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REVUE
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DES
DEUX MONDES
LXVIII« ANNÉE. — QUATRIÈME PÉRIODE
TOME CL. — 1" NTVEMBRE 1898.
REVUE
DES
DEUX MONDES
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LXVIII<^ ANNÉE. — QUATRIÈME PÉRIODE
TOME CENT CINQUANTIEME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1898
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SOTILEZA
DERNIERE PARTIE (1)
XXV. — CONSEQUENCES
En si peu d'heures, combien avait changé d'aspect l'intérieur
d'oncle Mechelin ! Quel triste spectacle il offrait tandis que don
Pedro Colindres se dirigeait vers la maison !
Silda, défaillante, fatiguée de pleurer et déjà sans larmes dans
ses yeux rougis, était assise sur un tabouret, le dos appuyé contre
la commode, en face de l'alcôve, dont les rideaux étaient entière-
ment relevés. Elle ne donnait pas d'autre signe de vie que quelque
soupir entrecoupé qu'elle tentait d'étouffer, sans y parvenir, au
plus profond de sa poitrine, et les tristes regards que de temps en
temps elle jetait vers le lit sur lequel gisait tout habillé le vieux
marin. Tante Sidora, assise à mi-distance entre eux deux, souf-
rant de leurs peines autant que des siennes propres, ne cessait
de consoler Sotileza que pour s'efforcer par ses paroles de relever
le courage abattu de son mari. Et, en attendant, les larmes cou-
laient, d'abord goutte à goutte, puis ruisselaient sur son honnête
visage.
Mechelin le devinait au tremblement de la voix de sa pauvre
compagne, car la lumière de la chandelle ne suffisait pas à le lui
faire voir; et voulant la payer de ses efforts par quelque chose qui
les lui épargnerait, il disait de son lit sur le rythme triste des
agonisans :
(1) Voir la Revue des 1er et 15 septembre, 1" et 15 octobre.
b REVUE DES DEUX MONDES.
— Ce n'est rien, femme, ce n'est rien!... Seulement une si
pauvre carcasse, une coque si fendue qu'à toucher un banc de
moules, elle se fait une avarie... Comprends bien l'affaire... On
revenait de la mer avec un peu de rire dans lame, parce qu'il
restait un peu de bon sang de la veille... et on pensait même qu'il
en resterait de quoi aller cette semaine au moins. Plus tard,
Dieu y pourvoirait... Et tout en ramant ainsi, on entend parler
celui-ci et celui-là au bord de la rue ; on s'informe et on en ap-
prend beaucoup plus... on rentre à la maison l'eau à moitié de
la cale, et on trouve ici les soupirs, là les larmes, et voilà qu'on
achève de couler à pic sans pouvoir se retenir... parce qu'on n'est
pas habitué à ces choses-là et qu'on n'est pas de roche vive!.,.
Mais l'homme revient à flot, et même s'il a une côte cassée...
ou la bouche très amère... ça se passe; le temps le guérit... d'une
manière ou d'une autre... et il recommence à ramer, Sidora...
Yoilà le cas; je ne suis pas plus mal quhier, quoiqu'il te semble
le contraire; je suis un peu déprimé, rapport à ce que vous sa-
vez; mon corps demandait ce brin de repos et j'ai voulu le lui
donner. Il n'y a rien de plus.
— Et cela te paraît peu, Miguel, cela te paraît peu! lui ré-
pliquait sa femme.
— Peu de chose, Sidora, peu de chose, — se reprenait à dire le
marin, — et cela me paraîtrait moins encore si ce petit ange de
Dieu ne se faisait pas tant de peine et considérait qu'elle n'a pas
de honte à avoir et qu'il n'y a pas pour elle ombre de faute dans
ce qui s'est passé.
— C'est ce que je lui dis, Miguel, c'est ce que je lui dis, moi;
et elle me répond : A quoi sert la vérité si personne ne la croit?
— Dieu qui l'a vue, fillette, Dieu qui l'a vue ! s "écria alors
Mechelin de son lit. Et, avec ce témoin en ta faveur, qu'importe
le monde entier contre toi?
— Mais elle n'a pas même d'ennemi, Miguel; car elle a vu
la rue entière entrer ici pour la consoler de son chagrin et en
traiter les auteurs comme ils le méritent... Mais, par le très saint
nom de Jésus!... de quels mille diables sont donc faites ces âmes
de Satan?... Quel plaisir trouvent-elles à causer tant de peine à des
créatures qui ne le méritent pas?
— Celles-là, celles-là!... s'écria alors Silda, se ranimant un ins-
tant sous l'aiguillon de ses poignantes rancunes. Celles-là, ce sont
elles qui m'ont cloué un poignard ici, ici, au milieu du cœur!...
SOTILEZA. 7
Et il n'y aura pas de justice pour les châtier sur terre avant que
Dieu leur donne là-haut ce qu'elles méritent!...
A ce moment, oncle Mechelin lança une plainte d'angoisse et
se retourna dans son lit.
— Veux-tu que je te change ton cataplasme, Miguel?... lui
demanda tante Sidora en s approchant en hâte de son chevet.
— Ne te fatigue pas à cela pour l'instant, répondit oncle Me-
chelin avec un profond soupir; et il ajouta tout bas, approchant
le plus possible sa tête vers la tête de sa femme : Tâche d'alléger
la peine de ce petit ange de Dieu, et ne t'occupe pas de moi, qui,
avec ce repos pour médecine, me trouve tout bravement.
Mais Silda, tout en s'en montrant reconnaissante, était très
mortifiée par ce genre de consolation. Elle en avait tant entendu
depuis midi! Tante Sidora s'en aperçut; elle se tut et le silence
régna de nouveau dans le logement.
Tel était le cadre, quand on entendit frapper à la porte. La
femme du marin alla ouvrir, après s'être essuyé les yeux avec son
tablier, et elle se trouva face à face avec don Pedro Colindres,
dont l'attitude irritée effraya la pauvre femme. Craignant le pire,
volontiers elle lui eût demandé un peu de charité pour la déso-
lation et les douleurs de cette maison; mais elle ne s'y risqua
point, et don Pedro, après quelques brèves et sèches paroles,
entra dans la salle, suivi de tante Sidora. Sotileza, en le voyant,
se leva précipitamment, sentant son sang se glacer dans ses veines,
et oncle Mechelin, reconnaissant la voix du capitaine, s'arracha
du lit et sauta à terre. Mais sa volonté le trahit, et il ne put que
gagner la porte de l'alcôve, au cadre de laquelle il s'accrocha
pour ne pas tomber.
— Qu'est-ce qu'il y a, Miguel?... lui demanda Colindres, sur-
pris de l'apparition du pauvre marin, si pâle, défaillant et dis-
loqué.
— Peu de chose, senor don Pedro, peu de chose, répondit-il
avec angoisse, quoiqu'en essayant de sourire. Je voulais vous
recevoir avec les honneurs qu'on vous doit ici, et mes apparaux
ont cassé... Allons, je me suis trompé.
Et comme le pauvre homme défaillait plus encore à parler
ainsi, le capitaine lui-même le reçut dans ses bras, et, aidé des
deux femmes, le remit sur son lit.
— Me revoilà un homme, seiïor don Pedro, dit Mechelin un
moment après s'être étendu sur son lit. Il est clair qu'en donnant
8 REVUE DES DEUX MONDES.
à mon corps cette médecine, il ne demande rien de plus... pour
le moment.
Quand le capitaine se retourna vers les deux femmes qui
étaient sorties de l'alcôve, il remarqua qu'elles pleuraient en si-
lence. Le cœur du vieux marin, quoique entouré d'une rude écorce,
était, on le sait, doux et compatissant. Il n'y a donc pas lieu de
s'étonner que, le moment venu de déchaîner ces tempêtes qui lui
battaient le cerveau au sortir de sa maison, il ne sût par oii com-
mencer ni comment s'y prendre pour expliquer la raison de sa
présence au milieu de ce triste tableau.
Enfin, voulant se montrer plus ferme qu'il n'était, il dit aux
femmes inquiètes :
— Que diable se passe-t-il donc ici?... Voyons... Miguel n'en
est pas au point de déchaîner un tel déluge.
— Ah ! senor, répondit la pêcheuse avec des sanglots étouffés,
cela, après l'autre chose!
— Et quelle autre chose, femme?
— L'autre... mais je pensais que vous ne veniez que pour ça.
— Sûr! dit l'oncle Miguel de son lit.
Le capitaine sentit lui remonter à la tête tous les souvenirs
de sa récente entrevue avec André, et le mauvais sang que les
imprudences de son fils lui avaient fait faire. Il se ressaisit sou-
dain et dit avec beaucoup d'exaltation :
— C'est la vérité, Sidora, je ne suis venu que pour cela.
Trouves-tu que ce soit un motif suffisant au voyage ?
— Ce serait trop de la moitié, seiïor, répondit la pauvre
femme, épouvantée.
Silda, qui ne pouvait se tenir debout, retourna s'asseoir dans
le même coin où nous l'avons vue précédemment.
Le capitaine, la regardant en face, lui dit avec une certaine
sécheresse :
— Il est nécessaire que je sache de ta bouche même ce qui
s'est passé ici ce matin. Auras-tu le courage de le rapporter, mais
sans ôter rien à la vérité, et sans y ajouter rien qui la défigure?
— Oui, sefior, répondit-elle avec fermeté.
Alors elle commença à raconter l'événement avec les mêmes
détails qu'André avait donnés à sa famille.
— Exactement, dit le capitaine, à peine Sotileza eut-elle fini
son récit... Juste ce que je savais jusqu'au point où tu l'as laissé.
Mais depuis, qu'est-il arrivé?
SOTILEZA. y
— Sefior... je ne le sais pas au juste, et je ne puis répondre
davantage.
— A ce qu'il paraît, et d'après ce que racontent les voisins
qui entrent ici, dit tante Sidora, le mauvais diable qui a fait en
bas cette révolution s'est vu tout à l'heure traîné aux cheveux
par les gens. Car avant que cette pauvre enfant sortît de sa prison,
celles-ci avaient contreminé la rue entière avec leurs injures et
leurs méchancetés... Elles ne se mêlent pas d'autre chose, seiïor!
Ensuite celle d'en bas monta et s'enferma au logis avec l'autre,
sans se risquer à ouvrir les portes de leur balcon, parce qu'elles
avaient semé bien des offenses, et, si mauvaises qu'elles soient,
l'ouvrage leur devait peser sur la conscience... tout au moins par
crainte... Ensuite le père et le fils revinrent de la mer; autant
dire que c'est la nuit et le jour. Aussi y eut-il alors, à ce qu'on
raconte, une tempête à la maison, car, l'un faisant chorus en mau-
vaises intentions avec ces gueuses, tout cela lui semblait peu de
chose; mais l'autre malheureux, son cœur se fendait et la mine
lui en tombait de honte. Je crois qu'il maltraita sa sœur et peu
s'en fallut que les coups n'atteignissent sa mère. Il est descendu
ici... je ne sais combien de fois : il ne passe pas cette entrée;
et là, il reste appuyé contre la muraille, les mains dans ses
poches, l'œil irrité, la mèche tombante. Il ne dit ni jus ni jnuste,
bien que nous l'encouragions pour qu'il voie bien qu'on ne le
charge pas des péchés de sa clique... et il s'en va comme il est
venu... Il y en a qui disent qu'on peut prouver, par des témoins,
ce que ces démons de femmes ont dit et trafiqué pour la per-
dition de cette maison ; et qu'on ne doit pas laisser tant de ma-
lices sans châtiment... Et cest tout ce que nous pouvons vous
dire, senor don Pedro, d'après ce qu'on nous a raconté de ce qui
s'est passé pendant les heures que nous sommes restés rencognés
dans cette solitude si triste... Quant au pauvre Miguel, vous
pouvez vous en rendre compte : il est vieux, il est tout démoli;
il a trouvé ça en rentrant... lui qui était parti gai comme un
pinson I... et il est tombé écroulé, oui, écroulé, comme une
vieille muraille... De sorte que personne ne peut s'étonner qu'à
cette malheureuse et à moi la larme nous échappe de temps en
temps. Les murs de cette maison en ont vu si peu, seiîor don
Pedro!
Peu s'en fallait que le senor don Pedro ne contribuât par une
de plus à celles qu'on y avait déjà versées quand la pauvre pê-
10 REVUE DES DEUX MONDES.
cheuse termina au milieu des sanglots le récit de ses tribulations,
car, en vérité, André avait de qui tenir dans beaucoup de ses élans
de cœur. Mais il renfonça son émotion, et résolu à exécuter son
dessein de bien examiner ce terrain, puisqu'il y était et le pou-
vait, il continua ainsi ses investigations :
— Ce n'est pas précisément cela que je me proposais de véri-
fier, Sidora, quoique je sois heureux de le savoir.
— Dites, sefior.
Je voulais que vous me dissiez quelle impression vous a
causée l'événement.
— Cela se voit bien, seiior... .
— Ce n'est pas cela non plus... je n'ai pas bien posé ma ques-
tion. Quels projets faites- vous après ce qui est arrivé? Sur qui re-
jetez-vous la faute?...
— La faute?... Sur qui pouvons-nous la rejeter? Sur qui l'a
commise : sur ces gueuses de là-haut... cette pauvre malheureuse
l'a dit aussi bien clairement...
— Oui, oui, j'ai compris... Mais il arrive d'ordinaire, quand on
examine en famille certaines questions comme celle dont il s'agit,
que les uns disent que : « si telle chose n'avait pas eu lieu, telle
autre ne se serait pas produite; » et que « si tu... » et que « si
je... » et que « si celui de là-bas... » enfin tu me comprends. Puis
vient, disons : le règlement de comptes, et ce que doit Jean, et ce
que doit Pierrette... et ce qui devait arriver... et ce qui arriverait...
et ce qu'on espère... et ce qu'on craint...
— Ce qu'on espère!... ce qu'on craint!... répétait la pauvre
femme, regardant dans le blanc des yeux le capitaine.
— Dis-le-lui, Sidora, dis-le-lui, c'est l'occasion! cria de son
lit Mechelin.
— Et qu'est-ce qu'elle a à me dire? demanda don Pedro
Golindres, se retournant vers l'alcôve, les sourcils froncés.
— Ben, ce qu'elle sait, et c'est le cas, répondit le marin. Va,
Sidora, puisque tu l'as sous la main! Du courage, femme! le
monsieur est bon, de sa nature !
— Oui, mon fils, oui. Pourquoi ne pas le dire? répondit tante
Sidora. Ce n'est pas un péché mortel.
Le capitaine était sur des charbons ardens, et Sotileza comme
une statue de glace, dans le coin de la commode.
— Sachez donc, sefior don Pedro, dit tante Sidora, que, en
dehors des amertumes de l'événement pour ce qu'il est, rien ne
SOTILEZA. 11
nous tourmente plus que de ne pas savoir ce qui nous attend rela-
tivement à don André.
— C'est à voir, c'est à voir, murmura le capitaine, s'accom-
modant mieux dans sa chaise pour redoubler d'attention. Si en
ce moment il avait fixé ses regards sur le visage de Sotileza, quel
sourire de glace il eût vu sur ses lèvres, quelle étincelle de colère
dans ses yeux !
— Le seiior don André, continua tante Sidora, entrait ici
comme chez lui, car nous devions lui ouvrir notre maison toute
grande. Il mériterait qu'on lui ouvrît de même jusqu'aux palais
de la reine d'Espagne; et comme il le mérite, il n'y avait ici que
des cœurs qui se réjouissaient de le voir si familier et si gentil
avec des personnes qui ne seraient pas même dignes d'essuyer les
semelles de ses souliers... Mais il y a des âmes de Satan, sefior,
qui sont malades de la santé du voisin... et vous savez déjà ce
qui est arrivé ce matin... Le coup allait contre l'honneur de cette
malheureuse : mais il en est tombé la moitié sur don André, qui
était alors chez nous comme il aurait pu y être n'importe quel
autre jour. Par ce que nous souffrons, nous comprenons la dou-
leur quïl doit avoir, et la peine et les ennuis de toute sa famille...
Mais, pour l'amour de Dieu, sefior don Pedro, regardez les choses
de bon cœur et délivrez-nous de la moitié du chagrin qui nous
étouffe, en nous pardonnant celui que nous vous avons donné,
sans y avoir plus de part que celle que le démon a prise pour nous,
— Sûr, sefior don Pedro, sûr! — ajouta Mechelin de là de-
dans. Yoilàce que nous demandons, voilà ce que nous voulons...
et ce n'est pas trop en loi de justice et bonne volonté !
— Et c'est tout ce qui vous est venu à l'idée? demanda le
capitaine en respirant plus librement qu'auparavant. C'est là tout
ce que vous désirez en ce qui me concerne... en ce qui peut me
regarder de cet événement... pour la part qu'y a prise mon fils?
— Cela vous semble peu de chose ! s'écrièrent presque en
même temps tante Sidora et son mari.
Le capitaine poussa, par là, dans les profondeurs de sa large
poitrine, une interjection des plus sourdes, à cause de certaines
amertumes de conscience qu'il commençait à ressentir devant le
candide désintéressement de cet honnête ménage ; et, pour mieux
les dissimuler, il continua ainsi :
— C'est entendu, Sidora : il n'y a chez moi personne d'assez
inconsidéré pour songer à vous rendre responsables de mal-
12 REVUE DES DEUX MONDES.
heurs que vous n'avez pas causés... Mais je m'étais figuré que
vous pourriez désirer, et ce serait fort naturel, quelque chose de
tout différent: quelque chose... comme, par exemple, le châtiment
de ces deux drôlesses par le moyen de la justice humaine, et que
je vous aiderais à l'obtenir, ayant plus d'influence que vous.
— Sûr, sûr! résonna la voix de Mechelin au fond de l'alcôve.
— Eh bien I on fera le possible pour qu'elles aient cette fois
leur dû, conclut le capitaine, à qui il venait à l'esprit que le châ-
timent des femmes de Mocejon éclaircirait aussi la situation
d'André devant lopinion publique.
Peu de temps après, il se leva pour partir. Sotileza se leva
aussi ; et triomphant par un visible effort de volonté des répu-
gnances qu'elle ressentait, elle parla ainsi, sans secarter de la
commode sur la tablette de laquelle elle s'appuyait d'une main :
— Senor don Pedro, ce n'est pour rien de ce qui s'est dit
ici que vous êtes venu chez nous.
— Qu'est-ce que tu dis, gamine? s'écria le capitaine en la re-
gardant avec étonnement.
— La pure vérité, répondit Sotileza avec courage. Et comme
c'est la vérité, je la dis sans intention d'offenser personne... et
parce que je veux que vous partiez sûr d'emporter pour la paix
ce que vous pensiez emporter pour la guerre.
— Fillette! s'écria tante Sidora alarmée.
Mechelin se dressa sur son lit, et don Pedro Colindres ne dissi-
mula pas davantage l'inquiétude où le mettaient ces affirmations
catégoriques de Sotileza.
Celle-ci continua:
— Je veux que vous sachiez, pour l'avoir entendu de ma propre
bouche, que jamais je ne me suis laissé tenter par l'ambition, ni
tourmenter par la vanité d'être une dame ; que j'estime André
pour ce qu'il vaut, mais non pour ce qu'il peut me valoir à moi ;
et que si pour sauvegarder aujourd'hui ma réputation il n'y avait
pas d'autre remède que celui qu'il m'offrirait d'être une dame à
son côté, j'aurais mieux aimé qu'il me laissât avec mon honneur
ébranlé que de me mettre sur les épaules une aussi lourde croix.
— Par la vie de tous les diables ! répondit le capitaine en re-
gardant la vaillante fille d'un air moitié figue, moitié raisin, je
ne sais où tu veux en venir par ce chemin.
— Je pensais qu'il suffirait de la moitié de ce que jai dit pour
être bien comprise de vous, répliqua Sotileza.
SOTILEZA. 13
— Eh bien ! figure-toi que je n'ai vu goutte à tes intentions,
et que je veux que tu me les mettes dans le creux de k main.
Sotileza continua:
— Je connais bien André, puisque je le fréquente depuis bien
des années; pour cette raison, ainsi que pour quelque chose qu'il
m'a dit ce matin en me voyant ici morte de honte, et pour l'air
que vous aviez en entrant chez nous, je puis bien croire qu'il aura
répété à son père ce que je n'ai point voulu laisser sans la réponse
qui convenait.
Don Pedro Golindres, interprétant les dernières paroles de
Silda d'une manière fort peu llatteusepour André, fut légèrement
piqué d'honneur et répondit durement :
— Eh bien! s'il t'a dit ce que je suppose, que pouvais-tu dé-
sirer de plus ? Est-ce là que nous en sommes à présent, après tant
de démonstrations d'humilité ?
Pour le coup, ce fut Sotileza qui se sentit blessée dans son
amour-propre, et pour en finir immédiatement et comme elle le
voulait avec cette discussion qui l'importunait, mais qu'elle devait
soutenir, parce qu'il lui importait beaucoup, elle conclut ainsi:
— Je n'ai rien dit à présent qui démente ce que j'ai dit précé-
demment. Je pensais qu'il me suffirait de parler ainsi pour me faire
entendre devons seul; mais, puisque j'avais mal fait mon compte,
je m'exprimerai plus clairement. Je vis ici de charité, et avec ces
quatre chiffons je vaux le peu que m'estiment les gens. Vêtue
de soie et chargée de diamans, je serais une intruse et mes
pieds glisseraient sur les parquets cirés. Grand malheur pour
ceux qui auraient à me supporter, plus grand encore pour moi
qui me verrais hors de mon élément ! Je suis faite à cette pau-
vreté, et je m'y trouve bien, sans désirer mieux. Il n'y a pas là de
vertu, seiior don Pedro; je suis faite de ce bois-là. Voilà pour-
quoi j'ai dit à André ce qu'il sait bien ; et j'ai besoin que vous me
connaissiez, parce que je ne veux être responsable que de mes
fautes... et que je ne veux pas qu'on prenne les devans sur moi
dans des cas comme celui-ci. Si humble qu'on soit, on ne laisse
pas de souffrir des soufflets qu'on reçoit pour des prétentions
qu'on n'a jamais eues. Vous avez maintenant plus que vous
n'étiez venu chercher, et moi je reste avec un souci de moins...
Et veuillez me pardonner d'avoir parlé de la sorte, mais la tran-
quillité de tous l'exigeait.
En vérité, Sotileza donnait à don Pedro Golindres beaucoup
J4 REVUE DES DEUX MONDES.
plus qu'il n'était allé chercher à la maison de la rue Haute. Mais
le capitaine ne devait pas l'avouer, parce qu'il comprenait que cet
aveu ne rehausserait guère la qualité des pensées qui avaient
provoqué sa démarche. Aussi dit-il à Sotileza, pour tout com-
mentaire à ses déclarations :
— Bien que j applaudisse à cette honnête modestie qui te va
si bien, je veux que tu saches que, cette fois, tu as trop joué au
plus fin avec moi... Et ne parlons plus de ce sujet, si vous le
voulez bien. Oubliez tout cela ; comptez sur moi comme toujours,
et même plus que jamais... et soigne-toi bien, Miguel. Adieu,
Sidora, adieu, bonne fille.
Et don Pedro Colindres sortit, bien convaincu que si le scan-
dale de la Abeille faisait naître chez lui quelque discussion nouvelle,
ce ne serait point l'œuvre de la famille de Mechelin. Gela simplifiait
beaucoup les choses, et, plein de cette idée, il revenait auprès de sa
femme passablement plus tranquille qu'il ne l'était en la quittant.
XXVI. — NOUVELLES CONSÉQUENCES
André sortit de chez lui parce qu'il avait besoin de l'air de la
rue pour ne pas étouffer dans l'étroitesse de son cabinet. En outre
son père l'avait chassé et condamné à ne pas le revoir tant que
germeraient dans sa tête les pensées qui avaient produit cette
tempête au sein de la famille.
Il sortit donc de la maison pour demander au hasard des
bruits, des foules et des mystères de la nuit un dictame, ou tout
au moins une trêve que ne pouvaient lui donner ni la solitude de
sa chambre, ni la tristesse de ces murs, tout brùlans pour lui de
la colère paternelle.
Il allait donc; il allait sans but ni direction; et, pour comble
de contrariété, la nuit, sur la fraîcheur de laquelle il comptait
pour amortir le feu de ses pensées, était une nuit de brise du sud,
noire et étouffante : l'air était tiède et pesant, et jusque dans la
lueur des lanternes publiques, le jeune homme errant trouvait la
torture de la chaleur qui dévorait le sang de ses veines. Et lui qui
cherchait haletant les froids hyperboréens et le bruit d'une tem-
pête! Jusqu'aux élémens qui semblaient conjurés contre lui! Il
le croyait de bonne foi.
Il laissa les rues du centre qui l'asphyxiaient, et dirigea ses
pas vers les faubourgs.
SOTILEZA. lo
Quand il arriva aux gigantesques platanes de Becedo, fatigué,
à la fin, d'aller et venir, il sassit sur le banc le plus retiré et le
plus sombre. Mais là vinrent l'assaillir avec une furie implacable
les souvenirs de la rue Haute. Que s'était-il bien passé dans le
pauvre logis depuis qu'il était descendu à la ville après le grand
scandale? Quel effet avait-il produit sur les honnêtes vieux, à
leur retour de leur travail? Que pensaient-ils de lui ? Que leur
avait dit Silda? Et les paroles de la jeune fille, en réponse à son
offre chevaleresque, si dédaigneuses, si crues, quand tous deux
se trouvaient au fort de l'aventure...
Et, enchaînant à ce souvenir celui de tout ce qui s'était passé
jusque-là et la considération de ce qui se passait en ce moment, il
sentit enfler de plus en plus la tempête sous son crâne ; il pensa de-
venir fou sous l'assaut de cette lutte d'idées discordantes; il se leva
nerveux et agité, et il recommença à se mouvoir d'un côté et de
l'autre; et il alla, et il alla sans savoir où, jusqu'à ce qu'au bout
d'une heure bien comptée, il s'aperçût qu'il se trouvait à l'autre
extrémité de la ville, et à deux pas de la Zanguina. Autour d'elle
grouillaient les pécheurs d'En-Bas, et rien que pour ce motif, il
tenta de s'en éloigner. Les visages connus l'effrayaient. Mais où
aller? Il regarda sa montre et vit qu'elle marquait dix heures et
demie. A dix heures, d'habitude, il rentrait chez lui. Sa mère de-
vait être très inquiète et peut-être morte d'angoisse en se souve-
nant de quelle manière il était parti... Mais retourner à la maison
dans l'état d'esprit où il se trouvait, et avoir à se présenter devant
son père qui l'avait chassé avec défense expresse de l'approcher
tant qu'il continuerait à penser comme il pensait I... Et, le jour
suivant, ce serait la même chose; et en outre la chaîne du bureau
où on devait savoir ce qui lui était arrivé!... Quelle infernale
complication de contrariétés pour le fougueux et halluciné
jeune homme !
Tandis que sa pensée voguait éperdue à travers les espaces,
avec grande chance de se décider pour le parti le moins sage, il
sentit un petit coup sur l'épaule et entendit une voix qui lui disait :
— Échoué sur un rocher, don André?
Il se retourna surpris, pensant que quelqu'un s'occupait de
lire dans ses pensées, à moins qu'il n'eût pensé à haute voix, et
il reconnut le brave Rénales, l'un des patrons de barque les plus
sensés du Chapitre d'En-Bas.
— Pourquoi me dites-vous ça? — lui demanda André.
16 REVDE DES DEUX MONDES.
— Ne voyez-vous pas comme tous ces pauvres gens viennent
par ici, comme troupeau à la vue du loup?
— Et pourquoi cela?
— Je pensais que vous le saviez, don André... A cause de la
levée.
— On devait bien s'y attendre... Et comment est-elle?
— Ah! mon fils, un vrai coup de balai... Je ne m'en rappelle
pas une plus grande... Tantôt elle nous a été notifiée par la capi-
tainerie... Il ne reste pas un garçon dans les deux Chapitres... Au
Chapitre d'En-Bas seulement, il y a quatre hommes du second ban
qui s'en vont, faute d'un nombre suffisant d'hommes du premier...
Figurez-vous ça!
— C'est fort triste, Rénales; mais ce sont les charges de la
fonction.
— Elle est jolie, la fonction, don André!... Voilà deux jours
que nous n'allons pas en mer.
— Et comment ça?
— Vous ne voyez donc pas quelle mine a le temps?
— Il est absolument au calme.
— Oui, mais un calme trompeur... Qui est-ce qui s'y fierait,
don André?
— Voilà trois jours que ça dure et il n'en est rien résulté.
— Je le vois bien... Mais on sait ce que ça veut dire.
— Le vent du sud n'a rien d'inquiétant à cette époque : c'est
le vent de la saison.
— D'accord; et un peu pour ça, beaucoup parce que la néces-
sité nous y force, nous comptons sortir demain. Ils en auront, du
courage, ces pauvres gens, avec la galerne qui leur est venue de
là-haut!...
André resta quelques instans pensif et demanda au patron :
— Vous dites que demain les barques prendront la mer?
— Si Dieu le permet et que le temps n'empire pas.
— A quelle pêche va la vôtre, oncle Rénales?
— A la merluche.
— Je m'en réjouis, car je veux y monter.
— Vous, don x\ndré?
— Oui, moi. Qu'est-ce quïl y a d'étonnant?
— D'étonaant, pas grand'chose, vous êtes un habitué, la mer
vous connaît.
— Eh bien, alors?...
*i
ï
SOTILEZA. 17
— Je disais cela parce que vous pouviez attendre une meilleure
occasion.
— Quelle meilleure occasion que celle-là?
— Il y en a de meilleures, don André, de meilleures : chaque
fois que le vent est du nord- est.
— Eh bien ! moi, je le préfère du sud, quand c'est de saison
comme aujourd hui.
— C'est un goût comme un autre, don André, quoique vous
ne trouviez pas un seul marin qui le partage. Je me permets,
sauf votre respect, de vous donner mon avis.
— Et je vous remercie de la bonne intention... Ainsi, il n'y a
plus rien à dire.
— Vous voulez peut-être qu'on aille vous prévenir chez
vous?
— En aucune façon; ce n'est pas la peine d'ameuter le quar-
tier. Je serai ici ou sur la Rampa, à l'heure convenable; si je n'y
suis pas, partez sans m'attendre. Jusque-là, que cela reste entre
nous deux, et pas un mot de mes projets... Je pourrais n'y pas
aller, et ce n'est pas la peine qu'on attribue mon absence à ce qui
n'est pas.
— Hé ! hé !.. . Allons, ça veut dire que vous n'êtes pas sûr qu'au
dernier moment...
— Justement... Je pourrais ne pas être aussi décidé qu'à
présent...
— Et vous craignez qu'on ne vous croie poltron.
— Voilà.
— Jamais qui vous connaît ne le croira, don André.
— Qui sait !.. . En tout cas, bouche close, c'est dit. . .
— Jamais la mienne n'a su parler pour trahir un secret.
— A demain, Rénales.
— S'il plaît à Dieu, don André.
Il ne s'était pas trompé de beaucoup en pensant que pour se
voir libéré, de quelque manière, d'ennuis comme les siens, il n'y
avait pas d'autre remède que de s'en remettre aux décrets de
l'aveugle hasard. Celui qui le conduisit à la Zanguina et le rap-
procha du prudent Reiïales au moment critique de résoudre, par
son propre conseil, l'unique conflit vraiment sérieux où il setait
vu cette nuit-là , en lui faisant venir aux lèvres la gourmandise
d'un très vif et très ancien désir, fit cesser toutes ses hésitations
et l'entraîna dans les péripéties d'une nouvelle extravagance.
TOME iL. — 1898. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
Retourner à la maison après que son père l'en avait chassé
sans motif ni raison? Non pas ! Qu'il ait de la peine, qu'il ait un
peu de peine pour sa dureté inopportune ! cela lui apprendrait à
n'être pas si injuste et si violent une autre fois. Quant à sa mère...
Mais qu'avait-elle fait, elle, pour défendre son fils tourmenté?
N'avait-elle pas apporté, elle aussi, son fagot au bûcher de la colère
paternelle, en calomniant les généreuses intentions de l'inno-
cente Silda? Eh bien! qu'elle ait aussi un peu de peine... il avait
bien plus de peine, lui. .. Et puis, quand même pour épargner cette
peine à ses parens il se déciderait à retourner ce soir au foyer
qu'il avait quitté, à quoi servirait cette « abnégation » de sa part,
si la discorde restait en pied et prenait le jour suivant une nou-
velle recrudescence?... Non, non : il aurait des oreilles de pierre
pour les voix de son cœur, qui lui donnaient des conseils tout
différens... il irait jusqu'au bout de son projet. Cela devait tout
résoudre à la fois. Une mauvaise nuit serait bientôt passée; et
en échange, le jour suivant, ni visages intraitables, ni paroles
sévères, ni regards ironiques; au lieu du fourmillement des rues,
de l'exhalaison des foules, de la poussière et des boues, du tour-
ment de la conversation, Timmensité de l'espace, la grandeur
de la mer, l'air salin, le balancement des vagues, l'oubli de la
terre infestée de la peste des hommes. En attendant, les heures
courraient, les jugemens changeraient... et qui gagne un jour,
gagne un siècle.
Ainsi s'affermissait dans la volonté d'André la résolution que
lui avait inspirée sa rencontre fortuite avec Reiîales. Et pour
éviter autant que possible tout risque de la voir échouer , à
peine eut-il pris congé du vieux pécheur qu'il s'éloigna des envi-
rons immédiats de la Zanguina, afin de réfléchir à son aise sans
exciter la curiosité de personne. Car il lui restait un autre point,
fort intéressant, à élucider. Où et comment allait-il passer les
heures qui le séparaient du lendemain matin? Il n'y avait point
à penser aux hôtels et aux auberges, où le moindre risque pour
lui était d'être très connu des hôteliers et aubergistes; pas da-
vantage à la maison d'un ami... Passer tant dheures à parcourir
les rues, outre que c'était excessivement pénible, l'exposait à attirer
l'attention plus qu'il ne fallait... Sans balancer, sans hésiter, il se
décida pour la Zanguina. Il se posta donc à quelque distance de
la taverne, attendant que partissent peu à peu jusqu'aux parois-
siens les plus endurcis du fameux établissement, et quand il vit
SOTILEZA. 19
qu'on allait fermer les portes, il sapprocha et exposa ses intentions
au cabaretier. Celui-ci n'en fut nullement surpris, car il savait
jusqu'où allait la passion du fils du capitaine Bitadura pour les
habitudes des gens de mer.
— Mais ne me dites pas, don André, que vous allez passer ici
la nuit sur un banc dur! — lui dit le cabaretier. — Je vous ar-
rangerai quelque chose de plus moelleux avec un de mes ma-
telas...
— Pas du tout, — répondit André. Si je me couche sur un
lit moelleux, je ne m'éveillerai pas à l'heure qu'il faut. Place-moi
sur la table de la dernière travée, là-bas, un morceau de fromage,
un morceau de pain, un verre de vin et une chandelle, et ne
t'occupe pas de moi sauf pour me réveiller demain matin à temps,
si je ne suis pas déjà réveillé...
Le cabaretier se mit en devoir d'obéir : il alluma une chandelle
de suif, et la porta à l'endroit indiqué par André. Celui-ci, mar-
chant derrière la lumière, aperçut une masse dans l'obscurité du
fond de l'une des premières travées. La masse ronflait que c'en
était épouvantable.
— Qui dort là? demanda André?
— C'est Muergo, répondit l'homme à la chandelle. — Nous
l'avons vu devenir fou de rage en apprenant qu'il était pris par
la levée... il jurait et rejurait qu'il se jetterait à la mer avant de
consentir à être emmené au service. . . Ensuite il prit un litre d'eau-
de-vie ; nous pensions qu'il allait démolir la moitié du Chapitre ;
à la fin le sommeil le terrassa, et il resta comme vous le voyez à
présent... Sauf l'âme, don André, c'est une pure bête.
Et André enviait en ce moment jusqu'au sort de Muergo !
Quelques minutes après, l'imprudent jeune homme, dans le
coin le plus obscur de la Zanguina, restaurait les forces de son
corps fatigué avec les misérables provisions que le cabaretier avait
posées sur la table crasseuse, tandis qu'il aspirait les vapeurs de
cette atmosphère pestilentielle, et sentait dans les profondeurs de
sa tète le tumulte de la bataille que s'y livraient ses idées toujours
indomptées.
Un peu plus tard, fatigué de méditer et de craindre, il allongea
les jambes sur le banc où il était assis ; il appuya le dos contre la
muraille, il croisa les bras sur sa poitrine, et voulut faciliter la
venue du sommeil, dont il avait tant besoin, en éteignant la
lumière, ennemie du repos; mais il renonça à son projet, parce
20 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il n'avait pas le courage de rester dans lobscuritë et seul avec
ses pensées soulevées. '
XXVII. — AUTRE CONSÉQUENCE QUI ÉTAIT A CRAINDRE
Par un hasard extraordinaire, don Venancio Liencres était
chez lui quand la capitaine arriva devant sa porte, demandant à
lui parler, et à lui seul. Il est vrai qu'il avait déjà son chapeau sur
la tête et allait sortir. Mais enfin, il était chez lui et il reçut la mère
d'André sans contrariété apparente et seul à seule, comme elle le
désirait.
Alors, noyée de larmes, et sous le secret de la confession,
Andréa raconta à don Venancio tout ce qui se passait avec son
fils. Elle craignait que les réponses faites par lui à don Pedro
n'enveloppassent un projet de mariage avec la drôlesse de la rue
Haute. Et cela ne pouvait arriver, parce que ce serait sa perte à
lui, la honte de toute sa famille et le scandale de la ville. Le
capitaine était déjà occupé à faire les démarches nécessaires pour
mieux s'informer de toute la grandeur du péril ; mais cela ne suf-
fisait pas : il était nécessaire que don Venancio lui-même, qui
méritait à tant de titres le respect de l'écervelé jeune homme,
parlât à son cœur, l'admonestât, lui en imposât; au nom de Dieu,
de tous les saints... Et des larmes, et des sanglots... Don Venancio
ne sortait de son étonnement que pour songer à l'autorité de sa
parole, puisque c'était à elle que la capitaine continuait à recourir
dans Itjs rencontres les plus graves de sa vie.
Inutile de dire qu'il la tranquillisa par ses raisonnemens, lui
promettant que tout s'arrangerait le mieux possible.
Le soir, au dîner, sa femme ne put résister un moment de plus
à la curiosité de savoir pourquoi la capitaine était venue à pareille
heure et de telle façon, et lui-même ne put contenir son désir
de lui tout raconter solennellement, dans la sainte intention de
faire voir ce que deviendraient des jeunes gens aussi irréfléchis
qu'André, sans des hommes de cerveau mûr et de légitime
autorité pour les ramener au chemin du devoir.
Et précisément le récit du plus grave épisode de l'aventure
de la rue Haute arriva au moment où Louisa, laissant tomber
sa fourchette de la hauteur de sa bouche, déclarait qu'elle ne
voulait pas finir de dine^. L'histoire continua, avec commentaires
du narrateur, gestes et monosyllabes de dégoût de sa femme,
SOTILEZA. 21
stupeurs de Tolin... et Louisa, qui n'avait toujours pas d'appétit,
et de qui le visage altéré révélait une violente agitation nerveuse,
brisa deux assiettes d'un seul coup de poing. Ensuite elle se re-
tira dans sa chambre, déclarant auparavant que si on ne racontait
pas à table des histoires aussi inconvenantes, personne n'aurait
de crise de nerfs et ne perdrait ainsi complètement l'envie de dîner.
Son auguste mère convint que ce n'était point du meilleur
ton de parler de « sujets aussi dégoûtans » devant des dames si
distinguées, et donna l'ordre de préparer une tasse de sauge pour
sa fille. Celle-ci, enfermée dans sa chambre, dit à sa mère, après
avoir pris deux gorgées de la potion, que déjà elle se sentait mieux
et n'avait besoin que du repos de son lit.
Don Venancio se réjouit fort de l'apprendre; et comme il y
avait déjà un bon moment qu'il pérorait avec Tolin, il trouva
qu'on avait assez discuté pour l'instant ; et après les « bonne
nuit » habituels, chacun s'enferma dans son étui.
Tolin était en train d'ôter sa veste d'appartement, quand il
entendit un petit coup à la porte, et la voix très basse de sa soeur
qui lui demandait par la fente : Peut-on?
Tolin s'empressa d'ouvrir, et Louisa entra sur la pointe des
pieds, son bougeoir éteint dans une main, le doigt de l'autre sur
les lèvres. Elle s'avançait très pâle, les yeux battus, et toute trem-
blante des mains et de la voix. Elle ferma la porte intérieurement
avec le plus grand soin et dit à son frère, qui la regardait avec
étonnement, en lui montrant une chaise :
— Assieds-toi là.
— Mais qu'est-ce qui t'arrive, ma fille? lui demanda Tolin,
remettant sa veste, et les yeux inquiets.
— Tu vas le savoir, répondit-elle tout bas. Mais n'élève pas la
voix et ne fais pas de bruit : il n'est pas nécessaire qu'on sache
que je t'ai fait cette visite.
Tolin s'assit, et Louisa resta debout devant lui, sans vouloir
profiter de la chaise que son frère avait placée à côté de lui et
qu'il lui offrait avec insistance.
— Je ne veux pas m'asseoir, dit-elle. Je parle mieux ainsi...
Hélas! Dieu de mon âme !... Regarde, Tolin : si je ne me décide
pas à me soulager un peu avec toi, je crois qu'il va m'arriver
quelque chose cette nuit... que je vais mourir, allons, comme je
te le dis... Tolin. *
Tolin, chaque fois plus consumé par la curiosité de savoir ce
22 REVUE DES DEUX MONDES.
qui arrivait à sa sœur, insista de nouveau auprès d'elle pour qu'elle
achevât de s'expliquer.
— J'y arrive, dit Louisa avec plus de désir que de courage de
le faire. Tu as bien entendu l'histoire que papa a racontée à table ?
— Sûr, que je l'ai entendue.
— J'en suis fort aise, Tolin, j'en suis fort aise, que tu l'aies
bien entendue. Et que t'en semble?
— Allons, bon maintenant, qu'est-ce que tu nous chantes?
s'écria Tolin fort contrarié.
— Je veux savoir ce qu'il te semble de cette indécente histoire.
— Cela me paraît fort mal, Louisa, fort mal... aussi indécent
qu'à toi-même... Que veux-tu de plus clair?
— C'est là ce que je voulais savoir, Tolin, c'est cela même,
précisément cela.
— Alors te voilà servie à souhait...
— Un homme qui s'habille en monsieur, qui est d'une bonne
famille, qui nous tutoie, qui a une place au bureau de papa et
manie ses fonds, qui dîne souvent à notre table !... Un homme
comme ça, enfermé dans un taudis ignoble , avec une sardi-
nière, une drôlesse, et tous deux en sortant couverts de honte,
parmi les huées des mégères et des ivrognes de toute la rue! Et
qui plus est, qui plus est quand ils l'en blâment un peu, dire à
son père et à sa mère qu'il est parfaitement capable de l'épou-
ser!... As-tu jamais vu chose pareille, Tolin? L'as-tu jamais lu
dans aucun livre, si effronté, si sale qu'il fût? Voyons, frère, dis-
le franchement ?
— Non, Louisa, non, je n'ai rien vu de pareil. Et puis?
— Cela ne peut se passer ainsi.
— Tu as bien entendu que papa compte prendre un rôle dans
cette affaire.
— Il ne suffit pas que papa en prenne un : toi aussi, tu en as
un à prendre.
— Moi?
— Oui, toi, et dès demain, Tolin.
— Mais que diable ai-je à faire là dedans?
— Ce que tu as à faire? N'es-tu pas son ami... et son ami
d'enfance, Tolin, c'est-à-dire l'ami le plus intime qu'il puisse y
avoir ? N'es-tu pas avec lui au bureau ? N'êtes-vous pas appelés à
devenir associés et chefs -de la maison de papa le jour où l'on y
pensera le moins?
SOTILEZA. 2B
— Voilà au moins vingt fois que je t'entends dire la même
chose pour des peccadilles d'André de fort médiocre importance.
— Mais, cette fois, ce sont des fautes énormes, mon garçon,
énormes, et je te le répète parce qu'aujourd'hui c'est pour de
vrai.
— Eh bien ! laisse aller : l'affaire est en bonnes mains.
— Je veux la mettre entre les tiennes.
— Et sais-tu si je saurais m'en tirer?
— Ce qu'on ne sait pas, on l'apprend, quand le cas l'exige, et
ici, il l'exige... absolument !
— Mais, gamine du diable!... sais-tu que quiconque t'enten-
drait et te verrait si exigeante et si nerveuse pour un sujet qui,
après tout, ne t'importe pas plus qu'une guigne !... Es-tu chargée
de veiller sur André, ou quoi?
— Peu importe ce que je suis, Tolin ; mais je veux que cette...
horreur ne se fasse pas; et elle ne se fera pas, tu entends?
— Et si elle se faisait, et puis après ?
— Vierge du Carmen 1... Même pour plaisanter, ne le dis pas,
Tolin !
Ses lèvres pâles tremblaient, et Tolin demeura à la regarder
avec une expression très différente de celle qu'exprimait jusque-là
son visage.
— Sais-tu, Louisa, dit-il sans cesser de la regarder ainsi,
qu avec ce que je viens d'entendre et en me rappelant ce que j'ai
déjà entendu de semblable, j'en arrive à des suppositions...
— Suppositions de quoi, Tolin? répondit Louisa, disposée à
entendre non seulement tout ce que son frère voudrait lui dire sur
la nature de ses suppositions, mais même à lui tirer les mots de
la bouche pour qu'il parlât aussi tôt que possible. Allons, sois
franc .
— Supposition, continua Tolin, que c'est quelque chose de
plus que l'amitié qui t'excite à te tant intéresser à André.
— Tu as bien tardé à t'en rendre compte, innocent de Dieu !
s'écria Louisa, exhalant les paroles de sa poitrine avec une telle vio-
lence qu'elle semblait se soulager ainsi d'un poids insupportable.
— Et tu l'avoues avec cette aisance, Louisa? dit l'autre en se
signant.
— Et pourquoi ne dois-je pas l'avouer, Tolin? Qui est-ce que
j'offense par là? André ne vaut-il pas bien ces mauvais momens
que je passe pour lui? N'est-ce pas un "beau garçon? une perle?
24 REVUE DES DEUX MONDES.
N'est-il pas noble et bon comme le pain? fort et valeureux comme
un Cid?... Et si cela est la vérité, pourquoi ne puis-je pas...
laimer, oui, monsieur, l'aimer comme je l'aime depuis tant
d'années ?
— Est-il possible, Louisa, que toi, si froide avec tous ceux
qui te fréquentent, si dure de cœur avec tous ceux qui te regar-
dent, tu sois capable d'aimer quelqu'un avec ce feu !
— Sous la neige il y a des volcans, Tolin : je ne sais qui Ta
dit pour quelqu'un comme moi ; mais il a dit là une grande vérité,
si j'en juge par ce qui se passe chez moi en ce moment.
— Eh bien! ma fille, pour une fois que tu t'es enflammée...
il n'y a pas de doute que tu aies bien choisi ton temps !
— Pourquoi dis-tu cela, Tolin?
— Ça se voit bien, Louisa. Tu t'enflammes pour quelqu'un qui
ne s'en aperçoit même pas !
— Eh bien ! il faut lui ouvrir les yeux.
— Tu serais capable d'essayer cela, Louisa... de perdre la tête
à ce point ?
— Je ne sais, Tolin, de quoi je serais capable dans le danger
où je me vois... Mais, de toute façon, comme ce n'est pas à moi à
faire cette démarche... mais à toi...
— Moi!... moi, aller ofi'rir ma propre sœur!...
— Comment, ofi'rir ! Tu es stupide, mon cher ! Avec cette ma-
nière dappeler les choses, il n'y a plus de décence possible en
rien. Mais si tu vas le trouver, et si, en lui parlant avec une con-
fiance amicale, tu commences par critiquer ce qu'il a fait et ce
qu'il pense faire... si tu lui parles de ce qu'il vaut... de la consi-
dération qu'il doit à sa famille et à ses amis... de l'avantage qu'il
trouverait à avoir une fiancée de la classe élevée de la ville... et
petit à petit, petit à petit, si tu t'en vas le menant, le menant au
point... et sans dire ce que je pense, si tu lui fais comprendre
que je pourrais bien arriver à le penser... et enfin tout ce qui te
viendra à l'esprit...
— Louisa, Louisette de tous les diables! mais comment t'es-
times-tu si peu, et pour qui me prends-tu?
— Ah ! grand égoïste ! c'est là que je t'attendais ! Et pour qui
me prenais-tu, moi, quand tu me cassais la tête pour que je chante
ces mêmes litanies du fils de mon père à mon amie Angustias?
Alors le rôle que tu me donnais était des plus honorables... Une
sœur attentive au bien de son frère... ouf! c'était à vous fendre le
SOTILEZA. 25
cœur... Ainsi, comme quelqu'un qui n'aurait pas l'air d'y toucher,
tu lui parles de mon sérieux... de ma capacité au bureau... tu lui
dis combien je suis tendre de cœur... que je languis pour cer-
taine jeune fille... que je passe les nuits à soupirer...
— Louisa, canario! dit alors Tolin,se retournant sur son siège
comme si on venait de lui planter une paire de banderilles.
Mais Louisa, sans faire aucun cas de son interruption, et se ré-
jouissant, au contraire, du trouble de son frère, continuait à imiter
ses paroles ;
— « ... Mais, comme il est fort timide, il mourra de mélan-
colie avant de dire à cette jeune fille, quand il est devant elle :
« Vous êtes charmante. »
— Louisa !
— Et moi, grand ingrat, il est certain que j ai fait tout de suite
très habilement ta commission; je t'ai bien aplani le chemin...
Et à présent il se trouve que j'ai joue un rôle des plus vilains,
hein!...
— Par le huit de trèfle, Louisa !... laisse-moi parler, ou je te
jette dans le corridor et je crie pour qu'on nous entende !
— Il ne te manquait plus que cela, gros égoïste!... mauvais
frère!... Et qu'est-ce que tu peux répondre à ce que je te dis?
— Que, bien que tout cela soit la pure vérité...
— Cela et bien d'autres choses encore, que je n'ai pas voulu
dire !...
— Que, bien que tout cela et tout ce que tu ne veux pas dire
soit la pure vérité, ce sont deux cas bien difl"érens.
— Diff'érens ! En quoi ? Pourquoi?
— Parce que tu es une demoiselle...
— C'est juste, et toi un cavalier... Et ce serait une honte
qu'un cavalier comme toi, — puisque les femmes sont obligées,
pour la bienséance, d'étoun"er tout ce qu'elles sentent pour un
homme et de ne pas le lui donner à entendre, fût-ce d'un malheu-
reux regard, — aidât sa propre sœur à sortir de l'angoisse où elle
se voit, en éveillant un peu, par quatre paroles bien choisies,
l'attention d'un homme qui est en outre un ami tout à fait in-
time... Bah! Mais un cavalier qui a l'obligation, en sa qualité
d'homme, d'être vaillant et audacieuxet d'arranger lui-même toutes
ses affaires, que ce soit une demoiselle qui règle pour lui un
compte de cette nature... cela n'a rien de particulier : c'est une
chose toute naturelle... et même une œuvre de charité... Ca-
\
26 REVUE DES DEUX MONDES.
rambal je ne sais ce que je te dirais en ce moment si je pouvais
crier tout ce que j'ai à crier!
— Entendu. Je le prends comme crié, et laisse-moi en paix.
— C'est comme ça, mon fils, c'est comme ça... comme ça
qu'on se tire de difficulté! Ayez des frères pour cela, et mettez-
vous en quatre pour eux ! et... Vierge des Douleurs !
Ici la sœur de Tolin fondit en larmes comme si l'âme lui sor-
tait par la bouche. Tolin essaya de la consoler du mieux qu'il
put; mais cette tentative exigeait des réflexions plus solides que
les vagues insipidités qui venaient à l'esprit du fils de don Ve-
nancio Liencres. Soudain Louisa cessa de pleurer et dit résolu-
ment à son frère :
— Eh bien! sache que si tu ne fais pas ce dont je t'ai chargé, je
le ferai, moi... moi-même ! Et je serai capable de l'avouer même
à sa mère et à son père... et au curé de la paroisse, si tu me
pousses à bout...
Tolin était sur des charbons ardens ; il voyait sa sœur très dé-
cidée à accomplir ce 'qu'elle lui promettait, et en même temps il
s'effrayait de l'entreprise épineuse qu'elle lui imposait. Il n'avait
pas mauvaise volonté, mais son irrésolution le retenait. Il parla
de nouveau dans ce sens à Louisa, la suppliant de lui laisser cher-
cher le moyen et l'occasion à loisir, car tout s'arrangerait avec le
temps.
— Non, non, insistait l'autre. Il n'y a pas un instant à perdre.
Dès demain tu A'as faire les premières démarches...
— Mais écoute la raison...
— Ecoute : dès son arrivée au bureau, tu le prends à part; et
là, seuls tous deux, tu commences à lui parler, et après... ca-
ramhal si c'était moi, je lui aurais bientôt appris comment on
doit dire ces choses-là.
— Et quand tout se passerait comme tu le désires, possédée
du diable, sais-tu quel visage ferait maman ?
— Ça, c'est mon affaire, Tolin ! Et puis, est-ce qu'elle pourrait
me blâmer ! Un si beau parti pour moi ! Ne t'inquiète pas de
cela, et occupe-toi du reste.
— Enfin, dit le jeune homme fort ennuyé, peut-être afin de se
voir délivré pour le moment d'un siège aussi tenace, je ferai tout
mon possible pour te faire plaisir.
— Mais c'est qu'il faut, insista Louisa, sans céder un seul point,
faire non seulement le possible, mais tout ce qui est nécessaire...
SOTILEZA. Il
Et si tu l'as fait ou ne l'as pas fait, je le saurai demain soir quand
André viendra ici... parce que tu t'arrangeras, discrètement, pour
qu'il vienne ici sans faute... tu entends bien?... sans faute !
Il n'y avait, pour Tolin, nul moyen d'échapper : il savait bien
qu'avec un caractère comme celui de sa sœur, un éclat était à
craindre, si elle se l'était fourré dans la tète. Il comprit que, pour
éviter un plus bruyant carillon, il était nécessaire de remplir
avec fermeté l'épineuse commission, et il en prit l'engagement
auprès de sa sœur.
Quand elle fut bien convaincue que la promesse de Tolin
n'était pas un simple moyen de sortir de difficulté, ses injures se
changèrent en roucoulemens ; elle alluma sa bougie, prit congé
par un « adieu » chaleureux, ouvrit la porte avec mille précau-
tions, et sur la pointe des pieds, effleurant le sol plus qu'elle ne le
foulait, elle arriva en un instant à sa chambre et s'y enferma, sinon
libre d'inquiétude, du moins l'àme plus tranquille depuis qu'elle
avait exhalé son dépit.
En revanche, Tolin qui s'était levé de table l'esprit calme
comme une mare d'huile, ne put attraper le sommeil que très
tard, vers le matin. Au diable la petite bonne femme !
XXVni. — LA PLUS GRAVE DE TOUTES LES CONSÉQUENCES
Très haut, très fort résonnaient vers la rue de la Mer les cris
de apuyaaal apuyaaa! par lesquels le délégué du Chapitre
d'En-Bas éveillait les marins en parcourant les rues qu'ils habi-
taient. Les plus diligens d'entre eux n'étaient pas encore arrivés à
la Zanguina pour prendre la goutte d'eau-de-vie ou la tasse de
café, que déjà André, les membres tout endoloris et l'esprit assez
découragé, sortait des arcades de Hacha, traversait le bout de rue
voisin et atteignait le Môle.
Il était à peine cinq heures du matin ; il n'y avait pas d'autre
lumière que la faible clarté qui précède l'aurore.
Pour les desseins d'André, cette matinée se présentait mieux
que la soirée précédente. L'atmosphère était moins lourde, on as-
pirait un air presque frais, et si dans les nuages, sur la ligne de
l'horizon, du côté où devait apparaître le soleil, on remarquait
certaines nuances rouges, ce détail, en lui-même, n'avait qu'une très
faible importance.
Ce fut aussi l'opinion de Reliales qu'André attendait déjà dans
28 REVUE DES DEUX MONDES.
sa barque, plein d'impatience; car dans chaque objet qu'il distin-
guait sur le Môle, il croyait voir un émissaire de chez lui courant
à sa recherche.
Enfin, on entendit un bruit de voix rudes et de pas lourds;
une troupe de pécheurs arriva, chargés de leurs instrumens, leurs
provisions, leurs vêtemens de mer, et beaucoup d'entre eux avec
une bonne partie de l'appareil de la barque. André vit avec un
vif plaisir combien celle de Reîiales fut en peu d'instans parée et
garnie de son équipage.
Les rames furent armées ; le patron saisit la sienne et se tint
à la poupe et debout pour gouverner ; la barque détachée reçut le
premier élan de ses quatorze rameurs; elle se mit en route vers le
large, et sa quille effilée fendit la surface tranquille et brillante
delà baie.
La lumière de l'aube commençait alors à dessiner les profils de
tous les lieux qui auparavant n'offraient par la bande de tribord
qu'une esquisse confuse, une masse noire et allongée depuis le
cap Quintres jusqu'au mont de Cabarga; on distinguait le reflet
de la côte de Saint-Martin dans le cristal des eaux, et dans les
prés et les champs voisins renaissait le mouvement régulier de la
vie champêtre, la plus soustraite aux batailles du monde.
Je ne sais si André, assis à la poupe auprès du patron, voyait,
appréciait ainsi les détails du panorama qui se déroulait devant
lui ; mais il est hors de doute qu'il ne fixait pas les yeux sur un
seul point du tableau sans sentir s'aviver les blessures de son
cœur et grandir la bataille de ses pensées. Aussi aspirait-il à
s'éloigner le plus vite possible de ces côtes si connues et de ces
sites qui lui rappelaient tant d'heures de joie sans amertume dans
l'esprit ni épines dans la conscience; il vit donc avec plaisir que,
pour profiter du frais vent de terre qui commençait à se faire
sentir, on hissait les voiles, ce qui imprimait à la barque une
allure deux fois plus rapide.
La tète entre les mains, les yeux fermés, l'oreille attentive au
sourd bruissement du sillage, il arriva jusqu'à la Pointe du port
et atteignit, sans changer de posture, le chenal sombre que for-
ment le rocher de Mouro et la côte en face. Mais quand le balan-
cement et le tangage de la barque lui tirent comprendre qu'elle
était bien en dehors de la barre, alors seulement il redressa le
corps, ouvrit les yeux et se risqua à regarder non pas vers la terre
où restaient les racines de son chagrin, mais vers l'horizon sans
SOTILEZA. 29
limites, vers l'immensité déserte, sur la surface agitée de laquelle
étincelaient les premiers rayons du soleil, qui sortait des abîmes
entouré d'une large auréole de flocons rouges. Par là, par là il s'en
allait vers la solitude, vers le silence imposant des grandes mer-
veilles de Dieu, vers l'oubli absolu des misérables querelles de la
terre ; là il eût voulu s'élancer d'un vol ; et c'est pourquoi il lui
semblait que la barque n'avançait pas, et il souhaitait que la brise
qui enflait ses voiles se changeât subitement en ouragan déchaîné.
Mais la barque, dédaignant les impatiences du fougueux jeune
homme, allait son chemin, honnêtement, filant assez pour arriver
à temps au point vers lequel la dirigeait son patron. Celui-ci ap-
pela soudain l'attention d'André pour lui dire :
— Regardez, quel banc de sardines!
Et il lui désignait une large tache sombre au-dessus de la-
quelle voltigeaient une nuée de mouettes. C'est à ces signes que
se reconnaissait le banc. Ensuite il ajouta :
— Bonne affaire pour les barques qui sont sorties pour ça.
Moi, quand je vais aux sardines, les merluches me sautent à
bord... coquin de sort!
A mesure que la svelte et fragile embarcation avançait en sa
route, André chassait davantage les brumes de son imagination
et devenait plus loquace. On aurait pu compter les paroles qu'il
avait échangées avec le patron après le départ; mais, depuis qu'il
se voyait si loin de la côte, il ne se taisait plus un moment. Il de-
mandait non seulement tout ce qu'il désirait savoir, mais ce qu'il
savait déjà très bien : sur les places, les appareils, les époques, les
avantages et les risques.
Et tout en causant, en causant de tout, le patron ordonna
d'amener les voiles, la barque étant arrivée au but de sa course.
Tandis qu'on carguait le gréement, qu'on disposait les appareils
de pêche et qu'on attachait les coussinets aux bordages, André
promena ses regards derrière lui.
Tout cet immense espace était saupoudré de petits points noirs
qui apparaissaient et disparaissaient à chaque instant sur la crête
ou dans les sillons des vagues. Les plus voisins de la côte étaient
les barques, qui ne s'éloignaient jamais du port à plus de trois ou
quatre milles.
Des bateaux péchant la merluche, c'était encore celui de Ré-
nales qui, bien que très au large, était le moins éloigné de la côte.
A peine si les yeux d'André la distinguaient ; mais ceux du pa-
30 REVUE DES DEUX MONDES.
tron et de tous les hommes de léquipage auraient vu voler une
mouette au-dessus du Cabo Menor.
En voyant larguer les cordelettes sur les deux bords après
qu'on eut bien garni d'appâts les hameçons solidement fixés à leur
subtil fil de cuivre, André se pencha, accoudé sur le bastingage
à tribord, les yeux fixés sur l'appareil le plus voisin que le pêcheur
tenait à la main, s'appuyant sur la surface fine et arrondie du
coussinet afin d'éviter que la corde ne se rompît en frottant sur
le raboteux bordage, lorsqu'il la retirerait pour haler la merluche
capturée. Un moment, un bon moment se passa sans que sur
aucun appareil on sentît la moindre secousse. Soudain, de la
proue, Cote cria :
— Dieu soit loué !
C'était le signal de la première morsure. Ensuite Cole, halant
sur la corde et en relevant précipitamment des demi-brasses à
la fois, mais non sans de vrais efforts de poignet, embarqua dans
le bateau une merluche qu'André, qui n'en avait jamais vu pocher,
regarda comme un requin colossal. L'impressionnable garçon
applaudit avec enthousiasme. Un moment après, il en vit embar-
quer une autre, et puis une autre, et ensuite deux autres : et ce spec-
tacle l'entlammait à tel point quil sollicita la grâce qu'on lui cé-
dât une corde pour tenter, lui aussi, la fortune. Et il vit son rêve
accompli, puisqu'il n'attendit pas une demi-minute avant de sentir
une merluche mordre à son hameçon. Mais quant à l'embarquer,
autre affaire! Il aurait juré que du fond de la mer des cétacés
monstrueux tiraient sur la corde et voulaient l'engloutir, lui, la
barque et tous ceux qu'elle contenait.
— Elle se sauve... elle nous entraîne!... criait-il affolé et ti-
rant de toutes ses forces sur la corde.
Les gens se mirent à rire, à le voir en telle détresse : un ma-
telot s'approcha et, plaçant l'appareil comme il fallait, il lui
démontra pratiquement que, quand on sait haler, on embarque
sans difficulté un baleineau, à plus forte raison une merluche de
moyenne grosseur comme celle-là.
— Eh bien ! maintenant nous verrons, dit André nerveux d'émo-
tion, en larguant sa corde.
En ce moment il ne se rappelait pas la moindre des tristes
aventures qui l'avaient poussé à cette expédition.
Indubitablement la nature l'avait doué d'aptitudes exception-
nelles pour ce travail et tout ce qui s'y rapportait. Dès la seconde
SOTILEZA. 31
fois qu'il jeta sa corde dans les abîmes de la mer, pas un de ses
camarades du bateau ne le surpassa en adresse à haler vite et bien
une merluche.
Le malheur fut que tout à coup celles-ci s'avisèrent de ne
pas recourir à la pâture qu'on leur offrait dans leurs tranquilles
profondeurs, ou d'aller marauder en d'autres lieux plus à leur
goût, et le reste de la matinée se perdit en tentatives et sondages
infructueux.
Cependant la brise se calmait beaucoup; à l'horizon nord
s'étendait un nuage luisant, couleur de plomb, partagé entre l'est
et le sud par de grandes bandes irrégulières d'un bleu intense qui
se détachaient sur un fond orangé extrêmement brillant; sur les
Urrieles, ou pics d'Europe, s'amoncelaient d'énormes montagnes
de nuées; et le soleil, au haut de sa carrière, quand ses rayons ne
rencontraient point d'obstacles dans l'espace, chauffait plus qu'à
l'ordinaire.
Rénales était attentif à ces nuages; mais ses compagnons,
tout en ne les perdant pas de vue, eux non plus, ne par?.issaient
pas y attacher autant d'importance que lui.
André lui demanda ce qu'il pensait de tout cela.
— Oue ça me plaît fort peu, quand je suis loin du port.
Tout à coup, montrant le cap Mayor, il dit en sautant sur ses
pieds :
— Regardez, les enfans, ce que nous conte Falagan.
Alors André, regardant très fixement ce que lui indiquaient
les pécheurs les plus voisins de lui, vit trois filets de fumée qui
montaient du cap. C'était le signal que le vent du sud fraîchissait
beaucoup dans la baie. Deux fumées seulement auraient signifié
que la mer brisait sur la côte.
Très mauvais déjà est le vent du sud déchaîné quand les ba-
teaux veulent rentrer à la voile; mais il est plus terrible encore
en ce qu'il amène à l'improviste la galerne, c'est-à-dire qu'il tourne
subitement au nord-ouest.
C'est ce risque-là que voulait éviter Rénales en mettant sans
tarder le cap sur le port. En regardant de ce côté, il vit que les
barques s'y engageaient déjà, et que les bateaux qui péchaient
le rousseau essayaient de faire de même. Sans perdre un instant,
il fit hisser les voiles, et comme le vent était faible, on arma aussi
les rames. Tous les bateaux au largo suivirent son exemple.
Ainsi passa plus d'une heure, sans que sur le bateau on en-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
tendît d'autres bruits que le craquement des étropes, la chute
cadencée des rames dans l'eau et l'ardente respiration des hommes
qui aidaient, de leur fatigue, les voiles à demi gonflées. Par mo-
mens l'air était un peu plus frais, et alors les rameurs se repo-
saient. Dans les nuages on ne notait aucune altération d'impor-
tance. Par la poupe et par la proue on voyait les bateaux qui
suivaient la même route que celui de Rénales.
Tout allait donc du mieux possible, et cela continua ainsi du-
rant une autre demi-heure; André parvint à reconnaître bien
distinctement les Urros de Liencres, et plus loin les escarpemens
de la Vierge de la Mer.
Soudain ses oreilles perçurent une terrible rumeur lointaine,
comme si de gigantesques trains d'artillerie roulaient sur un sol
voûté; il sentit sur son visage l'impression d'une rafale humide
et froide, et remarqua que le soleil s'obscurcissait et que sur la
mer avançaient, vers le nord-ouest, de grandes taches plissées, d'un
vert presque noir. En même temps Rénales criait :
— Amène les grandes voiles!... Rien que le taillevent!
Et André, glacé d'effroi, vit ces hommes si courageux aban-
donner les rames et s'élancer, tout pâles et en grande hâte, pour
exécuter les ordres du patron. Un seul instant de retard dans la
manœuvre aurait occasionné le désastre redouté : car, à peine le
taillevent restait-il seul hissé, qu'une rafale furieuse, chargée de
pluie, se brisa sur la voile, et enveloppa le bateau dans de mugis-
sans tourbillons. Une brume très dense couvrit les horizons, et
la ligne de la côte se devinait, plus qu'elle ne se voyait, au fracas
des lames qui la battaient et au bouillonnement de l'écume qui
l'assaillait par toutes ses aspérités.
Tout ce que la vue pouvait maintenant embrasser alentour, ce
n'était plus qu'un effrayant remous de vagues qui se poursuivaient
dans une course folle et se fouettaient de leurs blanches crinières
secouées par le vent. Courir devant cette furie déchaînée, sans
se laisser assaillir par elle, était l'unique moyen, non pas même
de se sauver, mais du moins de le tenter. Mais la tentative n'était
pas facile, parce que la voile seule pouvait donner la poussée
nécessaire; et le bateau ne pourrait pas garder sans naufrager
même la voile étroite qu'il portait au centre.
André le savait bien ; et à observer combien le mât craquait
dans sa carlingue, et se pliait comme une baguette d'osier, com-
bien la voile crépitait, combien le bateau piquait de la tète; puis
SOTILEZA. 33
tombait sur le côté, combien la mer l'envahissait de toutes parts,
il ne demanda même pas pourquoi le patron faisait amener le
taille vent et armer « l'extrême-onction » sur le châtelet de proue.
Il sentit son sang se glacer dans ses veines, moins encore par ce
que signifiait cette manœuvre en ce moment d'angoisse, qu'en
entendant le nom terrible de cette étroite toile déployée à mi-
hauteur d'un mât très court. « L'extrême-onction ! » c'est-à-dire
entre la vie et la mort.
Par bonheur, le bateau la supporta mieux que le taillevent, et
avec son aide, il volait parmi le bouillonnement des vagues. Mais
celles-ci grossissaient à mesure que l'ouragan les roulait, et le
danger qu'elles déferlassent sur la faible embarcation croissait
d'instant en instant.
Fuir, fuir en avant!... Cela seul, ou se résigner à périr.
Et le bateau continuait, montant sur les crêtes écumantes,
tombant dans les abîmes, puis recommençant à s'élever plein d'ar-
deur pour tomber ensuite dans un autre creux plus profond, et
gagnant sans cesse du terrain, et veillant, dans sa fuite, à ne pas
présenter le flanc aux vagues.
De temps en temps les pêcheurs criaient avec ferveur :
— Vierge de la mer, en avant!... En avant, Vierge de la
mer !
r Elles semblaient à André des siècles, les minutes qu'il passait
dans cette efî'rayante situation, si nouvelle pour lui; il commençait
à être tout étourdi et désorienté au milieu de ce vacarme qui l'as-
sourdissait : la blancheur et la mobilité des eaux, qui l'éblouis-
saient; la fureur du vent qui fouettait son visage de poignées de
pluie épaisse; les sauts vertigineux du bateau, et la vision de son
tombeau entre les plis de cet abîme sans limites. Ses vêtemens
étaient imbibés de l'eau de pluie et de l'eau amère qui descendait
sur lui après avoir été lancée dans l'espace, comme une épaisse
fumée, par le choc des vagues; ses cheveux flottaient dans l'air
I tout dégouttans, et il commençait à trembler de froid. Il n'es-
sayait même pas d'entr'ouvrir les lèvres pour une seule question.
Pourquoi cette inutile tentative? Est-ce que tout n'était pas rempli,
est-ce qu'il n'était pas répondu à tout ce que pourrait demander
la misérable voix humaine, par les hurlemens de la galerne?
L'excès même de l'horreur, suspendant l'ardeur d'André, pré-
disposa sa réflexion à des idées régulières, suivies, coordonnées,
et sur des sujets un peu étrangers aux conditions d'un esprit con-
TOME CL. — 1898. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
stitué comme le sien. Par exemple, il ne raisonnait pas sur les pro-
Labilités qu'il avait de se sauver. Pour lui, c'était déjà chose indis-
cutable et résolue qu'il allait mourir là. ^Mais ce qui le préoccupa
beaucoup, ce fut le genre de mort qui l'attendait, et il analysa
le fatal événement moment par moment et détail par détail. En-
suite passèrent dans sa mémoire, en triste défilé, les martyrs qu'il
se rappelait de la nombreuse légion de héros à laquelle apparte-
naient les malheureux qui l'entouraient, destinés peut-être à dis-
paraître aussi, d'un moment à l'autre, dans cet horrible cime-
tière. Et il les vit, un à un, lutter quelques courts instans avec
les forces du désespoir contre l'immense puissance des élémens
déchaînés ; s'enfoncer dans les abîmes ; reparaître avec l'épouvante
dans les yeux et la mort dans le cœur, et être submergés de nou-
veau pour ne plus sortir que comme l'informe dépouille d'un
grand désastre, flottant entre les plis des vagues et ballottés par le
caprice de la tempête.
Et les voyant tous ainsi, il en vint à voir Mules; et voyant
Mules, il se souvint de sa fille ; et se souvenant de sa fille, par une
logique association d'idées, il en vint à penser à tout ce qui lui
était arrivé, à tout ce qui l'avait jeté dans le danger où il se
voyait, et alors, à la lumière que perçoivent les yeux humains
seulement au seuil de la mort, il estima ces événemens à leur
véritable importance : il eut honte de ses légèretés, de son impru-
dence, de ses ingratitudes, de sa dernière folie, cause peut-être
du désespoir de ses parens ; et sa nature mortelle se remit à récla-
mer ses droits; et il aima la vie, et il s'épouvanta de nouveau
des périls qu'elle courait en cet instant; et il craignit que Dieu
eût décidé de la lui arracher de cette manière en punition de sa
faute.
Il tremblait d'horreur; et chaque craquement du funèbre grée-
ment, chaque tremblement du bateau, chaque coup de mer qui
l'atteignait, lui paraissait le signal du désastre suprême. Pour
comble d'angoisses, il vit, soudain, de son côté, flotter une rame
au milieu des flots d'écume soulevés, et ensuite deux autres. Les
pêcheurs les virent aussi, pleins de tristesse. Ils virent plus en-
core quelques instans après : ils virent une masse noire culbutée
entre les vagues. C'était un bateau perdu. De qui? Et ses hommes?
Ces questions, André les lisait sur les visages livides de ses com-
pagnons. Il remarqua que, à genoux, les yeux au ciel, ils faisaient
vœu daller le jour suivant, nu-pieds, portant leurs rames et leurs
SOTILEZA. 35
voiles, entendre une messe en l'honneur de la Vierge, si Dieu
faisait le miracle de leur sauver la vie dans ce terrible danger.
André éleva au ciel la même promesse du fond de son cœur
chrétien.
Et la tempête continuait à se déchaîner, et le bateau à courir
devant lui, fou et déjà à demi submergé.
Dans un de ses bonds désordonnés, son bordage se trouva à
une demi-palme dune masse qui se balançait entre deux eaux, lais-
sant flotter au-dessus d'elles d'épaisses poignées d'une chevelure
touffue.
— Muergo ! cria Rénales, voulant en même temps saisir d'une
main le cadavre.
André sentit que de nouveau le froid de la mort envahissait
son cœur, que la vie allait lui manquer; et seul un événement
comme celui qui survint au même instant put relever ses forces
défaillantes.
Le mouvement de Rénales avait coïncidé avec une brusque
secousse du bateau; il perdit l'équilibre et tomba sur le côté droit,
se donnant un coup à la tête contre le bordage. Sans gouvernail,
le bateau prêta le flanc aux vagues, le mât s'abattit brisé et le
vent arracha la voile. André, alors, comprenant la gravité du
nouveau péril :
— Aux rames 1 cria-t-il aux pêcheurs consternés, en se lan-
çant au gouvernail, abandonné par Rénales dans sa chute, et il
replaça le bateau dans la direction convenable avec une habileté
et une agilité bienheureuses pour tous.
Ils passaient alors devant le Cabo Menor, sur les épaulemens
rocheux duquel les lames se précipitaient pour se ruer de l'autre
côté en cascades mugissantes. De là, ou pour mieux dire, du
Cabo Mayor à la bouche du port et en continuant par l'île de
Mouro jusqu'au cap Quintres et au cap de Ajo, toute la côte n'était
qu'une bordure d'écumes mugissantes qui bouillonnaient, grim-
paient, s'accrochaient aux falaises et retombaient pour tenter
un nouvel assaut sous l'inconcevable poussée de ces montagnes
liquides qui allaient se briser furieuses, sans un instant de repos,
contre ces barrières inébranlables.
— En avant. Vierge de la mer! répétaient les marins d'une
voix ferme et qui scandait leurs mouvemens.
André, ayant empoigné sa rame, les pieds cloués plutôt que
posés sur le plancher du bateau, luttant et voyant lutter ses cou-
30 REVUE DES DEUX MONDES.
rageux compagnons avec des efforts surhumains contre la mort
qui les menaçait de toutes parts, commençait à sentir la grandeur
sublime de tant d'horreurs réunies et louait Dieu devant cet e'pou-
van table témoignage de sa puissance.
Cependant Rénales ne remuait pied ni main, et Cole qui épui-
sait l'eau sans trêve avec un autre compagnon, à un signe d'André
qui veillait à tout, suspendit son important travail et vint relever le
patron qui était resté étourdi du coup et saignait abondamment
par la blessure qu'il s'était faite à la tête. Il le soigna le moins
mal qu'il put dans une si malheureuse situation; aussi Rénales se
ranima-t-il peu à peu, tant qu'il tenta de retourner à son poste
comme le bateau, passant comme l'éclair devant le Sardinero, arri-
vaiten face de laCaleta del Caballo.Mais en ces instans, outre du
sang-froid et de l'intelligence, il fallait pour gouverner une force
peu commune, et il manquait à Rénales cette dernière condition
si importante, au lieu qu'André, au point de la côte devant lequel
on se trouvait, les réunissait toutes au suprême degré.
— Eh bien, en avant! — lui dit le patron, s'accroupissant sur
le plancher, parce que sa tète endolorie ne pouvait résister au cin-
glement de la tempête, — et que la volonté de Dieu s'accomplisse I
En avant! En avant, c'était aborder le port, c'est-à-dire jouer
sa vie dans le dernier et le plus redoutable hasard ; car le port
était fermé par une série de murailles de lames énormes qui,
arrivant à l'étroite ouverture et s'y sentant resserrées, en partie
assaillaient et enveloppaient l'îlot aride de Mouro, en partie se
lançaient dans l'obscur goulet, l'emplissaient, dressaient leurs dos
énormes pour mieux retomber; et à leur passage tremblaient les
hautes murailles de granit. Mais comment fuir le port? Où aller
chercher un refuge? N'était-ce pas un miracle, chaque instant qui
passait, sans que la barque s'engloutît dans l'horrible chemin
qu'elle suivait?
Ce qu'il y avait encore de plus supportable dans cette situa-
tion, c'est qu'elle allait avoir très promptement une issue, et cette
conviction se lisait bien clairement sur les visages des hommes
de l'équipage, fixés sur celui d'André et immobiles, comme si
tous eussent été soudain pétrifiés par une même pensée.
— Vous le savez, don André, lui dit Rénales, en enfilant par
la proue la hauteur de Rubayo et le Codio de Solares, c'est juste
le milieu du passage.
— Certainement, répondit André avec amertume, sans dé-
SOTILEZA.
37
tourner les yeux de l'entrée du port, et sans détacher ses mains
de la rame avec laquelle il gouvernait ; — mais quand on ne voit
ni le Codio de Solares, ni la hauteur de Rubayo comme à présent,
que faut-il faire, Rénales?
— Se remettre entre les mains de Dieu et entrer par où l'on
peut, répondit le patron après une courte pause, en dévorant des
yeux l'horrible tourbillon qui n'était même plus à deux enca-
blures du bateau.
Jusque-là, courir devant la tempête avait été se rapprocher du
salut; mais maintenant il pouvait être aussi dangereux d'avan-
cer vite que de s'arrêter involontairement, parce que le bateau
se trouvait entre l'ouragan qui le poussait et le chenal que l'on
devait n'attaquer qu'à un moment où les vagues ne s'y précipi-
teraient pas.
André, qui ne l'ignorait point, paraissait une statue de pierre
avec des yeux de feu, les rameurs, des machines qui se mouvaient
au commandement d'un de ses regards : Rénales n'osait respirer.
Sur le mont de Hano, il y avait une foule de personnes qui
contemplaient avec épouvante, et résistant mal à l'assaut furieux
du vent d'aval, la terrible situation du bateau. André, par bonheur
pour lui et pour ceux qui étaient avec lui, ne regarda pas alors là-
haut. Toute son attention était absorbée à examiner l'effroyable
champ où allait se livrer la bataille décisive.
Tout à coup il cria à ses rameurs :
— Nous y sommes ! . . . ramez ! . . . plus fort ! . . .
Et les rameurs, tirant des forces miraculeuses de leurs longues
fatigues, se dressèrent rigides en l'air, s'appuyant de leurs pieds
sur les bancs, et suspendus par les mains à leurs rames.
Une vague colossale se lançait alors dans le goulet, gonflée,
luisante, mugissante, et au plus haut de son dos le bateau chevau-
chait à force de rames.
Le dos de la vague allait d'un côté à l'autre; mieux qu'un dos,
c'était l'anneau d'un gigantesque reptile qui se déroulait delà tête
à la queue. L'anneau continua à avancer à l'intérieur du goulet
vers les Quebrantas, sur les sables desquelles il devait se briser
en hurlant; il passa sous la quille du bateau, qui commença à
glisser comme sur la nappe d'une cascade jusqu'au fond du creux
qu'avait laissé derrière elle la vague fugitive. Là on courait le
risque que le bateau « s'endormît; » mais André pensait à tout,
et il demanda un autre effort héroïque à ses rameurs. Ils le firent,
38 REVUE DES DEUX MONDES.
et comme ils ramaient pour vaincre le reflux de la vague passée,
une autre plus grande encore qui entrait, sans éclater, dans le
goulet, souleva le bateau par la poupe, le porta sur sa crête et le
poussa vers le port. La hauteur était effrayante, et André sentait
le vertige des précipices ; mais il ne tremblait pas et son corps ne
perdait pas son équilibre dans cette position invraisemblable.
— Souquez!... souquez I... criait-il aux rameurs exténués,
car le moment décisif était arrivé.
Et les rames craquaient, et les hommes haletaient, et le bateau
continuait à s'élever, mais en gagnant du terrain. Quand la poupe
touchait la cime de la montagne rugissante, et comme la faible
embarcation allait recevoir d'elle la dernière impulsion favorable,
André, donna un vigoureux coup de barre et, plein d'émotion, il
cria, mettant dans ses paroles tout ce qui restait de flamme en son
cœur :
— Jésus ! et dedans !
Et la vague passa aussi, sans crever, vers les Quebrantas, et
le bateau commença à glisser sur la pente d'un nouvel abîme.
Mais cet abîme était le salut de tous, parce qu'ils avaient doublé
la pointe de la Cerda et se trouvaient en port sûr.
Au même instant, comme André, ému et haletant, rejetait ses
cheveux en arrière et essuyait l'eau qui coulait sur son visage,
une voix, avec un accent qu'on ne peut rendre, lui cria de la
Cerda :
— Mon fils ! . . . mon fils !
André, tout tremblant, leva la tête, et, devant une multitude
stupéfaite, il vit son père les bras ouverts, le chapeau à la main,
sa blanche et épaisse chevelure flottant au vent de la tempête.
Cette émotion suprême acheva de briser les forces de son esprit ;
cruellement puni,- le pauvre garçon se laissa tomber sur son banc
et, cachant son visage entre ses mains tremblantes, il se mit à
pleurer comme un enfant, tandis que le bateau se balançait sur
les ampoules colossales du ressac, et que les rameurs épuisés don-
naient le répit nécessaire à leurs poitrines haletantes.
XXIX. — A QUOI TOUT CELA ABOUTIT
Laissons passer les heures depuis les heures infortunées que
racontait le chapitre précédent ; rouler des larmes de fiel, qui brû-
SOTILEZA. 39
lent les joues des affligés, et d'autres larmes plus douces parmi les
embrassemens joyeux et les cœurs qui battent sans torture. Que
les vœux faits à Dieu, dans des momens de grande détresse, s'ac-
complissent, et que les fervens marins, André en tête, pieds nus,
avec leurs vêtemens mouillés encore de l'eau de la tempête, leurs
rames et leurs voiles sur l'épaule, aillent à l'église et en sortent
au milieu du respect et aussi de la commisération des habitans
de la ville! Que les jours s'envolent et que le piquant d'événemens
nouveaux tue dans la voracité publique l'amère saveur des acci-
dens passés, si tristes et si retentissans qu'ils aient été; que les
leçons reçues profitent, aux uns pour pardonner, aux autres pour
se corriger; qu'André dirige sa vie vers les nouvelles voies oii
l'entraîne une subite et profonde aversion pour les légèretés et
les distractions de jadis... et aussi certaine entrevue avec son
ami Tolin, sollicitée par celui-ci et tenue dans l'endroit le plus
secret et le plus retiré des bureaux de don Yenancio Liencres ;
que, pour preuve de la fermeté de ses intentions, il brûle ses
vaisseaux, c'est à dire vende son Zéphire et ses instrumens de
pêche, et fasse cadeau du produit au vieux Mechelin, par l'en-
tremise du père Apollinaire, puisque, pour lui, il ne doit plus re-
mettre les pieds dans la maison de la rue Haute ; que cette excel-
lente famille se réjouisse en croyant que ses prières et un cierge
allumé devant l'image de saint Pierre à la nouvelle qu'André
était sur mer le jour de la galerne ont contribué puissamment à
son salut. Enfin, que passent encore d'autres jours ; que Gleto
revête l'uniforme des serviteurs des (( vaisseaux du roi, » à la
veille d'être appelé au Département; et que la justice humaine
enferme dans la prison publique les femmes du cinquième étage
pour leur faire un procès en diffamation et scandale ; — et allons
donner un dernier coup d'œil à la demeure de la rue Haute.
Le père Apollinaire est là ; et tandis que tante Sidora et Soti-
leza travaillent tristement et en silence, il se promène dans la
salle en causant avec Mechelin, assis dans un fauteuil, tout cou-
vert de vêtemens, décoloré et décharné. H n'a plus envie de sa
pipe, et ses yeux tristes regardent tout sans curiosité. Car il a été
à deux doigts de la mort.
La matinée avait été une rude épreuve pour le pauvre vieux.
Comme il ne pouvait sortir de sa maison, tous les marins qu'ap-
pelait la levée étaient venus prendre congé de lui : il ne manquait
que Cleto. Cole était venu avec Pachuca. Elle pleurait, la pau\Te,
40 REVUE DES DEUX MONDES.
et se désolait. Au rez-de-chaussée tous s'empressèrent à la con-
soler : mais plus on prodiguait les consolations, plus doulou-
reux étaient ses gémissemens. En même temps, la rue paraissait
une mer de larmes.
Mais enfin tout cela était passé, et l'on parlait maintenant d'un
autre sujet sur lequel le père Apollinaire disait, au moment de
notre entrée :
— Cela ne doit pas t'étonner, Miguel. Après ce qui est
arrivé dans cette maison, il n'y a pas d'autre conduite pour un
honnête homme. Mets-toi à sa place, Miguel; mets-toi à sa
place.
— Ne voyez-vous pas que je m'y mets, père Pollinaire? répon-
dait le marin. Et c'est parce que je m'y mets que je ne m'étonne
de rien. Mais une chose est de ne pas s'étonner, et une autre de
regretter la personne. Il fait bien de ne pas revenir par ici, pour
sa réputation et celle des autres... Mais on était si habitué à le
voir, et on l'aimait tant !... Et dire que je n'ai pas pu l'embrasser,
même une fois, après que Dieu l'a eu tiré vivant de ce désastre
où tant de malheureux ont péri!... Certes, j'ai embrassé son
père... je me suis enhardi jusque-là, allons!... Croyez-vous, père
Pollinaire, que, tel qu'il est, le capitaine, un vrai chêne, il pleu-
rait comme un petit enfant ? Le bon senor que c'est ! Depuis
que s'est passé ce qui s'est passé, il vient souvent ici... il me re-
garde... il regarde ces femmes... il a des consolations pour tous...
il veut que rien ne me manque... pas même le morceau de poule
pour le pot-au-feu! Peut-on demander chose pareille? Tout cela,
en plus de cette somme que son fils m'a envoyée par votre main.
Et moi qui vois ça, je n'arrive pas à comprendre pourquoi Dieu
me donne cette vieillesse si gâtée. Qui suis-je, pour finir entouré
de tant d'attentions?... Mais, pour revenir au sujet, j'avoue qu'il
m'en coûte beaucoup de me faire à ne plus voir dans cette maison
cet enfant plus précieux que tout l'or du Potose... C'est une affaire
de sentiment, et on ne peut y remédier...
— Sans doute, Miguel, sans doute, répond le père Apollinaire,
allant et venant devant l'expansif marin. Tout cela est la vérité
pure, et avec tout cela, on ne viole en rien la loi de Dieu qui veut
des cœurs reconnaissans et des langues sans venin. C'est chose
réglée, point convenu. Mais il y en a une autre qui t'importe beau-
coup à toi et à tous ceux de ta maison... et qui doit être réglée
aujourd'hui,... à l'instant même : car dans peu il sera déjà trop
SOTILEZA. 41
tard... Ecoute, Miguel : comptant là-dessus et ne me fiant guère
à mes propres forces, j'ai parlé au seiïor don Pedro, et il m'a pro-
mis de venir faire un tour par ici pour m'aider dans mon entre-
prise... Le mal est qu'il tarde, et si l'autre s'en va avant!... Tu le
sais bien, Miguel : jeune peut mourir, mais vieux ne peut vivre...
Et si tu viens à manquer... et ensuite ta femme 1 Hein ! que t'en
semble ?
— Je m'en préoccupe, père PoUinaire, et vous savez bien
quelle est la volonté de chacun ; mais nous ne connaissons pas
la sienne aussi nettement qu'il conviendrait, et c'est là le mal-
heur...
— Eh bien ! cette volonté doit se révéler en toute franchise, et
sans tarder, Miguel, et dans le sens qui convient. Car ce garçon
est bon comme le pain, et elle n'est pas faite pour être nonne !...
Cuerno! elle ne peut passer par un autre chemin!... Silda !
Silda !... viens ici... et viens aussi, toi, Sidora !
Toutes deux accoururent, sans tarder, de la cuisine.
On remarquait en Sotileza la trace de ses souffrances passées :
elle était plus pâle, avait les yeux battus, mais tout cela donnait
encore plus d'intérêt à sa beauté naturelle.
Père Apollinaire la pressa fortement de résoudre à l'instant
même le cas en question, et lui exposa les raisons qu'il y avait
pour que la solution fût conforme aux désirs de ses affectueux
protecteurs.
— As-tu, lui demanda le prêtre, quelque dessein en tête qui
s'oppose à ce projet?
— Non, seîior, répondit Silda avec une grande sérénité.
— Trouves-tu en Cleto quelque chose qui te répugne, en de-
hors de toute sa fripouille de famille?
— Non, senor; Cleto, par lui-même, est tout ce que pourrait
souhaiter une pau^Te fille comme moi. C'est la vérité pure. Il est
bon, il est honnête... et je pense même qu'il m'estime plus que
je ne vaux...
— Eh bien alors! jinojo, qu'est-ce que tu veux de plus?
Qu'est-ce que tu attends après ce qu'on t'a dit?... Il me semble
parfois, cuerno l que tu t'obstines à faire croire que tu trouves
plaisir à payer en chagrins toute la peine que ces pauvres vieux
se donnent pour toi.
— Cela, nous ne le croirons jamais, fillette ! s'écrièrent-ils
tous deux presque en même temps.
42 REVUE DES DEUX MONDES.
Le religieux ne fut pas démonté par cette exclamation, et il
ajouta :
— Eh bien ! moi seul je le penserai... et tous ceux qui auront
le sens commun !
Silda resta quelques instans silencieuse ; et, comme si l'obser-
vation du père Apollinaire lui avait fait de la peine, ou qu'elle se
préparât à prendre une résolution héroïque :
— Croyez-vous, demanda-t-elle sans hauteur, mais avec une
grande fermeté, que ce que vous désirez convienne à tous?
Et tous répondirent unanimement que oui.
— Alors, soit, conclut Silda solennellement.
En cet instant don Pedro Colindres entra. Père Apollinaire
lui raconta ce qui venait de se passer, et le capitaine dit :
— Je m'en réjouis de toute mon âme. Je venais précisément
vous aider de mes conseils, sachant que le temps presse. A la
bonne heure, jeune fille. . . Et maintenant que tu ne peux pas croire
que je le fais pour peser sur tes résolutions, j'offre d'être témoin
de la noce, et je veux qu'il soit entendu que, le lendemain du ma-
riage, je me charge de faire Cleto patron de son propre bateau.
— Voilà des âmes, cuerno! Voilà du fin goudroTi l Jinojo!
s'écria père Apollinaire. Tu vois, Silda?... Tu vois, Mechelin?...
Tu vois, Sidora?... Tu vois qu'il y a un Dieu au ciel, et qui paye
chacun selon ses mérites ?
Mais ni Silda, ni Mechelin, ni tante Sidora n'étaient en état
de répondre : celle-là, parce qu'elle tomba dans une sorte de stu-
peur difficile à définir; les deux autres, parce qu'ils se mirent à
pleurnicher. Le capitaine ajouta :
— Tout cela ne vaut pas deux liards, père Apollinaire, mais
quand même ça les vaudrait, ils ne le méritent que trop ici : et
toi plus que personne, gamine, parce que... je me comprends.
Ainsi, courage, tu es jeune et trois ans sont bientôt passés...
— Vierge de la mer ! donne-moi seulement de vivre assez pour
le voir, s'écria oncle Mechelin en sanglotant, presque en même
temps que sa femme disait :
— Béni soit le Seigneur qui met le remède si près de la bles-
sure!
A ce moment, Cleto entra. Il portait une chemisette blanche
avec un large col bleu jusqu'aux épaules : il couvrait la moitié de
sa tête avec une casquette bleue à large ruban tombant par der-
rière, et portait sur le bras un paquet qui formaittout son bagage.
SOTILEZA, 43
C'était vraiment un beau gaillard. Il entra d'un air résolu, et, se
dirigeant droit vers la jeune fille sans jeter un regard sur les per-
sonnes présentes, il lui parla ainsi :
— Il ne me reste qu'un tout petit instant, Sotileza. J'en profite
pour venir savoir si c'est oui ou non; parce que, sans l'un ou
l'autre, je ne quitterai point Santander, quand même on m'en arra-
cherait... Et réfléchis bien avant de parler... Si c'est oui, il n'y
aura pas de travaux qui me coûtent là-bas ; si c'est non, je m'en
vais pour ne plus revenir... Aussi vrai que la lumière de Dieu
nous éclaire !
Il y avait alors dans l'attitude de Gleto une certaine grandeur
rude qui lui allait très bien. Sotileza lui répondit, enveloppant ses
paroles qui sonnaient d'un beau regard de consolation :
— C'est le oui, que je veux te donner, car tu l'as bien mérité...
Mieux que je ne mérite, moi, ta fidélité.
Ensuite, portant ses mains à son cou blanc et rond, par-dessous
le fichu qui le couvrait, elle retira une chaînette à laquelle pen-
dait une médaille d'argent avec l'image de la Vierge, et ajouta en
la lui tendant :
— Prends, pour que le chemin du retour te soit plus facile.
Et si parfois une mauvaise pensée t'enlève le sommeil, demande
à Notre-Dame si je suis femme à ne pas tenir ce que je pro-
mets !
Gleto se jeta sur la médaille encore tiède, la couvrit de baisers,
se signa avec, la baisa de nouveau, l'approcha de son cœur et
enfin la suspendit à son cou ; et en même temps de grosses larmes
jaillissaient de ses yeux, et il disait d'une voix rapide et convul-
sée :
— Bénie soit la bonté de Dieu qui a tant pitié de moi !... c'est
plus que je ne voulais, bon sangî... Oncle Miguel... tante Si-
dora... senor don Pedro... père Pollinaire... je n'emporte plus
qu'un seul chagrin... Cet homme, bon sang... dans quel état!... Je
l'ai laissé étendu sur la paillasse... Je ne sais si c'est le chagrin...
ou un coup de trop.., parce que voilà des jours qu'il n'a plus de
goût à l'eau-de-vie. Que va-t-il advenir de lui dans cette soli-
tude?... Je manquerai bien à la maison, maintenant plus que
jamais. Mais la loi est la loi et n'a pas d'entrailles. Par charité,
du moins... qu'il ne meure pas dans l'abandon!... Je sais bien
que, dans cette maison, il n'a pas mérité tant de bonté : mais c'est
mon père, il est vieux, il se voit seul... De temps à autre... bon
44 REVUE DES DEUX MONDES.
sang!... faites qu'il prenne quelque chose de chaud... Et puis,
allons, oubliez les injures, pour l'amour de Dieu...
Tous tranquillisèrent Gleto, lui promettant de regarder son
père avec beaucoup d'intérêt, et ensuite commencèrent les adieux.
Quand ce fut le tour d'oncle Mechelin, il voulut embrasser Cleto,
et le tenant dans ses bras, le vieux matelot infirme dit à l'oreille
du jeune homme :
— Je ne te reverrai pas, Cleto: et c'est pourquoi je veux te
dire aujourd'hui ce que je ne pourrai te dire plus tard. Tu auras
une femme dont n'est digne aucun homme au monde. Si tu par-
viens à la rendre heureuse, les rois eux-mêmes dans leurs palais
seront jaloux de toi, mais si tu la tues de chagrins, ne compte
pas sur le pardon de Dieu.
Cleto, pour toute réponse, serra le vieillard entre ses bras; et
comme il ne se sentait pas assez calme pour faire beaucoup de
cérémonies, il se dégagea d'oncle Mechelin et sortit précipitam-
ment.
Père Apollinaire enfonça son chapeau et sortit en courant
derrière lui :
— Attends, mon garçon! lui cria-t-il, je vais aller vous dire
adieu à la pointe du Môle. Il ne manquerait plus que ça, cuerno !
que vous vous embarquiez sans recevoir de cette main pécheresse
la bénédiction divine !
Et tandis que don Pedro Colindres restait un moment au rez-
de-chaussée, encourageant oncle Mechelin à fumer une pipe et
traitant en passant la question de la solitude de Mocejon, père
Pollinaire rejoignit Cleto qui marchait le dernier de tous les
hommes du Chapitre compris dans la levée.
La curiosité publique transforme tout en spectacle. Aussi les
balcons du dernier tiers du Môle étaient-ils pleins de spectateurs
quand le père Apollinaire et Cleto passèrent par là, pour se
rendre auMerlon.
Le quai et la rampe de l'Est regorgeaient de marins, de familles
de marins des deux Chapitres, et d'une foule de curieux de toutes
sortes.
Si le père Apollinaire avait été observateur et au courant des
choses, peut-être aurait-il donné quelque importance malicieuse
à l'intimité avec laquelle s'entretenaient Louisa et André sur
l'un des balcons de la maison de don Venancio Liencres, sans
faire aucun cas de ce qui se passait dans la rue, ni de la mine que
i
SOTILEZA. 45
^ faisaient Tolin et sa mère, qui étaient derrière eux. Mais, n'étant
pas observateur, le saint homme ne remarqua même pas la capi-
taine qui marchait sur le trottoir, imposante comme un bras de
mer et regardant du coin de l'œil le premier étage, la face débor-
dante de plaisir, peut-être à voir en si bonne compagnie ce diable
de garçon.
De ce qui se passa à la pointe du Môle à l'occasion de l'em-
barquement des marins de la levée pour le service de la patrie,
je ne ferai pas une longue description. Je dirai seulement que
le tableau final de ce triste spectacle fut aussi imposant que simple :
deux bateaux chargés d'hommes, à l'est du Martillo, voguant à
force de rames vers Saint-Martin; sur le Martillo, une foule décou-
verte, le visage tourné vers les bateaux; surpassant toutes les
têtes, une autre tête, grise, à demi cachée par des épaules voû-
tées, et, joint à ces épaules, un bras noir qui traçait une croix
dans l'espace.
Et comme je n'ai plus de renseignemens à donner sur les per-
sonnages de ce livre, je m'arrête, pieux et complaisant lecteur,
mais non sans te déclarer qu'en donnant repos à ma main fati-
guée, j'éprouve le chagrin que produit le regret trop fondé de
n'avoir pas gardé pour moi l'extravagant dessein de chanter,
parmi ces générations incrédules et incolores, les nobles vertus,
la vie misérable, les grandes faiblesses, la foi incorruptible et les
travaux épiques du courageux et pittoresque peuple des matelots
de Santander.
José Maria de Pereda.
RICHELIEU ET MARIE DE MEDICIS
A BLOIS
{Mai-Juin 16i1.)
L'évêque de Luçon avait pour oncle un chevalier de Malte
connu sous le nom de commandeur de la Porte. C'était un
homme d'humeur bizarre, mais de grand sens et jugement. Il
avait été chargé par sa sœur, Suzanne de la Porte, de diriger les
premières études du futur cardinal et il le connaissait bien ; de
bonne heure, il avait prédit son avenir. Cependant les grandeurs
de sa famille ne l'éblouirent jamais et il garda toute sa vie, avec
son neveu, des habitudes de sincérité et le langage d'une fran-
chise parfois un peu rude.
Quand il avait appris à Malte, où il se trouvait en février 1617,
la nouvelle de la nomination de l'évêque de Luçon à la secrétai-
rerie d'État, il lui avait écrit une lettre de sa façon qui, en raison
de la lenteur des communications, n'était parvenue à son adresse
qu'au temps où, — la fortune ayant déjà tourné, — l'évêque était
obligé de quitter le ministère et Paris précipitamment : « Je ne
sais, disait l'oncle, si je dois me réjouir avec vous de la charge
dont le Roi vous a honoré, vu le temps qui court. Je sais que
Dieu vous a fait des grâces pour être capable des plus grandes
choses. Mais ces temps turbulens et pleins d'infidélité, où la jus-
tice ne paraît que rarement, me les font juger indignes de vous.
Car, adieu vos contentemens, adieu votre santé, adieu tout repos.
Vous êtes embarqué dans cet océan de confusion, sans l'aiguille
et sans biscuit, et, qui pis est, le ciel justement irrité contre nous.
Quel courage, quelle force et quelle fortune il faut pour conduire
son vaisseau et sa réputation parmi tant d'obstacles ! C'est le
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 47
voyage que vous faites, monsieur, et ce qui m'en fait redouter
l'événement. »
L'événement s'était produit tel que l'avait prévu le bon oncle,
et maintenant le neveu, confus et meurtri, roulait sur le chemin
de Blois parmi l'exode qui emportait, avec la reine mère et sa
cour, la fleur de ses espérances juvéniles.
Il semble bien que, dans les derniers temps de la vie du maré-
chal d'Ancre, il avait eu quelque pressentiment des événemens
tragiques qui se préparaient. Faisant ses confidences au nonce
Bentivoglio et, parlant de la faveur des Goncini, il disait « qu'une
pareille violence ne pouvait durer; » il eût même voulu se garer.
Lui et Barbin auraient manifesté quelque envie de quitter la place.
Mais, tout de même, emportés par l'ardeur de la lutte et par la
confiance en soi qui n'abandonne guère l'homme public, ils étaient
restés; ils avaient poursuivi ardemment, jusqu'à la dernière mi-
nute, le succès; et, au moment où ils croyaient le tenir, la bour-
rasque s'était abattue sur eux et les avait enveloppés, bousculés,
roulés dans son tourbillon.
Maintenant Goncini était mort. Sa femme était à la Bastille,
Barbin au Fort-l'Evèque, la reine régente et sa cour en déroute
sur le chemin de Blois, et l'évêque de Luçon réfléchissait, au
cours du voyage qui, si lentement et par de si mauvais chemins,
l'emmenait vers un exil dont il était bien difficile d'apercevoir la
fin.
Oui, son oncle avait raison, les temps étaient mauvais pour
les ambitieux pressés. Toute la jeune équipe qui s'était embar-
quée, confiante dans l'étoile du Goncini, avait mal calculé. Cet
Italien voulait savoir « jusqu'où la fortune pouvait mener un
homme. » Il le savait maintenant. Et les autres aussi le savaient.
L'horrible spectacle ! Ce Paris pendant ces huit jours ! Et ce
silence terrible du Roi, cette dissimulation! Et cet abandon de
tous ; et la fureur du peuple ! ces faces hideuses ; ce corps déchi-
queté! On ne pouvait y penser, et le carrosse qui emportait le
paquet des femmes et des prêtres en était encore tout tremblant.
L'évêque, cependant, se perdait dans ses réflexions. Et nous
savons bien à quoi il pensait, car il se confia depuis au papier. Il
pensait au sort du maréchal d'Ancre; il cherchait, dans cet
exemple terrible, des leçons, et de cet effet redoutable les causes.
Cet homme n'était pas sans mérite. Il était brave, libéral, adroit
aux exercices, beau joueur et beau diseur, plus intelligent même
48 REVUE DES DEUX MONDES.
que sa femme et que la plupart de ceux qui l'entouraient. Sa con-
duite et ses projets n'étaient pas sans grandeur : « Il avait, dit
Richelieu lui-même, pour principal but d'élever sa fortune aux
plus hautes dignités où puisse venir un gentilhomme ; pour se-
cond désir, la grandeur du Roy et de l'Etat; et, en troisième lieu,
l'abaissement des grands du royaume et surtout de la maison de
Lorraine. » Il y avait du bon là dedans. Mais, par où donc avait-
il manqué?
Il était étranger, par conséquent haï. Avec cela dur, insultant,
traitant de haut en bas les plus grands du royaume. Et puis, il
avait sa femme, cette malheureuse Galigaï, qui, au début, avait
tant aidé à sa fortune, mais qui, à la fm, lui avait tant nui : vio-
lente, acariâtre, opiniâtre, avare, devenue folle et hallucinée_, ne
parlant plus que de ses visions, de ses sorcelleries, ou bien de sa
mort, de sa fuite en Italie qu'elle voulait immédiate, se rebellant
contre une destinée qu'elle voyait fatale ; brutale à son mari, arro-
gante au Roi, traitant la reine de balourde, attirant ainsi, de
toutes parts, un danger qu'elle sentait imminent et qu'elle ne sa-
vait comment conjurer.
Oui, ces pauvres fous s'étaient perdus par leur folie, par leur
ambition, par leur fortune même. Mais il y avait une autre cause
que l'évêque discernait bien maintenant et dont l'évidence l'ac-
cablait. Les Concini n'avaient en France qu'un seul appui, celui
de la reine régente, la première femme du royaume sans doute,
mais une femme, une étrangère, elle aussi : appui mobile, capri-
cieux, peu sûr pour Jes autres et, de lui-même, précaire. Et ils
avaient voulu jouer la partie contre le Roi !
C'était là qu'était la faute, la fatale et initiale erreur. La vo-
lonté du Roi! Tout ce drame avait dépendu d'elle. Un simple ca-
price de cet enfant, une bouderie, devinée, saisie, et aussitôt tra-
duite en acte par une cabale attentive, et tout s'était écroulé ;
et c'en était fait de ces vies altières et de ces téméraires des-
tinées !
Concini avait de bonne heure compris le danger de sa situa-
tion. Il avait cherché à se constituer par la faveur quelque chose
de plus stable que la faveur : un domaine, une sorte de souverai-
neté indépendante. Il avait multiplié les « places de refuge » aux
portes du royaume, en Picardie, en Normandie, dans ces pays
frontières d'où l'on donne si facilement la main à Tétranger et à
l'ennemi: il avait occupé Amiens, fortifié Quillebœuf. Il disait :
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 49
« mes places, mes troupes. » A quoi tout cela lui avait-il servi ?
L'enfant taciturne n'avait eu qu'à laisser faire.
Il n'y avait décidément, dans le royaume, d'autre appui, d'autre
abri et d'autre refuge que la volonté du Roi; et l'éveque, enragé
de son erreur, allait se répétant, dès lors, la phrase qu'on trouvera
si souvent désormais sous sa plume ou dans sa bouche, « que c'est
cracher contre le ciel que de prétendre s'opposer à ces volontés
souveraines. »
Ce qui est vraiment remarquable, c'est que, du fond d'une
telle chute, il ne désespéra pas, il ne s'abandonna pas un seul ins-
tant. Voilà bien l'ambitieux. Sur l'heure même, sur la minute
du coup, déjà, il prend position pour l'avenir, il calcule ses
chances de retour et, déjà aussi, il change ses batteries. De telles
dispositions font, il faut le reconnaître, des vies extraordinaire-
ment intéressantes et occupées. Tout le monde, autour de lui, se
désespère et pleure. Il calcule, combine et négocie.
Avant même de quitter Paris, sa direction nouvelle était
prise. Il ne résisterait pas ; il ne s'entêterait pas. Le Roi l'empor-
tait : Vive le Roi !
Mais comment dissiper les méfiances de cet enfant morose que
de si dangereux rivaux entouraient ? C'était là précisément le
nœud délicat, celui que, malgré toute son application, l'ambi-
tieux, compromis dans un autre parti, ne parvenait pas à dé-
brouiller. Se soumettre entièrement à la fortune des nouveaux
venus, c'était difficile et de dignité douteuse. Mais par quelle
autre voie parvenir auprès du Roi, puisque ces gens-là tenaient
toutes les avenues?
Même avant la catastrophe, l'éveque avait essayé d'un rap-
prochement. Ses relations avec Luynes étaient suspectes au maré-
chal d'Ancre. Son beau-frère Pontcourlay servait d'intermédiaire.
Luynes avait bien compris qu'il y avait là quelqu'un à ménager.
Mais Luynes ménageait tout le monde. Il avait payé la démarche
d'un sourire et s'était passé de l'éveque pour l'exécution du des-
sein secret. Et quand celui-ci était accouru, au bruit de la mort
du maréchal, il avait trouvé le roi sur le billard, entouré de ses
gentilshommes, peu disposé à prêter l'oreille aux explications et
aux complimens.
Au Conseil, pis encore. Il avait bien fallu se rendre à l'évi-
dence : on ne voulait pas de lui ! Quelques démarches vaguement
faites auprès du nonce, pour obtenir l'ambassade de Rome, n'avaient
TOME CL. — 1898. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
pas été plus heureuses. Bentivoglio observait lui-même que le nou-
veau ministère réserverait sans doute cette place à quelqu'une de
ses créatures.
Il ne restait donc que la reine mëre. Celle-ci, abandonnée de
tous, se jetait dans les bras du seul homme de tête qu'elle trouvât
auprès d'elle. Et, en somme, toute déconfite et bafouée qu'elle fût,
elle restait la mère du Roi. Louis XIII, au fond, l'aimait toujours
ou plutôt la craignait encore. N'y avait-il pas, au milieu de tout cela,
et alors que la fortune du nouveau favori, si récente, se sentait
encore fragile et inquiète, n'y avait-il pas un rôle à prendre, celui
d'intermédiaire? Quelques services habilement rendus pouvaient,
tout en réservant l'avenir, modifier les dispositions du Roi.
L'évêque de Luçon semble bien s'être arrêté à ce plan. Il con-
venait à son caractère public de conseiller et confident de la Reine,
à la dignité de la robe ecclésiastique, à la tenue qui doit être d'un
gentilhomme. Mais que de souplesse, d'adresse et de dextérité ne
fallait-il pas pour tenir ce rôle jusqu'au bout! A Paris, on était
tout au soupçon ; à Blois, tout à la fureur. La reine Marie s'en-
fonçait de plus en plus dans ses obtuses et intraitables obstina-
tions, interrompues seulement, de temps à autre, par quelque
^clat furieux. Dans les deux cours, des intrigans, des envieux, des
ennemis déclarés ou couverts, et, les pires de tous, des amis
maladroits, ne travaillaient qu'à entraver ou à gâter les plus sa-
vantes combinaisons.
L'évêque sentait en lui-même tout ce qu'il fallait pour cette
escrime des cours. Mais il avait affaire à d'habiles adversaires.
Il avait pu mesurer leurs forces dans les entretiens où s'étaient
débattus les intérêts de la reine mère, avant le départ pour
Blois. C'était là aussi qu'il avait dévoilé, peut-être un peu vite,
son désir de se rapprocher de la cour. Jusqu'où avaient été les
engagemens de part et d'autre? On ne saurait le préciser. Mais
Luynes et Luçon s'entendirent ou du moins feignirent de s'en-
tendre ; ils se trompèrent l'un l'autre sans se tromper l'un sur
l'autre. En un mot, il y eut entre l'évêque qui partait et le favori
qui arrivait une jolie passe d'armes d'où ils sortirent bons amis
€t adversaires jusqu'à la mort.
Ce Luynes, poussé en une nuit, avait alors quarante ans. Il
était donc sensiblement plus âgé que Richelieu. J'ai déjà dit sa
grâce physique, ses manières douces et caressantes, le je ne sais
quoi d'agréable et de grave qui avait captivé l'humeur morose du
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 51
jeune roi. Courtisan délié et attentif, rien ne lui échappait du
travail de la cour. Par ses deux frères et par ses amis, il savait
être toujours exactement renseigné. Et c'est une science qui n'est
pas moins précieuse à la politique qu'à l'intrigue.
Il sortait de l'intrigue et il arrivait à la politique. La faveur lui
avait donné le pouvoir : favori clairvoyant et résolu, il avait, dès
l'abord, compris qu'il ne pouvait compter que sur lui-même et
qu'il devait jouer en personne sa partie et celle du royaume,
puisque, par la volonté du Roi, elles étaient liées désormais. Il
avait pris résolument le jeu en main. Comment, maintenant,
allait-il s'en tirer?
Intelligent sans doute, et vif d'esprit; du sang-froid, du coup
d'oeil, de l'entregent. En bon Méridional que rien n'étonne, apte
à tout saisir d'un coup d'oeil circulaire et froid ; discret, secret, di-
ligent sinon appliqué, toujours debout, toujours en garde ; avec
ce qu'il faut de vanité pour vouloir réussir et ce qu'il faut d'es-
prit de conduite pour ne pas dire comment; mais au vrai — et, sur
ce point, tous les contemporains sont d'accord — sans fond, sans
âme et sans suite, léger, timide et craintif comme le lièvre dont
le parcours faisait, jadis, tout le domaine paternel; l'àme tou-
jours en peine, sans plaisir et sans joie ; et, dans sa douceur sucrée,
un levain tournant vite à l'aigreur et à la haine. Comme tous les
grands favoris, d'une ambition inassouvissable,pris qu'ils sont de
la soif du risque et du va-tout, perdant le pied au fur et à mesure
qu'ils montent, et se hâtant, hors d'haleine, vers cette solitude des
sommets où ce genre de parvenus dédaignent les secours et les
avis parce qu'ils croient que leur capacité s'est élevée en même
temps que leur fortune.
Un brillant historien contemporain, Victor Cousin, s'est efforcé
de découvrir, dans le duc de Luynes, l'étoffe d'un grand homme
d'État méconnu, et une sorte de précurseur de Richelieu. La
thèse n'est qu'un très intéressant et très érudit paradoxe. On
s'aperçoit aisément, par l'étude attentive des événemens qui ont
signalé son administration, que la politique de Luynes a été toute
personnelle, courte, versatile, inspirée par la circonstance pré-
sente et sans aucune vue sur l'avenir. En réfléchissant sur ce qui
s'est passé durant les années 1620 et 1621, on est obligé de re-
connaître que c'a été réellement un malheur pour la France que
ce personnage ait été aux affaires à un des momens critiques de
l'histoire européenne.
52 REVUE DES DEUX MONDES.
Il faut que l'influence de l'homme sur la destinée soit bien
forte, pour que la suite des événemens les plus considérables de
l'histoire d'un grand peuple ait pu se trouver faussée du fait des
ambitions d'un cadet de Provence, habile homme et bon oiselier.
11 en fut ainsi cependant, et c'est pourquoi la responsabilité du
choix des hommes pèse si lourdement sur la tête des chefs d'Etat
et devient fatalement leur plus haut devoir. Mais je ne vois pas
que Luynes se soit jamais fait ces réflexions, et son historien lui
est encore resté fidèle sur ce point.
Au début, le nouveau maître de la France fut très entouré.
Tout ce que les violences de Concini avaient éloigné était naturel-
lement accouru autour de lui, aussitôt après l'assassinat. Il y
avait une curée à se partager; tous les appétits avaient fait cor-
tège à l'hallali, et on s'était distribué les charges, les gouverne-
mens, les places, l'argent et les meubles du maréchal d'Ancre. Les
Grands révoltés avaient quitté leurs armées, sur un signe du Roi,
pour reprendre leur place à la cour. Seul, le perspicace Bouillon
s'était contenté d'envoyer saluer Louis XIII, disant que la taverne
était toujours la même, le bouchon seul étant changé.
Le Conseil avait été reconstitué rapidement avec les anciens
ministres, Sillery, Villeroy, Jeannin, du Yair : noms glorieux et
têtes expérimentées. Mais ce personnel un peu défraîchi au-
rait-il l'autorité suffisante, soit auprès du pays, soit auprès du
jeune et entreprenant favori? Dans sa coterie intime, il y avait,
d'abord ses deux frères, Chaulnes et Chevreuse, qui ne furent ja-
mais, pour lui, que des mannequins à manteaux de ducs et pairs.
J'en trouve quelques autres qui paraissent gens d'esprit et de
main : un Modène, ayant avec lui quelque cousinage, gentilhomme
du Pape, personnage remuant et actif; un Déagent, qui eût pu
tenir des emplois considérables ; il avait du sérieux, du savoir-
faire et de la décision; souvent mêlé aux grandes affaires, il pa-
raît les avoir comprises. Pourtant il échoua. Il avait probable-
ment dans l'esprit quelque maladresse qui venait de faute de
cœur. Car, après s'être beaucoup remué, il finit par se faire mettre
à la Bastille avec la réputation d'avoir trahi tous ceux qu'il avait
servis.
On trouvait, en outre, à mi-chemin, entre Luynes et la reine
Marie de Médicis, quelques-unes de ces réjouissantes figures
d'Italiens qui traversent l'histoire de ce temps comme des person-
nages de la Commcdiadell' Arte, et qui, héritiers déchus des grands
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 33
politiques du x\f siècle, partant de Machiavel, se dirigent vers
Scapin : un certain abbé Ruccellaï, Florentin, d'abord clerc de la
Chambre à Rome, puis, s'étant insinue dans la faveur du Pape
Paul V assez avant pour donner de l'inquiétude au cardinal-neveu,
expulsé de Rome et manquant ainsi sa carrière de porporato.
Venu en France, il s'enrôle dans la bande des Concini, vit somp-
tueusement à la cour, et conquiert le genre d'influence qu'assu-
rent beaucoup d'adresse, d'aplomb et de dépenses. Il était sur le
point de remplacer l'évoque de Luçon, quand eut lieu l'assassinat,
destiné ainsi toute sa vie à manquer la fortune d'un quart d'heure.
Spirituel, voluptueux, grand musicien, le premier homme, dit-on,
qui ait eu des vapeurs, mais, quand il le fallait, vif, actif , remuant
et résolu. Ennemi dangereux, crevant d'envie et de vengeance;
de ces gens redoutables qui sont esclaves de leur imagination plus
encore que de leur passion. Avant tout, adversaire muet de Riche-
lieu qu'il essaya toujours de supplanter près de la reine mère, et
auquel il paraît avoir voué une de ces haines secrètes qui n'ont
leur pleine satisfaction que dans les douceurs hypocrites des ami-
tiés feintes, des effusions empoisonnées et des baisers de Judas.
Enfin, tout en bas de l'échelle, un autre, d'un comique achevé,
un certain Tantucci, un vrai fantoche, traître constant et sincère,
mangeant ostensiblement à tous les râteliers, curieux, bavard,
épistolier, mentant avec surabondance , pleurnicheur, avec un
certain manque de tact qui insistait vraiment trop sur les coups
de pied reçus, mais commode parce qu'il savait tout, répétait
tout, mentait toujours et était prêt à tout empocher.
C'est parmi ces témoins et ces comparses qu'allait se jouer
la partie entre Luynes et Richelieu. Celui-ci avait quitté Paris,
le 3 mai. Le voyage de Blois se fit péniblement. A Orléans, la cour
fugitive fut reçue avec de grands honneurs, notamment par le
clergé. A Blois, il n'en fut pas de même. Les bourgeois de la ville
délibérèrent de l'accueil qu'on ferait à la protectrice du maréchal
d'Ancre, et on ne fit, en somme, que juste ce qui était convenable.
La Reine occupa le château. Avant de partir de Paris, l'évêque
de Luçon avait pris ses précautions pour qu'elle fût du moins
maîtresse chez elle. Outre les conditions stipulées par un accord
spécial entre l'évoque et le favori, un brevet du Roi, signé du
2 mai, avait confirmé la reine mère dans ses « pensions, appoin-
temens, gouvernemens, domaines, bienfaits et droits.» Elle avait
d'ailleurs besoin de ressources importantes ; ses charges étaient
54 REVUE DES DEUX MONDES.
lourdes. J'ai sous les yeux les registres de ses dépenses et sa
correspondance d'affaires. Tout un conseil privé était employé à
régler le détail considérable de cette administration. Ces regis-
tres nous tiennent également au courant de la vie intime et étroite
de la petite cour, resserrée dans l'élégant et somptueux château
que tant de scènes historiques antérieures préparaient à de nou-
veaux drames.
De beaucoup, le personnage le plus important est notre héros,
l'évêque de Luçon. Il n'a pas seulement le rang et le pas, la qua-
lité de chef du conseil de la Reine; il a la confiance, l'étroite in-
timité et, dans les chambres du haut, où personne ne pénètre, les
longues conversations en tête à tête que personne n'entend. Que
se disent-ils, la femme et le prêtre? Personne n'en sait rien; per-
sonne ne le saura jamais. Quand ils descendent le soir, à la table
où l'on dîne en commun, tout le monde les suit des yeux.
La compagne perpétuelle de la Reine, depuis que la Galigaï
n'est plus là, c'est sa dame d'honneur, une femme éminente, d'excel-
lente noblesse, de beaucoup d'esprit et de grande sagesse, M""* de
Guercheville, amie fidèle de Richelieu. Sa présence auprès de la
Reine met, dans cette vie agitée de passions violentes, un calme,
une douceur, une tranquillité rythmée, un peu courte, à la fran-
çaise. Tant que la reine l'aura près d'elle, elle sera gardée contre
bien des folies. Le château abrite encore le principal écuyer,
M. de Rrescieux, ami intermittent de l'évêque de Luçon; le se-
crétaire des commandemens, M. de Villesavin, adversaire dé-
claré; un maître des requêtes, frère de Barbin ; divers familiers,
Mazoyer, Messi, un médecin, vieux et fidèle serviteur, Delorme,
le chirurgien Ménard, le valet de chambre Roger. Puis les Italiens
en nombre : Ruccellaï qui, de temps en temps, vient de Paris voir
d'où le vent souffle; un camarade à lui, de haute situation et de
quelque mérite, Bonzi, évêque de Béziers, qui, comme la plupart
de ses compatriot-es, ménage les deux camps et ne serait pas fâché
d'éliminer l'autre évêque; puis les subalternes, le chapelain Po-
lidoro Genomini et son neveu Francesco, candidat à la survi-
vance, l'apothicaire Codoni, le tailleur Zocolli, et, brochant sur
le tout, allant et venant de Paris à Blois et de Blois à Paris, l'éter-
nel Tantucci.
Richelieu arrive à Blois, le 7 mai. Aussitôt une correspon-
dance active s'établit entre lui et le favori, par l'intermédiaire de
Déagent. Le 8, dès le lendemain, Richelieu écrit directement à
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 55
Luynes. Il lui rend compte du voyage et de l'arrivée de la reine
mère. Il affirme que Luynes aura tout contentement d'elle, « que la
mémoire des choses passées n'a déjà plus lieu en son esprit, » et
il ajoute, avec une candeur un peu trop forte, « qu'il n'eût pas
cru que si peu de temps l'eût guérie comme elle est. » Cet em-
pressement à rendre des comptes n'est pas sans paraître suspect
autour de Marie de Médicis. Car Richelieu, dans une lettre à
Déagent qu'emporte le même courrier, dit « que quelques-uns ont
fort travaillé contre lui ; » mais « que la confiance de la Reine n'a
fait que s'en accroître. »
Luynes et Déagent répondent diligemment. Le 10, Luynes
écrit qu'il est très satisfait de voir que « les affaires réussissent
selon le désir des gens de bien! » C'est la formule qu'emploient les
deux compères. Déagent est plus prolixe. Il envoie à l'évèque de
Luçon « le chiffre que vous me commandâtes de faire à votre
départ. » Il conseille à la Reine de parler ferme, en se servant
toutefois d'un autre intermédiaire que lui-même. Puis il maintient
l'évèque de Luçon dans une utile inquiétude : « Je ne vous tairai
point, monsieur, qu'à toutes heures, on a les oreilles battues de ne
se point assurer en la personne à laquelle vous savez que j'ai voué
tout service (c'est Richelieu), et veut-on persuader qu'elle est du
tout portée à caballer. J'essaye, autant qu'il m'est possible, à faire
voir la vanité de ces beaux avis, en espérance d'en venir à bout,
quels artifices que l'on apporte au contraire, pourvu que vos con-
seils soient suivis par delà (c'est-à-dire par la Reine). »
Le 10 encore, Richelieu reprend la plume, et puis le 12, et
puis, de deux jours en deux jours, il écrit tantôt à Luynes, tantôt
à Déagent, le plus souvent aux deux.
Et ce sont toujours les mêmes protestations, les mêmes enga-
gemens, les mêmes effusions : « A M. de Luynes, le 10 mai. Je
vous rends mille grâces des bons offices que, de plus en plus, vous
continuez journellement à me départir et particulièrement de la
confiance qu'il a plu au Roi me témoigner par votre moyen en
agréant l'honneur que la Reine Mère a voulu me faire, en m'éta-
blissant chef de son conseil et en me mettant ses affaires entre les
mains. Je me promets faire connaître à tout le monde que je
m'acquitterai de cette charge au contentement de Sa JMajesté et de
tous les gens de bien, en dépit de mes envieux qui ne sont pas
en petit nombre... La Reine est fort satisfaite et contente, grâce
à Dieu... » A Déagent, le même jour : « Nonobstant mes ennemis
56 REVUE DES DEUX MONDES.
et mes envieux, la confiance qu'on a désiré que je prisse auprès de
la Reine est établie... Je m'oblige à Cil (au Roi) sur ma tête
d'empêcher toute caballe, menée et monopole; ou, si je ne le
puis, non seulement m'obligè-je à lui en donner avis, mais le lui
donner à temps pour porter remède. » Puis il donne des détails
précis sur la conduite de la Reine : « Elle a voulu écrire à la
maréchale d'Ancre; car j'ai su qu'un soir elle avait fait sortir une
de ses femmes de chambre et avait demandé de l'encre et du
papier... mais certainement elle ne lui a pas écrit. » A Luynes,
encore le 12 : « Surtout ne vous étonnez pas de ce que vous orrez;
car je veux mourir si le Roi, et vous en particulier, n'avez conten-
tement de la Reine Mère et si vous n'avouez un jour que j'ai fait
auprès d'elle ce que doit faire un homme de bien... »
Le 18 mai, à Déapjent, en se servant du chiffre qu'il en avait
reçu : « Je suis grandement et plus que je ne puis dire obligé à
Cil (au Roi) et à 158 (Luynes) de la confiance qu'ils ont en moi;
s'ils y sont trompés, je supplie Dieu qu'il ne me pardonne jamais.
L'esprit de CXIII (la Reine Mère) est et sera tel que vous sauriez
désirer... CXIII (la Reine) a voulu faire tenir publiquement son
conseil à 123 (Richelieu) comme chef d'icelui, ce qu'il n'a fait,
attendant que CII (le Roi) l'ait agréé, quoiqu'il sache bien en gé-
néral être envoyé ici par Cil (le Roi) pour servir CXIII (la Reine
Mère) ainsi qu'il lui plaira. » La Reine est toujours en soupçon;
mais Richelieu l'endort, « vu la franchise avec laquelle je lui ai
parlé. » Et de fait, depuis ce temps-là, « la bonne chère de Sa
Majesté qui m'a toujours fort bien traité est fort augmentée... »
« M. de Villesavin chemine bien, comme aussi M"* de Guerche-
ville. » Tout cela frise bien une sorte d'espionnage. Aussi Déagent
ne se gène pas pour écrire à l'évêque lui-même qu'on l'en accu-
sait ouvertement à Paris.
Malgré ces preuves et ces protestations incessantes de la part
de l'évêque, du côté de la cour on reste froid. Plus il avance,
plus on recule. On l'accuse toujours, il se défend sans cesse.
Son langage est si chaud qu'on ne peut le croire sincère. D'ail-
leurs, ce qu'on craint, ce ne sont pas ses actes, mais lui-même.
C'est encore un mot du nonce Rentivoglio : « Il est odieux parce
qu'il a trop de mérite, di troppo spirito. » Tantôt, on se plaint
qu'il fomente des troubles à l'intérieur, tantôt il cabale avec l'Es-
pagne, tantôt il invite la Reine à recevoir de hauts personnages,
des ambassadeurs; puis on l'implique au procès de la maréchale
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 57
d'Ancre, et on le fait trembler sous la menace des plus perfides
et des plus dangereuses accusations.
Il tient tête au début. Il a réponse à tout : « Quant aux bruits
qu'on fait courir des brouilleries et menées qui se traitent, je
vous supplie de croire, quoi qu'on die, que jamais on n'aura but
ni dessein que le contentement du Roi, et si la chose arrivoit
autrement, vous savez bien ce que je vous ai mandé... » « Quant
à celui qui parle par ouï-dire de 123 (Richelieu) quiconque qu'il
soit, c'est un imposteur qu'il fera rougir, sans savoir de quoi il
est question, quand on voudra... » « Quant aux intelligences
d'Espagne, je n'ai rien à vous dire, sinon que je suis d'avis qu'on
dit que 123 traite avec le Grand Turc parce qu'il a communiqué
avec son Chaours qui est à Paris... La Reine a établi ledit 123 en
sa maison aux charges qu'il a plu au Roi d'agréer; ce n'est pas
comme vous pouvez croire, au contentement de tout le monde,
particulièrement de 148 (Ruccellaï), qui, ayant perdu tous ses
artifices de deçà (à Blois) ne les épargnera pas de delà (à Paris)...
Mais dormez en repos et sachez que ce que je vous mande est si
vrai que rien ne le peut être davantage. Je vous prie de continuer
les assurances de mon affection au service de Cil (du Roi) et de
158 (de Luynes), à qui je me fie comme vous savez... » Il se fie,
dit-il, mais on ne se fie pas à lui. Et les lettres de Déagent le lui
font sentir d'abord, le lui déclarent bientôt.
Un mois ne s'est pas écoulé et il voit son double jeu percé. Sa
situation est intenable. De partout, des nouvelles inquiétantes lui
arrivent. On commence à le juger sévèrement. Bentivoglio, qui
est public dans la circonstance, écrit le 23 mai : « Il se confirme
que Luçon a reçu l'ordre de se retirer ; il était déjà en dissenti-
ment avec la Reine Mère, car il s'était chargé de l'épier et de rap-
porter toutes ses actions au Roi. Le pauvre homme a bien perdu
de sa réputation et de son autorité dans tous ces événemens. » Le
6 juin, Richelieu reçoit de Luynes une lettre pleine de réticences
où, parmi les formules de politesse excessives, il lit l'insolence
d'une faveur qui se sent désormais assurée et le soupçon perma-
nent d'une inquiétude que rien ne désarme.
Alors, il perd subitement courage et, cerné de toutes parts,
trompé par tous, lui si fin et si fait pour tromper les autres, pris
au piège de sa propre habileté, il trouve, dans une résolution
soudaine, la ressource dernière qui va le tirer de cette impasse.
Il écrit à Déagent : « Je suis le plus malheureux de tous les
58 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes, sans l'avoir mérité ; si je n'eusse pensé être garanti de
l'envie et de la rage par l'appui que vous savez, je ne me fusse
pas embarqué au vaisseau où je suis... Sa Majesté jugera ce
qu'elle doit faire. Monsieur de Luynes et vous lui conseillerez,
et moi je ferai voir que je suis vrai et fidèle serviteur... Rien
ne me changera en quelque lieu que je sois ; partout je servirai
le Roi si ingénument et avec tant de passion que mes ennemis
en recevront de la confusion... Je vois bien qu'il ne me reste que
la parole à cet effet; mais, en quelque façon que ce soit, je ferai
mon possible... » On sent bien à cette lettre qu'il ne restera pas
longtemps près de la reine mère. Le même jour, il écrit au Père
Suffren, un bon jésuite, ami de la reine mère, de se préparer
à venir rejoindre celle-ci à Blois.
Nous sommes le 10 juin. Que s'est-il passé à une date très voi-
sine de là, probablement le lendemain, 11 juin? Vers dix heures
du soir, tout le monde était réuni au château de Blois dans la
salle commune pour le souper, attendant la Reine et l'évêque de
Luçon. On attendit longtemps. Enfin, sur les dix heures, la Reine
fit dire qu'elle nesouperait pas. Un serviteur de Richelieu, Mulot,
ajouta confidemment, à l'oreille de quelques-uns, que l'évêque
avait décidé de partir le lendemain matin.
Les curiosités en éveil comptaient, du moins, le prendre au
saut du lit et à l'heure du lait. Mais il fut diligent et, quand on se
leva, il avait déguerpi. Par la soudaineté du départ, il avait
échappé aux questions et aux protestations. Dans la journée, la
reine mère se trouva souffrante. Elle fit venir ses médecins. Ils
la trouvèrent congestionnée, angoissée et, c'est leur mot, dans
une véritable « bourrasque d'âme. » Elle se livra à eux avec une
docilité rare; elle fut saignée et, toujours d'après les médecins,
elle se trouva beaucoup mieux. On peut juger de l'émoi dans cette
petite cour.
Voici ce qu'on apprit bientôt. La veille du départ de l'évêque,
une lettre était arrivée de Paris, par laquelle le marquis de
Richelieu, son frère, lui affirmait tenir de bonne source que le
Roi était décidé à le renvoyer dans son évêché. Luçon, recevant
cette nouvelle, avait perdu tout sang-froid, et, sans attendre un
ordre formel, il avait cru plus habile ou plus convenable de de-
vancer l'ordre qu'on lui annonçait et il était parti en droite ligne
pour Richelieu. Or, l'avis n'était pas fondé, et l'on sut bientôt que
Tévêque, trompé par son frère, s'était trompé lui-même en agis-
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 59
sant si hâtivement. Tel est le récit qu'on trouve dans les Mémoires
de Piichelieu et dans ceux de Déagent; il est confirmé par la cor-
respondance manuscrite, et l'on trouve dans les papiers de Riche-
lieu la lettre par laquelle le marquis s'excuse d'avoir induit son
frère en erreur : « Je suis au désespoir de vous avoir donné
l'avis de ce que je vous ai mandé, bien qu'il fût vrai et que je
l'eusse appris de M. de Châteauneuf qui me dit qu'il avait été
présent à la résolution qui en fut prise. Cela m'ayant été confirmé
par une personne de plus grande qualité et par plusieurs autres
encore, je vous le mandais aussitôt. Mais depuis, le changement
des choses ayant fait changer celle-là qui était bien vraie, excusez
mon affection et la passion que j'ai à votre service. » Tous ces
faits concordent avec tant de précision qu'on ne peut les mettre
en doute. Cependant il est assez curieux que la lettre même qui
détermina le départ de l'évêque ne se soit pas retrouvée jus-
qu'ici.
Quels furent les sentimensde la Reine en apprenant cette nou-
velle et en assistant à ce brusque départ? Nous les connaissons
par le récit de son premier médecin Delorme, et nous savons
qu'elle fut malade de fureur. Nous avons aussi les lettres qu'elle
écrivit au Roi et à Luynes. C'est le rugissement d'une lionne
blessée : « Si la qualité de mère a du pouvoir à l'endroit d'un
fils... je vous supplie de tout mon cœur de ne me dénier pas la
continuation de la faveur que vous m'aviez faite de retenir l'évêque
de Luçon près de moi. Ne me faites pas faire des affronts que j'ai-
merais mieux mourir que de les endurer... ce que je désire avec
telle passion, qu'après le bien de votre service, je ne désire autre
chose en ce monde. » A Luynes : « Après avoir mis le Roi au
monde, l'avoir élevé, avoir travaillé sept ans à son établissement,
je suis réduite à voir mes ennemis, même mes domestiques, me
faire tous les jours des affronts... Je deviens la fable du peuple...
Eloigner l'évêque de Luçon, c'est témoigner qu'on ne me traite
plus en mère, mais en esclave... On veut donc me forcer à quitter
le royaume. Puisque le Roi a confiance en vous, c'est à vous de lui
remontrer qu'il ne doit pas craindre de déplaire à quelques parti-
culiers pour donner contentement à sa mère. J'envoie l'évêque de
Béziers vers le Roi. Il vous dira le reste. »
Pendant les quelques jours qui suivirent le départ de l'évêque
de Luçon pour Richelieu, la petite cour de Blois « fut tellement
enragée, — ce sont les expressions de notre ami Tantucci, — que
60 KEVUE DES DEUX MONDES.
ce fut un véritable enfer. » Chacun donna libre cours à sa pas-
sion. On se détestait les uns et les autres, et on ne dissimula
plus. L'horreur de cette situation apparut avec les conséquences
qui en devaient résulter. L'évêque de Béziers, qui était envoyé
à Paris pour plaider la cause de Richelieu, était loin d'être
son ami. Il devait trouver, à Paris même, son compère, Tan-
tucci qui, mis en goût par l'espérance d'obtenir de la cour une
pension de 300 écus, nageait dans la trahison. A Blois, Riche-
lieu absent était abandonné de tous. Même cette bonne M""' de
Guercheville le blâmait. Ce fut bien pis quand on apprit qu'on
avait été trompé, et qu'à Paris, il n'avait été nullement question,
comme le marquis de Richelieu l'avait écrit, de donner à l'évêque
l'ordre de se séparer de la Reine. Alors, pourquoi ce départ pré-
cipité? Pourquoi n'avoir pas attendu des nouvelles plus précises?
Chacun commente, soupçonne et blâme.
La Reine écrit à Richelieu lettres sur lettres. Elle le rappelle;
elle lui reproche d'être parti à l'improviste ; de n'avoir pas dit la
vérité, prétextant une absence de huit jours; elle envoie à Tours,
au-devant de lui, le carrosse de M"* de Guercheville. L'évêque
n'est pas loin. Il est à Richelieu. Qu'il le veuille et il sera de re-
tour à Blois en quelques heures, avant même qu'à Paris on con-
naisse l'incident. Mais il ne bouge pas. Il écrit à la Reine une
lettre alambiquée, où il prend, par avance, le ton de l'excuse. Les
heures s'écoulent; les journées se passent. L'évêque ne bouge
pas. Singulière attitude. Le 15 juin, Béziers, qui n'est pas encore
parti, lui écrit, au nom de la Beine, cette lettre où les soupçons
commencent à percer : « Vous verrez par les lettres que je vous
envoie que la Reine a voulu ouvrir (ce sont évidemment des
lettres de Paris), que l'avis de M. de Richelieu est réussi ce que
je pensais et qu'il a pensé ruiner nos affaires lorsqu'ils étaient en
très bon état. La Reine en est en une extrême colère contre lui et
le sera de môme contre vous, si vous ne partez immédiatement
sa lettre vue. Je vous conseille en vrai ami et serviteur de venir
incontinent. Vous n'avez pas sujet de craindre. Car la Reine a
écrit à M. de Luynes d'une façon qu'il n'a garde de manquer
d'empêcher tout ce qu'on pourrait profiter contre vous de votre
absence. Monsieur votre frère a fait ce que tous vos ennemis con-
jurés n'ont pu effectuer et, pour vous dire franchement mon avis,
votre hâte vous a pensé faire du mal. Mais la grande affection de
la Reine a remédié à tout. Vous pouvez venir en toute assurance ;
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 61
mais venez à l'imprévu pour voir la mine de nos gens... » Riche-
lieu fait toujours la sourde oreille. Deux jours après, autre lettre,
plus pressante encore, de la même source et de la même main.
Même immobilité. Les soupçons planent sur lui et sur son frère.
Ils se défendent à peine dans des lettres concertées où la concor-
dance des termes exprimant dos excuses également alambiquées
cache à peine leur commun embarras.
Cependant à Paris, on a connu tout l'incident. Richelieu, d'ail-
leurs, avait pris les devans. Il avait écrit au Roi et à Luynes. La
lettre au Roi indique le regret où se trouve l'évêque « de ne pou-
voir se garantir des calomnies dont on le charge que par le si-
lence, )) et sollicite le Roi « de lui prescrire pour sa demeure tel
autre lieu qu'il plaira à Sa Majesté, où je puisse vivre sans ca-
lomnie comme je suis de coulpe, l'assurant que, en quelque lieu
que ce soit (et il avait ajouté en marge ces mots rayés prudem-
ment « même la Rastille s'il le juge à propos »), je m'estimerai
grandement heureux s'il me garantit de la perte de ses bonnes
grâces. » La lettre à Luynes est pleine d'émotion; mais le ton est
déjà tout différent des lettres précédentes. Le résolution prise
donne à l'homme quelque accent de fierté : « J'ai supplié la Reine
de me permettre de me retirer, lui demandant congé pour quinze
jours. Vous saurez comme le tout s'est passé, quelles sont mes
intentions et mes desseins et je m'assure que toutes mes actions
vous feront connaître que l'envie et la rage de tous ceux qui me
traversent ne peuvent rien altérer en un homme de bien comme
moi. On me veut, monsieur, faire perdre l'honneur. Je me suis
mis en votre protection pour ne rien considérer que le service du
Roi, de la Reine sa mère et le vôtre... Si on pense que Dieu m'ait
donné quelque esprit qui n'est pas grand, il ne me doit pas être
imputé à crime. Dieu voit tout... Je vous supplie d'aviser à ce que
vous estimerez pour le mieux et contribuer à la conservation de
l'honneur d'une personne à qui véritablement on ne le peut ôter. »
La cour saute sur l'occasion. Le 15 juin, Louis XIII écrit à
Richelieu et le félicite, avec une ironie officielle, de la résolution
qu'il a prise de se rendre dans son diocèse « pour y faire les de-
voirs de votre charge et pour exhorter vos diocésains à se confor-
mer aux commandemens de Dieu et aux miens. » Il lui enjoint
en outre de ne pas quitter désormais son évêché sans un ordre
nouveau. L'évêque de Luçon reçoit cette lettre à Richelieu. Il
répond le 18 juin : « Sire, n'ayant jamais eu ni ne pouvant avoir
62 REVUE DES DEUX MONDES.
autre intention que de servir Votre Majesté et obéir à ses com-
mandemens, je n'ai rien à répondre à la lettre qu'il lui a plu me
faire l'honneur de m'écrire, sinon que j'observerai si religieuse-
ment ce qui est de ses volontés que cette action comme toutes
celles de ma vie feront avouer à tout le monde que je suis véri-
tablement, Sire, de Yotre Majesté, le fidèle et obéissant serviteur. »
De ce jour, l'incident est clos. La Reine continue à crier, la
petite cour à s'agiter, les Bonzi et les Tantucci à trahir. Chante-
loube et Ruccellaï accourent. Tous les ennemis de Richelieu, tous
les violens reprennent le dessus. Mais lui, est hors d'alïaireet sorti
du guêpier. Maintenant, il respire. Blessure d'amour-propre n'est
pas mortelle. Le revoilà lui-même, et après quelques jours de
réflexion, il écrit au Roi et au duc de Luynes, et cette fois, c'est
d'un tout autre ton encore. Ce sont des lettres d'homme libre et
libéré, qui sait ce qu'il vaut et qui se redresse de toute sa taille:
« Je proteste, Sire, devant Dieu, que je ne puis empêcher qu'on
me calomnie, mais que j'empêcherai bien qu'on en ait sujet...
Quand j'ai eu l'honneur d'être employé en vos affaires, j'ai fait,
Sire, en conscience, ce que j'ai estimé devoir faire pour le bien de
votre service. Depuis ce qui s'est passé (l'allusion à la mort du
maréchal d'Ancre est directe), obéissant à vos commandemens,
j'ai eu l'honneur de suivre la Reine votre mère; je me suis com-
porté, en sa maison, en sorte que Votre Majesté en doit avoir con-
tentement, toutes mes intentions n'ayant pour but [que le service
de Votre Majesté. Le bruit seul que je n'étais pas agréable à Votre
Majesté, sans que j'en eusse aucune connaissance de ma part, me
fit la supplier (la Reine) de me permettre faire un voyage chez
moi pour quelques jours. Ici, je n'ai d'autre soin que de prier
Dieu pour la prospérité de Vos Majestés et m'occuper, parmi
mes livres, aux divertissemens et fonctions- d'un homme de ma
profession. »
Le voici donc, maintenant, dans des dispositions nouvelles et
certes bien différentes de celles où l'avait laissé, dans les premiers
temps qui avaient suivi la mort du maréchal d'Ancre, l'agitation
encore vibrante du monde politique oii il venait de passer ses der-
nières années. Tout d'abord, malgré la rudesse du coup, il n'avait
pas saisi la portée de l'acte qui l'éloignait du pouvoir. Maintenant
il ouvrait les yeux. Il comprenait, selon le mot d'un de ses histo-
riens, que <( pour les hommes d'État, il est des circonstances où
il faut savoir se faire oublier. » Il avait donc pris son parti de
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 63
boire, selon le joli mot de Tantucci, ce « calice de dilation, » 11
ne songeait plus, comme il le dit lui-même, qu'à vivre « en un
petit ermitage parmi ses livres et les actions de sa charge. » Son
parti était pris, et il devait s'y tenir avec la fermeté de caractère
qui l'avait arraché à la situation dangereuse où une erreur de ju-
gement l'avait d'abord placé.
Que l'on songe aux difficultés inextricables où il était engagé ;
que l'on considère l'extraordinaire opportunité de la lettre du
marquis de Richelieu qui lui fournit une occasion si propice de
se tirer d'affaire, qu'on tienne compte de l'obstination avec la-
quelle il se dérobe aux appels désespérés de la Reine, qu'on pèse
le mécontentement de celle-ci, quand elle devrait plutôt plaindre
ou consoler, et on sera amené à se demander si, en vérité, la
lettre qui a provoqué si subitement le départ, — en admettant
même qu'elle n'eût pas été dictée de loin au marquis, — était
aussi formelle que Richelieu l'a prétendu. Tous les témoignages
qui subsistent, concordent, il est vrai, pour faire croire à un coup
du hasard. Mais ces divers récits sont tous empruntés aux alléga-
tions de l'évêque ou du marquis. Quanta la lettre de celui-ci qui
aurait fait part des intentions du Roi, elle ne s'est pas retrouvée.
La question reste donc ouverte et nous en sommes réduits aux
conjectures. C'est, qu'en effet, dans les matières où la liberté hu-
maine est en œuvre, la certitude non seulement sur les inten-
tions, mais sur les actes, échappe bien souvent, surtout quand les
personnes qui ont agi ont intérêt à faire disparaître les témoi-
gnages. Il y a, en histoire, nombre de problèmes qui ne seront ja-
mais éclaircis, quelque ardeur ou quelque passion que l'on mette à
vouloir tirer des dossiers ou des archives plus qu'ils ne peuvent
contenir, ou plus qu'ils ne veulent donner.
Quant à la reine Marie de Médicis, la violence de son chagrin
paraît s'être atténuée peu à peu. Au bout de quelque temps, elle
apprend que la mission confiée si maladroitement à Béziers ne
réussit pas. Elle en écrit à Richelieu sur un ton très affectueux,
mais plus calme : « Monsieur de Luçon, vous avez su ce qui se passe
en notre affaire. Il semble que le sieur de Luynes se veuille main-
tenant dédire de la promesse qu'il m'a faite. Je ne pense pas pour-
tant qu'il le puisse faire, s'il considère que ce n'est pas de la
sorte qu'il faut traiter la mère de son roi... Si ceux qui vous tra-
vaillent étaient aussi affectionnés à servir le roi que je sais que
vous êtes, ils vous traiteraient autrement qu'ils ne font. Il faut
64 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir patience. Je la prends de ma part. Prenez-la aussi de
votre côté, je vous en prie, et croyez que je ne vous oublierai ja-
mais. Votre très bonne amie, Marie. »
Richelieu absent, ses adversaires « travaillent » aussi l'esprit
de la Reine. Non sans succès. Les lettres de l'évêque de Réziers
sont là pour nous apprendre que le soupçon est soigneusement
entretenu dans son esprit. Tantucci écrit à Richelieu : « Villesavin
est le maître. » Il ajoute, d'ailleurs, poliment que la Reine « con-
naît le pèlerin. » L'évêque de Réziers écrit à son collègue de
Luçon des lettres aigres-douces où le fiel perce. Les subalternes
se plaignent de son absence et la lui reprochent. Un homme d'es-
prit peint avec détachement et philosophie les « météores de ce
petit monde. »
La Reine elle-même change de ton dans ses lettres au Roi et à
Luynes. Elle ne demande plus son conseiller et son ami avec la
fureur des premières heures : « Monsieur de Luynes, écrit-elle, il
faut que je vous confesse que j'ai été fort étonnée qu'on ne m'ait
pas voulu donner du contentement sur le sujet de M. de Luçon.
Car cela me fait croire qu'on ne se méfie pas de lui, mais de moi...
C'est faire beaucoup de tort à mon intégrité de s'imaginer que je
veuille me servir dudit évêque pour brouiller... Je désire me
servir de lui pour mettre quelque bon ordre à mes affaires parti-
culières. » Quel changement! En vérité, la présence effective est
nécessaire à cette femme de matière si lourde et d'esprit si court.
Sinon, dans sa mémoire et dans sa passion même, les voiles s'épais-
sissent vite. Elle écrit encore à Richelieu, en juillet, pour se
plaindre de ne pas recevoir de lettres de lui. Elle ajoute que c'est
chose « qu'il peut faire librement sans craindre que le Roi le
trouve mauvais » et elle l'invite à « ne pas se montrer si pares-
seux à lui faire savoir de ses nouvelles. »
La lettre paraît froide. Mais combien plus froid le silence de
l'évêque, de l'obligé, de l'ami I Lui qui ne négligeait rien, il
n'écrivait même plus à la Reine ! Le parti pris est évident. Son
impitoyable coup d'œil avait jugé les incidens violens de ces
courtes semaines et une autorité inébranlable sur soi-même avait
dicté sa résolution.
Cette crise de mai-juin 1617, qui évolue entre la mort du maré-
chal d'Ancre et le départ de Rlois, est capitale dans la vie du futur
cardinal. Elle montre tout l'homme et dévoile son procédé à
l'égard de la vie et, en plus, à l'égard de la femme. Inquiet, l'œil
RICHELIEU ET MARIE DE MÉDICIS. 6S
ouvert sur l'avenir, souvent en avance sur le temps et sur les autres
hommes, il suit avec une ardeur ambitieuse les conceptions qui se
lèvent dans son esprit lumineux. Mais l'exécution le rend cau-
teleux, prudent, habile, trop habile, se fiant à la finesse et à la
supériorité de son esprit que tout le monde connaît, mais qui
met tout le monde en garde. Si la réalité lui oppose ses obstacles
ordinaires, si réchec ou le danger apparaissent, son imagination
le trouble ; il tremble, il hésite. Puis, tout à coup, la clarté de son
esprit l'illumine de nouveau, le décide et lui rend tout aisé.
Alors, vif, net, vigoureux, brisant, au besoin, l'obstacle d'un coup
d'épaule, il se retrouve ferme, hardi, appuyé sur un caractère qui
résiste comme un roc.
Ce dominateur n'est pas tendre, alors, pour ceux qui l'entou-
rent et ce fascinateur use de sa puissance. Il ne s'agit plus de
délicatesse, ni des petits moyens et des petits procédés où s'attarde
la diplomatie féminine. Il devient brutal et d'une virilité dure où
il y a peut-être plus encore de la chasteté du prêtre que de la froi-
deur du politique et de l'autorité de l'homme d'Etat. Que sont, en
somme, ces pauvres vies féminines comparées à l'œuvre qu'il se
propose et dont sa vie supérieure est l'instrument nécessaire? On
dirait qu'alors il en veut aux femmes de ses procédés envers elles
et de la captivité où elles auraient voulu et n'ont pas su le retenir. .
Il les traite rudement en fait, et ses paroles ne valent pas mieux.
C'est en songeant à ces heures sans pitié qu'il écrira plus tard :
« Il se trouve souvent, dans les intrigues des cabinets des rois, des
écueils beaucoup plus dangereux que dans les affaires d'Etat les
plus difficiles; et, en effet, il y a plus de péril à se mêler de celles
où les femmes ont part que des plus grands desseins que les
princes puissent faire en quelque nature d'affaire. »
Gabriel Hanotaux.
TOME CL. — 1898.
JOURS HEUREUX
J'ai toujours aimé et j'aime encore les promenades solitaires.
Aucune ville, presque, qui n'ait ses rues silencieuses et peu fré-
quentées. Je les préfère aux autres. L'herbe y croît entre les pavés
et y verdoie au cailloutis des trottoirs que longent des façades
discrètes ou que suivent des hauts murs de jardins. J'aime cette
uniformité tranquille; sa monotonie rend les pensées plus di-
verses. Tous ces murs se ressemblent, murs du couvent, murs
de l'évêché, mur de l'hôpital, mur du collège, mur du parc avec
une petite porte fermée au bas de laquelle poussent des orties,
mur du cimetière que dépassent les pointes inégales des cyprès.
Le cimetière de P... est situé non loin du faubourg, un peu à
l'écart. On y monte par une route caillouteuse, et de là on domine
le paysage de la ville et des campagnes. Elles sont agréablement
vertes, herbeuses et cultivées. Champs et prairies y alternent. Un
long canal les coupe; des peupliers bordent son eau lisse. Une ri-
vière y sinuc ; des saules accompagnent son onde plus vive. Elle se
sépare en deux bras qui se rejoignent après avoir, sur un double
pont, traversé la petite cité tranquille. Quelques-unes de ses
maisons sont assez anciennes pour dater de l'époque où fut con-
struit le vaste bâtiment qui sert de collège et de presbytère et
dont la façade montre ses hautes fenêtres à balcons de demeure
jadis abbatiale et qui touche à l'église. Alentour, la ville se groupe
et se divise. On distingue le lacet des rues, l'étendue des places,
l'enclos vert d'un couvent, et les quinconces d'an mail. Notre
maison s'en trouvait proche. Elle était très vieille et assez dé-
labrée, couverte en tuiles. L'acquéreur aura dû les remplacer, ra-
fraîchir les peintures, refaire les plafonds, rajuster les carrelages
JOLHS UF.UREUX. 67
disjoints, mais j'en garde un souvenir exact et je la revois tou-
jours telle qu'en ces mois de ma septième année où j'en habitai
la provinciale désuétude.
Ce petit temps de ma vie est resté singulièrement présent à
ma mémoire et je le ressens encore d'une façon toute particu-
lière. Il est comme en suspens en moi-même; il y forme un tout
indissoluble. Je le repense sans y rien changer et je me borne à
m'y expliquer certaines choses ou certains faits dont je n'ai com-
pris le sens qu'ensuite, mais dont j'ai conservé au fond de moi la
sensation intime, vivante et définitive.
Notre maison avait deux issues. L'une sur la grande place,
l'autre sur un mail qu'on appelait le Cours. Une sorte de portail
de pierre encadrait une porte cochère oii une autre plus petite
s'ouvrait. C'est là que nous déposa l'omnibus. L'aurore était
venue pendant que le train roulait à travers la campagne pâle,
aux arrêts à de petites gares de brique où l'on entendait, à l'au-
berge proche, chanter un coq matinal. Nous avions senti la fraî-
cheur humide sur nos faces poussiéreuses. Quoique de grand
matin, on nous attendait. Ma grand'mère et mes tantes m'em-
brassèrent. Ma tante Marceline me prit par la main. Elle était
jeune et me plut dès l'abord. Ma tante Julie me parut grande,
grande ...
Nous entrâmes dans une cour sablée. Quelques poules se le-
vèrent qui se tenaient accouvées ; d'autres grattaient de l'ongle ou
picoraient du bec. Il y en avait de tachetées de noir ou de blanc.
Certaines luisaient lisses, certaines se boursouflaient, maigres sur
leurs pattes écailleuses, obèses sur leurs jambes guêtrées de
plumes. Un grand coq paradait au milieu d'elles de la gorge et
de l'ergot, pompeux et botté. Sa crête rouge oscillait; il était
peinturluré et populaire, comme figuré naïvement au fond de
quelque assiette de faïence vernissée. Trois pigeons s'envolèrent.
A droite se voyait la bâtisse du poulailler avec ses grillages
où remuaient doucement des duvets accrochés ; des écuelles de
terre gardaient de l'eau trouble. Le petit toit inclinait ses tuiles
rougeâtres.
A gauche, un mur blanc. Des piliers de bois y soutenaient
une sorte de galerie où montait une vigne qui s'enlaçait à la
rampe de fer et formait berceau au-dessus. Cette galerie venait
jusqu'à la maison, en balcon devant les fenêtres du premier
68 REVUE DES DEUX MONDES.
étage. Au rez-de-chaussée, la porte d'une remise et celle de la
cuisine.
Une odeur matinale de pain frais et de café l'emplissait. Les
grosses solives du plafond s'entre-croisaient. Les casseroles de
cuivre luisaient au-dessus d'un buffet bas en bois ciré. Deux
grandes bassinoires, l'une rouge et l'autre jaune, pendaient à la
muraille. Dans la haute cheminée fumait à une crémaillère un
chaudron de fonte. C'était sombre et saur. Une vieille femme
assise plumait un poulet.
En passant par le vestibule, je me haussai pour accrocher mon
chapeau à un des champignons de bois gris où pendaient des pè-
lerines, un châle de laine et d'autres nippes et, n'ayant pu y
réussir, j'en coiffai une des boules de cuivre qui ornaient le bas de
la rampe d'escalier. On se voyait dans sa rondeur polie avec une
figure aplatie, déformée et comique. Tout de suite je m'intéressai
vivement à cette découverte qui me promettait plus dune joie.
Les enfans ont une singulière entente des lieux. Dans une
maison, rien n'est à leur usage et à leur taille, aussi s'y compo-
sent-ils une demeure particulière et à leur choix, faite des objets,
des endroits et des êtres qui leur conviennent. Ils s'approprient
certains coins, adoptent tel meuble, préfèrent telle personne dont
ils ont reconnu l'utilité et l'agrément. Choix mystérieux que dicte
un sens secret et contre lequel lutte d'ordinaire la sagesse fami-
liale. De là vient peut-être en partie aux enfans le désir d'être seuls
hors de la contradiction que leur imposent les présences aînées.
Assis, les jambes pendantes, sur une des chaises de paille de
la salle à manger, je regardais mes tantes me beurrer des tartines.
Les bols fumaient doucement. Une petite mouche marchait sur
le beurre, elle senvola et je la suivis des yeux au plafond où elle
se posa, aux murs qu'elle frôlait de ses ailes légères. Ils étaient
peints de marbrures jaunes et vertes ; dans une niche, un poêle de
faïence blanche dressait son tuyau surmonté d'un madrépore; un
baromètre doré pendait entre les deux fenêtres ; des demi-rideaux
en mousseline voilaient les carreaux du bas; au-dessus, à travers
la transparence verdàtre des vitres, j'apercevais les maisons de la
place, les toits, le ciel où des hirondelles se poursuivaient, et je me
sentais une grande envie de dormir. J'entendais des pas dans le
vestibule, lourds pas, déchaussés et mats. On montait nos malles.
Ma tante Marceline roulait des boulettes de mie de pain sur la
nappe et je distinguais entre ma grand'mère et ma mère les mots
I
JOURS HEUREUX. 69
de — crise inquiétante, — état grave, — le médecin dit : — Ali !
c'est bien triste ! — il dort encore ; — et il me semblait entrer
dans quelque chose de mystérieux dont on ne parlait qu'à voix
basse et qui nécessitait des précautions, du chuchotement, des
pas discrets et des portes doucement fermées.
*
* *
Ce fut les yeux encore gros du sommeil de la sieste que j'en-
trai au salon où se tenait mon grand-père. Il était assis dans un
fauteuil d'acajou, garni d'un velours d'Utrecht jaune, en habit
marron foncé à gros boutons de corne. Sa barbe grise couvrait
ses joues osseuses, d'épais sourcils noirs surmontaient ses yeux.
L'air dur et bon, il m'embrassa tendrement. On me plaça près de
lui sur une petite chaise et je me mis à l'examiner avec curiosité.
C'était donc pour venir voir ce vieux monsieur qu'on avait voyagé
si longtemps et que j'avais quitté mes plus beaux jouets, mes
soldats de plomb et mon bateau à voiles ! Qu'avait-il donc qui
nécessitât de pareils sacrifices? Il me semblait un vieux mon-
sieur comme les autres, mais que je savais malade, et je compre-
nais vaguement qu'il devait à cette qualité son importance ex-
ceptionnelle. Mais en quoi consistait cette maladie? Je le voyais
assis dans un fauteuil, vêtu, peigné. Si je l'avais trouvé au lit
avec quelque trace plus apparente de sa souffrance, je me serais
expliqué plus facilement l'intérêt qu'il excitait ; mais cette situa-
tion de malade qui ne se marquait par rien d'extérieur ni de trop
visible me déconcertait singulièrement, et je ressentais pour elle
une sorte de respect anxieux et de curiosité attentive.
Je continuais à le considérer sans rien dire. Ses mains sur-
tout me préoccupaient vivement. De grosses veines bleuâtres les
gonilaient, des touffes de poils gris poussaient aux phalanges
noueuses. L'infirmité qui ankylosait le corps entier les épargnait
et je les suivais déployant le large mouchoir quelles cherchaient
caché entre les coussins du fauteuil, ouvrant une tabatière, y pui-
sant la prise ou, fréquemment, se croisant au sommet d'une
canne. Cette canne me paraissait admirable. C'était un gros
bâton sculpté, à sa poignée, d'un lézard. La bête semblait vivre;
sous la caresse des doigts elle paraissait animée, et je m'attendais
à la voir s'échapper et courir en frétillant sur le parquet.
Je ne comprenais guère ce que cette grossière sculpture avait
70 REVUE DES DEUX MONDES.
de touchant en sa mélancolie entre les mains oisives du vieil-
lard qui, amateur passionné de jardinage et de fruits, voulait, en
son impotence, que la bête familière des vieux murs et des espa-
liers lui rappelât un peu ce que, de la nature, il avait le plus
aimé, fût comme une allusion à un goût rustique, et fît de cette
canne une sorte de sceptre de quelque humble royauté maraî-
chère...
La journée passait, chaude et lourde. On ouvrit la fenêtre et
on écarta les persiennes. Je m'ennuyais. J'entendais dans la rue,
sur la place, crier des gamins et parfois, au milieu d'un silence,
grand-père frapper de l'ongle sur sa tabatière d'agate.
*
Le surlendemain était un dimanche. On finissait de m'habiller
pour la messe que les cloches annonçaient et dont la sonnerie en-
trait par la fenêtre ouverte. Mes tantes se tenaient debout dans la
chambre, déjà prêtes à partir, en robes claires, un gros livre à la
main. En sortant, elles ouvrirent leurs ombrelles, l'une rose, l'autre
verte. La double soie bombée craqua au soleil. On marchait douce-
ment sur les pavés pointus de la rue. Il y avait au seuil des portes
des petits garçons avec des cols blancs et des petites filles avec de
minces nattes. Les mères achevaient d'enfiler des gants de filoselle ;
puis, les portes se refermaient, et les groupes s'acheminaient vers
l'église. Au portail stationnaient des paysans aux longues blouses
bleues roides d'empois. Les chapeaux de feutre ombrageaient des
joues rasées. Ils causaient bruyamment avant d'entrer à l'office.
L'église déjà ronflait d'orgue et regorgeait de monde. Des gouttes
d'eau bénite aspergeaient la dalle autour de la cuve du bénitier
où des poissons sculptés en frise tournaient dans le granit
bleuâtre. Un Christ de bois peint, à une croix taillée, mirait son
torse sanguinolent et sa tête épineuse dans l'eau froide et claire.
Le suisse, devant la grille du chœur, se tenait debout. Avec son
chapeau emplumé, son baudrier rouge, ses mollets cambrés, il
avait l'air goguenard et cérémonieux, moitié sacristain, moitié
gendarme, et il me semblait que c'était sa hallebarde qui avait dû
ensanglanter de sa plaie rosâtre le maigre Christ de la porte.
La hallebarde, de sa hampe, frappa le pavé, et l'assistance se
leva dans un bruit de chaises remuées, de robes froissées, de toux,
et une odeur d'humidité tiède, de sueur et d'encens. Nous ga-
JOURS HEUREUX. 71
gnâmes nos places. Elles se trouvaient dans une petite chapelle
derrière le chœur. Entre les piliers blancs à chapiteaux de figures
et .de fruits, j'apercevais le prêtre et les servans, mais leurs génu-
flexions et leur va-et-vient m'intéressaient certes moins que les
enfans de l'école rangés devant nous sur deux bancs de bois. Leurs
têtes tondues , blondes ou brunes , se tournaient fréquemment.
Parfois une main terreuse et recroquevillée grattait énergique -
ment la courte toison où le rond de pelade luisait nu dans la che-
velure drue. Les jambes remuaient, dans une perpétuelle inquié-
tude. Les coudes se taquinaient. De l'un des bancs une face
hilare me réjouit de la contorsion, par-dessus l'épaule, d'une
affreuse grimace.
J'étais enchanté, et tout en faisant semblant de lire au gros
livre que grand'mère m'avait mis entre les mains, je regardais en
dessous si je ne reverrais pas la face bouffonne.
A l'Evangile, la voix du prêtre nasilla. De petites flammes dan-
saient au bout des cierges. L'officiant ôta sa chasuble. La blanche
tunique de l'aube le faisait apparaître comme en chemise. Le
suisse le précédait à travers la nef vers la chaire. Pour entendre
le sermon, les assistans des chapelles s'approchaient à portée du
prédicateur. Je suivis ma grand'mère et mes tantes, chacune por-
tant sa chaise. La mienne était lourde, je m'y attelai et la traînai
derrière moi sur les dalles où elle sursautait bruyamment.
Nous nous trouvions en pleine foule. Les coiffes tuyautées des
paysannes se mêlaient aux chapeaux des dames. Ma mère et mes
tantes se parlaient bas. Ma tante Marceline fit remarquer que la
perruque de M. Gaspard lui couvrait presque une oreille. — Ah !
voilà M""* de Néronde et ses filles. Comme M. de Néronde a vieilli !
Voici les petits Vardoux. — Trois garçons dont l'aîné avait une
longue figure jaune et les deux autres des faces rougeaudes. Leurs
gros mollets nus s'écrasaient aux barreaux de leurs chaises. Ils
portaient chaussettes rayées et cols marins. Les petites de Néronde
souriaient. M. Gaspard somnolait. Une vieille paysanne, chapelet
aux doigts, marmottait en regardant son panier caché sous sa
jupe. La voix du prédicateur montait et descendait.
Brusquement, elle s'arrêta. Les chaises remuèrent de nouveau.
Le prêtre en tunique blanche retraversa l'allée de la nef. Le
suisse se replanta devant la grille. L'office reprit. Le Credo monta
aux voûtes, soutenu par l'orgue. La Préface fut chantée. L'Éléva-
tion courba les têtes. Je revis sournoise et furtive la grimace du
72 REVUE DES DEUX MONDES.
gamin. Les sols tombèrent dans la bourse de quête et la céré-
monie s acheva.
On sortait. Une poussée engorgea la porte. Je me trouvai
entre deux gaillards de la campagne. Leurs blouses empesées me
frôlaient. Derrière nous l'orgue grondait encore.
Au dehors, c'était le grand soleil de midi, une chaleur forte
sous un ciel clair. Des mendians tendaient leurs chapeaux cras-
seux; l'un d'eux montrait un moignon rose, un aveugle menait
en laisse un caniche boueux dont le poil pendillait comme des
bouts de vieilles ficelles. Les gros souliers martelaient le pavé
lumineux. Ma grand'mère s'arrêta pour parler à son fermier qui
l'écoutait, court et trapu, tournant son feutre entre ses doigts, en
sa blouse ballonnée. Auprès de lui se tenait un petit garçon blond
avec des yeux bleus. Des gens passaient en saluant ou s'appro-
chaient pour demander des nouvelles de granci-père. Les deux
plus jeunes Vardoux bousculèrent une vieille dame qui sortait au
bras de M. Gaspard et que mes tantes abordèrent dans sa voiture
011 elle était montée péniblement. Grand'mère m'écarta du mar-
chepied : les chevaux piaffèrent et partirent. La rue redevenait
silencieuse. Le soleil chauffait le pavé; les maisons ne faisaient
presque pas d'ombre sur le trottoir. C'était midi.
*
* *
Les jours qui suivirent notre arrivée furent marqués d'une
amélioration dans l'état de santé de grand-père. Les douleurs qui
le tourmentaient se calmèrent; ses membres retrouvèrent quelque
souplesse ; l'appétit lui revint et il goûta avec plaisir les premiers
fruits de son jardin, poires hâtives, raisins précoces. Certaines
vieilles bouteilles de sa cave lui versèrent, de leurs panses pous-
siéreuses, des vins d'anciennes vendanges. La tabatière répandit
moins son tabac aux soubresauts des mains énervées. L'enflure
des jambes diminuée lui permit même de se lever de son fau-
teuil.
Il s'appuyait longuement aux bras d'acajou et se mettait de-
bout d'un lent effort pour faire quelques pas dans le salon. Sa main
tremblait sur le lézard de la canne. Les coussins jaunes gardaient
sa place marquée, comme dans l'attente narquoise d'un retour
qui en effet ne tardait guère. On faisait silence autour de cette
promenade hésitante. Les aiguilles à tricot de grand'mère s'ar-
JOLKS HEUREUX. 73
relaient, et tout le monde restait comme en suspens à regarder le
vieillard, au bras d'une de ses filles, parcourir le salon. Il allait
jusqu'à la fenêtre et retournait au fauteuil où il retombait lour-
dement; la canne glissait sur le parquet et je ne manquais pas de
la ramasser, prompt à l'occasion de toucher ainsi un instant le
lézard; et c'étaient, au malade, ces tendres complimens oii l'on
exagère d'une façon touchante ce qu'il vient d'accomplir comme
pour y voir un signe de mieux ou en tirer un augure de guérison,
complimens accueillis tantôt d'un sourire de fatigue, tantôt reçus
avec un froncement de sourcil, et parfois rebutés d'un de ces mois
secs que dicte l'ennui du mal. l'humeur de l'infirmité, la certi-
tude de l'impotence. Cette sorte d'amertume acariâtre se montrait
même dans le demi bien-être de cette semaine de répit. L'ac-
calmie persistante avait pourtant permis de rouvrir la table de
jeu.
Le tapis vert brilla de la nacre des jetons et de la bigarrure
des cartes. Le goût de la partie y asseyait chaque jour vers
quatre heures M. Gaspard de Berteuil, M. de Néronde et l'abbé de
la Talais, whisteurs acharnés. M. de Berteuil était grand et mince ;
une épaisse perruque grisâtre couvrait sa tète ridée où s'allon-
geait au menton une barbiche blanche. Il portait des guêtres grises
et des escarpins qu'on entendait craquer au moindre mouvement
de leur vernis miroitant. Leur bruit d'insecte se mêlait au tinte-
ment des jetons et au souffle des cartes. M. de Berteuil, coquet
et sénile, tenait à son pied, se cambrait, marchait droit, portait
haut; ses breloques lui battaient la cuisse. Mon grand-père l'aimait
et le plaisantait, mais avec une pointe de respect, non pour sa belle
maison et ses bonnes fermes et son cabriolet attelé d'un cheval
pommelé, mais plutôt parce que, légitimiste intraitable, M. de
Berteuil avait fait plusieurs fois le pèlerinage de Goritz et de
Frohsdorf et qu'il avait parlé au « Roy. » Ce voyage avait été le
désir continuel de mon grand-père; les circonstances de sa santé
l'en privèrent, mais il gardait précieusement, rapportée de là-bas
par son ami, encadrée au mur, près de son fauteuil, une feuille
de papier blanc, ornée d'un cachet rouge et de la signature du
Prince.
Je me souviens de l'abbé de la Talais comme d'un petit homme
maigre, dont un long nez, marqué sur l'aile gauche d'un pois noir,
était toute la figure. Son ventre rondelet bombait sous sa robe
qui, raccourcie par devant, laissait voir des souliers à boucles
74 REVUE DES DEUX MONDES.
de cuivre. Il avait été grand vicaire quelque part, mais renonça
à tout espoir depiscopat pour devenir et rester curé de P... où
il était né, de bonne race et apparenté aux meilleures familles du
pays, de sorte que plusieurs de ses ouailles, par ancienne cama-
raderie, continuaient à le tutoyer. Berteuil, entre autres, l'inter-
pellait d'un : — A toi, l'abbé ! — qui me surprenait. M. de Néronde,
à la table de whist, représentait assez bien le « mort » par son si-
lence, ses yeux caves, son visage osseux.
Ma grand'mère profitait d'ordinaire de la présence de ces mes-
sieurs pour s'esquiver furtivement. Elle aimait les messes, les sa-
ints, les sermons, les visites aux couvens ou à des amies. Non
seulement elle tenait fort à ses habitudes, mais elle désirait que
ses filles accomplissent comme un devoir ce qui était pour elle un
plaisir. Scrupuleuse en dévotion et ponctuelle en politesse, elle
poussait ma mère à profiter du mieux survenu pour s'acquitter de
son devoir mondain qu'elle souff'rait de sentir difi'éré. Ma mère
commença la tournée d'usage où souvent elle m'emmenait.
Nous allions de rue en rue ; tantôt on sonnait à une porte, tan-
tôt à une grille. Un chien aboyait. On entendait le pas d'une ser-
vante qui venait ouvrir en relevant d'une main le coin de son ta-
blier, ou le tintement du chapelet de la tourière. Le parloir du
couvent sentait la cire et l'encens. Les chaises de paille s'adossaient
au mur nu. Un grand crucifix assistait à la causerie. De vieilles
dames m'embrassèrent en des salons à meubles cannelés. Les
têtières de guipure blanche couvraient les dossiers des fauteuils,
devant chacun desquels s'étalait un rond de sparterie. Parfois dans
un coin pépiait une cage d'oiseaux avec un velouté bruit d'ailes
et le craquement des graines becquetées. Des salles à manger
sentant le pain et le linge s'ouvrirent pour moi et des confitures
roses ou jaunes coulèrent sur des assiettes blanches. Des prunes
s'éboulèrent des jattes.
Une fois, nous sonnâmes à une porte grise. Au bout d un long
corridor, nous entrâmes dans un salon à boiseries. De hautes glaces
en des cadres de rocaille montaient jusqu'au plafond. M'" de Ser-
lette y mirait une tournure carabosse et une extraordinaire laideur.
Les yeux disparaissaient dans les rides de sa figure bouffie. Elle
bredouillait ; un petit sac de soie noire pendait à son bras et des
mitaines de fil lui couvraient les mains.
Chez M""^ de Nery, on m'envoya promener au jardin. Il y avait
un kiosque vitré plein de toiles d'araignées ; une grosse mouche
JOURS HEUREUX. 75
y bourdonnait dans l'odeur moisie. Plus loin je rencontrai une
fontaine. Je pompai. L'eau vint drue, abondante, fraîche, cristal-
line, brisant son jet sur une pierre moussue creusée en rigole, et
mouillant mes souliers dont elle criblait la poussière de petits
points noirs et qu'elle finit par tremper tout entiers. Le vent mur-
murait dans les arbres avec un tremblement léger de feuilles. L'eau
s'égouttait lentement ;une brouette grinçait au détour d'une allée.
Chez M""* de Néronde, on nous dit qu'elle n'y était pas et j'en
eus quelque regret. La maison se trouvait tout au bout de la
ville, au commencement d'une grande route bordée à cet endroit
de magnifiques platanes et qu'un mur bas séparait du parc. On
voyait par la grille une vaste pelouse autour de laquelle tournait
une allée qui s'enfonçait sous des arbres. Les grands platanes ar-
rondissaient leurs branches en voûte verte. L'ombre était tachetée
de soleil ; les troncs squameux s'écaillaient.
Nous venions nous promener là presque chaque jour, ma mère,
mes tantes et moi. Je les quittais pour courir en avant et je les
rejoignais vite si quelque voiture approchait, si quelque chien me
jappait aux jambes, et je marchais sagement auprès d'elles.
Après les platanes la route continuait, tournant le flanc d'un
coteau de vignes et dominant la campagne. La rivière parcourait
mollement les prés, se nouant de boucles lentes. Çà et là luisait
une mare avec des saules : les peupliers du canal s'alignaient ; la
fumée horizontale d'un train se déroulait ; des fermes à toits
rouges flambaient dans la verdure des prés et le bistre des labours.
Souvent l'horizon se bornait là; mais parfois, à cause d'une cer-
taine transparence de l'air, il s'agrandissait de pentes indécises
au delà desquelles, certains jours, se dressaient, vaporeuses,
bleuâtres, de longues collines harmonieuses.
La route continuait encore avec ses tas de pierres, ses arbres ré-
guliers ; elle devenait toute droite et allait traverser le canal qu'elle
passait sur un pont bombé. De là partait le chemin de Terroine.
