mathurin  debout.  Il  avait  rejeté  la 
couverture.  Les  béquilles  étaient  couchées  à  terre  et,  par  un  effort 
de  volonté,  il  se  tenait  presque  droit,  appuyé  d'une  main  sur  la 
table,  et  de  l'autre  sur  le  dossier  de  la  chaise.  Il  regarda  sa  sœur 
avec  un  air  d'orgueil  et  de  souffrance  domptée.  La  sueur  perlait 
sur  son  front. 

—  Rousille,  dit-il,  qu'est-ce  que  tu  ferais,  toi,  si  le  père  ne  re- 
venait pas? 

—  Oh  !  ne  dis  pas  ces  choses-là,  fit-elle,  en  se  cachant  les  yeux 
avec  la  main.  Et  ne  reste  pas  comme  ça  sur  tes  jambes,  tu  me  fais 
mal  ! 

—  Eh  bien  !  moi,  dit  Mathurin  gravement,  je  prendrais  le 
commandement  ici.  Je  me  sens  de  la  force.  Je  sens  que  je 
guérirai... 

—  Assieds-toi  1  assieds-toi,  je  t'en  prie  :  tu  vas  tomber  ! 
Mais  il  demeura  debout  tandis  qu'elle  gagnait  la  porte.  A  peine 

avait-elle  franchi  le  seuil,  qu'elle  entendit  cette  masse  humaine 
qui  s'affaissait  avec  un  gémissement.  Elle  se  détourna.  Elle  vit  que 
l'infirme  s'était  rassis  sur  la  chaise  et  qu'il  se  serrait  à  deux  mains 
la  poitrine,  où  le  cœur,  sans  doute,  battait  trop  vite.  Alors,  sans 
bruit,  peureuse  comme  une  chevrette  qui  se  lève  des  fougères, 
elle  s'élança  dans  la  cour,  puis  dans  le  chemin. 

La  lune  naissante  avait  pâli  la  brume  et  l'avait  diminuée.  On 
voyait  loin  déjà.  Dans  une  heure,  la  nuit  serait  claire.  Marie-Rose, 
évitant  les  haies,  suivait  le  milieu  de  la  virette  qui  conduisait  au 
verger  clos,  puis  au  bord  des  prés.  Elle  courait  presque.  Elle  avait 
peur.  Elle  ne  ralentit  la  marche  qu'à  la  lisière  du  Marais,  là 
où  le  chemin,  subitement  élargi  comme  un  petit  fleuve  côtier, 


LA    TEKRE    QUI    MEURT.  499 

mêlait  son  herbe  à  l'herbe  indéfinie.  Alors,  rassurée  de  se  sen- 
tir isolée  dans  la  lumière,  elle  écouta.  Où  était  le  père?  Elle  es- 
pérait entendre  un  pas  de  voyageur  sur  la  route,  ou  bien  l'aboi 
du  chien  Bas-Rouge.  Mais  non  :  dans  le  paysage  de  brouillard  et 
de  rêve  qui  se  formait  et  se  déformait  incessamment  devant  elle, 
parmi  les  clartés  molles  en  mouvement,  un  seul  bruit  passait, 
le  roulement  lointain  de  la  mer  contre  les  dunes  de  Vendée. 

Elle  allait  tourner  à  droite,  suivre  l'étier,  gagner  le  pont  de 
Sallertaine  et  les  premières  maisons  amies,  quand, un  sifflement 
bien  connu,  comme  celui  d'un  vanneau,  la  rejoignit.  Etait-ce  pos- 
sible ?  Tout  le  sang  de  la  petite  lui  reflua  au  cœur.  Elle  s'arrêta 
court,  de  surprise  et  de  ravissement.  Elle  n'eut  pas  la  force  de  re- 
garder derrière  elle.  Mais,  immobile,  elle  écouta  venir  celui  qu'elle 
avait  reconnu.  Il  venait,  par  le  chemin  qu'elle  quittait,  des  der- 
niers buissons  de  la  Fromentière.  Et,  debout  dans  l'herbe,  trem- 
blante, elle  sentit  deux  mains  se  poser  sur  ses  épaules  ;  puis  un 
souffle  passa  dans  l'aile  droite  de  sa  cape  ;  puis  un  homme  se 
planta  lestement  en  face  d'elle,  et  dit  : 

—  C'est  moi,  Rousille!  Vous  n'avez  pas  peur? 

Il  était  là,  dans  sa  veste  brune,  un  bâton  à  la  main,  fier  de  son 
coup  d'audace.  Malgré  son  chagrin,  Rousille  ne  put  retenir  un  cri 
de  joie.  Un  sourire  lui  monta  du  cœur,  comme  une  bulle  d'air 
qui  traverse  l'eau  trouble,  et  que  rien  n'arrête  plus,  et  qui  s'épa- 
nouit : 

—  Ah!  que  je  suis  contente!  dit-elle. 
Mais  elle  se  reprit  aussitôt  : 

—  Non,  j'ai  tort  de  vous  parler  comme  je  fais.  Vous  ne  savez 
pas  le  malheur  de  chez  nous  :  François  est  parti;  Éléonore  est 
partie;  je  suis  toute  seule  à  la  maison,  et  je  cherche  le  père  qui 
n'est  pas  rentré...  Je  n'ai  plus  de  temps  pour  vous,  Jean  Nesmy. 
Ce  serait  mal!... 

Il  voyait  à  mesure  le  sourire  s'effacer  sur  le  visage  de  Rou- 
sille, qui  était  en  lumière.  Et  comme  elle  ramenait  les  bords  de  sa 
cape,  et  les  croisait  sur  sa  poitrine  pour  se  remettre  en  route,  il 
dit  rapidement  : 

—  Je  sais  tout,  Rousille.  Voilà  trois  jours  que  je  demeure  à 
Challans,  pour  essayer  de  me  placer  pas  trop  loin  d'ici.  Et  je  n'ai 
pas  trouvé.  Mais,  ce  soir,  j'ai  appris  dans  la  ville  le  départ  de 
François.  Tout  le  monde  en  parle,  d'une  manière  ou  d'une  autre. 
Moi,  je  suis  accouru,  sans  me  montrer.  Je  vous  ai  guettée  dans  le 


SOO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jardin,  dans  l'aire.  Depuis  le  coucher  du  soleil,  je  vous  ai  entendue 
pleurer.  Mais  je  n'ai  vu  sortir  que  le  métayer. 

—  Où  est-il?  A  Sallertaine,  n'est-ce  pas? 

—  Non,  il  y  est  allé,  puis  il  est  revenu.  J'étais  caché  ici  près. 
Il  a  passé  où  nous  sommes,  et  il  levait  les  bras,  et  il  causait  avec 
lui-même,  comme  ceux  qui  ont  l'esprit  malade. 

Elle  demanda,  effrayée  : 

—  Il  y  a  longtemps? 

—  Un  quart  d  heure. 

—  Par  où  a-t-il  pris? 

Jean  Nesmy  étendit  la  main  vers  les  terres  fermes,  et  montra 
les  masses  floconneuses  de  feuillages  qui  remontaient  la  pente,  un 
peu  plus  loin. 

—  Dans  les  allées  du  château,  je  crois  bien.  Il  a  passé  l'écha- 
lier  à  moins  de  cent  mètres  d'ici. 

—  Merci  et  adieu,  Jean,  il  faut  que  j'aille! 

Mais  il  lui  prit  la  main,  et,  à  son  tour,  il  devint  tout  grave. 

—  Oui,  dit-il,  je  comprends  bien..,  mais  moi,  vous  ne  m'aurez 
plus  tout  à  l'heure.  Demain,  je  retourne  dans  le  Bocage  de  chez 
moi.  Et  je  suis  revenu  pour  savoir  une  chose  de  vous.  Rousille, 
qu'est-ce  que  je  répondrai  à  la  mère  Nesmy,  demain,  quand  elle 
me  demandera  :  «  G'est-il  bien  vrai  qu'elle  t'a  promis  ses  amitiés? 
Quelle  parole  t'a-t-elle  donnée  en  te  quittant?  Mon  pauvre  Jean, 
les  filles  qui  ont  du  cœur,  quand  elles  voient  s'éloigner  leur  bon 
ami,  elles  lui  laissent  une  parole  qui  est  comme  un  anneau  d'ac- 
cordailles,  et  qui  tient  compagnie.  Que  t'a  dit  celle  de  la  Fromen- 
tière?  »  Si  vous  ne  me  dites  rien,  elle  ne  me  croira  pas! 

La  solitude  claire  les  enveloppant,  leurs  ombres  ne  faisaient 
qu'une  tache  dans  l'herbe  pâle.  Rousille,  triste,  sous  les  yeux 
ardens  de  son  ami,  répondit  : 

—  Ne  revenez  pas  avant  que  Driot  se  soit  ^bien  établi  chez 
nous.  Dans  plusieurs  mois,  vers  la  moitié  de  l'hiver,  si  les  gens 
d'ici  qui  vont  à  vos  marchés  rapportent  qu'il  travaille  comme  un 
vrai  métayer,  et  qu'il  est  vu  dans  les  foires  et  dans  les  veillées, 
surtout  si  l'on  vous  dit  qu'il  cause  avec  une  fille  de  Sallertaine, 
revenez  parler  à  mon  père.  Mon  père  ne  veut  pas  d'un  Boquin 
pour  gendre.  Mais  si,  moi,  je  ne  veux  pas  d'autre  mari  que  vous? 
Si  André  parle  pour  moi?  Est-ce  qu'on  sait?  Le'père  a  dit  de 
bonnes  choses  de  vous,  après  votre  départ. 

—  Vraiment,  Rousille?  Lesquelles? 


4 

LA    TERRE    QUI    MEURT.  501 

—  Non,  pas  maintenant:  il  faut  que  j'aille,  adieu! 

Il  ôta  son  chapeau  avec  un  joli  geste  de  respect.  Et  il  n'es- 
saya pas  de  la  retenir  davantage.  Déjà  Rousille  courait  sur  le 
pré,  tournant  le  dos  à  Sallertaine.  Elle  longeait  les  derniers  buis- 
sons des  terres  qui  bordent  le  Marais.  Sa  cape  flottait  un  peu, 
noire  dans  la  brume.  Plus  d'une  minute  après  qu'elle  eut  disparu 
par  l'échalier,  Jean  Nesmy  demeura  immobile,  en  ce  même  endroit 
de  la  rive  où,  pour  lui,  les  mots  qu'elle  avait  dits  étaient  encore 
vivans.  Puis,  lentement,  comme  ceux  qui  apprennent  par  cœur 
et  qui  ne  regardent  point  autour  d'eux,  il  s'éloigna  vers  Saller- 
taine, pour  remonter  de  là  vers  Challans.  Une  joie  chantait  en  lui. 
Il  se  répétait  :  «  A  la  moitié  de  l'hiver,  si  les  gens  d'ici  qui  vont  à 
vos  marchés  vous  rapportent  qu'il  travaille  comme  un  vrai  mé- 
tayer, revenez...  » 

La  seule  chose  qu'il  vit  jusqu'à  Challans,  c'est  qu'à  la  pointe 
des  saules,  les  feuilles  étaient  jaunies  déjà, et  clairsemées. 

Rousille  avait  pénétré,  par  la  brèche,  dans  un  champ  de 
chaume,  et  de  là  dans  une  étroite  bande  de  taillis.  En  mettant 
le  pied  sur  le  sable  d'une  allée,  elle  s'arrêta,  prise  de  peur 
dans  cette  solitude,  ressaisie  également  par  le  respect  instinctif 
du  domaine  seigneurial,  où  les  Lumineau,  même  aujourd'hui, 
n'entraient  que  bien  rarement,  de  crainte  de  déplaire  au  mar- 
quis. C'était  la  lisière  du  parc.  De  toutes  parts,  devant  Rousille, 
des  pelouses  montaient,  éclairées  par  la  lune,  paisibles,  et  où 
dormait,  en  îles  rondes  et  décroissantes,  l'ombre  bleue  des 
futaies.  L'avenue  tournait  au  milieu  d'elles.  Tantôt  dans  la  lu- 
mière et  tantôt  dans  les  bois,  Rousille  se  mit  à  la  suivre,  l'œil 
aux  aguets,  le  cœur  battant.  Elle  cherchait  des  traces  de  pas  sur  le 
sable,  elle  essayait  de  voir  dans  l'épaisseur  des  fourrés.  Etait-ce  le 
père,  là-bas,  cette  forme  sombre,  le  long  des  gaulis?  Non,  ce 
n'était  qu'un  pieu  de  clôture  vêtu  de  ronces.  Partout  des  épines, 
des  racines,  des  branches  mortes,  des  touffes  d'herbe  dans  les 
allées.  Comme  l'abandon  avait  grandi  avec  les  années!  Plus  de 
maîtres,  plus  de  vie,  plus  rien.  Rousille  sentait,  en  avançant, 
s'aviver  en  elle  la  peine  de  la  fuite  d'Eléonore  et  de  François. 
Eux  aussi,  sans  doute,  ils  ne  reviendraient  pas  au  pays.  Elle  avait 
moins  de  peur  et  plus  de  chagrin...  Tout  à  coup,  au  détour  d'un 
massif  de  cèdres,  le  château  surgit  avec  son  haut  corps  de  logis, 
ses  tourelles  d'angle,  ses  toits  aigus,  dont  les  girouettes,  immo- 
bilisées par  la  rouille,  marquaient  le  vent  d'autrefois.  Des  chouettes 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  chasse  enveloppaient  les  pignons  de  leur  vol  muet.  Les  fenêtres 
étaient  closes.  Sur  les  volets  du  rez-de-chaussée,  on  avait  naême 
cloué  des  voliges  en  croix. 

Si  anxieuse  qu'elle  fût,  la  jeune  fille  ne  put  se  défendre  de 
considérer  un  moment  cette  façade  morne,  rayée  par  les  pluies 
d'hiver,  grise  déjà  comme  une  ruine.  Et,  tandis  qu'elle  se  tenait  là, 
devant  le  perron,  sur  le  large  espace  découvert  où  tournaient  jadis 
les  voitures,  elle  entendit  un  murmure  lointain  de  paroles.  Elle 
n'hésita  pas  :  «  C'est  le  père!  »  pensa-t-elle. 

Il  était  assis  à  une  centaine  de  mètres  du  château,  à  la  moitié 
de  la  courbe  d'un  massif  de  bouleaux,  sur  un  banc  que  Rousille 
connaissait  bien,  et,  qu'on  appelait,  dans  le  pays,  le  banc  de  la 
marquise.  Plié  en  deux,  la  tête  appuyée  sur  ses  deux  poings,  il 
regardait  le  château  et  les  futaies  inégales  qui  dévalaient  la  pente 
vers  le  Marais.  Rousille  s'approchait  de  lui,  en  longeant  le  massif, 
et  il  ne  la  voyait  pas.  Elle  s'approchait  et  elle  entendait  les  sanglots 
de  celui  qui  pleurait  ses  deux  enfans.  Elle  commençait  à  distinguer 
deux  mots  qu'il  répétait  comme  un  refrain  :  a  Monsieur  le  mar- 
quis! monsieur  le  marquis!  » 

Et,  pendant  qu'elle  se  hâtait,  sur  l'herbe  qui  la  portait  sans 
bruit,  la  petite  Rousille  eut  l'affreuse  pensée  que  son  père  était 
devenu  fou. 

Non,  il  ne  l'était  pas.  La  douleur,  la  fatigue  d'errer,  la  faim 
qu'il  ne  sentait  pas,  avaient  seulement  exalté  son  esprit.  N'ayant 
rencontré  d'aide  et  d'appui  nulle  part,  désespéré,  il  était  revenu 
là,  par  instinct  et  par  habitude,  près  de  la  porte  du  château  où, 
tant  de  fois,  il  avait  frappé  avec  assurance.  Le  temps  avait  dis- 
paru pour  lui.  Le  métayer  se  plaignait  tout  haut  au  maître  qui 
n'était  plus  là  :  «  Monsieur  le  marquis!  monsieur  le  marquis!  » 

La  jeune  fille  rejeta  en  arrière  le  capuchon  qui  lui  couvrait  la 
tête,  et,  debout,  à  deux  pas  de  son  père,  elle  dit  très  doucement 
pour  ne  pas  l'effrayer  : 

—  Père,  c'est  Rousille...  Je  vous  cherche  depuis  une  heure. 
Père,  il  est  tard,  venez! 

Il  tressaillit,  et  la  regarda  avec  des  yeux  qui  ne  pensaient  pas, 
et  qui  rêvaient  encore. 

—  Figure-toi,  répondit-il,  que  le  marquis  n'est  pas  là,  Rou- 
sille! Ma  maison  s'en  va,  et  il  ne  vient  pas  me  défendre.  Il  aurait 
dû  revenir,  puisque  je  suis  dans  la  peine,  n'est-ce  pas? 

—  Sans  doute,  père,  mais  il  ne  sait  pas,  il  est  loin,  à  Paris. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  o03 

—  Les  autres,  Rousille,  ceux  de  Sallertaine,  ne  peuvent  rien 
pour  moi,  parce  que  ce  sont  des  pauvres  comme  nous,  des  gens 
qui  n'ont  de  commandement  que  sur  leur  métairie.  J'ai  été  chez 
le  maire,  chez  Guérineau,  de  la  Pinçonnière,  chez  le  Glorieux,  de 
la  Terre  Aymont.  Ils  m'ont  renvoyé  avec  des  paroles.  Mais  le 
marquis,  Rousille,  quand  il  sera  revenu?  Quand  il  apprendra  tout? 
Ce  sera  peut-être  demain? 

—  Peut-être. 

—  Alors,  il  ne  voudra  pas  que  je  sois  tout  seul  dans  mon  cha- 
grin. Il  m'aidera,  il  me  rendra  François;  n'est-ce  pas,  petite,  qu'il 
me  rendra  François? 

Il  parlait  haut.  Les  mots  s'en  allèrent  frapper  la  façade  du 
château,  qui  les  relança,  plus  doux,  aux  avenues,  aux  pelouses, 
aux  futaies,  où  ils  se  perdirent.  La  nuit,  toute  pure,  les  écouta 
mourir,  comme  elle  écoutait  les  frôlemens  des  bêtes  dans  les 
buissons. 

Rousille,  voyant  le  père  si  troublé,  s'assit  près  de  lui,  et  lui 
parla  un  peu  de  temps,  tâchant  de  trouver  une  espérance,  elle 
qui  n'en  avait  pas.  Et,  sans  doute,  une  vertu  apaisante,  une  force 
consolatrice  émanait  d'elle.  Rientôt  il  se  leva,  de  lui-même,  et 
prit  le  bras  de  l'enfant,  quand  elle  eut  dit  : 

—  A  la  maison,  il  y  a  Mathurin,  mon  père,  qui  vous  attend. 
Il  considéra  longtemps,  attentivement,  sa  jolie  petite  Rousille, 

toute  pâlie  par  la  fatigue  et  l'émotion. 

—  C'est  vrai,  répondit-il;  il  y  a  Mathurin;  il  faut  aller. 
Tous  deux  ils  repassèrent  devant  la  façade  du  château;  ils 

s'engagèrent  dans  l'allée  qui  menait  aux  communs,  et,  de  là, 
dans  les  champs  de  la  ferme.  A  mesure  qu'ils  approchaient  de  la 
Fromentière,  Rousille  sentait  que  le  métayer  reprenait  la  pleine 
possession  de  lui-même.  Quand  ils  furent  dans  la  cour,  elle  dit, 
dans  un  élan  de  pitié  pour  l'infirme  : 

—  Mon  père,  Mathurin  est  bien  malheureux  aussi.  Ne  lui  parlez 
pas  trop  de  votre  peine. 

Le  métayer,  dont  le  courage  et  la  claire  raison  étaient  res- 
suscites, essuya  ses  yeux,  et,  précédant  Rousille,  poussant  la  porte 
de  la  salle  où  l'infirme,  étendu,  songeait  à  côté  de  la  chandelle 
presque  consumée  : 

—  Mathurin,  dit-il,  mon  enfant,  ne  te  fais  pas  trop  de  peine... 
Ils  sont  partis,  mais  notre  Driot  va  revenir! 


504  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


VI.    —   LE    RETOUR    DE    DRIOT 

«  Notre  Driot  va  revenir!  «Pendant  quinze  jours,  la  Fromen- 
tière  vécut  de  ces  mots-là.  Le  travail  avait  repris  dès  le  lende- 
main du  malheur.  Un  valet  de  ferme,  que  le  père  avait  embauché 
à  Saint-Jean-de-Mont,  un  grand  tout  sec,  tout  en  jambes  et  les 
hanches  aussi  plates  que  les  joues,  remplaçait  Jean  Nesmy,  et 
couchait  dans  la  chambre  au  bout  de  l'étable.  Marie-Rose  faisait  à 
elle  seule  l'ouvrage  que  les  deux  sœurs  se  partageaient  autrefois, 
le  ménage,  la  cuisine,  le  beurre,  le  pain.  Elle  se  levait  plus  tôt, 
et  s'endormait  plus  tard.  Sous  sa  coiffe,  elle  avait  toujours 
quelque  idée  qui  l'empêchait  de  songer  au  passé,  et  elle  montrait 
en  toute  chose  l'activité  silencieuse  que  le  métayer  avait  aimée 
chez  la  vieille  Luminette.  Mathurin,  lui-même,  s'était  offert  à 
panser  les  «  agrouts,  »  c'est-à-dire  la  bande  de  dindons  et  de 
canards,  à  demi  sauvages,  qui  relevaient  de  la  Fromenlière, 
Chaque  matin,  il  se  traînait,  portant  un  sac  en  bandoulière,  jus- 
qu'au bord  du  premier  fossé  du  Marais.  Là,  dans  l'eau  peu  pro- 
fonde, à  l'endroit  le  plus  large  où  étaient  attachées  les  deux 
yoles  de  la  métairie,  il  jetait  sa  charge  de  mauvais  blé  ou  de 
sarrasin.  Et,  à  travers  l'herbe  des  prés,  les  canards  aux  ailes 
peintes  de  bleu,  les  canes  grises  marquées  d'une  double  entaille 
au  côté  droit  du  bec,  —  le  signe  de  propriété  des  Lumineau, — 
accouraient  à  la  pâture,  et  se  mettaient  à  plonger.  L'infirme  s'amu- 
sait à  les  regarder,  pendant  des  heures,  puis  il  se  glissait  dans  un 
des  bateaux,  et,  agenouillé  ou  assis,  poussant  la  yole  avec  la 
perche,  s'essayait  à  retrouver  ce  coup  de  ningle,  sûr  et  rapide, 
qui  l'avait  rendu  fameux,  autrefois,  parmi  les  yoleurs  du  pays. 

Toussaint  Lumineau  se  réjouissait  de  le'  voir  naviguer  à 
petite  distance  de  la  ferme,  et  se  distraire  l'esprit,  croyait-il, 
de  l'éternel  regret.  Il  disait  :  «  Le  voilà  qui  reprend  goût  au 
yolage.  Ça  ne  peut  être  que  bon  pour  lui,  et  bon  pour  tous.  » 
Mais,  surtout,  il  parlait  avec  Mathurin,  avec  Rousille,  avec  le 
valet,  avec  les  passans,  avec  ses  bœufs  parfois,  et  souvent  même, 
quand  il  était  seul,  il  parlait  avec  lui-même  de  l'enfant  qui  ne 
tarderait  pas  à  revenir.  C'était  de  l'aide  qui  arrivait,  de  la  jeunesse 
et  de  la  joie  qui  rentraient  dans  la  Fromenlière  accablée.  A  table 
on  ne  pouvait  causer  d'autre  chose.  «  Plus  que  douze  jours,  plus 
que  dix,  plus  que  sept  !  » 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  505 

—  J'irai  le  chercher  jusqu'à  Ghallans,  disait  Lumineau. 

—  Moi,  disait  Rousille,  je  lui  ferai  de  la  milière;  il  l'aimait 
tant  avant  le  service. 

—  Moi,  disait  Mathurin,  la  première  fois  qu'il  ira  en  yole, 
faire  visite  à  un  ami,  je  l'accompagnerai. 

—  Et  ce  qu'il  nous  racontera  d'histoires!  reprenait  Rousille. 
Déjà,  pendant  son  congé,  je  me  souviens,  il  en  avait  qui  ne  finis- 
saient pas.  Je  n'aurai  plus  le  temps  de  l'écouter,  par  exemple!  Je 
te  le  renverrai,  Mathurin!  Et  ça  changera  la  maison,  quelqu'un 
qui  causera  beaucoup! 

Elle  ajoutait,  avec  la  gravité  d'une  personne  chargée  de  veiller 
aux  dépenses  : 

—  Ce  qui  nous  changera  aussi,  père,  ce  sera  d'acheter  le 
journal,  le  dimanche.  Il  n'y  manquera  pas.  Il  voudra  savoir  les 
nouvelles,  notre  André. 

—  C'est  jeune  !  disait  le  père,  pour  l'excuser. 

Et  tout  ce  qu'aimait  André  Lumineau,  tout  ce  qu'on  se  rappe- 
lait de  lui,  tout  ce  qu'on  espérait  de  son  retour  était  indéfini- 
ment répété  par  l'un  ou  par  l'autre,  dans  la  salle  de  la  Fromen- 
tière,  où  la  caresse  de  pareils  discours  avait  dû  monter  plus  d'une 
fois  vers  les  poutres  enfumées. 

Cependant  l'enfant  dont  ils  s'occupaient  tous  n'avait  été  avisé 
par  personne  du  départ  de  François  et  d'Éléonore.  Par  paresse 
d'écrire,  mais  surtout  par  pitié  et  pour  le  ménager,  on  lui  avait 
caché  l'événement  qui  avait  tout  à  coup  diminué  le  nombre  de 
ceux  qu'il  allait  retrouver.  Car  on  ne  savait  comment  il  prendrait 
l'absence  de  son  frère  préféré,  de  son  ami  d'enfance.  Et  c'étaient 
là  des  choses  qu'il  valait  mieux  dire  et  expliquer  doucement, 
quand  il  serait  dans  le  pays,  dans  la  maison. 

Bientôt  une  lettre  arriva,  timbrée  d'Alger.  Elle  donnait,  jour 
par  jour,  les  étapes  du  voyage.  Sous  les  ormeaux  de  la  Fromen- 
tière,  ces  mots  se  succédèrent  à  vingt-quatre  heures  d'intervalle, 
dits  par  l'un  de  ceux  qui  restaient  et  médités  pieusement  par 
les  autres  :  «  Driot  doit  quitter  Alger  en  ce  moment-ci.  —  Driot 
navigue  sur  la  mer.  —  Driot  prend  le  chemin  de  fer  à  Marseille. 
—  Mes  enfans,  le  voilà  en  terre  de  France  !  » 

Donc,  un  matin  qui  était  le  dernier  samedi  de  septembre, 
Toussaint  Lumineau  versa  double  ration  d'avoine  à  la  Rousse,  et 
tira  hors  de  la  grange  le  tilbury  dont  la  caisse  et  les  roues  étaient 
peintes  en  rouge.  C'était  une  relique  de  l'ancienne  prospérité,  ce 


506  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tilbury,  et  on  le  connaissait  dans  toute  la  contrée,  aussi  bien  que 
la  tête  ronde,  les  cheveux  blancs,  le  regard  clair  de  Toussaint 
Lumineau.  Celui-ci,  en  attelant  sa  jument,  avait  la  mine  si  ré- 
jouie que  Rousille,  qui  ne  le  voyait  plus  rire  depuis  longtemps, 
le  regardait  du  seuil  de  la  maison,  et  qu'elle  se  sentait  prête  à 
pleurer,  sans  savoir  pourquoi,  comme  si  le  printemps  était 
réapparu.  Quand  il  eut  bouclé  la  dernière  courroie,  il  passa  sa 
belle  veste  à  col  droit,  noua  sur  son  gilet  sa  large  ceinture  bleue 
des  dimanches,  et  glissa  dans  sa  poche  deux  cigares  d'un  sou, 
une  friandise  dont  il  se  privait,  maintenant.  Puis,  il  monta  dans 
la  voiture,  et,  tout  de  suite  : 

—  Hue,  la  Rousse! 

Elle  filait  si  grand  train  qu'un  instant  plus  tard,  sa  têtière 
ornée  d'une  rosette  avait  l'air  d'un  coquelicot  emporté  par  le 
vent,  rasant  les  haies.  Bas-Rouge  était  de  la  partie.  Son  maître 
lui  avait  crié,  dans  le  chemin  :  «  Driot  qui  arrive,  Bas-Rouge! 
Viens  au-devant!  »  Et  la  bête  ébourifîée,  de  son  petit  galop  de 
loup  déhanché,  avait  suivi  la  Rousse.  Ils  furent  bientôt  tous 
rendus  à  Challans.  Le  métayer  traversa  les  rues  sans  ralentir 
Fallure.  Au  passage,  il  salua  la  patronne  de  Ihôtel  des  Voyageurs, 
répondit  au  salut  de  quelques  boutiquiers,  en  marquant  bien,  par 
le  peu  d'ampleur  de  son  coup  de  chapeau,  toute  la  supériorité 
d'un  métayer  sur  un  trafiquant,  et,  bien  droit  sur  son  siège,  tout 
fier,  tendant  les  guides,  s'éloigna  vers  la  gare,  qui  est  à  un  bon 
kilomètre  de  la  ville.  Les  gens,  derrière  lui,  disaient  :  «  Il  va 
chercher  son  gars  ;  cela  se  voit  !  Lui  qui  a  eu  des  malheurs,  le 
voilà  pourtant  qui  a  son  lot  de  chance  !  » 

Comme  la  Rousse  était  vive,  Lumineau  descendit  de  voiture 
dans  la  cour  de  la  gare,  et  se  tint  à  la  tète  de  la  jument.  De  là,  il 
voyait  les  rails  fuyant  vers  la  Roche,  le  chemin  par  où  l'un  de 
ses  fils  était  parti,  par  où  l'autre,  tout  à  l'heure,  allait  rentrer  à 
la  Fromentière.  Ce  ne  fut  pas  long.  La  locomotive  se  précipita 
en  sifflant.  Le  métayer  luttait  encore  contre  la  jument  effrayée 
par  le  bruit,  quand  les  premiers  voyageurs  sortirent  :  des  bour- 
geois de  Challans,  des  marins  en  congé,  des  marchandes  de  pois- 
son venant  de  Saint-Gilles  ou  des  Sables,  enfin  un  beau  chas- 
seur d'Afrique,  mince,  la  chéchia  sur  l'oreille,  les  moustaches 
blondes  relev^ées,  la  musette  bondée  de  choses,  qui  interrogea  la 
cour  d'un  coup  d'oeil,  eut  un  sourire,  et  accourut,  les  bras  ou- 
verts. 


LA    TEKRE    QUI    MEURT.  507 

—  Papa!  Ah!  quelle  veine!  c'est  papa  ! 

Quelques  témoins,  indiiVérens,  virent  deux  hommes  qui  s'em- 
brassaient devant  tout  le  monde,  et  se  serraient  à  s'étouffer. 

—  Mon  Driot!  disait  le  vieux.  Que  je  suis  content! 

—  Mais  moi  aussi,  papa! 

—  Non,  pas  tant  que  moi!  Si  tu  savais! 

—  Quoi  donc? 

—  Je  te  raconterai  ça.  Mon  Driot,  que  ça  fait  de  bien  de  te 
revoir  ! 

Ils  se  séparèrent.  Le  jeune  soldat  rajusta  sa  cravate,  assura 
l'équilibre  de  sa  chéchia  qui  tombait. 

—  En  effet,  dit-il,  vous  devez  en  avoir  à  me  raconter,  des 
choses,  depuis  le  temps?  Des  grandes  peut-être?  Vous  me  direz 
tout  peu  à  peu,  à  la  Fromentière,  en  travaillant...  Ça  vaudra 
mieux  que  les  lettres,  n'est-ce  pas? 

11  se  mita  rire,  en  redressant  sa  tête  blonde. 

Le  père  n'eut  que  la  force  de  sourire.  Puis,  se  rapprochant  de 
la  voiture,  montant  à  gauche,  montant  à  droite,  ils  grimpèrent 
dans  le  tilbury,  d'un  même  élan,  comme  sïls  avaient  eu  le  même 
âge. 

—  Laissez-moi  conduire,  demanda  le  fils. 

Il  prit  les  guides,  et  il  fit  claquer  sa  langue.  La  Rousse  dressa 
l'oreille,  se  cabra,  mais  pour  jouer,  pour  montrer  qu'elle  recon- 
naissait son  jeune  maître,  et,  allongeant  le  trot,  la  tête  haute,  les 
yeux  en  feu,  elle  dépassa  les  deux  omnibus  vides  qui  avaient  cou- 
tume de  lutter  de  vitesse  en  revenant  à  l'hôtel.  Dans  les  rues, 
ceux  qui  avaient  déjà  salué  le  métayer,  et  d'autres  encore,  atten- 
daient le  passage  des  deux  hommes  :  des  lingères  qui  lissaient  le 
linge  en  regardant  dehors  ;  la  petite  modiste  de  Nantes  qui  s'ar- 
rête au  début  de  chaque  saison,  pour  prendre  les  commandes  des 
dames  de  Ghallans;  des  marchands  aux  portes  des  boutiques;  des 
paysans  attablés  dans  les  salles  d'auberge;  tous  amusés  de  voir 
un  soldat  ou  flattés  d'avoir  un  signe  d'amitié  des  Lumineau.  Mais 
la  Rousse  trottait  si  vite  que  le  père  n'avait  pas  le  temps  de  se 
recoiffer  entre  deux  coups  de  chapeau.  Des  mots  suivaient  la  voi- 
ture dans  le  sillon  d'air  creusé  par  elle  : 

—  C'est  celui  qui  revient  d'Afrique...  Joli  gars!...  Ça  lui  va 
bien,  sa  veste  bleue.  Et  le  vieux, ce  qu'il  est  heureux! 

Le  métayer  se  serrait  contre  son  gars  reconquis.  Lorsqu'ils 
furent  au  milieu  de  la  dernière  rue,  le  long  dune  charmille  qui 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

semait  des  feuilles  sur  la  route,  il  enfonça  ses  gros  doigts  dans  sa 
poche,  et  poussa  le  coude  de  Driot,  pour  lui  faire  remarquer  les  deux 
cigares  d'un  sou  qu'il  tenait  entre  le  pouce  et  l'index.  «  Volon- 
tiers !  »  dit  le  jeune  homme.  Il  alluma  le  cigare,  en  ralentissant 
l'allure  de  la  Rousse,  puis,  après  quelques  bouffées,  comme  les 
talus  fleuris  d'ajoncs,  les  champs  pierreux,  les  ormeaux  avec  leur 
couronne  commençaient  à  se  montrer  et  l'enveloppaient  de  la 
douceur  des  choses  connues,  Driot,  jusque-là  un  peu  silencieux 
et  fier  à  cause  du  monde,  se  mit  à  dire  : 

—  Et  tous  ceux  de  chez  nous,  père,  comment  vont-ils? 

Un  pli  profond  rida  le  front  du  métayer,  entre  les  sourcils. 
Toussaint  Lumineau  se  tourna  un  peu  vers  la  campagne,  troublé 
d'avoir  à  annoncer  le  malheur,  et  plus  encore  par  l'appréhension 
de  ce  qu'allait  penser  le  beau  Driot. 

—  !Mon  pauvre  gars,  dit-il,  il  n'y  a  chez  nous  que  Mathurin  et 
Rousille. 

—  Et  François,  où  est-il? 

—  Figure-toi...  Tu  ne  t'attends  pas  à  ce  que  je  vais  te  dire... 
Il  a  quitté  la  Fromentière,  voilà  quinze  jours  depuis  hier,  pour 
entrer  dans  les  chemins  de  fer,  à  la  Roche...  Eléonore  est  partie 
avec  lui...  Il  paraît  qu'elle  va  tenir  un  café.  Si  tu  crois! 

—  Vous  les  avez  donc  chassés?  fit  le  jeune  homme  en  reti- 
rant son  cigare  de  sa  bouche  et  en  fixant  les  yeux  sur  le  père.  Ils 
ne  sont  pas  si  fous  que  de  vous  quitter  pour  ça? 

Le  père,  en  entendant  ces  mots-là,  eut  un  frisson  de  joie  :  son 
Driot  le  comprenait  ;  son  Driot  était  avec  lui.  Et  il  dit,  le  regardant  : 

—  Non,  des  paresseux  tous  les  deux,  qui  veulent  gagner  de 
l'argent  sans  rien  faire...  des  ingrats  qui  laissent  les  vieux...  Et 
puis,  tu  sais  que  François  aime  s'amuser... Depuis  le  régiment,  il 
a  toujours  eu  le  goiit  de  la  ville... 

—  Je  le  sais  bien,  et  je  comprends  qu'on  aime  la  ville,  répon- 
dit André,  qui  toucha  la  Rousse  de  la  mèche  du  fouet,...  mais 
graisser  des  roues  de  wagon  ou  servir  à  boire...  Enfin,  chacun  va 
de  son  bord,  en  ce  monde.  Tant  mieux  s'ils  réussissent...  Seule- 
ment je  ne  peux  pas  vous  dire  ce  que  ça  me  fait  d'apprendre  que 
François  est  parti.  Moi  qui  me  réjouissais  tant  de  travailler  avec 
lui! 

Il  demeura  un  peu  de  temps  penché  en  avant,  comme  s'il  ne 
faisait  attention  qu'aux  oreilles  fines  de  la  jument,  qui  remuaient, 
puis  il  demanda,  de  sa  voix  caressante  : 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  509 

—  Il  y  a  donc  de  la  misère  chez  nous,  père? 

—  Un  peu,  mon  enfant.  Mais  il  n'y  en  aura  plus  avec  toi. 

André  ne  répondit  pas  directement,  ni  tout  de  suite.  Il  cher- 
chait à  l'horizon  un  clocher  d'ardoise  et  des  sommets  d'arbres, 
encore  difficiles  à  reconnaître.  Il  avait  le  cœur  déjà  à  la  maison. 

—  Au  moins,  dit-il,  Rousille  nous  reste  !  Elle  était  jolie  déjà, 
à  mon  dernier  congé,  et  chatte,  et  décidée  !  Vous  ne  sauriez 
vous  imaginer  combien  de  fois,  en  Afrique,  j'ai  pensé  à  elle.  Je 
me  faisais  son  portrait  de  mémoire.  Est-elle  toujours  aussi  ac- 
corte? 

—  Elle  n'est  pas  pour  déplaire,  dit  le  métayer. 

—  Et  bonne  fille,  j'espère?  En  voilà  une  qui  ne  s'en  ira  pas 
servir  dans  les  auberges. 

—  Pour  ça  non. 

Le  beau  soldat  ralentissait  l'allure  de  la  jument,  d'abord  parce 
que  la  route  allait  tourner  et  descendre,  et  aussi  pour  mieux  voir, 
dans  le  prolongement  des  terres  en  pente,  le  Marais  de  Vendée 
qui  s'ouvrait  comme  un  golfe.  Il  n'était  revenu  qu'une  fois  au  pays 
dans  ses  trois  années  de  service.  Avec  une  émotion  grandissante, 
il  observait  les  îlots  de  peupliers  et  les  menus  toits  roses  perdus 
dans  les  espaces  d'herbe.  Son  regard  errait  de  l'un  à  l'autre.  Ses 
lèvres  tremblaient  en  les  nommant.  Toute  autre  émotion  se  tai- 
sait devant  celle  du  retour. 

—  La  Parée-du-Mont  !  dit-il.  Qu'est  devenu  l'aîné  des 
Ertus  ? 

—  Peu  de  chose,  mon  gars  :  il  est  douanier. 

—  Et  Guérineau,  de  la  Pinçonnière,  qui  était  au  32''  de 
ligne  ? 

—  Celui-là,  il  a  fait  comme  François,  il  conduit  les  tramways 
dans  la  ville  de  Nantes. 

—  Et  Dominique  Perrocheau,  des  Levrelles? 

Le  métayer  leva  les  épaules,  de  déplaisir, car,  vraiment,  c'était 
trop  peu  de  chance,  d'être  obligé  toujours  de  répondre  :  «  En  allé, 
parti,  traître  au  Marais  !  »  Il  dut  cependant  avouer  : 

—  Tu  as  appris  sans  doute  qu'il  avait  gagné  les  galons  d'or  à 
la  fin  de  son  premier  congé.  Alors  il  en  a  fait  un  second,  et  on 
lui  a  donné  une  place,  je  ne  sais  pas  où,  dans  les  écritures  du 
gouvernement.  Un  tas  de  mauvais  drôles,  tous  ces  jeunes-là! 
Des  pas-grand'chose,  mon  Driot  ! 

—  Ah  !  j'aperçois  la  Terre  Aymont  !  s'écria  André.  Elle  me 


510  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

paraît  moins  loin  qu'autrefois.  Je  vois  leur  meule  de  foin.  Dites-moi, 
père,  il  y  avait  là  deux  de  mes  camarades,  les  fils  de  Massonneau 
le  Glorieux,  l'un  plus  âgé  que  moi,  l'autre  plus  jeune. Que  font-ils? 
Radieux,  Toussaint  Lumineau  répondit  : 

—  Tous  deux  cultivent  !  L'aîné  a  exempté  l'autre.  Ce  sont  de 
bons  travailleurs  qui  ne  craignent  pas  l'ouvrage.  Tu  les  verras  di- 
manche à  la  messe  de  Sallertaine. 

Le  fils  eut  une  pensée  de  soldat,  légère,  un  rire  sans  malice  : 

—  Ya  falloir  s'y  remettre  en  effet,  à  aller  à  la  messe.  Là-bas, 
la  dévotion  ne  nous  gênait  guère.  Souvent,  le  dimanche,  les  chefs 
commandaient  des  revues.  Ils  ne  font  pas  attention  comme  vous... 
Mais,  vous  savez,  père,  je  m'y  remettrai  bien,  à  la  messe,  même 
à  la  grande...  Ça  n'est  pas  ça  qui  me  coûtera. 

—  Quoi  donc,  mon  gars  ? 

Ils  se  turent  un  moment  l'un  et  l'autre.  Le  chemin  tournait 
encore,  et  laissait  voir,  à  gauche,  la  Fromentière.  D'un  même  mou- 
vement, le  père  et  le  fils  s'étaient  dressés  presque  debout,  et,  se  te- 
nant d'une  main  au  bord  de  la  voiture,  ils  contemplaient  le  do- 
maine. La  Rousse  trottait  sans  que  personne  s'occupât  d'elle.  Un 
sentiment  tendre,  noble  et  cruel,  pâlissait  le  visage  de  Driot.  La 
campagne  accueillait  son  enfant.  Pour  lui,  toute  sa  jeunesse  éparse 
dans  les  choses  s'éveillait  et  parlait.  Il  n'y  avait  pas  une  motte  de 
terre  qui  ne  lui  criât  bonjour,  pas  un  ajonc  de  fossé,  pas  un  orme 
ébranché  qui  n'eût  un  regard  ami.  Mais  tout  lui  rappelait  aussi  le 
frère  et  la  sœur  qu'il  ne  retrouverait  plus. 

Sans  distraire  ses  yeux  de  la  Fromentière,  il  répondit  après 
un  silence  et  sans  nommer  ceux  auxquels  il  pensait  : 

—  J'irai  les  voir  à  la  Roche...  bien  sûr...  Mais  on  n'est  plus 
tout  à  fait  frères  quand  on  n'est  plus  pays... 

Un  instant  après,  dans  la  cour,  il  enlevait  à  bout  de  bras  la 
petite  Rousille  accourue  au-devant  de  lui  ;  il  la  regardait  bien  en 
face,  jusqu'au  fond  des  yeux,  en  frère  qui  est  devenu  soupçon- 
neux au  régiment,  et  qui  croit  peu  à  la  vertu  des  femmes;  mais, 
voyant  que  les  yeux  étaient  francs  et  seulement  un  peu  tristes,  il 
l'embrassa  et  la  posa  à  terre. 

—  Tues  toujours  la  même,  sœur  Rousille!  C'est  bien!  Un 
peu  de  peine  tout  de  même  d'avoir  perdu  Lionore? 

—  Tu  vois  ça? 

—  Parbleu  !  Mais  me  voilà  !  Nous  lâcherons  de  vivre  sans  eux, 
n'est-ce  pas  ? 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  511 

—  El  moi?  dit  une  grosse  voix. 

Le  soldat  quitta  Rousille  et  se  porta  au-devant  de  Mathurin 
qui  venait  en  traînant  les  jambes. 

—  Ne  te  dépêche  pas,  mon  vieux!  C'est  à  moi  de  courir  :  j'ai 
de  bonnes  jambes  ! 

Penché  au-dessus  des  béquilles  et  caressant  la  tête  fauve  de 
l'aîné,  André  ne  trouvait  pas  un  mot  de  réconfort.  Lui  qui  sortait 
de  ces  milieux  militaires  où  tout  était  jeune,  dispos,  alerte,  il  ne 
savait  plus  cacher  son  trouble  et  l'espèce  d'horreur  que  lui  faisait 
l'infirmité  de  Mathurin.  Cependant,  pressé  par  le  regard  anxieux, 
le  regard  du  patient  qui  demandait  :  «  Que  penses-tu  de  moi  ?  toi 
qui  reviens,  juge-moi  :  pourrai-je  vivre  ?  »  il  finit  par  dire  : 

—  Mon  pauvre  vieux,  je  suis  bien  content  de  te  revoir  aussi. 
Alors,  ça  ne  va  pas  plus  mal  ? 

D'un  coup  d'épaule  l'infirme  l'écarta,  mécontent. 

—  Ça  va  beaucoup  mieux,  répondit-il,  tu  verras.  Je  marche 
plus  facilement...  Je  me  tiens  debout  comme  il  y  a  trois  ans,  quand 
j'ai  cru  guérir...  Et,  pour  commencer,  j'irai  demain  avec  vous  à 
la  messe  de  Sallertaine. 

Pour  se  dispenser  de  répondre,  le  soldat  se  détourna  vers  le 
père,  qui  avait  dételé  la  Rousse  et  s'avançait  en  se  dandinant,  la 
figure  épanouie,  n'ayant  d'yeux  que  pour  son  Driot  retrouvé.  L'un 
près  de  l'autre,  ils  se  dirigèrent  vers  la  maison,  ils  entrèrent. 
Mais  c'était  le  métayer  qui  cédait  le  pas,  lui  qui  suivait,  en  ce 
jour  de  consolation.  L'enfant  reconquis  allait  devant,  souple,  cu- 
rieux comme  à  une  première  visite,  content  d'être  regardé  et 
écouté  par  les  autres.  Il  ne  s'asseyait  point,  et  promenait  de 
chambre  en  chambre  son  uniforme  bleu  et  rouge,  si  étrange 
dans  ce  logis  de  semeurs  de  blé  ;  il  faisait  sonner  ses  mois  pour 
amuser  la  Fromentière  ;  il  se  heurtait  volontairement  aux  angles, 
pour  sentir  le  cadre  de  vieilles  pierres  où  il  rentrait  ;  il  ouvrait 
la  huche,  se  taillait  un  morceau  de  pain  et  y  mordait,  en  disant  : 
«  Meilleur  que  le  pain  d'Alger,  mes  amis!  C'est  de  la  fournée  de 
Rousille,  pas  vrai?  Il  est  parfait.  Nous  aurons  une  bonne  mé- 
tayère. » 

Toujours  suivi  de  son  père,  de  Mathurin  et  de  Marie-Rose,  iL 
passa  de  la  maison  dans  les  étables  et  dans  les  granges. 

—  Voilà  des  bœufs  que  je  ne  connaissais  pas,  dit-il. 

—  Non,  mon  garçon,  je  les  ai  achetés,  l'hiver  passé,  à  la  foire 
de  Reauvoir. 


512  REVUE    DES    DEUX    MOîSDES. 

—  Eh  bien  !  je  parie  qu'à  leur  figure  je  devine  leur  nom  !  Ce- 
lui-ci, le  jaune,  qui  n'a  pas  l'air  brave,  c'est  Noblet,  et  son  com- 
pagnon, le  petit  roux,  c'est  Matelot? 

—  Tout  juste  !  fit  le  père. 

—  Pour  les  autres,  nos  vieux  bœufs,  ils  n'ont  pas  changé, 
sauf  qu'ils  ont  pris  de  la  force  et  de  la  corne.  La  charrue,  avec 
eux,  doit  bien  mordre.  Bonjour,  Paladin!  Bonjour,  Cavalier! 

Les  bonnes  bêtes,  couchées  dans  leur  fumier,  entendant  cette 
voix  jeune  qui  leur  parlait,  allongeaient  la  tête,  et,  de  leurs  yeux 
songeurs,  suivaient  André. 

Un  peu  plus  loin,  il  se  baissa,  et  prit  une  poignée  de  fourrage 
vert. 

—  Beau  maïs  pour  la  saison  !  dit-il.  Ça  doit  venir  de  nos 
pièces  du  haut  :  de  la  Cailleterie? 

—  Non. 

—  De  la  Jobinière  alors,  où  pas  un  grain  ne  se  perd.  En  voilà 
une  jolie  pièce  ! 

Le  père  répondait  pour  ses  bœufs,  pour  ses  champs,  pour 
toutes  choses,  heureux  parce  que  le  dernier  de  ses  fils,  après  trois 
ans  d'absence,  aimait  encore  la  terre. 

Cependant  le  beau  cavalier  riait  plus  qu'il  n'en  avait  envie,  et 
cachait  les  idées  tristes  qui  lui  traversaient  l'esprit,  au  cours  de  sa 
visite.  Il  fît  semblant  de  ne  pas  voir,  dans  l'appentis,  les  pièges  à 
merles  qu'avait  construits  François  l'hiver  passé.  Plus  loin,  dans 
l'aire,  comme  sur  la  barge  de  paille  nouvelle,  si  longue  et  si  bien 
arrondie  au  sommet,  il  y  avait  un  bouquet  fané;  il  se  pencha  vers 
Rousille  et  murmura  : 

—  C'est  encore  François  qui  l'avait  cueilli?  J'ai  une  peine 
que  je  n'aurais  pas  imaginée,  Rousille,  de  ne  plus  retrouver 
François.  Ça  me  change  la  Fromentière. 

Mais  le  père  n'entendit  rien.  Il  voyait  l'enfant  revenu,  l'avenir 
de  la  Fromentière  assuré.  Lorsqu'ils  rentrèrent  tous  dans  la  salle 
commune,  il  passa  la  main  sur  la  veste  bleue  du  chasseur  d'Afrique, 
et  dit  : 

—  Je  t'aime  bien  comme  ça,  mais  je  parierais  que  tu  ne  serais 
pas  fâché  de  quitter  tes  bardes  de  militaire  ? 

—  C'est  vrai,  papa,  répondit  André,  riant  de  l'impropriété  des 
mots  et  de  l'invitation  déguisée  du  père.  Je  ne  suis  pas  à  la  mode 
de  Sallerlaine  :  je  vais  m'y  mettre. 

Dans  le  fond  du  coffre,  auprès  du  lit  où  il  devait  coucher  le 


LA    TERRE    QLI    MEERT.  513 

soir,  dans  la  chambre  la  plus  éloignée,  là-bas,  André  prit  un  à 
un  les  vetemens  de  travail  serrés  le  jour  du  départ.  Il  mit  une 
coquetterie  à  relever  sa  moustache  et  le  bord  de  son  chapeau.  Il 
fleurit  sa  boutonnière  d'un  brin  de  jasmin  qui  pendait  le  long  de 
la  fenêtre.  Bientôt  il  retraversa  la  maison;  il  ouvrit  la  porte  de 
la  cuisine;  on  vit  se  dresser,  entre  les  vieux  murs,  le  plus  joli 
Vendéen  du  Marais,  svelte  dans  sa  veste  marquée  de  plis,  blond 
de  cheveux,  brun  de  visage,  la  mine  heureuse  de  la  joie  des 
autres. 

—  Oh  !  mon  Driot,  dit  le  père,  gaiement,  te  voilà  tout  à  fait 
revenu!  Tu  étais  mon  fils  tout  à  l'heure,  mais  pas  autant  qu'à 
présent  ! 

Il  ajouta  : 

—  Viens  boire  avec  nous  !  Nous  boirons  à  ta  santé,  pour  que 
tu  restes  à  la  Fromentière  :  car,  moi,  je  vieillis  vite,  et  tu  me  rem- 
placeras. 

Mathurin,  qui  était  près  de  la  table,  avec  le  père,  devint  tout 
sombre.  Quand  les  verres  furent  remplis,  il  leva  le  sien  avec  les 
autres,  mais  il  ne  le  heurta  point  contre  celui  d'André. 

Vn.    —   SUR   LA   PLACE   DE   l'ÉGLISE 

Les  cloches  sonnaient  la  fin  de  la  grand'messe.  L'enfant  de 
chœur  répondait  :  Deo  gratias.  Gomme  aux  jours  de  sa  jeunesse, 
comme  aux  dernières  années  du  xii"^  siècle,  où  elle  fut  bâtie  au 
sommet  de  Tîlot  de  Sallertaine,  la  petite  église,  toute  jaunie  à 
présent  par  les  lichens  et  les  giroflées  de  muraille,  voyait  la  foule 
de  ses  fidèles,  vêtus  de  la  même  façon  qu'autrefois,  s'écouler  dans 
le  même  ordre,  franchir  les  mômes  porter  Tormer  sur  la  place 
les  mêmes  groupes  homogènes. 

C'étaient  d'abord  les  valets  de  ferme  et  les  fils  de  métayers,  qui 
sortaient,  par  la  porte  de  l'orient,  du  transept  où  ils  avaient  en- 
tendu la  messe,  faisaient  le  tour  du  chœur,  et  allaient  se  masser 
de  l'autre  côté,  sur  le  passage  des  jeunes  filles.  Celles-ci,  entre 
les  colonnes  du  portail,  à  l'occident,  apparaissaient  deux  à  deux, 
se  signaient  en  même  temps,  et  s'avançaient  les  yeux  baissés,  re- 
gardant la  pointe  de  leurs  sabots.  Elles  savaient  qu'on  étudiait 
leur  visage  rose,  leurs  bandeaux  bien  lissés  sous  la  pyramide  de 
mousseline,  leurs  bas  fleuris  sous  la  jupe  courte,  et  la  manière 
dont  elles  marchaient,  et  celle  dont  elles  croisaient  les  mains, 

TOME  CL.  —  1898.  33 


514  REVUE  BES  DEUX  MONDES. 

modestement,  sur  le  tablier  de  soie.  Le  recueillement  ne  durait 
qu'une  vingtaine  de  pas.  Elles  se  réunissaient  un  peu  au  delà  des 
hommes,  près  de  la  boutique  des  Michelonne.  Et  à  leur  tour  elles 
attendaient.  Et  c'étaient  alors  des  yeux  bien  ouverts,  des  gris, 
des  bleus,  des  yeux  qui  n'avaient  que  la  vie  et  d'autres  où  vivait 
une  pensée,  des  lèvres  rieuses,  un  bonheur  d'être,  un  caque- 
tage  comme  celui  des  oiseaux  en  troupe  qui  reconnaissent  un  des 
leurs. 

Après  elles,  les  métayers  et  leurs  femmes,  quelques  veuves 
que  signalait  le  ruban  de  velours  posé  à  plat  sur  le  bord  de  la 
coiffe,  les  gens  rangés,  les  chefs,  sortaient  de  la  nef,  et  l'on  voyait 
beaucoup  de  figures  graves,  encore  pénétrées  par  la  prière  qui 
avait  modelé  leurs  traits,  et  qu'elles  semblaient  continuer  dehors, 
comme  des  statues  en  marche.  Il  y  avait  beaucoup  d'hommes  de 
haute  taille,  de  mine  fraîche  et  tranquille,  les  joues  rasées  sauf 
une  petite  touffe  de  favoris  le  long  de  l'oreille.  Tous  portaient  le 
même  costume  de  laine  noire,  la  veste  à  col  droit,  le  pantalon  à 
pont,  relevé  au-dessus  de  la  cheville  par  un  pli  cousu,  la  cein- 
ture verte  ou  bleue  couvrant  la  moitié  du  gilet,  le  chapeau  de 
feutre  rond  galonné  de  velours.  Ils  se  mêlaient  aux  jeunes  gens, 
et  grossissaient  les  groupes  qui  se  poussaient  les  uns  les  autres 
et  formaient  maintenant,  jusqu'au  dernier  contrefort  du  chœur, 
une  large  bande  sombre  et  mouvante. 

Les  matrones,  au  contraire,  fendaient  la  foule  et  passaient. 
Dans  leurs  jupes  plissées,  elles  ressemblaient  à  des  tours  ornées 
et  pacifiques.  A  leur  regard  sans  feu,  à  leur  sourire  bref  quand 
elles  saluaient  une  connaissance  du  bourg,  on  jugeait  que  cha- 
cune d'elles,  revenue  des  curiosités  et  des  griseries  de  la  jeunesse, 
n'avait  plus  de  pensée  que  pour  son  lot  de  tendresse,  d'inquié- 
tude et  de  joie,  qu'une  motte  verte  du  Marais  suffisait  à  porter. 
Elles  causaient  en  marchant  avec  des  métayères  comme  elles, 
recrutaient  l'une  ou  l'autre  pour  le  retour,  et,  accompagnées, 
droites  et  dignes,  descendaient  vers  les  routes  de  la  plaine  ou  vers 
le  port  des  yoles. 

Malgré  leur  départ,  la  place  de  l'église  se  remplissait  de  plus 
en  plus.  C'était  le  rendez-vous  dominical,  le  lieu  où,  depuis  des 
siècles,  s'assemblaient  les  colons  des  terres  marécageuses,  où  se 
retrouvaient,  pour  un  court  moment,  les  prisonniers  de  l'étendue 
coupée  de  fossés.  Pour  eux,  l'assistance  à  la  messe  était  un  devoir 
religieux  et  aussi  une  occasion  de  réunion  et  de  plaisir.  Avant  de 


LA    TERRE    QUI    MKIIRT.  515 

reprendre  le  chemin  de  la  mél.airie,  ils  n'auraient  pas  manqué, 
même  les  plus  sages  et  les  plus  honorés,  d'entrer  au  cabaret,  d'y 
bavarder  une  heure  avec  des  amis,  autour  d'une  bouteille  de  gi'os 
plant  ou  de  muscadet,  et  de  jouer  aux  cartes,  surtout  à  ce  jeu  de 
luette,  venu  d'Espagne  aux  temps  anciens.  Déjà  les  hôtelières  se 
tenaient  au  bas  de  la  place,  sur  le  seuil  de  leur  porte,  et  on  enten- 
dait s'échapper  des  salles  blanches  les  rires  des  premiers  buveurs, 
les  mots  de  convention  des  premiers  joueurs  de  luette  qui  s'in- 
terpellaient :  «  A  vous  !  —  A  moi  !  —  Je  joue  un  chevaux.  —  Moi, 
je  fais  mérienne.  » 

Cependant,  parmi  les  jeunes  filles  groupées  en  arrière  des 
hommes,  le  long  des  maisons,  l'animation  était  plus  vive  que  de 
coutume.  Elles  considéraient  toutes  la  porte  de  l'église,  par  où  se 
hissaient  maintenant  les  bonnes  femmes  diseuses  de  rosaires, 
longues  en  leurs  dévotions. 

—  Il  va  sortir!  disait  la  grande" Aimée  Massonneau,  la  fille  du 
Glorieux,  de  la  Terre  Aymont.  L'avez-vous  vu,  ce  pauvre  Mathurin 
Lumineau?  Il  a  voulu  venir  à  la  messe  :  Dieu  l'en  dispense 
pourtant  ! 

—  Oui,  répondit  la  petite  rousse  de  Malabrit.  Voilà  six  ans 
qu'il  n'a  pas  paru  dans  Sallertaine. 

—  Six  ans,  vous  croyez? 

—  Je  me  souviens  :  c'était  l'année  où  ma  sœur  s'est  mariée. 

—  Et  pourquoi  pensez-vous  qu'il  soit  venu?  demanda  Victoire 
Guérineau,  de  la  Pinçonnière,  une  méchante  langue  et  une  jolie 
fille  qui  avait  la  peau  rose  comme  une  églantine.  Car  il  a  dii 
prendre  sur  lui,  pour  venir! 

—  Cest  par  honneur  pour  le  père,  dit  une  voix.  Le  vieux  est 
si  triste  depuis  qu'Eléonore  et  François  sont  partis! 

—  C'est  pour  se  montrer  avec  son  frère  André,  dit  une  autre. 
Un  beau  gars,  André  Lumineau!  et  s'il  voulait  de  moi... 

Victoire  Guérineau  se  mit  à  rire  avec  les  autres,  et  reprit  : 

—  Vous  n'y  êtes  pas  :  il  vient  pour  Félicité  Gauvrit! 

—  Oh!  oh  !  dirent  toutes  celles  des  premiers  rangs...  vous  êtes 
méchante...  Si  elle  vous  entendait! 

Et  plusieurs  se  détournèrent  vers  le  perron  des  Michelonne, 
près  duquel  se  trouvait,  au  milieu  d'un  petit  rassemblement, 
l'ancienne  iiancée  de  Mathurin  Lumineau.  Mais  presque  aussitôt 
une  rumeur  courut  : 

—  Le  voilà  !  Le  pauvre  !  comme  il  a  du  mal  à  se  porter  ! 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  effet,  sous  Fogive  badigeonnée,  dans  l'encadrement  de  la 
porte  basse  ouverte  à  un  seul  battant,  un  être  difforme  s'agitait. 
Serré  entre  le  mur  et  le  montant  de  bois,  il  luttait,  pour  se  couler 
par  ce  chemin  trop  étroit.  Une  de  ses  mains,  soulevant  une  bé- 
quille, s'accrochait  à  une  des  colonneites  de  la  façade,  et  tâchait 
d'attirer  le  corps.  Une  épaule  seule  passait,  avec  la  tête  rejetée  un 
peu  en  arrière,  la  tète  souffrante  qui  disait  la  violence  de  l'effort 
et  la  puissance  d'une  volonté  qui  ne  cédait  jamais.  Mathurin  Lu- 
mineau  paraissait  étouffer.  Il  ne  regardait  personne  dans  cette 
multitude  dont  il  était  le  point  de  mire.  Son  regard,  un  peu  au- 
dessus  des  filles  de  Sallertaine,  là-bas,  fixait  le  clair  du  ciel  avec 
une  expression  d'angoisse  qui  agissait  sur  la  foule.  Les  conver- 
sations s'interrompaient.  Des  voix  commençaient  à  murmurer  : 
«  Secourez-le  donc!  il  étouffe!  »  Quelques  hommes  firent  un  mou- 
vement pour  se  rapprocher  de  l'infirme  et  l'aider.  En  ce  moment 
même,  dans  l'ombre  de  l'église  invisible,  le  vieux  père  deman- 
dait :  c(  Veux-tu  que  je  t'emporte,  Mathurin?  Ça  ne  passe  pas  : 
veux-tu?  »  Et  l'autre  répondait  tout  bas,  avec  un  accent  d'énergie 
terrible  que  personne  dehors  ne  pouvait  saisir  :  ((  Ne  me  touchez 
pas  !  Boudre  !  ne  me  touchez  pas  !  Je  sortirai  seul  !  » 

Enfin,  le  buste  énorme  se  dégagea,  et  fut  projeté  en  avant. 
L'homme  eut  de  la  peine  à  éviter  une  chute  et  à  reprendre  son 
aplomb.  Quand  il  put  s'arrêter,  il  caressa  sa  barbe  fauve,  et  remit 
son  chapeau  que  la  secousse  avait  déplacé.  Puis,  tenant  serrées 
ses  béquilles,  s'appuyant  le  plus  qu'il  pouvait  sur  ses  jambes, 
Mathurin  Lumineau  regarda  droit  en  face  de  lui,  et  s'avança  sur 
les  groupes  d'hommes  qui  s'ouvrirent  silencieusement.  Personne 
n'osait  l'aborder.  On  avait  perdu  l'habitude  de  le  voir.  On  ne 
savait  pas  ce  qu'il  allait  faire.  Mais  toute  l'attention  s'était  con- 
centrée sur  lui,  et  nul  ne  remarqua  le  métayer,  André,  Marie- 
Rose,  qui  sortaient  derrière  lui  et  cherchaient  à  le  rejoindre. 

L'infirme  atteignit  bientôt  l'endroit  où  les  jeunes  filles  étaient 
rassemblées.  Elles  s'écartèrent  comme  les  hommes,  plus  rapide- 
ment même,  parce  qu'elles  avaient  compris  ce  qu'il  voulait.  Un 
chemin  se  fit  parmi  elles,  et  s'allongea  jusqu'aux  maisons. 

Alors,  au  fond  de  cette  avenue  vivante,  bordée  de  robes  noires 
et  de  coiffes  blanches,  on  vit,  contre  le  mur  des  Michelonne,  toute 
seule,  debout.  Félicité  Gauvrit.  Elle  était  le  but.  Elle  le  savait. 
Elle  avait  prévu  son  triomphe.  Dès  qu'elle  avait  aperçu  Mathurin 
dans  le  banc  des  Lumineau,  elle  s'était  dit  :  «  Il  vient  pour  moi. 


LA    TEHKE    QUI    MEURT. 


17 


Je  me  cacherai  au  fond  de  la  place,  et  il  me  poursuivra.  »  Car 
elle  était  fière  de  montrer  qu'on  l'aimait  encore,  cette  grande  et 
superbe  fille  que  personne  ne  voulait  épouser. 

Les  femmes  qui  causaient  avec  elle  s'étaient  prudemment  éloi- 
gnées. La  Maraîchine  restait  seule,  sous  la  fenêtre  des  Miche- 
lonne.  Droite,  habillée  d'étoffes  raides  et  lourdes,  comme  une 
poupée  de  musée,  ses  bandeaux  bruns  luisans  sous  la  coiffe  très 
petite,  le  teint  d'une  blancheur  insolente,  le  cou  dégagé,  les 
bras  tombant  le  long  de  son  tablier  de  moire,  elle  regardait 
venir  à  elle,  entre  deux  haies  de  curieux,  son  fiancé  de  jadis. 
Tant  de  visages  haussés  ou  penchés  vers  elle  ne  l'intimidaient 
pas.  Peut-être  reconnaissait-elle  sur  le  dos  de  Mathurin  la  même 
veste  qu'il  portait  le  soir  du  malheur;  à  son  cou  la  même  cra- 
vate qu'il  avait  tirée  de  l'armoire.  Elle  demeurait  calme  et  hardie. 
Elle  souriait  même  un  peu.  Lui,  il  arrivait,  suspendu  entre  ses 
béquilles,  les  yeux  fixés,  non  pas  sur  sa  route,  mais  sur  Félicité 
Gauvrit.  Ce  qu'il  voulait,  le  pauvre  gars,  c'était  la  revoir  et  c'était 
aussi  lui  faire  entendre  que  la  santé  renaissait  en  lui,  qu'une  espé- 
rance se  levait  sur  sa  misère,  et  que  le  cœur  de  Mathurin  Lumi- 
neau  n'avait  pas  varié.  Ses  yeux  sombres  disaient  tout  cela, 
tandis  qu'il  s'approchait.  Ils  offraient  en  prière  lamentable  les 
longues  souffrances  de  son  corps  et  de  son  esprit  à  celle  qui  les 
avait  causées  :  mais  ses  forces  le  trahirent.  Il  devint  d'une  pâleur 
extrême,  quand  la  belle  fille,  devant  tout  ce  monde,  lui  dit  la 
première  : 

—  Bonjour,  Mathurin  ! 

Il  ne  put  répondre.  D'avoir  vu  sourire  les  lèvres  pourpres  de 
la  Maraîchine,  et  d'être  si  près  d'elle,  et  de  l'entendre  parler  du 
même  ton  que  s'ils  s'étaient  quittés  la  veille,  il  défaillait. 

Il  renversa  un  peu  sa  tête  rousse,  entre  ses  béquilles,  vers 
Driot  qui  se  trouvait  en  arrière.  Le  regard  suppliait  :  «  Emmène- 
moi  !  »  Le  cadet  comprit,  et  passa  le  bras  sous  le  bras  de  son  frère. 
Puis  il  répondit  tout  haut,  pour  donner  le  change  et  distraire 
l'attention  de  la  foule  : 

—  Bonjour  à  vous-même,  Félicité!  Voilà  des  temps  que  je  ne 
vous  ai  vue  :  ça  ne  vous  change  pas. 

—  Ni  vous  !  dit-elle. 

On  entendit  quelques  rires,  mais  il  y  eut,  dans  le  nombre  de 
ceux  qui  étaient  là,  des  âmes  qui  pleurèrent  secrètement  ou  qui 
s'attendrirent.  Quelques-unes  des  plus  jeunes,  parmi  les  filles  de 


518  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

Sallertaine,  s'émurent  de  pitié  pour  le  malheureux  qui  s'en  allait 
confus,  épuisé,  soutenu  par  le  bras  d'un  autre;  elles  plaignirent 
l'infirme  qui  n'obtiendrait  jamais  un  amour  comme  celui  que 
chacune  d'elles,  en  son  cœur,  préparait  et  promettait  au  fiancé  in- 
connu. L'une  murmura  :  «  Il  n'est  pas  malade  seulement  des 
jambes;  ça  lui  tient  tout  l'esprit!  »  Plusieurs  femmes,  des  mères 
qui  s'en  retournaient  avec  leurs  enfans,  ralentirent  la  marche  en 
voyant  le  groupe  qui  descendait  vers  la  route  de  Ghallans  :  le 
vieux  Toussaint,  André  et  Mathurin,  Marie-Rose  en  arrière.  Elles 
se  souvinrent,  avec  un  frisson  de  peur,  du  magnifique  adolescent 
qu'avait  été  l'infirme,  et  elles  songèrent  :  «  Pourvu  qu'il  n'en 
arrive  point  autant  à  nos  fils  qui  grandissent!  » 

Félicité  Gauvrit  commençait  à  s'émouvoir  à  son  tour,  mais 
d'une  émotion  différente.  Après  le  départ  des  Lumineau,  la  cu- 
riosité s'était  rapidement  détournée  d'elle.  Une  partie  des  hommes 
entourait  le  garde  champêtre  qui,  monté  sur  une  borne,  publiait 
les  objets  perdus  et  les  fermes  à  louer;  une  partie  entrait  dans 
les  auberges.  Les  jeunes  filles,  par  petites  bandes,  se  réunissaient 
pour  le  retour.  A  chaque  moment,  on  voyait  cinq  ou  six  coiffes 
blanches,  avec  des  saluts  qui  les  inclinaient  et  les  relevaient,  se 
séparer  des  autres,  et  descendre  à  droite  ou  à  gauche.  Félicité,  qui 
était  demeurée  seule,  plusieurs  minutes,  sous  la  fenêtre  des  Mi- 
chelonne,  rejoignit  un  de  ces  groupes  qui  devait  se  diriger  vers 
le  haut  Marais,  à  l'ouest  de  Sallertaine.  On  l'accueillit  avec  un 
peu  de  gêne,  comme  une  fille  compromettante,  avec  qui  l'on  ne 
veut  pas  se  brouiller,  mais  que  les  mères  recommandent  de  ne 
pas  fréquenter.  Des  cris  partirent  à  son  adresse  quand  elle  passa 
devant  les  auberges,  des  agaceries  de  jeunes  gens  rassemblés  et 
buvant.  Elle  ne  répondit  rien.  Ses  compagnes  et  elle  dévalèrent 
le  petit  coteau  qui  porte  les  maisons  du  bourg,  et  s'avancèrent 
alors  en  plein  Marais,  sur  la  route  qui  mène  au  Perrier. 

En  cette  saison,  et  lorsque  les  pluies  d'automne  n'ont  pas  en- 
core été  abondantes,  on  peut  se  rendre  à  pied,  sans  le  secours 
des  yoles,  dans  beaucoup  de  métairies.  La  levée  de  terre,  rabo- 
teuse et  mal  entretenue,  flanquée  de  deux  fossés  pleins  d'eau, 
filait  au  milieu  des  prés.  Le  vert  fané  des  herbes  vêtait  l'éten- 
dnie  sans  colline,  sans  mouvement  d'aucune  sorte,  jusqu'à  l'ex- 
trême horizon  où  il  s'embrumait  un  peu.  Des  chevaux  qui  pais- 
saient, tendaient  le  cou  et  regardaient  passer  le  petit  groupe  noir 
et  blanc  dans  l'immensité  uniforme.  Des  canards,  entendant  du 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  ol9 

bruit,  se  coulaient  dans  les  joncs  qui  tremblaient  de  la  pointe.  De 
loin  en  loin  un  remblai  en  dos  d'âne,  plus  étroit,  s'embranchait 
sur  la  route.  Une  des  jeunes  filles  se  détachait  du  groupe  et  ga- 
gnait par  là  quelque  maison  lointaine,  dont  on  ne  devinait  la 
place  qu'à  une  touffe  de  peupliers  montant  du  sol  comme  une 
fumée.  Félicité  Gauvrit  sortait  un  instant  de  sa  songerie,  disait  : 
«  Au  revoir!  »  et  se  remettait  à  marcher  silencieusement. 

Bientôt  elle  fut  seule  sur  le  chemin  qui  continuait  à  fuir  vers 
la  mer.  Alors  elle  ralentit  le  pas,  et  s'absorba  toute  dans  sa  mé- 
ditation sans  témoin. 

Elle  n'était  pas  heureuse.  Le  père  Gauvrit,  à  soixante-cinq  ans, 
s'était  remarié  avec  une  fille  de  trente,  une  coureuse  de  grèves, 
qu'il  avait  été  chercher  à  la  Barre-de-Mont,  et  à  qui  il  avait  donné 
en  «  droit  de  jeunesse,  »  le  plus  clair  de  son  bien.  Cette  jeune 
belle-mère  n'était  pas  tendre  pour  Félicité.  Chacune  d'elles  repro- 
chait à  l'autre,  non  sans  raison  d'ailleurs,  de  trop  dépenser  et  de 
ruiner  la  maison.  Le  frère  aîné,  douanier  aux  Sables-d'Olonne, 
joueur  et  viveur,  menaçait  perpétuellement  le  bonhomme  d'un 
procès  en  reddition  décomptes,  l'intimidait  et  puisait  aussi,  par 
ce  moyen,  dans  le  capital  bien  diminué  des  Gauvrit.  La  vieille 
famille,  qui  avait  tenu  un  rang  dans  le  Marais,  déclinait  rapide- 
ment. Félicité  ne  s'en  apercevait  que  trop.  Les  jeunes  gens  de 
Sallertaine  et  des  paroisses  voisines  venaient  volontiers  aux  veil- 
lées de  la  Seulière,  dansaient,  buvaient,  plaisantaient  avec  elle, 
mais  aucun  ne  s'offrait  à  l'épouser.  La  ruine  probable,  les  divi- 
sions de  la  famille  écartaient  les  prétendans. 

Mais  une  autre  raison,  plus  vraie  et  plus  profondément  entrée 
dans  les  esprits,  empêchait  les  fils  de  métayers  et  jusqu'aux  sim- 
ples valets  de  ferme  de  demander  la  main  de  Félicité  Gauvrit. 
C'était  une  sorte  de  lien  d'honneur,  une  dette  de  fidélité,  rendue 
plus  sacrée  par  le  malheur,  et  que  l'opinion  publique  s'entotait  à 
maintenir,  entre  la  Seulière  et  la  Fromentière.  Dans  la  pensée  de 
tous.  Félicité  Gauvrit  était  demeurée  comme  une  alliée  des  Lu- 
mineau,  une  fille  qui  n'avait  pas  le  droit  de  retirer  sa  promesse, 
et  qu'on  ne  devait  pas  rechercher  en  mariage  tant  que  Mathurin 
vivrait.  Quelques-uns  éprouvaient  aussi,  peut-être,  une  crainte 
superstitieuse.  Ils  auraient  eu  peur  de  se  mettre  en  ménage  avec 
une  fille  dont  le  premier  amour  avait  été  si  malchanceux. 

Toutes  les  avances  qu'elle  avait  faites  avaient  échoué. 

Elle  s'en  était  irritée  et  aigrie.  Dans  son  dépit,  elle  avait  été 


S20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jusqu'à  regretter  que  l'infirnie  n'eût  pas  été  tué  sur  le  coup.  S'il 
était  mort,  lui  qui  vivait  à  peine,  elle  eût  recouvré  sa  liberté.  Le 
passé  eût  été  vite  oublié,  tandis  qu'il  y  avait  là,  pour  le  rappeler 
à  tous,  dans  la  paroisse  même,  un  pauvre  gars  errant  sur  des  bé- 
quilles, autour  de  la  ferme  qu'il  aurait  dû  gouverner.  Elle  avait 
trouvé  quelquefois  que  la  mort  mettait  bien  du  temps  à  achever 
ses  victimes.  Puis  elle  s'était  ressaisie.  En  fille  avisée,  elle  avait 
compris  que  l'opinion  la  liait,  malgré  elle,  aux  Lumineau,  et  que 
par  eux  seulement  elle  pouvait  réaliser  l'ambition  qui  la  possédait  : 
sortir  de  la  Seulière,  échapper  à  la  domination  de  sa  belle-mère, 
gouverner  une  grande  ferme,  être  plus  riche  et  plus  libre  qu'elle 
n'était  chez  elle.  Elle  qui  n'avait  jamais  aimé,  qui  n'était  qu'une 
créature  de  vanité,  comme  la  campagne  en  a  quelques-unes,  elle 
s'était  dit  :  «  J'attendrai.  Je  ne  retournerai  pas  à  la  Fromen- 
tière  afin  qu'on  m'y  regrette  toujours  plus.  Un  jour,  Mathurin 
viendra  à  moi  ou  il  m'appellera.  Je  suis  sûre  qu'il  ne  m'a  point 
oubliée.  C'est  une  folie,  mais  qui  me  servira.  Grâce  à  lui,  je  ren- 
trerai chez  eux,  je  les  reverrai  tous,  le  vieux  qui  se  défie  de  moi, 
mais  qui  cédera,  les  jeunes  qui  m'aimeront,  parce  que  je  suis 
belle.  Et  j'épouserai  François  ou  André.  Je  serai  métayère,  comme 
je  devrais  l'être,  dans  la  plus  belle  ferme  de  la  paroisse.  » 

Or,  François,  qu'elle  avait  essayé  de  séduire,  s'était  dérobé, 
mais  voici  que  Mathurin  était  venu  à  elle.  Au  prix  de  fatigues  et 
de  souff"rances  sans  nom,  il  s'était  traîné  jusqu'à  Sallertaine  pour 
la  saluer,  publiquement.  Et  André,  devant  toutes  les  filles  du 
bourg,  avait  dit  :  «  Voilà  des  temps  que  je  ne  vous  ai  vue  :  vous 
n'avez  pas  changé.  » 

La  belle  fille  avait  cueilli  un  de  ces  iris  jaunes  qui  poussent 
en  grand  nombre  dans  les  fossés  du  Marais.  A  demi  rieuse,  elle 
songeait  à  ce  triomphe  de  tout  à  l'heure,  la  fleur  pendante  au 
coin  de  la  lèvre,  laissant  baller  ses  bras  qui,  à  chaque  pas,  frô- 
laient avec  un  murmure  la  moire  du  tablier.  Le  sourire  s'en  al- 
lait très  loin  comme  le  regard,  à  la  vague  limite  des  prés.  Elle 
songeait  qu'André  ferait  un  joli  mari,  plus  élégant  que  n'était, 
même  autrefois,  Mathurin;  qu'il  n'avait,  du  reste,  qu'un  an  de 
moins  qu'elle  ;  qu'il  avait  eu  une  manière  plaisante,  vraiment,  et 
assez  hardie  de  lui  dire  :  «  Vous  n'avez  pas  changé.  »  Elle  pen- 
sait aussi  :  «  A  la  première  occasion,  je  les  inviterai  à  veiller  chez 
nous.  Je  suis  sûre  qu'André  viendra.  » 

Lentement,  elle  marchait,  sur  la  levée  raboteuse  et  ardente  de 


LA    TERUi:    OU    MEUKT.  521 

soleil.  Les  grillons  chantaient  midi.  L'odeur  acre  des  roseaux 
fanés  passait  par  intervalles.  Et,  tout  entière  à  son  rêve,  Félicité 
Gauvrit  ne  s'apercevait  pas  qu'elle  était  presque  rendue  chez 
elle. 

Elle  eut  comme  un  réveil  douloureux,  en  remarquant  tout  à 
coup  une  blancheur  dans  les  prés,  à  droite.  C'était  la  Seulière.  Eu 
même  temps,  un  doute  s  éleva  dans  son  esprit,  question  inquié- 
tante, mauvaise  fin  de  rêve  :  si  André  se  dérobait,  lui  aussi?  Ou 
bien  si  Malhurin,  grisé  comme  il  le  serait  par  le  moindre  mot  de 
souvenir,  et  devenu  plus  pressant  et  plus  jaloux  encore,  devinait 
trop  tôt  ce  qu'on  méditerait  autour  de  lui? 

Au-dessus  du  canal,  sur  le  milieu  d'un  pont  en  dos  d'âne  qui 
reliait  les  prés  à  la  route.  Félicité  Gauvrit  s'était  arrêtée.  La 
grande  créature  souple  étendit  les  bras  au  soleil,  fronça,  dans  un 
moment  de  colère,  ses  sourcils  bruns,  et  cracha  la  fleur  d'iris,  qui 
tomba  dans  l'eau.  Puis,  l'ayant  suivie  du  regard,  elle  se  mira  une 
seconde,  et  se  redressa  souriante. 

—  Je  réussirai,  dit-elle. 

Et,  descendant  le  talus  du  pont,  elle  gagna  la  Seulière  par  la 
traverse. 

René  Bazin. 

{La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


ENTRE   FEMMES 


Cette  étude  pourra,  par  son  titre,  causer  quelque  déception  à 
un  certain  nombre  de  lecteurs,  voire  même  de  lectrices.  On  n'y 
trouvera  point,  en  effet,  l'écho  de  propos  légers  ou  médisans 
échangés  au  thé  de  cinq  heures,  ou  lorsque  les  hommes  ne  sont 
pas  encore  revenus  du  fumoir.  Il  s'agit  de  tout  autre  chose,  d'une 
question  assez  aride,  intéressante  cependant  pour  ceux  que  les 
questions  sociales  intéressent. 

Les  économistes  et  les  hommes  d'Etat  qui  envisagent  avec 
optimisme  l'avenir  de  nos  sociétés  démocratiques,  comptent 
beaucoup  sur  la  mutualité  pour  porter  remède  aux  souffrances 
inséparables  de  la  condition  des  travailleurs.  Ils  n'ont  pas  tort. 
La  mise  en  commun  dun  risque  incertain,  tel  que  la  maladie, 
l'accident,  le  chômage,  rend  assurément  de  réels  services,  en 
répartissant  sur  un  grand  nombre  de  têtes  la  chance  du  risque. 
Ceux  que  le  risque  atteint  bénéficient  de  la  prévoyance  de  ceux 
qu'il  épargne,  et  ceux  qu'il  épargne  achètent  au  prix  d'un  mo- 
dique sacrifice  une  sécurité  qui  a  bien  son  prix. 

Faut-il  cependant  espérer  de  la  mutualité  tout  ce  qu'en  atten- 
dent quelques-uns  de  ses  partisans?  «  Quand  on  découvre,  dit 
l'auteur  d'un  livre  intitulé  Hygiène  sociale,  les  effets  certains  de 
la  mutualité,  et  qu'on  pressent  ses  résultats  possibles,  il  semble 
que  l'on  pénètre  dans  un  monde  merveilleux  où  le  rêve  le  plus 
idéal  prend  la  consistance  et  la  réalité  de  la  vie.  »  Tout  récemment, 
un  des  hommes  qui  ont  tenu  la  place  la  plus  honorable  dans  les 
conseils  de  la  République,  s'exprimait  ainsi,  dans  un  discours  à 
ses  électeurs  :  «  La  mutualité  a  déjà  franchi  plusieurs  étapes.  Il 
ne  lui  reste  plus  qu'un  effort  à  faire.  Elle  le  fera  certainement 
aussitôt  que  l'éducation  économique  des  travailleurs  sera  achevée. 


ENTRE    FEMMES.  523 

Quand  ce  cycle  sera  parcouru,  le  problème  le  plus  aigu  des  temps 
modernes,  celui  qui  paraît  le  plus  insoluble,  sera  résolu  prati- 
quement et  pacifiquement  par  la  réconciliation  du  capital  et  du 
travail.  » 

N'est-ce  pas  là  s'avancer  beaucoup?  Il  y  a  quelques  années,  je 
crois  avoir  démontré  ici  même  que, si  la  mutualité  était  réduite  à 
ses  propres  forces,  elle  demeurerait  impuissante  à  soulager  quel- 
ques-uns des  maux  auxquels  on  lui  demande  de  porter  remède(l  ). 
Mais  je  n'avais  traité  la  question  qu'à  un  point  de  vue  très  général. 
Je  voudrais  aujourd'hui  la  reprendre,  en  la  serrant  de  plus  près, 
et  étudier  en  particulier  les  applications  de  la  mutualité  entre 
femmes.  Les  ouvrières  font  beaucoup  moins  parler  d'elles  que  les 
ouvriers.  Cela  tient  peut-être  à  ce  qu'elles  ne  sont  point  élec- 
teurs. Mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  ne  point  s'occuper  des 
questions  qui  les  concernent.  Il  se  pourrait  même  que  ce  fût  le 
contraire. 

I 

Quand  on  feuillette  le  volumineux  rapport  que  le  ministre  de 
l'Intérieur  adresse  tous  les  ans  au  Président  de  la  République  sur 
la  situation  des  sociétés  de  secours  mutuels,  ce  qui  frappe  au 
premier  abord  c'est  l'écrasante  disproportion  entre  le  nombre  des 
femmes  affiliées  à  ces  sociétés,  et  celui  des  hommes  :  418  227  fem- 
mes contre  1 1 41  758  hommes,  d'après  le  dernier  rapport,  qui  porte 
sur  l'année  1895.  Il  n'est  pas  malaisé  d'ailleurs  de  trouver  la 
cause  de  cette  disproportion. 

L'affiliation  à  une  société  de  secours  mutuels  suppose  le  paie- 
ment régulier  d'une  cotisation.  Pour  arriver  à  verser  cette  coti- 
sation, il  faut  que  l'ouvrière  soit  en  mesure  d'économiser  quelque 
chose  sur  son  salaire.  Or,  combien  y  a-t-il  d'ouvrières  qui  soient 
en  état  de  le  faire?  Pour  répondre  à  cette  question,  je  pourrais 
renvoyer  mes  lecteurs  à  la  dernière  statistique  publiée  par  r Of- 
fice du  travail,  qui  nous  apprend  que  le  salaire  moyen  de  la 
femme  employée  dans  l'industrie  est  de  2fr.  20,  et  leur  demander 
ensuite  combien  ils  estiment  qu'une  femme  qui  doit  pourvoir  à 
tous  ses  besoins,  logement,  nourriture,  habillement,  peut  écono- 
miser sur  un  salaire  de  2  fr.  20  par  jour.  Mais  s'ils  se  méfiaient, 
non  sans  raison,  de  ces  moyennes  qui  souvent  ne  répondent  pas 

(1)  Voir  la  Revue  du  1"  juillet  1885. 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  réalité,  je  les  engagerais  à  lire  les  études  spéciales  qui  ont 
été  publiées  à  ce  sujet,  par  exemple  Le  travail  des  femmes  au 
XIX^  siècle  de  M,  P.  Leroy-Beaulieu,  ou  l'ouvrage,  tout  récent,  de 
M.  Charles  Benoist,  que  l'Académie  des  sciences  morales  vient 
de  couronner  si  justement.  En  y  trouvant  décomposés  ces  na- 
vrans  budgets  d'ouvriers,  en  y  voyant  avec  quelle  difficulté  à 
Paris  même,  c'est-à-dire  dans  la  ville  où  les  salaires  des  femmes 
sont  le  plus  élevés,  elles  arrivent  à  mettre  en  équilibre  leurs  re- 
cettes et  leurs  dépenses,  ils  comprendront  qu'il  ne  soit  pas  abso- 
lument facile  à  ces  pauvres  femmes  d'ajouter  à  leurs  dépenses 
une  cotisation  si  minime  qu'elle  soit. 

Si  donc  un  moindre  nombre  de  femmes  figurent  parmi  les  mu- 
tualistes, ce  n'est  pas  qu'elles  soient  moins  prévoyantes  que  les 
hommes  (étant  moins  dépensières,  elles  seraient,  au  contraire,  plus 
portées  à  la  prévoyance),  c'est  tout  simplement  que  l'exiguïté  de 
leurs  salaires  ne  leur  permet  pas  d'ajouter  à  leurs  dépenses  le 
paiement  d'une  cotisation.  A  un  trop  grand  nombre  d'entre  elles 
s'applique  la  fameuse  maxime  de  Turgot  et  la  non  moins  fameuse 
loi  d'airain  de  Lassalle  qui  réduisent  les  salaires  au  minimum  ab- 
solument nécessaire  à  la  vie;  maxime  et  loi  absolument  fausses  si 
on  les  étend  à  l'universalité  des  travailleurs,  mais  vraies  cepen- 
dant pour  une  certaine  partie  d'entre  eux,  et,  en  particulier,  pour  un 
trop  grand  nombre  de  femmes  qui  sont  obligées  de  sadonner  à  des 
métiers  peu  lucratifs.  Voilà  donc  du  premier  coup,  dans  le  monde 
du  travail,  une  nombreuse  catégorie  exclue  des  bienfaits  de  la 
mutualité.  Voyons  maintenant  quelle  est  la  situation  des  femmes 
auxquelles  lélévation  de  leurs  salaires  permet  d'y  participer. 

Daprès  la  législation  qui  régit  les  sociétés  de  secours  mutuels, 
ces  sociétés  se  divisent  en  sociétés  reconnues  d'utilité  publique 
(celles-ci  en  très  petit  nombre),  sociétés  approuvées,  c'est-à-dire 
dont  les  statuts  ont  été  soumis  au  ministre  de  l'Intérieur,  et 
enfin  sociétés  simplement  autorisées  par  le  préfet  de  police  à  Paris 
ou  les  préfets  dans  les  départemens.  Ne  parlons  ici  que  des  so- 
ciétés approuvées.  Ce  sont  celles  dont  les  comptes  sont  les  plus 
minutieusement  tenus.  Aussi  bien  ce  qu'on  en  peut  dire  s'applique- 
t-il,  à  d'insignifiantes  difi"érences  près,  aux  sociétés  simplement 
autorisées. 

11  existe  5  326  sociétés  approuvées,  composées  exclusivement 
d'hommes,  2143  sociétés  mixtes,  composées  d'hommes  et  de 
femmes,  et  227  sociétés  composées  de  femmes  seulement.  Les 


ENTRE    FEMAIES.  o25 

sociétés  mixtes  comptent  i3342o  femmes,  les  sociétés  exclusi- 
vement féminines  en  comptent  29993,  ce  qui  fait  103  41 8  femmes 
participant  à  la  mutualité  dans  les  sociétés  approuvées.  Mais, si 
l'on  veut  apprécier  les  résultats  que  peut  donner  la  mutualité 
entre  femmes,  il  faut  laisser  de  côté  les  sociétés  mixtes  pour  ne 
s'occuper  que  des  sociétés  exclusivement  féminines.  C'est  aussi 
ce  que  nous  ferons. 

Ces  227  sociétés  ont  encaissé,  en  1895,  du  chef  de  la  cotisa- 
tion de  leurs  membres  participantes  (pour  parler .  un  français 
de  statistique),  la  somme  totale  de  367  942  francs,  à  laquelle  il 
faut  ajouter  pour  droits  d'entrée  7  443  francs,  et  pour  amendes 
1 1 343  francs,  ce  qui  fait  une  somme  totale  de  38G728  francs,  tirée 
uniquement  de  la  bourse  des  sociétaires.  La  cotisation  moyenne 
pour  l'ensemble  de  la  France  est  de  10  fr.  50  en  chiffres  ronds. 
Dans  le  département  de  la  Seine  elle  est,  également  en  chiffres 
ronds,  de  10  francs.  Si  les  sociétés  de  secours  mutuels  entre 
femmes  étaient  laissées  à  leurs  propres  forces,  ce  serait  unique- 
ment avec  le  produit  de  ces  cotisations,  augmenté  pour  une  faible 
part  du  produit  des  amendes  et  des  droits  d'entrée,  que  ces  so- 
ciétés devraient  faire  face  à  leurs  dépenses.  Ces  dépenses  sont  de 
deux  sortes  :  les  dépenses  obligatoires  et  les  dépenses  facultatives. 
Sont  dépenses  obligatoires  toutes  celles  qui  sont  imposées  par  les 
statuts,  et  qui  sont  la  raison  d'être  d'une  société  de  secours  mu- 
tuels. Sont  dépenses  facultatives  les  dépenses  occasionnées  par 
les  avantages  supplémentaires  que  certaines  sociétés  assurent  à 
leurs  membres.  Ainsi  les  dépenses  médicales,  les  indemnités  en 
cas  de  maladie  et  les  frais  funéraires,  sont  dépenses  obligatoires. 
Il  y  faut  ajouter  les  frais  de  gestion.  Les  secours  aux  orphelins, 
aux  infirmes,  les  pensions  de  retraite,  sont  dépenses  facultatives. 
Cette  distinction  faite,  consultons  les  comptes  des  sociétés  exclu- 
sivement composées  de  femmes. 

En  189S,  leurs  dépenses  obligatoires  se  sont  ainsi  décom- 
posées : 

Dépenses  médicales  (médecitis  et  pharmaciens)  ....  226977 

Indemnités  de  maladie 152407 

Frais  funéraires 25892 

Frais  de  gestion 40021 

Total  des  dépenses  obligatoires  .    .    .  445  297 

Or,  nous  avons  vu  tout  à  l'heure  que  les  produits  des  cotisa- 
tions, amendes  et  droits  d'entrée  des  membres  participantes  ne 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dépassaient  pas  386728  francs.  Le  déficit  est  donc  de  58 579  francs. 
Dans  les  sociétés  simplement  autorisées,  qui  sont  au  nombre  de 
144  et  comprennent  15178  participantes,  la  situation  est  exacte- 
ment la  même.  Les  recettes  provenant  des  sociétaires  ne  s'élè- 
vent qu'à  138169  francs,  et  les  dépenses  obligatoires  atteignent* 
153362  francs.  Le  déficit  est  de  15195  francs.  Avec  ses  uniques 
ressources,  la  mutualité  féminine  ne  saurait  donc  faire  face  même 
à  ses  dépenses  obligatoires.  Il  ne  semble  pas  qu'une  contradic- 
tion sérieuse  puisse  être  opposée  à  cette  triste,  mais  irréfragable 
constatation. 

De  quoi  vivent  donc  ces  sociétés?  De  la  bienfaisance.  Leur 
déficit  annuel  est  comblé  par  des  dons,  et,  en  particulier,  par  les 
cotisations  des  membres  honoraires.  Je  n'apprendrai  rien  à  per- 
sonne en  disant  qu'il  est  peu  ou  peut-être  point  de  sociétés  de 
secours  mutuels  qui  ne  comptent  un  plus  ou  moins  grand  nombre 
de  membres  honoraires,  c'est-à-dire  de  membres  qui  contribuent 
par  leurs  cotisations  aux  dépenses  de  la  société,  mais  qui  ne  parti- 
cipent point  à  ses  avantages.  Ce  qui  est  moins  connu,  c'est  leur 
nombre  et  l'importance  de  leur  rôle. 

Au31  décembrel895,les  sociétés  approuvées, toutes  ensemble, 
comptaient  216  227  membres  honoraires  contre  1  256  030  partici- 
pans,  ce  qui  donne  pour  chaque  société  un  personnel  moyen  de 
29  membres  honoraires  et  de  136  membres  participans.  Mais,  pour 
les  sociétés  composées  uniquement  de  femmes,  cette  proportion 
est  dépassée  :  elle  est  de  36  membres  honoraires  contre  138  mem- 
bres participantes,  et  cela  est  fort  heureux,  puisque,  ainsi  que 
nous  venons  de  le  voir,  les  cotisations  des  uiembrcs  parti cipfmies 
ne  suffisent  point  à  couvrir  les  dépenses  obligatoires.  Dans  la  réa- 
lité des  choses,  chaque  participante  coûte  à  sa  société  plus  qu'elle 
ne  lui  apporte  par  sa  contribution.  Les  sociétés  de  secours  mu- 
tuels entre  femmes  seraient  donc  en  constant  déficit  si  la  bienfai- 
sance n'intervenait  pour  y  parer.  En  étudiant  le  mécanisme  de 
quelques-unes  de  ces  sociétés,  nous  verrons  sous  quelles  formes 
diverses  se  produit  celte  intervention  nécessaire. 

II 

Parmi  ces  227  sociétés  de  secours  mutuels  entre  femmes,  il  en 
est  trois  dont  le  siège  est  à  Paris  et  dont  je  voudrais  parler,  non 
pas  seulement  parce  que  certaines  circonstances  particulières  ou 


ENTRE    FEMMES.  527 

certaines  communications  obligeantes  m'ont  permis  de  connaître 
leur  constitution,  mais  parce  qu'elles  se  recrutent  presque  exclu- 
sivement dans  le  personnel  si  intéressant  des  ouvrières  de  l'ha- 
billement et  de  la  toilette.  Cette  désignation,  employée  par  la  sta- 
tistique, me  paraît  plus  juste  que  celle  d'ouvrières  de  l'aiguille, 
sous  laquelle  on  les  désigne  souvent,  car  un  certain  nombre  d'entre 
elles,  entre  autres  les  fleuristes,  les  modistes,  les  mécaniciennes, 
et,  dans  une  autre  catégorie,  les  vendeuses  ne  vivent  pas  préci- 
sément de  l'aiguille,  tandis  que  toutes  vivent  de  l'habillement  et 
de  la  toilette.  Mais  le  terme  importe  peu. 

Ce  personnel  des  ouvrières  de  la  toilette,  aisément  reconnais- 
sable  aux  yeux  d'un  Parisien  un  peu  exercé,  à  son  aspect  soigné, 
à  sa  mise  élégante,  à  son  air  éveillé,  aurait  mérité  de  trouver  chez 
un  de  nos  grands  romanciers  un  peintre  de  ses  mœurs  qui  fût  un 
Dickens  et  non  pas  un  Paul  de  Kock,  pour  ne  parler  que  des 
morts.  Personne  n'y  aurait  été  plus  propre  que  ce  pauvre  Alphonse 
Daudet  qui,  dans  ses  premières  œuvres,  nous  avait  donné  des 
types  populaires  si  vivans  et  si  vrais.  Seul,  peut-être,  il  avait  le 
sentiment  de  la  réalité  humaine  ;  la  réalité,  c'est-à-dire  la  com- 
plexité. Les  couleurs  du  tableau  seraient  aussi  fausses  en  effet  si 
l'on  peignait  ce  jeune  monde  absolument  pervers,  que  si  on  le 
peignait  absolument  idéal.  Mais  ce  que  le  romancier  que  je  rêve 
devrait  mettre  en  lumière,  et  ce  qu'il  ne  saurait  exagérer,  ce  sont 
les  difficultés  de  la  vie  pour  l'ouvrière  de  dix-huit  ans.  Il  la  faudrait 
montrer,  arrivant  parfois  de  sa  province  ou  sortant  d'un  orphelinat, 
pour  tomber  dans  ce  grand  Paris,  décrire  sa  solitude  morale  au 
milieu  de  cette  foule,  son  ahurissement  à  l'atelier,  où  des  compagnes 
déjà  perverties  s  appliquent  à  la  déniaiser;  peindre  d'abord  sa 
mélancolie  et  son  dégoût, puis  sa  trop  rapide  accoutumance;  bien- 
tôt la  légèreté,  la  coquetterie,  l'instinct  du  plaisir  prenant  le  des- 
sus ;  les  leçons  de  la  famille  ou  de  la  bonne  sœur  s'elfaçant  peu  à 
peu  de  la  mémoire,  et  les  habitudes  de  piété  cédant  devant  les 
railleries.  Il  ne  faudrait  pas  négliger  d'indiquer  les  embûches 
qui  lui  sont  tendues  dans  le  milieu  même  où  elle  vit,  ni  peut-être 
reculer  devant  les  brutalités  dont  elle  peut  être  victime.  Si  on  la 
montrait  succombant  dans  cette  lutte  ingrate  où  pas  un  appui 
n'est  venu  seconder  sa  résistance,  il  faudrait  faire  sa  part  à  la 
responsabilité  de  l'homme,  à  sa  légèreté  criminelle,  parfois  aussi 
à  la  rigueur  d'une  famille  qui,  après  avoir  été  insouciante,  se  montre 
souvent  impitoyable.  11  ne  faudrait  pas  hésiter  à  marquer  les 


528  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

étapes  par  lesquelles  louvrière  passe  souvent  de  la  faute  à  lin- 
conduite,  puis  de  l'inconduite  à  la  prostitution.  Ou,  si  le  roman- 
cier suivait  un  plan  contraire,  et  s'il  voulait  que  son  héroïne  sortît 
victorieuse  de  la  lutte,  il  la  devrait  montrer  aux  prises  avec  les 
pires  difficultés  de  la  vie,  en  proie  aux  angoisses  du  chômage, 
obligée  de  réduire  sur  sa  nourriture,  tentée  dans  cette  crise  par 
des  propositions  malhonnêtes,  et  il  pourrait,  sans  mentir  à  la  réa- 
lité de  l'observation,  payer  le  même  tribut  d'hommages  que  le 
poète  de  V Aventurière  : 

A  ces  lières  vertus  qui  dans  un  galetas 

Ont  froid  et  faim,  Madame,  et  ne  se  rendent  pas. 

Je  n'ai  malheureusement  rien  de  ce  qu'il  faut  pour  être  le  peintre 
de  cette  réalité.  Sans  parler  de  l'imagination  et  du  talent,  il  me  man- 
querait encore  une  connaissance  assez  approfondie  de  ce  milieu 
spécial.  Cependant,  les  circonstances  m'ont  déjà  mis  en  contact  avec 
un  assez  grand  nombre  d'ouvrières  pour  que  j'aie  pu  démêler  parmi 
elles  certains  types  assez  différens  :  l'étourdie,  qui,  rieuse,  coquette, 
dépense  en  ajustemens  l'excédent  de  son  salaire,  court  après 
le  plaisir  et  finira  dans  la  misère;  la  sentimentale,  qui  se  laisse 
prendre  d'abord  aux  belles  paroles  ou  aux  lettres  bien  tournées 
d'un  commis  de  magasin,  teinté  de  littérature,  s'efforce  gauchement 
de  lui  répondre  dans  un  style  aussi  défectueux  que  son  ortho- 
graphe, puis,  finissant  par  s'apercevoir  que  ce  nest  pas  sérieux, 
se  résout  à  épouser  un  brave  ouvrier,  plutôt  commun,  avec 
lequel  elle  sera  relativement  heureuse;  l'économe,  un  peu  am- 
bitieuse, qui  aspire  à  s'élever  peu  à  peu,  qui  rêve  d'être  employée 
pour  avoir  une  retraite,  qui  met  de  côté  pour  ses  vieux  jours,  mais 
qui,  fourmi  peu  prêteuse,  refusera  cent  sous  à  une  ouvrière,  sa 
compagne  ou  même  sa  sœur;  la  paresseuse,  que  bientôt  le  travail 
rebute,  qui  s'établit  d'abord  avec  Paul,  passe  de  Paul  à  Alfred, 
d'Alfred  à  un  ami  d'Alfred,  bientôt  de  l'un  à  l'autre,  et  finira  dans 
la  rue  ou  à  l'hôpital  ;  enfin,  la  pieuse  et  pure  qui,  née  tendre  et  un 
peu  faible,  s'est  fortifiée  au  rude  contact  de  la  vie,  qui  a  eu 
sa  petite  peine  de  cœur,  ayant  rêvé  d'épouser  un  employé  dont  la 
famille  n'a  pas  voulu  d'elle,  et  qui,  par  dégoût  de  son  milieu  vul- 
gaire, par  ardeur  de  dévouement  et  par  instinct  de  femme, 
Unit  par  demander  au  couvent  les  deux  biens  qu'elle  a  vainement 
demandés  au  monde,  ou  du  moins  à  ce  que  sa  simplicité  appelait 
le  monde  :  la  paix  et  l'amour.  Ces  observations  ont  engendré  chez 


ENTRE    FEMMES.  529 

moi  deux  sentimens  :  un  grand  respect  pour  celles  qui  résistent  ; 
une  grande  indulgence  pour  celles  qui  succombent,  à  laquelle 
s'est  joint  un  vague  désir  de  venir  en  aide  à  celles  qui  luttent.  Le 
meilleur  moyen  me  paraît  être  pour  cela  de  faire  connaître  ce 
qu'ont  tenté  jusque  présent  ceux  et  surtout  celles  dont  l'activité 
bienfaisante  ne  s'en  est  point  tenue  à  ce  vague  désir. 

III 

De  ces  trois  sociétés  dont  j'ai  dessein  de  parler,  la  plus  an- 
cienne s'appelle  :  la  Société  de  secours  mutuels  entre  jeunes  ou- 
vrières. Elle  sollicite  en  ce  moment  l'autorisation  de  changer  cette 
dénomination  un  peu  longue  contre  celle-ci,  plus  vivante  et  plus 
leste  :  la  Parisienne.  Son  existence  officielle  date  du  2.5  septembre 
1875.  Son  existence  morale  est  un  peu  antérieure.  Elle  est  la  fille 
de  cette  intéressante  communan  té  des  sœurs  de  Marie  Auxiliatrice 
qui,  fondée  vers  le  milieu  du  siècle  par  une  dame  pieuse,  dans 
l'intention  un  peu  vague  de  venir  en  aide  aux  jeunes  filles  de  la 
classe  laborieuse,  possède  aujourd'hui  en  France  plusieurs  mai- 
sons importantes,  et  a  pris,  en  dépit  des  temps,  un  développement 
qui  ne  cesse  de  s'accroître.  Naguère  j'assistais  à  une  touchante 
cérémonie  où  il  n'y  avait  pas  moins  de  dix-sept  prises  de  voile 
ou  d'habit.  Une  des  maisons  dépendant  de  la  communauté  était 
installée  à  Paris,  dans  un  fort  modeste  local,  rue  de  la  Tour-d'Au- 
vergne. C'étail, c'est  encore  une  petite  maison  bourgeoise,  accom- 
modée tant  bien  que  mal  pour  les  besoins  de  la  communauté. 
Pour  répondre  à  leurs  statuts,  les  sœurs  y  avaient  fondé  un  pa- 
tronage, modeste  institution  comme  il  en  existe  beaucoup  à  Paris, 
dont  le  but  est  de  réunir  les  jeunes  filles,  les  dimanches  ou  jours  de 
fête,  pour  leur  ollVir  des  «  jeux  et  des  divertissemens  honnêtes  » 
et  les  détourner  ainsi  de  la  promenade  sur  les  boulevards,  en  bande 
ou  en  tête  à  tête,  dont  les  bonnes  sœ^urs  se  méfient  beaucoup. 

En  rassemblant  ainsi  ces  jeunes  filles  chaque  semaine,  les 
sœurs  ne  tardèrent  pas  à  être  frappées  du  grand  nombre  d'entre  elles 
qui  étaient  anémiées,  souffreteuses,  fréquemment  arrêtées  dans 
leur  travail  par  des  indispositions  ou  des  maladies,  à  qui  le  bureau 
de  bienfaisance  était  fermé  parce  qu'elles  n'étaient  point  classées 
comme  indigentes,  et  le  médecin  ou  même  le  pharmacien  inacces- 
sible parce  que  soins  et  remèdes  coûtent  trop  cher.  De  là  l'idée 
de  créer  entre  elles  une  société  de  secours  mutuels  qui  leur  assu- 

T031E  CL.  —   1898.  34 


530        '         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rerait  les  soins  gratuits.  Mais  cette  idée,  peu  originale  en  elle- 
même,  devait  avoir  une  conséquence  singulièrement  heureuse. 
Les  statuts  de  la  société  de  secours  mutuels,  suivant  une  clause 
fort  ordinaire,  excluaient  du  droit  à  l'inscription  les  jeunes  filles 
atteintes  de  maladies  chroniques.  Un  grand  nombre  d'entre  elles 
étaient  atteintes  d'une  maladie  chronique  et  la  plus  terrible  de 
toutes  :  la  phtisie.  Comment  les  laisser  sans  soins?  De  cette  impos- 
sibilité morale  est  née  la  maison  de  Villepinte  affectée  aux  jeunes 
filles  poitrinaires,  qui  est  devenue  d'agrandissemens  en  agran- 
dissemens  une  des  plus  importantes  créations  de  la  charité  privée 
et  une  des  œuvres  les  plus  justement  populaires  de  notre  pays. 
C'est  d'autant  moins  le  lieu  d'en  parler,  que  M.  Maxime  du  Camp 
lui  a  consacré  ici  même  une  étude  assurément  présente  à  toutes 
les  mémoires,  et  que  les  deux  œuvres,  la  société  de  secours  mu- 
tuels et  l'établissement  de  Yillepinte,  n'ont  aujourd'hui  rien  de 
commun  :  rien,  sauf ,  hélas  !  la  clientèle  qui  passe  trop  fréquem- 
ment de  l'une  à  l'autre,  et  aussi  le  lieu  de  consultation  qui  est 
toujours  la  petite  maison  de  la  rue  de  la  Tour-d'Auvergne. 

J'ai  assisté  quelquefois  à  cette  consultation  et  je  ne  connais 
rien  de  mélancolique  comme  l'aspect  de  ces  jeunes  filles  qui 
viennent  là  se  présenter  au  médecin,  les  unes  si  visiblement  at- 
teintes que  l'œil  le  moins  exercé  n'hésiterait  pas  sur  le  diagnostic, 
les  autres  cachant  encore  sous  l'apparente  fraîcheur  de  la  mine  le 
mal  qui  commence  à  les  ronger,  mais  toutes  anxieuses,  trem- 
blantes, attendant,  dans  un  silence  plein  d'angoisse,  la  décision  du 
médecin  qui  doit  leur  faire  connaître  leur  état  véritable,  et  tout 
heureuses  si,  au  lieu  de  Villepinte,  il  les  envoie  tout  simplement 
à  Champrosay,  la  maison  des  chlorotiques  et  des  anémiées.  Ce 
cabinet  de  la  rue  de  la  Tour-d'Auvcrgne  est  un  des  rares  endroits 
où  l'œil  étranger  peut  voir  défiler  devant  lui  ce  jeune  monde 
des  ouvrières  de  Paris,  saisir  sur  le  vif  leurs  souffrances  et  dé- 
couvrir aussi  quelles  vertus  elles  cachent  parfois  sous  leur  air 
un  peu  évaporé.  Un  jour,  une  jeune  fille  s'y  présentait  avec  une 
lettre  de  recommandation  d'un  pharmacien.  Cette  lettre  était 
ainsi  conçue  :  «  Je  vous  envoie  une  jeune,  pauvre  et  intéressante 
malade.  Sa  mère  est  paralysée  et  soignée  par  une  enfant  qui 
gagne  cinquante  centimes  par  jour,  sur  lesquels  il  faut  nourrir 
trois  personnes.  C'est  la  jeune  fille  lapins  sage  et  la  plus  honnête 
qu'on  puisse  trouver  :  toutes  ses  pensées  étaient  pour  sa  mère 
à  laquelle   elle    envoyait  tous    ses    gages.   Aujourd'hui   encore 


ENTRE    FEJLMES.  531 

elle  voudrait  pouvoir  gagner  de  l'argent  pour  aider  sa  mère 
et  sasœur.  »  Je  regardai  la  jeune  fille.  Elle  avait  une  robe  d'assez 
mauvais  goût,  un  chapeau  à  plumes  et  des  frisons  exagérés.  Rien 
n'indiquait  au  premier  aspect  ni  tant  de  misère,  ni  tant  de  vertus, 
et  je  me  suis  promis  que  désormais  je  ne  jugerais  plus  jamais  les 
petites  ouvrières  sur  l'apparence  ni  sur  les  frisons. 

Laissons  de  côté  le  sentiment  et  revenons  aux  chiiïres.  La  Pari- 
sienne (donnons-lui  déjà  ce  nom  que  sans  doute  elle  portera  bientôt) 
demande  à  ses  sociétaires  une  cotisation  mensuelle  d'un  franc 
cinquante,  soit  dix-huit  francs  par  an.  En  échange  de  cette  coti- 
sation modique,  elle  leur  assure,  en  cas  de  maladie,  les  soins  et  les 
remèdes  gratuits,  et,  en  cas  de  décès,  un  convoi  convenable.  C'est 
le  minimum  des  avantages  garantis  par  la  mutualité.  iNIais  elle 
distingue  entre  les  sociétaires  mariées  et  les  sociétaires  non 
mariées.  Aux  sociétaires  mariées,  qui  naturellement  sont  soignées 
à  leur  domicile,  elle  accorde, en  plus  des  soins  médicaux, une  in- 
demnité d'un  franc  par  jour.  En  cas  d'accouchement,  cette  indem- 
nité est  accordée  pendant  vingt  jours.  Quant  aux  sociétaires  non 
mariées,  qui  sont  de  beaucoup  les  plus  nombreuses,  elles  sont 
soignées  dans  la  maison  des  sœurs  de  Marie  Auxiliatrice,  qui  est 
le  siège  de  l'œuvre,  véritable  maison  de  famille  suivant  le  nom 
qu'elle  s'est  donné,  où  quelques-unes  d'entre  ces  jeunes  filles 
ont  même  pris  gîte  et  sont  en  tout  temps  logées  et  nourries  au 
prix  invraisemblable  de  quarante  francs  par  mois  en  dortoir,  et 
soixante  francs  en  chambre  particulière.  Mais  c'est  là  une  œuvre 
tout  à  fait  distincte  de  la  société  de  secours  mutuels,  qui  assure 
cependcint  aux  sociétaires  sans  place  un  lit  gratuit  pendant  un 
mois  et  les  nourrit  moyennant  une  légère  rétribution.  Il  y  a  là 
une  sorte  d'assurance  temporaire  contre  le  chômage,  qui  com- 
plète les  avantages  importans  assurés  aux  sociétaires. 

Enfin,  une  décision  toute  récente  du  Conseil  d'administration 
de  la  société  a  créé  une  caisse  d'encouragement  à  l'épargne.  Cette 
caisse  reçoit  les  versemens  individuels  des  ouvrières  sociétaires  à 
partir  de  cinquante  centimes,  et  les  place  en  leur  nom  à  la  caisse 
d'épargne.  Elles  en  conservent  la  libre  disposition.  De  son  côté, 
le  Conseil  d'administration  de  la  société  verse  au  compte  de  cha- 
que déposante,  dans  la  mesure  où  les  ressources  de  la  société  le 
permettent,  une  somme  proportionnée  à  ses  propres  versemens. 
Cette  somme  n'est  point  à  la  disposition  de  la  déposante,  mais  lui 
est  remise  dans  les  trois  cas  suivans  :  mariage,  établissement,  en- 


532  REVUE    ELES    DEUX    MONDES. 

trée  en  religion.  Dans  ces  trois  cas,  une  prime  extraordinaire  peut 
lui  être  accordée,  et  encore  dans  un  quatrième  cas  qui  ne  se  pré- 
sentera pas  de  sitôt  :  celui  où,  après  vingt  ans  de  présence  à  la  so- 
ciété, la  déposante  verserait  le  montant  de  son  compte  d'épargne 
et  de  ses  primes  annuelles  à  la  Caisse  nationale  des  retraites  pour 
se  constituer  une  rente  viagère.  On  voit  que  les  avantages  assurés 
aux  participantes,  en  échange  de  leur  modique  cotisation  de 
dix-huit  francs,  sont  considérables.  Voyons  quelles  sont  les  dé- 
penses, que  les  obligations  contractées  par  la  société  entraîne 
pour  elle  et  les  ressources  au  moyen  desquelles  elle  y  fait  face. 

D'après  le  dernier  bilan  de  la  société  dont  je  puis,  pour  cause, 
certifier  la  parfaite  exactitude,  les  dépenses  de  l'année  1897  se 
sont  élevées  à  14004  francs.  Dans  ces  dépenses,  les  frais  médicaux 
figurent  pour  1900  francs,  les  frais  pharmaceutiques  pour  1063. 
Les  autres  dépenses  sont  occasionnées  par  les  indemnités  en 
argent,  les  frais  de  loyer,  de  gestion,  etc.  Les  recettes  ont  été  de 
14  299  francs.  Elles  se  décomposent  ainsi  :  recettes  provenant  des 
membres  honoraires,  12  676  francs;  recettes  provenant  des  par- 
ticipantes, 1623.  Les  recettes  provenant  des  participantes  n'au- 
raient donc  pas  suffi  à  faire  face  aux  frais  médicaux  et  pharma- 
ceutiques. Si  la  société  vit  et  même  si  elle  est  prospère,  c'est 
uniquement  parce  qu'elle  compte  à  peu  près  trois  membres  hono- 
raires pour  une  participante.  C'est  là  une  constatation  tout  à 
l'honneur  des  membres  honoraires,  mais  il  me  paraît  difficile  d'en 
tirer  argument  pour  démontrer  la  toute-puissance  de  la  mutualité. 

On  pourrait  objecter  que  la  Parisienne  est  moins  une  société  de 
secours  mutuels  qu'une  famille,  et  que  cette  famille  s'impose  pour 
ses  enfans  des  dépenses  un  peu  excessives.  Il  y  aurait  du  vrai. 
Prenons  donc  une  autre  société  qui,  celle-là,  présente  uniquement 
les  caractères  de  la  mutualité  :  la  Couturière.  Cette  société  a  dix- 
sept  années  d'existence  et  doit  son  origine  au  fils  d'un  homme  qui 
s'est  rendu  célèbre  sous  le  second  Empire  pour  avoir  exercé  avec 
un  succès  éclatant  une  profession  nouvelle  :  celle  de  couturier. 
La  grande  situation  occupée  dans  l'industrie  de  la  toilette  par 
le  fondateur  de  la  Couturière,  l'appui  que  lui  ont  prêté  les  pou- 
voirs publics,  la  générosité  dont  lui-même  a  fait  preuve,  ont  per- 
mis à  cette  société  cadette  non  seulement  de  rejoindre,  mais  de 
dépasser  son  aînée.  Son  personnel  est  plus  nombreux,  son  orga- 
nisation plus  complète.  Elle  compte  à  son  service  trente-deux 
médecins  et  plusieurs  pharmaciens  dans  chacun  des  arrondisse- 


ENTRE    FEMMES.  533 

mens  de  Paris.  Les  avantages  qu'elle  assure  sont  les  mêmes  que 
ceux  de  son  émule  :  soins  médicaux,  frais  funéraires.  Elle  n'a  pas 
cru  pouvoir  entrer  dans  la  voie  des  retraites;  mais,  à  toute  socié- 
taire qui  accouche,  elle  alloue  une  somme  de  cinquante  francs 
sous  la  condition  qu'elle  restera  quatre  semaines  sans  travailler, 
et  elle  ajoute  une  prime  de  vingt-cinq  francs,  si  la  more  allaite 
elle-même  son  enfant.  Tout  cela  est  excellent;  voyons  ce  que 
cela  coûte  et  comment  il  est  fait  face  aux  dépenses. 

Les  dépenses  de  la  Couturière  se  sont  élevées,  en  1897,  à 
30202  fr.  40,  ainsi  divisés  :  frais  de  gestion,  8358  fr.  65;  frais 
médicaux,  frais  funéraires  et  secours,  21  843  fr.  80  c.En  regard, 
nous  trouvons  33888  fr.  75  de  recettes,  ce  qui  constitue  assuré- 
ment une  situation  lînancière  satisfaisante.  Ces  recettes,  au  point 
de  vue  de  leur  origine,  se  décomposent  ainsi  :  intérêts  des  fonds 
placés,  5149  fr.  75;  cotisations  des  membres  honoraires,  3730; 
cotisations  des  sociétaires  participantes,  25009.  Les  dépenses  étant 
de  30202,  le  déficit  serait  de  5000  francs  en  chiffres  ronds  sans  les 
cotisations  des  membres  honoraires  et  les  intérêts  des  fonds  pla- 
cés qui  proviennent  de  libéralités  antérieures.  Notons  cependant 
que,  dans  cette  société,  la  cotisation  des  participantes  suffit  à  faire 
face  aux  frais  médicaux  et  indemnités,  ce  qui  est  rare.  Mais  pour 
arriver  à  ce  résultat  satisfaisant,  la  Couturière  est  obligée  de  de- 
mander à  ses  participantes  une  cotisation  de  25  francs.  Le  chiffre 
est  élevé,  supérieur  de  9  francs  à  la  moyenne  générale  de  Paris, 
qui  est,  on  se  le  rappelle,  de  16  francs.  Les  sociétaires  de  la 
Couturière  peuvent  payer  cette  cotisation,  parce  qu'elles  appar- 
tiennent presque  toutes  à  la  catégorie  privilégiée  des  ouvrières 
de  la  grande  couture,  qui  travaillent  dans  les  maisons  de  la  rue 
de  la  Paix  ou  des  environs  du  boulevard,  qui  touchent  des  salaires 
élevés  et  souffrent  peu  du  chômage.  L'œuvre  est  excellente,  bien 
administrée,  mais  les  cotisations  mêmes  des  membres  honoraires 
ne  suffisent  pas  à  la  maintenir  habituellement  en  équilibre,  et  elle 
ne  se  tire  d'affaire  qu'en  faisant  tous  les  ans  appel  à  la  charité, 
sous  la  forme  d'un  concert  ou  d'un  bal. 

C'est  à  une  catégorie  beaucoup  plus  modeste  d'ouvrières  que 
s'est  proposé  de  venir  en  aide  la  Mutualité  maternelle.  Cette 
société,  beaucoup  plus  récente,  doit  sa  création  à  un  homme  dont 
le  nom  est  non  moins  honorablement  et  anciennement  connu 
que  celui  du  fondateur  de  la  Couturière .  Son  dévouement  a  trouvé 
de  précieux  concours  non  pas  seulement  chez  ses  rivaux  et  rivales 


534  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  monde  de  la  grande  couture,  mais  auprès  des  diverses  chambres 
syndicales  qui  tiennent  de  plus  ou  moins  près  à  l'industrie  de 
l'habillement  et  de  la  toilette,  chambres  de  la  confection  et  de 
la  couture,  des  dentelles  et  broderies,  de  la  passementerie,  des 
corsets,  etc.  Il  y  a  là  un  fait  intéressant  à  noter,  qui  montre  que 
les  patrons,  sans  y  prêter  peut-être  autant  dattention  qu'il  le  fau- 
drait, ne  se  désintéressent  pas  aussi  complètement  qu'on  les  en 
accuse  de  la  condition  du  nombreux  personnel  qu'ils  emploient. 
Quant  au  but  poursuivi  par  la  société,  le  nom  seul,  heureusement 
choisi,  suffit  à  l'indiquer  :  c'est  de  créer  entre  les  mères  de  famille 
une  assurance  mutuelle  dont  elles  recueillent  le  bénéfice  au  mo- 
ment de  leurs  couches.  Aux  termes  des  statuts, les  membres ^a/Vz- 
cipantes  de  la  société  ont  droit  à  une  indemnité  de  12  francs  par 
semaine,  pendant  les  quatre  semaines  qui  suivront  leurs  couches, 
et  à  une  prime  d'allaitement  si  elles  allaitent  elles-mêmes  leur 
enfant.  En  échange  de  cette  indemnité,  les  participantes  prennent 
l'engagement    de   s'abstenir  de   tout  travail   pendant  ces  quatre 
semaines.  La  société  poursuit  ainsi  un  double  but:  l'un  humani- 
taire, préserver  la  santé   de  la  mère,  l'autre,  on    peut  le  dire, 
patriotique,  diminuer  la  mortalité  des  nouveau-nés.  Avec  raison, 
elle    se  fait  gloire   d'avoir  ramené  entre  neuf  et  dix  pour  cent 
parmi  ses  sociétaires  le  chiffre  de  la  mortalité  des  nouveau-nés 
qui,  à  Paris,  s'élève  entre  trente-cinq  et  quarante.  C'est  assuré- 
ment un  résultat  considérable,  dont  la  société  a  le  droit  d'être  fière. 
Pour  y  arriver,  elle  est  obligée  de  veiller  avec  grand  soin  sur  ses 
participantes  pendant  les  semaines  qui  suivent  l'accouchement; 
celles-ci  pourraient  être  tentées,  en  effet,  de  se  remettre  au  tra- 
vail, et  le  chômage  absolu  est  la  condition  de  l'indemnité.  Aussi 
Tallocation  des  trois  premières  semaines  est-elle  portée  à  domi- 
cile par  des  inspectrices  qui  s'assurent  ainsi  que  la  mère  est  bien 
à  la  maison.  La  quatrième,  au  contraire,  est  touchée  au  bureau  de 
la  société  par  la  mère  elle-même  en  même  temps  que  la  prime 
d'allaitement  si  elle  y  a  droit.  Tout  cela  est  parfait,  et  je  n'aurais 
qu'à  faire  l'éloge  de  ces  statuts,  si  je  n'y  trouvais  une  disposition 
ou  plutôt  l'absence  d'une  disposition  qui,  je  l'avoue,  m'étonne  un 
peu,  bien  que  ce  silence  des  statuts  sur  un  point  capital  ait  valu 
à  la  société  certains  éloges. 

A  l'une  des  premières  assemblées  générales  de  la  Mutualité 
maternelle  devant  toutes  les  participantes  réunies,  M.  Bassinet, 
vice-président  du  Conseil   général    de   la  Seine   (du    moins    il 


ENTRE    FEMMES.  535 

l'était  alors)  a  loué  la  société  «  de  ne  pas  distinguer  au  point  de 
vue  de  la  maternité  entre   la  jeune  fille  et  la  femme.  »  Je  ne 
saurais  partager   sur  ce   point  l'opinion  de  l'honorable  M.  Bas- 
sinet. Qu'on  me  comprenne  bien.  J'ose  dire  que  je   suis  assez 
au  courant  des    difficultés  et  des  dangers   de  la  vie  populaire 
pour  pousser  très  loin  l'indulgence  vis-à-vis  de  la  fille  séduite. 
Personne  n'a  plus   en  horreur   que  moi  ce  pharisaïsme  impi- 
toyable  à   la   faute    parce   qu'elle  est   apparente,    indulgent   à 
l'adultère  parce  qu'il    demeure  caché.    Mais  n'est-ce  pas  cepen- 
dant aller  un  peu  loin,  dans  les  statuts  d'une  société  même  cha- 
ritable,  que  d'envisager  la  maternité  légitime   et  la  maternité 
illégitime   absolument  du  même  œil;  et  cela  surtout  quand  ce 
sont  des  patrons  qui  ont  rédigé  ces  statuts?  Ne  craignent-ils  pas 
d'encourager  par  là,  dans  ce  monde  spécial  auquel  ils  s'adressent, 
une  disposition  qui,  à  Paris,  n'est  que  trop  fréquente  chez  l'ou- 
vrier et  surtout  chez  l'employé  :  le  mépris  du  mariage  et  la  glo- 
rification de  l'union  libre?  Ne  seraient-ils  pas  aussi,  en  y  réflé- 
chissant, un  peu  choqués  à  la  pensée  que,  le  jour  où    l'une  de 
leurs  ouvrières  penserait  à  se  mal  conduire,  elle  pourrait  venir 
tranquillement  au  bureau  de  la  Mutualité  maternelle  s'assurer 
contre  les  conséquences  de  sa  faute.  L'objection   est,  je  le   re- 
connais, plus    théorique    que   pratique,  car,  en  fait,  d'après  le 
dernier  compte  rendu,  l'indemnité  d'accouchement  a  été  accor- 
dée à  649  femmes  mariées    et  à  35   filles-mères  seulement,  la 
prévoyance   n'étant   pas  la  vertu    dominante  de   ces  dernières. 
Mais,  en  doctrine,  elle  n'en  subsiste   pas  moins,  et  je   me  fais 
d'autant  moins  scrupule    de    signaler  cette  lacune   des  statuts, 
qu'il  serait  très  facile  de  concilier  dans  la  pratique  ce  qui  est  dû 
aux  exigences  de  l'humanité  avec   le  respect  d'une  grande  loi 
morale  et  sociale.  Aux  termes  desdits  statuts,  celles-là  seules  ont 
droit  à  l'indemnité  d  accouchement  qui  se  sont  fait  inscrire  comme 
participantes  à  la  Mutualit-é  )naternelle  neuf  mois  au  moins  avant 
leurs  couches,  c'est-à-dire  avant  le  début  de  leur  grossesse  et  qui 
ont  payé  leur  cotisation  de  l'année.   Dans  la  réalité,  un  grand 
nombre  de  femmes  demandent  à  être  inscrites  et  à  payer  leurs 
cotisations,  étant  déjà  enceintes.  On  les  admet  néanmoins,  sauf  à 
leur  accorder  une  indemnité  un  peu  moindre.  Le  compte  rendu 
les  appelle  des  participantes  cxtra-.statutaires.  Le  nombre  de  ces 
eitra-statutaires  tend  d'année  en  année  à  l'emporter  sur  celui  des 
statutaires:  455  extra-statutaires,  en  1897, contre  229  statutaires. 


S36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rien  n'aurait  été  facile  comme  d'englober  les  filles-mères  dans  la 
catégorie  des  extra-statutaires.  Tout  serait  ainsi  concilié,  et  il 
n'y  aurait  pas  lieu  de  faire  aux  statuts  mêmes  de  la  société  une 
objection  dans  laquelle  je  persiste,  dût-elle  à  certains  yeux  pa- 
raître un  peu  puritaine. 

Statutaires  ou  extra-statutaires  participent  aux  secours  de  la 
société  moyennant  une  cotisation  annuelle  de  trois  francs.  Ce 
chiffre  est  excessivement  bas.  Les  fondateurs  de  la  société  l'ont 
fixé  à  ce  taux,  parce  qu'ils  ont  voulu  rendre  la  société  accessible 
non  pas  seulement  à  l'ouvrière  qui  gagne  de  trois  à  quatre  francs 
par  jour  ou  plus,  mais  à  la  vraie  ouvrière  parisienne,  à  celle 
dont  le  salaire  misérable  oscille  entre  deux  et  trois  francs,  et  encore 
à  la  condition  qu'elle  puisse  donner  toute  sa  journée  au  travail  à 
l'atelier  ou  chez  elle,  et  que,  les  soins  du  ménage  absorbant  une 
partie  de  son  temps,  elle  n'en  soit  pas  réduite  à  ne  gagner  que 
1  franc  ou  7o  centimes  par  jour  en  travaillant  aux  pièces  pour  la 
confection.  C'est  à  celles-là  surtout  qu'ils  se  sont  proposé  de  venir 
en  aide.  Ils  y  ont  réussi.  Je  m'en  suis  assuré  en  assistant  dans 
les  bureaux  de  la  société  au  défilé  de  leur  triste  clientèle.  Une  de 
ces  femmes  m'a  particulièrement  frappé  par  son  air  mélancolique 
et  décent,  alors  qu'accablée  sous  le  double  fardeau  de  sa  maternité 
et  de  sa  misère,  elle  écoutait  les  paroles  consolantes  de  la  direc- 
trice. Je  consultais  son  dossier.  Elle  avait  eu  onze  enfans,  dont  neuf 
étaient  encore  vivans.  Mais  celle-là  était  encore  une  heureuse, 
car  le  mari,  mécanicien,  gagnait  six  francs  par  jour.  Une  autre, 
qui  avait  à  peu  près  autant  d'enfans,  était  femme  d'un  terrassier 
qui  ne  gagnait  que  quatre  francs  cinquante.  J'ai  feuilleté  d'autres 
dossiers  encore,  et  partout  j'ai  pu  trouver  confirmation  de  ce  fait 
dont  la  démographie  pourrait  bien  faire  une  loi  :  que  ceux-là  ont 
le  plus  d'enfans  qui  ont  le  moins  de  ressources  pour  les  élever. 
Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  que  la  Mu Luali lé  maternelle  rend  de 
sérieux  services  à  ses  1  762  participantes  ;  mais  leurs  cotisations  ne 
figurent  que  pour  une  faible  part  dans  ses  ressources.  Ces  cotisa- 
tions ont  produit,  en  1897,  la  somme  de  5298  francs.  Les  dépenses 
ont  été  en  chiffres  ronds  de  57  000.  Comment  a-t-il  été  fait  face  à 
récart?D'abord,  comme  dans  toutes  les  sociétés  de  secours  mutuels, 
avec  les  cotisations  des  membres  honoraires.  Mais  elles  n'ont  pro- 
duit que  7188  francs.  Restait  un  écart  de  45000  francs  à  combler. 
Les  subventions  des  pouvoirs  publics  (5  000  fr.)  n'y  ont  pas  suffi 
et  il  a  fallu  avoir  recours  aux  grands  moyens,  c'est-à-dire  à  une 


EMKE    FEMMES.  537 

loterie  qui  a  produit  37  000  francs.  A  quoi  aura-t-on  recours 
l'année  prochaine?  Sans  doute  à  une  loterie  encore.  Rien  de 
mieux,  mais  peu  à  peu  la  Mutualité  malenicUe  devient  ainsi  une 
société  de  bienfaisance  vivant  presque  exclusivement  de  la  cha- 
rité publique,  et  se  distinguant  des  autres  par  cette  seule  parti- 
cularité qu'elle  limite  ses  bienfaits  à  une  catégorie  d'assistées  à 
qui  elle  demande  de  faire  de  leur  côté  acte  de  prévoyance.  Ceci 
n'est  pas  une  critique.  Au  contraire,  c'est  un  éloge,  car  il  y  a  là 
une  forme  nouvelle  et  très  intelligente  de  la  bienfaisance.  Mais 
si  j'avais  entretenu,  comme  certains  philanthropes,  l'illusion  de 
croire  que  la  mutualité  fût,  à  elle  seule,  de  force  à  parer  aux 
épreuves  féminines,  et  en  particulier  à  la  plus  fréquente  de  toutes, 
l'étude  que  j'ai  faite  des  comptes  de  la  Mutualité  maternelle  au- 
rait suffi  pour  dissiper  cette  illusion. 

IV 

Combien  les  trois  sociétés  dont  je  viens  de  parler  comptent- 
elles  de  participantes?  A  s'en  tenir  aux  indications  données  par  le 
dernier  rapport  sur  les  sociétés  de  secours  mutuels,  leur  nombre 
ne  dépasserait  pas  2  838.  Depuis  deux  ans  (et  c'est  là  en  soi-même 
un  heureux  symptôme),  ce  nombre  s'est  accru  de  quelques  cen- 
taines. Mettons  qu'il  soit  aujourd'hui  en  chiffres  ronds  de  3200. 
Il  n'existe  pas,  à  ma  connaissance,  d'autres  sociétés  de  secours 
mutuels  composées  uniquement  de  femmes,  au  moins  dans  le  mi- 
lieu des  ouvrières  proprement  dites  (1).  Or,  dans  la  seule  industrie 
de  l'habillement  et  de  la  toilette,  le  nombre  des  ouvrières,  d'après 
le  dernier  dénombrement  de  la  ville  de  Paris,  s'élève  à  plus  de 
trois  cent  mille  (exactement  303  771),  On  voit  combien  est  faible, 
et,  pour  dire  le  mot,  dérisoire,  la  proportion  de  celles  qui  parti- 
cipent aux  bienfaits  de  la  mutualité. 

Cette  faible  proportion  n'a  pas,  il  faut  le  reconnaître,  pour 
cause  unique  l'exiguïté  du  salaire  féminin.  Assurément  il  n'est 
pas  facile  à  toutes  les  ouvrières  de  prélever  sur  leurs  maigres 
gains  les  dix-huit  ou  les  vingt-cinq  francs  nécessaires  pour  se 
faire  inscrire  à  la  Parisienne  ou  à  la  Couturière.  L'inconstance 
d'humeur,  la  légèreté,  ou  des  exigences  déraisonnables  entrent 

(1)  Je  crois  devoir  en  eflet  laisser  de  côté,  comme  se  recrutant  dans  un  monde 
dittérent,la  f^ociélé  des  demoiselles  employées  dans  le  commerce.  Cette  société  très 
florissante  compte  21o  membres  honoraires  et  437  membres  participantes. 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  pour  partie  dans  ce  défaut  de  prévoyance  et  empêchent  le 
nombre  des  mutualistes  d'aller  en  se  développant  aussi  rapide- 
ment qu'on  le  voudrait.  Beaucoup  ne  font  dans  les  sociétés  de 
secours  mutuels  qu'un  court  passage.  L'une  cessera  de  payer  sa 
cotisation  parce  que,  s'étant  trouvée  sans  place,  la  société  qu'elle 
considérait  comme  un  bureau  de  placement  n'a  pas  réussi  à  lui 
en  procurer   une   sur-le-champ;  l'autre,  parce  qu'une  bouteille 
d'eau  de  Vichy  par  jour  ne  lui  aura  pas  été  accordée.  Un  atelier 
tout  entier  se   retirera  parce  qu'une  paire  de  lunettes  aura  été 
refusée  à  une  camarade.  D'autres  n'ont  figuré  en  quelque  sorte 
que  nommément  sur  la  liste  de  la  société.  Le  patron  paye  la  coti- 
sation de  la  première  année.  Quand  la  cotisation  est  retombée  à 
leur  charge,   elles   ont   refusé  de  l'acquitter.  Enfm,  un    grand 
nombre,  ayant  payé  leur  cotisation  pendant  deux  ou  trois  ans, 
n  ayant  jamais  été  malades,  et  se  sentant  bien  portantes,  trouvent 
qu'il   est   inutile  de  prélever  plus  longtemps  sur  leurs   menus 
plaisirs    cette  prime  d'assurance,  ce   qui  ne  laisse  comme  par- 
ticipantes  au   compte    de   la   société   que  les    souffreteuses.  Le 
personnel  des  ouvrières  mutualistes  n'est  donc  pas  seulement  très 
restreint  :  il  est  très  mobile,  et  on  peut  dire  que  dans  ce  jeune 
monde  la  prévoyance  est  la  très  rare  exception.  Ce  qu'il  faudrait 
pour  attirer  les  jeunes  filles  vers  les  sociétés  de  secours  mutuels 
(je  dis  à  dessein  les  jeunes  filles,  car  qui  n'a  pas  pris  des  habitudes 
de  prévoyance  à  vingt  ans  n'en  prendra  guère  plus  tard),  ce  serait 
leur  assurer  d'autres  avantages  que  les  soins  en  cas  de  maladie 
et  les  frais  funéraires.  Quand  on  est  très  jeune,  on  ne  pense  guère 
ni  à  la  maladie,  ni  à  la  mort.  Dans  cet  ordre  d'idées,  une  création 
très  heureuse  a  été  la  caisse  de  prêts  gratuits. 

L'idée  de  fonder,  pour  les  ouvrières  qui  sont  dans  un  embarras 
momentané,  une  caisse  de  prêts  gratuits  a  été  mise  en  pratique  par 
le  Syndicat  de  t aiguille.  Ce  syndicat  n'est  pas  une  société  de  secours 
mutuels,  mais  une  association  formée  entre  patronnes  et  ouvrières 
suivant  une  conception  bien  connue,  tout  à  fait  chimérique,  à  mon 
humble  avis,  quand  on  veut  l'appliquer  à  la  grande  industrie,  mais 
qui,  limitée,  dans  la  petite  industrie,  à  un  nombre  restreint  d'ou- 
vrières et  de  patronnes  se  connaissant  entre  elles,  peut  donner  de 
bons  résultats.  'Tel  est  en  particulier  le  cas  pour  le  Syndicat  de 
raiyuille,  qui  a  pris  dans  le  monde  de  la  couture  d'heureuses 
initiatives,  entre  autres  celle  dont  je  viens  de  parler. 

La  caisse  de  prêts,  créée  en  1893  par  le  Syndicat  de  l'aiguille, 


ENTRE    FEMMES. 


539 


a  été  fondée  au  capital  de  cinq  mille  francs,  versés  exclusivement 
par  des  souscripteurs  qui  s'interdisaient  d'y  avoir  recours.  Ce 
n'est  pas  une  caisse  de  crédit  mutuel.  Elle  est  administrée  par  six 
membres  :  deux  patronnes,  deux  employées,  deux  ouvrières.  En 
principe,  les  prêts  ne  sont  consentis  que  pour  six  mois.  Ils  sont 
proportionnels  au  salaire  de  l'emprunteuse.  Les  résultats  de  l'ex- 
périence, qui  était  hardie,  ont  été  excellons.  Sur  17  843  francs  de 
prêts  que  la  caisse  a  consentis  en  dix  ans,  elle  n'a  éprouvé  que 
817  francs  de  perte.  Mais  ces  prêts  n'ont  pas  été  consentis  uni- 
quement à  des  ouvrières.  Un  certain  nombre  de  petites  patronnes, 
membres  du  syndicat,  ont  eu  également  recours  à  la  caisse.  Plus 
intéressante  est  donc  l'expérience  tentée  par  la  Couturière,  qui, 
au  mois  de  juillet  1897,  a  fondé  également  une  caisse  de  prêts 
gratuits  en  prélevant  une  somme  de  10  000  francs  sur  le  produit 
dune  fête  de  bienfaisance.  Aucune  participante  ne  prend  part  à 
la  gestion  des  fonds  de  cette  caisse,  uniquement  administrée  par 
une  délégation  des  membres  honoraires.  Bien  que  la  caisse  n'ait 
pas  de  statuts  écrits,  dans  la  pratique  le  minimum  des  prêts  est 
de  30  francs,  le  maximum  de  200  francs,  remboursables,  en  un 
an  au  maximum,  par  fractions  de  cinq  francs  au  minimum. 

En  quinze  mois,  la  caisse  a  ainsi  prêté  3172  francs  à  24  so- 
ciétaires. Les  motifs  allégués  à  l'appui  de  la  demande  d'emprunt 
ont  toujours  été  l'embarras  de  payer  un  terme  échu,  ou  la  crise 
résultant  de  la  morte-saison.  La  forme  donnée  à  l'emprunt  est  celle 
d'un  billet  à  échéance,  pour  lequel,  si  l'ouvrière  est  mariée,  on 
demande  l'aval  du  mari.  Sur  ces  24  billets,  19  ont  été  totalement 
soldés  à  l'échéance;  4  sont  en  souffrance,  mais  seront  vraisem- 
blablement payés.  Un  seul  occasionnera  une  perte  de  30  francs. 
Un  mauvais  débiteur  sur  25,  et  surtout  une  perte  de  30  francs  sur 
3172,  c'est  là  une  proportion  dont  se  contenterait,  je  crois,  une 
société  d'escompte.  La  tentative  a  donc  pleinement  réussi;  elle 
a  montré  que  ces  petites  ouvrières,  à  l'air  si  léger,  avaient  leur 
honneur,  que  leur  signature  était  bonne,  et  qu'elles  n'étaient  in- 
capables ni  de  fidélité  dans  leurs  engagemens,  ni  de  régularité 
dans  leurs  payemens.  D'autres  sociétés  vont,  à  ma  connaissance, 
s'inspirer  de  cet  exemple.  L'idée  est  lancée;  elle  fera  son  chemin. 

Il  y  aurait  encore  un  autre  moyen  de  faire  apparaître  la  société 
de  secours  mutuels  aux  yeux  de  la  jeune  ouvrière  sous  un  autre 
aspect  que  celui  d'un  médecin  ou  d'un  croque-mort.  Ce  serait  que 
le  siège  social  de  la  société  fût  en  même  temps  pour  les  adhérentes 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  lieu  de  réunion  où  elles  pourraient  se  retrouver  le  soir  et  le 
dimanche.  Les  sœurs  de  Villepinte  ont  bien  fait  quelque  chose 
comme  cela,  en  ouvrant  aux  participantes  de  la  Société  de  secours 
mutuels  entre  jeunes  ouvrières  leur  maison  de  famille  et  leur  jardin 
de  la  rue  de  Maubeuge.  Mais  qu'est-ce  qu'une  maison  dans  ce  vaste 
Paris  (1)?  Aussi  est-ce  avec  joie  que  je  vois  l'idée  se  répandre  et 
que  j'ai  visité  naguère,  rue  du  Parc-Royal,  le  cercle  Amicitia,  dont 
j'aime  le  nom  autant  que  l'idée,  et  qui  doit  sa  création  à  une  géné- 
rosité anonyme.  Ce  cercle,  très  bien  installé,  n'est  point  ouvert 
cependant  à  l'ouvrière  proprement  dite.  Il  est  plus  spécialement 
réservé  aux  jeunes  filles  employées  dans  le  commerce  ou  l'ensei- 
gnement. Je  voudrais  dans  Paris  un  certain  nombre  de  lieux  de 
réunion  plus  démocratiques,  ouverts,  moyennant  une  très  légère 
cotisation,  aux  jeunes  filles  qui  vivent  du  travail  de  leurs  doigts, 
pendant  les  heures  de  liberté  dont  elles  disposent.  Les  patronages 
et  les  œuvres  de  bonne  garde,  qui  existent  chez  les  sœurs  de  cer- 
tains quartiers  de  Paris,  répondent  en  partie  à  cette  pensée.  Si  les 
congrégations  voulaient  entrer  résolument  dans  cette  voie,  et  rat- 
tacher les  uns  aux  autres  tous  les  membres  de  ces  patronages  par 
le  lien  d'une  société  de  secours  mutuels,  non  seulement  elles 
rendraient  un  singulier  service  à  ce  jeune  monde  sur  lequel  elles 
exercent  une  si  heureuse  inlluence  en  l'habituant  à  la  prévoyance, 
mais  elles  pourraient  mettre  à  sa  disposition,  grâce  aux  nombreux 
locaux  qu'elles  possèdent  dans  Paris,  des  maisons  de  famille  et 
des  lieux  de  réunion  situés  dans  différens  quartiers.  Pour  étendre 
leur  action,  une  condition  serait  cependant  nécessaire  :  il  faudrait 
absolument  qu'elles  eussent  le  bon  esprit  de  séculariser  un  peu 
leurs  procédés,  et  de  ne  pas  se  montrer  trop  exigeantes  vis-à-vis 
de  ces  jeunes  filles,  comme  pratiques  de  piété.  C'est  aussi  une 
habitude  trop  claustrale  de  fermer  tous  les  soirs  à  neuf  heures  la 
porte  d'une  maison  de  famille.  Les  ouvrières  que  leur  profession 
oblige  à  de  fréquentes  veillées  sont  exclues,  par  le  fait  de  ce  règle- 
ment trop  étroit.  D'autres  même,  il  faut  le  reconnaître,  ne  veulent 
pas  renoncer  à  la  liberté  de  leur  soirée.  Quand  la  journée  a  été 
chaude  et  que  le  temps  est  beau,  il  fait  si  bon  respirer  un  peu 
d'air  frais  jusqu'à  onze  heures.  Bien  sévère  qui  les  blâmerait. 
Nous-mêmes,  n'en  faisons-nous  pas  autant? 

Tout  cela,  objectera-t-on,  est  bien  facile  à  dire.  Mais  comment 

(1)  Une  nouvelle  maison  de  famille  a  été  ouverte  tout  récemment  rue  d'Angou- 
16me. 


knirf:  femmks.  oil 

les  sociétés  de  secours  mutuels  entre  femmes  pourront-elles  ar- 
river à  constituer  des  caisses  de  prêts  gratuits,  ou  à  ouvrir  des 
cercles,  puisque  vous  dites  vous-même  qu'elles  ont  déjà  beaucoup 
de  peine  à  faire  face  à  leurs  dépenses  obligatoires  ?  Gomment? 
D'une  façon  bien  simple.  Par  la  plus  grande  libéralité  de  leurs 
bienfaiteurs,  et  en  particulier  par  l'augmentation  du  nombre  de 
leurs  membres  honoraires.  Telle  est  en  effet  la  conclusion  posi- 
tive et  pratique  à  laquelle  je  me  proposais  d'arriver.  En  entrepre- 
nant cette  étude,  et  eu  démontrant  l'impuissance  de  la  mutualité 
entre  femmes  réduite  à  ses  propres  forces,  je  n'ai  point  tendu  à 
ce  but  de  décourager  le  mouvement  mutualiste  en  lui-même,  et 
d'établir  l'inanité  de  la  prévoyance.  Bien  au  contraire.  J'ai  voulu 
venir  en  aide,  dans  la  modeste  mesure  de  mes  forces,  à  un  nouvel 
ordre  d'idées  que  je  crois  juste  et  qui  pourrait  se  résumer  en 
cette  formule  :  Aide-toi,  la  charité  t'aidera. 

Associer  la  charité  à  la  mutualité  est  une  idée  féconde.  Avec 
ses  seules  ressources,  la  mutualité  ne  saurait  en  effet  répondre  à 
tous  les  besoins  auxquels  on  lui  demande  de  pourvoir.  Il  y  faut 
encore  adjoindre  la  charité,  cette  «  charité  surhumaine,  »  dont  à 
un  petit  groupe  de  démocrates  chrétiens  l'illustre  prisonnier  du 
Vatican  rappelait  naguère  la  nécessité,  sans  doute  pour  corriger 
quelques-unes  des  interprétations  téméraires  auxquelles  son  En- 
cyclique sur  la  condition  des  ouvriers  a  donné  lieu.  En  tenant 
ce  langage,  il  ne  donnait  pas  seulement  un  haut  enseignement 
moral:  il  proclamait  encore  une  vérité  économique.  Sans  la  cha- 
rité, en  particulier,  la  mutualité  entre  femmes  ne  saurait  vivre. 
C'est  là  un  fait  qu'il  était  peut-être  bon  de  mettre  en  lumière,  non 
pour  décourager  la  mutualité,  mais  pour  encourager  la  charité. 

Ajouterai-je  que  dans  un  temps  où  la  division  des  esprits 
semble  nous  menacer  de  discordes  civiles,  cette  association  est 
un  effort  commun  auquel  on  peut  convier  les  esprits  de  bonne 
foi  et  les  âmes  de  bonne  volonté?  Sur  la  liste  des  membres  des 
sociétés  de  secours  mutuels,  participans  ou  honoraires,  figurent, 
à  côté  d'ouvriers  et  d'ouvrières,  des  noms  catholiques,  protes- 
tans,  Israélites,  qui  se  retrouvent  en  paix.  Ainsi  le  terrain  de  la 
charité  demeure  le  dernier  refuge  de  ceux  qui  ne  veulent  point 
connaître  la  haine.  Il  se  pourrait  que  ceux-là  devinssent  un  jour 
le  noyau  d'un  parti  vraiment  national. 

Haussonville. 


DANS  LA  NOUVELLE-ANGLETERRE 


NOTES  DE  YOYAGE 


I.    —   DU    CANADA   AU    MAINE 

Chacun  sait  qu'il  n'y  a  pas  de  pays  plus  éloignés  l'un  de 
l'autre,  malgré  la  rapidité  du  trajet  et  la  facilité  des  communica- 
tions, que  ne  le  sont  la  France  et  l'Angleterre.  En  quelques  heures 
on  se  trouve  transporté  aux  antipodes  ;  les  caractères,  les  mœurs, 
les  habitudes,  diffèrent  absolument  à  droite  et  à  gauche  de  la 
Manche.  Il  en  est  de  même  par  delà  l'Océan^  entre  la  Nouvelle- 
France  et  la  Nouvelle-Angleterre  ;  je  l'éprouvai  en  passant  du 
Canada  dans  le  Maine  et  le  Massachusetts,  du  pays  des  coureurs 
de  bois  à  celui  des  Pères  Pèlerins.  Une  nuit  de  voyage  seule- 
ment et  vous  abordez  un  autre  monde,  mais  vous  avez  plus  vite 
fait  encore  d'aller  de  Calais  à  Folkestone,  et  la  surprise  est  la 
même. 

Je  quitte  Montréal  le  25  mai  1897(1),  sous  des  torrens  de  pluie 
qui  ne  me  permettent  de  rien  découvrir  du  paysage  noyé  dans  l'eau 
plus  encore  que  dans  les  ténèbres.  Cependant  je  continue  à  voir. 
Des  visages,  des  sites  qui  depuis  quelques  semaines  me  sont  de- 
venus familiers,  défilent,  photographiés,  pour  ainsi  dire,  dans  ma 
mémoire.  Et  cette  évocation  continue  dans  le  sommeil.  Je  rêve 
encore  du  Saint-Laurent  et  du  Saguenay,  de  Sainte- Anne,  de  la 
Montmorency  et  des  rapides  de  Lachine  quand  déjà  se  dressent 
devant  moi  les  belles  découpures  des  White  Mountains,  frappées 
par  les  premiers  rayons  du  soleil.  Une  éblouissante  matinée  de 
printemps  succède  au  déluge.  Les  bois  de  pins  s'étagent  sur  des 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mai  et  du  15  juillet. 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE. 


543 


pentes  de  granit,  des  nappes  d'eau  vive  brillent,  encadrées  de 
jolis  établissemens  de  pêche,  et  les  villages  construits  en  bois 
n'offrent  aucune  ressemblance  avec  les  paroisses  canadiennes  ;  plus 
de  ces  vieilles  fermes  aux  murailles  massives  qui,  coiffées  d'une 
haute  toiture,  décrivent  sur  de  grandes  étendues  des  processions 
dont  le  terme  est  l'Eglise.  L'Eglise  ici  c'est  le  meeting  house,  en 
planches  comme  tout  le  reste,  se  distinguant  à  peine  des  autres 
maisons  par  une  espèce  de  petit  beffroi  à  jour  que  surmonte  un 
coq  en  guise  de  girouette.  Edifice  civil  autant  que  religieux, 
comme  l'indique  son  nom.  Les  Puritains,  pères  de  la  Nouvelle- 
Angleterre,  tenaient  en  ce  lieu  toutes  leurs  assemblées,  quel  qu'en 
fût  le  but  :  louer  le  Seigneur,  préparer  une  campagne  contre  les 
Indiens,  régler  les  affaires  extérieures  de  la  colonie,  admonester 
ou  condamner,  eux,  les  promoteurs  de  la  liberté  de  penser,  qui- 
conque ne  pensait  pas  à  leur  façon.  Dieu  étant  mêlé  d'ailleurs  à 
tous  les  débats  et  à  toutes  les  besognes. 

Autant  que  le  Canada,  la  Nouvelle- Angle  terre  était  une  théo- 
cratie, mais  le  Dieu  des  Canadiens  demeurait  le  fidèle  allié  du  roi 
qui  envoyait  aux  missions  des  Jésuites  ces  ornemens  de  prix,  cette 
orfèvrerie  somptueuse  que  l'on  montre  encore  à  Lorette,  tandis 
que  le  Dieu  des  Puritains  ne  voulait  ni  roi,  ni  évêque,  ni  pompe, 
ni  hiérarchie, ni  symboles,  à  ce  point  que  le  gouverneur  Endicott 
n'hésita  pas  à  mutiler  de  son  épée  le  drapeau  anglais  pour  en 
retirer  la  croix,  signe  d'idolâtrie  papiste.  On  ne  pouvait  être 
chrétiens  de  manières  plus  opposées,  et  aux  différences  de  reli- 
gion s'ajoutaient,  avec  les  antipathies  de  races,  l'horreur  de 
certains  souvenirs.  Les  guerres  franco-indiennes,  qui  se  renouve- 
lèrent si  souvent  fournissent  aux  campagnes  d'inépuisables  lé- 
gendes. Les  sauvages  dépossédés  recherchaient  l'alliance  qui  leur 
fournissait  des  armes,  Abénakis  contre  Anglais,  Iroquois  contre 
Français.  Notre  Nouvelle-France  occupait  une  position  beaucoup 
plus  avantageuse  que  celle  de  sa  voisine  et  couvrait  des  espaces 
vingt  fois  plus  considérables ,  mais  l'immigration  augmentait 
sans  relâche  la  force  des  troupes  coloniales  anglaises.  A  qui  res- 
terait la  prééminence  sur  le  continent  d'Amérique  ?  Toute  la 
question  semblait  être  là  lorsque  surgit,  comme  dans  la  fable,  le 
troisième  larron.  Cette  lutte  qui  durait  depuis  un  siècle  se  ter- 
mina par  la  proclamation  de  l'Indépendance  américaine,  les  co- 
lons anglais  ayant  constaté  que  les  armées  régulières  de  la  mère 
patrie  n'étaient  pas  invincibles.  Washington  dut  sentir  sa  force 


54 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


le  jour  où,  à  la  tête  des  tirailleurs  virginiens,  il  retarda  l'écla- 
tante victoire  des  Français  sur  le  général  Braddock. 

Combien  les  faits  deviennent  plus  intéressans  quand  on  en 
voit  le  théâtre  !  Mon  train  passe  tout  près  de  l'endroit  où  une 
statue  colossale  rappelle  le  nom  de  Hannah  Duston ,  cette  fer- 
mière des  environs  de  Haverhill  enlevée  par  les  sauvages  qui 
ravageaient  et  incendiaient  le  pays.  Nouvelle  Judith,  elle  mas- 
sacra ses  ravisseurs  à  coups  de  hache  tandis  qu'ils  dormaient. 

L'Etat  du  Maine  se  venge  pacifiquement  aujourd'hui  du  tort 
que  lui  ont  fait  les  Canadiens  et  leurs  terribles  alliés;  il  attire 
par  l'appât  du  gain  dans  ses  manufactures  Jean-Baptiste  (1)  qui 
ferait  mieux  de  cultiver  le  sol  natal.  Et  les  prêtres  de  là-bas 
savent  ce  qu'ils  disent  lorsqu'ils  répètent  à  leurs  ouailles  en  s'ef- 
forçant  de  les  retenir  :  «  Le  Yankee,  voilà  l'ennemi  !  »  Non  seule- 
ment il  est  cause  que  les  champs  du  Canada  restent  en  friche, 
mais  encore  les  traditions  catholiques  et  françaises  sont  en  péril 
sur  ce  sol  voué  à  l'hérésie  et  où  fut  acclamée  la  Révolution. 

On  n'en  est  pourtant  plus,  dans  les  villages  habités  par  les  fils 
des  Puritains,  aux  interminables  discussions  théologiques,  passe- 
temps  favori  des  ancêtres.  Je  m'en  assure  dès  ma  première  halte 
à  South-Berwick. 

South-Berwick  eut  la  bonne  fortune  de  produire  un  romancier 
qui  sait  intéresser  l'ancien  monde  comme  le  nouveau  à  une  po- 
pulation si  différente  de  ce  que  les  étrangers  ignorans  croient 
être,  en  bloc,  le  peuple  américain  :  un  ramassis  de  gens  très  vul- 
gaires, très  durs  et  de  provenances  mêlées.  Lisez  les  esquisses 
de  Sarah  Jewett;  vous  verrez  que  le  caractère  des  citoyens  de  la 
Nouvelle- Angleterre  est  avant  tout  la  dignité  :  dignified,  cette  épi- 
thète  revient  souvent,  et  en  effet  elle  exprime  mieux  qu'aucune 
autre  les  aspirations,  la  tenue,  la  conduite  de  chacun.  L'apparence 
même  du  village  de  South  Berwick  est  distinguée.  Dans  les  larges 
avenues  qui  tiennent  lieu  de  rues,  les  maisons  ne  s'alignent  pas 
les  unes  contre  les  autres  ;  semées  de  distance  en  distance,  elles 
s'entourent  de  jardins  que  borde  une  barrière.  Celle  que  j'habite, 
à  l'entrée  du  village,  donne  sur  la  petite  place  d'un  aspect  pro- 
vincial délicieux  et  où  les  arbres  jouent  un  tel  rôle  décoratif 
qu'on  s'étonne  de  voir  la  lumière  électrique  éclairer  ce  joli  coin 
de  campagne;  la  nuit,  le  feuillage  brode  des  ombres  chinoises  dé- 

(1)  C'est  le  sobriquet  de  l'habitant  canadien. 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  545 

licates  et  mobiles  que  je  ne  me  lasse  pas  d'admirer  sur  les  stores 
blancs  de  mes  fenêtres. 

Partout  règne  un  aspect  général  de  prospérité.  Les  filatures 
de  coton  ne  font  qu'y  ajouter  du  pittoresque;  elles  dressent  leurs 
grands  bâtimens  près  de  l'écluse  formée  par  la  Piscataqua.  Cette 
belle  rivière,  salée  à  l'embouchure,  baigne  les  chaînes  de  collines, 
préludes  des  Montagnes  Blanches.  Un  petit  édifice  de  granit,  très 
haut  planté,  domine  de  sa  dignité  supérieure  les  constructions 
de  bois;  c'est  la  Bibliothèque,  fière  de  sa  tour,  de  son  porche  mo- 
numental, des  beaux  vitraux  qui  décorent  ses  salles  de  classes  et 
de  conférences. 

Comme  à  mon  premier  voyage,  je  suis  étonnée  de  l'absence 
apparente  de  paysans  et  d'ouvriers.  Toutes  les  maisons  me  font 
l'effet  de  maisons  bourgeoises;  bourgeois  aussi  le  costume  des 
hommes  et,  quant  aux  femmes,  elles  portent,  sans  exception, 
des  toilettes  de  dames;  on  me  dit  que  ces  élégantes  sont  autant 
d'ouvrières  employées  dans  les  fabriques.  En  effet  South-Berwick 
est  habité  surtout  par  des  artisans  enrichis,  des  manufacturiers. 
Ce  qu'on  appelait  jadis  la  bonne  société,  ces  vieux  capitaines 
au  long  cours,  ces  vieilles  demoiselles  dont  les  amusantes  ma- 
nies, les  façons  surannées  nous  font  sourire  dans  les  récits  de 
miss  Jewett,  ont  presque  entièrement  disparu,  —  les  capitaines 
surtout,  qui  avaient  parcouru  toutes  les  mers,  visité  l'Europe  et 
gagné  un  peu  partout  beaucoup  d'argent.  Il  reste  d'eux,  dans  les 
plus  anciennes  demeures,  un  certain  fonds  d'exotisme,  porce- 
laines de  Chine,  verreries  de  Venise,  objets  précieux  venus  de 
loin.  La  mer  était  le  champ  d'action  du  colon  de  la  Nouvelle- 
Angleterre,  comme  la  forêt  était  celui  de  l'habitant  de  la  Nou- 
velle-France ;  il  exploitait  les  pêcheries  négligées  par  ses  rivaux 
et  montrait  dans  des  expéditions  aventureuses  et  lointaines  une 
indomptable  vaillance,  qu'il  n'appliquait  à  la  guerre  que  con- 
traint et  forcé.  Tout  autre  était  l'opinion  du  gentilhomme  cana- 
dien, chasseur  et  soldat,  se  rattachant,  si  pauvre  qu'il  pût  être, 
aux  traditions  de  la  cour  de  Louis  XIV,  tandis  que  les  colons 
anglais  étaient  de  la  même  étoffe  solide  et  résistante  dont 
Cromwell  fit  ses  Bras  de  fer  (1). 

Le  30  mai,  jour  consacré  à  la  commémoration  des  morts  glo- 
rieux tombés  pour  la  cause  de  l'Indépendance,  j'ai  l'occasion  de 

(1)  Lire  Parkman,  le  grand  historien  du  Canada. 

TOME  CL.  —  1898.  35 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voir  réunis  quelques  types  caractéristiques  de  l'endroit.  Un  usage 
touchant  s'est  établi  peu  à  peu  depuis  la  guerre  de  Sécession.  Ce 
qui  reste  des  hommes  qui  dans  chaque  localité  y  prirent  part  se 
transporte  au  cimetière  pour  décorer  les  tombes  des  camarades. 
Le  30  mai  tombant  un  dimanche,  la  décoration  annuelle  est 
retardée  ;  cependant  je  vois  les  vétérans  porter  leur  drapeau  à 
l'église.  Ils  forment  un  groupe  compact,  marchant  au  pas  mili- 
taire. Leur  tenue  est  éminemment  «  respectable.  »  Bonnes  figures 
énergiques  et  graves,  profils  droits  taillés  à  grands  traits,  barbe 
rase,  sauf  parfois  sous  le  menton  ce  petit  bouquet  de  poil  qu'on  ne 
rencontre  plus  guère  aux  Etats-Unis  que  dans  les  régions  reculées. 
Le  chapeau  de  feutre  à  ganse  d'or,  l'uniforme  bleu,  montrent 
qu'on  appartient  à  la  société  dite  l'Armée  de  laGrande  République. 
Ce  sont  des  charpentiers,  des  forgerons,  des  fermiers,  des  gens 
que  nous  appellerions  du  peuple;  il  y  a  pourtant  un  médecin  dans 
le  nombre.  Je  les  reverrai  la  semaine  suivante  au  cimetière  où, 
musique  et  tambour  en  tête,  ils  iront  planter  les  couleurs  na- 
tionales sur  les  tombes  de  leurs  compagnons  disparus.  Quelques- 
unes  de  ces  tombes  renferment  le  corps,  d'autres  ne  sont  que 
commémoratives.  Et  les  familles  suivent  à  pied  ou  en  voiture, 
chargées  de  bouquets.  Aux  hymnes  succède  le  chant  national, 
America,  sur  l'air  conservé  de  God  save  the  king.  Le  ministre 
parle  longuement  de  la  guerre  «  qui  jamais  plus  ne  se  renou- 
vellera. »  Une  brise  douce  agite  les  arbres,  le  soleil  éclaire  cette 
scène  rustique  toute  de  recueillement,  de  prière,  de  respect, 
d'émotion  virilement  contenue. 

Chaque  tombe  de  soldat  ayant  été  saluée  à  son  tour,  les  vété- 
rans continuent  leur  procession  à  travers  la  campagne  ;  ils  vont 
chercher,  dans  les  champs  de  repos  dispersés  qui  apparaissent 
loin  de  toute  église,  et  dans  les  cimetières  particuliers  attenans 
parfois  aux  fermes,  le  tertre  vert  ou  la  pierre  levée  qui  recouvre 
un  soldat. 

Pendant  les  promenades  que  je  fis  sur  les  hauts  plateaux  du 
Maine,  il  m'arriva  devoir  une  tache  de  couleur  vive  éclater  dans 
la  verdure  ou  briller  sur  la  nappe  blanche  des  marguerites  en 
fleur  :  le  drapeau,  strié,  étoile,  bleu,  blanc,  rouge,  des  Etats-Unis, 
le  petit  drapeau  tout  neuf  du  jour  de  la  Décoration  attestait  qu'un 
des  enfans  de  l'endroit  était  mort  pour  son  pays  et  que  son  pays 
ne  l'oubliait  pas. 

Mais  c'est  à  Boston  qu'il  faut  cette  année,  1897,  célébrer  le 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  547 

Mémorial  Dmj,  l'inauguration  du  monument  de  Robert  GouM 
Shaw  ajoutant  un  intérêt  particulier  à  la  solennité.  Nous  nous 
transportons  donc  en  ville  pour  un  jour. 

n.  —   LE   MEMORIAL   DAY 

On  connaît  à  Paris  le  monument  de  Shaw,  puisqu'une  réduc- 
tion en  a  été  envoyée  par  le  sculpteur  Saint-Gaudens  à  notre  der- 
nière exposition  du  Champ-de-Mars  ;  l'histoire  de  l'œuvre  et  son 
but  sont  admirables,  au  moins  autant  que  l'œuvre  elle-même. 

Quand  la  Chambre  du  Massachusetts  vota,  en  1865,  une  statue 
équestre  à  la  mémoire  de  Shaw  et  ouvrit  une  souscription  pour 
rassembler  les  fonds  nécessaires,  elle  eut  soin  de  spécifier  qu'il  ne 
s'agissait  pas  d'un  simple  hommage  de  reconnaissance  publique 
rendu  à  un  soldat  mort  glorieusement  pour  la  patrie,  mais  de  la 
commémoration  d'un  grand  fait  historique,  qui  n'était  autre  que  le 
triomphe  définitif  de  la  liberté.  En  effet,  le  sacrifice  que  le  jeune 
colonel  Shaw  fit  de  ses  préjugés  et  de  sa  vie  en  conduisant  le  pre- 
mier régiment  nègre  à  l'assaut  du  fort  Wagner,  marque  la  date 
du  véritable  affranchissement  des  esclaves  appelés  à  l'honneur  de 
défendre  leur  pays. 

Ce  Bostonien  de  race,  aussi  fier  de  ses  origines  que  pourrait 
l'être  aucun  patricien  du  vieux  monde,  et  dont  le  «  sang  bleu  »  est 
sans  cesse  rappelé  dans  les  panégyriques  dont  il  est  l'objet,  accepta 
de  son  plein  gré  ce  qui  autour  de  lui  passait  pour  un  opprobre.  A 
vingt-six  ans,  marié  de  la  veille,  au  seuil  d'une  carrière  qui  s'an- 
nonçait brillante,  il  quitta  le  régiment  où  il  s'était  distingué  déjà 
pour  tenter  la  douteuse  aventure  derrière  laquelle  il  y  avait  pour 
lui  une  question  de  principe.  Il  brava  le  ridicule  qui  s'attachait  à 
cette  entreprise  et  ce  fut  peut-être  le  moment  où  il  lui  fallut  le 
plus  de  courage.  Au  grand  nombre  il  semblait  impossible  que  le 
nègre  pût  avoir,  comme  le  blanc,  le  sentiment  du  devoir  militaire 
auquel  rien  ne  l'avait  préparé  ;  une  écrasante  majorité  s'élevait 
contre  la  formation  des  régimens  de  couleur  ;  le  président  Lincoln 
lui-même  ne  se  prononçait  pas  franchement  en  leur  faveur,  mais 
blâme  et  raillerie  durent  faire  silence  le  jour  où  Shaw  criant  :  On- 
icard!  En  avant!  tomba  percé  de  coups  dans  les  tranchées  du  fort 
Wagner  avec  la  moitié  de  ses  hommes.  Une  pareille  hécatombe 
était  la  meilleure  des  réponses,  et,  pour  compléter  la  beauté,  le 
sens  profond  du  drame,  l'ennemi  enterra  Shaw,  en  signe  de  mé- 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pris,  pêle-mêle  «  avec  ses  nègres.  »  C'est  ici  que  commence  le  rôle 
très  noble  de  la  famille  du  héros  ;  jamais  le  père  ne  voulut  faire 
aucune  tentative  pour  retrouver  le  corps  ignominieusement 
enfoui  de  son  fils  et  lorsque  la  statue  fut  votée,  il  conseilla  de  ne 
pas  mettre  en  évidence  une  figure  unique,  alors  que  d'autres 
avaient  droit  au  même  honneur.  Cette  pensée  d'absolu  désintéres- 
sement, Saint-Gaudens,  l'artiste  américain  qui  porte  un  nom  de 
France  et  qui  a  dans  les  veines  un  génial  mélange  de  sang  fran- 
çais et  irlandais,  mit  douze  années  à  la  mûrir.  Le  résultat  final 
fut  le  haut-relief  qui  représente  Shaw  à  cheval,  l'épée  nue  à  la 
main,  conduisant  ces  mêmes  soldats  nègres  qui,  tués  à  ses  côtés, 
lui  tiennent  aujourd'hui  compagnie  chez  les  morts. 

L'emplacement  choisi  fut  en  face  du  Capitole,  au  niveau  de 
la  plus  belle  rue  de  Boston.  Une  large  brèche  ayant  été  pratiquée 
dans  le  mur  qui  sépare  du  Parc  Beacon  Street,  le  revers  du  mo- 
nument se  trouve  dans  le  Parc  môme,  ce  Common  si  rempli  de 
souvenirs  patriotiques.  Longtemps  un  échafaudage  de  planches 
défia  la  curiosité  des  passans,  puis  arriva  enfin  le  Mémorial  Day, 
choisi  pour  l'inauguration.  Vers  dix  heures,  nous  nous  trou- 
vons, mes  amies  et  moi,  aux  premières  loges,  sur  un  balcon  pa- 
voisé. 

De  hauts  dignitaires  passent  en  voiture  :  le  gouverneur  du 
Massachusetts,  le  maire  de  Boston,  le  Président  de  l'Université 
de  Harvard,  les  notabilités  civiles  et  militaires  qu'on  me  nomme 
à  mesure,  entre  autres  le  colonel  Higginson,  une  des  figures  les 
plus  en  évidence  du  vieux  Cambridge,  qui  commanda  lui-même 
un  régiment  nègre  dont  il  a  écrit  l'histoire.  Aux  fenêtres,  beau- 
coup de  dames  ;  des  tribunes  chargées  de  monde  officiel  dans  la 
cour  de  la  Slate  house;  des  grappes  de  gamins  accrochés  aux 
arbres,  une  foule  considérable,  mais  fort  tranquille  dans  le  Parc 
et  dans  Beacon  Street;  les  agens  la  repoussent  sur  le  passage  des 
troupes;  celles-ci  avancent  en  bon  ordre  sous  une  fâcheuse 
averse  qui  met  trop  de  parapluies  dans  le  décor.  On  acclame  le 
fameux  7^  de  New-York,  l'un  des  plus  beaux  régimens  des  Etats- 
Unis,  on  acclame  le  corps  des  Cadets,  les  milices  du  Massa- 
chusetts ,  mais  pour  des  yeux  européens  les  gardes  nationales 
n'ont  jamais  grand  prestige  ;  d'ailleurs  les  uniformes  américains 
ne  sont  pas  beaux,  s'ils  sont  pratiques;  c'est  la  marine  surtout 
qui  me  paraît  mériter  les  hurrahs.  Nouvelle  ovation  pour  l'in- 
fanterie de  couleur  ;  ici  l'enthousiasme  s'adresse  à  la  réalisation 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  549 

pleine  et  entière  d'une  idée  qui  avait  passé  d'abord  pour  chimé- 
rique. Cet  enthousiasme  s'affirme  et  grandit  sur  le  passage  des 
débris  du  régiment  de  Shaw,  une  soixantaine  de  nègres,  vieux, 
infirmes,  mutilés,  celui-ci  la  manche  repliée  sur  un  bras  absent, 
celui-là  traînant  une  jambe  de  bois.  Le  plus  jeune  compte  bien 
cinquante  ans  ;  c'est  peut-être  le  petit  tambour  qui  sur  le  bas-relief 
ouvre  allègrement  la  marche.  Pauvres  diables  !  Ils  sont  venus  de 
divers  États,  plusieurs  ont  fait  des  centaines  de  lieues  sous  les 
lambeaux  d'uniformes  qui  leur  restent,  reliques  des  jours  de  gloire 
et  de  misère,  et  les  voici  de  nouveau,  après  trente-quatre  ans, 
à  la  même  place  d'où  ils  partirent,  de  ce  pas  dont  Saint-Gaudens 
nous  fait  sentir  le  rythme  un  peu  traînant,  caractéristique  de  la 
race,  résolu  néanmoins  et  que  rien  n'arrêta.  Celui  des  poètes  amé- 
ricains qui  occupe  aujourd'hui  le  rang  de  lauréat,  T.  B.  Aldrich, 
a  chanté  dans  l'Ode  qui  lui  fut  demandée  en  cette  grande  circon- 
stance «  les  morts  qui  ne  mourront  point.  »  Voici  devant  nous, 
en  effet,  avec  leur  jeune  chef,  jeune  à  jamais,  les  fantômes  du  o4«, 
ces  esclaves  de  la  veille,  qui  déploient  le  drapeau  lacéré,  témoin 
de  l'assaut  du  fort  Wagner.  Il  fallait,  pour  prouver  leur  valeur, 
les  envoyer  aux  avant-postes.  L'épreuve  réussit.  Quand  le  pre- 
mier porte-enseigne  tomba  frappé  à  mort,  un  certain  Wilkins 
ramassa  ce  drapeau  sous  une  grêle  de  balles  en  s'écriant  :  —  Il 
n'a  pas  touché  terre,  camarades  !  —  Et  il  ne  le  lâcha  plus.  Il  le 
tient  encore  aujourd'hui.  Wilkins  fait  bonne  figure  dans  ce  groupe 
d'épaves  vénérables  devant  lequel  l'armée  défile  en  saluant. 

Les  temps  ont  bien  changé  depuis  le  jour  du  départ,  et  ces 
changemens  sont  tout  à  l'avantage  de  la  race  noire.  Les  ruines 
vénérables  du  54®  semblent  le  sentir,  quoique  leur  attitude  ne 
soit  certes  pas  celle  de  gens  qui  viennent  d'être  coulés  en  bronze 
pour  la  postérité.  Par  exemple,  un  vétéran  de  la  marine  est 
escorté  jusqu'au  bout  par  ses  petits-enfans,  aussi  noirs  que  lui_, 
deux  jumeaux  en  uniforme  de  matelot  qui  marchent  au  pas  mi- 
litaire, de  toute  la  vigueur  de  leurs  jambes  courtes,  à  droite  et  à 
gauche  de  l'aïeul.  Ce  n'est  pas  très  régulier,  mais  ces  belliqueux 
lilliputiens  mettent  au  tableau  une  touche  comique  ;  ils  m'ont 
fait  rire  de  bon  cœur  quand  l'émotion  me  prenait  à  la  gorge. 

Au  moment  où  va  tomber  le  voile  qui  cache  le  monument, 
un  coup  de  canon  est  tiré,  auquel  répondent  les  salves  des  navires 
dans  le  port.  S'il  y  eut  alors  des  discours  prononcés,  je  ne  les  en- 
tendis pas  ;  on  applaudit  frénétiquement  le  sculpteur  Saint-Gau- 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dens.  C'est  un  peu  plus  tard,  daus  la  Music  Hall,  l'immense  salle 
de  concerts,  qu'un  assaut  d'éloquence  se  produit,  le  gouverneur 
Wolcott,  le  maire  Quincy,  le  colonel  Lee,  le  professeur  James, 
de  Harvard,  faisant  tour  à  tour  l'éloge  de  Robert  Shaw  et  de 
cette  charge  désespérée  «  qui  après  tout  fut  un  échec,  mais  un 
échec  à  la  façon  des  Thermopyles,  dont  on  parlera  quand  de  plus 
hauts  faits  d'armes  seront  oubliés,  car  l'importance  historique 
d'un  événement  ne  se  mesure  ni  à  sa  grandeur  matérielle,  ni 
à  son  succès  immédiat.  »  Si  brillans  que  soient  les  orateurs, 
le  grand  succès  paraît  être  pour  Boker  Washington,  profes- 
seur d'une  université  nègre,  qui  prend  la  parole  comme  repré- 
sentant de  la  classe  de  couleur,  et  il  faut  convenir  qu'au  phy- 
sique, il  la  représente  sans  aucune  distinction,  ce  qui  n'empêche 
qu'il  n'y  ait  sous  cette  peau  ténébreuse  et  ces  traits  épatés  une 
belle  intelligence.  Dans  un  discours  bref,  où  chaque  mot  porte, 
où  abondent  les  idées  générales,  il  prouve  que  l'abolition  de 
l'esclavage  n'a  pas  seulement  délivré  les  noirs,  qu'elle  a  encore, 
qu'elle  a  surtout  délivré  les  blancs,  dont  le  développement  moral 
était  impossible  sous  ce  règne  d'iniquité.  Il  n'exagère  pas  les  pro- 
grès accomplis  déjà  par  sa  race,  il  énumère  avec  fermeté  toutes 
les  qualités  qui  lui  manquent  encore,  mais  il  a  foi  dans  l'avenir 
préparé  par  le  collège,  par  l'école  industrielle,  par  l'habitude 
prise  d'un  effort  soutenu.  Faire  son  devoir  sur  le  champ  de  ba- 
taille n'est  pas  le  plus  difficile.  Un  jour  viendra  où  rien  de  ce  qui 
est  permis  au  blanc  ne  sera  défendu  ou  refusé  au  noir.  Le  ton  est 
fier,  sans  aucune  jactance.  Boker  Washington  restera  dans  le  sou- 
venir des  Bostoniens  comme  la  figure  principale,  le  lion  de  cette 
journée,  avant  tout  comme  un  vivant  argument  en  faveur  de  sa 
cause. 

Nous  allons,  la  foule  s'étant  dispersée,  regarder  en  détail  le 
monument  de  Shaw.  La  partie  architecturale,  confiée  à  M.  Mac- 
Kim,  ne  me  paraît  pas  sans  reproche,  mais  le  haut-relief  de  Saint- 
Gaudens  est  une  œuvre  dont  on  ne  peut  bien  apprécier  l'exécution 
qu'après  s'être  rendu  compte  des  difficultés  qu'elle  offrait.  Une 
impression  d'unité  toute  classique  se  dégage  de  l'ensemble;  en 
même  temps,  les  types  sont  d'une  réalité  scrupuleusement  ob- 
servée. On  me  fait  remarquer  que  le  cheval  n'a  rien  de  conven- 
tionnel, qu'il  réunit  toutes  les  caractéristiques  du  cheval  améri- 
cain. Au-dessus  du  groupe  en  marche  flotte  une  figure  de  femme, 
un  bras  étendu  pour  montrer  le  chemin,  retenant  de  l'autre  main 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  551 

les  palmes  de  la  gloire  et  les  pavots  de  la  mort.  Chez  cette  per- 
sonnification de  la  destinée,  je  reconnais  le  visage  régulier  d'une 
jeune  dame  de  Boston  qui  mériterait  d'être  Grecque.  Ces  traits 
d'observation  locale  ne  sont  pas  les  moins  appréciés. 

Nous  descendons  les  degrés  conduisant  aux  bancs  de  granit 
placés  des  deux  côtés  de  la  fontaine  qui  décore  l'autre  face  du 
monument.  Là  sont  inscrits,  au  centre  de  couronnes  de  lauriers, 
les  noms  des  officiers  tués  dans  l'attaque  du  fort  Wagner,  et  une 
inscription  suit,  dont  voici  le  sens  : 

Au  54^  régiment  d'infanterie  du  Massachusetts.  Les  officiers  blancs  firent 
cause  commune  avec  des  hommes  de  la  race  méprisée,  encore  ignorans  de 
la  guerre, et  risquèrent  la  mort  comme  instigateurs  d'une  insurrection  d'es- 
claves au  cas  où  on  les  eût  faits  prisonniers. 

Les  noirs,  engagés  volontaires  à  l'heure  de  la  mauvaise  fortune,  servirent 
sans  solde  pendant  dix-huit  mois  jusqu'à  ce  qu'on  leur  eût  décerné  la  même 
paye  qu'aux  troupes  blanches,  s'exposant  à  l'esclavage  qui  les  menaçait,  s'ils 
étaient  pris;  braves  dans  l'action,  patiens  dans  de  lourds  travaux,  toujours 
gais  parmi  les  pires  privations. 

Ils  sont  une  demi-douzaine  de  badauds,  occupant  les  premiers 
ces  deux  bancs  de  pierre  qui  font  partie  du  monument,  tous  cou- 
leur de  suie,  les  yeux  brillans,  le  sourire  aux  lèvres.  Ce  sourire 
s'élargit  tandis  que  l'une  de  nous  achève  tout  haut  la  lecture 
qu'ils  faisaient  à  demi  voix  : 

Ensemble,  ils  donnèrent  à  la  nation  'et  au  monde  la  preuve  immortelle 
que  les  Américains  d'origine  africaine  possèdent  la  fierté,  le  courage  et  le 
dévouement  du  soldat  patriote.  Cent  quatre-vingt  mille  de  ces  Américains- 
là  s'enrôlèrent  sous  le  drapeau  de  l'armée  en  1863-63. 

Toute  la  journée  les  nègres  se  succèdent  devant  cet  ineffaçable 
certificat  d'égalité,  toute  la  journée  ils  grouillent  triomphans  à 
travers  la  ville.  L'inauguration  du  monument  de  Shaw  serait  un 
acte  de  haute  politique,  quand  bien  même  le  patriotisme  et  la 
reconnaissance  n'eussent  pas  suffi  à  l'inspirer. 

Mais,  en  rappelant  ces  choses  à  une  année  de  distance,  il  me 
semble  que  ma  plume  retarde  d'un  siècle.  En  effet,  les  incidens 
delà  guerre  avec  l'Espagne  reculent  dans  un  passé  lointain  cette 
guerre  civile,  dont  on  continuait,  faute  de  mieux,  à  faire  tant  de 
bruit.  Voilà  le  caractère  du  Mémorial  Day  complètement  altéré. 
Les  processions  aux  tombes  des  soldats,  d'année  en  année  moins 
nombreuses,  vont  recevoir  de  terribles  renforts.  Les  drapeaux 
clairsemés  se  multiplieront  par  centaines  et  combien   d'autres 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tombes  resteront  sans  décoration  sur  les  plages  tropicales  où  le 
climat  et  la  fièvre  firent  presque  autant  de  victimes  que  le  canon  ! 
Je  suis  bien  aise  d'avoir  vu  le  dernier  Mémorial  Day  d'une  Amé- 
rique étrangère  aux  conquêtes  qui  aujourd'hui  sont  un  fait 
accompli,  et  de  loin  je  salue  avec  plus  de  respect  que  jamais  le 
monument  de  Shaw,  ce  champion  désintéressé  de  la  fraternité 
humaine. 

m.    —   UN   PÈLERINAGE   A   CONCORD 

Comparer  le  village  de  Goncord,  où  brilla  «  cette  blanche 
lumière,  »  le  génie  d'Emerson,  à  Stratford-sur-Avon  et  à  Weimar, 
serait  d'abord  une  banalité,  le  rapprochement  ayant  été  fait  plus 
d'une  fois,  et  ensuite  une  erreur  de  jugement,  comme  le  sont  si 
souvent  les  comparaisons,  car  la  dévotion  qui  conduit  force  pèle- 
rins à  Goncord  est  beaucoup  plus  locale,  jusqu'ici,  que  celle  dont 
peuvent  être  l'objet,  dans  leurs  tabernacles  respectifs,  Shakspeare 
ou  Goethe.  Pourtant,  Emerson,  qu'on  a  si  souvent  désigné  en 
France  avec  une  assez  vague  admiration  comme  l'auteur  de  la 
Natui'e,  commençant  à  être  sérieusement  étudié  dans  un  groupe 
de  philosophes  et  de  moralistes,  il  peut  être  opportun  d'aller  le 
chercher  et  le  surprendre  au  lieu  qui  est  le  plus  imprégné  de 
sa  mémoire.  On  sait  tout  ce  que  Goncord  fut  pour  lui;  il  y  re- 
trouvait le  souvenir  de  ses  aïeux,  presque  tous  hommes  d'église, 
l'exemple  de  son  grand-père  surtout,  le  prêtre  patriote  de  la  Ré- 
volution; il  y  avait  vécu  enfant,  auprès  de  sa  mère  veuve,"  il  y 
avait  toujours  été  rappelé  par  des  affections  de  famille  et  de 
choix;  enfin,  après  avoir  abandonné  l'église  unitarienne,  il  vint 
y  abriter  une  vie  qui,  pour  n'avoir  plus  de  but  déterminé,  n'en 
était  pas  moins  vouée  à  diriger  par  d'autres  chemins  les  âmes 
vers  Dieu,  justifiant  en  quelque  sorte  son  paradoxe  que  pour  être 
bon  ministre  il  faut  avoir  quitté  le  ministère. 

Le  3  juin,  nous  prenons  le  train  qui  de  Boston  conduit  en  une 
demi-heure  à  la  retraite  dont  Emerson  écrivait  :  «  Amoureux  de 
solitude,  je  m'en  allai  vivre  à  la  campagne,  à  dix-sept  milles 
de  Boston,  et  alors  le  vent  du  nord-ouest  avec  ses  neiges  prit 
soin  de  moi  et  me  défendit  contre  toute  compagnie  en  hiver, 
tandis  que  les  collines  et  les  bancs  de  sable,  intervenant  entre  la 
ville  et  moi,  faisaient  bonne  garde  en  été.  »  Ces  protections  ne 
l'empêchèrent  pas  d'être  assailli  par  tous  les  songe-creux  et  tous 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  553 

les  visionnaires  du  monde,  lesquels,  sous  prétexte  de  consulter  le 
Prophète,  dévoraient  son  temps  et  sa  vie.  Si  enveloppé  qu'il  soit 
de  douceur  et  de  sérénité,  il  crie  dans  ses  confidences  à  son  jour- 
nal l'impatience  que  lui  causent  ces  bras  de  mendians  sans  cesse 
tendus  vers  lui  et  auxquels  il  sent  qu'il  n'appartient  pas.  Qu'ils 
meurent  ou  qu'ils  s'aident  eux-mêmes  !  11  y  aurait  beaucoup  à 
dire,  du  reste,  sur  la  «  douceur  implacable  »  d'Emerson,  sur  sa  gla- 
ciale urbanité,  sur  sa  réserve  tout  aristocratique,  sur  sa  sensiti- 
vité  qui  lui  rendait  pénible  tout  contact  direct  avec  les  masses; 
ou  plutôt  il  y  avait  beaucoup  à  dire  avant  les  excellens  travaux 
qui  ont  paru  récemment  en  Amérique,  la  biographie,  si  conscien- 
cieuse, si  intime,  si  complète,  de  M.  Cabot  (1)  et  l'essai  de 
M.  J.  Chapman,  qui  est  en  quelques  pages  une  œuvre  de  premier 
ordre,  d'où  se  dégage  le  jugement  le  plus  libre  et  le  plus  sûr  qu'on 
ait  encore  porté  sur  l'homme,  le  philosophe  et  le  poète. 

J'éprouve  une  impression  désagréable  quand  les  amis  qui 
m'accompagnent  s'écrient,  après  m'avoir  désigné  de  loin  la  fameuse 
prison  d'Etat  et  cette  énorme  fabrique  de  Waltham  d'où  sortent 
annuellement  550  000  montres  :  —  Voilà  le  lac  Walden,  l'ermi- 
tage de  Thoreau  !  Les  livres  de  ce  disciple  d'Emerson,  en  qui  le 
maître  trouvait  un  mélange  du  Spartiate  et  de  l'Hindou  et  d'abord 
un  être  profondément,  absolument  original,  encore  qu'il  lui  res- 
semblât ou  parce  qu'il  lui  ressemblait,  ces  livres  d'un  ermite  en 
rupture  irréconciliable  avec  la  société  (2),  ne  m'avaient  pas  pré- 
parée à  une  «  solitude  »  que  l'on  découvre  du  chemin  de  fer  et 
où  les  promeneurs  du  dimanche  vont  faire  des  pique-niques. 
Simplicité  primitive  de  Walden,  socialisme  de  Brook-Farm,  en- 
volées vertigineuses  des  Transccndantalistes  vers  la  culture  esthé- 
tique et  sentimentale,  tout  cela  ne  serait-il  qu'une  pose? 

Comme  s'il  ne  pouvait  arriver  que  les  préludes  d'une  Révolu- 
tion soient  exagérés  ou  même  ridicules  sans  être  pour  cela  moins 
significatifs!  Mais  cette  réflexion  ne  me  vint  que  plus  tard  ;  je  note 
en  toute  humilité  mon  premier  mouvement  :  j'abordai  Concord 
avec  quelque  méfiance. 

L'endroit  est  charmant,  les  collines  basses,  séparées  par 
d'étroites  vallées  qui  ne  sont  guère  que  des  ravins  do  verdure, 
étant  partout  couvertes  de  beaux  bois  qui  débordent  jusque  dans 

(1)  A  Memoir  of  Ralph  Waldo Emerson, hy  i âmes  EUiot  Cabot,  2  vol.;  Iloughton 
Mifflin,  Boston. 

(2)  Voyez  Le  Naturalisme  aux  États-Unis,  dans  la  Revue  du  15  septembre  1887. 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  village.  Nous  nous  dirigeons  sous  un  berceau  ininterrompu 
d'érables  magnifiques,  Lexington  Street,  vers  la  maison  d'Emer- 
son,  11  avait  dénoncé  son  apparence  médiocre,  mais  en  ajoutant  : 
«  Nous  y  mettrons  tant  de  livres  et  de  papiers  et,  si  c'est  possible, 
tant  d'amis  intéressans,  qu'elle  aura  de  l'esprit  autant  qu'elle  en 
peut  porter.  »  Cette  maison  est  en  bois  peint  comme  toutes  les 
maisons  de  campagne  de  la  Nouvelle-Angleterre;  un  petit  chemin 
dallé  conduit  au  porche  que  soutiennent  deux  colonnes  ;  même 
péristyle,  du  côté  qui  représente  la  façade  principale.  Un  jardin 
l'entoure,  ce  jardin  où  il  émondait  lui-même  ses  arbres  fruitiers 
en  avouant  qu'il  se  faisait  l'effet  de  l'empereur  de  la  Chine  à  la  tête 
d'une  charrue  symbolique,  et  où  il  piochait  si  maladroitement 
que  son  petit  garçon  lui  disait  avec  sollicitude  :  —  Prenez  garde, 
papa,  de  vous  piocher  la  jambe... 

Mes  yeux  ne  peuvent  se  détacher  de  cette  prairie  en  pente 
douce  qui  descend  vers  la  rivière  qu'il  traversait  pour  prendre  le 
sentier  conduisant  à  Walden  à  travers  les  champs,  sa  promenade 
favorite.  Ce  verger,  ce  potager,  où  il  se  reposait  par  le  travail 
manuel  d'une  trop  continuelle  tension  intellectuelle,  me  semblent 
encore  remplis  de  sa  présence.  Il  partageait  la  journée  entre  ses 
livres  et  la  contemplation  d'un  coucher  de  soleil,  d'une  tempête 
de  neige,  d'un  certain  tournant  de  la  Concord-River.  Tout  le 
paysage  où  ce  voyant  discernait  entre  elles  et  adorait  à  la  fois 
«  les  harmonies  qui  sont  dans  l'âme  et  la  matière,  spécialement 
les  correspondances  entre  celles-ci  et  celles-là,  »  revêt  par  suite 
un  caractère  idéal.  —  Allons  voir  ses  livres  maintenant. 

Miss  Emerson  habite  la  maison  paternelle;  elle  est  absente 
aujourd'hui,  mais  nous  sommes  reçues  par  une  de  ses  amies  qui 
nous  autorise  à  tout  visiter.  Voici,  comme  dans  un  grand  nombre 
de  maisons  américaines,  le  vestibule  où  débouche  l'escalier.  A 
droite,  le  cabinet  d'Emerson;  rien  n'y  a  été  changé,  sa  table  à 
écrire  reste  intacte  ;  il  semble  que  devant  elle  le  vieux  fauteuil 
l'attende  encore.  Ce  n'est  certes  pas  un  cabinet  d'apparat,  mais  un 
vrai  laboratoire  de  recherches  et  d'idées.  Les  volumes  de  la  bi- 
bliothèque, relativement  peu  considérable,  sont  vieux  et  usés, 
des  compagnons  fidèles,  consultés  tant  de  fois!  Je  remarque  une 
première  édition  des  poèmes  de  Tennyson,  partout  annotée,  Pla- 
ton, dont  Emerson  est  sorti  tout  entier,  Plutarque,  et  Montaigne 
qu'il  aimait  comme  un  frère  pour  son  dédain  du  raisonnement 
systématique,  pour  l'indépendance  avec  laquelle  il  tenait  à  com- 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  555 

prendre  ce  qu'il  croyait,  au  lieu  de  s'en  tenir  à  des  formules  toutes 
faites.  Cette  admiration  accordée  àMontaij^ne,de  môme  que  d'au- 
tres dogmes  émersoniens  a  fait  son  chemin  en  Amérique,  si  bien 
que  je  n'ai  jamais  rencontré  de  femme  qui  n'affichât  un  enthou- 
siasme sans  bornes  pour  notre  grand  sceptique.  Emerson  no  goû- 
tait guère  d'ailleurs  la  littérature  française,  l'esprit  français.  Cet 
esprit  agile  devait  le  déconcerter  quelquefois,  comme  faisait  le 
boulevard,  lorsque,  visitant  Paris  sans  plaisir,  il  croyait  lui  en- 
tendre dire:  —  Qui  vous  amène,  mon  grave  Monsieur? 

A  en  juger  par  ce  que  je  vois  sur  les  murs,  il  avait  le  culte  de 
Michel-Ange  et  de  Raphaël.  Ceci  s'accorde  bien  avec  ce  que  nous 
savons  de  son  esthétique  toute  religieuse  :  la  beauté  des  églises 
catholiques  le  touchait  autant  que  leur  hospitalité  ;  il  aimait  leurs 
portes  toujours  ouvertes,  il  aurait  voulu  de  la  peinture,  de  la 
sculpture  dans  les  temples  de  son  pays,  et  le  culte  idéal  qu'il  rêvait 
eût  gardé  des  points  de  ressemblance  avec  les  symboliques  céré- 
monies romaines.  Il  reprochait  à  l'église  unitarienne  d'oublier 
un  peu  trop  que  les  hommes  sont  poètes.  Devant  son  écritoire,  je 
pense  à  ce  que  nous  apprend  M,  Cabot  de  sa  manière  de  travailler. 
Dès  que  ses  pensées  avaient  pris  une  forme,  il  les  jetait  sur  son 
journal;  ce  journal  était  l'inépuisable  carrière  d'oti  il  tirait  ses 
essais  et  ses  conférences.  Avait-il  un  article  à  faire,  il  en  prenait 
les  matériaux  réunis  sous  telle  ou  telle  rubrique  et  y  ajoutait  ce 
que  lui  suggérait  le  moment.  Tout  en  se  rendant  parfaitement 
compte  des  lacunes  et  du  décousu  inséparables  d'un  pareil  pro- 
cédé, il  refusait  de  se  dégrader  par  la  recherche  d'une  pensée.  «  Si 
elle  vient,  je  Faccueille  volontiers,  mais  si  elle  ne  vient  pas  spon- 
tanément, c'est  qu'elle  ne  viendrait  pas  bonne.  » 

Je  regrette  que  dans  ce  foyer  de  l'inspiration  on  ait  placé  le 
buste  qui  fut  fait  de  lui  tout  à  la  fm  de  sa  vie,  quand  avaient  dû 
disparaître  la  merveilleuse  mobilité  de  l'expression  et  cette  déli- 
catesse qui  s'alliait  chez  lui  à  lextrême  fermeté  des  lignes.  C'est 
une  tête  de  vieillard  qui  nous  accueille;  French,  le  sculpteur, 
s'efforça  en  vain  d'y  mettre  cette  superbe  lueur  de  génie  qui 
dans  la  conversation  éclairait  soudain,  d'après  le  témoignage  de 
ceux  qui  l'ont  connu,  ce  visage  ecclésiastique  aux  cheveux  plats, 
au  long  nez,  à  la  bouche  discrète. 

—  L'embarras,  disait  gaîment  Emerson,  parlant  de  son  buste, 
c'est  que  plus  il  me  ressemble,  plus  il  est  laid. 

Le  sage  raillait  d'un  sourire  sa  propre  décrépitude.  Elle  s'an- 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nonça  par  l'embarras  de  la  parole  ;  à  propos  d'un  parapluie,  il 
disait  :  «  Je  ne  sais  plus  son  nom,  mais  je  sais  son  histoire;  les 
étrangers  le  prennent  et  l'emportent.  »  Une  de  mes  amies  de 
Boston,  qui  le  priait  de  venir  dîner  chez  elle,  obtint  cette  réponse  : 
—  «  Comment  serait-ce  possible?  Je  ne  me  rappelle  plus  que 
deux  mots  :  si  et  ?7îais.  » 

C'est  l'Emerson  de  ce  temps-là  que  nous  a  conservé  le  buste 
de  Daniel  French;  certes  il  fut  noble  et  touchant  jusqu'au  bout, 
continuant  à  contempler  de  la  piazza  de  sa  maison,  où  après 
tant  d'activité  dépensée  il  aspirait  au  suprême  repos,  le  cours 
fuyant  de  sa  rivière  chérie  et  les  couchers  de  soleil  qui  pâlis- 
saient à  l'horizon;  mais  ce  n'est  pas  là  l'Emerson  que  nous  vou- 
drions auprès  de  cette  table  à  écrire  où  furent  tracées  des  œuvres 
assez  fortes  pour  modifier  profondément  l'âme  d'airain  de  la  Nou- 
velle-Angleterre, en  attendant  que  leur  action  s'étendît  au  monde 

entier. 

A  côté  du  cabinet,  s'ouvre  un  salon  de  la  simplicité  la  plus 
austère.  J'y  remarque  le  cadeau  de  noces  que  Carlyle  fit  à 
M""^  Emerson,  une  gravure  d'après  V Aurore  du  Guide.  Carlyle  et 
Emerson  se  rencontrèrent  tout  juste  assez  pour  nouer  une  de 
ces  amitiés  issues  de  l'attrait  des  contrastes;  l'un  d'eux  croyait 
à  la  vertu  de  l'autorité,  l'autre  à  celle  de  la  liberté  :  ils  différaient 
au  moral  autant  qu'au  physique.  Un  portrait  de  Carlyle,  avec  sa 
rude  chevelure  en  désordre,  sa  physionomie  âpre  et  tourmentée, 
représente  la  force  presque  brutale  dans  cet  intérieur  si  calme,  si 
recueilli,  oii  se  reflète  pour  ainsi  dire  l'immatérialité  d'Emerson. 
Ce  maître  séraphique  ne  pouvait,  on  le  lui  a  reproché,  rien 
échanger  de  personnel  avec  les  humains  ;  ses  relations  avec  la 
Nature  étaient  plus  faciles.  Il  semble  que  la  rivière  ait  gardé 
l'écho  des  vers  harmonieux  qu'il  lui  adresse  en  l'interpellant  par 
son  nom  indien  : 

Ta  voix  d'été,  Musketaquid,  —  Répète  la  musique  de  la  pluie... 
Le  jardin  aussi  se  souvient  qu'il  lui  a  dit  : 

Si  je  pouvais  mettre  mes  bois  en  chansons,  dire  ce  qu'ils  donnent  de 
délices,  —  Tous  les  hommes  viendraient  en  foule  dans  mon  jardin  —  Et  lais- 
seraient les  cités  désertes... 