C'est à Terroine que se trouvait le château habité parla mar-
quise de 'Verdeilhan, la vieille dame qui, l'autre dimanche, mon-
tait en voiture au sortir de la messe. Depuis lors elle était ve-
nue voir mon grand-père, qui avait été des amis de son mari. Son
entrée au salon, avec un bruit de soie froissée, retentit des jappe-
mens de ses trois petits chiens bichons qui ne la quittaient pas,
blottis dans ses jupes sous son fauteuil et qui, au départ, laissèrent
sur le parquet trois minuscules flaques et une crotte crayeuse.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
*
Il faisait un temps tiède et doux et je jouais sans chapeau
dans la cour. Mes poches bourrées de cailloux, un rond à la craie
tracé sur la porte de la remise, je m'exerçais à cette cible avec le
regret, au fond, de ne pouvoir employer mon adresse contre un
but plus agréable : les poules qui picoraient autour de moi. Elles
piétaient tranquillement. Une, parfois, qui s était trop approchée,
sursautait au bruit de ma pierre contre le vantail et s'enfuyait en
gloussant. J'aurais aimé la poursuivre. J'avais un jour essayé
d'en prendre une à la course, mais sans résultat, par l'apparition
simultanée de ma mère et de la vieille Justine.
C'était elle qui soignait le poulailler. Elle restait assise au
seuil de la cuisine à tricoter ou bien jetait du grain aux poules,
redressant les écuelles renversées, cherchant les œufs quand la pon-
deuse avait chanté. Elle allait aussi au jardin ramasser de l'herbe
pour les lapins. Au retour, elle la portait dans son tablier gonflé.
Les herbes pressées en tombaient, formant une boule A'erte, déjà
flétries comme d'avoir été touchées par de si vieilles mains. Long-
temps elle triait le paquet, mettant à part les meilleures. Il y
en avait de rêches, un peu piquantes, de molles avec de petites
houppes jaunes, du pissenlit et du séneçon, que se partageaient
les lapins aux longues oreilles et les lapines au ventre doux.
Certains jours elle entrait dans le poulailler. Je voyais sa coifTe
blanche, ses besicles, et elle ressortait tenant deux poulets liés par
les pattes qu'elle emportait dans une petite maisonnette située au
fond de la cour. Puis on entendait des gloussemens lamentables
et elle reparaissait, avec à chaque main une des bêtes, du bec de
qui coulait un tilet de sang. Elle les jetait frémissantes sur le
seuil de pierre de la cuisine, leur petit œil voilé d'une taie bleuâtre
et, assise dans son fauteuil de paille, commençait à les plumer.
Ses longs doigts fouillaient le poitrail; le duvet arraché laissait
apparaître le bréchet bleuâtre; les cuisses se dénudaient; la tête
pendait au bout de son cou flexible. J'avais grand'peur de la vieille
ménagère. Elle me représentait assez bien les sorcières des Contes
de Perrault, et aujourd'hui, elle me surveillait du coin de l'œil,
par-dessus ses lunettes, guettant mes cailloux.
Mes poches commençaient à se dégonfler, lorsque ma tante Julie
entra dans la cour et me dit de mettre mon chapeau pour aller au
JOURS HEUREUX. 77
jardin. — Grand-père y va, ajouta-t-elle. Nous irons devant, pour
lui ouvrir. — Je courus au vestibule décrocher mon chapeau de
la boule de cuivre qu'il coiffait. Dans l'escalier je vis grand-père
que deux hommes descendaient dans un fauteuil. Il voulait re-
voir ses légumes et ses espaliers.
Le jardin était séparé de la maison par le Cours où un quin-
conce de tilleuls ombrageait des bancs de pierre, et par le champ
de foire où poussait une herbe râpée. Chaque dernier dimanche
du mois s'y tenait l'assemblée des bestiaux. Les bœufs et les
vaches dominaient de leurs cornes et de leurs croupes la cohue
des moutons. Les blouses et les paniers, les fichus et les fouets se
mêlaient. Des boutiques installées sur le Cours déballaient leurs
cotonnades et leurs coutelleries. Les paysannes piétinaient. Des
enfans sifflaient en des musiques d'un sou. Puis, dans l'après-midi,
la foule rustique se dissipait et, jusqu'au soir, sur les routes,
s'éparpillait un passage de bestiaux et de carrioles, depuis l'éleveur
qui mène son troupeau jusqu'au bouvier qui aiguillonne son atte-
lage, la vieille femme qui conduit sa chèvre, le vieil homme qui,
une branche boueuse à la main, pousse devant lui un goret
gras.
J'avais vu une de ces foires, celle de la fin de juin. Le champ
que nous traversâmes était encore couvert de bouses et de crottin.
Notre jardin le bordait de son mur hérissé de tessons et que dé-
passaient quelques cimes d'arbres. C'était un vaste enclos rectan-
gulaire. Des fruits de toutes sortes y mûrissaient en espaliers ou
en plein vent. A un angle se dressait un petit pavillon rempli
d'outils, de naines et d'herbes sèches. Non loin d'un banc vert
qu'abritait un noisetier se trouvait le réservoir.
On y descendait par un escalier herbu dont la dernière marche
ébréchée trempait dans l'eau. Les trois autres côtés élevaient à pic
leur maçonnerie. Un tuyau montait le long d'une des parois. La
pompe se déversait en haut dans une cuve de pierre, mais elle ne
fonctionnait plus, et la cuve restait à demi pleine d'eau que le
jardinier remontait du réservoir. J'aimais le regarder tout au fond,
accroupi sous son chapeau de paille. 11 ôtait ses sabots avant de
descendre, et tandis qu'il les remettait, l'arrosoir s'égouttait sur
le gravier. Je le suivais, épanouissant du crible de sa pomme son
bouquet d'eau vermiculée.
Celle de la cuve était trouble; je m'y penchais pendant des
heures entières à y barboter, manches retroussées; des têtards y
78 REVUE DES DEUX MONDES.
frétillaient en petites boules noires; j'épiais leurs agitations
molles et vives.
Souvent ma mère et mes tantes, lasses de coudre sur le banc
vert, à l'ombre du noisetier d'où j'entendais leurs voix, me lais-
saient à la garde du jardinier.
Elles parties, il se faisait un grand silence. Les mouches bour-
donnaient; une fleur, surchargée d'un frelon, fléchissait douce-
ment; les guêpes passaient dans l'air chaud avec un bruit tiède;
des lézards couraient sur la pierre brûlante ou s'arrêtaient immo-
biles en leur fine attitude attentive, et j'entendais un bruit de
sabots sur une bêche ou le grincement d'un sécateur.
Ce fut le jardinier, aidé du domestique de M, de Berteuil, qui
porta grand-père au jardin. Je ne l'avais jamais vu en plein jour
et je le trouvai extrêmement vieux quand il s'assit sur le banc. Nous
l'entourions tous. Sa figure jaune souriait. Il était heureux de cette
promenade. Tante Marceline lui offrit des œillets du parterre. Il
faisait des raies sur le sable avec sa canne. Le lézard semblait
remuer. Je cueillis une grappe de raisins verts.
L'année s'annonçait bien aux treilles chargées. Des poires
dures et vertes soulevaient le feuillage métallique de l'espalier.
Les pêches veloutées et rebondies se teignaient en nuances de
pastel velu. On allait à pas lents. Grand-père donnait le bras au
jardinier et s'y appuyait lourdement.
Parfois il s'arrêtait devant un fruit, et j'entendais sa respiration
oppressée. Un vent léger irritait le plumage des asperges; un
papillon jaune volait autour d'un chou et s'y posait, les ailes fré-
missantes. La bêche du jardinier se tenait plantée droite dans la
terre fraîche. Je la revois encore, avec son manche poli par les
paumes rugueuses, debout dans l'entaille où elle semblait mar-
quer la place d'une fosse commencée, car, à mesure que l'on vit,
les choses d'autrefois prennent un sens nouveau et leur signe
secret nous apparaît plus tard, et ce n'est que maintenant que je
comprends la mélancolie de cette promenade de jadis, à petits
pas, au soleil couchant, dans ce vieux jardin tranquille.
Quand le jardinier et le domestique remportèrent grand-père
dans son fauteuil, j'eus grand regret de les suivre. Je pensais aux
têtards dans l'eau trouble, aux papillons jaunes, aux lézards dans
les fentes des murs. Ma grand'mère et ma mère marchaient côte
à côte. Tante Julie me tenait par une main et de l'autre j'effeuillais
méchamment les œillets que tante Marceline, qui les avait cueillis,
JOURS HEUREUX. 79
laissait pendre entre ses doigts, à son côté, dans les plis de sa jupe
de toile bise.
*
Quelques jours après, à mon réveil, je trouvai la chambre vide.
Le lit de ma mère dans l'alcôve laissait pendre ses draps défaits.
J'eus l'impression de quelque chose d'insolite. Le soleil perçait
parles persiennesmal jointes. Je restai assez longtemps immobile,
indécis; à la fin je me levai en chemise, j'entr'ouvris la porte et
je me mis à appeler, d'abord doucement, puis de plus en plus fort,
jusqu'à ce que la bonne accourut en me faisant signe de me taire :
— Madame va venir, elle est occupée. Elle m'a dit de vous habiller
en attendant. — J'étais fort gâté et je commençai par pleurer.
Mariette m'offrit d'aller chercher Claudie. C'était la cuisinière, que
j'aimais beaucoup. Elle me donnait des rognures de pâtisserie,
des pattes de canard qu'elle m'avait appris à faire s'écarter en
éventail au moyen d'un nerf qu'on y tirait. Elle me prêtait aussi
un vieux couteau à bout rond. Je me laissai pourtant habiller par
Mariette. Elle était paysanne et fraîche. D'ordinaire elle cousait
dans la lingerie d'où elle me renvoyait impitoyablement quand
elle repassait, ce que je ne lui pardonnais guère, car cela,
m'amusait de la voir asperger de gouttes bleues le linge blanc et
approcher de sa joue le fer chaud.
Je lavais mes mains dans la cuvette en faisant mousser le
savon quand ma mère entra. Elle n'était pas peignée. On avait dû
la réveiller au milieu de la nuit, car elle semblait fatiguée. Sa tris-
tesse m'intimida. En m'embrassant, mon nœud de cravate refait,
elle me dit que grand-père était plus malade, d'être sage, de ne
pas faire de bruit, d'aller jouer au salon.
La table était au milieu, chargée de sacs à ouvrage, d'étuis à
aiguilles, de ciseaux. Sur le parquet traînaient des bouts de fils
et de chiffons. Les chaises restaient rapprochées telles qu'on s'en
était levé hier soir. Je commençai par faire le tour de la pièce.
Puis je m'assis et demeurai assez longtemps immobile. Tout à
coup je me dressai. Sur une console dorée à pieds cannelés et
que surmontait un marbre gris se trouvait un vase de vieille
faïence. On me défendait d'y toucher. Je lé pris avec terreur et
délices; il était vide et poussiéreux à l'intérieur. Je le remis à sa
place et je regagnai ma chaise. Si je jouais du piano on m'enten-
80 REVUE DES DEUX MONDES.
drait et je risquais de me pincer les doigts en refermant l'in-
strument, mieux valait ouvrir la boîte à jetons.
Elle en contenait de toutes les sortes en de petites corbeilles
de paille bordées d'une chenille verte ou rouge ; il y en avait de
nacre et d'ivoire, des ronds et des carrés et quelques-uns plus
longs, jaunes lisérés de blanc. Je les versai, les mélangeai, les
brouillai, puis je laissai tout et je me mis à pleurer. Je revoyais le
visage triste de ma mère et je ressentais tout à coup une grande
peine que mon grand-père fût malade, car j'étais un bon petit
garçon avec les sentimens vifs et courts de l'enfance ; aussi mes
larmes séchèrent-elles assez vite et il me semblait que grand-père
prenait pour moi un peu de l'éloignement d'un vieux portrait,
une apparence déjà de souvenir, et devant le vide du fauteuil
d'Utrecht jaune où il s'asseyait d'habitude, j'éprouvais un double
sentiment à la fois de regret et d'oubli.
*
Les enfans ont un singulier besoin de toucher, de fouiller, de
soupeser, enfin de se rendre compte de l'exacte nature des objets.
Il faut qu'ils en apprennent l'aspect, les nuances, l'usage car ils
les retrouveront à chaque instant de leur vie et l'idée qu'ils en
auront dépend de ces expériences enfantines qu'au lieu de faci-
liter on contrecarre d'ordinaire. Les surveillances, les précau-
tions les écartent de cette intimité matérielle si nécessaire. J'en
avais été comme les autres tenu à distance et je me trouvais, pour
la première fois, libre à peu près d'agir à ma guise, d'aller et de
venir. La vieille Justine, en plumant ses poulets, regardait, de
temps en temps, mes jeux par-dessus ses besicles. Mariette aussi
me surveillait parfois. Au jardin le vieux jardinier s'interrompait
de bêcher pour crier : — Monsieur François, êtes-vous là ? — Tante
Julie ou tante Marceline venaient à l'heure du goûter me couper
des tartines ou me donner des confitures. Ma mère descendait un
instant, me recommandait d'être sage et remontait dans la chambre
de grand-père.
Cette chambre était au premier étage. Je l'imaginais comme un
lieu mystérieux, car je n'y pénétrais jamais. Parfois, en passant,
je voyais Mariette en sortir, portant sur un -plateau une tasse ou
des fioles. Quelquefois, sur l'escalier, que je jouais à descendre ou
à grimper une ou plusieurs marches à la fois, je rencontrais le
JOURS HEUREUX. 81
médecin, un gros homme à redingote noire et à cravate blanche.
Un panama coiffait sa figure rouge qu'il épongeait en montant.
L'abbé de la Talais venait souvent aussi; il me tapotait la joue
au passage et, assis sur une marche, je regardais ses souliers à
boucles soulever le bas de sa robe usée.
Quand je m'étais assez vu dans la boule en cuivre de la rampe,
je rôdais à travers la maison. Au dehors, juillet luisait de ses gros
soleils. A l'intérieur, il faisait Irais. Dans le carrelage dérougi du
vestibule un carreau remis à neuf brillait d'un rouge vif. Peu à
peu, je connus les moindres détails de la vieille derheure; l'écail-
lure des murailles, tel gondolement de la toile d'un ancien por-
trait, les cassures de la console, telle feuille de parquet qui
fléchissait sous le pied, d'imperceptibles riens que je n'ai jamais
oubliés, tous les bruits de la vie et du silence auxquels j étais
attentif.
Mes tantes habitaient deux chambres au second. Celle de ma
tante Marceline était tendue de cretonne claire à bouquets, avec
des sièges capitonnés de même étoffe. La cretonne dégageait son
odeur particulière mêlée à des restes de parfums dont les flacons
s'alignaient sur la toilette. De l'eau savonneuse moussait encore
dans la cuvette. Une jupe s'étalait sur un fauteuil. D'autres étaient
accrochées dans un petit cabinet noir. En ouvrant la porte, le
vent les faisait vaciller. Il y en avait de lourdes qui pendaient
comme mortes, d'autres légères et qui semblaient vivantes. Au
chevet du lit une montre d'or crépitait à un clou. J'approchais
mon oreille pour l'écouter. L'armoire à glace au fond de la pièce
reflétait la pente du tapis.
La chambre de tante Julie était plus vaste. Au mur, des des-
sins encadrés; je montais sur une chaise pour les mieux voir. La
table portait des boîtes d'aquarelle, des fusains et des estompes;
quelques fleurs modèles trempaient en des vases de faïence. Ces
deux chambres me paraissaient des lieux singuliers. J'y passais
des heures. J'ai connu là de grands plaisirs.
*
* *
Un dimanche, après vêpres, je jouais sur le Cours avec
Mariette. Cet endroit que ses arbres alignés, ses bancs de pierre
désignaient comme devant servir de promenade restait invaria-
blement désert, excepté les jours de foire où les boutiques s'y
TOME CL. — 1898. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
installaient. Autrement, presque personne n'y passait, sauf peut-
être, vers midi, M. de Berteuil revenant de quelque visite mati-
nale à ses fermes. Le dimanche même, les gens de la ville ne s'y
montraient pas. On préférait les platanes. Les bonnes sœurs y
promenaient leurs orphelines. Elles allaient deux par deux, en
bonnets de lingerie, les mains croisées sous leurs camails gris
à ganse noire. Les gros souliers piétinaient bruyamment. Les
deux plus petites marchaient en avant et les couples se suivaient
par rang de taille jusqu'aux aînées qui portaient le ruban bleu
des enfans de Marie. Derrière, venaient les religieuses en cor-
nettes et en guimpes blanches sur un corsage de bure. Le cha-
pelet nouait les tailles épaisses et tintait aux plis des jupes. Les
jeunes gens de la ville, le cigare aux dents, rencontraient là les
filles endimanchées.
Sur le Cours, c'était la solitude et le silence. Les tilleuls em-
baumaient. Mariette se tenait sur un banc en face du portail de la
maison. Parfois, par la porte entr'ouverte, une poule tendait sa
tête anxieuse et s'aventurait de quelques pas au dehors. Mariette
frappait des mains et la volaille rentrait précipitamment. La
porte s'ouvrit tout à fait et ma mère avec l'abbé de la Talais
parut sur le Cours. L'abbé vint s'asseoir sur le banc et me prit
entre ses jambes. Je ne l'avais pas encore vu de si près. Son rabat
était bordé de petites perles. Le pois noir de son nez luisait. — Tu
viendras tous les matins à la cure prendre une leçon. Voyons
qu'apprendrons-nous? le latin, l'histoire sainte, — disait l'abbé.
— Il est bien gentil, répondait ma mère, mais il est bien seul. Nous
ne pouvons guère nous occuper de lui. On ne peut quitter mon
père. Ce sont des soins de toutes les minutes. Son état est si
triste! — Allons, courage, ma fille, ce sont de grandes épreuves
que Dieu vous envoie... mais envoyez-moi ce garçon, j'en prendrai
soin. — Il chassa de son rabat quelques grains de tabac. Sa robe
se tendit sur son ventre; les boucles des souliers luisirent. Il
pirouetta sur ses talons. Le sable cria sous ses pas. Les tilleuls se
balançaient; quelques graines tombèrent en papillonnant.
*
* *
Ces leçons, dont l'annonce me troubla fort, restent un de mes
plus agréables souvenirs. J'y allais seul et, la ville traversée,
j'arrivais à l'église. Elle était à peu près déserte. Les messes ma-
JOURS HEUREUX. 83
tinales une fois dites, aucun doigt ne troublait plus l'eau du béni-
tier. Les chaises bien rangées s'alignaient dans la nef. Les hauts
piliers peints à la chaux soutenaient la voûte laiteuse; toute cette
blancheur s'irisait, çà et là, d'un feu de vitrail. Les grandes dalles
sonores répercutaient mon pas aux échos divers des chapelles.
C'était un lieu de lumière douce et de silence pacifique, d'archi-
tecture solide et élégante en sa vieillesse rafraîchie. La lampe du
chœur se balançait imperceptiblement devant l'autel. Je passais
vite et je poussais une porte rembourrée dont la molesquineusée
laissait voir le crin qui la matelassait. Elle donnait sûr un cloître
qui servait de préau aux enfans du collège et de passage entre la
cure et l'église. Ce cloître tout blanc, carrelé de rouge, enserrait
de son quadruple promenoir un carré d'herbe. A l'un des angles,
je sonnais au presbytère. L'abbé venait m'ouvrir lui-même. Il
portait sur sa tonsure une petite calotte noire; son menton rasé
grattait son col sans rabat. Il me recevait dans une grande salle
voûtée et claire où deux chaises de paille nous attablaient devant
des paperasses. Le bon abbé se renversait sur le dossier, il aimait
à se balancer, le nez en l'air, pendant que j'ânonnais de vagues
déclinaisons. Un écho bizarre bourdonnait, mêlant les voix, les
confondant. La leçon durait d'autant moins que l'abbé, sauf au
whist, avait peine à tenir en place. Il détestait le confessionnal.
Tout en me reprenant, il allait et venait de son pas agile.
A travers la haute porte-fenêtre ouverte sur le jardin on voyait
la verdure des arbres, le bleu du ciel. C'est dehors que s'achevait
la leçon. La vieille bâtisse abbatiale abritait cet enclos qui était
soleil etlumière. Les espaliers s'étiraient le longde la pierre recuite
avec une paresse délicieuse. Tout poussait là hâtivement et abon-
damment. Les choux pommaient. J'y ai vu les plus beaux fruits,
les plus belles fleurs et les plus riches papillons. Leurs diaprures
colorées m'éblouissaient ; ils semblaient avoir passé à travers la
transparence lumineuse des vitraux de l'église et avoir emprunté
leurs couleurs aux verrières chatoyantes. Il y en avait de superbes
au vol rapide et palpitant et de plus humbles que j'aimais aussi,
aux ailes légères, qui montaient en zigzag le long du mur,
faiblement, avec peine, et finissaient par disparaître.
En rentrant du jardin dans la salle voûtée on sentait une
grande fraîcheur aux paupières. Quelquefois nous montions l'es-
calier sonore. La chambre de l'abbé se composait d'un lit et d'un
prie-Dieu. Dans un coin reposait une sorte de longue tige d'acier
Si. REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une crosse adaptée transformait en fusil. L'abbé avait aimé la
chasse et cette arme dissimulée lui semblait mieux en accord avec
son habit. Jeune vicaire de campagne en tournée, au coin d'une
haie, il avait maintes fois abattu un perdreau ou boulé un lièvre,
et pour mamuser il me faisait brûler des amorces qui remplissaient
la chambre d'une petite odeur de poudre que le grand nez à pois
noir, comme marqué d'un grain de plomb, reniflait avec un plai-
sir braconnier.
Certains jours nous allions visiter l'orgue. Le rêve de l'abbé
avait été d'en construire un. Les matériaux en remplissaient un
coin du vaste grenier qui, avec son toit élevé, ressemblait assez à
une église rustique. Il revenait parfois travailler à l'instrument
inachevé qu'il ne termina jamais. Le sacerdoce et la charité lui
prenaient son temps. J'qi su de lui, ensuite, des traits admirables.
Né avec quelque fortune, elle était allée à toutes mains, répandue,
émiettée comme le pain même qu'elle devenait. Il vécut pauvre
et dénué. Il avait pendant cinquante ans dit la messe, visité les
pauvres, bêché son jardin, travaillé à son orgue. J'en ai vu les
pièces poussiéreuses et je ne comprenais pas que ces bois épars
pussent, un jour, chanter harmonieusement, pas plus que je ne
devinais alors que ce bonhomme à long nez, avec sa soutane
jaunie et son rabat de travers, était une sorte de héros secret,
humble, touchant et vénérable.
Sûrement que grand-père voulait faire son testament, car
grand'mère me mena avec elle chez M. Yardoux, le notaire. Il
habitait place du Marché. Son panonceau y faisait pendant à la
savonnette du barbier. Il fallait que le cas pressât pour qu'une des
rares sorties de la pauvre femme ne fût pas pour l'église. Elle
n'allait guère plus que là, brusquant ses messes et écourtant ses
sermons. Je ne la voyais plus, de la fenêtre, causant dans la rue
avec de vieilles dames.
M. Vardoux la reçut dans son étude et chargea son clerc de
me conduire près de ses fils. Ils étaient trois. L'aîné avec une
grande tête jaune, intelligent, né physicien et chimiste. Tout en-
fant il se plut aux petites expériences, à ce qu'on appelle les jeux
scientifiques ; maintenant il montrait une véritable aptitude pour
les sciences. Toutes ses journées de vacances, il les passait presque
JOURS HEUREUX. ' 85
dans une sorte de grenier laboratoire, plein de cornues, d'éprou-
vettes, de bocaux et de fioles. Il y jouait aussi de la flûte pendant
des heures.
J'entendais cette flûte, elle se répandait par toute la maison.
On distinguait les reprises; plusieurs fois elle recommençait la
même mesure où l'air achoppait, puis, la difficulté surmontée, elle
continuait douce et aiguë.
Les deux autres Vardoux entrèrent dans la pièce où je les
attendais. Cotaient de gros garçons un peu plus âgés que moi. Ils
me considérèrent avec curiosité, puis m'offrirent de venir voir
leurs jouets. J'acceptai. Grand'mère, qui en avait fini avec le no-
taire, me laissa. Maître Vardoux me reconduirait plus tard en al-
lant voir son client.
Ce fut une mauvaise journée.
Les jeunes Vardoux avaient hérité des jeux scientifiques de
leur aîné. Ils possédaient une machine électrique, savaient
charger une bouteille de Leyde, vous placer sur un tabouret à
pieds de cristal et vous tirer des étincelles du nez et des cheveux.
Je fus vite épouvanté de leur sournoiserie et ahuri de leur turbu-
lence. Les deux gamins se pincèrent, puis se battirent, se colle-
tèrent et finirent par me mêler à leur bousculade.
Leur tapage fit intervenir M. Vardoux, et on descendit au jar-
din. Je montai sur l'escarpolette où les jeunes Vardoux me balan-
cèrent bientôt à tour de bras et si rudement que, les mains meur-
tries de me retenir aux cordes, je me mis à pleurer. Les Vardoux,
de crainte d'être punis, disparurent. L'escarpolette se ralentit peu
à peu. J'étais seul et, les oreilles rouges, le nez gros, j'écoutais,
en séchant mes larmes, à travers les persiennes vertes du labora-
toire, doucement et aigrement, geindre et roucouler tour à tour
les sons inégaux de la flûte. Je refusai désormais de retourner
chez les Vardoux. J'aurais assez aimé à m'asseoir auprès de l'aîné
entre les bocaux et les cornues, dans le laboratoire aux persien-
nes vertes et l'entendre jouer de sa flûte traversière en balançant
sa grosse tête jaune aux joues gonflées, mais les bourrades de
ses frères m'effarouchaient et je préférais rester seul dans ma ran-
cune.
Si je détestais les deux polissons, j'aimais vraiment le petit
Claude, le fils du fermier. Le vieux jardinier me conduisait sou-
vent passer la journée à la ferme.
Pour y aller on prenait la route des platanes en passant de-
86 REVUE DES DEUX MONDES.
vant la grille et le mur bas de la maison des Néronde. On partait
vers une heure. Les arbres immobiles mêlaient leurs feuillages.
Jamais je ne longeais le beau jardin au perron fleuri sans un sen-
timent d'admiration et de regret. Une fois, j'avais vu un paon qui
rouait; souvent j'apercevais les deux petites filles, nattes au dos,
jouant aux grâces ou sautant à la corde. Je savais qu'elles s'appe-
laient Thérèse et Sophie. Gela me semblait un lieu inabordable et
délicieux. Je passais et je le perdais de vue. Arrivé au pont du
canal, on le traversait et on suivait la levée.
L'eau filait indéfiniment droite, entre les berges de gazon dont
l herbe se reflétait, brin par brin, avec les arbres en bordure. De
gros chalands à proues goudronnées remplissaient presque le
passage de leur forme corpulente. Des haleurs les tiraient par de
longs câbles qu'un baudrier de cuir liait à leurs reins. Ils s'avan-
çaient, penchés en avant. Le câble se tendait ou se détendait,
égratignant l'eau plate. Derrière les barques une double ride
semblait faucher les reflets.
J'aimais beaucoup suivre ce canal. A une écluse, on prenait
un petit chemin entre deux haies et on arrivait à la ferme. Deux
bâtisses, l'une d'habitation, l'autre de granges et d'écuries. Un
grand fumier s'amoncelait entre elles. L'odeur du lieu était d'abord
indéfinissable, mais peu à peu on en distinguait l'origine compo-
site. La maison fournissait le parfum de lait aigre, de pommes de
terre, de pain de seigle qui se mêlait à la senteur des écuries et
du poulailler. L'étable fleurait tiède, la bergerie rance, la por-
cherie acre. Tout cela mijotait au soleil de la vaste cour. Sur la
terre piétinée des brins de paille luisaient. Un soc de charrue
étincelait d'un éclair tranchant. Les oies, jars en tète, boitaient;
leur bec jaune dardait un sifflement méchant.
On me servait, à goûter, du lait versé d'une cruche de grès
à fleurs bleues dans un large bol blanc, sur une table de bois poli.
Au-dessus de la cheminée se croisaient deux vieux fusils. Du pla-
fond pendaient des vessies de porcs gonflant leurs outres ballon-
nées et transparentes et d'une poutre, une sorte de lustre en
papier découpé pour attirer les mouches. Elles se posaient sur
les taches de lait. Le lit, sous des rideaux de cotonnade rouge, I-
s'enflait de la molle bouffissure d'un édredon jaune.
La fermière montrait un visage terreux, l'air souffreteux et
fourbe. Je courais les champs avec le petit Claude. Il n'avait plus
son toquet à pompon des dimanches. II portait un vieux chapeau
i
JOURS HEUREUX.
87
de paille, une culotte rapiécée, avec deux bretelles croisées dans
le dos où bouffait sa chemise bise. Il avait ce même visage ter-
reux, mais d'une argile plus fine, avec de ras cheveux blonds et
des yeux clairs. Leste et agile, sa paire de sabots à la main, il
courait sur la poussière, l'herbe ou les cailloux, de ses pieds nus,
durcis et calleux. J'aimais beaucoup sa compagnie, il était doux,
silencieux, adroit aune infinité de choses. Il trouvait dans les
haies les plus touffues des trous invisibles pour s'y glisser; il con-
naissait les fossés où, dans la glaise, l'eau séjourne; il savait es-
calader les échaliers, ouvrir les barrières que ferment des ver-
rous de bois et qui tournent sur des gonds d'osier tordu ; il savait
les coins de prairie où l'herbe est haute, les fourmilières et leurs
monticules vivans, les nids de guêpes au creux des vieux saules,
les mares à grenouilles, toutes vertes de conferves, où leur saut
creuse des trous noirs qui se referment sur elles.
Nous allions à l'étang. Profond à ses bondes, il finissait en
pointe basse par une sorte de marécage hérissé de joncs. Nous pa-
taugions dans le sol spongieux. Les pas suintaient. Claude entrait
dans l'eau et en ressortait les jambes vaseuses. Elles séchaient en
écailles de boue. Sa petite main brune et vive capturait les gre-
nouilles, comme au vol, en leur saut élastique, ou les tâtait dans
la touffe d'herbe où elles se réfugiaient. Il y en avait de jaune
clair, d'autres couleur de cuir mouillé, de verdàtres, de vertes;
toutes dilataient un petit œil rond cerclé d'or, et il liait leurs pattes
souples d'un jonc flexible.
Avec Claude je connus l'odeur des prés, la senteur de l'eau
et de la vase, le parfum vigoureux des labours, les grands ciels
de soleil, l'ombre des haies, les lumières horizontales des cou-
chans. Parfois nous rencontrions le fermier menant son attelage
de bœufs, assis sur le timon de la charrette, et piquant ses bêtes
d'un aiguillon. Des plaques de mouches grouillaient sur leurs poils.
L'étable chaude alignait les croupes raboteuses des vaches.
Les porcs se pressaient en grognant autour de l'auge. Les granges
embaumaient d'une poussière parfumée. Nous glissâmes du haut
des meules.
J'ai beaucoup aimé le petit Claude. Il était très bête et très
doux, furtif et patient; mais, le soir, en rentrant de la ferme, sous
les platanes, je regardais si les petites filles jouaient encore dans
le jardin de leur belle maison doù venait dans l'air pur lodeiir
des roses du perron.
88 REVUE DES DEUX MONDES.
Je revenais de chez l'abbé qui m'avait donné une fort bonne
toupie. Nous l'avions fait ronfler sur les grandes dalles fraîches de
Ja salle basse oii ses arabesques imitaient les méandres de l'ar-
rosage. La boule de buis gonflait ma poche d'où pendait un bout
de ficelle. En entendant mon pas sur l'escalier, ma mère sortit de
la chambre de grand-père : — Viens lui dire bonjour; il veut te
voir.
Instinctivement je tirai de ma poche ma toupie que je posai
avec mon livre sur la dernière marche de l'escalier. J'ôtai mon
chapeau. Je me sentais fort troublé.
Dès l'entrée j'aperçus grand-père dans son lit. Des oreillers le
soutenaient assis. Ses mains noueuses sur le drap blanc parais-
saient presque noires. Un madras rouge et jaune roulé autour de
sa tête lui faisait deux cornes sur le front. Il parlait avec peine.
J'entendais sa poitrine se soulever irrégulièrement. Tante Julie
me prit sur ses genoux. La chambre sentait la pharmacie. Ma-
riette entra, portant le déjeuner de grand-père qui le repoussa et
mangea un fruit. Je commençais à m'ennuyer. Je pensais aux es-
paliers du jardin, le long du mur où couraient les lézards; celui
sculpté au pommeau de la canne, posée dans un coin de la chambre,
semblait narquois et attentif.
Nous descendîmes déjeuner. Grand-père restait seul. On ap-
procha à portée de sa main le cordon d'une sonnette.
Dans la salle à manger, nous nous assîmes. Grand-mère man-
geait vite et remonta la première. Ma mère et mes tantes restaient
à table. La nappe blanche était semée de miettes de pain. Les ca-
rafes fraîches suintaient à gouttes glacées. L'ombre prismatique
du cristal arlequinait le linge. Le café noir séjournait dans les
tasses ; une petite écume rousse flottait à la surface en îlots mi-
nuscules, se désagrégeait. Tante Julie trempa un morceau de
sucre et me le donna jaune et fondant. Marceline un autre. Il fai-
sait chaud.
*
J'étais couché à plat ventre sur les dalles tièdes de la galerie.
Une chaleur orageuse et accablante pesait d'un ciel montueux de
j
I
JOLHS IIEUIŒUX. 89
gros nuages avec des intermittences de soleil et d'ombre. En bas,
je voyais les poules aller et venir sur le sable cliaufTd, levant
haut les pattes et marchant avec précautions. Au-dessus de moi
la vigne arrondissait en berceau ses feuilles vertes et veinées, tor-
dait ses vrilles, gonflait ses grappes alourdies. Quelques-unes,
mal exposées, restaient encore dures avec leurs graines ratatinées,
les autres mûrissaient, à certaines manquaient les raisins que j'y
avais goiUés. Elles commençaient à attirer les guêpes qui seules
troublaient ma quiétude et mon soin à compter, à récompter et à
disposer en combinaisons symétriques des cailloux de silex que
m'avait donnés le petit Claude. Ainsi allongé, je regardais le dal-
lage et sa perspective et le mouvement des feuilles par leur
ombre. Les guêpes bourdonnaient acharnées, bruyantes.
Peu à peu je distinguai un autre bourdonnement, celui-là
lointain, à la fois imperceptible et formidable. Le ciel à travers
les feuilles restait bleu, mais le soleil avait disparu; je ne sais
quoi de sombre et de grave se répandait sournoisement dans l'at-
mosphère, d'inusité et de magnétique.
Une feuille frémit, puis une autre, puis toutes en une oscilla-
tion multipliée. Puis il se fit de nouveau un silence immobile, où
une poule gloussa, et un grand tourbillon secoua la vigne avec
violence. L'orage approchait.
Je passai la tête entre les barreaux. Le sable de la cour tour-
noyait; des duvets épars voltigeaient; le vent avait vidé la cor-
beille où la vieille Justine plumait ses volailles. Une porte re-
fermée claqua et une large goutte d'eau tomba juste sur un de
mes cailloux qu'elle brillanta en même temps qu'une autre m'étoi-
lait la main.
Elles tombèrent d'abord presque une à une, lentes, soupesées,
définitives. On aurait pu les compter. Une là, une autre, une
autre encore ; puis elles se rapprochèrent. Je les entendais frémir
sur les feuilles de la vigne qui tremblaient à leur poids; je les
écoutais plaquer sur la pierre. Elles augmentaient; elles s'uni-
rent, se soudèrent, se tissèrent et, le temps de fuir le long du balcon
et de regagner la chambre par la porte-fenêtre, je me sentis les
mains ruisselantes.
Un brusque éclair traversa le ciel et le lacéra ; d'autres lui suc-
cédèrent comme dardés vers un but invisible qu'ils manquaient
et recommençaient à viser. Le tonnerre éclata. Il pleuvait éperdu-
ment. Les gouttières dégorgeaient. Je vis Claudie, un torchon
90 REVUE DES DEUX MONDES.
sur la tête, sa jupe retroussée, sortir dans [a cour et placer sous
le jet du toit des terrines vernies qui débordaient aussitôt. Les
poules s'étaient rassemblées dans le poulailler; les canards bar-
botaient joyeusement sous l'averse.
Elle fouettait le sable, y creusait des rigoles, s'y épandait en
flaques ocellées, et, ravi, j'écoutais le bruit du tonnerre qui s éloi-
gnait et. dans les intervalles, la grande rumeur mate de la pluie
où se mêlaient les hoquets des gouttières, le clapotement des
baquets; puis, l'orage fini, j'écoutai encore, longuement, minu-
tieusement, légouttement des toitures, des arbres, des feuilles
dans l'odeur fraîche de la terre humide et des verdures mouil-
lées.
*
* *
Les jours qui suivirent cet après-midi d'orage, et qui furent
tièdes et pluvieux, nuisirent à la santé de grand-père. Son mal
empira; les inquiétudes revinrent. La chambre close en devint
plus mystérieuse. On n'en sortait plus que par la porte juste assez
entre-bâillée pour donner passage, comme si la vie y rôdait, tou-
jours prête à s'en échapper avec son frisson d'ailes maladives. Je
restais seul presque tout le jour. Jamais je ne possédais la maison
plus intimement que par ces journées de pluie. Personne ne
s'occupait plus de moi. Il me semblait que tout me devînt parti-
culièrement familier. Le vide du vestibule, certains coins, tel
tournant de l'escalier, prirent pour moi un aspect qu'ils gardèrent
désormais.
Je montais aux chambres de mes tantes. Je voyais de là pleu-
voir dans la cour, et pleuvoir de plus haut, d'une pluie qui me
paraissait autre que celle d'en bas. La montre, à son clou, mar-
quait une heure immobile. La fenêtre restant fermée, la senteur
des parfums se concentrait. Une robe rose pendit trois jours à
une patère des rideaux.
Sur la table à dessin de tante Julie, les mies de pain séché
durcissaient et des vieux fauteuils du salon sortait parfois une
mite dorée. Elle voletait de ses petites ailes poudreuses et son
flocon poussiéreux errait à travers le silence dans une odeur in-
définissable de camphre et de lampe éteinte. Chaque pièce avait
son odeur particulière.
Celle de la remise en bas me revient encore. Cette remise
JOURS HEUREUX.
91
donnait sur la cour par une grande porte disjointe, d'ordinaire
entr'ou verte. Un demi- jour y éclairait des meubles hors d'usage,
des armoires à grosse clé, des piles de bûches et, pendu à une
poutre par une corde à poulie, une sorte de garde-manger en
forme de cage métallique où l'on distinguait, à travers le treillis,
la rougeur d'une viande ou la plume d'un gibier. Gela sentait la
boucherie et le faisandage, le bois et le chiffon et, au milieu, une
vieille calèche y mêlait son relent de cuir humide, de vernis et
de drap poudreux.
Cette ancienne voiture ne servait plus depuis dix années,
sinon à la mise bas des chattes. Des toiles d'araignées tremblaient
aux vitres brisées des portières. A l'intérieur, des hirondelles ni-
chaient et fientaient sur les coussins troués. Je m'y asseyais de
longues heures; au moindre mouvement l'antique guimbarde gei-
gnait sur ses ressorts. Elle me menait en pensée sur cette route
de Terroine où nous n'allions pas, tandis que les perdreaux que
M"^ de Verdeilhan envoyait à grand-père, de ses réserves où ses
gardes les abattaient, se balançaient doucement dans la cage mé-
tallique qui oscillait au moindre souffle .
On avait déjeuné tristement. Mariette revenait du télégraphe
où ma mère l'avait envoyée porter deux dépèches. Grand'mère
était remontée dans la chambre. Debout à la fenêtre, tante Mar-
celine regardait la rue. Je vis qu'elle pleurait. La journée fut
anxieuse, Mariette descendit plusieurs fois l'escalier. En rôdant,
je la vis qui guettait dans le vestibule sur le seuil de la porte.
Dans la salle à manger, le repas n'avait pas encore été desserW .
Je metablis sur l'escalier. Mariette remonta précipitamment.
L'abbé de la Talais entrait. Il portait un surplis blanc; un enfant
de chœur le suivait. Je me levai, il passa auprès de moi et lui, si
amical d'habitude, passa comme sans me voir, les mains jointes
sur sa poitrine, les lèvres murmurantes.
Je me sauvai dans la cour; il ne pleuvait plus. Vers le soir,
ma mère parut au balcon et me fit signe de monter ; dans l'esca-
lier déjà obscur, je croisai ma tante Marceline qui m'embrassa.
Je me sentis mouillé de ses larmes. La porte de la chambre de
grand-père était ouverte, il y avait de la lumière. Tante Julie al-
lumait un cierge à une bougie posée sur la table. Grand-père
était mort.
92 REVUE DES DEUX MONDES.
*
* *
Mon oncle Jules et mon père arrivèrent le lendemain. On
n'avait pu les prévenir à temps. La maison semblait se réveiller
d'un sommeil. Le vieux Gaspard de Berteuil vint. Il entra dans
la chambre de son ami d'un pas craquant et en ressortit, le dos
courbé, la perruque sur l'oreille. M""* deNéronde s'entretint long-
temps avec ma mère. Je compris qu'elle parlait de moi. Je m'es-
quivai .
Mon père et mon oncle se promenaient au jardin. La vieille
Justine m'y conduisit en allant chercher de l'herbe pour les la-
pins. Elle marchait plus cassée que de coutume, sa faucille de
Parque à la main.
Il faisait une admirable fin de jour d'été. Les derniers lézards
couraient encore sur les murs tièdes. L'ombre oblique des arbres
traversait les allées. Mon père et mon oncle se promenaient
vêtus de noir et coiffés de chapeaux de haute forme. L'abbé de
la Talais sautillait entre eux. Au milieu du parterre, le grand
prunier étalait ses feuilles luisantes. Au-dessous, le sol était
jonché de prunes que l'orage avait fait choir.
Il y en avait d'encore vertes, de dures et comme agatisées,
d'autres mûres et veinées en leur or mat. On les ramassait
râpeuses d'un peu de terre sèche ; une goutte de gomme suintait
de leur peau tendue. Parfois, par la fente de l'une d'elles s'échap-
pait une guêpe occupée à la ronger, et c'étaient celles-là les plus
juteuses, les meilleures, avec la mouche d'or qui s'envolait de
leur blessure et de la succulence de leur chair entamée.
*
« *
Ce matin-là, on m'habilla tout de noir et j'allai jouer sur la
galerie. Les gens commençaient à entrer dans la cour. Un groupe
de vieilles femmes à coiffes blanches conversaient avec la plu-
meuse de volailles qui donnait la pâtée à ses poules enfermées. On
arrivait de la campagne pour les obsèques et on eût dit presque
un jour de marché. Quelques paysans se mêlaient déjà aux
femmes. Je reconnus le fermier. Sa blouse bleue fermait au col
par un chaînette. Il était coiffé d'un énorme chapeau haut à
longs poils et tenait le petit Claude par la main. Je vis aussi
JOURS HEUREUX. 93
Pierre le jardinier en redingote et pantalon noirs. Il avait rem-
placé ses sabots de travail boueux et équarris par des sabots
vernis et qui luisaient.
Ma mère m'appela et, en m'embrassant, son voile de crêpe me
râpa le visage. Elle me dit qu'on allait me conduire déjeuner
chez M™" de Néronde, avec Sophie et Thérèse, que Pierre allait
me descendre par une échelle, d'être sage et qu'il ne fallait pas
pleurer. Je n'en ressentais aucune envie, quoique la mort de
grand-père m'eût beaucoup impressionné, car j'étais nerveux et
sensible assez pour qu'on voulût m'éviter l'émotion de la cérémo-
nie et surtout la vue du catafalque, dressé dans le vestibule parmi
les cierges et les fleurs ; mais l'idée d'entrer dans la grande maison
des platanes, de monter le perron fleuri, me transportait de joie.
Le vieux Pierre appliquait son échelle à la balustrade du balcon
et ôtait ses sabots. Je le vis grimper les échelons, sa tète grise ap-
parut. Il me prit dans ses bras et me descendit.
Il faisait bon sur le Cours. Nous traversâmes la ville. 11 y avait
du monde dans les rues, des dames en voiles noirs et des mes-
sieurs gantés. Je rencontrai M. Gaspard de Berteuil qui ne
m'aperçut pas. Il caressait du bout de son gant la frisure de sa
perruque de deuil, une perruque lustrée qui semblait peinte sur
sa tête.
Nous approchions de la maison de M""^ de Néronde. Elle sem-
blait toute rose de soleil, au fond de son jardin en fleurs, parmi
les beaux arbres.
Je voulus sonner moi-même à la grille. Un domestique vint.
De la bavette blanche de son tablier sortaient des manches de lus-
trine. — C'est notre jeune monsieur, dit Pierre. — Je vais le con-
duire et prévenir ces demoiselles.
Les marches du perron étaient larges et basses. On m'intro-
duisit au salon où l'on me laissa seul.
Des rideaux rouges tombaient le long des hautes fenêtres. Une
rangée de grands fauteuils dorés s'adossaient au mur du fond.
Dans un angle, une table ronde. Une massive pendule de marbre
jaune reposait sur la cheminée dont le foyer était garni d'une
mousse de laine piquée de roses artificielles. Tout le milieu du
salon restait vide. Au centre, sur le parquet, une vaste étoile géo-
métrique de bois noir dont les rayons irradiaient en s'amincissant.
Juste au-dessus de l'étoile, un lustre de cristal étincelait à travers
une gaze verdie qui l'enveloppait. C'était spacieux, désert et nu.
94 REVUE DES DEUX MONDES.
Je restais assis tout au bord d'un des larges fauteuils. J'at-
tendis. Je me levai et je fis le tour de la pièce en ayant grand soin
d'enjamber les rayons de l'étoile noire, puis, comme personne ne
venait, j'y entrai résolument. Du milieu, je marchais jusqu'à la
pointe de l'un des rayons et, à reculons, revenu au centre, je pivo-
tais pour repartir dans un autre sens.
La porte s'ouvrit, et Sophie et Thérèse entrèrent, suivies de leur
gouvernante. Nous nous regardâmes un instant, indécis. Elles me
considéraient avec l'attention due à l'importance d'un petit garçon
qui vient de perdre son grand-père. Je m'avançai vers elles. Nous
nous embrassâmes.
En sortant du salon, elles prirent leurs chapeaux accrochés
dans le vestibule. Ils étaient de paille tressée et pareils. Toutes
deux portaient les cheveux nattés, l'une châtaine, l'autre brune,
Sophie neuf ans, Thérèse sept. Elles avaient le teint clair et les
yeux rieurs. Toutes deux en tabliers blancs, l'une avec une tache
d'encre, l'autre avec une tache de confitures. Sophie marchait à
ma droite, Thérèse à ma gauche.
Nous fîmes d'abord le tour de la pelouse, puis nous prîmes
une allée qui entrait sous les arbres. Il y faisait sombre et frais,
un hamac y était tendu.
La gouvernante trottinait derrière nous, grasse et somnambu-
lique. On rentra déjeuner.
J'étais placé entre les deux petites filles qui me souriaient. Le
domestique servait. M. et M"MeNéronde assistaient aux obsèques
de grand-père. La cérémonie s'annonçait, car parles fenêtres ou-
vertes on entendait sonner les cloches de l'église. Ce fut d'abord
un glas espacé, puis le branle s'accentua. Sur la table, les cristaux
sensibles frémirent et tintèrent. La gouvernante fit signe de fermer
la croisée. Le bruit s'assourdit. « C'est pour grand- père qu'on
sonne, » dis-je à Thérèse et à Sophie.
Elles buvaient en des gobelets d'argent; on m'avait donné un
verre à pied. Quand on eut fini, elles plièrent leurs serviettes et
les passèrent, roulées, en des cercles d'ivoire. J'aurais voulu faire
comme elles, rester là, ne plus les quitter. Nous étions devenus
amis, d'une de ces brusques amitiés d'enfant qui ont tout de
l'amour, même l'oubli qui les suit.
Le jardin rayonnait au soleil de midi. Sur la pelouse, un jet
d'arrosage tournait; un arc-en-ciel tremblait dans sa pluie étince-
lante qui retombait en pierreries fluides. Les paons dormaient au
JOURS HEUKEUX. 95
soleil; l'un d'eux se leva, étira son col chatoyant et fit la roue. Je
battis des mains et ils s'enfuirent tous.
Nous cherchâmes l'ombre des arbres. Des pins qui s'y trouvaient
mêlés feutraient l'allée d'aiguilles lisses. Les troncs rougeâtres
semblaient brûler sourdement. Des rayons glissaient à travers les
branches. Les moucherons s'y doraient en passant. Il faisait là
une torpeur exquise.
La gouvernante s'assit, tassée et somnolente. Nous rôdâmes
d'abord çà et là. Thérèse ramassait des pommes de pin. La résine
collait à son tablier. Mes doigts se poissèrent aux écailles. Sophie
monta dans le hamac. Ses petits pieds effleuraient la terre. Je
sautai auprès d'elle et Thérèse nous rejoignit. Une corde atta-
chée aidait à se balancer. Je la tirai lentement. Le hamac oscilla;
j'accélérai; un peu d'air nous toucha au visage, délicatement.
Nous étions serrés les uns aux autres. Nous allâmes plus haut,
puis je laissai ralentir. C'était comme une descente en quelque
chose de tiède et de tendre. La natte ébouriffée de Sophie me ca-
ressait l'oreille. Je repris la corde et je la tirai de toutes mes
forces. Le hamac geignait sur ses anneaux de fer et tressaillait de
soubresauts. Thérèse cacha sa tête dans mon cou.
Subitement, une à une, les cloches se remirent à sonner. C'était
l'heure où le cortège sortait de l'église. Cela nous r -rivait lourd,
comme tinté lourdement par un bronze chaud, avec des éclats
subits, des assourdissemens longs. Un vent plus vif nous touchait
au visage; parfois, nous atteignions la hauteur d'un rayon d'or
oblique qui faisait blonds les cheveux châtains de Sophie et mor-
dorait la brune chevelure de Thérèse, puis nous redescendions pour
remonter encore, et instinctivement nous suivions l'élan aérien du
rythme sonore et, dans une odeur de résine, de feuilles, de chanvre
et de linge frais, parmi nos rires balancés que dominait parfois
le rauque cri du paon invisible rouant au soleil, en une joyeuse
ascension, au son des cloches lointaines, nous montions ainsi,
mollement, indéfiniment, côte à côte, et joues contre joues,
Henri de Régnier.
ORANGE ET NÉERLANDE
A L'OCCASION DU COURONNEMENT
DE LA REINE 'WILHELMINE
Le 12 mai 1889, fêtant la quaranlième année de son règne, le
feu roi Guillaume III écrivait de son château du Loo où l'impla-
cable mal le tenait en réclusion : « Il y a aujourd'hui quarante
ans accomplis depuis le jour où j'ai solennellement assumé le
gouvernement de la nation néerlandaise... La bénédiction de
Dieu a confirmé lantique alliance entre Orange et les Pays-Bas.
Les souvenirs du passé me sont un gage pour l'avenir de ma
maison et de mon peuple : Orange et la Néerlande, sous la béné-
diction divine, unies, fortes et libres. » Le 6 septembre dernier,
dans l'Eglise Neuve d'Amsterdam, la jeune reine \Yilhelmine,
inaugurant son règne, disait en termes à peu près pareils : « Je
confirme aujourd'hui le lien étroit qui existe entre Moi et mon
Peuple, et l'ancienne alliance entre la Néerlande et la maison
d'Orange est de nouveau scellée. »
Aces paroles royales comment, de son côté, le peuple répond-
il? u 0 Reine, notre Reine! s'écrie l'un des premiers journalistes
de la Hollande, vous êtes l'histoire de notre pays rendue visible
sous sa forme la plus gracieuse... Vous êtes la gloire de notre
passé personnifiée dans une fille de roi, portant ce nom sacré pour
un cœur hollandais de Guillaume d'Orange, le Père de la Patrie...
Vous faites appel à nos sentimens les plus profonds par le seul
fait de votre existence... »
ORANGE ET NÉERLANDE. 97
C'est donc bien là le principe et la règle de la politique en
Hollande : une idée domine tout, ou plutôt une foi, la foi oran-
giste, qui, dans les diverses confessions, malgré la vivacité des
querelles religieuses, et dans les divers partis, malgré la passion
des luttes parlementaires, ne rencontre pas d'infidèles, si ce n'est,
— et très peu, — vers l'extrême limite du socialisme internatio-
naliste; de sorte qu'on peut dire que quiconque, aux Pays-Bas,
n'est pas orangiste, n'est pas non plus Hollandais. « Je ne sais
ce que je suis le plus, Hollandais ou catholique, » déclare vo-
lontiers un des hommes qui sont l'orgueil de la Hollande,
poète, orateur, historien, — et prêtre. Ce qui est sûr, c'est qu'en
aucune des églises réformées, on ne trouverait un Hollandais
plus orangiste que lui. Et il était touchant de le voir se parer,
comme un enfant, de cocardes, d'insignes ou de médailles de
circonstance, et de l'entendre vanter, tout attendri, le charme,
la gaieté, la beauté de la blonde princesse par laquelle « Orange
fleurira. »
I
A peine a-t-on mis le pied en Hollande que cette « antique
alliance » entre Orange et les Pays-Bas éclate victorieusement à
tous les yeux par tout ce qui peut en être un symbole. Dès la sta-
tion frontière de Roosendaal, tout le rovaume et l'on ose ajouter
tout le peuple est pavoisé, aux doubles couleurs de la nation et
delà maison royale. A droite et à gauche, des mâts se dressent,
qui portent d'immenses drapeaux tricolores, — Néerlande, — cra-
vatés de longues banderoles orange, — armes parlantes. A perte
de vue, d'autres drapeaux, d'autres oriflammes pendent des fe-
nêtres, formant au-dessus des rues une voûte éclatante, et le
regard s'enfonce au loin dans une perspective orange et tricolore.
Le train passe : villes et villages défilent, avec leurs maisons en-
guirlandées de feuillage , ornées de ballons orange et de lan-
ternes rouges, blanches et bleues; avec leurs hauts clochers parés
d'étoffes et comme vêtus de robes nationales et royales, qui met-
tent jusque dans le ciel un reflet tricolore et orange. La foule
elle-même, qui emplit les places de mouvement et de joie, paraît
orange et tricolore : jeunes femmes et jeunes hommes ont au cha-
peau des rubans orange, au corsage ou à la boutonnière des
nœuds orange; les fillettes, en robe de mousseline, ont des cein-
TOME CL. — 1898. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
tures orange, les garçons des écharpes, d'autres des casquettes,
quelques-uns des culottes, quelques-uns enfin tout le costume
orange.
Qui donc aimait tant les « symphonies » de couleurs ? Il se fût
plu ici dans ces jours de fête : c'est une véritable symphonie en
orange, à la gloire de la jeune reine et de sa maison. Et l'on sent
là-dessous, au fond de l'âme populaire, quelque chose de si sin-
cère, de si naïf et de si spontané, qu'on ne pense pas du tout à un
travestissement. Ce qu'il pourrait y avoir, pour un ironiste de sang-
froid, d'un peu ridicule dans certaines manifestations de loyalisme,
s'efface et ne choque plus. Quand l'amour est bien fort, on lui passe
l'expression outrée ou bizarre : or, tout ce peuple est fou d'amour,
et c'est un phénomène unique et sans équivalent au monde.
Oui, le dernier de ces humbles qui vont devant eux, scandant
d'un pas qu'on devine pourtant lassé le rythme solennel du
Wilhelmus van Nassouwe, le plus pauvre entre ces pauvres, en
tout respect et d'un total amour, paternellement, fraternellement
et filialement, est amoureux de sa reine, amoureux de cette fille
d'Orange et de Néerlande. Et il le crie, et il le chante à sa ma-
nière, comme il peut. Ainsi que les amoureux de tous les temps
et de toutes les conditions, sur les murailles et sur l'écorce des
arbres, il trace partout le chiffre de la bien-aimée. Ce chiffre, le
W couronné, je l'ai vu, — et je n'en ai souri qu'un instant, — se
détachant en pâtes d'Italie d'un écusson de raisins secs, à l'éta-
lage d'un épicier; et, chez le charcutier voisin, je l'ai retrouvé,
— je n'en ai même plus souri, — ornant de la courbe élégante de
ses deux branches un superbe jambon emmanché d'une collerette
orange, avec cette inscription, en exergue, d'un saindoux neigeux:
« Vive la reine Wilhelminel » et la date : « 31 août 1898. »Les
marchands de tabac, luxe de la Hollande, affichent leur fidélité
par des pyramides de boîtes décorées du portrait de la Reine, d'où
sortent d'énormes cigares à son nom, et au sommet desquelles se
dresse son buste en plâtre, la poitrine barrée d'un grand cordon
orange. A Utrecht, ville à demi catholique ou du moins siège de
l'archevêché catholique, un marchand de statues et d'ornemens
d'église l'avait placé, ce buste, peint « en personne naturelle, »
joues roses, yeux bleus, cheveux d'or clair sous l'or bruni du
diadème, parmi les saintes et les saints, au centre du cercle bien-
heureux, et il semblait que ce fût lui qui leur fît les honneurs de
ce paradis.
ORANGE ET NÉERLANDE. 99
A ce point, ramour devient de l'adoration, et la fidélité un
culte. Dans la banlieue même d'Utrecht, à Driebergen, un char-
pentier ou un menuisier de village, ayant brossé de son mieux
une toile qui représentait la Roine dans ses vêtemens d'appanit, la
couronne en tête et le manteau de pourpre tombant des épaules
à plis lourds, avait, pour l'exposer, couvert et clos sa cour, qui
s'était ainsi transformée en une espèce de chapelle : rien n'y man-
quait, ni, le jour, les fleurs, ni, le soir, les lumières: dans la nuit,
au bout de la grotte, éclairée ingénieusement à travers la trans-
parence du tissu, toute blanche et toute rouge, virginale et royale,
Wilhelmine resplendissait.
Niintio vobis gaudiuin magnum : joie publique et joie privée,
joie de la nation et de la famille, joie de la rue et de la maison ;
toute démonstrative et extérieure qu'elle était, l'allégresse de tous
gardait cependant pour chacun Tair ému d'un bonheur intime.
Une longue quinzaine durant, d'une extrémité du royaume à
l'autre, ce n'ont été que réjouissances, cortèges historiques, illu-
minations, réceptions et dîners, — car on ne concevrait pas que
la Hollande n'eût pas célébré même à table l'avènement de sa
jeune Reine. — L'un de ces cortèges historiques, à Zeist, figurait
une entrée dans une de leurs bonnes villes des grands Orange-
Nassau. Les commissaires allaient devant en landau, recueillant,
les applaudissemens et saluant avec gravité; puis venait une
chevauchée d'habits noirs et de chapeaux hauts de forme : les
gros fermiers de la région, montés sur leurs plus belles bêtes ; et
derrière, précédant des chars allégoriques, les hauts seigneurs
et les vaillans guerriers que furent le Taciturne, Maurice, et Fré-
déric-Henri. Hs avaient vraiment fière tournure; de l'histoire
vivante passait vraiment en eux ; et c'était cette histoire vivante
qu'en eux contemplaient et admiraient de tout leur cœur des
hommes comme le docteur Schacpman ou M. Fransen van de
Putte, qui savaient pourtant, et n'oubliaient pas, que ce faux
Maurice était le boulanger, et ce faux Guillaume le boucher du
village.
Non loin de Zeist, à Doorn, autre programme: un déjeuner
réunissait la commune entière, enfans et vieillards, riches et in-
digens, sur la pelouse du château, et les invités s'y rendaient
processionnellement, tenant des rameaux ou des bannières, aux
larges et mâles accens du Willielmus, dans le flamboiement d'un
midi italien, — « le soleil d'Orange. » — De même qu'ailleurs,
100 REVUE DES DEUX MONDES.
en des temps déjà lointains, on plantait l'arbre de la liberté, eux,
ils plantaient, avec des acclamations et des prières, l'arbre de Id
loyauté et de la royauté, l'arbre de Wilhelmine, le Wilhehnina-
boom; et c'est de proche en proche, sur cette terre féconde, toute
une forêt qui se lève. Mais, dès que l'ombre s'étendait, toutes les
allées, toutes les pelouses de cette opulente contrée qui n'est qu'un
vaste parc plein de vieux manoirs et de villas somptueuses, les
chênes et les gazons s'allumaient, se piquaient, s'étoilaient d'une
multitude de feux; et la Néerlande s'endormait en une douce
clarté orange.
Il
Amsterdam avait épuisé toutes les ressources de la magnifi-
cence, et dans la première ville en avait surgi une seconde, de
soie, de velours et d'or. La Reine y devait arriver le lundi 5 sep-
tembre vers deux heures, et dès dix heures du matin, il n'y avait
pas une tribune qui ne fût prise d'assaut. En bas, sur les trottoirs,
le ilôt populaire coulait ininterrompu : tout un peuple bon enfant,
sous lœil de ces militaires bons enfans que sont les gardes ci-
viques. De temps en temps, un cavalier faisait piaffer sa monture,
une musique jouait, — le Wilhelmus, toujours ; — une corporation
de mélier prenait position dans la haie. De temps en temps aussi,
bourgeoisement, un garde civique levait sa gourde et buvait un
petit coup; on en voyait qui tenaient deux fusils, à tour de rôle,
pendant que le camarade était allé dire bonjour à un ami ou fu-
mer une cigarette... Rien de roide, rien de rigoureux; c'était tout
juste assez militaire et tout juste assez officiel : la foule faisait
sa police elle-même, et, placide, heureuse d'être là, ne s'énervait
point des longueurs de l'attente.
Soudain, le canon gronde ; il vient de loin comme une rumeur
qui ne se tait plus et qui, d'abord sourde, s'enfle et grandit ; infan-
terie, cavalerie, des troupes passent, patriotiquement applaudies,
— surtout l'armée des Indes, la réserve coloniale; — ensuite
s'avance l'escadron blanc et bleu des gardes d'honneur, et ensuite,
les officiers et dames du palais. Maintenant la rumeur est un ton-
nerre de voix et de battemens de mains. Des toits, des balcons,
des fenêtres, des estrades, des vitrines de magasins, des réverbères,
des mâts, des ponts, des canaux, c'est une envolée d'écharpes
et de mouchoirs orange. La voici enfin, Elle, dans sa voiture à
ORANGE ET NÉERLANDE. 101
huit chevaux, avec la reine mère à sa gauche ; la reine mère en
toilette mauve, Elle, toute blanche. Et Elle est presque debout, le
corps projeté hors de la voiture, et Elle rit, et Elle agite sa den-
telle vers les \itrines, les estrades, les balcons et les toits, saluant
au-dessus et au-dessous d'Elle, belle et charmante à la fois de sa
majesté et de sa jeunesse, à la fois de son rang et de son âge,
reine-enfant...
Le lendemain, dans la Niemve Kerk, aux termes de la Constitu-
tion, il y a séance publique et plénière des Etats-Généraux.
L'énorme vaisseau est bondé ; une épingle qui tomberait n'y tou-
cherait pas le sol. Pareil spectacle ne s'était vu depuis « l'inau-
guration )) du roi Guillaume III, le 12 mai 1849; et dans cette
ville, on peut presque dire dans ce royaume où tout le monde se
connaît, tout le monde a voulu s'y montrer ; la vanité s'en est
mêlée, et l'envie, qui ne sont jamais absentes des actions humai-
nes ; plus il était difficile d'être admis à la cérémonie, et plus il
était distingué de l'être, et plus on tenait à l'être ; aussi ofîrait-on
d'une carte médiocre un prix fantastique : mille florins, plus de
deux mille francs ; la légende veut même qu'il en ait été offert
jusqu'à dix mille florins, vingt et un mille francs.
Devant la grande grille de cuivre ouvragé, chef-d'œuvre de
patience et d'élégance, deux trônes, deux fauteuils étaient posés,
l'un, à droite, un peu plus élevé que l'autre, tous deux sur-
montés d'une couronne, mais celui de droite, d'une couronne plus
grosse que l'autre et soutenue par les lions néerlandais, avec le
chiffre W et la couronne elle-même répétés sur l'étoffe. En face,
les rangées de chaises où vont prendre place les représentans de
la nation, — l'autre haute partie contractante, — « Nosseigneurs
les Etats-Généraux de Hollande. » Dans l'intervalle, une table
où l'on a apporté la couronne, le globe et un livre, — la Bible
ou la Constitution. Une profusion de plantes et de banderoles;
l'éventail des palmiers, se déployant autour de chaque pilier,
et animant de leur chaude verdure le poli froid et gris de la
pierre. Etincellement d'uniformes, de croix et de bijoux. Les
quatre princes indiens, debout sur les marches, chargés de pier-
reries, cuirassés de lamelles d'or, luisent comme des lingots ou
des solitaires. Déjà la famille royale est arrivée : la princesse de
Wied, les grands-ducs de Mecklembourg et de Saxe-Weimar-
Eisenach, tous trois ensemble ; puis, à part, la reine mère Emma,
dont les yeux s'attachent aussitôt, avec une fixité anxieuse, à
i02 REVUE DES DEUX MONDES.
la porte par où doit entrer la jeune reine, et par oîi, seule, elle
peut passer, avec les membres des deux Chambres.
Elle entre tout à coup, dans un rayon de soleil, précédée du
glaive et de l'étendard. Un jour plus intense, violet et rose,
embrase la nef: par une délicate pensée, à la minute même otî
elle entrait, on vient d'écarter le voile dont était recouverte
la grande verrière que le conseil de l'Eglise a voulu vouer au
souvenir du couronnement. — Elle est entrée et elle parle; elle
dit:
Messieurs les membres des États-Généraux,
Encore jeune, Dieu m'a déjà appelée, par la mort de mon inoubliable
père, au trône où je suis montée sous la régence si sage et si riche en bien-
faits de ma mère profondément aimée.
Ayant accompli ma dix-huitième année, j'ai pris en main les rênes du
gouvernement; ma proclamation l'a appris à mon cher peuple.
A présent, le moment est venu oii, au milieu de mes fidèles États-
Généraux, et sous l'invocation du nom sacré de Dieu, je m'engagerai
envers le peuple néerlandais à maintenir ses droits et ses libertés les plus
chères.
Ainsi je confirme aujourd'hui le lien étroit qui existe entre moi et mon
peuple, et l'ancienne alliance entre la Néerlande et la maison d'Orange est
de nouveau scellée.
Haute est ma mission, belle la tâche que Dieu a mise sur mes épaules.
Je suis heureuse et reconnaissante de pouvoir régner sur le peuple de Néer-
lande, un peuple petit par le nombre, mais grand par ses vertus, fort par
sa nature et par son caractère.
J'estime que c'est un grand privilège pour moi d'avoir pour tâche de ma
vie et pour devoir de consacrer toutes mes forces au bien-être et à la pros-
périté de ma chère patrie. Je rends miennes les paroles de mon père bien-
aimé : « La maison d'Orange ne peut jamais, non jamais, faire assez pour
la Néerlande. >-
J'ai besoin de votre assistance et de votre concours pour l'accomplisse-
ment de ma tâche, Messieurs les représentans du peuple. Je suis con-
vaincue que vous me l'accorderez largement.
Travaillons ensemble pour le bonheur et la prospérité du peuple néer-
landais. Que tel soit le but commun de notre vie!
Que Dieu bénisse votre travail et le mien, et qu'il serve au salut de notre
Patrie!
Alors, lentement, la Heine étend le bras et prononce, presque
syllabe à syllabe, la formule constitutionnelle :
Je jure au Peuple néerlandais d'observer et de maintenir toujours la Loi
fondamentale.
Je jure de défendre et de conserver de tout mon pouvoir l'indépen-
dance et le territoire du royaume ; de protéger la liberté publique et indi-
ORANGE ET NÉERLANDE. 103
viduelle et les droits de tous mes sujets; d'employer à la conservation
et à l'accroissement de la prospérité générale et particulière tous les
moyens que les lois mettent à ma disposition, comme doit le faire un
bon roi.
Ainsi Dieu me soit en aide !
Après quoi, c'est au tour du peuple de prêter serment à la
Reine. Il le fait par l'intermédiaire des Etats-Généraux. Quand la
Reine a fini, le Président de la Première Chambre, M. van Naa-
men van Eemnes, un peu troublé et embarrassé pour ses trois
révérences, répond :
Nous vous recevons et vous inaugurons comme Reine, au nom du Peuple
néerlandais, et en vertu de la Loi fondamentale. Nous jurons que nous
maintiendrons votre inviolabilité et les droits de votre couronne. Nous
jurons de faire tout ce que de bons et fidèles États-Généraux sont tenus de
faire.
Ainsi Dieu nous soit en aide!
Un huissier procède à l'appel nominal; et chacun des cinquante
membres de la Première Chambre et des cent membres de la Se-
conde Chambre reprend et affirme : « Je le jure ! Ainsi Dieu me
soit en aide! » Les libres penseurs se contentent de dire, comme
la Constitution l'autorise : « Je le promets !» Le 6 septembre, il
ne manquait guère au rendez-vous que les trois socialistes de la
Seconde Chambre, — dont M. Domela Nieuwenhuis n'est plus ; —
ils n'avaient voulu ni s'engager du bout des lèvres, ni se taire, ni
mentir à leur conscience, ni faillir aux convenances : ils n'étaient
pas venus.
Lorsque le dernier député eut juré, la Reine partit. « L'antique
alliance était renouvelée entre Orange et la Néerlande. » Il n'y
avait pas eu, à proprement parler, de couronnement : la couronne
et le globe étaient restés sur la table, près du Livre : personne n'y
avait touché. Sérieusement et sans pompe vaine, s'était accomplie
une chose sérieuse, dans la simplicité de formes de laquelle on
sentait de la durée et presque de l'éternité. Comme en un jour de
mariage, les Etats- Généraux de Hollande et la princesse d'Orange
n'avaient fait qu'échanger des sermens ou des promesses ; et cela
suffisait pour les lier, atout jamais, indissolublement; et cela suf-
fisait à faire de cette vie nationale séculaire et de cette vie royale
en sa fleur une seule et même vie; et par elle, en Orange, la Néer-
lande était assurée de refleurir.
404 REVUE DES DEUX MONDES.
III
Mais, tandis que la Reine lisait son discours, nous étions quel-
ques-uns qui essayions de surprendre sur ses traits les ressorts
secrets de son caractère et le mystère toujours redoutable qu'en-
ferme une âme, même d'enfant. Le haut du visage, avec le front
étroit, l'arc bien dessiné des sourcils, la fine arête et la ligne cor-
recte du nez, sous l'abondante chevelure qui bouffe, est pour ainsi
dire léger et éminemment féminin; le bas est plus lourd, et en
quelque sorte viril : mélange singulier de grâce et d'énergie. La
voix, elle aussi, très fraîche et néanmoins très ferme, est en même
temps féminine et virile. — Vox Reginœ, disaient le soir les jour-
naux d'Amsterdam. — Cette voix de la Reine, ceux qui l'ont en-
tendue dans l'Eglise Neuve, l'entendent encore. J'entends encore
le ton de suprême autorité dont elle a posé son : « Messieurs
les membres des Etats-Généraux, » appuyant fortement sur toutes
les toniques, et détachant les mots, comme un orateur rompu au
métier; la note grave, voilée et attristée qu'elle a trouvée pour
dire : « Mon père inoubliable; » la note vibrante, sonore et pleine,
pour dire : « La maison d'Orange ne peut jamais, non jamais!
faire assez pour la Néerlande... » Un Non jamais! isolé de tout
le reste, dont le retentissement allait se prolongeant, et qui n'en
finissait plus, et qui, en efTet, donnait l'impression àe jamais.
Et puis, pour le serment, comme elle a dit : Je jure! On en
était émerveillé : « Je ne croyais pas, m'a confié, à la sortie, un
des anciens ministres de la Régence, que l'on pût mettre tant de
choses dans : Je jure. » Et il ajoutait, avec cette liberté de langage
qui, là-bas, n'exclut point le respect, et sans intention critique :
« Son : Je jure ! et son : Non jamais ! une grande artiste ne les eût
pas mieux dits. » — Une grande artiste ne les eût pas si bien dits :
tout, ici, était d'une reine née reine ; rien d'une reine de théâtre.
Mais il est évident qu'il y a dans cette jeune fille plus qu'une
jeune fille, que, dans cette reine, il y a une personne, et que, ne
fût-elle pas née tout, elle se serait faite quelqu'un.
On a conté sur elle, sur ses caprices et ses colères d'enfant,
beaucoup d'histoires, la plupart assez sottes : — Dieu préserve les
rois des intempérances du reportage! — On les a contées, ces his-
toires, non pas pour lui être désagréable, mais, au contraire, pour
prouver que ce n'est point une physionomie banale. Est-il donc
ORANGE ET NÉERLANDE. 105
besoin de tant d'affaires; fallait-il provoquer tant de confidences
de domestiques, tant de ces grosses indiscrétions qui sont de petites
trahisons; fallait-il tant épier par les serrures et tant écouter aux
portes? Que la reine Wilhelmine soit autre chose qu'une effigie
effacée et sans relief à mettre sur les monnaies et sur les timbres-
poste, ne s'en aperçoit-on pas tout de suite? Et si, par impossible,
on ne s'en était pas aperçu, le premier acte de son règne ne la
révèle-t-il pas ? Car son discours aux Etats-Généraux est son œuvre
personnelle; il est tout entier d'elle, et d'elle seulement. Elle
n'en a donné connaissance au Conseil qu'une heure avant de partir
pour l'église, en avertissant ses ministres qu'il lui serait pénible
qu'ils y voulussent changer quoi que ce fût : « C'est la première
fois que je fais quelque chose comme reine, leur a-t-elle dit, et
c'est aussi la dernière fois que, comme reine, je fais quelque chose
sans vous : mais, devant parler aujourd'hui aux représentans de
mon peuple, je désire leur parler moi-même; vous ne voudrez
pas me causer un chagrin en m'en empêchant. » Tout cela genti-
ment, mais résolument. Et si résolument, qu'il est des « libéraux »
qui en ont pu prendre ombrage, et que l'un d'eux ne craignait pas,
deux ou trois jours après, de s'exprimer ainsi : « Elle ne tardera
pas à apprendre qu'il n'y a pas de place, dans ce pays, pour le
pouvoir personnel. »
Voilà une belle déclaration, mais un peu forcée; et Où dé-
couvre-t-on là dedans une menace sérieuse de <( pouvoir person-
nel?» Autant dénoncer la restauration de la monarchie absolue et
le retour aux pratiques féodales, parce que, fatiguée, la jeune Reine
a fait prier ses féaux sujets, en liesse pour son avènement, d'aller
s'ébattre ailleurs que devant le Palais et de la laisser goûter quelque
sommeil. Mais quoi? Quand elle serait Orange en ceci et en cela.
Orange par le bas du visage comme par le haut, par la volonté
comme par la bonté, son « père inoubliable », le roi Guillaume III,
n'a-t-il pas été, pendant plus de quarante années, le modèle des
rois constitutionnels; et pourtant, à la mort de Guillaume II,
n'avait-on pas dû lui faire violence pour qu'il revînt de Londres,
où il s'était réfugié en haine du régime constitutionnel? « Puis-
que mon père, répliquait-il à toute objurgation, a cru devoir
accepter l'absurde constitution de 1848, gouverne qui voudra;
quant à moi, je ne m'en mêle pas! » Il finit tout de même par
s'en mêler, et, de mémoire de peuple, jamais roi n'observa plus
scrupuleusement une constitution qu'il jugeait « absurde. »
106 REVUE DES DEUX MONDES.
Même en Hollande, il y a eu du chemin parcouru dans le dernier
demi-siècle. La proclamation de Guillaume III était sèche et de
mauvaise humeur, telle qu'on la pouvait attendre dans ses disposi-
tions d'esprit : (( Guillaume I" a reçu le souverain pouvoir pour
l'exercer d'après une constitution. Guillaume II, de concert avec
la représentation nationale, a modifié la Constitution selon les
exigences du moment. Ma tâche est de garantir à la Constitution
son application intégrale. En m'acquittant de cette tâche, je
compte sur le constant appui de tous les pouvoirs constitution-
nels. » — La reine Wilhelmine n'écrit pas de ce style.
Mais, si rien ne justifie en l'espèce la proposition rapportée tout
à l'heure, il demeure vrai, d'une vérité générale, « qu'il n'y a pas
de place en Hollaade pour le pouvoir personnel. » Et c'est pour-
quoi il est sans doute intéressant de déterminer avec quelque
exactitude la nature de l'affection à nouveau renouée et les con-
ditions de l'alliance à nouveau jurée entre les Pays-Bas et la
maison d'Orange.
IV I
Dans la série des princes de sa race, le cas de la jeune reine est
particulier. D'abord, elle est la première fille d'Orange qui ait
occupé le trône de Néerlande;et l'on ne saurait oublier non plus
les circonstances où elle est née et où elle a grandi. A son endroit,
l'affection nationale est un peu mouillée de larmes. Successive-
ment, la Hollande avait vu disparaître les trois fils sortis du ma-
riage de Guillaume III avec la reine Sophie: l'aîné, Maurice, en
bas âge; le deuxième, Guillaume, en pleine maturité; le dernier,
Alexandre, à trente-trois ans. Il ne restait plus à la couronne d'héri-
tier direct; et, par surcroît, il n'était que trop permis de concevoir
d'autres inquiétudes. La reine Sophie était morte, ayant appris
en sa vie bien des choses et compris bien des hommes, mais sans
avoir appris à comprendre son mari. Abandonné aux instincts de
sa nature, aux forces déchaînées qui le poussaient, vieux déjà et
tout d'un mouvement, on pouvait craindre qu'il ne se compromît
en des aventures où il ne s'engagerait pas seul. D'un commun
accord entre les partis, on eut alors l'idée d'introduire dans
l'adresse une phrase par laquelle les États-Généraux pressaient le
Roi de se remarier et d'assurer la perpétuité de la dynastie. Le
ministre Kappeyne se mit en quête d'une reine parmi ces prin-
ORANGE ET NÉEULANDE. 107
cesses allemandes qui sont la réserve royale de l'Europe : il pro-
posa et fit agréer à Guillaume III la princesse Emma de Wal-
deck et Pyrmont, lui donnant ainsi — otium cum dignilaté — la
paix relative et la dignité de sa fin, et la consolation de survivre
en une fille, postérité de Booz et de Ruth, par qui miraculeuse-
ment revivaient ses trois fils perdus. L'enfant de sa vieillesse
n'avait pas dix ans, quand vinrent pour le Roi les mois de l'inter-
minable agonie, les longs mois du Loo, tout emplis de la mort,
et tout glacés par elle, et tout enfiévrés de déraison.^.
Invinciblement, cette « séance publique et plénière des Etats-
Généraux )),dans la Nieuwe Kerk d'Amsterdam, évoquait, cliez
nous tous qui y avions assisté, le souvenir d'une autre séance,
lugubre celle-là, tenue à La Haye, par un après-midi brumeux
d'automne déjà avancé, la séance du 28 octobre 1890, où le baron
Mackay, ministre des Colonies, faisant fonction de président du
Conseil et M. de Savornin-Lohman, ministre de l'Intérieur,
eurent le douloureux devoir d'annoncer aux Chambres que,
d'après l'avis des médecins, la santé du roi Guillaume III était très
profondément altérée et que, le Conseil d'Etat consulté, il y avait
lieu de procéder conformément à l'article 38 de la Loi fondamen-
tale et de donner un régent au royaume. Une première fois, il est
vrai, Guillaume III était revenu des portes du tombeau ; il en était
revenu plus jaloux que jamais de sa prérogative souveraine, fort
excité et irrité contre ceux des siens qui, en lui tenant de plus
près, du même coup touchaient de plus près à la couronne. Mais,
à cette seconde attaque, le mal paraissait incurable ou fort long
du moins à guérir. La régence provisoire du Conseil d'Etat n'y
pouvait pourvoir ni parer. La reine Emma fut proclamée régente.
Peu de mois après, le roi mourait. Du grand arbre d'Orange, il
ne restait plus qu'un bourgeon. En cette détresse de la maison
royale, la Hollande, compatissante et inquiète sur elle-même,
adopta sa jeune reine. Et, de par cette adoption tacite, la fille des
Nassau devint, sous la tutelle de sa mère et du peuple, la fille de
la nation (1).
De là, ce qu'il y a de particulier, de plus chaud et de plus
(1) C'est ce que la Reine elTe-même a tenu à constater dans sa proclamation « à
Mon Peuple », du 31 août 1898, le jour même de sa majorité :
« En ce jour si important pour vous et pour moi, j'éprouve le besoin de vous
adresser 'quelques paroles. D'abord un mot de chaleureuse gratitude. Dès ma
plus tendre jeunesse, vous m'avez entourée de votre amour. De toutes les parties
du roj-uume, de toutes les classes de la société, des vieux et des jeunes, j'ai ret^u
108 REVUE DES DEUX MONDES.
familial, dans l'affection de la Hollande pour la reine Wilhel-
mine : elle l'aime, comme elle a aimé tous les Orange ; et elle l'aime,
en outre, comme elle n'a jamais aimé aucun Orange; elle l'aime
comme une fille de Nassau, et elle l'aime comme une fille à elle ;
mais le fond de cet amour, c'est toujours l'amour d'une maison
en qui elle s'aime. Cette nouvelle alliance, on a raison de le répé-
ter, c'est toujours l'antique alliance, celle qui fut contractée il y
a plus de trois siècles, dès que le Taciturne et la Hollande se ren-
contrèrent. Dès qu'il l'eut vue, il ne parla plus d'elle que comme
d'une fiancée que se disputaient les prétendans. Des six filles
qu'il eut de Charlotte de Bourbon, sa troisième femme, il en
appela une Catherine Belgique, une autre Flandrine, une autre
Charlotte Brabantique. Les provinces, en revanche, ne l'appelèrent
plus que leur père Guillaume, Vader Willem. De ce prince à
cette nation, il se fonda une famille. Le Taciturne, et en lui tous
ses descendans, tous ceux de son nom, tous les Orange, épousèrent
la Néerlande.
H serait excessif de prétendre qu'entre eux il n'y eut point,
dans la suite des temps, la moindre querelle, que tous les Orange
furent pour la Hollande des maris parfaits, et qu'elle n'eut, en
nulle occasion, rien à leur pardonner. Elle le sait bien, certes, et
elle l'a éprouvé souvent, que c'est une race au sang bouillant, qui,
depuis Philippe, comte de Buren, le fils aîné du Taciturne, jus-
qu'au dernier des Nassau-Dietz, Guillaume 111, a des emportemens
terribles, mais avec de généreux retours; race guerrière, cava-
lière et seigneuriale, en vérité, où des formes de la continence,
tel et tel n'en voulurent connaître et n'en pratiquer que quelques-
unes : grands chasseurs, grands écuyers, grands mangeurs, grands
buveurs, point détachés des choses charnelles.
Elle sait cela, et elle sait aussi tous les élémens étrangers que
tant d'unions, saxonnes, prussiennes et russes, ont mêlés à ce sang
effervescent des Nassau. Mais elle sait par-dessus tout que, de
la ligne othonique ou d'une autre ligne, issus, par les comtes
de Dillenbourg, de Jean, frère du Taciturne, ou, par Frédéric-
Henri et Maurice, du Taciturne lui-même, ce sont toujours des
Orange-Nassau, et que jamais, dans les nécessités de l'histoire,
toujours les preuves les plus frappantes de votre attachement. Après la mort de
mon père bien-aimé, vous reportez sur moi votre amour pour ma maison,
« Maintenant que je suis prête à commencer la belle et trop lourde tâche à laquelle
je suis appelée, je me sens comme portée par votre fidélité... »
ORANGE ET NÉERLANDE. 109
les Orange-Nassau ne lui ont manqué. Parfaits, ou plus près de
l'être, si elle eût eu moins à leur pardonner, peut-être les eût-elle
moins aimés.
Ils sont pour elle tout ensemble plus et moins que des rois.
République, elle les eut d'abord pour stathouders, pour magis-
trats électifs; plus tard, de 1747 à 1795, pour princes héréditaires;
depuis le 16 mars 1815, elle les a pour rois constitutionnels. La
Hollande n'est donc pas monarchiste, elle est dynastique ; la mo-
narchie n'y a que des racines trop courtes, beaucoup plus courtes
que la dynastie ; et le titre ici importe peu, pourvu que ce soit à la
personne d'un Orange qu'il soit attaché. La Hollande républi-
caine s'est facilement changée en monarchie sous un Orange :
la Hollande monarchiste redeviendrait aisément république sous
un Orange : l'étiquette à donner au gouvernement ferait à peine
question; et, au surplus, il n'est guère de république aussi répu-
blicaine que cette monarchie. Tous les liens apparens ne sont
que des fils, sauf celui-là; mais celui-là ne peut être rompu : et
c'est celui qui unit les Pays-Bas à la maison d'Orange. D'autres
noms ont occupé, d'autres familles ont traversé la vie de la nation
néerlandaise : elle a eu pour grands pensionnaires des Oldenbar-
nevelt, des De AYitt, des Heinsius, des Schimmelpenninck ; mais
ils n'ont fait que la traverser, dans les intervalles des Orange : les'
Orange seuls l'ont remplie. Aussi est-ce sans exagération que
les cantates et les allégories faisaient saluer la jeune reine par
toutes les gloires de la Hollande en tous les temps, et par toutes
les grandeurs de tous les arts : que la poésie la saluait par Yondel,
la peinture par Rembrandt, la musique par Sweelinck ; et que,
comme de toutes les époques, la nation, fidèle et reconnaissante,
saluait de toutes les provinces, « des pays du Nord et du Sud, et
de partout où est la patrie, » celle qui est désormais « la Dame
de Néerlande, » la Princesse de Nassau, — Oranje in ziel en zin,
— Tàme et le cœur des Orange.
Le nouveau règne s'ouvre sous d'heureux auspices. Dans un
pays où les hommes de valeur abondent, la jeune reine est, en ce
moment, entourée d'hommes d'une valeur exceptionnelle, parmi
lesquels il faut au moins citer M. Pierson, ministre des Finances
et ministre dirigeant, M. de Beaufort, ministre des Affaires étran-
110 REVUE DES DEUX MONDES.
gères, le ministre de la Justice, M. Cort van der Linden, et le
ministre des Colonies, M. Cremer, Les partis n'ont pas désarmé ;
leurs querelles, qui sommeillaient ces jours-ci, se réveilleront.
Mais les questions irritantes sur lesquelles ils se livraient bataille
au cours des dernières années, la question scolaire, la question
militaire, la question électorale, sont réglées, arrangées, écartées
ou différées. La jeune reine ne rencontrera pas en elles de diffi-
cultés immédiates, mais ce n'est point à dire qu'elle n'en rencon-
trera nulle part : le métier de roi, même pour les reines de
dix-huit ans, est im dur métier, et plus dur qu'il ne le fut jamais,
en ce siècle qui finit dans l'angoisse de vagues et obscurs com-
mencemens.
Laissons de côté la première de ces questions, celle que tout le
monde prévoit : Qui la Reine choisira-t-elle pour mari? Sujet de
curiosité, plutôt que de sérieuse préoccupation. — Que ce soit en
effet, comme le bruit en court avec persistance, le prince Guil-
laume de Wied, fils de la princesse Marie, petit-fils du prince Fré-
déric, ou, comme plusieurs le préféreraient, l'un des fils du prince
Albert de Prusse, petits-fils de la princesse Marianne, d'abord le
mari de la Reine ne sera que prince-consort, et puis lui-même
aura du sang des Nassau, et par lui. quel qu'il soit, c'est « Orange
qui fleurira. » Là ne saurait donc être l'épreuve redoutable. Non ;
cette épreuve dépassera peut-être de beaucoup par ses consé-
quences des combinaisons matrimoniales et même des combi-
naisons politiques : en Hollande comme ailleurs, elle sera pro-
bablement, non pas dynastique, non pas politique, mais sociale.
A cet égard, l'abstention des trois députés socialistes à l'inaugu-
ration, le 6 septembre, est un symptôme et un avertissement.
Là est le point noir, et de là se lèvera le gros nuage ; mais le ciel
changeant de ce pays, de cette terre qui est presque la mer, en a
vu passer bien d'autres. La Hollande n'abordera pas l'universel
problème dans des conditions plus défavorables que le reste de
l'Europe; au contraire, le sens droit et pratique, l'esprit moven
de conservation et de liberté, l'art de tenir le juste milieu entre
lextrême sagesse et l'extrême hardiesse, qui distinguent à un
si haut point le peuple néerlandais, sont autant de gages qu'il en
saura trouver, pour ce qui est de lui, une solution acceptable.
Quoi qu'il en soit de l'avenir, et en se renfermant dans le présent,
quand on mesure cette force faite de tant de fragilité, comment, du
spectacle que nous a offert la Hollande au couronnement de la
ORANGE ET NÉERLANDE. 111
reine Wilhelmine, ne pas tirer un enseignement que nous em-
porterons par delà la frontière? Ce que nous y aurons appris, ce
n'est point, à coup sûr, la supériorité de telle ou telle forme de
gouvernement sur telle ou telle autre : toutes les formes de gou-
vernement se valent, et les unes comme les autres valent exacte-
ment ce que valent les institutions et les hommes qui les font
mouvoir, lesquels, à ne pas prendre les mots pour les choses, sont
enréalitéle gouvernement. Ce que nousaurons appris enHoUande,
ce n'est donc pas la supériorité de la monarchie constitutionnelle
sur la république représentative ; de lune à l'autre, la Hollande
irait sans secousse et sans regrets; elle n'est ni monarchiste, ni
républicaine, elle est à la fois une monarchie et une république.
Mais quelle sécurité, quelle stabilité, quelle continuité tranquille
ne donne pas aune nation l'attachement à une dynastie, lorsque
cette dynastie est nationale comme la nation même, et que la na-
tion se concentre et mûrit en elle, et qu'elle s'alimente et se re-
vivifie dans la nation! — Seulement, il faut que cette dynastie
soit véritablement et pleinement nationale ; nationale d'une autre
manière que par une communauté d'origine : qu'elle soit, pour
ainsi dire, concitoyenne de la nation autrement que par Tétat ci-
vil. Il faut qu'elle n'ait avec la nation qu'une seule vie faite d'une
seule histoire ; que ni ses intérêts ni ses vues ne s'opposent au
développement national; qu'elle veuille servir uniquement et se
montre capable de mener à bien la cause nationale; que ses
princes épousent et fécondent la nation comme les Orange la
Néerlande ; et que par l'une, enfin, s'accomplissent les destinées
de l'autre. — Voilà bien des vertus ou bien des qualités; il n'est
pas aisé de les réunir :
Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes.
Et, parce que ces vertus sont très rares, on ne saurait trop
féliciter, et envier, la Néerlande d'avoir fait naître dans la maison
d'Orange toute une lignée royale qui les réunissait.
Charles Benoisï.
UNE MAISON DE VERRE
De tous les arts, l'architecture est celui dont les évolutions
s'accomplissent le plus lentement, et qui semble se prêter avec le
moins de souplesse aux transformations qu'entraînent soit les
cliangemens de climats et de mœurs, soit les découvertes de l'in-
dustrie.
Non seulement les formes consacrées par la tradition sont sou-
vent conservées alors même quelles ne répondent plus aux usages,
aux besoins, aux conditions dexistence de générations nouvelles;
mais il arrive aussi qu'elles persistent parfois en dépit des lois
absolues, acceptées par tous les architectes, en A^ertu desquelles
les formes, les lignes, l'ossature d'une construction doivent dé-
pendre de la nature des matériaux employés. C'est ainsi, par
exemple, que les Grecs ont gardé, dans leurs entablemens denti-
culaires, l'apparence des solives de leurs primitives constructions
de bois, et que le chapiteau corinthien n'est que la traduction en
pierre des gracieuses frondaisons de l'arbre qui, au début, jouait
le rôle de colonne. De nos jours, ne voyons-nous pas nombre
d'architectes se servir du fer, — élément nouveau mis à leur dis-
position par l'industrie moderne, — sans songer un seul instant à
approprier leur méthode constructive et leurs recherches orne-
mentales aux qualités particulières du métal? Ils consentent à
l'utiliser, mais à la condition de le dissimuler honteusement
sous des enduits, comme s'ils rougissaient d'accepter sa collabo-
ration, ou bien ils l'accompagnent d'un décor emprunté à l'archi-
tecture de pierre, insoucieux de commettre de cette façon un
monstrueux contresens. Combien de fois, cependant, d'éminens
esprits ne se sont-ils pas élevés contre les absurdités d'une pareille
routine!
UNE 3IAIS0N DE VEKRE. 113
VioUet-le-Duc a écrit à ce sujet les pages les plus convain-
cantes : « Il est évident, a-t-il dit, que si on construit avec du fer,
on ne peut obtenir les formes monumentales qu'accuse la pierre,
ou que, si on tente de le faire, on procède à faux. La question
est de savoir si le fer se prête à des formes monumentales quel-
conques dérivées de l'emploi judicieux de cette matière ; si l'archi-
tecture consiste seulement dans l'emploi de certains matériaux,
à l'exclusion de certains autres; et si, parce que ni les Grecs ni
les Romains, ni les maîtres du moyen âge n'ont employé le fer
dans leurs grandes constructions, il n'est possible de trouver la
forme architectonique qui lui convient? M'est avis que les Grecs
et les Romains, s'ils eussent possédé nos usines, auraient, avec
leur sens pratique, trouvé à donner aux constructions en fer les
apparences déduites de Temploi de ces matériaux (1). » Il y a plus
de vingt ans que ces lignes ont été écrites, et il paraît que, malgré
tout, le fer laisse encore nos architectes indécis et inquiets sur
le rôle qui peut lui être attribué au point de vue de l'art dans la
construction. Vainement Boileau, ce précurseur, l'auteur de la
coupole de l'église Saint-Augustin, a soutenu en sa faveur, du-
rant un quart de siècle, la lutte la plus opiniâtre; vainement nous
avons vu s'élever la galerie des machines et les autres palais de
l'Exposition de 1889 qui ont laissé dans tous les yeux comme. un
mirage éphémère de grâce imposante ; vainement le fer. est de-
venu l'auxiliaire précieux, indispensable, dont on use à tout
propos à présent dans les A-astes édifices aussi bien que dans les
moindres maisons de rapport ! on s'obstine à lui refuser une vé-
ritable valeur esthétique; on le confine dans les rôles d'utilité;
on l'exclut des grands emplois; on lui dénie les propriétés déco-
ratives et sentimentales qui prêtent à un monument les carac-
tères de la beauté. En un mot, le fer reste un accessoire. Les
architectes dédaignent de le mettre en valeur et n'osent pas l'affir-
mer avec franchise. Pour la prochaine Exposition universelle de
1900, on consent à l'employer dans les nombreux édifices destinés
à disparaître ; mais pour les palais des Beaux-x\rts, élevés aux
Champs-Elysées, et qui doivent subsister, MM. Giraud, Deglane
et Thomas ont estimé que la pierre seule, « la noble pierre, » était
digne d'y contribuer.
Il n'est pas très difficile, en vérité, de comprendre les raisons
(1) VioUet-le-Duc, dans le journal l'Art, t. XIII, p. 238.
TOME CL. — 1898. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
qui, à toutes les époques, ont animé les architectes d'une sorte de
méfiance à l'égard des ressources nouvelles créées par la science,
et qui les incitent à n'accepter qu'avec une excessive prudence les
matériaux que l'industrie s'efforce de leur procurer. Il en existe
deux principales. La première repose sur la vieille conception
académique, encore si vivace, d'après laquelle le Beau serait une
qualité indépendante des circonstances de la production et con-
forme à un idéal immuable. Nous n'avons pas à la discuter ici.
Quant à la seconde, elle provient de la difficulté de trouver du
premier coup les meilleures conditions d'emploi d'une substance
nouvelle, ce qui explique les longs tàtonnemens par lesquels on
passe avant d'en découvrir et d'en déterminer la véritable valeur
décorative. En général, pendant cette période d'essais, on se sert de
la nouvelle matière comme on eût fait de l'ancienne qu'elle rem-
place, c'est-à-dire sans tenir compte de la différence spécifique qui
distingue l'une de l'autre, et par conséquent en commettant de
grossières erreurs. D'autre part, on ne doit pas oublier que cette
substance a des qualités expressives qui lui sont propres : c'est
comme une langue inconnue dont il faut apprendre la significa-
tion, et à laquelle le public doit s'habituer pour en comprendre
peu à peu le sens. ^
M. Sully Prudhomme a fait, à ce propos, une remarque très
fine dans son beau volume sur l'Expression dam les Beaux-Arts.
Il note ce fait que l'avènement du fer dans l'architecture moderne
va fatalement bouleverser les vénérables règles esthétiques qui
constituent les dogmes de la religion du Beau telle que l'ont éta-
blie les Académies. Son argument est péremptoirc. En effet, après
avoir constaté qu'en architecture les proportions ont une impor-
tance d'autant plus grande qu'elles sont déterminées par la résis-
tance des matériaux, et que cette résistance est en rapport avec
leur volume, l'éminent écrivain constate que l'œil humain est
habitué depuis la plus haute antiquité au rapport qui existe entre
le volume de la pierre ou du bois et leur résistance dans les
constructions. Nous sentons proportion ou disproportion selon
que la base d'un édifice est plus massive ou moins massive que
les parties supérieures ou le sommet. Les bâtimens étant, en
général, construits de matériaux homogènes de même résistance,
en moellons ou en pierres de taille, du moins à l'extérieur, nous
n'y voyons jamais sans inquiétude de grêles colonnes supporter
des masses de grande étendue. Quand même nous savons que
UNE MAISON DE VERRE. 145
dans un édifice les matériaux ne sont pas homogènes et que, par
conséquent, certains d'entre eux, sous un petit volume, peuvent
supporter les autres beaucoup plus volumineux, nous soulîrons
cependant de voir renversé l'ordre accoutumé de nos perceptions.
Or avec le fer c'est ce qui arrive tous les jours. Grâce à lui, nous
voyons de minces colonnes de métal remplacer les larges assises
de pierre à la base des constructions, et ainsi les rapports sécu-
laires entre le volume et la résistance se trouvent brusquement
changés. Toutes les proportions habituelles que l'on considérait
comme des signes de beauté sont modifiées, et les lois esthétiques
de l'architecture, fondées sur les anciennes données de la science,
vont se transformer, parce qu'elles ne sont plus conformes à la
science actuelle. M. Sully Prudhomme fait suivre son observa-
tion de cette judicieuse pensée : « Une longue éducation nouvelle
du regard sera nécessaire pour que la jouissance perdue soit re-
couvrée (1). »
On en pourrait dire autant de presque tous les matériaux que
l'industrie contemporaine met au service des architectes. Voilà
pourquoi ces derniers apportent tant de lenteur à en tirer parti ;
voilà pourquoi ils opèrent entre les élémens constructifs une
classification arbitraire et dont le temps se chargera certainement
de faire justice, quand ils admettent les uns comme dignes de
l'art et quand ils relèguent dédaigneusement les autres parmi les
facteurs simplement utiles. Or n'est-il pas permis de prévoir que
plus la science fera de progrès et moins les matériaux qu'elle
créera paraîtront s'adapter aux formules des anciennes esthé-
tiques?
Car c'est une loi facile à vérifier qu'au fur et à mesure que
nous avançons dans l'ordre des connaissances mécaniques, chi-
miques et physiques, plus les objets façonnés pour les besoins de
l'humanité perdent le sens expressif, symbolique et artistique,
pour ainsi dire, qu'ils possédaient à l'origine. Par exemple, nos
armes à feu, beaucoup plus efficaces que celles de nos ancêtres,
n'ont pas un aspect plus terrible ; elles ne sont pas aussi massives,
et leur forme extérieure n'est pas conséquemment à un égal degré
représentative de leur solidité et de leur puissance. Nos bateaux
à vapeur, nos formidables cuirassés n'ont pas la grâce des anciens
bateaux à voile, et c'est seulement par raisonnement que nous
(1) Sully Prudtiomme, l'Expression dans les Deaux-Arls.
116 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvons concevoir comment de telles masses peuvent se mouvoir
sur l'eau. Nos horloges si compliquées indiquent moins claire-
ment leur fonction que les antiques cadrans solaires. Il viendra
un jour où nos machines à vapeur actuelles se réduiront à des
formes de petites proportions qui ne correspondront plus à la
puissance des moteurs.
L'action des forces de la nature, plus savamment transformée,
perdra de plus en plus le caractère représentatif de cette action.
Enfin, nos habitations iront toujours se modifiant pour répondre
aux besoins des générations nouvelles, aux exigences du confort,
aux nécessités d'une hygiène plus raffinée, et des matériaux in-
connus encore, inventés pour ces besoins, s'ajouteront à ceux qui
déjà troublent l'esthétique séculaire des architectes. Dira-t-on
que tout cela prouve que le progrès industriel est l'ennemi de
l'art et qu'il prend parmi nous, dans nos préoccupations, la place
qu'avait jadis la Beauté? Laissons à d'autres ces idées découra-
geantes, les inutiles regrets et les amertumes surannées. Que les
esthéticiens dissertent, si c'est leur plaisir, sur le plus ou moins
de valeur décorative que peuvent avoir les matériaux de construc-
tion que nous tâchons de mettre à leur portée. Patience! Leur
lanterne s'éclairera à la lumière de l'expérience. Nul doute qu'ils
ne s'aperçoivent tôt ou tard que l'esthétique est comme ces
phares à feux changeans qui font jaillir de la nuit des réalités fu-
gitives. Ceci succédera à cela. C'est la loi inexorable. Examinons
donc, sans pousser plus loin ce préambule, quels sont, parmi les
élémens de construction les plus récemment mis en pratique,
ceux qui semblent devoir le mieux contribuer à l'amélioration de
nos habitations modernes au double point de vue du confort et
de l'hygiène, de l'agréable et de l'utile.
Le plus important, celui qui va prendre un essor inattendu,
c'est le verre.
II
Deux causes, à notre époque, contribuent à favoriser une évo-
lution importante dans l'architecture : d'abord le morcellement
des fortunes qui permet à un plus grand nombre de faire con-
struire des habitations particulières, des villas ou de petits hôtels
aménagés pour une même famille; ensuite l'agglomération dans
les villes d'une population plus dense, qu'il faut loger avec un
UNE MAISON DE VERRE. 117
souci de plus en plus vif de salubrité, voire d'élégance, et à
laquelle sont nécessaires quantités d'édifices correspondant aux
formes infinies de l'activité de la vie sociale dans nos colossales
cités : églises, théâtres, salles de conférences, de concerts, d'expo-
sitions, de ventes, cercles, immenses magasins, maisons de
banque, hôtels, etc. Comme le prix des terrains va toujours crois-
sant, on doit savoir tirer parti des plus petits espaces. En outre
les exigences des locataires, qui s'habituent vite aux douceurs du
confortable, devenant chaque jour plus impérieuses, on pourvoit
les maisons de rapport d'une multiplicité d'appareils qu'on ne
soupçonnait pas il n'y a pas bien longtemps, même dans les plus
opulentes demeures. Viollet-le-Duc remarquait, il y a vingt ans,
qu'aujourd'hui les édifices aussi bien que les habitations privées
doivent contenir quantité d'organes que nos aïeux ignoraient et
dont ils ne sentaient pas l'utilité. « Le chauffage, disait-il, la ven-
tilation, l'éclairage, le service des eaux, les transmissions élec-
triques, constituent des parties importantes, essentielles de tout
édifice public ou privé. Or il faut bien reconnaître que les pro-
cédés de construction adoptés jadis ne se prêtent que difficile-
ment à la disposition convenable, facile, de tous ces organes (1). »
On ne saurait nier les progrès accomplis par nos architectes en
ces dernières années pour établir cette circulation d'eau chaude.
et froide, de vapeur, de gaz, d'air, d'électricité qui serpente main-
tenant du haut en bas des parois de nos maisons comme les
artères sillonnent le corps humain, animant nos demeures d'une
sorte de vie mystérieuse, les enveloppant d'un réseau de forces
actives qui distribuent à volonté la chaleur, la lumière, le mou-
vement, suivant qu'on tourne un robinet ou qu'on presse un bou-
ton moins gros qu'une noisette. Ces progrès, ils ont été rendus
possibles grâce à la structure en fer qui a permis de faire passer
dans les vides du métal, sans nuire à la solidité du bâtiment, la
trame des canalisations par lesquelles se répand et se commu-
nique cette activité magique. On en verra sans doute prochaine-
ment bien d'autres! De nouvelles substances sont venues, en effet,
s'ajouter au fer pour prêter aux architectes le secours dont ils ont
besoin dans l'obligation où ils se trouvent de satisfaire aux mœurs
contemporaines et aux besoins modernes. N'a-t-on pas les cimens
et les chaux qui fournissent de véritables pierres de taille artifi-
(1) Viollet-le-Duc, dans l'Art, t. XIII, p. 31o.
118 REVUE DES DEUX MONDES.
cielles et qui peuvent se mouler? N'a-t-on pas la méthode du
ciment armé, si fort en vogue en ce moment, qui consiste en un
lit de béton coulé sur un bâti de bois reproduisant la forme de la
partie à construire, et dans lequel on encastre une ossature de fer
qui règle et consolide le tout? Elle contient en germe, à elle
seule, toute une révolution dans l'art de construire! N'a-t-on pas,
enfin, la céramique et surtout la verrerie, dont les progrès inouïs
dans ces derniers temps permettent d'entrevoir à bref délai une
transformation profonde, radicale, dans l'outillage de l'archi-
tecture?
Mais avant de parler du verre et des applications étonnantes
autant que variées qu'on va pouvoir en faire, une remarque s'im-
pose. Il est certain qu'à l'heure présente le mot architecture n'a
plus et aura de moins en moins la signification précise et limitée
qu'on lui donnait jadis. Chez les anciens, où l'existence était infi-
niment plus simple que chez nous, l'architecture se bornait à
quelques types de constructions, pas davantage. Les Grecs avaient
les temples, quelques palais, le théâtre, les bains, les maisons
privées, et c'était tout. « Comptez, dit Taine (1), ce qui compose
aujourd'hui un logis passable, grande bâtisse à deux ou trois
étages, fenêtres vitrées, papiers, tentures, persiennes doubles et
triples, rideaux, calorifères, cheminées, tapis, lits, sièges, meu-
bles de toute espèce, innombrables brimborions et ustensiles de
ménage et de luxe, et mettez en regard les frêles murailles d'une
maison de Pompéi, ses dix ou douze petits cabinets rangés autour
d'une cour où bruit un filet d'eau, ses fines peintures, ses petits
bronzes : c'est un abri léger pour dormir la nuit, faire la sieste le
jour, goûter la fraîcheur en suivant des yeux des arabesques déli-
cates et de belles harmonies de couleurs; le climat ne réclame
rien de plus. Aux beaux siècles de la Grèce, le ménage est bien
plus réduit encore. Des murs qu'un voleur peut percer, blanchis
à la chaux, encore^dépourvus de peintures au temps de Périclès:
un lit avec quelques couvertures, un coffre, quelques beaux vases
peints, des armes suspendues, une lampe de structure toute pri-
mitive, une toute petite maison qui n'a pas toujours de premier
étage: cela suffit à un Athénien noble... Aujourd'hui un État
comprend trente à quarante millions d'hommes répandus sur un
territoire large et long de plusieurs centaines de lieues, c'est
(1) 11. Taiue, l'hilotiophie de l'Art, t. 11, p. 162.
UNE MAISON DE VERRE. 119
pourquoi il est plus solide qu'une cité antique; mais, en revanche,
il est bien plus compliqué... » Cette complication de l'existence,
cette tendance à tout spécialiser qui caractérise notre civilisation
moderne ont donné naissance à une foule de constructions di-
verses dont on ne sentait pas le besoin autrefois, et qui doivent
avoir des formes et des aspects difîérens pour répondre aux be-
soins variés qu'elles doivent satisfaire. Aux palais et châteaux de
jadis, à nos églises, à nos hôtels de ville, à nos palais de justice
sont venus s'ajouter quantité d'édifices qui peuvent.se ranger en
catégories multiples. Il y a ceux qui correspondent aux grands
services de l'État : ministères, hôtels de préfecture, hôtels des
postes, hôpitaux, écoles, etc. Il y a les théâtres, qui se multiplient
tous les jours, les salles de ventes et d'expositions, les marchés,
bourses, instituts, facultés, bibliothèques, musées, etc. Il y a les
grands magasins qui prennent une place de plus en plus impor-
tante, les gares de chemins de fer, les hôtels et restaurans, dont
le luxe, l'organisation, les aménagemens, calculés pour séduire
la foule sans cesse croissante des voyageurs, sont assurément un
des traits caractéristiques de nos mœurs modernes. Enfin il y a
l'infinie variété de ce qu'on nomme les maisons de rapport, et
surtout des habitations privées, lesquelles n'ont à aucune époque
reflété à un degré égal le caprice individuel, la fantaisie particu-
lière, et l'on pourrait presque dire l'anarchie du goût comme en
notre temps.
On avouera que tant de bâtimens, si divers d'usage et de
types, ont singulièrement élargi la signification du mot architec-
ture, et que nous nous éloignons par la force des choses du sens
que lui donnaient les anciens. En efi"et, pour chacune de ces con-
structions, il faut se servir de matériaux difi'érens. car ceux qui
conviennent à un marché ou à une gare de chemin de fer ne sau-
raient être les mêmes que pour une église ou une demeure prin-
cière. Ce sont les besoins, c'est la destination de l'édifice qui dic-
tent le choix de la matière employée. Or comme tous les matériaux
imposent des formes appropriées à leurs qualités et à leur nature,
il en résulte forcément une diversité dans les conceptions archi-
tecturales. Il n'est pas téméraire de prévoir que nous aurons au
xx*^ siècle une série de styles qui correspondront à la pierre, à la
brique, au métal et à ses divers emplois, au verre enfin, aux combi-
naisons de ces matériaux entre eux, et ce sera principalement par les
motifs de leur décoration qu'ils porteront le cachet de leur époque.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a au moins quatre ans que l'on a signalé aux architectes
les services nouveaux que le verre est appelé à leur rendre. Il peut
remplacer le bois, le fer, les matériaux de construction et de déco-
ration; il peut servir à faire des conduites, des tuyaux, des cuves,
des tuiles, des cheminées, et jusqu'à des maisons. Nous avions
conçu, dès cette époque, le projet d'une maison de verre(l). Les
murs, disions-nous, seront constitués par une carcasse en fer
d'angle sur laquelle on disposera verticalement des dalles en
verre, de manière à réaliser une double paroi dans l'intérieur de
laquelle on fera circuler l'hiver de l'air chaud, l'été de l'air com-
primé, lequel en se détendant refroidira les murs. Les toitures
seront en verre grillagé ; et, naturellement en verre aussi les
murs d'intérieur, les escaliers, etc. Quant à la résistance de la
construction, elle sera au moins comparable à celle des construc-
tions actuelles les plus solides. Les établissemens Arbel, à Douai,
vont posséder bientôt de colossales cheminées d'usine en verre.
C'est plus léger et moins coûteux que la brique, parce que le verre
employé est obtenu avec un produit industriel sans valeur. Ce pro-
duit est le laitier, résidu qui s'écoule des hauts fourneaux et dont
l'aspect est celui de petits blocs de verre noir. Tous ces blocs sont
reliés par un mortier de ciment de composition spéciale. On
n'emploiera même pas pour consolider la construction, tant elle
sera homogène, les chaînes et les cercles en fer comme avec les
briques.
Ce projet d'une maison entièrement construite en verre aurait
pu paraître chimérique il y a trois ou quatre ans. A l'heure qu'il
est, le problème se présente avec des solutions faciles, tant ont été
rapides les progrès de cette industrie qui chaque jour s'élargit et
croît en importance. Les résultats obtenus depuis peu par l'inven-
tion du céramo-cristal ou pierre de verre vont lui ouvrir encore
de plus grands horizons. Cette nouvelle matière n'est autre que
du verre dévitrifié, c'est-à-dire amené à un état moléculaire spé-
cial, et dont l'aspect est le même que celui delà pierre de taille, du
granit ou du marbre. Les usines de M. Garchey, installées dans di-
verses parties de la France, et d'autres verreries (2) qui exploi-
tent le brevet de l'inventeur, fournissent déjà au monde entier des
quantités de pierres de verre, coulées en blocs ou en plaques de
plus ou moins grandes dimensions et qui sont utilisées dans la
(1) .lournal des Débats du UJ avril 189i.
(2) J. Ilenrivaux, le Verre et le Cristal (1 vol. in-8", nouvelle édit. 1897).
UNE MAISON DE VERUE. 121
construction. Ces plaques peuvent recevoir les décorations les
plus diverses: elles prennent à volonté les tons calmes de la pierre
ou le somptueux éclat des marbres les plus riches. On les fa-
brique soit unies, soit ornées de dessins en creux ou en relief ob-
tenus par une sorte d'emboutissage à l'aide de presses puissantes
agissant sur la matière amenée au préalable par la chaleur à un
état convenable de malléabilité. Ces plaques sont rendues rocail-
leuses sur une face de façon à faciliter leur adhérence sur le ci-
ment. Quant au degré de résistance qu'offrent ces pierres de verre,
voici comment il a été déterminé par les expériences officielles
faites au laboratoire des Ponts et chaussées de Paris.
— A r écrasement, la pierre de verre résiste à 2 023 kilogram-
mes par centimètre carré, tandis que les matériaux les plus durs
employés dans les constructions, tels que le granit, ne résistent qu'à
6S0 kilogrammes.
— A la gelée, la pierre de verre a subi à différentes reprises
l'action des mélanges humides et réfrigérans de 20 degrés de froid
sans altération, puisque, tout au contraire, elle a résisté, après
ces expériences, à une pression de 2 028 kilogrammes par centi-
mètre carré.
— A r usure, sa résistance s'est manifestée par le frottement
d'une meule à grande vitesse, ce qui classe à ce point de vue la
pierre de verre avant le porphyre de Saint-Raphaël, ou, pour
prendre un point de comparaison parmi les pierres de taille, à un
rang très supérieur à la pierre de Gomblanchien .
— Au choc, déterminé par la chute, à la hauteur de 1 mètre,
d'un poids de 4''',200, il a fallu vingt-deux coups en moyenne
pour obtenir la rupture, et trois coups en moyenne pour la pre-
mière fissure.
— A l'arrachement, enfin, l'effort par centimètre carré d'adhé-
rence a été, pour obtenir un décollement, de 15''^',3, de telle
sorte que la plaque de verre la plus courante, c'est-à-dire mesu-
rant 50 centimètres sur 33 centimètres, nécessiterait une force de
25 000 kilogrammes pour être arrachée.
Ces expériences suffisent à établir les qualités indubitables de
la pierre de verre au point de vue constructif et décoratif.
L'emploi architectural du verre arrive à son heure comme une
conséquence du rôle important qui a été donné au fer. Après bien
des tâtonnemens, les idées se précisent, les objections tombent,
les difficultés se trouvent écartées. Bien souvent une industrie
122 REVUE DES DEUX MONDES.
doit attendre, pour prendre son essor, qu'une autre ait également
pris le sien. Si le métal a eu jusqu'à présent et depuis trente ans
tant de détracteurs, c'est qu'indépendamment des défauts qu'on
lui attribuait au point de vue esthétique, on n'entrevoyait pas en-
core toutes les facilités qu'il offre sous le rapport de la décoration
des édifices. La construction n^est pas tout pour l'architecte :
celui-ci doit, en outre, faire une œuvre d'art et trouver, dans le
mode d'emploi des matériaux dont il dispose, les élémens du
Beau. « La beauté de l'édifice résulte de la parfaite harmonie
entre les moyens employés et le but cherché, et de l'accord qui en
résulte entre toutes ses parties. Elle existe même dans un bâti-
ment si l'on saisit du premier coup le pourquoi de chaque chose.
La décoration est l'ensemble des motifs inutiles à l'existence de
la construction et qui ne tendent qu'à charmer la vue. Elle pour-
rait disparaître sans entraver l'usage normal de l'édifice, car elle
n'en est pas partie intégrante (1). » Comme complément de cette
judicieuse distinction, on peut dire qu'il existe un lien étroit entre
la forme, la matière, la destination et le système décoratif. C'est
pourquoi le fer devait provoquer fatalement un retour à la poly-
chromie. Les opinions émises par M. Sorel, à propos des recher-
ches de M. de Baudot, dans un remarquable article de la Revue
scientifique (2), confirment pour nous cette vérité : « Parmi les
matériaux, dit cet écrivain, que l'industrie moderne produit d'une
manière vraiment supérieure et originale, il faut mettre au pre-
mier rang les produits vitreux. On a déjà bien des fois essayé de
les utiliser dans la construction en fer, mais ils se lient très mal
avec les formes adoptées; on n'en comprend plus la raison d'être.
Il en est tout autrement quand on les applique sur le ciment frais ;
l'adhésion est parfaite et l'harmonie ne laisse rien à désirer, puis-
que ces matières ont toujours été associées aux enduits, comme leur
couverte naturelle et leur complément décoratif indispensable. »
Depuis trois ou quatre ans, nous voyons le verre servir ainsi à la dé-
coration extérieure ou intérieure comme panneaux de revêtement.
Un artiste de grand mérite, M. J. Galland, qui a décoré de cette
manière la façade d'une maison de la rue de Babylone, à Paris,
a exposé au Salon du Champ-de-Mars, cette année, une série de
plaques en verre opalin où le charme des couleurs bigarrées s'as-
(1) Voir l'étude de M. A. Villenoisy : l'Architecture en fer, dans la Revue des
Arts décoralifs (1897).
(2) 25 mai 1893.
UNE MAISON DE VERRE. 423
sociait au caprice du dessin pour produire le meilleur effet. A cet
égard, on peut être certain que nous allons assister d'ici peu à une
véritable révolution. La pierre de lierre de M. Garchey est à
peine née que se révèle pour elle un mode d'emploi aussi com-
mode que peu coûteux, grâce à la méthode de l'inventeur du
métal déployé, l'Américain Golding.
Qu'est-ce que le « métal déployé? » Quelque chose de très
simple et de très ingénieux, comme on va voir. C'est une plaque
de métal transformée, au moyen d'une machine spéciale qui opère
comme un emporte-pièce, en un treillis où il n'y a ni soudures,
ni rivures, ce qui lui assure une solidité très grande. La machine
qui découpe ainsi ce métal, en mailles plus ou moins épaisses et
plus ou moins espacées, l'étiré en même temps. On obtient parce
procédé des treillis qui ressemblent aux treillages en fils de fer,
mais qui sont rigides et, malgré leur légèreté, sont capables d'une
résistance considérable. Supposez qu'on habille ces lattis d'une
couche plus ou moins forte de ciment, vous obtenez à volonté des
cloisons, des planchers, des murailles. Imaginez maintenant que
par-dessus le ciment vous appliquiez des panneaux de revêtement
- — en opaline ou bien en pierre de verre, qui peuvent très facile-
ment être assemblés et jointoyés sur le lacet de métal, et vous
avez un décor aussi varié, aussi pratique qu'il est possible de le.
concevoir.
Par cet exemple, que nous fournit un des plus récens pro-
cédés de l'industrie actuelle, on se rend compte de la fertilité
d'imagination de nos inventeurs dans l'ordre d'idées où nous nous
plaçons. Encore une fois, l'avènement du verre comme élément
architectural prend de jour en jour des proportions extraordinaires.
A chaque instant une découverte nouvelle se produit pour en
vulgariser l'emploi. Et pour ajouter à toutes les causes qui mili-
tent en sa faveur, les exigences de l'hygiène prophylactique, ou
même de la simple propreté, qui deviennent si rigoureuses de
nos jours, le recommandent encore, en dehors de ses avantages
décoratifs. On conçoit, en effet, l'immense intérêt qu'il y aurait
à substituer à nos tentures mobiles et à nos papiers peints des
enduits durs, non poreux, et pouvant supporter aisément le lavage.
Si, de plus, on pouvait réaliser effectivement cet idéal d'une con-
struction monolithe, où les murs et le plancher feraient corps,
un simple déménagement permettrait de laver les parois d'une
chambre de malade sans craindre d'y laisser de l'humidité. Pour
124 REVUE DES DEUX MONDES.
la construction des murs, on peut employer le verre soit en
masses compactes, soit en pièces soufflées et formées de façon à
en permettre un assemblage facile dans une carcasse de fers d'angle
réunis entre eux par des bandes de fers plats . Les briques ou dalles
de verre sont posées verticalement, adossées et jointes à l'aide
d'un mastic spécial. On constitue de cette façon une double paroi
dans l'intérieur de laquelle on peut faire circuler l'hiver de l'air
chaud et l'été de l'air comprimé, qui s'y détend et provoque le
refroidissement. Dans ces parois sont logés les fils électriques et
téléphoniques, les conduites d'eau, etc. On comprend, sans qu'il
soit besoin d'insister, les avantages résultant d'un pareil système
de construction. Partout l'air, la lumière, les lavages rendus
faciles, les impuretés des parois rendues visibles : telles sont les
conditions que l'emploi du verre permet de réaliser, et qui éta-
blissent nettement le rôle que peut et doit jouer cette merveilleuse
matière dans notre monde moderne (1).
III
Pour offrir au public du monde entier, qu'attirera à Paris
l'Exposition universelle de 1900, une démonstration convaincante
des multiples avantages qu'offre le verre aux divers points de vue
que nous venons d'énumérer, c'est-à-dire architectural, hygiénique
et artistique, nous avions fait le rêve d'une maison entièrement
construite et ornée avec cette matière. A défaut de la maison
d'habitation telle que nous l'aurions désirée, avec tous les acces-
soires pratiques du confort actuel, et montrant à la fois le verre
sous les in-finis aspects qu'il peut avoir, c'est-à-dire soit dans les
œuvres d'art comme celles qu'exécutent — ou dont ils facilitent
l'exécution — les Emile Galle, les Bettanié, les Ringel, soit dans
des motifs de décoration fixes ou mobiles, la prochaine Exposi-
tion universelle montrera du moins une intéressante application
monumentale du verre. Nous voulons parler du Palais Lumi-
neux, conçu par M. J.-A. Ponsin, et que l'architecte M. Auguste
Latapy va élever près de la tour Eiffel, sur un emplacement
affecté par l'administration à cette curieuse tentative.
Construire un palais qui fût consacré à la gloire de l'éclairage
électrique, telle a été la pensée initiale de M. J.-A. Ponsin, le
(1) Le Verre el le Cristal, 2* édition, page 509.
UNE MAISON DE VERRE.
425
verrier distingué. Que ce palais fût construit en verre pour mieux
faire valoir les prestigieux effets de la lumit're dont on voulait
célébrer la puissance, l'idée s'explique d'elle-même. On se mit
donc à l'œuvre. MM. Ponsin et Latapy combinèrent leurs efforts,
et voici maintenant que le Palais Lumineux est en cours de con-
struction. La donnée en est intéressante. Au centre d'un jardin
dessiné par des pelouses vertes où courent des allées bordées de
fleurs et favorisant des effets de perspective, le palais s'élèvera,
dressant dans l'espace sa silhouette tourmentée, bizarrement
découpée, comme un bijou décoré de pierreries phosphorescentes
dans un écrin d'arbres sombres. La façade principale aura l'aspect
d'un immense portique dont les toitures, surmontées de campa-
niles et d'une statue ailée personnifiant la lumière, seront soute-
nues par de hautes colonnades. Au rez-de-chaussée, où on
accédera par une double rampe d'escaliers décorés de balustrades,
sera une grande salle d'exposition. A gauche et à droite, deux
grottes surplomberont d'immenses vasques de verre. A l'inté-
rieur du hall seront disposées cinq larges baies par où les visi-
teurs pourront contempler les cinq parties du monde, panorama
dû au talent de M. Castellani et dont M. Armand Silvestre a
donné la description suivante : « Une quintuple vision polychrome
attend le spectateur à qui apparaissent, dans des orientations
différentes, V Europe j que noient les feux rosés de l'aurore ; r>l5i<?,
que brûle la poussière d'or des canicules; V Afrique, où le soleil
meurt dans un flot rouge de sang; V Amérique, perdue dans la
vapeur d'hyacinthes pâles et de violettes des crépuscules ; VOcéanie,
enfin, que la lune plonge comme dans une poussière à la fois
étincelante et sombre de lapis-lazuli. Ainsi le vieux monde et
le nouveau font revivre, dans leur évocation plastique, ce que
je pourrais appeler les cinq âges de la Lumière. » Nous renonçons
à décrire en détail cette sorte de palais des Mille et Une Nuits,
dont la conception première semble avoir jailli du cerveau d'un
décorateur et d'un poète à qui les difficultés d'exécution ont paru
bagatelles indignes d'arrêter un constructeur audacieux. Sa fan-
taisie s'est donné libre carrière et il n'a pas daigné prévoir d'obs-
tacles que ses collaborateurs ne fussent capables de surmonter.
Tout en verre, tel était son programme, et il est allé jusqu'au bout
du problème, armé d'une belle confiance dans les solutions qui
surgiraient au fur et à mesure des besoins. En verre les parois
du palais supportées par une carcasse de fer ! En verre la coupole,
126 REVUE DES DEUX MONDES.
et les colonnes, et les escaliers, et les grottes où scintilleront les
stalactites ! En A^erre même les statues qui orneront les différentes
parties du monument, et si le Génie de la Lumière, qui surmon-
tera la coupole, ne peut décidément être réalisé en cette matière,
dont les ressources incalculables ont cependant un terme, eh
bien, on saura encore le faire servir par Téclat de l'émail, par un
décor approprié, par des accessoires ingénieux, à l'apothéose du
verre !
Il est difficile de préjuger l'accueil que feront au palais conçu
par M. Ponsin les hommes compétens et le public intelligent.
Sans doute, cet édifice prêtera à des critiques, et en dépit de
toutes les combinaisons et de toute l'adresse de l'architecte
M. Latapy, il est probable qu'on lui trouvera bien des défauts.
Qui veut trop prouver, dit le proverbe, ne prouve rien. Il n'em-
pêche que les auteurs du Palais Lumineux, en demandant à
l'industrie du verre d'accomplir en cette occasion de véritables
prodiges sans vouloir s'inquiéter s'il y avait possibilité de les
réaliser, ont forcé celle-ci, pour ainsi dire, à fournir un maximum
d'efforts, à sortir de ses habitudes routinières, à tenter des choses
paraissant impossibles... et qui pourtant seront faites. Déjà la
manufacture de Saint-Gobain va exécuter pour ce palais, des
dalles de pavage, des dalles de parois, des rampes d'escalier en
verre qui produiront, croyons-nous, un grand effet. 'îi
D'autres résultats intéressans seront atteints, et si parfois le
but semble dépassé, s'il apparaît que l'on a demandé, en la cir-
constance, au verre, plus que le verre ne peut et ne doit logique-
ment donner, il sera juste de tenir compte de ceci, c'est que les
Expositions universelles sont faites précisément pour des entre-
prises de ce genre, pour des tours de force en apparence inutiles,
pour des démonstrations, en un mot, qui allant bien au delà de
ce que l'industrie est accoutumée de produire, donnent à celle-ci
conscience de sa valeur et des progrès qu'elle est capable d'accom-
plir au prix d'un surcroît d'effort.
A un autre point de vue, nous applaudissons encore à l'entre-
prise du Palais Lumineux. De même que la Galerie des Machines
de MM. Duteri et Contamin, à l'Exposition universelle de 1889, a
élargi le champ des combinaisons dans lesquelles le fer peut en-
trer, en montrant les puissantes dimensions que les fermes sont
capables de recevoir, de même l'industrie du verre s'affirmera
avec d'autant plus de succès qu'on en constatera les multiples ap-
UNE MAISON DE VERRE. 127
plications réunies dans le monument dont nous parlons. La justi-
fication de ses infinies ressources apparaîtra avec évidence. Faut-il
l'avouer? nous comptons sur cette expérience pour hâter l'accom-
plissement du projet de maison dont il a été question plus haut
et pour lequel nous gardons une tendresse toute paternelle.
Lorsqu'on aura vu, dans le Palais Lumineux, sous combien
de formes le verre peut être pratiquement employé dans la con-
struction, lorsqu'on aura vérifié ses qualités décoratives après les
hésitations, les incertitudes d'un premier essai, on cessera alors de
considérer comme une brillante utopie la conception que nous
avons formée, il y a plusieurs années. L'expérience acquise per-
mettra de mettre au point ce qui pouvait, au premier abord, pa-
raître aventureux ; on réglera mieux l'usage des matériaux nou-
veaux que nous prétendons mettre en œuvre, et on reconnaîtra
les avantages que l'on peut en tirer pour le confortable aménage-
ment du home. Nous espérons bien alors que quelque Mécène
avisé, ennemi de la routine et du banal, osera prendre l'initiative
de se faire construire une habitation de verre qui pourra être ap-
pelée la maison à température constante, la maison hygiénique
par excellence, et qui, par ses adaptations scientifiques, raisonnées,
ingénieuses aux conditions de l'hygiène moderne, méritera en-
tièrement le titre que nous voulions kii donner de « Maison, de
l'Avenir. »
IV
Tout ce que nous venons de dire sur les progrès de l'indus-
trie verrière concerne surtout les applications pratiques qui sont
l'objet principal des préoccupations de notre époque dominée par
l'esprit utilitaire. Il ne faudrait pas en conclure que ces progrès
ont été tels, au point de vue scientifique ou artistique, qu'ils lais-
sent loin derrière eux les travaux exécutés dans le passé, et qu'ils
marquent un nouveau point de départ, une sorte de transforma-
tion radicale pour la production de cette matière. Une pareille
conclusion est loin de notre pensée. A aller au fond des choses, il
est remarquable, au contraire, qu'en dépit des découvertes de
savans illustres, d'ingénieurs et de mécaniciens distingués, la
somme des résultats obtenus pour la manipulation et la colora-
tion du verre n'est pas, tout compte fait, au désavantage de nos
anciens, lesquels, avec de petits moyens, étaient arrivés à de
128 REVUE DES DEUX MONDES.
grands résultats dignes de nous étonner. Si nous avons apporté
notre contingent de recherches en vue de tirer de cette matière
des ressources inédites, nous devons confesser modestement que
les leçons reçues de nos ancêtres nous en ont fourni les meilleurs
élémens, et que ce que nous avons reçu d'eux l'emporte de beau-
coup sur ce que nous y avons ajouté. Les propriétés physiques et
chimiques du verre restent ce qu'elles ont été de tout temps, et
les améliorations apportées dans la fabrication peuvent, au total,
être vite résumées.
La fabrication du verre admet les six divisions suivantes :
1° Le verre coulé (glaces, dalles, panneaux, etc.) ;
2° Le verre moulé (pierre de verre du système Garchey, bacs,
tuiles, dalles, statues);
3° Le verre soufflé (bouteilles, verres à vitres, vases, usten-
siles divers compris sous la rubrique générale de gobeleterie) ;
4° Le verre soufflé et moulé (les bouteilles, objets de cristal,
gobeleterie, etc.) ;
5° Le verre étiré, dont on fait des étoffes, des objets divers tels
que plateaux, corbeilles, etc., en fils tissés, les tubes de niveau, etc. ;
6° Les émaux coulés et plaqués ou sertis.
La science moderne de l'ingénieur a mis au service des pro-
ducteurs de ces diverses formes du verre un outillage dont les
perfectionnemens sont, en somme, importans principalement au
point de vue de la production industrielle, et dont nous signalerons
brièvement les principaux. Et d'abord, c'est la construction des
fours qui a été radicalement transformée, il y a quarante ans en-
viron, par l'invention de W. Siemens, lequel en créant des fours
chauffés par le gaz à chaleur régénérée en a augmenté la dimen-
sion de façon à y introduire un plus grand nombre de creusets, et
à obtenir une fabrication plus régulière, plus économique. Puis
est venu le four à bassin, imaginé par F. Siemens, permettant de
mettre dans des cuves gigantesques cent ou cent cinquante tonnes
de verre en fusion, verre de qualité inférieure, il est vrai, à celui
qui sort des creusets, mais dont le prix de revient est économique.
Après la construction des fours, il faut mentionner quelques
autres inventions qui ont notablement modifié les procédés an-
ciens de fabrication. Pour le coulage, l'électricité a apporté un pré-
cieux concours. Pour le soufflage, le système Appert, qui a sub-
stitué l'air comprimé et insufflé mécaniquement au soufflage par
l'homme, a permis d'obtenir des manchons ou des sphères de
UNE MAISON DE VERRE. 129
verre d'une dimension qu'il était impossible auparavant de réaliser :
découverte aussi utile à l'industrie qu'elle a été heureuse au point
de vue humanitaire. Enfin la chimie est intervenue à son tour,
et grâce à elle on a pu fabriquer, à des degrés de cuisson supé-
rieurs, avec une température moins irrégulière, des matériaux
plus résistans que jadis. Elle a permis, en outre, par un choix
meilleur des matières premières, d'obtenir des verres de plus en
plus incolores, ou bien encore elle a rendu possible l'emploi de
certains corps tels que l'alumine, qui exercent des influences
particulières.
Mais en dépit de ces découvertes ou de ces perfectionnemens,
rien n'a été modifié d'essentiel dans la composition chimique du
verre, et, sous ce rapport, les modernes n'ont guère innové, si
l'on fait exception toutefois pour les verres d'optique, notamment
ceux de M. Mantois.
Pour la science de l'optique, le verre est le plus précieux, le
plus indispensable des collaborateurs. Que de progrès réalisés
depuis le premier verre à lunette créé, dit-on, par Julien Salvino
vers l'an 1300, et même depuis les études d'Euler sur l'achro-
matisme , ou de Fresnel qui inventa au début de ce siècle les
verres lenticulaires servant à l'éclairage des phares ! N'est-ce pas
au verre que l'on doit les progrès de l'astronomie et n'est-ce. pas
lui qui a rendu possible l'analyse spectrale, source de tant de dé-
couvertes fécondes? n'est-ce pas grâce à lui que notre marine bé-
néficie de cette belle application des procédés du colonel Mangin
pour les phares, les places fortes, les signaux nocturnes? Il y a
quelques mois M. Jean Rey faisait à la Société d'Encouragement
pour l'Industrie nationale une intéressante conférence sur les
Progrès récens de l'éclairage des côtes et l'invention des feux-
éclairs, et il exposait les avantages de ce dernier système dû à
M. l'inspecteur général Bourdelles, directeur du Service des phares,
et qui exige l'emploi des miroirs Mangin, pour la fabrication des-
quels la glacerie de Saint-Gobain, ainsi que MM. Sautter et Harlé,
ont une sorte de spécialité. Il n'y a pas lieu de développer ici le mé-
canisme des feux-éclairs qui consiste à produire des éclats aussi
brefs que possible, ne dépassant guère un dixième de seconde,
avec des éclipses n'allant pas au delà de cinq secondes; mais
quand on parle des applications de la verrerie à l'optique, il con-
vient de reconnaître la grande part qu'a prise la France dans les
progrès réalisés pour l'astronomie et pour la marine.
TOME CL. — 1898. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour l'ensemble de la verrerie, nous restons, à très peu de
chose près, au point oîi en étaient nos pères. Vainement, on dira
que les silicates à bases multiples, dont les qualités de fusibilité
sont extrêmes, marquent un progrès dans la fabrication par la
facilité avec laquelle ils s'incorporent les émaux. Il convient,
avant tout, de considérer le but à atteindre. Or quel est l'objet
principal des préoccupations des verriers? C'est d'abord la teinte
du verre. Les uns cherchent à produire un verre aussi incolore
que possible, les autres à obtenir et à maintenir une teinte déter-
minée, comme les fabricans de bouteilles , par exemple; d'autres
encore s'efforcent de réaliser des effets de couleurs variées ou
bien d'obtenir une couleur neutre dans le cristal, et ils sont alors
limités dans la proportion des élémens vitrifiables employés,
avant à craindre la formation de tel silicate de plomb perforant
les creusets, colorant le produit à l'inverse des tons cherchés, ou
de la neutralité désirée. Tous, en définitive, ont à envisager le
prix de revient des matières employées, et par conséquent du
produit obtenu.
Que l'on établisse sommairement le bilan de ce que savaient
faire les verriers antiques, et qu'on l'oppose aux découvertes mo-
dernes : le résultat d'une telle comparaison est significatif. Bien
que l'archéologie ait encore beaucoup de secrets à nous livrer au
sujet des objets de verre trouvés dans les tombeaux et conservés
aujourd'hui dans les musées, nous possédons assez d'élémens pour
apprécier suffisamment le degré de science et d'habileté tech-
nique des verriers égyptiens, phéniciens, grecs et romains. Nous
savons qu'ils connaissaient le verre soufflé, moulé et coulé. Nous
sommes certains qu'ils le soufflaient au moyen de la canne, comme
n'ont cessé de faire depuis les verriers thébains figurés en bas-
reliefs sur les grottes de Beni-Hassan-el-Gadim. Enfin l'analyse
chimique nous a démontré que les substances employées par eux
étaient les mêmes que celles d'à présent, qu'ils coloraient les verres
en bleu avec du cobalt, en vert et en bleu ou même en rouge avec
des oxydes de cuivre, etc. Souvent ils mélangeaient les tons dans
la fonte, et le verre alors prenait l'aspect d'une agate.
Parfois ils les disposaient avec symétrie et formaient dans la
pute transparente ou opaque des combinaisons de fils, de rubans
de couleurs se déroulant en spirale, affectant une apparence de
filigranes réguliers ou de vermiculés fantastiques. Il arrivait
même que pour les œuvres de mérite exceptionnel, le verre était
UNE MAISON DE VERRE. 131
coulé en couches de couleurs diverses de façon à obtenir ensuite
par la gravure des effets de camées. C'est ainsi, notamment, qu'ont
été exécutés le fameux vase de Portland, du British Muséum, et
le vase des vendanges du musée de Naples, œuvres admirables,
dans lesquelles l'art des anciens apparaît dans toute sa perfection,
et qui restent des exemples qu'on cherche à atteindre encore
maintenant, mais qui ne seront sans doute pas surpassés. Au
surplus, sans considérer les qualités d'art du verre ancien, sans
nous arrêter au procédé si particulier avec lequel les décors en
creux et en relief étaient obtenus par la gravure qui parvenait à
donner l'illusion du camée le plus délicat, et pour nous en tenir
spécialement au côté technique des choses, on peut dire que les
colorations antiques furent à peu près aussi nombreuses que celles
d'aujourd'hui. Les oxydes métalliques employés par les Egyptiens,
les Grecs et les Romains, ou nos verriers du moyen âge, sont les
suivans : oxydes de fer, oxydes de cuivre, peroxyde de manga-
nèse, oxyde de cobalt. Depuis nous avons ajouté les oxydes de
chrome (pour certains verts) et les sulfures de sodium (pour cer-
tains jaunes), à la suite des recherches de l'éminent chimiste
J. Pelouze. On se sert également dans quelques cas des sels
d'urane, puis des sels de nickel pour obtenir les verres fumés :
là se bornent les progrès modernes. Les sels de fer continuent
à donner les tons verts, on n'a pas cessé de demander aux sels de
cuivre les verts, les bleus, les rouges, ou les verres veinés de
rouge, de vert, de brun, etc., suivant leur degré d'oxydation, ou
selon le mélange combiné de fer et de cuivre (1). Quant aux ap-
plications du verre, elles furent à coup sûr on ne peut plus di-
verses dès les temps les plus reculés. Les nombreux fragmens
trouvés dans les tombeaux égyptiens de la quatrième dynastie té-
moignent de la variété des usages auxquels il servait. Non seule-
ment on en faisait des objets de parure, des perles, des pendans
d'oreille, des ornemens de corsage, imitant à s'y méprendre les
pierres précieuses, les topazes, les rubis, etc., mais encore des
vases funéraires, des récipiens pour les vins, des coupes, des
plaques moulées ou coulées, représentant en relief des symboles,
des masques comiques ou tragiques, etc. Les femmes élégantes
aimaient à jouer avec des boules de verre pour entretenir la
fraîcheur de leurs mains, ou bien elles piquaient dans leur
(1) Xofe sur les Verres des Vilraux anciens, par L. Appert (Gauthier-Villars,
1896).
132 REVUE DES DEUX MONDES.
coiffure des oiseaux exécutés en cette fragile et brillante matière.
Les falsificateurs qui imitaient avec du verre les pierres précieuses
étaient si habiles que les plus exercés s'y trompaient, et que sou-
vent des procès éclataient contre ces marchands peu scrupuleux
rendant le faux pour le vrai. D'autre part l'antiquité paraît avoir
utilisé les qualités optiques du verre ; et il semble bien qu'il ait
existé des phares, tels que celui qu'Alexandre, dit-on, fit con-
struire sur la digue d'Alexandrie. Peut-être en verre aussi était
le miroir avec lequel Archimède brûla la flotte romaine-
Une autre application du verre dont les anciens nous ont donné
l'exemple est celle qui touche à la construction. A cet égard nous
n'avons que des indications assez vagues, mais il est constant que
le verre reçut, chez les Egyptiens comme chez les Romains, un
emploi architectural. Les textes sont formels à cet égard. Beau-
coup d'auteurs mentionnent des revètemens en plaques de verre
retenues contre les murs par une couche de bitume. Stace
parle de plafonds en verre pour éclairer les appartemens, et Pline
nomme caméra vitrea les plafonds voûtés garnis de verre dont
il signale nombre de types. En Egypte, les mosaïques en pâtes
de verre divisées en petits carreaux ont certainement dû de bonne
heure être appliquées aux fenêtres, et l'on est en droit de penser
que l'invention des vitraux translucides n'a été qu'une conséquence
de l'emploi fait en grande quantité des verres colorés nécessaires
pour l'exécution de ces sortes de mosaïques. Si le vitrail, tel qu'il
apparaît au moyen âge, n'est pas venu plus tôt, nul doute que cela
ne tienne à la possibilité que l'on avait auparavant de clore les
fenêtres par le moyen des mosaïques. D'ailleurs, depuis qu'on a
vu en place à Pompéi des vitres en verre mesurant 3o centimètres
sur 28, il est bien établi que les anciens connaissaient et prati-
quaient quand ils le voulaient ce mode de clôture. La similitude
que l'on constate entre les mosaïques primitives et les vitraux est
frappante ; les premiers vitraux ne présentaient de différence avec
les mosaïques de verre qu'en ceci, c'est que l'épaisseur des verres
était moindre. Aux xi^ et xn*^ siècles, les verres des vitraux avaient
une épaisseur de 3 à 4 millimètres, ceux des mosaïques n'avaient
pas plus de 7 millimètres. Tels sont, par exemple, les verres des
mosaïques de Sainte-Sophie de Constantinople.
Cette question des vitraux, au point de vue de la technique du
verre, est particulièrement intéressante à étudier. Nous sortirions
de notre cadre en nous étendant sur ce sujet, et il nous suffira de
UNE MAISON DE VERRE. 1 33
renvoyer aux ouvrages spéciaux publiés sur cette industrie dont
le moine Théophile, dans la deuxième partie de son célèbre
ouvrage Diversarum artium Sc/icdiiia, a décrit, dès le xi** siècle,
avec tant de copieux détails, les procédés de fabrication, lesquels
sont d'ailleurs encore, et pour la plupart, en vigueur de nos jours.
Nous voulons seulement insister en quelques lignes sur la façon
dont les corps colorans étaient incorporés dans les matières vitri-
fiables. Les mélanges étaient préparés suivant la nature des corps
dont il était fait usage pour fournir la partie alcaline, on en opé-
rait le frittage, puis on y introduisait les oxydes colorans, et l'on
procédait à la fusion.
Quand, on voulait modifier la teinte, ou, suivant le terme ad-
mis, la corrige?', on introduisait dans le verre fondu la quantité
d'oxyde jugée nécessaire ; on trouve la preuve que ce procédé
était souvent pratiqué par les nombreux morceaux contenant des
veines d'intensité variable, surtout dans les verres de teinte
foncée, tels que les bleus, qui attestent que les mélanges et la
dissolution ne s'en étaient faits que d'une façon incomplète. Ce
dernier moyen, auquel on a renoncé aujourd'hui, permettait au
verrier d'obtenir d'une façon presque certaine le ton dont il avait
besoin. Ces veines, qui forment des dégradations de teintes quel-
quefois très accusées, ne nuisaient en rien au vitrail, elles pro-
duisaient au contraire un chatoiement favorable à l'effet générai.
Le plus souvent, la fabrication des verres était faite par les artistes
eux-mêmes qui devaient les utiliser; ils en suivaient les phases
successives avec le plus grand soin. Ayant besoin de quantités
relativement faibles de verre d'une même teinte, on en produi-
sait peu à la fois; aussi les creusets étaient-ils de faible capacité
et ne contenaient guère, d'après les indications données par Théo-
phile, plus de 60 à 70 kilogrammes de verre fondu. On com-
prend que, dans ces conditions, il était difficile d'obtenir des
manchons ou plateaux de dimensions un peu importantes , et
qu'ils devaient contenir de nombreux défauts, tels que bulles,
stries, cordes, provenant de l'opération même du cueillage dans
un vaisseau de capacité relativement faible ; ces creusets, faits
en forme de cuvettes ouvertes, étaient introduits dans des fours
de petites dimensions, chauffés au bois. Il existe encore en Nor-
mandie et en Bohême des verreries où la fusion du verre s'opère
dans des conditions analogues, sauf que les dimensions des creu-
sets et des fours sont plus grandes, excepté en Bohème. Ces fours
134 REVUE DES DEUX MONDES.
devaient pouvoir produire une température élevée, car les verres
de ces époques, peu fusibles, sont néanmoins bien fondus et d'un
affinage suffisant que la petite quantité de matière mise en œuvre
dans chaque creuset, bien faite cependant pour en faciliter la
fusion, ainsi que la durée prolongée de la fonte, n'aurait pas
permis seule d'obtenir.
A l'époque actuelle, les améliorations apportées à la fabrica-
tion du verre, quelque grandes qu'elles aient été, n'ont que bien
faiblement contribué au développement de la peinture sur verre ;
elles ont été, au contraire, dans bien des cas, l'origine d'œuvres
décoratives des plus médiocres. Pour obtenir des vitraux com-
parables à ceux des xn^jX!!!*^ et xvi^ siècles, il faudra recourir aux
mêmes moyens que ceux utilisés avant nous et adopter, pour la
fabrication des verres en particulier, les mêmes procédés ou des
procédés analogues à ceux employés à des époques déjà si
éloignées de nous. C'est ce qui a été compris du reste, et depuis
quelques années, une fabrication établie spécialement en vue de
produire des verres de couleur pour vitraux d'église a donné les
meilleurs résultats. En Angleterre d'abord, en France, en Bel-
gique, en Allemagne, des artistes consciencieux et de grand mé-
rite, sinspirant des meilleurs modèles qui nous soient restés, ont
pu, grâce à l'emploi de ces verres, produire des A'itraux com-
parables aux vitraux anciens.
Après avoir rendu ainsi hommage à l'habileté des verriers de
l'antiquité et du moyen âge, — sans parler des merveilles accom-
plies par les artistes de la Renaissance, par les ouvriers arabes et
par ceux de Venise, dont les verreries émaillées semblent des
ouvrages sortis de la main des fées, — il nous sera permis de
reprendre, en terminant, la nomenclature des améliorations dont
l'honneur revient à notre époque. Les glaces de grandes dimen-
sions, les vitres parfaitement incolores ont été substituées aux
anciennes cives, aux vitraux colorés d'autrefois, aux vitres ver-
dâtres, souvent défectueuses, et nous ne nous en plaindrons pas.
Si la chimie nous a rendu un mauvais service, quand il s'agit de
vitraux colorés, en produisant des oxydes métalliques plus purs
que par le passé, et en augmentant par cela même la crudité, l'in-
tensité et la sécheresse des tons, — ce qui est un défaut au point
de vue artistique, — du moins elle a montré en même temps le
moyen d'éviter le mal auquel elle donnait naissance. C'est elle
encore qui, empruntant l'aide de la mécanique, permet de mul-
UNE MAISON DE VERRK. 135
tiplier les moyens de mouler le verre, comme on peut le faire no-
tamment par le procédé du sculpteur Ringel,ou par les méthodes
Boucher pour le soufflage-moulage des bouteilles pour ainsi dire
automatique (1). Nous avons déjà fait allusion plus haut au sys-
tème de M. Ringel d'Illzach, qui a exposé au dernier Salon
quelques curieuses pièces de verre, médailles et médaillons,
d'une exécution fort curieuse. En combinant son procédé avec
d'autres moyens mécaniques, on arrivera très probablement au
moulage des verres en creux, c'est-à-dire de la statuaire ronde-
bosse, et on devine la révolution qui en résulterait pour l'industrie !
Le verre devenant, pour ainsi parler, le collaborateur direct de
nos artistes, et se substituant à l'occasion soit au bronze, soit au
marbre ou à la terre cuite, pour traduire les œuvres des sculp-
teurs! Le verre prêtant à ceux-ci ses effets de transparence, de
coloration chaude et vibrante, pour exprimer la vie et ajouter les
élémens qui lui sont propres aux ressources plastiques jusqu'ici
en usage ! Le verre transformé en serviteur docile de l'art, pouvant
être moulé comme un plâtre et se revêtir de toutes les nuances
d'une palette somptueuse, sans que la délicatesse de l'œuvre et
les finesses du modelé soient altérées à la cuisson, il y a là, en
vérité, un horizon si éblouissant ouvert à l'imagination que les
savans doivent se hâter de transformer ce rêve en réalité (2)?
Il faut reconnaître, d'ailleurs, que depuis vingt ans, nous
assistons au plus remarquable effort de la part des artistes — et
surtout des artistes français, il n'est que juste de le dire — pour
rehausser la fabrication du verre de tous les prestiges de l'ima-
gination et du goût. Non seulement la recherche des formes pour
des objets sans nombre, tels que vases, coupes, plats, etc., mais
encore celle des colorations les plus rares, les plus précieuses, a
fait éclore quantité d'œuvres charmantes, d'une originalité incon-
testable, et dont les mérites, au point de vue de l'exécution, ne
le cèdent en rien aux chefs-d'œuvre les plus admirés du passé.
Entre tous ces verriers, de talens divers, se distingue M. Emile
Galle, le maître de Nancy, véritable chef d'école, qui surtout
depuis l'année 1884 n'a pas cessé de faire preuve d'une fertilité
(1) Ce mode de soufflage automatique va créer une situation nouvelle au point
de \'ue de cette main-d'œuvre spéciale et difficile des verriers à bouteilles. Voir
l'article : Chez les verriers, par M. Maurice TalmejT, dans la Revue du 1"^ février
1898.
(2) L'électricité, elle aussi, a développé les applications du verre. (Conférence
faite par M. E. Sartiaux à la Société des Ingénieurs civils, en 1896.)
136 REVUE DES DEUX MONDES.
incroyable d'invention, se surpassant toujours lui-même par les
tours de force du praticien qui égale en lui le poète. Quelque temps
avant qu'il ne se fût révélé, les connaisseurs avaient pu remarquer
les verreries de Brocard et de Rousseau. Le premier s'est adonné
aux reproductions des verreries musulmanes. Il a retrouvé la
lampe d'Aladin, les émaux durs auxquels ont excellé les Arabes,
et il y a si bien réussi que plusieurs de ses lampes de mosquée,
fabriquées vers 1880, figurent aujourd'hui dans certains musées,
indiquées comme datant du xii'' siècle! Ses buires, ses bols, ses
bassins de verre autour desquels s'entrelacent capricieusement
des cordons d'émail ont toutes les séductions de formes et de cou-
leurs. Rousseau, lui, qui est mort voici quatre ou cinq ans, mais
qui a laissé un digne successeur en M. Léveillé, a eu les qualités
d'un rénovateur. Il possédait l'amour du verre pour la matière
même et s'est appliqué à embellir celle-ci de toutes les richesses
de nuances capables de la faire valoir. Il a eu, au degré suprême,
le sens du précieux dans les vitrifications. Tout devenait gemme
entre ses mains. Le verre s'empourprait d'un suc de rose au con-
tact des sels d'or, s'éclaboussait d'un jet de sang là où l'oxyde
de cuivre le venait marquer, empruntait au manganèse la trans-
parence violette de l'améthyste ou bien laissait jouer le jaune
d'étain, pareil à une huile dorée , dans ses craquelures lumi-
neuses (1). Le plaisir des yeux par la splendeur du coloris, voilà
ce que cherchait avant tout Rousseau. Cela n'a pas suffi à Emile
Galle, qui, lui, a voulu faire dire au verre ce que personne avant
lui n'avait ambitionné de lui demander, des choses subtiles et
tendres, compliquées et délicates. Par la grâce de son imagination
inventive, tout devient sous ses doigts motif d'ornementation. Il
prend ses sujets autour de lui et en lui-même. D'une coquille
commune de Lorraine, il sait tirer une forme de vase, et aux
flancs de ce cornet de verre d'une limpidité d'eau courante, il
grave des enfans nus chevauchant des escargots aux cornes étirées.
Tantôt il consacre une coupe aux fameuses grilles de Nancy, ou
bien il célèbre à l'occasion d'un mariage, d'une naissance, d'un
événement familial quelconque, ou de quelque incident historique,
tel que le voyage de l'empereur et de l'impératrice de Russie en
France, les sentimens qu'évoquent de pareilles commémorations.
Avec une adresse prestigieuse il sait tirer des fleurs d'innom-
(1) L. de Fourcaud, Revue des Arts décoratifs, t. V, p. 260.
UNE MAISON DE VERRE. 137
brables formes, et pour ses brillantes fantaisies il tire parti d'une
façon merveilleuse des accidens du feu, ménageant, en véritable
sorcier, les oxydations et les marbrures, gravant, par exemple,
les figures du Sommeil, du Silence et de la Nuit sur une coupe que
les oxydes ont, par hasard, veinée de traînées noires, ou bien
incisant un combat de pieuvres sur un vase dont les tons ver-
dâtres ont éveillé en lui l'illusion du fond de la mer.
Constamment en progrès, Emile Galle a exposé encore au
dernier Salon des verreries remarquables autant par la valeur de
l'expression intellectuelle que par la nouveauté des pâtes cristal-
lines qu'il a mises en œuvre. Ces pâtes « se montrent tantôt, sui-
vant les expressions mêmes du verrier nancéen, brochées et pa-
reilles à de légers tissus, tantôt marquetées à la manière de ses
ébénisteries, cette fois par insertion à chaud des pièces de décor
dans l'épaisseur du cristal en fusion (1). » Ainsi que le dit fort
bien un juge éminemment compétent, M.Victor Champier, « c'est
une ornementation puissante et délicate en même temps. Il y a là
des innovations fécondes en surprises, telles que Xo. patine du verre,
floraison pour l'œil, caresse attiédie par le toucher; le brochage,
qui voile de tulles et de gazes vaporeuses l'éclat dur des cristaux;
les verres mosaïques, marquetés, sous glaçure; Vintorsia, art tour
à tour barbare ou léger comme le parenchyme d'un pétale de
fleur. Des épanouissemens de décors montent des parois internes
et du fond d'horizon pour fleurir à l'épiderme des vases, florai-
sons qui n'ont besoin d'aucune retouche, ou bien deviennent mo-
tifs à des finitions exquises... Cette nouvelle production française
est due à des recherches de laboratoire menées par Galle, depuis
plusieurs années, avec tout le mystère possible (2). »
Parvenu à cette hauteur, l'art du verre ne semble pas pouvoir
aller plus loin. Un artiste comme Emile Galle fait songer à un
abstracteur de quintessence qui essayerait de matérialiser l'impal-
pable et de vitrifier le rêve. Ce magicien du feu parait donner un
démenti à ce que nous disions tout à l'heure sur les progrès
comparés de la verrerie dans l'antiquité et dans les temps mo-
dernes. Mais son exemple est précisément fait pour démontrer la
souplesse, la puissance, la diversité et l'étendue des ressources
d'une matière telle que le verre, puisque par l'étude chimique de
ses modes d'expression, par l'ingéniosité des ornemens adaptés
(1) Revue lies Aris décoratifs, t. XVIII, p. 148.
(2} Victor Champier, ibid.
138 REVUE DES DEUX MONDES.
aux conditions techniques qui limitent son effort, l'artiste s'en fait
un véritable langage assez riche pour traduire les subtils caprices
de son imagination, assez éloquent pour émouvoir et séduire.
Traité avec une pareille virtuosité, le verre n'est plus simplement
un moyen industriel, un agent utilitaire, un élément docile de
progrès pour le confortable ou l'hygiène : il se hausse à un rôle
supérieur et devient le serviteur de la Beauté, un évocateur de
l'Idéal.
C'est à un point de vue plus modeste, plus terre à terre, ne
l'oublions pas, que nous nous sommes placé pour examiner dans
cette étude les ressources du verre. Nous nous sommes efforcé
de prouver que l'industrie contemporaine est très loin encore
d'avoir dit son dernier mot en ce qui concerne cette matière, et
que, malgré les récens perfectionnemens dus à la science mo-
derne, on n'a pas encore su tirer d'elle toutes les applications que
ces perfectionnemens mêmes permettent d'entrevoir. JNous avons
vu que les recherches des savans et des artistes se manifestent
présentement en tous sens à cet égard. Nous avons noté les prin-
cipaux résultats atteints, sans dissimuler que ces résultats nou-
veaux ne sont point faits pour nous enorgueillir quand on les
compare à ce que fut l'industrie du verre chez les anciens. Mais,
en même temps, nous avons affirmé notre conviction que voici
précisément l'heure où les multiples tentatives qui ont pour objet
les progrès de la verrerie vont enfin se coordonner, se préciser,
et aboutir à des conséquences pratiques d'une inappréciable
portée. Grâce à la pierre de verre inventée par M. Garchey, grâce
aux panneaux en opaline de Saint-Gobain, tels que ceux que
M. Jacques Galland exposait au dernier Salon, il est certain que
l'architecture actuelle possède des élémens qui aideront prompte-
ment à sa transformation décorative et à son adaptation aux lois
impérieuses de l'hygiène. Les verres pour vitraux sont mainte-
nant d'une fabrication parfaite. Les Américains y ont ajouté les
étrangetés d'une pâte dont les demi-transparences laiteuses ont
souvent d'heureux emplois. Pour ce qui est de la gobeleterie, les
procédés scientifiques se multiplient et offrent à l'ingéniosité
des fabricans un vaste champ de combinaisons imprévues : res-
tent à trouver les formes les plus élégantes et les plus ration-
nelles, les décors du goût le plus pur pour la meilleure utilisa-
tion des procédés de la galvanoplastie, de la gravure chimique et
autres, dont on s'est rendu maître. Les succès de M. Emile Galle
UNE MAISON DE VERHE. 139
ont stimulé les ambitions. En Angleterre, c'est M, Webb, qui,
après s'être voué aux imitations de la verrerie antique, et après
s'être adonné à la copie du vase de Portland, a voulu aller plus
loin et trouver de nouveaux effets de couleur. En Autriche, c'est
M. Lobmeyr, qui s'est appliqué à rendre aux anciennes verreries
de Bohême leur éclat d'autrefois par l'opulence de scintillans
émaux. En Italie, ce sont les fabriques de Murano qui ont fait
refleurir la gloire des verreries vénitiennes de la Renaissance.
En Allemagne, c'est M. Kœpping, qui réalise avec le verre des
prodiges de vases dont la forme gracile est empruntée à des
fleurs plus légères qu'un souffle. En Amérique, enfin, c'est
M. TitTany, qui, non content de fabriquer des vitraux qu'on dirait
faits avec de l'agate en fusion, ou des verres à reflets métal-
liques qu'on croirait sortis de l'atelier d'un alchimiste, se met
encore à façonner des ameublemens complets en verre, témoin
cet autel extraordinaire qu'il envoya au mois de mai dernier à
la Galerie des Machines. En un mot, partout la ruche des ver-
riers est en travail, et c'est à qui nous ménagera quelque cu-
rieuse surprise. Dans ces conditions, il nous semble impossible
que l'Exposition universelle de 1900 ne nous apporte point des
démonstrations nouvelles dont profitera l'avenir. On peut beau-
coup attendre d'une industrie qui, comme celle du verre, se prête
si aisément à tant de manifestations et qui répond à des besoins
si différens dans notre société moderne.
Jules Henrivaux.
LE
CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS
Parmi les phénomènes caractéristiques de cette fin de siècle, je
n'en connais guère de plus intéressant, de plus significatif à tous
égards, ni, en vérité, de plus paradoxal que le développement du
catholicisme aux Etats-Unis. Comment ceux qui n'étaient, il y a
cent vingt-cinq ans, qu'un peu plus du centième de la population
de l'Union, 30 ou 40 000 âmes sur 3 millions d'habitans, en sont-ils
devenus le septième, 9 ou 10 millions sur un chiffre qui n'atteint
pas encore tout à fait 65 millions? et comment, de toutes les con-
fessions qui se partagent « l'un des peuples les plus religieux »
du monde, la plus nombreuse, et bientôt la plus riche? Sur ce
vaste territoire où l'on ne comptait en 1789 qu'un seul siège épi-
scopal, comment se fait-il qu'il y en ait aujourd'hui quatre-vingt-
huit, 8 000 prêtres où l'on n'en comptait alors qu'une trentaine,
6 000 églises où je ne crois pas qu'il y en eût seulement dix? Et,
pour tout résumer d'un seul trait, comment se fait-il enfin qu'une
ville, jadis fondée par des marchands protestans, et devenue le
juste orgueil de la puissance anglo-saxonne — c'est New- York que
je veux dire (1), — soit actuellement, après Paris, et avec Vienne,
la plus grande ville catholique du monde? La liberté, comme on
le dit, a-t-elle toute seule accompli cet ouvrage? Mais la liberté,
qui est la condition de tout, n'est l'ouvrière agissante ni la raison
de rien; et il faut chercher plus profondément. S'il y a des causes
particulières et locales, des causes vraiment « américaines » de ce
(1) En y comprenant Brooklyn et Jersey City.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 141
prodigieux développement, il y en a d'autres, et de plus générales,
et qui tiennent peut-être à l'essence même du catholicisme. « Les
hommes de nos jours sont naturellement peu disposés à croire,
— écrivait Tocqueville il y a soixante ans, — mais dès quils ont
une religion, ils rencontrent aussitôt en eux-mêmes un instinct
caché qui les pousse à leur insu vers le catholicisme. » Il ajoutait
prophétiquement : « Si le catholicisme parvenait enfin à se sous-
traire aux haines politiques qu'il a fait naître, je ne cloute presque
point que ce même esprit du siècle, qui lui semble si contraire,
7ie lui devînt très favorable, et qu'il ne fît tout à coup de grandes
conquêtes (1). » C'est ce qui s'est vu en Amérique, aux Etats-Unis,
dans le siècle où nous sommes, et c'est ce que je voudrais essayer
de montrer.
I
Je ne rappellerais pas ici les tout premiers débuts, assez loin-
tains déjà, du catholicisme aux Etals-Unis, — c'était vers 1634, —
s'ils n'avaient en même temps été les débuts de la tolérance et de
la liberté religieuse en Amérique. Les Américains le savent bien ;
et leurs historiens ne parlent pas de sir George Cal vert, premier
lord Baltimore, et de ses deux fils, les fondateurs de la colonie du
Maryland, avec moins de gratitude et de patriotique orgueil que
des fondateurs eux-mêmes de la Nouvelle-Angleterre (Massachu-
setts, Rhode-Island, Vermont, New-Hampshire, Maine, Connec-
ticut), les pèlerins du Mayfîower. « On ne saurait contester à la
colonie de lord Baltimore l'honneur d'avoir été la première
société des temps modernes qui ait réalisé l'idée tout entière de
la liberté religieuse (2). » Ainsi s'exprimait, dans son livre sur la
Religion aux Etals-Unis, en 1844, le révérend Robert Baird; et,
n'oubliait-il pas un peu la France d'Henri IV? Mais la vérité
l'obligeait d'ajouter : « Chose d'autant plus admirable que c'était
une époque où les puritains de la Nouvelle-Angleterre avaient
grand'peine à se tolérer mutuellement, et à tolérer les papistes;
où les Virginiens, dans leur zèle aveugle, ressentaient une égale
horreur pour les catholiques et pour les dissidens ; où enfin nul
Etat protestant n'estimait devoir la tolérance aux sectateurs de
(1) Alexis de Torfineville, De la démocratie en Amé.viqtie, t. 111, ch. vi.
(2) Robert Bairil. De la i-elir/ion aux Étafs-Unis d'Ainéric/ue, trathiit de ranf,'lais
par L. Burnier; Paris, 1844, Delay, I, 127.
142 REVUE DES DEUX M0>DE8.
RoQie et réciproquement! » La colonie de lord Baltimore ne
tarda pas à en faire l'expérience; et vingt ans ne s'étaient pas
écoulés qu'après avoir profité de la tolérance qui leur était offerte
au Maryland pour y fonder de nombreuses églises, les protestans
en abusaient, dès qu'ils se voyaient devenus le nombre et la force,
pour rétablir l'intolérance sur les ruines de la liberté. « Ils ré-
clamèrent la suprématie dans la province où ils jouissaient de
l'égalité, dit l'bistorien G. Bancroft; les fausses allégations ne
furent pas épargnées; on demanda la constitution d'une dotation,
aux frais de la colonie tout entière, pour le clergé protestant; »
et finalement, en 1681, le ministère anglais décidait que tous les
emplois publics du Maryland ne pourraient être désormais con-
fiés qu'à des protestans (1). Les catholiques du Maryland , pour
recouvrer leurs droits, durent attendre la guerre d'indépendance,
et qu'on eût voté le célèbre article de la Constitution de 1787,
portant que le Congrès des Etats-Unis <( ne pourrait rendre aucune
loi pour établir une religion, ni pour en prohiber le libre exer-
cice. » Deux ans plus tard, le 6 novembre 1789, à la suite de né-
gociations engagées et poursuivies entre la Cour de Bome et le
gouvernement de la nouvelle Bépublique, par l'intermédiaire de
Franklin, Baltimore devenait le siège du premier évêché d'Amé-
rique.
S'il est intéressant d'avoir vu les débuts du catholicisme en
Amérique liés à ceux de la tolérance, il ne lest pas moins pour
nous d'en voir les premiers progrès liés à l'action de la France ;
— et aux conséquences de la Bévolution. Compensation de la
Providence ou ironie de l'histoire, c'est notre Constitution ci-
vile du clergé dont l'application devait être l'origine de la re-
naissance du catholicisme en Angleterre et de sa diffusion aux
Etats-Unis. Les catholiques américains manquaient surtout de
prêtres , et le peu qu'ils en avaient manquait de science. La
France leur donna le premier de leurs grands séminaires , celui
de Baltimore, fondé en 1791 par les Sulpiciens : un Français,
M. Nagot, en fut le premier supérieur; c'est un Français, M. Ma-
gnien, qui le dirige actuellement ; il ne s'est succédé entre eux,
dans leurs délicates fonctions, que des Français ; et ce n'en est
pas moins du séminaire de Baltimore que sont sortis, sans parler
d'une trentaine d'évêques, deux des prélats qui sont au premier
(1) G. Bancroft, Histoire des Élals-Unis, traduction 1. Gatti de Gamond; Paris,
1861, Didot, t. l'Sch.vii, et t. III, ch. xiv.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 143
rang de ceux qu'on appelle ou qui s'appellent eux-mêmes les
« Américanistes » : le premier recteur de l'Université catholique
de Washington, Mgr Keane; et l'archevêque de Baltimore, primat
d'Amérique, l'illustre cardinal Gibbons (1).
C'est vers la même époque, entre 1791 et 1800, que deux
autres Français, eux aussi chassés de Franco par la Révolution,
l'abbé Matignon , ancien professeur en Sorbonne , où il avait
longtemps enseigné les Saintes Ecritures, et l'abbé Jean-Louis-
Anne-Madeleine Lefebvre de Cheverus, — le même qui fut plus
tard archevêque de Bordeaux , pair de France et cardinal, —
entreprenaient de « planter » le catholicisme à Boston, c'est-à-
dire au centre même de la Nouvelle-Angleterre et du purita-
nisme. Et aussitôt, dans un diocèse qui ne compte pas aujour-
d'hui moins de 600 000 catholiques sur 1 800 000 âmes, ou environ,
ils en réunissaient autour d'eux, pour commencer... une cen-
taine (2) ! Si la tâche fut pénible, le succès du moins les en ré-
compensa, et assez rapidement, puisqu'on 4808, Boston était un
des quatre nouveaux diocèses que le pape Pie VII instituait en
Amérique. Les trois autres étaient ceux de New-York, de Bards-
town en Kentucky (transféré depuis 1841 à Louisville), et de Phi-
ladelphie. Il y faut ajouter l'évêché de la Nouvelle-Orléans, devenu
américain depuis l'annexion de la Louisiane en 1803. Celui-ci
demeura sous l'administration de l'archevêque de Baltimore, de
1809 à 1815, c'est-à-dire jusqu'à la nomination de Mgr Dubourg,
— un autre Français, qui devait mourir archevêque de Besançon;
— et sur les quatre évêchés institués en 1808, il y en avait deux
d'attribués à des Français, celui de Boston à Mgr de Cheverus et
celui de Bardstown à Mgr Flaget.
Ces détails n'étaient pas inutiles à rappeler, quand ce ne serait
que pour les opposer à l'assertion du publiciste anglais bien connu,
M. J. Bryce, déclarant « que la France n'était pour rien dans la
vie intellectuelle et morale de l'Amérique. » Il aurait changé de
langage, comme Fa fait justement observer le vicomte de Meaux,
dans son livre sur le Catholicisme et la liberté aux États- Unis ÇS),
(1) Mémorial volume of the Centenanj of St Manj's Seminary of Saint Sul-
pice, 1 voL in-8°: Baltimore, 1891, John Murphy.
(2) Il ne sera peut-être pas indiilerent de noter que, dans les sept évèchés de
Boston, Burlington, Hartford, Manchester, Portland, Providence et Springûeld,
qui couvrent à peu près la surface de la Nouvelle-Angleterre, la proportion des
catholiques aux protestans est de 1 525 000 à 4700 000.
(3) Vicomte de Meaux, l'Église catholique et lu liberté aux États-Unis, 2° édi-
144 REVUE DES DEUX MONDES.
s'il avait daigné regarder la société catholique; et, ce qu'il ne
trouvait pas ailleurs de « français, » — dans les institutions poli-
tiques, dans les mœurs ou dans les habitudes — il l'eût vu là. Ce
sont des missionnaires français qui ont les premiers « christia-
nisé » les régions des Grands Lacs et du Mississipi, les « nations »
des Illinois, des Akensas, des Natchez ; et Chateaubriand n'a point
inventé le Père Souël. « Les colonies anglaises ne possédaient,
a dit Mgr Ireland, qu'une petite portion du territoire de notre
République. Tout le Far West, tout le Midi étaient français; « et
les noms de Détroit, de Vincennes, de Duluth, de Saint-Paul, de
Saint-Louis le rappellent. » Mais un René plus romanesque et
plus tragique encore que celui de Chateaubriand, c'est l'abbé de la
Clorivière, un autre Français, qui s'était appelé dans le monde
J. P. Picot de Limoëlan, le compagnon de Georges Cadoudal, et,
si nous en croyons l'histoire, — mais sa famille a toujours pro-
testé, — l'un des auteurs du complot de la « Machine infernale. »
Ce chouan repenti et converti a été aux Etats-Unis l'organisateur
des communautés de la Visitation, et on y en compte actuelle-
ment vingt-deux. D'autres ordres, également français d'origine,
ne s'y sont pas moins répandus : les sœurs de Saint-Vincent de
Paul, par exemple, ou les Petites Sœurs des Pauvres, ou les sœurs
du Bon-Pasteur, qui demeurent toutes étroitement attachées aux
maisons mères de France : Paris, Saint-Pern, Angers. Et pour-
quoi, — si ce n'est pas sans doute avec de « bonnes paroles »
seulement que l'on bâtit des églises, que l'on entretient des mis-
sionnaires, que l'on ouvre des écoles, que l'on soulage des misères,
— pourquoi n'ajouterions-nous pas ce détail, que, depuis 1822,
époque de sa fondation ou de sa réorganisation, l'œuvre éminem-
ment française de V Association pou?' la Propagation de la Foi, n'a
pas contribué pour moins de 25 millions de francs aux nécessités
de l'Eglise d'Amérique?
L'histoire des progrès ultérieurs du catholicisme aux États-
Unis est écrite, d'une part, dans les Annales de la Propagation de
la Foi, et, de l'autre, dans la collection des Actes des Co?iciles
d' Amérique [\) . C'est là qu'on peut voir, dans les lettres des cvê-
tion; Paris, 1893, V. Lecoil're. Livre excellent, auquel je dois beaucoup, et qui
m'aurait découragé d'écrire le présent article, si je ne m'étais placé à un point de
vue très différent de celui de M. de Meaux.
(1) Acla et décréta conciliorum recentiorum, Fribourg-en-Brisgau, 1875, Herder,
t. III; et Acla Concilii Plenarii Baltimorensis Terlii; Baltimore, 1884, Murphy.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 145
ques, dans ces actes, et dans les documens cfui les accompagnent,
contre quelles difficultés les catholiques ont dû lutter, bien des
années encore après que la Constitution leur avait cependant
accordé le libre exercice de leur culte. Ces difficultés, ne les a-t-on
pas peut-être un peu exagérées parfois, ou tournées au tragique?
Les écrivains protestans le disent, et il semble bien qu'ils n'aient
pas tort. Si les Pères du troisième concile provincial de Baltimore
ont pu parler, — dans une lettre qu'ils écrivaient au pape Gré-
goire XVI, avant de se séparer, le 22 avril 1837, — « de couvens
réduits en cendres, de sépultures violées, d'atroces calomnies
dirigées contre les religieuses, contre le clergé, contre la popu-
lation catholique tout entière, » il semble bien que leur discours
ne s'appliquât en tout qu'à la destruction du couvent des Ursu-
lines de Charleston, le il août I83i, par la populace de Boston.
Mais c'est une question de savoir s'il se mêlait vraiment du
« fanatisme » ou de la « passion religieuse » à cette explosion de
fureur populaire. On accusait les religieuses d'avoir affolé l'une
d'entre elles à force de mauvais traitemens (1). En tout cas la
réprobation contre cet acte de violence fut universelle en Amé-
rique, et les évêques eux-mêmes déclarent dans leur lettre, non
seulement que ces excès « n'ont pas été approuvés de la majeure
et de la plus saine partie de la population, a majore sanioreque
civium parte, » mais qu'au contraire « l'estime et la vénération
qu'on portait aux catholiques s'en serait plutôt augmentée : nedum
aliqiiid publicœ œstimationis amiserint... quam niaximi fiunt et
venerationi habentur. » Ils ajoutent plus loin que le nombre des
enfans confiés aux religieuses, ou aux institutions catholiques en
général, par des parens même protestans, va croissant tous les
jours. La multiplication des ordres religieux, — Jésuites, Domi-
nicains, Prêtres des Missions, Rédemptoristes, Sulpiciens, — leur
rappelle la parabole du grain de sénevé. Ils constatent que les
conversions deviennent plus nombreuses. Et finalement, la
plainte la plus vive qu'ils fassent n'est après tout qu'une manière
de se féliciter de leurs progrès, puisqu'elle consiste à regretter
que, dans cet accroissement de la population catholique, les
prêtres fassent défaut au nombre des fidèles et ne puissent prendre
(1) Nous suivons ici, pour plus d'impartialité, la version du révérend Robert
Ralrd, dans son livre sur la Relir/ion anx Éla/s-Unis, II, 284, 285, mais elle n'est
pas tout à fait conforme à celle que l'on trouvera dans les Annales de la Propa-
gation de la Foi, VIII, 182, 183.
TOME CL. — 1898. 10
446 REVUE DES DEUX MONDES.
de leur troupeau des soins assez efficaces : Numenis operario-
rum... valde inferior est illo quo opus est, longe impar necessita-
tibiis animarum nostrœ curœ commis sarum. » On remarquera qu'à
cette date de 1837, les catholiques d'Amérique ne sont pas en
tout plus de 1200 000.
Les vraies difficultés devaient venir d'ailleurs, et le plus re-
doutable obstacle que rencontrât le catholicisme était dans quel-
ques-unes de ses propres doctrines ; — ou plutôt dans la fausse
idée que l'on persistait à s'en former. Nous n'aurons pas de
peine à nous en rendre compte, si nous nous rappelons que
« les premiers colons des États-Unis s'y étaient établis en qualité
de chrétiens... et que les institutions qu'ils s'y donnèrent avaient
été marquées du sceau de la religion. (1) » Les historiens distin-
guent des colonies de conquête et des colonies de peuplement : il
y a eu aussi des colonies de religion; et les États-Unis ont com-
mencé par en être une. Mais la religion de ces premiers colons
était celle de Calvin. Et, en dépit de la tolérance et de la liberté
politique, il était inévitable que l'esprit protestant, attaqué dans
le domaine qu'il avait quelques raisons de considérer comme
sien, puisque enfin il l'avait constitué, se réveillât, s'efforçât [de
réagir, et réussît pour un temps, sinon à interrompre, du moins
à ralentir le développement de l'esprit rival. Le moyen en était
simple, et, remontant lui-même à son origine, le protestantisme
n'avait qu'à faire valoir contre le « papisme » les argumens de
l'âge héroïque de la Réformation. Les catholiques, on le pense
bien, n'eurent garde de refuser le combat.