Mon  jardin  est  une  lisière  de  forêt  qu'entourent  des  forêts  plus  an- 
ciennes. —  En  pente  il  descend  vers  le  bord  du  lac  bleu,  —  Puis  il  plonge 
dans  les  profondeurs. 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  557 

Il  y  a  entre  lui  et  les  choses  qu'il  spiritualise  une  intimité  à 
rendre  jaloux  ses  amis  moins  bien  partagés,  une  tendresse  à  dés- 
espérer la  pauvre  Margaret  Fullei'  surtout,  dont  le  tempérament 
ardent  et  impérieux  lui  fit  toujours  un  peu  peur.  Nous  croyons  la 
voir  dans  cette  maison  qu'elle  remplit,  aux  beaux  jours  du  trans- 
cendantalisme,  de  son  éloquence  passionnée,  de  son  exaltation  un 
peu  théâtrale;  elle  passe  avec  des  allures  de  sibylle,  paraissant 
toujours  demander  à  son  ami  «  je  ne  sais  quoi  qu'il  n'a  pas  ou 
qui  n'est  pas  pour  elle.  » 

Nous  voici  de  nouveau  dans  l'avenue,  et  maintenant  l'image 
évoquée  par  Nathaniel  Hawthorne  nous  poursuit  :  «  Il  faisait  bon 
le  rencontrer  dans  notre  avenue,  avec  ce  pur  rayonnement  intel- 
lectuel qui  émanait  de  sa  présence  comme  du  vêtement  d'un  être 
glorieux.  Et  lui,  si  tranquille,  si  simple,  accueillant  chaque  être 
vivant  comme  s'il  se  fût  attendu  à  en  recevoir  plus  qu'il  ne  pouvait 
lui  donner.  Il  était  impossible  de  demeurer  dans  son  voisinage  sans 
respirer  plus  ou  moins  l'influence  alpestre  de  sa  haute  pensée.  » 
Si  Hawthorne  rendit  justice  à  Emerson,  Emerson  n'éprouva 
jamais  pour  lui  de  sympathie  très  vive.  Il  déclarait  ne  pouvoir 
lire  aucun  de  ses  livres  avec  plaisir.  Aveu  qui  n'étonne  qu'à  demi 
quand  on  se  rappelle  certains  portraits  impitoyables  du  Blithedale 
romance,  où  il  est  facile  de  reconnaître,  parmi  les  philanthropes 
chimériques,  les  utopistes  obstinés,  les  rêveurs  orgueilleux  qui 
prétendent  vainement  régénérer  le  monde,  tout  le  groupe  de 
Concord,  les  amis  d'Emerson,  Hawthorne  d'ailleurs  parmi  eux, 
et  Emerson  lui-même.  Les  deux  grands  hommes  étaient  voisins, 
mais  autant  la  maison  d'Emerson  était  ouverte  à  la  foule  des  en- 
thousiastes et  des  oisifs  qui  venaient  le  prendre  pour  guide  de 
gré  ou  de  force,  autant  celle  de  Hawthorne,  que  nous  atteindrons 
tout  à  l'heure  sur  cette  même  avenue,  se  fermait  aux  importuns. 
La  taciturnité,  la  sauvagerie  du  romancier  étaient  proverbiales. 
Je  regarde  avec  émotion  cette  espèce  de  belvédère,  la  tour  d'ivoire 
où  l'alchimiste  composait  un  philtre  rare,  inimitable,  mélange 
d'analyse  ultra-subtile  et  de  vigueur  dramatique  extraordinaire 
dont  ses  romans  sont  imprégnés.  Quelques-uns  méritent  certaine- 
ment de  compter  parmi  les  plus  beaux  qui  aient  été  de  notre  temps 
écrits  en  langue  anglaise. 

Sauf  les  Contes  deux  fois  dits,  par  lesquels  il  débuta,  les  Mousses 
du  vieux  presbj/tère,  que  lui  inspira  sa  première  demeure  à  Con- 
cord, et  la  célèbre  Lettre  rouge,  àoni  s'enorgueillit  Salem,  presque 


5o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  virent  le  jour  dans  ce  Wayside  home,  qu'il  habita  depuis  1852. 
Il  le  trouvait  beaucoup  trop  accessible  et,  dès  que  lui  était  signalée 
tine  visite,  gagnait  le  bois.  Un  sentier  propice  à  cette  fuite  devait 
être,  prétendait-il,  le  seul  souvenir  qui  resterait  de  lui.  Certes,  la 
belle  tête  léonine  que  reproduisent  ses  portraits  ne  donnerait 
l'idée  ni  de  cette  modestie,  ni  de  cette  timidité. 

Entre  la  maison  d'Emerson  et  celle  de  Hawthorne,  nous  nous 
sommes  arrêtées  devant  Orchard-House,  où  demeurèrent  long- 
temps les  Alcott,  Alcott,  bâtisseur  de  mondes  comme  l'appelait 
l'oracle  de  Concord,  qui  manquait  quelquefois  de  jugement,  car 
ce  bâtisseur  de  mondes  ne  fut  pas  capable  de  mener  à  bien  la  con- 
struction d'un  simple  phalanstère.  On  sait  quelle  fut  la  fin  des 
expériences  quasi-fouriéristes  de  Brook-Farm  et  de  Fruitlands ,  mais 
l'incapacité  pratique  n'était  pas  pour  détourner  de  lui  Emerson 
qui  faisait  cas  de  ses  théories  sans  croire  beaucoup  à  leur  succès. 
D'après  Emerson,  l'homme  doit  se  renouveler  intérieurement 
avant  de  pouvoir  améliorer  son  sort  extérieur.  Cette  certitude 
l'empêcha  toujours  de  se  mettre  en  avant  pour  aucune  réforme, 
sauf  celles  qui  touchent  directement  à  l'être  spirituel,  celles  qui, 
en  faisant  penser  et  agir  les  hommes,  au  lieu  de  les  laisser  en  proie 
aux  circonstances,  les  conduisent  à  être  autre  chose  que  de  misé- 
rables accidens. 

Il  explique  d'une  façon  très  particulière  et  où  perce  un  grain 
d'égoïsme  le  plaisir  que  lui  procure  la  société  d'Alcott  :  «  Quand 
je  cause  avec  lui,  c'est  moins  pour  pénétrer  ses  pensées  que 
pour  m'observer  sous  son  influence  ;  il  m'excite  et  je  pense  libre- 
ment. »  Aujourd'hui  le  nom  de  celui  qu'il  trouvait  à  tort  ou  à 
raison  plus  dieu  que  tous  les  autres,  est  bien  oublié  ;  mais  on 
se  souvient  de  la  fille  d'Alcott,  l'auteur  charmant  de  ces  livres 
pour  la  jeunesse  qui  ont  été  traduits  en  français  :  Little  men,  Little 
women.  Je  salue  avec  plaisir  la  fenêtre  devant  laquelle  courait  sa 
plume  sans  prétention. 

Nous  avons  failli  passer  sans  la  regarder,  tant  son  apparence 
est  modeste,  devant  l'Ecole  de  philosophie,  désormais  close,  où 
les  beaux  esprits  de  Concord  se  rassemblaient  après  la  mort  du 
maître  pour  évoquer  ses  leçons.  On  y  entendit  plus  d'une  belle 
conférence. 

Après  la  maison  de  Hawthorne,  presque  à  l'endroit  où  nous 
sommes  conviés  à  voir  le  premier  cep  de  vigne  noueux  et  colossal 
d'où  est  sorti  tout  le  fameux  raisin  de  Concord,  qui  n'a  rien  de 


l 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  lji)d 

commun  avec  le  chasselas,  on  tourne  Merriam's  Corner,  le  coin 
de  route  où  les  Anglais  battirent  en  retraite  (1775),  et  nous 
abordons  le  Concord  historique.  Voilà  le  vieux  presbytère  [Old 
Manse)  bâti  pour  le  révérend  William  Emerson.  Juste  en  face,  une 
taverne  peinte  en  rouge  conserve  la  trace  des  balles  tirées  dans 
la  journée  du  17  avril.  Devant  elle,  une  pierre  indique  l'endroit 
011  tomba  mortellement  blessé  le  premier  soldat  anglais.  Ces 
souvenirs  de  révolte  et  de  guerre  ajoutent  à  l'impression  que 
produit  la  demeure  où  Ralph  Waldo  Emerson  vécut  son  enfance 
pensive,  où  plus  tard  il  revint  auprès  des  Ripley,  derniers  habi- 
tans  du  logis,  écrire  l'essai  «  de  la  Nature,  »  où  à  son  tour  se 
développa  le  génie  pessimiste  de  Hawthorne,  si  différent  sous  des 
influences  semblables.  Au  bout  de  l'allée  plantée  d'arbres  qui  le 
sépare  de  la  route,  le  vieux  presbytère  aux  tons  d'argent,  dans  un 
cadre  de  sapins  noirs  et  de  lianes  échevelées,  est  ce  que  j'ai  vu  de 
plus  mélancolique  parmi  ces  antiquités  bizarres,  les  maisons  de 
planches  de  la  période  coloniale.  Alentour,  le  paysage  présente 
toujours  l'étendue  de  prairies,  les  buttes  couvertes  de  chênes  et 
de  hêtres  où  Emerson  nous  raconte  qu'il  errait  avec  ses  frères  en 
récitant  des  vers  ou  en  se  représentant  les  héros  du  passé.  Nous 
suivons  la  route  sur  laquelle  son  grand-père,  le  pasteur  de  Con- 
cord, vit,  de  la  petite  fenêtre  d'un  pignon,  les  fermiers,  ses  parois- 
siens, mettre  en  déroute  les  habits  rouges;  puis  nous  atteignons 
le  Monument,  la  pierre  votive  dressée  «  en  signe  de  reconnais- 
sance à  Dieu  et  en  l'honneur  de  la  liberté.  » 

Nous  passons  le  pont  sur  la  rivière  sinueuse  et  claire  qui 
coule  à  pleins  bords  dans  le  gazon,  pour  regarder  de  près  la 
statue  de  Daniel  French  représentant  le  minute-man,  un  milicien 
de  ce  détachement  qui,  toujours  sur  le  qui-vive,  devait  être  prêt 
à  la  minute.  C'est  un  jeune  fermier  de  Concord  en  hautes  guêtres 
et  chapeau  rond;  il  vient  de  saisir  son  fusil;  son  habit  est  posé 
à  côté  de  lui  sur  la  charrue  qu'il  abandonne.  Il  y  en  eut  450  qui 
se  battirent  ici  comme  de  vieux  soldats  et  qui,  sans  ordre  ni  dis- 
cipline, harcelèrent  ensuite  jusqu'à  Boston  les  troupes  anglaises. 

Sur  certains  sites,  on  croit  voir  planer  encore  l'ombre  d'un 
grand  événement;  tel  n'est  pas  le  pont  du  Concord,  Jamais  cam- 
pagne plus  riante  ne  parut  ignorer  les  violences  de  la  c;uerre. 
Les  eaux  abondantes  et  rapides  viennent,  après  le  débordement 
annuel,  de  rentrer  dans  leur  lit,  laissant  les  prairies  tout  en  Heur 
et  d'une  éclatante  verdure.  Des  iris,  des  glaïeuls  remplissent  la 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

petite  crique  où  se  berce  une  barque  à  l'ancre  sous  d'épais  om- 
brages retombans.  On  placerait  ici  une  idylle  plutôt  qu'un  poème 
épique,  et  cependant  le  minute-man  nous  dit  de  sa  voix  de  bronze  ; 

Ici,  près  de  ce  pont  agreste, —  l'étendard  s'est  ouvert  à  la  brise  d'avril,  — 
ici  les  fermiers  se  rangèrent  en  bataille,  —  et  tirèrent  le  coup  de  feu  qu'en- 
tendit l'univers. 

Nous  revenons  sur  nos  pas  et  les  humbles  reliques  de  la  Révo- 
lution s  offrent  à  nous  dans  le  Cabinet  d'Antiquités,  la  lanterne 
par  exemple  de  Paul  Révère,  qui  joua  un  si  grand  rôle  à  la  veille 
de  la  bataille  de  Lexington,  en  brillant,  signal  con\  enu,  au  som- 
met d'un  clocher.  Ce  petit  musée  est  dans  la  même  rue  que  l'église 
unitarienne,  l'église  blanche  qu'Emerson  fréquentait  de  nouveau 
chaque  dimanche  en  sa  vieillesse.  Et  il  ne  se  déjugeait  pas  pour 
cela,  n'ayant  jamais  voulu  attaquer  aucun  culte,  aucune  forme, 
mais  seulement  éveiller  les  âmes  à  un  sentiment  plus  vif  de  ce 
qu'elles  croient,  en  écartant  ce  qui  peut  obscurcir  ou  abaisser  leur 
croyance.  Ses  obsèques  y  furent  célébrées  le  30  avril  1882  au 
milieu  du  deuil  général.  Nous  nous  les  représentons,  si  simples, 
plus  solennelles  cependant  que  celles  d'un  roi,  tout  en  marchant, 
vers  le  Sleepy  holloiv  (val  dormant).  Le  Sleepij  hollow  est  digne 
du  nom  qu'il  a  emprunté  à  une  légende.  Des  accidens  de  ter- 
rain très  proches  les  uns  des  autres  contribuent  à  la  beauté  de 
cette  espèce  de  bois  sacré  où  les  essences  d'arbres  les  plus  diverses 
entremêlent  les  nuances  délicates  de  leur  feuillage  au-dessus  des 
tombes,  qui  ce  jour-là  étaient  fleuries  comme  elles  le  sont  chez 
nous  le  jour  des  Morts.  C'est  qu'en  effet  le  jour  des  Morts,  aune 
date  différente,  il  est  vrai,  est  fêté  depuis  peu  dans  l'Amérique 
protestante. 

On  vous  dira  que  cette  façon  d'honorer  les  morts  n'implique 
pas  que  l'on  prie  pour  eux;  mais  en  réalité  il  y  a  là  un  retour 
fatal  aux  traditions,  un  irrésistible  besoin  ressenti  par  tous  les 
vivans,  à  quelque  religion  qu'ils  appartiennent,  de  communier 
avec  les  disparus  qui  leur  furent  chers.  La  décoration  des  tombes 
de  soldats  servit  de  prétexte,  puis  il  arriva  que  les  fleurs  réser- 
vées d'abord  aux  défenseurs  de  la  patrie  furent  ofl'ertes  à  d'autres 
défunts,  de  sorte  qu'au  l*""  juin  les  cimetières  d'Amérique  ressem- 
blent beaucoup  à  ce  que  sont  les  nôtres  le  2  novembre.  Les  puri- 
tains, —  il  suffit  pour  s'en  rendre  compte  de  voir  les  lignes 
uniformes  et  serrées  de  tables  d'ardoise  plantées  debout  dans  le 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  561 

vieux  cimetiôre  colonial  de  Concord,  —  les  puritains  mirent  une 
ardeur  farouche  à  effacer  tous  les  symboles.  Leurs  fils  y  sont  re- 
venus, et  peut-être  l'influence  d'Emerson  y  a-t-elle  été  pour  beau- 
coup. Le  Sleepy-Hollow  tout  entier  semble  consacré  à  sa  mé- 
moire. Il  le  domine  du  sommet  d'un  monticule  escarpé. 

Nous  gravissons  le  sentier  tournant  que  veinent  les  racines 
saillantes  des  grands  pins,  et  nous  atteignons  le  bloc  énorme  de 
quartz  rose,  un  fragment  de  glacier  qui  n'a  de  rival  au  monde 
que  le  rocher  battu  par  les  flots,  mausolée  de  Chateaubriand.  Par 
cette  belle  journée,  le  soleil  fait  étinceler  le  cristal  vierge,  pur  et 
lumineux  comme  l'esprit  même  dont  il  est  l'emblème.  Au  pied, 
sous  un  tertre  sans  nom,  s'efface  la  femme  du  grand  homme.  Les 
pierres  tombales  des  autres  membres  de  la  famille  sont  dispersées 
alentour.  Celle  d'un  enfant  chéri,  mort  à  cinq  ans,  porte  les  vers 
dignes  d'une  anthologie  grecque  que  son  père  lui  consacra  dans 
la  pièce  intitulée  Threnody  : 

The  hyacinthine  boy,  for  ichom 

Morn  well  might  break  and  April  bloom, 

The  gracions  boy  ivho  did  adorn 

The  world  whereinto  he  loas  born 

And  by  hùcoiintenancerepay 

Ihe  favor  of  the  loving  day, 

Has  disappeared  from  the  day  s  eye. 

Sur  le  bloc  de  granit  qui  recouvre  les  restes  du  fidèle  dis- 
ciple, Henry  Thoreau,  est  jetée  aujourd'hui  une  gerbe  d'orchis 
roses  dont  le  nom  revenait  fréquemment  sous  sa  plume.  Heureux 
l'écrivain  qui  s'impose  ainsi  à  des  souvenirs  de  tendresse  ! 

De  petites  bornes  en  marbre  blanc,  frappées  de  simples  ini- 
tiales, indiquent  à  peine  la  sépulture  des  Alcott. 

Les  enfans  de  M"^'^  Ripley,  l'admirable  femme  du  révérend 
Samuel  Ripley,  oncle  d'Emerson,  ont  inscrit  sur  la  tombe  de  leur 
mère  un  fragment  de  la  vie  d'Agricola.  Elle  aimait  à  lire  Tacite 
en  latin,  comme  elle  lisait  Théocrite  en  grec  et  les  auteurs  fran- 
çais, italiens  ou  allemands  chacun  dans  sa  langue,  avec  une  égale 
facilité.  Emerson  disait  cependant  qu'elle  était  encore  supérieure 
à  tout  ce  qu'elle  savait.  Dévorée  du  besoin  d'apprendre,  elle  vécut 
en  compagnie  de  ses  richesses  littéraires  et  scientifiques  dans  un 
état  de  contentement  que  rien  ne  pouvait  lui  faire  perdre  et  en 
suffisant  aux  devoirs  domestiques  les  plus  multiples.  Jamais 
l'idée  de  produire  rien  de  personnel  ne  lui  vint,  elle  était  trop 

TOMB  CL.  —  1898.  36 


S62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

occupée  d'acquérir  des  connaissances  nouvelles,  tout  en  aidant 
son  mari,  qui  préparait  des  jeunes  gens  à  l'Université,  et  en  éle- 
vant ses  sept  enfans.  Cela  bien  souvent  sans  domestique,  forcée 
de  servir  elle-même  le  déjeuner  dès  cinq  heures  du  matin  et 
de  raccommoder  les  hardes  de  la  famille.  Sa  simplicité  n'avait 
d'égale  que  sa  distraction  ;  l'histoire  du  balai  qu'elle  transporta 
certain  jour  à  travers  la  ville  de  Boston,  tout  en  causant,  est  restée 
légendaire.  M""^  Ripley  fut  jusqu'au  bout  la  conseillère  vénérée 
d'Emerson,  de  même  que  «  la  sage  Elizabeth,  »  Elizabeth  Hoar, 
la  fiancée  de  son  frère  défunt,  était  la  confidente  de  ses  plus  se- 
crètes pensées,  ^Bl  pierre  de  touche. 

Nous  descendons  vers  la  dernière  demeure  de  Hawthorne,  oii 
la  pervenche  pousse  à  foison. 

En  errant  sous  les  ombrages  mystiques  du  Sleepy-Hollow,  au 
milieu  d'un  imposant  silence,  les  mots  du  poète  :  Ici,  il  y  a  des 
dieux,  ne  sortent  pas  de  ma  pensée,  mêlés  aux  enseignemens 
vraiment  divins  d'Emerson.  Que  d'autres  sourient  du  transcen- 
dantalisme,  qui,  soit  dit  en  passant,  se  laissa  donner,  mais  ne 
prit  jamais  ce  nom  ambitieux,  qui  se  garda  d'imposer  des  lois 
quelconques,  qui  n'eut  que  des  buts  larges,  indéfinis,  non  pro- 
mulgués, qui  ne  fut  en  un  mot  qu'un  très  noble  état  d'àme;  je 
le  respecte  avec  toutes  ses  exagérations  et  toutes  ses  puérilités. 
Je  ne  reprocherai  pas  à  Alcott  ses  manies,  pas  plus  qu'à  Margaret 
Fuller  son  pédantisme;  je  ne  chercherai  pas  querelle  à  Thoreau, 
comme  j'étais  prête  à  le  faire  en  arrivant,  pour  s'être  vanté  d'avoir 
vécu  solitaire  au  fond  des  bois,  dans  une  maison  bâtie  de  ses 
mains,  tout  cela  près  du  lac  Walden,  d'où  il  entendait,  —  le  mot 
est  cruel,  —  la  cloche  du  dîner  d'Emerson.  Ces  gens  ont  été 
après  tout  les  champions  de  l'idéal,  ils  ont  délivré  leurs  conci- 
toyens des  liens  de  la  routine  et  du  convenu;  leur  originalité  s'est 
affirmée  d'une  façon  généreuse  dans  ses  excès  mêmes,  et  leur  héri- 
tage a  contribué  pour  une  grande  part  à  former  la  société  bos- 
tonienne d'aujourd'hui.  Certes  elle  ne  ressemble  plus  guère  à  la 
société  rigide  et  artificielle  que  voulurent  réformer,  que  transfor- 
mèrent plutôt  ces  apôtres  de  la  culture  et  de  l'individualité.  S'ils 
ne  furent  pas  toujours  très  naturels,  dans  le  sens  que  nous  don- 
nons à  ce  mot,  par  leur  préoccupation  même  de  revenir  à  la  na- 
ture, d'être  parfaitement  eux-mêmes,  de  ne  point  se  ressembler 
entre  eux,  ils  furent  du  moins  toujours  sincères. 

Quand,   en  regagnant  le  chemin  de  fer,  je  passe  devant  la 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  363 

petite  maison  confortable  de  Thoreau  qu'il  quitta  pour  aller  à  la 
porte  de  chez  lui  se  nourrir  de  racines,  travailler  de  ses  bras  et 
coucher  à  la  belle  étoile,  je  ne  puis  refuser  mon  estime  à  la 
loyauté  de  l'intention,  d'autant  plus  qu'elle  eut  pour  suite  des 
«  livres  de  plein  air  »  qui  ont  fait  profiter  toute  une  génération 
des  deux  années  de  vie  primitive  dont  voulut  goûter  leur  auteur. 

IV.    —   SALEM   ET    SES   ENVIRONS 

Le  vieux  puritanisme  de  la  Nouvelle-Angleterre,  si  étranger 
à  tous  nos  instincts  et  qu'Emerson  perça  de  si  larges  fenêtres  pour 
y  faire  entrer  l'air  et  la  lumière,  m'est  apparu  plus  vivant  qu'ail- 
leurs à  Salem,  la  cité  mère  du  Massachusetts.  Un  nuage  noir 
semble  peser  à  tout  jamais  sur  la  colline  sinistre  où  se  dressa  le 
gibet  des  sorcières,  où  se  manifesta  le  moyen  âge  américain  qui 
rappelle  singulièrement  le  nôtre,  à  la  grande  poésie  près. 

Superstitions,  tortures,  envoûtemens,  sortilèges,  excommuni- 
cations, rien  ne  manqua  du  reste  pour  remplir  de  ténèbres  et 
d'horreur  l'année  1G92.  Rappelons-nous  que  le  procès  d'Urbain 
Grandier  avait  lieu  en  France  un  peu  plus  tôt  seulement,  avec 
l'approbation  pleine  et  entière  du  cardinal  de  Richelieu;  n'im- 
porte, il  est  à  noter  que  les  protestans  ne  sont  jamais  restés  au- 
dessous  des  catholiques  sur  le  chapitre  du  fanatisme.  En  Amé- 
rique, ils  les  dépassèrent  même  de  beaucoup;  on  chercherait 
vainement  dans  les  annales  du  Canada  des  exemples  sem- 
blables. 

La  lettre  tue,  c'est  le  cas  de  le  dire,  puisqu'un  texte  de  la 
Rible,tant  de  fois  lue,  relue,  scrutée  et  commentée,  dit  formelle- 
ment :  —  Tu  ne  permettras  pas  à  un  sorcier  de  vivre.  —  Là- 
dessus,  de  sages  gouverneurs,  de  savans  théologiens  firent  sans 
remords  dresser  des  potences. 

Tout  le  monde  connaît  l'histoire  lamentable  des  sorciers  de 
Salem,  comment,  sur  la  dénonciation  de  huit  petites  filles  dont 
plusieurs  déclarèrent  plus  lard  avoir  été  folles  ou  avoir  «  parlé 
pour  rire,  »  vingt  innocens  furent  livrés  à  la  corde,  sans  compter 
ceux  qui  succombèrent  en  prison.  Les  médecins  d'aujourd'hui 
reconnaîtraient  dans  les  illusions  et  les  convulsions  des  <*  eufans 
affligés  »  un  cas  bien  caractérisé  d'hystérie,  joint  au  besoin  de  se 
distraire  un  peu,  de  faire  du  bruit,  de  rompre  la  monotonie  de 
cette  existence  austère,  étouffante,  où  la  gaîté,  môme  honnête, 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eût  été  taxée  de  péché.  For  f un,  par  plaisanterie  lugubre,  macabre, 
faute  de  mieux,  ces  filles  à  qui  la  danse,  la  toilette,  tout  enfin  était 
interdit  se  donnèrent  l'amusement  pervers  d'agiter  la  commu- 
nauté; elles  se  moquèrent  une  bonne  fois,  à  tout  risque,  des  mi- 
nistres impitoyablement  rabat-joie  qui  en  étaient  les  arbitres. 
Les  souvenirs  de  cette  mystification   remplissent  encore  Salem, 
qui,  un  peu  d'art  et  de  réclame  y  aidant,  a  l'aspect  voulu  pour 
les  faire  valoir.  Avec  ses  deux  fortins  croulans,  plantés  des  deux 
côtés  d'un  port  désormais  réduit  au  cabotage  qui  remplace  mal 
le  grand  commerce   asiatique   d'autrefois,  elle    sommeille,  aux 
trois  quarts  morte,  pareille  à  un  grand  magasin  d'antiquités,  — 
antiquités  relatives,  cela  va    sans  dire,  remontant  tout  juste  au 
xvii"  siècle.  L'architecture  même  de  la  gare  vous  impressionne 
au  débarqué,  en  afi"ectant  des  airs  de  forteresse  ou  de  prison.  Deux 
tours  noires,  d'aspect  rébarbatif,  semblent  vous  dire  :  —  C'est  ici 
que  souffrirent  les  malheureux  accusés  de  criminelle  connivence 
avec  un  chat  noir  ou  un  oiseau  jaune,  avec  des  formes  volantes 
et  rampantes  qui  ne  pouvaient  être  que  le  diable.  —  Non  loin  du 
chemin  de  fer,  se  trouvaient  le  pilori  et  le  poteau  où  l'on  fouet- 
tait les  condamnés  pour  des  délils  qui  souvent  n'avaient  rien  à 
faire  avec  le  droit  commun;   l'obstination   à  ne  pas  fréquenter 
l'église  suffisait.  Devant  nous,  une  assez  belle  rue  offre  à  notre 
curiosité  des  boutiques  remplies  de  vieilles  ferrailles,  de  vieilles 
poteries,  de  mauvaises  estampes,  de  prétendu  bric-à-brac  vendu 
très  cher  et  qui  date,  cela  va  sans  dire,  de  l'époque  du  procès. 
Les  marchands  de  balais  sont  nombreux,  ce  qui  est  de  rigueur 
dans  un  pays  de  sorcières.  L'étranger  se  porte  d'abord  vers  la 
pharmacie  du  Vieux  Coin,  la  Witch-house  comme  on  l'appelle. 
Au  début  du  procès,  eurent  lieu  chez  le  magistrat  qui  l'habitait, 
Jonathan  Corwin,  les  interrogatoires  continués  ensuite  dans  la 
Meeting-hoiise.  Dès  1635,  Roger  Williams,  arrivé  d'Angleterre, 
avait  logé  dans   cette   même   maison  de   planches.    Il  fut  très 
cruellement  chassé  de  la  ville,  et  partit  de  là  pour  fonder  la 
colonie  de  Providence  sur  des  bases  de  liberté  religieuse  absolue 
dont  il  n'avait  certes  pas  trouvé  l'exemple  à  Salem. 

Rien  n'a  été  changé  aux  parois  ni  aux  solives  de  la  chambre 
où  il  se  berça,  au  cœur  même  du  plus  implacable  fanatisme,  d'un 
beau  rêve  de  tolérance  universelle.  Seulement  la  très  large  che- 
minée est  devenue  un  couloir  qui  fait  communiquer  deux  pièces; 
dans  l'arrière- boutique,  on  vend   des  baguettes   de  coudrier  et 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  565 

difîérens  objets  relatifs  aux  sorcières.  En  écoutant  bien,  il  semble 
que  de  faibles  échos  répètent  encore  les  questions  ineptes  posées 
à  ces  malheureuses  :  —  Quand  vous  chevauchez  vos  bâtons,  allez- 
vous  à  travers  les  arbres  ou  par-dessus?  —  Peut-on  s'étonner  que 
l'imbécillité  des  uns  ait  produit  la  folie  des  autres  et  que  les  pré- 
tendus suppôts  de  Satan  aient  fini  quelquefois  par  avouer,  sans 
avoir  en  réalité  rien  commis,  ou  par  accuser  le  voisin,  ce  qui  était 
le  meilleur  moyen  d'obtenir  miséricorde? 

Cependant  le  pharmacien,  qui  a  très  avantageusement  remplacé 
magistrats  et  sorcières  dans  la  vieille  maison,  nous  vend  une 
friandise  particulière  au  pays,  le  Gibrahar,  bonbon  fortement  par- 
fumé à  la  menthe  et  dont  le  nom  tient  sans  doute  à  la  dureté  de 
roc  qui  le  distingue.  Tandis  que  nous  faisons  connaissance  avec 
lui,  on  est  allé  quérir  le  fameux  George  Arvedson,  «  seul  guide 
compétent  »  de  la  ville  de  Salem.  Pour  mieux  dire,  Salem  appar- 
tient à  George  Arvedson  et  il  croit  en  être  personnellement  l'un 
des  traits  principaux,  puisque,  dès  les  premières  politesses,  il  avertit 
ses  cliens  que  la  généalogie  des  Arvedson,  d'origine  suédoise,  re- 
monte au  xv*'  siècle,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  se  contenter  d'un 
dollar  l'heure.  Il  condescend  même  à  vous  procurer  des  voitures 
et  vous  commande  au  besoin  un  déjeuner  à  «  la  vieille  boulan- 
gerie, »  Old  Bakenj,  que  le  fait  d'être  antérieure  à  1690  recom- 
mande apparemment  à  l'estime  des  gourmets.  Lorsqu'on  revient 
d'Amérique,  par  parenthèse,  les  objets  anciens  font  horreur,  on 
voudrait  proscrire  le  mot  vieux  du  dictionnaire,  tant  le  culte  sans 
aucun  discernement  de  la  vieillerie,  quelle  qu'elle  soit,  vous  a  sou- 
vent offusqué.  Notre  guide  américano-scandinave  sait  bien  ce 
qu'il  fait,  le  malin,  en  rattachant  ses  origines  au  xv*'  siècle. 

D'un  air  d'autorité,  il  nous  conduit  à  travers  la  ville  en  di- 
sant :  «  Je  reconnais  tout  de  suite  la  nationalité  des  voyageurs  à 
ceci  :  les  Français  sont  curieux  avant  tout  des  sorcières,  les  An- 
glais me  questionnent  sur  Hawthorne.  »  Mais  il  ne  doute  pas  un 
instant  que  les  visiteurs,  de  quelque  pays  qu'ils  viennent,  ne  s'in- 
téressent à  sa  propre  maison,  la  maison  des  Arvedson,  qu'il  montre 
avec  herté  en  annonçant  qu'elle  fut  celle  de  son  arrière-grand-père 
et  que  deux  fois  il  y  vit  le  jour,  car,  étant  devenu  aveugle,  il  re- 
couvra la  vue. 

Salem  est,  somme  toute,  une  très  jolie  ville, malgré  ses  allures 
un  peu  somnolentes  et  sa  réputation  tragique.  L'orme,  cette 
parure   forestière  de  l'Amérique,  s'y  manifeste  avec  splendeur; 


566  KEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

on  se  promène  sous  de  hautes  voûtes  de  verdure  dont  nulle  part 
je  n'ai  rencontré  l'équivalent.  Les  maisons  sont  enguirlandées  de 
feuillage,  tapissées  de  «  lierre  de  Boston,  »  L'une  des  plus  belles 
est  celle  de  Timothée  Pickering,  adjudant  général  des  armées  de 
Washington,  l'un  des  chefs  du  parti  fédéral  aux  Etats-Unis; 
une  plaque  de  bronze  au-dessus  de  la  porte  nous  rappelle  ses 
mérites. 

Auprès  des  hôtels  particuliers  de  date  récente,  les  habitations 
primitives  se  font  reconnaître  à  leur  cheminée  unique,  à  leurs 
pignons  bizarres,  à  leurs  toits  en  croupe,  à  pans  rompus,  ^«m6re/ 
roof  ou  lintoo  roof;  ce  dernier  indique  les  pans  inégaux,  descen- 
dant d'un  côté  jusqu'à  terre  ou  il  s'en  faut  de  peu.  Le  premier 
étage  en  saillie  servait  de  position  pour  tirer  sur  les  Indiens 
quand  ils  attaquaient.  Une  de  ces  cabanes  vermoulues  est  celle  de 
Brigitte  Bishop,  la  première  sorcière  exécutée,  personne  quelque 
peu  excentrique,  à  qui  l'on  pouvait  reprocher  de  vendre  du  cidre 
et  d'offrir  aux  consommateurs  les  séductions  d'un  jeu  de  galet^ 
le  seul  que  se  permissent  les  moins  intransigeans  d'entre  les  pu- 
ritains. En  outre,  elle  portait  un  corsage  rouge  à  l'époque  où  les 
couleurs  sombres  étaient  recommandées;  ces  infractions  ne  lui 
parurent  pas  suffisantes  cependant  pour  motiver  son  arrestation, 
car  elle  s'arma  d'une  bêche  contre  ses  accusateurs;  mais,  les 
voisins  ayant  prétendu  quelle  les  paralysait  en  braquant  sur  eux 
le  mauvais  œil,  ce  fut  assez  pour  convaincre  de  son  crime  des 
inquisiteurs  calvinistes  tels  que  Jonathan  Corwin,  John  Haworth 
et  le  ministre  Noyés,  groupe  sinistre  de  terribles  honnêtes  gens 
que  vint  renforcer  ensuite  le  grand  théologien  de  Boston,  Cotton 
Mathers.  On  la  pendit.  On  pendit  bien  un  pauvre  chien  convaincu 
de  sorcellerie  !  Une  petite  fille  de  quatre  ans  fut  tout  près  de  subir 
le  même  sort.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  épisodes  insignifians. 
Arvedson  nous  fait  toucher  les  pièces  authentiques  du  grand 
drame  dans  une  salle  du  Palais  de  justice.  Là  nous  nous  trouvons 
devant  les  procès-verbaux  des  séances,  précieusement  conservés 
avec  quelques  épingles  rouillées  produites  comme  pièces  à  con- 
viction. Ces  grosses  signatures  laborieuses,  ces  autographes  en 
caractères  vieillots  évoquent  poumons  la  présence  même  des  per- 
sonnages :  les  signes  appuyés  de  l'entêtement,  le  tremblement 
nerveux  de  la  peur  sont  visibles  et  comme  vivans.  Une  page  est 
tournée  au  nom  de  Corey,  rappelant  la  plus  affreuse  peut-être  de 
toutes  ces  exécutions. 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  567 

Marthe  Gorey,  intelligente  autant  que  courageuse,  ne  se  borna 
pas  à  affirmer  son  innocence,  elle  osa  faire  entendre  qu'elle  ne 
croyait  pas  à  la  magie;  audace  presque  unique,  car  la  bonne  foi 
des  bourreaux  n'avait  d'égale  que  la  superstition  de  la  plupart 
des  victimes.  Crédule  entre  tous  était  Giles  Corey,  le  mari  de 
Marthe,  un  bonhomme  de  quatre-vingts  ans.  Ses  dépositions 
absurdes  contribuèrent  à  faire  condamner  sa  femme;  quand  il 
essaya  de  les  retirer,  il  devint  aussitôt  suspect  et  fut  arrêté  à  son 
tour.  Alors  ce  vieillard,  si  faible  jusque-là,  s'imposa  une  expia- 
tion sublime.  Il  savait  que  le  refus  délibéré  de  répondre  aux 
juges  entraînait  avec  lui  quelque  chose  de  plus  affreux  que  la 
mort  immédiate.  La  punition  des  silencieux  consistait  à  être 
pressé  jusqu'à  ce  que  la  parole  sortît,  c'est-à-dire  que  le  coupable 
était  couché  presque  nu  sur  le  seuil  de  son  cachot,  sans  autre 
couverture  qu'un  poids  énorme,  qu'on  ne  retirait  qu'après  l'aveu. 
Le  supplice  pouvait  durer  plusieurs  jours.  Gorey  se  laissa  presser 
jusqu'à  la  mort,  sans  prononcer  un  mot. 

Avec  Arvedson,  l'intérêt  marche  crescendo;  c'est  le  plus  habile 
des  metteurs  en  scène.  Il  nous  introduit  ensuite  à  l'Essex  Institut, 
grand  bâtiment  de  briques  qui  renferme  des  collections  d'anti- 
quités américaines,  indiscutables  celles-là.  Plusieurs  salles  sont 
remplies  d'armes  très  lourdes,  de  chaufferettes  énormes,  portées 
autrefois  à  l'église  par  les  fidèles  pendant  les  interminables  ser- 
mons, de  chenets  de  fer,  de  tournebroches,  d'ustensiles  certai- 
nement moins  curieux  pour  les  Européens,  qui  s'en  servent  en- 
core, que  pour  les  Américains  de  nos  jours,  initiés  aux  plus 
récentes  inventions  en  fait  d'engins  culinaires  et  autres.  Assorti- 
ment complet  de  boucles,  de  parapluies,  de  chapeaux,  de  per- 
ruques, de  chaussures,  etc.,  tout  cela  très  simple  en  général,  la 
loi  exigeant  que  la  toilette  fût  en  rapport  avec  les  ressources  de 
chacun,  ce  qui  donnait  lieu  à  des  enquêtes  rigoureuses  :  ainsi  se 
fonde  la  liberté. 

Une  vitrine  recèle  quelquesbijoux  historiques,  bagues,  peignes, 
ouvrages  en  cheveux.  Les  meubles  du  temps  sont  représentés 
par  des  rouets ,  par  de  grandes  chaises  à  fond  de  roseaux ,  plus 
deux  clavecins  et  la  table  sur  laquelle  Moll  Pitcher,  la  devine- 
resse de  la  Révolution,  disait  la  bonne  aventure.  Tout  prouve 
l'absence  absolue  de  luxe,  une  austérité  générale.  Mais  ce  qu'il  y 
a  de  plus  intéressant,  c'est  la  salle  des  portraits  :  gouverneurs 
anglais,  prédicateurs  et  philanthropes  célèbres,  magistrats  des 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

XVII®  et  xvm^  siècles.  Je  n'aurais  pu  me  figurer  plus  terrible  l'ico- 
noclaste Endicott,  premier  gouverneur  de  Salem,  avec  ses  yeux 
saillans  d'une  dureté  de  pierre  et  sa  face  pâle  d'oiseau  de  proie; 
il  est  présent  à  trois  exemplaires.  Les  physionomies  qui  se  déta- 
chent des  cadres  vermoulus  semblent  se  ressentir  de  la  farouche 
discipline  qu'il  faisait  régner  autour  de  lui.  Il  n'y  a  là  que  des 
mines  sévères  ou  renfrognées,  des  femmes  guindées  dans  leurs 
vêtemens  sombres.  Quelques  pastels  à  demi  efîacés  attestent  ce- 
pendant que,  même  alors,  on  pouvait  posséder  l'agrément  de  la 
jeunesse.  Le  peintre  quaker,  Benjamin  West,  nous  apparaît  fort 
laid,  personnifiant  l'art  terne  et  ennuyeux;  il  se  hâta  de  passer  en 
Angleterre  où  l'on  sait  que,  favorisé  par  Georges  III,  il  fonda 
l'Académie  royale  des  Beaux-Arts,  ce  qui  doit  lui  faire  pardonner 
ses  tableaux.  Un  portrait  ridicule  —  jambes  torses,  habit  rouge, 
large  figure  commune  épanouie  par  le  contentement  de  soi,  — 
c'est  celui  de  William  Pepperell.  Marchand  par  état,  il  était  soldat 
par  goût;  c'est  lui  qui  força  de  capituler  l'imprenable  Louisbourg. 
Le  hasard  l'avait  servi  sans  doute,  mais  ce  coup  de  main  auda- 
cieux lui  valut  les  plus  grands  honneurs  militaires  et  le  titre  de 
baronnet.  Sa  suffisance  et  sou  habit  chamarré  tranchent  sur  la 
gravité  environnante. 

Quelle  société  maussade  devaient  former  tous  ces  visages 
auxquels  le  sourire  semble  inconnu  et  que  l'on  dirait  préoccupés 
de  la  recherche  du  péché  irrémissible  ou  d'autres  investigations 
intimes  non  moins  désolantes  !  J'ai  vu  peu  de  galeries  plus  carac- 
téristiques d'une  race  et  d'une  époque.  On  voudrait  que  ces 
effigies  des  précurseurs  de  la  Révolution  américaine  fussent  cata- 
loguées au  profit  des  travaux  historiques  de  l'avenir.  Un  mau- 
vais tableau  représente  l'une  des  principales  scènes  du  procès, 
l'interrogatoire  de  Jacobs,  un  vieillard  infirme  que  sa  petite-fille 
accusa  pour  échapper  à  la  prison.  Les  possédées  se  tordent  et  dé- 
signent le  pauvre  homme  à  la  vengeance  des  juges;  une  furie,  les 
griffes  en  avant,  semble  prête  à  se  jeter  sur  lui.  Toutes  les  figures 
expriment  la  peur,  cette  peur  d'où  naît  la  cruauté  ;  Jacobs,  avec 
ses  longs  cheveux  blancs,  son  air  d'honnêteté  parfaite,  aura  beau 
supplier,  le  gibet  l'attend;  la  rétractation  formelle  du  témoignage 
arraché  à  une  enfant  de  quinze  ans  que  le  remords  déchire  ne 
sera  pas  écoutée. 

A  côté  de  l'Essex  Institut  se  trouve  Plummer  Hall,  ainsi 
nommé  du  nom  de  son  fondateur;  c'est  une  importante  biblio- 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  569 

thèque,  construite  à  l'endroit  même  où  naquit  Prescott.  Salem, 
avec  ses  souvenirs,  semblait  prédestiné  à  produire  un  histo- 
rien. 

Nous  entrons  dans  la  plus  ancienne  des  églises  protestantes 
d'Amérique.  Devant  elle,  les  voyageursdu  vieux  monde  se  sentent 
vieux  jusqu'à  la  caducité.  En  1634,  date  de  sa  construction,  nous 
avions  laissé  déjà  bien  loin  derrière  nous  les  siècles  qui  virent  se 
développer  la  magnifique  floraison  des  cathédrales,  et  l'Amé- 
rique se  bornait  encore  à  cette  pauvre  petite  cabane  de  planches 
mal  dégrossies!  On  l'a  transformée  en  une  espèce  de  reliquaire, 
mais  les  reliques  ne  sont  pas  toutes  purement  religieuses;  les 
débris  d'une  chaire  à  prêcher,  et  de  vieux  bancs,  une  table  de 
communion  brisée,  qui  remontent  aux  Puritains,  côtoient  le  pu- 
pitre de  bois  massif  sur  lequel  Hawthorne  écriv^ait  ses  romans. 
Quatre  maisons  à  Salem  rappellent  ce  nom  célèbre  :  celle  où 
naquit  l'écrivain  et  qui  se  tient  à  l'écart,  avec  son  toit  «  en  jambe 
de  cheval,  »  dans  une  rue  étroite  et  modeste;  celle  qu'il  habita  par 
la  suite,  d'apparence  plus  bourgeoise;  le  bâtiment  de  la  Douane 
où,  tout  en  s'acquittant  de  sa  besogne  terre  à  terre  d'employé,  il 
préparait  la  Scarlet  Lettei\  son  chef-d'œuvre;  el  enfin  la  Maison 
aux  Sept  Pignons,  dont  le  nom  sert  de  titre  à  une  très  forte  étude 
de  caractères.  Il  me  semble  en  voir  sortir  un  à  un  tous  les  per- 
sonnages bizarres  et  attachans  créés  par  ce  profond  psycho- 
logue, qui  est  lui-même  bien  à  sa  place  dans  l'atmosphère  morose 
de  Salem.  La  Maison  aux  Sept  Pignons  demeure  toute  pleine 
d'énigmes  et  de  secrets  sous  les  grandes  branches  feuillues  qui 
l'enveloppent,  presque  à  l'extrémité  d'une  rue  qui  aboutit  au  bras 
de  mer  de  l'autre  côté  duquel  se  trouve  Marblehead,  fameux  dans 
les  fastes  de  l'Indépendance. 

Pour  finir,  nous  allons  contempler,  d'un  pont  à  l'ouest  de  la 
ville,  la  montagne  des  Sorcières,  Galloivs  hill,  où  avaient  lieu  les 
exécutions.  Ce  sommet  aride  se  dessine  nettement  sur  le  ciel  clair: 
on  distingue  un  grand  espace  désolé  où  notre  imagination  peut 
placer  le  gibet.  Le  guide  précise  l'endroit,  car  il  sait  tout.  Il  n'y 
avait  pas  d'enterrement  chrétien  pour  les  sorciers  et  sorcières,  on 
les  enfouissait  dans  quelque  trou,  sous  un  rocher;  le  petit-fils  de 
Jacobs  réussit  cependant  à  emporter  sur  son  cheval  le  cadavre  du 
pauvre  vieux  qui  repose  près  de  sa  ferme  encore  debout;  et  une 
digne  femme,  Rebecca  Nurse,  excommuniée  avant  de  mourir  par 
une  précaution  habituelle,  a  reçu  depuis  lors  les  honneurs  d'un 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monument  de  granit.  Parmi  ces  malheureux,  il  y  eut  une  sainte, 
Mary  Easty,  qui,  avant  le  supplice,  adressa  aux  juges  une  humble 
et  magnifique  requête  afin  qu'ils  lui  accordassent,  en  échange  de 
sa  vie,  la  grâce  d'autres  innocens. 

Assez  de  tableaux  funèbres;  en  voici  un  très  différent,  d'une 
irrésistible  drôlerie  ;  il  m'a  fait  éclater  de  rire  sur  le  chemin  même 
du  gibet,  tout  à  l'extrémité  de  ce  faubourg  qui  rejoint  par  un  tram- 
way le  village  de  Peabody,  où  naquit  le  fameux  philanthrope  ainsi 
nommé.  Une  enseigne  bizarre  se  balance  au-dessus  d'une  porte 
basse;  on  y  lit  en  lettres  tourmentées  Lio  Sam,  et,  la  porte  étant 
ouverte  à  cause  de  la  chaleur,  j'aperçois  le  plus  curieux  inté- 
rieur de  blanchisserie  chinoise,  un  vrai  sujet  d'écran  :  deux  figures 
d'hommes  pareils  à  de  vieilles  femmes  ;  l'un  d'eux,  accroupi  der- 
rière son  comptoir,  rit  et  se  contorsionne,  sa  grosse  tète  roulante 
entre  ses  grandes  manches;  l'autre  s'occupe  diligemment  à  re- 
passer d'une  main  légère.  La  silhouette  vue  de  dos,  les  épaules 
en  l'air  dans  une  ample  camisole  où  toute  la  brise  qui  nous 
manque  semble  s'engouffrer,  est  impayable.  Point  de  meubles, 
sauf  un  réchaud,  des  corbeilles  éparses  et  partout  du  linge  enve- 
loppé de  papier  formant  des  paquets  de  formes  biscornues,  va- 
riées à  l'infini.  11  y  a  de  ces  boutiques-là  dans  toute  l'Amérique, 
mais  jamais  Chinois  n'ont  jailli  plus  à  propos  pour  dissiper 
d'un  coup  d'éventail  les  noirs  fantômes  du  puritanisme  anglo- 
saxon.  Ce  réduit  tout  païen  me  fit  l'effet  d'une  soupape  de  sûreté 
ouverte  sur  des  régions  où  il  n'y  a  pas  de  terreur  religieuse,  pas 
d'examen  de  conscience,  ni  d'âme  torturée  par  conséquent,  ni  de 
péché  irrémissible,  ni  rien  que  de  la  couleur  et  de  la  fantaisie. 
Rencontrer  Lio  Sam,  en  vue  de  la  montagne  des  Sorcières,  me 
fut  un  soulagement  inappréciable  dont  je  reste  reconnaissante  à 
toute  la  race  jaune. 

V.    —   LA    PISCATAQUA 

Je  ne  voudrais  pas  laisser  mes  lecteurs  sous  l'antipathique 
impression  que  Salem  peut  donner  des  vieux  puritains.  Nous  irons 
chercher  ceux-ci  dans  des  campagnes  dont  la  beauté  demande 
grâce  pour  leurs  premiers  habitans  trop  austères,  cette  beauté 
que  reflètent  certains  poèmes  d'Emerson.  Seul  il  pouvait  nous  en 
faire  sentir  les  nuances  infinies,  et  peut-être  a-t-il  même  contribué 
à  la  créer  en  lui  prêtant  une  âme  exquise;  lisez  plutôt  la  petite 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  571 

pièce  intitulée  Rliodora.  Ailleurs,  il  y  a  des  bois  et  des  pâturages, 
mais  ils  n'ont  rien  de  commun  avec  ceux  qu'a  célébrés  le  poète 
par  excellence  de  la  Nouvelle-Angleterre,  d'une  voix  à  laquelle 
j'ai  pensé  tout  à  coup  le  jour  où  mon  oreille  fut  surprise  sous  les 
grands  pins  par  le  chant  de  la  grive-ermite.  Chant  unique,  d'une 
solennelle  douceur,  d'une  limpidité  cristalline  qui  tombait  à  in- 
tervalles de  la  voûte  des  arbres  comme  une  prière  interrompue, 
puis  reprise,  puis  lentement  éteinte,  en  vous  laissant  la  nostalgie 
de  l'entendre  encore.  Certainement  ce  dut  être  une  grive-ermite 
que  le  bon  moine  de  la  légende  écouta  cent  ans  de  suite,  sans 
s'apercevoir  de  la  fuite  des  heures.  Nous  ne  la  connaissons  pas 
en  France  ;  nous  n'avons  pas  non  plus  ces  bois  de  pins  qui  chantent 
et  qui  fleurissent,  où  l'on  cueille  des  orchis  admirables,  des  fraises 
sauvages  en  quantité,  où  la  star-fïower  sème  partout  ses  étoiles 
d'argent.  Voilà  pourquoi  je  voudrais  revenir  un  instant  à  la  Pis- 
cataqua.  Cette  ravissante  rivière,  tout  en  décrivant  de  nombreuses 
chutes,  borne  le  Maine  à  l'Ouest;  il  fait  bon  suivre  ses  bords  du 
côté  de  South-Berwick  et  de  Salmon-Falls.  Elle  court  entre  les 
bois  et  les  pâturages.  Immenses,  sur  les  plateaux  qu'ils  recou- 
vrent, sont  ces  pâturages  typiques  de  la  Nouvelle-Angleterre, 
entrecoupés  de  rochers  où  les  genévriers  poussent  par  touffes 
épaisses.  Çà  et  là,  un  cèdre  battu  par  les  vents,  ou  un  grand  sapin 
noir  aux  branches  déchirées  rompt  l'uniformité  du  plateau.  Des 
chevaux  galopent  en  liberté  ;  la  solitude  est  absolue  ;  pas  un  être 
humain.  Sur  les  barrières  grises  qui  bordent  la  prairie  sont  per- 
chés des  bobolinks,  ces  artistes  en  renom,  qui  presque  autant 
que  le  mocking  bird  sont  opposés  volontiers  à  nos  oiseaux  d'Eu- 
rope. Mais  je  ne  connais  d'eux  que  leur  habit,  un  habit  noir, 
avec  petite  pèlerine  cendrée  et  petit  capuchon  du  même  ton,  ourlé 
de  jaune.  Ils  se  taisent  prudemment,  comme  s'ils  craignaient  de 
risquer  leur  réputation  devant  un  public  qui  a  entendu  le  ros- 
signol. 

Heureux  les  enfans  qui  ont  pour  s'y  ébattre  ces  pâturages  mer- 
veilleux où  l'on  découvre  un  monde  !  Je  défie  les  voyageurs  eux- 
mêmes,  ces  grands  enfans,  de  résister  à  l'envie  de  mettre  au  pil- 
lage les  trésors  qu'ils  recèlent  :  myrtilles,  cornouilles,  airelles, 
checkerberry  au  feuillage  poivré  et  parfumé  que  l'on  goûte  comme 
un  fruit,  waxberry  qui  donne  de  la  cire,  ancolies  d'un  rouge  de 
corail  dont  nous  faisons  des  gerbes,  ronces  luxuriantes  aux  fleurs 
larges  comme  des  églantines,  aux  traînes  interminables;  n'ou- 


S72  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blions  pas,  entre  mille  autres,  cette  fleurette  délicate,  sobrement 
habillée  de  gris  et  appelée  avec  justesse  Quaker  lady,  car  elle  a 
tout  de  bon  des  allures  réservées  de  petite  quakeresse. 

Lorsque  nous  atteignons  les  fermes,  espacées  à  de  longs  in- 
tervalles, elles  nous  apparaissent  à  travers  les  lilas  en  pleine  flo- 
raison et  les  pommiers  qui  s'alignent  autour  d'elles.  Très  an- 
ciennes pour  la  plupart,  elles  sont  du  même  gris  que  les  fences, 
barrières,  —  le  gris  brillant  du  white  jnne  alternativement  lavé 
par  les  neiges  et  brûlé  par  le  soleil.  On  les  construisait  sur  la 
hauteur,  l'approche  des  Indiens  étant  sans  cesse  guettée.  J'entends 
à  ce  sujet  des  histoires  terribles,  celle  entre  autres  d'une  famille 
dont  les  descendans  existent.  Le  mari  et  la  femme  furent  emme- 
nés au  Canada,  chacun  de  son  côté,  par  les  sauvages  qui  avaient 
pillé  leur  ferme.  En  route,  l'enfant  que  la  femme  portait  dans 
ses  bras  se  mit  à  pleurer.  Un  Indien  le  saisit,  lui  brisa  la  tête 
contre  un  arbre  et  laissa  le  petit  cadavre  aux  aigles  alors  très 
nombreux  sur  la  Piscataqua.  Longtemps  après,  le  mari,  qui  avait 
réussi  à  s'échapper,  retrouva  sa  femme  au  Canada  où  elle  avait 
fini  par  se  remarier,  le  croyant  mort;  il  la  reprit,  la  ramena  chez 
lui  et  ils  eurent  beaucoup  d'enfans  qui  firent  souche  à  leur  tour 
dans  le  pays. 

La  vie  rurale  n'a  pas  en  Amérique  l'aspect  pittoresque  qu'elle 
garde  encore  chez  nous;  les  machines,  sans  relâche  perfection- 
nées, y  suppléent  trop  à  l'effort  des  bras;  là-haut,  pourtant,  dans 
les  vastes  pâtures,  rien  ne  m'empêche  de  rêver  la  vie  des  Puri- 
tains d'il  y  a  deux  cents  ans,  avant  les  inventions  et  les  progrès 
de  l'industrie.  Le  colon  de  ce  temps  primitif  fabrique  tout  chez 
lui,  aussi  bien  le  rude  lainage  à  rayures  qui,  avec  un  grand  cha- 
peau, de  longs  bas  et  des  culottes  de  cuir,  habille  les  hommes, 
que  la  grosse  toile  à  carreaux  dont  sont  faits  les  tabliers  des 
femmes,  occupées  tout  le  jour  à  filer,  à  tisser  et  à  coudre  dans 
leur  intérieur.  Ils  sont  solidement  bâtis,  malgré  leur  régime  plus 
que  frugal  à^ porridge  et  de  pain  de  maïs.  Les  voici,  se  rendant  au 
meeting,  les  vieux  à  cheval  deux  par  deux,  la  femme  un  bras  passé 
autour  de  son  mari,  les  garçons  et  les  filles,  à  pied,  portant  dans 
chaque  main  leurs  souliers  du  dimanche.  Gens  trop  vertueux  et 
sans  pitié  pour  qui  ne  l'était  pas.  Toutes  leurs  étroites  pensées 
montaient  vers  un  Dieu  farouche  qu'ils  avaient,  plus  que  ne  le 
firent  jamais  aucuns  dévols,  formé  à  leur  image;  un  Dieu  qui  dé- 
fendait les  spectacles,  la  musique,  les  cartes,  tout  ce  qui  n'était 


DANS    LA    NOUVELLE-ANGLETERRE.  573 

pas  en  un  mot  le  travail  et  le  prêche.  Il  reste  encore  une  forte 
dose  de  puritanisme  dans  l'amalgame  dont  est  sortie  l'Amé- 
rique contemporaine,  mais  à  titre  de  levure,  —  ce  mot  très 
juste  est  de  M.  Ghapman,  —  il  a  son  prix  inestimable.  Le  jour 
où  des  terres  nouvelles  réclamèrent  la  dispersion  de  ces  impi- 
toyables répresseurs,  leur  force  morale  congestionnée  trouva 
une  issue,  se  répandit,  s'infiltra  dans  les  masses,  devint  bien- 
faisante (1). 

Un  de  leurs  plus  graves  défauts  me  paraît  avoir  été  une  dispo- 
sition à  incriminer  les  avantages  que  tel  ou  tel  d'entre  eux  possé- 
dait sur  les  autres.  De  même  qu'à  Salem,  le  révérend  Burrough 
fut  pendu,  quoique  ministre,  pour  cause  de  force  herculéenne, 
ses  muscles  ne  pouvant  lui  venir  que  du  diable,  et  une  pauvre 
fille  Elizabelh  How,  condamnée  pour  le  charme  de  douceur  et  de 
bonté  qui  attirait  à  elle  les  petits  enfans,  certain  riverain  de  la 
Piscataqua  faillit  payer  de  sa  vie  l'intelligence  supérieure  qui  lui 
avait  fait  découvrir  un  chemin  de  traverse  extraordinairement 
court  conduisant  à  la  forêt.  Nous  allons  profiter  de  ce  chemin  qui 
s'appelle  encore  le  Witchman's  Trot,  la  Trotte  du  Sorcier,  pour 
gagner  les  bois  de  pins  où  prudemment  il  prit  le  large  avant 
d'avoir  la  corde  au  cou. 

Je  ne  connais  rien  de  plus  délicieux  que  de  parcourir  au  pas 
de  deux  bons  chevaux  les  incomparables  bois  de  pins  du  Maine. 
Il  y  a  bien  une  douzaine  d'espèces  de  ces  arbres  :  pins  blancs,  ce 
que  nous  appelons  pins  du  Nord,  pins  rouges,  pins  résineux, 
pitch-pins,  hemlocks,  le  sapin  du  Canada,  d'une  moins  délicate 
élégance,  mais  souvent  gigantesque,  d'autres  encore  que  l'on  re- 
connaît au  nombre  de  leurs  feuilles  réunies  dans  une  même 
gaine  cylindrique.  Il  s'ensuit  une  diversité  de  structure  et  de 
nuances  qui  empêche  que  l'accusation  de  monotonie,  générale- 
ment portée  contre  la  forêt  de  pins,  soit  applicable  ici.  Le  voisi- 
nage de  l'eau  lui  prête  en  outre  une  physionomie  spéciale.  A  tra- 
vers le  rideau  des  branches  apparaît  par  intervalles  la  surface 
bleuâtre  de  la  Piscataqua.  Une  trouée  dans  la  muraille  éternel- 
lement verte  nous  permet  d'apercevoir  telle  voile  blanche  qui 
s'avance  fantastique  comme  si  elle  nageait  dans  le  feuillage.  A 
l'endroit  où  l'épaisseur  du  bois  est  plus  marquée  encore  qu'ail- 
leurs, miss  Jewett  me  dit  :  —  C'est  ici  qu'on  vient  en  décembre 

(1)  Emerson  and  otiier  Essays,  by  John  Jay  Chapman.  New-York,  189S,  Scribner. 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

couper  les  arbres  de  Noël  et  tous  ces  panaches  décoratifs  qui 
remplissent  pendant  la  fête  les  maisons  et  les  églises. 

Les  chevaux  cependant,  habitués  à  cet  exercice,  écartent  de 
leurs  têtes  patientes  la  ramure  qui  partout  barre  le  passage,  et 
qui  se  referme  derrière  nous,  car  il  n'y  a  pas  de  chemin  apparent  ; 
la  petite  voiture  roule  sans  bruit  sur  la  mousse  et  mon  amie  des- 
cend de  temps  à  autre  pour  repousser  quelque  obstacle  d'une 
main  adroite  et  forte.  La  vie  au  grand  air  donne  aux  femmes, 
fussent-elles  des  dames,  une  vigueur  qui  passe  pour  être  refusée 
à  leur  sexe  dans  les  pays  moins  rudes  et  moins  libres,  où  il  ne 
leur  est  pas  encore  permis  de  compter  sur  elles-mêmes. 

La  beauté  des  bois  de  pins  et  des  pâtures  ne  doit  pas  me  rendre 
injuste  cependant  pour  la  côte,  avec  ses  baies  profondes,  ses  pro- 
montoires, ses  îles  et  ses  marais  salans. 

VI.    —   LES   PLAGES    DU    NORTH-SHORE 

Tout  a  été  dit  de  Newport,  la  reine  des  plages  américaines, 
comme  on  l'appelle,  mais  je  ne  crois  pas  qu'on  ait  autant  parlé 
des  bains  de  mer  de  la  côte  Nord  du  Massachusetts  (North-Shore) 
qui  n'ont  à  lui  envier  que  le  tapage  du  luxe.  Personne,  parmi  ceux 
qui  les  connaissent,  ne  leur  reprochera  de  se  borner  à  l'élégance. 
Et  cette  élégance  n'est  pas  extérieure  seulement,  elle  implique 
aussi  celle  de  l'esprit,  les  innombrables  villas  qui  sont  le  séjour 
d'été  de  la  meilleure  société  bostonienne  à  Manchester,  à  Beverly, 
à  Magnolia,  dans  toutes  les  localités  qui  se  succèdent  jusqu'à 
l'extrémité  du  cap  Ann,  se  vantant  d'avoir  reçu,  de  recevoir  encore 
les  écrivains,  les  artistes  les  plus  célèbres.  Voici  Manchester  par 
exemple  :  la  plage,  une  plage  de  sable  fin  et  blanc  a  la  curieuse 
propriété  d'émettre  des  sons  d'harmonica  lorsqu'on  l'agite,  d'où 
son  nom  de  Singing  beach,  grève  chantante.  Au-dessus,  le  rivage 
est  bossue  par  de  grosses  roches  dont  la  plupart  supportent  les 
plus  jolis  co^;«^e5  émergeant  d'un  fouillis  de  verdure.  J'habite, 
chez  une  amie ,  l'un  des  mieux  situés  :  il  n'est  qu'à  cinq  minutes 
de  la  mer,  mais  séparé  d'elle  par  des  bois  superbes  de  chênes,  de 
hêtres  et  de  pins  d'où  semblent  sortir  les  bateaux  de  pêche  qui 
s'éparpillent  dès  l'aube  sur  cette  adorable  baie  endormie  dans  le 
calme  du  mois  de  juin.  Un  massif  de  rochers  nous  protège  contre 
le  vent,  il  est  couvert  de  ces  roses  sauvages  simples,  mais  très  odo- 
rantes qui  courent  ici  partout;  un  couple  de  rouges-gorges, ?'oôm,ç, 


DANS    LA    NOUVELLE-AÎNGLETERUE.  o75 

gros  comme  des  merles,  au  poitrail  éclatant,  vient  y  gazouiller 
sous  mes  fenêtres  matin  et  soir.  Derrière  cet  abri,  la  maison 
semble  accroupie  sous  son  vaste  toit  rougeâtre  à  pans  rompus 
qui  s'incline  vers  une  seconde  toiture,  éployée  pour  ainsi  dire  au- 
dessus  de  la  piazza.  Celle-ci,  soutenue  par  des  troncs  de  pins 
rouges  non  dquarris,  auxquels  les  brandies,  rustiquement  taillées 
comme  au  hasard,  prêtent  des  chapiteaux,  est  garnie  de  coussins 
et  de  berceuses;  on  y  prend  le  thé,  on  y  cause,  on  y  vit;  cette 
piazza  enveloppe  d'ombre  tout  le  rez-de-chaussée  d'où  nous  dé- 
couvrons la  mer  des  deux  côtés.  L'intérieur  du  cottage  est  décoré 
avec  un  goût  sévère,  sur  le  modèle  des  vieilles  maisons  de  puri- 
tains :  peinture  sombre  sur  les  murs,  hautes  cheminées  de  bois, 
petits  carreaux  de  vitrage;  la  plupart  des  meubles  ont  été  collec- 
tionnés avec  soin  dans  les  fermes  d'alentour.  Il  s'y  ajoute  des 
objets  d'art  discrètement  choisis,  beaucoup  de  fleurs. 

Je  ne  me  lasse  pas  du  spectacle  dont  je  jouis  de  mes  fe- 
nêtres au  premier  étage.  L'une  d'elles  donne  sur  la  pleine  mer 
dont  les  vagues,  très  douces  en  cette  saison,  caressent  une  île 
blanche  toute  proche.  Des  cottages  couleur  de  brique,  aux  toits 
bizarres,  à  pignons,  à  galeries,  à  balustres,  s'égrènent  parmi  les 
roches  grises  et  moussues.  De  mon  autre  fenêtre  je  découvre  la 
presqu'île  verdoyante  qui  me  cache  le  port  de  Manchester.  Le 
clocher  d'une  petite  église  se  détache  sur  le  lointain  feuillu. 
L'eau  immobile  dans  une  vasque  arrondie  fait  penser  à  celle 
d'un  lac. 

Par  le  raidillon  du  jardin,  je  descends  vers  d'autres  jardins 
sans  clôture  qui  s'ouvrent  avec  une  hospitalité  toute  familiale, 
presque  sans  interruption,  le  long  de  la  côte.  La  saison  est  trop 
peu  avancée  encore  pour  que  les  villas  soient  ouvertes  ;  la  plu- 
part d'entre  elles  attendent  encore  leurs  propriétaires  respectifs  ; 
peut-être  dans  un  mois  y  aura-t-il  trop  d'équipages  sur  les  routes, 
trop  de  grandes  élégantes,  trop  de  monde  ;  profitons  vite  de  ce 
moment  sans  pareil.  On  marche  au  hasard  au-dessus  des  plages 
qui  se  succèdent,  toujours  en  vue  de  la  mer,  par  des  sentiers 
agrestes  qu'envahissent  la  fougère  odorante,  le  sassafras  ou  le 
laurier  ;  libre  à  vous  de  vous  reposer  sous  les  cèdres  aux  branches 
étendues  en  parasol  qui,  plantés  sur  ces  falaises  déchiquetées 
que  l'on  dirait  roussies  au  soleil ,  font  penser  à  des  pins  d'Italie. 
Je  me  rappelle  quelques  sites  merveilleux,  le  point  entre  autres 
où  les  roches  forment  un  étroit  couloir,  une  sorte  de  caiïon  ;  la 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marée  haute  s'y  engouffre  écumeuse  à  vos  pieds.  Tout  à  coup, 
en  pleine  sauvagerie,  vous  vous  trouvez  au  milieu  de  massifs 
d'azalées  et  de  rhododendrons  ;  ce  sont  les  parcs  des  chalets  voi- 
sins qui  descendent  vers  le  rivage,  mêlant  l'art  à  la  nature  d'une 
façon  originale  et  imprévue.  La  merveille  en  ce  genre  est  un  cer- 
tain parc  alpestre  de  Beverly  dont  le  Jardin  botanique  de  Genève 
pourrait  donner  l'idée  s'il  était  possible  de  comparer  cette  collec- 
tion méthodique  de  la  flore  des  montagnes,  cette  espèce  d'herbier 
vivant,  à  l'admirable  désordre  qui,  tout  étudié  qu'il  soit  ici, 
semble  absolument  naturel.  Fantaisie  sans  rivale  de  botaniste  et 
de  poète.  Je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  pousser  plus  loin  que 
les  Bostoniens  l'intelligence  du  décor. 

Retournons  à  Manchester  pour  nous  en  convaincre,  regardons 
quelques-unes  des  villas  où  l'architecture  la  plus  capricieuse  s'est 
donné  carrière,  toujours  en  faisant  servir  le  bois  aux  usages  de 
la  pierre.  Celle-ci,  par  exemple,  a  le  caractère  de  la  période  co- 
loniale, laquée  blanche  avec  une  piazza  qui  d'un  côté  se  trouve  à 
la  hauteur  du  premier  étage  sur  la  mer  ;  de  l'autre,  elle  est  de 
plain-pied  avec  le  jardin.  On  entre  dans  un  hall  aux  baies  large- 
ment ouvertes,  sans  apparence  de  portes;  deux  grands  salons  à 
droite  et  à  gauche,  un  escalier  au  milieu,  dont  le  large  palier 
carré,  visible  à  mi-hauteur  de  l'étage,  est  décoré,  à  la  Véronèse, 
d'étoffes  anciennes  retombantes  sur  la  rampe  où  est  perché  un 
paon  décoratif.  Le  plus  joli  établissement  qui  se  puisse  imaginer 
est  formé  ainsi  devant  une  espèce  de  lanterne  d'où  la  vue  est 
magique.  Dans  cette  maison,  tous  les  objets  précieux  rapportés 
d'Europe  donnent  par  leur  entassement  pittoresque  l'idée  d'une 
razzia.  Ce  satin  à  figures  en  relief,  accroché  en  guise  de  rideau,  fut 
une  bannière  ravie  à  quelque  couvent  ;  là-bas,  des  boiseries  d'église 
sont  converties  aux  usages  pratiques.  Tout  est  d'un  cosmopoli- 
tisme achevé  qui  se  retrouve  chez  les  personnes  ;  la  conversation 
effleure  avec  une  spirituelle  volubilité  la  chronique  des  vieux 
pays.  Les  hôtes  de  céans  n'aiment  et  ne  comprennent  que  ceux- 
là,  ils  entremêlent  dans  leurs  discours  l'italien  et  le  français, 
comme  s'il  leur  était  plus  facile  parfois  d'exprimer  leur  pensée 
frottée  aux  pensées  étrangères  dans  une  autre  langue  que  leur 
langue  maternelle  qui  n'a  pas  de  mots  pour  toutes  leurs  sensa- 
tions; ils  ne  peuvent  vivre  qu'à  Florence  ou  à  Paris;  ils  arrivent, 
ils  vont  repartir.  On  me  dit  que  la  guerre  a  réveillé  chez  cette 
catégorie  de  Bostoniens  l'instinct  filial  pour  l'Amérique,  mais 


DANS    LA    NOL'VELLi:-ANGLETERRE.  577 

n'oublions  pas  que  nous  sommes  en  1897,  et  continuons  notre 
promenade. 

A  peu  de  distance,  sur  le  chemin  ombreux  au-dessus  duquel 
s'arrondit  une  espèce  de  porche  frangé  de  lianes  luxuriantes, 
voici  une  autre  villa  tout  en  tourelles  et  en  pignons  revêtus  de 
bardeaux  noirs  qui  rappellent  exactement  l'armure  de  schiste 
ajustée  aux  ressauts  et  aux  encorbellemens  de  certaines  maisons 
bretonnes;  un  arceau  est  jeté  au-dessus  de  la  cour.  On  passe  sous 
cette  voûte  que  rougit  une  vigne  vierge,  et  on  entre  dans  un  inté- 
rieur décoré  de  tapisseries  de  Beau  vais,  cadre  charmant  dédié  à 
l'étude,  —  la  plus  confortable  des  bibliothèques  l'atteste,  —  et  à  la 
rêverie  surtout.  Comment  ne  pas  se  perdre  dans  la  contemplation 
des  panoramas  découverts  de  chaque  fenêtre?  Tous  les  genres 
de  vues  existent  ici  :  vue  sur  la  pleine  mer,  sur  la  campagne,  sur 
les  rochers  sauvages,  sur  un  parterre  soigneusement  entretenu 
qui  côtoie  un  parc  naturel  que  la  main  des  hommes  n'a  jamais 
touché.  La  mer  bat  cette  riche  végétation  bien  à  l'abri  sur  son 
piédestal  de  granit. 

Si  vous  le  préférez,  nous  pouvons  nous  diriger  encore  vers  des 
vergers  que  Daubigny  eût  voulu  peindre,  où  les  pommiers  pro- 
jettent leur  ombre  sur  un  tapis  de  gazon.  Et  toujours  la  grève 
est  voisine,  mélodieuse  et  douce.  Magnolia,  malgré  les  fleurs  qui 
lui  ont  donné  son  nom,  malgré  sa  belle  plage  en  forme  de  croissant, 
malgré  les  rochers  chantés  par  Longfellow,  —  malgré  l'amusant 
voisinage  d"an  campement  d'Indiens  du  Maine,  devenus  fort  pa- 
cifiques et  sans  autre  intention  de  pillage  que  leur  petit  commerce 
de  paniers  joliment  tressés  en  herbes  odorantes,  —  Magnolia, 
malgré  ses  charmes  variés,  n'a  pas  l'extrême  distinction  de  Beverly, 
enveloppé  dans  des  bois  admirables  où  ses  villas  trouvent  l'illu- 
sion de  l'isolement.  Quelques-unes  sont  de  véritables  châteaux, 
d'autres  affectent  de  n'être  que  des  maisonnettes,  mais  partout  se 
manifeste  un  goût  bien  individuel  et  une  recherche  exquise.  La 
dilTérence  entre  la  plage  de  Magnolia  et  ses  deux  voisines,  Beverly 
et  Manchester,  c'est  qu'elle  n'est  pas  accaparée  par  une  coterie  de 
choix,  qu'elle  s'ouvre  dav^antage  aux  simples  baigneurs,  qu'on  y 
trouve  beaucoup  de  maisons  à  louer,  beaucoup  d'hôtels.  Beverly 
et  Manchester  au  contraire  sont  des  diminutifs  de  Boston,  aussi 
exclusifs,  aussi  repliés  sur  eux-mêmes,  aussi  fermés  aux  intrus 
que  peut  l'être  Boston  lui-même. 

De  la  piazza,où  je  viens  de  passer  quelques  semaines,  j'as- 

TOME  CL.  —   1898.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

siste  aux  feux  de  joie  du  4  Juillet,  la  fête  nationale.  Peut-être 
est-elle  bruyante  dans  les  villes  comme  l'est  le  14  Juillet  à  Paris; 
mais  ici  elle  n'est  que  poétique.  Tous  les  jardins  qui  couvrent  les 
tertres  s'illuminent;  on  dirait  des  vers  luisans  dans  les  bordures, 
des  fruits  de  feu  suspendus  aux  branches.  Puis  l'énorme  brasier 
s'allume  à  l'entrée  du  village,  projetant  sur  la  mer  des  lueurs 
d'incendie,  tandis  que  d'innombrables  fusées  rivalisent  avec  les 
étoiles  et  réduisent  à  néant  l'éclat  des  mouches  phosphores- 
centes, fire-flies,  qui  défrayent  notre  illumination  quotidienne. 
Chaque  soir  la  piazza  est  pailletée  d'étincelles,  et  les  phares  qui 
défendent  la  côte,  entre  autres  les  deux  jumeaux  que  l'on  nomme 
les  Deux  Sœurs,  brillent  les  uns  fixes,  les  autres  à  éclipse.  Mais 
aujourd'hui  tout  est  en  feu  pour  fêter  l'ère  de  la  liberté  améri- 
caine. Les  hôtes  des  bois  voisins  en  sont  épouvantés,  et  le  len- 
demain nous  trouvons  collées  aux  vitres  diverses  espèces  de 
papillons  admirables  peints  de  nuances  que  les  plus  belles  fleurs 
pourraient  envier  ;  «perdus,  ils  sont  venus  se  réfugier  sous  l'auvent 
de  la  piazza. 

La  population  de  Manchester  n'a  rien  épargné  pour  cette  ma- 
nifestation patriotique.  Curieux  petit  village  qui  possède  une  bi- 
bliothèque digne  d'une  ville  importante  et  des  églises-chalets  de 
toutes  les  dénominations  :  baptiste,  unitarienne,  congrégationa- 
liste,  épiscopale,  catholique.  Je  vais  à  cette  dernière,  où  j'entends 
un  bon  prêtre  extraordinairement  énergique  tonner  contre  les 
bicyclettes,  en  accusant  les  jeunes  filles  de  n'avoir  que  des  roues 
dans  la  tête,  jeu  de  mot  qui  fait  sourire  ces  demoiselles,  des  pe- 
tites ouvrières  en  chaussures,  wheel  voulant  dire,  par  extension, 
étourderie,  billevesée.  C'est  le  jour  de  la  première  communion 
qui  est  donnée  à  cinq  ou  six  enfans  dont  le  type  quasi  arabe  me 
frappe  tout  d'abord  ;  on  me  l'explique  ;  une  colonie  portugaise  a 
fourni  jadis  cet  appoint,  d'ailleurs  peu  considérable,  de  catho- 
liques. Aux  petites  filles  noires  comme  des  mouches  et  couron- 
nées de  roses  blanches,  le  prêtre  fait  promettre  solennellement 
de  ne  boire  aucune  boisson  fermentée  jusqu'à  leur  majorité.  Ce 
post-scriptum  au  renouvellement  des  vœux  du  baptême  m'étonne 
un  peu.  Les  catholiques  ne  sont  ni  nombreux,  ni  riches,  ni  très 
éclairés  à  Manchester.  Ils  appartiennent  tous  à  la  classe  infé- 
rieure, je  le  devinerais  en  regardant  les  vieux,  mais  la  mise  des 
jeunes  filles  me  ferait  supposer  tout  le  contraire.  Une  bonne 
partie  de  ce  qu'elles  gagnent  passe  en  chiffons. 


DANS    LA    iNOUVELLE-ANGLETERRE. 


79 


Que  doivent  penser  de  cela  les  ancêtres  Puritains?  Qu'eu  eût 
dit  le  Salem  de  1G92?  Il  n'est  pourtant  qu'à  une  heure  de  distance 
de  Manchester,  de  Beverly  et  de  Magnolia. 

vu.     —    LE     «    COMMENCEMENT     »     A    CAMHRIDGE 

Je  ne  finirai  pas  le  récit  de  ce  mois  de  juin  dans  la  Nouvelle- 
Angleterre  sur  un  tableau  de  modernité  esthétique  :  l'une  de  mes 
dernières  et  plus  vives  impressions  ne  fut  que  très  relativement 
mondaine.  Je  l'éprouvai  à  l'université  de  Harvard  le  jour  de  la 
distribution  des  diplômes.  Il  y  a  cent  ans,  le  Commencement  de 
Harvard  Collège  était  la  grande  fête  populaire  de  l'État  de  Mas- 
sachusetts; elle  débordait  sur  le  terrain  communal  comme  jadis 
chez  nous  la  foire  du  Landy.  Telle  qu'elle  s'offre  à  moi  dans  la 
magnifique  salle  Sanders,  elle  a  un  caractère  plus  intime.  Les 
invités,  pourvus  de  cartes,  envahissent  le  Mémorial  Hall,  le 
irrand  édifice  commémoratif  élevé  à  la  mémoire  des  membres  de 
l'Université  qui  périrent  à  la  guerre.  Ce  Hall  renferme,  outre  un 
vestibule  grandiose  décoré  de  tablés  de  marbre  portant  les  noms 
des  victimes,  outre  la  grande  salle  des  portraits  où  un  millier 
d'étudians  prennent  chaque  jour  leurs  repas,  une  salle  de  spec- 
tacle, le  Sanders  Théâtre,  destinée  aux  grandes  cérémonies.  Sur 
la  scène  figurent,  aujourd'hui,  30  juin  1897,  le  président,  les 
administrateurs  et  les  professeurs  de  l'Université.  Les  lauréats 
remplissent  le  parterre;  dans  les  galeries  se  presse  la  meilleure 
société  de  Boston  et  de  Cambridge.  Discours  du  président,  lec- 
tures d'autres  discours  anglais  et  latins  prononcés  par  les  nou- 
veaux bacheliers,  licenciés  et  docteurs.  Défilé  des  jeunes  gens  qui 
montent  les  degrés  pour  recevoir  leurs  diplômes.  Si  l'on  songe 
que  près  de  3  000  étudians  sont  répartis  à  Harvard  dans  les  fa- 
cultés des  lettres  et  des  sciences,  de  théologie,  de  droit  et  de 
médecine,  on  comprendra  que  la  liste  doive  être  longue. 

Un  étranger  trouve  beaucoup  d'intérêt  à  cette  nombreuse  réu- 
nion, au  spectacle  donné  par  toute  cetterobustc  jeunesse,  à  qui  le 
surmenage  paraît  être  inconnu,  grâce  à  l'habitude  des  jeux  athlé- 
tiques alternant  avec  les  efforts  du  cerveau  ;  mais  enfin  dans  tous 
les  pays  du  monde,  il  y  a  des  distributions  de  prix  équivalentes. 
Un  Commencement  plus  nouveau  pour  moi  fut  celui  de  l'Univer- 
sité de  Radcliffe,  l'annexe  féminine  de  Harvard.  Il  avait  eu  lieu 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  veille,  29  juin,  dans  ce  même  local,  et  l'aspect  d'ensemble 
était  rendu  beaucoup  plus  riant  par  la  prédominance  des  jolies 
ligures,  des  jolies  toilettes.  Les  graduées,  à  qui  la  toge  et  le  bonnet 
carré  prêtaient  un  petit  air  très  coquet  de  travestissement, 
entrèrent  les  premières,  à  la  suite  de  leur  présidente  M"*  Agassiz, 
la  veuve  du  grand  naturaliste,  sa  collaboratrice  pour  le  Voyage 
au  Brésil,  et  de  miss  Agnès  Irwin ,  la  doyenne  [dean)  de  Rad- 
clifTe,  l'une  des  personnes  qui  donnent  l'impulsion  la  plus  sage 
et  la  plus  forte  aux  progrès  de  l'éducation  des  filles.  Le  comité 
des  dames  directrices  ;  M.  Arthur  Gilman  qui  se  dévoua  si  acti- 
vement à  la  formation  du  collège  dont  il  est  le  régent,  et  les 
représentans  officiels  de  l'Université  de  Harvard,  prennent 
place  aussi  sur  l'estrade  oii  les  blanches  toilettes  de  ce  qu'on  me 
dit  être  le  Glee  Club,  le  Club  de  la  Joie,  apportent  une  note  bril- 
lante et  gaie. 

Le  doyen  de  la  faculté  de  théologie  prononce  la  prière  d'usage, 
puis  les  gracieuses  personnes,  au  nombre  de  quarante,  en  qui 
s'incarne  si  bien  la  Joie,  chantent  la  10'-  ode  du  second  livre  d'Ho- 
race, Rectliis  vives,  Liciiii...,  à  la  louange  de  la  médiocrité. 
^|me  ^ga^ggix  très  imposante,  en  velours  noir,  s'approche  alors 
d'une  petite  table  qui  porte  une  rose  rouge  et  une  rose  blanche, 
les  couleurs  de  Harvard  et  de  Radcliiïe.  Sans  la  moindre  pé- 
danterie, comme  elle  parlerait  dans  son  salon,  elle  passe  en  revue 
l'œuvre  accomplie  pendant  l'année.  On  sait  comment  s'est  fondée 
cette  université  féminine,  sortie  tout  naturellement  de  sa  grande 
sœur  aînée.  H  a  fallu  deux  siècles  pour  que  l'on  reconnût  que  les 
jeunes  filles  avaient  autant  de  droits  que  leurs  frères  à  d'excellens 
professeurs  etàune  admirable  bibliothèque.  Cependant  la  co-édu- 
cation  qui  réussissait  dans  l'Ouest  n'obtenait  pas  les  suffrages  des 
Bostoniens  très  européanisés  sous  beaucoup  de  rapports.  L'idée 
vint  à  de  bons  esprits  de  réunir  deux  collèges  distincts  sous  les 
auspices  d'une  même  faculté;  on  la  mûrit,  on  la  discuta  long- 
temps, cette  excellente  idée,  car  en  1878  seulement  elle  se  réa- 
lisa; même  l'incorporation  proprement  dite  n'eut  lieu  qu'en  1894, 
après  dix-sept  années  de  succès  soutenus. 

Depuis  lors  le  président  et  les  agrégés  de  l'université  de 
Harvard,  qui  déjà  patronnaient  l'Annexe,  sont  devenus  respon- 
sables des  diplômes  accordés  aux  étudiantes.  Celles-ci,  sans  être 
assises  sur  les  mêmes  b.nics  que  les  étudians,  ont  part  dans  une 
large  mesure  aux  mêmes  privilèges.  Un  groupe  de  dames,  appar- 


DANS    LA    NOLVELLE-ANOLETERRE.  581 

tenant  au  meilleur  monde,  veille  sur  elles  de  la  façon  la  plus  ma- 
ternelle dans  le  collège  même  et  hors  de  lui,  s'intéressant  à  leurs 
travaux,  les  aidant  à  organiser  leurs  plaisirs,  les  recevant  avec 
aménité  ,  leur  oflrant  les  inestimables  avantages  du  contact  et 
de  l'exemple. 

Voilà  ce  que  ne  rappelle  pas  M"'"  Agassiz,  qui  eut  dans  ces  dé- 
veloppemens  une  trop  belle  part  pour  vouloir  en  faire  l'éloge. 
Elle  expose  les  progrès  matériels  du  Collège  grandi  par  des  ac- 
quisitions de  terrains  considérables,  elle  parle  du  besoin  pressant 
de  créer  de  nouveaux  laboratoires  et  annonce  les  généreuses  dona- 
tions faites  par  certains  particuliers  en  vue  de  créer  des  bourses. 
Les  noms  d'une  trentaine  de  bachelières  et  d'une  demi-douzaine 
de  licenciées  sont  proclamés.  Elles  défilent  devant  leur  présidente, 
qui  remet  à  chacune  un  parchemin.  J'aurais  voulu  de  profondes 
révérences,  mais  il  faut  bien  que  les  pensionnaires  de  nos  pauvres 
vieux  convens  aient  au  moins  un  petit  avantage  sur  leurs  triom- 
phantes rivales  :  ce  joli  plongeon  au  plus  profond  des  jupes  que 
nous  a  légué  le  menuet. 

M™^  Agassiz  parle  en  termes  chaleureux  de  miss  Kate  Peterson 
qui,  ayant  rempli  toutes  les  conditions  nécessaires  pour  atteindre 
au  doctorat  en  philosophie,  n'a  pu  cependant  obtenir  ce  diplôme  ; 
il  n'est  pas  accordé  aux  étudiantes  de  Radcliiïe.  Les  llatteuses 
attestations  de  ceux-là  mêmes  qui  lui  refusent  un  titre  mérité  se 
mêlent  aux  complimens  que  miss  Peterson  reçoit  de  ses  compagnes. 
Je  demande  à  lui  être  présentée,  et  je  suis  frappée  de  sa  simplicité 
parfaite.  Il  n'eût  tenu  qu'à  elle  d'aller  demander  à  une  autre  uni- 
versité le  diplôme  en  règle  qu'elle  n'aura  pas  dans  celle-ci,  mais 
elle  s'en  est  gardée,  satisfaite  d'avoir  été  à  l'honneur,  fût-ce  sans 
profit.  Au  fond,  un  simple  certificat  de  Harvard  vaut  tous  les  bre- 
vets du  monde  et  miss  Peterson  ne  se  laisse  pas  tenter  par  des  mots. 
Elle  compte  parmi  ces  jeunes  filles,  de  plus  en  plus  nombreuses,  qui 
travaillent  pour  le  plaisir  de  travailler,  qui  tiennent  à  la  culture  pour 
la  culture  elle-même.  Avec  ses  joues  roses,  son  frais  sourire,  cette 
jolie  philosophe  est  une  preuve  vivante  de  l'excellente  éducation 
qu'on  reçoit  à  Radclilîe.  Un  prix  spécial  va  lui  permettre  de  se 
reposer  en  voyageant.  Le  prix  de  250  dollars  (1250  francs),  ré- 
servé au  meilleur  essai  en  langue  anglaise,  est  décerné  à  une  ba- 
chelière, miss  Dix,  qui  a  écrit  déjà  de  fort  jolies  pièces,  jouées 
sur  la  scène  de  VAudiloriion. 

Puis  les  chants  recommencent,  les    serremens  de  main;  de 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

joyeuses  et  cordiales  conversations  s'engagent,  chacun  paraissant 
oublier  qu'il  y  a  là  une  plate-forme  et  sur  la  plate-forme  un  es- 
cadron de  savantes.  Ce  ne  sont  que  de  vraies  jeunes  filles 
aussi  gaies,  aussi  naturelles  qu'elles  pourraient  l'être  au  bal. 
L'influence  de  leurs  patronnes  et  amies,  qui  n'ont  rien  de  commun 
avec  les  institutrices  de  profession,  mais  qui  possèdent  l'usage  du 
monde,  l'expérience  de  la  vie,  est  certainement  pour  beaucoup 
dans  cette  attitude;  elle  obtiendrait  grâce  auprès  des  plus  farou- 
ches contempteurs  de  l'instruction  supérieure  des  femmes.  Puis- 
sent nos  doctoresses  de  l'avenir  ressembler  à  miss  Kate  Peterson 
si  parfaitement  féminine  dans  sa  souriante  acceptation  d'une  dif- 
férence injuste  au  fond!  L'absence  de  formalisme  du  «  Commen- 
cement »  de  Radcliffe  opposée  à  la  pompe  un  peu  emphatique  du 
«  Commencement  »  de  Harvard,  marque  assez  qu'aux  Etats-Unis 
comme  ailleurs  les  femmes  de  goût  cherchent  à  se  faire  par- 
donner ce  qu'elles  savent.  Plus  la  femme  sera  l'égale  de  l'homme, 
moins  elle  s'efforcera  de  le  paraître.  Les  voix  charmantes  du  Glee 
Club  nous  le  chantaient  tout  à  l'heure,  avec  le  vieil  Horace  : 

Sache  replier  tes  voiles  enflées  par  un  vent  trop  favorable. 

Tout  en  repliant  prudemment  ses  voiles,  la  nef  de  Radcliffe 
Collège  est  sûre,  beaucoup  plus  que  certains  navires  trop  orgueil- 
leux, —  ou  trop  pressés, —  d'arriver  glorieusement  au  port. 

Th.  Bentzon. 


MARIE-CATHERINE  DE  BRIGNOLE 

PRINCESSE  DE  MONACO  ^^^ 

(1736-1813) 


I 

Disposée  en  amphithéâtre  au  bord  du  golfe  ligurien,  envi- 
ronnée de  villas  verdoyantes  qui  s'élèvent  en  étages  autour  de 
son  enceinte,  Gênes,  avec  ses  palais,  ses  portiques,  ses  églises 
innombrables,  est,  parmi  les  grandes  villes  d'Italie,  sinon  l'une 
des  plus  belles,  au  moins  lune  des  plus  riches  et  des  plus  pitto- 
resques. L'étranger  qui  la  visite  ressent  une  impression  profonde 
lorsque,  au  sortir  du  labyrinthe  de  ruelles,  étroites  et  sombres, 
qui  donnent  aux  vieux  quartiers  un  aspect  oriental,  s'ouvrent 
brusquement  devant  lui  les  voies  larges  et  claires  percées  au 
x\n®  siècle,  bordées  à  perte  de  vue  de  somptueux  édifices.  La 
plus  spacieuse  de  ces  rues  est  la  via  Nuova,  aujourd'hui  via  Gari- 
baldi,  et  la  longue  suite  de  palais  dont  elle  s'enorgueillit  raconte 
éloquemment  la  glorieuse  histoire  de  la  ville.  Ce  sont  les  palais 
Spinola,  Doria.  Adorno,  Cataldi,  l'admirable  palais  des  Doges, 
maintenant  municipal  ;  c'est  enfin,  célèbre  entre  tous  par  ses 
nobles  proportions  comme  par  les  merveilles  qu'il  renferme,  le 
Palazzorosso,  le  Palais  rouge,  qui  tire  son  nom  de  la  couleur  des 
marbres  de  sa  façade.  Là  vécurent,  pendant  des  siècles,  les  mem- 
bres d'une  des  plus  illustres  familles  de  la  république,  les  Bri- 
gnole-Sale,  dont  la  dernière  descendante  (2),  morte  il  y  a  quelques 

(1)  Sources  principales  :  Archives  de  Monaco,  de  Chantilly,  de  Beauvais,  de 
Versailles.  —  Archives  nationales.  —  Papiers  de  la  famille  d'Estampes. 

(2)  M""  la  duchesse  de  Galliera. 


S84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

années,  légua  à  sa  ville  natale  la  demeure  de  ses  ancêtres,  avec 
les  meubles  précieux,  les  tableaux  des  grands  maîtres,  tous  les 
trésors  accumulés  d'une  race  opulente,  éprise  d'art  et  de  beauté. 
Là  vint  au  monde,  en  septembre  1739,  une  petite  fille,  dont  bon 
nombre  de  ses  concitoyens  durent,  au  jour  de  sa  naissance,  en- 
vier la  future  destinée. 

Marie-Catherine,  —  c'est  le  nom  qu'elle  reçut  au  baptême  (1), 
—  était  la  fille  et  l'unique  héritière  du  marquis  Joseph  de  Bri- 
gnole-Sale,  descendant  et  frère  de  doge  (2),  possesseur  d'une  for- 
tune évaluée  à  1  900000  livres  de  rente,  époux  d'une  patricienne  de 
noblesse  égale  à  la  sienne  (3),  dont  le  renom  d'  «  éclatante  beauté  » 
s'étendait  des  bords  méditerranéens  jusqu'aux  rives  de  la  Seine. 
A  ce  don  de  la  beauté,  précieux  et  redoutable,  la  marquise  de 
Brignole  joignait  un  esprit  étendu,  brillant  et  vif,  une  rare  cul- 
ture intellectuelle,  une  sorte  d'  «  éloquence  »  qui  coulait  naturel- 
lement   de  ses    lèvres   et  achevait    de   séduire    ceux  qu'avaient 
d'abord  attirés  les  grâces  de  son  visage.  Parlant  et  écrivant  le 
français  aussi  purement  que  sa  propre  langue,  elle  se  plaisait  à 
faire,  presque  chaque  année,  de  longs  séjours  à  Paris.  Elle  y  fré- 
quentait tour  à  tour  les  cénacles  littéraires  et  les  centres  mon- 
dains,   passait    de  la  société    des   gens  de  cour  aux  salons  de 
M'"'  Geoffrin  et  de  IVP'  du  Defîand,  et,  dans  ces  différens  milieux, 
remportait  partout  un  succès  dont  jouissait  son  orgueil.  L'en- 
fance de  Marie-Catherine   s'écoula  tout  entière  entre  ces  deux 
patries,  l'Italie  et  la  France,  dont  elle  n'aurait  su  dire  plus  tard 
laquelle  était  la  plus  près  de   son  cœur.  Les  détails  font  défaut 
sur  ce  début  de  sa  vie.  Tout  ce  qu'on  en  peut  savoir  est  qu'élevée 
dans  le  luxe,  pourvue  des  meilleurs  maîtres,  entourée  de  soins 
minutieux,  choyée  comme  une  enfant  unique,  il  lui  manqua,  dès 
ce  premier  âge,  le  bienfait  sans  lequel,  chez  les  grands  comme 
chez  les  humbles,  il  n'est  point  de  jeunesse  heureuse  :  la  paisible 
douceur  d'un  intérieur  familialement  uni.  M""'  de  Brignole,  spi- 
rituelle et  charmante  telle  que  je  viens  de  la  dépeindre,  gâtait 
ces  qualités  par  une  humeur  hautaine,  emportée,  impatiente  de 
toute  contrainte,  qu'elle  dissimulait  au  public,  et  dont  elle  réser- 
vait l'effet  à  ceux  qui  vivaient  auprès  d'elle.  Le  marquis,  homme 

(1)  Célébré,  le  17  septembre  1739,  en  l'église  Saint-Frémon  de  Gènes. 

(2)  Gian  Francesco  de  Brignole  (1695-1-60),  frère  du  marquis,  fut  élu  doge  de 
Gênes  le  4  mai  1746,  et  conserva  ces  fonctions  jusqu'en  1749,  où  il  fut  nommé 
sénateur  à  vie. 

(3)  Elle  était  née  Anna  Balbi,  et  appartenait  aussi  à  une  famille  de  doges. 


MARIE-CATHERINE    DE    BKIGNOLE.  585 

d'un  sens  droit,  d'un  cœur  bon  et  tendre,  mais  d'esprit  un  peu 
lent  et  de  formes  un  peu  rudes,  ne  se  pliait  pas  docilement  aux 
fantaisies,  —  parfois  audacieuses,  —  de  sa  femme;  et  s'il  cédait 
enfin  devant  l'ascendant  d'une  nature  supérieure  à  la  sienne, 
cette  résignation  arrachée  n'allait  pas  sans  orages  et  sans  luttes. 
La  médiocre  entente  du  ménage  s'aggrava  singulièrement,  plu- 
sieurs années  après  la  naissance  de  leur  fille,  par  l'entrée  en 
scène  d'un  nouveau  personnage,  dont  le  rôle  fut  trop  grand  dans 
l'histoire  qui  va  suivre  pour  que  je  puisse  me  dispenser  de  le 
présenter  avec  quelque  détail. 

Honore  III,  prince  de  Monaco,  inaugurait  alors,  dans  ce  mi- 
nuscule et  délicieux  État,  une  dynastie  nouvelle.  Son  grand-père 
maternel,  Antoine  i"'^  (4),  n'avait  laissé  en  mourant  que  des  filles, 
dont  l'aînée,  Louise-Hippolyte,  mariée  à  Jacques  de  Matignon, 
duc  de  Valentinois,  exerça  quelques  mois  la  souveraineté  con- 
jointement avec  son  époux.  Elle  succomba  à  son  tour  le  29  dé- 
cembre 1731  ;  le  duc  de  Valentinois,  après  un  essai  infructueux 
pour  gouverner  à  lui  seul  le  peuple  monégasque,  se  résigna  au 
bout  de  deux  ans  à  abdiquer  en  faveur  d'Honoré,  le  premier  des 
six  enfans  issus  de  son  mariage,  qui,  né  en  1720  (2),  venait  d'at- 
teindre à  peine  sa  treizième  année.  Le  jeune  prince,  en  rece- 
vant le  titre,  n'eut  pas,  dans  un  âge  si  voisin  de  l'enfance,  la 
charge  effective  du  pouvoir.  L'administration  de  la  principauté 
resta  confiée  au  gouverneur  de  Monaco,  le  chevalier  de  Grimaldi, 
fils    naturel    d'Antoine   1''';   Honoré,  comme  ses  prédécesseurs, 
passa  toute  sa  jeunesse  à  la  cour  de  France,  où  se  compléta  son 
éducation  mondaine  et  militaire.  Mousquetaire  à  cheval  en  1730, 
il  est  trois  ans  plus  tard  colonel  du  régiment  de  Monaco,  avec 
lequel  il  prend  part  à  la  guerre  de  succession  d'Autriche.  Il  se 
distingue  à  Fontenoy,  se  fait  blesser  à  Raucoux,  voit  son  cheval 
tué  sous  lui  à  Lawfeld,  et  déploie  dans  cette  affaire  une  si  brillante 
valeur  que  le  roi  l'en  récompense  en  l'élevant  à  vingt-huit  ans 
au  grade  de  maréchal  de  camp. 

Mais  là  s'arrête  la  part  d'éloges  que  peut  légitimement  ré- 
clamer sa  mémoire;  et  cette  bravoure  indiscutable  est  d'autant 
plus  à  retenir  qu'elle  constitue  sa  principale  et  presque  son  unique 
vertu.  Égoïste  et  dur,  tyrannique  avec  des  formes  doucereuses, 

(1)  Prince  héréditaire  de  Monaco  depuis  1101,  mort  le  21  février  1731,  le  dernier 
des  Grimaldi  qui  ait  régné  à  Monaco. 

(2)  Le  10  septembre  1*20.  L'abdication  eut  lieu  en  novembre  1733. 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cachant  son  ambition  sous  le  masque  d'une  feinte  modestie,  opi- 
niâtre, et  marchant  vers  son  but  par  des  voies  détournées  et  tor- 
tueuses :  tel  le  représente  le  témoignage  de  ses  contemporains, 
tel  il  apparaît  aujourd'hui  à  la  lumière  de  ses  écrits  et  de  ses 
actes.  Ces  fâcheuses  qualités  n'éclatèrent  toutefois  que  plus  tard 
au  grand  jour;  sa  dissimulation  habile  donna  longtemps  le  change 
sur  sa  véritable  nature;  et  son  nom,  ses  alliances,  son  rang  de 
prince  souverain  firent  de  lui,  dans  sa  jeunesse,  un  parti  re- 
cherché par  ce  que  la  cour  de  France  comptait  de  plus  illustre.  Il 
n'avait  pas  vingt  ans  qu'il  fut  question  de  son  mariage  avec  la 
fille  du  duc  du  Maine.  La  fameuse  M"*  de  Staal-Delaunay  servait 
d'intermédiaire  entre  les  deux  familles.  Une  négociation  com- 
pliquée, politique  et  matrimoniale  à  la  fois,  s'engageait,  en  avril 
1740,  entre  le  duc  de  Valentinois  et  la  duchesse  du  Maine,  pour 
obtenir  du  roi  de  France  qu'Honoré  retrouvât  à  la  cour  le  rang 
dont  avaient  joui  les  princes  de  la  précédente  dynastie  ;  la  con- 
clusion du  mariage  restait  subordonnée  à  cette  reconnaissance. 
Après  trois  mois  de  pourparlers,  l'opposition  du  cardinal  de 
Fleury  fit  échouer  l'affaire  (1)  ;  et  le  duc  de  Valentinois,  sans  s'at- 
tarder à  des  regrets  inutiles,  se  rabattit  aussitôt  pour  son  fils  sur 
la  fille  du  duc  de  Bouillon,  Louise-Henriette  de  la  Tour  d'Au- 
vergne. Cette  fois,  le  projet  prit  tournure;  le  contrat  fut  rédigé, 
l'approbation  du  roi  obtenue;  il  ne  restait  plus  qu'à  signer, 
quand,  au  dernier  moment,  à  l'étonnement  général,  le  futur 
rompit  brusquement  l'accord  et  retira  sa  demande,  «  par  suite  de 
l'opiniâtreté  du  beau-père,  »  allègue-t-ii  dans  ses  lettres,  par 
quelque  inexplicable  reflux  de  son  humeur  fantasque,  pensa  plus 
justement  son  père,  qui,  pour  châtier  cette  incartade,  le  fit  en- 
fermer par  le  roi  entre  les  quatre  murs  de  la  citadelle  d'Arras.  H 
y  resta  plusieurs  mois,  dans  une  réclusion  étroite,  en  sortit  fort 
aigri,  et  très  dégoûté  du  mariage;  près  de  quinze  ans  s'écoulèrent 
sans  que  nul  autre  projet  fût  mis  en  discussion. 

C'est  dans  cet  intervalle,  et  très  probablement  en  1750,  qu'Ho- 
noré HI  rencontra  à  Versailles  la  marquise  de  Brignole,  dont  la 
beauté  l'éblouit  (2).  Le  prince  de  Monaco,  par  une  alliance  qui 
n'est  point  rare,  joignait  à  la  sécheresse  du  cœur  un  goût  assez  vif 

(1)  Les  archives  de  la  principauté  contiennent  une  intéressante  correspondance 
de  M"«  de  Staal-Delaunay  au  sujet  de  cette  négociation. 

(2)  Souvenirs  inédits  de  la  marquise  de  la  Ferté-lmhault.  Archives  de  la  famille 
d'Estampes, 


MARIE-CATIIERINE    DE    BRIGNOLE.  587 

pour  les  femmes;  quelques  aventures  de  jeunesse  lui  avaient  même 
valu  un  renom  de  galanterie ,  qui  n'était  pas  pour  déplaire  à 
l'imagination  de  la  marquise.  La  communauté  d'origine,  les  an- 
ciennes relations  de  voisinage  entre  leurs  deux  familles,  sans 
doute  aussi  certaines  affinités  de  nature,  déterminèrent  prompte- 
ment  une  intimité  dont  le  dénouement  ne  se  fit  guère  attendre. 
Ardente  et  passionnée,  lasse  d'un  époux  dont  elle  méprisait  secrè- 
tement la  faiblesse,  dévote  de  cette  dévotion  extérieure  qui  se 
restreint  à  la  pratique  et  ne  descend  jamais  jusque  dans  la  con- 
science, habituée  de  bonne  heure  à  la  corruption  élégante  des 
cours  de  France  et  d'Italie,  M'"''  de  Brignole  ne  trouva  de  secours 
contre  la  défaillance  ni  dans  ses  sentimens,  ni  dans  ses  prin- 
cipes, ni  dans  les  exemples  de  son  entourage.  Comme  cette  com- 
tesse de  Grôlée,  sa  contemporaine  et  son  amie,  que  l'on  pressait 
de  faire,  à  l'heure  dernière,  sa  confession  générale,  elle  eût  pu 
réduire  son  histoire  à  cette  explication  :  «  J'ai  été  jeune,  j'ai  été 
jolie,  on  me  l'a  dit,  je  l'ai  cru;  jugez  du  reste!  » 

Rendons-lui  cette  justice  quelle  apporta  dans  cette  liaison  une 
passion  sincère,  et  qu'elle  couvrit  ses  écarts  d'un  voile  de  décence, 
chose  assez  rare  à  cette  époque  pour  qu'on  lui  en  fasse  un  mérite. 
Le  marquis  de  Brignole,  avec  sa  rigide  droiture  et  ses  idées  «  go- 
thiques, »  n'aurait  pas  eu  la  complaisance  de  certains  maris  à  la 
mode;  l'habileté  de  sa  femme  sut  maintenir  le  bandeau  sur  ses 
yeux.  Il  ne  connut  donc  jamais  toute  l'étendue  de  sa  disgrâce  ; 
mais  le  peu  qu'il  en  vit  fut  assez  pour  le  rendre  cruellement 
malheureux.  La  présence  continuelle,  à  son  foyer  domestique, 
dun  homme  qu'il  n'aimait  pas  et  qu'il  n'estimait  guère  mit,  depuis 
cette  époque,  sa  patience  à  l'épreuve;  des  scènes  violentes  écla- 
tèrent à  diverses  reprises,  notamment  dans  le  cours  de  l'année 
1754,  quand  le  prince  de  Monaco,  sous  prétexte  de  voisinage  (1), 
rejoignit  la  marquise  à  Gènes,  et  y  séjourna  plusieurs  mois.  C'est 
parmi  ces  dissentimens  et  ces  tristes  querelles  que  grandit  Marie- 
Catheriae,  souffrant  obscurément  d'une  situation  fausse,  dont  elle 
ressentait  le  malaise  sans  en  discerner  les  causes,  perpétuellement 
ballottée  entre  deux  partis  opposés  :  une  mère  qu'elle  admirait  tout 
en  la  redoutant  un  peu,  un  père  dont  la  bonté  extrême  plaisait  da- 
vantage à  son  cœur,  et  la  touchait  «  jusqu'aux  larmes.  »  —  «  Ja- 
mais, s'écrie-t-elle  d'un  ton  pénétré,  il  n'y  eut  rien  d'aussi  bon, 

(1)  II  venait  à  cette  époque  de  l'aire  un  voyage  dans  sa  principauté. 


o 


>88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


d'aussi  tendre  que  lui!...  Jamais  je  ne  l'aimerai  autant  que  je  le 
dois!  Je  le  chéris  pourtant  avec  la  plus  vive  tendresse  (1).  » 

II 

M""^  de  Brignole  vint  passer  à  Paris  tout  l'été  et  l'automne  de 
1755,  en  compagnie  de  sa  fille.  Celle-ci  terminait  alors  son  éduca- 
tion, et  débutait  dans  le  monde,  où  sa  beauté  naissante  faisait 
aussitôt  sensation.  Grande,  svelte,  bien  faite,  l'harmonieuse  sou- 
plesse de  sa  taille  parait  chacun  de  ses  mouvemens  d'une  grâce 
inexprimable.  Son  visage,  moins  régulier  peut-être  que  celui  de 
sa  mère,  le  surpassait,  au  dire  de  tous,  en  charme  et  en  physio- 
nomie. Des  cheveux  abondans,  de  ce  blond  ilalien  où  le  soleil 
semble  avoir  oublié  ses  rayons;  des  yeux  d'un  bleu  profond,  dont 
l'éclat  innocent  se  voilait  de  mélancolie,  reflétant  à  la  fois  l'ingé- 
nuité de  l'enfance  et  l'expérience  précoce  des  tristesses  de  la  vie; 
un  teint  clair,  uni,  transparent,  qu'animait  à  la  moindre  émotion 
l'afflux  d'un  sang  chaud  et  pur  :  telle  apparaissait  à  seize  ans 
Marie-Catherine  de  Brignole.  <(  Elle  est  belle  comme  un  ange!  » 
s'écrie,  la  première  fois  qu'elle  l'aperçoit,  une  de  ses  contempo- 
raines; et  cette  image  banale  traduisait  bien  sans  doute  l'impres- 
sion qu'elle  laissait,  car  on  la  retrouve  sous  la  plume  de  tous 
ceux  qui  l'ont  approchée  et  qui  ont  parlé  d'elle.  M""*  de  la  Ferté- 
Imbault  (2),  —  qui  l'a  beaucoup  connue  et  dont  les  notes  éclairent 
d'un  jour  précieux  certains  points  de  cette  histoire, —  assure  que 
le  portrait  de  son  âme  n'était  guère  moins  flatteur  :  «  Elle  a,  dit- 
elle,  un  caractère  charmant  pour  légalité  et  pour  la  raison;  elle 
est  douée  de  beaucoup  d'instruction  ;  et  elle  a  éprouvé  tant  de 
chagrins,  d'embarras,  d'humiliations,  qu'elle  a  été  forcée  de  ré- 
fléchir dès  qu'elle  a  eu  l'âge  de  raison.  »  Simple  et  modeste 
ujoute-t-elle,  sensible  et  point  coquette,  tant  d'avantages  réunis, 
—  sans  compter  ceux  du  nom  et  de  la  fortune,  —  la  firent  promp- 
tement  le  point  de  mire  des  salons  parisiens.  Même  son  succès 
y  fut  si  grand,  que  sa  mère,  encore  fort  admirée  malgré  ses  qua- 
rante ans,  ne  tarda  pas  à  prendre  de  l'ombrage.  Impérieuse  et 
superbe,  la  marquise  de  Brignole  «  ne  souflrait  point  le  par- 
tage; ))  une  rivale  de  seize  ans  parut  insupportable  à  sa  maturité. 

(1)  Lettres  de  la  princesse  de  Monaco.  (Arch.  de  Monaco.) 

(2)  Fille  unique  de  M""  Geoffrin  (1715-1791).  Ses  papiers  sont  conservés  dans  a 
famille  d'Estampes. 


MARIE-CATIIEIUNE    DE    IJHIGNOLE.  589 

Ne  pouvant  cependant,  sans  s'exposer  au  ridicule,  séquestrer 
brusquement  sa  fille  et  la  dérober  aux  regards,  elle  résolut  au 
moins  de  se  montrer  le  plus  rarement  possible  en  public  avec  elle, 
la  confia,  sous  de  frivoles  prétextes,  à  des  mains  étrangères, 
chargea  des  amies  de  rencontre  de  la  conduire  au  bal  et  au  spec- 
tacle (1).  Ces  précautions  furent  vaines  et  cette  prudence  ineffi- 
cace. Le  péril  redouté  n'en  fondit  pas  moins  sur  sa  tète;  et,  par 
une  ironie  sanglante,  le  coup  le  plus  sensible  porté  à  son  orgueil 
lui  vint  du  côté  même  où  elle  devait  le  moins  l'attendre. 

La  constance  en  amour,  —  rare  en  tous  temps, —  n'était,  ainsi 
qu'on  sait,  guère  en  honneur  chez  nos  aïeux  du  dernier  siècle.  Le 
prince  de  Monaco  ne  se  distinguait  pas  de  ses  contemporains.  Une 
liaison  de  cinq  années  commençait  à  peser  à  son  indépendance  : 
plus  jeune  que  sa  maîtresse,  il  songeait  à  secouer  un  joug  que 
l'humeur  de  la  hautaine  marquise  rendait  trop  souvent  incom- 
mode. Dans  cette  disposition,  la  beauté  de  Marie-Catherine  lui 
fut,  semble-t-il,  une  révélation  imprévue;  l'admiration  du  public 
parisien  éveilla  subitement  la  sienne;  une  flamme  nouvelle  s'al- 
luma dans  ses  veines.  L'accès  intime  dont  il  jouissait  dans  la  mai- 
son de  la  mère  lui  fournit  l'occasion  d'entretenir  avec  la  fille  un 
commerce  familier  et  dangereux;  et  ce  qui  pour  bien  d'autres 
eût  paru  un  obstacle  ne  fut,  pour  cette  âme  sans  scrupule,  qu'une 
facilité  de  plus.  M™^  de  la  Ferté-Imbault,  —  esprit  philosophique 
et  moraliste  experte, — disserte  savamment  sur  les  motifs  secrets 
de  la  conduite  du  prince.  En  obtenant  la  main  de  M""  de  Bri- 
gnole,  Honoré  III,  afiirme-t-elle,  comptait  «  satisfaire  du  môme 
coup  ses  trois  principaux  vices  :  »  son  avarice,  à  cause  des  grands 
biens  de  la  famille;  sa  galanterie, par  la  possession  d'une  des  plus 
jolies  filles  de  son  temps;  sa  jalousie  enfin,  car,  «  en  épousant 
une  voisine,  il  la  tenait  plus  à  sa  discrétion,  »  dans  son  palais 
de  Monaco,  que  s'il  eût  recherché  quelque  princesse  française, 
protégée  par  la  cour  de  Versailles.  Sur  ces  calculs  subtils,  sur 
les  moyens  qu'employa  Honoré  pour  réaliser  sa  conquête,  j'avoue 
ne  pas  avoir  d'informations  précises.  Un  roué  de  quarante  ans, 
hardi  et  de  conscience  large,  n'est  pas  à  court  de  ressources  pour 
s'emparer  de  lame  d'une  jeune  fille  sans  défense.  Le  fait  indiscu- 
table est  que  j'ai  tenu  dans  mes  mains,  —  et  non  sans  émotion, — 
un  court  billet  jauni,  d'une  écriture  tremblée,  encore  presque 

(1)  Souvenirs  de  M"^'  de  la  Ferlé-IinhavV. 


590  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

enfantine  :  «  Moi  soussignée,  y  lit-on,  je  déclare  et  promets  à 
M.  le  prince  de  Monaco  de  ne  jamais  épouser  d'autre  que  lui, 
quelque  chose  qu'il  puisse  arriver,  ni  jamais  écouter  aucune 
proposition  qui  pût  tendre  à  me  dégager.  A  Paris,  ce  29  no- 
vembre 473o  —  Marie-Catherine  de  Brignole.  »  Quand  elle  si- 
gnait ainsi,  à  l'insu  de  ses  parens,  sous  une  obsession  que  l'on 
devine,  l'engagement  solennel  qui  liait  sa  destinée,  Marie-Cathe- 
rine avait  seize  ans  depuis  quelques  semaines.  De  ces  lignes,  de 
cet  instant,  date  tout  le  malheur  de  sa  vie! 

Si  peu  exemplaire  que  fût,  comme  épouse  et  comme  mère, 
M"^  de  Brignole,  on  ne  peut  s'empêcher  de  la  plaindre,  le  jour  où 
lui  fut  révélée,  sans  doute  par  l'aveu  de  sa  fille,  la  trahison  odieuse 
dont  elle  était  victime.  Outrage  à  sa  fierté,  cruelle  déception 
d'amour,  jalousie  d'une  rivale  innocente  et  qu'il  lui  était  interdit 
de  haïr,  tout  contribuait  à  rendre  la  plaie  plus  douloureuse,  le 
coup  plus  pénétrant.  Du  caractère  qu'on  lui  connaît,  il  est  aisé 
d'imaginer  ce  que  dut  être  le  premier  éclat  de  sa  fureur.  Nul  té- 
moignage direct  n'en  est  parvenu  jusqu'à  nous,  mais  certaines 
phrases  du  prince,  dans  des  lettres  postérieures,  laissent  deviner 
toute  l'amertume  des  reproches  qu'il  eut  à  subir.  «  Vous  m'accu- 
sez de  tant  de  choses  affreuses,  écrit-il  plusieurs  mois  après, que 
je  suis  bien  enfin  forcé  de  me  défendre.  Peut-être  même  me 
trouverais-je  en  droit  de  vous  attaquer!...  —  Vous  finissez  avec 
une  bonté  d'âme  infinie, —  dit-il  plus  loin  avec  dépit, —  par  me 
plaindre  de  ce  que  je  ne  suis  qiiun  sot.  Je  vous  remercie  de  la  pi- 
tié que  je  vous  inspire;  réservez-la  pour  une  meilleure  occasion.  » 
Lorsque  le  prince  de  Monaco  décochait  ces  fleurettes  à  son  an- 
cienne maîtresse,  l'irritation  de  la  marquise  était  pourtant  envoie 
de  s'apaiser.  Honoré  venait  de  renoncer,  de  son  propre  mouve- 
ment, à  l'idée  d'un  mariage  révoltant  et  funeste;  son  ambition, 
plus  forte  que  sa  passion  même,  le  détournait  de  Marie-Calherine 
pour  le  jeter  vers  une  autre  proie. 

L'espoir  constamment  poursuivi  de  retrouver  à  la  cour  de 
France  le  rang  de  ses  prédécesseurs  le  poussait  en  effet,  au  mois 
de  juillet  17o6,  à  rechercher  la  main  de  M'""  de  la  Vallière(l), 
qu'il  n'avait  d'ailleurs  jamais  vue,  mais  qui,  dit- il  lui-même,  «par 
le  grand  crédit  de  sa  famille,  était  plus  à  portée  que  personne  de 

(1)  Adrienne-Émilie-Félicité,  fille  de  Louis-César  de  La  Baume  le  Blanc,  duc  de 
la  Vallière,  et  de  Julie  de  Grussol  d'Uzès.  Elle  épousa,  à  la  lin  de  cette  même 
année,  le  duc  de  Chàtillon. 


MARIE-CATHERINE    DE    BKIGNOLE.  59 1 

lui  procurer  un  engagement  solide  »  de  la  part  de  Louis  XV.  L'af- 
faire, à  peine  entamée,  prenait  ininnklialemcni  une  tournure  favo- 
rable. La  duchesse  de  la  Vallière,  à  laquelle  il  s'ouvrait  d'abord  de 
ses  desseins,  l'assurait  «  avec  des  transports  de  joie  »  qu'elle  lui 
donnerait  sa  fille  «  du  meilleur  cœur  du  monde.  »  Le  duc  emportait 
sa  requête  à  Compiègne,  la  présentait  lui-même  au  roi,  qui  n'y  pa- 
raissait pas  hostile.  Une  entrevue  avec  M"*  de  Pompadour  donnait 
encore  plus  d'espérance;  et  un  billet  confidentiel  de  M.  de  Saint- 
Florentin  (1)  informait  peu  après  le  duc  de  la  Vallière  que  «  le 
roi  consentait  que  M,  le  prince  de  Monaco,  et  ses  enfans  seule- 
ment, jouissent  à  la  Cour  des  honneurs  dont  avaient  joui  les 
princes  ses  prédécesseurs,  sans  qu'il  y  soit  rien  innové,  ni  qu'ils 
en  puissent  prétendre  davantage.  »  Sur  quoi,  Honoré  triomphant 
voit  déjà  ville  gagnée.  Sa  vanité  flattée  lui  fait  négliger  sa  pru- 
dence ordinaire;  il  informe  la  marquise,  tristement  retournée 
en  son  palais  de  Gênes,  du  succès  de  sa  politique;  et,  pour  se 
montrer  beau  joueur,  lui  renvoie  du  même  coup,  par  un  mes- 
sager sûr,  le  fatal  engagement  souscrit  par  Marie-Catherine  (2;, 
Il  se  dessaisit  sans  regret  d'une  arme  jugée  désormais  inutile; 
l'ivresse  de  la  victoire  lui  a,  pour  un  moment,  rendu  l'âme 
généreuse. 

C'était,  —  il  le  vit  bien, —  trop  tôt  emboucher  la  trompette,  et 
linfortuné  prince  apprit  à  ses  dépens  quen  politique,  comme  en 
amour,  il  ne  faut  point  faire  fond  sur  les  promesses  des  hommes. 
La  lettre  du  comte  de  Saint-Florentin,  indiscrètement  divulguée, 
soulevait  tout  à  coup  des  orages  à  la  Cour.  Les  ducs  et  pairs  du 
royaume  protestaient  d'une  voix  unanime  contre  une  faveur,  où 
ils  prétendaient  voir  l'octroi  d'une  «  grâce  nouvelle,  »  insolite 
envers  un  étranger.  Devant  «  ce  bruit  furieux,  »  M"'"  de  Pompa- 
dour, surprise  et  comme  intimidée,  battait  en  retraite  et  changeait 
de  langage.  Aux  nouvelles  instances  d'Honoré,  Louis  XV  et  sa  maî- 
tresse opposaient  une  froideurcroissante.Enfln,  le  30  juillet,  le  duc 
de  la  Vallière  recevait  de  la  main  royale  un  billet  décisif,  mettant 
ànéanttout  espoir  :  «  Mon  cousin,  c'est  après  avoir  bien  examiné 
toutes  les  pièces  de  M.  de  Monaco  que  j'ai  donné  ma  décision,  et  je 
n'y  veux  rien  changer.  Je  serai  fâché  que  votre  mariage  se  rompe 

(1)  Ministre  de  la  maison  du  Hoi  depuis  11  il». 

(2)  L'enveloppe  porte  ces  mots,  de  l'écriture  du  prince  :  «  Ce  paquet  appartient 
à  M"°*  Anna  Balbi  de  Brignole,  de  Gênes,  et  ne  doit  être  remis  qu'à  elle  en  mains 
propres,  ou  à  son  ordre  signé  de  sa  main.  A  Paris,  ce  19  juillet  17o6.  »  (Arch.  de 
Monaco.) 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

là;  mais  vous  n'y  perdez  rien   de  vos  droits,  ni  de  mes  bontés 
pour  vous.  » 

Après  ce  rude  échec,  la  situation  d'Honoré  devenait  assez  dé- 
licate. Lâcher  ce  que  l'on  tient  d'une  main,  sans  avoir  rien  reçu 
de  l'autre,  est  une  mortifiante  aventure  et  qui  prête  aisément  à 
rire.  Ce  fut  M""^  de  Brignole  qui,  dans  cette  déconvenue,  vint  au 
secours  du  prince  et,  par  un  revirement  bizarre,  lui  permit  de 
sauver  sa  mise.  Le  cœur  des  femmes  a  des  replis  dont  l'analyse 
la  plus  subtile  ne  parvient  pas  toujours  à  scruter  le  mystère.  A 
l'amour  emporté  d'autrefois,  au  juste  courroux  d'hier,  succède 
chez  la  marquise,  au  cours  des  mois  qui  vont  suivre,  un  senti- 
ment nouveau,  qui  se  développe  obscurément  et  tue  peu  à  peu 
les  deux  autres.  Ce  n'est  d'abord  qu'une  pitié  légèrement  ironique 
pour  la  ruine  de  si  belles  espérances  ;  puis,  insensiblement,  de- 
vant le  réel  abattement  d'Honoré,  cette  compassion  devient  sin- 
cère; une  tendresse  protectrice  s'éveille,  dans  l'âme  de  la  femme 
vieillissante,  pour  le  «  pauvre  enfant,  »  dont  elle  semble  avoir  ou- 
blié le  parjure;  et  tout  doucement,  par  une  transition  lente,  un 
progrès  presque  insaisissable,  l'affection  transformée  s'épure  et  se 
fait  maternelle.  Ce  mariage  détestable,  qui  lui  a  coûté  tant  de 
larmes,  c'est  elle  maintenant  qui  le  désire  et  l'appelle  de  ses  vœux. 
Elle  en  renoue  de  ses  mains  le  fil  brutalement  rompu  ;  elle  y 
encourage  dans  ses  lettres  celui  qu'elle  ne  nomme  plus  que  son 
«  fils  bien-aimé  »  ;  elle  presse  Marie-Galherine  de  tenir  sa  parole  ; 
elle  se  charge  enfin,  tâche  plus  difficile,  d'obtenir  le  consen- 
tement du  marquis  de  Brignole. 

III 

Yers  le  début  de  l'an  1737  s'entama  cette  affaire  ;  et  les  six 
premiers  mois  virent  non  moins  do  démarches,  d'intrigues,  de  va- 
et-vient  et  de  péripéties,  que  s  il  se  fût  agi  d'un  traité  solennel 
entre  deux  grandes  puissances.  Le  prince  de  Monaco,  fort  aigri 
contre  la  cour  de  France,  s'était  depuis  un  temps  confiné  dans  sa 
principauté.  M""^  de  Brignole  passait  l'hiver  à  Gènes,  avec  sa  fille 
et  son  mari.  Ce  furent,  de  Gènes  à  Monaco,  pendant  toute  cette 
période,  une  correspondance  incessante,  un  envoi  perpétuel  de 
mandataires  et  de  courriers,  transmettant  les  nouvelles,  portant 
des  instructions,  concertant  une  action  commune  entre  les  deux 
alliés.  La  marquise,  femme  de  tête  et  d'énergie,  dirige  toute  la 


MARIE-CATHERINE    DE    RRIGNOLE.  593 

campagne  ;  elle  y  déploie  la  science  d'un  tacticien  consommé, 
habile  à  alterner  la  ruse  avec  la  violence.  Elle  dicte  à  Honoré  la 
lettre  de  demande  qu'il  devra  adresser  à  son  futur  beau-père  ;  puis 
elle  essuie  bravement  le  premier  feu  de  la  colère  du  marquis, 
dont  l'explosion  prévue  la  laisse  dédaigneuse,  impassible.  Sur  les 
lèvres  du  pauvre  homme  les  objections  se  pressent  d'abord  en 
foule  :  l'âge  du  prétendant,  de  vingt  ans  plus  vieux  que  Marie- 
Catherine,  son  caractère  ombrageux  et  sournois,  l'antipathie,  la 
frayeur  que  témoignent  ceux  qui  l'ont  approché  de  près.  Un  refus 
net  et  absolu  termine  cet  entretien,  et  semble  couper  court  à 
toutes  nouvelles  instances.  Mais  M""^  de  Brignole  ne  se  décourage 
pas  pour  si  peu;  elle  revient  bientôt  à  la  charge,  détruit  chaque 
argument  avec  une  spécieuse  éloquence;  et  son  époux  alors  em- 
ploie l'arme  des  faibles  :  il  boude,  ne  répond  plus,  s'enferme  dans 
ses  appartemens,  y  fait  monter  ses  repas,  refuse  des  semaines 
entières  de  voir  sa  femme  ni  sa  fille.  Moyen  plus  efficace,  il  met 
sous  main  ses  amis  en  mouvement,  fait  répandre  le  bruit  dans 
le  Sénat  de  Gênes  que  «  l'intérêt  de  la  République  s'oppose  à  ce 
mariage;  »  et  l'influence  de  la  marquise  a  peine  à  empêcher 
qu'un  décret  solennel  interdise  à  l'héritière  des  Brignole  de  por- 
ter ses  grands  biens  dans  un  Etat  voisin  (1).  Enfin,  dans  une  lettre 
directe,  il  s'adresse  à  ce  gendre  qu'on  lui  veut  imposer,  et  le  fait 
en  termes  si  brusques,  d'une  rudesse  si  étrange,  que  l'orgueil 
d'Honoré  s'en  ofïense  pour  de  bon.  Le  prince  fait  mine  un  mo- 
ment de  retirer  sa  demande;  il  ne  désarmera  que  devant  les 
excuses  do  M""^  de  Brignole,  qui,  dans  son  dépit  amer,  n'épargne 
guère  celui  dont  elle  porte  le  nom  :  «  Sa  lettre  est  ridicule,  écrit- 
elle  crûment;  mais,  outre  qu'il  n'entend  rien  à  la  force  des  expres- 
sions, il  y  a  longtemps  que  je  crois  son  esprit  très  embarrassé... 
—  H  m'a  menacée,  ajoute-t-clle,  de  s'en  aller  pour  ne  plus  jamais 
revenir;  que  n'a-t-il  pris  ce  parti  plus  tôti  » 

Les  angoisses  du  malheureux  père,  pendant  ces  semaines  de 
luttes,  sont  un  spectacle  pitoyable  et  navrant.  Les  prières,  les 
fureurs,  les  larmes  de  sa  femme,  la  crainte  qu'elle  lui  inspire,  la 
peinture  qu'elle  lui  fait  des  sentimens  de  sa  fille,  minent  peu  à 
peu  sa  volonté,  ébranlent  sa  conviction,  le  jettent  dans  des  per- 
plexités qui  troublent  sa  raison.  Le  bon  sens,  la  tendresse  pater- 
nelle, la  déférence  conjugale,  se  livrent,  dans  cette  àme  faible  et 

(1)  Souvenirs  de  M"  de  la  Fevlé-lmbault. 

TOME  CL.   —   1898.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bonne,  des  combats  acharnés.  «  Ce  sont  des  oui,  des  non,  qui  se 
succèdent  si  rapidement  qu'il  n'y  a  rien  à  en  dire,  et  que  l'on  n'y 
voit  goutte!  »  Un  certain  Chabrol,  créature  du  prince  de  Monaco, 
que  ce  dernier  entretenait  à  Gênes  pour  suivre  les  phases  de  laf- 
faire,  informe  jour  par  jour  son  maître  de  ces  scènes  lamentables, 
et,  bien  que  peu  sensible,  rend  justice  au  marquis  sur  la  vraie 
cause  de  tant  d'hésitations.  «  Tout  ce  qu'il  met  ici  d'extraordi- 
naire ne  vient  que  d'un  excès  de  tendresse  pour  M"^  sa  fille,  dont 
il  ne  peut  envisager  la  perte.  »  Enfin,  le  21  mars,  le  marquis  de 
Brignole  mande  Marie-Catherine  dans  sa  chambre,  et  là,  seul 
avec  elle,  dans  un  entretien  de  deux  heures,  l'adjure  solennelle- 
ment de  dévoiler  ses  sentimens  intimes.  Si  ce  mariage  est  le 
vœu  secret  de  son  âme,  il  est  prêt,  déclare-t-il,  à  sacrifier  ses  ré- 
pugnances; il  fera  «  des  excuses  à  Son  Altesse,  à  M""^  la  marquise, 
à  sa  fille  elle-même  ;  »  mais  qu'elle  parle  en  toute  franchise,  et 
décide  librement  de  son  sort. 

La  réponse  de  la  jeune  fille  fut  telle  qu'on  la  pouvait  prévoir. 
Le  sentiment  y  fut  pour  peu  de  chose  ;  la  froideur  excessive  de 
ses  lettres  au  prince  témoigne  éloquemment  de  la  tranquillité  de 
son  cœur.  Mais  le  respect  de  la  foi  jurée,  l'ascendant  d'une  mère 
impérieuse,  sans  doute  aussi  le  prestige,  sur  une  imagination 
jeune  et  vive,  du  rang  de  princesse  souveraine,  dictèrent  le  oui 
fatal  que  prononça  sa  bouche.  Sur  quoi,  «  ils  s'embrassèrent,  et 
pleurèrent  longtemps  tous  les  deux  (1).  »  Puis,  pour  sceller  rac- 
commodement, le  marquis  fit  don  à  sa  fille  «  d'un  petit  chien 
qu'elle  aimait  fort  et  qu'elle  convoitait  de  longue  date;  »  car  il 
savait  bien,  lui  dit-il,  que  nul  présent  ne  saurait  la  toucher  da- 
vantage. «  Mais  il  a  des  diamans,  ajoute  cyniquement  le  manda- 
taire du  prince,  et  cela  vaudrait  mieux  !  » 

Un  billet  de  Marie-Catherine  au  prince  de  Monaco  informa  ce 
dernier  du  succès  de  sa  demande  :  «  Je  n'ai  aucun  mérite.  Mon- 
sieur, lui  dit-elle  simplement,  à  obéir  aux  ordres  de  papa  ;  le  con- 
sentement qu'il  vient  de  me  donner  n'a  point  prévenu  le  mien. 
Vous  permettrez  que  je  ne  réponde  point  à  ce  que  vous  me  mandez 
d'obligeant  et  de  flatteur.  Je  m'en  acquitterais  trop  mal,  et  j'ai 
trop  d'intérêt  à  ne  point  détruire  la  prévention  favorable  où  vous 
êtes  à  mon  égard,  »  Le  marquis,  de  son  côté,  pour  consacrer 
l'accord,  reparut  le  soir  même  au  salon  de  sa  femme;  «  il  y  causa 

(1)  Lettres  de  Chabrol.  (Arch.  de  Monaco.) 


MARIE-CATIIERINE    DE    BRIGNOLE.  595 

gaîment,  et  passa  deux  grandes  heures  à  entendre  sa  fille  jouer 
du  clavecin  (1).  »  La  paix  semblait  donc  faite,  et  l'on  aurait  pu 
croire,  après  tant  de  traverses,  cette  affaire  épineuse  décidément 
conclue. Il  n'en  était  rien  cependant.  L'humeur  fantasque  d'Honoré, 
son  avidité  insatiable,  furent  plus  d'une  fois  encore  à  la  veille  de 
tout  rompre;  la  rédaction  du  contrat  notamment  réserva  de  fâ- 
cheuses surprises.  De  ces  difficultés,  de  ces  contestations  mes- 
quines, je  me  garderai  bien  de  donner  le  détail.  Le  seul  point  à 
noter,  parmi  toutes  ces  chicanes,  est  le  chagrin  bruyant  de  la  mar- 
quise, lorsqu'elle  voit  ses  chères  espérances  en  danger  de  faire 
naufrage.  L'expression  en  est  si  outrée  qu'elle  toucherait  au 
comique,  si  la  sincérité  n'y  éclatait  à  chaque  ligne  :  «  Je  suis 
dans  un  état  affreux,  écrit-elle  au  prince;  je  n'ose  plus  voir  ma 
fille, que  lui  dirais-je?...  Je  suis  pénétrée  de  douleur  et  de  con- 
fusion; la  plume  me  tombe  des  mains;  je  ne  vois  que  des 
horreurs!...  —  Mon  courage  est  épuisé,  confie-t-elle  à  un  autre 
correspondant;  si  le  prince  persiste  dans  ses  exigences,  tout  sera 
donc  fini,  tout,  hormis  mon  désespoir  qui  ne  finira  qu'avec  ma 
vie!  » 

Le  calme  d'Honoré  contraste  curieusement  avec  ces  hyper- 
boles. Sans  s'arrêter  aux  invectives,  il  poursuit  froidement  son 
chemin.  Les  instructions  qu'il  adresse  à  son  représentant  à  Gênes 
sont  sèches,  nettes,  positives,  comme  un  exploit  d'huissier.  «  Si 
M.  de  Brignole,  lui  mande-t-il,  ne  vous  donne  pas  dès  demain 
une  acceptation  signée  de  lui  des  articles  dont  vous  m'avez 
envoyé  copie,  je  vous  ordonne  de  partir  sans  retard,  et  vous  dé- 
fends expressément  de  faire  ni  entendre  aucune  autre  proposition. 
Je  compte  que  vous  serez  exact,  et  je  vous  le  conseille.  »  Tel  est 
le  ton  habituel  de  ses  correspondances.  Une  âme  aussi  maîtresse 
d'elle-même  devait  nécessairement  triompher.  Après  deux  mois 
de  discussions,  les  résistances  tombèrent  :  les  premiers  jours  de 
juin  virent  la  victoire  du  prince,  l'acceptation  complète  de  toutes 
ses  conditions.  «  H  faut  passer  l'éponge  sur  le  passé,  »  écrit  avec 
résignation  la  marquise,  qui  se  console  de  ses  déboires  en  admirant 
avec  sa  fille  les  riches  bijoux  de  la  corbeille:  «  M.  de  Brignole 
lui-même,  dit-elle,  les  a  trouvés  fort  beaux;  il  invitait  tout  le 
monde  à  les  voir,  de  fort  bonne  grâce.  »  La  célébration  du  ma- 
riage fut  fixée  au  15  juin.  Une  minutieuse  étiquette  régla  tous 

(1)  Lettres  de  Chabrol  (Arch.  de  Monaco). 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  détails  de  la  cérémonie.  En  sa  qualité  de  souverain,  Honoré 
se  dispensa  de  se  rendre  lui-même  à  Gênes.  Un  de  ses  gentils- 
hommes, Honoré  de  Monléon,  fut  chargé  de  le  représenter,  tandis 
que  son  cousin,  Don  Marcello  Durazzo,  épousait  par  procura- 
tion ]\r'^  de  Brignole  (1).  Puis  la  jeune  épousée,  accompagnée  de 
ses  parens  et  d'une  suite  nombreuse,  prit  place  sur  une  «  galère  » 
magnifiquement  parée.  Une  flottille  de  la  République  l'escorta 
en  grande  pompe  jusqu'au  point  limitrophe  entre  les  eaux  de 
Gênes  et  celles  de  Monaco. 

Jusque-là  tout  marchait  à  souhait.  Un  incident  survint  qui 
pensa  tout  gâter.  Lorsque  l'on  fut  en  vue  du  port  de  Monaco, 
M"'^  de  Brignole,  fort  entichée  de  sa  naissance,  prétendit  que  le 
prince  vînt  en  personne  chercher  sa  femme  sur  le  vaisseau  qui 
la  portait.  Refus  péremptoire  d'Honoré,  à  qui  sa  dignité  interdit, 
déclare-t-il,  de  «  s'avancer  au  delà  du  quai  de  débarquement.  » 
Indignation  de  la  marquise,  qui,  dans  ces  conditions,  s'oppose  au 
départ  de  sa  fille.  Et  le  conflit  engendre  un  débat  passionné,  des 
pourparlers  interminables,  un  mécontentement  général  dans  la 
flottille  génoise,  qui  remet  à  la  voile  et  se  retire  à  Bordighera. 
Pendant  ce  grave  discord,  le  temps  était  devenu  fort  mauvais  ;  et 
la  triste  flancée,  violemment  éprouvée  par  la  mer,  méditait  avec 
amertume,  à  bord  de  son  navire  ballotté  par  les  flots,  sur  l'incon- 
vénient des  grandeurs  et  la  cruauté  de  l'étiquette  (2).  La  discus- 
sion dura  huit  jours,  et  faillit  un  moment  entraîner  une  rupture 
complète.  Enfin  le  comte  Balbi,  frère  de  M"'^  de  Brignole,  dé- 
pêché en  ambassadeur,  s'avisa  pour  tout  concilier  d'un  biais  in- 
génieux, n  fit  construire  un  pont,  de  la  galère  génoise  au  quai 
de  Monaco.  Sur  ce  fragile  échafaudage,  les  deux  époux,  suivis 
de  leurs  cortèges,  s'avancèrent,  à  distance  égale,  au-devant  l'un 
de  l'autre.  Le  cérémonial  fut  sauvé,  la  vanité  trouva  son  compte  ; 
et  si  l'amour  ne  fut  pas  de  la  fête,  c'est  qu'on  avait  sans  doute 
omis  de  le  prier. 

IV 

Les  débuts  du  ménage  furent  toutefois  plus  heureux  que  ces 
préliminaires  ne  l'eussent  fait  présager.  A  défaut  de  passion  vé- 
ritable, peu  de  femmes,  dans  cette  première  période,  refusent  à 

(1)  Monaco,  par  G.  Saige,  18!)7. 

(2)  Pièces  du  procès  au  Parlement  de  Paris.  (Arcli.  nationales.) 


MARIK-CA'IIIERINE    DE    BRIGNOLE.  o97 

leur  époux  une  sympalliie  confiante,  une  bonne  volonté  tendre, 
qu'il  apparlienl  à  celui-ci  d'arrôter  en  son  essor  ou  de  trans- 
former par  la  suite  en  attachement  durable.  Ilonorô,  comme  tant 
d'autres,  bénéficia  d'abord  de  cette  disposition.  «  Mon  bonheur 
sera  parfait,  lui  écrivait  Marie-Catheriae  la  veille  même  du  ma- 
riage, si  je  puis  efi'ectivement  espérer  que  le  vôtre  en  dépende. 
Je  ne  négligerai  jamais  rien  de  ce  qui  y  pourra  contribuer...  et 
ma  vie  vous  prouvera  que  je  suis  incapable  d'abuser  de  votre 
confiance  (i).  »  Tout  nous  la  montre  résolue  à  tenir  ces  pro- 
messes avec  une  entière  bonne  foi.  Chez  cette  enfant  candide,  un 
peu  craintive,  comprimée  sous  le  joug  d'une  mère  despotique, 
s'éveille  une  âme  sensible,  vibrante,  avide  de  tendresse,  recon- 
naissante des  moindres  attentions,  toute  prête,  pour  peu  qu'il 
l'eût  voulu,  à  se  livrer  sans  réserve  à  l'homme  dont  elle  porte  le 
nom.  La  naissance  d'un  fils,  le  11  mai  1738  (2),  après  des  couches 
laborieuses, resserre  encore  cette  bonne  entente;  et  quand,  deux 
ans  après,  le  prince  de  Monaco  s'absente  pour  précéder  sa  femme 
de  quelques  mois  à  Paris,  les  lettres  qu'elle  lui  adresse  respirent 
une  affection  sincère:  «  On  me  trouve  triste,  lui  mande-t-oUe  le 
lendemain  de  son  départ,  et  comment  pourrais-je  être  autrement, 
n'étant  pas  avec  vous?...  Je  me  fais  cependant  friser  pour  être 
belle,  mais  je  ne  veux  le  paraître  qu'à  vos  yeux.  Je  vous  ai  promis, 
ajoute-t-elle,  un  journal  de  mes  actions;  car,  pour  celui  de  mes 
pensées,  vous  pouvez  aisément  le  connaître:  je  ne  pense  qu'à 
vous  (3).  » 

Ce  journal  qu'elle  annonce,  elle  le  tient  en  eft'et  avec  une 
fidélité  scrupuleuse.  Honoré,  jaloux  et  méfiant,  non  content  de 
prescrire  que,  pendant  son  absence,  Marie-Catherine  demeure  à 
Gênes,  au  milieu  de  sa  famille,  exige  un  compte  exact  de  l'em- 
ploi de  ses  journées,  des  lettres  qu'elle  reçoit,  des  personnes 
qu'elle  fréquente  ;  elle  se  soumet  docilement  à  cet  ordre.  De  ces 
menus  récits,  quotidiens  et  détaillés,  je  détacherai  seulement 
quelques  lignes  çà  et  là,  petits  tableaux  d'intérieur  ou  traits  de 
caractère.  La  vie  qu'elle  mène,  dans  le  palais  de  Gênes  ou  dans  la 
belle  villa  située  aux  portes  de  la  ville,  est  «  unie,  calme  et  soli- 
taire. »  Les  heures  se  passent  à  lire,  à  travailler  à  l'aiguille,  ou 

(1)  Lettres  de  la  princesse,  (.\rcli.  de  Monaco.) 

(21  Ilonoré-Charles-Maurice-.\nne,    duc  de    Valentinois.    La   princesse   eut   un 
second  fils,  Joseph-Marie-Jérôme-Ilonoré,  qui  naquit  le  10  septembre  1763. 
(3)  Lettres  des  29  septembre  et  1"  octobre  1760.  (Arch.  de  Monaco.) 


598  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  encore  à  faire  «.  de  la  très  bonne  musique.  »  Les  exercices  de 
dévotion  tiennent  une  place  importante  :  ((  Si  je  ne  deviens  pas  sainte 
dans  ce  pays-ci,  il  y  aura  bien  du  malheur.  Car,  outre  que  j  en- 
tends tous  les  jours  une  messe  fort  longue,  nous  disons  ensuite 
un  chapelet,  et  une  telle  quantité  d'oraisons  que  cela  dure  deux 
heures.  —  Je  ne  sais  trop,  ajoute-t-elle  avec  malice,  si  maman 
serait  aussi  dévote,  au  cas  que  papa  ne  fût  pas  là  !  »  Les  soins 
donnés  à  son  enfant  occupent  fort  la  jeune  femme  ;  elle  est  fière 
de  son  «  chef-d'œuvre,  »  et  cette  admiration  s'exprime  avec  une 
naïveté  touchante  :  «  Il  est  en  vérité  toujours  plus  charmant  ! 
s'écrio-t-elle.  Il  est  fait  à  peindre,  et  la  tête  m'en  tourne.  Ce 
matin,  nu  dans  l'eau,  il  était  de  toute  beauté,  et  ressemblait  beau- 
coup aux  portraits  d'enfans  de  Van  Dyck...  Il  embrasse  son  cher 
papa  de  Monaco,  car  c'est  ainsi  qu'il  vous  appelle.  Vous  l'aime- 
riez à  la  folie,  si  vous  le  connaissiez.  »  Peu  de  visiteurs  étrangers 
traversent  cette  paisible  existence,  la  jalousie  du  prince  peut  se 
rassurer  sur  ce  point.  A  peine  quelques  intimes,  le  soir,  pour  faire 
le  pharaon  :  «  Nous  y  jouons  tous  les  soirs  ;  il  y  a  cent  livres  en 
banque  ;  on  met  deux  sols  par  carte  ;  mais  ceux  qui  aiment  le  jeu 
augmentent  le  chilTre  sans  s'en  apercevoir,  et  maman  est  du 
nombre...  Elle  perd  depuis  quelques  jours  assez  honnêtement,  ce 
qui  la  met  de  fort  mauvaise  humeur.  Pour  moi,  en  cinq  jours,  j'ai 
perdu  trente  francs,  quoique  vous  soyez  persuadé  que  je  raffole  du 
jeu,  et  que  maman  assure  qu'elle  le  déteste.  » 

Dans  ce  familier  babillage  se  glissent  parfois  quelques  propos 
d'un  ordre  plus  sérieux,  des  conseils  politiques,  qui  témoignent 
d'un  esprit  pratique  et  judicieux.  Elle  recommande  à  son  époux 
d'user  avec  Ghoiseul  de  prudence  et  de  ménagemens ,  de  «  le 
cultiver  avec  soin  sans  se  fier  aucunement  à  lui,  »  car  nul 
homme,  assure-t-elle,  n'est  moins  d'accord  avec  son  apparence. 
La  meilleure  marche  à  suivre  est  de  le  prendre  par  Fintéret,  de 
lui  montrer  l'utilité  d'avoir  à  Monaco  «  un  prince  de  la  plus  sûre 
confiance,  et  qui  soit  pour  la  France  un  ami  véritable.  »  Il  faut 
surtout,  dit-elle,  «  qu'il  nous  soutienne  toujours  contre  le  roi  de 
Sardaigne;  car,  si  ce  dernier  devenait  jamais  le  maître  de  nos 
côtes,  il  empêcherait  le  commerce  de  France,  et  serait  une  barrière 
pour  les  armées  de  terre  et  de  mer.  C'est  ce  qu'il  convient  de  per- 
suader au  ministre.  »  Que  Ion  ne  s'étonne  pas  de  ce  nouveau 
langage.  Ces  quelques  mois  de  recueillement  ont  achevé  de  mûrir 
l'àme  de  Marie-Catherine  et  de  donner  l'essor  à  son  intelligence. 


MARIE-CATHERINE    DE    RRIGNOLE.  599 

Traitée  en  enfant  par  sa  mère,  en  jouet  de  luxe  par  son  mari, 
elle  prend  maintenant  conscience  et  possession  d'elle-même.  Sa 
personnalité  se  dégage,  ses  goûts  se  forment,  sa  volonté  s'affirme; 
et  lorsque  enfin,  dans  les  derniers  jours  de  17G0,  le  prince  de 
Monaco  la  mande  en  France  auprès  de  lui  (1),  ce  n'est  plus  une 
timide  et  novice  ccolière,  mais  une  femme  véritable  qu'il  voit 
débarquer  à  Paris.  La  surprise  qu'il  éprouve  de  cette  méta- 
morphose tournera  bientôt  en  dépit  :  avec  un  homme  de  cette 
trempe,  du  dépita  la  violence,  le  pas  est  aisément  franchi. 

C'est  aux  eaux  de  Plombières,  le  23  novembre  de  l'année  sui- 
vante, qu'eut  lieu  la  «  présentation  »  officielle  de  la  princesse  de 
i\Ionaco.  Chacun  sait  l'importance  qu'on  attachait  alors  à  cette  cé- 
rémonie. Les  yeux  de  toute  la  Cour,  convoquée  pour  ce  spectacle, 
se  fixaient  sur  la  femme  présentée,  épiant  malignement  un  geste 
maladroit,  une  parole  déplacée,  un  manquement  à  l'étiquette, 
une  faute  dans  l'ajustement.  Toute  une  réputation  de  beauté,  de 
goût,  d'élégance,  dépendait  de  cette  courte  et  difficile  épreuve. 
Ce  fut  pour  Marie-Catherine  une  journée  de  triomphe.  Belle  à 
miracle,  modeste  sans  embarras,  assurée  sans  hauteur,  elle  lut 
dans  tous  les  regards  les  signes  certains  du  succès  :  la  bienveil- 
lance souriante  du  roi,  l'admiration  des  hommes,  l'envie  de  toutes 
les  femmes.  Chacun  dès  ce  moment  s'empressa  autour  d'elle  ;  de 
cette  cour,  la  plus  belle  du  monde,  elle  fut  une  des  plus  belles 
parures  ;  une  troupe  d'adorateurs  escorta  tous  ses  pas.  L'un  d'eux, 
parmi  cette  foule  nombreuse,  se  fit  bientôt  remarquer,  non 
seulement  par  son  rang  qui  l'élevait  fort  au-dessus  des  autres, 
mais  par  sa  vive  passion,  sa  constance,  son  assiduité,  et  ce  n'était 
rien  moins  qu'un  prince  du  sang  royal,  Louis-Joseph  de  Bourbon- 
Condé. 

Veuf  depuis  huit  mois  (2),  avec  deux  enfans  en  bas  âge,  le 
prince  de  Condé  comptait  vingt-cinq  ans  à  peine.  Il  arrivait  de 
l'armée,  et,  pour  la  première  fois  depuis  son  deuil,  venait  de  re- 
paraître à  la  Cour.  Les  talens  qu'il  avait  montrés  dans  les  pre- 
mières campagnes  de  la  guerre  de  Sept  ans  lui  valaient,  à  cette 
époque,  une  popularité,  dont  il  n'était  pas  indigne.  Malgré  son 

(1)  La  princesse,  en  allant  rejoindre  son  mari,  laissait  son  fils  à  ses  parens  : 
«  Je  n'ai  pas  encore  eu  le  courage,  écrit-elle,  d'annoncer  mon  départ  à  mon  père. 
-Maman  aura  moins  de  chagrin  ;  je  crois  que  mon  enfant  a  pris  la  place  que  j'occu- 
pais dans  son  cœur.  <> 

{•!)  La  princesse  de  Condé,  née  Rohan-Soubise,  était  morte  le  5  mars  1760,  après 
sept  ans  de  niari;ige. 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ambition  et  son  désir  de  plaire,  le  premier  abord  chez  lui  n'était 
pourtant  pas  engageant;  de  la  sauvagerie  de  son  enfance,  il  con- 
serva longtemps,  en  dépit  de  ses  efforts,  une  humeur  concentrée, 
une  difficulté  d'expansion,  que  l'on  taxait  souvent  de  dissimulation 
et  de  sécheresse  de  cœur.  Ceux  qui  le  connaissaient  mieux  lui 
rendaient  plus  de  justice,  et  le  proclamaient  bon,  sensible,  loyal 
et  chevaleresque.  Tel  est  bien,  en  effet,  le  fond  de  sa  nature;  ses 
défauts,  ses  faiblesses,  ne  sont,  pour  la  plupart,  que  le  fruit  de 
l'éducation  et  du  milieu  où  il  vécut.  Arrivé  à  la  vie  publique  sous 
le  règne  de  la  Fompadour,  il  croit  trop  aisément  au  pouvoir  des 
petits  moyens,  et  confond  volontiers  l'intrigue  avec  la  politique. 
Frivole,  le  mot  est  peut-être  excessif;  du  moins  est-il  enclin  à 
traiter  légèrement  les  choses  réputées  graves ,  tout  en  attachant  trop 
de  prix  aux  propos  de  salons,  aux  préjugés  de  caste,  aux  vanités  du 
monde.  Mais  il  redevient  grand  sur  les  champs  de  bataille.  Là,  il 
est  vraiment  un  Condé.  Dans  la  ilamme  de  son  regard,  l'accent 
bref  de  sa  voix,  la  netteté  de  son  coup  d'oeil,  l'heureuse  précision  de 
ses  ordres,  revit  une  étincelle  de  l'àme  de  son  glorieux  aïeul. 

Sa  manière  d'être  avec  les  femmes  se  ressent  des  contradic- 
tions de  cette  nature  complexe.  Il  prend  feu  rapidement,  s'indigne 
des  obstacles,  prétend  du  premier  coup  emporter  toutes  les 
résistances;  et  cette  témérité  lui  a  plus  d'une  fois  réussi.  Mais 
s'il  échoue  dans  son  attaque,  il  ruse,  il  parlemente,  il  louvoie  et 
s'obstine,  et  ne  désarme  pas  qu'il  n'en  soit  venu  à  ses  fins.  La 
comtesse  de  Genlis  met  cette  ténacité  au  compte  de  «  l'ambition  » 
du  prince.  Il  professait,  dit-elle,  qu'une  jolie  femme  est  toujours 
propre  à  quelque  intrigue,  et  que,  pour  s'assurer  d'elle,  il  n'est 
qu'une  bonne  manière.  Ce  sont  propos  perfides  de  coquette  dédai- 
gnée. Toute  la  suite  de  sa  vie  dément  cette  calomnie.  Ses  amours 
lui  nuisirent  plus  quelles  ne  le  servirent  ;  et  sa  persévérance  n'est 
que  l'orgueil  d'une  âme  qui  ne  peut  supporter  l'idée  de  la  défaite. 
Une  fois  arrivé  à  son  but,  il  reste  tendre,  et  devient  infidèle.  Son 
cœur,  ainsi  qu'il  dit,  demeure  «  inébranlable,  »  mais  son  esprit 
voltige,  et  court  à  de  nouvelles  conquêtes.  Son  physique  est  d'ac- 
cord avec  ses  prétentions  :  sa  taille,  peu  élevée,  est  svelte,  bien 
prise;  son  visage  long,  mince,  au  nez  aquiliii,  à  la  bouche  spiri- 
tuelle, n'est  pas  dépourvu  d'agrément.  S'il  n'a  l'usage  que  d'un 
seul  œil  (1),  cette  défectuosité,  qui  vient  de  naissance,  est  invisible 

(1)  Son  père,  le  duc  de    Bourbon,  ita't  borgne,   d'un  accident  survenu  à  la 


MARIE-CATHERINE    DE    UltlGNOLE.  601 

à  qui  n'en  est  pas  averti.  Il  a  l'intelligence  ouverte,  cultivée,  sait, 
lorsqu'il  s'abandonne,  causer  avec  charme,  donne  à  ses  lettres  un 
ton  élégant  et  facile.  En  faut-il  davantage,  quand  on  est  prince 
du  sang,  pour  devenir  un  soupirant  dangereux  auprès  d'une  femme 
de  vingt  ans,  dénuée  d'expérience,  mariée  à  un  homme  d'âge 
mûr,  avare  et  tyrannique,  qui  la  gouverne  avec  rudesse,  et  va 
la  maltraiter  demain? 

Le  prince  de  Monaco,  rendons-lui  cette  justice,  n'épargna  rien 
pour  assurer  et  hâter  sa  disgrâce.  L'aveuglement  dont  il  fait 
preuve  au  début  est  dans  la  tradition  classique.  Jaloux  de  tout 
le  monde,  il  n'excepte  de  ses  soupçons  que  le  seul  prince  de 
Condé.  Celui-ci,  non  moins  fidèle  à  son  rôle,  fait  la  cour  au 
mari,  le  traite  en  confident  et  en  ami  intime;  Honoré  s'en  montre 
flatté,  répond  à  ces  avances,  ne  manque  pas  un  souper  du  prince, 
l'accompagne  au  spectacle,  emmène  régulièrement  sa  femme  aux 
réceptions,  aux  brillantes  «  séries  »  de  Chantilly  (1).  Imprudence 
plus  grave  encore,  cette  époque  est  celle  qu'il  choisit  pour  com- 
mencer à  délaisser  sa  femme.  Il  l'abandonne  à  Paris,  isolée,  sans 
appui,  pendant  des  saisons  entières,  tandis  qu'il  se  consacre,  dans 
son  domaine  de  Thorigny  (2),  àl'élevage  des  chevaux,  qui  devient 
en  peu  de  temps  sa  passion  exclusive.  Là,  seul  avec  ses  palefreniers, 
il  passe  toutes  ses  journées  dans  les  cours  du  château,  en  tenue 
négligée,  «  sans  bas  et  sans  culotte,  en  petite  robe  légère,  à  faire 
trotter  ses  poulains  (3),  »  prend  rapidement,  à  ce  métier,  les  goûts, 
les  mœurs  et  le  langage  des  gens  qui  composent  désormais  sa 
société  préférée.  Lorsque  la  princesse  le  rappelle,  le  prie  aima- 
blement de  hâter  son  retour,  demande  avec  douceur  «  si  les 
plaisirs  de  Thorigny  lui  font  complètement  oublier  une  femme 
qui  l'aime  et  serait  bien  aise  de  le  voir,  »  à  peine  prend-il  le  temps 
de  lui  répondre;  il  se  borne  le  plus  souvent  à  dicter  à  son  secré- 
taire quelques  lignes  brèves,  banales,  indifférentes. 

En  dépit  de  ces  maladresses,  malgré  tant  dardeur  d'un  côté, 
tant  de  froideur  de  l'autre,  Marie-Catherine,  durant  bien  des 
années,  résiste  et  lutte  avec  courage.  La  tendresse  qu'elle  inspire 
la  touche  assurément;  la  constance  de  Condé  a  dissipé  ses  pre- 
mières méfiances  ;  elle  croit  à  la  sincérité  d'un  amour  si  persévé- 

chasse,  et  tous  ses  enfans,  légitimes  ou  bâtards,  naquirent  borgnes  du  même  œil. 
(Mémoires  de  ^f'"'  de  Genlis.) 

{[]  Souvenirs  de  M""  de  la  Ferlé-lmhauit.  (Arcli.  de  la  famille  d'Estampes.) 

(2)  Propriété  du  prince  de  Monaco  en  Normandie. 

(3)  Lettres  de  la  princesse  de  Monaco,  de  novembre  1762. 


602  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rant.  Mais  ce  sentiment  qu'elle  partage,  elle  le  veut  chaste  et  sans 
reproche;  elle  se  complaît  dans  ce  beau  rêve  et  fuit,  sourde  à 
toutes  les  instances,  les  occasions  de  défaillance (1).  Est-ce  pureté 
instinctive  d'une  âme  que  toute  souillure  effraie?  Orgueil  d'un  cœur 
hautain  qui  répugne  à  toute  déchéance,  et  dédaigne,  comme  in- 
digne de  soi,  la  vulgarité  de  la  chute?  Principes  de  religion,  res- 
pect delà  foi  jurée,  ou,  plus  modestement,  frayeur  de  la  vengeance 
d'un  mari  jaloux  et  brutal?  Peut-être  une  de  ces  causes,  peut-être 
toutes  ensemble.  Nos  actions  les  plus  simples  ont  des  mobiles  com- 
plexes; nul  ne  peut  se  vanter  d'en  pénétrer  tout  le  mystère.  Mais, 
—  bien  qu'en  telle  matière  l'affirmation  soit  délicate  et  provoque 
aisément  le  sourire,  —  les  présomptions  sont  ici,  semble-t-il, 
tout  en  faveur  de  la  vertu.  Les  assurances  de  la  princesse,  celles 
même  de  ses  amies,  paraîtraient  peut-être  suspectes.  Il  n'en  est 
pas  de  même  des  lettres  de  Condé  qui  datent  de  cette  époque, 
lettres  confidentielles,  égarées  dans  quelque  tiroir,  dont  le  ton  ne 
laisse  guère  de  doute  sur  l'innocence  de  celle  à  qui  elles  furent 
adressées.  On  en  pourra  juger  par  celle,  —  choisie  presque  au  ha- 
sard, —  dont  je  donne  ici  la  teneur,  et  l'on  verra  si  rien,  dans  ce 
galant  badinage,  ressemble  à  la  correspondance  de  deux  amans 
heureux  : 

«  Paris,  6  juillet  1764. — Il  n'y  a,  princesse,  rien  de  nouveau 
à  Paris  depuis  votre  départ  (2),  qu'une  désolation  générale.  Les 
Amours  sont  en  défaut,  comme  les  chiens  de  M.  le  duc  d'Orléans, 
et  les  Ris  pleurent  toute  la  journée.  Cette  consternation  m'a  engagé 
à  venir  à  la  Cour.  Je  n'y  ai  rien  vu  de  remarquable,  que  la  grande 
Brancas  au  milieu  d'un  camp,  ayant  un  grand  chapeau  bordé  par- 
dessus sa  cornette,  et  ressemblant  à  un  parfait  grenadier.  Per- 
sonne pourtant  ne  s'est  présenté  pour  l'engager.  M""^  d'Egmont 
est  ici.  Dans  une  conversation  que  nous  eûmes  hier,  elle  déplorait 
le  malheur  et  les  inconvéniens  attachés  aux  jours  d'une  jeune 
et  jolie  femme.  J'ai  pris  la  liberté  de  lui  représenter  qu'elle  se 
divertissait  toute  la  journée,  que,  selon  son  désir,  elle  pouvait  se 
coucher  avec  les  poules  ou  avec  l'aurore,  que  les  Amours  étaient 
à  ses  ordres,  qu'elle  les  chassait  et  les  retenait  suivant  l'ennui  ou 
la  dissipation  qu'elle  en  pouvait  retirer,  et  qu'avec  ces  petits  dé- 
dommagemens  et  un  peu  de  philosophie,  elle  pouvait  supporter 
le  malheur  de  son  état.  Ce  que  je  vous  en  dis  n'est  que  pour  vous 

(1)  Souvenirs  de  M""  de  la  Ferlé-hnbuulf. 

(2)  La  princesse  était  en  ce  moment  à  Gênes,  dans  sa  famille. 


-MARIE-CATHERINE    DE    RRIGNOLE.  G03 

engager  à  soutenir  les  inconvéniens  du  vôtre...  Le  chevalier  de 
Durfort  est  dans  ma  chambre.  Son  visage  est  moins  altéré,  il  s'est 
blanchi  à  Compiègne.  J'imagine  que  la  douce  peau  de  sa  dame  est 
comme  la  lance  de  Tél^phe,  qui  guérissait  les  blessures  qu'on  en 
avait  reçues.  Quoi  qu'il  soit,  le  remède  est  bon;  je  suis  souvent 
tenté  d'en  user,  seulement  par  précaution.  Vous  avez  sur  les  cœurs 
le  même  empire,  et  les  maux  de  votre  absence  seront  guéris  par 
votre  retour.  Adieu,  princesse,  je  vous  assure  de  mon  attachement 
et  de  mon  respect.  » 


Nous  nous  jugeons  nous-mêmes  selon  notre  conscience.  Le 
monde, —  etc'est  justice, —  forme  son  opiniond'après  ce  qu'il  voit 
de  nos  actes.  Condé  et  Monaco,  ces  deux  noms  retentissans,  furent 
bientôt  associés  dans  l'esprit  du  public.  La  passion  affichée  de  l'un, 
l'évidente  sympathie  de  l'autre,  devinrent  à  la  cour  et  à  la  ville  le 
propos  ordinaire.  La  médisance,  comme  on  peut  croire,  poussa  jus- 
qu'au bout  l'aventure  :  à  ces  amans  épris  l'on  eût  cru  faire  du  tort, 
en  supposant  un  seul  instant  qu'ils  se  fussent  arrêtés  en  route.  Il 
fut  dès  lors  inévitable  que  quelque  écho  de  ces  rumeurs  arrivât  aux 
oreilles  du  prince  de  Monaco.  Si  l'on  en  croit  Marie-Catherine,  les 
premières  insinuations  vinrent  de  sa  propre  belle-sœur,  la  com- 
tesse de  Valentinois,  née  Ruffec,  femme  envieuse  et  intrigante, 
qui  la  détestait  de  longue  date.  Des  accusations  plus  précises  affo- 
lèrent bientôt  Honoré.  Une  nuée  de  billets  anonymes  fondit  sur 
le  jaloux,  lui  disant  l'heure,  le  lieu,  les  circonstances  des  rendez- 
vous,  fouettant  sa  colère  par  de  grossières  railleries  :  «  M"*  de 
Monaco  a  soupe  ici  hier,  — écrit  «  une  amie  »  inconnue,  —  il  y  avait 
quarante  personnes.  En  vérité,  je  ne  conçois  pas  comment  elle 
ose  se  montrer  dans  le  monde!...  Est-ce  que  vous  n'imaginiez  pas 
qu'elle  serait  comme  sa  mère?  Vous  n'aviez  donc  pas  pensé  à  cela 
avant  de  l'épouser?  »  —  «  Saviez-vous  depuis  longtemps  M.  le 
Prince?  interroge  un  autre  vengeur  de  morale.  Il  y  a  trois  ou  quatre 
ans  que  cela  dure.  Vous  auriez  dû  vous  en  apercevoir,  car  il  pas- 
sait sa  vie  chez  vous.  Nous  nous  disions  :  si  le  prince  découvre 
l'intrigue,  il  l'enfermera  à  Monaco.  On  s'attendait  que  vous  pren- 
driez quelque  parti  violent.  »  On  imagine,  sur  un  tempérament 
brutal,  l'effet  de  ces  excitations.  La  première  explication  fut  ter- 
rible  :   aux  insultes   succédèrent  les  gestes  menaçans  ;  Marie- 


60 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Catherine  épouvantée  craignit  un  moment  pour  sa  vie.  Mais  cette 
explosion  passagère  ne  fut  rien,  assure-t-elle,  au  prix  du  «  long 
supplice  »  qui  commença  pour  elle.  De  nombreux  témoignages, 
recueillis  par  la  suite  dans  le  procès  de  séparation,  viennent  con- 
firmer ses  dires.  Odieuses  imputations,  surveillance  humiliante 
de  chaque  sortie,  de  chaque  visite  reçue,  de  chaque  mot  échangé 
dans  le  monde,  reproches  sangians  adressés  en  public,  scènes  ré- 
voltantes devant  les  domestiques,  réconciliations  imposées,  plus  in- 
jurieuses que  les  querelles;  on  ne  peut  lire  sans  une  pitié  profonde 
cette  monotone  et  triste  litanie.  La  mauvaise  chance  voulut  que, 
justement  à  cette  époque,  eussent  lieu  à  Chantilly  des  réceptions 
extraordinaires  où  fut  conviée  toute  la  Cour.  Le  prince  héréditaire 
de  Brunswick  y  vint,  dans  l'été  de  1767,  passer  quelques  semaines 
chez  le  prince  de  Condé.Ce  furent,  pendant  quinze  jours  de  suite, 
des  fêtes  incomparables,  soupers,  feux  d'artifices,  promenades  sur 
les  canaux  en  des  gondoles  parées,  «  bals  champêtres,  »  où  des 
milliers  de  villageois,  «  vêtus  d'habits  de  basin  blanc  ornés  de  ru- 
bans multicolores,  »  se  mêlent  aux  nobles  invités  et  dansent  avec 
eux  sur  les  pelouses.  Le  prince  de  Monaco,  en  dépit  de  ses  soup- 
çons, crut  devoir  paraître  au  château  et  y  mener  sa  femme  ;  mais  sa 
jalousie  en  éveil  sut  en  rendre,  pour  elle,  le  séjour  intolérable.  Sans 
cesse  attaché  à  ses  pas,  il  épie  ses  moindres  paroles,  lui  interdit  la 
pro  menade  et  la  danse,  la  contraint,  lorsqu'il  va  sou  per ,  à  s'enfermer 
dès  neuf  heures  dans  sa  chambre,  y  entre  par  surprise,  plusieurs 
fois  dans  la  nuit,  pour  s'assurer  qu'elle  est  effectivement  couchée  ; 
et,  quand  le  prince  de  Condé,  par  une  inspiration  maladroite, 
insiste  pour  garder  ses  hôtes  une  journée  de  plus  sous  son  toit,  la 
colère  d'Honoré  est  telle  que,  remonté  chez  lui,  il  s'élance  sur  sa 
femme,  et  fait  mine  de  la  précipiter  dans  les  fossés  du  château  (1). 
A  ces  procédés  violens,  Marie-Catherine  oppose  au  début  une 
inaltérable  douceur.  Ses  lettres  à  son  mari,  durant  cette  année 
1767,  témoignent  de  sa  patience,  de  sa  bonne  volonté.  Elle  est 
prête,  pour  acheter  le  repos,  à  tous  les  sacrifices;  elle  offre  spon- 
tanément de  renoncer  à  une  intimité  qui  est  l'unique  bonheur  de 
sa  vie.  Elle  est  «  fâchée  des  inquiétudes  causées  par  le  voyage  à 
Chantilly;  »  aussi  a-t-elle  décliné  pour  l'avenir  toute  invitation 
de  ce  genre  :  «  Je  ne  suis  pas,  ajoute-t-elle  joliment,  comme  le 
chien  du  jardinier;  car  j'ai  plaisir  à  savoir  que  tout    le  monde 

(1)  Déposition  des  témoins.  (Arcti.  nationales.)  ' 


MAIUE-CAIIIEIUNE    DE    BRKINOLE.  605 

s'amuse,  et  la  pensée  du  plaisir  des  autres  me  console  un  peu  de 
ne  le  point  partager.  »  Elle  se  prive,  pendant  les  absences  d'Ho- 
noré, de  toutes  distractions,  ne  va  plus  à  la  Cour,  reste  au  logis 
avec  ses  deux  enfans,qui  seront  désormais  «  les  seuls  sujets  inté- 
ressans  »  pour  elle.  «  Cette  vie,  dit-elle  sans  amertume,  serait 
peut-être  ennuyeuse  pour  une  autre;  mais  elle  me  plaît  :  elle  est 
douce,  uniforme  et  tranquille.  »  Pour  dissiper  tous  les  soupçons, 
elle  autorise  même  son  mari  à  décacheter  ses  lettres  :  <(  Vous  ne 
trouverez  dans  aucune  d'elles  rien  qui  puisse  blesser  votre  déli- 
catesse, et  vous  m'offensez  fort  en  disant  que  vous  n'avez  pas 
assez  de  confiance  en  moi  pour  les  lire.  »  Et,  quand  toutes  ces 
avances  sont  repoussées  avec  rudesse,  la  plainte  qui  lui  échappe 
reste  encore  mesurée  et  discrète  :  «  Je  sais  bien  que  j'ai  toujours 
tort.  Je  ne  m'en  connais  qu'un  seul,  que  je  ne  me  pardonne  pas, 
c'est  de  m'être  ruiné  la  santé  par  un  excès  de  complaisance  que 
personne  n'aurait  eu.  Le  proverbe  a  raison  :  Qui  se  fait  brebis,  le 
loup  le  mange  !  » 

L'année  qui  suit  voit  le  triste  ménage  tourner  au  véritable 
enfer.  Aux  scènes,  aux  invectives,  le  prince  ajoute  maintenant  des 
humiliations  de  tous  genres.  Il  se  lance  dans  la  galanterie,  entre- 
tient des  maîtresses,  affiche  avec  ostentation  une  actrice  en  re- 
nom de  la  Comédie  Italienne.  Un  jour,  en  plein  théâtre,  il  inter- 
pelle à  haute  voix  l'Arlequin,  lui  défend  d'approcher  d'aussi  près, 
—  même  sur  les  planches  et  dans  la  pièce,  —  la  femme  dont  il 
se  proclame  le  seul  seigneur  et  maître  ;  il  cause  un  tel  scandale 
que  le  spectacle  cesse,  que  l'Arlequin,  soutenu  par  le  public,  dit 
vertement  son  fait  au  prince,  et  que  le  parterre,  par  ses  huées, 
contraint  l'interrupteur  à  quitter  brusquement  la  place.  Marie- 
Catherine,  de  son  côté,  ne  tarde  pas  à  se  donner  des  torts.  Elle 
regimbe  maintenant  sous  l'outrage,  secoue  ouvertement  le  joug, 
brave  des  défenses  dont  l'injustice  révolte  sa  fierté.  Cela  s'excuse 
sans  doute;  mais  elle  va  plus  loin,  et  dépasse  la  mesure  :  elle 
cherche  à  s'étourdir,  se  grise  dans  les  plaisirs  frivoles,  fait  fi  de 
l'opinion  du  monde,  se  compromet  imprudemment  par  des  légè- 
retés inutiles.  Une  aventure,  insignifiante  en  soi,  défraie  un  mo- 
ment la  chronique.  A  la  fin  d'un  souper  chez  M"^  de  Beuvron,  la 
princesse  et  le  comte  de  Thiard  pénètrent  ensemble  dans  un  bou- 
doir, isolé  au  bout  de  l'appartement;  un  petit  meuble  élégant, 
propre  à  celer  des  billets  doux,  tente  leur  curiosité;  indiscrète- 
ment, ils  cherchent  à  l'ouvrir,  la  clé  dont  ils  se  servent  se  brise 


606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  serrure;  vainement  ils  s'évertuent  à  réparer  le  dégât,  un 
valet  les  surprend  pendant  l'opération  ;  il  n'est  pas  d'autre  issue 
que  de  tout  confesser  à  la  maîtresse  de  maison  :  «  Ah!  Madame, 
dit  celle-ci,  cela  est-il  possible?  Il  faut  que  vous  le  disiez  vous- 
même  pour  que  cela  puisse  se  croire!  »  Et  l'histoire  se  répand, 
fait  le  tour  des  salons,  provoque  mille  commentaires  :  «  Le  mal- 
adroit cavalier,  conclut  Horace  AYalpole,  d'employer  si  lourde- 
ment son  temps  dans  un  boudoir ,  avec  la  plus  jolie  femme  de 
France  et  si  portée  à  la  curiosité  (1)  !  » 

La  nouvelle  attitude  de  M""  de  Monaco  hâta  l'inévitable  dé- 
nouement. Le  prince  exaspéré  ne  connaît  plus  de  ménagemens, 
passe  des  menaces  aux  voies  de  fait,  prétend  user  de  violence  et 
séquestrer  sa  femme  ;  si  bien  qu'elle  tombe  malade,  crache  le 
sang,  dépérit,  et  Tronchin  consulté  s'alarme  pour  ses  jours  (2). 
Des  parens  interviennent,  l'évêque  du  Mans,  Louis- André  de  Gri- 
maldi,  cousin  d'Honoré  HI,  le  comte  de  Valentinois,  son  frère  : 
«  Mais,  moi,  je  dors,  je  mange  bien,  j'engraisse,  répond  brutale- 
ment Honoré.  —  Sans  doute,  mais  avec  tout  cela,  vous  la  menez 
au  tombeau.  —  Tant  mieux,  j'en  serai  plus  tôt  quitte  !  »  On  n'en 
peut  tirer  autre  chose  (3).  En  des  circonstances  si  extrêmes,  nul 
ne  s'étonna  d'apprendre,  en  juillet  1769,  que  la  princesse,  quit- 
tant la  maison  conjugale,  s'était  retirée  dans  un  couvent  de  Paris, 
Elle  écrivait  le  même  jour  à  l'archevêque,  implorant  l'autorisa- 
tion de  quitter  cet  asile  pour  la  Visitation  du  Mans  :  «  Je  ne  me 
propose  pas,  ajoute-t-elle  mélancoliquement,  d'éviter  des  peines. 
Je  n'ignore  pas  que  l'on  en  trouve  partout,  et  que  l'on  doit  faire 
son  bonheur  de  ne  rien  espérer  d'heureux.  »  La  permission  fut 
accordée,  elle  vécut  un  temps,  au  Mans,  dans  une  tranquille  re- 
traite. Quelques  lettres  de  Condé,  respectueuses  et  tendres,  y  vin- 
rent distraire  sa  solitude  :  «  Je  ne  saurais,  dit-il,  vous  peindre  l'af- 
fliction où  j'ai  trouvé  la  communauté  (de  Paris)  le  jour  de  votre 
départ.  Les  larmes  que  j'ai  vues  couler  ont  adouci  les  miennes... 
Je  vous  regrette  bien  sincèrement,  parce  que  je  vous  suis  vérita- 
blement attaché.  L'amitié  que  j'ai  pour  vous  me  fera  passer  de 
cruels  momens,  ils  ne  pourront  être  amortis  que  par  l'assurance 
que  vous  me  donnerez  que  vous  passez  des  jours  plus  sereins,  et 
que  vous  jouissez  d'une  santé  meilleure...  » 

(1)  Correspondance  de  M""  du  Deffand  avec  Horace  Walpole. 

(2)  La  consultation  de  Tronchin  est  dans  les  pièces  du  procès. 

(3)  Déposition  des  témoins.  (.\rch.  nationales.) 


MARIE-CATHERINE    DE    BRIGKOLE.  607 

Les  prières  et  les  larmes  de  la  marquise  de  Brignole  amenè- 
rent, une  fois  encore,  sinon  un  raccommodement,  du  moins  une 
courte  trêve.  La  marquise,  de  son  palais  de  Gènes,  assiste  avec 
désespoir  à  la  rupture  d'une  union  qu'elle  a  cimentée  de  ses  mains. 
Éperdue  devant  la  ruine  imminente  de  son  œuvre,  elle  va  de 
l'un  à  l'autre,  donne  tort  successivement  à  chacun  des  époux  (1), 
adjure  tantôt  sa  fille  et  tantôt  son  «  aimable  fils  »  d'avoir  pitié  de 
sa  vieillesse,  voit  dans  le  malheur  qui  sappréte  «  un  châtiment 
du  Ciel  pour  ses  propres  péchés.  »  Marie-Gathprine,  émue,  cède 
à  de  telles  instances.  Elle  revient  à  Paris,  reprend  sa  lourde 
chaîne,  fait  provision  de  patience;  et  cette  résignation  ne  sert 
qu'à  provoquer  des  exigences  nouvelles.  Le  prince  l'informe  un 
jour  des  déterminations  qu'il  a  prises  ;  il  va  quitter  la  France  sans 
esprit  de  retour,  emmener  sa  femme  à  Monaco;  elle  ne  franchira 
plus  désormais  les  limites  de  la  principauté.  La  pauvre  créature 
s'affole  devant  cette  perspective  ;  elle  se  voit  livrée  sans  défense 
«  au  despotisme  d'un  mari  qui,  souverain  du  pays,  aurait  sur  elle 
l'autorité  la  plus  absolue;  »  le  palais  orgueilleux  qui  surmonte  le 
rocher  de  Monaco  ne  serait  pour  elle  qu'  «  une  prison,  »  eu  atten- 
dant sans  doute  qu'il  devînt  «  un  tombeau.  »  Tout  plutôt  que 
courir  ce  risque!  Sa  résolution  est  irrévocable  :  princesse  étran- 
gère, elle  fait  appel  aux  juges  de  France  ;  elle  remet  sous  leur 
protection  «  et  sa  liberté  et  sa  vie  (2).  » 

VI 

«  Ma  femme,  écrit  le  prince  de  Monaco,  est  sortie  de  ma 
maison  le  26  juillet  1770,  à  onze  heures  du  matin.  Elle  n'est  point 
rentrée  pour  dîner,  et  j'appris  le  soir  à  huit  heures  qu'elle  s  était 
retirée  dans  un  couvent  de  Bellechasse.  Le  lendemain,  elle  se 
transporta  dans  celui  de  lAssomption,  où  elle  est  restée  jusqu'au 

(1)  «  Ma  fille  n'est  point  légère,  écrit  la  marquise  à  son  gendre;  elle  vous 
aimait  solidement.  Découvrez-moi  votre  cœur:  si  vous  trouvez  dans  sa  conduite 
quelque  chose  à  réformer,  confiez-le-moi.  Mais,  vous,  navez-vous  rien  à  vous  re- 
procher? Ce  que  vous  me  mandez  me  perce  le  cœur...  Aurez- vous  le  courage 
d'ajouter  à  l'horreur  qui  m'accable,  vous,  mon  aimable  fils?  N'empoisonnez  pas  le 
peu  de  jours  qui  me  restent  à  vivre  !  »  —  Le  marquis  de  Brignole  était  mort  dans 
l'intervalle.  Ses  dernières  lettres  à  sa  fille  témoignent  de  ses  angoisses  à  son  sujet  : 
«  J'ai  tout  lieu  de  craindre  que  vous  ne  soyez  pas  heureuse.  Le  silence  que  vous 
gardez  me  fait  trembler  que  ce  que  j'ai  toujours  appréhendé  de  M.  de  Monaco  ne 
fût  vrai.  » 

^2)  Première  plainte  de  la  princesse  de  Monaco.  (.\rch.  nationales.) 


608  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

16  janvier  1771.  »  On  ne  trouvera  pas  ici  le  détail  du  procès  qui 
s'engagea,  la  semaine  suivante,  devant  le  parlement  de  Paris.  Ce 
qu'on  a  lu  dans  les  pages  qui  précèdent  en  fait  assez  connaître  les 
élémens  principaux.  L'information,  rapidement  menée,  fut  acca- 
blante pour  Honoré.  Ses  parens  les  plus  proches,  ses  amis  les 
plus  intimes,  ses  plus  anciens  serviteurs  (1),  déposent  unanime- 
ment contre  lui,  peignent  sa  tyrannie  sous  les  plus  effrayantes 
couleurs.  Le  prince  au  reste  ne  cherche  pas  à  se  défendre.  Tout 
au  plus  envoie-t-il  de  brèves  «  observations,  »  pour  expliquer  et 
atténuer  quelques-uns  des  griefs  qui  lui  sont  reprochés.  Il  s'y 
attache  surtout  à  justifier  son  droit  d'emmener  Marie-Catherine, 
«  sa  femme  et  sa  sujette,  »  dans  la  principauté  :  il  n'y  médite 
contre  elle  aucun  mauvais  dessein;  «  les  juges,  allègue-t-il  spé- 
cieusement, ne  doivent  pas  présumer  le  crime;  et  nulle  loi  ne 
condamne  un  homme  à  avoir  les  deux  mains  coupées,  sous  pré- 
texte qu'il  en  peut  faire  mauvais  usage.  »  Mais  il  ne  s'arrête  guère 
à  ces  contestations,  et,  —  non  sans  dignité, — prend  les  choses  de 
plus  haut.  Prince  de  Monaco  par  droit  de  naissance,  cette  sou- 
veraineté, dit-il,  «  constitue  son  état  essentiel.  »  Il  «  manquerait 
à  soi-même  et  à  sa  postérité  si,  dans  une  affaire  de  cette  sorte, |il 
se  reconnaissait  justiciable  d'aucun  tribunal  étranger.  »  Il  pro- 
clame donc  hautement  l'incompétence  du  parlement,  la  nullité 
de  toute  sentence  prononcée  contre  lui,  et  adresse  à  Louis  XV  un 
mémoire,  d'assez  fière  allure,  pour  rappeler  ces  principes  et  éta- 
blir son  droit.  Le  roi,  embarrassé  et  mécontent,  renvoya  le  mé- 
moire à  Choiseul  (2),  en  recommandant  le  secret.  11  n'y  fut  fait 
aucune  réponse;  la  protestation  d'Honoré  s'enfouit,  pour  n'en 
jamais  sortir,  dans  les  cartons  du  ministère,  et  le  procès  suivit 
son  cours.  Ce  fut  le  plus  rude  coup  porté  par  la  cour  de  France 
à  l'orgueil  et  aux  prérogatives  séculaires  des  princes  régnans  de 
Monaco. 

Les  enquêtes  terminées,  les  témoins  entendus,  le  parlement 
fixa  la  date  du  10  décembre  pour  rendre  sa  sentence.   Mais  un 

(Ij  Le  prinre,  pour  intimider  ces  derniers,  fit  publier  à  nouveau  un  antique 
édit  de  la  principauté,  portant  que  les  domestiques  convaincus  de  faux  témoi- 
gnage devront  être  «  promenés,  montés  sur  un  àne,  par  les  voies  publiques,  avec 
une  rame  sur  l'épaule,  et  recevront  deux  fois  le  fouet  en  public.  » 

(2)  Voici  le  billet  du  Roi  à  Choiseul,  au  sujet  de  cette  atl'aire  :  «  De  Cornpiègne, 
13  août  17"0.  Je  vous  renvoie  le  mémoire  de  M.  de  Monaco.  Si  on  le  communique 
au  Procureur  général,  je  crois  qu'il  pourrait  le  contredire  en  plusieurs  points. Mais 
l'essentiel  est  le  silence  absolu  qu'il  promet  et  qu'il  fera  bien  de  tenir.  Gardez  le 
Mémoire  au  dépôt  secret  des  Atlaircs  étrangères.  »  (Arch.  de  Monaco.) 


MAUIE-CAÏIIERINE    DK    ni'.lGNOLE.  60ÎJ 

grave  événement  remit  soudain  tout  en  question,  comme  si  quel- 
que étrange  maléfice  eût  frappé  ce  mariage  funeste,  et  que,  malaisé 
à  conclure,  sa  dissolution  même  dût  susciter  d'inattendus  obstacles. 
Cette  année  1770  avait  vu  s'aviver  la  querelle  des  parlemens  et  de 
la  royauté;  les  choses  s'envenimèrent  dans  les  premiers  jours  de 
décembre,  et,  le  10  au  matin,  le  parlement  de  Paris,  par  une  réso- 
lution subite,  suspendit  ses  séances  et  cessa  ses  fonctions.  L'émoi 
fut  grand  dans  tout  le  royaume  ;  une  inquiétude  universelle 
accueillit  le  brusque  arrêt  d'un  des  rouages  essentiels  de  l'État; 
au  souci  de  la  chose  publique  s'ajouta  pour  beaucoup  celui  de 
l'intérêt  privé.  Pour  la  princesse  de  Monaco,  cette  disparition 
de  ses  juges,  le  jour  même  assigné  pour  proclamer  sa  déli- 
vrance, fut  un  terrible  coup  de  foudre.  Sa  tête  se  perdit;  un 
véritable  affolement  égara  son  esprit,  et  gagna  par  contagion 
celui  qui,  après  elle,  souhaitait  le  plus  vivement  le  gain  de  son 
procès. 

L'épisode  qu'on  va  lire  n'est  pas  le  plus  glorieux  de  la  vie  de 
Condé;  il  fit  grand  bruit  en  son  temps,  et,  pendant  des  années,  le 
souvenir  en  pesa  sur  la  réputation  du  prince.  Condé,  comme  les 
autres  princes  du  sang,  avait  embrassé  publiquement  la  cause  des 
parlemens.  Dès  l'origine  de  la  lutte,  il  s'était  de  lui-même  exilé 
de  la  cour,  et,  Qonfmé  à  Chantilly,  protestait  par  son  langage  et 
par  son  attitude  contre  la  politique  des  ministres  du  roi.  Aussi 
son  crédit  était  grand  auprès  des  magistrats;  sa  recommandation, 
dans  le  procès  en  cours,  assurait  le  triomphe  de  la  cause  juste  et 
bonne  qui  lui  tenait  si  fortement  au  cœur.  Le  coup  d'audace  du 
10  décembre  le  tira  de  sa  quiétude.  La  nouvelle  aussitôt  reçue,  il 
accourt  à  Paris;  les  larmes  de  son  amie  achèvent  de  le  troubler: 
M""*  de  la  Ferté-Imbault,  qui  le  vit  journellement  pendant  toute 
cette  période,  affirme  qu'il  semblait  réellement  «  hors  de  lui.  »  Les 
jurisconsultes  qu'il  va  voir,  les  politiques  auxquels  il  s'adresse, 
lui  laissent  peu  d'espoir  d'une  solution  prochaine.  Il  voit  déjà 
s'éterniser,  pour  celle  qu'il  aime  avec  ardeur,  une  situation  incer- 
taine, qui  d'un  moment  à  l'autre  peut  devenir  dangereuse  (1).  Il 
médite  pour  la  sauver  mille  projets  chimériques,  et  les  abandonne 
tour  à  tour.  Un  fait  imprévu,  la  disgrâce  de  Choiseul,  éclata  sur 
ces  entrefaites,  et  fournit  l'occasion  cherchée.  Le  jour  même  de 
l'événement,  le  prince  s'en  va  trouver  les  chefs  du  parlement, 

(1)  Le  prince  de  Monaco,  si  l'on  en  croit  la  princesse,  songea  à  «  faire  jeter  par 
force  sa  femme  dans  un  carrosse  »  et  à  l'emmener  à  Monaco. 

TOMS  CL.  —  1898.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lamoignon,  Saint-Fargeau,  ses  amis  personnels,  leur  affirme 
hardiment  que  la  chute  du  ministre  présage  un  revirement  favo- 
rable à  leur  cause,  laisse  entendre  que  «  le  roi  lui-même  »  l'auto- 
rise secrètement  à  tenir  ce  langage  (1).  Que  le  parlement,  leur 
dit-il,  reprenne  sans  délai  ses  fonctions;  cette  marque  de  bonne 
volonté  désarmera  les  dernières  préventions;  le  prince  de  Condé, 
d  accord  avec  Louis  XV,  se  chargera  ensuite  de  rétablir  la  bonne 
entente  entre  le  trône  et  la  magistrature. 

Ces  conseils  furent  suivis.  Le  lendemain,  31  décembre  1770, 
le  parlement  de  Paris,  sur  la  foi  de  ces  promesses,  se  rassembla 
et  tint  séance.  La  première  cause  appelée  fut  celle  de  la  princesse 
de  Monaco.  11  n'y  eut  point  de  plaidoiries;  Taffaire  dura  quelques 
minutes  à  peine;  l'arrêt  fut  rendu  «  tout  d'une  voix.  »  Il  pro- 
nonçait, en  faveur  de  Marie-Catherine,  «  la  séparation  de  corps 
et  d'habitation,  »  faisait  défense  au  prince  «  de  plus  hanter  ni 
fréquenter  son  épouse,  ni  d'attenter  directement  ou  indirectement 
à  sa  liberté,  »  ordonnait  la  restitution  intégrale  de  la  dot.  Huit 
jours  plus  tard,  la  lutte  politique  reprenait,  plus  \aolente  que 
jamais  ;  le  chancelier  de  Maupeou  accentuait  l'attitude  agressive 
du  pouvoir;  le  parlement,  le  8  janvier,  quittait  à  nouveau  ses 
fonctions;  et  le  roi,  le  17  du  même  mois,  dans  ses  «  lettres  de 
jussion,  »  désavouait  formellement  son  cousin  le  prince  de  Condé  : 
«  C'est  en  vain,  dit-il  aux  magistrats,  que  vous  cherchez  à  colorer 
votre  résistance  du  vain  prétexte  d'espérances  conçues  et  ensuite 
évanouies...  Personne  ne  vous  en  a  données,  et  personne  n'a  été 
autorisé  à  le  faire.  » 

Je  n'ai  pas  à  décrire  la  colère  d'Honoré  devant  le  triomphe  de 
sa  femme.  Le  dédain  de  ses  droits  souverains,  les  termes  sévères 
de  l'arrêt,  le  subterfuge  employé  pour  précipiter  la  sentence,  tout 
augmente  son  dépit  et  son  indignation  (2).  Un  rescrit  envoyé  à 
son  peuple  dénonce  solennellement  «  la  révolte  de  son  épouse,  » 

(1)  Souvetni's  de  M'"'  de  la  Ferté-hnbaull.  —  L'Espion  anglais.  —  Mémoires  du 
temps. 

(2)  Voioi  la  lettre,  pleine  de  doucereuse  amertume,  par  laquelle  le  prince 
annonce  à  sa  belle-mère  l'issue  du  procès  :  «  14  janvier  1771.  Madame  votre  fille 
vous  fera  sans  doute  part,  ma  honne  maman,  du  succès  de  ses  vœux.  Cet  événe- 
ment intéresse  trop  sa  réputation  pour  que  je  puisse  y  être  indifférent;  mais  il  ne 
change  rien  à  mon  état,  puisque  depuis  six  mois  elle  a  abandonné  sa  maison  et 
ses  enfans.  Cependant  les  jurisconsultes  que  j'ai  consultés  ont  voulu  que  je  fisse 
un  acte  à  Monaco  pour  la  rappeler  à  ses  devoirs.  Je  ne  me  flatte  pas  que  cela  la 
détourne  du  mauvais  chemin  qu'elle  a  pris,  et  je  crois  qu'il  ne  nous  reste  plus 
d'autres  ressources  que  de  pleurer  sur  elle.  »  La  marquise  de  Brignole  répond  à 


MARIE-CAïUEUINr:    DE    lîUIGNOLE.  611 

la  déclare  «  déchue  de  son  rang,  de  son  titre  et  de  ses  honneurs,  » 
fait  défense  à  quiconque  de  lui  donner  «  un  nom  auquel  elle  a 
renoncé  elle-même  par  sa  félonie.  »  Il  fait  juger  et  condamner  à 
mort,  parles  magistrats  de  Monaco,  ceux  de  ses  sujets  dont  les 
dépositions  l'ont  le  plus  vivement  irrité,  les  fait  exécuter  en 
effigie  dans  la  principauté.  Vengeance  plus  effective,  il  frappe  la 
mère  dans  ses  enfans,  interdit  toute  visite,  tout  commerce  avec 
elle,  fait  renvoyer  par  son  portier  les  lettres  suppliantes  où  elle 
implore  de  leurs  nouvelles  (1). 

Si  l'on  en  croit  certains  pamphlets  de  la  Révolution,  un  duel 
aurait  eu  lieu,  à  l'issue  du  procès,  entre  le  prince  de  Monaco  et 
le  prince  de  Condé,  duel  où  le  premier  eût  été  légèrement  blessé; 
Honoré  aurait,  peu  après,  provoqué  de  nouveau  son  rival,  mais 
Louis  XV  aurait  cette  fois  interdit  la  rencontre.  Les  documens 
authentiques  que  j'ai  eus  sous  les  yeux  ne  soufflent  mot  de  cette 
histoire,  qui  n'a  d'ailleurs  rien  que  de  vraisemblable.  Quoi  qu'il 
en  soit,  c'est  surtout  à  sa  femme  que  s'en  prend  la  rancune  du 
prince  de  Monaco.  Dès  1771,  il  harcèle  le  roi  de  France  de  mé" 
moires  et  de  suppliques,  pour  que  Marie-Catherine,  «  étant  dé- 
chue de  son  rang  de  princesse,  ne  soit  plus  désormais  admise  à 
se  présenter  à  la  Cour.  »  Cette  requête  est  repoussée,  et  les  années 
s'écoulent  sans  apaiser  sa  haine.  A  l'avènement  de  Louis  XVI,  il 
renouvelle  ces  tentatives,  fait  appel  à  l'austérité  du  «  couple  ver- 


«  son  aimable  fils  »  en  se  plaignant  dêtre  la  plus  malheureuse  des  mères,  et  en 
reprochant  à  sa  fille  de  l'avoir  «  moins  considérée  qu'une  simple  connaissance, 
puisque  ce  n'est  qu'une  fois  l'affaire  consommée  qu'elle  a  appris  ce  qui  faisait  la 
nouvelle  du  public.  » 

(1)  Une  lettre  de  la  princesse  de  Monaco  au  marcpiis  de  Gastries,  en  date  du 
9  mars  mi,  expose  éloquemment  sa  douleur  de  cette  privation  :  «  La  barbarie 
avec  lacfuelle  M.  de  Monaco  me  refuse  constamment  mes  enfans  me  force.  Mon- 
sieur, à  vous  importuner.  Je  vous  demande  en  grâce  d'obtenir  de  M.  de  M...  que 
j'aie  la  satisfaction  de  les  voir.  J'ai  écrit,  depuis  ma  sortie  du  couvent,  plusieurs 
fois  à  mon  fils  pour  me  procurer  cette  faveur,  inutilement  à  la  vérité,  mais  au 
moins  on  lui  permettait  de  me  répondre.  Cette  faible  consolation  lui  a  paru  un 
trop  grand  bonheur  pour  moi.  Il  a  eu  la  cruauté,  depuis  quinze  jours,  d'empêcher 
mon  fils  i!e  me  répondre,  et  il  l'a  poussée  au  point  de  défendre  à  son  suisse  de 
recevoir  mes  lettres,  qui  m'ont  été  renvoyées.  J'aime  trop  tendrement  mes  enfans 
pour  ne  pas  réclamer  tous  les  droits  que  la  nature  me  donne,  et  ne  pas  employer 
tous  les  moyens  possibles  de  satisfaire  le  sentiment  le  plus  cher  à  mon  cœur. 
Vous  êtes  vous-même  un  père  tendre,  et  devez  juger  aisément  de  ce  que  je 
souffre!  »  Dans  une  autre  lettre,  elle  rappelle  que,  quelques  années  auparavant, 
quand  son  fils  aîné  fut  inoculé,  elle  s'était  <■  enfermée  avec  lui  pendant  six  se- 
maines, malgré  la  défense  des  médecins.  »  Le  prince  ne  vit  pas  une  seule  fois  son 
fils,  et,  pour  tout  remerciement,  dit  ensuite  à  sa  femme  :  «  S'il  lui  était  arrivé 
malheur,  c'est  à  vous  que  je  m'en  serais  pris.  » 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tueux  qui  règne  maintenant  sur  la  France  ;  »  et  il  semble  un  mo- 
ment près  d'avoir  gain  de  cause.  Quand  la  princesse  de  Monaco 
fait  demander  à  Marie-Antoinette  la  faveur  de  lui  faire  sa  cour  : 
»  Je  n'aime  pas  les  femmes  séparées,»  répond  sèchement  la  reine. 
Marie-Catherine  insiste,  s'adresse  directement  à  la  jeune  souve- 
raine, la  prie  de  lui  faire  connaître  le  jour  fixé  pour  la  prochaine 
présentation  ;  elle  reçoit  pour  riposte  cette  lettre  froide  et  hau- 
taine (1)  :  «  Je  vous  aurais  répondu  plus  tôt,  Madame,  si  je  n'avais 
voulu  attendre  pour  parler  au  Roi.  Je  suis  fâchée  d'avoir  à  vous 
mander  que  la  présentation  est  décidée  entièrement  pour  demain. 
Je  le  suis  aussi  de  voir  que  cette  affaire  vous  affecte  autant.  Le 
temps  vous  désabusera  des  conséquences  défavorables  que  vous 
envisagez  aujourd'hui.  J'espère  qu'au  moins  vous  serez  toujours 
dans  le  cas  dêtre  contente  de  mes  sentimens  pour  vous.  Marie- 
Antoinette.  »  Cet  ajournement  sans  date  ressemble  fort  à  un 
refus.  Il  faut,  pour  parer  ce  rude  coup,  tout  le  crédit  du  prince 
de  Condé,  une  démarche  auprès  du  roi,  l'intervention  puissante 
du  vieux  comte  de  Maurepas. 

Yll 

La  répugnance  de  Marie-Antoinette  s'explique  par  les  allures 
nouvelles  qu'a  prises,  au  lendemain  de  l'arrêt,  M"^  de  Monaco. 
La  séparation  prononcée  a  levé  ses  hésitations,  emporté  ses  der- 
niers scrupules.  Elle  se  livre  sans  résistance  au  sentiment  qui, 
dès  longtemps,  la  domine  et  l'entraîne,  et  le  fait  hardiment,  sans 
voile,  la  tête  haute.  Pour  se  rapprocher  de  Condé,  elle  se  fait 
construire  à  Paris  un  hôtel  élégant,  au  bout  de  la  rue  Saint- 
Dominique,  tout  contre  le  Palais-Bourbon.A Chantilly, la  liaison 
est  encore  plus  publiquement  avouée  ;  elle  y  séjourne  des  sai- 
sons entières,  en  tête  à  tête  avec  le  prince,  dans  une  intimité 
complète  et  quasi  conjugale.  Entre  l'hypocrisie  et  le  scandale,  son 
horreur  du  mensonge  a  promptement  fait  un  choix  ;  sa  conscience, 
semble-t-il,  ne  lui  reproche  rien  ;  elle  s'absout  de  sa  faute  par  sa 
sincérité.  Sa  passion,  en  effet,  est  ardente  et  profonde,  et  sa  ten- 
dresse s'augmente  de  sa  reconnaissance.  La  constance  patiente  de 
Condé,  dix  ans  de  dévouement  et  de  soins  attentifs,  ont  vengé 
les  souffrances,  les  déceptions  cruelles,  les  humiliations  dupasse. 

(1)  Archives  de  Beauvais. 


MARIE-CATIIERINE    DE    BRIGNOLE.  613 

Elle  a  trente  ans  à  peine;  sa  merveilleuse  beauté  brille  de  tout 
son  éclat;  elle  voit  une  vie  nouvelle,  heureuse,  pleine  de  pro- 
messes, s'ouvrir  en  souriant  devant  elle. 

Les  deux  années  qui  suivirent  le  procès  parurent  justifier 
cette  confiance.  Elles  s'écoulent  presque  entières  au  château  de 
Chantilly.  L'affaire  des  parlemens,  les  principes  affichés  dans 
cette  lutte  par  le  prince  de  Gondé,  le  tiennent  éloigné  de  la  Cour; 
il  vit  dans  la  retraite  ;  la  société  de  sa  maîtresse  suffit  à  remplir 
ses  instans;  leur  existence  est  calme,  silencieuse,  sans  nuages. 
La  surprenante  évolution  du  prince  rompit  trop  tôt  cette  douce 
tranquillité.  Le  6  décembre  1772,  le  chancelier  de  Maupeou  eut 
la  satisfaction  de  porter  à  Louis  XV  la  lettre  inattendue  où 
Condé, changeant  brusquement  de  drapeau,  passait  au  parti  de  la 
Cour,  et  se  rendait  sans  conditions.  Les  motifs  de  cette  volte-face 
sont  encore  obscurs  aujourd'hui.  Fut-ce  scrupule  monarchique, 
ambition  de  marier  sa  fille  dans  la  famille  royale,  ou  simple  las- 
situde d'une  guerre  interminable?  L'abbé  Barthélémy,  bien  placé 
pour  être  bon  juge,  penche  pour  cette  dernière  hypothèse  (1),  et  il 
compare  le  prince  à  ce  gouverneur  hollandais  qui,  assiégé  depuis 
peu  dans  sa  ville,  refusait  de  capituler  :  «  Je  ne  puis  pourtant, 
observait-il,  rendre  à  la  première  sommation  une  place  que  je 
dois  garder.  — Eh!  monsieur,  lui  dit  son  secrétaire,  il  y  a  quinze 
ans  que  vous  la  gardez!  —  C'est  juste,  »  dit  le  gouverneur,  et 
sur-le-champ  il  la  rendit. 

Accueilli  par  Louis  XV  avec  joie,  Condé  reparaît  de  ce  jour  à 
Paris,  à  Versailles,  à  Compiègne,  dans  toutes  les  réunions  de 
Cour,  reprend  cette  vie  brillante,  agitée  et  mondaine,  dont  une 
longue  habitude  lui  a  fait  un  besoin.  De  ce  jour  également  com- 
mencent pour  son  amie  les  soucis,  les  tourmens,  et  bientôt  les 
chagrins.  Non  pas  que  l'affection  du  prince  se  détourne  de  celle 
dont  l'existence  est  désormais  rivée  étroitement  à  la  sienne.  Il  ne 
peut  se  passer  de  la  douceur  de  sa  présence.  Elle  lui  est  néces- 
saire; elle  seule  possède  toute  sa  confiance.  «  Vous  êtes,  lui  ré- 
pète-t-il,  non  seulement  la  meilleure,  mais  la  seule  amie  que  j'aie 
au  monde...  Ce  n'est  que  pour  vous  seule  que  je  puis  aimer  la 
vie.  »  Il  est,  en  écrivant  ces  lignes,  de  la  plus  parfaite  bonne  foi; 
la  place  qu'elle  occupe  dans  sa  vie  est  et  restera  la  première. Mais 
cette  fidélité  du  cœur,  —  la  seule,  à  ses  yeux,  essentielle,  —  n'em- 


1)  Lettre  du  1  déL-embre  1772  à  M"»  du  DetTand. 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

poche  pas  les  caprices,  les  engouemens  rapides,  tout  ce  «  papil- 
lonnage  »  dont  les  mœurs  de  l'époque  ne  font  qu'un  jeu  léger, 
un  passe-temps  élégant,  qu'on  ne  saurait  prendre  au  sérieux  sans 
se  couvrir  de  ridicule.  La  liste  est  longue,  dans  les  chroniques 
du  temps,  des  femmes  qui,  sans  bruit  ni  scandale,  distrairont  en 
passant  les  loisirs  du  prince  de  Gondé.  Elles  traversent  son  exis- 
tence sans  y  laisser  de  trace,  fantômes  d'un  jour  dont  le  lende- 
main emporte  la  mémoire. 