On trouvera dans la Vie du cardinal de Cheverus., par M. Ha-
mon (2), de curieuses réponses du prélat à un protestant qui avait
vivement attaqué, dans une Revue de Boston, les indulgences, le
culte des reliques et 1' « intolérance romaine. » De nos jours, le
cardinal Gibbons, dans un petit livre d'une franchise, d'une simpli-
cité, et d'une clarté admirables, la Foi de nos Pères {the Faith of
our Fathers), — qui ne s'est pas répandu à moins de 240 000 exem-
plaires en vingt ans, — a discuté une à une toutes ces délicates
questions de controverse, depuis celle du purgatoire et de la
prière pour les morts, jusqu'à celle de l'invocation des saints et du
culte de la Vierge. Et à ce propos, si j'osais ici me servir d'une
(1) Baird, la Relir/ion, etc.. I, livre ii, passim.
(2) Voyez la Vie du cardinal de Cheverus, par le curé de Saint-Sulpice [M. Hamon],
septième édition; Paris, 1883, V. Lecotlre. P. 95 à 102.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UMS. 447
expression un peu profane, il y a quelque chose de piquant à
le voir justifier la piété catholique pour la Vierge par des vers...
d'Edgar Poe, de Longfollow, et de Wordsworth (1). Mais, d'une
manière générale, et avec un sens infiniment pratique des besoins
d'une démocratie, la thèse que les catholiques américains ont re-
prise contre les protestans n'est autre que la thèse essentielle de
Bossuet dans son Histoire des Variations; et leur principal effort
a été d'établir, en matière de morale et de dogme, la nécessité
d'une autorité qui décide.
C'est ce que l'on appelle la question de l'Eglise. Si nous ne
sommes pas chrétiens, nous pouvons prendre là-dessus le parti
que nous voudrons! Mais si nous sommes chrétiens, — et nous
le sommes dès que nous sommes épiscopaux ou baptistes, mé-
thodistes ou presbytériens, — nous avons besoin d'une règle
qui nous guide; et comme cette règle n'en est une qu'à la condi-
tion d'exister en dehors de nous, de nous être extérieure, anté-
rieure et supérieure; et comme l'expérience prouve qu'elle n'est
pas toujours claire ; et, tandis que nous vaquons à nos occupa-
tions, lesquelles sont de travailler de nos mains, de faire du com-
merce ou de la banque, de la médecine ou du droit, comme
il nous faut des hommes dont l'occupation ne soit que d'étudier
cette règle; et comme enfin cette étude peut les conduire eux-
mêmes à des conclusions différentes, nous avons besoin d'une
parole qui ramène à l'unité leurs divisions, leurs divergences,
et leurs contradictions. Ainsi ont raisonné les catholiques amé-
ricains, d'une manière qu'il nous est difficile, quant à nous, de
ne pas trouver excellente ; — et aussitôt, de ce raisonnement
même, leurs adversaires ont tiré contre eux un nouveau moyen
de polémique.
Il n'est que trop connu, et en vain l'a-t-on plus de cent fois
réfuté, il est si commode qu'on y recourt toujours! Où est cette
règle, leur a-t-on demandé : ne serait-ce pas à Rome? Mais un
« bon citoyen » ne saurait mettre ainsi ses croyances à la discré-
tion d'une autorité étrangère, et réciproquement, quiconque les y
met, n'est donc pas un « bon citoyen; » car comment servirait-on
deux maîtres à la fois? Aux États-Unis, — et à une époque où
l'on peut dire qu'il n'existait pas encore de nation américaine,
mais une fédération d'États indépendans, dont la Constitution
(1) The Failli of our fathers, ch, xiv.
148 REVUE DES DEUX MONDES.
formait l'unique lien, — on affectait donc de craindre que, si
(( l'Église catholique venait jamais à dominer, ce fût le coup de
mort de la Constitution des États-Unis. » Ainsi s'exprimait, en
1844, le révérend Robert Baird, et il ajoutait : « On pense que les
prêtres romains ne peuvent que hair la démocratie ^ et, d'un autre
côté qu'il est impossible de balancer leur influence sur le peuple.
Je ne sais jusqu'à quel point ces craintes sont fondées : toujours
est-il que nous avons eu parmi les romanistes de chauds patriotes. . .
Ce qui, dans tous les cas, est certain, c'est que la population pro-
testante et les ministres en particulier surveillent tous les mou-
vemens du clergé romain, et quils ne paraissent nullement dis-
posés à laisser passer inaperçu ce que leurs tendances pourraient
avoir de menaçant (1). »
Ce n'était pas précisément là ce qu'on peut appeler des dis-
positions bienveillantes; et aussi, les Pères du cinquième concile
provincial de Baltimore, vers le même temps, s'en plaignaient-ils
avec quelque amertume. Ils se félicitaient toujours des progrès du
catholicisme. « Dans les vastes régions qui nous sont confiées,
quoique indignes, écrivaient-ils à Rome, la parole de Dieu se ré-
pand tous les jours davantage : Verbum Dei currit et dilatatur; »
et entre autres preuves ils en donnaient celle-ci, qu'en moins de
trois ou quatre ans, dans un seul diocèse, on avait vu s'élever
quarante -trois églises. « Mais, continuaient-ils, voici qu'on nous
accuse, nous, dont les pères ont versé leur sang comme de l'eau
pour revendiquer l'indépendance commune contre un oppresseur
qui, certes, n'était pas catholique, d'abdiquer entre les mains d'un
prince étranger, — c'est le Souverain Pontife, — nos libertés
civiles et politiques, et en nous faisant ainsi ses serviteurs, d'être
infidèles à notre République. » Ils protestaient ensuite éloquem-
ment que « leurs mœurs et leur vie suffisaient toutes seules à
prouver qu'il n'était pas de forme de gouvernement dont ne
s'accommodât la religion catholique, dès que ce gouvernement
n'avait que la paix et le progrès pour objet. » Et en terminant,
ils se flattaient que leurs accusateurs se prendraient eux-mêmes
au piège qu'ils leur avaient tendu ; ou plutôt, c'était fait, disaient-
ils, et « ils sont tombés dans le puits qu'ils avaient creusé pour
nous. »
Je ne sais, en s'exprimant de la sorte, s'ils n'anticipaient pas
(1) Robert Balrd, la Religion, etc., II, 287, 288.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 149
sur l'ordre des temps, et le fait est que l'accusation a été renou-
velée depuis cinquante ans, et plus d'une fois; mais à peine en
trouvons-nous trace dans les actes du premier concile plénier de
Baltimore, tenu du 10 au 20 mai 1852. On lit seulement, dans la
Lettre Pastorale adressée par les évêques à leur clergé et à leur
peuple, un passage où ils exhortent les (idèles à faire constamment
œuvre de bons Américains, « non pas, disent-ils, qu'il y ait lieu de
craindre à cet égard que vos sentimens puissent jamais différer de
ce qu'ils ont toujours été, mais, et à l'exemple de saint Vi\i\\,poit)'
que vous trouviez dans votre religion même de plus profondes rai-
sons encore de remplir vos devoirs de citoyens. » Un décret du
même concile vaut aussi la peine d'être rappelé. « La constitution
et les lois de nos États, y est-il dit, ayant pourvu très sagement à
ce qu'aucun pouvoir séculier n'entreprît de s'immiscer dans les
choses de la religion, les évêques devront employer tout leur
zèle, avec prudence toutefois, pour qu'en aucune rencontre les
soldats ou marins catholiques ne soient obligés d'assister contre
leur conscience aux cérémonies dos cultes non catholiques. »
Quand le pouvoir religieux, — avec la prudence qui est dans les
habitudes de l'Église catholique, — peut négocier avec le pou-
voir civil sur de semblables questions, c'est que bien des défiances
sont tombées, et la liberté religieuse est tout près d'être entière.
Quelques années plus tard les événemens de la guerre de Séces-
sion achevaient d'emporter ce qui pouvait survivre encore des
soupçons d'autrefois; et j'ignore si, comme au temps du révé-
rend Baird, « la population protestante et les ministres en parti-
culier continuent de surveiller tous les mouvemens du clergé
romain; » mais je ne crois pas qu'aucun Américain se défie
aujourd'hui du « civisme » ou même du « libéralisme » de ses
concitoyens catholiques.
11 est enfin un dernier obstacle à la propagation du catholi-
cisme aux États-Unis, que l'on m'a plusieurs fois signalé, mais
dont je n'ose guère parler, comme n'étant pas de ceux dont on
puisse aisément mesurer la force, ou seulement vérifier l'exis-
tence. Est-il donc vrai, serait-il donc possible que, dans cette
grande démocratie, l'humble origine et la condition populaire du
plus grand nombre des catholiques eussent jeté quelque défaveur
sur les doctrines qu'ils professent? Ainsi pensait-on chez nous, en
France, dans les dernières années du xvni'^ siècle ; nos philosophes
croyaient se « décrasser » en se « déchristianisant ; » et ce qui dé-
150 REVUE DES DEUX MONDES.
plaisait ou ce qui répugnait du catholicisme à nos aristocrates,
c'était qu'il fût la religion de tant de petites gens ! « La plus vile
canaille l'avait seule embrassé pendant plus de cent ans, » a dit
Voltaire ; et rien ne semblait plus odieux aux hommes de VEn-
cyclopédie que d'être obligés de penser « comme leur tailleur ou
comme leur blanchisseuse. »
Nous ne croirons pas aisément que des Américains parta-
gent cette manière de voir ou de sentir. Elle aurait quelque
chose, non seulement de trop aristocratique, mais, à proprement
parler, d'inhumain. Quelque inégalité qu'il y ait, — et qu'il
doive y avoir, — parmi les hommes, étant tous égaux devant la
douleur et devant la mort, nous devons donc l'être devant la
religion. Mais s'il fallait pourtant qu'il y eût deux sortes de
culte, — l'un pour les « petites gens, » et l'autre pour les « mil-
liardaires, » — bien loin que cette distinction nuisit dans l'avenir
aux progrès du catholicisme, tout au contraire elle en serait la
promesse et la garantie. De certaines communions peuvent être
des communions d'aristocrates : le catholicisme est aujourd'hui
plus que jamais la communion des humbles. Aussi longtemps
qu'il la demeurera, c'est à lui qu'ira l'âme des foules. Elles aime-
ront le contraste éclatant de ses pompes solennelles avec le carac-
tère populaire de son enseignement. Et c'est pourquoi, si quelques
sectes superbes n'ont pas de place dans leurs églises pour les
pauvres et les déshérités de ce monde, plaise à Dieu qu'elles ne
s'en cachent pas, mais plutôt qu'elles s'en vantent! Dans nos so-
ciétés de plus en plus démocratiques, rien ne servira mieux la
cause et les intérêts du catholicisme : In hoc signa vincet, il
vaincra par ce signe ; et si ce progrès de la démocratie n'est nulle
part plus rapide ni plus évident qu'en Amérique, c'est précisé-
ment pour cela que nulle part le catholicisme ne saurait conce-
voir de plus hautes espérances.
Cependant, au travers de toutes ces difficultés, et à mesure
même qu'elle en triomphait, l'Église catholique des États-Unis
s'organisait. Elle régularisait l'administration de son temporel.
Elle assurait son recrutement. Elle fortifiait et elle consolidait
sa discipline naguère encore un peu relâchée. Elle éliminait de
ses institutions ce qui pouvait s'y être à l'origine glissé d'encore
un peu protestant, par exemple le droit que de simples
laïques s'attribuaient de « fonder » des églises, d'en choisir et
d'en nommer eux-mêmes les pasteurs, indépendamment de l'é-
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 151
vêque, et au besoin contre son gré. Elle imposait à ses prêtres,
conformément au ccmcile de Trente, un costume qui permît de
les reconnaître en toute occasion pour tels : vestes qitœ ipsum eas
gerentem aliosque moneant cujiis concUtionis ille sit. Elle les met-
tait dans la main de leurs évèques. Elle enlevait les causes ecclé-
siastiques à la juridiction des tribunaux civils. Elle déterminait,
avec l'approbation et le concours de la cour de Rome, le mode de
nomination des évoques d'Amérique : le saint-siège les choisit
sur une liste de trois noms dressée d'un commun accord par les
curés inamovibles, les « consulteurs (1), » les évèques et l'arche-
vêque de la province ecclésiastique dont un diocèse est devenu
vacant. Elle s'occupait encore des programmes des écoles, en at-
tendant qu'un jour il lui fût donné de fonder l'Université de Wa-
shington. Elle exerçait une censure vigilante sur les livres de
classes. Elle réglementait, à diverses reprises, la question des
« mariages mixtes, » si difficile à traiter dans un pays aussi bi-
garré que les États-Unis d'Amérique. Elle mettait ses fidèles en
garde contre la séduction des sociétés secrètes, si puissantes en
pays protestant. C'est par millions que l'on compte aux Etats-
Unis les adeptes de la franc-maçonnerie. Au contraire elle croyait
devoir encourager les sociétés de tempérance, en raison des
progrès scandaleux de l'alcoolisme en Amérique, et, par une
juste tolérance, elle autorisait et elle encourageait les sociétés
de secours mutuels.
Si j'ai cru devoir ici donner tous ces détails, ce n'est pas qu'ils
puissent rien avoir de bien « inattendu » pour la plupart des lec-
teurs. Mais c'est qu'ils témoignent combien l'Eglise des Etats-Unis,
depuis son origine, a toujours eu à cœur non seulement d'affermir,
mais de resserrer son union avec Rome ; et surtout ils sont bons
pour la défendre et la venger du singulier éloge qu'on s'imagine
quelquefois en faire, et qui lui est plutôt une injure, quand on
la loue de la nouveauté de ses doctrines ou de l'indépendance de
ses allures : j'en connais qui diraient de la liberté de ses mœurs.
On ne saurait se tromper davantage; et qui voudra s'en con-
vaincre n'aura qu'à feuilleter rapidement les Actes des trois con-
ciles pléniers de Raltimore, 1852, 1866 et 1884. Ce ne sont pas
seulement, cela va sans dire, les doctrines, la hiérarchie, la dis-
cipline qui sont les mêmes, ce sont encore les cérémonies du
(1) Les <> consulteurs diocésains, « dans l'Église d'Amérique, remplissent à peu
près les fonctions de nos chanoines.
132 P.EVLE DES DEUX MONDES.
culte, auxquelles on s'efforce de donner le même éclat que de tout
temps en pays catholique.
Et, en effet, quoi qu'on en puisse dire, quel mal y a-t-il à
épuiser pour célébrer Dieu tout ce que la nature et l'art peuvent
offrir de ressources? Il me revient en mémoire un passage du
Journal d'Elisabeth Selon, la fondatrice aux Etats-Unis de
Tordre des filles de la Charité. « Florence ^lundi 9 janvier i804.
Je suis entrée dans l'église de San Lorenzo,et là, je me suis sentie
vraiment ra^^e. » — Notez qu'à cette date elle était encore protes-
tante. — « Comme je m'approchais du grand autel, formé de ce
qui existe de plus précieux, pierres et marbres admirables, ces
paroles : Mon cime glorifie le Seigneur et mon esjjrit se rejouit en
Dieu mon Sauveur, s'emparèrent de ma pensée avec une vivacité,
une ferveur telles que tout autre sentiment disparut. Limage
s'éveilla en moi de ces offrandes que David et Salomon firent au
Seigneur leur Dieu lorsque les plus riches produits de l'art et de
la nature furent dédiés à son saint Temple et sanctifiés à son ser-
vice (1). » Je le demande aux hommes de bonne foi, à quel titre, ou
de quel droit proscririons-nous ces sentimens? Pourquoi l'exal-
tation de l'imagination, si du moins nous savons la diriger vers
son vrai but, n'aurait-elle pas sa part dans la formation du senti-
ment religieux? Ne sommes-nous que de purs esprits, ou que
des « raisons » raisonnantes? Et s'il y a tout un sexe, — et aussi
toute une race d'hommes, — à qui la poésie de la religion ne soit
accessible que sous cette forme ou par cet intermédiaire des so-
lennités du culte, pourquoi la leur disputerait-on?
Il en faut dire autant de certaines dévotions qu'on peut d'ail-
leurs aimer ou n'aimer pas, mais dont on aurait tort de croire
que le caractère un peu populaire ait effrayé le « bon sens » des
catholiques d'Amérique. Je ne suis point du tout choqué pour ma
part de trouver à New-York une église consacrée sous le vocable
de Notre-Dame-de-Lorette ; et, à Chicago, s'il y en a deux de placées
sous l'invocation de Notre-Dame-de-Lourdes , je ne sais pourquoi
je regrette que l'une soit allemande et l'autre bohémienne, mais
aucune française. Il y a encore une chapelle de Notre-Dame-de-
Lourdes à Philadelphie ; et certainement j'en trouverais d'autres si
je relevais les noms des 9 670 églises ou chapelles qui figurent dans
Y Hoffmann s Catholic Directory : c'est l'annuaire officiel du catho-
(1) Elizahelh Selon et les commenconens de l'Église catholique aux États-Unis,
par M°" de Barberey, '■? édition: Paris, 1892, Poussielgue, t. 1", p. 197.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 153
licisme américain (1). Plus nombreuses encore sont les églises pla-
cées sous l'invocation du Sacré Cœur ou de Y Immaculée Concep-
tion, ou plutôt, il n'y a guère de diocèse qui n'en compte plusieurs ;
— et ceci m'amène à une observation de quelque importance. Les
catholiques d'Amérique diffèrent tellement de l'idée que l'on s'en
fait souvent, qu'au contraire ils sont parmi ceux qui ont le
plus ardemment sollicité du Saint-Siège la définition des deux
dogmes de 1' « Immaculée Conception » et de F « Infaillibilité
pontificale. »
Assurément, s'il y a deux dogmes qui fassent une difficulté
considérable entre protestans et catholiques, ce sont le dogme de
r i( Infaillibilité pontificale, » et celui de « l'Immaculée Concep-
tion ! » Aux yeux des protestans, — sans que d'ailleurs on en puisse
voir très clairement le motif — le dogme de 1' « Immaculée Con-
ception » résume l'idolâtrie romaine ; il en a marqué l'achèvement
ou le comble. Mais, d'autre part, il est clair qu'un protestant qui
souscrirait à 1' « Infaillibilité pontificale, » cesserait, aurait cessé
de l'être, serait déjà un catholique.
Cependant, entourée comme elle est de communions protes-
tantes, l'Eglise catholique d'Amérique non seulement, en aucune
occasion, n'a rien déguisé, rien dissimulé, rien adouci de ce que
ces deux dogmes avaient d'inacceptable pour ceux qu'elle vpulait
convertir, mais encore, de l'un et de l'autre, aucune Eglise, plus
constamment ou plus ardemment qu'elle, il faut le répéter, n'a
sollicité la « définition » et la « proclamation. » Dès 1846, et
avant l'avènement de Pie IX, trois ans avant l'encyclique Ubi
primiim; — c'est celle où le nouveau Pape allait consulter les
évèques de la catholicité sur « le désir et les va^ux de leur peuple
fidèle » à l'égard de l'Immaculée Conception ; — le sixième con-
cile de Baltimore avait mis solennellement, par son premier dé-
cret, et à l'unanimité des vingt-trois évêques présens, l'Eglise
catholique d'Amérique sous le patronage de la Vierge « conçue
sans péché (2). » Et douze ans avant 1870, le neuvième concile,
en 1858, dans la Lettre d'envoi qu'il adressait au souverain pon-
tife, insistait uniquement sur ce point que, si nulle part et ja-
mais on avait senti le besoin d'une autorité qui décidât, et d'une
(1) Iloffmann's calholic directory, for the year of our f.ord 1807; II. Wiltzius,
Milwaukee.
(2) Le collège catholique américain de Louvain s'appelle : American collège of
the Immaculate Conception of the Blessed Virgin Mai'i/.
154 REVUE DES DEUX MONDES.
« chaire où la vérité fût éternellement à l'abri de la contagion
de l'erreur, » c'était justement aux États-Unis. « Ceux qui sont
nés et qui ont grandi dans le sein du catholicisme, disaient à ce
propos les Pères du concile, ne se doutent pas de la gravité des
maux que le Dieu de miséricorde voulut à tout jamais écarter de
son Église en instituant la primauté de Pierre et de ses succes-
seurs... Mais nous, en Amérique, ces maux et ces dangers, si me-
naçans et si douloureux, et sous lesquels sans ce secours le chré-
tien succomberait, nous ne les voyons pas seulement, mais nous
pouvons vraiment dire que nous les touchons du doigt : ipsis fere
manibus contrectare licet. » D'autres considérations suivaient,
plus précises, non moins concluantes, et les évêques d'Amérique
terminaient en se plaignant que, trop infidèles à ces sages prin-
cipes, « beaucoup, plurimi, dont ils avaient cru pouvoir mieux
attendre... ne vissent, dans les nouveautés les plus extraordinaires,
qu'autant de symptômes et de gages assurés d'un progrès qui
élèverait leur siècle au-dessus de tous ceux qui l'avaient pré-
cédé. )) On ne pouvait être plus catholique; et, dans le sens
abusif que l'on donne quelquefois à ce mot, on ne pouvait être
moins « Américain. »
Est-ce donc à dire qu'il n'y ait rien de nouveau dans l'évolu-
tion du catholicisme aux États-Unis? Non, sans doute, mais il
faut s'entendre. Multse sunt mansiones in domo Patris : il y a plus
de diversité qu'on ne croit dans l'ample sein du catholicisme, et,
au centre même de l'unité, il y a place pour plus de liberté qu'on
ne pense. La vérité catholique ne varie pas : « Elle est aujourd'hui
ce qu'elle était hier, elle sera demain ce qu'elle est aujour-
d'hui. Mais ce sont nos rapports avec la vérité qui changent, et
nous découvrirons demain ce qui nous était hier encore caché, m
N'est-ce pas ainsi que notre connaissance des phénomènes de la
nature dépend de leurs propriétés, mais ces propriétés existaient
avant de nous être connues; et, d'autre part, ce sont toujours les
mêmes propriétés, mais difTérens esprits en tirent de différentes
conséquences ? Essayons d'éclaircir ce que cette comparaison a
d'obscur; et, par exemple, voyons comment une union plus étroite
avec le Saint-Siège, bien loin de contraindre la liberté de l'Eglise
d'Amérique, l'a au contraire accrue; comment, d'une soumission
plus complète, l'indépendance de la personne est sortie plus entière ;
et comment enfin, d'une manière plus hardie d'en user avec la
tradition, il est résulté un rajeunissement de la tradition même.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UMS. d 55
II
Observons avant tout que les mêmes mots ne veulent pas
dire exactement les mêmes choses en Europe et en Amérique, en
français et en anglais, n'expriment pas toujours les mêmes idées,
n'ont pas surtout la même portée. « Archimède, a dit Plutarque,
eut le cœur si haut et l'entendement si profond qu'il ne daigna
jamais laisser par écrit aucune œuvre de la manière de dresser
toutes ces machines de guerre, mais réputant toute cette science
d'inventer et composer machines, comme aussi tout art qui
apporte quelque utilité, vil, bas et mercenaire, il employa son
esprit et son étude à écrire seulement choses dont la beauté et
subtilité ne fut aucunement mêlée avec nécessité (1). » Je ne crois
pas que cette manière de comprendre la science, qui n'est pas rare
en Europe, soit très commune en Amérique. On veut là-bas que la
science « paie ; » et c'est justement les applications qu'on en admire
et qu'on en poursuit. Pareillement, le mot de rationalisme n'y
signifie pas tant ce qui est « rationnel, » à l'allemande ou à la
française, que ce qui est « raisonnable ; » ce qui est conforme aux
principes de la raison pure que ce qui est analogue aux données
du commun bon sens; et ce qui est conséquent, logique, et cohé-
rent que ce qui est d'usage ou, pour ainsi parler, de commerce
habituel entre gens d'esprit sain, d'humeur agissante, et de bonne
volonté. Pareillement encore, V individualisme en Amérique, — et
peut-être en Angleterre, — ne consiste pas du tout à se permettre,
comme chez nous, tout ce qui n'est pas expressément défendu par
la loi, et à s'arroger au besoin le droit de se mettre au-dessus d'elle,
mais à ne vouloir être sujet que de la loi, et à ne la combattre ou
à la réformer, s'il y a lieu, qu'en s'aidant d'elle. N'est-ce pas ce que
voulait dire tout récemment encore, dans un remarquable article
du Catholic World, MgrKcane, l'ancien recteur de l'Université de
Washington. « En Amérique, écrivait-il, tout naît et se développe
spontanément, à mesure et sous l'impulsion des faits; nos actions
ne se dirigent point conformément à des lois scientifiques, elles ne
s'inspirent que des leçons de l'expérience ; la liberté de nos choix
ou de nos résolutions n'est gênée par )a contrainte ni d'aucunes
traditions ni d'aucuns préjugés; et toutes les fois enfin que notre
(1) Plutarque, Vie de Marcellus.
156 REVUE DES DEUX MONDES.
bon sens n'est point troublé par les illusions de l'intérêt, nous ne
faisons que ce que la circonstance et la nécessité nous semblent
exiger. C'est ainsi qu'en nous trompant nous profitons de nos
erreurs mêmes (1). » Tocqueville, dans sa Démocratie en A^né-
rique, et Macaulay, si je ne me trompe, dans son célèbre Essai
sur Bacon, avaient déjà dit quelque chose de cela.
On ne s'étonnera donc Tpas a priori que, de tous les catholiques,
ceux qui se vantent, et avec raison, d'être gouvernes par les insti-
tutions les plus libres, soient pourtant ceux qui peut-être ont le
plus favorablement accueilli la proclamation du dogme de l'in-
faillibilité pontificale. On en a vu plus haut quelques-unes des
raisons, et que le caractère en était essentiellement « pratique. »
Dans un pays où, d'une seule secte, il s'en engendre tous les jours
de nouvelles, ce qui peut bien être, si l'on le veut, une preuve de
vitalité, mais ce qui est aussi une cause d'affaiblissement, les ca-
tholiques ont de tout temps senti ce que leur étroite union avec le
Saint-Siège leur conférait de prestige, de force, et d'autorité. C'est
pourquoi le Père Hecker disait au lendemain même du Concile du
Vatican : « La définition du Concile complète et fixe à jamais
l'autorité extérieure de l'Eglise contre les hérésies et les erreurs
des trois derniers siècles... Elle ne laisse subsister aucun doute
sur l'autorité du chef des Chrétiens. Les partisans de Dollinger
ne voient pas que ce qu'ils prétendent désirer, le renouvellement
de l'Eglise, ne peut s'accomplir que par le règne souverain du
Saint-Esprit, lequel règne suppose une entière et filiale soumission
à l'autorité divine extérieure (2). » C'est ce que montrait à son tour,
quelques années plus tard, à sa manière, moins mystique ou plus
concrète, moins ambitieuse aussi que celle du Père Hecker, le
cardinal Gibbons. « Il n'y a point, disait-il, de gouvernement libre,
— je crois pouvoir ainsi traduire le mot àH hidependent , — sans un
tribunal suprême chargé d'interpréter les lois et de trancher les
controverses qui peuvent toujours s'élever : telle est à Washing-
ton, la Cour suprême des Etats-Unis. C'est ainsi que l'organisation
de l'Eglise est désormais complète; et ne pouvant, comme catho-
(1) L'article a paru au mois de mars de cette année, dans le Calholic World,
et au mois de juillet, dans la Rassegna Nazionale, de Florence, sous le titre de
l' America corne é vedula dalV estera.
(2) Le Père Hecker, fondateur des Paulisles américains, par le P. W. EUiott, de
la même Compa;Lrnie. traduction française; Paris, V. Lecoffre, p. 397.
J'ai un peu adouci la manière dont le P. Hecker, avec une franchise tout améri-
caine, s'explique sur « les... partisans de Dollinger. »
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 157
liques, avoir notre tribunal suprême ni dans le Concile, qui n'est
qu'une juridiction extraordinaire, ni dans la réunion des évêques
de la catholicité, qu'on ne saurait aisément consulter, nous
l'avons dans le chef de la catholicité qui est le Pape (1). » Ce sont
là de solides raisons, des raisons très pratiques, des raisons con-
vaincantes. Et, assurément, quand il le faut, les catholiques
d'Amérique en savent trouver d'autres. Ils savent, eux aussi, ma-
nier, rapprocher, enchaîner les textes; ils savent puiser au trésor
commun de la tradition. Mais, s'ils préfèrent cependant ces moyens
plus directs, j'oserai dire plus démocratiques, ils en ont leurs
motifs, dont le principal est la facilité, qu'ils ont tout de suite
aperçue, de pouvoir, sous la protection de l'infaillibilité, tourner
leur attention et leur activité « vers d'autres objets et vers d'autres
vertus. »
En effet, catholiques ou protestans, si les Américains ressem-
blent au portrait que nous en traçait tout à l'heure Mgr Keane, on
croira sans peine qu'ils n'aiment guère à s'embarrasser de méta-
physique ou de théologie; et, à cet égard, il n"y a rien de plus som-
maire que les Décrets du second concile plénier de Baltimore, celui
de 1866, sur les hérésies que les Pères y ont condamnées, et qui
sont Y Indiff'éreniisme ;V Unitarianisme de Channing et de Parker;
VUniversalisme et le Transcendantalisme des disciples d'Emerson.
Je ne dis rien des condamnations qu'ils ont également portées
contre « l'abus du Magnétisme » et contre le Spiritisme: elles
relèveraient surtout de la physiologie. Ou plutôt, j'ai tort de dire
qu'il n'y a rien de plus sommaire : les décrets du troisième
concile plénier, celui de 1884, le sont encore davantage, et consé-
quens avec eux-mêmes, les soixante-seize évoques qui les ont
votés se sont bornés, sur l'article de la foi : De fide catholica,'A
viser les décisions du concile du Vatican et les constitutions
dogmatiques Dei filius, et Pastor œternus.
Mais s'ils répugnent à enfoncer dans de certaines questions, ou
du moins à les traiter d'une autre manière que purement histo-
rique; s'ils les considèrent en quelque sorte comme closes; et s'ils
ne conçoivent pas l'intérêt qu'il pourrait y avoir à les agiter de
nouveau, qui ne voit les raisons qu'ils ont eues d'applaudir à la pro-
clamation de l'infaillibilité pontificale, et le secours qu'ils en ont
tiré? On a feint de ne pas les comprendre, et tout dernièrement,
(1) The Faith of our fathers, ch. xi, p. Iu8, lo9.
158 REVUE DES DEUX MOINDES.
— au fort des controverses excitées jusqu'en Europe par la pu-
blication de la Vie du PèreHecker, — on leur a demandé, avec
une ironie mêlée d'indignation, ce que c'était que ces « autres
objets, » et ces « vertus nouvelles » qu'ils proposaient au catholi-
cisme. Est-ce que par hasard ils estimaient qu'un homme nouveau
fût né sur le sol d'Amérique? ou s'ils croyaient peut-être que
l'Église eût jusqu'à eux mal rempli sa tâche? Non! mais ils ont
voulu dire que leur soumission au Saint-Siège étant absolue; que
Rome étant toujours là pour les ramener dans la voie droite, s'ils
s'en écartaient ; qu'une seule parole du Souverain Pontife suffi-
sant, en toute matière, à définir la vérité du dogme, ils pou-
vaient essayer d'approprier ou d'adapter le reste aux circonstances,
aux hommes, et aux lieux. Les siècles précédons ont agi comme
si la vérité catholique n'était pas encore « faite » ou du moins
« achevée; » et, en un certain sens, elle ne l'était pas, puisqu'on
cas de controverse, on disputait toujours de l'autorité à laquelle il
appartenait d'en fixer la définition. Au fond de toutes les grandes
querelles , théologiques ou métaphysiques , — et nos gallicans
ou nos jansénistes, sans remonter jusqu'au moyen âge, en pour-
raient servir de preuve, — il y avait toujours, de l'opinion du
Pape à la décision du « futur » concile, comme un appel res-
pectueux et latent. On n'abdiquait jamais toute espérance de
vaincre. Les questions étaient suspendues, ou interrompues pour
un temps, elles n'étaient pas terminées... Mais précisément, c'est
ce qu'il n'est plus aujourd'hui permis de dire, ni surtout de pen-
ser, quand on est catholique ; et précisément aussi, cest ce que
les catholiques d'Amérique ont admirablement compris, qu'en
les rendant eux-mêmes tout entiers à leur temps, et en les libé-
rant, pour ainsi parler, de toutes les contraintes, hors une seule,
la proclamation d'un seul dogme fermait une époque de l'his-
toire du catholicisme, — et en ouvrait une autre.
C'est à ce point de vue qu'il nous faut également nous placer
si nous ne voulons pas nous méprendre sur leur Individua-
lisme. 11 n'y a guère aujourd'hui de mot, on le sait, sur le vrai
sens duquel on ait plus de peine à s'entendre, même entre gens
de bonne volonté, que ce mot d'hidividitalisme, si ce n'est celui
de Socialisme, quoique d'ailleurs ils signifient le contraire l'un de
l'autre, qu'on les ait inventés pour les opposer l'un à l'autre, et
qu'on ne puisse éviter de choisir entre l'un et l'autre. Qu'y a-t-il
cependant de dangereux dans l'individualisme? En principe, une
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 159
seule chose, qui est que chacun de nous ne cède à la tentation de
s'ériger non seulement en juge actuel, mais en loi souveraine de
ses propres actes ; et une autre chose en pratique, ou en fait, qui
est la tentation de subordonner, ou d'asservir les autres aux exi-
gences de notre développement personnel. Si donc on n'applique
l'efl'ort de son individualisme qu'à se rendre, comme les catho-
liques d'Amérique, plus digne d'une tâche dont l'objet n'est
essentiellement que de soutenir les fidèles ou de propager la foi,
d'une part; et, d'autre part, si l'on consent que ce ne soit pas
nous, mais une autorité extérieure qui nous juge, une autorité
visible, et une autorité sans appel, je n'oserais dire que le dan-
ger ait entièrement disparu, mais à coup sûr il est singulièrement
atténué. Car on concourt alors, tous ensemble, à une œuvre com-
mune, et l'esprit de cette œuvre juge les actes de l'individu,
quand encore il ne les dicte pas. Aussi le même homme a-t-il pu
écrire : « L'action croissante du Saint-Esprit, jointe à une coopé-
ration plus active de la part de chaque fidèle, élèvera la 'part de la
•personnalité humaine à ime intensité de force et de grandeur qui
marquera une ère nouvelle dans t histoire de l'Église; » et, presque
dans la même page : « En cas d'obscurité concernant l'origine di-
vine de tel ou tel mouvement de l'âme, on reconnaîtra le chrétien
éclairé et sincère à la promptitude de son obéissance aux décisions
de l'Église. » 11 n'y a pas de contradiction dans ces paroles du Père
Hecker. Il n'y en a pas davantage entre ces paroles de Mgr Ireland :
« Il y a eu des époques où l'Eglise, par une conséquence nécessaire
du genre de guerre qu'elle subissait, « dii comprimer fortement
l'activité individuelle ; » et celles-ci, qui sont également de lui :
« Aujourd'hui plus n'est besoin de cette compression... et chaque
soldat chrétien peut s'élancer à la bataille suivant l'impulsion de
r Esprit de vérité et de piété qui souffle en lui (1). » Mais par où se
fait le dénouement, pour l'archevêque de Saint-Paul, comme pour
le fondateur des Paulistes? Ils nous le disent assez clairement! Si
l'on peut en sûreté de conscience user de cette méthode nouvelle,
ou plutôt renouvelée des grands Saints et des fondateurs d'ordre,
— car, un saint François d'Assise ou un saint Ignace de Loyola,
quont-ils fait autre chose que « s'élancer à la bataille suivant
(1) Je crois que j'ai oublié de dire que toutes les citations que je faisais des
discours de Mgr Ireland, sauf une seule, dont j'indiquerai plus loin la source,
étaient tirées de l'édition qu'en a donnée Tabbé Félix Klein : l'Église et le Siècle,
8' édition; Paris, 1894, V. Lecoffre.
160 REVUE DES DEUX MONDES.
l'impulsion de l'Esprit qui soufflait en eux? » — c'est que l'on
sait, comme alors, mieux qu'alors peut-être, où est le guide, et
le chef, et le maître; c'est que « l'autorité de l'Eglise et de son
chef suprême ne court plus le moindre risque d'être méconnue ou
obscurcie ; » c'est que notre individualisme a enfin quelque part
et son frein, et sa règle, et sa loi.
Au reste, et dans le temps que l'on disputait sur le mot, une
occasion s'offrait de montrer quelle était la chose, et combien
aisément cet individualisme, en Amérique, se renonce lui-même
dès qu'on lui en présente un motif légitime. Les Américains
sont-ils une nation? La question semble impertinente, mais on la
trouve souvent posée dans les journaux d'Amérique, ou du moins
il n'y a pas longtemps qu'on l'y trouvait encore, « La grande
erreur de l'archevêque Ireland, disait-on couramment, ce sont
ses idées sur l'Amérique, sur les Américains, sur l'Eglise améri-
caine. L'Amérique n'est pas une nation, ni une race, ni un peuple,
comme la France, l'Italie ou l'Allemagne. Le père de notre Répu-
blique a fait une fédération d'Etats qu'unit entre eux le lien d'une
constitution et d'une autorité communes :il n'a point constitué de
nation. Nous avons des concitoyens dans une République, mais
nous n'avons point de nation (4). » Ce qui faisait la gravité de ces
paroles, c'est qu'elles étaient d'un journal catholique, et allemand ;
et on sait quelle est la proportion de l'élément allemand parmi les
catholiques d'Amérique. Le même journal, à quelque temps de là,
parlant d'un discours du cardinal Gibbons à Milwaukee, s'ex-
primait encore plus crûment : « Tous ces grands hommes nous
assomment, disait-il, are dragoonin'g us, — je n'ai pas le texte
allemand sous les yeux, — avec leur Américanisme. » Et un
évêque, précisant mieux encore sa pensée, disait à son tour :
« Nous ne voulons pas d'église américaine, mais une Eglise ca-
tholique, apostolique et romaine en Amérique. » L'origine du
mouvement remontait à 1886, c'est-à-dire à l'époque où Mgr Ire-
land et Mgr Keane, arrivant à Rome pour y traiter de l'organisa-
tion de l'Université catholique de Washington, avaient été « très
surpris, very mvcli siirprised » d'y rencontrer un « délégué des évê-
ques et des catholiques allemands d'Amérique. » Il était chargé
(1) Sur cette question, dans laquelle je crains bien qu'il ne soit difiicile à un
étranfjer de ne pas laisser échapper plus d'une erreur, je ne crois pas commettre
d'indiscrétion en disant que je m'autorise des conversations de Mgr Keane. J'em-
prunte les textes à un très intéressant opuscule du P. Georges Zurcher, Foreif/n
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 161
d'obtenir de la Propagande ce que Mgr Koane et Mgr Ireland ont
appelé, d'un mot assez heureux, « l'établissement en Amérique
d'une Allemagne à demeure. » Les Allemands d'Allemagne, tou-
jours attentifs, et toujours, jusque par delà les mers, passionné-
ment intéressés aux moindres progrès de leurs compatriotes,
favorisèrent de leur mieux l'entreprise. Et trois ans plus tard, en
1890, un député allemand, M. Cahensly, président ou secrétaire
général de VOEuvre de l'Archange saint Raphaël, qui est une
œuvre de protection des émigrans allemands, demandait au Pape
« des évêques nationaux » pour chacune des nationalités qui com-
posaient le corps du catholicisme américain : il parlait d' « évoques
nationaux, » et non plus seulement d'évêques allemands, parce
qu'avec le concours de son gouvernement, il s'était assuré celui
de l'Autriche et de l'Italie. L'une des grandes raisons qu'il allé-
guait à l'appui de sa demande, et qu'il croyait propre, parmi beau-
coup d'autres, à émouvoir la sollicitude et l'attention du Saint-
Père était celle-ci, qu'avec une autre organisation de l'Eglise
catholique aux Etats-Unis, — et il donnait des chiffres plus ou
moins authentiques, — les fidèles, au lieu de 10 millions, auraient
dû être 26 millions.
Si les catholiques d'Amérique devraient être 26 millions, je
l'ignore. Mais, que ce morcellement de l'Eglise catholique d'Amé-
rique en Eglises nationales, — irlandaises, allemandes, anglaises,
françaises, autrichiennes, italiennes, polonaises et grecques, —
dût servir les intérêts généraux du catholicisme aux Etats-Unis,
le Saint-Père ne l'a pas pensé, puisqu'il n"y a. pas consenti. En
tout cas, c'était le coup presque le plus sensible qu'on pût porter
à l'Eglise d'Amérique, au lendemain même du jour où le troi-
sième concile plénier de Baltimore semblait en avoir achevé
de fixer l'organisation. On l'avait longtemps accusée, nous l'avons
dit, de ne pas être elle-même « nationale; » et, comme ayant son
centre à Rome, de ne pouvoir même jamais le devenir. La péti-
tion des catholiques allemands venait donner un nouveau poids à
cette accusation. Au sein de la république américaine, et précisé-
ment en tant que catholiques, les Allemands prétendaient garder
et perpétuer, comme en pays conquis, non pas seulement leurs
habitudes ou leurs mœurs, mais leur langue et leur nationalité
d'origine. On les voyait même combattre avec violence tout ce
que tentaient les « Américanistes » en faveur de l'œuvre natio-
nale, s'il en fut une en Amérique, de la multiplication des so-
TOME CL. — 1898. H
162 REVUE DES DEUX MONDES.
ciétés de tempérance. Dautres questions encore, — qu'il serait
long-, et peut-être imprudent, de vouloir ici débrouiller, comme
la question des écoles, — se mêlaient à celle de la total absti-
nence. Si l'on était assez profondément séparé des protestans sur
d'autres points, il semblait que les Allemands prissent un mala-
droit plaisir à s'en distinguer jusque sur les points où rien n'était
plus facile et même plus « chrétien » que de s'entendre avec eux.
€ar pourquoi des catholiques n'observeraient-ils pas le dimanche
aussi scrupuleusement que les méthodistes ou les presbytériens?
et quelle nécessité que des moines fabriquent des liqueurs ou
vendent de la bière? Mais les Allemands s'obstinaient ou plutôt
s'entêtaient dans leurs revendications. On les aidait d'Europe. On
faisait entrevoir le temps « où les Allemands, les Italiens, les
Slaves, — il y a dès à présent une importante colonie polonaise
à Chicago. — formeraient des États distincts, soit en se séparant
des Anglo-Américains, soit que ces derniers eussent eux-mêmes
été absorbés par les nouvelles nationalités. » Et, à la vérité, ce
n'était plus de Rome ici qu'il s'agissait! Mais il y a des confusions
que l'on fait volontiers ; et, tandis que les autres communions
s'assimilaient ou s' « américanisaient, » il restait qu'une impor-
tante fraction du catholicisme repoussait au contraire cette « na-
tionalisation. »
L'émotion des vrais Américains fut naturellement très vive,
et leur réponse très nette aux prétentions des Allemands. « Loin
de nous, — disaient Mgr Ireland et Mgr Keane, dans un pressant
Mémoire qu'ils opposaient, dès 1886, à celui du « représentant des
catholiques allemands, » — loin de nous la pensée d'exclure les Al-
lemands del'épiscopat américain, mais un caractère étranger dans
l'Église, a foreign character in Church, sera toujours un danger
pour la religion ; et nous ne voulons pas plus en Amérique d'un
nationalisme allemand que d'un nationalisme français ou irlan-
dais. » Ils disaient encore : « Toutes les concessions qu'obtien-
dront les Allemands, nous les verrons réclamées à leur tour par
les Français, les Bohémiens, les Polonais... » Et ils concluaient:
>i II est facile de déchaîner une tempête prochaine contre l'Eglise
catholique aux États-Unis; et même le moyen en est sûr! il n'y a
qu'à nous donner pour cela les apparences d'être le produit d'un
natiojialisme européen : to make her appear as the product of a
European nationalism. » On retrouve les mêmes idées et le même
accent dans un discours prononcé à Paris, au mois de juin 1892,
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 103
par Mgr Ireland : « Si ce mémoire avait réussi, — c'est le Mémoire
Cahensly, 1890, — le résultat eût été de rendre tout notre épi-
scopat suspect au gouvernement, qui l'eût regardé comme une
légion d'étrangers campés sur le sol de la République. En Amé-
rique, nous choisissons et nous voulons choisir nos évcgues...
n importe la race, mais nous ne voulons pas que des étrangers
nous les imposent. Nous reconnaissons l'autorité supérieure du
chef suprême de l'Église, mais nous ne voulons pas que les étran-
gers s'imaginent que nous sommes encore un pays du Congo,
qu'on peut se partager à volonté. » A quelque point de vue que
l'on se place, l'archevêque de Saint-Paul avait évidemment
raison. Le temps de « camper » en Amérique est passé. On y
habite, on y a « pris racine. » L'Amérique est une nation ; elle est
une patrie ; et l'Eglise catholique ne peut qu'y être (( américaine »
comme elle est française en France, allemande en Allemagne,
espagnole en Espagne. Aussi, tout récemment, au lendemain de
la victoire de Santiago, le même archevêque de Saint-Paul, par-
lant à son peuple dans sa cathédrale de Saint-Paul, pouvait-il
s'écrier : « Nous avons le droit de contempler avec quelque joie
l'avenir qui s'ouvre devant lAmérique, car nous sommes ses fils,
et des fils qui ne le cèdent à personne en fidélité pour l'Amé-
rique. Dans la présente guerre, ni sur terre ni sur mer il ne s'est
livré une bataille où nos soldats et nos marins catholiques n'aient
exposé leur vie pour la défense de l'Amérique. Et, dans la plupart
de nos Etats, les statistiques démontrent qu'à proportion de leur
nombre, les catholiques ont fourni plus que leur contingent pour
la défense de l'Amérique (1). » C'est qu'en effet ni la sincérité des
convictions religieuses n'a jamais nui à l'ardeur du patriotisme,
ni l'ardeur du patriotisme à la sincérité des convictions reli-
gieuses. Mais, si telle est la leçon de l'histoire, combien l'appli-
cation n'en est-elle pas plus évidente qu'ailleurs là où, comme en
Amérique, la force de l'Église est d'abord dans son groupement?
et voit-on ici comment la nécessité de ce groupement, les exi-
gences de l'œuvre commune, et enfin le mélange même du sen-
timent religieux avec le sentiment patriotique, ont travaillé tous
ensemble à tempérer ce qu'il pouvait y avoir d'excessif dans l'in-
dividualisme de quelques catholiques américains? « La vie
(1) Ce très beau Discours, prononcé dans la cathédrale de Saint-Paul, a été tra-
duit par M°°* la comtesse Parravicino di Ravel, dans la Rasseçjna y^azionale, du
1" septembre 1898.
164 re\t:e des deux mondes.
typique — disait le Père Hecker en son style qui n'a pas toujours
toute la précision qu'on voudrait, — nous montre l'alliance pos-
sible entre l'individualité et la vie de communauté. »
Il ajoutait : « C'est l'idéal des États-Unis dans l'ordre poli-
tique; » et ce trait achève de caractériser « l'américanisme, »
tel que le définissait l'année dernière, au Congrès catholique de
Fribourg, Mgr 0' Gonnell, l'ancien recteur du collège américain
de Rome (1). A la vérité, je ne sais si les analogies sont aussi nom-
breuses entre le catholicisme et la Constitution des Etats-Unis,
les rapports aussi saisissans, ou les affinités aussi « providen-
tielles, » que le semblent croire quelques Américains. Il y au-
rait beaucoup à parler sur ce point! Ce qu'il y a toutefois de
certain, c'est que, dans un pays tel que l'Amérique, aussi neuf
et aussi vaste, où la terre est à peine encore appropriée; où, du
mélange de tant de races et de conditions, le peuple américain
commence à peine à se dégager; et enfin, dans un pays dont
les traditions historiques ne remontent guère au delà de cent
cinquante ans, les élémens essentiels de l'idée de patrie ne pou-
vaient guère se grouper, se concréter en quelque sorte, et s'or-
donner qu'autour de la Constitution. La Constitution des Etats-
Unis, voilà non seulement le lien fédéral, mais ce que l'on
pourrait appeler le lien mystique de la patrie américaine, et
même en Amérique, je ne crois pas que personne l'ait vu plus
nettement que l'Église catholique. « Les hommes, a-t-on dit, se
sentent liés par quelque chose de fort, lorsqu'ils songent que la
môme terre qui les a portés et nourris étant vivans les recevra en
son sein quand lisseront morts ; » et les Américains l'éprouveront
un jour 1 Mais, en attendant, ce que ce mystérieux amour de la
terre natale est pour nous, le respect idéal de la loi l'est pour
eux, et pour eux la Loi, — je copie les termes mêmes de la Décla-
ration d'Indépendance, — c'est l'expression des droits inaliénables
que « l'homme a reçus de son Créateur. » Quelles raisons les ca-
tholiques d'Amérique auraient-ils de repousser cette formule? Ils
voient dans leur Constitution « l'affirmation solennelle de la dignité
que le Créateur a conférée à sa créature ; » c'est à l'ombre de cette
Constitution que leur Eglise a pu si promptement grandir; c'est
en se montrant eux-mêmes les plus scrupuleux observateurs de
(1) Voyez la brochure intitulée : Une idée nouvelle dans la vie du P. Hecker,
présentée parMe^"' D. J. O'Connell au Congrès catholique international de Fribourg,
1897.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 165
cette Constitution qu'ils ont triomphé des préjugés de leurs com-
patriotes. Comment n'attendraient-ils pas de cette politique au-
tant de fruits dans l'avenir qu'ils en ont déjà recueillis dans le
passé! et qu'y a-t-il là qui ressemble à ce « libéralisme, » dont le
premier article était précisément l'entière séparation du domaine
de l'homme et de celui de Dieu?
Et ils n'avaient pas non plus de raisons de repousser ce qu'il
peut y avoir de « démocratique » dans la Constitution ou dans les
mœurs de leur pays, si, de tous les titres que son histoire lui a
mérités, l'Eglise, comme l'a dit le cardinal Gibbons, n'en a pas de
plus glorieux que celui d'amie du peuple. On n'a pas oublié la gé-
néreuse intervention du cardinal Gibbons dans l'affaire des Che-
valiers du travail, et comment, — soutenu dans cette intervention
par « soixante-dix » évêques d'Amérique sur « soixante-seize »
qu'il y en avait alors, — il a réussi à écarter d'une association
d'ouvriers l'excommunication dont elle était menacée. Ici encore
son langage était ensemble d'un catholique et d'un Américain :
d'un Américain, quand il disait, que « les grandes questions de
l'avenir ne seraient plus des questions de guerre, de commerce ou
de finances, mais des questions sociales, concernant l'amélioration
du sort des grandes multitudes populaires, et, en particulier des
classes ouvrières; » et son langage était d'un catholique, lorsqu'il
ajoutait, « qu'il était d'une importance capitale pour l'Église de
se ranger constamment et avec fermeté du côté de l'humanité et
de la justice à l'égard des masses qui composent la famille
humaine. »
Sera-t-il inopportun de rappeler que, dans le même temps, et
à l'occasion des mêmes Chevaliers du travail^ un autre prince de
l'Eglise et un autre Anglo-Saxon, le cardinal Manning, s'expri-
mait dans les mêmes termes : « Le Saint-Siège doit désormais cor-
respondre avec le peuple, écrivait-il, ou au moins avec des évêques
en rapports constans, directs et personnels avec le peuple... A
aucune époque, l'Episcopat n'a été aussi affranchi du pouvoir civil,
aussi solidaire du Saint-Siège et aussi uni qu'à présent. Recon-
naître ce fait évident et s'en servir, c'est une force. » On ne saurait
assurément mieux dire. Pour être « démocratique » et « popu-
laire » l'Eglise catholique n'a qu'à se souvenir de ses origines ; que
pendant plus de cent ans, — oui, Voltaire a eu raison de le dire,
et nous, il ne faut pas nous lasser de le redire — ses catacombes
n'ont été fréquentées que « par la plus vile canaille, » des esclaves,
166 REVUE DES DEUX MONDES.
des petites gens, de ceux à qui l'on est souvent si dur dans les so-
ciétés anglo-saxonnes; elle n'a qu'à se souvenir de ses saints,
reines et rois, princes et princesses, mais peuple aussi, saints de
la boutique et saints du comptoir, saints de l'atelier, saints du
travail; — et précisément, en Amérique, c'est ce qu'elle n'a ja-
mais oublié (1).
Nous ajouterons qu'aucune autre Eglise n'a mieux su où s'ar-
rêtait son rôle. Car, les revendications des Chevaliers du travail
étaient-elles toutes justifiées? Le cardinal Gibbons et les évêques
d'Amérique ne s'en sont pas portés garans à Rome et dans l'uni-
vers catholique ; et ce n'est pas même ainsi qu'ils ont posé la ques-
tion. Ils ont seulement constaté « qu'on ne pouvait nier que, pour
atteindre un but quelconque, l'association des multitudes inté-
ressées soit le moyen le plus efficace, et un moyen tout à fait na-
turel et juste. » Avec leur sens pratique et leur connaissance en
quelque sorte personnelle des questions ouvrières, — celui qui
fut le Père Hecker avait commencé par être ouvrier boulanger,
— ils ont fait observer qu'une association comme celle des Cheva-
liers du travail^ n'étant qu'une « forme transitoire de l'organisation
ouvrière », il n'y avait pas urgence à la frapper d'une condamna-
tion qui semblerait atteindre le principe de cette organisation
même. Et le grand argument enfin que faisait valoir le cardinal
Gibbons était celui-ci que « le peuple américain regardant avec
une entière confiance le progrès de la lutte sociale, » la prudence
et la dignité même de l'Eglise exigeaient « qu'on n'offrit pas à
l'Amérique une protection ecclésiastique qu'elle ne demandait pas
et dont elle ne croyait pas avoir besoin (2). » Ces derniers mots
définissent admirablement l'attitude que l'Église d'Amérique en-
tend garder. Libre de tout autre lien que celui de ses croyances,
elle laisse à ses membres toute la liberté que permettent ses
croyances, et, dans quelque question que ce soit, on ne la voit
intervenir qu'au nom de ses croyances, pour en assurer le respect
3t en sauvegarder l'intégrité. En d'autres termes, un peu fami-
liers, mais d'autant plus expressifs, elle ne se mêle, comme
Eglise, que de ce qui la regarde, et supposé qu'elle se trompe sur
ce qui la regarde, elle s'en remet de le décider à la sagesse du chel
(1) Voyez à ce sujet, dans la Vie du Pèi'e Hecker, page xxxii de la Préface, un
curieux fragment de sermon sur saint Joseph., considéré c(taime patron de ceux
qui travaillent de leurs mains.
(2) Le Mémoire du cardinal Gibbons a été publié dans l'Association catholique
des lo mai et 15 juin 1887.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 167
des fidèles. C'est ainsi que sa tendance au socialisme a trouvé dans
sa foi les limites que déjà son individualisme y avait rencontrées;
et de même que, de son individualisme, il ne lui était demeuré
qu'un peu plus d'indépendance, d'activité, de hardiesse, pareille-
ment, de son socialisme, il ne lui est resté que d'être une Église
vraiment populaire. Lui est-il défendu de se croire quelquefois,
à ce double titre, l'initiatrice d'une époque nouvelle?
Elle le croit, en effet; et, de plus d'un côté, avec des inten-
tions différentes, où parfois se mêle quelque aigreur, c'est bien un
peu ce qu'on lui reproche, de vouloir aller trop vite, et sinon
d'être trop « moderne », mais enfin de vouloir prématurément
ériger des pratiques locales et particulières en maximes de l'Église
universelle. (( Nous autres. Américains, — écrivait récemment
Mgr Keane, — nous croyons dans la simplicité de notre cœur que
nous ne saurions trop étroitement sympathiser avec les idées du
siècle où la Providence nous a fait naître... Mais les Européens,
eux, partent de ce principe que les idées du siècle sont essentiel-
lement voltairiennes, impies, anti-chrétiennes. Et nous avons beau
dire qu'en Amérique il n'en est rien; que les idées anti-chré-
tiennes, impies, voltairiennes n'entrent pour rien dans la compo-
sition de l'esprit américain ; que nous sommes aussi éloignés de
toute propagande anti-chrétienne que des horreurs de la Révolu-
tion française, il n'importe ! et pour toute réponse nous n'obtenons
qu'un sourire d'incrédulité. » Cela ne viendrait-il pas, Monsei-
gneur, de ce qu'en Europe, les idées modernes ne sont pas encore
tout à fait purgées du vice qu'elles tiennent, les unes de leur ori-
gine, et les autres de la nature des applications qu'on en a faites?
Il n'y a rien de plus facile à un Américain que d'oublier ou
d'ignorer comment Voltaire a entendu « la liberté, » par exemple,
et Robespierre « la fraternité; » mais nous, en Europe, nous ne
le pouvons pas ! Les Américains sont les fils de leur temps : beau-
coup d'entre nous, en Europe, et non des moindres, ni des pires,
n'en sont que les victimes. Nous ne pouvons pas anéantir ce qui
a été, ni libérer entièrement le présent de l'hypothèque du passé.
Et si de certaines questions, qui sont chez nous alourdies, embar-
rassées, obscurcies d'histoire se posent en Amérique à « l'état de
neuf, » pour ainsi parler, nous en félicitons de grand cœur l'Amé-
rique,— en l'enviant un peu, — mais nous ne pouvons, nous, pour
les mieux résoudre, commencer par les mutiler en les détachant de
leurs antécédens; et nous le pourrions que personne sans doute,
168 REVUE DES DEUX MONDES.
pas même l'Eglise, n'y gagnerait rien. C'est ce qu'il était indispen-
sable de dire avant d'en venir aux leçons que nous pouvons tirer,
qu'il faut que nous tirions du prodigieux développement du ca-
tholicisme aux Etats-Unis. Par cela seul qu'elle est dégagée de
toute contrainte, l'Eglise catholique aux Etats-Unis est encore,
est toujours une Eglise de « missionnaires. » « En avant, telle
est sa devise ! a écrit le cardinal Gibbons, her motto is onward (1). »
Non moins attentive qu'en Europe à garder et à cultiver ce qu'elle
possède, elle veut encore en Amérique étendre ses frontières et
acquérir de nouveaux domaines. S'il n'y a pas d'ambition plus
généreuse et plus noble, on a vu qu'il n'y en avait pas, depuis
cent ans, de mieux récompensée. On n'y saurait trop applaudir,
ni trop l'encourager ! Mais si les moyens qui se sont trouvés bons
en Amérique le sont ailleurs, ou s'ils le seront toujours et par-
tout, c'est une autre question, très différente, et il y faut regarder
de plus près.
III
Que penserons-nous donc, par exemple, de la participation de
l'Eglise catholique des Etats-Unis, en 1893, au Congrès des reli-
gions de Chicago? Depuis son intervention dans l'affaire des Che-
valiers du travail, aucun des actes qu'elle ait accomplis en com-
mun ou en corps, n'a eu plus de retentissement en Europe; et n'y
a d'ailleurs été plus diversement, ni plus faussement interprété.
Car, avons-nous pu vraiment croire que, de la confrontation de
toutes les religions ensemble , y compris le catholicisme , les
évêques d'Amérique se fussent proposé d'extraire, par des pro-
cédés analogues à ceux d'Ernest Renan, ce que l'on pourrait ap-
peler la religion minimum? Nous aurions dû réfléchir en tout cas
qu'il n'était pas besoin pour cela d'être catholique, ni même chré-
tien, mais seulement philosophe, et philosophe à la manière de
Jules Simon ou de Victor Cousin ! Les évêques d'Amérique ne
se sont pas proposé davantage de chercher entre le catholicisme
et le protestantisme « un terrain de conciliation : » première-
ment, parce qu'ils considèrent, — je cite ici les propres paroles de
Mgr Ireland, — que, « comme système religieux, le protestantisme
est dans un état de dissolution irrémédiable, dénué de toute va-
(1) Voyez l'Ambassadeur du Christ, tradui^tion française de l'abbé André; Paris,
1897, Lethielleux, ch. xxvii.
LK CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 169
leur comme puissance doctrinale ou morale ; » et en second lieu
parce qu'ils savent bien que ce « terrain » n'existe pas. Ce qui
était vrai du temps de Bossuet, qu'entre le catholicisme et le
protestantisme, il n'y a qu'une question, est encore plus vrai de
nos jours : c'est la question de l'Eglise, et elle ne comporte que
deux solutions, la négative ou l'affirmative. L'intention des
évêques d'Amérique n'a pas été non plus de soumettre ou d'exposer
leur Eglise aux jugemens contradictoires des autres « religions, »
et bien moins encore, comme s'ils n'eussent cru posséder qu'une
vérité imparfaite ou parcellaire, d'en demander le complément
aux représentans des vieux cultes asiatiques, le bouddhisme ou
le parsisme. Ce sont là romans ou songeries de mystagogues!
Mais, catholiques ou protestans, juifs ou musulmans, bouddhistes
ou parsis, philosophes, libres penseurs, puisque nous vivons de
la même vie civile; puisque nous échangeons tous les jours des
propos de morale ou de philanthropie; puisque tous ensemble,
utilement et toléramment, nous pouvons travailler, et nous tra-
vaillons en effet, à des œuvres communes, de charité, de bien-
faisance, d'humanité, c'est pour témoigner de leur bonne volonté
que les évêques d'Amérique ont pris leur part d'un Congrès, où
à vrai dire, et en dépit de son nom, ce n'était pas du tout des reli-
gions qui se rencontraient, ni surtout qui s'affrontaient, mais des
hommes religieux qui s'assemblaient pour « causer » de morale et
de philosophie religieuse.
Le cardinal Gibbons l'a dit expressément dans sa réponse aux
adresses de bienvenue des organisateurs du Congrès, M. C. Booney
et le pasteur Barrows : « Mesdames et Messieurs, — c'était le début
de son discours, — votre honorable Présidentvientdevous dire que
si je n'avais consulté que le soin de ma santé, je devrais être ce
matin dans mon lit; mais puisqu'on avait annoncé que je répon-
drais aux adresses de bienvenue, je n'ai pas voulu faire défaut de
ma personne au rendez-vous, ni laisser échapper l'occasion de vous
montrer tout l'intérêt que je prends à votre grande entreprise.
« Je manquerais à mon devoir de ministre de l'Eglise catho-
lique si je ne vous disais avant tout combien mon désir serait vif
de présenter les litres — daims — de l'Eglise catholique au res-
pect, et, si c'était possible, à l'acceptation de tout ce qu'il y a parmi
vous d'auditeurs de bonne volonté. Mais je me contenterai de
les proposer au tribunal de votre conscience et de votre raison.
Je sais que je possède en ma foi un trésor au prix duquel tous les
170 REVUE DES DEUX MONDES.
trésors de la terre n'ont rien que de méprisable, are but dross^ et
bien loin de vouloir le garder J)our moi seul, je ne demanderais
qu'à le partager avec d'autres, et d'autant qu'en les enrichissant
je ne m'appauvrirais pas. Mais si nous ne pouvons nous accorder
sur les matières de foi, ainsi que vient de le dire l'archevêque de
Chicago, je rends grâces à Dieu qu'il y ait du moins un terrain sur
lequel nous pouvons tous nous rencontrer ou nous entendre: c'est
celui de la charité, de l'humanité et de la bienfaisance. It is the
platform of charity, of humanity and of benevolence (1). » Il était
difficile, on le voit, d'écarter plus habilement, d'un Congrès des
religions, toute idée de controverse et même toute question pro-
prement religieuse.
Les évêques d'Amérique ont-ils eu d'autres raisons encore de
prendre part au Congrès des religions? Savaient-ils, peut-être,
quand ils ont accepté l'invitation des organisateurs du Congrès,
que le Sultan, comme chef de l'islamisme ; que M. Pobedonostseff,
le procureur général du Saint-Synode, au nom de l'Eglise ortho-
doxe ; que l'archevêque de Cantorbéry, au nom de l'Eglise angli-
cane; qu'une des Eglises presbytériennes elle-même de Chicago,
la propre Eglise du pasteur Barrows, que le synode général des
Eglises presbytériennes d'Amérique, y avaient répondu par une
fin de non-recevoir (2) ? et ont-ils cédé à la tentation de se mon-
trer plus libéraux que ceux qui les accusent volontiers d' « intolé-
rance » et de « fanatisme? » Ou bien encore, ont-ils voulu donner
une preuve de l'intérêt que l'Église catholique des Etats-Unis,
comme telle, prenait à l'œuvre américaine et « nationale » de
l'Exposition de Chicago? Mais ils obéissaient plutôt au sentiment
qu'un autre Anglo-Saxon, celui qui fut le cardinal Newman, —
dans un sermon intitulé Prospects of the Catholic Missioner, — a
si bien exprimé : « Si nous ne réussissons pas auprès des hommes
instruits, nous réussirons auprès des ignorans ; si nous ne parve-
nons pas à convaincre les hommes sérieux et respectables, nous
convaincrons les hommes insoucians et légers ; si nous ne conver-
tissons pas ceux qui se trouvent près de l'Église, nous converti-
rons ceux qui en sont éloignés (3). » Et, sur la foi de ces paroles
ardentes, s'ils ont cru que leur seule présence dissiperait plus d'un
(1) The Parliament of Religions and religions Congresses at the World's Colutn-
bian Exposition; Chicago et New-York, 1894, Tennyson Neely, p. 45, 46,
(2) Voyez le Congrès des Religions à Chicago en 1893, par G. Bonet-Maury;
Paris, 1895, Hachette,
(3) Newman, Discourses addressed to Mixed Congrégations, traduits en français
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS, 171
préjugé; qu'il était bon de montrer au peuple américain que le
catholicisme ne consistait pas uniquement dans sa théologie, ou
dans son mysticisme, ou dans ses pratiques de piété; qu'il n'était
pas incapable enfin des obligations de la vie commune, peut-être
n'y ont-ils pas complètement échoué. Tourmentés, eux aussi,
comme tant d'âmes généreuses, par le rêve de la « réunion, » et
voyant dans le Congrès des religions un moyen d'en hâter ou d'en
préparer la réalisation, ils l'ont saisi. Et il semble bien que, dans
cet éparpillement de sectes qui fait la grande faiblesse du protes-
tantisme, — et dont le protestantisme lui- même tantôt se lamente
et tantôt se moque, — ils ne se soient pas trompés en essayant de
manifester aux yeux du monde américain la forte et harmonieuse
unité de l'Eglise catholique.
Que si cependant, même en Amérique, le moyen a paru dan-
gereux, et, si l'on a pu, d'une manière générale, faire un grief aux
organisateurs du Congrès d'avoir « mis sous le boisseau la lumière
de l'Evangile, » on n'en renouvellera sans doute pas l'expérience.
Il y a des choses qui ne se font pas deux fois et dont la significa-
tion même s'userait à se répéter. A plus forte raison, si jamais
un nouveau Congrès des religions se rassemble, ne sera-ce pas en
Europe, ou du moins l'Eglise catholique n'y participera-t-elle pas.
Ni en Italie, ni en Allemagne, ni en France les conditions locales
du catholicisme ne sont ce qu'elles sont en Amérique, aux Etats-
Unis, ou, pour mieux dire peut-être, ce qu'elles y étaient il y a
six ans seulement. Les Américains eux-mêmes le reconnaissent
franchement. En France, notamment, un Congrès des religions
serait le triomphe du Voltairianisme, je veux dire que le fait
seul d'y participer serait pour toute Eglise l'abandon de son
dogme et la reconnaissance du principe de la « morale indépen-
dante. » Elle laisserait à la porte, en entrant, tout ce qui fait d'elle
une Eglise! Et c'est pourquoi nous regrettons que, de toutes les
manifestations de l'américanisme, il n'y en ait aucune qui ait plus
frappé les esprits en Europe que la participation des catholiques
des Etats-Unis au Congrès de Chicago. Ce sont d'autres exemples
que nous avons à recevoir de l'Amérique, d'autres leçons, moins
particulières, d'un bien autre intérêt, et, si je ne me trompe, d'une
bien autre portée.
« Jusqu'ici, disait naguère Mgr Ireland, lorsque je venais en
sous le titre de Conférences adressées aux Vrolestans et aux Catholiques ; Paris,
1853, Sagnier et Bray
172 REVUE DES DEUX MONDES.
Europe, je m'entendais qualifier d'évêque tant soit peu dangereux,
parce que j'étais un évêque démocrate, un évêque républicain;
on me prenait presque pour un hérétique. On me disait peut-être :
Ces idées vont bien là-bas, parce que les Américains ne sont pas
encore bien civilisés. Cette fois-ci, en arrivant à Rome, j'entends
dire du sommet du Vatican : « De toutes les formes de gouverne-
ment que l'Eglise a reconnues et dont elle a fait l'essai, elle ne
saurait dire jusqu'ici celle dont elle a reçu le plus de mal ou le plus
de bien. Maintenant elle fera l'essai sérieux de la forme répu-
blicaine. » Et moi, comme Américain, je lui dis : « Vous réus-
sirez. » Ces paroles, assurément, ne sauraient étonner aucun
catholique et elles sont conformes à l'enseignement constant de
l'Eglise. Dieu ne fait point acception de personnes, et il prend
en sa protection tous les gouvernemens légitimes « en quelque
forme qu'ils soient établis. » C'est ce que le Pape Léon XIIJ, avec
autant de clarté que de force, a pris soin de rappeler en plusieurs
occasions mémorables. Le catholicisme, en soi, n'a rien d'incom-
patible même avec la démocratie : Patet ex Apostolicœ Sedis actis
catholicam Ecclesimn nihil in sua constitiitione et doctrinis habere
quod ah aligna abhorreat reij)ublicœ forma (1). Mais, en France
même, on ne peut pas dire que l'expérience en eût été faite; on
n'avait pas vu dans l'histoire de grande république ni surtout de
grande démocratie catholique; 'aucun évêque n'avait mis ni pu
mettre dans son langage à ce sujet ce que l'archevêque de Saint-
Paul a mis dans le sien d'accent personnel, et c'est le point sur
lequel il convient d'insister.
Ni le catholicisme n'a rien à craindre de la liberté, ni la liberté
du catholicisme, voilà ce que l'expérience américaine a prouvé.
Sous le régime de la liberté, en pays protestant, sur le sol où le
puritanisme semblait avoir établi son empire, dans les États
déserts du Wyominget de l'idaho, comme dans les États populeux
de New- York et du Massachusetts, dans les campagnes comme
dans les villes, si d'autres confessions ont fait autant de progrès
que le catholicisme, aucune n'en a fait davantage. Les catholiques,
ne sont qu'une trentaine de mille dans l'Orégon : c'est que la po-
pulation n'y dépasse guère 300 000 âmes; mais le Massachusetts
compte environ 2500000 habitans, et les catholiques, au nombre
de 800000, en forment donc le tiers. Ils n'ont point demandé de
(1) Lettre à V évêque de Saint-Flour, du 28 novembre 1890. Voyez aussi l'Ency-
clique Liber las, du 20 juin 1888.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-INIS. 173
privilèges; on ne les a point aidés ni soutenus. Ils n'ont eu à
faire aucune concession; et, sous des cieux nouveaux, s'ils ont
senti surgir et s'agiter en eux des énergies nouvelles, ils ne les
ont exercées aux dépens ni de la rigueur du dogme, ni de la sé-
vérité de la discipline, ni du respect de la hiérarchie. Il ne s'est
pas non plus élevé de conilits ni de difficultés graves entre eux
et le pouvoir civil. Ils ont trouvé dans la loi politique tout co
qu'il leur fallait de liberté pour élever leurs églises, instituer
leurs « congrégations, » pratiquer leur culte et propager leur foi.
L'Etat de son côté n'a pas eu à se plaindre, ou plutôt, il n'a pas
eu seulement à se soucier d'eux comme catholiques. On n'a
point d'ailleurs prouvé qu'ils fussent de moins bons citoyens que
les méthodistes ou les presbytériens. Dans leurs écoles et dans
leurs séminaires, leurs conciles ont tenu la main à ce qu'on en-
seignât l'amour de la patrie : studiose quoque tradenda erit liis-
toria tiim sacra tmn profana, et prœsertim hisîoria patria, qiio
fiât ut in alumnorum animis Patrise amor hono civi conveniens
foveatar (1). Et on ne veut point ici faire de comparaisons, parce
qu'on n'en a point les élémens, mais il ne semble pas qu'aucune
autre forme du christianisme se soit finalement mieux accom-
modée de ce qu'il y a de plus populaire dans la démocratie des
Etats-Unis.
Ajoutez que l'expérience a été complète. Ce que l'on a pu re-
procher quelquefois au catholicisme en Europe, d'avoir inféodé
sa fortune à de certains partis politiques, ou de s'être constitué
lui-même en « parti, » c'est ce que l'on n'a pas pu lui reprocher
en Amérique. On n'a pas pu lui reprocher qu'il voulût restaurer
un régime tombé ou un état de choses aboli. On n'a pas pu pré-
tendre qu'il n'usât du nom de la liberté que comme d'un prétexte,
ni le faire croire même à ses adversaires. C'est de son fond qu'il
s'est développé. S'il s'est montré « libéral » dans son développe-
ment et « démocratique, » il a fallu convenir que ce n'était point
occasionnellement, mais sans doute parce qu'il y avait dans son
principe même des affinités électives pour l' « état populaire. »
« Nous aimons à penser, à tort ou à raison, disait encore Mgr Ire-
land, que nous sommes aujourd'hui dans le monde les apôtres de
la démocratie, et nous ne nous refusons pas à l'honneur de croire
que notre ardeur nouvelle rayonne au delà de l'Atlantique, et
(1) Concilii plenarii terlii, etc., p. 11. De puerorum seminariii.
174 REVUE DES DEUX MONDES.
passe quelquefois jusqu'à la vieille Europe. » Il parlait là comme
Américain, mais il parlait aussi comme catholique lorsqu'il ajou-
tait : « Un ministre protestant disait que dans ces dernières
années, si le nombre des catholiques n'avait pas augmenté d'une
manière surprenante, leur influence politique et sociale se déve-
loppait d'une manière remarquable. »
Et, loyale et complète, l'expérience, enfin, a été décisive. Car
les circonstances ont plutôt été défavorables, et, sans reparler
des défiances que le catholicisme a longtemps excitées, même
aux Etats-Unis, je ne sais à ce propos si l'on n'a pas quelque peu
exagéré ce qu'il devrait d'accroissement à la seule et brutale
accession du nombre. Par exemple, il y a plus de sept millions
d'hommes de couleur aux Etats-Unis, nègres, mulâtres ou quar-
terons ; et de ce nombre il n'y en a pas 250 000 qui soient catho-
liques. En revanche, il y en a plus de 4 200 000 sur 4 millions de
baptistes, et au moins autant de méthodistes, sur un peu plus de
5 millions ; et le méthodisme avec le baptisme sont , après le
catholicisme, les deux confessions les plus nombreuses des États-
Unis (4). Je constate encore que si, de 1881 à 1890, il s'est établi
aux Etats-Unis 6o5 000 immigrés d'Irlande , il s'y est fixé d'autre part
650 000 Anglais et 150 000 Ecossais, lesquels sans doute ont amené
peu de recrues au catholicisme. Dans la période précédente, de 1 871
à 1880, les chiffres avaient été de 440 000 Anglais et 89000 Écos-
sais, contre 445 000 Irlandais. D'un autre côté, s'il faut compter,
de 1871 à 1890, 820 000 immigrés Canadiens et 490 000 Français
ou Italiens, — Français, 120000; Italiens, 370 000, — je trouve,
pour le même laps de temps, 787 000 immigrés Suédois ou Nor-
végiens, et 120 000 Danois, soit ensemble à peu près 900000. Cela
fait, au total, en vingt ans, 2410 000 immigrés d'origine catho-
lique et 2 235 000 d'origine protestante. On eût cru la différence
infiniment plus considérable. Et il est vrai qu'il y a les Allemands
qui, en y comprenant les Autrichiens, n'ont pas afflué, depuis
vingt ans, en Amérique, au nombre de moins de 2 500 000, sur
lesquels on peut évaluer qu'il y en a bien un tiers de catholiques,
ou un peu davantage. Il est vrai que, dans les périodes précédentes,
de 1840 à 1870, l'immigration catholique a de beaucoup sur-
passé l'immigration protestante. De 1841, par exemple, à 1850, le
total de l'immigration irlandaise a été de 780 000; il a été de
(1) Les presbytériens ne sont pas plus de IjOOOOO.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 17o
914 000 de 1851 à 1860. Et il est vrai qu'enfin il est difficile de
manier les chiffres, tant il y a de façons, et si ingénieuses, de les
assembler! Mais pourtant, de ceux que nous venons de citer on
ne peut s empêcher de conclure que les conversions doivent avoir
aussi leur rôle dans le développement du catholicisme aux États-
Unis. En 1837, les Pères du concile de Baltimore parlaient déjà
des nombreuses conversions des protestans au catholicisme. Le
cardinal Gibbons les évalue à 7 ou 800 dans le seul diocèse de Bal-
timore, qui n'est pas un des plus nombreux, — les catholiques
n'y sont pas plus de 250 000 ; — et pour l'Union tout entière à
une trentaine de mille par an (1).
Qui dira les mystères de Tàme? comment on se détache d'une
croyance, ou comment on y vient d'une autre? et nous-mêmes,
le savons-nous toujours? « La doctrine de Rome touchant le ptir-
yatoire est une chose vaine, » dit un article de l'Eglise anglicane;
et des Anglicans se sont convertis au catholicisme pour n'avoir
pas pu continuer d'appartenir à une Église « qui n'admet point les
prières pour les trépassés (2). » En Amérique même, celui-ci,
cet Orestes Brownson, que les évêques d'Amérique appellent leur
« grand publiciste catholique et américain, » a demandé au ca-
tholicisme la réponse que ni le kantisme, ni Fhégélianisme, ni
le transcendantalisme n'avaient pu donner à ses angoisses méta-
physiques; et celui-là, le Père Hecker, y a cherché la satisfac-
tion que le protestantisme orthodoxe ne donnait pas à ses « aspi-
rations sociales (3). » On en a fait l'apôtre de l'individualisme, et
il n'est devenu catholique que pour avoir vu dans le catholicisme
ce que l'on a depuis lors appelé le « christianisme social ! » Un
autre encore disait récemment : « Je commencerai par cette dé-
claration surprenante que « je suis devenu chrétien parce que
jetais darwiniste » ou mieux : « C'est une conclusion darwiniste
qui m'a fait accepter la vérité du christianisme (4). » En réalité,
sachons-le bien, toute conversion est affaire individuelle; et nous
n'avons rien qui nous soit plus personnel à chacun que nos mo-
tifs de croire, ni qui échappe plus complètement, sinon peut-être
à toute analyse, du moins à toute généralisation. Que si cepeu-
(1) L'Ambassadeur du Christ, traduction française de l'abbé André, p. 456.
(2) Comment j'entrai au bercail [How I came home], par lady Herbert of Lea,
traduction française de L. de Beauriez ; Paris, 1898, Perrin, p. o9, 60.
(3) Voyez la Vie du P. Hecker, traduction française, p. 30.
(4) Johannes Jorgensen, le Néant et la Vie, traduction de M. P. d'Armailhacq;
Paris, 1898, Perrin.
176 REVUE DES DEDX MONDES.
dant, et sans vouloir violer ce qu'il y a de plus intime dans les
profondeurs de Tàme, nous cherchons par lesquels de ses carac-
tères le catholicisme a le plus sensiblement agi sur les non-
catholiques des Etats-Unis, il semble qu'on en puisse indiquer
jusqu à trois.
Il y a d'abord ce que le cardinal Gibbons appelle quelque part
a la force d'attraction de l'Eglise romaine ; » et de cette force
d'attraction, je pense que la raison en est, s'il m'est permis d'user
ici de ces images physiques, dans la masse, dans la cohésion et
dans la densité de la doctrine. En 1893, il y avait aux Etats-Unis
143 sectes ou « dénominations » différentes (1), dont la statistique
en comptait sept comme catholiques, ce qui d'ailleurs est peu
conforme à la vérité, si les vieux-catholiques, de l'école de Dol-
linger, sont en dehors du catholicisme romain, et aussi les Russes
ou les Grecs orthodoxes. Les Grecs « uniates » seuls appartiennent
au corps de l'Eglise catholique, avec lequel ils ne font qu'un, non
pas deux, et la comparaison doit donc ainsi s'établir de 141 autres
sectes, ou dénominations, à la seule Eglise romaine, o millions de
méthodistes ne forment pas moins de dix-sept dénominations
différentes, et 1 300 000 « luthériens » se divisent en dix-huit
autres. Dans cet éparpillement de sectes, l'unité seule de l'Eglise
catholique suffit déjà pour imposer. Sa continuité dans l'histoire,
l'uniformité de son enseignement, la solidarité de tous ses mem-
bres entre eux , l'organisation de sa hiérarchie sont autant de
signes de force ; et les Américains aiment les manifestations de la
force. Ce sont autant de promesses de développement , ou de
succès; et les Américains aiment le succès. Il y faut ajouter
l'éclat des cérémonies catholiques; et les Américains aiment le
faste. En 1884 et en 1889, les habitans de Baltimore n'ont pas été
du tout insensibles au déploiement des pompes catholiques dans
les rues de leur grande ville, et les années écoulées ne leur en ont
pas fait oublier l'émouvant spectacle : impressive and mémorable
sight (2). C'est qu'aussi bien, ces cérémonies elles-mêmes, et cette
hiérarchie, et cette solidarité, tout cela qu'on est parfois tenté
de croire extérieur, manifeste au contraire le trait essentiel du
catholicisme. Qui donc a dit que « l'essence de la religion réfor-
mée était d'être une protestation contre l'organisation du chris-
(1) J'emprunte ces indications au remarquable rapport du Rév. H. K. CarroU,
Government census of C/iurches, in l/ie l'urliament of Religions, p. 690.
(2) D. C. Gilman, Ballimore, dans le Saint-Nicolas d'août 1893.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 177
tianisme en société? » Ne serait-ce pas le Père Heckcr, à moins
que ce ne soit le Père EUiott, son biographe? Mais, au contraire,
le catholicisme est précisément « l'organisation du christianisme
en société, » et les hommes aiment à sentir, ils aiment à penser,
mais ils aiment bien plus à croire en société. Nos croyances ne
vivent, pour ainsi dire, que d'être partagées.
Voici encore un moyen d'action dont dispose le catholicisme.
La facilité du divorce est, dit-on, l'une des plaies de la société
américaine, et dans l'un de ses livres : Our Christian héritage, le
cardinal Gibbons y dénonce un des pires dangers qui menacent la
civilisation de son pays. « La facilité avec laquelle on divorce en
Amérique, écrivait-il en 1889, est à peine moins déplorable que
l'existence du mormonisme, et en un certain sens elle est plus dan-
gereuse, comme ayant pour elle la sanction de la loi civile (1). »
Il donnait des chiffres; il montrait qu'en vingt ans, de 1867 à
1886, le chiffre des divorces avait été de 328 716, dont 122121
pour les dix premières années, et 206 o9o pour les dix der-
nières, ce qui équivalait à une augmentation de 69 p. 100, tandis
que la population ne s'accroissait que de 30. « Les autorités
civiles, dit encore le même cardinal Gibbons, dans son livre inti-
tulé r Ambassadeur du Christ, et trop souvent les sociétés chré-
tiennes étrangères à l'Église catholique , ont abandonné l'un
après l'autre les avant-postes qui protégeaient l'institution du
mariage, si bien que maintenant l'essence même de ce sacrement
divin est attaquée, ébranlée et menacée de ruine. L'union des
époux n'est plus pour une multitude de personnes qu'un contrat
qu'on brise à volonté. » Mais, ajoutait-il, « le catholicisme seul
a été de tout temps le ferme et incorruptible défenseur du mariage
chrétien ; » et il recommandait instamment à son clergé de ne pas
laisser passer une occasion d'insister sur ce point d'histoire, de
morale, et de dogme. Il ne paraissait pas douter que, si l'on réus-
sissait à faire entendre aux femmes combien il importe à leur
dignité, à leur sécurité, à la possibilité même de leur dévelop-
pement moral, que le mariage soit indissoluble, on ne les ramenât
en nombre au catholicisme. Et il ne me l'a pas dit, je ne le lui
ai pas demandé, mais j'ai cru l'entendre, et, l'espoir qu'il expri-
mait dans son livre, j'ai cru comprendre qu'il l'avait vu déjà
commencer à se réaliser.
(1) Our Christian heritofje, by James cardinal Gibbons; Baltimore, 1889, Mur-
phy, ch. XXXV et derniei' : Des dangers qui menacent notre civilisation américaine.
TOME CL. — 1898. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
Joignons enfin le caractère d'une apologétique dont il ne faudrait
pas d'ailleurs s'exagérer la nouveauté, si déjà l'auteur du Génie du
Christiaîiisme la résumait d'un mot tout entière, quand il disait que
« les mystères du christianisme contiennent les secrets de notre
nature, » et si l'on montrerait aisément qu'elle fait le fond des Ser-
mons de Bossuet et des Pensées de Pascal, mais enfin dont on
peut dire, dont il est vrai de dire que les catholiques d'Amérique
ont tiré merveilleusement parti. On la retrouvera dans les écrits
du cardinal Gibbons, comme aussi dans presque tous les discours
de Mgr Ireland, et encore dans deux beaux sermons de Mgr Keane,
prononcés au Congrès de Chicago, l'un sur Vidée de f Incarnation
dans t histoire, et en Jésus-Christ, et l'autre sur la Religion der-
nière : the Ultiinate Religion. Mais l'expression la plus complète
en est peut-être celle que le Père Ilecker a donnée dans une lettre
au cardinal Barnabo : « Traitant chaque point de notre doctrine,
y dit-il, je considérais tout d'abord à quel besoin de notre nature
chaque dogme se rapportait et s'adressait spécialement. Ce besoin
une fois découvert, je l'expliquais jusqu'à ce que mes auditeurs
fussent pleinement convaincus de son importance. Puis la ques-
tion se présentait : « Quelle est la religion « qui reconnaît cet élé-
ment ou ce besoin de notre nature, et qui peut « satisfaire ses
légitimes exigences? Est-ce le protestantisme? » Les données du
protestantisme se trouvaient hostiles ou incomplètes. La religion
catholique, alors interrogée, se trouva reconnaître ce besoin, et
ses réponses, appuyées sur l'autorité des Saintes Écritures, fu-
rent trouvées adéquates et satisfaisantes (1). » Encore une fois, il
n'y a rien là de nouveau, et Pascal voulait dire quelque chose
de plus, mais il voulait dire aussi cela quand il nous montrait
« l'homme plus inconcevable sans le mystère du péché originel,
que ce mystère n'est inconcevable à l'homme. » L'originalité de
l'apologétique américaine n'en est pas moins d'avoir comme qui
dirait retrouvé l'argument et de s'en être habilement servi, non
seulement pour ébranler la dogmatique protestante, mais encore
pour établir l'accord de la vérité catholique avec les exigences et
les besoins eux-mêmes du siècle. Elle y a réussi. Et d'ailleurs, il
est possible, il paraît même certain qu'elle a un peu exalté les
vertus naturelles de l'homme en général, et de l'Américain en
particulier. Les raisons intrinsèques, ou plutôt subjectives, de
(I) La Vie du Père Ilecker, traduction française, Préface, p. xiii.
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS. 179
croire aux vérités de la révélation divine ne sauraient assurément
suffire à fonder la certitude objective de la révélation. A vouloir
« naturaliser le surnaturel » on risquerait de le faire évanouir.
On peut bien « naturaliser » le surnaturel général, on ne « natu-
ralisera » jamais le surnaturel particulier; et toute la question du
surnaturel est la question du surnaturel particulier. Mais ce n'est
pas aujourd'hui le temps d'insister, et il est certain qu'en recou-
rant à ce moyen de promouvoir le catholicisme à l'avant-garde,
pour ainsi parler, du mouvement de la pensée contemporaine, en
Amérique et dans le monde, les catholiques d'Amérique ne se
sont pas trompés.
C'est précisément là ce qu'il y a d'instructif dans leur exemple,
et de bien plus instructif encore pour l'homme d'État, pour le
philosophe et pour l'historien, que pour le catholique. Car le
catholique peut être heureux de ce progrès du catholicisme aux
Etats-Unis; il en peut être fier; il n'en est pas autrement étonné :
aucun progrès de sa religion ne saurait passer l'ambition de ses
espérances. Mais pour les autres, pour tous les autres, pour les
indiffcrens, pour les libres penseurs, qu'une doctrine tant atta-
quée naguère, par des moyens qu'on eût crus si puissans, de tant
de côtés, et à la fois; par des ennemis qui tous, ou presque tous,
avaient autant d'intérêt qu'ils mettaient d'acharnement à la déna-
turer et à l'anéantir; pour tant de raisons, que la raison même
semblait autoriser, et non seulement la raison, mais la grande
idole de notre temps, — c'est la science ; — qu'une telle doctrine,
bien loin de succomber, n'ait peut-être jamais exercé de pouvoir
plus considérable, ni réalisé de progrès plus rapides, que dans le
siècle de la critique, et dans le pays où la liberté ressemble quel-
quefois à l'abdication de tout ce que nous appelons en Europe
le droit de l'Etat, voilà qui est extraordinaire ! Que cette doctrine,
chassée du pays qui s'était pendant des siècles appelé « très-chré-
tien, » — c'est le nôtre, — et persécutée par des moyens aussi vio-
lons et non moins criminels que ceux qui avaient procuré la ré-
vocation de l'Edit de Nantes, ait trouvé, dans la faiblesse même
où l'on se flattait de l'avoir réduite, le principe ou plutôt le re-
nouvellement de sa force, et qu'en plein pays protestant, en
Amérique et en Angleterre, où ils n'étaient qu'à peine quelques
milliers, quelques centaines, ses fidèles se comptent aujourd'hui
par millions ; voilà qui est (( providentiel ! » Et qu'enfin cette doc-
trine, qu'on accusait volontiers de contraindre la liberté de l'es-
180 REVUE DES DEUX MONDES.
prit, comme si la liberté de l'esprit ne consistait que dans le
caprice de son dérèglement, n'ait eu besoin, pour répoudre victo-
rieusement à cette accusation, que de la liberté même dont ses
tuteurs, — ce sont les « princes des hommes » et les « pasteurs
des peuples, » — moins hardis qu'elle, l'avaient long-temps privée,
voilà qui est presque miraculeux! En tout cas, et si détachés
que nous puissions être d'elle, hommes d'Etat qui ne songeons
qu'à élargir nos « sphères d'influence ; » historiens qui nous van-
tons de n'être que les témoins impartiaux et désintéressés des
faits; philosophes qui devions savoir qu'il n'y a pas d'elTet sans
cause, et qu'il ne peut y avoir plus dans l'effet que dans la cause,
il nous faut convenir aujourd'hui que, dans cette doctrine, il y
avait donc des vertus que nous ne soupçonnions pas. Ses pires
ennemis n'ont attaqué en elle qu'un vain fantôme, œuvre lui-
même de leur imagination ou de leur fanatisme. Ils n'ont pas su
où était le principe de sa force. Ils se sont trompés s'ils ont cru
que leur esprit, ou leur éloquence, ou leur exégèse, ou leur
science triompherait de ce que l'apôtre appelait son infirmité :
Quiim infirmor tune potens sum; — et l'Eglise catholique d'Amé-
rique n'eût-elle donné que cette leçon au monde, c'en est assez
pour l'illustrer à jamais.
Oserai-je dire en terminant qu'après l'Amérique, si quelqu'un
a le droit de s'en féliciter, c'est sans doute la France. Lamennais
avait dit, le Lamennais d'avant le schisme : « On doit peu s'étonner
du progrès du libéralisme, c'est la marche naturelle des choses,
et, dans les desseins de la Providence, la préparation au salut. La
religion, emprisonnée dans le vieil édifice apostolique... ne re-
prendra son ascendant qu'en recouvrant sa liberté, et c'est là le
service que ses ennemis, instrumens aveugles d'une puissance
qu'ils méconnaissent, ont reçu d'en haut l'ordre de lui rendre.
Tout se prépare pour une grande époque de restauration sociale,
mais qui devra, comme il arrive toujours, être achetée par beau-
coup de travaux, de souffrances et de sacrifices. Pour nous, qui
ne serons plus là quand elle s'accomplira, saluons de loin cette
espérance, comme les prophètes celle du Messie, et supplions
Dieu de répandre parmi les fidèles, et le clergé surtout, les lumières
qu'exige sa position présente (1). » Quelques années plus tard,
{V, Lellre à l'abbé de tierce, 16 juillet 1830, citée par M. A. Roussel dans son
LE CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNJS. ISl
Chateaubriand écrivait à son tour : « Loin d'être à son terme, la
religion du Libérateur entre à peine dans sa période politique :
Liberté, Egalité, Fraternité. L'Evangile, sentence d'acquittement,
n'a pas encore été lu à tous... Le christianisme, stable dans ses
dogmes, est mobile dans ses lumières : sa transformation enveloppe
la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut
point, les ténèbres achèveront de s'éclaircir ; la liberté crucifiée
sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui; elle remettra
aux nations le testament écrit en leur faveur et jusqu'ici entravé
dans ses clauses (1). » Ces hautes paroles sont-elles plus françaises
ou plus américaines? Nous pouvons dire du moins, nous, Français,
que, si nous doutions de l'écho qu'elles ont eu par delà les mers,
elles et d'autres semblables, nous n'aurions qu'à nous rappeler
celles d'un Américain : « L'avenir catholique de la France, — disait
Mgr Ireland , et il n'y a guère plus de cinq ou six ans , — est du plus
vif intérêt pour l'Eglise catholique entière. Sachez-le bien, au
fond de l'Amérique, nous vous regardons, nous catholiques, pour
tirer de vous des leçons, des inspirations, et les non-catholiques
pour voir ce qui vous manque, et pour blâmer l'Eglise catholique
des fautes qui se commettent en France. Et si la France faiblit
dans sa mission, l'Eglise catholique souffre, et on nous dit à nous :
« Eh! quoi, vous voulez que l'Amérique soit catholique. Et
qu'est-ce qu'on fait dans ce pays de la France, la fille aînée de
l'Eglise?» Je ne saurais mieux terminer cette rapide esquisse du
développement du catholicisme aux Etats-Unis, qu'en recomman-
dant à l'attention de tous ceux qui se soucient un peu des desti-
nées de notre pays, ces paroles du plus « Américain,» du plus
républicain, et du plus démocrate des évêques de la catholicité.
Ferdinand Brunetière.
livre sur Lamennais; Rennes, 1892, Caillière. Cf. une belle lettre à M. de Senllt,
datée du 18 avril 1831.
(1) Mémoires d'Oulre-tombe, Conclusion.
L'OCCUPATION ÉGYPTIENNE
DU HAUT NIL
I. S. Baker, Ismailia; Londres, 1874, 2 voL — IL Emin Pascha, Eine Sammlung
von lieisebriefen und Berichten aus den ehemals segyptischen jEquatorial provin-
zen; Herausgegeben von Dr. Georg Schweinfurth und Dr. Friedrich Ratzel;
Leipzig, 1888. — III. Rev. C. T. Wilson and R. W. Feikin, Ufianda and the
Egyptian Sudan; Londres, 1882, 2 voL — IV. W. Junker, Reisen in Africa ;
Vienne, 1889-90, 3 voL — V. Major Gaetano Gasati, Zehn Jaliren in Aiquatoria ;
Bamberg, 1891, 2 voL — VI. Slatin Pascha, Feuer nnd Sc/nvert im Sudan; Leip-
zig, 1896. — VII. Birbeck Ilill, Colonel Gordon in Central yl/rica; Londres, 1879.
— VIII. R. Buchta, Der Sudan unter aegyptischer Hen'schaft ; Leipzig, 1888. —
IX. L. Hevesi, Wilhelm Junker. Lebensbild eines Afrikaforschers ; Berlin, 1896.
— X. G. Schweitzer, Emin Pascha. Eine Darslellung seines Lebens und Wirkens
mit Benutzung seiner Tagebiicher, Briefe und wissenschaftlichen Aufzeichnungen ;
Berlin, 1898. — XI. Documens recueillis au Caire.
Pendant cinquante ans environ, la domination égyptienne
dans le Soudan oriental ne varia pas notablement d'étendue. Elle
conserva les limites atteintes après les campagnes heureuses de
4820-22, qui soumirent à la volonté de Mehemet-Ali, le Dongola
et le Berber, le Sennar et le Kordofan.
Mais en 1869, le khédive Ismaïl-Pacha résolut d'accroître ses
possessions dans l'Afrique équatoriale.
Il donna l'ordre de fonder des postes militaires dans la région
traversée par le Nil Blanc, par les rivières qui, en s'unissant, for-
mont le Bahr-el-Ghasal, et par le haut cours de l'Ouellé. Cette
occupation du Haut Nil ne dura qu'une quinzaine d'années. En
1884, en effet, lesMahdistes conquirent plusieurs des postes égyp-
tiens, et ceux qui leur avaient échappé furent en 1885 l'objetd'une
renonciation de la part du gouvernement khédivial.
Il y a bien des façons d'occuper un pays, depuis celle des navi-
l'occupation égyptienne du haut NIL. 183
gateiirs portugais ou espagnols des xv*^ et xvi*' siècles qui descen-
daient sur un rivage inconnu, y plantaient une colonne aux armes
de leur roi, l'en déclaraient maître, puis se rembarquaient, et celle
qui a réussi à faire, d'une Algérie ou d'une Australie, comme une
prolongation de la métropole. Dans quelles limites TÉgypte a-t-elle
occupé le Haut-Nil? Comment a-t-elle compris son rôle de puis-
sance colonisatrice? En quoi les habitans ont-ils eu lieu de se
féliciter de sa présence? voilà, nous semble-t-il, ce qu'on a jusqu'à
présent trop négligé de rechercher.
I. — LE HAUT NIL DE 1839 A 1869
La découverte du Haut Nil Blanc date d'une soixantaine d'an-
nées. Après la fondation de Khartoum par les Égyptiens en 1822,
plusieurs explorateurs, parmi lesquels le Français Linant de Belle-
fonds, remontèrent le fleuve. Mais aucun d'eux ne dépassa le
lO** de lat. Nord. Sur les contrées situées plus au sud, où « se ca-
chait, disait-on, la tête du Nil », on en était donc encore resté aux
notions que les Arabes du moyen âge avaient empruntées à Ptolé-
mée, les géographes modernes à ceux-ci, et que J.-B. Bourgui-
gnon d'Anville avait, au milieu du xviii'' siècle, très exactement
résumées dans un mémoire justement réputé (1).
Or, en 1839, Mehemet-Ali , soit par caprice, soit dans une
vue intéressée, résolut de faire explorer les régions inconnues, au
sud du Soudan égyptien, et n'ordonna rien de moins que « de dé-
couvrir les sources du Nil Blanc. » Trois expéditions partirent
successivement de Khartoum en 1839, 1840 et 1841. Elles n'attei-
gnirent pas les sources du Nil, mais ayant remonté le fleuve jusque
dans les parages du 5° de latitude Nord, elles rapportèrent des
connaissances géographiques entièrement nouvelles sur la région
qu'elles avaient traversée. Que le Nil Blanc est navigable depuis
Khartoum jusqu'au S**, c'est-à-dire sur une longueur de douze
cents kilomètres; que de novembre jusqu'en avril les vents souf-
flent du nord ; qu'au sud du 9° vivent de nombreux troupeaux
d'éléphans, et que le pays est en conséquence riche en ivoire ;
qu'il est habité par des populations douces et accueillantes, voilà
ce qu'en 1839 on ignorait, mais ce qu'en 1842, on sut d'autant
(1) Dissertation sur les sources du Nil pour prouver qu'on ne les a pas encore
découvertes. Mémoires de littérature tirés des refjistres de l'Académie royale des
Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXVI.
184 REVUE DES DEUX MONDES.
plus sûrement que la troisième expédition avait confirmé les rap-
ports de la seconde, comme celle-ci ceux de la première.
La diffusion de ces notions provoqua un certain mouvement
commercial. De simples particuliers, les uns Européens, les autres
Arabes équipèrent à leurs frais des bateaux et partirent de Khar-
toum pour aller chercher sur les rivages du Haut Nil ces dents
d'éléphant qu'on y disait être si abondantes. Les indigènes leur
vendaient de l'ivoire, pour des verroteries et de menus objets sans
valeur. Peu à peu, ils s'aventurèrent à droite et à gauche du Nil
Blanc, dans des contrées restées inconnues aux explorateurs de
1839-42, et entrèrent aussi dans le Bahr-el-Ghasal. Ils y fondèrent
bientôt des établissemens à demeure, des zéribas, postes fortifiés,
entourés d'une épaisse haie vive, où leurs commis résidaient en
permanence.
Malheureusement, au commerce licite de l'ivoire, vint bientôt
s'ajouter l'abominable trafic de la traite des esclaves. Dans tout le
Soudan égyptien, on s'y livrait sans contrainte ni mystère. Chaque
année, les soldats de l'armée régulière, encadrés par leurs offi-
ciers, quittaient leurs garnisons de Khartoum, de Sennar ou d'El
Obeid, pour aller enlever des nègres dans les montagnes du Fa-
zoql et du Nouba. Les découvertes de 1839-42 avaient agrandi le
domaine de la chasse à l'homme. Vers 1860, les négocians euro-
péens se retirèrent, et dorénavant on vit plus nombreux chaque
année sur les marchés de Khartoum, de Berber et du Caire ces
Dinkas, ces Chillouks, ces Berris, enlevés sur les bords du Nil par
ces pirates qu'on nommait des Dongolais.
Pendant bien des années, on n'en saurait donc douter, le gou-
vernement égyptien fit peu de cas des régions du Haut Nil. Quelle
absence d'esprit de suite dans sa politique ! H arme à ses frais des
expéditions qui sont assez heureuses pour découvrir des pays
féconds en ressources et d'accès facile. La prise de possession
semblait la conséquence logique de l'exploration. Le gouvernement
se désintéresse, au contraire, des contrées qu'il a, pour leur plus
grand malheur, du reste, tirées de l'obscurité qui les couvrait.
A Khartoum, le commerce du Haut Nil nourrit quantité de
gens. Les gouverneurs généraux du Soudan voient, de la terrasse
de leur résidence, les dahabiés appareiller chaque année en
octobre pour le sud, et revenir en mars. Cependant ils ne tentent
même pas de mettre le holà aux actes de brigandage qui se com-
mettent dans ces régions où règne seul le droit de la force.
l'occupation égyptienne du haut NIL. 185
II. — LES MISSIONS DE SAMUEL BAKER ET DE GORDON, 1869-76
En 1869, le khédive Ismaïl-Pacha décida enfin l'annexion des
contrées du Haut Nil au Soudan égyptien. La ferme volonté
d'anéantir la traite des esclaves fut le mobile apparent de sa réso-
lution. Eut-elle pour mobiles réels l'espoir d'ajouter des res-
sources nouvelles à celles que la terre féconde d'Egypte livrait
sans répit à ce prodigue et sans cependant le satisfaire, ou bien le
désir de continuer l'œuvre de Mehemet-Ali son aïeul, qu'il se
piquait d'imiter? Nous l'ignorons.
Il confia à un voyageur, — nous nous garderons de dire à un
explorateur, — qui revenait de l'Afrique équatoriale, Samuel
Baker, le soin de mener à bien cette entreprise et lui en fournit
très libéralement les moyens. La mission de Baker dura jusqu'en
mai 1873_, les résultats en furent misérables et hors de proportion
avec les dépenses. Baker éleva trois postes égyptiens dans la
région du Haut Nil, l'un à Gondokoro, l'autre à Fovera sur le
Nil Somerset, qui porte dans le lac Albert les eaux du Victoria,
le troisième entre les deux premiers, à Fatiko. Là se borna son
œuvre de quatre années. H essaya d'établir des postes dans l'Ou-
uyoro, mais dut se retirer devant l'énergique résistance de
Kabrega, chef du pays.
Baker ne réussit pas davantage à anéantir la traite des escla-
ves, objet principal de sa mission. En revenant de Gondokoro à
Khartoum, il rencontra sur le Nil trois barques chargées d'es-
claves qu'on allait vendre dans le Sennar ou au Kordofan : preuve
lamentable, mais irréfutable de son insuccès. Baker ne s'était pas
représenté les difficultés de son entreprise. Quand il arriva sur
le Haut Nil, la traite des esclaves y était organisée depuis dix ou
quinze ans. Elle avait déjà ses habitudes et même ses traditions.
Les marchands d'esclaves, qui disposaient d'une véritable armée,
avaient enveloppé le pays d'un réseau de postes. Quantité de gens
au Soudan et en Egypte vivaient de ce commerce immoral, et
beaucoup de fonctionnaires en profitaient. Les officiers de Baker
eux-mêmes pactisaient avec l'ennemi. Par intérêt, ils souhaitaient
donc tous l'échec de Baker, mais en outre, musulmans, partant
convaincus de l'infériorité du nègre païen et de la légitimité de
l'esclavage, ils ne comprenaient pas pourquoi ce chrétien s'effor-
çait de rompre avec une coutume sur laquelle repose toute
186 REVUE DES DEUX MONDES.
l'organisation sociale. La tâche excédait donc les forces de Baker.
Une année entière se passa, pendant laquelle les pays nou-
vellement annexés restèrent sans direction. Enfin, en 1874, Gor-
don fut nommé « gouverneur général des provinces égyptiennes
de l'Equateur. » Au service de l'œuvre dont il prenait charge, il
mit ce haut sentiment du devoir qui domina sa vie, et cette acti-
vité qui étonnait tant ses subordonnés, que l'un d'eux me le dé-
finit un jour sous cette forme pittoresque : « Gordon? un homme
qui n'aimait pas à s'asseoir. »
Pendant trois années, de 1874 à 1876, il eut le courage de
demeurer sur le Haut Nil, presque seul, la mort ou la maladie
l'ayant privé de la plupart de ses lieutenans.
De ses diverses entreprises, Gordon en mena deux à bonne fin.
La première fut d'augmenter beaucoup le nombre des postes égyp-
tiens. Il en créa deux sur le Sobat, l'un fut établi dans un lieu par-
ticulièrement bien situé, au confluent de la rivière et du Nil Blanc ;
l'autre — auquel par un singulier contresens, des voyageurs Euro-
péens ont donné le nom de Nasser, sans se douter que ce terme
désigne simplement la fonction de chef de poste — était placé en
amont sur la rivière, à peu près à l'endroit où M. de Bonchamps,
venant d'Abyssinie, s'est arrêté en 1897. Plusieurs postes jalon-
nèrent le cours même du Nil : Gaba-Chambé, Bor, Redjaf, La-
boré, Doufilé. Deux autres furent fondés, l'un à l'ouest du fleuve,
dans le Makraka, l'autre à l'est, dans le Latouka. Enfin, Lado
devint le centre principal de la province, à la place de Gondokoro,
lieu fiévreux et malsain qu'on abandonna.
Gordon réussit encore à lancer deux petits vapeurs, le Khédive
et le Nyanza,&\iv la partie du Nil navigable en amont de Doufilé.
Après les avoir préalablement démontés, il les transporta avec
une peine extrême et non sans perdre beaucoup d'hommes, au
delà des rapides qui s'échelonnent sur 150 kilomètres de Doufilé
à Kiri.
Il eut moins de succès en Ouganda. Trois ans de suite il en-
voya des missions, que commandèrent Ghaillé Long en 1874,
E. Linant de Beilefonds en 1875, Emin en 1876. Ils publièrent
tous trois en leur temps des récits de leurs voyages, mais, comme
toute allusion politique en a été soigneusement écartée, on est
réduit à des conjectures sur l'objet que se proposait Gordon. On
ne sait donc pas s'il espérait enlever le commerce aux Arabes de
Zanzibar et le détourner vers le Nil, ou bien s'il préparait de
l'occupation égyptienne du haut NIL. 187
longue main un protectorat égyptien sur l'Ouganda, précurseur
d'une annexion. Il n'obtint aucun résultat appréciable et, après
qu'en 1877 Emin fut retourné une seconde fois dans l'Ouganda,
l'Egypte renonça à toute velléité d'expansion dans cette contrée.
Mais, lancer des bateaux sur le Nil ou envoyer des missions
constituait pour Gordon une partie secondaire de sa tâche. Son
devoir, le motif do son séjour dans ces contrées perdues, c'était
l'anéantissement de la traite des esclaves.
Sa passion pour la justice comme sa haine de toute vilenie
trouvaient également leur compte dans cette œuvre. Son hor-
reur des esclavagistes l'entraînait parfois, lui ce gentleman cor-
rect, à des actes surprenans. Il alla un jour, rapporte M. Boulger
dans sa Life of Gordon, jusqu'à cravacher l'un d'eux en plein vi-
sage et on m'a raconté au Caire qu'un autre de ces misérables
ayant été introduit dans la hutte pendant le repas, Gordon hors
de lui, se mit, dans l'excès de son indignation, à le larder de
coups de fourchette.
Fermer aux marchands d'esclaves toute issue vers le nord,
les épier, les prendre sur le fait, avoir la satisfaction de rendre
la liberté à leurs victimes, voilà l'œuvre à laquelle Gordon se
dévoua de 1874 à 1876. Sa préoccupation dominante se mani-
feste à chaque page de sa correspondance. Il ne répartit pas ses
postes au hasard sur le pays, mais les plaça en certains points
stratégiques pour entraver de son mieux les opérations des mar-
chands d'esclaves. Or, à quoi aboutit tout cet effort? Assurément
la traite ne s'exerça plus ouvertement comme jadis, mais les escla-
vagistes ne renoncèrent pas à leur commerce lucratif. Ils cor-
rompaient les fonctionnaires égyptiens, ils se frayaient de nou-
velles voies. La route de Dem Ziber à Chakka dans le Darfour
fut de plus en plus fréquentée. Junker voyageant sur le Nil
Blanc en 1876, rapporte que la veille du jour où il était arrivé
au poste du Sobat, un navire chargé d'esclaves avait descendu
le fleuve.
Gordon parvint donc momentanément à un résultat relatif, il
ne réussit cependant pas à anéantir la traite des esclaves.
m. — LA PROVINCE ÉQUATORIALE SOUS LE GOUVERNEMENT d'eMIN, 1878-1884
Dégoûté et découragé, Gordon quitta le Haut Nil à la fin de
1876. Revenu en Angleterre, il finit par céder aux instances réi-
188 REVUE DES DEUX MONDES.
térées du khédive, et accepta le poste de gouverneur général du
Soudan égyptien. Dès son arrivée à Khartoum, il eut donc à
nommer son successeur dans la province équatoriale, qui en dé-
pendait. Il fut d'abord malheureux dans ses choix, et, en moins
de dix-huit mois, quatre personnes se remplacèrent successive-
ment à Lado : deux officiers de l'armée américaine, Prout et Ma-
son d'abord, puis deux Arabes : Koukouk Aga et Ibrahim Fauzi.
Enfin Gordon appela au gouvernement de la province équato-
riale un homme qui, par ses aventures, par l'originalité même
de sa personnalité, par ses travaux scientifiques, attira l'atten-
tion du monde civilisé sur cette partie de l'Afrique, à laquelle
jusqu'alors quelques géographes seuls s'étaient intéressés : nous
avons nommé Emin (1). Il était depuis deux ans sur le Haut Nil,
où il exerçait à Lado les fonctions de médecin et de chef du ma-
gasin. Il avait aussi rempli plusieurs missions, dans l'Ouganda
et dans l'Ounyoro. L'explorateur russe Junker, l'homme, sans
doute, qui a le mieux connu Emin, et qui l'a aussi beaucoup aimé,
sans laisser cependant son affection nuire à sa clairvoyance, lui
reproche son manque de discernement dans le choix des hommes.
Il s'entourait maladroitement, prêtait l'oreille à des insinuations
calomnieuses, accordait sa confiance à des coquins et, pour leur
complaire, sacrifiait des serviteurs éprouvés. Junker l'accuse en-
core d'un goût excessif pour les détails oiseux. Emin transpor-
tait dans l'administration ses habitudes de naturaliste méticu-
leux. Il attachait une importance extrême à la stricte observation
de toutes les règles administratives. « C'était, disait Junker, un
homme de divan. »
On doit ajouter que le géographe et le naturaliste nuisirent
quelque peu au gouverneur. Certes ce n'est pas nous qui nous
plaindrons du dédoublement étrange de cette existence, et nous
nous félicitons bien au contraire que le docteur Edouard Schnitzer
ait continué à observer et à écrire pendant qu'Emin bey admi-
nistrait. Nous savons trop ce que la littérature géographique
(1) Emin, de son vrai nom Edouard Schnitzer, naquit en 1840 à Neisse en Silé-
sie. II était d'origine Israélite, mais sa mère, devenue veuve, ayant épousé en se-
condes noces un protestant, se convertit et fit baptiser son fils. Éd. Schnitzer
suivit les cours des Universités de Breslau, de Berlin et de Kœnigsberg. Docteur en
médecine en 1863, il partit pour la Turquie l'année suivante. 11 revint en Allemagne
en 1815, y séjourna seulement quelques mois et arriva au Caire le 23 octobre. Il ne
quitta plus désormais le sol de l'Afrique et fut assassiné non loin de la rive droite
du Congo, le 23 octobre 1892.
l'occupation égyptienne du haut NIL. 189
perdrait, si on en retranchait soit les Beisen un Osten des Bahr el
Djebel, soit Uebei' Hanclel und Verkehr bei den Waganda und
Wanyoro, soit enfin tant de mémoires qui restent notre meil-
leure source d'information sur toute une partie de l'Afrique
équatoriale. Les conservateurs du British Muséum, ceux des
musées d'histoire naturelle de Vienne et de Hambourg, dont
Emin a enrichi les collections de tant de précieux spécimens,
partagent certainement cette opinion. Son goût de la recherche
eut cependant des inconvéniens. La science le séparait de ses
soldats, surtout de ses officiers, qui s'étonnaient des besognes
étranges auxquelles s'appliquait le gouverneur, et le sentaient
très loin d'eux. Elle contribua partiellement à créer l'esprit d'in-
discipline qui se développa parmi ses troupes à partir de 1884.
Elle le consolait trop facilement de ses déboires. Il y a deux atti-
tudes devant les tristesses de la vie : la résignation ou bien la ré-
sistance, qui triomphe du malheur; Emin se résignait toujours.
Contre les déceptions que lui infligeaient les hommes, il cher-
chait un asile dans le temple de la méditation scientifique. Il pre-
nait vite son parti de l'ineptie ou de l'improbité d'un fonctionnaire
en mesurant un crâne ou en disséquant un oiseau.
Néanmoins, il possédait assez de connaissances et de qua-
lités pour remplir sa charge aussi bien et même mieux que tout
autre gouverneur de province égyptienne. Il parlait couramment
l'arabe, le lisait, l'écrivait même. A Khartoum, quelques hauts
personnages s'exprimant volontiers en turc, Emin, qui ne s'em-
barrassait pas pour si peu, leur donnait la réplique dans la
même langue. Les fonctionnaires du Soudan égyptien profes-
saient pour la plupart la religion musulmane; sans être de fait
mahométan, lui aussi se donnait pour tel, se conformait aux rites
prescrits, affectait de feuilleter souvent le Koran, était enfin
muni de connaissances religieuses assez fortes pour tenir tête à
tout indiscret qui se serait avisé de suspecter son orthodoxie. Il
n'y avait pas jusqu'à ce pseudonyme d'Emin sous lequel le doc-
teur Schnitzer se dissimulait, qui ne donnât le change sur sa vé-
ritable identité.
D'un Oriental, Emin possédait plus que les apparences. Son
arrivée au Soudan avait été précédée d'un séjour de onze ans en
Turquie. Longtemps secrétaire et confident d'un pacha investi
de hautes fonctions, il avait eu le temps de faire son éducation,
d'apprendre les coutumes de l'Orient, de savoir surtout la
190 REVUE DES DEUX MONDES.
manière lente et tortueuse dont les affaires publiques s'y traitent.
Il avait encore en partage un don qui se manifesta dès ses pre-
miers voyages en Ouganda et en Ounyoro, la faculté de réussir
auprès des nègres. Tandis qu'autour de lui on considérait les in-
digènes comme des êtres inférieurs, ou même comme un simple
bétail de valeur élevée, derrière le nègre Emin vit l'homme.
Il l'étudia et sut le plier à ses vues.
Emin, enfin, aimait l'Afrique. En quelque lieu qu'ils résident,
le propre des agens coloniaux est de rêver sans cesse de départ.
Ils comptent et recomptent combien de jours les séparent encore
du jour béni où ils s'embarqueront pour l'Europe. Emin, point.
C'était un des étonnemens de Junker qu'à Lado,dans leurs longs
tête-à-tête, il ne parlât jamais, même par allusion, de sa famille
ou de son pays natal. Il semblait mort à tout ce qui n'était pas le
coin de terre africaine où le hasard de sa vie aventureuse l'avait
amené. Là, il s'était uni à une Abyssine qui lui avait donné deux
enfans, et il paraissait décidé à y finir sa vie. Pendant sa com-
plète séparation d'avec le monde civilisé, de 1884 à 1888, il répé-
tait sans cesse dans ses lettres qu'il voulait rester sur le Haut Nil
pourvu seulement qu'on le ravitaillât. Certes, Stanley lui faisait
bien peur, mais malgré l'étrange fascination que cet homme exer-
çait sur lui, il aurait trouvé dans son amour pour son pays le cou-
rage de le braver en face, si l'indiscipline de ses soldats ne l'avait
contraint de se retirer. Emin a ressuscité le type aujourd'hui dis-
paru de l'Anglo-Indien, de l'agent de l'ancienne Compagnie des
Indes, qui arrivait jeune en Asie, y vivait à l'orientale avec son
harem indigène, s'attachait au pays et y mourait sans souvent
avoir revu l'Angleterre.
Aussi rêve-t-il pour sa province des destinées brillantes. Mille
beaux projets s'entre-croisent dans son esprit. Il projette d'y ac-
climater animaux domestiques et plantes utiles. De petites
cultures de riz et de cannes à sucre, nouvellement introduites,
le préoccupent fort. Il tourne les yeux vers les personnages de
marque qui s'intéressent à l'Afrique. Il veut s'adresser tantôt à
Léopold II roi des Belges, non encore souverain de l'État indé-
pendant du Congo, mais déjà protecteur de l'Association inter-
nationale africaine, tantôt au cardinal Lavigerie, archevêque de
Carthage.
En attendant la réalisation de ces desseins, Emin paye de sa
personne. Aux postes déjà fondés par Baker et Gordon, il en
l'occupation égyptienne du haut NIL. 191
ajoute d'autres, à l'est du Nil dans le Latouka, dans le Lango,
dans rOumiro, à l'ouest, dans le Makraka, au Mombouttou, dans
le Rohl, et ce fut alors, vers 1881, que la province équatoriale
atteignit ses limites extrêmes.
De 1878 à 1884, c'est-à-dire jusqu'au moment où l'apparition
des Mahdistes lui imposa des devoirs nouveaux, il parcourt sans
cesse sa province. A trois reprises, en décembre 1879, en octobre
et novembre 1880, de mars à mai 1881, il visite les pays situés à
l'est du Nil. En novembre et décembre 1879, il se rend par terre
à Boufilé, puis remonte le Nil et pénètre dans le lac Albert. 11
est au Makraka en août 1880, et à Bor en janvier 1881. Du 15 sep-
tembre au 19 décembre 1881, il séjourne dans le Rohl, et dans le
Mombouttou de mai à juillet 1883. Il plaisantait lui-même son
goût pour les déplacemens et se nommait en riant dei' ewige
Wanderer « le voyageur perpétuel ». Si le plaisir de voir des
pays inexplorés et surtout l'espoir de tuer un oiseau d'espèce
inconnue, pour l'étudier, le décrire soigneusement, puis «le natu-
raliser, » le sollicitaient de quitter Lado, le souci de sa charge
l'y poussait également. Arrivé dans un poste, il passait les soldats
en revue, examinait les magasins, les livres de comptabilité et se
faisait rendre de tout un compte exact.
Si donc il y eut une époque ovi la province équatoriale dut
prospérer, ce fut sous le gouvernement d'Emin.
Or, l'occupation égyptienne consista dans l'exploitation du
pays par quelques milliers d'étrangers. Khartoum, Berber, Don-
gola, avaient rejeté leur « écume » sur le Haut Nil. Parmi ces
Dongolais (c'était leur dénomination collective), les uns, simples
particuliers, capturaient depuis vingt ans des esclaves et les
convoyaient dans le Nord. Lors d'une enquête ouverte par Emin,
quelques-uns se donnèrent pour de petits marchands : djellabs. Il
fut impossible à la plupart de déclarer une profession avouable.
D'autres, d'un passé tout aussi douteux, étaient entrés au service
du gouvernement égyptien. Entre tous, d'ailleurs, il y avait ce
point commun qu'ayant trouvé dans le pays du Haut Nil une
existence plus large qu'à Dongola ou à Berber, ils s'y étaient éta-
blis à demeure, s'y étaient « nichés, » comme disait Emin avi-
vaient aux dépens de l'indigène.
Cette exploitation ne s'exerça pas partout dans la même me-
sure. Relativement modérée à l'est du Nil, où les Dongolais
n'émigrèrent jamais en grand nombre, elle fut odieuse dans le
192 REVUE DES DEUX MONDES.
Makraka ou dans le Rohl. Les Dongolais dérobaient tout aux
habitans : grains, bétail, femmes, enfans. « On vit commodé-
ment : les nègres récoltent -du grain en quantité et quand on
n'a plus de viande, on déclare les Agahr ou les Atot en rébellion,
une razzia est organisée et on enlève les bœufs. On fait un beau
rapport au gouvernement (il y en a de curieux dans leur genre)
et le tour est joué. »
Quand Emin visita le district de Rohl en 1881, il trouva dans
les postes des milliers d'esclaves. « On a volé ici dans des propor-
tions énormes, écrivait-il, et depuis si longtemps qu'il faut seule-
ment s'étonner qu'il reste quelque chose. S'il y a encore des
nègres, ce n'est certainement pas à la protection du gouverne-
ment qu'on le doit. »
Emin essaya de remédier à une situation aussi déplorable. Il
libérait des esclaves, il expulsait les Dongolais sans métier
avouable, mais ces tentatives de réforme n'excitaient que l'indif-
férence ou l'hostilité. Beaucoup de postes avaient pour chefs des
Dongolais, anciens esclavagistes, qui se refusaient à sévir contre
leurs camarades de la veille. Parmi les Egyptiens, fonctionnaires
civils et officiers étaient en général le rebut de l'administration
et de l'armée. Plusieurs avaient commis des fautes dans le ser-
vice. D'Egypte, on était envoyé dans la province équatoriale par
mesure disciplinaire. Ils ne s'intéressaient pas à cette terre d'exil.
Tous opposaient à Emin une résistance passive. « On dit: oui, à
tout, mais on ne bouge pas de l'angareb. »
Emin n'était pas mieux soutenu par ceux-là mêmes dont il
voulait améliorer le sort : les indigènes. Jamais, par exemple, il
ne réussit à obtenir d'eux qu'ils livrassent régulièrement chaque
mois un certain nombre de têtes de bœufs. Comme il ne pouvait
cependant pas priver ses soldats de viande, il fut obligé d'autoriser
les razzias de bétail. Il défendit qu'on les exécutât sans sa permis-
sion. Mais on ne tenait pas compte de ses ordres et il se commettait
fatalement des actes de violence dans cette levée de l'impôt à main
armée. Il ne s'est rencontré ni un Dinka, ni un Bari pour nous
faire connaître son sentiment sur l'occupation de son pays par les
Egyptiens, Elle ne coïncida cependant certainement pas avec une
ère particulière de bonheur. Entre l'époque présente et celle où
l'arbitraire des Dongolais sévissait sans retenue, il n'y eut d'autre
changement que la présence d'un homme de bonne volonté de
plus dans la province.
l'occupation égyptienne du haut ml. 193
Cependant, malgré les lourdes charges qui pesaient sur les
populations, la province équatoriale ne fut pas pour l'Egypte une
source de revenus. L'expédition de Baker avait coûté très cher.
Nous ignorons le montant des sommes dépensées par Gordon,
mais, comme il était accompagné d'un nombreux étal-major eu-
ropéen et d'un corps de troupes assez important, les frais en furent
vraisemblablement assez élevés. Sous Emin, la province équato-
riale figurait au budget général du Soudan pour une somme de
1 100 000 francs environ.
Aux dépenses opposons les recettes. Jusqu'en 1874, elles
furent nulles. A cette époque, Gordon monopolisa au profit du
gouvernement le commerce de l'ivoire. Mais diverses circon-
stances nuisirent à la régularité des envois. De 1878 à 1880, des
barrages d'herbes fermèrent la voie du Nil, et supprimèrent tout
rapport entre Lado et Khartoum. Le soulèvement mahdiste fit
perdre au trésor khédivial la belle récolte de 188.3 et celle des
années suivantes. Bref, l'ivoire de la province équatoriale arriva
à Khartoum de 1874 à 1878 et en 1881-82. Or, divers renseigne-
mens nous permettent d'évaluer à 5 ou 000 000 francs la valeur
de chacun de ces envois annuels.
Donc, le budget de la province équatoriale se solda toujours
par un déficit qui variait seulement avec l'abondance ou la pénu-
rie des arrivages d'ivoire.
Cette précieuse denrée constitua la seule source de revenus.
On ne prit en Egypte aucune mesure pour tirer parti des autres
richesses que le sol pouvait renfermer. Les deux petits vapeurs
lancés par Gordon sur le Nil, à Lado une locomobile, quelques
brouettes en fer, et voilà tout l'outillage. Ni routes, ni ponts.
Pour aller d'un lieu à un autre on suivait les sentiers sinueux des
nègres et on traversait les rivières à gué ou à la nage, au risque
de se noyer ou d'être happé par un caïman. Quand Emin voit,
passerelle primitive , quelques troncs d'arbres jetés d'une rive
à l'autre par les indigènes, il note avec soin ce fait insolite.
La région du Haut Nil paraissait ne pas dépendre du Soudan
égyptien. Ses relations avec Khartoum étaient rares. Tandis que,
régulièrement, Lado aurait dû être ravitaillée quatre fois par an,
neuf bateaux seulement y arrivèrent de 1878 à 1884. Le Soudan
fut pourvu d'un réseau télégraphique qui unissait Souakim, sur
la mer Rouge, à Foga, dans le Darfour. Seule la province équa-
toriale fut privée de ce précieux moyen de communication. Emin
TOME CL. — 1898. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
attendait cinq ou six mois la réponse à une question qui aurait
dû être décidée sans délai. En Egypte, les personnages en place
ne s'intéressaient pas au Haut Nil. Mehemet-Ali visita le Soudan
en 1838, et Saïd-Pacha en 1857, mais jamais Ismaïl-Pacha ou
Tewfik ne daignèrent venir à Lado. Emin protestait contre cette
indifférence. « Nous faisons pourtant toujours partie du monde
civilisé, » disait-il. Il finissait par se décourager. « Pauvres pro-
vinces équatoriales! s'écriait-il, ne fera-t-on donc jamais rien pour
elles? »
IV. — l'occupation égyptienne du baur-el-ghasal
La conquête égyptienne ne se borna pas aux pays situés dans
le voisinage immédiat du Nil Blanc, elle s'étendit, ou plutôt tenta
de s'étendre beaucoup plus à l'ouest, dans les contrées traversées
au nord par les affluens les plus occidentaux du Bahr-el-Ghasal,
Tondj, Soueh, Waou, au sud par le Mbomou, le Mbili, et leurs
affluens. Il y eut donc deux provinces égyptiennes : l'Equatoria
et le Bahr-el-Ghasal (1).
Au Caire, dans une maison retirée, un vieillard, dont on ne
prononce pas le nom sans une nuance de mystère, Ziber-Pacha,
continue à vivre. Le premier il a déchiré le voile épais qui cou-
vrait les régions du Bahr-el-Ghasal. Originaire d'Halfaya sur le
Nil, issu de la noble tribu des Djaalin, il était, il y a quarante
ans, employé d'un marchand d'esclaves de Khartoum. Tout en
cherchant fortune, il arriva au Bahr-el-Ghasal, il se rendit indé-
pendant et commença à trafiquer pour son propre compte. Ener-
gique, intelligent, habile, au demeurant dénué de tout scru-
pule, il devint rapidement le maître tout-puissant d'une immense
région. Au milieu, il édifia une place forte, à laquelle il donna
son nom : Dem Ziber. Il possédait plus de trente zéribas, d'où
ses lieutenans dirigeaient des razzias vers les pays du sud et
de l'ouest. Chaque année il envoyait aux marchés du Soudan
et d'Egypte, sous l'œil bienveillant des fonctionnaires, ivoire,
plumes d'autruches et esclaves. Jaloux et inquiet de cette puis-
sance qui grandissait aux confins du Soudan, le gouvernement
égyptien chercha à la briser. Mais, la force ne lui ayant pas réussi,
(1) La limite entre ces deux provinces ne fut jamais nettement fixée. Emin
demanda,' à plusieurs reprises, au gouverneur général du Soudan de vouloir bien
la déterminer. Mais on n'acquiesça jamais à son désir.
l'occupation égyptienne du haut NIL. 195
il joua d'habileté et, pour conquérir Ziber, le nomma gouverneur
du Bahr-el-Ghasal. C'est de cette façon un peu humble que
l'Egypte s'établit dans la contrée.
Néanmoins, quelques années après ces évéuemens, Ziber fut
évincé du Bahr-el-Ghasal par un subterfuge. En l87o, ayant con-
quis le Darfour pour le compte de l'Egypte, et ayant reçu en
récompense le titre de pacha, il entreprit de faire un voyage au
Caire pour présenter ses hommages au khédive. En eut-il spon-
tanément l'idée? ou bien lui fut-elle habilement suggérée? ce
point reste douteux. Arrivé en Egypte, il fut reçu magnifique-
ment, on s'empressa autour de lui, on le loua sans réserve de ses
exploits, puis quand, rassasié d'honneurs, il voulut regagner ses
savanes et ses forêts du Bahr-el-Ghasal, il s'aperçut qu'il était
prisonnier. Longtemps, mais en vain, il espéra reconquérir sa
liberté perdue, et depuis vingt-cinq ans, il promène du Caire à
Hélouan son regret, son ennui, sa rancune.
Lors de son départ, Ziber avait confié son fils Soliman, à
peine sorti de l'adolescence, à ses lieutenans, compagnons de
sa fortune. En apprenant que Ziber est captif, Soliman et ses
conseillers se préparent à se soulever contre le khédive. Mais ils
délibéraient encore à Dara sur le plan de campagne, que déjà,
par un beau coup d'audace, Gordon apparaissait au milieu d eux.
Son arrivée soudaine jette le trouble parmi les partisans de Soli-
man, les timorés se rallient à lui, les résolus perdent courage, et
Soliman confondu se laisse nommer bey et gouverneur du Bahr-
el-Ghasal.
La paix ne dura guère. Pendant sa campagne au Darfour,
Ziber avait choisi pour le suppléer dans le gouvernement du Bahr-
el-Ghasal un Dongolais nommé Idris Woled Dabter. Celui-ci se
vit de fort mauvais œil supplanté par le fils de son ancien pa-
tron, dont il pensait recueillir la succession. A la jalousie per-
sonnelle qu'il nourrissait contre Soliman se joignait la haine
séculaire qui divise au Soudan Dongolais et Djaalin.
Idris se rend à Khartoum, y répand le bruit que Soliman ne
s'est soumis qu'en apparence et va se révolter au premier jour.
Il intrigue si habilement, avec l'aide des Dongolais, ses compa-
triotes, qu'il réussit à supplanter Soliman dans le gouvernement
du Hahr-el-Ghasal. Mais celui-ci, dont aucun indice ne permet-
tait de suspecter les intentions, se révolte en apprenant qu'il
est destitué.
196 REVDE DES DEUX MONDES.
Alors Gordon, qui en toute cette affaire semble avoir agi fort
légèrement, déclare Soliman rebelle et envoie dans le Bahr-el-
Ghasal son ancien lieutenant dans la province équatoriale, Romolo
Gessi, qui attaque Soliman, le bat, s'empare de sa citadelle Dem
Ziber, le pourchasse et le réduit à merci. Soliman consent à se
rendre, moyennant la garantie de la vie sauve pour lui et ses
compagnons. Mais, tant qu'il respire, la haine des Dongolais reste
inassouvie ; exploitant habilement des apparences trompeuses, ils
persuadent à Gessi que Soliman a disposé une embuscade. Ce
dernier, indigné d'être injustement accusé de trahison, se défend
avec emportement. La discussion s'échauffe, tant qu'enfin, perdant
tout sang-froid, Gessi sort de la hutte en ordonnant aux Dongolais
de passer par les armes Soliman et ses compagnons. Avant même
qu'il ait eu le temps de se reprendre, l'ordre était exécuté (1 o juil-
let 1879).
Gessi gouverna pendant quinze mois le Bahr-el-Ghasal et
partit pour l'Egypte à la fin de l'année 1880. Pendant son voyage
de retour il fut victime d'une aventure tragique : une banquise
d'herbes tlottantes immobilisa son bateau pendant plusieurs se-
maines au confluent du Bahr-el-Ghasal et du Nil Blanc. Quand,
grâce à des secours venus de Khartoum, Gessi eut réussi à se
dégager, il était exténué de misère et de fatigue : il vint mourir
à l'hôpital français de Suez. Le gouvernement de la province
resta vacant une année entière jusqu'au moment où un Anglais,
Lupton Bey, naguère le second d'Emin à Lado, en prit posses-
sion.
Ce bref récit de l'histoire du Bahr-el-Ghasal suffit à prouver
combien l'occupation égyptienne y fut superficielle. Le gouver-
nement ne connut jamais les limites de sa domination, ni à
l'ouest, ni au sud. On peut approximativement tracer les fron-
tières de la province équatoriale, mais non celles du Bahr-el-Gha-
sal. Tant que Ziber, et même Soliman gouvernèrent le pays, l'au-
torité du khédive d'Egypte y fut toute nominale. C'était à Ziber,
qui les avait soumis, ou à son fils, que les nègres obéissaient et
payaient des impôts, mais point du tout au moudir égyptien.
Gessi inaugura un système tout nouveau de gouvernement.
Il essaya de se passer du concours des Dongolais et d'avoir des
rapports directs avec les chefs nègres. L'application de cette po-
litique dura trop peu de temps pour qu'on ait pu apprécier ses
résultats.
l'occupation égyptienne du haut NIL. 197
On connaît mal les événemens du Bahr-el-Ghasal pendant
l'administration de Lupton. Lui-même n'a laissé d'autre docu-
ment qu'un récit purement pittoresque d'une exploration sur le
Ghinko, affluent du Mbomou. Mais certaines allusions d'Emin
représentent sa position comme précaire : « Le pauvre diable,
disait-il, est tombé au milieu d'une bande qui ne sent pas bon. »
« Il ne règne que de nom, et le véritable maître du pavs est ce
coquin de Ssatti Efîendi... Je voudrais bien savoir combien de
temps le gouvernement de Khartoum tolérera de pareils
désordres. »
Gessi s'était en vain efforcé d'expulser les Dongolais du pays.
Cinq à six mille d'entre eux y étaient restés et exerçaient bien plus
réellement la domination que le gouverneur égyptien.
V. — LE HAUT NTL PENDANT LE SOULÈVEMENT MAHDISTE. — l'iSOLEMENT
d'emin, 1884-89
Le soulèvement mahdiste prouva la fragilité de la domination
égyptienne au Bahr-el-Ghasal. Les Dongolais pactisèrent avec le
Mahdi, leur compatriote et coreligionnaire, dès ses premiers suc-
cès. Lupton sentait la trahison régner autour de lui, et dans ses
lettres à Emin décrivait les dangers de sa position. Son inquié-
tude n'était que trop justifiée. L'apparition d'un certain Keremal-
lah, nommé par le Mahdi « Émir du Bahr-el-Ghasal, » provoqua
une débandade générale. Le chef des troupes nègres, des basin-
gers, de la province, propre frère de Keremallah, se joignit im-
médiatement à lui; le lieutenant-gouverneur, la plupart des
fonctionnaires passèrent à l'ennemi. Lupton avait écrit à Emin, le
12 avril 1884 : « L'armée du Mahdi campe à six heures de Dem
Ziber ; je combattrai jusqu'au dernier moment ; si je tombe, em-
brassez les miens. » Il n'eut pas même l'amère satisfaction de
défendre sa liberté les armes à la main. Seul, sans officiers, sans
soldats, il ne lui restait plus qu'à se rendre (avril 1884). Il fut
emmené prisonnier à Omdourman, où, après avoir mené une
existence misérable, il périt du typhus, le 8 mai 1888. Au Bahr-
el-Ghasal, le régime égyptien n'a donc pas été renversé par les
mahdistes : il s'est effondré.
Après cette victoire aisée, Keremallah entra dans la province
équatoriale et somma le gouverneur de se rendre à son tour. Emin
reçut simultanément la nouvelle de la capitulation de Lupton et
198 REVUE DES DEUX MONDES.
la mise en demeure de Keremallah (27 mai 1884). Il avait déjà ap-
pris les défaites répétées des troupes égyptiennes, et l'anéantisse-
ment de l'armée d'Hicks-Pacha au Kordofan. Il savait ses maga-
sins vides, sa poudrière pauvre en munitions. S'exagérant la
puissance du Mahdi, et ayant d'ailleurs perdu tout sang- froid, il
décida qu'il n'y avait qu'à se soumettre. Cependant, après quelques
jours de réflexion, il se ravisa et envoya au camp mahdiste des
parlementaires, qui se transformèrent immédiatement en trans-
fuges. Keremallah exigeait une reddition sans conditions et com-
mença la conquête méthodique de la province. Il investit d'abord
le petit poste d'Amadi et le prit, en mars 1885, difficilement d'ail-
leurs et après un siège de plusieurs mois.
Mais alors, par un revirement subit, au lieu de continuer
régulièrement la campagne, il partit pour Khartoum. Fut-il rap-
pelé par le Mahdi ? Fut-il effrayé d'une défaite que ses troupes
subirent en rase campagne à Rimo ? On ne sait. Mais cette retraite
inattendue sauva la province équatoriale.
Si, en effet, elle échappa à la domination mahdiste, alors que
tout le Soudan égyptien se laissait subjuguer, c'est parce que
l'ennemi l'attaqua mollement d'abord, puis se retira. Les écrivains
allemands se trompent donc en faisant gloire à Emin d'avoir
sauvegardé son indépendance.
On ne commettrait pas une moindre erreur en attribuant cette
situation exceptionnelle à l'efficacité des secours envoyés d'Egypte.
A l'époque même où Keremallah se dirigeait vers Khartoum, le
gouvernement égyptien prenait la résolution de se désintéresser
désormais entièrement du Haut Nil. Le 27 mai 188S, Nubar-
Pacha, président du Conseil des ministres, écrivait en ces termes
à Emin :
Caire, 13 Chaban 1303 (27 mai 1885).
A Emin-Pacha, commandant de Gondokoro (1).
Le soulèvement du Soudan oblige le gouvernement de Sa Hautesse à
abandonner ces régions. En conséquence, nous ne pouvons vous envoyer
aucun secours. D'autre part, nous ignorons dans quelle position vous vous
trouvez, vous et vos hommes. Nous n'avons donc aucune ligne de conduite
à vous indiquer. Si nous vous demandions de nous informer de votre situa-
tion pour vous envoyer des ordres en conséquence, trop de temps serait
perdu, et cette perte de temps pourrait aggraver votre situation. Cette
(1) Celte lettre a été publiée en allemand par M. Georg Schweitzer, Emin
Pascha, etc., p. 315.
l'occupation égyptienne du haut NIL. 199
lettre, qui vous parviendra par l'intermédiaire de sir John Kirk, consul
général de Sa Majesté britannique à Zanzibar, via Zanzibar, a pour objet de
vous laisser une complète liberté d'action: si vous estimez plus sûr pour
vous et vos hommes de vous retirer et de revenir en Éjiypte, sir John Kirk
et le sultan de Zanzibar écriront aux chefs des différentes tribus qui sont
sur la route et seront attentifs à vous faciliter la retraite.
Vous êtes autorisé à vous procurer de l'argent en faisant des traites sur
sir John Kirk. Je vous répète que vous avez carte blanche pour vous en
tirer de votre mieux, vous et vos hommes. La seule voie que vous puissiez
prendre si vous êtes résolu à quitter Gondokoro est celle qui aboutit à Zan-
zibar. Dès que vous aurez pris une décision, communiquez-la-moi.
Le Président du conseil,
Nubar-Pacha.
Ainsi abandonné, Emin vécut tant bien que mal jusqu'au
10 août 1889, jour de son départ. Il évacua la plupart des postes
situés à l'ouest et à l'est du Nil, pour concentrer ses forces le long
du fleuve. Pour se préserver d'une attaque éventuelle des mah-
distes, il se transporta lui-même à Ouadelaï, à 250 kilomètres au
sud de Lado. Il tira parti de son mieux des ressources de la con-
trée. Cependant, on était retombé à Ouadelaï dans une sorte de
demi-barbarie. « Nous ne connaissons plus que par le souvenir
les besoins d'une vie civilisée, » écrit Emin. Plus de bougie, plus
de savon, plus de sucre, plus de café. Les servantes négresses
avaient repris leurs anciennes habitudes. Les derniers lambeaux
de cotonnades dont on les avait décemment vêtues s'étaient déta-
chés d'elles, et chaque matin elles allaient cueillir des feuilles
d'arbre pour s'en couvrir. Emin souffrait de la disette de livres
plus que de toute autre privation. « Les jours traînent bien lour-
dement, malgré le travail incessant par lequel je tâche de m'étour-
dir; qu'est-ce que je donnerais aujourd'hui pour un livre scienti-
fique ou même pour quelque mauvais roman? » Il enviait les
missionnaires de l'Ouganda qui recevaient régulièrement leurs
courriers, et lit des efforts répétés pour organiser un système de
communications entre Zanzibar et Ouadelaï.
D'Egypte, aucune nouvelle, aucun secours. On ne saurait
compter pour tel sa participation financière à l'expédition dirigée
par Stanley dont le but réel était, personne ne le conteste plus,
même en Angleterre, non de ravitailler les garnisons soudanaises,
mais d'en débarrasser le pays, d'enlever Emin, et de laisser le
champ libre à d'autres ambitions.
En s'abstenant de donner une marque sincère d'intérêt à ses
200 REVUE DES DEUX MONDES.
fonctionnaires et à ses soldats, abandonnés à 3 000 kilomètres
du Caire, le gouvernement khédivial a prouvé que depuis le
27 mai 1883 il se considérait comme affranchi de tout devoir à
l'égard des pays jadis égyptiens du Haut Xil.
Les connaissances géographiques ont bénéficié de la tentative
d'expansion coloniale des Egyptiens dans l'Afrique équatoriale.
Grâce à la sécurité que les Européens savaient trouver dans le
pays, plusieurs importans voyages y ont été accomplis. Felkin
et Wilson l'ont, en 1879, traversé de l'Ounyoro au Darfour. Casati
a parcouru en tous sens le Makraka et le Mombouttou, et si, par
suite de la perte totale de ses notes, ses efforts n'ont pas obtenu
une juste récompense, on ne saurait équitablement les oublier.
Junker, enfin, mérite pour son exploration de l'Ouelléet ses admi-
rables descriptions l'éternelle reconnaissance des géographes.
Les notions nouvelles rapportées par ces voyageurs, jointes à
celles que l'on doit à Emin, constitueront le résultat, indirect sans
doute, le plus clair cependant, de l'occupation égyptienne.
Elle n'a en effet été ni avantageuse pour l'Egypte, ni profi-
table aux indigènes, La valeur des quelques milliers de kilo-
grammes d'ivoire arrivés de Lado ou de Dem Ziber à Khartoum
n'a certainement pas compensé les frais énormes de l'expédition
de Baker, et les subventions annuelles reçues par les gouverneurs
des deux provinces. Cette occupation a été un luxe pour l'Egypte.
Cependant, sous son couvert et sans qu'elle en ait bénéficié, les
populations ont été impitoyablement exploitées. Elle ne les a pro-
tégées ni dans leur liberté, ni dans la possession de leurs biens.
Elle n'a même pas eu la gloire, en les convertissant au maho-
métisme, de les élever à un degré plus haut de civilisation. Il y
avait de nombreux faquirs dans les postes, et même, au Bahr-el-
Ghasal,un iman officiellement rémunéré : à eux tous ils n'ont pas
fait cinquante prosélytes nègres.
Toute trace matérielle de l'occupation égyptienne a disparu.
Ouadelaï, résidence d'Emin, Mechra, port du Bahr-el-Ghasal, ne
sont plus que des souvenirs. L'Egypte n'a pas laissé d'empreinte,
plus profonde sur les choses que sur les hommes.
Henri Dehérain.
QUESTIONS SCIENTIFIQUES
PHYSIOLOGIE DE L'ALIMENTATION
A. Cliauveaii, Recherches d'énerç/étique biolor/ique. Académie des sciences. 18.'j6-
1886-1891 à 1898. — F. Laulanié, Ënerr/éfique musculaire, 1898. — I. Munk et
C. A. Ewald, Traité de Diététique; Berlin, Bruxelles, Paris, 1897. — J. P. Morat
et M. Doyon. Traité de Ph>/siologie: Paris, .Masson, 1899. — A. Dastre, cours de
Sorbonne, 1889-1896. — Ch. Richet et L;, Lapicque, Dictionnaire de PInjsiologie,
1893. — Lambling, Encyclopédie chimique, t. IX, 1897.
Qu'est-ce qu'un aliment? et en quoi consiste l'alimentation?
C'est une question à laquelle personne ne sera embarrassé de ré-
pondre, — à la condition de n'être ni physiologiste, ni médecin, ni
zootechnicien. Un Français qui sait sa langue dira, comme le Dic-
tionnaire, que le nom d'aliment s'applique à toutes « les matières,
quelle qu'en soit la nature, qui servent habituellement ou peuvent
servir à la nutrition. » La chose est facile à entendre: c'est tout
ce dont l'honnête homme se nourrit. Si vous lui demandez davan-
tage, il vous adressera à son cuisinier.
Ce serait une solution. Mais il y en a bien d'autres. Le pro-
blème de l'alimentation offre mille aspects. Il est culinaire, sans
doute, et gastronomique; mais il est aussi économique et social,
agricole, fiscal, hygiénique, médical, et même moral. Et d'abord
et avant tout il est physiologique. C'est à ce point de vue qu'il
sera envisagé ici : en lui-même et pour lui-même, et dans ses seuls
rapports avec les phénomènes de la vie.
Il s'agit de connaître la composition générale des alimens,
de distinguer les substances qui méritent ce nom d'avec celles qui
lusurpent, d'en comprendre le rôle; d'en suivre les transforma-
202 REVUE DES DEUX MONDES.
tions; de fixer la ration d'entretien chez le sujet au repos et la
ration d'activité chez celui qui travaille ; de déterminer les effets
de l'inanition, de l'alimentation insuffisante, de l'alimentation
surabondante, en un mot, de dévoiler les réactions les plus in-
times et les plus délicates par lesquelles l'organisme s'entretient
et se répare, et, pour répéter l'expression d'un célèbre physiolo-
giste, de pénétrer jusque dans « la cuisine des phénomènes vi-
taux. » Ce n'est ni Apicius, ni Brillât-Savarin, ni Berchoux, ni les
moralistes ou les économistes qui peuvent nous y servir de guides.
Il faut nous adresser aux savans qui, à l'exemple de Lavoisier,
Berzelius, Regnault, Liebig, ont appliqué à l'étude des êtres vi-
vans les ressources de la science générale et fondé ainsi la chimie
biologique.
Cette branche de la physiologie a pris un développement con-
sidérable dans la seconde moitié de ce siècle ; elle a maintenant
ses méthodes, sa technique, ses chaires dans les Universités, ses
laboratoires et ses recueils. Elle s'est particulièrement appliquée
à l'étude des « échanges matériels » ou métabolisme des êtres
vivans; et pour cela, elle a fait deux choses. Elle a d'abord déter-
miné la composition des matériaux constitutifs de l'organisme;
puis, analysant qualitativement et quantitativement tout ce qui y
pénètre dans un temps donné, c'est-à-dire tous les ingesta alimen-
taires ou respiratoires, et tout ce qui en sort, c'est-à-dire toutes
les excrétions, tous les egesta, elle a pu établir les bilans nutritifs
qui correspondent aux diverses conditions de la vie, soit natu-
relles, soit artificiellement créées. On a pu dire ainsi quels étaient
les régimes alimentaires qui se soldaient en bénéfice et quels
autres en déficit, et quels enfin amenaient l'équilibre.
Nous ne nous proposons pas de rendre un compte détaillé de
ce mouvement scientifique. C'est le rôle des ouvrages spéciaux.
Nous voulons seulement indiquer ici les résultats les plus géné-
raux de ces laborieuses recherches, c'est-à-dire les lois et les doc-
trines où elles aboutissent, les théories qu'elles ont suscitées.
C'est par là seulement qu'elles se rattachent à la science générale
et qu'elles peuvent intéresser le lecteur. Les faits de détail ne
manquent jamais d'historiens ; il est d'ailleurs plus profitable de
montrer le mouvement des idées. Les théories de l'alimentation
mettent aux prises des conceptions très différentes du fonctionne-
ment vital. Il y a là une mêlée assez confuse d'opinions qu'il
n'est pas sans intérêt d'essayer d'éclaircir.
PHYSIOLOGIE DE l' ALIMENTATION. 203
I
Cl. Bernard disait ici même, à propos de la vie, qu'il était
impossible d'en donner une définition scientifique et qu'au surplus
dans les sciences de la nature il ne pouvait pas y avoir de défi-
jiition. Et cela est vrai, par conséquent, non seulement de la vie,
mais de la nutrition et en particulier des alimens. Tous les phy-
siologistes et les médecins qui ont essayé de définir l'aliment, y
ont échoué. La plupart des définitions vulgaires ou savantes ,
font intervenir la condition, pour la substance, d'être introduite
dans l'appareil digestif. C'est exclure, du coup, parmi les êtres
qui s'alimentent, les végétaux et tous les animaux privés de tube
intestinal; et d'autre part, c'est retrancher du nombre des ali-
mens toutes les substances qui entrent par une autre voie que
l'estomac et qui, comme l'oxygène par exemple, participent cepen-
dant, au plus haut degré, à l'entretien de la vie.
Le trait distinctif de l'aliment, c'est l'utilité dont, convenable-
ment employé, il peut être à l'être vivant. Substance nécessaire
à l'entretien des phénomènes de l'organisme sain et à la répara-
tion des pertes qu'il fait constamment, dit Cl. Bernard; — sub-
stance qui apporte un élément nécessaire à la constitution de l'or-
ganisme, ou qui diminue sa désintégration (aliment d'épargne),
suivant le physiologiste allemand Voit; — substance qui con-
tribue à assurer le bon fonctionnement de l'un quelconque des
organes d'un être vivant, suivant la définition infiniment trop
étendue de M. Duclaux; — toutes ces manières de caractériser
l'aliment en donnent une idée incomplète.
L'introduction de la notion d'énergie en physiologie a mieux
fait comprendre la vraie nature de l'aliment. Il faut, en effet, re-
courir à la conception énergétique pour se rendre compte de tout
ce que l'organisme exige de l'aliment. Il ne lui demande pas seu-
lement de la matière, mais aussi et surtout de l'énergie. Les natu-
ralistes s'attachaient jusqu'ici exclusivement à la nécessité d'un
apport de matière, c'est-à-dire qu'ils n'envisageaient qu'un côté
du problème. Le corps vivant présente en chacun de ses points
une série ininterrompue d'écroulemens et de réédifications, dont
les matériaux sont puisés au dehors par l'alimentation et y sont
rejetés par l'excrétion. Guvier appelait tourbillon vital cet exode
incessant de la matière ambiante à travers le monde vital; il en
204 REVUE DES DEUX MONDES.
faisait avec raison la caractéristique de la nutrition et le trait dis-
tinctif de la vie.
Cette notion du circidus de matière a été complétée de notre
temps par celle du circidus d'énergie. Tous les phénomènes de
l'univers, et par suite ceux de la vie, sont conçus comme des mu-
tations énergétiques. On les envisage dans leur enchaînement, au
lieu de les considérer isolément, à la façon ancienne ; chacun a
un antécédent et un conséquent, auxquels il est lié en grandeur
par une loi d'équivalence que la physique contemporaine a fait
connaître ; et ainsi, l'on peut concevoir leur succession comme la
circulation d'une sorte d'agent indestructible qui change seule-
ment d'apparence ou de déguisement en passant de l'un à l'autre,
mais qui se conserve en grandeur; c'est \ énergie.
Le résultat le plus général des études de chimie physiolo-
gique a été de nous apprendre (1) que l'antécédent du phénomène
vital est toujours un phénomène chimique. Les énergies vitales
tirent leur origine de l'énergie chimique potentielle accumulée
dans les principes immédiats constitutifs de l'organisme. De
même, le phénomène conséquent du phénomène vital est, en gé-
néral, un phénomène calorifique : l'énergie vitale aboutit à
l'énergie thermique. Ces trois affirmations — relatives à la na-
ture, à l'origine et au terme des phénomènes vitaux — consti-
tuent les trois principes fondamentaux, les trois lois de l'énergé-
tique biologique.
La place de l'énergie vitale dans le cycle de l'énergie univer-
selle est, de ce chef, parfaitement déterminée. Elle se classe entre
l'énergie chimique qui en est la forme génératrice, et lénergie ca-
lorifique qui en est la forme de disparition, de déchet, la « forme
dégradée, » selon l'expression des physiciens. De là une consé-
quence qui va trouver son application immédiate dans la théorie
de l'aliment. C'est à savoir, que la chaleur est, dans l'ordre dyna-
mique, un excretum de la vie animale rejeté par l'être vivant,
comme dans l'ordre substantiel, l'urée, l'acide carbonique et l'eau
sont des matériaux usés et encore rejetés par lui. Il ne faut donc
point parler de transformation dans l'organisme animal de la
chaleur en énergie vitale, comme tant d'auteurs le répètent
chaque jour; ni même, comme le faisait autrefois Béclard, de sa
transformation en mouvement musculaire ; ou comme d'autres
(1) Voir la Théorie de Vénerqie el le monde vivant dans la Revue du 1" ma
189&.
PIlYSIOLOfilE DE l'alimentation. 205
l'ont soutenu, en électricité animale. C'est là une erreur de doc-
trine en même temps que de fait. Elle provient d'une fausse in-
terprétation du principe de l'équivalence mécanique de la cha-
leur et d'une méconnaissance du principe de Carnot. L'énergie
Ihermique ne remonte pas le cours du flux énergétique dans l'or-
ganisme animal. La chaleur ne s'y transforme en rien ; elle se
dissipe simplement.
Est-ce à dire qu'elle soil inutile à la vie? Bien loin de là, elle
lui est nécessaire. Mais son utilité a un caractère particulier qu'il
ne faut ni méconnaître, ni exagérer; ce n'est pas de se trans-
former en réactions chimiques ou vitales, mais simplement de
leur créer une condition favorable.
D'après le premier principe de l'énergétique, il faudrait, pour
que le fait vital dérivât du fait thermique, que la chaleur pût elle-
même se transformer préalablement en énergie chimique, puisque
celle-ci est nécessairement la forme antécédente et génératrice de
l'énergie vitale. Or, cette transformation régressive est impossible,
selon la doctrine régnante en physique générale. Le rôle de la
chaleur dans l'acte de la combinaison chimique est damorcer la
réaction, de mettre, en changeant leur état ou en modifiant leur
température, les corps réagissans dans la condition où ils doivent
être pour que les forces chimiques puissent s'exercer. Et, par
exemple, dans la combinaison de l'hydrogène et de l'oxygène
par inflammation du mélange détonant, la chaleur ne fait
qu'amorcer le phéaomène, parce que les deux gaz, indifl"érens
à la température ordinaire, ont besoin d'être portés à 400 degrés
pour que l'affinité chimique puisse entrer en jeu. Il en est ainsi
pour les réactions qui s'accomplissent dans l'organisme. Elles
ont un optimum de température ; c'est le rôle de la chaleur ani-
male de le leur fournir.
Il résulte de ces explications que la chaleur intervient dans
la vie animale à deux titres : d'abord et surtout comme excretum
ou aboutissant du phénomène vital, du travail physiologique —
et d'autre part comme condition ou amorce des réactions chimi-
ques de l'organisme — Elle ne se dissipe donc pas en pure perte.
Ces idées que nous-mêmes avions déduites, il y a quelques an-
nées, de quelques expériences sur le rôle alimentaire de l'alcool,
nous ne savions pas alors qu'elles avaient été déjà exprimées par
l'un des maîtres de la physiologie contemporaine, par M. A. Chau-
veau, et qu'elles se rattachaient, dans son esprit, à tout un en-
206 REVUE DES DEUX MONDES.
semble de conceptions et de travaux d'un haut intérêt, au déve-
loppement desquels nous avons assisté depuis lors.
II
Dire que l'aliment est un apport d'énergie en même temps
qu'un apport de matière, c'est en définitive exprimer en deux mots
la conception fondamentale de la biologie, en vertu de laquelle
la vie ne met en œuvre aucun substratum ou aucun dvnamisme
qui lui soit propre. L'être vivant nous apparaît, d'après cela,
comme le siège d'une incessante circulation de matière et d'énergie
qui part du monde extérieur pour y revenir. Cette matière et cette
énergie, c'est précisément tout l'aliment. Tous ses caractères, l'ap-
préciation de son rôle, de son évolution, toutes les règles de l'ali-
mentation découlent comme de simples conséquences de ce
principe, interprété à la lumière de l'énergétique.
Et d'abord demandons-nous quelles formes d'énergie apporte
l'aliment? Il est aisé de voir qu'il en apporte deux : il est essen-
tiellement une source d'énergie chimique; il est secondairement
et accessoirement une source de chaleur. L'énergie chimique est
la seule, d'après la seconde des lois de l'énergétique, qui soit apte
à se transformer en énergie vitale. Gela est vrai tout au moins
pour les animaux; car chez les plantes il en est autrement : le
cycle vital n'y a ni le même point de départ, ni le même terme ; la
circulation d'énergie ne s'y fait pas de la même manière.
D'autre part, — et c'est la troisième loi qui l'enseigne —
l'énergie mise en jeu dans les phénomènes vitaux est libérée
enfin et restituée au monde physique sous forme de chaleur.
Nous venons de dire que ce dégagement de calorique est employé
à élever la température interne de l'être vivant : c'est la chaleur
animale.
Telles sont les deux espèces d'énergie qu'apporte l'aliment.
Si Ion veut ne rien omettre, il faut ajouter que ce ne sont
pas les seules, mais seulement les principales et de beaucoup
les plus importantes. Il n'est pas absolument vrai que la chaleur
soit l'unique aboutissant du cycle vital. Il n'en est ainsi que
chez le sujet au repos, qui se contenterait de vivre paresseuse-
ment sans exécuter de travail mécanique extérieur, sans soulever
aucun outil ou aucun fardeau, fût-ce celui de son corps. Le tra-
vail mécanique est, en effet, une seconde terminaison possible du
PHYSIOLOGIE DE l'aLIMENTATION. 207
circulus d'énergie; mais celle-là déjà n'a plus rien de nécessaire,
de fatal, puisque le mouvement et l'usage de la force sont subor-
donnés à la volonté capricieuse de l'animal. D'autres fois, encore,
c'est un phénomène électrique qui termine le cycle vital, et c'est
en effet ainsi que les choses se passent dans le fonctionnement
des nerfs et des muscles chez tous les animaux et dans le fonc-
tionnement de l'organe électrique chez les poissons, tels que la
raie et la torpille. Enfin, le terme peut être un phénomène lumi-
neux; et c'est ce qui arrive chez les animaux phosphorescens.
Il est inutile d'énerver les principes, en énumérant ainsi toutes
les restrictions qu'ils comportent. On sait assez qu'il n'y a pas de
principes absolus dans la nature. Disons donc que l'énergie qui
anime temporairement l'être vivant lui est fournie par le monde
extérieur sous la forme exclusive d'énergie chimique potentielle ;
mais que, si elle n'a qu'une porte d'entrée, elle a deux portes de
sortie : elle fait retour au monde extérieur sous la forme princi-
pale d'énergie calorifique, et sous la forme accessoire d'énergie
mécanique.
Il est clair, d'après cela, que si le Ihix énergétique qui circule
à travers l'animal en sort, indivis, à l'état de chaleur, la mesure
de cette chaleur devient la mesure même de l'énergie vitale,
dont l'origine première remonte à l'aliment. Si le flux se partage
en deux courans, mécanique et thermique, il faut les mesurer
l'un et l'autre et additionner leurs valeurs. Dans le cas où lani-
mal ne produit pas de travail mécanique et où tout finit en cha-
leur, il suffit de capter ce flux énergétique, à la sortie, au moyen
d'un calorimètre pour avoir une évaluation en grandeur et en
nombre de l'énergie en mouvement dans l'être vivant. Les phy-
siologistes disposent, à cet effet, d'une instrumentation variée.
Lavoisier et Laplace se servaient du calorimètre de glace, c'est-
à-dire d'un bloc de glace dans lequel ils enfermaient un animal
de petite taille, un cobaye; et ils appréciaient sa production calo-
rifique par la quantité de glace qu'il avait fait fondre. Dans une
de leurs expériences, par exemple, ils trouvèrent que le cochon
d'Inde avait fait fondre 341 grammes de glace dans l'espace de dix
heures, et dégagé, en conséquence, 27 calories.
On a imaginé, depuis, des instrumens plus parfaits. M. d'Ar-
sonval a employé un calorimètre à air qui n'est autre chose qu'un
thermomètre différentiel très ingénieusement agencé et rendu
enregistreur. MM. Rosenthal, Richet, Hirn et Kaufmann, Lefèvre,
208 REVUE DES DEUX MONDES.
ont plus ou moins simplifié ou compliqué ces calorimètres à air.
D'autres, à l'exemple de Dulong et de Despretz, ont fait usage des
calorimètres à eau et à mercure, — ou comme Liebermeister,
Winternitz et Lefèvre ont eu recours à la méthode des bains. Il
y a là un mouvement de recherches très étendu qui a conduit à
des résultats fort intéressans.
On peut encore arriver au résultat d'une autre manière. Au
lieu de surprendre le courant d'énergie à la sortie et sous la forme
de chaleur on peut essayer de le capter à l'entrée sous forme
d'énergie chimique potentielle. L'évaluation peut précisément
être faite avec la même unité de mesure que la précédente, c'est-
à-dire en calories. C'est grâce aux conquêtes de la thermochimie
et aux principes posés dès 1864 par M. Berthelot que cette féconde
manière d'aborder le dynamisme nutritif a été rendue possible.
Les physiologistes, à l'aide de ces méthodes, ont établi les bilans
d'énergie pour les êtres vivans placés dans des conditions di-
verses, comme auparavant ils faisaient des bilans de matière. Et
si l'on demande à quoi ont abouti tant de recherches, nous ré-
pondrons que, tout en ayant fait connaître un nombre infini de
faits particuliers dont nous ne pouvons parler ici, elles ont préci-
sément servi à édifier la doctrine générale de l'énergétique biolo-
gique, cette conception féconde qui nous permet, dans cet exposé,
de déduire, comme conséquence de trois lois infiniment simples,
l'explication des phénomènes les plus intimes et les plus contro-
versés de la nutrition.
Les exemples abondent de la fécondité de ces idées et de leur
puissance intuitive. Prenons, pour nous bornera un seul point,
la longue erreur des physiologistes qui croyaient, avec Béclard,
à la transformation, dans l'organisme, de la chaleur en travail mé-
canique. Avec le secours de la doctrine, cette erreur n'est plus
possible. Elle nous montre le courant d'énergie se divisant au
sortir de l'être vivant en deux branches divergentes, l'une ther-
mique et l'autre mécanique, étrangères l'une à l'autre, quoique
issues toutes deux du même tronc commun, et n'ayant entre elles
d'autre rapport que celui-ci, à savoir que leurs débits additionnés
représentent le total de l'énergie en mouvement.
Recouvrons maintenant ces notions si simples des mots plus
ou moins barbares en usage dans la physiologie. Nous allons im-
médiament nous convaincre que, selon le mot de Bufîon, « le
langage de la science est plus difficile à connaître que la science
PHYSIOLOGIE DE l'aLIMENTATION. 209
elle-même. » LY'iiergie chimique que l'unité de poids de l'aliment
est susceptible de déposer dans l'organisme et que l'on évalue
d'après les principes de la thermochimie et au moyen des tables
numériques de M. Berthelot, de Rubner et de Stohmann constitue
le potentiel alimentaire, la valeiw énergétique de cette substance,
son pouvoir dynamogène. Elle s'exprime en unités de chaleur, en
calories, que la substance est susceptible d'abandonner à l'orga-
nisme. Le même nombre exprime donc encore le pouvoir ther-
mogène, virtuel ou théorique de la substance alimentaire. Cette
énergie étant destinée à se transformer en énergies vitales {tra-
vail physiologique de Chauveau, énergie physiologique)^ la valeur
dynamogène et thermogène de l'aliment est en même temps sa
valeur biogénétique. Deux poids d'alimens différens pour lesquels
ces valeurs numériques sont les mêmes seront dits des poids iso-
dynamogènes, isobiogénétiques, isoénergétiques; ils s'équivau-
dront au point de vue de leur valeur alimentaire. Et enfin, si,
comme c'est le cas habituel, le cycle de l'énergie s'achève en
production de chaleur, l'aliment qui a été utilisé à cet effet a une
valeur thermogène réelle identique à sa valeur thermogène théo-
rique, — on pourra la déterminer, expérimentalement, par la
calorimétrie directe.
III
L'aliment est une source d'énergie calorifique pour l'orga-
nisme parce qu'il s'y décompose. La chimie physiologique nous
apprend que, quelle que soit la manière dont se fait sa dislocation,
elle aboutit toujours au même corps et libère toujours la même
quantité de chaleur. Mais, si le point de départ et le point d'ar-
rivée sont les mêmes, il est possible que la route parcourue ne soit
pas constamment identique. ^Par exemple, 1 gramme de graisse
fournira toujours la même quantité de chaleur, 9,4 calories, et
sortira toujours à l'état final dacide carbonique et d'eau. Mais de
la graisse au mélange gaz carbonique et eau, il y a bien des inter-
médiaires différens. On conçoit, en un mot, des cycles dévolutions
alimentaires variés.
Au point de vue de la chaleur produite il vient d'être dit que
ces cycles s'équivalent. Mais s'équivalent-ils au point de vue vital?
Imaginons l'alternative la plus ordinaire. L'aliment passe de
l'état naturel à l'état final après s'être incorporé aux élémens des tis-
TOMK CL. — 1898. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
SUS et avoir participé aux opérations vitales : le potentiel alimentaire
ne s'évanouit en énergie calorifique qu'après avoir traversé une
certaine phase intermédiaire d'énergie vitale. C'est là le cas nor-
mal, le type régulier de l'évolution alimentaire. On peut dire,
dans ce cas, que l'aliment a rempli tout son office; il a servi au
fonctionnement vital avant de produire de la chaleur ; il a été bio-
thermogène.
Et maintenant, concevons le type irrégidier ou aberrant le
plus simple. L'aliment passe de l'état initial à l'état final sans s'in-
corporer aux cellules vivantes de l'organisme, sans prendre part
au fonctionnement vital ; il reste confiné dans le sang et les li-
quides circulans; il y subit pourtant, en fin de compte, la même
désintégration moléculaire que tout à l'heure et libère la même
quantité de chaleur. Son énergie chimique se mue d'emblée en
énergie thermique. L'aliment est un therrnogène pur . Il n'a rempli
qu'une partie de son office; il a été d'une moindre utilité vitale.
Ce cas se présente-t-il dans la réalité? Un même aliment peut-
il être, suivant le cas, un bio-thermogène ou un thermogène pur?
Quelques physiologistes, parmi lesquels Fick, de Wurzburg, ont
prétendu qu'il en était réellement ainsi pour la plupart des alimens
azotés, hydrocarbonés et gras; tous seraient capables d'évoluer
suivant les deux types. Au contraire, Zuntz et von Mering ont
absolument contesté l'existence du type aberrant ou thermogène
pur : aucune substance ne se décomposerait directement dans les
liquides organiques en dehors de l'intervention fonctionnelle des
élémens histologiques. D'autres auteurs, enfin, enseignent qu'il y
a un petit nombre de substances alimentaires qui subissent ainsi
la combustion directe, et, parmi elles, l'alcool.
La Théorie de la consommation de luxe, de J. Liebig, et la
Théorie de l'albumine circulante, de Voit, affirment que les ali-
mens protéiques subissent en partie la combuslion directe daas
les vaisseaux sanguins. 11 s'est élevé, à ce propos un débat cé-
lèbre qui divise encore les physiologistes. Si l'on dégage l'objet
essentiel de la discussion de tous les voiles qui l'enveloppent, on
s'assure qu'il s'agit, au fond, de décider si un aliment suit tou-
jours la même évolution, quelles que soient les circonstances,
et en particulier quand il est introduit en grand excès. Liebig
pensait que la partie surabondante, échappant au processus ordi-
naire, était détruite par une combustion directe. Il affirmait, par
exemple, que les substances azotées en excès, au lieu de parcourir
ptiYsiOLOGii: DE l'alimentation. 211
leur cycle habituel d'opérations vitales, étaient directement brû-
lées dans le sang. Nous exprimerions aujourd'hui la môme idée,
en disant qu'elles subissent alors une évolution accélérée, et que
leur énergie, franchissant létape intermédiaire, passe d'un saut
de la forme chimique à la forme thermique. La doctrine de Lie-
big, réduite à cette idée fondamentale, méritait de survivre. Des
erreurs accessoires entraînèrent sa ruine.
Quelques années plus tard, le célèbre chimiste et physiologiste
de Munich, C. Voit, la releva, sous une forme plus outrée. Pour
lui , c'était la presque totalité de l'aliment albuminoïde qui se
brûlait directement dans le sang. Il interprétait certaines expé-
riences sur l'utilisation des alimens azotés en imaginant que ces
substances, introduites dans le sang à la suite de la digestion, se
divisaient en deux parts : Tune très minime qui s'incorporait
aux élémens vivans, et passait à l'état « d'albumine organisée; »
l'autre mélangée au sang et à la lymphe, et soumise à la combus-
tion directe, constituait Y albumine circulante. Dans cette doctrine,
les tissus sont à peu près stables, les liquides organiques seuls
sont sujets au métabolisme nutritif. L'évolution accélérée que
la doctrine énergétique considère comme un cas exceptionnel
était donc la règle pour G. Voit. Pfluger et l'école de Bonn ont
fait justice de cette exagération abusive.
Le fait, dès longtemps constaté, que la consommation d'oxy-
gène augmente notablement (d'un cinquième de sa valeur envi-
ron) après le repas, est favorable à la supposition que quelques-
unes des substances alibiles absorbées et passées dans le sang y
sont oxydées et détruites sur place. A la vérité, quelques expé-
riences directes de Zuntz et von Mering sont contraires à cette
vue, ces auteurs ayant injecté des substances oxydables dans les
vaisseaux sans parvenir à en déterminer l'oxydation immédiate.
Mais , on peut opposer à ces tentatives infructueuses d'autres
essais plus heureux.
Si l'évolution accélérée des alimens reste encore incertaine
pour les alimens ordinaires, il semble qu'elle ne fasse plus de
doute en ce qui concerne la catégorie spéciale des purs thermo-
gènes, tels que l'alcool et les acides des fruits. Lorsque l'alcool
est ingéré à doses modérées, un dixième environ de la (juantité
absorbée se fixe sur les élémens vivans ; le reste est de « l'alcool
circulant ) qui s'oxyde directement dans le sang. La lymphe,
sans intervenir dans les opérations vitales, autrement que par
212 REVUE DES DEUX MONDES.
la chaleur qu'ils produisent. Au regard de la Théorie énergé-
tique, ce ne sont pas des alimens véritables puisque leur énergie
potentielle ne se transforme en aucune espèce d'énergie vitale,
mais passe, d'un trait, à la forme calorifique. Au contraire, d'au-
tres physiologistes regardent l'alcool comme étant réellement un
aliment. C'est que, pour eux, est réputé aliment tout ce qui, dans
l'organisme, se transforme en produisant de la chaleur et ils appré-
cient la valeur alibile d'une substance par le nombre de calories
qu'elle peut céder à l'organisme. A ce titre l'alcool serait un ali-
ment supérieur aux hydrates de carbone et aux substances azotées.
Une quantité déterminée d'alcool, le gramme par exemple, vaut
autant au point de vue thermique que 1*?'',66 de sucre, que
1^'',44 d'albumine et que 0-'",73 de graisse. Ces quantités seraient
isodynames .
C'est là une conclusion évidemment outrée. L'expérience l'a
condamnée. Les recherches de C. von Noorden et de ses élèves,
Stammreich et Miura, ont précisément établi d'une manière di-
recte que l'alcool ne peut pas être substitué dans une ration
d'entretien à une quantité exactement isodyname d'hydrates de
carbone. Si l'on opère cette substitution, la ration naguère ca-
pable de maintenir l'organisme en équilibre, devient insuffisante ;
l'être vivant perd de son poids: les matériaux azotés qui entrent
dans sa constitution se disloquent et l'animal décline.
Dans ce qui précède, nous nous sommes bornés à envisager
un seul caractère de l'aliment, le plus essentiel à la vérité, le ca-
ractère énergétique. 11 faut qu'il fournisse de l'énergie à l'orga-
nisme et pour cela qu'il s'y décompose, s'y disloque et en sorte
simplihé. C'est ainsi par exemple que les graisses, qui sont des
édifices moléculaires compliqués au point de vue chimique,
s'échappent à l'état d'acide carbonique et d'eau. Il en est de même
pour les hydrates de carbone, matières amylacées et sucrées. C'est
parce que ces composés descendent à un moindre degré de com-
plication durant leur exode à travers lorganisme, qu'ils aban-
donnent, par cette sorte de chute, l'énergie chimique qu'ils rece-
laient à l'état potentiel. La thermochimie permet de tirer de la
comparaison de l'état initial avec l'état final, la valeur de l'énergie
cédée à l'être vivant ; cette valeur énergétique, dynamogène ou
thermogène, donne ainsi une mesure de la capacité alimentaire
de la substance. Un gramme de graisse, par exemple, laisse à
l'organisme une quantité d'énergie équivalente à 9,4 calories; la
PHYSIOLOGIE DE l'aLIMENTATION. 213
valeur Ihermogoiie ou calorifique des hydrates de carbone est
moitié moindre; elle est de 4,2 calories; la valeur thermogène
des albuminoïdes est de 4,8. Les choses étant ainsi, on comprend
pourquoi l'animal se nourrit d'alimens qui sont des produits très
élevés dans l'échelle de la complication chimique.
IV
En dehors de la théorie énergétique que nous ayons exposée
plus haut, il existe une autre manière de concevoir le rôle de
l'aliment. Elle consiste à le considérer comme une source de
chaleur. Nous savons qu'un aliment est une source d'énergie calo-
rifique pour l'organisme. Inversement toute substance qui, intro-
duite dans l'économie, s'y disloquera avec dégagement de cha-
leur sera-t-elle un aliment? C'est une question très controversée,
en ce moment même. La plupart des physiologistes admettent
qu'il en est ainsi. La notion d'aliment se confond pour eux avec le
fait d'une production de chaleur; est réputé tel tout ingestat qui
dégage de la chaleur dans l'intérieur du corps.
Le plus impérieux besoin de l'être vivant est d'être alimenté
en chaleur. L'animal à sang chaud possède une température con-
stante et la fixité même de cette température interne est chez lui
une condition nécessaire à l'exercice et à la conservation de la
vie. D'autre part, dans le milieu ambiant, plus froid que l'orga-
nisme, la chaleur animale se dissipe sans cesse. 11 faut donc un
apport continuel d'énergie calorifique pour maintenir cette fixité
indispensable. La nécessité de l'alimentation se confond, d'après
cela, avec la nécessité d'un apport de chaleur pour couvrir le
déficit dû au refroidissement inévitable de l'organisme. C'est la
grandeur des pertes qui détermine et règle le besoin d'alimens
et qui fixe la valeur totale de la ration d'entretien.
Telle est la théorie qui s'oppose à la théorie énergétique et lui
dispute la faveur des physiologistes. Elle a des adeptes très con-
vaincus en MM. von Noorden, Rubner, Ch. Richet et Lapicque,
Pour eux la thermogénèse domine absolument le jeu des échanges
nutritifs ; et ce sont les besoins de la calorification qui règlent la
demande totale de calories que chaque organisme exige de sa ra-
tion. Ce n'est point parce qu'il produit trop de chaleur que l'or-
ganisme en disperse par sa périphérie, c'est plutôt parce qu'il en
disperse fatalement qu'il s'adapte à en produire.
214 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette conception du rôle de l'alimentation repose sur deux ar-
gumens. Le premier est fourni par les expériences récentes de
Rubner. Elles consistent à laisser vivre pendant une période assez
longue (de deux à douze jours) un chien dans un calorimètre, à
mesurer la quantité de chaleur produite dans ce laps de temps et
à la comparer à la chaleur apportée par les alimens. L'accord est
remarquable, en toutes circonstances. Mais serait-il possible que
l'accord n'existât point? puisqu'il y a un mécanisme régulateur
bien connu, qui, précisément, proportionne sans cesse les pertes
et les gains de chaleur à la nécessité de maintenir la fixité de la
température interne.
Le second argument est tiré de ce que l'on a appelé la loi des
Surfaces bien mise en lumière par Ch. Richet. En comparant les
rations d'entretien pour des sujets de poids très difFérens, placés
dans des conditions très diverses, on constate que le régime in-
troduit toujours la même quantité de calories pour la même éten-
due de peau, c'est-à-dire (de surface), de refroidissement. C'est là
un fait intéressant mais qui n'a point de force démonstrative.
Tout au contraire il y a des objections graves. La valeur calo-
rique des principes nutritifs ne représente qu'un aspect de leur
rôle physiologique. A la vérité, les animaux et l'homme sont ca-
pables de tirer le même profit et les mêmes effets de rations dans
lesquelles Tun des alimens est remplacé par une proportion des
deux autres isodyname , c'est-à-dire développant la même quan-
tité de chaleur. Mais cette substitution a des limites très proches.
— L'isodynamie, c'est-à-dire la faculté pour les alimens de se
suppléer au prorata de leur valeurs calorifiques, est bornée de
tous côtés par des exceptions. Et d'abord il y a une petite quantité
d'alimens azotés qu'aucun autre principe nutritif ne peut suppléer ;
en outre, au delà de ce minimum, quand cette suppléance a lieu
elle n'est point parfaite; exacte entre les albuminoïdes et les hy-
drates de carbone vis-à-vis des graisses, elle ne l'est plus entre les
deux derniers vis-à-vis des matières azotées. Si le pouvoir calo-
rifique des alimens était la seule chose qu'il y eût à considérer
en eux, la suppléance isodyname ne ferait pas défaut dans toute
une catégorie de principes tels que l'alcool, la glycérine et les
acides gras. Enfin, si le pouvoir calorifique d'un aliment est la
seule mesure de son utilité physiologique, on est fondé à se de-
mander pourquoi l'on ne pourrait pas remplacer une dose d'ali-
ment par une dose de chaleur. Le chauffage par le dehors devrait
PHYSIOLOGIE DE l'aLIMEINÏATION. 215
tenir lieu du chauffage alimentaire par le dedans. On pourrait con-
cevoir l'ambition de substituer aux rations de sucre etde graisse une
quantité isodyname de charbon de calorifère et de nourrir un
homme en chauffant convenablement l'appartement qu'il habite.
Dans la réalité, l'aliment a un autre office à remplir que de
chauffer le corps ou même de lui fournir de l'énergie. Il ne faut
pas oublier que l'organisme exige un apport de matière, en
même temps qu'un apport d'énergie. Il a besoin de recevoir
une quantité convenable de certains principes déterminés, or-
ganiques et minéraux. Ces principes sont évidemment destinés
à remplacer les substances emportées dans le circulus de ma-
tière, et à reconstituer le matériel organique. On peut donner à
ces matériaux le nom d'alimens hulo génétiques (réparateurs des
tissus) ou à'alimens plastiques.
C'est sous ce point de vue que les anciens envisageaient le rôle
de l'alimentation. Hippocrate, Aristote et Galien croyaient à l'exis-
tence d'une substance nutritive unique existant dans tous les corps
infiniment divers et différens que l'homme et les animaux uti-
lisent pour leur nourriture. Il faut arriver à Lavoisier pour voir
naître l'idée d'un rôle dynamogène ou calorifique des alimens;
enfin la vue d'ensemble de ces deux espèces d'attributs et de leur
distinction nette est due à J. Liebig qui les désigna sous les noms
à'alimejis plastiques et d'alimens dynamogènes. Il pensait d'ail-
leurs qu'une même substance pouvait cumuler les deux attributs;
et tel était, à ses yeux, le cas pour les alimens albuminoïdes, à
la fois plastiques et dynamogènes.
Magendie, le premier, en 1836, avait introduit, dans l'intermi-
nable liste des alimens, cette première coupe simple en substances
pj'otéiques , encore appelées albuminoïdes, azotées, quaternaires, —
et substances ternaires. Les matières protéiques sont capables de
suffire à l'entretien de la vie. De là l'importance prépondérante
qu'il dut attribuer à cet ordre d'alimens. Ces résultats ont été
vérifiés depuis. Pllûger (de Bonn) en a donné, il y a peu d'an-
nées, une démonstration très convaincante. Il a nourri, fait tra-
vailler et finalement engraisser un chien en ne lui donnant pas
autre chose que de la viande rigoureusement débarrassée de toute
autre matière. La même expérience a montré que l'organisme
216 REVUE DES DEUX MONDES.
peut fabriquer des graisses et des liydrates de carbone aux dépens
de l'aliment azoté, et transformer l'une dans l'autre chacune de
ces substances. En résumé, il n'y a pas de graisse nécessaire, il
n'y a point dhydrate de carbone nécessaire; l'albuminoïde seul
est indispensable. Théoriquement l'animal et l'homme pourraient
entretenir leur vie par l'usage exclusif de l'aliment protéique ;
mais pratiquement cela n'est point possible pour l'homme à cause
de l'énorme quantité de viande (3 kilos par jour) dont il devrait
faire usage.
L'alimentation usuelle comprend un mélange des trois ordres
de substances, — et dans ce mélange l'albumine apporte l'élément
plastique matériellement nécessaire à la réparation de l'orga-
nisme. Les deux autres variétés apportent l'énergie. Dans ces
régimes mixtes, il faut que la quantité d'albumine ne descende
jamais au-dessous d'un certain minimum. Les efforts des physio-
logistes, en ces dernières années, ont tendu à fixer avec précision
cette ration jyiinima d'albuminoïdes ou, comme l'on dit par abré-
viation, ^albumine au-dessous de laquelle l'organisme dépérirait.
Voit avait, pour l'homme, indiqué le chiffre de 118 grammes de
viande : il est certainement trop élevé, on a pu descendre à 100,
à 90 et même à 70. Mais, d'autre part, la ration d'albumine la
plus avantageuse a besoin d'être notablement au-dessus de la
quantité strictement suffisante.
Il resterait à signaler plusieurs autres recherches récentes.
Les plus importantes de beaucoup sont celles que M. Chauveau
a publiées sur les transformations réciproques des principes
immédiats dans l'organisme suivant les conditions de son
fonctionnement et les circonstances de son activité. Nous trou-
verons une occasion naturelle d'en parler avec le dévelop-
pement qu'elles méritent en nous occupant de la Physiologie de
la contraction musculaire et du mouvement, c'est-à-dire de
l'Energétique musculaire.
A. Dastre.
UN ANGLAIS QUI AIMAIT U FRANCE
Henry Reeve, dont M. Laughton vient d'écrire la biographie et
de publier la correspondance, fut un homme heureux, et U faut lui
rendre le témoignage que sa sagesse aida beaucoup à son bonheur (1).
Fils d'un médecin de Norwich, il ne s'est jamais plaint que son père
ne lui eût laissé qu'une modeste fortune ; il avait le goût du travail, il
travailla, et il est mort en 1895, à l'âge de quatre-vingt-deux ans, sans
avoir éprouvé dans sa longue existence aucun mécompte, aucune dé-
ception, parce qu'il ne demandait à la vie que ce qu'elle pouvait lui
donner. Il fut ce qu'il voulait être, et il ne souhaita jamais d'être autre
chose; il fit ce qu'il voulait faire, et il le fit bien. « Vous devez avoir
une vaste et magnifique terre, disait Candide au bon Turc qu'il rencon-
tra sous un berceau d'orangers. — Je n'ai que vingt arpens, » répon-
dit le Turc. Henry Reeve cultiva si bien ses vingt arpens que son jardin
rapporta beaucoup, et qu'il se mêla quelque gloire au profit qu'il en
retirait.
Les fonctions publiques qu'U exerça n'étaient pas de celles qui
mettent un homme en vue : la Reine le nomma en 1853 registrar du
Conseil privé, auquel il avait été attaché en 1837 comme clerc des ap-
pels. Durant quinze ans, il fut un des principaux rédacteurs du Times,
où il écri\dt près de 2 500 articles, qui équivalaient, disait-il lui-même,
à quinze volumes in-8°de cinq cents pages chacun, et lui avaient rap-
porté, ajoutait-il, plus de 13 000 livres sterUng.
En 1856, il devint directeur de la Revue d' Edimbourg, et, peu après,
le conseiller hltéraire d'une grande maison de librairie. Il s'acquitta à
son honneur de tous les métiers dont il làta. Ce registrar faisait si
bonne figure dans le Conseil privé qu'en 1871, il fit parler de lui à la
(1) Memoirs of the Life and Correspnndence of Henri/ Reeve, by John Knox.
Laughton, 2 vol. in-8°; Londres, 1898, Longmans. (ireen et C'«.
218 REVUE DES DEUX MONDES.
Chambre des lords :1e marquis de Salisbury prétendit qu'un honorable
gentleman, M. Reeve, pour lequel il professait le plus grand respect,
était de fait et contrairement aux us et coutumes la cheville ouvrière
du Conseil, que c'était lui qui choisissait les juges appelés à prononcer
sur tel cas particulier. Les articles qu'il publiait dans le Times étaient
fort remarqués, et les ministres comptaient avec sa plume. Enfin, di-
rigée par lui, la Revue d'Edimbourg grandit en autorité et en crédit.
« La carrière de M. Henry Reeve, a dit un des rédacteurs de cette
Revue, est une preuve frappante qu'en Angleterre l'influence ne se me-
sure pas toujours à la notoriété. Son nom n'était guère connu du grand
public ; beaucoup de gens savaient qu'il avait traduit Tocque\T.lle, édité
les Mémoires de Gréville, publié un li\Te sur la France monarchique et
répubUcaine, et qu'il occupait depuis longtemps l'emploi respectable,
mais peu marquant, de greffier du Conseil privé. Les initiés seuls sa-
vaient qu'il était une force \i vante, une puissance littéraire, que peu
de ses contemporains avaient tenu une si grande place dans quelques-
uns des cercles les plus sélects de la société anglaise, et que pendant
bien des années il avait exercé une influence politique, qui est rare-
ment le partage d'un Anglais qu'on n'a jamais vu siéger ni dans un
Parlement ni dans un Cabinet. »
Ce qu'il y a de plus remarquable dans cette affaire, c'est qu'à l'âge
des ambitions folles et des espérances démesurées, il n'avait jamais
rêvé de devenir ni député ni ministre. Son lot lui suffisait, il n'aspirait
point aux grandeurs, il n'enviait pas les parvenus ; il était né content.
Il écrivait à sa mère, en 1841, qu'un jour, à Toulouse, ayant entrepris
de grimper au sommet d'un clocher, il avait acquis, chemin faisant,
la certitude qu'arrivé au terme de sa pénible ascension, il n'apercevrait
que quelques rues en lacet, des toits, et au loin un vague horizon :
« J'ai abandonné la partie et mes compagnons, je suis allé les attendre
assis dans l'herbe du cimetière. Telle est ma conception présente de la
vie. La vue que j'ai d'où je suis n'est pas si différente de celle que
commande la flèche d'une cathédrale, que cela puisse égarer mon ju-
gement et m'exciter à des efforts téméraires. » Il avait raison : s'il était
né content, il était né curieux, et, sans risquer de se casser le cou, res-
tant à mi-hauteur, il a vu dans le cours de sa longue vie autant de
choses, autant d'hommes qu'on en peut voir du haut d'un belvédère,
et il les a vus de plus près.
Un jeune écrivain qui, le cœur palpitant d'émotion, se présentait
pour la première fois chez le directeur de la Revue d'Edimbourg pour
lui offrir un manuscrit, se trouvait en présence d'un homme de haute
UN ANGLAIS QUI AIMAIT LA FRANCE. 219
stature, gros, épais, corpulent, à la large face, qu'on eût été moins
surpris, nous dit son biographe, de rencontrer au milieu d'un champ
de navets que dans les bureaux d'une Revue ou du Conseil privé. Il
avait, dans l'exercice de ses fonctions, les allures d'un dictateur et
quelquefois un peu d'emphase, plus souvent le ton brusque, tranchant,
ou cette poUtesse recherchée qui tient les gens à distance.
Il rendait des arrêts secs et décisifs : « Mon a\is est qu'il n'y a rien
à faire de cela... Avant d'écrire un article ou un livre, il serait bon de
savoir l'anglais et l'orthographe... On ne m'apporte que des balivernes,
de pures fadaises! Quelle perte de temps et de peine !... Le travail en
question pourrait être excellent s'il n'était pas extrêmement mauvais. »
Le jeune auteur, dont il avait refusé la copie, se retirait le cœur gros
et se consolait de son déboire en déclarant à qui voulait l'entendre que
M. Henry Reeve était un affreux despote, plus propre à planter des
choux qu'à juger des choses littéraires. Il n'avait pas remarqué que ce
despote avait une voix douce et musicale ; il était à mille lieues de de-
viner que ce gros homme tranchant était un gentleman accompli,
raffiné, qui avait beaucoup d'agrément, beaucoup de haut, qui possé-
dait plus que personne, quand il le voulait bien, l'art de plaire et, dans
le sens le plus irréprochable du mot, le don de l'insinuation.
Dès sa première jeunesse, il aima passionnément le monde, et, dès
ses débuts, il s'y sentit à l'aise. Il n'était pas de la race des adolescens
timides qui ont besoin qu'on les encourage. Lorsque Chateaubriand se
rendit de Rennes à Paris, seul dans une chaise de poste avec M""" Rose,
marchande de modes leste et désinvolte, ce tête-à-tête l'épouvanta :
« Moi, qui de ma vie n'avais regardé une femme sans rougir, comment
descendi-e de la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité? » 11
se collait dans l'angle de la voiture de peur de toucher la robe de
M""^ Rose; lui parlait-elle, H balbutiait; elle regardait avec ébahisse-
ment « ce nigaud dont elle regrettait de s'être emberloquée. » Tel
homme de génie a commencé par être un nigaud; Reeve, qui ne se
piquait pas d'avoir du génie, eût découvert sur-le-champ ce qu'il fal-
lait dire à M""* Rose pour se gagner ses bonnes grâces, et il aurait pris
un plaisir extrême à lui faire narrer sa vie et ses secrets. Il ne préféra
jamais le silence des bois aux caquetages des salons, il ne fut jamais
un de ces sauvages qu'il faut apprivoiser. M. de Bismarck a raconté
un jour que les meilleures heures de sa jeunesse furent celles qu'U
passa assis sous un vieux poirier, sa pipe à la bouche, relisant un livre
qui lui plaisait ou laissant vaguer ses pensées. Sans doute le monde
lui apparaissait comme un écheveau difficile à débrouiller, et H croyait
220 REVUE DES DEUX MONDES.
découvrir en lui-même un mystère qui l'inquiétait. Reeve eut bientôt
fait de deviner le mot de son énigme ; il ne se chercha pas longtemps ;
à vrai dii^e, il n'avait eu que la peine de naître pour se trouver.
Quoiqu'il eût beaucoup lu, c'est surtout par les conversations qu'il
s'instruisait. La première fois qu'il fut présenté à Victor Hugo, il con-
stata avec chagrin que ce grand poète était un médiocre causeur. C'est
un reproche qu'on ne fit jamais à Henry Reeve; mais il n'a pas écrit
les Orientales, ni raconté les tristesses d'Olympio. Il savait causer, il
savait écouter, et ce qui est encore plus rare, il s'intéressait \-ivement
aux affaires des autres, et c'est la chose du monde dont les autres nous
savent le plus de gré. Aussi était-il partout le bienvenu; on ne se
contentait pas de l'accueillir, on le recherchait, ou lui faisait fête.
L'hiver qu'il passa en Paris en 1836 lui laissa un ineffaçable souvenir ;
il avait alors vingt-trois ans : « M"^ de Circourt, écrivait-il peu d'années
avant sa mort, avait en ce temps un salon capital, où je liai connais-
sance avec la duchesse de Rauzan, la duchesse de Mailly, la marquise de
la Grange, la marquise de BelUsen. J'étais intime avec le ministre de
Bavière ; je -sis chez lui le docteur Koreff et un grand nombre de diplo-
mates. Hiller avait une bonne maison pour la musique ; j'y entendis
Nourrit, Ernst et Chopin. J'étais en relations avec Henri Lehmann et
d'autres artistes. Les Czartoryski étaient installés à Thôtel Lambert.
Tocqueville, Gustave de Beaumont, Lucas étaient à Paris. Faucher
m'introduisit chez M. Thiers. Je me liai avec Dufaure, iMarmier,
^{me d'Agoult, dont la maison était charmante. M™' Marliani, etc. Mon
hiver fut très brillant. » Quatre ans auparavant, lorsqu'il en avait dix-
neuf, quoique, pour employer son mot, il ne fût pas encore lancé, il
avait pénétré dans l'intimité de d'Eichthal, de Victor Cousin, de Ler-
minier, de Ballanche, et il allait voir danser la Taglioni en compagnie
de Mendelssohn, qui définissait la danse : la musique du corps. Il s'en
souvenait dans sa vieillesse ; il avait la mémoire tenace et presque
infaillible, il n'oubUait et n'inventait rien.
Si désireux qu'il fût de leur plaire, ce n'était pas la société des
femmes qui l'attirait le plus. Il les jugeait avec quelque sévérité, il leur
demandait les vertus qu'elles se soucient le moins d'avoir, l'esprit de
conséquence, des opinions arrêtées, la fixité dans les goûts et les dé-
goûts. Il se détacha d'une jeune fille qu'il commençait à aimer en
remarquant qu'elle manquait d'exactitude, de ponctualité dans les
petites choses de la vie. La vérité est que, peu romanesque de son na-
turel, il avait trop de curiosités à satisfaire pour avoir le temps d'être
sérieusement amoureux. Les attentions d'une johe femme le tou-
UN ANGLAIS (JUI AIMAIT LA FliANCE. 221
chaient beaucoup moins que les complaisances d'un homme célèbre,
qui consentait à l'initier à ses grandes et petites affaires. C'était, de
toutes les conquêtes, de toutes les bonnes fortunes qui pouvaient lui
échoir, celle dont il était le plus friand, et d'année en année s'allongeait
la Hste de ses illustres amis. La plupart lui avaient accordé leur con-
fiance du premier coup ; il les avait rencontrés dans un raout, dans un
bal, dans un dîner de cérémonie, les avait séduits par les agrémens
de son esprit naturel et facile ; on éprouvait le besoin de se revoir, de
s'écrire et il pouvait dii-e : En voilà pour la \ie.
Ce bourgeois de Norwich, que ni l'éclat de sa naissance ni sa for-
tune ne signalaient à l'attention publique, était fier de ses succès mon-
dains, et il s'en étonnait. Il lui semblait étrange qu'à vingt ans, il fût
intimement lié avec des ambassadeurs, des hommes d'État, des poètes,
des peintres, des musiciens d'une renommée européenne ; qu'à vingt-
six ans, il entretînt des relations de société avec tous les membres du
cabinet anglais, à deux exceptions près. Il connaissait tout le monde
en Angleterre et, durant ses fréquens séjours en France, il voyait toutes
les portes s'ouvrir devant lui. Il écrivait de Paris, en 1840: « J'ai dîné
hier avec Zamoyski, en compagnie d Urquhart, ce folâtre derviche
politique, qui, je suis fâché de le dire, a infecté de ses erreurs de meil-
leures têtes que la sienne; j'écoutai ses fatidiques harangues, qui
m'amusèrent. Dans la soirée, je me rendis à Auteuil, où Thiers me
reçut avec un grand empressement et causa longuement avec moi. Je
rencontrai chez lui Cousin, Mignet, Léon de Malle vOle ; j'y dînerai
aujourd'hui. Cousin me dit : « Mon cher Henry, vivez, vivez un peu
avec Thiers et moi. » Dans le fait, on peut dire que le cabinet français
me donne la table et le couvert. » Parmi tous les rôles qu'on peut
jouer dans la grande comédie humaine, ses préférences étaient pour
celui de confident ; il possédait toutes les qualités de l'emploi. Le mar-
quis de Lansdowne et lord Clarendon lui expliquaient les dessous de
leur politique ; jusqu'à la fin, il sera en correspondance réglée avec
M. Guizot et avec Tocque\dlle, qui lui ouvriront leur cœur, et en 1885,
le Comte de Paris lui révélera ses espérances et ses projets, dans des
lettres qui ne sont pas parmi les moins intéressantes qu'ait publiées
M. Laughton.
Il joignait à des principes dont il ne démordait pas, et qui étaient
pour lui des dogmes, une souplesse d'esprit et de caractère qui lui per-
mettait de comprendre facilement les choses du dehors et de les juger
sans parti pris. Il eut toujours le pied léger, la passion des voyages,
mais il n'était pas de ces Anglais qui portent partout l'Angleterre avec
222 RZYTE DES DEUX MONDES.
eux. 11 ne se plaigmait point que Tespèce humaine fût riche en variétés;
il pensait que chacune a ses avantages particuliers, son office propre,
une mission à remplir et sa place au soleil. Les lois, les coutumes, les
mœurs étrangères Imtéressaient et ne l'étonnaient pas longtemps.
Il avait à peine connu son père, mort avant lâge ; il était resté sous
la garde de sa mère, qui aimait elle-même à courir le monde et lui fit
respirer de bonne heure l'air du continent. Il n'avait guère que sept
ans quand elle l'emmena à Paris, et de Paris en Suisse. J"ai dit com-
bien sa mémoire était tenace et précise. Il se souvenait dans ses vieux
jours d'être descendu au grand hôtel de Qiarlemagne, place Royale.
au Marais, et d'avoir vu de chez M"'^ de Pontigny, dont l'appartement
était au-dessus du passage voûté qui conduisait dans la place, défiler
la procession de la Fête-Dieu, où figuraient les trois Duchesses d'An-
gouléme, de Berri et d'Orléans, hatiilléeslune de rouge, la seconde de
blanc, la troisième de bleu. Il avait vu aussi Louis XVIU passer une
revue au Carrousel, du haut d'un balcon, et son habit de velours noir,
son grand cordon bleu du Saint-Esprit, lui étaient restés dans les yeux.
Le Jardin des Plantes le ravit, et il n'oublia jamais certains tableaux
qu'il avait admirés au Louvre.
Il partit pour la Suisse dans une berline attelée de trois chevaux,
et il ne lui échappa point que leur cocher, bonapartiste enrage, avait
su gagner le cœur de sa mère. D ressentit quelque émotion en con-
templant du haut du Jura l'azur du lac Léman : n en fit le toar, visita
Goppet, où, à son vit chagrin, on ne rencontrait plus M""* de Staël. Pen-
dant que sa mère allait à Chamonix, demeuré seul à Genève, cet enfant
précoce et prédestiné dina pour la première fois en ville : mais je ne
pense pas que, ce jour-là, aucun grand homme lui ait fait des confi-
dences. En regagnant l'Angleterre, n s'arrêta de nouveau à Paris ; on
le mena aux Français, il vit Talma et M--* Duchesnois dans ManeStuart.
II parlait déjà couramment notre langue, et, rentré à Norwich, il lui
arriva souvent de réciter des tirades de Ducis, au grand divertissement
de sa famille.
Douze ans plus tard, sa mère décida qu'il irait terminer ses études
à Genève. « La sodéié genevoise, dit-il, était alors très brillante, " et
comme on la remarqué. " elle semblait dater du xvui* siècle, eUe en
conservait les traditions. » Il connut Sismondi, le voyageur Simond,
Bonstetten, Dumont, de Candolle, Rossi, Augnste de la Rive, et leurs
entretiens lui paraiss^ent plus instructifs et plus attrayans que les
mathématiques, qu'il avait en horreur. U frayait aussi avec des réfu-
giés, avec nombre de Polonais, Krasinski, Adam Mickievuicz, Auguste
rX ANGLAIS fjn AIMAIT LA FBAJCE. 223
et Ladislas Zamoyski. D convient Ini-méme que, iMsqa'il revit l'An-
gleterre, il sy sentit qaelqoe temps comme dépaysé. 0 la quitta de
nouveau ponr voyager en Italie, après qnoi il passa i^nsieiiis mob à
Monich, où fl suivit les cours de ScfaeDing, à qui il rendait de fré-
quentes visites et. quoiqu'il fit peu de cas de la métapliysiqiie.qiMriqn'il
la traitât de science abstruse et qu'il estimât que la vraie phîlosophîe
consiste à se connaître soi-même et à tâcher de connaître les antres,
il était heureux et fier de causer familièfement avec un grand penseur
qui lavait pris en goût.
n commençait cependantâ avoir le mal du pays; il taidaitaii cheval
de revoir son écurie, n fut diarmé de rencontrer à Mumcfa nn de ses
compatriotes, Jf. Handley. dont il s'éprit à promère Tue : « Toos pou-
vez imaginer, écrivait-il à sa mère, le plaisir avec lequel je découvris
dans ce ciel vaste et solitaire une étoile errante, détadiée comme moi
de la constellation à laquelle elle apparti^^*^ ^ fTsndley r^iésenle à
mes yeux cette Auj^terre que je d : i: i; , ronnaltre si je dois
apprendre à vivre. * Et fl citait ce ii ir i- /.en : «J'ai vu les
amitiés les plus intimes naître presç^ ^ : : i- -r'est que le
cœur a son tact pour IrS rri-.jiiTi; ::::-:- :::nr -^ . î le âen
pour les conc^tions ::;:. nd^. » Pe" ; tl : . r: il ::t :. Han-
dley pour un homme ir Tt:^ . tant ri lu ^i î ::r un Aurais,
n trouvait en tout pa i.: ^rs et des gens às<mgoât. mais per-
sonne ne ressemblait m :iz 5 rir . i \ un déraciné.
(Test le témoignage que lui ren i:: tl : . r Duc d'Anmale, en pro-
nonçant son éloge fonèbre devant l'A :. 1-1:1:7 ÏtS sciences morales,
qui huit ans auparavant avait dioisi Re 7 : 1: 1:1 de ses associés
étrangers. « La figure d'Henry Reeve, disâit-L - aitidlement
originale, et fl devait son oiiginalîté non seideEi: : . . 1 1' ire de scm
esprit, mais à l'éducÊt: ii. r "1 iviit reçue... Son i; l. ^ . 1: '."étran-
ger fad avait laissé de- : 1 t ; - ^es. H en avait : ; : 'te
de cosmopolitisme éil^iT .ri_prir, entretampar - -
lations. Je ne veux pa.; i:: ti'H ne fût pas Aiiii^i^ s,' z^. ii- u-i.
Passionnément patzi-:'- -: 1 -' ^sismoiquîtaiienferaiunr^rodie,
û épousait les passi 1 ~ - le son pays, maâs sans rudesse,
sans hantenr, sans h i : - 1 7 - -itres peuples, sans préjugés
contre aucune nation
De tontes les nan . i^ - :ii- 77- _
sûrement la France. > ; 1 ^7 .laent fl n'avait pas de _
contre nous, fl était : - — -ible à nos qualités qu'à nos défauts. H
avjit ea quelque peir r^e et à goûter les fMk miml'i : fl avait
224 REVUE DES DEUX MONDES.
écrit dans un moment d'humeur « qu'ils étaient le peuple le moins in-
téressant du monde, que l'Allemagne est un pays où l'on trouve rare-
ment ces vertus d'usage courant qui mettent de l'huile dans les rouages
de la vie. » Nous lui avions plu dès le premier jour. Il disait que le duc
de Cleveland, qu'il avait rencontré chez la duchesse de Mailly, était à sa
connaissance le seul Anglais qui fût tout à fait chez lui dans la meilleure
société française. Il aurait pu en dire autant de lui-même. Son biographe
en convient, son commerce précoce avec la société parisienne avait
décidé en quelque mesure de son tour d'esprit : certaines impressions
de jeunesse sont si vives qu'on en porte à jamais la marque.
Il ne se passait guère d'année qu'il ne fit un séjour à Paris, il
éprouvait le besoin de converser avec des Français et d'exprimer ses
idées en français ; nous étions nécessaires à son bonheur. (( Certes,
disait encore le Duc d'Aumale, il n'aurait jamais épousé la cause de la
France engagée contre l'Angleterre; mais, quand il voyait l'Angleterre
et la France d'accord, sa joie était vive, et, lors de nos malheurs, sans
prendre parti dans la querelle, il n'a jamais caché la sympathie que lui
inspirait la France vaincue. « La meilleure preuve qu'on en puisse
donner est le billet qu'il reçut au lendemain de l'occupation de Ver-
sailles par les Allemands :
Cher Monsieur, jamais je n'aurais cru que je vivrais assez pour voir un
pareil jour. Vous devinez tout ce que mon cœur éprouve. Vous êtes du bien
petit nombre de ceux avec qui il m'est possible de causer en ce moment, et
vous me ferez du bien si vous venez déjeuner ici dimanche prochain, à midi
et demi. Mille amitiés. H. d'Orléans.
Dans l'habitude de la vie, la France et l'Angleterre n'ont aucune
raison de se vouloir du mal, et elles se décident facilement à se vou-
loir du bien : en fin de compte, malgré la prodigieuse différence des
tempéramens, ce sont les deux nations de l'Earope qui ont le plus
d'idées communes. Nous avons pour les Anglais une grande considéra-
tion ; nous admirons la solidité de leur gouvernement, l'énergie de
leur caractère ; il nous en coûte peu de reconnaître qu'ils ont fait de
grandes choses, et nous sommes sujets àdeviolens accès d'anglomanie.
De leur côté, les Anglais qui raisonnent estiment que la France est né-
cessaire à l'équilibre de l'Europe, que l'entente cordiale des deux pays
offre de sérieux avantages à l'un comme à l'autre, que c'est une société
d'assurance mutuelle et le moyen le plus efGcace de sauvegarder la
paix du monde.
Mais l'afTection que nous portent les Anglais est un sentiment d'une
nature particulière, sur lequel nous ne pouvons faire aucun fond. Us
UN ANGLAIS QUI AIMAIT LA FRANCE. 22o
sont très ombrageux, très défians et très exigeans; pour qu'Qs con-
sentent à nous aimer ou à nous supporter, il faut que nous soyons in-
finiment modestes dans nos prétentions, que nous n'ayons aucune idée
de nous agrandir, que nous renoncions à rien entreprendre , car ils
n'autorisent, ils n'approuvent, ils ne considèrent comme justes et légi-
times que leurs propres entreprises. Leur droit est sacré, le nôtre est
toujours contestable; tout ce qui leur est permis nous est sévèrement
interdit. Caressons-nous quelque dessein qui nous promet profit et
gloire, nous ne sommes plus que des trouble-fète qu'U faut tenir en
respect ; surgit-il entre eux et nous quelque conflit d'opinions ou d'in-
térêts, nous sommes des fous qu'il faut mettre à la raison. Ils reven-
diquent toutes les libertés, ils nous imposent tous les devoirs : c'est la
méthode britannique. LaveUle, ils étaient courtois, presque gracieux,
et tout à coup ils dénoncent notre perversité à l'univers; ils énumèrent
nos crimes, récapitulent tous nos \-ieux péchés; aux menaces se mêlent
les injures; on déverse sur nous un flot de bile noire, et 0 n'en est
pas de plus noire ni de plus amère que celle d'un Anglais qui a essuyé
quelque contrariété. En vain un petit nombre de sages, qui conser-
vent dans les tempêtes la sérénité de leur jugement, cherchent-t-ils à
s'interposer, à expliquer notre conduite, à plaider les circonstances atté-
nuantes, ils ne sont point écoutés. Phons-nous les épaules, rentrons-
nous dans notre coquille, la tempête se calme comme par enchante-
ment; on daignera nous déclarer qu'on nous fait grâce, qu'après tout
nous avons du bon, qu'on sera charmé de s'entendre avec nous, pourvu
que nous nous engagions, la main sur l'Évangile, à ne jamais rien de-
mander, à ne jamais rien désirer. « Fais-toi petit, » disait Confucius;
mais il se le disait à lui-même; les Anglais le disent aux autres. Nous
ne leur plaisons qu'à la condition d'être divisés et faibles ; si nous de-
venions tout à fait infirmes, ils seraient aux petits soins, ils seraient
déhcieux.
Un jour du mois de février 1856, Reeve ayant rencontré au Green-
Park sir Henry Bulwer, ils devisèrent sur l'alUance anglo-française,
laquelle, selon Bulwer, n'était pour nous qu'un marchepied dont nous
nous flattions de nous servir pour monter plus haut. — « Les Français,
quand ils contractent une alliance avec nous, répliqua Reeve, sont à
notre égard dans la situation d"un homme qui a épousé sous le régime
dotal une femme très riche ; on a pris tant de précautions qu'il ne peut
disposer d'un penny de la dot. » Il trouvait cet arrangement fort na-
turel et très convenable. Il faisait des vœux pour notre féUcité; mais il
entendait que la France se contentât d'un bonheur tout négatif, qu'il
TOME CL. — 1898. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
nous souhaitait complet, les puissances célestes ayant décrété que le
bonheur positif, qui consiste à prendre et à posséder ce qu'on désire,
serait à jamais le partage exclusif de l'Angleterre. Si c'est ainsi que
nous étions aimés de l'Anglais qui nous aimait le plus, jugez des
sentimens que nous inspirons aux Anglais qui nous aiment peu.
Durant toute sa vie ce gallophile convaincu ne laissa pas de ressentir
un vif mécontentement en apprenant qu'une fois, par hasard, il nous
était arrivé de prendre quelque chose. L'annexion de la Savoie le dé-
sola, il fit ce qu'il put pour l'empêcher; il pensait, comme lord Claren-
don, que cet événement déplorable préparait un remaniement général
de la carte. Il considéra comme un malheur public notre installation en
Tunisie ; mais il admettait sans peine que l'Egypte devînt une pro\'ince
anglaise; il n'y trouvait rien à redire. Dans l'affaire du Siam, il nous
soupçonna de nourrir de méchans desseins. Un mois avant sa mort, il
reçut pour la Revue d^Edimbourg un article du capitaine Ohver sur
notre expédition à Madagascar. Le capitaine tenait pour certain qu'après
de dures épreuves, au prix de grands efforts et de grandes souffrances,
nous aurions le dernier mot. Reeve n'envoya l'article à l'imprimerie
qu'en se promettant d'en modifier les conclusions, qui le chagrinaient.
Il écrivait à Fauteur le 12 septembre 1895 : « J'ai expédié à Spottiswoode
vos épreuves corrigées, en y ghssant quelques légères suggestions de
mon cru. » Il était trop modeste ; ce quïl entendait par « de légères
suggestions, » c'étaient des paragraphes entiers, écrits de sa main, et
qu'il avait substitués à ceux qui lui déplaisaient. « La situation des
Français est des plus critiques, ajoutaitcedirecteurautoritaire.Amoins
qu'Us ne remportent quelque succès signalé dans les deux semaines
qui \'iennent, il y aura un désastre et un terrible branle-bas. Je vois
par la carte que, le 5 de ce mois. Us étaient encore à Andriba, c'est-à-
dire aux trois cinquièmes de la distance qui les sépare d'Antananarivo.
Il leur a fallu cinq mois pour y arriver, et à mesure qu'Us avancent, la
difficulté de vivre, de s'approvisionner et de recevoir des secours s'ac-
croît et s'accroîtra sans cesse. A mon avis, les Hovas ont parfaitement
raison de ne pas traiter avant que les pluies leur viennent en aide.
J'espère qu'Us tiendront bon, mais qu'Us éviteront de se battre. »
On peut être certain que, s'U avait vécu trois ans de plus, U aurait
pris fort à cœur l'affaire de Fachoda et voulu mal de mort au com-
mandant Marchand; mais cet homme de bonne compagnie n'eût pas
mêlé les insultes aux raisonnemens et aux épigrammes, et certains
articles qu'on a pu lire dans tel journal anglais lui auraient inspiré un
sincère dégoût. Il aimait qu'on fût assez fier pour se respecter toujours
UN ANGLAIS QUI AIMAIT LA FRANCE. 227
et il goûtait peu l'insolence brutale. Il est si facile d'être insolent! C'est
un art qui demande peu d'étude, qu'on possède de naissance et où les
plus sots excellent, une musique qu'ils chantent d'inspiration, à livre
ouvert.
Disons tout : la France que Reeve aimait n'était pas la France d'au-
jourd'hui, mais celle qui avait adopté les institutions anglaises et que
gouvernait un roi pacifique, trop désireux d'être en de bons termes
avec nos voisins d'outre-Manche pour ne pas leur faire de grands sa-
crifices. Reeve posait en principe que la France ne pouvait vivre sous
un meilleur régime, et la politique de M. Guizot lui semblait si raison-
nable qu'il ne se fâcha qu'à moitié des mariages espagnols. La révolu-
tion de 18-48 le consterna. Malgré la guerre de Crimée, il ne se récon-
cilia jamais avec l'empereur Napoléon III, et il le traita si durement
pendant son règne et après sa déchéance, qu'en 1871, la reine de Hol-
lande lui adressait à ce sujet une lettre de reproches : « Permettez-moi
de regretter que vous soyez si sévère pour l'Empire qui n'est plus. Je
demeure convaincue que la postérité sera plus clémente dans sesjuge-
mens. Le prisonnier de Wilhelmshôhe appartient au passé ; à ceux qui
l'ont connu et aimé incombe la tâche de demander justice pour lui. »
Mais, s'il détestait le césarisme, il abhorrait plus encore les répu-
bliques démocratiques. C'était, selon lui, « le plus vicieux de tous les
systèmes de gouvernement. » — « C'est un régime, ajoutait-U, qui exclut
de la vie politique tous les hommes d'honneur et de mérite, et réserve
toutes les places aux aventuriers et aux idiots. Le mal deviendra de
jour en jour plus intolérable, et il y aura une nouvelle révolution, qui
commencera par des violences et en fin de compte sera réprimée par
la force. C'est une mélancolique prévision, mais c'est celle de tous les
Français dont le jugement a quelque poids. » Depuis longtemps déjà,
il voyait notre avenir sous les plus sombres couleurs. « Je vous accor-
derais, lui écrivait, en 187'2,lord Westbury, que la France est dans un
état désespéré si on pouvait la considérer comme soumise aux règles
ordinaires; mais elle est et elle a toujours été un pays si étrange, si
plein d'anomalies, que la morale commune, fondée sur l'histoire, lui
est absolument inapplicable. » Peut-être lord Westbury avait-il raison
de penser que nous sommes des malades qui guérissent quelquefois
en dépit des règles ; il est des temps troublés où nous avons besoin de
le croire.
Il n'est pas de bonheur parfait. Reeve avait réussi à se persuader
que l'Angleterre n'aurait jamais rien à démêler avec la démocratie ; il
découvrit dans les dernières années de sa \'ie que c'est une puissance
228 REVUE DES DEUX MONDES.
arec laquelle les rois et les reines doivent compter. Les radicaux, les
iconoclastes qui aspiraient à supprimer lÉgUse établie et la Chambre
des lords, les tacticiens qui faisaient des alliances avec les Irlandais,
les démagogues qui promettaient à tout Anglais « trois acres et une
vache, » lui causaient des transports d'indignation. Ce n'était pas là
son seul chagrin : il avait de fréquens et ^iolens accès de goutte, et il
se reprochait peut-être d'avoir trop souvent dîné en Aille. Et puis il
voyait disparaître l'un après l'autre les Anglais et les Français qu'il avait
le plus aimés. Il se consolait en se souvenant. En 1879, il écrivait à son
vieil amiDempster : « Le grand plaisir d'avancer en âge est de regarder
derrière soi. On aperçoit dans le lointain des groupes composés unique-
ment de gens qui plaisent. Les yeux de la jeunesse qui regardent tou-
jours en avant ne voient rien d'aussi charmant ni d'aussi réel. Je rêve
que je suis assis avec vous sur un talus que fleurit la bruyère, dans
les Highlands, vers le 15 août, et que nous parlons de ces choses. Il y a
dans notre carnier ime douzaine de couples de grouses. Ne me faites
pas souvenir que nous sommes en février, que je suis à Londres, que
le vent souffle du Nord-Est. » L'année suivante, il était à Paris, et il
fit une lecture à l'Institut. Il reAit M"'^ Mohl, qui lui parut « vieille
comme les montagnes ; » elle avait au moins « mille ans. » Il revit aussi
dans les galeries du Louvre quelques-uns des tableaux qu'il admirait
le plus, et il se dit qu'il est doux pour un -vieillard de contempler dans
leur immuable beauté des toiles qui ont le don d'éternelle jeunesse. Ce
fut à Chantilly qu'il célébra le 80*^ anniversaire de sa naissance.
Il travailla jusqu'à son dernier jour. Il s'était démis de ses fonctions
dans le Conseil privé, et depuis longtemps il n'écrivait plus dans le
Times; mais il s'occupait activement de la Revue d'Edimbourg. Je l'ai
dit, quatre ou cinq semaines avant sa mort, U corrigeait les épreuves
du capitaine Oliver, lequel sut mauvais gré à cet ami de la France
d'avoir abusé de son omnipotence de directeur en lui faisant prédire
un désastre de nos armes, quand il croyait à leur victoire ; mais en
même temps il constata avec admiration que cet octogénaire miné par
la maladie, et dont on prévoyait la fin prochaine, avait encore toute sa
tête, toute sa volonté.
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
29 octobre.
Les Chambres se sont réunies le mardi 25 octobre, à deux heures
de l'après-midi : à sept heures, le ministère Brisson avait vécu. La rapi-
dité de sa chute a déjoué tous les calculs. Malgré les fautes qii'U aA'ait
multipliées au cours de sa brève carrière, et qu'il avait accumulées
dans ces derniers temps, on ne s'attendait généralement pas aune solu-
tion aussi rapide, et peu de personnes la désiraient. On aurait pré-
féré avoir quelques jours pour procéder à l'inventaire de la succession
avant de l'ouvrir : sentiment assez naturel, surtout avec une Chambre
que personne ne connaît et qui peut-être ne se connaît pas elle-même.
Il n'y a rien de plus artificiel que le classement des partis au sortir
des élections, et les circonstances actuelles sont plutôt de nature à
y ajouter de la confusion qu'à y mettre de Tordre. Mais une autre
préoccupation, sur laquelle nous aurons à revenir dans un moment,
rendait plus inopportune encore une solution prématurée et impro-
visée. On sait qu'une très grave controverse est pendante entre le
gouvernement anglais et le notre. Un vieux proverbe dit que ce
n'est pas au milieu du gué qu'il faut changer de chevaux. Les
groupes, dans leurs réunions avant l'ouverture de la session, avaient
paru tenir un certain compte de ces circonstances. Il y avait, chez les
plus raisonnables d'entre eux, une tendance marquée à prendre atti-
tude pour un avenir prochain, mais à no pas précipiter les solutions.
Le malheur est qu'on avait affaire à un attelage si mal assorti que
la main la plus ferme et la plus adroite aurait à peine suffi à en mo-
dérer les mouvemens. Où était cette main? On ne l'a même pas cher-
chée : tout le monde savait parfaitement qu'elle n'existait pas.
Le ministère aurait pourtant pu se sauver. S'il n'y avait nulle part
de la bonne volonté pour lui, il n'y en avait d'irréductiblement mau-
vaise que dans des groupes excentriques, qui, même unis à la droite,
ne formaient pas la majorité. Mais le ministère n'a rien fait pour gou-
verner au milieu de la tempête, et dès les premières atteintes de l'orage
il s'est trouvé désemparé. Un passé très court au point de vue de la
230 REVUE DES DEUX MONDES.
durée, mais très lourd au point de vue des responsabilités, pesait déjà
sur sa tête. 11 avait créé autour de lui une atmosphère de méconten-
tement où il ne pouvait plus respirer. Nous ne perdrons pas de temps
à le plaindre : c'est nous, c'est le pays que nous plaignons de la situa-
tion dans laquelle il nous laisse, et dont U nous reste à sortir. Voilà
le second essai que nous faisons d'un gouvernement purement radi-
cal : il y a de quoi nous guérir de la tentation d'en faire un troisième.
M. Bourgeois avait duré six mois, M. Brisson en a duré quatre : les
temps sont légèrement inégaux, les résultats sont les mêmes.
Bien entendu, l'affaire Dreyfus a influé sur la situation et en a dé-
terminé le brusque dénouement. De cette affaire elle-même, nous ne
dirons rien aujourd'hui. La réserve qui s'impose à tout le monde s'im-
pose particulièrement à ceux qui ont cru iné^■itable la révision d'un
procès trop fameux, quelque regrettable qu'elle puisse être à beaucoup
d'égards. La juridiction compétente a été régulièrement saisie, et peut-
être même est-elle sur le point de prononcer son arrêt: dès lors, nous
n'avons qu'à nous taire et à attendre. Il ne s'agit pour le moment que
du ministère qui vient de tomber. Nous ne lui reprochons à coup sûr
pas ce qu'il a fait pour ramener le jour dans cette ténébreuse affaire;
après l'incident Henry, il ne pouvait pas procéder différemment; mais,
si nous l'avons approuvé alors, U nous a été impossible de ne pas faire
dès le lendemain les plus expresses réserves sur les ténèbres nouveDes
dont il enveloppait toute sa conduite. Au miheu de l'intensité et de la
nervosité de l'attention publique, il a eu l'air de jouer une pantomime
sans paroles à laquelle, avec beaucoup d'autres, nous avouons n'avoir
rien compris. Les actes les plus contradictoires, et pourquoi ne pas
dire les plus incohérens, se sont succédé. L'opinion était engagée
un jour dans une voie et le lendemain dans une autre. Les bruits les
plus déconcertans couraient, sans être démentis, sur les sentimens
personnels de tels ou tels ministres, qu'on voyait d'ailleurs faire
tout juste l'opposé de ce qu'on devait naturellement attendre d'eux.
L'absence des Chambres, en ajournant les responsabihtés, permettait
au gouvernement de réfléchir sur lui-même et sur son œuvre, de recti-
fier ce que celle-ci pouvait avoir d'incorrect ou d'aventureux, d'adopter
une attitude définitive, avouable et défendable : U n'a pas profité de
ces longues semaines de répit que la fortune semblait lui attribuer.
Ici encore, c'est sa faiblesse qu'il faut accuser. Il n'a jamais très bien su
ce qu'il voulait. Il y avait en lui, s'U est permis de parler ainsi, des
membres actifs et des membres passifs. Les premiers, chargés de
prendre des résolutions, étaient le plus souvent en désaccord les uns
REVUE. CHRONIQUE. 231
avec les autres. Les seconds n'avaient d'autre idée que de se tenir à
l'écart et le plus loin possible de leurs collègues, de manière à pouvoir
les désavouer ou se séparer d'eux après les événemens. Quand on avait
besoin de leur concours, ils étaient absens et il fallait leur télégraphier
à travers toute la province, quelquefois même en dehors des fron-
tières. Les télégrammes parvenaient difficilement à les « toucher, » sui-
vant l'expression consacrée. Tel est le spectacle que le gouvernement
a donné pendant les vacances. Parfois un ministre, ou deux, donnaient
leur démission, et un autre ministre, ou deux, exprimaient le désir de
donner la leur, sans aller toutefois jusqu'au bout. Rien de plus dé-
concertant, ni de plus démoralisant pour l'esprit public, auquel le
principal devoir du gouvernement est de donner une direction. Com-
ment l'aurait-il fait, puisqu'il n'en avait pas? Les girouettes conser-
vaient du moins sur lui la supériorité de ne tourner qu'avec le vent,
tandis qu'U tournait de lui-môme et sur lui-même, en vertu d'un mé-
canisme intérieur dont la perspicacité la plus aiguisée reste impuis-
sante à déterminer la loi.
Cet état de fluctuation intérieure a probablement agi sur M. le mi-
nistre de la Guerre, et l'a conduit à donner sa démission dans les cir-
constances qu'on connaît. Il est impossible d'approuver la conduite de
M. le général Chanoine, ou même de l'excuser; mais il reste à l'expli-
quer, si ce n'est pas trop ambitieux dans l'extrême confusion où nous
sommes. Sans doute H a eu tort de remettre sa démission à la Chambre
des députés, qui n'était pas apte à la recevoir, et il a méconnu en agis-
sant ainsi quelque chose de plus sacré encore qu'un usage. Au moment
même où l'incident s'est produit, et au milieu du désarroi qu'U a fait
naître, M. Brisson a déclaré qu'U en était le premier surpris. M. le gé-
néral Chanoine n'avait pas prévenu ses collègues de son intention; il
avait pris part à toutes les déUbérations du Conseil; il s'y était associé.
Dès lors, avait-U le droit de décHner tout d'un coup une responsabi-
lité qu'il avait acceptée jusque-là? Non, certes. Il y a, en poUtique,
des points qui restent tellement clairs, même au miheu des obscu-
rités ambiantes, qu'il n'est pas permis d'y fermer les yeux. M. le gé-
néral Zurlinden était venu, il avait vu le dossier, et il était parti. Nous
n'avons rien à reprendre à cette conduite. Mais M. le général Chanoine
est venu, il a vu le dossier, il l'a communiqué au ministère public,
et il est resté. Tout le monde a pu, et même dû croire qu'il était
d'accord avec M. Brisson. Peut-être l'aurait-il été jusqu'au bout si
M. Brisson avait été vraiment d'accord avec tous ses autres collègues,
et si lui, général Chanoine, pour son apprentissage politique, ne s'était
232 REVUE DES DEUX MONDES.
pas trouvé dans un ministère où régnait la plus parfaite anarcliie. Un
tel spectacle, surtout lorsqu'on le voit du côté des coulisses, est bien
fait pour mettre le trouble dans l'âme d'un soldat. Quoi qu'il en soit,
M. le général Chanoine a donné sa démission en affirmant qu'il croyait
fermement à la culpabilité de Dreyfus. C'est le cinquième ministre de
la Guerre qui fait cette déclaration, et le fait a certainement son im-
portance. Seulement, si M. le général Chanoine a cru donner plus de
poids à sa con\iction personnelle par la manière dont il l'a exprimée,
il s'est trompé.
Un grand désordre a sui^i cet incident. La séance a été suspendue.
Les ministres se sont enfermés pour délibérer. Les conversations ont
emph. les couloirs. On a cherché à se mettre d'accord sur quelque
chose, et on a cru d'abord y avoir réussi ; mais on n'a pas tardé à re-
connaître qu'on s'était trompé. C'est qu'en vérité, le quelque chose sur
quoi on s'était mis d'accord ne signifiait rien du tout. Les groupes ré-
pubhcains de la Chambre, jugeant le ministère compromis, ont voulu
le sauver, ceux-ci parce qu'Us tenaient à lui, ceux-là parce qu'ils ne se
sentaient pas en état de lui succéder, et quelques-uns sans doute
parce qu'ils estimaient que, quelque désirable que fût sa chute, il était
peu opportun de la réahser au moment le plus aigu de nos négocia-
tions avec l'Angleterre et à la veille de l'arrêt de la Cour de cassation.
Nous sommes très loin de désapprouver ces derniers ; mais pourquoi
se sont-ils tus? On aurait compris deux ordres du jour, aussi dignes
l'un que l'autre de ralher la majorité : l'un aurait fait allusion à la si-
tuation extérieure, l'autre aurait invoqué le principe de la séparation
des pouvoirs. Au lieu de cela, qu'ont fait les groupes républicains? Ils
ont déposé un papier affirmant la suprématie du pouvoir civil sur le
pouvoir niHitaire. M. Brisson les y avait conviés, et cette indication
leur a suffi. Ils se sont empressés d'apporter à M. Brisson l'ordre du
jour désiré. Avons-nous besoin de dire qu'U a été voté? Il l'a même été
par tout le monde, précisément* à cause de son insignifiance. Nous
nous rappelons le temps où, lorsque le ministère et la majorité, après
s'être quelque peu disputés, cherchaient un terrain de raccommode-
ment, ils s'entendaient sur un ordre du jour qui maintenait les lois
scolaire et miUtaire. Elles ont bien été votées ainsi une vingtaine de
fois. Cela ne servait à rien, mais faisait plaisir à la gauche et ennuyait
la droite. L'autre jour, on n'a même pas réussi à ennuyer la droite :
elle est toute prête à reconnaître la suprématie du pouvoir civil sur le
pouvoir militaire. Mais en quoi cette affirmation était-elle nécessaire
ou même utile? En quoi surtout était-elle opportune? On ne fera croire
REVUE. CHROMQDE. 233
à personne que les conditions bizarres où la démission du ministre de
la Guerre a été donnée portaient atteinte à la suprématie du pouvoir
civil : il semble plutôt que le général Chanoine ait reconnu cette su-
prématie à sa manière, c'est-à-dire avec quelque excès, en remettant
sa démission à la Chambre, qu'il a très incorrectement qualifiée de
souveraine. La situation est trop grave pour qu'on ne la regarde pas
en face; le mal est trop dangereux pour qu'on le traite seulement par
des dérivatifs. Il y a quelques jours, on a parlé dans certains journaux
d'un prétendu complot militaire, dont il a bien fallu reconnaître le
lendemain la parfaite inanité; et d'autres journaux ont accusé l'entou-
rage de M. le président du Conseil d'avoir fait circuler ce bruit destiné
à produire quelque sensation. Nous n'avons rien cru de ce qu'on disait,
ni de la nouvelle elle-même, ni de son origine; mais il semble que la
Chambre des députés ait été plus crédule. Elle a eu tort. On risque de
susciter un danger à force de le dénoncer. Ce serait une très fâcheuse
habitude, dans une affaire comme celle qui se déroule devant nous et
qui, malheureusement, n'est pas close, que d'affirmer à tout propos
et hors de propos, comme si elle était sérieusement menacée, la supré-
matie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire. Cette proposition est
trop banale pour n'être pas accueillie par la majorité, ou même par
l'unanimité de la Chambre, mais elle appelle aussitôt une adjonction
qui ressemble à un correctif.
Oui, l'armée doit obéir au pouvoir civil ; mais, de son côté, le pou-
voir ci\'il doit protéger l'armée et la défendre contre toutes les attaques.
A-t-il rempli ce devoir? La question se posait si naturellement après le
premier vote qu'il a bien fallu y répondre, et la réponse ne pouvait être
que négative. Depuis le jour où la procédure de re\'ision a été ouverte,
les attaques contre l'armée et les injures contre quelques-uns des chefs
ont redoublé d'énergie. Que leur a-t-on opposé? Une circulaire minis-
térielle, et une circulaire qui n'a pas été appliquée.
Il faut dire un mot de ce document qui a pris une place consi-
dérable dans le débat. C'est au moment même où l'affaire Dreyfus
était déférée à la Cour de cassation, et où M. le général Chanoine
entrait au ministère de la Guerre, que M. Sarrien a adressé aux procu-
reurs généraux une circulaire qu'on avait crue importante. M. le garde
des Sceaux demandait à ces magistrats de lui signaler toutes les attaques,
injures, offenses qui seraient dirigées contre l'armée ou contre ses
chefs. L'opinion avait été à peu près unanime à l'approuver, mais,
depuis, aucune poursuite sérieuse n'a eu lieu, et ce n'est pourtant pas
l'occasion qui en a manqué. Des explications étaient nécessaires;
234 REVDE DES DEUX MONDES.
M. Sarrien les a fournies ; elles ont été pitoyables. Le ministre de la
Justice, pour se disculper lui-même, a accusé l'insuffisance de la loi sur
la presse et la mauvaise volonté du ministre de la Guerre qui venait
de donner sa démission.
Si la loi est insuffisante, il fallait s'en apercevoir et le dire à temps,
annoncer qu'on en demanderait la réforme, et déposer effectivement
un projet dès l'ouverture de la session. Si M. le général Chanoine a
fait réellement obstacle à l'application de la loi telle qu'elle existe, il
fallait se séparer de M. le général Chanoine et en dire le motif. Le
pays tout entier aurait été avec le gouvernement, s'il avait eu cette
franchise et ce courage. Mais U s'est bien gardé d'agir ainsi. Fidèle à
sa politique d'obscurité et de silence, il n'a rien fait, il n'a rien dit. Il
a laissé, sur ce point comme sur tant d'autres, les esprits s"exalter de
plus en plus, et peut-être s'égarer ; mais alors de quoi se plaint-il ? En
dehors du devoir général qu'il a d'éclairer l'opinion, il avait ici un
devoir particulier encore plus étroit, après avoir fait publiquement
une promesse qu'il ne pouvait pas tenir. M. Sarrien a essayé d'expli-
quer qu'il n'avait pas pu le faire, parce que la loi ne permettait au mi-
nistère public de poursuivre que sur la demande du ministre de la
Guerre s'il s'agissait de l'armée, ou des officiers injuriés ou calomniés
s'il s'agissait des personnes : or, a-t-il dit, malgré une correspondance
pressante qu'il a échangée avec son collègue de la Guerre, celui-ci s'est
constamment refusé à prendre les initiatives qui lui appartenaient.
Il faut le croire, puisque M. Sarrien l'a dit; mais alors, nous en reve-
nons à ce que nous avons dit nous-mêmes : — Pourquoi le gouverne-
ment n'a-t-il pas proposé une modification de la loi ? Pourquoi n'a-t-il
pas cherché un autre ministre? — Le premier point était facile; le
second, avouons-le, l'était moins. On comprend que M. Brisson,
après avoir fait l'essai de trois ministres de la Guerre, ait été un peu
découragé, et qu'il ait eu un médiocre espoir de trouver mieux. Mais il
est des circonstances où il n'est pas permis de s'arrêter aux considéra-
tions secondaires : il faut, avant tout, être énergique et clair. Un peu
de prévoyance, aussi, est indispensable. Si sa circulaire était con-
damnée d'avance à rester lettre morte, M. Sarrien aurait dû le pré-
voir et ne pas l'écrire, puisqu'en l'écrivant, il donnait une espérance
destinée à ne pas se réaliser. Si sacù-culaire pouvait, au contraire, être
appliquée, il fallait en prendre les moyens, et cela à tout prix. Pour
n'avoir rempli ni l'une ni l'autre de ces obhgations, le gouvernement a
paru manquer de cette absolue sincérité que la Chambre était en droit
d'exiger de lui, et c'est pour cela qu'il est tombé.
REVUE. CHRONIQUE. 235
M. Georges Berger a voulu très délibérément le renverser : il n'y a
pas réussi, mais il a ouvert la voie à M. de Mahy. Les intentions de
M, de Mahy n'étaient pas aussi meurtrières, mais le gouvernement,
par sa maladresse, les a rendues telles, et c'est sur l'ordre du jour du
député de la Réunion qu'il est venu s'enferrer.
M. Georges Berger exprimait un blâme contre le cabinet, parce
qu'U n'avait pas défendu l'armée et ses chefs. La question était bien
posée, trop bien peut-être : aussi quelques timides ont-ils hésité, et un
moment le cabinet a pu se croire sauvé. Mais M. de Mahy a demandé
pour l'avenir ce qui n'avait pas été fait dans le passé ; il a exprimé un
désir, une espérance, et cela sous une forme si bénigne et si naturelle
qu'on ne s'explique pas l'opposition de M. le président du ConseU. Il
n'avait qu'à dire oui, et le ministère restait debout ; il a préféré dire
non, et le ministère s'est effondré. Quos vult perdere... ! Nous ne com-
prenons pas encore aujourd'hui pourquoi M. Brisson s'est opposé au
vote de l'ordre du jour de Mahy. A quoi s'engageait-il en l'acceptant?
Sans doute à déposer un projet modifiant la loi sur la presse, et c'est
devant cette obligation qu'il a reculé. La loi sur la presse est-elle donc à
ce point sacrée, non seulement dans ses principes généraux, mais dans
toutes ses parties? Quoi! le ministère qui avait compris la nécessité
de protéger l'armée, et qui avait promis d'y pourvoir par la circulaire
de M. Sarrien, venait ensuite confesser que l'imperfection de la loi ne
lui en avait pas donné les moyens, et U se refusait à corriger la loi!
En vérité, l'attitude de M. Brisson est sans excuses. Bien qu'il eût mé-
rité de tomber dix fois au cours des vacances, il dépendait encore de
lui, au dernier moment, d'échapper à son sort. Pourquoi ne l'a-t-il pas
fait? Ne l'a-t-il pas Voulu? Se sentait-il las et fatigué? Aspirait-il au
repos? Mais alors, pourquoi s'être prêté à la dernière tentative de sau-
vetage faite par M. Berteaux, un imprudent ami? A peine l'ordre du
jour de M. de Mahy était-il voté, que M. Berteaux a proposé à la Cham-
bre d'y ajouter qu'elle avait confiance dans le gouvernement pour lap-
phquer. L'expression de cette confiance aurait dépassé la mesure ordi-
naire. M. Brisson venait de repousser la proposition de Mahy, et
M. Berteaux se disait sûr qu'U l'appliquerait! La Chambre ne s'est pas
prêtée à cette comédie. Quelques minutes plus tard, M. Brisson et ses
collègues remettaient leurs démissions entre les mains de M. le pré-
sident de la République.
Nous ne savons pas si, suivant un mot historique, c'est bien coupé;
mais certainement il faut recoudre, et le plus vite possible, car la situa-
tion générale se prête mal à un long interrègne gouvernemental.
236 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelque médiocre qu'ait été le ministère radical, peut-être est-il tombé
quelques jours trop tôt. La Chambre actuelle est toute neuve ; elle est
mal connue ; elle s'ignore elle-même ; les indications qu'elle a données
jusqu'ici permettent difficilement à M. le Président de la République
de distinguer sa véritable majorité. Un point seulement est hors de
doute, à savoir que cette majorité n'appartient pas aux radicaux. Il
est malheureusement possible qu'elle n'appartienne pas davantage à
un autre parti, et alors la situation apparaîtra plus grave encore qu'elle
ne s'est révélée jusqu'ici. Mais c'est une expérience à tenter. Celle
d'un ministère radical a été faite, et il faut espérer qu'elle sera jugée
suffisante. Nous avons dit quelle part de fantaisie il y avait eue dans
cet essai de radicalisme que rien n'avait indiqué, ni recommandé
comme opportun. M. Brisson avait été battu trois fois à la présidence
de la Chambre avant d'être appelé à la présidence du Conseil. Pourquoi
y a-t-il été appelé? C'est un mystère que nous ne nous chargeons pas
d'éclaircir. Cependant la Chambre s'est inclinée devant le fait accom-
pli. Elle était à la veille des vacances, et pressée de se disperser. Elle a
très largement accordé à M. Brisson cette majorité banale qu'elle mar-
chande rarement à un ministère qui débute, et quelques personnes se
sont corn plaisamment fait illusion sur la longévité de celui-ci. La vé-
rité est qu'U ne pouvait subsister qu'avec l'appoint et l'appui des
nationahstes, groupe nouveau qui a pour principaux représentans
MM. Déroulède, Drumont, Millevoye, et qui se tenait pour le moment
satisfait par la présence de M. Cavaignac au ministère de la Guerre. Il
était sûr, dès lors, que l'affaire Dreyfus ne serait pas rouverte. On sait
ce qui s'est passé, et nous n'y ^e^^endrons pas. Les nationalistes sont
devenus les pires ennemis de M. Brisson. Affranchi de cette tutelle in-
commode, le ministère pouvait, malgré les légitimes préventions des
modérés, grouper au moins pendant quelque temps autour de lui
toutes les fractions du Centre : n'avait-il pas annoncé qu'il était venu
pour opérer la réconciliation du parti républicain? En réalité, il l'a
plus profondément di\'isé que jamais. Dès lors, sa chute pouvait être
ajournée, mais non plus conjurée, et il s'est conduit de manière qu'elle
ne fût même pas ajournée. La seul leçon à tirer de cette expérience, —
puisqu'elle a eu lieu, encore faut-il qu'elle serve à quelque chose, —
est qu'un gouvernement purement radical est impossible. Un autre,
qui succéderait à celui-ci, vivrait moins encore, le premier n'ayant
vécu quatre mois que grâce aux vacances. Or, nous aurions grand be-
soin en ce moment d'un ministère qui présentât au moins quelques
chances de durée : quant à la certitude, ce serait trop exiger.
REVUE. — CHRONIQUE. 237
Nous nous sommes tournés du côté de l'Angleterre pour savoir
quelles conclusions on y tirait de la crise qui a éclaté au Palais-Bour-
bon. Les journaux anglais, le Times en tête, ont affecté de dire qu'on
s'était mépris à Londres sur l'état moral de la France, et qu'évidem-
ment elle n'attachait pas à la question de Fachoda toute l'importance
qu'on aurait pu imaginer. L'affaire Dreyfus, seule, la passionnait et
l'absorbait. C'est là ce qu'on appelle un argument de polémique : à ce
titre il est peut-être ingénieux, mais ceux mêmes qui l'emploient ne le
prennent pas au sérieux. Nous avons le tort de ne pas toujours choisir
le meilleur moment pour renverser nos ministères; mais ce manque
d'à-propos, que nous n'hésitons pas à reconnaître, a une cause qui
n'est ni l'inattention, ni surtout l'indifférence. C'est que nous avons
pris l'habitude de croire que notre politique extérieure est indépen-
dante de notre politique intérieure. Si nous nous disputons beaucoup
entre nous, nous sommes d'accord aussitôt que nous regardons de
l'autre côté des frontières. La valeur personnelle du ministre qui siège
au quai d'Orsay apporte, à coup sûr, un coefficient utile à la politique
qu'il applique ; mais son prédécesseur appliquait et son successeur ap-
pliquera la même. Nous n'avons qu'une pohtique étrangère. Cela est
vrai d'une manière générale, et l'est encore plus dans les circonstances
actuelles. Cette unanimité de l'opinion, qu'il est si difficile et si rare de
voir chez nous, s'est formée sans le moindre effort et sans la moindre
divergence appréciable autour de la politique de M. Delcassé : elle a
été tout de suite la politique nationale. Il est très probable, quel que soit
le ministère de demain, que M. Delcassé en fera partie, et qu'U sera
appelé à y continuer l'œuvre qu'il a commencée. A son défaut, un autre
ministre des Affaires étrangères n'aurait pas une autre attitude que la
sienne et ne tiendrait pas un autre langage. Et c'est parce que tout le
monde, en France, avait cette confiance qu'on ne s'y est peut-être pas
suffisamment demandé quel contre-coup sur nos affaires internationales
pouvait avoir la crise qui vient de se produire. Rien ne sera changé;
mais il y aura eu un ralentissement inévitable dans l'échange de \Ties
entre Londres et Paris, et cela est très regrettable.
Lord Salisbury a publié deux Livres Bleus sur l'affaire de Fachoda,
et M. Delcassé un Livre Jaune. On peut relever des nuances entre les
documens anglais et les documens français ; toutefois le fond en est le
même, et ils aboutissent an même résultat. La comparaison à établir
entre les uns et les autres est instructive : elle montre jusqu'à quel
point la même conversation peut être reproduite différemment par
deux hommes d'une égale compétence et d'une égale bonne foi, sans
238 REVUE DES DEUX MONDES.
que les détails en soient d'ailleurs altérés. Tout consiste dans le ton à
■ prêter aux choses, dans les couleurs dont on les revêt, dans l'impor-
tance ou seulement dans l'étendue plus ou moins considérable qu'on
donne de préférence à tel développement ou à tel autre. L'art des diplo-
mates s'applique à ces exercices dont le but est d'atteindre une préci-
sion de plus en plus grande, et nous ne nous chargeons pas de dire
quel est celui qui y a le mieux réussi, de lord SaUsbury ou de M. le
baron de Courcel. Quant à M. Delcassé, ses conversations avec sir
Edmund Monson sont rapportées presque dans les mêmes termes par
l'un et par l'autre interlocuteur, et c'est un hommage que nous ren-
dons à la correction de l'ambassadeur britannique à Paris et à la fidé-
lité de ses dépêches. Les choses étant ainsi, il nous semble impossible
qu'on ne finisse pas par s'entendre. Nous avons déjà exposé, sur cette
malheureuse affaire de Fachoda, la thèse française et la thèse an-
glaise : à quoi bon y insister? Ces répétitions n'auraient aucune utiUté.
Les deux thèses sont très différentes l'une de l'autre; elles sont même
opposées. Nous maintenons le droit que nous avons eu d'aller à Fa-
choda, et le gouvernement de la Reine persiste à considérer ce point
du Nil comme appartenant à l'Egypte, et par conséquent à l'Angle-
terre. Quelquefois il aime mieux dire que Fachoda, conquis par le
Mahdi, lui a légitimement appartenu, mais cela ne modifie pas la con-
clusion, à savoir qu'il appartient aujourd'hui à l'Angleterre, puis-
qu'elle a battu le Mahdi, et lui a repris sa conquête. Lord Salisbury a
inventé la pittoresque expression de « droits dormans », qui auraient
persisté sans que personne s'en doutât à travers toutes les révolutions
soudanaises et qui, comme dans notre conte de fées, auraient été ré-
veillés par l'intervention d'un Prince Charmant, nommé le général
Kitchener. S'ils ont dormi quinze ans au lieu de cent, la différence im-
porte peu, et lord Sahsbury parait croire qu'ils auraient pu le faire
beaucoup plus longtemps sans rien perdre de leur jeunesse : on ne
vieilht pas en dormant. Chose singulière, et qui serait, celle-là encore,
très difficile à expliquer, si nous n'étions évidemment pas dans le do-
maine du merveilleux : ces droits ont cessé de dormir pour le Mahdi
qui a légitimement pu y substituer les siens , mais non pas pour la
France à laquelle on conteste la même faculté. Comment discuter avec
un interlocuteur qui change de thèse aussi souvent que lord Salis-
bury? Il est bien clair que toute cette argumentation n'a d'autre valeur
pratique que celle qu'on veut, ou qu'on peut lui donner. Nous laisserons
volontiers le gouvernement anglais dans son opinion, et pourquoi ne
nous laisserait-il pas dans la nôtre, si nous arrivions à nous mettre d'ac-
REVUE. — CHRONIQUE. 239
cord en fait? Nous n'avons jamais exprimé l'intention de rester à Fa-
choda, où les Anglais ont de très grands intérêts et où nous en avons de
très modestes : toute la question est de savoir dans quelles conditions
nous en sortirons, et il nous semble dès lors qu'une entente n'est pas
impossible. Elle aurait même été facile, si l'opinion chez nos voisins
avait toujours gardé le même sang-froid que chez nous : malheureu-
sement, il n'en a rien été. La dernière conversation entre lord Salis-
bury et M. de Courcel, — nous parlons de celle qui est relatée dans
les documcns diplomatiques, car celles qui ont pu suivre sont encore
secrètes, — semble avoir eu une importance plus grande que les pré-
cédentes, et qui peut devenir décisive. M. de Courcel dit que lord Sa-
lisbury l'a pressé de faire des propositions, si ses instructions l'y auto-
risaient, tandis que lord Salisbury dit que M. de Courcel a fait des
propositions spontanément. Qu'importent ces distinctions? Les propo-
sitions ont été faites et elles n'ont pas été déclinées. Lord Salisbury les
a écoutées, au contraire, avec une grande attention et a promis d'en
délibérer avec ses collègues dans un prochain Conseil des ministres.
Ou les apparences sont trompeuses, ou cela ressemble à un commen-
cement de négociation. Mais les choses s'arrêtent là, et notre crise mi-
nistérielle retardera fatalement de quelques jours une solution qui
serait pourtant si urgente.
11 ne faut pas se faire d'illusion : l'avenir reste très précaire. L'opi-
nion anglaise ne désarme pas, et le gouvernement ne se sent pas la
force de la conduire. Il vit tout entier dans le présent et ne parait pas
se rendre compte des responsabilités du lendemain. En attendant les
événemens, que nous aurons tout fait pour conjurer, détournons les
yeux des tristesses présentes et peut-être futures, pour les reporter
sur ce qui est de nature à nous réconforter.
Le dernier Livre Bleu a publié des documens qui font le plus grand
honneur au commandant JVIarchand. Dans une situation dontles Anglais
exagèrent peut-être les difficultés, mais qui est certainement difficile et
pénible, notre compatriote a montré une présence d'esprit et une fer-
meté de caractère admirables. Sa correspondance et sa conversation
avec le général Kitchener sont relatées dans des termes où nous ne
voudrions pas changer un mot. Le commandant Marchand n'a pas
hésité, au nom de la civilisation, à féliciter le sirdar de sa victoire
d'Omdurman, et il a parlé modestement de ses propres travaux : le
seul mérite qu'il s'est attribué est d'avoir fidèlement rempli les in-
structions qu'il avait reçues. On lui avait dit d'aller à Fachoda, il y
était allé. Arrivé là, il a eu à repousser une attaque des Mahdistes, et
240 REVUE DES DEUX MONDES.
il y a réussi. Le général Kitchener lui a notifié que le gouver-
nement anglais considérait Fachoda comme son bien, et il a proposé
de lui en faciliter l'évacuation par le Nil : le commandant Marchand
s'est contenté de répondre qu'il occuperait son poste jusqu'à ce qu'il
eût reçu de nouvelles instructions de son gouvernement. Le sirdar lui
a fait alors remarquer que ses forces étaient trop faibles pour résister
aux revendications de l'Egypte, c'est-à-dire de l'armée anglo-égyp-
tienne : le commandant Marchand en est convenu, mais il a ajouté
qu'il était soldat, et que, si on en venait là, ses compagnons et lui
mourraient autour du drapeau. Un soldat ne transige pas avec le devoir
qui lui a été imposé, de même qu'un ministre des Affaires étrangères
ne transige pas avec l'honneur du pays qui lui a été confié. Tout le
reste, au contraire, est matière à transactions. Le général Kitchener et
le commandant Marchand se sont séparés amicalement. Le second est
resté à Fachoda, le premier est parti pour le Caire, et quelques jours
après, pour Marseille. Il a fait route avec le capitaine Baratier, qui
portait à Paris le rapport du commandant Marchand. A Marseille, à
l'embarcadère du chemin de fer, le capitaine Baratier a été entouré par
les membres de la Société de géographie, qui l'ont quitté un moment
pour aller, toujours au nom de la science et de la civiUsation, féliciter
le général Kitchener de sa belle campagne sur le Nil. Le sirdar s'est
exprimé dans les termes les plus sympathiques pour le commandant,
et n'a pas caché l'estime qu'il éprouvait pour lui. C'est ainsi qu'il con-
vient de se conduire entre représentans de deux grandes nations,
placées à la tête de la civilisation occidentale. Les soldats donnent
l'exemple aux diplomates : cet exemple sera-t-il sui^i? Il est doulou-
reux de penser que la question reste en suspens. La France aura fait
tout ce qui dépendait d'elle, non seulement pour dissiper le malentendu
qui s'est produit, mais pour en effacer toutes les traces. iMais une
seule bonne volonté n'y suffit pas.
Francis Charmes.
Le Dh^ecteur-gérant,
F. Brunetière.
LA TERRE QUI MEURT
PREMIERE PARTIE
LA FROMENTIERE
— Vas-tu te taire, Bas- Rouge ! tu reconnais donc pas les gens
d'ici?
Le chien, un bâtard de vingt races mêlées, au poil gris flocon-
neux qui s'achevait en mèches fauves sur le devant des pattes,
cessa aussitôt d'aboyer à la barrière, suivit en trottant la bordure
d'herbe qui cernait le champ, et, satisfait du devoir accompli,
s'assit à l'extrémité de la rangée de choux qu'efi"euillait le mé-
tayer. Par le même chemin, un homme s'approchait, la tête au
vent, guêtre, vêtu de vieux velours à côtes de teinte foncée. Il
avait l'allure égale et directe des marcheurs de profession. Ses
traits tirés et pâles dans le collier de barbe noire, ses yeux qui
faisaient par habitude le tour des haies et ne se posaient guère,
disaient la fatigue, la défiance, l'autorité contestée d'un délégué
du maître. C'était le garde régisseur du marquis de la Fromen-
tière. Il s'arrêta derrière Bas-Rouge, dont les paupières eurent un
clignement furtif, dont l'oreille ne remua même pas.
— Eh! bonjour, Lumineau!
— Bonjour 1
— J'ai à vous parler. M. le marquis a écrit.
Sans doute il espérait que le métayer viendrait à lui. Il n'en
fut rien. Le paysan maraîchin, ployé en deux, tenant une brassée
de feuilles vertes, considérait de côté le garde immobile à trente
pas de là, dans l'herbe de la cheintre. Que lui voulait-on? Sur ses
joues pleines un sourire s'ébaucha. Ses yeux clairs, dans l'enfon-
TOME CL. — d898. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
cément de l'orbite, s'allongèrent. Pour affirmer son indépendance,
il se remit à travailler un moment, sans répondre. Il se sentait
sur le sol qu'il considérait comme son bien, que sa race cultivait
en vertu d'un contrat indéfiniment renouvelé. Autour de lui, ses
choux formaient un carré immense, houles pesantes et superbes,
dont la couleur était faite de tous les verts, de tous les bleus, de
tous les violets ensemble et des retlets que multipliait le soleil
déclinant. Bien qu'il fût de très haute taille, le métayer plongeait
comme un navire, jusqu'à mi-corps, dans cette mer compacte et
vivante. On ne voyait au-dessus que sa veste courte et son chapeau
de feutre rond, posé en arrière, d'où pendaient deux rubans de
velours, à la mode du pays. Et quand il eut marqué, par un temps
de silence et de labeur, la supériorité d'un chef de ferme sur un
employé à gages, il se redressa, et dit :
— Vous pouvez causer : n'y a ici que mon chien et moi.
L'homme répondit avec humeur :
— M, le marquis n'est pas content que vous n'ayez pas payé
à la Saint-Jean. Ça fait bientôt trois mois de retard !
— Il sait pourtant que j'ai perdu deux bœufs cette année;
que le froment ne vaut sou, et qu'il faut bien qu'on vive, moi,
mes fils et les créatures?
Par « les créatures », il désignait, comme font souvent les
Maraîchins, ses deux filles, Eléonore et Marie-Rose.
— Ta, ta, ta, reprit le garde; ce n'est pas des explications que
vous demande M. le marquis, mon bonhomme, c'est de l'argent.
Le métayer leva les épaules :
— Il n'en demanderait pas s'il était là, dans sa Fromentière.
Je lui ferais entendre raison. Lui et moi, nous étions amis, je
peux dire, et son père avec le mien. Je lui montrerais le change-
ment qui s'est produit chez moi, depuis les temps. Il compren-
drait. Mais voilà : on n'a plus affaire qu'à des gens qui ne sont pas
les maîtres. On ne le voit plus, lui, et d'aucuns disent qu'on ne
le re verra jamais. Le dommage est grand pour nous.
— Possible, fit l'autre, mais je n'ai pas à discuter les ordres.
Quand payerez-vous?
— C'est vite demandé : quand payerez-vous? mais trouver'
l'argent, c'est autre chose.
— Alors, je répondrai non?
— Vous répondrez oui, puisqu'il le faut. Je payerai à la Saint-
Michel, qui n'est pas loin.
LA TERRE QUI MEURT. 243
Le métayer allait se baisser pour reprendre son travail, quand
le garde ajouta :
— Vous ferez bien aussi, Lumineau, de surveiller votre valet.
J'ai relevé l'autre jour, dans la pièce de la Gailleterie, des collets
qui ne pouvaient être que de lui.
— Est-ce qu'il avait écrit son nom dessus?
— Non, mais il est connu pour le plus enragé chasseur du
pays. Gare à vous! M. le marquis m'a écrit que toute la maison
partirait, si je vous reprenais, les uns ou les autres, à braconner.
Le paysan laissa tomber sa brassée de choux, et, tendant les
deux poings:
— Menteur, il n'a pas pu dire ça ! Je le connais mieux que
vous, et il me connaît. Et ce n'est pas à des gars de votre espèce
qu'il donnerait des commissions pareilles ! M. le marquis me ren-
verrait de chez lui, moi, son vieux Lumineau! Allons donc!
— Parfaitement, il l'a écrit.
— Menteur! répéta le paysan.
— Que voulez- vous, on verra bien, dit le régisseur en se dé-
tournant pour continuer son chemin. Vous êtes averti. Ce Jean
Nesmy vous jouera un vilain tour. Sans compter qu'il courtise un
peu trop votre fille, lui, un failli gars du Bocage. On en cause,
vous savez !
Rouge, la poitrine tendue en avant, enfonçant d'un coup de
poing son chapeau sur sa tête, le métayer fît trois pas, comme
pour courir sus à l'homme qui l'insultait. Mais déjà celui-ci,
appuyé sur son bâton d'épine, avait repris sa marche, et son
profil ennuyé s'éloignait le long de la haie. Il avait une certaine
crainte de ce grand vieux dont la force était encore redoutable ; il
avait surtout le sentiment de l'insuccès de ses menaces, le sou-
venir d'avoir été désavoué, plusieurs fois déjà, par le marquis de
la Fromentière, le maître commun, dont il ne s'expliquait pas
l'indulgence envers la famille des Lumineau.
Le paysan s'arrêta donc, et suivit du regard la silhouette dimi-
nuante du garde. Il le vit passer l'échalier, du côté opposé à la
barrière, sauter dans le chemin et disparaître à gauche de la
ferme, dans les sentes vertes qui menaient au château.
Quand il l'eut perdu de vue :
— Non, reprit-il tout haut, non, le marquis n'a pas dit ça!
nous chasser !
En ce moment, il oubliait les mauvais propos que l'homme
244 REVUE DES DEUX MONDES.
avait tenus contre Marie-Rose, la fille cadette, pour ne songer
qu'à cette menace de renvoi, qui le troublait tout entier. Lente-
ment, il promena autour de lui ses yeux devenus plus rudes que
de coutume, comme pour prendre à témoin les choses familières
que le garde avait menti. Puis il se baissa pour travailler.
Le soleil était déjà très penché. Il allait atteindre la ligne
d'ormeaux qui bordait le champ vers l'Ouest, tiges émondées,
courbées par le vent de mer, terminées par une touffe de feuilles
en couronne, qui les faisait ressembler à de grandes reines-
marguerites. On était au commencement de septembre, à cette
heure du soir où des bouffées de chaleur traversent le frais noc-
turne qui descend. Le métayer travaillait vite et sans arrêt, comme
un homme jeune. Il étendait la main, et les feuilles, avec un bruit
de verre brisé, cassaient au ras des troncs de choux, et s'amon-
celaient sous la voûte obscure qui couvrait les sillons. Il était
plongé dans cette ombre , d'où montait l'haleine moite de la
terre, perdu au milieu de ces larges palmes veloutées, toutes
molles de chaleur, que soutenaient des nervures striées de pourpre.
En vérité, il faisait partie de cette végétation, et il eût fallu cher-
cher, pour discerner le dos de sa veste, dans le moutonnement
vert et bleu de son champ. Il disparaissait presque. Cependant, si
près qu'il fût du sol par son corps tout ployé, il avait une âme
agissante et songeuse, et, en travaillant, il continuait de raisonner
sur les choses de la vie. L'irritation qu'il avait ressentie des me-
naces du garde s'atténuait. 11 n'avait qu'à se souvenir, pour ne
rien craindre du marquis de la Fromentière. N'étaient-ils pas tous
deux de noblesse, et ne le savaient-ils pas l'un et l'autre? Car le
métayer descendait d'un Lumineau de la grande guerre. Et, bien
qu'il ne parlât jamais de ces aventures anciennes, à cause des
temps qui avaient changé, ni les nobles ni les paysans n'ignoraient
que l'aïeul, un géant surnommé Brin-d'Amour, avait conduit jadis
dans sa yole, à travers les marais de Vendée, les généraux de
l'insurrection, et fait des coups d'éclat, et reçu un sabre d'honneur,
qu'à présent la rouille rongeait, derrière une armoire de la ferme.
Sa famille était une des plus profondément enracinées dans le
pays. Il cousinait avec trente fermes, répandues dans le territoire
qui s'étend de Saint-Gilles à l'île de Bouin et qui forme le Marais.
Ni lui, ni personne n'aurait pu dire à quelle époque ses pères
avaient commencé à cultiver les champs de la Fromentière. On
était là sur parole, depuis des siècles, marquis d'un côté, Lumineau
LA TERRE QL'I MEURT. 24S
de l'autre, liés par l'habitude, comprenant la campagne et l'ai-
mant de la même façon, buvant ensemble le vin du terroir quand
on se rencontrait, n'ayant, ni les uns ni les autres, la pensée qu'on
pût quitter les deux maisons voisines, le château et la ferme, qui
portaient le même nom. Et certes, l'étonnement avait été grand,
lorsque le dernier marquis, monsieur Henri, un homme de qua-
rante ans, plus chasseur, plus buveur, plus rustre qu'aucun de ses
ancêtres, avait dit à Toussaint Lumineau, voilà huit ans, un matin
de Noël qu'il tombait du grésil : « Mon Toussaint, je m'en vas
habiter Paris, ma femme ne peut pas s'habituer ici. C'est trop
triste pour elle, et trop froid. Mais ne te mets en peine; sois tran-
quille : je reviendrai. » Il n'était plus revenu qu'à de rares occa-
sions, pour une journée ou deux. Mais il n'avait pas oublié le passé,
n'est-ce pas? Il était demeuré le maître bourru et serviable qu'on
avait connu, et le garde mentait, en parlant de renvoi.
Non! plus Toussaint Lumineau réfléchissait, moins il croyait
qu'un maître si riche, si A^olontiers prodigue, si bon homme au
fond, eût pu écrire des mots pareils. Seulement, il faudrait payer.
Eh bien! on payerait. Le métayer n'avait pas deux cents francs
d'argent comptant dans le coffre de noyer, près de son lit; mais
les enfans étaient riches de plus de deux mille francs chacun, qu'ils
avaient hérités de leur mère, la Luminette, morte voilà trois ans.
Il demanderait donc à François, le fils cadet, de lui prêter ce qu'il
fallait pour le maître. François n'était point un enfant sans cœur,
assurément, et il ne laisserait pas le père dans l'embarras. Une
fois de plus, l'incertitude du lendemain s'évanouirait, et les récoltes
viendraient, une belle année, qui rétabliraient la joie dans le
cœur de tous.
Las de demeurer courbé, le métayer se redressa, passa sur son
visage en sueur le bord de sa manche de laine, puis regarda le
toit de sa Froment ière, avec l'attention de ceux qui ont tout leur
amour devant eux. Pour s'essuyer le front, il avait ùtéson chapeau.
Dans le rayon oblique qui déjà ne touchait plus les herbes ni les
choux, dans la lumière affaiblie et apaisée comme une vieillesse
heureuse, il levait son visage ferme de lignes et solidement taillé.
Son teint n'était point terreux comme celui des paysans parcimo-
nieux de certaines provinces, mais éclatant et nourri. Les joues
pleines que bordait une étroite ligne de favoris, le nez droit et
large du bas, la mâchoire carrée, tout le masque enfin, et aussi les
yeux gris clair, les yeux vifs qui n'hésitaient jamais à regarder
246 REVUE DES DEUX MONDES.
en face, disaient la santé, la force, et l'habitude du commande-
ment, tandis que les lèvres tombantes, longues, fines malgré le
hâle, laissaient deviner la parole facile et l'humeur un peu haute
d'un homme du Marais, qui n'estime guère tout ce qui n'est point
de chez lui. Les cheveux tout blancs, incultes, légers, formaient
bourrelet, et luisaient au-dessus de l'oreille.
Ainsi découvert et immobile dans le jour finissant, il avait
grand air, le métayer de la Fromentière, et l'on comprenait le sur-
nom, la « seigneurie » comme ils disent, dont on usait pour lui.
On l'appelait Lumineau l'Evêque, pour le distinguer des autres
du même nom : Lumineau le Pauvre, Lumineau Barbe-Fine, Lu-
mineau Tournevire.
Il considérait de loin sa Fromentière. Entre les troncs des
ormes, à plusieurs centaines de mètres au sud, le rose lavé et
pâle des tuiles s'encadrait en émaux irréguliers. Lèvent apportait
le mugissement du bétail qui rentrait, l'odeur desétables, celle de
la camomille et des fenouils qui foisonnaient dans l'aire. Toute
l'image de sa ferme se levait pour moins que cela dans l'âme du
métayer. En voyant la lueur dernière de son toit dans le couchant
du jour, il nomma les deux fils et les deux filles qu abritait la
maison, Mathurin, François, Eléonore, Marie-Rose, lourde
charge, épreuve et douceur mêlées de sa vie : l'aîné, son superbe
aîné, atteint par le malheur, infirme, condamné à n'être que le té-
moin douloureux du travail des autres; Eléonore, qui remplaçait
la mère morte; François, nature molle, en qui n'apparaissait
qu'incertain et incomplet le futur maître de la ferme; Rousille,
la plus jeune, la petite de Wngt ans... Est-ce que le garde avait
encore fait une menterieen parlant des assiduités du valet? C'était
probable. Gomment un valet, le fils d'une pauvre veuve du Bocage,
de la terre lourde de là-bas, aurait-il osé courtiser la fille d'un
métayer maraîchin? De l'amitié, il pouvait en avoir, et du respect
pour cette jolie fille dont on remarquait le visage rose, oui, lors-
qu'elle revenait, le dimanche, de la messe de Sallertaine; mais
autre chose?... Enfin, on veillerait... Toussaint Lumineau ne pensa
qu'un instant à cette mauvaise parole que l'homme avait dite, et,
tout de suite après, il songea, avec une douceur et un apaisement
de cœur, à l'unique absent, au fils qui par la naissance précédait
Rousille, André, le chasseur d'Afrique, qui avait suivi comme or-
donnance, en Algérie, son colonel, un frère du marquis de la
Fromentière. Ce dernier fils, avant un mois il rentrerait, libéré du
LA TERRE QUI MEURT. 247
service. On le verrait, le beau Maraîchin blond, aux longues jambes,
portrait du père rajeuni, tout noble, tout vibrant d'amour pour
le pays de Sallertaine et pour la métairie. Et les inquiétudes
s'oublieraient et se fondraient dans le bonheur de retrouver celui
qui faisait se détourner les dames de Ghallans, quand il passait, et
dire : « C'est le beau gars dernier des Lumineaii ! »
Le métayer demeurait ainsi, bien souvent, après le travail
fini, en contemplation devant sa métairie. Cette fois, il resta
debout plus longtemps que de coutume, au milieu des houles
fuyantes des feuilles, devenues ternes, grisâtres, pareilles dans
l'ombre à des guérets nouveaux. Les arbres eux-mêmes n'étaient
plus que des fumées vagues autour des champs. Le grand carré
de ciel, extrêmement pur, qui s'ouvrait au-dessus, tout plein de
rayons brisés, ne laissait tomber sur les choses qu'un peu de pous-
sière de jour, qui les montrait encore, mais ne les éclairait plus.
Lumineau mit ses deux mains en porte-voix devant sa bouche, et,
tourné vers la Fromentière, héla :
— Ohé! Rousille?
Le premier qui répondit à l'appel fut le chien, Bas-Rouge,
accouru comme une trombe de l'extrémité de la pièce. Puis une
voix nette, jeune, s'éleva au loin et traversa l'espace :
— Père, on y va !
Aussitôt, le paysan se courba, saisit une corde dont il entoura
et serra un monceau de feuilles cueillies, et, chargeant le fardeau
d'un coup d'épaule, chancelant sous la pesée de l'énorme botte
qui dépassait de toutes parts son échine, ses bras relevés, sa tête
enfoncée dans la moisson malle, il suivit le sillon, tourna, et
descendit par la piste qu'avaient tracée dans l'herbe les pieds
des gens et des bêtes. Au moment où il arrivait au coin du
champ, devant une brèche de la haie, une forme svelte de toute
jeune fille se dressa dans le clair de la trouée. Rousille passa,
d'un mouvement souple, par-dessus l'échalier, et, quand elle eut
passé, ses jupes retombèrent, courtes, sur ses jambes, laissant
voir ses bas noirs et ses sabots à bout relevé.
— Bonsoir, père ! dit-elle.
Il ne put s'empêcher de songer aux mauvais propos qu'avait
tenus le garde, et ne répondit pas.
Marie-Rose, les deux poings sur ses hanches, remuant sa
petite tête comme si elle pensait des choses graves, le regarda
s'éloigner. Puis elle entra dans les sillons, ramassa le reste des
248 REVUE DES DEUX MONDES.
feuilles laissées à terre, les noua avec la corde qu'elle avait ap-
portée, et, comme avait fait le père, souleva la masse verte.
Elle s'en alla, courbée, rapide pourtant, le long de la cheintre.
Pénétrer dans le champ, rassembler et lier les feuilles, cela lui
avait bien demandé dix minutes. Le père devait être rentré. Elle
approchait de l'échalier, quand, tout à coup, du haut du talus
dont elle suivait le pied, un sifflement sortit, comme celui d'un
vanneau. Elle n'eut pas peur. Un homme sautait dans le champ,
par- dessus les ronces. Bousille, devant elle, dans la voyette, jeta
sa charge. Il ne s'avança pas plus loin, et ils se mirent à parler
par phrases brèves.
— Oh I Rousille ! comme vous en portez lourd !
— Je suis forte, allez! Avez-vous vu le père?
— Non, j'arrive. Est-ce qu'il a parlé contre moi?
— Il n'a rien dit. Mais il m'a regardée d'une manière ! . . . Croyez-
moi, Jean, il se méfie. Vous ne devriez pas passer cette nuit
dehors, car il n'aime guère la braconne, et il vous grondera.
— Qu'est-ce que ça peut lui faire, que je chasse la nuit, si je
travaille le matin d'aussi bonne heure que les autres? Est-ce que
je rechigne à la besogne? Rousille, ceux de la Seulière et aussi
le meunier de Moque-Souris m'ont dit que les vanneaux commen-
çaient à passer dans le Marais. J'en tuerai à la lune, qui sera
claire cette nuit. Et vous en aurez demain matin.
— Jean, fit-elle, vous ne devriez pas... je vous assure.
L'homme portait un fusil en bandoulière. Par-dessus sa veste
brune, il avait une blouse très courte, qui descendait à peine à la
ceinture. Il était jeune, petit, de la même taille à peu près que
Rousille, très nerveux, très noir, avec des traits réguliers, pâles,
que coupait une moustache à peine relevée aux coins de la
bouche. La couleur seule de son teint indiquait qu'il n'était pas
né dans le Marais, où la brume amollit et rosit la peau, mais en
pays de terre dure, dans la misère des closeries ignorées. On
pouvait deviner, cependant, à son visage osseux et ramassé, à la
ligne droite des sourcils, à la mobilité ardente des yeux, un
fond d'énergie indomptable, une ténacité qu'aucune contradiction
n'entamait. Pas un instant, les craintes de Marie-Rose ne le trou-
blèrent. Un peu pour l'amour d'elle, beaucoup pour l'attrait de
la chasse et de la maraude nocturne qui domine tant d'âmes pri-
mitives comme la sienne, il avait résolu d'aller chasser cette nuit
dans le Marais. Et rien ne l'eût fait céder, pas même l'idée de
LA TERRE QUI MEURT. 249
déplaire à Rousille. Celle-ci avait l'air d'une enfant. Avec sa taille
plate, sa fraîcheur de Maraîchine, l'ovale plein de ses joues, la
courbe pure du front, que resserraient un peu sur les tempes deux
bandeaux bien lissés, ses lèvres droites, dont on ne savait si elles
se redresseraient pour rire ou s'abaisseraient pour pleurer, elle
ressemblait à ces vierges grandissantes qui marchent dans les
processions, portant une banderole. Seuls les yeux étaient d'une
femme, ses yeux couleur de châtaigne mûre, de la même nuance
que les cheveux, et où vivait, où luisait une tendresse toute jeune,
mais sérieuse déjà, et digne, et comme sûre de durer. Sans le savoir,
elle avait été aimée longtemps par ce valet de son père. Depuis
un an, elle s'était secrètement engagée envers lui. Sous la coiffe
de mousseline à fleurs, en forme de pyramide, qui est celle de
Sallertaine, quand elle sortait de la messe, le dimanche, bien des
fils de métayers, éleveurs de chevaux et de bœufs, la regardaient
pour qu'elle les regardât. Elle ne faisait point attention à eux,
s'étant promise à Jean Nesmy, un taciturne, un étranger, un
pauvre, qui n'avait de place, d'autorité ou d'amitié que dans le
cœur de cette petite. Déjà elle lui obéissait. A la maison, ils ne
se disaient rien. Dehors, quand ils pouvaient se joindre, ils se par-
laient, toujours en hâte, à cause de la surveillance des frères, et
de Mathurin surtout, l'infirme, terriblement rôdeur et jaloux.
Cette fois encore, il ne fallait pas qu'on les surprît. Jean Nesmy,
sans s'arrêter aux inquiétudes de Marie-Rose, demanda donc ra-
pidement :
— Avez- vous tout apporté ?
Elle céda, sans insister davantage.
— Oui, dit-elle.
Et, fouillant dans la poche de sa robe, elle tira une bouteille
de vin et une tranche de gros pain. Puis elle tendit les deux ob-
jets, avec un sourire dont tout son visage, dans la nuit grise, fut
éclairé.
— Voilà, mon Jean! fit-elle. J'ai eu du mal: Lionore est
toujours à me guetter, et Mathurin me suit partout.
Sa voix chantait, comme si elle eût dit : « Je taime. » Elle
ajouta :
— Quand reviendrez- vous ?
— Au petit jour, par le verger clos.
En parlant, le jeune gars avait soulevé sa blouse, et ouvert
une musette de toile rapportée du régiment et pendue à son cou.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y plaça le vin et le pain. Occupé de ce détail, l'esprit concentré
sur la chose du moment, il ne vit pas Rousille qui écoutait, pen-
chée, une rumeur venue de la ferme. Quand il eut boutonné les
deux boutons de la musette, la jeune fille écoutait encore.
— Que vais-je répondre, dit-elle gravement, si le père de-
mande après vous, tout à l'heure ? Le voilà qui pousse la porte
de la grange.
Jean Nesmy toucha de la main son feutre sans galon et plus
large que ceux du Marais ; il eut un petit rire qui découvrit ses
dents, blanches comme de la miche fraîche, et dit :
— Bonsoir, Rousille ! Vous direz au père que je passe la nuit
dehors, pour rapporter des vanneaux à ma bonne amie !
Il se détourna, d'un geste prompt, gravit le talus, sauta dans
le champ voisin, et, une seconde seulement, le canon de son fusil
trembla en s'éloignant parmi les branches.
Rousille demeura devant la brèche de la haie. Elle avait son
âme qui courait par ce chemin et qui ne revenait pas. Puis, pour
la seconde fois, une rumeur passa dans l'ombre, des cris de vo-
laille effarouchée, des battemens d'ailes, un bruit de fer grin-
çant. C'était le signe qu'Eléonore, comme chaque soir avant le
souper, verrouillait la porte de l'appentis où couchaient les
poules. Marie-Rose serait en retard. Vite, elle reprit sa charge de
feuilles, franchit l'échalier, et força le pas vers la Fromentière.
Elle eut bientôt fait d'arriver à la route herbeuse et inégale
qui venait, en tournant, des profondeurs du pays haut, et qui
aboutissait, un peu plus bas, à la lisière du Marais. Elle la tra-
versa, poussa le portillon d'une grande barrière, suivit un mura
demi croulant et vêtu de feuillages, et, par un portique dont
l'arche ruinée, béante sur le ciel, trouait solennellement la
vieille enceinte, entra dans une cour tout enveloppée de bâti-
mens. La grange où s'entassait le fourrage vert était à gauche,
près de l'étable. La jeune fille y jeta la provision de choux
qu'elle apportait, et, secouant sa robe mouillée, sapprocha de la
maison longue, basse, couverte en tuiles, qui barrait le fond.
Devant la dernière, porte à droite, dont les fentes et le trou de la
serrure brillaient, elle s'arrêta un peu. Une crainte, qu'elle éprou-
vait souvent, l'avait saisie. On entendait, de l'intérieur, un bruit
de cuillers heurtant les assiettes, des voix d'hommes, un pas traî-
nant sur le carreau. Le plus doucement qu'elle put, elle ouvrit, et
se glissa dans la salle.
LA TERRE QUI MEURT. 251
La famille était là réunie. Quand la jeune fille entra, tous les
regards se tournèrent vers elle, mais aucune parole ne lui fut dite.
Elle s'avança le long du mur, se sentant isolée, tâchant de retenir
le claquement de ses sabots, pour qu'on l'observât moins long-
temps, et elle se pencha au-dessus du feu, les mains tendues à la
flamme, comme si elle avait froid. Sa sœur Eléonore, une fille
haute sur jambes, au profit chevalin, aux yeux bleus sans vie
dans un visage épais, se recula devant elle, soit pour lui faire
place, soit pour marquer la contrariété d'humeur qui existait entre
elle et Bousille, et continua de manger un morceau de pain et
quelques bribes de viande, où elle mordait debout, sans s'asseoir,
selon l'usage des femmes de Vendée, dans les vieilles familles.
L'auvent, noir de suie, les couvrait ensemble. Elles se tenaient
aux deux côtés du foyer. Entre elles s'échappaient les éclairs
de la flambée, qui illuminaient, pour une seconde, les habitans
et les meubles de cette vaste salle, bâtie pour des bourgeois cam-
pagnards, au temps où le bois abondait, et au-dessus de laquelle
s'étendaient, rigides comme au premier jour, brunies par la
fumée, la poussière et les mouches, une infinité de poutrelles
liées à la poutre maîtresse. Ils faisaient luire les colonnes lisses
de deux lits à baldaquins, rangés près de la muraille, en face de
la cheminée, les cofîres de noyer servant de marchepied par les-
quels on accédait à ces lits démesurément élevés, deux armoires,
quelques photographies et un chapelet groupés au chevet du
premier des lits, autour d'un crucifix de cuivre. Les trois hommes
devant la table, au milieu de la pièce, étaient assis sur le même
banc, par ordre de dignité, le père d'abord, le plus loin de l'en-
trée, puis Mathurin, puis François. Une lampe à pétrole, du plus
petit modèle, éclairait leurs fronts penchés, la soupière, un plat
de lard froid et un autre de pommes crues. Ils ne mangeaient pas
à même la soupière, comme beaucoup de paysans, mais chacun
avait une assiette, un couvert de métal blanc, un couteau à
manche noir, un couteau qui n'était pas de poche, luxe introduit
par François, au retour du régiment, et d'où le vieux métayer
avait conclu que le monde changeait bien, au dehors.
Toussaint Lumineau avait l'air soucieux, et il se taisait. Son
vieux visage, mâle et tranquille, contrastait étrangement avec la
figure difi'orme de l'aîné, Mathurin. Autrefois, ils s'étaient res-
semblé. Mais, depuis le malheur dont on ne parlait jamais et qui
hantait toutes les mémoires à la Fromentière, le fils n'était plus
252 REVUE DES DEUX MONDES.
que la caricature, la copie monstrueuse et souffrante du père. La
tête, volumineuse, coiffée de cheveux roux, rentrait dans les
épaules, elles-mêmes relevées et épaissies. La largeur du buste,
la longueur des bras et des mains dénonçaient une taille colos-
sale, mais quand ce géant se dressait, entre ses béquilles, on
voyait un torse tout tassé, tout contourné et deux jambes qui pen-
daient au-dessous, tordues et molles. Ce corps de lutteur se ter-
minait par deux fuseaux atrophiés, capables au plus de le sou-
tenir quelques secondes, et d'où la vie, peu à peu, sans répit, se
retirait. Il avait à peine dépassé la trentaine, et déjà sa barbe, qu'il
avait plantée jusqu'aux pommettes, grisonnait par endroits. Au
milieu de cette broussaille étalée, qui rejoignait les cheveux et
lui donnait un air de fauve, au-dessus des pommettes qu'un sang
boueux marbrait, on découvrait deux yeux d'un bleu noir, petits,
tristes, où éclatait, par moment, tout à coup, la violence exas-
pérée de ce condamné à mort, qui comptait chaque progrès du
supplice. Une moitié de lui-même assistait, avec une colère d'im-
puissance, à la lente agonie de l'autre. Des rides sillonnaient le
front et coupaient l'iatervalle entre les sourcils. « Pauvre grand
Lumineau, le plus beau fils de chez nous, ce qu'il est devenu! »
disait la mère, autrefois.
Elle avait raison de le plaindre. Six ans plus tôt, il était rentré
du régiment, superbe comme il était parti. Trois ans de caserne
avaient glissé, presque sans les entamer, sur sa nature toute
paysanne et sauvage, sur ses rêves de labour et de moisson, sur
les habitudes de croyant qu'il tenait de sa race. Le mépris inné
de la ville avait tout défendu à la fois. On avait dit en le re-
voyant : « L'aîné des Lumineau ne ressemble pas aux autres gars,
il n'a pas changé. » Or, un soir qu'il avait conduit un chargement
de blé, chez le minotier de Challans, il revenait dans sa charrette
vide. Près de lui, assise sur une pile de sacs, il écoutait rire une
fille de Sallertaine, Félicité Gauvrit, de la Seulière, dont il
voulait faire sa femme. Les chemins commençaient à s'emplir
d'ombre. Les ornières se confondaient avec les touffes d'herbes.
Lui cependant, tout occupé de sa bonne amie, sachant que le
cheval connaissait la route, il ne tenait pas les guides, qui tom-
bèrent et traînèrent sur le sol. Et voici qu'au moment où ils des-
cendaient un raidillon, près de la Fromentière, le cheval, fouetté
par une branche, prit le galop. La voiture, jetée d'un côté à
l'autre, menaçait de verser, les roues s'enlevaient sur les ta-
LA TERRE QUI SIEURT. 253
lus, la fille voulait sauter. « N'aie pas peur, Félicité, laisse-
moi faire ! » cria le gars. Et il se mit debout, et il s'élança en
avant, pour saisir le cheval au mors et l'arrêter. Mais l'obscurité,
un cahot, le malheur enfin, le trompèrent: il glissa le long du
harnais. Deux cris partirent ensemble, de dessus la charrette et
de dessous. La roue lui avait passé sur les jambes. Quand Féli-
cité Gauvrit put courir à lui, elle le vit qui essayait de se relever
et qui ne pouvait pas. Huit mois durant, Mathurin Lumineau
hurla de douleur. Puis la plainte s'éteignit ; la souffrance devint
lente : mais la mort s'était mise dans ses pieds, puis dans ses ge-
noux, et elle ne le quittait pas... A présent, il tire la moitié de
son corps derrière lui; il rampe sur ses genoux et sur ses poi-
gnets devenus énormes. Il peut encore conduire une yole à la
perche, sur les canaux du Marais, mais la marche l'épuisé vite.
Dans un chariot de bois, comme en ont les enfans des fermes
pour jouer, son père ou son frère l'emmène aux champs éloignés
où la charrue les précède. Et il assiste, inutile, au travail pour
lequel il était né, qu'il aime encore, désespérément. « Pauvre
grand Lumineau, le plus beau fils de chez nous! » Toute gaîté a
disparu. L'âme s'est transformée comme le corps. Elle s'est fermée.
Il est dur, il est soupçonneux, il est méchant. Ses frères et ses
sœurs cachent leurs moindres démarches à cet homme pour qui
le bonheur des autres est un défi à son mal ; ils redoutent son habi-
leté à découvrir les projets d'amour, sa perfidie qui cherche à les
rompre. Celui qui ne sera pas aimé ne veut pas qu'on aime. Il
ne veut pas surtout qu'un autre prenne la place qui lui revenait
de droit en sa qualité d'aîné, celle de futur maître, de successeur
du père dans le commandement de la métairie. Pour cette raison,
il jalouse François, et plus encore André, le beau chasseur
d'Afrique, le préféré du père; il jalouse même le valet qui pour-
rait devenir dangereux, s'il épousait Rousille. Malhurin Lumineau
dit quelquefois : « Si je guérissais ! Il me semble que je suis
mieux! » D'autres fois, une sorte de rage s'empare de lui; pendant
des jours il reste muet, retiré dans les coins de la maison ou
dans les étables, puis les larmes viennent et fondent sa colère.
En de tels momens, un seul homme peut l'approcher: le père.
Une seule chose attendrit l'infirme: voir les champs de chez lui,
les labours de ses bœufs, les semailles d'où naîtront les avoines
et les blés, les horizons où il a connu la vie pleine. Depuis six
ans que celle-ci l'a quitté, il n'a pas reparu dans le bourg de Sal-
254 REVUE DES DEUX MONDES.
lertaine, même pour ses Pâques, qu'il ne fait plus. Jamais il n'a
retrouvé sur sa route Félicité Gauvrit, de la Seulière. Seulement,
il demande quelquefois à Éléonore : « Entends-tu raconter qu'elle
se marie? Est-elle belle toujours, comme au temps où j'avais ses
amitiés? »
Lorsque Marie-Rose entra dans la salle de la Fromentière, ce
fut lui seul qu'elle regarda, à la dérobée, et il lui parut qu'il avait
son mauvais rire, et qu'il avait vu ou deviné la sortie du valet.
Près de Mathurin était assis François, bien différent de l'aîné,
homme de taille moyenne, gras, rose et réjoui. Celui-là, Rou-
sille ne le craignait point. Il s'occupait de son plaisir plus que
de tout le reste. Travailleur médiocre, dépensier, coureur de
foires et de marchés, il était facile à vivre, car il avait besoin des
autres. Physiquement et moralement, il ressemblait à Eléonore,
de deux ans plus âgée que lui, ayant comme elle la figure large,
des yeux bleus peu vivans, et une apathie de nature qui leur va-
lait à tous deux les semonces fréquentes du père. Mais, tandis
que la fille, protégée par le milieu, par l'influence de la mère à
présent disparue, paysanne obscure et sainte, comme il en existe
tant encore dans ces campagnes profondes, demeurait honnête,
lui, la caserne l'avait perdu. Il avait subi la discipline militaire,
mais sans en comprendre la nécessité, sans en retirer le profit
qu'elle peut donner. On l'avait commandé, on l'avait puni, et fait
aller, et fait revenir pendant trois années, mais jamais il ne
s'était senti aimé, soutenu dans les quelques bonnes intentions
timides qu'il avait apportées de chez lui, traité en homme qui a
une âme, et que grandit son sacrifice humble. En revanche, tout
le mal de la caserne avait eu prise sur lui : les exemples de la
chambrée, les conversations, le perpétuel souci d'échapper à la
règle, les préjugés, les corruptions multiples de tous ces hommes
arrachés au foyer, dépaysés, nouveaux à la tentation des villes,
et dont la jeunesse en crise ne trouvait pas un guide. Il n'était ni
meilleur ni pire que la moyenne de ceux qui rentrent dans les
campagnes. Il avait rapporté à la Fromentière un souvenir de
mauvais lieux qui le suivait partout, une défiance contre toute
autorité, le dégoût du travail dur, indéfini, inégalement productif
des champs, qu'il comparait avec de vagues emplois civils, dont
on avait vanté devant lui les loisirs et la sécurité. Qu'il était loin,
le jeune Maraîchin sauvage, au regard insouciant, l'inséparable
compagnon d'André, et son modèle en ce temps-là, son protecteur,
I
LA TERRE QUI MEURT. 255
qui s'en allait par les levées des canaux, fendant l'air avec une
baguette de tamarin, pour voir si les vaches n'avaient pas franchi
la clôture du pré, ou pour chercher les canes égarées dans les
fossés! L'homme n'avait repris c[ue malgré lui et faute de mieux
le soin des bêtes et le manche de la charrue. La proximité de
Ghallans, de ses cabarets et de ses auberges peu sévères le ten-
tait. Les camarades le relançaient, et il se laissait entraîner, tou-
jours faible et passif. Le mardi surtout, qui est jour de marché,
le père ne voyait que trop souvent ce fils de vingt-sept ans quitter
la métairie, sous des prétextes variés, à l'heure brune, pour ne
rentrer que tard dans la nuit, abruti, insensible aux reproches. Il
en ressentait une peine qui ne le quittait point. A cause de Fran-
çois, la Fromentière n'était plus le lieu sacré que tous aimaient,
défendaient, d'où personne ne songeait à s'éloigner. Dans cette
salle où la famille était en ce moment rassemblée, que de mères,
que d'enfans, que d'aïeux unis ou résignés avaient vécu ! Dans ces
hauts lits qui garnissaient les murs, quelles lignées innombrables
avaient été conçues, nourries, s'étaient couchées enfin, tranquilles,
pour la dernière fois ! On avait soufi'ert là, et pleuré, mais on n'avait
point été ingrat. Toute une forêt aurait été remise sur pied, si le
bois brûlé dans cette cheminée, par des gens du même nom, avait
pu reprendre racine. Qu'en serait-il désormais des descendans? Le
vieux avait remarqué justement, depuis des mois déjà, que Fran-
çois et Eléonore complotaient quelque chose. Ils recevaient des
lettres, l'un ou l'autre, dont ils ne disaient rien; ils se parlaient
aux coins des champs; quelquefois la fille écrivait, le dimanche,
sur du papier sans fleur, comme on fait quand on n'écrit point à
des amis. Et l'idée lui était venue que ces deux enfans, las d'être
gouvernés et grondés, bien doucement pourtant, cherchaient une
métairie où ils seraient leurs maîtres, dans quelque paroisse voi-
sine. Il n'osait pas approfondir cette pensée-là. Il la repoussait
comme un soupçon injuste. Mais elle traversait son esprit, car
il n'avait pas de plus grand souci que l'avenir de la Fromentière,
et François, c'était l'héritier, maintenant, depuis le malheur de
l'aîné. Quand le travail était à peu près bon, le père songeait avec
joie : « Voilà mon gars qui s'y remet, tout de même! »
En vérité, des quatre enfans qui se trouvaient groupés dans
la salle de la grande ferme, en cette soirée de septembre, une
seule personnifiait, intacts, tous les caractères et toutes les éner-
gies de la race : c'était la petite Rousille, qui mordait un grignon
256 REVUE DES DEUX MONDES.
de pain donné par Eléonore. Une seule physionomie exprimait
l'ardeur de vivre, la santé pleine du corps et de l'âme, la \ alliance
qui n'a pas lutté encore et qui attend son heure : c'était celle de
la jeune fille à qui personne encore n'avait parlé, et qui restait
toute droite dans la haute cheminée.
— Voilà la soupe finie, dit le métayer. Allons, Mathurin,
pique une tranche de lard avec moi !
— Non, c'est toujours la même chose, chez nous.
— Eh ! tant mieux, répondit le père, c'est bon, le lard; moi
je l'aime !
Mais l'infirme, repoussant le plat et haussant les épaules,
murmura :
— L'autre viande est trop chère, à présent, pas vrai?
Toussaint Lumineau fronça le sourcil, au rappel de l'ancienne
prospérité de la Fromentière, mais il dit sans se fâcher :
— En effet, mon pauvre Mathurin, l'année est dure et la dé-
pense est grosse.
Puis, voulant changer de sujet :
— Est-ce que le valet n'est pas rentré ?
Trois voix, l'une après l'autre, répondirent :
— Je ne l'ai pas vu ! Ni moi ! Ni moi !
Après un silence, pendant lequel tous les yeux se levèrent du
côté de la cheminée :
— Il faut demander cela à Rousille, dit Eléonore. Elle doit
avoir des nouvelles.
La petite, à demi tournée vers la table, le reflet du feu dessi-
nant sa silhouette, répondit :
— Sans doute, j'en ai. Je l'ai rencontré au tournant de la vi-
relte de chez nous : il va chasser.
— Encore ! fit le métayer. Il faudra pourtant que ça finisse !
Le garde de M. le marquis, ce soir, comme je serrais mes choux,
m'a fait reproche de son braconnage.
— Est-ce qu'il n'est pas libre d'aller aux vanneaux ? demanda
Rousille. Tout le monde y va !
Eléonore et François poussèrent un grognement de mépris,
pour marquer leur hostilité contre le Boquin, l'étranger, l'ami de
Rousille. Le père, rassuré par la pensée que le garde n'irait assu-
rément pas troubler la chasse de Jean Nesmy dans le Marais, terre
neutre où chacun pille, comme il lui plaît, les bandes d'oiseaux de
passage, se pencha de nouveau au-dessus de l'assiette. François
I
LA TERRE QUI MEURT. 257
commençait à s'assoupir, et ne mangeait plus. L'infirme buvait
lentement, les yeux vagues devant lui, songeant peut-être à la
chasse qu'il avait aimée, lui aussi. Il y eut un moment de paix
apparente. Le vent, par les fentes de la porte, entrait avec un
sifflement doux, vent d'été, égal comme une marée. Les deux
filles s'étaient assises au coin de la cheminée, pour achever de
souper avec une pomme, qu'elles pelaient attentivement.
Mais l'esprit du métayer avait été mis en marche par la con-
versation avec le garde et par le mot qu'avait dit tout à l'heure
Mathurin : « C'est trop cher à présent. » L'ancien revoyait les an-
nées disparues, dont ses quatre enfans rassemblés là, témoins iné-
gaux, n'avaient connu qu'une partie plus ou moins grande, sui-
vant l'âge. Tantôt il considérait Mathurin, et tantôt François,
comme s'il eût fait appel à leur mémoire de petits toucheurs de
bœufs et pêcheurs d'anguilles. Il finit par dire, quand il eut l'âme
trop pleine pour ne point parler :
— La campagne d'ici a tout de même bien changé, depuis les
temps de M. le marquis. Te souviens-tu de lui, Mathurin?
— Oui, répondit la voix épaisse de l'infirme, je me souviens :
un gros qui avait tout son sang dans la tête, et qui criait, en
entrant chez nous : « Bonsoir les gars ! Le papa a-t-il encore une
vieille bouteille de muscadet dans le cellier ? Va la quérir, toi
Mathurin, ou toi François? »
— Il était tout justement comme tu dis, reprit le bonhomme
avec un sourire attendri. Il buvait bien. On ne pouvait pas trouver
des nobles moins fiers que les nôtres. Ils racontaient des histoires
qui faisaient rire. Et puis riches, mes enfans! Ça ne les gênait
pas d'attendre leurs rentes, quand la récolte avait été mauvaise.
Même, ils m'ont prêté, plus d'une fois, pour acheter des bœufs ou
de la semence. C'étaient des gens vifs, par exemple! mais avec qui
on s'entendait; tandis que leurs hommes d'affaires...
Il fit un geste violent de la main, comme s'il jetait quelqu'un
à terre.
— Oui, dit l'aîné, du triste monde.
— Et M''* Ambroisine ? Elle venait jouer avec toi, Eléonore,
et surtout avec Rousille, car elle était, pour l'âge, entre Eléonore
et Rousille. M'est avis qu'elle doit avoir vingt-cinq ans aujour-
d'hui... Avait-elle bon air, mon Dieu, avec ses dentelles, ses che-
veux tournés comme ceux d'un saint d'église, son salut qu'elle
faisait en riant, à tout le monde, quand elle passait dans Saller-
TOME CL. — 1898. l'î'
258 REVUE DES DEUX MONDES.
taine ! Quel malheur qu'ils aient quitté le pays ! Il y en a qui ne
les regrettent pas : mais, moi, je ne suis pas de ceux-là.
L'infirme secoua sa crinière fauve, et dit, de sa voix qui
s'enflait à la moindre contradiction :
— Est-ce qu'ils pouvaient faire autrement? Ils sont ruinés.
— Oh ! ruinés ! Il faudrait voir.
— Vous n'avez qu'à voir le château, fermé depuis huit ans
comme une prison, qu'à écouter ce qu'on raconte. Tous leurs
biens sont engagés. Le notaire ne se gêne pas de le dire. Et vous
verrez que la Fromentière sera vendue, et nous avec !
— Non, Mathurin, je ne verrai pas ça, Dieu merci : je serai
mort avant. Et puis, nos nobles ne sont pas comme nous, mon
garçon : ils ont toujours des héritages qui leur arrivent, quand
ils ont un peu mangé leur fond. Moi, j'ai meilleure espérance
que toi. J'ai dans l'idée qu'un jour M. Henri rentrera dans son
château, et qu'il viendra là où tu es, avec sa main tendue : « Bon-
jour, père Lumineau ! », et aussi M^'^ Ambroisine , qui sera si
contente d'embrasser mes filles sur les deux joues, à la ma-
raîchine : « Bonjour, Eléonore ! Bonjour, Marie-Rose! » Ça sera
peut-être plus tôt que tu ne penses?
Les yeux levés, fixant la plaque de la cheminée, l'ancien avait
l'air d'apercevoir la fille de ses maîtres entre Eléonore et Bousille.
Quelque chose de l'émotion qu'il eût éprouvée, un commence-
ment de larme mouillait ses paupières.
Mais Mathurin frappa la table de son poing, et, tournant vers
le père son visage de fauve hargneux :
— Vous croyez donc qu'ils pensent à nous? Ah ! bien non!
S'ils y pensent, c'est à la Saint-Jean! Je parie que le garde, tan-
tôt, vous a redemandé de payer? Le gueux n'a que ce mot-là à la
bouche.
Toussaint Lumineau se recula, sur le banc, réfléchit, et dit à
voix basse :
— C'est vrai. Seulement, on ne sait pas si les maîtres lui
avaient commandé de parler comme il a fait, Mathurin I II en in-
vente souvent, des paroles!
— Bon ! bon ! et qu'avez-vous répondu ?
— Que je payerais à la Saint-Michel.
— Avec quoi?
Depuis un moment, les deux filles s'étaient retirées dans la
décharge, à gauche de la grande salle, et on entendait, venant de
LA TERRE QUI .MEURT. 259
là, un bruit de vaisselle qu'on lavait et d'eau remuée. Les hommes
restaient ainsi, chaque soir, entre eux, et c'était l'heure où ils
traitaient les affaires d'intérêt. Le métayer avait déjà emprunté,
l'année précédente, au fils aîné, la plus grosse part de l'argent qui
revenait à celui-ci, dans l'héritage de la mère. Il ne pouvait donc
espérer que l'assistance du cadet, mais il en doutait si peu, qu'il
répondit, à demi- voix pour n'être pas entendu des femmes :
— J'ai pensé que François nous aiderait.
Le cadet, que la discussion avait tiré de sa somnolence, ré-
pondit vivement :
— Ah! mais non! n'y comptez pas! Ça ne se peut...
Il n'osait contredire en face, et, comme un écolier, fixait le
sol, entre ses jambes.
Cependant le père ne se fâcha pas. Il dit doucement :
— Je t'aurais remboursé, François, comme je rembourserai
ton frère. Les années ne se ressemblent pas. La chance nous
reviendra.
Et il attendait, regardant la chevelure épaisse et frisée de son
fils et ce cou de jeune taureau qui dépassait à peine la table. Mais
l'autre devait avoir une résolution bien arrêtée, bien réfléchie, car
la voix, assourdie par les vêtemens où elle se perdait, reprit :
— Père, je ne peux pas, ni Eléonore non plus. Notre argent
est à nous, n'est-ce pas, et chacun est libre de s'en servir comme
il veut? Le nôtre est placé à cette heure. Qu'est-ce que ça nous fait,
que le marquis attende un an, puisque vous dites qu'il est si riche?
— Ce que ça nous fait, François?
Alors seulement la parole du père s'anima, et devint autori-
taire. Il ne s'emportait pas. Il se sentait plutôt blessé, comme s'il
ne reconnaissait point son sang, comme s'il constatait subite-
ment, sans le comprendre, le grand changement qui s'était fait
d'une génération à l'autre, et il dit :
— Tu ne parles pas selon mon ^oût, François Lumineau. Moi,
je tiens à payer ce que je dois. Je n'ai jamais reçu d'eux aucune
injure. Moi, et aussi ta mère, et aussi Mathurin, qui les a mieux
connus que toi, nous leur avons toujours porté respect, tu entends?
Ils peuvent dépenser leur bien, ça ne nous regarde pas... Ne pas
payer? Mais, sais-tu bien qu'ils pourraient nous renvoyer de la
Fromentière?
— Bah ! fit le cadet, être ici ou ailleurs?... Pour ce que ça nous
rapporte, de cultiver la terre!
260 REVUE DES DEUX MONDES.
Lâchement, sans voir la pâleur de l'ancien, atteint dans l'in-
time de son cœur, il reniait la Fromentière. On n'entendait plus,
dans la pièce voisine, le bruit de la vaisselle. Les filles écou-
taient. Le vieux métayer ne répondit rien. Mais il se leva; il se
redressa de toute sa taille, passa devant son fils inquiet qui le
surveillait du coin de l'œil, et ouvrit bruyamment la porte qui
donnait sur la cour. Un souffle, l'haleine des feuilles, la senteur
des campagnes vertes roula dans la salle toute pleine d'une odeur
de mangeaille et de sueur. François se hâta de déguerpir, longea
la muraille, entra dans la décharge où il échangea quelques mots
avec Éléonore, et, par la chambre des filles, qui faisait suite,
s'évada dans la nuit.
Chaque soir, le métayer sortait sur le pas de la porte, et respi-
rait, avant de se coucher, l'air de chez lui. Il s'avança jusqu'au
milieu de la cour, et regarda le ciel, selon sa coutume, pour juger
du temps du lendemain. Quelques nuages glissaient vers l'occi-
dent, arrière-garde d'une nappe plus étendue, qui s'enfonçait au-
dessous de l'horizon. Ils formaient des îles transparentes, que
séparaient des abîmes d'un bleu profond et plein d'étoiles. Le vent
les poussait, d'un même mouvement, vers les côtes prochaines.
Avec la lenteur d'un vaisseau chargé, il emportait vers la mer vi-
vante le baiser de la vie terrestre, le parfum et le tressaillement
des végétations, les graines envolées, les germes mêlés de pous-
sière, qui tombaient, çà et là, en pluie mystérieuse, le cri d'in-
nombrables bêtes, qui n'ont guère d'autre témoin que lui et qui
chantent dans les forêts de l'herbe. Un contentement passait, une
marée tranquille et féconde, qui allait rejoindre l'autre, et courir
sur elle, et répandre jusque dans les solitudes du large l'odeur
des moissons de France. Et le métayer, en buvant l'air où flottait
l'âme de sa Vendée, sentit frémir en lui-même l'amour qui n'avait
point faibli, qu'il n'aurait pas su exprimer, dont il était cependant
pénétré jusqu'à la moelle de ses os. « Qu'ont-ils donc, ces jeunes
gars, pensa-t-il, qu'on les dirait indifîérens à leur métairie? J'ai
été jeune, moi aussi, et il aurait fallu me donner bien cher pour
me faire quitter la Fromentière. Peut-être ils s'ennuient; la maison
n'est pas toujours en paix, comme au temps de ma défunte. Je ne
sais pas les mettre d'accord, comme elle savait le faire. » Et il
songea, quelques secondes, à la mère Lumineau, femme économe,
hautaine avec les étrangers et tendre pour les siens, qui réussis-
sait, sans tapage, avec des mots qu'elle trouvait toujours, à changer
LA TERRE QUI MEURT. 261
le cœur des fils, et à modérer la rivalité des sœurs. Autour de lui
les étables, les granges, la grosse meule de foin qui était devant,
luisaient sous la lune.
Un coup de feu retentit dans le Marais, très loin, car le bruit
arriva à la Fromentière plus faible que celui d'une amorce. Tous-
saint Lumineau l'entendit, et, brusquement, sa pensée se reporta
vers l'homme qui chassait là-bas. En même temps, derrière lui,
une voix s'éleva dans la cour :
— Voilà un vanneau de tué pour la Rousille !
— Tais-toi, Mathurin! dit le père qui, sans se détourner, avait
reconnu l'infirme. Ne fais pas contre elle des contes qui me dé-
plaisent, tu le sais bien. J'ai assez de peine, ce soir, mon ami, j'en
ai assez, rapport à François.
Les béquilles, heurtant les cailloux de la cour, se rappro-
chèrent, et le métayer, à la hauteur de l'épaule, sentit le frôle-
ment des cheveux de l'infirme qui se redressait le long de lui, et
qui levait la tète.
— Je ne dis que la vérité, père, reprit à voix basse l'aîné, et
ce ne sont pas des contes. Ça me fait tourner le sang, de voir ce
Boquin, qui courtise ma sœur pour avoir une part de notre bien,
pour être le maître chez nous, lui qui n'a rien chez lui! Il n'est
que temps de le mettre à la raison.
— Est-ce que tu crois vraiment, répondit le père en se pen-
chant un peu, qu'une fille comme Rousille écouterait mon valet?
Est-ce qu'elle a de l'amitié pour lui, Mathurin?
Toussaint Lumineau avait la faiblesse d'ajouter foi trop faci-
lement aux jugemens et aux dénonciations de son fils aîné.
Même à présent que l'espérance de l'avoir pour successeur était
finie, malgré tant de preuves acquises déjà de la violence et de la
méchanceté maladive de l'infirme, l'inûuence de celui-ci était de-
meurée grande sur l'esprit du père. Le métayer entendit monter
ces mots comme un souffle :
— Père, ils s'aiment tous deux!
L'horreur de ce bonheur des autres avait soudainement dé-
formé les traits de Mathurin. Toussaint Lumineau regarda la face
levée vers lui et si blanche sous la lune. Il fut frappé de l'expres-
sion de souffrance qui contractait les traits du malade.
— Si vous les guettiez comme moi, continuait le fils, vous
verriez qu'ils ne se parlent jamais à la maison, mais que dehors,
ils s'en vont toujours par le même chemin. Moi, je les ai surpris
1
262 REVUE DES DEUX MONDES.
bien des fois riant et causant, comme des galans à qui les parens
ont dit oui. Vous ne le connaissez pas, ce Jean Nesmy. Il a de
l'audace. Il vous fait croire qu'il aime la chasse, et je ne dis pas
non. Mais l'aimer comme lui, je n'en ai pas vu d'autre. Est-ce pour
son plaisir seulement qu'il va jusqu'au bout du Marais tuer un
couple de vanneaux; qu'il attrape la fièvre à piquer des an-
guilles avec la fouine ; qu'il passe des nuits entières dehors après
avoir travaillé le jour? Non, c'est pour Rousille, pour Rousille,
pour Rousille I
La voix s enflait, et pouvait être entendue de la maison.
— Je veillerai, mon garçon, dit le père. Ne te mets pas en
peine.
— Ah! si j'étais que vous, j'irais demain au petit jour sur le
chemin du Marais, et si je les prenais ensemble...
— Assez! interrompit le métayer. Tu ne te fais pas de bien à
tant parler, Mathurin. Voilà Lionore qui te cherche.
La fille aînée savançait, en efî"et, derrière eux. Gomme d'habi-
tude, elle venait pour aider Mathurin, qui remontait difficile-
ment les marches du seuil, et pour délacer les chaussures qu'il
avait du mal à quitter. Dès qu'elle lui eut touché le bras, il la
suivit. Le bruit de béquilles et de pas mêlés s'éloigna. Le père
demeura seul.
— Allons, songea-t-il tout haut, si tout cela est vrai, je ne
permettrai pas qu'on en rie longtemps dans le Marais !
Il aspira un grand coup d'air, comme s'il buvait une lampée
de vin clairet, puis, voulant s'assurer que Rousille n'était pas
sortie, il rentra dans la maison par la porte du milieu, qui était
celle de la chambre des filles. A l'intérieur, l'obscurité était grande.
A peine un reflet de lune sur les cinq armoires en bois ciré qui
ornaient l'appartement toujours propre et bien en ordre d'Eléo-
nore et de Rousille. Le métayer, à tâtons, fit le tour de la grosse ar-
moire de noyer qui avait été la dot de sa mère ; il traversa la pièce;
il allait entrer dans la décharge qui communiquait avec la salle
où il couchait avec Mathurin, lorsque, derrière lui, à l'angle d'un
lit, une ombre se leva :
— Père?
Il s'arrêta.
— C'est toi, Rousille? Tu te couches?
— Non, je vous ai attendu. Je voulais vous dire quelque
chose...
LA TERRE QUI MEURT. 263
Ils étaient séparés par toute la longueur de la chambre. Ils ne
se voyaient pas.
— Puisque François ne peut pas vous donner son argent, j'ai
pensé que je vous donnerais le mien.
Le métayer répondit durement :
— Tu n'as donc pas peur que je ne te le rende pas?
La voix jeune, comme découragée par l'accueil et arrêtée dans
l'élan, reprit en balbutiant :
— J'irai demain le chercher... Il est chez le neveu de la Mi-
chelonne... j'irai, pour sûr, et après-demain vous l'aurez.
Si une larme coula, le père n'en sut rien. Il rentra chez lui.
Quand Eléonore, quelques instans après, pénétra dans la
chambre aux cinq armoires, portant une chandelle allumée qu'elle
posa sur un cotfre, Marie-Rose n'était plus à l'angle du lit. Elle
se tenait debout devant la fenêtre ouverte qui donnait sur la cour.
De là, comme le sol était relevé à l'endroit où se dressait la ferme,
on apercevait, par-dessus le mur de clôture et aussi dans l'enca-
drement du portail, la terre en pente, et l'herbe du marais qui com-
mençait presque tout de suite.
Souvent les deux sœurs se déshabillaient, l'une près de l'autre,
sans se parler. Rousille regardait devant elle. Son œil habitué dis-
tinguait les choses, en cette clarté de lune, presque aussi bien qu'à
la lumière du jour. C'était d'abord, au delà du mur, un bouquet
d'ormeaux, sous lequel on remisait des charrettes et des herses,
puis un bout de jachère, et l'étendue plate, l'immense relai de la
mer, que traversait, presque toutes les nuits, tantôt léger et tantôt
fort, le roulement de l'océan, comme d'un chariot lointain qui ne
s'arrête jamais. La grande plaine herbeuse paraissait bleue. Çà et
là, un fossé luisait. De petits points lumineux, des rayons partis
d'une fenêtre éclairée, perçaient le voile de vapeurs étendu sur les
prés. Et, sans se tromper, Rousille nommait en son cœur chacune
des métairies, en voyant les feux qui les signalaient, pareils à des
feux de bord accrochés aux mâts des navires à l'ancre : la Pinçon-
nière,la Parée du Mont, toutes proches, puis les Levrelles, puis,
si éloignées que leurs lumières ne brillaient que par intervalles,
comme les plus petites étoiles, la Terre-Aymont, la Seulière, Mala-
brit et le moulin de Moque-Souris. A un groupement d'étincelles,
vers la droite, elle reconnaissait le bourg de Sallertaine, planté
en plein Marais sur sa motte invisible. Par là, quelque part,
Jean Nesmy veillait, dans les roseaux, pour l'amour de Rousille.
264 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle pensa longtemps à lui. Elle crut le voir, loin, très loin,
dans le rêve des brumes, et ses lèvres se pressèrent et se déten-
dirent silencieusement dans un baiser.
Puis il y eut un bruit d'ailes tout à coup, au-dessus des tuiles
de la Fromentière.
— Ferme donc, Rousille ! dit Éléonore en se réveillant. Ferme !
la nuit remue, et il fait froid.
Il faisait doux. Les nuages avaient disparu. La lumière de
Moque-Souris était éteinte. Les feux des maisons de Sallertaine
avaient diminué de nombre, comme les grains d'une grappe de
raisin picorée.
— A demain, mon Jean, dans le verger clos! murmura Rou-
sille.
Et lente, recueillie, le cœur gonflé de jeunesse, la petite, dans
la lueur que jetait le drap de son lit, dégrafa sa robe de travail
qui tomba sur ses pieds.
II. — LE VERGER CLOS
La nuit, toute belle, commença de mourir avant quatre heures,
et dans les profondeurs l'éclat des étoiles diminua. Un coq chanta.
C'était le même chaque jour, un coq jaune d'or, botté, l'œil en
feu sous la crête tombante. Marie-Rose l'avait élevé. Elle l'en-
tendit, et pensa « merci, mon petit! » Puis elle s'habilla, en pre-
nant soin de ne pas éveiller Eléonore qui dormait encore lourde-
ment.
Elle fut prête en bien peu de temps, traversa la cour, et
tourna à gauche, au delà du mur ruiné, par un chemin qui
dépendait de la métairie, tout vert au début, plein de branches
retombantes, et par où l'on pouvait gagner le Marais. A une
centaine de mètres de la Fromentière, toute cette végétation
s'arrêtait brusquement, et un mur bas, rongé de mousse et de
lichen, enveloppait un verger d'un arpent. Rousille entra, par une
barrière à claire-voie, juste au milieu de l'enceinte. L'étrange
endroit, que ce verger clos ! Les pommiers et les poiriers à cidre
dont le terrain était planté n'avaient jamais pu dépasser, à cause
du vent, l'arête des pierres. Leurs troncs s'étaient épaissis et bos-
sues; leurs branches, toutes couchées et chassées vers l'est,
effeuillées en dessus, se rejoignaient comme autant d'ombrelles
tendues, et, du dehors, quand on passait, on n'apercevait qu'un
LA TERRE QUI MEURT. 265
dos moutonneux de ramilles sèches. Mais quand on descendait,
par le sentier du milieu, on se trouvait sous une voûte de quatre
pieds de haut, à l'abri des regards, et de la pluie, et du chaud,
et des tempêtes de mer qui soufflent du Marais. Idée de marin,
jardin comme on en voit dans les îles. Rousille enfant s'y était
amusée. Grande, elle y revenait pour attendre son promis.
Elle entra donc, se courba, et, sous les arbres, se fit un che-
min jusqu'à la muraille de l'ouest. Là, elle n'eut qu'à s'asseoir sur
la croupe torte d'un pommier, et, toute cachée entre deux cimes,
invisible comme une perdrix dans un champ de blé, elle inter-
rogea la plaine immense par où Jean Nesmy devait venir.
A cette heure matinale, le Marais était couvert de brumes qui
ne se levaient point encore, mais se désagrégaient et se mouvaient
sous la poussée de la brise. Le recueillement était complet, l'air
léger, sensible et comme nerveux. Il apportait le moindre bruit
sans le diminuer. Un chien qui aboyait vers Sallertaine avait
l'air d'aboyer là, tout près. Elle voyait les grands carrés de prés
comme des fourrures grises, liées et cousues, qui diminuaient de
taille, en s'éloignant. Par endroits, des canaux, se coupant à
angle droit, donnaient une impression de miroir terni. Des fumées
se tordaient lentement au-dessus. Puis, vaguement, dans le brouil-
lard, surgissaient des silhouettes un peu plus sombres, comme les
oasis d'un désert, et c'étaient les fermes maraichines bâties sur
d'infimes exhaussemens du sol, avec leurs étables, leurs meules
de paille et de foin, et le groupe de quelques peupliers qui leur
donnent un peu d'ombre. Bientôt le voile qui s'agitait se brisa;
des rayons de lumière touchèrent l'herbe et voyagèrent çà et là;
des lames d'eau étincelèrent comme des vitres au couchant. Sur
bien des lieues de long, depuis la baie de Bourgneuf jusqu'à
Saint-Gilles, le Marais de Vendée s'éveillait. Rousille en sentit une
joie. Elle aimait la terre dont elle était l'enfant, terre fidèle, terre
brave, terre d'amour tour à tour mouillée et brûlée, où l'on dor-
mait le dernier sommeil, dans le vent chanteur, à l'abri de la
croix. Rien ne lui plaisait autant que cet horizon où les moindres
routes lui étaient familières, depuis la virelte qui longeait le pre-
mier pré de la Fromentière, tout à côté, jusqu'aux sentiers établis
sur le renflement des talus, et qu'on suit avec une perche à la
main, avec la ningle au bout évasé, pour sauter les fossés.
— Quatre heures, dit-elle, et il n'arrive pas! Que va dire le
père ?
266 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle s'inquiétait déjà, et soudain, tandis qu'elle fixait au loin
le clocher pointu de Sallertaine, une voix la salua :
— Rousille !
Sur le chemin qui montait vers elle, dehout dans la lumière
jeune, ayant tout le Marais derrière lui, Jean Nesmy regardait
Rousille.
— Je ne vous ai pas vu venir ! dit-elle.
Il se mit à rire, d'un air d'orgueil, et leva, au-dessus de sa
tête, un paquet de plumes, quatre vanneaux et une sarcelle qu'il
avait pendus par le cou à une ficelle. En un instant, il eut laissé
contre le mur du verger clos, à l'intérieur, le fusil qu'il portait et
le gibier, et il se glissa près de Rousille, par le chemin qu'elle
avait tracé.
— Rousille, dit-il en se redressant sous la voûte des pommiers,
et en prenant la main de la jeune fille, j'ai eu de la chance!
Quatre vanneaux, et des jolis! J'ai dormi deux heures dans la
grange du métayer de la Pinçonnière, et il a fallu qu'il me tirât
du foin, tant j'étais lourd de sommeil, ce matin. Sans lui, j'étais
en retard. Et vous ?
— Moi, répondit Marie-Rose, tandis qu'il s'asseyait en face
d'elle, moi j'ai peur. Le père m'a parlé rude, hier soir... Il avait
causé, dans la cour, avec Mathurin... Ils doivent savoir...
— Et après? Ce que je fais n'est point pour les offenser. Je
veux vous mériter par mon travail ; vous demander à votre père,
et puis vous emmener chez moi.
Elle le regarda, contente, malgré ses craintes, de la décision
qu'elle lisait dans la physionomie de ce jeune gars. Et sans répondre
directement, réservant sa pensée qui disait oui, elle demanda :
— Comment c'est-il, chez vous?
— Chez moi, dit Jean Nesmy, dont les pupilles se rappro-
chèrent, et, par-dessus la tête de Marie-Rose, fixèrent une image
aussitôt évoquée, chez moi il y a ma mère, qui est vieille, et c'est
pauvre. Le lieu s'appelle le Château, comme je vous l'ai dit plu-
sieurs fois, en la paroisse des Châtelliers. Et pourtant ce n'est pas
un château, Rousille, mais deux chambres, où ont logé six petits
Nesmy, eu plus de moi qui suis l'aîné. Voire que j'ai dû, à ce que
la famille est nombreuse, de n'aller qu'un an au régiment,
comme vous savez.
— Oui, dit-elle en riant, je me souviens, l'année a été plus
longue que les autres.
LA TERRE QUI MEURT. 267
— Moi, je suis l'aîné. Deux filles viennent après moi. Elles
commencent à grandir. Elles ne sont pas habillées tout à fait
comme vous, par exemple...
Une idée le prit, et, de la main, à petite distance et sans tou-
cher Rousille, il dessinait sur les épaules et sur la taille de la
jeune fille la place du châle, celle des rubans de velours cernant
la poitrine.
— Là, tout autour, du velours à deux rangs. Les riches même
en ont trois. Vous seriez mignonne, Rousille, à la mode des
Châtelliers, et de la Flocellière, car c'est la même chose, et les
villages ne sont pas loin.
Elle riait, comme caressée par cette main qui ne l'effleurait
pas, et elle suivait le geste, les paupières demi-closes.
— Vous pensez bien, continu a-t-il, qu'elles ne sont comme
cela que le dimanche ! On n'aurait pas de pain tous les jours, à la
maison, si je n'envoyais pas mon avoir, que votre père me donne.
J'ai aussi deux frères hors d'école, qui gardent les vaches et font
même un peu de travail d'homme. Le métayer qui les a loués
leur laisse à chacun, pour gages, un sillon de pommes de terre.
Ça aide bien !
— Je le crois 1 fit Rousille d'un air entendu.
— Mais surtout, reprit le garçon, l'air de chez nous, c'est une
bénédiction. Il pleut souvent, même il pleut sans jamais manquer
quand le vent souffle de Saint-Michel, qui est un endroit à une
lieue de chez nous. Puis, tout de suite après, un grand soleil. Et
comme il y a beaucoup d'arbres, et de mousse, et de fougères, il
en vient un goût de respirer, un plaisir qu'on n'a pas ici. Car la
terre ne ressemble pas à celle du Marais. Elle est toute en collines,
ici et là, des grandes, des petites, on n'en sort pas. Du haut, on
voit le pays comme un paradis. Ah! Rousille, si vous connais-
siez seulement le Bocage, et la lande de Nouzillac, vous ne vou-
driez plus vous en aller !
— Et on laboure comme ici?
— A peu près, mais plus profond. Il faut des bœufs vaillans,
six, huit quelquefois.
— Mon père en met autant à la charrue, quand il lui plaît.
— Oui, pour l'honneur, Rousille, parce que votre père est
riche. Mais là-bas, croyez-m'en, c'est plus dur à remuer et aussi
plus grenant.
Elle hésita un peu, cessa de sourire, et demanda :
268 REVUE DES DEUX MONDES.
— Est-ce que les femmes travaillent aux champs?
— Oh ! que non ! répondit vivement le gars. On les respecte et
on les choie comme on peut faire clans vos Marais. Même ma
mère, qui s'en va un peu à la glane, au temps du blé et des châ-
taignes, pour râper ce qui reste, on ne la voit point dans les
champs, comme les hommes. Non, bien sûr, nos femmes sont
moins dehors qu'à filer chez elles !
Rappelé aux dures conditions de sa vie de journalier, l'homme
devint tout sérieux, et ajouta lentement :
— Je ne manquerai jamais de travail, soyez tranquille. On me
connaît, à plus de deux lieues autour des Châtelliers, pour un gars
qui n'a pas peur de la besogne. Nous aurons notre maison à nous,
et je serai comme mon père et comme ma mère, qui ne se sont
jamais plaints de rien, Rousille, pourvu que j'aie vos amitiés.
Il achevait à peine cette phrase d'humble amour, quand une
voix appela, dans le chemin :
— Rousille?
— Nous sommes vendus, dit-elle toute pâle : c'est le père !
Tous deux demeurèrent immobiles, le cœur battant d'émo-
tion, ne pensant plus qu'à cette voix qui allait s'élever de nouveau.
Et, en effet, plus près, le métayer appela encore :
— Rousille?
Elle ne résista pas. Prompte, elle fit signe à Jean Nesmy de res-
ter sous le couvert des arbres. Puis, pliée en deux, elle se faufila,
jusqu'à la petite allée qui coupait le verger. Là elle se redressa,
et elle aperçut le père, droit devant elle, au milieu du chemin de
la ferme. Il la considéra un moment, toute blanche, haletante,
décoiffée par les branches, et demanda :
— Que faisais-tu là?
Elle ne voulait pas mentir, elle se sentit perdue. Dans son
trouble, instinctivement, elle tourna la tête, comme pour invo-
quer la protection de celui qui était caché là-bas, et derrière son
épaule, debout, tout proche, elle l'aperçut qui l'avait suivie, et qui
venait au danger. Il avait un air de défi, et il cambrait sa taille,
et il passa devant Rousille.
Alors, elle osa de nouveau regarder son père. Celui-ci ne s'oc-
cupait déjà plus d'elle. Il n'avait pas la figure de colère qu'elle
s'était préparée à affronter, mais un air grave et triste, et il fixait
Jean Nesmy, qui s'avançait dans l'herbe, et qui s'arrêta à trois
pas de lui, en avant de la claire-voie.
LA TERRE QUI MEURT,
269
— Te voilà, mon valet? dit-il.
Jean Nesmy répondit :
— Oui, me voilà.
— Tu étais donc avec Rousille?
— Où est le mal ? demanda le gars.
Sa voix tremblait un peu, non de peur, mais d'un bouillonne-
ment de jeunesse qu'il ne pouvait dompter. Celle du métayer
n'était pas irritée. Toussaint Lumineau penchait la tète sur sa
poitrine, comme un vieux maître dont on a méprisé la bonté, et
qui a de la peine, Il soupira, et dit :
— Viens-t'en tout de suite avec moi.
Pas un mot à Marie-Rose, pas un coup d'oeil. L'affaire se ré-
glerait d'abord entre hommes. La fille ne comptait pas, en ce
moment.
Déjà le métayer avait rebroussé chemin, et, à lentes enjam-
bées, regagnait la Fromentière. Jean Nesmy le suivait à quel-
ques pas, son fusil sur le dos, balançant au bout de son bras les
vanneaux et la sarcelle qu'il avait ramassés près du mur. Loin
derrière eux, Rousille marchait le long de la haie, tout angoissée,
et tantôt elle regardait Jean Nesmy et tantôt le maître qui allait
décider entre eux.
Quand les deux hommes pénétrèrent dans la cour, elle n'osa
s'avancer plus loin, elle s'appuya contre le pilier du portique en
ruine, à demi cachée, la tête posée sur un coude, pour observer
ce qui se passerait. Le père et le valet traversèrent l'espace libre,
se dirigeant vers la chambre de Jean Nesmy, qui se trouvait à
gauche, au bout des étables. On n'entendait aucun autre bruit
que celui des sabots heurtant les cailloux du sol. Cependant Rou-
sille avait aperçu l'infirme, accroupi au premier soleil, près du
mur de l'étable. Il hochait la tête d'un air de contentement. Ses
yeux mauvais ne quittaient pas l'étranger dénoncé par lui, l'heu-
reux d'hier devenu l'accusé. Non loin, François, monté sur une
échelle, tirait du foin d'une meule dont la tranche ressemblait à
un pan de muraille. Sournoisement, par-dessous le bord de son
chapeau penché, il regardait aussi. Mais sur son visage lympha-
tique, aucune méchante pensée, non, rien qu'un peu de curio-
sité qui allongeait en museau ses lèvres et ses fortes moustaches
jaunes. Il travaillait tout doucement, afin de pouvoir rester là plus
longtemps, et voir la fin de l'aventure.
Toussaint Lumineau et le valet furent bientôt dans le réduit
270 REVUE DES DEUX MONDES.
encombré de barriques vides, de paniers, de pelles et de pioches,
qui avait servi de chambre, depuis longtemps, aux domestiques
de la Fromentière. Le maître s'assit sur le coin du lit, tout au
fond. Son expression n'avait pas changé. C'était la même physio-
nomie, paternelle et digne, où se mêlaient le regret de se séparer
d'un bon serviteur, et l'énergique résolution de ne point souffrir
une atteinte à son autorité, une injure à son rang. Il s'accouda sur
une vieille futaille, encore marquée de coulures de suif, et où le
soir Jean Nesmy posait sa chandelle. Sa tête se releva, lentement,
dans le jour qui venait par la porte ouverte, et il parla enfin au
jeune homme qui avait quitté son chapeau, et demeurait debout
dans le milieu de la petite pièce.
— Je t'avais gagé pour quarante pistoles, dit-il. Tu as reçu
ton dû à la Saint-Jean. Combien reste-t-il à te payer aujour-
d'hui?
Le gars s'absorba, comptant et recomptant avec ses doigts sur
la toile de sa blouse. Les veines de son front se tendaient sous
l'effort de l'esprit. Il avait le regard fixé sur le sol, et aucune
autre idée ne traversait l'opération compliquée de ce rural calcu-
lant le prix de son travail.
Pendant ce temps, le métayer se remémorait l'histoire brève
de ce Boquin, venu par hasard dans le Marais, pour y chercher
delà cendre de bouse, dont les Vendéens se servent comme d'en-
grais, embauché au passage, et rapidement accoutumé en ce pays
nouveau; les trois années que l'étranger avait vécues sous le toit
de la Fromentière, un an avant le service militaire et deux ans
depuis, années de rude et vaillant labeur, d'honnête conduite,
sans un reproche grave, de résignation étonnante, malgré l'hos-
tilité des fils, qui avait commencé dès le premier jour et n'avait
jamais désarmé.
— Ça doit faire quatre-vingt-quinze francs, dit Jean Nesmy.
— C'est aussi mon compte, dit le métayer. Tiens, voilà l'argent.
Regarde s'il n'y manque rien.
De la poche de sa veste, où, d'avance, il avait mis la somme
qu'il devait, Toussaint Lumineau tira une pile de pièces d'argent,
qu'il jeta sur le fond de la barrique.
— Prends, mon gars !
L'autre, sans y toucher, se recula.
— Vous ne voulez plus de moi à la Fromentière?
— Non, mon gars, tu vas partir.
LA TERRE QUI MEURT.
271
La voix s'attendrit, et continua :
— Je ne te renvoie pas parce que tu es fainéant. Et même,
quoique ça m'ait causé de l'ennui, je ne t'en veux pas d'aimer trop
la chasse. Tu m'as bien servi. Seulement, ma fille est à moi, Jean
Nesmy, et je ne t'ai pas accordé avec Rousille.
— Si c'est son goût, et si c'est le mien, maître Lumineau?
— Tu n'es pas de chez nous, mon pauvre gars. Qu'un Boquin
se marie avec une fille comme Rousille, ça ne se peut, tu le sais.
Tu aurais mieux fait d'y penser avant.
Jean Nesmy, pour la première fois, ferma à demi les yeux, et
il devint plus pâle, et ses lèvres s'abaissèrent aux coins comme s'il
allait pleurer.
Il reprit, d'une voix toute basse :
— J'attendrais tant qu'il vous plairait pour l'avoir. Elle est
jeune et moi aussi. Dites seulement le temps, et je dirai oui.
Mais le métayer répondit :
— Non, ça ne se peut. Il faut t'en aller.
Le valet tressaillait de tout le corps. 11 hésita un moment, les
sourcils froncés, le regard attaché à terre. Puis il se décida à ne
pas dire sa pensée : « Je n'y renonce pas. Je reviendrai. Je l'aurai. »
Comme ceux de sa race taciturne, il renferma son secret, et, ra-
massant l'argent, il le compta, en laissant tomber les pièces, une
à une, dans sa poche. Puis, sans ajouter un mot, comme si le
métayer n'eût plus existé pour lui, il se mit à rassembler les quel-
ques vêtemens et le peu de linge qui étaient à lui. Tout pouvait
tenir dans sa blouse bleue qu'il noua par les manches au canon
de son fusil, moins une paire de bottes qu'il pendit avec une
ficelle. Quand il eut fini, levant son chapeau, il prit la porte.
Dehors, il faisait grand soleil. Jean Nesmy marchait lente-
ment. La volonté hardie qui était en ce frêle garçon lui tenait la
tête haute, et il regardait du côté de la maison, cherchant Rousille
aux fenêtres. Il ne la vit point. Alors, au milieu de ce grand
carré vide, lui le valet, lui le chassé, lui qui n'avait plus qu'un
instant à demeurer à la Fromentière, il appela :
— Rousille!
Une coiffe aiguë dépassa l'angle du portail. Marie-Rose
s'échappa de son abri. Elle s'élança, la figure toute baignée de
larmes. Mais presque aussitôt elle s'arrêta, intimidée par la vue
de son père qui venait d'apparaître sur le seuil de la chambre,
saisie de peur parce qu'un cri s'élevait du même côté de la cour,
272 REVUE DES DEUX MONDES.
à cinquante pas de là, et faisait se détourner Jean Nesmy :
— Dannion !
Une apparition monstrueuse sortait de l'étable. L'infirme, tête
nue, les yeux hagards, agité d'une colère impuissante, accourait.
Les bras raidis sur ses béquilles, son torse énorme secoué par les
cahots et par ses grognemens de bête furieuse, la bouche ouverte,
il répétait le vieux cri de haine contre l'étranger, l'injure que les
enfans du Marais jettent au damné du Bocage.
— Dannion! Dannion Sarraillon ! Sauve-toi!
Lancé avec une vitesse qui disait la violence de la passion et
la force de l'homme, il s'approchait. Toute la haine qu'il avait au
cœur, toute la jalousie qui le torturait et toute la souffrance de
l'effort rendaient effrayante cette face convulsée, projetée en avant
par secousses. Et l'être puissant qu'aurait pu être cet estropié se
reconstituait dans l'imagination, et donnait le frisson.
Quand elle le vit tout près du valet^ Rousille eut peur pour
celui qu'elle aimait. Elle courut à Jean Nesmy, elle lui mit les
deux mains sur le bras, et elle l'entraîna en arrière, du côté du
chemin. Et Jean Nesmy, à cause d'elle, se mit à reculer, lentement,
tandis que l'infirme, devenu plus furieux, l'insultait et criait :
— Laisse ma sœur, Dannion !
La voix du métaver s'éleva, au fond de la cour :
— Arrête ici, Mathurin, et toi, Nesmy, laisse ma fille!
Il s'avançait, en parlant, mais sans hâte, comme un homme
qui ne veut pas compromettre sa dignité. L'infirme s'arrêta, écarta
ses béquilles et s'affaissa, épuisé, sur les cailloux. Mais Jean Nesmy
continua de reculer. Il avait mis sa main dans celle de Rousille.
Ils furent bientôt entre les piliers du portail, où s'encadrait la
clarté du matin. Au delà commençait le chemin. Le valet se pencha
vers Rousille, et la baisa sur la joue.
— Adieu, ma Rousille! dit-il.
Elle s'enfuit à travers la cour, les mains sur les tempes, pleu-
rant sans se retourner. Et lui, l'ayant vue disparaître au coin de
la maison, du côté de l'aire, cria :
— Mathurin Lumineau, je reviendrai!
— Essaye! répondit l'infirme.
Le valet de la Fromentière commençait à monter le chemin
qui passait devant la métairie. Il allait péniblement, comme brisé
de fatigue, tout brun dans son vêtement d'affût. Au bout de son
fusil il n'avait qu'une veste, une blouse, trois chemises, deux ap-
LA TERRE QUI MEURT. 273
peaux de buis pour les cailles, qui s'entre-choquaient comme des
noix, choses légères, qu'il sentait pesantes. L'effroi de son retour
subit à l'état de journalier quêteur de pain l'avait saisi pendant
qu'il nouait ses bardes. Il pensait déjà à l'accueil de la mère qui
allait le voir entrer, toute transie. A chaque pas il s'arrachait aussi
à quelque chose qu'il aimait, parce qu'il avait vécu trois ans dans
cette Fromentière. L'âme était lourde de souvenirs, et il allait
lentement, ne regardant rien, et voyant tout. Les arbres qu'il
frôlait, il les avait émondés de sa serpe ou battus de son fouet; les
terres, il les avait labourées et moissonnées; les jachères, il savait
en quoi elles seraient ensemencées demain.
Lorsqu'il fut en arrière de la ferme, sur le renflement de la
route où étaient jadis quatre moulins qui ne sont plus que deux,
il osa se retourner pour souffrir un peu plus. Il considéra la
plaine du Marais, inondée de lumière, où. les roseaux séchés par
l'automne mettaient un cercle d'or autour des prés ; quelques
métairies reconnaissables à leur panache de peupliers, îles habi-
tées de ce désert, où il laissait des amis et de bonnes heures
dont on se souvient dans la peine ; il parcourut du regard les
maisons pressées de Sallertaine, et l'église qui les domine, pa-
roisse des dimanches finis, puis il arrêta son âme sur la Fro-
mentière, comme plane un oiseau, les ailes grandes. De la hau-
teur où il était, il apercevait les moindres détails de la métairie.
Une à une il compta les fenêtres, il compta les portes, et les
virettes, et les traînes autour des champs, où le soir, depuis deux
ans surtout, il ne manquait guère de chanter en ramenant ses
bœufs. Quand il revit le verger clos, tout au loin, large comme
une cosse de pois, il se détourna vite. Et son pied heurta, sur la
route, une bête toisonnée, qui s'était couchée là, silencieuse-
ment .
— C'est toi, Bas-Rouge? dit le valet. Mon pauvre chien, tu ne
peux pas me suivre où je vais.
En marchant, il passait la main sur le front du chien, entre
les deux oreilles, à l'endroit que Rousille aimait à caresser. Après
vingt pas, il dit encore :
— Faut t'en aller, Bas-Rouge : je ne suis plus d'avec vous !
Bas- Rouge fit encore une petite trotte auprès du valet. Mais,
quand il arriva à la dernière haie de la Fromentière, il s'arrêta,
en effet, et revint seul.
TOUE CL. — 1898. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
III. — CHEZ LES MICHELONNE
— Rousille, dit le père, un peu avant midi, quand elle rentra
pour aider sa sœur à préparer le dîner, tu ne mangeras pas avec
nous, ni aujourd'hui, ni les jours qui suivront: les filles d'hon-
neur comme Eléonore auraient honte, et nous aussi, de manger à
côté d'une créature qui donne ses amitiés à un failli Boquin. En
voilà un promis pour toi! Un gars du loin, qui n'aurait pas même
une armoire pour se mettre en ménage ! Bon pour les servantes
de chez eux ! Mais ils ne valent pas cher à l'aune du Marais, tous
ces damiions! Je suis guéri d'en prendre à mon service... On en
aurait fait des chansons sur mon compte... Et à présent, tiens-toi
sage, Rousille, et ôte-toi de devant moi!
Il parlait ainsi, plus durement qu'il ne pensait, parce que
Mathurin l'avait entretenu longtemps, après le départ du valet, et
lui avait communiqué quelque chose de son ressentiment.
Marie-Rose ne répondit pas, même par une larme, et se retira
dans sa chambre. Non, elle ne songeait pas à dîner, avec eux ou
sans eux. Mais elle se mit à s'habiller, comme elle faisait le di-
manche, prenant tour à tour, dans l'armoire, sa robe noire re-
levée d'un grand pli, qui laissait voir ses jambes; sa coiffe la plus
fine, pyramide brodée que tenait ferme un transparent de papier
blanc posé sur les cheveux; ses bas fleuris de points en relief;
ses sabots à nez retroussé, qui avaient l'air d'une proue de bateau.
Autour du cou, sur la nuque que le corsage échancré du Marais
laisse à découvert, elle jeta un mouchoir de soie bleue, large d'un
doigt. Et, ayant lissé ses bandeaux bruns avec un peu d'eau,
ayant essuyé ses yeux qui étaient rouges, elle descendit dans la
cour, et tourna vers Sallertaine.
Pour la première fois de sa vie, elle avait l'impression d'être
seule au monde. Mathurin ne l'aimait pas. François ne l'aurait
pas comprise. André lui-même, le soldat d'Afrique qui allait re-
venir, et qui se montrait doux avec elle, la considérait comme
une petite et ne lui parlait qu'en plaisantant. Elle était femme ce-
pendant, et grande, puisqu'elle souffrait. Et il fallait quelqu'un à
qui confier sa peine. Jusque-là, si on la rudoyait, si on la mépri-
sait, elle n'avait pas besoin de le dire, et il lui suffisait, pour l'ou-
blier, de penser à Jean Nesmy. A présent que sa peine était faite,
justement, du départ de celui qu'elle aimait, son âme demandait
LA. TERRE OUI MEURT.
275
de l'aide, son âme cherchait oii se poser. Dans sa détresse, elle
avait songé aux Michelonne.
Rousilie passait près du verger clos; Rousille longeait la bor-
dure du Marais d'où l'on voit Sallertaine sur sa motte. Non, elle
n'avait d'espoir qu'eu ces pauvres Michelonne, de regret que de
ne pas être encore dans leur petite maison du bourg. Leur bien-
veillance coutumière lui semblait en ce moment une chose d'un
prix infini, qu'elle n'avait pas assez estimée. La seule pensée de
leurs visages ronds, flétris et sourians, lui était comme un but. Il
lui semblait que pour avoir simplement vu les Michelonne, et
même si elle n'osait rien leur dire, elle serait consolée un peu,
parce qu'elles n'étaient pas des cœurs fermés, les vieilles filles, ni
des personnes qui jasent sur les yeux rouges des jeunesses.
Comment les aborderait-elle? Oh! c'était bien facile 1 Elle
avait promis de retirer son argent, et de le prêter, pour payer la
ferme. Elle leur dirait: « Je viens pour l'argent, dont le père a
besoin. » Et après, si elles devinaient la moindre chose, elle di-
rait tout, tout ce qui l'accablait, la peine qu'elle ne pouvait plus
porter seule.
Il était près d'une heure. L'air chaud, mêlé de brume, trem-
blait sur les prés. Rousille allait vite. Voici le grand canal, uni
comme un miroir; voici le pont jeté sur l'étier, et la route qui
tourne et, aux deux bords, les maisons du bourg, toutes blan-
chies à la chaux, avec leurs vergers en arrière, penchés vers le
Marais. Rousille hâte encore le pas. Elle a peur d'être appelée et
obligée de s'arrêter, car les Lumineau connaissent tout le monde
dans le pays. Mais les bonnes gens font mérienne, ou bien ils sa-
luent de loin, sans sortir de l'ombre: — « Bonjour, petite! Eh!
comme tu vas ! — Je suis pressée : il y a des jours comme ça ! —
Faut croire! » disent-ils. Et elle passe. Elle arrive sur la place
longue, qui va se rétrécissant jusqu'à l'église. Maintenant elle ne
regarde plus que la chétive habitation posée à l'endroit le plus
étroit, là-bas, en face de la porte latérale par où, le dimanche,
entrent les fidèles. C'est tout petit: une fenêtre sur la place, une
autre sur une ruelle descendante, un perron d'angle de trois
marches. C'est très ancien, bâti sous la volée des cloches, sous
l'ombre du clocher, le plus près possible de Dieu. Les Michelonne
ont toujours demeuré là. Rousille les devine derrière les murs.
Un demi-sourire, une lueur d'espoir traverse ses yeux tristes. Elle
gravit les trois marches, et s'arrête pour reprendre haleine.
276 REVUE DES DEUX MONDES.
Quand Rousille appuya le doigt sur le poucier de fer fendillé,
la porte s'ouvrit avec un bruit de sonnette si menu, si bien as-
sourdi, qu'il fallait des oreilles de chatte pour l'entendre.
Mais c'étaient de vraies chattes, toujours aux aguets, les deux
Michelonne, les faiseuses de capes de Sallertaine. Elles n'eurent
pas plutôt pressenti une visite, à l'ombre qui se projetait par la
porte vitrée, quelles écartèrent d'un même mouvement leurs
chaises toutes voisines, et tournèrent la tête, laissant leurs mains
chargées d'étoffe noire retomber sur leurs genoux. Elles se res-
semblaient beaucoup, les deux sœurs. Elles avaient les mêmes
rides en arc, profondes dans la chair rose, autour de la bouche
édentée, autour du nez qui était rond, autour des yeux qui lui-
saient d'une lumière bleue, enfantine, comme d'un rire perpétuel.
C'était, chez elles, le reflet de soixante ans de travail, d'amitié
paisible et de bonne conscience. Et il s'y mêlait un peu de ma-
lice sans méchanceté, quelque chose comme de la flamme de
jeunesse, économisée au cours de la vie et survivant dans un
visage de vieilles. La misère ne leur avait pas manqué, mais elles
l'avaient toujours portée à deux. Depuis leur enfance elles travail-
laient là, dans le rayon de la même fenêtre, l'une touchant
l'autre, et le jour s'avivait et décroissait sur leurs aiguilles en
marche. Pour fabriquer une cape, pour tailler le drap et pour
le coudre, il n'y avait point à Sallertaine, ni au Perrier, ni à
Saint-Gervais, d'ouvrières plus adroites et plus entendues. On
les aimait. Dès que la douceur de l'air permettait d'ouvrir la
fenêtre et de risquer sur l'appui un pot de géranium lierre, il
n'était guère de passant qui ne dît, en dévalant par la ruelle,
pêcheur, chasseur, bourrinier, éleveur de chevaux : <( Bonsoir
et bon espoir, les Michelonne ! » Elles répondaient honnêtement,
d'un ton flùté, sans qu'on pût reconnaître la voix de l'aînée
d'avec celle de la cadette. On les in\àtait aux veillées d'automne,
parce qu'elles savaient encore des chansons, quand la jeunesse
était à bout de mémoire. Le curé disait d'elles : « La fleur
de mes paroissiennes! C'est dommage qu'elles n'aient point de
graine ! »
Lorsque Marie-Rose entra, elles ne se levèrent pas, mais elles
dirent ensemble, Adélaïde près de la fenêtre et Véronique un
peu plus loin :
— C'est toi, petite Lumineau! Bonjour, ma belle !
— Assieds-toi, dit Adélaïde, car tu as l'air tout essoufflée.
LA TERRE QUI MEURT. 277
— Tu n'es pas malade, au moins? dit Véronique. Tes yeux
sont grands comme ceux de la fièvre ?
— Merci, mes tantes, répondit Marie-Rose, — elle les appe-
lait « mes tantes » à cause d'une parenté extrêmement difficile à
établir, mais surtout à cause de leur bonté; — j'ai marché vite, et
c'est vrai que je suis lasse. Je viens pour l'argent.
Les deux sœurs échangèrent un regard de côté, riant déjà à la
pensée des noces prochaines, et l'aînée, Adélaïde, passant son
aiguille sur ses lèvres, comme pour les dérider, demanda :
— Tu te maries donc?
— Oh ! que non ! répondit Marie-Rose. Je me marierai comme
vous, mes tantes, avec mon banc d'église et mon chapelet. C'est
pour le père, qui n'a pas de quoi payer le fermage. On est en
retard.
Et comme, en parlant, elle ne regardait pas les yeux de ses
vieilles amies, mais bien le sombre de la chambre, quelque part
vers les lits qui se suivaient le long du mur, les Michelonne ho-
chèrent la tête, pour se communiquer leur impression, qu'il y
avait quelque chose de nouveau tout de même dans la vie de
Rousille. Mais les Michelonne étaient plus polies encore que
curieuses. Elles réservèrent leur pensée pour les longues heures
de causerie à deux, et Adélaïde, rejetant la cape à demi ouvrée,
joignant ses mains noueuses et blanches comme des osselets, pen-
chant sa taille toute plate, reprit gaiement :
— Vois-tu, ma belle, tu arrives bien! Je t'ai pris à bail ton
argent pour obliger mon neveu, qui a des jumens dans le Marais,
comme tu sais, eldes jolies. Il est malin pour plusieurs, ce grand
Francis. N'a-t-il pas vendu hier, justement, pour un si gros prix
qu'il ne veut pas le dire, sa pouliche gris pommelé, qui courait
dans ses prés comme un vanneau fou, et que tous les marchands
et tous les dannions chérissaient de l'œil, quand ils passaient sur
les prés 1 Pour rendre un bon morceau de la somme, il ne sera
guère gêné, tu comprends. Combien veux-tu?
— Cent vingt pistoles.
— Tu les auras. C'est-il pressé?
— Oui, tante Adélaïde. Je les ai promises pour demain.
— Alors, Véronique, ma fille, si tu allais chez le neveu? La
cape attendra bien une heure.
La cadette se leva aussitôt, et elle était si petite debout, qu'elle
ne dépassait pas la tête de Marie-Rose assise. Prestement, elle se-
278 BEVUE DES DEUX MONDES.
coua son tablier noir, sur lequel des bouts de fil s'étaient collés,
embrassa la nièce sur les deux joues :
— Adieu, Rousille! Demain tu n'auras qu'à revenir ici, ton
argent y sera avec nous.
Dans la paix du bourg assoupi, on entendait descendre, le
long de la ruelle, le pas glissant de Véronique.
Celle-ci n'avait pas plutôt disparu, qu'Adélaïde se rapprocha
de Marie-Rose, et, pointant sur elle ses yeux toujours indulgens
et clairs, mais dont les paupières, en ce moment, battaient d'in-
quiétude :
— Petite, dit-elle vivement, tu as du chagrin? Tu as pleuré?
Tiens ! tu pleures encore !
La main ridée saisit la main rose de l'enfant.
— Qu'as-tu, ma Rousille? Dis-moi comme à ta mère : j'ai de
son cœur pour toi.
Marie- Rose retenait ses larmes. Elle ne voulait pas pleurer,
puisqu'elle pouvait parler. Frissonnante au contact de la main qui
touchait la sienne, les yeux brillans, ferme de visage, comme si
elle s'adressait à tous les ennemis devant lesquels elle s "était tue :
— Ils ont renvoyé Jean Nesmy ! dit-elle en se levant.
— Lui, ma chère? un si bon travailleur! Comment ont-ils
fait cela ?
— Parce que je l'aime, tante Michelonne. Ils l'ont chassé ce.
matin. Et ils croient que tout sera fini entre nous parce que je ne
le verrai plus. Abîmais non ! Ils ne connaissent donc pas les
filles d'ici ?
— Rien dit, Maraîchine ! fit la Michelonne.
— Je leur donnerai mon argent, oui, je veux bien. Mais mon
amitié, où je l'ai mise, je la laisserai. Elle est jurée comme mon
baptême. Je n'ai pas peur de la misère ; je n'ai pas peur qu'il
m'oublie. Le jour où il reviendra, car il a promis de revenir,
j'irai au-devant de lui. Personne ne m'en empêchera. Quand il y
aurait le Marais à traverser en yole, et de la neige, et de la glace,
et tout es les filles du bourg pour rire de moi, et mon père et mes
frères pour me le défendre, j'irai !
Debout, irritée, elle jetait son amour et sa rancune aux murs
de cette chambre déshabituée d'entendre des paroles à voix haute.
Elle parlait pour elle-même, pour elle seule, parce qu'elle souf-
frait. Elle regardait devant elle, vaguement, sans s'occuper de la
Michelonne. Celle-ci, pourtant, s'était levée. Elle écoutait, tout
LA TERRE QUI MKURT. 279
son corps agité et soulevé, si bien prise aux paroles de Rousille,
si bien emportée au dehors de son cercle restreint de pensées,
que toute la paix avait disparu de son visage, et qu'une femme
se retrouvait sous la vieille fille opprimée par la vie, une femme
qui se souvenait et qui rajeunissait pour souffrir avec l'autre.
— Tu as raison, petite ; je t'approuve ; aime-le bien !
Rousille, à ce mot, baissa les yeux vers la Michelonne, et elle
eut la révélation d'un être qu'elle ne connaissait pas. Le regard
avait une flamme; les pauvres bras, perclus de rhumatismes, se
tendaient vers Rousille et tremblaient d'émotion.
— Oui, aime-le bien! Ton bonheur est avec lui. Laisse faire le
temps, mais ne cède pas, ma Rousille, parce que j'en connais
d'autres qui ont refusé de se marier, dans leur jeunesse, pour
plaire à leur père, et qui ont eu tant de peine, par la suite, à tuer
leur cœur! Ne vis pas seule, car c'est pire que la mort. Ton Nesmy,
je le connais. Ton Nesmy et toi, vous êtes de vrais terriens,
comme la campagne n'en a plus guère. Et si la vieille tante Adé-
laïde peut te servir, te défendre, te donner ce qu'elle a pour t'éta-
blir, viens me trouver, ma fille, viens !
Elle tenait maintenant Rousille embrassée, courbée sur son
corsage noir. Et Rousille se laissait aller aux larmes, sur l'épaule
de la Michelonne, à présent qu'elle avait tout dit.
La chambre fut un moment silencieuse comme le village tout
entier, sous la lourde chaleur. Puis la Michelonne se dégagea
doucement de l'étreinte de l'enfant, et s'approcha de la fenêtre,
mais sans qu'on pût la voir du dehors. Un coin du Marais s'enca-
drait vers l'ouest, entre deux toits voisins, un triangle dont les
bords fuyaient à l'intini dans l'herbe rousse.
— • N'est-ce pas, demanda-t-elle à voix basse, c'est Mathurin
qui t'a dénoncée?
— Oui, tout le jour il m'espionnait.
— Il est jaloux, vois-tu! Il t'en veut.
— De quoi, le malheureux!
— D'être jeune, ma pauvre; il est jaloux de tous ceux qui
pourraient prendre la place qui lui revenait, de François, d'André,
de toi. Il est comme un damné, quand il entend dire qu'un autre
conduira la ferme du père. Veux-tu que je te dise tout?
Sa main frêle se leva, et montra les lointains de Marais où
des peupliers, aussi menus que des brins d'avoine, rayaient par
place le ciel.
280 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien ! il pense encore à celle de la Seulière !
— Pauvre frère, dit Rousille en remuant la tête, s'il y pense
encore, elle se moque bien de lui !
— Innocente! reprit la vieille tout à fait bas. Je sais ce que je
sais. Défie-toi de Mathurin, parce qu'il a trop bu d'amour pour
oublier. Défie-toi de Félicité Gauvrit, parce qu'elle enrage d'être
métayère, et que les épouseurs ne viennent plus.
Rousille allait répondre. La Michelonne lui fit signe de se
taire. Elle entendait un pas dans la ruelle, ^ite, elle essuya ses
yeux, elle se rassit, elle ramassa l'ouvrage, comme une petite fille
surprise en faute par sa mère. Des sabots claquèrent au pied du
mur, dépassèrent le perron d'angle, tournèrent vers le bas de la
place.
Ce n'était pas Véronique.
Marie-Rose s'était reculée. Elle considérait son unique amie,
vieille, usée, craintive, mais dont le cœur était encore jeune. Et
elle ne songea plus à ce qu'elle voulait répondre. Et elle dit sim-
plement :
— Adieu, tante Michelonne. Si j'ai besoin d'aide, je sais où
aller.
— Adieu, petite! Défie-toi de Mathurin! Défie-toi de celle de
là-bas !
Elles ne se parlèrent plus que par leurs yeux qui ne se quit-
taient pas. Rousille se retirait à reculons. Dientôt la porte s'ouvrit;
le loquet retomba : il ne resta plus dans la chambre qu'une vieille
pliée bien bas, qui s'efforçait de coudre dans le drap noir, et qui
ne voyait plus son aiguille.
René Bazin.
{La deuxième partie au prochain numéro.)