Ainsi  du  moins  en  est-il  de  Condé  ;  mais  la  princesse  de  Mo- 
naco se  trouve  d'un  autre  avis.  Comme  elle  s'est  donnée  sans  ré- 
serve, elle  prétend  tout  garder  pour  elle  ;  elle  se  soucie  fort  peu 
des  distinctions  subtiles  entre  le  caprice  et  le  sentiment,  les  fai- 
blesses de  la  chair  et  la  constance  du  cœur.  Sa  passion  exclusive 
n'admet  aucun  partage,  et  sa  jalousie  italienne,  ingénieuse  à  se 
torturer,  incapable  de  se  contenir,  éclate  en  larmes  amères,  en 
douloureux  reproches.  Vive  et  sincère  est  sa  souffrance,  vif  et 
sincère  aussi  l'étonnement  de  Condé  devant  ces  façons  insolites. 
L'indignation  naïve  qu'il  en  ressent,  le  ton  dont  il  se  disculpe, 
marquent  d'un  trait  curieux  la  physionomie  de  ce  temps  :  «  Gom- 
ment est-il  possible;  — écrit-il  à  sa  maîtresse  après  une  scène  de 
ce  genre,  —  que  l'aigreur  l'emporte  toujours  sur  le  sentiment  que 
vous  dites  avoir  pour  moi  ?  Il  eût  dû  vous  porter  au  contraire  à 
m'écrire  :  «  Je  suis  enchantée  que  vous  ayez  trouvé  un  moyen  de 
«  vous  dissiper.  »  Mais  il  n'est  pas  en  vous  de  me  procurer  une 
tranquillité  qui  ferait  le  charme  de  la  vie!  »  Jamais,  dit-il  une 
autre  fois,  «  je  ne  pourrai  me  faire  à  un  pareil  courroux  pour  une 
chose  aussi  simple!...  Vous  vous  occupez  de  votre  bonheur,  et 
point  du  tout  du  mien.  Mon  cœur  sent  vivement  tous  vos  torts...  » 
Et  il  termine  sa  philippique  par  cette  exclamation  :  «  Ah  !  pour- 
quoi Dieu  m'a-t-il  donné  un  cœur  aussi  sensible?  Le  mauvais 
présent  qu'il  m'a  fait!  » 

Ce  ne  sont  pourtant  là  que  de  légères  querelles,  des  brouil- 
leries  sans  lendemain ,  qu'une  parole  affectueuse  apaise,  que 
suivent  des  raccommodemens  tendres.  Un  «  esclandre  »  du 
prince,  plus  bruyant  que  les  autres,  faillit,  en  1779,  amener  de 
plus  graves  conséquences  (1).  L'héroïne  de  l'histoire  fut  une  des 
dames  d'honneur  de  la  duchesse  de  Bourbon,  la  comtesse  de  Cour- 
tebonne  (2),  veuve  de  jeunesse  douteuse  et  de  beauté  médiocre, 

(1)  Correspondance  de  Griinm,  de  Bachaumont,  etc. 

(2)  Née  Gouffier. 


MARIE-CATHERINE    DE    BRIGNOLE.  GIS 

mais  spirituelle,  hardie,  célèbre  par  ses  aventures.  Elle  était  fort 
aimée  par  le  marquis  d'Agoult,  capitaine  des  gardes  du  prince, 
et  lui  avait  donné,  dit-on,  une  promesse  de  mariage.  Elle  n'en- 
treprit pas  moins  d'attacher  Condé  à  son  char,  y  réussit  sans 
peine,  et,  fière  de  ce  succès,  afficha  hautement  sa  conquête. 
D'Agoult,  irrité  et  jaloux,  montre  partout  l'écrit  signé  de  l'infi- 
dèle, se  répand  sur  son  compte  en  propos  malveillans;  et  le  prince, 
pour  venger  la  dame,  exige  en  termes  durs  la  démission  de  l'offi- 
cier des  gardes.  Le  lendemain,  20  décembre,  Condé  se  rendait  à 
Versailles;  comme  il  touchait  au  pont  de  Sèvres,  d'Agoult,  qui 
l'attendait,  apparaît  brusquement,  monte  à  la  portière  du  carrosse, 
et,  sans  souci  de  la  distance  des  rangs,  demande  insolemment 
raison  du  congé  qu'il  a  reçu.  A  peine  le  prince  laisse-t-il  s'achever 
la  phrase  :  «  Soit,  lui  dit-il  froidement,  demain,  au  Champ  de 
Mars,  à  huit  heures,  à  l'épée;  »  puis  il  relève  la  glace,  et  poursuit 
tranquillement  sa  route.  Le  combat  eut  lieu  à  l'heure  dite;  il  fut 
vif  et  dangereux.  D'Agoult,  rapporte  Grimm,  «  se  battait  en 
homme  furieux;  »  il  fut  atteint,  au  premier  engagement,  d'une 
légère  blessure  à  la  cuisse;  le  duel  n'en  continua  pas  moins,  et 
Condé,  peu  d'instans  après,  reçut  un  coup  d'épée  qui  lui  traversa 
le  bras  et  fit  tomber  son  arme.  Les  témoins  arrêtèrent  la  lutte, 
le  prince  se  fit  panser  en  hâte,  et  courut  à  Versailles  implorer  la 
clémence  du  Roi  pour  son  imprudent  adversaire.  Cette  faveur  lui 
fut  accordée.  D'Agoult,  qui,  au  premier  moment,  avait  fui  à 
Bruxelles,  revint  bientôt  à  Paris,  et  reprit  sans  encombre  son  ser- 
vice à  la  Cour. 

Obtenir  le  pardon  du  Roi  n'était  pas  le  plus  difficile  ;  AP*  de 
Monaco  se  montra. moins  commode  à  fléchir.  L'éclat  qu'avait  eu 
l'aventure,  la  vivacité  du  caprice  de  Condé,  la  durée  insolite  de 
cette  nouvelle  «  passade,  »  portèrent  jusqu'à  l'excès  sa  peine  et 
son  irritation.  Les  scènes  qui  s'ensuivirent  furent  longues  et  vio- 
lentes ;  on  put  croire  un  moment  à  une  rupture  complète  ;  et  quand 
le  repentir  du  prince  eut  enfin  apaisé  tout  cet  emportement,  l'ac- 
cord ne  se  fit  pas  sans  conditions  sévères  (1)  :  l'exclusion  ab- 
solue de  M™"  de  Courtebonne  des  réceptions  de  Chantilly,  l'obli- 
gation imposée  à  la  duchesse  de  Bourbon  de  renvoyer  sa  dame 
d'honneur.  A  ce  prix  seulement  l'amant  infidèle  put  espérer  sa 
grâce. 

(1)  Correspondance  de  M"'  de  Bombelles  (Archives  de  Seine-et-Oise).  Je  dois 
l'indication  de  ces  lettres  à  l'obligeance  de  M.  le  comte  Fleury. 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


VIII 


Ces  orages  ne  sont  pas  les  seuls  qui  agitent  l'âme  de  la  prin- 
cesse et  troublent  son  repos.  Elle  souffre,  —  ainsi  qu'il  est  dans 
l'ordre,  —  des  suites  inévitables  d'une  situation  fausse.  La  grande 
place  qu'elle  a  prise  dans  la  vie  de  Coudé,  la  puissante  influence, 
en  dépit  des  fugues  passagères,  qu'elle  exerce  sur  son  esprit, 
éveillent  dans  l'entourage  du  prince  des  ombrages,  des  craintes 
légitimes.  Le  duc  de  Bourbon,  la  princesse  Louise  de  Condé,  su- 
bissent avec  dégoût  le  contact  journalier  de  la  maîtresse  déclarée 
de  leur  père.  Le  respect  et  la  crainte  peuvent  leur  fermer  la 
bouche,  mais  leur  mépris  pour  la  Madame,  —  comme  ils  la  nom- 
ment entre  eux,  —  éclate  ouvertement  dans  toute  leur  attitude, 
l'hostilité  de  leurs  regards,  la  glace  de  leur  accueil,  le  silence 
écrasant  qui  s'établit  à  son  approche.  Moins  réservée,  plus  agres- 
sive est  la  belle-fiUe  du  prince,  la  jeune  duchesse  de  Bourbon  (1), 
cette  bizarre,  étourdie  et  audacieuse  princesse,  spirituelle  sans 
tact  ni  mesure,  dangereuse  sans  méchanceté,  ne  connaissant  de 
loi  que  celle  de  son  caprice,  et  n'arrivant,  en  fin  de  compte,  avec 
ce  beau  système,  qu'à  faire  son  propre  malheur  et  le  malheur  des 
autres.  Ne  s'avise-t-elle  pas,  certain  soir,  de  faire  jouer  à  Chantilly 
un  «  proverbe  »  de  sa  façon?  Les  acteurs  principaux  sont  le  prince 
de  Condé,  W"  de  Monaco  et  le  duc  de  Bourbon.  Tout  entiers  à 
leurs  rôles,  ils  n'y  voient  pas  malice;  mais  la  représentation  jette 
parmi  le  public  un  singulier  malaise.  Le  sujet  est  l'histoire  d'un 
homme  léger  et  faible,  dominé,  sans  y  prendre  garde,  par  une 
femme  ambitieuse,  intrigante  et  jalouse  ;  dans  chaque  scène,  dans 
chaque  phrase,  chaque  détail  de  la  pièce,  se  trouve  une  allusion, 
une  raillerie  transparente,  une  mordante  parodie.  Les  interprètes 
du  drame,  —  mis  en  éveil  par  l'embarras,  les  chuchotemens  des 
spectateurs,  —  s'aperçoivent  un  peu  tard  qu'ils  se  sont  joués  eux- 
mêmes;  et  l'on  juge  du  tapage  qui  suit  cette  découverte!  Une  ora- 
geuse explication  met  toute  la  famille  aux  prises  ;  peu  s'en  faut 
qu'elle  ne  brouille  le  père  avec  le  fils,  l'époux  avec  sa  femme.  Et 
quand,  l'année  suivante,  une  séparation  trop  prévue  disloque  à 
tout  jamais  le  ménage  du  duc  de  Bourbon,  c'est  à  M"*  de  Monaco 
que  l'opinion  publique  s'en  prend  de  cette  rupture;  c'est  elle  que, 

(1)  Née  princesse  Bathilde  d"Orléans. 


MARIE-CATHERINE    DE    BRIGNOLE.  617 

bien  à  tort,  chacun  accuse  tout  haut  de  s'être  patiemment  mé- 
nagé cette  vengeance  (1). 

L'accusation  est  calomnieuse  :  Marie-Calherinc  n'a  pas  tant 
de  noirceur  dans  l'âme.  Incapable  d'une  longue  rancune,  elle  ne 
songe  guère  aux  représailles;  son  chagrin  et  ses  larmes  sont  sa 
meilleure  défense.  A  la  longue,  cependant,  cette  guerre  à  coups 
d'épingle  agit  sur  son  humeur.  Sa  gaîté  disparaît  et  sa  douceur 
s'altère.  Redoutant  sans  cesse  quelque  attaque,  elle  se  tient  sur  ses 
gardes,  mesure  toutes  ses  paroles,  perd  de  son  naturel  et  de  son 
abandon.  Dans  l'entourage  du  prince,  on  lui  trouve  «  Tair  pé- 
dant, »  on  se  divertit  tout  bas  de  sa  mine  «  sérieuse  et  guindée,  » 
de  l'austérité  de  ses  propos,  de  ses  singulières  prétentions  à  «  prê- 
cher la  morale  (2).  »  La  jeune  comtesse  de  Bombelles  qui,  en 
1781,  passa  quelques  semaines  au  château  de  Chantilly,  trace  dans 
ses  lettres  à  son  mari  un  assez  amusant  tableau  de  toute  cette  so- 
ciété. On  y  prépare,  lorsqu'elle  arrive,  deux  comédies-vaudevilles  : 
r Épreuve  délicate  et  r Amant  jaloux  ;  j\P^  de  Monaco  ne   fait 
point  partie  de  la  troupe,  et  les  répétitions  sont  joyeuses,  pleines 
d'entrain.  Le  prince  de  Gondé  remplit  le  rôle  de  l'amoureux; 
il  fredonne  ses  couplets  d'une  voix  «  faible  et  très  fausse,  »  mais 
joue  avec  linesse,  esprit  et  légèreté.  Il  s'interrompt  entre  chaque 
scène  pour  causer  gracieusement  avec  les  interprètes,  accable 
toutes  les  femmes  de  complimens  galans,et  débite  «  mille  folies,  » 
dont  il  rit  le  premier  du  meilleur  cœur  du  monde.   Le  duc  de 
Bourbon  renchérit  sur  son  père  par  sa  gaîté  bruyante;  la  prin- 
cesse Louise  elle-même,  bonne,  indulgente  et  douce,  participe 
volontiers  à  l'animation  générale.  Mais  parfois,  au  plus  fort  de 
cette  joie  légère,  la  porte  du  salon  s'ouvre,  M"^  de  Monaco  pa- 
raît... et  c'est,  dans  l'assistance  entière,  comme  un  «  changement 
à  vue.  »  Il  semble  qu'  «  un  rideau  se  tire  sur  tous  les  visages;  » 
les  fusées  de  rire  s'éteignent,  les  conversations  cessent;  le  prince 
quitte  brusquement  la  compagnie  des  dames,  va  s'asseoir  avec 
embarras  à  côté  de  sa  maîtresse,  de  l'air  humble  et  contrit  d'un 
((  petit  garçon  »  pris  en  faute  ;  et  la  plus  piquante  comédie  n'est 
pas  celle  qui  se  joue  sur  les  planches  du  théâtre. 

On  ne  s'étonnera  pas  qu'en  de  telles   conditions  M"'  de  Mo- 
naco prenne  Chantilly  en  grippe,  et  rêve  quelque  abri  plus  discret 

(1)  Correspondance  publiée  par  M.  de  Lescure.  —  Souvenirs  de  M""  de  la  Ferté- 
Imbault. 

;2)  Correspondance  de  M°"  de  Bombelles.  (Arch.  de  Seine-el-Oise.) 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ,  loin  des  visages  hostiles,  elle  possède  pour  elle  seule,  quelques 
mois  chaque  année,  celui  qui,  malgré  tout,  garde  toute  sa  ten- 
dresse et  tout  son  dévouement.  Aussi  ne  cache-t-elle  pas  son 
contentement  intime,  le  jour  où  elle  découvre,  après  de  longues 
recherches,  dans  un  site  qui  lui  plaît,  à  bonne  distance  de  Paris, 
«  ni  trop  loin  ni  trop  près,  »  le  riche  et  beau  domaine  dont  la  pos- 
session va  la  faire  indépendante  et  libre,  maîtresse  d'organiser  sa 
vie  selon  ses  goûts.  «  Enfin  me  voici  dame  de  Betz  !  »  s  ecrie- 
t-elle  joyeusement;  et  la  construction  du  château,  l'améHagement 
du  parc,  l'embellissement  de  cette  «  retraite  champêtre,  »  vont 
devenir  pendant  plusieurs  années  son  occupation  favorite.  Le  lieu 
qu'elle  a  choisi  est  le  berceau  antique  des  sires  de  Lévigiien,  la 
terre  de  Betz,  près  Crépy-en-Valois  (1).  Non  loin  des  débris  gran- 
dioses du  château  féodal,  s  élève  bientôt  une  vaste  et  splendide 
demeure  (2),  où  le  goût  sûr  de  la  châtelaine  entasse  les  objets 
d'art,  les  meubles  précieux,  les  tableaux  de  maîtres,  une  merveil- 
leuse bibliothèque,  «  véritable  encyclopédie  des  connaissances 
humaines.  »  Tout  à  l'entour  s'étend  un  parc  immense,  dessiné  par 
Bobert,  le  plus  beau,  disait-on,  «  des  jardins  anglais  »  qui  fussent 
alors  en  France.  Des  massifs  d'arbres  exotiques,  des  parterres  de 
fleurs  rares,  des  eaux  vives  et  jaillissantes,  les  ruines  du  vieux 
château  encadrées  avec  art  dans  ce  décor  moderne,  font  des  «  jar- 
dins de  Betz  »  une  incomparable  féerie,  plus  d'une  fois  célébrée 
par  les  poètes  du  temps  (3). 

Disposant  de  toute  sa  fortune,  affranchie  de  tout  contrôle,  la 
princesse  trouve  dans  ces  travaux  un  aliment  précieux  à  son  acti- 
vité; et,  si  ses  fantaisies  sont  parfois  singulières,  du  moins  témoi- 
gnent-elles d'une  imagination  vive,  fertile  et  romanesque.  Un 
«  templ'e  à  l'Amitié  »  rappelle  et  symbolise  le  sentiment  profond 
qui  remplit  son  existence;  des  marbres,  des  bas-reliefs,  une  statue 
de  la  Déesse  due  au  ciseau  de  Pigalle,  décorent  l'élégant  édifice. 
Au  pied  de  la  statue  elle  fait  graver  ces  vers  : 

Du  bonheur  ici-bas  source  pure  et  féconde, 
Tendre  Amitié,  mon  cœur  se  repose  sur  toi. 
Le  monde  où  tu  n'es  pas  est  un  désert  pour  moi  ; 
Dans  le  fond  d'un  désert  tu  me  tiens  lieu  du  monde. 


(1)  D'après  une  tradition  rapportée  par  le  prince  de  Condé,  le  domaine  de  Betz 
aurait  jadis  abrité  les  premiers  rois  de  France,  Clotaire  et  Chilpéric. 

(2)  Le  Gendre  en  fut  larchitecte. 

(3)  Voir  notamment  les  Jardins  de  Betz,  poème,  par  Cerutti;  Paris,  1792. 


MAKIE-CATHERTNE    DE    BHIGNOLE.  619 

Soucieuse  d'exactitude,  elle  consulte  Barthélémy  (1)  sur  les 
us  des  anciens  pour  le  mobilier  de  leurs  temples,  et  l'abbé  lui 
répond  gravement  par  une  dissertation  savante  :  «  Au  reste,  con- 
clut-il, l'Amitié  est  une  déesse  de  tous  les  temps;  on  peut  la  meu- 
bler comme  on  veut.  »  Une  invention  plus  surprenante  est  celle 
de  l'ermitage.  Dans  un  coin  reculé  du  parc,  se  cache  dans  le 
feuillage  une  modeste  chaumière,  attenant  à  une  chapelle,  à  «  une 
grotte  servant  d'oratoire,  »  à  un  petit  enclos  où  poussent  quelques 
légumes.  En  ce  lieu  solitaire  habite,  aux  gages  de  la  princesse, 
un  véritable  ermite.  Un  règlement  sévère,  qu'elle  a  rédigé  de  sa 
main  (2),  fixe  étroitement  le  programme  de  sa  vie.  Vêtu  d'une 
robe  de  bure,  il  ne  pourra  sortir  que  «  pour  assister  aux  offices 
avec  l'habit  de  son  état,  »  n'aura  «  nulle  relation  »  avec  les  gens 
du  voisinage,  n'enfreindra  jamais  le  silence,  travaillera  de  ses 
mains,  cultivera  ses  légumes,  élèvera  ses  pigeons,  «  donnera  à 
son  entour  un  air  agréable.  »  Pour  tenir  cet  emploi,  l'ermite 
aura  de  la  châtelaine  ses  vêtemens  professionnels,  du  bois  mort 
à  discrétion,  quelques  paquets  de  chandelles,  et  cent  livres  par  an. 
Et  le  plus  curieux  de  l'histoire  est  qu'Alexis  Herbin,  —  ainsi  se 
nomme  le  titulaire,  —  se  montre  content  de  son  sort,  se  conforme 
douze  ans  à  ce  «  cahier  de  charges,  »  et,  relevé  de  ses  engagemens 
par  la  Révolution,  continue  son  métier  d'ermite  en  sa  paisible 
cabane,  où  il  meurt  en    1811,  à  l'âge  de  soixante-dix-neuf  ans. 

Dans  son  domaine  de  Betz,  sous  l'ombrage  apaisant  des  arbres 
séculaires,  seule  avec  ses  fermiers,  ses  serviteurs  et  son  ermite, 
Marie-Catherine  retrouve  le  calme  et  la  sérénité.  Elle  se  fait  une 
âme  villageoise,  se  passionne  pour  ses  foins,  ses  fruits  et  ses  mois- 
sons, demande  à  la  simple  nature  le  baume  de  ses  blessures  et 
l'oubli  de  ses  maux.  Un  grand  bonheur  vient  bientôt  l'y  chercher, 
dont,  depuis  de  longues  années,  elle  avait  perdu  l'habitude.  Ses 
fils,  maintenant  majeurs,  mariés  (3),  libres  de  leurs  actes,  se  sou- 
viennent de  leur  mère  et  vont  la  voir  à  Betz.  A  chaque  séjour,  ils 
s'y  plaisent  davantage,  y  passent  des  semaines  et  des  mois. 
Même,  vers  1788,  l'aîné,  le  duc  de  Valentinois,  se  fait  nommer 
maire  de  la  commune,  et  en  remplit  l'office  jusqu'à  l'époque  de  la 
Terreur.  Un  hôte  plus  assidu  encore  est,  —  l'on  s'en  peut  douter, 

(1)  Auteur  du  Voijage  d'Anarchasis  (nio-1796). 

(•2)  Archives  de  Beauvais. 

(3)  L'aine,  le  duc  de  Valentinois,  avait  épousé  en  1776  la  fille  unique  du  duc 
d'Auniont,  héritière  des  Mazarin.  Le  cadet,  le  prince  Joseph  de  Monaco,  s'allia  en 
1782  à  la  fille  du  comte  de  Choiseul-Stainville. 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  le  prince  de  Condé.  Loin  du  monde  de  la  Cour  et  des  perni- 
cieuses influences,  il  redevient,  dans  cette  intimité  champêtre,  le 
tendre  amoureux  d'autrefois,  fidèle,  dévoué,  attentif.  Il  s'inté- 
resse aux  choses  rustiques  avec  simplicité,  dirige  les  ouvriers, 
surveille  plantations  et  cultures,  apporte  à  chaque  visite,  pour 
embellir  l'habitation,  «  des  merveilles  »  en  estampes,  en  livres,  en 
tableaux  (4).  Ses  lettres,  lorsqu'il  s'absente,  sont  plus  fréquentes, 
plus  longues,  plus  confiantes  que  jadis.  Elles  content  à  son  amie 
toutes  les  nouvelles  du  jour,  la  tiennent  soigneusement  au  courant 
de  tout  ce  qui  la  touche.  Elles  expriment  —  ce  qui  plaît  davantage 
à  son  cœur  —  un  attachement  chaque  année  plus  sérieux  et  plus 
fort  ;  il  trouve  pour  l'en  convaincre  des  accens  pénétrans  :  «  Mon 
cher  amour,  je  vous  adore,  mon  premier  besoin  est  de  vous  le  dire. . . 
Je  meurs  d'impatience  de  vous  voir,  et  je  vous  aime  plus  que  ja- 
mais; »  c'est  le  refrain  de  toutes  ses  lettres.  Il  la  rassure  délicate- 
ment contre  un  retour  possible  aux  légèretés  passées  :  «  Vous  me 
parlez  de  galanteries  ;  je  vous  assure  que  j'en  suis  fort  loin,  et  bien 
revenu  de  tout  cela.  »  Et  ce  n'est  jamais  sans  regret  qu'il  quitte 
cette  chère  correspondance  :  «  J'étais  si  bien,  là,  avec  ma  plume, 
mon  papier  devant  moi,  et  vous  dans  ma  tète  et  mon  cœur  (2)  !  » 
Ce  langage  n'est  point  feint,  ces  assurances  sont  sincères.  Le 
temps,  qui  brise  ou  fortifie,  exerce  ici  son  action  bienfaisante. 
Sous  sa  main  souple  et  forte,  les  angles  s'atténuent,  les  aspérités 
s'aplanissent,  les  nuances,  autrefois  disparates,  se  fondent  et 
s'harmonisent.  Aux  vives  ardeurs  de  la  jeunesse,  à  la  passion 
orageuse  de  l'âge  mûr,  mêlée  de  combats  et  de  larmes,  succède, 
par  une  pente  insensible,  cette  chose  rare  et  charmante,  la  ten- 
dresse douce  et  grave  d'un  couple  vieillissant,  pacifiée,  épurée, 
ennoblie  par  l'âge  et  la  durée,  faite  de  sécurité,  de  confiance  et 
de  gratitude,  intimité  sans  crime  où  les  âmes  seules  ont  part, 
fleur  d'automne  au  parfum  délicat  et  subtil,  plus  intense  que 
l'amitié,  moins  troublant  que  l'amour.  Pour  parfaire  et  cou- 
ronner l'œuvre,  une  seule  chose  manque  encore,  l'épreuve  déci- 
sive du  malheur,  supporté  en  commun,  allégé  par  l'effort  d'un 
dévouement  mutuel.  Ce  complément  cruel  et  nécessaire,  la  Ré- 
volution qui  s'approche  se  chargera  de  le  fournir;  et  les  grandes 
catastrophes  vont  susciter  les  grandes  vertus. 

(1)  Correspondance  du  prince  de  Condé  avec  la  princesse  de  Monaco.  (Arch,  de 
Beauvais.) 

(2)  Lettres  de  1787  et  1788.  Ibideîn. 


3IAR1E-CATIIERINE    DE    lîRIGNOLE.  621 


IX 


La  vie  de  la  princesse  de  Monaco,  pendant  les  dix  années  qui 
suivent,  peut  se  résumer  en  ces  lignes  :  fidélité  absolue  et  con- 
stante à  la  fortune,  au  drapeau  de  Gondé,  partage  complet  et  sans 
réserve  des  fatigues,  des  périls,  des  misères  du  vieux  prince,  dans 
la  campagne  sans  espoir  où  l'ont  engagé  ses  principes,  les  idées 
qu'il  se  fait  du  devoir  monarchique.  Retracer  en  détail  cette  pé- 
riode de  son  existence,  ses  pérégrinations,  les  épreuves  quelle 
subit,  les  péripéties  qu'elle  traverse,  serait  refaire,  après  tant 
d'autres,  l'histoire  de  l'armée  de  Condé  (1).  Je  rappellerai  seule- 
ment, d'une  plume  volontairement  rapide^,  les  phrases  principales 
de  cette  longue  odyssée.  Elle  commence  au  lendemain  même  du 
sac  de  la  Bastille,  le  15  juillet  4789.  Le  soir  fatal  où  le  prince  de 
Condé  se  décide  à  chercher  au  dehors  un  secours  pour  le  trône  en 
péril,  M"^  de  Monaco  passe  avec  lui  la  frontière.  Etrangère  à  la 
France,  n'ayant  rien,  —  semblait-il  alors,  —  à  craindre  pour  elle- 
même  des  bouleversemens  qui  se  préparent,  elle  obéit  sans  hé- 
siter à  la  seule  impulsion  de  son  cœur.  Pour  ne  pas  quitter 
l'homme  qu'elle  aime,  elle  sacrifie  sans  un  soupir  son  bien-être, 
son  repos,  la  douceur  de  la  vie;  elle  accepte  avec  joie  sa  nouvelle 
destinée  de  princesse  vagabonde.  Bruxelles,  Lucerne,  les  bords 
du  Rhin  sont  les  premières  étapes  du  triste  pèlerinage.  Si,  lors 
du  voyage  en  Piémont,  elle  devance  Condé  de  quelques  jours, 
c'est  pour  préparer  ses  logcmens  dans  la  villa,  voisine  de  Gènes, 
qu'elle  tient  de  sa  famille  (2),  seul  coin  de  terre  qu'elle  possédera 
bientôt.  Un  an  plus  tard,  elle  est  au  camp  de  Worms  :  Condé, 
chef  de  l'armée  qui  s'organise,  y  tient  une  véritable  cour,  dont 
elle  fait  les  honneurs.  Pour  le  seconder  dans  sa  tâche,  elle  re- 
nonce à  sa  c<  sauvagerie,  »  triomphe  de  son  dégoût  du  monde. 
Tous  les  officiers  royalistes,  gentilshommes  ou  roturiers,  qui 
affluent  au  château  de  Worms,  sont  touchés  de  ses  douces  pa- 
roles, gagnés  par  sa  grâce  souriante  (3).  Goethe,  qui  la  vit  vers 
cette  époque  chez  le  baron  de  Stein  (4),  n'échappe  pas  à  cette 
séduction  ;  le  portrait  qu'il  a  tracé  d'elle  traduit  cette  impression 

(1)  On  peut  consulter  notamment  le  récent  et  consciencieux  ouvrage  de  M.  R 
Bittard  des  Portes  —  Paris,  1896. 

(2)  Mémoires  inédits  du  comte  d'Espinctial. 

(3)  Souvenirs  de  M.  de  Romain. 

(4)  Près  d'Ems,  sur  la  Lahn.  —  Poésie  et  Vérilé,  par  Goethe. 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  termes  singuliers  :  «  Elle  se  montrait,  dit-il,  éveillée  et  char- 
mante. On  ne  pouvait  rien  voir  de  plus  gracieux  que  cette  svelte 
blondine,  jeune,  gaie,  folâtre;  pas  un  homme  qui  eût  résisté  à  ses 
agaceries.  Je  l'observai  avec  une  entière  liberté  d'esprit,  et  je  fus 
bien  surpris  de  la  trouver  vive  et  joyeuse...  » 

Cette  «  blondine  svelte,  »  au  minois  éveillé,  comptera  bientôt 
cinquante-trois  ans.  Sa  beauté  triomphante  résiste  aux  efforts  du 
temps,  aux  fatigues,  aux  privations  de  ces  années  de  misère.  Un 
mystérieux  ressort  soutient  contre  l'épreuve  sa  santé  jadis  frôle. 
Son  courage,  son  abnégation,  lui    assurent  à  jamais,  elle  n'en 
peut  plus  douter,  le  cœur  reconnaissant  du  seul  ami  qu'elle  ait 
au  monde;  cette    certitude   la  dédommage   de  tout  ce  qui  lui 
manque.  Son  âme  brûle  d'une  joie  intérieure,  qui   l'élève   au- 
dessus  des  souffrances  passagères;  le  vent  d'aucune  tempête  n'en 
saurait  éteindre  la  flamme.  Elle  accompagne  allègrement,  à  tra- 
vers toute  l'Europe,  la  marche   infatigable  des  infortunés  Con- 
déens,qui  courent  d'échec  en  échec,  décimés  par  les  «  Patriotes,  » 
haïs  et  jalousés  de  leurs  propres  alliés,  jamais  découragés,  tou- 
jours prêts  à  mourir  pour  leur  cause.  A  chaque  étape,  dans  chaque 
ville   qu'ils  traversent,  ils  sont  certains  d'apercevoir,   à  l'appui 
dune  fenêtre  ou  sur  le  seuil  d'une  porte,  un  doux  ^^sage,  aux 
lignes  encore  pures,  qu'encadre  une  chevelure  blonde  mêlée  de 
quelques  fils  d'argent.  Parfois  ils  défilent  devant  elle,  la  saluent 
de  l'épée,  s'inclinent  avec  respect  devant  tant  de  fidélité,  évo- 
quent au  fond  de  leur  mémoire  les  héroïques  chevauchées  des 
grandes  dames  de  la  Fronde.  Au  bivouac,  elle  partage  la  table 
de  Gondé,  cette  table  d'une  frugalité  légendaire,  où  se  dressent, 
«  en  guise  de  surtout,  deux  boules  noirâtres,  qui  ne  sont  autres 
que  les  miches  de  munition,  »  où  fréquemment,  ce  pain  lui- 
même  manquant,  on  se  contente  pour  tout  souper  d'un  plat  de 
pommes  de  terre  (1).  Pour  soulager  tant  de  détresse,  pour  aider 
à  payer  la  maigre  solde  de  la  troupe,  elle  abandonne  peu  à  peu 
tous  ses  biens,  vend  ses  diamans,  son  argenterie,  ses   souvenirs 
de  famille.  A  ce  métier,  la  ruine  vient  vite:  quelques  années  après 
le  début  de  la  guerre,  de  ses  dix-neuf  cent  mille  livres  de  rente, 
il  ne  lui  reste  «  pas  un  sol;  «  l'héritière  des  Brignole  est  mainte- 
nant aussi  pau\Te  que  le  dernier  des  Condéens. 

La  Piévolution,  comme  on  pense, n'a  pas  épargné  la  compagne 


(l)  llixlotre  de  l'Armée  de  Condé,  par  R.  Biltard  des  Portes. 


marie-cathi:rine  de  brignole.  623 

de  son  plus  irréconciliable  adversaire.  Sa  qualité  de  princesse 
étrangère  ne  peut  la  sauver  d'être  inscrite  sur  la  liste  des  émigrés. 
La  Terreur  va  plus  loin,  et  confisque  tous  ses  biens  en  France  ;  le 
beau  domaine  de  Betz  est  vendu  aux  enchères,  ainsi  que  tout  ce 
qu'il  contient  (1).  Encore,  grâce  à  sa  retraite  lointaine,  est-elle 
quitte  à  bon  compte  :  la  plupart  de  ceux  dont  elle  porte  le  nom 
sont  frappés  de  façon  plus  dure.  Honoré  III,  arrêté  comme 
suspect  le  28  septembre  1793,  n'est  relâché  qu'au  bout  d'un  an, 
et  meurt  six  mois  après,  des  suites  de  sa  captivité.  Son  fils  aîné, 
le  duc  de  Valentinois,  également  arrêté  à  Paris,  passe  plus  de 
quinze  mois  en  prison  (2).  Son  second  fils,  le  prince  Joseph, 
échappe  au  même  sort  par  la  fuite;  mais  la  jeune  femme  de  ce 
dernier,  la  belle-fille  de  Marie-Catherine,  cette  délicieuse  prin- 
cesse de  Monaco-Stainville,  restée  auprès  de  ses  deux  filles,  paie 
de  sa  tête  son  amour  maternel.  Qui  ne  connaît  les  détails  de  sa 
fin,  ferme  et  touchante  jusqu'au  sublime,  son  refus,  «  pour  ne  pas 
se  salir  d'un  mensonge  (3),  »  de  se  déclarer  enceinte,  sa  lettre  à 
ses  enfans,  d'une  si  noble  éloquence,  ses  cheveux  blonds  qu'elle 
coupe  avec  un  éclat  de  vitre,  «  de  peur  qu'ils  soient  souillés  par 
la  main  du  bourreau,  »  le  rouge  dont  elle  couvre  ses  joues  pour 
en  dérober  la  pâleur  aux  regards  curieux  de  la  foule,  et  les  der- 
niers mots  quelle  adresse,  au  pied  de  l'échafaud,  à  l'une  des 
femmes  à  son  service  qui  va  y  monter  après  elle:  «  Du  courage, 
mon  amie,  il  n'y  a  que  le  crime  qui  puisse  montrer  de  la  fai- 
blesse »?  Ce  meurtre  s'accomplit  le  matin  du  9  Thermidor  ;  elle 
a  pris  place  dans  la  dernière  charrette  1 

Plus  heureuse  que  les  siens,  Marie-Calherine  au  moins  tra- 
verse saine  et  sauve  l'effroyable  tourmente.  L'éloignement,  la 
rareté  des  nouvelles,  l'exaltation  guerrière  entretenue  par  d'in- 
cessans  combats,  atténuent  même  sans  doute,  pour  la  poignée  de 
fidèles  qui  suivent  la  fortune  de  Condé,  l'horreur  des  événemens 
qui  ensanglantent  le  sol  de  la  patrie.  C'est  sur  les  bords  du 
Danube  qu'ils  apprennent  la  mort  de  Louis  XVI  ;  au  camp  de, 
Steinstadt,  près  de  la  Forêt-Noire,  celle  du  petit  martyr  du' 
Temple;  ils  proclament  son  successeur  entre  deux  actions  de^ 
guerre.  En  1797,  ils  sont  dans  les  steppes  de  Russie;  le  bruit  de 
la  paix  générale  leur  parvient,  trois  ans  plus  tard,  au  milieu  des 

(1)  Le  procès-verbal  de  la  vente  est  aux  archives  de  Beauvais.  ' 

(2)  Monaco,  par  G.  Saige,  1897. 

(3)  Lettre  de  la  princesse  J.  de  Monaco   à  Fouquicr-Tinvillc.  ^Arcli.    nationales.) 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

montagnes  de  Slyrie.  Pas  un  moment,  M""^  de  Monaco  n'a  paru 
se  lasser  de  cette  vie  errante,  incertaine;  partout  oii  le  vieux 
prince  a  planté  les  piquets  de  sa  tente,  il  Ta  trouvée  à  ses  côtés, 
vaillante,  sereine,  insoucieuse  du  lendemain.  Lorsque  enfin, 
en  1801,  le  licenciement  du  corps  de  Condé  inaugure  une  ère  de 
loisirs  et  de  calme,  l'Angleterre  offre  au  couple  inséparable  un 
accueil  hospitalier;  et  Wanstead-House,  nid  de  verdure  au  bord 
d'une  fraîche  rivière,  abrite  sous  son  toit  modeste  leur  union  ci- 
mentée par  douze  ans  de  misère. 

L'existence  de  Wanstead-House  est  aussi  heureuse  qu'elle 
peut  être  après  tant  de  désastres  ;  au  moins  est-elle  unie  et  sans 
secousses.  Tous  deux  vivent  dans  la  solitude  ;  les  «  petits  travaux 
du  jardin  »  suffisent  à  leur  activité  ;  après  le  souper  tête  à 
tète,  le  trictrac  ou  le  loto  occupent  la  fin  de  la  soirée;  c'est  la 
simplicité  monotone  d'un  ménage  bourgeois  et  rustique.  Ils  en 
jouissent  comme  d'une  nouveauté  ;  et,  sans  porter  leurs  yeux  au 
delà  de  l'étroit  horizon,  appliquent  volontiers  à  leur  sort  les  belles 
paroles  du  sage  :  parva  domus,  magna  qiiies,  un  grand  repos  dans 
une  petite  demeure.  Seuls  les  soucis  d'argent  troublent  cette 
quiétude.  Des  grandes  richesses  d'antan,  rien  ne  leur  est  resté  ; 
ils  vivent  de  la  maigre  pension  que  fait  aux  princes  du  sang  le 
gouvernement  britannique;  elle  est  insuffisante  pour  deux.  Afin 
d'arracher  quelques  livres  de  plus,  il  faut  humilier  son  orgueil, 
implorer  les  ministres,  marchander  sou  par  sou,  jurer  «  sur  son 
honneur  »  que,  faute  de  cette  dernière  ressource,  le  seul  avenir 
possible  est  «  de  mourir  de  faim  (1).  »  En  juin  1804,  deux  mois 
après  la  mort  du  duc  d'Enghien,  Condé  en  est  réduit  à  demander 
à  Pitt  de  reporter  sur  la  princesse  de  Monaco  une  partie  de  la 
pension,  désormais  inutile,  de  son  malheureux  petit-fils.  La 
lettre  (2)  est  douloureuse  à  lire.  C'est  de  la  pauvreté  l'effet  le 
plus  cruel,  de  briser  le  ressort  des  fiertés  légitimes,  de  courber 
à  la  longue  des  âmes  qui,  sans  faiblir,  ont  bravé  les  pires  ca- 
tastrophes. 

X 

La  communauté  de  vie  à  Wanstead,  la  façon  ouverte  et  pu- 
blique dont  Condé,  dans  ses  lettres  aux  autorités  anglaises,  associe 

(1)  Lettre  du  prince  de  Condé.  (Arch.  de  Chantilly.) 

(2)  '2-1  juin  1804.  Ibidem. 


MAKIE-CATHERINE    DE    BRIGNOLE.  62u 

à  son  nom  celui  de  la  princesse,  laissent  assez  prévoir  le  parti  que 
se  disposent  à  prendre  ces  amoureux  septuagénaires.  Déjà, 
en  i  795,  lors  de  la  mort  d'Honoré  III,  le  bruit  du  mariage  a  couru 
dans  l'armée  condéenne  (1).  La  nouvelle  était  fausse.  Si,  comme  il 
est  à  croire,  le  projet  fut  dès  lors  conçu,  des  motifs  politiques  en 
différèrent  l'exécution  pendant  bien  des  années.  La  chose  traîna 
même  si  longtemps  que,  lorsqu'elle  arriva,  personne  n'y  songeait 
plus,  et  que  ce  fut,  à  la  Cour  et  dans  le  public,  une  surprise  gé- 
nérale. Les  scrupules  religieux  de  M""*  de  Monaco  sont  le  grand 
motif  qu'elle  invoque  pour  triompher  des  hésitations  du  prince  et 
secouer  sa  longue  inertie.  Le  visible  chagrin  dont  elle  souffre,  la 
crainte  de  voir  se  rompre  une  intimité  de  quarante  ans,  le  sou- 
venir ineffaçable  de  son  dévouement  et  de  ses  sacrifices  (2),  ne 
permettent  pas  à  Gondé  d'ajourner  davantage  la  satisfaction 
qu'elle  implore.  En  décembre  1808,  sa  résolution  est  prise,  et  la 
date  est  fixée.  Mais  son  orgueil  redoute  les  sourires  railleurs  du 
public,  les  commentaires  désobligeans  sur  cette  réparation  tar- 
dive. Aussi  tous  les  préparatifs  se  font-ils  ce  dans  le  plus  grand 
secret.  »  Ses  enfans  eux-mêmes,  écrit-il,  ne  devront  rien  savoir 
«  qu'une  fois  la  cérémonie  faite.  » 

La  lettre  qu'il  adresse  au  roi  (3)  pour  obtenir  son  consente- 
ment est  d'un  ton  noble  et  digne;  il  en  faut  citer  des  extraits: 
«  J'ai  une  permission  à  demander  à  Votre  Majesté  ;  j'ose  espérer 
qu'elle  me  l'accordera  sans  peine  :  c'est  de  me  permettre  d'épouser 
la  veuve  d'un  prince  souverain,  duc  et  pair  de  votre  royaume,  la 
princesse  douairière  de  Monaco.  Notre  bonheur  mutuel  y  est 
attaché;  mais  il  n'échappera  pas  à  Votre  Majesté  que  cette  union 
est  trop  convenable  pour  que  les  parties  contractantes  eussent 
l'air  d'en  rougir,  en  tenant  le  mariage  secret,  et  en  laissant  croire 
que  Votre  Majesté  n'y  a  consenti  qu'à  regret...  »  Il  demande  en 
conséquence  une  lettre  publique  du  roi  accordant  à  sa  future 
femme  le  rang  de  princesse  du  sang,  avec  tous  les  honneurs  qui 
y  sont  attachés.  «  Si  Votre  Majesté,  ajoute-t-il,  fait  notre  bon- 
heur, j'ai  l'honneur  de  la  prévenir  que  notre  intention,  —  la  seule 
qui  convienne  à  notre  âge,  —  est  que  le  mariage  se  fasse  dans 
une  chambre,  et  sans  la  plus  petite  cérémonie  d'invitation.  Tout 

(1)  Voir  la  lettre  du  duc  d'Enghien,  citée  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du 
lo  février  1898  :  la  Dernière  des  Condé. 

(2)  Lettres  de  Gondé.  (Arch.  de  Chantilly.) 

(3)  n  décembre  1808.  Ibidem. 

TOUS  CL.  —  1898.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sera  prêt  et  conclu  trois  ou  quatre  jours  après  que  j'aurai  reçu 
la  permission  de  Votre  Majesté.  Par  conséquent  cela  ne  passera  pas 
la  semaine  de  Noël .  »  La  lettre  se  termine  par  cette  déclaration  qui , 
à  soixante-douze  ans,  est  d'assez  fière  allure  :  «  Si  l'on  représentait 
à  Votre  Majesté  ma  démarche  comme  une  retraite  du  service  de 
sa  cause,  je  désavoue  d'avance  cette  interprétation;  car  je  suis 
prêt  à  partir  le  lendemain,  soit  pour  l'Espagne,  soit  pour  tout 
autre  endroit,  —  sans  en  excepter  la  France,  —  oii  il  plaira  à 
Votre  Majesté  de  m'envoyer  ou  de  me  mettre  à  sa  suite.  Je  ne 
serais  pas  digne  de  celle  que  j'épouse,  si  je  pouvais  balancer  un 
moment  à  remplir  mon  devoir.  » 

L'approbation  sollicitée  ne  se  fit  pas  attendre.  Le  courrier  du 
lendemain  apportait  à  Condé  deux  lettres  de  la  main  royale.  Dans 
l'une,  «  c'est  le  roi  qui  parle  et  le  fait  d'un  ton  plus  grave;  »  il 
accorde  son  consentement,  ainsi  que  les  prérogatives  attachées  au 
rang-  de  princesse  du  sang.  La  seconde  lettre  est  «  du  parent,  de 
l'ami  du  nouveau  ménage,  »  qui  s'exprime,  dit-il,  «  à  son  aise;  » 
elle  est  cordiale,  spirituelle,  et  quelque  peu  railleuse  (1).  «  Si  nous 
sommes  assez  heureux,  dit  Louis  XVIII  en  terminant,  pour  voir 
la  fin  de  notre  inaction,  je  suis  bien  certain  que  Madame  la  prin- 
cesse de  Condé  attachera  votre  cuirasse,  non  sans  émotion,  mais 
d'une  main  assurée.  »  Cinq  jours  après,  nouveau  billet  du  Roi, 
adressé  cette  fois  à  Madame  de  Monaco  (2);  cette  prose  auguste 
est  d'un  aimable  tour,  on  ne  me  reprochera  pas  d'en  faire  pro- 
fiter le  lecteur:  «Ma  cousine,  c'est  la  première  fois  que  j'écris  à 
Madame  la  princesse  de  Monaco,  et,  Dieu  merci,  ce  sera  la  der- 
nière ;  ainsi  il  faut  bien  employer  le  protocole  dans  toute  sa  rigueur. 
Je  suis  extrêmement  sensible  au  remerciement  que  vous  me 
faites;  je  n'ai  pourtant  fait  en  cette  circonstance  qu'user  de  mon 
droit  d'aînesse,  et  plût  à  Dieu  que  je  l'employasse  toujours  aussi 
agréablement  !  M.  le  prince  de  Condé  sera,  j'en  suis  sûr,  heureux 
par  vous;  vous  le  serez  par  lui;  et  croyez,  je  vous  prie,  que  cette 
idée  contribue  d'avance  efficacement  à  ce  bonheur  particulier  que 
vous  voulez  bien  me  souhaiter.  Sur  quoi,  je  prie  Dieu  qu'il  vous 
ait,  ma  cousine,  en  sa  sainte  et  digne  garde.. —  Louis.  » 

Tout  se  passa  suivant  le  programme  arrêté.  La  bénédiction 
nuptiale  fut  donnée  par  l'évoque  d'Uzès  (3),  le  jour  de  Noël,  à 

(1)  Voyez  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  février  1808. 

(2)  '23  décembre  1808.  (Arch.  de  Chantilly.) 

(3)  M.  de  Béthisy. 


MARIE-CATHERINE    DE    BRIGNOLE.  627 

minuit,  dans  la  chapelle  de  Wanstead,  sans  autre  assistance  que 
les  quatre  témoins  (1).  Puis,  dans  la  modeste  demeure,  tout  reprit 
son  train  coutumier,  et  le  triomphe  de  la  morale  fut  discret, 
simple  et  silencieux.  Le  seul  changement  visible  est  que  la  nou- 
velle princesse  de  Gondé  doit  désormais  paraître  quelquefois  à  la 
cour  de  Gosfield  (2),  où  la  famille  royale  lui  fait  le  plus  gracieux 
accueil.  Mais  sa  santé  déjà  chancelante  éloigne  le  plus  possible 
ces  occasions  de  fatigue,  et,  lorsque  l'étiquette  la  contraint  d'y  faire 
un  séjour,  elle  y  mène  une  vie  à  part  et  volontairement  retirée. 
«  La  voir,  dit  un  contemporain,  est  une  faveur  dont  peu  de  gens 
sont  honorés.  »  Lord  Jerningham,  qui  eut  ce  rare  privilège,  la 
dépeint  (3)  comme  passant  ses  journées  dans  sa  chambre,  à  demi 
couchée  sur  un  large  fauteuil,  auprès  d'un  feu  mourant,  qui  seul 
éclaire  la  vaste  pièce.  Condé,  assis  presque  à  ses  pieds  «  sur  un 
tabouret  bas,  »  lui  tient  assidue  compagnie,  et  ne  la  laisse  que 
vers  neuf  heures  du  soir,  pour  faire  «  le  loto  du  Roi.  » 

Les  soins  mutuels  qu'ils  se  prodiguent  sont  véritablement 
touchans.  Quand,  en  1809,  le  prince  souffre  deux  moisd'un grave 
accès  de  goutte,  elle  ne  le  quitte  ni  jour  ni  nuit;  elle  se  fatigue  et 
se  tourmente  si  fort,  qu'elle  en  tombe  malade  à  son  tour;  et  cest 
alors  lui  qui  la  veille,  s'installe  à  son  chevet,  et  ne  permet  à  nulle 
main  mercenaire  de  lui  rendre  les  soins  que  son  état  exige.  A 
dater  de  cette  époque,  la  santé  de  la  princesse  décline  visiblement; 
des  douleurs  vives,  des  fièvres  persistantes,  des  bronchites  répé- 
tées, ruinent  peu  à  peu  ses  forces.  Une  crise  plus  violente  éclate, 
les  premiers  jours  de  mars  1813.  Ce  n'est  d'abord,  croit-on,  qu'un 
simple  rhumatisme;  mais  la  poitrine  se  prend  ensuite,  et,  malgré 
médecins  et  remèdes,  il  faut  bientôt  renoncer  à  l'espoir  :  «  Tout, 
tout  est  perdu  pour  moi,  écrit  le  prince  au  duc  de  Bourbon,  et 

(1)  Les  deux  enfans  du  prince  de  Condé  reçurent  la  nouvelle  du  maria^re  le 
lendemain  de  la  cérémonie.  Voici  la  lettre  par  laquelle  le  prince  fit  part  de  la  nou- 
velle à  sa  fille,  la  princesse  Louise  :  «  24  décembre  1808.  —  Vous  êtes  une  trop 
bonne  fille,  ma  chère  enfant,  pour  n'être  pas  bien  aise  de  mon  bonheur.  Je  vais 
épouser,  par  permission  du  Roi.  la  personne  que  j'aime  le  plus,  et  le  Roi.  avec 
toutes  ses  grâces  ordinaires,  lui  assure,  à  cette  occasion,  le  rang,  les  droits  des 
princesses  du  sang.  Toutes  les  précautions  sont  prises,  en  nous  mariant  séparés 
de  biens,  pour  que  nos  enfans  ne  puissent  jamais  avoir  la  moindre  contestation 
ensemble  après  notre  mort.  Je  reçois  votre  compliment  davance,  et  je  ne  doute 
pas  que  vous  fassiez  le  vôtre,  avec  votre  grâce  ordinaire,  à  la  femme  que  j'épouse. 
Le  mariage  va  se  faire  dans  la  chapelle  de  Wanstead,  sans  la  plus  petite  cérémonie 
ni  invitation.  Je  vous  embrasse.  »  (Arch.  de  Chantill}'.) 

(2)  Séjour  de  Louis  XVIII  jusqu'en  1811,  où  il  se  fi.\a  à  Ilartwell. 

(3)  Tlte  Jerningham  le  tiers,  publiées  par  Egerton  Castle. 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'abondance  de  mes  larmes  ne  me  permet  plus  que  de  les  verser 
dans  le  sein  de  mon  fils  1  »  C'est  elle,  dans  ces  derniers  instans, 
qui  relève  son  courage;  elle  voit  venir  la  mort  avec  douceur  et 
fermeté,  réclame  d'elle-même,  sans  vaines  terreurs,  les  secours 
de  la  religion,  met  ordre  à  ses  affaires,  et  expire  sans  souffrances, 
le  28  mars  au  soir,  la  main  dans  la  main  de  celui  qui,  pendant 
cinquante  ans,  fut  sa  seule  affection  et  sa  raison  de  vivre. 

Les  funérailles  eurent  lieu  à  Wimbledon,  dans  le  comté  de 
Surrey.  Si  peu  somptueuses  qu'elles  fussent,  elles  dépassèrent 
encore  les  ressources  de  Gondé  :  pour  assurer  aux  restes  de  sa 
femme  une  sépulture  convenable,  le  prince  dut  faire  appel  à  la 
générosité  du  Régent  d'Angleterre.  Sur  ce  sol  étranger,  accordé 
par  aumône,  repose  celle  dont  j'ai  tenté  de  faire  revivre  les  traits 
pâlis,  à  demi  effacés.  Son  existence,  qu'absorba  tout  entière  un 
sentiment  unique,  ne  fut  que  peu  mêlée  aux  grands  événemens 
de  son  temps;  sans  ambition  et  sans  intrigue,  elle  ne  sut  qu'aimer 
et  souffrir,  et  sa  figure  mélancolique  n'eût  sans  doute  eu  droit 
qu'au  silence  de  la  postérité.  L'histoire  cependant,  —  si  peu 
qu'elle  parle  d'elle,  —  n'a  guère  épargné  sa  mémoire.  Sans  compter 
les  pamphlets  de  la  Révolution,  qui  la  traînent  dans  la  boue,  beau- 
coup de  ses  contemporains,  dans  leurs  souvenirs  ou  dans  leurs 
lettres,  accompagnent  son  nom  d'épithètes  flétrissantes.  Le  long 
scandale  de  sa  liaison  publique  effarouche  leur  pudeur  ;  ses  cha- 
grins et  son  dévouement  n'ont  pu  faire  absoudre  sa  faute.  Ceux 
qui  liront  ces  lignes  seront  peut-être  moins  sévères.  A  cette  vic- 
time des  hommes,  longtemps  résignée,  révoltée  plus  tard,  mais 
jamais  malfaisante  et  toujours  malheureuse,  qu'ils  ne  craignent 
point  d'accorder  un  peu  de  pitié  attendrie.  L'indulgence  n'est-elle 
pas  souvent  la  meilleure  forme  de  la  justice? 

Pierre  de  Ségur. 


LA  JEUNESSE 


DE 


LECONTE  DE  LISLE 


Charles  Leçon  te  de  Lisle  quitta  l'île  Bourbon,  le  11  mars 
1837,  pour  venir  étudier  le  droit  en  France.  Il  laissait  ses  parens 
désolés  de  son  départ.  «  J'ai  beau  chercher  à  me  faire  une  raison 
de  son  absence,  écrivait  son  père,  quand  son  souvenir  me  revient, 
et  il  me  revient  souvent,  mes  yeux  se  mouillent.  Je  me  laisse 
volontiers  pleurer.  Puisses-tu,  mon  ami,  n'être  jamais  obligé  de 
te  séparer  de  tes  enfans  à  d'aussi  immenses  distances  ;  cela  nuit 
au  bonheur  de  la  vie.  »  Avant  de  s'installer  à  Rennes  pour  y  suivre 
les  cours  de  la  Faculté  de  droit,  Charles  devait  passer  quelques 
mois  chez  son  oncle,  M.  Louis  Leçon  te,  avoué  à  Dinan.  C'était  le 
plus  proche  parent  que  M.  Leconte  de  l'isle  (1),  émigré  depuis 
vingt  ans,  eût  laissé  dans  la  petite  ville  bretonne  d'où  il  était  ori- 
ginaire. C'était  à  lui  qu'il  confiait  la  surveillance  et  la  tutelle  de 
son  fils  pendant  le  temps  de  ses  études,  en  lui  donnant  tout  pou- 
voir pour  l'administration  du  budget  et  la  direction  de  la  vie  du 
jeune  étudiant. 

La  correspondance  échangée  entre  les  parens  de  Bourbon  et 
le  cousin  de  Bretagne,  les  notes  que  j'ai  prises  dans  les  archives 
de  l'Université  et  dans  les  journaux  et  revues  de  Rennes,  —  notes 
et  correspondance  éclairées  ou  complétées  par  quelques  lettres  de 

(1)  Au  sujet  de  l'orthographe  du  nom,  dans  les  lettres  et  documens  de  cette 
époque,  il  y  a  lieu  de  remarquer  que  le  nom  Leconte  est  toujours  écrit  en  un  seul 
mot  par  les  trois  correspondans  ;  l'apostrophe  à  l'isle  figure  dans  les  signatures  du 
père;  elle  est  omise  dans  celles  du  fils.  Je  me  conformerai,  en  les  nommant,  à 
l'orthographe  adoptée  par  chacun  d'eux. 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Charles  Leconte  deLisle  et  par  des  souvenirs  de  famille,  —  m'ont 
permis  de  suivre,  à  Rennes,  pendant  près  de  six  années  (1),  les 
traces  du  mauvais  étudiant  qui  devait  être  un  grand  poète. 

«  Que  nous  serions  heureux,  si  vous  alliez  l'aimer,  Lucie  et 
toi,  écrivait  M.  Leconte  de  l'Isle  à  son  parent.  Mon  Dieu!  si  je 
pouvais  deviner  ce  qu'il  faudrait  pour  cela  !  » 

Par  malheur,  les  deux  cousins  étaient  loin  d'avoir  le  même 
tempérament,  et  M.  Leconte  de  Bourbon  prêtait  bien  à  tort  à 
l'oncle  de  Dinan  sa  sensibilité  paternelle.  Son  excuse  était  dans 
son  ignorance:  l'absence  lointaine  et  prolongée  avait  entretenu 
l'illusion  de  ses  souvenirs  d'enfance;  il  ne  semble  pas  qu'il  eût 
reçu  depuis  déjà  longtemps  des  nouvelles  de  son  cousin  ;  le  besoin 
d'un  correspondant  pour  son  fils  avait  réveillé  les  relations  de 
famille;  mais  il  avait,  vis-à-vis  de  ces  parens  retrouvés,  des  igno- 
rances avec  des  ardeurs  de  néophyte.  Il  écrivait  :  «  Fais-moi 
connaître,  je  te  prie,  l'intérieur  de  ton  ménage.  Combien  as-tu 
denfans?  Leur  âge,  leur  nom?  Que  nous  nous  connaissions  avant 
de  nous  voir!  (2)  » 

Fort  estimé  dans  sa  ville  natale,  dont  il  allait  bientôt  devenir 
maire,  ayant  la  réputation  méritée  d'un  homme  d'affaires  très 
honnête  et  très  laborieux,  M.  Louis  Leconte,  s'il  faut  le  juger  par 
sa  correspondance,  était  d'une  nature  un  peu  sèche,  d'une  correc- 
tion bourgeoise  un  peu  étroite,  de  principes  un  peu  durs.  Il  était 
peu  fait,  lui,  l'avoué  pointilleux  d'une  petite  ville  de  province, 
pour  comprendre  et  pour  diriger  un  jeune  homme  élevé  libre- 
ment à  Bourbon  et  déjà  atteint  de  poésie,  un  enfant  gâté,  s'il  faut 

(1)  Sir  années  et  non  pas  f>'ois,  comme  l'a  écrit  Jean  Dornis,  pourtant  d'après 
les  notes  du  maître,  ni  quatre,  selon  M.  Fernand  Galmettes.  Ce  séjour  à  Rennes 
n'a  été  étudié  encore  par  aucun  des  biographes  de  Leconte  de  Lisle.  M.  Galmettes 
n'en  méconnaît  pas  l'importance,  puisqu'il  écrit  que  Leconte  de  Lisle,  pendant  ces 
années,  fit  «  une  étude  approfondie  du  grec,  lut  beaucoup  d'histoire,  visita  la  Bre- 
tagne, apprit  l'italien.  Il  préparait  ses  forces;  c'est  son  premier  temps  de  germi- 
nation. »  C'est  à  peu  près  tout  ce  qu'on  a  écrit  jusqu'ici  sur  cette  période  de  la  vie 
du  maître,  et  c'est  cette  lacune  que  notre  étude  a  pour  objet  de  combler. 

(2)  Le  rêve  du  retour  au  pays  natal  apparaît  dès  cette  première  lettre.  M.  Leconte 
de  l'Isle  se  considérait  comme  un  exilé  ^ur  la  terre  de  Bourbon.  Il  avait  placé  dans 
sa  maison,  «  de  manière  à  l'avoir  toujours  sous  les  yeu.x,  »  une  vue  de  Dinan  que 
lui  avait  envoyée  M.  Louis  Leconte.  «  Je  suis  fort  aise,  lui  écrivait-il,  de  la  revoir 
tous  les  jours,  encore  qu'elle  soit  bien  gravée  dans  mon  souvenir.  »  Plus  tard,  il 
priait  son  cousin  de  lui  «  envoyer  toutes  les  vues  de  Dinan  du  même  auteur.  » 
Son  projet  bien  arrêté  était  de  rentrer  au  pays  ;  il  avait  déjà  fait  choix  du  capi- 
taine et  du  bateau  qui  devaient  le  ramener.  «  Les  4  000  lieues  qui  nous  séparent 
ne  m'enlèvent  rien  de  mon  atfection  pour  ma  terre  natale.  » 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE    DE    LISLE.  631 

tout  (lire,  car  les  lettres  de  M.  Leconte  de  l'Isle,  même  aux  heures 
où  elles  se  feront  sévères,  témoignent  de  la  plus  grande  tendresse 
et  d'une  faiblesse  ancienne  pour  l'enfant  exilé. 

Ces  lettres  sont  intéressantes  à  parcourir.  Elles  marquent,  dès 
le  début,  les  préoccupations  les  plus  vives,  les  inquiétudes  les 
plus  minutieuses.  Les  moindres  détails  de  la  vie  de  l'étudiant 
sont  l'objet  de  soucis  constans  et  de  recommandations  pressantes. 
Si  les  parens  du  poète  ne  Font  jamais  compris,  —  au  dire  d'un 
biographe  qui  reçut  les  conlidences  du  maître,  ils  l'ont,  du 
moins,  profondément  aimé. 

«  Mon  premier  désir,  écrit  M.  Leconte  de  l'Isle,  est  qu'il  habite 
le  quartier  le  plus  aéré  et  conséquemment  le  plus  sain.  Je  suis 
loin  de  vouloir  et  de  pouvoir  lui  fournir  un  logement  autre  que 
modeste  et  propre,  mais  encore  que  je  ne  veuille  pas  faire  une 
dépense  folle,  suis-je  désireux  que  sa  chambre  soit  bien  propre, 
bien  garnie  de  tous  les  meubles  nécessaires  et  commodes,  —  on 
se  plaît  mieux  chez  soi,  quand  on  est  bien  logé,  —  et  bien  située 
pour  l'air  et  la  vue.  Il  est  peu  difficile  en  nourriture.  Quant  à  la 
pension,  qu'elle  soit  saine,  c'est  tout  ce  qu'il  lui  faut.  Sous  ce 
rapport,  il  n'est  pas  sensuel.  S'il  était  possible  qu'une  personne 
fût  chargée  de  son  linge  (celle  chez  qui  il  logerait,  par  exemple), 
cela  serait  fort  utile  pour  lui,  car  nul  que  je  sache  ne  porta  plus 
loin  l'insouciance  en  pareille  matière.  » 

L'excellent  père  tient  à  ce  que  son  fils  «  soigne  son  costume  ; 
il  se  respectera  davantage,  quand  il  sera  bien  mis.  Je  n'ai  pas  le 
désir,  écrit-il,  qu'il  soit  un  fashionable,  mais  cependant  je  serais 
désolé  que  sa  mise  ne  fût  pas  soignée.  Veuille,  mon  ami,  y 
donner  la  main,  sans  permettre  l'excès  contraire  qui  jusqu'ici  n'a 
jamais  été  dans  ses  goûts,  mais  que  je  désapprouve  autant  que  la 
négligence.  Qu'il  soit  donc  toujours  mis  avec  goût  et  propreté. 
L'homme  bien  mis  (1)  se  respecte  toujours  plus  que  celui  qui,  en 
raison  de  sod  mauvais  maintien,  ne  craint  pas  de  se  mélanger.  » 

(1)  Un  article  de  modes  de  l'Auxiliaire  breton  (12  février  1838)  nous  donne  les 
renseignemens  suivans  sur  la  manière  d'être  bien  mis  h  Rennes.  «  Redingote- 
pardessus  en  drap  peloté.  La  jupe  ne  dépasse  pas  le  dessous  des  genoux;  elle  n'est 
pas  fendue  et  l'ampleur  par  derrière  est  formée  par  deux  gros  plis  grevés.  La  taille 
est  très  longue  et  d'une  largeur  prodigieuse.  Les  boutons  d'un  très  grand  diamètre  ; 
les  paremens,  le  col  et  les  poches  garnis  de  velours...  Le  paletot  est  très  bien 
porté  ;  les  habits  à  la  française  sont  une  fantaisie  négligée.  Les  pantalons  ajustés 
à  la  botte  passent  de  mode;  on  revient  aux  pantalons  droits;  en  négligé,  on  porte 
encore  quelques  pantalons  à  plis.  Les  chapeaux  n'ont  pas  varié:  fonds  ballonne 
avec  rebords  plus  larges  devant  et  derrière  que  sur  les  côtés.  » 


632  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  préoccupation  de  la  «  bonne  tenue  »  revient  souvent  dans 
les  lettres  de  Bourbon.  «  Nous  désirons  vivement,  écrit  encore 
M.  Leconte  de  l'isle,  qu'il  puisse  tenir  son  rang,  qui  le  force  à 
sortir  des  habitudes  de  trop  de  laisser  aller  qui  lui  sont  naturelles. 
Si  je  me  sers  du  mot  rang,  je  veux  dire  tout  simplement  une 
bonne  société  ;  peu  soucieux  qu'il  était  ici  de  voir  le  monde,  nous 
craignons,  Elysée  et  moi,  qu'il  vive  trop  retiré,  ce  qui  est  tou- 
jours peu  avantageux  pour  un  jeune  homme,  lorsqu'il  est  des- 
tiné, si  rien  ne  s'y  oppose,  à  entrer  dans  la  magistrature.  » 

C'était,  selon  les  vues  de  M.  Leconte  de  l'isle,  chez  M.  Robi- 
not,  magistrat  de  Rennes,  que  son  fils  devait  faire  ses  débuts 
dans  le  monde;  il  avait  prié  son  cousin  Louis  de  l'y  présenter, 
mais,  soit  négligence  du  cousin,  soit  refus  de  Charles,  en  dépit 
des  rappels  fréquens  des  parens  de  Bourbon,  la  présentation  ne 
fut  pas  faite.  Cet  «  oubli  »  contrariait  vivement  M.  Leconte  de 
l'isle.  «  Il  n'eût  pas  manqué  de  rencontrer  »  chez  M.  Amand 
Robinot  «  des  hommes  de  robe  dont  la  société  ne  pouvait  que  lui 
être  utile  et  la  connaissance  avantageuse.  » 

Mais  ce  nest  pas  tout  dhabiter  un  logement  sain,  de  vivre 
d'une  vie  confortable,  d'avoir  la  tenue  d'un  homme  du  monde  et 
de  fréquenter  la  bonne  société  ;  Charles  devait  encore,  au  gré  de 
ses  parens,  se  teinter  d'art,  non  pas  certes  pour  l'art  en  lui-même, 
mais  pour  ce  qu'il  peut  ajouter  d'agrément  au  bonheur  d'une  vie 
bourgeoise.  On  lui  a  bien  recommandé  à  son  départ,  et  on  y  in- 
siste dans  chaque  lettre,  de  prendre  des  «  maîtres  de  dessin  (pay- 
sage), de  musique  et  de  danse.  »  Il  serait  bon  aussi  qu'il  eût  un 
maître  d'armes  «  pendant  l'hiver;  «  tout  cela  est  «  accessoire,  » 
c'est  vrai,  et  «  secondaire,  »  mais  «  utile  »  pourtant.  Le  cousin  de 
Dinan  est  instamment  prié  de  faire  exécuter  ce  programme.  Mal- 
heureusement, Charles  n'est  pas  encore  musicien,  mais  on  espère 
que  son  oncle  lui  indiquera  un  bon  maître  et  «  presque  toujours, 
en  ces  matières,  l'élève  dépend  du  maître.  » 

Le  chapitre  des  plaisirs  était  aussi  prévu  dans  ce  règlement  de 
vie,  sinon  dans  tous  ses  détails,  du  moins  au  point  de  vue  de  la 
dépense.  Une  somme  de  dix  francs  par  mois  y  devait  suffire  ; 
cependant  M.  Leconte  de  Dinan  était  autorisé  à  consentir  un  léger 
supplément  à  cet  article  et  ((  au  besoin  à  ne  pas  se  tenir  à  cin- 
quante francs  de  plus  »  par  an.  Mais  M.  Louis  Leconte  pensait 
sagement  qu'on  a  toujours  trop  d'argent  pour  samuser,  et  il  n'ap- 
paraît pas  qu'il  ait  jamais  dépassé  la  somme  fixée;  au  contraire, 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE    DE    LISLE.  633 

il  se  montra  économe  à  l'excès  des  deniers  de  son  cousin  et  des 
plaisirs  de  son  neveu. 

Mais  M.  Leconte  de  l'isle  a  réfléchi  que  son  fils  allait  arriver 
en  France  «  pour  la  saison  des  pluies,  »  et  l'hiver  le  préoccupe. 
Charles  ne  doit  pas  «  regarder  à  une  brasse  de  bois  de  plus  ou 
de  moins.  »  Non  pas  qu'on  le  croie  une  demoiselle,  «  mais  on  tra- 
vaille mieux,  quand  on  n'a  pas  froid;  et  on  ne  désire  pas  aller  se 
chauffer  ailleurs.  »  La  maladie  aussi  est  prévue;  il  faut  qu'on 
lui  indique  «  le  meilleur  médecin  qu'il  devra  faire  appeler,  ainsi 
que  la  'garde-malade.  »  On  ne  doit  rien  épargner  alors.  «  J'aime 
encore  mieux  sa  santé  que  sa  science,  écrit  M.  Leconte  de  l'isle. 
Nous  travaillerons  pour  lui,  sa  mère  et  moi;  nous  avons  besoin 
essentiellement  qu'il  se  porte  bien  pour  être  heureux.  »  Et, 
comme  s'il  se  rendait  compte  qu'il  formule  beaucoup  et  de  bien 
minutieuses  recommandations,  le  bon  père  s'en  excuse  douce- 
ment près  de  son  cousin.  «  Tu  songeras  que  c'est  un  père  qui 
envoie  son  fils  à  4000  lieues  de  lui.  »  Et,  en  déléguant  ses  pleins 
pouvoirs,  il  ajoute  :  «  Remplace-moi,  mon  ami;  supplée  dans 
ses  intérêts  à  ce  que  j'ai  omis;  fais  pour  le  mieux,  comme  ton 
père  fit  pour  moi  dans  ma  jeunesse.  » 

Hélas  !  que  ne  pouvait-il  déléguer  avec  son  autorité  un  peu  de 
sa  tendresse  !  Charles  Leconte  de  Lisle  ne  devait  pas  trouver  au- 
près de  son  oncle  de  Dinan  l'indulgence  à  laquelle  on  l'avait 
habitué,  et  la  vie  à  Rennes  allait  être  pour  lui  bien  différente  de 
celle  de  Bourbon. 

Ce  à  quoi  M.  Leconte  de  Tlsle  tient  par-dessus  tout,  c'est  à 
«  savoir  la  vérité,  toute  la  vérité  sur  son  fils;  si  elle  est  pénible, 
il  tâchera  d'y  remédier.  Qui  n'a  pas  commis  des  fautes  dans  sa 
vie?  Encore  vaut-il  mieux  connaître  les  erreurs  de  son  fils  que  de 
le  croire  dans  la  bonne  voie,  quand  il  est  égaré.  Enfin,  conclut-il, 
dans  une  de  ses  lettres  à  son  cousin,  sois  sévère  avec  Charles 
pour  la  reddition  de  ses  comptes  ;  cela  lui  apprendra  à  avoir  de 
l'ordre.  Il  n'est  point  habitué  à  garder  de  l'argent.  Dans  le  prin- 
cipe, on  ne  lui  confie  que  l'argent  de  ses  plaisirs  et  de  ses  leçons 
particulières,  non  qu'il  soit  aucunement  capable  d'en  mésuser, 
mais  il  est  si  étourdi  qu'il  laisserait  son  secrétaire  ouvert  et  il 
pourrait  être  dupe.  Lorsqu'il  sera  habitué  à  soigner  lui-même  ses 
affaires,  il  est  digne  de  toute  confiance;  lui  aussi,  sera  un  hon- 
nête homme.  » 

Ces  extraits  de  la  correspondance  de  M.  Leconte  de   l'isle 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  son  cousin  ont  un  autre  intérêt  que  de  nous  montrer  sa  sen- 
sibilité profonde,  sa  vraie  tendresse,  en  même  temps  que  ses  am- 
bitions modestes  pour  son  fils  ;  ils  commencent  à  nous  initier  à 
la  vie  nouvelle  qui  va  être  celle  de  l'étudiant  et  nous  permettent 
déjà  de  connaître  le  caractère  du  poète  en  sa  vingtième  année  et 
nous  aideront  à  fixer  sa  vraie  physionomie  à  cette  époque. 

Charles  Leconte  de  Lisle  arriva  à  Dinan  peu  de  jours  avant 
la  nomination  de  son  oncle  à  la  mairie  de  cette  ville  (1).  Il  tom- 
bait en  pleines  joies  d'espérance;  l'accueil  fut  excellent  et,  bien 
vite,  en  quelques  lignes,  il  écrivait  à  ses  parens  combien  M.  et 
M"^  Leconte  avaient  été  bons  pour  leur  neveu.  L'oncle,  lui,  en 
annonçant  à  son  cousin  de  Bourbon  la  réalisation  imminente  de 
son  rêve  municipal  et  l'arrivée  de  Charles,  ne  se  laissait  aveugler 
ni  par  les  satisfactions  prochaines  de  son  orgueil,  ni  par  l'illusion 
des  premiers  épanchemens.  L'avoué  perspicace  avait  déjà  flairé 
dans  le  nouveau  venu  «  une  tendance  à  la  coquetterie,  un  peu  de 
vanité  et  d'amour-propre.  » 

En  lui  répondant,  à  la  date  du  27  novembre  1837,  pour  re- 
mercier «  les  protecteurs,  les  amis  de  son  enfant,  »  M.  Leconte  de 
risle  s'étonne  bien  un  peu  des  observations  de  son  cousin.  De  la 
vanité!  De  l'amour-proprel  «  soit  faiblesse  de  père,  soit  change- 
ment chez  Charles,  il  ne  s'en  était  pas  aperçu.  Il  aime  la  toilette, 
me  dis-tu  !  J'avais  craint  le  contraire,  tant  ce  triste  pays  où  je  suis 
exilé  avait  jeté  d'abandon  dans  son  âme,  dans  sa  tenue...  Les 
excès  ne  valent  rien  ;  je  serais  aussi  peiné  qu'il  s'occupât  trop  de 
sa  mise  que  je  serais  contrarié  qu'il  se  négligeât.  »  11  semble  pour- 
tant que  ce  brave  homme,  si  préoccupé  du  juste  milieu  en  toutes 
choses,  pardonnerait  plutôt  un  excès  de  «  coquetterie,  »  Il  en 
donne  ses  raisons,  toujours  les  mêmes  :  «  Un  costume  soigné 
porte  au  respect  de  soi-même  et  vous  ferme  en  quelque  sorte,  à 
mon  avis,  l'entrée  des  réunions  trop  faciles,  où  l'on  contracte  de 
mauvaises  habitudes.  »  Ce  qu'il  juge  nécessaire,  c'est  d'habituer 
le  jeune  homme  à  mettre  de  l'ordre  dans  ses  dépenses  et  son 
tuteur  doit  en  exiger  le  compte  strictement;  le  désordre,  l'in- 
souciance, la  prodigalité  sont  telles  dans  ce  «  malheureux  pays  de 
Bourbon  »  que  la  «  contagion  »  était  inévitable.  C'est  à  M.  Louis 

(1)  La  nomination  est  du  7  juillet  1837.  Parti  de  Bourbon  le  11  mars,  débarqué 
à  Nantes  dans  les  derniers  jours  de  juin,  Charles  Leconte  de  Lisle  dut  arriver  à 
Dinan  au  commencement  du  mois  de  juillet. 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE    DE    LISLE.  635 

Leconte,  u  qui  a  si  bien  mené  sa  barque,   »  de  convertir  son 
neveu  aux  pratiques  de  la  vie  régulière. 

Charles,  cependant,  ne  paraissait  pas  devoir  s"y  plier  promp- 
tement.  Une  fois  les  premières  lettres  écrites,  ce  fut  un  oubli 
complet,  du  moins  quant  à  la  correspondance,  de  tous  les  devoirs 
d'un  «  bon  fils.  »  Aucune  nouvelle  de  Bretagne  n'était  arrivée  à 
Bourbon,  depuis  les  «  quelques  lignes  »  de  Charles .  écrites  au 
cap  de  Bonne-Espérance,  au  débarquement  à  Nantes,  à  l'arrivée 
à  Dinan;  M.  Louis  Leconte,  lui-même,  sans  doute  absorbé  par 
son  apprentissage  des  charges  de  sa  fonction,  négligeait  de  ren- 
seigner son  cousin  sur  la  vie  de  l'enfant  prodigue. 

M.  Leconte  de  l'Isle  patienta  jusqu'au  mois  de  février  1838, 
mais,  le  10  de  ce  mois,  n'en  pouvant  plus,  il  prit  la  plume  et,  en 
même  temps  qu'il  envoyait  l'argent  de  la  seconde  année  de  pen- 
sion de  son  fils,  il  suppliait  son  cousin  de  rompre  le  silence. 
Que  se  passe -t-il?  Charles  aurait-il  commis  une  faute  grave?  Il 
l'en  croit  incapable;  du  moins  le  lui  eût-on  écrit!  Qu'on  le  ras- 
sure, et  il  fait  appel  à  la  «  complaisance  »  de  M.Louis  Leconte, 
et  il  le  remercie  «  bien  sincèrement,  »  car  il  sait  que  cette  surveil- 
lance doit  lui  peser;  mais,  puisque  Charles  n'écrit  pas,  qui  leur 
donnera  les  nouvelles?  Ah!  ce  silence  de  Charles!  «  Aurait-il 
oublié  notre  amour  pour  lui?  »  se  demande  M.  Leconte  de  l'Isle 
et,  à  la  pensée  du  fils  que  son  silence  fait  doublement  absent,  il 
s'ingénie  avec  tendresse  à  tromper  l'oubli  et  la  distance.  Il  faut 
que  Charles  fasse  faire  sa  miniature  par  le  meilleur  artiste  de 
Rennes;  on  paiera  la  somme  nécessaire;  du  moins,  ce  sera  pour 
eux  «  un  moyen  de  le  revoir.  » 

Le  25  février,  de  plus  en  plus  inquiet,  il  songe  aux  moyens 
pratiques  d'arracher  des  nouvelles  de  France.  Il  envoie  par  Le  Gol 
de  Nantes  «  un  petit  ballotin  de  café;  il  n'est  pas  gros,  mais  c'est 
de  la  crème.  »  Quel  est  le  cousin,  fût-il  avoué,  fût-il  maire,  qui 
pourrait  résister  à  de  si  douces  violences? 

Enfin,  le  29  mars  1838,  arrivait  à  Bourbon  une  lettre  de 
France,  datée  du  23  octobre  1837,  apportant  des  nouvelles  de 
Charles.  Mais  quelles  nouvelles  !  Le  maire  de  Dinan  était  épou- 
vanté de  son  neveu,  et  son  effroi  et  sa  colère  semblaient  même 
s'atténuer  de  réticences,  pour  ne  pas  braver  l'honnêteté  dans  les 
mots.  Charles  était  accusé  «  d'affecter  un  mépris  sauvage  pour 
tout  ce  que  l'on  est  convenu  de  respecter  dans  la  société  ;  »  son 
caractère  est  froid,  inégal  ;  il  est  peu  poli;  ses  opinions  politiques 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

affectent  une  exagération  blâmable;  il  est  républicaiji!  Et  M,  le 
maire  n'entend  pas  que  son  neveu  le  compromette!  M.  Louis  Le- 
conte  signale  encore  une  «  prétendue  myopie  »  qui  lui  paraît 
être  de  l'affectation  et  de  la  pose  ;  il  se  plaint  d'achats  excessifs  de 
livres,  de  dépenses  exagérées  de  toilette;  il  signale  enfin  certains 
déportemens  de  ce  jeune  homme  qui  n'est  pas  du  tout  «  la  demoi- 
selle »  annoncée. 

La  surprise  des  parensde  Charles  fut  grande.  Sa  conduite  jus- 
qu'à son  départ  avait  toujours  été  si  pure,  le  mot  est  souligné 
dans  la  lettre;  son  caractère  était  «  si  égal;  »  il  s'était  toujours 
montré  <(  si  poli  avec  tout  le  monde,  qu'ils  en  étaient  littérale- 
ment tombés  des  nues.  »  Les  compagnons  de  voyage  de  Charles 
avaient  tous  «  chanté  ses  louanges  ;  »  c'était  à  qui  des  passagers,  — 
le  capitaine  le  leur  avait  écrit,  —  aurait  vanté  sa  douceur  et  son 
affabilité.  «  Je  n'en  reviens  pas,  je  m'y  perds,  écrit  M.  Leconte  de 
Liste.  Quant  à  sa  timidité,  ou  plutôt  son  caractère  froid  et  réservé, 
cela  lui  est  naturel.  Il  est  peu  communicatif,  peu  causeur  ;  la  na- 
ture l'a  fait  ainsi  ;  le  temps,  les  femmes,  la  société,  le  changeront 
peut-être.  «  Pour  ses  opinions  politiques,  il  n'a  péché  que  par 
trop  de  franchise  avec  son  oncle  ;  il  a  cru  pouvoir  «  s'exprimer 
avec  celui  qui  lui  tient  lieu  de  père,  )>  comme  il  le  faisait 
avec  son  pore  à  Bourbon.  Non  pas  que  son  père  soit  responsable 
de  ses  idées  !  Il  ne  les  lui  a  pas  plus  données  «  de  cette  espèce  que 
les  professeurs  de  l'Ecole  polytechnique  et  de  tous  les  collèges 
royaux  de  France  n'en  avaient  inculqué  de  semblables  à  tous  les 
jeunes  gens.  Cette  exaltation  de  pensée  tient  à  sa  jeune  organisa- 
tion ;  les  idées  religieuses  prennent  chez  lui  une  teinte  plus  forte 
parce  qu'il  sait  mieux  soutenir  son  paradoxe.  Certes,  il  ne  pré- 
tend pas  défendre  les  exagérations  de  son  fils  ;  cela  serait  impar- 
donnable à  son  âge;  mais  il  veut  plaider  la  cause  de  son  enfant,  » 
pour  lui  conserver  l'affection  de  son  oncle.  D'ailleurs,  il  pense 
qu'avec  les  années,  tout  cela  s'atténuera.  «  Les  temps  et  les  bons 
conseils  viendront  facilement  à  bout  de  son  républicanisme  (1).  » 

Il  est  clair  qu'en  défendant  son  fils,  M.  Leconte  de  l'isle  veut 
éviter  surtout  de  froisser  son  sévère  cousin;  il  n'ajoute  foi  qu'à 

(1)  M.  Leconte  de  l'isle,  on  le  voit,  croyait  peu  à  la  durée  des  opinions  répu- 
blicaines de  son  fils,  et  n'admettait  qu'à  demi  la  sincérité  de  ses  croyances  reli- 
gieuses d'alors  ;  il  est  bun  de  noter  pourtant  qu'il  n'avait  pas  élevé  Charles,  comme 
on  l'a  dit,  dans  la  haine  du  catholicisme,  ou  dans  son  ignorance,  comme  on  l'a 
prétendu  aussi  jusqu'à  affirmer  que  Charles  n'avait  pas  fait  sa  première  commu- 
nion. 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE    DE    LISLE.  637 

moitié  à  toutes  ses  accusations  ;  quelques-unes  le  font  sourire  ;  il 
a  meilleure  opinion  de  Charles.  Et,  tout  récemment  encore,  une 
lettre  de  France,  adressée  à  un  parent  de  Bourbon,  M.  Foucque, 
donnait  de  si  bonnes  nouvelles  du  cher  enfant,  «  un  excellent  gar- 
çon et  d'une  conduite  exemplaire  !»  Quant  à  la  «  prétendue  myopie,  » 
puisque  le  père  et  un  oncle  de  Charles  «  étaient  atteints  de  cette 
infirmité,  quoi  d'étonnant  à  ce  que  Charles  en  souffrît  également?  » 
Quant  aux  dépenses  exagérées,  ne  faut-il  pas  que  sa  chambre  soit 
«  bien  située,  »  ses  meubles  «  en  quantité  suffisante,  «  sa  mise 
«  constamment  soignée.  »  Quant  aux  livres,  M.  Leconte  de  L'isle 
consent  à  ce  que  son  cousin  soit  juge  et  tranche  la  question. 

Mais  tout  cela  n'était  rien  et  de  plus  graves  nouvelles  parve- 
naient au  sujet  des  études  de  Charles. 

Au  commencement  du  mois  d'octobre  1837,  M.  et  M"'"  Louis 
Leconte  avaient  conduit  leur  neveu  à  Rennes  et  l'avaient  installé 
au  n°  4  de  la  rue  des  Carmes.  Ce  n'était  pas  précisément  le  quar- 
tier «  le  plus  sain  et  le  mieux  situé  »  de  la  ville  ;  ce  qui  avait  dé- 
terminé leur  choix,  c'était  le  voisinage  d'un  parent  des  Leconte, 
M.  Liger,  brasseur,  qui  demeurait  au  n°  1  de  cette  rue. 

Mais  voilà  qu'avant  de  faire  son  droit,  il  fallait  obtenir  le  di- 
plôme de  bachelier  es  lettres  ;  il  semble  que  personne  n'y  eût  pensé 
jusque-là  et  les  choses  n'allèrent  pas  au  gré  de  la  famille.  Cette 
«  formalité  »  n'est  pas  sans  ennuyer  M.  Leconte  de  L'isle  qui  n'en 
comprend  pas  la  nécessité.  «  Je  viens  de  voir,  écrit-il,  qu'il  était 
essentiel  d'être  bachelier  avant  de  prendre  sa  première  inscrip- 
tion ;  je  compte  sur  ton  aide  et  sur  tes  connaissances  de  Rennes 
pour  lui  faciliter  ce  ridicule  examen.  »  Ce  n'était  pas  tout  encore; 
pour  se  présenter  à  l'examen,  il  fallait  un  certificat  d'études  : 
—  «  Quand  donc  ce  gouvernement  cessera-t-il  de  faire  des  sot- 
tises !»  —  et  M.  Leconte  de  L'isle  avait  oublié  de  munir  son  fils 
d'une  attestation  que  ses  études  s'étaient  achevées  dans  sa  famille. 
L'année  fut  occupée  par  ces  difficultés,  que  l'éloignement  rendait 
encore  moins  aisées  à  résoudre.  Enfin  M,  Leconte  de  l'isle  envoya 
l'attestation  demandée,  qui  arriva  un  peu  avant  la  session  de  novem- 
bre 1838.  Peu  s'en  fallut  que  Charles  ne  fût  encore  «  repoussé  de 
l'examen  »  parce  que  son  père  n'avait  pas  «  désigné  d'une  manière 
spéciale  »  les  professeurs  qui  avaient  dirigé  ses  études  avant  qu'il  les 
eût  continuées  avec  lui  à  Bourbon  (1).  On  esquiva  la  difficulté  en 

(1)  Quels  étaient  ces  professeurs?  M.  Auguste  Lacaussade,  originaire  de  Bour- 


638  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

inscrivant  le  candidat  comme  élève  de  son  père  et  du  collège  de 
Nantes.  La  faculté  se  contenta  de  ces  renseignemens  et  le  candi- 
dat fut  autorisé  à  se  présenter  devant  la  commission  d'examen.  Il 
comparut  à  la  date  du  14  novembre  1838  et  fut  «  déclaré  admis- 
sible au  grade  de  bachelier  es  lettres.  »  J'ai  copié  sur  le  registre 
du  baccalauréat  es  lettres  les  notes  qui  furent  attribuées  à 
Charles  Leconte  de  Clsle,  né  le  ^9  novembre  (1)  iSiS,  à  Saint- 
Paul  [Ile  Bourbon).  Les  voici  : 

Interrogations.  Notes. 

En  grec  [Homère') Médiocre. 

En  latin  {Cicéron) Assez  bien. 

Sur  la  rhétorique Assez  bien. 

En  histoire  et  géographie Assez  bien. 

Sur  la  philosophie Passable. 

En  mathématiques Faible. 

En  physique Très  faible. 

En  français Suffisant. 

Cette  épreuve  fut  sans  doute  insuffisante  comme  pierre  de 
touche  de  l'avenir  du  jeune  bachelier.  D'ailleurs,  Leconte  de  Lisle 
ne  maudit  pas  ses  juges,  même  pendant  le  délai  réglementaire  ; 
au  lendemain  de  l'épreuve,  il  écrivait  :  «  Fort  peu  préparé  à  mon 
examen,  je  n'étais  pas  sans  crainte.  Heureusement  que  les  de- 
mandes qu'on  m'a  faites  étaient  faciles,  puisque  j'ai  répondu  pas- 
bon,  m'a  dit  avoir  été  le  camarade  de  Leconte  de  Lisle  «  à  la  pension  Brieugne. 
place  aux  Cochons,  à  Nantes,  au  moment  de  la  Révolution  de  Juillet.  »  Une  note 
du  maître,  que  l'écrivain  qui  signe  Jean  Dornis  a  bien  voulu  me  communiquer, 
est  ainsi  conçue  :  «  Venu  en  France  à  trois  ans,  retourné  à  Bourbon  avec  ma  fa- 
mille à  dix  ans.  »  En  acceptant  la  date  de  M.  Lacaussade,  il  faudrait  lire  cinq  ans 
et  douze  ans.  Le  fait  du  séjour  de  Leconte  de  Lisle  à  .Nantes  est  confirmé  par  le 
certificat  d'études,  mais  l'établissement  est  désigné  sous  le  nom  de  Collège  de 
Nantes. 

i^e  maître  a-t-il  étudié  au  collège  de  Dinan,  comme  on  l'a  affirmé?  Une  lettre 
de  lui,  écrite  à  Rennes,  à  la  date  du  12  janvier  1838,  et  dont  un  extrait  m'a  été 
adressé  par  M.  Bellier-Dumaine,  auteur  d'une  Histoire  du  collège  de  Dinan,  le  montre 
occupé  à  faire  «  démonter  entièrement  pour  remporter,  »  un  grand  bureau  qui 
faisait  partie  de  son  mobilier  de  Rennes,  cherchant  le  moyen  d'expédier  ses  malles 
à  Dinan  et  prenant  soin  «  de  payer  tout  »  avant  son  départ,  selon  la  recomman- 
dation de  son  oncle. 

11  est  probable  que,  prévoyant  les  difficultés  et  les  lenteurs  que  l'éloignement 
des  parens  de  Charles  allait  mettre  à  la  solution  de  cette  affaire  du  certificat 
d'études,  M.  Louis  Leconte  avait  rappelé  son  neveu  près  de  lui.  11  est  possible 
encore  que,  pour  occuper  les  loisirs  forcés  du  candidat,  il  l'ait  fait  entrer  au  col- 
lège de  Dinan  pour  y  compléter  la  préparation  de  son  examen.  Aucune  trace  du 
passage  de  Leconte  de  Lisle  n'est  restée  au  collège  ;  c'est  une  tradition  pourtant 
qu'il  y  fut  élève.  En  tout  cas,  il  n'a  pu  y  entrer  avant  le  mois  de  février  1838  et  y 
rester  après  la  fin  de  l'année  scolaire,  en  tout  six  mois  environ. 

(1)  On  a  donné  la  date  du  22  octobre  [Revue  Bleue,  10  juillet  1897). 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE    DE    LISLE.  039 

sablement  et  que  le  résultat  a  été  plus  favorable  que  je  ne  le  mé- 
ritais. »  Un  peu  plus  loin,  il  ajoutait  :  «  La  ville  de  Rennes  me  plaît 
beaucoup,  rien  ne  me  manque,  la  bibliotht'que,  le  théâtre,  une 
chambre  tranquille  et  point  d'amis  !  que  demanderais-je  de  plus?  » 
Point  d'amis!  Est-ce  que  déjà  le  pessimiste  s'éveille?  Lisons  plu- 
tôt :  Et  pas  encore  d'amis  !  car  on  verra  que  les  amitiés  ou  les 
camaraderies  vinrent  assez  \'ite  troubler  le  silence  de  cette  chambre 
tranquille  et  le  recueillement  de  cette  fausse  misanthropie. 

Le  i4  novembre,  Charles  Leconte  de  Liste  prenait  sa  première 
inscription  de  droit. 

Cette  première  année  (1838-1839)  fut  assez  mal  employée  par 
l'étudiant,  je  veux  dire  au  point  de  vue  de  ses  études  de  droit.  Il  prit 
une  seconde  inscription  en  janvier  1839,  mais  son  défaut  d'assi- 
duité aux  cours  lui  avait  fait  perdre  la  première  ;  il  perdit  pour  les 
mêmes  motifs  celle  d'avril  1839  et  ne  crut  pas  devoir  prendre  celle 
de  juillet.  N'ayant  pas  le  nombre  d'inscriptions  réglementaire,  il 
ne  put  se  présenter  à  l'examen  de  première  année.  Les  admones- 
tations de  la  Faculté  ne  lui  avaient  pas  manqué.  Le  Recteur,  son 
correspondant  M.  Liger,  son  oncle  de  Dinan,  ses  parens,  furent 
prévenus  des  pénalités  encourues. 

Pour  occuper  les  loisirs  de  son  fils  et  lui  donner  quelques  no- 
tions des  affaires,  M.  Leconte  de  l'Isle  avait  demandé  qu'il  put 
«  travailler,  une  heure  le  matin  et  autant  le  soir,  dans  l'étude  d'un 
avoué.  »  Il  avait  recommandé  qu'il  suivît  un  cours  d'anatomie  et 
de  physiologie.  «  Ces  connaissances  sont  de  toute  nécessité  en 
médecine  légale.  J'ai  rencontré  en  Cour  d'assises,  disait  l'ancien 
chirurgien,  trop  de  magistrats  ignorans  sur  cette  matière,  inca- 
pables de  concevoir  nos  explications,  et  conséquemment  de  fixer 
leur  jugement.  »  Charles  devait  encore  étudier  «  la  botanique  au 
printemps  et  la  chimie  dans  les  cours  d'hiver.  Quant  aux  leçons 
d'histoire,  il  en  aime  l'étude.  Une  faculté  des  lettres  étant  établie 
à  Rennes,  je  ne  doute  pas  qu'il  ne  se  rende  à  ses  conférences  avec 
plaisir.  »  Comme  distraction,  «  l'étude  de  la  flûte  et  du  paysage  »  est 
recommandée  dans  toutes  les  lettres,  «  ordonnée  même.  »  Enfin, 
la  fréquentation  du  monde  est  un  des  points  imporlans  sur  lequel 
M.  Leconte  de  l'Isle  appuyait  toujours. 

Grande  fut  sa  déception,  quand  il  apprit,  après  un  silence  pro- 
longé, l'indifférence  que  son  fils  marquait  pour  ses  études,  prin- 
cipales ou  accessoires,  la  perte  de  ses  inscriptions,  l'impossibilité 
de  passer  le  premier  examen,  tout  ce  gaspillage  d'une  année  après 


6i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  autre  année  déjà  perdue  par  les  formalités  du  baccalauréat. 
M.  Leconte  de  l'Isle  écrivit  à  son  fils  une  lettre  attristée  et  sévère, 
pleine  de  reproches  et  de  menaces;  M,  Leconte  de  Dinan  joignit 
une  sèche  mercuriale  aux  plaintes  émues  de  Bourbon.  Charles 
avait  bon  cœur,  les  rapports  entre  son  oncle  et  lui  ne  s'étaient  pas 
encore  aigris  ;  il  répondit  à  M.  Louis  Leconte  : 

«  Mon  cher  oncle, 

Je  viens  de  recevoir  une  lettre  qui  m'a  fait  bien  du  mal,  un  mal 
d'autant  plus  profond  que  je  sais,  —  que  je  savais,  —  le  mériter. 
C'est  sans  doute  avec  une  résolution  sincère,  inébranlable  que  je 
viens  vous  prier  en  toute  humilité,  —  si  l'on  peut  être  humilié 
d'avouer  franchement  ses  torts,  et  de  revenir  au  sentier  de  son 
devoir,  —  de  vouloir  bien  faire  part  à  mon  père  de  mes  regrets,  de 
mes  remords  même,  et  de  ma  décision  arrêtée  d'employer  toute 
ma  volonté  à  réparer  par  un  travail  continu  le  temps  perdu  dans 
de  vaines  espérances.  Veuillez  me  pardonner  aussi,  mon  cher 
oncle  ;  j'en  ai  besoin.  J'ai  bien  mal  reconnu  votre  affection  et  celle 
de  ma  tante.  Mon  indifférence  a  été  un  fait  pour  vous  quoiqu'elle 
n'existât  pas  dans  le  fond  de  mon  cœur.  Pardonnez-moi  donc  ; 
dites-le-moi  et  vous  me  rendrez  heureux  de  penser  que  toute 
amitié  pour  moi  n'est  pas  éteinte  en  vous.  Croyez-en  ma  sincérité, 
car  ce  ne  sera  pas  la  première  fois  que  je  vous  aurai  fait  des  pro- 
messes oubliées  dans  le  tourbillon  d'idées  incessantes.  Croyez-moi, 
je  me  réveille  maintenant  et  la  réalité  m'apparaît,  trop  étrangère 
à  mes  yeux  pour  que  je  ne  la  reconnaisse  pas.  Les  menaces  de 
mon  père  ne  peuvent  exister  pour  moi;  je  ne  vois  pas  leur  effet, 
mais  leur  cause.  Je  ne  veux  être  à  charge  à  personne,  et  je 
m'aperçois  pour  la  première  fois  que,  depuis  ma  naissance,  je  ne 
fais  que  cela.  Eh  bien!  si  mes  efforts  sont  vains,  si  je  ne  puis  me 
réhabiliter  dans  le  cœur  de  ceux  qui  m'aimaient,  Dieu  n'a  pas 
fait  en  vain  l'homme  tout-puissant!  Mais  voilà  un  sot  orgueil, 
pardonnez-le-moi . 

Ma  résolution  est  irrévocablement  prise.  Que  je  ne  sois  qu'un 
vil  lâche,  si  j'agis  autrement  que  mon  devoirneme  le  commande. 

Adieu,  mon  cher  oncle,  priez  ma  tante  d'écrire  quelques  mots 
dans  la  réponse  que  vous  aurez  la  bonté  de  m'envoyer. 
Votre  neveu  bien  amèrement  repentant, 

C.  Leconte  de  L'Isle  (1).  » 

(1)  Avec  l'apostrophe,  par  exception. 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE   DE    LISLE.  641 

Ces  promesses  étaient  sincères,  mais  la  réalisation  n'en  pou- 
vait être  immédiate.  Il  fallait  que  l'étudiant,  frappé  des  censures 
universitaires,  obtînt  l'autorisation  officielle  de  prendre  une  nou- 
velle inscription.  Le  10  décembre  1839,  Charles  écrit  à  ses  parens 
son  regret  «  que  ses  lettres  ne  soient  pas  accompagnées  des  preuves 
de  sa  bonne  volonté  à  recommencer  son  droit.  »  Le  ministre  de 
l'Instruction  publique  et  le  recteur  d'Académie  étaient  moins 
pressés  de  s'associer  à  son  repentir,  et  d'aider  à  la  levée  des  me- 
sures de  rigueur  paternelles,  car  M.  Leçon  te  de  l'Isle  avait  coupé 
les  vivres  à  son  fils,  qui,  d'ailleurs,  se  reconnaissait  «  encore  fort 
heureux  d'avoir  une  chambre  et  une  pension  que  certainement  il 
ne  méritait  pas.  »  Enfin,  le  14  janvier  1840,  toutes  les  difficultés 
ayant  été  aplanies,  l'étudiant  repentant  put  prendre  une  inscription 
«  pour  faire  suite  à  celle  prise  en  janvier  1839,  celles  de  novembre 
1838  et  d'avril  1839  ayant  été  annulées  :  M"^  Liger  se  faisait, 
auprès  deM""^  Louis  Leçon  te,  la  messagère  de  la  bonne  nouvelle; 
elle  garantissait  les  excellentes  dispositions  de  Charles  et  implo- 
rait un  adoucissement  aux  sévérités  de  son  oncle.  Elle  écrivit  à  sa 
cousine  : 

«  Charles  désire  une  redingote;  il  l'a  même  commandée. 
Peut-on  le  laisser  faire?  Il  en  a  grand  besoin  et  il  serait  à  craindre 
que,  si  on  lui  refuse  tout,  il  pourrait  se  dégoûter  de  son  droit, 
qu'il  suit  dans  le  moment  très  exactement.  »  Il  y  avait  même, 
peut-on  penser  sans  trop  de  malice,  quelque  exagération  dans  ce 
zèle  d'étude  et  de  claustration,  car  M"'*  Liger  est  obligée  de  con- 
stater qu'elle  ne  voit  jamais  son  jeune  parent. 

M.  Louis  Leconteavaitnotifié  aux  cousins  de  Bourbon  la  reprise 
des  études  de  leur  fils.  C'était  si  imprévu  que  M.  Leconte  de  l'Isle 
avait  quelque  peine  à  croire  à  la  sincérité  de  ce  retour.  Aussi 
écrivait-il  à  Charles,  au  commencement  de  janvier  1840,  que,  s'il 
ne  passait  pas  «  son  premier  examen  en  juillet  1840,  son  second  en 
juillet  1841,  et  sa  thèse  en  juillet  1842,  »  il  deviendrait  «  ce  qu'il 
voudrait.  »  A  lui  «  d'orienter  son  budget  »  comme  il  le  pourra;  la 
somme  de  1 200  francs  ne  sera  pas  dépassée  :  «  500  ou  600  francs 
pour  logement  et  nourriture,  200  pour  vêtement,  le  reste  pour 
les  cours  et  livres,  etc.  »  Et  il  complétait  ses  ordonnances  dans  une 
lettre  à  son  cousin.  «  Donc,  100  francs  par  mois,  s'il  se  conduit 
bien  ;  sinon,  qu'on  le  réduise  de  suite  à  40  francs  par  mois,  pen- 
dant trois  mois,  au  bou.t  desquels  il  aura  trouvé  un  moyen  de  se 
suffire  à  lui-môme.  Son  cœur  se  serre  en  écrivant  cela,  mais  il 

TOME   CL.   —    1898.  41 


642  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doit  à  sa  nombreuse  famille  cette  décision  sévère  ;  il  la  doit  même 
à  son  fils  qu'il  soutiendrait  dans  son  inqualifiable  conduite.  »  Il 
veut  bien  oublier,  mais  non  pas  être  dupe,  et  l'excellent  père 
ajoute  :  «  Puisque  Charles  s'est  remis  au  travail,  qu'il  nous  écrive  ; 
sa  pauvre  mère  souff're  beaucoup  de  son  silence.  La  honte  de  nous 
avouer  sa  paresse  l'a  retenu  sans  doute;  dis-lui,  je  t'en  prie,  que 
nous  oublions,  s'il  se  conduit  bien  et  que  conséquemment  il  peut 
nous  écrire  sans  nous  parler  de  ses  fautes.  » 

Il  ne  semble  pas  que  Charles  ait  obéi  au  désir  de  son  père; 
pendant  cette  année  1840,  il  n'écrivit  pas  à  Bourbon.  Les  registres 
de  la  Faculté  de  Droit  nous  apprennent  qu'il  prit,  le  14  avril,  une 
inscription  notée  comme  sa  troisième;  une  autre,  sa  quatrième, 
le  14  juillet  (1);  la  cinquième,  le  14  novembre.  On  lui  permit  de 
prendre  la  sixième  le  13  janvier  1841,  bien  qu'il  n'eût  pas  encore 
subi  son  premier  examen;  on  l'invitait  pourtant  à  s'y  présenter  à 
cette  même  session. 

Le  29  janvier  1841,  Charles  Leconte  de  Liste  comparaissait  de- 
vant ses  examinateurs.  Les  trois  juges  étaient  MM.  Morel,  Lepoitvin 
et  Gougeon.  «  Le  résultat  du  scrutin,  disent  les  registres,  a  été 
pour  l'admission,  mais  avec  deux  boules  rouges  et  une  noire.  »  Ce 
n'était  pas  brillant,  mais  c'était  suffisant  :  Charles  était  bachelier 
en  droit;  on  dut  fêter  cet  heureux  événement  avec  les  camarades, 
dans  la  boutique  de  l'horloger  Alix,  où  se  réunissait  le  Cénacle, 
et  dans  les  bureaux  de  rédaction  où  fréquentaient  ces  jeunes  étu- 
dians,  qui  déjà  s'essayaient  à  la  littérature. 

«  Encore  que  Rennes  ne  soit  pas  précisément  une  ville  enchan- 
teresse, a  dit  M.  Henry  Houssaye  dans  son  discours  de  réception 
à  l'Académie  française,  Leconte  de  Lisle  s'y  plaisait,  grâce  au 
milieu  intellectuel  où  il  vivait.  » 

M.  Henry  Houssaye  n'est  pas  le  premier  à  médire  de  la  capi- 
tale de  la  Bretagne;  il  le  fait,  d'ailleurs,  avec  un  sourire  qui  n'est 
pas  sur  les  lèvres  de  tous  les  détracteurs  de  la  vieille  ville  parle- 
mentaire. Baldric,  évêque  de  Dol,  appelait  Rennes  «  un  nid  de 
scorpions  et  de  bêtes  doublement  féroces.  »  Marbode,  évêque  de 
Rennes,  a  fulminé  contre  sa  ville  épiscopale  une  satire  en  vers 
dont  la  consonne  d'appui,  la  double  assonance  et  la  triple  répé- 
tition amusaient  Leconte  de  Lisle. 

(1)  Il  avait  été  mandé  encore  une  fois,  pour  défaut  d'assiduité,  devant  la  Fa- 
culté, le  samedi  13  juin. 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE  DE    LISLE.  643 

Urbs  Redonis,  Spoïiata  bonis,  Viduata  colonis...  Ce  qu'un  tra- 
ducteur qui  aggrave,  tout  le  long  de  la  pièce,  la  cruauté  des 
accusations,  M.  S.  Ropartz,  a  traduit  : 

La  ville  des  Redons 
Que  désertent  les  bons 
Est  pleine  de  fripons. 

Charles  Alexandre,  un  Breton  qui  fut  secrétaire  de  Lamartine, 
a  écrit  : 

0  terre  de  l'ennui,  morne  pays  de  Rennes  ! 

et  la  description  continue  en  assez  beaux  vers,  peu  galans  pour 
Rennes  et  ses  environs,  comme  disent  les  guides.  Benech  de  Can- 
tenac  a  rimé  des  méchancetés  assez  vives  contre  le  Cours  de 
Rennes,  d'une  repoussante  saleté.  Un  bienheureux,  le  P.  Grignion 
de  Montfort,  plus  saint  que  poète,  a  foudroyé  la  malheureuse 
ville  d'un  cantique  long  et  cruel.  «  Sans  le  Parlement,  aditAP^  de 
Sévigné,  Rennes  ne  vaut  pas  Vitré.  »  Mérimée  et  Taine  ne 
paraissent  pas  avoir  été  séduits  parles  charmes  de  la  vie  rennaise; 
l'abbé  Manet,  —  les  prêtres  et  les  poètes  sont  parmi  les  plus 
sévères,  —  a  fait  un  véritable  sermon  contre  les  contemporains 
de  Leçon  te  de  Lisle  à  Rennes. 

Il  y  a  toutefois  quelques  notes  élogieuses  dans  les  opinions 
des  gens  de  lettres;  Boulay-Paty  et  Hippolyte  Lucas  ont  «  chanté» 
la  ville  où  ils  étudièrent  aussi  ;  Arthur  Young  y  trouvait  «  la  table 
d'hôte  de  La  Grande  Maison  fort  bonne.  »  Brizeux  disait  «  la 
douce  ville  de  Rennes;  »  Emile  Souvestre  l'appelait  «  par  excel- 
lence, la  ville  de  l'élégie.  »  Leconte  de  Lisle,  d'ailleurs,  écrivait 
qu'il  s'y  plaisait  et  M.  Henry  Houssaye  le  répète,  et  tous  les  deux 
nous  en  ont  donné  les  raisons.  Quel  était  donc  ce  «  milieu  intel- 
lectuel, »  en  lequel  la  vie  se  faisait  agréable  et  où  se  plaisait  l'étu- 
diant ? 

M.  Leconte  de  Bourbon  pensait  justement  que  les  cours  de 
la  Faculté  des  Lettres  auraient  eu  quelque  attrait  pour  son  fils; 
Charles  y  fut  plus  assidu  qu'aux  cours  de  Droit  et  rappelait  volon- 
tiers le  souvenir  de  quelques  professeurs  dont  il  avait  aimé  l'en- 
seignement. Les  noms  de  MM.  Martin,  helléniste  distingué,  qui 
étudiait  la  tragédie  grecque  ;  Delaunay,  qui  fit  quelques  leçons  sur 
la  poésie  au  xvi®  siècle;  Charles  Labitte,  qui  parla  de  Dante  et  de 
Pétrarque;  Xavier  Marmier,  qui  ne  fit  que  passer,  pour  n'être  déjà 


644  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  qu'un  voyageur  aux  pays  du  Nord  ;  Varin,  qui  exposait  l'his- 
toire des  temps  mérovingiens  ;  Le  Huérou,  un  savant  vraiment 
capable  d'éveiller  en  ses  élèves  le  sens  de  l'histoire,  ces  noms,  — 
dont  quelques-uns  sont  connus  de  tous,  —  étaient  restés  familiers 
au  maître.  Je  l'ai  même  entendu  rappeler  un  cours  libre  de  langue 
hébraïque,  —  peut-être  y  fut-il  question  de  Qaïn  etd'Akkab?  — 
et  qui  s'ouvrit  en  effet  le  2  février  1839.  MM.  Lepoitvin,  Gougeon 
et  Morel,  quand  l'élève  Leconte  de  Lisle  ne  brillait  à  leurs  cours 
que  par  son  absence,  auraient  pu  le  faire  chercher  aux  cours  de 
leurs  collègues  des  Lettres.  Un  petit  groupe  de  jeunes  gens  s'y 
donnait  rendez-vous,  sauf  à  se  retrouver  encore  vers  la  fin  du 
jour  dans  la  boutique  de  l'horloger  Alix. 

Cet  Edouard  Alix  était  poète,  et  son  album,  qui  m'a  été  commu- 
niqué, est  le  tombeau  où  dorment  les  premières  ébauches  de  ces 
jeunes  gens:  Laissez  chanter  l'oiseau,  de  Victor  Lemonnier;  Mes 
vœux,  de  Yilleblanche  ;  La  Fleur,  de  M.  Mille  ;  d'autres  vers  d'Emile 
Langlois,  d'E.  du  Pontavice  et  deux  courtes  pièces  de  Leconte 
de  Lisle.  Que  le  tombeau  reste  fermé  sur  ces  vers  du  maître  et,  si 
nous  en  avons  soulevé  la  pierre,  que  ce  soit  uniquement  pour  y 
prendre  deux  strophes  et  à  seul  titre  de  curiosité  ! 

L'heure  est  venue  où  la  brune  vallée 
N'a  plus  d'échos  pour  les  adieux  du  jour, 
Où  la  candeur  aux  cieux  s'est  envolée, 
Où  tout  s'enfuit  de  l'âme  désolée, 
Même  l'amour  ! 

0  revenez,  mes  joyeuses  chimères  ! 
Oiseaux  dorés,  célestes  passagers, 
Tendez  vers  moi  vos  ailes  éphémères  ; 
Venez  bercer  mes  tristesses  amères 
De  chants  légers  ! 

C.  Leconte  de  Lisle. 

Tous  ces  poètes  collaboraient  plus  ou  moins  à  un  petit  journal, 
Le  Foyer,  qui  se  fondait  à  Rennes  au  moment  même  où  Leconte 
de  Lisle  y  arrivait  pour  passer  son  baccalauréat  (15  novembre  1 837) . 
Chaque^ numéro  était  imprimé  sur  un  papier  de  couleur  diffé- 
rente, ce  qui  faisait  dire  à  l'un  des  rédacteurs  :  «  Nous  pouvons 
nous  flatter  d'en  faire  voir  à  nos  abonnés  de  toutes Jes  couleurs.  » 
Le  /^oyer  paraissait  tous  les  dimanches  pendant  la  saison  théâtrale. 
Tout  s'y  contait  «  sans  le  voile  de  l'anonyme  »  et  certains  numéros 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE    DE    LISLE.  645 

étaient  écrits  entièrement  en  vers,  depuis  la  manchette  jusqu'à  la 
signature  de  l'imprimeur. 

Avis  important  :  on  s'abonne 
Sans  jamais  soulFrir  de  refus, 
En  payant  cinq  francs  par  personne, 
Et  par  la  poste  un  franc  de  plus. 

On  y  était  généralement  plus  satirique  que  rêveur;  cependant 
quelques  poètes  y  rimaient  leurs  états  d'âme,  et  ceux-là,  par  excep- 
tion, signaient  ces  épanchemens  de  leur  nom.  Je  dois  dire  que, 
parmi  les  signatures  des  Kerambrun,  Turin,  Langlois,  de  Léon, 
Letourneux,  Marteville,  je  n'ai  pas  trouvé  celle  que  je  cherchais. 
Quelle  fut  la  part  de  collaboration  de  Leçon  te  de  Liste  au  Foyer  (1)  ? 
je  ne  saurais  le  dire;  les  rédacteurs  étaient  ses  amis;  je  sais  qu'il 
y  écrivit,  mais  sans  doute  de  ces  bagatelles  qu'il  ne  crut  pas  de- 
voir signer  et  que,  pendant  longtemps,  il  n'aima  pas  à  rappeler  (2). 

Ce  petit  Foyer  était  le  moniteur  du  théâtre  de  Rennes  et  ses 
rédacteurs  étaient  parmi  les  plus  assidus  spectateurs.  Le  théâtre 
fut  une  des  premières  joies  du  jeune  étudiant. 

Est-ce  aux  auditions  de  la  troupe  d'opéra  de  Rennes  qu'il  prit 
cette  horreur  de  la  musique  que  devaient  développer  encore  les 
répétitions  des  Erinnyes?  On  y  jouait  les  u  nouveautés  d'alors,  » 
qu'il  entendit  du  moins,  dans  leur  première  fraîcheur  :  la  Muette j 
la  Juive,  Robert,  «  toujours  une  solennité,  »  dit  un  chroniqueur, 
la  Dame  Blanche,  le  Postillon,  le  Serment,  le  Domino  noir,  l Am- 
bassadrice. Les  chanteurs  y  étaient  médiocres;  du  moins,  aux 
concerts  en  grande  vogue,  on  entendait  d'excellens  artistes  qui 
donnaient  jusqu'à  trois  et  quatre  séances  de  suite  :  Stamaty, 
Delioux,  Prudent,  les  sœurs  MilanoUo,  les  romanciers  de  Latour 
et  Loisa  Puget,  M.  et  M""*  Yweins  d'Hennin,  d'autres  encore,  tous 

(1)  Plusieurs  écrivent  :  le  Sifflet.  Je  ne  connais  aucun  journal  de  ce  nom  auquel 
Leconte  de  Lisle  ait  collaboré  à  Rennes. 

(2)  Pendant  longtemps  aussi,  le  maître  voulut  faire  le  silence  sur  ses  premiers 
vers.  A  une  date  que  je  ne  saurais  préciser,  peu  de  temps,  je  crois,  après  son 
élection  à  l'Académie,  Leconte  de  Lisle  me  pria  d'intervenir  près  d'un  éditeur  et 
d'un  compilateur  rennais,  qui  se  proposaient  de  publier  ses  vers  de  jeunesse,  pour 
leur  défendre  de  faire  paraître  la  plaquette  projetée.  Leconte  de  Lisle  me  rappelait 
souvent  cet  incident,  qui  ramena,[me  dit-il,  à  prendre  quelques  précautions  contre 
des  exhumations  possibles  de  ses  premiers  vers.  Depuis,  ses  idées  s'étaient  modi- 
fiées sur  ce  point  comme  sur  bien  d'autres,  et  il  avait  fini  par  sourire  au  rappel 
de  ses  débuts.  Un  jour  jméme,  comparant  ses  longs  tàtonnemens  poétiques  aux 
rapides  habiletés  de  nos  jeunes  maîtres,  il  me  dit  :  «  Plus  j'y  pense,  mon  ami,  plus 
je  crois  qu'i7  faut  avoir  fait  de  înauvais  vers!  » 


646  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

applaudis  et  redemandés.  Leconte  de  Lisle  se  rappelait  surtout  les 
soirées  de  comédie  et  de  drame:  Mademoiselle  de  Belle-Isle, l'Al- 
chimiste, le  Fils  de  la  Folle,  l'Homme  au  Masque  de  fer,  le  Manoir 
de  Montlouvier ,  le  Naufrage  de  la  «  Méduse  ».  L'année  1839  lui 
donna  deux  grandes  impressions  d'art;  il  entendit,  à  quelques 
mois  de  distance,  M"'^  Dorval  et  Frederick  Lemaître.  Leur  succès 
fut  très  grand  '^1)  et  l'impression  en  demeura  très  vive  dans  l'âme 
de  ces  jeunes  poètes,  non  pas  pourtant  jusqu'à  les  distraire  de  leurs 
mauvaises  habitudes  d'étudians  :  tapage  au  théâtre,  charivaris  à 
la  préfecture,  transferts  d'enseignes,  beuveries  de  «  cidre  en 
bouteilles  »  au  vieux  cabaret  du  Fort  de  Plaisance  et  de  boissons 
modernes  au  Café  du  Cirque,  décoré  «  à  l'instar  »  de  Paris;  duels 
dans  les  petits  chemins  creux  de  la  promenade  du  Thabor,  et 
autres  menus  divertissemens  de  la  vingtième  année. 

Cependant  quelques-uns  y  cherchaient  des  joies  plus  nobles. 
Leconte  de  Lisle  était  de  ceux-là  qui  fondèrent  en  1840  la  Revue 
littéraire,  La  Variété.  Ses  débuts  comme  poète  et  comme  écrivain 
datent  vraiment  de  cette  année,  et,  pour  modestes  qu'ils  soient, 
valent  qu'on  s'y  intéresse. 

Le  19  mars  1840,  r Auxiliaire  Breton  annonçait  à  ses  lecteurs 
l'apparition  d'une  revue  littéraire,  La  Variété.  En  un  style  un  peu 
pompeux,  le  chroniqueur  exprimait  quelques  idées  justes  sur 
«  l'individualisme  mal  entendu,  »  sur  une  sorte  «  d'éloignement 
pour  l'esprit  d'association,  »  sur  le  manque  d'émulation,  sur  «  la 
tiédeur  déplorable  »  des  Rennais.  Aussi  qu'advient-il  «  de  cet  iso- 
lement funeste?  Aussitôt  qu'un  jeune  talent  se  sent  assez  de  vi- 
gueur pour  aspirer  à  quelques  succès,  à  un  peu  de  renommée,  il 
tourne  ses  yeux  vers  Paris  ;  vite  il  y  transporte  son  bagage  litté- 
raire, quelque  minime  qu'il  soit.  «Et  la  ville  natale,  un  beau  jour, 
est  toute  surprise  que  «  la  capitale  »  ait  fait  de  ce  jeune  homme, 
inconnu  ou  dédaigné  des  siens,  un  artiste  renommé,  un  écrivain 
célèbre. 

La  Variété  fut  une  tentative  de  décentralisation.  En  ouvrant 
«  ses  colonnes  à  la  jeunesse  laborieuse  et  amie  des  arts,  »  elle 


(1)  M°"  Dorval  joua  Angelo,  Trente  ans  ou  la  Vie  d'un  joueur,  les  Suites  d'une 
faute.  Frederick  se  fit  entendre  dans  Ruy  Blas,  Trente  ans  et  Kean.  La  Préfecture 
interdit  la  représentation  demandée  de  Robert  Macaire  et  de  l'Auberr/e  des  Adrets. 
Frederick  dut  partir  clandestinement  à  la  suite  d'une  émeute  des  étudians  et  pour 
éviter  des  désordres. 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE    DE    LISLE.  647 

avait  pour  but  d'encourager  «  les  talens  ignorés  »,  de  les  faire 
connaître  et  de  «  dissiper  l'apathie  qui  étouffe  tout  sentiment  ar- 
tistique ;  émancipation  de  f intelligence,  tendances  religieuses, 
appel  à  tous  les  jeunes  et  nobles  esprits  qui  se  sentent  oitrainés 
par  l'espoir  de  faire  quelque  peu  de  bien^  voilà  notre  but^  disaient 
encore  les  fondateurs  deL«  Varié  té  [\.).W'à  étaient  trois  qui  s'étaient 
associés  pour  cette  œuvre  :  N.  Mille,  ^Charles  Bénézit  et  Charles 
Leconte  de  Liste  ;  ils  demandèrent  à  un  professeur  de  la  Faculté 
des  Lettres,  M.  Alexandre  Nicolas,  de  les  présenter  au  public,  et 
publièrent  en  tête  de  leur  premier  numéro,  son  Introduction,  qui, 
avec  quelques  précautions  oratoires  de  l'universitaire  prudent 
pour  le  cas  d'insuccès,  louait  l'initiative  de  «  cette  milice  adoles- 
cente, de  ces  enl'ans  de  la  Croisade.  »  Une  ligne  de  conduite  était 
aussi  tracée  à  la  jeune  rédaction.  «  Les  doctrines  chrétiennes,  di- 
sait M.  Nicolas,  forment  l'immense  dépôt  de  toutes  les  traditions 
spiritualistes  de  l'humanité,  tandis  que  les  croyances  du  paga- 
nisme étaient  le  honteux  égout  de  toutes  les  passions  et  de  toutes 
les  absurdités  matérialistes.  »  La  Variété  doit  être,  concluait  le 
professeur,  «  un  foyer  domestique  »  où  triomphera  la  pensée 
chrétienne,  où  se  rallieront  tous  les  arts  «  sortis  du  christia- 
nisme, »  où  les  doctrines  spiritualistes  seront  défendues.  «  Le 
paganisme  vit  encore  au  milieu  de  nous;  ses  adversaires  se  doi- 
vent réunir,  se  nommer  et  combattre.  Ah  !  que  cette  flamme  di- 
vine qui  a  brillé  un  instant  aux  mains  de  Platon,  pour  se  rallumer 
avec  tant  de  force  dans  celles  des  Apôtres,  ne  soit  pas  aban- 
donnée par  la  jeunesse,  dans  cette  terre  chrétienne  et  catholique 
où  s'est  levé  l'astre  de  Chateaubriand.  » 

Donc,  adversaires  du  paganisme,  ces  jeunes  gens  voulaient 
combattre  pour  l'idée  chrétienne.  Ils  chantaient,  avant  le  cantique. 
Catholique  et  Breton  toujours,  et  Chateaubriand,  —  astre  à  son 
déclin,  —  invoqué  par  eux,  leur  adressait  quelques  paroles  d'en- 
couragement, un  peu  désenchantées  ;  mais  la  jeunesse  a  des  cha- 
leurs d'illusion  et  d'enthousiasme  où  se  fondent  toutes  les  glaces 
de  l'expérience  et  de  l'âge.  L'illustre  vicomte  écrivait  (2): 

«  Si  je  n'avais  pas  entièrement  renoncé  aux  lettres  et  à  la  po- 
litique, je  vous  demanderais,  tout  vieux  que  je  suis,  à  combattre 

(1)  La  collection  rarissime  de  La  Variété  forme  un  volume  de  396  pages.  Le  pre- 
mier numéro  parut  en  avril  1840;  le  douzième  et  dernier  est  du  mois  de  mars  1841. 
Chaque  numéro  se  compose  de  deux  feuilles  in-8". 

(2)  La  lettre  est  datée  de  Paris,  14  mai  1840. 


648  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  vos  rangs.  Grâce  aux  armes  modernes,  l'âge  n'est  plus  une 
excuse  pour  refuser  de  descendre  en  champ  clos  ;  mais,  pour 
écrire  avec  succès,  il  faut  avoir  de  la  foi,  et  je  n'en  ai  plus  aucune 
dans  la  société.  Tous  mes  vœux  seront  pour  votre  Revue  litté- 
raire. Il  y  a  aujourd'hui  en  Bretagne  trois  ou  quatre  talens  dont 
les  preuves  sont  faites  et  qui  seront  sans  doute  très  disposés  à 
vous  prêter  secours  dans  vos  belles  études.  » 

Je  ne  sais  si  cette  façon  de  passer  la  main  tout  en  bénissant 
fut  goûtée  par  nos  enthousiastes  ;  du  moins  déclarent-ils  que  la 
lettre  était  «  honorable  «pour  eux,  et,  comme  ils  avaient  la  foi, 
Leconte  de  Lisle  et  ses  deux  amis  redoublèrent  de  zèle  chrétien 
et  d'ardeur  littéraire,  en  faisant  appel  «  aux  talens  inconnus.  » 
Ils  déclarèrent  même  que  les  bénéfices  —  ô  naïfs  !  —  de  la  Revue 
seraient  consacrés  à  des  œuvres  de  bienfaisance.  A  La  Variété, 
«  les  paioles  seront  aumônieuses,  les  pensées  seront  la  propriété 
de  l'indigent  »  et  tous  ainsi,  «  riches  et  pauvres,  poètes  et  puis- 
sans,  »  collaboreront  à  l'accomplissement  d'une  bonne  pensée.  Les 
marches  de  l'autel,  on  le  voit,  furent  ainsi  les  premiers  degrés 
que  franchit  le  jeune  poète  pour  arriver  au  fouriérisme,  au  boud- 
dhisme, au  panthéisme  et  au  naturalisme.  La  charité  et  la  fra- 
ternité chrétiennes  furent  son  premier  idéal;  il  a  aimé  le  catholi- 
cisme autant  qu'il  devait  le  haïr  plus  tard,  et  cela  servirait  à 
justifier  ses  amis  et  ses  exécuteurs  testamentaires  d'avoir  voulu 
l'ombre  de  la  croix  pour  sa  tombe  et  pour  son  œuvre,  puisqu'ils 
lui  firent  des  obsèques  religieuses  et  qu'ils  ont  publié  son  poème 
La  Passion.  Ne  faut-il  pas  ajouter  aussi  que  ses  haines  s'étaient 
bien  atténuées  à  la  fin  et  que,  dans  ses  derniers  vers,  Jean  Dornis 
a  voulu  voir  «  un  acte  de  foi?  »  On  peut  dire  sans  exagération  que 
La  Variété  fut,  de  toute  manière,  un  véritable  acte  de  foi. 

M.  Mille  était  un  humoriste,  Charles  Bénézit  était  un  musi- 
cien. Les  mémoires  d'une  puce  de  qualité  (une  puce  de  Napoléon  I"  I) 
et  l Orphelin,  roman  musical,  de  ces  deux  rédacteurs,  se  conti- 
nuèrent de  livraison  en  livraison.  La  collaboration  de  Leconte 
de  Lisle  (1)  était  de  moins  longue  haleine,  mais  ne  fut  pas  moins 
importante;  elle  comprend  cinq  poèmes,  trois  études  littéraires 
et  deux  nouvelles. 

Les  cinq  poèmes'sont  Issaben  Mariam ,  Lelia  dans  la  solitude, 

(1)  Les  autres  collaborateurs  étaient  Emile  Langlois,  Charles  Vergos,  Edouard 
Turcfuety,  A.  Lefas,  Julien  Rouffet,  P.  de  Labastang,  P.-E.  Duval,  Camille  Maugé, 
Charles  de  l'IIormay,  Pitre  Werbel,  J.-M.  Tiengou,  etc.. 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE    DE    LISLE.  649 

La  gloire  et  le  siècle,  A  M.  F.  de  Lamennais,  Rehdi  et  Stephany  ;  il 
faut  y  joindre  une  sixième  pièce  en  petits  vers,^  M"''  A.-L.  de  L., 
insérée  dans  une  des  nouvelles. 

Les  trois  Esquisses  littéraires  (c'est  le  titre  même  qui  leur  est 
donné)  témoignent  des  études  que  Leconte  de  Liste  avait  en- 
treprises sous  l'impulsion  donnée  par  Charles  Labitte  dont  les 
cours  à  la  Faculté  des  Lettres  obtenaient  un  très  vif  succès.  Ces 
articles  sur  Hoffmann  et  la  satire  fantastique ,  Sheridan  et  l'Art 
comique  en  Angleterre,  André  Chénier  et  la  Poésie  lyrique  à  la 
fin  du  XYiii^  siècle  étaient  «  l'essai  consciencieux  d'une  trilogie 
raisonnée;  »  il  s'agissait  «  de  faire  entrevoir  la  réaction  littéraire 
fondamentale  qui  se  rattache  »  à  ces  trois  noms  en  Allemagne,  en 
Angleterre  et  en  France. 

La  valeur  critique  de  ces  esquisses  n'est  pas  grande,  non  plus 
que  la  valeur  esthétique  de  ces  poèmes  ;  ce  n'est  pas  sous  ce  rap- 
port que  nous  devons  les  interroger, mais  seulement  comme  des 
témoins  d'un  état  d'esprit  et  d'un  état  d'âme  que  nous  aimerions 
à  fixer  nettement.  Quelque  contradiction  qu'il  y  ait  entre  les 
croyances  du  poète  à  vingt  ans  et  ses  négations  d'homme  mur, 
quelque  variation  que  ses  théories  littéraires  aient  dû  subir  avec 
le  temps,  on  ne  doit  rien  écarter  de  ce  qui  peut  faire  mieux  con- 
naître une  telle  pensée,  et  les  années  d'étude  et  de  formation  ne 
sont  pas  les  moins  intéressantes  à  étudier. 

Quand  j'ai  parlé  du  catholicisme  de  Leconte  de  Lisle,  je  n'au- 
rais pas  eu  le  droit  d'être  aussi  affirmatif,  si  je  n'avais  pu  que  lui 
prêter  les  croyances  que  voulait  défendre  sa  Revue  ;  mais  j'en 
trouve  à  toutes  les  pages  l'expression  personnelle,  sans  qu'il  soit 
possible  d'en  nier  la  sincérité.  Ce  qui  frappe  dans  tous  les  poèmes 
de  cette  époque,  ce  sont  ses  convictions  religieuses,  très  ar- 
dentes. Pour  Leconte  de  Lisle,  alors,  le  progrès  de  l'humanité 
est  lié  au  christianisme;  c'est  des  yeux  de  Jésus  qu'a  jailli  «  l'au- 
rore du  monde  ;  »  c'est  «  son  sang  sacré  qui  a  fécondé  l'avenir  ;  » 
c'est  lui  qui  a  doté  «  la  frêle  humanité 

Des  rayons  de  l'amour  et  de  la  liberté 
Et  de  l'immortelle  espérance. 

Les  mots  Dieu,  ange,  prière,  foi,  espoir  divin,  impiété,  soleil 
de  Dieu,  espérance,  azur  divin,  dme  iynmortellc,  but  sacré,  œuvre 
divine,  te7nps religieux,  tombent  tout  naturellement  de  sa  plume; 
quand  il  s'adresse  à  Lamennais,  il  Y -appelle  prophète  ;  c'est 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

...  Son  geste  sauveur  qui  désigne  dans  l'ombre 
L'étoile  de  la  liberté  ; 

c'est  lui  qui  fait  luire 

Un  radieux  soleil  de  jeunesse  et  de  fête 
Sur  notre  vieille  humanité. 

Leconte  de  Lisle  était  à  cette  époque  un  catholique  libéral.  Et 
qu'on  ne  dise  pas  que  ce  sont  là  de  simples  formules  poétiques, 
de  purs  développemens  lyriques  (1),  comme  on  pourrait  dire  qu'il 
ne  partageait  pas  les  idées  de  M.  Nicolas  dans  V Introduction  de 
La  Variété  ou  de  ses  collaborateurs  dans  leur  programme  !  La 
prose  de  Leconte  de  Lisle  est  plus  nette  encore  que  ses  vers  et 
trahit  la  ferveur  de  son  christianisme.  Nous  en  trouvons  un  té- 
moignage dans  l'étude  sur  André  Chénier  ;  il  ne  lui  ménage  pas 
les  éloges,  certes,  mais  il  ne  peut  s'empêcher  de  noter  que  «  la 
sublime  et  douloureuse  tristesse  de  la  Grèce  chrétienne  échappait 
à  ses  regards.  Aveuglement  coupable  ou  incompréhensible  du 
poète,  »  il  s'est  laissé  éblouir  par  l'éclat  du  passé  :  «  Les  rêves  su- 
blimes du  spiritualisme  chrétien,  cette  seconde  et  suprême  aurore 
de  l'intelligence  humaine,  ne  lui  avaient  jamais  été  révélés.  Nous 
ne  pensons  même  pas  qu'il  les  eût  compris.  André  Chénier  était 
païen  de  souvenirs,  de  pensées  et  d'inspirations.  Il  a  été  le  régé- 
nérateur et  le  roi  de  la  forme  lyrique,  mais  un  autre  esprit  puis- 
sant et  harmonieux  lui  a  succédé  pour  la  gloire  de  notre  France. 
Ce  doux  et  religieux  génie  nous  a  révélé  un  Chénier  spiritualiste, 
disciple  du  Christ,  ce  sublime  libérateur  de  la  pensée,  un  Chénier 
grand  par  le  sentiment  comme  par  la  forme,  M.  de  Lamartine  (2).  » 

Si  l'auteur  de  Qaïn,  des  Siècles  maudits  et  àHRypatie^  le  fer- 
vent de  la  Grèce  païenne,  l'ennemi  du  christianisme  n'apparaît 
pas  encore  dans  le  rédacteur  de  La  Variété,  nous  parviendrons 
peut-être  à  découvrir,  dans  les  théories  littéraires  de  Leconte  de 
Lisle  à  cette  époque,  le  point  de  départ  de  l'originalité  du  chef 
de  l'école  parnassienne. 

Dans  son  étude  sur  Hoffmann,  il  s'attache  à  prouver  que  ce 
génie  «  bizarre  et  enthousiaste  »  fut  cependant  «  éminemment  et 

(1)  C'est  d'un  accent  bien  personnel  aussi  cpi'il  adjure  Lélia  de  se  rappeler  les 
jours  de  sa  jeunesse,  où  son  «  hymne  d'innocence  »  cherchait  Dieu  dans  le  ciel; 
qu'il  lui  demande  de  maudire  l'orgueil  qui  fît  d'elle  «  un  ange  déshérité,  »  de  prier 
et  de  pleurer,  et  de  se  laisser  emporter  par  «  l'espoir  divin  »  pour  remonter  aux  cieux. 

(2)  La  préface  des  Poèmes  antiques  (Ducloux,  1852)  est  curieuse  à  comparer  à 
cette  étude. 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE    DE    LISLE.  651 

incontestablement  moral.  »  Il  le  défend,  comme  d'une  injure,  de 
l'accusation  d'avoir  «  mené  une  vie  errante  et  sauvage,  »  et  con- 
state avec  empressement  qu'il  occupait  «  une  position  élevée  et 
honorée,  »  qu'il  était  accueilli  «  dans  la  haute  société  et  y  exerçait 
une  influence  proportionnée  à  la  profondeur  de  son  talent.  »  Ce 
qui  surprendra  moins,  c'est  qu'en  louant  les  œuvres  «  de  ce 
créateur  d'une  nouvelle  forme  de  satire,  »  il  condamne  «  les  fan- 
taisies incroyables  et  les  caprices  fous  »  de  ses  imitateurs.  En  ter- 
minant, il  demande  à  M.  Henri  Heine  de  prendre  la  direction  du 
mouvement  allemand,  «  pour  ramener  l'esprit  enthousiaste  de 
mélancolie  outrée  aux  beautés  plus  réelles  d'une  pensée  sévère.  » 
Et  comme  il  ajoute  que  «  les  jeunes  écrivains  font  tous  leurs 
efforts  maintenant  pour  se  laisser  guider  par  le  cachet  qui  leur 
est  propre  et  se  confient  avec  plus  de  foi  à  leurs  tendances  parti- 
culières, »  on  pourrait  peut-être  déjà  pressentir  sous  cette  formule, 
—  si  peu  nette  soit-elle,  —  la  première  expression  d'une  person- 
nalité qui  se  cherche  et  le  rêve  d'une  réaction  contre  les  devan- 
ciers. 

Ce  mépris  pour  la  bohème  de  lettres  se  marque  de  nouveau 
dans  les  opinions  de  Leconte  de  Liste  sur  Sheridan  ;  son  mépris 
aussi  pour  l'improvisation  littéraire  s'y  affirme.  Le  brillant  auteur 
comique  aurait  pu  être  un  réformateur;  il  ne  l'a  pas  voulu.  «  Cet 
écrivain  indolent  prodiguait  avec  trop  de  facilité  les  éclairs  de 
son  esprit  pour  qu'il  se  souvînt  de  son  génie.  Les  bizarreries  artis- 
tiques de  sa  vie  privée  rejaillissaient  sur  ses  œuvres  ;  il  composait 
par  saccades.  »  L'esprit  aussi,  qui  «  s'allie  rarement  au  génie,  »  est 
un  obstacle  que  Sheridan  ne  sut  pas  franchir  et  qui  l'empêcha 
de  fournir  toute  sa  course.  H  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que 
Leconte  de  Liste  réclamât  de  l'écrivain  une  correction  exagérée  ; 
il  donne  en  passant,  à  propos  de  Gumberland,  un  coup  de  plume 
à  Casimir  Delavigne,  «  le  premier  de  nos  poètes  corrects,  si  toute- 
fois il  n'est  pas  le  seul  à  l'être,  »  et  qui  semble  avoir  encore  un 
double  tort  aux  yeux  du  jeune  critique  :  d'être  spirituel,  —  on 
venait  de  jouer  Don  Juan  d'Autriche,  —  et  d'être  académicien. 
Pour  conclure,  Leconte  de  Liste  se  demande  qui  réveillera  la 
littérature  anglaise  endormie.  Le  sommeil  lui  semble  profond, 
tandis  qu'en  France,  il  salue  «  le  génie  régénérateur  de  Victor 
Hugo.  » 

Le  nom  de  Victor  Hugo,  prononcé  avec  sympathie,  nous 
amène  à  rechercher  quelles  étaient  les  idées  de  Leconte  de  Lisle 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  la  poésie.  Il  les  a  formulées  dans  son  étude  sur  Chénier.  La 
poésie,  «  inspiration  créatrice  et  spontanée,  sentiment  inné  du 
grand  et  du  vrai,  »  était  morte  «  dans  les  dernières  années  du 
xvn^  siècle.  A  l'énergie  avait  succédé  la  timidité  académique  ;  à 
la  spontanéité,  la  réflexion;  à  Corneille,  Racine!  »  La  poésie 
n'est  pas  ce  qu'ont  écrit  Malherbe  et  Boileau.  «  Ces  hommes  » 
sont  oubliés!  Corneille  n'a  pas  eu  d'héritier;  Phèdre  et  Athalie 
«  ne  révèlent  qu'une  prodigieuse  puissance  déforme,  rien  de  plua.  » 
Quant  à  Voltaire,  «  il  a  passé  inaperçu  ou  justement  méprisé  par 
ceux  qui  conservaient  religieusement  les  saintes  traditions  de  la 
véritable  poésie.  »  Le  xvni*^  siècle  n'est  intéressant  qu'à  son  agonie, 
et  seulement  pour  sa  double  réaction  politique  et  littéraire.  Cor- 
neille et  André  Chénier  «  se  touchent,  comme  intelligences  pri- 
mitives, spontanées,  originales.  »  Chénier  aussi  est  un  fils  de 
Ronsard,  «  le  seul  poète  du  xvi^  siècle,  et  qui  a  conquis  la  gloire 
de  n'avoir  pas  été  compris  par  Boileau.  »  André  Chénier  est  «  le 
Messie  »  et,  sil  avait  eu  le  sentiment  chrétien,  il  ne  lui  eût  rien 
manqué,  pour  atteindre  la  perfection  du  génie,  qui  s'est  réalisée 
dans  Lamartine;  aussi,  malgré  la  grandeur  de  ses  qualités 
poétiques,  n"a-t-il  pu  faire  revivre  que  «  la  forme  éteinte,  l'ex- 
pression oubliée...  La  facture  de  son  vers,  la  coupe  de  sa  phrase 
pittoresque  et  énergique,  ont  fait  de  ses  poèmes  une  œuvre  nou- 
velle et  savante,  d'une  mélodie  entièrement  ignorée,  d'un  éclat 
inattendu...  »  Lebrun-Pindare,  Lefranc  de  Pompignan,Lamotte, 
Marmontel  et  Dorât  avaient  «  jeté  la  honte  et  la  médiocrité  sur 
l'inspiration  lyrique.  Ces  incapables  et  ces  insensés  »  avaient  pro- 
fané la  poésie.  Chénier  parut  !  Le  présent  fut  relié  au  passé  et 
se  nouait  à  l'avenir.  De  son  amour,  de  son  enthousiasme  et  de 
son  énergie,  Chénier  a  «  créé  Lamartine,  Hugo  et  Barbier,  le  sen- 
timent de  la  méditation  ou  de  l'harmonie,  l'ode,  l'iambe.  »  Notre 
littérature  actuelle  n'a  «  d'autre  sève  primitive  que  lui  ;  sans  lui 
nous  ne  posséderions  pas  aujourd'hui  ce  qui  fait  l'envie  du  monde 
contemporain.  » 

J'ai  tenu  à  conserver  à  ces  opinions  de  la  vingtième  année  leur 
expression  même,  si  imparfaite  et  si  naïve  soit-elle  parfois;  dans 
ces  bouillonnemens,  ce  sont  des  germes  qui  fermentent.  Leconte 
de  Lisle,  à  cette  heure,  était  «  plein  d'idées,  »  selon  le  mot  de 
Beaumarchais,  et,  s'il  négligeait  de  plus  en  plus  le  droit,  ses  études 
n'en  étaient  pour  cela  même  que  plus  sérieuses  et  plus  variées  (1). 

(1)  Il  annonce,  dans  un  des  numéros  de  La  Vai'iété,  une  série  d'articles  sur  le 


LA    JEUNESSE    DE  LECONTE    DE    LISLE.  653 

Les  deux  nouvelles  par  lesquelles  se  complète  la  collaboration 
de  Leconte  de  Lisle  à  La  Variété  ont  pour  titre  :  Une  peau  de  tigre 
et  Mon  premier  amour  en  prose.  La  première  lui  fut  inspirée  par 
son  passage  au  Gap  ;  la  seconde  est  un  souvenir  de  sa  vie  amou- 
reuse à  Bourbon.  Elles  n'offrent  pas  d'intérêt  au  point  de  vue  de 
l'étude  que  nous  avons  entreprise. 

Au  bout  d'un  an,  avec  le  nom  de  Leconte  de  Lisle  inscrit  à 
sa  dernière  page,  mourut  doucement  la  petite  Revue  littéraire 
bretonne  qui  eut  l'honneur  de  servir  aux  débuts  du  poète  et  qui 
en  a  fixé  le  souvenir. 

Le  11  mars  1841,  l'étudiant  inassidu  était  mandé  de  nouveau 
devant  la  Faculté.  On  prononçait  contre  lui  la  perte  condition- 
nelle d'une  inscription  et  il  était  marqué  «  sur  la  liste  des  étudians 
qui  seraient  plus  sévèrement  interrogés  à  leur  examen.  »  Le 
22  juillet,  il  était  encore  mandé,  et  ne  comparaissait  pas;  la  perte 
par  défaut  était  prononcée  et  devenait  définitive,  le  délinquant 
ayant  négligé  de  se  pourvoir;  le  23  juillet  1842,  il  est  invité 
encore  à  comparaître,  frappé  de  perte  conditionnelle  et  inscrit  sur 
la  liste  de  sévérité.  Dans  l'intervalle,  il  avait  pris  quatre  inscrip- 
tions, les  15  avril,  15  juillet  et  15  novembre  1841,  et  le  13  avril 
1842.  Ce  fut  sa  dernière  inscription,  et  la  Faculté  comprit  qu'elle 
n'avait  plus  à  mander  devant  elle  celui  qui  n'y  voulait  plus  re- 
venir. On  se  borna  à  prévenir  sa  famille  qu'il  n'avait  pas  pris 
l'inscription  de  juillet,  comme  on  l'avait  avertie  qu'il  avait  omis 
de  prendre  celle  de  janvier. 

Sa  vie  pendant  cette  année  semble  de  plus  en  plus  affranchie 
des  obligations  imposées  par  son  père.  Quelques  lettres  de  lui, 
adressées  à  son  oncle,  nous  en  ont  gardé  le  témoignage.  Le  7  fé- 
vrier 1841,  il  écrit  : 

«  Votre  lettre,  mon  cher  oncle,  m'a  fait  beaucoup  de  peine. 
La  promesse  que  j'avais  faite  à  ma  tante  de  ne  plus  me  défaire 
de  mes  vêtemens  n'a  pas  été  oubliée.  Si  vous  avez  été  informé 
que  je  persistais  à  vendre  mes  habits,  on  vous  a  fait  un  infâme 
mensonge.  Quant  à  mes  mauvaises  connaissances,  mon  cher 
oncle,  l'influence  qu'elles  exercent  sur  ma  conduite  se  réduit  à 
me  faire  rester  dans  ma  chambre  toute  la  journée,  si  ce  n'est  pour 
aller  aux  cours.  Nous  nous  rassemblons,  le  soir,  pour  causer,  et  à 

Théâtre  français  depuis  son  origine  jusqu'à  Corneille  et  Molière,  et  le  Théâtre  italien 
depuis  le  XVI'  siècle. 


654  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cela  se  réduit  mon  crime.  Depuis  quelque  temps,  je  suis  on  ne 
peut  plus  assidu  à  la  Faculté.  Si  je  suis  appelé  devant  elle  pour 
quelques  absences,  je  viens  d'écrire  au  doyen  pour  lui  expliquer 
mes  motifs  et  j'espf^re  qu'il  y  aura  égard.  J'ai  maintenant  la  ferme 
volonté  de  terminer  le  plus  tôt  possible  mes  études  de  droit  ;  mais, 
si  je  recevais  encore  de  Bourbon  d'aussi  affreuses  lettres  que  par 
le  passé,  je  ne  sais  trop  ce  que  je  ferais.  Je  suis  bien  avec  papa 
maintenant  et  j'ai  une  grâce  à  vous  demander,  c'est  de  ne  pas 
lui  écrire  contre  moi.  Fiez-vous  encore  à  ma  promesse  de  tra- 
vail; je  la  tiendrai.  J'aurai  une  éternelle  reconnaissance,  mon 
cher  oncle,  des  peines  que  je  vous  cause. 

Votre  dévoué  neveu, 

G.  Leconte  de  Lisle.  » 

Dans  d'autres  lettres,  ce  sont  des  réclamations  d'argent,  à  cet 
oncle  qui  laisse  son  neveu  «  mourir  de  faim  »  et  qui  semble  outre- 
passer les  mesures  d'économie  prescrites.  La  pénurie  de  Charles 
va  s'accroissant  de  plus  en  plus  et  les  demandes  se  multiplient, 
toujours  plus  pressantes.  Leconte  de  Lisle  en  arrive  à  «  manquer 
de  tout;  »  il  ne  sait  même  plus  u  comment  se  faire  la  barbe;  » 
il  a  dû  recourir  «  à  la  bonne  volonté  d'un  de  ses  amis  pour  se 
procurer  un  peu  de  sirop,  attendu  qu'il  a  la  fièvre  et  que  la  soif  le 
dévore  et  qu'il  n'a  pas  un  centime  à  sa  disposition.  »  Ce  sont,  il  le 
sait  bien,  «  demandes  un  peu  honteuses,  »  mais  la  nécessité  l'y 
réduit. 

Les  parens  de  Bourbon,  cependant,  avaient  repris  un  peu 
d'espérance.  On  croit  au  prochain  succès  de  la  licence  enfin  con- 
quise, et  déjà  on  prie  M.  Louis  Leconte  de  mettre  en  avant  ses 
amis  pour  obtenir  une  place  de  substitut  ou  procureur  du  roi,  ou 
de  juge  auditeur  à  Bourbon.  Si  Charles  pouvait  être  nommé  au 
tribunal  de  Saint-Denis,  ce  serait  le  rêve  accompli;  car  on  vou- 
drait bien  le  voir  rentrer  dans  sa  famille;  «  malgré  ses  forfaits, 
sa  pauvre  mère  n'a  pas  d'autre  pensée  ;  ainsi  est  fait  le  cœur  des 
parens,  »  Pour  arriver  à  ses  fins,  M.  Leconte  de  l'Isle  écrit  à 
un  ancien  camarade,  M.  Gesbert,  avocat  général  à  la  cour  royale 
de  Rouen  (1),  et  le  prie  de  prendre  en  main  les  intérêts  de  son  fils  ; 


(1)  «  Simple  élève  de  son  père,  écrit  M.  Leconte  de  l'Isle,  il  a  dépassé  son  pro- 
fesseur ;  il  s'est  adonné  à  l'étude  et  est  regardé  comme  capable  parmi  les  élèves.  » 
Et  il  conclut,  avec  un  retour  sur  lui-même  :  «  Adieu,  mon  ami;  plus  heureux  que 


LA    JEUNESSE    DE    LECONTE  DE    LISLE.  655 

il  donne  pour  caution  du  jeune  étudiant  la  bonne  opinion  qu'en 
a  M.  Louis  Leconte,  près  de  qui  Gesbert  peut  se  renseigner,  mais, 
craignant  quelque  mauvais  renseignement  de  l'oncle,  il  lui  écrit 
aussi  pour  le  prier  d'oublier  les  torts  de  Ghaj-les.  «  La  jeunesse 
a  besoin  d'indulgence,  et,  à  notre  âge,  il  sera  probablement  plus 
raisonnable,  »  dit-il.  Hélas!  la  raison  ne  venait  pas,  du  moins 
celle  qu'espéraient  les  parens  de  Charles.  Un  moment,  pour  expli- 
quer l'abandon  de  ses  études  de  droit,  Leconte  de  Liste  parla  de 
se  faire  inscrire  étudiant  en  médecine;  cette  fantaisie  dura  peu; 
en  réalité,  il  avait  renoncé  à  la  magistrature  et  à  toute  autre  car- 
rière «  bourgeoise.  »  Sa  décision  était  prise  d'être  un  homme  de 
lettres  et  rien  que  cela. 

Pendant  toute  l'année  1842,  Leconte  de  Lisle  vécut  sans  re- 
lations presque  avec  sa  famille,  ne  recevant  plus  d'elle  que  des 
subsides  irréguliers,  étudiant  l'histoire  et  les  langues,  faisant 
quelques  courses  en  Bretagne,  tout  entier  à  ses  idées  d'avenir. 
Ses  parens  le  rappelaient  en  vain  près  d'eux  ;  il  faisait  la  sourde 
oreille.  De  cette  année  datent  ses  premières  révoltes  ouvertes 
contre  la  «  société,  »  qu'exaspéraient  encore  les  remontrances  de 
son  père,  les  duretés  de  son  oncle,  et  l'imbécillité  de  quelques 
«  bourgeois  »  de  Rennes. 

Il  projeta  de  dire  à  tous  ces  braves  gens  ennuyeux,  —  magis- 
trats et  professeurs,  —  ce  qu'il  pensait  de  leurs  ridicules  ;  un  de 
ses  camarades  de  l'école,  fils  d'un  riche  notaire  pourtant,  s'associa 
à  lui  pour  fonder  un  journal  satirique.  Le  Scorpion.  Le  titre  était 
menaçant  et  le  premier  numéro  justifiait  le  titre,  paraît-il.  Ce  fut 
du  moins  l'opinion  des  imprimeurs  de  la  ville,  à  qui  les  deux  fon- 
dateurs, Paul  Duclos  et  Charles  Leconte  de  Lisle,  s'adressèrent 
vainement  à  tour  de  rôle.  L'un  d'eux,  M.  Ambroise  Jausions, 
avec  lequel  des  pourparlers  avaient  été  engagés,  se  déroba  comme 
les  autres,  dès  qu'il  eut  pris  connaissance  des  premiers  manuscrits. 
Les  deux  journalistes  ne  se  tinrent  pas  pour  battus;  ils  firent 
sommation  audit  Jausions  d'imprimer  leur  journal,  offrant  de 
satisfaire,  —  Duclos  le  pouvait  sans  peine,  —  à  toutes  les  exi- 
gences et  garanties  pécuniaires.  L'imprimeur,  ayant  persisté  dans 
son  refus,  fut  cité   à  comparaître  devant    le  tribunal    civil   de 

moi,  tu  ne  vis  jamais  l'étranger  dans  ses  fêles,  comme  dit  Chateaubriand.  Moi, 
depuis  de  longues  années,  je  souffre  de  mon  exil.  La  nostalgie  est  le  mal  le  plus 
pénible  pour  l'homme  qui  pense. 

Et  dulces  semper  reminiscitur  Argos!  » 


6S6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Rennes,  le  28  décembre  1842,  pour  être  condamné  à  imprimer 
Le  Scorpion  (1),  à  payer  1  300  francs  à  titre  de  dommages-intérêts 
aux  demandeurs,  plus  20  francs  par  jour  de  retard.  »  La  cause 
fut  renvoyée  au  lundi  suivant  pour  l'audition  de  M®  Caron,  avocat 
de  Jausions.  Ledit  M*"  Caron  fut  sévère.  «  L'esprit  du  journal, 
dit-il,  mérite  la  réprobation  des  gens  de  bien  ;  c'est  ce  qui  expli- 
que et  justifie  le  refus  de  tous  les  imprimeurs  de  fournir  leur 
concours  au  journal  projeté.  Le  prospectus  déjà  imprimé,  et  les 
articles  proposés  à  l'impression,  ne  laissent  aucun  doute  sur  le 
caractère  du  Scorpion,  où  les  personnages  les  plus  recomman- 
dables  par  leur  position  et  les  plus  honorables  par  leur  caractère 
sont  l'objet  des  attaques  les  plus  vives.  En  imprimant  de  pareilles 
œuvres,  les  imprimeurs  seraient  complices  et  bientôt  le  ministère 
public  serait  obligé  de  les  poursui\Te...  Le  tribunal  ne  peut  les 
contraindre  à  accepter  une  telle  responsabilité.  » 

Tel  fut  aussi  l'avis  du  procureur  du  Roi,  M.  Malherbe,  et  ses 
conclusions  furent  celles  de  M^  Caron.  Le  9  janvier  1843,  le  tribu- 
nal donna  gain  de  cause  à  l'imprimeur  récalcitrant  et  débouta 
Leconte  de  Liste  et  Duclos  de  leurs  prétentions. 

Ce  fut  la  dernière  manifestation  littéraire  de  Leconte  de  Liste 
à  Rennes.  A  bout  de  ressources  et  las  de  cette  vie  de  privations, 
dans  la  pénurie  d'une  ville  de  province  qui  devenait  hostile  peu  à 
peu,  il  céda  enfin  au  désir  de  ses  parens  et  s'embarqua  pour  re- 
tourner à  Bourbon  (2)  ;  il  était  resté  près  de  six  ans  à  Rennes. 

Sans  doute,  quand  le  bateau  quitta  le  port  de  Nantes,  regarda- 
t-il  en  arrière,  non  pour  dire  adieu  à  cette  Bretagne  qui  était  un 
peu  sa  patrie  pourtant,  mais  au  revoir  à  cette  France  où  il  rêvait 
de  revenir  pour  ne  la  plus  quitter  et  qu'il  devait  remplir  à  jamais 
de  son  nom. 

Louis    TiERCELIN. 

(1)  M"  Provins,  leur  avocat,  se  fondait  sur  l'article  7  de  la  charte  de  1830,  cpii 
accordait  aux  Français  «  le  droit  de  publier  et  de  faire  imprimer  leurs  opinions.  ■• 
L'imprimerie  étant  un  monopole,  le  refus  des  imprimeurs  équivalait  à  une  annula- 
tion de  cet  article. 

(2)  11  y  arriva  vers  la  fin  du  mois  de  septembre  1843.  Une  lettre  de  son  frère 
parle  de  l'heureuse  métamorphose  que  les  idées  et  le?,  principes  à&  l'indigne  et  bien- 
aimé  Charles  ont  subie  à  Rennes,  idées  maintenant  de  haute  philosophie  et  prin- 
cipes in'épi'ochables. 


QUESTIONS  SCIENTIFIQUES 


L'OSMOSE 


Si,  sans  négliger  les  progrès  de  détail  et  les  découvertes  iso- 
lées, on  veut,  —  comme  il  convient  ici,  —  s'attacher  surtout  aux 
faits  généraux  et  significatifs,  et  suivre  le  mouvement  de  la  science 
dans  le  mouvement  de  ses  doctrines,  on  ne  peut  choisir  un  meil- 
leur sujet  d'étude  que  celui  de  l'Osmose.  Il  intéresse  également 
la  Biologie  et  la  Physique  générale  ;  il  touche  aux  fondemens 
mêmes  de  l'un  et  de  l'autre  ordre  de  sciences  et  y  joue  un  rôle 
capital  ;  les  développemens  qu'il  a  pris  des  deux  côtés  sont  à  la 
fois  considérables  et  tout  récens. 

Les  phénomènes  d'osmose  présentent  chez  les  êtres  vivans 
une  importance  qu'il  est  utile  avant  toute  autre  chose  de  mettre 
en  relief;  ils  ont  d'autre  part,  au  point  de  vue  physique,  une  si- 
gnification qui  doit  être  bien  comprise.  Ces  deux  points  établis, 
à  grands  traits,  il  sera  permis  de  pénétrer  plus  avant  dans  le  dé- 
tail des  connaissances  acquises,  dans  ce  domaine  de  la  science, 
par  les  physiologistes  et  les  physiciens  contemporains. 

I 

C'est  au  mois  d'octobre  1826  que  furent  communiquées  à  l'Aca- 
démie des  sciences  les  premières  recherches  de  H.  Dutrochet  sur 
l'osmose,  —  ou  plus  exactement  sur  V endosmose  et  V exosmose.  L'au- 
teur de  cette  découverte  s'était  fait  connaître  déjà  par  des  tra- 

TOME  CL.  —  1898.  42 


6S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaux  pleins  d'intérêt  :  c'était  un  esprit  original  qui  s'était  cultivé 
lui-même,  en  dehors  des  écoles,  par  l'étude  personnelle  et  l'obser- 
vation directe  de  la  nature.  Sa  carrière,  qui  s'acheva  dans  les  hon- 
neurs académiques,  avait  commencé  en  dehors  des  hiérarchies 
scientifiques.  Issu  d'une  famille  ruinée  par  l'émigration,  il  avait 
mené,  pendant  les  campagnes  de  l'Empire,  l'existence  errante  d'un 
médecin  des  armées.  Il  s'était  retiré  de  bonne  heure,  aux  environs 
de  Tours,  et  il  occupait  les  loisirs  de  sa  retraite  et  l'activité  de 
son  esprit  à  des  recherches  sur  la  physiologie  des  plantes  et  des 
animaux.  Il  a  eu,  d'ailleurs,  de  cette  science,  à  part  quelques 
idées  aventureuses,  une  vue  plus  exacte  et  plus  pénétrante  que  la 
plupart  de  ses  contemporains. 

Dutrochet  fut  mis  pour  la  première  fois  en  présence  d'un  fait 
d'osmose,  au  cours  de  l'examen  qu'il  pratiquait  au  microscope 
d'une  moisissure  aquatique  déjà  étudiée  par  Needham  :  il  vit 
l'eau  pénétrer  à  travers  la  membrane  des  capsules  terminales, 
les  gonfler,  en  chasser  le  contenu,  sans  qu'il  pût  se  rendre  compte 
de  la  force  qui  était  entrée  en  jeu.  Il  retrouva  le  même  phéno- 
mène, quelques  années  plus  tard,  incidemment,  en  observant  la 
manière  dont  se  fait  l'évacuation  du  spermatophore  de  certains 
mollusques  ;  et  cette  fois,  il  comprit  le  caractère  nouveau  de  ce 
mouvement.  Il  en  détermina  les  conditions;  il  sut  les  reproduire. 

Deux  liquides  miscibles  l'un  à  l'autre,  une  membrane  de  na- 
ture organique  qui  les  sépare  et  qui  puisse  être  mouillée  par  eux  ; 
voilà  tout  ce  qu'il  fallait  pour  la  production  de  l'osmose.  De  telles 
conditions  sont  précisément  réalisées  par  la  nature  chez  tous  les 
êtres  vivans  et  dans  toutes  leurs  parties.  Le  phénomène  qui  en 
résulte  est  une  manifestation  dynamique,  une  création  de  force 
infiniment  remarquable.  Un  double  courant  s'établit  à  travers  la 
membrane,  qui  transporte  chacun  des  liquides  vers  l'autre,  avec 
des  vitesses  différentes  et,  en  fin  de  compte,  les  mélange.  Il  y  a 
donc,  du  seul  fait  de  la  mise  en  présence  des  deux  liquides  et  de 
la  membrane,  création  de  courant,  c'est-à-dire  impulsion^  et  c'est 
ce  qu'exprime  le  terme  ^ osmose^  emprunté  au  grec.  La  force 
osmotique  qui  prend  naissance  dans  des  circonstances  si  simples 
et,  pour  ainsi  dire,  à  si  peu  de  frais,  peut  atteindre  une  énergie 
extrême.  Nous  verrons  qu'en  employant  un  artifice  convenable 
pour  consolider  la  membrane,  on  peut  avec  une  solution  de  sucre 
et  de  l'eau  distillée  soulever  une  colonne  de  liquide  à  la  hauteur 
de  plusieurs  mètres.  En  somme,  l'osmose  se  manifeste  par  trois 


l'osmose.  659 

effets  :  un  effet  dynamique,  force  ou  pression  osmotique,  et  des 
effets  de  mélange  et  de  changement  de  volume  dus  à  la  pénétra- 
tion réciproque  des  deux  liquides. 

L'origine  de  cette  force  osmotique,  Dutrochet  ne  put  la  péné- 
trer ;  l'état  de  la  science  à  son  époque  ne  le  permettait  pas.  C'est 
une  tâche  qui  était  réservée  aux  physiciens-chimistes  de  notre 
temps.  Du  moins,  s'il  ne  put  résoudre  le  problème,  il  fut  en  état 
d'écarter  les  solutions  fausses  ou  incomplètes  qu'en  proposèrent 
les  savans  les  plus  éminens  parmi  ses  contemporains,  le  célèbre 
mathématicien  Poisson,  le  physicien  allemand  Magnus,  et,  en 
France,  M.  Becquerel.  Il  ne  se  méprit  pas  davantage  sur  l'impor- 
tance de  sa  découverte.  «  Je  sais,  écrivait-il  en  1837,  que,  de  prime 
abord,  je  suis  allé  trop  loin  en  considérant  l'endosmose  comme  le 
phénomène  fondamental  de  la  vie,  comme  son  agent  immédiat; 
mais  cette  assertion,  réduite  à  ce  qu'elle  a  de  vrai,  tend  encore 
à  conserver  à  ce  phénomène  physique  un  rôle  important  parmi 
les  causes  auxquelles  sont  dus  certains  mouvemens  vitaux.  La 
découverte  de  l'endosmose  lie  désormais  la  Physique  à  la  Phy- 
siologie. )> 

Cette  appréciation  a  été  pleinement  justifiée  par  la  suite.  Au- 
jourd'hui, en  effet,  l'on  fait  jouer  à  l'osmose  un  rôle  capital  en 
Physiologie  générale.  On  comprendra  l'importance  que  pren- 
nent les  forces  osmotiques  en  biologie,  si  l'on  veut  bien  consi- 
dérer que  les  conditions  du  phénomène  sont  précisément  réalisées 
dans  tous  les  organismes  vivans  et  dans  toutes  leurs  parties  jus- 
qu'aux plus  petites,  c'est-à-dire  jusqu'aux  élémens  anatomiques, 
jusqu'à  la  cellule.  Partout  on  y  rencontre  des  liquides  capables  de 
se  mélanger,  séparés  par  des  membranes  qu'ils  peuvent  mouiller. 
La  force  osmotique  y  constitue  le  rouage  intime  du  mouvement 
des  liquides.  Elle  est  l'instrument  des  échanges  7natériels  entre  le 
milieu  et  l'être  vivant,  c'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  de  cette 
manifestation  universelle,  la  nutrition,  qui,  avec  cette  autre  que 
l'on  nomme  la  reproduction,  sert  à  définir  et  caractériser  la  vie. 

Si  l'on  veut  des  exemples  particuliers  des  applications  de 
l'osmose  en  biologie,  on  n'aura  que  l'embarras  de  les  choisir  dans 
toutes  ses  branches,  depuis  la  botanique  jusqu'à  la  médecine  pra- 
tique. En  physiologie  végétale  par  exemple,  le  jeu  de  l'osmose 
explique  le  phénomène  de  la  turgescence  des  tissus,  avec  ses  in- 
nombrables conséquences.  C'est  la  force  osmotique  qui  préside, 
selon  les  récens  travaux  de  Godlewski,à  l'absorption  de  l'eau  par 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

les  racines  et  à  l'ascension  de  la  sève.  Les  botanistes,  à  l'exemple 
"de  Sachs,  avaient  vainement  tenté  d'attribuer  cette  montée  des 
liquides  nutritifs  à  l'action  des  forces  capillaires  ;  mais  celles-ci 
sont  manifestement  insuffisantes  lorsqu'il  s'agit  du  transport  des 
liquides  depuis  le  sol  jusqu'à  la  cime  des  grands  arbres.  En  thé- 
rapeutique, on  rend  compte  de  la  même  manière  de  l'action  pur- 
gative des  sels  neutres  diffusibles,  tels  que  le  sulfate  de  soude,  qui 
déterminent  à  travers  la  paroi  de  l'intestin  un  courant  osmotique, 
et  un  abondant  afflux  de  l'eau  du  sang.  Il  n'est  pas  nécessaire 
de  multiplier  davantage  les  exemples  particuliers;  ceux-ci  suffi- 
sent à  justifier  les  paroles  de  Dutrochet  :  «  L'endosmose  est  un 
phénomène  physique  affecté  par  la  nature  aux  corps  organisés.  » 
Mais  ce  que  l'auteur  de  la  découverte  de  l'osmose  n'avait 
peut-être  pas  prévu,  c'est  que  ce  phénomène  était  appelé  à  prendre, 
dans  la  physique  générale,  une  place  qui  n'est  pas  moindre  que 
dans  la  biologie.  Les  débuts  de  ce  développement  inattendu  de 
la  théorie  osmotique  ne  remontent  pas  au  delà  d'une  dizaine 
d'années. 

II 

La  question  de  l'osmose  n'est  pas,  en  effet,  une  question  isolée 
intéressant  les  chimistes  et  les  physiciens,  ni  plus  ni  moins  que 
toute  autre  :  c'est  en  quelque  sorte  un  problème  central, une  co- 
lonne de  l'édifice.  Elle  est  devenue  comme  le  carrefour  et  le  nœud 
d'une  science  particulière.  Celle-ci,  la  chimie  physique  ou  physico- 
chimie, s'est  taillé  son  domaine,  depuis  vingt-cinq  ans,  sur  les  con- 
fins des  deux  sciences  autrefois  distinctes  qu'elle  rattache  et  relie 
entre  elles.  Il  existe  aujourd'hui,  dans  la  plupart  des  Universités,  à 
côté  des  chaires  de  physique  et  de  chimie,  un  enseignement  spécial 
de  la  physico-chimie.  C'est  le  cas  pour  l'Université  de  Paris.  Un 
cours  de  chimie  physique  a  été  créé  à  la  Faculté  des  sciences, 
grâce  à  l'heureuse  initiative  d'un  député  de  Paris,  M.  Denys 
Cochin,qui  n'a  pas  oublié  au  milieu  de  ses  nouveaux  devoirs  ses 
anciennes  études  de  prédilection. La  chimie  physique  s'est  donc 
constituée  partout  comme  une  branche  particulière;  elle  a  son 
organisation  propre,  son  programme  d'études,  ses  laboratoires,  et 
ses  publications  périodiques.  Elle  a  aussi  ses  représentans  éminens, 
parmi  lesquels  nous  nous  bornerons  à  citer  M.  Raoult,  en  France, 
et  M.  J.-H.  van  t'Hofîen  Hollande. 


l'osmose.  661 

M.  J.-II.  van  t'Hôff  s'était  acquis  déjà  un  juste  renom  par  des 
travaux  de  premier  ordre  dans  le  domaine  des  hautes  spécula- 
tions physiques,  et  entre  autres  œuvres,  par  la  part  qu'il  avait  prise 
à  la  fondation  de  la  stéréochimie.  Il  a  proposé,  en  1887,  une  tluJorie 
de  l'osmose  qui,  dans  tous  les  pays,  s'est  imposée  à  Taltention 
scientifique.  La  théorie  de  l'osmose  de  M.  vant'Hoff  rattache  pré- 
cisément cet  ordre  de  phénomènes  à  la  plupart  de  ceux  qui  forment 
l'objet  de  la  physico-chimie.  Et  d'abord,  il  existe  une  étroite  dépen- 
dance entre  la  question  de  l'osmose  et  une  autre  que  M.  Reychler 
appelle  «  le  problème  de  prédilection  de  la  chimie  moderne,  » 
Il  s'agit  de  la  vraie  nature  des  solutions  salines.  Et,  de  fait,  MM.  Ber- 
thelot,  Mendeleef  et  d'autres  savans  chimistes,  depuis  Blagden  jus- 
qu'à M.  Raoult,  ont  consacré  les  plus  ingénieux  efforts  à  résoudre 
cette  question  :  qu'est-ce,  au  fond,  que  la  dissolution  d'un  solide 
dans  une  liqueur? 

Que  le  fait  de  l'osmose  soit  lié  à  celui  de  la  dissolution  des 
substances  dans  les  liquides,  on  le  concevra  immédiatement  si 
on  l'envisage  dans  son  cas  le  plus  simple,  lorsqu'il  s'exerce  entre 
deux  liquides  aqueux.  Un  vase  quelconque  est  divisé  en  deux 
compartimens  par  une  cloison  membraneuse  ;  il  y  a  d'un  côté  de 
l'eau  pure,  de  l'autre  une  solution  de  sel  dans  l'eau.  Le  courant 
s'établit  de  l'eau  pure  vers  la  solution  salée;  l'eau  pénètre  dans  le 
compartiment  où  est  le  sel,  en  augmente  le  volume  et  en  élève 
le  niveau.  Il  est  clair  que  ces  effets  ont  leur  cause  dans  la  diffé- 
rence des  deux  liquides,  c'est-à-dire  dans  la  constitution  de  la 
solution  saline  comparée  à  celle  de  l'eau. 

r>ous  avons  dit  que  les  chimistes  les  plus  habiles  avaient 
essaye  de  pénétrer  le  mystère  de  cette  constitution  des  solutions. 
M.  van  tlloff  s'en  est  formé  une  idée  particulièrement  simple. 
Il  admet  que  la  substance  dissoute  existe  dans  l'eau  à  l'état  de 
gaz  ou  de  vapeur. 

Il  ne  faut  pas  se  laisser  étonner  outre  mesure  par  l'inattendu 
dans  cette  proposition;  un  peu  de  réflexion  fait  concevoir  facile- 
ment la  série  d'idées  qui  y  conduit.  Quand  on  met  un  morceau  de 
sucre  ou  un  grain  de  sel  dans  un  verre  d'eau,  on  constate,  au  bout 
d'un  certain  temps,  que  toutes  les  parties  du  liquide  sont  salées  ou 
sucrées.  La  même  chose  a  lieu  si,  au  lieu  d'un  verre  d'eau,  on 
en  emploie  une  bouteille  ou  un  tonneau;  le  liquide  est  encore  salé 
ou  sucré  dans  toutes  ses  parties.  C'est  dire  que  le  sel,  par  exemple, 
qui  n'occupait   à  l'état    solide    qu'un    espace   insignifiant,   s'est 


662  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

étendu,  sest  dilaté,  pour  se  répartir  uniformément  dans  tout  le 
volume  de  l'eau  qui  lui  est  offert.  Si  le  goût  devient  impuissant 
à  déceler  la  substance  dissoute  ainsi  raréfiée,  des  moyens  plus 
pénétrans,  des  réactifs  chimiques  plus  délicats,  réussiront  à  mon- 
trer qu'elle  existe  en  nature,  avec  ses  propriétés  caractéristiques, 
dans  toute  l'étendue  de  la  liqueur.  Et  lorsque  ces  procédés  d'in- 
vestigation, plus  subtils,  cessent  eux-mêmes  de  répondre,  on  peut 
accuser  leur  imperfection  et  supposer  encore  l'uniforme  diffusion 
du  sel  dans  l'espace  liquide. 

Toutefois,  cette  diffusion  de  la  substance  dissoute  a  ses  limites, 
plus  proches  qu'on  nïmagine:  son  extensibilité  n'est  point  indé- 
finie, ou  du  moins  elle  n'est  pas  indéfiniment  compatible  avec  le 
maintien  de  sa  constitution  et  la  conservation  de  ses  propriétés. 
La  substance  composée,  le  sel,  se  résout  en  ses  constituans  ;  elle  se 
dissocie  d'une  certaine  manière  en  ses  composans.  Cette  dissocia- 
tion offre  un  caractère  particulier.  Elle  est  précisément  la  même  qui 
se  produirait  sous  l'influence  du  courant  électrique  ;  les  élémens 
de  la  substance  dissoute  se  séparent  dans  le  même  ordre  de  grou- 
pement qu'aux  deux  pôles  de  la  pile  ;  la  décomposition  s'opère  en 
groupes  électrolytiques,en  ions,  comme  l'on  dit  aujourd'hui. Mais 
ce  n'est  pas  encore  le  moment  de  parler  de  cette  singularité  qui 
vient  mêler  l'électrolyse  au  problème  de  la  constitution  des  solu- 
tions et  ajouter  un  nouvel  ordre  de  phénomènes  à  tous  ceux  qui, 
déjà,  gravitent  autour  de  l'osmose. 

Réserve  faite  de  cette  dissociation  possible  de  la  substance 
dissoute,  le  caractère  du  phénomène  de  dissolution  c'est,  d'après 
les  explications  précédentes  ,  de  s'accompagner  d'une  diffu- 
sion qui  peut  être  indéfinie.  Le  corps,  tout  à  l'heure  solide, 
subit  un  changement  d'état,  une  extension  presque  illimitée.  Ses 
particules  constitutives,  ses  molécules  physiques,  s'écartent  de 
plus  en  plus  et,  pour  ainsi  dire,  sans  terme.  La  limitation  du 
volume,  —  sa  conservation  à  température  constante,  —  c'est  le 
trait  distinctif  de  l'état  solide  et  de  l'état  liquide  :  les  gaz  au  con- 
traire sont  caractérisés  par  l'illimitation  du  volume  qui  tend  tou- 
jours à  s'accroître  et  n'a  d'autres  bornes  que  celles  du  récipient 
qui  les  contient.  C'est  précisément  là  la  condition  de  la  substance 
dissoute,  et  l'on  commence  à  concevoir  qu'il  ait  pu  venir  à  l'es- 
prit d'un  physicien  d'assimiler  son  état  à  l'état  gazeux. 

Cette  analogie  prendra  un    caractère  plus  frappant  si  nous 
appliquons   notre    attention  au    mouvement    même  de  dissolu- 


l'osmose.  663 

tion  et  de  diffusion.  Représentons-nous  le  grain  de  sel  de  tout 
à  l'heure  successivement  dissous  dans  un  verre  d'eau,  dans  une 
carafe,  dans  un  tonneau,  dans  des  volumes  d'eau  de  plus  en 
plus  grands;  faisons  abstraction  du  temps  qu'a  exigé  chacune  de 
ces  opérations;  ou  plutôt  accélérons,  comme  dans  une  sorte  de 
cinématographe,  la  succession  de  ces  stades,  et  offrons  ce  défilé 
rapide  à  notre  méditation;  nous  aurons  alors,  dans  l'acte  même 
de  la  dissolution,  l'image  de  l'expansion  d'un  gaz. 

Il  n'en  faut  pas  davantage  pour  concevoir  l'hypothèse  de 
M.  van  t'Hoff.  Selon  le  chimiste  néerlandais,  la  substance  dis- 
soute se  trouve  réellement  à  l'état  gazeux  dans  son  dissolvant. 
Celui-ci  n'intervient  en  quelque  sorte  que  comme  un  moyen  de 
permettre  l'expansion  du  corps  dissous  ;  il  faut  l'envisager,  non 
pas  comme  une  substance  mais  comme  un  espace  propre  à  l'ex- 
tension de  la  matière  soluble.  Lorsque  celle-ci  est  parvenue  aux 
limites  du  dissolvant,  elle  exerce  contre  les  parois  qui  l'enferment 
—  et  particulièrement  contre  la  membrane  osmotique,  dans  le  cas 
qui  nous  occupe  —  la  même  pression  qu'un  gaz  ou  qu'une  vapeur 
arrêtés  dans  leur  expansibilité  par  les  parois  du  récipient  qui  les 
contient.  Cette  pression,  c'est  précisément,  en  valeur,  la  pression 
osmotique.  Le  corps  dissous  devient  un  gaz  qui  a  pour  pression  sa 
pression  osmotique,  et  un  volume  qui  dépend  du  degré  de  concen- 
tration. Dès  lors,  on  comprend  l'énoncé  de  la  loi  que  M.  van  t'Hoff 
a  ainsi  formulée  :  «  La  pression  osmotique  d'une  solution  a  la 
même  valeur  que  la  pression  qu'exercerait  la  substance  dissoute, 
si,  à  la  température  de  l'expérience,  elle  était  gazeuse  et  occupait 
un  volume  égal  à  celui  de  la  solution.  » 

Arrivés  à  ce  point,  nous  sortons  enfin  des  conceptions  théo- 
riques et  nous  mettons  le  pied  sur  le  terrain  solide  de  l'expérimen- 
tation. La  loi  précédente,  en  effet,  permet  de  calculer  la  pression 
osmotique  pour  chaque  substance  déterminée  soluble  dans  Teau; 
elle  en  fournit  une  valeur  théorique,  un  nombre,  un  chiffre.  C'est 
le  moment  d'en  juger  le  bien  fondé.  On  confrontera  cette  valeur 
avec  celle  que  fournit  la  mesure  directe.  Ce  sera  la  concordance 
des  chiffres  ou  leur  discordance  qui  décideront. 

La  théorie  de  M.  van  t'Hoff  est  sortie  victorieuse  de  cette  pre- 
mière épreuve.  Elle  a  résisté  à  d'autres  encore.  Si  le  corps  dissous 
est  assimilé  à  un  gaz,  il  doit  suivre  les  lois  fondamentales  qui  ré- 
gissent l'état  gazeux,  les  lois  de  Mariette  et  de  Regnault.  Cette  der- 
nière exprime  l'influence  des  variations  de  température  sur  le 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

volume  et  la  pression  de  la  masse  gazeuse.  Il  faut  qu'elle  s'applique 
également  à  la  substance  dissoute.  La  pression  osmotique  doit 
donc  varier  proportionnellement  au  binôme  de  dilatation,  c'est-à- 
dire  à  la  température  absolue.  Les  valeurs  théoriques,  calculées 
d'après  ce  principe,  ont  été  confrontées  aux  valeurs  expérimen- 
tales mesurées  par  Pfeffer.  L'accord  a  été  remarquable.  Par 
exemple,  entre  une  solution  de  sucre  contenant  un  gramme  de 
sucre  pour  cent  d'eau,  et  l'eau  pure  qui  en  est  séparée  par  une 
membrane,  il  se  développe  une  pression  osmotique  qui  varie  avec 
la  température  ;  à  32  degrés,  elle  est  de  544  millimètres  de  mer- 
cure; à  44  degrés  la  théorie  indique  que  cette  pression  doit  être 
de  510  millimètres  :  l'expérience  a  donné  512.  Pour  le  tartrate  de 
soude  à  13  degrés,  le  calcul  donne  908  et  l'expérience  907.  Ces 
concordances  soutenues  apportent  évidemment  une  grande  force 
à  la  doctrine.  Elles  ne  doivent  pourtant  pas  nous  aveugler  sur 
les  défauts  qu'elle  présente  et  les  corrections  qu'elle  exige.  Mais 
ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'entrer  dans  une  critique  approfondie. 

La  mesure  directe  de  la  pression  osmotique  est,  en  raison  de 
quelques  difficultés  expérimentales,  une  opération  extrêmement 
délicate.  Nous  ne  croyons  pas  qu'il  y  ait  eu,  en  dehors  de 
MM.Pfeffer  et  Ponsot,  plus  de  deux  ou  trois  physiciens  qui  l'aient 
réalisée.  Aussi  bien,  n'est-il  pas  nécessaire  d'opérer  directement. 
On  arrive  plus  facilement  en  prenant  un  biais.  On  déduit  la  pres- 
sion osmotique  d'une  solution  de  la  mesure  de  la  tension  de  la 
vapeur  qu'elle  émet  (mesure  tonométrique)  ou  encore,  et  plus 
habituellement,  de  la  détermination  du  point  de  congélation  de  la 
liqueur  (mesure  cryoscopique).  On  obtient  ainsi,  non  point  des 
valeurs  absolues,  mais  des  valeurs  relatives,  et  celles-ci  suffisent 
d'ailleurs  aux  comparaisons  qui  sont,  en  définitive,  le  but  ordi- 
naire des  recherches  scientifiques. 

Il  ne  serait  pas  très  difficile  de  faire  comprendre  à  un  lecteur 
attentif  le  principe  de  la  relation  qui  existe  entre  la  pression  os- 
motique d'une  part  et  ces  autres  propriétés  physiques  des  solu- 
tions, d'autre  part,  à  savoir  la  température  de  congélation  et  la 
force  élastique  de  la  vapeur.  Nous  nous  contenterons  pour  le  mo- 
ment de  signaler  l'existence  de  ces  relations  et  l'usage  que  les 
physiciens  en  ont  fait  dans  l'étude  de  l'osmose.  Cette  constatation 
suffit  au  but  que  nous  nous  proposions.  Elle  achève  de  mettre 
en  évidence  les  multiples  connexions  de  l'osmose,  et  sa  liaison 
avec  les  phénomènes  physiques  les  plus  divers.  On  vient  de  voir 


l'osmose.  605 

que  la  théorie  osmptique  touche  à  la  constitution  des  solutions 
salines,  à  la  loi  d'Avogadro,  et  à  celles  qui  régissent  les  gaz,  à 
l'électrolyse,  à  la  cryoscopie,  à  la  tonométrie,  c'est-à-dire  à  tous 
les  hauts  problèmes  de  la  physique  générale.  C'est  l'honneur  de 
M.  van  t'IIofî  d'avoir  dévoilé  la  richesse  de  cette  veine  et  d'avoir 
donné,  à  cette  humble  observation  initiale  du  passage  de  liquide 
à  travers  la  membrane  cellulaire  d'une  moisissure  un  dévelop- 
pement et  une  ampleur  incomparables.  L'événement  a  justifié  les 
paroles  de  Dutrochet  voulant  s'excuser  de  l'attention  qu'il  conti- 
nuait de  donner  à  un  si  humble  objet  :  «  Les  grands  spectacles 
de  l'univers  sont  ceux  qui  frappent  le  commun  des  hommes;  le 
philosophe  aperçoit  l'immense  grandeur  de  la  nature  jusque  dans 
les  choses  les  plus  petites.  » 

111 

L'appareil  que  l'on  emploie  depuis  Dutrochet  pour  l'étude  de 
l'osmose  est  d'une  extrême  simplicité.  C'est  une  petite  fiole  dont 
le  goulot  est  surmonté  d'un  tube  de  verre  gradué  et  dont  le  fond 
a  été  remplacé  par  une  membrane  taillée  ordinairement  dans  un 
morceau  de  vessie  de  porc.  La  solution  salée  ou  sucrée  que  l'on 
veut  étudier  est  introduite  dans  cet  osmomètre,  et  celui-ci  est  plongé 
dans  l'eau  pure.  On  voit  bientôt  le  niveau  s'élever  dans  le  tube 
central.  Cette  dénivellation  manifeste  l'existence  d'un  courant  qui 
va  de  l'eau  vers  la  solution  saline  :  un  courant  inverse,  plus  faible 
et  moins  rapide,  entraîne  le  sel  vers  l'eau  où  l'on  peut  le  déceler. 
Le  courant  le  plus  énergique  et  le  plus  rapide  était  nommé  e/if/oA- 
mose,  l'autre  exosmose:  mais  ces  noms, d'ailleurs  impropres,  sont 
tombés  en  désuétude. 

La  dénivellation  dans  le  tube  osmoraétrique  est  donc  la  ma- 
nifestation sensible,  évidente  de  l'osmose.  C'est  elle  qui  en  four- 
nit la  mesure.  Le  mouvement  ascensionnel  est,  en  efTet,  plus  ou 
moins  rapide  suivant  les  circonstances:  la  rapidité  ou  la  vitesse  de 
cette  montée  donne  une  première  idée  de  l'énergie  du  phéno- 
mène; on  l'appelle  vitesse  osmotique ;  on  en  détermine  la  valeur 
par  le  nombre  de  divisions  dont  le  niveau  s'est  élevé  en  un  temps 
donné.  Par  exemple,  avec  une  solution  d'une  partie  de  sucre  contre 
quatre  parties  d'eau  placée  à  l'intérieur  de  son  osmomètre,  Du- 
trochet voyait  le  niveau  s'élever  de  19""", 5  dans  le  tube  gradué,  en 
l'espace  d'une  heure  et  demie  :  avec  une  solution  d'une  partie  de 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sucre  pour  deux  d'eau,  il  constatait  dans  le  même  temps  une  as- 
cension de  34  divisions  ;  avec  une  troisième  solution  à  parties 
égales  de  sucre  et  d'eau,  il  constatait  une  montée  de  53  divisions; 
ces  nombres  19,S,  34,  53,  représentent  les  vitesses  osmotiques 
respectives  dans  ces  trois  expériences. 

Un  autre  élément  que  déterminait  encore  Dutrochet,  c'était 
\n.  force  osmotique.  Le  mouvement  ascensionnel  se  ralentit  et  finit 
par  s'arrêter;  le  niveau  reste  indéfiniment  stationnaire  :  il  y  a 
équilibre  entre  l'impulsion  qui  tend  à  faire  pénétrer  l'eau  et  le  poids 
du  liquide  soulevé  qui  résiste  à  la  pénétration.  La  hauteur  du 
soulèvement  mesure  à  ce  moment  \di  force,  la.  pressio?i  ou  le  pou- 
voir, osmotiques.  Par  exemple,  avec  un  sirop  de  sucre  de  densité 
1,070  à  l'intérieur  et  de  l'eau  pure  à  l'extérieur  de  la  membrane, 
Dutrochet  vit  le  mouvement  ascensionnel  s'arrêter  au  bout  de 
36  heures  ;  la  colonne  d'eau  soulevée  équivalait  à  une  colonne  de 
mercure  de  617  millimètres  de  hauteur,  et  à  ce  moment  la  solu- 
tion de  l'osmomètre  contenait  exactement  une  partie  de  sucre  pour 
7  parties  d'eau.  La  pression  osmotique  était  donc  représentée 
par  le  nombre  0,617.  —  Un  sirop  plus  c(mcentré,  de  densité  1,3, 
produirait  une  endosmose  capable  de  soulever  une  colonne  du 
poids  énorme  de  4  atmosphères  et  demie.  La  vitesse  et  la  pression 
osmotique  vont  en  augmentant  à  mesure  que  l'on  emploie  des 
solutions  plus  concentrées. 

Il  faut  se  hâter  de  dire  que  les  déterminations  ont  été  répétées 
depuis  le  temps  de  ces  premiers  essais.  Un  botaniste  très  connu 
au  delà  du  Rhin,  M.  Pfeffer,  les  a  reprises,  en  1877,  en  perfection- 
nant la  construction  de  l'instrument  et  les  procédés  de  mesure. 
Dans  ces  célèbres  expériences  du  savant  allemand  qui  ont  fourni 
à  la  théorie  de  M.  van  t'Hoff  les  vérifications  nécessaires,  rien 
d'essentiel  n'était  changé  aux  méthodes  de  Dutrochet.  L'innova- 
tion la  plus  importante  a  porté  sur  la  membrane  de  l'osmomètre 
qui  était  de  provenance  artificielle  et  non  d'origine  organisée,  et 
qui  ne  permettait  de  courant  osmotique  que  dans  une  direction. 
L'exosmose  était  nulle  :  l'endosmose  subsistait  seule. 

Peu  de  faits  nouveaux  ont  été  ajoutés  à  l'étude  expérimentale 
exécutée  par  le  savant  français.  Le  progrès  s'est  accompli  tout 
entier  dans  les  interprétations  et  dans  les  applications.  Les  con- 
ditions de  l'osmose  avaient  été  parfaitement  fixées  dès  le  début. 
Dutrochet  avait  dit  que  les  liquides  disposés  de  part  et  d'autre  de  la 
membrane  doivent  être  capables  de  se  mélanger  ;  et  qu'il  n'y  a 


l'osmose.  667 

pas  d'osmose  si  l'on  met  par  exemple  en  rapport  de  l'huile  et 
de  l'eau.  Depuis  les  travaux  du  savant  anglais  Graham,  en  1862, 
cette  condition  a  été  mieux  précisée.  On  sait  que  l'un  des  liquides 
au  moins  doit  être  diffunhle  dans  l'autre,  et  nous  verrons  tout  à 
l'heure  la  signification  de  cette  propriété. 

La  direction  du  mouvement  osmotique  avait  été  fixée  pour  un 
très  grand  nombre  de  liquides,  solutions  organiques  d'albumine, 
de  gélatine,  de  gomme,  de  sucre,  d'alcool,  d'éther;  solutions  de 
sels,  d'alcalis,  d'acides.  Dans  tous  ces  cas,  sauf  celui  de  l'alcool 
et  de  l'éther,  le  courant  osmotique  va  de  l'eau  à  la  substance 
dissoute. 

Dans  le  cas  de  l'alcool,  le  courant,  au  moins  avec  les  membranes 
organisées,  marche  inversement,  de  Talcool  vers  l'eau.  Les  solu- 
tions d'acides  présentent  un  phénomène  tout  à  fait  remarquable  : 
le  courant  osmotique  subit  une  inversion  suivant  la  température 
et  suivant  la  concentration.  A  une  température  déterminée  il  existe 
un  degré  de  concentration  pour  lequel  il  y  a  équilibre  entre  l'eau 
extérieure  et  la  solution  acide:  on  n'observe  pas  de  courant,  pas  de 
déplacement  de  niveau  de  la  colonne  osmométrique  :  les  impul- 
sions sont  égales  des  deux  côtés  de  la  membrane  ;  les  deux  liquides 
qu'elle  sépare  sont  isotoniques  suivant  l'expression  que  de  Vries 
a  introduite  dans  la  science. 

C'est  ce  qui  arrive,  par  exemple,  à  la  température  de  15*>  pour 
la  solution  d'acide  tartrique  de  densité  1,1  dont  100  parties  con- 
tiennent 21  parties  d'acide  cristallisé.  Si  la  liqueur  est  plus  con- 
centrée, plus  riche  en  acide,  l'osmose  entraînera  l'eau  vers  le 
corps  dissous,  mais  si  la  solution  est  moins  riche,  le  mouvement 
se  fera  en  sens  contraire  et  entraînera  l'acide  vers  l'eau.  Tandis 
que  dans  le  cas  habituel  on  voit  le  courant  osmotique,  le  cou- 
rant prédominant,  entraîner  l'eau  vers  le  corps  dissous  et  mar- 
cher du  liquide  le  moins  dense  vers  le  plus  dense,  ici  on  voit 
l'inverse. 

Dutrochet  détermina,  avec  non  moins  de  perspicacité,  la  part 
importante  qui  revient  à  la  membraae.  Il  en  employa  un  très 
grand  nombre  ;  des  membranes  animales,  vessie  de  porc,  peau  de 
grenouille,  de  torpille,  d'anguille,  des  membranes  végétales  telles 
que  la  gousse  du  baguenaudier  ou  les  gaines  du  poireau,  —  des 
membranes  de  caoutchouc,  des  cloisons  de  grès,  de  porcelaine  dé- 
gourdie, d'argile  blanche  ou  terre  de  pipe,  de  calcaires.  Il  faut, 
pour  que  l'osmose  ait  lieu,  que  la  membrane  soit  mouillée  par  les 


668  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liquides  ;  qu'elle  puisse  être  imbibée  complètement  par  l'un  d'eux  ; 
tout  au  moins,  qu'elle  l\ii  soii  perméable.  C'est  là  une  condition 
nécessaire,  mais  encore  n'est-elle  pas  suffisante,  car  la  porcelaine 
dégourdie,  qui  forme  des  cloisons  poreuses,  est  impropre  aux  phé- 
nomènes d'osmose,  tandis  qu'une  matière  voisine,  l'argile  cuite 
(terre  de  pipe)  y  est  parfaitement  propre. 

Une  manière  si  différente  de  se  comporter  devant  l'osmose, 
chez  des  corps  si  analogues  à  tant  d'égards,  est  bien  capable  de 
fournir  quelque  lumière  sur  le  phénomène  qui  les  distingue. 
Leur  constitution  chimique  diffère  peu  :  des  deux  parts  c'est  un 
silicate  d'alumine  avec  excès  de  silice  dans  le  cas  de  la  porce- 
laine, avec  excès  d'alumine  dans  le  cas  de  l'argile  ;  leur  constitu- 
tion physique  les  rapproche  plus  encore,  l'une  et  l'autre  sont  po- 
reuses, perméables  à  l'eau  et  aux  solutions  salines  au  point  d'en 
permettre  la  filtra tion. 

Si  l'on  cherche  un  trait  qui  les  distingue,  on  ne  trouvera  que 
celui-ci  :  l'argile,  ou  plutôt  l'alumine  qui  en  est  la  base,  fixe  l'eau 
et  la  retient  combinée  avec  tant  de  force  qu'elle  n'en  est  privée  que 
par  le  feu  le  plus  violent  et  le  plus  soutenu.  Or,  les  membranes 
organisées,  propres  elles  aussi  à  l'osmose,  se  trouvent  dans  le  même 
cas.  La  remarque  est  de  Dutrochet.  L'eau  a  une  grande  affinité 
pour  les  substances  organisées  qui,  toutes,  sont  plus  ou  moins 
hygrométriques.  C'est  leur  caractère  distinctif  d'absorber  de  l'eau 
qui  les  gonfle  sans  les  dissoudre  et,  au  résumé,  d'en  contenir  une 
très  grande  quantité  pour  une  faible  proportion  de  matériaux 
propres.  Cette  eau  n'est  point  déposée  dans  des  espaces  préexis- 
tans,  comme  elle  l'est  dans  les  pores  de  la  porcelaine  dégourdie; 
elle  se  distribue  uniformément  entre  les  particules  de  la  matière 
organisée. 

La  manière  dont  se  fait  cette  distribution  de  l'eau  dans  la 
matière  organisée  des  membranes,  échappe  encore  à  l'observation 
scientifique.  Une  théorie  remarquable  et  assez  conforme  d'ailleurs 
aux  connaissances  positives  acquises  jusqu'à  ce  jour  en  micro- 
graphie, pour  qu'on  puisse  dire  qu'elle  est  une  image  provisoire  et 
hypothétique  sans  doute,  mais  fidèle  néanmoins  des  faits  réels, 
vient  combler  la  lacune.  Nous  voulons  parler  de  la  théoine  micel- 
laire  qu'un  savant  éminent,  Naegeli,  a  proposée  il  y  a  quelques 
années. 

D'après  cette  doctrine,  la  matière  organisée  est  formée,  non 
pas  comme  les  corps  inorganiques  de  simples  molécules  phy- 


l'osmose.  669 

siques,  —  celles-ci  résultant  elles-mêmes  de  groupemens  d'atomes 
soumis  aux  forces  chimiques,  —  mais  d'associations  de  molé- 
cules, d'édifices  moléculaires  ayant  figure,  que  Naegcli  a  appelés 
micelles.  La  micelle  est,  au-dessus  de  l'atome  et  de  la  molécule, 
un  troisième  élément  de  constitution.  Parmi  les  propriétés  des 
micelles  qui  se  rapportent  à  notre  sujet,  il  faut  mentionner  l'at- 
traction qu'elles  exercent  sur  elles-mêmes  et  l'attraction  plus 
grande  qu'elles  exercent  sur  l'eau.  Dans  les  corps  organisés,  des- 
séchés, les  micelles  sont  rapprochées,  serrées  en  ordre  compact, 
séparées  les  unes  des  autres  par  une  couche  d'eau  mince  et  adhé- 
rente à  leur  surface.  Dans  le  corps  organisé  humide,  soumis  à 
l'imbibition,  les  élémens  micellaires  avides  d'eau  l'ont  attirée  avec 
plus  de  force  qu'ils  ne  s'attirent  eux-mêmes,  de  telle  sorte  qu'ils 
ont  été  écartés  pour  lui  faire  place.  C'est  ainsi,  par  interposition 
des  molécules  aqueuses  entre  les  micelles  organiques,  que  se  pro- 
duit le  gontlement.  Il  faut  ajouter  que  les  micelles  elles-mêmes 
sont  unies  en  chaînes  ou  filamens;  ceux-ci,  d'après  toutes  les 
observations  microscopiques,  sont  disposés  en  réseaux  à  mailles 
plus  ou  moins  larges  dont  les  lacunes  ou  interstices  logent  une 
partie  de  l'eau  qui  imbibe  la  matière  :  et  enfin,  cette  matière 
organisée  est  elle-même  modelée  en  fibres,  en  cellules,  et  prend 
la  figure  des  divers  élémens  anatomiques. 

Il  résulte  de  ces  explications  que  l'eau  peut  se  trouver  dans  la 
membrane  osmotique  organisée,  à  trois  états  qui  diffèrent  par  le 
degré  de  mobilité  de  ses  molécules.  Une  partie  existe  autour  de 
chaque  molécule  de  l'édifice  miceJlaire;  elle  y  est  à  l'état  im- 
mobile :  c'est  l'eau  de  constitution.  Une  seconde  portion  forme 
comme  une  atmosphère  autour  de  la  micelle  ;  elle  y  constitue  des 
zones  concentriques  dont  la  plus  voisine  de  la  surface  micellaire 
est  aussi  la  plus  fortement  fixée  tandis  que  les  couches  plus  éloi- 
gnées sont  de  plus  en  plus  lâches  et  mobiles  :  c'est  Ceaii  cV adhé- 
sion. Enfin,  entre  ces  micelles  entourées  de  leur  atmosphère 
aqueuse,  dans  leurs  interstices,  Ceau  de  capillarité;  celle-ci  libre 
et  mobile. 

La  diff"usion  à  travers  les  membranes  ne  s'accomplit,  selon  les 
termes  mêmes  de  Pfeff"er,  que  par  l'eau  de  capillarité  et  l'eau 
d'adhésion.  L'eau  qui,  dans  l'osmomètre,  chemine  dans  l'épais- 
seur de  la  cloison  obéit  en  partie  à  la  capillarité  ;  mais  une  autre 
partie,  l'eau  d'adhésion,  est  sujette  à  entrer  en  union  passagère 
avec  les  atmosphères  aqueuses  des  micelles  :  c'est  de  l'eau  asservie 


670  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  ne  peut  posséder  à  leur  ordinaire  degré  les  propriétés  dissol- 
vantes ou  autres  de  l'eau  libre. 

Si  elles  ne  sont  pas  la  forme  même  de  la  réalité,  ces  images 
offrent  l'avantage  de  résumer  et  condenser  les  faits  à  la  façon  tout 
au  moins  d'un  procédé  mnémonique.  Elles  font  comprendre  que 
les  physiciens  ont  eu  raison  de  considérer  l'osmose  comme  un 
phénomène  complexe  résultant  du  concours  de  plusieurs  causes 
physiques  et  d'y  réserver  une  petite  part  à  la  capillarité.  Mais  le 
fait  que  l'osmose  n'a  pas  lieu  à  travers  les  pores  capillaires  des 
cloisons  siliceuses  montre  bien  le  rôle  secondaire  des  forces  de 
cette  espèce.  Poisson  ne  les  faisait  intervenir  que  pour  amorcer  le 
phénomène  et  expliquer  l'imbibition  initiale  de  la  cloison.  Le 
physicien  allemand  Magnus  y  ajoutait  l'influence  de  la  viscosité, 
les  solutions  les  plus  visqueuses  passant  le  moins  vite  à  travers 
les  pores  capillaires.  Les  faits  repoussent  cette  explication.  Une 
solution  de  gomme  arabique,  deux  fois  plus  visqueuse  qu'une 
solution  sucrée,  passe  par  osmose  dans  celle-ci. 

En  définitive,  la  membrane,  dans  le  phénomène  de  l'osmose, 
constitue  comme  un  troisième  liquide,  interposé  aux  deux  autres. 
L'osmose  devient  un  cas  particulier  de  la  diffusion.  C'est  une 
diffusion  gênée,  modifiée  par  les  propriétés  d'une  membrane. 

Les  liquides  miscibles  mis  en  contact,  et  superposés  dans 
l'ordre  de  leur  densité,  au  lieu  de  rester  en  équilibre  invariable, 
se  pénètrent  et  se  répandent  les  uns  dans  les  autres  jusqu'à  former 
un  milieu  homogène.  Ce  mouvement  de  pénétration  est  la  diffu- 
sion. C'est  une  propriété  universelle  de  la  matière,  du  même 
ordre  que  la  conduction  calorifique.  Elle  sopère  avec  des  vitesses 
très  différentes  selon  les  corps  considérés.  Graham  et  Marignac 
ont  déterminé  ces  vitesses  de  diffusion.  On  a  vérifié  que  la  vitesse 
de  diffusion  augmente,  quand  la  température  s'accroît.  Il  est  à 
remarquer  que  Dutrochet  avait  précisément  fait  la  même  consta- 
tation pour  l'osmose.  Pour  une  substance  déterminée,  la  vitesse 
de  diffusion  augmente  avec  la  concentration  de  la  solution;  cela 
est  encore  vrai  de  la  vitesse  osmotique.  11  y  a  des  corps  à  diffu- 
sion extrêmement  faible  et  pratiquement  nulle,  comme  lalbumine, 
la  gélatine,  la  gomme,  l'amidon,  la  dextrine,  la  silice,  l'alumine 
gélatineuse.  Ce  sont  les  colloïdes  de  Graham;  ils  sont  dépourvus 
de  la  propriété  de  cristalliser.  Les  substances  qui  cristallisent, 
les  cjnstalloïdes,  diffusent  au  contraire  rapidement.  Elles  forment 
des   solutions,  au    sens  strict  du   mot,   solutions   moléculaires, 


l'osmose.  671 

c'est-à-dire  où  les  molécules  sont  isolées  et  également  réparties 
entre  celles  de  l'eau.  Les  colloïdes,  au  contraire,  selon  Naegeli 
et  0.  Hertwig,  forment  des  solutions  micellaires ;  leurs  parti- 
cules sont  des  molécules  polymérisées,  répandues  entre  les  mo- 
lécules d'eau.  L'emploi  des  solutions  colloïdales  présente  un 
grand  avantage  pour  l'étude  des  phénomènes  de  l'osmose;  elle 
supprime  l'un  des  deux  courans  osmotiques,  celui  qui  va  de  la 
substance  vers  l'eau,  c'est-à-dire  Fexosmose.  Il  ne  laisse  plus 
subsister  que  l'endosmose;  et  c'est  là  une  simplification  fort 
appréciable. 