FRAGMENS ET SOUVENIRS
DU COMTE DE MONTALIYET
M. le comte de Montalivet n'a pas laissé de Mémoires, si l'on entend
par ce mot une suite de récits embrassant toute une vie. A ceux qui,
charmés par la vivacité de sa conversation, le pressaient de fixer ses
souvenirs, il avait coutume de répondre, en se montrant sévère envers
lui-même, qu'il avait pu, sous le coup d'émotions très vives, défendre
avec succès la mémoire du roi ou l'honneur des principes qu'il avait
servis, mais qu'il ne fallait pas confondre la verve avec les qualités qui
font l'écrivain. Telle était malheureusement sur ce point sa conviction
qu'il n'a consenti à écrire que fort tard et fort peu.
C'est son extrême affection pour ses petits-enfans qui seule est
parvenue à triompher de sa répugnance. Il a écrit quelques fragmens,
chapitres dispersés d'un livre qu'il aurait dû achever. Sa longue expé-
rience leur destinait cette leçon d'histoire. II croyait que la jeunesse
aurait après lui de grandes crises à traverser. Témoin du passé, il vou-
lait épargner à ses enfans les fautes et surtout les déceptions dont sa
vieillesse portait le poids. La valeur de son témoignage résulte de l'en-
semble de sa carrière.
Né sous le Consulat, ayant reçu tout enfant sous l'Empire les im-
pressions de la vie et ressenti pendant la Restauration toutes les
ardeurs de la jeunesse, M. de MontaUvet a attaché son nom à l'effort
le plus noble que, dans l'ordre pohtique, la raison humaine ait tenté
d'accomplir en ce siècle : la fondation et le développement d'un régime
de liberté où la monarchie serait solidement établie, la loi entourée du
respect de tous et l'ordre maintenu sans mesures d'exception. Franche-
ment attaché au gouvernement constitutionnel, il a travaillé dans la
282 REVUE DES DEUX MONDES.
première partie de sa vie à le conquérir; il a consacré la seconde à le
servir; après la chute, U s'est honoré en le défendant contre les calom-
nies. Le cœur déchiré, au début et au terme de sa carrière, par le spec-
tacle trois fois renouvelé de l'invasion étrangère, protestant contre
toutes les formes du despotisme, toujours fidèle aux principes qui
font la grandeur d'une nation, M. de Montahvet a été libéral au
pouvoir et conservateur dans l'opposition. Ni comme politique, ni
comme patriote, il ne s'est laissé abattre par la mauvaise fortune.
Parmi les vicissitudes d'une existence traversée par les révolutions,
aux heures où l'amertume des défaites sert d'excuse aux colères, il a
eu ce mérite rare de demeurer, avec une âme passionnée, invariable-
ment modéré.
La période active de sa vie n'a duré que vingt ans : elle s'est ouv'erte
sous la Restauration à la Chambre des pairs, où il apportait le reflet
des ardeurs qui animaient la jeunesse; elle s'est poursui\ie dans les
cinq cabinets dont il a fait partie de 1830 à 1839; elle s'est continuée
au Luxembourg et dans l'administration de la Liste civile jusqu'en
1848. A partir de cette date, il n'a plus été qu'un spectateur et un té-
moin. Pendant trente ans, il est demeuré à l'écart, ne voulant pas, après
1852, servir l'Empire et, après 1870, retenu par sa santé loin de l'arène
électorale. Il pensait beaucoup et, dans ses longues heures de souf-
france, son esprit s'était élevé à un haut degré de philosophie. Ses
convictions hbérales provenaient d'un amour profond des hommes. Il
n'avait pas cette naïveté de Lier leurs défauts, mais il soutenait que
tous avaient des qualités, que l'art de gouverner était de les chercher,
de savoir les découvrir et de leur faire appel. Il avait horreur du pes-
simisme.
Ce n'était pas le vieillard aigri, se tournant sans cesse vers le passé.
Sa parole avait conservé toute sa grâce, ses souvenirs toute leur pré-
cision, ses jugemens toute leur portée. Ilav^aitvu des temps si divers,
avait si bien compris leur caractère, que sa mémoire reflétait l'histoire
de notre siècle. Son cœur avait battu pour toutes les grandes causes
qui avaient animé la France. Il avait applaudi à nos dernières victoires
de l'Empire, il avait porté le deuil de Waterloo, il avait vu dans la
Charte l'union de nos jeunes hbertés avec les vieDles traditions mo-
narchiques. Le jour où l'ancien régime avait brisé cette alliance, il
avait consacré ses efforts à sauver la hberté en faisant sortir des ruines
une monarchie nouvelle et à la fonder Pendant dix-huit ans, il s'était
voué à cette grande œuvre, y apportant, avec tous les hommes de sa
génération, ce que la passion de réussir peut inspirer de volonté à de
puissantes intelligences. 11 suffit de quelques mois d'aveuglement, de
quelques heures de désarroi (dont on va lire le récit) pour anéantir
cette noble tentative, comme si l'histoire avait voulu montrer la fragi-
lité des trônes en face de la démocratie.
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 283
Fidèle au culte des souvenirs, il consacra le reste de sa vie à les
défondre. Il avait la passion de son pays et de la liberté. Il gardait ses
con\'ictions, luttait pour elles, aurait été, si Dieu lui avait laissé la
santé, un soldat d'avant-garde. Il se résignait à lutter la plume à la
main, se dressant à propos pour rappeler, en d'éloquentes protesta-
tions, ce qu'avait fait le gouvernement dont U défendait la gloire
comme l'honneur de sa vie.
L'unité de ses convictions avait été absolue. Le régime représen-
tatif, les libertés publiques garanties, le citoyen ayant conscience de
ses droits et les exerçant, la justice respectée, les souvenirs de l'an-
cien régime effacés, le drapeau tricolore figurant à l'intérieur Tem-
bléme de l'union des classes et à l'extérieur le signe de l'indépen-
dance nationale, voilà ce qu'il avait toujours voulu. Il avait souhaité
que ces conditions de la vie d'un grand peuple fussent placées sous
l'égide d'une monarchie traditionnelle. Trompé dans ses souhaits par
le coup d'État de 1830, frappé dans ses plus chères affections par la
catastrophe de 1848, ayant suivi en observateur attentif la troisième
tentative monarchique pendant les dix-huit années de l'Empire, il sentit
que sa confiance en un chef d'État héréditaire était ébranlée par tant
d'expériences si douloureusement avortées .
Quand retrouverait-on une société politique ayant plus de tradi-
tions et plus de fidélité que celle de la Restauration ? une phalange
d'hommes politiques disposant de plus d'autorité, déplus d'éloquence,
de plus de savoir que sous le gouvernement de Juillet ? Quand verrait-
on une famille royale plus digne de respect, des fils plus vaillans se
groupant autour d'un roi plus intelligent de son temps que Louis-Phi-
lippe ? Et pour ceux qui croyaien* plus que lui à la vertu des plébiscites ,
quand réunirait-on plus de millions de suffrages que le chef du second
Empire, trois mois avant l'écroulement ? Ce que n'avaient pu faire ni la
tradition, ni l'intelligence, ni le nombre, M. de Montalivet n'était pas
d'avis de le tenter de nouveau. Il le disait avec granité, non pas avec
l'élan joyeux des enthousiasmes, mais comme on prononce un juge-
ment sévère dicté parla raison, par l'évidence d'une vérité qui s'im-
pose. Ceux qui l'écoutaient comprenaient combien il souffrait de pro-
noncer cette sentence ; mais il ne se plaignait jamais de ce qu'il tenait
pour inévitable. Comme tous les hommes d'action, il n'aimait pas
regarder en arrière; ses regards étaient sans cesse dirigés en avant.
On a dit avec profondeur : Gouverner, c'est prévoir. La grande force
de son esprit, sa qualité maîtresse avait été la prévision.
Il voyait juste, voyait d'avance et savait se décider. Lorsque, au
miheu du ministère Laffite, il distinguait et appelait de ses efforts le
cabinet Casimir Perler, lorsque dès 1845 il prévoyait les périls, lors-
qu'en 18-47 nies signalait aux plus aveugles, quand, sous l'Empire, il
prédisait à ses enfans l'invasion, qu'il leur annonçait la forme repu-
284 REVUE DES DEUX MONDES.
blicaine comme le résultat nécessaire du suffrage universel, il montrait
cette perspicacité qui est le don incomparable du politique.
Il ne se bornait pas à penser et à parler tout bas. La Providence lui
avait donné autant de caractère que de jugement. Chaque fois qu'il
était fortement saisi par des réflexions, il les traduisait en actes, en
sachant s'engager; H avait le goût et le courage des responsabilités. Il
l'a montré le jour où il prenait sur lui la translation des ministres,
concevant avec force le plan qu'il exécutait lui-même ; il l'a montré
en pleine insurrection de juin 1832 quand, ainsi que l'a dit un témoin,
n était le seul ministre qui n'eût pas perdu la tête; il l'a prouvé une
dernière fois lorsque, dans la déroute du 2-4 février, il escortait, à la
tête de son escadron, la famille royale, la dérobant à l'émeute.
Ce sont là en quelque sorte les actions d'éclat de la bravoure mili-
taire; mais que dire du courage civU, des actes accomplis en secret,
au cours de ce <* ministère d'intimité » que lui avait donné la confiance
du roi? c'est la partie cachée de la vie de M. de Montalivet qui fait
autant d'honneur au roi qu'à lui-même.
Ministre ou intendant général, il vit le roi presque chaque jour
pendant dix-huit années de travail en commun et jamais il ne lui
cacha la vérité pour lui plaire. Loin de là, il s'appliqua à la lui faire
connaître : U estimait que son rôle avait des charges, sa fidélité des
devoirs. Dès le premier jour, il sentit ce que devait être son indépen-
dance et pas un jour U ne s'en départit. Il avait une admiration pro-
fonde pour le caractère du roi, pour son intelligence supérieure, pour
ses mes élevées, sa sagesse politique ; il n'a jamais craint de l'aver-
tir, de le contredire, de braver son mécontentement pour l'éclairer.
Dans l'administration de la liste civile, dans l'affaire des apanages des
princes et des dots des princesses, lors des incroyables aveuglemens de
la fin du règne, M. de Montalivet n'a pensé qu'à servir les vrais inté-
rêts et non les préférences du roi ; H n'a jamais pensé à plaire.
Dans cette vie si diverse par les événemens, si semblable à elle-
même par les con^àctions, se rencontrent avec une rare évidence les
traits principaux de !'« honnête homme, » comme l'entendaient nos
pères, jeté au milieu des agitations de notre siècle. Cette figure doit
offrir à notre génération très ignorante des temps qui l'ont précédée et
trop disposée à tenir en mépris la poUtique, limage de caractères qu'elle
ne connaît pas; elle verra dans ces Souvenirs les élans d'une jeunesse
qui fermente, les loyaux efforts de l'âge mûr pour la fondation d'un
régime de pleine lumière, la dignité dans la retraite sous un gouver-
nement contraire aux principes fidèlement défendus, le sacrifice des
préférences dans l'intérêt du plus pur patriotisme.
Georges Picot.
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 285
LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER 18-48(1)
Le 23 février, Paris s'était réveillé ému, inquiet et agité. De
très bonne heure des groupes nombreux stationnaient dans les
quartiers les plus populeux. On avait, il est vrai, annoncé et répété
déjà dans les journaux qu'un arrangement était intervenu entre
le gouvernement et les organisateurs du banquet de la réforme,
pour lui ôter tout caractère qui fût de nature à troubler la place
publique. Le fait était vrai, et l'on a pu lire dans les journaux du
temps l'étrange traité négocié et conclu, entre des commissaires
de la majorité ministérielle et des délégués du banquet annoncé
par le parti réformiste. D une part, le gouvernement consentait à
la démonstration et à sa mise en œuvre jusqu'à un moment donné
et prévu à l'avance, tandis que les organisateurs du banquet con-
sentaient, de leur côté, à des sommations légales suivies d'une
dispersion en bon ordre préalablement convenue. Une portion
même du parti républicain représentée par le journal la Réforme
avait, tout en refusant sa ratification à ce traité, promis de le
subir. Le nombre de ces indépendans était, d'ailleurs, très res-
treint, et ne semblait pas diminuer sérieusement les chances de
bon ordre que la convention faite avait eu pour objet de garantir.
Mais il y avait dans toutes les classes de la société une semence
d'agitation, que pouvaient faire lever trop facilement des pas-
sions ardentes et audacieuses, contre lesquelles les petits arran-
gemens d'une vaine politique tracée et circonscrite à l'avance de-
vaient être impuissans. Dans les sphères dynastiques elles-mêmes,
on trouvait le règne de Louis-Philippe d'autant plus long qu'on le
représentait comme mettant l'avenir en péril par une obstination
qui se refusait à toute réforme. On arrivait ainsi à envisager, avec
une sorte d'indifférence des complications politiques dans les-
quelles les chefs de l'opposition parlementaire, et des membres
mêmes de la famille royale, apercevaient peut-être vaguement
l'abdication possible du vieux roi, sans que l'idée d'une révolution
et de la chute de la dynastie approchât un instant de leur esprit.
Dans les classes instruites, dans la bourgeoisie, un vœu éner-
gique et raisonné pour une réforme électorale qui ouvrît plus
(1) Ce chapitre est extrait des Fragmens ei souvenirs du comte de Montalivet,
précédés d'une introduction et d'une notice historique par M. Georges Picot, qui
paraîtront prochainement chez l'éditeur Calmann Lévy.
286 REVUE DES DEUX MONDES.
largement la porte à l'instruction acquise et au travail heureux,
venait se joindre à cet amour du changement et du nouveau qui
a toujours joué un si grand rôle dans notre histoire. Le gouver-
nement ainsi attaqué était, d'ailleurs, pour un trop grand nombre
d'esprits prévenus, un gouvernement de paix à tout prix et d'ex-
ploitation de la fortune publique. Il serait difficile de donner une
idée de l'ignorance crédule et presque unanime qui accueillait de
telles accusations, auxquelles le fatal dédain de M. Guizot pour
l'opinion laissait un si libre cours, et qui avaient pu emprunter à
quelques fautes un prétexte plausible. Enfin ces calomnies, fruits
d'un aveuglement presque général et d'exagérations calculées,
trouvaient un encouragement tout naturel dans des souffrances
populaires nées d'une mauvaise récolte et de la cherté du pain.
On sait quelles étaient mes inquiétudes personnelles, com-
ment je les avais exposées plus d'une fois au roi. quel compte je
croyais qu'il aurait dû eu tenir, et on comprend encore mieux
comment, le 23 février, ces inquiétudes étaient devenues plus
vives que jamais, et dans quel sentiment je me réveillai avec tout
Paris pour voir se dérouler les premières scènes du drame.
Ma matinée fut consacrée à entendre les rapports de mon
major et de ses trois adjudans, en même temps que les informa-
tions que plusieurs officiers de ma légion (qui embrassait tout
Paris dans la formation de ses escadrons) m'apportaient des divers
quartiers. Il n'en était pas qui ne \ânssent confirmer de sombres
pronostics. Aussi, je ne me rendis pas aux Tuileries, où je n'avais
rien à dire ou à apprendre de nouveau sur les illusions du roi,
sur son immuable volonté. Convaincu que les difficultés de la
journée devaient surtout avoir la place publique pour théâtre, je
revêtis mon costume de colonel delà garde nationale à cheval, et
me rendis auprès du commandant supérieur, le général Jacque-
minot, qui se trouvait alors doublement agité par une fièvre
tenace et par les communications quïl recevait à chaque instant.
J'y rencontrai les autres chefs de légion venant réclamer des
instructions, et y apportant successivement les mêmes impres-
sions que moi.
J'avais souvent entendu dire que Jacqueminot était un des
plus brillans colonels d'avant-garde que l'armée impériale eût
comptés dans ses rangs, mais qu'il était loin dêtre un général
d'armée. Je n'en eus que trop la confirmation dans cette funeste
journée où il s'agissait bien moins de prendre part à une action
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 287
que de la diriger. Je fus, d'ailleurs, frappé d'un fait matériel,
étrange et évidente démonstration du trouble qui s'était em-
paré, non d'un brave cœur qui n'avait jamais connu la peur, mais
d'un esprit impuissant à combiner ou à vouloir. En arrivant à
l'état-major, j'avais trouvé le général seul et je lui avais exprimé
vivement la nécessité absolue de prendre sur l'heure des mesures
concertées entre la garde nationale et l'armée. Rien de précis,
rien d'ordonné dans les réponses. Pendant qu'il me parlait, mes
regards furent attirés par un mouvement saccadé de sa poitrine
soulevant la grand'croix de la Légion d'honneur qui la décorait.
Jamais je n'avais vu une agitation intérieure et morale se dé-
voiler ainsi au dehors par des mouvemens indépendans de la vo-
lonté. Je me hâte d'ajouter que le général Jacqueminot était
encore fort malade le 23 février, et que dès lors il faut mettre sur
le compte de la maladie une partie du trouble profond qui s'était
emparé de son esprit. Quoi qu'il en soit, je fus dès ce moment
douloureusement frappé de l'insuffisance du commandement dans
lequel l'ardeur de la plus héroïque bravoure ne pouvait suppléer
au calme supérieur du courage civil. Au reste, cet état des choses
devait apparaître avec tant de clarté à tous ceux qui entouraient
comme moi le général, qu'une décision royale vint bientôt donner
une direction supérieure à celle qui'^faisait si malheureusement
défaut : vers deux heures de l'après-midi, le duc de Nemours,
chargé par le roi de cette direction, vint s installer au Louvre, à
l'état-major de la garde nationale.
Un grave événement avait, d'ailleurs, précédé l'envoi du
prince; j'en reçus par lui la première nouvelle. — Ayant appris
l'arrivée du prince à l'état-major, où je me tenais dans une salle
séparée au milieu des colonels, mes collègues, je m'empressai de
me rendre auprès du duc de Nemours. Du plus loin qu'il me vit :
— Eh bien, mon cher comte, vous devez être content! M.Gui-
zot n'est plus ministre.
— Bien loin de là, monseigneur, vous méconnaissez ma
pensée; je m'en afflige profondément : c'est trop tard ou trop tôt.
On ne change pas un général au beau milieu d'une bataille.
C'était bien là toute ma pensée, et certes les événemens ont
prouvé qu'elle était trop juste. J'ignorais à ce moment, comment
s'était tout à coup brisé le lien qui semblait si indissolublement
unir le roi et M. Guizot.
Depuis quelques jours, la reine Marie- Amélie, sous l'influence
288 REVUE DES DEUX MONDES.
des lettres que lui adressaient d'Algérie le prince de Joinville et le
duc d'Aumale, des impressions rapportées de Vincennes par le
duc de Montpensier (1), avertie peut-être par les échos de l'opi-
nion publique qui arrivaient de temps en temps jusqu'à elle en
passant par le pavillon Marsan, s'était beaucoup émue de la si-
tuation des choses, et commençait à croire que le roi se trompait
en pensant qu'il pouvait conserver plus longtemps M. Guizot
comme premier ministre. J'en avais recueilli tout récemment,
moi-même, le témoignage le plus certain de sa propre bouche.
Huit ou dix jours avant la date fatale, la reine m'ayant fait ap-
peler, me donna audience dans son petit salon retiré oti je
n'avais jamais encore été reçu par elle : elle me fit part de ses
appréhensions personnelles, de l'inquiétude que lui inspiraient,
pour le roi, les progrès d'une désaffection que tous attribuaient
à l'influence de M. Guizot; elle termina en invoquant mon dé-
vouement pour que je fisse auprès du roi un nouvel et suprême
effort après tous ceux dont elle avait déjà connaissance. « Ne
savez-vous pas, hélas! madame, lui répondis-je, que je n'ai rien
négligé, et que je touche même au moment où le roi, qui me
l'a laissé déjà entendre, se croira obligé de se séparer de moi au
lieu de renoncer à la fatale coopération de ministres qu'il croit
indispensables? Cependant, soyez-en sûre, j'y reviendrai, non
seulement pour obéir à Votre Majesté, mais pour satisfaire en
même temps un dévouement digne de vous comprendre et fier de
votre confiance. Il m'est toutefois impossible, madame, de ne pas
vous faire remarquer que vous seule pouvez aujourd'hui, après
tant d'efforts inutiles, avoir une influence décisive sur le grand
parti que le roi doit prendre dans son intérêt et dans celui de ses
enfans. Permettez-moi donc de reporter respectueusement vers
vous, sous la forme d'une prière, la mission que vous voulez bien
me donner, que j'accepte, mais dont je connais d'avance l'in-
succès. »
Malheureusement la reine attendit, ou ne fut pas tout d'abord
écoutée; ce qu'il y a de certain, c'est que le fait décisif de son
intervention n'eut lieu que le 23 février dans la matinée, avant
l'heure habituelle où M. Guizot se rendait dans le cabinet du
roi, c'est-à-dire vers midi. Personne n'assista à ce qui se passa
alors entre le roi et la reine; personne ne peut dire par quels
(1) Le duc de Montpensier tenait alors garnison à Vincennes, comme officier
d'artillerie.
SOUVENIRS DU COMTE DE MOiNTALlVET. 289
argumens elle finit par pénétrer dans l'esprit de son royal
époux, et par lui inspirer, sinon une résolution arrêtée et défini-
tive, du moins des doutes assez profonds pour ébranler sa
conviction. En effet, quand le roi vit arriver M, Guizot, il ne
put lui cacher l'état de son esprit et l'émotion, l'anxiété que lui
avaient inspirés les paroles de la reine. Dès les premiers mots
sur les instances de la reine et les doutes qu'elles avaient exci-
tées chez le roi, M. Guizot s'empressa de déclarer qu'aune situa-
tion toute nouvelle en résultait, qu'il ne pouvait l'accepter, que,
dès lors, il regardait sa tâche comme finie et son ministère comme
n'existant plus. En vain le roi s'efforça d'adoucir les termes de
sa première communication, de faire revenir M. Guizot sur la
résolution en apparence soudaine et si imprévue qu'elle lui avait
inspirée. Le roi n'avait plus devant lui le ministre tenace et altier
qui ne devait jamais l'abandonner et ne plier sous le A^ent d'au-
cun orage, tant qu'il conserverait une majorité dans la Chambre.
Aussi, moitié blessure, moitié calcul, M. Guizot n'hésita pas à
résister aux instances du roi, qui le priait en grâce d'oublier ce
qui venait de se passer, ou d'attendre du moins qu'une entente
commune du premier ministre avec le roi et la majorité tou-
jours subsistante dans les Chambres dissipât les difficultés de
quelques jours dues à l'agitation de l'opinion publique. M. Guizot
n'y consentit pas, et, arrivé bientôt après au Palais-Bourbon, il
fit connaître sa résolution et la retraite du cabinet qu'il pré-
sidait. Il n'y avait donc plus de gouvernement et, dès ce mo-
ment, jusqu'à ce que le ministère fut remplacé, on pouvait dire
que l'anarchie n'avait qu'un pas à faire pour pénétrer jusqu'au
cœur des pouvoirs publics.
La grave nouvelle que je venais d'apprendre si subitement
eut pour effet immédiat de donner plus d'audace aux agitateurs,
qui, au nom de la réforme, poussaient la majorité inconsciente
de la population et de la garde nationale à l'attaque du gouver-
nement lui-même, c'est-à-dire à une révolution. Le même résultat
en sens inverse se produisait parmi les principaux dépositaires de
l'autorité, parmi les généraux et jusqu'au sein de l'armée. En effet,
aucune instruction ne partait du centre pour aller donner la vie
et l'unité à la hiérarchie gouvernementale. Aucun ordre d'en-
semble, aucune instruction générale ne venait relier entre eux
les divers corps de troupes chargés de maintenir l'ordre sur les
points les plus menacés, c'est-à-dire aux portes Saint- Denis et
ToiiK CL. — 1898. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
Saint-Martin, sur la place de la Bastille et à l'Hôtel de Yilie.
On comprend avec quelle émotion, je dirai presque avec quel
désespoir, j'assistais à un tel spectacle dont les funestes consé-
quences étaient signalées par l'envoi de divers officiers d'ordon-
nance qui apportaient les plaintes des généraux jusqu'à l'état-
major et jusqu'au prince qui en avait pris le commandement.
Était-ce, chez le duc de Nemours, l'effet d'un caractère, plein
de courage sans doute, mais absolument passif, et dépourvu par
nature de toute espèce d'initiative? Était-ce l'effet du trouble
occasionné par la vue soudaine d'un abîme qu'il n'apercevait
pas encore quelques heures auparavant? ou bien le poids trop
lourd d'une responsabilité à laquelle rien ne l'avait préparé?
Je ne sais; mais, en fait, aucun commandement n'existait qui
rayonnât au dehors, et qui s'imposât par une volonté ferme et
résolue à des volontés partout trop incertaines.
C'est au prince lui-même que j'allai porter mes doléances sur
la nécessité de répondre par quelque démarche significative aux
anxiétés des trois généraux détachés à la porte Saint-Denis, à la
Bastille et à l'Hôtel de Ville, qui envoyaient officiers sur officiers
pour savoir ce qui se passait en dehors de leurs grand'gardes et
à l'état-major.
Le prince accueillit bien mes observations, et comprit la né-
cessité de l'envoi d'un officier supérieur accompagné d'un nom-
breux détachement de cavalerie avec la mission de rallier succes-
sivement les trois corps, et d'annoncer aux généraux la présence
du duc de Nemours à l'état-major, de leur apporter avec les graves
nouvelles des événemens politiques de la matinée des paroles
d'encouragement et d'appui. Cet officier serait de plus chargé d'exa-
miner sur place les exigences de la situation et d'y pourvoir.
(( C'est une bonne idée, me dit le prince, pourquoi ne l'exé-
cuteriez-vous pas vous-même? Vous avez au Louvre une partie de
votre légion; détachez-en un escadron, faiies-le appuyer par un
escadron de la ligne, et remplissez vous-même cette mission. » Je
partis bientôt, à la tête des deux escadrons ; afin de mieux me
rendre compte de l'état de Paris, je pris, pour gagner la porte
Saint-Denis, la route la plus longue, la moins sûre sans doute,
mais la plus propre à me faire connaître exactement la situation.
A mesure que je me rapprochais des boulevards par les voies or-
dinairement les plus fréquentées, telles que les rues du Mail, de
Strasbourg et du Caire, la foule devenait de plus en plus compacte,
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET, 29 1
et c'est à peine si je pus me frayer un chemin de la rue Poisson-
nière à la porte Saint-Denis. Chose remarquable, je n'entendis pro-
férer aucun cri sur ces différens points ; aucun coup de fusil ne
partit des rues latérales, qu'on disait cependant occupées déjà par un
certain nombre d'hommes armés et menaçans. Quant à la foule
elle-même, on ne pouvait dire qu'on y rencontrât des démons-
trations véritablement hostiles I mais on y trouvait partout la trace
d'une attente anxieuse; c'était non pas encore un mouvement,
cétait un ébranlement populaire. Arrivé à la porte Saint-Denis,
je rencontrai le premier des généraux que j'avais mission de ral-
lier : c'était le général de Garraube, membre de la Chambre des
députés, et tant soit peu général de salon, si bien que les soldats
lui avaient donné le surnom de « général de la garde-robe ».
C'est ainsi que, pour désigner ses généraux, le soldat français
adopte presque toujours quelque formule qui reflète d'un mot le
degré de l'autorité qu'il leur reconnaît, et de la confiance qu'il
leuraccorde : en donnant au duc d'Isly le nom de « père Bugeaud, »
le soldat le proclamait le digne chef incontesté de la famille mi-
litaire. Ici, la signification du mot était triste; car on y lisait
clairement le défaut d'autorité du général sur ses soldats. Je dois
dire que j'arrivai moi-même sur le terrain avec la préoccupation
de ce sentiment ; ce que je constatai ne fut pas de nature à le mo-
difier. En effet, le général de Garraube n'avait pas eu la pensée et
surtout peut-être l'énergie de faire tenir à distance cette foule
dont la physionomie, sans être entièrement changée, était plus
menaçante cependant que celle que je venais de traverser. Les
deux régimens et les deux escadrons qu'il commandait étaient
littéralement enserrés, de telle sorte qu'en fait tout mouvement de
la troupe, s'il était devenu nécessaire, se serait trouvé paralysé.
Je lui fis comprendre l'impossibilité de maintenir une telle situa-
tion et la nécessité d'éloigner suffisamment ces masses dont la
proximité immédiate pouvait devenir tout d'un coup si dange-
reuse. Je l'engageai pour cela à profiter de l'arrivée de mes deux
escadrons, et du commencement de refoulement qu'ils avaient
opéré sur leur passage. Nous adressâmes, d'ailleurs, l'un et l'autre,
pendant cette opération, quelques paroles d'ordre à la foule, pa-
roles qui furent écoutées, et je ne me retirai qu'après m'être as-
suré que la place resterait libre.
De la porte Saint-Denis à la place de la Bastille, peu de
remarques nouvelles à faire sur l'attitude des masses qui encom-
292 REVCE DES DEUX MONDES.
braient les boulevards, si ce n'est un certain nombre de visages
plus sombres ou plus animés à mesure que nous approchions de
la Bastille. Nous y trouvâmes Fétat-major du général Prévost,
qui y commandait, tout à fait libre de ses mouvemens par le
soin qu'il avait pris de fermer la place à l'entrée de toutes les
rues. C'est là toutefois que j'entendis retentir les premiers coups
de fusil qui donnaient une redoutable signification au silence des
boulevards, présage d'un orage populaire. Déjà j'eus le triste
spectacle de quelques soldats blessés qui venaient recevoir les
premiers soins au pied de la colonne de Juillet. Je n'en continuai
pas moins ma route, après avoir mis le général Prévost au courant
de ce qui se passait. Je pris tout naturellement la voie des quais,
pour me rendre au troisième terme de ma course, à la place de
l'Hôtel-de- Ville. Cette voie était large et libre, et les quelques ré-
volutionnaires d'avant-garde qui faisaient déjà le coup de fusil
n'étaient pas sortis des rues étroites du faubourg Saint- Antoine. Ma
petite colonne ne courut donc aucun danger sérieux. Je trouvai
à l'Hôtel de Ville les généraux Julien et Talandier, dont les
troupes occupaient la place tout entière et le quai jusqu'au Pont-
Neuf, sans avoir autour d'eux une foule à beaucoup près aussi
nombreuse qu'à la porte Saint-Denis et à la Bastille. Cette foule,
d'ailleurs, n'était pas encore agressive; les deux généraux étaient
préoccupés surtout de la fatigue inutile qu'on infligeait à leurs
régimens; d'après eux, on pouvait en laisser reposer une grande
partie, à moins de mieux employer leur bonne volonté, qui ne
laissait rien à désirer. Je promis de faire connaître leur juste
observation à l'état-major général, et je leur laissai l'espérance,
— qui fut vaine, hélas! — d'en voir tenir immédiatement compte.
Je m'empressai d'aller faire mon rapport au duc de Nemours;
j'insistai sur le vœu des généraux pour que des instructions de
rétat-major vinssent donner un emploi d'ensemble et plus effi-
cace aux forces dont ils disposaient ; puis, quittant le prince, j'allai
rejoindre ma légion massée, comme je l'ai déjà dit, dans un ma-
nège à ciel ouvert situé tout près de l'entrée du Louvre. J'en parle
ici parce que mon retour auprès des escadrons de cette légion,
— la plus sage de Paris, sans aucun doute, — peut donner une
juste idée du désordre qui avait pénétré dans les meilleurs
esprits.
A mon entrée dans le manège, je fus accueilli par une foule
de voix criant : « A bas Guizot ! Vive notre colonel ! » Ces cris ne
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 293
firent que réveiller en moi les sentimens de discipline et d'autorité
quils blessaient si ouvertement. Aussi : « Silence dans les rangs !
m'écriai-je d'une voix forte. Vous connaissez mes opinions poli-
tiques, mais ce n'est pas le moment de les exprimer; bien plus,
cette expression est condamnable. Pas un mot, messieurs, contre
M. Guizot. Il n'y a qu'un cri possible en ce moment : celui de
Vive le roi ! » Le silence se rétablit. Je fis, du moins, l'épreuve
qu'un peu d'énergie — s'ils s'en trouvait ailleurs — pouvait encore
avoir son efficacité pour le maintien de l'ordre.
Le jour était tombé, et je rentrai place Vendôme avec de noirs
pressentimens qu'aucune nouvelle mesure de l'état-major n'était
venue dissiper. Je croyais y trouver un message du roi. Aucune
crise ministérielle, en effet, n'avait eu lieu jusque-là — pas une
seule — sans que le roi me mandât auprès de lui, non pour
me demander un concours que, la plupart du temps, je n'étais
pas en mesure de lui donner, mais parce qu'il était bien aise
d'avoir à ses côtés, dans ces circonstances pénibles ou délicates, la
consolation d'un dévouement et d'une sincérité à toute épreuve.
Il n'en était rien : pour la première fois, je le répote, depuis seize
ans, le roi s'abstint de m'appeler. Il ne doutait pas de mon dévoue-
ment, mais ma sincérité le gênait, comme il me l'avait montré, en
me disant quelques semaines auparavant : « Mais vraiment, mon
cher Montalivet, vous me contrariez toujours. » Je me résignai
donc à rester en famille chez moi, au milieu de quelques amis qui
comprenaient, enfin, les appréhensions qu'ils avaient jugées si
exagérées quelques jours auparavant.
Triste d'une abstention du roi où je trouvais la preuve des
préventions qu'on avait réussi à lui inspirer contre moi, je ne me
serais pas rendu aux Tuileries par respect pour le souverain autant
que par dignité personnelle, sans le drame fatal qui éclata sou-
dain sur le boulevard des Capucines, et qui fut si terriblement
exploité par la démagogie pour soulever les passions populaires
et les pousser à toutes les extrémités. Tout à coup, à trois cents
mètres de l'hôtel de l'Intendance générale, située place Ven-
dôme, éclata la fusillade qui devint comme le signal de la révo-
lution du lendemain. On croit généralement qu'un coup de pisto-
let étant parti des rangs de la foule et ayant atteint un soldat, la
troupe cédant à un mouvement inconsidéré peut-être, mais bien
naturel, répondit à cette provocation par une décharge qui fit
nombre de victimes. Ce bruit sinistre fui bientôt suivi d'une scène
294 REVUE DES DEUX MONDES.
d'intérieur qui m'en fit comprendre la funeste portée. Quelques
députés et quelques amis qui étaient auprès de moi se disposaient
à sortir pour aller aux informations, lorsqu'un assez grand bruit
se fit entendre dans la cour et apporta jusqu'à nous un mélange
confus de voix retentissantes et agitées : c'était un groupe assez
nombreux de personnes se rattachant à divers degrés au service
du roi et de la liste civile, qui avait pénétré chez moi en deman-
dant à me voir. Je les fis aussitôt monter, et là j'appris la scène
fatale qui venait de se passer. Mais ce qui me frappa le plus,
ce furent les violentes imprécations contre la troupe qui se
mêlaient aux récits incohérens de ces spectateurs du fait, qui
avaient vu tomber autour d'eux un certain nombre des \àctimes
de la fusillade. « On assassine le peuple, disaient-ils. Il faut que
le peuple se défende, si le gouvernement ne le protège énergique-
ment. » — Je m'efforçai de calmer ces passions des meilleurs,
qui ne me donnaient qu'une trop juste idée de celles qui allaient
éclater sur tant de points à la fois et y être exploitées au lieu
d'être apaisées et contenues. — « Je me rends aux Tuileries, »
leur dis-je. — C'était le meilleur mot que je pusse prononcer pour
tenir compte de tant d'irritation. Ce mot répondait, d'ailleurs,
avant tout à ma propre disposition d'esprit. Je fus saisi, en effet,
par la pensée du danger que la scène sanglante du ministère des
Affaires étrangères venait ajouter à l'anarchie gouvernementale
que j'avais si tristement constatée pendant la journée. Je n'hésitai
donc pas à aller porter au roi, de ma propre initiative, les infor-
mations et les conseils qu'il ne me demandait pas.
Je trouvai le roi seul dans le salon de la reine au moment où
il allait descendre dans son cabinet. Il me parut d'une tranquillité
qui m'effraya, malgré l'avis qu'il avait déjà reçu de l'affreux
événement du boulevard. Aussi, l'abordai-je vivement, en lui
disant, avec cette liberté de langage qu'il me permettait :
« Que faites-vous, Sire? Ignorez-vous la situation de Paris,
les conséquences de la funeste collision dont vous avez déjà dû
recevoir la nouvelle? N'avez- vous donc pas un ministère pour
prendre immédiatement les mesures et conjurer un si grand péril?
— Vous-même, ne savez-vous pas que j'ai chargé Mole de
faire un ministère, et qu'il s'en occupe actuellement ? Je croyais
que sa première visite avait été pour vous.
— Ne revenons pas, hélas! Sire, sur ce sujet dans lequel j'ai
été trop méconnu et trop peu cru par vous : il s'agit bien de mi-
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 295
nistère pour moi ! Le temps presse ; si vous n'avez pas déjà des
nouvelles de Mole, il faut en avoir le plus tôt possible.
— Mais il ne faut rien exagérer; il faut voir les choses avec
calme. Quoiqu'il en soit, l'avis est bon etje neveux pas le négliger.
Allez donc chez Mole; faites-lui part de vos appréhensions, de ce
que vous savez et des nécessités de la situation telle que vous la
voyez. »
Sans perdre un instant, je m'acheminai vers l'hôtel Mole, dont
j'étais séparé par une grande partie de la longue rue du Faubourg-
Saint-Honoré. Sur tout le parcours, je trouvai les rues solitaires :
aucun bruit rapproché ni lointain ; à peine quelques passans ; de
temps en temps des patrouilles. Il était évident que tout le Paris
agitable et révolutionnaire était ailleurs, et qu'il était en train de
choisir les champs de bataille des quartiers populeux que je con-
naissais trop bien par ma propre expérience.
Cette ville endormie entre deux journées d'émeute ne faisait
qu'ajouter à la solennité douloureuse de mes pensées et au besoin
que je ressentais de tout tenter pour placer un gouvernement
responsable et fort en face des scènes que je prévoyais pour le
lendemain. C'est dans cet état d'esprit que j'arrivai à l'hôtel de
M. Mole. Le premier ministre en expectative était absent. Je
demandai sa fille, la marquise de la Ferté, qui m'apprit qu'il était
en courses pour demander à M. de Rémusat d'accepter le porte-
feuille de l'intérieur et réclamer l'appui de M. Thiers. — « Mais,
me dit-elle, plusieurs des collègues qu'il pense à s'adjoindre ont
été prévenus par lettres et sont déjà réunis chez lui : MM. Passy,
Dufaure et Billault sont en ce moment dans le salon. » Je me ren-
dis sur-le-champ auprès d'eux en leur exprimant les vives in-
stances que je venais de faire auprès du roiet que j'apportais
ensuite à M. Mole pour ne pas tarder un instant à former un
cabinet dont chaque heure faisait mieux sentir l'indispensable
nécessité.
« Je suis sûr, leur dis-je, que vous partagez mon sentiment à
cet égard, et que vous n'épargnerez rien pour que M. Mole arrive
auprès du roi avec un ministère tout fait. J'ajoute que ce n'est pas
à demain qu'il faut attendre : il faut parler d'heures, de minutes,
et non pas de jours. J'ose donc compter sur vous pour décider le
comte Mole à une action prompte et résolue. — Vous avez raison,
médit M. Passy, nous parlerons à M. Mole comme vous l'auriezfait
vous-même, car nous sommes frappés autant que vous de la gravité
296 REVUE DES DEUX MONDES.
des circonstances ; mais en même temps il faut que le roi sache
notre opinion : nous nous croyons, M.Dufaure et moi, absolument
insuffisans pour les circonstances telles qu'elles nous apparaissent.
Nous sommes tout à fait dépassés ; nous vous prions de dire au roi
quelle est notre situation, et que, dans l'opinion de M. Dufaure
comme dans la mienne, il s'agit pour demain, non d'une émeute,
mais d'une révolution. » M. Dufaure ne fit qu'ajouter un mot si-
gnificatif pour adhérer à la déclaration dont M. Passy me chargeait
pour le roi ; et comme je me tournais vers M. Billault : — « Pour
moi, monsieur, me dit-il, je ne vois pas les choses autant en
noir. Je ne me crois pas dépassé, et je vous prie de dire au roi
que je suis tout prêt à aider M. le comte Mole dans son œuvre. »
— Je n'ai pas besoin de dire qu'avec l'idée fixe qui s'était emparée
de moi, je ne m'attardai pas dans des explications plus complètes :
je n'attendis pas le retour de M. Mole, convaincu qu'il trouverait
en rentrant chez lui, dans les paroles qui lui seraient redites, la
démonstration la plus évidente de la nécessité de prendre immé-
diatement un parti.
A mon retour aux Tuileries, je trouvai le roi dans son cabinet
avec MM. Guizot et Duchâtel, ses deux ministres- démissionnaires
du matin, mais qui avaient la charge d'aider encore le roi pour
l'expédition des affaires jusqu'à leur remplacement officiel par de
nouveaux ministres. Je rendis compte au roi, en leur présence,
de ma visite rue du Faubourg-Saint-Honoré ; de l'empressement
de M. Billault à devenir ministre, mais en même temps de l'état
d'esprit des députés influens de l'opposition sur lesquels M. Mole
avait cru pouvoir compter. Je transmis fidèlement au roi les
termes mêmes dans lesquels MM. Passy et Dufaure signalaient la
gravité si menaçante de la situation, et je n'hésitai pas à m'as-
socier tout haut à leurs sinistres prévisions. Je le dis avec douleur,
le roi et surtout les deux ministres taxaient d'exagération ces pré-
visions d'une impitoyable réalité. La lumière ne devait se faire
pour eux qu'à la lueur même de l'incendie qui allait tout dévorer
et anéantir quelques heures plus tard. Le ministre de l'intérieur
que j'avais en ce moment en face de moi était bien celui qui,
trois jours auparavant, quittait avec tant de peine sa partie de
whist pour écouter avec indifférence et distraction les prédictions
si graves et les avis que lui apportait M. de Rambuteau au nom
de M. Séguier, de M. Salis et même d'Arago. Le président du con-
seil devant qui je parlais était bien celui qui, le même soir, après
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 297
les instances du préfet de la Seine, lui disait en regardant la pen-
dule : « Il se fait tard, mon cher préfet, il faut que j'aille prendre
du repos, et me mettre en bon état pour traiter demain avec l'Eu-
rope des questions bien autrement sérieuses que les billevesées
des Parisiens. » Devant l'aveuglement de Guizot et de Duchâtel,
je n'insistai qu'avec plus de force sur les motifs de la conviction
profonde avec laquelle je m'adressais au roi.
« M. Mole, lui dis-je, perd un temps précieux en visites parle-
mentaires qui ne peuvent aboutir qu'à des négociations, à des
conférences et enfin à des atermoiemens qui excluent toute
prompte solution. De plus, à son retour chez lui, M. Mole doit
s'y heurter à de nouveaux obstacles en y constatant le refus des
deux hommes politiques les plus importans du ministère qu'il
s'efforçait de former. Croyez-moi, Sire, tout vous autorise à aller
de l'avant en tenant compte de la marche compliquée que
M. Mole s'est tracée, des refus que je vous apporte de MM. Dufaure
et Passy, et enfin du caractère même de l'ancien président du
conseil, que vous connaissez si bien. Souffrez que je vous supplie
de mettre de nouveau en demeure M. Mole, en donnant à un de
vos aides de camp mission de lui dire que, dans le cas où il n'au-
rait rien terminé, les nouvelles venues de toutes parts faisaient
au roi une obligation de renoncer à la combinaison la plus désirée
par lui, pour en chercher une autre plus prompte et plus facile.
Pour vous dire toute la pensée que mon dévouement vous doit,
j'ajoute que s'il est indispensable de vous assurer sans retard
de la formation d'un ministère parlementaire propre à inspirer
confiance à la garde nationale et à la population de Paris, il est
une condition de salut plus urgente encore à réaliser, — celle
d'avoir une épée, une forte épée toute prête pour demain. Je suis
donc profondément convaincu que la première chose à faire se-
rait de s'assurer du concours du maréchal Bugeaud, ministre de
la guerre, s'il est possible, et, dans tous les cas, commandant gé-
néral de l'armée et de la garde nationale.
— Comment, mon cher comte, me dit Duchàtel, vous oubliez
donc que le général Jacqueminot est commandant général des
gardes nationales? » Jacqueminot était le beau-père de Duchàtel,
et, franchement, je n'avais songé ni au général, que j'avais vu
dans la matinée, ni au gendre à côté de qui je me trouvais.
Aussi, dans ma préoccupation des intérêts supérieurs qui me
faisaient peut-être trop oublier la forme et les précautions ora-
298 REVUE DES DEUX MONDES.
toires, je maintins mon dire en mettant un peu trop vivement de
côté les titres, les fonctions et la personnalité du commandant
actuel de la garde nationale. J'ajoute, tristement, qu'un moment
après Duchâtel avait disparu, emportant avec lui la plume qui au-
rait pu signer la nomination que je croyais impérieusement im-
posée par la gravité de la situation, Je poursuivis donc sans lui la
conférence avec le roi et M. Guizot. L'un et l'autre ne faisaient
aucune objection au nom du maréchal. Mais si leur hésitation ne
se manifestait plus sur ce nom, elle prit une nouvelle forme sur
la question de savoir s'il fallait l'investir cette nuit même du com-
mandement général, ou s'il fallait, pour sa nomination, attendre
la formation du nouveau ministère qu'elle aurait accompagnée ou
suivie. Dans le premier cas — qui était mon avis, — M. Guizot
devait se rendre aussitôt à l'état-major de la garde nationale pour
prévenir le général Jacqueminot — atteint, je l'ai dit, d'une fièvre
qui ne lui laissait aucun repos — de la nécessité de remettre
le commandement au maréchal : et, de là, M. Guizot devait
aller au ministère de l'intérieur, pour réclamer la signature de
Duchâtel.
J'insistai sur la nécessité de brusquer ainsi l'événement afin
de ne pas perdre un seul des instans que je soutenais être si pré-
cieux, et d'enchaîner par là la volonté de Thiers que je supposais
chargé de la mission de présider le nouveau cabinet. Il fallait,
en effet, agir énergiquement sur cette volonté, s'en emparer
d'avance, pour ainsi dire, car le maréchal Bugeaud était devenu
impopulaire malgré sa grande réputation comme homme de
guerre ; la gauche et le parti ultra-libéral qui l'applaudissaient en
Algérie le redoutaient en France comme homme politique. Il
était évident que si l'initiative était laissée aux futurs ministres,
cette nomination éprouverait de graves difficultés tandis qu'il se-
rait difficile au nouveau ministère de faire rentrer dans le four-
reau l'épée du maréchal Bugeaud qu'on en aurait fait sortir au
nom de l'ordre menacé. Le péril qui devenait de plus en plus évi-
dent aux yeux des moins clairvoyans aurait facilité au Cabinet
nouveau le maintien d'un choix qui pouvait être plus ou moins
critiqué dans la garde nationale, mais qui doublait la force de
l'armée, cette force la plus sûre et la plus solide de toutes, « D'ail-
leurs, ajoutai-je, comment Thiers, dans cette situation, repous-
serait-il le chef d'armée qu'il avait à toute époque proclamé
comme le premier de tous, qu'il avait si puissamment aidé dans
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 299
sa courageuse campagne contre les émeutes de 1834, et dont il
avait recherché et obtenu le concours en 1836, lorsqu'il s'efforça
d'engager peu à peu le roi dans une intervention en Espagne? o
Le général Bugeaud, on se le rappelle, devait diriger cette inter-
vention au moyen de la légion étrangère, dont il aurait fait une
armée par des accroissemens successifs. De tels services peuvent
paraître un instant oubliés ; mais quand il faut les désavouer en
répudiant un choix déjà public, on recule devant une telle extré-
mité. Je ne pus faire partager ma conviction au roi et à M. Guizot,
qui s'arrêtèrent au procédé plus régulier d'une nomination faite
sous la responsabilité du cabinet nouveau (1).
A ce moment, le roi reçut une lettre de M. Mole qui lui an-
nonçait l'impossibilité où il se trouvait de continuer avec succès
la mission dont il avait été chargé et dont il comprenait toute l'ur-
gence. Il n'y avait donc plus à hésiter, et un nom seul se présen-
tait pour la présidence du futur conseil : celui de M. Thiers. Mais
là encore, à mon grand désespoir, de nouvelles délibérations sur-
girent entre le roi, M. Guizot et moi, au sujet des conditions que
la couronne pouvait faire ou subir, dans la combinaison de gauche
à laquelle on se résignait.
Pour moi, qui ne croyais pas qu'avec la marche rapide des
événemens, le roi eût toute sa liberté, je n'hésitai pas à conseiller
l'appel immédiat de M. Thiers et une démonstration apparente de
grande confiance envers lui. Je ne discutais pas les motifs de cette
confiance et la mesure dans laquelle elle pouvait exister, mais,
dans mon opinion profonde, la situation était telle 'que la rési-
gnation à laquelle j'osais convier le roi n'était autre chose qu'une
mesure de salut public. M. Guizot, se plaçant à un tout autre point
de vue, n'admettait pas que M. Thiers fût accepté sans conditions,
ou, du moins, qu'on acceptât toutes les siennes. Il en est une sur-
tout qu'il excluait avec la plus grande énergie. Il consentait même
atout accorder, excepté la dissolution de la Chambre. Le roi écou-
tait comme un juge la discussion animée qui s'établit alors entre
M. Guizot et moi, et qui se termina des deux parts par quelques
mots que je n'oublierai jamais, tout en craignant — tant ils sont
étranges — que, dans le trouble où nous étions, une parole ait été
mal entendue par moi. Je vois au moins bien clairement la scène:
(1) D'après les Mémoires de M. Guizot et d'autres documens, le roi et M. Guizot
auraient changé d'avis, fait rappeler M. Duchâtel et le «rénéral Trézel, et obtenu
leur contre-seing pour la nomination du maréchal Bugeaud.
300 REVUE DES DEUX MONDES.
le roi était assis au grand bureau qu'il occupait habituellement
une fois la nuit tombée. M. Guizot était assis sur la table située
dans l'embrasure de la fenêtre donnant sur le jardin des Tuile-
ries, et où le roi travaillait pendant le jour. J'étais debout près du
roi. Comme j'insistais une dernière fois sur la nécessité d'accor-
der à M. Thiers, même la dissolution, que, de toute évidence, il
demanderait immédiatement au roi, puisqu'il tombait sous le sens
qu'il ne pourrait gouverner avec une majorité qui avait été fidèle,
trop fidèle peut-être, ajoutai-je, au dernier ministère : « Eh!
monsieur, répondit M. Guizot d'un ton plein d'impatience et de
hauteur, — que deviendra la majorité ?... » Mais j'ai cru, je
crois encore entendre ces mots, non pas la majorité, mais p.a
majorité. M. Guizot les a-t-il prononcés ? je n'ose l'affirmer, et
j'opte pour le mot le plus modeste et le moins compromettant
pour la mémoire de M. Guizot. C'en était trop, d'ailleurs, et c'est
avec non moins de vivacité et de hauteur, que je m'écriai : « Eh !
monsieur, que deviendra la royauté?... Que deviendra la dy-
nastie ? »
A ce moment, le roi nous interrompit; peut-être n'avait-il pas
prononcé de jugement au dedans de lui-même; mais, dans tous
les cas, il inclina comme toujours du côté de M. Guizot que je
laissai bientôt seul avec lui. Ma sortie fut naturellement amenée
par une mission que le roi voulut me donner et à laquelle il me
fut impossible de consentir.
« Vous avez raison, me dit-il, il faut prendre un parti. Allez
chercher M. Thiers, et amenez-le-moi le plus tôt possible.
— Ah! Sire, lui dis-je, vous m'épargnerez cette tristesse: je
ne peux aller chercher M. Thiers; j'ai pu me résigner à le con-
seiller au roi, mais jentends ne me faire aucun mérite auprès de
M. Thiers de ce conseil. Permettez-moi donc d'aller porter de
votre part l'ordre à un de vos aides de camp d'aller avertir
M. Thiers que le roi l'attend aux Tuileries et qu'il l'invite à s'y
rendre sans aucun retard.
— C'est bien, faites comme vous le voudrez. »
Et je sortis pour me rendre dans le salon des aides de camp
d'où, après avoir fait donner l'ordre royal, je me rendis dans la
pièce qui précédait le cabinet du roi. J'y retrouvai le duc de Mont-
pensier, qui m'avait donné la main quand je l'avais traversé, et
m'avait demandé de revenir auprès de lui. C'est là que je me
promis d'attendre M. Thiers, à qui je voulais adresser quelques
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET.
301
mots en passant. Je ne l'avais pas revu depuis le jour où, plus
d'une année auparavant, il était venu me proposer de me récon-
cilier avec Duvergier de Ilauranne, à propos de la petite guerre
que nous nous faisions alors, dans le département du Cher, au
sujet de la nomination d'un président de tribunal; Thiers vou-
lait renouer, par cette réconciliation, l'alliance qui nous avait
autrefois réunis, dans l'intérêt de la politique libérale pour la-
quelle il savait que je faisais les mêmes vœux que lui. Je n'avais
pu accepter ces ouvertures, mais nous n'étions nullement en mau-
vais termes ; nous avions l'un pour l'autre des ménagemens que
des amitiés communes ne nous permettaient pas d'ignorer. Aussi,
je savais d'avance que je pouvais lui dire toute ma pensée, et
qu'il l'accueillerait.
En attendant l'arrivée de M. Thiers, j'eus tout le loisir de
causer avec le duc de Montpensier, prince intelligent et aimable,
mais n'ayant que l'expérience de ses vingt- trois ans; c'était de
tous les fils du roi celui qui lui ressemblait le plus au moral
comme au physique; à ce titre, il avait été le préféré de Madame
Adélaïde, dont il fallait regretter plus que jamais les conseils au
milieu des circonstances où manquait à Louis-Philippe la meilleure
compagne politique de sa vie entière. Je fus tristement impres-
sionné de l'espèce de tranquillité avec laquelle le prince jugeait
la situation, les mou vemens de l'opinion publique et les dangers
du lendemain. On trouvait chez lui, comme on l'aurait trouvé
chez ses deux frères alors en Algérie, une grande joie de l'éloi-
gnement de M. Guizot, mais en même temps fort peu de préoccu-
pation pour le sort constitutionnel qu'allait faire au roi l'accep-
tation forcée de la présidence de M. Thiers. Je ne puis d'ailleurs
m'empêcher de le dire, pour rendre hommage à toute la vérité:
il y avait chez les princes, moins le duc de Nemours, il y
avait chez la duchesse d'Orléans, une sorte d'allégement à la
pensée que la royauté serait moins engagée dans la pratique de
la politique quotidienne, politique dont la famille royale presque
entière était fatiguée, en le disant et l'écrivant, d'ailleurs beau-
coup trop. Il n'est certes pas un seul de ses membres qui fût
entré à cet égard dans des intrigues coupables; mais plusieurs
ne réagissaient pas assez contre des vœux téméraires qui étaient
trop souvent proférés autour d'eux, vœux qui allaient jusqu'à
l'abdication du roi et qui contribuaient, bien à l'encontre de la
pensée de leurs auteurs, à ébranler sur son trône, non pas
302 REVUE DES DEUX MONDES.
seulement le vieux roi, mais dans sa personne la dynastie tout
entière. Aussi, j'étais à peine compris du duc de Montpensier
quand je lui exposais la profondeur de mes inquiétudes pour le
lendemain; je ne pressentais certes pas la proclamation de la
république ; l'idée même ne m'en vint pas un seul instant à l'es-
prit dans mon entretien avec le prince; mais je croyais aux plus
graves désordres et, dans ce qui se passait au moment même où
nous parlions, dans les efforts faits pour égarer la population de
Paris et provoquer l'abandon du gouvernement par la garde na-
tionale, je voyais un signal avant-coureur de tentatives coupables
et de guerre civile. Dans cette disposition d'esprit, je ne craignis
pas d'exprimer au prince ma surprise de ne pas le voir retourner
à Vincennes, où il pouvait si utilement servir la cause de la
royauté, et donner une force de plus au gouvernement dans une
place si facile à préserver des attaques et qui avait eu jadis l'bon-
neur de défendre la patrie contre l'étranger et Tordre intérieur
contre les démagogues. « C'est trop de prévisions sinistres, me
dit le prince; Duchamp est là qui suffirait à tout, et. Dieu merci,
nous ne sommes pas encore obligés de nous enfermer dans Vin-
cennes pour nous défendre. » Triste discours qui ne pouvait ni
modifier en rien mes prévisions trop justifiées, ni me rassurer
par le nom du général dans lequel il plaçait une si grande con-
fiance, général non moins bra^e que Jacqueminot, mais qui
n'avait pas plus que lui le calme et le sang-froid, seules garanties
du succès dans le commandement!
A ce moment, Thiers arriva; j'allai vivement au-devant de
lui :
« Le roi vous a fait appeler, mon cher Thiers, avec la pensée
d'accepter, en définitive, toutes les conditions que vous jugerez
indispensable de lui faire. Une seule prière, en passant, de votre
ancien collègue qui vous demande de ménager le roi, au nom des
sentimens qui vous sont communs sur tant de points.
— Je ferai pour le mieux, autant que me le permettra mon
devoir, » me répondit Thiers avec un accent bref et agité.
J'attendis, non sans anxiété, l'issue de la conférence du roi et
de M. Thiers; elle dura une demi-heure environ, après laquelle
j'abordai de nouveau mon ancien président du conseil de 1836 :
« Eh bien ! me dit-il, je ne suis pas absolument d'accord avec
le roi sur tous les points; mais cela viendra, et, en attendant, j'ai
accepté.
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 303
— J'en suis heureux, lui dis-je en lui prenant les deux
mains, car le péril est grand, et je suis sûr d'avance que le « mi-
nistre de l'intérieur de 1834 » se rappellera avant tout la coura-
geuse énergie qui lui a fait tant d'honneur lorsqu'il a réprimé de
cruelles émeutes bien moins redoutables cependant que celles
dont nous sommes menaces pour demain. »
La réponse contenait l'expression des meilleures intentions. Je
ne fus pas, toutefois, assez frappé de ce que cette expression pou-
vait avoir de vague, et le besoin de croire chez le nouveau dépo-
sitaire de l'autorité publique aux fermes sentimens qui m'ani-
maient moi-même me porta à me faire illusion sur la réponse
que j'avais reçue. Je sortis donc des Tuileries beaucoup plus tran-
quille, et rentrai chez moi en annonçant à ma femme que le roi
allait avoir enfin un ministère, et Paris un gouvernement. Je le
croyais du moins au moment où, après tant d'efforts, j'allai prendre
quelques heures de repos.
Le 24 au matin, la vue de l'agitation que je pouvais constater
de mes propres yeux sur la place Vendôme me prouva que la
nuit avait été trop bien employée par les fauteurs de désordres et
les chefs du mouvement populaire dont la funeste collision du
boulevard des Capucines avait été le signal. Quelques compagnies
de la garde nationale y étaient en formation, les gardes s'étaient
réunis en divers groupes où les orateurs ne manquaient pas. Le
spectacle que j'avais sous les yeux était bien tristement instructif
pour moi : c'était dans les rangs mêmes de la garde nationale que
je pouvais saisir la trace des passions que je redoutais. Je me
hâtai d'aller rejoindre deux escadrons de ma légion rassemblés,
l'un dans la cour et l'autre dans le jardin des Tuileries. J'étais
convaincu de la probabilité d'un conflit; ma place n'était donc
pas en ce moment auprès du roi, — qui ne m'avait pas fait, d'ail-
leurs, appeler le matin plus que la veille; — elle était dans les
rangs de cette garde nationale qu'on s'efforçait d'égarer. J'étais
bien sûr qu'on ne parviendrait pas à entamer la légion que je com-
mandais. Aussi m'employai-je à communiquer avec tous les offi-
ciers des autres légions dont un grand nombre s'était déjà réuni,
avec ou sans leurs compagnies, dans la cour du palais et sur la
place du Louvre. C'est au milieu d'eux bien plus qu'aux Tuileries
que je pouvais avoir quelque action utile sur les événemens. Le
danger m'apparaissait de plus en plus grave, à mesure que j'ap-
prenais ce qui s'était passé depuis la visite de M. Thiers, et le dé-
304 REVUE DES DEUX MONDES.
faut de résolution et d'énergie qui ne laissait nulle part à l'auto-
rité publique son unité et sa force. Je ne parle pas du roi : il était
hors de sa voie et semblait condamné par là à la plus complète
inaction, attendant, comme dans un jour calme et avec une illu-
sion qui résistait à toute lumière, la formation du ministère qu'il
avait confiée, quelques heures auparavant, à M. Thiers.
Cependant , le péril croissait à chaque instant , et déjà diffé-
rens postes de la ligne étaient menacés ; celui du Chàteau-d'Eau
en particulier, sur la place du Palais-Royal, était attaqué par des
émeutiers dirigeant sur lui du coin des rues et de plusieurs fe-
nêtres une fusillade meurtrière, et par d'abominables incendiaires
qui, après avoir accumulé des matières inflammables, avaient
entouré de flammes la petite troupe héroïquement fidèle à ses de-
voirs. Le croirait-on? aucune force ne reçut l'ordre de lui porter
secours. Seuls, le maréchal Gérard et Lamoricière, croyant —
comme tant d'autres l'ont cru ce jour-là — que leur popularité
suffirait à faire tomber les armes des mains des factieux, tentè-
rent un efîort honorable pour sauver les assiégés, mais bientôt
ils furent repoussés, et les malheureux soldats demeurèrent
abandonnés à leur sort.
On comprend quel désordre de telles nouvelles jetaient dans
les esprits, combien elles augmentaient l'audace des révolution-
naires qui criaient encore : « Vive la réforme ! » non pour l'ob-
tenir, mais pour la dépasser en allant jusqu'à une révolution
nouvelle. Il y eut, en ces terribles heures, une chose remarquable :
nulle part, autour des Tuileries et dans les rangs où j'entendais
des cris si nombreux de « Vive la réforme! » je ne distinguai
un seul cri de « Vive la république ! » Ainsi la bourgeoisie et la
majorité de la garde nationale de Paris se trouvaient conduites
par une pente fatale vers les extrémités qu'elles devaient si amè-
rement déplorer dès le lendemain. Pendant ce temps, l'anarchie
entre les chefs donnait de l'audace aux plus mauvais, paralysait
les braves citoyens, encore nombreux, disposés à rétablir l'ordre
par la force, et immobilisait l'armée elle-même toute prête à
l'action.
Au milieu de ces scènes, on racontait, dans les groupes de la
cour des Tuileries, ce qui s'était passé chez M. Thiers après son
retour place Saint-Georges. Il y retrouva la plupart de ses amis
réunis en permanence, et, parmi eux, le groupe tout formé qui
devait lui fournir ses collègues, dont les principaux étaient :
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 305
Odilon Barrot, Rémusat, Duvergier de Ilauranne, Léon de Mal-
leville, etc. Leur avis unanime fut que M. Tliiers devait accepter
et faire accepter la liste qu'on pouvait regarder comme toute
dressée. La première mesure politique devait être la dissolution
de la Chambre des députés; la proclamation d'une réforme était
la première des lois à soumettre à la future assemblée. Le ma-
réchal Bugeaud ne pouvait être accepté pour le commandement
supérieur actuel de l'armée et de la garde nationale de Paris.
Chez M. Thiers, l'opinion était d'ailleurs unanime que la nomi-
nation du nouveau ministère et l'annonce du triomphe de la ré-
forme suffiraient à calmer les désordres publics et à faire tomber
les armes des mains des plus exaltés. A ce moment de la matinée,
cette opinion n'était contredite ni parMarrast du National^ ni par
Garnier-Pagès et ses amis.
L'étrange aberration du palais des Tuileries, qui voilait à tous
les yeux les ruines du lendemain, se manifestait donc en même
temps à l'hôtel de la place Saint-Georges. Des deux côtés, on ne
voyait qu'une év^olution constitutionnelle et dynastique, là où il
devait suffire d'un petit nombre de chefs républicains audacieux,
que l'aveuglement général laissa passer, pour en faire la plus pro-
fonde des révolutions.
Le mot des nouveaux ministres qui se rendaient aux Tuile-
ries avec M. Thiers, de huit à neuf heures du matin, était celui-
ci : (c Nous n'entrerons pas au pouvoir les pieds dans le sang. »
.J'ai entendu ces paroles, signal de l'abandon de la défense et de
l'impuissance de ceux-là mêmes qui les prononçaient, sans se
douter qu'ils sonnaient le glas funèbre de la royauté de Juillet et
de la monarchie constitutionnelle !
C'était surtout le mot d'ordre de M. de Rémusat et d'Odilon
Barrot, accepté par M. Thiers. M. Thiers arriva bientôt au palais,
accompagné par Duvergier de Hauranne. J'y entrai en même
temps qu'eux, et pendant que Thiers était chez le roi pour lui pré-
senter la liste presque entière de ses collègues, j'abordai pourla
première fois depuis nombre d'années M. Duvergier de Hauranne,
dont j'étais séparé moins par une lutte d'influence dans le dépar-
tement du Cher, que par son hostilité amère et insensée contre
la personne du roi. Je pus tristement constater, dans le peu de
mots que nous échangeâmes, avec quelle absence de volonté
ferme et de résolution le nouveau ministère allait affronter une
des situations les plus difficiles et les plus compromises qu'il
TOME CL. — 1898. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
m'eût été donné de voir jusque-là. Comme je l'interrogeais sur
les vues de ses amis et sur les dispositions des quartiers qu'il ve-
nait de traverser : — « Qui sait, me répondit Duvergier, ce qui
peut arriver? » — Je ne trouvais donc de ce côté ni la vigueur,
ni l'esprit de décision que j'invoquais à grands cris pour le salut
du gouvernement. Il semblait que le pouvoir se fit de tous côtés,
par sa faiblesse, le complice des passions de ses adversaires les
plus violens et les plus décidés à se porter à toutes les extrémités.
J'appris à ce moment, par M. Thiers, qui sortait du cabinet du
roi pour aller s'occuper, me dit-il, des mesures à prendre, que le
roi allait monter à cheval pour passer en revue les bataillons de
la garde nationale qui étaient massés dans la cour du palais des
Tuileries et sur la place du Louvre.
Le roi avait maintenant un ministère composé des membres
les plus populaires de la gauche, notoirement dévoués au parti
de la réforme : leurs noms, portés par des émissaires auprès des
groupes, dans les légions et sur les quelques barricades qui
s'élevaient, étaient déjà connus sur tous les points importans de
Paris. Cette revue, dans la pensée de M. Thiers, comme dans celle
du roi, devait raffermir les esprits, et contribuer puissamment à
leur pacification.
La reine était la plus énergique conseillère de cette démarche
qui avait, sans doute, ses dangers, mais de laquelle seule on pou-
vait espérer quelque efficacité. La reine me fit avertir du projet
du roi, et je montai à cheval pour me mettre à ses côtés avec deux
de ses officiers de service. Douloureuse promenade, qui devait
faire tomber les dernières obscurités voilant encore la vue de
l'abîme vers lequel la France était entraînée ! Sur beaucoup de
points, dans les rangs de la garde nationale, un silence morne qui
signifiait indiff'érence et abandon. Sur les autres points, des cris de
« Vive le roi », en petit nombre, et de nombreux cris furieux de
« Vive la réforme !» — Je les remarquai surtout dans les rangs
de la 10^ légion, celle qui comprenait les représentans des familles
légitimistes les plus notables du faubourg Saint-Germain. J'y in-
terpellai même plusieurs des gardes nationaux que je reconnus
dont l'attitude et les paroles violentes étaient celles de véritables
insurgés : « Vive la réforme ! » criaient-ils avec colère. — En vain
jetai-je d'une voix éclatante à ces groupes exaltés les noms des
nouveaux ministres, garantie de cette réforme qu'on acclamait.
Qu'importaient les noms, qu'importait la réforme elle-même à
n
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 307
ceux qui, au fond, repoussaient ces noms et ne voyaient qu'une
révolution et une revanche derrière le mot de réforme ! — A son
retour au palais, le roi était arrivé au dernier degré du découra-
gement, trop bien préparé déjà par les faits et les désillusions qui
s'étaient si cruellement accumulés sur ses pas depuis vingt-quatre
heures à peine. Il y trouva les rapports les plus inquiétans sur
l'état des choses et des esprits dans Paris. Pour moi, à peine des-
cendu de cheval, j'interrogeai les officiers d'ordonnance et les
gardes nationaux qui, par ordre ou spontanément, étaient venus
apporter des rapports aux Tuileries. Toutes les informations ne
firent qu'accroître l'anxiété profonde de ma pensée qui voyait se
dresser et grandir à chaque instant devant elle le spectre sanglant
d'une révolution. En effet, quel menaçant et douloureux tableau !
Au Palais-Royal, les défenseurs du Château-d'Eau avaient ré-
sisté jusqu'au dernier et n'avaient pas été secourus, quoique les
coups de feu fussent entendus des postes mêmes des Tuileries et
du Louvre. La troupe frémissait, les chefs sans ordre n'osaient
prendre sur eux aucune responsabilité. Sur la place de la Con-
corde, les troupes avaient barré les abords de la place. Le duc de
Nemours se tenait, avec son état-major, à l'entrée de la rue
Royale, attendant sans doute des ordres et n'en donnant aucun.
A l'état-major de la garde nationale, on peut dire que Jacque-
minot n'existait plus. Le général Tiburce Sébastiani, gouverneur de
la division de Paris, ne restait pas en place, comme le prince, mais
chevauchait de tous les côtés, allant d'une brigade à une autre,
substituant une agitation purement physique au calme qui aurait
pu lui suggérer quelque résolution, quelque manœuvre efficace.
En face du duc de Nemours, au pied du grand escalier de la
Chambre des députés, se trouvait le général Bedeau, qui laissait
se former non loin de lui le noyau des gardes nationaux en uni-
forme bientôt assez nombreux pour envahir la Chambre et en
chasser les députés. Dans les Champs-Elysées, des bandes d'émeu-
tiers préparaient l'attaque de deux postes de gardes municipaux,
situés l'un près de l'avenue Gabriel, et l'autre non loin du Cours-
la-Reine, à moins de deux cents mètres de la troupe. Armés de
fusils et de torches, ils allaient en faire le siège en règle, en y
portant la mort avant d'y porter l'incendie ; et — fait qui ne sau-
rait se comprendre — la troupe, si rapprochée, ne reçut aucun
ordre pour aller dégager de braves militaires résolus à faire jus-
qu'au bout leur devoir.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
L'Hôtel de Ville et surtout la Préfecture de police étaient en-
tourés des tirailleurs de l'émeute que se préparaient à appuyer
des bandes assez nombreuses.
Les troupes disséminées sur quelques points dans les autres
quartiers avaient reçu l'ordre de venir rejoindre le gros de l'armée
autour des Tuileries. Plusieurs détachemens avaient ainsi par-
couru le boulevard au milieu d'une foule qui ne les attaquait pas,
mais dont les menaçantes adjurations, en faveur de la paix et au
nom des victimes de la veille, obtenaient d'eux trop facilement
de mettre la crosse sur les épaules, de telle sorte que ces nou-
velles recrues apportaient à leurs camarades non une force, mais
une faiblesse de plus. Les émissaires du ministère nouveau en-
voyés pour répandre de toutes parts la nouvelle de la retraite dé-
finitive de M. Guizot et de l'avènement d'un ministère libéral
dévoué à la réforme, avaient pu constater sur tous les points que,
devant ces noms, il n'y avait ni démolition des barricades, ni
dispersion de la foule.
Malgré la convocation pressante de l'état-major, les gardes na-
tionaux arrivaient dans cliaque quartier sur le lieu de leur ras-
semblement, eu petit nombre, et profondément divisés. Une grande
partie de la population les entourait en les suppliant de ne pas
abandonner leur quartier et leurs propres familles au hasard des
dangers qui pouvaient les menacer à chaque instant. La plupart
écoutaient ces prières et opposaient une résistance passive à la
voix de leurs chefs les mieux disposés, de sorte que, sur beau-
coup de points, la formation des légions restait partielle et in-
complète. Par suite, un petit nombre seulement de bataillons
s'étaient rendus sur la place du Carrousel, où la revue passée par
le roi n'avait que trop prouvé qu'ils ne constituaient, ni par le
nombre, ni surtout par la cohésion, une force capable de faire
reculer la révolution qui s'avançait. J'en recueillis une fois de
plus le déplorable témoignage, au pied même du perron du palais
qui donnait accès aux appartemens particuliers du roi et de la
reine, que les gardes nationaux stationnés dans la cour des Tui-
leries pouvaient avoir plus spécialement à défendre d'un moment
à l'autre.
Je m'étais, en effet, rendu au milieu de ces gardes nationaux, à
quelques pas des portes mêmes du palais : ils avaient presque tous
quitté leurs rangs et formaient des groupes nombreux parmi les-
quels figuraient plusieurs officiers en uniforme de ma légion. Je
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 309
trouvai, hélas! parmi eux les sentimens qui animaient la grande
majorité des gardes nationaux à pied. Ceux-là aussi préparaient la
révolution sans comprendre qu'ils s'en faisaient eux-mêmes les
complices. Je ne leur épargnai pas les reproches, à eux pas plus
qu'à tous ceux qui m'entouraient. Mais que pouvait mon impuis-
sante voix? — Vox clamantis in desertol — Partout mon chaleu-
reux appel à la résistance armée et à l'épée du maréchal Bugeaud
rencontrait des adversaires. Ce nom, — chose déplorable ! —
souleva les plus violentes protestations et le parti pris d'aveugle-
ment était tellement général que l'un des plus animés contre le
commandement nécessaire que j'invoquais était le lieutenant-
colonel môme de ma légion, un des plus riches industriels de
France, un homme excellent, qui, en politique, devait être un des
soutiens les plus ardens de l'Empire à venir : M. Dollfus.
Je me débattais en vain pour tâcher de lutter contre cet affo-
lement, lorsque la voix du général Dumas, aide de camp du roi,
vint interrompre mes inutiles efforts. — « La reine vous demande
à l'instant, me dit-il, dans le cabinet du roi. -» — Là m'attendait
une scène qui demeurera un des souvenirs les plus cruels de ma
vie : le roi était assis à sa place ordinaire de travail, une plume à
la main, et commençant à écrire sur un papier que le duc de
Montpensier, penché sur lui, montrait du doigt. A sa gauche se
trouvait la reine avec un fier et douloureux visage, et quand
j'entrai, elle leva les bras au ciel comme me disant : Il est trop
tard! — Quel profond et ineffaçable souvenir pour moi! La reine
m'avait envoyé chercher, parce qu'elle me savait plus dévoué à
l'honneur du roi qu'à sa vie même, et elle croyait que je pourrais
arrêter dans ses mains la plume avec laquelle on lui faisait signer
son abdication. A côté de la reine se trouvait la duchesse d'Or-
léans, émue, anxieuse, agitée. Derrière les deux princesses, le
maréchal Soultet le maréchal Sébastiani, silencieux et immobiles.
A droite et en face de la table du roi, des généraux, des officiers
du roi, des députés, quelques personnages entrés d'eux-mêmes et
sans que personne leur barrât le passage : M. Emile de Girardin
suppliant le roi de signer son abdication comme le seul moyen
d'apaiser la tempête; M. Crémieux se joignant à lui, en parlant de
cet acte comme devant assurer la couronne au comte de Paris;
d'autres voix plus obscures s'unissant à celles-là. Quatre protes-
tations seulement s'élevèrent contre ce qu'elles appelaient une fai-
blesse plus fatale à la royauté qu'au roi lui-môme : celles de la
310 REVUE DES DEUX MONDES.
reine, du général de Neuilly, deM.Piscatory et la mienne. — Ce-
pendant, tandis que le roi commençait à écrire, sous l'impulsion du
duc de Montpensierqui le pressait, quelques voix se firent entendre
demandant une abdication en faveur de la régence de la duchesse
d'Orléans à l'exclusion de celle des princes ses fils. Alors, le pauvre
roi, se retrouvant tout à coup lui-même, avec une résolution et
un accent vraiment admirables au milieu de tant de faiblesses :
« Je ne signerai jamais cela, s*écria-t-il. Plutôt mourir. C'est con-
traire à la loi ! » Et il signa son abdication, en rappelant la loi du
30 août 1842 (1).
A ce moment, la reine se pencha vers la duchesse d'Orléans,
et lui dit quelques mots devant lesquels la princesse se courba
avec des larmes dans les yeux. On pouvait y lire comme une pro-
testation contre des paroles séA'ères qui semblaient lui avoir été
adressées par la reine. — On a raconté à ce sujet que la reine,
après l'abdication signée, se tournant vers la duchesse d'Orléans,
lui aurait dit avec amertume : «Vous devezêtre contente, Hélène. »
— C'est contre ces mots qu'aurait protesté la princesse dans sa
suppliante attitude. Pendant cette scène si cruellement agitée et si
solennelle à la fois de l'abdication, dans laquelle le roi, fort peu
préoccupé de sa personne, ne voyait qu'un sacrifice destiné à
sauver la France et la couronne de ses enfans, un fait abominable
vint mettre tout à coup dans le plus grave danger sa sûreté et sa
vie elle-même : au moment où le roi Louis-Philippe avait pris la
résolution définitive d'abdiquer en faveur de son petit-fils, l'ordre
avait été donné aux écuries de la rue de Chartres de faire avancer
deux voitures destinées à conduire à Saint-Cloudla famille royale,
tandis que la duchesse d'Orléans et ses enfans devaient se rendre
à la Chambre des députés, afin d'y recueillir, au nom du comte de
Paris, la succession royale laissée vacante par l'abdication de son
aïeul.
La voiture du roi, attelée de quatre chevaux et précédée d'un
jeune piqueur, venait de déboucher de la rue de Chartres sur la
place du Louvre pour se diriger vers les arcades du pavillon de
Flore, lorsqu'une bande demeutiers — ou plutôt d'assassins —
(1) Article 2 de la loi sur la régence du 30 août 1842 : « Lorsque le roi est mi-
<■ neur, le prince le plus proche du trône, dans l'ordre de succession établi par la
«' Déclaration et la charte de 1830, âgé de vingt et un ans accomplis, est investi de
" la régence pour toute la durée de la minorité. » — La loi attribuait donc la
régence au duc de Nemours, pendant qu'en vertu de l'article 6, la garde et la tu-
telle du roi mineur devaient appartenir à M"' la duchesse d'Orléans.
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTA LI VET. 311
apostés au coin de la rue de Chartres, tira presque à bout portant
sur le piqueur et sur l'attelage. Le malheureux jeune homme fut
tué raide, et deux chevaux furent abattus. — La retraite du roi,
telle qu'elleavait été projetée, était devenue impossible. Heureuse-
ment, des officiers témoins de cet afTreux guet-apens eurent
aussitôt la pensée de faire venir, en toute hâte, une des voitures
de service sur la place de la Concorde, qui, comme je l'ai dit
tout à l'heure, était maintenue entièrement libre par un cordon
de troupes. — On comprend l'efTroi dont cette nouvelle pénétra
tous les assistans dans le cabinet où le roi, entouré encore de sa
famille et de quelques amis, attendait l'arrivée de sa voiture pour
quitter les Tuileries; tout à coup retentirent des coups de fusil
se rapprochant de plus en plus du palais. Ce fut, hélas ! un vrai
sauve-qui-peut : chacun, toutefois, s'oubliait soi-même pour
sauver le roi; les appels se croisaient: Il n'y a pas, s'écriait-on,
un moment à perdre, et alors tout fut oublié : les portefeuilles
particuliers du roi qui, avec ses papiers les plus précieux, conte-
naient une somme de 6000 francs environ, la seule somme qu'il
eût aux Tuileries à sa disposition, semblèrent un poids trop lourd
pour, le serviteur qui les portait, et furent jetés derrière une ar-
moire. Je n'ai pas besoin de dire que la reine, qui avait sans doute
aussi-quelque argent chez elle, ne songea même pas à l'aller cher-
cher: elle ne pensait qu'au roi. La petite colonne, composée seu-
lement de la famille royale, de M""* de Dolomieu, dame d'hon-
neur de la reine, de M. Piscatory, qui allait se rendre à la Chambre
des députés, du général de Neuilly qui portait sur son bras le
petit prince de Wurtemberg, du général Dumas, aide de camp
du roi, d'un ou deux officiers de la maison, dont je ne me rappelle
pas le nom et de quelque serviteurs fidèles, prit le plus court
pour se rendre place de la Concorde, où on avait annoncé l'arri-
vée des deux voitures. Elle déboucha sur le grand vestibule, au-
dessous de la salle des Maréchaux, en passant par un corridor
obscur, éclairé par une lampe; puis, descendant le grand escalier,
qui séparait alors ce vestibule du jardin, s'engagea dans la grande
allée de la grille du Pont-Tournant.
Décidé à accompagner le roi et à défendre au besoin sa pré-
cieuse vie, je précédai le groupe royal aussi rapidement que me
le permettait ma santé fort éprouvée en ce moment, et je m'em-
pressai de rallier l'escadron de ma légion que j'avais établi dans
le jardin. Mon cheval étant resté dans l'écurie du poste formé
312 REVUE DES DEUX MONDES.
pour la garde du roi, je démontai un de mes gardes. Je pris la
tête de ce douloureux cortège, avec la moitié d'un escadron,
dont l'autre moitié forma l'arrière-garde sous les ordres de M. Sa-
valette, ami de M. Thiers, partisan des idées de la gauche et de
la réforme, mais dont la loyauté parfaite et la vigueur m'étaient
connues.
Les deux voitures de service attendaient le roi non loin de
l'obélisque ; en avant se trouvait massé un escadron de la ligne
dont les généraux Regnault Saint-Jean-d'Angély et Prévost avaient
pris le commandement. Quittant alors la tète de l'escorte, je
m'étais placé entre la voiture destinée au roi et un groupe qui
avait pénétré sur la place de la Concorde. Ce groupe, peu nom-
breux, était composé de quelques députés se rendant à la Chambi-e
et de plusieurs ouvriers en costume de travail. Pendant que le
roi montait rapidement en voiture avec sa famille, et que les
personnes de sa suite s'entassaient devant, derrière, et dans la
seconde voiture, je ne perdais pas de vue les ouvriers qui faisaient
partie du groupe, et je ne parlerais pas de cette prudence, rendue
si naturelle par les circonstances, si je n'avais été frappé des
paroles que prononça en me regardant l'un de ces ouvriers, dont
la figure n'avait rien d'hostile. « Mais pourquoi s'en va-t-il? nous
ne voulons pas lui faire de mal. » — Je le dis dans la profondeur
de ma conviction : cétait là le mot de l'immense majorité des
habitans de Paris, de ces aveugles qui ne voulaient pas faire de
mal au roi, mais qui en faisaient un irréparable à la France et à
eux-mêmes en se mettant à la suite des trois ou quatre mille
hommes armés qui ont suffi à transformer un vœu de réforme
en une révolution insensée dont les conséquences devaient peser
si cruellement sur l'avenir de la patrie.
Peu de minutes s'étaient passées lorsque le convoi se mit en
marche à la plus grande allure des chevaux. Je me plaçai à la
portière du roi. Cette retraite avait été si rapide que les émeutiers
qui venaient de porter Ja mort et l'incendie dans les deux postes
de la garde municipale dont j'ai déjà parlé n'eurent pas le temps
d'arriver jusqu'au Cours- la-Reine pendant que les voitures défi-
laient sur le quai; j'eus alors de fort près le spectacle de ces for-
cenés se précipitant — en vain, Dieu merci — pour assaillir
l'escorte du roi; de là même, ce fait particulier qu'aucun coup de
fusil ne put être tiré par ces hommes au milieu de leur course
furieuse. La Providence épargna ainsi un danger de plus aux pré-
SOUVENIRS DU COMTE DE MONTALIVET. 313
cieuses vies confiées au courage d'un petit nombre de braves
gens.
Aucun incident digne d'être noté ne se produisit pendant le
trajet de Paris à Saint-Cloud. A peine sortis de Paris, nous plon-
gions dans le vrai sentiment de la France, qui était loin d'être
enthousiaste de son gouvernement, mais qui souhaitait ardem-
ment qu'il ne fût pas renversé. Nulle part un mauvais cri, nulle
part une agitation populaire. A Saint-Cloud, oiiles premières nou-
velles de Paris avaient éveillé l'attention des autorités, nous trou-
vâmes un bataillon de gardes nationales qui reçut très bien le roi.
La famille royale se rendit immédiatement dans ses appartemens,
pendant qu'une partie des personnes qui l'avaient accompagnée
l'attendaient avec moi dans le salon de famille. La panique était
arrivée à son comble dans les esprits, et je me rappelle cette excla-
mation affolée d'une des personnes présentes, qui, sans se rendre
compte de l'impossibilité matérielle du fait, s'écria en s'adres-
sant à moi : « Ils arrivent, je vous assure quils arrivent. » Pen-
dant ce temps, on avait fait approcher d'une des portes du palais
donnant sur le parc un omnibus, et bientôt le roi rentra dans le
salon, prêt à partir. Il avait trouvé des vêtemens contre lesquels il
avait échangé son uniforme. Le duc de Montpensier avait imité cet
exemple, et portait un paletot et une casquette prêtés par je ne
sais qui. Ils n'adressèrent la parole à personne; ils pliaient tris-
tement, avec le costume d'une abdication plus complète encore
que celle des Tuileries, sous le poids du coup qui les avait frappés.
Je les suivis jusqu'à la voiture, l'âme bouleversée, le visage
inondé de larmes, un affreux mélange de désespoir et de honte
dans le cœur.
O" DE MoNTALlVET.
LE PROBLÈME CHINOIS
PÉKIN — LA CLASSE DES LETTRES
I
Brusquement posée voilà quatre ans par l'effondrement de
la Chine devant la puissance militaire du Japon, la question
d'Extrême-Orient a aussitôt attiré l'attention de toute l'Europe.
Reléguée un instant au second plan par les massacres d'Arménie
et la guerre gréco-turque, elle a reparu au premier à la fin de
1897, et s'est révélée cette fois comme le plus important et l'un
des plus difficiles problèmes que le monde ait à résoudre. Rien
ne saurait aujourd'hui la rejeter dans l'ombre et tels événemens
qui semblent un instant en détourner les regards se chargent
bientôt de les y ramener d'eux-mêmes : de toutes les consé-
quences probables de la lutte inégale qui a eu lieu entre l'Espagne
et les Etats-Unis, la plus grave peut-être, celle qui préoccupe le
plus l'opinion et les hommes d'Etat de tous les pays, c'est l'éta-
blissement des Américains, non pas aux Antilles, mais aux Phi-
lippines, parce qu'un nouveau concurrent, jusqu'à présent éloigné
et distrait en apparence, viendra s'installer ainsi aux portes de la
Chine et s'ajouter à ceux qui en guettent déjà les dépouilles.
L'universelle préoccupation du problème chinois fait sentir son
influence jusque sur les solutions données à des questions euro-
péennes ou méditerranéennes. Si l'Angleterre attache un si grand
prix à l'occupation de l'Egypte, ce n'est pas tant pour la réelle
richesse du pays que pour sa situation géographique, qui en fait la
clef de la route la plus courte des Indes et de l'Extrême-Orient. Si
LE PROBLÈME CHINOIS. 315
la froideur de la Russie a empêché toute intervention de l'Eu-
rope en faveur des Arméniens et paralysé les efforts des philhel-
lènes, si le tsar voit d'un mauvais œil tout ce qui pourrait modi-
fier la situation du Levant et se refuse à laisser soustraire aucune
province chrétienne au joug du Sultan i^ougc, c'est qu'il ne veut
pas qu'une commotion sur les bords du Bosphore l'entraîne dans
des aventures à l'ouest de l'Asie et le distraie des vastes desseins
où il s'absorbe à l'autre extrémité du continent.
Uhomme malade de Pékin est bien autrement riche que celui
de Constantinople : quatre fois plus étendu, douze ou quinze
fois plus peuplé que l'Empire ottoman, l'Empire chinois contient
une moindre proportion de déserts ; ses ressources sont bien plus
grandes et plus variées; ses habitans bien plus industrieux, plus
pacifiques et,semble-t-il,plus faciles à gouverner. Voilà pourquoi,
en cette fin du xix*' siècle, où la richesse d'un territoire compte
plus que les souvenirs qui s'y attachent, où l'on se préoccupe plus
de débouchés à ouvrir, de terres à mettre en valeur ou de mines
à exploiter que de reliques à préserver ou de peuples à affranchir
les nations de l'Europe ont abandonné le chevet du Grand Turc
pour s'occuper de capter l'héritage, plus lucratif, du Fils du
Ciel. Le malade des bords du Bosphore peut avoir des crises
furieuses, on s'efforce de ne pas les voir; on salue même avec
joie un regain de force, s'il s'en manifeste; on ne cherche plus
qu'à le galvaniser, qu'à le faire durer. Si le soin de préserver
la paix de l'Europe n'est pas étranger à cette conduite, le désir
de ne pas être dérangées dans l'œuvre qu'elles poursuivent en
Chine a bien aussi sa part dans l'attitude non seulement de la
Russie, mais de plus d'une autre puissance en face de l'Orient
méditerranéen.
C'est qu'on se promet dans l'Empire du Milieu un butin aussi
précieux que facile à récolter. La Chine, à ce point de vue, vaut
bien mieux que l'Afrique, dont l'Europe a si avidement opéré le
partage. Moins étendue que le continent noir, elle est beaucoup
plus peuplée, son climat est moins meurtrier, son accès plus
facife, ses fleuves plus aisément navigables, son sol plus fertile.
Le travail bien dirigé de ses habitans, ouvriers laborieux, patiens
et habiles, permettra d'en exploiter les ressources bien plus aisé-
ment et plus rapidement que ne pourront être mises en valeur
celles du continent noir, avec ses populations barbares, grossières
et indolentes. Ces ressources elles-mêmes sont immenses, et beau-
316 REVUE DES DEUX MONDES.
coup dorment encore. Les paysans chinois sont parmi les premiers
agriculteurs du monde : ils tirent parti du sol de leurs plaines
avec une perfection qui permet aux populations rurales d'atteindre
un degré de densité inconnu en Occident; telles provinces chi-
noises du littoral ou de la vallée du Yang-tsé-Kiang, le Chan-
toung, le Houpé, le Kiangsou,et d'autres encore sont aussi peu-
plées que la Belgique, et cependant, malgré quelques grandes
mais rares agglomérations urbaines, ces régions, comme tout l'en-
semble de la Chine, sont presque exclusivement agricoles, et, de
même que dans tout TExtréme-Orient, où le riz est la culture
dominante, les montagnes sont à peu près inhabitées. Si le sol est
admirablement exploité, le sous-sol, en revanche, est absolument
négligé : on n'extrait qu'une quantité insignifiante de houille des
immenses formations carbonifères qui couvrent plus de 100 000 ki-
lomètres carrés, aux abords du fleuve Jaune, dans les plaines du
Honan et sous les terrasses du Ghansi ; avec le bassin du Chan-
toung, très important aussi, qui se trouve plus à l'ouest, ce sont
là les couches les plus accessibles de combustible minéral, re-
connues par le célèbre voyageur Richthofen. Celles de la Chine
centrale paraissent toutefois plus étendues encore : le bassin du
Setchouen, où se trouve aussi du pétrole, couvrirait une sur-
face égale à la moitié de la France, et celui du Hounan serait aussi
très considérable. Les mines métalliques abondent également :
celles du Yunnan, riche surtout en gisemens de cui\Te, ont été
une des causes qui nous ont attirés au Tonkin ; les métaux pré-
cieux eux-mêmes semblent exister en maints endroits. Il est cer-
tain que, malgré l'ancienneté de leur civilisation, les Chinois ont
à peine effleuré ces richesses qui se cachaient sous terre ; ils sont
demeurés inférieurs à ce point de vue aux peuples de l'antiquité
classique : toute cette moisson reste à récolter pour les Euro-
péens.
On peut juger du développement dont la Chine est susceptible,
de l'accroissement que peuvent prendre ses échanges avec le
reste du monde, de l'impulsion que donnerait à l'activité uni-
verselle l'ouverture de cet immense pays, par l'exemple de deux
autres contrées asiatiques, placées dans des conditions assez ana-
logues : l'Inde britannique, qui, avec toutes ses dépendances, est
d'un sixième plus vaste que la Chine propre (i), mais contient
(1) On sait que l'Empire chinois comprend la Chine proprement dite, ou les
«•• Dix-huit Provinces, » qui a une surface de 3 millions et demi de kilomètres carrés,
LE PROBLÈME CHINOIS. 31 7
au plus les trois quarts du nombre de ses habitans, dont les po-
pulations sont bien plus molles et le sous-sol, sinon le sol, bien
moins riche, fait un commerce extérieur double de celui du Cé-
leste Empire. Le Japon, neuf fois moins étendu et moins peuplé
que la Chine, transformé par un gouvernement éclairé et l'intro-
duction des méthodes européennes, a vu le chiffre de ses échanges
s'élever en trente ans de 130 à 9o0 millions de francs, plus des deux
tiers de celui de son énorme et stationuaire voisine. Beaucoup
plus que les préjugés du peuple chinois, c'est la résistance à tout
progrès, et l'imbécillité du gouvernement le plus corrompu et le
plus orgueilleux qui soit, qui empêchent le pays de se développer.
Aussi longtemps qu'on a pu se faire illusion — sinon sur la bonne
volonté de ce gouvernement, du moins sur sa puissance, — on n'a
pas tenté de lui arracher de force ce qu'on ne pouvait en obtenir
de bon gré; on s'est résigné à laisser dormir les immenses res-
sources de l'intérieur, pour se contenter de l'ouverture de quel-
ques ports au commerce étranger. Mais, en 1894, les brillantes
victoires du Japon révélèrent au monde stupéfait la faiblesse du
colosse, la corruption qui le ronge, son incapacité à se régénérer
de lui-même; et c'est ce qui fait de cette guerre d'Extrême-Orient
un événement capital de l'histoire. Dès lors, l'attitude des nations
étrangères a changé : elles exigent aujourd'hui bien plus qu'elles
ne demandaient autrefois. Elles prétendent obliger le Fils du Ciel
Émettre en valeur les richesses de son empire, ou à les laisser le
faire à sa place ; si elles ne se partagent pas son territoire, elles
prennent hypothèque sur les diverses provinces ; elles s'y font ac-
corder des concessions de mines, de chemins de fer, de toute sorte
d'entreprises. Aux yeux des puissances, la Chine n'est plus une
force à ménager, une alliée éventuelle même, mais une proie, ou
un pays qu'on espère réduire à une sorte de vasselage.
Inaugurée en 1895, dès le lendemain de la guerre, par la
Russie, qui était la seule nation européenne à soupçonner la fai-
blesse de la Chine et se préparait déjà par la construction du
Transsibérien à y jouer un rôle particulièrement actif, la nouvelle
politique de l'Europe à l'égard du Céleste Empire s'est accentuée
et 380 millions d'habitans environ, et diverses dépendances plus vastes, mais infi-
niment moins peuplées : la Mandchourie, patrie de la dynastie actuelle (7 à 8 mil-
lions d'habitans sur 900000 kilomètres carrés); la Mongolie (-2 millions d'habitans
seulement sur 3 200 000 kilomètres carrés); le Thibet (6 millions d'ùmes sur 1600000
kilomètres carrés); le Turkestan oriental et la Dzoungarie (1200000 âmes sur
1300000 kilomètres carrés).
318 REVUE DES DEUX MONDES.
l'hiver dernier. L'Allemagne, la France, l'Angleterre se sont fait
« céder à bail » des points d'appui maritimes, et reconnaître des
« sphères d'intérêts. » La Russie est revenue au jeu et le Japon
s'en est aussi mêlé. L'auteur de cette étude se trouvait en Extrême-
Orient où il est resté du mois de septembre 1897 au mois d'avril
dernier, pendant que se déroulaient tous ces événemens. Il a pu
s'entretenir avec des hommes qui y ont été intimement mêlés, et
fréquenter ceux qui connaissent le mieux la Chine aux points de
vue les plus divers et y séjournent depuis le plus longtemps :
missionnaires, négocians, personnages officiels ; il a pu compléter
ainsi ses propres observations et s'est efforcé de se rendre compte
des termes dans lesquels se pose la difficile question d'Extrême-
Orient. Il s'écoulera sans doute assez longtemps avant qu'elle ne
soit réglée.
On aurait certes surpris les hommes du début de ce siècle en
leur disant qu'il finirait avant que le Turc fût chassé d'Europe, et
cependant les destinées de l'Orient méditerranéen sont bien loin
encore d'être fixées. Les problèmes que soulève l'avenir du Céleste
Empire ne sont ni moins graves ni moins compliqués : infiniment
moins hétérogène que la Turquie, la Chine n'en a pas moins à
craindre comme elle des troubles intérieurs ; elle est gouvernée
par une dynastie étrangère et rongée de sociétés secrètes ; le gou-
vernement central est faible et les diverses parties de cet immense
ensemble paraissent avoir bien peu de cohésion. D'autre part, les
rivalités des puissances européennes, auxquelles il faut joindre les
États-Unis et le Japon , ne sont pas moins vives à l'est qu'à
l'ouest de l'Asie. Le seul résultat qui soit à peu près définitive-
ment obtenu, grâce aux événemens des cinq dernières années, la
fin de l'isolement de la Chine, qui avait toujours vécu absolu-
ment à l'écart de l'Europe, la mise en contact, pour la première
fois depuis les origines de l'histoire , de cette énorme agglomé-
ration d'hommes avec une civilisation qui s'était développée sans
aucun lien avec la leur depuis six mille ans, soulève un redou-
table inconnu. Si le manque de vertus militaires chez les Chi-
nois et l'insuffisance du nombre chez les Japonais, rendent peu
redoutable le péril jaune au pohit de vue guerrier, beaucoup de
gens et parmi eux les représentans les plus hardis de la civili-
sation occidentale, les Américains, les Australiens, s'en préoccu-
pent au point de vue économique.
Dislocation du Céleste Empire à la suite de troubles intérieurs
LE PROBLÈME CHINOIS, 319
OU partage de la Chine entre les diverses puissances, à la suite
d'une entente ou d'une guerre qui ne manquerait pas de devenir
universelle, ou encore rénovation du plus vieil État du monde
par l'adoption des idées et des méthodes de l'Occident, lutte éco-
nomique entre la race blanche et la race jaune, il serait pré-
somptueux et vain de vouloir prophétiser dès aujourd'hui tous
les développe mens qu'est susceptible de prendre la question
d'Extrême-Orient. Mais on peut tenter, au moment où elle se pose
pour la première fois d'une manière pressante, d'en déterminer
les multiples élémens, d'étudier la position relative à l'heure
actuelle et les perspectives prochaines de l'action des divers fac-
teurs. C'est ce qu'on essaiera de faire ici en commençant par le
patient, autour duquel se pressent tant de médecins et d'héri-
tiers, par la Chine elle-même.
II
La première vue de la Chine n'est guère attrayante, lorsque,
venant de la Sibérie orientale, on y arrive par le golfe du Petchili
après une longue navigation autour de la presqu'île Coréenne.
Après le beau port naturel de Vladivostok, après cette merveil-
leuse rade de Nagasaki, tout enfouie dans la verdure, où les
gracieux pins du Japon, qui couvrent les îles rocheuses, s'inclinent
sur l'eau profonde et bleue, où les grands bâtimens de guerre et
de commerce sont ancrés tout près des rives, au milieu d'un va-
et-vient de jonques aux voiles blanches, c'est une impression de
tristesse, presque un serrement de cœur qu'on éprouve en jetant
l'ancre à plusieurs milles de l'embouchure du Peï-ho, pour atten-
dre, au milieu d'une mer toute jaunie de la boue que charrie le
fleuve, le moment où la marée permettra de franchir la barre.
Presque tous les ports du Céleste Empire sont ainsi faits; on ne
peut y pénétrer que pendant quelques heures au voisinage de la
pleine mer : même l'entrée de l'immense fleuve Bleu est encom-
brée de hauts-fonds; son rival, le fleuve Jaune, se divise dans son
cours inférieur en une telle multitude de chenaux, divaguant
parmi les terres marécageuses, que toute liaison y est rompue
entre la na\'igation fluviale et la navigation maritime. Avec ses
estuaires envasés, les tempêtes qui assaillent ses côtes, les brumes
qui les cachent souvent, les glaces qui viennent fermer l'hiver ce
320 REVUE DES DEUX MONDES.
golfe du Petchili, chemin de la capitale, situé pourtant plus près
de l'équateur que la baie de Naples ou l'embouchure du Tage, la
Chine semble vraiment repousser l'étranger.
Du mouillage, en dehors de la barre, c'est à peine si l'on
aperçoit la côte, tant elle est basse. Lorsque enfin on peut entrer,
on distingue des forts de boue, des maisons de boue dans les vil-
lages^ d'innombrables tas de boue, marquant les tombes des
cimetières : c'est Takou; un peu plus haut, à Tangkou, le Peïho
cesse d'être navigable aux bâtimens de quelque importance. Au
débarqué, une surprise vous attend : le chemin de fer. Com-
mencé par Li-Hung-Chang, pour permettre l'exportation du
charbon de ses mines de Kaïping, à quelques lieues au nord-est,
il a été prolongé de divers côtés, et depuis l'été de 1897, il conduit
à Pékin par Tien-tsin. Une heure et demie après avoir quitté
Tangkou, je descendais dans cette dernière ville, au milieu d'une
nuée de coolies qui s'élancent à l'assaut de mes bagages. La tra-
versée du Peïho faite en sampang, pour ne pas s'entasser sur un bac
encombré qui ne porterait pas moitié autant d'Européens qu'il
contient de Célestes serrés les uns contre les autres et immobiles
dans les positions en apparence les plus incommodes, ensuite une
course rapide en djinriksha, au trot d'un Chinois, à travers la
Rue de France, puis la Victoria Road, et me voici à VAstor house,
un hôtel à l'Américaine, tenu par un Allemand ; en face, un jardin,
où un drapeau blanc taché d'un cercle rouge, emblème du soleil
levant, surmonte le consulat du Japon. Je suis ainsi initié dès la
première heure au cosmopolitisme d'une concession étrangère
en Extrême-Orient.
Tien-tsin est le plus grand port ouvert de la Chine du Nord, et,
dans l'ensemble du Céleste Empire, il vient au troisième rang
pour l'activité de son commerce extérieur. C'est aussi une im-
mense ville chinoise de près d'un million d'habitans. Mais sa
concession européenne ne vaut pas celle de Shanghaï; comme
cité indigène, elle n'est aussi que d'un intérêt médiocre et le cède
de beaucoup à Pékin, à Canton et à bien d'autres villes. C'était là
que commençait le long et désagréable voyage qu'il fallait faire
autrefois pour atteindre la capitale : on y arrivait soit par terre en
deux journées de cheval, soit par le Peïho. Tantôt à la voile et
tantôt à la rame, tantôt halées à bras d'hommes, les jonques re-
montaient tant bien que mal, et plutôt mal que bien, le cours si-
nueux du fleuve, le plus souvent en deux ou trois jours, quelque-
LE PROBLÈME CHINOIS. 321
fois en quatre ou cinq, lorsque le vent soufflait du nord et que les
échouages étaient trop nombreux. Aujourd'hui, Vexpi^ess quoti-
dien, marchant à raison de 32 kilomètres à l'heure, franchit en
trois heures cinquante-trois minutes les 127 kilomètres de che-
min de fer qui séparent Ticn-tçin de la station de Pékin.
Le pays parcouru est à peu près entièrement plat ; ce n'est
que peu avant d'arriver qu'on commence à apercevoir vers le
nord-est une ligne bleue d'assez hautes collines. En ce mois de
septembre, au moment où la saison des pluies finit pour faire
place à la sécheresse qui va durer jusqu'à la fin de l'hiver, tout
est inondé aux environs de Tien-tsin : le cimetière lui-même,
autour duquel tourne la ligne, est en partie couvert d'eau : on voit
flotter un cercueil, un autre s'est échoué sur le talus de la voie.
Ces tombes paraissent bien peu soignées pour des hommes si res-
pectueux des morts. L'inondation s'étend d'abord presque à perte
de vue, puis le sol commence à se montrer. Si on s'attendait à
voir incultes ces terrains d'où les eaux se sont à peine retirées,
c'est qu'on ne connaît pas encore l'infatigable labeur de l'agricul-
teur chinois, le soin diligent qu'il apporte à sa tâche. Tout ce
qui émerge est déjà ensemencé, les labours s'avancent jusqu'au
bord même de l'eau et, à quelques pas de la limite de l'inondation,
commence déjà le tapis vert des moissons futures, qui ont vite
levé dans le limon humide et gras, sous le chaud soleil de sep-
tembre. Les villages, toujours en boue, entourés d'arbres, se
multiplient, et l'on se trouve bientôt dans un pays admirablement
cultivé, où pas un pouce de terrain n'est perdu, où les champs de
blé et de sorgho alternent avec les cultures maraîchères et les
vergers.
La station provisoire de Pékin, en planches et tôle galvanisée,
s'élève au milieu de ce paysage champêtre; c'est à peine si l'on
aperçoit entre des arbres un pan des hautes murailles de la
^'ille, que la végétation et un léger mouvement de terrain cachent
à peu près entièrement. Rien ne prévient le voyageur qu'il se
trouve presque aux portes de la capitale du plus vieil empire du
monde.
Pour franchir les 1 500 mètres qui séparent la gare de l'entrée
de Pékin, il faut remplacer le plus perfectionné par l'un des plus
barbares des moyens de transport que l'homme ait à sa disposition.
Les Célestes n'ont pas voulu qu'on pût se dispenser, pour pénétrer
dans leur sacro-sainte capitale, d'avoir recours à un instrument
TOME CL. — 1898. 21
322 REVUE DES DEUX MOîSDES.
de locomotion national; c'est pourquoi l'on passe du wagon de
chemin de fer à la charrette chinoise. A côté de ce véhicule, le
tarantass sibérien paraît la plus douce des voitures. Deux grandes
roues aux jantes énormes, recouvertes de fer et garnies d'un triple
cercle de clous, supportent cet informe appareil qu'abrite une
bâche bleue et que traînent deux mules, attelées en flèche. Tandis
que le charretier s'assied en avant de la partie couverte par la
bâche, l'infortuné voyageur se glisse au-dessous ; point de place
pour s'étendre; il faut rester assis, les jambes allongées. Aussitôt
en marche, on se trouve projeté en tous sens contre l'arma-
ture en bois de la voiture ; tantôt une roue passe sur une pierre,
tantôt elle retombe dans une ornière, et s'engage jusqu'au moyeu
dans le sol défoncé ; l'infâme véhicule prend les inclinaisons les
plus invraisemblables, à la grande angoisse de ceux qui s'y trouvent
et qui contemplent avec horreur la boue profonde où ils se croient
certains d'être précipités, soit que la charrette verse, soit qu'elle
se trouve brisée par quelque cahot plus rude que les autres; mais
la solidité, qui en est la seule qualité, est à toute épreuve : une
vingtaine de minutes après avoir quitté la gare, on est devant
une haute muraille crénelée, précédée d'un fossé boueux, aux
trois quarts comblé, qu'on suit pendant quelques instans. On
tourne enfm sur un pont, au bout duquel une porte donne accès
dans une demi- lune tout entourée de murs; une seconde porte
permet au voyageur de franchir l'enceinte proprement dite et
d'entrer dans Pékin, où il aura encore à faire route pendant près
d'une heure avant d'arriver, brisé, rompu, à l'hôtel que tient un
Français dans la rue des Légations.
Bien qu'elle ne soit pas une des plus anciennes villes du Cé-
leste Empire, Pékin n'en est pas moins un symbole, sur une échelle
réduite, et comme un résumé de la Chine tout entière, de l'an-
cienneté de sa civilisation, de son immobilité prolongée, de sa
décadence actuelle. Elle appartient à un type tout autre que celui
des villes de l'Europe, aussi bien que de l'Orient musulman.
C'est l'idée de Ninive ou de Babylone qu'évoque le spectacle de
ces immenses murailles entourant la ville, de ces enceintes suc-
cessives qui la divisent en quatre parties distinctes. D'abord la
ville violette ou réservée, longue de près d'une lieue du sud au
nord, sur une largeur trois ou quatre fois moindre; elle contient
les palais, entourés de jardins, où vivent l'empereur et l'impéra-
trice douairière, au milieu d'une foule de parasites, dont le
LE PROBLÈME CHINOIS. 323
nombre, mal connu, s'élève au moins à six ou huit mille, gardes,
fonctionnaires variés, et tout le personnel du harem impérial,
concubines de divers rangs et eunuques ; les seuls Européens qui
y pénètrent sont les membres du corps diplomatique, auxquels
l'empereur donne audience au jour de l'an et, depuis fort peu de
temps, lors de leur arrivée et de leur départ. Autour de la
ville violette, s'étend la ville impériale aux murs peints en rose,
entourée elle-même par la ville tartare, qui forme un rectangle
de 6700 mètres sur 5000 exactement orienté suivant les quatre
points cardinaux. Ses gigantesques murailles ont quinze mètres
de haut et autant de largeur au sommet ; leurs faces extérieures
sont deux forts murs de briques grises , portées par des sou-
bassemens de pierre; l'intérieur est rempli de terre battue; le
sommet, recouvert de dalles, forme un chemin bordé de hauts
parapets crénelés en pierre. Des bastions font saillie vers l'exté-
rieur; les grands pavillons de briques percés de meurtrières et
recouverts de poteries multicolores, sculptées et vernissées, qui
couronnent les quatre angles et les portes, et s'élèvent à 99 pieds
au-dessus du sol, hauteur maxima qu'on puisse atteindre sans
gêner le vol des bons esprits, rendent plus imposant encore ce
magnifique rempart qui, au nord, à l'est et à l'ouest, surgit brus-
quement au milieu de la campagne, car Pékin n'a pas de faubourgs.
L'aspect n'en est pas moins impressionnant lorsqu'on se trouve
dans les demi-lunes, vastes cependant, qui précèdent les portes,
mais qui ont l'apparence de puits, entre les hautes murailles cré-
nelées, surmontées de chaque côté par les massifs pavillons de
briques.
Au sud de la ville tartare, des murailles moitié moins hautes
entourent le rectangle allongé de la ville chinoise, qui est la partie
la plus commerçante de Pékin. La grande rue qui, se dirigeant
du nord au sud, la divise en deux parties égales, est, surtout aux
abords de la porte Tsieng-Men, par où l'on passe dans la ville tar-
tare, la plus animée de toutes les artères de la ville. Sur la chaus-
sée centrale, pavée de dalles superbes, mais aujourd'hui disjointes,
bonnes seulement à produire d'effroyables cahots, recouvertes
d'un pied de bouc en été et d'une poussière infecte en hiver, cir-
culent pêle-mêle les charrettes chinoises , les chaises à porteurs, dont
la couleur varie suivant la dignité de ceux qui s'y trouvent, les chaises
à mules, les cavaliers montés sur les poneys mandchous, petits, mais
râblés, les infatigables bourricots, le meilleur des moyens de loco-
324 REVUE DES DEUX MONDES.
motion pour qui n'a pas à se soucier du décorum, les énormes
brouettes à roue centrale, les coolies pliant sous le poids des paniers
bien remplis qu'ils portent aux deux bouts d'une longue perche
passée sur l'épaule. Tout cela se bouscule bruyamment, au milieu
des cris rauques des porteurs et des conducteurs, dont les animaux
n'obéissent qu'à la voix; de temps à autre, une longue file de gi-
gantesques chameaux à tleux bosses, conduite par un gamin
mongol, les naseaux de l'un attachés par une corde à la queue du.
précédent, \ient mettre le comble à la confusion. Cette circulation,
si intense et si variée, doit se contenter d'un espace rétréci au
milieu de la rue, dont la largeur très grande se trouve fort di-
minuée par des paillettes, sortes de baraques du Jour de l'an en
permanence, qui servent d'abri à des revendeurs, à des restaura-
teurs, à de petits marchands de tout genre. Ces mauvaises paillottes,
qui tournent le dos au milieu de la rue, cachent l'alignement
ininterrompu des boutiques dont on n'aperçoit de la chaussée que
les hautes enseignes verticales, se prolongeant en une forêt de
poteaux jusqu'aux abords de la porte Tsiong-Men, à laquelle on
accède par le Pont des Mendians, aux balustrades toujours en-
combrées d'une foule de pauvres hères qui demandent l'aumône
en étalant les plus repoussantes infirmités et la plus sordide
misère.
Dans les bas côtés étroits, que bordent d'une part les paillottes
et de l'autre les grandes boutiques, qu'encombrent encore les
barbiers et coiffeurs en plein vent, les diseurs de bonne aventure,
se presse la foule des piétons : hommes à longue tresse en robe
ou en blouse bleu clair, Chinoises aux cheveux ramenés en arrière
en queue de pie, que Ion voit marcher péniblement sur les pointes
de leurs pieds mutilés, en étendant de temps à autre les bras pour
ne pas perdre l'équilibre ; femmes tartares dont la coiffure élargie
sur les côtés est rehaussée, comme chez les Chinoises, d"une grosse
fleur, mais dont le visage est recouvert d'une épaisse couche de
fard blanc et rose, dont les extrémités n'ont subi aucune mutila-
tion, et qui marchent avec plus d'assurance malgré les hautes et
étroites semelles qui portent leurs chaussures par le milieu seule-
ment ; enfans à la tête rasée par places, avec des toufi'es de che-
veux qu'on a laissés grandir çà et là, selon la fantaisie des parens
et comme des massifs d'un minuscule jardin à la française ; par-
mi eux, beaucoup de gamins courant tout nus, semblables à de
petits bronzes avec la chaude coloration d'un brun doré de leur
LE PROBLÈME CHINOIS. 325
peau. Pour éviter d'être trop bousculé, il faut parfois se réfugier
dans les boutiques, ouvertes sur la rue de toute leur largeur, et
au fond desquelles les marchands fument paisiblement leur
longue pipe derrière le comptoir et causent avec les cliens en
leur montrant les marchandises. Ces magasins, où tout est rangé
avec un soin minutieux, et dont le séjour est presque toujours
agrémenté par un bocal à poissons rouges ou une cage pleine
d'oiseaux, ont un air calme, ordonné, propret même, qui con-
traste avec le bruyant tohu-bohu, avec l'efFroyable saleté de la
rue. C'est cette saleté qui est le caractère commun de toutes les
grandes artères de Pékin, qui ressemblent à celle-ci, avec moins
d'activité et de luxe dans les magasins qui les bordent. Dès qu'il a
plu, c'est-à-dire pendant tout l'été, une boue de deux pieds de
profondeur ; lorsqu'il fait sec, une poussière épaisse et putride,
soulevée souvent en tourbillons par un violent vent du nord. Les
côtés, toujours plus bas que le centre, sont en grande partie
occupés par des mares à l'eau verdàtre et croupissante où pourris-
sent, en exhalant une odeur infecte, des détritus variés, des ca-
davres danimaux, tous les déchets des maisons voisines. On a
presque peine à s'expliquer que la population de Pékin n'ait pas
été depuis longtemps anéantie par les épidémies qui devraient se
propager avec une rapidité terrible au sein de cette affreuse mal-
propreté.
Lorsqu'on quitte les peu nombreuses grandes voies, on tombe
ou dans des espaces vides qui ne sont pas rares à Pékin et
qu'occupent souvent de vraies montagnes d'immondices, ou dans
le dédale des petites rues, qui sont de deux sortes. Les unes, voi-
sines surtout de la grande artère commerciale, sont, comme elle,
exclusivement bordées de magasins ; à peine assez larges pour li-
vrer passage à une seule charrette, une foule épaisse les encombre
aussi. Les autres sont les rues où donnent les habitations; elles
sont tristes, généralement silencieuses ; des deux côtés, une suite
de murs gris percés, à de longs intervalles, d'une petite porte;
celle-ci est-elle ouverte, on n'aperçoit de la rue qu'une minuscule
avant-courette de quelques mètres carrés et, en face de soi, un
mur; une ouverture latérale permet seule de pénétrer dans la cour
proprement dite, qui est invisible du dehors. C'est sur les cours que
donnent les portes et les fenêtres des maisons basses à simple rez-
de-chaussée, au toit à double pente, recouvert de tuiles grises,
souvent orné aux angles de quelque animal de pierre, mais nulle-
326 REVUE DES DEUX MONDES.
ment relevé sur les bords, comme le sont les toits des temples
et des grands édifices. Point de mouvement dans la rue : des
enfans devant les portes, des chiens errans, parfois un coolie ou
un vendeur ambulaût, leurs deux paniers suspendus à Thabituelle
perche de bambou passée sur l'épaule, rarement une charrette
ou un àne de bât. On serait tenté de se croire dans un immense
village.
La scène change entièrement quand on regarde Pékin du haut
des murailles qui en forment de beaucoup la plus agréable pro-
menade et au sommet desquelles ne montent ni la poussière, ni
la boue, ni les odeurs de la ville. On ne voit plus alors que des
arbres : chaque habitation en a un dans sa cour, qui en forme
l'ornement avec quelques pots à fleurs, mais qu'on aperçoit à peine
de la rue étroite, parce qu'il y a trop peu de recul. Des murs, au
contraire, ce sont les petites maisons qui disparaissent et Pékin
apparaît alors comme un immense parc au milieu duquel font
saillie les toits jaunes du palais impérial, une butte boisée, dite la
Montagne de Charbon, surmontée d'une pagode, vers l'extrémité
nord de la ville, et de rares grands édifices. Ceux-ci sont peu nom-
breux dans l'enceinte même de Pékin et les étrangers ne peuvent
pénétrer dans presque aucun. Il y a \ingt-cinq ou trente ans, on
les admettait dans l'enceinte d'un assez grand nombre de temples :
le Temple du Ciel aujourd'hui en reconstruction et où l'empe-
reur lui-même va sacrifier chaque année au solstice d'hiver, ceux
du Soleil, de la Lune, de l'Agriculture; il était même possible
d'arriver à voir certaines parties des jardins du palais. C'était
l'effet de la crainte salutaire inspirée aux Célestes par l'entrée de
l'armée anglo-française à Pékin en 1860. A mesure qu'on s'est
éloigné de cet événement, la leçon a été peu à peu oubliée avec
la facilité qu'ont les Chinois pour ne pas se souvenir de ce qui
a blessé leur orgueil ; il semble qu'aujourd'hui le peuple ajoute
foi à la fable officielle inventée pour « sauver la face,» et d'après
laquelle l'empereur Hien-Feng, fuyant en réalité devant les troupes
alliées, se serait simplement rendu à son parc de Djohol en
Mongolie, pour une partie de chasse; l'insolence habituelle avait
complètement reparu, lorsque le bruit des victoires remportées
par les Japonais et la crainte de voir l'armée du Mikado entrer
dans la capitale sont venus de nouveau améliorer la position des
étrangers.
Lorsque je me trouvais à Pékin, il y a un an, il était rare que
LE PROBLEME CHINOIS. 327
des Européens fussent insultés dans la rue, tandis qu'ils l'étaient
fréquemment avant la guerre et que je l'ai été moi-même, comme
beaucoup d'autres, à Canton. Mais l'entrée de presque tous les
édifices est restée interdite. Le seul temple aisément accessible est
celui de Confucius, une grande salle banale au toit élevé supporté
par des piliers de bois peints en rouge. On visite également les
lieux d'examen des lettrés, plusieurs milliers de minuscules cel-
lules alignées sur plusieurs rangées parallèles où les infortunés
candidats à la licence et au doctorat sont enfermés durant plu-
sieurs jours de suite pour faire leurs compositions. Lorsqu'on a été
en outre à l'ancien observatoire, où se trouvent deux séries d'iii-
strumens, les uns datant de la domination mongole au xiii*^ siècle,
enfouis dans la végétation au fond d'une cour, les autres du xvii%
fabriqués sous la direction du jésuite Verbiest, astronome de
l'empereur de Chine, au sommet des murailles, on a fini la visite
des monumens de Pékin,
Aussi bien les promenades dans les rues, le long du pied des
énormes murailles ou sur leur sommet, sont-elles autrement inté-
ressantes et instructives qu'une visite de temple ou de palais. On
y est frappé à chaque instant de ce qui fait la force de la race
chinoise et la faiblesse de l'Etat chinois, du contraste de l'activité
incessante, méthodique, persévérante des particuliers et de l'in-
curie officielle. On se convainc, par tout ce qu'on voit, que les
Européens trouvent aujourd'hui la Chine dans une décadence
comparable à celle de l'Empire romain au moment de l'invasion
des Barbares. Cette ville de Pékin, qui a du être autrefois une ma-
gnifique capitale, n'est évidemment plus que l'ombre d'elle-même :
Le nombre de ses habitans, 700 000 à 800 000 au plus aujourd'hui,
diminue et quantité de maisons sont en ruines; telles grandes
voies, jadis superbement pavées , sont défoncées par suite d'un
manque d'entretien séculaire ; des égouts autrefois couverts cou-
lent maintenant en plein jour et, à demi comblés par des dépôts
qu'on n'enlève jamais, souvent complètement obstrués, se répan-
dent en mares infectes; des pans entiers des murailles, qu'on ne
prend pas soin de réparer, s'écroulent quelquefois. On les relève
alors, mais, comme la plus grande partie des fonds consacrés à ce
travail reste aux mains grasses des fonctionnaires et des entre-
preneurs, il n'est jamais bien fait; on n'aurait garde, du reste, de
reconstruire solidement, car on s'enlèverait ainsi, avec la chance
d'un nouvel effondrement, une source de bénéfices futurs. En
328 REVUE DES DEUX MONDES.
revanche, lorsque l'empereur sort par exception de son palais pour
se rendre à quelque résidence d'été ou aller sacrifier à un temple,
on fait la toilette de la partie de la ville qu'il doit parcourir, de
façon à lui donner l'illusion que sa capitale est bien tenue. Dans
les rues où passera le cortège on comble sommairement les fon-
drières, on jette du sable sur le sol, on fait disparaître tout ce
qui choquerait l'œil du Fils du Ciel, comme ces misérables pail-
lettes qui encombrent et rétrécissent la grande artère de la ville
chinoise; on peint en blanc l'intérieur des demi-lunes du rem-
part, mais seulement jusqu'à la hauteur où l'empereur, de sa
chaise à porteurs, peut atteindre du regard. Aucun souci, dans
tout cela, d'une amélioration réelle ou durable; sauver la face,
voilà ce qu'on veut et rien autre chose.
III
Une course dans les environs de Pékin, à la Grande Muraille
et à quelques-uns des temples bâtis sur les collines à l'ouest de
la ville, confirme les impressions recueillies dans la capitale. Cette
excursion se fait aujourd'hui en quatre ou cinq jours, avec un
confortable relatif et sans aucun danger. Un boy, c'est-à-dire un
domestique servant à la fois de guide, d'interprète, de valet de
chambre et de cuisinier, souvent fort expert dans l'art de Vatel,
un âne et son ânier, une charrette attelée de deux mules et son
charretier, tel est l'équipage que comporte cette course que l'on
accomplit ainsi assez agréablement, en alternant la marche à pied
et le transport à dos d'âne. Le personnel peut sembler nombreux,
mais nul autre que son ânier ne saurait faire avancer un âne
chinois, et nul autre que leur charretier des mules chinoises ;
quant au boy, c'est l'homme indispensable, entre les mains du-
quel il faut s'en remettre absolument et auquel on confie le soin
de régler, avec un lourd sac de sapèques et des billets de valeur
minime émis par des banques locales, tous les frais de l'excur-
sion, notes d'auberge aussi bien que pourboires aux serviteurs et
aux gardiens ou aux bonzes des temples. Il va de soi qu'il fait un
peu danser l'anse du panier, qu'il sait se réserver son petit béné-
fice, son sqiieeze , comme on dit en j)idjin english, dans ce jargon
qui n'a guère d'anglais que le nom et qui est la langue franque des
ports chinois. Mais un Européen se déplaçant en Extrême-Orient
LE PROBLÈME CHINOIS. 329
a toujours un nombreux personnel : cela ajoute à son prestige, puis
chaque homme a sa fonction spéciale et ne voudrait se charger
d'aucune besogne de surcroît. Quant au squeeze, c'est un usage
universellement admis, presque avoué ; il est aussi nécessaire
d'en passer par là que par le pourboire ou le « sou du franc » chez
nous en mainte circonstance ; puis il y a encore économie à le
faire plutôt que d'essayer de traiter directement.
En sortant de Pékin par le nord, on traverse l'espace sablon-
neux et stérile sur lequel s'étendait au xiii^ siècle une partie de
la ville qui s'est depuis déplacée vers le sud, puis dé grosses bour-
gades suburbaines, qui sont surtout des agglomérations de mar-
chands, et l'on se trouve ensuite dans la plaine admirablement
cultivée qui s'étend au nord de Pékin jusqu'au pied des collines.
Elle est plus dénudée qu'au sud et l'on ne voit d'arbres qu'auprès
des villages, tous entourés d'une verte ceinture de saules et dis-
séminés en grand nombre au milieu des champs, à deux ou trois
kilomètres à peine de distance les uns des autres. Dans cette ré-
gion, le sol et le climat sont trop secs pour le riz ; aussi y cultive-
t-on le blé d'hiver que je voyais semer et parfois déjà sortir de
terre au mois d'octobre et qui ne gèle pas dans la terre très sèche,
malgré des froids de 20 degrés et le peu d'épaisseur de la neige ;
récolté dès le milieu de mai, du sorgho, du millet ou du sar-
rasin lui succède, et c'est le millet qui forme ici le fond de la
nourriture des hommes. On a toujours le spectacle du travail
actif des paysans, labourant avec d'assez fortes charrues, plus sé-
rieuses que celles des moujiks sibériens et qu'ils attellent de
deux mulets ou de deux chevaux, quelquefois de trois petits
ânes. Dans les villages on voit battre le grain ou lier les grandes
tiges du sorgho qui doivent servir à faire des nattes ou des cloi-
sons ; les femmes aident à ces derniers travaux qui ont lieu près
des habitations, mais ne s'en éloignent pas pour aller aux
champs. Les chemins sont en général mauvais; ils ne l'ont pas
été toujours ; des ponts sont superbes encore, mais les dalles de
la chaussée qu'ils portent sont entièrement disjointes, d'autres
rivières doivent se passer à gué près des ruines d'un pont. Tout
indique qu'on suit le tracé d'une très grande voie d'autrefois. Il
est vrai que cette voie mène aux tombeaux des Ming; cela ex-
plique à la fois le luxe qui a présidé à sa construction lorsque
cette dynastie régnait et l'abandon oii elle se trouve depuis que
les Mandchous ont détrôné les Ming en 1644.
330 REVUE DES DEUX MONDES.
Peu de sites font une impression plus grandiose que la vallée
en hémicycle autour de laquelle s'élèvent, sur les dernières pentes
des collines, les monumens funéraires de treize empereurs de la
dynastie des Ming. Chacune de ces tombes est une réunion de plu-
sieurs édifices entourés de beaux arbres verts, qui contrastent
avec la dénudation habituelle des montagnes chinoises. La large
voie qui y mène, dallée, mais disparaissant presque aujourd'hui,
pénètre par un superbe arc de triomphe dans la vallée silen-
cieuse et qui parait déserte, quoique cultivée, car c'est à peine si
l'on aperçoit les petits villages, tapis au pied des hauteurs. Après
avoir passé sous d'autres portes élégantes que soutiennent des
colonnes munies d'ailes, on arrive à une gigantesque allée de co-
losses monolithes représentant des figures d'animaux alternative-
ment assis et couchés, puis des hommes, législateurs et guerriers.
Des chemins rayonnent ensuite vers chacun des tombeaux, dont
j'ai visité l'un, celui du premier empereur Ming qui ait régné à
Pékin.
Après avoir pénétré dans une haute enceinte par un porche
à trois portes mal entretenu, et traversé des cours plantées
d'arbres verts, on arrive à la grande salle. Devant toute la façade
courent plusieurs rangs de marches de marbre aux rampes fine-
ment sculptées. La salle elle-même n'a pas moins de soixante
mètres de long sur vingt- cinq de large et une douzaine de hau-
teur. Elle est presque entièrement vide et l'on n'y voit d'abord que
les quarante gigantesques colonnes de bois, formées d'un seul
tronc d'arbre, et que deux hommes ne peuvent embrasser, qui
supportent le toit; ces colonnes passent pour être venues des con-
fins de l'Indo-Chine; au milieu d'elles se dissimule un petit autel,
où tombent en miettes des vases remplis de poussière et sans in-
térêt artistique, tandis qu'un peu en arrière, dans une sorte de ta-
bernacle, se trouve simplement la tablette de l'empereur défunt
portant son nom gravé en trois caractères chinois. Son corps
gît plus loin, au fond d'une galerie qui pénètre d'un mille dans
l'intérieur de la colline, mais qui est murée à peu de distance
de l'entrée, où l'on arrive après avoir traversé encore deux cours
séparées par un portique. De la large tour qui s'élève au-dessus
de cette entrée et sur les murs de laquelle d'innombrables visi-
teurs chinois et quelques Européens ont gravé leurs noms à la
pointe de leurs couteaux, la vue embrasse l'hémicycle des mon-
tagnes et toutes ces tombes que leur simplicité voulue et la rareté
LE PROBLÈME CHINOIS. 331
des ornemens ne rendent que plus grandioses, mais dont la con-
struction a dû coûter un travail qui ne peut se comparer qu'aux
travaux faits par les anciens Egyptiens pour les tombes de leurs
Pharaons.
La Grande Muraille de Chine est, elle aussi, une œuvre colossale.
On prend pour s y rendre la grande route de Mongolie qui la tra-
verse à la porte de Pa-ta-ling, à l'extrémité de la passe de Nankou.
Importante voie commerciale, par où passent depuis bien des
siècles les longues caravanes de chameaux qui servent au trafic
de la Mongolie et de la Sibérie avec la Chine, cette route était
autrefois très large et pavée, dit-on, de gros blocs de granit. On
n'en aperçoit plus guère de traces, ni dans la traversée de la petite
ville de Nankou où l'on s'en est peut-être servi pour la construc-
tion des maisons, ni dans la passe de montagnes où l'on grimpe
ensuite péniblement et où tout a dû s'ébouler dans le torrent.
Nankou est une ville murée comme la plupart de celles des envi-
rons de Pékin, comme la curieuse bourgade de Tchou-Young-
Kwan qu'on traverse un peu après et sur l'une des portes de
laquelle se trouve une inscription en six langues dont une n'a pu
encore être déchiffrée. De toutes parts, sur les montagnes, des
tours et de pittoresques fortifications en ruines témoignent que la
peur des Mongols et des Tartares hantait depuis longtemps les
Chinois. C'est contre eux qu'a été construite la Grande Muraille,
qui se compose de deux parties, la muraille extérieure et la mu-
raille intérieure : la première s'étend sur près de 2o00 kilomètres
de Chan-haï-Kwan, sur le golfe du Petchili, jusque dans la pro-
vince du Kansou, sur le haut fleuve Jaune; sa construction
remonte à deux cents ans avant notre ère ; il va sans dire qu'elle
a été souvent remaniée et réparée. En pierres de taille près de
la mer, elle est en briques sur la plus grande partie de son par-
cours et a une épaisseur de o à 6 mètres sur une hauteur qui
n'est guère supérieure; à l'extrémité ouest, ce n'est plus qu'une
levée de terre.
La muraille intérieure, qui date du vi^ siècle de notre ère,
mais a été presque entièrement reconstruite par les Ming au
xvi^, a 800 kilomètres de développement ; c'est elle que l'on voit
à Pa-ta-ling, coupant le col où passe la route et s'éloignant à
droite et à gauche pour suivre en zigzag la crête des mon-
tagnes. Elle est construite d'une manière analogue aux mu-
railles de Pékin: un soubassement en pierre; deux paremens
332 REVUE DKS DEUX MONDES.
crénelés en briques recouvrant de la terre battue; le sommet,
dallé, forme un chemin de3"'o0 de largeur environ; la hauteur
varie, suivant les irrégularités du terrain, de 4 à 6 mètres; des
tours carrées deux fois plus élevées, munies aussi de créneaux
ainsi que d'embrasures, se dressent fréquemment, tous les cent
mètres, m'a-t-ilparu. Beaucoup moins imposante que l'enceinte de
Pékin, il ne semble pas que la Grande Muraille mérite les raille-
ries dont elle a été l'objet. Contre des assaillans ne disposant pas
d'artillerie, contre des cavaliers comme les Mongols et les Tar-
tares, c'était une défense des plus sérieuses et, s'ils l'ont franchie
quelquefois, elle a plus souvent encore arrêté leurs invasions. Bien
que ne servant plus depuis l'établissement de la dynastie actuelle,
qui est elle-même tartare, elle est restée, grâce au soin avec lequel
elle avait été entretenue jusqu'à son avènement, un des monu-
mens les mieux conservés de la Chine.
Il n'en est pas de même de la plupart des temples qui parsèment
les collines, au milieu de beaux bosquets d'arbres verts tran-
chant sur le ton gris des hauteurs dénudées et incultes, comme
le sont en Chine tous les endroits accidentés : agglomérés dans les
plaines et s'y serrant à un degré inconnu en Europe, les hommes
d'Extrême-Orient laissent les régions montagneuses entièrement
désertes. On est bien reçu dans ces temples des environs de Pékin,
dont quelques-uns servent de résidence d'été à des diplomates
européens, fatigués d'être enfermés dans la ville, dont les miasmes
pénètrent dans la saison chaude jusqu'aux légations, en dépit des
parcs qui les entourent. Certains ne comprennent que des édifices
de bois, les logemens pour les bonzes, entourant les cours où se
trouvent les sanctuaires aussi bien que ces sanctuaires eux-mêmes.
Cet emploi du bois, si général en Extrême-Orient, n'exclut ni le
luxe ni l'art : les temples japonais de Nikko et bien d'autres, mer-
veilles de richesse et de beauté, sont entièrement en bois; mais
de pareils édifices, sils ne sont soigneusement entretenus, se déla-
brent très vite et c'est à ce délabrement qu'on assiste ici. Toute
l'accumulation de Bouddhas dorés, souvent de grandeur naturelle,
qu'on vous présente toujours au nombre de plusieurs dizaines,
voire de plusieurs centaines, en vous faisant remarquer soigneu-
sement qu'il ne s'en trouve pas deux exactement pareils, ces autres
Bouddhas géans, accroupis ou couchés, ces monstres trois fois plus
grands que nature, peints de couleurs vives, au rictus horrible et
aux gestes féroces, qui gardent l'entrée des temples, cet entasse-
LE PROBLÈMi: CHINOIS. 333
ment d'idoles provoque le plus souvent chez moi du dégoût plutôt
qu'une impression religieuse. Ce bouddhisme dégénéré est bien
différent de celui qui s'est conservé pur àCeylan et dans certaines
sectes japonaises. On ne retrouve de traces du caractère original
de cette religion ou du moins de la contrée où elle a pris naissance
que dans la ravissante pagode en pierre de Pi-Youen-Sse, et de
style purement hindou, où d'exquis bas-reliefs retracent la vie de
Çakyamouni et de ses saints, ou dans les sculptures., plus belles
encore peut-être, du temple de la Tour jaune.
Le Palais d'été, qui n'était d'ailleurs pas un vrai monument chi-
nois, mais avait été bâti sous la direction des jésuites du xviii* siècle
dans le genre de Versailles, n'a pas été reconstruit depuis sa des-
truction par les alliés en 1860, et l'accès de ses ruines demeure
interdit ; mais on aperçoit, non loin de là, la résidence estivale de
l'impératrice douairière au milieu de superbes jardins. La route
qui mène là est fort bien tenue; du reste, comme l'impératrice
allait précisément se rendre dans un temple des environs lorsque
je passai par là, on réparait tous les chemins du voisinage; des
centaines de coolies travaillaient; des mandarins de rang secon-
daire ou inférieur à bouton blanc ou à bouton d'or couraient à
cheval donner des ordres et surveiller; les ornières profondes
disparaissaient sous le sable fin; tout cela ne devait durer qu'un
jour, mais pendant ce jour les chemins les plus détestables allaient
avoir l'apparence de routes en parfait état.
On n'hésite pas en Chine à gaspiller ainsi de l'argent pour des
futilités. Afin de détourner une rivière qui aurait gêné l'établis-
sement de jardins, d'un palais impérial, on n'a pas hésité à ruiner
des milliers de paysans en inondant leurs champs; afin de pouvoir
célébrer dignement le soixantième anniversaire de l'impératrice
douairière, on y a affecté, peu d'années avant la guerre avec le
Japon, les fonds destinés à la réorganisation de l'armée du Pet-
chili. Tout ce qui ne sert pas à la cour, aux vanités officielles, est
négligé. Par tout l'empire les voyageurs constatent ce que j'ai vu
aux environs de Pékin, ce que j'ai retrouvé ensuite près de Canton
ou de Shanghaï : les routes n'existent plus, les ponts tombent en
ruines. Le canal impérial, cette œuvre gigantesque des généra-
tions passées, qui s'étendait de Hangtchéou à Tien-lsin, sur plus
de 1500 kilomètres, reliant le fleuve Bleu, le fleuve Jaune et
le Pcïho, la capitale aux provinces du centre d'où venaient ses
approvisionnemens, le canal impérial est entièrement comblé en
334 REVUE DES DEUX MONDES.
certains points par racciimiilation des vases et des sables; en
d'autres, il n'a plus que quelques pouces d'eau et ne peut servir
qu'à un trafic local. La Chine actuelle n'est plus que l'ombre de
ce qu'elle a été. Sauver la face, jeter de la poudre aux yeux, voilà
tout ce qu'est capable de faire son administration décrépite et
pourrie. Cette déchéance date de loin et la catastrophe qui a jeté
un pays de 400 millions d'hommes aux pieds d'une nation dix
fois moins nombreuse n'est que le dernier trait d'une longue dé-
cadence.
IV
Comment ce peuple qui fut grand, qu'on peut comparer en
Extrême-Orient à ce que furent les Romains dans les pays mé-
diterranéens, est-il tombé au point où nous le voyons ? Le
fléau de la Chine aujourd'hui et depuis longtemps, ce qui paralyse
tout effort, ce qui arrête tout progrès, c'est le mandarinat ; et
malheureusement ce fléau est son orgueil. C'est par l'Etat, routi-
nier, incapable, corrompu, que périt cette nation. Sans doute on a
dit que les peuples n'ont jamais que le gouvernement qu'ils mé-
ritent; sans doute l'organisation de l'administration chinoise est
le produit des conditions géographiques et des circonstances his-
toriques dans lesquelles s'est trouvée la Chine, comme du carac-
tère même du peuple chinois. Mais ce sont les traits les plus fâ-
cheux de ce caractère qui se retrouvent, accentués, chez le corps
de lettrés qui gouverne l'empire, alors que les qualités sérieuses
d'activité et d'énergie semblent avoir disparu.
Les Européens ne sont pas encore à même de se rendre un
compte bien exact de la manière dont est organisé le gouverne-
ment chinois, théoriquement fondé sur les mêmes principes que
le gouvernement de la famille. Mais ce que nous savons d'une fa-
çon certaine, c'est qu'il est entièrement entre les mains de la
classe dite des « lettrés » ou des « mandarins » dans laquelle sont
recrutés tous ses fonctionnaires. C'est de l'esprit de cette classe
qu'il importe de se rendre compte, si l'on veut connaître les ten-
dances qui dirigent le gouvernement de l'Empire du Milieu et sa-
voir ce qu'on en peut attendre. La classe des lettrés n'est pas hé-
réditaire : elle se recrute de la manière la plus démocratique du
monde, par des examens auxquels tous ont accès. Ces examens
LE PROBLÈME CHINOIS. 335
comportent trois degrés à la suite de chacun desquels on con-
fère successivement aux candidats heureux des grades désignés
couramment par les Européens, par analogie avec nos grades
universitaires, sous les noms de bachelier, licencié, docteur.
Pour le grade de bachelier, les concours ont lieu dans chaque
district (il y a une soixantaine de districts par province) ; pour
celui de licencié, dans les dix-huit capitales provinciales; pour
celui de docteur, à Pékin seulement. On jugera du prestige
qu'exerce sur la population le titre de lettré si je mentionne
qu'au moment où je me trouvais à Shanghaï, à la fin de 1897,
14 000 candidats concouraient à Nankin pour les examens de la
licence, où 150 seulement devaient être reçus. C'est un insigne
honneur pour une famille que de compter un lettré parmi ses
membres, et toute une province est en fête quand un de ses en-
fans est reçu premier aux examens triennaux du doctorat à Pékin;
lorsqu'un lauréat retourne dans sa ville natale, il est accueilli
en grande pompe comme un triomphateur. 11 est vrai que sa
tâche a été rude et le simple acte de prendre part au concours
exige une endurance physique extraordinaire : les candidats pas-
sent trois jours, sans sortir un seul instant, dans des loges de
quatre pieds sur quatre où il leur est impossible même de se
coucher, en tète à tête avec leur pinceau, leur papier et leur bâton
d'encre de Chine. Il n'est pas étonnant qu'à chaque examen on
soit obligé de relever plusieurs morts .
Ces concours se passent-ils régulièrement? Il semble, au dire
des gens Içs mieux informés, que la faveur n'y soit pas entière-
ment étrangère, mais qu'elle n'y joue pas cependant un rôle tout à
fait prépondérant. Les fils ou les très proches parens des très
hauts fonctionnaires sont à peu près certains d'être reçus; ce ne
sont jamais, toutefois, que quelques unités et, dans l'ensemble,
le classement serait fait d'après le mérite. Mais c'est après l'exa-
men que les difficultés commencent pour les gens pauvres et
sans appui. Si nul ne peut en effet occuper une place à moins
d'avoir passé ses examens, il ne s'ensuit pas que tout candidat
heureux en obtienne une nécessairement, et certains ont pu l'at-
tendre toute leur vie. Malgré cela, les hommes qui paraissent vrai-
ment habiles ou remarquables arrivent en général à se caser et
voici comment : la plupart des places s'achètent plus ou moins;
voit-on un sujet capable de bien faire son chemin, il se forme un
syndicat, une société en commandite, qui lui avance les fonds né-
336 REVUE DES DEUX MONDES.
cessaires pour mettre le pied à l'étrier,qiii l'aide dans ses démar-
ches et se fait largement rémunérer ensuite en percevant une part
dans les bénéfices des charges occupées par son protégé ou plutôt
son associé. L'idée d'exploiter ainsi une fonction publique comme
une affaire est vraiment ingénieuse et, paraît-il, souvent fort pro-
fitable; mais on juge des exactions qui en résultent et qui se ré-
percutent et se multiplient du haut en bas de l'échelle des fonc-
tionnaires. Je ne citerai ici qu'un chiffre qui m'a été affirmé par
plusieurs personnes à même d'être bien renseignées : le poste de
taotaï (gouverneur) de Shanghaï, auquel est affecté un traitement
de 6000 taëls (le taël vaut actuellement 3 fr. 75) par an et au-
quel on est nommé pour une durée de trois ans, s'est acheté
dans ces derniers temps de 200 000 à 250 000 taëls.
Ce qui est pire que l'achat des fonctions publiques ou le rôle
de la faveur dans les examens, ce sont les matières mêmes sur
lesquelles portent ces examens. On ne s'y occupe que de littérature
et de scolastique, de l'étude des classiques chinois. Les œuvres
de Confucius forment la base des connaissances exigées, celles de
ses disciples, de Mencius et d'autres philosophes vieux de 2 000 ans,
et toute la masse des anciennes annales viennent s'y ajouter. Ce
sont des centaines de volumes que les candidats doiv^ent savoir à
peu près par cœur, car la mémoire est la seule chose que l'on
cherche à exercer. A certaines questions il faut répondre unique-
ment par des citations textuelles ; lors même que cela n'est pas
obligatoire, il convient d'émailler sa composition d'un grand
nombre de ces citations. Quant au beau style, il consiste surtout
à choisir, de temps à autre, parmi les 60000 caractères qui com-
posent l'écriture chinoise (1) et représentent chacun un mot, des
signes presque inconnus qui ne se trouvent que dans quelque re-
coin caché d'un vieil ouvrage au lieu d'employer leurs synonymes
usuels. Aussi tout l'effort de l'instruction préparatoire consiste à
faire apprendre aux malheureux candidats le plus grand nombre
possible de caractères, en même temps que le plus grand nombre
possible de citations de classiques. Aucun Chinois, croyons-nous,
ne connaît tous les caractères de sa langue, mais aussi, d'autre
part, aucun ne les ignore tous: c'est une des curiosités de ce pays
que chacun y sait plus ou moins lire et écrire, mais personne
complètement. Les plus pauvres diables connaissent quelques di-
(1) On sait que l'écriture chinoise se compose de signes idéographiques dérivés
originellement de dessins représentatifs des objets.
LE PROBLÈME CHINOIS. 337
zaines de caractères, les plus usuels, ceux qui se rapportent à
leur métier. Avec 6000 ou 8 000, on est déjà un homme instruit,
et de fait, il est bien peu d'idées qu'on ne puisse exprimer avec
6 000 ou 8 000 mots. Nombre de hauts lettrés toutefois arrivent à
20 000 ; mais en quel singulier état doit être l'intelligence d'un
homme qui a passé toute sa jeunesse à apprendre, par une sorte
de gavage mécanique, des milliers de signes qui ne se distinguent
que par de minuscules détails de traits et à s'inculquer l'énorme
fatras des classiques et des annales!
On a voulu dernièrement modifier un peu les examens et faire
des concessions au moins apparentes à ce qu'on appelle officiel-
lement la « nouvelle culture de l'Occident. » Aux questions habi-
tuelles de critique des classiques, d'interprétation de maximes de
Confucius, d'identification de noms géographiques actuels avec
des noms anciens, on joignait au dernier concours pour la licence
de Nankin (qui était le premier de ce genre depuis la guerre sino-
japonaise) quelques questions d'astronomie : « Quel est le dia-
mètre apparent du soleil, quel serait celui de la terre vue du so-
leil ou d'une autre planète? » Mais voici ce qui venait ensuite, et
qui peint bien l'état d'âme des examinateurs et fournit un type
des questions habituellement posées : « Pourquoi le caractère
d'écriture qui représente la lune est-il fermé par le bas tandis que
celui qui représente le soleil est ouvert? » Il fallait évidemment
donner quelque réponse mystique, extraite des enseignemens
classiques. « Chassez le naturel, il revient au galop. »
De même, dans une capitale de province, voisine de Shanghaï,
les fonctionnaires préposés à l'instruction publique ont fait des
efforts pour encourager l'étude des mathématiques. On a institué
un concours comportant des prix et fait appel à tous ceux qui
voulaient y prendre part. Beaucoup de jeunes gens élevés dans
les écoles des missions ont composé et ont donné des solutions
originales très convenables; d'autres, qui connaissaient mieux les
Quatre Livres et les Cinq Classiques que la géométrie de l'Occident,
ont découvert que les problèmes avaient été cherchés dans un
vieil ouvrage datant de plusieurs siècles : ils ont copié mot à mot
la solution fantaisiste qui y était donnée et ont obtenu tous les
prix. L'année suivante, un professeur à l'un des collèges des
missions étrangères demanda qu'un Européen compétent fût admis
dans la commission chargée de préparer les problèmes et de ju-
ger les compositions; on répondit qu'il n'y avait pas lieu, que
TOME CL. — 1898. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
tout était déjà prêt; on laissa du reste circuler les questions
d'avance sans se préoccuper aucunement d'assurer la loyauté des
épreuves.
Je citerai encore, comme dernier exemple de tentative d'intro-
duction des sciences occidentales dans les concours, les questions
relatives à ces sciences posées dans le Tchekiang, il y a un an,
aux examens du baccalauréat : « 1° Comment sont fabriquées les
chandelles étrangères et quelle supériorité possèdent-elles sur les
chandelles chinoises? — 2° Nommer les principaux ports où tou-
chent les bateaux à vapeur entre le Japon et la Méditerranée. —
3° Parmi les nouvelles sciences et les méthodes étrangères qu'il
est question d'introduire en Chine, quelles sont celles auxquelles
il convient d'attacher le plus d'importance? — 4° Faire un essai
sur le droit international. »
Ces quelques innovations maladroites ne changent pas le fond
de scolastique et de rhétorique des examens chinois. Les thèmes
habituels des compositions restent les mêmes; en voici deux
cités par M. Henry Norman (1) : « Confucius a dit : « De quelle
majestueuse manière Choun et You n'ont-ils pas régné sur l'Em-
pire, comme si cet Empire n'était rien pour eux! » — Confucius
a dit : « En vérité Yao était un grand souverain ! Combien il était
majestueux! Le ciel seul est grand et seul Yao était digne de lui!
Combien haute était sa vertu ! Le peuple ne pouvait trouver de
nom pour la qualifier ! » Voilà ce qu'il fallait développer à grand
renfort de fleurs de rhétorique. C'est sur l'étude de li^Tes vieux
de vingt siècles, encombrés de paraboles et de maximes quin-
tessenciées, sur lesquels des commentateurs devenus eux-mêmes
des classiques discutent à perte de vue ; c'est sur la connaissance
d'annales enjolivées, remplies de légendes bizarres que l'on
prend au pied de la lettre, que sont choisis les membres de la
classe qui gouverne la Chine. Le résultat de cette méthode, c'est
qu'on voyait encore en 1897, deux ans après cette guerre avec le
Japon qui a mis le Céleste Empire à deux doigts de sa perte, un
censeur, c'est-à-dire un des plus hauts fonctionnaires de l'em-
pire, protester dans un rapport à l'empereur contre les conces-
sions regrettables faites aux inventions des barbares occidentaux
au risque de troubler le repos des morts. Plutôt que de construire
des chemins de fer, concluait-il sérieusement, ne vaudrait-il pas
(1) Politîes and Peoples of Ihe Far East ; Londres, Fisher Unwin, 1893.
LE PROBLÈME CHINOIS. 339
mieux promettre une récompense à celui qui retrouverait le se-
cret des chars volans traînés par des phénix qui existaient autre-
fois? Un membre du Tsong-li-Yamen s'élevait peu de temps aupa-
ravant contre les travaux de terrassement de ces mêmes chemins
de fer et contre les clous enfoncés dans les traverses qui ris-
quaient de blesser les dragons sacrés habitant le sous-sol et pro-
tecteurs des villes de l'empire. Toutes les superstitions de la géo-
mancie du fengshui relatives à la circulation dans l'air de bons
et de mauvais esprits, aux prescriptions qui en résultent pour la
hauteur des monumens, la disposition des ouvertures, exercent le
plus grand empire parmi les gens les plus haut placés.
Le recrutement démocratique du mandarinat le rend plus
nuisible encore qu'il ne serait s'il constituait une aristocratie
héréditaire et fermée. Tel qu'il est en effet, personne n'a d'intérêt
à le détruire, les gens les plus intelligens s'efforcent au contraire
d'y entrer ; la préparation aux examens écréme la population,
attire à elle tous les esprits les mieux doués, qu'elle abrutit du
reste irrémédiablement; la carrière littéraire jouit d'un prestige
énorme et le plus pauvre homme peut espérer que son fils y en-
trera. Elle n'excite donc nullement les haines que font naître
les privilèges d'une caste et aucun mouvement n'a de chance de
se produire contre elle. Mais le point où en est arrivé le Céleste
Empire sous la direction exclusive de cette classe est la condam-
nation du système des examens appliqué au gouvernement ; maints
Etats occidentaux qui tendent à s'enchinoiser sous ce rapport ont
un grand profit à tirer de cette leçon. Le développement exclusif
de la mémoire, l'obstination dans les vieilles méthodes, le mi-
sonéisme, le triomphe des médiocres sur les esprits originaux, la
gérontocratie, la routine poussée au dernier degré, voilà les effets
infaillibles de la méthode du concours à outrance.
Qu'en Chine ces effets aient été plus accentués qu'ailleurs, on
ne le nie pas et cela tient à diverses circonstances historiques et
ethniques. Arrivés bien avant notre ère à un haut degré de civi-
lisation, les Chinois, plus nombreux et plus intelligens que leurs
voisins, eurent vite fait, aussitôt qu'ils se furent réunis en un Etat
compact, de soumettre l'Indo-Chine et la Corée; le Japon était
isolé dans ses îles; ils n'eurent plus alors de voisins, séparés qu'ils
étaient de l'Inde par de colossales barrières montagneuses et de
l'Occident par d'immenses déserts. Dès lors ils n'eurent plus qu'à
se laisser vivre, et, remplis d'admiration pour les travaux de leurs
340 REVUE DES DEUX MONDES.
ancêtres qui leur avaient assuré cette parfaite tranquillité, qui
leur avaient soumis tous les peuples d'alentour, ils s'accoutu-
mèrent à les regarder comme des hommes supérieurs, des types
de perfection. Plus avancés qu'aucun peuple sujet ou tributaire,
n'ayant point à subir l'aiguillon de la concurrence, ils se complu-
rent dans l'admiration d'eux-mêmes ou plutôt de ceux qui avaient
fait leur pays, crurent qu'aucun progrès n'était plus possible ni
désirable, et restèrent immobiles. L'isolement, le manque d'ému-
lation dans lequel a vécu la Chine est assurément ce qui aie plus
contribué à la figer, et il faut remarquer que le monde antique
commençait à se trouver, pour les mêmes raisons, dans un état
analogue au moment de l'invasion des Barbares, et que, en dehors
de la révolution morale effectuée par le christianisme, qui ne put
produire ses pleins effets que par le renversement de l'Empire,
aucun progrès ne s'y faisait plus. L'admiration stérile du passé
forme déjà le fond de la doctrine de Confucius. A regarder ainsi en
arrière, à ne jamais rien changer aux usages des ancêtres, les rai-
sons d'être de bien des choses devaient finir par disparaître, sur-
tout chez un peuple naturellement porté aux questions positives
et pratiques plutôt qu'aux idées générales et élevées, et tout le
monde s'accorde à reconnaître que le peuple chinois est ainsi fait.
Religion et morale, tout se réduisit bientôt en rites et en formes,
vaines et creuses enveloppes, cachant le vide, dont est faite toute
la civilisation chinoise, et c'est ainsi qu'on arriva à cette conclu-
sion qu'il faut avant tout sauver la face et que cela suffit à tout.
L'isolement de la Chine, sa facile supériorité sur ses voisins
terrestres, a produit encore une autre conséquence grave : l'anéan-
tissement de l'esprit militaire qui a entraîné la disparition des
idées de devoir et de sacrifice. Les mandarins militaires sont in-
finiment méprisés par leurs collègues civils ; les épreuves par les-
quelles on les choisit consistent surtout en exercices de force phy-
sique : soulever des poids et tirer de l'arc. « On ne prend pas
de bon fer pour faire des clous, ni un brave homme pour faire un
soldat, » dit un proverbe chinois. Aussi les armées chinoises ne
sont-elles que des ramassis de malandrins, à la fois pillards et
lâches, quoique son peu de souci de la vie comme son endurance
physique concoure à faire du Chinois une excellente matière
première militaire. Le Céleste Empire est aussi incapable aujour-
d'hui de se défendre contre la civilisation occidentale qu'il est in-
capable de se l'assimiler.
LE PROBLÈME CHINOIS. 341
Des lettrés, qui gouvernent, il n'y a rien à espérer. Ils ne
veulent rien apprendre, ni rien oublier. Leurs préjugés ne les
empêcherai ent-ils pas d'adhérer à un grand mouvement de ré-
formes, que leur intérêt s'y opposerait. Dans l'état amorphe où
se trouve aujourd'hui la Chine, avec la difficulté de communica-
tions entre la capitale et les provinces, les mandarins font ce
qu'ils veulent. La Gazette de Pékin, c'est-à-dire le journal offi-
ciel, ne racontait-il pas dernièrement en termes pompeux la sup-
pression d'une révolte, faisant le compte des frais et annonçant
les récompenses proposées à l'approbation impériale — qui fut
donnée — alors que jamais insurrection n'avait eu lieu dans l'en-
droit désigné 1 On n'avait vu dans la région que trois soldats à la
poursuite d'un voleur recherché par la justice! De pareilles au-
baines ne se représenteraient plus dans un Etat régulièrement
organisé et l'on comprend que la classe à qui elles profitent ne
désire aucun changement. « Ceux qui désespèrent le plus de la
Chine sont ceux qui la connaissent le mieux, » me disait un
missionnaire ; et c'est ce que j'ai toujours observé en causant avec
les Européens vivant en Extrême-Orient. Il ne peut être question
de réformes venues de l'intérieur, de si haut qu'en parte l'initia-
tive, — on vient d'en avoir une preuve éclatante dans la révolution
de palais du mois de septembre 1898. La pression extérieure
pourra-t-elle en amener sans faire crouler tout l'édifice du Cé-
leste Empire, et dans quelles conditions ? Telle est la question
qui se pose.
Pierre Leroy-Beallieu.
A L'ABBAYE DE SOLESMES
Dans une lettre de Louis Veuillot à un peintre de ses amis,
j'avais trouvé cette page : « Quand tu auras quinze jours à dé-
penser, viens dans cette tranquille et renaissante abbaye de So-
lesmes. Elle renaît, non à l'âge où elle est morte, mais juste à
l'âge de la belle et fervente jeunesse. Quinze jours ici te vaudront
quinze mois d'études ; tu verras des têtes de moines, tu sauras
ce que c'est qu'une physionomie de saint dans l'ordinaire de la
vie. La grave douceur de la méditation demeure sur ces visages,
comme l'odeur de l'encens reste dans l'église après que les encen-
soirs sont éteints.
« Tu seras reçu chrétiennement, c'est tout dire. On te donnera
une des chambres qui regardent sur la campagne et sur la ri-
vière; d'un côté, tu entendras chanter les oiseaux, de l'autre, les
moines. Tu jouiras de la beauté des offices... C'est l'office divin
d'avant le progrès. Le très révérend père abbé ne permet pas que
rien ose altérer la saveur de la divine liturgie...
« Viens, n'apporte que l'ordinaire bagage... Mais si par hasard
tu voulais des livres, il y en a; et si, sans te donner la peine d'ou-
vrir ces livres, tu veux cependant savoir ce qu'ils disent, on te le
dira... La science ici est douce et généreuse; le savant ne garde
pas sa trouvaille pour garnir un rapport à l'Académie. Gomme
c'est à Dieu qu'il a demandé la science, il sait qu'il ne l'a reçue
que pour la donner; il la donne. Oh! que ces hommes savent, et
savent humblement, et enseignent cordialement (1)! »
Bon pour un peintre, le conseil de Veuillot m'a paru meilleur
(1) Louis Veuillot, Çà et là.
A l'abbaye de solesmes. 343
pour un musicien. Je l'ai suivi. J'ai été à Solesmes, et j'y ai trouvé
plus qu'on ne m'avait promis. Ce qui m'y attendait et ce que j'en
rapporte, c'est la révélation du plain- chant ou du chant grégo-
rien, autrement dit d'une forme d'art, d'une catégorie de l'idéal,
et d'un mode ou d'un monde de heauté. Monde ancien, le plus
anciea même qui se soit conservé, car de la musique antique
nous n'avons guère retrouvé jusqu'ici que la doctrine et non les
œuvres. Nouveau monde aussi, car on ne le connaissait plus depuis
des siècles, et aujourd'hui encore on ne le connaît presque par-
tout que défiguré et travesti. Qui n'a jamais entendu le plain-
chant que dans les églises de nos villages, de nos grandes villes
même, ne l'a jamais entendu. La restauration intégrale de ce
monde sonore est depuis cinquante ans l'une des tâches et l'une
des gloires de l'ordre bénédictin. Ce que Dom Guéranger fit pour
les textes, les Dom Pothier, les Dom Mocquereau l'ont fait et conti-
nuent de le faire pour les chants. Avec quelle intelligence et
quel savoir ! Avec quel respect et quel amour ! Ils relèvent ce qui
était abattu; ils retranchent ce qu'on avait ajouté; ce qu'on avait
faussé, ils le rectifient; ils rétablissent partout l'esprit et la lettre
de la loi. Et ces infaillibles interprètes sont des interprètes deux
fois. En même temps qu'une méthode de paléographie, ils ont
fondé un admirable style de chant. Ces grands érudits sont de
grands artistes; non contens de restituer les mélodies grégo-
riennes, ils les exécutent. Ainsi, paroles et musique, ils ont re-
constitué toute la liturgie. « Les sources, toujours les sources, »
écrivait jadis un des maîtres de la connaissance du passé (1). A
Solesmes, dans un admirable jardin, sous les tilleuls et parmi
les roses, une de ces sources a reparu.
On a contesté qu'elle fût parfaitement pure. Des Belges, des
Allemands résistent encore au courant parti de Solesmes. Il serait
aisé d'énumérer les points d'histoire ou de méthode qui restent
débattus entre un Gevaert ou un Haberl et les grands exégëtes
bénédictins. En de tels débats, où je n'aurai pas la témérité d'in-
tervenir, je tiendrais volontiers et d'instinct pour les moines.
Leurs chants, que je viens d'entendre, me sont garans de leur
doctrine. Incapable de prouver qu'ils ont la science, j'affirme du
moins qu'ils sont en possession de la beauté.
(1) Léon Gautier, Quelques mots sur ^'étude de la paleor/raphie. 2» édition;
Paris, Palmé, 1859. (Cité en tête de la Paléographie musicale des Bénédictins de
Solesmes; Solesmes, imprimerie Saint-Pierre, 1890.)
344 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette beauté quinze fois séculaire, et que je croyais morte, elle
m'est apparue vivante. Cet art grégorien, si sobre, si faible en
apparence, et qui n'est qu'une ligne de sons, je l'ai vu mêlé à
l'acte le plus grave comme aux pratiques journalières de la vie
monastique. Et cette vie tout entière, en ce qu'elle a de plus su-
blime ou de plus simple, — je dirais de plus ordinaire, si rien
était ordinaire ici, — le plain-chant seul est capable et digne de
l'accompagner et de la représenter à la fois, d'en être le témoin
et l'interprète, le signe sensible et comme l'âme sonore. S'il est
vrai, suivant une parole ancienne, que le but et la nature même
ou l'essence de l'art est une convenance (1), il n'y a pas d'art qui
l'emporte sur le plain-chant tel qu'il est compris et pratiqué à
Solesmes. Une pensée unique et supérieure est exprimée là dans
la forme la mieux appropriée et la plus adéquate à cette pensée
même. Ce nest pas tout: au-dessus de cette convenance première,
d'autres, qui sont plus hautes et plus larges, ne tardent point à se
découvrir. On saperçoit bientôt que cet art est plus que tout
autre imprégné, saturé de vérité, qu'il est totalement étranger au
mensonge, ou seulement à la fiction et aux apparences vaines.
Enfin, — et pour s'en convaincre il suffît de quelques jours vécus
parmi ces hommes, — il est impossible de rêver pour un art qui
n'est que piété, sainteté, des interprètes plus proches et plus dignes
de lui; pour un plus pur idéal, de plus purs serviteurs. A propos
du plain-chant la question de l'art et de la morale ne peut même
pas se poser. Ainsi nous voyons se fermer le cercle harmonieux
des convenances suprêmes. Ainsi, par une rencontre peut-être
unique, le vrai, le beau et le bien se rejoignent ici, et leur trinité
sublime, absente de tant de chefs-d'œuvre, je parle même des plus
grands, apparaît réalisée et vivante dans la chapelle où prient en
chantant d'humbles moines à genoux.
I
C'est le 24 juin : le jour de la Saint-Jean-Baptiste, de la Saint-
Jean d'été. De bon matin nous sortons de Saint-Pierre, le cou-
vent des moines, pour nous rendre à Sainte-Cécile, l'abbaye des
religieuses, dont la flèche brille au-dessus des taillis. La route
n'est pas longue : une rampe douce, entre deux murs de lierre,
(1) Capvt urlis decere.
A l'abbaye de solesmes. 345
nous conduit à la chapelle. Deux novices doivent y faire profes-
sion ce matin. Elle n'est pas grande, la chapelle des Bénédictines,
mais elle est très claire, toute blanche, plus élégante et plus fémi-
nine, avec ses nervures gothiques, que la nef de Saint-Pierre,
aux lourds piliers romans. L'assistance est peu nombreuse ; au
premier rang, sur un carreau de soie cramoisie, une jeune
femme est agenouillée et prie : c'est une princesse de sang royal
et sa mère est religieuse ici.
La chapelle a pris son aspect et sa parure de fête. Sur l'autel,
du côté de Tépître, on a disposé pour chaque professe le manteau
de chœur, le voile, l'anneau et la couronne. Une console porte
l'écritoire, la plume, et la cédule où sera signé le contrat des
noces divines. Sur tout cela, suivant les prescriptions du rituel,
on a répandu des fleurs. Bientôt le Révérend Père Abbé fait son
entrée. Vêtu de la cape romaine, dont on soutient la traîne der-
rière lui, il l'échange, après de courtes oraisons, pour les orne-
mens épiscopaux : la chape et la mitre d'or. Puis, au son des
cloches, précédé par le porte-croix et les porte-cierges, suivi de
ses acolytes, il sort de la chapelle et s'avance jusqu'à la porte de
la clôture. Il y frappe ; elle s'ouvre à deux battans et montre, dans
la pleine lumière du cloître apparu soudain, la foule immobile
et muette des religieuses sombres. A leur tête se tient l'Abbesse;
elle a la croix sur la poitrine et dans la main la crosse. Sans
un geste, sans un mot, elle confie les deux jeunes filles à ceux
qui tout à l'heure les lui rendront à jamais consacrées. Au milieu
de la procession reformée, à travers la cour pleine de fleurs et
d'oiseaux, sous un vélum tendu contre l'ardeur du soleil, elles
s'avancent l'une et l'autre, chacune entre deux marraines qui ne
les quitteront pas jusqu'à la fin de la cérémonie, comme pour
mettre autour d'elles, parmi ces hommes austères qui vont re-
cevoir leurs vœux, un reste de douceur féminine et de maternelle
protection.
La messe commence et se poursuit comme à l'ordinaire jus-
qu'au chant du Graduel. Alors la voix du diacre invite les
vierges à préparer leurs lampes et à sortir au-devant de l'époux.
Elle annonce le drame qui va, non pas se jouer, mais réelle-
ment s'accomplir ; drame très simple, très poignant, où ne se
trouvent en présence, comme dans la tragédie antique, qu'un
petit nombre de personnages. Entre le célébrant et les jeunes
filles s'établit un dialogue par antiennes et répons, modulé
346 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord avec une infinie douceur : « Venez ! » chante la voix ro-
buste, et les deux faibles voix, un peu tremblantes de résonner
seules dans le silence, répondent : « Nous voici. » — « Venez ! »
répète le prêtre. — « Nous voici, reprennent les A'ierges, nous
voici de tout notre cœur. » — « Venez, mes filles, écoutez-moi ; je
vous enseignerai la crainte du Seigneur. » — « Nous voici de tout
notre cœur. Seigneur, nous te craignons et nous cherchons à voir
ta face. Seigneur, que nous ne soyons pas confondues, mais qu'il
nous soit fait selon ta mansuétude et selon l'abondance de tes
miséricordes. » Chaque fois l'appel est plus attirant; chaque fois
aussi la réponse plus docile et comme plus charmée ; chaque fois
enfin la cantilène se développe davantage et trace dans l'air une
plus élégante arabesque, un cercle plus vaste et plus harmo-
nieux.
En quelques paroles très simples, très brèves, les vœux sont
prononcés et reçus. En paroles seulement, car ici, comme pendant
la messe, il semble que la musique soit bannie de l'instant et
de l'acte même du sacrifice, pour laisser au verbe seul toute la
grandeur et toute l'efficacité. Les deux jeunes filles ont signé la
charte qui les lie. Elles l'ont tenue contre leur poitrine et pré-
sentée aux regards de tous. Les bras et les yeux élevés, elles
s'écrient trois fois, avec une intonation toujours plus forte, tou-
jours plus haute : « Recevez-moi, Seigneur, selon votre parole,
afin que je vive et que mon attente ne soit pas confondue. » La
musique a soudain changé de caractère et d'accent. Incertaine
tout à l'heure, errante et souvent suspendue, elle se fixe à présent
dans une formule de psalmodie très ferme et très arrêtée. Elle
conclut toniquement; elle est le signe, non plus d'une aspiration
et d'une approche, mais d'une arrivée et d'un accomplissement.
Alors le chœur intervient pour la première fois. Invisibles der-
rière la grille, les moniales répondent à leurs nouvelles sœurs;
les profondeurs vides, que le regard oblique entrevoit à peine,
s'emplissent d'un murmure harmonieux. Est-il rien de plus sai-
sissant? Le prêtre s'est assis, entouré de ses assistans à genoux.
A ses pieds, la face contre terre, les deux jeunes filles sont éten-
dues sans mouvement. Sur le tapis de fête on voit seulement la
tache noire de leur robe et la tache blanche de leur voile. Tout
se tait, hormis les voix cachées qui ne cessent de faire tomber
et comme pleuvoir à travers les barreaux la fraîche rosée des
litanies. « Priez pour nous! Exaucez-nous! Délivrez-nous! » Sup-
r
A l'abbaye de solesmes. 347
pliques, adjurations à la miséricorde et à la puissance divines
contre tous les périls, fût-ce les plus effroyables, contre tous les
malheurs, contre tous les péchés, le courant puissant et doux de
la prière passe et repasse sans cesse au-dessus des deux humbles
corps gisans et qui semblent inanimés.
Ils se raniment enfin et se relèvent. Les derniers rites s'accom-
plissent. Les religieuses reçoivent tour à tour des mains du célé-
brant le manteau, le voile, l'anneau et la couronne. En quel drame
lyrique, fût-ce une Alceste, une Iphigéiiie, une voix sacerdotale
laissa-t-elle tomber sur le front incliné d'une femme d'aussi ma-
gnifiques paroles ! Quel récitatif, et de quel grand prêtre, égala
jamais en grandeur, en beauté, en hardiesse même la « Préface »
de la profession bénédictine ! « Seigneur saint, Père tout-puis-
sant. Dieu éternel, hôte bienveillant des corps purs, ami des âmes
sans tache, jetez un regard sur vos servantes. Comment leur esprit,
enveloppé de chair mortelle, triompherait-il de la loi de la nature,
de la liberté licencieuse, de la force de l'habitude et des aiguil-
lons de la jeunesse, si vous, Seigneur, dans votre clémence, vous
n'allumiez en elles l'amour de la virginité, si vous n'alimentiez
cette passion dans leur cœur, si vous ne leur dispensiez votre
force!... La bienheureuse virginité a reconnu son auteur et, se
faisant l'émule de l'intégrité des anges, elle s'est vouée à la couche
de celui-là seul qui veut être l'époux de la virginité éternelle,
comme il en a été le fils. » — Viennent ensuite des rapproche-
mens ou des antithèses, des chocs ou parfois des rimes d'idées
et de mots dans la manière des Pères ou de Bossuet. « Mettez
en elles. Seigneur, par le don de votre esprit, la modestie pru-
dente, la bonté sage, la douceur grave, la liberté chaste. Que
leur amour soit brûlant et qu'elles n'aiment rien que vous.
Qu'elles vivent louablement et qu'elles ne souhaitent pas la
louange. Que dans la sainteté de leurs corps et la pureté de leurs
âmes elles vous glorifient. Que par amour elles vous craignent et
qu'elles vous servent par amour. Soyez leur honneur, leur joie
et leur volonté. Soyez-leur dans le chagrin la consolation, dans
l'incertitude le conseil, dans l'injustice la défense, dans l'épreuve
la patience, dans la pauvreté l'abondance, dans le jeûne la nour-
riture, et dans la maladie la guérison. » Longtemps, longtemps
ainsi la prose éloquente se déroule, et, pour la soutenir et la con-
tenir à fois, pour en embrasser les périodes les plus amples comme
pour en resserrer encore les plus concises antithèses, que faut-il?
348 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques notes de plain-chant,rien de plus que cette formule mélo-
dique, ondoyante et souple de la Préface, pour laquelle on rapporte
que Mozart eût donné tous ses chefs-d'œuvre, tant il l'admirait.
Dans le drame sacré d'une profession, la poésie se renouvelle
sans cesse. Parfois c'est un souffle d'Orient qui passe. « Venez,
ma bien-aimée, que je vous place sur mon trône, car le roi a dé-
siré votre beauté. » Mais l'épousée vêtue de noir alors répond :
« Je suis la servante du Christ et sous une livrée serviie il convient
que je paraisse. » Ailleurs elle s'émerveille: « Me voilà donc unie
à celui que servent les anges, à celui dont le soleil et la lune
admirent la beauté. » Ailleurs enfin elle s'enorgueillit et s'exalte :
avec un cri, avec un geste de triomphe, elle élève aux yeux de
tous sa main droite où brille l'anneau. Ainsi l'action de grâces
prend toutes les formes, tantôt la plus poétique, la plus pitto-
resque même : « J'ai reçu de sa bouche le lait avec le miel, et
son sang a fait l'ornement de mes joues ; » tantôt la plus rigou-
reuse et pour ainsi dire la plus abstraite : « Ce que j'ai désiré, je
le vois; ce que j'ai espéré, je le tiens. »
Maintenant le mystique hymen s'est consommé par la com-
munion; la messe est finie. Pour la seconde fois, la procession se
dirige vers la porte du cloître, qui se rouvre. Entourée de ses mo-
niales, toujours immobile et muette, l'Abbesse reparaît. C'est en-
core un beau moment. Tout se tait, on n'entend que le bruisse-
ment du feuillage et le vol sifflant des hirondelles. La voix de
l'Abbé s'élève et cette voix parlée, après tant de voix qui tout à
l'heure chantaient, prend dans le plein air du matin je ne sais
quelle froideur saisissante : « Yoici, dit l'Abbé, voici, Madame,
les épouses du Seigneur. Il les avait appelées dans sa bonté infinie
et elles ont répondu à son appel. Elles reviennent couronnées de
fleurs, ayant au doigt l'anneau de l'éternelle alliance. C'est donc
au nom du Seigneur qu'elles se présentent à vous, qui êtes leur
sœur et leur mère. Recevez-les, Madame, dans la maison de votre
commun époux. Sous votre garde maternelle, les roses et les lis
de leur couronne conserveront toujours leur fraîcheur et leur par-
fum, et lorsque viendra le jour des noces de l'Agneau, elles iront
joyeuses, au-devant de lui, portant leur lampe allumée. Telle est.
Madame, notre chère espérance. Telle est aussi la vôtre. Que la
paix du Seigneur demeure avec vous. » Toujours silencieuse, l'Ab-
besse s'incline, les portes se referment; le cloître ne rendra plus
jamais sa douce proie.
A
l'abbaye de solesmes. 349
Cela, c'est le drame initial et unique, c'est la naissance à la
vie bénédictine. Mais, pour les moniales comme pour les moines,
toute celte vie s'écoule en chantant, et si l'office exceptionnel de la
profession est plus pathétique, celui de la messe ou des vêpres
quotidiennes n'est pas moins beau. Chaque jour et plusieurs fois
par jour, à Solesmes, on découvre ainsi quel admirable, quel
inépuisable trésor de poésie et de musique est la liturgie de
l'Église.
Le soir même de la cérémonie, je retournai dans la chapelle
des femmes. Elle était presque déserte. Bientôt les religieuses se
mirent à chanter. Elles chantèrent, avec une exquise douceur,
d'abord les psaumes du jour, puis cet hymne délicieux pour la
fête de Saint-Jean-Baptiste, où l'on dit que le moine d'Arezzo
choisit, il y a quelque huit cents ans, les noms des notes de la
gamme :
Vt queant Iaxis. Rescnare fibria
Mira gestorum Famuli tiiorum,
Solve polluti Labii reatum.
Sancte Joannes !
Une heure après, j'écoutais les mêmes chants dans la chapelle
des moines. Les mêmes, et pourtant combien autres I Les textes,
les mélodies et le style ; la justesse, la flexibilité, l'accord des
voix, tout était pareil. Mais parce que les voix, féminines tout à
l'heure, étaient viriles maintenant, tout avait changé. Je me sou-
viens que, dans un des psaumes, il était question de vengeance, de
colère et de grincement de dents. « Peccalor videbit, et irascetur :
dentibu<i suis [remet et tabescet. » Sur ces mots prononcés de
même, à l'italienne, l'accent des moines se faisait rude et s'irri-
tait; mais celui des moniales, jusque dans le reproche et la me-
nace, gardait une tendresse, une pitié virginale. Qu'elles furent
belles, ces doubles vêpres, où j'entendis chanter et prier l'une
après l'autre les deux âmes de l'humanité !
Veuillot a raison, rien n'est comparable aux offices de So-
lesmes : à cette grand'messe, — oui, véritablement grande, —
« sans tapage de chaises, sans piétinement de curieux, sans frou-
frou de robes élégantes, sans bruit du dehors. Ici point de suisse,
pas même de hallebarde ; aucune ligure d'employé. La loueuse de
chaises est inconnue; le donneur d'eau bénite, inconnu; la belle
voix du chantre expressif, inconnue. » La messe parfois n'avait
d'autres témoins que ces fameux groupes de pierre, les « Saints
330 REVUE DES DEUX MONDES.
de Solesmes, » qui décorent les deux côtés du transept : l'un re-
présente l'ensevelissement du Christ ; l'autre, le plus beau, celui
de la Vierge. Et les moines, qui ne chantaient que Dieu, ne chan-
taient que pour Dieu. Aussi comme ils chantaient ! Tantôt assis
dans leurs stalles et tous ensemble ; tantôt quelques-uns d'entre
eux se détachant et formant un cercle devant l'autel. C'est la
schola, le groupe des musiciens et des voix choisies. L'un d'eux
conduit le chœur avec des gestes bas, marqués à peine. Ils com-
mencent, et tout de suite on se sent en présence de quelque chose
de parfaitement beau, de parfaitement pur. On ne voit, on n'en-
tend rien que de juste et de net. Le chant est tantôt clair comme
le jour qui tombe des vitraux blancs, tantôt sombre comme le noir
que font les grands manteaux sur le pavé de marbre. Alléluia!
Une longue phrase modulée, vocalisée lentement, s'enroule au-
tour de la dernière syllabe du mot joyeux et doux. « Le juste
fleurira comme le palmier ; il se multipliera comme le cèdre du
Liban. » Les vocalises redoublent et la tige sonore elle aussi mul-
tiplie ses rameaux et fleurit. Je me souviens encore d'un Kyrie,
d'un Sanctus, non pas fleuris ceux-là, mais robustes, bien que
toujours élégans. Et surtout je n'oublierai pas l'émotion que me
causa la simple procession des moines avant la messe. Pourquoi?
Etait-ce un de ces jours, — il en est de tels pour chacun de nous,
— qui nous trouvent plus tristes et plus las, plus fidèles à nos
douleurs, hélas ! et moins forts contre elles ! Un de ces jours qui
se lèvent sur toute notre misère et dont le soleil ne luit que pour
attirer à nos yeux plus de larmes ! Sans doute c'est par un de ces
matins que les moines passèrent à côté de moi. Deux à deux, en
chantant, ils traversèrent l'église, ils franchirent le seuil. Dans les
profondeurs du cloître, j'entendis leurs voix s'afi"aiblir, puis se
perdre. Ce fut un instant de détresse affreuse et de complet aban-
don. Par bonheur les voix revinrent bientôt, et revinrent inalté-
rées. Alors j'éprouvai pour moi-même et réellement ce que j'avais
cru parfois ressentir avec certains héros imaginaires et pour eux :
avec Robert sur le seuil de la cathédrale de Palerme, avec Faust
surpris par les cantiques et les cloches de Pâques. J'écoutais
comme eux; comme eux je buvais avec avidité chacune de ces
notes pures et fraîches, et pour la première fois, je comprenais
pleinement ce que saint Augustin, dans une page célèbre, a rap-
porté des chants sacrés, de leur douceur et de ses larmes : Cur-
rebant lacrymx et bene mihi erat cum eis.
A l'abbaye de solesmes. 351
II
L'art grégorien, nous l'avons dit, n'a qu'un objet. Cet objet,
qu'il importe de définir avant d'y rapporter cet art, c'est la prière,
la prière à l'église, la prière en commun et publique. Ce sont nos
relations avec Dieu, nos relations à tous, et dans la maison de
Dieu, soumises par conséquent à certains rites, environnées de
certaines cérémonies. Voilà tout l'objet de l'art grégorien, le do-
maine où il convient à la fois de l'affermir et de l'enfermer. On
ne saurait assez le répéter: le plain-chant est la musique reli-
gieuse par excellence; il n'est pas toute la musique religieuse. En
dehors de lui, des chefs-d'œuvre sont nés; d'autres se produiront
encore. Chefs-d'œuvre sacrés et parfois même chefs-d'œuvre pieux,
mais dont la place n'est pas à l'église. Cest à l'église au contraire
qu'est la place du chant grégorien, et seul peut-être il y est tout
à fait à sa place.
Le chant grégorien est la meilleure forme musicale de la
prière, comme la liturgie, rétablie par Dom Guéranger, en est la
forme verbale par excellence. Il était naturel, nécessaire même,
que la restauration des mélodies suivît celle des textes. Elle l'a
suivie en effet. « Assez longtemps, écrivait Dom Guéranger, on a
cherché l'esprit de prière et la prière elle-même dans des mé-
thodes, dans des livres, qui renferment, il est vrai, des pensées
louables, pieuses même, mais des pensées humaines. Cette nour-
riture est vide, car elle n'initie pas à la prière de l'Eglise; elle
isole au lieu d'unir. Tels sont tant de recueils de formules et de
considérations publiés sous divers titres depuis deux siècles et
dans lesquels on s'est proposé d'édifier les fidèles et de leur sug-
gérer certaines affections plus ou moins banales et toujours
puisées dans Tordre d'idées ou de sentimens le plus familier à l'au-
teur du livre (l). »0n pourrait étendre cette critique aux œuvres
de la musique extra-liturgique. Les plus admirables ne sont ja-
mais que des interprétations particulières ou subjectives; elles
varient suivant le génie des maîtres, que ceux-ci d'ailleurs s'ap-
pellent Palestrina, Haendel ou Bach, Mozart ou Beethoven, Ros-
sini, Berlioz ou Verdi. Il est possible, et nous l'avons essayé na-
guère (2), de suivre dans l'histoire de la musique l'évolution de
(1) Préface de ï Année lUurç/ique, par Dom Guéranger.
(2) Voir notre volume : Psycholofjie musicale [la Religion dans la )niisique).
352 REVUE DES DEUX MONDES.
la pensée religieuse. Les mélodies et les accords ne sont pas des
interprètes moins fidèles que les formes, les couleurs et les mots.
Serviteurs dociles d'un idéal changeant, ils ont su traduire tour
à tour la foi contemplative et mystique ou la simple et robuste
croyance, et tantôt la conception dramatique, théâtrale même, de
notre destinée, tantôt la vision joyeuse et rayonnante, à la Ru-
bens, des plus sanglans mystères. Enfin, dans la musique aussi,
le « goût du divin » a quelquefois remplacé l'amour de Dieu, et s'il
est un sentiment dont témoignent aujourd'hui certaines œuvres
d'un maître moderne et charmant, c'est bien cette nuance d'esprit
ou de sensibilité que M. Jules Lemaître a un jour définie la piété
sans la foi.
Mais il y a dans la foi quelque chose qui ne passe ni ne change
jamais, quelque chose d'universel et de fixé. Ce fond immuable de
la croyance est également celui de la liturgie ; il en constitue la
matière et le texte môme et, pour être liturgique à son tour, l'art
est tenu de s'y adapter et de s'y soumettre. La musique est d'au-
tant plus obligée à cette soumission, qu'elle touche en quelque
sorte de plus près que les autres arts à la vérité religieuse et
qu'elle y peut être plus profondément ou conforme ou contraire.
La peinture, la sculpture ne représentent de Dieu que l'appa-
rence sensible, l'humanité et la mortalité que pour nous et comme
nous il a prise. Mais la musique se lie, — avec quelle étroitesse!
— au verbe même , au verbe qui était dès le commencement ,
qui était en Dieu, qui était Dieu. La musique, à l'église, n'ac-
compagne et ne traduit pas seulement la prière, c'est-à-dire ce
que nous disons à Dieu, mais ce que Dieu même nous a dit et
continue de nous dire; d'où la nécessité d'une appropriation
plus stricte et plus sévère. Un tableau de Paul Yéronèse , une
statue de Bernin sera moins déplacée dans une église, qu'une mé-
lodie d'opéra, fût-ce une pièce instrumentale, comme l'ouver-
ture à'Obéron, que j'entendis un jour exécuter par une fanfare
dans la basilique du Sacré-Cœur. Le peintre des Noces de Cana,
le sculpteur de sainte Thérèse ont pu méconnaître, altérer le
sens du sujet et l'expression du modèle; modèle et sujet demeu-
rent pourtant reconnaissables. Mais qu'y a-t-il de commun entre
l'ardente musique de Weber et les offices de l'église? L'architec-
ture elle-même, plus symbolique et plus idéale que la peinture et
la statuaire, est pourtant moins que la musique la servante de la
liturgie. Elle a le droit de construire la maison de Dieu suivant des
A l'abbaye de solesmes. 333
types divers. La messe peut se dire partout, fût-ce dans une humble
grange, mais nulle part elle ne se dit qu'en des paroles invariables
et consacrées. Et si la forme de l'édifice importe moins que celle
des mélodies, c'est que l'architecture ne fait pas corps avec les
paroles mômes, c'est que, sans leur être étrangère, elle leur est
du moins extérieure. La mélodie au contraire est en elles ; elle
les anime, elle les inspire, elle en est l'émanation, l'efflorescence
et le rayonnement.
L'art grégorien n'est que chant. Tel est son premier caractère
et la raison première aussi de sa vocation sacrée. Il semble bien
que le chant de la voix humaine constitue la musique la plus
affranchie qui soit de la fiction et de l'artifice ; la musique où le
moins de matière se môle à la parole, pour l'appesantir, la con-
traindre ou l'altérer. Aussi bien la nature des choses et des lieux
même s'accorde avec la conception exclusivement vocale de la
musique religieuse. Il se trouve que pas un instrument, pas
même un orchestre n'est à sa place et ne semble à son aise
dans une église. Un violon seul y grince misérablement; cin-
quante violons s'y entendent à peine. Une fanfare militaire n'v
produit qu'un horrible tapage. Ainsi l'acoustique des nefs est
fatale à toute symphonie : elle rend imperceptible la sonorité des
instrumeiis à cordes, et celle des instrumens de bois ou de métal
odieuse.
En principe, et selon la rigueur de la théorie ou de l'idéal
grégorien, le plain-chant devrait se passer de tout accompagne-
ment. En fait, même à Solesmes, l'orgue l'accompagne tou-
jours. Une des plus récentes publications bénédictines consiste
dans un Livre cV orgue qui renferme, harmonisés et accompagnés,
les chants ordinaires de la messe et des vêpres. La préface de
ce livre en est tout simplement le désaveu formel. Elle débute
ainsi :
« Le plain-chant doit-il être accompagné ?
« Non. Tel est l'avis de tous ceux qui se sont sérieusement
occupés de cette question. Tel est aussi le nôtre.
« Dans l'espèce, en effet, l'accompagnement est un anachro-
nisme, un hors-d'œuvre et un danger.
« Un anachronisme, car la cantilène liturgique a été composée
en dehors de toute conception polyphonique ; un hors-d'œuvre,
car la mélodie se suffit à elle seule par sa perfection même ; un
danger, car la polyphonie ayant ruiné le plain-chant une première
TOME CL. — 1898. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
fois, elle pourrait bien, si l'on n'y prenait garde, le ruiner une se-
conde.
« Alors, pourquoi ce travail ? Disons-le sans détour : c'est à re-
gret que nous l'avons entrepris, et nous le publions seulement
pour donner satisfaction à tous ceux qui nous le demandent de-
puis plusieurs années.
« A les en croire, outre qu'il est nécessaire de venir au secours
des voix inexpérimentées de nos chantres, il est encore opportun
de condescendre à cette déviation regrettable du goût général
qui a créé chez les fidèles le besoin tout moderne d'entendi-e un
accompagnement polyphone (1). »
Les Bénédictins ont donc cédé à des exigences qu'ils dé-
plorent et condescendu à des faiblesses qu'ils ne partagent pas,
car leurs voix à eux ne sont pas « inexpérimentées ; » elles n'ont
besoin ni de secours ni de soutien. Le matin de la procession,
nous en eûmes la preuve. L'orgue accompagnait la marche et le
chant. Il se tut quand les voix cessèrent de se faire entendre ;
quand elles se rapprochèrent, il reprit : les voix n'avaient pas
bronché. Certes, pour de moins fermes chanteurs, l'accompagne-
ment peut être une aide ; pour le chant lui-même c'est un dom-
mage. La polyphonie altère la parfaite unité, la simplicité abso-
lue de cette mélodie, et le caractère, qu'elle possède au plus haut
degré, d'un élément premier, irréductible. Il semble aussi que
les accords durcissent, en les précisant trop, les modalités gré-
goriennes. Ils nous imposent des harmonies différentes parfois de
celles que nous nous plairions à rêver, et certaines cadences, cer-
taines modulations y perdent quelque chose de leur charme un
peu vague et de leur flottante douceur. Mais si, partout ailleurs
qu'à Solesmes, l'accompagnement du plain-chant est une faute né-
cessaire, à Solesmes c'est presque une heureuse faute. Les auteurs
du Livre d'orgue nous disent encore en leur préface : « Pour mieux
respecter le caractère et la souplesse de la mélodie, nous nous
sommes efforcés de lui donner un fond harmonique calme et
sobre, qui lui permette de se développer librement. Nous avons
considéré cette mélodie comme un contrepoint fleuri dont il fal-
lait trouver les voix secondaires, en suivant d'aussi près que pos-
sible les exemples et les préceptes des anciens contrapuntistes.
(1) Livre d'orgue. Chants ordinaires de la messe et des vêpres, transposes et har-
monisés par les Bénédictins de Solesmes ; imprimerie Saint-Pierre, Solesmes ;
Paris, Retaux.
A l'abbaye de solesmes. 355
Cependant, quand nous n'avons pas su voir comment la solution
régulière pouvait concorder avec le rythme mélodique, alors, et
pour ce cas seulement, nous nous sommes affranchis de la ri-
gueur de leurs règles. » Des juges compétens ont approuvé cette
doctrine (1). La pratique achèverait de les séduire s'ils enten-
daient le plain-chant à Solesmes. Il est certain que c'est un
accompagnement singulier et difficile que celui « dont la suppres-
sion serait la première condition de progrès (2). » Mais là-bas,
comme l'accompagnement accompagne ! Sous les cantilènes déjà
si douces, quelle douceur encore il répand ! Jamais il ne s'oppose
ou ne se distingue. Comme une eau tranquille et pure, il porte la
mélodie sans secousse et la reflète sans trouble ; ou plutôt il
ne forme avec elle qu'un seul et même courant : elle en est la sur-
face légère, il en est le dessous profond.
A Sainte-Cécile, pendant l'office de la profession, l'orgue ne
se contenta pas d'accompagner. Sous des mains expertes, qu'on
sentait féminines, qu'on devinait blanches comme les touches
d'ivoire, il fît entendre, en guise de préludes et d'intermèdes,
quelques fragmens de Bach et de Mendelssohn. Et je trouvai
d'abord importunes, presque impertinentes, ces mélodies moins
austères. Mais bientôt j'excusai leur présence et même je crus
comprendre leur langage. Je ne livrerai point vos secrets, je ne
lèverai pas le bord de votre voile et je tairai votre nom, virtuose
invisible et sainte, aux doigts harmonieux. Mais je sais qu'elle
était de votre sang, l'enfant qui venait vous rejoindre par ce clair
matin d'été. Et ce sang, on me l'a dit aussi, est celui d'une famille
de musiciens. Alors, j'imagine, vous avez joué pour elle, peut-
être quelques-uns des vieux airs qu'elle aimait. Vous les avez
offerts et donnés avec elle à Celui à qui elle se donnait elle-même.
Et pour la jeune fille, ce fut l'adieu suprême et le dernier écho
du monde qu'elle quittait; non pas certes du monde profane,
mais d'un monde supérieur, infiniment noble, infiniment pur,
moins sublime pourtant que le monde où elle allait entrer pour
toujours.
Mendelssohn et Bach finirent par se taire. Le plain-chant
reprit, et il triompha. Elles furent de nouveau les bienvenues, les
voix humaines, les voix vivantes, qui chantaient, mais qui par-
(1) Voir les notes bibliographiques dans 'la Tribune de Sainl-Gervais de juin
189a.
(2) R. P. Llioumeau.
356 REVUE DES DEUX MONDES.
laient aussi. La parole est la maîtresse et la reine de l'art gré-
gorien. Exclusivement vocale, cette musique est aussi la mu-
sique verbale par excellence. Sans la parole, elle n'a pas de
raison d'être, elle n'est pas. La phrase mélodique ne fait que
suivre et pour ainsi dire épouser la phrase littéraire. Non seule-
ment il n'y a pas de musique plus respectueuse que celle-ci de
l'accent, sur lequel elle est fondée tout entière ; mais il n'y en a
pas de plus souple, de plus sensible à la valeur et à la dignité
respective des mots. Par une exacte distribution de la lumière et
de l'ombre, elle arrive à modeler véritablement le discours. Tantôt
elle appuie, sans jamais rien écraser; tantôt, sans rien étouffer,
elle enveloppe; tantôt elle glisse et, comme en se jouant, elle
passe. Tandis que notre polyphonie moderne demande à l'har-
monie, aux timbres, la vérité et la variété de l'expression, la
mélodie grégorienne l'obtient de la parole seule. On ne dirait pas
que les mots ont été « mis en musique, » mais que la musique
est sortie, a jailli des mots eux-mêmes où elle était contenue et
comme en puissance.
Il n'est pas jusqu'à la prononciation qui n'ajoute à la mélodie
grégorienne plus de grâce ou plus de force, et toujours plus de
beauté. Introduite ou rétablie par Dom Guéranger dans l'office
bénédictin, la prononciation italienne est conforme à l'histoire, à
la liturgie et à l'esthétique. A l'histoire d'abord. On ne saurait
contester que les Italiens soient, par héritage, en possession de la
prononciation latine. En français même, celle-ci a survécu dans
l'orthographe de certains mots : loup, ours, bourse^ dérivés de
lupus, ursus, pursa. De plus, le « chuintement » italien [patchem,
tchœli, pour pacem, cœli) se rencontre constamment dans les vieux
manuscrits français du x" au xv*" siècle, et les mêmes textes, en
guise de J. ne contiennent jamais que l'I. Quant à la liturgie,
la prononciation italienne en complète l'unité littéraire et littérale
par l'unité sonore; elle achève ainsi le grand dessein de Dom
Guéranger : la parfaite unanimité dans la prière. Enfin cette ma-
nière de prononcer n'est pas seulement la plus exacte et la plus
religieuse; elle est aussi la plus esthétique, et cette question de
tradition et de logique est aussi une question de beauté. On Ta
très bien dit : « Si on lit Arioste ou Dante à la française, c'est-à-
dire sans accentuation, en prononçant Vu italien comme notre u,
le c comme notre c, et de même pour les autres lettres, le charme
de leurs vers disparaît entièrement; on peut les comprendre, mais
A l'abbaye de solesmes. 357
non les sentir (11. » Appréciable déjà dans la récitation, cette
différence Test bien davantage dans le chant. On en trouverait
la preuve rien que dans les mots du psaume cité plus haut : Et
irascetur, dentibus suis fremei et tabescet. Il suffit de les dire et
surtout de les chanter des deux manières pour décider aussitôt
entre les deux prononciations et les deux efTets, entre la séche-
resse, la platitude et la maigreur d'une part, et, de l'autre, l'élé-
gance, la richesse et la plénitude.
Ainsi, parce qu'il est vocal avant tout, le plain-chant convient
à l'église ; parce qu'il est surtout verbal, il convient aux paroles
sacrées.
Mais voici d'autres convenances encore entre l'art grégorien et
son objet. Le plain-chant n'est pas seulement vocal : il est homo-
phone; ne se servant que des voix, il ne fait d'elles qu'une
voix. La polyphonie vocale, toute pure et spirituelle qu'elle soit
aussi, accorde pourtant un peu plus que la monodie, à la forme
et, si l'on peut dire, au métier. L'harmonie et le contrepoint com-
portent un certain travail, un certain appareil, très idéal encore,
mais dont l'art grégorien est exempt. Le chant homophone, c'est
le minimum de musique possible ; au delà, ou plutôt en deçà, il
n'y a plus que la parole nue. Essentiellement religieux, le plain-
chant l'est en quelque sorte deux fois : autant qu'un lien entre
Dieu et les hommes, il est le lien des hommes entre eux. Naguère
nous avons cherché, — trop loin peut-être, — dans les formes suc-
cessives et diverses de la musique, l'idéal de la société parfaite (2).
Ne serait-il pas ici, dans cette forme à la fois la plus éloignée de
nous parce qu'elle est la plus ancienne, et la plus proche parce
qu'elle est la plus simple : l'unisson? Pour le croire, et surtout
pour le sentir, il faut nous oublier, nous renoncer nous-mêmes,
tels que nous ont faits des siècles d'harmonie, des siècles même
de mélodie, mais d'une mélodie toute différente de la mélodie
grégorienne. Voici que se pose encore une fois la grave, l'éter-
nelle question de la mélodie et de l'harmonie. Elle se réduit ou
plutôt elle s'élève jusqu'à la question plus générale de l'indi-
vidu et du nombre, à laquelle c'est le fait, et je dirai l'honneur
(1) M. Burnouf {Revue des Deux Mondes de 1890), cité par M. l'abbé Chaininade,
{Tribune de Saint-Gervais de décembre 1897), dans une étude où nous avons large-
ment puisé.
(2) Voyez, dans notre volume d'Éludés musicales : la Musique au point de vue
sociologique.
358 REVUE DES DEUX MONDES.
de la musique, d'être, plus que les autres arts, directement inté-
ressée. Au point de vue social ou sociologique, la question de
l'harmonie et de la mélodie est complexe ; elle offre des aspects
changeans, sinon contradictoires. Il est très vrai que la mélodie,
certaine mélodie, peut être le signe et le type d'un art individuel
et égoïste. Elle fut telle à l'époque de sa naissance, ou de sa re-
naissance en Italie, pendant les années qui virent la réaction de la
mélodie retrouvée contre la polyphonie palestrinienne. Sous la
forme du récitatif d'abord, puis de l'air [aria), la mélodie devint,
pour un siècle et demi au moins, le centre et le sommet d'un art
aristocratique et fermé. Rapportant tout à elle, elle usurpa tous
les droits, absorba toutes les forces et toutes les ressources. Elle
fut orgueilleuse et jalouse; de sa beauté supérieure, elle fit une
beauté solitaire. Son essence était une, elle ne voulut pas que son
pouvoir fût partagé. Sa tyrannie fut douce, dispensatrice de joie
et de volupté; ce fut une tyrannie pourtant, et une corruption. La
mélodie régna seule; le nombre ne fut plus rien dans la musique,
et pour le nombre également, la musique ne fut plus rien.
Isolée et comme abstraite ainsi, la mélodie eut tort : elle fut
insuffisante et trop étroitement sociale. A la longue, il fallut que
la musique s'élargît et que le génie de l'Allemagne y fît rentrer
l'idéal plus étendu, plus fraternel, que la Renaissance italienne en
avait banni. Telle fut en effet la mission des grands Allemands :
souvent celle d'un Sébastien Bach, celle d'un Beethoven toujours;
et l'image d'une société parfaite, infailliblement gouvernée, har-
monieusement soumise, c'est peut-être la symphonie de Beethoven
qui l'a réalisée le mieux.
Il y a là, pour la musique polyphone, des titres, consacrés par
l'histoire, à la supériorité sociologique. L'esthétique elle-même
tend à les confirmer. Il semble bien d'abord que le nombre soit
l'interprète naturel du nombre, que la foule appelle la foule, et
que la pluralité des parties puisse seule exprimer la pluralité des
âmes. Parmi les chefs-d'œuvre, si vous cherchez non pas ceux
que nous comprenons tous, mais ceux où nous sommes tous
compris, lesquels nommerez-vous les premiers? Un double chœur
de Bach, un finale de Beethoven; peut-être même, à côté de ces
polyphonies colossales, un humble répons de Palestrina. Pour le
chanter, il suffit de quatre voix, mais qui sont toutes les voix
humaines. Voilà, n'est-ce pas, les œuvres qui n'oublient personne,
et d'où pas un d'entre nous n'est exclu ; voilà la musique unanime,
A l'abbaye de solesmes. 359
universelle, représentative et, pour ainsi dire, capable de toute
l'humanité.
Songez pourtant à la monodie grégorienne. Vous en aperce-
vrez bientôt le principe collectif et le caractère fraternel. La
mélodie est peut-être plus capable encore que la polyphonie
d'exprimer l'unité et de la créer. Il y faut sans doute certaines
conditions, dont la première est le nombre des voix. En réalité
c'est le solo^ plus que la mélodie, qui est égoïste, et, dans un
chœur à l'unisson, la pluralité des chanteurs rachète l'individua-
lité du chant. L'unisson nombreux, et par conséquent le plain-
chant, voilà peut-être la musique sociologique par excellence.
En écoutant les religieuses ou les moines de Solesmes, je pen-
sais que leur admirable chœur est l'idéal du chant grégorien,
mais qu'il n'en est aussi que l'esquisse. Cet art n'est pas seulement
fait pour Télite ; il a besoin de la foule comme la foule a besoin
de \\i\.Tq\ Kyrie, i%\Sanctiis, admirableà Solesmes, serait sublime
sous les voûtes de Paris ou de Chartres, entonné par des milliers
de voix. Symphonie de pierre, a-t-on dit souvent d'une cathé-
drale. Oui, car elle est issue tout entière dune forme primitive, à
laquelle se rapportent et se soumettent des formes dérivées et
multiples. Et sans doute une cathédrale est aussi le chef-d'œuvre
d'un art profondément sociologique. Pourtant, qu'on associe à
sa polyphonie muette une musique homophone, que le Stabat
ou le Parce Domine s'élève et remplisse les nefs, alors on pourra
décider si l'unanimité parfaite est mieux exprimée par le concert
des lignes ou par l'identité des sons.
Image d'un chœur universel, le chœur choisi des moines ou
des moniales m'en parut la plus merveilleuse image. Je n'aurais
pas cru possible à tant de voix de n'être qu'une voix. Jamais une
d'elles ne devançait les autres; jamais après les autres nulle non
plus ne s'attardait. Unique ainsi dans la durée, c'est par la qualité
surtout que cette voix était unique. Composée de tous les timbres,
aucun timbre particulier ne s'y reconnaissait plus. Féminines ou
viriles, de quelles voix, me disais-je, n'est pas faite cette voix !
Les unes furent impérieuses et souveraines; d'autres, plus hum-
bles, ont supplié. Il en est qui ont crié des commandemens de
guerre; il y en a qui murmurèrent des paroles d'amour. Parmi
ces voix de femmes, quelques-unes ont bercé des sommeils d'en-
fant. Joyeuses et libres, toutes ont jeté jadis aux échos de la
plaine, de^jla montagne ou de l'océan, leurs chansons de prin-
360 REVUE DES DEUX MONDES.
temps, de jeunesse, peut-être de folie. Et maintenant, volon-
tairement captives, les voilà confondues dans un seul cantique
sacré. Elles ont tout apporté, tout exhalé, tout sacrifié ici : leurs
caresses et leurs soupirs, les éclats de leur joie ou de leur colère,
les menaces dont elles furent vibrantes et les sanglots dont elles
furent brisées. Parfois dans leur parfait ensemble, comme dans
le son d'une cloche, fût-ce la plus pure, on croit saisir des har-
moniques mystérieuses : une inflexion particulière, une intonation
personnelle, que sais-je ! un accent plus doux ou plus fort, un
souffle plus profond ou plus léger. Mais on ne le croit pas long-
temps. Bientôt tout retombe, s'efTace et se noie dans l'unique et
totale cantilène. Elle ressemble à la mer, mais à la mer parfaite-
ment unie et plane, dont on ne peut distinguer les flots.
C'est un grand exemple social que la symphonie, effort com-
mun vers un seul but et sous une seule loi. Si le musicien est
un maître, cet effort ne sera pas trompé. On en prévoit le terme;
mais d'abord il en faut suivre le progrès, parfois même subir les
arrêts ou les reculs. Parmi tant de forces ou de volontés unies et
diverses, il en est qui défaillent, d'autres qui s'égarent ou même se
révoltent. Des contradictions se produisent; des plaintes aussi,
des dissonances et des déchiremens. Tout cela est pathétique, tout
cela est beau, parce que tout cela sera résolu, rétabli et rassemblé.
Fermement proposée d'abord, puis contrariée en vain, obstiné-
meut voulue et poursuivie jusqu'au bout, l'unité finira par être
atteinte et réalisée; elle formera le gain et la conquête suprême
de la symphonie triomphante.
Cette unité, la monodie grégorienne n'a pas à la conquérir.
Elle la possède éternellement, sans trouble, sans menace et sans
combat. Il n'y a pas ici plusieurs voix qui finiront par s'unir; il
n'y a jamais eu, jamais il n'y a et il n'y aura qu'une seule voix.
Pas d'eflbrt, pas de tendance, pas de devenir; mais l'être, l'être
toujours total et toujours un. Et l'unité du chant grégorien ne
représente pas seulement l'unité des hommes entre eux, mais celle
de l'homme en lui-même, son unité spirituelle et intérieure.
Loin de diviser l'âme, cet art la rassemble toute. Il la fait con-
corder et concourir en toutes ses parties et de toutes ses forces. Il
est ainsi l'expression moins de ce que nous sommes que de ce que
nous étions avant la faute et de ce que nous redeviendrons après
la miséricorde. Il répare notre condition primitive et prépare
notre condition future. « Qu'ils soient un comme mon Père et
Â
l'abbaye de solesmes. 361
moi nous sommes un. » Les voix de Tunisson grégorien, fussent-
elles cinq cents, ou cinq mille, sont unes de cette manière. Nom-
breuses, et, s'il était possible, innombrables, elles seraient encore
consubstantielles. Et que l'unité qu'elles signifient, qu'elles éta-
blissent parmi nous et en nous, soit analogue à l'unité divine,
cela constitue entre l'objet de la musique grégorienne, qui est
divin, et cette musique elle-même, une convenance nouvelle et
sacrée.
L'antiquité de l'art grégorien en accroît aussi le caractère re-
ligieux. Plus que tout autre chant, le plain-chant est contempo-
rain de ce qu'il chante; ce mode d'expression a paru en même
temps que l'ordre des idées et des sentimens qu'il exprime, et c'est
encore une raison pour qu'il les exprime avec fidélité. La question
des origines du plain-chant est résolue au fond; quelques détails
seuls demeurent discutés. « C'est au courant gréco-latin, nous dit
le savant directeur de la Paléographie musicale, que l'Eglise em-
prunta les élémens premiers de sa mélodie. Le genre diatonique
lui convenait à cause de sa noblesse et de sa fermeté; elle se l'ap-
propria, laissant de côté les genres chromatique et enharmonique
dont la mollesse répugnait à la pureté du culte divin. Il est pro-
bable aussi qu'elle adapta ses cantilènes aux modes et aux gam-
mes des Hellènes. Dans quelle mesure? Il est impossible de le dire.
S'empara-t-elle des airs mêmes païens (des iioines), pour les bap-
tiser et les mettre dans les bouches chrétiennes? On l'a affirmé ré-
cemment sans en donner l'ombre d'une preuve ; cette affirmation
est en contradiction manifeste avec tout ce que nous connaissons
des Pères et des Conciles et avec l'esprit de l'Eglise. Jusqu'à plus
ample informé, je considère les airs de nos antiennes comme de
véritables créations de l'Eglise (1). »
Ainsi constitué, le plain-chant, nous l'avons dit précédem-
ment, est la plus vieille musique dont les œuvres en grand nombre
soient parvenues jusqu'à nous. Témoin vingt fois centenaire du
christianisme primitif, certains siècles ont pu le récuser ou le cor-
rompre; le nôtre, près de finir, semble prêter l'oreille à son témoi-
gnage sérieux et doux. L'idéal religieux tend à remonter le cours
des âges. Hier, nous avions cru le trouver à Saint-Gervais, dans
cette polyphonie palestrinienne dont un jeune maître de chapelle,
qu'on ne saurait assez remercier, nous a rendu l'intelligence et
(1) L'Art grégorien, son but, ses procédés, ses caractères, conférence faite à
l'Institut catholique de Paris, en 1897, par le U. P. Doui Mocquereau.
362 REVUE DES DEUX MONDES.
le sentiment (1). Les moines de Solesmes nous conduiront plus
loin, plus haut encore, jusqu'à la source. Elle jaillit au pied même
de la Croix. Une telle antiquité s'impose comme une des forces,
un des prestiges de l'art grégorien. C'est beaucoup, pour qui cé-
lèbre les choses éternelles, de les célébrer sur le mode le plus an-
cien, le plus proche du temps où ces choses furent révélées.
En écoutant les vêpres des moniales, je songeais que les pre-
miers fidèles, dans les catacombes, avaient sans doute psalmodié
ainsi. Sous le maître-autel, je voyais sainte Cécile, couchée dans
l'attitude exquise de son jeune martyre, et la vierge mélodieuse
semblait dormir au murmure fidèle des mélodies qu'elle avait
elle-même chantées.
La voix des moines me parut l'écho de plus rudes voix. C'est
peut-être un de leurs chants qui, sur le seuil de la basilique
lombarde, arrêta devant saint Ambroise irrité Théodose encore
sanglant. Plus tard, les cathédrales du moyen âge retentirent
de tels cantiques; quand les peuples priaient encore, c'est ainsi
qu'ils priaient. <( Au milieu de la vie nous sommes dans la mort.
Où chercherons-nous du secours, si ce n'est en toi, Seigneur,
que nos péchés ont irrité justement! 0 Dieu! 0 saint! Saint
et fort! Saint et miséricordieux Sauveur, ne nous livre pas à
la mort amère. » Encore plus que les paroles il faudrait pou-
voir citer la musique, cette complainte rude, rauque et par
momens terrible. Ce répons du Media Vita était célèbre au
moyen âge. On le croyait doué de vertus extraordinaires. On
l'entonnait aux jours de péril et d'angoisse, pour écarter la
mort, quelquefois même, paraît-il, pour l'appeler sur une tête
maudite. Imprécation ou supplication, c'est un chant tragique
et sublime. « Sancte DeicsI... Sancte fortis!... Sancte miseri-
cors! » Sur chaque Sancte! les voix se laissent tomber lourde-
ment, puis remontent, comme si toute l'humanité chargeait cette
note unique de tout le poids de son épouvante et de sa misère,
pour la relever aussitôt de toute la force de sa foi et de son
espérance.
Contemporain du christianisme, il est possible aussi que le
plain-chant en soit un peu le compatriote. Quelque chose de l'Orient
a peut-être passé dans les mélodies gréco-latines. La provenance
ou du moins l'influence hébraïque n'est pas invraisemblable ici.
(1) M. Charles Bordes, maître de chapelle de Saint-Gervais, fondateur et direc-
teur de la Schola cantorum.
A l'abbaye de solesmes. 363
Les chants ecclésiastiques et les chants orientaux se ressemblent
souvent par l'intonation ou la cadence, par la fantaisie et le
caprice des mélismes ou des vocalises, surtout par ces modes
qui nous paraissent étranges et qui règlent également la psal-
modie d'un moine et la cantilène que l'Arabe soupire sur sa flûte
de roseau. La terre où la vérité parut, où naquit la foi, est
aussi la terre où flotte un rêve éternel, et dans la musique delà foi
quelque chose a pu rester du rêve. Cela donne à tel répons ou à
telle antienne une grâce, une langueur étrange, exotique même.
« Hie?ns transiit, tiirtur canit, vineœ florentes redolent. » Quand le
Cantique des Cantiques murmurait doucement dans la blanche
chapelle des moniales, ce n'était pas seulement la poésie, mais la
musique aussi, qui chantait comme la tourterelle, embaumait
comme la vigne en fleurs.
Aucun charme ne manque à ces chants, pas même celui du
mystère. 11 n'en est pas un dont on connaisse l'auteur. Ils sont
anonymes, et par conséquent ils sont humbles. Une A'ertu s'ajoute
à leur beauté, l'accroît encore et la dégage. Plus de biographie
possible; nous ne savons plus rien du moment, du milieu, ni de
la race. Sans qu'un nom glorieux la recommande, ou qu'un nom
obscur la desserve, l'œuvre est seule à parler, à rendre témoignage ;
rien ne permet qu'on la rapproche de l'artiste, soit pour les rat-
tacher, soit pour les opposer l'un à l'autre. Tout ce qu'elle eut
d'un homne a péri ; elle ne survit plus que par ce qui lui vint
de Dieu.
Dieu, qui lui donna d'être humble, lui donna aussi d'être po-
pulaire, de ressembler à cette foule pour laquelle et peut-être par
laquelle elle fut créée. Entre les chants de l'Eglise et les chansons
du peuple au moyen âge, les échanges durent être nombreux.
Des traces en subsistent encore. Un docteur en ces matières a si-
gnalé de remarquables analogies. L'Ave inaris Stella ressemble à
la vieille complainte : Quand Jean Renaud de guerre revint. La
psalmodie de Vin exitii Israël de jEgypto n'est pas très difl"érente
d'une chanson nuptiale du Berry :
Mon père est en chagrin,
Ma mère a grande peine;
Moi, je suis une fille de trop grand merci
Pour ouvrir ma porte à cette heure-ci (I).
(I) Voir une conférence de M. Julien Tiersot, publiée clans la Tribune de Sainl-
Gervais de mai 1898.
364 REVUE DES DEUX MONDES.
Il ne faut pas s'étonner, encore moins s'indigner de pareilles
rencontres. Elles n'ont rien qui déshonore les mélodies sacrées.
Qu'importe à celles-ci qui les chanta le premier! Sans doute ce
fut le prêtre à l'autel ; mais, fût-ce le laboureur dans le sillon, le
Dieu des pauvres n'eût pas repoussé de pauvres chansons. Quand
il appelle à lui des vierges qu'il aime, quand il leur dit : Venez !
son appel peut bien ressembler à celui d'un berger, puisqu'elles
sont ses ouailles et qu'il est le Bon Pasteur.
Je me souviens qu'un soir, en ma logette de Solesmes, j'eusbesoin
d'un serviteur. Je le demandai. Il s'agissait d'un détail de ménage :
une lampe électrique à régler. Ce fut un moine qui vint. Très sim-
plement, souriant et sans mot dire, il s'acquitta de ce très simple
office. Le lendemain matin, je le revis à la chapelle; debout au-
près du célébrant, il approchait de l'autel ses mains hier humble-
ment laborieuses, aujourd'hui presque sacerdotales. Alors je crus
comprendre la double signification des mélodies grégoriennes, et
je ne vis plus qu'un accord symbolique dans l'apparent contraste
de leurs diverses destinées. Parce qu'ils accompagnent, parce
qu'ils allègent les travaux les plus modestes, — je dirais les plus
misérables si le travail était jamais misérable, — ces chants ne
deviennent pas indignes des offices les plus augustes, les plus
sacrés. Egalement familiers et sublimes, ils peuvent être tantôt à
la peine et tantôt à l'honneur. Il est naturel et, comme dit la
Préface, « il est équitable et salutaire » qu'il en soit ainsi. Il con-
vient que l'art chrétien par excellence, l'art qu'on peut le mieux
appeler divin, ne soit pas celui des savans et des habiles, mais des
ignorans, des petits et des pauvres, de tous ceux auxquels le
royaume de Dieu a été promis.
Plus on étudie le chant grégorien, plus on voit s'accroître le
nombre de ses beautés, de ses vertus et de ses bienfaits. Fidèle-
ment docile à l'idée ou à l'idéal religieux, il n'y est pas docile
servilement. Cet art obéissant n'est pas un art esclave. Libre de
toute harmonie, il est libre aussi dans son rythme et libre enfin
dans sa mélodie.
La veille de la cérémonie de profession, je lisais d'avance,
avec un des religieux, le texte et la musique de l'office. Arrivés
à l'un des passages les plus pathétiques, comme je demandais
quel en était le mouvement, le Père me répondit : « Celui que
voudra la jeune fille ; nous la suivrons. » Cette liberté d'allure
peut se résumer en deux mots : le chant grégorien est soumis au
A l'abbaye de solesmes. 365
rythme; il ne l'est pas à la mesure, j'entends à la mesure iso-
chrone de la musique moderne. Rythme souple, aisé, modéré,
qui va, qui marche toujours sans traîner jamais ni jamais courir.
« Toutes les combinaisons lui sont bonnes, pourvu qu'elles soient
proportionnées et harmonieuses. Et cette proportion, dit très bien
Dom Pothier, repose sur le rapport que les parties qui composent
le chant ou le discours ont soit entre elles, soit avec le tout (1). »
C'est à ce point de vue du rythme, que certains auteurs ont pu
le mieux établir une distinction générale entre la musique grégo-
rienne, « naturelle et libre », et l'autre musique, celle qu'ils ont
appelée avec raison la musique mesurée, mais qu'avec trop de ri-
gueur ils ont traitée aussi de musique artificielle.
Naturel et libre, tel est bien le rythme du chant grégorien.
Les notes ici ne possèdent pas une valeur fixe et mesurable ; elles
ne déterminent pas avec une rigueur mathématique la durée du
son. La phrase mélodique ne se divise, ne s'équilibre et ne s'orga-
nise pas d'après une mesure inflexible, mais suivant l'organisme
et les divisions du texte littéraire. Les pauses mêmes jouissent
d'une indépendance pareille à celle des notes, et le silence, dans
l'art grégorien, n'est pas moins libre que le son. Rien ici ne sent
la tyrannie, la contrainte, ou seulement la gène; tout respire au
contraire la facilité, la souplesse, on dirait presque le loisir. Tant
de liberté pourtant ne dégénère jamais en licence. Le rythme n'est
pas absent; il subsiste, il est sensible, mais il échappe à la conven-
tion et se rapproche, autant qu'il est possible, de la nature.
On l'ajustement remarqué : « Il y a deux espèces de rythme :
le rythme naturel, fondé sur les lois de la nature, et le rythme
artificiel, basé sur les lois conventionnelles de la mesure... » De
ces lois, « les unes sont le résultat d'un calcul mathématique,
d'une combinaison artificielle due au génie de l'homme obéissant
d'ailleurs aux principes d'ordre et d'harmonie que le Créateur a
mis dans l'univers; les autres, au contraire, dépendent de la
force productrice de la nature, qui crée elle-même ses propres
formes et ne les emprisonne dans aucun moule, afin qu'elles con-
servent leur valeur ; elles échappent à toute limite conventionnelle,
à tout calcul humain... Que nous entendions débiter un discours
ou déclamer une pièce devers, nous éprouverons également cette
impression agréable qui naît dun rythme régulier, et cependant
(1) Dom Mocquereau, Conférence faite à l'Institut catholique.
366 REVUE DES DEUX MONDES.
les lois du discours libre diffèrent essentiellement de celles du
discours asservi à des règles. Là, ce sont les lois de la récitation
naturelle; ici, celles d'une mesure sévère produisant des longues
et des brèves, des pieds et des vers ; là ce sont les lois du rythme
naturel, innées, pour ainsi dire, à la langue; ici ce sont des lois
de convention, imposées au langage (1). »
On ne saurait mieux dire, et cette comparaison, par hasard, est
raison. Il y a justement entre la musique grégorienne et l'autre,
la même différence rythmique qu'entre la prose et la poésie. Le
rythme du chant grégorien ne ressemble à rien tant qu'à celui
d'un beau style oratoire, périodique et nombreux. Et s'il est cer-
tain que ce rythme lui-même a ses lois, il n'est pas moins évi-
dent qu'elles sont moins étroites, moins conventionnelles que les
autres, et que, pour leur obéir, la musique a moins à sacrifier de
son naturel et de sa liberté.
Pas plus que le rythme, la mélodie grégorienne n'est esclave.
Syllabique parfois, d'autres fois elle est ornée et fleurie. Sur une
syllabe accentuée ou finale il arrive qu'elle brode des vocalises
véritables. IMais ces vocalises demeurent toujours expressives
parce que toujours elles sont lentes. Chacune des notes qui les
composent, demeurant distincte, garde sa valeur et sa beauté
propre. Il n'y a pas là de « traits », de « roulades » insipides,
mais encore, toujours des mélodies, et tandis que la vocalise pro-
fane est trop souvent l'exercice matériel d'une inutile virtuosité,
le « mélisme « grégorien peut envelopper de ses plis gracieux un
sentiment sincère ou une pensée profonde.
C'est alors que la musique pure, celle qui ne parle pas mais
qui chante, prend de passagères et délicieuses revanches. On
peut même se demander si la musique, si la mélodie n'est pas
née autrefois de ces échappées ou de ces fantaisies furtives. Sans
doute on commença par ne connaître et ne pratiquer que la réci-
tation, la psalmodie recto tono, c'est-à-dire sur une seule note.
A celle-ci peu à peu d'autres notes s'ajoutèrent, soit pour an-
noncer le verset, — et ce fut l'intonation, — soit pour le terminer,
— et ce fut la cadence. En ces deux épisodes, exorde et conclu-
sion, la mélodie put se donner carrière. Dans le premier, la voix
n'abordait pas encore le texte; dans le dernier, elle l'avait énoncé
tout entier; dans l'un et dans l'autre elle était quitte envers lui,
(1) Le Plain-chant et la Liturgie, par un Bénédictin d'Allemagne. Traduction de
l'abbé Wolter; Paris, Gaume éditeur, 1867.
A l'abbaye de solesmes. 367
elle avait le droit de chanter pour elle-même et de prendre plaisir
à s'entendre chanter.
Ce droit à la musique pure, la mélodie grégorienne ne craint
pas toujours de l'étendre jusqu'au centre et comme au cœur
même du texte. Elle ne prend avec les mots que les libertés né-
cessaires, mais enfin elle les prend. Belle souvent de déclamation
et d'accent, elle sait n'être belle aussi que de sa propre beauté. Les
maîtres anonymes du plain-chant, « ces prétendus ignorans, ces
barbares, ont su, il y a quinze ou seize siècles, résoudre un pro-
blème qui agite encore le monde musical moderne : le problème
de l'alliance de la musique et des paroles. Dans leurs composi-
tions ils savaient mener de front le respect du texte et celui de la
mélodie ; ils savaient combiner ces deux élémens avec un art et
une science admirables, qui devraient servir de modèles à nos
compositeurs...
« Nulle cantilène, plus que la romaine, ne traite les paroles
avec égard et déférence. Très souvent elle conforme ses mouve-
mens à ceux du texte, elle modèle sur lui son rythme et ses into-
nations, et se maintient dans la forme matérielle des mots, dans
l'étendue des phrases et des périodes. Lorsqu'elle s'en affranchit,
elle semble presque toujours ne le faire qu'à regret; elle use alors
de ménagemens délicats, d'ingénieuses transactions, d'adroites
complaisances, pour conserver à son compagnon quelque chose
de son influence. Si décidément elle se sent trop à l'étroit dans
les limites du texte, pour rendre avec l'expression convenable et
à sa manière le sentiment des paroles et les orner de ses mé-
lismes, alors elle n'hésite plus à faire valoir tous ses droits; ce-
pendant, même dans ses exigences les plus rigoureuses, elle prend
encore mille précautions afin de conserver la liaison des syllabes
et de maintenir ainsi l'unité des mots, dont elle distend douce-
ment les élémens, sans jamais les séparer ni les briser (1). »
Ainsi trois états ou trois conditions de l'art grégorien sont
possibles : tantôt le texte l'gmporte ; tantôt c'est la mélodie ; tan-
tôt entre les deux forces une transaction intervient. Quel tempé-
rament peut être plus juste, et quel régime plus harmonieux? Ni
la parole ni la musique n'est esclave, encore moins victime; tous
les droits sont garantis, conciliés, et jusque dans la discipline de
l'art qu'elle peut le mieux appeler le sien, l'Eglise, tant de fois
(1) Paléographie musicale des Bénédictins de Solesmes, t. III, /jassim; Solesmes,
imprimerie Saint-Pierre.
3G8 REVUE DES DEUX MONDES.
accusée de jalousie et de despotisme, apparaît comme la protec-
trice et la patronne de la véritable liberté.
Considérons enfin le caractère moral et, comme disaient les
Grecs, Véthos le plus intime du chant grégorien. Nous reconnaî-
trons qu'il se compose, en proportions d'ailleurs inégales, de
force et de douceur. Le plain-chant tire d'abord sa force de l'unis-
son, des voix indéfiniment nombreuses, qui le redoublent, le
centuplent, le multiplient indéfiniment. Sa force lui vient encore
de sa simplicité. Rien ne l'altère et rien ne le divise. Rien non
plus ne l'embarrasse ou seulement ne l'enveloppe. Toute l'éner-
gie, toute la vertu de la musique se ramasse et se concentre dans
la mélodie seule, sans que jamais rien d'elle se perde dans les
accessoires ou les dehors, sans qu'une atmosphère environnante,
créée par l'harmonie ou l'orchestre, voile jamais ses arêtes tou-
jours vives et son relief toujours pur. Il n'est pas jusqu'aux
modes particuliers du plain-chant qui n'en accroissent la vigueur.
Exclusivement diatonique, il ignore le chromatisme, dont; le
propre est d'énerver et de dissoudre. Ce n'est pas sans raison que
la note « sensible » s'appelle de ce nom, et le chant grégorien, qui
l'évite, échappe du même coup, sinon à la sensibilité, du moins à
la sensiblerie. Il est certain que cette note est par excellence la
note qui atténue et qui attendrit, celle qui peut être faible,
presque lâche. Dies irœ, dies illa. Restituez ici la sensible altérée ;
réduisez d'un demi-ton, faites chromatique l'intervalle diato-
nique, et vous comprendrez par un seul exemple tout ce que les
modes grégoriens épargnent au plain-chant de mollesse, tout ce
qu'ils lui communiquent de santé robuste et de mâle beauté.
Mais ce chant est encore plus doux qu'il n'est fort. Les an-
ciens auteurs en rendent unanimement témoignage. Suave so-
nantis Ecclesias, dit saint Augustin. « Que l'harmonie des chants,
écrit saint Léon, se fasse entendre dans toute sa suavité. » Saint
Isidore de Séville veut que la voix des chantres « n'ait rien
d'âpre, ni de rauque, mais qu'elle soit sonore, suave, liquide, et,
par le timbre autant que par la mélodie, appropriée à la sainteté
de la religion. » L'historien de saint Grégoire, Jean Diacre, rap-
porte que « les Germains et les Gaulois furent plusieurs fois dans
le cas d'apprendre et de rapprendre cette douce mélodie grégo-
rienne qui les avait enchantés ; mais ils ne purent jamais la con-
server dans toute sa pureté, soit à cause de la légèreté de leur es-
prit qui les porte à y mêler leurs chants grossiers, soit par une
A l'abbaye de solesmes. 369
suite naturelle de leur barbarie primitive. En effet ces hommes
d'en deçà des Alpes ne peuvent assouplir à la douceur de la mélo-
die les sons formidables qu'ils tirent de leur poitrine comme les
éclats du tonnerre ; car tandis que leur dur gosier s'efforce de pro-
duire une douce cantilène par des inflexions et des répercus-
sions redoublées, il imite plutôt le bruit sourd et criard des cha-
riots qui rouleraient sur des marches de pierre, et il exaspère
ainsi les oreilles des auditeurs au lieu de les frapper agréable-
ment. »
Que de chantres, voire même de prêtres, sont demeurés des
Gaulois ou des Germains du temps de Jean Diacre ! Si le plain-
chant trouve encore tant de résistance, la faute en est pour beau-
coup aux interprètes qui le calomnient : aux « chantres hurlans »
dont parlait déjà Boileau; aux officians eux-mêmes, qui ne savent
qu'ânonner ou rugir, qui vocifèrent à moins qu'ils ne marmot-
tent, et dont la psalmodie informe et vraiment barbare ressemble
en effet tantôt au fracas du tonnerre, tantôt au « bruit des chars
pesans qui reviennent le soir. »
Avant d'avoir écouté le plain-chant à Solesmes, je ne croyais
pas à sa douceur. J'y crois maintenant peut-être encore plus qu'à
sa puissance. J'ai entendu, j'allais dire j'ai vu s élever lentement
et comme fleurir sous un ciel calme les plus ravissantes canti-
lènes. Un jour. — c'était à l'heure lumineuse et chaude de midi, —
pour moi seul, dans la chapelle vide, un admirable chœur de
moines chanta : uRosa vernans... Rose printanière de charité, lys
virginal, ô Marie! » Fortes et cependant suaves, les voix s'épan-
chaient largement, comme de beaux violoncelles tendres. La mé-
lodie nouait et dénouait ses guirlandes sonores. Elle ne montait
jamais trop haut; jamais elle ne descendait trop bas. Elle ne se
hâtait point; elle ne s'attardait pas non plus, et surtout elle che-
minait par notes à peu près égales, d'où lui venait peut-être sa
plus exquise douceur.
Il existe à cet égard entre la musique grégorienne et l'autre
une différence considérable, te Dans l'art moderne, le temps pre-
mier, c'est-à-dire celui qui, une fois adopté dans un morceau, de-
vient la forme de tous les autres, est divisible à l'excès... Prenez
une mesure à deux temps : deux noires la composent; la noire,
qui est le temps premier, peut se diviser en croches, celles-ci en
doubles croches, en triples, en quadruples croches, et ainsi de
suite jusqu'à l'émiettement. On comprend ce que cette faculté
TOME CL. — 1898. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
peut donner de mobile et d'instable à la musique moderne.
(( Au contraire, le temps premier de la cantilène grégorienne
est indivisible . Il correspond à la syllabe ordinaire d'un temps, et
il n'est pas plus divisible que cette syllabe, en sorte que si, tradui-
sant en notation moderne une pièce liturgique, vous prenez la
noire comme note ordinaire et temps premier, jamais vous n'aurez
le droit de la dédoubler en croches.
« Mais il ne faut pas inférer de là que toutes les notes sont
égales. En effet, si le temps premier ne peut se diviser, il peut se
doubler, se tripler. De même que dans une broderie sur canevas,
une même couleur de laine ou de soie peut s'étendre sur plu-
sieurs points, ainsi sur le canevas des temps premiers une même
note peut embrasser deux, trois et quatre points pour former les
dessins mélodiques les plus agréables.
« Cette différence foncière entre les deux arts n'a pas été suffi-
samment remarquée ; elle exerce cependant une influence consi-
dérable sur l'allure générale de la phrase et sur son expression
esthétique. Cest à l'indivisibilité des temps premiers que la canti-
lène romaine doit en grande partie son calme, sa douceur et sa sua-
vité (1). »
Retenons ces derniers traits et cette convenance suprême entre
l'art grégorien et son objet. Impersonnel, austère, cet art n'est
jamais indifférent ni dur. Surhumain peut-être, jamais inhumain,
il nest ni sans entrailles ni sans cœur. A ceux qui se consacrent à
lui chaque jour, il donne plus que le pain quotidien, plus que
le nécessaire : il leur accorde même les délices. Autant que de
leur croyance, il est l'expression et l'aliment de leur amour.
Quand la jeune moniale chante « Celui qu'elle a vu, qu'elle a
aimé, en qui elle a cru, qu'elle a chéri; quem vidi, quem amavi,
in quem credidi, quem dilerri, » son chant n'est monotone que
pour qui ne sait pas lentendre. Ecoutez-le bien : avec un discer-
nement subtil, cette musique fait à chaque mot, à chaque mou-
vement sa part, et ce n'est pas sur les paroles de la foi, mais sur
celles de la dilection et de la tendresse, qu'elle s'attarde et se
complaît davantage. Pour un chant de menace et d'épouvante,
vous en trouverez dix dans la liturgie, qui ne sont que douceur et
qu'amour. Les plus graves, les plus forts n'ont jamais rien qui
trouble ni qui blesse. Loin d'agiter l'àme, ou de la diviser, l'art
(1 D. Mocquereau (conférence citée).
A l'abbaye de solesmes. 371
grégorien la pacifie et la compose; il s'insinue, il se coule en elle
plutôt que de la saisir et de l'accabler. Religieux, chrétien par
tant de caractères, par tant de beautés que nous avons déjà cru
reconnaître en lui, voici peut-être le signe suprême, saint entre
tous et qui ne trompe pas, de sa vocation ou de son essence di-
vine : l'art grégorien nous donne la paix ; il conserve et renouvelle
en nous le don le plus précieux que nous ait laissé le Seigneur.
III
Et cette paix n'est pas celle que le monde donne. Elle résulte
d'un accord entre le beau, le vrai et le bien, que le monde ne
connaît pas. A Solesmes, la beauté baigne en quelque sorte et
plonge de toutes parts dans la vérité. La nature d'abord y envi-
ronne un art surnaturel ; elle le soutient et le fortifie. Je dirai plus :
elle lui ressemble ; elle est force et douceur, comme lui.
Si vous allez à Solesmes, tâchez d'y arriver par un beau soir
d'été. Sans attendre la station de Sablé, quittez le chemin de
fer un peu plus bas, à Juigné. De là remontez lentement, en sui-
vant le coteau, la Sarthe aux eaux traînantes et comme pen-
sives. Bientôt vous serez en face de l'abbaye; elle vous apparaîtra
sur l'autre bord, forte de toute sa masse, et debout de toute sa
hauteur. Je ne saurais définir le style de cette architecture : cela
rappelle à la fois le mont Saint-Michel, le couvent d'Assise et le
palais des papes d'Avignon. Au-dessus de la rivière, trop étroite
pour la refléter tout entière, l'abbaye élève à pic, dans le roc
même et sur le roc, des contreforts gigantesques, des murs de
cent vingt pieds, taillés en bosse dans un granit bleuâtre, des
donjons coiff"és d'ardoises, toute la silhouette énorme, presque bar-
bare, d'une forteresse sacrée et d'un burg religieux. Les hautes
parois sont percées d'ouvertures irrégulières, inégales : baies,
fenêtres, lucarnes, tantôt simples et tantôt géminées. L'architecte
du couvent, qui n'est autre qu'un des Pères, a raison d'appeler
son œuvre du chant grégorien pétrifié. Les pierres ici, pas plus
que les notes, ne connaissent la mesure et n'y obéissent. Un
principe moins rigoureux les régit : le rythme, le rythme seul,
plus large et plus caché, leur commande, les organise et les coor-
donne, crée entre elles des rapports et des correspondances, et
rend le colossal édifice sinon symétrique, au moins harmonieux.
Le soleil qui descend le grandit encore. L'heure est char-
372 REVUE DES DEUX MONDES.
mante. Il ne fait pas de vent, on n'entend aucun bruit. C'est
jeudi, jour de promenade pour les Pères. Ils vont rentrer.
Quelques-uns nous attendent au bord de la rivière. Nous pre-
nons le bac avec eux, nous passons avec les noirs passagers l'eau
dont le pâle azur s'obscurcit de leurs ombres. Puis nous gravis-
sons la rampe opposée, et par une porte de derrière nous péné-
trons dans l'enceinte de l'abbaye. On y retrouve d'abord la même
impression de puissance et de masse, d'assises éternelles sur
des fondations inébranlables. L'abbaye renaît, comme le disait
Veuillot,mais telle qu'elle ne fut jamais aux jours lointains de
sa naissance. La cour intérieure est un chantier, en attendant de
devenir un cloître. Les blocs géans, les colonnes encore brutes
gisent pêle-mêle sur le sol; plus de cent ouvriers sont au travail
et le travail n'est pas près de finir. Au dedans, l'aspect reste celui
d'un château fort autant que d'un monastère. Tantôt ce sont des
salles immenses : un réfectoire comme pour des héros d'Homère
ou des chevaliers du moyen âge ; tantôt de mystérieuses retraites :
des cellules, des escaliers tournans, des paliers inégaux, des plans
ou des perspectives qui se croisent et semblent se contrarier; dans
l'épaisseur des murailles s'ouvrent des abris pour l'étude ou pour
la prière, qui ressemblent à des postes pour le combat.
Mais cet appareil féodal se déploie au milieu du plus riant
paysage. Jusqu'à l'achèvement des travaux, les Pères continuent
d'habiter une demeure d'apparence moins seigneuriale, mais d'un
caractère encore noble et sérieux. C'est un vaste pavillon du
siècle dernier. Du perron qui le précède on n'aperçoit plus rien
de sévère ni de rude. Dans le ciel et sur la terre, sur les prairies,
les bois et les eaux, une douceur charmante, « la douceur ange-
vine » est répandue. Sur la colline aplanie en terrasse, un par-
terre à la française allonge ses pelouses rectangulaires, légère-
ment creusées au dedans, et qui forment comme quatre grands
bassins de gazon, que les plus admirables fleurs, des œillets et
surtout des roses, entourent d'un rebord éclatant.
Si loin que la vue s'étende, aucune clôture ne l'arrête. Le
parc semble ne pas finir ; il se perd insensiblement dans les
champs d'avoine et de coquelicots, dans les taillis que dominent
de sveltes peupliers, dans les landes tachées de sable jaune, dans
les lointains bleuâtres où le château de Sablé dresse, comme sur
un socle de velours, sa façade presque royale. L'équilibre de ce
paysage en fait la suprême beauté. La plénitude et le vide,
A
l'abbaye de solesmes. 373
l'ombre et la lumière s'y répondent. A gauche, ce sont les dépen-
dances actuelles de l'abbaye: la bibliothèque, le réfectoire, d'où
s'échappe dans le silence des repas la voix monotone du lecteur;
c'est une allée de vieux tilleuls, impénétrable au soleil. Çà et là,
d'humbles logettes de moines, quelques-unes en forme de petites
chapelles, paraissent entre les massifs ; une statue de la Vierge
est debout à même la terre, parmi les giroflées et les liserons. A
droite, au contraire, c'est la campagne ouverte et le grand ciel
clair, c'est le vallon, c'est la rivière qu'on voit venir de loin,
franchir l'arche d'un haut viaduc et descendre lentement vers la
colossale abbaye, comme pour frôler de sa douceur qui s'écoule
cette force qui demeure.
A Bayreuth autrefois, j'ai senti les harmonies de la nature et
de l'art. A Solesmes, elles sont encore plus profondes et plus pures.
A Bayreuth, trop d'humanité se mêle au divin, trop de charlata-
nisme et de superstition à la piété. La foule encombre le paysage
et le gâte. Elle en profane le silence, elle en viole le mystère. De
ridicules équipages gravissent la colline, le soir; le restaurant est
voisin du temple et l'odeur de la cuisine est parfois plus forte
que le parfum des bois. Et puis le temple même n'est qu'un
théâtre; théâtre modèle, théâtre sacré, BiihnenweihfestspielhaKS,
mais, de si beaux noms qu'on le nomme, un théâtre enfin, c'est-
à-dire un asile de rêves, de sublimes ou délicieux mensonges, de
mensonges pourtant ou de fictions vaines. Solesmes est le royaume
ou le sanctuaire de la vérité. Là, rien n'est mensonger ou fictif,
ni dans la nature ni dans l'art. Montaigne a dit des monastères :
« Ceux mêmes qui y entrent avec mépris sentent quelque frisson
dans le cœur et quelque horreur qui les met en défiance de leur
opinion. » Que sera-ce donc, si vous y entrez avec respect et
avec amour! On exige de plus en plus dans le drame lyrique la
vérité et la vie. Est-il rien de plus vivant, de plus vrai, qu'une
profession religieuse? Si j'en avais douté, je n'aurais eu qu'à
regarder à côté de moi : le père d'une des jeunes professes était à
genoux, et les pleurs qui tombaient de ses yeux rendaient assez
témoignage. Alors, des tableaux de théâtre : couvons d'opéra-
comique ou cloîtres d'opéra, me revinrent à la mémoire, et j'en
sentis la misère et la fausseté. Dans cette chapelle, au contraire,
quel réalisme, ou plutôt quelle réalité ! Je songeais que ces deux
vierges consacrées ne quitteraient plus leur voile, et que le rideau
qui tout à l'heure allait s'abaisser sur elles, ne se relèverait pas.
374 REVUE DES DEUX MONDES.
Je pensais, les voyant gisantes et muettes, que des cantatrices
aussi, au moment le plus pathétique, s'agenouillent, se proster-
nent et se taisent. Mais, si « vraie « que puisse être la « situa-
tion, » quelle que soit alors l'émotion, le génie même d'une ar-
tiste, de moins graves pensées doivent emplir son silence; ce n'est
pas aux planches du théâtre, c'est aux dalles de l'autel qu'il faut
appliquer l'oreille pour entendre l'éternelle vérité. Quand les
jeunes filles se relevèrent, elles étaient pâles, peut-être de l'avoir
entendue. Et nous-mome, jusqu'à la fin de la cérémonie, nous ne
cessâmes de l'entendre. Paroles, mélodies, ce n'était pas là de
vains sons qui s'évanouissent dans l'air aussitôt qu'ils sont nés,
emportant dans leur fuite notre jouissance passagère. Non,
plus profonde était leur vertu, et leur effet plus durable. L'art
ne nous apparaissait plus comme un jeu supérieur, mais comme
l'éclat et le rayonnement de la vérité même; il n'était pas ex-
pression, mais acte, et le sentiment de sa beauté s'effaçait devant
celui de son pouvoir.
Partout ici le vrai et le beau sont confondus. Non seulement
rien n'est faux, mais rien n'est figuré. Sur quelle scène ou dans
quel orchestre, chez quels virtuoses, chez quels artistes même
trouverez- vous une telle sincérité? Ces religieux ne représentent
pas, ils sont. Ils n'empruntent, ils ne simulent, ils n'affectent rien.
Leur art ne se distingue pas de leur pensée ; il est leur pensée
elle-même et tout entière ; il est le fond de leur âme et la sub-
stance de leur être ; il ne fait qu'un avec la vérité à laquelle ils
croient de toute leur croyance et qu'ils aiment de tout leur amour.
Et cette vérité nous apparaît infiniment supérieure à toutes les
vérités, fût-ce les plus hautes, à celles dont les plus purs chefs-
d'œuvre peuvent être les témoignages, dont les plus grands ar-
tistes savent se faire les interprètes. Taine a donné quelque part
comme la mesure, une des mesures au moins de l'idéal esthé-
tique, le degré d'importance du caractère. On ne contestera pas
que le caractère soit ici d'une importance capitale. Ici la vérité
de drame ou d'opéra, la vérité de nos joies et de nos douleurs,
de nos amours et de nos haines, de toutes nos passions humaines,
éphémères, changeantes, retombe au rang des vérités secon-
daires et relatives ; elle recule et s'efface devant la vérité pri-
mordiale, nécessaire, absolue et divine, celle qui ne varie ni ne
passe, qui ne dépend de rien, mais d'où tout dépend et où tout
se rapporte.
A l'abbaye de solesmes, 375
Inséparable du vrai, le beau, tel qu'il se révèle à Solesmes,
n'est pas lié moins étroitement au bien. Que des artistes soient
des saints, cela ne se rencontre guère que chez les religieux. Par
respect pour l'humilité des Bénédictins, nous ne voulons parler
que de la sainteté de leur art. Celle-ci du moins s'impose et force
la louange. Songez que cet art n'a qu'un seul objet : la prière,
c'est-à-dire les rapports de l'âme avec Dieu. Et ces rapports ne
sont que de soumission et d'amour. L'art grégorien non seule-
ment ne va jamais contre Dieu, mais jamais il ne lui est étranger ;
jamais il ne se sépare ni se passe de lui. Toute passion humaine,
fût-ce la plus légitime, la plus sacrée, en est absente. Il ne se
partage pas entre le Créateur et la créature ; il ne sert pas deux
maîtres ; rien de mauvais ni d'impur ne le trouble ni ne le cor-
rompt.
Il faut sortir de soi-même, il faut s'élever au-dessus de la vie
ordinaire et de l'idéal accoutumé, si haut qu'il puisse être, pour
comprendre et goûter cet idéal et cette vie. Il faut, ne fût-ce que
pour un jour, se faire une âme pieuse, et rien que pieuse; il faut
arriver à sentir pleinement et à tenir pour sienne une phrase
telle que celle-ci, écrite par Dom Guéranger en tête de V Année
liturgique : « La prière est pour l'homme le premier des biens. »
Alors seulement, mais sûrement alors, le chant grégorien vous
apparaîtra, dans l'ordre de la beauté, comme l'équivalent sans
pareil de ce « premier des biens. » Alors vous ne trouverez pas,
dans la musique entière, une fugue, une sonate, un quatuor, une
symphonie, un opéra; alors, parmi les chefs-d'œuvre les plus
admirables, vous n'en trouverez pas un à placer au-dessus de ces
humbles cantilènes. On rapporte que Beethoven disait : « Je suis
plus près de Dieu que les autres hommes. » A de certaines heures,
quelques moines, chantant une simple mélodie grégorienne,
m'ont paru plus près de Dieu que Beethoven lui-même. J'ai senti
que leur art est tout entier divin, que, venu de Dieu seul, c'est à
Dieu seul qu'il retourne, que pour objet et pour auteur il n'a que
Dieu. Il ne se complaît pas en soi-même et ne s'y rapporte pas. Il
ne s'égare jamais parce que jamais il ne s'éloigne. Il a pour de-
vise le mot de Kundry, l'héroïne du drame mystique et monas-
tique de Wagner : « Dienen, servir. » Il ne sert que le vrai et le
bien. « La vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le
vêtement. » La doctrine de l'art pour l'art n'a que trop méconnu,
dans le domaine de l'esthétique, cette hiérarchie nécessaire. A
376 REVUE DES DEUX MONDES.
Solesmes, tout la rétablit et la consacre; tout rappelle que le fond
prime la forme, et la pensée l'expression ou le signe; qu'en de-
hors, surtout à rencontre du vrai et du bien, il ne saurait exister
de beauté parfaite, et que si l'art est admirable lorsqu'il s'impose,
il peut être plus sublime encore quand il s'efface.
J'ai quitté l'abbaye. Sur le chemin qui m'en éloigne, je me re-
tourne pour tâcher de la voir encore. Elle a presque entièrement
disparu. Je n'aperçois plus qu'au-dessus des arbres sa fière en-
ceinte inachevée. Qu'elle s'achève donc, et qu'elle soit une cita-
delle. Qu'entre ses hautes murailles, elle garde un idéal intangible,
immuable, et comme un canon de beauté. Qu'elle soit un asile
aussi. Qu'aux jours d'inquiétude et de doute esthétique ou moral,
on puisse venir se rassurer et se reprendre ici. Qu'au bord de cette
rivière , parmi ces roses et sous ces arbres , on trouve toujours
quelque chose de fixe, d'immortel, et des chants, comme des
paroles, qui ne passeront pas. L'illustre auteur des Moi?ies d'Occi-
dent, racontant la vie de saint Grégoire, a rapporté cette légende.
Une nuit que le pontife rêvait, « il eut une vision, où l'Eglise lui
apparut sous la forme d'une muse magnifiquement parée qui écri-
vait ses chants, et qui en même temps rassemblait tousses enfans
sous les plis de son manteau. Or, sur ce manteau était écrit tout
l'art musical avec toutes les formes des tons, des notes et des
neumes, des mètres et des symphonies diverses. » A Solesmes on
croit rêver le rêve de saint Grégoire ; on s'y repose à l'ombre et
sous les plis du manteau mélodieux et sacré.
Camille Bellaigue.
L'OR DU KLONDYKE
Michel Chevalier se plaisait à montrer que les mines d'or et
d'argent sont pour nous un moindre trésor que les mines de
charbon. Même à ne considérer que la valeur intrinsèque des pro-
duits, c'est une incontestable vérité, car il sort annuellement du
sol des continens pour cinq milliards de houille, ou peu s'en faut,
et les métaux précieux ne vont point à moitié de ce chiffre. Mais
la convoitise humaine ne s'attarde pas à de tels calculs. Poursui-
vant la richesse sous toutes ses formes, les hommes la voientsur-
tout dans cet or qui lui sert à la fois de mesure et de véhicule ; et
partout où sa présence est signalée, on accourt, on se précipite.
D'autant que la capture en semble d'abord facile. Au pied des
monts où l'or se cache dans la pierre, la roche pulvérisée par l'ac-
tion séculaire des eaux se trouve répandue à l'état de sables ou de
boues, et le premier venu, avec une écuelle et de l'eau, peut isoler
les menues paillettes qu'elles recèlent. Qui sait même s'il ne met-
tra pas tôt ou tard la main sur quelqu'un de ces nids de pépites
qui sont les gros lots de ces loteries-là ! De pareilles aubaines
sont rares ; mais l'espoir n'en est interdit à personne ; et de là,
dans toutes les régions aurifères ou réputées telles des pays
neufs, ces essaims de « prospecteurs » en quête d'un filon vierge;
de là surtout, lorsque leur persévérance a été couronnée de
succès, ces légions et parfois ces armées de chasseurs d'or qui,
de tous les horizons, viennent s'abattre avidement sur le même
coin de terre.
Notre siècle a vu de mémorables exemples de ces curées, dont
le début a toujours quelque chose de passionné et de brutal,
mais où l'ordre ne tarde pas à naître du désordre même et aux-
quelles la civilisation a dû, en somme, quelques-unes de ses plus
fécondes victoires. Il [y a juste cinquante ans, c'était la Cali-
378 REVUE DES DEUX MONDES.
fornie qu'assiégeaient les aventuriers des deux hémisphères ; on
vit là des misères sans nom, mais elles ont peu duré : les mines
californiennes ont donné sept milliards d'or, et San Francisco est
devenu l'un des principaux centres agricoles, industriels et mari-
times de l'Amérique. Trois ans plus tard, c'était l'Australie qui
entrait en scène à son tour, et rien n'a tant contribué que les dix
milliards d'or déjà extraits de son sein à faire de ce qui n'était
qu'un désert sans fin une puissante et prospère agglomération . Il
y a dix ans, ce n'était plus l'Occident ni l'Orient qui criait supvixa,
c'était l'Afrique australe ; et il a suffi de quelques années pour li-
vrer aux efforts combinés de l'industrie, du capital et de la science
tous les secrets de ce lointain Transvaal auquel les Boërs n'étaient
allés demander que de tranquilles pâturages.
La récolte annuelle de For dans le monde entier dépassant
maintenant 1 300 millions de francs, la République Sud-Afri-
caine y contribue pour plus d'un cinquième et les États-Unis aussi ;
l'Australie, orientale et occidentale, ne fait guère moins ; et c'est
du nord que viennent ensuite les plus forts contingens. Saupou-
drée d'or depuis lOural jusqu'à la mer du Japon et jusqu'à la
mer d'Okhotsk, la Sibérie en enverrait déjà pour 200 ou 250 mil-
lions à la Monnaie de Saint-Pétersbourg, si la rigueur du climat
n'y limitait chaque année l'exploitation des mines à quelques
mois ; et, malgré cela, elle donnera peut-être ces 200 ou 250 mil-
lions quand le chemin de fer transsibérien permettra d'y conduire
avec moins de peine et moins de frais qu'aujourd'hui les ouvriers,
les vivres, les machines.
Enfin, voici que, plus près du pôle encore, au nord-ouest de
l'Amérique du Nord, dans une contrée qui naguère ne figurait qu'en
blanc au haut des cartes du nouveau monde, de prodigieuses trou-
vailles, dont l'émotion publique et la spéculation ont encore su
exagérer la portée, sont venues rallumer cette fièvre de l'or dont
toutes les parties du globe auront tour à tour connu les effets. Là
aussi, sous un ciel d'une singulière inclémence, le désert s'est,
pour ainsi dire, peuplé d'un jour à l autre et une âpre lutte, une
lutte acharnée s'est engagée, brusquement, entre l'homme et la
nature. L'éloignement du champ de bataille ne permet pas jus-
qu'ici de bien préciser les résultats obtenus. Mais il y a grand in-
térêt à suivre, fût-ce de loin, les péripéties de cette nouvelle
poussée de Vaun sacra famés. D'ailleurs, n'avons-nous pas le de-
voir d'éclairer de notre mieux ceux qui, de ce côté de TAtlantique,
l'or du klondyivE. 379
songeraient à partir, eux aussi, pour la conquête de la toison d'or
et de les mettre à même de ne se décider qu'en connaissance de
cause? Voilà pourquoi il n'a pas paru superflu de reprendre, à
un an de distance, l'étude qui, l'automne dernier, avait été com-
mencée ici même avec tant d'autorité (1). Les pages qui vont
suivre seront encore loin d'avoir épuisé le sujet.
I
La révélation des richesses cachées dans le vaste bassin du
Yukon est chose toute récente. En 1858, c'étaient seulement les
biefs supérieurs de la rivière Fraser, dans la Colombie britan-
nique, que les chercheurs d'or se disputaient, et l'on sait à quels
mécomptes aboutirent, de ce côté, les illusions de la première
heure (2). Longeant toujours les Montagnes Rocheuses, les pro-
specteurs avaient rencontré successivement, sans s'en contenter, les
gisemens des monts Caribou, ceux de l'Omineca, ceux des monts
Cassiar ; et leur avant-garde, de plus en plus réduite, se trouvait
ainsi entraînée vers les sources du fleuve géant dont un lit majes-
tueux et mille affluens font comme le roi de l'immense pres-
qu'île par où l'Amérique septentrionale semble vouloir aller tou-
cher l'Asie. Ces hardis pionniers avaient laissé derrière eux tant
de montagnes, tant de lacs, tant de rivières qu'on devait les croire
perdus sans retour, lorsqu'un nouveau coup de théâtre vint ap-
peler subitement l'attention publique vers les lointaines solitudes
où ils s'étaient enfoncés.
Qu'était-il arrivé? Le 15 juillet 1897, un bateau à vapeur, VEx-
celsior, débarquait à San-Francisco une bande de mineurs qui,
dans des sacs, des bas, des bouteilles, des couvertures, portaient
plus de mille kilogrammes de belle poudre d'or. Le surlendemain,
17 juillet, un autre steamer, le Portland, débarquait à Seattle une
seconde escouade avec un chargement plus important encore.
Tous venaient des mêmes parages et ils racontaient avec moins
d'émoi les souffrances qu'ils avaient éprouvées que le triomphe
inespéré par lequel, en juillet et août 1896, ils s'en étaient trouvés
si largement dédommagés. C'était près d'un gave ignoré, le Thron-
(1) Voir, dans la Revue du l" octobre 189", les Mines d'or de l'Alaska et la
Colombie britannique, par M. G. de Yarigny.
(2) La Colombie britannique n'en a pas moins produit, depuis 1858, pour
300 millions d'or et l'industrie minière est loin d'y avoir dit son dernier mot.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
Dak (rivière poissonneuse) ou Klondyke, et autour des petits tor-
rens qui s'y jettent que les héros du jour, Georges Gormack, le
vieux Casey, Clarence Berry, Louis Rhodes, le Canadien Joseph
Leduc, avaient enfin \ti leur rêve prendre corps.
Des rendemens extraordinaires avaient été constatés, l'écuelle
de minerai livrant ici 50 francs d'or, plus loin 100 et même da-
vantage. On avait sous les pieds, à n'en pas douter, des dizaines,
des centaines de millions; pour les faire sortir de terre, les bras
seuls manquaient et l'on pouvait croire qu'ils ne manqueraient
pas longtemps, car déjà des districts voisins les camarades com-
mençaient à affluer pour avoir leur part d'un si magnifique butin.
Le lotissement des ruisseaux aurifères s'organisait, sous la direc-
tion d'un fonctionnaire éminent, le commissaire Ogilvie ; les
sondages se multipliaient et chaque jour éclataient de nouveaux
cris de victoire. On en retrouve 1 écho dans les noms donnés à
quelques-uns de ces petits Pactoles : c'est la Bonanza et l'Eldo-
rado, c'est lEurèka, c'est le Nugget (la pépite), c'est le Gold
Bottom (le fond d'or), c'est le Coarse Gold (l'or brut) et le Pure
Gold l'or pur), c'est l'Ail Gold (tout or) et le Too Much Gold
(trop d'or)! Il se glisse partout des cadets de Gascogne, même
parmi les Yankees de l'Alaska, et l'on a bien ri, là-bas oii l'on ne
rit guère, de ce Too Much Gold, dont le parrain se plaignait sé-
rieusement d'être obligé de salir son or pour le pouvoir ensuite
laver comme les autres. Mais, en dehors de toute hyperbole, le
petit réseau du Klondyke s'annonçait dès le principe comme l'un
des plus abondans dépôts d'or que la nature ait mis à la disposi-
tion des hommes.
Dans la vallée de la Bonanza et dans le vallon de l'Eldorado,
qui s'y rattache, le sous-sol est vraiment imprégné d'or. C'est là
qu'avaient eu lieu, en 1896, les coups de filet les plus retentis-
sans. La Bonanza mesure 41 milles de longueur (66 kilomètres) :
partant de la découverte initiale (Discovery), on a découpé en
amont 100 lots de oOO pieds chacun (152 mètres) et 123 en aval.
Les ruisseaux voisins ont été morcelés de la même façon et
chacun des concessionnaires s'est mis à l'œuvre avec ardeur. La
prise de possession est trop récente, l'exploitation trop divisée, la
teneur du minerai trop inégale pour que l'on puisse avec quelque
certitude chifl'rer les productions actuelles et diagnostiquer les
productions futures. En tout cas, la progression est rapide :
peut-être 10 millions de francs en 1896, de 20 à 25 probablement
l'or du klondyke. 381
en 1897, et pas loin de oO en 1898. iV'a-t-on pas vu, le 29 août
dernier, le Koanoake arriver de Dawson City à Seattle, via
Saint Michaëls, avec vingt bons millions dor? Et ce n'étaient que
les prémices d'une récolte, à laquelle auront coopéré, cette fois,
plus de 15 000 moissonneurs.
Dès 1897, la grande nouvelle avait mis en ébullition bien des
têtes. Une foule de gens, mineurs de profession ou mineurs im-
provisés, bouclaient leurs malles à la hâte et partaient, sans bien
savoir où il fallait aller. Cette deuxième Californie, cette
Californie boréale qui les fascinait, dépendait-elle, politiquement,
du Dominion canadien ou des Etats-Unis? Ils songeaient à peine
à s'en informer : et les autorités elles-mêmes auraient pu être
assez embarrassées pour les édifier sur ce point.
Maintenant encore, quoique les indécisions de la première
heure aient cessé, ceux qui parlent des gold fielcls du nord-ouest
ne leur donnent pas tous le même nom. Aux États-Unis, on dit
(( l'Alaska » ; les Canadiens disent « le Klondyke » ; et c'est, de
part et d'autre, une façon de revendiquer, au moins en paroles,
ce qu'on s'envie réciproquement. Chacun voudrait tout avoir. Le
hasard, cependant, ne paraît pas s'être montré trop partial. Rien
assurément ne ressemble moins à une frontière naturelle que cette
ligne droite, longue de mille kilomètres et plus, qui, en 1825, fut
lancée sur le papier de la pointe du mont Saint-Elie vers le pôle
nord pour séparer ce que nos diplomates appelleraient deux
sphères d'influence et qui fut maintenue telle quelle en 1867,
lorsque l'empereur de Russie, peu soucieux de conserver au delà
des mers une seconde Sibérie, céda ses droits aux Etats-Unis
moyennant une indemnité de 36 millions de francs. Ce fragment
de méridien, que 141 degrés séparent de celui de Greenwich,
coupait forcément d'une manière très arbitraire les glaciers et les
plateaux, les forêts et les prairies, les vallées et les cours d'eau. Il
coupait aussi, sans le savoir, les couches aurifères dont nul alors
ne soupçonnait l'existence ; son tracé tout géométrique en faisait
deux parts dont chacune, à un moment donné, s'est prise à ja-
louser l'autre. La balance penche actuellement du côté du Canada,
le Klondyke restant tout entier à l'est de la houndary Une; mais
il ne s'ensuit pas que le lot échu à l'Alaska doive être considéré
comme médiocre, et la preuve en va être immédiatement donnée.
C'est en 1886 que, pour la première fois, une quantité appré-
ciable de poudre d'or fut tirée, par d'autres mains que celles des
382 REVUE DES DEUX MONDES.
indigènes, du sol de l'ancienne Amérique russe. Cet or venait
des torrens qui alimentent le Forty Mile Greek, pittoresque ri-
vière ainsi qualifiée parce qu'elle va se jeter dans le Yukon à
40 milles (65 kilomètres) au-dessous du vieux Fort Reliance, pris
jadis comme centre ou comme base d'une tentative d'exploration
méthodique. A 70 milles plus bas, le Yukon reçoit le Seventy
Mile Creek qui, en 1887, fut aussi exploré avec profit. Dès l'été
de 1888, quelques laveurs de sables s'étaient postés près de sa
source et parvenaient à y faire chacun pour 50 dollars d'or par
jour. En 1897, il y avait encore là, au moment des chaleurs, une
quinzaine d'hommes qui, bientôt chassés par la faim et le froid,
n'en rapportaient par moins de leur courte campagne une valeur
de 200 000 francs. Dans le même rayon, l'American Creek a des
cliens dont les affaires marchent bien. Plus loin, le long du
Minook Creek, qui tombe des monts Tanana vers le 150^ degré
de longitude, les concessions commencent à se vendre cher. Et,
à l'autre bout de la même chaîne, s'étale encore tout un important
massif aurifère, celui du Birch Creek, desservi par le petit port
fluvial de Circle City où flotte, au-dessus d'une façade composée
de douze troncs d'arbres, le drapeau étoile de l'Union. Dans ce
massif, les cinq dernières années ont vu naître une trentaine
d'entreprises que la concurrence du Klondyke n'empêche pas de
prospérer : Pitka's Bar, Preacher Creek, Crooked Creek, Masto-
don... Ce dernier ravin, à lui seul, fournit au moins la moitié du
produit total et paraît assuré d'un brillant avenir : l'année der-
nière, on y a recueilli, en trois mois, pour plus d'un million d'or,
bien que sur 59 concessions il n'y en eût encore que 18 mises en
valeur. La poudre provenant de ces localités est plus pure qu'ail-
leurs; l'once anglaise de 31 grammes y vaut 100 francs (1) et les
pépites sont nombreuses.
Nous ne mentionnerons que pour mémoire, dans le Far-
West alaskien, la vallée du Koyukuk, la presqu'île de Kénia et
les bords mêmes du détroit de Behring où l'or n'est pas encore
recherché bien activement. Mais il s'est créé des exploitations
très sérieuses dans cette longue suite de côtes et d'îles qui, sur
le Pacifique, à l'est du mont Saint-Elie, prolonge l'Alaska jus-
qu'au iSQ" degré de longitude, la Colombie britannique ne con-
servant ainsi qu'un assez étroit contact avec l'océan, entre le
(1) La valeur assignée par notre régime monétaire à l'or pur, à l'or fin, est de
3 444 francs par kilogramme, ce qui fait ressortir l'once anglaise (Sis--,!) à 107 francs.
l'or du klondyke. 383
passage de Dixon et Vancouver. Les villes de Sitka, de Dyea, de
Juneau sont bien des villes américaines, et les hauteurs qui les
protègent contre les souffles du nord abondent en minerais di-
vers. ASilver Bow Basin, à Silver Queen, l'argent avait précédé
l'or. Ailleurs l'or se montre associé au plomb (à Shuck Bay), au
cuivre (à Red Wing) ou au zinc (à Bald Eagle).
Le port de Juneau , où la maison la plus ancienne date de
1881 et qui avait commencé par s'appeler Ilarrisbourg, puis
Rockwell, n'a dû sa création qu'aux veines d'or trouvées dans
les alluvions et dans les quartz du littoral. Sa population perma-
nente dépasse 4000 âmes et elle s'accroît, en été, de tous les tou-
ristes qu'attirent les beautés d'une nature grandiose, en hiver de
tous les mineurs auxquels le froid ferme la montagne. En 1897,
la côte et l'archipel ont déjà donné pour près de 10 millions d'or,
et, comme le fait remarquer la Chambre de commerce de Juneau,
les recherches n'ayant encore porté que sur un petit nombre de
points, ces rivages accidentés sont probablement loin d'avoir
donné toute la mesure de leurs ressources, minérales et autres.
II
Après ce bref inventaire des réalités et des espérances que
laisse à l'Alaska le caprice de ses frontières conventionnelles, re-
passons sur la terre canadienne, dans ce qu'on appelle le Terri-
toire Nord-Ouest, et allons jeter un coup d'oeil, nous aussi, sur
cette jeune ville de Dawson qui a vu, depuis peu, passer dans
ses rues tant de figures étrangères et tant de figures étranges.
Etant donné la croissante notoriété qu'elle a acquise, on a grand-
peine à se persuader que, il y a deux ans, elle n'existait même pas
à l'état d'embryon.
Eh! que fût-on venu faire là? Le pays est beau, tout en relief
et généralement boisé ; mais le cercle polaire n'est pas loin et
c'est tout dire. Non que la météorologie de ces régions arctiques
soit aussi uniformément haïssable que le supposent les habitans
des zones tempérées. En été, il fait chaud, les jours n'en finissent
pas et la persistance de l'action solaire se traduit, pour la végéta-
tion, par une surexcitation presque tropicale. La terre alors se
couvre de fleurs : cglantines, anémones, campanules, pavots,
gueules-de-loup, crocus et mille autres. Les oiseaux pullulent et
chantent; malheureusement les insectes pullulent aussi, surtout
384 REVUE DES DEUX MONDES.
les taons et les moustiques, ces féroces moustiques, plus gros
que les nôtres, qu'on appelle des maringouins. Leurs persécutions
sont telles qu'on aime mieux travailler à minuit, le ciel restant
clair, qu'à midi. Après l'automne, tout change : l'obscurité alors
est constante; le soleil, en décembre, ne fait qu'apparaître et
disparaître. La neige tombe à gros flocons et couvre tout d'un
lourd manteau blanc. Un mètre de neige, c'est un minimum : sou-
vent il y en a le double et quelquefois le triple. Après quelques der-
nières fluctuations de température, le froid se met à sévir avec une
terrible intensité : 40 degrés au-dessous de zéro, c'est effrayant, et,
presque tous les ans, ce niveau est dépassé. Dans de telles condi-
tions la vie humaine devient vraiment un douloureux problème.
Dawson City n'en existe pas moins et se développe de jour en
jour. Elle a eu pour fondateur et elle a en grande partie pour
maître ce Joseph Leduc, que nous citions tout à l'heure et dont
le patois local a fait Joseph Ladue, nom désormais célèbre. Le-
duc ou Ladue était un simple faiseur d'aff"aires, petit commis-
sionnaire et petit industriel, qui allait promenant de place en
place son comptoir et sa scierie. Les planches dont les arbres de
la rive, sapins, épinettes, peupliers, lui procuraient la matière
première servaient à fabriquer pour les mineurs des cabanes, des
bateaux, des outils... De Sixty Mile il avait, en septembre 1896,
descendu le Yukon jusqu'à l'embouchure duKlondyke. Il arrivait
au bon moment. Les allans et venans commençaient à être nom-
breux. Au 1*^'^ janvier 1897, Ladue n'avait encore mis à leur dis-
position que trois ou quatre baraquemens. Avec le printemps
arriva un flot d'immigrans et, fin mai, dix nouvelles façades de
bois brut s'alignaient sur la berge, de simples tentes abritant le
surplus d'une population de six cents âmes. Déjà les débits de
boissons s'ouvraient; les maisons de jeu aussi. Le jeu est l'éter-
nelle tentation, l'écueil éternel des mineurs. On en voyait accou-
rir, tout crottés, qui, pour «visiter la ville,» avaient sur eux dSou
20 000 francs de poudre d'or: la visite finie, il ne leur restait rien.
Le 2 juin 1897, Dawson, pour la première fois, entendit le
sifflet d'un bateau à vapeur. La Bella amenait de Fort Yukon et
de Circle City 4o0 tonnes de fret et 225 passagers. La Compagnie
commerciale de l'Alaska, propriétaire du bateau, prit à Ladue,
séance tenante, son petit casernement, y ouvrit boutique, fit le
jour même 30 000 francs d'affaires et annonça aussitôt qu'elle
allait bâtir : elle s'est construit, en effet, quatre magasins de bois
l'ok du klondyke. 385
de 50 à 100 pieds de long, une remise en fer, et deux casemates
affectées au logement de son personnel : coût, 1 300 000 francs.
La société rivale, the North ximerican Transportation and Trading
Company, s'est offert une installation presque aussi monumen-
tale. Quand le bâtiment va, dit-on, tout va. Le bâtiment ne lan-
guit pas à Dawson. Les scieries mécaniques y grincent nuit et jour
et les murs de bois s'élèvent de toutes parts. Dès 1897, l'heu-
reux J. Ladue n'avait ni assez de bois, ni assez de terrain pour
satisfaire une clientèle qui devenait de plus en plus nombreuse
et de plus en plus impatiente. La ville sera vite à l'étroit. La
montagne -serrant de près la rivière et le fleuve, les alluvions
qu'ils ont étalées sur leurs bords ne dépassent guère, comme
étendue superficielle, trois ou quatre cents hectares. Mauvais sol,
périodiquement submergé et toujours marécageux. On s'en dis-
pute cependant les morceaux. Les plus recherchés sont ceux qui
longent le quai : le prix de 60 000 francs a été demandé et obtenu
pour une seule parcelle. On se met aussi à construire au-dessus
du Klondyke : la rive y est plus sèche et l'air y serait sain,
n'étaient les Indiens qui ont longtemps campé là et qui, en ma-
tière d'hygiène, professent les plus déplorables principes.
Ce serait flatter Dawson City que de comparer ses habitations
aux chalets alpestres. La maison-type, indéfiniment reproduite,
coûte 5 000 francs, un peu plus ou un peu moins. Elle mesure
16 pieds sur 14, et n'exige, comme élémens essentiels, que 30 ou
40 troncs d'arbres. Ces troncs, à peine égalisés, sont posés les
uns sur les autres, avec de la mousse comme remplissage; une
fenêtre unique est ménagée du côté du midi. Plancher en bois,
s'il y a un plancher, et toit de bois, dépassant les murs. Moyen-
nant un bon poêle, on assure qu'on n'est pas trop mal dans ces
huttes, et tel nabab de fraîche date, sous les lambris dorés de son
hôtel de San Francisco, garde assez bon souvenir de son domicile
antérieur. Le plus bel établissement de Dawson est l'Opéra House
Saloon, où l'on boit nuit et jour et où l'on danse, au piano, de
six heures du soir à cinq heures du matin. Les danseuses qui font
partie du mobilier de la salle de bal gagnent jusqu'à 100 dollars
par semaine, leurs appointemens réguliers s'augmentant d'une
commission de 25 pour 100 sur les consommations prises par
leurs cavaliers. On ne se fatigue pas pour rien au Klondyke, et
tel qui ne se sent aucun goût pour piocher la terre a pu se dire
que, même sans changer de métier, il y ferait de bonnes affaires.
TO.ME CL. — 1898. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
Aux dernières nouvelles, les garçons de café recevaient oO dol-
lars par semaine, pourboires non compris; les bons cuisiniers
10 dollars par jour : nourris et logés avec cela. Aux croupiers des
tables de jeu, la journée de douze heures était payée 13 ou
20 dollars. Les coiffeurs demandaient un demi-dollar pour une
barbe, un dollar pour une coupe de cheveux. Les bains (25 ou
30 litres d'eau tiède) coûtaient 1 dollar et demi ; mais on en prenait
peu. Aucun des cinq ou six médecins du lieu ne se dérangeait à
moins d'une once d'or (88 francs) ; pour aller voir un malade
dans les mines, la rétribution exigée variait de oOO à 2 oOO francs,
selon la distance.
Tout se règle en or brut, en poudre d'or, sur le pied de
17 dollars par once. Chacun porte, sous ses fourrures, son sac à
poudre en peau de daim et sa petite balance de poche. Dans les
boutiques, l'acheteur verse doucement la précieuse cendre brune
dans une soucoupe, jusqu'à ce qu'on lui dise : « C'est assez; » et,
s'il a trop versé, on lui rend l'excédent. Mais les trébucheurs de
profession sont la dextérité même. Dans les tripots, un caissier
qui se respecte doit, paraît-il, tirer de sa balance un bénéfice sup-
plémentaire d'au moins 20 pour 100. Et ceux qui font les frais de
ces exactions ne protestent guère : l'or, dans le pays de l'or, coule
facilement de toutes les mains. On sait qu'il y en a tant là-haut,
dans la montagne !
III
Qu'il y ait au Klondyke énormément d'or, c'est ce qu'on ne
saurait nier désormais ; ni que de cet or, accumulé par les mineurs,
d'autres professionnels allant se mettre à leur service puissent tirer
de copieuses rémunérations, comme font les docteurs à 17 dollars
la visite ou les valseuses à 10 francs l'heure. Grande serait toute-
fois l'erreur de ceux qui, en Amérique et surtout en Europe,
simagineraient qu'il suffit de partir les mains vides pour revenir
bientôt de là-bas les mains pleines. La réussite est loin dêtre
assurée, même à qui ne manque ni de savoir-faire, ni de prudence,
ni de courage. Nous nous étions tout à l'heure transportés, comme
d'un coup de baguette, au pied de la montagne enchantée et nous
évoquions sans effort les millions enfouis dans ses profondeurs.
Mais rien que pour pouvoir toucher le seuil de cette soi-disant
terre promise, que de conditions à remplir et que d'obstacles à
l'ok du klondyke. 387
vaincre! Que d'épreuves à supporter ensuite et que de mauvaises
chances à courir! C'est le revers de la médaille, et nous nous gar-
derons d'imiter les prospectus d'outre-mer qui se font une loi de
n'en rien laisser voir.
Rappelons d'abord que, pour aller sans folie chercher fortune
au Yukon, il faut déjà ne pas être trop dénué. On peut estimer à
une demi-douzaine de milliers de francs le capital indispensable
à l'artisan français qui voudrait tenter l'entreprise : 400 francs pour
passer du Havre à New-York; 500 francs pour passer de New-
York au Pacifique ; près de 2 000 francs pour acheteret empaqueter
sûrement tous les vétemens, tous les approvisionnemens, tous les
outils dont l'expérience démontre la nécessité et dont les règle-
mens locaux veulent quon justifie; 200 francs pour passer de
Vancouver à Skagway ou à Dyea; encore 1 500 francs au moins,
même en se mettant à plusieurs, pour se transporter, corps et
biens, jusqu'au cœur de la région minière. Ces dernières prévi-
sions sont même susceptibles d'une sensible plus-value quand le
voyageur, ne parlant pas l'anglais, se trouve de ce chef plus facile
à exploiter. Enfin il y a le chapitre des accidens, qui reste rare-
ment page blanche.
Cette tonne ou cette demi-tonne de bagage par tête, qui est tout
à la fois, pour l'émigrant, un viatique obligatoire et un obsédant
impedimentum, étonnerait les faucheurs belges et les terrassiers
piémontais à qui un mouchoir de couleur suffit pour serrer ce
qu'ils emportent de chez eux quand ils viennent travailler chez
nous. Mais aussi quelle différence de ciel et de vie! Les commer-
çans de San Francisco se sont réunis pour organiser, à titre de
leçon de choses, une exposition complète de tout l'attirail,, de tout
Y ont fit — c'est le mot consacré — dont il faut se munir quand
on part pour le nord. En vérité, ce n'est pas peu de chose.
Dans le rayon du vêtement dominent, comme de juste, la laine
et la fourrure : flanelles, tricots, ceintures, gros gilets, couver-
tures de toutes sortes; peaux d'ours ou de lynx, peaux de daims
doublées de peaux d'agneaux; peaux de phoques ou de marsouins.
Avec cela des moustiquaires, comme à Nice, et des complets de
toile huilée, comme à Terre-Neuve; des gants, des chaussettes,
des chaussons, des brodequins gommés, des souliers de gros cuir
et des bottes de caoutchouc s'emboîtant les unes dans les autres ;
des cache-nez, des passe-montagnes, des pelisses emprisonnant
le corps des pieds à la tête; des sacs fourrés où, pour dormir,
388 REVUE DES DEUX MONDES,
il faut s'enfermer tout entier, comme une lettre mise sous enve-
loppe. Peau rouge ou peau blanche, l'aspect des hommes sous
les frimas polaires est à peu près celui des ours et l'on s'y est
parfois trompé : ours mal léchés, pour la plupart, que ces Indiens
ou ces Yankees qui ne répondent même pas et volontiers se fâche-
raient quand l'étranger qu'ils croisent en plein désert se permet
de leur souhaiter le bonjour.
Les provisions de bouche elles-mêmes doivent être habillées
d'une manière très particulière pour ne pas s'avarier avant l'heure.
Songez qu'il en faut prendre pour toute une année. Dans des sa-
coches imperméables et dans des boites de métal se juxtaposent
savamment le biscuit de mer, la farine, la levure, le lard, le
bœuf conservé, les légumes et les fruits séchés (pommes de terre,
haricots, oignons, pommes, pêches, pruneaux sans noyaux, gro-
seilles...), le riz, le sucre cristallisé, le sel, le beurre salé, les
fromages, les pâtes, le chocolat, le café, le thé, le lait con-
densé, etc. Qu'on y joigne une boîte de chandelles, quelques
barres de savon, du tabac si l'on fume; et voilà un second assor-
timent plus lourd encore que le premier.
Passons au rayon des articles et ustensiles divers. L'énumé-
ration de tout ce qu'il y faut acheter ne laisse pas que d'être sug-
gestive : une tente de grosse toile, un traîneau, une boussole, un
poêle démontable et son tuyau; toute une batterie de cuisine, des
boîtes d'allumettes en fer-blanc, des couteaux de types variés; un
revolver et un fusil avec force cartouches ; une moufle avec son
câble, une courroie à paqueter et deux ou trois cents pieds de
corde de manille; des engins de pêche; un ciseau de calfat et de
l'étoupe, une petite bouée de sauvetage; des raquettes pour mar-
cher sur la neige, comme les trappeurs ; des paires de lunettes à
verres de couleur, de l'insecticide; une hache, une hachette, des
scies, des lanières, des ciseaux en acier, des marteaux et vingt
livres de clous, un pic de prospecteur, un bon pic de mineur et une
forte pelle, des coins d'acier, de longs ciseaux de mine; un mor-
tier et un pilon, une écuelle à laver le minerai, une loupe, quelques
kilogrammes de mercure; une balance à or, et que sais-je? Tout
cela représente une grosse dépense et un énorme poids.
N'oublions pas non plus la pharmacie : pilules et ta-
blettes, emplâtres et linimens, élixirs et purgatifs, éther, iode,
borax, laudanum, perchlorure de fer, sirop de chaux, acide
citrique, arnica, glycérine, sparadrap, charpie, coton liydro-
l'or du klondyre. 389
phile, pansemens et bandages, petite trousse de chirurgien...
Sommes-nous au bout? Certes ce n'est pas encore tout ce qu'il
serait bon d'emporter, mais c'est déjà beaucoup; et, voilà que,
par comparaison, on ne va plus oser rire de l'arsenal hétéroclite
dont s'encombrait l'héroïque Tartarin quand il quittait sa bonne
ville de Tarascon pour aller chasser le lion chez « les Teurs » ou
le chamois sur la Jungfrau !
IV
Lorsque l'émigrant a son matériel au complet et qu'il l'a bien
mis en ordre, il convient qu'il opte, sans retard, entre les diffé-
rentes voies qui peuvent le conduire à destination ; or, aucune des
combinaisons qui vont solliciter son choix ne lui promet le
moindre agrément.
Six itinéraires, sinon plus, aboutissent à Dawson ; mais il en est
dans le nombre dont il serait permis de faire ici abstraction parce
qu'ils ne sont pas à l'usage du vulgaire.
Peut-être verra -t-on, dans un certain nombre d'années, des
trains exclusivement canadiens courir, sans quitter la terre cana-
dienne, des bords du Saint-Laurent aux rives du Yukon. Une
ligne de chemin de fer, greffée à Galgary sur le grand Cana-
dian Pacific Railway, a déjà sa gare terminus dans la pro-
vince d'Alberta. Mais on est là à 2 000 kilomètres du but ; et, pro-
visoirement, le voyageur descendu de wagon à Edmonton n'a
pour s'orienter ou plutôt pour s'occidenter vers le Klondyke que
les cours d'eau. Il tâchera de gagner, soit, par l'Alhabasca, le
Mackensie et le Porcupine, au delà du cercle arctique; soit la
rivière Pelly par la rivière Peace. Rien de tout cela n'est impra-
ticable; mais à quiconque n'a point beaucoup de loisir et beau-
coup d'argent, de telles pérégrinations doivent être actuellement
déconseillées. Et les moyens de transport perfectionnés, dans
cette direction, risquent de se faire attendre plus que de raison;
car, outre les difficultés matérielles — et elles sont grandes —
on sait à Londres et à Ottawa qu'en accordant au Canada fran(;ais
cette légitime satisfaction, on irriterait les ports de l'ouest qui ne
veulent pas laisser détourner le courant qui les enrichit. L'accord
n'a même pu se faire entre les deux Chambres du Dominion
sur le projet transactionnel du cabinet Laurier, qui assurait à
MM, Mackensie et Mann, avec d'imporlans privilèges, la conces-
390 REVUE DES DEUX MOADES.
sion d'un railway reliant au lac Teslin la rivière Stickine, dont
Wrangel commande l'entrée. La vapeur aidant, cette route serait
avantageuse ; mais dans Fétat actuel des choses, elle reste à bon
droit délaissée.
Une solution qui semblerait séduisante consiste à se faire con-
duire par mer jusqu'à l'embouchure du Yukon et à en remonter
ensuite le cours, indéfiniment. D'assez bons steamers vont de San
Francisco, de Seattle ou de Vancouver à Saint-Michaëls, dans le
détroit de Behring; puis on transfère les passagers dans des ba-
teaux à roues, de faible tirant, que les bas-fonds du delta et du
fleuve laissent généralement passer. Mais ce n'est pas encore un
procédé qui puisse être recommandé à tout le monde. Le détour
est énorme (de Seattle à Saint-Michaels, 4500 kilomètres, et26o0
de Saint-]Michaels à Dawson) et le trajet, qui dure près d'un
mois, coûte cher : loOO francs en première classe, 1250 francs en
seconde, avec 150 livres de bagages seulement; et 50 francs de
plus par 100 livres d'excédent. Comme, d'autre part, le Yukon
dégèle tard et regèle tôt, ce vaste périple tente surtout les cu-
rieux dont le désir est seulement d'aller passer dans le Klondyke
quelques jours ou quelques semaines.
Ce que font jusqu'ici les vrais chercheurs d'or, à peu d'excep-
tions près, c'est de se laisser porter par les paquebots du Pacifique
au fond du Lynn Canal, dans cette partie du littoral alaskien dont
les fiords font face aux grandes îles Baranof, Chichagof, Admirally,
et, une fois mis à terre, de se lancer vers le nord, à la grâce de Dieu.
Le programme de l'expédition comporte, après trois ou quatre
jours de mer, l'ascension des escarpemens qui bordent la côte ; puis
sur l'eau ou sur la glace, une longue descente, 900 kilomètres en-
viron, par toute une série de lacs et de rivières, jusqu'au Lewis et
au Yukon.
Sur la carte, on a vite pointé ces étapes successives; mais
comment deviner de loin tous les pièges, toutes les tribulations,
tous les périls échelonnés le long de cette voie douloureuse? On
s'en fait au moins une idée en feuilletant le remarquable rapport
rédigé pour le département du Travail, à Washington, par son dé-
légué M. Samuel Dunham(l) ou en lisant les merveilleuses lettres
adressées au Temps ipàT son correspondant M. Ames Sémiré (2).
(1) Bulletin of tlie Department of Lalior. n" de mai 1898.
(2) Temps des 3, 5, 11, 19, 24. 29 et 31 mars 1898; 12, lo, 19 avril; 23 juin,
22 juillet, 28 août, 9, 22 et 24 septembre, ii et 12 octobre.
l'or du klondyke. 391
Encore sont-ce là des privilégiés, presque des puissances: un fonc-
tionnaire, un journaliste! Les épreuves auxquelles de si inlluens
personnages ont pu se trouver en butte doivent être peu de chose
à côté de celles qui sont réservées à l'humble exilé dont le nom
n'est connu de personne et qui, aux heures critiques, n'est même
pas en mesure de tirer de son portefeuille cette lettre de recom-
mandation suprême qui s'appelle un chèque ou un billet de banque.
Eh bien! malgré la mission officielle dont il était investi,
M. Dunham a mis un mois juste (du 23 août au 23 septembre 1897)
pour passer de Dyea à Dawson ; et le sentiment de sa dignité ne
l'empêche pas d'enregistrer au jour le jour, d'un trait sobre mais
incisif, les mésaventures qui l'attendaient en chemin. M. Sémiré,
lui, parti de Dyca le 20 mars dernier, n'a pu accoster Dawson
que le 20 mai ; et, pendant ces deux mois, sa plume a toujours su
trouver de l'encre, même quand il gelait à pierre fendre, pour
nous dire, pour nous peindre, en même temps que les réelles
splendeurs de la nature septentrionale et les scènes originales
nées d'un milieu social si différent du nôtre, les innombrables
misères dont il était ou la victime ou le témoin.
Quelles sont donc ces misères?
C'est d'abord, sur les cargo-boats d'occasion qu'attire au nord
du Pacifique un fret incessamment renouvelé, l'entassement illi-
mité des hommes, des choses et des bêtes : les hommes qui boi-
vent et qui se battent, les chiens qui hurlent, les bœufs qui mu-
gissent, les rennes qui meurent et l'odeur infecte qui, dans cette
confuse ménagerie, devance même les ravages du mal de mer.
Puis, une fois tout cela jeté pêle-mêle dans la boue d'un port
improvisé, c'est la douane, la douane américaine, United States
Cws/omA, précédant la douane canadienne. La douane américaine
taxe sévèrement tout ce qui vient du Canada et la douane cana-
dienne taxe sévèrement tout ce qui vient des Etats-Unis, de sorte
que chacun de ceux qui ont à passer sous leurs fourches caudines
paye plutôt deux fois qu'une. Et que de formalités, grand Dieu!
Pour ces tristes besaciers qui vont bientôt lui échapper, puisque
les deux frontières parallèles courent à quelques lieues l'une de
l'autre, la douane américaine a des tracasseries qui doublent
l'amertume de ses fiscalités. Il faut que, moyennant finance, un
courtier se porte fort que le Canadien qui arrive de Vancouver ne
va pas mettre en vente, sur-le-champ, le contenu de ses ballots.
Il faut « qu'un citoyen assermenté à cet effet » l'accompagne, le
392 REVUE DES DEUX MONDES.
suive, le surveille ; et ainsi de suite. Ces ruineuses exigences met-
tent la mort dans l'àme de ceux dont elles retardent le départ et
qui n'y comprennent rien, même lorsqu'ils savent l'anglais, à
plus forte raison quand ils ne l'entendent pas.
C'est ensuite la maudite chaîne à pic qui forme rempart tout
le long de la côte et devant laquelle plus d'un pauvre diable, ayant
fait pour y arriver mille lieues sur terre et sur mer, a fini par re-
culer. On y trouve pourtant deux cols voisins, la Chilkoot Pass,
derrière Dyea, et la WhitePass, derrière Skagway, dont l'altitude
n'est respectivement que de 1200 et 800 mètres. En Suisse, avec
un bon funiculaire, les Anglais escaladeraient cela sans s'en aper-
cevoir, le Times à la main. Mais l'Alaska n'en est pas encore à
l'ère des chemins de fer aériens, et le fameux ballon captif qui
devait en tenir lieu est resté à l'état de projet. On ne peut tenter
qu'à pied la passe de Chilkoot, dont les abords sont excessivement
raides, l'inclinaison allant jusqu'à 55 degrés. L'autre col, les bêtes
de somme y circulent tant bien que mal, lorsque le temps est beau ;
mais il y a péri l'automne dernier 4 000 quadrupèdes, avec ou
sans leurs conducteurs, et d'innombrables charognes restent là
gisantes, empestant l'air dès qu'il ne gèle plus. Toutes ces gorges
sont pleines de mauvais pas, et le brouillard, le vent, la pluie, la
boue, le sable, la pierre, le givre, la glace, la neige, l'avalanche
à certains momens, font que le danger y revêt tour à tour les
formes les plus diverses. Ici, on pénètre jusqu'aux genoux dans
ces mousses épaisses qui sont comme la fourrure favorite des
terres boréales ; là, mille racines entre-croisées obligent à une gym-
nastique d'acrobate. Encore si l'on n'avait qu'à se hisser soi-même
jusqu'au sommet; mais il y a le bagage, le terrible bagage! Pour
qu'il soit pris par les muletiers ou par les portefaix, il faut se
saigner à blanc : six sous, huit sous, dix sous, douze sous par
livre, rien que pour la montée; quarante et cinquante sous pour
aller de la mer au lac Lindemann. Et, même alors, que d'ennuis
et de tourmens! Demandez à M. Dunham les tours que lui ont
joués ses quatre porteurs indiens, Slim Jim, Right Eye, Chilkat
Jack et Sleepy Tom. Demandez à M. Sémiré les malédictions que
lui ont valu, dans les défilés de la White Pass, le traîneau attelé
qui portait son bateau démontable et qui empêchait la file des
piétons d'avancer.
La circulation est devenue d'autant plus active sur ces affreux
sentiers qu'aucun voyageur, surtout s'il opère lui-même, ne sau-
l'or du klondyke. 393
rait avoir la prétention de faire passer tout son chargement d'un
seul coup. Il faut le fractionner et recommencer chaque lieue dix
fois, aller et retour, ce qui décuple et la fatigue et les risques;
car, à ce compte, on a toujours loin de soi la majeure partie de
son bien ; et ces dépôts en plein air que personne ne garde, —
ces « caches, » comme on les nomme, — ne sont pas toujours
respectés, bien que l'intérêt commun leur fasse d'ordinaire une
sécurité relative.
Après les cols, les lacs : le lac Lindemann et le lac Bennett
d'abord. C'est une douce commutation de peine que de se sentir
assis dans un bon ferrij-boat, avec tous ses paquets autour de soi,
et de pouvoir, si l'on a froid, se réchauffer avec du whisky (à
40 francs la bouteille). Mais on ne va pas loin de la sorte. Les
lacs communiquent les uns avec les autres par des cours d'eau,
presque toujours rapides, souvent torrentueux : « chemins qui
marchent, » comme disait Pascal, mais qui marchent trop vite en
été et que l'hiver immobilise. Celte seconde partie du voyage —
de beaucoup la plus longue — n'est guère faisable qu'au moyen
d'embarcations, construites sur place, ou de traîneaux tirés par
des chiens. On peut alors se contenter de recommencer deux ou
trois fois chaque étape. Mais la dépense est grande. Les scieries
mécaniques du lac Bennett vendent leurs planches vingt-cinq sous
le pied courant, et pour les bateaux tout faits, c'est par milliers de
francs que Ion compte, bien que la construction en soit très som-
maire. Quant aux chiens de trait, dogues esquimaux et autres, la
demande surpassant de beaucoup l'offre, on les surfait ridicule-
ment : 500 francs, \ 000 francs la bête. Or, cinq suffisent à peine
pour un chargement sérieux ; et ce ne sont pas des attelages d'un
maniement commode. Sur la neige, il faut qu'un homme leur
fraye la voie, la dessine pour ainsi dire avec ses semelles en
raquettes ; qu'un autre fouette sans pitié le chien qui s'arrête ou
qui tombe. Notez, en outre, que le traîneau qui glisse sur une
glace inégale peut tout à coup s'enfoncer et se noyer, comme le
bateau qui flotte aujourd'hui en pleine eau peut demain trouver
la rivière prise. Aussi faut-il en revenir, par momens, au portage
à dos, avec le même jeu de navette que précédemment. Puis, par
tous les temps, quand vient le soir, on est forcé de gagner la rive
et de s'y installer pour la nuit. Les feux s'allument dans l'ombre,
un à un; et l'on s'étonne de les voir si nombreux. Oh ! le rude
voyage ! Heureux ceux qui n'auront mis pour faire ces deux cents
394 REVDE DES DEUX MONDES.
lieues qu'un mois comme M. Dunham, ou deux mois comme
M. Sémiré. L'un et l'autre nous disent que la plupart des pauvres
pèlerins qui s'étaient mis en route en même temps qu'eux ont été
vite distancés. Ceux qui ont fini par les rejoindre s'étaient fait
bien longtemps attendre et plus d'un, hélas! n'a jamais reparu.
Quelles que soient les épines du chemin, on prétend que
25 000 aspirans millionnaires ont déjà réussi avenir planter leurs
tentes près du Yukon; et comme les supputations les plus libé-
rales ne permettent encore d'attribuer aux placers du Klondyke
qu'une productivité d'une cinquantaine de millions, la quote-
part de chacun, si le trésor commun se distribuait également
entre tous, ne dépasserait pas 2 000 francs. Ce simple rapproche-
ment de chiffres est éloquent : il tend à prouver qu'il y a déjà
trop de monde là-bas et qu'il vaudrait mieux rappeler la moitié
de ceux qui sont partis que de provoquer de nouveaux départs.
Ont seuls chance de devenir très riches les propriétaires des ter-
rains où l'or foisonne réellement, et tous ces terrains ont été promp-
tement accaparés par les ouvriers delà première heure. Les droits
du premier occupant sont nettement définis par les ordonnances
rendues applicables aux North West Territories (1). Si vous avez
dix-huit ans accomplis et si vous êtes porteur du permis indi\'i-
duel que délivrent certains bureaux de douane, vous pouvez vous
faire attribuer, sur n'importe quel creek, la concession exclusive
d'un lot aurifère, un seul, mesurant dans le sens du courant
500 pieds anglais (452 mètres) et s'étendant en largeur jusqu'à la
base des deux versans. La longueur du daim est portée à 750 pieds
(229 mètres), au lieu de 500, au profit de la personne qui a
découvert elle-même une mine nouvelle. En dehors des cours
d'eau, les parts se réduisent à des carrés de 100 pieds de côté.
Aux angles de chaque lot sont placés quatre pieux de quatre pieds
de haut et de quatre pouces d'épaisseur : l'un de ces poteaux
réglementaires [légal posts) doit porter, lisiblement écrits, le nom
du titulaire et la date de lïmmatriculation. Tels sont les avantages
offerts aux particuliers ; mais l'Etat ne s'est pas oublié, loin de là.
(1) Rèfïlement du 9 novembre 1889, modifié par celui du 21 mai 1897; le texte
vise spécialement « l'exploitation minière des placers riverains du Yukon et de
ses affluens dans les territoires du nord-ouest. »
l'or du klondyke. 395
Ce permis, ce certiticat spécial qui crée le free miner et qui
l'autorise à tuer le gibier, à pêcher le poisson, à couper le bois,
à chercher l'or, on le paye 10 dollars par an. L'enregistrement de
la concession coûte 15 dollars et la même perception se renou-
velle les années suivantes avec une taxe additionnelle de 100 dol-
lars; total 115. D'autre part, les lots sont réunis par séries de
dix et la Couronne se réserve d'avance tous les groupes impairs,
sauf au ministre de l'Intérieur à en disposer, s'il y a lieu, par voie
d'enchères ou autrement. Puis, sur tout l'or réalisé, le fisc main-
tenant prélève un droit régalien de 10 pour 100, vraie dîme en
nature. Que si un claim arrive à produire plus de 500 dollars par
semaine, l'excédent paye 20 pour 100, au lieu de 10. Tout retard
ou toute fraude, dans l'acquittement des droits, entraine l'ex-
propriation pure et simple. Enfin, si exorbitante que la chose
paraisse, il suffit que sur un lot concédé le travail se soit inter-
rompu, en été, pendant trois jours, soixante-douze heures, pour
qu'il puisse y avoir déchéance, à moins de force majeure ou d'au-
torisation préalable du commissaire de l'or. En revanche, moyen-
nant un simple timbre de 2 dollars, tout ou partie du lot peut
être vendu, donné, hypothéqué par l'ayant droit, et rien ne s'op-
pose à ce qu'un acquéreur à titre onéreux, une compagnie, par
exemple, réunisse, s'il lui plaît, dix, vingt, trente parts (l).Il est
clair qu'un tel régime ne promet rien de bon aux tard venus, à
moins que ce ne soient de gros capitalistes ; et encore !
Que vont devenir dès lors les imprudens qui, sur la foi de
réclames mensongères, partaient il y a quelques mois de Liver-
pool ou du Havre? Trouver un placer inédit, leur inexpérience
ne leur en laisse guère la possibilité ; acheter un claim ayant fait
ses preuves, leurs moyens ne le leur permettent pas; à peine
arrivés au terme d'une laborieuse odyssée, leurs espérances vont,
une à une, se changer en déceptions, et, s'ils ne saisissent pas la
première occasion qui se présentera de se faire embaucher pour
gagner leur pain quotidien, ils risqueront de se trouver bientôt
réduits au plus cruel embarras.
Il y a un an, les chefs de services de Dawson City, c'est-à-dire
M. l'inspecteur de la police à cheval, M. le receveur des douanes
et M. le commissaire de l'or, seuls mandataires du gouvernement
canadien, purent se demander s'ils n'allaient pas voir mourir de
(1) En novembre 1897, au lieu dit Discovery, sur la Bonanza, les trois claims
n" 27, 28 et 29 ont été achetés simultanément moyennant 1*00000 francs.
396 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
faim et de froid, littéralement, des centaines, des milliers d'in-
dividus qui étaient venus s'échouer autour d'eux et ne savaient que
devenir. Ce n'était pas des vrais mineurs qu'on s'inquiétait :
à force d'avoir mangé de la vache enragée, comme on dit, ils y
ont l'estomac fait. Mais dans cette foule grelottante figuraient des
enfans, des femmes, des malades, des incapables; il s'y mêlait
aussi de fort vilaines gens, des repris de justice, des filles
publiques, des souteneurs... Les abris manquaient pour tant de
monde, et les vivres aussi, le ravitaillement ayant été contrarié
tout l'été par une baisse anormale des eaux. A la fin de sep-
tembre, quand se montrèrent les premiers glaçons, le péril
devint si manifeste qu'il fallut crier sauve-qui-peut. Mais com-
ment fuir et où aller ? Ceux qui partirent, au nombre de sept ou
huit cents, n'étaient pas ceux dont on aurait eu le plus d'intérêt
à se débarrasser. Quelques-uns avaient frété des barques et firent
naufrage. D'autres voulurent retourner à la mer par les lacs et
furent décimés. Deux petits vapeurs, le Weare et la Bella, étaient
heureusement venus mouiller devant la ville, l'un le 28 sep-
tembre et l'autre le 30. Le Weare repartit pour Circle City le 29,
avec 150 passagers ; la Bella, le 1^' octobre, en emmena 120, em-
barqués gratuitement. Mais l'état du fleuve rendait déjà toute na-
vigation très dangereuse. M. Dunham, qui était sur la Bella, a re-
tracé avec sa précision ordinaire les péripéties de ces dix jours de
lutte contre les élémens, et rien n'est plus poignant que son récit.
Malgré tous ces départs, Dawson se croyait voué à la fa-
mine. L'agitation persistait. Les prix montaient, montaient tou-
jours : 20 francs un maigre repas au restaurant; 25 francs un
litre d'huile à brûler; 300 francs une boîte de chandelles;
2500 francs une caisse de Champagne. Un attelage de cinq chiens
se vendit 9000 francs. Les vigoureux marcheurs disposés à re-
tourner à pied à Dyea n'y pouvaient faire voiturer leur bagage,
par traîneau, à moins de 1 000 dollars. La spéculation aidant, et
la mauvaise foi, et la peur, la situation, à certains momens, parut
presque désespérée. Paris, le grand Paris, assiégé par 500 000 Al-
lemands en 1871, n'a peut-être pas connu de plus noires détresses
que Dawson City, la petite ville de l'or, assiégée par l'hiver il y a
juste un an.
Cette crise meurtrière que l'administration locale n'avait pu
prévenir, le génie de la charité, lui, l'avait pressentie. Et, comme
par miracle, un beau jour, Dawson avait vu arriver deux petites
l'or du klondyke. 397
religieuses qui en précédaient d'autres, deux petites sœurs de la
Miséricorde, Canadiennes de Québec, Françaises par conséquent.
Au milieu de ces grossiers quêteurs d'or dont les yeux semblent
toujours fouiller la terre, elles arrivaient, elles, regardant le ciel;
elles apportaient aux malheureux le secours, non de leur bourse
qui était vide, mais de leur pieux dévouement, de leur saint
amour de Dieu et des hommes. L'émotion fut grande et, parmi
les témoins de cette touchante apparition, plus d'un fléchit le
genou dans la neige sans que nul songeât à s'en scandaliser.
VI
Si incomplète et si précaire que soit la vie à Dawson, l'exis-
tence du mineur dans l'exercice de ses fonctions est encore plus
ingrate et non moins aléatoire. Rien que le trajet de la ville aux
mines, en été, est presque un tour de force. La sente qui y mène
a de tels raidillons qu'on risque à chaque instant de se rompre le
cou ; et puis il faut lutter contre la mousse où l'on s'enfonce,
contre les racines où les pieds se nouent, contre les moustiques
qui font rage. « C'est bien pire, nous dit-on, qu'à la Chilkoot Pass ! »
Veut-on essayer de faire la course à cheval, on le peut à la ri-
gueur ; seulement la location du cheval coûte 300 francs par jour.
A dos d'homme ou de chien, le transport des paquets, pour une
distance de 25 kilomètres, revenait à 4 francs le kilogramme en
'J897 et n'a diminué que d'un franc cette année. Cela fait 3 000 ou
4 000 francs la tonne. Sur rails, une tonne de marchandise ferait,
à ce prix, deux fois le tour du monde. Il est vrai qu'en hiver, le
tarif se réduit à 1 franc le kilo, parce que, les torrens étant conge-
lés, on en remonte le cours avec des traîneaux; mais c'est encore
excessif.
Les mineurs du Klondyke se trouvent donc plus séparés du
monde civilisé que les riverains mêmes du Yukon. Deux talus
embroussaillés, deux falaises parfois, sont leur horizon. Quelques
planches, amenées à grands frais de la scierie voisine, leur font
une sorte de guérite, éclairée à défaut de vitres par des rangées
de bouteilles vides; et c'est là qu'après avoir mangé des conserves
et bu de l'eau ou de l'alcool, ils se couchent tout habillés dans
des sacs pleins de vermine. Faire de l'or, tout est sacrifié à cette
idée fixe; et c'est une fatigante besogne, en somme, que de faire
•de l'or, même quand on dispose d'un minerai « qui paye, »
398 REVUE DES DEUX MONDES.
comme disent les Anglo-Saxons. Entraîné de cascade en cascade,
le gravier aurifère s'est accumulé de préférence dans les tour-
nans ou près des embouchures ; mais, pour s'en emparer, il faut
toujours creuser plus ou moins, creuser sous la brousse, creuser
sous la mousse, creuser dans la tourbe et dans le sable, jusqu'à ce
que l'on soit arrêté par le roc, qui apparaît tantôt à 10 pieds de
profondeur, tantôt à 20, tantôt à 30. Ce vaste banc de schiste mi-
cacé, dont on ignore l'épaisseur, est loin de former un bloc uni.
On dirait que de formidables coups de marteau en ont écrasé la
surface, réduite en galets plats qu'accompagne un sable noir et
dense. C'est dans cette couche transitoire, comprenant la partie
inférieure du gravier et la partie supérieure du schiste, que le
métal est le plus abondant. Sur l'Eldorado Creek, dans un claim
souvent cité, on faisait, à seize pieds du sol, de 2 fr. 50 à 1 0 francs
par écuelle ; à vingt pieds, de i0à40 francs ; à trente pieds, SO francs,
100 francs et jusqu'à 200!
La première corvée qui s'impose est donc le forage, au pic,
d'un sol à ce point durci que la poudre et la dynamite ne l'enta-
meraient pas. Même en juillet, quand le thermomètre marque à
l'ombre 100 degrés Fahrenheit, soit 38 degrés centigrades au des-
sus de zéro, l'ardeur des rayons solaires est impuissante à dégeler
la terre, si on ne l'a pas préalablement dépouillée du matelas vé-
gétal qui la recouvre. Dans le principe, les fouilles ne commen-
çaient qu'avec l'été ; à présent, les chantiers bien menés chôment
d'autant moins en hiver que les puits n'ont plus alors à redouter
l'invasion des eaux. Chaque soir, s'il le peut, à partir de dé-
cembre, le mineur va allumer au fond de son trou un feu de bois
et, le lendemain matin, il y redescend pour gratter ce que le feu
de la nuit a rendu attaquable. Une fois parvenu au rocher, il con-
tinue horizontalement, et toujours avec le secours du feu, l'enlè-
vement graduel du minerai. Le puits s'élargit ainsi, à sa base,
jusqu'à mesurer trente pieds de diamètre. Quand le lit aurifère est
de faible épaisseur, il faut se mettre à genoux pour piocher ou
même se tenir couché dans la cendre ; mais, tant que les grands
froids persistent, aucun éboulement n'est à craindre, car la masse
du sol reste pétrifiée. Les puits doivent se faire deux par deux,
avec communication souterraine, pour qu'il y ait tirage et venti-
lation. On peut, pendant l'hiver, pratiquer des excavations au
cœur même des rivières, alors intégralement solidifiées, et en
scruter ainsi le fond.
l'or du klondyke. 399
Les matières aurifères obtenues chaque jour sont amenées à
la surface, au moyen de treuils, et mises en réserves pour être
lavées pendant la belle saison. Le procédé de l'écuelle ou du pan,
comme mode de lavage, semble bien primitif ; mais tant que dure
la période des tàtonnemens et des essais, il faut s'en contenter.
Deux coups de pelle remplissent le pan et un bon travailleur lave
près de cent pans par jour, soit dix pieds cubes (le quart d'un
mètre cube environ). Avec le rocker le traitement s'accélère: c'est
un grand sas, un grand tamis carré, que porte une sorte de ber-
ceau oscillant: le gravier reste suspendu, le liquide fuit et les
paillettes d'or tombent sur une table où elles se fixent. Le sluice
constitue un progrès moins relatif : on nomme ainsi une longue
gouttière de bois, à section qliadrangulaire, où viennent couler
en pente douce les eaux mères; l'or, à raison de sa densité, va
au fond et se trouve retenu par les rainures dont le canal est
tapissé. On donne au sluice comme au rocker son maximum
d'efficacité par l'emploi du mercure, pour lequel l'or aune affinité
toute spéciale et dont il se sépare sans peine après l'amalga-
mation.
Quelle que soit la méthode adoptée, les journées sont fruc-
tueuses pour qui a vraiment mis la main sur une bonne veine et
l'or pulvérulent s'amasse dans les cachettes qui servent de cofîres-
forts. N'y entrât-il par jour que pour 200 francs de poudre, ce
serait de quoi faire ouvrir de bien grands yeux à ceux de nos
ouvriers qui gagnent 20 francs par semaine ; mais la réalité n'est
pas tout à fait conforme aux apparences. Cette poignée d'or qui,
séchant au soleil, semble représenter le gain de quelques heures
de travail seulement, a aussi à rémunérer, en fait, les labeurs
d'un long et terrible hiver. Puis, outre les frais considérables du
voyage et de l'équipement, le matériel mis en œuvre, si rudi-
mentaire qu'il soit, implique une grosse mise de fonds, étant
donné la cherté des bois ouvrés et des transports. Le combus-
tible, lui, semblait s'offrir à discrétion; mais il s'en consomme
tant que certaines pentes, le long de l'Eldorado et de la Bonanza,
sont déjà aux trois quarts déboisées ; et comme les moindres
arbres, dans les forêts arctiques, ont mis, paraît-il, plusieurs siè-
cles à pousser, il n'y a pas à compter sur la reconstitution pro-
chaine de ces futaies qui s'en vont en fumée. Quand on sera
obligé de faire venir le bois de loin, même le bois de chauffage,
ce sera une complication de plus.
400 REVUE DES DEUX MONDES.
Et la main-d'œuvre? Un homme seul, au Klondyke, ne peut
que butiner, et lorsqu'on s'associe à deux, à trois, à quatre, le gain
se divise comme la peine. Quant aux bras mercenaires , ils se
louent si cher! Le salaire courant était récemment de 15 dollars
par jour, près de 80 francs; ou, plus exactement, de 1 dollar et
demi par heure. Cet été (juin 1898), l'arrivée de nouveaux con-
tingens a permis aux employeurs de réduire le prix de l'heure à
1 dollar. C'est encore bien onéreux pour celui qui paye et c'est à
peine suffisant pour celui qui est payé, étant donné que le nombre
des jours de travail atteint rarement 150 et que la journée de
dix heures est plutôt l'exception que la règle. Un revenu de
6000 francs, là-bas, ne permet pas de grandes économies, si sevré
qu'on y soit de toute jouissance : il serait, à coup sûr, insuffisant
pour faire vivre sur place une famille, femme et enfans.
Ce qu'il y a de grave surtout, pour tous les prisonniers de la
mine, c'est que l'altération de leur santé précède presque tou-
jours l'accomplissement de leurs ambitions. Le ciel boréal, avec
ses contrastes, soumet la machine humaine à de telles secousses
qu'elle n'y résiste pas longtemps. A ne jamais se laver, à ne
jamais se déshabiller, on ne se fortifie pas. On a beau s'affubler
de lainages et de peaux, de caoutchouc et de fourrure ; on a
beau, pour piétiner dans la neige fondante ou dans l'eau glacée,
superposer trois paires de bas et deux paires de bottes ; on a beau
se cacher les mains et se couvrir la figure; on a beau se protéger
les yeux et s'enfoncer au besoin de l'ouate dans les narines : des
froids de 40 et 50 degrés ne s'affrontent pas impunément, et il
vient un jour où les plus résistans demandent grâce, aveuglés
par l'ophtalmie, rongés par le scorbut, endoloris par les rhuma-
tismes, anémiés par la malaria. Les méningites et les congestions
pulmonaires sont fréquentes. Les cas de congélation totale ou
partielle sont presque quotidiens. Souvent une blessure qui ail-
leurs ne serait rien s'envenime faute de soins et devient mortelle.
On a vu qu'à Dawson même l'insalubrité est extrême : un témoin
oculaire, à la date du 6 juillet 1898, s'y disait entouré de 15 000 fié-
vreux (1). Et voilà l'Eden rêvé! Voilà la terre promise! Les cime-
(1) « Quinze mille fiévreux, et le nombre augmente tous les jours ; quatre mille
chiens qui hurlent vingt heures sur vingt-quatre; des scieries qui grincent sans
relâche ; et sur cette cacophonie, un soleil qui se lève à 1 h. 30 du matin et se
couche à 10 h. 30 du soir : voilà la Dawson City de juillet 1898. De Paris elle a pris la
nocturne agitation, comme de Chicago la croissance spontanée et la fébrile activité.
Cosmopolite autant que Home, elle compte déjà, toutes proportions gardées, plus
L OR DU KLONDYKE.
401
tières s'y peuplent vite; et, de si fraîche date que soit cette agglo-
mération humaine, elle se composera bientôt, elle aussi, de plus
de morts que de vivans.
Vil
Laissons le temps faire son œuvre. C'est le grand régulateur :
il saura mettre toutes choses au point. Ces grands pays blancs du
nord-ouest, qui n'avaient pas d'histoire et qui n'en étaient pas
plus heureux pour cela, vont avoir désormais un rôle à jouer
dans l'évolution sociale. Ils ne connaissaient autrefois, comme
hôtes, que quelques tribus d'Indiens dégénérés, quelques explo-
rateurs, quelques pêcheurs, quelques chasseurs en quête de four-
rures. Il leur a suffi pour se faire prendre d'assaut de laisser voir
qu'il y avait de l'or sous leur neige et qu'on pouvait, d'un coup
de dé, y devenir millionnaire. Ils sont bien une douzaine qui ont
eu cette chance : pauvres millionnaires, d'ailleurs, perclus de dou-
leurs pour la plupart et dont les moroses confidences attestent une
fois encore que, même subitement acquise, l'opulence ne fait pas
le bonheur. Les demi-succès sont naturellement plus nombreux :
quelques centaines de citoyens des Etats-Unis, quelques dou-
zaines de Canadiens, plusieurs Anglais, plusieurs Suédois ou
Norvégiens, plusieurs Russes, plusieurs Français, surtout des
Savoisiens, sont en voie de réaliser là-bas, et moins lentement
qu'ailleurs, de ces petites fortunes bourgeoises que le train na-
turel des affaires ne refuse guère, dans leurs patries respectives, à
un travailleur avisé, actif et économe. Quant aux insuccès, ils ne
se comptent plus et n'ont que trop souvent abouti à un dénoue-
ment tragique. La proportion en grandira encore avec les progrès
d'une immigration qui depuis deux ans dépasse toute mesure.
A ces contagieux entraînemens nous ne pouvons malheureuse-
ment opposer que d'assez vaines remontrances, et les pouvoirs pu-
blics sont eux-mêmes à peu près désarmés (1) ; mais les leçons de
l'expérience finiront par s'imposer et, comme dans un aimant, ce
pôle qui attire deviendra, à un moment donné, le pôle qui repousse.
de chiens que Constantinople, et les dieux ont permis qu'elle fût hier prise d'assaut
par un détachement de ces derviches hurleurs de Londres qui s'appellent l'Armée
du salut... » A. Sémiré, lettre du G juillet 1898.
(1) Voir pourtant l'excellente circulaire du ministre de l'Intérieur aux préfets,
en date du 3 mai 1898.
TOME CL. — 1898. 20
402 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour ceux, d'ailleurs, que retiendra ou qu'appellera encore au
Yukon une vraie vocation, les conditions de la vie finiront par se
modifier. Le climat polaire ne s'adoucira point ; mais les commu-
nications deviendront moins pénibles et cela seul sera un inappré-
ciable bienfait. Lorsqu'on pourra effectuer sûrement, en quelques
jours et pour quelques centaines de francs, le voyage qui fait au-
jourd'hui perdre tant de temps, dépenser tant d'argent, courir
tant de dangers ; lorsqu'il y aura quelques chemins de fer dans
les plaines, quelques bateaux à vapeur sur les lacs, quelques routes
dans les montagnes et partout des fils télégraphiques, la libre
circulation des hommes et des choses rendra à la loi de l'offre et
de la demande toute l'élasticité voulue (1). Le service des appro-
visionnemens s'organisera et les prix se modéreront. Par cela
même les salariés, tout en se montrant moins exigeans, se trou-
veront plus satisfaits. L'outillage aussi se perfectionnera et les
procédés mécaniques se développeront au grand profit de l'in-
dustrie minière. Peut-être aura-t-on vidé alors les filons excep-
tionnels des Eldorado et des Bonanza; mais il s'en sera révélé
d'autres. Déjà Flndian River et la Stewart River s'annoncent
comme devant rivaliser, jusqu'à un certain point, avec leur voisin
le Klondyke. Et que de solitudes inexplorées n'ont pas encore dit
leur secret !
Aussi bien , tout abaissement des prix de revient équivaut
pour l'exploitant à une augmentation de la richesse des mine-
rais, et tels sables à faible teneur d'or, qui actuellement ne feraient
pas leurs frais, paraîtront bons à traiter lorsque la main-d'œuvre
sera devenue moins onéreuse, les modes d'extraction moins im-
parfaits. Et après les sables, ce seront les quartz eux-mêmes
qu'on attaquera, malgré leur dureté, s'il vient un temps où les
circonstances permettent de doter l'Alaska, comme la Californie
et le Transvaal, de véritables usines métallurgiques. Enfin, il y
a lieu d'admettre que l'or ne restera point, avec les peaux de
bêLes, l'unique production de la grande presqu'île septentrionale.
Il est incontestable que la variété de ses aspects et de ses res-
sources en ferait, à toute autre latitude, une terre privilégiée. L'un
(1) L'acclimatation et la multiplication du renne serait déjà chose très avan-
tageuse, à cause de l'extrême sobriété de cet animal. Les premières tentatives
n'ont pas été heureuses; mais c'est un exemple encourageant que celui de la
Sibérie où, non seulement le renne, mais aussi le chameau deviennent aujourd'hui,
pour l'industrie minitre, d'utiles collaborateurs.
l'ok du klondyke. 403
des hommes qui la connaissent le mieux, le capitaine Healey,
parle de son sous-sol comme dun vrai musée minéralogique et y
dénonce d'incomparables réserves de cuivre, de plomb, de zinc,
d'antimoine, d'asbeste, de charbon, etc. Même au règne végétal
on pourra faire payer tribut. Les petits fruits abondent : groseille,
cassis, framboise, genièvre, etc. La pomme de terre réussit quand
la semence a été suffisamment protégée contre la gelée. Avec
des précautions analogues on obtient des choux, des choux-fleurs,
des salades. Les racines alimentaires prospèrent d'un bout à
l'autre du Yukon. Dans les parties plates du bassin, des millions
d'acres sont à l'état de prairies naturelles et l'on y retrouve, entre
autres graminées, une herbe bleue du Kentucky dont le bétail
est très friand. Si les animaux pouvaient être efficacement pro-
tégés contre les sévices de l'hiver, ces pâturages auraient de quoi
nourrir tous les troupeaux qui y seraient amenés. Voilà, dira-t-on
peut-être, d'assez hypothétiques promesses. Soit; mais, même en
soupçonnant quelque optimisme dans les témoignages sur les-
quels elles s'appuient, on ne saurait leur refuser toute créance.
Le Yukon n'est déjà plus pour l'homme une quantité négligeable
et tout autorise à penser que, peu à peu, nos descendans verront
s'ajouter, là-haut, comme un petit étage de plus au glorieux édi-
fice des civilisations interocéaniques.
Et au point de vue de l'or, que sera l'avenir? Le chiffre des
résultats annuels, dans cette partie du globe, passera-t-il de
30 millions de francs à 100 ou à 150? Nous tenons à nous in-
terdire toute prédiction téméraire; mais, en tout cas, il existe là
dès à présent une source de production nouvelle, source abon-
dante, source durable; et, par une coïncidence caractéristique,
elle commence à couler au moment où, dans le reste du monde,
l'or tend déjà à se vulgariser. Qu'on ne voie point ici une allusion
aux assertions de ces mystérieux docteurs qui, chimistes ou al-
chimistes, se flattent de puiser l'or dans l'eau de la mer aussi aisé-
ment que le sel ou de commuer l'argent en or par de simples
manipulations de laboratoire. L'or qu'ils exhibent est bien de
l'or; mais comme ils ne veulent opérer qu'à huis clos, le moment
ne paraît pas venu de prendre au sérieux ces arcanes. Ce qui
est sérieux et certain, c'est que partout, en Amérique, en Afrique,
en Asie, en Australie, la croûte terrestre livre de plus en plus
d'or à ceux qui la tourmentent pour en avoir. La statistique en-
seigne que la production totale du métal jaune correspondait par
404 REVUE DES DEUX MONDES.
an à 20 ou 30 millions de notre monnaie au xvi° siècle, à 30 ou
40 millions au xvii'' siècle. Au siècle dernier, elle approchait de
100 millions. Elle est redescendue à 60, à 50, à 40 millions pen-
dant les premières luttes de l'Espagne avec ses possessions d'outre-
mer (1810-1825). Mais, avec l'or californien d'un côté, avec l'or
australien de Tautre, le demi-milliard est tout de suite atteint,
dépassé; et, pendant un quart de siècle, de 1850 à 1875, la valeur
obtenue oscille entre 700 et 600 millions de francs. Après quoi,
elle décline momentanément. En 1883, elle n'était plus évaluée
qu'à 494 millions, et déjà des voix inquiètes, rééditant à leur façon
le mot de M. Thiers, nous invitaient à saluer, ne devant plus le
revoir, ce demi-milliard qui s'en allait. De graves professeurs de
géologie, de doctes professeurs d'économie politique commen-
çaient à annoncer, en justifiant cette prophétie par de spécieuses
considérations, l'épuisement prochain des mines d'or. C'était fatal,
à les entendre, et peut-être imminent. Des variations innom-
brables ont été brodées sur ce thème. On s'évertuait à tout expli-
quer par « la disette de l'or, » engendrant comme conséquence
forcée « la plus-value de l'or. » De là venait, il n'en fallait pas
douter, la baisse générale des prix de gros en Amérique, en Eu-
rope, partout où l'insuffisance du métal jaune s'aggravait de la
disgrâce du métal blanc, réduit, pour cause de dépréciation, au
rang de monnaie d'appoint.
La théorie quantitative, comme on l'appelle, s'est encore fait
applaudir plus d'une fois dans ces dernières années, grâce à de
sympathiques éloquences. Mais il est temps de reconnaître qu'elle
pèche par la base, puisque l'industrie de l'or, au moment même
où il était universellement question de sa décadence, se prépa-
rait à prendre, dans toutes les directions, un essor sans précé-
dent. Grâce aux 300 millions tirés, dès 1897, des conglomérats du
Transvaal, grâce aux 50 millions qui sont en train de descendre
des hauteurs du Yukon, grâce à la multiplication des gisemens
exploités et au perfectionnement des méthodes extractives, le ren-
dement total, en quinze années, a progressé de plus de 150 pour 1 00 :
un demi-milliard en 1883; 1300 millions au moins en 1898! Et
le métal blanc, de son côté, est loin de se décourager, malgré la
défaveur dont il est devenu l'objet. En quinze ans aussi, le poids
de l'argent annuellement mis au jour a augmenté de 150 pour 100 :
2 millions de kilogrammes, à peine, en 1877; 5 millions de kilo-
grammes depuis 1893. Le monnayage même de l'argent continue
l'ok du klondyke. 405
à se développer comme le monnayage de l'or (1). Et, devant ce
stock toujours grandissant de lingots et de numéraire, il faut vrai-
ment admirer la constance des subtils dialecticiens qui cherchent
encore dans une soi-disant disette monétaire la clef de tous les
grands problèmes économiques et sociaux de notre fin de siècle.
Il ne faudrait pourtant pas prendre le contre-pied de ce sys-
tème et dénoncer, comme nous préparant d'autres calamités, la
surabondance de l'or. La circulation générale des peuples est loin
d'avoir atteint, en ce qui concerne ce métal envié, le point de sa-
turation au delà duquel commencerait pour lui une crise ana-
logue à celle de l'argent. L'Europe et l'Amérique en sont encore
à s'emprunter tour à tour, pour leurs règlemens de comptes, une
partie des milliards emmagasinés dans les caves de leurs banques,
et il est plus d'un État, des deux côtés de l'Atlantique, où les paie-
mens se font avec du papier, faute de mieux. Tout cet or, mon-
nayé ou non, que les nations se disputent, ne représente pas, en
somme, une bien grosse masse, malgré les amples renforts de ces
dernières années. En réunissant tout ce que les mines ont pu sé-
créter d'or, dans tous les continens, à toutes les époques de l'his-
toire, jusqu'à l'heure où nous sommes, on n'arriverait à former
qu'un cube de dix mètres de côté. Dix mètres, quinze pas, qu'est-ce
que cela? Il existe dans Paris cinquante salons où tout cet or
tiendrait sans peine. Et le contraste est saisissant, n'est-ce pas,
entre l'invraisemblable exiguïté de ce bloc de métal dont on au-
rait si vite fait le tour, et l'incalculable influence que chacun de
ses fragmens a exercée sur les destinées d'un siècle ou d'une race !
Nulle part, quand on y songe, la disproportion n'apparaît plus fla-
grante entre la cause et l'effet. Aussi, la génération qui va suivre
la nôtre pourrait-elle encore voir passer du simple au double
la productivité des pays aurifères, sans que la prospérité géné-
rale des sociétés ait à en soufl'rir. L'heure n'est pas près de sonner
où, comme le jeune prospecteur du Too Much Gold Creek, le
monde arrivera à s'écrier : « Trop d'or ! trop d'or ! »
A. DE Fo VILLE.
(1) Voir les Rapports annuels du directeur de l'Administration des Monnaies au
ministre des Finances, années 1896, 1897 et 1898.
PUVIS DE CHAVANNES
Sur un pilier antique conservé à Rome, dans cet étrange musée
des Thermes de Dioctétien qui porte l'enseigne Asile pour les
aveugles et est en réalité une fête pour les yeux, on voit ceci : une
tige de lierre monte en se développant, se divise en deux branches
qui reviennent sur elles-mêmes selon la forme des caducées, et se
croisent, se quittent de nouveau, et deviennent, sans changer leur
arabesque, une tige de laurier qui, à son tour, montant plus haut,
selon le même rythme, devient une tige de chêne. Et l'on rêve
d'une vie qui, sans changer sa direction ni son dessein, serait
d'abord fidèle comme le lierre, ensuite glorieuse comme le lau-
rier et donnerait enfin l'impression de la force comme le chêne.
On imagine une âme qui reproduirait parmi nous la merveille
d'art de cet humble motif ornemental caché dans le coin d'un
musée désert : croître toujours tout droit vers le même idéal,
se développer sans hâte, changer sans heurt, ne se transformer
qu'en s'élevant, n'arriver à la gloire que par la fidélité et ne
monter dans la gloire que pour la transformer en de la force. On
pense que si cela peut exister à titre d'ornement ou de symbole
dans l'Art, ce n'est pas possible dans la vie. On se trompe. Tel
fut Puvis de Chavannes.
D'abord la fidélité, c'est le grand trait de l'homme qui vient
de disparaître. Depuis le jour, en 1854, où il envahissait la salle
à manger de son frère, à la campagne, pour y déployer des
figures décoratives qui n'auraient trouvé accès dans aucune autre
maison au monde, jusqu'à celui où, de toutes parts, la France
lui ouvrit les portes de ses palais et de ses temples pour qu'il leur
donnât l'immortalité, son idéal est resté le même. Il a voulu
PUVIS DE CHAVANNES. 407
« animer les murailles, » et ainsi faire de l'art en grand. Il a voulu
en même temps peindre de nobles sujets et ainsi faire du grand
art. Il a voulu, enfin, susciter parmi les impressions d'art, les plus
simples, les plus saines, c'est-à-dire les plus dénuées de sous-
entendus spirituels ou gaulois; les plus calmes, c'est-à-dire les
plus éloignées de l'intérêt dramatique et passionné; les plus pro-
fondes, c'est-à-dire les plus dégagées du souci temporaire, de la
mode régnante des mœurs ou de l'histoire au jour le jour. Il n'a
voulu être ni Couture, ni Horace Vernet, ni Delacroix, ni Paul
Delaroche. Il était jeune. Il était isolé. Il était inconnu. Il ne
savait rien ou peu de chose. Il prit son parti de n'être rien de ce
qu'étaient les maîtres de son temps. Il voulut être Puvis de Gha-
vannes.
Aujourd'hui que ce nom veut dire quelque chose et qu'il est
même tout un programme et un drapeau, — que personne, d'ail-
leurs, n'a suivi sans se perdre, — l'audace de cet homme semble
toute naturelle. Mais cela se passait il y a près de cinquante ans.
A cette époque, l'art était considéré comme un divertissement
gracieux par les uns, ou un trompe-l'œil par les autres, la déco-
ration comme un travail digne seulement des plâtriers, et l'allé-
gorie comme un prétexte à mignardises sensuelles. Cet étonnant
provincial arrivait parmi les peintres, comme un clergyman dans
un bal de TOpéra. Refusé pendant neuf années consécutives à
tous les Salons, il essuya, quand il fut enfin reçu, tous les quo-
libets des débardeurs de la haute critique. Ce fut une bataille de
concetti. On était au temps où Manet vivait déjà et où Gleyre ne
mourait pas encore, où Gastagnary avait commencé de parler et
où Charles Blanc n'avait pas commencé de se taire, où les fana-
tiques du Guide, des Carrache et de Carlo Dolci se gourmaient
avec ceux de Courbet. Tout le débat, en un mot, semblait tenir
entre les partisans de la vérité brutale et ceux de la grâce alanguie,
entre les peintres de la basse-cour et les peintres du boudoir :
Puvis de Chavannes, apparaissant au milieu d'eux, ne pouvait re-
cevoir des deux côtés que des horions.
Il les reçut. En 1861, Gastagnary lui apprend comment il faut
entendre le symbolisme. « Est-ce bien le Travail, que M. Puvis
de Chavannes a représenté là? Je vois des forgerons qui battent
le fer, des laboureurs qui défrichent un champ, des bûcherons qui
équarrissent un tronc d'arbre, une accouchée qui présente le sein
à un nouveau-né... Est-ce là l'allégorie du Travail envisagée
408 - REVUE DES DEUX MONDES.
dans son unité rationnelle et absolue? Vous ne le pensez pas!...
Est-ce bien le Repos que ces hommes et ces femmes debout au-
tour d'un vieillard assis qui raconte? Le propre de l'allégorie,
c'est d'être conçue si rigoureusement qu'en dehors d'elle il n'y ait
pas de place pour une autre interprétation. »
Au Salo7i de 1869 en regardant la Fondation de Marseille, le
champion du réalisme quitte le sommet des idées générales,
condescend à donner au peintre des conseils particuliers sur le
« tableau à faire » : « Pour moi, j'eusse tout accepté, soit la for-
mation lente de l'humble bourgade, habitée d'abord par les pê-
cheurs de la côte, soit les échafaudages improvisés où une armée
de maçons enrégimentés à la Haussmann auraient manœuvré
des pierres de taille, soit l'idylle printanière de cette jeune fille
de roi qui, voyant débarquer au rivage un bel étranger vêtu de la
chlamyde, se sentit prise d'amour, et, dans un festin solennel,
lui présenta l'aiguière pleine d'eau en signe de fiançailles. Que
vois-je au lieu de cela? Quelques femmes assises qui font cuire
un hareng... »
En 1870, Castagnary est moins bénévole. Le Saint Jean-
Baptiste a paru : « Quelle grotesque vignette ! Une image d'Epinal
a certes plus de relief! Les trois figures sont disposées sur le même
plan avec des attitudes d'une naïveté qui confine à l'enfance. »
— Si, après la guerre, l'artiste s'efforce de représenter, en une
figure plaintive, V Espérance, qui tient une fleur cueillie sur une
plaine que les tombes, hélas ! font inégale, mais que le souvenir
rend sacrée, Castagnary s'indigne : « Une belle et robuste créa-
ture affirmant l'éternité de la vie sur le sépulcre des combattans
tombés eût pu donner à nos yeux, altérés de réalités, l'idée de la
résurrection et par conséquent de V Espérance. Mais cette chétive
petite fille, qui tient à la main un brin d'herbe en face d'enfantins
tumulus, quel rehaut de cœur peut-elle nous inspirer? Quel ré-
confort peut nous apporter la vue de sa triste et maigrelette per-
sonne? »
En 1876, enfin, lorsque paraît le carton de Sainte Geneviève,
l'indignation esthétique emprunte pour s'exprimer des argu-
mens de haute philosophie politique : « Quoi! les députés ré-
publicains voteraient des fonds pour faire hurler les peintures
de M. Maillot, à côté de celles de M. Joseph Blanc, et celles de
M. Joseph Blanc à côté de celles de M. Puvis de Chavannes ! Ils
voteraient des fonds pour tapisser d'une légende féodale les pa-
PUVIS DE CIIAVANNES. 409
rois d'un monument que la Révolution revendique ! La transfor-
mation du temple de la philosophie en basilique chrétienne serait
accomplie avec les deniers des contribuables ! On consacrerait
ainsi, d'un seul coup, tous les empiétemens du clergé depuis
soixante ans! Non... Non... »
Cette argumentation d'un « critique d'avant-garde » résume
à peu près tous les griefs soulevés, dans tous les camps, contre
Puvis de Chavannes. Elle nous semble aujourd'hui très extraor-
dinaire. C'est que le temps a fait son œuvre. Les figures allé-
goriques de Puvis de Chavannes nous semblent des merveilles
de clarté depuis que nous avons vu celles de M. Khnopff, et de
santé depuis que nous avons vu celles de M. Carloz Schwabe.
Son <( christianisme » nous paraît bien philosophique et ration-
nel depuis que nous avons essuyé l'assaut du mysticisme esthé-
tique, des chevaliers du Graal et de leurs « éthopées. » Ses gris
nous frappent par leur lumière depuis que nous avons vécu
dans l'atmosphère de M. Carrière. Mais cette critique surannée
reflète très exactement les impressions ressenties parles amateurs
durant trente ans devant les œuvres de Puvis de Chavannes, les
sourires qu'elles soulevaient, les indignations qu'elles inspiraient
et enfin les ostracismes dont on les a frappées.
Trente ans de suite l'artiste s'obstina. Ce doux audacieux que
rien ne soutenait, ni les théories finissantes de l'école classique,
ni les cris naissans du réalisme, continua de chercher les grandes
lignes décoratives, les gestes calmes, des attitudes sereines, des
tonalités claires, douces et franches. 11 progressa sans doute, mais
toujours dans la même direction , cherchant de plus en plus ce qu'on
lui criait d'éviter, dessinant de moins en moins l'anecdote, conce-
vant plus immobiles ses figures, et plus hauts ses symboles, etplus
grise sa couleur, et plus simples ses horizons. Il marcha comme
un somnambule, sans entendre, sans prendre garde, suivant fidè-
lement la lumière qu'il était alors seul à voir, et qui éclaire tout
un peuple aujourd'hui.
Il avait la foi. Il avait une idée juste. Il a eu encore autre
chose pour lui ; le temps, le temps sans lequel ni la foi ni la
justesse des idées ne sauraient triompher. Il a duré. De cela,
on le loue unanimement aujourd'hui, et l'on a raison de le louer,
et l'on ne pourrait pousser trop loin l'éloge. Seulement, il faut
se garder de transformer cette justice qu'on lui rend, en une
injustice pour les autres artistes tombés trop tôt devant les
410 REVUE DES DEUX MONDES.
obstacles de la vie. Et lorsqu'on reproche à d'autres de n'avoir
pas montré la même sérénité dans la mauvaise fortune, la même
impassibilité sous les horions, et le même entêtement dans un art
méconnu, on oublie une chose : c'est qu'avant de rêver, il faut
vivre, et que, lorsque le rêve ne fait pas vivre, il faut bien
le quitter pour un aliment plus médiocre mais plus substantiel.
Pour appeler ces choses par leur nom, si Pu vis de Chavannes a
pu passer trente ans de sa vie impunément méconnu, ce n'est pas
seulement parce qu'il avait la foi, mais parce qu'il avait du pain.
« Ce n'est guère qu'au collège, disait-il plaisamment, que, par
l'échange de mes caricatures avec les brioches de mes cama-
rades, mon art m'a nourri. » C'est parce qu'il avait du pain,
qu'il pouvait déployer dans l'appareil très coûteux de la grande
décoration des qualités qui fussent demeurées inutiles ou fatales
dans des tableaux de chevalet. C'est pour cela qu'il pouvait,
comme il le fit plus d'une fois, offrir gracieusement ses œuvres
à des musées ou à des monumens, et les imposer ainsi à l'atten-
tion de la foule. C'est parce qu'il n'était point, pour vivre, tenu
d'être un « professionnel, » qu'il put rester à son gré un nova-
teur. En un mot, — si paradoxal que cela puisse paraître, — s'il
devint un grand artiste, en effet, c'est qu'il était, de naissance et
de caste sociale, ce qu'on est convenu d'appeler un « amateur. »
II
Par sa fidélité à son idéal, il mérita la gloire qui survint. Comme
la figure de poète qu'il a peinte à l'Hôtel de Ville, il s'avança len-
tement vers le portique où se tiennent les Renommées, et les lau-
riers verts et or qu'on y tend n'ont touché qu'une tête blanche.
Pourtant ici, le Ailes kommt zu spdt im Leben du poète serait
injuste pour la Destinée. Elle l'en a comblé au moment où les
acclamations n'avaient plus de dangers, à l'heure où il avait donné
son maximum d'efforts, et pris l'ineffaçable pli du labeur. Et le
soir mémorable où des centaines d'admirateurs accoururent de
tous les points de l'horizon, de toutes les écoles, de toutes les
partis, de tous les idéals, pour fêter sa soixante-dixième année
dans un banquet solennel, il put, en toute sincérité, répondre,
malgré la mélancolie de ces tardifs hommages : « Qui ne vou-
drait vieillir pour vivre un pareil jour? »
PUYIS DE CHAVANNES. 4H
Maintonant, jusqu'à quel point cette apothéose équivalait-elle
à l'œuvre de Puvis de Chavannes, et ne l'a-t-elle pas dépassée?
qu'en penseront les générations à venir, et notre enthousiasme
ne leur paraîtra-t-il pas, lorsque seront passées avec nous certaines
raisons éphémères de notre admiration, aussi singulier que l'en-
thousiasme qu'on eut, un jour, pour Jules Romain ou pour Thor-
valdsen? Ce n'est point encore le moment de le rechercher. Il y
faudra le temps et cette « indépendance du cœur, » qu'on ne peut
trouver complète, quand disparaît un grand apôtre de la Beauté.
De plus, il semble infiniment téméraire et presque sacrilège de
se livrer, devant une pareille œuvre, à un examen dont l'énoncé
seul indique une hostilité latente, de se demander, par exemple,
pour quelles raisons au juste cette œuvre est admirable, et si
Puvis de Chavannes savait dessiner! Mais quand on songe à
quelles diatribes contre tout notre enseignement des Beaux-Arts
aboutissent immanquablement les apologistes de Puvis de Cha-
vannes, on s'aperçoit que la question a deux faces, et qu'à trop
voiler certaines erreurs, par respect d'un maître, on risque d'ou-
blier ce qu'on doit aux autres maîtres, — et à la Vérité.
La vérité est que l'œuvre de Puvis, pour admirable qu'elle soit,
n'est pas admirable en tout, et qu'elle n'est imitable en rien. Mieux
encore que Michel-Ange, il pouvait s'écrier : « Que de gens ma
peinture va perdre ! » car ce qu'il avait de merveilleuses qualités
lui était personnel et intransmissible; ce qu'il avait de défauts
lui était commun avec beaucoup d'autres et très aisé à reproduire.
C'est un peu la marque de tous les grands artistes, mais ce Test
surtout de Puvis de Chavannes. Car ce créateur d'un genre si
particulier et si neuf, ce néologue des formes d'art, est cepen-
dant demeuré, en quelque manière, un « amateur. » Etant né,
ayant ce qui ne s'acquiert pas, il est mort sans avoir tout ce qui
s'acquiert. Formé tout seul, loin des écoles, il n'a jamais complè-
tement réalisé, en ses travaux hautains et solitaires, l'apprentis-
sage banal du métier qu'on y enseigne. Il l'a surpassé : il ne l'a
pas remplacé.
C'était un peu un stratège qui ne saurait pas manœuvrer
un peloton. Cela ne l'empêche pas de gagner des batailles, et
l'on a beau jeu de rire des sergens-majors de la peinture qui
viennent le reprendre sur des infiniment petits de sa concep-
tion. Mais ces infiniment petits sont précisément les seules choses
qu'imitent les disciples, s'imaginant qu'en ces choses réside le
412 REVUE DES DEUX MONDES.
secret de la stratégie et que de ces petites laideurs se compose
la totale beauté.
Or, le dessin de Puvis de Chavannes est plein de ces petites er-
reurs. Même là où il est correct, il n'a pas de sécurité. Même là
011 il est juste, il n'a pas de liberté. Pas un de ses raccourcis n'est
beau et quelques-uns sont délibérément monstrueux. Certaines
figures comme l'enfant du Pauvre Pêcheur (au Luxembourg) ne
peuvent par aucun subterfuge être expliquées, et moins encore dé-
fendues. La construction de ses personnages est souvent hasardée,
incertaine et choquante. Les cous sont parfois attachés non entre
les deux épaules, mais en avant, sur un plan qui projette la tête
horizontalement, comme celle d'un bossu. Il n'est point néces-
saire d'être familier avec le canon de Polyclète, ni avec celui de
Battista Alberti, ni d'avoir fait un homme écartelé dans un
rond, comme Léonard de Vinci, pour s'apercevoir tout de suite
que les bras, chez Puvis de Chavannes, fort longs de l'épaule au
coude sont singulièrement attachés au torse ou plutôt détachés,
se mouvant sans relations étroites avec les deltoïdes et les pecto-
raux. Partout se posent des points d'interrogation : devant la
femme à genoux qui trait une vache au Panthéon, et le joueur de
syrinx de la Vision antique, à Lyon; devant la femme assise, les
bras liés aux genoux, du Doux Pays, et devant celle debout,
tenant la corbeille de V Automne ; devant le Saint Jean-Baptiste
dont on ne peut imaginer les jambes, et le vieillard couronné de
laurier, à la Sorbonne, dont on ne peut faire, avec le buste, con-
corder les bras. Heureux, quand de larges voiles, des péplums
ou des chlamydes viennent jeter, sur l'indécise ossature du nu,
la richesse et la rhétorique de leurs plis ! Malheureusement, trop
souvent de grandes toiles comme le Bois sacré ou VÉté sont
envahies par des académies. Heureux encore, quand l'artiste se
borne à des profils, comme dans les joueurs du Ludiis pro Pa-
tria, ou à des mouvemens très simples et très posés, sans rac-
courcis, comme le père de sainte Geneviève contemplant sa fille
qui est en prière. Là, il atteint presque la perfection de la linea
radiosa des maîtres. Mais dès que le mouv^ement se complique,
dès que le geste se développe, que les muscles se tendent ou se
gonflent, le dessin de Puvis de Chavannes faiblit. H n'a aucune
virtuosité.
Ne nous en plaignons pas trop. Lorsqu'il parut, l'art était
aux mains des virtuoses qui cherchaient non les expressions ou
PUVIS DE CHAVANNES. 413
les gestes qui signifiaient le mieux le sentiment de leur héros,
mais celui qui décelait le plus leur talent de dessinateur ou de
perspectiviste. Le fameux Christ en raccourci de Mantegna a
fait école pendant de longs siècles, et les petites habiletés du
Carrache ou du Guide excitaient, il y a vingt ans encore, l'ad-
miration des amateurs. Puvis de Chavannes sentant son dessin
hésitant ne pouvait tenter la grande difficulté, le morceau de bra-
voure. Il s'en tint ordinairement aux gestes simples, aux attitudes
précises et calmes. Cest ce dont on avait besoin alors. C'était
nouveau et nécessaire pour ramener l'art à la simplicité. Cer-
tains défauts le servirent en cette occasion mieux que n'auraient
fait certaines qualités. Ils répondaient exactement à l'espèce d'im-
perfection que nous désirions secrètement dans le métier de
peintre. Ses solécismes nous reposaient des rhétoriques vides. Et
son succès fut fait presque autant de ses faiblesses que de ses
vertus.
Nier ces faiblesses ne servirait de rien : les artistes à venir les
verront clairement et seront plus sévères que nous. Ils n'accepte-
ront nullement l'étrange argumentation imaginée par les apolo-
gistes pour transformer des erreurs de détail en vérité d'ensemble.
« Ce qui vous paraît des erreurs, disent-ils, sont des « simplifi-
cations. )) Ce qui vous semble incomplet, c'est de la synthèse.
L'artiste eût pu faire voir chaque muscle, chaque repli, chaque
ride comme Holbein. Il eût pu donner aux contours toutes
leurs menues inflexions, comme l'Albane ou le Gorrège. Mais, tra-
çant de grandes figures décoratives sur un très vaste plan, pour
être vues de loin et d'ensemble et pour exprimer des idées ou des
formes très générales, il n'a voulu montrer que ce qui, en elles,
était nécessaire, et ne profiler aux yeux que le grand contour qui
résume la forme et l'idée. »
C'est là une noble ambition et une vue très juste, mais ce
n'est point une excuse à des erreurs de dessin. Car il est bien en-
tendu, pour tous ceux qui ont le sens du grand art mural, qu'il
faut simplifier tout mouvement, tout modelé, toute attitude. Seule-
ment il faut que le trait synthétique de ce mouvement soit juste
au lieu d'être faux. Tout est là. Il n'est pas besoin de plus d'un
trait pour souligner l'omoplate : seulement il faut que ce trait soit
à la place où finit l'omoplate et non ailleurs. On peut imaginer
un bras figuré par deux lignes : seulement il faut que ces deux
lignes soient de proportions rigoureuses, de rapport impeccable
414 REVUE DES DEUX MONDES.
et qu'on en ait infléchi la courbure avec le même soin qu'un géo-
graphe trace la ligne des récifs dans un bras de mer dangereux.
On voyait, parmi les dessins de Rembrandt dernièrement mis au
jour à Amsterdam, un homme couché qui, de la tête au bout des
pieds, semblait fait d'un même trait, comme d'un trait de plume,
par un coup de paraphe. C'était de la simplification poussée jus-
qu'au paradoxe. Mais ce trait était juste et nul n'aura jamais
l'idée de lui reprocher, qu'étant juste, il fût trop rare ou trop gé-
néralisateur.
D'ailleurs, il s'en faut que le dessin de Puvis de Chavannes soit
partout, et notamment là où il est défectueux, une synthèse. Le
mot « simplification » est bientôt dit, mais ce qu'il faudrait mon-
trer, c'est qu'il s'applique exactement à ces académies où l'on voit
très soigneusement figurés les boules des biceps, les échelons du
grand dentelé, les creux et les renflemens de la pointe du coude,
toutes choses utiles, mais non indispensables à la signification
totale d'une figure. Là où l'on déplore le plus d'erreurs dans le
dessin du grand artiste, ce n'est point là où il y a le plus de « sim-
plification, » mais, d'ordinaire, où il se trouve le plus de détails.
Par exemple, dans V Automne , on peut imaginer la ligne du bras
de la femme à la corbeille, beaucoup moins onduleuse et beau-
coup plus simplifiée qu'elle n'est. Seulement on peut l'imaginer
aussi mieux dessinée. En sorte que plaider la nécessité de la sim-
plification, c'est plaider une cause juste, mais ce n'est pas plaider
toujours celle de Puvis de Chavannes.
On dit encore qu'il eût été capable de dessiner de grandes aca-
démies comme Ingres, et que ses esquisses en témoignent. On les a
exposées, il y a quelques années, chez M. Durand-Ruel et, plus ré-
cemment, au Champ-de-Mars. Elles n'ont rien témoigné du tout,
d'abord parce qu'elles n'accusaient point la maîtrise qu'on avait
dite, et ensuite parce que la plupart, étant de dimensions très
restreintes, ne montraient que par approximation le talent du
peintre à construire une grande figure. Tout le monde sait ce qui
se passe quand on met au carré une petite esquisse d'un tour
juste et d'un '< à peu près » correct. Les défauts qui y étaient peu
perceptibles, les membres trop longs ou trop courts de quelques
millimètres, grandissant, s'affirment, tandis que le mouvement
général qui, ramassé en un petit espace, paraissait original, peut
devenir banal, absurde ou dégingandé. Une esquisse est un rêve,
un tableau est une réalisation . Il faut qu'un artiste réalise son rêve.
^i^
PUVIS DE CHAVANNES. 415
Mais si l'on passe du dessin particulier de chaque figure au
groupement d'ensemble, à la composition et à l'entente décora-
tive, le rêve de Puvis de Chavannes se réalise et l'autorité du
Maître apparaît. Ce n'est pas que là encore tout soit correct, et
quand tout serait correct nous ne voyons pas où serait le dom-
mage ? Si le portique du Bois sacré était plus congrûment con-
struit et celui de V Inspiration chrétienne mis en perspective, si les
figures de la Vision antique et celle de l'Hiver avaient chacune
les hauteurs qui conviennent à leurs plans respectifs, en quoi la
beauté des lignes générales en serait-elle diminuée? Et nous ne
voyons pas qu'on puisse un instant prétendre que ces diverses
figures sont à leurs plans. Mais si jamais le Ubi pliira nitent... dut
être prononcé, c'est ici. Si même nous avons employé le mot
d' « erreurs » en regardant ces œuvres par tant d'autres côtés admi-
rables, c'est pour qu'on ne transforme point, par une généralisa-
tion hâtive, ces défauts en qualités — et ainsi les qualités de notre
Enseignement des Beaux-Arts, en défauts, — et qu'on ne propose
point le dessin de Puvis de Chavannes en modèle à de jeunes
artistes qui n'ont ni son entente de la composition, ni sa couleur.
La composition et la couleur, voilà où il est le Maître, et où
l'avenir, nous l'espérons, lui conservera la place glorieuse que
les jeunes hommes de ce temps lui ont donnée. Le premier dans
notre temps, il a compris que l'art décoratif devait s'accommoder
aux conditions d'éclairage, de tonalité, et à l'espace du monu-
ment à décorer et qu'ainsi, entre les qualités de la fresque et les
qualités du tableau de chevalet, il y avait un départ à faire et
des différences à établir. « Si l'artiste qui décore une muraille,
disait-il, ne s'accommode pas aux conditions de vie de cette mu-
raille, la muraille le vomira. » En y réfléchissant, il saisit peu à
peu ces différences. Il comprit tout d'abord qu'il fallait bannir
de la muraille les « trompe-l'œil, » dont la vue fatigue et irrite à
la longue, et même les violens effets d'ombre et de lumière qui
font des trous et trompent l'œil, en effet, sur le plan et le rôle du
mur. Il estima aussi que les scènes destinées à être vues long-
temps durant des cérémonies publiques ou des leçons, ou dans
la vie de chaque jour, doivent être calmes, paisibles, afin de s'al-
lier également aux sentimens les plus divers, ne pas imposer leur
spectacle, mais offrir un refuge à tous les rêves. Donc pas de
grandes gesticulations; pas de mouvemens rapides, pas d'équi-
libres instables. Ne voulant pas faire de trous dans le mur, il ne
416 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
pouvait détacher des groupes de figures les uns sur les autres,
car le relief ne s'exprime pas sans ombres violentes, surtout le
relief sur relief. Il ne pouvait les échelonner dans le sens de la
profondeur. Donc pas de grappes humaines, pas de figures qui
éloignées par les plans se touchent par leurs contours, mais des
personnages échelonnés dans le sens horizontal, ou disséminés
clairement sur des espaces aux trois quarts vides. Pas de plans se
creusant et se rejoignant, mais des pans coupés très visibles allant
d'un bout de la toile à l'autre. Une suite de stries horizontales
dont chacune indique une profondeur égale partout. Hésitante
dans ses premières œuvres : le Travail, la /•«?./, cette méthode se
dégage dans les suivantes : le Bois sacré, s'affirme dans le Ludus
pro Patria et dans la Sorbonne. C'est lui qui l'a créée.
En même temps, son paysage atteint la poésie par le sentiment
du mystère. Il le donne en supprimant le plus possible du ciel,
procédé préraphaélite, et en élevant très haut sa ligne d'horizon,
procédé moderniste. Quand on tracera l'évolution du paysage
depuis Yan de Velde, par exemple, on verra quelle s'est faite
toujours dans le sens de l'élévation de la ligne d'horizon, et par
conséquent par la diminution ou la suppression du ciel. Puvis de
Ghavannes en fournit un exemple. De plus, il supprime le haut
ou le bas des arbres, le commencement ou la fin des choses, ce
qui fortifie le sens du mystère. Il donne l'idée de la symétrie et
de l'ordre par des alignemens de troncs semblables, de même
diamètre, sur le même rang. Les hautes futaies sont régulières
et discrètement ornementales. Il donne l'idée de la vie facile et
douce. Ses paysages tiennent ou du jardin ou de la plaine fertile.
Il n'a pas de nature rebelle. A l'horizon, les bois ou les vallons
s'étendent longuement, selon les lignes lentes, muettes et en-
dormies de nos paysages du Nord. Il mêle avec une hardiesse
naïve et une finesse rustique des impressions fort diverses. Ainsi,
— chose très remarquable, — ses derniers plans sont moder-
nistes et ses premiers plans sont primitifs. Tandis qu'il masse les
masses, au loin, il détaille le détail, sous nos yeux : il découpe
les unes après les autres des petites fleurs, des genêts, un brin de
laurier. Jamais ses arbres n'ont de plans différens. Il esquive les
difficultés du feuillage, soit en le massant tout d'un bloc comme
dans VÉté, soit en dessinant chaque feuille l'une après l'autre, à
la façon des primitifs, comme dans le Bois Sacré ou la Sorboiine.
Ainsi il ne met en grappes ni les feuilles, ni les figures. Chaque
PU VIS DE CUAVANNES. 417
groupement est disposé sur le même plan, nettement dégagé du
groupe suivant ou du précédent. Les longues lignes du fond re-
lient tout ensemble, et tout est fondu et réconcilié par la couleur.
La couleur de Puvis de Chavannes est ce qui lui a valu le plus
d'attaques. C'est peut-être ce qui sera de moins en moins contesté.
Louer chez lui surtout et partout le paysagiste et le coloriste,
peut paraître, au premier abord, un paradoxe. Mais c'est l'éloge
cependant que l'avenir ne démentira pas. Qu'on imagine les figures
de VBivc')' ou de VÉié ou même du Bois sacré privées de leur
paysage, transportées seules sur un fond uni : on verra, hélas!
ce qu'elles garderont de poésie... Mais on imagine très bien le
Bois sacré sans ses Muses, V Hiver sans ses bûcherons. Ils reste-
ront des pages magnifiques et leur poésie en sera à peine dimi-
nuée. C'est le paysage qui assure aux figures l'harmonie et
l'unité.
Et l'harmonie est, en dernière analyse, le grand charme de
cette œuvre. Cette couleur sourde, atténuée, qui, dans nos Salons,
paraissait morte à côté des violentes fanfares de nos romantiques
attardés, est la couleur qui convient le mieux à la peinture mu-
rale. Il suffit d'aller au Panthéon pour s'en apercevoir. A côté de
cette harmonie en rouge pâle et en bleu qui est l'Enfance de
sainte Geneviève les peintures si vives des autres décorateurs dé-
tonnent. Leur couleur chante brillamment, mais celle de Puvis
de Chavannes psalmodie comme il faut dans ce temple. Leurs
figures semblent sortir du mur ou s'y enfoncer, ou y avoir été
collées par un méchant sorcier et faire des gestes désespérés pour
s'enfuir. Les siennes paraissent y être nées et vivre d'une vie sem-
blable à celle du marbre ou de la pierre de taille. Celles-là ont
quelque chose de transitoire, d'agité, d'accidentel : celles-ci sem-
blent éternelles.