L'osmose  fut  donc  considérée,  à  la  suite  des  travaux  de  Graham, 
comme  un  cas  particulier  de  la  diffusion  des  liquides.  Néanmoins 
on  avait  soin  de  noter  que  le  degré  de  diffusibilité  n'est  pas  la 
véritable  condition  qui  règle  l'activité  de  l'osmose.  Cette  diffusi- 
bilité n'entre  en  jeu  qu'aux  limites  de  la  membrane  ;  elle  est  en- 
travée par  la  nécessité  où  sont  les  liquides  d'en  traverser  l'épais- 
seur, et,  comme  nous  l'avons  dit  précédemment,  de  participer  en 
quelque  sorte  momentanément  à  sa  constitution. 

Cette  condition  fait  bien  ressortir  l'importance  propre  de  la 
membrane  et  restreint  l'influence  de  la  diffusion.  Dutrochet  en 
a  fourni  un  exemple  en  plaçant  de  l'alcool  dans  un  osmomètre 
à  membrane  organisée  et  de  l'eau  en  dehors.  Il  constatait  un  appel 
énergique  de  l'eau  vers  l'alcool,  c'est-à-dire  du  liquide  le  plus 
dense,  vers  celui  qui  l'est  le  moins  ;  et  ceci  tient  certainement  à  ce 
que  la  membrane  animale  n'est  pas  perméable  à  l'alcool  pur  et 
n'en  admet  point  le  passage.  Au  lieu  d'une  membrane  organisée 
on  a  appliqué  à  l'osmomètre  une  membrane  de  caoutchouc,  et  la 
situation  s'est  trouvée  renversée.  Le  caoutchouc  est  imperméable 
à  l'eau  :  il  a  au  contraire  en  tant  qu'il  est  une  émulsion  desséchée, 
résineuse,  de  l'affinité  pour  l'alcool  qui  le  ramollit  sans  le  dis- 
soudre. La  membrane  reçoit  maintenant  et  transmet  l'alcool  à 
l'exclusion  plus  ou  moins  complète  de  l'eau,  et  le  courant  osmo- 
tique  entraîne  cette  fois  l'alcool  vers  l'eau. 

On  vient  de  voir  que  l'emploi  de  certaines  substance,  (col- 
loïdes, alcool)  ou  de  certaines  membranes  (caoutchouc)  a  pour 
effet  de  supprimer  l'un  des  deux  courans  osmotiques  et  de  n'en 
plus  laisser  subsister  qu'un  seul.  Cet  état  de  choses  constitue,  en 
définitive,  une  simplification  du  phénomène.  On  l'a  recherchée  pour 
la  précision  qu'elle  permettrait  de  donner  aux  mesures.  Lorsque 
Pfeffer  en  1877  remit  sur  le  métier  la  question  de  l'osmose,  il  eut 


672  REVUE    DES   DEUX  MONDES. 

recours  précisément  à  une  membrane  de  ce  genre,  qui  n'était 
perméable  que  pour  l'un  des  liquides  osmotiques,  pour  l'eau,  mais 
qui  interdisait  le  passage  à  toute  matière  saline.  Cette  espèce  de 
cloison,  qui  supprime  le  courant  exosmotique  et  qui  n'admet  de 
libre  circulation  que  pour  l'eau,  est  ce  que  l'on  appelle  une  cloison 
semi-perméable.  On  l'obtient  au  moyen  d'un  procédé  chimique 
qui  est  l'application  d'une  remarque  faite  antérieurement  par 
Traube.  Lorsque  l'on  fait  tomber  une  goutte  de  ferrocyanure  de 
potassium  dans  une  solution  de  sulfate  de  cuivre,  il  se  forme  à 
la  surface  de  la  goutte  une  enveloppe  membraneuse  de  ferrocyanure 
de  cuivre,  de  consistance  gélatineuse,  qui  empêche  désormais  le 
sulfate  de  cuivre  de  pénétrer  à  l'intérieur;  mais  celte  membrane 
peut  donner  accès  à  l'eau  ;  elle  l'emprunte  en  effet  à  la  solution 
sulfatée  et  se  gonfle.  On  ne  peut  pousser  bien  loin  les  recherches 
avec  une  capsule  de  ce  genre,  parce  que  sa  paroi  est  extrême- 
ment délicate  et  facile  à  rompre.  Mais  on  est  parvenu  à  la  ren- 
forcer, en  lui  donnant  pour  support  un  vase  de  pile  en  terre  po- 
reuse. Telle  est  la  partie  essentielle  de  l'osmomètre  de  Pfeffer. 
A  ce  vase  est  adapté  un  tube  manométrique.  On  place  à  l'inté- 
rieur une  solution  de  sucre;  au  dehors  se  trouve  l'eau  pure.  L'ap- 
pareil fonctionne  comme  celui  de  Dutrochet.  PfefTer  l'a  fait 
servir  d'ailleurs  aux  mêmes  recherches,  conduites  seulement 
avec  une  précision  plus  grande.  Les  nombres  obtenus  par  l'au- 
teur figurent  maintenant  dans  les  tables  des  constantes  physiques 
et  servent  de  base  à  toutes  les  déterminations  qui  font  inter\-e- 
nir  le  phénomène  osmotique.  En  particulier  elles  ont  été  em- 
ployées aux  vérifications  de  la  théorie  de  van  t'Hofî. 

Tandis  que  les  déterminations  de  Pfeffer  et  les  spéculations 
de  van  t'Hoff  renouvelaient  la  question  de  l'osmose  au  point  de 
vue  physique,  un  botaniste  hollandais  bien  connu,  de  Vries, 
l'abordait  au  point  de  vue  de  la  physiologie  végétale  par  un  côté 
tout  différent.  Son  exemple  et  ses  conseils  déterminaient  un  de  ses 
compatriotes,  M.  Hamburger,  à  poursuivre  dans  le  domaine  de  la 
physiologie  animale  des  études  analogues.  Et  c'est  ainsi  que  s'est 
créé  en  biologie  un  mouvement  scientifique  dont  nous  aurons 
bientôt  à  faire  connaître  le  principe  et  les  résultats. 

A.  Dastre. 


CONFUCIUS 


ET  LA  MORALE  CHINOISE 


Blancs,  noirs  ou  jaunes,  tous  les  peuples  de  la  terre  connaissent  le 
juste  et  l'injuste,  mais  ils  ne  s'en  font  pas  tous  la  même  idée.  Il  n'en 
est  point  qui  ne  distinguent  le  bien  du  mal,  les  actions  licites  de  celles 
qui  ne  le  sont  point  ;  mais  ce  que  les  uns  admirent  ou  excusent  encourt 
la  réprobation  des  autres,  et  il  est  des  vertus  auxquelles  ils  n'atta- 
chent pas  tous  le  même  prix.  En  matière  de  morale,  de  devoirs,  de 
délits  ou  de  quasi-délits,  chacun  a  ses  opinions  particulières  et  ce 
qu'on  pourrait  appeler  son  échelle  des  A^aleurs. 

Un  Européen  est  arrivé  depuis  peu  dans  une  ville  chinoise  ;  en 
traversant  une  place,  il  entend  crier  au  voleur,  et  il  remarque  avec 
étonnement  que  personne  ne  s'avise  de  prêter  main-forte  au  volé,  que 
tout  le  monde  s'empresse  de  déguerpir,  de  s'éclipser  sans  tourner  la 
tête.  Il  s'informe  et  on  lui  apprend  qu'un  vrai  Chinois  se  soucie  peu 
de  se  brouiller  avec  les  malfaiteurs,  et  moins  encore  d'avoir  rien  à  dé- 
mêler avec  les  tribunaux,  que  déposer  en  justice  est  une  chose  grave 
et  un  cas  périlleux,  que  les  témoins  sont  traités  comme  des  accusés, 
qu'on  les  met  sous  les  verrous,  qu'on  les  rançonne,  et  que  tel  juge  qui 
connaît  le  cœur  humain  leur  fera  donner  la  bastonnade  pour  leur  in- 
culquer l'amour  de  la  vérité  pure,  de  la  vérité  nue.  L'Européen  s'é- 
tonne et  s'indigne;  le  Chinois  ne  s'indigne  ni  ne  s'étonne.  C'est  une 
coutume,  un  usage  reçu;  discute-t-on  les  usages?  Ainsi  va  le  monde; 
mais  il  faut  se  faire  des  règles  de  conduite,  et  le  sage  fuit  les  juges  et 
les  sergens  comme  le  lièvre  fuit  le  chasseur  :  «  Durant  toute  ta  \ie,  dit 
un  proverbe  chinois,  garde-toi  des  cours  de  justice  avec  autant  de  soin 
qu'après  ta  mort  tu  te  garderas  de  l'enfer...  Si  jamais  tu  mets  les  pieds 
dans  un  prétoire,  neuf  buffles  ne  réussiront  pas  à  t'en  retirer...  Quand 

TOME  CL.  —  1898.  43 


674  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  homme  a  un  procès,  dix  familles  tombent  dans  la  misère,  et  qui 
gagne  un  chat  est  sûr  de  perdre  une  vache...  Mieux  vaut  avoir  affaire 
aux  serpens  qu'aux  juges  et  aux  huissiers.  »  Ne  vous  fâchez  pas, 
laissez  le  monde  comme  U  est;  arrangez -vous  seulement  pour  n'avoir 
jamais  de  procès,  et  si  vous  avez  l'humeur  vive,  la  tête  chaude,  répétez- 
vous  cent  fois  le  jour  :  Heureux  les  pacifiques  ! 

Arrangez -vous  aussi  pour  ne  laisser  que  quelques  flocons  de  votre 
laine  aux  mains  des  gouverneurs  rapaces  et  pillards;  s'il  faut  mentir, 
mentez  :  Us  ont  le  droit  de  prendre,  vous  avez  le  droit  de  mentir.  C'est 
encore  un  usage  reçu  ;  les  choses  se  passent  ainsi  depuis  trois  mille 
ans;  cela  prouve  qu'elles  ne  peuvent  se  passer  autrement,  et  qu'il  n'y 
a  que  les  imbéciles  qui  se  fâchent.  Peut-être  avant  peu,  par  une  béné- 
diction du  ciel,  compterez-vous  un  fonctionnaire  parmi  les  membres 
de  votre  famille,  et  à  votre  tour  vous  aurez  part  à  la  graisse  de  la 
terre.  «  Un  Chinois,  a-t-on  dit,  apprend-U  qu'un  de  ses  amis  vient 
d'être  nommé  à  quelque  place  importante,  dans  l'administration  des 
douanes  particulièrement,  sa  figure  exprime  un  sentiment  de  \dsible 
envie,  et  il  a  bientôt  fait  de  calculer  que  la  place  en  question  peut 
valoir  jusqu'à  300  000  taëls.  Il  entend  par  là  que  son  heureux  ami,  bon 
an  mal  an,  empochera  cette  somme,  sans  scandahser  personne  ni  au- 
dessus  ni  au-dessous  de  lui,  pourvu  quïl  s'en  tienne  aux  concussions 
que  l'usage  tolère  et  qu'il  ne  crée  aucune  difficulté  à  son  gouverne- 
ment par  sa  négligence,  sa  dureté  ou  par  des  voleries  extra-réglemen- 
taires. Vivre  et  laisser  vivre  est  la  devise  de  la  Chine,  et  sauf  certains 
cas  exceptionnels,  elle  se  trouve  bien  de  lui  demeurer  fidèle.  » 

Mais  si  la  morale  chinoise  est  indulgente  pour  les  gens  en  place, 
pour  les  juges  prévaricateurs,  pour  les  mandarins  concussionnaires, 
il  ne  faut  pas"" croire  que  ses  miséricordes  s'étendent  à  tous  les  genres 
de  méfaits;  elle  a  ses  sévérités,  ses  rigueurs.  Elle  autorise  les  domes- 
tiques à  prélever  une  dîme  sur  tous  les  fournisseurs,  sur  toutes 
les  fournitures;  elle  leur  interdit  toutes  les  infidéhtés,  toutes  les  sous- 
tractions frauduleuses,  et  le  maître  qui  les  traite  convenablement 
peut  laisser  ses  clefs  à  ses  armoires,  il  ne  lui  manquera  jamais  rien. 
La  morale  cMnoise  exige  que  les  commerçans  soient  exacts  et 
probes  en  affaires,  que,  coûte  que  coûte.  Us  fassent  honneur  à  leurs 
engagemens,  et  d'habitude  les  négocians  chinois  n'ont  qu'une  pa- 
role. EUe  condamne  les  dissipations,  les  dérèglemens,  eUe  méprise 
les  paresseux,  eUe  réprouve  les  débauchés,  et  il  est  peu  d'artisans 
aussi  laborieux,  aussi  sobres,  aussi  endurans  que  les  ouvriers  chinoi-s. 
Mais  avant  toute  chose  eUe  tient  pour  sacrés  les  devoirs  de  famUle,  et 


CONFUCILS    ET    LA    MORALE    CUINOISE.  675 

elle  couvre  d'opprobre,  elle  flétrit  à  jamais,  elle  note  d'infamie  qui- 
conque les  néglige  ou  les  trahit.  «  Dans  la  famille  chinoise,  le  père 
est  maître  absolu,  a  dit  un  missionnaire  apostolique,  auteur  d'un 
beau  livre  sur  Pékin.  Ses  fils,  même  avancés  en  âge,  lui  doivent  le 
respect,  l'obéissance  et  la  vénération.  Le  parricide  est  un  crime  presque 
inconnu  ;  la  ville  où  il  aurait  été  commis  devrait  avoir  un  angle  de  ses 
murs  rasés,  puis  reconstruit  à  pans  coupés,  pour  perpétuer  la  mé- 
moire d'un  tel  forfait  (1).  » 

M.  de  Brandt  est  sûrement  l'un  des  hommes  qui  connaissent  le 
mieux  la  Chine,  oii  il  a  fait  un  long  séjour  et  représenté  l'empire  alle- 
mand. Personne,  si  je  ne  me  trompe,  n'a  jugé  ce  grand  et  étonnant 
pays  avec  plus  d'impartialité  et  de  philosophie.  M.  de  Brandt  n'est  pas 
seulement  un  politique,  c'est  un  penseur;  lisez  avec  attention  les 
opuscules  qu'il  a  consacrés  au  Céleste  Empire,  l'âme  chinoise  aura 
pour  vous  moins  de  mystères  (2).  Elle  a  ceci  de  particulier  que  ses  fai- 
blesses et  ses  misères  sont  étroitement  liées  à  ses  qualités  et  à  ses 
vertus,  que  les  unes  et  les  autres  dérivent  de  la  même  source,  et  il  est 
vrai  de  dire  qu'en  Chine,  plus  que  partout  ailleurs,  les  poisons  sont  des 
remèdes  et  les  remèdes  des  poisons. 

Dans  la  seconde  moitié  du  vi*  siècle  avant  Jésus-Christ,  dans  le 
temps  où  la  Chine,  soumise  au  régime  féodal,  était  partagée  en  du- 
chés héréditaires  et  où  les  empereurs  ne  possédaient  que  les  vaines 
prérogatives  d'une  suzeraineté  souvent  illusoire,  un  homme  qui  se 
nommait  Kung-Kiu,  qu'on  nomma  plus  tard  Kung-fu-tsé,  et  que  les 
jésuites  ont  appelé  Confucius,  fit  beaucoup  parler  de  lui.  Ses  biographes 
assurent  qu'il  ne  fut  jamais  jeune,  qu'il  eut  toujours  l'air  d'un  petit 
^àeilla^d,  et  nous  les  en  croyons  sans  peine.  Très  attaché  à  ses  habi- 
tudes, son  costume,  son  régime,  ses  procédés,  ses  manières  cérémo- 
nieuses témoignaient  de  l'extrême  importance  qu'il  mettait  aux  petites 
choses,  aux  détails,  et  d'une  attention  soutenue  à  ne  jamais  s'écarter 
des  règles  qu'il  s'était  prescrites.  Il  avait  parfois  l'humeur  enjouée,  une 
douce  ironie,  et  dans  certaines  circonstances,  il  prouva  qu'il  savait 
rire;  le  plus  souvent,  il  était  morose,  bourru,  revêche,  grondeur.  Il  se 
sentait  né  avec  le  génie  de  la  remontrance,  de  la  réprimande,  et  il  se 
croyait  tenu  de  reprendre,  de  redresser  son  prochain  ;  se  piquant  de  tout 
savoir,  il  faisait  sentir  onctueusement  aux  autres  la  supériorité  de  sou 

(1)  Péking,  histoire  et  descriptim,  par  Alph.  Favier,  Péking,  1896. 

(2)  Sitlenbilder  aus  China;  Mudchen  und  frauen,  1895.  —  Die  Zukunft  Oslasiens, 
1895.  —  Drei  Jahre  oslasjalischer  Polilik,  1894-1897.  —  Aus  dem  Lande  des  Zopfes. 
1898.  —  Die  chinesische  Philosophie  und  der  Slaats-Con/ucianis7nus.  1898, 


676  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

esprit.  Il  admirait,  il  louait  les  morts  ;  il  méprisait  les  vivans  et  ne 
manquait  jamais  une  occasion  de  leur  dire  des  vérités  désagréables. 
C'était,  si  l'on  veut,  un  missionnaire,  mais  c'était  surtout  un  professeur 
de  morale,  qui  enseignait  ses  sagesses  aux  princes  et  aux  peuples. 

Ses  ennemis  ont  dit  beaucoup  de  mal  de  lui,  ils  l'ont  indignement 
calomnié.  On  raconte  qu'un  chef  de  brigands,  nommé  Kih,  auquel  il 
prêchait  la  vertu,  lui  repartit  :  «  Tu  bavardes  sans  cesse,  tu  débites  des 
sentences  ;  à  tout  propos  et  hors  de  propos,  tu  invoques  tes  vieux 
sages,  tes  lèvres  ne  sont  jamais  en  repos,  ta  langue  se  démène  comme 
une  baguette  de  tambour.  Tu  raisonnes  sur  le  juste  et  l'injuste,  tu 
décides,  tu  tranches,  et  tu  es  cause  qu'à  ton  exemple,  les  lettrés  né- 
gligent leurs  occupations  habituelles  et  se  mêlent  de  choses  qui  ne  les 
regardent  point.  Tu  parles  continuellement  de  piété  filiale,  de  frater- 
nité, et  tu  flagornes  les  riches,  les  puissans  de  ce  monde.  Ton  vête- 
ment bizarre,  ta  ceinture  étroitement  serrée,  tes  discours  artificieux 
et  ta  conduite  hypocrite  en  imposent  aux  princes;  dans  le  fond,  tu  ne 
recherches  que  les  honneurs  et  les  richesses.  Pourquoi  tout  le  monde 
me  traite-t-il  de  brigand?  Kiu  est  un  plus  grand  brigand  que  Kih.  » 

Le  brigand  Kih  déraisonnait.  A  la  vérité,  Confucius  ne  dédaignait 
point  les  honneurs;  il  aspirait  à  devenir  le  conseiller  très  consulté  et 
très  écouté  des  puissans  de  la  terre;  c'est  une  faiblesse  commune  à 
tous  les  professeurs  de  morale,  ils  s'érigent  volontiers  en  censeurs  pu- 
blics, en  directeurs  de  consciences.  Mais  Confucius  ne  courtisait  ni  ne 
flattait  les  têtes  couronnées;  il  leur  parlait  de  leurs  devoirs  plus  que 
de  leurs  droits  ;  il  enseignait  à  ses  royales  ouailles  que  les  peuples 
n'ont  pas  été  créés  pour  les  princes,  mais  les  princes  pour  les  peuples, 
que  le  bonheur  de  leurs  sujets  devait  être  leur  principal  souci,  que  qui 
veut  régner  doit  savoir  commander  à  ses  passions,  que  qui  veut  élever 
les  autres  doit  travailler  d'abord  à  sa  propre  éducation,  que  la  maîtrise 
de  soi-même  est  le  plus  beau  de  tous  les  gouvernemens.  Il  ramenait 
tout  à  la  morale  ;  il  avait  peu  de  goût  pour  les  dogmes,  pour  les  sub- 
tilités de  la  théologie,  pour  les  spéculations  mystiques.  Ce  moraliste 
très  uUntaire  ne  faisait  état  que  des  sciences  qui  peuvent  ser\ir  à 
quelque  chose;  il  mettait  l'art  de  bien  penser  au  service  de  l'art  de 
bien  vivre,  et,  ne  s'occupant  guère  que  des  choses  d'ici-bas,  il  laissait 
aux  curieux,  aux  oisifs  le  soin  de  savoir  ce  qui  se  passe  dans  le  ciel.  Il 
était  et  ne  voulait  être  qu'un  professeur  de  vertu,  et,  par  une  destinée 
vraiment  extraordinaire,  ce  professeur  de  vertu  a  exercé  sur  un  im- 
mense empire  une  influence  si  décisive  que  le  caractère  national  des 
Chinois  et  leurs  institutions  portent  et  porteront  à  jamais  sa  marque. 


CONFUCIUS    ET    LA    MORALE    ClILNOISE.  677 

La  Chine  est  la  seule  nation  de  la  terre  qui  ait  eu  pour  instituteur 
un  petit  Aieillard  morose,  de  sens  très  rassis,  grand  débiteur  de  sen- 
tences, goûtant  peu  les  théogonies,  les  contes  de  fées  et  les  légendes 
et  n'opérant  jamais  de  miracles.  Comme  l'a  remarqué  un  Anglais,  les 
livres  classiques  de  l'école  confucienne  font  un  contraste  frappant 
avec  la  littérature  des  Indous,  des  Grecs,  des  Romains  et  des  Juifs  : 
«  On  y  chercherait  vainement  une  description  immorale,  une  expres- 
tion  choquante,  une  phrase  qui  ne  pût  être  lue  à  haute  voix  dans  le 
lercle  d'une  famille  anglaise.  Tout  Chinois  qui  aspire  à  servir  l'État 
doit  prouver  au  préalable  dans  des  examens  publics  qu'il  est  savant 
en  morale.  L'empereur  est  responsable  envers  le  ciel  de  tous  ses 
actes;  c'est  un  principe  officiellement  reconnu  que  le  bonheur  du. 
peuple  doit  passer  avant  le  bonheur  de  ses  gouvernans,  que  les 
hommes  capables  et  vertueux  sont  seuls  dignes  de  gouverner  les 
autres,  que  le  gouvernement  doit  être  fondé  sur  la  vertu  (1).»  C'est 
ce  que  disait  à  sa  façon  Maximilien  Robespierre,  qui,  sans  le  savoir, 
était  allé  à  l'éjole  de  Kung  fu  tsé  ou  de  Kung  Kiu. 

Il  ne  faut  rien  exagérer  :  la  Chine  a  connu  d'autres  maîtres  que 
Confucius.  Elle  a  eu  ses  métaphysiciens,  ses  mystiques,  qui  prêchaient 
le  mépris  des  choses  d'ici-bas,  le  détachement,  la  retraite,  le  repos  et 
le  silence.  Ils  lui  enseignèrent  que  les  réahtés  sont  de  vaines  appa- 
rences, l'ombre  d'un  songe,  que  rien  n'existe  que  ce  qui  n'est  pas.: 
«  J'ai  rêvé  un  jour,  moi,  Chwang-Chau,  que  j'étais  un  papillon,  qui 
voltigeait  de  fleur  en  fleur  et  prenait  plaisir  à  ses  ébats.  Je  m'éveillai 
et  redevins  moi-même.  Que  faut-il  croire  ?  Chwang-Chau  a-t-il  rêvé 
qu'il  était  un  papillon  ou  ne  suis-je  qu'un  papillon  qui  rêve  qu'il  est 
Chwang-Chau?  Je  ne  saurais  le  dire.  »  Ces  rêveries  n'ont  qu'une  im- 
portance littéraire;  ce  sont  des  jeux  d'esprit,  dont  le  Chinois  peut 
s'amuser  dans  ses  heures  de  loisir,  mais  qui  n'influent  en  rien  sur  sa 
conduite  et  sur  sa  vie.  Il  croit  fermement  aux  réalités  de  ce  monde; 
vous  ne  lui  persuaderez  jamais  qu'il  n'est  qu'un  papillon  qui  rêve  !  Il 
se  défie  des  raisonnemens  abstrus,  la  raison  spéculative  et  critique 
l'intéresse  peu,  il  n'a  souci  que  de  la  raison  pratique. 

Cependant  il  est  des  jours  où  la  sagesse  de  Confucius  lui  paraît  un 
peu  maigre,  un  peu  grise,  et  s'il  a  du  goût  pour  les  sentences,  il  a  un 
penchant  marqué  pour  les  superstitions  qui  troublent  ou  embellissent 
la  vie.  Il  croit  à  des  puissances  occultes,  avec  lesquelles  il  faut  se  mettre 
en  règle  ;  il  estime  que  le  Feng-Shui  ou  l'art  de  se  faire  obéir  dea 

{{)  Chinese  characterislics,  by  Arthur  H.  Smith. 


678  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

yents  et  des  eaux  n'est  pas  une  science  méprisable,  et  quoiqu'il  tienne 
beaucoup  à  son  argent,  il  graissera  la  patte  aux  astrologues,  aux  tireurs 
d'boroscopes,  aux  géomanciens,  aux  devins,  pour  qu'ils  lui  fassent  part 
de  leurs  secrets.  Il  lui  importe  de  savoir  quels  jours  sont  favorables 
pour  célébrer  une  fête,  un  mariage,  ou  pour  commencer  une  bâtisse, 
si  l'on  peut  percer  une  fenêtre  de  plus  dens  une  maison,  exhausser  une 
cheminée,  couper  un  arbre,  combler  une  mare  sans  se  brouiller  avec 
des  êtres  qu'on  ne  voit  pas  et  qui  ont  l'humeur  très  susceptible.  Ce  qui 
lui  importe  surtout,  c'est  de  bien  choisir  les  lieux  de  sépulture.  La 
chose  est  de  conséquence,  et  il  consultera  le  géomancien  :  il  y  a  des 
endroits  funestes  où  les  morts  sont  tourmentés  par  les  puissances  des 
ténèbres,  et  quand  les  morts  ne  sont  pas  contens,  les  affaires  des 
vivans  s'en  ressentent. 

S'il  est  des  questions  embarrassantes  que  les  géomanciens,  les  astro- 
logues peuvent  seuls  résoudre,  c'est  en  Bouddha  et  dans  ses  prêtres 
que  le  Chinois  met  sa  confiance  pour  tout  ce  qui  concerne  la  vie  d'outre- 
tombe,  dont  Confucius  lui  défendait  de  s'occuper,  et  qui  de  temps  à 
autre  lui  inspire  de  vagues  inquiétudes.  Il  s'est  laissé  dire  que  les 
prières,  les  litanies,  les  vœux,  les  pèlerinages  peuvent  avoir  leur  uti- 
lité, qu'en  se  livrant  à  certaines  pratiques  de  dévotion,  il  se  tirera  à 
meilleur  compte  des  épreuves  qui  l'attendent  dans  le  royaume  des 
ombres.  Longtemps  la  sagesse  confucienne  fut  en  guerre  ouverte  avec 
le  bouddhisme,  dont  les  tendances  ascétiques  et  la  discipline  mo- 
nacale lui  semblaient  mettre  en  danger  ces  vertus  familiales  et 
domestiques  qui  font  prospérer  les  États.  Mais  la  Chine  est  le  pays  des 
accommodemens,  des  transactions  ;onafaitla  paix. Les  lettrés  d'aujour- 
d'hui ont  pour  Bouddha  une  indulgence  mêlée  d'un  secret  mépris  ;  et 
l'homme  du  peuple,  prudent  comme  un  Chinois,  estime  qu'arrive  qui 
plante,  il  est  bon  de  prendre  ses  précautions  et  de  ^dvre  en  de  bons 
termes  avec  tous  les  dieux  et  tous  les  prêtres.  Un  Japonais  disait  un 
jour  à  M.  de  Brandt:  «  Nous  naissons  shintoïstes,  nous  vivons  comme 
des  confuciens  et  nous  mourons  comme  des  bouddhistes...  »  Selon 
M.  de  Brandt,  il  n'en  va  pas  de  même  du  Chinois  :  U  naît  confucien, 
c'est-à-dire  que  dès  sa  naissance  il  a  Confucius  dans  le  sang,  qu'une 
doctrine  morale,  sans  dogmes  et  sans  légendes,  sur  laquelle  s'est 
greffé  le  culte  des  ancêtres  et  des  héros,  est  sarehgion  naturelle;  mais 
il  faut  toujours  se  réserver  le  bénéfice  d'inventaire,  et  il  n'a  garde  de 
s'interdire  les  superstitions  utiles  ou,  si  étranges  qu'elles  lui  paraissent, 
les  pratiques  qui  peuvent  assurer  son  bonheur  dans  ce  monde-ci  et 
dans  l'autre. 


CONFUCIUS    ET    LA    MOUALK    CHINOISE.  679 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  quelques  concessions  que  le  confu- 
cianisme ait  faites  aux  dieux  étrangers  et  aux  préjugés  populaires, 
il  est  resté  le  maître  de  la  place,  qu'il  a  toujours  été  reconnu  pour  la 
seule  doctrine  orthodoxe,  pour  la  religion  de  l'État.  Tout  candi- 
dat aux  fonctions  publiques  est  tenu  de  prouver  qu'il  s'est  nourri 
des  livres  et  des  préceptes  de  Confucius  et  de  ses  disciples,  qu'il  les 
sait  par  cœur,  que  le  sage  des  sages  a  donné  à  son  intelligence  et  à 
son  âme  la  forme  qu'elle  gardera  toujours,  qu'il  n'oubliera  jamais 
qu'un  fonctionnaire  chinois  est,  comme  le  maître  des  maîtres,  un  pro- 
fesseur de  v-ertu.  «  Le  confucianisme,  dit  M.  de  Brandt,  est  l'âme  de  la 
civilisation  chinoise,  et  on  ne  saurait  méconnaître  les  services  (.ssen- 
tiels  qu'il  lui  a  rendus.  De  siècle  en  siècle,  il  a  travaillé  à  la  conserva- 
tion de  la  famille  et  de  l'État.  C'est  grâce  à  son  influence  que  des  fléaux 
qui  ont  désolé  l'Europe  ont  été  épargnés  à  la  Chine,  qu'elle  n'a  connu 
ni  le  fanatisme,  ni  l'inquisition,  ni  l'anarchie.  Le  Céleste  Empire  est  le 
seul  pays  où  une  philosophie  soit  devenue  le  bien  commun  de  tout 
un  peuple  et,  durant  des  milliers  d'années,  l'ait  aidé  à  régler  ses 
mœurs  et  sa  vie.  » 

Ce  petit  \deLllard  morose  qui  est  venu  à  bout  d'une  si  grande  entre- 
prise, et  dont  on  a  dit  qu'U  parlait  en  sage  plus  qu'en  prophète  et  qu'Q 
fut  le  seul  des  instituteurs  de  ce  monde  qui  ne  se  soit  point  fait  suivre 
par  des  femmes,  n'a  rien  inventé  ni  enseigné  rien  de  nouveau,  rien 
qui  lui  fût  personnel,  et  c'est  sans  doute  à  l'impersonnalité  de  sa  doc- 
trine qu'il  a  dû  ses  prodigieux  succès  :  il  était  le  plus  Chinois  de  tous 
les  Chinois,  et  la  Chine  s'est  reconnue  en  lui.  Il  a  été  l'homme  des  tra- 
ditions perdues;  il  a  imposé  au  respect  des  rois  et  des  peuples  de 
vieilles  sagesses  enfouies  dans  des  livres  oubliés  ou  néghgés,  qu'il  a 
tirés  de  l'ombre  où  ils  moisissaient.  Il  a  remis  en  honneur  le  régime 
patriarcal  des  premiers  temps,  qu'il  ne  jugeait  point  incompatible  avec 
une  civiUsation  raffinée.  Il  pensait  que  la  famille,  au  sens  antique  du 
mot,  est  la  pierre  angulaire  sur  laquelle  repose  toute  société  destinée  à 
vivre,  tout  empire  qui  veut  durer;  que  rindi\idu  n'est  rien,  qu'il  n'ac- 
quiert des  droits  qu'en  sa  qualité  de  membre  d'une  communauté  do- 
mestique, dont  les  intérêts  se  confondent  avec  les  siens.  Cette  com- 
munauté se  compose  de  vivans  et  de  morts,  et,  pour  qu'elle  prospère, 
il  faut  que  les  vivans  s'entr'aident  et  que  les  morts  soient  honorés,  que 
leur  souvenir  se  perpétue  à  jamais.  Malheur  à  qui  les  négUge  1  Ces  ou- 
vriers invisibles  ne  travaillent  que  lorsqu'on  leur  rend  un  culte;  ils  ne 
font  rien  pour  les  oublieux  et  les  ingrats. 

La  famille  chinoise,  comme  l'a  dit  un  Chinois,  est  une  sorte  de  so- 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ciété  civile  en  participation,  dont  les  biens  sont  d'habitude  possédés  en 
commun,  et  dont  tous  les  membres,  solidaires  les  uns  des  autres,  sont 
tenus  de  se  prêter  assistance  :  «  L'autorité  appartient  au  plus  âgé,  qui 
rempKt  les  fonctions  d'un  chef  de  gouvernement  ;  tout  le  monde  fait 
ses  apports,  les  ressources  sont  rassemblées  dans  une  même  caisse, 
et  des  statuts  définissent  les  droits  et  les  devoirs  de  chacun.  »  Que  des 
dissensions  intestines  rendent  un  partage  nécessaire,  la  famiïle  est  at- 
teinte dans  son  crédit  et  c'en  est  fait  de  son  bonheur  comme  de  sa  gloire. 
Ce  qui  fait  prospérer  une  maison,  ce  ne  sont  pas  les  actions  d'éclat,  les 
brillantes  aventures,  les  vertus  romantiques  ;  c'est  l'union,  la  disci- 
pline, le  travail,  l'économie,  la  tempérance:»  Travaillez  beaucoup, 
disait  Confucius,  consommez  peu.  Apportez  une  grande  attention  aux 
petites  choses;  rien  n'a  plus  d'importance  que  ce  qui  semble  insigni- 
fiant; c'est  pourquoi  l'homme  de  bien  veille  toujours  sur  lui-même 
quand  il  est  seul.  Que  vos  plaisirs  et  vos  déplaisirs  soient  toujours 
mesurés  !  Vous  arriverez  ainsi  à  l'harmonie  du  cœur,  et,  quand  l'har- 
monie est  parfaite,  l'ordre  règne  sur  la  terre  comme  dans  le  ciel,  et 
tout  pousse,  et  la  sève  monte,  et  tout  vient  à  bien.  » 

La  piété  fihale  est  la  vertu  de  laquelle  découlent  toutes  les  autres, 
et  il  n'y  a  de  sacré  dans  ce  monde  que  l'autorité  paternelle.  A  le  bien 
prendre,  les  vertus  civiles  et  sociales  ne  sont  que  des  vertus  domes- 
tiques. Le  père  est  un  souverain  entouré  de  ses  sujets,  le  souverain  est 
un  père  entouré  de  ses  enfans.  Il  a  droit  à  leurs  respects  et  à  leurs 
hommages;  mais  qu'il  n'exige  pas  d'eux  une  obéissance  servile  et  si- 
lencieuse :  tout  Chinois  a  le  droit  de  remontrance.  «  Dans  les  temps 
anciens,  disait  encore  le  maître,  quand  un  empereur  n'avait  pas  de  bons 
principes,  il  avait  sept  ministres  qui  l'avertissaient,  et  il  ne  risquait 
pas  de  perdre  la  couronne.  Quand  un  lettré  avait  un  ami  qui  se  faisait 
un  devoir  de  le  gronder,  il  conservait  sa  bonne  renommée,  et  quand 
les  pères  avaient  des  fils  qui  leur  donnaient  de  sages  avis,  ils  ne  s'en- 
gageaient point  dans  de  mauvais  chemins.  » 

L'empereur  est  un  père  de  famille,  qui  est  tenu  de  faire  passer  avant 
le  sien  le  bonheur  de  ses  enfans,  d'avoir  pour  eux  toutes  les  attentions 
qu'ont  les  abeilles  pour  leur  couvain,  et  de  prêter  l'oreOle  aux  repré- 
sentations, aux  conseils  des  sages.  Passant  leur  vie  à  causer  avec  les 
morts,  à  les  interroger,  il  leur  appai  tient  d'éclairer  la  conscience  de 
leur  souverain,  de  lui  remettre  en  mémoire  les  antiques  traditions,  de 
lui  rappeler  sans  cesse  que  le  secret  du  bonheur  est  de  respecter 
les  vieQles  choses  et  le  bourdonnement  confus  des  vieilles  paroles. 
«'C'est  une  grande  erreur,  dit  M.  de   Brandi,  que  de  qualifier  d'auto- 


CONFUCIUS    ET    LA    MORALE    CHINOISE.  681 

cratique  le  système  de  gouvernement  de  la  Chine.  L'empereur  et  ses 
conseillers  ont  tant  à  compter  avec  les  vieux  principes  pliilosophiques, 
avec  les  coutumes  et  la  science  des  précédens  qu'ils  sont  tenus  de 
plus  court  qu'un  souverain  d'Europe  pris  dans  les  mailles  d'une 
constitution.  »  Comme  la  puissance  paternelle,  l'absolutisme  d'un  em- 
pereur chinois  est  limité  par  le  droit  de  remontrance  et  de  censure 
des  vivans  et  des  morts,  et  les  morts  sont  quelquefois  des  censeurs 
plus  importuns,  plus  tyranniques  que  les  vivans. 

La  Chine  est  moins  un  peuple  qu'une  immense  famille,  que  le  fils 
du  Ciel,  patriarche  des  patriarches,  est  censé  gouverner.  L'Empire 
fleuri  se  divise  en  provinces  grandes  comme  des  royaumes,  où  pous- 
sent toutes  sortes  de  fleurs;  elles  ont  tous  les  climats,  on  y  parle  une 
foule  de  dialectes,  et  elle  ne  sont  unies  les  unes  aux  autres  que  par 
des  nœuds  très  lâches.  Mais  l'unité  morale  y  tient  lieu  d'unité  poli- 
tique :  on  y  trouve  partout  les  mêmes  mœurs,  les  mêmes  cérémonies, 
les  mêmes  rites,  la  même  façon  de  sentir  et  toutes  les  observances  qui 
se  rattachent  à  l'organisation  patriarcale  de  la  famille.  Les  jours,  les 
années,  les  siècles  coulent,  et  la  Chine  ne  change  pas  :  Confucius  avait 
le  génie  des  fondations  soUdes  et  résistantes,  le  génie  de  l'immuable. 

Mais,  si  les  vertus  domestiques  sont  pour  ime  nation  un  élixir  de 
longue  vie,  elles  ont  aussi  leurs  incouvéniens,  leurs  tares,  et  souvent 
les  biens  et  les  maux  se  compensent.  «  Plus  répandu  et  plus  intense 
en  Chine  que  dans  tout  autre  pays,  l'esprit  de  famiUe  y  produit  par 
son  excès  de  fâcheux  résultats.  L'étroite  liaison  d'intérêts  établie 
entre  tous  les  membres  d'une  famiUe,  qui  est  un  véritable  clan, 
substitue  à  la  dignité  personnelle,  à  l'indépendance  de  rindi\idu  la 
tyrannie  d'une  collecti\'ité  irresponsable,  dont  les  exigences  perver- 
tissent le  sens  moral  du  Chinois.  Comment  pourrait-il  avoir  l'amour 
du  bien  public  quand  la  coutume,  le  devoir,  les  bienséances  l'obligent 
à  faire  passer  avant  toute  autre  considération  les  intérêts  de  la  maison 
où  U  est  né,  de  tous  les  siens,  de  toute  sa  parenté?  »  Ajoutons  que 
l'homme  qui  met  sa  gloire  à  travailler  pour  une  communauté  se  permet 
souvent  de  faire  pour  elle  des  choses  ilhcites  qu'il  ne  ferait  pas  pour 
lui-même,  que  l'être  collectif,  dont  il  est  l'humble  et  dévoué  serviteur, 
l'autorise  à  prendre  avec  la  morale  des  hbertés  qu'il  rougirait  de 
prendre  dans  son  intérêt  privé.  La  fraude,  le  mensonge,  le  vol  n'ont 
plus  rien  de  honteux  lorsque  celui  qui  vole  et  qui  ment  s'acquitte  d'un 
devoir  domestique.  Notre  petit  moi  a  des  pudeurs,  notre  grand  moi 
n'en  a  point. 

Comment  se  fait-il  que  la  Chine  ait  tant  de  griefs  contre  ses  man- 


682  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

darins,  que  la  bureaucratie  qui  l'administre  lui  pèse  sur  les  épaules, 
sur  les  bras  et  sur  le  cœur?  Dans  un  pays  dont  la  population  s'élève 
à  près  de  trois  cent  millions  d'âmes,  le  nombre  des  fonctionnaires 
civils,  salariés  par  l'État,  ne  dépasse  guère  le  chiffre  de  neuf  mille  : 
c'est  bien  peu  de  chose,  ce  n'est  rien.  Mais  chacun  de  ces  fonction- 
naires a  des  obligations  énormes  à  remplir,  et  le  revenu  légal  de  son 
bénéfice  ne  suffit  point  pour  en  acquitter  les  charges.  Il  a  dû  le  plus 
souvent  acheter  son  emploi,  et  la  société  en  commandite,  qui  lui  a 
avancé  les  fonds  nécessaires,  entend  rentrer  dans  ses  frais.  Malgré  ses 
protestations,  qu'on  refuse  d'écouter,  ses  bureaux  sont  peuplés  de 
surnuméraires,  de  postulans,  d'inutiles;  on  ne  serait  pas  content  de 
lui  s'il  ne  trouvait  moyen  de  les  occuper  et  de  leur  procurer  quelques 
bonnes  aubaines.  Ce  n'est  pas  tout  :  ce  fonctionnaire  a  une  famille,  qui 
a  fêté  sa  nomination  comme  le  plus  heureux  et  le  plus  glorieux  des  évé- 
nemens  ;  elle  le  tient  pour  sa  vache  à  lait,  et  il  se  couvrirait  d'opprobre 
s"il  trahissait  ses  espérances,  et,  comme  lui,  chacun  de  ses  surnumé- 
raires a  non  seulement  un  père  et  des  frères,  mais  des  parens  du  qua- 
trième, du  douzième  degré,  pour  lesquels  il  est  tenu  de  faire  quelque 
chose;  c'est  une  dette  d'honneur  :  ainsi  l'a  décidé  Confucius.  «  Cette 
obligation  morale  de  pourvoir  ses  parens  même  les  plus  éloignés,  dit 
encore  M.  de  Brandt,  est  une  des  grandes  plaies  sociales  de  la  Chine 
et  le  plus  grand  obstacle  à  la  prospérité  de  toutes  les  entreprises  in- 
dustrielles. La  famille  qui  réclame  sa  part  et  mendie  sans  vergogne  a 
bientôt  fait  de  les  mettre  en  failUte.  »  Les  vertus  domestiques  coûtent 
très  cher  à  la  Chine,  et  la  piété  patriarcale  est  à  la  fois  sa  gloire  et  son 
fléau. 

Les  sociétés  les  plus  voisines  de  la  perfection,  à  laquelle  on  n'atteint 
jamais,  sont  celles  qui  réussissent  à  établir  un  système  de  balance  et 
d'éqmlibre  stable  entre  les  prérogatives  des  gouvernans  et  les  droits 
des  gouvernés,  sans  sacrifier  ni  le  bien  de  tous  aux  intérêts  particuliers, 
ni  lesmtérêts  particuliers  à  la  raison  d'État.  En  Chine,  la  balance  est 
en  faveur  du  bonheur  domestique  ;  si  exorbitans  que  soient  les  pou- 
voirs qu'il  confère  à  ses  agens,  l'État  est  tenu  en  échec  par  la  Ugue 
des  intérêts  privés,  et,  dans  les  momens  de  détresse,  lorsqu'il  fait  appel 
à  l'esprit  public,  il  ne  trouve  devant  lui  que  des  familles,  et  l'esprit 
public  fait  défaut. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  la  doctrine  de  Confucius  se  soit  imposée 
sans  efforts  et  sans  luttes;  elle  a  soulevé  de  vives  oppositions,  elle  a 
essuyé  des  défaites,  elle  a  souffert  des  écHpses.  Certains  empereurs 
chinois,  qui  avaient  le  génie  de  l'administration  et  de  la  guerre,  no 


CONFUCIUS    ET    LA    MOllALE    CHINOISE.  683 

pouvaient  pardonner  au  petit  vieillard  morose  d'avoir  limité  leurs 
droits  et  leur  autorité,  ils  entendaient  avoir  la  main  libre,  s'affranchir 
de  la  tyrannie  des  bons  principes  ;  ils  les  tenaient  pour  de  faux  prin- 
cipes et  les  professeurs  de  vertu  pour  des  inlrigans  et  des  brouillons. 
Ce  fut  un  homme  extraordinaire  que  ce  Tsin  Shi  Wangti,  qui  dans  les 
dernières  années  du  second  siècle  avant  notre  ère,  fonda  la  dynastie 
des  Tsin.  Il  avait  trouvé  une  Chine  féodale,  partagée  en  royaumes;  il 
en  fit  un  empire  unitaire  et  osa  prendre  le  nom  de  Hoang-ti  ou  de  roi 
des  rois. 

Il  construisit  partout  des  forteresses  et  des  routes  militaires;  il 
s'entoura  d'une  armée  de  600  000  hommes,  qui  lui  servit  à  affermir  au 
dedans  sa  puissance  et  à  tenir  en  respect  les  innombrables  cavaliers 
tartares  qui  menaçaient  ses  frontières.  Il  fut  un  des  plus  grands  sou- 
verains de  la  Chine,  mais  il  se  fit  une  détestable  réputation  parmi  les 
lettrés.  Les  professeurs  de  vertu  lui  étaient  antipathiques;  dès  son 
avènement  au  trône,  il  avait  pris  en  déplaisance  ces  censeurs  incom- 
modes et  leurs  museaux  de  furet;  il  s'était  promis  de  les  remettre  à 
leur  place,  de  les  renvoyer  à  leurs  études  et  à  leurs  pinceaux  :  ils 
étaient  nés  pour  écrire  l'histoire,  non  pour  en  faire. 

Un  chroniqueur  chinois  a  raconté  qu'au  retour  d'une  expédition 
victorieuse  dans  le  sud,  ce  despote  génial  donna  dans  son  palais  une 
fête  à  la  quelle  furent  priés  les  soixante-dix  grands  lettrés  ou  professeurs 
de  l'Académie  impériale.  L'un  d'eux  se  permit  de  lui  déclarer  sans 
ambages  que  ses  confrères  et  lui-même  n'étaient  pas  contens  de  leur 
empereur,  qu'U  en  prenait  trop  à  son  aise  avec  les  coutumes  établies, 
avec  les  maximes  et  les  décisions  des  sages,  avec  les  lois  qui  régissent 
les  familles  bien  ordonnées,  qu'il  ne  faisait  rien  pour  les  siens,  qu'après 
avoir  réduit  sous  son  obéissance  tout  le  territoire  compris  entre  les 
quatre  mers,  il  n'avait  rien  donné  ni  à  ses  fils  ni  à  ses  jeunes  frères 
ni  aux  professeurs  qui  lui  prodiguaient  leurs  conseils,  qu'il  les  laissait 
vi\Te  en  hommes  privés,  sans  les  gratifier  d'aucun  apanage  :  «  Tu  n'as 
d'autre  loi  que  ta  fantaisie.  Un  souverain  qui  méprise  les\ieux  usages 
et  les  leçons  de  l'antiquité  ne  saurait  prospérer  longtemps.  » 

L'empereur  ne  sonna  mot.  Il  fit  un  signe  de  tête  à  son  premier 
ministre  Li-tsé,  qui,  prenant  la  parole,  dit  en  substance  :  «  Il  est 
permis  à  chacun  de  gouverner  à  sa  guise,  en  s'accommodant  aux  temps 
nouveaux;  mais  c'est  une  vérité  qu'un  sot  professeur  ne  comprendra 
jamais.  Il  y  eut  jadis  des  princes  qui  rassemblaient  autour  d'eux  des 
lettrés  et  se  faisaient  un  devoir  de  les  consulter  sur  toutes  choses.  Tu 
as  fondé  un  empire  qui  de  génération  en  génération  durera  plus  de 


6^4  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

trois  niille  ans  ;  il  t'est  permis  de  changer  de  méthode  et  de  ne  prendre 
conseil  que  de  toi-même.  Que  chacun  fasse  son  métier!  Que  les  lettrés 
s'occupent  de  littérature  I  Mais  ils  ont  la  fureur  de  se  mêler  de  ce  qui 
ne  les  regarde  pas.  Ils  exaltent  le  passé,  ils  méprisent  le  présent; 
infatués  de  leur  courte  sagesse,  front  contre  front,  nez  contre  nez, 
ils  conversent  mystérieusement,  médisent  de  tout  le  moade,  critiquent 
tes  lois  et  tes  ordonnances.  Dans  ton  palais,  ils  parlent  bas;  descendus 
dans  la  rue,  ils  criaillent,  ils  clabaudent.  Si  tu  veux  bien  m'en  croire, 
tu  leur  donneras  sur  les  doigts.  Ordonne  que  tous  les  ^ieux  bouquins 
dont  ils  font  si  grand  cas  et  si  grand  étalage  soient  détruits,  hormis  ceux 
qui  concernent  lagriculture  et  la  médecine.  Que  quiconque  possède  un 
exemplaire  de  leurs  livres  sacrés,  du  Shiking,  du  Shuking,  ou  du  livre 
des  Cent  Écoles,  soit  tenu  de  les  remettre  aux  autorités  des  districts, 
qui  les  feront  jeter  au  feu!  Ordonne  aussi  que  tous  les  pédans  qui  se 
permettront  de  raisonner  sur  le  Shiking  et  le  Shuking  soient  hvrés  à 
l'exécuteur  des  hautes  œuvres  et  que  leurs  corps  soient  exposés  sur  la 
place  du  marché  ;  que  ceux  qui  louent  le  passé  aux  dépens  du  présent 
soient  mis  à  mort  avec  toute  leur  parenté  ;  que  ceux  qui  avant  trente 
jours  n'auront  pas  brûlé  leur  bibliothèque  soient  marqués  du  fer 
Touge  et  condamnés  à  travailler  quatre  ans  à  la  grande  muraille.  » 

L'empereur  trouva  que  son  ministre  était  un  homme  de  bon  con- 
seil. Il  déclara  la  guerre  aux  anciens  sages  et  à  tous  ceux  qui  se  per- 
mettaient de  les  louer;  il  fit  brûler  beaucoup  de  livres,  et  les  lettrés 
l'accusent  d'avoir  fait  tomber  quatorze  cent  mille  têtes;  mais,  en  tout 
pays,  les  lettrés  exagèrent  toujours.  La  dynastie  des  Han  vengea  Con- 
fucius  de  la  sanglante  injure  que  lui  avaient  faite  les  Tsin;  ce  fut  alors 
que  sa  doctrine  devint  une  religion  d'État;  on  lui  éleva  des  temples, 
on  lui  offrit  des  sacrifices.  La  dynastie  mandchoue  lui  conféra  eu  1657 
&  titre  de  Sage  parfait;  en  glorifiant  l'homme  en  qui  s'était  incarnée 
îa  vieille  sagesse  chinoise,  eUe  pensait  se  gagner  le  cœur  des  Célestes 
et  les  réconciher  avec  la  domination  étrangère.  Les  professeurs  de 
▼ertu  ont  eu  le  dernier  mot,  ils  gouvernent  encore  la  Chine,  qui  se 
défie  avec  raison  de  leurs  mains  crochues,  de  leurs  ongles  trop  longs, 
de  leurs  manches  trop  larges,  de  leur  suffisance  hautaine,  de  leurs 
glapissemens  aigres,  de  leurs  finesses  de  renard  et  de  leurs  appétits 
iévorans. 

G.  Valbert. 


REVUE  DRAMATIQUE 


Théâtre  du  Vaudeville.  —  Le  Calice,  pièce  en  trois  actes, 
par  M.  Fernand  Vandérem. 

Une  femme  sait  que  son  mari  la  trompe.  Elle  l'aime.  Que  va-t-elle 
faire?  La  question  a  été  maintes  fois  portée  de  la  \ie  au  théâtre.  Cette 
situation  de  la  femme  trompée  et  encore  aimante  a  inspiré  une  foule 
de  drames  et  de  comédies,  elle  en  inspirera  uns  foule  d'autres,  à  moins 
que  les  maris  ne  deviennent  subitement  fidèles  ou  que  subitement 
l'amour  ne  cesse  de  s'égarer  sur  les  têtes  les  plus  indignes.  Elle  fait  le 
sujet  du  Calice,  la  pièce  que  vient  de  donner  M.  Fernand  Vandérem  et 
qui  est  pour  le  jeune  auteur  un  brillant  début  au  théâtre.  M.  Vandérem 
s'était  fait  naguère  une  jolie  réputation  de  «  spirituel  chroniqueur;  >> 
U  en  eut  vite  compris  la  vanité.  Curieux  des  spectacles  de  la  \ie,  mêlé 
au  monde,  observateur,  fureteur,  il  devait  trouver  dans  le  roman  une 
forme  mieux  en  accord  avec  ses  ambitions  littéraires.  Les  trois  romans 
qu'il  a  donnés  jusqu'aujourd'hui  sont  d'un  écrivain  laborieux,  con- 
sciencieux, probe.  Il  s'y  est  fait,  sans  recherche  de  l'originalité  à  tout 
prix,  une  manière  qui  lui  appartient.  C'est  une  manière  triste.  M.  Van- 
dérem a  beaucoup  de  bon  sens,  il  a  un  jugement  droit,  il  a  la  vision 
nette  du  réel.  D'un  coup  d'oeil  qui  perce  à  la  façon  d'une  vrille,  il  pé- 
nètre jusqu'à  la  réalité  positive  et  laide  qui  se  cache  sous  le  prestige 
des  formes  élégantes,  sous  le  mirage  des  théories  et  des  mots.  Au- 
dessus  de  cette  réalité  il  ne  voit  rien  et  il  ne  croit  pas  qu'il  y  ait  rien  à 
voir.  Appliqué  à  déjouer  les  mensonges  conventionnels  de  la  société  et 
de  la  morale,  tout  ce  qui  fait  mine  de  s'élever  au-dessus  d'un  certain 
niveau,  pris  à  ras  de  terre,  lui  semble  mensonge  et  convention.  Qu'il 
y  ait  des  raisons  d'admirer  l'humanité  ou  de  la  plaindre,  ce  n'est  pas 
son  affaire  de  le  savoir.  Il  n'y  a  dans  ses  livres  ni  émotion,  ni  ten- 
dresse, ni  poésie;  sa  manière  est  directe  et  précise,  nette  et  nue,  avec 
quelque  chose  de  sec  et  de  dur.  C'est  avec  la  même  clairvoyance  et  la 
même  franchise,  en  homme  qui  ne  veut  ni  être  dupe,  ni  duper  son 


686  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

monde,  que  M.  Vandérem  a  abordé  le  problème  sentimental  dont 
l'étude  sert  de  tbème  au  Calice. 

Car  il  est  assez  facile  de  voir  comment  s'est  formé  dans  l'esprit  de 
M.  Vandérem  le  dessein  de  sa  comédie.  Dans  ses  romans  il  était  parti 
de  l'observation  concrète  ;  pour  le  Calice,  il  est  parti  d'une  idée  ;  l'un 
et  l'autre  procédé  est  d'aUleurs  également  légitime.  Pendant  longtemps 
la  morale  du  théâtre  avait  admis  que  la  femme  trompée  aie  droit  de  se 
venger.  Elle  peut  se  venger  en  trompant  à  son  tour;  et  ce  n'est  assuré- 
ment pas  très  noble.  Elle  peut  encore  se  venger  en  perdant  sa  rivale  ;  et 
ce  n'est  pas  très  généreux.  A  ce  point  de  vue  tout  humain  s'est  peu  à 
peu  substitué  un  point  de  vue  plus  chrétien.  La  théorie  du  pardon  est 
déjà  exposée  avec  abondance  et  avec  force  dans  le  théâtre  d'Alexandre 
Dumas  ;  seulement  le  christianisme  de  Dumas  n'inspirait  pas  confiance  ; 
il  fallait  que  la  pitié  à  la  russe  vînt  à  passer  par  là.  Pendant  les  dix 
années  où  la  rehgion  de  la  souffrance  humaine  a  été  la  rehgion  à  la 
mode,  le  roman  et  le  théâtre  ont  pardonné  avec  frénésie.  Mais  voici 
que  des  doutes  nous  viennent.  L'amour  pardonne-t-il?  Qu'un  vieux 
mari,  qui  est  pour  une  femme  trop  jeune  moins  un  mari  qu'un  père 
indulgent,  pardonne  une  faute  causée  par  la  disproportion  des  âges, 
cela  n'est  pas  impossible;  que  des  époux  vieillis,  chez  qui  l'amour  a 
été  remplacé  par  une  longue  habitude  d'afïection,  se  pardonnent  une 
faute  ancienne,  cela  encore  est  admissible;  mais  entre  deux  êtres 
jeunes  pour  qui  l'amour  a  sa  signification  complète,  il  ne  saurait  y 
avoir  de  pardon.  Ce  qu'on  décore  de  cette  appellation  spécieuse,  ce 
n'est  que  le  besoin  des  sens  qui  triomphe  des  révoltes  de  la  fierté,  c'est 
le  désir  issu  du  fond  obscur  de  notre  être,  et  qui  survit  au  mépris. 
Voyons  donc  les  choses  comme  elles  sont  ;  a^ipelons-les  par  leur  nom. 
C'est  ce  qu'a  fait  l'auteur  du  Calice.  Ici  encore  M.  Vandérem  a  été  servi 
par  le  sens  aigu  qu'il  a  du  réel  ;  il  a  pris  pour  point  de  départ  une  idée 
juste  ;  il  reste  à  voir  par  quels  moyens  il  l'a  traduite  au  théâtre. 

Il  y  a  huit  ans  que  Simone  est  mariée  à  Jacques  Danthoise.  Il  y  a 
huit  ans  que  Jacques  trompe  Simone.  Au  reste,  il  ne  prend  guère  soin 
de  cacher  ses  infidéhtés.  Le  père  de  Simone,  M.  Lemassier,  sa  tante, 
M""'  Gallardon,  sa  sœur,  Solange,  ses  amies,  divers  messieurs  désireux 
de  profiter  de  la  situation,  et  enfin  tout  le  monde  est  renseigné  sur  la 
conduite  de  Jacques.  Simone  est-elle  seule  à  l'ignorer,  ainsi  que  le 
donne  à  croire  son  attitude  calme  de  femme  heureuse?  Un  mot,  un 
soupir,  un  sanglot  nous  font  comprendre,  à  la  fm  du  premier  acte,  que 
Simone  sait  tout.  —  Pourtant  elle  accepte  d'héberger  sous  son  toit, 
pendant  la  saison  des  bains  de  mer,  une  certaine  M""*  Lajiano,  aventu- 


REVCE    DRAMATIQUE.  687 

rière  issue  de  pays  exotiques  et  vagues,  et  qui  est  la  maîtresse  actuelle 
de  Jacques.  C'est  que  Simone  a  beau  faire;  déçue,  humiliée,  meur- 
trie, elle  ne  parvient  pas  à  se  déprendre  de  l'amour  qu'elle  a  quand 
même  pour  son  mari.  Elle  ne  se  fait  aucune  Olusion  sur  la  qualité  de 
cet  amour.  Elle  a  pleine  conscience  de  sa  lâcheté,  et  elle  en  rougit  à 
ses  propres  yeux.  C'est  pourquoi  elle  veut  garder  pour  elle  seule  ce 
secret  dont  elle  a  honte.  Elle  ne  veut  avoir  à  rougir  ni  devant  les  autres, 
ni  surtout  devant  Jacques.  Si  quelque  jour  Jacques  devaitpénétrer  son 
secret,  elle  n'aurait  plus  qu'à  mourir.  —  Ce  jour  arrive.  Jacques  a  sur- 
pris une  conversation  où  Simone  fait  à  la  bonne  M"*  Gallardon  l'aveu 
de  son  intime  misère.  Donc  Simone  met  à  exécution  la  promesse 
qu'elle  s'est  faite  à  elle-même  :  elle  se  tue. 

Tout  cela  est  clairement  expliqué;  le  cas  est  posé  nettement  et  la 
solution  qu'on  nous  fait  prévoir  de  longue  main,  ne  cause  pas  de  sur- 
prise. Le  sujet  ne  dévie  pas  :  le  dialogue  ne  s'égare  pas.  Les  person- 
nages de  M.  Vandérem  parlent  d'ailleurs  une  langue  châtiée  et  sobre, 
sans  recherche  excessive  d'esprit,  sans  brutaUté  inutile.  C'est  le  ton  de 
la  meilleure  comédie.  Comment  se  fait-il  donc  que  la  pièce  ait  été 
accueOhe  avec  une  sorte  de  froideur  et  paru  languissante?  J'essaierai 
d'en  indiquer  les  raisons,  parce  que  cette  première  tentative  fait  grand 
honneur  à  jV[.  Vandérem,  et  parce  qu'il  est  à  souhaiter  qu'en  restant 
fidèle  au  genre  de  comédie  où  il  \àent  de  s'essayer,  il  y  rencontre  un 
plein  et  franc  succès.  Il  y  a  dans  le  Calice  des  défauts  qui  sautent  aux 
yeux  et  sur  lesquels  il  n'est  donc  pas  nécessaire  d'insister.  Presque 
tout  s'y  passe  en  conversations  ;  et  l'on  sait  assez  que  le  théâtre  n'a  pas 
pour  objet  d'exposer  des  idées,  mais  de  les  montrer,  de  les  revêtir  d'une 
forme  sensible,  de  les  mettre  en  action.  Lorsque,  à  la  fin  du  second  acte, 
M.  Lemassier  reproche  à  Jacques  que  M"""  Lajiano  est  sa  maîtresse, 
Simone  s'écrie  :  «  Ce  n'est  pas  vrai!  »  Ce  mot  jailli  de  la  situation,  et 
qui  résume  une  altitude,  est  un  effet  de  théâtre.  Il  y  a  dans  la  pièce  de 
M.  Vandérem  trop  peu  de  ces  effets-là.  Les  personnages  sont  trop  peu 
étudiés  ;  ils  nous  sont  présentés  par  quelques  indications  sommaires  ; 
ils  n'ont  pas  de  physionomie  indi\aduelle  ;  ils  n'ont  tous  l'air  que  de 
comparses.  Je  sais  bien  qu'ils  ne  sont  en  effet  que  des  comparses 
évoluant  autour  de  Simone  :  tout  l'intérêt  est  concentré  sur  Simone 
elle  seule  ;  tout  le  drame  se  passe  dans  son  cœur  ;  les  autres  person- 
nages n'ont  donc  pas  de  valeur  par  eux-mêmes,  et  ne  servent  qu'à 
nous  renseigner  sur  l'énigme  de  ce  cœur  fermé.  Mais  justement  l'erreur 
de  M.  Vandérem  est  d'avoir  cru  que  le  «  cas  «  de  Simone,  si  curieux 
qu'n  puisse  être,  fût  de  nature  à  porter  tout  l'effort  d'une  comédie,  et 


0S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  personnage  de  Simone,  tout  voisin  qu'il  puisse  être  de  la  réalité, 
fût  un  personnage  de  théâtre. 

Lui  non  plus,  ce  personnage  n'est  pas  vivant.  Quelque  soin  que 
l'auteur  ait  mis  à  le  dessiner,  il  n'a  pas  su  faire  saillir  les  traits  par 
lesquels  s'accuse  l'individualité,  il  n'a  pas  su  mettre  au  portrait  ces 
touches  qui  font  qu'un  être  imaginaire  prend  corps  devant  nos  yeux. 
L'idée  que  Simone  personnifie  ne  s'incarne  pas  en  elle  :  pure  création 
de  l'esprit,  le  type  ne  sort  pas  des  régions  de  l'abstrait  pour  entrer  dans 
le  monde  des  êtres  de  chair  et  de  sang.  Ce  sont  ici  les  insuffisances  de 
l'exécution;  je  ne  sais  d'aUleurs  si  un  dramatiste  plus  expérimenté  eût 
réussi,  \h  où  M.  Vandérem  a  échoué.  Car  c'est  la  conception  même  du 
personnage  qui  est  en  contradiction  avec  les  exigences  de  la  scène.  Les 
êtres  armés  pour  la  vie  du  théâtre,  comme  aussi  bien  pour  la  vie 
réelle,  ce  sont  les  êtres  de  volonté.  Rappelez-vous  les  héroïnes  de 
Dumas  et  demandez-vous  pourquoi,  alors  même  que  nous  n'approu- 
vons pas  leur  conduite,  nous  nous  y  intéressons  si  vivement;  c'est 
qu'elles  ne  s'abandonnent  pas,  c'est  qu'elles  luttent,  c'est  qu'elles 
défendent  avec  une  âpreté  passionnée,  avec  une  énergie  sans  défail- 
lances, ce  qu'elles  considèrent  comme  leur  bonheur  ou  tout  au  moins 
comme  leur  raison  de  vivre.  Chez  Simone  la  perspicacité  de  l'intelli- 
gence a  tué  la  faculté  de  l'action.  Elle  a,  dans  la  clarté  de  l'évidence, 
aperçu  l'égoïsme  foncier  et  incurable  de  Jacques.  Celui-ci  est,  dans 
toute  la  force  et  tout  l'odieux  du  terme,  un  homme  de  plaisir.  Il  est 
de  ceux  qu'aucune  femme  ne  peut  retenir.  Inconstant,  inconsistant, 
inconscient  plutôt  que  méchant,  il  s'est  égaré  dans  le  mariage,  et  ne 
pouvait  s'y  enfermer.  Aucuns  liens  n'ont  de  prise  sur  cette  nature 
insaisissable  et  fuyante.  A  quoi  bon  tenter  une  lutte  inutile  ?  A  défaut 
de  cette  forme  de  la  lutte,  il  y  en  a  une  autre  qui  pouvait  avoir  une 
valeur  dramatique.  C'est  la  lutte  que  Simone,  à  une  certaine  époque 
de  sa  vie,  a  soutenue  contre  elle-même.  Car,  sans  doute  elle  avait 
commencé  par  croire  en  son  mari.  Brusque  ou  lente,  la  désillusion 
est  venue.  Simone  a  souffert.  Entre  sa  dignité  d'honnête  femme  et  son 
amour  de  femme  passionnée,  un  combat  a  eu  lieu.  C'est  ce  combat  qui 
eût  pu  faire  le  sujet  d'un  drame  psychologique.  C'est  à  cette  période 
de  la  vie  sentimentale  de  Simone  qu'il  eût  fallu  nous  faire  assister. 
Mais  maintenant  U  s'est  fait  dans  l'âme  de  la  jeune  femme  une  sorte 
de  paix  douloureuse.  Elle  se  résigne,  ou  elle  subit.  Elle  attend  les  évé- 
nemens.  Elle  est  à  la  merci  d'un  hasard.  C'est  un  hasard,  en  effet, 
celui  d'une  conversation  surprise,  qui  amène  le  dénouement.  Le 
hasard,   dans  la  vie,  dénoue  beaucoup  de  situations.  Ou  plutôt,  il 


REVUE    DRAMATIQUE.  689 

semble  que  ce  soit  le  hasard.  En  fait,  et  aux  yeux  d'un  observateur 
pénétrant,  les  situations  ont  le  dénouement  que  comporte  leur  logique. 
C'est  cette  logique,  celle  du  caractère  et  des  sentimens,  que  le  théâtre 
doit  mettre  en  lumière. 

Ce  qu'il  faut  encore  au  théâtre  ce  sont  des  partis  nettement  pris,  et 
des  situations  nettement  établies.  La  situation  de  Simone  est  équi- 
voque, et  il  ne  pouvait  en  être  autrement.  Afin  de  jouer  cette  comédie 
de  l'ignorance,  par  laquelle  elle  sauvegarde  aux  yeux  du  monde  un 
semblant  de  fierté,  la  jeune  femme  s'est  prêtée  à  de  singuliers  arran- 
gemens  et  à  tout  un  luxe  de  compromis.  Nous  la  voyons  au  second 
acte,  entre  deux  maîtresses  de  son  mari,  celle  d'hier  et  celle  d'aujour- 
d'hui, souriant  à  l'une  et  à  l'autre.  EUe  abrite  sous  son  propre  toit  les 
amours  coupables  de  Jacques,  en  vue  de  leur  plus  grande  commodité. 
Kst-ce  bien  de  la  résignation?  Suffit-il  de  parler  de  patience  ?  A  dire  le 
vrai,  Simone  joue  ici  un  rôle  de  complaisante.  Notre  sympathie  pour 
elle  diminue  d'autant.  Certes,  nous  compatissons  à  toute  infortune,  et 
la  souffrance  de  Simone  est  réelle.  Seulement  il  y  a  des  souffrances 
d'inégale  valeur,  et  il  y  a  des  nuances  dans  la  pitié.  Au  théâtre,  nous 
prenons  parti,  sans  hésitation,  pour  la  femme  honnête  et  chaste  que 
trompe  son  mari.  Mais  voici  une  femme  tout  énamourée  et  conjugale- 
ment ardente.  Elle  accepte  les  hontes  répétées  du  partage  afin  de  con- 
tinuer à  jouir  de  son  mari.  Un  moment  vient  où,  la  lie  du  calice  lui 
montant  aux  lèvres,  elle  trouve  que  cette  jouissance  sera  désormais 
trop  mêlée  d'amertume.  Elle  préfère  mourir.  Eh  bien  donc,  qu'elle 
meure! 

Ces  raisons  peuvent  expliquer  l'accueil  indécis  qui  a  été  fait  au 
Calice.  Encore  vaut-il  mieux,  pour  un  écrivain  qui  a  devant  lui  un 
long  avenir,  avoir  écrit  cette  pièce  plutôt  que  telle  autre  de  celles  où 
court  le  public  d'aujourd'hui,  uniquement  soucieux  qu'on  l'amuse. 
M.  Vandérem  a  dédaigné  les  faciles  moyens  de  succès.  Il  a  montré 
qu'une  pièce  de  théâtre  est  pour  lui  autre  chose  qu'une  petite  drôlerie. 
C'est  un  effort  qui  lui  sera  compté.  Il  est  dans  la  vraie  voie. 

M°*  Réjane  joue  avec  intelligence  et  souplesse  le  rôle  de  Simone 
qui  est  à  peu  près  le  contraire  de  ceux  qu'on  lui  confectionne  ordinai- 
rement. M.  Guitry  a  dans  le  rôle  de  Jacques  cette  lourdeur  et  cette 
fantaisie  épaisse  où  de  bons  juges  s'accordent  à  reconnaître  le  der- 
nier mot  de  l'élégance  de  maintenant.  M.  Nertann  est  excellent. 

René  Doumic. 
TOUE  CL,  —  1898.  41 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  novembre. 

L'événement  le  plus  considérable  de  la  quinzaine  est  l'accord  com- 
mercial entre  la  France  et  l'ItaUe.  Les  négociations  datent  déjà  de  long- 
temps, mais  elles  avaient  été  tenues  très  secrètes,  de  sorte  que,  ni  d'un 
côté,  ni  de  l'autre,  on  ne  s'attendait  au  dénouement  qui  s'est  produit 
comme  un  coup  de  théâtre.  Surprise  qui  n'a  eu,  d'ailleurs,  rien  de 
désagréable.  Si  l'on  en  juge  par  la  lecture  des  journaux,  tant  italiens 
que  français,  la  satisfaction  a  été  xive,  et  elle  s'est  exprimée  avec 
beaucoup  de  spontanéité.  Toutefois,  il  faut  se  défier  des  premiers  mou- 
vemens,  surtout  lorsqu'ils  sont  ou  qu'ils  paraissent  unanimes.  La  cri- 
tique a  inévitablement  son  tour  :  eUe  trouve  partout  quelque  chose  i 
reprendre.  Un  arrangement  commercial,  même  le  meilleur,  y  prête 
inévitablement  par  quelque  endroit,  et  ne  peut  se  justifier  que  par 
l'expérience.  Quoi  qu'û  en  soit,  la  première  impression  a  été  bonne,  à 
Rome  et  à  Paris,  et  cela  vaut  la  peine  d'être  constaté.  Avant  même 
qu'on  ait  eu  le  temps  d'étudier  de  près  l'arrangement,  on  s'est  montré 
heureux  qu'il  ait  été  conclu,  et  on  en  a  espéré  entre  la  France  et 
ritahe  une  détente  qui,  du  domaine  économique,  pourrait  passer  à 
un  autre.  Cela  permet  de  croire  qu'il  y  a  eu  plus  de  malentendus  entre 
elles  que  de  dissentimens  véritables.  A  vrai  dire,  nous  n'en  avons 
jamais  douté.  Nous  ignorons  si  le  pas  qui  \dent  d'être  fait  sera  suivi 
par  d'autres;  mais,  pour  que  lui-même  ait  été  possible,  il  a  fallu  que  la 
situation  réciproque  de  la  France  et  de  l'ItaUe  se  fût  déjà  modifiée  pro- 
fondément depuis  dix  ans.  11  y  a  dix  ans,  M.  Crispi  gouvernait  l'Italie  : 
M.  Crispi,  croyons-nous,  vit  encore,  mais  il  n'est  déjà  plus  qu'un  sou- 
venir. 

Toutes  ses  prévisions  ayant  été  trompées,  tous  ses  calculs  ayant 
été  déjoués,  on  ne  peut  pas  le  regarder  comme  un  grand  prophète  : 
cependant  il  n'avait  pas  tort  de  croire  que  les  rapports  commerciaux 
de  deux  pays  ne  sont  pas  indifférens  à  leurs  rapports  généraux.  C'est 
l'influence  du  corps  sur  l'âme;  elle  est  quelquefois  déterminante. 


REVUE.    CIIRONIQDE.  691 

M.  Crispi  a  voulu  la  guerre.  La  Triple  Alliance  ne  pouvait  pas,  à  ses 
yeux,  avoir  d'autre  utilité  pour  l'Italie  que  de  la  faire  participer,  avec 
quelques  chances  de  succès  et  de  profit,  à  de  grandes  entreprises  mili- 
taires. Si  elle  ne  lui  servait  pas  à  cela,  elle  ne  lui  servait  à  rien;  elle 
était  une  déception  et  une  duperie.  Peut-être  ne  se  trompait-il  qu'à 
demi.  En  tout  cas,  il  s'est  conduit  en  homme  logique,  et  il  a  fait  ce 
qui  dépendait  de  lui  pour  préparer  les  esprits  à  une  guerre  plus 
grave,  en  commençant  par  une  guerre  de  tarifs.  C'est  à  lui  que  re\'ient 
la  responsabilité  d'avoir  dénoncé,  dès  1886,  le  traité  de  commerce  qui 
existait  entre  nous  depuis  1881. 

Toutefois,  il  n'a  pas  présenté  immédiatement  cette  dénonciation 
comme  une  rupture.  Bien  que  la  situation  de  l'Europe  commençât  dès 
lors  à  devenir  inquiétante,  elle  ne  l'était  pas  encore  assez  pour  l'amener 
à  prendre  tout  de  suite  un  parti  extrême  :  il  voulait  commencer  par 
se  Ubérer  vis-à-vis  de  nous,  puis  attendre  et  voir  venir.  La  dénoncia- 
tion du  traité  n'avait,  à  l'en  croire,  aucune  intention  agressive,  même 
en  matière  commerciale  :  elle  signifiait  seulement  que,  fait  en  1881, 
ce  traité  avait  besoin  d'être  modifié  et  remanié.  L'Italie  demanda 
en  conséquence  qu'il  fût  prorogé  et  restât  en  vigueur  jusqu'au 
1"  mars  1888.  Les  négociations  ont  commencé  aussitôt.  Elles  ont  eu 
d'abord  un  caractère  officieux.  MM.  Luzzatti  et  Ellena  sont  venus  à  Paris 
en  quelque  sorte  pour  tâter  le  terrain.  Nous  ne  pouvons  pas  invoquer 
le  témoignage  du  second,  car  il  est  mort  depuis;  mais  M.  Luzzatti, 
dont  les  sentimens  personnels,  —  c'est  une  justice  à  lui  rendre,  — 
ont  toujours  été  favorables  à  une  entente,  n'avait  évidemment  pas 
reçu  à  cette  époque  des  instructions  aussi  concluantes  que  celles  dont 
il  était  porteur  ces  derniers  jours.  Cependant,  M.  Crispi  hésitait 
encore  à  rompre.  A  la  négociation  officieuse  succéda  une  négocia- 
tion officielle  qui  eut  lieu  à  Rome.  Pendant  ce  temps,  la  situation 
politique  évoluait  en  France  et  en  Allemagne  de  manière  à  entretenir 
au  dehors  les  craintes  de  nos  amis  et  les  espérances  des  autres.  Le 
boulangisme  faisait  chez  nous  des  progrès  alarmans  :  nous  étions 
dans  la  période  des  conflits  de  frontière  avec  l'Allemagne.  M.  Crispi 
arrêta  ses  résolutions,  et,  à  la  fin  de  février  1888,  il  nous  notifia 
l'échec  définitif  des  négociations.  Il  fallut  se  résigner  à  la  guerre  des 
tarifs.  Elle  a  commencé  le  l^-'mars  1888,  et  aura  duré  par  conséquent 
dix  ans  et  neuf  mois. 

L'ItaUe  en  a  souffert  plus  que  nous,  parce  qu'elle  n'était  pas  dans 
une  situation  générale  aussi  bonne  que  la  nôtre,  ni  aussi  propre  à 
lui  fournir  facilement  des  compensations;  toutefois,  nous  en  avons 


692  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

souffert  pour  notre  large  part.  A  prendre  les  chiffres  de  notre  com- 
merce réciproque,  on  voit  que,  si  la  diminution  de  nos  affaires  n'a  pas 
été  égale  de  part  et  d'autre,  il  s'en  est  fallu  de  peu.  En  1887,  l'impor- 
tation des  produits  italiens  en  France  était  de  307  709  000  francs;  l'an- 
née suivante,  1888,  elle  n'a  plus  été  que  de  181163  000  francs; 
l'année  dernière,  1897,  elle  est  descendue  à  131  738  000.  La  diminu- 
tion a  donc  été  immédiate,  et  elle  a  toujours  été  en  s'accentuant.  Du 
côté  français,  le  mal  n'a  pas  été  beaucoup  moindre.  Nos  exportations 
dans  la  péninsule,  qui  se  chiffraient  en  1887  par  326  188000  francs,  sont 
descendues  en  1897  à  160  833  000.  Si  on  veut  établir  une  proportion, 
on  constate  que  l'importation  des  produits  italiens  en  France  a  dimi- 
nué de  57  p.  100,  et  que  l'exportation  des  produits  français  en  Italie  a 
diminué  de  50  p.  100.  Tel  est  le  bilan  final  d'une  guerre  de  dix  ans  :  de 
part  et  d'autre,  il  y  avait  intérêt  à  y  mettre  fin. 

On  n"a  daUleurs  pas  tardé  à  s'apercevoir,  à  Rome,  de  la  faute 
commise.  Les  événemens  européens  sur  lesquels  M.  Crispi  avait 
compté  ne  s'étant  pas  produits,  il  restait  une  grande  perturbation 
économique,  sans  aucune  compensation.  L'Italie  avait  majoré  contre 
nous  son  tarif  général;  nous  avions  majoré  le  nôtre  contre  elle;  au 
bout  de  moins  de  deux  ans  de  ce  régime,  elle  a  commencé  la  pre- 
mière à  désarmer.  Dès  le  l*""  janvier  1890,  elle  a  supprimé  ses  ma- 
jorations. Nous  aurions  pu  suivre  aussitôt  son  exemple;  peut-être 
même  l'aurions-nous  dû;  cependant,  nous  ne  l'avons  pas  fait.  Nous 
étions  alors  en  pleine  voie  de  transformation  douanière.  Le  Par- 
lement se  livrait  à  une  étude  et  à  une  refonte  complète  de  nos  tarifs. 
C'est  l'œuvre  de  M.  Méline,  approuvée  par  les  uns,  désapprouvée  par 
les  autres,  et  dont  ce  n'est  pas  le  moment  d'apprécier  la  valeur.  On 
sait  que  le  nouveau  tarif  est  devenu  la  loi  du  H  janvier  1892.  Nous 
avons,  à  partir  de  cette  date,  applique  notre  tarif  maximum  à  l'Italie. 

Ce  n'était  pas  encore  la  paix;  ce  n'était  pas  non  plus  tout  à  fait  la 
guerre.  La  forteresse  douanière  subsistait  des  deux  côtés,  mais  on 
avait  supprimé  les  œuvres  d'art  complémentaires  qui  en  aggravaient 
l'aspect  rébarbatif  et  aussi  la  force  prohibitive.  En  somme  la  France 
et  l'Italie  se  traitaient  réciproquement  comme  se  traitent  les  nations 
qui  n'ont  pas  entre  elles  d'arrangement  spécial.  Cela  ressemble  un 
peu  à  la  paix  armée.  Il  faut  reconnaître  une  fois  de  plus  que,  dans  cette 
seconde  période,  qui  s'est  écoulée  depuis  1892  jusqu'à  aujourd'hui, 
c'est  encore  l'Italie  qui  a  continué  de  prendre  les  initiatives  concluantes. 
M.  Crispi  est  définitivement  tombé,  etU  a  été  remplacé  par  des  hommes 
animés  d'un  autre  esprit  que  le  sien.  M.  le  marquis  di  Rudini  d'abord, 


REVUE.    CHRONIQUE.  693 

M.  le  général  Pelloux  ensuite,  sans  rien  modiûer  à  la  situation  inter- 
nationale de  leur  pays,  ont  imprimé  à  sa  politique  à  notre  égard  une 
allure  incomparablement  plus  modérée.  Cette  transformation  a  pris  un 
caractère  encore  plus  accentué  à  partir  du  moment  où  M.  Visconti- 
Venosta  est  arrivé  au  ministère  des  Affaires  étrangères.  M.  Visconti- 
Venosta  appartient  par  son  âge  à  la  période  où  le  patriotisme  italien 
a  traversé  la  crise  héroïque  d'où  il  est  sorti  victorieux  :  ses  souvenirs 
le  reportaient  par  conséquent  à  une  France  amie,  dévouée,  utile.  Il 
s'est  appliqué  à  supprimer,  ou  du  moins  à  diminuer  les  obstacles 
artificiellement  dressés  entre  nous.  La  Tunisie,  par  exemple,  avait  été 
un  champ  de  bataille  politique  où  les  deux  gouvernemens,  après  s'être 
disputé  longtemps  la  prééminence,  continuaient  encore  une  lutte  qui, 
depuis  plusieurs  années  déjà,  était  sans  objet.  Le  cabinet  de  Rome  l'a 
compris.  Les  arrangemens  par  lesquels  U  a  définitivement  reconnu  les 
conséquences  de  notre  protectorat  sont  du  mois  de  septembre  1896. 
Quelques  jours  après,  un  nouvel  arrangement  rétablissait  entre  l'Italie 
et  la  France  des  rapports  normaux  en  matière  de  navigation,  car  on 
s'était  fait  la  guerre  économique  sur  mer  comme  sur  terre.  On  y  a  mis 
fin.  Dès  lors,  il  n'y  avait  plus,  de  part  ni  d'autre,  aucune  raison,  voire 
aucun  prétexte,  de  ne  pas  rétablir  de  meilleurs  rapports  douaniers, 
en  d'autres  termes  de  ne  pas  passer  du  tarif  général  au  tarif  minimum. 
Ce  n'est  pas  parce  que  l'ItaUe  fait  partie  de  la  Triple  Alliance  que  nous 
pouvions  lui  appliquer  un  régime  plus  rigoureux  qu'à  l'Autriche  et 
à  l'Allemagne,  qui  en  font  partie  également.  Le  moment  était  venu  de 
nous  accorder  mutuellement  nos  tarifs  conventionnels.  En  d'autres 
termes,  nous  de^•ions  traiter  l'Italie  comme  tout  le  monde,  et  elle 
devait  nous  traiter  de  même. 

Dans  la  préparation  de  cet  arrangement,  l'esprit  protectionniste  n'a 
d'ailleurs  perdu  aucun  de  ses  droits.  Dire,  en  efifet,  que  nous  accorde- 
rons désormais  à  l'ItaUe  notre  tarif  minimum  n'est  pas  absolument 
exact  :  c'est  l'Italie  qui  accorde  le  sien  à  nos  produits,  mais  nous  ne 
lui  appliquons  pas  tout  à  fait  le  nôtre,  puisque  nous  y  faisons  deux 
exceptions  importantes.  L'une  se  rapporte  aux  soies  et  aux  soieries. 
On  a  jugé  qu'elles  étaient  médiocrement,  ou  même  insuffisamment 
protégées  par  nos  tarifs  conventionnels,  et  qu'il  y  aurait  quelque 
danger  pour  l'industrie  lyonnaise  à  faire  bénéficier  purement  et  sim- 
plement l'Italie  de  ce  tarif.  Les  soies  et  soieries  ont  donc  été  tenues  en 
dehors  du  nouvel  arrangement.  L'autre  exception  porte  sur  les  \'ins; 
non  pas  qu'on  ait  procédé  pour  eux  comme  pour  les  soies,  car  alors 
il  n'y  aurait  plus  eu  de  traité  possible  ;  mais  on  a  relevé  le  tarif  mini- 


694  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mum  qui  les  atteint.  Il  paraît  difficile  d'admettre,  au  premier  abord, 
qu'en  18912,  M.  Méline  et  le  Parlement  soient  restés  au-dessous  du 
chiffre  nécessaire  à  une  protection  efficace;  cependant,  nos  négocia- 
teurs l'ont  craint,  et  le  tarif  des  vins  a  été  majoré.  Nous  n'entrerons 
pas  dans  le  détail  technique  du  régime  ancien  et  du  régime  nouveau  : 
il  suffit  de  dire  que  le  tarif  minimum  appliqué  aux  vins  jusqu'à  12  de- 
grés est  augmenté  en  moyenne  de  4  francs,  et  que,  au-dessus,  il  y 
aura  une  augmentation  de  2  fr.  70  par  degré.  Cette  protection  de 
40  p.  100  environ  suffira  pour  mettre  notre  industrie  à  l'abri  de  tout 
danger.  On  s'est  proposé  par  ces  mesures  de  désarmer  l'opposition  qui 
aurait  pu  être  faite  soit  par  l'industrie  de  Lyon,  soit  par  les  viticul- 
teurs du  Midi,  et  nous  espérons  qu'on  y  aura  réussi.  Ce  n'est  ni  en 
France,  ni  en  Italie,  qu'une  plainte  fondée  pourrait  s'élever  contre  le 
nouveau  tarif.  En  France,  il  sera  inoffensif;  en  Italie,  il  apportera  quel- 
que soulagement  aux  populations  du  Midi  de  la  péninsule  et  de  la 
Sicile,  qui  ont  particulièrement  souffert  au  cours  des  dix  dernières 
années.  C'est  là  surtout  que  le  bienfait  du  nouveau  régime  sera  senti 
et  apprécié.  Si  quelqu'un  est  appelé  à  en  souffrir,  nous  avons  le  regret 
de  dire  que  ce  sera  l'Espagne  qui  fournissait  presque  seule  nos  com- 
merçans  méridionaux  des  vins  alcoolisés  dont  ils  ont  besoin  pour 
leurs  coupages.  L'Espagne  va  rencontrer  une  concurrence  qui  dimi- 
nuera dans  une  certaine  mesure  les  bénéfices  qu'elle  faisait  avec  nous, 
et  cette  diminution  s'accroîtra  encore  par  suite  de  l'augmentation  de 
notre  tarif  conventionnel.  Il  était  impossible  d'éviter  cette  conséquence. 
L'Espagne  devait  bien  s'attendre  à  ce  que,  un  jour  ou  l'autre,  nous 
reprendrions  avec  l'Italie  des  relations  normales.  Elle  a  profité  de  nos 
tarifs  de  guerre;  elle  profitera  encore,  mais  un  peu  moins,  de  nos  tarifs 
de  paix,  puisque  l'Italie  prendra  sa  part  de  ce  profit.  Quant  à  la  France 
elle-même,  si  l'on  demande  où  sera  son  avantage  purement  matériel 
dans  cet  arrangement,  il  est  difficile  de  le  dire  d'une  manière  aussi 
précise.  Nous  n'avons  pas,  dans  notre  commerce  avec  l'Italie,  un  article 
qui  tienne  une  place  aussi  considérable,  aussi  prépondérante,  que  le 
fait  le  vin  dans  le  commerce  de  l'Italie  avec  nous.  Il  faudrait  citer  une 
multitude  d'articles  sur  lesquels  s'éparpilleront  en  quelque  sorte  les 
bénéfices  qu'il  nous  est  permis  d'attendre;  mais  ces  bénéfices  n'en 
seront  pas  moins  réels.  Les  négociateurs  italiens  et  les  nôtres  se  sont 
efforcés  de  tenir  la  balance  égale  entre  lears  deux  pays  respectifs,  et 
sans  doute  ils  y  sont  parvenus,  autant  du  moins  que  cela  est  possible 
en  pareille  matière.  Si  l'on  s'était  trompé,  le  mal  ne  serait  pas  irrépa- 
rable, puisque  notre  gouvernement,  fidèle  aux  méthodes  nouvelles,  a 


I 


I 


REVUE.    —    CHROMQLE.  69o 

renoncé  à  donner  à  l'arrangement  la  forme  d'un  traité  à  échéance  lixe, 
et  qu'il  procède  par  une  loi  et  par  un  décret  toujours  révocables.  Tou- 
tefois, l'intention  commune  aux  deux  parties  a  été  de  faire  œuvre  du- 
rable, et  destinée  à  être  développée  plutôt  que  restreinte,  à  mesure 
que  les  circonstances  s'y  prêteront. 

Est-U,  en  effet,  téméraire  d'espérer  que  nous  entrons  dans  une 
phase  nouvelle,  où  nos  rapports  avec  nos  voisins  iront  encore  en 
s'améliorant?  Cela,  d'ailleurs,  dépendra  de  l'Italie  surtout.  Notre 
Uberté  envers  elle  est  entière  ;  nous  ne  sommes  gênés  par  aucun  en- 
gagement de  l'ordre  politique  pris  avec  une  puissance  quelconque; 
nous  n'éprouverons  aucune  difficulté  à  être  pour  elle  ce  qu'elle  sera 
pour  nous. 

On  a  déjà  vu  que  nous  avions  toujours  modifié  notre  attitude  dès 
qu'elle  avait  modifié  la  sienne.  Il  n'y  a  jamais  eu  en  France  le  moindre 
sentiment  d'animosité  à  l'égard  de  l'Italie.  Nous  n'avons  à  aucun  mo- 
ment oublié  le  passé,  ni  désespéré  de  l'avenir.  De  grands  malen- 
tendus se  sont  produits;  ils  doivent  disparaître  un  jour  ou  l'autre; 
quand  disparaîtront-Us  tout  à  fait?  Si  le  proverbe  était  toujours  vrai, 
d'après  lequel  il  n'y  a  que  le  premier  pas  qui  coûte,  le  pas  qui  vient  de 
se  faire  devrait  être  suivi  de  plusieurs  autres.  Mais  ne  nous  faisons  pas 
d'illusion  sur  l'importance  de  l'acte  qui  vient  de  s'accomplir  :  il  serait 
aussi  imprudent  de  l'exagérer  que  de  l'amoindrir.  Un  obstacle  dis- 
paraît entre  nous,  voilà  tout.  A  chaque  jour  sa  tâche;  nous  venons 
d'accomplir  celle  d'aujourd'hui.  Le  symptôme  le  plus  heureux  que 
nous  ayons  constaté  à  cette  occasion  est  qu'il  y  a  eu,  des  deux  côtés 
des  Alpes,  un  élan  vraiment  unanime  de  satisfaction  à  la  nouvelle  de 
l'arrangement.  Les  critiques  ne  sont  venues  que  plus  tard,  et  jusqu'ici 
elles  n'ont  été  ni  bien  vives,  ni  bien  nombreuses  ;  mais  au  premier 
moment,  U  semble  que  les  cœurs  aient  parlé  en  toute  spontanéité, 
comme  si  deux  amis,  après  une  brouUle  passagère,  se  reconnaissaient 
subitement  et  se  tendaient  la  main.  Gela  est  de  bon  augure.  11  y  a 
cependant,  en  Italie,  un  parti  qui  n'est  pas  satisfait  et  qui,  après  la 
surprise  du  premier  moment,  commence  à  exprimer  son  méconten- 
tement, c'est  le  parti  crispinien.  Il  n'a  pas  d'analogue  en  France  :  on 
chercherait  vainement  chez  nous  un  groupe,  si  minime  fût-il,  pour 
s'opposer  systématiquement  h  un  rapprochement  entre  les  deux  pays 
on  y  chercherait  plus  vainement  encore  un  homme  poUtique  qui  eût 
pour  programme  de  maintenir  entre  eux  et  d'aigrir  la  mésintelUgence. 
Nous  voudrions  être  sûrs  qu'il  en  est  tout  à  fait  de  même  à  Rome,  et 
il  en  serait  ainsi  sans  l'opposition  de  M.  Crispi  et  des  amis  qui  lui 


696  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

restent.  Heureusement  cette  opposition  ne  paraît  pas  aujourd'hui  très 
redoutable. 

Quant  aux  autres  pays,  et  particulièrement  à  l'Allemagne  et  à  l'An- 
gleterre, ils  ont  fait  un  assez  bon  accueil  à  la  nouvelle  de  notre  arran- 
gement. Les  journaux  anglais  se  sont  empressés  de  dire  qu'ils  étaient 
enchantés  de  tout  ce  qui  pouvait  arriver  à  l'Italie  d'heureux  et  de  pro- 
fitable, et  qu'ils  connaissaient  d'ailleurs  assez  bien  ses  sentimens  pour 
ne  pas  douter  de  leur  inébranlable  constance.  11  y  a,  d'après  eux,  entre 
Londres  et  Rome  des  liens  qui  ne  sont  pas  près  de  se  rompre,  et 
qui  garderont  toute  leur  force  après  comme  avant  l'entente  commer- 
ciale avec  la  France.  Les  journaux  allemands  ont  développé  le  même 
thème,  et  ils  l'ont  fait  généralement  avec  convenance.  Quelques-uns, 
toutefois,  ont  cru  devoir  se  livrer  à  l'ironie,  et,  comme  ils  l'ont  un  peu 
lourde,  Us  se  sont  félicités  de  voir  la  France  fournir  de  l'argent  à  l'Italie 
pour  développer  ses  armemens  :  à  les  entendre,  leur  pauvre  alliée 
en  avait  grand  besoin!  S'il  en  était  ainsi,  et  si  l'Italie  s'était  laissé 
guider  par  les  sentimens  qu'on  lui  prête,  nous  aurions  joué  un  rôle  un 
peu  naïf;  mais  nous  n'en  croyons  rien,  et  nous  serions  tentés  de  voir 
plutôt  du  dépit  dans  les  articles  de  journaux  auxquels  nous  songeons. 
Ils  ont  été  d'ailleurs  assez  rares.  Qu'il  y  ait,  au  surplus,  un  certain 
fond  de  vérité  dans  les  commentaires  de  la  presse  anglaise  et  alle- 
mande, nous  sommes  les  premiers  à  le  reconnaître.  Nous  avons  dit  et 
nous  répétons  volontiers  que  l'Italie,  en  se  mettant  d'accord  avec  nous 
sur  le  terrain  économique,  n'a  pas  encore  eu  l'idée  de  modifier  sa 
politique  générale.  Elle  est  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  hier,  et  l'An- 
gleterre, ainsi  que  l'Allemagne,  ont  raison  de  compter  sur  sa  fidélité 
aux  engagemens  qu'elle  a  pu  contracter.  Mais  nous  avons  vu  par  son 
propre  exemple  qu'il  y  a  plusieurs  manières  de  pratiquer  une  même 
politique  :  il  y  a  eu  celle  de  M.  Crispi,  et  il  y  a  eu  depuis  celle  de  M.  di 
Rudini  et  de  M.  le  général  Pelloux.  La  première  était  provocante  et 
hargneuse,  la  seconde  est  correcte  et  presque  amicale.  Gela  fait  une 
différence  appréciable.  Nous  aimons  mieux  avoir  de  l'autre  côté  de  la 
frontière  un  voisin  satisfait  qu'un  voisin  mécontent,  et,  si  d'autres  se 
sont  appliqués  autrefois  à  le  tenir  contre  nous  dans  un  état  d'inquiétude 
et  de  surexcitation  agressives,  nous  préférons  ceux  qui  le  ramènent 
doucement  aux  pensées  et  aux  mœurs  de  la  paix.  Après  avoir  souffert 
de  la  première  politique,  U  est  naturel  que  nous  favorisions  la  seconde. 
Nous  n'y  sacrifierons  aucun  de  nos  intérêts  essentiels,  et  nous  n'ap- 
prouverions pas  l'arrangement  commercial  s'il  les  compromettait  en 
quoi  que  ce  fût;  mais  il  ne  mérite  pas  ce  reproche.  Il  est  avantageux 


REVUE.    CHRONIQUE,  697 

aux  deux  pays,  parce  que  c'est  toujours  une  bonne  chose  que  d'échan- 
ger ses  produits  dans  des  conditions  égales,  et  nous  avons  éprouvé 
pendant  dix  ans  que  c'en  était  une  mauvaise  d'être  empêché  de  le  faire. 
Enfin  une  détente  s'étant  produite,  il  fallait  lui  donner  une  consécra- 
tion. Si  quelque  chose  nous  étonne,  c'est  que  près  de  deux  années  de 
négociations  aient  été  nécessaires  pour  cela,  car  l'entente  paraissait 
facile  dans  les  termes  où  elle  s'est  faite.  Au  surplus,  la  conclusion  en 
est  venue  à  un  moment  opportun,  et  ici  encore  on  peut  voir  la  difTé- 
rence  des  temps.  Ce  n'est  pas  au  lendemain  d'une  controverse  pénible, 
et  presque  d'un  conflit  entre  l'Angleterre  et  nous,  que  l'itahe  d'autre- 
fois nous  aurait  témoigné  une  sympathie  qui  prouve  en  même  temps 
son  indépendance.  Et  ce  sont  là  des  nuances  auxquelles  les  diplo- 
mates ne  sont  pas  les  seuls  à  être  sensibles. 

La  Commission  hispano-américaine  réunie  à  Paris  pour  rédiger  le 
texte  définitif  du  projet  de  paix  est  sur  le  point  de  terminer  ses  tra- 
vaux. Après  s'être  dit  de  part  et  d'autre  tout  ce  qu'on  avait  à  se  dire, 
U  ne  reste  plus  qu'à  conclure.  Il  semble  d'ailleurs  qu'on  soit  aussi 
éloigné  que  possible  de  s'être  entendu  sur  le  fond  des  choses,  et  que 
le  dissentiment  ait  été  chaque  jour  en  s'accentuant  au  heu  de  s'atté- 
nuer. Mais  le  moment  est  venu  où  il  faut  qu'une  des  deux  parties  cède, 
ou  que  la  guerre  recommence.  C'est  probablement  à  la  seconde  solu- 
tion qu'on  s'arrêterait,  s'il  y  avait  encore  quelque  proportion  entre  les 
forces  en  présence;  mais,  comme  il  n'y  en  a  aucune,  et  qu'on  ne  peut 
pas  à  Madrid  se  faire  d'illusion  à  cet  égard,  c'est  la  première  qui  l'em- 
porte. L'Espagne  commettrait  une  A'éritable  folie  si  elle  essayait  de 
résister  par  la  force.  Elle  a  fait,  et  très  largement,  tout  ce  que  l'hon- 
neur lui  commandait;  elle  ne  peut  aujourd'hui  que  s'inchner  devant 
une  nécessité  inéluctable.  Les  dernières  nouvelles  annoncent  que  c'est 
ce  qu'elle  a  fait. 

Le  dissentiment  a  porté  sur  deux  points  :  la  dette  de  Cuba  et  la  si- 
tuation des  PhiUppines.  On  savait  fort  bien  à  Washington,  le  12  août 
dernier,  au  moment  de  la  signature  des  préhminaires  de  paix,  qu'on 
n'était  pas  plus  d'accord  sur  l'un  que  sur  l'autre;  mais,  si  Ton  avait 
voulu  s'y  mettre,  la  guerre  aurait  immanquablement  et  indéfiniment 
continué.  On  a  mieux  aimé  n'y  pas  regarder  de  trop  près,  et  renvoyer  à 
plus  tard  la  solution  de  la  difficulté  ;  en  quoi  on  a  eu  raison,  car  il  fal- 
lait avant  tout  empêcher  la  prolongation  d'une  guerre  devenue  inutile, 
si  même  elle  ne  l'avait  pas  toujours  été.  Mais  on  aurait  tort  aujour- 
d'hui de  se  montrer  surpris  de  ce  qui  arrive.  Il  était  sûr  que,  dès  qu'on 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voudrait  aborder  et  serrer  de  près  les  questions  laissées  en  suspens, 
le  conflit  apparaîtrait  et  serait  irréductible.  On  accuse  le  gouverne- 
ment des  États-Unis  d'avoir  manqué  de  sincérité  dans  cette  affaire  :  si 
on  disait  de  générosité,  ce  serait  plus  juste.  Certes,  les  États-Unis 
n'ont  rien  eu  de  ce  sentiment.  Ils  se  sont  montrés  impitoyables  envers 
le  vaincu.  Ils  ont  repris  et  maintenu  leurs  prétentions  premières  sans 
en  rien  retrancher.  Mais  on  ne  peut  pas  les  accuser  de  mauvaise  foi. 
Si  la  rédaction  de  l'article  3  des  préliminaires  est  ce  qu'elle  est,  c'est 
qu'on  a  voulu  qu'elle  fût  équivoque,  et  il  avait  été  expressément  con- 
venu qu'elle  ne  préjugeait  rien,  ni  contre  l'Espagne,  ni  contre  les 
États-Unis.  Les  prétentions  respectives  étaient  restées  telles  quelles. 
L'Espagne  avait  assurément  le  droit  d'espérer  que  les  États-Unis  ra- 
battraient quelque  chose  des  leurs,  mais  cette  espérance  était  loin 
d'être  une  certitude,  et  elle  ne  saurait  être  invoquée  aujourd'hui 
comme  un  engagement  qui  n'aurait  pas  été  tenu.  Sur  la  dette  cubaine, 
on  avait  pris  le  parti  de  ne  rien  dire  dans  les  préliminaires,  et,  sur  les 
Phihppines,  celui  de  n'être  pas  très  clair.  L'Espagne  n'avait  rien  de 
bon  à  attendre,  ni  de  cette  omission,  ni  de  cette  obscurité  prémé- 
ditées. 

La  difficulté  principale  a  porté  jusqu'à  la  fin  sur  la  question  des 
Philippines.  Si  l'on  se  reporte  seulement  au  texte  des  préliminaires,  la 
différence  est  incontestable  entre,  d'une  part,  les  deux  premiers  articles 
par  lesquels  l'Espagne  renonce  à  sa  souveraineté  sur  Cuba  et  Porto- 
Rico  et  cède  la  seconde  de  ces  îles  aux  États-Unis,  et,  d'autre  part, 
l'article  3  qui  se  rapporte  aux  Philippines.  Il  n'y  a  plus  dans  l'article  3, 
en  ce  qui  touche  la  souveraineté  espagnole,  ni  renonciation,  ni  ces- 
sion, et  on  en  conclut  que  les  Philippines  ne  devaient  être  traitées  ni 
comme  Cuba,  ni  comme  Porto-Rico,  c'est-à-dire  qu'elles  devaient 
continuer  d'appartenir  à  l'Espagne,  sauf  à  soumettre  à  certaines  con- 
ditions l'exercice  de  son  autorité.  Cette  conclusion  paraît  logique  et 
les  États-Unis  ne  se  sont  pas  interdit  de  s'y  rallier  ;  mais  ils  ont  pris 
soin  d'introduire  dans  l'article  des  termes  qui  leur  permettaient  éga- 
lement de  se  ralliera  une  autre. 

Il  est  y  dit  que  le  traité  de  paix  définitif  devra  déterminer  «  le  con- 
trôle et  le  genre  de  gouvernement  des  Philippines.  »  Le  texte  est  plus 
expressif  en  anglais  qu'en  français  parce  que  le  sens  du  mot  contrôle 
n'est  pas  tout  à  fait  le  même  dans  les  deux  langues  ;  n  a  en  anglais 
une  portée  plus  grande.  Dire  qu'on  déterminera  le  contrôle  et  le  genre 
de  gouvernement  à  établir  aux  Phihppines  est  ouvrir  la  porte  à  toutes 
les  interprétations.  Que  M.  Mac  Kinley  ait  voulu,  le  12  août,  leur  laisser 


REVUE.    CHRONIQUE.  699 

la  porte  ouverte,  cela  paraît  vraisemblable  ;  peut-être  n'avait-il  pas  alors 
le  parti  pris  bien  arrêté  d'y  faire  passer  toutes  ses  prétentions  actuelles  ; 
il  en  gardait  seulement  la  faculté,  et  c'est  ce  qui  a  pu  entretenir  les 
illusions  de  l'Espagne.  Les  hommes  politiques  américains  sont  très 
sensibles  à  toutes  les  fluctuations  de  l'opinion  publitjue,  et  M.  Mac 
Kinley  n'échappe  pas  à  cette  règle.  Avant  tout,  il  est  le  chef  de  son 
parti.  Si  l'opinion  s'était  montrée  médiocrement  soucieuse  du  sort  des 
Philippines,  et  surtout  si  elle  avait  incliné  dans  le  sens  de  la  conci- 
liation, les  commissaires  américains  auraient  probablement  reçu  des 
instructions  qui  leur  auraient  permis  d'être  moins  rigoureux.  Mal- 
heureusement pour  l'Espagne,  il  y  a  eu  des  élections  en  Amérique 
depuis  le  mois  d'août,  et  même  très  agitées.  La  lutte  des  deux  partis  a 
été  ardente;  la  \'ictoire  ne  s'est  pas  dessinée  avec  certitude  dès  le 
commencement  de  la  campagne,  et  n'a  d'ailleurs  pas  été  bien  consi- 
dérable à  la  fin.  Il  était  inévitable  qu'on  parlât  beaucoup,  dans  la  cam- 
pagne électorale,  de  la  guerre  soutenue  contre  l'Espagne  et  du  traité 
qui  devait  s'ensuivre,  et  il  était  inévitable  aussi  qu'on  portât  à  leur 
maximum,  dans  les  promesses  prodiguées  aux  électeurs,  les  avantages 
déjà  assurés  par  ce  traité.  C'est  ce  qui  est  arrivé.  Deux  politiques  ont 
été  en  présence,  l'une  plus  modérée  et  à  notre  avis  plus  sage  ;  l'autre 
qu'on  peut  qualiûer  de  chauvine,  et  qui  a  été  celle  du  parti  républicain. 
Dès  lors,  le  sort  des  Philippines  était  fixé.  Les  commissaires  envoyés 
à  Paris  ont  été  chargés  de  demander  à  l'Espagne,  ou  plutôt  d'exiger 
d'elle  qu'elle  renonçât  à  sa  souveraineté  sur  ces  îles,  aussi  bien  que  sur 
celles  de  Cuba  et  de  Porto-Uico.  On  chercherait  ensuite,  et  on  trou- 
verait sans  doute  plus  facilement  quel  genre  de  gouvernement  il  con- 
venait de  leur  donner,  et  comment  on  exercerait  sur  elles  un  contrôle 
qui  ne  serait  pas  autre  chose  qu'une  prise  de  possession.  Les  commis- 
saires espagnols  ont  fait  tout  ce  qu'il  était  humainement  possible  de 
faire  pour  résister  à  de  pareilles  exigences.  Les  travaux  de  la  commis- 
sion ont  été  interrompus  à  plusieurs  reprises,  parce  qu'on  avait  de 
part  et  d'autre  des  propositions  à  soumettre  à  son  gouvernement  et  un 
complément  d'instructions  à  lui  demander.  De  toutes  les  proposi- 
tions espagnoles,  celle  qui  avait  peut-être  le  moins  de  chances  d'être 
accueilhe  a  consisté  à  soumettre  le  litige  à  un  arbitrage,  et,  en  effet, 
elle  a  été  repoussée.  Dans  les  conflits  graves  et  dont  le  dénouement 
offre  un  intérêt  primordial,  un  gouvernement  qui  se  dit  sûr  de  son 
droit,  et  qui  l'est  de  sa  force,  ne  subordonne  jamais  sa  cause  à  l'opi- 
nion d'un  arbitre.  Les  commissaires  espagnols,  cet  acte  de  procédure 
une  fois  terminé,  se  sont  retrouvés  en  face  des  mêmes  prétentions, 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'on  leur  a  présentées  sous  la  forme  d'un  ultimatum.  Que  faire? 
Nous  compatissons  très  sincèrement  aux  douleurs  de  l'Espagne  dans 
l'épreuve  qu'elle  traverse,  mais  elle  a  dû  céder.  C'en  est  fait  de  son 
empire  colonial,  qui  a  été  autrefois  sa  gloire,  mais  qui,  il  faut  bien  le 
dire,  avait  fini  par  devenir  pour  elle  un  luxe  un  peu  onéreux.  Qui  sait 
si  la  conservation  n'en  avait  pas  pour  elle  autant  d'inconvéniens  que 
d'avantages?  L'intérêt  de  l'Espagne  aujourd'hui  est  de  se  ramasser  sur 
elle-même,  et  de  réunir  ses  forces  pour  veiller  sur  ses  possessions  les 
plus  rapprochées. 

Les  États-Unis  n'avaient  certainement  besoin  que  d'eux-mêmes 
pour  arracher  au  vaincu  les  îles  Philippines,  et  pour  lui  imposer  toutes 
leurs  volontés  ;  mais  si,  à  défaut  d'un  secours  qui  leur  était  inutile, 
un  concours  moral  avait  pu  les  servir,  ils  l'auraient  trouvé  dans  les 
manifestations  du  gouvernement  anglais  à  leur  égard.  L'intimité  qui 
s'est  établie  entre  les  deux  puissances  était  bien  faite  pour  frapper  le 
monde  d'étonnement,  et  pour  inspirer  un  sentiment  encore  plus  cir- 
conspect à  la  malheureuse  Espagne.  Comment  aurait-elle  pu  résister 
aux  États-Unis  doublés  de  l'Angleterre?  Ces  cousins  éloignés,  qui  ne 
s'étaient  jamais  montré  la  moindre  sympathie  réciproque,  ont  mis  une 
véritable  affectation  à  se  jeter  dans  les  bras  l'un  de  l'autre.  Ils  se 
sont  aperçus  subitement  qu'ils  avaient  partout  des  intérêts  en  par- 
faite harmonie.  Ils  le  disent  du  moins,  et  nous  n'avons  pas  d'autre 
raison  de  le  croire;  aussi  ne  le  croyons-nous  que  d'une  foi  qui  chan- 
celle encore,  et  qui  ne  s'affermira  qu'au  bout  de  quelques  années  d'ex- 
périence. Si  cette  communauté  d'intérêts  existait  réellement,  deux 
peuples  et  deux  gouvernemens  d'esprit  aussi  ouvert  et  de  sens  aussi 
pratique  l'auraient  sans  doute  reconnue  beaucoup  plus  tôt.  Cette 
brusque,  mais  tardive  révélation  a  quelque  chose  de  merveilleux  qui 
laisse  la  pensée  incertaine.  Les  États-Unis,  subissant  une  poussée  de 
sève  intérieure  toute  naturelle  de  la  part  d'un  peuple  jeune  et  aussi 
vigoureux,  veulent  devenir  une  puissance  coloniale  :  ils  disent  même 
impériale.  M.  Mac  Kinley  sera  peut-être  un  jour  président  de  la  Répu- 
blique des  États-Unis  et  empereur  de  quelques  Indes  à  trouver.  C'est 
une  grande  transformation,  et  comme  une  crise  de  croissance,  à  la- 
quelle nous  assistons  en  spectateurs  attentifs,  n'ayant  d'ailleurs  au- 
cun motif  d'en  prendre  ombrage.  Mais  pourquoi  ne  pas  avouer  notre 
surprise  de  la  sympathie  si  vive  avec  laquelle  l'Angleterre  y  assiste  de 
son  côté,  comme  si  elle  était  d'ailleurs  toute  prête  à  mettre  son  enjeu 
dans  la  partie?  L'Angleterre  ne  cesse  pas  de  nous  reprocher  le  régime 
douanier  que  nous  appliquons  à  nos  colonies,  et  même,  quand  nous 


REvri:.  —  r.iiuoMQUE.  701 

le  pouvons,  à  nos  pays  de  protectorat.  Elle  a  peut-être  raison  dans  ses 
critiques  :  si  nous  admirons  médiocrement  notre  politique  douanière 
en  France,  nous  l'admirons  encore  moins  dans  nos  possessions 
d'outre-mer.  L'Angleterre  s'en  plaint  parce  qu'elle  en  souffre;  nous 
fermons  la  porte  à  son  commerce,  et  tout  le  monde  sait  qu'elle  est 
dans  le  monde  le  champion  de  la  porte  ouverte.  Croit-elle,  vraiment, 
avoir  trouvé  dans  les  États-Unis  un  disciple  de  ses  doctrines?  Jamais 
on  n'aurait  vu  métamorphose  plus  complète,  ni  plus  instantanée. 
M.  MéUne  est  un  dangereux  libre-échangiste  à  côté  de  M.  Mac  Kinley, 
et  nos  tarifs  de  douane  ont  la  hauteur  d'un  simple  parapet  comparés 
à  l'immense  muraille  que  les  Américains  ont  construite  de  leurs 
mains  énergétiques  et  rudes.  Les  Anglais,  qui  pourtant  rêvent  peu, 
semblent  aujourd'hui  se  bercer  de  l'illusion  que  les  Ëtats-Unis  appli- 
queront, dans  leurs  colonies  futures,  le  principe  de  la  porte  ouverte 
à  tout  le  commerce  international,  et  qu'ils  mettront  à  leur  entrée  de 
simples  tarifs  fiscaux,  les  mêmes  pour  tout  le  monde,  et  que  leurs 
marchandises  paieront  comme  les  autres.  Nous  le  croirons  quand 
nous  le  verrons  ;  mais,  pour  le  moment,  ce  n'est  pas  ce  que  nous 
voyons  à  Porto-Rico.  Les  Américains  y  continuent  les  pratiques  des 
Espagnols,  qui,  en  fait  de  douanes  et  de  navigation,  sont  encore  plus 
prohibitifs  que  nous,  plus  exclusifs,  plus  amoureux  des  pri^^lèges  du 
pavillon  national.  Que  feront-ils  aux  Philippines?  Que  feront-ils  par- 
tout où  ils  s'établiront,  car  U  est  difficile  de  croire  que  leurs  ambi- 
tions soient  déjà  satisfaites,  et  qu'un  aussi  formidable  appétit  que  le 
leur  ait  été  rassasié  dès  les  premiers  coups  de  dents?  L'Angleterre 
regrettera  peut-être  un  jour,  non  pas  d'avoir  éveillé  cet  appétit  car  il 
s'est  éveillé  tout  seul,  mais  de  l'avoir  encore  excité.  Nous  assisterons 
alors  à  des  spectacles  vraiment  neufs,  et  qui  trancheront  par  leur 
originalité  sur  ceux  dont  nous  avons  l'habitude  ;  mais  rien  ne  nous  y 
étonnera  plus,  si,  par  miracle,  elle  se  maintient,  que  la  bonne  camara- 
derie dont  l'Angleterre  et  les  États-Unis  font  en  ce  moment  le  tou- 
chant étalage.  Qui  vivra  verra. 

Francis  Cjarmes. 


LE  BESOIN  DE  CROIRE 


(i) 


Messieurs;  —  le  sujet  dont  je  voudrais  vous  entretenir  ce  soir 
étant  aussi  délicat  que  complexe,  vous  me  permettrez,  avant  tout,  de 
le  bien  délimiter  et  de  le  préciser.  Ce  n'est  en  effet  ni  de  l'obligation 
ni  de  l'utilité,  mais  uniquement  du  besoin  de  croire  que  je  vais  vous 
parler.  L'utilité  de  croire  est  évidente,  étant  ce  que  nous  sommes;  et, 
pour  n'en  prendre  qu'un  exemple,  demandez-vous  ce  qu'il  adviendrait 
de  l'humanité,  si,  conformément  au  précepte  cartésien,  chacun  de 
nous  ne  voulait  «  admettre  pour  vrai  que  ce  qu'il  connaîtrait  évidem- 
ment être  tel?  »  L'obligation  de  croire  est  impérieuse;  et  aucun  de 
nous,  —  j'aurai,  chemin  faisant,  l'occasion  de  vous  le  montrer,  —  ne 
s'y  soustrait  qu'à  son  pire  détriment.  Cependant,  tout  impérieuse  ou 
tout  impérative  qu'elle  soit,  nous  pouvons  nous  y  dérober,  comme 
nous  le  faisons  malheureusement  à  tant  d'autres  obligations  ;  et  nous 
avons  aussi  toujours  le  droit  ou  le  pouvoir,  pour  mieux  dire,  de  né- 
gliger de  faire  ce  qui  nous  serait  le  plus  utile.  Mais  ce  que  je  voudrais 
vous  montrer,  et,  dans  le  temps  où  nous  vivons,  ce  qu'il  me  paraît 
intéressant  de  bien  établir,  c'est  que  l'obHgation  eUe-même  ou  l'utilité 
de  croire  se  fondent  sur  l'existence  d'un  besoin  essentiel  de  notre  na- 
ture ;  —  que  ce  besoin  de  croire,  impliqué  dans  la  définition  même  do 
l'homme,  l'est  également  dans  toute  sa  conduite  et  jusque  dans  les 
opérations  de  son  intelligence;  —  et  c'est  enfin  que  la  reconnaissance 
ou  l'aveu  de  ce  besoin  de  croire  3st  l'une  des  affirmations  les  plus 
positives,  des  vérités  les  plus  certaines,  et  des  espérances  les  plus 

(1)  Conférence  prononcée  à  Besançoc,  le  19  novembre  1898,  à  l'occasion  du 
8*  Congrès  delà  Jeunesse  Catholique,  tenu  sous  la  présidence  d'honneur  de  M«'  Petit, 
archevêque  de  Besançon. 

Le  discours  de  clôture  a  été  prononcé  le  lendemain,  20  novembre,  par  M.  le 
comte  Albert  de  Mun,  dont  il  serait  inutile,  et  même  impertinent,  de  louer  l'élo- 
quence. Mais,  si  je  n'avais  pas  eu  des  raisons  personnelles  de  voir  dans  VIndivi- 
dualisme,  —  disons  dans  l'excès  de  l'individualisme,  —  la  source  des  pires  maux 
dont  nous  souffrions,  M.  de  Mun  m'en  aurait  donné  d'excellentes,  et  en  attendant 
que  je  revienne  sur  ce  point,  je  tenais  à  le  dire  et  à  en  remercier  le  grand  orateur. 


REVUE.    —    CIIKOMQUE.  703 

fécondes  que  le  siècle  qui  va  finir  puisse  léguer  au  siècle  qui  va  com- 
mencer. Fides  est  sperandarum  substantia  rerum  :  la  croyance  est  le 
fondement  de  l'espérance;  et  on  ne  l'enlèvera  pas  à  l'homme,  parce 
quon  ne  lui  enlèvera  pas  le  besoin  qu'il  en  a. 

I 

On  l'a  essayé,  vous  le  savez;  et,  comme  on  l'a  vainement  essayé, 
cela  seul  pourrait  être  une  preuve  qu'on  n'y  réussira  pas,  —  ou  du 
moins  une  forte  présomption.  On  a  essayé  d'écrire  «  l'histoire  natu- 
relle de  la  croyance  »  et  vous  entendez  bien  ce  que  cela  veut  dire  : 
on  a  essayé  d'analyser,  de  décomposer,  de  résoudre  la  croyance  en 
élémens  plus  simples  qu'elle-même,  en  particules  ou  en  atomes,  pour 
ainsi  parler,  dont  la  combinaison  n'aurait  rien  que  de  purement  acci- 
dentel, et  dont  la  dissociation  serait  ainsi  l'anéantissement  de  l'objet 
même  de  la  croyance  ou  de  la  foi.  On  a  essayé,  —  et  toute  une  école 
d'anthropologie  s'est  vouée  à  cette  tâche,  —  d'étabHr  qu'il  avait  existé, 
qu'il  existerait  encore  des  populations  ou  des  races  destituées  de  toute 
croyance,  des  Papous  ou  des  Bassoutos,  dont  le  fétichisme  rudimen- 
taire  ne  s'élèverait  pas,  comme  on  l'a  dit  en  propres  termes,  beaucoup 
au-dessus  de  la  respectueuse  terreur  c[ue  le  chien  ressent,  non  pas 
même  pour  son  maître,  mais  pour  le  fouet  ou  la  canne  de  son  maître. 
Et  il  est  certain  qu'ainsi  défini,  de  cette  manière  prétendument  scien- 
tifique, le  besoin  de  croire  ne  serait  pas  intérieur  à  l'homme,  et  inhé- 
rent à  sa  constitution,  mais  extérieur,  acquis,  et  comme  superposé. 
L'homme  n'ayant  pas  toujours  cru,  il  ne  serait  donc  pas  destiné  à 
croire  toujours  ;  et  on  ne  pourrait  pas  dire,  on  ne  dirait  pas  non  plus  que 
le  besoin  de  croire  est  «  factice,  »  puisque  enfin,  dans  l'hypothèse,  il 
serait  l'œuvre  du  temps  et  des  circonstances  :  maison  pourrait  soutenir 
qu'il  n'est  pas  «  naturel,  »  c'est-à-dire  indestructible  ou  indéracinable,  et 
de  là,  cette  conclusion,  qu'après  la  croyance  l'incroyance  aurait  un  jour 
son  tour.  C'est  dans  le  même  esprit  qu'on  a  poussé  le  paradoxe,  et 
j'ose  dii'e  la  logomachie,  jusqu'à  parler  de  «  religions  athées,  »  ce  qui 
est  presque  aussi  contradictoire  que  de  parler  de  «  religion  naturelle.  » 
En  fait,  une  religion  naturelle  n'est  pas  une  religion,  mais  une  philo- 
sophie; et  il  n'y  a  pas  de  religions  athées.  Il  y  a  seulement  des  athées 
que  les  géographes  ou  les  statisticiens,  sans  y  regarder  de  plus  près, 
inscrivent  au  compte  du  bouddhisme  ou  du  confucianisme;  et,  en  fait, 
les  besoins  religieux  n'ont  jamais  trouvé  de  satisfaction  que  dans  les 
religions  positives. 


704  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  ne  m'attarderai  donc  pas  à  discuter  les  assertions  des  anthropo- 
logistes,  et  je  ne  rechercherai  pas  après  eux,  dans  les  récits  des  voya- 
geurs, ce  qu'on  y  trouve  de  renseignemens  sur  l'état  religieux  des  races 
indigènes  de  l'Afrique  centrale  ou  de  l'Océanie.  Cela  nous  entraînerait 
trop  loin,  et  peut-être,  après  tout,  ne  nous  apprendrait  pas  grand'- 
chose,  s'il  nous  serait  toujours  facile  de  contester  la  valeur  du  té- 
moignage, et,  presque  toujours,  je  ne  veux  pas  dire  la  véracité,  ni 
l'intelligence,  mais  les  aptitudes,  et  par  conséquent  l'autorité  de  l'ob- 
servateur. Et  puis,  en  aucun  ordre  de  choses,  il  n'y  a  de  preuve  plus 
faible  que  celle  du  consentement  universel,  parce  qu'il  n'y  en  a  pas 
dont  il  soit  plus  facile  d'ébranler  le  fondement  même. 

Je  ne  m'attarderai  pas  davantage  à  un  autre  ordre  de  preuves  ou 
de  présomptions,  qui  peuvent  bien  avoir  quelque  valeur,  sous  de  cer- 
taines conditions  rigoureusement  définies,  mais  dont  je  crains  que  l'on 
n'ait  étrangement  abusé  depuis  quelques  années  ;  et  je  ne  demanderai 
pas  la  démonstration  de  la  réalité  du  besoin  de  croire  à  ceux  qu'on  a 
nommés,  d'un  nom  que  je  trouve  très  heureux,  «  les  décadens  du  chris- 
tianisme. »  Vous  les  connaissez,  ces  poètes  et  ces  romanciers,  ces 
auteurs  dramatiques  aussi,  qui  ne  semblent  avoir  cherché  dans  la  reli- 
gion qu'un  «  frisson  nouveau,  »  c'est-à-dire,  en  bon  français,  des  sensa- 
tions nouvelles  et  des  jouissances  inéprouvées.  J'ai  entendu  parler,  en 
ma  jeunesse,  du  catholicisme  de  Baudelaire,  et  peu  s'en  faut  que,  de 
nos  jours,  on  n'ait  transformé  en  une  espèce  de  saint  le  bizarre  person- 
nage qui  s'appelait  lui-même  «  le  pauvre  Lelian.  »  Le  catholicisme  du 
premier  ne  consistait  que  dans  l'odieux  mélange  qu'il  faisait  des  termes 
de  la  mysticité  avec  les  peintures  du  vice  ou  de  la  débauche,  mais  les 
repentirs  du  second  ne  lui  servaient  qu'à  trouver  dans  la  rechute  une 
volupté  plus  âpre  et  plus  perverse.  Et  en  vérité,  si  le  besoin  de  croire 
ne  s'établissait  que  par  de  semblables  exemples,  c'est  d'un  tout  autre 
nom  qu'il  nous  faudrait  le  qualifier.  Car  la  raison  n'est  pas  la  raison 
de  la  croyance,  et  même,  nous  le  verrons,  c'est  plutôt  la  croyance  qui 
serait  la  raison  de  la  raison;  mais  il  ne  saurait  cependant  y  avoir  de 
croyance  digne  de  ce  nom  que  dans  un  être  raisonnable  ;  et  la  foi  ne 
peut  pas  être  une  forme  de  la  sensuaUté.  C'est  ce  que  l'on  oublie  trop 
quand  on  parle  des  «  décadens  du  christianisme;  »  et  puisque  je  ren- 
contrais cette  équivoque  en  mon  chemin,  je  ne  pouvais  pas  négliger 
de  la  dissiper. 

Mais  où  je  trouve  la  preuve  du  besoin  de  croire,  c'est  dans  un  autre 
phénomène,  d'une  bien  autre  importance,  et  dont  on  peut  dire  sans 
exagération  que,  dans  le  siècle  où  nous  sommes,  il  est  devenu  le  carac- 


REVUE.    CUROMQUE.  705 

tère  essentiel  de  l'incrédulité;  et  ce  phénomène,  le  voici.  Quiconque  en 
notre  temps  a  secoué  l'autorité  de  la  croyance  légitime,  ce  n'est  pas 
un  incroyant  que  nous  l'avons  vu  devenir,  —  et  bien  moins  encore 
un  libre  penseur,  un  penseur  libre  et  indépendant,  —  mais  c'est  un 
anti-croyant,  pour  ne  pas  dire  un  fanatique  ;  et  pas  une  doctrine  en 
nos  jours  n'a  momentanément  triomphé  de  la  religion  qu'en  se  don- 
nant à  elle-même  l'apparence  d'une  rehgion.  Les  exemples  en  seraient 
innombrables;  car  de  quoi,  et  de  qui,  ce  siècle  finissant  ne  s'est-il 
pas  fait  une  idole?  Il  s'en  est  fait  une  de  la  Science,  et  U  s'en  est  fait 
une  du  Progrés;  on  l'a  vu  se  faire  une  religion  de  l'Art,  et  on  l'a  vu 
s'en  faire  une  de  la  Démocratie.  Rappelez-vous  les  vers  sonores,  ma- 
gnifiques, et  quelque  peu  inintelligibles,  d'Hugo  : 

Oui,  c'est  un  prêtre  que  Socrate, 
Oui,  c'est  un  prêtre  que  Caton  ; 
Quand  Juvénal  fuit  Rome  ingrate, 
Nul  sceptre  ne  vaut  son  bâton. 
Ce  sont  des  prêtres,  les  Tyrtées, 
Les  Solons  aux  lois  respectées, 
Les  Platons  et  les  Raphaëls  ! 
Fronts  d'inspirés,  d'esprits,  d'arbitres, 
Plus  resplendissans  que  les  mitres 
Dans  l'auréole  des  Noëls  ! 

Maintenant,  depuis  quelques  années,  nous  avons  inventé  la  «  reli- 
gion de  la  souffrance  humaine,  »  et  celle  de  la  «  soUdarité.  »  Oui,  nos 
hommes  d'Ëtat,  tout  récemment,  après  bien  de  la  peine,  ont  découvert 
que  nous  ne  formions  tous  ensemble  qu'une  seule  famille  ;  et,  depuis 
qu'ils  l'ont  découvert,  c'est  depuis  ce  temps-là  que  nous  échangeons 
entre  nous  plus  d'injures  et  de  coups  que  nous  n'avions  jamais  fait... 
Rara  coywordia  fvatrum! 

Et  ne  me  dites  pas  qu'on  ne  parle  ainsi  que  par  métaphore,  ou  bien 
je  répondrai  qu'alors,  comme  le  besoin  crée  son  organe,  ainsi  ces  mé- 
taphores ont  créé  leur  objet.  Mais  il  n'y  a  pas  ici  de  métaphore  ;  et 
en  réaUté,  pour  agir  sur  les  esprits,  et  surtout  sur  les  volontés,  on  a 
compris  qu'il  fallait  imiter  l'allure  de  la  religion;  on  a  compris  que, 
pour  pouvoir  quelque  chose  contre  elle,  il  fallait  d'abord  essayer  de 
lui  ravir  ses  propres  moyens  d'action  ;  et  justement  c'est  là  ce 
qu'il  y  a  d'intéressant.  L'application  est  fausse,  et  l'imitation  n'est 
qu'une  caricature  ou  une  parodie!  Soit!  Mais  quelques  bonnes  âmes 
n'ont  pas  laissé  pourtant  de  s'y  prendre,  et,  la  satisfaction  qu'on  leur 
avait  enlevée,  leur  besoin  de  croire  l'a  consciencieusement,  naïvement 

TOME  CL.   —   1808.  45 


706  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

cherchée  dans  ces  religions  nouvelles.  Vous  n'en  trouverez  nulle  part 
de  témoignage  plus  éclatant  ni  plus  significatif  que  dans  ce  que  je  suis 
bien  obligé  d'appeler,  faute  d'un  mot  qui  contienne  mieux,  la  religion 
de  la  Révolution. 

Je  ne  suis  pas  du  tout  l'ennemi  de  la  Révolution,  et  au  contraire,  si 
l'on  n'avait  pas  la  prétention  tyrannique,  de  m'en  imposer  l'admi- 
ration... globale,  je  me  rangerais  volontiers  du  nombre  de  ses  défen- 
seurs. La  Révolution  nous  a  fait  beaucoup  de  bien  et  beaucoup  de  mal  ; 
ou  plutôt,  elle  nous  a  fait,  à  nous,  beaucoup  de  mal,  et  beaucoup  de  bien 
aux  autres,  —  beaucoup  de  bien  au  monde,  et  beaucoup  de  mal  à  la 
France.  Si  nous  étions,  nous,  Français,  trop  près  du  centre  de  son  action, 
ses  bienfaits  n'ont  pas  laissé  de  se  faire  sentir  à  la  circonférence,  et 
nous  en  avons  profité,  les  derniers.  Mais,  ce  n'est  pas  aujourd'hui 
mon  sujet  d'en  dire  davantage,  et  tout  ce  qui  m'importe  ce  soir,  c'est 
d'attirer  votre  attention  sur  ce  point  que  Tocqueville  a  si  bien  mis  en 
lumière  quand  il  a  dit  de  la  Révolution  :  «  qu'elle  était  devenue  elle- 
même  une  sorte  de  religion  nouvelle,  religion  imparfaite,  il  est  vrai, 
sans  Dieu,  sans  culte  et  sans  autre  vie,  mais  qui  néanmoins,  comme 
l'islamisme,  a  inondé  toute  la  terre  de  ses  soldats,  de  ses  apôtres  et  de 
ses  martyrs.  »  Sans  Dieu,  dit-il;  et  sans  culte;  et  sans  autre  vie?  Oui, 
mais  non  pas  sans  rites  ni  cérémonies,  et  surtout  non  pas  sans  idoles. 
Car  enfin,  est-ce  qu'encore  aujourd'hui,  la  confiance  qu'ils  refusent  aux 
enseignemens  de  l'Église  ou  aux  promesses  de  l'Évangile,  quantité 
de  très  bons  Français  ne  la  mettent  pas,  sans  hésitation  ni  réserves, 
dans  la  Déclaration  des  d^'oits  de  l'homme,  et  dans  les  principes  de  1789? 
Est-ce  que,  de  l'assaut  et  de  la  prise  de  la  Bastille,  les  historiens  clas- 
siques de  la  Révolution,  —  Thiers  et  Mignet,  Louis  Blanc,  Michelet, 
Quinet,  —  n'ont  pas  fait  le  symbole  même  de  la  naissance  de  la  liberté? 

C'est  la  vierge  fougueuse,  enfant  de  la  Bastille, 

Qui  jadis  lorsqu'elle  apparut 
Avec  son  air  hardi,  ses  alluies  de  fille... 

VOUS  connaissez  le  reste,  et  je  me  dispense  de  le  citer.  Est-ce  que 
nous  n'avons  pas  élevé  des  monumens,  ou  plutôt  consacré  des  autels, 
celui-ci  à  Mirabeau,  celui-là  aux  Girondins,  un  troisième  à  Danton,  un 
quatrième  aux  Terroristes,  d'autres  encore  à  Napoléon?  Est-ce  qu'aux 
moindres  paroles  qui  sont  tombées  de  ces  lèvres,  —  et  à  tant  de  discours 
qui  sueraient  la  médiocrité,  si  ce  n'étaient  les  occasions  tragiques  où 
les  Robespierre  et  les  Saint-Just  les  ont  prononcés,  —  nous  n'avons  pas 
attaché  des  significations  profondes,  allégoriques  et  mystiques,  non 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  707 

seulement  nous,  mais  les  étrangers?  Est-ce  que  ce  n'est  pas  de  la 
piété  que  professent  pour  eux  leurs  sectateurs?  Est-ce  que  nous  ne 
rendons  pas  un  culte  à  leurs  reliques?  Est-ce  que  nous  ne  croyons  pas 
qu'ils  ont  été  plus  grands  que  nature  ?  Est-ce  que  nous  ne  parlons  pas 
couramment  des  «  géans  de  la  Convention?  »  Est-ce  que  nous  ne  célé- 
brons pas  en  eux,  je  répète  le  mot  de  Tocqueville,  les  apôtres  d'une 
loi  nouvelle?  et  enfin,  pour  achever  la  ressemblance,  quand  un  grand 
écrivain,  qui  pensait  librement,  a  écrit  ses  Origines  de  la  France  con- 
temporaine, vous  étes-vous  jamais  demandé  pourquoi,  et  de  quoi,  on 
lui  en  avait  tant  voulu?  C'est  d'avoir,  si  je  puis  ainsi  dire,  essayé  de 
faire  descendre  les  idoles  de  leur  piédestal;  c'est  d'avoir  prétendu 
réduire  ces  «  géans  »  à  des  proportions  quelquefois  ridiculement 
humaines;  c'est  d'avoir,  en  deux  mots, travaillé  à  rabattre  sur  le  plan 
de  toutes  les  autres  histoires  une  histoire  que  beaucoup  de  ses  con- 
temporains persistaient  à  se  représenter  comme  extraordinaire,  surna- 
turelle, —  et  miraculeuse. 

Taine  avait-il  d'ailleurs  complètement  raison?  et  n'y  a-t-il  rien  que 
d'humain  dans  la  Révolution?  je  veux  dire  :  une  autre  action  que  celle 
de  l'homme  ne  s'y  fait-elle  pas  sentir?  C'est  une  autre  question, 
qu'encore  une  fois  je  n'examine  point.  Je  me  contenterai  de  dire 
en  passant  que,  si  je  l'examinais,  je  suppose  que  je  la  résoudrais 
comme  J.  de  Maistre.  Mais,  assurément,  le  droit  que  j'ai,  c'est  de  voir 
dans  cette  «  religion  de  la  Révolution  »  une  manifestation  ou  une  forme 
du  besoin  de  croire.  On  avait  voulu  arracher  ses  croyances  à  tout  un 
grand  peuple,  et  on  se  flattait  d'y  avoir  réussi,  mais,  à  vrai  dire,  on  n'avait 
abouti  qu'à  les  déplacer.  Le  besoin  de  croire,  détourné  de  son  objet 
naturel,  s'était  reformé  autour  de  l'idée  révolutionnaire  ;  et  le  sens 
même  du  mystère  s'était  réintégré  dans  une  doctrine  dont  le  premier 
article  était  la  négation  du  mystère.  N'y  a-t-il  pas  là  quelque  chose 
d'assez  singulier? 

Car,  observez,  je  vous  prie,  que  tout  ce  que  je  viens  de  dire  de  la 
«  religion  de  la   Révolution,  »  j'aurais  pu,  je  pourrais  aussi  bien  le 
dire  de  la  «  religion  du  Progrès,  «ou  de  la  «  religion  de  l'Humanité.  » 
L'une  après  l'autre,  ou  en  même  temps,  toutes  ces  négations  initiales 
se  sont  terminées  à  des  affirmations,  et  ces  affirmations  à  un  anti- 
Credo.  Fides  est  argumentum  rerum  non  apparenlium!  Sous  la  roue 
qui  le  broie,  l'homme  contemporain  continue  de  croire  au  progrès 
Et  ne  vous  avisez  pas  de  lui  en  montrer  la  contre-partie,  l'illusion , 
peut-être,  et  en  tout  cas  la  précarité  1  II  y   «  croit  »  vous  dis-je,  abso- 
lument, aveuglément  ;  et   il  y  croit  d'autant  plus  qu'il  croit  à  moins 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'autres  choses,  en  vérité,  comme  s'il  entrait  nécessairement  une 
quantité  déterminée  de  croyance  dans  la  composition  même  de  l'esprit 
humain  et  qu'il  fallût,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  qu'elle  se  retrou- 
vât toujours.  On  ne  se  débarrasse  pas  du  besoin  de  croire.  Il  est  ancré 
dans  le  cœur  de  l'homme.  La  négation  ne  le  détruit  pas,  elle  ne  réuL- 
sit  qu'à  le  dénaturer.  On  en  peut  bien  quelque  temps  interrompre  le 
cours,  on  ne  saurait  en  dessécher  la  source.  Si  vous  ne  croyez  pas  à  la 
parole  de  Dieu,  vous  croirez  à  celle  de  l'homme  ;  si  vous  ne  croyez  pas 
au  surnaturel,  vous  croirez  au  merveilleux  ;  et  si  vous  ne  croyez  pas  à 
l'esprit,  vous  croirez  à  la  matière,  —  que  d'ailleurs  vous  ne  connaissez 
pas  davantage  ;  —  et  aux  esprits  par-dessus  le  marché. 

Comment  donc  cela  se  fait-il  ?  à  quoi  répond  ce  besoin  de  croire? 
et  comment  tant    d'attaques,    si    violentes    et    si  passionnées,  n'en 
ont-elles  pas  eu  raison?  A  diverses  reprises,  dans  l'histoire  du  monde, 
on  s'est  vainement  efforcé  de  le  décourager,  et,  si  je  l'osais  dire  plus 
familièrement,  de  le  dégoûter  de  lui-même.  Anéantir,  ou  à  tout  le 
moins  discréditer,  non  pas  même  la  foi,  mais  toute  espèce  de  croyance  ; 
en  démontrer  l'incompatibihté  avec  la  science  et  conséquemment  avec 
le  progrès;  faire  honte,  à  ceux  qui  croyaient,  de  la  pauvreté  de  leur 
esprit  ou  de  l'abjection  de  leur  esclavage,  tel  a  été  depuis  deux  cents  ans 
l'objet  de  toute  une  philosophie.  Et  deux  cents  ans,  je  le  sais  bien, 
c'est  peu  de  chose  dans  l'histoire  de  l'humanité,  mais  nous  ne  pou- 
vons pas  raisonner  sur  l'avenir,  en  dehors  de  toute  expérience;  et, 
puisque,  dans  les  limites  de  l'expérience,  on  n'a  pas  encore  triomphé 
du  besoin  de  croire,  nous  avons  sans  doute  le  droit  d'en  chercher  l'ex- 
plication dans  l'essence  même  de  la  naLure  humaine.  J'ose  dire,  poui 
ma  part,  que,  si  l'on  n'a  pas  jusqu'ici  triomphé  du  besoin  de  croire,  e 
si  nous  pensons  qu'on  n'en  triomphera  pas,  c'est  qu'il  est  le  fonde 
ment  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  la  condition  de  toute  morale,  de  tout* 
science  et  de  toute  action. 

II 

De  toute  action,  d'abord,  et  en  elTet,  comment  agirons-nous,  si  nou 
ne  croyons  pas  ?  Qui  donc  a  dit  que  le  doute  était  un  mol  oreDle 
pour  les  têtes  bien  faites;  et,  à  la  vérité,  je  doute  que  le  doute  so 
ce  mol  oreiller,  même  pour  des  têtes  bien  faites.  Pascal  et  Bossue' 
dans  un  camp,  ont  eu  la  tête  assez  bien  faite,  et  Diderot  ou  Yoltaii 
dans  l'autre,  que  vous  ne  prenez  pas,  j'imagine,  pour  des  sceptiques  i 
même  pour  des  douteurs.  Vous  ne  prendrez  pas  non  plus  pour  tels,  e 


REVUE.    —    CIÎROMQLE.  709 

nos  jours,  un  Renan,  par  exemple,  ou  un  Taine.  Ils  n'ont  pas  eu  les 
mêmes  croyances,  mais  ils  ont  tous  eu  de  fortes  croyances,  ils  en 
ont  tous  eu  d'obstinées  et  d'irréductibles.  En  tout  cas ,  le  doute 
énerve  les  caractères,  et  tôt  ou  tard,  mais  immanquablement,  si  l'on 
s'y  abandonne,  il  finit  par  dissoudre  les  volontés.  Quelque  effort  que 
l'on  fasse  contre  lui,  si  le  besoin  de  croire  reparaît  donc  toujours, 
c'est  que  nous  ne  saurions  agir  ni,  par  suite,  \ivre  sans  lui.  Il  n'est  pas 
seulement  la  condition  de  toute  action,  il  en  est  vraiment  le  principe  et 
le  ressort,  A  l'origine  de  toutes  les  grandes  actions,  c'est  la  foi,  c'est 
une  croyance  que  vous  y  trouverez.  Je  dis  bien  :  une  croyance  ou  la 
foi,  c'est-à-dire  quelque  chose  que  l'on  ne  sait  pas,  mais  dont  on  n'est 
pas  pour  cela  moins  sûr,  dont  on  se  sent  même  presque  plus  assuré, 
puisque  enfin  nous  connaissons  bien  quelques  martyrs  de  la  science, 
—  et  je  n'ai  garde  ici  d'en  vouloir  diminuer  le  mérite  ou  la  gloire,  — 
mais  combien  n'y  en  a-t-il  pas  eu  davantage  de  leur  croyance  ou  de 
leur  foi  ? 

Il  est  surtout  une  forme  de  l'action,  dont  on  ne  voit  pas  comment 
elle  serait  efficace  ou  seulement  possible,  si  la  croyance  n'en  était  la 
substance  ou  le  corps  ;  je  veux  parler  de  l'action  commune,  celle  qui 
exige  de  nous  la  subordination  et,  au  besoin,  le  sacriûce  de  nous-mêmes 
à  quelque  chose  qui  nous  dépasse.  Prenez-en  pour  exemple  tout  ce  qui 
s'enveloppe  de  tel  dans  le  sentiment  ou  dans  l'idée  de  patrie.  «  Je 
doute,  a  dit  un  grand  écrivain,  qu'il  soit  possible  d'avoir  une  seule 
vraie  vertu,  un  seul  véritable  talent,  sans  amour  de  la  patrie.  »  Il  a 
raison!  et  de  très  grands  peuples,  comme  les  Romains,  n'ont  pas  dé- 
rivé d'une  autre  source  tous  leurs  talens  et  toutes  leurs  vertus.  Mais 
n'a-t-il  pas  aussi  raison  quand  il  ajoute  :  «  Si  d'aOleurs  on  nous  de- 
mandait quelles  sont  les  fortes  attaches  par  qui  nous  sommes  en- 
chaînés au  lieu  natal,  nous  aurions  de  la  peine  à  répondre  ?  »  Oui, 
nous  aurions  de  la  peine  à  répondre,  et  ce  n'est  pas  la  science  qui  nous 
en  procurerait  le  moyen  !  Mais  nous  n'en  sommes  pas  moins  assurés 
pour  cela  que  d'aimer  la  patrie,  c'est  un  de  nos  premiers  devoirs. 
Disons-le  même  tout  naïvement  :  parce  qu'il  est  irraisonné,  ou  si  vous 
l'aimez  mieux,  et  plus  exactement  peut-être,  parce  qu'il  n'est  point 
«  raisonneur,  »  c'est  tout  justement  pour  cela  que  l'amour  de  la  patrie 
est  le  vrai  lien  des  nations.  Nos  intérêts  nous  désunissent  et  nos  pas- 
sions nous  diAisent;  les  combinaisons  de  la  politique  n'aboutissent 
qu'à  des  expressions  géographiques;  l'âme  obscure  des  races  ne  suffit 
point  à  faire  un  peuple,  ni  le  despotisme  des  institutions,  ni  la  com- 
munauté de  langue  ;  mais  la  communauté  des  croyances  est  seule  ca- 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pable  de  ce  miracle;  et,  ainsi,  non  seulement  ce  qu'il  y  a  de  plus  pré- 
cieux, mais  ce  qu'il  y  a  presque  de  plus  sacré  pour  l'homme  se  fonde 
sur  ce  qu'U  y  a  de  plus  obscur  en  lui.  Connaissez-vous  de  plus  bel 
exemple  du  «  besoin  de  croire?  »  On  a  peut-être  détruit  trop  de  pré- 
jugés, disait  ce  philosophe.  Et  moi.  Messieurs,  je  dirai  :  «  Ne  confon- 
dons pas  du  moins  les  préjugés  avec  les  croyances  ;  ne  pensons  pas 
que  l'obscurité  soit  marque  ou  preuve  d'erreur;  et  persuadons-nous 
au  contraire  que,  si  le  besoin  de  croire  est  la  loi  de  l'action  féconde, 
cela  suffit,  et  nous  pouvons  être  assurés  qu'il  est  donc  une  loi  de 
l'homme.  » 

Et  les  fondateurs  ou  les  organisateurs  de  ces  nouvelles  reUgions  dont 
je  vous  parlais  l'ont  bien  su  !  et,  plus  ou  moins  consciemment,  parce 
qu'ils  l'ont  su,  c'est  pour  cela  que,  de  la  «  Révolution  »  ou  du  «  Pro- 
grès »  leur  politique  a  essayé  de  faire  des  religions.  Quand  ils  se  sont 
sentis  sûrs  des  principes  qu'ils  avaient  posés,  et  quand  ils  ont  voulu 
passer  de  la  théorie  à  l'application,  ils  ont  essayé  d'imprimer  à  ces 
principes  les  caractères  qui  sont  ceux  de  la  croyance.  C'est  ce  que  font 
en  ce  moment  même,  et  parmi  nous,  sous  nos  yeux,  les  apôtres  du 
socialisme.  Eux  aussi,  de  l'état  d'un  système  dïdées  ils  s'efforcent  de 
faire  passer  leurs  doctrines  à  l'état  de  croyances,  et  du  même  coup, 
remarquez-le  bien,  de  l'état  statique  à  l'état  dynamique,  du  domaine 
de  la  théorie  dans  le  champ  de  l'action.  En  ce  sens,  et  comme  on  a  pu 
dire  que  la  question  sociale  était  une  question  morale,  on  pourrait  dire 
que  la  question  sociale  est  une  question  religieuse.  Ce  ne  sont  point 
des  solutions  déterminées  que  les  sociahstes  nous  proposent,  et  même 
on  les  voit  refuser  de  formuler  un  programme.  C'est  qu'à  vrai  dire  ils 
n'en  ont  pas,  et  ils  n'ont  pas  besoin  d'en  avoir!  mais  ce  sont  de  nou- 
veaux mobiles  d'impulsion  qu'Us  essaient  de  substituer  aux  anciens, 
ce  sont  de  nouvelles  croyances  qu'ils  essaient  de  susciter  dans  les 
âmes,  ou,  en  d'autres  termes  encore,  et  parce  qu'il  est  le  principe  de 
l'action,  c'est  au  besoin  de  croire  qu'Us  s'adressent,  et  c'est  lui  dont  Us 
voudraient  à  tout  prix  s'emparer. 

Condition  de  l'action,  —  et,  vous  venez  de  le  voir,  de  l'action  in- 
dividuelle comme  de  l'action  sociale,  de  la  formation  du  caractère  et 
de  la  grandeur  des  nations,  —  je  dis  qu'en  second  heu,  ce  qui  nous 
assure  qu'aucun  scepticisme  ne  triomphera  jamais  de  ce  besoin  de 
croire,  c'est  qu'U  est  également,  et  de  plus,  la  condition  de  la  science. 
Vous  vous  rappelez  la  parole  de  Pilate  :  «  Et  Pilate  dit  :  Qu'est-ce  que 
la  vérité?  »  Qui  de  vous,  qui  de  nous,  une  fois  au  moins  en  sa  vie  ne 
s'est  posé  cette  question?  Oui,  qu'est-ce  que  la  vérité?  où  est-eUe?  com_ 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  7H 

ment  l'atteindrons-nous ?  par  quels  moyens?  quelle  certitude  avons- 
nous  du  peu  que  nous  en  connaissons?  et  cette  certitude,  enfin,  sur  quoi 
la  fondons-nous?  Je  réponds  hardiment  :  nous  la  fondons  et  nous  ne 
pouvons  effectivement  la  fonder  que  sur  la  croyance,  ou,  si  vous  le 
voulez,  que  sur  un  acte  de  foi.  Car  aujourd'hui,  —  sans  parler  des 
bornes  où  se  heurte  de  tous  côtés  notre  ambition  de  connaître,  —  c'est 
ne  rien  dire  que  de  nous  définir,  comme  on  le  fait  encore  dans  nos 
écoles,  la  vérité  par  l'évidence,  et  l'évidence  par  la  conformité  de  l'idée 
avec  son  objet.  Aucun  objet  n'est  conforme  à  l'idée  que  nous  en  avons, 
et  cet  axiome,  vous  le  savez,  est  l'un  des  fondemens  de  la  science  mo- 
derne. Les  qualités  des  corps  ne  sont  pas  dans  les  corps,  mais  en  uous, 
et  ce  que  nous  appelons  le  monde  n'est  qu'une  projection  de  nous- 
même  en  dehors  de  nous.  S'il  s'établit  un  rapport  entre  la  nature  des 
objets  et  l'impression  que  nous  en  recevons,  ce  rapport  ne  nous 
apprend  rien  de  ce  qu'ils  sont  en  eux-mêmes,  et  n'est  de  son  vrai  nom 
qu'une  «  représentation.  »  Ainsi  l'acteur  qui  joue  Polyeucte  ou  Saint- 
Genest.n'a  rien  de  commun  avec  un  martyr  chrétien,  et  nos  Agrippine 
ou  nos  Cléopâtre,  heureusement  pour  elles,  rien  de  commun  avec  leur 
personnage.  Le  monde  est  en  représentation  devant  nous,  et  nous  en 
saisissons  ce  que  nous  pouvons,  mais  rien  qui  lui  ressemble  au  fond, 
qui  lui  soit  conforme,  qui  soit  donc  vrai,  si  la  vérité  n'est  que  la  con- 
formité de  l'idée  avec  son  objet.  Et  cependant,  doutons-nous  de  la 
science?  doutons-nous  sérieusement  de  la  réalité  du  monde  extérieur? 
doutons-nous  du  progrès  de  la  connaissance?  doutons-nous  de  la  ré- 
gularité du  cours  de  la  nature  ?  Non,  nous  n'en  doutons  pas.  Nous 
avons  raison  de  ne  pas  en  douter  I  Et  pourquoi  n'en  doutons-nous  pas? 
Ce  n'est  pas  moi  qui  vous  le  dirai,  ce  sont  trois  des  maîtres  de  la  pen- 
sée moderne,  ce  sera  l'auteur  du  Discours  de  la  Méthode,  un  Français 
et  un  idéaliste  ;  ce  sera  l'auteur  de  la  Critique  de  la  liaison  Pure,  un 
Allemand  et  un  criticiste;  ce  sera  l'auteur  des  Premiers  principes,  un 
Anglais  et  un  positi\'iste. 

Descartes  commence  par  faire  hypothétiquement  table  rase  de  tout 
ce  que  lui  ont  appris  la  tradition  et  l'autorité.  Il  détruit  tout  pour  tout 
reconstruire,  ou  du  moins  il  s'en  flatte  ;  et,  en  effet,  du  milieu  même 
des  ruines  que  son  doute  systématique  avait  accumulées,  voici  surgir 
un  nouvel  édifice  dont  la  grandeur  n'est  faite  de  rien  tant  que  de  sa 
simplicité.  Mais,  la  solidité  de  cet  édifice  lui-même,  sur  quoi  repose- 
t-elle  ?  Sur  la  qualité,  me  dites-vous,  des  matériaux  qui  sont  entrés  dans 
sa  construction?  sur  la  rigueur  des  calculs  qui  y  ont  présidé?  sur  la 
correspondance  ou  la  cohésion  de  toutes  ses  parties?  Oui,  si  l'on  le 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

veut,  mais  avant  tout  et  fondamentalement  sur  un  acte  de  foi,  si  c'est 
sur  la  croyance  à  la  véracité  du  Dieu  qui  l'a  guidé,  lui,  Descartes,  et 
dans  la  disposition  des  parties,  et  dans  l'observation  de  la  méthode,  et 
dans  le  choix  des  matériaux.  «  Et  je  reconnais  très  clairement,  —  c'est 
ainsi  qu'il  s'exprime,  —  que  la  certitude  et  là  vérité  de  toute  science  dé- 
pend de  la  seule  connaissance  du  vrai  Dieu,  de  sorte  qu'avant  que  je  le 
connusse,  je  ne  pouvais  savoir  parfaitement  aucune  chose.  »  Voilà, 
je  pense,  un  acte  de  foi  ! 

Un  siècle  entier  s'écoule,  un  siècle  et  demi,  le  siècle  de  Male- 
branche  et  de  Leibniz,  de  Fontenelle  et  de  Bayle,  de  Voltaire,  de 
Rousseau.  Dans  un  monde  intellectuel  renouvelé  parles  découvertes  des 
uns  ou  les  discussions  des  autres,  un  professeur  allemand,  l'homme  le 
moins  pareU  qu'U  puisse  y  avoir  à  notre  Descartes,  reprend  ce  problème 
de  la  certitude,  le  pose,  le  discute,  etle  résout  d'une  manière  nouvelle  : 
c'est  Emmanuel  Kant.  Si  nous  voulons  accepter  les  conclusions  de  sa 
critique,  nous  sommes  les  jouets  d'une  fantasmagorie,  et,  dans  tout 
ce  que  nous  nous  flattons  de  connaître,  une  analyse  un  peu  pénétrante 
nous  montre  que  nous  ne  retrouvons  que  la  constitution  de  notre 
propre  esprit.  C'est  ici  l'anéantissement  de  toute  certitude  rationnelle, 
et  c'est  le  doute  universel  jeté  même  sur  les  affirmations  de  la  certi- 
tude expérimentale.  Mais  nous  ne  voulons  pas  de  ce  doute,  et  nous 
n'en  voulons  pas  parce  que  nous  voulons  vivre.  Comment  donc  en 
sortirons-nous?  Kant  nous  le  dit  en  propres  termes  :  «  Nous  supprime- 
rons le  savoir  pour  y  substituer  la  croyance.  »  Et  c'est-à-dire,  en  son 
langage,  que,  quand  nous  douterions  de  tout  le  reste,  nous  ne  doute- 
rions pas  de  notre  hberté,  nous  ne  douterions  pas  de  l'existence  de  la 
loi  morale,  ni  de  l'immortalité  de  l'âme,  ni  de  l'existence  de  Dieu,  ni 
de  tout  ce  qui  s'en  déduit  de  légitimes  conséquences.  Ou,  en  d'autres 
termes  encore,  c'est  la  croyance  qui  fonde  le  savoir  et,  —  détour 
inattendu,  qu'on  a  souvent  reproché  à  Kant  comme  une  contradiction, 
mais  qui  n'en  est  pas  une,  —  c'est  encore  par  un  acte  de  foi  qu'il  nous 
faut  débuter  dans  la  recherche  de  la  vérité. 

Franchissons  cependant  un  autre  espace  encore ,  d'une  centaine 
d'années,  ou  à  peu  près.  D'autres  progrès  se  sont  accomplis.  Si  la 
science,  en  d'autres  temps,  n'en  a  peut-être  pas  réalisé  de  moins  essen- 
tiels, peut-être  n'en  a-t-elle  jamais  réalisé  de  plus  frappans  qu'en  nos 
jours,  dont  on  ait  fait  des  applications  plus  saisissantes,  qui  aient 
ressemblé  davantage  à  une  prise  de  possession  des  secrets  de  la  na- 
ture par  l'intelhgence  humaine.  La  philosophie  s'est  faite  elle-même 
scientifique.  Et,  i^ous  le  disions  tout  à  l'heure,  science  et  philosophie, 


REVUE.    —    ClIROMQUE.  713 

l'une  et  l'autre  et  l'une  aidant  l'autre,  elles  ont  pu  croire  qu'elles 
allaient  devenir  une  religion.  Mais  à  quoi  toutes  ces  ambitions  et  tous 
ces  progrès  ont-ils  abouti?  Voici  la  réponse  de  M.  Herbert  Spencer  à 
cette  question  :  «  Dans  l'affirmation  même  que  toute  connaissance  est 
relative  est  impliquée  l'affirmation  qu'U  existe  un  non  relatif...  De  la 
nécessité  même  de  penser  en  relations,  il  résulte  que  le  relatif  lui- 
même  est  inconcevable  s'il  n'est  pas  en  relation  avec  un  non  relatif 
réel...  Il  nous  est  impossible  de  nous  défaire  de  la  conscience  d'une 
réalité  cachée  derrière  les  apparences,  et  de  cette  impossibilité  résulte 
notre  indestructible  croyance  à  sa  réalité.  »  Vous  l'entendez!  il  dit 
«  croyance  »,  aussi  lui,  comme  Kant  et  Descartes;  et  il  aboutit  comme 
eux  à  un  acte  de  foi.  La  solution  du  positivisme  ne  diffère  pas  de  celle 
du  criticisme,  qui  ne  différait  pas  de  celle  de  l'idéalisme;  difi'érens 
chemins  nous  ramènent  tous  au  même  point  ;  et,  condition  de  l'action 
ou  de  la  pratique,  le  besoin  de  croire  nous  apparaît  comme  condition 
de  la  pensée  et  de  la  certitude. 

On  peut  aller  plus  loin,  et  on  peut  préciser  le  contenu  de  cet  acte 
de  foi.  Ce  qui  est  impliqué  dans  la  définition  même  du  relatif  ou  du 
contingent,  c'est  le  nécessaire  ou  l'absolu,  nous  disent  les  Spencer,  les 
Kant  et  les  Descartes,  et  Spencer  hésite  à  le  nommer  de  son  vrai  nom, 
mais  Descartes  et  Kant  le  lui  donnent,  et  ils  l'appellent  Dieu.  Leur  acte 
de  foi  n'en  est  donc  pas  un  dans  le  sens  vulgaire  ou  familier  du  mot, 
comme  d'un  élève  qui  croirait  à  l'autorité  de  son  maître  ou  d'un  enfant 
à  la  parole  de  son  père.  Encore  moins  croient-ils  par  impuissance  ou 
par  désespoir  de  connaître.  Leur  dogmatisme  n'est  point  le  refuge  de 
leur  pyrrhonisme.  C'est  la  certitude  qu'ils  cherchaient,  avec  la  con- 
fiance de  pouvoir  y  atteindre,  et  ils  l'ont  trouvée,  non  dans  l'expé- 
rience ou  dans  la  démonstration,  mais  dans  la  croyance.  11  faut  croire 
pour  savoir,  voilà  le  résultat  de  leurs  investigations  ;  la  science  a  pour 
fondement  la  croyance.  Et  que  faut-il  croire?  Il  faut  croire  que,  dans  les 
affirmations  de  la  science,  —  de  la  science  rationnelle  ou  expérimen- 
tale, —  s'enveloppe  ou  s'implique  l'affirmation  fondamentale  du  mystère 
de  toutes  les  religions.  Quand  les  anciens  apologistes  se  proposaient 
d'établir  la  vérité  du  catholicisme,  ils  étageaient,  pour  ainsi  dire,  la 
succession  de  leurs  preuves,  et  ayant  démontré  la  vérité  de  la  religion 
en  général  contre  les  incrédules,  ils  étabUssaient  ensuite  la  vérité  du 
christianisme  contre  le  Juif,  par  exemple,  ou  contre  le  Turc,  pour 
aboutir  à  l'établissement  de  la  vérité  du  catholicisme  contre  le  pro- 
testantisme. Les  conclusions  dernières  du  criticisme  nous  ramènent  à 
la  première  de  ces  positions,  qui  est  ceUe  de  la  philosophie  scolastique. 


714  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  ses  Sommes  contre  les  Gentils;  et  dans  un  instant  j'essaierai  de 
vous  montrer  que  les  conclusions  du  positivisme  nous  ramènent  à  la 
seconde,  qui  est  celle  de  la  théologie. 

Mais,  auparavant,  je  ne  saurais  omettre  de  dire  quelques  mots  des 
rapports  de  la  morale  avec  le  besoin  de  croire.  Ici  encore,  vous  le 
savez,  l'effort  adverse  a  été  considérable,  et,  après  avoir  essayé  de 
fonder  la  loi  morale  sur  «  la  nature,  »  puis  de  l'émanciper  de  toute 
métaphysique,  sous  le  nom  de  «  morale  indépendante,  »  c'est  de  ses 
«  variations  »  aujourd'hui  que  l'on  prétend  arguer  contre  elle;  et  il  est 
vrai  qu'on  ne  prouve  point  ces  «  variations,  »  mais  on  n'en  parle  pas 
moins.  Eh  bien!  admettons-les,  ces  variations,  pour  un  moment. 
Il  ne  resterait  plus  alors  qu'à  les  caractériser,  et  à  montrer  qu'elles 
ne  sont  autre  chose  que  l'adaptation  progressive  de  quelques  prin- 
cipes immuables  à  des  états  sociaux  successifs,  mobiles,  et  chan- 
geans.  C'est  encore  ce  que  l'on  n'a  pas  fait.  Et  quand  on  l'aurait  fait, 
ou  quand  on  l'aura  fait,  —  car  cela  serait  instructif  et  intéressant  à  sa- 
voir, —  il  resterait  à  chercher  d'où  procèdent  ces  changemens  eux- 
mêmes;  et,  si  l'on  y  regardait  d'assez  près,  on  verrait  que  la  vraie 
cause  en  est  non  pas  du  tout  dans  «un  degré  d'élévation  vers  le  pôle,  » 
ni  dans  un  progrès  de  la  science  ou  de  la  philosophie,  ni  dans  un 
changement  ou  dans  une  révolution  de  la  nature  humaine,  mais  dans 
un  changement  ou  dans  une  révolution  des  croyances. 

Et  quelle  en  est  la  raison?  C'est  que  la  morale  n'est  rien  que 
l'ensemble  des  préceptes  qui  gouvernent  la  conduite.  Et  d'où  vou- 
lez-vous, d'où  veut-on  que  dérivent  eux-mêmes  ces  préceptes,  sinon 
de  l'idée  que  nous  nous  formons  de  notre  destination?  Mais  là  même  est 
précisément  le  domaine  de  la  croyance.  Que  devons-nous  croire  de 
nous-mêmes?  de  notre  rôle  en  ce  bas  monde?  comment  devons-nous 
traiter  nos  semblables?  sont-Us  faits  pour  nous?  sommes-nous  faits 
pour  eux?  ou  tous  ensemble  sommes-nous  faits  pour  travailler  à  une 
œuvre  commune  ?  devons-nous  user  de  la  vie  comme  n'en  usant  pas? 
ou  devons-nous  croire  qu'elle  ne  nous  a  été  donnée  que  pour  en  jouir? 
Toutes  ces  questions  assurément  sont  bien  simples,  elles  sont  bien 
banales;  ce  sont  des  questions  quotidiennes.  Nous  les  tranchons,  sans 
nous  en  douter,  à  toute  heure  et  en  toute  occasion.  Toutes  nos  délibé- 
rations les  posent  et  toutes  nos  résolutions  les  décident.  Mais  qui  ne 
voit  qu'elles  relèvent  ou  qu'elles  dépendent  de  la  «  croyance  »  et  qu'à 
l'origine  des  unes  ou  au  terme  des  autres  nous  retrouvons  l'acte  de  foi? 
Tant  valent  nos  «  croyances,  »  tant  vaut  notre  morale,  —  je  ne  dis  pas 
nos  actes, il  faut  faire  sa  part  àlafaiblesse  humaine,  —  et  nos  principes 


» 


REVUE.    CHRONIQUE.  715 

de  conduite,  réciproquement,  jugent  nos  croyances.  C'est  peut-être 
ce  que  ne  savent  pas  assez  ceux  qu'on  voit  tous  les  jours  attaquer 
les  croyances  en  protestant,  très  sincèrement,  qu'ils  veulent  garder  la 
morale.  Il  ne  faut  pas  commencer  par  abattre  l'arbre  dont  on  veut 
continuer  de  récolter  les  fruits. 

Ai-je  besoin  d'ajouter  qu'ici  encore  le  contenu  de  l'acte  de  foi  qui  fonde 
la  morale  ne  saurait  être  quelconque  ?  et  qu'U  faut  qu'il  soit  substantielle- 
ment une  affirmation  de  l'absolu?  Le  caractère  même  du  devoir  l'exige, 
qui  peut  bien  comporter  des  adoucissemens,  et  des  distinctioDS,  mais 
point  de  restrictions,  ni  de  transactions.  Il  est  ou  U  n'est  pas.  L'impé- 
ratif est  catégorique  ou  il  n'est  plus  l'impératif;  U  devient  le  conseil 
qu'on  peut  suivre  ou  ne  pas  suivre,  rin^itation  à  laquelle  on  peut  se 
soustraire,  la  sollicitatioD  qu'on  écoute  ou  qu'on  n'écoute  pas.  «  La 
conscience  est  comme  le  cœur,a-t-on  dit  justement  et  avec  force,  il  lui 
faut  un  au-delà.  Le  devoir  n'est  rien  s'U  n'est  sublime,  et  la  vie  devient 
frivole  si  elle  n'implique  des  relations  éternelles.  »  Mais  ces  «  relations 
éternelles,  »  nous  l'avons  vu,  la  croyance  seule  est  capable  de  nous  les 
assurer.  Pas  de  morale  sans  croyance,  et  pas  de  croyance  qui,  pour 
mériter  son  nom,  ne  doive  impliquer  l'absolu. 

III 

Quelles  conclusions  tirerons-nous  maintenant  de  là,  quels  conseils 
ou  quelles  indications  ?  Car  on  parle  quelquefois,  même  en  public,  pour 
parler,  pour  le  plaisir  ou  pour  l'honneur,  mais  l'on  parle  aussi  quel- 
quefois pour  agir,  pour  essayer  d'agir,  pour  grouper  les  bonnes  vo- 
lontés autour  de  quelque  idée  qu'on  croit  juste;  et  c'est  justement  ce 
que  je  fais  aujourd'hui.  Si  nous  devons  donc  à  la  croyance  tout  ce  que 
j'ai  tâché  de  vous  montrer  que  nous  lui  devions,  nous  croirons  pre- 
mièrement qu'n  faut  croire,  et  j'avoue  que  le  conseil,  au  premier  abord, 
a  un  peu  de  l'air  d'une  naïveté.  Mais  regardons-y  de  plus  près,  nous 
verrons  bien  qu'il  n'en  a  que  l'air,  et  quiconque  de  nous  s'efforcera 
loyalement  de  le  suivre,  il  aura  rompu  sans  retour  avec  les  paradoxes 
du  scepticisme,  du  dilettantisme,  et  même  du  rationahsme. 

Pour  ma  part,  si  j'ose  ici  me  citer  moi-même,  il  y  a  tantôt  vingt- 
cinq  ans  que  j'ai  commencé  de  combattre  le  dilettantisme,  et  Dieu 
sait  les  railleries  de  toute  sorte  que  ma  values  cette  persistance! 
En  ce  temps-là.  Messieurs,  que  je  vous  félicite,  pour  la  plupart,  de 
n'avoir  pas  connu,  «  la  qualité  essentielle  d'une  personne  distinguée,  — 
c'est  du  Renan  que  je  vous  cite,  —  était  le  don  de  sourire  de  son  œuvre, 


716  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'y  être  supérieur ,  de  ne  pas  s'en  laisser  obséder;  »  et,  en  effet,  ne  nous 
représentons-nous  pas  bien  Dante  «  souriant»  de  son  Enfer,  ou  Michel- 
Ange  de  son  Jugement  dernier,  Spinosa  de  son  Ethique  ou  Calvin  de  son 
Institution  chrétienne?  Mais  Calvin  et  Spinosa,  Michel-Ange  et  Dante 
n'étaient  pas  des  «  personnes  distinguées.  »  Le  don  leur  avait  été 
refusé,  ce  don  précieux  de  ne  pas  croire  à  leur  œu\Te  ou  de  ne  pas  s'en 
laisser  obséder,  je  veux  dire  le  don  de  se  moquer  du  monde  et  d'eux- 
mêmes  tout  les  premiers.  Ils  s'appliquaient  sérieusement  à  des  choses 
sérieuses,  comme  des  fanatiques  I  et  au  lieu  de  prendre  la  fleur  ou  la 
quintessence  de  tout  pour  en  respirer  au  passage  l'aristocratique  par- 
fum, ils  avaient,  —  suprême  inélégance  !  —  le  mauvais  goût,  ils  avaient 
le  pédantisme  de  mettre  dans  tout  ce  qu'ils  entreprenaient  toute  leur 
volonté,  toute  leur  intelligence,  et  quelquefois  tout  leur  cœur.  Il  faut 
le  dire,  toute  une  génération,  dont  je  suis,  a  été  nourrie  à  l'école  de 
ce  dilettantisme,  et  vous  en  trouverez  encore  de  déUcieux  représentans 
parmi  nous.  Mais  je  crois  que  le  temps  en  est  aujourd'hui  fini.  Nous  ne 
nous  soucions  plus,  vous  ne  vous  souciez  plus  d'être  une  «  république 
athénienne.  »  Si  nous  n'étions  que  quelques-uns  jadis  à  protester 
contre  ce  bas  idéal  de  jouisseurs,  nous  devenons  tous  les  jours 
plus  nombreux.  Nous  le  serons  plus  encore  demain,  après-demain,  je 
l'espère,  et  si  je  n'obtenais  que  cet  effet  de  cette  conférence,  nous  n'au- 
rions assurément,  ni  vous,  ni  moi,  perdu  notre  temps.  Croire  qu'Q  faut 
croire,  et  s'efforcer  de  croire,  et  de  cet  effort  vers  la  croyance  faire 
le  fondement  de  sa  croyance  même,  non,  encore  une  fois,  cela  n'est 
pas  une  naïveté,  ou,  si  l'on  veut  que  c'en  soit  une,  elle  enferme 
alors  plus  de  sens  que  les  plus  étincelans  paradoxes. 

Les  rationalistes  s'en  apercevront  bien,  après  les  dilettantes  ;  et  les 
rationalistes,  entendons-nous,  ce  ne  sont  pas  ceux  qui  font  usage  de 
leur  raison,  jusque  dans  les  choses  de  la  foi,  mais  ce  sont  ceux  qui  ne 
souscrivent  qu'aux  vérités  rationnelles,  et  ce  sont  ceux  qui  nient  l'exis- 
tence de  l'inconnaissable  ou  celle  du  mystère.  Vous  remarquerez 
à  ce  propos  que  je  ne  vous  ai  pas  dit,  et  je  ne  vous  dis  point  que 
nous  sommes  en\ironnés  de  mystères,  que  tout  en  nous-mêmes  est 
mystère,  ou  que  nous  sommes  pour  nous  le  plus  mystérieux  des  mys- 
tères. Cette  manière  déraisonner  a  quelque  chose  d'équivoque,  ou  plu- 
tôt ce  n'est  pas  une  manière  de  raisonner,  c'en  est  une  de  jouer  sur  le 
mot  de  «  mystère.  »  Mais  je  vous  ai  dit,  ou,  ce  qui  valait  mieux,  je 
vous  ai  fait  dire  par  un  positiviste  que,  non  seulement  il  y  avait  dans 
le  monde  plus  de  choses  que  notre  science  ou  notre  philosophie  n'en 
pourront  jamais  connaître,  mais  encore  quelque  chose   d'absolu  qui 


REVUE.    CHRONIQUE.  717 

conditionnait  le  relatif,  qui  nous  en  apparaissait  comme  la  raison 
d'être,  qui  la  serait  toujours  ;  et  voOà  vraiment  le  mystère  des  mys- 
tères. Aucun  raisonnement  ne  percera  ce  mystère,  aucun  rationalisme 
n'aura  raison  de  cet  inconnaissable.  Et  dira-t-on  peut-être  qu'en  ce  cas, 
et  on  l'a  dit,  nous  n'en  sommes  pas  plus  avancés  !  Ce  n'est  pas  ce  que 
je  pense!  Nous  pouvons  faire  un  pas  de  plus,  et  retournant  leurs 
propres  moyens  contre  nos  adversaires,  c'est  à  eux-mêmes  que  nous 
pouvons  demander  de  nous  y  aider. 

Nous  ne  savons  pas  toujours  nous  ser\dr  de  nos  adversaires;  nous 
ne  savons  pas  dégager  de  ce  que  nous  appelons  leurs  erreurs,  la 
part  de  vérité  qu'elles  contiennent;  et,  en  disant  cela,  je  songe  à 
l'espèce  d'acharnement  que  nous  avons  déployé  quelquefois  contre 
le  positivisme.  Sans  doute,  c'est  que  les  disciples  d'Auguste  Comte 
ont  souvent  dénaturé,  —  comme  Littré,  par  exemple,  —  et  souvent 
mutilé  la  doctrine  du  maître.  Ils  l'ont  coupée  pour  ainsi  dire  en 
deux;  et,  d'un  système  à  la  formation  duquel  avaient  presque  égale- 
ment concouru  l'auteur  du  Pa'pe  et  celui  de  V Esquisse  de  Chistoire  des 
Progrès  de  V Esprit  humain,  Joseph  de  Maistre  et  Condorcet,  ils  n'ont 
retenu  que  la  part  du  second.  C'est  à  nous  qu'U  appartient,  dans  un 
esprit  plus  impartial,  de  faire  aussi  la  part  du  premier.  Ne  craignons 
donc  pas  de  reconnaître  qu'en  dépit  de  ses  erreurs,  et  d'un  peu  de 
folie,  — je  parle  au  sens  propre,  — qui  s'est  mêlé  parfois  à  ses  spécu- 
lations, Auguste  Comte  aura  été  le  grand  «  penseur  »  du  siècle  qui 
finit.  Rendons-lui  pleinement  et  hardiment  justice.  Ne  doutons  pas 
qu'une  influence  comme  la  sienne,  qui  certes  n'a  rien  eu  de  celle 
qu'exercent  le  charme  dangereux  du  dilettantisme  ou  le  prestige  d'un 
grand  style,  doive  avoir  son  explication  dans  la  justesse  de  quelques- 
unes  de  ses  idées.  Et  puisque  enfin  d'un  système,  je  l'ai  dit  et  j'aime  à 
le  répéter,  il  n'y  a  jamais  que  les  morceaux  qui  soient  bons,  ne  pensons 
donc  ni  ne  nous  obstinons  surtout  à  raisonner  en  bloc,  et  tâchons 
plutôt  d'absorber  en  nous,  pour  nous  l'incorporer,  ce  qu'il  y  a  de  vrai 
dans  la  doctrine. 

Or,  si  nous  nous  plaçons  à  ce  point  de  vue,  nous  en  tirons  ce  grand 
avantage  de  pouvoir  poser  comme  fait,  et  comme  fait  historique,  —  c'est- 
à-dire  objectif,  —  tout  ou  presque  tout  ce  que  nous  avons  dit  du  besoin 
de  croire.  C'est  un  fait  que  la  Révolution  française  a  essayé  de  revêtir, 
et,  autant  qu'il  était  en  elle,  de  développer  en  son  cours  les  caractères 
qui  sont  ceux  d'une  religion.  C'est  un  fait  que  le  fond  d'un  Romain, 
comme  on  l'a  dit,  était  «  l'amour  de  la  patrie,  »  et  que  si  Rome  a  conquis 
le  monde,  c'est  qu'elle  s'est  crue  de  tout  temps  destinée  aie  conquérir 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  un  fait  que  Kant  a  écrit,  et  dans  le  sens  que  vous  avez  vu,  qu'il 
«  se  proposait  de  substituer  la  croyance  au  savoir.  »  C'est  un  fait  qu'une 
morale  indépendante,  ou  entièrement  dégagée  de  toute  métaphysique 
et  de  toute  religion, n'est  pas  une  morale.  Si  le  positivisme  ne  peut 
pas  nier  ces  faits,  il  est  donc,  de  par  son  principe,  obligé  d'en  tenir 
compte.  Ils  ont  pour  lui,  comme  pour  nous,  exactement  la  même 
consistance  que  ceux  dont  l'ensemble  forme  la  physique  ou  l'histoire 
naturelle.  L'élévation  de  la  colonne  de  mercure  dans  le  baromètre  est 
un  fait,  et  le  caractère  apocalyptique  de  la  Révolution  française  en  est 
un  autre.  La  relation  de  ce  caractère  avec  le  «  besoin  de  croire  »  est 
également  un  fait.  C'est  ce  que  ne  peut  nous  refuser  aucun  positiviste, 
et,  s'il  ne  nous  le  refuse  pas,  ou  en  nous  le  refusant,  s'il  viole  mani- 
festement son  principe,  nous  n'en  demandons  pas  davantage...  pour 
commencer. 

Je  dis  :  pour  commencer.  C'est  qu'en  effet, — et  pour  ne  rien  dire  du 
maître  et  de  sa  religion  de  l'humanité,  — plusieurs  positivistes  ne  s'en 
tiennent  pas  là.  Connaissez-vous  Cournot?  Il  n'est  pas  très  connu;  il 
ne  l'est  pas  assez;  et  je  le  compte  parmi  les  philosophes  de  ce  temps 
dont  la  valeur  a  passé  de  beaucoup  la  réputation.  Il  a  écrit  quelque 
part  :  «  La  langue  que  nous  parlons  n'est  après  tout  qu'une  langue 
comme  une  autre;  le  gouvernement  qui  nous  régit  est  un  gouverne- 
ment comme  un  autre;  —  ces  lignes  sont  datées  de  1872,  • —  mais,  de 
bonne  foi,  la  religion  que  nos  pères  nous  ont  transmise  n'est  pas  une 
religion  comme  une  autre.  Elle  remplit  dans  l'histoire  du  monde  civilisé 
un  rôle  unique,  sans  équivalent,  sans  analogue.  »  Ce  langage  est  celui 
d'un  vrai  positiviste.  Il  a  raison  :  «  La  religion  que  nos  pères  nous 
ont  transmise  n'est  pas  une  religion  comme  une  autre.  »  Elle  diffère 
essentiellement,  elle  a  différé  pratiquement,  et  en  fait,  de  toutes  celles 
qu'on  lui  a  opposées  ou  comparées.  Positivement,  —  et  je  donne  à  ce 
mot  toute  sa  portée,  —  «  elle  a  rempli  dans  l'histoire  du  monde  civi- 
lisé un  rôle  unique,  sans  équivalent,  sans  analogue.  »  On  peut  définir 
historiquement,  objectivement,  ce  rôle.  Auguste  Comte  lui-même  l'a 
fait,  et  il  l'a  fait  admirablement.  D'autres  le  font  tous  les  jours,  qui  ne 
savent  pas  qu'Us  sont  en  ce  point  ses  disciples,  et  qui  ne  perdraient 
rien  à  l'apprendre.  Le  rôle  historique  du  christianisme  est  un  fait 
contre  lequel  ne  sauraient  prévaloir  ni  les  subtiUtés  d'une  exégèse 
ennemie,  ni  les  raisonnemens  d'un  naturalisme  que  condamnent  tous 
les  vrais  philosophes.  Humainement  parlant,  il  s'est  trouvé  dans  le 
christianisme  une  vertu  sociale  et  civilisatrice  qui  ne  se  retrouve  dans 
aucune  autre  religion.  Il  n'a  pas  dans  l'histoire  de  commune  mesure. 


REVUE.    CIIROMOlE.  749 

Ce  qu'il  a  fait,  aucune  autre  religion  ne  l'a  fait.  Il  est  unique!  Et  ne 
voyez-vous  pas  la  conséquence  qui  en  résulte?  S'il  est  unique,  il  est 
bien  près  d'être  ce  qu'on  appelle  «  extraordinaire;  »  il  l'est  de  fait;  et 
il  l'est  non  point  en  vertu  d'une  idée  préconçue,  mais  vraimenl  d'une 
certitude  objective  et  positive  ou  positiviste. 

Et  nous  pouvons  aller  plus  loin  !  Nous  pouvons,  comme  positi\-istes, 
mettre  à  part,  et  placer  au-dessus  de  toutes  les  communions  chré- 
tiennes celle  qui  satisfera  le  mieux  et  le  plus  pleinement  notre  «  besoin 
de  croire.  »  Si  donc  le  «  besoin  de  croire  »  implique  nécessairement  la 
constitution  d'une  autorité  qui  fixe  la  croyance,  ou  plutôt  et  pour  mieux 
dire,  qui  la  maintienne  inaltérée  d'âge  en  âge,  qui  la  dégage  en  toute 
circonstance  de  l'arbitraire  des  opinions  indi\dduelles,  et  qui  la  ramène, 
aussi  souvent  qu'il  le  faut,  à  son  premier  principe  ;  —  si  l'on  ne  conçoit 
pas  de  croyance  indépendamment  d'une  tradition  qui  en  soit  le  dépôt, 
qui  en  rende  compte,  ou  sans  une  continuité  qui  en  soit  comme  la 
garantie  ;  —  si  la  croyance,  héritée  des  ancêtres  et  transmissible  à  ceux 
qui  nous  suivront,  non  seulement  se  partage  aux  vivans  comme  aux 
morts,  mais  ne  souffre  pas  de  ce  partage,  et  s'il  semble  au  contraire 
qu'elle  en  soit  fortifiée  ;  —  s'il  n'y  a  pas  de  Ken  plus  solide  que  celui  des 
croyances,  si  ce  sont  elles  qui  r-approchent,  qui  unissent,  qui  soUda- 
risent  les  hommes,  et  littéralement  qui  les  organisent  en  sociétés,  et 
non  les  intérêts,  ou  les  passions,  ou  les  idées  pures,  la  conséquence 
n'est-elle  pas  é^ddente  ;  et  précisément  n'est-ce  pas  la  situation  du 
cathohcisme?  Le  catholicisme  est  social.  C'est  ce  que  personne  encore, 
de  nos  jours,  n'a  mieux  montré  qu'Auguste  Comte,  et  si  personne  ne 
l'a  mieux  montré,  que  lui  a-t-il  manqué  pour  faire  le  dernier  pas?  ou 
pour  essayer  de  le  faire?  pour  se  dégager  du  point  de  vue  de  «  l'imma- 
nence »  et  pour  oser  se  placer  résolument  au  point  de  vue  de  la 
«  transcendance  ?»  Il  lui  a  manqué  deux  choses,  et  deux  choses  qui 
n'en  sont  qu'une.  Il  lui  a  manqué  le  courage  de  reconnaître  la  faus- 
seté de  cette  prétendue  «  Loi  des  trois  états  »,  où  jusqu'à  son  dernier 
jour  il  a  vu  sa  grande  découverte  ;  et  il  lui  a  manqué  un  peu  d'humi- 
lité. Manquer  dhumilité,  vous  le  savez,  hélas  !  c'est  ce  qu'on  pourrait 
appeler  la  grande  hérésie  des  temps  modernes;  et  si  toutes  les  héré- 
sies ne  sont  à  vrai  dire  que  l'épanouissement  doctrinal  d'un  vice  pre- 
mier de  la  nature  humaine,  notre  grand  vice  à  nous,  dans  notre  siècle, 
ou  même  depuis  quatre  ou  cinq  cents  ans,  c'est  l'orgueil.  Nous  n'avons 
retenu  de  la  Genèse  que  le  mot  du  serpent  :  Et  eritis  sicut  DU. 

Vous  me  permettrez  de  m'arrêter  ici.  J'ai  tâché  de  vous  mon- 


720  REVUE    DES    DEUX    MO^'DES. 

trer  que  le  «  besoin  de  croire  »  n'était  pas  moins  inhérent  à  la  nature 
et  à  la  constitution  de  l'esprit  humain  que  les  catégories  d'Aristote 
ou  de  Kant.  Il  y  a  des  pensées  qui  ne  peuvent  naître,  se  former,  et 
se  développer  que  sous  ou  dans  la  catégorie  de  la  croyance.  Je  vous 
ai  fait  voir  ensuite,  j'ai  tâché  de  vous  faire  voir,  que  cette  catégorie 
n'était  pas  la  moins  générale  de  toutes,  puisque,  comme  disent  les  philo- 
sophes, elle  «  conditionnait  »  l'action,  la  science,  et  la  morale.  Et 
comme  tout  cela  demeurait  encore  «  subjectif,  »  ou  pouvait  encore  en 
être  argué,  comme  on  pouvait  nous  dke  que  l'universalité  du  «  besoin 
de  croire  »  ou  de  «  l'acte  de  foi  »  n'implique  pas  l'existence  de  leur 
objet,  j'ai  usé  des  moyens  que  m'offrait  le  positivisme  pour  franchir 
le  passage  du  «  subjectif»  à  1'  «  objectif  »,  et  de  l'objectif  au  seuil 
du  transcendantal  ou  du  surnaturel...  Mais  si  je  voulais  aller  plus  loin, 
je  sortirais  de  mon  sujet  et  surtout  de  mon  domaine;  je  passerais  du 
terrain  de  la  psychologie  et  de  l'apologétique  sur  le  terrain  de  la  théo- 
logie. Je  ne  m'en  sens  pas  la  force,  et  je  ne  crois  pas  en  avoir  le 
droit.  Je  ne  crois  pas  avoir  non  plus  le  droit,  dans  un  sujet  d'une  telle 
importance,  je  crois  même  avoir  le  devoir  de  ne  pas  m'avancer  au  delà 
de  ce  que  je  pense  actuellement.  C'est  une  question  de  francliise  et 
c'est  une  question  de  dignité  personnelle.  Quel  que  soit  le  pouvoir  de 
l'intervention  de  la  volonté  dans  ces  choses,  —  et  U  est  considérable, 
—  aucun  de  nous  n'est  le  seul  maître  du  trava,il  intérieur  qui  s'ac- 
complit dans  les  âmes.  Mais,  si  quelques-uns  de  ceux  qui  m'écoutent 
se  rappellent  peut-être  en  quels  termes,  ici  même,  il  y  a  bientôt  trois 
ans,  je  terminais  une  conférence  sur  la  Renaissance  de  V Idéalisme ,  ils 
reconnaîtront  que  les  conclusions  que  je  leur  propose  aujourd'hui 
sont  plus  précises,  plus  nettes,  plus  voisines  surtout  de  l'idée  qui 
vous  a  rassemblés  en  Congrès;  —  et  pourquoi,  si  c'est  un  grand  pas 
de  fait,  n'en  ferais-je  pas  un  jour  un  autre,  et  un  plus  décisif? 

F.  B. 

Le  Directeur-gérant, 
F.  Brunetière. 


LA  TERRE  QUI  MEURT 


TROISIEME    PARTIE  ,  ) 


VIII.    —    LES    CONSCRITS    DE    SALLERTAINE 

L'après-midi  de  ce  dimanche  d'automne  fut  marquée  par  une 
paix  plus  profonde  encore  qu'à  l'ordinaire.  L'air  était  tiède  ;  la  lu- 
mière voilée  ;  le  vent,  qui  s'était  levé  avec  la  mer  et  poussait  plus 
loin  qu'elle  sa  marée,  en  traversant  l'immense  plaine  herbeuse,  ne 
récoltait  pas  un  bruit  de  travail,  pas  une  plainte  de  charrue,  pas 
un  heurt  de  pelle,  de  marteau  ou  de  hache.  Les  cloches  seules 
parlaient  haut.  Elles  se  répondaient  les  unes  aux  autres;  celles  de 
Sallertaine,  du  Perrier,  de  Saint-Gervais,  de  Ghallans,  qui  a  une 
église  neuve  pareille  à  une  cathédrale,  de  Soullans  caché  dans 
les  arbres  des  terres  montantes.  Les  volées  de  la  grand'messe,  le 
tintement  de  l'Angelus,  les  trois  sons  des  vêpres  leur  laissaient 
peu  de  repos.  Elles  lançaient  au  loin  les  mêmes  mots  entendus 
bien  des  fois,  compris  depuis  des  siècles  :  adoration  de  Dieu,  oubli 
de  la  terre,  pardon  des  fautes,  union  dans  la  prière,  égalité  de- 
vant les  promesses  éternelles  ;  et  les  mots  s'envolaient  dans  l'es- 
pace, et  se  nouaient  avec  un  frisson,  et  c'étaient  comme  des  guir- 
landes de  joie  jetées  d'un  clocher  à  l'autre.  Parmi  les  remueurs 
de  terre,  les  gardiens  de  bestiaux,  les  semeurs  de  fèves,  bien  peu 

(1)  Voyez  la  Revue  du  13  novembre  et  du  1"  décembre. 

TOME  CL.  —  1898.  46 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  leur  obéissaient  pas.  Les  routes,  désertes  toute  la  semaine, 
voyaient  passer  et  repasser,  hâtant  la  marche,  les  familles  qui 
habitaient  aux  limites  de  la  paroisse  et,  plus  lentes,  celles  (jui 
demeuraient  à  distance  de  promenade.  Dans  le  canal  élargi  qui 
aboutit  au  pied  de  Féglise  et  sert  de  port  à  Sallertaine,  il  y  avait 
toujours  quelque  yole  en  mouvement. 

Vers  le  soir,  le  bruit  des  cloches  cessa.  Les  buveurs  eux- 
mêmes  avaient  quitté  les  auberges,  et  regagné  les  métairies  assou- 
pies dans  la  clarté  blonde  du  couchant.  Un  silence  universel  en- 
vahissait la  campagne.  Peu  bruyante  les  jours  de  travail,  elle  était, 
à  la  fin  de  la  semaine,  pendant  quelques  heures,  toute  recueillie 
et  muette.  Trêve  dominicale  qui  avait  sa  signification  grande,  où 
se  refaisaient  les  âmes,  où  les  familles  groupées,  calmes,  songeuses, 
comptaient  leurs  vivans  et  leurs  morts. 

Mais,  ce  jour-là,  la  paix  fut  de  courte  durée. 

Mathurin  Lumineau  et  André  se  reposaient  dans  le  chemin 
vert  de  la  Fromentière,  en  dehors  de  la  haute  porte  de  pierre, 
sous  les  ormeaux  qui  servaient  d'abri  provisoire  aux  charrettes 
et  aux  herses.  L'infirme,  couché  en  demi-cercle  sur  les  traverses 
de  bois  d'une  des  herses,  un  vieux  manteau  sur  les  jambes,  se 
remettait  de  l'effort  et  de  l'émotion  du  matin.  André,  par  amitié 
pour  lui,  n'avait  pas  voulu  retourner  au  bourg  avec  le  père,  et, 
étendu  à  plat  ventre  dans  l'herbe,  lisait  le  journal  à  haute 
voix.  De  temps  en  temps  il  commentait  les  nouvelles,  lui  qui 
avait  couru  le  monde:  il  expliquait  où  se  trouvaient  Clermont- 
Ferrand,  l'Inde,  le  Japon,  Lille  en  Flandre;  et,  en  le  faisant,  il 
tordait  sa  petite  moustache  blonde,  et  toute  la  fleur  de  sa  jeunesse, 
un  peu  d'amour-propre  naïf,  apparaissaient  dans  sa  physionomie 
ouverte  et  amusée. 

Vers  quatre  heures,  sur  la  gauche  de  Sallertaine,  un  clairon 
sonna.  Ce  devait  être  à  mi-distance  entre  la  paroisse  des  Lumineau 
et  celle  de  Soullans,  en  plein  Marais.  Mathurin,  réveillé  de  la  tor- 
peur où  la  lecture  l'avait  plongé,  regarda  André,  qui  avait  laissé 
tomber  le  journal,  à  la  première  note,  et  qui,  le  visage  levé,  l'oreille 
tendue,  souriait  à  la  fanfare. 

—  Ce  sont  les  gars  de  la  classe,  dit  l'aîné.  Ils  vont  partir  bien- 
tôt, et  ils  se  promènent. 

—  Ils  jouent  la  fanfare  des  chasseurs  d'Afrique,  répondit  le 
cadet  avec  une  flamme  dans  les  yeux.  Je  la  reconnais.  Il  y  a  donc 
un  ancien  de  chez  nous  dans  le  Marais? 


LA    TEKRE    QLl    MEURT.  723 

—  Oui,  le  fils  d'un  bourrinier  du  Fief.  Il  a  fait  son  temps  dans 
les  zouaves. 

Il  y  eut  un  silence,  pendant  lequel  les  deux  hommes  écou- 
tèrent la  sonnerie  de  l'ancien  zouave.  Leurs  pensées,  en  ce  mo- 
ment, étaient  bien  différentes.  André  revoyait,  en  imagination, 
dans  les  lointains  du  Marais  qu'il  fixait,  une  ville  blanche,  des 
rues  étroites,  une  troupe  de  cavaliers  sortant  d'une  porte  crénelée 
dont  la  voûte  faisait  écho.  Mathurin  observait  l'expression  de  son 
frère,  et  pensait  :  «  Il  a  encore  l'esprit  là-bas,  d'où  il  vient.  >>  Ses 
traits  se  détendirent  et  ses  yeux  se  dilatèrent  une  seconde,  comme 
ceux  d'une  bête  qui  découvre  sa  proie,  puis  il  se  replia  sur  son 
rêve  habituel.  • 

—  Driot,  dit-il,  après  un  long  moment,  tu  aimes  cette  mu- 
sique-là? 

—  Mais  oui. 

—  Tu  regrettes  le  régiment? 

—  Non,  par  exemple  !  Personne  ne  le  regrette. 

—  Alors,  qu'est-ce  qui  te  plaisait  là-bas? 

Le  jeune  homme  interrogea  le  visage  de  l'aîné,  d'un  coup 
d'œil,  comme  s'il  cherchait  :  «  Pourquoi  me  demande-t-il  cela?  » 
Puis  il  répondit  : 

—  Le  pays...  Ecoute  encore...  C'est  la  diane,  à  présent... 
La  sonnerie  de  clairon,  grêle  et  précipitée,  cessa  bientôt.  Des 

voix  fortes,  mal  exercées,  cinq  ou  six  ensemble,  entonnèrent  le 
Chant  du  départ.  Quelques  mots  arrivèrent  jusqu'à  la  Fromen- 
tière  :  «  Mourir  pour  la  patrie...  le  plus  beau...  d'envie...  »  Les 
autres  se  perdaient  dans  l'espace.  Mais  le  bruit  s'était  rapproché. 
Les  deux  frères,  immobiles  sous  le  couvert  des  ormes,  poursuivant 
chacun  le  songe  où  la  première  note  l'avait  jeté,  écoutaient  monter 
vers  eux  les  conscrits  de  Sallertaine. 

Toussaint  Lumineau  écoutait  aussi.  Il  s'en  revenait,  après  les 
vêpres,  doucement,  accompagné  par  son  ami  Massonneau,  un 
grand  métayer  maigre,  qui  avait  la  peau  brune  comme  un  grain 
de  froment,  les  cartilages  du  cou  saillans  comme  un  bréchet  de 
poule,  et,  dans  la  mâchoire,  un  tic  nerveux  qui  lui  faisait,  à 
chaque  instant,  lever  le  menton,  d'où  son  surnom  de  Glorieux. 
Lumineau  et  le  Glorieux  causaient  des  derniers  événemens  de  la 
Fromentière.  Ils  représentaient,  l'un  et  l'autre,  la  vieillesse  et  la 
sagesse  du  Marais.  Ils  connaissaient  les  noms  et  les  surnoms,  les 
parentés,  l'histoire  de  tous  ceux  qui  vivaient  à  Sallertaine,  et  celle 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'au  moins  deux  générations  disparues.  Arrivés  aux  dernières 
maisons  du  bourg-,  un  peu  après  le  pont  qui  traverse  l'étier,  ils 
s'arrêtèrent  sous  le  coup  de  la  même  impression,  et  tournèrent  le 
visage  du  côté  du  vent, 

—  Entends-tu,  Glorieux?  dit  Lumineau.  Ils  sonnent  de  la 
trompette  et  ils  chantent,  les  pauvres  enfans  !  Mais  les  parens  de 
ceux  qui  partent  peuvent  bien  pleurer. 

—  Oui,  dit  Massonneau  en  relevant  le  menton  :  les  parens 
sont  à  plaindre. 

—  Je  les  nommerais  tous,  rien  qu'à  écouter  d'ici  la  voix  de 
leurs  gars,  reprit  Lumineau.  Vous,  bonnes  gens  de  la  Bonnellerie 
et  vous  du  Grand-Paiement  ;  vous  de  Juche-Pie  ;  vous  des  Linot- 
tières  et  vous  de  la  Belle-Blanche,  je  reconnais  la  voix  de  vos 
gars.  Qu'ils  ne  fassent  pas  comme  mon  François!  C'est  là  où  ils 
vont  que  son  cœur  a  changé.  La  ville  m'a  pris  mon  enfant. 

—  Comme  elle  a  pris  celui  de  la  Pinçonnière,  dit  le  Glorieux. 

—  Comme  celui  des  Levrelles. 

—  Comme  celui  de  la  Parée-du-Mont. 

La  litanie  eût  pu  être  longue.  Massonneau  l'interrompit,  parce 
que  la  musique  se  rapprochait  décidément  de  la  bordu  re  du  Marais. 

—  Ils  se  reprennent  à  chanter,  dit-il.  Les  voilà  qui  montent 
par  chez  toi,  Lumineau. 

Les  conscrits  de  Sallertaine  montaient,  en  effet,  vers  la  Fro- 
mentière.  Tantôt  leurs  voix,  tantôt  les  notes  de  cuivre  du  clairon 
s'envolaient  au-dessus  du  Marais  silencieux.  Elles  s'en  allaient 
loin,  emportées  par  le  vent,  comme  la  graine  de  souci,  qui  va 
tomber  partout.  Et  partout,  sans  qu'il  y  parût  rien,  des  âmes 
s'agitaient,  d'anciennes  douleurs  s'éveillaient,  d'humbles  gens, 
habitans  des  fermes  isolées  ou  des  villages,  écoutaient,  avec  un 
serrement  de  cœur,  passer  les  conscrits  de  Sallertaine. 

Quand  ceux-ci  eurent  gagné  le  pré  de  la  Fromentière.  Ma- 
thurin,  qui  les  suivait  au  bruit,  depuis  longtemps,  et,  avec  son 
sens  merveilleux  d'observation,  se  rendait  compte  de  leur  route, 
dit  à  André  : 

—  Ils  se  sont  déjà  arrêtés  dans  trois  métairies.  Je  pense  qu'ils 
font  la  quête  de  la  classe.  Tu  n'as  pas  connu  ça,  toi?  Voilà  deux 
ans  seulement  qu'ils  ont  eu  l'idée  de  passer  dans  les  maisons  où  il 
y  a  une  fille  de  leur  âge,  et  ils  lui  demandent  une  poule  pour  se 
racheter  du  service.  Bousille  est  du  tirage...  Tu  devrais  prendre 
une  poule,  que  tu  leur  donneras,  quand  ils  passeront. 


LA    TERRE    OUI    MEURT.  725 

—  Je  veux  bien  !  dit  André  en  riant,  et  en  se  levant  d'un  bond. 
J'y  cours.  Et  que  font-ils  des  poules? 

—  Ils  les  mangent,  donc!  Ils  font  deux,  trois,  quatre  dîners 
d'adieu.  Dcpôche-toi  :  ils  arrivent. 

André  disparut  dans  la  cour  de  la  métairie.  On  entendit  bientôt 
son  rire  clair,  ses  pas  précipités  du  côté  de  l'aire,  puis  les  cris 
d'effroi  d'une  poule  qu'il  avait  dû  saisir.  Quelques  minutes  plus 
tard  il  revint,  tenant  par  les  pattes  l'oiseau,  dont  les  a-iles  rondes, 
mouchetées  de  gris  et  de  blanc,  touchaient  l'herbe  et  se  rele- 
vaient au  rythme  de  la  marche. 

Au  même  moment,  un  coup  de  clairon  retentit  au  bas  du 
verger  clos.  Mathurin  s'était  à  demi  redressé  sur  la  herse,  et,  les 
deux  mains  appuyées  aux  traverses,  les  bras  tendus,  sa  tête 
ébouriffée  en  avant,  il  guettait  l'arrivée  des  promeneurs.  André 
se  tenait  debout  à  côté  de  lui.  En  face  d'eux,  juste  dans  l'ouver- 
ture du  chemin  qui  descendait  au  Marais,  le  soleil  se  couchait. 
Son  globe  énorme,  orangé  par  la  brume,  emplissait  tout  l'espace 
entre  les  deux  talus,  au  sommet  de  la  butte  sans  arbres. 

Et  voici  que,  dans  cette  gloire,  trois  filles  apparurent.  Elles 
montaient,  enlacées,  la  plus  grande  au  milieu,  toutes  trois  vêtues 
de  noir  avec  des  coiffes  de  dentelles.  Le  jais"  de  leurs  mouchoirs 
de  velours  brillait  sur  leurs  épaules.  Elles  s'avançaient  en  balan- 
çant leur  tête.  C'étaient  des  filles  de  Sallertaine.  Mais  la  lumière 
était  derrière  elles,  et  nul  n'aurait  pu  dire  leur  nom,  excepté 
Mathurin,  qui,  dans  celle  du  milieu,  avait  reconnu  Félicité  Gau- 
vrit.  A  quelques  pas  en  arrière  venaient  le  sonneur  de  clairon,  un 
porte-drapeau,  et  cinq  jeunes  hommes  en  ligne,  qui  tenaient, 
pendues  par  un  lien  de  chanvre  ou  couchées  sur  un  bras,  les 
poules  récoltées  dans  les  fermes. 