La lumière qui y circule et qui semble, comme on l'a dit,
« l'âme fluide et diffuse de la peinture monumentale, » est la
vraie conquête de Puvis de Chavannes sur l'art décoratif d'autre-
fois et son vrai don à l'art décoratif de l'avenir. Il faut, pour avoir
trouvé les rapports de tons qui la constituent, une rare finesse
d'oeil, un subtil tempérament d'artiste, une âme très sensible et
très profonde, ressentant les altérations les plus fugitives de l'at-
mosphère et les emmagasinant longuement. Il faut aussi une rare
justesse d'esprit et un robuste bon sens pour avoir dégagé des
tentatives impressionnistes ce qu'elle contenait de juste : la clarté
TOMK CL. — 1898. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
par la juxtaposition des couleurs, et pour l'avoir hardiment sub-
stituée à la lumière par la juxtaposition des valeurs. Ce qui était
discutable dans la peinture de chevalet devenait nécessaire dans
la fresque, ou — ce qui revient au même — dans la toile décora-
tive. Allons au Panthéon ou dans l'hémicycle de la Sorbonne,
nous en reviendrons persuadés que si le dessin du maître disparu
n'est pas impeccable, si sa perspective est incertaine, et sa myo-
logie hasardeuse, lui seul a su ordonner devant nos contempo-
rains les grands ensembles qui sont humains, et y répandre à flots
la lumière qui est divine.
m
Et maintenant que signifient toutes ces figures où l'on a, pen-
dant si longtemps, voulu voir des « intentions » ou des symboles?
Quel est l'enseignement de cette vie commencée par la fidélité au
même idéal et continuée par la gloire? Nous croyons qu'on peut
en trouver beaucoup, mais que l'enseignement le plus apparent de
cette œuvre et de cette vie, c'est le calme et la force. C'est d'abord
le calme. Pas un de ces chefs-d'œuvre n'inquiète, ni ne surexcite.
Tous reposent et s'ils évoquent quelque chose de plus grand
qu'eux-mêmes, c'est l'idée d'union pour la vie commune et de
paix. Cette impression est si forte qu'au lendemain de la mort du
Maître, on l'a appelé : « Celui qui emporte la Paix. » Mais il n'en
a pas emporté l'enseignement.
Au milieu de nos cités agitées et confuses, en plein Paris,
dans le quartier bruyant des Écoles, et à l'Hôtel de Ville, à Lyon,
sur la place des Terreaux, à Amiens, à Rouen, à Marseille, ses
figures symboliques demeurent paisibles, calmes, moissonnant le
blé, abattant les arbres, façonnant l'argile, frappant l'enclume,
trayant les vaches, amarrant des bateaux, off'rant du pain, « jouant
pour la Patrie, » avec des gestes graves et des attitudes ingénues.
Ces figures sont-elles un divertissement d'esthète ou de dilettante,
la négation de la vie moderne, l'évocation d'un avenir impos-
sible ou d'un irrécouvrable passe? Non. C'est la vie même. C'est
la vie profonde de la patrie qui, sous les agitations des surfaces,
persévère et continue. C'est la vie des multitudes obscures dont
l'Histoire ne dit rien, « qui labourent en silence et adorent Dieu
avec humilité. » Ce sont les millions de vies anonymes qui
s écoulent dans les faubourgs, où se tient la Sainte Geneviève, sur
PLVIS DE CIIAVANNES. 419
les métiers de la Croix-Rousse auprès de V Inspiration chrétienne,
ou dans les plaines qui entourent la ville de VAve Picardia nu-
trix. Ce sont les travaux humbles et incessans dont on entend
le lointain et immense murmure, quand on se tient dans l'escalier
du palais des Arts à Lyon. Si la politique les oublie, l'art s'en
souvient. Par là, il évoque ce qu'elle nous cache, grandit ce qu'elle
diminue, et nous ramène à ce qu'il y a de plus vrai dans la vie
d'un peuple, de plus décisif dans son histoire et de plus perma-
nent dans son humanité.
Le second caractère de cette œuvre c'est la force qui sauvera
ses figures symboliques des sautes de vent de la mode et des
reflux de l'oubli. Quand on ne les admirera plus pour leur mys-
tère, on les admirera pour leur clarté. Quand on n'y cherchera
plus d'intentions profondes, on y trouvera encore la santé, la
robustesse, la sérénité des âmes sans mystère et des corps sans
prétentions. Ces figures qui ne sont point accablées, tortueuses,
affinées, pensives comme celles des Esthètes, qui sont moins ita-
liennes que celles de Burne-Jones, mais plus latines^ moins flo-
rentines, mais plus antiques, moins attirantes, mais plus durables,
n'ont rien à craindre des réactions de 1' « esprit latin. »
Les symboles en sont assez vastes pour que chaque génération
qui passe y puisse mettre son rêve, ou son inquiétude, ou son
désir. Si, en d'autres temps, nous y cherchâmes surtout ce quil
semblait y avoir en elles de poésie oisive, de vie égoïstement spé-
culative, de dilettantisme insouciant, nous y chercherons main-
tenant peut-être davantage ce qui peut nous incliner aux austères
pensées et aux viriles résolutions. On s'est peut-être trop attardé,
en France, aux Bois sacrés, chers aux Arts et aux Muses, pendant
que la patrie était livrée de toutes parts à des discordes que les
]\Iuses mêmes ne sauraient chanter avec harmonie et à des périls
que les Arts ne peuvent suffire à conjurer. On a trop vécu Inter
artes et naturam, sans se préoccuper de ce qui s'agitait sous les toits
de la ville au loin aperçue, dans la fresque de Rouen, entre les
chercheurs de stèles, sous les pommiers symboliques. Pendant ce
temps, XÈté passait, ses nymphes fuyaient et les feuilles du saule
prenaient les teintes fauves qui annoncent la nouvelle saison. Il
est temps de regarder, au Musée de Lyon, la sévère page de
Puvis de Chavannes, \ Automne et de s'en imprégner longuement.
C'est la saison des fruits les plus fortilians comme le raisin, les
plus parfumés comme les poires, et les plus durables comme les
420 REVUE DES DEUX MONDES.
noix. Deux femmes debout les cueillent, tandis qu'une troisième,
réfléchie, attentive, songe que la ligne effrayante qui partage la
vie en deux hémisphères est maintenant franchie.
Autrefois et pendant de longs siècles, la France a connu, de
l'Été, les orages terribles mais aussi les resplendissans matins. Au-
jourd'hui elle semble, elle aussi, entrer dans l'automne de son his-
toire et de sa vie. L'automne d'une nation peut être long et enso-
leillé, s'envelopper de gloire à la façon des vignes qui rougeoient
et des châtaigniers dorés. Seulement ce n'est plus la saison des
héroïques folies que font les peuples jeunes, ni des visages rieurs
et insoucieux sentant devant eux les forces inépuisables et l'ave-
nir indéfini. Comme le dit le proverbe japonais : « Les fleurs tom-
bées ne retournent pas à leurs branches. » C'est la période des
visages graves et des gestes sûrs, où toutes les forces doivent être
rassemblées, toutes les expériences mises à profit, chaque pas
surveillé, chaque éventualité prévue, chaque fruit mûri, comme
ceux qui tombent dans la haute corbeille des nymphes du Palais
des Arts. Si l'automne est réellement venu pour nous, les qua-
lités brillantes et prime-sautières de la race française doivent se
transformer en réflexion, en sagesse et en vigilance.
La Vigilance, ce fut le titre, jadis, d'une figure symbolique
de Puvis de Chavannes : ce pourrait être celui de sa dernière
œuvre. Nous avons aperçu pour la dernière fois le Maître devant le
haut carré bleuâtre, où sainte Geneviève apparaissait, debout sur
une terrasse, veillant sur Paris, la ville jeune et endormie. L'ayant
peinte, le grand artiste est mort un jour de discordes civiles. Il
agonisait pendant que des troupes campaient dans la capitale, au
coin de chaque chantier. 11 mourut la veille d'un jour où les
foules nous donnèrent sur la place de la Concorde un spectacle
qui n'était ni d'une Vision antique, ni d'une Inspiration chrétienne
ni d'un Doux Pays. Sainte Geneviève veillait-elle toujours sur la
Ville? Et la Ville ne donnait-elle pas un démenti à ce qui fut,
avec la dernière œuvre de Puvis de Chavannes, le testament de
son génie et de son cœur?
Robert de la Sizeranne.
LA FRANCE DU LEVANT
I
L'ÉVOLUTION DES INFLUENCES POLITIQUES
Il est une contrée où l'Europe, l'Asie et l'Afrique se touchent
et vivent sur les mêmes rivages : terrestre et maritime à la fois,
elle est un marché aux cent villes, un port aux mille bassins où
s'échangent les produits de ces continens, où aboutissent et se
croisent les routes commerciales du vieil univers ; la plus ancienne
où l'homme retrouve les vestiges de ses pas, elle a vu recom-
mencer les principales des religions qui devaient unir et ont
divisé les sociétés; nulle part sur un plus petit espace ne se
mêlent et ne se heurtent autant de races, de cultes, de souvenirs,
d'intérêts et d'ambitions. L'Europe en sait la place par la place
où apparaît chaque matin le soleil, et, comme s'il laissait sur
cette terre touchée la première par ses rayons quelque chose
de leur éclat, elle a nommé la terre elle-même le Levant. Et la
France, plus que toutes les nations, peut retrouver là de sa
gloire, de ses souffrances, de sa richesse, de ses vertus et de sa
vie. De nouveau, depuis quelques mois, le Levant nous intéresse,
et, à propos de lui, nos droits, nos œuvres et notre avenir. Les
influences sont comme les femmes : on en parle surtout quand elles
sont compromises. C'est du moins ce que nos rivaux prétendent,
et, pour savoir s'ils disent vrai, il faut examiner sur place. Voilà
pourquoi l'envie m'a pris de retourner vers cette terre privilégiée,
de mesurer aux changemens survenus dans ce que j'avais vu à
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d'autres époques l'intensité et la direction des forces qui préparent
des changemens nouveaux.
Mais, où je vais, la vue du présent ne suffit pas à donner l'in-
telligence de l'avenir. L'heure actuelle n'est qu'une scène d'un drame
commencé depuis des siècles; le génie de races et de religions
puissantes, traditionnelles et contraires, se combat, se combine et
dure dans la mobilité successive des faits, et les nouveautés mêmes
sont des conséquences. Pour comprendre les rivalités contempo-
raines, on pourrait d'abord interroger les origines lointaines, et,
remontant au moyen âge pour assister à la naissance de l'influence
morale de la France en Orient, s'attarder ensuite au xvi*' siècle
pour y voir éclore notre ascendant diplomatique et nos préroga-
tives juridiques : c'est un travail que peut-être nous ferons quelque
jour. Mais, transporté tout d'une traite de Paris dans ce caravan-
sérail européen qu'est Constantinople, nous préférons franchir
l'histoire comme nous avons franchi l'espace, et c'est au cœur des
dix dernières années que nous nous placerons immédiatement.
Etudier les influences successives qui, dans cette période courte,
mais remplie, se sont combattues en Orient et tantôt supplantées,
tantôt juxtaposées; suivre, dans le bassin oriental de la Méditer-
ranée, la répercussion des diverses combinaisons d'alliances sur
lesquelles repose l'Europe continentale; distinguer entre les Etats
qui pratiquèrent, là-bas, une politique autonome, et ceux qui
conformèrent strictement leur politique aux exigences de leurs
alliances; et débrouiller, ainsi, la complexité des interventions
européennes dans ces vastes régions que jadis on appelait la France
du Levant et que l'Europe aujourd'hui semble avoir choisies comme
enjeu de ses dissensions : tel sera le but de cette étude. En date
comme en importance, parmi les puissances qui sont venues
balancer la nôtre à la faveur des récens événemens, l'Allemagne
est la première.
I
C'est en 1876 que la légation de Prusse à Constantinople de-
vint l'ambassade d'Allemagne; c'est en 1878 que le nouvel Empire
prit parti dans les affaires orientales, déchira, d'accord avec l'An-
gleterre, le traité de San Stefano, au Congrès de Berlin, et, moitié
intérêt pour l'Autriche, moitié crainte de la puissance russe, se
trouva favorable à la Turquie. Il tira aussitôt de cette attitude
LA FRANCE DU LEVANT. 423
un premier avantage. La France avait, depuis la guerre de Crimée
et jusqu'en 1870, entretenu auprès du sultan une mission militaire
de sept officiers : ils furent rappelés au moment de nos défaites
pour prendre part à la défense du sol; après la paix, la Turquie,
sachant par trop d expériences que les plus braves troupes peu-
vent être malheureuses, avait sollicité le retour de la mission; par
un sentiment exagéré de la réserve qu'impose le malheur , la
France avait refusé, semblant oublier que les influences exté-
rieures sont les ouvrages avancés de la défense nationale, et que
le vide de toute place abandonnée attire l'adversaire. Quand le
Turc eut, au Congrès de Berlin, vu la déférence de l'Europe pour
l'Empire allemand, il confia à cet Empire l'office abandonné par
la France et encore vacant. Les officiers désignés le furent avec
soin; ils comptaient parmi eux des hommes tels que von der
Goltz, ils avaient dans le peuple turc une matière première et brute
d'admirables soldats, ils surent la façonner. Le gouvernement im-
périal ne cessait de répéter qu'à ces soldats, pour être tout à fait
bons, il fallait, outre l'éducation allemande, les armes allemandes :
ainsi, dès 1889, fut obtenue une fourniture de fusils Mauser et de
cartouches pour une somme de trente millions. Les industries de
la guerre ouvrirent l'accès aux industries de la paix : de 1890 à
1893, les compagnies allemandes obtinrent, avec garanties d'inté-
rêts, deux concessions de voies ferrées, celle d'Anatolie et celle de
Monastir. Ce n'était encore qu'une bonne place prise près de l'An-
gleterre et de la France, bénéficiaires à peu près exclusifs jusque-là v
des travaux publics ; mais, bientôt après, les difficultés politiques
offrirent à l'Allemagne l'occasion de conquérir un crédit sans
partage sur le sultan. FÀ\e sut tourner à son propre avantage les
désordres d'Arménie, de Crète et de Grèce.
La race arménienne est, on le sait, distincte de toutes les autres
par les origines et la foi. Ses deux millions d'hommes, à l'excep-
tion de cent mille environ qui, rattachés au catholicisme, vi-
vent sous la protection de la France, n'ont pas de défenseurs atti-
trés contre les excès du joug musulman. Mais, intelligens, riches,
souples et habiles, ils ont su longtemps se protéger eux-mêmes,
sans porter ombrage à la Porte qui les appela longtemps « la na-
tion fidèle. » Leur intelligence leur donnait un goût très vif pour
l'instruction ; leur fortune permettait à un certain nombre de rece-
voir cette instruction en Angleterre et en France. Enfin des mis-
sions et des écoles établies en Arménie par des protestans anglais
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et américains répandaient sur le sol même des idées de dignité
humaine et d'indépendance. Quelques-uns, surtout parmi ceux
qui avaient vécu à Paris et à Londres, sentaient l'humiliation du
joug, rêvaient de le rompre, de reconstituer la nation arménienne :
ceux-là qui ne pouvaient réussir sans une révolution durent cacher
leurs desseins dans des sociétés secrètes. Mais ils étaient peu nom-
breux et peu influens. La raison montrait aux Arméniens que
l'indépendance accordée tour à tour aux autres races chrétiennes
n'était pas proche pour eux. Les Monténégrins, les Serbes, les
Roumains, les Bulgares, placés en Europe à l'extrémité de l'Islam,
pouvaient être retranchés à la Turquie sans la tuer, mais elle ne
pouvait sans s'arracher le cœur même renoncer à l'Arménie, au
centre de l'Asie Mineure ; et, de plus, la race arménienne, répandue
dans toute la Turquie, n'était nulle part, pas même dans la contrée
qui porte son nom, en majorité. Le sentiment général se conten-
tait de souhaiter, sous la souveraineté ottomane, la sécurité des
personnes, la paisible possession des biens, la liberté du culte et
de l'école; et, entre le Turc et la race soumise, une certaine repré-
sentation nationale de ces intérêts. Au moment où des hommes
d'Etat comme Fuad et Ali-Pacha s'efforçaient d'habiller la Turquie
à l'européenne, de telles idées n'effrayaient pas le pouvoir. En
1863, un jeune Arménien revint de Paris; architecte, chargé par
Abdul-Aziz de construire Dolma-Bagdché, il tira de ses cartons,
outre le plan d'un palais pour le sultan, celui d'une constitution
pour l'Arménie. Les deux édifices se ressemblaient par le placage
du style européen sur la pauvreté de la bâtisse turque. L'une fit
valoir l'autre : auprès des sultans, l'important est d'avoir l'accès;
la familiarité a plus de droits que la compétence, et les plus
grandes affaires y sont gouvernées par les conseillers les plus im-
prévus. Ici les intentions étaient loyales, les Arméniens furent
patiens. Le traité de Berlin leur promit, en récompense, des ré-
formes plus complètes et plaça le sort de cette race sous la ga-
rantie collective de l'Europe. La paix dura ius(ju'à l'avènement
d'Abdul-Hamid. Il semblait qu'elle dût être consolidée par lui :
ses liens avec la Jeune Turquie le désignaient comme un réfor-
mateur généreux; il avait seulement emprunté à l'Europe l'habi-
tude des princes héritiers qui oublient, le trône obtenu, les enga-
gemens pris. Sa politique personnelle apparut dès le début du
règne.
Il voulut comprimer à la fois les mouvemens nationaux qui
LA FRANCE DU LEVANT. 425
préparaient le démembrement de l'Empire , et les réformes libérales
qui, en encourageant l'esprit révolutionnaire môme chez les mu-
sulmans, pouvaient ébranler le trône et menacer la vie du sultan :
contre ces dangers il résolut de se défendre, par le retour à l'esprit
islamique, par la simplicité de l'ancien despotisme, par la supré-
matie rendue aux races musulmanes sur les races chrétiennes.
Tout ce qui était garanties constitutionnelles tomba comme une
couche de plâtre, et l'Islam se reconnut. Il était à prévoir que ce
changement n'irait pas sans exciter les résistances des chefs des
diverses races encore sous le joug; mais à côté de ces races, vi-
vaient, comme le geôlier près du captif, des races musulmanes pil-
lardes et sanguinaires. C'est sur ces auxiliaires que Abdul-Hamid
compta pour changer la natur.e des revendications chrétiennes,
donner à la résistance qu'ils devraient faire à la violence un air
de violence, et transformer en rebelles contre l'autorité légitime
ceux qui défendaient leurs biens, leurs femmes, leurs enfans^ leur
vie. Une politique profonde et silencieuse assigna ainsi certaines
régions, comme des territoires de chasse, aux excès des musul-
mans les plus redoutés; et, de même qu'à l'autre extrémité de
l'Empire les Slaves serbes étaient abandonnés aux beys albanais,
les Cretois orthodoxes mis sous la garde des Cretois circoncis,
les Maronites sous celle des Druses, l'Arménie fut soumise aux
caprices sauvages des Kurdes. Mais les populations arméniennes
furent dans tout l'Empire la plus riche proie que le Kalife pût
offrir aux croyans. Partout, en effet, cette race avait porté ses apti-
tudes, et dans toutes les professions établi sa supériorité. Depuis
les plus hauts emplois de l'intelligence, jusqu'aux plus délicates
habiletés de la main, jusqu'aux travaux les plus rudes, elle réus-
sissait à tout : elle fournissait à souhait des portefaix, des bro-
deurs, des orfèvres, des agriculteurs, des commerçans, des fonc-
tionnaires, des prêteurs et parfois des usuriers. Les pauvres
avaient en eux des concurrens, les riches des créanciers, et près
d'eux le juif ne trouvait plus à vivre. C'est pourquoi, le jour où
l'on sentit qu'ils n'étaient plus protégés, tous les intérêts lésés par
eux cherchèrent leur revanche. De 1890 à 1895, le sort des
Arméniens devint donc tout à coup et de plus en plus misérable.
Et, si dans les grandes villes et à Constantinople, ils furent dé-
fendus contre les pires excès par la présence de l'Europe et la
proximité du gouvernement, dans les contrées lointaines, muettes
et sourdes, sur les confins de la Perse, les contreforts du Caucase,
y
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426 REVUE DES DEUX MONDES.
ils étaient à la merci du musulman, et, sur les pentes de l'Ararat
où s'arrêta l'arche, leurs yeux cherchaient en vain la colombe
qui revînt à eux portant un rameau vert. Dès 1894, les massacres
commencèrent à Sassoun. Les ambassadeurs anglais, français et
russes réclamèrent l'exécution des réformes. Les Arméniens de
Gonstantinople voulurent appuyer cette demande. Un jour de
septembre 1895, une députation d'entre eux se recrute à Koum-
Kapou, résidence de leur patriarche à Stamboul, et se rend sans
armes à la Sublime Porte pour y remettre un placet. Elle en
trouve l'accès interdit par des soldats. Une discussion s'élève entre
elle et le colonel qui commande la troupe. Un enfant arménien,
disent les Turcs, un Turc provocateur, disent les Arméniens, tue
d'un coup de pistolet l'officier : aussitôt la députation est dépêchée
à coups de baïonnette, et deux mille cinq cents Arméniens sont
massacrés dans la ville.
A cette nouvelle, les Anglais se montrent prêts à forcer l'entrée
des Dardanelles avec leur flotte et demandent le concours de la
Russie et de la France, pour obtenir, grâce à elles, l'exécution des
promesses souscrites à Berlin, et, par l'octroi de réformes immé-
diates et sérieuses, assurer aux Arméniens la sécurité et à l'Europe
la paix. La Russie poursuivait d'autres desseins, et je les expo-
serai tels qu'ils m'apparaissent. Quand deux nations sont amies,
le meilleur service à rendre à leur alliance est de constater exac-
tement où leurs intérêts diffèrent, et doivent être ménagés par des
transactions équitables. La Russie a fondé dans l'Empire ottoman
son prestige moral sur la défense des populations chrétiennes :
cette attitude est à la fois selon l'honneur et selon l'intérêt, car, le
jour où la Russie paraîtrait indifférente à leurs maux, ces popu-
lations deviendraient indifférentes à sa grandeur. D'autre part, si
la Russie consultait seulement l'ambition de s'étendre, elle serait
peu favorable aux tentatives faites pour améliorer le sort des
raïas. Le succès de ces tentatives, en effet, s il tempère l'arbitraire
turc, diminue dans les populations résignées leur impatience d'un
libérateur, et, s'il crée une autonomie en faveur d'une race, accou-
tume cette race à vivre d'une vie nationale, et la rend hostile à son
absorption dans le panslavisme. L'intérêt égoïste de la Russie
serait donc de donner aux infortunes des races chrétiennes en
Turquie une sympathie apparente et stérile, de les maintenir
dans l'insécurité de leurs conditions, afin que, désespérant des
garanties les plus indispensables sous la domination turque, elles
LA FRANCE DU LEVANT. 427
soient, par chacune de leurs erreurs, ramenées vers le remède
unique, la réunion à la Russie.
Les réformes en Arménie offraient à la Russie une incommo-
dité particulière. La guerre de 1878 a donné déjà aux Russes une
partie des régions arméniennes : il ne saurait leur plaire d'avoir
dans leur hinterland une race qui jouisse de réformes et de'ga-
ranties étrangères aux principes du gouvernement russe, et entre-
tienne dans la portion occidentale, déjà impériale, de l'Arménie
des espoirs chimériques ou des comparaisons dangereuses. Ces
calculs l'emportèrent dans le gouvernement russe, quand il fut
appelé par l'Angleterre, dont il se défie, à une action commune.
Ils inspirèrent l'habileté qui substituait à l'entrée immédiate des
flottes une négociation avec le sultan pour obtenir l'entrée d'un
seul bâtiment par nation, et remplaçait un acte de force efficace
par une manifestation stérile. A ce moment, la France n'avait
qu'un parti à prendre : accepter la proposition de l'Angleterre,
et employer la persuasion de l'amitié auprès de la Russie pour
entraîner le consentement de celle-ci. Il n'était pas alors dif-
ficile de montrer à la Russie que son désir même de ne pas
disperser sur trop de théâtres son activité occupée en Extrême-
Orient, et de maintenir assoupies les questions turques, lui con-
seillait ici l'énergie; que désarmer les Arméniens de leurs griefs
était le meilleur moyen pour désarmer la question arménienne
de ses périls ; que cet acte de rigueur était sans péril lui-même,
et que personne en Europe n'oserait soutenir par les armes la
cruauté musulmane contre les trois puissances décidées à im-
poser l'humanité au nom de l'Europe. Enfin, le plus grand hon-
neur de cette politique, due à notre amicale pression sur la Russie,
aurait été pour la France et nous aurait rendu dans la confiance
des peuples chrétiens la première place. Les Français qui ve-
naient en Orient étaient unanimes à espérer cette sagesse : notre
ambassadeur à Constantinople la conseillait avec toute la clair-
voyance de son patriotisme. Une inquiétude exagérée des risques,
une crainte impolitique d'indisposer par trop notre alliée, comme
si tout conseil était une indiscrétion, nous décidèrent à accepter
sans un effort la proposition russe. Restée seule, l'Angleterre
n'osa pas poursuivre son projet.
Le sultan, dès qu'il constata la division de l'Europe, se sentit
libre d'en finir avec l'Arménie. C'est aujourd'hui de l'histoire qu'il
voulut les grands massacres d'Asie Mineure. Des officiers partirent
428 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Yldiz-Kiosk pour les ordonner. Les exécutions marquent sur
cette carte de la mort les étapes des messagers impériaux. Aux
ports de laMer-Noire où ils débarquèrent, la tuerie commença pour
se propager, à leur suite, jusque dans le fond du pays. loO 000 hom-
mes, femmes et enfans tués, brûlés, ou enterrés vifs, 80 000 morts
de misère, telles furent les victimes de l'inertie européenne. Elles
tombèrent durant tout l'automne de 1895, sans que l'Europe
même s'en doutât; c'est seulement au printemps de 1896 que la
nouvelle se répandit sans exciter autre chose que des représen-
tations A^aines. Cet abandon ne laissait plus aux victimes que le
désespoir et ses conseils. L'idée de réforme était noyée dans tout
ce sang, l'idée de révolution subsistait seule, parce qu'elle était la
vengeance. Les sociétés secrètes prirent une force extraordinaire
et l'attaque de la Banque ottomane à Constantinople par une
douzaine de conjurés éclata, le 26 août 1896, comme un accès de
folie furieuse. Nul ne doute plus que le sultan ne connût le com-
plot, et qu'il n'ait permis la tentative pour donner un prétexte à
un troisième massacre. La Banque fut attaquée à une heure de
l'après-midi : un quart d'heure après, commençait dans les rues de
la capitale la chasse aux Arméniens qui devait coûter la vie à
8 000 hommes encore ; les massacreurs, pour la plupart portefaix,
bateliers et rôdeurs de ports, avaient reçu des bâtons dans les
postes de police ; ils assommèrent avec ordre et méthode, comme
on recense : sans doute le fanatisme les poussait et l'on a vu de
ces égorgeurs armer et conduire le bras de leurs enfans en bas
âge afin que ceux-ci obtinssent la félicité promise à tout fidèle
pour le meurtre d'un chrétien; l'intérêt avait armé aussi beau-
coup d'exécuteurs. Turcs, Albanais, Lazes, qui occupés dans
la ville même, comme les Arméniens, à ces rudes métiers où
l'homme devient un animal de bât, diminuaient une concur-
rence trop nombreuse, réglaient une question de salaire, et par la
mort assuraient leur vie. Mais aucun sentiment ne fut aussi fort
sur eux que l'obéissance. Pour commencer l'œuvre qui leur plai-
sait ils attendirent l'ordre; ils la terminèrent dès que l'ordre vint
de cesser. Et le fanatisme religieux de la haine céda si visiblement
au fanatisme religieux de l'obéissance, que l'acte appartint tout
entier à un seul. C'est le sultan qui pour sa gloire devant l'Islam
avait étendu le massacre jusque sous les canons de ces vaisseaux
envoyés par l'Europe; il semblait avoir autorisé leur présence
pour faire jaillir le sang jusqu'à leurs sabords, et dans l'univer-
LA FRANCE DU LEVANT. 429
selle hiimilicition notre part n'était pas la moindre, car la France
n'a pas l'habitude de se taire quand l'humanité souffre et que le
droit pleure.
Non seulement cette prudence inerte compromettait notre
prestige moral auprès des peuples ; elle nous empêchait môme
d'accomplir les devoirs particuliers qui sont la charge de notre
protectorat religieux. Une occasion s'offrit qui semblait nous con-
traindre à garder du moins intacte cette part de notre passé. Au
cours des massacres en Arménie, les catholiques de cette nation
n'avaient pas été inquiétés : le sultan n'avait pas à craindre leur
minorité infime et ne voulait pas des interventions qu'il croyait
inévitables de notre part si l'un d'eux était victime. Pourtant, à
Marasch, les Franciscains étaient établis et les religieux de ce cou-
vent italien dirigeaient dans la région des écoles : l'une d'elles, à
Mudjak Desseri, avait à sa tête le Père Salvatore. Là, dans les der-
niers jours de 1895, une troupe de soldats procéda au massacre;
le Père Salvatore protesta en homme de cœur auprès de leur
colonel, Mahzar-Bey; celui-ci riposta par un coup de sabre qui
fendit l'épaule du religieux, et il emmena le blessé et huit élèves
de l'école. En route, il réfléchit que sa violence lui coûterait
peut-être cher, que la prise était embarrassante, que l'homme par-
lerait, que dans regorgement d'un peuple un homme de plus ou
de moins ne compte pas, que les enfans sont bavards, et qu'il faut
à eux aussi fermer la bouche. Il arrête la marche, fait fusiller
le Père et ses huit élèves. Les cadavres à leur tour le gênent :
un bûcher est dressé qui consume les victimes. La troupe s'éloigne ;
puis vient la neige; elle couvre d'un grand suaire tout ce pays
de morts : dans cette fosse commune d'un peuple, qui pour-
rait retrouver les traces du crime auquel Mahzar-Bey ne pense
plus? Les religieux ont la mémoire plus longue, l'absence de
toute nouvelle leur crie l'assassinat. Ils cherchent et écoutent.
Un jour ils apprennent qu'on vient de vendre au bazar de Ma-
rasch les sandales et la robe d'un capucin, avertissent l'ambas-
sadeur de France qui a charge de les protéger, et celui-ci réclame
du sultan une enquête. Le sultan envoie des commissaires dans
l'été de 189G, l'ambassadeur donne instruction à notre attaché
militaire de les suivre. Tandis que les commissaires promènent
leur enquête, le colonel de Vialar poursuit la sienne, et, le jour
où ils concluent que toute présomption de erime fait défaut, il
leur déclare que le crime a eu un témoin et a laissé des preuves.
430 REVUE DES DEUX MONDES,
D'une maison près de laquelle les soldats s'étaient arrêtés une pe-
tite fille avait vu tomber les victimes et fumer le bûcher : à la place
indiquée par elle des ossemens ont été découverts. Les habitans
qui survivent à Mudjak Desseri étaient d'accord pour affirmer
qu'au moment où il fut emmené, le Père Salvatore tenait un cierge :
à l'endroit de l'exécution on a trouvé un reste de corde, semblable à
la ceinture des capucins, et un morceau de cierge ; la justice, qui se
plaît à faire trébucher contre les plus faibles obstacles l'audace
des criminels, a conservé intact près d'un bûcher ce petit morceau
de cire. Les commissaires sont contraints d'enregistrer ces dires
et ces constatations, l'ambassadeur réclame le jugement du co-
lonel. Le sultan concède, le conseil de guerre acquitte. M. Cambon
exige un second jugement, la condamnation à mort du colonel,
déclare que, faute de cette justice^, il enverra mouiller devant
Alexandrette un navire dont les canons sont à longue portée. Le
sultan sur cette menace réunit un second conseil de guerre, mais
le navire réclamé par l'ambassadeur n'arrive pas, le gouverne-
ment a peur des affaires. Le sultan rassuré fait condamner pour
la forme le coupable à la déportation en Arabie àTaif, et, quelque
temps après, Mahzar-Bey , passager sur un des paquebots Khédivié,
bon vivant et beau parleur, contait à ses compagnons de voyage
qu'il gagnait sa prison, avec le maintien de son grade, l'augmen-
tation de son traitement, et la certitude d'une faveur prochaine,
car l'Europe oublie vite et le sultan se souvient.
Tandis que nous sacrifiions notre influence à la crainte d'en-
tamer quelque part une action isolée, l'Autriche, pourtant si pru-
dente, n'hésitait pas à engager seule, et pour une bien moindre
affaire, son pavillon. A Mersin, le Lloyd entretient un agent mari-
time : les Turcs ne l'avaient ni tué ni brûlé, mais expulsé de
Mersin. Un navire de guerre autrichien vint aussitôt à Mersin,
exigea, sous peine de bombardement, la réintégration de l'agent,
la destitution d'un fonctionnaire turc et des excuses. Comme elle
négociait en coups de canon à vue, elle obtint tout ce qu'elle vou-
lait. Le contraste entre sa vigueur et la nôtre acheva de nous
faire tort ; notre inertie donna prétexte à l'Italie pour déclarer que
nous lui avions refusé le concours dû par nous à tous les catho-
liques ; elle fournit à l'Allemagne une preuve pour conclure que
nous ne pouvions conserver le privilège, après nous être sous-
traits au devoir; et notre protectorat religieux était atteint
comme notre situation politique.
LA FRANCE DU LEVANT. 431
II
Nous touchâmes au fond de ce déclin et l'Allemagne atteignit
le sommet de son habileté et de son influence, quand éclata la
guerre entre les Grecs et les Turcs, La Crète avait les mêmes rai-
sons que l'Arménie de se soulever : là aussi la politique isla-
mique d'Abdul-Hamid avait fait aux chrétiens une existence d'in-
sécurité et de mépris. Mais comme, en Crète, les musulmans sont
quatre-vingt mille et les chrétiens trois cent mille, après quelques
agressions, les musulmans, cernes dans les villes par les ortho-
doxes, appelèrent des renforts à leur secours, et le sultan envoya
des troupes dans l'île; leur arrivée fut le signal d'une insurrec-
tion générale.
La situation se trouva aussitôt compliquée par l'ingérence de
la Grèce qui lit passer aux insurgés des munitions et, opposant à
la souveraineté du Turc l'identité de race entre les Cretois et les
Grecs, réclama l'île comme une portion du royaume hellénique.
La Grèce, comme l'Italie, est un pays aux qualités multiples et qui
se ferait une belle place à les utiliser : mais la_grandeur de son
histoire la condamne à la politique d'imagination, elle mesure ses
ambitions contemporaines à ses forces antiques. Les « sociétés
nationales, » sorte d'organisations moitié secrètes, moitié popu-
laires, sont l'expression spontanée et constante de cette mé-
galomanie, et, comme elles sont la force électorale dans un pays
tout démocratique, elles y rendent fort difficile un gouvernement
de raison. Dans ce conflit, une issue restait pourtant ouverte à la
paix honorable ; elle avait été à plusieurs reprises, après des insur-
rections Cretoises, indiquée par l'Europe et acceptée par les sul-
tans. Il fallait obtenir que, selon des promesses déjà anciennes, la
Crète reçût un gouverneur chrétien, avec une force militaire com-
posée à la fois de chrétiens et de musulmans, et que la souve-
raineté turque fût réduite à une suzeraineté et à la perception
d'un tribut. Les solutions que personne ne veut en cas pareil sont
celles auxquelles tout le monde finit par se résigner. Soustraire les
Cretois à l'arbitraire turc était apaiser l'insurrection, calmer la ré-
volte ; c'était enlever le prétexte à l'annexion hellénique, imposer
silence à la Grèce, permettre à l'honneur turc une retraite. Il
était certain que, selon l'usage, la vassalité imposée à la Crète se
transformerait en indépendance à la prochaine crise de l'empire
432 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
turc. Pour toutes ces raisons il fallait interdire tout espoir de
succès immédiat à la Grèce, en lui montrant toutes les chances de
succès à venir : mais il fallait obtenir de la Turquie un gouverne-
ment autonome pour la Crète. L'Angleterre encore était prête à
cette politique ; en nous y associant , nous avions chance d'entraîner
la Russie qui, orthodoxe, ne pouvait rester indifférente au sort de
la Crète, et qui, en ce moment, pour des querelles de famille, ne
voulait pas accorder à la Grèce une extension de puissance. L'Italie,
malgré la Triple Alliance, suit, dans la Méditerranée, l'Angleterre
comme une barque suit le sillage d'un grand vaisseau qui la re-
morque. Si ces puissances avaient manifesté leur volonté d'enlever
la Crète au joug turc, les autres, l'Allemagne et l'Autriche, au-
raient-elles déclaré la guerre pour soutenir contre des chrétiens
le fanatisme musulman en Crète? Pas plus qu'à l'heure présente,
où cet accord s'est établi entre l'Angleterre, la Russie, l'Italie et
la France pour une action plus énergique contre le Turc, l'Alle-
magne et l'Autriche ne tirent l'épée pour le soutenir. Pour réaliser
dès 1897 cette entente, il fallait l'intermédiaire de la France entre
l'Angleterre et la Russie. Cet effort parut trop chanceux, et notre
diplomatie crut prendre un mot d'ordre plus sûr en réclamant le
concert de toutes les puissances et en s'interdisant toute action sé-
parée. C'était remettre, sous le nom de concert européen, l'hégé-
monie à l'Allemagne. Celle-ci, en efîet, avait déjà pris position
publiquement et comme avec une volonté de scandale. Au lende-
main des massacres de Constantinople, l'empereur Guillaume
avait envoyé son portrait au sultan. Sans s'inquiéter d'autrui, elle
avait manifesté sa volonté, où apparaissait la terrible simplicité
de sa philosophie politique. Les différences de religion et de race
ne comptaient pour rien en face de ce fait qu'un jour, l'arme d'un
des deux peuples avait brisé l'arme de l'autre. La conquête avait
donné la Crète à la Turquie : c'était assez pour que la Turquie
seule eût droit de régler sa conduite envers ses sujets, et le res-
pect dû à cette souveraineté légitime interdisait même un conseil.
Faute que l'autre doctrine humaine et civilisatrice, celle de
l'Europe, — quand il y avait une Europe, — fût opposée à cette
théorie brutale de la force, la honte de préférer ouvertement l'Islam
à la Chrétienté, celui qui frappe à ceux qui souffrent, celui qui
défend son despotisme à ceux qui défendent leur vie, fut épargnée
aux puissances. Et l'unique manifestation de leur concert fut un
blocus dirigé contre les prétentions de la Grèce, contre les espé-
LA FKANCE DU LKVANT
433
rances de la Crète, et qui semblait fait pour protéger contre l'une
et l'autre la souveraineté de la Turquie.
Tant de sacrifices faits à la concorde des puissances, au lieu
d'empêcher le conllit, le rendirent inévitable. Les gouvernemens
avaient perdu à la fois leur autorité morale sur la Grèce et sur la
Crète ; la révolution et la guerre répondirent à la fois. L'Alle-
magne seule avait condamné la révolution et seule poussa la
Turquie à la guerre. Et tout alla comme elle voulut, parce qu'elle
sut vouloir. Heureuse, la guerre rendit au sultan le prestige mili-
taire. Rien ne pouvait être plus sensible à un peuple brave, et il
sut gré au seul souverain qui l'eût presque contraint à la gloire.
L'empereur allemand continua ses bons offices au moment où se
traitait la paix. Il tint toujours le parti turc, et, réclamant pour
le vainqueur les fruits de la victoire, appuya toutes les rectifica-
tions de frontières qui étaient avantageuses aux Turcs, et insista ^
pour qu'ils gardassent la Thessalie. Au lendemain de la paix, au-
cun prestige n'était comparable à celui de l'Empereur aux yeux
des Turcs : ce fut l'âge d'or de l'influence allemande.
Les premiers mois de cette année virent l'apogée de cette po-
litique. C'est alors que le ministre des Affaires étrangères, M. de
Bulow, la définissait en ces termes devant le Reichstag : « L'empire
allemand n'a pas d'intérêts en Orient ni dans la Méditerranée,
mais il veut conserver l'amitié du sultan et lui éviter tout ennui. »
C'est alors que le sultan, fort de cette assistance, refusait de
rien changer en Crète, d'évacuer la Thessalie, recevait les conseils
des plus grandes puissances en homme maître d'agir malgré elles
et garanti contre leurs ressentimens par une protection supé-
rieure. C"est alors que le sultan envoyait quatorze officiers à
Berlin pour y servir dans la garde ; que la direction des services
hospitaliers et sanitaires dans les armées ottomanes était confiée à
deux professeurs allemands ; qu'un seul de tous les ambassadeurs,
celui d'Allemagne, M. de Marschall, était, durant le Rhamadan,
convié à l'Iftar et dînait aA^ec Sa Majesté; qu'à Yldiz-Kiosk, les
serviteurs de l'Allemagne se trouvèrent parmi les plus hauts digni-
taires musulmans ; que les projets étaient agités de confier à l'Alle-
magne la réfection de l'artillerie, la construction d'une nouvelle
flotte, les voies ferrées de l'Asie Mineure jusqu'à Bagdad. L'habi- v
leté de l'Allemagne lui avait valu pour la paix la clientèle d'un
peuple sans activité et sans industrie, pour la guerre l'alliance
d'une armée nombreuse et brave. Si l'Empire n'avait pas d'inté-
TOME CL. — 1898. 28
4 Si REVUE DES DEUX MONDES.
rets dans la Méditerranée, il avait des ennemis, et il ne négligea
rien pour qu'ils fussent traités en adversaires par la Turquie. C'est
alors que la France vit diminuer sa situation, fut même en butte
aux avanies comme une quantité négligeable. Et déjà, étendant le
cercle de ses ambitions, l'Empereur songeait à se créer des intérêts
orientaux, il rendait public son projet de voyage qui, en Palestine,
en Syrie, en Egypte, allait porter le pavillon impérial où avait été
le plus fortement planté le drapeau delà France, et qui semblait
fait pour effacer dans ces contrées pleines de nos souvenirs l'éclat
des vieux services par la splendeur de son soleil levant.
Mais dans ce ciel mobile les nuages montent vite, et déjà
quelques-uns ternissent cet azur hier si éclatant. Les Allemands
eux-mêmes, malgré leur habileté, ont commis des fautes, et leur
première faute a été de trop vanter leur habileté. Les Allemands
n'ont pas la.-discrétion du succès. La dernière guerre, à les en
croire, serait leur œuvre. Leur intelligence politique en a discerné
le moment, leur science militaire en a tracé la mobilisation, la
stratégie et la tactique, leur industrie en a fourni les armes; ils
ont laissé seulement au Turc le soin de se battre et de mourir,
fonctions subalternes. Ces affirmations, qui ont accru peut-être la
renommée de l'Allemagne dans les pays trop lointains pour dis-
cerner le vrai et la légende, ont offensé les Turcs. Pour ce peuple
avant tout militaire et sensible à la gloire de l'épée, rien ne pou-
vait être plus blessant que la prétention d'une autre nation à lui
prendre l'honneur de ses victoires. Le dernier soldat ottoman
sait que dans la dernière guerre pas une compagnie n'a été com-
mandée par un officier chrétien ; l'état-major turc est fier d'avoir
seul préparé le rassemblement, les marches et la dislocation de
l'armée ; l'orgueil musulman, qui consent à prendre comme maî-
tres d'école militaires quelques officiers allemands dans le Saint-
Cyr de Constantinople, n'a pas accepté que ces maîtres d'école pa-
russent donner des leçons aux généraux de l'Islam. Dans l'armée,
que la raideur et la morgue de certains parmi ces pédagogues
avaient déjà mal disposée, il s'est formé une opinion pour critiquer
les impeccables et chercher dans quelle mesure l'Allemagne, trop
fière de ses services, les avait rendus. On a rappelé que la première
fourniture de ces armes si vantées avait été de 120000 fusils
Mauser,mal faits, de gros calibre; que l'Allemagne, après les avoir
rebutés pour elle-même, les avait offerts à son amie au moment
où les gros calibres étaient partout abandonnés pour les petits.
LA FRANCE DU LEVANT. 435
On ne s'est pas fait faute de dire que les cartouches allemandes
donnaient 30 pour 100 de ratés, et que, si quelqu'un doit pour cela
de la gratitude au génie germanique, ce sont les Grecs et non les
Turcs. Dans le gouvernement, qui à la veille de la guerre avait
une confiance sans réserve envers l'Allemagne, deux partis se
sont dessinés : à la tête de ceux que rAUemagne elle-même ac-
cuse de lui être défavorables sont les deux chefs de l'armée, le
grand maître de l'artillerie et le ministre de la G.uerre. Dès ce mo-
ment une désillusion commençait, comme au premier défaut
découvert dans un ami. L'insistance allemande à réclamer de nou-
velles commandes et de nouvelles fournitures, le soin de l'Em-
pereur à remercier par lettres autographes le sultan pour les
avantages promis, témoignaient que cet ami songeait surtout à
lui-même et portait ses bons offices sur une carte à payer.
Mais, si la carte était chère, les services étaient solides ; grâce à
eux le sultan régnait toujours en Crète, gardait la Thessalie en gage
de l'indemnité due par les Grecs, et, jusqu'au jour invraisemblable
où cette nation en faillite trouverait du crédit, le gage devait rester
au créancier. L'Allemagne s'intéressait si bien à la conservation de
la province par le sultan qu'elle avait, preuve suprême, servi non
seulement de sa parole, mais encore de son argent, cette poli-
tique. La Turquie, pour attendre le paiement de l'indemnité,
avait besoin de ressources ; elle s'était adressée à la Banque Otto-
mane, c'est à dire aux capitaux français, comme un prodigue re-
tourne, quand sa bourse est vide, aux vieux parens oubliés. Le gou-
vernement français avait saisi l'occurrence ; las de ne plus compter
pour rien, et, sans se demander s'il ne tentait pas une action isolée,
ni si sa demande avait grand intérêt, il avait soufflé à la Banque
Ottomane la réponse: la Banque offrait de prêter 800000 li^Tes
turques et d'en verser comptant 200 000, mais à condition que la
Turquie évacuât la Thessalie. Aussitôt la Deutsche-Bank, se mê-
lant à l'entretien, avait été prête à avancer non seulement 800 000,
mais 1 200000 livres, soit de compte à demi avec la Banque Otto-
mane, soit seule et sans condition d'évacuation. La Banque Otto-
mane dut fournir ainsi sa part du prêt. Dans cet engagement où
les deux gouvernemens de France et d'Allemagne s'étaient menacés
sous le masque des deux banques, l'habileté encore et l'avantage
étaient à l'Allemagne. Le sultan conclut qu'en somme ces ser-
vices méritaient salaire, et il se montra large de promesses envers
la puissance qui, seule en Europe, le poussait à garder la Thessalie.
436 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
III
Tout à coup, en avril dernier, l'Allemagne change d'attitude,
déclare au sultan qu'elle ne peut, contre le sentiment nouveau des
puissances, le maintenir en Thessalie, et elle l'engage à évacuer
cette province. Le Turc ne s'étonne de rien, parce que sa finesse
éveillée voit les causes de tout. La volte-face de l'Allemagne
avait des raisons simples. Les emprunts antérieurs de la Grèce
avaient été pour la majeure partie souscrits par des Allemands :
la faillite imminente de la Grèce après sa lutte malheureuse eût
lésé des intérêts allemands; un moyen s'offrait de les sauver, c'était
de placer les finances grecques sous un contrôle européen. Mais
cette opération, semblable à celle qui assure un conseil judiciaire
aux gens incapables de gérer leurs biens, est aussi humiliante pour
leur réputation qu'utile à leur fortune, et d'ordinaire ils prennent
fort mal qu'on assure leur avenir. La Grèce refusait donc d'accep-
ter le contrôle. L'occupation de la Thessalie par les Turcs était
une contrainte destinée à vaincre cette résistance. Il fallait que
la Grèce fût forcée d'opter entre la présence de quelques sur-
veillans européens dans ses bureaux et la présence d'une armée
turque dans l'une de ses provinces et qu'elle se convainquît qu'elle
ne pourrait libérer la terre grecque sans ce sacrifice d'amour-
propre. Voilà pourquoi l'Allemagne fortifiait de ses conseils la
résolution des Turcs à garder la Thessalie, et pourquoi, le con-
trôle accepté par la Grèce, elle cessa d'entretenir les espérances
des Turcs. La leçon fut dure, mais claire pour ceux-ci. Elle prou-
vait avec évidence que, môme en servant leur avantage, l'Alle-
magne songeait toujours à elle, à elle seule, et les Turcs ont senti
que, dans cette affaire où elle avait joué deux nations au profit de
son épargne, le rôle humiliant avait été pour eux; qu'au moment
où elle excitait leur honneur et semblait leur augurer un retour
de force conquérante, elle voulait seulement faire peur à la Grèce
du rôle pris par eux de bonne foi : elle était l'enfant volontaire,
ils ont été l'ogre qui doit disparaître à la première soumission de
l'enfant. Ils ont conscience qu'ils méritaient mieux. Et le sans-
gêne qui les a pris pour dupes a été un second échec pour l'in-
fluence allemande.
Le troisième et le plus important a suivi aussitôt. La Thessalie
évacuée, l'affaire de Crète restait à résoudre. L'Europe ne pouvait
LA FRANCE DU LEVANT
43-
monter une garde impossible et sans fin autour de l'anarchie
Cretoise. Plusieurs puissances, comprenant un peu tard que cette
impuissance était une défaite pour la civilisation chrétienne dans
tous les pays musulmans, ont songé à finir par où elles auraient
pu commencer, et, dès le mois d'avril 1898, demandé l'installa-
tion d'un pouvoir international dans l'île, pour empêcher des mas-
sacres entre orthodoxes et ottomans, rétablir l'ordre matériel et
préparer l'avènement d'un gouvernement définitif. Aux premiers
mots, l'Allemagne a déclaré que de telles œuvres portaient at-
teinte aux droits du sultan, et elle a rappelé l'unique navire qu'elle
eût envoyé dans les eaux Cretoises. Quelques jours après, FAu-
triche a suivi son chef de file et s'est retirée du concert. Le sultan
a pu croire que la Triple Alliance se prononçait en sa faveur. Mais
l'affaire de Crète a été la première fissure de la Triplice. L'Italie ^
s'est séparée de ses alliés. Quatre puissances se sont trouvées
d'accord, et, sans s'inquiéter des résolutions que pouvait préparer
l'Allemagne, hier conductrice et aujourd'hui dissidente, elles se
sont partagé les points de surveillance sur le littoral et ont ra-
mené dans nie une paix précaire comme leur installation ; mais,
pour ceux que chaque heure menace, la sécurité d'une heure
compte, et ces heures ajoutées les unes aux autres commençaient
la prescription contre le régime turc, et le calme apportait la
preuve que la source principale du désordre était l'autorité
du sultan. Celui-ci, pour éviter le danger, multiplia ses défenses
et ses ruses. Tantôt il annonçait l'envoi de troupes nouvelles,
puis, sur la réponse des amiraux qu'elles ne débarqueraient
pas, invoquait, lui qui retient selon sa volonté ses soldats au
service, l'illégalité de leur maintien sous les drapeaux, invoquait,
lui le souverain de l'Arménie, le respect dû à la vie humaine et
l'insalubrité de l'île, pour obtenir la faculté de relever les postes
et transformer ensuite cette permission en la reconnaissance de sa
souveraineté. Enfin il se résigne à nommer un gouverneur chré-
tien, et il sollicite l'amie de l'Allemagne, l'Autriche, afin qu'elle
propose un candidat choisi par lui. L'Autriche répond qu'aucun
sujet du sultan ne peut plus être gouverneur en Crète ; elle aussi
abandonne la souveraineté du sultan. L'Allemagne reste seule
pour le défendre, mais n'empêche rien. Elle se tait, et ce sont
d'autres puissances qui recommencent à élever la voix. Le mois
de juillet a amené le dernier versement de l'indemnité : la Russie
a rappelé sa créance de 1878 et exigé 17 millions d'acompte. La
438 REVUE DES DEUX MONDES.
France réclame aussi, et si la somme est moindre, la nature de la
créance et le procédé qu'elle emploie atteignent plus rudement le
padischah. Elle a fixé ai 200000 francs les sommes dues aux ca-
Iholiques pour les excès dont ils ont souffert en Arménie ; le
sultan a refusé de reconnaître la dette : ce serait convenir que les
massacres ont eu lieu parce quïUes a voulus ou parce quil ne les
a pas empêchés. La France coupe court aux sophismes derrière
lesquels il dérobe sa responsabilité, et, faisant opposition, pour la
somme fixée, entre les mains de la Banque Ottomane, traite le
chef du poste comme un débiteur récalcitrant. Cet acte de vigueur,
réveil de la France à Constantinople, excite au palais une surprise
inquiète : un conseil extraordinaire se réunit, et la Porte com-
mence à se demander si elle ne paie pas trop cher le luxe d'une
amitié unique, si elle n'aurait pas été plus sage de ménager, par
une dispersion calculée de ses faveurs, plus de puissances. Les
affaires de l'Allemagne ne passent plus aussi vite par-dessus
toutes les autres. Et, selon la pratique invariable des Turcs, le
meilleur de leur complaisance nouvelle va à la puissance qui
semble ne les craindre pas. Déjà le sultan cherche le moyen de
payer, en sauvant sa face, la somme réclamée par l'Arménie. Les
diplômes de médecine délivrés à Beyrouth par l'Ecole française,
et depuis si longtemps contestés, reçoivent vigueur dans tout
l'Empire. Les compagnies françaises de chemins de fer voient
leurs demandes accueillies avec une bienveillance qu'elles ne
connaissaient plus depuis longtemps. Au contraire, Abdul-Hamid
envisage avec une froideur croissante la venue de Guillaume II,
et même, dans la mesure directe où un souverain musulman peut
écarter un hôte impérial, il essaie d'ajourner le voyage.
L'Empereur persiste. Mais, si sa volonté reste immuable, les
circonstances autour de lui changent et lui deviennent hostiles.
C'est au moment où il a définitivement fixé son départ pour la
Palestine que la lettre de Léon XIII maintient, par l'autorité pon-
tificale, le protectorat catholique de l'Orient à la France. C'est au
moment où Constantinople se prépare à recevoir le défenseur de
l'empire ottoman que le massacre de Candie vient mettre à une
nouvelle épreuve l'intégrité de cet empire. Les quatre puissances
remettent, le 5 octobre, à la Porte un ultimatum: il exige que
toutes les troupes du sultan abandonnent l'île, fixe le délai d'éva-
cuation à trois semaines, donne huit jours au sultan pour ré-
pondre. Et le drogman d'Angleterre, en remettant l'ultimatum,
LA FRANCE DU LEVANT. 439
le commente par cette déclaration, que la réponse devra être une
adhésion pure et simple et que, pour la Grande-Bretagne, le débat
est épuisé. Le sultan essaie néanmoins d'une note où il semble
tout consentir, et réserve par des sous-entendus son droit de gar-
nison et sa souveraineté. Une note nouvelle lui signifie, sans dis-
cuter, le 14 octobre, que, s'il ne cède pas, le^ quatre puissances
emploieront la force. Cette note était remise à Abdul-IIamid le
jour où l'Italie, une des puissances signataires, saluait à Venise le
départ de Guillaume 11 pour l'Orient. Le délai d'évacuation expi-
rait la veille du jour où l'Empereur était attendu à Gonstaniinople .
La déclaration du Pape, l'ultimatum des puissances devient un
véritable obstacle sur la voie triomphale. Le chef du catholicisme
prévient l'Empereur que, sïl vient chercher au tombeau du Christ
une prééminence religieuse, il ne l'y trouvera pas. L'ultimatum
des puissances oppose aux principes de Guillaume II sur la sou-
veraineté du sultan le principe de l'Europe chrétienne sur les
droits naturels des hommes. L'un et l'autre acte placent l'Empereur
entre un recul et une témérité. Qu'il prétende exercer le protectorat
catholique en Orient malgré le Pape, et défende à Candie le sultan
malgré l'Europe, il risque gros. Que la prudence le conseille et
qu'il laisse aux catholiques le soin des intérêts catholiques et au
sultan les embarras de la liquidation musulmane, il satisfera le
Pape, mais décevra le Commandeur des Croyans, et si la Crète est
enlevée à la Turquie sans un secours de l'Allemagne, au milieu
même des fêtes données par la Turquie à son impérial ami,
l'ironie des choses aura ménagé à la Turquie et à l'Allemagne, à
la confiance de Tune et à l'orgueil de l'autre, une mémorable
leçon. Et, en même temps que ces causes abaissent en Orient
la grandeur germanique, elles commencent à y rétablir l'in-
fluence française. La France n'a jamais excité de défiances par
son caractère, elle n'excite plus de jalousie par sa fortune. Elle est
entre les peuples la plus capable de les persuader et de les unir.
C'est surtout grâce à elle qu'à la duperie du concert européen
succède l'accord des quatre puissances, c'est par elle qu'il peut se
maintenir. Et tout ce qui est accord inspirera de la crainte aux
Turcs et tournera en respect pour la France.
Etienne Lamy.
POÉSIE
LA MER
I
Entre les durs rochers qui bordent le ravin
J'ai vu monter au ciel l'éblouissante aurore ;
La face de la mer était d'un bleu divin.
D'une brume idéale enveloppée encore,
La mer ouvre son cœur, indomptable et charmant,
Au soleil matinal dont le feu la colore.
Elle sourit à son impérial amant,
Au héros casqué d'or, qui s'enflamme pour elle;
Elle sourit, candide et bleue, infiniment.
La Vierge a retrouvé sa grâce naturelle,
Ses yeux de pur amour et son calme enchanté,
Et dans l'azur profond j'entends la tourterelle.
Mais du tranquille abîme un soupir est monté,
La lumière pâlit et la brume s'allonge
Comme une robe d'ombre autour de la beauté.
Il a surgi sur l'eau des visages de songe
Lentement tout le ciel à la mer s est uni.
Et voici se dresser le palais du mensonge.
II
Oh ! quelles îles d'or et quel pays béni
S'épanouissent tout là-bas, dans le mystère?
Ke vois-je pas le grand chemin de l'infini ?
POÉSIE. 441
Au large resplendit le splendide parterre,
Le jardin sans pareil qui s'émaille, au matin,
D'éblouissantes fleurs qu'on ne voit pas sur terre.
Sur des flots de velours, de moire, et de satin
Glisse nonchalamment la flottille des fées ;
Leurs rames que j'entends font un bruit argentin.
Elles s'en vont sur l'eau, d'algues vertes coiffées,
Elles vont. Leur gaîté s'éparpille dans l'air,
L'odeur de leurs bouquets m'arrive par bouffées.
Plus loin, à l'horizon, les nymphes de la mer
Poussent de joyeux cris sur leurs cavales franches
Et jamais bataillon ne me parut si fier :
Un flot de verts cheveux leur inonde les hanches^
Une lueur de brume illumine leurs yeux ;
Sur l'azur formidable, elles sont toutes blanches.
Et voici maintenant le rocher merveilleux
D'où, quand la nuit descend, Mary-Morgane chante
Aux matelots perdus son chant délicieux.
Sa voix de pur argent, sa voix qui les enchante
Monte comme un appel au ciel en floraison.
Douce, folle, ironique et quelquefois méchante.
Mais tout homme est bien près de perdre la raison,^
Quand, sous la lune claire, il a vu la sirène
De sa bouche de fleur lui tendre le poison :
En sa grotte de nacre et d'azur elle est reine ;
Chacun de ses regards est un commandement,
Sa magie au profond du gouffre vous entraîne.
Et l'heure a tressailli du grand enchantement,
Une ville de rêve apparaît dans l'abîme.
Des cloches ont tinté mélancoliquement.
442 REVUE DES DEUX MONDES.
Lentement, lentement, quel fantôme s'anime?
Kéris, ah! c'est Kéris, l'impudique cité,
Kéris, qui dans la mort expie encor son crime!
ni
Et puis rien... Par degrés, le jour s'est attristé.
Un vent tumultueux s'élève, et du ciel tombe
Sur la mer somnolente une morne clarté.
Où donc est maintenant l'aile de la colombe?
Où donc les bleus vaisseaux avec leurs drapeaux blancs?
On a le cœur serré comme autour d'une tombe.
Un cri de mort s'abat sur les récifs branlans,
Le flot sinistrement bat les roches meurtries.
Lugubre est, dans l'air froid, l'adieu des goélands;
Et rien n'est demeuré des sublimes féeries
Qui se jouaient naguère en ce divin décor,
A la grâce du vent et des vagues fleuries.
L'oiseau miraculeux vient de prendre l'essor,
Il plane, il plane, et comme lui s'est envolée
La fée au clair visage avec ses cheveux d'or;
Déjà s'est laissé choir sur la mer désolée
La nuit, lourde d'angoisse et grosse de sanglots;
On n'entend que le bruit de la vague écroulée.
Le vent a redoublé de fureur, et les flots,
Plus courroucés toujours, escaladent la dune.
La douce Vierge ait en pitié les matelots!
IV
0 mer, ô mer, ô mer, coureuse de fortune,
Chercheuse dïnfmi par delà les grands monts,
Toi que le soleil brûle et que fleurit la lune;
Belle au front couronné de sombres goémons,
Nous savons le secret de ta tendresse brève,
Et tes yeux sont pareils à ceux que nous aimons.
POÉSIE. 443
Tes vagues doucement viennent baiser la grève,
C'est toi la bonne hôtesse au souriant accueil,
La princesse idéale, et la dame du Rêve.
Mais le havre tranquille est voisin de l'écueil.
Et sitôt qu'a soufflé le vent de ta colère,
La terre s'inquiète et tremble et prend le deuil.
Courtisane d'amour qui ne songeais qu'à plaire,
Quelle âme de douleur est en toi maintenant?
Quel brouillard a soudain voilé ta face claire?
Toi qui riais, joyeuse et libre à tout venant.
Tu sombres dans la nuit, tu t'embrumes de larmes.
Plus même une lumière à ton front rayonnant.
Après l'instant béni, pourquoi ce vent d'alarmes ?
Je ne sais quel dégoût monte de ta beauté.
Un relent d'amertume est au fond de tes charmes.
Et notre cœur aussi, brusquement arrêté,
Se demande s'il rêve et quel fardeau l'oppresse ;
Notre rancœur se noie en ton immensité.
Puis tu deviens la sombre et terrible maîtresse
Qui, pâle, se redresse, et gronde, et brise tout;
Une flamme a jailli de ta morne détresse.
Pourquoi pleurer? N'es-tu donc pas celle qui bout?
Le feu damné, le feu d'enfer? Ta maie rage,
Cent meurtres consommés, n'est pas encore à bout.
Et tu grinces des dents comme sous un outrage.
C'est toi l'affreux récif droit en travers du port.
C'est toi l'horrible voix qui hurle dans l'orage
Tu bondis, et les rocs croulent sous ton eff'ort.
Le monde tout entier tremble de la secousse;
La mort, la mort, la mort, à l'infini la mort!...
444 ~ REVUE DES DEUX MONDES.
0 mer, ô folle mer, tu redeviendras douce,
Avant qu'il soit longtemps refleuriront tes yeux,
Tes yeux d'amour candide et que rien ne courrouce.
Après l'éclair tragique et l'assaut furieux,
Les voilà tout à coup pleins des choses qu'on aime ;
Ils vont se teindre encor de la couleur des cieux.
Et, tout émerveillés du sublime poème
Que murmure le flot au rayon matinal,
Jusque dans tes fureurs nous t'adorons quand même.
A côté de recueil a brillé le fanal,
Le vent frais qui se lève a balayé les brumes
Et ton charme demeure à jamais virginal.
Dormez sur l'eau tranquille, ô flottantes écumes,
Champs de la bleue immensité, fleurissez-vous,
Emportez nos ardeurs avec nos amertumes.
Une âme de fierté s'agite en vos remous.
Un chant d'espoir en sort, un chant qui nous enivre ;
L'âpre sel de la mer est infiniment doux.
Rien de vil, rien de laid. Oh ! comme il fait bon vivre!
Quelle candeur limpide a la nappe d'argent!
€'est un hiver tranquille, enguirlandé de givre.
0 mer, reflète encor le grand ciel indulgent.
Fais toujours, gaie ou triste, inefl"ablement belle,
Une claire ceinture à l'univers changeant.
Trempe pour les combats le cœur qui se rebelle,
Rends-nous libres et fiers comme toi sans retour,
O divin réservoir de la vie éternelle,
Symbole trois fois saint de l'éternel amour !
Gabriel Vicaire.
REVUE DRAMATIQUE
Gymnase: Marraine, comédie en trois actes, par M. Ambroise Janvier de la
Motte. — Renaissance : Médée, drame en trois actes en vers, par M. Catulle
Mendès. — Odéon : Coliyiette, pièce en quatre actes, par MM. G. Lenôtre
et G. Martin. — Comédie-Française: Struemée, drame en cinq actes et un
prologue, en vers, par M. Paul Meurice. — Théâtre-Antoine : Judith
Renaudln, pièce en cinq actes, par M. Pierre I.oti.
En ces mois de rentrée les salles de théâtre ont une physionomie
assez particulière. Les grandes questions relativ.es à la forme des cha-
peaux et à la façon des robes n'ont pas reçu leur solution définitive.
La mode ne s'est pas encore décidée franchement. Le taOleur hésite.
Le couturier se recueille. Les nuances de l'année passée semblent déjà
fanées, celles de l'année nouvelle semblent criardes. L'excentricité n'a
pas trouvé cette juste mesure où elle devient l'élégance; faute d'un
commencement d'habitude, la « nouveauté » nous trouble, plus qu'elle
ne nous charme. C'est une période de tâtonnemens à laquelle l'ama-
teur délicat demanderait en vain une véritable impression d'art. Ce
n'est pas davantage le moment où se jouent les grosses parties dra-
matiques. Eux aussi, directeurs et artistes se réservent. Les pièces
qu'ils hasardent sont celles qui, parfois à tort, n'ont pas toute leur
conûance. Elles ont un air de n'être là que pour faire attendre les
autres.
De la comédie que M. Ambroise Janvier de la Motte a fait repré-
senter sous ce titre Marraine, il n'y aurait guère Heu de parler, si elle
n'avait inspiré à l'unanimité de la critique un jugement digne de
remarque. Tout le monde s'est plaint qu'il y eût désaccord entre la
finesse de ton du premier acte, et le ton de boulfonnerie des deux
autres. Ce reproche est tout à fait injuste. Car le premier acte est con-
sacré, ainsi qu'il convient, à exposer et expliquer le sujet. Une corné-
446 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
dienne, réputée pour le galbe savoureux de ses jambes, a une fille,
qu'elle fait passer pour sa filleule et qu'elle élève dans la modestie.
EUe veut la marier honnêtement. EUe y trouve de la difficulté. Et je
crains qu'ici l'auteur n'exagère. Deux personnages surtout se recom-
mandent à notre attention : l'infortunée Lédredon, ainsi surnom-
mée parce que c'est une grosse fille mollasse qui fait avec indolence
son métier de fille, et le solennel Piton Labaumette, président de
l'œuvre pour la protection de l'enfance galante. Tel est ce premier
acte. Il parait qu'il faisait prévoir, à ceux qui ont l'expérience du
théâtre contemporain, toute sorte de choses délicates et distinguées.
Lédredon, Pilon Labaumette et Marraine leur semblaient des types de
fine comédie, et ils en attendaient un dialogue d'une fantaisie ailée. Il
n'est venu que des farces de tréteaux. Ils ont été déçus. C'est leur faute ,
ce n'est pas celle de M. Janvier de la Motte. Sa comédie est d'un bout à
l'autre parfaitement harmonieuse. D'où vient pourtant qu'elle n'ait eu
qu'un demi-succès ? Peut-être eût-elle été aux nues, si elle avait eu
pour principale interprète M'^* Réjane, au heu de M'^^ Mégard. Surtout
il ne faut pas vouloir tout exphquer. Quand on l'aurait chassé de par-
tout ailleurs, c'est dans la fortune des pièces de théâtre qu'on retrou-
verait le mystère. Pour ma part, je ne vois pas de différence appré-
ciable entre Marraine et dix autres comédies appartenant à ce même
genre c vie parisienne » qui a fait en ces dernières années la gloire de
tout un groupe d'auteurs dramatiques, et dont les traits distinctifs sont
l'indécence, la convention, et la platitude.
Elle non plus, la Médée de M. Catulle Mendès ne nous retiendra pas
très longtemps. La vieille légende, exploitée par l'épopée et par le
drame, ettantde fois remise à la scène depuis le temps d'Euripide jus-
qu'à celui de M. Legouvé, n'a-t-elle pas perdu sa force dramatique, et
n'est-elle pas à bout de sève ? Les héros grecs ont dû presque tous leur
fortune à des femmes qu'ils ont ensuite abandonnées, et ils ont re-
cueilli l'approbation du peuple le plus raffiné ; nous est-il possible de
nous placer exactement au même point de vue? Les anciens n'ont
connu que l'amour physique : les rugissemens de cet amour trompé
peuvent-ils, sans nous désobliger, empUr trois actes? Ces horreurs, avec
lesquelles leur religion et leur poésie avaient familiarisé les Grecs, nous
sont-elles pareillement supportables? Y a-t-il dans l'histoire des crimes
delà magicienne, fille du soleil, autre chose qu'un sujet d'opéra ou de
féerie ? Toutes ces questions pourraient avoir leur intérêt ; mais elles
ne seraient pas ici à leur place. Il ne s'agissait en effet que de donner
prétexte à ces attitudes et à ces effets de costume où M"* Sarah Ber-
REVUE DRAMATIQUE. 447
nhardt est sans rivale. Les vers empanachés et fleuris de M. Catulle
Mendès ont été ce prétexte. La nouvelle Médce relève donc moins de
la littérature proprement dite que de l'art spécial de la plastique. Appa-
remment, c'est celui que M""^ Sarah Bernhardt appelait dans une lettre
récente « l'art noble, réparateur et instructif, » et à la propagation du-
quel elle s'honore de s'être consacrée. N'oublions pas de plaindre en
passant les pauvres filles dont M"® Sarah Bernhardt s'entoure comme
d'inoffensives comparses, et que ni leur goût, ni leur éducation, ni
leurs occupations ordinaires n'ont sans doute préparées à faire valoir
la cadence des rythmes parnassiens.
C'est de pièces historiques que nous avons cette fois à nous occu-
per : on en a pour la circonstance écoulé tout un lot. I est des morts
qu'il faut qu'on tue. Le genre historique au théâtre est un mort qui n'a
jamais vécu; c'est peut-être ce qui empêche qu'on en puisse avoir
raison. Quand un genre, en plus de soixante années d'une existence
bruyante, n'a pas produit une œuvre solide, c'est qu'il y a en lui
un vice essentiel. De fait, par quelque côté qu'on l'envisage et par
quelque biais qu'on veuille le prendre, on arrive à la même conclusion :
le genre historique est un genre faux, essentiellement faux, le type du
genre faux; cela même le constitue. Car met-on des personnages réels
aux prises avec des événemens imaginaires, ou mêle-t-on des person-
nages imaginaires à des événemens réels? dans les deux cas c'est le
mélange du roman avec l'histoire. Nous montre-t-on les princes et les
ministres occupés à nous exposer le secret de leurs desseins? il y faut
la bonhomie du vieux Dumas et cet incomparable sans gêne avec le-
quel il tutoyait les Henri III, les Richelieu et les Mazarin. Le triomphe
du genre historique consiste à expliquer les grands effets par de pe-
tites causes ; c'est donc proprement le roman chez la portière. Suppo-
sons enfin chez l'auteur une habitude des méthodes historiques, une
érudition, un souci de l'exactitude, dont il n'y a d'ailleurs aucun
exemple, on se heurterait encore à un anachronisme iné\d table et fon-
cier. Entre les acteurs du drame et les spectateurs il y a la différence
des années ou celle des siècles. Les personnages qui dialoguent sur la
scène ont vécu dans un ensemble de conditions maintenant disparues
et qui les ont en partie façonnés. Nous n'apercevons leurs sentimens
qu'à travers les nôtres; nous sommes devenus étrangers à beaucoup
de leurs manières de penser, insensibles à beaucoup des mobiles qui les
faisaient agir. Peut-être le lecteur dans la solitude, à force de con-
science et d'imagination, arrive-t-il à s'échapper à lui-même, à sortir
4i8 REVUE DES DEUX MONDES.
de son milieu, à revêtir l'âme d'un autre temps. On ne peut exiger cet
effort ni d'une foule, ni surtout de la foule assemblée au théâtre afin
de s'y divertir. Celle-ci n'est accessible qu'à l'impression immédiate.
Elle juge avec des idées et des sentimens d'aujourd'hui les choses et
les gens d'autrefois. Un événement historique, dès qu'il passe parle
théâtre, s'y dénature et nous apparaît sous un faux jour. Aussi, l'emploi
de l'histoire au théâtre ne s'adresse-t-il qu'à la badauderie du pubhc :
nous avons le goût du bibelot; nous sommes curieux de pénétrer
dans l'intimité des gens connus; au surplus, nous sommes facilement
dupes, étant très ignorans. L'histoire sert encore à nous dépayser, à
renouveler par l'agrément du cadre une intrigue trop banale, une situa-
tion trop usée. Nous l'acceptons donc assez volontiers si l'auteur n'a
eu d'autre projet que de nous amuser. Mais s'il a eu lui-même foi dans
son œuvre, s'il l'a écrite avec sérieux, s'il lui a prêté une portée morale
ou sociale, c'est alors que le genre historique est intolérable.
De là vient qu'on écoute avec plaisir le vaudeville historique de
MM. Lenôtre et Martin : Colinette. Il est clair que les auteurs ne se sont
pas abusés sur l'importance de leur aimable pièce, qu'ils l'ont com-
posée sans prétention et sans y chercher maHce. Docilement ils se
sont mis à l'école de Scribe ; ils lui ont emprunté ses procédés, en se
contentant de flatter notre goût pour les minutieuses restitutions ar-
chéologiques. De vieux gentilshommes, retour de l'émigration, un
beau colonel qui, à toute heure du jour ou de la nuit, se promène en
uniforme dans ses appartemens, un général de l'Empire traqué par la
police, une dame d'honneur s'essayant à porter le manteau de cour, le
soir de sa présentation, Louis XVIII podagre, sceptique, tournant des
madrigaux et citant des vers d'Horace, ce sont des images falotes et
douces. Nous feuilletons sans ennui cet album d'anciennes gravures.
L'histoire de l'évasion de La Valette nous étant contée au premier acte,
il s'agit de répéter cette évasion célèbre, au dernier acte, sous les yeux
et avec la connivence du roi . On y arrive à l'aide de combinaisons
ingénieuses et laborieuses. C'est comme une charade dont on a eu soin
de nous donner d'abord le mot. S'il y a dans l'agencement lui-même
de l'intrigue de furieuses invraisemblances, nous faisons exprès de
ne pas nous en apercevoir. Une jeune femme honnête et spirituelle
qui berne un vieux diplomate, la vertu qui triomphe avec bonne grâce
de la rouerie, un prince qui désavoue sa police et veille à la sé-
curité des conspirateurs, voilà des spectacles auxquels nous avons
trop rarement l'occasion d'assister. Nous réclamons des pièces
morales et gaies ; sachons louer les écrivains qui consentent à nous
REVUE DRAMATIQUE. 449
en donner. Col'mette est un charmant spécimen de théâtre en famille.
M'^^ Yahne est une très gracieuse Golinette. M. Chelles a composé
avec beaucoup de goût le personnage de Louis XVill. M. Burguet a de
la jeunesse et de la chaleur dans le rôle du marquis de Rouvray. L'en-
semble est des plus satisfaisans.
En passant de Colinettek Struensée, nous passons du vaudeville au
drame. C'est le genre historique se haussant au grand art. C'est ter-
rible. Je me hâte d'ailleurs de reconnaître la valeur de l'œuvre et de
constater le bon accueil qu'elle a reçu. En écrivant Struensée, M. Paul
Meurice a témoigné une fois de plus des qualités les plus rares : pa-
tience dans l'effort, élévation morale, souci de l'art. La Comédie-Fran-
çaise a monté la pièce avec beaucoup de soin. Le public a écouté avec
faveur six actes en vers. Il faut s'incliner devant ce remarquable con-
cours de bonnes volontés. Ce drame est de ceux qu'on a le devoir de
discuter sans indulgence. Il prête à réfléchir. Donc, nous arrivons au
théâtre, comme d'honnêtes gens, informés sans doute des révolutions
de Danemark, mais par l'opéra de Meyerbeer et le Bertrand et Raton de
Scribe, autant que par la lecture des mémoires du temps. Au prologue,
le jeune médecin Jean Struensée expose à son père et à sa cousine ses
rêves humanitaires; il va courir le monde afin d'appliquer les idées
nouvelles. L'auberge où il fait ses adieux aux siens est celle même où
le sieur Freytag, lancé par Frédéric à la poursuite de Voltaire, vint
lui « réclamer l'œuvre de poésie du roi son maître. » Voltaire y paraît
en effet, moribond comme toujours et comme toujours en veine de
sarcasmes. Cette rencontre sera pour Struensée un souvenir inou-
bUable. Il fait vœu d'être désormais le chevaUer errant de la philoso-
phie voltairienne. Il arrive à Copenhague, et il a la bonne fortune d'al-
léger les souffrances du roi Christian VII, usé de débauches, roi
fainéant et dément que torture la douleur physique. Au second acte,
nous retrouvons Struensée dans tout l'éclat de la faveur et de la pros-
périté. 11 aime la reine et il en est aimé. Il est premier ministre. Il
travaille à réformer l'État. Comme la Bourgogne en 1293,1e Danemark
est heureux. Sur ces entrefaites, un conspirateur, que Struensée a fait
arrêter et qui n'est autre que Rantzau, le ministre dont il a pris la
place, lui rapporte qu'on incrimine ses relations avec la reine. Aussitôt
Struensée a pris son parti : il veut disparaître, il veut mourir. Nous
pensons que voilà une résolution bien soudaine et dont l'utiUté nous
échappe. Mais apparemment, c'est de l'histoire. Désormais Struensée
n'aura plus qu'une idée, l'idée fixe de se faire condamner à mort. C'est
TOME CL. — 1898. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
moins facile qu'on ne pourrait croire. Les affiliés de la Sainte-Vehme
se réunissent à minuit dans un château en ruines pour délibérer sur
les affaires publiques. Struensée prend la parole dans leur réunion, pro-
nonce contre lui-même un discours \-iolent et offre d'être son propre
assassin. Repoussé de ce côté, il repart à la recherche d'une condam-
nation. Enfin, cet arrêt tant désiré, Christian VII le signe dans un
moment de lucidité : car il est jaloux de son ministre et il s'est pris
de haine pour son sauveur. La scène où l'on nous montre ce roi ma-
niaque tout réjoui à l'idée du méchant tour qu'il joue, lui malade à
son médecin, lui débile au maître tout-puissant, est dune grande
be auté et elle a, grâce au talent de M. Le Bargy, produit l'effet le plus
saisissant. Mais le roi est repris d'un accès de son mal. Rantzau, re-
devenu ministre, ne se soucie pas de faire exécuter l'arrêt. Il faut que
Struensée insiste et règle lui même les détails de son supplice. Au der-
nier acte, la reine, avertie du péril que court Struensée, envoie à son
secours. Trop tard. Struensée a devancé l'heure. C'est le fusillé volon-
taire.— Les complications qui emplissent ces trois derniers actes nous
semblent obscures autant que bizarres. Mais probablement l'auteur
n'était pas libre; il a dû se conformer à l'histoire. Cet acharnement
d'un ministre à vouloir sa perte nous paraît fort extraordinaire. Les
mobiles auxquels obéit Struensée nous échappent. Mais quoi? L'in-
vraisemblable peut être vrai. Les faits sont les faits. Nous sommes en
présence d'un cas. Constatons et enregistrons sans chercher à com-
prendre. C'est de l'histoire.
Or ce n'est pas de l'histoire. — Rentrés chez nous, et justement parce
que le drame de M. Paul Meurice ne nous a pas laissés indifférens,
nous ouvrons nos livres. Nous y voyons avec surprise se démêler ce
qui nous avait paru si embrouillé, s'éclairer les ténèbres, se dissiper
ce malaise et cet ennui que causent toujours les choses mal expliquées,
et s'enlever en plein rehef la figure de cet aventurier hardi, brutal et,
somme toute, assez vulgaire que fut Struensée. C'est le fils d'un pasteur
saxon. Il s'ennuie dans sa famille dévote. Les théories de nos philo-
sophes le séduisent par la conformité qu'il y trouve avec ses instincts.
n devient l'ennemi des religions positives. A Altona, où il a suivi son
père, il étudie peu la médecine, mais il fait beaucoup de dettes. Homme
de plaisir, il cherche les moyens d'être riche. Le métier d'écrivain,
trop peu lucratif, ne le tente pas ; mais il songe à aller aux Indes pour
faire fortune. De grands personnages avec qui il est entré en relations
l'introduisent à la cour de Danemark. Le roi, qu'il a bien soigné, le
présente lui-même et l'impose presque à la reine Caroline-Christine.
REVUE DRAMATIQUE. 451
Celle-ci, jeune, imprudente, délaissée, se sent bientôt attirée vers ce
bel homme qui a une réputation d'homme à bonnes fortunes. Les
deux amans ne se cachent pas; leur haison est publique. D'ailleurs,
Struensée ne se pique pas de fidélité ; il a des maîtresses, il est avec
la reine insolent et fat, pendant que celle-ci pour lui plaire abdique
toute dignité, court les rues déguisée en homme, se dégrade et s'enca-
naille. L'amour de la reine n'a été pour le favori qu'un moyen de par-
venir. En possession du pouvoir, il s'en sert pour appliquer des idées
abstraites. C'est un homme à système. Beaucoup de ses idées sont
justes, et il a vraiment en vue le bien de l'État. Mais il ne sait pas que
des réformes, pour être efficaces, ont besoin d'être faites lentement avec
le concours du temps comme avec l'assentiment public. Ou plutôt son
impatience, son humeur despotique et brouillonne ne lui laissent pas
les moyens d'attendre. Il ne tient compte ni des faits, ni des mœurs, ni
des préjugés : il a entrepris d'arracher brusquement un pays à sa tradi-
tion. Le résultat de ces réformes hâtives et radicales est foudroyant. Le
Danemark est bouleversé, la misère s'est accrue, le ministre étranger et
qui affecte de ne se servir que de la langue allemande a choqué le sen-
timent national, le ministre philosophe a choqué le sentiment religieux ;
le peuple, qu'il flatte, l'exècre autant que l'aristocratie qu'U combat ;
des provinces comme de la ville, U s'élève un même cri de réprobation.
Struensée, en joueur qui hasarde le tout pour le tout, avait prévu qu'U
pourrait perdre la partie. Il aimait à répéter qu'il aurait le sort de
Concini. Dès qu'il sent que le terrain lui manque, il ne lâche pas pied.
Il se cramponne au pouvoir, il se défend avec âpre té, U s'entoure de
soldats. On l'arrête une nuit pendant son sommeU. On le jette en prison.
Il fait encore belle figure. Il compte sur la protection de la reine. Dès
qu'il apprend qu'elle aussi, Caroline-Christine, est emprisonnée, aussitôt
toute sa fermeté l'abandonne. Il essaie alors des aveux. 11 donne sur ses
amours avec la reine des détails cyniques. Il est lâche après avoir été
violent. D'ailleurs y a-t-il eu chez lui plus d'appétit des jouissances ou
plus de génie, et son œuvre a-t-elle été par ses conséquences plus utile
ou plus funeste? peu nous importe. Il nous suffit que nous puissions
lui rendre sa place parmi les grands aventuriers. Ce Struensée -là
est un être de chair et de sang, un de ces hommes de proie, ardens,
excessifs, taillés pour la lutte, armés pour la conquête et tout débor-
dans de vie.
Comparez-lui le pauvre fantoche imaginé par M. Paul Meurice . Au lieu
des premières années consumées dans la dissipation, l'ennui, et la fièvre,
c'est l'innocente idylle ébauchée avec la petite Ciiristel, l'amourette de
452 REVUE DES DEUX MONDES.
cousin à cousine. Au lieu de cet âpre désir de faire fortune, c'est un
vague apitoiement sur la misère humaine. Au lieu de cette liaison auda-
cieuse et intéressée avec la reine, c'est un amour exprimé en termes si
respectueux et si purs que nous en venons presque à nous demander si,
dans l'esprit de l'auteur, ce n'est pas un amour platonique et ne s'adres-
«ant qu'aux perfections morales de Caroline-Ciiristine. Il n'est guère
moins dévoué au mari qu'à la femme; et il se peut qu'il ait, comme
ministre et comme médecin, pu juger ce que vaut Christian Vil, il
continue de respecter en lui la majesté royale. Cet homme a l'âme
respectueuse. Il est soumis, il est doux, il baise la main qui le frappe.
Il est incapable d'aucune vue d'intérêt personnel, incapable de ja-
lousie, de rancune, de colère, et en général de tous les mouvemens qui
partent du fond mauvais de notre nature. Mais il est capable de sou-
pirer, il est tendrement élégiaque et agréablement mélancolique. Celui-
là n'est pas un aventurier, c'est Grandisson; ce n'est pas un ambitieux,
•c'est un saint; ce n'est pas un homme d'État; ce n'est pas un homme.
Il n'a ni muscles dans le corps, ni sang dans les veines. Comment
pourrait-il en avoir? Il est en sucre.
C'est ici qu'on voit dans quelle mesure le poète peut modifier les
données de l'histoire. Car on a coutume de nous dire que l'écrivain est
.maître de son sujet et que le poète a sur l'histoire toute sorte de
droits. C'est un de ces principes qui défraient la critique courante. De
loin ils en imposent; mais il n'y faut pas regarder de trop près. Pour
ma part je ne vois pas clairement quels sont les droits de M. Paul Meu-
rice sur l'histoire de Danemark. Ce qui est exact c'est que les hommes
du plus grand génie sont encore incomplets et ne réalisent qu'impar-
faitement l'idée qu'ils personnifient dans le développement de l'huma-
nité. Le poète intervient pour compléter l'œuvre de la réalité. Il achève
ce qui n'était qu'ébauché, il pousse à bout ce qui n'était qu'indiqué. Il
agrandit l'individu pour lui donner les proportions d'un type. Telle
est bien lopinion que Goethe exprime dans un passage fameux de ses
conversations avec le fidèle Eckerman : « Jamais aucun poète n'a
connu dans leur réaUté les caractères historiques qu'il reproduisait et
^'il les avait connus il n'aurait guère pu s'en servir. Ce que le poète
doit connaître ce sont les effets qu'il veut produire et il dispose en
conséquence la nature de ses caractères. Si j'avais voulu représenter
Egmont, tel qu'il est dans l'histoire, père d'une douzaine d'enfans, sa
conduite si légère aurait paru très absurde. Il me fallait donc un autre
JEgmont, qui restât mieux en harmonie avec ses actes et avec mes vues
poétiques. Et, comme dit Claire, c'est là « mon » Egmont. » Le poète a
REVUE DRAMATIQUE. 453
le droit de se séparer de l'iiistoire; mais c'est à condition de faire
mieux qu'elle. Il faut que l'être créé par lui soit plus vrai que l'être qui
a réellement existé.
Le Struensée qu'on nous montre choque la vérité humaine, voilà
ce qu'on ne saurait lui pardonner. La contradiction est perpétuelle
entre les sentimens qu'on lui prête et la destinée qui reste la sienne. Or
il y a quelque chose à quoi nous tenons plus qu'à la réaUté des faits,
et à quoi enfin il nous est impossible de renoncer : c'est la logique du
cœur et c'est l'expérience de la vie. Un ambitieux ne saurait avoir l'ex-
quise douceur d'âme et la scrupuleuse honnêteté de ce faux Struensée.
Un étranger ne s'impose pas à une nation rien qu'avec des rêveries
humanitaires. Un ministre ne se maintient pas dans une cour par le
seul ascendant de ses vertus. Ce n'est pas avec des promenades senti-
mentales et des déclarations platoniques qu'un homme affole une
femme et devient son maître. Ce désaccord des sentimens entre eux,
du caractère avec la conduite, des paroles avec les actes, des causes
avec les effets, c'est ce qu'on appelle, en bonne définition: l'absurdité.
Nous reconnaissons ici cette impuissance où ont toujours été les
romantiques de rien savoir de la vie. Car Struensée est comme un abou-
tissement du drame romantique, et M. Paul Meurice ne se cache pas
d'avoir voulu donner un frère à Ruy Blas. Quelle était donc notre
naïveté de parler de l'histoire et de la vie ? Ce héros tendre et sombre
a été fabriqué de toutes pièces en conformité avec un idéal que nous
connaissons bien pour l'avoir tant de fois retrouvé dans le roman
comme au théâtre. Les romantiques sont vaguement démocrates. C'est
pourquoi leur héros, plébéien ou petit bourgeois, rêve de duchesses en
son obscurité et soupire après l'amour des grandes dames, des très
grandes dames. Être aimé de la reine, tel est pour un parvenu l'idéal
de la félicité. Inversement, tromper le roi avec le premier ministre, tel
sera l'idéal pour une reine qui est d'ailleurs une noble femme, pure
et digne de tous les respects. N'allez pas dire à ce couple lyrique que
ces jeux de la poHtique et de l'adultère n'ont rien ni de rare ni surtout
de sublime; ce serait le rappeler sur la terre pour laquelle il n'est point
fait. Le héros romantique est un déclamateur. Il peut bien faire de
grandes phrases, il ne peut pas agir. C'est pourquoi, à l'heure du dan-
ger, il s'empresse de quitter la partie. Ruy Blas, quand il voit que la
reine est menacée, s'en va se promener par la ville. Struensée, dans
une conjoncture analogue, prend le parti de mourir. Il abandonne Ca-
roline-Christine à ses ennemis; il abandonne tous ceux qui ont cru en
lui, il abandonne les intérêts qui lui ont été confiés, il abandonne
454 REVUE DES DEUX MONDES.
l'œuvre qu'il a commencée. C'est une désertion. Ici encore on devine
qu'il ne sera pas en peine pour se payer de mots sonores. A l'en croire ,
il se sacrifie pour ses idées, car des idées ne triomphent que si on a
souffert et si on est mort pour elles. Autant dii-e que pour aboutir les
réformes ont besoin d'avorter. Le fait est que comme Ruy Blas, comme
Antony, comme Chatterton, comme René et comme Werther, tous
pareillement insociables et inaptes aux conditions de la vie, il est
hanté par l'idée du suicide. Il se croit un martyr, il n'est que le jeune
premier fatal. — Ces déclamations passaient vers 1830, grâce à l'es-
pèce de fiè\Te qui s'était emparée de toute la littérature. Le temps a
marché. Nous ne sommes plus au ton .
Struensée est bien joué. Il faut d'abord constater l'éclatant succès
de M. Le Bargy. Il a dessiné en grand comédien le personnage de
Christian VII. 11 a mis dans une courte scène une intensité et une
puissance d'expression qui ont transporté la salle. M. Leloir a dit
avec beaucoup de justesse le rôle de Rantzau. M. Albert Lambert,
chargé du rôle de Struensée, s'en est tiré à son honneur. M"* Lara
est gracieuse et un peu insuffisante dans le rôle de la reine.
C'est une nécessité que tous les romanciers finissent par aborder
le théâtre. Je crois bien qu'il en a été ainsi de tout temps, et je ne m'en
plains donc pas. Le théâtre est un genre trop voisin du roman ; il offre
trop d'avantages de toute sorte; la tentation est trop forte, M. Pierre
Loti y cède à son tour. Il faut bien reconnaître que son essai n'a pas été
cette fois très heureux. Nous doutons fort que les cinq actes qu'a repré-
sentés le Théâtre-Antoine ajoutent beaucoup à la gloire de l'auteur de
Pêcheur d'Islande et de Ramùntcho. Son talent d'évocation devient inu-
tile, puisque au théâtre le décorateur prend la place de l'auteur. La
grâce de son style disparait. 11 ne semble pas qu'il acquière en re-
vanche cette concision et cette rapidité de dialogue si nécessaires à la
scène.
Judith Renaudin est une série de tableaux. Ces tableaux n'ont pas
entre eux un lien très étroit, et on voit mal pourquoi l'auteur a choisi
ceux-ci plutôt que d'autres. C'est un défaut inhérent au genre. Mais en
outre ces tableaux se réduisent la plupart du temps à une sorte de
parade ou de pantomime. Le caractère des personnages est à peine
indiqué. Certes nous ne demandons pas à être plus amplement rensei-
gnés sur l'émotion que cause à la jeune M'^^ Renaudin la wm% du bel
officier de dragons M. d'Estelan. Ces choses sont connues, depuis qu'il
y a des femmes et qu'elles aiment les militaires. Mais puisqu'on veut
REVUE DRAMATIQUE. 455
nous faire pénétrer dans une famille huguenote à l'époque des dra-
gonnades, nous ne serions pas fâchés d'apprendre, autrement que par
une phraséologie souvent banale, ce qui se passe dans l'âme de ces
gens qui luttent pour leur foi. Le seul rôle un peu développé est celui
d'un curé philosophe. Ce brave homme, qui a certainement lu Voltaire,
est très dépaysé dans ce milieu d'âpres croyances. Pour lui,cathoU-
cisme ou protestantisme, au fond c'est tout un; les nuances qu'il peut
y avoir entre deux manières de servir le bon Dieu valent-elles qu'on
se dispute entre A^oisins ? On s'est demandé si ce curé est bien authen-
tique. Gela n'importe guère et la question est beaucoup plus grave. H,
s'agit de savoir ce que vaut au point de vue de l'art et de la vérité cette
exhibition sommaire d'un fait considérable qui tient à tout un en-
semble d'idées et de faits et se rattache à des mœurs qui ne sont plus
les nôtres. Devant un auditoire de sceptiques M. Pierre Loti nous
montre des dragons qui fusillent des enfans. Il fait crier par ses per-
sonnages : « EUe n'enseigne pas la pitié, la reUgion que vous servez. »
Et : « Faites la maison vide : c'est au nom du roi de France. » Après
quoi, U déclare qu'il n'a pas fait une œuvre de parti ou que, s'Ul'a faite,
c'est sans le vouloir : il ne l'a pas fait exprès. Nous ne refusons certes
pas de l'en croire, et même c'est par là que son œuvre redevient tout
à fait intéressante.
« Il y a dans la patrie française, écrivait ici même, il y a six mois,
M. Jules Lemaître, à l'occasion de son Aînée, Uy a donc dans la patrie
française, et quoique fondus en elle pour tout le principal, des groupes
qui demeurent quand même un peu susceptibles et ombrageux. Ils
ont la chance d'être plus vertueux et, proportionnellement à leur
nombre, beaucoup plus forts que nous ; mais cet avantage les laisse
méfians. C'est qu'ils sont arrière-petits-fils de persécutés. »
Et, sans doute, il faut passer beaucoup de choses aux « arrière-
petits-fils des persécutés » ; il faut même leur donner beaucoup de
places! Mais ne pourraient-ils pas, en revanche, nous parler d'autre
chose que de leurs persécutions, et même, en cherchant bien, ne
pourraient-ils trouver d'autre reproche à nous faire, plus actuel et plus
mérité, que celui d'avoir « révoqué l'Édit de Nantes? »
Comment l'aurions-nous fait si nous n'étions pas nés,
et de l'erreur de nos pères n'ont-ils pas tiré, depuis longtemps, d'assez
fructueuses compensations? Dans les annales de l'histoire nationale,
où tous les autres peuples, mieux inspirés, ne cherchent que des rai-
sons de penser et de sentir en commun, on dirait, en vérité, que nous ne
4S6 REVUE DES DEUX MONDES.
cherchons, nous, que des motifs de division. Ne trouvant pas dans le
présent assez d'occasions de nous disputer,"nous en cherchons dans le
passé; nous exploitons notre histoire contre nous-mêmes; et nous met-
tons un point d'honneur étrange, non seulement à ne rien apprendre de
l'expérience, mais à n'avoir rien oubUé. Cependant, depuis 1685, beau-
coup de choses ont changé au pays de France. M. FéUx Faure peut
être le successeur de Louis XIV : il n'en est pas l'héritier. Le ministre
de la guerre ne s'appelle plus Louvois, puisqu'il s'appelle M. de Frey-
cinet, et qu'il appartient, sauf erreur, à la « reUgion. » La situation
de l'ÉgUse catholique n'a guère moins changé, puisque c'est contre
elle que se poursuit, au nom de la tolérance et de la liberté, une per-
sécution pacifique, systématique et hypocrite. Il est au moins curieux
de constater que les « arrière-petits-fils des persécutés » tiennent tous
ces changemens pour non avenus, qu'ils aient gardé, après deux siècles
passés, la même âpreté de rancune, et qu'ils continuent de vivre dans
la République en état de représailles.
M. Antoine joue avec son talent ordinaire et des procédés toujours
les mêmes le rôle du curé philosophe. M'^" Mellot est une Judith Re-
naudin par trop dépourvue d'émotion. Mais deux interprètes surtout
ont donné dans cette pièce la note et le ton. Ce sont des acteurs de
mélodrame. C'est d'abord M""*" Marie Laurent, qui joue deux rôles à elle
toute seule, et tous deux de façon aussi vibrante. C'est ensuite M. de
Max, qui a composé un type de vieux huguenot, vraiment impayable.
René Doumic.
REVUES ÉTRANGÈRES
UNE BIOGRAPHIE PSYCHO-PATHOLOGIQUE
DE VICTOR ALFIERI
Vittorio Alfieri, ntudi psicopatologici, par G. Antonini et L. Cognetti de Mar-
tiis, avec une préface de M. Cesare Lombroso. 1 vol. in-8°, Turin,
1898.
J'ai autrefois connu un poète qui chantait les grands hommes, ou
pkitôtles hommes célèbres, parmi lesquels s'en trouvent, comme on
sait, de petits et de grands. Mais, grands et petits, il les chantait tous,
pourvu seulement que l'actuahté lui remît leurs noms en mémoire.
D'humeur très calme, à l'ordinaire, et s'accommodant parfaitement de
vivre en bonne prose, il ne pouvait lire dans les journaux l'annonce
d'un centenaire, d'un jubilé, de l'inauguration d'une statue ou d'un
buste, sans qu'aussitôt sa muse, réveillée, lui dictât une ode, des
stances, ou tout au moins un sonnet, à la gloire du personnage qu'on
allait fêter. Peu lui importait, d'ailleurs, que celui-ci fût un artiste, un
savant, ou un philanthrope : on le fêtait, il voulait le fêter aussi ; et les
dictionnaires ne manquaient point pour lui fournir, après cela, sur les
mérites de son héros impro^dsé, autant et plus de renseignemens
quïl en pouvait désirer.
Je dois ajouter que cette façon particulière de concevoir la poésie,
tout en procurant à mon ami les palmes académiques avec maintes
autres distinctions flatteuses, ne lui permit pas cependant de prendre
rang lui-même entre ces hommes célèbres dont il s'était, spontané-
ment, constitué le poète : c'est un premier point par où son cas diffère de
4S8 REVUE DES DEUX MONDES.
celui de l'éminent professeur Cesare Lombroso, dont la gloire,
désormais, est universelle. Mais, tout comme mon ami, M. Lombroso
a une façon à lui d'honorer les grands hommes ; et il ne peut hre
l'annonce d'une fête en l'honneur de l'un d'eux, sans se croire
aussitôt obligé de publier un livre, ou tout au moins un article, pour
établir que le personnage qu'on fête a été un dégénéré, un épilep-
tique, un fou, ou un criminel. Peu lui importe, à lui aussi, que ce per-
sonnage ait écrit des livres, ou dirigé des ministères, ou gagné des
batailles : et peu lui importe que sa célébrité soit de bon ou de mau -
vais aloi. Puisqu'on le fête, U entend le fêter aussi. Et on peut toujours
être sûr qu'il trouvera, dans les dictionnaires biographiques, une ou
deux anecdotes qui l'autoriseront à porter un diagnostic de dégénères -
cence : car il lui suffit, par exemple, d'apprendre que Darwin détestait
les longues conversations, que Napoléon n'aimait pas à changer de
chapeau, et que Luce de Lancival supportait sans crier une opération
chirurgicale, cela lui suffît pour que tout de suite Darwin, Napoléon et
Luce de Lancival lui apparaissent comme des dégénérés, et chez qui le
génie était une « psychose, » la conséquence ou « l'équivalent » de
l'épilepsie.
Au surplus, sa théorie de « la psychose du génie » est assez
connue, ainsi que les étonnans exemples sur lesquels il l'appuie :
M. G. Valbert en a rendu compte ici même, l'année passée (t), dans
un article dont M. Lombroso ne semble pas avoir pleinement senti
l'ironie, car peu s'en faut qu'il ne le cite comme un témoignage
de la nouveauté et de l'importance de ce qu'il n'appelle plus désor-
mais que « sa doctrine, » ou, plus volontiers encore, « la doctrine
lombrosienne. » Mais ce que l'on sait moins, peut-être, c'est l'ardeur
infatigable avec laquelle le fondateur de la « doctrine lombrosienne »
s'acharne, depuis deux ou trois ans, à justifier sa doctrine en publiant,
ou en faisant publier par ses nombreux disciples, des biographies
« psycho-pathologiques, » destinées à noter les maladies des hommes
célèbres, leurs infirmités, leurs vices, voire telles de leurs vertus,
comme la pitié ou la générosité, où l'école lombrosiste s'accorde dé-
sormais à reconnaître des symptômes certains de faiblesse mentale.
Pas un mois ne se passe sans que se produise une nouvelle biographie
de ce genre, et déjà le Tasse, Léopardi, Cardan, Beccaria, Byroa, Na -
poléon, Michel-Ange, déjà Lucrèce lui-même, — en attendant Homère,
— se sont trouvés l'objet d'études spéciales d'où ressort la conclusion
(1) Voyez la Revue du 1'" juin 1897.
REVUES ÉTUANGÉHES. 4î)9
que ces grands hommes ont été, surtout, de malheureux malades,
n'ayant dû leur génie qu'à leur maladie. Et voici maintenant que, sur le
conseil du maître, deux lombrosistes italiens, MM. Antonini et Cognetti
de Martiis, se sont mis, chacun de son côté, à étudier à ce point de vue
la vie et le caractère du poète tragique Victor Allieri, en prévision,
sans doute, des fêtes que ne pourra manquer d'occasionner le prochain
centenaire de sa mort. C'est M. Lombroso lui-même qui nous présente
le résultat de leurs recherches, en le faisant précéder d'une préface des
plus curieuses, et que je ne puis m'empêcher de signaler tout d'abord.
« Frappe, mais écoute, ai-je coutume de répéter toutes les fois que,
devant les nouvelles preuves que nous apportons à l'appui de ma
théorie de la psychose du génie, je vois les représentans les plus
éminens de la littérature et de la critique détourner le visage, et se
refuser non seulement à admettre, mais même à discuter cette théorie.
Quand j'ai publié mon Homme de génie, on m'a demandé des mono-
graphies, établissant par des exemples sui-sds, et non plus par des
anecdotes prises de droite et de gauche, la justesse de la thèse que je
soutenais. Les monographies sont venues, et entrés grand nombre. Et
voici à présent que nos adv^ersaires nous reprochent, tantôt d'avoir
mal interprété tel vers, tantôt d'avoir tenu pour authentique tel autre,
qui était douteux. Soit donc; je consens à avouer que nous pouvons
commettre bien des erreurs de détail :mais la faute n'en est-elle pas un
peu à vous, lettrés, qui n'avez jamais voulu nous prêter votre aide ? Et
puis, ces erreurs fussent-elles plus nombreuses encore, ne sent-on pas
qu'elles n'ont guère d'importance? Quand on décou-vTe que tour à tour
tous les hommes de génie, considérés de près et avec une attention
continue, que tous sans exception ont été des malades, comment des
inexactitudes de détail pourraient-elles empêcher d'en conclure
qu'entre le génie et la maladie existe un lien profond, essentiel? Et
cette conclusion s'impose davantage encore quand on s'aperçoit que,
dans les cas très rares où le parallélisme du génie et de la dégénéres-
cence pouvait sembler moins é-sident, cela tenait seulement à l'insuffi-
sance des renseignemens biographiques : puisque, par exemple, des
lettres récemment publiées ont établi, d'une façon désormais incontes-
table, la psychose de Michel-Ange et de Beccaria, l'épilepsie de Gue-
razzi et celle de Helmholtz. »
Après quoi M, Lombroso répond, en quelques lignes rapides et tran-
chantes, aux diverses objections qui lui ont été adressées. C'est ainsi
que M. Nordau, — « son Nordau, » comme il l'appelle, — ayant sou-
460 REVUE DES DEUX MONDES.
tenu que la folie ou l'e'pilepsie n'étaient peut-être qu'un effet acciden-
tel du génie, il réplique que « les phénomènes épileptoïdes du génie
ne sont point postérieurs aux manifestations du génie, mais les ac-
compagnent et souvent les précèdent, par exemple chez Cardan,
Léopardi, Poe, Byron et Rousseau. » A M. Mantegazza, qui lui a fait
observer que bien des hommes étaient épileptiques, ou fous, sans avoir
du génie, U riposte aussitôt : « Quand la folie se produit chez un
homme médiocre, elle peut pour un moment en faire un homme de
génie: c'est de quoi j'ai donné une série d'exemples, parmi lesquels le
plus éclatant est celui de ce médiocre fou, ancien employé, qui a
écrit un poème admirable sur un Oiseau dans la cour. Mais pour qu'il
y ait génie, il faut que, en plus du ferment de l'hyperhémie cérébrale,
en plus de la polarisation spéciale des cellules du cerveau qui détermine
la foUe, l'hystérie, etc., en plus de ces conditions existe encore une
prédisposition organique spéciale, constituéepar une plus grande quan-
tité de cellules nerveuses, surtout dans les lobes antérieurs. Et le fait
que, souvent, la folie donne un génie momentané, ce fait prouve déjà
assez péremptoirement l'extrême influence de la fohe sur le génie. »
Mais on sent que toutes ces objections importunent M. Lombroso,
sans qu'une seule d'entre elles lui paraisse mériter d'être discutée
sérieusement. Et il finit par s'en expliquer, avec une louable franchise.
« Les contradictions qu'on adresse à ma thèse, dit-il, viennent surtout
de ce que la grande majorité, sinon la totalité de mes critiques, man-
quant eux-mêmes de génie, et par suite ne trouvant point en eux les
anomalies qui en sont la condition nécessaire, ne peuvent se résigner
à admettre une doctrine qui démontrerait trop manifestement leur
propre médiocrité. »
M. Lombroso, au contraire, se résigne-t-il à reconnaître son
« manque de génie, » ou bien aurait-il, par hasard, trouvé en lui « les
anomalies qui sont la condition nécessaire du génie ? » C'est là une
question psycho-pathologique à laquelle il devrait bien répondre, entre
deux études sur d'autres grands hommes. Mais puisqu'il nous présente,
en attendant, une biographie d'Alfieri, écrite, nous dit-il, sous son
inspiration, et qui doit apporter une « confirmation décisive à sa doc-
trine de la psychose du génie, » essayons de voir, avec un peu de
détail, sur quels documens s'appuie cette biographie, et comment
procède l'école lombrosiste pour découvrir, dans la vie d'un homme de
génie, les signes de la dégénérescence physique et morale.
Encore aurions-nous à nous demander, au seuil de l'ouvrage de
MM. Antonini et Cognetti, si Victor Alfieri était vraiment un homme
REVUES ÉTRANGÈIŒS. 464
de génie. Mais M. Lorabroso a prévu la question; et voici l'extraor-
dinaire réponse qu'il y fait : « Alfieri, nous dit-il, n'a peut-être pas eu
de génie en littérature : mais il en a eu en politique, lorsque, — par
une trop juste observation que des faits tout récens sont venus confir-
mer, — il a engagé ses compatriotes à réagir contre cette invasion
étrangère où des esprits moins clairvoyans croyaient reconnaître une
conquête de la civilisation et de la liberté. » Voilà donc en quoi a
consisté tout le génie d'Alfieri : et son seul titre de gloire, aux yeux de
M. Lombroso, serait ainsi d'avoir eu pour les Français une haine que^
cent pages plus loin, le lombrosiste M. Antonini met entièrement sur
le compte de la vanité blessée et de la prévention hystérique ! Pour
produire un « résultat génial » aussi mince, ce n'était vraiment
pas la peine d'être un épileptique, ni un dégénéré : un « homme
moyen » y aurait parfaitement suffi. Mais enfin, puisqu'on nous affirme
qu'Alfieri était un épileptique et un dégénéré, puisqu'on nous avertit
que l'étude psycho-pathologique de sa vie « confirme » d'une façon
décisive la doctrine de la « psychose du génie, » nous allons oublier
un moment qu'il « n'a pas eu de génie en littérature », pour mieux
suivre les deux lombrosistes dans le détail de leurs déductions.
Celles-ci sont presque entièrement fondées sur un document unique :
la célèbre autobiographie d'Alfieri publiée, après sa mort, par la com-
tesse d'Albany. M. Antonini joint bien, à son analyse de cette autobio-
graphie, quelques réflexions complémentaires que lui ont suggérées
l'écriture d'Alfieri et son portrait par Xavier Fabre ; et M. Cognetti, de
son côté, nous offre bien toute une série d'observations sur la généa-
logie du poète et les influences héréditaires qu'il a pu subir : mais tout
cela est absolument insignifiant, de l'aveu même des deux biographes,
et la principale source d'information, pour l'un comme pour l'autre,
est le récit que nous a laissé Alfieri lui-même des aventures de sa vie.
Pas une fois, d'ailleurs, M. Antonini non plus que M. Cognetti ne
paraissent avoir songé à contrôler l'exactitude de ce récit; pas une
fois ils n'ont admis, chez Alfieri, la possibiUté d'une erreur ou d'ane
exagération. Ils ont tenu son autobiographie pour un document de
« tout repos » : et M. Antonini, en particulier, s'est pour ainsi dire
borné à la résumer chapitre par chapitre, en insistant sur les divers
passages qui, suivant lui, attestaient un tempérament de dégénéré
épileptoïde.
C'était là, je crois, attacher aux Mémoires d'Alfieri une importance
historique, et pour ainsi dire scientifique, un peu excessive. On sait
462 REVUE DES DEUX MONDES.
en effet dans quelles circonstances le poète piémontais a écrit ces
Mémoires, qui sont du reste fort intéressans, pleins de mouvement
et de vie, et dont nous possédons trois ou quatre traductions fran-
çaises. Admirateur passionné de Rousseau, il a voulu, lui aussi, léguer
à la postérité une confession qui, sous des apparences de francMse
cynique, pût contribuer à faire admirer la droiture de ses sentimens
et l'altière indépendance de son caractère : sans compter que, en atten-
dant l'admiration de la postérité, il aura sans doute souhaité conquérir
celle de sa royale maîtresse, la comtesse d'Âlbany, personne éminem-
ment romanesque, et elle-même fort amie de l'exagération; de telle
sorte qu'à toutes les pages de ces curieux Mémoires, écrits en grande
partie à Paris durant la tourmente révolutionnaire, on sent l'emphase
d'un rhéteur, ou, si l'on veut, d'un poète romantique, forçant la me-
sure de ses "vices comme de ses vertus, et ne basant à rien qu'à pa-
raître passionné. Considérés à ce point de vue, les Mémoires d'Alfieri
pourraient même fournir la matière d'une étude littéraire des plus
intéressantes. Ils nous feraient voir, notamment, combien le byro-
nisme a eu peu à faire, et le romantisme tout entier, pour sortir des
Confessions de Rousseau et de la httérature révolutionnaire. Et l'on y
verrait aussi comment une volonté infatigable peut suppléer à l'ab-
sence du talent naturel : car, sans avoir la prétention de juger l'œuvre
poétique d'Alfieri, nous pouvons bien affirmer que jamais une œuvre
n'a été aussi voulue, produite au prix d'efforts aussi obstinés ; et c'est
cette volonté, ce sont ces efforts incessans pour devenir un grand
homme, qui forment le vrai sujet des Mémoires du poète. Mais l'école
lombrosiste ne l'entend pas ainsi : l'œuvre d'Alfieri, suivant elle, n'est
pas un résultat de la volonté, mais une manifestation morbide résul-
tant fatalement d'un état de dégénérescence, un « équivalent » et un
succédané de l'épilepsie. Et ainsi M. Cognetti, prenant à la lettre les
affirmations même les plus invraisemblables du poète d'Asti, se fait
fort d'en tirer un diagnostic complet de « psychose géniale. » — « Attiré
et fasciné, nous dit-il, par la féconde théorie lombrosienne sur le
génie, j'ai entrepris d'en établir une preuve nouvelle en étudiant la^ie
et le caractère d'Alfieri : car la névrose épileptique est, chez ce poète,
très nettement caractérisée, et son exemple montre clairement tout ce
qui entre d'inconscient, d'instinctif, et d'intermittent dans la produc-
tion géniale... Et qu'on ne me reproche pas de manquer de respect à la
mémoire de notre grand tragique : car mon objet est au contraire
d'étabhr qu'il a possédé les attributs et les symptômes de la géniahté,
tels que les a déterminés, dans son admirable ouvrage, ^[notre maître
REVUES ÉTRANGÈRES. 463
Lombroso. « Cette façon de démontrer le génie d'un poète n'esl-elle
pas, à la fois, imprévue et touchante ?
« A l'âge de plus de cinquante-cinq ans, écrit A.lfieri, mon père
devint amoureux de ma mère, et l'épousa. » Conclusion : Alfieri était
fils d'un "vieillard, ce qui explique déjà sa dégénérescence. Mais pour-
suivons. Alfieri raconte qu'à sept ans il souffrit beaucoup de se voir
séparé de sa sœur Julie, qu'on avait mise au courent. « Sensibilité
exagérée, note M. Antonini, hypéresthésie psychique, débilité fonc-
tionnelle de la \ie émotive : tous symptômes indiquant un cerveau
atteint d'une grande névrose. »
Et c'est bien pis lorsque, au chapitre suivant, l'imitateur de Rous-
seau croit devoir se confesser du plaisir qu'il a eu, dans son enfance, à
fréquenter les offices d'une chapelle de Carmes, où il y avait des enfans
de chœur joUs comme des anges. « Passion intempestive et anormale ,
perversion précoce du sens génésique. » Plus de doutes, désormais,
sur l'existence du tempérament épileptoïde .
A neuf ans, Alfieri quitta Asti, sa ville natale, pour aller à Turin
chez un de ses oncles. « Lorsque l'heure du départ arriva, je pensai
m'évanouir de chagrin : et je me soutiens que je pleurai pendant toute
la première poste : mais bientôt l'élan de la calèche me causa un cer-
tain plaisir, car dans la voiture de ma mère, où je ne montais que ra-
rement, nous n'allions qu'au petit trot avec une lenteur désespérante. »
Alfieri ajoute d'aUleurs, pour nous expliquer ce rapide changement
d'humeur, que « la curiosité de voir des choses nouvelles, la joie de
courir la poste, et mille autres petites idées d'enfans » concouraient à
faire pour lui de ce premier voyage un événement des plus agréables.
N'importe, M. Antonini décou\'re là un symptôme é\ident de cette
u manie voyageuse qui, bientôt après, va faire errer Alfieri aux quatre
coins de l'Europe. »
A Turin, l'enfant est mis au collège, et le régime qu'il y doit subir
ne tarde pas à le rendre malade. « J'étais mal nourri, on ne prenait
aucun soin de moi, et je dormais trop peu : aussi fus-je attaqué suc -
cessivement par diverses maladies, dont la plus singulière fut celle
qui fit crevasser ma tête en ATngt endroits différens. Je ne grandissais
point : je ressemblais à une petite bougie toute mince et toute pâle. »
Gela signifie, d'après M. Antonini, que « dans son adolescence Alfieri
restait atteint de la même débiUté constitutionnelle et de la même dé-
générescence que déjà son enfance avait fait pressentir, et qui devait
s'accentuer encore durant la période suivante. »
464 REVUE DES DEUX MONDES.
La période suivante, en effet, est caractérisée par un « état neuras-
thénique permanent » et par certaines « prédispositions psychopathi-
ques. » Alfieri nous apprend, par exemple, que, lorsqu'il allait voir sa
sœur au couvent où elle faisait ses études, souvent il passait tout le
temps de sa ■visite à pleurer avec la jeune fille, qui avait alors un gros
chagrin d'amour. « Ces pleurs, ajoute-t-il, me faisaient grand bien, et
je m'en retournais plus soulagé, sinon plus gai. » Puis c'est lui-même
qui devient amoureux. « Voici, nous dit-il, quels furent chez moi les
premiers symptômes de cette passion, dont je devais par la suite
éprouver les atteintes bien plus cruellement encore : une mélancolie
opiniâtre et profonde; une recherche continuelle de celle que j'aimais
et que je quittais aussitôt que je l'avais trouvée; une timidité qui
m'empêchait de lui parler lorsque, par hasard, je me voyais un peu
à l'écart avec elle; l'impossibilité non seulement de jamais parler
d'elle, mais même d'entendre prononcer son nom ; enfin tous les mou-
vemens que notre Pétrarque, peintre divin de cette passion di\dne, a
décrits dans ses vers avec tant de justesse et d'éloquence à la fois. » La
mention de Pétrarque aurait dû désarmer M. Antonini : mais non; et
après avoir signalé « la teinte paranoïque » de ce premier amour, il
nous parle, à son propos, d' « hyperacti\àté sexuelle » et d' « érotisme
idéal. »
Le chapitre suivant de son étude porte le titre qu'on va lire : <' Jeu-
nesse, période de dépression et d'exaltation. — Impulsions ambula-
toires. — Amours morbides. — Équivalent épileptique. — Véritable
accès d'épilepsie psycho-motrice. — SensibiUté météorique. » Voilà
tout ce que M. Antonini a découvert dans les vingt pages oii Alfieri ra-
conte ses premiers voyages à travers l'Europe ! Et que si, en effet, on
peut trouver que le poète a beaucoup voyagé, lui-même prend soin
d'expliquer, à plusieurs reprises, les motifs qui l'ont poussé à ces con-
stans déplacemens. Il était riche, désœuvré; il ne pouvait se résigner
à la \ie de courtisan qu'il aurait dû mener à Turin; et son beau-frère,
pour l'occuper, lui avait suggéré le projet de se préparer à la diplo-
matie en visitant les principales cours de l'Europe. Ses « impulsions
ambulatoires, « d'ailleurs, lui étaient communes avec la grande majo-
rité des jeunes gens riches de son temps ; et en Italie comme en France,
comme en Allemagne et en Angleterre, le « tour d'Europe » était alors
un usage au moins aussi fréquent qu'aujourd'hui. Mais M. Antonini
s'obstine à découvrir, dans les voyages du jeune Alfieri, «l'indice d'une
névrose épileptique qui va, bientôt après, se traduire en génie. »
Encore les voyages ne lui paraissent-ils pas, à ce point de vue,
REVUES ÉTRANGÈRES. 463
aussi caractéristiques que les amours du jeune homme, et notamment
son aventure galante avec une dame anglaise. « Je vivais dans une
espèce de transport qu'il est impossible de faire comprendre à ceux qui
ne l'ont jamais éprouvé. Je ne pouvais plus rester en repos : et aussi-
tôt que j'étais obligé de m'étendre un peu, je me relevais avec des
gémissemens, et me démenais dan% ma chambre comme un véritable
fou. Dans un des jours intermédiaires qui séparaient mes visites à ma
bien-aimée, me promenant à cheval, aux environs de Londres, avec le
marquis Caraccioli, je voulus lui montrer combien mon cheval était
étonnant : je m'apprêtai à sauter au galop par-dessus une barrière : je
tombai et, quand je me fus relevé, il me sembla d'abord que je
n'avais aucun mal. Mais, après ^avoir fait quelques pas, dès que ma
tête et mon corps commencèrent à se refroidir, j'éprouvai une douleur
affreuse dans l'épaule gauche. Elle était démise, et le petit os qui l'unit
au col était brisé (1). » Sait-on ce que prouve ce récit, suivant M. Anto-
nini ? Il prouve qu'Alfieri « était dès lors atteint de cette invulnérabihté
et de cette analgésie qui sont propres aux épileptiques. »
Ici se placent les deux faits « psycho-pathologiques » les plus im-
portans de la YÏe d'Alûeri, ou plutôt les deux seuls faits vraiment
« psycho-pathologiques » de toute cette vie, car après eux M. Anto-
nini ne trouve plus guère à noter, jusqu'au bout de son étude, que
des accès de goutte et des accès de mauvaise humeur.
Le premier de ces deux faits est celui que le savant lombrdsiste
définit : « un équivalent épileptique. » En voici l'histoire, racontée par
le poète lui-même : « Un soir que j'avais âoupé avec un ami, et que
j'étais encore à causer, près de la table, avec lui, mon valet Élie entra
dans la chambre pour me coiffer, comme il faisait tous les soirs ; en me
serrant une boucle avec son fer. Unie tira les cheveux si fortement que
je crus qu'il me les arrachait : et aussitôt je me lève, dans un accès de
fureur, je prends un chandelier et le lui lance à la figure... Quand je
me suis demandé, par la suite, quelle avait été la cause d'un transport
si brutal, je me suis convaincu que ce cheveu tiré n'était_, pour ainsi
dire, qu'une dernière goutte jetée dans un vase prêt à déborder. Mon
caractère irascible, exaspéré encore par la soUtude et par l'oisiveté,
n'avait besoin que de la plus légère impulsion pour éclater. » Mais
Alfieri se trompe dans son explication : la vérité, du moins suivant
(1) Nous empruntons toutes nos citations des Mémoires d' Alfieri à la traduction
française publiée par M. F. Barrière, en 1862, dans la Bibliothèque des Mémoires
relatifs à l'Histoire de France (Librairie Firmin-Didot).
TOiiK CL. — 1898. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
M, Antonini, c'est qu'il a eu, ce soir-là, une crise « d'obnubilation du
jugement et de suspension de la conscience, » en d'tiutres termes un
« équivalent épileptique » des mieux accentués. Et je suis prêt à
l'admettre ; mais je songe à la prodigieuse quantité « d'équivalens
épileptiques » qui, tous les soirs, se produisent de par le monde, no-
tamment dans les restaurans de nuit, à la suite de soupers un peu
trop copieux. Encore n'y a-t-il pas à comparer, à ce point de vue, nos
mœurs bourgeoises d'à présent avec celles des jeunes -viveurs du
siècle passé, pour qui l'action de rosser un valet, après boire, était la
cbose au monde la plus naturelle ; et l'on peut même s'étonner qu'Al-
fieri, durant ces années de désœuvrement et de grossière débauche,
n'ait eu que cette seule crise « de suspension de la conscience. » II nous
en aurait raconté maintes autres, sans doute, s'il ne s'était souvenu
tout à coup, en écrivant ses Mémoires, qu'il était républicain, et que son
valet était son « égal. » — « Au reste, ajoute-t-il en terminant le récit
de son aventure, jamais je n'ai levé la main sur aucun de mes domes-
tiques que comme j'aurais pu faire avec mon égal. Jamais je ne me
suis servi ni d'un bâton, ni d'une arme, mais seulement de mes mains,
ou du premier meuble que je trouvais à ma portée, ainsi qu'il arrive
souvent aux jeunes gens dans les transports de leur colère. »
Mais ce n'est encore là qu'un « équivalent épileptique » : voici
maintenant « la véritable épilepsie psycho-motrice, » voici le trait que
M. Antonini et M. Gognetti ne se lassent point de citer et de rappeler
et de nous offrir comme la « confirmation décisive de la doctrine
lombrosienne. » Laissons de nouveau la parole à Alfieri : « Pendant le
long espace de temps que durèrent mes relations amoureuses avec une
femme indigne de moi, je ne faisais qu'enrager du matin au soir,
ce qui finit même par me rendre malade. Vers la fin de 1773 je fus
atteint d'un mal singulier. Je commençai par vomir pendant trente-
six heures : et quand mon estomac n'eut plus rien à rejeter, le vomis-
sement de-sint un spasme si horrible du diaphragme qu'il me fut
impossible d'avaler même une goutte d'eau. Les médecins craignirent
une inflammation, et me saignèrent au pied. Aussitôt l'effort pour
vomir cessa, mais il fut remplacé par im tremblement général, avec
des secousses si fortes que je donnais tantôt de la tête contre le
chevet de mon Ut, et tantôt des pieds et des coudes contre tout ce
qui se rencontrait. Je passai dans cet état cinq jours entiers,
durant lesquels je n'avalai que quelques gouttes d'eau. Enfin, le sixième
jour, on me mit dans un bain très chaud, oîi on me laissa six heures :
cela calma les convulsions. On me fit continuer ces bains : et une fois
REVUES ÉTRANGÈRES. ' 467
i
que l'œsophage fut ouvert, je bus beaucoup de lait, ce qui acheva de
me guérir... Une maladie si singulière n'était que le résultat de la rage,
de la honte, de la douleur où m'avaient jeté mes maudites amours. »
Erreur ! déclarent de nouveau les deux lombrosistes : la singuhère
maladie dont fut frappé le poète était le produit de sa dégénérescence,
et d'ailleurs elle n'était « singulière » que pour la médecine d'un âge
de ténèbres, car aujourd'hui son nom est assez connu : c'est simple-
ment une « épilepsie psycho-motrice. »
MM. Antonini et Gognetti sont médecins : nous aurions mauvaise
grâce à contester leur diagnostic. Admettons donc qu'Alfieri a eu, en
1773, une crise d'épilepsie quia duré cinq jours sans discontinuer, et
sans lui enlever, du reste, un seul instant, la conscience, ni même
la raison : car il nous raconte que, le cinquième jour, au plus fort de la
crise, il demanda un prêtre et un notaire, et se prépara à la mort avec
un grand sang-froid. « Il m'est ainsi arrivé deux ou trois fois, dans ma
jeunesse, de regarder la mort en face, et toujours avec la contenance
la plus ferme. » Regarder la mort bien en face, avec la contenance la
plus ferme, pendant qu'on se débat dans une crise d'épilepsie nette-
ment caractérisée, voilà qui suffirait à démontrer la « géniahté » de
l'auteur du Misogallo!
Cette crise fut unique dans la vie d'Alfleri : nouvelle, éclatante
confirmation de la « doctrine lombrosienne ! » Car l'épilepsie du poète,
comme bien on pense, ne pouvait pas guérir : elle s'est simplement mo-
difiée, après le grand accès de 1773, et au lieu de reparaître sous la
forme d'un tremblement nerveux, elle a pris désormais la forme du
génie. « La maladie de 1773 eut vraiment pour résultat de constituer
Vêtre poétique du jeune homme : et la façon dont il composa sa Cleo-
pâtre, peu de temps après, ne peut s'expliquer que si l'on admet, avec
Lombroso, non seulement une correspondance entre le génie et l'épi-
lepsie, mais l'équivalence de l'impulsion géniale et de l'accès épilep-
tique. » La façon dont Alfieri composa sa Cléopât7'e est en effet assez
bizarre : « Cloué des semaines entières au chevet de ma maîtresse
malade, j'essayais vainement de tous les moyens pour tuer le temps,
jusqu'à ce qu'un jour, à force d'ennui, je m'emparai de cinq ou six
feuilles de papier et me mis, au hasard, sans aucun plan, à barbouiller
une scène d'une pièce que je ne sais si je dois appeler comédie ou tragé-
die. Puis ma maîtresse se rétablit, el moi, sans plus penser aux scènes
ridicules que j'avais écrites, je les plaçai sous un coussin de sa chaise
longue où elles restèrent une année entière sans que personne y tou-
4G8 REVUE DES DEUX MONDES.
chât. » La « génialité » du poète, pour ses débuts, n'avait produit que des
« scènes ridicules ; » mais on ne saurait exiger que l'épilepsie, d'un seul
coup, passât du tremblement nerveux à la création d'un chef-d'œuvre.
Et voilà, absolument, tout ce que M. Antonini a découvert de
« psycho-pathologique » dans la vie d'Alfieri. Tout au plus le portrait
du poète, peint par Xavier Fabre, et exposé aujourd'hui au Musée des
Offices, lui fournit-U encore l'occasion de constater qu'Alfieri « avait
le front légèrement hydrocéphalique » et que son visage « manquait
du type régional, » ce qui est un des symptômes constans de la génia-
lité, « ainsi que l'a démontré Lombroso par d'innombrables exem-
ples. » Et quant aux recherches de M. Cognetti de Martiis, leur prin-
cipal résultat est d'établir qu'Alfieri a eu, parmi ses ascendans, des
mihtaires, des hommes pohtiques, et même des lettrés, de sorte que la
forme géniale de la dégénérescence s'explique, chez lui, par l'hérédité.
Voilà donc comment l'étude de la vie et du caractère de Victor
Alfieri « apporte une confirmation décisive à la doctrine lombrosienne
de la psychose du génie! »Et voilà comment « tous les hommes de gé-
nie, considérés tour à tour avec une attention continue, se trouvent
avoir été des malades, ce qui prouve bien qu'entre le génie et la mala-
die existe un hen essentiel et profond ! » S'obstinera-t-on, dans ces
conditions, à ne pas vouloir prendre au sérieux la théorie de M. Lom-
broso, ou bien ne se décidera-t-on pas une bonne fois à reconnaître,
avec M. Antonini, que « c'est désormais enfoncer une porte ouverte
que de vouloir démontrer l'équivalence du génie et de l'épilepsie? »
). T. DE Wyzewa.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 novembre.
Peut-être n'est-il pas mauvais pour un pays, même au prix d'une
épreuve pénible, d'avoir l'occasion, ou plutôt l'obligation de faire un
retour sur soi-même et sur sa politique. La triste affaire de Fachoda
nous a imposé cette obligation, et nous serions malavisés de la lais-
ser échapper. Un simple incident a quelquefois des conséquences dis-
proportionnées avec son importance propre, et tel est sans doute le
cas de celui qui vient de prendre fm. Il a soulevé, non seulement en
France et en Angleterre, mais dans le monde entier, une émotion qui
n'est pas encore calmée. L'Angleterre n'a d'ailleurs rien fait pour qu'il
en fût autrement.
Il aurait été très facile de liquider à Tamiable cette très petite
affaire; mais elle ne l'a pas voulu. Dès la première conversation de
M. Delcassé avec sir Edmund Monson, ou de M. de Gourcel avec lord
Salisbury, notre intention d'évacuer Fachoda n'a pu faire pour elle
aucun doute. Nous lui demandions seulement d'y mettre, dans la forme,
quelques ménagemens, comme ne refusent jamais de le faire deux
nations amies, lorsqu'elles sont déjà d'accord sur le fond. Elle s'y est
refusée. La question s'est alors posée de savoir si cette attitude im-
prévue de sa part devait nous amener à. modifier la nôtre, celle que
nous avions adoptée après réflexion comme la plus conforme à nos
intérêts. Nous ne l'avons pas cru. Il y a quelques années, l'Allemagne
a failli avoir, à propos des îles Carolines, un conflit avec l'Espagne :
on se rappelle l'explosion de sentimens belliqueux qui s'est produite
dans toute la péninsule. M. de Bismarck a déclaré qu'en pareille occur-
rence, c'était le plus raisonnable, celui qui avait conservé tout son
sang-froid, qui devait céder. Il a cédé, et ni lui ni son pays n'en ont été
diminués. Les Carolines ne lui paraissaient pas valoir une guerre :
nous avons porté le même jugement sur Fachoda. L'Angleterre ne
l'ignorait pas : faut-il croire qu'elle ait tenu à se procurer l'apparence
d'un succès arraché de haute lutte? Étant donné l'état de l'opinion, cela
5;70 REVUE DES DEUX MONDES.
a'est pas impossible. Mais l'Angleterre a eu des vues plus profondes.
L'incident de Fachoda une fois vidé, elle a continué ses arméniens.
Lord Salisbury a expliqué que, lorsque des armemens étaient com-
mencés, on ne pouvait pas les arrêter ou les suspendre sur-le-champ.
Ces explications ont peut-être paru concluantes dans l'enceinte du
GuUd Hall; encore n'en sommes-nous pas bien sûrs; en tout cas, elles
a'ont pas conservé ce caractère au dehors. Non seulement on aurait
pu interrompre les armemens en vertu du vieil axiome : sublata
causa, tollitur effectus, mais rien n'aurait été plus simple. Il faut donc
croire, — en repoussant d'aUleurs toute idée d'une agression subite,
que nous regardons comme invraisemblable de la part d'une grande
Qation civilisée, — que l'Angleterre a voulu prolonger pendant
quelque temps encore l'effet d'intimidation qu'elle s'était proposé.
Mais pourquoi? Peut-être le discours du Guild Hall nous aidera-t-il
dans cette recherche.
Tout le monde sait que le banquet annuel du Lord-Maire a
dans les traditions de nos voisins une importance politique considé-
rable. C'est là que le Premier ministre de la reine a pris depuis quel-
ques années l'habitude d'établir en quelque sorte le bilan de l'année
écoulée, de marquer les étapes parcourues, et aussi d'indiquer celles
qui restent à franchir. Ces discours ferment une addition et en ou-
vrent une autre. L'addition, cette année, a été particulièrement satis-
faisante : la bataille d'Omdurman devait en grossir le total dans des
proportions exceptionnelles. Il semblait donc que la joie de l'Angleterre
aurait été complète, et que lord Salisbury l'aurait exprimée avec cha-
leur et confiance. Il y a des jours heureux dans la vie d'un peuple, et
généralement on en jouit sans arrière-pensée. Eh bien! non. Le dis-
cours de lord Salisbury est le plus pessimiste qu'un homme d'État
européen ait prononcé depuis un très grand nombre d'années. Il n'y
est question que des nuages qui s'amonceUent et des orages que, sans
doute, ils renferment. Lord Salisbury, de quelque côté qu'il se tourne,
n'aperçoit que des dangers, et nous serions encore plus alarmés de
ceux qu'il prédit pour demain, s'il n'avait pas si fort exagéré ceux
auxquels nous avons échappé hier. Il n'est pas jusqu'à l'entrée en
scène des États-Unis qui ne lui paraisse devoir jouer un rôle inquié-
tant en Asie, et même en Europe, où il annonce pour un avenir
prochain la probabilité de nouvelles complications. A la vérité, il ne
s'en effraie pas pour l'Angleterre; il croit même pouvoir dire dès
aujourd'hui qu'elle est appelée à en profiter; mais il ajoute, en termes
très clairs, que cette action de l'Amérique est vraisemblablement
REVUE. — CHRONIQUE. 471
appelée à s'exercer par la guerre. Il y a, à tout cela, des réserves et des
atténuations de forme ; les orateurs anglais sont passés maîtres dans
l'art de placer à côté d'une affirmation quelque chose qui ressemble
presque à une négation ; leurs phrases se balancent entre le pour et le
contre et le oui et le non, dans des conditions qui ne permettent à la
pensée de s'en échapper qu'à demi; mais cela suffit pour qu'on la re-
connaisse, quand elle est d'ailleurs aussi explicite que l'est en ce moment
celle de lord Salisbury. Comment pourrait-on s'y tromper lorsqu'on lit
dans le discours du Guild Hall des phrases comme celle-ci : « Nous
avons l'impression que des causes pouvant conduire à la guerre pré-
valent de tous côtés? » Et ces guerres risquent d'éclater avec la plus
tragique soudaineté. « Elles fondraient sur nous, dit lord Sahsbury,
sans avoir été annoncées, avec une rapidité effrayante. Un nuage de
tempêtes s'élève à l'horizon avec une promptitude qui défie tous les
calculs, et il se peut que, deux mois à peine après que vous aurez reçu
le premier avertissement, vous vous trouviez engagés dans une guerre
qui mettra votre existence en jeu. » Voilà un grave avertissement et,
bien qu'il s'adresse spécialement à l'Angleterre, il sera entendu encore
ailleurs.
Quant à savoir quelles sont ces causes de guerre auxquelles lord
Sahsbury fait allusion, son discours ne le dit pas, ou, s'U le dit, c'est
dans des termes dont il est difficile de préciser le sens exact. Il
constate qu'un certain nombre de gouvernemens dans le monde « sont
si mauvais qu'ils ne peuvent se maintenir, et qu'ils n'ont ni la force de
se défendre, ni l'affection de leurs sujets. » Plusieurs nations sont
tombées en décadence. Et il ajoute avec une étrange philosophie :
« Vous voyez, au moment où ce phénomène se produit, des voisins
poussés par un motif ou par un autre, soit par haute philanthropie,
soit par désir naturel de se créer un empire, toujours prêts ou disposés
à contester entre eux quel sera l'héritier de la nation qui déchoit. »
Nous avouons avec lord Salisbury que, parmi les motifs qu'il envi-
sage, U est parfois difficile de distinguer à leurs effets la haute philan-
thropie du simple et naturel désir de se créer un empire : aussi les
met-il sur le même plan. Quoi qu'il en soit, la guerre apparaît au bout
de toutes les avenues oii s'engage sa pensée, de toutes les périodes où
s'aventure sa phrase, et, après avoir dit qu'il est impossible de sus-
pendre des armemens commencés, il en donne cette autre raison,
beaucoup plus forte assurément, pour expliquer qu'on les continue.
C'est d'ailleurs ce que le duc de Devonshire, président du conseil privé,
disait le même jour à Easlbourne : « Tout le monde a compris que
472 REVUE DES DEUX MONDES.
la question de Fachoda n'était qu'un incident d'une question plus im-
portante. » Tout le monde l'a compris, certes ; seulement, on ne sait
pas encore quelle est la question plus générale qui est en cause, ou
du moins sur quels points particuliers l'intérêt immédiat portera et
s'accentuera.
Cette incertitude même contribue à nous inquiéter; et quand nous
parlons de nous, nous ne parlons pas seulement de la France; toutes
les nations dont la politique n'est pas étroitement confinée dans leurs
frontières doivent prendre pour elles le solennel Caveant consules! que
leur envoie lord Salisbury. Il les invite à des compétitions prochaines
autour de grands corps qui commencent à se décomposer, ou qui
achèvent de le faire. Quels sont-ils? C'est d'abord la malheureuse Es-
pagne : personne ne menace son existence continentale, mais il est
évident que sa puissance coloniale est finie. Nous aimons mieux ne
rien dire du Portugal. Mais sans doute les allusions de lord SaUsbury
portent encore sur l'Empire ottoman et sur la Chine; peut-être aussi
sur la Perse; et qui sait s'il n'a pas pensé au Maroc? Une fois entré
dans cette voie confuse, où l'esprit de conquête et la philanthropie
sont les guides des ambitions européennes, il est plus facile d'aller
très loin que de s'arrêter à mi-route. Sont-ce là les perspectives que
nous ouvre lord Salisbury? On pourrait le croire à lire son discours :
mais alors à quoi auraient servi tous les sacrifices qui ont été faits,
depuis quelques années, au maintien du concert européen?
Ce concert, dont lord Sahsbury a parlé auGuild Hall avec l'ironie
qui lui est familière, a eu effectivement bien des infirmités, et il a ma-
nifesté souvent une regrettable impuissance : toutefois il a eu un mé-
rite, qui a été de maintenir la paix. C'est pour cela qu'il lui sera beau-
coup pardonné. En revanche, l'humanité et l'histoire pardonneraient
difficilement à ceux qui, de propos délibéré, soit par ambition, soit
même par une prétendue philanthropie, compromettraient un bien si
précieux. Telle n'est pas, assurément, la pensée de lord Salisbury; il
n'a rien personnellement de l'homme de proie; ses aspirations ne sont
pas du côté de la guerre; il a même repoussé l'idée d'étabhr sur
l'Egypte le protectorat britannique, parce qu'on ne pourrait pas la
réaliser actuellement sans déchaîner ce fléau. Mais faut-U l'avouer? IVous
ne sommes pas sûrs que cet argument, si fort sur son esprit, l'ait été
au même degré sur celui d'un assez grand nombre de ses auditeurs ;
et ce doute est confirmé par la lecture des journaux anglais. Beaucoup
blâment lord Salisbury, et son discours, si alarmant qu'il ait été, n'est
pas allé au delà, mais est resté plutôt en deçà de l'opinion britannique.
REVUE. CHRONIQUE. 473
Nous avons déjà signalé à plus d'une reprise cette exaltation
croissante des esprits de l'autre côté du détroit. « La grande majo-
rité de l'opinion anglaise, a déclaré lord Salisburj^ abhorre la guerre. »
Nous voulons le croire; mais elle l'abhorrait, il y a quelques années
encore, d'une haine plus pratique. Elle avait confiance dans d'autres
moyens pour augmenter la puissance et la richesse de l'Angleterre. La
guerre restait à ses yeux cette dernière raison des peuples et des rois,
qu'on doit toujours tenir prête, mais à laquelle il ne faut pourtant re-
courir presque jamais. Dans ces temps, encore si rapprochés de nous,
un discours comme celui du Guild Hall aurait été impossible. Quand
on pense qu'aujourd'hui il a pu être prononcé, et qu'il Ta été précisé-
ment par lord Salisbury, on est bien forcé de reconnaître qu'il y a
quelque chose de changé dans l'esprit public. Et puisqu'on parle si
volontiers de nuages et de tempêtes, peut-être n'est-ce là qu'une bour-
rasque passagère; nous l'espérons même fermement; le ciel, un mo-
ment voilé, pourra se rasséréner; mais il est des avertissemens qu'on
serait coupable de négliger, et celui-là est du nombre. Nous avons à en
prendre notre part, bien qu'il ne s'applique pas seulement à nous, et
que l'incident de Fachoda semble un peu rapetissé dans le vaste ta-
bleau qu'a tracé lord Salisbury. Quoi qu'il en soit, après avoir examiné
la situation dans son ensemble, il faut reporter nos regards sur nous-
mêmes, scruter notre politique antérieure, et nous demander quelle
est celle que nous devons suivre désormais. Ici encore, par son dis-
cours, lord Salisbury peut faciliter nos recherches.
« Souvenons-nous, dit-il, que nous sommes une grande nation
coloniale et maritime. Il y a eu avant nous de grandes nations colo-
niales et maritimes. Quatre ou cinq d'entre elles sont tombées parce
qu'elles avaient des frontières terrestres par lesquelles l'ennemi a pu
s'approcher, et par lesquelles leur capitale a pu être frappée. » Cette
observation a une plus grande portée dans le fond que dans la forme.
Si on s'arrêtait à la forme, on se demanderait combien il peut rester
de grandes nations maritimes et commerciales, puisque quatre ou
cinq ont déjà cessé de l'être, et il faudrait conclure qu'il ne reste
que l'Angleterre. Cette conclusion serait pourtant excessive. L'An-
gleterre est la plus grande des nations commerciales et maritimes,
mais elle n'est pas la seule. Au surplus, il ne suffit pas qu'une nation
soit frappée dans sa capitale pour être perdue sans retour. Nous
sommes entrés pour notre compte dans presque toutes les capitales
de l'Europe, ce dont les pays envahis se sont parfaite Efient relevés.
A notre tour, notre capitale a été atteinte à trois reprises différentes,
474 REVUE DES DEUX MONDES.
en 18U, en 1815 et en 1871, et nous n'avons pas cessé pour cela d'être
une puissance maritime considérable. Notre expansion coloniale a
même pris, depuis nos derniers malheurs, un développement qu'elle
n'avait pas auparavant. Il n'en est pas moins vrai qu'une nation obli-
gée par sa situation géographique de faire front de divers côtés à la
fois est amenée à diviser ses forces. A ce point de vue, la situation de
l'Angleterre est heureuse et privilégiée entre toutes. Le ruban d'argent
qui l'enveloppe de toutes parts lui assure une inappréciable sécurité.
Toute sa défense peut être maritime. Il lui suffit, comme l'a justement
rappelé lord Salisbury, d'avoir une flotte pour défendre ses rivages, et,
si cette flotte est assez nombreuse, nul danger sérieux ne peut la me-
nacer. Nous, au contraire, si nous avons une longue étendue de côtes
à surveiller, nous avons aussi de longues frontières terrestres, et der-
rière ces frontières, cinq voisins immédiats, petits ou grands, que
nous ne pouvons ni oublier, ni négliger. La distance entre notre capi-
tale et notre frontière la plus exposée a été encore amoindrie en 1871.
Ce sont là des considérations dont nous devons tenir grand compte,
car si le danger maritime, si faible qu'il soit actuellement pour l'An-
gleterre, pourrait devenir contre elle un danger de mort, c'est le danger
terrestre qui le serait contre nous. Ayant affaire à une redoutable coali-
tion de grandes puissances, nous avons été réduits pendant de longues
années à nos seules forces pour y faire équilibre, et nous avons dû.
par conséquent consacrer la plus grande partie de nos ressources au
maintien et au développement de notre armée continentale. Depuis,
l'alliance que nous avons contractée a pu, dans une certaine mesure,
modifier cet état de choses ; mais ce serait une illusion de croire qu'il
a été profondément changé. Bon gré, mal gré, les conditions d'exis-
tence d'un peuple lui sont imposées par sa géographie ; il y a là une
fatalité à laquelle il ne peut pas échapper; il peut seulement en atté-
nuer les conséquences par une bonne politique. Mais est-ce une bonne
politique que de laisser subsister un double danger, l'un sur terre et
l'autre sur mer, et d'avoir l'ambition d'y faire face avec une égale effi-
cacité ? Quelle que soit notre puissance, elle s'affaiblit d'un côté de ce
qu'elle gagne de l'autre, et nous risquons, faute d'avoir fait un choix
et d'avoir su nous y tenir, de nous montrer insuffisans partout. C'est
une vérité qu'il serait inutile de nous déguiser plus longtemps, d'autant
plus que nous serions seuls à la méconnaître : le plus sage est de l'en-
visager résolument.
Cette vérité n'a d'ailleurs rien d'absolu. Les vérités pohtiques ont
rarement ce caractère, qui est celui de l'algèbre et de la géométrie.
REVUE. CHRONIQUE. 475
Les choses humaines conservent quelque chose de relatif. Nous
avons toujours été partisans d'une sage pohtique coloniale : une po-
litique coloniale peut être sage de notre part, si elle est contenue
dans de certaines limites. Elle peut même servir de preuve à notre
sagesse, si on y voit la marque de nos résolutions pacifiques, et c'est
bien ainsi qu'on l'a quelquefois jugée en Europe. Mais c'est là une
démonstration qu'il ne faut pas faire avec excès, car nous devons
garder la disponibilité de nos forces continentales, et rester prêts à
tout événement. Est-ce bien ce que nous avons fait? Non pas tou-
jours, assurément. Notre politique coloniale est plus d'une fois sortie
des bornes prudentes. Nos entreprises se sont succédé avec une rapidité
let multipliées avec une abondance inconsidérées. Nous en avons fait,
depuis quelques années, l'objet principal et presque exclusif de notre
politique extérieure, sans même avoir pris la peine de nous assurer l'in-
strument d'action qui nous aurait été le plus indispensable. Ce n'est
pas d'un ministère des Colonies que nous voulons parler, mais d'une
armée coloniale : nous avons fait le ministère, nous n'avons pas fait
l'armée, qui aurait peut-être été plus utile. Mais ce n'est là qu'un
détail dans l'ensemble. Lorsqu'on écrira l'histoire de notre politique
coloniale depuis en\dron dix-huit ans qu'elle est entrée dans sa pé-
riode active, on verra que nous avons commencé par l'entourer de
toutes les précautions possibles et que nous avons fini par les négliger
à peu près toutes. Nous avons débuté par la Tunisie, qui reste encore
notre chef-d'œuvre, bien que la conquête militaire ne se soit pas faite
sans quelques difficultés imprévues, et bien qu'elle nous ait pres-
que brouDlés avec l'Itahe : il a fallu longtemps pour effacer cette
impression à Rome, et peut-être y existe-t-elle encore. Mais, du moins,
nous a^'ions pris nos garanties du côté de l'Angleterre et de l'Alle-
magne, et tout le monde sait que nous sommes allés à Tunis avec le
consentement de la première et avec les encouragemens de la seconde.
Une entreprise ainsi préparée présentait le minimum d'inconvéniens
possible. Voilà ce que nous avons fait en 1880; depuis, nous avons
procédé autrement. Mais l'heure serait mal choisie pour énumérer les
fautes que nous avons pu commettre. La plus considérable peut-être
est d'avoir voulu trop faire en même temps. Si Paris avait été la Rome an-
tique, le temple de Janusne se serait pas fermé pendant plusieurs années
de suite. Nos guerres coloniales étaient de petites guerres sans doute,
mais elles étaient continuelles. Après la Tunisie, l'Annam et le Tonkin;
puis nous avons établi notre protectorat sur le Cambodge ; puis sont
venues les difficultés du Laos et du Siam; puis nous avons eu Mada-
476 REVUE DES DEUX MONDES.
gascar; puis le Dahomey, sans parler de nos expéditions éternelles
dans le Haut Sénégal ; puis le Congo ; puis le Niger. Nous en oublions
sans doute. La somme d'énergie dépensée dans toutes ces entreprises
est extraordinaire : les résultats ont-ils été en proportion de l'effort
accompli? Oui, peut-être, si on se contente de mesurer l'étendue des
territoires passés sous notre domination; non, certainement, s'il s'agit
du parti que nous avons su en tirer. Notre colonisation est restée plus
militaire que commerciale. Le pays avait le sentiment qu'il s'étendait
sans se fortifier, et surtout sans s'enrichir. Mais il subissait une sorte
d'entraînement, contre lequel U protestait quelquefois, pour finir tou-
jours par y céder. L'attitude des Chambres, et du gouvernement de-
vant elles, est à cet égard significative. Le gouvernement ne pronon-
çait pas un discours sans promettre de ne pas aller plus loin; notre
domaine colonial était complet, disait-il, et n'avait plus besoin que
d'être bien administré : c'est à quoi on allait procéder. Et, quand le
gouvernement tenait ce langage, il était couvert d'applaudissemens.
Puis, lorsqu'il manquait à sa promesse, et que, en invoquant l'hon-
neur du drapeau ou quelque grand intérêt national, il demandait la
confiance du Parlement, celui-ci l'applaudissait encore et lui donnait
tout ce qu'il voulait. Combien de fois n'avons-nous pas vu les choses
se passer ainsi? La politique coloniale semblait obéir à une poussée
qui venait on ne sait d'où, beaucoup plus du hasard assurément que
d'une pensée politique, calculée etréflécliie. Il fallait faire un second pas
parce qu'on en avait fait un premier, sans que personne pût dire com-
ment le premier s'était fait. Le malheur de cette politique, si c'en est
une, est d'abord que nous sommes devenus vulnérables sur un très
grand nombre de points à travers le monde, et le second est que nous
avons provoqué contre nous des susceptibilités de plus en plus vives,
dont la dernière manifestation pèse aujourd'hui si péniblement sur
nous. Il était facile à un observateur attentif de voir venir le danger;
tout le monde pourtant en a paru surpris.
Nous voulons, au surplus, parler le moins possible de Fachoda. La
Chambre des députés s'est tue sur la question, et elle a bien fait : il y
a de certaines obligations qu'il vaut mieux accomplir dans le silence.
En ce moment, les récriminations manqueraient de dignité. Le gou-
vernement actuel n'avait d'ailleurs aucune responsabilité dans l'affaire.
Si nous voulions rechercher les responsabilités premières, peut-être ne
les retrouverions-nous pas facilement, et d'ailleurs que nous servirait-
il de les attribuer à celui-ci ou à celui-là? C'est notre politique géné-
rale qui est coupable. Il nous est difficile de croire que personne en
REVUE. — CHRONIQUE. 477
France ait pu avoir le projet, assurément peu sérieux, de reprendre de
biais la question d'Egypte, et, nayant pas pu la résoudre au Caire,
d'aller en chercher la solution à Fachoda. Ce mouvement tournant,
pratiqué sur un aussi long rayon et avec des forces aussi notoirement
insuffisantes, était condamné à un échec certain. Il est plus vraisem-
blable, comme notre gouvernement l'a d'ailleurs déclaré, que nous
avons voulu nous assurer un débouché sur le Nil, et y choisir un point
pour en faire le centre des intérêts français. Notre colonie du Congo
et du Haut Oubangui se serait trouvée ainsi en communication avec
un autre grand fleuve africain, le plus européanisé de tous, venant se
déverser dans la mer européenne par excellence.
A la supposer réalisable, cette pensée pouvait être intéressante;
mais, si on l'adoptait, il fallait renoncer à soutenir avec intransigeance
qu'en vertu des « droits dormans, » invoqués plus tard par lord Salis-
bury, tout le Soudan continuerait, quoi qu'il arrivât, d'appartenir à
l'Egypte et à la Porte. Si l'on croyait que ces droits pourraient être
utilement opposés à l'Angleterre, qui du reste s'en servait à son tour
ou les combattait suivant son intérêt du moment, on commettrait
une erreur un peu naïve : l'Angleterre devait passer à travers ces
prétendus obstacles comme à travers une toile d'araignée. La vérité
est qu'il aurait fallu grouper d'autres intérêts avec les nôtres sur le
Haut Nil, et établir entre eux une intime solidarité. Il y a eu un mo-
ment où cela n'était pas impossible. On était loin de la bataille d'Om-
durman, et l'Angleterre n'avait pas encore d'idées arrêtées sur ce
qu'elle ferait par la suite. Le roi du Congo a essayé alors de s'en-
tendre avec nous : il avait à la vérité des exigences qui n'étaient pas
toutes acceptables, mais ce n'était pas une raison pour les repousser
en bloc, et pour refuser a priori l'accord qu'il nous oiïVait. On l'a
fait pourtant, non seulement à cause des exigences auxquelles nous
faisons allusion et qui n'étaient sans doute pas irréductibles, mais
parce qu'il s'agissait, disait-on, d'occuper des territoires qui apparte-
naient au Khédive et au Sultan. C'était la pohtique du cliien du jardi-
nier, qui garde bravement contre les autres le potager de son maître,
sans d'ailleurs en profiter lui-même. Comment y avons-nous renoncé?
Comment, après avoir refusé de faire avec le roi Léopold un acte qui
nous paraissait illégitime et dangereux, l'avons-nous fait sans lui?
Comment, n'ayant pas voulu aller à deux à Fachoda, y sommes-nous
allés tout seuls? C'est ce que nous renonçons à expliquer. Si nous
avions été deux sur le Nil, nous aurions peut-être pu en appeler
d'autres. Les ambitions de l'Italie n'avaient même, en les envisageant
478 REVUE DES DEUX MONDES.
ainsi, rien qui dût nous déplaire. Lorsqu'on est en présence d'une très
grande puissance, il est de politique élémentaire de se mettre à plu-
sieurs pour lui faire équilibre. C'est ce que nous aurions peut-être pu
faire, à la condition de nous y prendre en temps opportun. L'Angle-
terre elle-même, à ce moment où tout était incertain, même dans son
esprit, et où elle n'avait pas encore accompli l'immense effort d'où elle
tire son droit actuel, n'aurait pas pu voir là un acte non amical. Sir
Edward Grey n'avait pas encore prononcé son fameux mot. Cette po-
litique n'était pas sans inconvéniens, mais elle avait des avantages :
ce n'est pas celle que nous avons suivie. Nous sommes allés sur le Nil
dans les conditions que l'on sait. Le commandant Marchand et ses
quelques compagnons ont déployé le plus admirable héroïsme, mais
le plus vain. Nous avons poursuivi un but mal défini avec des moyens
tout à fait impropres à l'atteindre. Il fallait ne rien faire, ou procéder
comme nous venons de le dire. Ne rien faire sur ce point aurait pu
nous permettre de porter notre effort sur un autre mieux choisi : agir
comme nous l'avons indiqué aurait pu nous permettre d'établir sur le
Nil un noyau d'intérêts européens. Nous n'avons fait ni l'un ni l'autre.
On peut malheureusement échouer, même dans une politique bien
combinée; mais on est sûr de le faire lorsque tous les élémens de
succès manquent à la fois.
Ce n'est pas là une excuse pour l'Angleterre. Nous n'a\ions eu
aucune intention agressive à son égard, et la faiblesse même de notre
action aurait dû la porter à nous traiter avec plus de ménagemens.
Elle a préféré profiter de la situation fausse où nous nous étions mis,
en même temps que de notre volonté déclarée de ne rien pousser à
l'extrême, pour nous infliger ce qu'elle regardait sans doute comme
une leçon. Y trouvera-t-elle elle-même grand profit? Rien n'est plus
douteux : elle n'aura que Fachoda, qu'elle aurait pu avoir à meilleur
compte. Mais il importe que, nous du moins, nous retirions de l'in-
cident tout l'enseignement qu'il comporte. L'incident, nous l'avons
dit, perd beaucoup de son importance après le discours de lord Salis-
bury. S'il s'agit de nous dans ce discours, il s'agit aussi de beaucoup
d'autres. Ces dangers de guerre que le ministre anglais aperçoit par-
tout à la fois ne viennent donc pas de nous seuls. Il y a là pour tout
le monde ample matière à réflexions. Le mal n'est peut-être pas aussi
grand que le croit l'orateur du Guild Hall. Nous ne dirons pas que la
guerre peut être évitée demain puisqu'elle l'a été hier, car nous ne
croyons pas qu'il y ait eu hier un vrai danger de guerre. L'exagération
même que lord Salisbury a donnée à un fait de portée médiocre per-
REVUE. CHRONIQUE. 479
met de penser qu'il exagère également les craintes que doit inspirer
l'avenir. Tout cela révèle seulement, de la part de l'Angleterre, un
état de nervosité, d'inquiétude, d'impatience, qui n'avait pas encore
pris ce degré d'acuité. Heureusement, toutes les autres puissances, sans
exception, ont conservé leur sang-froid, et dès lors les périls signalés
au banquet du Lord-Maire pourront une fois de plus être conjurés.
Mais nous devons, nous,prendi'e parti entre les politiques diverses
qui s'offrent à notre choix : les suivre toutes en même temps serait
le plus sûr moyen de n'aboutir dans aucune. Quelle que soit d'ailleurs
notre préférence pour celle-ci ou pour celle-là, le moment est passé de
nous laisser aller au décousu qui a caractérisé jusqu'ici nos entre-
prises coloniales. Après avoir répété si souvent que nos ambitions étaient
satisfaites, que notre domaine était assez vaste, que notre expansion
au delà des mers avait atteint les limites que nous avions voulu lui
assigner, il serait temps de faire de cette affirmation une réalité. Nous
avons pris d'immenses territoires que personne ne nous dispute plus;
dans les uns, la pacification est complète, dans les autres, elle est tout
près de le devenir ; le jour est donc venu de mettre en valeur ce que
nous avons acquis, et nous aurons besoin pour cela d'un nombre
d'années d'autant plus grand que le véritable esprit colonial a grand
besoin d'être réveillé ou restauré chez nous. Nous avons l'habitude de
le confondre avec l'esprit de conquête, qui en est très différent. Les
héros ne nous manquent pas, et le commandant Marchand n'est pas
une exception en France ; ce qui est beaucoup plus rare, ce sont les
colons qui, sans la moindre idée de devenir fonctionnaires, vont dans
un pays lointain pour en exploiter les richesses naturelles et y faire
du commerce. Il faut les encourager et leur inspirer confiance, pro-
blème difficile pour nous, et qui est depuis longtemps résolu en An-
gleterre. Consacrons-lui les années qui vont suivre : personne alors ne
pourra nous considérer avec appréhension, et nous pourrons à notre
tour regarder les autres sans jalousie.
Cette pohtique réservée et prudente ne nous empochera pas de dé-
velopper notre puissance maritime, car de ce côté est l'avenir. Le dis-
cours de lord SaUsbury révèle une pensée qui est encore à l'état flot-
tant : il faut déterminer et préciser la nôtre. Il serait difficile de dire
ce que signifie exactement telle ou telle phrase d'une harangue qui
comporte deux ou trois acceptions différentes ; beaucoup de choses y
sont indiquées, que l'orateur a voulu laisser dans le vague; mais ce
vague même inquiète. On est plus rassurant lorsqu'on est rassuré. Le
ton de scepticisme qui règne dans tout son discours est assez habituel
480 REVUE DES DEUX MONDES.
à lord Salisbiiry, mais il y est de plus en plus accentué. Lorsque lord
Salisbury s'associe à une initiative quelconque, 11 semble que ce soit
pour la décourager. Que l'Italie, par exemple, émue de nombreux atten-
tats, propose de se mettre d'accord sur une législation internationale
en vue d'en prévenir le retour, lord Salisbury ne demande pas mieux que
de s'y prêter, mais il se hâte de dire que le succès lui paraît impos-
sible. Que l'empereur de Russie parle d'une conférence internationale
où l'on rechercherait les moyens d'arrêter le développement excessif
des armemens militaires, lord Salisbury applaudit et U déclare que
cette date sera très grande dans l'histoire, mais il s'empresse d'ajou-
ter que les circonstances les plus malencontreuses ont accompagné
la proposition russe et que le monde marche en sens inverse d'une
généreuse inspiration. Peut-être n'a-t-il pas tort, et n paraît devoir se
charger lui-même d'aider, dans un cas comme dans l'autre, à l'accom-
pUssement de ses prédictions. De tout cela il reste un discours morose,
ni satisfaisant, ni satisfait, où tout le monde peut se sentir plus ou
moins atteint, bien que personne n'y soit positivement "vdsé. Et l'An-
gleterre continue d'armer : simple expérience de mobilisation sans
doute, mais entourée de singuliers commentaires. ■;
Puisqu'il en est ainsi, et tout en évitant avec le plus grand soin ce
qui pourrait ser\dr de prétexte contre nous, nous devons veiller à
nos relations avec les puissances continentales et les resserrer autant
'que possible. Dans l'évolution qui emporte le monde, l'aspect des
choses change avec une rapidité inconnue jusqu'à ce jour : nous
devons pourtant nous astreindre, au moins pendant quelques années,
à une pohtique un peu stable, et lui consacrer la plus grande somme
de nos efforts. C'est le seul moyen de ne pas dépendre de tous les inci-
dens. Rien d'ailleurs ne saurait dispenser de ne pas créer ces incidens
soi-même, lorsqu'on n'a pas la résolution d'y faire face. M. Charles
Dupuy, dans la déclaration ministérielle qu'il a lue à la Chambre et
que celle-ci a approuvée, a dit qu'U convenait toujours de proportion-
ner l'effort à la valeur du but. Sans doute ; mais c'est au moment de
s'assigner un but, et non pas au moment d'accomplir l'effort pour
l'atteindre, qu'il faut méditer ce sage conseil.
Francis Charmes.
Le Direcieur-qéranty
F. Brunetière.
LA TERRE QUI MEURT
DEUXIEME PARTIE (1)
IV. — LE PREMIER LABOUR DE SEPTEMBRE
C'était le surlendemain du jour où Rousille avait vu les Mi-
chelonne, un lundi. La veille, des nuées d'orage, sorties de la
mer l'une après l'autre, de l'aube jusqu'au soir, avaient passé sur
le pays, et, comme des poches éventrées d'où le grain coule, avaient
versé leur pluie aux terres arides. Beaucoup de feuilles, celles
des hautes branches surtout, étaient tombées; les autres, encore
lourdes, restaient penchées. Un parfum de forêt mouillée s'élevait
vers le ciel calme et laiteux. Il ne faisait pas de brise ; aucun oiseau
ne chantait; la campagne semblait uniquement attentive aux der-
nières gouttes, formées pendant la nuit, et qui s'écrasaient au pied
des arbres, avec des vibrations de métal. Quelque chose avait dû
mourir, dont le monde demeurait accablé. Et, en effet, sur les
collines de Challans, au large de la Fromentière, le grincement
lointain d'une charrue, les appels d'un toucheur de bœufs, di-
saient le commencement des labours d'automne.
A la Fromenlière, Eléonore et Marie-Rose chauffaient le four
dans la boulangerie, qui se trouvait aux deux tiers de la maison
à gauche, et qui séparait leur chambre d'avec le réduit où couchait
François. La flamme jaillissait de l'ouverture en demi-cercle
béante au fond de la pièce; elle s'échappait en torsades lourdes,
en groupes de pétales rouges et redressés sur leurs tiges. Eléo-
(1) Voyez la Revue du 15 novembre 1898.
TOME CL. — 1898. 31
482 REVUE DES DEUX MONDES.
nore, debout, dans une robe de mauvaise indienne qui lui collait
à la peau, soulevait au bout d'une fourche en fer des bourrées
d' épines entassées à ses pieds, et les poussait dans le brasier.
Marie-Rose, affairée, sortait et revenait, apportant la pâte de pain
dans des corbeilles de paille. Elles ne se parlaient pas : depuis
longtemps l'intimité s'était relâchée entre les deux sœurs. Ce-
pendant, comme Eléonore se détournait, pour la dixième fois, vers
la porte, et semblait interroger la cour déserte :
— Qu'altends-tu donc, Lionore? demanda Rousille.
— Rien, répondit maussadement l'aînée : j'ai chaud, les yeux
me piquent.
Elle se mit aussitôt à séparer les braises ardentes et à les ranger
en talus le long des bords du four. Quand ce fut fait :
— Aide-moi à enfourner, dit-elle.
Une à une, les mottes de pâte, marbrées de farine et de veines
craquelées, étaient versées par Rousille sur une large pelle plate,
qu'Eléonore glissait sur les carreaux brûlans, et retirait d'un coup
sec. Il y avait vingt mottes de douze livres, de quoi nourrir toute
la Fromentière et de quoi donner aux pauvres du lundi pendant
une quinzaine. La dernière venait d'être placée près de l'entrée,
quEléonore bouchait avec une plaque de tôle ; les deux sœurs
s'essuyaient les joues avec leurs manches ; une odeur de pain frais
s échappait par les fentes du four, quand une grosse voix rieuse
appela du dehors :
— Monsieur François Lumineau, c'est-il ici?
Un visiteur qu'on voyait assez souvent à la Fromentière de-
puis quelques mois, le facteur, tendait une lettre à en-tête im-
primé. Il ajouta pour plaisanter, pour dire quelque chose :
— Ça vient encore des chemins de fer de l'Etat, mam'selle
Lionore! On a donc des amis, là-bas?
— Merci, dit rapidement Eléonore, en prenant la lettre et en
la serrant dans la poche de son tablier ; je la remettrai au frère.
Il fait beau temps aujourd'hui pour courir?
— Mais oui, plus beau que pour chauffer le four, à ce que je
vois.
L'homme fit demi- tour sur ses souliers éculés, et, de son pas
sans élan, qui faisait sept lieues par jour pour trente sous,
s'éloigna.
Eléonore, appuyée contre la porte, ne s'occupait plus de lui.
Elle considérait, comme hypnotisée, la bordure de papier blanc
LA TERKE QUI MEURT. 483
qui dépassait l'ouverture de sa poche. Une émotion extraordi-
naire s'emparait d'elle. Ses paupières se gonflaient. La poitrine se
soulevait sous le corsage d'indienne taché de farine et de suie.
— Tu as des secrets, va, je sais bien, dit Marie-Rose un peu
derrière elle. Je ne te les demande pas; 'Je suis habituée, à la
maison, à être seule de mon espèce. Mais je vois tout de môme
bien des choses. Hier encore, après la messe, tu as été, avec Fran-
çois, lire un papier dans la ruelle de la Michelonne, et tu faisais
de grands gestes, pendant que je prenais l'argent... Oh! voilà que
tu pleures!... C'est si triste, Éléonore, de voir pleurer sa sœur...
sans comprendre... sans rien pouvoir lui dire !
La grande Eléonore, à la stupéfaction de Rousille, lui tendit
la main, en arrière, sans se détourner, et cette main tremblait.
Elle attira la petite sur son cœur qui battait follement. Pour la
première fois depuis des années, vaincue par l'émotion, elle posa
sa joue sur le front de Rousille, et, tout à coup, elle éclata en san-
glots.
— Oui, dit-elle, oui, il y a un secret, ma pauvre Rousille, un
si grand que je n'en aurai jamais deux pareils... Je ne peux pas
te le dire... Il est là dans la lettre... Mais c'est François qui doit
la lire d'abord, et puis le père... Dieu, que je suis malheureuse !
Rousille, tendrement, leva son visage tout contre le visage en
pleurs de l'aînée.
— Mais le secret, Lionore, ça ne regarde que François, n'est-
ce pas?
— Non, moi aussi, moi aussi! Oh! quand tu apprendras, Rou-
sille!... C'est François qui m'a décidée; il m'en a tant dit que j'ai
cédé... J'ai signé... à présent tout est fini... Cependant, s'il n'était
pas là, vois-tu, je sens que je ne pourrais pas, que je casserais le
marché, que je refuserais...
— Tu pars, Lionore? cria la petite en se reculant.
Elle ne reçut d'autre réponse que l'extrême pâleur de l'aînée.
— Tu pars! reprit-elle. Où vas-tu? Ne nous laisse pas!
Eléonore, d'abord stupéfaite, eut un geste de colère. Elle re-
poussa celle que, dans un moment de douleur, elle avait attirée.
— Tais-toi! fit-elle. Ne dis pas des mots pareils! Tu veux
donc nous vendre?
— Je n'en ai guère envie.
— Ils viennent!... Tu les as entendus!... Tu parles pour eux,
vendeuse de secrets !
484 REVUE DES DEUX MONDES.
— Mais non !
— Les voilà, écoute!
On entendait le pas assourdi des hommes, distans les uns des
autres, qui revenaient pour le repas de midi.
Eléonore, affolée, la voix coupée par l'émotion et devenue
presque suppliante, reprit :
— C'est Malhurin qui est devant... Pourvu qu'il n'ait pas
compris ce que tu as dit... Rousille, rien qu'à me voir il devinera
tout. . . Je ne peux pas retourner à la maison avec des yeux comme
ça, tout rouges... vas-y à ma place... va tre)nper la soupe... j irai
dans un moment avec vous...
Les hommes rentraient, ils marchaient comme à l'ordinaire,
sans se hâter, et François seul pouvait pressentir la nouvelle qui
les attendait. La chaleur avait séché les herbes et les feuilles. Le
jour voilé était d'une douceur pénétrante. Des linots, en vols
bondissans, s'abattaient dans les charroyères où les chardons pen-
chaient, brisés par le pied des bètes. L'odeur du pain chaud
s'épandait autour de la ferme.
Et, réjoui par ce parfum de vie, le grand vieux métayer entra
dans la salle où Mathurin l'avait précédé. Quand elle les eut vus
disparaître, Eléonore, qui guettait à la porte de la boulangerie,
traversa la cour et rejoignit François dans l'étable. Celui-ci venait
de jeter à terre une lourde charge de maïs, et repliait la corde sur
son bras.
— Tiens! dit-elle. Ils te demandent ! Elle m'a brûlé le sang,
ta lettre !
Toute pâle encore, Eléonore tendait la lettre, et la regardait
passer de ses mains dans celle de l'autre, avec un respect craintif
de la destinée inconnue.
— Pour quand est-ce? dit-elle. Dépêche-toi!
Le gars, sans émotion apparente, essaya de sourire pour mar-
quer sa supériorité d'homme, déchira lentement l'enveloppe avec
ses gros doigts mouillés, lut, réfléchit un moment, et répondit :
— Allons, c'est pour demain!
— Demain, Jésus!
— Oui, je dois être à midi à la Roche, pour prendre mon ser-
vice dans les chemins de fer.
Eléonore se couvrit le visage des deux mains.
— Ah çà, ne me lâche pas, toi, maintenant! continua
l'homme. Est-ce que tu veux me lâcher?
LA TERRE ni I MEURT. 485
— Non, François, mais partir demain... demain!
— Pas demain, ce soir, tout à l'heure... Fallait bien t'y
attendre. Voilà deux mois que tu es engagée avec le cafetier de la
rue Neuve. As- tu signé le bail, oui ou non?
— Oui.
— M'as-tu promis de tenir mon ménage?
— Oui, François.
— Quand tu me demandais de te trouver une bonne place
aussi, à la Roche, j'ai bien voulu m'occuper de toi, tnais à condi-
tion que tu ferais mon ménage. J'ai besoin de quelqu'un, moi! Et
tu ne veux plus venir à présent?
— Je ne dis pas...
— Eh bien! je dirai au père, moi, tout à l'heure, ce que tu
m'avais promis. Reste donc : ils te feront une jolie vie à la Fro-
mentière, quand je serai parti; sans parler du procès que
l'homme de la Roche commencera tout de suite, tu entends, tout
de suite, si tu refuses de prendre le débit que tu as loué! Reste!
Moi, je m'en vas!
Elle enleva les mains de dessus sa figure, et, toujours do-
minée par l'impression du moment :
— J'irai, dit-elle ; quand tu voudras, je serai prête; seulement
je ne pourrais pas t'entendre parler au père; ne lui parle pas de-
vant moi...
Elle quitta en hâte l'étable, et rentra dans la salle pour servir
le dîner, tandis que François donnait à ses bœufs leur ration de
fourrage et s'attardait à ce travail.
Toussaint Lumineau causait tranquillement avec Mathurin.
Assis côte à côte devant la table et regardant fumer leur assiette
de soupe, ils devisaient du nouveau valet qu'il faudrait embau-
cher prochainement.
— Je l'embaucherai à la foire de Challans, disait le père.
— C'est trop tard.
— Nous ferons de notre mieux jusque-là, mon garçon. Je le
prendrai fort, je choisirai un valet du pays.
— Oui, pas un Boquin surtout! On les connaît!
Toussaint Lumineau hocha la tête, et dit doucement :
— Ne lui fais pas injure, Mathurin. J'ai renvoyé Jean Nesmy,
et j'ai eu raison. Mais, pour le travail, il n"y avait que de bonnes
choses à dire de lui. Ça travaillait honnêtement. Ça aimait la
terre, tandis que d'autres...
486 REVUE DES DEUX MONDES.
La petite Rousille écoutait, les yeux baissés, comme une
statue, près de la fenêtre. François entra.
— Tandis que d'autres, continua le père en élevant un peu la
voix, n'ont pas assez de vaillance, tout à fait. N'est-ce pas, mon
François?
Le fils blond et rose haussa les épaules en s'asseyant.
— C'est trop dur, dit-il. Depuis que je suis revenu, je ne puis
plus m'y refaire à ce métier-là.
— Ah! moitié de paysan, cria Mathurin, tu n'as pas honte?
Moi, si je pouvais marcher, le père n'aurait pas même besoin d'un
valet. Regarde ces bras-là !
Et il tendait ses bras, dont les muscles saillaient sous l'étoffe
de la veste, comme des nœuds de chêne emprisonnés dans
l'écorce. Et le sang lui montait au visage, et gonflait jusqu'aux
veines et aux glandes de ses yeux.
— Pauvre gars! dit le père en lui touchant la main pour
l'abaisser; pauvre gars, je sais bien, ton malheur coûte cher à la
Fromentière...
Il ajouta, après un petit silence :
— Nous ferons tout de même de jolis labours, mes en fans,
avec François, et notre Driot, qui ne tardera guère, et le valet que
je prendrai... Pour aujourd'hui, j'ai idée d'attaquer la pièce de
la Cailleterie, qui n'a pas donné depuis deux ans. La pluie a dû
mollir la terre. La charrue mordra bien.
Eléonore, qui venait de pousser la porte de la décharge, s'ar-
rêta toute saisie, envoyant François remuer les lèvres comme s'il
voulait répondre et dire le secret. Mais aucun mot ne sortit plus
de la bouche du cadet tant que dura le repas.
Vers la fin, comme ils allaient se lever de table, Mathurin re-
garda le ciel par les vitres enfumées, et demanda :
— Père, emmenez-moi avec le harnais?
— Oui, bien sûr. Va quérir la voiture, Lionore ; et toi, François,
enjugue les bêtes.
Il était presque gai, le métayer de la Fromentière. Les en-
fans pensèrent qu'il avait l'esprit vers Driot, dont il disait le nom,
maintenant, plus de dix fois le jour. Mais ce n'était que le pre-
mier labour de la saison qui le rendait content.
Un quart d'heure plus tard, le père se passa autour du corps
la sangle attachée à l'étroite caisse de bois où l'infirme était as-
sis, et, comme on haie un bateau, il tira la charrette. Les
LA TERRE Qtl MEURT 487
bœufs marchaient devant, conduits par François. Ils montèrent
par le chemin où les pas de Jean Nesmy étaient encore marqués
dans la poussière. C'étaient quatre bœufs superbes précédés par
une jument grise, Noblet, Cavalier, Paladin et Matelot, tous de
même âge et de môme robe fauve, avec des cornes évasées,
l'échiné haute, l'allure lente et souple. Traînant sans peine
la charrue dont le soc était relevé, ils gravissaient la pente, et
quand une pousse de ronce, tendue en travers de la route, tentait
leur mufle baveux, ils ralentissaient ensemble l'effort, et la
chaîne de fer qui liait le premier couple au timon touchait terre
et sonnait. François, le long de leurs flancs, s'en allait, tout
sombre. Une pensée l'occupait, qui n'était point celle du travail
quotidien.