La  troupe  suivit  le  chemin,  fit  une  centaine  de  mètres,  et 
s'arrêta  entre  les  ormeaux  et  le  mur  ruiné  de  la  Fromentière. 

—  Bonjour,  les  frères  Lumineau!  dit  une  voix. 

Il  y  eut  des  rires  dans  la  bande  excitée  par  la  course  et  par  le 
muscadet  des  métairies.  L'infirme  fléchit  sur  ses  poignets,  et  re- 
garda du  côté  d'André. 

Félicité  Gauvrit,  sans  quitter  ses  compagnes,  sétait  portée  un 
peu  en  avant  de  la  bande,  et  considérait,  d'un  air  de  complai- 
sance, le  dernier  fils  de  la  Fromentière,  qui  tendait  la  poule  grise 
à  bout  de  bras. 

—  Vous  avez  donc  deviné,  André?  reprit-elle.  Ce  que  c'est  que 


726  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  garçons  d'esprit!...  Allons,  prenez  la  poule  de  Rousille,  Sos- 
thène  Pageot. 

Un  vigoureux  gars,  rougeaud,  la  mine  hébétée  comme  ceux 
que  le  vin  commence  à  étourdir,  sortit  du  rang  et  prit  l'oiseau. 
Mais  à  l'attitude  moqueuse  d'André,  au  silence  qu'il  gardait,  Féli- 
cité devina  que  celui-ci  s'expliquait  mal  la  présence  de  la  fille  de 
la  Seulière  en  pareille  compagnie,  car  elle  ajouta,  négligemment  : 

—  Vous  pouvez  croire  que  je  ne  cours  pas  tous  les  jours  le 
Marais  avec  des  conscrits.  Si  je  le  fais  aujourdhui,  c'est  pour 
rendre  service.  Ces  deux  amies  que  vous  voyez,  et  qui  sont  de  la 
classe,  ont  été  désignées  par  le  sort  pour  quêter.  Mais  elles 
n'osaient  pas  aller  seules,  et  la  quête  aurait  manqué  sans  moi. 

Elle  s'exprimait  bien,  avec  une  certaine  recherche  qui  dénotait 
l'habitude  de  la  lecture. 

—  C'aurait  été  dommage,  dit  le  jeune  homme,  sans  conviction. 

—  N'est-ce  pas?  D'autant  plus  qu'on  ne  me  voit  pas  souvent 
dans  vos  quartiers. 

Elle  détourna  la  tête  vers  les  fenêtres  de  la  Fromenlière,  les 
étables,  les  meules  de  foin,  soupira,  et  dit,  presque  aussitôt,  d'un 
ton  enjoué  : 

—  Vous  veillerez  bien  un  de  ces  soirs  avec  nous,  André?  Les 
Maraîchines  vous  espèrent. 

Il  y  eut  des  signes  d'approbation,  à  sa  droite  et  à  sa  gauche. 

—  Peut-être,  fit  André.  Il  y  a  si  longtemps  que  je  n'ai  dansé 
à  Sallertaine  :  l'envie  peut  m'en  reprendre. 

Elle  le  remercia  d'un  petit  clignement  dyeux.  Alors  seule- 
ment elle  eut  l'air  de  remarquer  Mathurin  Lumineau,  qui  la  re- 
gardait, lui,  avec  tant  de  passion  et  de  douleur  mêlées.  Elle  prit, 
pour  lui  parler,  une  expression  de  pitié  et  de  gêne  aussi,  qui 
n'était  pas  toute  feinte  : 

—  Ce  que  je  dis  à  l'un,  vous  comprenez,  Mathurin,  je  le  dis 
à  toute  la  maison...  Si  ce  n'était  pas  une  fatigue  pour  vous  ?...  J  ai 
eu  plaisir  à  vous  revoir  à  la  messe,  ce  matin...  Cela  prouve  que 
vous  allez  mieux... 

L'infirme,  incapable  de  répondre  autre  chose  que  des  mots 
tout  faits  et  tout  prêts  dans  son  esprit,  balbutia  : 

—  Merci,  Félicité;...  vous  êtes  bien  honnête.  Félicité... 

Ce  nom  de  Félicité,  il  le  disait  avec  une  sorte  d'adoration,  qui 
sembla  émouvoir,  tout  abrutis  qu'ils  fussent,  deux  ou  trois  des 
conscrits  de  Sallertaine. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  727 

—  De  quel  régiment  étais-tu,  Mathurin?  demanda  le  porte- 
drapeau. 

—  Troisième  cuirassiers  ! 

—  Clairon,  une  fanfare  de  cuirassiers  pour  Mathurin  Lumi- 
neau  !  En  avant,  marche  ! 

Les  trois  filles  du  Marais,  le  clairon,  le  porte-drajpeau ,  les 
cinq  jeunes  hommes  rangés  en  arrière  quittèrent  l'ombre  des 
ormeaux,  et  remontèrent  le  chemin  vers  les  Quatre-Moulins.  Une 
poussière  traversée  de  rayons  s'éleva  au-dessus  d'eux.  La  fanfare 
fit  trembler  les  vieilles  pierres  de  la  métairie. 

Quand  le  dernier  bonnet  de  dentelles  eut  disparu  entre  les 
ajoncs  et  les  saules  de  la  route,  Mathurin  dit  à  son  frère  qui 
avait  repris  le  journal  et  le  lisait  distraitement  : 

—  Croirais-tu,  Driot,  que,  depuis  six  ans,  c'est  la  première 
fois  qu'elle  passe  ici? 

André  répondit,  trop  vivement  : 

—  Elle  t'a  déjà  écrasé  une  première  fois,  mon  pauvre  gars.  11 
faut  prendre  garde  quelle  ne  recommence  pas  ! 

Mathurin  Lumineau  grommela  des  mots  de  colère,  ramassa 
ses  béquilles,  et  s'éloigna  de  quelques  pas,  jusqu'au  dernier  arbre 
contre  lequel  il  se  tint  debout.  Les  deux  frères  ne  se  parlèrent 
plus.  Tous  deux,  vaguement  et  poussés  par  l'instinct,  ils  regar- 
daient le  Marais  où  les  derniers  rayons  de  jour  s'éteignaient.  Au- 
dessous  des  terres  plates,  le  soleil  s'abaissait.  On  ne  voyait  plus, 
de  son  globe  devenu  rouge,  qu'un  croissant  mordu  par  des  ombres, 
et  sur  lequel  un  saule  d'horizon,  un  amas  de  roseaux,  on  ne  sait 
quoi  d'obscur,  dessinait  comme  une  couronne  d'épines.  Il  disparut. 
Un  souffle  frais  se  leva  sur  les  collines.  Le  bruit  de  fanfare  et  de 
voix,  qui  s'éloignait  de  plus  en  plus,  cessa  de  troubler  la  cam- 
pagne. Un  grand  silence  se  fit.  Des  feux  s'allumèrent,  çà  et  là 
dans  l'étendue  brune.  La  paix  renaissait  :  les  douleurs,  une  à 
une,  finissaient  en  sommeil  ou  en  prière  du  soir. 

Le  vieux  Lumineau,  qui  arrivait  du  bourg,  reconnut  ses 
deux  fils  le  long  des  arbres  du  chemin,  et,  les  voyant  immobiles, 
dans  la  contemplation  des  terres  endormies,  ne  pouvant  deviner 
leurs  pensées,  dit  d'une  voix  claire  : 

—  C'est  beau  le  Marais,  n'est-ce  pas,  mes  gars?  Allons,  ren- 
trons de  compagnie  :  le  souper  doit  attendre. 

Il  ajouta,  parce  que,  dans  l'ombre,  André  s'avançait  le  pre- 
mier : 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Que  je  suis  content  que  tu  sois  revenu  de  l'armée,  toi, 
mon  Driot! 


IX,    —   LA   VIGNE   ARRACHEE 

L'hiver  était  venu.  La  Fromentière  paraissait  calme  et  heu- 
reuse. Celui  qui  eût  parcouru  les  champs,  et  regardé  les  hommes 
qui  les  cultivaient,  n'eût  pas  eu  de  crainte  pour  l'avenir  de  la 
métairie.  Le  valet  nouveau  ne  se  dérangeait  point,  comme  disait 
Toussaint  Lumineau,  c'est-à-dire  qu'il  peinait  régulièrement  qua- 
torze heures  par  jour  sans  prononcer  quatorze  mots.  André  fai- 
sait l'orgueil  et  la  joie  du  père  qui,  lui-même,  ne  s'épargnait 
guère.  Bon  laboureur,  bon  semeur,  matinal,  soigneux  des  bêtes 
et  de  toute  chose,  il  se  remettait  au  travail  de  la  terre  avec  une 
ardeur  qui  prouvait,  chez  le  jeune  homme,  une  vocation  inébran- 
lable et  la  résolution  de  demeurer  paysan. 

Cependant,  au  fond  de  ce  cœur  inquiet  et  tendre,  l'ennui 
grandissait.  André  ne  pouvait  s'habituer  à  ne  plus  voir  François. 
L'ami  de  ses  vingt  premières  années,  le  compagnon  sans  lequel 
l'image  même  de  la  Fromentière  ne  s'était  jamais  présentée  à  son 
esprit,  lui  manquait.  Une  semaine  après  son  retour  au  pays, 
André  était  allé  embrasser  son  frère  et  Eléonore  à  la  Roche-sur- 
Yon.  Il  les  avait  trouvés  installés  dans  une  maison  de  faubourg, 
un  peu  gênés  déjà,  maugréant,  l'un  contre  la  dureté  des  chefs, 
l'autre  contre  la  clientèle  qui  ne  venait  pas,  sans  regret  pour- 
tant de  ce  qu'ils  avaient  fait,  et  définitivement  conquis  à  la  ville 
par  la  facilité  de  la  vie  sans  contrôle  et  sans  prévoyance.  Il  était 
revenu  de  là  sans  la  moindre  tentation  de  suivre  leur  exemple  ; 
plus  sévère  même  contre  ceux  qui  avaient  renié  le  travail  des 
champs,  mais  frappé  d'une  idée  fixe  :  il  cherchait  partout 
François.  La  Fromentière,  où  François  ne  vivait  plus,  lui  parais- 
sait déserte  et  vide.  C'était  une  obsession  dont  il  ne  pouvait  se 
débarrasser,  une  soutlrance  qu'il  ne  disait  à  personne,  mais  que 
chacun,  sans  le  vouloir,  renouvelait.  Le  métayer,  dont  la  colère 
était  tombée,  surtout  depuis  qu'il  savait  que  les  affaires  de  ses 
enfans  de  la  ville  n'étaient  pas  brillantes,  recommençait  à  parler 
volontiers  de  François,  comme  pour  encourager  secrètement  les 
autres  à  se  souvenir,  et  à  tenter  de  ramener  l'ingrat.  Il  disait  : 
«  Aujourd'hui,  nous  ensemencerons  la  Cailleterie,  où  François 
n'a  fait  que  deux  sillons;  »  ou  bien  :  «  Donne-nous  ce  soir  des 


LA    TERRE    OLI    MEURT.  729 

châtaignes  cuites  sous  la  cendre,  Rousille,  comme  François  les 
aimait.  »  Il  pensait  bien  agir  ainsi,  et  rassembler  en  quelque 
manière  ceux  que  le  malheur  avait  dispersés.  Rousille  l'imitait. 
Les  choses  parlaient  plus  souvent  encore  et  nommaient  l'absent  : 
c'étaient  la  fourche  dont  il  se  servait  d'ordinaire,  un  panier  tressé 
par  lui,  une  corde  enroulée  sur  une  poutre  de  l'étable  par  une 
main  qui  n'était  plus  là,  ou  simplement  des  coins  de  champs  ou 
de  chemins  qu'un  souvenir  avait  marqués,  une  souche  creuse, 
un  buisson,  et  tout  le  Marais  même,  à  vrai  dire,  où,  pendant  des 
années,  deux  enfans  presque  du  même  âge,  frères  qui  ne  se  quit- 
taient pas,  avaient  ensemble  conduit  les  vaches,  sauté  les  fossés 
à  la  perche  et  chassé  les  oiseaux. 

Pauvre  François,  lent  à  l'ouvrage,  dépensier,  porté  au  plaisir, 
la  légende  se  faisait  déjà  pour  lui  à  la  Fromentière  !  Un  regret 
tendre  et  touchant  lui  gardait  sa  place  et  l'exagérait  même  dans 
la  famille  diminuée.  André  s'ennuyait,  et,  déçu  dans  la  joie  du 
retour,  n'aimait  plus  la  Fromentière  nouvelle  comme  il  avait  aimé 
l'ancienne. 

Elle  avait  tant  changé  !  Il  l'avait  connue  animée  par  le  bruit 
et  le  travail  d'une  famille  nombreuse  et  unie,  dirigée  par  un 
homme  dont  l'âge  avait  respecté  la  vigueur  et  la  gaîté  même, 
servie  par  plus  de  bras  qu'elle  n'en  demandait,  aveuglément 
chérie  et  défendue,  comme  les  nids  qu'on  n"a  point  encore  quittés. 
Il  la  retrouvait  méconnaissable.  Deux  des  enfans  s'étaient  enfuis, 
laissant  la  maison  triste,  le  père  inconsolé,  la  tâche  trop  lourde 
aussi  pour  ceux  qui  restaient.  Rousille  s'épuisait.  André  sentait 
bien  qu'il  ne  suffirait  pas  pour  entretenir  la  Fromentière  en  bon 
état  de  culture,  pour  l'améliorer  surtout,  comme  il  avait  médité  si 
souvent  de  le  faire,  lorsqu'en  Afrique,  pendant  les  nuits  chaudes 
où  l'on  ne  dort  pas,  il  songeait  aux  ormeaux  de  chez  lui.  Il  eût 
fallu  au  moins  deux  hommes  jeunes  et  forts,  sans  compter  l'aide 
du  valet.  Il  eût  fallu  François  auprès  d'André  1 

Celui-ci  luttait  contre  le  découragement  qui  l'envahissait,  car 
il  était  brave.  Chaque  matin  il  parlait  pour  les  champs  avec  la 
résolution  de  tant  travailler  que  toute  autre  pensée  lui  serait  im- 
possible. Et  il  labourait,  hersait,  semait,  ou  bien  il  creusait  des 
fossés,  ou  plantait  des  pommiers,  sans  prendre  de  repos,  avec 
tout  son  courage  et  tout  son  cœur.  Mais  toujours  le  souvenir  de 
François  lui  revenait  ;  toujours  le  sentiment  de  la  déchéance  de 
la  métairie.  Les  journées  étaient  longues,  dans  la  solitude;  plus 


730  REVUE  DES  DELX  MONDES. 

encore  à  côté  du  nouveau  valet,  manœuvre  indifférent,  que  les 
projets  ni  les  regrets  de  ce  fils  de  métayer  ne  pouvaient  intéresser. 
Le  soir,  quand  André  rentrait,  à  qui  se  serait-il  confié  et  qui 
l'eût  consolé  ?  la  mère  n'était  plus  là  ;  le  père  avait  trop  de  peine 
déjà  à  garder  lui-même  ce  qu'il  faut  despérance  et  de  vaillance 
pour  ne  pas  plier  sous  le  malheur  ;  Mathurin  était  si  peu  sûr  et  si 
aigri,  que  la  pitié  pouvait  aller  à  lui,  mais  non  l'affection  vraie. 
Il  y  aurait  eu  Rousille,  peut-être.  Mais  Rousille  avait  dix-sept  ans 
quand  André  l'avait  quittée.  Il  continuait  de  la  traiter  en  enfant, 
et  ne  lui  disait  rien.  D'ailleurs,  c'est  à  peine  si  on  la  voyait  passer, 
la  petite,  toujours  préoccupée  et  courant.  Morne  maison!  Le 
jeune  homme  y  souffrait  d'autant  plus  qu'il  sortait  du  régiment, 
où  la  vie  était  dure  sans  doute,  mais  si  pleine  de  mouvement  et 
d'entrain  ! 

Les  semaines  s'écoulaient,  et  l'ennui  ne  cédait  pas.  Fatigué 
de  ce  repliement  sur  soi-même,  André  peu  à  peu  laissa  son  esprit 
s'écarter  hors  du  monde  douloureux  où  il  s'efforçait  vainement  de 
reconnaître  la  maison  de  sa  jeunesse.  Il  était  comme  ces  paysans 
des  côtes,  travailleurs  taciturnes  qui  regardent  la  mer  par-dessus 
les  dunes,  et  que  tourmente  un  peu  de  songe  quand  le  vent 
souffle.  Triste  et  touché  par  le  malheur,  il  se  rappela  la  science 
lamentable  qu'il  avait  acquise  au  loin  :  il  peu'^a  qu'on  peut  vi\Te 
ailleurs  qu'à  la  Fromentière,  au  bord  du  Marais  de  Vendée. 

La  tentation  devint  pressante.  Deux  mois  après  qu'il  eut  repris 
possession  de  la  chambre  où  les  deux  frères  couchaient  autrefois, 
un  soir  que  toute  la  métairie  dormait,  André  se  mit  à  écrire  à  un 
soldat  de  la  légion  étrangère,  qu'il  avait  connu  et  laissé  en  Afrique  : 
«  Je  mennuie  trop,  mon  frère  et  ma  sœur  ont  quitté  la  maison. 
Si  tu  sais  une  bonne  occasion  de  placer  son  argent  en  terre, 
soit  en  Algérie,  soit  plus  loin,  tu  peux  me  l'indiquer.  Je  ne  suis 
pas  décidé,  mais  j'ai  des  idées  de  m'en  aller.  Je  suis  comme  seul 
chez  nous.  »  Et  les  réponses  vinrent  bientôt.  Au  grand  étonne- 
ment  de  Toussaint  Lumineau,  le  facteur  apporta  à  la  Fromentière 
des  brochures,  des  journaux,  des  prospectus,  des  plis  qui  étaient 
gros,  et  dont  André  ne  se  moquait  pas,  comme  faisaient  Rousille 
et  Mathurin.  Le  père  disait  en  riant,  car  il  n'avait  aucun  soupçon 
contre  André  :  «  Il  n'est  jamais  entré  tant  de  papier  à  la  Fromen- 
tière, Driot,  que  depuis  les  semaines  de  ton  retour.  Je  ne  t'en 
veux  pas,  puisque  c'est  ton  plaisir  de  lire.  Mais  moi,  ça  me  las- 
serait l'esprit.  »  Le  dimanche  seulement,  il  lui  arrivait  de  souffrir 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  731 

un  peu  de  ce  goût  trop  vif  qu'avait  son  fils  pour  l'écriture  et  la 
lecture.  Ce  jour-là,  presque  toujours,  après  vêpres,  il  ramenait 
avec  lui  quelque  vieux  compagnon,  le  Glorieux  de  la  Terre- 
Aymont  ou  Pipet  de  la  Pinçonnière,  et  ils  allaient  ensemble  rendre 
visite  aux  champs  de  la  Fromentière.  Ils  montaient  et  descendaient 
par  les  sentes  pleines  d'herbe,  lun  près  de  l'autre,  inspectant 
toutes  choses,  s'exprimant  avec  des  signes  d'épaule  ou  de  paupière, 
échangeant  de  rares  propos  qui  avaient  tous  le  même  objet  :  les 
moissons  présentes  ou  futures,  belles  ou  médiocres,  menacées  ou 
sauvées.  En  cette  saison  d'hiver,  c'étaient  les  guérets,  les  blés 
jeunes  et  les  coins  de  luzerne  qu'on  étudiait.  Et  Toussaint  Lumi- 
neau,  qui  n'avait  pas  réussi  à  prendre  au  passage  et  à  emmener 
son  André,  confiait  au  métayer  de  la  Terre-Aymont  ou  de  la 
Pinçonnière,  arrêté  dans  le  même  rayon  tiède,  à  la  cornière  d'une 
pièce:  «  Yois-tu,  mon  fils  André  est  d'une  espèce  que  je  n'ai  pas 
encore  connue  et  qui  ne  ressemble  pas  à  la  nôtre.  Ça  n'est  pas 
qu'il  méprise  la  terre.  Il  a  de  l'amitié  pour  elle,  au  contraire,  et 
je  n'ai  rien  à  reprocher  à  son  travail  de  la  semaine.  Mais  depuis 
qu'il  est  revenu  du  régiment,  son  idée,  le  dimanche,  est.  dans  la 
lecture.  » 

Rousille  aussi  s'étonnait  quelquefois.  Elle  avait  trop  à  faire 
dans  la  maison  pour  s'occuper  du  travail  ou  des  amusemens  des 
autres.  Chargée  du  ménage,  prise  par  les  mille  soins  d'une  ferme, 
elle  ne  voyait  guère  André  qu'aux  heures  des  repas,  et  devant 
témoins.  A  ces  momens~îà,  André,  soit  par  un  effort  de  volonté, 
soit  que  la  jeunesse  fût  plus  forte  que  l'ennui  et  réclamât  son 
heure,  se  montrait  gai  d'ordinaire,  et  insouciant.  Il  plaisantait 
volontiers  Rousille  et  tâchait  de  la  faire  rire.  Elle  cependant, 
comme  elle  était  femme  et  qu'elle  souffrait,  avait  le  don  de  de- 
viner les  souffrances  des  autres.  Et  à  des  signes  bien  légers,  à 
des  regards  arrêtés  sur  les  hautes  vitres  de  la  fenêtre,  à  deux  ou 
trois  mots  qui  auraient  pu  s'expliquer  autrement,  son  âme  tendre 
avait  compris  qu'André  n'était  pas  tout  à  fait  heureux.  Sans  en 
savoir  davantage,  elle  l'avait  plaint.  Mais  elle  était  loin  de  se 
douter  de  la  crise  que  traversait  son  frère  et  du  projet  qu'il  mé- 
ditait. 

Un  seul  de  ces  témoins  de  la  vie  avait  pénétré  les  desseins 
d'André  :  c'était  Mathurin.  Il  avait  remarqué  la  tristesse  grandis- 
sante d'André,  l'inutile  effort  du  jeune  homme  pour  retrouver 
l'ancienne  égalité  d'humeur  et  la  vaillance  calme  dans  le  travail 


732  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quotidien.  Il  le  suivait  quelquefois  aux  champs;  il  épiait  à  la 
maison  l'arrivée  du  facteur,  et  se  faisait  remettre  les  lettres  et  les 
papiers  adressés  à  son  frère.  Les  moindres  détails  restaient  gravés 
dans  sa  mémoire  songeuse,  et  en  sortaient  un  jour,  sous  forme 
d'une  question  qu'il  posait  prudemment,  avec  une  indifférence 
affectée.  Il  savait,  par  exemple,  que  la  plupart  des  lettres  que 
recevait  André  portaient,  les  unes  le  timbre  d'Alger,  les  autres 
celui  d'Anvers.  Et  comme  ce  dernier  nom  ne  disait  rien  àMathu- 
rin,  André  avait  expliqué  : 

—  C'est  un  grand  port  de  Belgique,  plus  grand  que  Nantes  où 
tu  as  passé  une  fois. 

—  Comment  peux-tu  connaître  du  monde  si  loin  de  chez 
nous  et  si  loin  de  l'Afrique  ? 

—  C'est  bien  simple,  ajoutait  le  cadet  :  mon  meilleur  ami,  à 
Alger,  est  un  Belge  de  la  légion  étrangère,  qui  a  toute  sa  famille 
dans  la  ville  d'Anvers.  Tantôt  Demolder  m'écrit,  et  tantôt  ce  sont 
les  parens  qui  m'écrivent,  pour  me  donner  les  renseignemens 
dont  j'ai  besoin... 

—  Des  nouvelles  de  tes  camarades,  alors  ? 

—  Non,  des  choses  qui  m'intéressent,  sur  les  voyages,  les 
pays...  Un  des  enfans  s'est  établi  au  delà  de  la  mer,  en  Amérique. 
Il  aune  ferme  aussi  grande  que  la  paroisse  de  chez  nous. 

—  Il  était  riche? 

—  Non;  il  l'est  devenu. 

Mathurin  n'insistait  pas.  Mais  il  continuait  d'observer,  d'ajouter 
les  indices  aux  indices.  Quand  André  laissait  traîner  une  brochure 
d'émigration,  une  annonce  de  concessions  à  donner  ou  à  vendre, 
Mathurin  relevait  la  feuille,  et  lâchait  de  découvrir  les  endroits 
où  les  sourcils  du  frère  s'étaient  froncés,  où  quelque  chose  comme 
un  sourire,  un  désir,  une  volonté,  avait  traversé  les  yeux  du  cadet. 

De  preuve  en  preuve,  il  avait  acquis  la  conviction  que  Driot 
méditait  de  quitter  la  Fromentière.  Quand?  Pour  quel  pays  loin- 
tain où  la  fortune  était  facile?  C'étaient  là  des  points  obscurs. 
Alors,  en  ce  mois  de  décembre,  où  les  tète-à-tête  sont  plus  nom- 
breux à  cause  des  bourrasques,  des  journées  de  neige  et  de  pluie, 
lorsqu'il  était  seul  avec  André,  dans  l'étable  ou  dans  la  maison,  il 
disait  perfidement: 

—  Parle-moi  de  l'Afrique,  Driot?  Raconte-moi  les  histoires 
de  ceux  qui  se  sont  enrichis?  Ça  m'intéresse  de  t'entendre  causer 
là-dessus. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  733 

D'autres  fois  il  demandait: 

—  La  Fromentière  doit  te  paraître  petite  et  pauvre,  à  toi  qui 
lis  dans  les  livres?  Bien  sûr,  elle  ne  donne  pas  comme  autrefois! 

Mathurin  ne  doutait  plus,  lorsque  Driot  doutait  encore. 

L'année  s'acheva  ainsi.  Une  nouvelle  année  commença. 

L'hiver  était  pluvieux,  mais  il  gelait  toutes  les  nuits.  On  voyait, 
au  matin,  les  fils  d'araignées,  tendus  d'une  moitié  à  l'autre  et 
couverts  de  brume  glacée,  remuer  au  vent  comme  des  ailes  blan- 
ches. La  glèbe  fumait  au  soleil  tardif,  et  les  ailes  blanches  deve- 
naient grises.  Les  plus  gros  travaux  de  la  campagne  étaient  sus- 
pendus. Les  hommes  des  terres  hautes  abattaient  quelques 
souches  ou  remplaçaient  des  barrières.  Ceux  du  Marais  ne  fai- 
saient plus  rien.  Pour  eux  les  vacances  étaient  ^enues.  Les  fossés 
et  les  étiers  débordaient.  La  plupart  des  fermes,  enveloppées  par 
les  eaux  et  comme  flottantes  au-dessus  d'elles,  n'avaient  de  com- 
munication avec  les  bourgs  ou  entre  elles  qu'au  moyen  des  yoles 
remises  à  neuf,  qui  couraient  en  tous  sens  sur  les  prés  inondés. 
C'était  le  temps  joyeux  des  veillées  et  des  chasses. 

Le  sol  n'était  cependant  pas  si  dur  qu'on  ne  pût  le  défoncer, 
et  Toussaint  Lumineau  avait  résolu,  selon  le  conseil  donné  par 
Mathurin,  d'arracher  la  vigne  qui  dépendait  de  la  Fromentière, 
et  que  le  phylloxéra  avait  détruite. 

Le  métayer  et  André  montèrent  donc  jusqu'au  petit  champ 
bien  exposé  au  midi,  sur  la  hauteur  dénudée  que  coupe  la  route 
de  Challans  à  Fromentine.  Us  avaient  devant  eux,  et  ne  voyaient 
pas  autre  chose,  sept  planches  de  vieille  vigne  entre  quatre  haies 
d'ajonc,  un  sol  caillouteux,  et  les  ailes  de  deux  moulins  qui 
tournaient, 

—  Attaque  une  des  planches,  dit  le  métayer;  moi,  j'atta- 
querai celle  d'à  côté. 

Et  enlevant  leur  veste,  malgré  le  froid,  car  le  travail  allait 
être  rude,  il  se  mirent  à  arracher  la  vigne.  L'un  et  l'autre,  ils 
avaient  causé  d'assez  belle  humeur  en  faisant  la  route.  Mais,  dès 
qu'ils  eurent  commencé  à  bêcher,  ils  devinrent  tristes,  et  ils  se 
turent  pour  ne  pas  se  communiquer  les  idées  que  leur  inspiraient 
leur  œuvre  de  mort  et  cette  fin  de  la  vigne.  Lorsf[u'une  racine 
résistait  par  trop,  le  père  essaya  deux  ou  trois  fois  de  plaisanter 
et  de  dire  :  «  Elle  se  trouvait  bien  là,  vois-tu,  elle  a  du  mal  à 
s'en  aller,  »  ou  quelque  chose  d'approchant.  Il  y  renonça  bientôt. 
Il  ne  réussissait  point  à  écarter  de  lui-même,  ni  de  l'enfant  qui 


734  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travaillait  près  de  lui,  la  pensée  pénible  du  temps  où  la  vigne 
prospérait,  où  elle  donnait  abondamment  un  vin  blanc,  aigrelet 
et  mousseux,  qu'on  buvait  dans  la  joie,  les  jours  de  fête  passés. 
La  comparaison  de  l'état  ancien  de  ses  affaires  avec  la  médiocre 
fortune  d'aujourd'hui  l'importunait.  Elle  pesait  plus  lourdement 
encore,  et  il  s'en  doutait  bien,  sur  lesprit  de  son  André.  Silen- 
cieux, ils  levaient  donc  et  ils  abattaient  sur  le  sol  leur  pioche 
d'ancien  modèle,  forgée  pour  des  géans.  La  terre  volait  en  éclats  ; 
la  souche  frémissait;  quelques  feuilles  recroquevillées,  restées 
sur  les  sarmens,  tombaient  et  fuyaient  au  vent,  avec  des  craque- 
mens  de  verre  brisé  ;  le  pied  de  l'arbuste  apparaissait  tout  entier, 
vigoureux  et  difforme,  vêtu  en  haut  de  la  mousse  verte  où  l'eau 
des  rosées  et  des  pluies  s'était  conservée  pendant  les  étés  lointains, 
tordu  en  bas  et  mince  comme  une  vrille.  Les  cicatrices  des  bran- 
ches coupées  par  les  vignerons  ne  se  comptaient  plus.  Cette  vigne 
avait  un  âge  dont  nul  ne  se  souvenait.  Chaque  année,  depuis 
qu'il  avait  conscience  des  choses,  Driot  avait  taillé  la  vigne,  biné 
la  vigne,  cueilli  le  raisin  de  la  vigne,  bu  le  vin  de  la  vigne.  Et 
elle  mourait.  Chaque  fois  que,  sur  le  pivot  d'une  racine,  il  donnait 
le  coup  de  grâce,  qui  tranchait  la  vie  définitivement,  il  éprou- 
vait une  peine;  chaque  fois  que,  par  la  chevelure  depuis  deux 
ans  inculte,  il  empoignait  ce  bois  inutile  et  le  jetait  sur  le  tas 
que  formaient  les  autres  souches  arrachées,  il  haussait  les  épaules, 
de  dépit  et  de  rage.  Mortes  les  veines  cachées  par  où  montait 
pour  tous  la  joie  du  vin  nouveau!  Mortes  les  branches  mères  que 
le  poids  des  grappes  inclinait,  dont  le  pampre  ruisselait  à  terre 
et  traînait  comme  une  robe  d'or  !  Jamais  plus  la  fleur  de  la  vigne, 
avec  ses  étoiles  pâles  et  ses  gouttes  de  miel,  n'attirerait  les  mou- 
cherons d'été,  et  ne  répandrait  dans  la  campagne  et  jusqu'à  la 
Fromentière,  son  parfum  de  réséda!  Jamais  les  enfans  de  la  mé- 
tairie, ceux  qui  viendraient,  ne  passeraient  la  main  par  les  trous 
de  la  haie  pour  saisir  les  grappes  du  bord!  Jamais  plus  les  femmes 
n'emporteraient  les  bottées  de  vendange!  Le  vin,  d'ici  longtemps, 
serait  plus  rare  à  la  ferme,  et  ne  serait  plus  de  «  chez  nous.  » 
Quelque  chose  de  familial,  une  richesse  héréditaire  et  sacrée 
périssait  avec  la  vigne,  servante  ancienne  et  fidèle  des  Lumineau. 
Ils  avaient,  l'un  et  l'autre,  le  sentiment  si  profond  de  cette 
perte,  que  le  père  ne  put  s'empêcher  de  dire,  à  la  nuit  tombante, 
en  relevant  une  dernière  fois  sa  pioche  pour  la  mettre  sur  son 
épaule  : 


LA    TERRE    QDI    MEURT.  735 

—  Vilain  métier,  Driot,que  nous  avons  fait  aujourd'hui! 
Cependant  il  y  avait  une  grande  différence  entre  la  tristesse 

du  père  et  celle  de  l'enfant.  Toussaint  Lumineau,  en  arrachant 
la  \àgne,  pensait  déjà  au  jour  où  il  la  replanterait;  il  avait  vu, 
dans  sa  muette  et  lente  méditation,  son  successeur  à  la  Fromen- 
tière  cueillant  aussi  la  vendange  et  buvant  le  muscadet  de  son  clos 
renouvelé.  Il  possédait  cet  amour  fort  et  éprouvé,  qui  renaît  en 
espoirs  à  chaque  coup  du  malheur.  Chez  André,  l'espérance  ne 
parlait  pas  de  même,  parce  que  l'amour  avait  faibli. 

Tous  deux,  bruns  dans  le  jour  finissant,  ils  se  remirent 
en  marche  le  long  de  la  bordure  d'herbe,  puis  sur  la  pente 
des  champs  qui  ramenaient  vers  la  ferme.  Le  corps  endolori 
et  penché  en  avant,  leur  outil  sur  l'épaule,  ils  considéraient 
l'horizon  rouge  au-dessus  du  Marais,  et  les  nuages  que  le  vent 
poussait  vers  le  soleil  en  fuite.  C'était  un  soir  lamentable.  Au- 
tour d'eux,  des  guérets,  des  terres  nues,  des  haies  dévastées,  des 
arbres  sans  feuilles,  de  l'ombre  et  du  froid  qui  tombaient  du  ciel. 
Et  ils  avaient  bien  fait  deux  cents  mètres  avant  que  le  fils  se  décidât 
à  parler,  comme  si  la  réponse  devait  être  trop  dure  pour  le  père 
qui  suivait  le  même  chemin  de  travail. 

—  Oui,  dit-il,  le  temps  de  la  vigne  est  fini  dans  nos  contrées  : 
mais  elle  pousse  ailleurs. 

—  Où  donc,  mon  Driot? 

Dans  les  demi-ténèbres,  l'enfant  étendit  sa  main  libre,  au- 
dessus  de  la  Fromentière  noyée  en  bas  dans  l'ombre.  Et  le  geste  al- 
lait si  loin,  par  delà  le  Marais  et  par  delà  la  Vendée,  que,  sous  ses 
habits  de  grosse  laine,  Toussaint  Lumineau  sentit  le  froid  du 
vent. 

—  Les  autres  pays,  dit-il,  qu'est-ce  que  ça  nous  fait,  mon 
Driot,  pourvu  qu'on  vive  dans  le  nôtre? 

Le  fils  comprit-il  l'anxieuse  tendresse  de  ces  mots-là?  Il  ré- 
pondit: 

—  C'est  que,  justement,  dans  le  nôtre,  il  est  de  plus  en  plus 
malaisé  de  vivre. 

Toussaint  Lumineau  se  souvint  des  paroles,  à  peu  près  sem- 
blables, qu'avait  dites  François,  et  il  se  tut,  pour  essayer  de  s'ex- 
pliquer à  lui-même  comment  André  pouvait  les  répéter,  lui  qui 
n'était  cependant  ni  paresseux  ni  porté  pour  les  villes. 

Devant  les  hommes  qui  descendaient  aux  marges  des  terres 
brunes,  la  Fromentière  avec  ses  arbres  apparaissait  comme  un 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dôme  de  ténèbres  plus  denses,  au-dessus  duquel  la  nuit  d'hiver 
allumait  ses  premières  étoiles.  Le  métayer  n'entrait  jamais  sans 
émotion  dans  cette  ombre  sainte  de  chez  lui.  Ce  soir-là,  mieux 
que  d'habitude,  il  sentit  cette  douceur  de  revenir  qui  ressemblait 
à  un  serment  d'amour.  Rousille,  entendant  des  pas  qui  s'appro- 
chaient, ouvrit  la  porte  et  éleva  la  lampe  à  l'extérieur,  comme  un 
signal. 

—  Vous  rentrez  tard!  dit-elle. 

Ils  n'avaient  pas  eu  le  temps  de  répondre,  qu'un  son  de  corne 
prolongé,  nasillard,  retentit  au  fond  du  Marais,  bien  au  delà  de 
Sallertaine. 

—  C'est  la  corne  de  la  Seulière  !  cria,  du  bout  de  la  salle,  la 
voix  de  Mathurin. 

Les  hommes  entrèrent  dans  la  clarté  chaude  du  foyer.  La 
petite  lampe  fut  reposée  sur  la  table. 
Mathurin  reprit  : 

—  On  veille  ce  soir  à  la  Seulière.  Veux-tu  y  venir,  Driot? 

L'infirme,  les  bras  appuyés  sur  la  table  et  agités  d'un  mouve- 
ment nerveux,  soulevé  à  demi,  les  yeux  flambans  d'un  désir  long- 
temps contenu  qui  éclatait  enfin,  faisait  peine  à  voir  et  faisait  peur, 
comme  ceux  dont  la  raison  chancelle. 

—  Je  ne  suis  guère  d'humeur  à  danser,  répondit  négligem- 
ment André;  mais  peut-être  ça  me  ferait  du  bien,  aujourd'hui. 

Le  métayer,  silencieusement,  appuya  la  main  sur  l'épaule  de 
son  malheureux  aîné,  et  les  yeux  enfiévrés  se  détournèrent,  et  le 
corps  obéit,  et  retomba  sur  le  banc,  comme  un  sac  de  froment, 
dont  la  toile  s'élargit  quand  il  touche  terre. 

Les  hommes  soupèrent  rapidement.  Vers  la  fin  du  repas,  Tous- 
saint Lumineau,  dont  l'esprit  s'était  reinis  à  penser  aux  paroles 
d'André,  voulut  prendre  à  témoin  celui  de  ses  enfans  qui  navait 
jamais  varié  dans  l'amour  exclusif  de  la  Fromentière,  et  dit  : 

—  Croirais-tu,  Mathurin,  que  ce  Driot  déraisonnait,  ce  soir?  Il 
prétend  que  la  vigne  a  fait  son  temps  chez  nous;  qu'elle  pousse 
mieux  ailleurs.  Mais  quand  on  plante  une  vigne,  on  sait  bien  qu'elle 
doit  mourir  un  jour,  n'est-ce  pas? 

—  Beaucoup  sont  mortes  avant  la  nôtre,  fit  rudement  l'infirme. 
Nous  ne  sommes  pas  plus  malheureux  que  les  voisins. 

—  C'est  justement  ce  que  je  dis,  répondit  André,  et  il  releva 
la  tète,  et  on  vit  ses  yeux  qu'animait  la  contradiction  et  ses  mous- 
taches fines  qui  remuaient  quand  il  parlait.  Ce  n'est  pas  seule- 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  737 

ment  notre  vigne  qui  est  usée,  c'est  la  terre,  la  nôtre,  celle  des 
voisins,  celle  du  pays,  aussi  loin  et  plus  loin  que  vous  n'avez 
jamais  été.  Il  faudrait  des  terres  neuves,  pour  faire  de  la  belle 
culture. 

—  Des  terres  neuves,  dit  le  père,  je  n'en  ai  jamais  connu  par 
ici.  Elles  ont  toutes  servi. 

—  Il  y  en  a  pourtant,  et  dans  bien  des  contrées... 
Il  hésita,  un  instant,  et  énuméra  pêle-mêle  : 

—  En  Amérique,  au  Cap,  en  Australie,  dans  les  îles,  chez  les 
Ang;lais.  Tout  pousse  dans  ces  pays-là.  La  terre  a  plaisir  à  donner, 
tandis  que  les  nôtres... 

—  N'en  dis  pas  de  mal,  Driot:  elles  valent  les  meilleures! 

—  Usées,  trop  chères! 

—  Trop  chères,  oui,  un  peu.  Mais  donne-leur  de  l'engrais,  et 
tu  verras  ! 

—  Donnez-leur-en  donc  !  Vous  n'avez  pas  de  quoi  en  acheter  ! 

—  Ou'il  vienne  seulement  une  belle  année,  pas  trop  sèche, 
pas  trop  mouillée,  et  nous  serons  riches  ! 

Le  métayer  s'était  redressé,  comme  sous  une  injure  person- 
nelle, et  il  attendait  ce  que  Driot  allait  répondre.  Celui-ci  se 
leva,  emporté  par  la  passion.  Et  tous  le  regardaient,  même  le  valet 
de  ferme,  qui  essayait  de  comprendre,  le  menton  serré  dans  sa 
main  calleuse.  Et  tous  ils  sentaient  vaguement,  à  l'aisance  du 
geste,  à  la  facilité  de  sa  parole,  que  Driot  n'était  plus  tout  à  fait 
comme  eux. 

—  Oui,  fit  le  jeune  homme,  fier  d'être  écouté,  il  y  aurait  peut- 
être  quelque  chose  à  faire,  ici,  dans  les  vieux  pays.  Mais  on  ne 
nous  apprend  pas  ces  choses-là  dans  nos  écoles  :  c'est  trop  utile. 
Et  puis  l'impôt  est  trop  lourd,  et  les  fermages  trop  hauts.  Alors, 
pendant  que  nous  vivons  misérablement,  ils  font  là-bas  des  ré- 
coltes magnifiques.  J'apprends  ça  tous  les  jours.  Nos  vignes 
crèvent,  et  ils  ont  du  vin.  Le  froment  pousse  chez  eux  sans  en- 
grais, et  ils  nous  l'envoient  dans  des  navires  aussi  chargés  de  grain 
que  l'était,  à  ce  que  vous  racontez,  le  grenier  de  Tancien  château 
d'ici... 

—  Des  farces  !  Tu  as  lu  ça  dans  les  li\Tes  ! 

—  Un  peu.  Mais  j'ai  vu  aussi  des  navires  dans  les  ports,  et 
les  sacs  de  froment  coulaient  de  leur  bord  comme  l'eau  des  étiers 
par-dessus  les  talus.  Si  vous  lisiez  les  journaux,  vous  sauriez 
que  tout  nous  est  apporté  de  l'étranger,  à  meilleur  compte  que 

TnME  CL.  —  1898.  47 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  ne  pouvons  le  produire,  le  blé,  l'avoine,  les  chevaux,  les 
bœufs,  et  qu'il  y  a,  contre  nous  autres,  les  Américains,  les  Austra- 
liens, et  qu'il  y  aura  bientôt  les  Japonais,  les  Chinois... 

Il  se  grisait  de  paroles.  Il  nétait  que  l'écho  de  quelques  lec- 
tures qu'il  avait  faites,  ou  de  conversations  qu'on  avait  tenues 
devant  lui.  La  Fromentière  l'écoutait  avec  stupeur.  Chine,  Japon, 
Amérique,  ces  noms  volaient  dans  la  salle  comme  des  oiseaux 
inconnus,  amenés  par  la  tempête  dans  des  régions  lointaines. 
Les  murs  de  la  métairie  avaient  entendu  tous  les  mots  de  la 
langue  paysanne,  mais  pas  une  fois  encore  ils  n'avaient  sonné  sous 
le  choc  de  ces  syllabes  étrangères.  L'étonnement  était  marqué 
sur  tous  les  visages  éclairés  par  la  lampe  et  levés  vers  Driot, 
qui  continua  : 

—  J'en  ai  appris,  des  choses!  J'en  apprends  tous  les  jours.  Et, 
tenez,  quand  on  revient,  comme  moi,  d'arracher  une  vigne,  ça 
fait  enrager  de  penser  qu'il  y  a  des  pays,  en  Amérique,  et  je 
pourrais  vous  dire  leur  nom,  où  on  peut  aller  sans  délier  sa 
bourse... 

—  Allons  donc!  s'écria  le  valet. 

—  Oui,  le  gouvernement  paye  le  passage  du  cultivateur.  Il  le 
nourrit  à  l'arrivée.  Il  lui  donne,  pour  s'établir,  trente  hectares  de 

terre... 

Cette  fois,  le  père  hocha  la  tête,  désarmé  par  l'énormité  de 
l'affirmation,  et  dit,  d'un  air  de  mépris  : 

—  Tu  racontes  des  menteries,  mon  garçon.  Trente  hectares, 
ça  fait  soixante  journaux.  Moi,  je  ne  lis  pas  souvent,  c'est  vrai. 
Mais  je  ne  me  laisse  pas  raconter  toutes  les  histoires  que  tu  crois 
comme  Évangile.  Soixante  journaux!  Les  gouvernemens  seraient 
vite  ruinés,  s'ils  faisaient  un  cadeau  pareil  à  tous  ceux  qui  en 
ont  envie...  Tais-toi...  Ça  me  chagrine  d'entendre  mal  parler  de  la 
terre  de  chez  nous...  Puisque  tu  veux  la  cultiver  avec  moi,  Driot, 
fais  comme  nous,  n'en  dis  pas  de  mal...  Elle  nous  a  toujours 

nourris. 

Il  y  eut  un  silence  embarrassé,  dont  le  valet  profila  pour  se 
lever  et  gagner  son  lit.  L'appel  de  la  Seulière  courut  de  nouveau 
dans  la  nuit.  Mathurin  ne  prononça  pas  une  parole,  mais  il  re- 
garda son  frère.  Celui-ci,  mécontent,  excité  par  la  discussion 
qu'il  venait  d'avoir,  comprit  l'interrogation  muette,  et  répondit 
vivement,  de  manière  à  faire  sentir  que  sa  volonté  était  libre  : 

—  Eh  bien!  oui,  j'y  vais. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  739 

—  Je  te  ferai  la  conduite  jusqu'à  la  yole,  repartit  l'infirme. 
Toussaint  Lumineau  devina  un  danger. 

—  C'est  déjà  trop  que  ton  frère  aille  à  la  Seulière,  dit-il.  Mais 
toi,  mon  pauvre  gars,  d'aucune  manière  ça  ne  te  serait  bon  de 
veiller  là-bas.  Il  fait  froid  dehors...  Ne  va  pas  plus  loin  que  le  pré 
aux  canes,  et  reviens  vite. 

Il  suivit  des  yeux  l'infirme  qui,  en  grande  hâte,  avec  le  sur- 
croît d'énergie  que  lui  donnait  lémotion,  se  soulevait  sur  ses 
béquilles,  longeait  la  table,  descendait  les  marches,  et,  derrière 
André,  s'enfonçait  dans  la  nuit... 

Les  fils  étaient  dehors.  Le  vent  glacé  soufflait  par  la  porte 
laissée  ouverte.  Hélas!  que  le  gouvernement  de  la  maison  deve- 
nait difficile  !  Assis  sur  le  banc,  la  tête  appuyée  sur  un  coude  et 
regardant  l'ombre  de  la  cour,  le  métayer  réfléchissait  aux  choses 
qu'il  avait  entendues  ce  soir,  et  à  l'impuissance  où  il  se  trouvait, 
malgré  sa  tendresse  et  sa  grande  expérience,  de  se  faire  obéir,  dès 
qu'il  ne  s'agissait  plus  du  travail  de  la  métairie.  Mais  il  ne  de- 
meura pas  longtemps  sans  demander  à  sa  fille,  enfermée  dans 
la  décharge  voisine,  —  la  moindre  parole  sonnait  si  bien  dans 
les  chambres  vides  ! 

—  Rousille? 

La  petite  ouvrit  la  porte,  et  s'avança  un  peu,  tenant  un  plat 
creux  qu'elle  essuyait  sans  le  regarder. 

—  J'ai  peur  que  Mathurin  ne  retourne  la  voir... 

—  Oh!  père,  il  ne  ferait  pas  ça...  D'ailleurs,  il  ne  doit  pas 
avoir  ses  souliers,  et  il  n'oserait  pas  paraître  à  la  Seulière... 

Elle  se  pencha,  chercha  sous  le  lit  de  Mathurin,  puis  dans  le 
coffre,  et  se  releva  en  disant  : 

—  Si...  il  les  a  emportés...  Il  les  avait  mis  d'avance...  Le  pre- 
mier son  de  corne  a  passé  vers  six  heures. 

Le  père  se  mit  à  marcher  à  grands  pas.  Inquiet,  il  s'arrêtait, 
de  minute  en  minute,  pour  écouter  si  un  bruit  de  béquilles  heur- 
tant les  cailloux  n'annonçait  pas  le  retour  de  Mathurin. 


X.    —   LA   VEILLÉE   DE  LA    SEULIERE 

Toussaint  Lumineau  n'avait  pas  tort  de  s'inquiéter.  Ses  deux 
fils  étaient  descendus  ensemble  jusqu'à  cet  endroit  du  pré  de  la 
Fromentière,  où  le  fossé  élargi  servait  d'abreuvoir  aux  bêtes  et 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  refuge  aux  deux  yoles  de  la  métairie.  Là,  André  n'avait  guère 
fait  de  résistance,  quand  Mathurin  avait  demandé  :  «  Emmène-moi? 
Je  veux  aller  voir  Félicité.  »  Aventureux,  imprudent  pour  lui- 
même,  soldat  d'hier,  encore  tout  pénétré  des  maximes  de  la  ca- 
serne, il  avait  dit  seulement: «Ça  n'est  guère  raisonnable,  mais  si 
ça  t'amuse  !  »  Il  avait  aidé  l'infirme  à  monter  dans  la  meilleure 
des  yoles,  à  setendre  à  l'avant,  du  côté  où  le  bateau  seffile.  Lui- 
même  s  "était  mis  debout  à  l'arrière,  sur  la  plate-forme  en  pente 
et  coupée  en  ligne  droite,  et,  saisissant  une  longue  perche,  il  avait 
commencé  à  yoler,  c'est-à-dire  à  pousser  le  bateau,  en  appuyant  le 
fer  de  la  ningle  tantôt  au  fond  de  l'eau,  tantôt  sur  le  bord  des 
terres. 

Maintenant,  ils  étaient  loin,  au  milieu  du  Marais,  dans  la  nuit 
extrêmement  froide  et  sans  lune.  Les  nuages  continuaient  de 
courir  vers  la  mer.  Les  ténèbres  cependant  n'étaient  pas  entières. 
Il  y  avait  là-haut,  dans  le  gris  du  ciel,  des  traînées  plus  pâles, 
des  mailles  claires  continuellement  déformées  et  brisées  par  le 
mouvement  des  nuées,  et  que  reflétait  au  passage  la  surface  des 
eaux  :  non  plus  seulement  celle  des  fossés,  mais  la  nappe  elle- 
même  des  prés,  inondés  par  les  pluies  d'hiver,  changés  en  autant 
de  lacs  d'où  émergeait  à  peine  le  dos  rond  des  talus.  Toute  lueur 
était  multipliée.  L'ombre  avait  des  remous  de  clarté.  Et  cela  per- 
mettait à  André  de  ne  pas  se  tromper  de  route.  La  yole  suivait 
les  canaux  qui  se  coupent  à  angle  droit.  Elle  n'avançait  que  lente- 
ment, contrariée  par  les  aiguilles  de  glace  que  le  froid  formait  et 
lançait  en  gerbes  autour  des  herbes  et  des  cailloux  du  bord.  Si  le 
vent  ne  s'élevait  pas,  tout  le  Marais  serait  pris  avant  le  jour. 
André  le  savait,  et  s'efforçait  d'arriver  le  plus  vite  possible  à  la 
Seulière.  Il  comprenait  l'imprudence  qu'il  avait  commise  en  em- 
menant avec  lui  Mathurin,  par  une  nuit  pareille  et  si  loin.  L'in- 
firme, lui,  ne  bougeait  pas.  Il  se  taisait,  pour  ne  pas  appeler  sur 
lui  l'attention  de  son  frère,  qui  aurait  pu  retourner  en  arrière. 
Mais  quand  il  se  vit  à  plus  de  deux  kilomètres  de  la  Fromentière, 
sûr  désormais  d'arriver  jusqu'à  la  ferme  où  l'on  veillait,  il  rompit 
le  silence.  Couché  sur  le  dos,  le  visage  caché  le  long  du  bordage 
de  la  yole,  il  demanda  : 

—  Driot,  quand  tu  as  parlé,  ce  soir,  des  terres  qu'on  donne 
aux  travailleurs  qui  émigrent,  tu  ne  plaisantais  pas? 

—  Mais  non. 

—  Est-ce  qu'on  t'a  proposé  de  t'en  donner? 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  741 

Il  avait  relevé  la  tête,  sans  l)ruit,  et  il  guettait,  avec  ses  yeux 
et  ses  oreilles  à  la  fois,  la  réponse  d'André.  La  réponse  ne  vint 
pas.  Dans  l'immense  étendue  des  prairies  inondées,  on  n'enten- 
dait que  le  frissonnement  de  l'eau  refoulée  par  la  yole  et  qui  mon- 
tait en  marée,  avec  de  petits  rires  aigus,  sur  la  boue  durcie  des 
rives.  L'infirme  reprit  : 

—  François  te  manque,  n'est-ce  pas?  Ça  te  change  la  maison, 
de  ne  plus  y  voir  que  moi  ? 

Le  jeune  homme  qui  se  tenait  si  ferme  à  l'arrière,  silhouette 
à  peine  inclinée  dans  l'ombre,  se  courba  précipitamment. 

—  Vaque  à  toi  !  cria-t-il  ;  reste  couché,  Mathurin  ! 

Une  nuit  complète  se  fit  autour  d'eux.  Us  passaient  sous  un  de 
ces  ponts  de  pierre,  d'une  seule  arche,  qui  bossuent  le  Marais  çà 
et  là.  Quand  ils  se  furent  redressés,  Mathurin  remarqua  que  le  yo- 
leur  avait  ralenti  la  marche,  comme  ceux  dont  l'esprit  travaille. 
Encouragé  par  là,  résolu  à  se  faire  livrer  le  secret  qui  intéressait 
l'avenir  de  la  Fromentière,  l'infirme  insista. 

—  Nous  ne  sommes  que  deux  ici,  André  ;  pourquoi  ne  pas 
dire  tout  ce  que  tu  penses?  Tu  voudrais  travailler  des  terres  plus 
neuves  que  les  nôtres  :  tu  veux  t'en  aller,  toi  aussi,  mais  plus 
loin  que  François  et  pour  faire  autre  chose  ? 

Alors  le  cadet  cessa  de  yoler.  Il  demeura  droit,  sur  le  plan- 
cher du  bateau,  et  il  laissait  la  ningle  tlotter  derrière  lui. 

—  Puisque  tu  l'as  deviné,  Mathurin,  garde  le  secret,  dit-il... 
C'est  vrai  que  j'ai  reçu  des  propositions...  Je  pourrais  avoir,  au 
delà  de  la  mer,  toute  une  métairie  et  un  troupeau  de  chevaux,  à 
moi,  pour  mes  deux  mille  francs...  Des  amis  s'occupent  de  l'af- 
faire... Mais  je  ne  suis  pas  décidé.  Je  n'ai  pas  dit  oui. 

—  Tu  as  peur  du  père? 

—  J'ai  peur  de  le  laisser  dans  l'embarras.  Si  je  m'en  allais, 
qui  est-ce  qui  conduirait  la  Fromentière? Il  y  a  bien  Rousille,  qui 
pourrait  se  marier. 

—  Pas  avec  le  Boqiiin  toujours!  Ça  n'irait  pas  entre  nous  ! 
Mais  le  père  a  dit  non,  et  il  ne  reviendra  pas  là-dessus. 

—  Alors,  je  ne  vois  pas  qui  prendra  la  Fromentière? 

Une  voix  dure,  impérieuse,  qui  trahissait  toute  l'émotion  de 
l'inhrme,  cria  : 

—  Je  ne  compte  donc  plus? 

—  Mon  pauvre  Mathurin... 

—  Je  suis  mieux;  je  vais  guérir!  continua  Mathurin  sur  le 


742  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  ton.  Quand  mon  tour  sera  venu  de  commander,  personne 
que  moi  ne  commandera  à  la  Fromentière,  tu  entends  ! 
André,  pour  ne  pas  l'exaspérer,  répondit  : 

—  Ce  serait  heureux  pour  tout  le  monde,  ta  guérison...  Je 
l'espère  aussi,  Mathurin. 

Mais  les  colères  de  l'infirme  ne  se  calmaient  pas  si  vite,  ni 
pour  si  peu.  Se  redressant  d'un  seul  effort,  au  risque  de  faire  cha- 
virer la  yole,  se  traînant  sur  ses  genoux  et  sur  ses  poignets  jus- 
qu'à l'arrière,  Mathurin  lutta  un  instant  avec  son  frère  : 

—  Donne-moi  ta  place,  cadet;  il  faut  que  tu  me  voies  yoler  ! 
Il  s'empara  de  la  longue  perche,  et,  assis  sur  le  banc  d'arrière 

de  la  yole,  se  mit  à  la  pousser  avec  une  sûreté  de  main  et  une  vi- 
gueur étonnantes.  La  vitesse  fut  bientôt  telle,  malgré  les  glaçons 
et  les  herbes,  qu'André  n'aurait  pu  en  donner  une  semblable  au 
bateau  qui  filait  droit,  sans  heurter  nulle  part.  Mathurin  emplis- 
sait de  son  corps  toute  la  largeur  entre  les  deux  bordages,  et  son 
buste  énorme  se  courbait,  se  tournait,  avec  l'aisance  robuste  de 
la  santé.  Et  plus  il  allait,  plus  il  accélérait  le  mouvement  de  ses 
bras  et  multipliait  les  coups  de  la  ningle  sur  les  bords  qui  fuyaient. 
Bientôt  il  tourna  à  droite,  par  un  canal  qu'il  suivit  pendant  quel- 
ques centaines  de  mètres.  Des  rayons  de  lumière  apparurent  au 
bord  de  l'eau,  et  augmentèrent  d'éclat.  Ils  s'échappaient  de  la  porte 
de  la  Seulière.  Les  bâtimens  de  la  ferme  sortirent  vaguement 
des  ténèbres.  La  rumeur  de  voix  humaines  qui  chantaient  courut 
dans  la  nuit,  mêlée  au  bruit  des  pas  martelant  le  carreau. 
Puis,  en  deux  coups  de  perche,  Mathurin  arrêta  presque  son  ba- 
teau, et  le  fit  couler  au  milieu  d'une  dizaine  d'autres  yoles  ran- 
gées bord  à  bord.  Avant  qu'André  eût  songé  à  l'aider,  il  avait 
roulé,  avec  ses  béquilles,  sur  le  tertre  où  s'allongeait  la  maison, 
et  il  se  relevait,  tout  seul. 

—  Bien  conduit,  Mathurin  !  dit  le  cadet,  en  sautant. 
L'autre,  essoufflé,  rouge,  content  comme  d'une  victoire,  se  re- 
tourna : 

—  Ne  te  gêne  donc  pas!  dit-il.  Celui  qui  conduit  une  yole 
comme  moi,  peut  bien  conduire  une  métairie  ! 

Et  d'un  coup  d'épaule,  il  ébranla  la  porte. 
Quelqu'un  cria,  de  l'intérieur  : 

—  Doucement  donc  !  Quels  sont  ceux-là  qui  enfoncent   les 
portes  ? 

La  porte  s'ouvrit  avec  fracas,  et  sur  le  seuil,  illuminé  par  la 


LA    TEKRE    QUI    MEURT.  743 

vive  lueur  des  lampes,  Mathurin  Lumineau  apparut.  L'entrée  d'un 
revenant  n'aurait  pas  produit  plus  d'effet.  Le  bruit  cessa  tout  à 
coup.  Les  filles,  effarées,  s'écartèrent  et  se  groupèrent  le  long  des 
murs.  D'étonnement,  plusieurs  gars  ôtèrent  leur  chapeau,  qu'ils 
avaient  gardé  pour  danser;  des  métayères  se  levèrent,  à  demi,  des 
chaises  où  elles  étaient  assises.  On  hésitait  à  reconnaître  le  nouvel 
arrivant,  à  pareille  heure,  et  dans  ce  lieu.  Lui,  brusquement 
frappé  par  l'air  chaud,  las  et  rouge,  mais  fier  de  la  stupéfaction 
qu'il  provoquait,  droit  sur  ses  béquilles,  riant  dans  sa  barbe 
rousse,  il  dit  d'une  voix  éclatante  : 

—  Salut  à  tous! 

Et,  s'adressant  aux  femmes  groupées,  qui  se  penchaient  au 
fond  de  la  salle,  et  caquetaient  déjà  : 

—  Qui  veut  danser  une  ronde  avec  moi,  mes  galantes?... 
Qu'avez-vous  à  me  regarder  comme  ça?  Je  ne  reviens  pas.  J'amène 
mon  frère,  le  beau  Driot,  pour  faire  vis-à-vis. 

On  le  vit  s'avancer,  et  derrière  lui  le  dernier  fils  de  la  Fro- 
mentière,  mince  et  haut,  la  main  au  front,  saluant  militairement. 
Alors,  dans  toute  la  salle,  ce  furent  des  éclats  de  rire,  des  ques- 
tions, des  bonjours.  Les  danseuses  se  précipitèrent  vers  eux  aussi 
vite  qu'elles  s'étaient  écartées.  Des  mains  d'hommes  se  tendirent 
de  toutes  parts.  Les  éclats  sonores  de  la  voix  du  vieux  Gauvrit 
dominèrent  le  tumulte.  Du  fond  de  la  seconde  chambre,  il  criait, 
déjà  un  peu  pris  de  vin  : 

—  La  plus  belle  fille  pour  danser  avec  Mathurin  !La  plus  belle  ! 
Qu'elle  se  montre! 

Ce  ne  fut  pas  pour  obéir  à  son  père  que  Félicité  Gauvrit 
s'avança.  Mais,  un  instant  décontenancée  par  cette  brusque  entrée, 
observée  par  les  femmes  et  par  les  hommes,  elle  comprit  qu'elle 
devait  payer  d'audace,  et,  s'appro chant  de  Mathurin  Lumineau, 
ses  yeux  noirs  dans  les  yeux  de  riniirme,  elle  lui  jeta  les  bras 
autour  du  cou,  et  l'embrassa. 

—  Je  l'embrasse,  dit-elle,  parce  qu'il  a  plus  de  courage  que  la 
moitié  des  gars  de  la  paroisse.  C'est  moi  qui  l'avais  invité! 

Étourdi,  enivré  par  tous  les  souvenirs  qui  s'éveillaient  en  lui, 
Mathurin  se  déroba  une  fois  de  plus.  On  le  vit  pâlir,  et,  tournant 
sur  ses  béquilles,  fendre  le  groupe  d'hommes  qui  se  trouvait  à 
sa  gauche,  en  disant  :  «  Place,  place,  mes  gars,  je  veux  m'asseoir  !  » 

Il  s'assit,  dans  la  seconde  chambre,  à  côté  de  plusieurs  anciens, 
dont  le  vieux  Gauvrit,  qui  s'écartèrent,  et,  pour  première  marque 


"iii  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  bienvenue,  lui  versèrent  un  plein  verre  de  vin  blanc  de  Sal- 
lertaine.  Selon  l'usage  et  la  formule  consacrée,  il  leva  le  verre,  et 
dit,  tout  pâle  encore  : 

—  A  vous  tous,  je  bois  de  cœur  et  d'amour! 

Bientôt,  il  parut  oublié,  et  les  danses  reprirent. 

La  métairie  où  l'on  veillait,  une  des  plus  neuves  du  Marais, 
était  divisée  en  deux  pièces  inégales.  Dans  la  plus  petite,  quelques 
hommes,  retirés  des  plaisirs  bruyans  de  la  danse,  buvaient,  et 
jouaient  des  parties  de  luette  avec  le  maître  de  la  maison.  Dans 
l'autre,  par  où  les  Lumineau  venaient  d'entrer,  on  dansait.  Les 
tables  avaient  été  rangées  le  long  des  murs,  entre  les  lits  ;  les  ri- 
deaux de  ceux-ci,  relevés  de  peur  des  accrocs,  s'étalaient  sur  les 
courtes-pointes.  Une  demi-douzaine  de  matrones,  qui  avaient  ac- 
compagné leurs  filles,  se  tenaient  autour  de  la  cheminée,  devant 
un  feu  de  bouses  sèches,  —  le  bois  de  ce  pays  sans  arbres,  —  et 
sur  la  plaque  du  foyer,  chacune  avait  sa  tasse,  où  elle  buvait,  à 
petits  coups,  du  café  mélangé  d'eau-de-vie.  En  arrière,  des  lampes 
à  pétrole  posées  un  peu  partout  éclairaient  les  groupes  des  dan- 
seurs. Ils  étaient  à  l'étroit.  Une  atmosphère  fumeuse,  une  odeur 
de  sueur  et  de  vin  remplissait  la  maison.  L'air  glacé  du  dehors 
soufflait  par  le  bas  de  la  porte  et,  parfois,  faisait  frissonner  les 
Maraîchines  sous  leur  lourde  robe  de  laine.  Mais  peu  importait. 
Dans  la  salle,  c'était  un  débordement  de  rires,  de  paroles  et  de 
mouvement.  Jeunes  gens,  jeunes  filles,  ils  venaient  des  fermes 
isolées,  bloquées  par  l'inondation  périodique  ;  ils  étaient  las  de 
repos  et  de  rêve.  Une  fièvre  agitait  ces  reclus,  pour  peu  de  temps 
échappés  et  rendus  à  la  vie  commune.  Tout  à  l'heure,  sur  l'im- 
mense nappe  tremblante  et  muette,  toute  cette  joie  se  disperserait. 
Ils  le  savaient.  Ils  profitaient  de  l'heure  brève. 

Les  danses  recommencèrent  donc,  tantôt  la  maraîchine,  sau- 
terie à  quatre,  espèce  de  bourrée  ancienne,  que  les  assistans  sou- 
tenaient d'un  bourdonnement  rythmé  ;  tantôt  des  rondes  chantées 
par  une  voix  d'homme  ou  de  femme,  reprises  en  chœur  et  accom- 
pagnées par  un  accordéon  que  manœuvrait  un  gamin  de  douze 
ans,  bossu  et  souffreteux;  tantôt  des  danses  modernes,  quadrilles 
ou  polkas,  pour  lesquelles  il  n'y  avait  qu'un  seul  air  dont  la  me- 
sure seule  variait.  La  plupart  des  jeunes  filles  dansaient  bien, 
quelques-unes  avec  un  sentiment  vif  du  rythme  et  de  l'attitude. 
Autour  de  leur  ceinture,  les  plus  soigneuses  et  les  mieux  habillées 
avaient  noué  un  mouchoir  blanc,  pour  que  le  danseur  ne  gâtât 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  74o 

pas  l'étofTe  de  la  robe  quand,  après  chaque  refrain,  il  enlevait  sa 
danseuse  à  bout  de  bras  et  la  faisait  sauter  le  plus  haut  possible, 
afin  de  montrer  la  légèreté  des  Maraîchines  et  la  force  des  Maraî- 
chins.  On  se  retrouvait,  gens  de  la  même  paroisse  et  du  même 
coin,  on  poursuivait  les  intrigues  de  l'hiver  précédent,  on  se 
parlait  d'amour  pour  la  première  fois,  on  se  donnait  rendez- 
vous  au  marché  de  Challans  ou  à  quelque  veillée  prochaine  dans 
une  autre  ferme;  on  se  montrait  les  nouveaux  venus.  Parmi 
ces  derniers,  André  Lumineau  était  le  plus  recherché,  le  plus 
gai,  le  moins  embarrassé  pour  inventer  des  choses  drôles  et  les 
dire. 

Les  heures  passaient.  Deux  fois,  le  père  Gauvrit  avait  traversé 
les  deux  chambres,  ouvert  la  porte,  et  prononcé  :  «  La  lune  monte 
et  on  la  verra  bientôt,  le  vent  s'élève  et  il  gèle  dur.  »  Puis,  il 
était  revenu  prendre  sa  place  autour  de  la  table  où  les  joueurs 
de  luette  Tattendaient,  entre  deux  armoires.  Malhurin  Lumineau 
avait  consenti  à  jouer.  Mais  il  jouait  distraitement,  et  regardait 
moins  ses  cartes  qu'il  ne  guettait  le  passage,  les  mots,  les  gestes 
de  Félicité  Gauvrit.  Déjà,  à  plusieurs  reprises,  l'habile  et  superbe 
fille  s'était  arrêtée  avec  son  danseur  dans  la  seconde  pièce,  pour 
échanger  quelques  paroles  avec  Mathurin.  Elle  rayonnait  d'orgueil. 
Sur  sa  figure  hardie,  régulière,  qui  dominait  la  plupart  des  bon- 
nets de  tulle,  elle  portait  la  joie  de  son  triomphe,  car  après  six 
ans,  la  folie  d'amour  qu'elle  avait  inspirée  durait  encore,  et  lui 
ramenait  les  fils  de  la  Fromentière. 

Il  était  dix  heures.  Une  petite  Maraîchine,  au  visage  rousselé 
comme  le  plumage  dune  grive,  lança  les  premières  notes  dune 
ronde  : 

Quand  j'étais  chez  mon  père, 
Petite  à  la  maison, 
Men  fus  à  la  fontaine, 
Pour  cueillir  du  cresson. 

Vingt  voix  de  jeunes  gars,  et  autant  de  voix  de  femmes  repri- 
rent en  chœur  : 

Les  canes,  canes,  les  canetons, 
Les  canes  de  mon  père,  dans  les  marais  s'en  vont  ! 

Et  la  ronde  tourna  dans  les  deux  chambres.  A  ce  moment, 
Félicité  Gauvrit,  qui  avait  refusé  de  prendre  place  dans  la  chaîne 
des  danseuses,  s'approcha  de  la  table  où  était  Mathurin,  et  celui-ci, 


746  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussitôt,  jeta  les  cartes  à  un  de  ses  voisins,  et  se  leva  entre  ses 
béquilles. 

—  Restez,  Mathurin,  dit-elle.  Ne  vous  gênez  pas  pour  moi.  Je 
viens  les  voir  danser. 

Mais  elle  avançait  une  chaise,  dans  le  coin  de  la  pièce,  et  ai- 
dait Mathurin  à  s'y  asseoir,  et  elle-même  s'asseyait  près  de  lui.  Ils 
étaient  dans  la  demi-ombre  que  projetait  l'armoire.  L'infirme  ne 
regardait  point  Félicité  Gauvrit  et  elle  ne  le  regardait  pas  davan- 
tage. Ils  se  trouvaient  côte  à  côte,  devant  l'armoire  de  cerisier,  et 
leurs  yeux  semblaient  s'intéresser  à  ces  danseurs  qui  passaient  et 
repassaient  dans  la  chambre.  Mais,  ce  qu'ils  voyaient,  c'était  tout 
autre  chose  :  l'un  le  passé,  les  rendez-vous  d'amour,  les  sermens 
échangés,  le  retour  de  Ghallans  dans  la  charrette,  l'affreuse  souf- 
france prolongée  pendant  des  années,  l'abandon,  qui  prenait  fin 
en  cette  minute  même  ;  l'autre  apercevait  l'avenir  possible  et  peut- 
être  prochain,  les  salles  de  la  Fromentière  où  elle  commanderait, 
le  banc  d'église  où  elle  trônerait  le  dimanche,  les  saints  qu'elle 
recevrait  des  filles  les  plus  fières  du  pays,  et  le  mari  qu'elle  aurait, 
ce  cadet  des  Lumineau,  André,  qui  menait  là-bas  la  ronde  avec 
une  enfant  de  quinze  ans,  celle  qui  chantait  les  couplets. 

Mathurin  parlait  à  voix  basse,  par  petits  mots  que  l'émotion 
coupait  de  silences;  et  il  était  pâle,  et  il  avait  peur  que  cette  mi- 
nute de  bonheur  ne  fût  déjà  finie.  La  fille  de  la  Seulière,  les 
mains  à  plat  sur  son  tablier,  grave,  réservée,  répondait  sans  se 
hâter,  des  phrases  que  personne  n'entendait.  Bien  des  yeux  se 
tournaient  vers  le  couple  étrange,  que  formaient  les  fiancés  d'au- 
trefois. La  ronde  tournait.  Le  refrain  faisait  sonner  les  murs. 

La  voix  claire  et  rieuse  de  la  petite  Maraîchine  chantait  : 

La  fontaine  est  profonde, 
Coulée  y  suis  au  fond. 
Par  le  chemin  z'il  passe 
Trois  cavaliers  barons. 

«  Que  donnerez-vous  belle? 
Et  nous  vous  tirerons? 
—  Retirez-moi,  dit-elle, 
Après  ça  nous  verrons  » 

Quand  la  belle  fut  tirée 
S'en  fut  à  la  maison, 
Se  mit  à  la  fenêtre, 
Chantit  une  chanson. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  747 

«  Ce  n'est  point  ça,  la  belle, 
Que  nous  vous  demandions  : 
Ce  sont  vos  amitiés 
Si  nous  les  méritons.  » 

La  danse  s'animait  de  plus  en  plus.  Les  grands  gars  maraî- 
chins  prenaient  les  jeunes  filles  par  la  taille,  et  les  faisaient  sauter 
si  haut  que  les  coiffes  de  mousseline  touchaient  le  plafond.  Les 
commères  buvaient  une  dernière  tasse  de  café.  Les  joueurs  de 
luette  regardaient  la  sarabande  se  démener  dans  la  poussière,  dans 
la  lumière  inégale  des  lampes  qui  fumaient.  Mathurin  et  Félicité, 
plus  rapprochés,  causaient  toujours.  Mais  la  fille  de  la  Seulière 
avait  abandonné  une  de  ses  mains  entre  celles  de  l'infirme,  et 
c'étaient  les  mains  velues  et  démesurées  qui  tremblaient,  et  c'était 
la  petite  main  blanche  qui  semblait  ne  pas  comprendre  ou  ne  pas 
vouloir  répondre. 

La  ronde  finissait  : 

«  Mes  amitiés,  dit-elle, 
Sont  point  pour  des  barons; 
EU'  sont  pour  le  gars  Pierre, 
Le  valet  de  la  maison.  » 

Félicité,  pour  la  première  fois,  regarda  JMathurin,  et  dit  en  riant, 
d'un  ton  de  confidence  : 

—  C'est  l'histoire  de  Rousille,  cette  chanson-là! 

—  Vous  ne  savez  pas  ce  qu'elle  voulait?  repartit  Mathurin  :  se 
marier  avec  notre  valet,  devenir  la  maîtresse  de  la  Fromentière. 
Mais,  moi,  je  veillais!  J'ai  fait  chasser  le  Jean  Nesmy.  Et  je  vous 
jure  qu'il  ne  reparaîtra  pas  de  sitôt  à  la  maison.  A  présent... 

Il  baissa  la  voix,  il  se  pencha,  le  bout  de  ses  cheveux  fauves 
toucha  la  pointe  du  bonnet  blanc  qui  ne  recula  pas  : 

—  A  présent,  si  tu  veux  encore  de  moi.  Félicité,  c'est  toi  qui 
seras  la  maîtresse  de  la  Fromentière  ! 

Elle  n'eut  pas  le  temps  de  préparer  une  réponse.  Elle  se 
trouva  debout.  Le  dernier  refrain  de  la  ronde  avait  fini  dans  un 
murmure  d'étonnement.  Un  homme  était  entré,  et  s'était  avancé 
dans  la  première  chambre  jusqu'au  milieu.  Il  dépassait  les  groupes 
de  toute  sa  tète  blanche,  coitïée  du  chapeau  qu'il  n'avait  pas  même 
touché  du  doigt  en  entrant.  Ses  vêtemens  étaient  couverts  de 
gelée.  Sur  le  bras  gauche,  il  portait  un  vieux  manteau,  une  loque 
brune,  qui  pendait.  Et,  sévère  de  visage,  les  yeux  demi-fermés  à 


748  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cause  de  l'éclat  des  lumières,  il  cherchait  quelqu'un.  Tous  s'écar- 
tèrent devant  le  métayer  de  la  Fromentière. 

—  Mes  gars  sont  ici?  demanda-t-il. 

—  Oui  donc,  répondit  une  voix  derrière  lui.  Me  voici,  père! 

—  Bien,  Driot,  fit  l'ancien,  sans  se  retourner.  Je  n'ai  pas  peur 
pour  toi,  quoique  ça  ne  soit  pas  ici  la  place  de  mes  enfans.  Mais, 
en  vérité,  il  gèle  à  croire  que  tout  le  Marais  sera  pris  avant  le  soleil 
levant.  Et  Mathurin  pourrait  en  mourir,  blessé  comme  il  est! 
Pourquoi  l' as-tu  amené? 

Dans  le  silence  de  tous,  le  métayer  parcourut  du  regard  la 
grande  salle.  Un  mouvement  de  quelques-uns  des  assistans  lui 
désigna  Mathurin  au  fond  de  la  salle  voisine.  Le  père  aperçut 
l'infirme  et,  près  de  lui,  celle  qui  avait  été  cause  de  tant  de  souf- 
frances et  de  larmes... 

—  La  garce!  murmura-t-il.  Elle  l'aguiche  encore! 

Et  il  fendit  impérieusement  les  groupes,  ses  épaules  rejetant 
les  danseurs  à  droite  et  à  gauche. 

—  Gauvrit,  dit-il  en  saluant  de  la  tête  le  bonhomme  qui 
s'était  levé  et  s'avançait  en  titubant,  Gauvrit,  ça  n'est  pas  pour  te 
faire  un  affront.  Mais  j'emmène  mes  gars.  La  mort  est  dans  le 
Marais,  par  des  temps  pareils. 

—  Je  ne  pouvais  pas  empêcher  tes  fils  de  venir,  balbutia  Gau- 
vrit. Je  t'assure,  Toussaint  Lumineau... 

Sans  l'écouter,  le  métayer  haussa  la  voix  : 

—  Hors  d'ici,  Mathurin  !  dit-il.  Et  prends  la  couverte  que  j'ai 
apportée  pour  toi  ! 

Il  jeta  le  vieux  manteau  ruiné  sur  les  épaules  de  l'infirme,  qui 
se  leva  sans  mot  dire,  comme  un  enfant,  et  suivit  le  père.  Les 
assistans,  quelques-uns  moqueurs,  la  plupart  émus,  regardaient 
cet  ancien  qui,  à  travers  tout  le  Marais,  venait  arracher  son  fils  à 
la  veillée  de  la  Seulière.  Des  filles  disaient  entre  elles  :  «  Il  n'a 
pas  eu  seulement  une  parole  pour  la  Félicité  ;  »  d'autres  :  «  Il 
devait  être  beau,  quand  il  était  jeune.  »  Il  y  eut  une  voix,  celle  de 
la  petite  qui  avait  chanté  la  ronde,  qui  murmura  :  «  André  est 
tout  le  portrait  du  père.  » 

Ni  Toussaint  Lumineau  ni  ses  fils  n'entendirent.  La  porte  de 
la  Seulière  se  refermait  derrière  eux.  Ils  tombaient  brusquement 
dans  la  nuit  où  courait  le  vent  glacé.  Les  nuages  étaient  remontés 
très  haut.  Emportés  à  une  allure  désordonnée,  fondus  en  larges 
masses,  ils  formaient  des  nappes  d'ombre,  successives,  dont  la 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  7  49 

lune  argentait  les  bords.  Le  froid  pénétrait  les  vôtemens  et  tra- 
versait la  chair.  La  mort  passait,  pour  les  faibles.  Le  métayer  qui 
savait  le  danger,  dégagea  au  plus  vite  les  deux  yoles  arrêtées 
parmi  d'autres  au  port  de  la  Seulière.  Il  monta  dans  la  première, 
fît  signe  à  Mathurin  de  se  coucher  au  fond,  et  poussa  au  large. 
L'infirme  obéit  encore.  Pelotonné  sur  le  plancher  du  bateau,  cou- 
vert du  manteau  de  laine,  il  ressembla  bientôt,  immobile,  à  un 
monceau  de  goémon.  Mais,  sans  qu'on  y  prît  garde,  il  s'était 
étendu,  la  tête  tournée  du  côté  de  la  Seulière,  et,  soulevant  d'un 
doigt  l'étoffe  qui  le  protégeait,  il  regardait  la  ferme.  Tant  que  la 
distance  et  les  talus  des  canaux  lui  permirent  de  distinguer  la  raie 
lumineuse  de  la  porte,  il  demeura  les  yeux  attachés  sur  cette 
lueur  pâlissante,  qui  lui  rappelait  maintenant  un  souvenir  nou- 
veau. Puis  le  manteau  retomba,  couvrant  le  visage  joyeux  et  en 
larmes  de  l'infirme.  André  suivait,  dans  la  seconde  yole. 

Par  les  mômes  fossés,  le  long  des  mêmes  prés,  ils  repassaient, 
luttant  contre  les  rafales  de  vent  qui  soufflaient.  La  tempête 
se  déchaînait  et  empêchait  la  glace  de  s'étendre.  Le  métayer, 
qui  n'avait  plus  l'habitude  de  yoler,  n'avançait  pas  beaucoup.  De 
loin  en  loin,  il  disait:  «  Tu  n'as  pas  trop  froid,  Mathurin?  »  et, 
d'une  voix  un  peu  plus  haute  :  «  Es-tu  toujours  là,  André?  » 
Dans  le  sillage,  une  voix  jeune,  répondait  :  «  Ça  va!  »  La  fatigue 
était  grande,  mais  il  s'y  mêlait  de  la  joie  de  ramener  les  deux 
fils.  Le  métayer,  sans  raison  apparente,  et  bien  qu'il  fût  des  se- 
maines sans  penser  à  elle,  songeait,  en  ce  moment,  à  la  mère  Lu- 
mineau.  «  Elle  doit  être  contente  de  moi,  rêvait-il,  parce  que 
j'ai  enlevé  Mathurin  à  la  Seulière.  »  Et  parfois  il  croyait  voir,  au 
détour  des  canaux,  des  yeux  bleus  pareils  à  ceux  de  la  vieille 
mère,  qui  souriaient,  et  puis  s'inclinaient  et  se  couchaient  avec 
les  roseaux,  sous  la  yole.  Alors  il  s'essuyait  les  paupières  avec 
sa  manche,  il  se  secouait  pour  dissiper  l'engourdissement  qui  le 
saisissait,  et  il  répétait,  à  l'un  de  ses  enfans  :  «  Es-tu  toujours 
là?  » 

Le  second  fils,  lui,  ne  rêvait  pas.  Il  réfléchissait  à  ce  qu'il 
venait  de  voir  et  d'entendre,  à  la  passion  insensée  de  Mathurin, 
à  la  violence  de  cet  homme  qui  rendrait  difficile,  quand  le  père 
ne  serait  plus,  la  vie  d'un  chef  de  ferme  à  la  Fromenlière.  Ce 
soir-là,  dans  son  esprit  inquiet,  la  tentation  des  terres  nouvelles 
avait  encore  grandi. 

Les  yoles,  avec  le  temps,  gagnèrent  le  pré  aux  canes. 


750  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


XI.    —    LE    SONGE    D  AMOUR    DE    ROUSILLE 

Les  après-midi  de  dimanche  étaient  maintenant  pour  Rou- 
sille  des  heures  de  solitude.  Elle  ne  pouvait  retourner  au  bourg 
et  assister  aux  vêpres  que  si  le  valet  gardait  la  maison.  Et  une 
fois  par  quinzaine,  il  avait  stipulé  qu'il  pourrait  se  rendre  à  Saint- 
Jean-de-Mont,  chez  sa  sœur  Finette,  qui  était  sourde-muette. 
Mathurin,  qui  restait  autrefois  à  la  Fromentière  tous  les  jours  de 
sa  triste  vie,  ne  manquait  plus  la  grand'messe  de  Sallertaine, 
rencontrait  Félicité  Gauvrit,  la  saluait,  sans  lui  parler  le  plus 
souvent,  pour  ne  pas  déplaire  au  métayer,  la  regardait  passer  sur 
la  place,  et,  sitôt  après,  s'attablait  dans  les  auberges  avec  les 
joueurs  de  luette.  Quant  à  André,  il  semblait  à  présent  ne  plus 
tenir  à  cette  maison  de  la  Fromentière,  et  le  dimanche,  dès  qu'il 
le  pouvait,  il  s'échappait,  pour  courir  les  villages,  près  de  la  mer, 
recherchant  de  préférence  les  anciens  marins  et  les  voyageurs 
qui  parlaient  des  pays  où  l'on  fait  fortune. 

Rousille  ignorait  ce  qui  attirait  ainsi  son  frère  au  loin.  Une 
fois,  elle  s'était  plainte  à  lui,  gentiment,  qu'on  la  laissât  toute 
seule.  Il  s'était  mis  à  rire,  d'abord.  Puis  le  rire  était  tombé,  rapi- 
dement, et  André  avait  dit  :  «  Ne  te  plains  pas  si  je  te  laisse 
seule,  Rousille.  Tu  profiteras  peut-être  un  jour  de  mes  prome- 
nades. Je  travaille  pour  toi.  » 

Le  quatrième  dimanche  de  janvier,  la  Fromentière  était 
donc  gardée  par  Rousille.  Mais  Rousille  ne  s'ennuyait  pas.  Elle 
s'était  abritée  derrière  la  ferme,  dans  l'aire  à  battre,  au  pied  du 
grand  pailler,  le  visage  tourné  vers  le  Marais  qu'on  apercevait 
entre  deux  buissons  de  la  haie.  Le  vent  du  nord  l'aurait 
glacée,  mais  la  paille,  autour  d'elle,  conservait  la  chaleur  comme 
un  nid.  Rousille  avait  la  tête  enfoncée,  les  coudes  rentrés  dans 
l'épaisseur  molle  des  dernières  fourchées  qu'on  avait  tirées  du 
tas,  mais  qu'on  n'avait  pas  encore  enlevées.  Elle  pouvait  voir, 
tant  l'air  était  limpide,  le  clocher  du  Perrier,  les  fermes  les  plus 
éloignées,  et  jusqu'aux  bandes  rougeâtres,  qu'on  ne  découvre 
que  rarement,  et  qui  sont  les  dunes  boisées  de  pins  dont  la  mer 
est  bordée,  à  plus  de  trois  lieues.  Elle  regardait  de  ce  côté-là, 
mais  son  esprit  allait  plus  loin  que  le  pré  du  père,  plus  loin  que 
le  grand  Marais,  plus  loin  que  l'horizon,  car  Jean  Nesmy  avait 
écrit. 


LA  TERRE  QUI  MEURT.  751 

Rousille  avait  dans  sa  poche  la  lettre  qu'elle  touchait  du  bout 
de  ses  doigts.  Depuis  le  matin,  elle  savait  par  cœur  et  se  récitait  à 
elle-même  la  lettre  de  Jean  Nesmy.  Le  sourire  ne  quittait  pas  ses 
lèvres,  si  ce  n'est  pour  monter  à  ses  yeux.  L'inquiétude  était  re- 
foulée, oubliée  :  on  l'aimait  toujours,  la  petite  Bousille.  La  lettre 
en  faisait  foi.  Elle  disait  : 

Le  Château,  paroisse  des  Chàtelliers,  25  janvier. 

«  Ma  chère  amie, 

«  Nous  sommes  tous  en  bonne  santé,  et  c'est  de  même  chez 
vous,  je  l'espère,  quoique  l'on  ne  soit  jamais  sûr  quand  on  est  si 
loin.  Je  me  suis  loué  dans  une  métairie  qui  est  sur  un  dos  de  col- 
line, en  sortant  de  la  lande  de  Nouzillac  dont  je  vous  ai  parlé. 
On  a  bien  six  clochers  autour  de  soi,  quand  il  fait  beau,  et  je 
pense  que,  n'était  la  montagne  de  Saint-Michel,  on  apercevrait 
les  arbres  du  Marais  où  vous  êtes.  Malgré  ça,  moi,  je  vous  vois 
toujours  devant  mes  yeux.  Le  samedi,  d'ordinaire,  je  reviens 
chez  la  mère  Nesmy,  ainsi  que  mon  frère,  le  plus  grand  après 
moi,  qui  sest  loué  aussi  chez  des  métayers  de  la  Flocellière.  Nous 
causons  de  vous,  chez  la  mère,  et  je  dis  souvent  que  je  ne  suis 
pas  si  heureux  que  je  l'étais  avant  de  vous  connaître,  ou  que  je  le 
serais,  si  tout  le  monde  à  la  maison  vous  connaissait.  Ils  savent 
votre  nom,  par  exemple  !  Les  plus  petits  et  ma  sœur  Noémi, 
quand  ils  viennent  le  samedi  soir  à  ma  redevance,  dans  les  che- 
mins, crient,  pour  me  faire  rire  :  «  As-tu  des  nouvelles  de  Rou- 
sille? »  Mais  la  maman  Nesmy  ne  veut  pas  croire  que  vous  ayez 
de  l'amitié  pour  moi,  parce  que  nous  sommes  trop  pau\Tes.  Si 
seulement  elle  vous  voyait,  elle  comprendrait  que  c'est  pour  la 
vie.  Et  je  passe  mon  temps  de  dimanche  à  lui  conter  comment 
c'était  à  la  Fromentière, 

«  Rousille,  voilà  quatre  mois  que  je  ne  vous  ai  vue,  selon  ce 
que  vous  m'aviez  commandé.  J'ai  su  seulement ,  à  la  foire  de 
Pouzauges,  par  un  du  Marais  qui  venait  acheter  du  bois,  que 
votre  frère  André  était  rentré  au  pays,  et  qu'il  travaille  comme  le 
métayer  de  la  Fromentière  aime  qu'on  travaille  chez  lui  ;  aussi  je 
ne  serai  pas  longtemps  sans  retourner  vous  voir.  J'arriverai  un 
soir,  quand  les  hommes  seront  encore  dehors,  et  que  vous  pen- 
serez peut-être  à  moi,  en  faisant  cuire  la  soupe  dans  la  grande 
salle.  Je  m'approcherai  du  côté  de  l'aire,  et  quand  vous  m'en- 
tendrez ou  que  vous  me  verrez,  ouvrez  la  fenêtre,    Rousille,  et 


752  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dites-moi,  avec  un  de  vos  petits  regards  de  sourire,  dites-moi  que 
vous  avez  toujours  pour  moi  de  l'amitié.  Alors  la  mère  Nesmy 
fera  le  voyage,  comme  cela  se  doit,  et  vous  demandera  à  votre 
père,  et  s'il  dit  oui,  je  vous  jure  par  mon  baptême  que  je  vous 
emmènerai  chez  moi,  pour  être  ma  femme.  Je  vous  ai  dans  le 
sang;  je  n'ai  point  d'autre  idée  dans  l'esprit;  je  n'ai  pas  d'autre 
bonne  amie  dans  le  cœur.  Portez- vous  bien.  Je  vous  salue  de  tout 
mon  cœur. 

«  Jean  Nesmy.  » 

Une  à  une,  comme  les  grains  du  chapelet  qu'on  égrène  et  qui 
se  mettent  d'eux-mêmes  sous  les  doigts,  les  phrases  de  la  lettre 
repassaient  dans  la  mémoire  de  Marie -Rose,  et  l'image  de  Jean 
Nesmy  était  devant  ses  yeux,  grands  ouverts  sur  la  campagne. 
La  jeune  fille  le  revoyait,  serré  dans  sa  veste  à  boutons  de  corne, 
avec  son  visage  osseux,  ses  yeux  ardens  qui  riaient  pour  elle 
seulement  et  pour  les  beaux  travaux  finis,  quand,  à  la  tombée  du 
jour,  la  faucille  pendue  à  son  bras  nu,  il  regardait  les  javelles 
qu'il  avait  abattues  et  liées  dans  les  chaumes.  «  Le  père  ne  parle 
plus  contre  lui,  songeait-elle.  Même,  il  l'a  défendu  une  fois  con- 
tre Mathurin.  Moi,  il  ne  m'a  pas  vue  me  plaindre,  ni  refuser  le 
travail,  et  je  crois  qu'il  me  veut  du  bien  de  l'avoir  servi  de  mon 
mieux.  Si  André  s'établissait  à  présent,  et  amenait  une  autre 
femmeàlaFromentière,  mon  père  ne  refuserait  pas,  peut-être,  de 
me  laisser  me  marier.  Et  m'est  avis  que  cet  André  a  des  raisons 
pour  s'absenter  le  dimanche,  et  pour  se  promener  à  Saint-Jean, 
au  Perrier,  à  Saint-Gervais...  » 

Elle  souriait  comme  ceux  qui  ont  une  espérance.  Ses  yeux 
avaient  pris  la  couleur  de  la  paille  fraîche  qui  l'enveloppait. 

Et  loin,  sur  le  chemin  des  prés,  elle  vit  un  joli  gars  découplé 
qui  se  balançait  en  marchant,  et  tenait,  sur  l'épaule,  une  ningle 
pour  sauter  les  fossés.  «  Driot!  murmura- t-elle.  Je  vais  le  plai- 
santer sur  ses  courses  du  dimanche.  » 

Bientôt,  elle  vit  André  monter  le  long  du  verger  clos,  puis 
passer  entre  les  haies  dépouillées  du  chemin.  Elle  toussa  pour 
l'appeler,  quand  il  fut  à  petite  distance.  Il  leva  la  tête.  Sa  physio- 
nomie, qu'il  avait  toute  soucieuse,  s'épanouit  légèrement.  Au  lieu 
de  continuer  vers  la  cour  de  la  Fromentière,  il  sauta  dans  un 
petit  champ  qui  la  bordait,  longea  la  rangée  de  ruches  qui  dor- 
maient  leur  sommeil   d'hiver,  et  s'arrêta  devant  Rousille,  dans 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  753 

Taire,  appuyé  sur  sa  ningle.  Et  il  essayait  de  reprendre  l'expres- 
sion un  peu  moqueuse  et  protectrice  qu'il  avait  habituellement 
devant  sa  sœur.  Il  se  croyait  obligé  de  rire  avec  elle  comme  avec 
les  enfans. 

—  Je  te  cherchais,  dit-il. 

—  Oh  I  tu  me  cherchais  bien  mal.  Tu  avais  la  tête  basse.  Je 
crois  plutôt  que  tu  songeais  à  une  autre  qu'à  moi. 

—  Vraiment? 

—  Oui;  d'où  arrives-tu,  avec  ta  ningle,  coureur?  Pas  des 
vêpres  ? 

—  Non,  de  Saint-Jean.  L'eau  est  grande  et  joliment  froide. 
Au  delà  du  Perrier,  tout  est  inondé  aux  deux  côtés  de  la  route. 

—  Tu  as  passé  par  les  métairies,  je  suppose?  Tu  t'es  arrêté  à 
la  Seulière? 

—  Tu  ne  me  connais  guère  :  est-ce  que  j'irais  contre... 

Il  voulait  dire  :  «  contre  les  intrigues  de  Mathurin  que  sa  pas- 
sion d'amour  a  ressaisi?  »  mais  il  s'arrêta  court. 

Elle  reprit,  sans  s'apercevoir  de  la  réticence,  parce  qu'elle  avait 
l'âme  en  joie  : 

—  Aux  Levrelles?  Non.  C'est  au  moulin  de  Moque-Souris, 
alors,  où  il  y  a  cette  jolie  Marie-Dieudonnée,  la  plus  belle  fille  de 
meunier  qu'il  y  ait  jusqu'à  Beauvoir? 

—  Pas  plus. 

Elle  reprit,  tâchant  d'être  grave,  mais  sans  parvenir  à  refouler 
la  joie  qui  rayonnait  de  son  âme: 

—  C'est  que  je  désire  beaucoup  que  tu  te  maries,  Driot.  Et 
je  pense  que  ce  sera  facile,  gentil  comme  tu  l'es...  Non,  tu  ne 
peux  pas  savoir  combien  je  le  désire  I 

André  redevint  soucieux,  comme  il  l'était  dans  le  chemin,  et 
dit: 

—  Je  le  sais  très  bien,  au  contraire... 

—  Non,  tu  me  crois  toujours  une  petite.  Mais  j'ai  Vingt  ans, 
Driot.  Je  devine  quand  on  souffre.  Toi,  par  exemple,  tu  es  en 
peine  de  notre  François.  Il  te  manque  plus  encore  qu'à  notre 
père.  Si  tu  te  maries,  tu  l'oublieras  un  peu.  Quand  tu  seras  chez 
toi,  à  la  Fromentière,  marié  selon  ton  goût,  tu  n'auras  plus  l'idée 
dans  le  passé,  comme  aujourd'hui. 

—  Et  surtout,  répondit  André,  il  y  aura  une  ménagère  dans 
la  maison,  et  la  petite  Rousille  pourra  se  marier  avec  son  bon 
ami. 

TOME  CL.   —   1898.  48 


754  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'un  mouvement  jeune  de  ses  épaules,  de  ses  reins,  de  ses  bras, 
de  sa  nuque,  qui  prirent  un  point  d'appui  dans  la  paille  et  furent 
projetés  en  avant,  elle  se  mit  à  genoux,  afin  de  fouiller  plus  fa- 
cilement dans  sa  poche.  Elle  se  pencha  elle-même  au-dessus  de 
l'ouverture,  cachée  dans  les  plis  innombrables  de  l'étoffe,  où  sa 
main  cherchait  la  lettre,  puis  elle  tendit  le  carré  de  papier  blanc, 
doucement,  en  le  suivant  des  yeux,  en  l'élevant  jusqu'à  la  hau- 
teur de  son  front,  vers  son  frère  André. 

—  Je  ne  la  montrerai  qu'à  toi,  André...  lis  ma  lettre...  Je 
veux  te  prouver  que  j'ai  confiance  en  toi...  Et  puis,  tu  compren- 
dras que  le  cœur  devient  si  léger,  quand  on  reçoit  une  lettre  pa- 
reille, si  léger  qu'on  ne  le  sent  plus.  Ça  te  donnera  envie  d'en 

recevoir  une... 

Il  prit  la  lettre,  sans  manifester  la  plus  petite  impatience  et 
sans  remercier.  Mais  à  mesure  qu'il  lisait,  l'émotion  le  gagnait, 
non  pas  la  jalousie  d'amour,  mais  la  pitié  pour  cette  petite,  qui 
avait  l'âme  en  fête  entre  deux  malheurs.  Car  il  venait  de  se  déci- 
der à  quitter  la  métairie  et  la  Vendée.  Une  nouvelle  un  peu  pré- 
vue, redoutée  depuis  longtemps,  bien  grave  pour  la  Fromentière, 
l'avait  décidé,  cette  après-midi  même.  Et  il  revenait,  l'âme  en 
deuil,  comptant  les  chagrins  qu'il  allait  faire  naître.  Et  pour  avoir 
rencontré  cette  joie  et  cette  espérance  de  Rousille,  ces  yeux  qui 
s'obstinaient  à  sourire  à  la  vie,  cette  fleur  de  la  métairie  en  ruine, 
il  eut  le  sentiment  qu'il  devait  épargner  Tenfant,  au  moins  ce 
soir-là,  et  ne  pas  lui  dire  tout  de  suite  ce  qu'il  savait. 

Quand  il  eut  achevé  la  lecture,  il  plia  lentement  la  lettre,  et 
la  remit  à  Rousille  qui,  impatiente  dune  réponse  heureuse,  toute 
son  âme  dans  ses  yeux  et  les  lèvres  déjà  allongées  pour  sourire, 
demanda  : 

—  Crois-tu  que  notre  père  voudrait  bien,  si  toi  tu  te  mariais, 
et  si  tu  lui  parlais  pour  mon  Jean? 

—  Tu  t'en  irais  dans  le  Bocage,  Rousille? 

—  Il  le  faudrait  bien,  à  cause  de  Mathurin,  qui  ne  pourra  ja- 
mais nous  souffrir  près  de  lui. 

Elle  fut  surprise  de  la  façon  dont  André  la  regarda,  ^si  sérieu- 
sement et  si  tendrement.  Il  lui  prit  la  main  dans  les  siennes,  la 
main  qui  tenait  encore  la  lettre,  et  dit: 

—  Non,  je  ne  parlerai  pas  pour  toi.  Mais  je  ferai  autre  chose, 
bientôt,  que  je  ne  puis  pas  te  dire,  et  qui  te  servira.  Le  jour  où 
je  l'aurai  fait,  ton  mariage  sera  décidé,  à  moins  que  le  père  ne 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  755 

veuille  la  fin  de  tout.  Et  ce  n'est  pas  dans  le  Bocage  que  tu  habi- 
teras, Rousille,  c'est  à  la  Fromentière,  à  la  place  de  la  mère  Lu- 
mineau,  avec  qui  on  était  heureux,  dans  le  temps  de  notre  jeu- 
nesse. Crois  bien  ce  que  je  te  dis,  et  ne  te  mets  pas  en  peine  de 
Mathurin. 

Il  abandonna  la  petite  main  qui  retomba  sur  la  robe,  et 
ajouta: 

—  J'ai  idée  que  tu  seras  heureuse,  toi,  Rousille. 

Elle  ouvrit  la  bouche  pour  répondre.  Il  lui  fit  signe  qu'il  ne 
parlerait  plus.  Rousille  n'en  demanda  pas  moins,  rapidement, 
voyant  qu'il  s'éloignait  : 

—  Une  seule  chose,  André, *dis-m'en  une  seule?  Promets-moi 
que  tu  travailleras  toujours  la  terre,  parce  que  notre  père  aurait 
tant  de  peine... 

André  répondit: 

—  Je  te  le  promets. 

Rousille  le  regarda  s'en  aller,  tourner  au  coin  de  la  maison, 
pénétrer  dans  la  cour.  Qu'avait-il?  Que  signifiaient  ces  paroles 
de  mystère?  Pourquoi  avait-il  dit  les  dernières  si  tristement?  Elle 
se  le  demanda  un  moment,  mais  ce  fut  un  trouble  bien  court. 
A  peine  la  solitude  s'était  refaite  autour  d'elle,  Rousille  entendit  de 
nouveau  chanter  les  mots  delà  lettre  d'amour.  Ils  arrivaient  dans 
son  cœur  l'un  après  l'autre,  comme  des  vagues  transparentes,  dont 
chacune  s'ouvre  à  son  tour  et  couvre  toute  la  plage.  «  Le  secret 
ne  doit  pas  être  bien  gros,  dit-elle,  puisque  Driot  continuera  de 
travailler  la  terre,  et  que  le  père  sera  heureux,  et  que  je  serai 
heureuse  aussi.  » 

Elle  se  rappela  le  sourire  qu'avait  eu  un  instant  son  frère,  et 
pensa:  u  Ce  n'est  rien.  »  La  paix  se  refît  en  elle,  complète.  Au 
bord  du  marais  de  Sallertaine,  en  cette  après-midi  finissante,  il  y 
eut,  pendant  une  heure  encore,  une  enfant  qui  croyait   les  mau- 
vais jours  passés,  et  souriait  à  la  vie. 

Elle  souriait  encore  ;  elle  n'avait  pas  quitté  le  pailler  de 
l'aire,  lorsque,  dans  la  grande  salle  de  la  maison,  André  dit  au 
père  qui  rentrait  : 

—  Tout  va  mal,  père,  décidément. 

Le  métayer,  les  yeux  pleins  de  ses  récoltes  en  herbe  qu'il 
venait  d'inspecter,  dit  tranquillement  : 

—  Non,  les  en  air  sont  beaux;  les  avoines  de  printemps  sont 
belles  :  qu'est-ce  qui  va  mal? 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  J'ai  appris,  dans  Saint-Jean-de-Mont,  qu'on  allait  vendre 
les  meubles  du  château,  mon  père  ! 

Toussaint  Lumineau  resta  sans  comprendre,  un  moment. 

—  Oui,  tous  les  meubles,  répéta  André.  Les  journaux  l'an- 
noncent. Tenez.  Si  vous  n'y  croyez  pas,  voici  la  liste!  Elle  est 
complète. 

Il  tira  de  sa  poche  un  journal,  et  désigna  du  doigt  une  an- 
nonce, où  le  père  lut  laborieusement: 

«  Le  dimanche  vingt  février,  à  huit  heures  du  matin,  il  sera 
procédé  par  le  ministère  de  M'=  Oulry,  notaire  à  Challans,  à  la 
vente  du  mobilier  du  château  de  la  Fromentière.  On  vendra: 
meubles  de  salon  et  de  salle  à  manger,  tapisseries  anciennes, 
bahuts,  tableaux,  lits,  tables,  vaisselle,  cristaux,  vins,  armes  de 
chasse,  garde-robe,  bibliothèque,  etc.  » 

—  Eh  bien  ?  demanda  André. 

—  Oh!  dit  le  père,  qui  est-ce  qui  aurait  dit  cela,  voilà  huit 
ans?  Ils  sont  donc  devenus  pauvres  à  Paris? 

Il  resta  silencieux,  ne  voulant  pas  juger  trop  durement  son 
maître. 

—  C'est  la  ruine,  dit  André.  Après  les  meubles,  ils  vendront 
la  terre,  et  nous  avec! 

Le  chef  de  la  Fromentière,  successeur  de  tant  de  métayers 
des  mêmes  maîtres,  se  trouvait  au  milieu  de  la  salle.  Il  leva  ses 
paupières  fatiguées,  jusqu'à  ce  que  ses  yeux  reçussent  l'image  du 
petit  crucifix  de  cuivre  pendu  à  la  tête  du  lit.  Puis  il  les  rabaissa, 
en  signe  d'acceptation. 

—  Ça  sera  un  grand  malheur,  dit-il.  Mais  ça  n'empêchera  pas 
de  travailler! 

Et  il  sortit,  peut-être  pour  pleurer. 

xn.  —  l'encan 

Pendant  les  jours  qui  suivirent,  il  fut  souvent  question,  entre 
les  hommes  de  la  Fromentière,  de  la  vente  des  meubles  du  mar- 
quis. André  attaquait  ouvertement  les  maîtres  :  «  Ils  sont  ruinés, 
disait-il,  tous  les  nobles  disparaîtront  de  même  parce  qu'ils  ne 
font  rien  ;  tant  pis  pour  eux  !»  —  «  Tant  pis  pour  les  métayers 
également,  répondait  le  père;  ils  ne  gagnent  pas  souvent  à 
changer.  » 

Toussaint  Lumineau  était  atteint  par  l'événement  qui  se  pré- 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  757 

parait,  non  seulement  dans  une  affection  véritable  et  ancienne 
pour  la  personne  de  ses  maîtres,  mais  dans  son  amour-propre  de 
paysan.  Il  éprouvait  une  humiliation  à  entendre  parler  de  la 
déchéance  de  cette  famille  à  laquelle  une  longue  tradition  liait 
les  Lumineau  ;  il  prenait  sa  part  des  blâmes,  sa  part  de  la  honte; 
il  se  sentait  instable  désormais,  exposé  aux  aventures  comme 
tant  d'autres,  et  il  enviait  les  fermiers  qui  vivent  sur  les  domaines 
libres  d'hypothèques  et  possédés  par  des  propriétaires  opulens. 

—  Non,  disait-il,  tu  as  tort  de  parler  comme  tu  fais,  Driot. 
Nos  maîtres  peuvent  avoir  des  raisons  que  nous  ne  savons  pas. 
Peut-être  M.  le  marquis  marie  sa  fille.  Il  a  besoin  d'argent.  Ça 
coûte  aux  riches  comme  aux  pauvres  d'établir  les  enfans. 

—  S'ils  n'ont  que  ce  moyen-là  d'avoir  de  l'argent,  répliquait 
André,  ils  sont  bien  bas  !  Quand  je  pense  qu'ils  vendent  même 
les  portraits  que  j'ai  vus,  dans  des  cadres  d'or,  un  jour  quej'allais 
payer  la  ferme  avec  vous  ! 

—  Bah  !  ils  n'étaient  peut-être  pas  ressemblans,  les  portraits  ! 
Et  puis  le  marquis  doit  en  avoir  d'autres.  Dans  ces  familles-là, 
est-ce  qu'on  peut  connaître  tout  ce  qu'ils  ont,  nous  autres  ! 

—  Et  les  bardes,  est-ce  que  ça  se  vend  ?  Il  ne  leur  faut  guère 
d'honneur,  pour  laisser  tout  vendre  chez  eux  comme  on  ferait 
dans  la  maison  d'un  failli. 

—  Je  vais  te  dire,  André:  moi,  je  crois  qu'on  vendra  moins 
de  choses  qu'on  n'en  a  mis  sur  les  affiches.  C'est  pour  attirer  le 
monde... 

Mais  le  métayer  avait  conscience  de  la  faiblesse  des  raisons  que 
son  respect  pour  ses  maîtres  lui  faisait  trouver.  Il  se  dérobait 
assez  vite,  prétextait  un  travail,  abrégeait  le  repas.  André  ne  s'en 
montrait  pas  moins  agressif,  et  son  irritation  semblait  croître, 
au  contraire,  à  mesure  qu'approchait  la  date  fixée  pour  la  vente. 
C'est  qu'il  avait  besoin,  le  pauvre  garçon,  de  s'exciter  lui-même 
contre  quelquechoseou  contre  quelqu'un,  pour  se  donner  courage. 
Le  vingt  février  était  l'époque  qu'il  avait  secrètement  arrêtée  pour 
quitter  la  Fromentière,  quatre  jours  avant  le  départ  d'un  navire 
d'émigrans  qu'il  devait  rejoindre  à  Anvers.  Sa  violence  n'était 
pas  faite  de  haine,  mais  du  chagrin  qui  grandissait  en  lui.  Il 
essayait  de  médire  de  la  Fromentière,  parce  qu'il  allait  l'aban- 
donner et  qu'il  l'aimait  encore. 

Et  ainsi  le  dimanche  vingt  février  arriva. 

Ce  jour-là,  le  château  de  la  Fromentière  sortit  de  son  silence, 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  pour  quel  bruit  et  quelles  conversations  1  II  revit  des  visi- 
teurs, mais  lesquels  !  Il  était  venu  du  monde  de  très  loin,  des 
marchands  de  curiosités  de  Nantes,  de  la  Rochelle  et  de  Paris. 
Avant  huit  heures  du  matin,  on  se  montrait,  devant  le  perron  à 
deux  branches  du  château,  quelques  hommes  rougeauds,  courts, 
replets,  dont  plusieurs  avaient  des  barbes  rousses  et  des  nez  de 
tiercelets,  et  qui  causaient  discrètement,  assis  sur  des  chaises,  — 
à  vendre,  —  qu'on  avait  disposées  en  lignes  dans  l'espace  libre, 
sablé  de  ce  gros  sable  qui  craquait  si  bien  autrefois  sous  la  roue 
des  voitures.  Sur  la  plus  haute  marche,  devenue  une  estrade,  se 
tenaient  le  notaire,  maître  Oulry,  discrètement  joyeux  derrière  ses 
lunettes  ;  le  crieur  public,  indifférent,  comme  un  fossoyeur,  à 
tant  de  reliques  dont  il  allait  annoncer  la  dispersion  ;  les  démé- 
nageurs, en  manches  de  chemise  malgré  le  froid  de  la  saison.  Les 
deux  escaliers  de  pierre,  tachés  de  boue,  salis  jusqu'à  la  moitié 
des  balustrades,  disaient  le  flot  des  visiteurs  admis  la  veille  et 
l'avant-veille  à  pénétrer  dans  le  château.  Un  certain  nombre  de 
curieux  erraient  encore  à  l'intérieur,  profitant  de  la  première 
occasion  qu'ils  avaient  de  voir  une  demeure  seigneuriale.  Tout 
cependant  y  était  désordonné,  terni,  couvert  de  poussière  et  de 
rouille.  Les  voliges  qui  fermaient  depuis  des  années  les  fenêtres 
des  appartemens  du  rez-de-chaussée  avaient  été  déclouées  d'un 
côté,  et  pendaient  le  long  des  persiennes  ouvertes.  Dans  la  salle 
à  manger  et  dans  les  deux  salons  qui  se  faisaient  suite,  on  avait 
entassé  presque  tous  les  meubles  des  chambres,  les  ustensiles  de 
cuisine,  la  vaisselle;  les  tableaux,  retournés,  faisaient  lambris  le 
long  des  canapés  et  des  fauteuils;  il  y  avait  quatre  pendules  sur 
les  cheminées,  des  candélabres  dans  les  foyers,  des  chenets  sur 
un  guéridon,  des  rayons  de  bibliothèque  sur  le  drap  du  billard, 
des  paniers  de  vins  fins  dans  le  boudoir  cerise  de  l'ancienne  mar- 
quise douairière,  des  panoplies  sur  une  table  de  cuisine.  Du  haut 
des  murs,  pendaient  des  lambeaux  de  papier  déchiré,  des  cor- 
dons de  tirage  coupés.  Partout  un  désordre  pareil  à  celui  des 
élémens  d'un  corps  dissociés  par  la  mort.  Et,  se  faufilant  dans 
les  ruelles  ménagées  entre  ces  objets  entassés,  on  voyait  des  êtres 
insolens,  habitués  au  maniement  de  la  guenille,  d'anciens  domes- 
tiques renvoyés  de  la  Fromentière,  des  revendeuses,  des  cafetiers, 
passer  la  main  avec  une  volupté  envieuse  sur  les  sculptures  des 
bahuts,  gratter  le  cadre  des  tableaux  pour  juger  la  matière  dont 
ils  étaient  faits,  ouvrir  les  placards  et  les  tiroirs,  et  rire  d'un  gros 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  759 

rire,  en  désignant  quelques  intimes  souvenirs  produits  au  grand 
jour  par  cette  vente  et  profanés  par  elle  :  photographies,  lettres, 
missels,  chapelets,  restes  d'âmes  disparues.  Plus  haut,  dans  les 
étages,  quelques  gars  en  sabots  faisaient  le  tour  des  chambres, 
s'asseyaient,  les  jambes  en  dehors,  sur  l'appui  des  croisées,  se 
couchaient  sur  des  matelas  laissés  encore  entre  les  bois  de  lits. 

Dans  le  parc,  à  mesure  que  le  jour  tardil'  de  février  divisait 
les  brumes  et  les  taillait  en  lourds  copeaux  que  le  vent  poussait 
au-dessus  des  futaies,  les  cabriolets,  les  victorias  raccommodées 
avec  des  cordes,  les  tilburys,  quelques  calèches  séculaires,  jadis 
armoriées,  et  tombées  au  louage,  quelques  voitures  élégantes  se 
succédaient.  On  dételait  sur  les  pelouses.  Les  chevaux  étaient 
attachés  à  des  chênes,  une  botte  de  foin  sous  les  naseaux.  D'autres 
paissaient,  entravés.  Les  carrioles  levaient  leurs  brancards  en 
diagonale  sur  les  hachures  des  taillis.  Les  environs  du  château 
ressemblaient  à  un  champ  de  foire.  Car  déjà  les  écuries  et  les  re- 
mises avaient  été  envahies.  Là,  des  chevaux  de  charrue,  deux  ou 
trois  ensemble,  tournaient  dans  les  boxes.  Les  conducteurs,  pale- 
freniers d'auberge,  coiffés  de  chapeaux  de  paille  ronds,  admiraient 
les  vastes  proportions  des  dépendances,  restaient  hypnotisés  de- 
vant les  boules  de  cuivre  des  stalles,  les  serrures  nickelées,  les 
barreaux  tournés  des  séparations.  «  Que  c'était  beau  tout  de 
même  1  »  disaient-ils.  Ils  devinaient,  vaguement,  la  splendeur 
ancienne  de  ce  domaine.  Quelque  chose  les  arrêtait  et  les  rendait 
stupides  :  comment  un  homme  avait-il  pu  perdre  une  fortune 
pareille?  comment  se  ruine-t-on  quand  on  a  des  centaines  de  mille 
livres  de  rente?  El,  naturellement,  ils  supposaient  des  vices  qui 
n'avaient  eu  qu'une  bien  faible  part  dans  le  désastre,  car  ils  di- 
saient, en  crachant  sur  le  ciment  quadrillé  :  «Tas  de  jouisseurs!  » 

Devant^le  perron,  la  foule  augmentait  rapidement,  acheteurs 
et  curieux  mêlés.  Trois  cents  personnes,  assises  sur  des  bancs  et 
des  chaises,  formaient  une  masse  compacte,  circulaire,  immobile  ; 
et  sur  la  ligne  de  circonférence,  au  contraire,  c'était  un  va-et-vient 
continuel.  Après  les  marchands  d'antiquités  et  les|  revendeurs, 
qui  occupaient  les  premiers  rangs,  il  y  avait  un  lot  considérable 
de  boutiquiers,  anciens  fournisseurs  du  marquis,  et  de  rentiers  de 
Challans  avec  leurs  femmes,  des  demi-bourgeoises  habillées  comme 
pour  le  jour  de  Pâques,  l'œil  animé,  parlant  haut,  et  qui  portaient 
au  corsage  les  premières  fleurs  de  la  Fromentière,  qu'elles  avaient 
été  couper  elles-mêmes,  dès  l'arrivée,  dans  les  serres  abandonnées 


760  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

au  pillage.  Elles  se  moquaient,  entre  elles,  du  mauvais  état  des 
appartemens  qu'elles  venaient  de  visiter,  des  fenêtres  poussié- 
reuses, des  avenues  pleines  d'herbes,  des  fondrières  dans  les  car- 
refours du  parc.  «  C'est  plus  propre  que  ça  chez  nous,  disaient- 
elles.  Dieu  merci,  on  a  plus  d'honneur  que  les  marquis  ruinés.  » 
Elles  rappelaient,  en  faisant  mine  d'en  savoir  très  long,  les  fêtes 
d'autrefois.  On  voyait  derrière  elles  des  paysans  de  Saint-Gervais, 
de  Soullans,  de  Saint-Urbain,  mais  des  hommes  seulement.  Il  en 
était  venu  très  peu  de  la  paroisse  même.  La  vente  n'était  point 
pour  eux.  Qu'auraient-ils  fait  là?  Il  avait  semblé  à  beaucoup  de 
ceux  qui  avaient  connu  la  famille,  que  c'eût  été  une  injure  d'as- 
sister à  ce  spectacle  humiliant.  Une  dizaine  d'anciens  de  Saller- 
taine,  tout  au  plus,  et  non  des  plus  importans,  se  tenaient  aux 
derniers  rangs.  Ils  n'osaient  pas  s'asseoir.  Timides  comme  si  le 
propriétaire  du  château  était  encore  devant  eux,  attristés,  ayant 
suivi  la  foule  par  désœuvrement  de  dimanche,  ils  se  souvenaient 
de  quelques  bonnes  paroles  de  «  monsieur  Henri  »,  de  saints,  de 
sourires  jeunes  de  M"^  Ambroisine.  Hélas!  de  tant  d'argent  jeté 
à  profusion,  de  tant  de  services  rendus,  de  beaucoup  de  cor- 
dialité, de  politesse,  de  vraie  bonté  dépensée  par  les  marquis  de  la 
Fromentière  pendant  des  siècles,  cela  seul,  après  huit  ans,  de- 
meurait :  le  petit  regret  inscrit  dans  le  pli  de  quelques  visages  de 
fermiers. 

Il  y  avait  moins  de  gentilshommes  encore.  On  ne  voyait  là,  dis- 
simulés parmi  les  groupes,  que  le  baron  de  la  Hauvelle,  à  qui  sa 
manie  de  collectionneur  faisait  oublier  ses  devoirs  de  solidarité; 
le  comte  de  Buart,  gros,  bête  et  rouge,  qui  venait  pour  la  cave; 
le  petit  d'Escaron,  qui  venait  pour  une  poulinière.  Mais  le  notaire 
avait  reçu  beaucoup  de  commissions  d'enchères,  et,  les  jours  pré- 
cédens,  avant  l'invasion  de  la  plèbe  et  l'exposition  publique,  des 
châtelaines  s'étaient  fait  conduire  au  château,  des  jeunes  et  des 
vieilles,  des  amies  et  des  habituées  de  la  Fromentière,  et,  guidées 
par  le  garde-chasse,  on  les  avait  vues  parcourir  les  chambres  et 
les  salons  avec  des  efîaremens  et  des  exclamations,  déplier  le  linge 
et  discuter  les  tapisseries  anciennes.  Enfin,  un  seul  des  Lumineau 
assistait  à  la  vente,  Mathurin,  l'infirme  pour  qui  tout  spectacle 
nouveau,  même  pénible,  était  une  trêve  à  la  douleur  et  à  l'ennui. 
Quand  il  avait  annoncé  :  «  J'irai  »,  le  père  avait  dit  :  «  Moi,  ça 
me  ferait  faire  trop  de  mauvais  sang.  Vas-y,  puisque  tu  peux  voir 
des  choses  pareilles,  et  quand  ils  en  seront  à  vendre  les  bardes, 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  761 

préviens-moi,  Mathurin,  parce  que  je  veux  avoir  un  souvenir  de 
monsieur  le  marquis.  «A  gauche  du  perron,  assez  loin  du  cercle  que 
formait  la  foule,  Mathurin  Lumineau  s'était  assis  à  la  lisière  d'un 
massif  d'arbres  verts.  Enveloppé  de  sa  capote  de  laine  brune,  plus 
taciturne,  plus  songeur  que  jamais,  il  avait  fini  par  se  dissimuler 
à  peu  près  entre  les  branches  de  deux  sapins,  et  de  là,  comme 
à  l'affût,  il  écoutait,  et  il  promenait  sur  la  façade  du  château,  sur 
les  acheteurs  et  les  passans,  son  regard  bleu,  où,  par  momens, 
la  colère  s'allumait. 

A  huit  heures  et  demie,  les  enchères  commencèrent.  Le  crieur, 
un  petit  homme  exsangue,  doué  d'une  voix  formidable,  cria,  du 
haut  du  perron,  aux  assistans,  aux  bêtes,  aux  futaies  depuis  huit 
années  silencieuses  : 

—  Le  meuble  de  salon  de  monsieur  le  marquis,  six  fauteuils, 
un  canapé,  quatre  chaises  satin  vieil  or,  bois  noir,  style  Louis  XV, 
clous  dorés,  à  quinze  cents  francs!  On  donne  les  housses  par- 
dessus le  marché.  A  quinze  cents  francs! 

—  Quinze  cent  vingt,  ajouta-t-il,  avec  un  roulement  d'yeux, 
quinze  cent  cinquante...  seize  cents. 

A  seize  cents  francs,  le  meuble  de  satin  vieil  or  fut  adjugé.  Et 
pendant  que  le  notaire  faisait  mettre  aux  enchères  les  rideaux, 
Mathurin  put  suivre  du  regard  les  fauteuils,  le  canapé,  les  chaises, 
qu'il  avait  vus  une  seule  fois  dans  sa  vie  et  par  hasard,  un  jour  de 
terme,  enlevés  par  les  déménageurs,  et  ranges  dans  une  voiture, 
qui  emporta  de  suite  ces  premières  dépouilles  du  château.  Après 
les  meubles  de  salon,  on  vendit  les  tables,  les  armoires,  les  lits 
plus  disputés  que  le  reste,  la  vaisselle,  souillée  de  poussière  et 
disposée  par  piles  sur  la  balustrade  du  perron,  des  pendules,  un 
billard. 

Et  la  vente,  sauf  une  interruption  de  dix  heures  à  midi,  rem- 
plit la  journée  entière.  La  voix  du  crieur  ne  se  lassait  pas.  Des 
curieux  remplaçaient  toujours  ceux  qui  se  retiraient.  La  pous- 
sière sortait  à  flots,  dans  le  pâle  soleil  de  février,  par  toutes  les 
fenêtres  basses.  Une  cohue  emplissait  les  appartemens.  Beau- 
coup d'acheteurs  opéraient  eux-mêmes  le  déménagement  de 
leur  lot.  D'autres,  qui  ne  devaient  prendre  possession  que  plus 
tard  des  meubles  qu'ils  avaient  acquis,  inscrivaient  leur  nom  à 
la  craie  sur  le  côté  des  bahuts  de  vieux  chêne,  ou  sur  les  boi- 
series des  salons,  au-dessus  de  petits  tas  dobjets  disparates.  Des 
tentures  déclouées  tombaient  du  haut  des  corniches,  coulaient 


762  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

sur  les  barreaux   des  échelles,  et  s'affaissaient  dans  un  nuage. 

Cependant,  vers  quatre  heures,  le  nombre  des  spectateurs  di- 
minua. Les  chevaux  entravés  furent  sortis  des  massifs  où  ils 
avaient  pénétré.  Des  voitures  de  tout  genre  reprirent  le  chemin 
de  la  petite  ville  et  des  bourgs.  Mathurin  n'avait  pas  quitté  son 
abri  à  l'extrémité  du  massif  de  sapins.  Une  inquiétude,  un  soup- 
çon, l'agitait  violemment.  Par  deux  fois,  il  avait  cru  reconnaître, 
là-bas,  du  côté  des  communs,  la  silhouette  alerte  de  Jean  Nesmy. 
Ce  petit  homme  vêtu  de  brun,  le  chapeau  rabaissé  sur  les  yeux, 
qui  ne  s'était  pas  avancé  à  découvert,  mais  que  Mathurin  avait 
aperçu,  tantôt  ici  et  tantôt  là,  dans  les  taillis  de  l'autre  côté  de  la 
pelouse,  ce  ne  pouvait  être  que  le  valet  renvoyé,  l'amoureux  de 
Rousille.  Et  Mathurin  attendait  le  père,  qu'un  gamin  était  allé 
prévenir  de  la  fin  prochaine  de  la  vente. 

Dans  le  jour  bleui,  sur  la  droite  du  château,  le  vieux  Lumi- 
neau  parut,  et  Marie-Rose  près  de  lui.  Ils  avaient  un  peu  honte, 
malgré  l'ombre  qui  commençait.  Rousille  n'alla  pas  bien  loin. 
Elle  s'arrêta  à  plus  de  cent  pas  de  la  façade,  sur  le  banc  de  la 
marquise,  et,  tout  effarée,  contempla  cette  scène  de  deuil  qui 
s'achevait,  tandis  que  le  père  se  dirigeait  vers  le  perron,  afin 
d'acheter  un  souvenir.  Parmi  les  deux  cents  personnes  qui  se  mas- 
saient encore  autour  de  l'escalier  de  granit,  les  femmes  domi- 
naient. Elles  étaient  restées  pour  voir  les  «  bardes  et  objets  de  toi- 
lette »  que  le  notaire  de  Ghallans  venait  d'annoncer.  Et  le  crieur 
leva  au-dessus  de  sa  tête  une  étoffe  légère,  mousseuse,  d'un  violet 
pâle,  qui  se  développa,  pendit,  et  se  froissa  au  vent. 

—  Une  robe  de  demoiselle,  soie  mauve,  collerette  de  mousse- 
line, dix  francs!  cria  Thomme. 

—  Montrez!  dirent  des  voix  de  femmes. 

Rousille  vit  descendre,  sur  le  fond  blanc  du  perron,  la  pe- 
tite chose  presque  vivante,  le  fourreau  de  soie  oublié  qui  avait 
retenu  quelque  chose  de  la  grâce  souple  de  M^'*  Ambroisine  de  la 
Fromentière.  Des  mots  lui  arrivèrent,  une  rumeur  de  plaisanteries 
grossières  que  faisaient  entre  eux  les  fripiers,  en  touchant  ces  re- 
liques de  pure  jeunesse. 

—  Peut-on  vendre  ça  !  murmura-t-elle. 

Elle  avait  horreur  de  cette  profanation,  et  elle  voulait  déjà 
s'en  aller. 

Mais,  en  même  temps,  deux  émotions  \'ives,  deux  surprises  la 
fixèrent  à  son  banc.  De  l'autre  côté  de  la  pelouse,  en  face  d'elle. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  763 

au  bout  du  massif  de  sapins,  elle  reconnut  Mathurin,  qui  s'était 
avancé  hors  de  la  protection  des  branches,  et  qui  regardait  vers 
le  banc  de  la  marquise  en  montrant  le  poing.  Et  derrière  elle, 
tout  près,  elle  entendit  une  voix  qui  s'échappait  des  lauriers-thym 
échevelés,  et  qui  disait  : 

—  Ma  Bousille,  JeanNesmy  est  venu! 

Elle  se  contint,  ne  se  détourna  pas,  ne  fit  pas  un  mouvement, 
mais,  se  sentant  épiée,  elle  eut  le  sang-froid  de  ses  aïeules  que 
le  péril  trouvait  prêtes.  Elle  n'ouvrit  qu'à  peine  ses  lèvres,  et, 
comme  si  elle  respirait  seulement,  pour  calmer  sa  poitrine  op- 
pressée, elle  répondit  à  celui  qui  remuait  les  feuilles  en  arrière  : 

—  Prenez  garde!  Mathurin  nous  guette. 

—  Il  m'a  déjà  vu,  je  crois  bien. 

—  Alors,  sauvez-vous  vite!  Vous  reviendrez  plus  tard. 

—  Quand? 

—  Cette  nuit,  dans  Taire,  quand  je  mettrai  ma  chandelle  sur 
la  fenêtre  basse. 

Mathurin  se  traînait  sur  ses  coudes,  pour  s'approcher  et  pour 
s'assurer  qu'une  ombre  humaine  était  bien  mêlée,  dans  le  massif, 
aux  ombres  des  branches  et  des  troncs  d'arbres.  Jean  Nesmy  se 
faufila  entre  les  cépées,  et  sauta  dans  les  taillis  déserts.  Autour 
du  perron,  déjà  saisi  par  l'ombre,  des  exclamations,  des  rires 
s'élevèrent  de  la  foule  diminuée. 

—  Je  la  veux!  C'est  le  souvenir  que  je  veux!  disait  la  forte 
voix  de  Toussaint  Lumineau. 

Le  crieur  public  tenait  par  le  bâton,  et  présentait  une  canne 
à  poignée  de  corne,  avec  une  bague  d'or. 

—  Ça  dépend,  mon  bonhomme,  répondit-il  au  milieu  des 
ricanemens  des  bourgeois  et  bourgeoises  de  Ghallans;  ça  dépend  ! 
Il  ne  suffit  pas  de  dire  :  «  Je  veux  »,  dans  les  ventes.  Combien 
mettez- vous  ? 

—  Deux  francs  !  dit  un  revendeur. 

—  Cent  sous!  cria  le  métayer. 

Personne  ne  rit  plus.  L'enchère  était  inusitée.  Toussaint  Lu- 
mineau l'avait  jetée,  beaucoup  pour  écarter  toute  prétention  con- 
traire, un  peu  par  vanterie,  comme  il  eût  dit,  et  pour  prouver 
que  le  métayer  n'était  pas  ruiné  comme  le  maître.  Il  fendit  les 
derniers  rangs,  tendit  un  écu,  la  main  levée,  saisit  la  canne,  et, 
n'osant  s'appuyer  dessus,  la  mit  sous  son  bras. 

Il  sortit  alors,  en  se  dandinant,  du  groupe  des  acheteurs  qui 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  disputaient  les  derniers  vestiges  du  mobilier  de  la  Froment ière, 
poignées  de  choses  hâtivement  adjugées,  données  presque  pour 
rien.  Il  tourna  cette  masse  confuse,  remonta  vers  le  bord  du 
massif  où  Mathurin  s'était  de  nouveau  arrêté. 

—  En  route  !  dit-il,  j'ai  mon  souvenir,  j'ai  la  canne  de  M.  Henri  ! 

—  Vous  l'avez  achetée  trop  cher!  dit  l'infirme. 

—  Mon  pauvre  gars,  fit  le  métayer  d'un  ton  de  reproche^  il 
me  l'aurait  donnée,  s'il  avait  été  là.  Je  l'ai  payée  cher  pour  que 
personne  ne  me  la  dispute...  Tous  ces  commis-là  se  seraient  mo- 
qués de  moi,  sans  ça! 

Il  désignait,  d'un  coup  d'épaules,  le  notaire,  le  crieur,  les 
gens  de  loi  invisibles  qui,  dans  sa  pensée,  devaient  être  mêlés  à 
cette  procédure  qui  s'achevait. 

Modérant  son  pas,  pour  ne  pas  trop  presser  Mathurin,  dont  les 
béquilles  se  heurtaient  contre  les'  taupinières  des  pelouses,  le 
métayer  traversa  l'espace  libre  où  la  brume  bleue  s'épaississait. 
On  entendait  des  claquemens  de  fouets.  Des  feux  rouges  de  lan- 
ternes couraient  sous  les  futaies  sans  feuilles.  Des  ramiers  tour- 
naient au-dessus,  inquiets.  La  petite  Rousille  voyait  venir  son 
père.  Elle  était  restée  à  la  même  place,  sur  le  banc,  l'âme  épa- 
nouie, avec  un  peu  trop  de  son  rêve  dans  les  yeux,  car  le  père 
demanda  sévèrement  : 

—  Ce  n'est  pas  le  jour  de  rire,  petite  :  qu'as-tu  donc? 

—  Rien,  fit-elle  en  se  levant, 

—  Marche  donc  par  devant,  répondit  Mathurin.  Tu  pourrais 
faire  des  rencontres? 

Elle  s'en  alla  devant,  en  effet,  par  les  allées,  puis  par  le  sen- 
tier, le  long  des  haies  dépouillées.  Son  bonnet  blanc  ne  se  tour- 
nait ni  à  droite,  ni  à  gauche.  Mais  fière  comme  celles  qui  luttent 
pour  leur  amour,  marchant  de  son  pas  relevé,  elle  descendait  la 
première  vers  les  ormeaux  de  la  métairie,  et  ses  yeux  grands  ou- 
verts dans  le  crépuscule,  ses  yeux  où  personne  ne  pouvait  lire, 
effleurant  les  choses,  n'en  regardant  aucune,  s'emplissaient  de 
tendresses  perdues. 

Elle  pénétra  dans  son  domaine,  et  se  mit  à  tremper  la  soupe 
qui  avait  bouilli  en  son  absence.  Les  hommes  restèrent  dehors  à 
causer. 

Quand  ils  revinrent,  elle  eut  l'impression  bien  nette  que  Ma- 
thurin l'avait  une  fois  de  plus  trahie,  et  que  le  père  était  en  dé- 
fiance. 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  765 

André  rentra  le  dernier,  à  près  de  huit  heures.  Le  métayer 
avait  voulu  l'attendre  pour  souper.  Il  s'était  assis,  avec  Mathurin, 
sous  l'auvent  de  la  cheminée,  et,  se  chauffant,  prenant  et  ma- 
niant la  canne  de  M.  Henri  chacun  à  son  tour,  ils  parlaient  de  la 
triste  journée  qui  s'achevait;  des  hommes  de  Sallertaine  qui 
avaient  suivi  les  enchères  ;  des  ouvriers  qu'on  avait  entendus,  à 
la  dernière  minute,  reclouer  les  voliges  sur  les  fenêtres  basses,  et 
des  lumières  qu'on  avait  vues  errer  derrière  les  vitres  des  étages, 
comme  aux  jours  d'autrefois,  quand  la  haute  maison  blanche 
était  pleine  d'invités. 

—  Nos  maîtres  ne  reviendront  plus,  disait  Toussaint  Lumineau. 
Moi  qui  avais  toujours  cru  en  eux!  C'est  fini! 

—  C'est  fini!  répéta  André,  en  montant,  dans  l'ombre,  les 
marches  du  seuil.  Je  suis  content  de  n'avoir  pas  vu  ça. 

Il  avait  l'air  las  et  ému.  Le  tour  de  ses  yeux  était  brillant, 
comme  si  le  beau  jeune  Maraîchin  allait  pleurer.  Toussaint  Lu- 
mineau crut  que  la  honte  de  cette  vente  publique,  dont  lui-même 
avait  tant  souffert,  avait  touché  de  la  même  manière  le  cœur  de 
son  enfant,  et  que  c'était  l'unique  raison  de  la  longue  absence  de 
Driot. 

—  Mets- toi  à  table,  dit- il,  tu  dois  avoir  appétit.  La  soupe  est 
prête. 

—  Non,  je  n'ai  pas  faim,  dit  André. 

—  Ni  moi,  dit  le  père. 

Mathurin  seul  se  traîna  jusqu'au  banc,  et  se  servit  une  assiette 
de  soupe,  tandis  que  le  père  demeurait  assis  devant  le  feu  et  que 
Driot,  debout,  l'épaule  appuyée  contre  l'angle  saillant  du  mur, 
sous  l'auvent,  considérait  alternativement  son  père  et  son  frère. 

—  Où  donc  as-tu  été  ?  demanda  le  métayer. 
André  fit  un  geste  en  guirlande. 

—  De  l'un  chez  l'autre  :  chez  votre  ami  Guérineau,  de  la  Pin- 
çonnière;  chez  le  meunier  de  Moque-Souris;  aux  Levrelles;  chez 
les  Massonneau... 

—  Bon  homme,  le  Glorieux,  interrompit  le  père,  bonne  fa- 
mille, la  sienne. 

—  J'ai  été  voir  aussi  les  Ricolleau  de  Malabri  t.. . 

—  Si  loin  que  ça  ! 

—  Les  Ertus  de  la  Parée  du  Mont... 

Toussaint  Lumineau  fixa,  cherchant  à  deviner,  les  yeux  clairs 
de  son  fils. 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Qu'avais-tu  à  faire  chez  tant  de  monde,  mon  gars? 

—  Une  idée... 

Il  ne  put  soutenir  longtemps  l'interrogation  du  regard  pa- 
ternel, et  se  mit  à  considérer  l'angle  sombre  où  était  le  lit. 

—  Une  idée...  Tenez,  pendant  que  j  étais  en  route,  j'aurais 
voulu  faire  le  tour  complet,  et  m'en  aller  jusqu'à  la  Roche,  voir 
François. 

—  François?  murmura  le  métayer...  Tu  es  donc  comme  moi, 
mon  bon  gars  :  tu  as  souvent  ta  pensée  devers  lui  ? 

Lentement,  le  jeune  homme  hocha  la  tête,  et  répondit: 

—  Oui,  ce  soir  surtout,  ce  soir  plus  que  tous  les  soirs  de  ma 
vie,  j'aurais  voulu  lavoir  à  côté  de  moi. 

Les  mots  d'André  étaient  dits  avec  une  si  forte  émotion,  avec 
une  solennité  si  douloureuse,  que  Mathurin,qui  ne  savait  pas  la 
date  du  départ  d'André,  comprit  qu'elle  étaitarrivée,  et  qu'André 
n'avait  plus  que  des  minutes  à  vivre  à  la  Fromentière.  Un  flot 
de  sang  lui  monta  au  visage  ;  ses  lèvres  s'entr'ouvrirent  ;  un  trem- 
blement s'empara  de  tout  son  corps,  tandis  que  ses  yeux,  sans 
un  battement  de  paupières,  s'attachaient  sur  André.  Ils  luisaient 
d'une  vie  extraordinaire,  ces  yeux  où  il  y  avait  de  l'orgueil  triom- 
phant, et  aussi,  en  cette  heure  suprême,  un  peu  de  pitié  et 
d'amitié,  de  remords  peut-être.  André  devina  qu'ils  lui  disaient 
adieu. 

Le  père,  cependant,  rapprochait  sa  chaise  de  la  table,  et,  le- 
vant la  canne,  horizontalement,  à  la  hauteur  de  la  lampe,  pour 
qu'André  la  vit  mieux,  il  caressait  l'anneau  d'or  avec  ses  doigts 
qui  avaient  de  la  terre  aux  jointures.  Il  croyait  la  pensée  de  son 
fils  déjà  revenue  au  présent,  ou  tendue  vers  le  même  avenir  que 
la  sienne. 

—  Moi,  dit-il,  voilà  ce  que  j'ai  acheté,  en  souvenir  de  mon- 
sieur Henri...  Bien  souvent  il  a  tapé  contre  ma  porte  avec  le 
bout  de  cette  canne-là  :  «  Pan  !  pan  !  pan  !  Es-tu  là,  mon  vieux 
Lumineau?  »  André,  quand  tu  seras  le  maître  à  la  Fromentière... 

Le  jeune  homme,  qui  était  derrière  le  métayer,  sentit,  à  ces 
mots-là,  tout  son  courage  se  fondre.  Il  ne  put  retenir  ses  larmes, 
et,  craignant  que  le  père  ne  se  détournât  vers  lui,  il  se  recula,  si- 
lencieusement, du  côté  de  la  porte. 

Toussaint  Lumineau  ne  l'entendit  pas.  Il  continua  : 

—  Quand  tu  seras  le  maître  à  la  Fromentière,  tu  ne  verras 
plus  jamais  nos  maîtres.  Je  croyais  que  la  métairie  ne  serait  pas 


LA    TERRE    QUI    MEURT.  767 

vendue...  Je  l'espère  encore  un  peu,  mais  nos  marquis  ne  re- 
paraîtront plus...  Mon  gars,  les  temps  qui  viennent  pour  toi  ne 
ressembleront  pas  à  ceux  que  j'ai  connus  ! 

Driot  pleurait,  en  regardant  les  vieux  murs  de  la  salle,  à  l'en- 
droit où  ils  étaient  usés  par  l'épaule  des  Lumineau. 

—  Ne  t'en  fais  pas  de  chagrin,  mon  petit  :  si  les  maîtres  s'en 
vont,  la  terre  reste  ! 

Driot  pleurait,  en  regardant  le  chapelet  de  la  mère  Luniineau, 
pendu  au  chevet  du  lit. 

—  La  terre  est  bonne,  quoique  tu  aies  mal  parlé  d'elle.  Tu  le 
reconnaîtras. 

Driot  pleurait  en  regardant  Mathui-in. 

—  Tu  te  feras  à  elle,  et  elle  aussi  se  fera  à  toi  ! 

Driot  pleurait  en  regardant  le  père,  qui  maniait  toujours  la 
canne  blonde. 

Il  considéra  un  peu  de  temps,  dans  la  lumière  de  la  lampe,  les 
mains  lasses,  les  mains  calleuses,  entaillées  de  blessures  faites  au 
service  de  la  famille,  pour  la  secourir  et  l'élever,  les  mains  jamais 
découragées.  Et  poussé  par  le  respect,  par  le  chagrin  aussi,  il  fit 
une  chose  qui  ne  se  faisait  plus  à  la  Fromentière,  depuis  que  les 
fils  étaient  grands  et  que  la  mère  était  morte.  Il  s'avaaça  dans 
l'ombre,  derrière  le  père,  se  pencha,  et  embrassa  l'ancien  sur  son 
front  ridé. 

—  Brave  gars  !  dit  Toussaint  Lumineau,  en  lui  rendant  son 
baiser. 

—  Je  vais  me  coucher,  murmura  André  :  je  n'en  peux  plus  ! 

Il  serra  la  main  de  Mathurin,  d'une  étreinte  rapide.  Mais  il 
mit  longtemps  à  faire  les  dix  pas  qui  le  séparaient  de  la  porte  in- 
térieure communiquant  avec  la  décharge  où  travaillait  Rousille  . 
En  fermant  la  porte,  il  regardait  encore  dans  la  salle,  par  la  fente 
qui  diminuait.  Puis  on  l'entendit  parler  un  peu  avec  sa  sœur. 
Puis  on  ne  l'entendit  plus. 

La  grande  nuit  enveloppait  la  ferme.  Et  c'était  la  dernière  où 
le  toit  de  la  Fromentière  devait  abriter  Driot. 

René  Bazin. 

{La  dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


RICHELIEU  DANS  SON  DIOCÈSE 


16J7-1618 


Du  mois  d'avril  161 7,  date  de  l'assassinat  du  maréchal  d'Ancre, 
au  mois  d'avril  1624,  époque  à  laquelle  Richelieu  rentra  au  mi- 
nistère, il  s'écoula  sept  années.  Sept  ans,  c'est  un  long  morceau 
de  la  vie  humaine.  Sept  ans  de  disgrâce,  c'est  une  longue  épreuve 
pour  un  ambitieux. 

Ambitieux,  Richelieu  l'était.  Mais,  comme  il  le  dit  lui-même, 
d'un  joli  mot  de  cavalier,  «  son  ambition  n'était  pas  telle  qu'il 
ne  lui  tînt  la  bride  en  main.  »  L'évêque  sort  de  la  jeunesse,  et 
touche  à  peine  à  la  maturité.  Il  y  a  encore,  dans  son  désir  du 
pouvoir,  quelque  chose  d'ardent  et  de  passionné.  Cependant,  la 
gravité  des  problèmes  de  la  vie  l'émeut  déjà  plus  profondément,  et 
la  force  qui  le  pousse  n'est  pas  seulement  l'appétit  des  honneurs, 
de  la  fortune  et  des  hauts  emplois. 

Les  circonstances,  qui  préparent  de  loin  et  par  une  série  d'ef- 
forts séculaires  de  telles  existences,  leur  impriment  d'avance  un 
caractère  exceptionnel.  Ces  grands  hommes  ont  une  conforma- 
tion particulière.  Ils  montent  naturellement,  comme  les  aigles, 
vers  les  régions  supérieures  où  la  vue  est  plus  étendue  et  où 
l'on  est  seul.  S'ils  n'y  allaient  pas,  ils  auraient  la  nostalgie  des 
espaces  non  parcourus,  avec  la  lassitude  des  facultés  non  em- 
ployées. La  vie  leur  serait  inutile  et  insupportable. 

D'ailleurs,  ils  ne  vont  pas  là-haut  de  leur  seul  mouvement. 
Tout  le  monde  les  pousse.  De  la  foule,  il  part  une  sorte  de  cri  et 
d'exhortation  incessante  vers  ceux  qui  sont  reconnus  aptes  à  di- 
riger les  autres.  Sous  la  discipline  formelle  de  la  société,  il  y  a 


RICHELIEU    DANS    SON    DIOCÈSE.  769 

une  discipline  intime  qui  fait  et  fera,  de  tout  temps,  avec  les  sub- 
ordonnés des  subordonnés  et  avec  les  chefs  des  chefs.  De  vieux 
soldats  d'Afrique  ont  raconté  qu'en  temps  de  guerre,  quand  une 
compagnie  se  trouvait  au  loin,  perdue,  entourée  d'embûches,  il 
arrivait  une  heure  où  tous  se  tournaient  instinctivement  vers  un 
homme  qui  n'était,  peut-être,  qu'un  simple  soldat,  mais  qu'on 
sentait  plus  capable  de  tirer  tout  le  monde  d'afï'aire.  Tant  qu'on 
était  en  péril,  il  commandait,  on  obéissait.  Le  péril  passé  et 
l'anxiété  disparue,  chacun  reprenait  sa  place,  et  la  hiérarchie 
sociale  se  substituait  de  nouveau  à  la  hiérarchie  naturelle  un  mo- 
ment apparue...  Si  c'est  de  l'ambition  de  répondre  à  l'appel  des 
foules,  ces  hommes  sont  des  ambitieux. 

L'ardeur  de  la  lutte  s'en  mêle  aussi,  et  aussi  la  vanité.  Ces 
tempéramens  de  conducteurs  des  peuples  sont  susceptibles,  ner- 
veux, inquiets.  Ils  portent  leur  supériorité  toute  frémissante  sur 
le  bout  des  doigts.  Tout  les  agite,  les  irrite.  Ils  sont  souvent 
froissés;  ils  froissent  plus  souvent  encore.  Si  ceux  qui  les  jugent 
de  loin  les  désirent  et  les  élèvent,  ceux  qui  les  voient  de  près 
les  détestent  et  les  abaissent.  Il  s'établit  ainsi  une  sorte  de  jeu 
vif,  ardent,  oîj  chaque  incident  est  une  partie  gagnée  ou  perdue, 
où  chaque  jour  amène  sa  joie  ou  sa  déconvenue;  et  il  résulte, 
de  cet  émoi  constant,  une  excitation  nerveuse  qui  entretient  et 
nourrit  la  passion  ambitieuse. 

Il  se  dégage,  en  outre,  de  l'expérience  de  la  vie  un  autre  sti- 
mulant singulièrement  énergique  :  c'est  l'espèce  d'épreuve  journa- 
lière qu'un  homme  de  ce  mérite  fait  instinctivement  de  sa  propre 
valeur,  de  son  aptitude,  de  sa  supériorité.  Penché  sur  le  jeu,  il 
s'aperçoit  que  son  avis  est  le  bon,  que  si  on  le  suit,  on  gagne,  que 
si  on  le  néglige,  on  perd.  Il  discerne  le  point  délicat,  le  nœud  de 
chaque  affaire  ;  il  met  le  doigt  dessus,  et  dit  :  «  Je  battrai  les  Au- 
trichiens là.  »  Et  plus  il  renouvelle  l'essai,  plus  il  le  voit  réussir. 
Même  dans  les  affaires  insignifiantes,  il  s'exerce,  et  se  plaît  à  de- 
viner d'avance  comment  elles  se  dérouleront,  à  prévoir  l'issue,  à 
indiquer  les  moyens  d'agir  sur  les  événemens  et  de  les  modifier. 
Cette  expérience  quotidienne  développe  singulièrement  la  con- 
fiance en  soi,  l'autorité,  mais  aussi  l'orgueil.  Un  jour  viendra  où 
l'homme  qui  l'a  renouvelée  pendant  une  vie  entière  sera  pris  de 
vertige,  n'écoutera  plus  rien,  se  croira  infaillible.  Alors  il  est 
perdu  et  Sainte-Hélène  l'attend...  Mais  avant,  quand  il  doute 
encore,  quand  il  garde  quelque  retenue  et  que  chaque  circonstance 

TOME  CL.  —   1898.  49 


770  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

affermit  son  courage  hésitant,  comment  résisterait-il  à  la  tenta- 
tion de  mettre  la  main  à  la  pâte,  puisqu'il  a  constaté  que  les 
choses  vont  bien  s'il  s'en  mêle  et  mal  s'il  s'abstient.  Il  se  jette 
donc  dans  la  lutte,  plein  de  foi  et,  je  dirai,  de  bonne  foi.  L'ambi- 
tieux est  l'homme  qui  est  toujours  persuadé  qu'il  fait  mieux  que 
les  autres  et  qu'on  ne  peut  se  passer  de  lui. 

Enfin  l'homme  se  sent  gros  de  l'œuvre  qu'il  doit  accomplir. 
Une  tâche  particulière  est  préparée  pour  lui.  Il  va  vers  elle^ 
comme  l'aiguille  tourne  au  nord,  invinciblement.  Des  désirs 
vagues,  des  aspirations  incertaines,  des  espérances  inconsistantes 
et  brumeuses  traînent  au-dessus  des  foules.  Il  faut  la  présence 
d'un  certain  homme  pour  qu'elles  se  polarisent,  se  condensent,  se 
fassent  lumière,  éclair,  pluie  bienfaisante  ou  orage  destructeur. 
Celui  qui  a  cette  force  en  lui  le  sait.  Il  a  le  sentiment  que  sa  vie 
sera  remplie  par  une  tâche  et,  sa  vie,  il  la  donne  à  l'œuvre  qui 
l'attend. 

Instinct  naturel,  facultés  exceptionnelles,  consentement  de 
tous,  vanité,  orgueil,  amour  de  la  gloire,  devoir  et  passion,  tout 
concourt  ainsi  à  développer,  en  certaines  âmes,  le  goût  de  la 
domination,  qui,  quand  il  se  joint  à  la  vertu,  fait  le  héros,  et  qui 
serait  peut-être  la  plus  noble  des  passions  de  l'homme,  s'il  n'y 
avait  l'abnégation  et  le  sacrifice. 

Dans  les  temps  de  disgrâce,  tous  les  ambitieux  n'agissent  pas 
de  même.  Je  n'ose  pas  dire  que  c'est  alors  qu'on  peut  les  juger  ; 
car  il  ne  faut  juger  personne  sur  ses  faiblesses,  mais  sur  ses  mé- 
rites :  cependant  leur  âme  se  montre  à  nu  dans  ces  heures  pé- 
nibles. On  a  vu  des  ambitieux  qui,  jamais  las  et  jamais  rassasiés, 
n'ont  fait  de  leur  disgrâce  qu'une  longue  plainte  et  qui,  attachés 
au  rocher,  ont  remué  le  monde  de  la  secousse  de  leurs  chaînes. 
Comme  Samson,  ils  auraient,  s'ils  eussent  pu,  ébranlé  les  co- 
lonnes du  temple  et  tout  ruiné  autour  d'eux.  Leur  passion  est  si 
forte  qu'elle  opprime  leur  jugement  ;  leur  volonté,  pourtant  si 
énergique,  n'est  pas  assez  puissante  pour  se  dominer  elle-même. 
Ceux-là  sont  de  vrais  ambitieux,  des  bêtes  puissantes  et  carnas- 
sières, organismes  énormes  que  le  vieil  atavisme  des  luttes  anté- 
diluviennes a  légués  aux  époques  récentes  comme  des  témoins 
d'un  autre  âge. 

Il  en  est  d'autres  qu'une  civilisation  plus  raffinée  a  polis  et 
qu'un  équilibre  plus  délicat  maintient  dans  la  limite  de  la  dignité 
personnelle    et  de   l'élégance   sociale.   Ceux-là,    quand  le   vent 


RICHELIEU   J3ANS    S0>'    DIOCÈSE.  771 

souffle  contre  eux,  croisent  les  bras  et  attendent.  Leur  orgueil 
souft're,  mais  il  n'est  pas  abattu.  Il  résiste,  de  lui-même,  à  la  ten- 
tation qui  est  la  plus  vive,  pour  leur  nature  combative,  celle  de 
prouver  qu'ils  ont  raison.  Ils  replient  leur  dialectique  dans  le 
silence  et  répriment  leur  conviction  dans  un  sourire.  Ils  atten- 
dent, confians  dans  le  retour  des  choses,  dans  une  espèce  d'équité 
qui  gît  au  fond  de  l'âme  des  foules,  et  dans  un  jugement  impartial 
qui,  peut-être,  leur  sera  refusé  même  après  leur  mort.  Quand  ils 
sont  encore  jeunes,  ils  adoptent  ce  parti  d'autant  plus  volontiers 
qu'il  n'exclut  pas  un  certain  calcul.  Certainement, ce  qu'il  y  a  de 
plus  habile  au  monde  c'est  de  bien  faire;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus 
sage  c'est  de  se  taire. 


Une  fois  passées  les  premières  semaines  tumultueuses  que 
nous  avons  racontées,  Richelieu  entra  dans  la  disgrâce  avec  la  dé- 
cision prise  de  ne  laisser  fléchir,  pour  aucune  raison,  la  ligne  de 
conduite  qu'il  s'était  tracée.  Il  attendrait  l'heure  où  on  lui  ren- 
drait justice  et  où  les  deux  partis  rivaux  seraient  d'accord  pour 
recourir  à  lui.  Il  écrit,  vers  le  milieu  de  1617,  à  M.  d'Haligre  : 
«  Je  suis  réduit  en  un  petit  ermitage  parmi  des  livres  qui  ne  peu- 
vent vous  rendre  aucun  service;  »  en  août  1617,  au  nonce  :  «  Je 
vis  dans  mon  diocèse  parmi  le  contentement  de  mes  livres  et 
les  actions  de  ma  charge.  »  Bientôt  après  :  «  Je  suis  résolu  de 
couler  doucement  le  temps  parmi  mes  livres  et  mes  voisins.  »  Sur 
la  fin  de  1617:  «  J'estimois  qu'étant  du  tout  attaché  à  ma  charge 
et  à  mes  livres,  je  serais  exempt  de  calomnies.  »  Et  enfin,  au 
début  de  1618  :  «  En  cet  éloignement,  j'ai  vécu  en  ma  maison 
parmi  mes  livres.  »  Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  possible  de  pousser 
plus  loin,  pour  un  homme  aussi  actif,  le  parti  pris  du  détache- 
ment et  de  l'étude. 

Non  seulement  il  le  dit,  mais,  en  homme  sérieux  qu'il  est,  il 
fait  ce  qu'il  dit.  Sa  correspondance,  du  moins  pendant  les  deux 
premières  années  de  son  exil,  chôme  et  s'éteint.  On  dirait  qu'il 
retient  son  souffle.  On  l'entend  à  peine.  Il  ne  s'adresse  plus  qu'à 
des  femmes,  à  des  prêtres,  entretenant  tout  juste  ses  relations  du 
monde  et  ne  sappliquant  guère  plus  qu'à  la  surveillance  de  ses 
affaires  particulières.  Il  se  fait  petit,  et  il  a  raison;  car  l'orage 
gronde  toujours  sur  sa  tête. 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Par  un  artifice  de  procédure,  on  Fa  impliqué  au  procès  de  la 
maréchale  d'Ancre.  Le  procureur  général  Servin,  toujours  excité 
contre  ce  qui  est  d'église,  l'a  accusé  véhémentement  d'avoir  eu, 
avec  le  maréchal  d'Ancre,  une  correspondance  contraire  aux  in- 
térêts de  l'Etat.  La  cour  lui  fait  sentir  la  menace.  Le  12  juillet, 
Déagent,  reprenant  effrontément  une  conversation  qui  a  si  mal 
tourné  pour  Richelieu,  se  félicite  d'avoir  pu  faire  en  sorte  que, 
malgré  le  réquisitoire  de  Servin,  l'évêque  n'ait  pas  été  compris 
au  procès. 

Cette  poursuite  contre  la  pauvre  femme  était  inique.  Ce  n'était 
pas  à  elle  qu'on  en  voulait,  mais  à  la  reine,  et  celle-ci  ressentait 
cruellement  l'injure.  Mais  Richelieu  ne  bouge  pas.  11  n'en  est  plus 
à  croire  aux  promesses  qu'avec  un  aplomb  infatigable  lui  renou- 
velle Déagent  :  «  M.  de  Luynes  vous  a  continué  toujours  sa 
bonne  volonté  m'ayant,  depuis  peu,  par  deux  fois,  donné  sa 
parole  de  votre  retour,  sans  me  pouvoir  assurer  du  temps.  Il  est 
vrai  que  les  esprits  sont  toujours  fort  aigris  ici  contre  vous.  » 
Tantucci  lui-même  essaye  de  se  justifier.  On  lui  fait  subir  une 
sorte  d'interrogatoire  où  il  découvre  la  figure  piteuse  d'un  re- 
nard pris  au  piège.  Il  écrit  d'interminables  lettres  où  tout  est 
expliqué  avec  une  candeur  empressée  qui  se  heurte  au  parti  pris 
de  silence  de  l'exilé. 

Ce  qu'il  y  a  de  plaisant  c'est  que  tout  le  monde  se  met  à 
plaindre  cette  pauvre  maréchale  que  tout  le  monde  a  poussée  sur 
l'échafaud  :  «  Sa  mort,  dit  Déagent,  lui  a  attiré  autant  d'honneur 
que  sa  vie  lui  avait  attiré  de  haine  et  de  blâme.  »  «  Cette  mort, 
dit,  à  son  tour,  Tantucci ,  a  été  tellement  regrettée  que  c'est 
miracle.  Mais  le  Roi  avait  peur,  tant  qu'elle  était  vivante.  »  Fina- 
lement, c'est  le  Roi,  c'est  ce  pauvre  adolescent  affolé  à  plaisir, 
qui  reste  le  seul  responsable  de  tout  1 

L'évêque  de  Luçon  est  à  Richelieu  d'abord,  puis  dans  son 
prieuré  de  Coussay.  Il  revoit  les  champs  paternels  et  les  longs 
horizons  montueux  de  sa  jeunesse.  Il  écoute,  de  loin,  tous  ces 
bruits  qui  viennent  de  la  cour  et  assiste  bientôt  à  une  autre 
ruine,  celle  de  son  influence  auprès  de  la  reine  mère.  En  son  ab- 
sence, toutes  les  haines  et  toutes  les  ambitions  sont  déchaînées 
contre  lui.  Ruccellaï,  qui  avait  fait  le  mort  et  s'était  réfugié  dans 
son  abbaye  de  Champagne,  reparaît.  Il  écrit,  le  26  juillet,  à  la 
reine  pour  la  louer  de  sa  conduite,  pour  lui  offrir  ses  services  et 
pour  la  supplier  de  le  recevoir  à  Blois.  Nous  voyons,  par  les  lettres 


RICHELIEU    DANS    SON    DIOCÈSE.  773 

des  officieux  adressées  à  l'évèque  de  Luçon,  que  son  parti  est  fort 
désemparé  et  que  la  place  est  prête  pour  ses  rivaux,  c'est-à-dire 
pour  ceux  qui  poussent  à  une  rupture  complète  avec  la  cour  et  à 
une  prise  d'armes. 

Luynes,  sentant  que  la  reine  a  perdu  son  conseiller  le  plus  pru- 
dent et  son  meilleur  appui,  la  pousse  vers  les  fautes  irréparables. 
D'une  part,  on  la  blesse  par  toute  une  série  de  mauvais  procédés 
qui,  avec  son  caractère  irascible,  lui  rendent  la  vie  insupportable; 
d'autre  part,  on  envoie  auprès  d'elle  ce  Modène,  confident  de 
Luynes,  pour  surveiller  toutes  ses  actions,  pour  corrompre  ses  ser- 
viteurs, pour  écarter  les  fidélités,  tantôt  un  secrétaire  mis  là  par 
Richelieu,  tantôt  une  sœur  de  celui-ci  qui  devait  prendre  service 
auprès  de  la  reine.  Et  tout  cela  profite  à  Bonzy,  à  Ruccellaï  et  à 
leur  cabale. 

Richelieu  ressent  vivement  toutes  ces  piqûres.  Il  écrit  à  sa 
sœur  :  «  Je  suis  si  malheureux,  principalement  cette  année...  »  et 
il  déplore,  à  voix  basse,  «  ...  un  temps  auquel  il  semble  que  l'on 
est  mis  en  oubli  par  ses  amis.  »  En  septembre,  il  a  un  moment  de 
véritable  découragement.  Abattu,  souffrant  de  son  éloignement  et 
de  son  isolement,  le  cœur  lui  crève.  Après  trois  mois  de  silence, 
il  reprend  la  plume.  C'est  une  lettre  à  Déagent,  où  il  implore  ses 
bons  offices,  «  en  considération  de  l'amitié  que  vous  m'avez  tou- 
jours promise,  »  et  à  laquelle,  dit-il,  il  continue  à  croire,  «  quel- 
ques efforts  que  l'on  ait  faits  pour  le  lui  aliéner.  »  C'est  une  lettre 
à  Luynes,  pour  le  «  supplier  »  de  le  «  protéger  »  auprès  de  Sa 
Majesté.  C'est  une  lettre  au  roi  lui-même,  où  il  rappelle  la  promp- 
titude avec  laquelle  il  a  été  au-devant  des  désirs  de  la  cour,  en 
s'éloignant  du  séjour  de  la  reine  mère  :  «  Depuis  ce  temps-là,  j'ai 
vécu  en  ma  maison,  priant  Dieu  pour  la  prospérité  de  Votre  Ma- 
jeté,  et  recherchant  parmi  mes  livres  une  occupation  convenable 
à  ma  profession.  On  m'a  toujours  témoigné  que  la  volonté  de 
Votre  Majesté  était  que,  dans  quelque  temps,  je  retournasse  près 
de  la  Reine  votre  mère.  Même,  il  lui  a  plu  me  mander  qu'Elle  en 
était  assurée  de  bonne  part  ;  sur  cela  j'ai  attendu  l'honneur  de  ses 
commandemens.  Je  croyais.  Sire,  qu'en  me  gouvernant  de  la  façon 
non  seulement  demeurerais-je  exempt  de  blâme,  mais  même  que 
mes  actions  seroient  approuvées  de  ceux  qui  me  voudroient  le 
moins  de  bien.  N'ayant  pas  eu  ce  bonheur  que  je  me  promettais, 
je  tâcherai  de  l'acquérir  à  si  bien  faire  que  ceux  qui  me  rendent 
de  mauvais  offices  se  ferment  la  bouche  d'eux-mêmes  :  c'est.  Sire, 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  but  que  je  me  propose,  suppliant  Dieu  de  ne  me  point  faire 
miséricorde  si  j'ai  jamais  eu  aucune  pratique  ni  pensée  contraire 
à  votre  service.  » 

Ces  protestations  sont  vaines.  Aussi,  avec  sa  sûreté  de  coup 
d'oeil  habituelle,  l'évêque  se  décide,  en  même  temps,  à  une  dé- 
marche qui  sera  capitale  pour  le  reste  de  sa  carrière. 

Il  avait,  dans  sa  jeunesse,  contracté  des  liens  d'amitié  avec  un 
homme  dont  l'autorité  occulte  était  grande  sur  le  roi,  sur  la  reine 
mère  et  sur  la  cour  :  c  était  le  Père  capucin  Joseph  du  Tremblay. 
Pendant  le  premier  ministère  de  Richelieu,  une  sorte  de  froid 
était  survenu  entre  eux,  probablement  à  la  suite  de  la  rupture  du 
duc  de  Nevers,  grand  ami  du  Père  Joseph,  avec  le  maréchal 
d'Ancre  et  ses  partisans.  Quoi  qu'il  en  soit,  depuis  dix-huit  mois, 
les  deux  amis  n'avaient  plus  eu  entre  eux,  aucune  relation.  Le 
Père  Joseph,  d'ailleurs,  avait  passé  presque  tout  son  temps  en 
Italie,  semployant  activement  à  la  réalisation  de  son  rêve  d'une 
croisade  contre  le  Turc.  Rentré  en  France  vers  le  mois  de  juin 
1617,  il  s'était  trouvé  mêlé  de  nouveau  aux  affaires  de  la  famille 
royale.  Il  avait  écrit  lui-même  au  cardinal  Borghèse,  neveu  du 
pape,  qu'il  s'employait  à  un  rapprochement  entre  le  roi  et  la  reine 
mère.  Dans  les  circonstances  si  pénibles  qu'il  traverse,  Richelieu 
prend  le  parti  de  recourir  au  bon  père  :  «  Mon  père,  je  veux  vous 
témoigner  par  cette  lettre,  que  j'ai  de  la  confiance  en  vous,  puisque, 
bien  qu'il  y  ait  plus  d'un  an  et  demi  que  nous  ne  nous  soyons  vus, 
je  vous  veux  écrire  avec  la  même  franchise  que  si  nous  n'avions 
bougé  d'ensemble.  Je  suis  si  gros  de  déplaisir...  que  je  veux  vous 
ouvrir  mon  cœur...  »  Et  alors,  c'est  un  récit  de  tout  ce  qu'il  a  en- 
duré depuis  quatre  mois,  c'est  un  tableau,  un  peu  chargé  peut-être, 
de  son  humilité,  de  sa  résignation  chrétienne  :  «  Je  ne  recherche 
que  le  repos  pour  cet  effet.  Je  vous  proteste  devant  Dieu  n'avoir 
eu  ni  n'avoir  d'autre  pensée...  »  Il  sait  que  le  Père  Joseph  a  des 
attaches  à  la  cour  et  notamment  «  qu'il  voit  et  estime  grandement 
M.  Déagent.  »  Il  le  prie  de  prendre  sa  cause  en  main.  C'est  une  œuvre 
pie,  car  la  vie  de  l'évêque,  dans  son  prieuré  et  dans  son  diocèse,  est 
toute  consacrée  à  un  grand  travail  contre  l'hérésie.  Il  touche  ici, 
auprès  du  Père  Joseph,  la  corde  sensible  et  évoque  les  vieux  sou- 
venirs des  missions  communes  dans  le  Poitou  :  «  Ce  m'est  un  grand 
crève-cœur  devoir  que  travaillant  contre  l'hérésie,  les  huguenots 
prennent  occasion  de  rabaisser  ce  que  je  fais  contre  eux  par  les 
bruits  qu'ils  répandent  qu'on  fait  courir  de  moi  dans  la  cour.  » 


RICHELIEU    DANS    SON    DIOCÈSE.  775 

On  ne  s'attendait  guère  à  voir  là  les  huguenots.  Mais  toute 
flèche  est  bonne,  et  le  pieux  capucin  ne  peut  rester  insensible  à 
un  langage  si  humble  à  la  fois  et  si  édifiant.  Il  sait,  d'ailleurs,  que 
les  intérêts  de  l'évêque  de  Luçon  sont  vus  d'un  œil  favorable  par 
la  cour  de  Rome.  Il  escompte  d'avance  le  secours  qu'un  homme 
comme  Richelieu  peut  apporter  à  la  cause  à  laquelle  il  a  consacré 
sa  vie.  D'ailleurs,  la  lettre  de  l'ami  le  touche.  Il  y  a,  entre  ces 
deux  âmes,  des  affinités  dont  l'avenir  fera  le  lien  le  plus  fort  qui 
puisse  unir  de  grandes  existences.  Aussi,  dès  ce  moment,  le  Père 
se  met  à  préparer  de  loin,  avec  sa  patiente  ténacité  et  son  expé- 
rience consommée  des  dessous  de  la  politique,  l'heure  où  il  pourra 
donner  à  l'oreille,  au  moment  opportun,  le  conseil  heureux  qui 
rappellera  Richelieu  de  l'exil  et  lui  ouvrira  de  nouveau  le  chemin 
de  la  confiance  royale . 

Mais  cette  heure,  si  on  peut  la  pressentir  dès  maintenant,  n'est 
pas  encore  sonnée,  et  Richelieu  retombe  dans  ses  tristesses  et  dans 
son  silence.  Il  a  bien  raison  quand  il  écrit  qu'il  n'a  d'autre  con- 
solation que  ses  livres  :  car  il  n'a  pas  d'autre  occupation.  Son  tem- 
pérament actif  a  dû  se  renfermer  dans  son  cabinet.  Il  est  vrai  que, 
là  encore,  il  reste  un  homme  d'action  et  un  combattant.  Même 
dans  le  choix  du  sujet  sur  lequel  il  porte  son  application,  il  n'a  pu 
s'arracher  à  la  polémique  courante,  et  en  ce  moment  où  il  semble 
se  consacrer  tout  entier  à  ses  devoirs  d'évêque,  il  touche  au  pro- 
blème le  plus  difficile  de  la  politique  du  temps,  et  dont  la  solu- 
tion absorbera  les  forces  de  sa  vie  tout  entière  :  le  problème  pro- 
testant, ou,  pour  mieux  dire,  la  coexistence  de  plusieurs  églises 
dans  un  Etat  unifié. 

C'est  encore  l'homme  d'État  qui  dicte,  au  moment  où  le  théo- 
logien et  sorboniste  écrit  son  premier  ouvrage  de  polémique  re- 
ligieuse :  Les  Principaux  points  de  la  Foi  de  l'Église  catholique 
défendus  contre  récrit  adressé  au  Roi  par  les  quatre  mijiistres  de 
Charenton. 

En  France,  toutes  nos  querelles  politiques,  depuis  quatre 
siècles,  ont  un  fond  de  religion.  Le  Français,  logique, idéaliste  et 
autoritaire,  n'est  satisfait  que  quand  il  a  rattaché  à  des  idées  géné- 
rales et  à  un  système  les  raisons  qui  le  font  agir,  soit  passion, 
soit  intérêt,  soit  môme  caprice.  Or,  il  trouve  un  système  tout  fait 
dans  la  doctrine  religieuse  où  il  a  été  nourri  ou  bien  qu'il  a 
choisi  lui-même.  C'est  ainsi  que  chez  nous,  la  religion  fait  le 
parti  ou,  du  moins,  l'autorise.  Ainsi  s'explique  également  l'im- 


776  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

portance,  qui  paraît  d'abord  singulière,  de  certains  livres  de 
controverse  dans  notre  histoire.  Les  Pî'ovinciales  de  Pascal  ont 
une  portée  politique  qui  égale,  si  même  elle  ne  le  dépasse,  leur 
intérêt  théologique. 

Au  début  du  xvii®  siècle,  la  querelle  du  protestantisme  et  du 
catholicisme  se  poursuivait  simultanément  dans  les  faits,  l'épée 
au  poing,  et  dans  les  livres,  la  plume  à  la  main.  Les  gouverne- 
mens  ne  pouvaient  s'y  montrer  indifférens.  Le  roi  Jacques  était 
un  polémiste.  Henri  IV,  débonnaire,  présidait  aux  laborieuses  dis- 
cussions de  textes  engagées  entre  un  Du  Perron  et  un  Duplessis- 
Mornay.  Les  femmes  y  assistaient.  Tout  le  monde  écoutait  ces 
disputes  scolastiques,  sans  les  bien  comprendre  peut-être,  mais 
avec  le  plus  vif  intérêt,  car  il  y  allait  pour  chacun  non  seule- 
ment de  la  cause  religieuse  à  laquelle  il  appartenait,  mais  du 
parti  dans  lequel  il  s'était  engagé  corps  et  biens. 

Vue  sous  cet  angle,  la  littérature  de  controverse  qui  encombre 
les  bibliothèques  du  xvii^  siècle  s'éclaire  de  son  vrai  jour.  Quand 
Bossuet  écrit  V Histoire  des  Variations  des  Eglises  protestantes^  il 
est  en  harmonie  avec  le  gouvernement  qui  vient  d'accomplir  la 
révocation  de  l'Edit  de  Nantes. 

Dans  ces  luttes  séculaires,  la  Compagnie  de  Jésus  combattait 
au  premier  rang.  L'ordre,  ou  plus  exactement  «  la  Compagnie,  » 
avait  été  créée  pour  la  bataille.  Elle  bataillait  courageusement. 
Quand  il  y  a  des  coups  à  donner  ou  à  recevoir,  on  est  bien  sûr 
de  trouver  un  jésuite  dans  l'affaire,  —  qu'il  s'agisse  des  chefs 
éminens  comme  Bellarmin  ou  Cotton,  ou  des  enfans  perdus 
comme'Le  Moine  ou  Garasse. 

Le  Père  Cotton,  dont  nous  venons  de  prononcer  le  nom,  avait 
joué  un  rôle  décisif  dans  les  événemens  qui  avaient  permis  à  la 
Compagnie  de  s'introduire  en  France,  vers  la  fin  du  xvi®  siècle. 
La  chose  s'était  faite  comme  par  miracle.  Quand  les  bons  pères, 
au  fort  des  guerres  de  religion,  amorcèrent  leur  entreprise,  tout 
le  monde  y  paraissait  contraire.  Et,  cependant,  en  quelques 
années,  Henri  IV,  protestant  de  la  veille,  leur  ouvrait  toutes 
grandes  les  portes  du  royaume.  Avant  de  mourir,  il  leur  léguait 
son  cœur  pour  être  gardé  dans  leur  maison  de  la  Flèche. 

Le  Père  Cotton,  qui  avait  tant  contribué  à  ce  succès,  conserva, 
jusqu'à  la  mort  de  Henri  IV,  une  réelle  influence  sur  ce  prince. 
On  disait  à  la  cour  que  le  Roi  avait  du  coton  dans  les  oreilles. 
Après  l'assassinat  il  resta  le  confesseur  du  jeune  roi  et  de  la 


RICHELIEU    DANS    SON    DIOCÈSE.  777 

reine-mère.  Toujours  puissant,  toujours  actif,  toujours  combat- 
tant, c'était  un  homme  qui  s'était  fait  respecter,  aimer,  ou  craindre 
de  tout  le  monde.  Mais  il  semble  bien  que  son  activité  jamais  au 
repos  et  son  zèle  pour  la  reine  finirent  par  le  compromettre  dans 
la  cabale  du  maréchal  d'Ancre.  Après  la  mort  de  celui-ci  il  de- 
vint suspect.  Le  nonce  Bentivoglio  lui-même  l'accuse  d'intrigues 
et  d'indiscrétion.  Dans  le  secret  du  confessionnal,  il  aurait  posé 
au  roi  Louis  XIII  quelques  questions  embarrassantes.  Quoi  qu'il 
en  soit,  il  n'était  pas  l'homme  de  Luynes.  Celui-ci  voulait  être  le 
maître.  Il  le  remplaça.  On  ne  chercha  pas  hors  de  la  Compagnie, 
et,  au  Père  Cotton  on  substitua,  en  qualité  de  confesseur  du  Roi, 
un  autre  jésuite,  le  Père  Arnoux:  ce  fut  ainsi  que  la  tradition 
s'établit  de  réserver  à  l'ordre  cette  importante  mission. 

Le  Père  Arnoux  avait  de  la  faconde;  mais  c'était  un  carac- 
tère moins  prudent  que  l'autre  et  dont  la  rudesse  apparente 
cachait  mal  une  tendance  marquée  au  servilisme  et  à  l'intrigue. 
Louis  XIII  ne  gagnait  pas  au  change.  Le  Père  Arnoux  eut-il  la 
prétention  de  faire  oublier  les  joutes  oratoires  où  son  prédéces- 
seur avait  brillé?  Voulut-il  débuter  par  un  coup  d"éclat?  Quoi 
qu'il  en  soit,  vers  le  milieu  de  1617,  deux  mois  après  qu'il  eut 
été  choisi  pour  remplir  les  fonctions  de  confesseur,  prêchant  à 
Fontainebleau,  il  prononça  devant  le  Roi  deux  discours  où  il  se 
faisait  fort  de  démontrer  que  tous  les  textes  de  l'Écriture  sainte 
cités  par  les  protestans  dans  leur  Confession  de  foi  étaient  faus- 
sement allégués  et,  pour  donner  à  ce  défi  plus  de  poids,  il  remit 
entre  les  mains  du  Roi  et  fit  circuler  dans  la  cour  une  liste  des 
textes  au  sujet  desquels  il  prétendait  prouver  la  fragilité  de  la 
thèse  protestante. 

Accuser  des  protestans  d'ignorer  la  Bible,  c'était  la  plus  cruelle 
des  injures.  Les  meilleures  plumes  des  pasteurs  furent  taillées 
aussitôt  et,  non  sans  émotion,  indignation  et  vitupère,  les  plus 
qualifiés  d'entre  eux  descendirent  dans  la  lice.  Ils  firent  au  Père 
Arnoux  une  réponse  savante,  précédée  d'une  préface  courte  et 
incisive,  qui  résumait,  en  somme,  la  thèse  protestante  sur  le 
dogme,  sur  la  discipline  et  sur  les  affaires  du  monde.  Cette  ré- 
ponse était  intitulée  :  Défense  de  la  confession  des  Églises  réfor- 
mées de  France  contre  les  accusations  du  sieur  Arnould,  jésuite, 
et  elle  était  signée  des  quatre  ministres  de  Charenton  :  Montigni, 
Durand,  du  Moulin  et  Mestrezat. 

Aussitôt  la  publication,  tout  l'accompagnement  ordinaire  de 


778  REVDE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  sortes  d'événemens  se  produisit  :  la  Sorbonne  intervint,  le 
Parlement  se  saisit;  le  Conseil  évoqua  l'affaire.  La  cour,  qui, 
parmi  tant  de  difficultés  intérieures,  n'avait  pas  besoin  de  cette 
complication,  eût  bien  voulu  étouffer  l'incident.  Mais  les  plumes 
étaient  déchaînées.  Les  chaires  et  les  prêches  retentissaient  des 
discussions  et  des  contradictions  les  plus  véhémentes.  Richelieu 
pensa  que  l'occasion  était  excellente  pour  ne  pas  laisser  oublier 
qu'il  existait,  qu'il  avait,  comme  évêque,  la  garde  du  troupeau  du 
Christ,  et  pour  faire  entendre  le  mot  de  l'homme  d'Etat  dans  une 
question  qui  touchait  tout  autant  à  la  politique  qu'à  la  religion. 
En  moins  de  trois  mois,  il  écrivit,  imprima  et  publia  un  livre 
de  deux  cent  cinquante  pages,  fortement  charpenté,  solidement 
écrit,  bourré  de  textes  et  de  citations  qui  témoignaient  sinon  d'une 
érudition  spéciale,  bien  particulière,  du  moins  d'une  rare  faculté 
d'assimilation.  On  pourrait  résumer  en  deux  mots  le  caractère 
général  de  ce  livre  :  c'est  un  «  Exposé  de  la  foi  de  l'Église  catho- 
lique sur  les  matières  de  controverse,  »  ressemblanl,  par  beaucoup 
de  points,  au  livre  que  Bossuet  publia  sous  ce  titre,  cinquante  ans 
plus  tard. 

C'était  un  coup  hardi,  pour  un  évêque,  d'écrire  un  ouvrage 
d'une  telle  portée  ;  c'est  un  grand  mérite,  pour  un  théologien,  de 
l'avoir  fait  sans  donner  prise  à  une  critique  décisive  ;  mais  c'est  un 
succès  plus  rare  et  plus  précieux  encore,  pour  un  homme  d'Etat, 
d'avoir  pu  le  publier  sans  soulever  des  mécontentemens  graves, 
soit  chez  ceux  qu'il  combattait,  soit  chez  ceux  mêmes  dont  il  pre- 
nait la  défense.  Ce  morceau  est  un  chef-d'œuvre  de  tact  et  de 
mesure,  qualités  rares  alors  dans  ce  genre  d'écrits.  Toute  Thabi- 
leté  consiste  dans  la  franchise  et  la  modération  avec  laquelle  les 
problèmes  les  plus  délicats  sont  abordés.  Dès  les  premières  lignes 
de  la  préface,  l'évêque  le  prend  sur  le  ton  de  la  conciliation,  de 
la  courtoisie,  et  de  la  tolérance.  On  dirait  qu'il  a  déjà  en  tête  le 
projet  de  réunion  des  Eglises  qu'il  caressera  à  différentes  époques 
de  sa  carrière  politique.  Il  fait  la  concession  décisive  du  débat 
libre  et  égal  entre  les  deux  systèmes.  Il  écarte  résolument  l'appel 
à  la  force,  rejetant  ainsi  la  maxime  qui  avait  été  celle  de  tout  le 
xvi^  siècle  et  au  nom  de  laquelle  s'étaient  faites  les  guerres  de 
religion  :  ciijus  regio,  ejus  religio.  «  En  ce  débat,  dit-il,  j'userai 
de  la  plus  grande  modération...  et  traiterai  mes  adversaires  avec 
tant  de  douceur  que,  s'ils  se  dépouillent  de  passion,  ils  auront 
sujets  d'en  être  contens.  Par  là,  ils  connaîtront  que  mon  dessein 


RICHELIEU    DANS    SON    DIOCÈSE.  779 

est  de  leur  faire  du  bien  et  non  du  mal,  de  les  guérir  et  non  de 
les  blesser,  qu'au  lieu  d'être  haïs  de  nous,  comme  ils  disent,  nous 
les  aimons  véritablement...  Et  afin  qu'ils  ne  pensent  pas...  que, 
parlant  de  leur  conversion,  je  veuille  inciter  Votre  Majesté  (le 
livre  est  dédié  à  Louis  XIII)  à  les  y  porter  par  force,  je  lui  dirai 
que  les  voies  les  plus  douces  sont  celles  que  j'estime  les  plus 
convenables  pour  retirer  les  âmes  de  l'erreur  :  l'expérience  nous 
faisant  connaître  que,  souvent,  aux  maladies  d'esprit,  les  remèdes 
violens  ne  servent  qu'à  les  aigrir  davantage.  »  Nous  sommes 
loin  de  la  Saint-Barthélémy;  et  nous  sommes  loin  aussi  de  la 
révocation  de  l'Edit  de  Nantes. 

Dès  le  début  de  sa  vie  politique,  Richelieu  dégage  les  prin- 
cipes de  mutuelle  tolérance  sur  lesquels  doit  reposer  la  vie  natio- 
nale dans  un  État  où  diverses  Églises  subsistent.  Pour  que  personne 
ne  s'y  trompe,  il  ajoute  :  «  Par  ce  moyen  Votre  Majesté,  corres- 
pondant au  glorieux  titre  de  Très-Chrétien  que  la  piété  de  ses 
prédécesseurs  lui  a  acquis,  se  rendra  le  plus  signalé  roi  du  monde 
et  affermira,  de  plus  en  plus,  le  repos  et  la  paix  dans  son  Etat.  » 
Ainsi,  cet  homme  qui  a,  de  l'autorité  de  l'État,  une  conception 
si  fière,  l'adoucit  cependant,  quand  il  touche  au  point  sensible 
de  l'âme  humaine,  à  cette  «  prunelle  de  l'œil  »  qui  est  la  liberté 
des  consciences.  Il  devine,  un  des  premiers,  que  la  mission  du 
gouvernement  moderne  est  de  dominer  et  d'apaiser  ces  conflits 
et  non  de  les  soulever  et  de  les  irriter.  Évêque  aujourd'hui,  car- 
dinal demain,  il  impose  à  son  autorité  religieuse  une  limite.  Il 
contient  les  zélés,  appelle  à  lui  les  hommes  de  bonne  volonté  et 
les  hommes  de  foi.  Avec  ces  concitoyens  de  croyances  diverses, 
qui,  la  veille,  se  ruaient  les  uns  sur  les  autres,  il  veut  faire  une 
société  unie,  une  nation. 

Sa  discussion  habile  et  pressante  suit,  pied  à  pied,  la  réponse 
que  les  ministres  avaient  faite  aux  propositions  du  Père  Arnoux. 
Qui  l'emporte  dans  ce  duel  de  plume?  On  ne  saurait  répondre  sans 
être  accusé  de  partialité.  C'est  le  débat  philosophique  de  la  vo- 
lonté de  Dieu  et  de  la  liberté  de  l'homme,  c'est  le  débat  théolo- 
gique de  la  foi  et  des  œuvres,  de  l'efficacité  de  la  grâce,  du  nombre 
des  prédestinés  et  des  élus;  c'est  le  débat  historique  de  la  liberté 
d'examen  et  de  la  tradition;  c'est  enfin  le  débat  politique  de 
l'obéissance  totale  à  la  volonté  du  prince,  ou  de  la  résistance,  selon 
le  critérium  d'une  conscience  qui  n'a  son  contrôle  que  dans  elle- 
même. 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Du  côté  du  protestantisme,  tout  se  résume  en  un  mot  :  la  sup- 
pression des  intermédiaires.  Dieu  parle  à  l'homme  directement.  Il 
n'a  d'autre  langage  que  le  Livre  qu'il  a  dicté  lui-même.  Pour- 
quoi le  prêtre?  pourquoi  le  sacerdoce?  pourquoi  le  sacrifice  de  la 
messe?  pourquoi  le  culte  des  saints  et  de  la  Sainte  Vierge?  pour- 
quoi les  images?  Une  conscience  éclairée  et  droite  suffît,  quand 
Dieu  l'a  appelée  à  lui,  quand  il  l'a  destinée,  du  fond  de  sa  volonté 
impénétrable.  Oui,  cela  suffit;  et  les  œuvres  elles-mêmes  ne 
peuvent  que  venir  en  aide  à  la  foi.  Du  côté  du  catholicisme,  c'est 
l'universalité  qui  l'emporte  et  non  l'individualité.  Il  s'agit  de 
l'humanité  et  non  de  l'homme;  de  l'Église  et  non  du  fidèle.  La 
hiérarchie  et  l'autorité  sont  nécessaires  pour  parer  au  pire  de 
tous  les  maux  :  le  désordre,  l'anarchie,  suites  fatales  de  l'exa- 
men libre  et  du  sens  individuel;  l'anarchie,  à  laquelle  la  religion 
a  arraché  l'homme  et  qui  le  ressaisit,  quand  la  religion  relâche 
la  prise  qu'elle  a  sur  lui. 

Les  deux  thèses  sont  radicalement  opposées.  C'est  Ormuzd  et 
Ahriman  ;  elles  se  combattront  tant  qu'il  y  aura  des  hommes  et 
une  société,  et  ce  sont  les  faits  seuls  qui  les  apaiseront  pour 
essayer  de  les  concilier  dans  une  mutuelle  tolérance. 

Richelieu  caractérise,  par  les  paroles  les  plus  fortes,  le  sens  et 
la  portée  du  débat  :  «  Au  fond,  votre  but,  dit-il  aux  pasteurs,  est 
de  vous  chercher  vous-mêmes ,  vous  affranchissant  en  ce  monde 
de  toute  la  peine  et  de  toute  la  sujétion  qui  se  peut  trouver  à  bien 
faire.  Car,  pourquoi  dites-vous  l'Ecriture  unique  règle  de  votre 
salut,  sinon  pour  vous  affranchir  de  l'obéissance  de  l'Église  et 
de  la  sujétion  des  traditions...  A  quelle  fin  niez- vous  que  saint 
Pierre  ait  été  le  chef  de  l'Eglise  universelle  sous  Jésus-Christ, 
sinon  pour  n'être  point  soumis  à  l'autorité  de  son  successeur?,,.  » 
Il  fait  toucher  du  doigt  le  danger  du  système  qui  confie  à  chaque 
particulier  la  décision  suprême  sur  la  foi  et  sur  la  destinée  : 
«  Vous  trompez  le  peuple  en  lui  persuadant  qu'entre  tous  les 
moyens  externes  qui  peuvent  servir  à  notre  salut,  la  lecture  de  la 
Bible  est  le  seul  auquel  il  peut  trouver  de  la  certitude,  ce  qui  est 
faux,  puisque  autrement  les  simples  et  les  ignorans  qui  n'ont  point 
de  lettres  ne  peuvent  avoir  la  foi.  Ceux  qui  étaient  chrétiens  de- 
vant que  l'Évangile  fût  écrit,  ceux  qui,  du  temps  de  saint Irénée 
croyaient,  comme  il  témoigne,  en  Jésus-Christ,  sans  papier  et  sans 
encre,  ne  l'eussent  pu  avoir...  Il  n'y  a  personne  qui  ne  recon- 
naisse que  vous  trompez  le  peuple  et  le  portez  à  sa  perte,  puis- 


RICHELIEU    DANS    SON    DIOCÈSE.  781 

qu'en  le  privant  de  sa  guide  ordinaire  qui  est  l'Eglise,  vous  ne 
lui  en  donnez  pas  d'autre...  Pareil  à  celui  qui,  trouvant  un 
aveugle  dans  un  mauvais  chemin  plein  de  précipices,  lui  ôle  son 
bâton  et  sa  conduite,  sans  lui  en  donner  d'autres,  montrant  ainsi 
le  dessein  qu'il  a  de  le  perdre.  » 

Ce  ton  direct  et  pénétrant  est  bien  la  note  de  tout  l'ouvrage. 
On  y  trouve,  le  plus  souvent,  cette  alacrité,  ce  sens  des  réalités, 
et  ce  naturel  qui  vont  presque  jusqu'à  la  bonhomie  et  qui  donnent 
un  singulier  accent  à  cette  philosophie  sagace  et  profonde  :  ainsi, 
quand,  à  propos  de  la  prédestination,  il  prend  directement  à  partie 
les  ministres  :  «  Car,  dites-moi,  messieurs,  je  vous  supplie,  je 
parle  à  vous  en  votre  particulier,  où  est-il  dit  en  l'Ecriture,  en 
termes  exprès  que  l'un  de  vous,  par  exemple  Pierre  du  Moulin, 
soit  assuré  de  son  salut?  S'il  n'est  point  dit,  comment  le  pouvez- 
vous  croire  comme  article  de  foi?  »...  «  Est-il  vraisemblable  que 
Dieu,  qui  a  fait  l'Ecriture  pour  nous  apprendre  en  icelle  le  moyen 
de  nous  rendre  justes  devant  lui,  ait  voulu  y  écrire  expressément 
cent  articles,  par  exemple,  la  créance  desquels  ne  nous  justifie 
pas...  et  qu'il  n'ait  pas  voulu  expressément  écrire  celui  par  la 
créance  duquel  vous  enseignez  que  nous  sommes  justifiés,  celui 
auquel  consiste  l'essence  et  le  fondement  de  votre  religion,  et 
qui  en  est  le  gond,  la  proiie  et  la  poupe,  pour  user  de  vos  termes; 
mais  qu'il  l'ait  laissé  au  discours  et  à  Filiation  d'un  chacun,  soit 
habile  ou  ignorant,  soit  idiot  et  tel  qu'il  ne  sache  aucunement  les 
règles  qu'il  faut  suivre  pour  faire  une  bonne  conséquence.  » 

L'argumentation  se  promène  ainsi  avec  abondance,  clarté, 
autorité  et  prestesse  sur  tous  les  sujets  qu'ont  abordés  les  mi- 
nistres :  les  indulgences,  le  sacrifice,  l'élévation  de  l'hostie,  les 
âmes  du  purgatoire,  les  messes  dites  privées  où  les  assistans  ne 
communient  pas,  la  communion  sous  une  seule  espèce,  le  sacer- 
doce. Mais  là  où  l'on  sent  la  main  du  maître,  c'est  quand  il  aborde 
le  problème  politique. 

Ce  grand  artisan  de  la  discipline  nationale  en  France  ne  lais- 
sera pas  échapper  l'occasion  de  dire  leur  fait  à  ceux  qu'il  consi- 
dère comme  des  ouvriers  de  discorde.  Ici,  il  frappe  à  coups  re- 
doublés. On  dirait  qu'il  prend  déjà  La  Rochelle  :  «  Or,  afin  qu'il 
ne  semble  pas  que  je  vous  impose,  je  ferai  paraître  clairement 
que  vous  donnez  une  puissance  beaucoup  plus  grande  au 
peuple  que  celle  que  vous  déniez  au  Pape,  ce  qui  est  grande- 
ment désavantageux  aux  Rois  :  n'y  ayant  personne  qui  ne  juge 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  ce  soit  chose  beaucoup  plus  périlleuse  d'être  commis  à 
la  discrétion  d'un  peuple  qui  s'imagine  quelquefois  être  mal- 
traité, et  qui  est  une  bête  à  plusieurs  têtes  qui  suit  d'ordinaire 
ses  passions,  qu'à  la  correction  d'un  père  plein  d'amour  pour  ses 
enfans...  Depuis  que  vos  erreurs  ont  été  introduites  dans  le  monde 
par  Luther  et  Calvin,  vous  n'avez  laissé  passer  aucune  occasion 
où  vous  avez  pu  user  de  votre  pouvoir  prétendu  sans  l'avoir  fait. 
Vous  avez  mis  des  armées  sur  pied  contre  Charles-Quint...  Vous 
avez  pris  les  armes  contre  trois  rois  de  France  :  François  II, 
Charles  IX  et  Henri  III...  »  Et,  après  une  longue  énumération, 
ce  coup  de  massue  sur  la  tête  des  bons  ministres  qui,  s'adressant 
au  Roi,  avaient  vanté  leur  fidélité  aux  princes  :  «  Quiconque  lira 
les  histoires,  qui  vérifient  ce  que  je  dis,  verra,  qu'après  un  siècle, 
vous  avez  troublé  deux  Empereurs,  dépouillé  actuellement  un 
Roi,  exclu  un  autre  de  son  royaume,  déposé  une  reine,  fait  la 
guerre  à  une  autre  pour  la  priver  de  sa  couronne,  pris  les  armes 
contre  quatre  rois,  déposé  d'autres  princes  temporels,  fait  mou- 
rir un  Roi,  rendu  captive  une  reine  vertueuse  et  sage,  laquelle  en 
violant  les  lois  divines  et  humaines,  vous  avez  fait  mourir  par 
un  genre  de  mort  du  tout  inhumain  et  digne  de  pitié.   » 

La  thèse,  comme  on  le  voit,  tourne,  de  plus  en  plus,  à  la  po- 
litique ou  plutôt  à  la  philosophie  sociale:  c'est,  encore  une  fois, 
la  question  de  la  discipline,  de  la  tradition,  de  l'ordre  humain, 
dans  l'ordre  ecclésiastique  et  divin,  qui  va  planant  sur  ces  pages 
vivantes  où  l'un  des  esprits  les  plus  clairs  et  les  plus  hauts  qui 
aient  touché  à  ces  matières  s'échauffe  au  feu  d'une  discussion 
communicative.il  en  veut  à  la  Réforme  et,  comme  il  dit,  il  la  hait 
d'avoir  détruit  le  bel  idéal  d'unité  qu'avait  conçu  le  moyen  âge, 
d'avoir  déchiré  la  robe  sans  couture.  «  La  Religion  prétendue  ré- 
formée est  digne  de  haine,  parce  qu'elle  fait  schisme  en  l'Eglise.  » 
C'est  là  son  grand  point.  Cet  homme  est  VUnité  incarnée.  C'est 
un  Français,  un  Romain,  un  Latin.  Il  aspire  à  l'ordre  social  et  à  la 
discipline.  11  ne  comprend  pas  qu'on  puisse  marchander  l'obéis- 
sance à  la  volonté  suprême  qui  dicte  la  loi. 

C'est  par  là  qu'il  termine.  S'eff'orçant  d'arracher  ses  derniers 
voiles  à  la  pensée  de  Luther  et  de  Calvin,  il  renouvelle  l'éternel 
procès  de  la  communauté  hiérarchisée  contre  l'individu  indépen- 
dant ou  révolté.  Il  cite  d'abord  :  «  Ni  le  pape,  ni  l'évêque,  ni 
aucun  homme,  a  dit  Luther,  n'a  pouvoir  d'obliger  le  chrétien  à 
une  syllabe,  si  ce  n'est  de  son  consentement...  Je  vois,  dit-il  au 


RICHELIEU    DANS    SON    DIOCÈSE.  783 

même  endroit,  que  ni  les  hommes  ni  les  anges  ne  peuvent  imposer 
aucune  loi  qu'en  tant  qu'ils  le  veulent;  car  nous  sommes  libres  de 
toutes  lois.  »  A  cette  affirmation  si  forte  du  docteur  de  Wittem- 
berg,  l'évêque,  le  prélat,  le  dignitaire  de  l'Eglise  oppose  l'affir- 
mation pleine  de  hauteur  et  d'ironie  de  la  thèse  contraire.  Il  ne 
discute  plus;  car  il  sait  que,  sur  ce  point,  l'antagonisme  est  irré- 
ductible :  «  Donc,  il  paraît  que  vous  enseignez  disertement  que 
les  lois  humaines  n'obligent  eu  aucune  façon  les  consciences. 
Telle  est  votre  doctrine  !  Elle  est  détestée  de  l'Eglise  catholique 
et  le  doit  être  universellement  de  tout  le  monde,  attendu  qu'elle 
ouvre  une  grande  porte  à  la  désobéissance,  en  ce  qu'on  ne  saurait 
mieux  apprendre  à  mépriser  l'autorité  de  l'Eglise,  des  rois  et  des 
magistrats  et  à  violer  leurs  lois  et  ordonnances,  qu'en  persuadant 
à  un  chacun  qu'il  ne  peut  y  en  avoir  aucune  qui  oblige  les  con- 
sciences. » 

Pour  dire  toute  ma  pensée,  je  crois  qu'ici  le  théologien  en- 
traine le  politique  et  le  trompe.  Il  serait  facile  au  protestantisme 
de  répondre  que,  si  la  Réforme  a  porté  atteinte  à  l'unité  catho- 
lique et  à  la  domination  romaine  universelle,  elle  n'a  nullement 
affaibli  le  ressort  de  la  puissance  politique,  ni  enseigné  le  mépris 
des  lois.  On  réunirait  facilement  nombre  de  passages  empruntés 
aux  œuvres  de  Luther  et  de  Calvin  affirmant  l'autorité  du  pou- 
voir et  resserrant  les  nœuds  de  la  société  ci\dle.  De  grandes  na- 
tions se  sont  constituées  et  vivent  dans  un  ordre  parfait,  en  se 
conformant  aux  principes  des  docteurs  de  la  Réforme.  Ceux-ci  se 
sont  certainement  arrêtés  sur  la  pente  de  l'anarchisme  qui  était 
l'aboutissant  de  leur  système.  Et  précisément,  là  où  ils  se  sont 
fixés,  là  où  ils  font  tête,  c'est  quand  il  s'est  agi  de  la  notion  de 
l'État.  C'est  sur  la  notion  de  l'État  qu'ils  se  sont  appuyés  pour 
résister  à  la  domination  universelle,  spirituelle  et  temporelle, 
telle  que  l'avait  conçue  la  papauté  du  moyen  âge. 

De  sorte  que,  si  l'on  va  au  fond  des  choses,  on  constate  que 
—  par  une  singulière  contradiction  inaperçue,  d'ailleurs,  de  lui- 
même,  —  Richelieu  est  en  communauté  de  ^-ues  avec  ses  adver- 
saires, au  moment  même  où  il  les  combat.  Sa  préface  corrige 
son  livre  ou,  plutôt,  elle  le  complète.  Puisque  les  faits  ont  dé- 
truit l'harmonie  ancienne,  encore  faut-il  vivre,  encore  faut-il 
chercher  quelque  part  le  point  d'appui  qui  manque  désormais.  Et 
ce  point  d'appui,  il  le  trouve,  à  son  tour,  dans  la  notion  de  l'État. 
Or,  c'est  justement  là  que  les  do-^teurs  protestans  se  sont  arrêtés 


784  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de   leur  côté,   en  reculant   devant  les  conséquences   ultimes  de 
leur  système. 

Peu  à  peu  se  dégage,  ainsi,  de  part  et  d'autre,  par  la  force 
des  faits,  la  conception  d'une  vie  nationale  indépendante  de  la 
croyance  religieuse  de  chacun  des  citoyens.  Et  c'est  là  précisé- 
ment où  en  est  Richelieu.  S'il  considère  que  c'est  un  crime  au 
citoyen  de  s'insurger  contre  l'Etat  ou  de  chercher  à  constituer  un 
État  dans  l'Etat,  crime  qui  appelle  la  répression  par  la  force,  il 
ne  songe  nullement  à  recourir  à  la  force  quand  il  s'agit  de  la  foi. 
Tout  au  contraire,  il  s'en  défend.  Il  souscrirait  volontiers  aux 
paroles  de  Bodin  :  «  Que  le  prince  renonce  à  la  violence.  S'il 
veut  attirer  ses  sujets  à  sa  propre  religion,  qu'il  use  de  douceur. 
La  violence  n'aboutit  qu'à  rendre  les  âmes  plus  revêches  :  par 
elle,  on  tombe  dans  les  plus  grands  maux  auxquels  puisse  s'ex- 
poser un  Etat:  les  émotions,  troubles  et  guerres  civiles.  »  En  un 
mot,  l'homme  d'Etat  fait  déjà  la  paix  à  laquelle  l'évêque  ne  consent 
par  encore.  La  conception  de  l'unité  est  ramenée  à  l'unité  na- 
tionale et  elle  s'y  tient.  Ainsi,  cette  forte  intelligence  reste,  plus 
qu'elle  ne  s'en  rend  compte  peut-être,  fidèle  à  elle-même.  En 
effet,  l'homme  qui  a  écrit  le  livre  et  la  préface  n'est-il  pas  le 
même  qui,  après  avoir  pris  La  Rochelle,  deviendra  l'allié  des 
protestans,  faisant,  de  cette  contradiction  apparente,  l'axe  d'une 
existence  où  se  retrouvent  toujours  le  sens  pratique,  la  mesure 
et  un  vigoureux  esprit  de  modération? 

La  rédaction  et  la  publication  de  ce  traité  furent,  pour  Riche- 
lieu, une  forte  et  salutaire  distraction  durant  l'été  de  1617.  Au 
début  d'octobre,  il  écrivait  au  garde  des  sceaux  pour  lui  demander 
le  privilège,  et,  le  7  du  même  mois,  il  obtenait  l'approbation  des 
docteurs  de  Poitiers.  Bientôt,  il  envoyait  des  exemplaires  de  son 
livre,  imprimé  dans  cette  ville,  à  ses  amis,  aux  docteurs  de  la 
Sorbonne,  à  ses  confrères,  les  évoques,  au  Père  Suffren,  confes- 
seur de  la  reine  mère,  et  il  recevait  de  partout  des  complimens 
et  des  félicitations.  Plusieurs  pasteurs  protestans  répondirent 
promptement.  Mais  l'ardeur  qu'ils  mirent  à  transporter  la  que- 
relle sur  le  terrain  politique  indique  combien  ils  étaient  encore 
éloignés  de  partager  les  tendances  hautement  modérées  de  leur 
contradicteur. 

Le  livre,  en  un  mot,  produisit  tout  l'effet  sur  lequel  l'évêque 
pouvait  compter.  Il  tint  le  public  en  haleine  et  força  l'attention 
et  l'estime  des  hommes  graves.   Le  succès  fut  tel  que  les  adver- 


RICHELIEU    DANS    SON    DIOCÈSE.  785 

saires  personnels  de  Richelieu  en  conçurent  du  dépit.  «  Plus  cette 
action  me  donna  de  réputation,  plus  elle  me  chargea  d'envie,  » 
dit-il  lui-même.  Et,  en  effet,  il  était  à  une  de  ces  époques  de  la 
vie  où  la  supériorité  naissante  n'a  pu  encore  se  dégager  du  pre- 
mier cortège  des  jalousies  particulières  et  des  haines  médiocres. 

Cependant,  à  Paris,  le  favori,  le  rival  s'affirmait  dans  la 
faveur  du  roi  et  dans  l'habitude  du  pouvoir.  Il  se  gorgeait  de  tout 
ce  que  sa  situation  pouvait  lui  apporter  de  satisfactions  immé- 
diates. Dès  le  lendemain  de  la  mort  du  maréchal,  il  avait  obtenu 
les  charges  de  lieutenant-général  de  la  Normandie  et  de  premier 
gentilhomme  de  la  Chambre,  les  places  du  Pont-de-l'Arche  et  de 
Quillebœuf.  En  mai,  pour  mieux  surveiller  le  Roi,  il  prend,  au 
Louvre,  l'appartement  de  M"®  de  Guercheville.  Le  7  juin,  il  est 
reçu  conseiller  au  Parlement.  En  août,  il  se  fait  attribuer  toute 
la  confiscation  de  la  maréchale  d'Ancre,  y  compris  les  terres 
revenues  à  la  Couronne.  Il  songeait  à  épouser  la  sœur  naturelle 
du  Roi,  ]\P'^  de  Vendôme,  et  à  faire  couler  ainsi  dans  les  veines 
de  ses  enfans  le  sang  des  Bourbons.  En  présence  de  l'opposition 
naissante  autour  de  lui,  il  renonça  à  ce  projet.  Mais,  le  13  sep- 
tembre, il  épousait  M"*  de  Montbazon,  «  laquelle  étoit  d'une  grande 
maison,  fort  belle  et  avoit  des  biens  suffisamment.  »  Il  devenait 
ainsi  le  beau-frère  du  duc  de  Rohan  et  l'allié  des  plus  grandes 
familles  du  royaume.  Il  eut  la  valeur  de  cinq  cent  mille  livres 
en  mariage.  Tout  était,  pour  lui,  revenant-bon.  «  Tout  résonait 
d'éloges  à  sa  gloire.  »  La  cour,  le  public,  le  royaume  s'inclinaient 
devant  cette  fortune  plus  soudaine  encore  et  plus  inexplicable  que 
celle  du  maréchal  d'Ancre. 

Il  fallait  consolider  tout  cela.  Il  fallait  donner  à  la  politique 
suivie  à  l'égard  de  la  reine  mère  l'appui  de  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  autorisé  dans  le  royaume.  Luynes  eut  l'idée  de  recourir  à 
une  espèce  de  contrefaçon  de  l'assemblée  des  Etats.  Sous  le  pré- 
texte, habilement  choisi,  de  réformes  à  accomplir  dans  le  royaume 
(il  y  a  toujours  des  réformes  à  accomplir  en  France),  il  fit  convo- 
quer une  réunion  des  notables  avec  mandat  d'étudier  rapidement 
un  certain  nombre  de  propositions  empruntées  aux  cahiers  de 
1614.  L'assemblée  se  composait  de  treize  membres  du  clergé, 
seize  de  la  noblesse,  et  vingt-cinq  représentans  des  cours  sou- 
veraines. Elle  devait  se  réunir  à  Rouen ,  Luynes  ayant  pré- 
féré «  cette  seconde  capitale  de  la  France,  »  parce  qu'elle  était 
TOMK  ex.  ~  1898.  oO 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi   le  chef-lieu   de   sa  lieutenance  générale  de   Normandie. 

Le  Roi  vint  en  personne.  Mais  Luynes  fit  son  entrée  à  part,  à 
la  tête  de  500  chevaux.  En  raison  de  sa  qualité  de  lieutenant 
général,  il  présida  lui-même  la  séance  d^ouverture  des  Etats  de 
la  province  et  il  parla  avec  bonne  grâce,  aux  applaudissemens 
de  tous. 

L'assemblée  des  Notables  s'ouvrit,  le  4  décembre,  en  présence 
du  Roi,  par  un  discours  du  chancelier,  le  vieux  Sillery.  Puis,  on 
se  mit  au  travail.  En  vingt  jours,  la  besogne  fut  faite  et  le  pa- 
quet de  réformes  accepté,  sous  de  légères  modifications.  Le  cahier 
fut  remis  au  Roi  par  le  cardinal  Du  Perron,  le  26.  Il  contenait 
un  plan  général  de  refonte  des  Conseils  du  Roi,  la  suppression  de 
la  Paulette,  la  limitation  du  chiffre  des  pensions,  en  un  mot,  il 
donnait  satisfaction  à  la  plupart  des  aspirations  justifiées,  qui, 
depuis  si  longtemps,  se  manifestaient  par  tout  le  royaume.  Ce 
fut  une  congratulation  générale  pour  an  si  beau  et  si  prompt 
résultat.  Louis  XIII  donna  rendez-vous  aux  députés,  à  Paris,  le 
lendemain  du  jour  des  Rois,  pour  leur  faire  connaître  sa  réponse 
qu'il  promit  sincère  et  favorable.  Mais  cette  promesse  ne  tint 
pas,  et  il  n'en  fut  plus  jamais  question.  Fontenay-Mareuil  conclut 
judicieusement:  «  Cette  assemblée  demeura,  comme  toutes  les 
autres,  sans  effet.  Mais  comment  aussi,  verroit-on  ôter  les 
désordres  d'un  lieu  oii  il  y  a  un  favori  qui  ne  subsiste  que  par 
le  désordre  et  qui  en  est  lui-même  le  plus  grand  de  tous?  » 

Cependant,  Luynes  surveillait,  du  coin  de  l'œil,  tout  ce  qui  se 
passait  du  côté  de  la  Loire,  soit  à  Blois,  soit  à  Coussay.  Ce  soli- 
laire  muet  l'inquiétait  toujours.  L'évêque  a  beau  faire  le  mort: 
on  le  sait  vivant  et  bien  vivant.  Il  gêne.  On  trouve,  qu'à  Coussay, 
il  a  encore  trop  d'air;  il  est  trop  près.  On  lui  donne  l'ordre  de  se 
renfermer  dans  son  évêché,  parmi  ces  marais  dont  les  fièvres  sont 
pour  lui  si  perfides.  Son  frère  Richelieu,  son  beau-frère  Pont- 
courlay  doivent  aussi  se  retirer  dans  leur  maison. 

L'évêque,  le  premier,  leur  conseille  la  patience.  Sur  le  bruit 
qui  lui  est  parvenu  que  la  Reine  a  fait  quelque  démarche  pour  le 
faire  revenir  auprès  d'elle,  il  écrit  à  son  frère  pour  demander 
((  qu'elle  arrête  le  cours  des  poursuites  qu'elle  fait  pour  mon 
rétablissement.  » 

Celte  pauvre  Marie  de  Médicis  est,  en  effet,  bien  abandonnée. 
En  proie  à  tous  les  intrigans,  elle  tombe  dans  tous  les  pièges. 
Elle  se  ressouvient  de  son  ancien  ministre  et  conseiller  Barbin 


RICHELIEU    DANS    SON    DIOCÈSE.  787 

qui  se  morfondait  à  la  Bastille  attendant  toujours  les  résultats  de 
la  poursuite  intentée  contre  lui.  Celui-là,  Luynes  le  détestait, 
plus  encore  peut-être  que  Luçon.  Il  disait  que  la  reine  mère, 
conseillée  par  lui,  «  était  l'unique  ennemi  de  l'État.  »  Par  un 
artifice  vraiment  machiavélique,  on  fit  tomber  la  reine  mère  et 
Barbin  dans  un  piège  trop  facile  à  préparer.  On  montra  au  pri- 
sonnier un  visage  moins  sévère.  On  lui  accorda  quelques  me- 
nues faveurs;  on  le  laissa  se  promener  dans  l'étroite  cour  de  la 
Bastille;  on  lui  permit  de  correspondre  au  dehors;  le  comman- 
dant de  la  Bastille  avait  pour  lui  des  sentimens  de  bienveil- 
lance :  on  le  laissa  libre  de  les  manifester.  La  reine,  avertie, 
crut  qu'elle  pourrait,  sans  inconvénient,  reprendre  quelques 
relations  avec  son  ancien  serviteur.  Elle  lui  écrivit,  bien  sotte- 
ment, pour  lui  demander  conseil,  «  n'ayant  plus  personne  auprès 
d'elle  en  qui  elle  se  fiât.  »  Il  répondit,  d'abord  fort  sagement, 
puis  plus  habilement,  puis  plus  fortement,  selon  son  caractère. 
Plusieurs  grands  seigneurs  furent  mis  au  courant.  Luynes  lui- 
môme,  qui  avait  gagné  les  courriers  et  qui  lisait  toutes  les  lettres, 
paraissait  désireux  de  recourir  à  ce  moyen  pour  rechercher  un 
rapprochement  avec  la  reine  mère.  Il  trompait  ainsi,  non  seu- 
lement Marie  de  Médicis  et  Barbin,  mais  ses  meilleurs  amis, 
comme  le  duc  de  Bohan,  son  beau-père,  Montbazon,  qui  était 
honnête  homme  et  s'employait  de  bonne  foi  au  succès  de  l'affaire, 
et  des  personnages  importans  dont  la  rancune  pouvait  lui  être 
dangereuse,  Bellegarde  et  d'Epernon.  «  Tous  se  rapportaient  à 
Barbin  »  qui,  par  l'ascendant  naturel  de  son  caractère,  avait 
repris,  du  fond  de  sa  prison,  une  sorte  d'autorité. 

Lui  et  la  reine  s'enferraient.  Elle  commit  l'imprudence  d'en- 
voyer à  Paris  un  émissaire  maladroit  et  brutal,  Chantelouve, 
qui  vint  à  la  cour,  parlant  haut  et  annonçant  le  prochain  retour 
de  l'exilée.  Luynes  n'attendait  que  cette  occasion.  Il  se  dévoila 
tout  à  coup,  exhiba  la  copie  de  toutes  les  lettres  qu'il  avait  fait 
saisir  et  parmi  lesquelles  il  y  en  avait  de  compromettantes,  cria 
au  complot.  Le  Boi  fut  effrayé.  On  arrêta  le  commandant  de  la 
Bastille  et  son  lieutenant,  Bournonvilleet  Persen.  On  mit  la  main 
sur  quelques  pamphlétaires  à  gages  qui  payèrent  pour  tous  et 
furent  brûlés  vifs  en  place  de  Grève.  On  emplit  la  Bastille  et  le 
For-l'Evêque.  On  resserra  Barbin,  et  on  mit  les  fers  au  feu  pour 
un  procès  qui  pouvait  le  conduire  à  l'échafaud.  En  un  mot,  ou 
terrorisa,  par  tous  les  moyens,  cette  malheureuse  reine,  affolée 


788  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  tout  le  mal  que  son  imprudence  venait  de  commettre. 
Enfin,  quoique  Févêque  de  Luçon  paraisse  bien  s'être  tenu  en 
dehors  de  cette  intrigue,  on  profita  de  l'occasion  pour  l'éloigner 
une  bonne  fois,  et  une  lettre,  datée  du  7  avril,  lui  intima  l'ordre 
de  se  rendre,  par  les  voies  les  plus  rapides,  à  Avignon,  c'est-à- 
dire  en  exil.  Son  frère  et  son  beau-frère  recevaient,  de  leur  côté, 
le  môme  commandement  :  «  Je  ne  fus  pas  surpris,  à  la  réception 
de  cette  dépêche,  écrit-il,  ayant  toujours  attendu,  de  la  lâcheté 
de  ceux  qui  gouvernaient,  toute  sorte  d'injuste,  barbare  et  dé- 
raisonnable traitement.  »  Il  ajoute  qu'il  se  conforma,  sans  le 
moindre  délai,  à  l'ordre  du  Roi.  La  lettre  lui  était  arrivée,  selon 
la  remarque  qu'il  en  fait  lui-môme,  en  un  temps  de  pénitence  : 
le  mercredi  saint.  Il  partit  pour  Avignon,  le  vendredi  saint,  sans 
même  prendre  le  temps  de  célébrer  la  messe  de  Pâques  dans  son 
Eglise  cathédrale,  et  sans  attendre,  après  les  jours  de  deuil,  le 
jour  que  l'Eglise  consacre  au  triomphe  et  à  la  résurrection. 

Gabriel  Hanotaux. 


LA  GRÈVE  DU  BATIMENT 


Les  ouvriers  fédérés  do  la  métallurgie, 
Considérant,  quo  depuis  cinquante  ans  que  le 
suffrage  universel  est  établi  en  France,  les 
mandatés  du  peuple  n'ont  jamais  rien  fait  pour 
améliorer  ou  changer  le  sort  des  travailleurs 
déclarent  qu'ils  sont  décidés  à  partir  de  dem»in 
à  faire  leurs  affaires  eux-mêmes. 

(Ordre  du  jour  voté  le  12  octobre'1898.  —  Petite 
République  Française,  14  octobre  1898.) 

M.  Jules  Guesde  a  dit  dans  un  de  ses  ouvrages  que  les  grèves 
étaient  les  grandes  manœuvres  du  socialisme,  et  à  ce  point  de  vue 
l'étude  en  est  toujours  instructive,  car  elle  permet  de  faire  un 
dénombrement  des  forces  révolutionnaires  et  de  calculer  la 
mesure  de  leur  influence  dans  les  milieux  ouvriers  ;  mais  la  grève 
récente  du  bâtiment  emprunte  aux  circonstances  dans  lesquelles 
elle  a  pris  naissance  un  intérêt  spécial,  et,  malgré  son  peu  d'impor- 
tance relative,  elle  marquera  probablement  une  date  dans  l'his- 
toire économique  de  notre  pays.  Jamais  en  effet  on  n'avait  vu 
s'accuser  si  ouvertement  le  divorce  qui  existe  entre  le  monde  par- 
lementaire avec  sa  politique  de  fictions  et  les  travailleurs  cher- 
chant à  assurer  la  représentation  et  la  défense  de  leurs  intérêts 
professionnels;  car  les  ouvriers  de  la  métallurgie,  dont  nous  ci- 
tons plus  haut  l'ordre  du  jour,  ne  sont  pas  les  seuls  à  constater 
que  la  souveraineté  dérisoire  conférée  par  le  suffrage  universel 
les  laisse  désarmés  lorsqu'il  s'agit  des  questions  vitales.  Jamais 
non  plus  les  divisions  entre  les  différentes  sectes  socialistes,  et 
les  courans  opposés  qui  se  contrarient  au  sein  des  classes  labo- 
rieuses, ne  s'étaient  accentués  si  nettement.  En  temps  ordinaire, 
la  classification  de  tous  ces  partis  est  rendue  impossible  par  la  dif- 
ficulté de  préciser  le  sens  des  noms  dont  ils  se  nomment  eux- 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mêmes,  et  que  d'ailleurs  ils  prennent  souvent  dans  les  acceptions 
les  plus  éloignées  de  leur  étymologie. 

Cette  fois,  la  question  de  la  grève  générale  a  opéré  une 
sélection  en  forçant  chacun  à  prendre  position  et  à  arborer  ses 
Véritables  couleurs. 

La  grève  a  passé  par  trois  phases  successives.  Au  début  le 
conflit  s'était  élevé  sur  le  terrain  professionnel  au  sujet  d'une 
demande  d'augmentation  des  salaires.  Les  patrons  eux-mêmes, 
ce  qui  est  assez  rare,  reconnaissaient  en  principe  le  bien-fondé 
de  cette  réclamation;  et  la  question  se  posait  moins  entre  les 
entrepreneurs  et  leurs  ouvriers  qu'entre  les  entrepreneurs  et  le 
Conseil  municipal.  Il  s'agissait  moins  de  savoir  si  on  paierait  que 
de  savoir  qui  paierait. 

L'intervention  du  Conseil  municipal  a  placé  le  débat  sur  le 
terrain  administratif  et  politique  et  a  failli  le  faire  dégénérer  de 
la  manière  la  plus  dangereuse;  grâce  au  préfet  de  la  Seine  et  à 
l'attitude  des  entrepreneurs,  la  crise  s'est  dénouée  par  une  trans- 
action onéreuse  seulement  pour  les  finances  de  la  Ville. 

Mais  au  moment  même  où  patrons  et  ouvriers  se  réconci- 
liaient aux  dépens  des  contribuables,  la  grève  parut  entrer  tout  à 
coup  dans  une  nouvelle  phase  et  tourner  à  la  grève  générale. 
Pendant  plusieurs  jours,  les  murs  de  Paris  furent  couverts  d'ap- 
pels à  la  guerre  sociale,  et  on  craignit  l'arrêt  de  tous  les  services 
publics.  Il  faut  le  reconnaître,  la  grève  générale,  ce  rêve  de  tous 
les  révolutionnaires,  a  échoué  moins  par  le  fait  du  gouvernement 
que  par  la  sagesse  des  grandes  associations  ouvrières  qui  ont  eu 
le  courage  et  l'autorité  nécessaires  pour  opposer  leur  veto  aux 
excitations  des  meneurs  socialistes  et  pour  les  vaincre  sur  leur 
propre  terrain  à  la  Bourse  du  travail. 

La  lutte  entre  les  syndicats  organisés  dans  un  intérêt  pro- 
fessionnel et  les  fédérations  socialistes,  entre  la  tradition  et  la 
révolution,  est,  à  notre  avis,  le  trait  caractéristique  de  cette 
grève.  Déjà  dans  l'histoire  des  Trade-Unions  anglaises  on  avait 
pu  voir,  à  deux  reprises,  les  ouvriers,  groupés  corporativement, 
faire  preuve  d'une  initiative  et  d'une  énergie  bien  rares  pour 
résister  aux  élémens  socialistes  qui  avaient,  dans  une  certaine 
mesure,  collaboré  à  la  formation  de  leurs  associations,  et  la  vertu 
inhérente  à  la  forme  corporative  éliminer  rapidement  tous  les 
fermens  étrangers.  Mais  les  syndicats  français,  constitués  depuis 
la  loi  de  1884,  n'ont  pas  eu  encore  le  temps  d'acquérir  la  cohésion 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  791 

et  la  puissance  des  grandes  unions  anglaises,  et  on  peut  s'étonner 
de  la  vitalité  qu'ils  ont  montrée  en  cette  circonstance  en  repous- 
sant par  leur  patriotique  révolte  la  propagande  des  internationaux 
et  des  anarchistes. 

Si,  comme  nous  espérons  le  prouver  au  cours  de  ce  travail,  la 
grève  du  bâtiment  s'est  terminée  par  la  victoire  de  la  partie  la 
plus  saine  des  travailleurs,  le  fait  est  assez  important  pour  être 
mis  en  lumière,  mais  d'autres  enseignemens  ressortent  encore  de 
cette  étude.  C'est  d'abord  la  nécessité  d'assurer  la  représenta- 
tion légale  de  tous  ces  braves  gens  qui  cherchent  à  l'aveugle, 
au  milieu  de  l'anarchie  actuelle,  l'organisation  nécessaire.  C'est 
aussi  l'avantage  de  la  publicité  imposée  aux  associations,  et 
la  révélation  du  rôle  considérable  que  sont  appelées  à  remplir  les 
bourses  du  travail,  actuellement  abandonnées  aux  intrigues  des 
socialistes  et  qui  devraient,  comme  l'a  indiqué  M.  de  Molinari, 
devenir  une  des  bases  de  la  reconstitution  du  régime  du  travail. 
C'est  encore  la  révélation  d'un  état  de  choses  nouveau,  inconnu 
de  l'enseignement  officiel,  suspect  aux  économistes,  ignoré  des 
intellectuels,  introduisant  dans  l'édifice  vermoulu  de  notre  con- 
stitution des  organismes  empruntés  aux  vraies  traditions  natio- 
nales, et  c'est  enfin  le  début  d'un  personnel  non  moins  nouveau 
destiné  peut-être  à  remplacer  le  personnel  politique  qui  achève 
de  se  déconsidérer  dans  ces  dernières  crises. 

Voilà  ce  que  nous  avons  cru  apercevoir  dans  cette  courte  grève 
commencée  le  14  septembre  et  terminée  le  19  octobre,  et  ce  que 
nous  voudrions  rendre  sensible,  non  par  des  déductions  ou  des 
raisonnemens  toujours  sujets  à  discussion,  mais  par  des  faits,  des 
documens  et  des  chiffres.  Etude  consolante,  puisque,  au  milieu  de 
nos  tristesses,  elle  révèle  dans  la  nation  des  réserves  inépuisables 
d'initiative,  de  vigueur  et  de  dévouement,  et  qu'elle  prouve  que  la 
décadence  qui  attaque  les  couches  superficielles  n'a  pas  encore 
atteint  le  cœur  de  la  France  IMais  étude  inquiétante,  parce  qu'en 
constatant  les  obstacles  de  tout  genre  qui  s'opposent  à  une  réforme 
sociale,  on  voit  trop  clairement  que  les  travailleurs  n'y  sauraient 
procéder  à  eux  seuls,  et  qu'il  leur  faudrait  rencontrer  dans  le 
gouvernement  le  secours  éclairé  qui  leur  a  été  donné  en  Angle- 
terre et  dans  d'autres  pays.  C'est  une  tâche  qui  paraît  malheu- 
reusement bien  lourde  et  bien  difficile  pour  ceux  qui  gèrent 
actuellement  nos  destinées. 


792  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


LA  GREVE  CORPORATIVE  DES   TERRASSIERS 


Paris  n'est  plus,  depuis  quelques  mois,  qu'un  immense  chan- 
tier où  il  semble  qu'on  ait  pris  plaisir  à  accumuler  en  même 
temps  la  plus  grande  somme  de  travaux  possible.  De  quelque 
côté  que  se  dirige  le  promeneur,  il  se  heurte  partout  à  des  clô- 
tures en  planches,  à  des  amoncellemens  de  terre,  à  des  tranchées 
béantes  et  à  des  puits  inquiétans,d'oii  sortent,  en  même  temps  que 
des  miasmes  délétères,  des  fumées  suspectes  et  des  bruits  de  ma- 
chines. Les  plus  belles  promenades  sont  encombrées  et  barrées, 
on  n'y  voit  que  des  arbres  abattus  et  de  lourds  tombereaux 
chargés  de  déblais.  Le  Conseil  municipal,  le  gouvernement  et 
les  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer  se  sont  donné  le  mot 
pour  livrer  la  ville  aux  terrassiers  et  aux  démolisseurs. 

Les  travaux  sont  de  trois  sortes  : 

1°  Les  travaux  de  l'Exposition,  y  compris  le  pont  Alexandre  III, 
qui  sont  exécutés  pour  compte  de  l'Etat; 

2°  Les  travaux  du  Métropolitain  et  les  réfections  d'égouts 
qu'ils  nécessitent,  qui  se  font  pour  compte  de  la  ville  de  Paris  ; 

3°  Les  travaux  de  prolongement  des  gares  d'Orléans  et  de 
l'Ouest,  qui  se  font  pour  compte  des  compagnies  de  chemins 
de  fer. 

Enfin  il  faut  encore  faire  état  des  constructions  de  maisons  de 
rapport  et  de  grands  hôtels  édifiés  en  vue  de  l'Exposition  de  1900, 
qui  se  font  pour  compte  de  particuliers. 

Jamais  à  aucune  époque  on  n'avait  vu  pareille  fièvre  de  travail, 
et  quand, au  mois  de  septembre  dernier,  le  Conseil  municipal  dé- 
cida la  mise  en  adjudication  des  travaux  du  Métropolitain,  on  put 
prévoir  que  la  main-d'œuvre  deviendrait  insuffisante,  et  qu'en  vertu 
des  lois  chères  aux  économistes,  les  salaires  devraient  nécessaire- 
ment renchérir.  En  d'autres  termes,  l'imprévoyance  des  pouvoirs 
publics  devaitamener  une  première  crise,  sans  compter  celle,  plus 
grave  encore,  qui  ne  manquera  pas  de  se  produire  au  moment  de 
l'arrêt  simultané  de  toutes  ces  entreprises.  Gouverner,  c'est  pré- 
voir! a-t-on  dit.  Il  ne  semble  pas  que  nos  gouvernans  aient  beau- 
coup prévu  l'avenir,  et  les  responsabilités  qu'ils  ont  encourues 
pourront  un  jour  paraître  lourdes. 

Les  ouvriers  qui  exécutent  ces  travaux  appartiennent  à  des 
catégories  bien  tranchées.  Ce  sont  d'abord  les  ouvriers  attachés 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  793 

aux  travaux  d'entretien  de  la  ville  et  des  compagnies  de  chemins 
de  fer,  travaillant  toute  l'année  et  se  considérant  presque  comme 
des  fonctionnaires  ou  des  employés.  Parmi  eux  il  y  a  des  ouvriers 
d'élite,  spéciaux  pour  certains  travaux.  C'est  un  petit  monde  en 
général  très  tranquille,  très  économe  et  très  rangé,  vivant  en  fa- 
mille et  se  préoccupant  de  l'avenir.  Puis  viennent  les  simples 
manœuvres  employés  aux  travaux  extraordinaires,  mais  égale- 
ment domiciliés  dans  Paris  et  occupés  d'une  manière  à  peu  près 
permanente.  Enfin,  pour  tous  les  travaux  nouveaux,  c'est  la  foule 
nomade  des  terrassiers,  des  chemineaux,  qui  passent  de  chantiers 
en  chantiers,  pauvres  gens  arrachés  aux  champs  et  le  plus  sou- 
vent déclassés,  vivant  au  jour  le  jour,  dans  des  alternatives  de 
gaspillage  insouciant  et  de  misère,  qui  s'en  vont  mendiant  le  long 
des  grandes  routes  de  France. 

Ces  différentes  catégories,  pour  des  raisons  différentes,  sont 
assez  réfractaires  à  toute  organisation.  Les  ouvriers  attitrés  de  la 
Yille  redoutent  de  se  compromettre  dans  les  syndicats  ;  les  autres 
n'ont  pas  assez  de  fixité  dans  leur  travail  et  dans  leur  salaire  pour 
se  plier  à  la  discipline  corporative  ;  et  la  grande  masse  des  che- 
mineaux, sans  domicile  et  sans  lendemain,  n'a  ni  le  désir  ni  la 
possibilité  de  faire  partie  de  semblables  associations. 

Cependant,  il  existait,  au  moins  sur  le  papier,  un  commencement 
d'organisation,  et,  en  septembre  dernier,  les  terrassiers  étaient  re- 
présentés par  quatre  syndicats  régulièrement  constitués  et  ayant 
déposé  leurs  statuts  conformément  à  la  loi  du  21  mars  1884. 
C'étaient  :  i°  La  Chambre  syndicale  des  ouvriers  puisatiers,  mi- 
neurs et  terrassiers  du  département  de  la  Seine,  créée  en  1888. 
Siège  social,  Bourse  du  Travail  ;  nombre  des  adhérens  déclaré, 
110  membres.  2°  U Union  des  ouvriers  terrassiers,  puisatiers,  mi- 
neurs du  département  de  la  Seine,  créée  en  1894,  Siège  social, 
Bourse  du  Travail  ;  86  membres.  S''  Chambre  syndicale  des  ouvriers 
démolisseurs  français,  créée  en  1896.  Siège  social,  211,  boulevard 
de  la  Gare  ;  153  membres.  hP  Le  Syndicat  national  des  ouvrie?'S  des 
ports,  entrepôts  et  7nagasins  généraux,  créé  en  1897.  Siège  social, 
Bourse  du  Travail;  10  membres.  On  voit  qu'il  ne  s'agit  là  que 
d'une  organisation  rudimentaire  et  que  ces  quatre  syndicats,  qui 
réunissent  à  eux  quatre  moins  de  400  adhérens,  ne  sauraient  être 
considérés  comme  représentant  un  groupe  qui,  à  Paris  seulement, 
comptait  de  50000  à  60000  travailleurs.  C'est  un  des  plus  grands 
dangers  de  l'état  inorganique  du  monde  actuel  du  travail  que 


794  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  facilité,  pour  quelques  meneurs,  de  créer,  à  l'abri  de  la 
Bourse  du  Travail,  de  pseudo-syndicats  qui,  en  temps  ordinaire, 
n'exercent  aucune  influence  et  passent  inaperçus  des  ouvriers 
eux-mêmes,  mais  qui,  aux  heures  de  crise,  se  trouvent  seuls 
prêts  à  parler  au  nom  de  tous  et  rallient  autour  d'eux  toute  la  cor- 
poration. C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  les  terrassiers,  et  ces  syn- 
dicats, insignifians  la  veille,  ont  groupé  autour  d'eux  tous  les 
travailleurs  et  dirigé  tout  le  mouvement.  Mais  il  importe  de  re- 
marquer que,  dans  ces  conditions  ,  ils  n'avaient  ni  réserves,  ni 
ressources  pour  soutenir  la  lutte,  et  ne  pouvaient  compter  que 
sur  le  concours  incertain  des  autres  corporations. 

Les  entrepreneurs,  au  contraire,  sont  depuis  longtemps  syndi- 
ques, et  leurs  chambres  forment  trois  groupes  dont  l'un  se  réunit 
rue  de  Lancry,  10,  à  l'hôtel  des  Chambres  syndicales;  dont  l'autre 
a  son  siège  10,  rue  du  Faubourg-Montmartre,  et  dont  le  troisième 
est  rue  de  Lutèce,  3,  dans  l'hôtel  des  Chambres  syndicales  de 
l'Industrie  et  du  Bâtiment.  Ces  chambres  syndicales  existent 
depuis  1808,  et  comprennent  la  presque  totalité  des  entrepre- 
neurs, mais  l'organisation  est  encore  assez  incomplète,  et  plu- 
sieurs tentatives  de  réforme  n'ont  pas  abouti.  L'excès  de  la  con- 
currence causé  par  le  système  des  adjudications  qui  met  aux 
prises,  périodiquement,  les  entrepreneurs,  rend  une  entente  entre 
eux  assez  difficile ,  et  dans  le  cas  actuel  nous  verrons  que  les 
divisions  entre  patrons  et  la  difficulté  de  réunir  les  trois  groupes 
ont  été  une  des  causes  de  prolongation  de  la  grève. 

Le  9  septembre  dernier,  le  syndicat  des  terrassiers  adressa  une 
première  mise  en  demeure  aux  chambres  syndicales  des  entrepre- 
neurs. Les  réclamations  des  ouvriers  portaient  sur  un  point  pré- 
cis :  ils  réclamaient  le  paiement  intégral  des  prix  de  main-d'œuvre 
inscrits  dans  la  série  officielle  des  prix  de  la  Ville  de  Paris,  édition 
de  1882,  et  ils  protestaient  contre  l'engagement  que  les  entrepre- 
neurs avaient  pris  l'habitude  de  faire  signer  aux  ouvriers  qu'ils 
embauchaient  pour  éviter,  en  cas  de  conflit,  l'application  des  prix 
de  série  par  le  Conseil  des  prud'hommes.  Les  ouvriers  se  croyaient 
en  droit  de  l'exiger  après  les  déclarations  faites  à  maintes  reprises 
par  le  Conseil  municipal  et  la  délibération  du  27  avril  1888,  ap- 
prouvée par  M.  Floquet,  ministre  de  l'Intérieur,  assurant  à  l'ou- 
vrier le  prix  minimum  obligatoire  de  la  journée  fixée  à  la  série 
sans  rabais. 

On  sait  comment  s'établissaient  autrefois,  après  accord  entre 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  795 

les  délégués  des  patrons  et  des  ouvriers,  ces  séries  de  prix  qui 
servent  de  base  aux  adjudications  de  la  Ville.  Mais,  depuis  la 
grève  de  1881,  les  patrons  avaient  refusé  de  concourir  à  la  confec- 
tion de  ces  séries,  et  celle  de  1882  avait  été  établie  sans  leur  con- 
cours. Ce  point  est  essentiel  à  établir,  car  il  a  donné  lieu  à  des 
récriminations  violentes.  En  fait,  les  prix  portés  dans  cette  série 
n'ont  jamais  été  appliqués,  et  le  Conseil  municipal  n'avait  pu  in- 
sérer dans  les  cahiers  des  charges  la  clause  du  salaire  minimum, 
la  délibération  de  1888  ayant  été  annulée  par  le  Conseil  d'Etat. 
Au  moment  de  la  grève,  les  ouvriers  étaient  donc  payés  Ofr.45 
et  0  fr.  50  de  l'heure,  c'est-à-dire  aux  prix  de  la  série  de  1880, 
et  le  Conseil  municipal  le  savait  si  bien  que,  tout  en  parlant  très 
haut  du  respect  de  la  série  de  1882,  il  faisait  établir  par  ses  in- 
génieurs ses  cahiers  des  charges  et  les  bordereaux  de  ses  adjudi- 
cations en  prenant  pour  base  les  prix  réellement  payés.  A  tous  les 
points  de  vue  la  responsabilité  de  la  crise  retombait  ainsi  sur  lui. 
En  tenant  compte  du  renchérissement  forcé  de  la  main-d'œuvre 
par  suite  de  tous  les  travaux  en  cours  et  de  la  cherté  des  vivres 
au  moment  de  l'Exposition,  l'augmentation  de  0  fr.  10  de  l'heure 
réclamée  par  les  ouvriers  n'avait  d'ailleurs  rien  d'excessif.  Mais 
les  entrepreneurs,  liés  par  leurs  contrats,  ne  pouvaient  suppor- 
ter une  augmentation  de  20  pour  100  portant  sur  la  main- 
d'œuvre;  ils  perdirent  du  temps  en  discussions  et  ne  répondirent 
pas  immédiatement  à  la  lettre  du  Syndicat  des  terrassiers. 

Le  13  septembre,  les  ouvriers  travaillant  aux  chantiers  Cour- 
celles-Champ-de-Mars  se  mirent  en  grève;  ils  parcoururent  en 
bandes  les  autres  chantiers,  invitant  leurs  camarades  à  se  joindre 
à  eux  pour  soutenir  leurs  revendications.  Le  soir,  ils  tinrent  une 
première  réunion,  à  la  suite  de  laquelle  2  000  puisatiers  et  mi- 
neurs occupés  aux  travaux  de  réfection  des  égouts  décidèrent  de 
se  joindre  aux  terrassiers.  La  grève  fut  proclamée,  et  le  syndicat 
convoqua  tous  les  membres  de  la  corporation,  syndiqués  ou  non 
syndiqués,  pour  le  lundi  14,  à  une  première  réunion,  salle  Lan- 
geron,  puis  à  une  seconde  réunion,  à  2  heures  de  l'après-midi,  à  la 
Bourse  du  Travail,  «  pour  examiner  les  conditions  dans  lesquelles 
la  lutte  était  engagée  et  les  mesures  à  prendre  pour  qu'elle  aboutit 
à  une  victoire  prompte  et  décisive.  » 

Le  mouvement  était  lancé  :  dès  le  lendemain,  les  chantiers  des 
Moulineaux  et  des  Invalides  sont  désertés,  et  il  ne  reste  plus  que 
271  ouvriers  au  chantier  de  la  Cour  des  Comptes.  Dans  la  journée, 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

200  grévistes  l'envahissent  et  forcent  les  ouvriers  à  abandonner  le 
travail.  La  police  est  impuissante  à  protéger  les  ouvriers  qui  vou- 
draient travailler,  et  les  grévistes  font  successivement  fermer  tous 
les  chantiers,  à  l'exception  de  ceux  dont  les  entrepreneurs  ont  payé 
les  prix  de  série.  A  4  heures,  les  chantiers  de  l'Exposition  sont 
envahis  ;  tous  les  travaux  sur  la  voie  publique  sont  abandonnés  ; 
18000  ouvriers  sont  sans  travail.  Le  mouvement  s'étend  à  la  ban- 
lieue. Un  conseiller  prud'homme,  nommé  Chevalier,  conseiller 
municipal  de  Saint-Ouen,  un  des  instigateurs  de  la  grève,  se  met 
à  la  tête  d'une  bande  de  grévistes  pour  aller  débaucher  les  ou- 
vriers qui  travaillent  encore  au  pont  de  Saint-Ouen.  3000  ter- 
rassiers et  manœuvres,  réunis  dans  la  journée  à  la  Bourse  cen- 
trale du  Travail,  rue  de  Bondy,  ratifient  la  déclaration  de  grève, 
et  s'engagent  à  ne  reprendre  le  travail  que  lorsque  les  entrepre- 
neurs auront  accepté  leurs  réclamations.  Le  13  et  le  16, l'agitation 
continue;  des  patrouilles  de  [grévistes  parcourent  les  chantiers 
pour  faire  cesser  le  travail  ou  en  empêcher  la  reprise;  il  se  pro- 
duit quelques  rixes  au  chantier  de  la  Cour  des  Comptes  et  au 
pont  d'iéna,  des  charrettes  sont  dételées  et  renversées,  des  ou- 
vriers sont  menacés  et  même  frappés,  le  chantier  de  Mazas  est 
envahi  et  le  travail  arrêté  ;  cependant  l'ensemble  des  grévistes 
reste  très  calme  et  s'abstient  de  tout  acte  de  violence. 

Tous  les  jours,  le  syndicat  tient  une  réunion  dans  la  grande 
salle  des  grèves  de  la  Bourse  du  Travail  ;  on  y  entend  successive- 
ment presque  tous  les  députés  et  conseillers  municipaux  socia- 
listes de  Paris,  qui  viennent  soigner  leur  popularité.  Dès  les  pre- 
miers jours,  on  y  voit  accourir  les  députés  Coûtant,  Renou,  Paulin 
Méry,  Baulard,  Dejeante.  A  la  séance  du  16,  présidée  par  le  ci- 
toyen Chevalier,  le  député  Laloge  fait  repousser  une  proposition 
de  certains  entrepreneurs  qui  offrent  de  prendre  l'engagement 
sur  papier  timbré  de  payer  pendant  cinq  années  consécutives  les 
prix  de  la  Ville  de  Paris  et  de  ne  plus  réclamer  la  signature.  La 
réunion  décide  l'envoi  de  délégués  au  Syndicat  des  ouvriers  des 
ports  (débarquemens  en  Seine),  et  au  Syndicat  des  démolisseurs, 
pour  leur  demander  la  cessation  du  travail. 

La  grève  est  à  peu  près  générale  pour  toute  la  corporation 
et,  le  17,  la  Chambre  syndicale  des  démolisseurs  et  le  syndicat 
des  débardeurs  déclarent  adhérer  à  la  grève.  La  réunion  de  la 
Bourse  du  Travail  prend  alors  le  caractère  d'une  véritable  mani- 
festation; au   dire  de  la  Petite  République   et  de   la  Lanterne, 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  797 

10  000  ouvriers  s'y  pressent  dans  les  salles  ou  dans  les  couloirs. 
Le  citoyen  Perrault  préside,  ayant  comme  assesseurs  les  citoyens 
Chevalier  et  André  et  comme  secrétaire  le  citoyen  Réveillon. 
Plusieurs  membres  de  divers  syndicats  prennent  la  parole  ;  mais 
on  constate  que  les  politiciens  et  les  socialistes  du  Conseil  mu- 
nicipal cherchent  à  prendre  la  direction  du  mouvement.  Le  dé- 
puté Renou  et  le  conseiller  municipal  Brard  viennent  presser  le 
vote  d'un  ordre  du  jour  préconisant  la  grève  à  outrance. 

Le  même  jour,  les  entrepreneurs  de  travaux  publics  se  réu- 
nissent rue  de  Lancry,  à  l'hôtel  des  Chambres  syndicales,  et,  après 
une  assez  vive  discussion,  les  membres,  assez  peu  nombreux,  qui 
sont  présens,  votent  un  ordre  du  jour  ainsi  conçu  : 

Les  entrepreneurs  de  travaux  publics  et  de  terrassemens,  réunis  au 
siège  du  syndicat,  après  avoir  étudié  l'iiistorique  et  envisagé  les  conditions 
de  la  grève,  reconnaissent  qu'ils  n'ont  aucun  motif  de  trouver  iyijustifiées  les 
revendications  des  grévistes,  et  déclarent,  cette  affirmation  faite,  qu'ils  ne 
demanderaient  pas  mieux  que  d'y  faire  droit,  à  la  condition  toutefois  que  les 
pouvoirs  publics  prennent  l'initiative  de  faire  la  revision  des  prix  qui  régis- 
sent actuellement  les  entreprises. 

Cette  déclaration  précise  bien  à  son  tour  le  terrain  sur  lequel 
les  entrepreneurs  entendent  se  placer  et  dont  ils  ne  se  départiront 
pas  durant  toute  la  durée  de  la  crise.  Ils  voulaient  faire  com- 
prendre aux  ouvriers  qu'en  la  circonstance,  les  intérêts  des  pa- 
trons et  les  leurs  étant  identiques,  ils  n'avaient  qu'à  s'unir  pour 
vaincre  la  résistance  du  Conseil  municipal,  de  l'Etat  et  des  com- 
pagnies de  chemins  de  fer  qui,  par  leur  système  d'adjudication 
et  de  concurrence  sans  limites,  ne  cessaient  de  provoquer  la  baisse 
des  prix  et  de  la  main-d'œuvre.  Mais  elle  fut  mal  comprise  des 
ouvriers,  et,  loin  de  contribuer  à  l'apaisement,  elle  provoqua  une 
grande  irritation,  dont  les  socialistes  et  les  meneurs  révolution- 
naires profitèrent  pour  faire  nommer,  le  18  septembre,  un  comité 
central  de  la  grève  destiné  à  centraliser  le  mouvement  jusque-là 
dirigé  par  les  chefs  des  syndicats  intéressés.  Ce  comité  se  com- 
posait du  citoyen  Perrault,  président  ;  des  citoyens  Jaher  et  André, 
assesseurs,  et  des  citoyens  Chevalier  et  Robin,  secrétaires.  A  cette 
occasion  on  vit  paraître  à  la  Bourse  du  Travail,  en  dehors  des 
délégués  des  syndicats,  MM.  Landrin,  conseiller  municipal;  De- 
jeante,  député  de  Belleville;  Faberot,  ancien  député;  Thomas, 
maire  du  Kremlin-Bicêtre,  et  Karl,  du  groupe  des  étudians 
révolutionnaires. 


798  R«VUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  19  septembre,  la  Chambre  syndicale  du  pavage,  de  la  ter- 
rasse, du  granit,  du  bitume,  des  égouts  et  canalisations  se  réunis- 
sait enfin  en  assemblée  générale  à  son  siège  social,  3,  rue  de 
Lutèce,  et  se  prononçait  contre  l'augmentation  de  salaires  de- 
mandée par  les  ouvriers.  Le  président  G.  Gurtet  était  chargé  de 
transmettre  cette  décision  aux  syndicats  ouvriers. 

Le  Comité  central  de  la  grève  était  au  fond  très  inquiet.  Les 
patrons  semblaient  disposés  à  la  résistance  et  l'argent  manquait; 
le  chômage  se  prolongeait  depuis  une  semaine,  et  les  souscrip- 
tions ouvertes  dans  certains  journaux  n'avaient  encore  produit  que 
des  résultats  dérisoires.  Quelques  syndicats  avaient  voté  des  sub- 
ventions, mais  ces  subventions  ne  dépassaient  pas  en  général  une 
centaine  de  francs,  et  il  fallait  nourrir  15  000  à  20  000  ouvriers 
sans  travail.  Le  Comité  décida  l'envoi  de  deux  délégués  chargés 
de  répondre  à  l'appel  du  juge  de  paix  du  IV''  arrondissement,  qui, 
conformément  à  la  loi,  avait  lancé  un  appel  à  la  conciliation. 
Mais  cette  tentative  n'aboutit  pas,  car,  la  grève  s  "étant  étendue  à 
tous  les  arrondissemens,  les  juges  de  paix  de  Paris  chargèrent 
le  juge  de  paix  du  X'^  arrondissement,  M.  Melsheim,  de  convoquer 
les  présidens  des  syndicats  en  lutte.  Ce  n'était  du  reste  qu'une 
simple  manifestation  destinée  à  concilier  les  sympathies  du 
public.  En  même  temps,  le  Comité  central  faisait  décider  que  les 
délégués  demanderaient  à  être  entendus  par  le  bureau  du  Conseil 
municipal  de  Paris.  Et,  cette  fois,  la  démarche  devait  avoir  des 
résultats  considérables  et  donner  une  nouvelle  direction  à  la 
grève. 

n.  —  l'intervention  du  conseil  municipal 

M,  Navarre,  président  du  Conseil  municipal  de  Paris,  avait 
convoqué  le  bureau  du  Conseil  ;  il  reçut  à  l'Hôtel  de  Ville  les  dé- 
légués des  terrassiers,  et,  après  avoir  entendu  leurs  réclamations, 
il  leur  déclara  que  leur  cause  était  juste  ;  qu'ils  avaient  raison 
d'exiger  des  entrepreneurs  le  paiement  intégral  des  prix  de  série  ; 
et  qu'ils  pouvaient  compter  sur  le  concours  le  plus  efficace  du 
Conseil  municipal.  Dès  le  lendemain,  20  septembre,  il  faisait 
inviter  par  dépêche  les  présidens  des  trois  chambres  syndicales 
patronales  à  venir  conférer  avec  lui  à  l'Hôtel  de  Ville.  Les  pré- 
sidens refusèrent  de  se  rendre  à  cet  appel. 

L'attitude  des  membres  du  bureau  du  Conseil  municipal  était 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  799 

en  effet  assez  difficile  à  comprendre  et  à  justifier.  Ils  ne  pou- 
vaient se  poser  en  arbitres,  puisque  la  Ville  était  partie  au  débat; 
que  les  travaux  dont  il  s'agissait  étaient  exécutés  pour  son 
compte;  et  que  l'administration  municipale  était  liée  vis-à-vis 
des  entrepreneurs  par  des  contrats  réguliers  résultant  des  adju- 
dications. En  réclamant  une  augmentation  de  salaire  qui  n'était 
pas  inférieure  à  20  pour  100,  le  Conseil  modifiait  donc  dans  un 
sens  onéreux  pour  les  adjudicataires  les  conditions  acceptées  par 
lui.  D'autre  part,  il  ne  lui  appartenait  pas  de  se  faire  juge  dans 
sa  propre  cause  et  d'interpréter  lui-môme  la  portée  des  conven- 
tions; en  le  faisant,  il  sortait  de  ses  attributions  et  pouvait  en- 
courir de  graves  responsabilités.  M.  Navarre  et  le  bureau  le 
savaient  bien,  mais,  en  agissant  comme  ils  venaient  de  le  faire, 
ils  avaient  un  double  but.  Ils  se  rendaient  populaires  et  ils  entre- 
voyaient la  possibilité  d'amener  les  entrepreneurs  à  résilier  leurs 
contrats.  C'était  alors  la  mise  en  régie  des  travaux,  l'ouverture 
dans  tout  Paris  de  ces  chantiers  et  ateliers  nationaux  restés  chers 
aux  socialistes  français,  et  acceptés  comme  mesure  de  transition 
par  Karl  Marx,  César  de  Paepe  et  les  nombreux  disciples  de 
Benoît  Malon.  Le  groupe  socialiste  du  Conseil  municipal  était 
presque  entièrement  acquis  à  cette  idée  et  ne  voyait  pas  sans  un 
secret  espoir  la  formation  de  cette  sorte  de  garde  prétorienne 
mise  au  service  de  la  commune  de  Paris.  Les  intérêts  corporatifs 
étaient  relégués  au  second  plan.  Le  groupe  socialiste  du  Conseil 
était  décidé  à  tenter  une  campagne  décisive,  comptant  sur  les 
embarras  du  cabinet  Brisson. 

Mais  d'autres  révolutionnaires  allaient  également  entrer  en 
ligne.  Les  allemanistes,  blanquistes  et  autres  fractions  du  parti 
jugeaient  le  moment  venu  de  tenter  la  grève  générale,  objectif 
de  tous  les  congrès  ouvriers  depuis  le  Congrès  de  Nantes  en  1894, 
et  le  prologue  obligé  de  la  révolution  sociale.  Les  divisions  sur- 
venues entre  les  différens  groupes  socialistes  et  l'opposition  faite 
à  l'idée  de  la  grève  générale  par  les  guesdistes,  les  marxistes,  les 
politiciens  et  les  parlementaires,  en  avaient  jusqu'alors  retardé  la 
réalisation.  L'occasion  semblait  tout  indiquée  pour  faire  dégéné- 
rer la  grève  du  bâtiment  et  organiser  la  guerre  de  classes. 

D'autres  menées  plus  dangereuses  encore  s'ourdissaient  dans 
les  milieux  favorables  à  la  revision  du  procès  Dreyfus.  Certains 
journaux  se  faisaient  remarquer  par  leurs  souscriptions.  Le 
convent  maçonnique  réuni  rue  Cadet  envoie,  le  19  septembre, 


/ 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  somme  de  oOO  francs.  Le  Grand  Orient  de  France  se  faisait 
inscrire  pour  une  somme  égale.  Dans  l'ardeur  de  la  lutte,  on  sem- 
blait perdre  de  vue  les  ouvriers,  mais  eux  poursuivaient  leur  but 
et  acceptaient  tous  les  concours,  sans  s'écarter  du  terrain  pro- 
fessionnel. Pendant  que  d'anciens  députés,  MM.  Jaurès  et  Gé- 
rault-Richard,  et  le  conseiller  municipal  M.  Landrin haranguaient, 
dans  la  grande  salle  de  la  Bourse  du  Travail,  la  masse  désœuvrée 
et  nerveuse  des  grévistes,  la  Fédération  du  bâtiment  s'occupait 
de  répondre  à  la  note  des  entrepreneurs  et  d'établir  que,  contrai- 
rement à  leurs  affirmations,  les  ouvriers  ne  touchaient  que  Ofr.  oO 
et  0  fr.  60  de  l'heure.  Elle  affirmait  sa  résolution  de  n'accepter 
aucune  reprise  du  travail  tant  que  les  entrepreneurs  n'auraient 
pas  pris  l'engagement  de  payer  les  prix  de  série  pendant  une 
durée  indéterminée. 

De  leur  côté,  les  entrepreneurs,  après  s'être  concertés  en  vue 
d'une  action  commune,  faisaient  savoir  au  Conseil  municipal  qu'ils 
iraient  porter  leur  réponse  à  l'Hôtel  de  Ville  dans  la  journée  du 
23  septembre.  Le  président  lit  aussitôt  aviser  le  Comité  central 
de  la  grève  d'envoyer  une  délégation  pour  discuter,  s'il  y  avait 
lieu,  les  propositions  qui  lui  seraient  soumises. 

L'entrevue  n'amena  aucun  résultat,  les  patrons  se  bornèrent  à 
établir  avec  chiffres  à  l'appui,  devant  le  Bureau  du  Conseil  muni- 
cipal, que, par  suite  des  rabais  consentis  dans  les  adjudications,  il 
leur  était  impossible  de  payer  intégralement  les  prix  de  série. 
Le  Bureau  du  Conseil,  après  avoir  pris  acte  de  leur  refus,  vota 
dans  la  soirée  même  un  secours  de  20  000  francs  pour  les  gré- 
vistes, et  le  président  l'annonça  aussitôt  au  Comité  central  réuni 
en  permanence  à  la  Bourse  du  Travail. 

On  comprend  facilement  l'enthousiasme  causé  par  cette  lettre, 
dont  il  fut  donné  lecture  à  l'assemblée  générale.  Des  remercie- 
mens  furent  aussitôt  votés  au  Conseil  municipal,  et  on  s'occupa  de 
la  répartition  des  secours.  Des  bureaux  d'inscription  et  de  distri- 
bution furent  créés  dans  les  différens  arrondissemens,  pour  la 
plupart  dans  les  mairies  ;  ce  qui  manquait  surtout,  c'était  l'argent, 
car,  en  dépit  des  appels  pressans  de  la  Petite  République  française 
et  de  la  Lanterne,  les  associations  ouvrières  n'apportaient  qu'un 
bien  faible  concours.  Les  souscriptions  de  300  francs  du  Conseil 
municipal  de  Boulogne,  les  300  francs  versés  au  nom  du  Syndicat 
des  omnibus,  et  les  100  francs  par  semaine  promis  par  le  député 
Laloge  ne  peuvent  pas  être  comparés  aux  souscriptions  recueillies 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  801 

par  l'Union  des  Mécaniciens  anglais  lors  de  la  dernière  grève. 
Cependant  l'influence  du  Conseil  municipal  et  des  socialistes  fut 
assez  grande  pour  faire  refuser  les  800  francs  envoyés  par  M.  Paul 
Déroulède  et  les  2  000  francs  ofi"erts  aux  démolisseurs  et  aux 
charretiers  par  M.  Henri  Rochefort. 

Le  matin  du  24,  le  juge  de  paix  du  X''  arrondissement  fit  afficher 
à  la  Bourse  du  Travail  une  lettre  adressée,  conformément  à  la  loi 
du  27  décembre  1892,  aux  patrons  et  aux  ouvriers  pour  les  engager 
à  accepter  la  conciliation.  Cette  tentative,  qui  présente  un  réel 
intérêt,  car  elle  constitue  une  des  premières  applications  de  la  loi 
sur  l'arbitrage,  resta  sans  résultat,  les  patrons  ne  s'étant  pas  con- 
sidérés comme  régulièrement  convoqués  et  n'ayant  pas  répondu 
à  l'invitation  du  juge  de  paix.  Le  Bureau  de  la  grève  envoya  au 
contraire  immédiatement  la  liste  des  délégués  des  grévistes. 
Le  27,  le  juge  de  paix  leur  fit  connaître  par  lettre  qu'il  considé- 
rait sa  mission  comme  terminée  par  suite  du  silence  des  entre- 
preneurs. Ce  même  jour,  M.  Navarre  allait  voir  M.  Brisson  et 
obtenait  de  lui  l'approbation  du  vote  du  Conseil  général.  Le  26, 
le  Bureau  du  Conseil  général,  convoqué  d'urgence,  votait  à  son 
tour  une  subvention  de  10  000  francs  pour  les  grévistes. 

Presque  à  la  même  date,  se  produisait  une  autre  intervention 
qui  mérite  d'être  signalée,  car  elle  prouve  à  la  fois  l'état  d'anar- 
chie dans  lequel  se  débat  le  monde  du  travail  et  le  besoin  d'une 
représentation  légale  qui  se  fait  sentir  parmi  les  ouvriers.  Depuis 
plusieurs  années  déjà,  les  conseillers  prud'hommes  cherchent  à 
sortir  du  rôle  modeste  que  leur  assigne  la  loi  pour  se  poser  en 
représentans  élus  de  la  classe  des  travailleurs,  renouvelant  ainsi, 
à  leur  insu  sans  doute,  la  tentative  d'usurpation  tentée  parles  par- 
lemens  au  xv!!!*"  siècle  :  ils  crurent  le  moment  venu  de  prendre  la 
direction  du  conflit,  et  firent  paraître  un  manifeste  au  nom  de  la 
corporation  du  bâtiment.  Le  document  nous  semble  très  signifi- 
catif, et  nous  croyons  devoir  en  citer  quelques  passages.  Il  est 
adressé  aux  ouvriers  de  la  corporation  du  bâtiment  par  les  pru- 
d'hommes appartenant  à  cette  corporation.  Après  avoir  constaté 
que  les  terrassiers  luttent  pour  l'application  de  la  série  officielle 
de  1882  et  affirmé  que  «  le  détournement,  par  les  entrepreneurs, 
d'une  partie  des  salaires,  a  été  opéré  avec  la  tolérance  et  la  com- 
plicité du  Conseil  municipal  ;  »  après  avoir  rappelé  les  efforts  du 
Conseil  des  prud'hommes  pour  s'opposer  à  la  signature,  qui  em- 
pêche l'application  du  tarif,  il  conclut  ainsi  : 

TOME  CL.  —  1898.  51 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Victimes  des  mêmes  abus,  leur  cause  est  la  nôtre,  car  l'embauchage  au 
rabais  au  moyen  de  la  signature  se  pratique  dans  toutes  les  corporations  du 
bâtiment... 

Abandonner  nos  camarades  en  lutte,  c'est  aider  nos  ennemis  et  les  en- 
courager dans  leurs  mauvais  desseins,  aussi  bien  que  méconnaître  nos  inté- 
rêts et  devenir  ainsi  par  notre  indifférence  responsables  de  notre  défaite. 

Citoyens, 

A  la  coalition  des  exploiteurs  de  la  misère  et  de  leurs  protecteurs  habi- 
tuels, opposons  l'union  et  la  solidarité  pour  le  triomphe  d'une  cause  aussi 
populaire  que  juste  :  l'abolition  de  la  signature,  le  respect  des  salaires.  Voilà 
notre  devoir. 

Cette  note,  qui  montre  l'état  d'âme  de  ces  juges  corporatifs  tels 
que  les  choisit  la  législation  actuelle,  ne  semble  pas  du  reste  avoir 
produit  grand  effet  :  tous  comprenaient  que  la  solution  ne  dépendait 
plus  que  du  Conseil  municipal.  Aussi  est-ce  à  lui  que  les  entre- 
preneurs s'adressent  directement  par  l'entremise  de  M.  Charles 
Blanc,  préfet  de  police,  pour  proposer  deux  solutions.  La  pre- 
mière, c'est  ['unification  des  prix  de  série  de  la  Ville.  Les  entre- 
preneurs exposent,  dans  la  note  écrite  qui  contient  leurs  proposi- 
tions, qu'étant  obligés  d'employer  successivement  les  mêmes 
ouvriers  aux  différens  travaux  dépendant  des  services  des  ingé- 
nieurs de  la  ville,  il  leur  parait  peu  logique  que  ces  prix  varient 
suivant  les  services  et  déclarent  que  ce  n'est  qu'à  cette  condition 
qu'ils  pourraient  supporter  l'augmentation  demandée.  La  seconde 
solution  coDsiste  à  mettre  les  ouvriers  terrassiers  ou  leur  syn- 
dicat aux  lieu  et  place  des  entrepreneurs  pour  l'exécution  des  tra- 
vaux de  terrassement  à  exécuter  pour  le  compte  de  la  Ville  et  du 
Département  et  à  leur  faire  toucher  directement  les  prix  convenus 
lors  des  adjudications.  Les  entrepreneurs  abandonnaient  les  frais 
d'adjudication  par  eux  versés  pour  ces  travaux  pour  toute  la  période 
de  leurs  marchés. 

En  même  temps  ils  adressaient  à  M.  Brisson,  président  du 
Conseil,  un  mémoire  justificatif  dans  lequel  ils  insistaient  sur  la 
situation  faite  aux  entrepreneurs  de  la  Ville.  «  Les  deux  assem- 
blées, disaient-ils,  en  prenant  une  attitude  que  leur  conseille 
sans  doute  le  souci  de  leur  popularité,  assument  une  responsa- 
bilité dont  elles  doivent  accepter  les  conséquences.  En  encoura- 
geant les  ouvriers  à  réclamer,  à  exiger  même,  comme  minimum, 
le  salaire  fixé  à  la  série...  elles  doivent  de  toute  évidence  fournir 
à   leurs  adjudicataires  le   moyen   de   satisfaire  ces  exigences.  » 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  80 


c\ 


Le  mémoire  explique  ensuite  que,  dans  les  bordereaux  dressés 
par  les  ingénieurs  de  la  Ville  pour  servir  aux  adjudications 
récentes  du  Métropolitain,  on  prévoyait  deux  catégories  de  ter- 
rassiers, les  uns  payés  0  fr.  60,  les  autres  0  fr.  55,  soit  un  prix 
moyen  de  0  fr.  575.  Avec  les  rabais  de  10  et  15  pour  100  exigés 
par  l'administration,  les  prix  élémentaires  de  la  série  se  trou- 
vaient réduits  à  0  fr.  42  et  0  fr.  -44  le  prix  de  l'heure  d'ouvrier  : 
«  En  payant  0  fr.  50,  les  entrepreneurs  sont  au-dessus  des  prix 
prévus  dans  les  traités.  Dans  ces  conditions,  accorder  une  plus- 
value  de  20  pour  100  sur  les  salaires  serait  la  ruine  assurée  pour 
la  majeure  partie  des  entrepreneurs  ayant  des  marchés  en  cours. 
C'est  la  Ville  de  Paris  qui  tient  la  clef  de  la  question,  et  c'est 
du  Conseil  municipal  seul  que  dépend  la  solution  qu'il  est  le  pre- 
mier à  pousser  les  ouvriers  à  réclamer.  Il  n'a  qu'à  décider  que 
pour  tous  les  travaux  adjugés  il  sera  tenu  compte  aux  entrepre- 
neurs de  la  Ville  de  l'augmentation  de  dépenses  justifiées,  résul- 
tant de  la  plus-value  de  la  main-d'œuvre  accordée  par  eux  à  partir 
du  1"  octobre  1898.  » 

La  Chambre  syndicale  des  entrepreneurs  de  travaux  publics, 
dont  le  siège  est  faubourg  Montmartre,  10,  protesta  en  même 
temps,  et  un  manifeste  fut  adressé  aux  ouvriers,  leur  donnant 
les  mêmes  explications  et  établissant  les  prix  de  la  main-d'œuvre 
d'après  les  cahiers  des  charges  dressés  par  l'administration. 

Le  Conseil  municipal  se  réunit  le  3  novembre  pour  «  aviser 
aux  moyens  de  mettre  fin  à  la  grève  »  et  se  trouva  saisi  des  pro- 
positions des  entrepreneurs  qui  lui  furent  communiquées  par  le 
président,  M.  Navarre.  Les  explications  données  par  lui  furent 
assez  embarrassées.  Après  avoir  constaté  quelques  exagérations 
dans  les  chiff"res  indiqués  au  mémoire,  il  ajouta  que  les  rabais 
souscrits  dans  les  adjudications  publiques  ne  pouvaient  pas  être 
légitimement  appliqués  aux  salaires,  qui  doivent  être  considérés 
comme  des  salaires  minimum;  mais,  lorsque  des  conseillers  lui 
demandèrent  pourquoi  cette  clause  n'avait  pas  été  insérée  dans 
les  cahiers  des  charges  et  émirent  le  vœu  de  l'y  faire  figurer  à 
l'avenir,  il  dut  avouer  que,  par  suite  des  décisions  du  Conseil 
d'État,  cette  clause  était  considérée  comme  illégale  et  ne  serait 
pas  approuvée  par  l'administration.  La  première  solution  indi- 
quée par  les  entrepreneurs  fut  repoussée  comme  onéreuse  par  les 
finances  de  la  Ville  et  dangereuse  dans  Tapplication.  La  seconde 
proposition  fut  également  repoussée,  le  Conseil  n'admettant  pas 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  rétrocession  aux  ouvriers  et  insistant  pour  que  les  entrepre- 
neurs renonçassent  à  leurs  marchés  au  profit  de  la  Ville.  Le 
président  fut  chargé  de  notifier  cette  décision  aux  chambres  syn- 
dicales patronales. 

Le  6  octobre,  les  trois  présidens  vinrent  apporter  leur  réponse 
au  président.  On  pouvait  espérer  que  les  pourparlers  abouti- 
raient et  que  la  grève  prendrait  fin,  puisque  la  Ville  consentait  à 
exécuter  en  régie  les  travaux  de  terrassement,  en  allouant  aux 
ouvriers  les  prix  de  série  et  quïl  ne  s'agissait  que  de  substituer 
la  Ville  aux  entrepreneurs,  pour  que  les  propositions  fussent 
identiques.  On  se  croyait  si  certain  d'un  accord  que  M.  Navarre, 
en  apprenant  que  les  présidens  lui  demandaient  une  entrevue, 
pria  ses  collègues  du  Conseil  municipal  de  suspendre  la  séance  et 
fit  prendre  toutes  les  dispositions  pour  faire  sanctionner  immé- 
diatement par  le  Conseil  la  mise  en  régie  des  travaux.  Mais,  au 
dernier  moment,  une  difficulté  se  produisit.  Les  entrepreneurs 
déclarèrent  qu'ils  n'entendaient  abandonner  que  les  travaux  de 
terrassement  proprement  dits  et  garder  à  leur  charge  le  transport 
des  terres.  Les  membres  du  bureau  protestèrent,  et  les  délégués 
furent  obligés  de  demander  un  nouveau  délai  pour  consulter  leurs 
mandans. 

Ce  retard  était  très  regrettable,  car  la  situation  commençait  à 
devenir  menaçante  du  côté  de  la  Bourse  du  Travail.  Le  juge  de 
paix  du  X^  arrondissement  avait  cru  devoir  tenter,  le  6  octobre, 
une  nouvelle  tentative  de  conciliation  :  cette  fois,  les  délégués  des 
patrons  s'y  étaient  seuls  présentés  et  les  ouvriers  avaient  fait 
défaut.  Il  en  était  résulté  une  polémique  assez  vive  dans  les  jour- 
naux et  les  réunions.  En  même  temps  un  conflit  violent  écla- 
tait entre  le  Conseil  municipal  et  le  préfet  de  la  Seine  à  l'occa- 
sion des  adjudications  du  Métropolitain. 

Le  8  octobre,  les  présidens  des  chambres  syndicales  patronales 
font  connaître  leur  décision  par  une  note  publique. 

Les  entrepreneurs  de  travaux,  réunis  à  leur  siège  social,  rue  de  Lancry, 
10,  à  l'unanimité  des  membres  présens,  acceptent  la  proposition  de  la  Ville 
de  Paris  de  consentir  à  la  résiliation  des  marchés.  Mais  la  Chambre  syndi- 
cale n'ayant  pas  le  moyen  d'apporter  au  Bureau  du  Conseil  la  signature  de 
tous  les  entrepreneurs  titulaires  de  baux  d'entretien  ou  de  marchés  contrac- 
tés avec  la  Ville  de  Paris,  les  entrepreneurs  demandent  à  être  convoqués 
individuellement  pour  traiter  la  question. 

Les  présidens  ayant  fait  annoncer  qu'ils  se  rendraient  le  len- 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  805 

demain  9  octobre  à  FHôtel  de  Ville,  avant  la  séance  du  Conseil 
municipal,  ils  y  furent  reçus  par  le  Bureau  du  Conseil,  qui 
s'était  adjoint  MM.  Humblot,  Boreux  et  Bechmann,  ingénieurs, 
chefs  des  services  des  eaux,  de  la  voie  publique  et  des  égouts. 
Après  une  discussion  assez  longue,  les  présidons  des  chambres 
syndicales  se  retirèrent  et  le  préfet  de  la  Seine  fut  appelé.  Le 
Bureau  délibéra  ensuite  à  huis  clos  sur  les  propositions  à  sou- 
mettre au  Conseil  municipal.  En  séance,  après  avoir  donné  lec- 
ture des  propositions  des  entrepreneurs,  le  président  mit  aux 
voix  le  projet  de  résolution  suivant  :  «  Le  Préfet  de  la  Seine  est 
invité  à  procéder  d'urgence  à  la  résiliation  de  tous  les  marchés 
de  travaux  publics  passés  avec  la  Yille  de  Paris.  »  A  la  suite  de 
protestations  nombreuses,  et  après  discussion,  en  comité  secret, 
de  deux  contre-propositions  de  MM.  Bassinet  et  Le  Breton,  le 
Conseil  adopta  la  proposition  suivante  : 

Le  Conseil,  considérant  que  le  conflit  survenu  entre  les  entrepreneurs 
et  ouvriers  du  bâtiment  et  des  grands  travaux  publics  compromet  l'intérêt 
général  et  l'ordre  public  ; 

Vu  l'urgence  des  travaux  en  suspens  et  le  droit  supérieur  de  l'autorité 
municipale,  tel  qu'il  résulte  du  contrat  même,  délibère  : 

Article  prkmier.  —  M.  le  Préfet  de  la  Seine  est  invité  à  mettre  les  entre- 
preneurs en  demeure  de  reprendre  les  travaux  municipaux  dans  un  délai  de 
vingt-quatre  heures. 

Art.  2.  —  Vu  l'urgence,  M.  le  Préfet  de  la  Seine  mettra  en  régie  lesdits 
travaux  aux  risques  et  périls  des  entrepreneurs  non  exécutans. 

Art.  3.  —  Subsidiairement,  le  Préfet  est  autorisé  à  résilier  à  l'amiable 
les  marchés  eu  cours,  au  mieux  des  intérêts  de  la  Ville  de  Paris  et  de  l'ordre 
public. 

La  résolution  fut  votée  par  55  voix  contre  1. 

Cette  mesure  radicale  mettait  fm  au  conflit,  puisque  le  Conseil 
municipal  se  chargeait  lui-même,  en  cas  de  refus  des  entrepre- 
neurs, de  donner  satisfaction  aux  terrassiers  en  leur  assurant  les 
prix  de  la  Ville  de  Paris. 

Les  arrêtés  furent  signés  par  le  préfet  de  la  Seine  le  di- 
manche 9  octobre,  et  notifiés  le  même  jour;  les  entrepreneurs 
avaient  vingt-quatre  heures  pour  remettre  leurs  chantiers  en  ac- 
tivité :  passé  ce  délai,  les  ingénieurs  devaient  en  prendre  posses- 
sion pour  faire  exécuter  les  travaux  en  régie.  «  Cette  régie  anor- 
male, explique  le  préfet,  s'applique  uniquement  à  la  main-d'œuvre 
des  terrassemens,  et  les  entrepreneurs  restent  soumis  aux  obliga- 
tions de  leurs  marchés  en  ce  qui  concerne  la  surveillance  et  la 


806  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

direction  des  travaux.  L'administration  dressera  le  compte  des 
journées  des  terrassiers,  elle  en  remboursera  le  montant  aux 
entrepreneurs  dans  les  conditions  stipulées  par  les  cahiers  des 
charges  des  entreprises  pour  le  cas  où  les  ingénieurs  requièrent 
l'entrepreneur  d'avoir  à  fournir  des  ouvriers  chargés  d'exécuter 
des  travaux  qui  n'ont  pas  été  compris  dans  le  marché.  »  La  com- 
binaison adoptée  présentait,  on  le  voit,  de  grandes  analogies  avec 
les  propositions  faites  dès  le  début  par  les  entrepreneurs,  aux- 
quels elle  donnait  toute  satisfaction.  La  Ville  offrait  du  reste  de 
résilier  les  marchés  de  ceux  qui  n'accepteraient  pas,  et  de  faire 
remettre  les  travaux  en  adjudication.  Enfin,  pour  ceux  qui  refu- 
seraient toute  transaction,  c'était  la  régie  pure  et  simple.  Disons 
tout  de  suite  que,  grâce  aux  efforts  du  Préfet  de  la  Seine  et  des 
ingénieurs,  sur  215  entrepreneurs  ayant  des  travaux  à  exécuter 
pour  le  compte  de  la  Ville  de  Paris,  2  seulement  ont  refusé  de 
répondre  et  ont  rendu  nécessaire  une  mise  en  régie. 

Une  telle  solution  ne  répondait  évidemment  pas  à  l'attente 
de  la  partie  socialiste  du  Conseil  municipal,  qui  accusa  tout  haut 
le  Préfet  de  s'être  entendu  avec  les  entrepreneurs  pour  éviter  la 
mise  en  régie.  En  réalité,  l'intervention  du  Conseil  a  servi  à  faire 
la  pacification  entre  les  patrons  et  les  ouvriers  au  détriment  des 
finances  de  la  Ville,  et  les  partisans  de  l'autonomie  communale 
n'y  ont  même  pas  gagné  le  retrait  de  l'arrêté  du  Conseil  d'État 
qui  interdit  la  clause  du  salaire  minimum. 

Mais  c'est  surtout  à  la  Bourse  du  Travail  que  le  désappointe- 
ment fut  grand  et  donna  lieu  à  des  récriminations  violentes.  Le 
Comité  de  la  grève  protesta,  et,  à  la  réunion  du  9  octobre,  M.  Re- 
naud précisa  nettement  les  prétentions  des  syndicats. 

La  mise  en  régie  des  travaux  de  la  Ville  ne  saurait  nous  donner  satis- 
faction complète.  C'est  sans  doute  une  première  victoire,  mais  ce  n'est  pas 
une  solution...  Une  fois  les  travaux  en  cours  aclievés,  que  fera-t-on?  On  aura 
recours,  comme  par  le  passé,  au  système  des  adjudications,  et  les  salaires 
seront  de  nouveau  avilis.  C'est  un  premier  motif  pour  continuer  la  grève.  Il 
y  en  a  deux  autres.  D'abord,  tous  les  grévistes  ne  travaillent  pas  pour  la 
Ville  de  Paris,  beaucoup  d'entre  eux  effectuent  des  travaux  particuliers.  De 
ceux-là  on  ne  parle  pas,  ils  seraient  donc  sacriliés  dans  la  combinaison.  En- 
suite plusieurs  corporations  du  bâtiment  ont  cessé  de  travailler  par  esprit 
de  solidarité,  d'autres  vont  suivre  cet  exemple,  les  terrassiers  doivent  se 
solidariser  avec  tous  les  camarades  du  bâtiment  comme  ils  se  sont  solidarisés 
avec  eux. 

Et  comme  conclusion,  un  autre  gréviste,  M.  Febvre,  ajouta  : 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  807 

Nous  ne  reprendrons  le  travail  qu'à  la  condition  expresse  que  les  entre- 
preneurs s'engagent  par  contrat  à  nous  payer  les  prix  que  nous  réclamons, 
soit  0  fr.  60  et  0  fr.  70  de  l'heure,  ou  qu'une  loi  soit  votée  par  la  Chambre 
des  députés  pour  nous  assurer  ce  salaire.  Toutes  les  autres  solutions  doivent 
être  considérées  comme  des  atermoiemens. 


m.  —   LA   GRÈVE   GÉNÉRALE 

Pendant  ces  laborieuses  négociations  entre  le  Conseil  muni- 
cipal et  les  chambres  syndicales,  la  situation  s'était  singulière- 
ment aggravée.  Malgré  le  calme  apparent  des  ouvriers,  les  esprits 
commençaient  à  se  monter,  et  de  tous  côtés  arrivaient  à  Paris  des 
aventuriers  de  la  pire  espèce,  étrangers  aux  corporations  en  lutte, 
mais  à  la  recherche  de  toutes  les  occasions  de  désordre.  Les  révo- 
lutionnaires ardens,  allemanistes,  syndicaux  révolutionnaires, 
anarchistes,  appartenant  à  ces  innombrables  sectes  que  MM.  de 
Seilhac  et  Roussel  ont  essayé  de  classifier,  affluent  à  la  Bourse 
du  Travail  et  y  fomentent  une  violente  opposition  contre  les  po- 
litiques et  les  parlementaires  du  Conseil  municipal.  Peu  à  peu 
le  personnel  change,  les  rhéteurs  du  parti  marxiste  disparaissent 
et  sont  remplacés  par  l'ex-député  Faberot,  les  syndicaux  révo- 
lutionnaires Briand  et  Riom,  par  M.  Guérard,  le  secrétaire  général 
du  Syndicat  des  chemins  de  fer  et  d'autres  non  moins  violens. 
Dès  les  premiers  jours  d'octobre,  ils  attendent  l'occasion  et 
cherchent  à  exploiter  les  fautes  commises  pour  faire  dégénérer 
la  grève  des  terrassiers  en  grève  générale. 

Cette  idée  de  la  grève  générale,  lancée,  au  lendemain  de  la  fer- 
meture delà  Bourse  du  Travail  en  1893,  au  Congrès  corporatif  de 
Paris,  a  triomphé  depuis  dans  tous  les  congrès,  malgré  les  efforts 
des  marxistes  et  des  broussistes.  A  Nantes  en  1894,  à  Limoges  en 
1895,  à  Tours  en  189G,  à  Toulouse  en  1897,  elle  a  été  préco- 
nisée sans  relâche,  votée  par  des  majorités  sans  cesse  croissantes, 
et  un  comité  permanent  en  prépare  l'exécution.  Elle  est  devenue 
le  mot  d'ordre  de  tous  les  impatiens,  de  tous  les  socialistes  qui 
n'attendent  plus  rien  de  l'action  légale.  Pour  eux,  «  vingt-cinq 
ans  de  parlementarisme  ont  tué  les  plus  fermes  croyances  dans 
la  vertu  du  suffrage  universel,  et  maintenant  il  n'est  pas  un  pro- 
létaire conscient  qui  n'espère  en  la  suprême  ressource,  la  force.  » 
Et  la  seule  manière  rationnelle  de  déployer  cette  force,  c'est, 
d'après  l'un  de  leurs  orateurs,  «  la  grève  générale,  qui  doit  être 
le  moven  de  forcer  à  descendre  dans  la  rue,  le  même  jour,  sur 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tous  les  points  du  territoire,  et  pour  la  défense  d'une  revendica- 
tion matérielle,  ce  peuple  que  la  politique  a  émasculé  et  éloigné 
de  l'idée  révolutionnaire.  » 

Rendus  prudens  par  l'échec  d'une  tentative  prématurée  faite 
au  mois  de  juillet,  ils  manœuvrent  d'ailleurs  habilement  et  com- 
mencent par  transformer  la  grève  des  terrassiers  en  grève  géné- 
rale du  bâtiment.  Leur  appel  a  déjà  été  entendu  à  la  suite  de 
l'échec  de  la  deuxième  tentative  de  conciliation  le  4  octobre.  Les 
serruriers  réunis  à  la  Bourse  du  Travail  déclarent  adhérer  à  la 
grève  générale  du  bâtiment.  Les  peintres  se  mettent  également  en 
grève  et  formulent  leurs  revendications.  Les  ouvriers  débardeurs 
des  porls  et  entrepôts  adhèrent  à  leur  tour.  Les  maçons  et 
tailleurs  de  pierre  se  réunissent  pour  décider  la  grève,  et  si  la 
question  reste  en  suspens,  le  travail,  en  fait,  est  arrêté  par  suite 
de  l'envahissement  des  chantiers.  Les  sculpteurs  suivent  l'exemple 
des  peintres,  et  le  mouvement  tend  à  se  généraliser. 

Le  préfet  de  la  Seine  et  le  préfet  de  Police  croient  devoir  pré- 
venir M.  Brisson,  président  du  Conseil  des  ministres,  des  desseins 
des  révolutionnaires.  Ils  lui  déclarent  que  les  renseignemens  re- 
cueillis par  eux  ne  leur  laissent  aucun  doute  et  que  le  plan  des 
organisations  syndicales  qui  poussent  à  la  grève  générale  est  hau- 
tement avoué  :  il  s'agit,  pour  une  action  politique,  de  créer  une 
agitation  perpétuelle.  Le  président  du  Conseil,  très  effrayé,  se 
décide  enfin  à  faire  venir  de  partout  des  troupes  destinées  à  ren- 
forcer la  garnison  de  Paris,  insuffisante  pour  assurer  les  services 
d'ordre.  Tous  les  chantiers  sont  gardés  par  des  postes  d'infante- 
rie ou  des  piquets  de  cavalerie  en  tenue  de  campagne.  Au  Champ- 
de-Mars,  aux  Tuileries,  des  troupes  bivouaquent  et  les  quais  de 
la  Seine  ont  l'aspect  d'un  vaste  camp.  Les  ouvriers  fraternisent 
volontiers  avec  les  soldats,  et,  sous  l'émotion  causée  par  les  der- 
niers incidens  de  l'affaire  Dreyfus,  la  population  en  général  fait 
aux  officiers  et  à  leurs  hommes  l'accueil  le  plus  cordial  et  le  plus 
enthousiaste.  Les  journaux  évaluent  à  plus  de  30000  hommes  les 
renforts  dirigés  sur  Paris  et  publient  chaque  jour  la  liste  des  ré- 
gimens  qui  arrivent.  Ces  précautions  sont  loin  d'être  inutiles  en 
présence  des  étrangers  suspects  qui  ne  cessent  d'accourir  et  de  la 
fermentation  qui  règne  à  la  Bourse  du  Travail,  où  7  000  à  8  000  gré- 
vistes sont  en  permanence,  et  où  tous  les  syndicats  tiennent  suc- 
cessivement leurs  réunions. 

Le  dimanche  6  octobre,  le  travail  est  partout  arrêté  et  tous  les 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  809 

chantiers  sont  fermés.  Les  ing^énieurs  de  l'Exposition  ont  pu  gar- 
der quelques  hommes  en  organisant  des  dortoirs  et  des  réfectoires 
dans  le  chantier  des  Champs-Elysées,  et  la  Compagnie  d'Orléans 
a  fait  venir  des  employés  de  province  pour  continuer  les  travaux 
de  la  gare  du  quai  d'Orsay. 

Le  même  jour,  les  menuisiers  en  bâtiment  adhèrent  à  la  grève, 
ainsi  que  les  parqueleurs,  qui,  dans  un  ordre  du  jour  très  signifi- 
catif, déclarent  «  qu'ils  croient  devoir  s'associer  au  mouvement  par 
esprit  de  solidarité,  mais  qu'ils  n'ont  pas  pour  but  d'obtenir  une 
augmentation  de  salaires,  ni  aucune  modification  au  contrat  in- 
tervenu entre  leur  syndicat  et  celui  des  entrepreneurs.  »  Ils  s'en 
excusent  auprès  des  patrons  dans  une  lettre  très  courtoise.  Les 
maçons  et  tailleurs  de  pierre  se  mettent  définitivement  en  grève, 
ainsi  que  les  scieurs  de  long,  mouleurs  et  découpeurs  à  la  mé- 
canique. 

Le  Comité  de  la  grève  lance  une  proclamation  pour  inviter 
toutes  les  autres  corporations  à  suivre  cet  exemple. 

Certains  conseillers  municipaux,  lit-on  dans  cette  affiche,  désireux  dé 
faire  de  la  conciliation,  vont  essayer  de  donner  le  travail  en  régie  ;  cela  part 
d'un  bon  sentiment,  mais  on  peut  entièrement  satisfaire  les  intéressés. 

D'autre  part  toutes  les  corporations  ayant  diverses  revendications  à 
formuler,  le  moment  est  donc  venu  pour  le  prolétariat  d'obtenir,  par  une 
entente  commune  et  par  un  mouvement  général,  toutes  les  justes  récla- 
mations présentées  aux  exploiteurs  depuis  si  longtemps  sans  obtenir  de 
résultats. 

L'appel  se  termine  par  ces  mots  : 

Soyez  convaincus  que  dans  quelques  heures,  ce  sera  le  tour  des  che- 
mins de  fer,  du  gaz,  des  omnibus,  de  la  métallurgie  à  déclarer  la  grève. 
C'est  l'heure  des  revendications  générales.  Préparons-nous  à  faire  notre 
devoir. 

Le  caractère  de  la  grève  a  changé,  on  sent  que  cet  appel  est 
l'œuvre  de  la  Commission  de  la  grève  générale  nommée  en  1896 
au  Congrès  de  Tours  :  le  mouvement  cesse  d'être  corporatif,  il  de- 
vient politique  et  révolutionnaire.  Les  revendications  mêmes  des 
corporations  qui  viennent  de  se  mettre  en  grève  n'ont  plus  le 
caractère  professionnel.  Au  début  ces  réclamations  portaient  sur 
trois  points  précis  :  Application  intégral  des  prix  de  la  série 
de  1882;  Suppression  de  la  signature  ;  Application  des  décrets  et 
loi  de  mars  1848  sur  le  marchandage.  Le  4  octobre,  les  peintres 
demandaient  encore  la  nomination   d'une  commission  mixte   de 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

patrons  et  d'ouvriers  pour  reviser  la  série  de  1882  et  un  jour  de 
repos  par  semaine.  Mais  ils  réclamaient  en  outre  la  journée  de 
huit  heures,  été  comme  hiver, et  8  francs  par  jour.  Les  scieurs, 
découpeurs  et  mouluriers  à  la  mécanique,  outre  les  revendica- 
tions communes,  demandaient  l'interdiction  d'employer  aux  ma- 
chines des  ouvriers  inexpérimentés  ou  âgés  de  moins  de  18  ans, 
et  la  responsabilité  directe  des  patrons  en  matière  d'accidens. 
Enfin,  on  allait  voir  se  produire  avec  le  Syndicat  des  chemins 
de  fer  le  programme  des  revendications  formulées  dans  les  con- 
grès socialistes  et  déjà  notifié  au  ministre  des  Travaux  publics  le 
12  juillet  1898. 

La  Fédération  du  bâtiment  s'engage  de  plus  en  plus  dans  cette 
voie  et  fait  afficher  sur  les  murs  de  la  Bourse  du  travail  de  véri- 
tables appels  à  la  guerre  sociale.  Voici  la  fin  d'une  de  ces 
affiches  : 

Exploités! 

Plus  de  100  000  de  vos  frères  de  misère,  se  dressant  contre  le  patronat 
impitoyable,  vont,  ainsi  que  leurs  femmes  et  leurs  enfans,  affronter 
souffrances  et  privations  pour  la  revendication  humaine  du  droit  à  l'exis- 
tence. 

Camarades  ! 

Vous  ne  les  abandonnerez  pas!  Par  votre  solidarité,  par  les  sacrifices 
que  vous  vous  imposerez,  vous  aiderez  à  leur  triomphe. 

Prolétaires  ! 

Nous  comptons  que  le  prolétariat  universel  répondra  à  votre  appel  en 
faveur  des  affamés  en  lutte  contre  leurs  exploiteurs. 

Vive  l'émancipation  ouvrière  par  les  ouvriers! 

La  Fédération  du  bâtiment. 

Les  peintres  ne  sont  pas  moins  violens  et  «  flétrissent  »  les 
ouvriers  des  sociétés  coopératives  de  production  qui  n'ont  pas 
interrompu  le  travail.  Les  terrassiers  font  également  appel  à  la 
solidarité  et  «  vouent  au  mépris  »  les  renégats  qui  ne  répon- 
draient pas  à  leur  appel.  Les  coltineurs  et  les  ferblantiers  zin- 
gueurs adhèrent  à  leur  tour  à  la  grève. 

De  leur  côté,  les  entrepreneurs  de  maçonnerie  font  placarder 
un  appel  aux  ouvriers,  les  invitant  à  reprendre  le  travail  le  lundi 
suivant,  et  ils  adressent  une  lettre  au  président  du  Conseil  pour 
protester  contre  les  injures  et  les  attaques  du  Comité  de  la  grève 
et  contre  les  violences  dont  leurs  ouvriers  sont  l'objet.  Les  entre- 
preneuis  du  Métropolitain  annoncent  aussi  la  rentrée  des  chan- 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  811 

tiers  pour  le  lundi  matin  10  octobre,  et  une  partie  des  grévistes 
paraît  disposée  à  se  contenter  des  résultats  obtenus. 

Le  même  jour,  les  comités  de  la  Bourse  du  Travail,  démas- 
quant leurs  batteries,  font  appel  aux  chambres  syndicales  des 
boulangers,  aux  syndicats  des  omnibus,  des  cochers,  des  ouvriers 
du  gaz,  et  surtout  aux  syndicats  des  employés  des  chemins  de  fer 
pour  les  engager  à  déclarer  la  grève  générale.  En  même  temps, 
le  Comité  central  de  la  grève  fait  demander  à  être  entendu  par 
le  bureau  du  Conseil  général  pour  l'entretenir  de  la  situation. 
La  démarche  est  urgente,  car  l'argent  fait  défaut.  En  dépit  de  la 
propagande  et  des  appels  retentissans,  le  fonds  de  grève  n'a  |pas 
atteint  80000  francs,  y  compris  les  30  000  francs  de  la  Ville  et 
du  département  et  les  subventions  votées  par  certaines  communes 
suburbaines  ;  certains  journaux  réduisent  même  ce  chiffre  à 
50  000  francs,  et  le  chiffre  des  ouvriers  sans  travail  atteint  80  000. 
Les  distributions  de  secours  sont  donc  illusoires,  et  les  bons  de 
soupe  ou  de  légumes  que  donnent  certains  restaurateurs  ou  mar- 
chands de  vins  sont  un  palliatif  bien  insuffisant.  Le  mécontente- 
ment commence  à  éclater  :  à  la  réunion  du  10,  à  la  Bourse  du 
Travail,  le  trésorier  Renaud  est  pris  violemment  à  partie,  et  il  a 
besoin  de  l'appui  du  révolutionnaire  Boicervoise  pour  se  disculper 
des  attaques  dirigées  contre  lui.  L'assemblée  est  visiblement  hési- 
tante, et  le  secrétaire  général  des  chemins  de  fer  M.  Guérard,  le 
grand  promoteur  de  la  grève  générale,  ne  parvient  à  obtenir  la 
prolongation  de  la  grève  qu'en  annonçant  qu'avant  trois  jours, 
son  syndicat  aura  organisé  la  grève  des  transports,  qui  mettra  les 
capitalistes  à  la  merci  du  prolétariat. 

Les  compagnies  de  chemins  de  fer  savaient  déjà  à  quoi  s'en 
tenir  sur  l'importance  du  Syndicat  Guérard,  qui  fait  parade  de  ses 
60  000  adhérens  et  qui,  d'après  ses  recettes  et  de  l'aveu  même  de 
ses  chefs,  compte  à  peine  15000  à  16000  membres  actifs,  recrutés 
parmi  les  ouvriers  des  ateliers  et  de  la  voie.  Son  action  sur  les 
employés  est  à  peu  près  nulle,  et  la  vraie  représentation  de  cette 
importante  corporation,  qui  comprend  400  000  employés  et  ou- 
vriers, consiste  plutôt  dans  le  Syndicat  des  mécaniciens  et  chauf- 
feurs dont  M.  Guimbert  est  le  président  et  dans  l'Association  ami- 
cale des  Ouvriers  des  Gheming  de  fer,  qui  compte  74  000  membres. 
Ces  deux  syndicats  se  montraient  très  opposés  à  la  grève.  Le 
gouvernement  crut  cependant  devoir  prendre  des  mesures  de 
précaution,  on  fit  venir  des  régimens  pour  garder  les  gares,  les 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

embranchemens  et  les  aiguilles,  ainsi  que  des  soldats  pouvant 
au  besoin  suppléer  les  employés  qui  manqueraient  à  l'appel.  En 
même  temps,  les  manutentions  militaires  se  préparaient  à  sub- 
venir aux  besoins  de  l'alimentation  en  cas  d'une  grève  des  bou- 
langers. 

C'est  dans  ces  conditions  qu'eut  lieu  la  dernière  conférence 
entre  le  Comité  central  de  la  grève  et  le  Bureau  de  l'Hôtel  de 
Yille.  M.  Brunet,  socialiste  révolutionnaire,  secrétaire  général, 
demanda  au  président  Navarre  si  la  décision  du  Conseil  municipal 
ne  portait  que  sur  les  travaux  qui  sont  dépendans  de  la  Ville  de 
Paris.  M.  Navarre  s'étonna  de  cette  question  et  répondit  qu'il 
n'avait  pas  le  droit  de  disposer  de  l'avenir;  que  la  loi  ne  lui  per- 
mettait pas  de  renoncer  au  système  des  adjudications,  ni  même 
d'y  insérer  la  clause  d'un  tarif  minimum  imposé  aux  entrepre- 
neurs; que  c'était  l'objet  d'une  proposition  de  loi  déposée  |par 
M.  Vaillant  à  la  Chambre  des  députés.  Il  ajouta  qu'il  n'avait  pas 
qualité  pour  intervenir  dans  les  chantiers  de  l'Exposition,  qui 
relèvent  du  ministère  du  Commerce,  ni  dans  les  chantiers  des 
compagnies  de  chemins  de  fer.  Il  ne  pouvait  qu'engager  les  gré- 
vistes à  se  rendre  auprès  des  ministres  compétens.  Sur  la  demande 
des  délégués,  il  consentit  à  les  accompagner  dans  ces  visites, 
avec  le  Bureau  du  Conseil  municipal,  et  leur  promit  également 
l'appui  du  Conseil  général. 

Le  lendemain  12  octobre,  les  présidens  des  deux  conseils  se 
présentaient  chez  le  ministre  du  Commerce  et  s'entretenaient 
avec  lui,  en  l'absence  des  délégués  des  grévistes,  qu'un  malentendu 
avait  retenus.  Le  ministre  du  Commerce  répondit  qu'il  ne  pouvait 
songer  à  mettre  en  régie  les  travaux  de  l'Exposition  qui, en  fait, 
n'avaient  pas  été  interrompus.  MM.  Navarre  et  Thuillier,  accom- 
pagnés de  plusieurs  membres  des  bureaux  des  conseils,  allèrent 
ensuite  au  ministère  des  Travaux  publics,  où  les  attendaient  les 
délégués  des  grévistes  en  costume  de  travail.  Le  nouveau  mi- 
nistre, M.  Godin,  leur  parut  peu  au  courant  de  la  question  ;  déclara 
n'avoir  pas  connaissance  de  la  proposition  Lavy  ;  et,  après  leur 
avoir  dit  qu'il  était  sans  action  sur  les  compagnies  de  chemins  de 
fer,  ne  put  que  donner  aux  grévistes  l'assurance  de  sa  sympathie 
personnelle.  Il  n'y  avait  pas  à  se  le  dissimuler,  le  Comité  central 
de  la  grève  n'avait  rien  à  attendre  de  ce  côté  et  il  n'avait  plus 
d'autre  ressource  que  de  tenter  la  grève  des  chemins  de  fer  pour 
entraîner  la  grève  générale.  Les  socialistes  politiques  et  parle- 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  813 

mentaires  étaient  complètement  débordés  ;  ils  allaient  faire  place 
aux  révolutionnaires  et  aux  anarchistes. 

De  son  côté,  le  Conseil  municipal  se  sentait  joué.  Les  prési- 
dons Navarre  et  Thuillier  avaient  fait  ce  même  jour,  11  octobre, 
une  dernière  démarche  auprès  de  M.  Brisson,  pour  lui  demander 
d'inviter  formellement  le  préfet  de  la  Seine  à  exécuter  intégrale- 
ment la  décision  du  Conseil  municipal  et  à  mettre  les  travaux  en 
régie.  Le  président  du  Conseil  s'était  borné  à  répondre  aux  deux 
présidens  qu'il  tiendrait  le  plus  grand  compte  de  leur  démarche 
et  qu'il  allait  en  conférer  avec  le  préfet  de  la  Seine.  Le  préfet 
n'eut  pas  de  peine  à  démontrer  que  la  régie,  onéreuse  pour  les 
finances  de  la  ville,  était  inutile,  puisque  la  plupart  des  entre- 
preneurs s'étaient  déclarés  prêts  à  donner  aux  ouvriers  les  salaires 
que  ceux-ci  avaient  réclamés,  et  il  fit  publier  par  l'Agence  Havas 
la  note  suivants  : 

M.  le  Préfet  de  la  Seine  a  reçu  cet  après-midi  une  délégation  des  entre- 
preneurs de  la  Ville  de  Paris.  Les  entrepreneurs  acceptent  la  mise  en 
demeure  qui  leur  a  été  adressée  et  s'engagent  à  payer  aux  ouvriers  le  prix 
de  0  fr.  GO  de  l'heure. 

Cette  communication  porta  au  plus  haut  point  l'exaspération 
des  socialistes  du  Conseil,  qui  voyaient  échouer  leur  plan  et  per- 
daient l'occasion  d'appliquer  leur  théorie  des  ateliers  commu- 
naux; mais,  en  dépit  du  Conseil  municipal  et  des  meneurs  de  la 
Bourse  du  Travail,  tout  le  monde  comprend  que  la  grève  est  ter- 
minée et  que  l'accord  se  fera,  en  dehors  d'eux  et  malgré  eux, 
entre  les  corporations  patronales  et  ouvrières.  Déjà,  sans  attendre 
le  résultat  des  démarches  auprès  des  ministres,  les  démolisseurs 
réunis  à  la  Bourse  du  Travail  ont,  par  145  voix  contre  86,  décidé 
de  reprendre  le  travail  si  les  patrons  signent  l'engagement  de  les 
payer  0  fr.  65  et  0  fr.  50  de  l'heure,  chiffres  offerts  par  les  entre- 
preneurs dans  leur  dernière  affiche.  L'accord  est  immédiatement 
conclu.  Beaucoup  de  terrassiers  ont  déjà  repris  le  travail,  et  il  est 
évident  que  le  syndicat  ne  tardera  pas  à  proclamer  la  fin  de  la 
grève. 

IV.    —    LES    GRANDES   CORPORATIONS 

Cette  défection  compromettait  singulièrement  le  succès  de  la 
grève  générale,  mais  les  meneurs  s'étaient  trop  avancés  pour  pou- 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voir  reculer.  M.  Guérard  se  lance  dans  la  mêlée  avec  l'obstination 
héroïque  de  la  vieille  garde  au  soir  de  Waterloo,  et  la  Petite  Répu- 
blique du  14  octobre  annonce  d'un  accent  de  triomphe  que 
18  000  compagnons  serruriers  ont  abandonné  le  travail  et  que  la 
fédération  des  métallurgistes,  forte  de  plusieurs  milliers  d'adhé- 
rens,  a  voté  à  l'unanimité  l'ordre  du  jour  très  significatif  que  nous 
reproduisons  en  tête  de  cet  article.  Un  souffle  révolutionnaire 
semble  passer  sur  le  monde  du  travail. 

C'est,  à  ce  moment  décisif,  qu'un  élément  nouveau  apparaît,  et 
l'agitation  factice  qui  se  fait  autour  de  la  Bourse  du  Travail  s'ef- 
face devant  l'action  irrésistible  des  véritables  syndicats  profes- 
sionnels. La  poussée  socialiste  et  révolutionnaire  s'arrête  devant 
l'esprit  conservateur  et  traditionnel  des  grandes  corporations 
organisées  qui  n'entendent  pas  se  laisser  entraîner  par  un  mou- 
vement qu'elles  désapprouvent.  Tant  qu'il  ne  s'était  agi  que  de 
la  grève  des  terrassiers,  elles  s'étaient  montrées  sympathiques, 
comprenant  que  ces  syndicats  de  manœuvres,  sans  organisation 
et  sans  ressources,  avaient  besoin  de  rechercher  des  concours 
étrangers;  mais,  quand  elles  voient  les  révolutionnaires  faire 
dévier  le  mouvement  corporatif  vers  une  tentative  de  guerre 
sociale,  elles  se  décident  à  sortir  de  leur  réserve. 

Les  charpentiers  donnent  le  signal.  Leur  corporation  est  pro- 
bablement la  seule  qui  ait  survécu  à  la  Révolution  française,  et 
elle  comprend  actuellement  les  groupes  des  Compagnons  passans, 
des  Compagnons  du  Devoir,  de  Liberté,  et  de  la  Fédération  des 
charpentiers  de  la  Seine.  Elle  possède  un  patrimoine  corporatif, 
des  cours  professionnels,  et  une  hiérarchie  soigneusement  con- 
servée avec  ses  pratiques  d'affiliation  :  elle  a  gardé  au  plus  haut 
point  l'esprit  corporatif.  A  la  suite  de  l'appel  adressé  par  le 
Comité  de  la  grève  à  tous  les  ouvriers  du  bâtiment,  elle  se  réunit 
en  assemblée  générale,  le  dimanche  11  octobre,  dans  la  grande 
salle  de  la  Bourse  du  Travail ,  et  vote  à  l'unanimité  l'ordre  du 
jour  suivant  : 

Sans  se  déclarer  satisfaits  de  la  non-application  des  prix  de  journée 
portés  à  la  série  de  la  Ville  de  Paris,  année  1882,  et  faisant  toutes  réserves 
snr  ce  point  quant  aux  revendications  qu'ils  peuvent  formuler  plus  tard, 
considérant  que  leurs  ressources  ne  sont  pas  suffisantes  pour  soutenir  actuel- 
lement une  grève  qui, par  l'état  actuel  des  travaux  en  ce  qui  les  concerne  et 
l'époque  de  l'année  où  nous  sommes,  serait  d'une  longue  durée;  —  consciens 
de  l'obligation  où  ils  seraient  de  ne  compter  que  sur  eux-mêmes,  et  ne  voulant 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  815 

pas  réduire,  par  les  secours  qui  pourraient  leur  être  offerts,  les  ressources 
des  corporations  déjà  en  grève,  fidèles  à  leur  passé  où,  dans  leurs  grèves 
successives,  ils  ne  se  sont  jamais  départis  du  plus  grand  calme  et  ont  tou- 
jours mérité  les  sympathies  du  public  par  leur  respect  de  l'ordre;  ils  déclarent 
ne  pouvoir  s'associer  au  mouvement  actuel,  qui,  n'ayant  pas  été  préparé, 
prête  à  l'équivoque  quant  à  la  réussite  d'une  grève  absolument  corporative; 
adressent  aux  grévistes  raisonnables  leurs  sympathies  et  leurs  souhaits  de 
réussite  en  s'engageant  à  ne  pas  aider  à  l'exécution  de  leurs  travaux  à  titre 
de  réciprocité  pour  le  jour  où  ils  déclareront  à  leur  tour  la  grève,  jour  dont 
ils  entendent  rester  les  seuls  maîtres  et  juges. 

Cette  décision  des  charpentiers  eut  un  grand  retentissement  : 
elle  indique  bien  le  sentiment  intime  des  associations  ouvrières, 
dont  l'objectif  est  purement  professionnel.  En  même  temps,  le 
Syndicat  des  fumistes  protestait  contre  un  avis  annonçant  le  vote 
de  la  grève  et  contre  l'intrusion  dans  la  salle  où  se  tenait  leur 
réunion  de  gens  étrangers  à  la  corporation  qui  cherchaient  à 
fausser  le  vote  et  à  exercer  une  pression  sur  le  bureau.  Le  Bureau 
déclare  qu'il  a  préféré  lever  la  séance  et  qu'il  réserve  sa  décision. 
La  résolution  de  ne  pas  admettre  d'étrangers  dans  les  réunions 
corporatives,  était  du  reste  générale.  Déjà  les  serruriers,  qui 
comptaient  parmi  les  plus  violens,  avaient  expulsé  de  la  salle 
où  ils  délibéraient  le  célèbre  conseiller  municipal  Brard,  un  des 
protagonistes  de  la  grève.  Même  mésaventure  arrivait  au  député 
de  Charenton,  M.  Baulard,  qui  se  fait  mettre  à  la  porte  le  10  oc- 
tobre par  la  réunion  des  ferblantiers,  plombiers,  zingueurs. 

Cependant  le  comité  de  la  Bourse  du  Travail  s'entête  :  il 
espère  pouvoir  entraîner  les  indécis  et  effrayer  les  timides.  Il 
lance  un  nouvel  appel  dont  le  style  déclamatoire  contraste  d'une 
manière  frappante  avec  le  calme  plein  de  dignité  des  charpen- 
tiers. Il  fait  l'historique  de  la  grève,  et  montre  l'intérêt  de  soli- 
darité qui  a  décidé  les  peintres,  les  parqueteurs,  les  sculpteurs  à 
soutenir  les  terrassiers  dans  leur  lutte  contre  le  capital.  Il  rap- 
pelle les  revendications  communes  à  tous  les  travailleurs  :  l'appli- 
cation de  la  série  de  1882.  la  suppression  de  la  signature  devant 
la  juridiction  du  Conseil  des  prud'hommes,  l'application  de  la 
loi  de  mars  1848  sur  le  marchandage,  et  enfin,  ce  qui  est  nou- 
veau, la  revision  de  la  série  de  1882  dans  le  sens  de  la  journée 
de  huit  heures  avec  un  minimum  de  salaires.  Il  accuse  «  le 
gouvernement  qui  se  dit  républicain  »  de  ne  pas  soutenir  les  tra- 
vailleurs et  «  fait  appel  à  tous  ceux  qui  pourront  l'aider  dans 
cette   lutte   où  le  capital  et  le  travail   sont  engagés.  )>  Il  ter- 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mine  en  disant  :  «  Pas  de  renégats.  Yive  la  grève  générale  !  » 
Le  même  jour,  le  Syndicat  Guérard  décrète  la  grève  des  che- 
mins de  fer.  Il  est  vrai  que,  sur  240  sections  consultées,  40  seule- 
ment ont  répondu,  et  que,  sur  ce  nombre,  il  n'y  en  a  eu  que  28 
à  se  prononcer  pour  la  grève  ;  il  paraît  également  certain  que  le 
Conseil  d'administration  s'est  divisé  par  moitié,  12  voix  contre  12, 
sur  la  question  de  l'opportunité.  Le  bureau  se  prononce  néan- 
moins pour  l'offensive  et  fait  placarder  deux  affiches,  dont  la  pre- 
mière, adressée  aux  ouvriers  et  employés  des  chemins  de  fer , 
est  ainsi  conçue  : 

Syndicat  national  des  travailleurs  des  chemins  de  fer  de  France  et  des 
colonies. 

Aux  Travailleurs  des  chemins  de  fer. 
Camarades, 

Les  groupes  se  sont  prononcés,  la  grève  est  déclarée.  Elle  doit  commencer 
immédiatement  et  ne  cessera  qu'aux  conditions  principales  suivantes  : 

1°  Aucun  gréviste  ne  sera  inquiété;  tous  devront  être  réintégrés,  ainsi 
que  les  camarades  récemment  révoqués  pour  cause  syndicale; 

2°  Augmentation  générale  des  salaires  et  appointemens; 

3°  Retraite  pour  tous; 

4°  Retraite  proportionnelle; 

o°  Diminution  de  la  durée  du  travail. 

Pas  d'excès,  pas  de  violence,  ni  contre  les  chefs,  ni  contre  le  matériel.  La 
situation  est  excellente;  jamais  nous  n'aurons  une  occasion  plus  propice, 
suivons  l'admirable  mouvement  de  solidarité  qui,  de  Paris,  s'étend  à  la  pro- 
vince. Plus  nous  serons  nombreux,  plus  vite  nous  triompherons. 

Courage,  camarades,  que  pas  un  ne  faiblisse  à  son  devoir!  Votre  sort  est 
entre  vos  mains. 

Le  Conseil  d'administration. 

L'autre  affiche  était  adressée  mi-partie  au  public,  mi-partie 
aux  ouvriers  des  corporations.  Elle  signalait  les  abus  dont  le 
personnel  des  chemins  de  fer  était  victime,  parlait  de  femmes 
«  payées  2  fr.  50  par  mois  »,  et  terminait  ainsi  : 

Unissons-nous  pour  la  conquête  des  réformes  économiques;  que  tous 
solidarisent  leurs  efforts,  et  la  grève  à  laquelle  nous  avons  été  acculés  contre 
notre  gré  sera  de  courte  durée. 

Signé  :  le  Conseil  d'administration  du  Syndicat  des  travailleurs 
des  chemins  de  fer  de  France  et  des  colonies. 

C'est  alors  que  le  procureur  de  la  République  fit  opérer  une 
perquisition  au  siège  du  syndicat,  cité  Riverain,  9,  et  au  domicile 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  817 

des  administrateurs,  sous  prétexte  d'une  infraction  à  la  loi  sur 
les  syndicats. 

L'émotion  causée  dans  le  public  par  ces  affiches  fut  très  grande  ; 
beaucoup  de  gens  se  laissaient  intimider  par  le  ton  d'assurance  du 
Syndicat;  mais,  grâce  aux  mesures  prises,  aucun  incident  sérieux 
ne  se  produisit,  et  le  service  ne  fut  pas  arrêté  un  seul  instant,  ni 
à  Paris,  ni  en  province. 

L'entrée  en  ligne  du  Syndicat  Guérard  ranima  un  peu  l'entrain 
des  grévistes.  Le  13,  les  peintres  réunis  à  la  Bourse  du  Travail 
votent  encore  la  continuation  de  la  grève.  Les  menuisiers  font  de 
même,  ainsi  que  les  plombiers,  couvreurs,  zingueurs,  malgré  les 
protestations  de  la  Chambre  patronale  de  couverture,  plomberie, 
assainissement  et  hygiène.  Mais  c'est  un  dernier  effort,  et  la 
grève  s'arrête,  paralysée,  non  pas  par  l'attitude  du  gouvernement 
ou  par  l'épuisement  des  grévistes,  mais  par  l'intervention  des 
vrais  syndicats  ouvriers,  qui  n'entendent  pas  servir  plus  long- 
temps de  prétexte  à  des  tentatives  qu'ils  réprouvent.  L'esprit 
corporatif  se  réveille,  et  les  premiers  à  réagir  sont  ceux  mêmes 
qui  ont  commencé  la  grève.  Le  13,  les  terrassiers  se  réunissent 
une  dernière  fois  à  la  Bourse  du  Travail  ;  leurs  sentimens  sont  si 
connus  qu'un  seul  membre  du  Comité,  le  citoyen  Grangier, 
assiste  à  la  réunion.  Un  seul  orateur  parle  en  faveur  de  la  conti- 
nuation de  la  grève.  Les  2  000  assistans  protestent  et  votent  la 
reprise  des  travaux  municipaux  et  départementaux,  en  y  mettant 
une  seule  condition,  destinée  à  sauver  les  apparences,  c'est  que 
le  gouvernement  fasse  retirer  les  troupes.  Les  débardeurs,  qui 
ont  obtenu  des  entrepreneurs  6  francs  par  jour  avec  un  engage- 
ment de  trois  ans,  décident  également  la  reprise  du  travail. 

La  grève  est  finie;  les  ouvriers,  très  satisfaits  du  résultat  ob- 
tenu, nentendent  pas  le  compromettre  en  s'engageant  dans  une 
aventure  comme  celle  de  la  grève  générale,  et  ils  prouvent  aux 
agitateurs  de  la  Bourse  du  Travail  qu'ils  veulent  bien  se  servir 
d'eux,  mais  non  pas  les  servir. 

Aussi,  le  14  octobre,  la  Fédération  des  mécaniciens-chauffeurs 
de  France  et  d'Algérie,  un  des  syndicats  professionnels  les  plus 
puissans  et  les  mieux  organisés,  répond-il  à  l'invitation  du  Syn- 
dicat Guérard  par  la  circulaire  suivante  : 

Camarades, 

Des  ambitions  étrangères  à  la  corporation  des  agens  de  chemins  de  fer 
ont  déclaré  la  grève,  à  la  suite  de  délibérations  mystérieuses  et  sans  contrôle. 

TOME  CL.  —  1898.  52 


848  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Alors  que  les  plus  graves  questions,  tant  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur, 
préoccupent  les  patriotes,  nous  estimons  que  désorganiser  un  service  public, 
tenter  de  paralyser  l'unité  nationale  au  risque  d'afiamer  Paris  est  un  crime 
de  lèse-patrie. 

A  qui  M.  Guérard  fera-t-il  croire  qu'il  suffirait  d'un  geste  de  lui  pour 
remettre  sur  pied  simultanément  l'œuvre  si  délicate  de  la  mobilisation  qu'une 
grève  générale  compromettrait  sûrement?  C'est  de  la  folie  pure. 

Mécaniciens  et  chauffeurs, 

-Nous  attendons  l'amélioration  de  notre  sort  non  d'une  entreprise  de 
bouleversement,  mais  bien  d'une  étude  réfléchie  de  nos  desiderata. 

Le  Sénat  aura  prochainement  à  examiner  la  loi  sur  les  agens  de  che- 
mins de  fer  votée  par  la  Chambre;  nous  espérons  qu'il  aura  à  coeur  de  ga- 
rantir la  situation  des  mécaniciens  et  des  chauffeurs  et  d'améliorer  leurs 
conditions  de  travail. 

Mais  de  telles  réformes  ne  se  peuvent  effectuer  que  dans  le  calme,  avec, 
pour  soutien,  la  confiance  de  la  nation.  Or,  désorganiser  la  vie  sociale  par 
la  grève  serait  s'aliéner  pour  toujours  les  sympathies  nationales,  que  nous 
avons  acquises  par  l'attitude  ferme  et  patriotique  dont  nous  ne  nous  sommes 
jamais  départis  en  présence  des  pires  invitations  aux  désordres  et  à  l'indisci- 
pline. 

Camarades,  vous  resterez  sur  vos  machines,  confians  dans  le  pouvoir  des 
lois  et  forts  du  sentiment  de  votre  devoir. 

Paris,  14  octobre  1898. 

Cette  belle  et  patriotique  proclamation  du  président  Guimbert 
constitue  un  document  important  dans  l'histoire  du  mouvement 
corporatif.  Elle  était  suivie  d'une  protestation  de  l'Association 
amicale  des  chemins  de  fer,  syndicat  professionnel  fondé  le 
18  avril  1884,  qui  compte  9000  adhérens  et  1100  membres 
d'honneur. 

Camarades, 

La  douloureuse  expérience  de  1891  ne  suffit  pas;  la  presse  aujourd'hui 
nous  révèle  qu'un  syndicat  d'employés  de  chemins  de  fer  ne  craint  pas  de 
faire  appel  à  la  grève  dans  les  circonstances  difficiles  où  le  pays  se  trouve 
en  ce  moment. 

Fidèle  au  mandat  que  vous  lui  avez  confié,  votre  conseil  d'administration 
proteste  avec  la  dernière  énergie  contre  cette  mesure  et  vous  engage  à  vous 
abstenir  de  toute  manifestation.  Les  sollicitations  ne  vous  manqueront  pas. 
Dans  l'intérêt  général  et  dans  votre  propre  intérêt,  sachez  y  résister. 

Ayons  le  courage  de  notre  modération,  et  ne  nous  lançons  pas  dans  une 
lutfe  dont  nous  serions  les  premières  victimes. 

Continuons  à  faire  notre  devoir,  nous  n'en  serons  que  plus  forts  et  mieux 
écoutés. 

Vous  savez  tous  que,  si  nous  avons  la  fermeté  de  protester  contre  la 
grève,  notre  indépendance  nous  permet  de  soutenir  énergiqueraent  nos 
revendications. 


LA    GRÈVE    DU    BATIMENT.  819 

L'attitude  si  ferme  prise  par  les  vrais  représenlans  de  la  cor- 
poration arrêta  toute  tentative  dégrève,  et,  des  le  14  au  matin, 
il  fut  évident  que  l'appel  du  Syndicat  Guérard  ne  serait  pas  obri. 
Le  personnel  se  trouva  au  complet,  et  les  absences  s  élevèrent 
à  Paris  et  en  province  à  un  chiffre  insignifiant. 

Les  autres  grandes  corporations  firent  de  même.  Les  ouvriers 
du  gaz,  qui  avaient  été  formellement  sollicités  d'adhérer  à  la  grève, 
refusent  de  se  joindre  au  mouvement.  Il  en  est  de  même  de  1  "im- 
portante Corporation  des  boulangers,  sur  laquelle  le  Comité  de  la 
grève  avait  cru  pouvoir  compter.  Les  Bouchers  et  employés  des 
abattoirs  de  Paris,  auprès  desquels  les  meneurs  avaient  fait  une 
propagande  des  plus  actives,  se  prononcent  également  contre  la 
grève  générale.  Le  Syndicat  du  personnel  des  omnibus,  dont  on 
se  rappelle  les  anciennes  grèves,  publie  à  son  tour  l'ordre  du  jour 
qui  suit  : 

Considérant  que  !a  question  suivante  a  été  posée  aux  délégués  de>  48  dé- 
pôts de  la  compagnie  :  «  Les  employés  de  votre  dépôt  sont-ils  partisans  de 
la  grève  ?  « 

Considérant  que  43  dépôts  se  sont  uniquement  prononcés  pour  la  néga- 
tive, que  si  la  réponse  des  5  autres  n'est  pas  encore  parvenue,  le  conseil 
croit  savoir  qu'elle  sera  conforme  aux  précédentes; 

Le  conseil  décide  :  La  grève  n'aura  lieu  pour  aucune  catégorie  du  per- 
sonnel des  omnibus. 

Le  Syndicat  des  cochers  se  prononce  également  contre  la  grève. 
Le  Syndicat  des  fumistes  et  le  Syndicat  des  ouvriers  en  voitures, 
dans  des  réunions  tenues  à  la  Bourse  du  Travail,  déclarent  que  la 
grève  générale  ne  pourrait  amener  que  la  misère  pour  les  ouvriers 
sans  aucun  profit  pour  le  prolétariat.  Ainsi,  à  l'exception  des 
peintres,  des  menuisiers  et  des  maçons,  toutes  les  corporations 
sérieusement  organisées  refusent  d'obéir  aux  injonctions  des  or- 
ganisations factices  qui  prétendent  être  les  organes  des  syndicats, 
et  le  langage  que  tiennent  leurs  bureaux  ressemble  beaucoup  à 
celui  des  anciennes  trade-unions.  La  grève  peut  donc  être  con- 
sidérée comme  complètement  finie  le  14  octobre,  et  la  Chambre 
syndicale  des  entrepreneurs  de  menuiserie  et  de  parquets, 
«  après  avoir  constaté  que  la  grande  majorité  des  ouvriers  a  su 
résister  à  des  conseils  dangereux,  destinés  à  faire  croire  à  un 
mouvement  corporatif  que  rien  ne  motive,  »  insiste  auprès  de 
tous  les  patrons  pour  que,  sans  aucune  arrière-pensée,  ils  accueil- 
lent comme  par  le  passé  dans  leurs  ateliers  les  ouvriers  qui  les 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  abandonnés,  poussés  par  un  sentiment  de  solidarité  sincère 
mais  certainement  exagéré.  » 

Quant  au  Syndicat  Guérard,  il  fait  le  lo  octobre  une  tentative 
de  conciliation,  en  écrivant  au  juge  de  paix  du  X"  arrondissement 
pour  le  sommer  de  soumettre  le  programme  des  revendications 
des  ouvriers  de  chemins  de  fer  aux  directeurs  des  compagnies,  et 
enfin,  le  17  octobre,  dans  une  dernière  réunion  à  la  salle  Ghaynes, 
devant  une  centaine  d'auditeurs  dont  moitié  sont  des  étrangers  à 
la  corporation,  il  lit  d'une  voix  émue  un  ordre  du  jour  constatant 
l'insuccès  de  la  grève.  Le  lendemain  il  donnait  sa  démission, 
ainsi  que  tous  ses  collègues  du  conseil  d'administration.  La 
grève  générale  avait  abouti  à  un  échec  indéniable. 

CONCLUSION.  —  CE  QUI  RESSORT  DE  CETTE  GRÈVE 

Le  dénouement  imprévu  de  la  bruyante  campagne  en  faveur 
de  la  grève  générale,  préparée  depuis  si  longtemps  dans  les  réu- 
nions publiques,  les  congrès  socialistes,  et  les  bourses  du  travail, 
est  un  événement  d'une  portée  considérable,  dont  il  importe  de 
rechercher  les  causes  profondes.  Le  simple  récit  que  nous  venons 
de  faire  prouve  à  quels  mécomptes  sont  exposés  ceux  qui  croient 
pouvoir  étudier  le  mouvement  corporatif  dans  les  journaux  so- 
cialistes ou  dans  les  livres  de  certains  économistes.  L'agitation 
toute  de  surface  qui  se  produit  autour  des  bourses  du  travail  ne 
doit  pas  faire  méconnaître  le  grand  courant  qui  porte  partout  les 
travailleurs  à  constituer  des  groupemens  professionnels  et  à  de- 
mander l'amélioration  de  leur  condition  à  cette  organisation  cor- 
porative, qui  pendant  tant  de  siècles  avait  assuré  à  leurs  ancêtres 
la  liberté  et  la  dignité  du  travail. 

Bien  que  les  groupes  professionnels  ne  soient  pas  encore  re- 
formés en  France,  comme  ils  l'ont  été  en  Angleterre,  en  Alle- 
magne et  en  Autriche,  ils  représentent  déjà  une  force  sociale  assez 
grande  pour  s'opposer  aux  envahissemens  du  socialisme  cosmopo- 
lite; dans  cette  dernière  grève,  il  a  suffi  de  leur  intervention  pour 
tenir  en  échec  tous  les  organismes  révolutionnaires.  C'est  une 
constatation  rassurante,  mais  cela  prouve  la  nécessité  de  régler 
et  de  discipliner  cette  force. 

L'attitude  des  ouvriers  dans  cette  grève  révèle  chez  eux  un 
état  d'esprit  dont  il  convient  de  tenir  compte.  Exclusivement  oc- 
cupés de  leurs  revendications  professionnelles,  ils  se  sont  laissé 


LA    GKÈVE    DU    BATIMENT.  821 

volontiers  cajoler  par  les  uns,  haranguer  par  les  autres  ;  ils  ont 
accepté  tous  les  concours  et  tous  les  subsides,  sans  s'abandonner 
à  personne  et  sans  perdre  de  vue  le  véritable  objet  du  litige  ;  sitôt 
qu'ils  ont  obtenu  satisfaction,  ils  ont  repris  le  travail,  déjouant 
par  leur  attitude  les  plans  concertés  pour  exploiter  leur  résis- 
tance. On  a  peine  à  reconnaître  en  eux  le  type  de  l'ouvrier  d'il 
y  a  trente  ans,  insouciant  de  l'avenir,  et  toujours  prêt  à  se  lancer 
dans  toutes  les  aventures  au  profit  des  meneurs  du  parti. 

Le  calme  étonnant  des  grévistes,  qui,  pendant  plus  de  quinze 
jours,  en  présence  d'un  ministère  affolé,  d'une  police  impuissante 
et  désarmée,  ont  su  résister  aux  pires  sollicitations,  est  également 
caractéristique.  Le  peuple,  le  vrai  peuple,  est  las  des  agitations 
stériles;  il  tient  à  ses  droits  politiques,  mais  il  tient  surtout  à 
assurer  son  lendemain,  et  il  a  fini  par  comprendre  le  vide  des  dé- 
clamations des  politiciens.  Il  veut  avant  tout  faire  lui-même  ses 
affaires  ou  du  moins  sa  principale  affaire,  c'est-à-dire  s'assurer  le 
pain  quotidien  pour  lui  et  pour  sa  famille  et  obtenir  la  part  qui 
doit  lui  revenir  dans  les  produits  de  son  travail.  Cette  préoccu- 
pation ,  qui  existe  depuis  un  siècle  chez  les  ouvriers  anglo- 
saxons,  commence  à  se  faire  jour  chez  les  ouvriers  français,  désa- 
busés des  mirages  de  la  politique. 

Nous  avons  vu  quel  rôle  a  joué  dans  cette  grève  la  Bourse  du 
Travail  :  à  la  suite  des  derniers  incidens,  il  semble  que  les  cor- 
porations l'aient  en  quelque  sorte  reconquise  sur  les  socialistes, 
qui  en  avaient  fait  leur  place  forte.  On  comprend  combien  il  se- 
rait important  de  leur  en  garantir  la  possession  par  une  législa- 
tion sur  les  chambres  de  travail  et  par  une  réglementation  bien 
comprise.  La  Bourse  du  Travail  tend  déplus  en  plus  à  devenir  un 
rouage  essentiel  dans  l'organisation  du  travail.  Malgré  les  vices 
de  sa  constitution,  elle  a  rendu  en  cette  circonstance  de  réels  ser- 
vices en  assurant  la  publicité  et  par  suite  une  certaine  sincérité 
dans  les  délibérations  des  grévistes.  Elle  a  permis  aux  modérés 
d'y  intervenir,  ce  qu'ils  n'auraient  pas  pu  faire  si  les  réunions 
avaient  eu  lieu  comme  autrefois  dans  l'arrière-salle  de  quelque 
cabaret  borgne,  véritable  coupe-gorge  où  les  meneurs  seuls 
osaient  s'aventurer.  Il  n'est  vraiment  pas  possible  que  l'Etat  semble 
ignorer  plus  longtemps  l'existence  de  ce  million  d'hommes  asso^ 
ciés  en  dehors  de  toute  ingérence  administrative,  qui  réclament, 
comme  les  ouvriers  anglais,  la  reconnaissance  de  leurs  droits  et 
la  protection  des  lois.  Nous  savons  bien  qu'ils  vont  à  l'encontre 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  conception  jacobine  qui  prétendait  tout  diviser  géométri- 
quement et  mathématiquement,  sans  tenir  compte  des  affinités  ni 
des  liens  sociaux;  mais,  comme  on  ne  peut  plus  songer  à  les  sup- 
primer, il  serait  temps  d'organiser  ces  forces  nouvelles  qui  pèse- 
ront bientôt  sur  l'avenir  politique.  Depuis  longtemps  déjà,  des 
esprits  clairv^oyans  ont  signalé  cette  préoccupation  des  travail- 
leurs, d'assurer  autrement  que  par  le  mécanisme  actuel  du  suf- 
frage universel  la  représentation  de  leurs  intérêts  les  plus  immé- 
diats ;  mais  les  politiciens  nont  point  encore  daigné  prendre  en 
considération  ni  les  projets  de  réforme  sociale  de  M.  Le  Play  et 
du  marquis  de  La  Tour  du  Pin,  ni  les  études  de  M.  Charles 
Benoist  sur  la  nécessité  de  donner  de  nouvelles  bases  au  régime 
représentatif  en  modifiant  notre  système  électoral  (1). 

Ce  qui  nous  paraît  ressortir  de  cette  grève,  c'est  qu'il  est  temps 
de  se  mettre  à  l'œuvre,  et  de  faire  les  affaires  du  peuple,  ou  de 
l'aider  à  les  faire,  s'il  lui  est  difficile,  dans  l'état  actuel  de  la  so- 
ciété, de  les  faire  lui-même,  et  s'il  est  bien  démontré  qu'il  ne 
pourrait  l'essayer,  en  cette  lin  de  siècle,  qu'à  son  pire  détriment, 
d'abord,  et,  ensuite,  au  risque  des  pires  convulsions  sociales.  La 
liberté,  qui  est  la  condition  nécessaire  de  tout,  ne  saurait  suffire 
à  rien,  et  le  rôle  de  lEtat  n'est  pas  de  travailler  à  vide,  mais  de 
pourvoir  à  l'organisation,  au  maintien  et  au  progrès  de  la  solida- 
rité sociale. 

(1)  Voyez,  sur  cette  question  de  l'Organisation  du  suffrage  universel,  \a.  Revue 
des  1"  juillet,  15  août,  15  octobre,  15  décembre  1895  et  1"  avril,  1"  juin,  1"  août 
et  1"  décembre  1896. 

Charles  Le  Cour  Grandmaison. 


LA  LANGUE  DE  MOLIÈRE 


«  Il  n'a  manqué  à  Molière  que  d'éviter  le  jargon  et  d'écrire 
purement  »  :  ainsi  s'exprimait  La  Bruyère,  en  i  689,  quinze  ou  seize 
ans  après  la  mort  de  Molière  ;  et,  —  si  l'on  fait  attention  quelles 
étaient  alors  les  fréquentations  du  maître  d'histoire  du  duc  de 
Bourbon,  Malézieu,  Boileau,  Racine,  Bossuet,  Fénelon  peut-être, 
—  ce  jugement  si  sévère  ne  doit  pas  être  considéré  comme  le  sien 
seulement,  mais  comme  celui  de  tout  un  petit  cercle  de  délicats. 
Quelques  années  plus  tard,  en  1697,  dans  l'article  Poquelin  de  son 
grand  Dictiojinaire,  Bayle  disait,  de  son  côté,  qui  était  le  côté  de 
Hollande  :  «  Il  (Molière)  avait  une  facilité  incroyable  à  faire  des 
vers,  mais  il  se  donnait  trop  de  liberté  d'inventer  de  nouveaux 
termes  et  de  nouvelles  expressions  :  il  lui  échappait  même  fort 
souvent  des  barbarismes.  »  Et,  en  1713  enfin,  dans  sa  Lettre  sur 
les  Occupations  de  l Académie  française,  Fénelon,  un  Fénelon 
désabusé  pourtant  et  détaché  de  bien  des  choses,  mais  non  pas  de 
celles  de  l'esprit,  enchérissant  sur  La  Bruyère  et  sur  Bayle,  disait 
à  son  tour  :  «  Encore  une  fois  je  le  trouve  grand,  —  c'est  tou- 
jours Molière,  —  mais  ne  puis-je  pas  parler  en  toute  liberté  sur 
ses  défauts?  En  pensant  bien  il  parle  souvent  mal;  il  se  sert  des 
phrases  les  plus  forcées  et  les  moins  naturelles.  Térence  dit  en 
quatre  mots,  avec  la  plus  élégante  simplicité,  ce  que  celui-ci  ne 
dit  qu'avec  une  multitude  de  métaphores  qui  approchent  du  gali- 
matias. J'aime  bien  mieux  sa  prose  que  ses  vers.  Par  exemple 
r Avare  est  moins  mal  écrit  que  les  pièces  qui  sont  en  vers...  Mais 
en  général,  il  me  paraît,  jusque  dans  sa  prose,  ne  parler  point 
assez  simplement  pour  exprimer  toutes  les  passions.  »  Ces  cita- 
tions peuvent  suffire;  et,  n'ayant  point  d'ailleurs  souvenance  que 


82  i 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


personne  au  xyiii"^  siècle  ait  protesté  formellement  contre  l'opinion 
de  Fénelon,  de  La  Bruyère,  et  de  Bayle  (1),  nous  pouvons  en  con- 
clure que,  d'une  manière  générale,  les  contemporains  et  les  suc- 
cesseurs de  Molière,  tout  en  rendant  hommage  à  son  génie,  ont 
jugé  qu'il  «  écrivait  mal  ;  »  —  ou  du  moins  qu'il  «  n'écrivait  pas 
bien.  » 

Ce  n'est  donc  pas,  comme  il  s'en  vantait,  une  «  hérésie  litté- 
raire »,  qu'Edmond  Scherer  a  soutenue  de  nos  jours,  ni  surtout 
lancée  dans  la  circulation,  quand,  après  une  lecture  de  Molière, 
et  plus  particulièrement  du  Misanthrope^  il  s'avisa  de  dire,  voilà 
seize  ans  passés,  en  une  phrase  elle-même  assez  étrange  et  d'un 
style  douteux,  que  «  Molière,  avec  des  qualités  àe  fond  qui  domi- 
naient tout,  était  d'ailleurs  aussi  mauvais  écrivain  qu'on  le  puisse 
être.  »  Les  Moliéristes,  à  cette  occasion,  se  fâchèrent  tout  rouge, 
les  uns  en  prose  et  les  autres  en  vers.  On  renvoya  Scherer  à 
Genève.  Celui-ci  le  traita  de  : 

...Vadius  au  large  ventre 
Gonflé  de  bière  d'outre-Rhin. 

Un  autre  lui  apprit  que,  si  Molière  était  «  inégal,  »  c'était  par  là 
qu'on  devait  principalement  l'admirer,  «  l'inégalité  étant  la  pierre 
de  touche  du  génie  !  »  Les  plus  polis  discutèrent  quelques-uns 
des  exemples  que  Scherer  avait  produits  à  l'appui  de  son  opinion. 
On  feignit, au  surplus,  de  croire  qu'il  était  le  premier  qui  eût  osé 
parler  du  style  de  Molière  avec  cette  irrévérence.  Et,  finalement, 
on  n'oublia  que  d'examiner  les  raisons  que  lui-même,  et  avant  lui 
Fénelon,  Bayle,  et  La  Bruyère,  pouvaient  bien  avoir  eues  d'être 
de  leur  opinion. 

C'est  précisément  ce  que  je  voudrais  faire. 

La  publication  des  trois  volumes  de  M.  Ch.  Livet  :  Lexique  de 
la  Langue  de  Molière  comparée  à  celle  des  écrivai?is  de  son  temps, 
en  est  une  bonne  occasion.  J'y  joindrai  la  traduction  d'un  livre 
sur  la  Syntaxe  française  du  xvii^  siècle,  dont  je  ne  sais,  en  pas- 
sant, s'il  nous  faut  nous  réjouir  ou  nous  attrister  que  l'auteur, 
M.  A.  Haase,  soit  un  Allemand,  et  la  traductrice,  M'"'  Obert,  une 
Russe.  Et,  comme  il  faut  bien  qu'il  y  ait  des  questions  de  prin- 
cipes engagées  dans  le  procès  qu'on  fait  au  style  de  Molière,  nous 
tâcherons  de  les  reconnaître  et  de  les  mettre  en  lumière.  Car  pour- 


(1)  Cf.  cependant  Voltaire  :  Siècle  de  Louis  XIV, 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  825 

quoi  ne  fait-on  pas  du  style  de  Racine  ou  de  celui  de  La  Fon- 
taine des  critiques  analogues?  C'est  que  celles  que  l'on  fait  du 
style  de  iMolière  sont,  à  vrai  dire,  plus  que  grammaticales;  elles 
mènent  à  des  considérations  de  philologie,  d'histoire,  d'esthé- 
tique; il  y  va  de  ce  qu'on  appelle  le  «  pouvoir  du  style;  »  et, 
puisque  sans  doute  aucune  critique  de  ce  genre,  ou  même  d'un 
autre,  n'empêchera  Molière  d'être  tout  ce  qu'il  est,  c'est  ce  qu'il 
y  a  d'intéressant  à  montrer. 

I 

J'ai  cité  La  Bruyère  d'après  la  quatrième  édition  de  ses  Carac- 
tères, et,  en  effet,  c'est  la  première  où  l'on  trouve  son  jugement 
du  style  de  Molière  :  «  Il  n'a  manqué  à  Molière  que  d'éviter  le 
jargon...  et  d'écrire  purement.  »  Qu'était-ce  donc  pour  La  Bruyère 
qu'  «  écrire  purement?  »  C'était  sans  doute,  et  avant  tout,  pour 
lui  comme  un  peu  pour  tout  le  monde,  écrire  «  correctement;  »  et, 
il  faut  bien  l'avouer,  Molière,  même  dans  ses  chefs-d'œuvre,  n'a 
pas  toujours  écrit  correctement.  Je  ne  parle  pas  ici  de  prétendues 
incorrections  qui  ne  sont  devenues  telles  que  depuis  lui,  sans  que 
d'ailleurs  on  sache  pourquoi,  sur  l'autorité  de  quel  grammairien 
ou  de  quel  commentateur.  Je  me  rappelle  que  Génin,  dans  son 
Lexique  comparé  de  la  Langue  de  Molière,  a  noté  d'incorrection  ce 
vers  de  VÉcole  des  femmes  : 

L'air  dont  je  vous  ai  vu  lui  jeter  cette  pierre... 

C'est  Arnolphe  qui  parle  à  Agnès,  et  il  faudrait  donc  avoir 
écrit,  dit  Génin  :  «  L'air  dont  je  vous  ai  vue...  »  Génin  s'est 
trompé.  L'usage  était  libre  au  xvn"  siècle  et,  en  prose  comme  en 
vers,  on  accordait  ou  on  n'accordait  pas  le  participe.  M.  Haase 
[Cf.  p.  223,  224,  225]  en  donne  de  nombreux  exemples.  Mais  le 
plus  démonstratif  de  tous,  parce  qu'il  en  est  le  plus  authentique, 
est  sans  doute  celui-ci,  que  j'emprunte  à  l'édition  originale  de 
V Instruction  sur  les  États  d'oraison.  On  avait  imprimé  dans  le 
texte  :  «  Faites-moi,  Seigneur,  oublier  les  mauvais  fruits  de  ces 
mauvaises  racines  que  j'ai  vues  (veues)  autrefois  germer  dans  le 
lieu  saint.  »  Et  Bossuet  fait  un  erratum  tout  exprès  pour  nous 
dire  :  «  Au  lieu  de  vues,  lisez  vu.  »  Nombre  d'incorrections  que 
1  on  reproche  à  Molière  sont  ainsi  «  la  correction  »  même  de  la 
langue  de  son  temps.  Voltaire,  dans  son  Commentaire ,  en  a  re- 


826  REVUE    DES    DEUX   MODES. 

proche  danalogues  à  Corneille;  et  Condorcet,  pour  peu  qu'on  l'en 
eût  pressé,  se  fût  chargé  d'en  montrer  plus  de  dix  dans  Pascal. 
Mais,  en  réalité,  ce  n'est  pas  du  tout  une  incorrection  que  d'écrire, 
par  exemple  :  «  Si  je  n'étais  sûre  que  ma  mère  était  honnête 
femme,  je  dirais  que  ce  serait  quelque  petit  frère  qu'elle  ni  au- 
rait donné  depuis  le  trépas  de  mon  père  »  [Mal.  imag.,  III,  8);  et 
au  contraire  c'est  nous  qui  écrivons  mal  quand  nous  écrivons 
autrement.  Ce  n'en  est  pas  non  plus  une  que  de  dire  : 

Je  m'en  vais  te  bailler  une  comparaison 
Api  de  concevoir  la  chose  davantage. 

{École  des  femmes,  II,  3.) 

c'est-à-dire  :  «  afin  que  tu  conçoives;  »  ou  encore  :  «  Votre  Majesté 
a  beau  dire,  et  MM.  les  prélats  ont  beau  donner  leur  jugement, 
ma  comédie,  sans  V avoir  vue,  est  diabolique  »  ( Place t  au  Roi), 
c'est-à-dire  «  sans  que  ceux  qui  la  décrient  l'aient  vue.  ;>  Et  à 
peine  est-ce  une  incorrection  de  dire  avec  Maître  Jacques  :  «  Vos 
chevaux,  comment  voudriez-vous  qu'ils  traînassent  un  carrosse, 
qu'ils  ne  peuvent  pas  se  traîner  eux-mêmes.  »  [Avare,  111,1.) 

Il  est  vrai  qu'il  y  en  a  d'autres,  et  de  plus  graves,  comme 
dans  ces  quatre  vers  de  l'École  des  femmes  (I,  6)  où  Horace  dépeint 
Agnès  à  Arnolphe  : 

Simple,  à  la  vérité,  par  l'erreur  sans  seconde 
D'un  homme  qui  la  cache  au  commerce  du  monde, 
Mais  qui  dans  l'ignorance  où  l'on  veut  l'asservir 
Fait  briller  des  attraits  capables  de  ravir. 

Le  premier  qui  se  rapporte  à  Arnolphe  lui-même,  qu'Horace, 
ainsi  qu'on  sait,  ne  connaît  pas  encore,  à  ce  moment  de  la  pièce, 
pour  le  tuteur  d'Agnès,  et  le  second  qui  à  Agnès.  Voici  un  autre 
exemple.  C'est  Elmire  qui  s'adresse  à  Tartuffe,  dans  la  grande 
scène  du  IV®  acte  : 

Qu'est-ce  que  cette  instance  a  dû  vous  faire  entendre 
Que  l'intérêt  qu'en  vous  on  s'avise  de  prendre, 
Et  l'ennui  qu'on  aurait  que  ce  nœud  qu'onrésout... 
Vînt  partager  du  moins  un  cœur  que  l'on  ^eut  tout? 

Ce  n'est  pas  l'enchevêtrement  des  conjonctions  qui  est  incor- 
rect, ni  lourd,  dans  ces  vers;  et  Sainte-Beuve  a  même  ingénieu- 
sement montré,  trop  ingénieusement  peut-être,  quel  parti,  dans 


LA    LANGUE  DE    MOLIÈRE.  827 

la  situation  très  scabreuse  d'Elmire,  une  actrice  habile  pouvait 
tirer  de  l'embarras  de  la  phrase  : 

Qu'est-ce  que...  cette  instance  a  dû  vous  faire  entendre 

Que...  l'intérêt...  qu'en  vous  on  s'avise  de  prendre, 

Et  l'ennui...  qu'on  aurait.. .que...  ce  nœud  qu'on  résout... 

Mais...  le  mot  d'«  instance  »  n'exprime  ici  que  d'une  manière  bien 
vague  ce  qu'Elmire  veut  dire;  mais...  les  deux  on  qui  se  rencon- 
trent et  se  contrarient  dans  le  troisième  vers  ne  se  rapportent  pas 
au  même  sujet,  —  «  l'ennui  qu'o;i  aurait,  »  c'est  Elmire  ;  «  ce 
nœud  qu'oTî  résout,  »  c'est  Orgon;  —  et  mais  enfin...  «  résoudre 
un  nœud»  ce  n'est  pas  former  ou  conclure  un  projet  de  mariage, 
et  au  contraire,'en  bon  français,  ce  serait  plutôt  le  rompre.  Recon- 
naissons-le donc  :  si  la  pureté  du  style  s'entend  de  la  correc- 
tion, et  la  correction  de  la  parfaite  régularité,  nous  n'irons  pas 
jusqu'à  dire  avec  le  jeune  Vauvenargues,  «  qu'il  y  a  peu  d'écrivains 
moins  corrects  et  moins  purs  que  Molière,  »  mais  les  incorrec- 
tions sont  nombreuses  dans  son  œuvre,  dans  sa  prose  comme 
dans  ses  vers,  et  sans  en  excepter  même  celles  de  ses  pièces  que, 
comme  son  Tartuffe,  il  a  eu  tout  le  temps,  entre  1664  et  1669,  de 
revoir  à  loisir. 

Les  chevilles  aussi  y  abondent,  le  remplissage,  et  ce  que 
Malherbe  appelait  familièrement  «  la  bourre  »  dans  les  vers  de 
Ronsard  : 

Vous  savez  mieux  que  moi,  queU  que  soient  nos  efforts, 
Que  l'argent  est  la  clef  de  tous  les  grands  ressorts. 

{École  des  femmes,  I,  6.) 


OU  encore 


C'est  être  bien  coiffé,  bien  prévenu  de  lui 

Que  de  nous  démentir  sur  le  fait  d'aujourd'hui. 

{Tartuffe,  IV,  3.) 


ou  encore  ; 


Et  n'allez  pas  quitter,  de  quoi  que  l'on  vous  somme, 
Le  nom  que,  dans  la  Cour,  vous  avez  d'honnête  homme. 

{Misanthrope,  I,  2.) 


et  encore 


Pour  moi,  je  ne  tiens  pas,  quelque  effet  qu'on  suppose, 
Que  la  science  soit  pour  gâter  quelque  chose. 

{Femmes  savantes,  IV,  3. 


828 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


Je  sais  ce  que  l'on  répond  :  que  ces  prétendues  «  chevilles  » 
ne  laissent  pas,  après  tout,  d'ajouter  quelque  petite  chose  au 
sens;  que  Molière,  comme  Boileau,  comme  Racine,  et  générale- 
ment comme  tous  nos  classiques,  «  fait  le  second  vers  avant  le  pre- 
mier; »  qu'il  écrit  vite,  qu'à  peine  se  relit-il,  et  qu'en  tout  cas  on 
ne  vit  jamais  de  «  correcteur  d'épreuves  »  plus  négligent.  J'ajou- 
terai, si  l'on  le  veut,  que,  lorsqu'il  écrit  en  prose,  il  écrit  plus  vite 
encore,  et  cela  s'induit  de  la  quantité  de  «  vers  blancs  »  dont  la 
prose  de  V Avare  ou  de  don  Juan  est  semée  : 

Et  qui  vit  sans  tabac  est  indigne  de  vivre... 
Ce  serait  un  chapitre  à  durer  jusqu'au  soir... 
La  beauté  me  ravit  partout  où  je  la  trouve... 
Le  plaisir  de  l'amour  est  dans  le  changement... 


ou  encore  : 

Le  ladre  est  resté  ferme  à  toutes  mes  attaques... 
Je  vous  commets  au  soin  de  nettoyer  partout... 
Il  n'est  si  pauvre  esprit  qui  n'en  fît  bien  autant... 
Je  ne  vous  dirai  point  qu'ils  sont  sur  la  litière... 

Il  semble  ici  qu'on  surprenne  Molière  dans  le  travail  de  la 
composition  :  il  trouve  d'abord  un  vers  et  demi  ; 

On  sait  que  ce  pied-plat... 

Par  de  sales  emplois  s'est  poussé  dans  le  monde, 

et,  quand  il  en  a  le  temps,  une  cheville  lui  donne  la  rime  : 

On  sait  que  ce  pied-plat,  digne  qu'on  le  confonde, 
Par  de  sales  emplois  s'est  poussé  dans  le  monde. 

[Misanthrope,  I,  1.) 


OU  bien 


Le  ciel... 

Pour  difîérens  emplois  nous  fabrique  en  naissant. 


et  Molière  d'ajouter  : 

Le  ciel,  dont  noim  voyons  que  Vordre  est  tout-puissant, 
Pour  dilTérens  emplois  nous  fabrique  en  naissant. 

[Femmes  savantes,  I,  1.) 

Mais  toutes  ces  justifications  n'empêchent  pas  les  chevilles 
d'être  des  «  chevilles  ;  »  et  si  la  pureté  du  style  consiste  sans  doute 
pour  une  part  dans  sa  limpidité  —   c'est-à-dire  dans  l'absence 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  829 

d'inutilités  qui  en  troublent  le  cours,  —  nous  comprenons  ce 
que  La  Bruyère  a  voulu  dire,  et  pourquoi  Fénelon  préférait  la 
prose  de  Molière  à  ses  vers. 

C'est  également  ce  que  voulait  dire  Bayle.  Il  reprochait  à 
Molière  «  de  s'être  donné  trop  de  liberté  d'inventer  de  nouveaux 
termes  et  de  nouvelles  expressions,  »  et,  au  fait,  nous  voyons  par 
le  Lexique  de  M.  Livet  que  personne,  avant  ni  depuis  Molière,  ne 
s'est  servi  du  mot  de  rapatriage,  par  exemple,  ou  de  celui  de 
tabler,  dans  le  sens  de  s'attabler  : 

Faites  trêve,  Messieurs, à  toutes  vos  surprises, 
Et  pleins  de  joie  allez  tabler  jusqu'à  demain. 

[Amphitryon,  III,  6.) 

A-t-il  aussi  peut-être  inventé  les  mots  de  goguenarderies  et  de 
pimpesoiiée?  «  Voilà  une  belle  mijaurée,  une  pimpesouée  bien 
bâtie;  »  [Bourg.  Gentilh.,  III,  9]?  le  mot  à'exhilarant?  les  expres- 
sions assez  inaccoutumées  de  cachemens  de  visage,  de  détourne- 
mens  ou  de  baissemens  de  tête?  Elles  n'ont  d'ailleurs  pas  fait  for- 
tune ;  et,  en  dépit  de  lui,  nous  ne  disons  pas  davantage  des  «  visites 
muguetles,  »  ni  une  «  ondée  de  coups  de  bâton  »  [Fourb.  de  Sca- 
in,  III,  2].  Nous  ne  disons  pas  non  plus  : 

Et,  d'une  stade  loin  il  sent  son  grand  monarque. 

[Mélicerte,  I,  3.) 

Mais  ce  ne  sont  pourtant  pas  là  ce  que  Bayle  appelait  les  «  bar- 
barismes »  de  Molière,  et,  à  cet  égard,  la  note  (E)  de  l'article  Po- 
QUELiN  vaut  la  peine  qu'on  la  cite.  La  voici  tout  entière  : 

((  //  lui  échappait.,,  des  barbarismes...  J'en  pourrais  marquer 
«  cent  exemples;  mais  je  me  bornerai  à  deux  que  je  tire  d'une 
«  pièce  que  l'on  a  mise  à  la  tête  de  ses  œuvres  dans  quelques 
«  éditions.  C'est  un  remerciement  au  Roi  ;  il  y  donne  un  tour 
«  merveilleux,  et  peut-être  n'a-t-il  rien  fait  de  meilleur  en  matière 
«  de  petits  ouvrages.  Considérez  bien  ces  quatre  vers  :  il  s'adresse 
«  à  sa  Muse  : 

Vous  pourriez  aisément  l'étendre,  [votre  compliment] 
Et  parler  des  transports  qu'en  vous  font  éclater 
Les  surprenans  bienfaits  que,  sans  les  mériter, 
Sa  libérale  main  sur  vous  daigne  répandre. 

«  Cela  veut  dire,  selon  le  sens  de  l'auteur,  que  sa  Muse  avait 


830 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


«  reçu  de  grands  bienfaits,  encore  qu'elle  ne  les  méritât  point  ; 
«  mais  selon  la  grammaire,  cela  signifie  qu'encore  que  le  Roi 
«  ne  méritât  point  ces  bienfaits,  il  ne  laissait  pas  de  les  répandre 
«  sur  la  Muse  de  Molière.  C'est  donc  s'expliquer  barbarement. 
((  Voici  l'autre  exemple  : 

Les  Muses  sont  de  grandes  prometteuses 

Et  comme  vos  sœurs  les  causeuses, 
Vous  ne  manqueriez  pas  sans  doute  par  le  bec. 

«  Le  sens  de  l'auteur  est  que  sa  Muse  ressemblerait  à  ses 
<(  sœurs,  qui  ont  beaucoup  de  babil  ;  mais  selon  la  grammaire 
«  cela  signifie  clairement  et  uniquement  qu'elle  ne  manquerait 
«  pas  de  caquet,  comme  les  autres  Muses  en  manquent.  Remar- 
«  quez  bien  que,  par  barbarume^  je  n'entends  pas  des  expressions 
«  ou  des  paroles  tirées  des  autres  langues,  et  inconnues  à  la  fran- 
«  çaise;  j'entends  un  arrangement  qui  choque  les  règles  et  que 
«  nos  bons  grammairiens  regardent  comme  barbare. 

«  On  voit  dans  le  même  poème  marquis  repoussable  ;  terme 
((  barbare.  On  y  voit  prévenant  amas  ;  autre  terme  barbare  :  car 
((  le  vnoï  prévenant  n'est  en  usage  qu'au  figuré,  et  ne  signifie  pas 
((  un  homme  qui  a  passé  devant  d'autres.  » 

Il  est  vrai  que  cette  «  note  »  soulève  une  petite  difficulté.  La 
première  édition  du  Dictionnaire  de  Bayle  est  de  1697,  et  on 
lit  bien  dans  la  neuvième  édition  des  Caractères,  qui  est  de  1696  : 
«  Il  n'a  manqué  à  Molière  que  d'éviter  le  jargon  et  le  barbarisme, 
et  d'écrire  purement,  »  mais  dans  les  cinq  éditions  précédentes, 
1689-1696,  La  Bruyère  c'était  contenté  de  mettre  :  «  Il  n'a  man- 
qué à  Molière  que  d'éviter  le  jargon  et  d'écrire  purement.  «Bayle, 
qui  était  à  l'affût  de  toutes  les  nouveautés,  a-t-il  remarqué  l'addi- 
tion, et  a-t-il  voulu  dans  sa  note  en  préciser  le  sens?  et  La  Bruyère 
avait-il  voulu,  lui,  se  conformer  à  l'autorité  de  l'Académie,  dont 
il  était,  et  qui  venait  tout  justement,  en  1694,  de  définir  ainsi 
le  barbarisme  :  «  Faute  qu'on  fait  contre  la  pureté  de  la  langue, 
en  se  servant  de  mauvais  mots  ou  de  mauvaises  phrases?  »  Mais 
je  croirais  plutôt  qu'y  ayant  deux  espèces  de  fautes  contre  «  la 
pureté  de  la  langue,  »  Tune  qui  consiste  à  n'en  pas  observer  scru- 
puleusement toutes  les  règles  ;  et  l'autre  à  en  altérer  ou  à  en  ob- 
scurcir la  clarté  de  diverses  manières,  —  par  de  nouvelles  expres- 
sions, qu'on  essaie  de  mettre  en  usage  au  hasard  de  ce  qu'il  en 
adviendra,  —  c'est  la  première  qu'en  l'appelant  barbarisme,  La 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  831 

Bruyère  a  cherché  à  distinguer  expressément  de  la  seconde,  qu'il 
a  nommée  du  nom  de  jargon  : 

Mon  Dieu!  je  n'avons  pas  étiigué  comme  vous 
Et  je  parlons  tout  droit  comme  on  parle  clieux  nous... 

{Fem.  sav.  II,  6.) 

dit  Martine  dans  les  Femmes  savantes;  et  je  sais  bien  que  Bé- 
lise  s'écrie  :  «  Quel  solécisme  horrible  !  »  mais,  pour  La  Bruyère 
«  solécisme  »  ou  «  barbarisme,  »  comme  pour  Bayle,  c'est  tout 
un;  et  le  «  jargon  »  qu'il  a  voulu  que  l'on  ne  confondît  ni  avec 
l'un  ni  avec  l'autre  est  autre  chose  encore. 

On  persiste  néanmoins  à  l'entendre  du  langage  que  Molière 
a  mis  dans  la  bouche  de  Martine  elle-même,  de  quelques-uns  de 
ses  valets  ou  de  ses  grotesques,  de  ses  paysans,  le  Lucas  de 
George  Dandin,  la  Mathurine  de  Don  Juan;  et  on  l'a  aussi  en- 
tendu des  patois,  du  haut  allemand  ou  du  languedocien  que  ba- 
ragouinent Scapin  dans  les  Fourberies,  ou  Nérine  dans  Ponrceau- 
gnac.  C'est  justement  ce  que  La  Bruyère  s'était  efforcé  d'éviter. 
Le  «  jargon  »  qu'il  se  plaint  que  Molière  ait  trop  souvent  employé, 
c'est  le  jargon  précieux;  c'est  le  langage  conventionnel  de  la 
galanterie  de  son  temps  ;  c'est  une  espèce  d'affectation  et  de  mau- 
vais goût  dont  Molière  n'a  jamais  pu  se  défaire  entièrement. 
Belisez,  par  exemple,  les  premières  scènes  de  V Avare,  où  sans 
doute  on  ne  prétendra  pas  que  Molière  ait  voulu  tourner  en  ridi- 
cule Elise  ni  Valère  :  «  Vous  repentez-vous  de  cet  engagement, 
dit  Valère,  où  mes  feux  ont  pu  vous  contraindre,  »  et  il  ajoute  : 
«  Ne  m'assassinez  point  par  les  sensibles  coups  d'un  soupçon  outra- 
geux.  »  Et  du  même  ton.  Elise  lui  répond  :  «  Oui,  Valère,  je  tiens 
votre  cœur  incapable  de  m'abuser  ;  je  crois  que  vous  m'aimez 
d'un  véritable  amour...  e/yé"  retranche  mon  chagrin  aux  appréhen- 
sions du  blâme  guon  pourra  me  donner.  »  Y  a-t-il  rien  de  moins 
naturel?  Voyez  encore  ces  vers  à' Amphitryon,  que  cependant  on 
est  convenu  de  trouver  mieux  écrit  que  les  autres  pièces  en  vers  : 

Votre  amant,  de  vos  vœux  jaloux  au  dernier  point, 
Souhaite  qu'à  lui  seul  votre  cœur  s'abandonne; 

Il  veut  de  pure  source  obtenir  vos  ardeurs. 
Et  ne  veut  rien  tenir  des  ncpuds  de  l'hyménce, 
Rien  d'un  fâcheux  devoir  qui  fait  agir  les  cœurs, 
Et  par  qui,  tous  les  jours,  des  plus  chères  faveurs 
La  douceur  est  empoisonnée. 

{Amphitryon,  1,  3.) 


832 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Il  n'y  a  presque  rien  de  plus  fade  dans  les  opéras  de  Quinault, 
qu'au  surplus  la  critique  du  xviii^  siècle  a  mis  presque  au  même 
rang  que  les  tragédies  de  Racine  ou  les  comédies  de  Molière  (1). 
Et  vainement  dira-t-on  que  Jupiter  ici  s'amuse  d'Alcmène  et  de 
lui-même!  On  ne  fera  pas  que  là,  comme  ici,  et  ailleurs,  Molière 
ne  soit  plein  de  ces  gentillesses.  J'ai  même  pensé  parfois  sur  ce 
propos  que,  s'il  s'était  moqué  si  cruellement  de  la  préciosité,  c'est 
qu'il  en  tenait;  et  il  le  savait.  Nous  nous  acharnons  souvent  dans 
la  satire  aux  défauts  qui  sont  précisément  les  nôtres,  ou  qui  le 
seraient,  si  nous  n'y  prenions  garde  ;  et  que  servirait-il  d'être  Mo- 
lière si  l'on  ne  poursuivait  ses  propres  vices...  dans  la  personne 
des  autres  ? 

Il  reste  enfin  le  «  galimatias,  »  et  cette  «  multitude  de  mé- 
taphores, »  qui  feraient,  au  dire  de  Fénelon,  un  si  choquant 
contraste  avec  «  l'élégante  simplicité  »  de  Térence.  Et  nous  conve- 
nons qu'on  n'a  jamais,  dans  aucune  langue,  écrit  plus  élégam- 
ment que  Térence,  ni  plus  simplement,  tandis  qu'aucun  grand 
écrivain  n'est  plus  abondant  que  Molière  en  métaphores  inutiles, 
et  n'y  met  moins  d'élégance  ou  de  choix.  Voici  quelques  vers 
franchement  détestables  : 

Ne  vous  y  fiez  pas,  il  aura  des  ressorts 
Pour  donner  contre  vous  raison  à  ses  efforts, 
Et,  sur  moins  que  cela,  le  poids  d'une  cabale, 
Embarrasse  les  gens  dans  un  fâcheux  dédale. 

{Tartuffe,  V,  3.) 

Mais  cette  prose  est-elle  beaucoup  meilleure  :  «  Les  applaudis- 
semens  me  touchent,  et  je  tiens  que  dans  tous  les  beaux  arts  c'est 
un  supplice  assez  fâcheux  que  de  se  produire  à  des  sots,  que  d'es- 
suyé?' sur  des  compositions  les  barbaries  d'un  stupide...  11  y  a  plai- 
sir, ne  m'en  parlez  point,  à  travailler  pour  des  personnes  qui 

(1)  11  n'est  pas  d'ailleurs  douteux  que  Quinault  ait  manié  ce  style  de  la  galan- 
terie d'alors  avec  une  habileté  rare  : 

Vous  juriez  autrefois  que  cette  onde  rebelle 
Se  ferait  vers  sa  source  une  route  nouvelle 
Plutôt  qu'on  ne  verrait  votre  cœur  dégagé  : 
Voyez  couler  ces  flots  dans  cette  vaste  plaine, 
C'est  le  même  penchant  qui  toujours  les  entraîne 
Leur  cours  ne  change  point  et  vous  avez  changé. 

11  n'y  a  guère  de  style  plus  «  coulant  »  que  celui  de  Quinault,  dans  les  bons 
endroits  ;  et,  par  une  affinité  qui  mérite  c[u'on  la  signale,  peu  de  poètes  ont  tiré 
plus  volontiers  leurs  comparaisons  de  ce  qu'il  y  a  dans  la  nature  de  mouvant  et 
de  fluide. 

Mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  écrive  «  mieux  »  que  Molière. 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  833 

soient  capables  de  sentir  les  délicatesses  d'un  art...  et  qui  sachent, 
par  de  chatouillantes  approbations^  vous  régaler  de  votre  travail.  » 
[Bowgeois  gentilhomme.)  Et  ce  ne  sont  pas  là,  —  on  le  sait,  ou  du 
moins  on  peut  s'en  convaincre  aisément,  —  ce  ne  sont  pas  de  ces 
passages  artificieusement  choisis,  dont  on  aurait  peine  à  retrouver 
les  semblables;  c'est  une  manière  d'écrire  habituelle  à  Molière  : 

Non,  non,  il  n'est  point  d'àme  un  peu  bien  située 

Qui  veuille  d'une  estime  ainsi  prostituée, 

Et  la  plus  glorieuse  a  des  régals  peu  chers 

Dès  qu'on  voit  qu'on  nous  mêle  avec  tout  l'univers. 

{Misanthrope,  I,  i.) 

Le  premier  de  ces  deux  o?î,  c'est  nous,  et  le  second  c'est  les 
autres  :  nous  avons  vu  que  cette  faute  était  ordinaire  à  Molière. 
«  Avoir  des  régals  peu  chers  »  n'est  pas  d'une  meilleure  langue 
que  le  fameux  «  Et  nous  berce  un  temps  notre  ennui  »  du  sonnet 
d'Oronte;  et  la  métaphore  est  assurément  moins  jolie.  S'il  n'est 
pas  douteux  que  «  la  plus  glorieuse  »  se  rapporte,  selon  le  sens, 
à  «  estime,  »  c'est  à  «  âme  »  que  la  grammaire  le  rejoindrait  natu- 
rellement. Une  (■<■  âme  un  peu  bien  située  »  n'a  jamais  été 
synonyme  d'  «  un  cœur  bien  placé.  »  Tous  les  défauts  du  style  de 
Molière  sont  réunis  dans  ces  quatre  vers.  Considérons  encore 
ces  quelques  lignes  de  l'Avare  :  «  Je  n'aurais  rien  à  craindre,  dit 
Elise  à  Valère,  si  tout  le  monde  vous  voyait  des  yeux  dont  je 
vous  vois,  et  je  trouve  en  votre  personne  de  quoi  avoir  raison  aux 
choses  que  je  fais  pour  vous.  Mon  cœur,  pour  sa  défense^  a  tout 
votre  mérite,  appuyé  du  secours  d'une  reconnaissance  où  le  Ciel 
m'engage  envers  vous.  »  «  Avoir  raison  aux  choses  que  l'on  fait  » 
est  une  locution  barbare,  que  des  locutions  analogues,  si  Ion 
s'évertuait,  comme  M.  Livet  dans  son  Lexique,  à  en  chercher,  et 
qu'on  en  trouvât,  n'excuseraient  point.  «  Mon  cœur,  pour  sa  dé- 
fense, »  est  amphibologique,  si  ce  n'est  nullement  du  «  mérite  » 
de  Valère  ou  de  son  propre  penchant,  à  elle,  qu'Élise  ici  songe  à 
«  se  défendre,  »  mais  du  jugement  que  le  monde  fera  du  choix  de 
son  «  cœur.  »  Le  «  secours  d'une  reconnaissance  où  le  Ciel  engage 
Elise  envers  Valère  ;  »  ce  «  secours  »  appuyant  ce  «  mérite  ;  »  et 
ce  «  mérite  »  suffisant  à  «  la  défense  de  ce  cœur,  »  sont  du  pur 
galimatias.  Combien  d'autres  exemples  ne  pourrait-on  pas  ap- 
porter !  Des  ((  naturels  rétifs  »  qui  se  «  raidissent  contre  le  droit 
chemin  de  la  raison  ;  »  les  «  malheureux  restes  d'une  succession 

TOME  CL.  —  1898.  53 


834  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

déchirée,  »  un   <(  monstre  plein  d'effroi  »  que  l'on  s'est  formé 
De  l'affront  que  nous  fait  un  manquement  de  foi; 

une  «  pleine  droiture  »  «  où  l'on  se  renferme  ;  »  de  «  molles  com- 
plaisances "  qui 

Donnent  de  l'encens  à  nos  extravagances... 

il  semble  qu'il  y  ait  là  de  quoi  justifier  toutes  les  critiques.  Boi- 
leau  lui-même,  —  bon  écrivain  d'ailleurs,  mais  qui  n'est  pas  d'or- 
dinaire ce  qu'on  appelle  heureux  en  métaphores,  —  n'en  a  pas  de 
plus  surprenantes. 

Je  voudrais  de  bon  cœur  qu'on  pût,  entre  vous  deux, 
De  quelque  ombre  de  paix  raccommoder  les  nœuds. 

{Tartuffe,  V,  3.) 

«  Raccommoder  les  nœuds  d'une  ombre  de  paix,  »  quel  éclat 
de  rire  si  c'était  quelqu'un  de  nos  journalistes  qui  s'avisât  de  ré- 
concilier en  ces  termes  deux  adversaires  politiques  !  Et  il  est  pos- 
sible que  tout  cela  soit  comme  entraîné  dans  la  rapidité  du  dis- 
cours, ou  sauvé  par  la  vérité  de  l'imitation  des  caractères  et  par 
la  force  des  situations,  mais  il  est  certain  que  cela  est  ;  que  cette 
prose,  que  ces  vers  sont  bien  de  Molière;  et  qu'on  ne  les  trouve 
pas  seulement  dans  les  pièces  de  sa  jeunesse,  le  Dépit  amoureux 
ou  r École  des  maris,  et  dans  ses  farces.  Monsieur  de  Poiirceaii- 
gnac  ou  Scapin,  mais  dans  ses  chefs-d'œuvre,  dans  l'École  des 
femmes  et  dans  Tartuffe,  dans  le  Misanthrope  et  dans  F  Avare,  dans 
Don  Juan  et  dans  les  Femmes  savantes. 

«  C'est,  dit-on,  qu'il  improvise;  )>  et,  en  effet,  il  travaille  vite, 
beaucoup  plus  vite  que  Boileau,  plus  vite  que  Racine  ;  —  à  peine 
plus  vite  cependant  que  Corneille.  Sept  ou  huit  ans  ont  suffi  à  |' 

Corneille,  de  1640  à  1647,  pour  composer  presque  tous  ses  chefs- 
d'œuvre  :  Horace ,  Cinna ,  Polyeucte ,  le  Menteur ,  la  Mort  de 
Pompée,  la  Suite  du  Menteur,  Théodore,  Rodogune  et  Héraclius. 
Aussi  bien  Molière  l'a-t-il  dit  lui-même  : 

...  le  temps  ne  fait  l'ien  à  l'affaire; 

et  il  n'a  pas  eu  moins  de  cinq  ans,  de  1664  à  1669,  pour  corriger, 
revoir  et  achever  son  Tartuffe,  s'il  l'eût  voulu,  et  qu'il  l'eût  pu. 
En  revanche,  l'une  de  ses  pièces  qui  passe  pour  être  des  «  mieux 
écrites  »  est  son  Amphitryon,  et  c'est  une  de  celles  qu'il  a  com- 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  835 

posées  le  plus  rapidement.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  l'explica- 
tion, que  la  raison  des  incorrections  ou  des  négligences  qu'on  lui 
reproche,  de  son  galimatias  ou  de  ses  barbarismes,  est  ailleurs? 
Mettons  à  part  son  jargon,  qu'il  eût  aisément  évité,  s'il  n'avait  cru 
devoir  quelquefois  se  guinder  pour  plaire  aux  beaux  esprits  et  à 
la  Cour.  Les  défauts  du  style  de  Molière  ne  sont  pas  seulement  le 
revers  ou  la  rançon  de  ses  qualités  ;  ils  en  sont  la  condition  même. 
Il  eût  écrit  moins  bien,  s'il  avait  mieux  écrit.  Et  ceux  qui  l'ont 
jugé  si  sévèrement  se  sont  jugés  eux-mêmes,  pour  l'avoir  prétendu 
juger  à  leur  mesure,  au  lieu  de  la  sienne,  ou  plutôt  encore  pour 
avoir  méconnu  le  vrai  caractère  de  son  style,  l'objet  de  sa  «  rhé- 
torique, »  et  les  exigences  premières  de  la  représentation  ou  de  la 
peinture  de  la  vie. 

II 

L'une  des  premières  leçons  que  donnent  encore  nos  rhéto- 
riques, c'est  qu'il  ne  faudrait  pas  écrire  comme  l'on  parle,  et  assu- 
rément elles  ont  raison,  —  si  l'on  parle  mal.  Mais,  si  l'on  parle 
bien,  quel  motif  aurait-on  d'écrire  autrement  qu'on  ne  parle?  On 
ne  pensait  pas,  du  temps  de  Molière,  qu'il  pût  y  en  avoir;  et,  tout 
au  contraire,  non  seulement  avec  les  précieuses,  avec  Voiture  et 
avec  Balzac,  mais  avec  Vaugelas  en  personne,  on  estimait  géné- 
ralement que  «  la  parole  qui  se  prononce  est  la  première  en  ordre 
et  en  dignité,  puisque  celle  qui  est  écrite  n'est  que  son  image, 
comme  l'autre  est  l'image  de  la  pensée.  »  A  la  vérité,  cette  opi- 
nion, que  j'emprunte  à  la  célèbre  Préface  des  Remarques  sur  la 
Langue  française,  était  relativement  nouvelle  aux  environs  de 
1640,  —  les  Remarques  sont  de  1647,  —  et  il  semble  bien  que  les 
écrivains  du  siècle  précédent,  Rabelais,  Ronsard  surtout,  Mon- 
taigne, se  fussent  plus  souciés  de  la  «  figure  »  que  du  son  ou  de 
la  «  musique  »  des  mots.  Ils  étaient  de  la  famille  des  visuels  :  ce 
sont  ceux  qui  voient  leur  phrase  écrite  plutôt  qu'ils  ne  l'enten- 
dent parlée.  Mais,  sous  l'influence  de  diverses  causes,  —  telles  que 
le  développement  de  l'esprit  de  cour  ou  de  conversation;  la  nature 
des  modèles  qu'on  imite,  et  qui  de  Grecs  sont  devenus  unique- 
ment Latins  ;  telles  encore  que  la  fortune  des  «  genres  communs,  » 
éloquence  de  la  chaire  et  théâtre,  —  voici,  qu'entre  1610  et  1640, 
presque  tous  nos  écrivains  deviennent  ce  que  l'on  appelle  aujour- 
d'hui des  auditifs,  et  leur  style  un  style  oratoire. 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  ce  qu'il  faut  bien  savoir,  si  nous  leur  voulons  être  équi- 
tables, c'est-à-dire  les  juger  sur  ce  qu'ils  ont  eux-mêmes  voulu 
faire,  et  d'après  leurs  propres  principes.  Ils  n'écrivent  point  pour 
être  lus,  mais  pour  être  entendus.  Ils  ne  racontent  point,  ni  même 
n'exposent  ou  ne  raisonnent  :  ils  discourent.  Ils  ne  se  soucient 
pas  d'être  pittoresques  ou  colorés,  mais  éloquens.  L'arrangement 
de  leur  phrase  n'est  point  calculé  ni  destiné  pour  les  yeux,  mais 
pour  l'oreille.  Lisez  Cassaigne,  à  ce  propos,  dans  la  Préface  qu'il  a 
mise  aux  Œuvres  de  Monsieur  de  Balzac,  ou  encore  Godeau,  dans 
son  Discours  sur  les  Œuvres  de  Monsieur  de  Malherbe.  L'un  et 
l'autre  ils  ne  louent  de  rien  tant  leur  auteur  que  d'avoir  en 
français  découvert  et  fixé  «  les  nombres,  »  Balzac  de  l'éloquence, 
et  Malherbe  de  la  poésie.  Sans  le  nombre,  c'est-à-dire  sans  l'har- 
monie, écrit  Godeau,  «  il  n'y  a  point  de  pensées  qui  ne  dégoûtent 
incontinent;  »  et  le  grand  mérite  de  Balzac,  aux  yeux  de  Cas- 
saigne, c'est  «  d'avoir  montré  que  l'éloquence  doit  avoir  ses  ac- 
cords, aussi  bien  que  la  musique.  »  Mais  ce  n'est  pas  assez  de 
dire  que  la  langue  du  xvii*'  siècle,  en  général,  est  «  oratoire;  » 
cela  est  évident  des  Sei^mons  de  Bossuet  ou  des  Provinciales  de 
Pascal.  Ce  n'est  pas  non  plus  assez  de  dire  que  les  «  comédies  de 
Molière  sont  faites  avant  tout  pour  être  jouées;  »  et  il  en  faut  dire 
autant  des  tragédies  de  Racine  ou  de  Corneille.  Il  faut  encore 
aller  plus  loin,  et  il  faut  poser  comme  fait  que  le  caractère  le  plus 
général  du  style  classique,  de  1636  à  1690,  a  été  d'être  un  style 
parlé. 

Je  ne  dis  pas  «  périodique,  «après  ou  d'après  Taine,  et  je  ne 
dis  pas  non  plus  «  organique,  »  avec  Schercr.  J'ai  appris  à  me 
défier  de  ce  mot  «  d'organique  »,  sous  lequel  personne  encore  n'a 
su  dire  clairement  ce  qu'il  entendait,  sïl  n'y  mettait  qu'une  méta- 
phore, ou  s'il  attribuait  à  la  «  phrase  »  je  ne  sais  quelle  vie  natu- 
relle et  indépendante.  D'un  autre  côté,  le  mot  de  «  périodique  » 
suppose  un  arrangement  de  parties,  des  artifices  et  des  apprêts,  un 
balancement,  une  pondération,  un  équilibre,  qu'on  pourra  bien 
trouver  dans  Voiture  ou  dans  Balzac,  — et  plus  tard  dans  Fléchier 
ou  dans  Massillon,  qui  sont,  eux,  vraiment  des  rhéteurs,  —  mais 
non  pas  du  tout  dans  Bossuet  ni  dans  Pascal,  et  encore  bien  moins 
dans  La  Fontaine  ou  dans  Molière.  Le  vrai  style  parlé  se  définit 
plus  simplement,  plus  naïvement.  Il  essaie  d'imiter  ou  de  repro- 
duire le  jaillissement  même  de  la  parole,  lorsqu'on  fait  parler  les 
autres,  comme  font  Racine  ou  Molière;  et,  quand  on  parle  soi- 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  837 

même,  pour  son  compte  et  en  son  nom,  comme  Bossuet  et 
comme  Pascal,  la  génération  de  la  pensée.  La  pensée  se  présente 
à  nous  totale  et  indivise,  confuse  et  indéterminée,  embarrassée, 
si  je  puis  ainsi  dire,  de  contrepensées  qui  la  complètent  ou  qui 
la  restreignent.  Si, pour  l'exprimer,  nous  commençons  par  la  dé- 
composer, et  qu'ensuite  nous  la  recomposions  au  moyen  du 
langage,  nous  en  avons  fait  l'analyse,  et  c'est  le  style  écrit.  Mais, 
au  lieu  de  la  décomposer,  si  l'on  se  propose  d'en  reproduire  les 
accidens  eux-mêmes,  et  ainsi  de  conserver  à  la  parole  qui  la 
rend  je  ne  sais  quel  air  d'improvisation,  c'est  le  style  parlé.  Tel 
est  le  style  de  Pascal  :  «  Le  nez  de  Gléopâtre,  s'il  eût  été  plus 
court,  toute  la  face  de  la  terre  aurait  changé...  »  Tel  est  le  style 
de  Bossuet  :  «  Nous  lisons  dans  l'histoire  sainte,  c'est  au  premier 
livre  d'Esdras,  que,  lorsque  ce  grand  prophète  eut  rebâti  le  temple 
de  Jérusalem,  que  l'armée  assyrienne  avait  détruit,  le  peuple, 
mêlant  ensemble  le  triste  ressouvenir  de  sa  ruine  et  la  joie  d'un 
si  heureux  rétablissement,  une  partie  poussait  en  l'air  des  accens 
lugubres,  l'autre  faisait  retentir  des  chants  d'allégresse...  »  C'est  le 
mouvement  même  de  la  pensée,  et  il  semble  qu'on  la  voie  naître 
sur  les  lèvres  de  l'orateur.  Tel  est  aussi  le  style  de  Molière;  et,  de 
cette  conception  du  style,  résultent  aussitôt  quelques  particula- 
rités à  faire  dresser  les  cheveux  sur  les  têtes  des  maîtres  d'école, 
mais  qui  ne  sont  point  du  tout  pour  cela  des  incorrections. 

C'est  ainsi  que  Molière  est  plein  de  tournures  elliptiques, 
imitées  de  la  liberté  de  la  conversation,  et  du  genre  de  celles  que 
Bayle,  on  l'a  vu,  n'a  pas  craint  d'appeler  des  «  barbarismes.  » 
Reprenons  un  des  exemples  que  nous  en  avons  donnés  :  «  Ma 
comédie,  écrit  Molière,  sans  l'avoir  vue,  est  diabolique.  »  En 
quoi  consiste  ici  l'incorrection?  Il  serait  vraiment  difficile  de  le 
dire  !  Et  cependant,  après  Bayle,  Sainte-Beuve  l'a  notée  quelque 
part  comme  telle,  dans  un  coin  de  son  Porl-Royal.  Autant  vaut 
reprocher  à  Racine  d'avoir  commis  un  solécisme  dans  le  vers 
fameux  ai  Andromaque  : 

Je  t'aimais  inconstant,  qu'aurais-je  fait,  fidèle? 

Si  l'on  ne  l'oserait  plus  aujourd'hui,  nous  ne  reprocherons  donc 
pas  davantage  à  Molière  d'avoir  mis  cette  phrase  dans  la  bouche 
de  don  Juan,  parlant  aux  frères  de  son  Elvire  :  «  Oui,  je  [suis  don 
Juan  lui-même,  ^if  avantage  du  nombre  [que  vous  avez  sur  moi] 
ne  m  obligera  pas  à  vouloir  déguiser  mon   nom.  »  Toute  autre 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

tournure,  moins  elliptique,  serait  moins  rapide,  et  surtout  moins 
«  parlée  :  »  don  Juan  raisonnerait,  il  ne  «  causerait  »  plus.  Oui, 
dit  Horace  à  Arnolphe, 

Oui,  mon  père  m'en  parle,  et  qu'il  est  revenu, 
Comme  s'il  devait  m'être  entièrement  connu. 

{École  des  femmes,  l,  6.) 

Que  gagnerions-nous  à  ce  que  Molière  eût  écrit  :  «  Oui,  mon 
père  ?n  en  parle  et  [à,  ce  qu'il  m'en  dit  par  ailleurs,  il  ajoute]  qu'il 
est  revenu;  »  et  qui  ne  voit  ce  que  la  vivacité  du  dialogue  y  per- 
drait? Voici  encore  deux  vers  des  Femmes  savantes  : 

Faites,  faites  paraître  une  âme  moins  commune 
A  braver,  comme  moi,  les  traits  de  la  fortune. 

{Femmes  savantes,  V,  4.) 

Rien  n'était  plus  aisé  que  d'écrire  : 
En  bravant,  comme  moi... 
ou  encore  : 

Et  bravez,  comme  moi,  les  traits  de  la  fortune. 

Pourquoi  Molière  ne  l'a-t-il  pas  fait?  Et  si  l'on  répond  encore, 
puisque  enfin  on  n'a  guère  fait  jusqu'ici  d'autre  réponse  :  «  C'est 
qu'il  improvisait;  »  je  réponds  à  mon  tour  :  «  Oui,  et  en  impro- 
visant, il  écoutait  son  personnage;  il  entendait  parler Philaminte; 
il  écrivait  sous  la  dictée  du  modèle  qu'il  avait  devant  lui.  »  Les 
exemples  abonderaient  de  ces  «  incorrections  »  qui  en  sont,  si 
l'on  le  veut,  pour  les  yeux,  mais  non  pas  pour  l'oreille.  Les 
dialogues  sont  faits  pour  être  parlés,  comme  les  sermons  pour 
être  «  prononcés;  »  je  dirais  volontiers  comme  les  lettres,  celles 
de  M""^  de  Se  vigne,  par  exemple,  étaient  faites  pour  être  «  lues 
à  haute  voix,  »  en  famille  ou  dans  le  cercle  de  ses  amis.  Ils  y 
reconnaissaient  la  vivacité  prime-sautière  de  sa  conversation,  et 
un  excès  de  régularité  les  eût  au  contraire  choqués.  Pareillement 
Molière,  et  pareillement  tous  leurs  contemporains,  ou  presque 
tous,  La  Fontaine  entre  autres,  jusque  dans  ses  Fables,  et  Racine, 
et  Boileau  lui-même. 

On  l'oublie  encore  quand  on  reproche  à  Molière,  comme 
l'a  fait  Scherer,  de  «  cheviller  abominablement,  »  et  que  d'ail- 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  839 

leurs  on  en  donne  pour  exemple  ces  deux  vers  du  Misanthrope  : 

Serait-il  à  propos,  et  de  la  bienséance, 

De  dire  à  mille  gens  tout  ce  que  d'eux  on  pense  ! 

{Misanthrope,  I,  1.) 

Il  n'est  peut-être  pas  «  de  la  bienséance,  »  observait  à  ce  pro- 
pos un  critique  malicieux,  que  je  reproche,  moi  jeune  homme, 
à  un  homme  d'âge  comme  M.  Scherer,  l'excès  ou  l'erreur  de  sa 
sévérité,  mais  cela  est  pourtant  «  à  propos;  »  et  cela  suffit  à  prouver 
qu'il  n'y  a  donc  pas  de  pléonasme  ou  de  cheville  dans  les  deuxvers 
qu'on  incrimine.  Mais  quand  on  en  citerait  d'autres,  et  de  mieux 
choisis  : 

Pour  moi,  je  ne  tiens  pas,  quelque  effet  quon  suppose. 
Que  la  science  soit  pour  gâter  quelque  chose  ; 

[Femmes  savantes,  IV,  3.) 

on  pourrait  encore  discuter,  dire  que  la  cheville  n'en  est  pas  une, 
qu'elle  ajoute  quelque  chose  au  sens;  et  surtout  on  pourrait  dire, 
il  faudrait  même  dire  que  des  vers  conçus  et  faits  eux-mêmes 
pour  être  «  dits  »  sur  le  théâtre,  ne  sauraient  aller  à  leur  but  sans 
donner  un  peu  de  relâche  à  l'attention  du  spectateur  et  à  la  con- 
tinuité du  débit  de  l'acteur. 

Je  veux  donc  qu'il  y  ait  de  la  «  bourre  »  dans  les  vers  de  Mo- 
lière, mais  on  remarquera  qu'il  y  en  a  aussi  dans  sa  prose,  et  s'il 
n'y  en  avait  pas,  nous  aurions  presque  le  droit  de  nous  en  plaindre. 
Il  faut  des  temps  d'arrêt  dans  la  conversation;  la  parole  ne  suit 
pas  immédiatement  la  pensée  ;  un  style  non  seulement  concis  et 
ramassé,  mais  trop  dense,  fatiguerait  promptement  l'interlo- 
cuteur. 

Perse  en  ses  vers  obscurs,  mais  serrés  etpressans, 
Affecta  d'enfermer  moins  de  mots  que  de  sens; 

aussi  est-il  Perse,  et  ses  vers  ne  manquent-ils  de  rien  tant  que  de 
naturel.  Il  n'est  pas  conforme  à  la  réalité,  même  en  prose,  que 
tous  les  mots  aient  le  même  intérêt  ou,  pour  ainsi  parler,  la  même 
prétention.  «  Qiioi  quon  die  »  a  du  bon,  le  quoi  quon  die  de 
Trissotin,  et  Molière  s'en  moque,  mais  il  y  a  plaisir  à  le  voir  en 
user. 

Et  enfin  tout  le  mal,  quoique  le  monde  glose, 
M'est  que  dans  la  façon  de  recevoir  la  chose. 

{École  des  femmes,  IV,  8.) 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  encore  : 

Sortirai-je  pour  lui,  quelque  éclat  dont  il  brille, 
De  la  pudeur  du  sexe  et  du  devoir  de  fille? 

{Tartuffe,  II,  3.) 

et  encore  : 

Et  je  ne  vois  rien  là,  si  j'en  puis  raisonner. 
Qui  blesse  la  pensée,  et  fasse  frissonner  ; 

{Femmes  savantes,  I,  1.) 

Toutes  ces  «  chevilles,  »  manifestement,  soulagent  l'attention 
de  l'auditeur.  Elles  nous  donnent  le  temps  de  respirer.  Je  ne  sais 
si  l'on  ne  pourrait  ajouter  qu'elles  règlent  la  diction  de  l'acteur. 
A  tout  le  moins  l'avertissent-elles  de  la  monotonie  de  notre 
alexandrin.  Elles  l'obligent  à  changer  de  ton.  Elles  le  ramènent 
au  naturel.  Elles  rapprochent  encore  le  discours  de  l'allure  de  la 
conversation.  Il  n'a  pas  l'air  étudié,  calculé,  compassé.  Grâce  à  ces 
chevilles,  le  personnage  n'apporte  point  sa  phrase  toute  faite;  il 
ne  la  récite  point  comme  venant  de  son  auteur,  mais  de  son 
fond,  à  lui,  qui  parle;  il  la  cherche  en  notre  présence,  devant 
nous,  et  la  trouve  à  peine  avant  nous,  presque  en  même  temps 
que  nous.  Et  puisque  rien  n'est  plus  «  précieux  »  que  de  vouloir 
faire  un  sort  à  chaque  mot,  on  conçoit  que  rien  n'ait  répugné 
davantage  au  grand  ennemi  de  la  préciosité. 

Ce  qui  est  encore  moins  naturel,  aux  yeux  de  Molière  et  de 
la  plupart  des  honnêtes  gens  de  son  temps,  c'est  de  suivre  ses 
métaphores.  Ils  ne  vont  pas  tout  à  fait  aussi  loin  que  ce  prince 
de  Gonti,  qui  prétendait  qu'encore  vaut-il  mieux  dire  :  ((  Je  suis 
crotté...  comme  une  horloge,»  que  de  rester  court  sur  une  com- 
paraison. C'était  se  donner  un  peu  trop  de  liberté.  Ge  qui  est  tou- 
tefois certain,  c'est  que  ces  métaphores  incohérentes,  —  qui  amu- 
sent tant  nos  journalistes,  sous  la  plume  de  leurs  confrères,  — 
ne  sont  point  au  xvu*'  siècle  pour  arrêter  les  meilleurs  écrivains. 
En  voulez- vous,  de  qui?  de  Corneille,  dans  son  Menteur? 

Ce  malheureux  jaloux  s'est  blessé  le  cerveau 
Dhin  festin  qu'hier  soir  on  m'a  donné  sur  l'eau. 

En  voulez-vous  de  M"^  de  Sévigné?  Elle  déplore  la  mort  de 
l'archevêque  d'Arles,  et  elle  écrit  :  «  Il  n'y  a  point  d'esprits  ni 
de  cœurs  su?'  ce  moule;  ce  sont  des  soi'tes  de  métaux  qui  ont  été 
altérés  par  la  corruption  du  temps  :  enfin  il  n'y  en  a  plus  de  cette 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  841 

vieille  roche.  »  Que  si  d'ailleurs  on  préférait  un  exemple  de 
Boasuet,  il  y  en  a,  comme  celui-ci,  que  j'emprunte  au  VT  Avertis- 
sement aux  protestans  :  «  Pour  voir  jusqu'où  peut  aller  le  travers 
cVune  tête  qui  ne  sait  pas  modérer  son  feu,  il  faut  considérer  sur 
quoi  le  pasteur  se  fonde;  »  et  nous  lisons  encore,  où  cela,  dans  les 
Sermons,  ou  dans  les  traités  que  Bossuet  n'a  pas  revus?  Non  1  mais 
dans  V Oraison  funèbre  d'Henriette  de  France  :  «  C'est  en  cette 
sorte  que  les  esprits  wie  fois  émus,  tombant  de  ruines  en  ruines, 
se  sont  divisés  en  tant  de  sectes.  » 

Les  annotateurs,  commentateurs  et  critiques,  un  peu  embar- 
rassés, se  donnent  ici  beaucoup  de  peine;  ils  s'évertuent  pour 
chercher  à  Bossuet  ou  à  Corneille  des  justifications  lointaines  et 
subtiles.  Mais  il  n'y  en  a  qu'une  qui  serve,  et  ils  se  tireraient  bien 
plus  commodément  d'embarras  s'ils  se  souvenaient  que,  de  faire  des 
métaphores  qui  se  suivent,  c'est  justement  un  des  caractères  les 
moins  douteux  de  la  préciosité  du  style.  Et  que  font,  je  vous  prie, 
Cathos  ou  Madelon,  quand  elles  disent  à  Mascarille  :  «  De  grâce, 
contentez  un  peu  l'envie  que  ce  fauteuil  a  de  vous  embrasser?  » 
Elles  suivent  leur  métaphore,  puisqu'on  dit  très  bien  «  les  bras 
d'un  fauteuil.  »  Pareillement,  Trissotin,  dans  le  couplet  célèbre  : 

Pour  cette  grande  faim  qu'à  mes  yeux  on  expose, 

Un  plat  seul  de  huit  vers  me  semble  peu  de  chose, 

Et  je  pense  qu'ici  je  ne  ferai  pas  mal 

De  joindre  à  l'épigramme  ou  bien  au  madrigal 

Le  ragoût  d'un  sonnet,  qui,  chez  une  princesse 

A  passé  pour  avoir  quelque  délicatesse, 

Il  est  de  sel  attique  assaisonné  partout 

Et  vous  le  trouverez,  je  crois,  d'assez  bon  goût. 

On  ne  peut  mieux  suivre  encore  sa  métaphore,  ni  d'ailleurs 
être  plus  ridicule.  Lisez  là-dessus  M""^  de  Lambert,  Fontenelle, 
Marivaux,  Montesquieu  lui-même,  jusque  dans  son  Esprit  des 
Lois.  Il  n'y  a  pas  de  caractère  plus  significatif  de  la  préciosité  ; 
et,  en  tant  que  la  préciosité  n'est  qu'un  vice  du  langage,  rien  n'en 
explique  mieux  la  nature,  en  même  temps  que  les  raisons  pro- 
fondes que  Molière  a  eues  de  la  combattre. 

On  pourrait  dire  en  un  certain  sens  que  nous  ne  parlons  que 
par  métaphore  ;  et,  assurément,  de  tous  les  moyens  qu'on  connaisse 
d'enrichir  une  langue,  s'il  y  en  a  de  plus  apparens,  de  plus  maté- 
riels en  quelque  sorte,  il  n'en  est  pas  de  plus  légitime,  ou  de  plus 
conforme  à  l'évolution  naturelle  du  langage  que  la  métaphore. 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  le  malheur  est  aussi  qu'il  n'y  en  ait  pas  de  plus  ingénieux. 
On  cherche  entre  les  objets  des  rapports  nouveaux,  des  rapports 
subtils,  des  rapports  cachés;  on  en  découvre;  cela  conduit  à  en 
chercher  d'autres  ;  et,  insensiblement,  une  manière  de  parler 
s'introduit,  qui,  de  singulière,  ne  tarde  pas  à  devenir  bizarre,  et, 
de  bizarre,  incompréhensible.  Qu'on  appelle  donc  un  miroir  «  le 
conseiller  des  Grâces,  »  il  ny  a  rien  là  qui  nous  étonne  et  nous 
n'y  voyons  qu'une  façon  de  dire  un  peu  apprêtée.  Mais  au  lieu 
de  dire  :  «  Approchez-nous  ce  fauteuil,  »  si  l'on  dit  :  «  Voiturez- 
nous  ici  les  commodités  de  la  conversation,  »  voilà  qui  est  d'un 
goût  douteux,  et  nous  comprenons  que  Molière  n'ait  pas  pu  sup- 
porter ce  jargon. 

C'est  qu'en  premier  lieu,  selon  son  expression. 

Ce  style  figuré,  dont  on  fait  vanité, 
Sort  du  bon  caractère  et  de  la  vérité. 

On  ne  parle  pas  naturellement  comme  cela.  Il  faut  s'y  être  étudié. 
D'un  divertissement  la  conversation  deviendrait  une  fatigue,  ou 
plutôt  un  supplice,  si  l'on  était  obligé  de  la  soutenir  sur  ce  ton. 
Le  style  «  précieux  »  est  d'autant  plus  éloigné  du  style  «  naturel» 
qu'il  est  plus  différent  du  vrai  style  «  parlé.  »  On  dit  :  «  Nicole, 
apporte-moi  mes  pantoufles  et  mon  bonnet  de  nuit;  »  et  on  peut 
avoir  des  raisons  de  ne  pas  le  dire,  mais  on  n'en  a  jamais  de  le 
dire  autrement.  «  Vous  voulez  dire,  Acis,  qu'il  fait  froid  ;  dites  :  il 
fait  froid;  »  et  ainsi  diront,  —  pas  toujours, mais  généralement, — 
La  Bruyère  après  Molière,  et  Voltaire  après  La  Bruyère.  Tout  le 
reste  ne  sera  que  «  jeux  de  mots, qu'affectation  pure.  »  C'est  pour- 
quoi nous  ne  nous  embarrasserons  pas  de  suivre  nos  méta- 
phores ;  nous  ne  verrons  pas  dans  la  régularité  de  nos  compa- 
raisons la  grande  règle  du  style;  et  si,  par  hasard,  nous  en  étions 
tentés,  il  nous  suffira  de  songer  à  la  nature  de  la  comparaison  et 
de  la  métaphore. 

C'est  probablement  ce  qu'aura  fait  Molière,  et,  en  y  songeant, 
il  se  sera  sans  doute  aperçu  que  toute  métaphore  et  toute  com- 
paraison n'étaient  vraies  que  jusqu'à  un  certain  point.  Deux  ob- 
jets peuvent  avoir  un,  deux,  trois  caractères  de  communs,  mais 
quelque  ressemblance  que  l'on  découvre  entre  eux,  ils  ne  sont  pas 
identiques,  puisqu'ils  continuent  d'être  deux.  C'est  ce  que  n'ont 
pas  vu  les  précieuses,  et  c'est  ce  que  Molière  a  parfaitement  su. 
Toute  comparaison  n'est  bonne  qu'autant  qu'on  ne  la  pousse  point  ; 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  843 

et  rien  ne  la  rend  plus  mauvaise,  n'en  fait  mieux  ressortir  Tarti- 
fice  ou  la  fausseté,  que  de  vouloir  la  suivre  trop  loin.  Elle  ne  sert 
plus  alors  d'éclaircissement  ou  d'illustration  à  la  pensée,  mais 
elle  l'obscurcit.  Et  ce  n'est  plus  seulement  le  style  qui  en  est  gâté, 
mais  la  nature  elle-même  des  choses  qui  s'en  trouve  faussée.  C'est 
encore  ce  que  Molière,  étant  Molière,  n'a  pas  pu  ne  pas  voir. 
«  Comparaison  n'est  pas  raison,  »  dit  un  commun  proverbe,  et 
précisément  c'est  cela  qu'il  veut  dire.  Une  comparaison  ou  une 
métaphore  ne  nous  rendent  compte  de  rien.  Elles  ornent  le  dis- 
cours, mais  elles  n'en  sauraient  faire  le  fond.  Nous  les  indiquerons 
donc,  et  nous  ne  les  développerons  pas.  Mais  surtout  nous  ne 
les  suivrons  point  !  Si  l'imitation  de  la  nature  est  l'objet  ou  l'un 
des  objets  de  l'art,  nous  comprendrons  que  l'application  que  nous 
mettrons  à  suivre  nos  métaphores,  nous  détournerait  de  notre 
but.  Et  nous  comprendrons  enfin  que,  dans  la  mesure  oii  les 
langues  s'enrichissent  par  ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  fructi- 
fication naturelle  des  métaphores,  c'est  justement  à  une  condi- 
tion, qui  est,  qu'à  un  moment  donné,  elles  cessent  d'être  des 
métaphores. 

C'est  ce  que  Molière  a  encore  très  bien  vu.  Prenons  ces  deux 
vers,  souvent  cités,  du  Misanthrope  : 

Le  poids  de  sa  grimace  où  bi'ille  l'artifice 
Renverse  le  bon  droit  et  tourne  la  justice. 

Je  consens  qu'ils  soient  assez  mal  écrits.  Mais  pourquoi  sont-ils 
mal  écrits?  Précisément  parce  que  ces  expressions  métaphoriques 
de  «  Poids,  »  de  «  Briller,  »  de  «  Renverser  «  sont  encore  méta- 
phoriques; ou,  si  l'on  le  veut^  n'ont  pas  encore  été,  ne  sont  pas 
même  aujourd'hui  suffisamment  dépouillées  de  leur  sens  premier, 
propre  et  concret.  Le  «  poids  »  d'une  grimace,  aujourd'hui  même, 
n'est  pas  tout  à  fait  synonyme  de  «  l'efTet  que  produit  une  gri- 
mace, »  ni  «  renverser  »  le  bon  droit,  de  le  «  violer  »  ou  d'en 
«  triompher.  »  Mais  le  principe  est  juste  ;  et,  sous  prétexte  que 
dans  pecimia  on  retrouve  toujours  pecus,  il  serait  pédantesque 
de  n'en  vouloir  user  que  dans  les  phrases  où  l'on  pourrait  faire 
entrer...  un  bœuf.  C'est  une  erreur  où  tombent  souvent  les  étymo- 
logistes,  avec  leur  manière  de  voir  sous  tous  les  mots  les  mots 
dont  ils  dérivent.  11  n'y  aurait  plus  moyen  d'écrire  ni  de  parler 
si  nous  continuions  de  parler  grec  ou  latin  en  français.  Les  com- 
paraisons n'enrichissent  vraiment  les  langues  qu'à  la  condition 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  s'abréger  d'abord  en  métaphores,  qui  sont  des  comparaisons 
dont  on  n'exprime  que  l'un  des  deux  termes  ;  et  de  figurées  ou 
de  concrètes,  ces  métaphores,  à  leur  tour,  doivent  devenir 
abstraites;  ou,  si  l'on  le  veut,  et  en  rapprochant  l'évolution  de  la 
parole  de  celle  de  l'écriture,  elles  doivent,  de  «  représentatives,  » 
devenir  d'abord  «  hiéroglyphiques,  »  et  d'  «  hiéroglyphiques  » 
finalement  «  idéographiques.  » 

Est-ce  à  dire,  après  cela,  que  le  galimatias  de  Molière  se  jus- 
tifie toujours  par  ces  motifs  ou  s'excuse  toujours  par  ces  obser- 
vations? Non,  sans  doute,  et  nous  l'avons  dit  nous-même  assez 
clairement.  Il  n'y  a  pas  non  plus  d'observation,  et  encore  moins 
de  théorie  grammaticale,  ou  philologique,  qui  puisse  excuser 
ou  justifier  ces  quatre  vers  d'Hugo  : 

Quand  notre  âme,  en  rêvant,  descend  dans  nos  entrailles, 
Comptant  dans  notre  cœur  qu'enfin  la  glace  atteint, 
Comme  on  compte  les  morts  sur  un  champ  de  batailles, 
Chaque  douleur  tombée  et  chaque  songe  éteint. 

C'est  ici  la  part  de  la  faiblesse  humaine  !  et,  dans  aucune  langue 
peut-être  on  n'est  plus  exigeant  qu'en  français,  sinon  sur  la 
qualité,  du  moins  sur  la  réalité  de  l'image.  Mais  que,  pour  toutes 
les  raisons  que  nous  avons  dites,  Molière  ait  affecté  d'éviter,  et,  en 
l'évitant,  de  railler,  par  l'exemple  qu'il  donnait  du  contraire,  un 
vice  de  langage  qui  était  à  ses  yeux  le  plus  caractéristique  de  la 
préciosité  du  discours,  c'est  ce  que  l'on  peut,  je  crois,  affirmer.  Il 
y  a  certainement  de  l'intention,  dans  sa  manière  de  ne  pas  suivre 
ses  métaphores. 

Mon  cœur  aura  bâti  sur  ses  attraits  naissans, 
Et  cru  la  mitonner  pour  moi  durant  treize  ans... 

{École  des  femmes,  IV,  1.) 

On  ne  nous  fera  pas  croire  que  Molière,  s'il  l'eût  voulu,  n'eût 
pas  pu  ((  accorder  »  ces  métaphores  entre  elles.  Et  on  pourra 
d'ailleurs  prétendre  qu'il  eût  donc  mieux  fait,  en  ce  cas,  de  le 
faire,  mais  on  aura  du  moins  rapporté  son  «  galimatias  »  à  son 
principe.  Quand  il  n'enferme  pas  sa  pensée  dans  un  de  ces  vers 
devenus  proverbes  : 

Il  est  de  faux  dévots  ainsi  que  de  faux  braves  ; 

{Tartuffe,  I,  5.) 

Molière  tourne,  pour  ainsi  dire,  autour  d'elle  ;  il  en  exprime,  à 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  845 

la  façon  de  Montaigne,  —  par  des  comparaisons,  non  pas  «  sui- 
vies »  mais  «  successives,  »  —  les  différens  aspects  ou  encore  les 
divers  degrés  d'approximation.  Ainsi  Pascal  :  «  Trois  degrés  délé- 
vation  vers  le  pôle  renversent  la  jurisprudence.  Un  méridien  dé- 
cide de  la  vérité...  le  droit  a  ,9^5  époques...  l'entrée  de  Saturne  au 
Lion  nous  marque  r origine  d'un  tel  crime...  Vérité  au  deçà  des 
Pyrénées,  erreur  au  delà.  »  Et  Bossuet  à  son  tour  :  «  Multipliez 
vos  jours,  comme  les  cerfs...  Durez  autant  que  ces  grands  chênes... 
entassez  dans  cet  espace,  honneurs,  richesses,  plaisirs,  que  vous 
profitera  cet  amas...  que  vous  servira  d'avoir  tant  écrit  dans  ce 
livre...  puisque  enfin  une  seule  rature  doit  tout  effacer.  »  Encore 
Pascal  n'est-il  qu'un  écrivain,  et  Bossuet  un  orateur;  mais  Mo- 
lière, de  plus,  est  auteur  dramatique,  et  ces  sautes  inattendues  de 
métaphores,  si  je  puis  ainsi  parler,  qui  lui  servent,  d'une  ma- 
nière générale,  à  nous  donner  l'impression  du  naturel  même,  lui 
servent  donc,  de  plus,  par  une  conséquence  nécessaire,  à  produire 
des  effets  parfois  très  comiques;  elles  lui  servent  à  caractériser 
des  personnages  qui  ne  sauraient  tous  parler  la  même  langue  ;  et 
elles  lui  servent  enfin  à  nous  procurer  ce  sentiment  de  vie  qui  est 
la  grande  marque  de  son  style. 

Alexandre  Dumas  fils,  dans  une  de  ses  Préfaces,  discutant 
cette  question  de  la  langue  de  Molière,  s'est  demandé  si  quelques- 
unes  de  ces  incorrections  ne  seraient  peut-être  pas  en  littérature 
la  condition  même  de  la  vie  ?  Et,  au  fond,  toute  la  controverse  du 
naturalisme  et  de  l'idéalisme  dans  l'art  ne  roule  que  sur  ce  point. 
L'idéal  ne  s'atteint  qu'au  prix  de  quelques  sacrifices^  ou  de  quel- 
ques partis  pris,  et  ce  qu'on  sacrifie  pour  l'atteindre,  il  semble 
bien  que  ce  soit  un  peu  de  la  vie,  quand  surtout  cet  idéal  ne  s'élève 
pas  au-dessus  de  la  simple  correction.  On  lit  dans  une  lettre  de 
M"'  de  Sévigné  :  «  M"^  de  Brissac  avait  aujourd'hui  la  colique  ; 
elle  était  au  lit,  belle  et  coiffée  à  coiffer  tout  le  monde  :  je  vou- 
drais que  vous  eussiez  vu  ce  qu'elle  faisait  de  ses  douleurs,  et 
l'usage  qu'elle  faisait  de  ses  yeux,  et  des  cris,  et  des  bras,  et  des 
mains  qui  traînaient  sur  sa  couverture,  et  les  situations,  et  la 
compassion  qu'elle  voulait  qu'on  en  eût  (21  mai  1676).  »  Qui  ne 
voit  ici  ce  que  la  vérité,  la  vivacité,  la  vie  de  ce  petit  tableau  per- 
draient à  la  froideur  d'une  exacte  correction? 

Mais  disons  quelque  chose  de  plus.  11  y  a  deux  ou  trois  écri- 
vains, dans  l'histoire  de  notre  littérature,  qui  ont  eu  ce  don  de 
la  vie  et  qui  Font  eu,  comme  l'on  dit,  éminemment.  C'est  Balzac, 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  notre  temps,  Honoré  de  Balzac,  le  romancier  de  la  Comédie 
humaine,  dont  l'œuvre  nous  apparaît  tous  les  jours  plus  vivante, 
en  dépit  ou  peut-être  à  cause  de  ses  défauts,  qui  furent  ceux  de 
toute  une  époque,  et  ainsi  qui  donnent  à  ses  romans  cette  valeur 
documentaire  dont  nous  sommes  aujourd'hui  si  curieux;  —  c'est 
Saint-Simon,  au  siècle  précédent,  qui  a  réalisé,  lui,  ce  miracle 
d'animer,  de  faire  vivre  ce  qu'il  y  a  de  moins  intéressant  au  monde, 
les  intrigues  de  cour,  et  de  communiquer  à  tout  ce  qu'il  touche 
l'espèce  de  fièvre  dont  il  est  constamment  agité  ;  —  et  c'est  Mo- 
lière enfin  au  xvii^  siècle.  On  en  convient,  on  le  reconnaît  : 
Arnolphe  et  Tartuffe,  Agnès  et  Gélimène,  Alceste,  Orgon,  Chry- 
sale,  nous  n'avons  point  à  la  scène  de  personnages  plus  vivans,  de 
même  que  nous  n'avons  point  de  récit  ou  de  tableau,  j'ose  dire 
plus  «  grouillant,  »  que  celui  de  la  mort  du  grand  Dauphin,  si 
ce  n'est  telle  ou  telle  description  de  Balzac.  Mais,  justement,  chose 
assez  singulière!  il  n'y  a  point  de  grands  écrivains  dont  on  ait 
critiqué  plus  continûment  ni  plus  sévèrement  le  style  et,  il  faut 
le  dire,  avec  plus  de  raison  ou  d'apparence  de  raison.  Quel  est 
donc  ce  mystère,  oa  plutôt  ce  problème?  J'avoue  que  je  n'en 
saurais  donner  l'explication.  La  grammaire,  <■<.  qui  sait  régenter 
jusqu'aux  rois,  »  serait-elle  incompatible  avec  la  vérité  de  l'obser- 
vation de  la  vie?  Yoilà  qui  ferait  trop  de  plaisir  aux  mauvais 
écrivains.  Mais,  quelle  que  soit  la  cause,  tel  est  le  fait  :  ni  Balzac, 
ni  Saint-Simon,  ai  Molière  ne  sont  toujours  corrects,  mais  ils  sont 
toujours  vivans.  Il  se  pourrait  qu'entre  l'irrégularité  de  leur  style 
et  l'intensité  de  vie  que  nous  aimons  dans  leur  œuvre,  il  y  eût 
quelque  relation  mystérieuse.  Et  je  laisse  à  de  plus  heureux  d'en 
trouver  la  formule,  mais  de  cette  relation,  quand  il  s'agit  de 
juger  du  style  de  Molière,  il  serait  difficile  de  ne  pas  tenir 
quelque  compte. 

Il  le  serait  également  d'oublier  que  tous  ses  personnages  ne 
sauraient  parler  la  même  langue,  Alceste  ou  Gélimène  s'exprimer 
comme  Martine  ou  George  Dandin;  et  que,  si  cela  est  assez  évi- 
dent quand  ce  sont  ses  «  valets  »  ou  ses  <(  paysans  »  que  l'on  en- 
tend, cela  l'est  moins,  mais  n'est  pas  moins  vrai,  quand  ce  sont 
ses  «  femmes  savantes,  »  ou  ses  u  bourgeois,  »  ou  ses  «  gentils- 
hommes M.  Lui  reprocherons-nous  d'avoir  parlé  quelque  part 
d'un  «  vin  à  sève  veloutée,  armé  d'un  vert  qui  nest  point  trop 
commandant?  »  Evidemment,  c'était  le  jargon  des  gourmets  de 
l'époque.  Nous  avons  rappelé  quelques  phrases   du   maître   de 


fi 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  847 

musique  dans  le  Bourgeois  gentilhomme  :  «  Les  applaudissemens 
me  touchent,  et  je  tiens  que  dans  tous  les  beaux-arts  cest  un  sup- 
plice assez  fâcheux  que  de  se  produire  à  des  sots  et  dessutjer  sur 
des  compositions  la  barbarie  d'un  stupide...  »  Il  est  clair  ici  que 
le  maître  de  musique  s'écoute  et  prend  plaisir  à  s'écouter  parler. 
Son  galimatias  fait  un  trait  de  son  caractère.  Pareillement 
Trissotin  dans  les  Femmes  savantes,  et  Bélise,  et  Philaminte,  et 
Armande.  Caractérisés  comme  le  sont  les  personnages  de  Molière, 
c'est  à  eux,  c'est  à  leur  caractère,  à  leur  condition,  à  leur  situation 
qu'il  faut  demander  la  raison  d'une  bizarrerie  de  langage  qui  est 
quelquefois  la  leur.  Il  y  a  dans  Arnolphe  un  mélange  de  sottise 
naturelle  et  de  contentement  de  soi-même,  il  y  a  de  la  finesse  et 
de  la  prétention,  et  il  y  a  dans  Tartuffe  du  calcul  et  de  la  mala- 
dresse, il  y  a  de  l'hypocrisie  et  de  la  grossièreté.  Si  de  toutes  ces 
nuances  on  retrouve,  et  on  doit  retrouver  quelque  chose  dans  la 
manière  dont  ils  parlent,  imputerons-nous  au  «  style  de  Molière  » 
ce  qui  est  caractéristique  des  personnages  ?«  Et  comment  voulez- 
vous  qu'ils  traînent  votre  carrosse,  dit  Maître  Jacques  dans  l'Avare, 
quils  ne  peuvent  pas  se  traîner  eux-mêmes?  »  Supposé  que  ce 
soit  une  incorrection,  nous  voyons  aisément  qu'elle  est  voulue  : 
Maître  Jacques  est  «  peuple  »  et  parle  donc  comme  le  «  peuple.  » 
Et  c'est  ainsi  qu'il  pourrait  y  avoir  quelque  ironie  —  par  fidélité 
de  ressemblance  —  jusque  dans  le  langage  que  Molière  prête  à 
ses  Valère  et  à  ses  Clitandre. 

Encore  une  fois,  c'est  qu'il  écoute  parler  ses  personnages  au 
lieu  de  leur  imposer,  comme  feront  ses  successeurs,  sa  manière,  à 
lui,  de  parler  :  sa  gaité  légère  et  cynique  de  viveur,  comme 
Regnard;  sa  froideur  d'ironiste,  comme  Lesage;  ou  sa  subtilité 
de  psychologue  et  ses  recherches  de  précieux  comme  INIarivaux. 
Il  n'intervient  pas  en  auteur  dans  leurs  discours,  et,  pour  me  ser\àr 
d'une  expression  qu'il  aime,  son  iVlceste  ou  son  Philinte  ne  sont 
point  les  <(  truchemens  »  de  ses  opinions,  mais  des  leurs.  C'est 
une  condition  du  genre.  La  fidélité  de  lïmitation  est  le  premier 
mérite,  le  mérite  essentiel  de  la  représentation  de  la  vie;  et,  sans 
doute,  on  peut  se  proposer  de  faire  entrer  autre  chose  dans  une 
comédie,  mais  à  peine  la  gloriole  d'avoir  «  bien  écrit  ».  Le  Dis- 
trait, Turcaret,  le  Glorieux,  le  Méchant,  sont  des  comédies  assez 
bien  écrites,  qui  font  honneur  à  leurs  auteurs,  mais  qui  peut-être 
en  font  moins  à  la  scène  française,  et  dont  la  froideur  pourrait 
venir  d'être  précisément  trop  bien  écrites. 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  tout  cas,  on  ne  saurait  nier  qu'elles  en  soient  moins  co- 
miques, —  sinon  moins  «  satiriques,  »  —  et  précisément  encore, 
Molière  n'est  pas  un  satirique,  mais  un  comique.  Si  la  différence 
est  difficile  à  définir,  elle  n'en  est  pas  moins  considérable,  et  Vol- 
taire, par  exemple,  en  est  une  preuve,  qui  a  si  bien  manié  la  sa- 
tire, mais  dont  les  comédies,  r Enfant  prodigue  ou  Nanine,  sowi 
médiocres.  Est-ce  aussi  parce  qu'elles  sont  bien  écrites  ?  On  n'ose- 
rait le  dire,  et  cependant,  expérience  faite,  on  y  relèverait  moins 
de  prétendues  incorrections,  d'apparent  embarras  du  discours,  de 
«  lourdeur,  »  et  moins  de  métaphores  hasardées  que  dans  celles 
de  Molière.  C'est  qu'il  y  a  justement  des  «  embarras  »  et  au  be- 
soin des  «  incorrections,  »  il  y  a  même  un  «  galimatias  »  où  se 
peignent  les  caractères  ;  et  j "entends  ici  non  les  caractères  géné- 
raux, l'hypocrite  ou  l'avare,  mais  Harpagon  ou  Tartuffe  en  per- 
sonne, tels  que  leur  vice,  mais  aussi  tels  que  leur  condition,  leur 
origine,  leur  manière  de  vivre  et  tout  ce  qui  constitue  leur  indi- 
vidualité les  a  faits.  Eux  aussi,  c'est  de  tout  cela  qu'ils  sont  co- 
miques, de  la  naïveté  même  avec  laquelle  ils  le  laissent  voir,  de 
la  façon  dont  ils  se  trahissent  eux-mêmes  dans  leurs  discours. 
N'est-ce  pas  peut-être  ce  qui  a  échappé  à  quelques  critiques  du 
style  de  Molière?  et,  jusque  dans  sa  manière  d'écrire,  si  la  vie  qui 
est,  comme  on  l'a  dit,  «  une  comédie  pour  ceux  qui  pensent  »  est 
au  contraire  «  une  tragédie  pour  ceux  qui  sentent,  »  ne  serait-ce 
pas,  à  vrai  dire,  le  comique  et  la  comédie  même  qui  leur  déplai- 
rait? La  distinction  des  «  genres  »  n'est  pas  arbitraire  dans  l'his- 
toire de  la  littérature  ou  de  l'art,  et  elle  se  fonde  sur  d'autres 
caractères,  qu'on  pourrait  énumérer,  mais  sur  aucun  plus  pro- 
fondément ni,  pour  ainsi  parler,  plus  éternellement  que  sur  la 
diversité  des  familles  d'esprit. 

III 

Que  penserons-nous  donc  de  la  langue  et  du  style  de  Molière? 
de  sa  langue  d'abord,  et  de  son  style  ensuite;  car  ce  sont  deux 
choses,  qu'on  a  tort  de  confondre,  ou  du  moins  d'envelopper  dans 
le  même  jugement.  Sa  langue  est  celle  de  son  temps,  —  un  peu 
archaïque  peut-être,  — mais  la  langue  bourgeoise,  non  pas  la  lan- 
gue aristocratique  ni  la  langue  philosophique  ou  théologique  ;  la 
langue  de  Paris,  celle  des  Balles  et  du  Palais,  non  de  Port-Royal 
ou  de  la  Cour;  la  langue  de  Boileau,  non  celle  de  Voiture,  ni 


LA    LAKGUE    DE    MOLIÈRE.  849 

même  de  Malherbe  ou  de  Corneille,  et  encore  moins  la  langue 
de  Pascal  ou  de  Bossuet,  qui  sont  de  «  robe  »  ou  même  d'Église. 
Molière,  né  bourgeois,  est  avant  tout  de  sa  condition,  et  il  l'est  de- 
meuré jusqu'au  bout.  Aussi  les  caractères  de  cette  langue  sont-ils 
les  caractères  du  genre  d'esprit  et  de  la  façon  de  vivre,  de  sentir 
ou  de  penser  qu'elle  traduit.  Les  mots  en  sont  pleins,  énergiques, 
un  peu  lourds;  l'allure  en  est  habituellement  ironique  ou  mo- 
queuse; la  métaphore  y  rapetisse,  elle  y  rabaisse,  elle  y  ridiculise 
volontiers  ce  qu'elle  exprime.  On  a  le  droit,  aussi,  de  la  trouver 
vulgaire,  et  en  effet,  du  fond  de  ces  existences  médiocres,  où  ne 
s'agitent  généralement  que  des  préoccupations  assez  bourgeoises, 
comment  ramènerait-elle  rien  de  très  noble  ou  de  très  généreux? 
Mais,  en  revanche,  elle  a  les  qualités  de  ses  défauts,  la  santé,  la 
franchise,  le  naturel,  et,  —  dans  les  choses  qui  sont  de  son  do- 
maine, —  le  poids,  l'autorité,  la  force. 

Et  ce  que  le  soldat,  dans  son  devoir  instruit. 

Montre  d'obéissance  au  chef  qui  le  conduit, 

Le  valet  à  son  maître,  un  enfant  à  son  père, 

A  son  supérieur  le  moindre  petit  frère, 

N'approche  point  encor  de  la  docilité. 

Et  de  l'obéissance,  et  de  l'humilité. 

Et  du  profond  respect  où  la  femme  doit  être. 

Pour  son  mari,  son  chef,  son  seigneur  et  son  maître. 

[École  des  femmes,  III,  2.) 

Voilà  vraiment  du  Molière,  du  bon  Molière,  du  meilleur  Mo- 
lière, du  vrai  fils  de  Jean  Poquelin.  Prenons  encore  le  «  cou- 
plet »  de  la  Flèche,  dans  Y  Avare  :  «  Le  seigneur  Harpagon  est, 
de  tous  les  humains,  l'humain  le  moins  humain,  le  mortel  de 
tous  les  mortels  le  plus  dur  et  le  plus  serré;...  »  ou  relisons 
George  Dandin.  On  ne  saurait  parler  plus  «  bourgeois  »,  et  tout 
ce  qui  manque  ou  tout  ce  qu'on  voudrait  à  Molière  quand  il  écrit 
son  Garde  de  Navarre,  il  l'a  dans  ces  peintures  de  la  réalité 
moyenne.  Ainsi  Boileau  n'a  rien  écrit  de  mieux  que  certains  vers 
de  son  Lutrin,  où  les  sentimens  qu'il  prête  à  ses  personnages, 
n'ayant  rien  que  d'assez  vulgaire,  trouvent  leur  expression  accom- 
plie dans  sa  langue  de  tous  les  jours,  au  vocabulaire,  au  timbre, 
à  l'accent  de  laquelle  il  est  fait  dès  l'enfance. 

Etant  un  peu  vulgaire,  il  n'est  pas  étonnant  que  cette  langue 
soit  un  peu  «  prosaïque;  »  et,  sans  doute,  c'est  pourquoi  Fénelon, 
qui  était  un  bel  esprit,  préférait  la  prose  de  Molière  à  ses  vers.  Il 

TOME  CL.  —  1898.  54 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  trouvait  plus  naturelle.  C'était  avoir  le  nez  bien  fin,  eût-on  pu 
lui  répondre.  Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'on  aimerait  mieux 
que  des  vers  prosaïques  ne  fussent  point  des  vers;  et  notons-le, 
en  passant,  c'est  pour  cette  raison  qu'à  mesure  que  la  comédie 
se  rapprochait  d'une  imitation  plus  fidèle  de  la  vie  commune,  on 
l'a  écrite  plus  rarement  en  vers.  On  en  pourrait  donner  d'autres 
raisons,  mais  celle-ci  est  la  principale.  Si  dans  ce  vers  de  ÏÉcole 
des  femmes  : 

Vos  chemises  de  nuit  et  vos  coiffes  sont  faites, 

ou  dans  ces  deux  vers  de  Tartuffe  : 

Et  fort  dévotement  il  mangea  deux  perdrix 
Avec  une  moitié  de  gigot  en  hachis, 

l'intention  comique  n'était  pas  marquée  fortement,  et  le  trait  de 
caractère  accusé,  tout  le  monde  voit  bien  que  ce  seraient  à  peine 
des  vers.  On  ne  peut  pas  tout  dire  en  vers;  le  vers  ne  se  plie  pas 
à  l'expression  de  certains  détails;  ce  qu'il  y  a  de  chantant  et  de 
lyrique  en  lui  proteste  contre  leur  prosaïsme.  C'est  pourquoi,  dans 
la  prose  de  Molière,  notre  admiration  se  trouve  plus  au  large,  et 
comme  celle  de  Fénelon,  elle  n'est  pas  plus  vive,  mais  elle  est  plus 
libre.  Ou  encore,  et  en  d'autres  termes,  quand  une  langue  est  déjà 
prosaïque  de  nature,  le  vers  en  accuse  la  lourdeur,  et  c'est  ce  qui 
arrive  fréquemment  à  Molière.  C'est  ce  qu'on  verra  bien  si  l'on 
compare  sa  langue  à  celle  de  La  Fontaine,  qui  est  poète,  qui  l'est 
dans  ses  Fables,  qui  l'est  même  dans  ses  Contes,  où  pourtant  on  ne 
dira  point  qu'il  soit  préoccupé  de  sentimens  bien  nobles.  Mais  le 
fond  de  sa  langue  n'est  point  «  prosaïque;  »  il  l'a  épurée, raffinée 
à  l'école  des  précieuses;  et,  pour  ce  seul  motif,  on  ne  croirait  pas 
qu'il  enseigne,  ou  à  peu  près,  la  même  philosophie  que  Molière. 
On  remarquera  d'ailleurs  qu'aux  yeux  des  grammairiens,  la  langue 
de  La  Fontaine,  plus  poétique,  n'est  pas  plus  «  pure  »  que  celle 
de  Molière  et  qu'elle  est  pleine  de  ces  irrégularités,  ou  de  ces  sin- 
gularités notées  d'incorrection  par  la  logique  un  peu  pédantesque 
du  xvm*  siècle. 

Et  le  prosaïsme  ou  la  ^^llgarité  «  bourgeoise  »  de  la  langue 
de  Molière,  s'ils  ne  sont  pas  aggravés,  sont  du  moins  empêchés 
de  s'élever  au-dessus  d'eux-mêmes  par  les  exigences  de  la  co- 
médie. Car  la  vraie  comédie,  celle  qui  se  propose,  non  pas  préci- 
sément de  corriger  les  mœurs,  mais  d'en  ridiculiser  les  excès,  et 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  851 

je  ne  veux  pas  dire  d'instruire,  ni  d'agir,  mais  pourtant  d'obliger 
les  spectateurs  à  quelque  réflexion,  cette  comédie,  qui  est  celle 
de  Molière,  et  dont  le  caractère  confine  souvent  à  celui  du  drame, 
ne  saurait  être  une  école  de  beaux  sentimens.  Est-ce  peut-être 
pour  cela  que  Molière,  qui  a  su  faire  admirablement  parler  Dorine 
ou  Madame  Jourdain,  —  sans  rien  dire  de  Bélise  ou  de  Philaminte, 
qui  sont  des  ridicules,  —  n'a  su  au  contraire  faire  parler  ni  ses 
amoureux  ni  ses  jeunes  filles?  On  souffre  d'entendre  l'Angélique 
du  Malade  imaginaire  s'exprimer  en  ces  termes  :  ((  Est-il  rien  de 
plus  fâcheux  que  la  contrainte  où  on  me  tient,  qui  bouche  tout 
commerce  aux  doux  empressemens  que  notre  mutuelle  ardeur 
nous  inspire?  »  Cette  enfant-là  parle  comme  son  père,  et  ce  serait 
bien  fait  qu'elle  épousât  Thomas  Diafoirus  !  On  n'aime  pas  beau- 
coup non  plus  entendre  Henriette  dire  à  sa  sœur,  dans  les  Femmes 
savantes  : 

De  grâce,  souffrez-moi,  par  un  peu  de  bonté, 
Des  bassesses  à  qui  vous  devez  la  clarté; 
Et  ne  supprimez  point,  voulant  qu'on  vous  seconde. 
Quelque  petit  savant  qui  veut  venir  au  monde. 

{Femmes  savantes,  I,  1.) 

Une  jeune  fille  fait-elle  de  ces  plaisanteries?  N'est-elle  pas  trop 
raisonnable  aussi,  d'une  raison  qui  n'est  pas  de  son  âge,  quand  elle 
dit  à  Glitandre,  qu'elle  aime  : 

Rien  n'use  tant  l'ardeur  de  ce  nœud  qui  nous  lie 
Que  les  fâcheux  besoins  des  choses  de  la  vie. 
Et  l'on  en  vient  souvent  à  s'accuser  tous  deux 
De  tous  les  noirs  chagrins  qui  suivent  de  tels  feux. 

[Femmes  savantes,  V,  5.) 

Et  voilà  ce  que  c'est  que  d'avoir  entendu  répéter  trop  souvent  : 
Qu'on  vit  de  bonne  soupe... 

Mais  ce  qui  excuse  ici  Molière,  c'est  qu'après  tout  la  dé- 
licatesse des  sentimens,  ou  la  grâce,  n'ont  guère  de  place  dans  la 
comédie,  et  encore  bien  moins  l'élévation,  la  tendresse,  la  généro- 
sité, l'héroïsme  ou  le  sacrifice.  La  comédie,  telle  que  l'a  conçue 
Molière,  est  généralement,  nécessairement  dure  à  ses  personnages, 
qui  sont  l'incarnation  de  nos  ridicules  ou  de  nos  vices,  et  elle  ne 
l'est  au  nom  d'aucun  principe  supérieur  de  morale,  mais  des  exi- 
gences de  la  vie  commune.  Ce  qui  condamne  Arnolphe,  c'est  qu'il 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faut  des  «  époux  assortis,  »  et  il  ne  convient  pas  que  nous  épou- 
sions celle  dont  nous  pourrions  être  le  père.  Ce  qui  condamne 
Alceste,  c'est  la  continuité  de  sa  mauvaise  humeur,  et  la  vie  ne 
serait  pas  «  tenable  »  si  nous  n'avions  parmi  nous  quelques  Phi- 
linte  ou  quelques  Célimène.  Et  ce  qui  condamne  Harpagon,  c'est 
la  laideur  de  son  avarice,  l'argent  n'ayant  de  prix  qu'autant  qu'on 
en  use  et  qu'on  l'applique  à  se  rendre  la  vie  plus  facile  ou  plus 
douce.  Mais  rien  de  tout  cela  ne  prête  beaucoup  à  l'éloquence,  ni 
n'achemine  l'esprit  vers  les  hauteurs.  Nous  sommes  ici  vraiment 
dans  ce  qu'on  appelle,  par  métaphore,  la  prose  de  l'existence.  La 
comédie  qui  nous  en  dégagerait  sortirait  elle-même  de  la  réalité, 
deviendrait  romanesque  ou  sentimentale,  ne  serait  plus  la  repré- 
sentation de  la  vie.  Nous  y  demeurons  donc.  Il  faut  qu'à  cette 
réalité  la  langue  s'accommode  et  s'accorde.  Et  ainsi,  à  toutes  les 
raisons  qui  s'unissaient  pour  imposer  à  la  langue  de  Molière  les 
caractères  qui  sont  les  siens,  cette  autre  raison  s'ajoute  qu'il  n'eût 
pu  s'en  émanciper  qu'au  grand  dommage  du  caractère  même  de 
son  œuvre. 

C'est  pourquoi  nous  dirons  maintenant  de  son  «  style  ((  qu'il 
n'est  pas  sans  défauts,  mais  ces  défauts  ne  l'empêchentpoint  d'être 
unique  en  son  genre,  et  dans  notre  histoire  littéraire,  pour  des 
qualités  qui  tiennent  étroitement  à  ces  défauts  mêmes.  Je  ne  parle 
pas  de  la  gaîté,  qui  en  jaillit,  à  la  rencontre,  comme  d'une  source 
inépuisable  !  «  Cet  homme-là  ferait  rire  des  pierres  ;  »  et  voilà 
tantôt  deux  cent  cinquante  ans  que  nous  nous  amusons,  comme 
d'un  carnaval,  de  son  Malade  imaginaire,  qui  est  à  vrai  dire  la  plus 
navrante  des  bouffonneries.  Mais  son  style  a  le  naturel,  il  a  l'am- 
pleur, il  a  la  force,  il  a  la  fantaisie,  la  fantaisie  caricaturale, 
énorme,  inattendue  ;  et  il  manque  de  grâce  ou  de  délicatesse,  mais 
il  a  la  profondeur.  Et  je  n'ai  pas  besoin  de  relever,  de  commenter 
et  de  justifier  tous  ces  mots  l'un  après  l'autre.  Mais  plutôt  je 
noterai  que,  s'ils  sont  justes,  Molière  aura  toujours  des  critiques 
de  son  style,  parce  qu'il  y  aura  toujours  plusieurs  sortes  de  gens 
pour  concevoir  l'art  d'écrire  autrement  que  lui. 

Des  grammairiens  d'abord,  et  j'entends  ici  par  ce  mot  non  point 
les  philologues,  mais  je  pourrais  dire,  au  contraire!  tous  ceux  qui 
pensent,  mondains  d'ailleurs  ou  pédans,  que  l'art  d'écrire  et  de 
bien  écrire  se  réduit  à  des  règles  certaines.  Je  ne  répondrais  pas 
que  ce  n'eût  pas  été,  de  notre  temps,  le  cas  d'Edmond  Scherer,  ou 
celui  de  Bayle  au  xvn*'  siècle.  Qu'ont-ils  en  effet  voulu  dire,  Bayle 


I  j 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  833 

avec  ses  «  nouveaux  termes  »  et  ses  «  barbarismes,  »  et  Scherer 
quand  il  n'a  pas  craint  d'appeler  Molière  un  «  aussi  mauvais 
écrivain  qu'on  le  puisse  être,  avec  des  qualités  de  fond  qui  domi- 
nent tout  ?  ))  Tout  bonnement  que  le  style  de  Molière  n'était  pas 
conforme  aux  règles  de  leur  rhétorique.  Je  orains  seulement 
qu'ils  n'aient  pas  songé  que  ces  règles  n'affectaient  que  le  dehors 
du  style,  si  je  puis  ainsi  dire,  l'observation  de  quelques  usages, 
les  fantaisies  de  la  mode,  et  nullement  le  fond.  A  moins  encore 
qu'ils  n'aient  cru  que  le  style  s'appliquait  du  dehors  sur  la  pensée, 
comme  une  sorte  de  vêtement  qui  ne  ferait  pas  corps  avec  elle, 
et  qu'ainsi,  de  même  qu'un  Antinous  ou  une  Vénus  peuvent  être 
fort  mal  habillés,  de  même,  en  parlant  mal,  on  peut  cependant 
bien  penser.  Il  n'y  a  pas  d'erreur  plus  fâcheuse,  et  finalement, 
dans  l'histoire  de  notre  littérature  nationale,  il  n'y  en  a  pas  qui  ait 
contribué  davantage  à  énerver  la  prose  elle-même  du  xviii"  siècle 
finissant.  Tout  le  monde  «  écrivant  bien,  »  personne  alors 
n'écrit  bien;  et  ni  les  vers  de  l'abbé  Delille  ne  se  distinguent  de 
ceux  de  Lebrun,  ni  les  mots  de  Rivarol  de  ceux  de  Ghamfort,  ni 
une  page  de  Marmontel  d'une  page  de  Laharpe.  C'est  que  l'art 
d'écrire  et  l'art  de  penser  n'en  font  qu'un;  et  on  le  sait  bien;  et 
en  le  redisant  je  n'ai  pas  la  prétention  de  rien  apprendre  à  per- 
sonne! mais,  en  fait,  on  juge  du  style  comme  si  l'on  ne  le  savait 
point,  et  aussi  longtemps  qu'on  en  jugera  de  la  sorte,  il  se  trouvera 
des  critiques  pour  redire  du  style  de  Molière  ce  que  Bayle  et 
Scherer  en  ont  dit. 

Il  se  trouvera  aussi  des  «  délicats  »  ou  des  «  dédaigneux,  » 
comme  Vauvenargues  et  comme  Fénelon,  qui,  sans  toujours  s'en 
rendre  compte,  n'aimeront  pas  dans  le  style  de  Molière  la  qualité 
même  d'esprit,  la  nature  de  génie,  et  la  philosophie  dont  ce  style 
est  l'expression.  Telle  était  déjà  l'opinion  de  l'auteur  des  Saliî-es 
devenu  celui  de  VA7't  poétique,  et,  d'hommes  de  lettres  ou  de 
basochien,  homme  de  cour.  Et  en  effet,  il  n'y  a  presque  point  une 
plaisanterie  de  Molière,  au  moins  dans  ses  grandes  pièces,  qui 
n'insinue  toute  sa  philosophie.  Nous  la  retrouvons  jusque  dans 
ses  farces  ;  et  son  Malade  imaginaire  ou  son  Médecin  malgré  lui  ne 
sont  que  des  apologies  de  la  nature.  Il  est  permis  de  ne  pas  aimer 
cette  philosophie,  et  plus  d'une  fois,  pour  notre  part,  nous  avons 
usé  largement  de  la  permission.  Mais  alors,  au  lieu  de  dire, 
comme  Fénelon,  «  qu'en  pensant  bien  il  parle  souvent  mal,  »  on 
dirait  peut-être,  avec  plus  de  justice  et  d'impartialité,  qu'en  par- 


8o4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lant  comme  il  pense,  Molière  pense  souvent  mal.  C'est  sa  pensée 
qu'en  ce  cas  nous  n'aimons  point  ;  mais  étant  ce  qu'elle  est,  il 
faut  bien  convenir  qu'on  ne  saurait  l'exprimer  plus  clairement 
que  lui,  ni  surtout  d'une  manière  qui  s'enfonce  ou  se  grave  plus 
profondément  dans  la  mémoire.  Il  y  avait,  après  cela,  dans  le  style 
de  Molière,  nous  l'avons  vu,  quelque  chose  de  populaire  ou  de 
bourgeois,  qui  ne  pouvait  manquer  de  déplaire  à  l'esprit  très  dis- 
tingué, hautain,  et  souverainement  aristocratique  de  Fénelon. 
C'est  encore  une  des  raisons  de  sa  sévérité.  Il  le  trouvait,  —  et 
c'était  aussi  l'opinion  de  Boileau,  — 

...  trop  ami  du  peuple  en  ses  doctes  peintures; 

non  sans  motif  d'ailleurs,  au  sens  où  l'un  et  l'autre  entendaient 
ce  mot  de  «  peuple;  »  et  puisque,  sans  doute,  il  y  aura  toujours 
de  tels  esprits,  et  que  même  il  sera  bon  qu'il  y  en  ait,  —  parce 
qu'il  faut  aimer  «  le  peuple  »  mais  non  pas  toujours  le  suivre,  ni 
le  cfToire  toujours  infaillible,  —  il  y  aura  donc  toujours  aussi 
d'excellens  juges  pour  adresser  au  style  de  Molière  les  critiques 
de  Fénelon. 

Et  enfin  il  y  en  aura  pour  renouveler  contre  lui  les  critiques 
de  La  Bruyère,  s'il  y  aura  toujours  parmi  nous  des  stylistes,  on 
veut  dire  de  curieux  artisans  de  mots,  qui  ne  se  contenteront  pas 
de  traiter  le  langage  comme  une  œuvre  d'art,  mais  qui  attache- 
ront moins  de  prix  au  fond  des  choses  qu'à  la  manière  de  les  dire. 
Evidemment,  si  Molière  nous  donne  une  leçon,  ce  n'est  pas  celle- 
là!  Nulle  préoccupation  ne  lui  a  été  plus  étrangère,  ou  plutôt, 
quand  il  a  paru  quelquefois  s'en  laisser  toucher,  comme  dans 
son  Garde  de  Navai^re^  c'est  justement  alors  qu'il  a  peut-être  le 
moins  bien  écrit.  Je  ne  pense  pas  qu'il  y  en  ait  non  plus  de  moins 
familière  à  Pascal  ou  à  Bossuet.  Quand  on  croit  avoir  quelque 
chose  d'essentiel  à  dire,  on  ne  demande  aux  mots  que  de  nous 
aider  à  le  dire;  on  ne  joue  pas  d'eux  comme  d'un  instrument; 
on  ne  les  fait  pas  uniquement  ou  principalement  servir  à  la 
manifestation  de  sa  propre  virtuosité.  Pour  tous  ceux  qui  con- 
çoivent le  style  de  cette  manière,  —  et  ils  sont  nombreux,  de- 
puis Bonsard,  en  passant  par  Voiture  et  par  nos  romantiques, 
jusqu'à  nos  Parnassiens,  —  le  style  de  Molière  en  sa  rudesse,  on 
serait  tenté  de  dire  avec  un  de  ses  personnages,  en  sa  beauté 
rudanière ,  semblera  toujours  manquer  d'un  dernier  degré 
d'achèvement  ou  d'art.  Ils  n'y  trouveront  aucune  de  ces  recher- 


LA    LANGUE    DE    MOLIÈRE.  855 

ches  qui  constituent  pour  eux  le  travail  même  et  le  triomphe 
du  style.  Et  comme  il  nous  faut  pourtant  de  ces  «  stylistes  »  ; 
comme  ce  sont  eux  qui  peut-être  empêchent  les  langues  hu- 
maines de  dégénérer  en  une  pure  algèbre;  comme  il  est  vrai 
enfin  qu'une  langue  est  une  œuvre  d'art  et  qu'on  a  donc  toujours 
le  droit  de  la  traiter  comme  telle;  il  y  aura  donc  toujours  des 
juges,  et  de  bons  juges,  pour  critiquer  dans  le  style  de  Molière, 
je  ne  veux  pas  dire  son  «  jargon  »  et  ses  «  barbarismes,  »  ni  môme 
ses  «  négligences,  »  mais  la  liberté  de  son  allure,  et  je  ne  sais 
quelle  insouciance  bourgeoise,  ou  même  utilitaire,  de  tout  ce  qui 
n'a  pour  objet  que  de  caresser  agréablement  l'oreille,  d'amuser 
l'esprit,  ou  de  surprendre  la  curiosité. 

En  revanche,  il  aura  pour  lui,  non  seulement  les  Moliéristes, 
—  les  «  Moliéristes  »  sont  des  dévots  ou  des  «  maçons  »,  des 
francs-maçons  dans  l'admiration  desquels  il  n'entre  pas  un  atome 
de  critique,  —  mais  tout  ce  qu'il  y  aura  toujours  en  France  de 
Gaulois.  Et  peut-être  ceux-ci  n'admireront-ils  pas  toujours  en  lui 
ce  qu'il  a  de  meilleur.  Ils  feront,  eux  aussi,  la  confusion  que  nous 
disions  des  idées  ou  de  la  philosophie  de  Molière  avec  son  style. 
Ils  n'admettront  pas  qu'il  y  ait  rien  à  reprendre  ou  à  critiquer 
dans  des  pièces  qui,  comme  Tartuffe  ou  les  Femmes  savantes, 
font  si  bien  les  affaires  de  leurs  préjugés  ou  de  leurs  passions  : 
passions  héréditaires,  ou  du  moins  héritées  des  conteurs  de  nos 
vieux  fabliaux,  et  préjugés  passés  dans  le  sang  de  la  race.  Mais  de 
plus  libéraux,  qui  sauront  distinguer  et  choisir,  tout  en  refusant 
d'accepter  la  philosophie  de  Molière,  et  en  la  combattant  au 
besoin,  reconnaîtront  que,  si  jamais  une  manière  d'écrire  fut 
analogue,  adéquate,  adhérente  à  une  manière  de  penser,  c'est 
celle  de  Molière.  Et  si  par  hasard  quelque  Moliériste  trouvait  cet 
éloge  un  peu  mince,  je  le  prierai  de  considérer  qu'entre  toutes 
les  qualités  qui  font  le  grand  écrivain,  il  n'y  en  a  pas  de  plus 
rare,  ni,  dans  quelque  genre  que  ce  soit,  qui  en  fasse  un  repré- 
sentant plus  éminent  de  ce  genre,  qne  celle  qui  consiste  :  —  à 
dire  constamment  tout  ce  que  l'on  veut  dire  ;  —  à  ne  dire  que 
ce  que  l'on  veut  dire  ;  —  et  à  le  dire  précisément  avec  l'exacte 
portée,  la  résonance,  pour  ainsi  parler,  et  dans  les  termes  qu'on 
l'a  voulu  dire.  On  écrit  déjà  fort  bien  quand  on  en  dit  à  peu 
près  la  moitié. 

Ferdinand  Brunetière. 


LES 


SOURCES  DE  L'ÉLECTRICITÉ 


Pendant  de  longs  siècles,  on  n'a  connu  d'autres  phénomènes 
électriques  que  ces  deux  faits  élémentaires  :  certaines  matières, 
telles  que  l'ambre  jaune  [électron],  acquièrent  par  le  frottement  la 
propriété  d'attirer  les  corps  légers,  et  la  pierre  d'aimant  possède 
naturellement  celle  d'attirer  le  fer.  En  dehors  de  l'ambre,  toutes 
les  résines,  le  verre,  et  en  général  tous  les  corps  mauvais  con- 
ducteurs de  l'électricité  peuvent  acquérir  cette  faculté  d'attraction 
après  avoir  été  frottés.  En  changeant  un  peu  les  conditions  de 
l'expérience,  on  arrive  à  produire  une  étincelle  qui,  lorsque 
l'électricité  a  atteint  un  degré  de  tension  suffisant,  s'élance  vers 
les  corps  qui  sont  au  voisinage  du  corps  électrisé. 

L'étincelle  électrique  n'a  été  connue  qu'à  la  fin  du  xvi^  siècle. 
Il  a  donc  fallu  à  l'humanité  près  de  deux  mille  ans  pour  écrire, 
en  quelque  sorte,  la  préface  de  l'histoire  des  découvertes  électri- 
ques. L'antiquité  et  le  moyen  âge  l'ont  à  peine  soupçonnée.  Il  en 
est  de  même  de  toutes  les  grandes  conquêtes  de  l'esprit  humain: 
les  débuts  sont  lents  et  pénibles. 

La  rapidité  des  progrès  que  toutes  les  connaissances  font  de 
nos  jours  contraste  singulièrement  avec  les  hésitations  des  pre- 
miers pas  de  la  science.  L'évolution  suit  la  formule  des  progres- 
sions géométriques.  Le  concours  d'un  nombre  sans  cesse  plus 
grand  de  chercheurs,  la  base  de  plus  en  plus  large  sur  laquelle  ils 
appuient  leurs  investigations,  assurent  des  révélations  toujours 
plus  nombreuses  et  plus  rapprochées.  Chose  digne  de  remarque, 
elles  sont  souvent  simultanées  en  des  pays  divers.  Plus  l'arbre 


LES    SOURCES    DE    l'ÉLECTKICITÉ.  857 

grandit,  plus  il  produit  de  fruits  dont  la  maturité  a  lieu  au  môme 
moment,  comme  sous  la  chaude  caresse  du  soleil  d'été. 

I 

L'étincelle  électrique,  étudiée  par  Franklin  dans  les  phéno- 
mènes météorologiques,  n'aurait  probablement  pas  beaucoup 
aidé  au  développement  des  connaissances  de  l'électricité  sans  le 
hasard  qui  vient  toujours  au  secours  du  génie.  C'est  lui  qui  ser- 
vit Galvani  dans  les  recherches  qui,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  ont 
été  le  véritable  point  de  départ  de  la  science  électrique,  alors  que, 
jusque-là,  n'existait  qu'un  ensemble  d'expériences,  enfantines, 
curieuses  et  amusantes. 

L'expérience  des  grenouilles  de  Galvani  est  trop  connue  pour 
qu'il  soit  nécessaire  de  la  raconter  une  fois  de  plus.  Interprétée 
d'une  façon  inexacte  par  son  auteur,  elle  eût  égaré  les  recherches 
hors  de  la  vraie  voie,  si  le  compatriote  et  contemporain  de  Galvani, 
Volta,  n'avait  démontré  que  les  contractions  des  grenouilles  sont 
dues  non  à  un  fluide  animal,  mais  à  une  action  chimique.  C'est 
ainsi  qu'il  arriva  à  la  notion  du  premier  générateur  continu  d'élec- 
tricité sous  forme  de  courant  :  la  pile  électrique. 

Volta  reconnut  que  le  contact  de  deux  métaux  humides  donne 
naissance  à  l'agent  des  phénomènes  de  contraction  qu'avait  con- 
statés Galvani.  Il  en  renforça  les  effets  en  superposant  des  disques 
alternés  de  zinc,  de  cuivre  et  de  draps  imprégnés  d'une  solution 
saline.  Il  reconnut  que  les  effets  obtenus,  en  mettant  en  rapport 
la  première  rondelle  de  zinc  avec  la  dernière  rondelle  de  cuivre, 
sont  d'autant  plus  puissans  que  la  colonne  est  plus  haute,  c'est-à- 
dire  que  le  nombre  des  élémens  qui  la  composent  est  plus  grand. 
Tant  que  les  rondelles  de  drap  conservent  leur  humidité,  le  flux 
d'électricité  se  produit  d'une  façon  ininterrompue  entre  les  pôles 
opposés,  positif  et  négatif,  de  la  pile.  C'est  le  nom  qu'on  a  donné 
aux  deux  corps  différens  qui  la  composent  et  qu'on  réunit  par  un 
fil  conducteur  dans  lequel  s'écoule  ou  paraît  s'écouler  le  cou- 
rant. On  a  été  amené  immédiatement  à  assimiler  ce  phénomène  à 
l'écoulement  d'un  fluide,  qui  se  produit  lorsque  le  circuit  exté- 
rieur de  la  pile  est  fermé,  et  qui  s'interrompt  aussitôt  que  ce  circuit 
est  ouvert.  Tout  se  passe,  en  effet,  comme  s'il  s'agissait  d'un  fluide 
émanant  de  la  pile  et  coulant  dans  la  canalisation  extérieure  qui 
la  complète.  Seulement,  ici,  la  canalisation  n'est  pas  un  tuyau,  c'est 


8S8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  fil  plein,  qu'on  doit  choisir  parmi  les  meilleurs  conducteurs, 
et  qui  est  généralement  un  fil  de  cuivre. 

Les  expériences  de  Volta,  commencées  en  Italie  et  continuées 
en  France,  où  il  fut  appelé  par  Bonaparte,  eurent  un  retentisse- 
ment immense.  Elles  ont  dégagé  la  notion  exacte  des  phénomènes 
électriques  sous  une  forme  qui  a  rendu  possibles  les  grandes 
applications  industrielles. 

Peu  à  peu  fut  mise  en  évidence  l'ubiquité  de  l'électricité.  On 
sait  maintenant  que  tout  frottement  des  corps  produit  de  l'électri- 
cité. Les  nuages,  quand  ils  glissent  les  uns  sur  les  autres  ou  sur 
un  obstacle,  dégagent  l'électricité  sous  sa  forme  la  plus  violente  : 
l'éclair  et  le  tonnerre.  Les  plus  infimes  parcelles  des  corps,  lors- 
qu'elles s'associent  entre  elles  ou  se  séparent  au  cours  des  réactions 
-chimiques,  dégagent  une  certaine  quantité  d'électricité.  C'est  un 
pnenomène  général  qui  domine  toutes  les  transformations  dues  à 
l'affinité,  aux  élans,  qui  portent  les  atomes  les  uns  vers  les  autres 
ou  qui  les  éloignent. 

On  voit,  dès  lors,  combien  a  pu  se  développer  la  fabrication 
des  piles  électriques.  La  forme  que  leur  avait  donnée  Volta  n'a  pas 
persisté  autant  que  leur  nom.  Elle  était  peu  appropriée  à  un  usage 
pratique;  car,  aussi  bien  sous  l'influence  du  poids  de  la  colonne 
que  sous  celle  de  l'évaporation,  les  rondelles  se  sèchent,  et  la 
pile  cesse  de  fonctionner.  Il  faut,  pour  qu'une  pile  marche  sans 
interruption,  qu'elle  baigne  dans  une  solution  liquide.  Ordi- 
nairement, c'est  plutôt  sous  la  forme  d'un  vase,  d'un  bocal, 
que  se  présentent  les  piles.  Aucune  de  celles  qu'on  emploie 
aujourd'hui  n'a  la  forme  que  lui  a  donnée  son  créateur.  La 
première,  en  date,  est  la  pile  dite  à  couronne  de  tasses,  dont 
chaque  élément  est  une  tasse  contenant  un  liquide  acidulé,  dans 
lequel  on  plonge  des  tiges  ou  électrodes  de  zinc  et  de  cuivre.  En 
réunissant  chaque  zinc  au  cuivre  qui  le  suit  et  en  terminant  la 
couronne  par  une  extrémité  zinc  d'un  côté,  et  par  une  extrémité 
cuivre  de  l'autre,  on  a  l'équivalent  de  la  pile  de  Volta,  avec  une 
disposition  différente  des  élémens  et  la  possibilité  d'un  fonction- 
nement ininterrompu. 

En  variant  la  nature  des  corps  en  présence,  leur  forme,  leur 
disposition  réciproque,  le  ou  les  liquides  qui  les  baignent,  on  a  pu 
créer  une  quantité  très  considérable  d'élémens  qui  peuvent  être 
associés  en  nombre  quelconque  suivant  les  effets  à  obtenir.  Un 
ensemble  d'élémens  forme  une  batterie.  On  les  accouple,  soit  en 


LES    SOURCES    DE    l'ÉLECTRICITÉ.  859 

réunissant  chaque  pôle  d'un  élément  avec  le  pôle  contraire  de 
l'élément  suivant  (disposition  en  tension),  soit  en  groupant  en- 
semble tous  les  pôles  positifs  et  tous  les  pôles  négatifs  et  en  réu- 
nissant les  deux  pôles  composés,  ainsi  obtenus,  par  le  circuit 
extérieur  (disposition  en  quantité).  Chacun  de  ces  arrangemens 
convient  à  la  nature  des  résultats  qu'on  a  en  vue  :  soit  une  forte 
pression,  soit  un  fort  débit. 

C'est  avec  les  phénomènes  produits  par  de  pareilles  piles  qu'ont 
été  obtenus  les  premiers  effets  des  courans  électriques.  Ils  ont 
permis  de  dissocier  divers  corps,  de  décomposer  l'eau  et  plusieurs 
sels  en  leurs  élémens,  et  ont  amené  la  découverte  de  quelques 
corps  simples  :  le  sodium,  le  potassium,  etc.  Mais  la  forme  même 
de  ces  appareils,  leur  fragilité,  leur  volume,  les  liquides  souvent 
corrosifs  qu'ils  renferment,  les  rendent  peu  transportables,  diffi- 
ciles à  manier  et,  en  définitive,  peu  commodes.  La  faible  inten- 
sité des  courans  individuels  de  chaque  élément  nécessite  de 
grands  espaces  et  un  matériel  énorme  pour  obtenir  un  écoule- 
ment électrique  susceptible  de  résultats  pratiques.  Aussi  les  piles 
n'occupent-elles,  dans  la  hiérarchie  des  générateurs  d'électricité, 
qu'une  place  modeste.  Néanmoins,  c'est  avec  leur  concours  que 
fonctionnent  encore  pour  la  plupart  les  grands  services  de  la  té- 
légraphie et  de  la  téléphonie.  En  dehors  de  ces  applications,  elles 
fournissent  l'électricité  domestique  :  appels,  sonneries,  alimenta- 
tion de  petits  moteurs. 

Malgré  le  rôle  considérable  des  piles  dans  l'histoire  des  grandes 
applications  industrielles,  celles-ci  auraient  donc  été,  pour  ainsi 
dire,  étouffées  dans  leur  germe,  s'il  ne  s'était  trouvé  un  autre  moyen 
de  produire  les  courans  électriques.  Ce  procédé  nouveau  a  été 
imaginé  à  la  suite  des  travaux  qui  ont  conduit  plusieurs  savans, 
entre  autres  OErsted  et  Ampère,  à  l'étude  de  l'action  des  courans 
sur  les  aimans  et  desaimans  sur  les  courans,  travaux  qui  ont  eu 
pour  couronnement  la  preuve  de  l'identité  des  sources  du  magné- 
tisme, de  l'électricité,  de  la  lumière,  peut-être  même  de  l'at- 
traction universelle  :  tous  ces  phénomènes  ne  sont,  en  définitive, 
que  des  formes  de  mouvement. 

Ampère  a  découvert  le  principe  des  effets  réciproques  des 
aimans  et  des  courans  et  la  transmutation  de  l'un  des  phénomènes 
dans  l'autre.  Cette  conception  a  eu  des  conséquences  considérables 
dans  l'ordre  pratique  comme  dans  l'ordre  théorique;  car,  d'une 
part,  elle  a  préludé  à  l'invention  des  machines  magnéto-électriques 


860  REVTJE    DES    DEUX    MONDES. 

et  dynamo-électriques,  de  l'autre  aux  recherches  qui  aboutissent 
à  la  démonstration,  vaguement  entrevue  depuis  longtemps,  de 
Funité  des  forces  physiques  et  de  l'unité  de  la  matière. 

Les  travaux  de  l'Association  britannique,  complétés  par  ceux 
du  Congrès  réuni  à  Paris  en  1881,  lors  de  la  première  exposition 
d'électricité,  ont  donné  à  ces  recherches  une  base  solide  en  créant 
la  terminologie  électrique  et  en  précisant  les  unités  qui  servent  à 
mesurer  les  courans. 

Tout  courant  électrique  est  assimilable  à  un  courant  d'eau 
circulant  dans  une  canalisation,  ouverte  ou  fermée,  sous  l'impul- 
sion d'une  pression  ou  d'une  chute  initiale.  Le  flux  de  liquide  est 
réglé  par  cette  pression  ou  par  la  différence  de  hauteur  qui  existe 
entre  le  point  le  plus  haut  et  le  point  le  plus  bas  de  la  canalisation. 
Pour  une  hauteur  de  chute  déterminée,  le  débit  ou  intensité  de 
l'écoulement  dépend  de  la  largeur  et  de  la  profondeur  du  canal, 
de  sa  longueur,  de  la  nature  plus  on  moins  rugueuse  de  ses  parois, 
en  un  mot  de  la  résistance  de  la  conduite.  Il  en  est  de  même  des 
courans  électriques,  ou  du  moins  tout  s'y  passe  comme  s'il  y  avait 
analogie  complète  entre  l'écoulement  du  fluide  électrique  et  celui 
de  l'eau.  On  considère  donc,  dans  les  courans  électriques,  trois 
élémens  principaux  :  la  pression  ou  tensiofi,  qui  détermine 
l'écoulement;  Yintensité  ou  la  quantité  au  débit,  et  la  résistance 
que  le  conducteur  oppose  au  passage  du  courant.  Ces  élémens 
sont  liés  par  une  loi  dont  la  découverte  est  due  au  célèbre  physi- 
cien bavarois  Ohm.  La  pression,  ^intensité,  la  résistance  et  leurs 
dérivés  sont  mesurés  à  l'aide  d'unités  spéciales  dont  le  nom  con- 
sacre la  mémoire  des  grands  physiciens  qui  ont  fait  progresser 
la  science  électrique.  L'unité  de  pression  est  appelée  Volt,  en 
l'honneur  de  Yolta;  l'unité  d'intensité  est  appelée  Atnpère; 
l'unité  de  résistance  électrique  est  appelée  Ohm. 

Ces  unités  étant  définies,  de  même  qu'on  dit  qu'un  corps  pèse 
tant  de  kilos,  on  dit  qu'un  conducteur  a  une  résistance  de  tant 
à'ohtns,  qu'un  courant  s'écoule  avec  une  intensité  de  tant  d'a??i- 
pères,  sous  une  pression  de  tant  de  volts. 

Les  trois  principales  unités  électriques  qui  résultent  de  la  loi 
de  Ohm  :  le  voit,  l'ampère  et  l'ohm,  sont  susceptibles  d'expressions 
pratiques  qui  permettent  de  se  représenter  d'une  façon  précise  ce 
que  c'est  qu'un  courant  de  tant  d'ampères,  circulant  dans  une 
canalisation  de  tant  d'ohms,  sous  une  pression  de  tant  de  volts. 
L'habitude  rend  familières  à  l'électricien  la  notion  de  l'ampère, 


LES    SOURCES    DE    l'ÉLECTRICITÉ.  801 

qui  est  l'intensité  du  courant  capable  de  précipiter  4  grammes 
d'argent  par  heure;  celle  du  volt,  qui  est  la  force  électromotrice 
ou  pression  d'un  élément  de  pile  Daniell;  celle  de  l'ohm,  qui  est 
approximativement  la  résistance  électrique  que  présentent 
100  mètres  de  fil  de  fer  télégraphique  de  4  millimètres  au  passage 
du  courant.  De  cette  façon  un  courant  électrique  peut  être  mesuré 
comme  un  courant  d'eau  circulant  dans  une  conduite,  ou  comme 
une  pièce  de  drap  vendue  par  le  marchand.  Cela  est  indispensable 
pour  la  solution  des  problèmes  multiples  qu'entraînent  les  appli- 
cations industrielles  de  l'électricité. 

II 

Ampère  a  attaché  son  nom  aux  lois  qui  régissent  les  actions 
réciproques  des  aimans  et  des  courans.  Il  a  montré  qu'un  courant 
électrique  peut  faire  naître  le  magnétisme  dans  une  masse  de  fer 
doux.  L'expérience  est  facile  à  répéter.  Si  l'on  place  une  aiguille 
de  fer  doux  dans  l'axe  d'une  spirale  formée  par  un  fil  conducteur 
que  traverse  un  courant,  on  constate  que  l'aiguille  s'aimante  dès 
que  le  courant  passe,  et  se  désaimante  dès  qu'il  s'arrête.  Cette 
expérience  si  simple  contient  le  principe  des  électro-aimans  et. 
par  suite,  celui  du  fonctionnement  des  machines  magnéto  et 
dynamo-électriques  qui  ont  rendu  possible  la  production  de 
l'énergie  électrique  par  grandes  quantités. 

Les  premières  machines  magnéto-électri(jues,  celles  de  Pixii 
et  de  Clarke,  étaient  surtout  des  curiosités  de  laboratoire.  On  ne 
connut  de  machine  susceptible  d'applications  industrielles  que 
lorsque  l'électricien  belge  van  Malderen  construisit  la  machine 
qui  reçut  le  nom  de  «  Machine  de  l'Alliance.  »  Cet  appareil,  dont  le 
type  perfectionné  par  M.  de  Meritens  n'existe  plus  qu'en  de  rares 
échantillons  utilisés  dans  certains  phares  électriques,  n'avait  rien 
de  comparable  aux  élégantes  dynamos  que  l'on  construit  actuelle- 
ment. C'était  un  ensemble  disgracieux,  lourd,  mal  ajusté,  difficile 
à  monter  et  facilement  déréglable,  d'aimans  naturels  en  fer  à 
cheval  et  de  petites  bobines  de  fils  conducteurs  disposées  en 
couronnes  sur  des  disques  tournans.  Cette  machine,  qui  appar- 
tenait au  type  des  générateurs  de  courans  alternatifs,  a  servi, 
avec  ses  qualités  et  ses  défauts,  à  l'alimentation  des  premières 
bougies  Jablochkoff,  lorsque  celles-ci  donnèrent  son  premier 
essor  à  l'éclairage  électrique  industriel. 


862  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Déjà,  à  la  même  époque,  d'autres  électriciens  avaient  réalisé 
des  types  de  machines  dynamo-électriques,  moins  coûteuses, 
plus  puissantes  et  d'un  emploi  plus  commode.  Gramme  surtout, 
puis  Siemens,  en  Allemagne,  suivis  bientôt  par  de  nombreux 
inventeurs,  ont  été  les  initiateurs  de  la  construction  de  modèles 
répondant  déplus  en  plus  aux  exigences  croissantes  de  l'industrie. 
Les  plus  grosses  machines  «  l'Alliance  »  absorbaient  une  force 
maxima  de  trois  à  quatre  chevaux-vapeur.  Les  machines  élec- 
triques construites  aujourd'hui  atteignent  une  puissance  de  plu- 
sieurs milliers  de  chevaux.  Celles  qui  ont  été  construites  en  vue 
de  capter  les  chutes  du  Niagara  sont  de  cinq  mille  chevaux. 

Le  mode  de  fonctionnement  des  machines  dynamo-électriques 
est  difficile  à  expliquer  d'une  façon  suffisamment  claire,  sans  le 
double  concours  d'un  langage  scientifique  précis  et  de  dessins 
figuratifs  soutenant  la  description.  Nous  allons  cependant  tenter 
d'en  donner  au  moins  une  idée. 

Toute  machine  de  ce  genre  a  deux  organes  principaux  :  les 
électro-aimans  inducteurs  qui  déterminent  la  production  du  cou- 
rant dans  les  bobines,  et  Fanneau  induit,  tournant  avec  une  grande 
vitesse  dans  le  champ  magnétique,  créé  par  les  premiers. 

Autant  de  mots  à  expliquer.  L'électro-aimant  comporte  un 
noyau  de  fer  doux,  autour  duquel  est  enroulé  un  fil  de  cuivre  de 
grosseur  variable,  protégé  par  une  enveloppe  isolante,  générale- 
ment en  soie.  Les  spires  successives  de  ce  conducteur,  soigneuse- 
ment juxtaposées,  se  superposent  ensuite  en  plusieurs  couches, 
comme  le  fil  de  coton  ordinaire  dans  la  bobine  sur  laquelle  il 
s'enroule.  Un  électro-aimant  rappelle,  du  reste,  dans  sa  construc- 
tion, une  bobine  dans  l'axe  de  laquelle  serait  placée  la  barre  de 
fer  doux  qui  doit  acquérir  l'aimantation.  Cet  organe,  inerte  tant 
que  le  fil  n'est  traversé  par  aucun  courant,  devient  actif  dès  qu'il 
est  mis  en  communication  avec  un  générateur  d'électricité.  Le 
noyau  de  fer  s'aimante  et  reste  aimanté  tant  que  le  courant  passe. 

En  disposant  convenablement  une  série  d'électro-aimans,  on 
arrive  à  créer  un  milieu  spécial,  qu'on  appelle  champ  magnétique, 
et  à  délimiter  une  portion  de  l'espace  dans  laquelle  V-  magné- 
tisme est  perceptible  à  l'aide  d'une  boussole,  comme  la  chaleur 
est  constatée,  à  l'aide  d'un  thermomètre,  autour  d'un  corps 
dégageant  du  calorique. 

Si,  maintenant,  dans  ce  milieu  qui  est  le  siège  de  phénomènes 
magnétiques,  on  fait  tourner,  avec  une  grande  vitesse,  soit  une 


LES    SOURCES    DE    l'ÉLECTRICITÉ.  863 

bobine  de  lil  de  cuivre  isolé,  soit  un  ensemble  de  bobines  dispo- 
sées en  couronne  sur  un  disque,  soit  un  anneau,  en  un  mot  un 
conducteur  enroulé  sur  lui-même  avec  la  variété  de  dispositions 
que  comporte  cet  arrangement,  ce  fil  devient,  à  son  tour,  le  siège 
d'ondulations  électriques  qui  se  propagent  dans  sa  masse  et  qu'on 
recueille  pour  les  transformer  en  force,  en  lumière  ou  en  cha- 
leur. A  première  vue,  cette  disposition  semble  pécher  par  sa 
base,  puisque,  pour  obtenir  un  courant,  il  faut  exciter  les  électro- 
aimans  et  les  rendre  agissans  à  l'aide  d'un  autre  courant  initial. 
Cela  paraît  être  un  véritable  cercle  vicieux.  C'est  pour  éviter  cette 
pétition  de  principe  qu'au  début  on  employait  non  des  électro- 
aimans,  mais  des  aimans  naturels  ou  fabriqués  d'avance  pour 
créer  le  champ  magnétique.  Par  ce  moyen,  qui  ne  s'est  pas  géné- 
ralisé, on  n'obtient  pas  des  intensités  de  courant  suffisantes  pour 
les  besoins.  Avec  les  électro-aimans,  au  contraire,  il  est  possible, 
en  graduant  la  puissance  du  courant  excitateur,  d'avoir  un  champ 
magnétique  très  intense. 

Pour  la  production  du  courant  excitateur,  on  profite  de  ce 
qu'on  appelle  le  magnétisme  rémanent  du  fer  doux.  Si  doux  qu'il 
soit,  en  effet,  le  fer,  n'eùt-il  été  soumis  qu'une  seule  fois  à  l'action 
du  courant,  conserve  toujours  une  quantité  de  [magnétisme  assez 
faible,  mais  suffisante  pour  amorcer  la  machine  pendant  une  pé- 
riode très  courte  et  permettre  d'obtenir  un  courant,  dont  une  partie 
est  dès  lors  utilisée  pour  renforcer  le  champ  magnétique  et  pro- 
duire l'intensité  nécessaire.  Ordinairement,  on  dérive  une  portion, 
du  courant  produit  pour  la  faire  servir  au  maintien  de  l'excitation 
des  électro-aimans.  Les  machines  susceptibles  de  s'amorcer 
d'elles-mêmes  portent  le  nom  caractéristique  à' auto-excitatrices. 
En  raison  de  la  forme  des  élémens  inducteurs  et  induits  et  de 
leurs  dispositions  réciproques,  on  peut  varier  à  l'infini  le  mode  de 
fonctionnement  et  l'aspect  extérieur  des  dynamos.  Le  nombre  de 
celles  qu'on  a  imaginées  est  très  grand,  et  il  ne  se  passe  pas  de 
mois  qu'on  ne  voie  surgir  des  types  nouveaux. 

Les  dynamos  présentent  cette  différence  capitale  avec  les  piles 
que,  dans  ces  dernières,  le  flux  électrique  se  produit  toujours 
dans  le  même  sens,  tandis  que,  dans  les  premières,  le  déplacement 
relatif  des  inducteurs  et  des  induits  détermine,  à  chaque  tour  de 
rotation  du  système,  des  changemens  successifs  du  sens  de  l'on- 
dulation. L'état  normal  des  dynamos  est  donc  de  produire  des 
courans  alternativement  dirigés  dans  un  sens  et  dans  l'autre,  par- 


86 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  d'une  intensité  nulle,  puis  croissant  jusqu'à  un  maximum 
positif,  décroissant  ensuite  jusqu'à  zéro,  puis  augmentant  en  sens 
inverse  jusqu'à  un  maximum  négatif,  pour  descendre  jusqu'à 
zéro,  et  repasser  alors  par  les  mêmes  phases. 

On  emploie  quelquefois  les  courans  alternatifs,  tels  qu'ils  sont 
produits.  Plus  généralement,  à  l'aide  d'artifices  et  d'organes  spé- 
ciaux appelés  collecteurs,  on  arrive  à  redresser  le  courant  dans  sa 
phase  négative,  c'est-à-dire  à  lui  donner  le  même  sens  que  dans 
sa  phase  positive.  On  obtient  ainsi  un  flux,  de  sens  constam- 
ment le  même.  Ces  machines  sont  dites  à  courans  continus. 

En  multipliant  le  nombre  des  sections  des  collecteurs,  on  su- 
perpose les  effets  des  courans  produits  par  chacune  des  sections 
induites  et  on  arrive  à  les  uniformiser  de  telle  façon  qu'on  re- 
cueille aux  balais  de  la  dynamo,  non  pas  un  flux  variable  pas- 
sant par  des  oscillations  répétées  de  zéro  à  maximum  et  de  ce 
maximum  à  zéro,  mais  un  flux  régulier  présentant  des  variations 
pratiquement  insensibles. 

Par  ces  explications  un  peu  arides,  bien  que  nous  les  ayons 
simplifiées  autant  que  possible,  nous  avons  indiqué  quel  est,  dans 
ses  lignes  générales,  le  principe  du  fonctionnement  des  machines 
qui  utilisent  les  phénomènes  d'induction  pour  la  génération  des 
courans  électriques.  Il  ne  reste  plus  qu'à  signaler  un  dernier 
exemple  de  production  des  courans  électriques,  qui  montre  com- 
bien sont  multiples  les  causes  qui  les  engendrent. 

Cette  fois,  ce  n'est  pas  une  réaction  chimique,  ni  un  frotte- 
ment, ni  une  action  magnétique  que  nous  avons  à  considérer.  Le 
phénomène  est  tout  autre.  Imaginez  une  sorte  d'anneau  formé  de 
deux  métaux  disposés  en  demi-circonférences  soudées  à  leurs  ex- 
trémités. Chauffons  l'une  des  soudures  et  refroidissons  l'autre, 
de  manière  à  produire  une  différence  de  température.  De  même 
qu'une  différence  de  niveau  ou  de  pression  entre  deux  points 
dune  canalisation  liquide  détermine  un  écoulement  de  ce  liquide, 
de  même  cette  diff'érence  de  température  détermine  un  courant, 
de  la  soudure  la  plus  chaude  à  la  soudure  la  plus  froide,  courant 
qu'on  met  en  évidence  avec  une  aiguille  aimantée.  Ce  phénomène, 
reconnu  par  Seebeck,  a  servi  de  base  à  la  construction  des  piles 
dites  thermo-électriques.  Il  est  facile  de  combiner  une  série  d'élé- 
mens  formés  de  deux  métaux  et  de  les  réunir  dans  une  sorte  de 
poêle  à  gaz,  de  façon  à  chauffer  tout  un  groupe  de  soudures, 
tandis  que  l'autre  groupe  se  refroidit  à  l'air  extérieur.  Tel  est  le 


LES    SOURCES    DE    l'ÉLECTRICITÉ.  865 

principe  de  l'appareil  de  M.  Clamond,  appareil  théoriquement 
intéressant,  mais  dont  l'emploi  est  resté  limité  aux  usages  des 
laboratoires  de  recherches. 

Il  existe,  enfin,  deux  types  d'appareils  qui  prennent  une  place 
très  importante  à  côté  des  générateurs  d'électricité  :  les  transfor- 
mateurs et  les  accumulateurs. 

Les  premiers,  dont  le  prototype  est  la  bobine  de  Ruhmkorfî, 
sont  fondés  sur  le  principe  suivant:  le  travail  que  développe  un 
courant  est  égal  au  produit  de  sa  force  électromotrice,  ou  pres- 
sion, par  son  intensité.  Une  somme  de  travail  déterminée  peut 
donc  être  obtenue  en  faisant  varier  en  sens  inverse  ces  deux  élé- 
mens.  Leur  produit  ne  changera  pas  si,  par  exemple,  doublant 
la  force  électromotrice,  on  réduit  de  moitié  l'intensité. 

L'importance  pratique  de  cette  transformation  est  évidente. 
Supposons  qu'on  ait  à  utiliser,  pour  l'éclairage  dune  ville,  le  cou- 
rant électrique  obtenu  au  moyen  d'une  chute  d'eau  assez  éloignée  ; 
il  y  a  intérêt  à  transporter  le  courant  de  l'usine  génératrice 
jusqu'aux  abords  de  la  ville,  à  une  tension  ou  pression  assez 
élevée,  afin  de  pouvoir  employer  des  conducteurs  de  diamètre 
aussi  petit  que  possible.  En  effet,  pour  une  même  somme  d'énergie 
à  transporter,  plus  la  pression  est  forte,  moins  le  courant  est  con- 
sidérable, et  plus  on  peut  diminuer  les  dimensions  de  la  canali- 
sation. Le  cuivre  coûte  cher,  et  la  canalisation  est  toujours  un 
élément  de  dépense  important.  C'est  ainsi  qu'on  établit  quelque- 
fois des  distributions  d'air  comprimé  à  de  très  fortes  pressions 
pour  diminuer  le  diamètre  des  conduites  de  transmission.  Pour 
le  courant  électrique,  ce  principe  est  le  même.  Le  courant  trans- 
porté est  détendu  au  voisinage  des  points  où  il  doit  être  utilisé, 
et  ce  sont  les  transformateurs  qui  produisent  cette  modification 
des  facteurs  du  courant,  en  lui  conservant  la  même  production 
d'énergie. 

Les  transformateurs  ont  de  fréquentes  applications  en  maintes 
circonstances,  et  ils  déterminent  souvent  le  choix  du  courant  al- 
ternatif de  préférence  au  courant  continu.  La  priorité  de  leur  in- 
vention a  été  très  chaudement  disputée  et  a  donné  lieu  à  des  con- 
flits judiciaires  retentissans. 

L'application  des  transformateurs  et  des  courans  alternatifs 
aux  transports  de  force  à  grande  distance  s'est  surtout  généralisée 
depuis  les  expériences  de  Francfort-Lauffen,  dans  lesquelles  on 
a,  pour  la  première  fois,  employé  non  pas  des  courans  alternatifs 

TOME  CL.   —   1898.  ^3 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ordinaires,  mais  les  groupes  de  3  courans  alternatifs  de  phases 
différentes. 

Pour  développer  ici  la  théorie  des  courans  polyphasés,  il  fau- 
drait entrer  dans  des  explications  mathématiques  qui  n'ont  leur 
place  que  dans  les  ouvrages  spéciaux.  Bornons-nous  à  dire  que 
l'emploi  des  courans  alternatifs  polyphasés  rend  possible  le  trans- 
port de  l'énergie  électrique  dans  des  conditions  économiques 
qui  ne  pouvaient  être  atteintes  en  bien  des  cas  par  les  courans 
directs  et  par  les  courans  alternatifs  ordinaires.  Leur  découverte 
est  certainement  le  plus  grand  progrès  qu'on  ait  réalisé  depuis 
dix  ans  dans  le  domaine  des  applications  électriques. 

Tout  autre  est  le  mode  de  fonctionnement  et  d'application  des 
appareils  qu'on  a  appelés  accumulateurs  et  dont  le  prototype  est 
la  pile  secondaire  imaginée  par  Planté.  Ils  donnent  un  moyen  de 
conserver  l'électricité  fabriquée  d'avance  et  de  ne  la  consommer 
qu'au  moment  voulu,  soit  sur  place,  soit  en  transportant  les  réci- 
piens  dans  lesquels  elle  est  accumulée  aux  points  où  elle  doit  être 
mise  en  œuvre.  Les  accumulateurs  sont  fondés  sur  l'expérience 
suivante. 

Tout  le  monde  connaît  le  voltamètre,  petit  appareil  qui  sert 
ordinairement  à  démontrer,  dans  les  cours  de  physique,  comment 
se  fait  l'électrolyse  de  l'eau,  c'est-à-dire  sa  décomposition  par 
l'électricité.  Cet  appareil  est  un  simple  vase  en  verre,  à  la  base 
duquel  aboutissent,  par  leurs  extrémités,  les  conducteurs  d'une 
pile  communiquant  avec  deux  lames  de  platine.  Si  le  voltamètre 
est  rempli  d'eau  acidulée  par  quelques  gouttes  d'acide  sulfurique 
on  constate,  dès  que  le  courant  passe,  la  production  de  bulles 
d'oxygène  au  pôle  positif,  de  bulles  d'hydrogène  au  pôle  négatif. 
Séparons  le  vase  de  la  pile  et  réunissons  les  deux  lames  de  pla- 
tine par  un  fil  métallique,  nous  reconnaîtrons  que  ce  fil  est  tra- 
versé par  un  courant  de  sens  inverse  au  premier.  C'est  ce  phéno- 
mène élémentaire  qui  a  été  le  principe  des  piles  secondaires,  ou 
accumulateurs,  qui  restituent  l'électricité  qu'elles  ont  reçue. 

M.  Planté,  le  premier,  a  donné  une  forme  pratique  à  ces  ap- 
pareils, en  remarquant  que,  si  l'on  emploie  pour  électrolyser 
l'eau  deux  lames  ou  électrodes  de  plomb,  on  obtient  un  contre- 
courant  énergique.  Le  phénomène  qui  se  produit  est  le  suivant  : 
l'oxygène  qui  se  dégage  au  pôle  positif  attaque  la  feuille  de  plomb 
et  la  recouvre  d'une  couche  d'oxyde  pulvérulent;  l'hydrogène  se 
dégage  au  pôle  négatif.  Lorsqu'on  passe  de  la  période  de  charge 


LES    SOURCES    DE    l'ÉLECTRICITÉ.  867 

à  la  période  de  décharge,  le  phénomène  inverse  se  produit  :  l'hy- 
drogène se  dégage  à  la  plaque  positive,  y  réduit  le  peroxyde  ou 
protoxyde,  qui  se  combine  avec  l'acide  sulfurique  et  forme  du 
sulfate  de  plomb,  l'oxygène  se  dégage  sur  la  plaque  négative  et 
produit  aussi  de  l'oxyde.  Si  l'on  procède  à  une  nouvelle  période 
de  charge,  on  revient  à  la  décomposition  primitive,  et  les  élec- 
trodes se  recouvrent,  l'une  d'une  couche  plus  épaisse  de  peroxyde, 
l'autre  d'une  couche  pulvérulente  de  plomb  réduit.  Ces  couches, 
dont  l'épaisseur  augmente  avec  la  durée  de  la  période  dite  de  for- 
mation, facilitent  la  pénétration  de  la  masse  des  électrodes  et  sont, 
par  conséquent,  favorables  à  une  production  de  courans  de  plus 
longue  durée.  Aussi  l'ingéniosité  des  inventeurs  s'est-elle  exercée 
à  trouver  des  combinaisons  d'élémens  qui  permettent  de  supprimer 
la  période  de  formation  en  couvrant  les  électrodes  de  matières  pul- 
vérulentes, facilitant  la  pénétration  du  liquide,  tout  en  ayant  une 
adhérence  suffisante  et  une  solidité  qui  les  empêche  de  se  trans- 
former en  boue. 

De  là,  un  très  grand  nombre  de  types  différens,  dont  la  plu- 
part consistent  en  cadres  de  plomb  présentant  des  rainures,  des 
sillons  et  des  cavités,  dans  lesquels  on  applique  une  pâte  com- 
posée d'oxyde  de  plomb  malaxé  avec  une  dissolution  sulfurique 
qui  transforme  partiellement  l'oxyde  en  sulfate.  De  telles  plaques 
séchées  à  l'air  prennent  une  consistance  assez  grande  pour  que 
l'oxyde  ne  se  désagrège  pas  au  contact  du  liquide  acidulé.  Une  seule 
charge  suffit  alors  pour  mettre  l'élément  en  état  de  donner  une 
puissance  considérable  d'emmagasinement.  Les  élémens  de  même 
polarité  sont  réunis  entre  eux  électriquement  et  placés  dans  des 
récipiens  en  verre  ou  en  bois  doublés  intérieurement  de  plomb 
ou  de  caoutchouc  durci.  On  préfère  généralement  les  bacs  en 
verre  lorsque  les  dimensions  des  accumulateurs  ne  sont  pas  trop 
grandes,  cette  disposition  permettant  de  suivre  plus  attentivement 
les  phases  de  l'opération. 

La  plupart  des  accumulateurs  ont  pour  base  l'emploi  du  plomb , 
qui  est,  sinon  le  seul,  du  moins  le  meilleur  corps  utilisable  pour 
cet  usage.  Or,  le  plomb  est  lourd  et  les  accumulateurs  sont  des 
appareils  dont  le  principal  mérite  est  d'être  transportables.  Il  y  a 
donc  entre  les  conditions  de  leur  utilisation  et  celles  de  leur  fabri- 
cation une  contradiction  qui  limite,  ou  du  moins  restreint  encore 
leur  emploi.  Néanmoins  les  accumulateurs  d'électricité  sont  beau- 
coup moins  encombrans  que  les  accumulateurs  de  gaz,  d'air  ou 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'eau  sous  pression;  aussi  ces  sortes  d'appareils  rendent-ils  de 
grands  services.  L'usage  en  est  déjà  très  répandu  aux  Etats-Unis 
pour  le  mouvement  des  voitures  automobiles  ;  il  commence  à 
l'être  également  en  Europe  et  notamment  à  Paris. 

III 

La  première  en  date  des  applications  industrielles  de  l'électri- 
cité est  la  production  de  la  lumière.  Du  jour  où  l'on  a  constaté 
que  l'électricité  fait  naître  une  étincelle,  le  problème  était  posé  :  il 
ne  s'agissait  plus  que  de  donner  de  la  continuité  à  cette  étincelle 
et  de  transformer  en  phénomène  permanent  un  phénomène  es- 
sentiellement fugitif  et  discontinu. 

C'est  Humphry  Davy  qui  l'a  résolu  en  créant  le  foyer  lumi- 
neux auquel  on  a  donné  le  nom  à^arc  voltaïque.  Si  l'on  inter- 
rompt le  circuit  d'un  courant  électrique  et  si  l'on  réunit  les  extré- 
mités ainsi  disjointes  par  deux  baguettes  de  graphite,  on  voit, 
dès  qu'on  les  rapproche,  jaillir  entre  leurs  pointes  une  série 
d'étincelles  qui  produisent  une  lueur  éclatante  et  une  véritable 
flamme,  dans  laquelle  sont  transportées  les  particules  de  charbon 
qui  vont  du  pôle  positif  au  pôle  négatif.  Le  charbon  positif  s'use 
ainsi  deux  fois  plus  vite  que  le  charbon  négatif.  Si  Ion  veut 
avoir  une  lumière  permanente,  il  faut  qu'un  mécanisme  approprié 
rapproche  les  charbons  au  fur  et  à  mesure  de  leur  usure. 

Ce  mécanisme  a  reçu  le  nom  de  régulateur.  Le  plus  ancien  est 
celui  qui  fut  imaginé  par  le  constructeur  français  Serrin  et  qui, 
pendant  de  longues  années,  a  été  la  seule  lampe  électrique  connue. 
Combinée  avec  la  machine  l'Alliance  ou  la  machine  Gramme,  elle 
a,  jusqu'en  1876,  servi  à  quelques  rares  expériences  d'éclairage 
électrique  :  éclairage  de  chantiers  de  travaux,  projections  à  dis- 
tance, etc.  Au  moment  du  siège  de  Paris,  un  projecteur  était 
installé  à  Montmartre.  L'éclairage  électrique  n'en  était  qu'à  de 
très  modestes  débuts.  L'inconvénient  du  régulateur  Serrin  et  des 
appareils  analogues  réside  en  ce  qu'il  n'est  possible  de  placer 
qu'une  lampe  par  circuit  et  qu'on  ne  peut  ainsi  diviser  la  lumière 
électrique.  De  là,  la  nécessité  d'avoir  des  foyers  puissans  qui  pro- 
duisent des  ombres  très  nettement  accusées  et  fonctionnent,  par 
conséquent,  dans  des  conditions  d'éclairage  très  défavorables. 

La  première  tentative  de  division  de  la  lumière  électrique  fut 
faite  par  JablochkofT,  qui  supprima,  du  même  coup,  le  mécanisme 


LES    SOURCES    DE    l'ÉLECTRICITÉ.  869 

d'horlogerie  compliqué,  délicat  et  coûteux  des  régulateurs.  L'in- 
vention de  la  bougie  Jablochkoff  eut  un  grand  retentissement  en 
1876,  On  peut  dire  que  Gramme,  JablochkofT  et  Edison  ont  été 
les  véritables  initiateurs  de  l'éclairage  électrique. 

La  bougie  Jablochkoff  peut  être  citée  comme  pendant  à  l'anec- 
dote célèbre  de  Christophe  Colomb.  Alors  que  de  nombreux  ingé- 
nieurs s'efforçaient  de  réaliser  des  mécanismes  compliqués  pour 
opérer  le  rapprochement  des  pointes  de  charbon  au  fur  et  à  me- 
sure de  leur  usure,  Jablochkoff  eut  l'idée  de  les  juxtaposer  pa- 
rallèlement en  les  séparant  par  une  matière  isolante  qui  oblige 
le  courant  à  remonter  aux  extrémités  des  charbons.  Ceux-ci  étant 
parallèles,  l'arc  a  toujours  la  même  longueur,  à  la  condition  que 
l'usure  de  chacun  soit  exactement  la  même,  ce  qui  nécessite 
l'emploi  des  courans  alternatifs.  Avec  les  courans  directs,  le  char- 
bon positif  s'usant  deux  fois  plus  vite  que  le  charbon  négatif,  la 
bougie  Jablochkoff  aurait  exigé  l'usage  de  deux  charbons  de  dia- 
mètres inégaux,  ce  qui  aurait  nui  à  la  simplicité  qui  est  la  carac- 
téristique du  système. 

La  bougie  Jablochkoff  a  eu  son  heure  de  vogue,  et  celui  qui 
l'inventa,  son  heure  de  célébrité.  On  se  rappelle  l'éclat  dont  elle 
brilla  sur  l'avenue  de  l'Opéra  au  moment  de  l'exposition  de  1878. 
Elle  a  suscité  de  nombreuses  imitations  et,  en  même  temps,  elle 
a  stimulé  l'ingéniosité  des  partisans  des  lampes  à  arc  :  les  méca- 
nismes en  ont  été  simplifiés,  et  avec  elles  on  a  fini  par  résoudre 
le  problème  de  la  division  de  la  lumière  électrique. 

Mais  l'invention  des  lampes  à  incandescence  a  porté  un  coup 
fatal  à  la  bougie  Jablochkoff.  Cette  invention,  dont  Edison  a  eu 
le  bénéfice  moral  et  matériel,  bien  que  l'idée  ne  soit  pas  de  lui, 
est  fondée  sur  la  propriété  qu'ont  les  corps  faiblement  conduc- 
teurs, tels  que  le  charbon,  de  s'échauffer  et  de  devenir  incandes- 
cens  lorsqu'ils  sont  traversés  par  un  courant  électrique.  Mais  le 
charbon  incandescent  brûle  et  se  consume  au  contact  de  l'air. 
Pour  assurer  aux  lampes  une  certaine  durée,  il  fallait  donc  sous- 
traire le  filament  de  charbon  traversé  par  le  courant  au  contact 
de  l'air.  C'est  ainsi  qu'on  a  été  conduit  à  enfermer  ce  filament  dans 
une  ampoule  de  verre  dans  laquelle  on  a  préalablement  fait  le 
vide.  Tout  le  monde  est  familiarisé  avec  la  vue  de  ces  petits  globes 
lumineux,  dont  l'allumage  se  fait  en  tournant  un  simple  bouton. 
Ils  donnent  un  éclat  très  vif,  mais  non  blafard,  comme  celui  des 
lampes  à  arc;  ils  ne  chauffent  ni  ne  vicient  latmosphère.  Aussi 


870  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'emploi  s'en  est-il  si  rapidement  généralisé,  qu'à  Paris  plusieurs 
grandes  compagnies  sont  venues  disputer  au  gaz  un  monopole 
jusqu'alors  incontesté. 

La  substitution  d'un  éclairage  à  l'autre  n'a  même  apporté  au- 
cun trouble  aux  habitudes  des  consommateurs.  De  part  et  d'autre, 
c'est  par  un  compteur  que  la  dépense  est  évaluée.  Les  appareils 
à  gaz,  les  lustres  ont  prêté  aux  petites  lampes  à  incandescence 
leurs  formes  simples  et  élégantes;  les  canalisations  extérieures 
et  intérieures  se  dissimulent  facilement  soit  dans  le  sol,  soit  dans 
les  tentures  des  appartemens. 

Ce  n'est  guère  que  sous  le  rapport  de  la  dépense  que  l'éclai- 
rage à  incandescence  peut  être  considéré  comme  inférieur  jus- 
qu'ici à  l'éclairage  au  gaz.  Mais  en  attendant  que  le  premier  cesse 
d'être  un  éclairage  de  luxe,  il  faut  songer  aux  avantages  acces- 
soires qu'il  procure,  à  l'air  qu'il  ne  vicie  plus,  aux  peintures  qu'il 
n'altère  pas,  à  la  facilité  avec  laquelle  il  s'allume  et  s'éteint  :  avan- 
tages dont  on  jouit,  et  dont  on  s'habitue  à  ne  pas  chiffrer  la  va- 
leur. 

L'éclairage  par  les  lampes  à  arc  ne  redoute  aucune  compa- 
raison d'économie,  ni  avec  le  gaz,  ni  avec  le  pétrole,  ni  avec  le 
bec  Auer,  et  il  pourra  en  être  prochainement  de  même  pour 
l'éclairage  à  incandescence,  lorsque  les  grandes  compagnies  au- 
ront trouvé,  ce  qui  ne  tardera  pas,  des  consommateurs  d'électri- 
cité sous  forme  de  chauffage  ou  de  force  motrice ,  pendant  les 
heures  du  jour  où  le  besoin  de  lumière  électrique  ne  se  fait  pas 
sentir. 

Dans  le  domaine  du  transport  et  de  la  distribution  de  l'énergie, 
l'électricité  a  apporté  une  solution  nouvelle,  dont  le  germe  se 
trouve  dans  une  expérience  que  M. H.  Fontaine  fît,  en  1873,  à  l'ex- 
position de  Vienne.  Cette  expérience  est  fondée  sur  le  principe  de 
la  réversibilité  des  dynamos.  Ce  principe  est  le  suivant  :  une  dy- 
namoproduit un  courant  électrique  par  rotation;  réciproquement, 
si  on  introduit  un  courant  dans  une  dynamo,  elle  se  mettra  à 
tourner.  Dans  l'expérience  de  Vienne,  une  dynamo,  actionnée 
par  un  moteur,  envoyait  son  courant  à  une  seconde  dynamo  qui 
était  en  rapport  avec  une  pompe. 

On  se  rappelle  le  retentissement  qu'ont  eu,  vers  1881,  les  expé- 
riences de  transport  de  force  faites  entre  Paris  et  Creil,  le  long 
de  la  ligne  du  Nord,  et  sous  le  patronage  de  la  Compagnie,  par 
M.  Marcel  Deprez.  Ces  expériences,  les  comptes  rendus  qui  en 


LES    SOURCES    DE    l'ÉLECTRICITÉ.  871 

ont  été  faits,  les  polémiques  qu'elles  ont  suscitées  et  les  expé- 
riences nouvelles  de  M.  H.  Fontaine  ont  définitivement  posé  le 
problème  sur  le  terrain  industriel.  Les  expériences  qui,  une  di- 
zaine d'années  après,  ont  eu  lieu  entre  Francfort  et  LaufTen,  ont  dé- 
finitivement mis  le  transport  de  la  force  dans  le  domaine  des  choses 
industrielles,  et  il  y  a  pris,  depuis,  un  incomparable  essor. 

En  principe,  une  transmission  électrique  de  force  comporte 
toujours  deux  dynamos  dont  l'une,  dite  génératrice,  peut  être  in- 
stallée au  point  où  se  trouve  la  force  à  transporter,  et  dont  l'autre, 
dite  réceptrice,  est  placée  à  la  distance  où  elle  doit  être  em- 
ployée. 

Dans  un  grand  nombre  de  circonstances,  la  force  à  utiliser  est 
une  chute  d'eau  perdue  dans  la  montagne.  C'est  un  cas  qui  se 
présente  fréquemment  dans  les  Alpes  ou  dans  les  Pyrénées.  Cette 
force,  jusqu'alors  stérile,  peut  être  mise  en  œuvre  pour  l'éclairage 
des  villages  voisins  ou  pour  la  création  de  centres  industriels, 
comme  ceux  du  Niagara,  aux  Etats-Unis,  et  de  Bellegarde,  en 
France.  Dans  d'autres  cas,  quoiqu'on  n'ait  pas  à  sa  disposition 
de  forces  naturelles,  il  y  a  souvent  avantage  à  se  servir  de  trans- 
mission électrique  pour  la  répartition,  dans  une  grande  usine, 
d'une  puissante  force  initiale  obtenue  avec  un  groupe  de  ma- 
chines. 

Il  est,  enfin,  une  industrie  qui  a  reçu  une  extension  véritable- 
ment extraordinaire  par  le  concours  que  lui  a  donné  l'électricité  : 
c'est  l'industrie  des  chemins  de  fer  et  des  tramways. 

Deux  solutions  sont  en  présence.  La  première  est  applicable 
aux  villes  dans  lesquelles  on  ne  veut  pas  de  lignes  aériennes,  à 
Paris,  par  exemple.  Les  voitures  de  tramways  portent  dans  deux 
coffres,  placés  sous  les  banquettes,  des  accumulateurs  qui  sont 
chargés  dans  une  usine  centrale.  Le  courant  de  ces  accumula- 
teurs est  dirigé  dans  une  dynamo  placée  sous  le  châssis  de  la  voi- 
ture. Cette  dynamo  tourne  sous  l'impulsion  de  ce  courant  et 
actionne  l'essieu  de  la  voiture  par  l'intermédiaire  d'une  chaîne 
d'engrenage, 

La  seconde  solution,  plus  économique  et  plus  généralisée, est 
appliquée  à  la  plupart  des  villes  où  les  considérations  esthétiques 
sont  mises  au  second  plan.  Dans  ce  cas,  l'usine  électrique,  placée 
aux  abords  de  la  ville  dans  .laquelle  doit  s'étendre  le  réseau  de 
tramways,  est  reliée,  d'un  côté,  à  une  canalisation  électrique 
formée  d'un  gros  fil  de  cuivre  suspendu  au-dessus  des  voies,  de 


872  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'autre,  aux  rails  eux-mêmes.  Le  circuit  est  donc  ouvert  si  au- 
cune voiture  ne  circule  sur  la  voie.  Quand,  au  contraire,  une  voi- 
ture vient  à  entrer  sur  la  ligne  et  que,  par  un  système  quel- 
conque, on  établit  une  connexion  entre  le  fil  supérieur  et  le  rail,  | 
le  circuit  est  fermé  par  la  voiture.  En  pratique,  le  châssis  de 
celle-ci  porte  une  dynamo  qui  actionne  l'essieu  moteur  du  tram- 
way. Le  courant  du  fil  supérieur  est  recueilli  à  l'aide  d'une  longue 
tige  métallique  qui  porte,  à  son  extrémité,  une  petite  poulie  en 
cuivre  dont  la  gorge  vient  rouler  au-dessous  du  fil.  C'est  par  cette 
poulie,  ou  trolley,  que  le  courant  électrique  pénètre  dans  la  dy- 
namo et  lui  imprime  un  mouvement  de  rotation.  Le  courant  re- 
tourne au  réservoir  commun  par  les  rails. 

Ce  procédé  est  si  simple,  d'une  pratique  si  commode,  que 
l'industrie  des  tramways  électriques  par  trolley  s'est  développée 
au  delà  de  toute  prévision.  Avant  peu  d'années,  il  n'est  pas  une 
ville  de  France,  d'une  importance  moyenne,  qui  ne  sera  dotée  de 
son  réseau  municipal.  De  l'intérieur  de  la  ville,  ce  réseau  pous- 
sera des  pointes  jusqu'à  la  banlieue,  jusqu'aux  villages  voisins  et, 
bientôt,  notre  pays  possédera  un  réseau  de  communications  se- 
condaires, qui  remplira  les  mailles  du  grand  réseau  des  chemins 
de  fer. 

Dans  l'énumération  de  toutes  les  applications  de  l'électricité, 
il  faut  ajouter  l'électro-métallurgie,  car  il  n'est,  pour  ainsi  dire, 
pas  de  branche  de  l'art  de  l'ingénieur  à  laquelle  elle  ne  soit  ap- 
pelée à  donner  un  utile  concours. 

L'application  de  l'électricité  aux  procédés  de  préparation  et  de 
réduction  des  métaux  comprend  deux  branches  principales  : 
l'électro-métallurgie  par  voie  humide  ;  l'électro-métallurgie  par 
voie  sèche. 

La  première  a  été  pendant  longtemps  limitée  à  la  galvano- 
plastie, mais  depuis  que  Ton  connaît  un  moyen  d'obtenir  des  cou- 
rans  plus  intenses  que  ceux  des  piles,  diverses  industries  électro- 
métallurgiques par  voie  humide  ont  pris  naissance  et  ont  créé 
une  branche  absolument  nouvelle  d'applications  industrielles  de 
l'électricité.  La  galvanoplastie,  découverte  par  Jacobi,  a  pour 
but  la  reproduction  en  relief,  par  un  dépôt  métallique,  d'objets 
moulés  en  creux.  L'électrotypie  qui  permet  d'obtenir  des  planches 
de  cuivre,  reproduisant  des  gravures,  en  est  l'une  des  applications 
les  plus  intéressantes. 

L'argenture,  la  dorure,  le  cuivrage,  le  nickelage  et,  d'une  f 


i 


LES    SOURCES    DE    l'ÉLECTRICITÉ.  873 

façon  générale,  la  production  de  dépôts  superficiels  sur  certains 
objets  pour  en  modifier  l'aspect,  les  soustraire  à  l'oxydation,  etc., 
sont  des  procédés  variés  de  la  galvanoplastie.  On  sait  l'essor  qu'ils 
ont  pris  en  France. 

Plus  récemment,  c'est  à  la  production  même  des  métaux  les 
plus  usuels  que  l'électro-métallurgie  par  voie  humide  a  été  ap- 
pliquée; elle  fournit  un  moyen  de  les  obtenir  à  un  état  de  pu- 
reté absolue.  Or  on  sait  l'influence  énorme  que  peut  avoir  cette 
pureté  dans  certains  cas.  Pour  le  cuivre,  elle  est  liée,  d'une  façon 
intime,  avec  sa  conductibilité,  c'est-à-dire  avec  le  développement 
même  des  plus  considérables  applications  électriques.  Aussi 
l'électrolyse  du  cuivre  brut,  en  vue  d'avoir  ce  métal  raffiné, 
a-t-elle  pris  une  importance  croissante  avec  les  progrès  de  l'élec- 
tricité et  a-t-elle  été  entraînée  par  le  même  mouvement  en  avant. 
Les  cuivres  bruts  renferment  généralement  des  impuretés  dont 
les  unes,  comme  l'or  et  l'argent,  doivent  être  extraites  en  raison 
de  leur  grande  valeur,  bien  qu'elles  ne  soient  pas  toujours  nui- 
sibles, et  dont  les  autres,  comme  l'arsenic,  le  fer,  l'étain,  etc., 
exercent,  au  contraire,  l'influence  la  plus  fâcheuse  sur  les  qualités 
électriques  du  métal.  L'électrolyse  permet  de  les  séparer  et  d'ob- 
tenir des  cathodes  de  cuivre  cristallisé,  tout  à  fait  pur,  avec  les- 
quelles la  conductibilité  du  cuivre  atteint  son  degré  le  plus  élevé 
et  devient  presque  égale  à  celle  de  l'argent. 

L'électro-métallurgie  par  voie  sèche  est  plus  récente.  Elle  n'a 
été  rendue  possible  que  lorsqu'on  a  trouvé  le  moyen  d'utiliser  la 
chaleur  considérable  de  l'arc  voltaïque,  en  modifiant  les  condi- 
tions de  production  de  cet  arc  et  en  en  concentrant  la  chaleur 
dans  des  creusets  absolument  infusibles.  Il  nous  suffira  de  citer, 
parmi  ces  applications  les  plus  récentes  :  la  production  de  l'alu- 
minium et  celle  du  carbure  de  calcium. 

On  connaît  les  propriétés  précieuses  de  l'aluminium,  ce  métal 
léger  qu'on  n'avait  pu  obtenir,  jusqu'à  ces  dernières  années,  que 
par  des  procédés  de  laboratoire  et  qui  avait  conservé  un  prix 
extrêmement  élevé,  encore  que  les  corps  dont  on  l'extrait  soient 
des  plus  répandus  dans  la  nature.  L'argile  peut  être  considérée 
comme  le  premier  et  le  plus  abondant  des  minerais,  bien  qu'on 
s'adresse  plus  ordinairement,  pour  avoir  l'aluminium,  à  des  corps 
moins  connus,  tels  que  la  bauxite,  ou  alumine  hydratée,  ou  la  cryo- 
lite  (fluorure  double  d'aluminium  et  de  sodium),  corps  plus  rares 
qu'on  ne  trouve  guère  qu'au  Groenland. 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  traitement  électrique  de  ces  corps  a  été,  tout  d'abord,  uti- 
lisé pour  la  production  du  bronze  d'aluminium,  dont  les  qualités 
spéciales  de  dureté  sont  connues  et  appréciées  des  constructeurs. 
Puis,  avec  les  progrès  de  l'électro-métallurgie,  on  l'a  appliqué  à 
la  production  de  l'aluminium  lui-même,  industrie  qui  met  en 
œuvre  actuellement,  en  France,  en  Allemagne  et  aux  Etats-Unis, 
des  usines  très  considérables.  Cette  production,  surexcitée  par 
l'introduction  de  l'aluminium  dans  le  petit  matériel  léger  des 
armées,  a  fait  rapidement  descendre  le  prix  de  ce  métal,  qu'on 
peut  obtenir  aujourd'hui  à  environ  4  francs  le  kilo.  Il  valait  plus 
de  80  francs  il  y  a  quelques  années.  Comme  il  arrive  souvent,  on 
l'a  cru  bon  à  tous  les  usages  et  il  y  a  eu  quelques  mécomptes 
dans  son  application  à  la  construction  de  petits  navires  de  peu 
de  poids,  destinés  à  la  navigation  sur  les  grands  cours  d'eau 
africains.  Néanmoins,  sa  légèreté  extraordinaire  lui  assure  des 
débouchés  commerciaux  de  plus  en  plus  nombreux. 

Pleine  d'avenir  aussi,  malgré  quelques  déboires  de  début,  plu- 
tôt imputables  à  l'ignorance  et  à  la  trop  grande  précipitation  de 
quelques  inexpérimentés,  est  l'industrie  de  l'éclairage  par  l'acéty- 
lène, à  la  base  de  laquelle  est  un  procédé  électro-métallurgique. 

L'acétylène  est  un  gaz  carburé  obtenu  en  traitant  par  l'eau 
le  carbure  de  calcium,  matière  nouvelle  que  M.  Moissan  a  dé- 
couverte en  1892  en  traitant,  dans  un  four  électrique,  un  mélange 
de  charbon  et  de  chaux  vive  en  poudre.  C'est  là  une  des  appli- 
cations électro-métallurgiques  dont  les  progrès  ont  été  les  plus 
rapides. 

Enfin,  il  faut  citer,  comme  un  procédé  électrique,  susceptible 
d'utilisation  dans  la  pratique,  celui  de  la  soudure  employée  à 
réunir  par  fusion  les  extrémités  de  corps  métalliques,  tels  que  les 
rails,  les  conducteurs  de  cuivre,  etc. 

L'électricité  justifie  donc  les  espérances  qu'on  fonde  sur  elle 
pour  les  progrès  de  l'industrie  dans  le  siècle  prochain.  Il  sera  le 
siècle  de  l'électricité,  comme  celui  qui  se  termine  a  été  le  siècle 
de  la  vapeur. 

Lazare  Weiller. 


POÉSIE 


L'ETABLE 


Par  ordre  de  César  Auguste  et  pour  connaître 

Le  nombre  de  sujets  dont  il  était  le  maître, 

On  recensait  alors  le  monde  tout  entier; 

Et  pour  qu'on  l'inscrivît,  Joseph,  le  charpentier, 

S'en  fut  à  Bethléem,  son  pays  d'origine. 

Il  cheminait,  suivi  d'un  âne  à  maigre  échine, 

Dont  les  sabots  butaient  aux  pierres  des  ravins 

Et  qui  portait,  assise  entre  les  deux  couffins, 

Marie  humble  et  voilée,  et  tout  près  d'être  mère. 

C'était  l'hiver;  la  nuit  était  exquise  et  claire; 

Et  deux  astres  surtout,  au  som.bre  azur  des  cieux, 

Brillaient,  plus  radieux  que  les  plus  radieux, 

Guidant  de  loin  déjà  les  Bergers  et  les  Mages. 

A  travers  plaines,  monts,  torrens,  cités,  villages, 
Les  deux  époux  allaient  au  but,  pleins  de  souci. 
Car  la  femme  souffrait.  Ils  se  hâtaient  ainsi 
Depuis  des  jours,  faisant  halle  près  des  eaux  vives, 
Et,  pendant  leur  repas  de  pain  noir  et  d'olives, 
L'âne  broutait,  cherchant  l'herbe  entre  les  cailloux. 

C'était  l'hiver,  la  nuit,  mais  le  temps  était  doux; 
Un  calme  solennel  planait  sur  la  nature. 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Or,  après  un  faux  pas  de  son  humble  monture, 
Marie  ayant  gémi,  l'homme  étendit  le  bras 
Et,  lui  montrant  au  fond  des  ténèbres,  là-bas, 
Une  faible  lumière,  il  dit  : 

«  Yoici  Fauberge.  » 

0  femme  douloureuse  !  ô  mère  !  ô  Sainte  Vierge  ! 
Il  te  faudrait  un  lit,  une  chambre  et  du  feu. 
Mais  nul  ne  sait  qu'en  toi  tu  portes  l'Homme-Dieu. 
Dont  bientôt  l'univers  chantera  les  louanges. 
Le  secret  n'est  connu  que  de  vous  et  des  anges, 
Pauvre  et  timide  couple  arrêté  sur  le  seuil  ! 

L'aubergiste  n'a  pas  son  air  de  bon  accueil. 
Ce  bonhomme  à  bâton,  cette  femme  sur  l'âne. 
Il  les  juge  d'un  seul  regard  et  les  condamne. 
Mendians,  vagabonds,  qui  sait?  peut-être  pis. 
Du  reste,  aux  alentours,  les  chameaux  accroupis 
Et  les  mulets  tapant  du  pied  dans  l'écurie 
Prouvent  qu'une  cohue  est  à  l'hôtellerie  ; 
Et,  dans  la  salle  basse  où  l'âtre  flambe  et  luit, 
On  entend  chanter,  rire,  et  parler  à  grand  bruit 
Les  marchands  à  qui  sont  ces  animaux  de  charge. 

«  Pas  de  place  pour  vous,  dit  l'hôtelier,  au  large! 
Tout  est  plein,  bonnes  gens.  Au  large!  » 

Mais,  tout  bas, 
Il  grogne  entre  ses  dents  : 

«  Ce  n'est  point,  en  tous  cas, 
Pour  ces  gueux  que  ma  table  et  mes  chambres  sont  faites.  » 

0  Messie  annoncé  par  la  voix  des  Prophètes, 
Christ  que  le  monde  attend  et  qui  viens  le  sauver. 
Je  t'adore  à  genoux.  Quoi?  Tu  veux  éprouver, 
Dieu  de  paix,  de  bonté,  de  douceur,  d'innocence, 
La  dureté  des  cœurs  même  avant  ta  naissance. 
Toi  qui  pourrais,  aux  cieux  ouverts  et  fulgurans. 
Paraître  et  triompher,  tu  veux  que  tes  parens 
Soient  outragés  au  seuil  de  cette  hôtellerie, 
Et  tu  permets,  Seigneur,  que  ta  mère  Marie, 


POÉSIE.  877 

Succombant  sous  le  poids  de  son  divin  fardeau, 
Ne  trouve  pas  un  gîte  et  pas  un  verre  d'eau. 
Oui,  tu  le  veux  ainsi,  Dieu  né  dans  la  misère, 
Afin  que  le  chrétien  voie  en  tout  homme  un  frère 
Et,  dans  tout  malheureux,  un  frère  préféré, 
Et  qu'à  jamais  pour  lui  le  pauvre  soit  sacré. 
Mais  le  monde  à  ton  ordre  est-il  resté  docile. 
Divin  Maître  ?  Devant  tant  d'errans  sans  asiles, 
Qui  donc  aujourd'hui  songe  aux  parens  de  Jésus,  ^ 
Jadis,  à  Bethléem  si  durement  reçus? 
Hélas!  qui  se  souvient  de  la  Sainte  Famille? 

Donc,  sous  tous  les  regards  de  la  nuit  qui  scintille, 
Les  voyageurs  sont  là,  l'air  si  triste  tous  deux 
Que  l'hôtelier  finit  par  avoir  pitié  d'eux. 
D'ailleurs,  il  s'aperçoit  que  la  femme  défaille. 

«  Holà!  valets...  Un  coup  de  fourche  dans  la  paille, 
A  l'étable...  Ces  gens  y  passeront  la  nuit.  » 

Et  c'est  dans  cet  endroit  abject  qu'on  les  conduit; 
C'est  là  qu'on  fait  un  lit  de  paille  sur  la  fange 
Pour  celle  que  sacra  le  salut  de  l'archange; 
Et,  tandis  que  Joseph  donne  à  l'âne  son  foin 
Et  cherche  à  s'installer  pour  la  nuit,  dans  un  coin, 
Troublé  par  les  intrus,  un  vieux  bœuf  qui  rumine 
S'éveille,  et  d'un  gros  œil  mauvais  les  examine. 

Mais  que  se  passe-t-il  dans  les  hauteurs  du  ciel  ? 

Minuit  !  Voici  l'instant  promis  par  Gabriel  ! 

Une  voix,  à  travers  l'abîme  solitaire. 

Dit  :  <(  Gloire  au  Dieu  très-haut  !  Paix  aux  bons  sur  la  terre  !  » 

Puis  on  entend  le  vol  d'un  ange  qui  s'enfuit. 

0  sainte  nuit  !  Suave  et  formidable  nuit. 

Nuit  oiî  va  s'accomplir,  dans  cette  étable  immonde, 

Le  plus  immense  fait  de  l'histoire  du  monde! 

0  nuit,  quelle  splendeur  !  Les  constellations 

Ont  de  tendres  regards  d'amour  dans  leurs  rayons. 

Chaque  étoile,  ce  soir,  palpite,  tout  émue. 

Comme  un  cœur  qu'une  intime  allégresse  remue. 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  suit  de  loin,  avec  un  sourire  d'ami, 
Les  bergers  laissant  là  leur  bétail  endormi, 
Et,  là-bas,  au  désert,  sous  l'azur  diaphane. 
Les  trois  rois  d'Orient  venant  en  caravane. 


Et,  pendant  cette  nuit,  monde  payen,  tu  dors. 

Repu,  cruel,  content,  sans  espoir  ni  remords, 

A  tes  faux  dieux  de  marbre  et  de  bronze  incrédule. 

Et  les  pleurs  de  l'esclave  aux  fers,  dans  l'ergastule, 

Et  les  lions,  au  fond  du  Cirque,  rugissant 

Vers  leur  prochain  repas  de  chair  d'homme  et  de  sang. 

Ne  t'éveilleraient  pas  de  ton  sommeil  sans  rêve. 

C'est  pourtant  cette  nuit  que  ton  règne  s'achève, 

Vieux  monde,  et  que  surgit  le  Dieu  de  la  bonté. 

Bientôt,  par  ta  bassesse  et  par  ta  lâcheté, 

Un  Tibère,  un  Néron  auront  leur  temple  à  Rome. 

Mais  le  Dieu  qui  mourra  pour  nous,  le  Dieu  fait  homme, 

Jésus,  notre  Sauveur,  vient  de  naître  aujourd'hui. 

Tu  dors  et  n'en 'sais  rien.  Mais  le  Ciel  le  sait,  lui! 

Et  c'est  pourquoi,  ce  soir,  dans  la  nuit  étoilée, 

Où  flotte  doucement  une  musique  ailée. 

S'en  vont  vers  Bethléem  le  pasteur  et  le  roi  : 

C'est  pourquoi  le  ciel  est  en  fête,  et  c'est  pourquoi, 

Devant  l'humanité  meilleure  qu'ils  pressentent. 

Tout  le  firmament  prie  et  tous  les  astres  chantent  ! 

«  Rêves,  chimères,  dit  un  sceptique  en  riant. 
Légende  fabuleuse  et  conte  d'Orient.  » 

J'ai  nié  comme  lui...  Pardon,  Dieu  véritable  !... 

Mon  âme  était  alors  l'infecte  et  sombre  étable 

Ouverte  à  tes  parens,  les  pauvres  voyageurs. 

Car,    hélas!  chez  le  moins  coupable  des  pécheurs, 

Ne  fût-ce  qu'en  désir,  ne  fût-ce  qu'en  pensée, 

Que  de  honte  secrète  et  de  fange  amassée  ! 

En  mon  âme  logeait  un  vice  coutumier, 

Tel  qu'un  vil  animal  vautré  sur  son  fumier  ; 

Et,  dans  l'ombre  malsaine  et  d'un  miasme  imprégnée, 

Le  remords  me  guettait,  monstrueuse  araignée  ! 


POÉSIE.  879 

Mais  Jésus  qu'à  présent  je  prie,  agenouillé, 
N'a  pas  reçu  le  jour  dans  un  lieu  moins   souillé. 
Si  le  moindre  frisson  de  repentir  pénètre 
Dans  un  cœur  saturé  de  mal,  Dieu  peut  y  naître, 
J'ai  connu  cet  espoir  et  cette  vérité, 
Un  jour  béni,  quand  la  douleur  m'a  visité. 
J'ai  prié,  demandant  pardon  de  mon  offense  ; 
Humblement  j'ai  rouvert  au  Dieu  de  mon  enfance 
Mon  âme,  cet  asile  impur  et  ténébreux. 
Il  y  daigna  descendre  et,  maître  généreux. 
Qui  même  à  l'ouvrier  tardif  donne  un  salaire. 
Il  y  règne  aujourd'hui,  la  parfume  et  l'éclairé. 
Prières  !  Sacremens  !  0  bienfaits  inouïs  ! 
Comme  l'étable,  aux  yeux  des  bergers  éblouis, 
Brilla  d'une  clarté  merveilleuse  et  subite, 
Mon  âme  resplendit,  depuis  que  Dieu  l'habite. 
Sur  la  nuit  bleue  où  vibre  un  hymne  de  Noël, 
S'ouvre  le  toit  obscur  qui  me  cachait  le  ciel, 
Et  le  hideux  remords,  l'araignée  en  sa  toile. 
Rayonne  tout  à  coup  et  devient  une  étoile  ! 

François  Goppée. 


LA  FRANCE  DU  LEVANT 


LE  VOYAGE  DE  L'EMPEREUR  GUILLAUME  II 


Constantinople,  17  octobre.  La  veille  de  l'arrivée. 

Il  y  a  trois  villes  dans  Constantinople,  aucune  n'a  l'air  d'at- 
tendre un  empereur. 

Sur  la  haute  colline  d'où  Péra  domine  le  Bosphore,  l'Europe 
vit  et  pense  par  ses  colonies  nationales,  ses  diplomates  et  ses 
institutions  religieuses.  Là,  il  est  vrai,  l'arrivée  de  Guillaume  II 
intéresse  et  préoccupe.  Que  vient-il  faire?  En  chargeant  Cook 
and  Co  de  transporter  et  nourrir  à  forfait  à  travers  le  Levant  la 
cour  d'Allemagne  comme  une  bande  de  touristes  économes, 
l'empereur  obéit-il  seulement  à  une  certaine  impuissance  de 
rester  en  place,  et  ce  potentat  soupçonné  de  bouleverser  le 
monde,  ne  serait-il  ambitieux  que  de  s'y  promener?  ou,  comme 
ces  négocians  avisés  qui  emportent  même  dans  leurs  voyages 
de  vacances  leur  carte  d'échantillons,  et  pour  qui  le  meilleur  des 
délassemens  est  une  bonne  affaire,  vient-il  rappeler  au  sultan  l'ap- 
titude de  l'Allemagne  à  construire  des  ports,  des  voies  ferrées, 
à  prêter  de  l'argent,  à  fournir  toutes  les  choses  nécessaires  à  la 
vie  et  à  la  mort,  et  la  convenance  pour  la  Turquie  de  manifester 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  881 

son  amitié  à  l'empereur  par  des  faveurs  au  commerce  allemand? 
Prétend-il  davantage?  quelques  concessions  de  territoire,  un  de 
ces  gages  qu'aujourd'hui  les  grands  Etats  prennent  volontiers, 
pour  se  donner  patience,  sur  les  pays  en  déclin,  sur  les  peuples  à 
héritage?  Enfin,  les  gains  matériels  ne  lui  suffisant  plus,  aspire-t-il 
aux  conquêtes  morales,  et  lesquelles?  Songe-t-il  à  acquérir  dans 
l'Islam  un  protectorat  protestant,  songe-t-il  à  disputer  à  la  France 
le  protectorat  catholique?  Mais  ces  incertitudes  ne  forment  pas 
même,  toutes  vives  soient-elles,  une  rumeur  de  l'immense  cité  : 
ce  n'est  qu'un  bruit  de  plumes  sur  le  papier  des  ambassades,  un 
vol  assourdi  de  paroles  dans  quelques  salons  et  quelques  cercles, 
un  murmure  de  prières  dans  les  couvens.  Et  Pera  semblerait  igno- 
rer l'hôte  de  demain  si  le  portrait  de  Guillaume  ne  s'offrait  aux 
vitrines  des  photographes  et  des  papetiers. 

Galata  qui  étend  plus  bas,  au  pied  de  sa  belle  tour  et  le  long 
du  port,  ses  rues  marchandes,  tient  aussi  plus  bas  ses  pensées. 
Des  Grecs,  des  Italiens,  et  la  race  mêlée  des  Levantins  forment 
la  masse  de  cette  population  née  pour  le  trafic  et  seulement  intel- 
ligente du  gain.  Pour  eux  il  n'y  a  qu'une  question  allemande: 
plus  l'Allemagne  enverra  de  ses  marchandises  en  Orient,  plus  ils 
seront  satisfaits,  parce  qu'elle  sait  fabriquer  au  plus  bas  prix, 
donner  les  apparences  du  fini  et  de  la  solidité  à  son  travail,  et  que, 
par  suite,  ils  ont,  grâce  à  elle,  la  double  chance  d'acheter  bon 
marché  et  de  vendre  cher.  Il  faudra  déchanter  le  jour  où  les  Alle- 
mands, au  lieu  de  fabriquer  cette  pacotille  pour  les  marchands 
orientaux,  viendront  eux-mêmes  servir  les  consommateurs.  Au- 
tant le  commerce  de  Galata  aime  les  Allemands  comme  fournis- 
seurs, autant  il  les  redoute  comme  concurrens,  et  la  prévision 
qu'ils  voudront  prendre  tout  le  bénéfice  de  leur  industrie  jette 
une  ombre  sur  l'avenir.  Mais  un  voyage  d'empereur  ne  saurait 
avoir  d'influence  sur  le  prochain  inventaire,  et  Galata  n'a  pas  le 
loisir  de  rêver  aux  choses  qui  ne  rapportent  rien. 

De  l'autre  côté  du  Bosphore,  au  bout  de  ce  pont  jeté  entre  deux 
mondes  sans  les  unir,  commence  la  ville  des  Musulmans,  Stam- 
boul. Naguère  capitale,  elle  tenait  assemblés  quatre  cent  mille 
fidèles  autour  du  Padishah,  le  chef  suprême,  et  de  la  Sublime 
Porte,  conseil  des  hauts  serviteurs  qui  savaient  mettre  quelque 
indépendance  dans  la  servitude  et  de  la  tradition  dans  le  despo- 
tisme. Veuve,  depuis  Abdul-Aziz,  de  ses  sultans  qui  l'ont  quittée 
pour  mieux  la  voir,  et,  émigrés  dans  leurs  palais  du  Bosphore, 
TOUE  CL.  —  1898.  56 


882  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'admirent,  mais  ne  l'habitent  plus;  vide  de  sa  Sublime  Porte, 
depuis  qu'Abdul-Hamid  exerce  seul  tout  le  pouvoir  et  a  attiré 
autour  de  lui  le  gouvernement  sur  la  colline  d'Yldiz-Kiosk,  Stam- 
boul est  aujourd'hui  le  Versailles  de  l'Islam.  Ses  rues  de  petites 
échoppes  ouvertes  et  de  grandes  maisons  closes,  que  dominent  les 
masses  blanches  de  ses  mosquées,  la  lourdeur  de  leurs  dômes  et 
la  sveltesse  de  leurs  minarets,  sont  l'image  de  sa  vie  :  partagée 
entre  les  vulgarités  de  la  matière  et  les  exaltations  du  fanatisme 
religieux,  elle  n'a  pas  de  jours  sur  la  raison  humaine  et  sur  la 
place  publique.  Cette  immense  ville  dort,  mange,  prie  et  ne  pense 
pas.  Elle  n'a  jamais  eu  moins  de  pensées  qu'aujourd'hui.  En  enle- 
vant à  la  Sublime  Porte  la  décision  des  affaires,  Hamid  a  traité 
en  suspect  le  pouvoir  même,  et  détruit  la  compétence  qui  entre- 
tenait, au  moins,  dans  une  élite  de  fonctionnaires,  une  espèce  de 
sentiment  public.  Il  y  a  des  journaux,  mais  qui  non  seulement  ne 
représentent  aucune  doctrine,  sauf  l'adoration  devant  la  souve- 
raineté sans  bornes  du  sultan,  mais  cachent  les  faits  les  plus  cer- 
tains, si  cette  souveraineté  a  à  s'en  plaindre  :  pour  se  borner  au 
plus  récent  exemple,  les  Turcs  ont  pu  lire  que  l'impératrice  d'Au- 
triche était  morte,  mais  non  de  quelle  mort.  Sans  doute  les  nou- 
velles et  les  idées  n'ont  pas  besoin  du  papier  pour  se  répandre,  la 
conversation  les  propage,  et  la  belle  langue  des  Turcs  excellerait, 
comme  au  temps  de  Monsieur  Jourdain,  à  dire  beaucoup  de  choses 
en  peu  de  mots.  Mais  l'on  ne  saurait  croire  combien  de  ces  mots 
sont  défendus  :  interdits,  les  mots  de  révolution,  de  réformes,  de 
liberté;  interdits  les  noms  même  du  sultan  et  de  son  prédéces- 
seur. Si  l'on  parle  de  révolution,  c'est  qu'on  la  désire,  si  on  parle 
de  Mourad  c'est  qu'on  le  regrette,  si  on  parle  d'Hamid  c'est  qu'on 
l'attaque.  Et  alors  il  se  défend  par  les  coups  discrets  et  sûrs  qui 
épargnent  à  la  victime  les  angoisses  de  l'attente,  au  souverain  le 
scandale  des  exécutions,  au  peuple  la  connaissance  du  mal.  Un 
espionnage  devenu  la  grande  force  de  l'Etat  et  le  plus  sûr  titre 
aux  faveurs  surveille  les  propos  de  la  rue,  trahit  les  entretiens  de 
l'amitié,  dissout  la  solidarité  de  la  famille.  Chacun  se  garde  de 
chacun,  et  il  y  a  tant  d'oreilles  ouvertes  pour  tout  entendre  que 
toutes  les  bouches  se  ferment.  La  peur  a  transformé  en  muets  du 
sérail  tous  les  musulmans.  Les  plus  muets  sont  les  hommes  ca- 
pables d'avoir  un  avis  sur  les  intérêts  de  la  Turquie  et  sur  l'avenir 
de  l'amitié  entre  le  sultan  et  Guillaume  :  ils  sont  les  plus  sus- 
pects. Les  fonctionnaires  et  l'armée,  qui  depuis  six  mois  n'ont  pas 


LA    FRANCE   DU    LEVANT.  883 

reçu  de  solde,  n'étaient  pas,  paraît-il,  sans  regretter  la  dépense 
des  fêtes,  présage  pour  eux  de  nouveaux  jeûnes;  mais  le  sultan, 
a  dit  le  journal  officiel,  daignera  payer  un  mois  de  traitement  à 
ses  serviteurs,  et  la  plupart  vont  regretter  seulement  que  leur 
maître  ne  reçoive  pas  six  empereurs.  Le  clergé  qui  peuple  les 
mosquées  et  les  écoles  ne  peut  être  favorable  aux  honneurs  ren- 
dus par  le  chef  des  croyans  à  un  infidèle  :  mais  moins  que  per- 
sonne il  murmure  contre  «  ce  qui  était  écrit.  »  Pour  la  multitude 
inculte  des  petits  ouvriers,  vendeurs  ambulans,  portefaix,  bate- 
liers, Guillaume  est  un  vassal  qui  vient  rendre  hommage  au 
Grand  Seigneur,  souverain  de  toutes  les  couronnes  ;  une  lueur  de 
fierté  pour  l'Islam  brillerait  dans  leur  âme  obscure,  s'ils  ne  sa- 
vaient que  le  bien  et  le  mal  de  l'Islam  finissent  pour  eux  en  sur- 
croît d'impôts.  Tous  sentent  que  leur  opinion  ne  saurait  rien  em- 
pêcher, que  la  politique  de  leur  maître  est  comme  lui  au-dessus 
de  leur  consentement,  hors  de  leur  portée;  que  même  en  croyant 
louer,  ils  courraient  risque  de  déplaire,  et  ils  laissent  passer  la 
volonté  du  sultan  comme  on  laissait  passer  jadis  la  justice  du  roi. 
On  voit  encore  aux  terrasses  du  vieux  sérail  la  pierre  lisse  et  in- 
clinée sur  laquelle  les  vizirs  malheureux,  les  favoris  en  disgrâce, 
les  épouses  soupçonnées,  les  eunuques  infidèles,  se  succédaient, 
cousus  dans  un  sac,  glissaient  sans  bruit  dans  le  Bosphore,  et 
disparaissaient  sans  troubler  même,  fût-ce  par  un  bouillonnement 
d'eau,  trace  fugitive  de  leur  chute,  la  sérénité  de  la  mer  :  tels, 
sous  les  yeux  de  ce  peuple  sans  opinion  générale,  les  événemens 
passent  entourés  de  mystère  et  tombent  dans  les  profondeurs  de 
son  indifférence,  sans  même  que  les  bulles  d'air  appelées  les  pa- 
roles remontent  à  la  surface. 

C'est  le  sultan  seul,  non  Constantinople,  qui  reçoit  l'empereur; 
seul  Abdul-Hamid  a  fait  des  préparatifs,  et  ils  sont  hors  de  la 
ville.  A  la  place  où  Galata  et  Pera  cessent  de  s'étendre  le  long  du 
Bosphore,  la  colline  qui  les  porte  se  continue  en  une  végétation, 
vigoureuse  et  parfumée,  de  grands  bois  et  de  jardins  lleuris.  Parmi 
les  frondaisons  touffues  qui,  du  bas  de  la  côte,  montent  à  son 
sommet,  ceintes  d'un  grand  mur  et  formant  un  seul  domaine, 
çà  et  là  émergent,  tantôt  fiers  et  en  pleine  lumière,  tantôt  mo- 
destes et  dans  l'ombre,  des  palais,  des  villas,  des  kiosques.  Ce 
caprice  d'un  sultan  à  qui  ne  suffisait  pas  un  harem  de  femmes  et 
qui  s'est  donné  un  harem  de  maisons,  est  Yldiz  la  bien  gardée. 
Ce  domaine  de  plaisance  est  un  asile  de  sûreté;  une  triple  en- 


884  REVUE    DES    DEUX    MONDES- 

ceinte  de  murailles  couvre  le  repos  et  la  vie  du  maître,  et  chaque 
soir,  par  des  ordres  imprévus,  il  désigne  entre  ses  demeures  celle 
qui  le  recevra  la  nuit  :  étrange  existence  de  sultan  blême  qui  sans 
cesse  change  de  couche,  poussé  non  par  la  volupté,  mais  par  la 
peur. 

C'est  là  qu'il  recevra  Guillaume.  Au  faîte  de  la  colline,  où  la  ver- 
dure des  bois  paraît  plus  sombre  sur  la  pâleur  du  ciel,  une  sorte 
de  chalet  suisse  met  la  tache  claire  de  ses  toits  et  de  ses  façades. 
Il  semble  petit,  il  est  assez  grand  pour  que  sa  salle  d'honneur  ait 
trente  mètres;  il  contient  des  appartemens  pour  l'empereur,  pour 
l'impératrice,  le  tout  meublé  à  l'européenne,  avec  une  profusion 
entassée,  avec  le  disparate  qui  fait  la  laideur  des  belles  choses, 
avec  un  mauvais  goût  à  peu  près  égal  à  celui  de  presque  tous  les 
Européens  quand  ils  veulent  s'installer  à  l'orientale.  Ici  rien  n'est 
oriental  que  la  dépense,  cette  prodigalité  de  construire  une  telle 
maison  pour  un  hôte  de  cinq  jours,  comme  on  dresserait  une  tente 
à  l'ombre  d'un  palmier. 

Hors  d'Yldiz  rien  n'a  été  mis  en  état,  que  les  rues  par  lesquelles 
l'empereur  doit  se  rendre  à  l'ambassade,  à  l'école  et  au  cercle 
Allemands  :  le  tout  est  sis  à  Péra.  Deux  vieilles  maisons  faisaient 
là  sur  la  grande  rue  une  saillie  si  forte  qu'il  restait  juste  la  place 
à  une  voiture  :  elles  ont  été  éventrées.  Pour  cacher  la  blessure 
béante  et  aussi  les  amas  de  décombres  qui,  çà  et  là,  remplacent  les 
édifices  partout  où  l'incendie  et  l'insouciance  musulmane  font 
leur  œuvre,  on  a  aligné  des  palissades  pleines.  Sur  elles  quelques 
Turcs  promènent  lentement  de  longs  pinceaux,  et  elles  prennent 
peu  à  peu  une  couleur  jaune  d'ocre,  sous  laquelle  disparaît  aussi 
la  crasse  de  quelques  murs  trop  lépreux.  La  chaussée  n'est  pas 
oubliée.  Le  pavage  à  Gonstantinople  se  fait  avec  des  blocs  de 
pierre  irréguliers  où,  entre  les  plus  gros,  établis  d'abord,  on  en- 
fonce, tant  bien  que  mal,  les  plus  petits.  Ils  s'ébranlent  vite  et  dis- 
paraissent, laissant  des  fondrières  noires  où  se  couchent  les  chiens, 
où  toutes  les  espèces  de  détritus  s'amassent  et  pourrissent  sous 
toutes  les  variétés  de  puanteur.  Où  l'empereur  passera,  on  nivelle 
avec  de  la  terre  etl'on  jette  une  couche  de  sable.  Tout  semble  propre 
et  restera  tel  jusqu'à  ce  que  la  prochaine  pluie  lave  ce  fard  des 
vieilles  rues  en  pente,  et  transforme  en  fondrières  plus  profondes 
les  rues  basses  où  cette  boue  viendra  s"amonceler.  N'oublions  pas 
le  travail  moins  visible,  mais  le  plus  important,  la  recherche  des 
révolutionnaires  par  la   police.  Les  sujets  ottomans  ne  peuvent 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  885 

pénétrer  à  Constantiiiople  que  sous  la  sauvegarde  de  permis  sé- 
vèrement contrôlés  et  difficiles  à  obtenir  pour  les  raias  des  races 
suspectes.  Les  Arméniens  déjà  établis  dans  la  ville  sont  sous  une 
surveillance  continue,  et  un  certain  nombre  ont  été  arrêtés  sans 
qu'ils  soient  accusés  d'aucun  mal  et  afin  que  la  tentation  de  ce  mal 
ne  leur  vienne  pas.  Les  Européens  sont  traités  avec  un  peu  plus 
de  formes  mais  une  égale  méfiance;  chaque  jour,  des  étrangers 
ont  été  embarqués  pour  leurs  pays  d'origine.  La  surveillance  est 
particulièrement  agressive  contre  les  Italiens.  Depuis  l'assassinat 
de  l'impératrice  d'Autriche,  il  semble  qu'on  ait  peur  de  tous, 
même  des  bons  ouvriers,  et  ils  sont  nombreux  à  Constantinople. 
Une  partie  de  ces  malheureux  a  quitté  la  ville,  une  partie  vient 
d'être  enfermée  dans  un  hôpital,  où  elle  attendra  sous  verrous 
le  départ  de  Guillaume  II. 

Sur  cette  veille  de  fête,  triste  comme  un  lendemain,  pèse 
d'avance  une  double  contrainte  :  le  peuple  craint  le  gouverne- 
ment et  le  gouvernement  craint  le  peuple.  D'ordinaire,  la  foule, 
autant  que  le  souverain,  accueille  les  grands  étrangers,  et  le  chef 
de  l'Etat  présente  la  nation  à  son  hôte;  elle  est  le  plus  vaste,  le 
plus  intéressant  et  le  plus  flatteur  des  spectacles  que  s'offrent  les 
princes;  ils  ne  se  lassent  pas  de  sa  présence,  de  ses  sourires,  de 
ses  acclamations.  Ici,  au  contraire,  où  le  nombre  des  habitans, 
la  variété  des  races,  l'éclat  des  costumes,  la  magnificence  de  la 
nature  assemblaient  d'avance  une  incomparable  pompe,  la  na- 
tion est  étrangère  et  la  foule  importune.  Abdul-Hamid  marche 
toujours  poursuivi  par  la  menace  du  poète  et  prévoit  que  les  os 
des  victimes  enfanteront  peut-être  des  vengeurs.  Plus  que  son 
peuple  ne  le  redoute  et  ne  lui  obéit,  lui  redoute  l'approche  de  son 
peuple.  Les  foules,  même  quand  elles  ne  se  révoltent  pas,  peuvent 
receler  l'assassin,  lui  faciliter  l'approche  et  la  fuite.  Voilà  pourquoi 
le  sultan  abrite  son  hôte  près  de  lui,  loin  de  la  ville,  et  lui  offre 
là  un  tête-à-tête  dans  sa  solitude  habituelle.  Voilà  pourquoi  l'em- 
pereur débarquera  à  Dolma-Bagtché,  au-dessus  d'Yldiz,  pourquoi 
les  deux  souverains  passeront  aussitôt  d'un  palais  dans  l'autre,  et, 
dans  le  court  chemin,  seront  séparés  de  toute  foule  par  des  masses 
épaisses  de  troupes.  Inquiet  sans  cesse  pour  sa  vie,  Abdul-Hamid 
a  trouvé  la  joie  de  pourvoir  plus  attentivement  à  sa  propre  sûreté 
en  pourvoyant  à  celle  de  son  hôte,  et  de  se  rassurer  en  paraissant 
craindre  pour  autrui.  Quel  début  de  fête  que  ce  silence,  quels 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préparatifs  que  ce  vide,  quels  conviés  que  les  hôtes  de  ces  vais- 
seaux fugitifs  et  de  ces  prisons  pleines!  Et  surtout  quelle  misère 
de  la  puissance  dans  ces  deux  souverains  si  absolus  l'un  et  l'autre, 
résignés  à  s'emprisonner  eux-mêmes,  et,  captifs  qui  rêvent  d'éva- 
sion à  travers  les  grilles,  contraints  à  mettre  en  sûreté  contre 
l'anarchie  leurs  songes  de  domination. 

L'arrivée,  mardi  18  octobre. 

Grâce  à  la  plus  aimable  des  offres  nous  embarquons,  quelques 
amis  et  moi,  sur  une  «  mouche  »  élégante  et  rapide  au  quai  de 
Galata.  A  Tavant  est  déjà  le  «  zaptié,  »  dont  l'uniforme  nous  as- 
surera la  liberté  de  notre  route  malgré  les  consignes  :  sous  tous 
les  régimes  et  dans  tous  les  pays,  le  gendarme  veille  au  nom  de  la 
loi  sur  les  privilèges  de  quelques-uns. 

Il  est  huit  heures  du  matin,  et  le  soleil  semble  de  la  triplice. 
A  peine  quelques  nuages,  minces  et  frangés  comme  des  écharpes, 
flottent  dans  l'azur  profond  mais  pâle.  Par  un  contraste  qui  est  un 
charme,  la  lumière  d'Orient  luit  sous  un  ciel  de  France.  Cette 
lumière  matinale  vient  par-dessus  l'Olympe  lointain,  se  heurte  à 
la  montagne  de  Scutari  qui  reste  sombre  sous  le  voile  de  ses 
cyprès,  colore  de  rose  la  pointe  du  Sérail,  nimbe  d'une  ligne  mince 
et  éclatante  le  cintre  des  dômes  et  les  arêtes  des  mosquées,  se  ré- 
pand en  une  poussière  dorée  sur  le  miroir  de  la  mer  calme.  Toute 
cette  clarté,  comme  une  autre  mer,  remplit  de  sa  masse  puissante 
le  vide  ouvert  entre  l'Asie  et  l'Europe,  et  frappe  droit  Galata,  Pera 
et  la  rive  occidentale  du  Bosphore.  Le  fleuve,  qui  a  pour  berges 
deux  continens,  coule  entre  une  Asie  morne,  dont  les  palais,  les 
prés  et  les  forêts  dorment  dans  la  même  ombre  terne,  et  une 
Europe  dont  le  soleil  avive  toutes  les  nuances,  met  en  relief  tous 
les  contours,  et  dont  les  palais  brillent  sur  les  bords  enflammés 
des  eaux.  Et  cette  opposition  complète  la  beauté  de  cette  place  et 
de  cette  heure. 

Le  long  du  port,  un  mouvement  de  foule  se  dessine  sans  hâte 
vers  Dolma-Bagtché.  La  plupart  des  têtes  portent  le  turban 
blanc,  roulé  fin  et  ajusté  avec  soin,  qui  indique  les  gens  des  mos- 
quées. Ces  curieux  sont  pour  la  plupart  des  softas,  ces  étudians 
ecclésiastiques  dont  la  jeunesse  accroît  le  fanatisme  et  l'audace,  et 
qui  auraient  manifesté  un  certain  déplaisir  des  honneurs  préparés 
à  un  infidèle.  Gomme  eux  notre  mouche  se  meut  doucement  dans 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  887 

la  direction  de  Bagtché.  Autour  de  nous  évoluent  nombre  de 
petits  vapeurs  et  de  caïks.  Quelques  musulmans  de  condition 
aisée  ont  pris  place  dans  les  caïks,  mais  presque  tous  les  specta- 
teurs appartiennent  aux  colonies  européennes.  Les  femmes,  pour 
la  joie  de  leurs  yeux  et  des  nôtres,  sont  les  plus  nombreuses,  et 
leurs  toilettes  claires  s'enlèvent  en  clartés  douces  sur  le  fond  aux 
teintes  violentes  des  embarcations.  Celles-ci  vont  et  viennent, si 
serrées  qu'à  quelques  mètres  on  ne  voit  plus  la  mer  :  les  légers 
mouvemens  de  ses  petites  vagues  donnent  aux  couleurs  qui  la 
couvrent  quelque  chose  de  sa  vie.  Et  tous  les  yeux  sont  tournés 
vers  l'espace  brillant  et  vide  où,  entre  l'Europe  et  l'Asie,  va 
paraître  l'empereur. 

Il  est  annoncé  pour  neuf  heures.  Elles  sonnent  et  derrière  la 
pointe  du  Sérail  glisse  un  navire  blanc  qui  vient  du  large.  Lourd 
de  formes  et  rapide  de  marche,  il  apparaît  d'abord  par  le  travers, 
puis  il  contourne  la  pointe  et  s'avance  droit  sur  nous,  suivi  en 
ligne  de  file  par  un  cuirassé  et  par  un  croiseur.  Les  trois  navires 
sont  pavoises,  le  premier  porte  à  son  grand  mât  le  pavillon  im- 
périal, où  l'aigle  noir  étend  ses  ailes  sur  un  fond  jaune  :  c'est  le 
Hohenzollern.  En  entrant  dans  le  Bosphore,  les  navires  de  guerre 
se  couATent  de  fumée,  des  éclairs  s'allument  à  la  bouche  de 
chaque  pièce,  et  le  tonnerre  des  saluts  gronde  de  la  mer  à  la  terre. 
Le  Hohenzollern  arrive  en  face  de  Dolma-Bagtché,  s'arrête;  les 
deux  autres  navires,  par  une  belle  évolution,  passent  à  sa  droite  et 
à  sa  gauche,  lui  présentant  leur  avant;  et,  tandis  que  leurs  équi- 
pages poussent  des  hourras,  les  ancres  tombent. 

Sur  la  rive ,  Dolma-Bagtché  plonge  dans  le  Bosphore  ses 
degrés  de  marbre,  et  sur  sa  terrasse  de  marbre  allonge  sa  façade 
basse  et  démesurément  longue,  et  plate  à  force  d'ornemens. 
L'on  croirait,  quand  on  regarde  les  caprices  princiers  du  plâtre  et 
du  stuc  épars  le  long  du  Bosphore,  que  les  sultans,  par  une  de  ces 
métamorphoses  familières  dans  le  sérail,  ont  pris  leurs  confi- 
seurs pour  en  faire  des  architectes.  Mais  la  distance  efïace  les 
pauvretés  de  ce  luxe  et  ne  laisse  resplendir  que  le  baiser  éblouis- 
sant du  soleil  au  front  poli  de  Dolma.  Un  grand  tapis  rouge  jeté 
sur  la  blancheur  de  la  terrasse  unit  les  degrés  où  clapote  le 
Bosphore  à  la  porte  principale  du  palais.  Derrière  cette  porte  est 
le  sultan,  invisible  comme  l'empereur  ;  mais  quelques  pachas  de 
sa  cour,  et  mieux  encore  quelques  Albanais  de  sa  garde,  debout 
hors  du  seuil,  annoncent  la  présence  du  maître. 


888  REVUE    DES    DEUX    310NDES. 

Il  envoie  vers  Ihôte  attendu.  Une  chaloupe  à  vapeur  se  dé- 
tache du  rivage;  derrière  les  glaces  de  son  salon  apparaissent  des 
uniformes  si  brodés  et  battant  neufs  que  l'on  croirait  une  vitrine 
de  tailleur,  et  que,  comme  La  Bruyère,  l'on  tiendrait  quitte  des 
personnes.  On  nomme  pourtant  près  de  moi  le  ministre  de  la 
marine  et  Fuad-Pacha,  heureux  hommes  qui  appartiennent  à  de 
tels  habits  !  Mais  qu'est  leur  splendeur,  tout  européenne  et  mo- 
derne, près  de  la  grâce  étrange,  de  l'archaïsme  superbe,  du 
bijou  gigantesque  aux  tons  de  vieil  or  qu'on  nomme  la  barque 
du  sultan?  Elle  aussi  s'avance,  portée  par  les  eaux:  longue  et 
basse  de  corps,  elle  pose  sur  les  vagues  sans  y  enfoncer  son  ventre 
d'écaillé,  allonge  son  col  grêle,  soulève  sa  fine  tète  de  bête 
sacrée  et  semble  marcher  sur  la  mer  par  les  vingt  grandes  pattes 
de  ses  rames.  Et  à  son  arrière  monte  très  haut  une  poupe  sculptée 
à  jour,  déplus  en  plus  étroite,  et  qui  se  termine,  aérienne  comme 
un  nid,  glorieuse  comme  un  ostensoir,  et  solitaire  comme  un 
trône.  Ainsi  les  deux  embarcations,  l'une  emblème  de  la  Turquie 
nouvelle,  l'autre  messagère  de  l'Islam  ancien  et  magnifique,  se 
balancent  et  attendent  aux  pieds  du  César. 

C'est  chez  lui,  sous  ses  propres  couleurs,  que  Guillaume  II 
gagnera  la  terre.  Un  canot  allemand  de  douze  rameurs  a  accosté 
l'échelle  qui,  sur  le  flanc  du  HohenzoUern,  dessine  les  traits  grêles 
de  son  plan  incliné  et  de  ses  deux  paliers.  Un  capitaine  de  vais- 
seau est  descendu  et  a  pris  la  barre.  Des  officiers  casqués,  traversés 
de  grands  cordons  et  superbes,  qui  se  tenaient  en  groupe  au  haut 
de  l'échelle,  s'écartent,  et  se  rangent  en  une  attitude  de  respect 
immobile.  Voici  l'empereur.  Revêtu  d'un  uniforme  noir,  la  tète 
couverte  du  kalpack  à  grande  aigrette  blanche,  sans  broderies, 
sans  décorations,  il  paraît  plus  sombre  encore  sur  le  fond  brillant 
de  son  escorte. 

Il  a  voulu  surprendre  les  regards  et  frapper  les  imaginations 
par  l'absence  même  de  ce  qui  les  séduit  d'ordinaire  :  la  splendeur 
de  ses  officiers  porte  pour  lui  les  insignes  de  sa  puissance,  et  cette 
puissance  paraît  plus  imposante  en  son  dédain  de  paraître.  La 
simplicité  peut  être  la  plus  habile  des  mises  en  scène  :  Napoléon 
ne  tenait  pas  pour  rien  à  la  redingote  grise  et  au  petit  chapeau. 
Tandis  que  Guillaume  descend  l'échelle,  il  se  détache  mat  et 
noir  sur  le  mur  blanc  du  HohenzoUern,  comme  une  de  ces  décou- 
pures qu'inventa  le  marquis  de  Silhouette.  Beaucoup  plus  petit 
que  son  aïeul  et  son  père,  il  est  encore  de  belle  taille.  La  min- 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  889 

ceur  souple  de  la  jeunesse  qui  donnait  naguère  un  charme  roman- 
tique à  sa  personne,  disparaît  sous  un  embonpoint  précoce,  la 
graisse  commence  à  gonfler  les  joues,  alourdit  le  bas  du  visage, 
et  surtout  épaissit  le  buste.  Il  ne  reste  de  maigre,  et  plutôt  de 
décharné,  que  son  bras  gauche,  ce  membre  infirme  et  dont  la 
misère  rappelle  à  l'orgueil  de  Guillaume  que  les  plus  grands  em- 
pereurs eux-mêmes  sont  de  pauvres  hommes. 

Debout  dans  le  canot,  il  fait  asseoir  d'abord  l'impératrice,  qui 
descendait  derrière  lui,  s'assied  à  côté  d'elle,  six  personnages 
de  sa  suite  prennent  place  sur  les  bancs  de  côté,  et  les  rames, 
jusque-là  dressées,  trernpent  d'un  même  mouvement  dans  la  mer. 
Le  canot  s'avance  à  travers  les  embarcations  habilement  mala- 
droites qui  manœuvrent  pour  le  voir  de  plus  près.  Cette  marche 
sinueuse  et  rapide  se  poursuit  au  milieu  d'un  grand  silence;  nous 
voyons  au-dessus  du  sillage  fuyant,  parmi  la  confusion  des  bro- 
deries, des  ordres  en  sautoir,  et  d'une  robe  mauve,  l'aigrette 
marquer  la  place  de  l'empereur.  Au  moment  oîi  il  pose  le  pied 
sur  les  marches  de  Dolma-Bagtché,  le  sultan  apparaît,  mince  et 
pâle,  dans  l'ombre  de  la  porte.  Les  deux  souverains  s'avancent 
l'un  vers  l'autre,  mais  le  mouvement  d'un  bateau  plus  près  que 
nous  de  la  terre  nous  les  a  cachés  au  moment  où  ils  s'embrassaient. 
Si  banals  et  vains  que  soient  les  baisers  de  princes,  j'ai  regretté 
de  ne  pas  voir  celui-là.  Il  s'échangeait  sur  le  seuil  même  du 
palais  où  Abdul-Aziz  fut  déposé  et  étoufl"é,  en  vue  du  palais  tout 
proche  ou  le  successeur  d'iVziz,  Mourad,  déposé  à  son  tour,  vit, 
dans  un  silence  qui  est  déjà  la  tombe.  Le  sultan  a-t-il  songé  que 
sans  l'assassinat  de  son  oncle  et  le  malheur  de  son  frère,  il  n'ouvri- 
rait pas  ses  bras  à  l'empereur  d'Allemagne?  L'empereur  a-t-il 
songé  qu'il  y  a  des  familles  où  les  princes  sont  particulièrement 
fragiles?  Et  si  quelque  clarté  demeure  dans  le  cerveau  de  Mourad, 
quelles  ont  pu  être  ses  pensées  quand  ce  captif,  devenu  étranger 
à  tous  les  bruits  de  la  terre,  a  tout  à  l'heure  entendu  le  canon  ? 
A-t-il  cru  à  la  fm  du  sultan,  à  une  révolution,  attend-il  la  mort, 
altend-illa  couronne?  Quelles  tragédies  étouffe  ici  le  silence  ! 

Je  pensais  à  ces  choses,  tandis  que  devant  cet  autre  palais  de- 
venu prison,  entouré  de  sentinelles,  llanqué  de  deux  casernes,  et 
interdit  à  toute  approche,  passe  notre  chaloupe.  Les  souverains 
entrés  à  Dolma-Bagtché,  nous  nous  hâtons  pour  atterrir  à  la  pre- 
mière escale  et  voir  leur  entrée  à  Yldiz-Kiosk.  Mais,  bien  que 
des   voitures  nous  attendissent  à  Orta-Keuï,  quand  elles  nous 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eurent  ramenés  derrière  Dolma-Bagtché,àla  route  qui  monte  vers 
Yldiz,  les  souverains  étaient  passés  déjà,  et  les  troupes  de  haie  ou 
d'escorte  commençaient  à  regagner  leurs  casernes.  Nous  assistons 
à  leur  défilé. 

Si  l'on  veut  connaître  le  nombre  et  la  date  des  influences 
européennes  qui  ont  tour  à  tour  présidé  à  la  constitution  de  l'armée 
turque,  il  suffit  de  considérer  la  coupe  des  uniformes  et  leur 
ancienneté.  Ce  régiment  de  lanciers  qui  descend  les  rues,  sanglé 
dans  une  veste  bleue  à  plastron  rouge,  le  shapska  en  tête  et  le 
pantalon  collant,  est  de  façon  allemande  ;  il  est  vêtu  de  neuf.  Le 
régiment  de  chasseurs  qui  le  suit,  précédé  de  ses  timbaliers  et 
de  ses  fifres,  tout  vert,  portant  la  culotte  bouffante  dans  la  botte, 
la  tunique  large  à  poches  extérieures,  et  la  toque  d'astrakan, 
semble  un  régiment  russe  :  ses  uniformes  sont  fanés  et  montrent 
aux  coutures  ces  teintes  plus  claires  qui  révèlent  le  printemps 
de  la  nature  et  l'automne  de  la  garde-robe.  Plus  élimés  encore 
sont  ces  turcos  et  ces  zouaves,  jadis  empruntés  à  l'Islam  par  la 
France,  rendus  parla  France  aux  Ottomans,  et  leur  air  loqueteux 
ne  dit  que  trop  combien  sont  loin  les  jours  de  la  Grimée  et  de  la 
Syrie.  Le  seul  costume  qui  ait  vraiment  une  originalité  orientale 
appartient,  ironie  des  choses,  aux  Ottomans  les  plus  occidentaux. 
La  garde  albanaise,  composée  de  géans,  serait  superbe  sous  sa 
veste,  sa  culotte  et  son  bonnet  de  laine  blanche  à  soutaches  noires, 
si  l'industrie  européenne,  s'exerçant  même  ici,  n'avait  remplacé 
la  chaussure  nationale  —  l'opanké,  longue  bande  de  peau  qui 
entoure  le  pied  et  s'enroule  autour  de  la  jambe,  —  par  de  gros 
souliers  et  des  guêtres  basses  de  cuir  jaune.  Ainsi  ces  hommes 
sauvages  qui  commencent  en  demi-dieux  finissent  en  chasseurs 
de  la  plaine  Saint-Denis.  On  dirait  que  l'Amérique  même,  devenant 
une  puissance  militaire,  donne  ici  des  modèles  :  un  régiment 
passe,  de  couleur  poussière,  terne  de  la  tête  aux  pieds,  sans  un 
bouton  brillant,  sans  un  galon  de  métal,  les  cartouches  sur  la  poi- 
trine, le  sac  attaché  bas;  pour  les  yeux  accoutumés  aux  uniformes 
actuels,  c'est  un  costume  de  chasseur  plus  que  de  soldat;  mais  le 
soldat  a-t-il  moins  que  le  chasseur  besoin  de  marcher  à  l'aise  et 
de  cacher  sa  présence?  Chose  remarquable,  cette  nouveauté  a  été 
conseillée  par  les  Allemands,  et  ils  l'expérimentent  peut-être  sur 
le  Turc  pour  s'instruire  eux-mêmes.  En  attendant,  ils  ont  donné 
à  toute  l'armée  ottomane  leurs  armes,  leurs  manœuvres,  leur 
rectitude,  leur  pas  et  jusqu'à  leurs  bottes.  $ 


LA  FRANCE  DU  LEVANT.  891 

Sous  tous  ces  accoutremens,  et  tant  d'habitudes  empruntées 
aux  autres,  le  Turc  ne  ressemble  qu'à  lui-môme.  La  raideur  qu'il 
a  apprise  de  Berlin  n'a  pu  lui  enlever  la  souplesse  native  de  ses 
allures;  malgré  les  lourdes  bottes  qui  le  font  soufïrir,  il  garde 
l'élasticité  de  sa  marche.  Bien  supérieur  en  cela  à  ses  éducateurs, 
tandis  qu'ils  transforment  leurs  recrues  en  soldats  par  une  con- 
trainte continue  de  la  volonté  sur  la  nature,'lui,  sans  y  penser,  et 
par  sa  nature  est  soldat.  Sa  tenue  est  souvent  négligée,  ses  armes 
sont  toujours  propres  :  il  savait  se  servir  d'elles  avant  qu'il  les 
reçût  du  sultan  ;  il  continuera  à  les  porter  quand  il  reviendra  à  sa  • 
maison  ou  sous  sa  tente.  La  sobriété,  le  courage,  l'obéissance  sont 
les  lois  de  toute  sa  vie.  Toutes  ces  vertus  sont  empreintes  sur  les 
visages,  avec  la  naïveté  des  forces  instinctives,  et  donnent  à  cette 
armée  un  air  de  puissance  tranquille  et  de  dignité  redoutable. 

Ces  troupes  passent,  laissant  après  elle  une  odeur  de  fauve, 
tandis  que  leurs  musiques  jouent  les  airs  à  la  mode  de  nos  cafés- 
concerts.  Gonstantinople,  où  elles  rentrent,  ne  s'est  pas  dérangée 
pour  les  suivre,  mais  les  attend,  et  la  multitude  qui  les  regarde, 
vaut  elle-même  d'être  regardée.   Et  ce  qui  frappe  ici  n'est  pas 
comme  dans  les  troupes  certain  air  d'Europe,  mais  le  contraste 
profond   de   nature  entre  cette  foule  et  les  nôtres.  En  Europe 
les  grands  spectacles  mettent  la  moitié  d'une  ville  dans  la  rue 
et  aux  fenêtres,  et  là  l'on  a  pu  dire  qu'assembler  les  hommes 
c'est  les  émouvoir.  Chacun  sent  au  contact  des  autres  s'aviver  ses 
passions  ordinaires,  l'impatience  de  l'heure,  l'envie  de  la  meil- 
leure place,  la  colère  contre  les  hommes  trop  grands,  les  femmes 
trop  grosses,  les  gens  arrivés  les  premiers,  toutes  les  espèces  de 
gêneurs;  puis  ces  passions  individuelles  s'unissent  et  se  fondent 
en  une  intelligence,  en  une  volonté  et  un  mouvement  collectifs, 
d'ordinaire  une  philosophie  gaie  qui  tourne  en  complaisances, 
en  rires,  en  causeries,  les  premières  irritations,  un  besoin  de 
tromper  l'attente  par  des  poussées,  des  lazzis,  des  chants;  enfin, 
quand  l'heure  est  favorable  et  la  vision  belle,  une  solidarité  irrésis- 
tible emporte  chaque  être  dans  une  vie  plus  vaste,  et  dans  chaque 
goutte  d'eau  passe  toute  la  puissance  du  fleuve  :   alors  c'est  la 
communion  des  frémissemens,  des  acclamations  et  des  larmes. 
Ici  quatre  ou  cinq  mille  Ottomans  tout  au  plus  sont  sortis  de 
chez  eux.  Dans  cette  masse,  si  petite  pour  une  telle  ville,  ni  cris, 
ni  gestes,  ni  mouvement,  et,  sauf  qu'elle  est  là,  pas  même  une 
apparence  de  curiosité.  Appuyés  contre  les  murs,  assis  quand  la 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

voie  est  large,  étendus  sur  les  divans  des  cafés,  les  hommes  ne  se 
pressent,  ni  même  ne  se  touchent.  Les  terrasses  couronnées  de 
femmes  brillent  aux  reflets  des  haïks;  mais  ces  femmes,  accrou- 
pies sous  les  cloches  soyeuses  qui  les  déforment,  ont  l'aspect 
de  ballons  dégonflés  à  demi.  Chacun  est  venu  sans  hâte,  s'est 
placé  sans  bruit,  semble  en  s'établissant  ne  pourvoir  qu'à  son 
repos  et  demeure  inerte  comme  si  nul  spectacle  ne  valait  Teftort 
d'une  tête  qui  se  tourne  et  d'un  col  qui  se  tend.  Les  yeux  sont  ou- 
verts et  immobiles,  aucune  flamme  n'en  jaillit,  aucune  expression 
n'en  spiritualise  l'éclat  tout  animal.  Ces  gens  laissent  les  objets 
passer  devant  leur  vue,  ils  ne  regardent  pas;  s'ils  regardent  ils  ne 
paraissent  pas  penser;  s'ils  pensent  ils  n'ont  pas  besoin  de  le  dire. 
Voisins,  ils  ont  rapproché  sans  les  détruire  les  solitudes  inté- 
rieures que  chacun  d'eux  continue  à  habiter.  Cette  immobilité 
du  corps  et  cette  absence  de  l'esprit  est  la  seule  communauté 
parmi  ces  hommes  si  divers.  Et  peut-être,  décourageant  le  psy- 
chologue de  découvrir  l'homme  moral,  mot- elle  plus  en  valeur 
l'être  de  matière,  la  variété  de  ces  races  aussi  nombreuses  que 
les  provinces,  la  richesse  de  ces  costumes  aussi  divers  que  les 
individus.  La  foule  ici  n'est  pas  une  àme,  c'est  de  la  couleur 
vivante. 

Le  soir  du  même  jour. 

Après  cette  matinée,  c'était  assez  de  majestés  contemporaines. 
J'étais  allé  me  reposer  d'elles  auprès  des  grandeurs  mortes  à  Kadi- 
Keuï,  l'ancienne  Chalcédoine,  voisine  de  Scutari.  Le  soir  je  suis 
rentré  à  Constantinople  par  le  dernier  bateau.  Le  soleil  venait  de 
disparaître,  descendant  d'un  ciel  sans  nuage  dans  une  mer  sans 
vagues.  Une  légère  vapeur  qui  s'était  levée  aussitôt  à  l'horizon 
s'était  colorée  de  feux  si  rouges  qu'ils  semblaient  des  foyers  et  non 
des  reflets.  Puis  tout  s'était  éteint  dans  les  profondeurs  de  l'éther 
devenu  noir.  L'ombre  se  faisait  complaisante,  comme  l'avait  été 
le  jour,  aux  fêtes  préparées,  car  elles  devaient  finir  le  soir  en 
illuminations.  Et  d'après  les  nouvellistes,  tandis  que  trente  mille 
lampes  électriques  ramèneraient  la  pleine  clarté  dans  la  demeure 
impériale  et  ses  alentours,  les  jardins  d'Yldiz,  tenant  suspendues 
comme  des  fruits  dans  tous  leurs  feuillages  des  lanternes  de 
toutes  couleurs,  pavoiseraient  la  nuit  de  lumière. 

Du  bateau  je  regarde.  Sur  la  colline  d  Yldiz  une  lueur,  un  peu 
plus  blanche  sur  le  sommet  où  les  trente  mille  lampes  jettent 
leurs  rayons  :  partout  ailleurs  une  lumière  très  douce  et  très  faible 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  893 

comme  de  vers  luisans  dans  l'herbe,  A  la  pointe  du  Sérail,  appuyés 
aux  murs  des  palais  abandonnés  par  le  sultan,  quelques  cordons 
et  quelques  arcs  de  lumière  traçant  des  portiques.  Rien  dans 
Constantinople  ne  luit  que  cette  mince  et  pâle  épure  de  lam- 
pions. La  capitale  passive  continue  à  laisser  faire  son  maître,  et 
il  suffit  à  ce  maître  que  la  capitale  présente  aux  hôtes  d'Yldiz  un 
fond  de  décor. 

L'ombre  victorieuse  des  efforts  faits  pour  la  dissiper,  la  force 
de  la  nature  qui  ternit  et  dissout  ces  atomes  de  lumière  est  la 
vraie  maîtresse  de  cette  heure.  En  l'honneur  d'un  chrétien  le 
sultan  illumine  les  arbres  de  ses  jardins  et  les  pierres  de  ses 
palais  :  l'âme  musulmane  ne  s'éclaire  pas.  C'est  elle  qui,  absente 
de  ce  jour  et  de  cette  soirée,  les  rend  minuscules,  et  leur  donne  un 
air  de  fête  perdue  dans  un  désert.  De  leurs  maisons  obscures  les 
croyans  contemplent  la  pauvreté  de  cet  hommage  rendu  à  l'infi- 
dèle et  obscurément  en  jouissent.  Leur  ville  préférée,  Scutari, 
sous  le  deuil  de  ses  cyprès,  n'a  pas  un  seul  feu  de  joie.  Mais,  tandis 
que  pour  l'empereur  s'allume  cette  lueur  sans  rayonnement,  pour 
eux  le  croissant  mince  de  la  lune  nouvelle,  et  une  brillante  étoile 
qui  scintille  devant  lui,  élèvent  au-dessus  de  Sainte-Sophie  et 
font  monter  dans  la  gloire  du  ciel  les  emblèmes  de  l'Islam. 

En  mer,  20  octobre. 

Quand  un  souverain  est  digne  de  son  nom,  un  surnom  con- 
sacre le  mérite  particulier  qui  fait  l'originalité  de  sa  gloire. 
Ces  surnoms  abondent  dans  l'histoire,  et  l'on  a  peine  à  com- 
prendre les  guerres,  les  famines  et  les  malheurs  continus  des 
peuples  sur  lesquels  régnaient  tant  de  pacifiques,  de  pieux,  de 
justes  et  de  grands.  L'empereur  d'Allemagne  obtiendra  sans  doute 
quelqu'un  de  ces  titres  et  peut-être  les  méritera  tous  :  mais  à 
l'heure  présente  je  lui  vote  celui  de  Guillaume  le  Déconcertant. 

Tout  le  monde  sait  que  ce  monarque  n'a  pas  la  modestie  fa- 
rouche, qu'il  aime  à  occuper  les  yeux,  les  imaginations,  et  qu'il  ne 
croit  pas  à  la  grandeur  sans  bruit.  Jamais  il  n'avait  annoncé  au- 
cune de  ces  entreprises  aussi  à  l'avance,  et  avec  autant  de  fracas. 
Appeler  l'attention  sur  elle  c'était  appeler  autour  de  lui  les  cu- 
rieux, et  surtout  ces  curieux  de  profession  qu'on  appelle  journa- 
listes. Il  est  entré  dans  les  mœurs  de  faciliter  à  ceux-ci  leur  tâche 
quand  on  veut  informer  le  public.  Or,  loin  que  des  facilités  aient 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

été  préparées  pour  eux,  des  ordres  rigoureux  ferment  les  ap- 
proches du  navire  et  du  camp  impérial,  non  seulement  aux  jour- 
nalistes étrangers,  mais  aux  journalistes  d'Allemagne.  Le  gou- 
vernement turc  complète  par  sa  censure  cette  consigne  de  passer 
au  large,  et  j'ai  vu  de  mes  yeux  une  lettre  où  le  directeur  du 
télégraphe  demandait  au  correspondant  d'un  journal  si  celui-ci 
préférait  que  sa  dépêche  partît  allégée  de  certaines  appréciations 
ou  ne  partît  pas.  Des  moyens  plus  détournés,  mais  plus  ingé- 
nieux, concourent  à  écarter  de  la  route  impériale  même  les 
voyageurs  moins  dangereux  que  les  faiseurs  d'opinion.  Je  dé- 
sirais, avec  quelques  amis,  débarquer  comme  Guillaume  II  à 
Caïjfîa,  et  suivre  de  là  à  Jérusalem  le  chemin  de  caravane.  Nous 
savions  que  le  désert  appartient  à  MM.  Gook,  qu'il  vaut  pour 
eux  une  ferme  en  Brie,  qu'ils  ont  accaparé  les  chevaux,  les  mu- 
lets, les  tentes  et  les  guides  :  nous  leur  avons  demandé  passage 
sur  leur  domaine.  Après  trois  jours  de  dépêches  échangées  avec 
Gaïffa,  le  représentant  de  M.  Cook  nous  a  exprimé  ses  regrets  de 
ne  pouvoir  se  charger  de  nous.  Il  a  bien,  outre  le  cortège  impé- 
rial, des  touristes  et  en  grand  nombre,  mais  ce  sont  des  voyageurs 
qu'il  a  pris  dès  l'Allemagne,  et  qu'il  ramènera  en  Allemagne.  Que 
tes  tentes  sont  belles,  ô  Gook!  et  que  tes  pavillons  sont  éclatans! 
Mais  ils  ne  s'ouvrent  qu'au  peuple  choisi.  Et  ainsi  les  combinai- 
sons d'une  agence  contribuent  à  assurer  à  l'empereur  un  cortège 
de  nationaux.  Toutes  ces  coïncidences  ont  un  air  de  calculs;  il 
semble  qu'après  avoir  attiré  l'attention  de  loin,  l'empereur  tra- 
vaille à  éviter  les  regards,  à  effacer  ses  traces.  Guillaume  prétend- 
il  qu'on  parle  de  son  voyage  et  ne  désire-t-il  pas  qu'on  le  voie? 

Ce  doute  suffirait  à  nous  décider.  Nous  ne  serons  pas  de  la 
caravane,  mais  nous  la  précéderons  à  Jérusalem.  G'est  là  que  le 
touriste  deviendra  pèlerin,  c'est  là  que  se  prononceront  les  pa- 
roles et  que  s'accompliront  les  actes  d'importance.  Mais,  autres 
obstacles.  La  seule  ligne  régulière  qui  mène  commodément  et 
vite  de  Jérusalem  à  Jaffa  est  celle  des  Messageries  Maritimes;  or 
le  bateau  ne  fait  ce  service  que  tous  les  quinze  jours,  et  la  se- 
maine où  nous  sommes  est  celle  où  il  n'y  a  pas  de  service.  Un 
seul  moyen  nous  reste  d'assister  à  l'arrivée  et  au  séjour  de  l'em- 
pereur en  Palestine,  c'est  de  partir  dès  aujourd'hui  par  un  bateau 
russe  qui  va  en  Egypte.  Il  touchera  Alexandrie  le  24,  et  de  là  un 
autre  navire  nous  ramènera  vers  le  nord  à  Jaffa,  où  nous  débar- 
querons le  26,  si  la  mer  le  veut. 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  895 

Jérusalem,  26  octobre. 

La  nuit  tombait  quand  le  train  s'est  arrêté  en  pleine  campagne, 
une  petite  gare  portait  écrit  le  mot  :  Jérusalem.  Quatre  cents 
voyageurs  descendent,  courent  à  leurs  bagages,  les  disputent  aux 
porteurs,  se  pressent  aux  issues  gardées  par  la  police  turque, 
protestent  contre  son  attentive  lenteur  à  lire  les  teskiéré.  Tous  les 
autres  idiomes  sont  étouffés,  écrasés  entre  les  sons  rudes  et  gut- 
turaux des  pèlerins  germaniques,  et  la  preuve  apparaît  une  fois 
de  plus  que  la  langue  allemande  est  la  plus  belle  de  toutes  pour 
se  mettre  en  colère.  Un  cawas  du  consulat  français  nous  épargne 
la  dispute  et  l'attente,  et,  hors  de  la  gare,  tout  bruit  s'éteint  dans  la 
paix  du  soir. 

Le  croissant  élargi  d'une  lune  qui  sera  bientôt  pleine  jette  une 
clarté  dans  les  profondeurs  du  ciel  et  sur  la  face  tourmentée  de  la 
terre.  Le  plateau  où  nous  sommes  descend  en  avant  de  nous  et  se 
creuse  en  vallée  :  elle  s'étend  et  tourne  autour  d'un  éperon  ro- 
cheux qui  s'élève  au  milieu  d'elle,  et  que  de  grands  murs  domi- 
nent. Leurs  longues  lignes  crénelées,  leurs  tours  carrées  et  mas- 
sives enserrent  une  ville,  l'annoncent  et  la  cachent.  Nulle  part 
d'arbres,  d'herbe,  d'eaux;  tout  est  pierres  et  poussière,  ce  qu'il 
y  a  de  moins  vivant  dans  la  nature.  Et  le  plateau,  et  la  vallée,  et 
les  terres  et  les  murailles  ont  la  même  teinte  de  cendre.  Il  y  a  des 
lieux  qui  ont  une  conscience.  Cette  terre  des  Juifs,  semblable  aux 
Juifs  eux-mêmes  quand  après  leurs  fautes  ils  se  couvraient  de 
cendres,  porte  le  deuil  d'un  inconsolable  souvenir.  Elle  a  donné 
la  mort  et  un  tombeau  à  celui  qui  apportait  la  vie  au  monde  : 
elle  garde  depuis  dix-huit  siècles  la  pâleur  de  cette  mort  et  la  sté- 
rilité d'un  sépulcre.  Cette  tristesse  nous  entoure  et  nous  pénètre 
comme  une  atmosphère  :  elle  est  en  nous  quand  nous  descendons 
vers  les  murailles  qui  vues  de  plus  bas  paraissent  plus  hautes  en- 
core :  elle  est  en  nous  quand  nous  longeons  l'enceinte  et  remon- 
tons la  rampe  qui  mène  à  la  porte  prochaine.  Soudain,  comme 
nous  touchons  le  pied  des  murs,  la  voie  s'infléchit  à  l'angle  d'une 
tour  :  voici  des  lumières,  des  cafés,  un  arc  de  triomphe  et  le  va-et- 
vient  des  habitans.  Cette  petite  vie  offense  et  chasse  les  pensées, 
et  le  chant  d'un  chamelier  fait  taire  la  voix  des  siècles. 

L'entrée  dans  Jérusalem,  samedi  29  octobre. 

Guillaume  II  entre  aujourd'hui  dans  Jérusalem.  A  trois  heures 
il  doit  arriver  à  la  porte  de  Jaffa,  descendre  de  cheval  et  se  rendre 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  pied  au  Saint-Sépulcre.  De  son  camp  aux  remparts  de  la  ville, 
à  travers  le  faubourg  neuf,  de  maigres  arcs  de  triomphe,  de 
jeunes  arbres  écorchés  à  la  hâte,  gauches  en  leur  dignité  neuve 
de  mâts  et  reliés  par  des  guirlandes  de  fleurs  artificielles,  jalon- 
nent la  voie  impériale.  Elle  aboutit  non  à  la  porte,  mais  à  ce  qui 
fut  la  porte  de  Jafîa.  Les  Turcs  de  Jérusalem  sont  aussi  vandales 
au  besoin  que  les  édiles  d'Avignon.  Les  uns  et  les  autres  traitent 
de  même  leurs  admirables  murailles  qui  ne  sont  pas  sans  res- 
semblance et,  sous  prétexte  de  dégager  les  abords,  la  porte  de 
Jafîa  et  cinquante  mètres  de  la  poterne  où  elle  s'ouvrait  viennent 
d'être  abattus.  Par  l'ouverture  béante  de  sa  fortification,  la  ville 
apparaît,  dépouillée  de  sa  ceinture  comme  Suzanne  surprise,  et 
quiconque  ne  descend  pas  des  deux  vieillards  sent  une  pudeur 
se  révolter  en  lui  contre  ce  viol  du  regard. 

A  quelques  pas  de  la  porte  détruite  et  dans  la  rue  principale  du 
faubourg,  quelques  Français  attendent  sans  impatience,  non  moins 
intéressés  par  la  foule  et  le  théâtre  que  par  le  principal  acteur. 
Nous  sommes  au  Crédit  Lyonnais^  et  le  directeur  nous  fait  avec 
une  courtoisie  parfaite  les  honneurs  de  sa  résidence  et  de  ses 
quatre  balcons.  Ils  s'ouvrent  au  midi,  une  pluie  de  lumière  ruis- 
selle sur  eux  et  si  ardente  que  la  chaleur  de  leurs  fers  est  pres- 
que douloureuse  à  la  main  :  mais  qu'est-ce  que  souffrir  un  peu 
pour  si  bien  voir?  La  voie  pavoisée  sur  laquelle  ils  s'avancent  se 
prolonge  au  loin  adroite,  vers  l'Occident  d'où  viendra  le  pèlerin 
couronné  ;  à  gauche,  elle  se  termine  tout  près,  à  l'endroit  où  il  met- 
tra pied  à  terre,  arrêtée  contre  le  saillant  énorme  de  la  citadelle. 
La  quadrature  de  deux  donjons  reliés  par  une  courtine  borne  là 
et  retient  le  regard.  Presque  jusqu'à  leur  sommet  ces  remparts 
ont  pour  toute  beauté  leur  hauteur  nue  et  puissante;  près  de  leur 
faîte  l'élégante  saillie  de  leurs  échauguettes  à  mâchicoulis  est  mise 
en  relief  par  la  vigueur  des  ombres,  tandis  que,  perçant  l'épaisseur 
des  pierres,  quelques  ouvertures  en  ogive  laissent  passer  des 
éclats  de  lumière,  et  que  les  larges  créneaux  élèvent  dans  le  ciel 
une  majesté  de  couronne  murale.  En  face,  la  campagne  étend, 
sous  les  feux  du  soleil,  la  profondeur  de  trois  plans  successifs.  Le 
plus  lointain  appuie  à  la  masse  de  la  citadelle  une  ligne  ondulée 
de  montagnes  bleues,  telles  que  les  primitifs  aimaient  à  les  peindre 
au  .fond  de  leurs  tableaux,  aériennes  et  dominant  l'architecture 
compliquée  d'une  ville  forte.  Ces  montagnes  sont  la  région  de 
Bethléem,  la  seule  qui  en  terre  sainte  sourie,  comme  l'enfance 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  897 

dans  la  vie  du  Christ.  Et,  comme  le  bonheur  dans  la  vie  de 
l'homme,  cette  vision  de  grâce  est  la  plus  distante,  hi  plus  haute, 
celle  qui  occupe  le  moindre  espace  :  l'horizon  est  rempli  presque 
tout  entier  par  une  colline  plus  voisine,  stérile  et  pâle,  qui,  assez 
basse  à  l'Orient  pour  ne  pas  voiler  Bethléem,  se  relève  d'un  mou- 
vement continu,  monotone,  et  couvre  tout  de  sa  stérilité  poudreuse. 
Sur  son  penchant,  au-dessous  de  Bethléem,  des  constructions  euro- 
péennes montrent  leurs  grands  toits  de  tuiles  pâles  et  leurs  fe- 
nêtres de  fabriques  :  une  colonie  allemande  se  livre  à  l'industrie 
dans  ce  village  qu'elle  a  nommé  Berlin.  Un  moulin  le  domine 
qui,  nouveau  Sans-Souci,  tend  en  vain  au  vent  ses  bras  immo- 
biles. La  jachère  se  déploie  ensuite,  maîtresse  du  sol  jusqu'à 
l'occident  où  un  vaste  édifice  élève  sur  la  hauteur  son  corps  de 
logis  en  retraite  entre  deux  pavillons  massifs.  Il  contient  une 
école  professionnelle  fondée  en  1882  par  le  P.  A.  Ratisbonne.  Il 
a  arboré  les  couleurs  françaises,  et  ce  sont  elles  qui  d'ici  pa- 
raissent monter  le  plus  haut  dans  le  ciel.  Enfin,  en  face  et  tout 
près  de  nous,  un  petit  bois  d'oliviers  couvre  une  colline  qui 
elle-même  a  la  couleur  et  la  forme  allongée  de  l'olive.  Le  feuil- 
lage pâle  des  arbres  que  le  soleil  frappe  de  rayons  presque  perpen- 
diculaires lui  renvoie  un  reflet  plus  pâle  encore,  la  masse  de  leurs 
ramures  dessine  autour  de  leurs  troncs  une  ombre  noire  comme 
s'ils  plongeaient  leurs  racines  dans  un  humus  profond,  et  ce  jeu 
de  la  lumière  met  au  centre  du  paysage  une  illusion  de  fertilité. 
La  base  de  cette  olivette  et  les  terrains  inférieurs  disparaissent 
aux  regards,  cachés  par  la  ligne  droite  des  constructions  basses 
qui  bordent  en  face  de  nous  l'autre  côté  de  la  rue. 

Les  terrasses -de  ces  rez-de-chaussée  portent  une  foule  entur- 
banée,  debout  ou  assise  à  l'orientale.  Les  spectateurs  du  premier 
rang  laissent  pendre  le  long  du  mur  leurs  jambes  bronzées,  et 
leurs  babouches  font  des  taches  multicolores  sur  la  blancheur 
crue  de  la  façade  passée  à  la  chaux.  Au  pied  du  mur,  devant  des 
cintres  uniformément  cerclés  de  bleu  qui  donnent  accès  aux 
échoppes  et  aux  cafés,  une  autre  foule  occupe  le  trottoir,  établie  sur 
de  petits  tabourets  bas,  et,  dans  l'ombre  ronde  des  boutiques,  appa- 
raît encore  une  autre  profondeur  de  turbans,  de  faces  et  de  corps. 
Pourquoi  cette  vue  me  remet-elle  en  mémoire  deux  mots  d'Hugo, 
ces  «  torchons  radieux  »  dont  notre  goût  se  moqua  si  fort?  Qui  se 
trompait  alors,  le  public  ou  le  poète  ?  En  France,  sous  notre  lu- 
mière raisonnable  qui  éclaire  les  choses  sans  les  transformer,  des 
TOiiE  CL.  —  1898.  57 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES.  , 

loques  sont  des  loques  ;  et  encore  leur  laideur  n'est- elle  pas  diffé- 
rente sous  les  brumes  des  Flandres  ou  sous  le  ciel  de  Provence? 
Mais  le  soleil  d'Asie,  roi  et  enchanteur,   n'illumine  pas  seule- 
ment, il  transforme  tout  ce  qu'il  touche,  il  fait  disparaître  la  sub- 
stance vile  des  choses  dans  la  magie  de  ses  rayons.  La  plupart 
des  hommes  rassemblés  sous  nos  yeux  n'étaient  couverts  que  de 
guenilles,  tout  élimées,  trouées,  et  sales;  mais  lavées,  purifiées, 
ennoblies  par  ce  soleil,  celles-là  étaient  vraiment  radieuses  et  il 
savait  avec  ces  haillons  faire  de  la  pourpre  et  de  l'or.  Quelle  va- 
riété de  races  et  de  costumes  !  Je  note  au  hasard  un  groupe  placé 
sur  la  terrasse  en  face  de  moi.  Un  homme  aux   traits  fins,  au 
corps  mince,  porte  sous  une  veste  de  cachemire  blanc  un  jupon 
blanc  rayé  de  damas;  d'instinct,  il  a  uni  aux  plis  soutenus  et  aux 
ton  mat  de  la  laine,  la  souplesse  brillante  de  la  soie,  comme  un 
artiste  qui  étudierait  combien  de  reflets  il  peut  y  avoir  dans  une 
couleur  :  c'est  un  catholique  de  Jérusalem.  Près  de  lui,  un  homme 
à  veste  rouge  montre  sous   un  épais  turban  aux  tons  clairs  la 
face  brune,  la  barbe  noire  et  le  profil  dur  que  la  tradition  donne 
à  Judas  :  c'est  un  Bethlémitaiu.  Trois  autres,  de  la  même  ville, 
abritent  sous  des  ombrelles  vertes  et  brunes  des  tètes  moins  si- 
nistres et  la  richesse  lourde,  en  ce  jour  étouffante,  de  leurs  vête- 
mens.  A  côté  deux  Syriens  grecs,  qui  semblent  frais  et  sveltes  en 
leurs  justaucorps  et  leurs  culottes  de  toile  blanche  ;   un  moine 
grec  à  la  robe  flottante  et  aux  cheveux  relevés  en  chignon  sous  la 
tour  noire  de  son  haut  bonnet;  trois  femmes,  l'une  drapée  d'une 
voile  rouge  sur  une  robe  bleue,  les  autres  en  noir  :  leur  visage 
découvert  les  dit  chrétiennes.  Deux  Turcs  au  teint  aussi  clair  que 
celui  des  femmes,  habillés  de  même  d'un  gilet  serré  et  de  panta- 
lons bouffans  à  petites  raies  havane  et  grises,  ont,  en  guise  d'om- 
brelle, jeté  sur  leurs  têtes  fraternelles  le  manteau  de  l'un  d'eux. 
Derrière,  plusieurs  fellahs  de  haute  stature,  à  la  chemise  large- 
ment ouverte  et  qui  laisse  voir  leur  poitrine  bronzée,  ramènent 
pour  s'abriter  du  soleil,  au-dessus  de  leur  turban  jaune,  le  haut 
de  leur  aboi,  grosse   dalmatique    à   larges  pans  gris  et   bruns. 
Qu'on  imagine,  qu'on  mêle  et  qu'on  répande  tout  le  long  de  la 
rue  des  groupes  semblables,  qu'on  les  masse  plus   serrés  dans 
l'espace  béant  à  l'entrée  de  la  ville,  qu'on  multiplie  les  combinai- 
sons infinies  des  teintes  par  l'infinie  variété  des  formes,  on  imagi- 
nera ce  dont  jouissaient  nos  yeux.  La  sévère  citadelle  a  aussi  sa 
parure.  Sur  les  plates-formes,  les  harems  d'officiers  et  de  dignitaires 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  899 

turcs  jettent  parmi  les  vieilles  pierres  l'éclat  gai  de  soieries  aux 
couleurs  d'étendards  ;  quelques  visages  intrépides  apparaissent 
sans  voiles  derrière  les  créneaux  ;  et  tandis  que  deux  de  mes  com- 
patriotes discutent  si,  plus  curieuses  ou  plus  coquettes,  ces  Otto- 
manes préfèrent  voir  ou  être  vues,  j'admire,  sur  le  fond  lumineux 
du  ciel  qui  remplit  l'ogive  d'une  meurtrière,  la  silhouette  élé- 
gante et  pure  dune  femme  debout  et  voilée. 

Le  moment  approche.  Les  jeunes  filles  de  la  colonie  allemande, 
portant  l'écharpe  noire  blanche  et  rouge,  se  hâtent  vers  l'estrade 
qui  leur  a  été  préparée  presque  au-dessous  de  nos  balcons  ;  des 
pachas  roulent  en  voiture  vers  la  porte  de  Jaffa  où  ils  recevront 
l'empereur  ;  une  compagnie  d'infanterie  turque  vient  de  s'aligner 
et  forme  la  haie  sur  une  centaine  de  pas  et  d'un  seul  côté  de  la 
rue.  Cela  ne  suspend  pas  encore  les  habitudes  de  la  cité,  le  va-et- 
vient  des  indigènes  sur  leurs  chevaux  ou  leurs  mules.  Les  chiens 
dorment,  le  ventre  étendu  sur  la  route  qu'on  a  arrosée  et  qu'ils 
trouvent  fraîche.  Un  porteur  d'eau  promène  sur  son  dos  son 
outre,  une  peau  de  chèvre  qui,  gonflée,  a  repris  une  forme  d'ani- 
mal distendu,  gras  et  luisant.  Deux  hommes  qui  poussent  trois 
ânes  s'arrêtent,  se  baissent,  le  porteur  d'eau  par  un  mouvement 
de  reins  penche  vers  eux  une  patte  de  sa  chèvre,  et  de  là  un  filet 
clair  tombe  dans  leurs  bouches  noires. 

Un  appel  de  trompette  retentit.  Sa  note  unique  et  longue 
sonne  de  loin  ;  un  appel  plus  proche  le  transmet  ;  un  troisième 
répond  à  la  porte  de  Jafi'a.  Aussitôt  le  chemin  que  va  suivre 
l'empereur  apparaît  vide  entre  les  rangs  alignés  des  mâts  et  du 
peuple.  Un  groupe  de  cavaliers  s'avance.  Leur  uniforme  brun 
soutaché  de  jonquille  inspire  aux  Ottomans  le  même  respect 
qu'à  nos  compatriotes  le  chapeau  en  bataille  et  les  buffleteries 
blanches  des  gendarmes,  et  les  gendarmes  sont  ici  comme  en 
France  l'escorte  des  criminels  et  des  souverains.  Ils  mènent  la 
marche  d'un  bon  pas.  Après  eux  une  voiture  où  le  consul  d'Al- 
lemagne, raide  dans  sa  grande  tenue,  semble  célébrer  l'élévation, 
déjà  annoncée,  de  son  poste  en  consulat  général.  Dans  une  seconde 
voiture,  une  femme  blonde,  ayant  sur  le  visage  une  beauté  qui  se 
fanera  vite  et  la  bonté  qui,  plus  heureuse,  n'a  rien  à  craindre  des 
ans,  salue  avec  grâce  et  désir  d'être  aimable  :  c'est  l'impératrice. 
Derrière  et  aussitôt  l'empereur.  Vêtu  d'un  uniforme  à  bandes,  collet 
et  paremens  rouges,  qu'égaient  des  broderies  d'argent,  un  grand 
cordon  jaune  sur  la  poitrine,  le  casque  en  tête,  et  solide  sur  son 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cheval,  il  remplit  bien  son  personnage  d'empereur  et  d'empereur 
allemand.  L'immobilité  fière  et  du  visage  et  de  l'attitude,  le  geste 
rare,  bref,  condescendant,  dédaigneux  de  sa  main  droite,  qui  pour 
tout  salut  se  porte  à  son  casque,  révèlent  l'empereur  de  tous  les 
empereurs,  l'Allemand  de  tous  les  Allemands  le  plus  pénétré  de 
sa  grandeur  et  le  plus  enflé  de  ses  droits.  Mais  l'uniforme,  le 
geste,  la  personne  sont  comme  idéalisés  par  un  grand  voile  blanc 
qui  s'enroule  autour  du  casque,  s'entr'ouvre  devant  le  visage,  le 
protège  à  droite  et  à  gauche  contre  une  curiosité  trop  précise, 
laisse  seulement  deviner  derrière  son  rempart  onduleux  l'éclat 
des  yeux,  la  courbe  fière  du  nez,  le  pli  héroïque  de  la  moustache 
blonde,  retombe  sur  les  épaules,  et  flotte  sur  le  dos.  Ce  rien  mé- 
tamorphose tout.  Il  donne  je  ne  sais  quel  prestige  d'insaisissable, 
de  mystérieux,  d'irréel,  de  symbole,  de  beauté  à  cette  apparition 
blanche  sur  un  cheval  blanc.  Ce  rien  révèle  l'originalité  la  plus 
personnelle  de  ce  monarque,  le  caractère  qu'il  ne  tient  d'aucun 
des  siens,  son  besoin  d'imposer  aux  imaginations  par  les  res- 
sources de  son  imagination,  son  désir  d'accroître  l'ancien  prestige 
du  pouvoir  par  des  prestiges  nouveaux,  sa  puissance  d'évoquer 
des  visions  imprévues  par  un  art  instinctif  et  profond  des  lieux, 
des  occasions,  des  costumes  même,  sa  volonté  d'attacher  à  son 
pouvoir  réel  des  ailes  de  légende,  de  compléter  le  souverain  par 
le  héros  du  roman,  et  d'unir  à  l'aigle  noire  de  la  Prusse  le  cygne 
blanc  du  Saint-Graal.  Le  même  sens  de  l'originalité  et  du  décor 
apparaît  dans  Tordonnance  de  la  suite  immédiate,  et  l'on  recon- 
naît encore  là  l'œil  du  maître.  Une  cinquantaine  d'officiers  su- 
perbes, quelques-uns  gigantesques,  l'entourent  :  le  costume  colo- 
nial jaune  que  portent  les  officiers  anglais  dans  l'Inde  a  servi  de 
point  de  départ  à  la  fantaisie  impériale.  Mais  les  ornemens  mili- 
taires des  épaules,  la  large  ceinture  de  cuir  qui  soutient  le  revol- 
ver, la  gourde  et  la  bourse,  et  fait  penser  au  bourdon  et  à  l'aumô- 
nière,  la  couleur  de  ces  vêtemens  basanés  comme  des  pourpoints 
de  buffle,  le  cimier  du  casque  et  le  couvre-nuque  tombant  sur  les 
épaules  avec  la  forme  du  réseau  d'acier  qui  tombait  du  heaume, 
donnent  à  cette  troupe  un  faux  air  de  croisés,  —  de  croisés,  il  est 
vrai,  qui  auraient  la  jaunisse. 

'  Mais,  à  eux  sont  mêlés  en  nombre  presque  égal  des  hommes 
qui  n'appartiennent  pas  à  l'armée,  la  maison  civile,  j'imagine,  et 
les  auxiliaires  indispensables  à  un  empereur  quand  il  veut  faire 
l'opinion,    écrivains,    télégraphistes    et    photographes.   Ceux-là, 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  901 

jaunes  toujours,  mais  dépouillés  des  ornemens  de  la  grâce  mili- 
taire, avec  leurs  grosses  guêtres,  et  leurs  blouses  ballonnant  sur 
leur  large  ceinture,  et  sous  l'ampleur  de  leurs  casques  énormes, 
ressemblent  à  une  équipe  de  scaphandriers  amenés  pour  explorer 
la  Mer-Morte. 

Suit  à  pied  une  troupe  de  cinquante  à  soixante  personnes, 
de  ces  personnes  distinguées  et  graves  qui  se  croiraient  dé- 
pouillées de  leur  dignité  si  elles  apparaissaient  en  public  sans 
habit  et  chapeau  de  ville.  Ces  hommes  sérieux  portent  au  cou 
un  large  cordon  noir  d'où  pend  une  croix  émaillée  de  blanc  et 
de  noir.  Ce  sont  des  chevaliers  de  Saint- Jean-de-Jérusalem. 
Ils  viennent  assister  à  la  consécration  du  temple  protestant  que 
l'empereur  inaugurera  lundi. 

Enfin  une  procession  de  voitures  vulgaires,  où  sont  tassés  des 
officiers  allemands,  des  fonctionnaires  allemands,  et,  en  queue,  des 
hommes  qui,  n'ayant  ni  épée  ni  broderies,  mais  portant  des 
lunettes  d'or,  rasés  et  satisfaits  d'eux,  doivent  être  des  savans 
allemands. 

C'est  tout,  et  l'on  pense  :  «  Quoi!  ce  n'est  que  cela?  »  Les  tou- 
ristes allemands  eux-mêmes,  malgré  leur  désir  de  tout  admirer, 
n'ont  pas  trouvé  matière,  et  leur  déconvenue  s'est  manifestée  par 
leur  silence  devant  ce  cortège.  Et  le  spectacle  ne  devient  beau 
qu'au  moment  où,  le  cortège  étant  passé,  la  foule  s  "ébranle,  rem- 
plit la  rue,  mêle  dans  un  mouvement  doux  toutes  les  teintes  de 
ses  costumes,  pavoise  le  chemin  par  cela  seul  qu'elle  le  parcourt; 
où,  vue  de  haut,  la  masse  de  ces  turbans  en  marche,  pareils  de 
forme  et  opposés  de  couleur,  semble  un  champ  de  dahhas  sur 
lesquels  passerait  une  brise. 

L'empereur,  descendu  de  cheval,  se  dirige  maintenant  vers  le 
Saint-Sépulcre.  Il  y  trouvera  un  accueil  moins  solennel  encore.  Ce 
n'est  pas  que,  là  même,  l'Église  n'ait  des  honneurs  pour  les  mo- 
narques. Mais  ces  honneurs  religieux,  symbole  de  l'union  entre 
l'État  et  l'Église,  sont  réservés  par  l'autorité  ecclésiastique  aux 
princes  en  unité  de  croyances  avec  elle.  Or,  au  Saint-Sépulcre, 
toutes  les  sectes  chrétiennes  ont  droit  de  cité,  sauf  les  protestans. 
Aucun  des  rites  co-possesseurs  de  la  Basilique  ne  peut  recevoir 
avec  les  pompes  liturgiques  Guillaume  II,  parce  qu'il  n'est  pas 
de  leur  croyance;  et  il  n'y  peut  recevoir  les  hommages  de  son 
propre  clergé  ,  parce  que  les  rites  protestans  n'ont  pas  accès 
dans  la  Basilique.  L'empereur  n'entend  être  ignoré  nulle  part  :  il  a 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenu  à  obtenir  des  cultes  étrangers  au  sien  tous  les  respects  que 
la  conscience  ne  les  obligerait  pas  à  lui  refuser.  Des  négociations 
ont  été  ouvertes  pour  régler  la  manière  dont  il  serait  reçu.  Même 
au  Saint-Sépulcre,  les  religions  sont  de  grandes  ou  de  petites 
puissances.  Les  grandes  sont  la  latine,  la  grecque  et  l'armé- 
nienne :  celles-ci,  tandis  que  les  autres  se  contentent  d'une  cha- 
pelle, se  partagent  presque  tout  l'édifice,  et  elles  ont  chacune  à 
Jérusalem  un  patriarche.  D'eux  on  eût  voulu  obtenir  des  pompes, 
ils  n'ont  voulu  promettre  que  des  politesses,  et  l'empereur  doit  s'en 
contenter.  Les  patriarches  ne  revêtiront  pas  leurs  ornemens  pon- 
tificaux; ils  ne  seront  pas  à  la  tête  de  leurs  clergés;  il  n'y  aura  pas 
de  cérémonies  religieuses.  Les  patriarches  en  leur  costume  de 
ville  attendront  Leurs  Majestés  :  le  Latin  à  la  porte  de  la  Basilique  ; 
l'Arménien  à  la  pierre  de  l'Onction,  où  fut  embaumé  le  corps  du 
Christ,  le  Grec  au  seuil  du  Saint-Sépulcre,  et  le  seul  encens  offert 
à  Guillaume  sera  celui  de  trois  discours  volontairement  vides  ;  et, 
par  crainte  des  bombes  ou  des  poignards,  vide  aussi  sera  l'édi- 
fice. Ce  sont  là  des  honneurs  de  machine  pneumatique.  Bien  que 
notre  consul  général  ait  ménagé  à  quelques  Français  le  moyen  de 
pénétrer  dans  la  Basilique,  j'ai  mieux  aimé  voir  l'entrée  dans 
Jérusalem.  Mais  un  ami  qui  avait  préféré  le  parti  contraire  m'a 
raconté  la  visite  de  l'église.  L'empereur,  son  casque  pendu  à  sa 
ceinture,  est  passé  de  patriarche  en  patriarche,  les  a  écoutés  d'un 
air  impassible,  leur  a  répondu  par  un  serrement  de  main  sans 
effusion ,  a  accepté  leur  compagnie  comme  celle  de  cicérone , 
dans  la  partie  de  l'édifice  qui  leur  appartenait,  a  tout  parcouru 
d'un  regard  bref,  n'a  contemplé  rien  avec  vénération.  11  tenait  à 
la  main  un  stick  :  badine  ou  cravache,  c'était  trop.  Au  Christ  seul 
appartient  d'entrer  avec  un  fouet  dans  le  temple,  parce  qu'il  en 
chasse  les  marchands.  Dans  la  partie  la  plus  sacrée  de  la  Basi- 
lique, le  Sépulcre,  Guillaume  II  a  pénétré  seul  avec  l'impéra- 
trice. Là  sans  doute  il  a  laissé  tomber  le  masque  hautain  qu'il 
porte  pour  les  hommes  et  qui  n'impose  pas  à  Dieu. 

La  visite  n'a  pas  duré  plus  d'une  heure.  Voici  à  la  porte  de 
Jaffa  les  troupes  qui  reprennent  l'immobilité  ;  voici  rassemblés 
les  chevaux  que  l'on  promenait  en  main  ;  voici  le  cortège  qui 
passe  de  nouveau  et  en  sens  inverse  sous  nos  balcons.  Son  désarroi 
apparaît  plus  crûment  encore.  Derrière  les  gendarmes,  avant  la 
voiture  de  l'impératrice,  deux  hommes  vêtus  de  complets  gris 
et  couverts  de  chapeaux  à  larges  bords  passent  sur  de  solides 


LA    FRANCE    DU    LEVANT. 


903 


courtauds.  Ce  sont  M.  Gook  et  son  principal  associé  :  et  leur  pré- 
sence ne  semble  naturelle  qu'à  eux.  L'usage  n'est  pas  encore 
que  les  machinistes  figurent  dans  le  cortège  de  Lohengrin.  Lo- 
hengrin  suit,  entouré  plus  près  encore  qu'à  l'aller  par  son  escorte; 
à  sa  gauche,  chevauchant  botte  à  botte,  un  cavalier  immense, 
couvre  de  son  corps  l'empereur;  à  sa  droite  marchent  deux  gardes 
du  sultan,  sortes  de  turcos  à  turban  vert.  Lui,  n'a  pas  du  tout  l'air 
d'un  homme  qui  a  peur,  mais  il  a  tout  à  fait  l'air  d'un  homme  qui 
se  garde.  Il  porte  comme  son  escorte  le  revolver  à  la  ceinture. 
Derrière  le  peloton  des  fidèles  qui  veillent  sur. leur  seigneur,  il 
n'y  a  plus  de  cortège,  mais  une  débandade  qui  s'allonge  sans  ordre 
et  sans  fin;  à  pied  ou  en  voiture,  pachas,  officiers,  savans,  cheva- 
liers de  Saint-Jean,  le  patriarche  grec,  et  trois  franciscains,  se 
suivent  et  ne  se  ressemblent  pas.  Plus  différente  encore  est  une 
dernière  figure  de  cet  étrange  défilé.  Vous  rappelez-vous  l'entrée 
de  dame  Peluche  dans  On  ne  hadine  pas  avec  l'amour? kinsi  dou- 
cement balancée  sur  une  mule  qu'un  enfant  tient  par  la  bride, 
une  vieille  dame  s'avance.  Est-il  besoin  de  dire  que  sa  robe  est 
prune?  Un  ridicule  jaune  pend  de  sa  taille  sur  le  flanc  de  la  bête, 
un  chapeau  triste  et  édifiant  comme  une  coifte  emprisonne  sa  tète 
vénérable,  son  honnête  visage  encadré  de  cheveux  gris  semble 
une  figure  de  bonne  conscience  :  elle  s'avance  avec  une  dignité 
souriante  et  distribue  de  tous  côtés  de  petites  révérences  que  les 
Allemands  accueillent  par  des  bravos.  C'est  la  présidente  des 
diaconesses  allemandes;  elle  déploie  ici  beaucoup  de  zèle,  et  elle 
s'éloigne  plus  applaudie  que  l'empereur. 

C'est  justice.  Le  grand  acteur  a  manqué  son  entrée. 

Son  échec  a  eu  pour  cause  un  excessif  désir  d'étonner  les 
hommes.  Il  n'y  a  guère,  au  service  des  souverains  ambitieux  de 
conquérir  les  imaginations  par  les  yeux,  que  trois  moyens  d'impo- 
ser :  les  pompes  religieuses,  les  fêtes  militaires  et  le  luxe  de  cour. 
La  pompe  religieuse  eût  été  la  plus  utile  à  un  monarque  préoc- 
cupé d'établir  un  protectorat  religieux.  Mais  la  religion  se 
refusait  à  consacrer  son  arrivée.  La  majesté  militaire  ne  lui  était 
pas  moins  interdite;  il  ne  pouvait  s'entourer  de  troupes  alle- 
mandes sur  un  territoire  étranger;  et,  quant  aux  troupes  otto- 
manes, non  seulement  il  n'aurait  tiré  d'elles  qu'un  prestige  d'em- 
prunt, mais  c'eût  été  trop  de  demander  qu'une  fraction  importante 
de  ces  forces,  en  escortant  l'empereur  au  Saint-Sépulcre,  rendît 
hommage  à  la  religion  chrétienne.  Restait  la  pompe  de  cour  ;  mais 


904  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  prestige  extérieur  d'une  cour  se  mesure  au  nombre  et  au  luxe 
des  dignitaires,  des  équipages,  de  la  livrée,  et  tous  ces  luxes  au- 
raient coûté  cher,  transportés  de  si  loin  dans  un  tel  pays.  Or  les 
Hohenzollern  ne  furent  jamais  prodigues.  Tout  conseillait  donc 
à  Guillaume  la  simplicité.  En  face  du  tombeau  du  Christ  sacrifier 
toute  fausse  gloire  à  l'humilité  du  chrétien  sera  toujours  pour  un 
prince  le  parti  le  plus  naturel,  le  plus  sage  et  le  plus  noble.  Mais 
il  est  des  hommes  à  qui  tout  paraît  plus  facile  que  d'être  simples. 
Guillaume  voulait  une  entrée  solennelle,  et  solennelle  sans  qu'elle 
fût  onéreuse.  C'est  cette  difficulté  qui,  mettant  en  œu^Te  l'imagi- 
nation de  l'empereur  l'a  amené  à  remplacer  les  moyens  ordi- 
naires et  coûteux  d'étonner  les  hommes  par  cette  poésie  d'une 
arrivée  à  travers  le  désert,  d'un  campement  sous  les  murs,  d'un 
hommage  inattendu  à  la  vie  orientale  et  d'un  rapprochement 
opéré,  par  la  beauté  originale  des  costumes,  entre  l'Europe  et 
l'Asie.  Ainsi  il  a  composé  son  itinéraire,  son  personnage  et  les 
groupes  de  ses  compagnons.  Mais  soit  inaptitude  à  considérer  les 
ensembles,  soit  plutôt  conviction  que  lui  seul  suffit  à  donner 
leur  caractère  et  leur  éclat  aux  solennités  où  il  préside,  il  n'a 
pas  étendu  ses  regards  jusqu'au  bout  de  son  cortège.  Comme  ces 
grands  artistes  qui  dans  leurs  tournées  de  province  promènent 
superbement  la  beauté  de  leur  jeu  et  la  splendeur  de  leurs  cos- 
tumes parmi  les  pauvres  décors  des  petits  théâtres,  et  rendent 
plus  minable  la  friperie  des  comparses,  l'empereur,  en  sa  blan- 
cheur vaporeuse  de  chevalier,  a  rendu  plus  vulgaire  l'apparence 
extra-moderne  de  sa  suite,  le  sans-gêne  des  blouses  jaunes  et  la 
banalité  des  habits  noirs.  Un  si  mince  appareil  n'était  pas  fait 
pour  conquérir  Jérusalem,  que  l'afflux  constant  des  pèlerinages, 
les  pompes  rivales  de  ses  cultes  et  l'éclat  oriental  des  costumes 
et  des  cérémonies  rendent,  de  toutes  les  villes,  la  ville  la  plus 
difficile  à  étonner. 

Au  mont  des  Oliviers,  dimanche  30  octobre. 

Notre  consul  général  a  bien  voulu  m'offrir  une  promenade 
sur  le  mont  des  Oliviers,  «  chez  les  Russes.  »  On  désigne  ainsi 
au  sommet  de  la  colline  un  vaste  espace  planté  de  cyprès  et  de 
pins,  où  la  Russie  a  une  chapelle  et  une  grande  tour. 

Le  mont  des  Oliviers  s'élève  à  l'est  de  Jérusalem.  Des  murs, 
une  sente  descend  dans  la  vallée  de  Josaphat  et  remonte,  droite 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  90o 

et  raboteuse,  le  penchant  de  la  colline.  Ce  chemin,  consacré  par 
les  siècles,  est  peut-être  celui  que  prit  le  Sauveur  pour  faire,  dans 
l'angoisse  et  l'acceptation  du  prochain  sacrifice,  la  dernière  veillée 
de  sa  vie  terrestre.  Mais  les  voies  de  l'IIomme-Dieu  sont  trop 
étroites  pour  les  empereurs.  Le  sultan  a  fait  établir  une  large 
route  qui,  par  un  grand  contour  au  nord  et  une  rampe  douce, 
gagne  la  crête  du  mont,  et  Guillaume  II  rend  à  Hamid  sa  poli- 
tesse en  usant  aujourd'hui  du  nouveau  tracé.  Il  est  quatre  heures, 
les  flèches,  toujours  brillantes  mais  plus  obliques,  du  soleil,  glis- 
sent sur  nous  sans  nous  blesser,  et  de  la  terrasse  consulaire  nous 
avons  vu  déjà  l'escorte  galoper  le  long  de  la  rampe.  Nous  partons 
à  notre  tour,  une  bête  de  volée  devant  celles  du  timon  :  ce  ne 
sera  pas  trop  pour  haler  notre  calèche  sur  les  deux  pouces  de 
poussière  qui  servent  ici  de  macadam.  Nous  nous  élevons,  décri- 
vant autour  de  Jérusalem  un  circuit  qui  rappellerait  le  Viale  dei 
Coin  autour  de  Florence,  vers  San  Miniato,  si  le  pays  des  fleurs 
et  des  montagnes  aimables  pouvait  être  évoqué  dans  la  région 
des  terres  incultes  et  des  formes  désolées.  La  ville  abaisse  peu  à 
peu  ses  hauts  murs  et  livre  à  nos  regards,  par-dessus  ses  col- 
lines et  ses  vallées  couvertes  de  maisons  à  terrasse,  les  grands 
édifices  de  la  foi,  les  dômes  élevés  à  des  religions  ennemies,  et 
derrière  lesquels  le  couchant  met  la  gloire  commune  de  ses 
rayons.  De  ces  monumens  le  plus  proche,  le  plus  vaste,  le  plus 
beau  dans  sa  solitude  unique  est  la  mosquée  d'Omar.  Près  du 
rempart  qui  domine  la  vallée  de  Josaphat,  l'édifice  élève  la  régu- 
larité de  son  enceinte  octogone  et  de  l'enceinte  semblable  qui, 
plus  étroite  et  dressée  sur  la  première,  soutient  la  coupole  aux 
courbes  d'ogive  arabe.  Nous  ne  pouvons  jouir  de  sa  gloire  la  plus 
vantée,  des  vitraux  qui  jettent  des  feux  de  pierres  précieuses  sur 
l'or  des  plafonds  sculptés  et  sur  l'éclat  des  mosaïques  byzan- 
tines. Mais  ses  revêtemens  extérieurs  de  faïences  aux  tons  verls 
et  bleus  sont  admirables  de  douceur  claire  sous  la  haute  calotte 
aux  longues  stries  de  plomb.  Surtout  d'ici  éclate  sa  beauté  su- 
prême, son  isolement  sur  l'esplanade  immense  qui  étend  le  long 
du  rempart  sa  blancheur  dallée  et  nue.  Autour  de  sa  prière, 
l'Islam  a  su  faire  le  vide.  Il  n'a  voulu  autour  d'elle  que  des  souve- 
nirs. Il  a  pour  seuls  voisins  les  innombrables  morts  qui  dorment 
à  ses  pieds  dans  la  vallée,  il  a  construit  sa  demeure  sur  la  mort 
même,  où  avait  été  le  temple  dont  il  ne  reste  pas  une  pierre,  et 
sur  la  fin  de  tout  ce  qui  fut  et  n'est  plus,  il  dit  magniliquement 


906         '         REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  la  voix  de  cette  solitude  :  Dieu  seul  est  Dieu.  Et  nous,  quand 
notre  regard  cherche  le  tombeau  de  ce  Dieu,  trouverons  toujours 
autour  du  sanctuaire  les  misères,  les  demeures  et  le  vain  bruit  de 
ce  qui  passe?  trouverons-nous  toujours  les  marchands  qui  seuls 
ont  survécu  dans  la  ruine  du  Temple  et  encombrent  toutes  les 
avenues  du  sépulcre  ?  trouverons-nous  toujours  assises  à  la  porte 
du  sépulcre  même,  au  lieu  de  l'ange,  les  dissensions  religieuses? 

La  voiture  a  achevé  de  gravir  la  rampe.  Elle  roule  mainte- 
nant sur  un  plateau  étroit  et  long  qui  forme,  du  nord  au  sud,  la 
cime  de  la  montagne.  La  vue  n'est  plus  bornée  au  versant  qui 
s'achève  en  l'étroite  vallée  de  Josaphat  et  d'où  apparaît  Jérusalem. 
Le  long  de  l'autre  versant,  le  regard  plonge  bien  plus  bas  sur  un 
pays  plus  aride  encore.  Au  fond  de  vastes  gradins  qui  descen- 
dent, rugueux  et  stériles  comme  des  éboulis,  s'étend  une  large 
vallée,  blême,  à  face  de  fièvre.  En  son  milieu  une  étroite  teinte 
de  verdure  indique  un  fleuve,  invisible  sous  ses  berges,  et  dont 
on  aperçoit  seulement  l'embouchure  dans  un  commencement 
de  lac  aux  eaux  ternes.  Sur  la  rive  opposée  du  fleuve  et  du  lac, 
au  loin,  le  sol  se  relève,  d'un  seul  et  puissant  efl'ort,  en  une 
longue  chaîne  aux  profils  réguliers,  aux  plissemens  usés  par  le 
temps  et  qui  mettent  l'ombre  ténue  d'innombrables  rides  sur  la 
vieillesse  de  la  montagne.  Cette  montagne  elle-même  est  tout  un 
pays  haut,  dont  les  plateaux  moutonnent  derrière  la  première 
chaîne.  L'œil  suit,  jusqu'à  l'extrême  horizon,  leurs  lignes  de  plus 
en  plus  lointaines,  toujours  stériles  et  toujours  nettes  dans  le  Adde 
lumineux  de  l'air.  C'est  l'immensité  dans  l'espace  et  dans  la  tris- 
tesse, et  cette  terre  semble  ne  s'étendre  si  vaste  que  pour  contenir 
plus  de  misère.  Cette  vallée  unit  la  Galilée  à  la  Palestine;  ce 
fleuve  est  le  Jourdain;  cette  anse  où  il  se  jette,  la  mer  Morte;  ces 
montagnes  lointaines,  les  déserts  de  Moab.  Et  tandis  que  le  regard 
embrasse  ces  vastes  contrées,  elles  évoquent  des  souvenirs  plus 
grands  encore. 

Mais  c'est  près  de  nous  maintenant  qu'il  convient  de  jeter  les 
yeux.  Le  cawas  ouvre  la  portière.  Voici  la  tour  des  Russes,  des 
troupes  rangées  derrière  leurs  faisceaux,  un  enchevêtrement  de 
voitures  auxquelles  la  nôtre  va  se  joindre.  L'empereur  a  mis 
pied  à  terre  et  n'est  pas  loin.  Nous  faisons  quelques  pas  vers  la 
tour.  Au  coin  de  la  chapelle  abritée  sous  son  ombre  débordent 
comme  les  derniers  rangs  d'une  assistance  :  tout  ce  monde,  debout 
et  tête  nue,  regarde  et  semble  écouter.  Par  une  manœuvre  diploma- 


i 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  907 

tique  et  dont  l'honneur  revient  à  notre  consul  général,  au  lieu  de 
nous  mettre  à  la  suite  du  groupe,  nous  tournons  le  petit  édifice. 
Un  spectacle  imprévu  s'offre  à  nous. 

En  plein  air,  sur  une  large  esplanade  qui  règne  devant  la  cha- 
pelle, un  grand  tapis  est  étendu.  A  une  extrémité  de  ce  tapis 
brille  l'or  de  deux  fauteuils,  solennels  comme  des  trônes,  sous 
l'ombre  légère  des  jeunes  pins.  Sur  les  fauteuils,  l'empereur  et 
l'impératrice  sont  assis;  derrière,  leur  suite  est  groupée;  en  face 
d'eux  et  debout  au  centre  du  tapis,  un  Allemand  parle.  Nous  ve- 
nons de  déboucher  à  sa  hauteur  ;  un  seul  rang  de  personnes  borde 
devant  nous  le  grand  côté  du  tapis;  nous  approchons  mêlés  à 
elles;  nous  avons  sous  les  yeux  l'orateur,  les  souverains,  leur 
suite,  et  si  près  que  rien  des  paroles,  des  gestes  ni  des  visages 
ne  nous  échappe.  Mais  ce  sont  visages,  gestes  et  paroles  de  cour. 
L'homme  qui  discourt  est  le  premier  pasteur  de  Leurs  Majestés. 
Il  leur  fait  un  prêche.  Sa  voix  nette  et  simple,  son  attitude 
naturelle  et  recueillie  ont,  sans  effort  d'éloquence,  un  accent 
de  gravité  et  une  force  de  conviction.  Soit  qu'il  s'incline  comme 
sujet,  soit  qu'il  se  redresse,  comme  prêtre,  il  s'entend  au  difficile 
état  de  parler  au  nom  de  Dieu  à  un  empereur.  Il  rappelle  à  Guil- 
laume son  père,  qui  fut  aussi  pèlerin  de  Jérusalem;  il  remercie  le 
fils  d'avoir,  suivant  cet  exemple,  rendu  un  hommage  à  la  foi  ;  il 
ne  doute  pas  que  cet  acte  de  foi  ne  soit  utile  ;  il  demande  au  ciel 
de  veiller  sur  le  souverain  et  de  l'inspirer. 

L'empereur  écoute  tête  nue,  avec  un  air  de  respect  qui  lui 
manquait  la  veille.  Au  moment  où  le  sermon  s'élève  à  la  prière, 
il  s'agenouille  avec  l'impératrice,  leurs  fronts  s'abaissent  tan- 
dis que  le  pasteur  consacrait  chacun  de  ses  vœux  par  des  suppli- 
cations de  plus  en  plus  instantes,  et,  bien  après  que  la  voix  s'est 
tue  en  un  dernier  amen^  ils  demeurent  prosternés  comme  s'ils 
écoutaient  Dieu  même  leur  parler  dans  le  silence.  L'impératrice, 
les  mains  jointes  et  appuyées  sur  son  ombrelle,  semblait  croire 
et  adorer  en  une  effusion  confiante!  La  piété  de  Guillaume  II 
n'était  pas  si  simple.  Un  genou  en  terre,  l'autre  servant  de  sou- 
tien à  son  bras  gauche,  la  main  droite  retenant  les  plis  d'un  grand 
burnous  qui  voilait  d'une  transparence  soyeuse  les  teintes  bleues 
et  l'argent  de  son  uniforme,  le  buste  et  la  tête  inclinés,  le  visage 
immobile  comme  le  corps,  il  était  une  belle  statue  de  la  prière, 
un  pendant  du  Penseroso.  Il  n'y  avait  à  reprendre  précisément 
que  l'excès  dans  cette  perfection,  cet  arrangement  des  draperies, 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cette  harmonie  des  couleurs,  cette  composition  de  l'attitude,  ce 
soin,  après  l'avoir  choisie,  de  n'y  plus  rien  changer.  Il  semblait 
que  Guillaume  voulût  donner  aux  assistans,  sç  donner  à  lui-même 
le  spectacle  d'un  empereur  dans  ses  rapports  avec  Dieu;  que,  s'il 
songeait  à  Dieu,  il  songeât  surtout  aux  hommes;  qu'il  jouât  son 
rôle  de  personnage  représentatif  et  qu'en  lui  l'artiste,  en  même 
temps  acteur,  fît  tort  au  croyant.  Les  statues  de  la  prière  ne 
prient  pas. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  ce  croyant  ne  soit  pas  sincère.  Sa  foi 
profonde  et  mystique  en  l'autorité  des  princes  suffirait  à  lui  rendre 
la  religion  nécessaire  :  il  veut  à  ce  pouvoir  la  hauteur  d'une  ori- 
gine surhumaine,  il  lui  faut  Dieu  pour  sacrer  l'empereur.  Cette 
conception,  en  rattachant  sa  croyance  de  chrétien  à  sa  dignité  de 
monarque,  rend  cette  croyance  inaccessible  au  doute,  mais  donne 
à  ce  christianisme  pour  fondement,  au  lieu  de  l'humilité,  l'orgueil. 
Et  cet  orgueil  doit  bannir  toute  banalité  des  entretiens  que  ce 
maître  de  peuples  demande  au  maître  des  rois.  Ou  je  m'abuse  fort^ 
ou  l'empereur,  en  lui  rendant  hommage,  lui  rappelle  les  obliga- 
tions de  Dieu  envers  les  princes  ;  lui  démontre  l'injustice  que  com- 
mettrait la  Providence  si,  ayant  chargé  un  être  privilégié  de  la 
représenter  auprès  des  nations,  elle  refusait  à  son  mandataire  une 
assistance  constante  ;  et  quand  il  a  besoin  de  faveurs  et  qu'elles 
tardent,  il  sait  réclamer  son  dû.  Tout  à  l'heure,  il  a  paru  oublier 
un  instant  sa  cour,  son  costume,  sa  pose,  et  s'absorber  en  une 
solitude  intérieure.  Si  c'était  un  recueillement  de  la  créature 
devant  son  créateur,  cette  vision  n'avait  rien  de  l'abandon,  de 
la  confiance,  de  la  tendresse.  Ses  yeux  fixaient  la  terre  à  quelques 
pas  devant  lui;  ses  moustaches,  seules  dressées  vers  le  ciel,  sem- 
blaient menacer  au  lieu  d'implorer;  sous  ses  cheveux  noirs  et 
aplatis  par  le  casque,  se  dessinait  un  front  volontaire.  Sur  ce  front 
était  écrit  je  ne  sais  quel  désir  non  satisfait,  surpris  d'avoir  attendu 
et  impatient  qui  semblait  toute  sa  prière^  et  son  cou  aux  fortes 
attaches  semblait  pousser  en  avant  cette  prière  obstinée,  avec  un 
mouvement  de  bélier  qui  bat  un  mur.  Je  donne  mon  impression 
comme  je  l'ai  éprouvée  :  elle  n'est  pas  un  jugement  ;  et  d'ailleurs 
il  ne  faut  pas  défigurer,  par  des  hypothèses  sur  le  mystère  des 
intentions,  les  actes  qui  portent  en  eux-mêmes  leur  sens  et  leur 
beauté. 

Quand  l'empereur  s'est  relevé,  un  air  lent  et  religieux  s'est  fait 
entendre.  Joué  d'abord  par  des  instrumens,  il   a  été  repris  par 


LA    FRANCE    DU    LEVANT.  909 

l'assistance,  mais  doucement,  comme  si  c'étaient  les  voix  qui  ac- 
compagnaient l'orchestre.  Dans  ce  murmure  de  paroles  chantées, 
je  distinguais  les  notes  fluettes  et  justes  de  l'impératrice.  Avec 
elle  toute  la  cour  entonnait  le  cantique.  Ces  hommes  et  ces  femmes 
avaient  tout  à  l'heure  l'aspect  tout  ensemble  important  et  subal- 
terne qu'on  prend  auprès  de  tous  les  princes  :  maintenant  cet  acte 
religieux,  cette  affirmation  de  foi  ennoblissait  ces  visages.  Et 
cette  cour  élevée  au-dessus  de  ses  adorations  accoutumées  pour  un 
homme,  cet  homme  même  faisant  trêve  à  son  propre  culte,  ren- 
dant à  Dieu  les  hommages  que  d'ordinaire  il  reçoit,  et  fléchissant 
aux  yeux  de  tous  le  genou  devant  le  maître  invisible,  tout  cela 
était  imposant.  Le  secret  de  la  grandeur,  si  vainement  cherché 
hier  avait  été  trouvé  aujourd'hui  par  Guillaume  II,  et  la  poésie 
de  cet  acte  religieux  planait  encore  sur  lui,  tandis  qu'à  la  tête 
de  son  cortège  silencieux  et  dans  la  nuit  tombante,  il  redescen- 
dait vers  Jérusalem. 

Restait  néanmoins  à  savoir  pourquoi  il  avait,  Allemand  et 
luthérien,  choisi  pour  célébrer  son  culte  un  terrain  russe  et  la 
dépendance  d'une  église  orthodoxe.  Nous  l'avons  demandé  quand 
l'esplanade,  vide  de  la  majesté  impériale,  sembla  de  nouveau  dé- 
serte, que  notre  consul  général  y  retrouva  son  collègue  de  Russie, 
que  celui-ci  nous  fit  les  honneurs  d'une  coquette  salle  contiguë 
à  la  chapelle,  et  que  nous  travaillâmes  à  l'alliance  en  buvant  une 
tasse  de  thé  russe. 

Guillaume  II  avait  fait  savoir  son  désir  d'honorer  là  le  jour 
du  dimanche  ;  il  avait  donné  pour  raison  que  nulle  place  ne  lui  sem- 
blait aussi  belle,  d'une  beauté  aussi  religieuse.  L'artiste,  le  curieux 
d'émotions  rares,  l'évocateur  des  lointains  passés  se  révélait  dans 
un  tel  souhait,  et  ne  pouvait  souhaiter  mieux.  Quand  les  anciens 
patriarches  voulaient  se  sentir  plus  près  de  Dieu,  ils  l'invo- 
quaient, dit  l'Écriture,  dans  les  «  lieux  hauts.  »  Quel  temple  est 
comparable  à  ce  lieu  haut  qui,  de  toutes  parts,  domine  la  Terre 
de  Dieu,  où  la  nature  même  est  la  Bible,  la  Bible  ouverte  à  la 
fois  à  toutes  les  pages?  où  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament 
mêlent  leurs  saintetés?  Dans  ces  déserts  le  vrai  Dieu  eut  ses  pre- 
miers adorateurs.  Ce  lac  bitumineux  où  il  engloutit  les  villes  qui 
n'avaient  pas  gardé  sept  justes,  raconte  les  colères  de  sa  justice. 
Cette  route,  par  laquelle  les  Hébreux  vinrent  de  la  servitude  dans 
la  Terre  promise,  dit  les  miracles  de  sa  bonté.  Toute  cette  Galilée, 
toute  cette  Palestine  est  une  vallée  de  Josaphat,  une  cendre  de 


910  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

prophètes,  de  rois,  de  juges,  de  prêtres,  de  guerriers  ;  ici  l'hu- 
manité est  si  vieille  que  des  générations  de  cités  y  sont  tombées 
en  poussière  comme  des  générations  d'hommes  ;  et  tout  ce  passé 
a  préparé,  a  prédit,  a  adoré  d'avance  le  Christ  et  la  rédemption. 
Et  voici  Bethléem,  où  naquit  avec  ce  Christ  la  vie  nouvelle  du 
monde.  Voici  le  chemin  de  la  Montagne  où  cette  vie  nouvelle  fut 
révélée  aux  hommes  avec  les  ineffables  paroles  sur  les  béatitudes 
de  ceux  qui  pleurent.  Voici  le  Jourdain  qui,  de  Tibériade  aux 
eaux  amères  et  mortes  de  Sodome  et  de  Gomorrhe,  coule,  comme 
la  vie  du  Sauveur  coula,  de  ses  premiers  et  doux  miracles,  à 
l'amertume,  trop  stérile  encore,  de  ses  souffrances  et  de  sa  fm.  Et 
plus  proche  que  tout  le  reste,  et  tout  entière  sous  le  regard, 
s'étend  Jérusalem,  siège  de  l'ancienne  loi  et  de  la  nouvelle,  qui 
les  a  toutes  deux  méconnues,  qui,  en  tuant  le  juste  s'est  con- 
damnée elle-même,  qui  a  collaboré  seulement  par  son  crime  au 
salut  du  monde,  qui,  dans  sa  puissance  détruite  et  ses  fils  dis- 
persés, rend  témoignage  à  sa  victime,  et  qui,  cherchant  en  vain 
une  pierre  du  vieux  temple,  a  depuis,  pour  unique  vie,  le  tom- 
beau vide  où  elle  croyait  avoir  à  jamais  caché  son  forfait.  Oui, 
partout  ici  le  regard  vole  d'autels  en  autels,  et  en  changeant  de 
vision  ne  fait  que  changer  de  prière. 

Et  rien  n'est  plus  digne  de  respect  que  le  désir  de  méditer,  en 
face  de  ces  miracles,  et,  comme  Moïse  faisait  soutenir  ses  bras 
vieillis  pour  les  élever  vers  le  Seigneur  en  face  de  la  Terre  pro- 
mise, d'appuyer  les  incertitudes  de  sa  foi  sur  les  certitudes  de 
l'histoire,  et  de  chercher  la  ferveur  dans  un  tel  temple.  Rien, 
sinon  la  foi  simple  de  ceux  qui  de  tout  lieu  savent  faire  ce 
temple,  et  auxquels,  pour  fléchir  le  genou  en  toute  humilité  et 
espérance,  il  suffit  de  se  connaître  et  de  connaître  Dieu. 

Etienne  Lamy. 


CORRESPONDANCE 


A  l'occasion  de  la  publication  d'un  fragment  des  Souvenirs  du  comte 
de  Montalivet,  dans  la  livraison  du  15  novembre  dernier,  nous  avons 
reçu  de  M.  le  comte  Duchâtel  la  lettre  suivante  : 

Monsieur  le  Directeur, 

La  Revue  des  Deux  Mondes  a  publié,  dans  son  numéro  du  15  no- 
vembre dernier,  un  article  intitulé  :  Fragmens  et  souvenirs  du  comte  de 
Montalivet.  La  Révolution  de  1 S4S. 

J'ai  pris  connaissance  de  cet  article,  pendant  un  voyage  en  Angle- 
terre. Dès  mon  retour  à  Paris,  je  tiens  à  vous  faire  savoir  que,  dans  un 
récit  inédit  des  mêmes  événemens,  mon  père  relate  tout  différemment 
ce  qui  a  trait  à  la  nomination  du  maréchal  Bugeaud. 

En  même  temps  que  cette  lettre,  je  vous  serai  obligé  de  vouloir  bien 
publier  le  fragment  ci-joint  du  manuscrit  de  mon  père. 

Veuillez  agréer.  Monsieur  le  Directeur,  l'expression  de  mes  senti- 
mens  les  plus  distingués. 

T.  DUCHATEL. 


«  L'expression  du  mécontentement  de  la  majorité  parlementaire  par- 
vint jusqu'au  Roi.  Tous  les  ministres  se  rendirent  chez  lui  vers  quatre 
heures.  Il  nous  dit  avec  un  peu  d'amertume  que  l'on  faisait  retomber 
sur  lui  seul  toute  la  responsabilité  du  changement,  qu'il  y  avait  à  cela 
de  l'injustice  ;  qu'il  avait,  il  est  vrai,  pensé  que  l'intérêt  de  la  monarchie, 
à  son  grand  regret,  exigeait  le  changement  de  Cabinet,  mais  que 
M.  Guizot  et  moi  a^^ons  partagé  son  avis.  M.  Guizot  répondit,  en  termes 
très  nets  et  très  précis,  que  nous  n'avions  fait  qu'une  chose,  nous 
mettre  à  son  entière  disposition,  sans  exprimer  d'autre  sentiment,  et 
en  ajoutant  que  poser,  dans  les  circonstances  actuelles,  une  pareille 
question,  c'était  la  résoudre.  MM.  de  Salvandy,  Hébert  et  Jayr  ne  ca- 


9'J2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chèrent  pas  leurs  regrets  et  leur  désapprobation  de  la  mesure  prise  par 
le  Roi.  La  conversation  finit  avec  un  commencement  d'aigreur,  comme 
il  arrive  après  les  séparations,  le  Roi,  dont  l'imagination  était  très  vive, 
n'étant  en  ce  moment  préoccupé  que  de  l'impression  fâcheuse  pro- 
duite par  le  renvoi  des  ministres. 

«  Vers  six  heures,  le  Roi  nous  fît  appeler  de  nouveau,  M.  Guizot  et 
moi.  Il  désirait  donner  le  commandement  général  au  maréchal  Bugeaud, 
et  nous  demanda  de  traiter  l'afTaire  avec  les  deux  généraux  Jacque- 
minot  et  Sébastian!  pour  qu'ils  acceptassent  ce  commandement  et  ne 
donnassent  pas  leurs  démissions.  Nous  allâmes  à  l'État-major.  Le  gé- 
néral Jacqueminot  répondit  qu'il  se  retirerait  à  l'instant  même,  que  du 
reste  le  désordre  était  apaisé  pour  le  moment,  et  que  toutes  les  me- 
sures étaient  prises.  Nous  rapportâmes  cette  réponse  au  Roi  qui  jugea 
convenable  d'attendre  l'avis  du  Cabinet  qu'il  allait  former.  Des  mi- 
nistres dont  le  renvoi  est  annoncé  n'ont  plus  d'autorité  morale  ;  mais, 
entre  nos  mains,  le  pouvoir  était  encore  plus  violemment  et  plus  com- 
plètement brisé  qu'il  n'arrive  aux  Cabinets  qui  tombent  dans  des  circon- 
stances ordinaires.  Le  ministère  était  sacrifié  à  un  tumulte  de  la  rue,  à 
ce  qu'on  nommait  les  préventions  populaires.  Il  n'avait  plus,  ni  auto- 
rité pour  commander,  ni  force  pour  couvrir  les  agens.  Cette  disposition 
des  esprits  nous  frappa  d'une  impression  triste,  quand  nous  traver- 
sâmes les  groupes  d'officiers  qui  remplissaient  l'État-major. 

«On  connaît  les  funestes  incidensde  la  soirée,  et  le  fameux  coup  àe 
pistolet  tiré  devant  les  Affaires  étrangères.  Le  parti  républicain  exploita 
l'émotion  de  la  population  avec  une  habileté  infernale.  Rien  n'est  plus 
inflammable,  plus  facilement  accessible  aux  impressions  soudaines  et 
aveugles  que  le  peuple  de  Paris.  Il  est  douteux  que,  sans  le  coup  de 
fouet  donné  aux  passions  de  la  multitude  par  la  scène  des  tombereaux 
chargés  de  cadavres,  le  désordre  se  fût  ranimé  et  se  fût  le  lendemain 
changé  en  révolution. 

«  Je  passai  une  partie  de  la  soirée  à  l'État-major.  Puis  je  reAins  au 
ministère  donner  les  ordres  de  circonstance.  Les  nouvelles  devenaient 
plus  mauvaises  et  l'aspect  des  choses  prenait  une  teinte  sinistre.  On 
entendait  vers  minuit  sonner  le  tocsin  à  Saint-Sulpice.  Un  peu  après 
minuit,  le  Roi  m'envoya  chercher;  je  me  rendis  sur-le-champ  aux  Tui- 
leries. 

«  Le  Roi  était  dans  son  cabinet  avec  le  duc  de  Montpensier,  M.  Guizot, 
le  général  Trézel,  le  maréchal  Bugeaud  et  M.  de  MontaUvet.  L'agitation 
du  Roi  et  de  son  fils  était  extrême.  On  pouvait  voir  sur  leurs  visages 
l'empreinte  de  ce  trouble,  qui  précède  les  grandes  catastrophes.  Le  duc 


COHHESPONDANCE.  913 

de  Nemours  \'int  quelques  momens  après;  il  était  plus  calme,  mais 
sans  action.  Le  Roi  me  dit  que  M.  Mole  était  venu  lui  annoncer  à  la  fin 
de  la  soirée  qu'Q  n'avait  pas  pu  réussir  à  former  un  Cabinet,  que 
MM.  Passy  et  Dufaure  avaient  refusé  d'entrer,  qu'il  était  donc  obligé 
de  résigner  la  mission  que  le  Roi  lui  avait  confiée.  Le  Roi  avait  envoyé 
chercher  M.  Thiers;  mais,  en  attendant,  le  flot  grossissait,  le  danger 
devenait  plus  grave,  il  n'y  avait  plus  de  gouvernement,  et  il  était 
nécessaire  d'avoir  sur-le-champ  un  chef  militaire,  d'une  autorité  person- 
nelle assez  grande  pour  porter  le  fardeau  de  la  situation  jusqu'à  l'in- 
stallation du  nouveau  ministère.  Le  maréchal  Bugeaud  était  naturelle- 
ment désigné.  Le  Roi  me  demanda  de  contresigner  la  nomination  du 
maréchal  comme  commandant  supérieur  de  la  garde  nationale.  Il 
ajouta  que  c'était  au  nom  de  son  salut  personnel  et  du  salut  de  la  mo- 
narchie qu'il  faisait  cet  appel  au  dévouement  de  ses  anciens  ministres. 
«  Le  duc  de  Montpensier  et  M.  de  MontaHvet  faisaient  des  objections. 
Ils  craignaient  que  M.  Thiers  ne  désapprouvât  cette  nomination  et 
qu'elle  ne  lui  servit  de  prétexte  pour  refuser  le  ministère.  Le  Roi  ré- 
pondit qu'il  se  croyait  assuré  du  contraire,  que  M.  Thiers  ne  la  ferait 
peut-être  pas,  mais  que  certainement  il  l'accepterait  une  fois  faite  et 
que  c'était  là  une  de  ses  principales  raisons  pour  insister  sur  la  nomi- 
nation immédiate.  Alors,  le  duc  de  Montpensier  me  prit  à  part  et  me 
pressa  vivement  de  ne  pas  me  prêter  aux  désirs  du  Roi.  Son  insistance 
me  surprit  plus  qu'elle  ne  me  toucha.  Je  revins  vers  la  table  sur  la- 
quelle était  le  projet  d'ordonnance,  et  je  signai.  Il  était  environ  deux 
heures  du  matin.  >> 


TOME  CL.   —  1898.  î)8 


REVUE  LITTÉRAIRE 


UN   LIVRE  SUR  LA  «  COMEDIE  NOUVELLE 


Il  y  a  un  Français  qui  pendant  vingt-cinq  années  n'a  mis  les  pieds 
à  la  Comédie-Française,  ni  au  Vaudeville,  ni  aux  Variétés,  ni  aux  Folies- 
Bergère.  Il  est  vrai  que  ce  Français  habite  en  Angleterre.  Mais  c'est  à 
peine  une  excuse.  Son  cas  restera  pour  beaucoup  de  gens  inconcevable 
et  leur  semblera  même  un  peu  inconvenant.  Puis  la  tentation  a  été  la 
plus  foi  te,  M.  Filon  a  eu  la  curiosité  de  savoir  ce  qui  se  passe  dans  ces 
théâtres  qui  ont  charmé  sa  jeunesse.  11  a  pensé  que  vingt-cinq  ans, 
c'est  un  long  espace  de  notre  \ie  mortelle,  et  que,  tant  de  choses  ayant 
changé  sur  le  théâtre  du  vaste  monde,  quelques  changemens  aussi 
pouvaient  bien  s'être  faits  dans  le  monde  des  théâtres.  Il  est  retourné 
à  la  Comédie-Française,  au  Vaudeville,  aux  Variétés  et  ailleurs,  afin  d'y 
éprouv'er  de  l'étonnemenf .  Il  nous  conte  ses  impressions  dans  un  livre 
de  critique  qu'il  intitule  De  Dumas  à  Rostand  (1).  Le  titre  risque  de 
nous  induire  en  erreur,  puisqu'il  semblerait  indiquer  que  le  théâtre  en 
s'éloignant  de  Dumas  ait  abouti  à  Rostand;  mais  l'auteur  voulait 
inscrire  sur  la  couv^erture  deux  nom  s  dont  les  syllabes  fussent  reten- 
tissantes ;  au  surplus  il  importe  peu,  et  un  titre  n'est  qu'un  titre.  Le 
livre  est  agréable  et  instructif;  et,  si  abondante  que  soit  la  littérature 
spéciale  dont  nous  entourons  les  productions  de  l'art  dramatique,  il  ne 
fait  double  emploi  avec  aucun  autre,  La  raison  en  est  sans  doute  aux 
rares  qualités  de  l'écrivain,  à  sa  culture  très  étendue,  à  sa  verve  spiri- 
tu  eUe,  à  la  franchise  de  sa  critique  ;  eUe  est  encore  dans  cet  éloigne- 

(1)  Augustin  Filon  :  De  Dumas  à  Rostand.  Esquisse  du  mouvement  dramatique 
contemporain,  1  vol.  in-18,  chez  Armand  Colin. 


REVUE    LITTÉRAIRE.  915 

ment  qui  l'a  tenu  longtemps  en  dehors  de  notre  atmosphère.  Ceux  qui, 
par  devoir  professionnel,  fre'quentent  régulièrement  les  salles  de 
spectacle  y  éprouvent  moins  le  sentiment  de  la  différence  que  celui  de 
la  continuité.  En  cela  pareil  à  la  nature,  l'art  dramatique  ne  procède 
pas  par  bonds.  Et  parfois  il  nous  faut  un  efifort  assez  énergique  pour 
ne  pas  céder  à  l'illusion  de  croire  que  la  pièce  à  laquelle  nous  assistons 
fait  suite  à  ceUe  d'hier,  ou,  si  vous  voulez,  que  c'est  une  môme  pièce 
qui,  de  soirée  en  soirée  et  d'un  théâtre  à  l'autre,  se  prolongea  travers 
l'année  tout  entière.  Spectateur  intermittent,  M.  Filon  étaitmieux  placé 
que  nous  pour  discerner  ce  qu'il  y  a  de  nouveau  dans  la  comédie  d'au- 
jourd'hui, pour  distinguerles  étapes  quiontété  fournies  etséparerdela 
masse  les  œuvres  qui  font  date.  Au  surplus  M.  Filon  ne  s'était  jamais 
désintéressé  du  mouvement  de  notre  littérature  théâtrale  ;  cela  serait 
par  trop  dangereux: un  homme  qui  serait  devenu  tout  à  fait  étranger 
aux  artifices  du  théâtre,  je  craindrais  qu'il  ne  fût  incapable  de  s'y 
prêter  à  nouveau  et  qu'il  ne  donnât,  à  la  manière  de  Tolstoï,  quelque 
rude  coup  d'épaule  dans  leur  ordonnance  compliquée.  M.  Filon  n'a  pas 
de  ces  intransigeances  de  sauvage.  L'île  où  il  habite  n'est  pas  une  île 
déserte.  On  y  peut  lire  chaque  semaine,  ou  chaque  jour,  les  articles  des 
«maîtres  de  la  citique  dramatique  »  :  ce  sont  MM.  Sarcey,  Lemaître, 
Faguet,  Henry  Fouquier,  Paul  Perret  et  F.  Duquesnel.  M.  Filon  est  un 
désabusé.  Dans  l'exil  volontaire  où  il  se  confine,  il  y  a  belle  heure  qu"il 
a  dit  adieu  aux  dernières  de  ses  illusions.  Mais  il  reste  plein  de  respect 
pour  la  critique  dramatique  et  sa  «  puissante  hiérarchie  ;  »  c'est  donc 
que  ce  respect  n'est  pas  une  illusion.  Et  il  a  conservé  ce  goût  pour  les 
choses  etles  gens  de  théâtre  que,  bien  décidément,  tout  Français  a  dans 
les  moelles  et  dans  le  sang.  Si  nous  ne  faisons  pas  tous  des  pièces  de 
théâtre,  crainte  de  les  mal  faire,  du  moins  parlerons-nous  de  celles  des 
autres.  Si  d'aventure  nous  avons  serré  la  main  d'un  comédien  ou  si 
nous  avons  été  reçus  dans  la  loge  d'une  actrice,  nous  en  concevons 
delà  vanité,  et  nous  nous  arrangeons  pour  qu'on  ne  l'ignore  pas. 
M.  Filon  parle  du  théâtre  en  homme  qui  l'aime,  qui  y  retrouve  un 
plaisir  avivé  par  l'absence. 

A  ne  voir  les  choses  que  par  l'extérieur,  il  paraît  qu'elles  n'ont 
guère  changé  pendant  un  quart  de  siècle.  Les  marchands  de  billets 
ont  conservé  leurs  positions,  et  les  contrôleurs  sont  restés  à  leur 
poste.  C'est  tout  juste  si  M.  Filon  a  eu  lieu  de  constater  que  l' Entracte 
ne  paraît  plus  et  que  le  marchand  de  caramels  a  introduit  une  légère 
modification  dans  sa  mélopée.  Au  surplus, le  lustre  est  aussi  aveuglant, 
les  loges  sont  aussi  incommodes,  la  corporation  des  ouvreuses  est 


916  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  rébarbative.  C'est  bien  ce  qui  explique  que  la  littérature  drama- 
tique soit  de  toutes  les  formes  de  la  littérature  la  plus  opiniâtrement 
traditionnelle,  et  celle  où  les  changemens  sont  le  plus  longs  à  s'iin- 
poser.  L'immeuble  lui-même  est  ici  conservateur  de  la  tradition; 
l'atmosphère  de  la  salle  en  est  tout  imprégnée;  les  murs,  les  coulisses, 
les  portans  des  décors  lui  sont  autant  de  barrières  protectrices. 
Et  depuis  le  concierge  jusqu'au  régisseur,  tous  les  fonctionnaires 
de  la  maison  sont  intéressés  à  son  maintien.  Un  spectacle  à  monter 
étant  une  entreprise  qui  exige  une  mise  de  fonds, le  directeur  hésite  à 
tenter  la  chance  par  des  moyens  qui  n'ont  pas  encore  été  éprouvés;  les 
acteurs  ont  leurs  procédés  qu'ils  ont  appris  à  l'école  de  leurs  prédéces- 
seurs ;  le  public  a  ses  habitudes  où  il  n'aime  guère  qu'on  Adenne  le  dé- 
ranger. Les  dilettantes,  épris  de  nouveauté  et  attentifs  à  la  question 
d'art,  sont  en  petit  nombre  au  théâtre;  ils  fournissent  pendant  les  pre- 
mières représentations  un  faible  contingent;  on  a  hâte  d'en  être  dé- 
barrassé. Le  vrai  public,  ce  public  payant,  dont  les  intéressés  ne  parlent 
qu'avec  une  dévotion  reconnaissante,  forme  une  masse  compacte, 
solide  dans  sa  résistance  et  qu'il  est  difficile  d'entamer.  Il  ne  lit  guère. 
Une  vient  chercher  au  théâtre  qu'une  récréation;  tout  effort  effraie  sa 
paresse  naturelle.  C'est  cet  énorme  poids  mort,  c'est  cette  formidable 
force  d'inertie  qui  arrête  l'élan  de  tout  novateur.  C'est  pourquoi  l'art 
du  théâtre  est  si  souvent  stationnaire.  Supposez  un  dormeur  qui  ne 
s'éveillerait  de  son  sommeil  à  travers  les  siècles  que  pour  saluer  l'avè- 
nement d'une  forme  de  comédie  nouvelle;  son  repos  n'aurait  été 
troublé  qu'à  de  rares  intervalles.  Depuis  la  mort  de  Molière,  H  aurait 
en  cent  ans  tout  juste  tendu  deux  fois  l'oreille,  au  joli  caquetage  des 
personnages  de  Marivaux,  et  aux  grelots  de  la  Folle  journée.  Il  se 
serait  dans  ce  siècle  rendormi  au  lendemain  de  la  Dame  aux  Camélias. 
Il  aurait  aujourd'hui  une  assez  bonne  occasion  de  s'éveiller.  Le  mo- 
ment est  intéressant.  Cette  fameuse  «  crise  du  théâtre,  »  sur  laquelle 
on  a  tant  et  si  pédantesquement  disserté,  a  cédé  la  place  à  d'autres 
crises  qui  sont  peut-être  de  plus  de  conséquence.  Il  s'est  formé  une 
école  d'écrivains  dramatiques  qui  se  sont  «  affirmés,  »  en  ces  dernières 
années,  par  le  seul  moyen  qu'il  y  ait  de  s'affirmer  au  théâtre  :  c'est  le 
succès.  Le  théâtre  a  gagné  en  intensité  de  \'ie  tout  ce  que,  durant  la 
même  période,  a  perdu  le  roman. 

Sous  quelles  influences  s'est  opérée  l'évolution  du  théâtre?  Il  faut 
noter  d'abord  que  les  événemens  de  1870  n'y  ont  en  rien  contribué. 
C'est  une  remarque  que  fait  justement  M.  Filon.  Il  semblait,  au  lende- 
main de  l'année  terrible  qu'il  se  fût  produit  dans  l'esprit  français  une 


REVUE    LITTÉRAIRE.  917 

modification  profonde.  On  laissa  passer  le  flot  de  la  littérature  de  cir- 
constance; puis  on  se  retrouva  tels  qu'on  s'était  quittés  la  veille.  Une 
fois  de  plus,  on  eut  la  preuve  que  les  dates  de  l'histoire  politique  et 
celles  de  l'histoire  littéraire  ne  coïncident  pas.  Les  fournisseurs  atti- 
trés du  théâtre  étaient  les  mômes  et  ils  fournissaient  le  théâtre  des 
mêmes  articles  que  ne  cessait  de  réclamer  un  public  qui  n'avait  pas 
changé.  Tant  qu'Augier  et  Dumas  étaient  là,  il  n'y  avait  à  espérer 
aucun  renouvellement.  On  ne  percevait  pas  les  craquemens  de  l'édi- 
fice qu'ils  avaient  élevé  et  que  soutenait  leur  présence.  VIvtc  est  la 
grande  habileté  pour  un  artiste  qui  ne  veut  pas  laisser  périr  la  forme 
d'art  qu'il  a  créée.  Après  les  Fourchambault,  Augier  quittait  volontaire- 
ment la  lutte  ;  après  Francillon,  Dumas  lui-même  ne  se  souciait  plus  de 
hasarder  dans  des  aventures  toujours  incertaines  un  nom  glorieux.  Et 
comme  on  n'a  pas  encore  trouvé  le  moyen  d'aller  à  la  bataille  sans 
suivre  un  chef,  on  se  rangea  sous  la  bannière  de  M.  Becque.  Curieux 
changement  de  front,  et  bien  fait  pour  réjouir  l'ironie  d'an  philosophe  ! 
«  Quand  je  me  suis  endormi,  écrit  M.  Filon,  M.  Becque  frappait  à  la 
porte  de  tous  les  théâtres  avec  des  manuscrits  qu'on  s'empressait  de 
lui  rendre,  et  quand  il  réussissait  à  faire  jouer  un  drame,  on  riait  à  se 
rendre  malade.  Cela  faisait   époque,    cela  passait  en  proverbe;  on 
disait  :  «  rire  comme  Michel  Pauper.  »  Quand  j'ai  rouvert  les  yeux  à 
la  lumière  des  lustres  et  les  oreilles  aux  rumeurs  du  monde  théâtral, 
j'ai  appris  avec  un  peu  d'étonnement  que  M.  Henry  Becque  était  un 
maître,  un  chef  d'école,  très  discuté,  mais  très  sui\'i  et  très  imité, 
que  M.  Lemaître  le  comparait  à  Molière  et  que  sa  candidature  à  l'Aca- 
démie française  avait  été  posée  sans  que  personne  en  parût  scandalisé 
ou  égayé.  »  En  fait,  la  Parisienne  et  les  Corbeaux  ont  été  le  point  de 
départ  de  toute  l'évolution  du  théâtre  contemporain.  Derrière  M.  Becque 
venait,  en  rangs  pressés,  l'armée  de  ses  disciples.  C'est  alors  que  fut 
foQdé  le  Théâtre-Libre.  On  était  au  mois  d'octobre  1887.  C'est  une 
date.  La  courte  et  orageuse  histoire  du  Théâtre-Libre  est  au  centre 
de  l'histoire  du  mouvement  de  rénovation  dramatique.  Ce  n'est  pas  un 
mince  honneur.  Encore  faut-il  voir  comment  le  Théâtre-Libre  a  serAi 
la  cause  de  l'art.  C'est  d'abord  et  sans  doute  en  portant  les  derniers 
coups  à  un  genre  à  bout  de  sève,  et  en  tuant  ce  mort.  Mais  c'est  en- 
suite, —  et  on  ne  l'a  pas  assez  remarqué,  —  en  tuant  la  propre  for- 
mule dont  il  s'autorisait  lui-même.  Car  c'était  bien  le  naturalisme  que 
les  auteurs  de  M.  Antoine  s'efforçaient  d'installer  au  théâtre,  et  s'ils  y 
étaient  parvenus,  ceux  qui  ont  le  souci  de  l'honneur  de  notre  littéra- 
ture le  leur  pardonneraient  difficilement.  Mais  il  se  produisit  un  curieux 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

phénomène.  L'introduction  du  naturalisme  dans  le  roman  s'était  faite 
par  concession  au  goût  de  la  foule.  Au  contraire  les  fournisseurs  du 
Théâtre-Libre  se  tinrent  à  l'écart  non  seulement  de  la  foule,  mais 
même  du  public  ordinaire  des  théâtres.  Ils  travaillaient  pour  un  public 
spécial,  toujours  le  même,  et  que  nous  nous  dispenserons  de  qualifier 
d'élite.  Dans  cet  isolement  où  ils  s'étaient  rélégués,  dans  cette  atmo- 
sphère surchauffée  et  "sàolemment  factice,  leur  art  ne  pouvait  manquer 
de  s'étioler  et  de  périr.  Ce  fut  l'affaire  d'une  trentaine  de  soirées.  Les 
naturalistes  ont  tué  sous  eux  le  naturalisme  théâtral.  Ils  nous  en  ont 
prestement  débarrassés.  C'est  la  bonne  besogne  dont  on  ne  saurait 
trop  les  remercier. 

Délivré  pareillement  de  l'ancien  système  qui  n'était  plus  niable  et 
du  nouveau  qui  ne  l'avait  jamais  été,  le  théâtre  redevenait  vraiment 
libre.  Il  accueillait  plus  ou  moins  les  modes  multiples  et  variées 
auxquelles  se  prêtait  la  littérature  comme  pour  mieux  se  prouver  à 
elle-même  qu'elle  avait  échappé  au  cauchemar  naturaliste.  La  mode 
du  théâtre  suit  à  quelque  distance  la  mode  du  roman.  Le  roman  d'ana- 
lyse avait  été  remis  en  honneur  par  M.  Paul  Bourget.  M.  de  Vogiié 
nous  avait  appris  à  goûter  les  romanciers  russes  ;  les  dramatistes 
norvégiens  avaient  fait  leur  entrée  en  scène.  Comme  au  début  du 
siècle,  on  assistait  à  une  furieuse  poussée  de  cosmopoUtisme.  Au 
Théâtre-Libre  succédait  l'CEuvre,  où  opéraient  les  symbolistes.  Et  il 
y  avait  les  chansonniers  du  Chat-Noir,  les  esthètes  et  les  fervens  de  la 
pantomime,  les  fantaisistes,  les  parodistes,  les  fumistes  et  d'autres 
encore,  nés  d'hier,  sitôt  disparus  et  déjà  oubliés  :  toute  une  éclosion 
ou  tout  un  pullulement.  Mais  en  art  rien  n'est  inutile,  rien  ne  se  perd. 
La  stagnation  seule  est  sans  remède.  De  ces  reconnaissances  en  toutes 
les  directions,  et  des  aventures  même  où  l'entraînèrent  quelques  Jo- 
crisses d'avant-garde,  la  comédie  est  sortie  renouvelée.  Les  «  jeunes  » 
auteurs  d'aujourd'hui,  pour  la  plupart  académiciens,  y  ont  gagné 
d'avoir  entre  les  mains  une  forme  d'art  assez  souple  pour  que  chacun 
puisse,  à  peu  près,  la  plier  au  gré  de  son  talent  personnel. 

Il  y  a  donc  à  l'heure  actuelle  un  système  dramatique  qui,  en  tant 
que  système,  est  définitivement  aboli.  C'est  celui  qui,  prenant  ses  ori- 
gines dans  la  comédie  de  Beaumarchais,  fut  organisé  par  Scribe,  et 
amené  par  Dumas  et  Augier  à  la  vie  Uttéraire.  Ce  système  a  vécu; 
mais  c'est  bien  joU  que  d'avoir  pu  vivre,  et  nous  épaterons  d'affecter 
à  son  égard  un  dédain  trop  superbe.  Il  reposait  sur  ce  principe,  qu'au 
théâtre  l'intérêt  de  curiosité  prime  toutes  les  autres  sortes  d'intérêt.  Il 
consistait  essentiellement  dans  l'invention  d'une  architecture  drama- 


1 


REVUE    LITTÉRAIRE.  919 

tique,  conçue  pour  elle-même  et  qui,  au  besoin,  pouvait  se  suffire  et 
être  son  propre  objet.  A  l'intrigue  savamment  agencée  on  ajoutait,  et 
parfois  même  on  adaptait,  l'étude  des  mœurs,  l'analyse  des  sentimens. 
la  peinture  des  caractères,  l'examen  des  problèmes  moraux  ou  sociaux, 
la  discussion  des  thèses.  C'étaient  autant  de  précieux  ornemens,  mais 
ces  ornemens  étaient  de  surcroît.  D'habiles  transitions  ménageaient  le 
passage  du  plaisant  au  grave,  et  du  grave  au  doux.  Amusante  au  dé- 
but, la  comédie,  suivant  les  théories  de  Diderot  et  de  Mercier,  inclinait 
peu  à  peu  à  devenir  pathétique,  pour  se  terminer  par  être  consolante, 
sans  avoir  un  instant  cessé  d'être  spirituelle.  C'était  le  triomphe  du 
mélange  des  genres.  Le  chef-d'œuvre  de  ce  système  de  complication 
consistait  dans  l'invention  de  l'intrigue  parallèle.  «  Cette  seconde  in- 
trigue, triste  si  la  première  était  gaie,  gaie  si  la  première  était  triste, 
réfutation  ou  parodie,  antithèse  ou  reflet,  la  rappelait  en  la  transpo- 
sant dans  un  autre  ton,  ou,  au  contraire,  s'opposait  franchement  à  elle. 
Parfaitement  distinctes  au  début,  ces  deux  intrigues  parallèles  finis- 
saient par  converger  et  devaient  coopérer  au  dénouement.  Si  elles  y 
manquaient,  la  critique  tenait  l'auteur  pour  un  apprenti  qui  ne  savait 
pas  son  métier  et  le  renvoyait  à  l'étude  des  modèles.  »  Le  rôle  le  plus 
significatif  en  était  celui  du  «  Desgenais  »  fertile  en  aphorismes  et  en 
bons  mots,  véritable  spectateur  transporté  sur  la  scène,  témoin  de 
l'action,  jugeant  les  coups,  expliquant  les  intentions  de  l'auteur,  et 
placé  par  lui  à  côté  des  personnages  pour  distribuer  aux  uns  le  blâme 
de  ses  sarcasmes,  aux  autres  la  récompense  suprême  de  son  estime. 
Ce  rôle  nous  est  devenu  insupportable  :  il  avait  fait  les  délices  de 
nos  pères.  C'est  surtout  sur  ces  deux  points  que  le  système  a  fléchi: 
c'est  par  là  qu'à  la  reprise  les  pièces  de  Dumas  et  d'Augier  nous  font 
l'effet  d'être  surannées. 

Notons  d'ailleurs  que  ce  qui  était  systématique  et  par  conséquent 
fragile  dans  la  comédie  de  Dumas  et  d'Augier  c'était  la  réunion  de  tant 
d'élémens  disparates.  Mais  chacun  pris  en  lui-même  avait  sa  valeur. 
Il  ne  serait  pas  difficile  de  trouver  dans  la  comédie  du  xvii«  siècle  de 
beaux  exemples  d'intrigue  parallèle,  et  l'emploi  de  raisonneur  y  est 
abondamment  tenu.  De  même,  on  a  bien  pu  briser  le  système;  mais 
les  morceaux  en  étaient  bons.  Force  a  été  de  les  reprendre.  On  s'était 
évertué  à  nous  démontrer  qu'il  ne  doit  pas  y  avoir  de  sujet  dans  une 
pièce,  et  que  lesphilistins  eux  seuls  peuvent  se  plaire  aux«  pièces  bien 
faites;  »  en  dépit  des  théoriciens  farouches  de  la  «  pièce  mal  faite,  » 
l'invention,  l'imagination,  la  fertilité  des  ressources,  l'ingéniosité  des 
moyens,  sont  restés  des  mérites  dont  il  est  plus  facile  de  médire  que 


920  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  se  passer.  On  nous  avait  déclaré  d'une  façon  non  moins  catégorique 
qu'il  ne  faut  plus  mettre  d'esprit  dans  le  dialogue,  car  cela  n'est  pas 
naturel  et  nous  n'avons  guère  coutume  de  faire  des  mots  dans  la  vie 
journalière.  L'esprit  ne  se  portait  plus.  11  se  porte  encore,  et  même  il 
se  porte  assez  bien.  Plusieurs,  parmi  les  plus  gracieuses  comédies  de  ce 
temps  seraient  de  purs  riens,  si  on  en  supprimait  l'esprit  du  dialogue, 
et  ce  dialogue  nous  plaît  par  ce  qu'il  a  d'outrageusement  conven- 
tionnel, par  un  perpétuel  défi  qu'il  jette  à  la  nature  et  au  bon  sens. 
En  fait  nous  n'avons  horreur  de  rien  tant  que  de  la  platitude.  Pareil- 
lement que  n'a-t-on  pas  dit  contre  l'emploi  des  thèses  au  théâtre?  Elles 
faussent  la  réalité  et  ne  nous  laissent  qu'à  demi  convaincus.  Or,  nous 
avons  vu  reparaître  la  pièce  avec  thèse,  et  même  la  thèse  sans  pièce. 
Ne  prétendait-on  pas  aussi  que  c'était  fmi  de  la  sensibilité  et  de  la 
fantaisie  et  que  Fâge  moderne  est  un  âge  de  prose?  Mais  c'est  la  poésie 
qui  a  fait  au  théâtre  la  plus  triomphante  rentrée;  c'est  vers  elle  qu'on 
a  vu  courir  tout  Paris  et  toute  la  province  ;  c'est  elle  qui  sur  son  aile 
s'en  est  allée  porter  jusqu'aux  confins  du  monde  la  renommée  de  notre 
imagination  rajeunie. 

Il  reste  qu'U  s'est  produit  au  théâtre  un  déplacement  du  point  de 
vue  et  un  renversement  des  rôles.  Il  ne  suffit  pas  de  dire  que  l'intrigue 
s'est  simplifiée;  elle  se  subordonne  aux  autres  élémens  ;  elle  est  réduite 
à  n'être  que  le  moyen  qui  sert  à  les  mettre  en  valeur.  Psychologue, 
moraliste,  théoricien,  l'auteur  dramatique  pose  d'abord  le  sentiment 
qu'il  veut  analyser,  le  cas  qu'il  veut  débattre,  la  thèse  qu'il  veut 
prouver;  U  ne  s'avise  qu'ensuite  des  incidens  qui  lui  permettront  de 
mettre  sa  pensée  dans  tout  son  jour.  Ou  encore,  s'il  est  complètement 
un  artiste,  aperce vra-t-il  dans  une  ^dsion  synthétique  l'idée  faisant  corps 
avec  le  miUeu  et  l'action  qui  lui  con\àennent.  Peintre  de  mœurs,  l'in- 
trigue ne  lui  servira  que  de  lien  pour  rattacher  les  scènes  prises  direc- 
tement dans  la  xie.  Peintre  des  caractères,  elle  ne  lui  servira  qu'afin 
que  ces  caractères,  sous  l'action  des  circonstances,  révèlent  leur  con- 
tenu et  développent  leur  principe.  «  Placez  les  personnages  dans  une 
situation  initiale  qui  mette  en  jeu  leur  vice  dominant,  leur  passion 
maîtresse.  Puis  laissez-les  aller  tout  seuls,  ne  vous  mêlez  plus  de  rien  : 
vous  gâteriez  tout.  Pas  de  nœuds,  pas  de  péripéties,  rien  que  le  déve- 
loppement des  caractères.  »  C'est  ainsi  que  par  sa  conception  essen- 
tielle la  comédie  d'aujourd'hui  rejoint  celle  du  xvn®  siècle  et  que  le 
progrés  s'y  fait  par  un  retour  à  la  tradition.  C'est  en  ce  sens  qu'on  a  pu 
dire  qu'à  l'art  de  Scribe  nos  auteurs  opposent  l'art  de  Molière. 

Cet  art  nouveau  ou  renouvelé  aura-t-il  d'ailleurs  plus  de  vitalité 


REVUE    LITTÉRAIRE.  921 

que  celui  qu'il  remplace  ?  Que  vaudront  les  œuvres  qu'il  inspirera?  Et 
celles  mêmes  qui  nous  charment  aujourd'hui,  quel  air  auront-elles 
dans quelquesannées, quand ellesaurunt perdu  leurattraitde  fraîcheur? 
C'est  ce  que  personne  ne  sait,  et  c'est  ici  l'affaire  du  talent  ou  du  génie, 
c'est-à-dire  la  part  laissée  au  hasard.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  s'est 
fait  dans  la  technique  du  théâtre  un  changement  réel.  Il  y  en  a  un  autre 
qui  n'est  guère  moins  frappant.  Car,  si  importante  que  soit  la  question 
de  la  forme,  celle  du  contenu  a  aussi  sa  valeur.  Il  n'est  pas  sans  intérêt 
de  savoir  ce  qu'on  met  dans  les  pièces.  M.  Filon  a  bien  raison  de  dire 
que  si,  d'une  part,  nous  sommes  artistes,  dautre  part,  nous  sommes 
moralistes.  La  réunion  de  ces  deux  traits  est  caractéristique  de  notre 
littérature.  «  Les  Français  ont  toujours  aimé  à  regarder  au  dedans 
d'eux-mêmes,  à  raisonner  sur  leurs  sentimens  et  leurs  passions...  Dans 
leurs  sermons,  dans  leurs  romans,  dans  leurs  histoires,  ce  sont  encore 
et  toujours  des  moralistes.  Les  moralistes,  en  un  mot,  c'est  la  fleur  de 
notre  génie,  l'essence  même  de  la  France.  »  Nous  sommes  tous,  sans 
toujours  en  convenir,  pareils  à  ces  bonnes  gens  qui,  le  livre  fermé, 
demandent  :  «  Qu'est-ce  que  ça  prouve?  »  Nous  aimons  à  épiloguer  sur 
la  règle  des  mœurs,  et  il  nous  plaît  d'emporter  du  théâtre  des  conseils, 
quitte  à  ne  pas  les  suivre.  La  morale  du  théâtre  d'aujourd'hui  est  pro- 
fondément différente  de  celle  du  théâtre  d'hier.  Il  est  assez  instructif 
de  voir  quel  changement  s'y  est  produit. 

On  a,  dans  ces  derniers  temps,  beaucoup  raillé  la  morale  de  Dumas 
et  d'Augier.  Et  il  est  vrai  qu'elle  prête  sur  plus  d'un  point  à  la  critique. 
Incertaine  sur  ses  bases,  la  morale  du  théâtre  d'alors  oscillait  du  ro- 
mantisme à  une  sorte  de  bourgeoisisme  exaspéré.  Un  jour  elle  réha- 
bihtait  la  courtisane  et  le  lendemain  elle  la  flétrissait;  elle  attaquait  la 
famille  tout  en  la  défendant  ou,  si  l'on  préfère,  elle  la  défendait  en 
l'attaquant.  Il  y  avait  de  la  confusion  et  du  «  brouillamini  »  là  dedans  ; 
et  cela  venait  surtout  de  ce  que  Dumas  et  Augier,  hommes  de  théâtre 
plutôt  que  penseurs,  comme  c'était  leur  droit,  avaient  du  moraliste 
surtout  les  ambitions.  Ceux  à  qui  ils  confiaient  le  soin  de  prêcher  les 
bons  principes  et  d'élever  la  voix  au  nom  de  la  vertu  étaient  souvent 
mal  préparés  pour  jouer  ce  noble  rôle  et  insuffisamment  quahliés. 
Chez  Dumas,  les  Jalin  et  les  Ryons,  ayant  fait  la  fête  six  jours  de  la 
semaine,  se  posaient  le  septième  en  avocats  du  devoir.  Chez  Augier, 
de  jeunes  noceurs,  qu'on  avait  crus  jusque-là  occupés  surtout  à  col- 
lectionner les  dettes,  se  redressent  tout  à  coup,  font  la  leçon  à  leurs 
parents,  vengent  l'honneur  de  la  famille.  Et  encore,  la  morale  d'après 
laquelle  se  déterminent  ces  personnages  est  assez  épaisse  ;  elle  accepte 


922  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  des  compromis  et  ignore  bien  des  scrupules.  Honnêtes  gens,  si 
l'on  y  tient,  mais  qui  manquent  singulièrement  de  délicatesse  ! 

Tout  cela  est  exact.  Il  se  peut  que  cette  morale  soit  moins  pure  que 
celle  du  stoïcisme  et  qu'elle  soit  assez  éloignée  de  l'idéal  chrétien  : 
encore  est-ce  la  morale  d'une  société  organisée,  qui  a  de  la  cohésion, 
qui  se  tient,  et  qui  veut  se  tenir,  qui  croit  en  elle-même,  et  pense 
qu'elle  a  des  droits  dont  le  premier  est  d'exister  et  des  devoirs  dont  le 
premier  est  de  durer.  Cette  société  fait  une  distinction,  comme  elle 
peut,  entre  ce  qui  est  bien  et  ce  qui  est  mal.  Elle  range  d'un  côté  les 
honnêtes  gens  et  d'autre  côté  les  coquins,  quitte  à  modifier,  s'U  y  a 
lieu,  un  classement  qui  ne  saurait  être  qu'approximatif.  Elle  est  d'avis 
que,  s'il  y  a  dans  la  destinée  bien  des  injustices  et  dans  les  conditions 
bien  des  inégaUtés,  elle  les  répare  en  quelque  manière  en  donnant  son 
estime,  non  au  succès,  mais  au  mérite.  Elle  se  doute  que  parmi  les 
principes  dont  elle  se  recommande  plusieurs  sont  des  conventions 
et  elle  s'efforce  de  distinguer  celles-ci  de  ceux-là.  Elle  se  rend  compte 
que  son  organisation  n'est  pas  parfaite,  et  elle  s'efforce  de  l'améUorer. 
La  morale  du  théâtre  d'aujourd'hui  est  justement  le  contraire.  C'est 
celle  d'une  société  qui  ne  croit  plus  à  rien,  mais  surtout  qui  ne  croit  pas 
à  sa  propre  durée;  qui  a  pris  le  parti  de  finir  et  ne  veut  plus  que  finir 
gaiement;  et  qui,  uniquement  soucieuse  de  s'amuser,  se  donne  à  elle- 
même  le  spectacle  de  sa  décomposition  et  de  sa  déUquescence,  afin  d'y 
trouver  du  plaisir. 

Essayez  de  faire  la  revue  du  personnel  de  la  comédie  nouvelle.  La 
femme  n'y  apparaîtplusqu'à  l'état  de  révoltée.  Elle  est  ibsénienne,  indi- 
vidualiste, féministe  ;  ou  peut-être  n'a-t-elle  cure  d'aucune  de  ces  belles 
choses  et  le  pédantisme  des  théories  ne  lui  fait-il  pas  illusion;  mais 
elle  trouve  commode  de  secouer  toute  espèce  de  joug,  de  suivre  tout  uni- 
ment son  bon  plaisir  et  de  se  débarrasser  de  ce  qui  la  gêne.  En  vain  lui 
objecterait-on  qu'on  ne  se  souvient  pas  d'avoir  jamais  vuniune  société 
sans  hiérarchie,  ni  une  famille  sans  chef.  Elle  se  soucie  de  la  famille 
comme  de  la  société  et  de  l'une  et  de  l'autre  comme  du  temps  qu'il 
fait.  La  vie  est  courte,  et  on  n'a  pas  assez  de  loisir  pour  écouter  les 
vendeurs  de  morale.  La  «  révoltée  »  d'aujourd'hui  est  parente  de  la 
femme  incomprise  d'autrefois.  Mais  il  faut  tenir  compte  du  progrès.  La 
femme  incomprise  cédait  à  une  illusion  qui  pouvait  avoir  sa  noblesse. 
Elle  avait  du  vague  à  l'âme,  et  elle  croyait  sincèrement  que  ses  lan- 
gueurs, ses  tristesses,  ses  rêveries  impatientes  venaient  de  l'âme.  La 
femme  d'aujourd'hui  ne  parle  plus  de  son  âme,  et  si  on  lui  en  parlait,  ce 
jargon  suranné  la  ferait  sourire.  Mais  elle  a  des  sens,  et  comme  d'ailleurs 


REVDE    LITTÉRAIRE.  923 

elle  est  détraquée,  ses  sens  sont  exigeans.  Car  l'amour  est  resté,  bien 
entendu,  le  thème  à  peu  près  unique  de  toutes  les  comédies.  Cet  amouf, 
depuis  qu'il  y  a  des  dramatistes,  des  romanciers  et  des  poètes,  on 
s'était  efforcé  de  le  parer  de  toute  sorte  de  prestiges,  et  de  diminuer, 
de  refouler  ou  de  dissimuler  la  part  de  l'instinct,  puisque,  après  tout, 
il  est  impossible  de  l'éliminer.  Nous  avons  changé  tout  cela.  Ceux  qui 
disent  que  nous  aA'ons  tué  l'amour  sont  pour  nous  très  injustes.  Il  y  a 
au  contraire  dans  le  théâtre  d'aujourd'hui  un  débordement  de  fré- 
nésie sensuelle.  On  a  fait  flamber  sur  la  scène  toutes  les  ardeurs  de 
l'amour.  On  en  a  dévoilé  tous  les  mystères.  On  a  ouvert  toutes  les  al- 
côves. On  a  crié  devant  les  hommes  et  les  femmes  assemblés  tout  ce 
qui  jadis  se  chuchotait.  Un  type  de  femme  s'est  campé  hardiment  sous 
les  feux  du  lustre  et  sous  le  feu  des  regards  :  c'est  l'amoureuse.  Et 
depuis  qu'elle  a  conquis  le  théâtre,  celui-ci  a  perdu  jusqu'à  la  notion, 
si  simplement  belle,  de  l'honnête  femme. 

Au  surplus,  à  voir  les  hommes  qu'on  nous  montre  au  théâtre,  on 
comprend  sans  peine  que  les  femmes  ne  se  résignent  pas  à  subir  leur 
loi,  et  on  devine  que  si  elles  continuent  de  les  aimer,  il  faut  que  ce  soit 
pour  leur  beau  physique.  Car  il  n'y  a  pas  moyen  qu'elles  s'exaltent 
pour  leurs  perfections  morales.  Cela  est  curieux,  tout  de  même,  quand 
on  y  songe,  que  parmi  tant  de  messieurs  qu'on  voit  se  promener  sur 
les  planches,  élégans  et  fleuris,  il  n'y  en  ait  jamais  un  qui  exprime 
une  idée  noble,  un  sentiment  généreux.  Si  encore  ils  avaient  l'ambition 
de  parvenir,  la  religion  de  l'intérêt,  le  culte  delà  force  ou  de  quoi  que 
ce  soit!  S'ils  avaient  cette  férocité  où  on  a  voulu  pendant  quelque  temps 
voir  le  signe  distinctif  de  la  jeunesse  contemporaine!  Mais  ils  ne  sont 
pas  même  féroces.  Ils  ne  sont  pas  Adolens.  Ils  ne  sont  pas  méchans. 
Ils  ne  sont  rien.  Ils  ne  sont  pas...  L'incapacité  de  faire  aucun  effort  est 
tout  leur  caractère.  Ils  se  laissent  aller,  ils  s'abandonnent.  Ils  assistent 
en  témoins  ironiques  à  la  débandade  de  leur  conscience  et  à  la  déroute 
de  leur  volonté.  Des  pleutres  et  encore  des  pleutres.  En  vérité,  quand 
on  assiste  aux  pièces  d'aujourd'hui,  on  ne  se  sent  pas  extrêmement 
fier  d'appartenir  au  sexe  masculin. 

Le  divorce  étant  inscrit  dans  la  loi,  et  ayant  introduit  dans  la  so- 
ciété un  ferment  de  dissolution  si  actif,  porté  à  nos  mœurs  un  coup  si 
décisif  que  la  magistrature  elle-même  s'en  est  émue,  on  pouvait  croire 
que  le  théâtre,  fidèle  à  son  rôle  de  critique,  allait  se  retourner  contre 
le  divorce.  Il  n'en  arien  été  jusqu'aujourd'hui.  C'est  contre  le  mariage 
qu'il  continue  de  s'acharner;  et  il  a  juré  de  mettre  en  lambeaux  le  peu 
qui  reste  de  cette  ^deille  institution.  Le  mari  nous  est  encore  donné 


924  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  le  tyran  par  définition  et  par  profession  de  mari.  La  femme 
est  l'opprimée,  pour  qui  tous  les  moyens  de  vengeance  sont  légi- 
times. On  ne  divorce  pas  assez,  mais  surtout  pas  assez  facilement. 
C'est  la  dernière  remarque  dont  se  soit  avisée  la  morale  du  théâtre. 
—  Ce  qui  est  plus  significatif  encore,  c'est  une  sorte  de  transposition 
qui  s'est  faite.  Car  il  est  juste  de  le  reconnaître  :  on  parle  encore  du 
ménage,  de  la  paix  du  ménage  et  de  ses  querelles,  de  la  fidélité  et  de 
la  trahison.  Seulement  le  ménage  dont  il  s'agit,  c'est  l'autre  :  le  mé- 
nage illégitime.  On  entend  encore  des  époux  invoquer  le  souvenir  de 
longues  années  d'une  intimité  sans  nuages,  ou  se  reprocher  leurs  torts 
réciproques  :  seulement  on  apprend  bientôt  que  ni  le  maire  ni  le  curé 
n'ont  présidé  jadis  à  leur  union. 

De  même,  le  théâtre  ne  s'abstient  certes  pas  de  nous  introduire 
dans  le  monde  des  filles  ;  mais  le  langage  y  est  celui  de  la  bonne  bour- 
geoisie, inversement,  si  on  nous  mène  dans  la  bonne  société,  c'est 
pour  nous  y  faire  entendre  les  plus  honteux  propos.  C'est  un  des  effets 
qui  sont  devenus  classiques  et  où  se  complaît  l'ironie  facile  des  écri- 
vains. Écoutez  ce  qui  se  dit  sur  la  scène  :  y  parle-t-on  d'existence  ran- 
gée, de  tenue  respectable,  et  d'une  éducation  soignée  pour  les  enfans  ? 
n'en  demandez  pas  davantage  :  vous  êtes  chez  une  femme  entretenue. 
Ou  bien  entendez-vous  un  argot  quasiment  incompréhensible,  fleuri  de 
termes  ignobles?  vous  voilà  bien  renseignés:  vous  êtes  dans  le  meil- 
leur monde.  Toutes  les  notions  sont  confondues  et  tous  les  mondes 
sont  mêlés.  Et  ces  fantoches  grimaçans  et  trépidans  sont  emportés 
dans  une  sorte  de  mouvement  fou,  agités  par  une  gaieté  lugubre  et 
par  une  tristesse  à  mourir  de  rire.  C'est  l'enterrement  dansant  la  sa- 
rabande. 

Cet  aspect  de  notre  théâtre  ne  pouvait  échapper  à  la  clairvoyance 
de  M.  Filon  non  plus  qu'à  celle  même  d'observateurs  moins  perspi- 
caces. Il  crève  les  yeux.  M.  Filon  d'aOleurs  ne  songe  guère  à  repro- 
cher aux  «jeunes  »  auteurs  d'avoir  poussé  au  sombre  le  tableau.  Il  les 
en  féliciterait  plutôt  comme  d'une  preuve  de  l'exactitude  de  leurs 
peintures.  «  Je  ne  vaux  rien,  tu  ne  vaux  pas  grand'chose.  Embras- 
sons-nous. »  Ce  dénouement  de  la  plupart  de  nos  comédies  lui  semble 
calqué  sur  la  \de.  «  Ce  serait,  dit-il  quelque  part,  l'instant  de  flétrir 
M.  Becque  au  nom  de  la  morale  ;  mais  il  ne  faut  pas  compter  sur  moi 
pour  cette  besogne.  Le  mariage,  tel  que  nous  le  voyons,  déformé  et 
corrompu  par  la  vie  moderne,  me  paraît  presque  aussi  méprisable 
que  l'adultère.  Rendez-lui  sa  sincérité,  sa  beauté,  sa  sublimité  pre- 
mière, et  je  serai  un  de  ses  plus  énergiques  partisans.  Faussée,  avilie 


REVUE    LITTÉRAIRE.  925 

par  mille  abjects  compromis,  notre  morale  n'est  peut-être  plus  bonne 
qu'à  l'ignominieux  usage  qu'en  font  Clotilde  etLafont.  Pour  moi,  je  ne 
dépenserais  pas  la  millième  partie  d'une  goutte  d'encre  à  la  défendre, 
non  plus  que  la  société  malpropre  qui  est  bâtie  dessus.  »  Et  ailleurs  : 
«  Le  Nouveau  Jeu  nous  apprend  que  si  cela  continue  il  n'y  aura  bientôt 
plus  en  France  ni  pères,  ni  mères,  ni  maris,  ni  femmes;  que  la  famille 
est  dissoute  et  que  l'amour,  même  avec  le  fameux  attrait  du  «  fruit 
défendu,  »  est  en  train  de  devenir  une  chose  parfaitement  insipide  et 
ennuyeuse.  Vous  avez  entendu  des  personnes  graves  dire  en  gémis- 
sant que  <(  le  respect  s'en  va.  »  Le  respect  s'en  va  parce  qu'il  n'y  a  plus 
rien  à  respecter,  »  Ce  sont  gentillesses  de  pessimiste.  Et  ces  condam- 
nations sommaires  prouvent  une  fois  de  plus  que  ce  n'est  rien  de  joli 
que  la  société  française,  quand  on  l'aperçoit  de  Londres  à  travers  la 
littérature  contemporaine.  Elle  a  meilleur  air  quand  on  l'envisage 
directement,  en  elle-même,  et  sans  parti  pris  de  littérateur.  Mais  ce 
n'est  pas  impunément  que  la  comédie  nouvelle  est  sortie  du  Théâtre- 
Libre  ;  il  lui  est  toujours  resté  quelque  chose  de  ses  origines;  et 
quand  on  veut  faire  des  portraits  ressemblans,  c'est  un  tort  de  s'être 
d'abord  fait  la  main  par  la  caricature.  Il  y  a  pourtant  un  signe  dont 
je  ne  nie  pas  la  gravité.  Ce  qui  m'inquiète,  ce  ne  sont  pas  les  tableaux 
qu'on  me  montre  sur  la  scène,  mais  ce  sont  les  applaudissemens  que 
j'entends  dans  la  salle.  Une  société  qui  applaudit  au  spectacle  de  sa 
prochaine  dissolution,  cela  chez  nous  s'est  déjà  vu;  une  société  qui 
acclame  ceux  qui  travaillent  à  la  détruire,  cela  en  France  n'est  pas 
nouveau.  C'est  pourquoi  ceux  qui  se  souviennent  et  ceux  qui  voient 
ne  peuvent  songer  à  l'avenir  sans  angoisse. 

René  Doumic. 


REVUES  ÉTRANGÈRES 


LE  DERNIER  ROMAN  DE  THEODORE  FONTANE 


Der  Stechlin,  par  T.  Fontane,  1  vol.  Berlin,  1898. 

La  littérature  allemande  \-ient  de  perdre,  coup  sur  coup,  deux  de  ses 
meilleurs  romanciers,  le  Berlinois  Théodore  Fontane  et  le  Suisse 
Conrad  Ferdinand  Meyer.  Tous  deux  étaient  d'ailleurs  fort  âgés,  et 
Conrad  Ferdinand  Meyer  avait  même,  depuis  longtemps,  renoncé  à 
écrire.  Mais  Fontane,  au  contraire,  qui  avait  débuté  dans  le  roman  à 
soixante  ans  passés,  a  continué  d'écrire  jusqu'au  dernier  jour;  et  si 
le  roman  qu'il  a  publié  la  veille  de  sa  mort,  Der  Stechlin,  n'a  peut-être 
pas  la  valeur  littéraire  de  quelques-uns  de  ses  ouvrages  précédens, 
aucun  de  ses  ouvrages  n'est  en  revanche  plus  personnel,  plus  typique, 
mieux  fait  pour  donner  une  idée  de  son  talent  et  de  sa  manière.  Le 
\'ieil  écrivain  s'y  est  mis  tout  entier;  il  y  a  laissé  libre  cours  à  son 
humeur  naturelle,  affranchi  enfin  de  ces  préoccupations  de  genre  ou 
d'école  qui  souvent  l'avaient  conduit  à  forcer,  dans  ses  romans,  la 
part  de  l'intrigue,  ou  à  choisir  des  sujets  d'un  ordre  trop  spécial;  et 
ainsi  De7'  Stechlin  est,  en  quelque  sorte,  son  testament,  l'image  fidèle 
de  ses  quahtés  comme  de  ses  défauts.  Tel  du  moins  il  m'apparaît,  et 
c'est  à  ce  point  de  vue  que  je  vais  essayer  de  l'analyser, me  réservant 
d'étudier  plus  à  loisir,  une  prochaine  fois,  la  personne  et  l'œuvre  de 
Conrad  Ferdinand  Meyer. 

Der  Stechlin  est  un  roman  de  plus  de  cinq  cents  pages,  aussi  long 
que  David  Copperfield  ou  qu'Anna  Ka7'énine  :  mais  son  sujet  pourrait 
se  raconter  en  vingt  lignes. 

Un  vieux  gentilhomme  prussien,  Dubslav  von  SlechUn,  reçoit  un 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  927 

télégramme  lui  annonçant  que  son  fils  va  venir  le  voir,  en  compagnie  de 
deux  de  ses  amis,  dans  le  château  désert  où  il  achève  sa  vie.  Et  en  effet 
les  trois  jeunes  gens  arrivent;  le  \Tieillard,  en  leur  honneur,  invite  à 
dîner  les  notables  du  village;  et  l'on  dîne,  et  l'on  cause,  et  l'on  joue 
au  billard;  et  le  lendemain  les  jeunes  gens  repartent  pour  Berlin,  après 
avoir  visité  le  château  et  les  environs.  Ils  s'arrêtent  cependant  encore, 
en  chemin,  chez  la  sœur  aînée  du  vieux  Dubslav,qui  est  supérieure 
d'un  couvent  luthérien,  à  quelques  kilomètres  de  StechUn;  et  là  en- 
core ils  dînent,  et  ils  causent;  puis,  l'heure  du  train  approchant,  ils 
prennent  congé.  C'est  la  première  partie  du  roman:  elle  remplit  un  peu 
plus  de  cent  trente  pages. 

La  seconde  partie  nous  transporte  à  BerUn.  Woldemar  de  Stechlin, 
le  fils  du  major,  a  fait  la  connaissance  d'un  ancien  diplomate,  le  comte 
Barby,  veuf,  et  qui  demeure  avec  ses  deux  filles.  Woldemar  trouve  un 
charme  sans  cesse  plus  fort  dans  la  société  de  ces  deux  jeunes  femmes, 
spirituelles  et  jolies;  il  passe  auprès  d'elles  toutes  ses  heures  de  loisir  ; 
et,  un  dimanche  d'été,  U  les  conduit  avec  leur  père  dans  un  petit  res- 
taurant des  bords  de  la  Sprée.  On  goûte,  on  cause,  et  l'on  rentre  en 
ville.  Gela  tient  encore  environ  cent  pages. 

Troisième  partie  :  le  \'ieux  Stechlin  se  présente  aux  élections  du 
Reichstag,  en  remplacement  d'un  conservateur  :  il  est  battu  par  le 
candidat  socialiste.  Quatrième  partie  :  au  retour  d'un  voyage  à  Londres , 
Woldemar  demande  en  mariage  la  plus  jeune  des  filles  du  comte  Barby  , 
il  va  la  présenter  à  son  père  et  à  sa  tante  ;  on  célèbre  la  noce  ;  et  le 
jeune  couple  part  pour  l'Italie.  Cinquième  et  dernière  partie  :  le  vieux 
Stechlin  prend  froid,  son  état  empire  de  jour  en  jour,  et  il  meurt.  Son 
fils,  prévenu  trop  tard,  ne  peut  même  assister  à  son  enterrement  :  mais, 
moins  d'un  an  après  il  quitte  l'armée,  pour  s'installer  à  Stechlin  avec 
sa  jeune  femme. 

Voilà  tout  le  roman.  Je  ne  crois  pas  avoir  omis  un  seul  fait  de 
quelque  importance;  et  les  faits  que  j'ai  notés  sont  eux-mêmes  en- 
tourés de  tant  de  hors-d'œuvre,  descriptions,  dialogues,  anecdotes, 
discussions  politiques,  historiques  ou  mondaines,  que  c'est  à  peine  si 
l'on  s'avise  de  les  remarquer.  La  demande  en  mariage,  par  exemple, 
se  cache  à  la  fin  d'un  chapitre  où  il  n'a  été  question  que  de  Londres, 
d'Edith  au  col  de  cygne,  et  de  la  peinture  préraphaélite:  et  rien,  dans 
ce  qui  précède,  ne  nous  indique  que  Woldemar  se  soit  décidé  à  se 
marier:  et  pas  un  moment,  jusque-là,  nous  ne  devinons  de  laquelle 
des  deux  jeunes  femmes  U.  est  amoureux.  Il  ne  cesse  pas  de  s'entre- 
tenir avec  l'une  ou  l'autre,  durant  des  centaines  de  pages:  mais  leurs 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entretiens  portent  sur  la  musique,  la  théologie,  les  néologismes,  la 
différence  des  mœurs  anglaises  et  des  mœurs  allemandes.  Nulle  trace, 
non  plus,  d'une  préoccupation  générale;  pas  l'ombre  d'un  symbole,  ni 
d'une  thèse.  Loin  de  mettre  en  relief  l'opposition  de  l'ancienne  géné- 
ration et  de  la  nouvelle,  à  propos  du  vieux  Stechlin  et  de  son  fils,  c'est 
comme  si  l'auteur  avait  cherché  à  l'atténuer,  en  supprimant  tout  con- 
tact du  père  et  du  fils,  en  évitant  d'insister  sur  les  différences  de  leurs 
caractères,  en  leur  prêtant  à  tous  deux  les  mêmes  pensées  et  les  mêmes 
sentimens.  On  peut  dire,  d'ailleurs,  que  les  diverses  parties  du  livre 
n'ont  entre  elles  aucun  hen,  ou  plutôt  que  les  parties  relatives  au  père  et 
celles  qui  se  rapportent  au  fils  sont  comme  deux  récits  distincts  entre- 
mêlés après  coup.  Impossible  d'imaginer  une  absence  plus  complète  de 
plan,  d'intrigue,  et  d'action.  Les  personnages  ne  font  que  causer,  le  plus 
souvent  à  table;  ils  causent  des  sujets  les  plus  variés  et  les  plus  im- 
prévus, depuis  le  péché  originel  jusqu'aux  romans  du  comte  Tolstoï  ; 
et  cela  tient  plus  de  cinq  cents  pages,  d'un  petit  texte  serré. 

Tout  porte  à  croire  que,  dans  ces  conditions,  une  traduction  fran- 
çaise du  dernier  roman  de  Fontane  n'aurait  guère  de  chances  de  nous 
émouvoir  :  nous  soupçonnerions  l'auteur  de  se  moquer  de  nous,  ou  de 
radoter.  Et  cependant  la  vérité  est  que  Fontane  a  écrit  son  livre  le  plus 
sérieusement  du  monde,  et  que,  malgré  ses  quatre-vingts  ans,  il  y  a 
mis  plus  de  verve,  plus  de  souffle,  plus  de  jeune  fraîcheur  que  dans 
aucun  autre.  Mais  c'était  là  sa  façon  de  concevoir  le  roman  :  et  les 
mêmes  défauts  se  retrouvent  dans  tout  le  reste  de  son  œuvre,  dans 
V Adultéra,  dans  Bffi  Briesi,  dans  Stine,  dans  ces  Irrungen  Wirrungen 
que  les  lettrés  allemands  tiennent  pour  son  chef-d'œu\Te. 

Irrungen  Wir7'ungen,  par  exemple,  n'est  rien  que  le  tableau  des 
médiocres  amours  d'une  blanchisseuse  berlinoise  et  d'un  jeune  ofûcier. 
Les  amans  se  promènent  dans  la  campagne,  au  clair  de  lune,  et 
causent  entre  deux  baisers  :  l'officier  parle  de  son  régiment,  l'ouvrière 
de  son  atelier;  et  l'auteur  nous-  fait  assister  aussi  aux  conversations 
des  parens  de  la  jeune  fille,  des  voisins,  des  chens  de  la  blanchisserie. 
L'œuvre  est,  en  vérité,  moins  longue  que  Der  Stechlin,  et  elle  aboutit 
à  un  dénouement,  puisque  l'officier  quitte  sa  maîtresse  pour  faire  un 
beau  mariage.  Mais  il  la  quitte  de  la  manière  la  plus  naturelle,  en  ami  ; 
et  elle  s'y  résigne  aussitôt,  de  sorte  que  ce  dénouement,  pié\ai  dès  le 
début  du  livre,  n'a  rien  de  plus  romanesque  que  la  mort  du  vieux 
Stechlin.  Et  si  le  dernier  roman  de  Fontane  est  de  moitié  plus  long, 
peut-être  en  revanche  est-il  plus  rempli,  ayant  plus  de  personnages 
avec  un  décor  plus  varié. 


M 


i 


I 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  929 

D'autres  fois  cependant,  comme  je  l'ai  dit,  Fontane  paraît  avoir  es- 
sayé de  compliquer  l'intrigue  de  ses  récits,  afin  den  faire  des  romans 
du  genre  des  nôtres.  Mais  son  instinct  y  répugnait  si  fort  que,  même 
avec  une  intrigue,  ses  romans  restent  presque  toujours  dépourvus 
d'action;  les  péripéties  sont  expédiées  en  quelques  lignes,  comme  à 
contre-cœur,  pour  laisser  de  nouveau  la  place  aux  peintures,  aux  dia- 
logues, à  une  notation  infinie  de  menus  détails.  Et  ces  romans  sont 
d'ailleurs  la  partie  la  plus  faible  de  l'œuvre  de  Fontane,  celle  aussi 
que  ses  compatriotes  ont  le  moins  goûtée  ;  tandis  que  Stine,  Irrungen 
Wirrungen,  l'Adultéra,  tous  ces  livres  où  il  ne  se  passe  rien,  deviennent 
sans  cesse  plus  familiers  au  public  allemand.  Ils  n'ont  pas,  et  ne  sau- 
raient avoir,  la  vogue  populaire  des  romans  de  M.  Sudermann  ou  des 
nouvelles  de  M.  Heyse  ;  mais,  tout  en  les  lisant  moins,  on  les  estime  da- 
vantage. On  sent  que  ce  sont  des  œuvres  qui  compteront  dans  l'his- 
toire de  la  littérature  nationale,  et  que  les  connaisseurs  ont  raison  de 
les  admirer.  Et  en  effet  ceux-ci,  les  jeunes  et  les  \deux,  s'accordent 
dans  l'éloge  des  romans  de  Fontane.  Les  défauts  que  nous  y  avons  si- 
gnalés ne  semblent  pas  les  choquer  ;  ils  ne  trouvent  à  redù-e  ni  à  la 
pauvreté  de  l'action,  ni  à  la  longueur  des  dialogues,  ni  au  manque 
d'unité  ;  et  volontiers  ils  avoueraient  que  ces  romans  les  touchent 
surtout  parla  perfection  de  leur  forme,  par  ce  qu'ils  ont  d'élégant,  de 
pur,  presque  de  classique. 

Parfaits,  les  romans  de  Fontane  ne  le  sont  certes  pas,  ni  classiques, 
au  sens  où  nous  avons  coutume  d'entendre  ce  mot.  Mais  ils  sont  alle- 
mands, et  c'est  ce  qui  les  rend  si  chers  aux  lettrés  allemands.  Car  les 
progrès  de  la  civilisation  ne  sont  pas  encore  parvenus,  Dieu  merci,  à 
imposer  à  l'Europe  entière  un  idéal  uniforme.  On  ne  se  fait  pas  encore 
la  même  idée  de  la  beauté  en  ItaUe  qu'en  Norvège,  quelque  zèle  que 
mettent  d'ailleurs  les  Itahens  à  devenir  Scandinaves.  Et  pour  ce  qui 
^st  du  roman,  en  particulier,  la  célébrité  des  romans  de  Fontane 
prouve  que  l'Allemagne  reste  fidèle  à  son  ancienne  manière  de  le  con- 
■cevoir,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  notre  manière  française.  Ce  qui, 
dans  ces  romans,  nous  parait  contraire  aux  règles  essentielles  du 
genre,  la  pauvreté  de  l'action,  le  manque  d"unité,  et  la  lenteur  du 
développement,  et  la  surabondance  des  hors-d'œuvre,  ces  défauts  se 
retrouvent  dans  tous  les  grands  romans  de  la  littérature  allemande, 
•depuis  ceux  de  Gœthe  et  des  romantiques  jusqu'à  ceux  de  Freytag  et 
de  Gottfried  Relier;  et  ils  n'y  sont  des  défauts  que  pour  nous,  avec 
notre  habitude   d'exiger  d'un  roman  les  qualités  opposées.    Après 

TOME  CL.  —  1898.  39 


930  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  avant  le  naturalisme,  en  effet,  nous  continuons  à  considérer 
le  roman  comme  une  sorte  de  drame  écrit,  où  les  personnages  doivent 
agir,  où  les  faits  doivent  «  marcher,  »  et  marcher  autour  d'une  idée 
ou  d'un  fait  central.  Mais  au  contraire,  pour  les  Allemands,  la  sépa- 
ration est  absolue  entre  le  roman  et  le  drame.  Le  roman,  pour  eux, 
n'a  besoin  ni  d'action,  ni  d'intrigue  ;  il  peut  même  se  passer  d'un 
centre,  et  traiter  à  la  fois  plusieurs  sujets  différens  :  car  le  roman  tel 
qu'ils  le  demandent,  et  tel  que  le  leur  ont  donné  tous  leurs  roman- 
ciers, est  simplement  quelque  chose  comme  une  chronique,  une  agréable 
restitution  de  types  et  de  miheux  qui  leur  sont  famiUers.  Libre  à  l'au- 
teur, après  cela,  d'y  introduire  toute  la  fantaisie  ou  tout  le  réalisme 
qu'il  voudra,  d'être  Jean-Paul  Richter  ou  Gustave  Freytag  :  l'essentiel 
est  qu'il  leur  présente  des  figures  dont  ils  puissent  imaginer  la  vie,  et 
qu'ensuite  il  laisse  ces  figures  vivre  librement  devant  eux. 

C'est  ce  qu'a  toujours  fait  Théodore  Fontane.  Ses  romans  sont  tou- 
jours restés  de  longues  chroniques,  où  des  personnages  d'une  humanité 
moyenne  étalaient  à  l'aise,  devant  le  lecteur,  les  mille  petits  détails 
de  leur  vie  journalière.  Un  chroniqueur,  jamais  il  n'a  été  autre  chose  : 
il  l'était  d'instinct  et  d'éducation  ;  et  quand,  à  soixante  ans,  il  a  écrit  son 
premier  roman,  il  s'est  borné  à  transporter  dans  un  cadre  nouveau  les 
qualités  qu'il  avait  employées,  pendant  les  vingt  années  précédentes,  à 
raconter  par  le  menu  l'histoire  des  \àlles  et  des  villages  de  la  Marche 
prussienne.  Les  quatre  volumes  de  ses  Promenades  à  travers  la  Marche 
de  Brandebourg,  ses  Châteaux  historiques,  sa  biographie  de  Christian- 
Frédéric  Scherenberg,  tout  cela  peut  serAir  de  préface  à  Irrungen 
Wirrungen,  à  Grete  Minde,  et  à  Der  Stechlin.  On  y  retrouve  les  mêmes 
procédés  minutieux  de  description  et  de  narration,  le  même  dédain  de 
l'action  dramatique,  le  même  mélange  d'impressions  actuelles  et  de 
vieux  souvenirs. 

On  y  retrouve  aussi  la  même  poésie.  Car  je  me  trompais  en  disant 
que  Fontane  n'avait  été  rien  qu'un  chroniqueur;  U  avait  été,  de  plus, 
un  poète,  et  l'on  s'en  aperçoit  bien  quand  on  lit  sa  prose  (1).  On  s'en 
aperçoit  non  seulement  à  la  pureté  et  à  la  grâce  du  style,  mais  à  la 
douceur  du  ton,  au  charme  des  images,  à  la  délicate  beauté  des  pensées 
et  des  émotions.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait,  dans  ses  quinze  romans,  un 
seul  personnage  tout  à  fait  mauvais;  et  les  plus  médiocres  ont  encore 
un  certain  naturel  qui  nous  empêche  de  les  mépriser,  tant  nous  sen- 
tons que  la  souriante  indulgence  du  romancier  intercède  pour  eux.  Dans 

(1)  M.  Jean  Thorel  a  parlé,  ici  même,  en  d'excellens  termes,  des  vers  de  Fon- 
tane. —  Voyez  la  Revue  du  15  mai  1896. 


REVUES    ÉTRANGÈRES,  931 

Dev  Stecklin,  par  exemple,  l'usurier  qui  ranc^onne  le  vieux  baron,  le 
parvenu  grossier  qui  abuse  de  sa  complaisance,  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
sont  si  méchans,  qu'ils  n'aiment  le  vieillard,  et  n'aient  un  vrai  chagrin 
à  le  voir  mourir.  Et  à  côté  d'eux  combien  de  braves  gens  :  le  pasteur, 
le  maître  d'école,  le  garde  forestier,  la  valet  de  chambre  !  Tous  ont 
leurs  travers  qu'ils  ne  cherchent  pas  à  cacher,  et  la  plupart  sont,  en 
somme,  de  pauvres  esprits  :  mais  la  bonté  de  leur  cœur  nous  fait 
aimer  jusqu'à  leurs  défauts.  Par  mille  nuances  successives,  avec  un  art 
incomparable,  l'auteur  nous  intéresse,  nous  attache  à  eux.  Et  nous  en 
venons  à  souhaiter  que  la  suite  du  récit  les  ramène  devant  nous  : 
nous  prenons  plaisir  à  leurs  longs  bavardages  ;  nous  nous  inquiétons 
de  leurs  tristesses  et  de  leurs  maladies. 

Mais  une  figure  domine  toutes  les  autres  :  celle  du  vieux  baron 
Dubslav  de  Stechlin.  Elle  n'occupe  qu'une  moitié  du  roman,  dont  la 
seconde  moitié,  la  moitié  berlinoise,  est  en  somme  assez  médiocre, 
malgré  de  jolis  passages;  mais  c'est  certainement  la  plus  belle  figure 
d'homme  que  Fontane  ait  peinte  jamais,  la  plus  ^^goureuse  et  la  plus 
touchante.  Aussi  bien  s'était-il,  toute  sa  vie,  préparé  à  la  peindre,  car  il 
a  incarné  en  elle  une  espèce  d'hommes  qu'U  n'avait  pas  cessé  d'étudier 
et  d'aimer,  cette  ancienne  noblesse  provinciale  de  la  Marche  de  Bran- 
debourg, qui  s'obstine  à  dédaigner  l'ordre  de  choses  nouveau,  garde 
fidèlement  les  traditions  du  passé,  et,  seule  désormais,  représente  l'élé- 
ment prussien  dans  l'Allemagne  moderne.  Ce  petit  monde  déjà  à  demi 
disparu,  personne  ne  l'a  mieux  connu  que  Théodore  Fontane.  Né  avec 
lui,  aux  environs  de  1815,  il  l'a  vu  se  former,  se  développer,  s'épa- 
nouir, et  peu  à  peu  s'effacer,  pour  céder  la  place  à  un  monde  plus 
jeune.  Il  lui  a  donné  un  rôle  dans  chacun  de  ses  livres,  aussi  bien  dans 
ses  romans  que  dans  ses  chroniques,  tantôt  nous  décrivant  son  éclat 
de  jadis,  tantôt  opposant  sa  droiture  et  sa  politesse  aux  mœurs  cosmo- 
polites du  Berlin  d'aujourd'hui.  Lui-même,  d'aLlleurs,;quoique  d'origine 
bourgeoise,  c'est  à  ce  monde  qu'il  appartenait.  Il  en  avait  les  manières 
et  les  sentimens,  le  patriotisme  un  peu  étroit,  la  bonhomie  courtoise 
et  la  fine  malice.  J'imagine  qu'il  aura  dû  prêter  à  son  héros  plus  d'un 
trait  de  sa  propre  nature;  mais,  à  coup  sûr,  il  a  mis  tout  son  cœur  à 
nous  le  dépeindre,  et  le  portrait  qu'il  nous  en  a  fait  est  vraiment 
admirable. 

C'est  malheureusement  un  portrait  tout  en  petites  touches  succes- 
sives, de  sorte  qu'il  faut  lire  le  livre  entier  pour  pouvoir  l'apprécier. 
Chacun  des  entretiens  du  vieillard,  chacune  des  innombrables  scènes  où 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  paraît  devant  nous  ajoutent  à  sa  physionomie  un  détail  nouveau; 
et  ainsi  on  le  regarde  vivre  sans  songer  un  instant  aie  définir.  Voici 
cependant  quelques  passages  qui  indiqueront  tout  au  moins  son  allure 
extérieure  ;  et  voici,  d'abord,  le  cadre  où  l'auteur  l'a  placé  : 

«  Au  nord  du  comté  de  Ruppin,  tout  contre  la  frontière  de  Mecklem- 
bourg,  s'étend,  de  la  petite  ville  de  Gransee  jusqu'au  delà  de  Rheinsberg, 
une  longue  chaîne  de  petits  lacs  entourés  de  bois  :  pays  pauvre  et 
triste,  à  peine  peuplé  :  un  ou  deux  \ieux  ^'illages,  çà  et  là,  quelques 
A^erreries,  des  maisons  de  gardes.  Un  de  ces  lacs  s'appelle  le  Stechlin. 
Entre  des  bords  plats  il  repose,  garni  tout  à  l'entour  d'une  ceinture 
de  vieux  hêtres  dont  les  branches  effleurent  l'eau  de  leur  pointe, 
s'affaissant  sous  leur  propre  poids.  Des  bouquets  de  joncs  et  de  ro- 
seaux émergent,  par  endroits,  à  la  surface  du  lac  ;  mais  aucune  barque 
n'y  trace  son  sillon,  aucun  oiseau  n'y  chante.  Seul  parfois  un  vautour 
y  reflète  son  vol.  Tout  y  est  calme,  silencieux,  endormi.  Et  cependant, 
de  temps  à  autre,  le  lac  endormi  se  réveille.  Gela  se  produit  toutes  les 
fois  que  sur  un  point  quelconque  du  globe,  en  Islande,  ou  à  Java,  le 
sol  mugit  et  frémit,  ou  que  les  volcans  des  îles  Hawaï  lancent  dans  la 
mer  une  pluie  de  cendres.  Alors  le  Stechlin  s'émeut,  et  un  mince  filet 
d'eau  jaillit,  puis  retombe.  C'est  ce  que  savent  tous  ceux  qui  habitent  la 
région:  et,  quand  ils  en  parlent,  ils  ne  manquent  pas  d'ajouter  :  «Oui, 
le  jet  d'eau,  c'est  l'ordinaire,  presque  le  banal  :  mais  lorsque,  là-bas,  à 
l'autre  bout  du  monde,  se  passe  quelque  chose  de  grand,  comme  il  y  a 
cent  ans  à  Lisbonne,  alors  le  Stechlin  ne  se  contente  pas  de  fumer  et 
de  s'agiter;  alors,  au  lieu  du  filet  d'eau,  on  voit  jaOlir  du  lac  un  coq 
rouge,  et  de  tout  le  pays  on  l'entend  chanter  !  » 

«  Tel  est  le  Stechlin,  le  lac  Stechlin.  Mais  le  lac  n'est  pas  seul  à 
porter  ce  nom  :  c'est  aussi  le  nom  du  bois  qui  l'entoure.  Et  Stechlin 
est  aussi  le  nom  du  long  et  étroit  village  qui  se  dresse  à  l'extrémité 
méridionale  du  lac.  Une  centaine  de  maisons  et  de  cabanes,  formant 
une  rue  :  et,  brusquement,  à  l'endroit  où  commence  l'allée  des  châtai- 
gniers qui  conduit  au  couvent  de  Wutz,  la  rue  s'élargit  et  dcAientune 
place.  C'est  là  que  se  trouvent  tous  les  édifices  pubhcs  de  Stechlin  :  le 
presbytère,  l'école,  l'auberge,  cette  dernière  doublée  d'une  épicerie. 
Dans  un  coin,  au  milieu  du  cimetière,  s'élève  la  vieille  église  romane, 
et  plus  loin,  sur  la  hauteur,  au  delà  d'un  petit  pont  de  planches,  on 
aperçoit  la  maison  seigneuriale,  une  grande  bâtisse  peinte  en  jaune, 
avec  un  toit  élevé  et  deux  paratonnerres.  Et  cette  maison,  elle  aussi, 
s'appelle  Stechlin,  le  château  de  Stechhn... 

«  Et  de  même  que  tout,  à  l'entour,  portait  le  nom  de  SlechUn,   de 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  933 

même  faisait  aussi  le  maître  du  château.  Lui  aussi  était  un  Stechlin. 
Dubslav  de  Stechlin,  major  en  retraite,  et  ayant  déjà  fortement  dépassé 
la  soixantaine,  était  le  type  d'un  gentilhomme  de  la  Marche,  un  de  ces 
originaux  chez  qui  il  n'y  a  pas  jusqu'aux  faiblesses  qui  ne  prennent 
l'apparence  d'autant  de  qualités.  Il  gardait  encore  absolument  intact 
l'orgueil  commun  à  tous  ceux  qui  ont  conscience  «  d'avoir  été  là  avant 
les  Hohenzollern;  »  mais  il  refoulait  cet  orgueil  tout  au  fond  de  son 
âme;  et,  quand  par  aventure  il  l'exprimait  au  dehors,  il  s'efforçait  du 
moins  de  l'envelopper  d'ironie.  Aussi  bien  son  instinct  le  portait-U  à 
mettre  derrière  toute  chose  un  point  d'interrogation.  Mais  le  plus  beau 
trait  de  sa  nature  était  une  profonde,  une  sincère  humanité;  l'obscurité 
et  l'exagération  étaient  les  deux  seuls  défauts  qu'il  n'excusait  pas.  Il 
écoutait  volontiers  un  libre  avis,  y  prenant  d'autant  plus  de  plaisir  qu'il 
était  plus  "vif  et  plus  radical  ;  et  peu  lui  importait,  après  cela,  qu'il 
difTérât  du  sien.  Les  paradoxes  étaient  sa  passion.  —  Je  n'ai  pas  assez 
d'esprit  pour  en  faire  moi-même,  disait-il,  mais  j'aime  infiniment  que 
les  autres  en  fassent  :  on  y  trouve  toujours  quelque  chose  à  retenir. 
Des  vérités  inattaquables,  il  n'y  en  a  pas  :  ou,  s'il  y  en  a,  elles  sont 
trop  ennuyeuses.  —  Et  il  se  plaisait  à  entendre  bavarder,  et  lui-même, 
à  l'occasion,  bavardait  volontiers.  » 

Il  bavarde,  en  effet,  à  tout  propos,  mais  avec  tant  d'imprévu  et 
tant  de  sagesse  qu'on  ne  se  lasse  pas  de  son  bavardage.  «  Je  n'ai 
reçu  ta  dépêche  qu'une  heure  avant  ton  arrivée,  dit-il  à  son  fils. 
Ah  1  le  télégraphe  !  Il  a  des  avantages,  c'est  certain,  mais  il  a  aussi 
bien  des  inconvéniens.  Au  point  de  vue  de  la  politesse,  par  exemple, 
que  de  mal  il  a  déjà  fait!  J'admets  que  la  brièveté  soit  une  vertu; 
mais  vraiment  la  brièveté  qu'impose  le  télégraphe  ressemble  trop 
à  de  la  grossièreté.  Toute  trace  de  courtoisie  disparaît  ;  le  mot 
Monsieur,  lui-même,  est  tout  à  fait  supprimé.  J'avais  autrefois  un  ami 
qui  disait  qu'un  carlin  était  d'autant  plus  beau  qu'il  était  plus  laid;  et 
de  même  un  télégramme  est  d'autant  meilleur  qu'il  est  plus  gros- 
sier. C'est  sa  nature  qui  le  veut  ainsi.  Mais  du  reste  il  correspond  bien 
à  l'esprit  nouveau.  Tout  homme  qui  décou\Te  un  moyen  d'épargner 
cinq  pfennigs  est  aussitôt  tenu  pour  un  génie  1  » 

«  Tout  déchoit,  dit-il  encore,  après  avoir  constaté  la  décadence  de 
la  plaisanterie.  Tout  dcN-ient  plus  médiocre,  et  de  plus  mauvaise  qua- 
Uté.  C'est  ce  qu'on  appelle  le  temps  nouveau  :  toujours  quelques  de- 
grés plus  bas  !  Et  mon  pasteur,  d'ailleurs  un  très  brave  homme,  figu- 
rez-vous qu'il  prétend  que  cela  doit  être  ainsi  !  Il  m'affirme  que  c'est 
en  cela  que  consiste  la  ci%'ilisation,  à  descendre  toujours  quelques  de- 


934  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grés  plus  bas  !  Il  dit  que  le  régime  aristocratique  a  fait  faillite,  et  que 
maintenant  c'est  le  tour  de  la  démocratie  !...  Et  ce  goût  de  la  réclame, 
et  ce  culte  du  maître  d'école  !  Mais  tous  les  maîtres  d'école  sont  fous, 
je  vous  le  certifie!  J'en  ai  un  ici,  dans  mon  village,  que  j'ai  beaucoup 
étudié.  Il  s'appeUe  Krippenstappel,  ce  qui  est  déjà  un  signe  assez  in- 
quiétant. Il  a  un  an  de  plus  que  moi,  et  vraiment  c'est,  dans  son  genre, 
un  exemplaire  de  luxe.  Avec  cela,  un  maître  d'école  excellent  :  mais  U 
est  fou,  lui  aussi,  comme  les  autres  !  » 

Le  récit  de  l'élection,  où  il  se  résigne  à  être  candidat,  les  réunions 
qu'U  est  forcé  d'organiser,  son  voyage  à  la  petite  ville  où  a  lieu  le 
vote,  le  banquet  qu'il  offre  à  son  comité  après  son  échec,  son  retour 
au  château,  sont  autant  de  petites  scènes  d'un  réalisme  discret  et 
charmant;  et  chacune  d'elles  est  pour  Fontane  une  nouvelle  occasion 
de  nous  faire  pénétrer  dans  l'intimité  du  vieux  gentilhomme.  Voici, 
par  exemple,  le  retour  du  candidat  après  la  défaite  : 

La  voiture  de  Stechlin  était  déjà  devant  l'auberge,  et  le  cocher,  pour  se 
désennuyer,  faisait  claquer  son  fouet.  Dubslav  sortit  sur  le  perron,  mais 
le  pasteur,  qui  devait  revenir  avec  lui,  n'arrivait  toujours  pas...  Enfin  on 
partit.  Dans  la  ville  tout  bruit  avait  déjà  cessé,  mais  sur  la  route  chemi- 
naient encore,  par  petites  troupes,  des  ouvriers  de  la  verrerie,  qui  s'étaient 
attardés  à  fêter  le  succès  du  candidat  socialiste.  Et  ainsi  la  voiture  courait, 
dans  la  nuit,  lorsqu'en  arrivant  au  lac  Nehmitz.  le  cocher  aperçut  une 
ombre  qui  barrait  le  chemin.  Il  arrête  les  chevaux.  —  «  Monsieur,  il  y  a  quel- 
qu'un qui  est  couché:  je  crois  que  c'est  le  vieux  Tuxen. — Tuxen,  l'ivrogne  de 
Dietrichs-Ofen? —  Oui.  Je  vais  un  peu  voir  ce  qu'il  a.  »  Sur  quoi,  après  avoir 
remis  les  rênes  à  Dubslav,  le  cocher  descendit  et  se  mit  en  devoir  de  réveil- 
ler l'ivrogne.  —  «  Hé  !  Tuxen  !  Qu'est-ce  que  tu  fais  là?  Sans  le  clair  de  lune 
nous  t'aurions  passé  sur  le  corps!  —  Oui!  oui!  »  grogna  l'homme,  mais  on 
voyait  qu'il  ne  comprenait  pas.  Et  alors  Dubslav  descendit  aussi,  et  il  aida  le 
cocher  à  soulever  le  vieil  ivrogne,  pour  l'asseoir  dans  le  fond  de  la  voiture. 
Mais  le  mouvement  acheva  de  réveiller  Tuxen  :  —  «  Non,  non,  Martin,  dit-il 
au  cocher,  mets-moi  plutôt  sur  le  siège,  près  de  toi  !  »  On  le  mit  sur  le  siège, 
et  longtemps  il  resta  sans  rien  dire:  car  il  avait  honte,  devant  le  vieux  ba- 
ron. Enfin  celui-ci  reprit  la  parole  et  dit  :  —  «  Eh  bien,  Tuxen,  tu  ne  peux 
donc  pas  renoncer  à  l'eau-de-vie?  Tu  te  couches  là,  au  milieu  du  chemin! 
Et  avec  ce  froid!  Et  sans  doute  tu  auras  voté  pour  Katzenstein?  —  Non, 
notre  maître,  pour  Katzenstein  nous  n'avons  pas  voté!  »  Il  y  eut  de  nouveau 
un  silence  :  puis  Dubslav  dit  :  —  «  Allons,  ne  mens  pas  !  Tu  n'as  pas  voté  pour 
Katzenstein;  mais  pour  qui  as-tu  voté?  —  Pour  le  compagnon  Torgelow!  » 
Dubslav  se  mit  à  rire.  —  «  Pour  ce  Torgelow,  qu'on  vous  a  envoyé  de  Berlin  ! 
A-t-il  donc  déjà  fait  quelque  chose  pour  vous?  —  Non,  pas  encore!  —  Eh 
bien!  alors,  pourquoi  as-tu  voté  pour  lui?  —  Mais,  notre  maître,  on  dit 
qu'il  va  faire  quelque  chose  pour  nous,  et  qu'il  est  pour  les  pauvres  gens.  Et 
nous  aurons,  chacun,  un  morceau  de  terre.  Et  puis  on  dit  qu'il  est  plus  ma- 


REVUES    ÉTRANGÈRES.  935 

lin  que  les  autres!  —  C'est  possible,  mais  il  n'est  pas,  à  beaucoup  près, 
aussi  malin  que  vous  êtes  bf'-tes.  As-tu  déjà  souffert  de  la  faim?  —  Non,  cela 
jamais.  —  Eh  bien  !  cela  pourra  encore  l'arriver!  —  Ah  !  notre  maître,  com- 
ment serait-ce  possible?  —  Hé  Tuxen,  qui  sait?  Mais  voici  Dietrichs-Ofen! 
Allons,  descends,  et  prends  garde  à  ne  pas  .tomber  !  Et  puis,  tiens,  voilà 
quelques  sous  :  mais  que  ce  ne  soit  plus  pour  aujourd'hui,  tu  m'entends  ? 
Pour  aujourd'hui  tu  as  bu  ton  compte.  Et  maintenant  va  vile  te  coucher,  et 
ne  manque  pas  de  rêver  de  ton  «  coin  de  terre  !  » 

Ainsi,  peu  à  peu,  le  vieillard  se  rapproche  de  nous,  et  son  bon  sou- 
rire nous  devient  plus  cher.  Puis,  un  jour  il  se  sent  malade  :  H  continue 
à  sourire  et  à  bavarder,  mais  nous  sentons  que  l'ombre  de  la  mort  s'est 
projetée  sur  lui.  Et  dès  ce  moment  la  chronique  de  Théodore  Fontane 
se  resserre,  se  concentre,  prend  un  caractère  d'émotion  fiévreuse. 
Désormais  Dubslav  de  Stechlin  reste  seul  en  scène,  et  chaque  jour 
l'ombre  s'allonge  au-dessus  de  sa  tête,  et  il  la  voit  bien,  mais  il  s'ob- 
stine à  feindre  de  ne  pas  la  A-oir.  Ces  cent  dernières  pages  du  livre 
sont  certainement  un  des  récits  de  mort  les  plus  beaux  qu'on  ait 
écrits  ;  impossible  de  rien  imaginer  de  plus  simple,  ni  de  plus  touchant. 
Une  discrétion  parfaite,  nulle  trace  d'emphase,  pas  un  mot  qui  tra- 
hisse le  chagrin  de  l'auteur.  Et  d'heure  en  heure,  sous  nos  yeux,  la 
vie  du  vieux  Stechlin  s'atténue,  s'éteint. 

Nous  assistons  à  ses  dernières  promenades,  à  ses  entretiens  avec 
le  pasteur,  à  la  façon  réservée  et  courtoise  dont  il  prend  congé  de  la 
vie.  Quand  il  devine  la  fin  toute  proche,  il  fait  venir  près  de  lui  un  en- 
fant, la  petite-fille  d'une  mendiante  du  village.  11  l'installe  devant  la 
fenêtre,  dans  la  vaste  chambre  où  il  agonise,  il  lui  montre  des  images, 
lui  raconte  des  fables  ;  et  la  vue  de  ces  cheveux  blonds  apais  e  ses  re- 
grets. 

Quelques  semaines  après  avoir  décrit  la  mort  du  Adeux  Stechlin,  le 
\deux  Fontane  est  mort,  à  son  tour.  Et  j'imagine  qu'il  aura  été  heureux 
de  pouvoir,  en  s'en  allant,  léguer  à  ce  «  monde  nouveau»  qu'il  dédai- 
gnait, lui  aussi,  cette  douce  et  noble  peinture  du  seul  monde  qui  lui 
tenait  au  cœur. 

T.  DE  Wyzewa. 


LES 


LIVRES  D'ÉTRENNES 


Parmi  tous  ces  volumes  qui  Jettent  une  note  éclatante  et  gaie  au 
milieu  des  tristesses  de  l'année  expirante  :  livres  d'histoire,  d'archéo- 
logie et  d'art,  œuvres  d'imagination,  de  voyages  et  de  science,  com- 
bien en  est-il  qui  parlent  aux  yeux  en  même  temps  qu'à  l'esprit,  qui 
aient  pour  eux  l'agrément  et  l'utilité?  Bien  peu  sans  doute,  mais 
quelques-uns  d'une  qualité  rare  et  quant  aux  autres,  plus  simples  de 
composition,  moins  élégans  de  forme  ou  plus  grossièrement  illustrés, 
on  ne  saurait  les  trouver  trop  nombreux  puisqu'ils  sont  ainsi  à  la 
portée  de  tous  et,  par  l'évocation  du  passé,  d'un  monde  inconnu,  d'une 
gracieuse  féerie  ou  d'une  ingénieuse  légende,  nous  font  oublier  un 
moment  les  soucis  du  présent  et  les  inquiétudes  de  l'avenir. 

Entre  tous  les  livres  à  gravures  publiés  cette  année,  s'il  en  est  un 
qui  se  distingue  par  ce  double  caractère  d'histoire  et  d'art,  le  format 
somptueux,  le  luxe  des  compositions,  la  beauté  typographique,  la  re- 
cherche savante  et  le  talent  de  l'écrivain  associé  à  celui  de  l'artiste, 
c'est  assurément  cette  magnifique  monographie  de  Versailles  et  les 
deux  Trianons  (1),  d'une  exécution  irréprochable,  qui  est  bien  digne 
de  ce  que  l'on  pouvait  attendre  du  goût  et  de  l'habileté  des  éditeurs  de 
la  Vie  de  Jésus-Christ. 

Si  le  secret  d'un  temps,  ainsi  qu'on  a  pu  le  due,  est  presque  tou- 
jours dans  l'art  qu'il  nous  a  laissé,  on  peut  assurément  l'affirmer 
pour  Versailles  où  la  grandeur  du  règne,  la  volonté  d'une  direction 
unique  se  manifestent  dans  la  majesté  de  l'œuvre  d'une  si  parfaite  or- 
donnance, tandis  que  la  puissance  des  décorateurs  y  éclate  jusque  dans 
les  moindres  détails,  et  force  l'admiration.  Aucune  ville  autant  que 
Versailles,  avec  la  perspective  infinie  de  ses  larges  avenues  qui  par- 

(1)  Versailles  et  les  deux  Trianons,  par  M.  Philippe  Gille,  2  vol.  gr.  in-4°,  avec 
•eaux-fortes,  héliochromies,  héliogra^^Jres,  relevés  et  gravures  sur  bois  par  M.  Marcel 
Lambert.  Alfred  Mauie. 


LES  LivnEs  d'étrennes.  937 

tenl  en  rayonnant  du  château  placé  sur  une  colline,  ses  rues  percées 
à  angle  droit,  son  parc  tracé  à  la  française,  ses  merveilles  et  ses 
souvenirs,  ne  présente  un  caractère  parfait  de  symétrie  et  d'har- 
monie, d'un  art  complet  et  un  dans  toutes  ses  manifestations.  Le 
siècle  de  Louis  XIV,  le  plus  éclairé  qui  fut  jamais,  se  trouve  repré- 
senté tout  entier  ici  avec  la  physionomie  des  mœurs  et  des  hommes, 
le  tableau  des  idées  et  des  arts.  Pour  préciser  l'image  vivante  du 
grand  siècle,  il  ne  suffît  pas  de  parcourir  la  ville  royale  ;  il  faut  l'in- 
terroger directement,  pénétrer  dans  son  intimité.  Alors,  toutes  ses 
pierres  parlent  à  qui  sait  les  entendre,  les  échos  de  ses  salles  ré- 
sonnent encore  des  voix  de  Louis  XIV,  de  Bossuet,  Massillon,  Villars, 
Turenne,  Molière,  Racine.  Dans  les  glaces  des  galeries  passent  toujours, 
pour  l'œil  évocateur,  les  silhouettes  des  Marie-Thérèse,  des  La  Vallière, 
Montespan,  Maintenon,  de  la  duchesse  de  Bourgogne,  de  Maiie 
Leczinska,  de  la  Pompadour,  de  la  Dubarry,  delà  reine  martyre.  C'est 
Versailles  qui  donna  le  ton  à  la  mode  et  à  l'art  et  fixa  pour  longtemps 
le  goût  de  l'Europe.  C'est  à  Versailles  que  se  donnèrent  rendez-vous 
tous  ceux  qui  sentaient  en  eux  l'instinct  du  beau  pour  obéir  tous  à  une 
unique  discipline,  qu'elle  fût  celle  de  Le  Brun,  de  Mignard  ou  de  Le 
Nôtre,  chacun  concourant,  sans  chercher  la  gloire  personnelle,  à  une 
œuvre  inattaquable  au  point  de  vue  du  goût.  Rien  n'était  d'ailleurs 
livré  au  hasard  par  ceux  qui  commandaient  ;  mais  tout  était  le  résultat 
d'une  admirable  organisation,  comme  on  peut  s'en  convaincre  par  la 
publication  des  Comptes  des  bâtimens  du  roi  sous  le  règne  de  Louis  XI V, 
faite  par  M.  J.  Guiffrey  d'après  les  états  du  commis  de  Mansart,  Mari- 
nier, et  qui  a  mis  fin  à  bien  des  légendes.  A  l'aide  de  ces  chiffres,  on 
peut  constater  que  la  dépense  de  Versailles  (H  6  millions  de  li^Tes. 
Marly  étant  compté  pour  4,  Clagny,  bâti  pour  M"^  de  Montespan, 
pour  2,  les  machines  de  Marly  pour  4,  les  travaux  de  l'Eure  pour  8), 
est  loin  d'avoir  atteint  les  chiffres  fabuleux  qui  ont  été  donnés  pour 
établir  que  le  désastre  de  nos  finances  venait  de  là. 

Pour  décrire  toutes  ces  merveilles,  M.  Pliilippe  Gille  a  eu  recours 
aux  innombrables  documens  et  ouvrages  anciens  sur  la  matière,  aux 
estampes,  dessins,  plans,  etc.,  des  collaborateurs  du  grand  roi,  qui 
renferment  de  très  curieux  renseignemens,  mais  qui  doivent  être  con- 
trôlés par  d'autres,  tels,  par  exemple,  que  les  tableaux  des  vues  de  Ver- 
sailles, dont  la  collection  est  réunie  dans  plusieurs  salles  du  rez-de- 
chaussée  du  château,  et  dans  lesquels  Van  der  Meulen,  les  Martin 
Cotelle,  AUegrain  nous  montrent  les  constructions,  le  parc,  les  fon- 
taines, les  bosquets,  les  parterres  d'eau  tels  qu'ils  étaient  et  non  pas, 


938  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  les  ont  représentés  certaines  gravures,  tels  qu'ils  étaient  pro- 
jetés. Cette  monographie  dont  M.  Gille  a  puisé  aux  sources  mêmes 
les  élémens,  est  donc  aussi  exacte  qu'elle  est  belle,  et,  d'après  les  pre- 
miers chapitres  comme  par  les  dessins  et  planches  en  couleur  et 
relevés  de  M.  Marcel  Lambert,  d'une  grande  allure  et  d'une  exécution 
parfaite,  on  peut  augurer  que  l'ouvrage  complet  pourra  supporter  la 
comparaison  avec  les  plus  remarquables  monographies  de  Versailles 
exécutées  du  temps  de  Louis  XIV  lui-même. 

Nec  pluribus  impar,  —  il  suffit  à  plusieurs,  —  et  c'est  encore  de  Ver- 
sailles qu'il  sera  le  plus  souvent  question  dans  le  Dix-huitième  Siècle  [\). 
Après  le  siècle  de  Louis  XIV,  qui  a  produit  un  art  [nouveau  dans  sa 
splendeur,  d'une  majesté  et  d'une  élégance  bien  conformes  au  génie 
français,  et  dont  le  château  de  Versailles  est  le  plus  beau  monument, 
il  est  intéressant  d'interroger  le  xvni®  siècle,  qui  fut  par  excellence 
le  siècle  de  l'esprit  et  de  la  discussion,  des  grâces  et  des  amours, 
des  philosophes  et  des  salons.  Au  Grand-Trianon  de  Louis  XIV  a  suc- 
cédé le  Petit-Trianon  de  Louis  XV,  de  Louis  XVI  et  de  Marie-Antoi- 
nette. Entre  tous  ceux  qui  peuvent  nous  faire  admettre  dans  l'intimité 
du  Roi,  des  grands  personnages  de  ces  règnes,  des  habitués  de  la  Cour, 
quels  meilleurs  guides  pourrions-nous  trouver  que  les  représentans 
de  cette  société  brillante  et  dissipée?  Les  voilà  bien  tous  réunis,  ces 
hommes  du  dernier  siècle,  en  une  galerie  où  l'on  va  de  l'un  à  l'autre,  où 
l'on  écoute  parler  ceux  mêmes  qui  l'ont  illustré,  les  représentans  qui  y 
ont  vécu  et  dont  les  confidences  ou  les  anecdotes  sont  plus  instruc- 
tives que  bien  des  dissertations  érudites.  A  côté  de  physionomies  char- 
mantes de  femmes  intelligentes  et  frivoles,  ceux  qui  ont  vu  les  grandes 
luttes  du  siècle,  ont  pris  part  aux  plaisirs  de  la  Régence,  du  règne  de 
Louis  XV,  aux  bergeiies  de  Trianon,  ont  contribué  au  mouvement 
mondain  ou  philosophique,  ont  combattu  avec  Voltaire,  Rousseau, 
Diderot,  prépsiré  la  Révolution  et  assisteront  aux  scènes  de  la  Terreur. 
Saint-Simon,  Duclos  pour  la  Régence;  d'Argenson,  l'avocat  Barbier,  le 
duc  de  Luynes,  Rousseau,  Voltaire,  Montesquieu,  Marmontel,  Bachau- 
mont  pour  le  règne  de  Louis  XV;  Bezenval,  W"  de  Genlis,  M""^  du 
Hausset,  M""*  Campan  pour  l'époque  de  Marie-Antoinette  :  tels  sont 
les  auteurs  qui  nous  disent  ce  qu'ils  ont  vu,  les  événemens  auxquels 
ils  ont  été  mêlés. 

Comme  les  plus  belles  pages  de  ces  auteurs,  les  meilleurs  exem- 
plaires de  l'art  d'autrefois  sont  rassemblés  à  l'aide  des  meilleurs  pro- 

(1)  Le  Dix- huitième  siècle,  1  vol.  gr.  in-S",  illustré  de  10  planches  en  taille-douce 
et  de  oOO  gravures.  Hachette. 


LES    LIVRES    DÉTRENNES.  939 

cédt^s  de  nos  jours  dans  des  planches  en  taille-douce  et  plus  de  500  gra- 
vures ou  illustrations.  Tout  cela  disposé  avec  art  dans  le  texte  et  hors 
du  texte  nous  reporte  de  la  manière  la  plus  aimable  au  milieu  d'un 
monde  disparu.  Cet  ensemble  fait  grand  honneur  à  la  maison  Hachette, 
et  d'autant  plus  que  ce  livre  peut  être  mis  entre  toutes  les  mains. 

Le  Léonard  de  Vinci  (1)  de  M.  Eugène  Muntz  nous  fait  pénétrer  en 
pleine  Renaissance  italienne. Comme  peintre,  poète,  sculpteur,  savant, 
philosophe,  Vinci  est  la  personnification  la  plus  éclatante  du  Cinque- 
cento,  où  il  apparaît  comme  une  sorte  d'initiateur  sacrt^  dans  tous  les 
ordres  de  la  connaissance.  Ses  chefs-d'œuvre  marquent  une  date  dans 
l'histoire  de  la  peinture,  qui  doit  à  Léonard  son  évolution  suprême. 
Ses  manuscrits  prouvent  qu'il  embrassa  le  cercle  entier  du  savoir 
humain.  Son  génie  universel  est  fait  d'une  intime  union  de  la  science 
et  de  l'art,  qui  doivent  toujours  se  compléter  l'une  par  l'autre,  ainsi 
qu'il  l'a  expliqué  dans  son  Tt^aité  de  la  peinture,  et  c'est  cette  alliance 
même  qui  fait  le  caractère  expressif  de  son  œuvre,  où,  dans  la  pureté 
du  trait,  la  précision  de  la  forme,  il  enferme  l'infini  du  mystère,  de 
l'expression,  du  sentiment  et  de  la  pensée  et  de  toutes  les  émotions 
humaines.  M.  Eugène  Mûntz  a  suivi  le  développement  de  l'œuvre  du 
Vinci  depuis  les  origines.  Tous  les  musées  du  monde  et  toutes  les 
collections  ont  été  mis  à  contribution  et  c'est,  ou  peu  s'en  faut, 
la  reproduction  de  l'œuvre  entier  de  Léonard  :  tableaux,  dessins, 
esquisses  que  M.  Mûntz  fait  passer  sous  nos  yeux  depuis  la  Méduse 
et  VAdoration  des  Mages  de  la  Galerie  des  Offices  à  Florence,  jusqu'à 
la  Joconde,  la  Vierge  aux  Rochers,  Sainte  Anne,  têtes  de  madones 
exquises,  figures  mystérieuses,  captivantes  et  énigmatiques  où  toute 
1  "âme  transparaît  et  qui  sont  créées  pour  l'adoration  et  pour  l'amour. 
Le  sujet  ne  pouvait  être  traité  avec  plus  de  largeur  d'esprit,  plus  de 
science  que  dans  cet  ouvrage,  édité  avec  luxe,  et  qui  réunit  tout  ce  qui 
peut  captiver  les  yeux  et  charmer  l'esprit. 

Ce  que  Léonard  fut  pour  l'Italie,  un  rénovateur,  Velazquez  (2)  le  fut 
pour  l'Espagne.  N'a-t-il  pas  lui  aussi  avec  son  génie  traduit  toute  son 
époque,  et,  par  son  intuition,  sa  vision  pénétrante,  représenté  toute  cette 
cour  triste  et  morne,  entourée  de  bouffons,  de  nains  et  de  fous,  où  tout 
était  lugubre  jusqu'au  rire  ? 

A  l'exemple  des  autres  arts,  la  peinture  avait  longtemps  suivi  en 
Espagne  une  voie  étroite  et  aride,  l'affrancliissement  ne  commence 

(1)  Léonard  de  Vinci,  par  M.  Eugène  Mûntz,  1  vol.  in-S"  jésus.  avec  planches  en 
taille-douce,  hors  texte  en  couleurs  et  200  gravures.  Hachette. 

(•2)  Velazquez,  par  M.  A.  de  Beruete,  i  vol.  in-4'  jésus.  illustré.  H.  l.aurens. 


940  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'avec  le  Greco.  Mais  ce  n'est  qu'avec  Ribera  et  Velazquez  que  l'école 
s'épanouit  dans  toute  sa  force.  Avec  eux,  l'art  espagnol  devient  réaliste 
et  puissant.  Ce  que  cherche  avant  tout  don  Diego,  c'est  le  caractère  et 
la  vérité.  Il  est  réaliste  dans  la  beUe  acception  du  mot,  il  peint  la  na- 
ture comme  il  la  voit  et  comme  elle  est.  On  éprouve  en  face  de  ses  per- 
sonnages l'impression  que  l'on  ressent  devant  des  êtres  vivans.  Velaz- 
quez, sans  nulle  complaisance  envers  ses  modèles,  peint  tout,  même 
les  détails  secondaires,  d'après  son  roi,  d'après  les  infantes,  d'après  les 
personnages  quels  qu'ils  soient  qui  posent  devant  lui  et  il  obtient  ainsi, 
son  art  impeccable  étant  donné,  des  portraits  d'un  caractère  surpre- 
nant de  grandeur  et  de  réalité,  portraits  suggestifs  et  impressionnans, 
dont  les  silhouettes  mâles  et  vigoureuses  sont  gravées  dans  nos  sou- 
venirs en  traits  ineffaçables.  Tels  ce  petit  prince  don  Balthazar,  si  har- 
diment, si  fièrement  campé  sur  son  genêt  d'Espagne  galopant,  l'écharpe 
au  vent,  à  travers  les  bruyères  du  Pardo,  tandis  que  les  sommets  nua- 
geux brillent  au  loin  derrière  lui,  —  et  l'adorable  Infante,  la  pâle  infante 
aux  yeux  bleus,  debout  dans  son  costume  d"apparat,  qui  tient  à  la  main 
une  rose  pâle  comme  sa  frêle  personne,  peut-on  voir  un  plus  heureux 
assemblage  de  tons  délicats,  ces  tons  gris  rosés  argentés,  ces  cheveux 
d'un  blond  cendré?  —  le  portrait  du  duc  d'Olivarès  avec  son  air  d'or- 
gueilleuse suffisance  ; —  Xes  Menines ; — enfin  ce  merveilleux  portrait  de 
Philippe  IV,  noble  et  fier.  L'admiration  de  M.  de  Beruete  pour  don 
Diego  et  sa  passion  pour  son  sujet  l'ont  bien  inspiré.  Même  après  les 
historiens  de  Velazquez  et  les  savantes  études  de  MM.  Cari  Justi  et  Emile 
Michel,  il  a  pu  redresser  plus  d'une  erreur,  éclairer  certaines  parties 
mal  connues  de  l'œuvre  et  de  la  vie  de  don  Diego,  tandis  que  les  belles 
photogravures  de  MM.  Braun  et  Clément  la  font  passer  sous  nos  yeux. 
La  plus  belle  étude  que  l'on  puisse  faire  du  monde  oriental  et  de 
l'extrême  Orient,  on  la  trouvera  dans  le  Voyage  en  Orient  de  S.  A.  I.  le 
Césareviich  (1)  (aujourd'hui  S.  M.  Nicolas  II),  qui,  après  avoir  effectué  le 
périple  de  l'Asie,  parcouru  les  plus  vieilles  contrées  du  monde,  et  pris 
contact  avec  les  civihsations  des  plus  anciennes  races,  est,  de  Vladivos- 
tok, revenu  vers  l'Europe  en  troïka  par  l'interminable  route  de  la  Si- 
bérie, qui,  sous  ses  auspices,  va  s'ouvrir  à  la  civilisation.  C'est  le  récit 
de  ce  voyage  aux  extrémités  du  continent  que  continue  ce  deuxième 
volume,  dont  la  publication,  si  attendue,  a  été  retardée  par  les  grands 
événemens  qui   se  sont  accomplis  depuis  l'apparition  du  premier. 

(1)  Voyarje  en  Orient  de  S.  A.  I.  le  Ce'sarevilch,  parle  prince  Oukhtomsky,  t.  II, 
traduit  par  M.  Louis  Léger,  illustré  de  122  compositions  par  M.  N.-X.  Rarazine, 
1  vol.  in-4°.  Delagrave. 


LES    LIVRES    DKTUENWES.  941 

Le  césarevitch  a  rapporté  de  son  voyage  toutes  les  notes  et  vues  à 
l'aide  desquelles  a  été  composé  ce  Uvre,  remarquable  à  tous  égards, 
dont  la  rédaction  a  été  confiée  à  l'un  de  ses  compagnons  |de  route, 
le  prince  Oukhtomsky,  homme  de  pensée  et  d'action,  qui  par  ses  tra- 
vaux antérieurs,  ses  recherches  approfondies  sur  l'Orient,  notamment 
sur  ses  religions  était  plus  que  personne  en  état  de  comprendre  les 
pays  qu'il  allait  visiter,  et  qui,  en  peu  d'années,  a  assisté  à  la  réalisa- 
tion de  son  rêve  d'alors  :  voir  la  Russie  tenir  en  respect  le  Japon, 
imposer  son  amitié  à  la  Chine,  protéger  la  Corée.  Le  voyage  en  Orient 
de  S.  A.  I.  le  Césarevitch,  accompli  sous  la  direction  du  général  prince 
Nad.-And.  Baryatinsky,  marque  une  étape  glorieuse  dans  la  vie  du 
jeune  souverain  et  dans  l'histoire.  Il  a  puissamment  contribué  à 
consohder,  à  étendre  l'influence  de  la  Russie  dans  le  monde  asiatique, 
trop  longtemps  immobile,  où  une  grande  révolution  morale  et  éco- 
nomique est  en  train  de  s'accomplir,  puisque  la  Sibérie  deviendra  nro- 
chainement  un  pays  de  transit  international,  tandis  que  la  Chine,  la 
Corée  et  la  Mongolie  seront  bientôt  accessibles  par  voie  de  terre.  La 
traduction  du  journal  de  route  faite  par  M.  Louis  Léger  ne  peut  man- 
quer de  trouver  aujourd'hui  la  plus  grande  faveur  en  France.  Le  pano- 
mara  de  la  marche  princière  s'y  déroule  avec  une  variété  de  détails 
qui  ne  cessent  de  captiver  l'attention.  Les  illustrations  originales,  le 
plus  souvent  hors  texte,  sont  dues  au  grand  artiste  russe.  M.  N.-N.  Ka- 
razine,  le  Gustave  Doré  de  la  Russie,  qui  excelle  à  reproduire  ou  à 
composer  des  scènes  pittoresques,  à  synthétiser  les  paysages  fantas- 
tiques de  l'Orient.  Inutile  d'ajouter  que  le  texte  et  les  illustrations  ont 
été  imprimés  et  tirés  avec  le  plus  grand  luxe  par  la  maison  Delagrave. 

Avec  ce  volume  sur  Chatoies  VII  et  Louis  A'I  {{),  le  dernier  de  la 
série  que  M™*  de  Witt  avait  entreprjs  de  publier,  s'achève  l'œuvre  de 
reconstitution  historique  qu'elle  a  commencée  avec  les  Pj'emiers  Rois 
de  France.  Nous  assistons  à  l'entrée  de  Charles  VII,  entouré  de  sa  garde 
écossaise,  dans  ces  villes  d'où  il  a  chassé  les  Anglais,  puis  à  ces 
assauts  conduits  par  le  Roi  de  Bourges  devenu  le  Victorieu.x.  Dans 
cette  suite  de  gravures  d'après  les  monumens,  de  reproductions  en 
couleur  d'après  les  manuscrits  de  l'époque,  c'est  tout  un]demi-siècle 
de  la  Renaissance  qui  s'évoque  à  nos  yeux. 

\j  Epopée  du  costume  militaire  français  (2)  est  encore  un  livre  rare 

(1)  Charles  VII  el  Louis  XI,  par  .M'"«  de  Witt,  1  vol.  gr.  in-S"  jésus,  chromoli- 
thographies et  gravures  d'après  les  manuscrits  et  monumens  de  l'époque.  Hachette. 

(2)  Épopée  du  costume  militaire  français,  par  .M.  II.  Uouchot.  avec  dessins  de  Job, 
planches  hors  te.xte  et  en  couleur,  1  vol.  gr.  in-i,  L. -Henry  .May. 


942  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

consacré  à  la  gloire  des  armées  françaises,  et  qui,  sous  le  symbole  de 
l'uniforme,  —  dans  des  pagesoù l'érudition  n'exclut  jamais  le  charme, 
où  le  récit  est  toujours  singulièrement  intéressant,  piquant,  animé  et 
conforme  à  l'histoire,  tandis  que  l'illustration  est  vraiment  heureuse  et 
bien  entendue,  — montre  ce  qu'ont  été  dans  leurs  succès  et  dans  leurs 
revers  les  soldats  de  la  France.  C'est  l'homme  d'armes,  tel  qu'il  fut  et 
tel  qu'il  est  devenu,  pris  sur  la  réalité,  sans  pose,  dans  sa  fierté  du  dra- 
peau, sa  simplicité  touchante,  son  endurance,  son  abnégation  et  son 
héroïsme.  Le  troupier  n'y  apparaît  pas  dominateur  en  ses  harnais  de 
gala,  dans  le  fourbissement  de  ses  armes,  flambant  neuf,  ni  muscadin 
frisé,  ni  don  César  de  Bazan,  planté  en  saint-sacrement  comme  les 
peintres  le  représentent  de  préférence.  Il  est  humain,  avant  tout 
et  vrai,  dans  ces  tableaux,  qui  ne  sont  point  exclusivement  ni  de  re- 
vues, ni  de  luxe,  ni  de  scènes  galantes,  mais  qui  ne  reproduisent  pas 
seulement  des  épisodes  et  des  désastres.  Les  compagnons  de  Jeanne 
d'Arc  y  trament  la  jambe  sous  leurs  loques,  les  bataillons  de  Sambre- 
et-Meuse  y  sont  en  sabots,  Turenne  n'a  pas  toujours  la  perruque  à  raie 
et  à  cadenettes.  Quand  il  bat  les  Impériaux,  il  est  fait  comme  un  masque 
au  mercredi  des  Cendres.  Le  petit  chapeau  de  Napoléon,  celui  de  février 
1814,  rougi  par  le  vent,  défoncé  par  les  giboulées,  muiable  et  triste , 
émeut  plus  que  la  toque  de  velours  emplumée  du  sacre  . 

li' Épopée  est  faite  aussi  de  la  chronique  de  la  vie  aux  camps,  des 
exercices  pendant  la  paix.  On  y  voit  à  la  caserne  le  soldat  s'éprendre 
de  son  fourniment  et  lui  «  faire  le  poil.  »  Mais  elle  est  faite  aussi  de 
ces  histoires  hautaines  et  tristes,  cueillies  au  vol  de  la  bataille,  pen- 
dant les  marches  et  les  campemens,  simplement  transcrites  et  mises 
par  Job  en  belle  lumière.  On  y  entend  des  dialogues  comme  celui-ci  :  «  Il 
faut  raccommoder  cela,  grenadier,  ton  habit  est  percé.  —  Pardine, 
Sire,  si  vous  croyez  que  les  kaiserUcks  tirent  sur  des  becfigues!  — 
Tu  es  blessé?  —  C'est  plus  que  probable;  mais,  avec  vos  sacrées  re- 
vues, est-ce  qu'on  aie  temps  de  s'inspecter  le  cuir!  »  Tout  y  est  juste, 
bien  observé  et  bien  rendu.  Le  Gaulois  nu  y  tire  la  langue  ;  Cambronne, 
doré  sur  toutes  les  coutures,  lâche  une  bordée  célèbre.  Bardée  de  fer, 
blanche  ou  tricolore,  c'est  toujours  la  Gaule,  la  France  du  Français, 
la  terre  des  braves.  Et  l'uniforme,  comme  le  drapeau,  a,  depuis,  syn- 
thétisé le  culte  guerrier,  en  a  fait  quelque  chose  de  très  grand  et  de 
très  sublime,  qu'il  n'a  jamais  été  plus  opportun  de  rappeler  qu'au- 
jourd'hui! La  forte  impression  que  laisse  la  lecture  de  ce  beau  livre, 
M.  Job  a  bien  su  l'exprimer  dans  ses  deux  cent  cinquante  composi- 
tions d'un  caractère  si  original,  d'une  indi%'idualité  si  tranchée,  œuvre 


LES    LIVRES    d'ÉTREXNES.  943 

d'un  véritable  artiste,  à  la  fois  pleine  de  verve  et  d'esprit,  tout  im- 
prégnée de  la  philosophie  de  l'histoire  et  de  la  \'ie.  Le  livre,  édité  avec 
grand  luxe,  fait  grand  honneur  à  l'éditeur  May. 

La  vie  de  Turenne  (1  ),  dont  on  ne  sait  si  c'est  l'histoire  elle-même  ou 
toutes  les  anecdotes  auxquelles  l'auteur,  chemin  faisant,  fait  allusion 
qui  offrent  le  plus  d'intérêt,  est  contée  avec  cette  simplicité,  ce  ton 
naturel  et  de  bon  aloi  qui  plaît  tant  dans  les  histoires  de  Jeanne  d'Arc, 
de  Du  Guesclin,  de  Bayard,^Q.v  M.  Th.  Cahu  (1).  Et  quand  il  est  ques- 
tion des  traditions  de  gloire  et  de  patriotisme,  comment  ne  pas  évo- 
quer ce  nom  de  V Alsace  (2),  qui  éveille  tant  de  souvenirs  tristes  mêlés 
d'espérances  ? 

M.  Louis  Barron,  qui  connaît  admirablement  la  France  pour  l'avoir 
parcourue  en  tous  sens,  nous  conduit  un  peu  partout  dans  le  Nouveau 
Voyage  en  France  (3),  au   bord  de  la  mer,  dans  les  montagnes  et  à 
travers  plaines. 

C'est  encore  en  France  que  nous  fait  voyager  M.  Gaston  Donnet 
dans  le  Dauphiné  {i),  si  admirable  dans  ses  paysages  tantôt  âpres  et 
sévères  comme  les  gorges  des  Pelvoux,  des  Belledonne  et  du  Queyras, 
tantôt  rians  et  gracieux,  quand  on  redescend  .'aux  vallées  de  laDrôme. 
Le  récit,  toujours  instructif,  amusant  est  soutenu  d'excellens  croquis 
de  types,  de  scènes  et  de  détails  intimes  pris  sur  le  vif. 

M.  Louis  Olivier  nous  montre  les  progrès  accomplis  en  Tunisie, 
d'après  le  récit  même  des  savans  les  plus  compétens  (5). 

M.  Marins  Bernard  continue  ses  excursions  sur  la  Méditerranée 
par  les  Côtes  orientales  {6\  de  Venise  à  Salonique,  qui  apparaissent 
aux  yeux  éblouis  avec  cet  étonnant  mélange  de  races  dont  les  habiles 
dessins  de  M.  H.  Avelot  donnent  une  si  juste  idée. 

Que  ne  pouvons-nous  parler  longuement  de  plus  d'un  voyage  in- 
trépide ou  d'une  expédition  remarquable,  dont  les  récits  publiés  d'abord 
dans  le  Tour  du  Monde  :  Trois  ans  de  lutte  aux  déserts  de  l'Asie,  par  le 
D''  Sven-Hédin,  exemple  extraordinaire  de  persévérance  et  de  "sagueur 
morale,  — Au  Chili,  par  M.  C.  de  Cordemoy,  —  Au  pays  des  fia-Rotsi 
et  au  Zambèze,  par  M.Alfred  Bertrand,  sont,  à  l'occasion  des  étrennes, 


(1)  Turenne,  par  M.  Th.  Cahu,  1  vol.  in-4o  illustré.  Socicté  (l'cdilion   et  de  li- 
brairie. 

(2)  L'Alsace,  par  M.  Charles  Grad,  1  vol.  gr.  in-8°  illustré.  Hachette. 

(3)  Le  Nouveau  Voyaye  en  France,  par  M.  Louis  Barron,  1  vol.  in-folio,  illustré. 
Marne . 

(4)  Le  Daupkiné,  par  M.  Gaston  Donnet,  1  vol.  illustré.  L. -Henry  May. 
(3)   La  Tunisie,  par  M.  Louis  Olivier,  i  vol.  in-S"  illustré.  Delagrave. 

(6)  Les  cotes  orientales,  par  M.  Marius  Bernard,  1  vol.  in-S".  H.  Laurens. 


944  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

édités  par  la  maison  Hachette  ;  du  Journal  d\m  Marin,  de  M.  P.  Vigne 
d'Octon,  publié  chez  M.  L.-Henry  May. 

Ce  sont  les  aventures  merveilleuses,  les  péripéties  émouvantes,  les 
sentimens  généreux  qui  plairont  toujours  à  la  jeunesse.  Elle  trouvera 
amplement  à  se  satisfaire  dans  la  Chanson  de  geste  de  Buon  de  Bor- 
deaux (1),  véritable  poème  épique  de  la  fin  du  xii"  siècle  et  l'un  des 
premiers  qui  aient  combiné  les  élémens  merveilleux  des  contes  venus 
de  Bretagne  ou  d'Orient  avec  la  matière  sévère  des  ^ieux  poèmes  pure- 
ment nationaux.  Le  principal  attrait  du  poème  est  peut-être  le  récit 
lui-même,  Fenchaînement  facile  des  aventures  dont  il  se  compose  et 
dont  chacune  provoque  la  surprise  et  l'émotion.  11  nous  transporte 
tantôt  dans  le  monde  féodal  en  France  et  tantôt  en  Orient,  et  le 
dénouement  en  est  harmonieux,  habilement  mêlé  d'angoisses  et  de 
sourires.  Toujours  plein  d'entrain  et  de  mouvement,  d'une  saveur 
franche  et  d'une  allure  primesautière  ;  le  récit  est  amusant  :  il  a  la  bonne 
humeur,  la  grâce  et  la  légèreté,  ce  je  ne  sais  quoi  de  particulièrement 
français  qui  fait  le  charme  de  notre  littérature  de  tous  les  temps.  C'est 
assez  pour  le  faire  aimer,  et  ce  serait  assez  pour  que  ce  beau  livre  ait 
lavogueauprès  de  tous,jeuneset  vieux,  mais  il  est,  de  plus,  merveilleu- 
sement illustré  et  imprimé,  avec  les  aquarelles  et  les  encadremens  de 
pages  de  Manuel  Orazi,  reproduits  en  fac-similés,  et  les  caractères  des- 
sinés par  M.  Eugène  Grasset,  dont  le  tirage  est  de  tous  points  parfait. 

Dans  les  romans,  contes  moraux  et  honnêtes  où  la  moralité  n'ex- 
clut pas  l'agrément  et  dont  quelques-uns  sont  relevés  par  le  charme 
du  style,  une  observation  toujours  fine  et  délicate,  tout  le  monde  a  lu 
Mon  Oncle  et  mon  Cw'é{''2)ce  joli  récit,  où  Reine  de  Lavalle,  —  vive  et  in- 
génue, à  la  fois  pleine  de  candeur  et  de  hardiesse  et  dont  la  pensée  sait 
côtoyer  tous  les  écueils  sans  qu'elle-même  y  perde  rien  de  son  charme 
de  vraie  jeune  fille,  — nous  raconte  les  épreuves,  les  chagrins  de  sa 
triste  enfance,  mêlés  à  ses  rêves  d'amour,  à  ses  espérances.  Citons  en- 
core la  Roche-qv.i-tue  (3),  épisode  des  guerres  de  la  Révolution  et  de  la 
défense  de  la  Bretagne  contre  les  Anglais;  le  Bateau-des-Sorcières  (4) 
scènes  de  mœurs  bretonnes  très  bien  observées,  et  le  Démon  des 
Sables  (5),  récit  des  péripéties  de  la  campagne  d'Egypte,  de  M.  Gustave 


(1)  Aventures  merveilleuses  de  Huon  de  Bordeaux. mises  en  nouveau  langage,  par 
M.  Gaston  Paris,  1  vol.  in-4°  illustré  par  Manuel  Orazi.  Firmin-Didot. 

(2)  Mon  Oncle  et  mon  Curé,  par  Jean  de  La  Brète,  1  vol.  in-8°  illustré.  Pion. 

(3)  La  Roclie-qui-lue,  par  M.  Pierre  Maël,  1  vol.  petit  in-4°  illustré.  Marne. 

(4)  Le  Baleau-des-Sorcières,  par  M.  Gustave  Toudouze,  1  vol.  in-4°  illustré.  Marne, 
(o)  Le  Démon  des  Sables,  par  M.  Gustave  Toudouze,  1  vol.  in-S"  illustré.  Hachette. 


LES    LIVRES    d'ÉTRKNNES.  Oi'î 

oudouze;yeanra/)î7?{l),  histoire  dune  famille  de  soldats  (170^-1830), 
ar  le  capitaine  Danrit  ;  les  Compafjnons  de  VAUinnce  (2),  roman  d'uno 
inspiration  sous  le  premier  Empire;  le  Snbrc  à  la  moin  (3),  tout 
ibrant  de  patriotisme,  par  M.  Marcel  Luguet  ;  Fils  d"  bourgeois  (t), 
ui  clôt  l'histoire  de  la  famille  des  Bardeur-Carbansane,  d'un  si  \'if 
itérêt  histoiique,  et  qui  retrace  si  bien  la  \\e  française  depuis  un 
iècle;  Liberté  conquise  (5),  récit  de  la  lutte  engagée  par  les  serfs 
entre  le  pouvoir  féodal,  par  M.  Massillon-Rouvet  ;  Souvenirs  d'un 
colier  russe  (6),  par  M.  Pozniakofî ,  enfm  ce  charmant  conle  de 
[.  René  Bazin,  Histoire  de  XXIV  sonnettes  (7)  et  le  Petit  Ami  des  pau- 
res  (8),  de  M""®  la  comtesse  de  Courville,  avec  ses  histoires  tristes 
t  gaies,  combien  gracieuses,  naturelles  et  simples;  sans  oublier  Les 
Pourquoi  et  les  Parce  que  de  M"^  Suzanne,  par  M.  Desbeaux  (9). 

Parmi  les  récits  d'aventures  qui  conservent  la  préférence  de  la 
Bunesse,  tout  simplement  parce  qu'ils  sont  dus  à  la  plume  d'écrivains 
ui  ont  une  brillante  imagination  et  ne  la  mettent  qu'au  service  de 
leaux  sentimens,  il  faudrait  nommer  tous  ceux  que  publie  la  maison 
letzel,  invariablement  fidèle  au  programme  de  son  fondateur,  et  tou- 
ours  si  au  courant  de  ce  qui  peut  amuser  ses  jeunes  lecteurs.  Le  Mn- 
asin  a  éducation  et  de  récréation  (10),  dont  la  supériorité  en  ce  genre 
le  s'est  pas  démentie  depuis  plus  de  trente  ans,  —  le  seul  recueil  pé- 
iodique  qui  ait  été  récompensé  par  l'Académie  française,  —  offre  cette 
:nnée,  comme  à  l'ordinaire,  la  plus  grande  variété  de  sujets,  et  le  choix 
les  auteurs  y  répond  au  soin  de  l'illustration.  C'est  tout  d'abord  l'infa- 
igable  Jules  Verne,  dont  le  nouveau  roman,  le  Superbe  Orénoque,  ré- 
erve  les  plus  étonnantes  surprises  jusqu'au  dénoûment  quand  .Jeanne 
le  Kermor...  C'est  André  Laurie,  le  romancier  qui  s'est  fait  une  spécia- 
ité  de  l'éducation  sous  toutes  les  latitudes,  qui  nous  conduit  cette  fois 
!n  Amérique  avec  V Oncle  de  Chicago,  puis  les  Mémoires  à' Un  collégien 
le  Paris  pendant  le  siège,  par  M.  H.  Malin;  —  le  Vieux  Itamasseur  de 

(1)  Jean  Tapin,  par  Danrit,  1  vol.  in-4»  illustré,  par  P.  de  Simant.  Delagrave. 

(2)  Les  Compagnons  de  l'Alliance,  par  M.  Guélary,  1  vol.  in-4"  iliiislrt-.  Marne. 

(3)  Le  Sabre  à  /a  main,  par  M.  Marcel  Luguet,  1  vol.  in-4''  illustré.  Manie. 

(4)  Fils  de  Bourgeois,  par  M.  Jacques  Naurouze,  1  vol.  in-4°  illustré.  Colin. 

(5)  Liberté'  conquise,  par  M.  Massillon-Rouvet.  1  vol.  in-4''  illustré.  H.  May. 

(6)  Souvenirs  d'un  écolier  russe,  par  M.  Pozniakolf,  1   vol.  in-4''.  A.  Hennuycr. 
0)  Histoire  de  XXIV  sonnettes, parM.  René  Bazin,  1  vol.  in-18,  illustré.  11.  Oudin. 

(8)  Le  Petit  Atni  des  pauvres,  par  M"'  la  comtesse  de  Courville,  1  vol.  in-18 
llustré,  H.  Oudin. 

(9)  Les  Pourquoi  et  les  Parce  que  de  A/"«  Suzanne,  par  M.  Emile  Uesbeaux. 
■  vol.  illustré.  Ducrocq. 

(10)  Le  Magasin  d'éducation  et  de  récréation,  1  vol.  jlt.  in-8».  —  Le  Superbe  Oré- 
'oçue,  par  Jules  Verne,  1  vol.  gr.   in-S"  illustré.  —   L  Oncle    de  Chicago,    par 

TOMK  CL.  —  1898.  ^^ 


946  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pierres  et  la  Famille  de  la  Marjolaine,  où  M.  Aimé  Giron  a  prodigué 
autant  d'esprit  que  d'émotion,  enfin,  dans  la  Bibliothèque  Blanche, 
Chemin  glissant,  adapté  d'après  Marko  Wowzock  par  Stahl,  dont  le 
souvenir  est  aussi  Advant  que  l'œuvre  impérissable. 

Les  grandes  aventures  comme  les  voyages  excentriques  ou  de  fan- 
taisie ont  conservé  leur  prestige.  Quoi  de  plus  émouvant  dans  son 
actualité  que  rile  en  Feu{\),  où  M.  Boussenard  retrace  les  plus  drama- 
tiques épisodes  de  la  guerre  de  l'indépendance  cubaine,  ses  héroïsmes, 
et  jusqu'à  la  mort  de  Maceo;  de  plus  passionnant  que  les  chasses  du 
prince  Nicolas  D.  Ghika  durant  Cinq  mois  au  pays  des  Somalis  (2)  ;  d'une 
fantaisie  plus  amusante,  d'une  verve  aussi  intarissable  et  éblouissante 
que  r Enfant  prodigue  (3)  par  M.  Louis  Morin;  les  Fées  en  train  de 
jo/a/sir  (4)  par  Arsène  Alexandre,  Crackville  {b),  par  M.  P.  Legendre, 
avec  les  ingénieux  dessins  de  Métivet,  ou  les  abracadabrantes  Aven- 
tures de  Cadi  Ben-Ahmour  (6)  ;  la  Fin  du  Cheval  (7),  avec  les  réflexions 
philosophiques  de  Pierre  Giffard,  et  les  dessins  de  Robida  qui  ne  le  sont 
pas  moins  dans  leur  mordante  ironie  ;  enfin  Sur  le  Turf  (8),  avec  les 
spirituels  croquis  de  Crafty?  C'est  de  ceux-ci  qu'on  peut  dire,  comme 
Montaigne  disait  de  certains  auteurs  de  son  temps,  «  ils  ont  de  quoy 
rire  par  tout,  il  ne  faut  pas  qu'ils  se  chatouillent.  »  Sans  doute  tout 
cela  n'est  pas  très  catholique.  Quelques-uns  de  ces  livres  sentent  le 
fagot,  mais  il  y  a  fagots  et  fagots,  même  pour  la  Noël,  et  si  quelques 
lecteurs  de  goût  trop  sévère  ou  par  trop  désabusés  ne  sont  pas  satis- 
faits, que  ne  se  contentent-ils  de  regarder  se  dérouler  les  mois  chré- 
tiens dans  le  calendrier  de  Ruduicki  (9),  que  beaucoup  voudront  avoir 
sous  les  yeux  pour  commencer  l'année  ? 

J.  B. 

M.  André  Laurie,  1  vol.  in-8°  illustré.  —  Un  collégien  de  Paris  en  1S70,  par 
M.  H.  Malin,  1  vol.  in-8°  illustré.  —  Le  vieux  Ramasseur  de  pierres,  par  M.  Aimé 
Giron,  1  vol.  in-S".  —  Le  Chemin  glissant,  par  P.-J.  Stahl,  d'après  Marko  Wow- 
zock, 1vol.  in-18,  illustré.  J.  Iletzel  et  G'c. 

(1)  L'Ile  en  Feu,  par  M.  Louis  Boussenard,  1  vol.  in-4''  illustré,  Ernest  Flam- 
marion. 

(2)  Cinq  mois  au  pays  des  Somalis,  par  le  prince  Nicolas  D.  Ghika,  1  vol.  in-8'. 
Berger-Levrault. 

(3)  L'Enfant  prodigue,  par  M.  Louis  Morin,  1  vol.  in-4°  illustré.  Delagrave. 

(4)  Les  Fées  en  train  de  plaisir,  par  M.  Arsène  Alexandre,  1  vol.  in-i"  illustré, 
Société  d'édition  et  de  librairie. 

(5)  Crackville,  par  M.  P.   Legendre,  1  vol.  in-4°  illustré.  Société  d'édition. 

(6)  Aventures  de  Cadi  Ben-Ahmour,  texte  et  illustrations  par  M.  Edmond  Gros, 
1  alb.  in-4°.  Delagrave. 

(■)  La  Fin  du  Cheval,  par  M.  Pierre  GifTard,  illustré  par  Robida.  1  vol.  in-4''.  Colin. 

(8j  Sur  le  Turf,  texte  et  dessins  de  Crafty,  1  vol.  in-4".  Pion. 

(9)  L'Année  Chrétienne,  avec  12  compositions  de  Léon  Uudnicki.  Delagrave. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  décembre. 

Le  discours  que  sir  Edmund  Monson  a  prononcé  il  y  a  quelques 
jours,  au  banquet  annuel  de  la  Chambre  de  commerce  anglaise  de 
Paris,  a  produit  partout  une  stupéfaction  qui  n'est  pas  encore  com- 
plètement dissipée.  On  se  demande  quelle  a  été  l'intention  de  l'ora- 
teur. Il  a  fait  savoir  depuis,  par  une  note  communiquée  à  une  agence, 
que  son  intention  avait  été  bonne,  et  que  son  attitude  antérieure  ne  per- 
mettait pas  de  croire  qu'il  ait  pu  en  être  autrement.  L'expression  avait 
peut-être  trahi  sa  pensée,  ou  ne  l'avait  pas  traduite  d'une  manière  assez 
claire;  mais  cette  pensée  était  tout  amicale.  Nous  le  voulons  bien. 
Sir  Edmund  Monson  a,  en  effet,  le  droit  de  rappeler  que,  depuis  qu'il 
représente  la  Reine  à  Paris,  il  a  compris  et  rempli  son  rôle  dans  un 
véritable  esprit  de  concihation.  Au  cours  de  la  dernière  crise,  tout  en 
exécutant  avec  fermeté  les  instructions  qu'il  avait  reçues,  il  a  é"sdté  ce 
qui  aurait  fait  inévitablement  dégénérer  en  conflit  une  controverse 
délicate  et  pénible.  Mais  ces  souvenirs,  loin  de  nous  aider  à  comprendre 
son  discours,  contribuent  plutôt  à  le  rendre  inexplicable.  Si  les  Anglais 
qid  éprouvent  encore  pour  nous  des  sympathies  et  qui,  par  leur  situa- 
tion même,  sont  obligés  à  notre  égard  à  une  plus  grande  réserve, 
sont  amenés,  sans  le  faire  exprès,  à  tenir  un  pareil  langage,  que  faut- 
il  penser  des  autres?  Toutefois,  nous  ne  voulons  rien  exagérer.  Les 
explications  que  sir  Edmund  Monson  a  données  à  l'Agence  Havas 
doivent,  en  ce  qui  le  concerne,  mettre  fin  à  l'incident.  Sa  personne 
est  désormais  hors  de  cause.  Nous  n'en  sommes  que  plus  à  l'aise 
pour  apprécier  une  manifestation  qu'il  a,  dans  une  certaine  mesure, 
désavouée. 

Peut-être  a-t-il  seulement  cédé  à  cette  manie  sermonneuse  qui 
est  dans  le  caractère  de  sa  race.  Les  Anglais  sont  volontiers  péda- 
gogues. M.  de  Bismarck,  dans  ses  Pensées  e/ À^ouyenir*,  répète  souvent 
que,  lorsqu'il  comptait  le  plus  sur  leurs  sympathies,  et  aussi  lorsqu  il 


948  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'y  comptait  pas,  il  savait  bien  que  ces  sentimens  s'exprimeraient  sur- 
tout par  des  leçons  sous  forme  d'articles  de  journaux.  Articles  de 
journaux  ou  discours,  c'est  un  peu  la  même  chose,  et  les  discours  ne 
nous  ont  pas  plus  manqué  que  les  articles.  Ils  se  sont  multipliés  avec 
une  telle  abondance  que  sir  Edmund  Monson  les  a  comparés  à  une 
pluie  d'étoiles  filantes.  Il  y  a,  paraît-il,  des  saisons  pour  cela  en  Angle- 
terre. C'est  surtout  pendant  les  vacances  du  Parlement  que  les  hommes 
politiques  éprouvent  le  besoin  d'apporter  des  explications  à  leurs  élec- 
teurs; et  de  quoi  pourraient-ils  parler,  sinon  de  la  question  du  jour? 
Ils  en  parlent  donc,  et  sir  Edmund  nous  avertit  charitablement  qu'il 
ne  faut  pas  attacher  alors  beaucoup  d'importance  à  leurs  paroles.  On 
voit  que,  s'il  ne  nous  a  pas  ménagés,  il  n'a  pas  été  moins  caustique 
envers  ses  compatriotes,  fussent-ils  ministres.  Il  a  dit  son  fait  à  tout 
le  monde  avec  une  égale  impartialité  :  c'est  peut-être  pour  cela  que 
tout  le  monde  lui  a  dit  le  sien.  Il  n'a  pas  eu,  suivant  l'expression  con- 
sacrée, une  bonne  presse,  même  chez  lui.  Sans  doute,  certains  jour- 
naux l'ont  approuvé,  mais  d'autres  l'ont  blâmé,  et,  puisqu'il  a  parlé 
de  la  parfaite  unanimité  qui  existe  aujourd'hui  dans  l'opinion  britan- 
nique, il  est  permis  de  constater  qu'elle  s'arrête  à  son  discours.  Beau- 
coup des  plus  fermes  partisans  de  la  porte  ouverte  ont  avoué  que  ce 
principe,  quelque  sacré  qu'il  soit,  ne  devait  pas  s'appliquer  à  l'impor- 
tation en  pays  étranger  de  certains  produits  oratoires  essentiellement 
faits  pour  être  consommés  sur  place.  C'est  ce  dont  sir  Edmund  ne 
s'était  pas  rendu  compte.  Il  a  cru  trouver  un  encouragement  et  une 
excuse  dans  les  libertés  de  langage  que  s'étaient  permises  des  «  per- 
sonnages haut  placés,  »  sans  se  souvenir  qu'il  venait  lui-même  d'en 
faire  justice,  et  non  sans  ironie.  Non  content  de  s'appuyer  sur  l'exemple 
dangereux  des  ministres  anglais,  sir  Edmund,  qui  sentait  confusé- 
ment le  besoin  de  s'entourer  du  plus  grand  nombre  d'autorités  pos- 
sible, a  fait  également  allusion  aux  procédés  de  ce  qu'il  a  appelé  la 
«  diplomatie  nouvelle,  »  diplomatie  dont  il  s'est  déclaré  l'adepte  «  dans 
une  certaine  mesure.  »  Mais  n'a-t-il  pas  dépassé  la  juste  mesure?  Et 
enfin,  qu'est-ce  que  c'est  que  cette  nouvelle  diplomatie?  Serait-ce,  par 
hasard,  l'absence  de  toute  diplomatie?  Il  faut,  paraît- il,  aller  en  cher- 
cher le  modèle  un  peu  loin,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  Sir  Edmund 
Monson  en  attribue,  sinon  l'invention,  au  moins  les  progrès  à  !'«  origi- 
nalité de  l'esprit  américain.  »  Nous  avons  lu  les  journaux  américains; 
ils  ne  se  montrent  pas  du  tout  flattés  de  la  sohdarité  que  le  malencon- 
treux orateur  paraît  vouloir  leur  faire  partager.  Enfin,  dans  tout  l'uni- 
vers civilisé,  l'impression  a  été  la  même,  et  sir  Edmund  Monson  n'y  a 


REVLi:. ■■    ClIROMOLE.  949 

pas  trouvé  un  défenseur.  Il  a  rappelé  le  \'ieil  adage  :  maviter  in  modo, 
forliler  inre;  mais  la  diplomatie  d'autrefois  s'entendait  mieux  à  l'ap- 
pliquer que  celle  de  maintenant.  Quelles  que  fussent  les  passions  qui 
fermentaient  dans  une  nation  et  qui  agitaient  son  gouvernement,  les 
diplomates  restaient  imperturbablement  corrects  et  polis.  Ils  savaient 
que,  de  leur  part,  le  moindre  geste  trop  vif,  le  moindre  éclat  de  voix 
pouvaient  déchaîner  des  tempêtes,  et  ils  ?'en  abstenaient  avec  soin. 
Nous  persistons  à  croire  que  cette  antique  école  avait  du  bon,  et  qu'on 
y  re^àendra.  Les  Américains  eux-mêmes,  au  risque  de  perdre  quelque 
chose  de  leur  originalité,  modifieront  leur  manière.  Lorsqu'ils  restaient 
chez  eux,  ils  pouvaient  tout  se  permettre  ;  mais  depuis  qu'ils  se  sont 
engagés  dans  une  politique  internationale  dont  les  développemens 
doivent  les  mettre  en  rapports  quotidiens  avec  toutes  les  puissances 
de  l'Europe,  ils  comprendront  la  nécessité  d'une  réforme;  et  elle  se 
fera  en  eux  tout  naturellement. 

Mais  en  voilà  assez  sur  la  forme  insolite  d'un  discours  •  c'est  le  fond 
surtout  qui  nous  intéresse,  et  sur  le  fond  il  n'y  a  aucune  différence 
appréciable  entre  le  langage  de  sir  Edmund  et  celui  que  tiennent, 
depuis  quelques  mois,  ses  compatriotes  les  plus  en  vue.  Les  reproches 
qu'on  nous  adresse,  qu'ils  soient  exprimés  sur  les  bords  de  la  Seine  ou 
sur  ceux  de  la  Tamise,  sont  exactement  les  mêmes,  c'est-à-dire  égale- 
ment injustes.  De  quoi  nous  accuse-t-on,  en  effet,  et  que  signifie  ce  giief 
sans  cesse  renouvelé  de  pratiquer  à  l'égard  de  nos  voisins  une  politique 
de  piqûres  d'épingle?  Les  mots  ont  un  tel  pouvoir  par  eux-mêmes, 
qu'à  force  d'être  répétés  ils  finissent  par  s'emparer  des  esprits,  et  nous 
sommes  d'autant  moins  surpris  que  les  Anglais  croient  à  nos  torts 
envers  eux,  qu'en  France  même,  l'opinion,  dans  sa  loyauté  un  peu  cré- 
dule, se  demande  si  effectivement  nous  ne  nous  en  serions  pas  rendus 
coupables.  Beaucoup  s'en  vont  répétant  qu'U  faut  désormais  aban- 
donner la  politique  des  coups  d'épingle.  Si  nous  l'avons  suivie,  certes, 
il  n'est  que  temps  d'y  renoncer;  mais  nous  voudrions  bien  savoir  où, 
quand,  comment,  nous  l'avons  fait?  Nous  avons  eu,  depuis  quelques 
années,  à  régler  avec  l'Angleterre  un  nombre  assez  considérable  de 
questions,  dont  quelques-unes  étaient  compliquées  et  délicates.  Il 
y  en  a  eu  notamment  en  Asie  et  en  Afrique,  au  Siam,  à  Madagascar, 
à  Zanzibar,  en  Tunisie,  sur  le  Niger.  Partout,  nous  sommes  arrivés  à 
des  arrangemens  dont  les  deux  pays,  le  lendemain  du  jour  où  ils 
ont  été  conclus,  se  sont  tout  d'abord  déclarés  contens.  Sir  Edmund 
Monson  lui-même,  dans  son  discours  à  la  Chambre  de  commerce,  a 
parlé  de  la  longue  négociation,  —  elle  a  duré  huit  mois,  —  qui  a  ré- 


9o0  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

cemment  abouti  au  règlement  de  la  question  du  Niger.  «  Elle  s'est  ter- 
minée, a-t-il  dit,  par  un  arrangement  véritablement  honorable  et  sa- 
tisfaisant pour  les  deux  parties.  »  Voilà  donc  une  affaire  où  il  n'y  a  pas 
eu  de  piqûre  d'épingle.  Mais  qu'on  nous  en  cite  une  où  U  y  en  ait  eu. 
Serait-ce  au  Siam?  La  négociation,  là  encore,  a  été  lente  et  laborieuse, 
mais,  en  fin  de  compte,  nous  avons  accepté  les  propositions  faites  par 
l'Angleterre  elle-même,  et  tout  s'est  si  bien  terminé  à  sa  satisfaction 
qu'elle  a  cru  devoir  ajouter  quelque  chose  à  la  nôtre,  par  l'engagement 
de  régulariser  notre  situation  respective  en  Tunisie.  De  longs  mois 
n'en  ont  pas  moins  été  encore  nécessaires  pour  arriver  à  la  solution 
promise,  et  l'Angleterre  a  été  la  dernière  de  toutes  les  puissances  qui 
ait  consenti  à  un  accord  définitif  avec  nous.  Où  est  la  piqûre  d'épingle? 
Est-ce  à  Zanzibar  que  nous  l'avons  donnée  à  l'Angleterre?  Nous 
avons  renoncé  pour  elle  aux  atics  anciennes  que  nous  avions  pu 
avoir  sur  cette  partie  de  l'Afrique,  et  aux  droits  politiques  qui  déri- 
vaient du  traité  de  186:2,  et  nous  lui  avons  demandé  en  retour  la 
reconnaissance  de  notre  situation  à  Madagascar,  et  un  commencement 
de  règlement  des  affaires  de  l'Afrique  occidentale.  Où  est  le  coup 
d'épingle?  En  vérité,  lorsque  nous  avons  vu,  depuis,  l'usage  ou  l'abus 
qu'a  fait  l'Angleterre  des  droits  que  lui  a  donnés  la  bataille  d'Omdur- 
man,  nous  aurait-U  été  interdit  d'invoquer  alors  ceux  que  nous  avait 
donnés  notre  expédition  à  Tananarive?  De  quelque  côté  qu'on  se 
tourne,  notre  pohtique  s'est  constamment  faite  au  grand  jour,  et  elle 
a  été  exempte  de  cet  esprit  de  taquinerie  sournoise  qu'on  lui  attribue 
si  gratuitement.  C'est  une  légende  que  l'on  crée  contre  nous,  et  contre 
laquelle  nous  protestons.  Fachoda  même  n'a  pas  été  un  trait  de  cette 
prétendue  pohtique.  Tout  le  monde  connaissait  la  mission  Marchand; 
nos  journaux  coloniaux  avaient  donné  sur  eUe  les  détails  les  plus 
abondans;  des  hvres  même  avaient  été  écrits  sur  son  compte.  Per- 
sonne ne  s'est  indigné  que  nous  l'ayons  envoyée  sur  le  Nil;  on  s'est 
indigné  seulement  qu'elle  soit  arrivée  à  son  but.  Mais  nous  ne  voulons 
pas  revenir,  —  à  quoi  bon?  —  sur  une  controverse  épuisée.  Nous 
avons  quitté  Fachoda  :  que  veut-on  de  plus? 

Faut-il  prendre  plus  au  sérieux  un  autre  reproche  qu'on  nous  adresse, 
et  que  sir  Edmund  Monson  n'a  pas  manqué  de  reproduire,  car  U  a  tenu 
à  être  complet?  «  Nous  demandons  à  la  France,  a-t-il  dit,  de  traiter 
avec  nous  tout  différend  avec  le  désir  sincère  d'arriver  à  un  arrange- 
ment équitable,  sans  nourrir  l'arrière-pensée  de  gagner  une  victoire 
diplomatique,  ou  de  conclure  un  contrat  dans  lequel  l'avantage  serait 
tout  de  son  côté.  »  Si  nous  avons  jameds  nourri  cette  arrière-pensée. 


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REVUE.    CUROMQUE.  9i>l 

nous  l'avons  médiocrement  réalisée,  et,  si  nous  avons  cru  le  contraire, 
c'est  que  nous  nous  sommes  contentés  de  peu.  Mais,  cette  fois  encore, 
qn'on  nous  dise  où,  quand,  comment  nous  avons  laissé  apercevoir  de 
pareilles  prétentions.  Nous  savons  fort  bien,  pour  notre  compte,  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  risqué  que  ce  qu'on  appelle  «  une  victoire  diplo- 
matique,» parce  que  ces  victoires  amènent  presque  toujours  une 
réaction  ou  une  contre-partie;  mais  ce  danger,  il  y  a  longtemps  que 
nous  ne  nous  y  sommes  pas  exposés.  Toutes  les  fois  que  nous  avons 
conclu  un  arrangement  avec  l'Angleterre,  nos  coloniaux  ont  déclaré  à 
grands  cris  que  nous  avions  été  dupés,  et  il  a  fallu  leur  expliquer  ce 
qu'a  si  bien  dit  sir  Edmund  Monson,  à  savoir  qu'un  arrangement  com- 
porte inévitablement  des  concessions,  c'est-à-dire  des  sacrifices  réci- 
proques. En  Angleterre  aussi,  des  réclamations,  des  récriminations  du 
même  genre  se  sont  produites  en  pareille  occurrence,  car,  si  nous  avons 
nos  chauvins,  l'Angleterre  a  les  siens,  et  des  deux  côtés  de  la  Manche 
cette  espèce  d'hommes  est  la  même.  Elle  est  d'ailleurs  utile,  malgré 
ses  exigences,  pour^^l  qu'on  ait  soin  de  ne  pas  s'y  asservir.  Mais,  chez 
nous,  il  y  a  toujours  eu  des  hommes  publics,  des  orateurs,  des  écri- 
vains pour  rappeler  qu'un  contrat  ne  pouvait  être  durable  qu'à  la 
condition  de  n'être  pas  léonin,  et,  finalement,  l'opinion  les  a  crus.  En 
a-t-il  été  de  même  chez  nos  voisins?  Alors,  que  signifie  cette  levée 
de  boucliers  contre  la  France?  Ce  n'est  pas  nous  qui  cherchons  de 
grands  et  éclatans  succès  et  qui  poursuivons  des  victoires  diploma- 
tiques, mais  bien  les  Anglais,  et  sir  Edmund  aurait  dû  adresser  ses 
leçons  à  ses  compatriotes.  Un  mauvais  vent  a  soufflé  sur  eux.  Sans 
doute  il  n'y  aura  là  qu'une  de  ces  bourrasques  passagères  qui 
tombent  et  se  dissipent  après  avoir  sévi  quelque  temps,  toujours 
trop  longtemps  à  notre  gré.  On  assure  déjà  que  le  calme  commence  à 
revenir.  Nous  l'espérons,  nous  le  souhaitons  surtout,  quoique  les 
symptômes  favorables  ne  soient  encore  ni  bien  nombreux,  ni  bien 
distincts. 

Le  récent  discours  que  M,  Chamberlain  a  prononcé  à  Wakefield 
n'est  certainement  pas  un  de  ces  symptômes.  Il  peut  se  résumer 
ainsi  :  nous  avons  tant  d'amis  que  nous  n'avons  vraiment  pas  besoin  de 
l'amitié  de  la  France,  et  que  ce  serait  de  notre  part  une  grande  faute 
de  la  payer  plus  cher  qu'elle  ne  vaut.  Dans  sa  perspicacité,  M.  Cham- 
berlain a  reconnu  que  le  danger  de  l'heure  présente  pour  l'An- 
gleterre était  de  priser  trop  haut  l'amitié  de  la  France,  et  de  faire 
trop  de  sacrifices  pour  l'obtenir.  A  quoi  bon?  On  peut  s'en  passer. 
M.  Chamberlain  passe  triomphalement  en  revue  toutes  les  autres 


952  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amitiés  dont  l'Angleterre  dispose.  Il  y  a  d'abord  les  États-Unis  :  tout  le 
monde  sait  que,  pour  le  moment,  les  relations  des  deux  pays  vont 
jusqu'à  l'intimité  la  plus  étroite.  On  le  dit  beaucoup  en  Angleterre,  on 
le  dit  un  peu  moins  en  Amérique,  mais  on  s'en  montre  flatté.  Admettons 
que  la  réciprocité  des  sentimens  que  se  portent  l'Angleterre  et  les  États- 
Unis  soit  durable;  en  quoi  aurions-nous  à  nous  en  alarmer?  M.  Cham- 
berlain continue,  en  se  tournant  du  côté  de  l'Orient  :  «  Je  crois,  dit-il, 
qu'un  accord  avec  la  Russie  est  désirable  et  même  nécessaire,  si  nous 
ne  voulons  pas  arriver  à  de  grandes  complications.  La  difficulté  n'est 
pas  insurmontable.  »  Et  M.  Chamberlain  poursuit  son  raisonnement 
comme  si  elle  était  déjà  surmontée.  Peut-être  est-ce  aller  un  peu  ^1te 
en  besogne.  Mais,  à  supposer  que  l'entente  anglo-russe  se  réalise  en 
Extrême-Orient,  nous  n'en  serions  pas  fâchés  pour  la  Russie  et  nous 
n'aurions  aucun  motif  d'en  prendre  ombrage.  Nous  avons  également 
des  rapports  avec  la  Russie,  et  nous  ne  croyons  pas  qu'ils  soient  ap- 
pelés à  souffrir  d'un  rapprochement  éventuel  qui  s'opérerait  entre 
Saint-Pétersbourg  et  Londres  sur  un  sujet  déterminé.  Et  pourquoi 
n'en  dirions-nous  pas  autant  de  l'Allemagne? M.  Chamberlain,  qui  pro- 
pose son  amitié  à  tout  le  monde,  sauf  à  nous,  ne  manque  pas  de  l'offrir 
à  une  aussi  grande  puissance  que  l'empire  allemand,  et,  en  l'offrant, 
il  la  fait  valoir.  «  L'amitié  de  l'Angleterre,  dit-il,  dans  l'état  actuel,  est 
une  chose  précieuse.  »  Sans  doute,  bien  que  tout  dépende  des  condi- 
tions où  on  l'obtient.  M.  Chamberlain  expose  que,  dans  ces  derniers 
temps,  l'Angleterre  et  l'Allemagne  ont  échangé  leurs  vues  sur  un  cer- 
tain nombre  de  questions,  et  qu'elles  ont  constaté  que  leurs  intérêts 
n'étaient  en  opposition  sur  aucune.  Soit;  mais  M.  Chamberlain  fait 
beaucoup  de  bruit  autour  d'un  incident  assez  ordinaire.  Nous  avons, 
nous  aussi,  échangé  des  vues  et  fait  des  arrangemens  coloniaux  avec 
l'Allemagne,  et  très  vraisemblablement  l'occasion  s'en  présentera 
encore.  Dans  l'expansion  de  notre  politique  d'outre-mer,  si  nous  avons 
eu  parfois  des  difficultés  avec  nos  voisins  de  l'Ouest,  nous  n'en  avons 
jamais  eu  avec  nos  voisins  de  l'Est.  L'entente  avec  ces  derniers  a  tou- 
jours été  facile,  et  nous  avons  pu  constater  à  plus  d'une  reprise  que, 
bien  loin  d'être  en  conflit,  nos  intérêts  pouvaient  se  combiner  au  point 
de  se  prêter  un  mutuel  appui.  Gela  s'est  vu  en  Afrique;  cela  s'est  vu  en 
Asie  où,  trop  récemment  encore  pour  que  M.  Chamberlain  l'ait  oublié, 
la  France,  la  Russie  et  l'Allemagne  se  sont  trouvées  d'accord  en 
dehors  de  l'Angleterre.  Ce  sont  là  des  faits  usuels,  surtout  en  un  temps 
où  la  politique  des  grandes  nations  est  devenue  si  complexe,  et  em- 
brasse des  territoires  si  divers  et  si  éloignés  les  uns  des  autres,  qu'il 


REVIE.    —    CHRONIQUE.  953 

n'est  plus  possible  de  la  réduire  à  l'étroitesse  d'un  seul  principe  ou 
même  d'une  seule  alliance.  Mais  nous  n'avons  pas  tiré  de  ces  acci- 
dens  les  conséquences  grandioses  qu'en  tire  M.  Chamberlain  lors- 
qu'il s'écrie  :  «  Je  pense  que  nous  pouvons  espérer  qu'à  l'avenir  la 
plus  grande  puissance  navale  du  monde  et  la  plus  grande  puissance 
militaire  auront  des  rapports  de  plus  en  plus  fréquens  et  que  leur 
influence  combinée  pourra  être  employée  en  faveur  de  la  paix,  etc.  » 
Ce  bel  enthousiasme  n'est  pas  aussi  communicatif  qu'on  pourrait  le 
croire,  et  M.  de  Bulow,  dans  le  discours  qu'il  vient  de  prononcer  au 
Reicbstag,  ne  semble  le  partager  qu'avec  discrétion.  <»  Le  concert  que 
nous  avons  établi  sur  certains  points  avec  l'Angleterre  ne  porte  pas 
préjudice,  dit-il,  à  de  très  précieuses  relations  avec  d'autres  nations.  » 
Mais  quel  magnifique  tableau  !  La  plus  grande  puissance  maritime 
du  monde,  la  plus  grande  puissance  militaire  du  monde,  le  plus  grand 
des  États  ci^^lisés,  —  ce  sont  les  États-Unis  que  M.  Chamberlain 
désigne  ainsi,  —  enfin  la  Russie,  et  même  le  Japon,  car  il  ne  faut 
rien  négliger,  tel  est  le  prodigieux  faisceau  de  forces  diverses  que 
compose  l'orateur  de  Wakefield,  un  peu  pour  en  éblouir  ses  compa- 
triotes, et  un  peu  aussi  pour  nous  en  intimider.  Peut-être  les  pre- 
miers s'en  laisseront-ils  émerveiller,  mais  nous  n'avons  aucune  raison 
de  nous  en  laisser  effrayer.  N'ayant  de  mauvais  desseins  ni  contre 
l'Allemagne,  ni  contre  la  Russie,  ni  contre  les  États-Unis,  ni  contre 
le  Japon,  ni  même  contre  l'Angleterre,  nous  croyons  qu'aucun  de  ces 
pays  ne  peut  en  avoir  contre  nous,  et,  pour  la  plupart  d'entre  eux, 
nous  en  sommes  même  parfaitement  certains.  Nous  croyons  de  plus 
que,  même  quand  on  possède  d'aussi  puissantes  amitiés,  et,  à  sup- 
poser qu'elles  soient  toutes  parfaitement  sincères  et  solides,  celle  de 
la  France  conserve  néanmoins  sa  valeur  propre,  et  que  ce  n'est  pas^ 
faire  preuve  d'une  grande  sûreté,  ni  d'une  grande  noblesse  d'esprit 
que  de  la  traiter  comme  négligeable. 

Gela  dit,  nous  en  revenons  toujours  à  demander  ce  que  l'Angle- 
terre veut  de  nous.  Il  est  impossible  de  rester  longtemps  encore  dans 
l'état  où  elle  nous  entretient  et  s'entretient  elle-même.  Si  elle  n'a  plus 
rien  à  nous  demander,  qu'elle  mette  fin  à  des  polémiques  sans  objet. 
Si,  au  contraire,  elle  estime  quU  y  a  lieu  de  régulariser  avec  nous 
un  certain  nombre  de  questions,  qu'elle  le  dise  sans  tant  de  fracas. 
Elle  trouvera  de  notre  part  le  même  esprit  que  par  le  passé.  Les  der- 
nières circonstances,  quelque  désobligeantes  qu'elles  aient  été  pour 
nous,  n'ont  pas  modifié  nos  dispositions.  Il  semble  que  le  moment 
soit  propice  pour  revenir  aune  politique  normale.  Nous  avons  envoyé 


9oi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  nouvel  ambassadeur  à  Londres;  M.  Paul  Cambon  ne  fera  pas 
mieux  que  M.  le  baron  de  Courcel,  qui  avait  la  confiance  des  deux 
gouvernemens,  et  dont  la  mission  n'a  pris  fin  que  parce  qu'il  l'a  voulu, 
mais  on  peut  entamer  avec  lui  des  affaires  de  plus  longue  baleine, 
puisqu'il  arrive  à  Londres  pour  y  rester  longtemps.  Son  envoi  en  ce 
moment  montre,  de  la  part  du  gouvernement  de  la  République,  le 
désir  de  ne  laisser  aucune  solution  de  continuité  dans  ses  rapports 
avec  l'Angleterre.  Nos  sentimens  sont  ce  qu'ils  doivent  être  après  ce 
qui  s'est  passé,  mais  la  politique  de  bouderie  n'est  pas  la  nôtre,  elle 
serait  au-dessous  de  notre  dignité.  Nos  intérêts  seuls  nous  touchent; 
nous  sommes  prêts  à  les  discuter  avec  l'Angleterre,  à  les  défendre  s'il 
le  faut,  mais  aussi  à  les  concilier  avec  les  siens,  dans  toute  la  mesure 
où  elle  nous  le  rendra  possible.  En  politique,  on  doit,  sinon  oublier 
bien  des  choses,  au  moins  les  considérer  comme  périmées.  C'est  du 
côté  de  l'avenir  que  nous  regardons.  S'il  nous  faut  encore  subir  quel- 
ques discours,  nous  continuerons  d'opposer  un  silence  imperturbable 
à  une  aussi  extraordinaire  verbosité,  et  nous  ne  désespérons  pas  que 
cette  attitude  ne  nous  vaille  des  sympathies,  même  parmi  les  nations 
dont  M.  Chamberlain  se  croit  si  sûr  d'avoir  monopolisé  l'amitié. 

Les  affaires  de  Crète,  qui  viennent  d'aboutir,  non  pas  sans  doute  à 
un  dénouement  définitif,  mais  à  un  résultat  très  important  et,  à  beau- 
coup d'égards,  décisif,  ont  montré  qu'au  milieu  d'autres  préoccupations, 
nous  savions  persévérer  dans  la  politique  que  nous  a\'ions  adoptée, 
sans  que  rien  ne  pût  nous  en  détourner  ou  nous  en  distraire.  Les 
quatre  puissances,  depuis  qu'elles  sont  livrées  à  elles-mêmes,  ont 
donné  le  spectacle  et  le  modèle  du  plus  parfait  accord.  Cela  est  dû, 
pour  une  grand  part,  aux  quatre  amiraux  qu'elles  avaient  en  Crète. 
Lord  Salisbury,  au  banquet  du  lord  maire,  a  fait  l'éloge  de  l'amiral 
anglais  en  déclarant  qu'il  avait  fait  la  meilleure  des  diplomaties.  C'est 
aussi  notre  sentiment,  et  peut-être  lord  Salisbury  ne  croyait-il  pas  si  bien 
dire.  On  a  vu  d'ailleurs  un  de  ces  auiiraux  devenir  ministre  des  afTaires 
étrangères  de  son  pays  et  s'acquitter  de  sa  tâche  nouvelle  avec  une 
habileté  qui  ne  laissait  rien  à  désirer.  Qui  aurait  cru  qu'un  condomi- 
nium  militaire  réussirait  si  bien,  et  qu'U  se  terminerait  sans  qu'au- 
cune des  parties  cherchât  à  en  tirer  un  avantage  exclusif?  Tout 
arrive. 

Au  moment  où  nous  écrivons,  le  prince  Georges  de  Grèce  est 
sur  le  point  de  quitter  Athènes  pour  se  rendre  à  La  Canée.  Il  s'y  rend 
avec  le  titre  de  haut  commissaire  des  puissances,  chargé  d'opérer  la 


REVUE.    — ■■    CHROMOLE.  9o5 

paciflcation  de  l'île  et  d'y  établir  une  administration  régulière.  Ses 
pouvoirs  auront  une  durée  de  trois  ans,  et  seront  renouvelables.  Son 
premier  soin  devra  être,  d'accord  avec  l'assemblée  nationale  où  tous 
les  élémens  crétois  seront  représentés,  d'instituer  un  système  de  gou- 
vernement autonome,  capable  d'assurer  dans  une  égale  mesure  la  sé- 
curité des  personnes  et  des  biens,  ainsi  que  l'exercice  de  tous  les  cultes. 
Il  devra  en  outre  procéder  immédiatement  à  l'organisation  dune  gen- 
darmerie ou  d'une  milice  locale,  à  même  de  garantir  l'ordre.  Tels  sont 
les  termes  à  peu  près  textuels  du  mandat  (jui  lui  a  été  confié,  et  qu'il  a 
accepté  avec  l'autorisation  du  roi  son  père.  Gomme,  pour  toutes  choses, 
il  faut  de  l'argent,  chacune  des  quatre  puissances  lui  fera  une  avance 
d'un  million  à  valoir  sur  l'emprunt  futur.  Le  prince  aura  donc  quatre 
milUons  pour  les  premiers  besoins  :  très  probablement  ils  seront  bien- 
tôt épuisés,  —  non  pas  les  besoins,  mais  les  millions.  Quant  au  sul- 
tan, sa  suzeraineté  est  formellement  reconnue,  et  son  drapeau 
flottera  sur  un  des  points  fortifiés  de  l'île  ;  mais  c'est  tout  ce  qui  res- 
tera de  lui,  un  symbole,  un  souvenir.  Le  prince  Georges  ne  sera  même 
pas  son  vassal.  Ce  n'est  pas  sans  motifs  qu'on  lui  a  donné  le  simple 
titre  de  haut  commissaire  :  pour  le  nommer  gouverneur,  il  aurait  fallu 
obtenir  l'assentiment,  et  même  l'investiture  du  sultan,  et  on  n'y  aurait 
certainement  Jamais  réussi.  Lorsque  le  sultan  a  su  que  les  puissances 
avaient  fait  choix  d'un  prince  hellène  pour  l'envoyer  en  Crète,  sa  dou- 
leur a  été  vive  et  il  s'est  répandu  en  protestations,  qu'il  a  adressées  ù 
toutes  les  puissances.  Il  aurait  accepté  toute  autre  solution  de  préi'é- 
rence  à  ceUe-là  ;  mais,  au  point  où  on  en  était,  c'est  précisément  celle-là 
qui  était  indiquée.  C'était  celle  qui  devait  être  accueilUe  le  plus  fa- 
vorablement en  Crète;  elle  y  était  désirée  et  attendue,  et  le  sultaa 
avait  si  maladroitement  manœuvré  depuis  quelques  mois  que  ses  pré- 
férences ou  ses  répugnances  ne  pouvaient  plus  être  que  d'un  poids 
léger  dans  la  balance.  Au  reste,  cette  solution  s'est  imposée  par  les 
fautes,  non  seulement  du  sultan,  mais  des  puissances,  et  par  une 
conjuration  des  événemens  qui  a  été  la  plus  forte.  Ce  n'est  pas  à  dii*e 
que  les  quatre  puissances  n'étaient  pas  disposées  à  s'y  ralUer;  elles 
la  désiraient  au  contraire  depuis  longtemps;  mais,  pour  réaliser  ce 
désir,  il  a  fallu,  d'abord  quelles  se  trouvassent  déhvrées  du  veto  de 
l'Allemagne,  et  ensuite  qu'elles  n'eussent  plus  de  ménagemens  à  gar- 
der envers  la  Porte.  On  sait  comment  l'Allemagne,  suivie  de  l'Au- 
triche, a  quitté  le  concert  européen,  tout  en  protestant  qu'elle  y  restait 
fidèle  par  le  cœur.  Après  cette  retraite,  l'empereur  Guillaume  n'avait 
plus  qu'à  accepter  les  décisions  des  quatre  puissances,  et  c'est  ce  qu'a 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait  très  galamment  son  ministre  des  afTaires  étrangères  devant  le 
Reichstag.  «  Nous  ne  pouvons  pas  nous  dissimuler,  a  dit  M.  deBulow, 
en  présence  de  la  façon  dont  on  a  pris  en  main  le  problème  crétois^ 
que  ce  n'est  pas  le  nombre  des  cuisiniers  qui  rend  la  soupe  meilleure.  » 
En  fait,  l'empereur  Guillaume  avait  perdu  tout  moyen  de  s'opposer 
au  choix  des  autres  puissances,  et  de  rendre  à  son  ami  le  sultan  le 
service  qu'il  aurait  le  plus  apprécié.  On  assure  que,  dans  les  conver- 
sations que  les  deux  souverains  ont  eues  récemment  à  Constanti- 
nople,  il  n'a  pas  été  question  entre  eux  de  la  Crète  ;  nous  le  croyons 
sans  peine,  car  que  se  seraient-ils  dit?  C'est  le  jour  même  où  l'empe- 
reur entrait  à  Constantinople  que  les  dernières  troupes  ottomanes  quit- 
taient les  eaux  candiotes.  La  coïncidence  était  fâcheuse. 

Ce  dénouement  ne  se  serait  pourtant  pas  produit,  ou  du  moins  il 
aurait  été  retardé,  si  la  Porte,  comprenant  mieux  la  situation,  avait  mis 
tous  ses  soins  à  éviter  un  conflit  qui  ne  pouvait  que  très  mal  tourner 
pour  elle.  L'Europe,  après  tant  d'autres,  faisait  un  nouvel  aveu  d'im- 
puissance lorsque,  au  mois  de  juin  dernier,  à  la  suite  d'une  longue 
négociation  dont  la  Russie  avait  pris  l'initiative,  elle  organisait,  sous  le 
contrôle  des  amiraux,  un  comité  exécutif  pris  dans  l'assemblée  Cre- 
toise, et  partageait  l'administration  de  l'île  entre  ce  comité,  d'une  part, 
et  les  amiraux,  de  l'autre.  C'était  la  reconnaissance  d'une  assemblée 
qui  avait  été  considérée  jusqu'alors  comme  révolutionnaire,  et  à  la- 
quelle on  donnait  un  titre  régulier  pour  administrer  la  plus  grande 
partie  du  pays.  Cette  solution  bâtarde  se  contentait  de  perpétuer  un 
statu  quo  qui  pesait  à  tout  le  monde,  et  qui  ne  durait  que  par  ce  qu'on 
espérait  le  voir  cesser  bientôt.  Elle  ne  pouvait  satisfaire  ni  l'assemblée 
qui  voulait  être  complètement  débarrassée  de  la  sujétion  de  la  Porte, 
ni  la  Porte  qui  voulait  conserver  ses  droits  souverains  et  continuer 
de  les  exercer,  ni  les  amiraux  qui  sentaient  le  mécontentement  gran- 
dir de  part  et  d'autre  et  qui  annonçaient  comme  inévitable  une  explo- 
sion prochaine.  Toute  la  question  était  de  savoir  d'où  elle  viendrait  : 
elle  est  venue  des  musulmans.  Les  amiraux,  pour  se  procurer  les  res- 
sources indispensables  à  la  nouvelle  administration,  avaient  décidé  de 
percevoir  eux-mêmes  les  dîmes  et  les  droits  de  douane.  Les  musul- 
mans dépossédés  ont  perdu  la  tête  et  se  sont  hvrés  aux  massacres  de 
Candie.  Dès  lors  le  gouvernement  provisoire,  si  péniblement  institué, 
avait  vécu.  Le  comité  exécutif  donnait  sa  démission  et  ne  la  reprenait 
provisoirement  que  pour  laisser  le  temps  de  trouver  autre  chose. 
Mais  quoi?  L'initiative,  cette  fois,  est  venue  du  gouvernement  ilaUen. 
L'ItaUe,  qui  avait  fait  acte  d'indépendance  en  restant  dans  le  concert 


I 


REVUE.    —    ClinOMQUE.  9o7 

des  quatre  puissances,  y  a  joué  un  rôle  important.  C'est  elle  qui  a  pro- 
posé une  démarche  décisive  auprès  de  la  Porte,  pour  lui  demandei 
formellement  que  l'île  fût  confiée  aux  puissances  et  que  les  autorités 
ottomanes,  aussi  bien  que  les  troupes  turques,  en  fussent  retirées  dans 
un  bref  délai.  La  proposition,  bien  accueillie  à  Paris,  à  Saint-Péters- 
bourg et  à  Londres,  a  été  exécutée  avec  une  grande  énergie.  La 
Porte  a  usé  de  tous  les  moyens  dilatoires  qui  étaient  en  son  pouvoir; 
elle  a  présenté  toutes  les  objections  et  toutes  les  contre-propositions 
que  pouvait  inventer  la  diplomatie  la  plus  subtile;  elle  a  demandé 
finalement  que  quelques  troupes  turques  restassent  dans  quelques 
\'illes  de  la  côte  pour  y  serWr  de  symbole  à  la  souveraineté  ottomane. 
Les  puissances  y  auraient  peut-être  consenti  si  Al.  Delcassé  n'avait  pas 
émis  une  opinion  défavorable.  On  a  accordé  à  la  Porte  un  drapeau, 
rien  de  plus,  et,  en  somme,  on  a  eu  raison.  Les  dépêches  des  amiraux 
et  les  rapports  de  nos  agens  ne  cessaient  de  répéter  que,  si  l'on  vou- 
lait le  rétablissement  de  l'ordre,  on  ne  l'obtiendrait  que  par  une  so- 
lution radicale.  L'assemblée  Cretoise  promettait  une  pacification  im- 
médiate, si  les  derniers  soldats  turcs  disparaissaient;  mais,  dans  le  cas 
contraire,  il  ne  fallait  pas  y  compter.  L'assemblée  tiendra-t-elle  sa  pro- 
messe ,  maintenant  que  ses  désirs  sont  accomplis?  Les  premières 
apparences  le  font  croire.  L'enthousiasme  aujourd'hui  est  immense. 
Le  Comité  exécutif  a  lancé  une  proclamation  qui  ordonne  le  désarme- 
ment de  toute  la  population  chrétienne,  déclare  que  les  chrétiens  n'ont 
plus  aucun  droit  de  détenir  les  propriétés  des  musulmans  dans  l'inté- 
rieur du  pays,  et  leur  recommande  de  traiter  désormais  ces  musul- 
mans en  frères.  Le  mouvement  est  si  beau  qu'on  se  demande  s'il 
durera.  En  tout  cas,  il  serait  bon  que  le  prince  se  rendît  dans  l'île  sans 
retard,  afin  de  profiter  de  ces  premières  impressions,  qui  sont  excel- 
lentes. Il  sera  admirablement  accueilU  à  La  Canée;  il  trouvera  autour 
de  lui  un  empressement  général;  chacun  s'appliquera  à  l'aider  dans  sa 
tâche,  mais  cette  tâche  reste  lourde,  et  il  est  à  prévoir  qu'après  le  pre- 
mier épanchement  de  la  joie  populaire,  d'autres  diflicultés  reparaî- 
tront. 

On  dira  peut-être  qu'il  y  a  quelque  chose  de  merveilleux  dans  les 
facilités  que  rencontre  cette  solution,  et  que  l'événement  donne  un 
démenti  aux  craintes  exprimées  autrefois  par  la  diplomatie  euro- 
péenne, lorsqu'elle  a  fait  obstacle  au  débarquement  du  prince  Georges 
en  Crète  et  à  la  prise  de  possession  de  l'île  par  les  troupes  grecques. 
Mais  tout  est  affaire  d'occasion  et  d'opportunité.  Ce  qui  est  vrad  un 
jour  ne  l'est  plus  le  lendemain  :  l'art  de  la  politique  est  de  savoir 


9o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

attendre  et  de  saisir  le  bon  moment.  Nous  ne  croyons  pas,  encore 
aujomrd'hui,  que  la  diplomatie  européenne  ait  éprouvé  des  appréhen- 
sions absolument  chiméricjues  lorsqu'elle  s'est  opposée  à  un  agran- 
dissement de  la  Grèce,  même  en  dehors  du  continent,  alors  que  la 
guerre  avait  éclaté  en  Thessalie  et  que  toutes  les  principautés  balka- 
niques, anxieuses  et  impatientes,  n'étaient  que  difficilement  retenues 
ou  contenues  dans  leurs  frontières.  La  moindre  imprudence  aurait 
pu  amener  des  hostilités  générales.  H  est  facile  de  nier  le  danger  lors- 
qu'il est  passé,  mais  un  danger  qui  était  reconnu  à  Londres,  à  Rome, 
à  Vienne,  à  Berlin,  et  même  à  Saint-Pétersbourg,  aussi  bien  qu'à  Paris, 
ne  pouvait  pas  manquer  de  quelqr.e  réalité.  Les  esprits  étaient  partout 
surexcités.  Le  calme  est  venu  ensuite,  puis  la  lassitude.  Personne, 
maintenant,  n'aurait  l'idée  de  rallumer  la  guerre  qui  s'est  éteinte.  Voilà 
pourquoi  ce  qui  était  périlleux,  il  y  a  deux  ans,  a  cessé  de  l'être;  mais 
il  ne  faut  pas  raisonner  sur  les  mêmes  choses  sans  tenir  compte  de  la 
différence  des  temps.  Cette  candidature  du  prince  Georges  était  depuis 
longtemps  dans  la  pensée  du  gouvernement  russe  ;  toutefois,  il  s'était 
bien  gardé  de  la  découvrir  hâtivement,  et  il  avait  eu  raison.  Il  l'a  fait 
au  mois  de  janvier  dernier;  c'était  encore  trop  tôt;  on  a  dû  la  re- 
plonger dans  l'ombre.  L'opposition  de  la  Porte  avait  encore  quelque 
force.  Maintenant,  tout  est  changé.  Les  temps  changeront  encore,  et, 
si  le  prince  Georges  répond  à  la  confiance  et  aux  espérances  que  les 
quatre  puissances  ont  mises  en  lui,  il  a  les  chances  les  plus  sérieuses 
d'accomplir  un  jour  la  grande  œuvre  que  le  patriotisme  hellénique 
préparait  depuis  longtemps  dans  ses  rêves,  et  dont  les  chrétiens  de 
Crète  poursuivaient  la  réalisation  à  travers  des  péripéties  doulou- 
reuses. Elle  ne  pouvait  aboutir  qu'avec  les  sympathies  de  l'Europe, 
et  notamment  des  quatre  puissances  qui,  à  aucun  moment  de  leur 
histoire,  n'ont  déclaré  se  désintéresser  des  affaires  d'Orient. 

Francis  Charmes. 

Le  Directeur-gérant, 
F.  Brunetière. 


TABLE  DES   MATIÈUES 


DU 


Cim  CINQUANTIÈME  VOLUME 


QUATRIÈME    PÉRIODE  —  LXVII»  ANNÉE 


NOVEMBRE   —   DÉCEMBRE    1898 


Livraison  du   1<='^  Novembre. 

Pages. 

SoTiLEZA,  dernière  partie,  par  M.  José-Maria  de  PEREDA S 

Richelieu  et  Marie  de  Méuicis  a  Blois,  par  M.  Gabriel  HANOTAUX,  de  l'Acd- 

démie  française 46 

JouHS  HEUREUX,  par  M.  Hexri  de  RÉGNIER 66 

Orange  et  Néerlasde.   —  Le   Couroxxemext   de  la   Reike,  par  M.    Charles 

BENOIST 96 

Une  Maison  de  \erke,  par  .M.  Jules  HENRIVAUX 112 

Le  Catholicisme  avx  États-Unis,  par  M.  Ferdinand  BRUNETIÉRE,  de  l'Aca- 
démie française 1*0 

'    L'Occupation  égyptienne  du  Haut  Nil,  par  M.  Henri  DEHÉRAIN 182 

Questions  scientifiques.  —  Physiologie  de  l'aumentation,  par  M.  A.  DASTRE.  201 

Un  Anglais  qui  aimait  la  France,  par  M.  G.  VALBERT 217 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.   .  229 

Livraison  du  15  Novembre. 

La  Terre  qui  meurt,  première  partie,  par  M.  René  BAZIN 211 

Fragmens  et   Souvenirs   du    comte    de   MONTALIVET.   —    La    Rkvolction  de 

février  1848 2S1 

Le  Problème  chinois.  —  1.  Pékin.  —  La   Classe  des  lettrés,  par  M.   Pierre 

LEROY-BEAULIEU 314 

A  l'Abbaye  de  Solesmes,  par  M.  Camille  BELLAIGUE 342 

L'Or  du  Rlondyke,  par  M.  A.  de  FOVILLE,  de  l'Académie  des  Sciences  mo- 
rales   377 


'960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Pa^es. 


.Puvis  DE  Chavannes,  par  M.  Robert  de  La  SIZERANNE 40( 

La    France    du   Levant.   —    L   L'Évolution   des    influences    politiques,   par 

M.  Etienne  LAMY.    . 121 

.Poésie.  —  La  Mer,  par  M.  Gabriel  VICAIRE 440 

Revue  dramatique.  —  Marraine  au  Gymnase;  —  Médée  a  la  Renaissance:  — 
Colinelte   a   l'Odéon  ;    —  SLruensée   a   la   Comédie-Française  ;   —   Judith 

Renaudin  au  Théâtre-Antoine,  par  M.  René  DOUMIC 443 

Revues  étrangères.  —  Une  Biographie  psycho-pathologique  de  Victor  Alfieri. 

par  M.  T.  de  WYZEWA 457 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.  .  469 

Livraison  du  1*'  Décembre. 

La  Terre  qui  meurt,  deuxième  partie,  par  M.  René  BAZIN 481 

Entre  Femmes,  par  M.  le  comte  d'HAUSSONVILLE,  de  l'Académie  française.  S22 

Dans  la  Nouvelle-Angleterre,  par  Th.  BENTZON 342 

Marie-Catherine  de  Brignole,  princesse  de  Monaco,  173G-i813,  par  M.  Pierre 

de  SÉGUR 583 

La  Jeunesse  de  Leconte  de  Lisle,  par  M.  Louis  TIERCEL1N fi29 

Questions  scientifiques.  —  L'Osmose,  par  M.  A.  DASTRE 657 

CoNFUcius  ET  LA  MoRALE  CHINOISE,  par  M.  G.  VALBERT 673 

Revue  dramatique.  —  Le  Calice  au  Vaudeville,  par  M.  René  DOUMIC.   .   .  .  683 

Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.   .  690 
Xe   Besoin    de    croire,    conférence    faite    a    Besançon,    par   M.   Ferdinand 

BRUNETIÈRE,  de  l'Académie  française ' 702 

Livraison  du  15  Décembre. 

La  Terre  qui  meurt,  troisième  partie,  par  M.  René  BAZIN 721 

Richelieu  dans  son  diocèse,  par  M.  Gabriel  IIANOTAUX,  de  l'Académie  fran- 
çaise   768 

La  Grève  du  bâtiment,  par  M.  Charles  LE  COUR  GRANDMAISON,  sénateur.  789 
La  Langue  de  Molière,  par  M.  Ferdinand  BRUNETIÈRE,  de  l'Académie  fran- 
çaise   823 

•Les  Sources  de  l'électricité,  par  M.  Lazare  WEILLER 856 

Poésie.  —  L'Étable,  par  M.  François  COPPÉE,  de  l'Académie  française.   .  .  875 
La   France   du   Levant.  —  II.  Le   Voyage   de   l'empereur    Guillaume  II,  par 

M.  Etienne  LAMY 880 

Correspondance.  —  Lettre  de  M.  le  comte  DUCHATEL 911 

Revue  littéraire.  —  Un  livre  sur  la  «   Comédie  nouvelle  »,  par  M.  René 

DOUMIC 914 

■Revues  étrangères.  —  Le  Dernier  roman  de  Théodore  Fontane,  par  M.  T.  de 

WYZEWA 926 

Les  Livres  d'étrennes,  par  M.  J.  BERTRAND 936 

■Chronique  de  la  Quinzaine,  Histoire  politique,  par  M.  Francis  CHARMES.  ,  947 


Faril.  —  Typ,  Chamerot  et  R»nouard,  19,  rue  des  Saintg-PèreB.  —  STÎlî. 


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0 


BINDING  SECT.  JUN  1     1967 


AP     Revue  des  Deux  Mondes 

20 

R5 

t.l50 


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