Ceux qui venaient derrière lui, le métayer et l'infirme, ne
parlaient pas davantage. Mais leur esprit demeurait enfermé dans
l'horizon qu'ils traversaient. Ils inspectaient avec le même amour
tranquille les fossés, les barrières, les coins de champ aperçus
au passage ; ils réfléchissaient aux mêmes choses simples et an-
ciennes, et en eux la méditation était le signe de la vocation, la
marque du glorieux état de ceux qui font vivre le monde. Quand
ils furent arrivés en haut de la butte, dans la pièce de la Caille-
terie, le père aida Mathurin à sortir de la voiture, et l'infirme s'as-
sit au pied d'un cormier dont les branches faisaient une ombre
fine sur le talus. Devant eux, la jachère descendait en courbe
régulière, hérissée d'herbes sèches et de fougères. Quatre haies
dessinaient et fermaient le rectangle. Par-dessus celle du bas, on
voyait les profondeurs du Marais, comme une plaine bleue sans
divisions. Et le père, ayant fait sauter la cheville qui retenait le
soc, rangea lui-même la charrue près de la haie de gauche, et la
mit en bonne place.
— Reste là au chaud, dit-il à Mathurin. Toi, François, conduis
bien droit tes bœufs. C'est un beau jour de labour. Ohé ! Noblet,
Cavalier, Paladin, Matelot !
Un coup de fouet fit plier les reins à la jument de flèche;
les quatre bœufs baissèrent les cornes et tendirent les jarrets ; le
soc, avec un bruit de faux qu'on aiguise, s'enfonça ; la terre s'ou-
vrit, brune, formant un haut remblai qui tremblait en montant
et croulait sur lui-même, comme les eaux divisées par l'étrave
d'un navire. Les bonnes bêtes allaient droit et sagement. Sous
leur peau plissée d'un frémissement régulier, les muscles se mou-
488 REVUE DES DEUX MONDES.
vaient sans plus de travail apparent que si elles eussent tiré une
charrette vide sur une route unie. Les herbes se couchaient, dé-
racinées: trèfles, folles avoines, plantains, phléoles, pimprenelles,
lotiers à fleurs jaunes déjà mêlées de gousses brunes, fougères qui
s'appuyaient sur leurs palmes pliées, comme de jeunes chênes
abattus. Une vapeur sortait du sol frais surpris par la chaleur du
jour. En avant, sous le pied des animaux, une poussière s'éle-
vait. L'attelage s'avançait dans une auréole rousse que traversaient
les mouches. Et Mathurin, à l'ombre du cormier, regardait des-
cendre avec envie le père, le frère, la jument grise, et les quatre
bœufs de chez lui dont la croupe diminuait sur la pente.
— François, disait le métayer, réjoui de sentir battre dans ses
mains les bras de la charrue, François, prends garde à Noblet
qui mollit! Touche Matelot!... La jument gagne à gauche!...
Veille, mon gars, tu as l'air endormi!
Le cadet, en effet, ne prenait aucun goûta conduire le harnais.
Il songeait qu'il fallait parler, et la peur de commencer lui tenait
le front baissé. Ils tournèrent au bas du champ, et remontèrent,
traçant un second sillon près du premier. Les cornes des bœufs,
l'aiguillon de François, commencèrent à reparaître au ras des
herbes qu'observait Mathurin. Celui-ci, pour saluer le retour du
harnais, se mit à « noter», à chanter, de toute sa voix, la lente
mélopée que chacun varie et termine comme il veut. Les notes
s'envolaient, puissantes, avec des fioritures d'un art ancien comme
le labour même. Elles soutenaient le pas des bêtes qui en con-
naissaient le rythme ; elles accompagnaient la plainte des roues
sur les moyeux; elles s'en allaient au loin, par-dessus les haies,
apprendre à ceux de la paroisse qui travaillaient dehors que la
charrue soulevait enfin la jachère, dans la Caillcterie des Lumi-
neau. Elles réjouissaient aussi le cœur du métayer. Mais François
demeurait sombre.
Quand Taitelage atteignit l'ombre du cormier :
— Père, dit Mathurin, vous ferez bien de replanter notre
vigne qui s'en va. Dès que Driot sera là, faudra nous y mettre.
Qu'en dites-vous ?
Car il avait toujours l'esprit en songerie vers l'avenir de la
Fromentière.
Le métayer arrêta les bœufs, leva son chapeau, et ses cheveux
apparurent tout fumans. Il sourit de contentement.
— Tu as de jolies idées, Mathurin; si le grain pousse bien
LA TERRE nUI MEURT. 489
dans la Cailleterie, foi de Lumincau, j'achète du plant pour
la vigne... J'ai espoir dans notre labour d'aujourd'hui... Allons,
cadet, range le harnais... Ménage ta jument qui a chaud, llatte-
la un peu, tiens-toi dans sa vue pour qu'elle aille plus sagement.
L'attelage repartit. Une lumière ardente et voilée enveloppait
bètes et gens. Tous les flancs battaient. Les mouches criblaient
l'air. Des tourterelles, gorgées de remberge, se posaient dans les
ormes, fuyant les chaumes embrasés.
Comme l'infirme ne chantait plus, le métayer dit, vers la
moitié du champ :
— A ton tour de noter, François! Chante, mon garçon, ça
té jouira le cœur...
Le jeune homme continua une dizaine de pas, puis il essaya
de noter : « Oh ! oh 1 les valets, oh ! oh ! oh ! » Sa voix, qu'il avait
plus haute que Mathurin, fit dresser l'oreille des bœufs, et s'en
alla tremblante. Mais, tout à coup, elle s'arrêta, brisée par la peur
dont il n'était pas maître. Il se raidit, leva le menton vers le
Marais, s'efforça encore de chanter, et trois notes jaillirent. Puis
un sanglot termina la chanson, et, rouge de honte, le gars se
remit à marcher en silence, le visage tourné vers la jachère, de-
vant le vieux métayer qui, par-dessus la croupe des bœufs, le
regardait.
Pas un mot ne fut dit, de part ni d'autre, tant que le père n'eut
pas achevé le sillon. Alors, au bas du champ, Toussaint Lumineau
demanda, troublé jusqu'au fond de l'âme :
— Tu as du nouveau, François, qu'y a-t-il donc?
Ils étaient à trois pas de distance, le père au ras de la haie, le
fils de l'autre côté de l'attelage, à la tête des premiers bœufs.
— Il y a, père, que je m'en vais !
— Que dis-tu, François?... Le chaud du jour t'a touché l'es-
prit... Tu es malade?.,.
Mais il reconnut aussitôt, à l'expression des yeux de son fils,
qu'il se trompait, et qu'il y avait bien autre chose qu'un malaise :
un malheur. F'rançois s'était décidé à parler. Une main passée sur
l'échiné de Noblet, comme pour se retenir, si nerveux et enfiévré
qu'il fléchissait sur ses jambes, le regard dur et insolent, il cria :
— J'en ai assez! C'est fini!
— Assez de quoi, mon gars?
— Je ne veux plus remuer la terre, je ne veux plus soigner les
bêtes, je ne veux plus m'éreinter, à vingt-sept ans, pour gagner
490 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'argent qui passe à payer la ferme : voilà ! Je veux être mon
maître et gagner pour moi. Ils m'ont accepté dans les chemins
de fer. Je commence demain; demain, vous entendez?
Il élevait la voix dans une sorte de rage :
— Je suis nommé. Ce n'est pas à faire. C'est fait. J'emmène
avec moi Eléonore, qui fera mon ménage. Elle vient avec moi à
la Roche. Elle en a assez, elle aussi. Elle a trouvé une bonne place,
un débit où elle gagnera plus que chez vous. Au moins, elle pourra
se marier... Et on n'est pas de mauvais enfans pour ça. N'allez
pas le dire! Ne faites pas la figure que vous faites!... On a
accompli notre temps chez vous, mon père! On a patiente jus-
qu'au retour d'André... A présent qu'il revient, il peut bien vous
aider, lui : c'est son tour!
Le métayer était resté étourdi sous le coup. Il avait seulement
beaucoup pâli. Les dents serrées, touchant sa charrue d'un bras,
il demeurait sans parole, les yeux fixés sur François, comme sur
un être privé de raison. Les idées, lentement, avec leur douleur,
lui entraient dans l'âme.
— Mon François, ce que tu dis là ne se peut. Eléonore ne s'est
jamais plainte de son travail.
— Ah ! bien oui ; pas à vous !
— Toi, tu as toujours été bien aidé. Si je t'ai reproché des
fois ton nonchaloir, c'est que les années sont dures pour tous.
Mais, puisque je vais prendre un valet, puisque Driot nous arrive
dans quinze jours, ça fera quatre hommes, avec moi qui vaux
encore un peu. Tu ne pars pas, François?
— Si.
— Où. veux-tu être mieux que chez nous? Est-ce que le pain
t'a manqué?
— Non.
— Est-ce que je t'ai refusé des habits, ou seulement de l'argent
pour ton tabac?
— Non.
— François, c'est le cœur qui t'a changé, depuis le régiment.
— Ça se peut.
— Mais tu ne veux pas t'en aller, dis?
Le gars fouilla dans la doublure de sa veste, et tendit la lettre.
— C'est ])our demain midi, fit-il; si vous ne me croyez pas,
lisez!
Par-dessus la croupe du bœuf, le père étendit le bras. Mais il
LA TERRE QUI MEURT, 491
tremblait si fort qu'il tâtonnait pour saisir la lettre. Puis, quand
il l'eut entre les mains, dans un subit accès de révolte, au lieu de
l'ouvrir, il la froissa, la tordit, la rompit en miettes, la jeta sous
ses sabots, l'écrasa sur la terre molle.
— Tiens! cria-t-il, il n'y a plus de lettre! Iras-tu encore?
— Ça n'empêchera rien, répondit François.
Il voulut passer devant le père et s'éloigner. Mais, sur ses
épaules, une main puissante s'abattit. Une voix commanda :
— Arrête ici !
Et le fils dut s'arrêter.
— Qui t'a engagé, François?
— Les chefs.
— Non, qui t'a conseillé? Tu n'as pas fait ça tout seul. Il y a eu
un monsieur, pour t'aider. Qui est-ce?
Le jeune homme hésita un instant, puis, se sentant prisonnier,
balbutia :
— M. Mefiray.
D'une poussée, le père le fit courir sur l'herbe.
— Sauve-toi, à présent! Attelle la Rousse à la carriole, et tout
de suite ! J'y vais, moi, chez le Meffray !...
Il avait crié cela dans sa colère.
Mais, quand il vit son fils lui obéir et prendre le chemin de la
métairie, quand il se trouva seul dans le bas de son champ, une
angoisse le saisit. Il avait toujours trouvé de l'aide dans les
circonstances difficiles de sa vie. Cette fois, surpris par le danger,
en plein travail de labour, il tourna lentement sur lui-même,
comme poussé par l'habitude, et chercha dans la campagne, aussi
loin que ses yeux pouvaient porter, un sauveur, un appui, quel-
qu'un qui défendît sa cause, et le conseillât. Ses bœufs au repos le
regardaient. Il aperçut d'abord, entre les arbres, le clocher de Sal-
lertaine. Mais il secoua la tête. Non, le curé n'y pouvait rien. Le
vieil et bon ami qu'il consultait volontiers, Toussaint Lumineau
le savait impuissant contre les hommes de la ville, les fonction-
naires, les administrations, contre tout l'inconnu immense qui
s'étendait autour de la paroisse. Son regard quitta l'église, ren-
contra des fermes et ne s'arrêta pas ; mais il s'arrêta un peu sur
les toits aigus de la Fromentière. Ah! le marquis, s'il avait été
là! Rien ne l'intimidait, lui, ni les galons, ni les titres, ni les pa-
roles que les pauvres ne comprennent pas. Et rien ne lui coûtait
non plus : il aurait fait le voyage de Paris pour empêcher un Ma-
492 BEVUE DES DEUX MONDES.
raîchin de partir. Hélas ! le château était vide. Plus de maîtres...
Le vieux métayer ramena ses yeux sur les deux sillons fraîche-
ment ouverts, qui montaient devant lui jusqu'au cormier, là-bas ;
alors il songea que Mathurin devait attendre et s'étonner, qu'il
fallait lui dire quelque chose et ne pas l'inquiéter.
— Ohé! cria-t-il, Lumineau!
Par-dessus la courbe du champ, dans l'air tranquille, une voix
répondit :
— Je suis toujours là. Vous ne remontez pas?
— Non. La chaîne du timon est cassée. Jemmène le harnais.
— Bien.
— Ne t'ennuie pas, Mathurin, je m'en vas par la coulée du
pré. Rousille viendra te chercher.
Il y avait, au bas du champ, une brèche bouchée avec des
fagots d'épines, qui donnait sur une mince bande de pré, et par
où on pouvait rentrer à la Fromentière. Le métayer, pour ne pas
être exposé aux questions de l'infirme, prit celte route, et, tou-
chant ses bœufs, revint à la ferme.
Au milieu de la cour, il aperçut la carriole attelée, près de
laquelle se tenait François en habits de dimanche.
— Attache les bœufs I dit-il rudement.
Puis, passant devant lui, ouvrant la porte de la maison, il
appela :
— Eléonore?
Rien ne répondit.
Il entra dans la salle, traversa la décharge, et trouva Rou-
sille.
— Où est ta sœur?
— Tout à l'heure, elle causait dans la cour avec François.
Faut-il la chercher?
— Non, ça suffit. Je la re verrai... Rousille, nous avons affaire
à Challans, moi et François. Nous reviendrons avant souper.
Toi, va quérir Mathurin, qui se languirait dans la Cailleterie, et
ramène -le.
Sans un mot de plus, le métayer gagna l'endroit de la cour où
attendait François. Il monta dans la carriole, fit signe à son fils
de monter à côté de lui, et, d'un coup de fouet, enleva la jument
qui n'était pas habituée à être menée durement. La Rousse partit
au galop.
u Qu'ont-ils donc à courir si vite? » pensèrent les rares témoins
LA TERRE QUI MEURT. 493
qui les virent passer sur la route, témoins auxquels rien n'échappe :
cabaretiers devant leurs portes ; chineurs longeant les sentes ;
paysans aux aguets, dresses entre deux souches : « Qu'ont-ils
donc? Le vieux Lumineau frappe la Rousse, comme un valet qui
a peur du maître, et il secoue les guides, et il ne dit rien à son
gars. » Le métayer s'exaltait, en effet, dans la méditation de son
chagrin. Sa colère grandissait. Il marmottait, entre ses dents, des
paroles qu'il allait dire à ce Meffray, et son bras, que démangeait
un besoin de lutte et de vengeance, fouettait la Rosisse. François,
au contraire, épuisé par l'effort qu'il avait fait, rendu à son apa-
thie naturelle, se laissait emporter vers la destinée, et regardait
la campagne sans aucune idée.
Ce fut lui qui descendit le premier sur la place de Ghallans,
près des Halles-Neuves, et attacha la jument à un anneau scellé
dans un des piliers. Puis il suivit le père qui tournait par une des
rues, à gauche, et s'arrêtait devant une maison étroite, neuve,
bâtie en tuffeaux et en briques. Une plaque de fonte, au-dessous
de la sonnette, portait: « Jules Meffray, ancien huissier, con-
seiller d'arrondissement. »
Le métayer sonna vigoureusement.
— Le patron est ici? demanda-t-il à la servante qui ouvrait.
La fille considéra ce paysan qui venait chez son maître en
vêtemens de travail tachés de boue, et qui n'avait pas l'air d'hu-
meur accommodante, à en juger par le ton des paroles et parla
couleur du regard. Elle répondit :
— Je crois que oui, qu'est-ce que vous lui voulez?
— Dites-lui que c'est Toussaint Lumineau, de la Fromen-
tière; qu'il se dépêche, je suis pressé !
Etonnée, n'osant faire entrer Lumineau dans la salle à manger
oii M. Meffray recevait d'ordinaire ses cliens, elle laissa le mé-
tayer et François dans le corridor tapissé de papier gris, au fond
duquel l'escalier tournait. En se retirant, elle ne regardait pas
François, dissimulé en arrière, honteux, mais seulement ce grand
vieux, dont les épaules touchaient presque aux deux murs et qui
se tenait si droit, le chapeau sur la tète, au-dessous de la lan-
terne en verre dépoli qu'on n'allumait jamais.
Peu d'instans après, la porte du jardin s'ouvrit; un homme
s'avança, de haute taille lui aussi, trop gros, vêtu d'un complet de
flanelle blanche et coiffé d'une casquette de même étoffe. Dans sa
figure rasée ses petits yeux papillotaient, gênés sans doute par la
494 REVUE DES DEUX MONDES.
brusque diminution de la lumière. C'était M. Meffray, le grand
électeur de Challans, demi-bourgeois ambitieux, animé d'une
haine secrète contre les paysans, et qui, sorti de leur race, vivant
à côté d'eux dans un bourg, n'avait cependant que l'intelligence
de leurs défauts, dont il usait. Averti de la façon dont Lumineau
s'était présenté, redoutant les scènes violentes, il sarrèta près de
la première marche de l'escalier, posa le coude sur la rampe,
porta trois doigts à sa casquette, et dit négligemment :
— On aurait dû vous faire entrer, métayer. Mais enfin, puisque
vous êtes pressé, paraît-il, nous pouvons causer ici. J'ai rendu
service à votre fils, est-ce à cause de cela que vous venez?
— Justement, dit Lumineau.
— Si je peux vous servir encore en quelque chose?
— Je veux garder mon gars, monsieur Meffray.
— Gomment, le garder ?
— Oui, que vous défassiez ce que vous avez fait.
— Mais, ça dépend de lui, métayer. As-tu reçu ta lettre de
convocation, François?
— Oui, monsieur.
— Si tu désires ne pas te rendre à ton poste, mon ami, les
candidats ne manquent pas pour te remplacer, tu sais. J'ai dix
autres demandes que j'aurais plus de raisons d'appuyer que je
n'en ai eu pour appuyer la tienne. Car, enfin, vous autres Lumi-
neau, vous n'êtes pas avec nous dans les élections. Renonces-tu?
— Non, monsieur.
— C'est moi qui ne veux pas qu'il parte, interrompit Toussaint
Lumineau. J'ai besoin de lui à la Fromentière.
— Mais il est majeur, métayer !
— Il est mon fils, monsieur Meffray! Il me doit son travail.
Mettez-vous à ma place, à moi qui suis vieux. Je comptais sur
lui pour lui laisser ma métairie, comme mon père me l'a laissée
à moi. Et il s'en va. Et il emmène ma fille avec lui. Je perds deux
enfans, et c'est par votre faute.
— Ah! pardon ! je n'ai pas été le trouver; il est venu.
— Mais sans vous il ne partait pas, ni Eléonore! Vous appelez
ça un service, monsieur Meffray? Est-ce que vous savez seule-
ment ce qui convient à François? L'avez-vous vu chez moi, pour
croire qu'il était malheureux? Monsieur Meffray, il faut me le
rendre !
— Arrangez-vous avec votre fils; ça ne me regarde plus.
LA TERRE QUI MEURT. 495
— Vous ne voulez pas aller parler à ceux qui ont embauché
mon enfant et casser le marché?
Toussaint Lumineau s'avança d'un pas, et, élevant la voix,
tendant le bras en avant pour mieux désigner l'homme :
— Alors, dit-il, vous avez fait plus de mal à mon fils dans un
jour que moi dans toute sa vie !
La lourde figure de M. M effray s'empourpra.
— Va-t'en, vieux chouan ! cria-t-il. Emmène ton fils! Deve-
nez ce que vous pourrez. Ah ! ces paysans ! Occupez-vous d'eux,
voilà comment ils vous remercient !
Le métayer n'eut pas l'air d'entendre. Il demeura immobile.
Mais ses yeux eurent une lueur ardente. Du fond de son cœur
douloureux, du fond de sa race catéchisée depuis des siècles, des
mots de croyant montèrent à ses lèvres.
— Vous répondrez d'eux ! dit-il.
— De quoi?
— Là où ils vont, ils se perdront tous les deux, monsieur
Meffray. Vous répondrez de leur salut éternel !
Gomme étourdi par cette phrase dont il n'avait jamais entendu
le son, le conseiller d'arrondissement ne répliqua pas. Il mit du
temps à comprendre une idée si différente de celles qui l'occu-
paient toujours. Puis il jeta un regard de mépris sur le grand
paysan debout à deux pas de lui, tourna sur ses talons, et, re-
gagnant la porte du jardin, murmura :
— Sauvage , va !
Toussaint Lumineau et son fils descendirent dans la rue. Ils
allèrent côte à côte, sans se parler, jusqu'à la carriole, qu'ils avaient
laissée sur la place. Là, le père détacha la jument, se tint près
du marchepied, et dit :
— Monte, François, et retournons chez nous !
Mais le jeune homme se recula.
— Non, dit-il, c'est fini ! Vous ne me ferez pas changer.
D'ailleurs, j'ai prévenu Lionore, qui doit être déjà partie de la
Fromentière. Vous ne la retrouverez plus.
Il avait quitté son chapeau pour l'adieu, et, gêné, il regardait
l'ancien, qui semblait près de défaillir, et qui, les yeux à moitié
fermés, s'appuyait au brancard.
Sous le couvert des Halles, il n'y avait personne. Quelques
femmes, dans les boutiques autour de la place, observaient né-
gligemment les deux hommes.
496 REVUE DES DEUX MONDES.
Après un moment, François se rapprocha un peu. Il tendit la
main, sans doute pour serrer, une dernière fois, celle du père.
Mais celui-ci, l'ayant vu, se ranima; d'un geste il lui défendit
d'avancer. Puis il sauta dans la carriole, et fouailla la Rousse,
qui se remit au galop.
V. — l'appel au MAITRE
Éléonore s'était laissé convaincre : elle avait fui. Cette fille,
molle et faible, écoutait trop Aolontiers, depuis des mois, cette
passion de paresse et de vanité que le père contrariait à la Fro-
mentière, et qui s'épanouirait librement, là-bas, à la ville. Ne
plus boulanger le pain, ne plus traire les vaches, être une demi
dame, porter des chapeaux à rubans,... pour des raisons pareilles,
elle s'en allait au hasard, n'ayant d'appui que son frère, qui serait
absent tout le jour. Elle cédait aussi par contagion d'exemple, par
ignorance de tout. Elle s'abandonnait à l'aventure, à l'habitation
dans un faubourg, aux familiarités des cliens de café, sans deviner
le péril, avec l'inconscience de la profonde campagne, qui ne con-
naît que ses propres misères.
La séparation était accomplie. Au moment où le métayer
partait, dans l'espoir de ressaisir encore ses enfans, Eléonore avait
rapidement quitté l'abri de la grange où elle s'était cachée, et,
malgré les supplications de Marie-Rose et de Mathurin lui-même,
elle avait assemblé, courant de chambre en chambre, les quelques
vêtemens et le peu de linge et d'objets qui lui appartenaient. A
toutes les prières de Rousille qui la suivait et la suppliait de rester,
à des questions beaucoup moins émues de Mathurin, elle répon-
dait : « C'est François qui l'a voulu, mes amis! Je ne sais pas
si je serai heureuse, mais il est trop tard maintenant, j'ai pro-
mis. » Et elle avait une si grande crainte de voir revenir le père,
qu'elle était comme folle de hâte. En peu de temps, elle avait
achevé son paquet, abandonné la Fromentière, gagné le chemin
creux où elle attendrait, blottie derrière les haies, le passage du
tramway à vapeur qui vient de Fromentine et conduit à Challans.
Là, elle devait retrouver François.
Il y avait de cela plusieurs heures.
Dans l'intervalle, le père était rentré, au galop de la Rousse.
« Éléonore? » avait-il crié. « Partiel » avait répondu Mathurin.
Alors, à demi fou de chagrin, jetant les guides sur le dos de la
LA TERRE QUI MEURT. 497
bête en sueur, le métayer, sans rien expliquer, s'était dirigé à
grands pas vers Sallertaine. Avait-il une dernière espérance, une
idée? Ou bien sa maison désertée lui faisait-elle peur ?
Il n'avait pas encore reparu . La nuit tombait. Une brume moite,
enveloppante et douce comme la mort, couvrait les terres, et
fouillait jusqu'aux fentes du sol. Dans la salle de la Fromentière,
devant le feu que personne n'attisait, devant la marmite qui
bouillait à peine avec un bruit de plainte, les deux seuls enfans
que possédât la ferme veillaient, mais combien différens ! Rou-
sille, nerveuse, brûlée de fièvre, ne pouvait tenir en place, et tan-
tôt se levait de sa chaise, joignait les mains et murmurait : « Mon
Dieu ! mon Dieu ! » tantôt allait jusqu'à la porte ouverte sur la
nuit. Là, frissonnante, elle se penchait dans l'air trouble et mêlé
d'ombre.
— Ecoute ! disait-elle.
L'infirme écoutait, et disait :
— C'est le biquier de Malabrit qui ramène son troupeau.
— Ecoute encore !
Des abois légers, lointains, portés dans le grand silence, ve-
naient mourir contre les murs.
— Je ne reconnais pas la voix de Bas-Rouge, reprenait
Mathurin.
Et, de quart d'heure en quart d'heure, un pas, un cri, un rou-
lement de voiture les mettait en alerte. Qu'attendaient-ils? Le père
qui ne rentrait pas. Mais, Rousille, plus jeune, plus croyante à
la vie, attendait aussi les autres, l'apparition de François ou
d'Eléonore, pas des deux, de l'un seulement, — était-ce trop? —
qui se repentait et qui revenait. Que ce serait bon ! Quelle ivresse
d'en revoir un ! Il semblait que l'autre aurait eu le droit de partir,
si l'un des deux reprenait sa place à la maison. La petite se sentait
soulevée au-dessus d'elle-même, par le devoir obscur, seule femme,
seule agissante, dans l'abandon de la Fromentière.
Mathurin, assis près du feu, les pieds enveloppés dans une
couverture, demeurait courbé, et la flamme rougissait sa barbe
que le menton écrasait contre sa poitrine. Depuis des heures, il
ne bougeait pas, il parlait le moins possible. Des larmes coulaient,
par momens, le long de ses joues. D'autres fois, Rousille, en le
regardant, s'étonnait de voir, dans cette physionomie absorbée
par le rêve, passer une espèce de sourire qu'elle ne comprenait
pas.
TOME CL. ~ 1898. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
L'horloge sonna neuf heures.
— Mathurin, dit la jeune fille, j'ai peur qu'il ne soit arrivé
malheur à notre père !
— Il raisonne de son chagrin avec le curé, peut-être, ou avec
le maire.
— Je me dis ça, mais tout de même, j'ai peur.
— C'est que tu n'as pas comme moi l'habitude d'attendre. Que
voudrais-tu faire ?
— Aller au-devant de lui, sur la route de Sallertaine.
— Va, si tu veux.
Rousille courut aussitôt dans sa chambre, et, à cause du brouil-
lard, prit sa cape de laine noire. Quand elle revint, pareille à une
petite religieuse, elle trouva Mathurin debout. Il avait rejeté la
couverture. Les béquilles étaient couchées à terre et, par un effort
de volonté, il se tenait presque droit, appuyé d'une main sur la
table, et de l'autre sur le dossier de la chaise. Il regarda sa sœur
avec un air d'orgueil et de souffrance domptée. La sueur perlait
sur son front.
— Rousille, dit-il, qu'est-ce que tu ferais, toi, si le père ne re-
venait pas?
— Oh ! ne dis pas ces choses-là, fit-elle, en se cachant les yeux
avec la main. Et ne reste pas comme ça sur tes jambes, tu me fais
mal !
— Eh bien ! moi, dit Mathurin gravement, je prendrais le
commandement ici. Je me sens de la force. Je sens que je
guérirai...
— Assieds-toi 1 assieds-toi, je t'en prie : tu vas tomber !
Mais il demeura debout tandis qu'elle gagnait la porte. A peine
avait-elle franchi le seuil, qu'elle entendit cette masse humaine
qui s'affaissait avec un gémissement. Elle se détourna. Elle vit que
l'infirme s'était rassis sur la chaise et qu'il se serrait à deux mains
la poitrine, où le cœur, sans doute, battait trop vite. Alors, sans
bruit, peureuse comme une chevrette qui se lève des fougères,
elle s'élança dans la cour, puis dans le chemin.
La lune naissante avait pâli la brume et l'avait diminuée. On
voyait loin déjà. Dans une heure, la nuit serait claire. Marie-Rose,
évitant les haies, suivait le milieu de la virette qui conduisait au
verger clos, puis au bord des prés. Elle courait presque. Elle avait
peur. Elle ne ralentit la marche qu'à la lisière du Marais, là
où le chemin, subitement élargi comme un petit fleuve côtier,
LA TEKRE QUI MEURT. 499
mêlait son herbe à l'herbe indéfinie. Alors, rassurée de se sen-
tir isolée dans la lumière, elle écouta. Où était le père? Elle es-
pérait entendre un pas de voyageur sur la route, ou bien l'aboi
du chien Bas-Rouge. Mais non : dans le paysage de brouillard et
de rêve qui se formait et se déformait incessamment devant elle,
parmi les clartés molles en mouvement, un seul bruit passait,
le roulement lointain de la mer contre les dunes de Vendée.
Elle allait tourner à droite, suivre l'étier, gagner le pont de
Sallertaine et les premières maisons amies, quand, un sifflement
bien connu, comme celui d'un vanneau, la rejoignit. Etait-ce pos-
sible ? Tout le sang de la petite lui reflua au cœur. Elle s'arrêta
court, de surprise et de ravissement. Elle n'eut pas la force de re-
garder derrière elle. Mais, immobile, elle écouta venir celui qu'elle
avait reconnu. Il venait, par le chemin qu'elle quittait, des der-
niers buissons de la Fromentière. Et, debout dans l'herbe, trem-
blante, elle sentit deux mains se poser sur ses épaules ; puis un
souffle passa dans l'aile droite de sa cape ; puis un homme se
planta lestement en face d'elle, et dit :
— C'est moi, Rousille! Vous n'avez pas peur?
Il était là, dans sa veste brune, un bâton à la main, fier de son
coup d'audace. Malgré son chagrin, Rousille ne put retenir un cri
de joie. Un sourire lui monta du cœur, comme une bulle d'air
qui traverse l'eau trouble, et que rien n'arrête plus, et qui s'épa-
nouit :
— Ah! que je suis contente! dit-elle.
Mais elle se reprit aussitôt :
— Non, j'ai tort de vous parler comme je fais. Vous ne savez
pas le malheur de chez nous : François est parti; Éléonore est
partie; je suis toute seule à la maison, et je cherche le père qui
n'est pas rentré... Je n'ai plus de temps pour vous, Jean Nesmy.
Ce serait mal!...
Il voyait à mesure le sourire s'effacer sur le visage de Rou-
sille, qui était en lumière. Et comme elle ramenait les bords de sa
cape, et les croisait sur sa poitrine pour se remettre en route, il
dit rapidement :
— Je sais tout, Rousille. Voilà trois jours que je demeure à
Challans, pour essayer de me placer pas trop loin d'ici. Et je n'ai
pas trouvé. Mais, ce soir, j'ai appris dans la ville le départ de
François. Tout le monde en parle, d'une manière ou d'une autre.
Moi, je suis accouru, sans me montrer. Je vous ai guettée dans le
SOO REVUE DES DEUX MONDES.
jardin, dans l'aire. Depuis le coucher du soleil, je vous ai entendue
pleurer. Mais je n'ai vu sortir que le métayer.
— Où est-il? A Sallertaine, n'est-ce pas?
— Non, il y est allé, puis il est revenu. J'étais caché ici près.
Il a passé où nous sommes, et il levait les bras, et il causait avec
lui-même, comme ceux qui ont l'esprit malade.
Elle demanda, effrayée :
— Il y a longtemps?
— Un quart d heure.
— Par où a-t-il pris?
Jean Nesmy étendit la main vers les terres fermes, et montra
les masses floconneuses de feuillages qui remontaient la pente, un
peu plus loin.
— Dans les allées du château, je crois bien. Il a passé l'écha-
lier à moins de cent mètres d'ici.
— Merci et adieu, Jean, il faut que j'aille!
Mais il lui prit la main, et, à son tour, il devint tout grave.
— Oui, dit-il, je comprends bien.., mais moi, vous ne m'aurez
plus tout à l'heure. Demain, je retourne dans le Bocage de chez
moi. Et je suis revenu pour savoir une chose de vous. Rousille,
qu'est-ce que je répondrai à la mère Nesmy, demain, quand elle
me demandera : « G'est-il bien vrai qu'elle t'a promis ses amitiés?
Quelle parole t'a-t-elle donnée en te quittant? Mon pauvre Jean,
les filles qui ont du cœur, quand elles voient s'éloigner leur bon
ami, elles lui laissent une parole qui est comme un anneau d'ac-
cordailles, et qui tient compagnie. Que t'a dit celle de la Fromen-
tière? » Si vous ne me dites rien, elle ne me croira pas!
La solitude claire les enveloppant, leurs ombres ne faisaient
qu'une tache dans l'herbe pâle. Rousille, triste, sous les yeux
ardens de son ami, répondit :
— Ne revenez pas avant que Driot se soit ^bien établi chez
nous. Dans plusieurs mois, vers la moitié de l'hiver, si les gens
d'ici qui vont à vos marchés rapportent qu'il travaille comme un
vrai métayer, et qu'il est vu dans les foires et dans les veillées,
surtout si l'on vous dit qu'il cause avec une fille de Sallertaine,
revenez parler à mon père. Mon père ne veut pas d'un Boquin
pour gendre. Mais si, moi, je ne veux pas d'autre mari que vous?
Si André parle pour moi? Est-ce qu'on sait? Le'père a dit de
bonnes choses de vous, après votre départ.
— Vraiment, Rousille? Lesquelles?
4
LA TERRE QUI MEURT. 501
— Non, pas maintenant: il faut que j'aille, adieu!
Il ôta son chapeau avec un joli geste de respect. Et il n'es-
saya pas de la retenir davantage. Déjà Rousille courait sur le
pré, tournant le dos à Sallertaine. Elle longeait les derniers buis-
sons des terres qui bordent le Marais. Sa cape flottait un peu,
noire dans la brume. Plus d'une minute après qu'elle eut disparu
par l'échalier, Jean Nesmy demeura immobile, en ce même endroit
de la rive où, pour lui, les mots qu'elle avait dits étaient encore
vivans. Puis, lentement, comme ceux qui apprennent par cœur
et qui ne regardent point autour d'eux, il s'éloigna vers Saller-
taine, pour remonter de là vers Challans. Une joie chantait en lui.
Il se répétait : « A la moitié de l'hiver, si les gens d'ici qui vont à
vos marchés vous rapportent qu'il travaille comme un vrai mé-
tayer, revenez... »
La seule chose qu'il vit jusqu'à Challans, c'est qu'à la pointe
des saules, les feuilles étaient jaunies déjà, et clairsemées.
Rousille avait pénétré, par la brèche, dans un champ de
chaume, et de là dans une étroite bande de taillis. En mettant
le pied sur le sable d'une allée, elle s'arrêta, prise de peur
dans cette solitude, ressaisie également par le respect instinctif
du domaine seigneurial, où les Lumineau, même aujourd'hui,
n'entraient que bien rarement, de crainte de déplaire au mar-
quis. C'était la lisière du parc. De toutes parts, devant Rousille,
des pelouses montaient, éclairées par la lune, paisibles, et où
dormait, en îles rondes et décroissantes, l'ombre bleue des
futaies. L'avenue tournait au milieu d'elles. Tantôt dans la lu-
mière et tantôt dans les bois, Rousille se mit à la suivre, l'œil
aux aguets, le cœur battant. Elle cherchait des traces de pas sur le
sable, elle essayait de voir dans l'épaisseur des fourrés. Etait-ce le
père, là-bas, cette forme sombre, le long des gaulis? Non, ce
n'était qu'un pieu de clôture vêtu de ronces. Partout des épines,
des racines, des branches mortes, des touffes d'herbe dans les
allées. Comme l'abandon avait grandi avec les années! Plus de
maîtres, plus de vie, plus rien. Rousille sentait, en avançant,
s'aviver en elle la peine de la fuite d'Eléonore et de François.
Eux aussi, sans doute, ils ne reviendraient pas au pays. Elle avait
moins de peur et plus de chagrin... Tout à coup, au détour d'un
massif de cèdres, le château surgit avec son haut corps de logis,
ses tourelles d'angle, ses toits aigus, dont les girouettes, immo-
bilisées par la rouille, marquaient le vent d'autrefois. Des chouettes
502 REVUE DES DEUX MONDES.
en chasse enveloppaient les pignons de leur vol muet. Les fenêtres
étaient closes. Sur les volets du rez-de-chaussée, on avait naême
cloué des voliges en croix.
Si anxieuse qu'elle fût, la jeune fille ne put se défendre de
considérer un moment cette façade morne, rayée par les pluies
d'hiver, grise déjà comme une ruine. Et, tandis qu'elle se tenait là,
devant le perron, sur le large espace découvert où tournaient jadis
les voitures, elle entendit un murmure lointain de paroles. Elle
n'hésita pas : « C'est le père! » pensa-t-elle.
Il était assis à une centaine de mètres du château, à la moitié
de la courbe d'un massif de bouleaux, sur un banc que Rousille
connaissait bien, et, qu'on appelait, dans le pays, le banc de la
marquise. Plié en deux, la tête appuyée sur ses deux poings, il
regardait le château et les futaies inégales qui dévalaient la pente
vers le Marais. Rousille s'approchait de lui, en longeant le massif,
et il ne la voyait pas. Elle s'approchait et elle entendait les sanglots
de celui qui pleurait ses deux enfans. Elle commençait à distinguer
deux mots qu'il répétait comme un refrain : a Monsieur le mar-
quis! monsieur le marquis! »
Et, pendant qu'elle se hâtait, sur l'herbe qui la portait sans
bruit, la petite Rousille eut l'affreuse pensée que son père était
devenu fou.
Non, il ne l'était pas. La douleur, la fatigue d'errer, la faim
qu'il ne sentait pas, avaient seulement exalté son esprit. N'ayant
rencontré d'aide et d'appui nulle part, désespéré, il était revenu
là, par instinct et par habitude, près de la porte du château où,
tant de fois, il avait frappé avec assurance. Le temps avait dis-
paru pour lui. Le métayer se plaignait tout haut au maître qui
n'était plus là : « Monsieur le marquis! monsieur le marquis! »
La jeune fille rejeta en arrière le capuchon qui lui couvrait la
tête, et, debout, à deux pas de son père, elle dit très doucement
pour ne pas l'effrayer :
— Père, c'est Rousille... Je vous cherche depuis une heure.
Père, il est tard, venez!
Il tressaillit, et la regarda avec des yeux qui ne pensaient pas,
et qui rêvaient encore.
— Figure-toi, répondit-il, que le marquis n'est pas là, Rou-
sille! Ma maison s'en va, et il ne vient pas me défendre. Il aurait
dû revenir, puisque je suis dans la peine, n'est-ce pas?
— Sans doute, père, mais il ne sait pas, il est loin, à Paris.
LA TERRE QUI MEURT. o03
— Les autres, Rousille, ceux de Sallertaine, ne peuvent rien
pour moi, parce que ce sont des pauvres comme nous, des gens
qui n'ont de commandement que sur leur métairie. J'ai été chez
le maire, chez Guérineau, de la Pinçonnière, chez le Glorieux, de
la Terre Aymont. Ils m'ont renvoyé avec des paroles. Mais le
marquis, Rousille, quand il sera revenu? Quand il apprendra tout?
Ce sera peut-être demain?
— Peut-être.
— Alors, il ne voudra pas que je sois tout seul dans mon cha-
grin. Il m'aidera, il me rendra François; n'est-ce pas, petite, qu'il
me rendra François?
Il parlait haut. Les mots s'en allèrent frapper la façade du
château, qui les relança, plus doux, aux avenues, aux pelouses,
aux futaies, où ils se perdirent. La nuit, toute pure, les écouta
mourir, comme elle écoutait les frôlemens des bêtes dans les
buissons.
Rousille, voyant le père si troublé, s'assit près de lui, et lui
parla un peu de temps, tâchant de trouver une espérance, elle
qui n'en avait pas. Et, sans doute, une vertu apaisante, une force
consolatrice émanait d'elle. Rientôt il se leva, de lui-même, et
prit le bras de l'enfant, quand elle eut dit :
— A la maison, il y a Mathurin, mon père, qui vous attend.
Il considéra longtemps, attentivement, sa jolie petite Rousille,
toute pâlie par la fatigue et l'émotion.
— C'est vrai, répondit-il; il y a Mathurin; il faut aller.
Tous deux ils repassèrent devant la façade du château; ils
s'engagèrent dans l'allée qui menait aux communs, et, de là,
dans les champs de la ferme. A mesure qu'ils approchaient de la
Fromentière, Rousille sentait que le métayer reprenait la pleine
possession de lui-même. Quand ils furent dans la cour, elle dit,
dans un élan de pitié pour l'infirme :
— Mon père, Mathurin est bien malheureux aussi. Ne lui parlez
pas trop de votre peine.
Le métayer, dont le courage et la claire raison étaient res-
suscites, essuya ses yeux, et, précédant Rousille, poussant la porte
de la salle où l'infirme, étendu, songeait à côté de la chandelle
presque consumée :
— Mathurin, dit-il, mon enfant, ne te fais pas trop de peine...
Ils sont partis, mais notre Driot va revenir!
504 REVUE DES DEUX MONDES.
VI. — LE RETOUR DE DRIOT
« Notre Driot va revenir! «Pendant quinze jours, la Fromen-
tière vécut de ces mots-là. Le travail avait repris dès le lende-
main du malheur. Un valet de ferme, que le père avait embauché
à Saint-Jean-de-Mont, un grand tout sec, tout en jambes et les
hanches aussi plates que les joues, remplaçait Jean Nesmy, et
couchait dans la chambre au bout de l'étable. Marie-Rose faisait à
elle seule l'ouvrage que les deux sœurs se partageaient autrefois,
le ménage, la cuisine, le beurre, le pain. Elle se levait plus tôt,
et s'endormait plus tard. Sous sa coiffe, elle avait toujours
quelque idée qui l'empêchait de songer au passé, et elle montrait
en toute chose l'activité silencieuse que le métayer avait aimée
chez la vieille Luminette. Mathurin, lui-même, s'était offert à
panser les « agrouts, » c'est-à-dire la bande de dindons et de
canards, à demi sauvages, qui relevaient de la Fromenlière,
Chaque matin, il se traînait, portant un sac en bandoulière, jus-
qu'au bord du premier fossé du Marais. Là, dans l'eau peu pro-
fonde, à l'endroit le plus large où étaient attachées les deux
yoles de la métairie, il jetait sa charge de mauvais blé ou de
sarrasin. Et, à travers l'herbe des prés, les canards aux ailes
peintes de bleu, les canes grises marquées d'une double entaille
au côté droit du bec, — le signe de propriété des Lumineau, —
accouraient à la pâture, et se mettaient à plonger. L'infirme s'amu-
sait à les regarder, pendant des heures, puis il se glissait dans un
des bateaux, et, agenouillé ou assis, poussant la yole avec la
perche, s'essayait à retrouver ce coup de ningle, sûr et rapide,
qui l'avait rendu fameux, autrefois, parmi les yoleurs du pays.
Toussaint Lumineau se réjouissait de le' voir naviguer à
petite distance de la ferme, et se distraire l'esprit, croyait-il,
de l'éternel regret. Il disait : « Le voilà qui reprend goût au
yolage. Ça ne peut être que bon pour lui, et bon pour tous. »
Mais, surtout, il parlait avec Mathurin, avec Rousille, avec le
valet, avec les passans, avec ses bœufs parfois, et souvent même,
quand il était seul, il parlait avec lui-même de l'enfant qui ne
tarderait pas à revenir. C'était de l'aide qui arrivait, de la jeunesse
et de la joie qui rentraient dans la Fromenlière accablée. A table
on ne pouvait causer d'autre chose. « Plus que douze jours, plus
que dix, plus que sept ! »
LA TERRE QUI MEURT. 505
— J'irai le chercher jusqu'à Ghallans, disait Lumineau.
— Moi, disait Rousille, je lui ferai de la milière; il l'aimait
tant avant le service.
— Moi, disait Mathurin, la première fois qu'il ira en yole,
faire visite à un ami, je l'accompagnerai.
— Et ce qu'il nous racontera d'histoires! reprenait Rousille.
Déjà, pendant son congé, je me souviens, il en avait qui ne finis-
saient pas. Je n'aurai plus le temps de l'écouter, par exemple! Je
te le renverrai, Mathurin! Et ça changera la maison, quelqu'un
qui causera beaucoup!
Elle ajoutait, avec la gravité d'une personne chargée de veiller
aux dépenses :
— Ce qui nous changera aussi, père, ce sera d'acheter le
journal, le dimanche. Il n'y manquera pas. Il voudra savoir les
nouvelles, notre André.
— C'est jeune ! disait le père, pour l'excuser.
Et tout ce qu'aimait André Lumineau, tout ce qu'on se rappe-
lait de lui, tout ce qu'on espérait de son retour était indéfini-
ment répété par l'un ou par l'autre, dans la salle de la Fromen-
tière, où la caresse de pareils discours avait dû monter plus d'une
fois vers les poutres enfumées.
Cependant l'enfant dont ils s'occupaient tous n'avait été avisé
par personne du départ de François et d'Éléonore. Par paresse
d'écrire, mais surtout par pitié et pour le ménager, on lui avait
caché l'événement qui avait tout à coup diminué le nombre de
ceux qu'il allait retrouver. Car on ne savait comment il prendrait
l'absence de son frère préféré, de son ami d'enfance. Et c'étaient
là des choses qu'il valait mieux dire et expliquer doucement,
quand il serait dans le pays, dans la maison.
Bientôt une lettre arriva, timbrée d'Alger. Elle donnait, jour
par jour, les étapes du voyage. Sous les ormeaux de la Fromen-
tière, ces mots se succédèrent à vingt-quatre heures d'intervalle,
dits par l'un de ceux qui restaient et médités pieusement par
les autres : « Driot doit quitter Alger en ce moment-ci. — Driot
navigue sur la mer. — Driot prend le chemin de fer à Marseille.
— Mes enfans, le voilà en terre de France ! »
Donc, un matin qui était le dernier samedi de septembre,
Toussaint Lumineau versa double ration d'avoine à la Rousse, et
tira hors de la grange le tilbury dont la caisse et les roues étaient
peintes en rouge. C'était une relique de l'ancienne prospérité, ce
506 REVUE DES DEUX MONDES.
tilbury, et on le connaissait dans toute la contrée, aussi bien que
la tête ronde, les cheveux blancs, le regard clair de Toussaint
Lumineau. Celui-ci, en attelant sa jument, avait la mine si ré-
jouie que Rousille, qui ne le voyait plus rire depuis longtemps,
le regardait du seuil de la maison, et qu'elle se sentait prête à
pleurer, sans savoir pourquoi, comme si le printemps était
réapparu. Quand il eut bouclé la dernière courroie, il passa sa
belle veste à col droit, noua sur son gilet sa large ceinture bleue
des dimanches, et glissa dans sa poche deux cigares d'un sou,
une friandise dont il se privait, maintenant. Puis, il monta dans
la voiture, et, tout de suite :
— Hue, la Rousse!
Elle filait si grand train qu'un instant plus tard, sa têtière
ornée d'une rosette avait l'air d'un coquelicot emporté par le
vent, rasant les haies. Bas-Rouge était de la partie. Son maître
lui avait crié, dans le chemin : « Driot qui arrive, Bas-Rouge!
Viens au-devant! » Et la bête ébourifîée, de son petit galop de
loup déhanché, avait suivi la Rousse. Ils furent bientôt tous
rendus à Challans. Le métayer traversa les rues sans ralentir
Fallure. Au passage, il salua la patronne de Ihôtel des Voyageurs,
répondit au salut de quelques boutiquiers, en marquant bien, par
le peu d'ampleur de son coup de chapeau, toute la supériorité
d'un métayer sur un trafiquant, et, bien droit sur son siège, tout
fier, tendant les guides, s'éloigna vers la gare, qui est à un bon
kilomètre de la ville. Les gens, derrière lui, disaient : « Il va
chercher son gars ; cela se voit ! Lui qui a eu des malheurs, le
voilà pourtant qui a son lot de chance ! »
Comme la Rousse était vive, Lumineau descendit de voiture
dans la cour de la gare, et se tint à la tète de la jument. De là, il
voyait les rails fuyant vers la Roche, le chemin par où l'un de
ses fils était parti, par où l'autre, tout à l'heure, allait rentrer à
la Fromentière. Ce ne fut pas long. La locomotive se précipita
en sifflant. Le métayer luttait encore contre la jument effrayée
par le bruit, quand les premiers voyageurs sortirent : des bour-
geois de Challans, des marins en congé, des marchandes de pois-
son venant de Saint-Gilles ou des Sables, enfin un beau chas-
seur d'Afrique, mince, la chéchia sur l'oreille, les moustaches
blondes relev^ées, la musette bondée de choses, qui interrogea la
cour d'un coup d'oeil, eut un sourire, et accourut, les bras ou-
verts.
LA TEKRE QUI MEURT. 507
— Papa! Ah! quelle veine! c'est papa !
Quelques témoins, indiiVérens, virent deux hommes qui s'em-
brassaient devant tout le monde, et se serraient à s'étouffer.
— Mon Driot! disait le vieux. Que je suis content!
— Mais moi aussi, papa!
— Non, pas tant que moi! Si tu savais!
— Quoi donc?
— Je te raconterai ça. Mon Driot, que ça fait de bien de te
revoir !
Ils se séparèrent. Le jeune soldat rajusta sa cravate, assura
l'équilibre de sa chéchia qui tombait.
— En effet, dit-il, vous devez en avoir à me raconter, des
choses, depuis le temps? Des grandes peut-être? Vous me direz
tout peu à peu, à la Fromentière, en travaillant... Ça vaudra
mieux que les lettres, n'est-ce pas?
11 se mita rire, en redressant sa tête blonde.
Le père n'eut que la force de sourire. Puis, se rapprochant de
la voiture, montant à gauche, montant à droite, ils grimpèrent
dans le tilbury, d'un même élan, comme sïls avaient eu le même
âge.
— Laissez-moi conduire, demanda le fils.
Il prit les guides, et il fit claquer sa langue. La Rousse dressa
l'oreille, se cabra, mais pour jouer, pour montrer qu'elle recon-
naissait son jeune maître, et, allongeant le trot, la tête haute, les
yeux en feu, elle dépassa les deux omnibus vides qui avaient cou-
tume de lutter de vitesse en revenant à l'hôtel. Dans les rues,
ceux qui avaient déjà salué le métayer, et d'autres encore, atten-
daient le passage des deux hommes : des lingères qui lissaient le
linge en regardant dehors ; la petite modiste de Nantes qui s'ar-
rête au début de chaque saison, pour prendre les commandes des
dames de Ghallans; des marchands aux portes des boutiques; des
paysans attablés dans les salles d'auberge; tous amusés de voir
un soldat ou flattés d'avoir un signe d'amitié des Lumineau. Mais
la Rousse trottait si vite que le père n'avait pas le temps de se
recoiffer entre deux coups de chapeau. Des mots suivaient la voi-
ture dans le sillon d'air creusé par elle :
— C'est celui qui revient d'Afrique... Joli gars!... Ça lui va
bien, sa veste bleue. Et le vieux, ce qu'il est heureux!
Le métayer se serrait contre son gars reconquis. Lorsqu'ils
furent au milieu de la dernière rue, le long dune charmille qui
508 REVUE DES DEUX MONDES.
semait des feuilles sur la route, il enfonça ses gros doigts dans sa
poche, et poussa le coude de Driot, pour lui faire remarquer les deux
cigares d'un sou qu'il tenait entre le pouce et l'index. « Volon-
tiers ! » dit le jeune homme. Il alluma le cigare, en ralentissant
l'allure de la Rousse, puis, après quelques bouffées, comme les
talus fleuris d'ajoncs, les champs pierreux, les ormeaux avec leur
couronne commençaient à se montrer et l'enveloppaient de la
douceur des choses connues, Driot, jusque-là un peu silencieux
et fier à cause du monde, se mit à dire :
— Et tous ceux de chez nous, père, comment vont-ils?
Un pli profond rida le front du métayer, entre les sourcils.
Toussaint Lumineau se tourna un peu vers la campagne, troublé
d'avoir à annoncer le malheur, et plus encore par l'appréhension
de ce qu'allait penser le beau Driot.
— !Mon pauvre gars, dit-il, il n'y a chez nous que Mathurin et
Rousille.
— Et François, où est-il?
— Figure-toi... Tu ne t'attends pas à ce que je vais te dire...
Il a quitté la Fromentière, voilà quinze jours depuis hier, pour
entrer dans les chemins de fer, à la Roche... Eléonore est partie
avec lui... Il paraît qu'elle va tenir un café. Si tu crois!
— Vous les avez donc chassés? fit le jeune homme en reti-
rant son cigare de sa bouche et en fixant les yeux sur le père. Ils
ne sont pas si fous que de vous quitter pour ça?
Le père, en entendant ces mots-là, eut un frisson de joie : son
Driot le comprenait ; son Driot était avec lui. Et il dit, le regardant :
— Non, des paresseux tous les deux, qui veulent gagner de
l'argent sans rien faire... des ingrats qui laissent les vieux... Et
puis, tu sais que François aime s'amuser... Depuis le régiment, il
a toujours eu le goiit de la ville...
— Je le sais bien, et je comprends qu'on aime la ville, répon-
dit André, qui toucha la Rousse de la mèche du fouet,... mais
graisser des roues de wagon ou servir à boire... Enfin, chacun va
de son bord, en ce monde. Tant mieux s'ils réussissent... Seule-
ment je ne peux pas vous dire ce que ça me fait d'apprendre que
François est parti. Moi qui me réjouissais tant de travailler avec
lui!
Il demeura un peu de temps penché en avant, comme s'il ne
faisait attention qu'aux oreilles fines de la jument, qui remuaient,
puis il demanda, de sa voix caressante :
LA TERRE QUI MEURT. 509
— Il y a donc de la misère chez nous, père?
— Un peu, mon enfant. Mais il n'y en aura plus avec toi.
André ne répondit pas directement, ni tout de suite. Il cher-
chait à l'horizon un clocher d'ardoise et des sommets d'arbres,
encore difficiles à reconnaître. Il avait le cœur déjà à la maison.
— Au moins, dit-il, Rousille nous reste ! Elle était jolie déjà,
à mon dernier congé, et chatte, et décidée ! Vous ne sauriez
vous imaginer combien de fois, en Afrique, j'ai pensé à elle. Je
me faisais son portrait de mémoire. Est-elle toujours aussi ac-
corte?
— Elle n'est pas pour déplaire, dit le métayer.
— Et bonne fille, j'espère? En voilà une qui ne s'en ira pas
servir dans les auberges.
— Pour ça non.
Le beau soldat ralentissait l'allure de la jument, d'abord parce
que la route allait tourner et descendre, et aussi pour mieux voir,
dans le prolongement des terres en pente, le Marais de Vendée
qui s'ouvrait comme un golfe. Il n'était revenu qu'une fois au pays
dans ses trois années de service. Avec une émotion grandissante,
il observait les îlots de peupliers et les menus toits roses perdus
dans les espaces d'herbe. Son regard errait de l'un à l'autre. Ses
lèvres tremblaient en les nommant. Toute autre émotion se tai-
sait devant celle du retour.
— La Parée-du-Mont ! dit-il. Qu'est devenu l'aîné des
Ertus ?
— Peu de chose, mon gars : il est douanier.
— Et Guérineau, de la Pinçonnière, qui était au 32'' de
ligne ?
— Celui-là, il a fait comme François, il conduit les tramways
dans la ville de Nantes.
— Et Dominique Perrocheau, des Levrelles?
Le métayer leva les épaules, de déplaisir, car, vraiment, c'était
trop peu de chance, d'être obligé toujours de répondre : « En allé,
parti, traître au Marais ! » Il dut cependant avouer :
— Tu as appris sans doute qu'il avait gagné les galons d'or à
la fin de son premier congé. Alors il en a fait un second, et on
lui a donné une place, je ne sais pas où, dans les écritures du
gouvernement. Un tas de mauvais drôles, tous ces jeunes-là!
Des pas-grand'chose, mon Driot !
— Ah ! j'aperçois la Terre Aymont ! s'écria André. Elle me
510 REVDE DES DEUX MONDES.
paraît moins loin qu'autrefois. Je vois leur meule de foin. Dites-moi,
père, il y avait là deux de mes camarades, les fils de Massonneau
le Glorieux, l'un plus âgé que moi, l'autre plus jeune. Que font-ils?
Radieux, Toussaint Lumineau répondit :
— Tous deux cultivent ! L'aîné a exempté l'autre. Ce sont de
bons travailleurs qui ne craignent pas l'ouvrage. Tu les verras di-
manche à la messe de Sallertaine.
Le fils eut une pensée de soldat, légère, un rire sans malice :
— Ya falloir s'y remettre en effet, à aller à la messe. Là-bas,
la dévotion ne nous gênait guère. Souvent, le dimanche, les chefs
commandaient des revues. Ils ne font pas attention comme vous...
Mais, vous savez, père, je m'y remettrai bien, à la messe, même
à la grande... Ça n'est pas ça qui me coûtera.
— Quoi donc, mon gars ?
Ils se turent un moment l'un et l'autre. Le chemin tournait
encore, et laissait voir, à gauche, la Fromentière. D'un même mou-
vement, le père et le fils s'étaient dressés presque debout, et, se te-
nant d'une main au bord de la voiture, ils contemplaient le do-
maine. La Rousse trottait sans que personne s'occupât d'elle. Un
sentiment tendre, noble et cruel, pâlissait le visage de Driot. La
campagne accueillait son enfant. Pour lui, toute sa jeunesse éparse
dans les choses s'éveillait et parlait. Il n'y avait pas une motte de
terre qui ne lui criât bonjour, pas un ajonc de fossé, pas un orme
ébranché qui n'eût un regard ami. Mais tout lui rappelait aussi le
frère et la sœur qu'il ne retrouverait plus.
Sans distraire ses yeux de la Fromentière, il répondit après
un silence et sans nommer ceux auxquels il pensait :
— J'irai les voir à la Roche... bien sûr... Mais on n'est plus
tout à fait frères quand on n'est plus pays...
Un instant après, dans la cour, il enlevait à bout de bras la
petite Rousille accourue au-devant de lui ; il la regardait bien en
face, jusqu'au fond des yeux, en frère qui est devenu soupçon-
neux au régiment, et qui croit peu à la vertu des femmes; mais,
voyant que les yeux étaient francs et seulement un peu tristes, il
l'embrassa et la posa à terre.
— Tues toujours la même, sœur Rousille! C'est bien! Un
peu de peine tout de même d'avoir perdu Lionore?
— Tu vois ça?
— Parbleu ! Mais me voilà ! Nous lâcherons de vivre sans eux,
n'est-ce pas ?
LA TERRE QUI MEURT. 511
— El moi? dit une grosse voix.
Le soldat quitta Rousille et se porta au-devant de Mathurin
qui venait en traînant les jambes.
— Ne te dépêche pas, mon vieux! C'est à moi de courir : j'ai
de bonnes jambes !
Penché au-dessus des béquilles et caressant la tête fauve de
l'aîné, André ne trouvait pas un mot de réconfort. Lui qui sortait
de ces milieux militaires où tout était jeune, dispos, alerte, il ne
savait plus cacher son trouble et l'espèce d'horreur que lui faisait
l'infirmité de Mathurin. Cependant, pressé par le regard anxieux,
le regard du patient qui demandait : « Que penses-tu de moi ? toi
qui reviens, juge-moi : pourrai-je vivre ? » il finit par dire :
— Mon pauvre vieux, je suis bien content de te revoir aussi.
Alors, ça ne va pas plus mal ?
D'un coup d'épaule l'infirme l'écarta, mécontent.
— Ça va beaucoup mieux, répondit-il, tu verras. Je marche
plus facilement... Je me tiens debout comme il y a trois ans, quand
j'ai cru guérir... Et, pour commencer, j'irai demain avec vous à
la messe de Sallertaine.
Pour se dispenser de répondre, le soldat se détourna vers le
père, qui avait dételé la Rousse et s'avançait en se dandinant, la
figure épanouie, n'ayant d'yeux que pour son Driot retrouvé. L'un
près de l'autre, ils se dirigèrent vers la maison, ils entrèrent.
Mais c'était le métayer qui cédait le pas, lui qui suivait, en ce
jour de consolation. L'enfant reconquis allait devant, souple, cu-
rieux comme à une première visite, content d'être regardé et
écouté par les autres. Il ne s'asseyait point, et promenait de
chambre en chambre son uniforme bleu et rouge, si étrange
dans ce logis de semeurs de blé ; il faisait sonner ses mois pour
amuser la Fromentière ; il se heurtait volontairement aux angles,
pour sentir le cadre de vieilles pierres où il rentrait ; il ouvrait
la huche, se taillait un morceau de pain et y mordait, en disant :
« Meilleur que le pain d'Alger, mes amis! C'est de la fournée de
Rousille, pas vrai? Il est parfait. Nous aurons une bonne mé-
tayère. »
Toujours suivi de son père, de Mathurin et de Marie-Rose, iL
passa de la maison dans les étables et dans les granges.
— Voilà des bœufs que je ne connaissais pas, dit-il.
— Non, mon garçon, je les ai achetés, l'hiver passé, à la foire
de Reauvoir.
512 REVUE DES DEUX MOîSDES.
— Eh bien ! je parie qu'à leur figure je devine leur nom ! Ce-
lui-ci, le jaune, qui n'a pas l'air brave, c'est Noblet, et son com-
pagnon, le petit roux, c'est Matelot?
— Tout juste ! fit le père.
— Pour les autres, nos vieux bœufs, ils n'ont pas changé,
sauf qu'ils ont pris de la force et de la corne. La charrue, avec
eux, doit bien mordre. Bonjour, Paladin! Bonjour, Cavalier!
Les bonnes bêtes, couchées dans leur fumier, entendant cette
voix jeune qui leur parlait, allongeaient la tête, et, de leurs yeux
songeurs, suivaient André.
Un peu plus loin, il se baissa, et prit une poignée de fourrage
vert.
— Beau maïs pour la saison ! dit-il. Ça doit venir de nos
pièces du haut : de la Cailleterie?
— Non.
— De la Jobinière alors, où pas un grain ne se perd. En voilà
une jolie pièce !
Le père répondait pour ses bœufs, pour ses champs, pour
toutes choses, heureux parce que le dernier de ses fils, après trois
ans d'absence, aimait encore la terre.
Cependant le beau cavalier riait plus qu'il n'en avait envie, et
cachait les idées tristes qui lui traversaient l'esprit, au cours de sa
visite. Il fît semblant de ne pas voir, dans l'appentis, les pièges à
merles qu'avait construits François l'hiver passé. Plus loin, dans
l'aire, comme sur la barge de paille nouvelle, si longue et si bien
arrondie au sommet, il y avait un bouquet fané; il se pencha vers
Rousille et murmura :
— C'est encore François qui l'avait cueilli? J'ai une peine
que je n'aurais pas imaginée, Rousille, de ne plus retrouver
François. Ça me change la Fromentière.
Mais le père n'entendit rien. Il voyait l'enfant revenu, l'avenir
de la Fromentière assuré. Lorsqu'ils rentrèrent tous dans la salle
commune, il passa la main sur la veste bleue du chasseur d'Afrique,
et dit :
— Je t'aime bien comme ça, mais je parierais que tu ne serais
pas fâché de quitter tes bardes de militaire ?
— C'est vrai, papa, répondit André, riant de l'impropriété des
mots et de l'invitation déguisée du père. Je ne suis pas à la mode
de Sallerlaine : je vais m'y mettre.
Dans le fond du coffre, auprès du lit où il devait coucher le
LA TERRE QLI MEERT. 513
soir, dans la chambre la plus éloignée, là-bas, André prit un à
un les vetemens de travail serrés le jour du départ. Il mit une
coquetterie à relever sa moustache et le bord de son chapeau. Il
fleurit sa boutonnière d'un brin de jasmin qui pendait le long de
la fenêtre. Bientôt il retraversa la maison; il ouvrit la porte de
la cuisine; on vit se dresser, entre les vieux murs, le plus joli
Vendéen du Marais, svelte dans sa veste marquée de plis, blond
de cheveux, brun de visage, la mine heureuse de la joie des
autres.
— Oh ! mon Driot, dit le père, gaiement, te voilà tout à fait
revenu! Tu étais mon fils tout à l'heure, mais pas autant qu'à
présent !
Il ajouta :
— Viens boire avec nous ! Nous boirons à ta santé, pour que
tu restes à la Fromentière : car, moi, je vieillis vite, et tu me rem-
placeras.
Mathurin, qui était près de la table, avec le père, devint tout
sombre. Quand les verres furent remplis, il leva le sien avec les
autres, mais il ne le heurta point contre celui d'André.
Vn. — SUR LA PLACE DE l'ÉGLISE
Les cloches sonnaient la fin de la grand'messe. L'enfant de
chœur répondait : Deo gratias. Gomme aux jours de sa jeunesse,
comme aux dernières années du xii"^ siècle, où elle fut bâtie au
sommet de Tîlot de Sallertaine, la petite église, toute jaunie à
présent par les lichens et les giroflées de muraille, voyait la foule
de ses fidèles, vêtus de la même façon qu'autrefois, s'écouler dans
le même ordre, franchir les mômes porter Tormer sur la place
les mêmes groupes homogènes.
C'étaient d'abord les valets de ferme et les fils de métayers, qui
sortaient, par la porte de l'orient, du transept où ils avaient en-
tendu la messe, faisaient le tour du chœur, et allaient se masser
de l'autre côté, sur le passage des jeunes filles. Celles-ci, entre
les colonnes du portail, à l'occident, apparaissaient deux à deux,
se signaient en même temps, et s'avançaient les yeux baissés, re-
gardant la pointe de leurs sabots. Elles savaient qu'on étudiait
leur visage rose, leurs bandeaux bien lissés sous la pyramide de
mousseline, leurs bas fleuris sous la jupe courte, et la manière
dont elles marchaient, et celle dont elles croisaient les mains,
TOME CL. — 1898. 33
514 REVUE BES DEUX MONDES.
modestement, sur le tablier de soie. Le recueillement ne durait
qu'une vingtaine de pas. Elles se réunissaient un peu au delà des
hommes, près de la boutique des Michelonne. Et à leur tour elles
attendaient. Et c'étaient alors des yeux bien ouverts, des gris,
des bleus, des yeux qui n'avaient que la vie et d'autres où vivait
une pensée, des lèvres rieuses, un bonheur d'être, un caque-
tage comme celui des oiseaux en troupe qui reconnaissent un des
leurs.
Après elles, les métayers et leurs femmes, quelques veuves
que signalait le ruban de velours posé à plat sur le bord de la
coiffe, les gens rangés, les chefs, sortaient de la nef, et l'on voyait
beaucoup de figures graves, encore pénétrées par la prière qui
avait modelé leurs traits, et qu'elles semblaient continuer dehors,
comme des statues en marche. Il y avait beaucoup d'hommes de
haute taille, de mine fraîche et tranquille, les joues rasées sauf
une petite touffe de favoris le long de l'oreille. Tous portaient le
même costume de laine noire, la veste à col droit, le pantalon à
pont, relevé au-dessus de la cheville par un pli cousu, la cein-
ture verte ou bleue couvrant la moitié du gilet, le chapeau de
feutre rond galonné de velours. Ils se mêlaient aux jeunes gens,
et grossissaient les groupes qui se poussaient les uns les autres
et formaient maintenant, jusqu'au dernier contrefort du chœur,
une large bande sombre et mouvante.
Les matrones, au contraire, fendaient la foule et passaient.
Dans leurs jupes plissées, elles ressemblaient à des tours ornées
et pacifiques. A leur regard sans feu, à leur sourire bref quand
elles saluaient une connaissance du bourg, on jugeait que cha-
cune d'elles, revenue des curiosités et des griseries de la jeunesse,
n'avait plus de pensée que pour son lot de tendresse, d'inquié-
tude et de joie, qu'une motte verte du Marais suffisait à porter.
Elles causaient en marchant avec des métayères comme elles,
recrutaient l'une ou l'autre pour le retour, et, accompagnées,
droites et dignes, descendaient vers les routes de la plaine ou vers
le port des yoles.
Malgré leur départ, la place de l'église se remplissait de plus
en plus. C'était le rendez-vous dominical, le lieu où, depuis des
siècles, s'assemblaient les colons des terres marécageuses, où se
retrouvaient, pour un court moment, les prisonniers de l'étendue
coupée de fossés. Pour eux, l'assistance à la messe était un devoir
religieux et aussi une occasion de réunion et de plaisir. Avant de
LA TERRE QUI MKIIRT. 515
reprendre le chemin de la mél.airie, ils n'auraient pas manqué,
même les plus sages et les plus honorés, d'entrer au cabaret, d'y
bavarder une heure avec des amis, autour d'une bouteille de gi'os
plant ou de muscadet, et de jouer aux cartes, surtout à ce jeu de
luette, venu d'Espagne aux temps anciens. Déjà les hôtelières se
tenaient au bas de la place, sur le seuil de leur porte, et on enten-
dait s'échapper des salles blanches les rires des premiers buveurs,
les mots de convention des premiers joueurs de luette qui s'in-
terpellaient : « A vous ! — A moi ! — Je joue un chevaux. — Moi,
je fais mérienne. »
Cependant, parmi les jeunes filles groupées en arrière des
hommes, le long des maisons, l'animation était plus vive que de
coutume. Elles considéraient toutes la porte de l'église, par où se
hissaient maintenant les bonnes femmes diseuses de rosaires,
longues en leurs dévotions.
— Il va sortir! disait la grande" Aimée Massonneau, la fille du
Glorieux, de la Terre Aymont. L'avez-vous vu, ce pauvre Mathurin
Lumineau? Il a voulu venir à la messe : Dieu l'en dispense
pourtant !
— Oui, répondit la petite rousse de Malabrit. Voilà six ans
qu'il n'a pas paru dans Sallertaine.
— Six ans, vous croyez?
— Je me souviens : c'était l'année où ma sœur s'est mariée.
— Et pourquoi pensez-vous qu'il soit venu? demanda Victoire
Guérineau, de la Pinçonnière, une méchante langue et une jolie
fille qui avait la peau rose comme une églantine. Car il a dii
prendre sur lui, pour venir!
— Cest par honneur pour le père, dit une voix. Le vieux est
si triste depuis qu'Eléonore et François sont partis!
— C'est pour se montrer avec son frère André, dit une autre.
Un beau gars, André Lumineau! et s'il voulait de moi...
Victoire Guérineau se mit à rire avec les autres, et reprit :
— Vous n'y êtes pas : il vient pour Félicité Gauvrit!
— Oh! oh ! dirent toutes celles des premiers rangs... vous êtes
méchante... Si elle vous entendait!
Et plusieurs se détournèrent vers le perron des Michelonne,
près duquel se trouvait, au milieu d'un petit rassemblement,
l'ancienne iiancée de Mathurin Lumineau. Mais presque aussitôt
une rumeur courut :
— Le voilà ! Le pauvre ! comme il a du mal à se porter !
516 REVUE DES DEUX MONDES.
En effet, sous Fogive badigeonnée, dans l'encadrement de la
porte basse ouverte à un seul battant, un être difforme s'agitait.
Serré entre le mur et le montant de bois, il luttait, pour se couler
par ce chemin trop étroit. Une de ses mains, soulevant une bé-
quille, s'accrochait à une des colonneites de la façade, et tâchait
d'attirer le corps. Une épaule seule passait, avec la tête rejetée un
peu en arrière, la tète souffrante qui disait la violence de l'effort
et la puissance d'une volonté qui ne cédait jamais. Mathurin Lu-
mineau paraissait étouffer. Il ne regardait personne dans cette
multitude dont il était le point de mire. Son regard, un peu au-
dessus des filles de Sallertaine, là-bas, fixait le clair du ciel avec
une expression d'angoisse qui agissait sur la foule. Les conver-
sations s'interrompaient. Des voix commençaient à murmurer :
« Secourez-le donc! il étouffe! » Quelques hommes firent un mou-
vement pour se rapprocher de l'infirme et l'aider. En ce moment
même, dans l'ombre de l'église invisible, le vieux père deman-
dait : c( Veux-tu que je t'emporte, Mathurin? Ça ne passe pas :
veux-tu? » Et l'autre répondait tout bas, avec un accent d'énergie
terrible que personne dehors ne pouvait saisir : (( Ne me touchez
pas ! Boudre ! ne me touchez pas ! Je sortirai seul ! »
Enfin, le buste énorme se dégagea, et fut projeté en avant.
L'homme eut de la peine à éviter une chute et à reprendre son
aplomb. Quand il put s'arrêter, il caressa sa barbe fauve, et remit
son chapeau que la secousse avait déplacé. Puis, tenant serrées
ses béquilles, s'appuyant le plus qu'il pouvait sur ses jambes,
Mathurin Lumineau regarda droit en face de lui, et s'avança sur
les groupes d'hommes qui s'ouvrirent silencieusement. Personne
n'osait l'aborder. On avait perdu l'habitude de le voir. On ne
savait pas ce qu'il allait faire. Mais toute l'attention s'était con-
centrée sur lui, et nul ne remarqua le métayer, André, Marie-
Rose, qui sortaient derrière lui et cherchaient à le rejoindre.
L'infirme atteignit bientôt l'endroit où les jeunes filles étaient
rassemblées. Elles s'écartèrent comme les hommes, plus rapide-
ment même, parce qu'elles avaient compris ce qu'il voulait. Un
chemin se fit parmi elles, et s'allongea jusqu'aux maisons.
Alors, au fond de cette avenue vivante, bordée de robes noires
et de coiffes blanches, on vit, contre le mur des Michelonne, toute
seule, debout. Félicité Gauvrit. Elle était le but. Elle le savait.
Elle avait prévu son triomphe. Dès qu'elle avait aperçu Mathurin
dans le banc des Lumineau, elle s'était dit : « Il vient pour moi.
LA TEHKE QUI MEURT.
17
Je me cacherai au fond de la place, et il me poursuivra. » Car
elle était fière de montrer qu'on l'aimait encore, cette grande et
superbe fille que personne ne voulait épouser.
Les femmes qui causaient avec elle s'étaient prudemment éloi-
gnées. La Maraîchine restait seule, sous la fenêtre des Miche-
lonne. Droite, habillée d'étoffes raides et lourdes, comme une
poupée de musée, ses bandeaux bruns luisans sous la coiffe très
petite, le teint d'une blancheur insolente, le cou dégagé, les
bras tombant le long de son tablier de moire, elle regardait
venir à elle, entre deux haies de curieux, son fiancé de jadis.
Tant de visages haussés ou penchés vers elle ne l'intimidaient
pas. Peut-être reconnaissait-elle sur le dos de Mathurin la même
veste qu'il portait le soir du malheur; à son cou la même cra-
vate qu'il avait tirée de l'armoire. Elle demeurait calme et hardie.
Elle souriait même un peu. Lui, il arrivait, suspendu entre ses
béquilles, les yeux fixés, non pas sur sa route, mais sur Félicité
Gauvrit. Ce qu'il voulait, le pauvre gars, c'était la revoir et c'était
aussi lui faire entendre que la santé renaissait en lui, qu'une espé-
rance se levait sur sa misère, et que le cœur de Mathurin Lumi-
neau n'avait pas varié. Ses yeux sombres disaient tout cela,
tandis qu'il s'approchait. Ils offraient en prière lamentable les
longues souffrances de son corps et de son esprit à celle qui les
avait causées : mais ses forces le trahirent. Il devint d'une pâleur
extrême, quand la belle fille, devant tout ce monde, lui dit la
première :
— Bonjour, Mathurin !
Il ne put répondre. D'avoir vu sourire les lèvres pourpres de
la Maraîchine, et d'être si près d'elle, et de l'entendre parler du
même ton que s'ils s'étaient quittés la veille, il défaillait.
Il renversa un peu sa tête rousse, entre ses béquilles, vers
Driot qui se trouvait en arrière. Le regard suppliait : « Emmène-
moi ! » Le cadet comprit, et passa le bras sous le bras de son frère.
Puis il répondit tout haut, pour donner le change et distraire
l'attention de la foule :
— Bonjour à vous-même, Félicité! Voilà des temps que je ne
vous ai vue : ça ne vous change pas.
— Ni vous ! dit-elle.
On entendit quelques rires, mais il y eut, dans le nombre de
ceux qui étaient là, des âmes qui pleurèrent secrètement ou qui
s'attendrirent. Quelques-unes des plus jeunes, parmi les filles de
518 REVUE DES DEUX MONDES,
Sallertaine, s'émurent de pitié pour le malheureux qui s'en allait
confus, épuisé, soutenu par le bras d'un autre; elles plaignirent
l'infirme qui n'obtiendrait jamais un amour comme celui que
chacune d'elles, en son cœur, préparait et promettait au fiancé in-
connu. L'une murmura : « Il n'est pas malade seulement des
jambes; ça lui tient tout l'esprit! » Plusieurs femmes, des mères
qui s'en retournaient avec leurs enfans, ralentirent la marche en
voyant le groupe qui descendait vers la route de Ghallans : le
vieux Toussaint, André et Mathurin, Marie-Rose en arrière. Elles
se souvinrent, avec un frisson de peur, du magnifique adolescent
qu'avait été l'infirme, et elles songèrent : « Pourvu qu'il n'en
arrive point autant à nos fils qui grandissent! »
Félicité Gauvrit commençait à s'émouvoir à son tour, mais
d'une émotion différente. Après le départ des Lumineau, la cu-
riosité s'était rapidement détournée d'elle. Une partie des hommes
entourait le garde champêtre qui, monté sur une borne, publiait
les objets perdus et les fermes à louer; une partie entrait dans
les auberges. Les jeunes filles, par petites bandes, se réunissaient
pour le retour. A chaque moment, on voyait cinq ou six coiffes
blanches, avec des saluts qui les inclinaient et les relevaient, se
séparer des autres, et descendre à droite ou à gauche. Félicité, qui
était demeurée seule, plusieurs minutes, sous la fenêtre des Mi-
chelonne, rejoignit un de ces groupes qui devait se diriger vers
le haut Marais, à l'ouest de Sallertaine. On l'accueillit avec un
peu de gêne, comme une fille compromettante, avec qui l'on ne
veut pas se brouiller, mais que les mères recommandent de ne
pas fréquenter. Des cris partirent à son adresse quand elle passa
devant les auberges, des agaceries de jeunes gens rassemblés et
buvant. Elle ne répondit rien. Ses compagnes et elle dévalèrent
le petit coteau qui porte les maisons du bourg, et s'avancèrent
alors en plein Marais, sur la route qui mène au Perrier.
En cette saison, et lorsque les pluies d'automne n'ont pas en-
core été abondantes, on peut se rendre à pied, sans le secours
des yoles, dans beaucoup de métairies. La levée de terre, rabo-
teuse et mal entretenue, flanquée de deux fossés pleins d'eau,
filait au milieu des prés. Le vert fané des herbes vêtait l'éten-
dnie sans colline, sans mouvement d'aucune sorte, jusqu'à l'ex-
trême horizon où il s'embrumait un peu. Des chevaux qui pais-
saient, tendaient le cou et regardaient passer le petit groupe noir
et blanc dans l'immensité uniforme. Des canards, entendant du
LA TERRE QUI MEURT. ol9
bruit, se coulaient dans les joncs qui tremblaient de la pointe. De
loin en loin un remblai en dos d'âne, plus étroit, s'embranchait
sur la route. Une des jeunes filles se détachait du groupe et ga-
gnait par là quelque maison lointaine, dont on ne devinait la
place qu'à une touffe de peupliers montant du sol comme une
fumée. Félicité Gauvrit sortait un instant de sa songerie, disait :
« Au revoir! » et se remettait à marcher silencieusement.
Bientôt elle fut seule sur le chemin qui continuait à fuir vers
la mer. Alors elle ralentit le pas, et s'absorba toute dans sa mé-
ditation sans témoin.
Elle n'était pas heureuse. Le père Gauvrit, à soixante-cinq ans,
s'était remarié avec une fille de trente, une coureuse de grèves,
qu'il avait été chercher à la Barre-de-Mont, et à qui il avait donné
en « droit de jeunesse, » le plus clair de son bien. Cette jeune
belle-mère n'était pas tendre pour Félicité. Chacune d'elles repro-
chait à l'autre, non sans raison d'ailleurs, de trop dépenser et de
ruiner la maison. Le frère aîné, douanier aux Sables-d'Olonne,
joueur et viveur, menaçait perpétuellement le bonhomme d'un
procès en reddition décomptes, l'intimidait et puisait aussi, par
ce moyen, dans le capital bien diminué des Gauvrit. La vieille
famille, qui avait tenu un rang dans le Marais, déclinait rapide-
ment. Félicité ne s'en apercevait que trop. Les jeunes gens de
Sallertaine et des paroisses voisines venaient volontiers aux veil-
lées de la Seulière, dansaient, buvaient, plaisantaient avec elle,
mais aucun ne s'offrait à l'épouser. La ruine probable, les divi-
sions de la famille écartaient les prétendans.
Mais une autre raison, plus vraie et plus profondément entrée
dans les esprits, empêchait les fils de métayers et jusqu'aux sim-
ples valets de ferme de demander la main de Félicité Gauvrit.
C'était une sorte de lien d'honneur, une dette de fidélité, rendue
plus sacrée par le malheur, et que l'opinion publique s'entotait à
maintenir, entre la Seulière et la Fromentière. Dans la pensée de
tous. Félicité Gauvrit était demeurée comme une alliée des Lu-
mineau, une fille qui n'avait pas le droit de retirer sa promesse,
et qu'on ne devait pas rechercher en mariage tant que Mathurin
vivrait. Quelques-uns éprouvaient aussi, peut-être, une crainte
superstitieuse. Ils auraient eu peur de se mettre en ménage avec
une fille dont le premier amour avait été si malchanceux.
Toutes les avances qu'elle avait faites avaient échoué.
Elle s'en était irritée et aigrie. Dans son dépit, elle avait été
S20 REVUE DES DEUX MONDES.
jusqu'à regretter que l'infirnie n'eût pas été tué sur le coup. S'il
était mort, lui qui vivait à peine, elle eût recouvré sa liberté. Le
passé eût été vite oublié, tandis qu'il y avait là, pour le rappeler
à tous, dans la paroisse même, un pauvre gars errant sur des bé-
quilles, autour de la ferme qu'il aurait dû gouverner. Elle avait
trouvé quelquefois que la mort mettait bien du temps à achever
ses victimes. Puis elle s'était ressaisie. En fille avisée, elle avait
compris que l'opinion la liait, malgré elle, aux Lumineau, et que
par eux seulement elle pouvait réaliser l'ambition qui la possédait :
sortir de la Seulière, échapper à la domination de sa belle-mère,
gouverner une grande ferme, être plus riche et plus libre qu'elle
n'était chez elle. Elle qui n'avait jamais aimé, qui n'était qu'une
créature de vanité, comme la campagne en a quelques-unes, elle
s'était dit : « J'attendrai. Je ne retournerai pas à la Fromen-
tière afin qu'on m'y regrette toujours plus. Un jour, Mathurin
viendra à moi ou il m'appellera. Je suis sûre qu'il ne m'a point
oubliée. C'est une folie, mais qui me servira. Grâce à lui, je ren-
trerai chez eux, je les reverrai tous, le vieux qui se défie de moi,
mais qui cédera, les jeunes qui m'aimeront, parce que je suis
belle. Et j'épouserai François ou André. Je serai métayère, comme
je devrais l'être, dans la plus belle ferme de la paroisse. »
Or, François, qu'elle avait essayé de séduire, s'était dérobé,
mais voici que Mathurin était venu à elle. Au prix de fatigues et
de souff"rances sans nom, il s'était traîné jusqu'à Sallertaine pour
la saluer, publiquement. Et André, devant toutes les filles du
bourg, avait dit : « Voilà des temps que je ne vous ai vue : vous
n'avez pas changé. »
La belle fille avait cueilli un de ces iris jaunes qui poussent
en grand nombre dans les fossés du Marais. A demi rieuse, elle
songeait à ce triomphe de tout à l'heure, la fleur pendante au
coin de la lèvre, laissant baller ses bras qui, à chaque pas, frô-
laient avec un murmure la moire du tablier. Le sourire s'en al-
lait très loin comme le regard, à la vague limite des prés. Elle
songeait qu'André ferait un joli mari, plus élégant que n'était,
même autrefois, Mathurin; qu'il n'avait, du reste, qu'un an de
moins qu'elle ; qu'il avait eu une manière plaisante, vraiment, et
assez hardie de lui dire : « Vous n'avez pas changé. » Elle pen-
sait aussi : « A la première occasion, je les inviterai à veiller chez
nous. Je suis sûre qu'André viendra. »
Lentement, elle marchait, sur la levée raboteuse et ardente de
LA TERUi: OU MEUKT. 521
soleil. Les grillons chantaient midi. L'odeur acre des roseaux
fanés passait par intervalles. Et, tout entière à son rêve, Félicité
Gauvrit ne s'apercevait pas qu'elle était presque rendue chez
elle.
Elle eut comme un réveil douloureux, en remarquant tout à
coup une blancheur dans les prés, à droite. C'était la Seulière. Eu
même temps, un doute s éleva dans son esprit, question inquié-
tante, mauvaise fin de rêve : si André se dérobait, lui aussi? Ou
bien si Malhurin, grisé comme il le serait par le moindre mot de
souvenir, et devenu plus pressant et plus jaloux encore, devinait
trop tôt ce qu'on méditerait autour de lui?
Au-dessus du canal, sur le milieu d'un pont en dos d'âne qui
reliait les prés à la route. Félicité Gauvrit s'était arrêtée. La
grande créature souple étendit les bras au soleil, fronça, dans un
moment de colère, ses sourcils bruns, et cracha la fleur d'iris, qui
tomba dans l'eau. Puis, l'ayant suivie du regard, elle se mira une
seconde, et se redressa souriante.
— Je réussirai, dit-elle.
Et, descendant le talus du pont, elle gagna la Seulière par la
traverse.
René Bazin.
{La troisième partie au prochain numéro.)
ENTRE FEMMES
Cette étude pourra, par son titre, causer quelque déception à
un certain nombre de lecteurs, voire même de lectrices. On n'y
trouvera point, en effet, l'écho de propos légers ou médisans
échangés au thé de cinq heures, ou lorsque les hommes ne sont
pas encore revenus du fumoir. Il s'agit de tout autre chose, d'une
question assez aride, intéressante cependant pour ceux que les
questions sociales intéressent.
Les économistes et les hommes d'Etat qui envisagent avec
optimisme l'avenir de nos sociétés démocratiques, comptent
beaucoup sur la mutualité pour porter remède aux souffrances
inséparables de la condition des travailleurs. Ils n'ont pas tort.
La mise en commun dun risque incertain, tel que la maladie,
l'accident, le chômage, rend assurément de réels services, en
répartissant sur un grand nombre de têtes la chance du risque.
Ceux que le risque atteint bénéficient de la prévoyance de ceux
qu'il épargne, et ceux qu'il épargne achètent au prix d'un mo-
dique sacrifice une sécurité qui a bien son prix.
Faut-il cependant espérer de la mutualité tout ce qu'en atten-
dent quelques-uns de ses partisans? « Quand on découvre, dit
l'auteur d'un livre intitulé Hygiène sociale, les effets certains de
la mutualité, et qu'on pressent ses résultats possibles, il semble
que l'on pénètre dans un monde merveilleux où le rêve le plus
idéal prend la consistance et la réalité de la vie. » Tout récemment,
un des hommes qui ont tenu la place la plus honorable dans les
conseils de la République, s'exprimait ainsi, dans un discours à
ses électeurs : « La mutualité a déjà franchi plusieurs étapes. Il
ne lui reste plus qu'un effort à faire. Elle le fera certainement
aussitôt que l'éducation économique des travailleurs sera achevée.
ENTRE FEMMES. 523
Quand ce cycle sera parcouru, le problème le plus aigu des temps
modernes, celui qui paraît le plus insoluble, sera résolu prati-
quement et pacifiquement par la réconciliation du capital et du
travail. »
N'est-ce pas là s'avancer beaucoup? Il y a quelques années, je
crois avoir démontré ici même que, si la mutualité était réduite à
ses propres forces, elle demeurerait impuissante à soulager quel-
ques-uns des maux auxquels on lui demande de porter remède(l ).
Mais je n'avais traité la question qu'à un point de vue très général.
Je voudrais aujourd'hui la reprendre, en la serrant de plus près,
et étudier en particulier les applications de la mutualité entre
femmes. Les ouvrières font beaucoup moins parler d'elles que les
ouvriers. Cela tient peut-être à ce qu'elles ne sont point élec-
teurs. Mais ce n'est pas une raison pour ne point s'occuper des
questions qui les concernent. Il se pourrait même que ce fût le
contraire.
I
Quand on feuillette le volumineux rapport que le ministre de
l'Intérieur adresse tous les ans au Président de la République sur
la situation des sociétés de secours mutuels, ce qui frappe au
premier abord c'est l'écrasante disproportion entre le nombre des
femmes affiliées à ces sociétés, et celui des hommes : 418 227 fem-
mes contre 1 1 41 758 hommes, d'après le dernier rapport, qui porte
sur l'année 1895. Il n'est pas malaisé d'ailleurs de trouver la
cause de cette disproportion.
L'affiliation à une société de secours mutuels suppose le paie-
ment régulier d'une cotisation. Pour arriver à verser cette coti-
sation, il faut que l'ouvrière soit en mesure d'économiser quelque
chose sur son salaire. Or, combien y a-t-il d'ouvrières qui soient
en état de le faire? Pour répondre à cette question, je pourrais
renvoyer mes lecteurs à la dernière statistique publiée par r Of-
fice du travail, qui nous apprend que le salaire moyen de la
femme employée dans l'industrie est de 2fr. 20, et leur demander
ensuite combien ils estiment qu'une femme qui doit pourvoir à
tous ses besoins, logement, nourriture, habillement, peut écono-
miser sur un salaire de 2 fr. 20 par jour. Mais s'ils se méfiaient,
non sans raison, de ces moyennes qui souvent ne répondent pas
(1) Voir la Revue du 1" juillet 1885.
524 REVUE DES DEUX MONDES.
à la réalité, je les engagerais à lire les études spéciales qui ont
été publiées à ce sujet, par exemple Le travail des femmes au
XIX^ siècle de M, P. Leroy-Beaulieu, ou l'ouvrage, tout récent, de
M. Charles Benoist, que l'Académie des sciences morales vient
de couronner si justement. En y trouvant décomposés ces na-
vrans budgets d'ouvriers, en y voyant avec quelle difficulté à
Paris même, c'est-à-dire dans la ville où les salaires des femmes
sont le plus élevés, elles arrivent à mettre en équilibre leurs re-
cettes et leurs dépenses, ils comprendront qu'il ne soit pas abso-
lument facile à ces pauvres femmes d'ajouter à leurs dépenses
une cotisation si minime qu'elle soit.
Si donc un moindre nombre de femmes figurent parmi les mu-
tualistes, ce n'est pas qu'elles soient moins prévoyantes que les
hommes (étant moins dépensières, elles seraient, au contraire, plus
portées à la prévoyance), c'est tout simplement que l'exiguïté de
leurs salaires ne leur permet pas d'ajouter à leurs dépenses le
paiement d'une cotisation. A un trop grand nombre d'entre elles
s'applique la fameuse maxime de Turgot et la non moins fameuse
loi d'airain de Lassalle qui réduisent les salaires au minimum ab-
solument nécessaire à la vie; maxime et loi absolument fausses si
on les étend à l'universalité des travailleurs, mais vraies cepen-
dant pour une certaine partie d'entre eux, et, en particulier, pour un
trop grand nombre de femmes qui sont obligées de sadonner à des
métiers peu lucratifs. Voilà donc du premier coup, dans le monde
du travail, une nombreuse catégorie exclue des bienfaits de la
mutualité. Voyons maintenant quelle est la situation des femmes
auxquelles lélévation de leurs salaires permet d'y participer.
Daprès la législation qui régit les sociétés de secours mutuels,
ces sociétés se divisent en sociétés reconnues d'utilité publique
(celles-ci en très petit nombre), sociétés approuvées, c'est-à-dire
dont les statuts ont été soumis au ministre de l'Intérieur, et
enfin sociétés simplement autorisées par le préfet de police à Paris
ou les préfets dans les départemens. Ne parlons ici que des so-
ciétés approuvées. Ce sont celles dont les comptes sont les plus
minutieusement tenus. Aussi bien ce qu'on en peut dire s'applique-
t-il, à d'insignifiantes difi"érences près, aux sociétés simplement
autorisées.
11 existe 5 326 sociétés approuvées, composées exclusivement
d'hommes, 2143 sociétés mixtes, composées d'hommes et de
femmes, et 227 sociétés composées de femmes seulement. Les
ENTRE FEMAIES. o25
sociétés mixtes comptent i3342o femmes, les sociétés exclusi-
vement féminines en comptent 29993, ce qui fait 103 41 8 femmes
participant à la mutualité dans les sociétés approuvées. Mais, si
l'on veut apprécier les résultats que peut donner la mutualité
entre femmes, il faut laisser de côté les sociétés mixtes pour ne
s'occuper que des sociétés exclusivement féminines. C'est aussi
ce que nous ferons.
Ces 227 sociétés ont encaissé, en 1895, du chef de la cotisa-
tion de leurs membres participantes (pour parler . un français
de statistique), la somme totale de 367 942 francs, à laquelle il
faut ajouter pour droits d'entrée 7 443 francs, et pour amendes
1 1 343 francs, ce qui fait une somme totale de 38G728 francs, tirée
uniquement de la bourse des sociétaires. La cotisation moyenne
pour l'ensemble de la France est de 10 fr. 50 en chiffres ronds.
Dans le département de la Seine elle est, également en chiffres
ronds, de 10 francs. Si les sociétés de secours mutuels entre
femmes étaient laissées à leurs propres forces, ce serait unique-
ment avec le produit de ces cotisations, augmenté pour une faible
part du produit des amendes et des droits d'entrée, que ces so-
ciétés devraient faire face à leurs dépenses. Ces dépenses sont de
deux sortes : les dépenses obligatoires et les dépenses facultatives.
Sont dépenses obligatoires toutes celles qui sont imposées par les
statuts, et qui sont la raison d'être d'une société de secours mu-
tuels. Sont dépenses facultatives les dépenses occasionnées par
les avantages supplémentaires que certaines sociétés assurent à
leurs membres. Ainsi les dépenses médicales, les indemnités en
cas de maladie et les frais funéraires, sont dépenses obligatoires.
Il y faut ajouter les frais de gestion. Les secours aux orphelins,
aux infirmes, les pensions de retraite, sont dépenses facultatives.
Cette distinction faite, consultons les comptes des sociétés exclu-
sivement composées de femmes.
En 189S, leurs dépenses obligatoires se sont ainsi décom-
posées :
Dépenses médicales (médecitis et pharmaciens) .... 226977
Indemnités de maladie 152407
Frais funéraires 25892
Frais de gestion 40021
Total des dépenses obligatoires . . . 445 297
Or, nous avons vu tout à l'heure que les produits des cotisa-
tions, amendes et droits d'entrée des membres participantes ne
526 REVUE DES DEUX MONDES.
dépassaient pas 386728 francs. Le déficit est donc de 58 579 francs.
Dans les sociétés simplement autorisées, qui sont au nombre de
144 et comprennent 15178 participantes, la situation est exacte-
ment la même. Les recettes provenant des sociétaires ne s'élè-
vent qu'à 138169 francs, et les dépenses obligatoires atteignent*
153362 francs. Le déficit est de 15195 francs. Avec ses uniques
ressources, la mutualité féminine ne saurait donc faire face même
à ses dépenses obligatoires. Il ne semble pas qu'une contradic-
tion sérieuse puisse être opposée à cette triste, mais irréfragable
constatation.
De quoi vivent donc ces sociétés? De la bienfaisance. Leur
déficit annuel est comblé par des dons, et, en particulier, par les
cotisations des membres honoraires. Je n'apprendrai rien à per-
sonne en disant qu'il est peu ou peut-être point de sociétés de
secours mutuels qui ne comptent un plus ou moins grand nombre
de membres honoraires, c'est-à-dire de membres qui contribuent
par leurs cotisations aux dépenses de la société, mais qui ne parti-
cipent point à ses avantages. Ce qui est moins connu, c'est leur
nombre et l'importance de leur rôle.
Au31 décembrel895,les sociétés approuvées, toutes ensemble,
comptaient 216 227 membres honoraires contre 1 256 030 partici-
pans, ce qui donne pour chaque société un personnel moyen de
29 membres honoraires et de 136 membres participans. Mais, pour
les sociétés composées uniquement de femmes, cette proportion
est dépassée : elle est de 36 membres honoraires contre 138 mem-
bres participantes, et cela est fort heureux, puisque, ainsi que
nous venons de le voir, les cotisations des uiembrcs parti cipfmies
ne suffisent point à couvrir les dépenses obligatoires. Dans la réa-
lité des choses, chaque participante coûte à sa société plus qu'elle
ne lui apporte par sa contribution. Les sociétés de secours mu-
tuels entre femmes seraient donc en constant déficit si la bienfai-
sance n'intervenait pour y parer. En étudiant le mécanisme de
quelques-unes de ces sociétés, nous verrons sous quelles formes
diverses se produit celte intervention nécessaire.
II
Parmi ces 227 sociétés de secours mutuels entre femmes, il en
est trois dont le siège est à Paris et dont je voudrais parler, non
pas seulement parce que certaines circonstances particulières ou
ENTRE FEMMES. 527
certaines communications obligeantes m'ont permis de connaître
leur constitution, mais parce qu'elles se recrutent presque exclu-
sivement dans le personnel si intéressant des ouvrières de l'ha-
billement et de la toilette. Cette désignation, employée par la sta-
tistique, me paraît plus juste que celle d'ouvrières de l'aiguille,
sous laquelle on les désigne souvent, car un certain nombre d'entre
elles, entre autres les fleuristes, les modistes, les mécaniciennes,
et, dans une autre catégorie, les vendeuses ne vivent pas préci-
sément de l'aiguille, tandis que toutes vivent de l'habillement et
de la toilette. Mais le terme importe peu.
Ce personnel des ouvrières de la toilette, aisément reconnais-
sable aux yeux d'un Parisien un peu exercé, à son aspect soigné,
à sa mise élégante, à son air éveillé, aurait mérité de trouver chez
un de nos grands romanciers un peintre de ses mœurs qui fût un
Dickens et non pas un Paul de Kock, pour ne parler que des
morts. Personne n'y aurait été plus propre que ce pauvre Alphonse
Daudet qui, dans ses premières œuvres, nous avait donné des
types populaires si vivans et si vrais. Seul, peut-être, il avait le
sentiment de la réalité humaine ; la réalité, c'est-à-dire la com-
plexité. Les couleurs du tableau seraient aussi fausses en effet si
l'on peignait ce jeune monde absolument pervers, que si on le
peignait absolument idéal. Mais ce que le romancier que je rêve
devrait mettre en lumière, et ce qu'il ne saurait exagérer, ce sont
les difficultés de la vie pour l'ouvrière de dix-huit ans. Il la faudrait
montrer, arrivant parfois de sa province ou sortant d'un orphelinat,
pour tomber dans ce grand Paris, décrire sa solitude morale au
milieu de cette foule, son ahurissement à l'atelier, où des compagnes
déjà perverties s appliquent à la déniaiser; peindre d'abord sa
mélancolie et son dégoût, puis sa trop rapide accoutumance; bien-
tôt la légèreté, la coquetterie, l'instinct du plaisir prenant le des-
sus ; les leçons de la famille ou de la bonne sœur s'elfaçant peu à
peu de la mémoire, et les habitudes de piété cédant devant les
railleries. Il ne faudrait pas négliger d'indiquer les embûches
qui lui sont tendues dans le milieu même où elle vit, ni peut-être
reculer devant les brutalités dont elle peut être victime. Si on la
montrait succombant dans cette lutte ingrate où pas un appui
n'est venu seconder sa résistance, il faudrait faire sa part à la
responsabilité de l'homme, à sa légèreté criminelle, parfois aussi
à la rigueur d'une famille qui, après avoir été insouciante, se montre
souvent impitoyable. 11 ne faudrait pas hésiter à marquer les
528 REVUE DES DEUX MONDES.
étapes par lesquelles louvrière passe souvent de la faute à lin-
conduite, puis de l'inconduite à la prostitution. Ou, si le roman-
cier suivait un plan contraire, et s'il voulait que son héroïne sortît
victorieuse de la lutte, il la devrait montrer aux prises avec les
pires difficultés de la vie, en proie aux angoisses du chômage,
obligée de réduire sur sa nourriture, tentée dans cette crise par
des propositions malhonnêtes, et il pourrait, sans mentir à la réa-
lité de l'observation, payer le même tribut d'hommages que le
poète de V Aventurière :
A ces lières vertus qui dans un galetas
Ont froid et faim, Madame, et ne se rendent pas.
Je n'ai malheureusement rien de ce qu'il faut pour être le peintre
de cette réalité. Sans parler de l'imagination et du talent, il me man-
querait encore une connaissance assez approfondie de ce milieu
spécial. Cependant, les circonstances m'ont déjà mis en contact avec
un assez grand nombre d'ouvrières pour que j'aie pu démêler parmi
elles certains types assez différens : l'étourdie, qui, rieuse, coquette,
dépense en ajustemens l'excédent de son salaire, court après
le plaisir et finira dans la misère; la sentimentale, qui se laisse
prendre d'abord aux belles paroles ou aux lettres bien tournées
d'un commis de magasin, teinté de littérature, s'efforce gauchement
de lui répondre dans un style aussi défectueux que son ortho-
graphe, puis, finissant par s'apercevoir que ce nest pas sérieux,
se résout à épouser un brave ouvrier, plutôt commun, avec
lequel elle sera relativement heureuse; l'économe, un peu am-
bitieuse, qui aspire à s'élever peu à peu, qui rêve d'être employée
pour avoir une retraite, qui met de côté pour ses vieux jours, mais
qui, fourmi peu prêteuse, refusera cent sous à une ouvrière, sa
compagne ou même sa sœur; la paresseuse, que bientôt le travail
rebute, qui s'établit d'abord avec Paul, passe de Paul à Alfred,
d'Alfred à un ami d'Alfred, bientôt de l'un à l'autre, et finira dans
la rue ou à l'hôpital ; enfin, la pieuse et pure qui, née tendre et un
peu faible, s'est fortifiée au rude contact de la vie, qui a eu
sa petite peine de cœur, ayant rêvé d'épouser un employé dont la
famille n'a pas voulu d'elle, et qui, par dégoût de son milieu vul-
gaire, par ardeur de dévouement et par instinct de femme,
Unit par demander au couvent les deux biens qu'elle a vainement
demandés au monde, ou du moins à ce que sa simplicité appelait
le monde : la paix et l'amour. Ces observations ont engendré chez
ENTRE FEMMES. 529
moi deux sentimens : un grand respect pour celles qui résistent ;
une grande indulgence pour celles qui succombent, à laquelle
s'est joint un vague désir de venir en aide à celles qui luttent. Le
meilleur moyen me paraît être pour cela de faire connaître ce
qu'ont tenté jusque présent ceux et surtout celles dont l'activité
bienfaisante ne s'en est point tenue à ce vague désir.
III
De ces trois sociétés dont j'ai dessein de parler, la plus an-
cienne s'appelle : la Société de secours mutuels entre jeunes ou-
vrières. Elle sollicite en ce moment l'autorisation de changer cette
dénomination un peu longue contre celle-ci, plus vivante et plus
leste : la Parisienne. Son existence officielle date du 2.5 septembre
1875. Son existence morale est un peu antérieure. Elle est la fille
de cette intéressante communan té des sœurs de Marie Auxiliatrice
qui, fondée vers le milieu du siècle par une dame pieuse, dans
l'intention un peu vague de venir en aide aux jeunes filles de la
classe laborieuse, possède aujourd'hui en France plusieurs mai-
sons importantes, et a pris, en dépit des temps, un développement
qui ne cesse de s'accroître. Naguère j'assistais à une touchante
cérémonie où il n'y avait pas moins de dix-sept prises de voile
ou d'habit. Une des maisons dépendant de la communauté était
installée à Paris, dans un fort modeste local, rue de la Tour-d'Au-
vergne. C'étail, c'est encore une petite maison bourgeoise, accom-
modée tant bien que mal pour les besoins de la communauté.
Pour répondre à leurs statuts, les sœurs y avaient fondé un pa-
tronage, modeste institution comme il en existe beaucoup à Paris,
dont le but est de réunir les jeunes filles, les dimanches ou jours de
fête, pour leur ollVir des « jeux et des divertissemens honnêtes »
et les détourner ainsi de la promenade sur les boulevards, en bande
ou en tête à tête, dont les bonnes sœ^urs se méfient beaucoup.
En rassemblant ainsi ces jeunes filles chaque semaine, les
sœurs ne tardèrent pas à être frappées du grand nombre d'entre elles
qui étaient anémiées, souffreteuses, fréquemment arrêtées dans
leur travail par des indispositions ou des maladies, à qui le bureau
de bienfaisance était fermé parce qu'elles n'étaient point classées
comme indigentes, et le médecin ou même le pharmacien inacces-
sible parce que soins et remèdes coûtent trop cher. De là l'idée
de créer entre elles une société de secours mutuels qui leur assu-
T031E CL. — 1898. 34
530 ' REVUE DES DEUX MONDES.
rerait les soins gratuits. Mais cette idée, peu originale en elle-
même, devait avoir une conséquence singulièrement heureuse.
Les statuts de la société de secours mutuels, suivant une clause
fort ordinaire, excluaient du droit à l'inscription les jeunes filles
atteintes de maladies chroniques. Un grand nombre d'entre elles
étaient atteintes d'une maladie chronique et la plus terrible de
toutes : la phtisie. Comment les laisser sans soins? De cette impos-
sibilité morale est née la maison de Villepinte affectée aux jeunes
filles poitrinaires, qui est devenue d'agrandissemens en agran-
dissemens une des plus importantes créations de la charité privée
et une des œuvres les plus justement populaires de notre pays.
C'est d'autant moins le lieu d'en parler, que M. Maxime du Camp
lui a consacré ici même une étude assurément présente à toutes
les mémoires, et que les deux œuvres, la société de secours mu-
tuels et l'établissement de Yillepinte, n'ont aujourd'hui rien de
commun : rien, sauf , hélas ! la clientèle qui passe trop fréquem-
ment de l'une à l'autre, et aussi le lieu de consultation qui est
toujours la petite maison de la rue de la Tour-d'Auvergne.
J'ai assisté quelquefois à cette consultation et je ne connais
rien de mélancolique comme l'aspect de ces jeunes filles qui
viennent là se présenter au médecin, les unes si visiblement at-
teintes que l'œil le moins exercé n'hésiterait pas sur le diagnostic,
les autres cachant encore sous l'apparente fraîcheur de la mine le
mal qui commence à les ronger, mais toutes anxieuses, trem-
blantes, attendant, dans un silence plein d'angoisse, la décision du
médecin qui doit leur faire connaître leur état véritable, et tout
heureuses si, au lieu de Villepinte, il les envoie tout simplement
à Champrosay, la maison des chlorotiques et des anémiées. Ce
cabinet de la rue de la Tour-d'Auvcrgne est un des rares endroits
où l'œil étranger peut voir défiler devant lui ce jeune monde
des ouvrières de Paris, saisir sur le vif leurs souffrances et dé-
couvrir aussi quelles vertus elles cachent parfois sous leur air
un peu évaporé. Un jour, une jeune fille s'y présentait avec une
lettre de recommandation d'un pharmacien. Cette lettre était
ainsi conçue : « Je vous envoie une jeune, pauvre et intéressante
malade. Sa mère est paralysée et soignée par une enfant qui
gagne cinquante centimes par jour, sur lesquels il faut nourrir
trois personnes. C'est la jeune fille lapins sage et la plus honnête
qu'on puisse trouver : toutes ses pensées étaient pour sa mère
à laquelle elle envoyait tous ses gages. Aujourd'hui encore
ENTRE FEJLMES. 531
elle voudrait pouvoir gagner de l'argent pour aider sa mère
et sasœur. » Je regardai la jeune fille. Elle avait une robe d'assez
mauvais goût, un chapeau à plumes et des frisons exagérés. Rien
n'indiquait au premier aspect ni tant de misère, ni tant de vertus,
et je me suis promis que désormais je ne jugerais plus jamais les
petites ouvrières sur l'apparence ni sur les frisons.
Laissons de côté le sentiment et revenons aux chiiïres. La Pari-
sienne (donnons-lui déjà ce nom que sans doute elle portera bientôt)
demande à ses sociétaires une cotisation mensuelle d'un franc
cinquante, soit dix-huit francs par an. En échange de cette coti-
sation modique, elle leur assure, en cas de maladie, les soins et les
remèdes gratuits, et, en cas de décès, un convoi convenable. C'est
le minimum des avantages garantis par la mutualité. iNIais elle
distingue entre les sociétaires mariées et les sociétaires non
mariées. Aux sociétaires mariées, qui naturellement sont soignées
à leur domicile, elle accorde, en plus des soins médicaux, une in-
demnité d'un franc par jour. En cas d'accouchement, cette indem-
nité est accordée pendant vingt jours. Quant aux sociétaires non
mariées, qui sont de beaucoup les plus nombreuses, elles sont
soignées dans la maison des sœurs de Marie Auxiliatrice, qui est
le siège de l'œuvre, véritable maison de famille suivant le nom
qu'elle s'est donné, où quelques-unes d'entre ces jeunes filles
ont même pris gîte et sont en tout temps logées et nourries au
prix invraisemblable de quarante francs par mois en dortoir, et
soixante francs en chambre particulière. Mais c'est là une œuvre
tout à fait distincte de la société de secours mutuels, qui assure
cependcint aux sociétaires sans place un lit gratuit pendant un
mois et les nourrit moyennant une légère rétribution. Il y a là
une sorte d'assurance temporaire contre le chômage, qui com-
plète les avantages importans assurés aux sociétaires.
Enfin, une décision toute récente du Conseil d'administration
de la société a créé une caisse d'encouragement à l'épargne. Cette
caisse reçoit les versemens individuels des ouvrières sociétaires à
partir de cinquante centimes, et les place en leur nom à la caisse
d'épargne. Elles en conservent la libre disposition. De son côté,
le Conseil d'administration de la société verse au compte de cha-
que déposante, dans la mesure où les ressources de la société le
permettent, une somme proportionnée à ses propres versemens.
Cette somme n'est point à la disposition de la déposante, mais lui
est remise dans les trois cas suivans : mariage, établissement, en-
532 REVUE ELES DEUX MONDES.
trée en religion. Dans ces trois cas, une prime extraordinaire peut
lui être accordée, et encore dans un quatrième cas qui ne se pré-
sentera pas de sitôt : celui où, après vingt ans de présence à la so-
ciété, la déposante verserait le montant de son compte d'épargne
et de ses primes annuelles à la Caisse nationale des retraites pour
se constituer une rente viagère. On voit que les avantages assurés
aux participantes, en échange de leur modique cotisation de
dix-huit francs, sont considérables. Voyons quelles sont les dé-
penses, que les obligations contractées par la société entraîne
pour elle et les ressources au moyen desquelles elle y fait face.
D'après le dernier bilan de la société dont je puis, pour cause,
certifier la parfaite exactitude, les dépenses de l'année 1897 se
sont élevées à 14004 francs. Dans ces dépenses, les frais médicaux
figurent pour 1900 francs, les frais pharmaceutiques pour 1063.
Les autres dépenses sont occasionnées par les indemnités en
argent, les frais de loyer, de gestion, etc. Les recettes ont été de
14 299 francs. Elles se décomposent ainsi : recettes provenant des
membres honoraires, 12 676 francs; recettes provenant des par-
ticipantes, 1623. Les recettes provenant des participantes n'au-
raient donc pas suffi à faire face aux frais médicaux et pharma-
ceutiques. Si la société vit et même si elle est prospère, c'est
uniquement parce qu'elle compte à peu près trois membres hono-
raires pour une participante. C'est là une constatation tout à
l'honneur des membres honoraires, mais il me paraît difficile d'en
tirer argument pour démontrer la toute-puissance de la mutualité.
On pourrait objecter que la Parisienne est moins une société de
secours mutuels qu'une famille, et que cette famille s'impose pour
ses enfans des dépenses un peu excessives. Il y aurait du vrai.
Prenons donc une autre société qui, celle-là, présente uniquement
les caractères de la mutualité : la Couturière. Cette société a dix-
sept années d'existence et doit son origine au fils d'un homme qui
s'est rendu célèbre sous le second Empire pour avoir exercé avec
un succès éclatant une profession nouvelle : celle de couturier.
La grande situation occupée dans l'industrie de la toilette par
le fondateur de la Couturière, l'appui que lui ont prêté les pou-
voirs publics, la générosité dont lui-même a fait preuve, ont per-
mis à cette société cadette non seulement de rejoindre, mais de
dépasser son aînée. Son personnel est plus nombreux, son orga-
nisation plus complète. Elle compte à son service trente-deux
médecins et plusieurs pharmaciens dans chacun des arrondisse-
ENTRE FEMMES. 533
mens de Paris. Les avantages qu'elle assure sont les mêmes que
ceux de son émule : soins médicaux, frais funéraires. Elle n'a pas
cru pouvoir entrer dans la voie des retraites; mais, à toute socié-
taire qui accouche, elle alloue une somme de cinquante francs
sous la condition qu'elle restera quatre semaines sans travailler,
et elle ajoute une prime de vingt-cinq francs, si la more allaite
elle-même son enfant. Tout cela est excellent; voyons ce que
cela coûte et comment il est fait face aux dépenses.
Les dépenses de la Couturière se sont élevées, en 1897, à
30202 fr. 40, ainsi divisés : frais de gestion, 8358 fr. 65; frais
médicaux, frais funéraires et secours, 21 843 fr. 80 c.En regard,
nous trouvons 33888 fr. 75 de recettes, ce qui constitue assuré-
ment une situation lînancière satisfaisante. Ces recettes, au point
de vue de leur origine, se décomposent ainsi : intérêts des fonds
placés, 5149 fr. 75; cotisations des membres honoraires, 3730;
cotisations des sociétaires participantes, 25009. Les dépenses étant
de 30202, le déficit serait de 5000 francs en chiffres ronds sans les
cotisations des membres honoraires et les intérêts des fonds pla-
cés qui proviennent de libéralités antérieures. Notons cependant
que, dans cette société, la cotisation des participantes suffit à faire
face aux frais médicaux et indemnités, ce qui est rare. Mais pour
arriver à ce résultat satisfaisant, la Couturière est obligée de de-
mander à ses participantes une cotisation de 25 francs. Le chiffre
est élevé, supérieur de 9 francs à la moyenne générale de Paris,
qui est, on se le rappelle, de 16 francs. Les sociétaires de la
Couturière peuvent payer cette cotisation, parce qu'elles appar-
tiennent presque toutes à la catégorie privilégiée des ouvrières
de la grande couture, qui travaillent dans les maisons de la rue
de la Paix ou des environs du boulevard, qui touchent des salaires
élevés et souffrent peu du chômage. L'œuvre est excellente, bien
administrée, mais les cotisations mêmes des membres honoraires
ne suffisent pas à la maintenir habituellement en équilibre, et elle
ne se tire d'affaire qu'en faisant tous les ans appel à la charité,
sous la forme d'un concert ou d'un bal.
C'est à une catégorie beaucoup plus modeste d'ouvrières que
s'est proposé de venir en aide la Mutualité maternelle. Cette
société, beaucoup plus récente, doit sa création à un homme dont
le nom est non moins honorablement et anciennement connu
que celui du fondateur de la Couturière . Son dévouement a trouvé
de précieux concours non pas seulement chez ses rivaux et rivales
534 REVUE DES DEUX MONDES.
du monde de la grande couture, mais auprès des diverses chambres
syndicales qui tiennent de plus ou moins près à l'industrie de
l'habillement et de la toilette, chambres de la confection et de
la couture, des dentelles et broderies, de la passementerie, des
corsets, etc. Il y a là un fait intéressant à noter, qui montre que
les patrons, sans y prêter peut-être autant dattention qu'il le fau-
drait, ne se désintéressent pas aussi complètement qu'on les en
accuse de la condition du nombreux personnel qu'ils emploient.
Quant au but poursuivi par la société, le nom seul, heureusement
choisi, suffit à l'indiquer : c'est de créer entre les mères de famille
une assurance mutuelle dont elles recueillent le bénéfice au mo-
ment de leurs couches. Aux termes des statuts, les membres ^a/Vz-
cipantes de la société ont droit à une indemnité de 12 francs par
semaine, pendant les quatre semaines qui suivront leurs couches,
et à une prime d'allaitement si elles allaitent elles-mêmes leur
enfant. En échange de cette indemnité, les participantes prennent
l'engagement de s'abstenir de tout travail pendant ces quatre
semaines. La société poursuit ainsi un double but: l'un humani-
taire, préserver la santé de la mère, l'autre, on peut le dire,
patriotique, diminuer la mortalité des nouveau-nés. Avec raison,
elle se fait gloire d'avoir ramené entre neuf et dix pour cent
parmi ses sociétaires le chiffre de la mortalité des nouveau-nés
qui, à Paris, s'élève entre trente-cinq et quarante. C'est assuré-
ment un résultat considérable, dont la société a le droit d'être fière.
Pour y arriver, elle est obligée de veiller avec grand soin sur ses
participantes pendant les semaines qui suivent l'accouchement;
celles-ci pourraient être tentées, en effet, de se remettre au tra-
vail, et le chômage absolu est la condition de l'indemnité. Aussi
Tallocation des trois premières semaines est-elle portée à domi-
cile par des inspectrices qui s'assurent ainsi que la mère est bien
à la maison. La quatrième, au contraire, est touchée au bureau de
la société par la mère elle-même en même temps que la prime
d'allaitement si elle y a droit. Tout cela est parfait, et je n'aurais
qu'à faire l'éloge de ces statuts, si je n'y trouvais une disposition
ou plutôt l'absence d'une disposition qui, je l'avoue, m'étonne un
peu, bien que ce silence des statuts sur un point capital ait valu
à la société certains éloges.
A l'une des premières assemblées générales de la Mutualité
maternelle devant toutes les participantes réunies, M. Bassinet,
vice-président du Conseil général de la Seine (du moins il
ENTRE FEMMES. 535
l'était alors) a loué la société « de ne pas distinguer au point de
vue de la maternité entre la jeune fille et la femme. » Je ne
saurais partager sur ce point l'opinion de l'honorable M. Bas-
sinet. Qu'on me comprenne bien. J'ose dire que je suis assez
au courant des difficultés et des dangers de la vie populaire
pour pousser très loin l'indulgence vis-à-vis de la fille séduite.
Personne n'a plus en horreur que moi ce pharisaïsme impi-
toyable à la faute parce qu'elle est apparente, indulgent à
l'adultère parce qu'il demeure caché. Mais n'est-ce pas cepen-
dant aller un peu loin, dans les statuts d'une société même cha-
ritable, que d'envisager la maternité légitime et la maternité
illégitime absolument du même œil; et cela surtout quand ce
sont des patrons qui ont rédigé ces statuts? Ne craignent-ils pas
d'encourager par là, dans ce monde spécial auquel ils s'adressent,
une disposition qui, à Paris, n'est que trop fréquente chez l'ou-
vrier et surtout chez l'employé : le mépris du mariage et la glo-
rification de l'union libre? Ne seraient-ils pas aussi, en y réflé-
chissant, un peu choqués à la pensée que, le jour où l'une de
leurs ouvrières penserait à se mal conduire, elle pourrait venir
tranquillement au bureau de la Mutualité maternelle s'assurer
contre les conséquences de sa faute. L'objection est, je le re-
connais, plus théorique que pratique, car, en fait, d'après le
dernier compte rendu, l'indemnité d'accouchement a été accor-
dée à 649 femmes mariées et à 35 filles-mères seulement, la
prévoyance n'étant pas la vertu dominante de ces dernières.
Mais, en doctrine, elle n'en subsiste pas moins, et je me fais
d'autant moins scrupule de signaler cette lacune des statuts,
qu'il serait très facile de concilier dans la pratique ce qui est dû
aux exigences de l'humanité avec le respect d'une grande loi
morale et sociale. Aux termes desdits statuts, celles-là seules ont
droit à l'indemnité d accouchement qui se sont fait inscrire comme
participantes à la Mutualit-é )naternelle neuf mois au moins avant
leurs couches, c'est-à-dire avant le début de leur grossesse et qui
ont payé leur cotisation de l'année. Dans la réalité, un grand
nombre de femmes demandent à être inscrites et à payer leurs
cotisations, étant déjà enceintes. On les admet néanmoins, sauf à
leur accorder une indemnité un peu moindre. Le compte rendu
les appelle des participantes cxtra-.statutaires. Le nombre de ces
eitra-statutaires tend d'année en année à l'emporter sur celui des
statutaires: 455 extra-statutaires, en 1897, contre 229 statutaires.
S36 REVUE DES DEUX MONDES.
Rien n'aurait été facile comme d'englober les filles-mères dans la
catégorie des extra-statutaires. Tout serait ainsi concilié, et il
n'y aurait pas lieu de faire aux statuts mêmes de la société une
objection dans laquelle je persiste, dût-elle à certains yeux pa-
raître un peu puritaine.
Statutaires ou extra-statutaires participent aux secours de la
société moyennant une cotisation annuelle de trois francs. Ce
chiffre est excessivement bas. Les fondateurs de la société l'ont
fixé à ce taux, parce qu'ils ont voulu rendre la société accessible
non pas seulement à l'ouvrière qui gagne de trois à quatre francs
par jour ou plus, mais à la vraie ouvrière parisienne, à celle
dont le salaire misérable oscille entre deux et trois francs, et encore
à la condition qu'elle puisse donner toute sa journée au travail à
l'atelier ou chez elle, et que, les soins du ménage absorbant une
partie de son temps, elle n'en soit pas réduite à ne gagner que
1 franc ou 7o centimes par jour en travaillant aux pièces pour la
confection. C'est à celles-là surtout qu'ils se sont proposé de venir
en aide. Ils y ont réussi. Je m'en suis assuré en assistant dans
les bureaux de la société au défilé de leur triste clientèle. Une de
ces femmes m'a particulièrement frappé par son air mélancolique
et décent, alors qu'accablée sous le double fardeau de sa maternité
et de sa misère, elle écoutait les paroles consolantes de la direc-
trice. Je consultais son dossier. Elle avait eu onze enfans, dont neuf
étaient encore vivans. Mais celle-là était encore une heureuse,
car le mari, mécanicien, gagnait six francs par jour. Une autre,
qui avait à peu près autant d'enfans, était femme d'un terrassier
qui ne gagnait que quatre francs cinquante. J'ai feuilleté d'autres
dossiers encore, et partout j'ai pu trouver confirmation de ce fait
dont la démographie pourrait bien faire une loi : que ceux-là ont
le plus d'enfans qui ont le moins de ressources pour les élever.
Quoi qu'il en soit, il est certain que la Mu Luali lé maternelle rend de
sérieux services à ses 1 762 participantes ; mais leurs cotisations ne
figurent que pour une faible part dans ses ressources. Ces cotisa-
tions ont produit, en 1897, la somme de 5298 francs. Les dépenses
ont été en chiffres ronds de 57 000. Comment a-t-il été fait face à
récart?D'abord, comme dans toutes les sociétés de secours mutuels,
avec les cotisations des membres honoraires. Mais elles n'ont pro-
duit que 7188 francs. Restait un écart de 45000 francs à combler.
Les subventions des pouvoirs publics (5 000 fr.) n'y ont pas suffi
et il a fallu avoir recours aux grands moyens, c'est-à-dire à une
EMKE FEMMES. 537
loterie qui a produit 37 000 francs. A quoi aura-t-on recours
l'année prochaine? Sans doute à une loterie encore. Rien de
mieux, mais peu à peu la Mutualité malenicUe devient ainsi une
société de bienfaisance vivant presque exclusivement de la cha-
rité publique, et se distinguant des autres par cette seule parti-
cularité qu'elle limite ses bienfaits à une catégorie d'assistées à
qui elle demande de faire de leur côté acte de prévoyance. Ceci
n'est pas une critique. Au contraire, c'est un éloge, car il y a là
une forme nouvelle et très intelligente de la bienfaisance. Mais
si j'avais entretenu, comme certains philanthropes, l'illusion de
croire que la mutualité fût, à elle seule, de force à parer aux
épreuves féminines, et en particulier à la plus fréquente de toutes,
l'étude que j'ai faite des comptes de la Mutualité maternelle au-
rait suffi pour dissiper cette illusion.
IV
Combien les trois sociétés dont je viens de parler comptent-
elles de participantes? A s'en tenir aux indications données par le
dernier rapport sur les sociétés de secours mutuels, leur nombre
ne dépasserait pas 2 838. Depuis deux ans (et c'est là en soi-même
un heureux symptôme), ce nombre s'est accru de quelques cen-
taines. Mettons qu'il soit aujourd'hui en chiffres ronds de 3200.
Il n'existe pas, à ma connaissance, d'autres sociétés de secours
mutuels composées uniquement de femmes, au moins dans le mi-
lieu des ouvrières proprement dites (1). Or, dans la seule industrie
de l'habillement et de la toilette, le nombre des ouvrières, d'après
le dernier dénombrement de la ville de Paris, s'élève à plus de
trois cent mille (exactement 303 771), On voit combien est faible,
et, pour dire le mot, dérisoire, la proportion de celles qui parti-
cipent aux bienfaits de la mutualité.
Cette faible proportion n'a pas, il faut le reconnaître, pour
cause unique l'exiguïté du salaire féminin. Assurément il n'est
pas facile à toutes les ouvrières de prélever sur leurs maigres
gains les dix-huit ou les vingt-cinq francs nécessaires pour se
faire inscrire à la Parisienne ou à la Couturière. L'inconstance
d'humeur, la légèreté, ou des exigences déraisonnables entrent
(1) Je crois devoir en eflet laisser de côté, comme se recrutant dans un monde
dittérent,la f^ociélé des demoiselles employées dans le commerce. Cette société très
florissante compte 21o membres honoraires et 437 membres participantes.
538 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi pour partie dans ce défaut de prévoyance et empêchent le
nombre des mutualistes d'aller en se développant aussi rapide-
ment qu'on le voudrait. Beaucoup ne font dans les sociétés de
secours mutuels qu'un court passage. L'une cessera de payer sa
cotisation parce que, s'étant trouvée sans place, la société qu'elle
considérait comme un bureau de placement n'a pas réussi à lui
en procurer une sur-le-champ; l'autre, parce qu'une bouteille
d'eau de Vichy par jour ne lui aura pas été accordée. Un atelier
tout entier se retirera parce qu'une paire de lunettes aura été
refusée à une camarade. D'autres n'ont figuré en quelque sorte
que nommément sur la liste de la société. Le patron paye la coti-
sation de la première année. Quand la cotisation est retombée à
leur charge, elles ont refusé de l'acquitter. Enfm, un grand
nombre, ayant payé leur cotisation pendant deux ou trois ans,
n ayant jamais été malades, et se sentant bien portantes, trouvent
qu'il est inutile de prélever plus longtemps sur leurs menus
plaisirs cette prime d'assurance, ce qui ne laisse comme par-
ticipantes au compte de la société que les souffreteuses. Le
personnel des ouvrières mutualistes n'est donc pas seulement très
restreint : il est très mobile, et on peut dire que dans ce jeune
monde la prévoyance est la très rare exception. Ce qu'il faudrait
pour attirer les jeunes filles vers les sociétés de secours mutuels
(je dis à dessein les jeunes filles, car qui n'a pas pris des habitudes
de prévoyance à vingt ans n'en prendra guère plus tard), ce serait
leur assurer d'autres avantages que les soins en cas de maladie
et les frais funéraires. Quand on est très jeune, on ne pense guère
ni à la maladie, ni à la mort. Dans cet ordre d'idées, une création
très heureuse a été la caisse de prêts gratuits.
L'idée de fonder, pour les ouvrières qui sont dans un embarras
momentané, une caisse de prêts gratuits a été mise en pratique par
le Syndicat de t aiguille. Ce syndicat n'est pas une société de secours
mutuels, mais une association formée entre patronnes et ouvrières
suivant une conception bien connue, tout à fait chimérique, à mon
humble avis, quand on veut l'appliquer à la grande industrie, mais
qui, limitée, dans la petite industrie, à un nombre restreint d'ou-
vrières et de patronnes se connaissant entre elles, peut donner de
bons résultats. 'Tel est en particulier le cas pour le Syndicat de
raiyuille, qui a pris dans le monde de la couture d'heureuses
initiatives, entre autres celle dont je viens de parler.
La caisse de prêts, créée en 1893 par le Syndicat de l'aiguille,
ENTRE FEMMES.
539
a été fondée au capital de cinq mille francs, versés exclusivement
par des souscripteurs qui s'interdisaient d'y avoir recours. Ce
n'est pas une caisse de crédit mutuel. Elle est administrée par six
membres : deux patronnes, deux employées, deux ouvrières. En
principe, les prêts ne sont consentis que pour six mois. Ils sont
proportionnels au salaire de l'emprunteuse. Les résultats de l'ex-
périence, qui était hardie, ont été excellons. Sur 17 843 francs de
prêts que la caisse a consentis en dix ans, elle n'a éprouvé que
817 francs de perte. Mais ces prêts n'ont pas été consentis uni-
quement à des ouvrières. Un certain nombre de petites patronnes,
membres du syndicat, ont eu également recours à la caisse. Plus
intéressante est donc l'expérience tentée par la Couturière, qui,
au mois de juillet 1897, a fondé également une caisse de prêts
gratuits en prélevant une somme de 10 000 francs sur le produit
dune fête de bienfaisance. Aucune participante ne prend part à
la gestion des fonds de cette caisse, uniquement administrée par
une délégation des membres honoraires. Bien que la caisse n'ait
pas de statuts écrits, dans la pratique le minimum des prêts est
de 30 francs, le maximum de 200 francs, remboursables, en un
an au maximum, par fractions de cinq francs au minimum.
En quinze mois, la caisse a ainsi prêté 3172 francs à 24 so-
ciétaires. Les motifs allégués à l'appui de la demande d'emprunt
ont toujours été l'embarras de payer un terme échu, ou la crise
résultant de la morte-saison. La forme donnée à l'emprunt est celle
d'un billet à échéance, pour lequel, si l'ouvrière est mariée, on
demande l'aval du mari. Sur ces 24 billets, 19 ont été totalement
soldés à l'échéance; 4 sont en souffrance, mais seront vraisem-
blablement payés. Un seul occasionnera une perte de 30 francs.
Un mauvais débiteur sur 25, et surtout une perte de 30 francs sur
3172, c'est là une proportion dont se contenterait, je crois, une
société d'escompte. La tentative a donc pleinement réussi; elle
a montré que ces petites ouvrières, à l'air si léger, avaient leur
honneur, que leur signature était bonne, et qu'elles n'étaient in-
capables ni de fidélité dans leurs engagemens, ni de régularité
dans leurs payemens. D'autres sociétés vont, à ma connaissance,
s'inspirer de cet exemple. L'idée est lancée; elle fera son chemin.
Il y aurait encore un autre moyen de faire apparaître la société
de secours mutuels aux yeux de la jeune ouvrière sous un autre
aspect que celui d'un médecin ou d'un croque-mort. Ce serait que
le siège social de la société fût en même temps pour les adhérentes
540 REVUE DES DEUX MONDES.
un lieu de réunion où elles pourraient se retrouver le soir et le
dimanche. Les sœurs de Villepinte ont bien fait quelque chose
comme cela, en ouvrant aux participantes de la Société de secours
mutuels entre jeunes ouvrières leur maison de famille et leur jardin
de la rue de Maubeuge. Mais qu'est-ce qu'une maison dans ce vaste
Paris (1)? Aussi est-ce avec joie que je vois l'idée se répandre et
que j'ai visité naguère, rue du Parc-Royal, le cercle Amicitia, dont
j'aime le nom autant que l'idée, et qui doit sa création à une géné-
rosité anonyme. Ce cercle, très bien installé, n'est point ouvert
cependant à l'ouvrière proprement dite. Il est plus spécialement
réservé aux jeunes filles employées dans le commerce ou l'ensei-
gnement. Je voudrais dans Paris un certain nombre de lieux de
réunion plus démocratiques, ouverts, moyennant une très légère
cotisation, aux jeunes filles qui vivent du travail de leurs doigts,
pendant les heures de liberté dont elles disposent. Les patronages
et les œuvres de bonne garde, qui existent chez les sœurs de cer-
tains quartiers de Paris, répondent en partie à cette pensée. Si les
congrégations voulaient entrer résolument dans cette voie, et rat-
tacher les uns aux autres tous les membres de ces patronages par
le lien d'une société de secours mutuels, non seulement elles
rendraient un singulier service à ce jeune monde sur lequel elles
exercent une si heureuse inlluence en l'habituant à la prévoyance,
mais elles pourraient mettre à sa disposition, grâce aux nombreux
locaux qu'elles possèdent dans Paris, des maisons de famille et
des lieux de réunion situés dans différens quartiers. Pour étendre
leur action, une condition serait cependant nécessaire : il faudrait
absolument qu'elles eussent le bon esprit de séculariser un peu
leurs procédés, et de ne pas se montrer trop exigeantes vis-à-vis
de ces jeunes filles, comme pratiques de piété. C'est aussi une
habitude trop claustrale de fermer tous les soirs à neuf heures la
porte d'une maison de famille. Les ouvrières que leur profession
oblige à de fréquentes veillées sont exclues, par le fait de ce règle-
ment trop étroit. D'autres même, il faut le reconnaître, ne veulent
pas renoncer à la liberté de leur soirée. Quand la journée a été
chaude et que le temps est beau, il fait si bon respirer un peu
d'air frais jusqu'à onze heures. Bien sévère qui les blâmerait.
Nous-mêmes, n'en faisons-nous pas autant?
Tout cela, objectera-t-on, est bien facile à dire. Mais comment
(1) Une nouvelle maison de famille a été ouverte tout récemment rue d'Angou-
16me.
knirf: femmks. oil
les sociétés de secours mutuels entre femmes pourront-elles ar-
river à constituer des caisses de prêts gratuits, ou à ouvrir des
cercles, puisque vous dites vous-même qu'elles ont déjà beaucoup
de peine à faire face à leurs dépenses obligatoires ? Gomment?
D'une façon bien simple. Par la plus grande libéralité de leurs
bienfaiteurs, et en particulier par l'augmentation du nombre de
leurs membres honoraires. Telle est en effet la conclusion posi-
tive et pratique à laquelle je me proposais d'arriver. En entrepre-
nant cette étude, et eu démontrant l'impuissance de la mutualité
entre femmes réduite à ses propres forces, je n'ai point tendu à
ce but de décourager le mouvement mutualiste en lui-même, et
d'établir l'inanité de la prévoyance. Bien au contraire. J'ai voulu
venir en aide, dans la modeste mesure de mes forces, à un nouvel
ordre d'idées que je crois juste et qui pourrait se résumer en
cette formule : Aide-toi, la charité t'aidera.
Associer la charité à la mutualité est une idée féconde. Avec
ses seules ressources, la mutualité ne saurait en effet répondre à
tous les besoins auxquels on lui demande de pourvoir. Il y faut
encore adjoindre la charité, cette « charité surhumaine, » dont à
un petit groupe de démocrates chrétiens l'illustre prisonnier du
Vatican rappelait naguère la nécessité, sans doute pour corriger
quelques-unes des interprétations téméraires auxquelles son En-
cyclique sur la condition des ouvriers a donné lieu. En tenant
ce langage, il ne donnait pas seulement un haut enseignement
moral: il proclamait encore une vérité économique. Sans la cha-
rité, en particulier, la mutualité entre femmes ne saurait vivre.
C'est là un fait qu'il était peut-être bon de mettre en lumière, non
pour décourager la mutualité, mais pour encourager la charité.
Ajouterai-je que dans un temps où la division des esprits
semble nous menacer de discordes civiles, cette association est
un effort commun auquel on peut convier les esprits de bonne
foi et les âmes de bonne volonté? Sur la liste des membres des
sociétés de secours mutuels, participans ou honoraires, figurent,
à côté d'ouvriers et d'ouvrières, des noms catholiques, protes-
tans, Israélites, qui se retrouvent en paix. Ainsi le terrain de la
charité demeure le dernier refuge de ceux qui ne veulent point
connaître la haine. Il se pourrait que ceux-là devinssent un jour
le noyau d'un parti vraiment national.
Haussonville.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE
NOTES DE YOYAGE
I. — DU CANADA AU MAINE
Chacun sait qu'il n'y a pas de pays plus éloignés l'un de
l'autre, malgré la rapidité du trajet et la facilité des communica-
tions, que ne le sont la France et l'Angleterre. En quelques heures
on se trouve transporté aux antipodes ; les caractères, les mœurs,
les habitudes, diffèrent absolument à droite et à gauche de la
Manche. Il en est de même par delà l'Océan^ entre la Nouvelle-
France et la Nouvelle-Angleterre ; je l'éprouvai en passant du
Canada dans le Maine et le Massachusetts, du pays des coureurs
de bois à celui des Pères Pèlerins. Une nuit de voyage seule-
ment et vous abordez un autre monde, mais vous avez plus vite
fait encore d'aller de Calais à Folkestone, et la surprise est la
même.
Je quitte Montréal le 25 mai 1897(1), sous des torrens de pluie
qui ne me permettent de rien découvrir du paysage noyé dans l'eau
plus encore que dans les ténèbres. Cependant je continue à voir.
Des visages, des sites qui depuis quelques semaines me sont de-
venus familiers, défilent, photographiés, pour ainsi dire, dans ma
mémoire. Et cette évocation continue dans le sommeil. Je rêve
encore du Saint-Laurent et du Saguenay, de Sainte- Anne, de la
Montmorency et des rapides de Lachine quand déjà se dressent
devant moi les belles découpures des White Mountains, frappées
par les premiers rayons du soleil. Une éblouissante matinée de
printemps succède au déluge. Les bois de pins s'étagent sur des
(1) Voyez la Revue du 15 mai et du 15 juillet.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE.
543
pentes de granit, des nappes d'eau vive brillent, encadrées de
jolis établissemens de pêche, et les villages construits en bois
n'offrent aucune ressemblance avec les paroisses canadiennes ; plus
de ces vieilles fermes aux murailles massives qui, coiffées d'une
haute toiture, décrivent sur de grandes étendues des processions
dont le terme est l'Eglise. L'Eglise ici c'est le meeting house, en
planches comme tout le reste, se distinguant à peine des autres
maisons par une espèce de petit beffroi à jour que surmonte un
coq en guise de girouette. Edifice civil autant que religieux,
comme l'indique son nom. Les Puritains, pères de la Nouvelle-
Angleterre, tenaient en ce lieu toutes leurs assemblées, quel qu'en
fût le but : louer le Seigneur, préparer une campagne contre les
Indiens, régler les affaires extérieures de la colonie, admonester
ou condamner, eux, les promoteurs de la liberté de penser, qui-
conque ne pensait pas à leur façon. Dieu étant mêlé d'ailleurs à
tous les débats et à toutes les besognes.
Autant que le Canada, la Nouvelle- Angle terre était une théo-
cratie, mais le Dieu des Canadiens demeurait le fidèle allié du roi
qui envoyait aux missions des Jésuites ces ornemens de prix, cette
orfèvrerie somptueuse que l'on montre encore à Lorette, tandis
que le Dieu des Puritains ne voulait ni roi, ni évêque, ni pompe,
ni hiérarchie, ni symboles, à ce point que le gouverneur Endicott
n'hésita pas à mutiler de son épée le drapeau anglais pour en
retirer la croix, signe d'idolâtrie papiste. On ne pouvait être
chrétiens de manières plus opposées, et aux différences de reli-
gion s'ajoutaient, avec les antipathies de races, l'horreur de
certains souvenirs. Les guerres franco-indiennes, qui se renouve-
lèrent si souvent fournissent aux campagnes d'inépuisables lé-
gendes. Les sauvages dépossédés recherchaient l'alliance qui leur
fournissait des armes, Abénakis contre Anglais, Iroquois contre
Français. Notre Nouvelle-France occupait une position beaucoup
plus avantageuse que celle de sa voisine et couvrait des espaces
vingt fois plus considérables , mais l'immigration augmentait
sans relâche la force des troupes coloniales anglaises. A qui res-
terait la prééminence sur le continent d'Amérique ? Toute la
question semblait être là lorsque surgit, comme dans la fable, le
troisième larron. Cette lutte qui durait depuis un siècle se ter-
mina par la proclamation de l'Indépendance américaine, les co-
lons anglais ayant constaté que les armées régulières de la mère
patrie n'étaient pas invincibles. Washington dut sentir sa force
54 i REVUE DES DEUX MONDES.
le jour où, à la tête des tirailleurs virginiens, il retarda l'écla-
tante victoire des Français sur le général Braddock.
Combien les faits deviennent plus intéressans quand on en
voit le théâtre ! Mon train passe tout près de l'endroit où une
statue colossale rappelle le nom de Hannah Duston , cette fer-
mière des environs de Haverhill enlevée par les sauvages qui
ravageaient et incendiaient le pays. Nouvelle Judith, elle mas-
sacra ses ravisseurs à coups de hache tandis qu'ils dormaient.
L'Etat du Maine se venge pacifiquement aujourd'hui du tort
que lui ont fait les Canadiens et leurs terribles alliés; il attire
par l'appât du gain dans ses manufactures Jean-Baptiste (1) qui
ferait mieux de cultiver le sol natal. Et les prêtres de là-bas
savent ce qu'ils disent lorsqu'ils répètent à leurs ouailles en s'ef-
forçant de les retenir : « Le Yankee, voilà l'ennemi ! » Non seule-
ment il est cause que les champs du Canada restent en friche,
mais encore les traditions catholiques et françaises sont en péril
sur ce sol voué à l'hérésie et où fut acclamée la Révolution.
On n'en est pourtant plus, dans les villages habités par les fils
des Puritains, aux interminables discussions théologiques, passe-
temps favori des ancêtres. Je m'en assure dès ma première halte
à South-Berwick.
South-Berwick eut la bonne fortune de produire un romancier
qui sait intéresser l'ancien monde comme le nouveau à une po-
pulation si différente de ce que les étrangers ignorans croient
être, en bloc, le peuple américain : un ramassis de gens très vul-
gaires, très durs et de provenances mêlées. Lisez les esquisses
de Sarah Jewett; vous verrez que le caractère des citoyens de la
Nouvelle- Angleterre est avant tout la dignité : dignified, cette épi-
thète revient souvent, et en effet elle exprime mieux qu'aucune
autre les aspirations, la tenue, la conduite de chacun. L'apparence
même du village de South Berwick est distinguée. Dans les larges
avenues qui tiennent lieu de rues, les maisons ne s'alignent pas
les unes contre les autres ; semées de distance en distance, elles
s'entourent de jardins que borde une barrière. Celle que j'habite,
à l'entrée du village, donne sur la petite place d'un aspect pro-
vincial délicieux et où les arbres jouent un tel rôle décoratif
qu'on s'étonne de voir la lumière électrique éclairer ce joli coin
de campagne; la nuit, le feuillage brode des ombres chinoises dé-
(1) C'est le sobriquet de l'habitant canadien.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 545
licates et mobiles que je ne me lasse pas d'admirer sur les stores
blancs de mes fenêtres.
Partout règne un aspect général de prospérité. Les filatures
de coton ne font qu'y ajouter du pittoresque; elles dressent leurs
grands bâtimens près de l'écluse formée par la Piscataqua. Cette
belle rivière, salée à l'embouchure, baigne les chaînes de collines,
préludes des Montagnes Blanches. Un petit édifice de granit, très
haut planté, domine de sa dignité supérieure les constructions
de bois; c'est la Bibliothèque, fière de sa tour, de son porche mo-
numental, des beaux vitraux qui décorent ses salles de classes et
de conférences.
Comme à mon premier voyage, je suis étonnée de l'absence
apparente de paysans et d'ouvriers. Toutes les maisons me font
l'effet de maisons bourgeoises; bourgeois aussi le costume des
hommes et, quant aux femmes, elles portent, sans exception,
des toilettes de dames; on me dit que ces élégantes sont autant
d'ouvrières employées dans les fabriques. En effet South-Berwick
est habité surtout par des artisans enrichis, des manufacturiers.
Ce qu'on appelait jadis la bonne société, ces vieux capitaines
au long cours, ces vieilles demoiselles dont les amusantes ma-
nies, les façons surannées nous font sourire dans les récits de
miss Jewett, ont presque entièrement disparu, — les capitaines
surtout, qui avaient parcouru toutes les mers, visité l'Europe et
gagné un peu partout beaucoup d'argent. Il reste d'eux, dans les
plus anciennes demeures, un certain fonds d'exotisme, porce-
laines de Chine, verreries de Venise, objets précieux venus de
loin. La mer était le champ d'action du colon de la Nouvelle-
Angleterre, comme la forêt était celui de l'habitant de la Nou-
velle-France ; il exploitait les pêcheries négligées par ses rivaux
et montrait dans des expéditions aventureuses et lointaines une
indomptable vaillance, qu'il n'appliquait à la guerre que con-
traint et forcé. Tout autre était l'opinion du gentilhomme cana-
dien, chasseur et soldat, se rattachant, si pauvre qu'il pût être,
aux traditions de la cour de Louis XIV, tandis que les colons
anglais étaient de la même étoffe solide et résistante dont
Cromwell fit ses Bras de fer (1).
Le 30 mai, jour consacré à la commémoration des morts glo-
rieux tombés pour la cause de l'Indépendance, j'ai l'occasion de
(1) Lire Parkman, le grand historien du Canada.
TOME CL. — 1898. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
voir réunis quelques types caractéristiques de l'endroit. Un usage
touchant s'est établi peu à peu depuis la guerre de Sécession. Ce
qui reste des hommes qui dans chaque localité y prirent part se
transporte au cimetière pour décorer les tombes des camarades.
Le 30 mai tombant un dimanche, la décoration annuelle est
retardée ; cependant je vois les vétérans porter leur drapeau à
l'église. Ils forment un groupe compact, marchant au pas mili-
taire. Leur tenue est éminemment « respectable. » Bonnes figures
énergiques et graves, profils droits taillés à grands traits, barbe
rase, sauf parfois sous le menton ce petit bouquet de poil qu'on ne
rencontre plus guère aux Etats-Unis que dans les régions reculées.
Le chapeau de feutre à ganse d'or, l'uniforme bleu, montrent
qu'on appartient à la société dite l'Armée de laGrande République.
Ce sont des charpentiers, des forgerons, des fermiers, des gens
que nous appellerions du peuple; il y a pourtant un médecin dans
le nombre. Je les reverrai la semaine suivante au cimetière où,
musique et tambour en tête, ils iront planter les couleurs na-
tionales sur les tombes de leurs compagnons disparus. Quelques-
unes de ces tombes renferment le corps, d'autres ne sont que
commémoratives. Et les familles suivent à pied ou en voiture,
chargées de bouquets. Aux hymnes succède le chant national,
America, sur l'air conservé de God save the king. Le ministre
parle longuement de la guerre « qui jamais plus ne se renou-
vellera. » Une brise douce agite les arbres, le soleil éclaire cette
scène rustique toute de recueillement, de prière, de respect,
d'émotion virilement contenue.
Chaque tombe de soldat ayant été saluée à son tour, les vété-
rans continuent leur procession à travers la campagne ; ils vont
chercher, dans les champs de repos dispersés qui apparaissent
loin de toute église, et dans les cimetières particuliers attenans
parfois aux fermes, le tertre vert ou la pierre levée qui recouvre
un soldat.
Pendant les promenades que je fis sur les hauts plateaux du
Maine, il m'arriva devoir une tache de couleur vive éclater dans
la verdure ou briller sur la nappe blanche des marguerites en
fleur : le drapeau, strié, étoile, bleu, blanc, rouge, des Etats-Unis,
le petit drapeau tout neuf du jour de la Décoration attestait qu'un
des enfans de l'endroit était mort pour son pays et que son pays
ne l'oubliait pas.
Mais c'est à Boston qu'il faut cette année, 1897, célébrer le
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 547
Mémorial Dmj, l'inauguration du monument de Robert GouM
Shaw ajoutant un intérêt particulier à la solennité. Nous nous
transportons donc en ville pour un jour.
n. — LE MEMORIAL DAY
On connaît à Paris le monument de Shaw, puisqu'une réduc-
tion en a été envoyée par le sculpteur Saint-Gaudens à notre der-
nière exposition du Champ-de-Mars ; l'histoire de l'œuvre et son
but sont admirables, au moins autant que l'œuvre elle-même.
Quand la Chambre du Massachusetts vota, en 1865, une statue
équestre à la mémoire de Shaw et ouvrit une souscription pour
rassembler les fonds nécessaires, elle eut soin de spécifier qu'il ne
s'agissait pas d'un simple hommage de reconnaissance publique
rendu à un soldat mort glorieusement pour la patrie, mais de la
commémoration d'un grand fait historique, qui n'était autre que le
triomphe définitif de la liberté. En effet, le sacrifice que le jeune
colonel Shaw fit de ses préjugés et de sa vie en conduisant le pre-
mier régiment nègre à l'assaut du fort Wagner, marque la date
du véritable affranchissement des esclaves appelés à l'honneur de
défendre leur pays.
Ce Bostonien de race, aussi fier de ses origines que pourrait
l'être aucun patricien du vieux monde, et dont le « sang bleu » est
sans cesse rappelé dans les panégyriques dont il est l'objet, accepta
de son plein gré ce qui autour de lui passait pour un opprobre. A
vingt-six ans, marié de la veille, au seuil d'une carrière qui s'an-
nonçait brillante, il quitta le régiment où il s'était distingué déjà
pour tenter la douteuse aventure derrière laquelle il y avait pour
lui une question de principe. Il brava le ridicule qui s'attachait à
cette entreprise et ce fut peut-être le moment où il lui fallut le
plus de courage. Au grand nombre il semblait impossible que le
nègre pût avoir, comme le blanc, le sentiment du devoir militaire
auquel rien ne l'avait préparé ; une écrasante majorité s'élevait
contre la formation des régimens de couleur ; le président Lincoln
lui-même ne se prononçait pas franchement en leur faveur, mais
blâme et raillerie durent faire silence le jour où Shaw criant : On-
icard! En avant! tomba percé de coups dans les tranchées du fort
Wagner avec la moitié de ses hommes. Une pareille hécatombe
était la meilleure des réponses, et, pour compléter la beauté, le
sens profond du drame, l'ennemi enterra Shaw, en signe de mé-
548 REVUE DES DEUX MONDES.
pris, pêle-mêle « avec ses nègres. » C'est ici que commence le rôle
très noble de la famille du héros ; jamais le père ne voulut faire
aucune tentative pour retrouver le corps ignominieusement
enfoui de son fils et lorsque la statue fut votée, il conseilla de ne
pas mettre en évidence une figure unique, alors que d'autres
avaient droit au même honneur. Cette pensée d'absolu désintéres-
sement, Saint-Gaudens, l'artiste américain qui porte un nom de
France et qui a dans les veines un génial mélange de sang fran-
çais et irlandais, mit douze années à la mûrir. Le résultat final
fut le haut-relief qui représente Shaw à cheval, l'épée nue à la
main, conduisant ces mêmes soldats nègres qui, tués à ses côtés,
lui tiennent aujourd'hui compagnie chez les morts.
L'emplacement choisi fut en face du Capitole, au niveau de
la plus belle rue de Boston. Une large brèche ayant été pratiquée
dans le mur qui sépare du Parc Beacon Street, le revers du mo-
nument se trouve dans le Parc môme, ce Common si rempli de
souvenirs patriotiques. Longtemps un échafaudage de planches
défia la curiosité des passans, puis arriva enfin le Mémorial Day,
choisi pour l'inauguration. Vers dix heures, nous nous trou-
vons, mes amies et moi, aux premières loges, sur un balcon pa-
voisé.
De hauts dignitaires passent en voiture : le gouverneur du
Massachusetts, le maire de Boston, le Président de l'Université
de Harvard, les notabilités civiles et militaires qu'on me nomme
à mesure, entre autres le colonel Higginson, une des figures les
plus en évidence du vieux Cambridge, qui commanda lui-même
un régiment nègre dont il a écrit l'histoire. Aux fenêtres, beau-
coup de dames ; des tribunes chargées de monde officiel dans la
cour de la Slate house; des grappes de gamins accrochés aux
arbres, une foule considérable, mais fort tranquille dans le Parc
et dans Beacon Street; les agens la repoussent sur le passage des
troupes; celles-ci avancent en bon ordre sous une fâcheuse
averse qui met trop de parapluies dans le décor. On acclame le
fameux 7^ de New-York, l'un des plus beaux régimens des Etats-
Unis, on acclame le corps des Cadets, les milices du Massa-
chusetts , mais pour des yeux européens les gardes nationales
n'ont jamais grand prestige ; d'ailleurs les uniformes américains
ne sont pas beaux, s'ils sont pratiques; c'est la marine surtout
qui me paraît mériter les hurrahs. Nouvelle ovation pour l'in-
fanterie de couleur ; ici l'enthousiasme s'adresse à la réalisation
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 549
pleine et entière d'une idée qui avait passé d'abord pour chimé-
rique. Cet enthousiasme s'affirme et grandit sur le passage des
débris du régiment de Shaw, une soixantaine de nègres, vieux,
infirmes, mutilés, celui-ci la manche repliée sur un bras absent,
celui-là traînant une jambe de bois. Le plus jeune compte bien
cinquante ans ; c'est peut-être le petit tambour qui sur le bas-relief
ouvre allègrement la marche. Pauvres diables ! Ils sont venus de
divers États, plusieurs ont fait des centaines de lieues sous les
lambeaux d'uniformes qui leur restent, reliques des jours de gloire
et de misère, et les voici de nouveau, après trente-quatre ans,
à la même place d'où ils partirent, de ce pas dont Saint-Gaudens
nous fait sentir le rythme un peu traînant, caractéristique de la
race, résolu néanmoins et que rien n'arrêta. Celui des poètes amé-
ricains qui occupe aujourd'hui le rang de lauréat, T. B. Aldrich,
a chanté dans l'Ode qui lui fut demandée en cette grande circon-
stance « les morts qui ne mourront point. » Voici devant nous,
en effet, avec leur jeune chef, jeune à jamais, les fantômes du o4«,
ces esclaves de la veille, qui déploient le drapeau lacéré, témoin
de l'assaut du fort Wagner. Il fallait, pour prouver leur valeur,
les envoyer aux avant-postes. L'épreuve réussit. Quand le pre-
mier porte-enseigne tomba frappé à mort, un certain Wilkins
ramassa ce drapeau sous une grêle de balles en s'écriant : — Il
n'a pas touché terre, camarades ! — Et il ne le lâcha plus. Il le
tient encore aujourd'hui. Wilkins fait bonne figure dans ce groupe
d'épaves vénérables devant lequel l'armée défile en saluant.
Les temps ont bien changé depuis le jour du départ, et ces
changemens sont tout à l'avantage de la race noire. Les ruines
vénérables du 54® semblent le sentir, quoique leur attitude ne
soit certes pas celle de gens qui viennent d'être coulés en bronze
pour la postérité. Par exemple, un vétéran de la marine est
escorté jusqu'au bout par ses petits-enfans, aussi noirs que lui_,
deux jumeaux en uniforme de matelot qui marchent au pas mi-
litaire, de toute la vigueur de leurs jambes courtes, à droite et à
gauche de l'aïeul. Ce n'est pas très régulier, mais ces belliqueux
lilliputiens mettent au tableau une touche comique ; ils m'ont
fait rire de bon cœur quand l'émotion me prenait à la gorge.
Au moment où va tomber le voile qui cache le monument,
un coup de canon est tiré, auquel répondent les salves des navires
dans le port. S'il y eut alors des discours prononcés, je ne les en-
tendis pas ; on applaudit frénétiquement le sculpteur Saint-Gau-
550 REVUE DES DEUX MONDES.
dens. C'est un peu plus tard, daus la Music Hall, l'immense salle
de concerts, qu'un assaut d'éloquence se produit, le gouverneur
Wolcott, le maire Quincy, le colonel Lee, le professeur James,
de Harvard, faisant tour à tour l'éloge de Robert Shaw et de
cette charge désespérée « qui après tout fut un échec, mais un
échec à la façon des Thermopyles, dont on parlera quand de plus
hauts faits d'armes seront oubliés, car l'importance historique
d'un événement ne se mesure ni à sa grandeur matérielle, ni
à son succès immédiat. » Si brillans que soient les orateurs,
le grand succès paraît être pour Boker Washington, profes-
seur d'une université nègre, qui prend la parole comme repré-
sentant de la classe de couleur, et il faut convenir qu'au phy-
sique, il la représente sans aucune distinction, ce qui n'empêche
qu'il n'y ait sous cette peau ténébreuse et ces traits épatés une
belle intelligence. Dans un discours bref, où chaque mot porte,
où abondent les idées générales, il prouve que l'abolition de
l'esclavage n'a pas seulement délivré les noirs, qu'elle a encore,
qu'elle a surtout délivré les blancs, dont le développement moral
était impossible sous ce règne d'iniquité. Il n'exagère pas les pro-
grès accomplis déjà par sa race, il énumère avec fermeté toutes
les qualités qui lui manquent encore, mais il a foi dans l'avenir
préparé par le collège, par l'école industrielle, par l'habitude
prise d'un effort soutenu. Faire son devoir sur le champ de ba-
taille n'est pas le plus difficile. Un jour viendra où rien de ce qui
est permis au blanc ne sera défendu ou refusé au noir. Le ton est
fier, sans aucune jactance. Boker Washington restera dans le sou-
venir des Bostoniens comme la figure principale, le lion de cette
journée, avant tout comme un vivant argument en faveur de sa
cause.
Nous allons, la foule s'étant dispersée, regarder en détail le
monument de Shaw. La partie architecturale, confiée à M. Mac-
Kim, ne me paraît pas sans reproche, mais le haut-relief de Saint-
Gaudens est une œuvre dont on ne peut bien apprécier l'exécution
qu'après s'être rendu compte des difficultés qu'elle offrait. Une
impression d'unité toute classique se dégage de l'ensemble; en
même temps, les types sont d'une réalité scrupuleusement ob-
servée. On me fait remarquer que le cheval n'a rien de conven-
tionnel, qu'il réunit toutes les caractéristiques du cheval améri-
cain. Au-dessus du groupe en marche flotte une figure de femme,
un bras étendu pour montrer le chemin, retenant de l'autre main
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 551
les palmes de la gloire et les pavots de la mort. Chez cette per-
sonnification de la destinée, je reconnais le visage régulier d'une
jeune dame de Boston qui mériterait d'être Grecque. Ces traits
d'observation locale ne sont pas les moins appréciés.
Nous descendons les degrés conduisant aux bancs de granit
placés des deux côtés de la fontaine qui décore l'autre face du
monument. Là sont inscrits, au centre de couronnes de lauriers,
les noms des officiers tués dans l'attaque du fort Wagner, et une
inscription suit, dont voici le sens :
Au 54^ régiment d'infanterie du Massachusetts. Les officiers blancs firent
cause commune avec des hommes de la race méprisée, encore ignorans de
la guerre, et risquèrent la mort comme instigateurs d'une insurrection d'es-
claves au cas où on les eût faits prisonniers.
Les noirs, engagés volontaires à l'heure de la mauvaise fortune, servirent
sans solde pendant dix-huit mois jusqu'à ce qu'on leur eût décerné la même
paye qu'aux troupes blanches, s'exposant à l'esclavage qui les menaçait, s'ils
étaient pris; braves dans l'action, patiens dans de lourds travaux, toujours
gais parmi les pires privations.
Ils sont une demi-douzaine de badauds, occupant les premiers
ces deux bancs de pierre qui font partie du monument, tous cou-
leur de suie, les yeux brillans, le sourire aux lèvres. Ce sourire
s'élargit tandis que l'une de nous achève tout haut la lecture
qu'ils faisaient à demi voix :
Ensemble, ils donnèrent à la nation 'et au monde la preuve immortelle
que les Américains d'origine africaine possèdent la fierté, le courage et le
dévouement du soldat patriote. Cent quatre-vingt mille de ces Américains-
là s'enrôlèrent sous le drapeau de l'armée en 1863-63.
Toute la journée les nègres se succèdent devant cet ineffaçable
certificat d'égalité, toute la journée ils grouillent triomphans à
travers la ville. L'inauguration du monument de Shaw serait un
acte de haute politique, quand bien même le patriotisme et la
reconnaissance n'eussent pas suffi à l'inspirer.
Mais, en rappelant ces choses à une année de distance, il me
semble que ma plume retarde d'un siècle. En effet, les incidens
delà guerre avec l'Espagne reculent dans un passé lointain cette
guerre civile, dont on continuait, faute de mieux, à faire tant de
bruit. Voilà le caractère du Mémorial Day complètement altéré.
Les processions aux tombes des soldats, d'année en année moins
nombreuses, vont recevoir de terribles renforts. Les drapeaux
clairsemés se multiplieront par centaines et combien d'autres
552 REVUE DES DEUX MONDES.
tombes resteront sans décoration sur les plages tropicales où le
climat et la fièvre firent presque autant de victimes que le canon !
Je suis bien aise d'avoir vu le dernier Mémorial Day d'une Amé-
rique étrangère aux conquêtes qui aujourd'hui sont un fait
accompli, et de loin je salue avec plus de respect que jamais le
monument de Shaw, ce champion désintéressé de la fraternité
humaine.
m. — UN PÈLERINAGE A CONCORD
Comparer le village de Goncord, où brilla « cette blanche
lumière, » le génie d'Emerson, à Stratford-sur-Avon et à Weimar,
serait d'abord une banalité, le rapprochement ayant été fait plus
d'une fois, et ensuite une erreur de jugement, comme le sont si
souvent les comparaisons, car la dévotion qui conduit force pèle-
rins à Goncord est beaucoup plus locale, jusqu'ici, que celle dont
peuvent être l'objet, dans leurs tabernacles respectifs, Shakspeare
ou Goethe. Pourtant, Emerson, qu'on a si souvent désigné en
France avec une assez vague admiration comme l'auteur de la
Natui'e, commençant à être sérieusement étudié dans un groupe
de philosophes et de moralistes, il peut être opportun d'aller le
chercher et le surprendre au lieu qui est le plus imprégné de
sa mémoire. On sait tout ce que Goncord fut pour lui; il y re-
trouvait le souvenir de ses aïeux, presque tous hommes d'église,
l'exemple de son grand-père surtout, le prêtre patriote de la Ré-
volution; il y avait vécu enfant, auprès de sa mère veuve," il y
avait toujours été rappelé par des affections de famille et de
choix; enfin, après avoir abandonné l'église unitarienne, il vint
y abriter une vie qui, pour n'avoir plus de but déterminé, n'en
était pas moins vouée à diriger par d'autres chemins les âmes
vers Dieu, justifiant en quelque sorte son paradoxe que pour être
bon ministre il faut avoir quitté le ministère.
Le 3 juin, nous prenons le train qui de Boston conduit en une
demi-heure à la retraite dont Emerson écrivait : « Amoureux de
solitude, je m'en allai vivre à la campagne, à dix-sept milles
de Boston, et alors le vent du nord-ouest avec ses neiges prit
soin de moi et me défendit contre toute compagnie en hiver,
tandis que les collines et les bancs de sable, intervenant entre la
ville et moi, faisaient bonne garde en été. » Ces protections ne
l'empêchèrent pas d'être assailli par tous les songe-creux et tous
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 553
les visionnaires du monde, lesquels, sous prétexte de consulter le
Prophète, dévoraient son temps et sa vie. Si enveloppé qu'il soit
de douceur et de sérénité, il crie dans ses confidences à son jour-
nal l'impatience que lui causent ces bras de mendians sans cesse
tendus vers lui et auxquels il sent qu'il n'appartient pas. Qu'ils
meurent ou qu'ils s'aident eux-mêmes ! 11 y aurait beaucoup à
dire, du reste, sur la « douceur implacable » d'Emerson, sur sa gla-
ciale urbanité, sur sa réserve tout aristocratique, sur sa sensiti-
vité qui lui rendait pénible tout contact direct avec les masses;
ou plutôt il y avait beaucoup à dire avant les excellens travaux
qui ont paru récemment en Amérique, la biographie, si conscien-
cieuse, si intime, si complète, de M. Cabot (1) et l'essai de
M. J. Chapman, qui est en quelques pages une œuvre de premier
ordre, d'où se dégage le jugement le plus libre et le plus sûr qu'on
ait encore porté sur l'homme, le philosophe et le poète.
J'éprouve une impression désagréable quand les amis qui
m'accompagnent s'écrient, après m'avoir désigné de loin la fameuse
prison d'Etat et cette énorme fabrique de Waltham d'où sortent
annuellement 550 000 montres : — Voilà le lac Walden, l'ermi-
tage de Thoreau ! Les livres de ce disciple d'Emerson, en qui le
maître trouvait un mélange du Spartiate et de l'Hindou et d'abord
un être profondément, absolument original, encore qu'il lui res-
semblât ou parce qu'il lui ressemblait, ces livres d'un ermite en
rupture irréconciliable avec la société (2), ne m'avaient pas pré-
parée à une « solitude » que l'on découvre du chemin de fer et
où les promeneurs du dimanche vont faire des pique-niques.
Simplicité primitive de Walden, socialisme de Brook-Farm, en-
volées vertigineuses des Transccndantalistes vers la culture esthé-
tique et sentimentale, tout cela ne serait-il qu'une pose?
Comme s'il ne pouvait arriver que les préludes d'une Révolu-
tion soient exagérés ou même ridicules sans être pour cela moins
significatifs! Mais cette réflexion ne me vint que plus tard ; je note
en toute humilité mon premier mouvement : j'abordai Concord
avec quelque méfiance.
L'endroit est charmant, les collines basses, séparées par
d'étroites vallées qui ne sont guère que des ravins do verdure,
étant partout couvertes de beaux bois qui débordent jusque dans
(1) A Memoir of Ralph Waldo Emerson, hy i âmes EUiot Cabot, 2 vol.; Iloughton
Mifflin, Boston.
(2) Voyez Le Naturalisme aux États-Unis, dans la Revue du 15 septembre 1887.
554 REVUE DES DEUX MONDES.
le village. Nous nous dirigeons sous un berceau ininterrompu
d'érables magnifiques, Lexington Street, vers la maison d'Emer-
son, 11 avait dénoncé son apparence médiocre, mais en ajoutant :
« Nous y mettrons tant de livres et de papiers et, si c'est possible,
tant d'amis intéressans, qu'elle aura de l'esprit autant qu'elle en
peut porter. » Cette maison est en bois peint comme toutes les
maisons de campagne de la Nouvelle-Angleterre; un petit chemin
dallé conduit au porche que soutiennent deux colonnes ; même
péristyle, du côté qui représente la façade principale. Un jardin
l'entoure, ce jardin où il émondait lui-même ses arbres fruitiers
en avouant qu'il se faisait l'effet de l'empereur de la Chine à la tête
d'une charrue symbolique, et où il piochait si maladroitement
que son petit garçon lui disait avec sollicitude : — Prenez garde,
papa, de vous piocher la jambe...
Mes yeux ne peuvent se détacher de cette prairie en pente
douce qui descend vers la rivière qu'il traversait pour prendre le
sentier conduisant à Walden à travers les champs, sa promenade
favorite. Ce verger, ce potager, où il se reposait par le travail
manuel d'une trop continuelle tension intellectuelle, me semblent
encore remplis de sa présence. Il partageait la journée entre ses
livres et la contemplation d'un coucher de soleil, d'une tempête
de neige, d'un certain tournant de la Concord-River. Tout le
paysage où ce voyant discernait entre elles et adorait à la fois
« les harmonies qui sont dans l'âme et la matière, spécialement
les correspondances entre celles-ci et celles-là, » revêt par suite
un caractère idéal. — Allons voir ses livres maintenant.
Miss Emerson habite la maison paternelle; elle est absente
aujourd'hui, mais nous sommes reçues par une de ses amies qui
nous autorise à tout visiter. Voici, comme dans un grand nombre
de maisons américaines, le vestibule où débouche l'escalier. A
droite, le cabinet d'Emerson; rien n'y a été changé, sa table à
écrire reste intacte ; il semble que devant elle le vieux fauteuil
l'attende encore. Ce n'est certes pas un cabinet d'apparat, mais un
vrai laboratoire de recherches et d'idées. Les volumes de la bi-
bliothèque, relativement peu considérable, sont vieux et usés,
des compagnons fidèles, consultés tant de fois! Je remarque une
première édition des poèmes de Tennyson, partout annotée, Pla-
ton, dont Emerson est sorti tout entier, Plutarque, et Montaigne
qu'il aimait comme un frère pour son dédain du raisonnement
systématique, pour l'indépendance avec laquelle il tenait à com-
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 555
prendre ce qu'il croyait, au lieu de s'en tenir à des formules toutes
faites. Cette admiration accordée àMontaij^ne,de môme que d'au-
tres dogmes émersoniens a fait son chemin en Amérique, si bien
que je n'ai jamais rencontré de femme qui n'affichât un enthou-
siasme sans bornes pour notre grand sceptique. Emerson no goû-
tait guère d'ailleurs la littérature française, l'esprit français. Cet
esprit agile devait le déconcerter quelquefois, comme faisait le
boulevard, lorsque, visitant Paris sans plaisir, il croyait lui en-
tendre dire: — Qui vous amène, mon grave Monsieur?
A en juger par ce que je vois sur les murs, il avait le culte de
Michel-Ange et de Raphaël. Ceci s'accorde bien avec ce que nous
savons de son esthétique toute religieuse : la beauté des églises
catholiques le touchait autant que leur hospitalité ; il aimait leurs
portes toujours ouvertes, il aurait voulu de la peinture, de la
sculpture dans les temples de son pays, et le culte idéal qu'il rêvait
eût gardé des points de ressemblance avec les symboliques céré-
monies romaines. Il reprochait à l'église unitarienne d'oublier
un peu trop que les hommes sont poètes. Devant son écritoire, je
pense à ce que nous apprend M, Cabot de sa manière de travailler.
Dès que ses pensées avaient pris une forme, il les jetait sur son
journal; ce journal était l'inépuisable carrière d'oti il tirait ses
essais et ses conférences. Avait-il un article à faire, il en prenait
les matériaux réunis sous telle ou telle rubrique et y ajoutait ce
que lui suggérait le moment. Tout en se rendant parfaitement
compte des lacunes et du décousu inséparables d'un pareil pro-
cédé, il refusait de se dégrader par la recherche d'une pensée. « Si
elle vient, je Faccueille volontiers, mais si elle ne vient pas spon-
tanément, c'est qu'elle ne viendrait pas bonne. »
Je regrette que dans ce foyer de l'inspiration on ait placé le
buste qui fut fait de lui tout à la fm de sa vie, quand avaient dû
disparaître la merveilleuse mobilité de l'expression et cette déli-
catesse qui s'alliait chez lui à lextrême fermeté des lignes. C'est
une tête de vieillard qui nous accueille; French, le sculpteur,
s'efforça en vain d'y mettre cette superbe lueur de génie qui
dans la conversation éclairait soudain, d'après le témoignage de
ceux qui l'ont connu, ce visage ecclésiastique aux cheveux plats,
au long nez, à la bouche discrète.
— L'embarras, disait gaîment Emerson, parlant de son buste,
c'est que plus il me ressemble, plus il est laid.
Le sage raillait d'un sourire sa propre décrépitude. Elle s'an-
536 REVUE DES DEUX MONDES.
nonça par l'embarras de la parole ; à propos d'un parapluie, il
disait : « Je ne sais plus son nom, mais je sais son histoire; les
étrangers le prennent et l'emportent. » Une de mes amies de
Boston, qui le priait de venir dîner chez elle, obtint cette réponse :
— « Comment serait-ce possible? Je ne me rappelle plus que
deux mots : si et ?7îais. »
C'est l'Emerson de ce temps-là que nous a conservé le buste
de Daniel French; certes il fut noble et touchant jusqu'au bout,
continuant à contempler de la piazza de sa maison, où après
tant d'activité dépensée il aspirait au suprême repos, le cours
fuyant de sa rivière chérie et les couchers de soleil qui pâlis-
saient à l'horizon; mais ce n'est pas là l'Emerson que nous vou-
drions auprès de cette table à écrire où furent tracées des œuvres
assez fortes pour modifier profondément l'âme d'airain de la Nou-
velle-Angleterre, en attendant que leur action s'étendît au monde
entier.
A côté du cabinet, s'ouvre un salon de la simplicité la plus
austère. J'y remarque le cadeau de noces que Carlyle fit à
M""^ Emerson, une gravure d'après V Aurore du Guide. Carlyle et
Emerson se rencontrèrent tout juste assez pour nouer une de
ces amitiés issues de l'attrait des contrastes; l'un d'eux croyait
à la vertu de l'autorité, l'autre à celle de la liberté : ils différaient
au moral autant qu'au physique. Un portrait de Carlyle, avec sa
rude chevelure en désordre, sa physionomie âpre et tourmentée,
représente la force presque brutale dans cet intérieur si calme, si
recueilli, oii se reflète pour ainsi dire l'immatérialité d'Emerson.
Ce maître séraphique ne pouvait, on le lui a reproché, rien
échanger de personnel avec les humains ; ses relations avec la
Nature étaient plus faciles. Il semble que la rivière ait gardé
l'écho des vers harmonieux qu'il lui adresse en l'interpellant par
son nom indien :
Ta voix d'été, Musketaquid, — Répète la musique de la pluie...
Le jardin aussi se souvient qu'il lui a dit :
Si je pouvais mettre mes bois en chansons, dire ce qu'ils donnent de
délices, — Tous les hommes viendraient en foule dans mon jardin — Et lais-
seraient les cités désertes...
Mon jardin est une lisière de forêt qu'entourent des forêts plus an-
ciennes. — En pente il descend vers le bord du lac bleu, — Puis il plonge
dans les profondeurs.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 557
Il y a entre lui et les choses qu'il spiritualise une intimité à
rendre jaloux ses amis moins bien partagés, une tendresse à dés-
espérer la pauvre Margaret Fullei' surtout, dont le tempérament
ardent et impérieux lui fit toujours un peu peur. Nous croyons la
voir dans cette maison qu'elle remplit, aux beaux jours du trans-
cendantalisme, de son éloquence passionnée, de son exaltation un
peu théâtrale; elle passe avec des allures de sibylle, paraissant
toujours demander à son ami « je ne sais quoi qu'il n'a pas ou
qui n'est pas pour elle. »
Nous voici de nouveau dans l'avenue, et maintenant l'image
évoquée par Nathaniel Hawthorne nous poursuit : « Il faisait bon
le rencontrer dans notre avenue, avec ce pur rayonnement intel-
lectuel qui émanait de sa présence comme du vêtement d'un être
glorieux. Et lui, si tranquille, si simple, accueillant chaque être
vivant comme s'il se fût attendu à en recevoir plus qu'il ne pouvait
lui donner. Il était impossible de demeurer dans son voisinage sans
respirer plus ou moins l'influence alpestre de sa haute pensée. »
Si Hawthorne rendit justice à Emerson, Emerson n'éprouva
jamais pour lui de sympathie très vive. Il déclarait ne pouvoir
lire aucun de ses livres avec plaisir. Aveu qui n'étonne qu'à demi
quand on se rappelle certains portraits impitoyables du Blithedale
romance, où il est facile de reconnaître, parmi les philanthropes
chimériques, les utopistes obstinés, les rêveurs orgueilleux qui
prétendent vainement régénérer le monde, tout le groupe de
Concord, les amis d'Emerson, Hawthorne d'ailleurs parmi eux,
et Emerson lui-même. Les deux grands hommes étaient voisins,
mais autant la maison d'Emerson était ouverte à la foule des en-
thousiastes et des oisifs qui venaient le prendre pour guide de
gré ou de force, autant celle de Hawthorne, que nous atteindrons
tout à l'heure sur cette même avenue, se fermait aux importuns.
La taciturnité, la sauvagerie du romancier étaient proverbiales.
Je regarde avec émotion cette espèce de belvédère, la tour d'ivoire
où l'alchimiste composait un philtre rare, inimitable, mélange
d'analyse ultra-subtile et de vigueur dramatique extraordinaire
dont ses romans sont imprégnés. Quelques-uns méritent certaine-
ment de compter parmi les plus beaux qui aient été de notre temps
écrits en langue anglaise.
Sauf les Contes deux fois dits, par lesquels il débuta, les Mousses
du vieux presbj/tère, que lui inspira sa première demeure à Con-
cord, et la célèbre Lettre rouge, àoni s'enorgueillit Salem, presque
5o8 REVUE DES DEUX MONDES.
tous virent le jour dans ce Wayside home, qu'il habita depuis 1852.
Il le trouvait beaucoup trop accessible et, dès que lui était signalée
tine visite, gagnait le bois. Un sentier propice à cette fuite devait
être, prétendait-il, le seul souvenir qui resterait de lui. Certes, la
belle tête léonine que reproduisent ses portraits ne donnerait
l'idée ni de cette modestie, ni de cette timidité.
Entre la maison d'Emerson et celle de Hawthorne, nous nous
sommes arrêtées devant Orchard-House, où demeurèrent long-
temps les Alcott, Alcott, bâtisseur de mondes comme l'appelait
l'oracle de Concord, qui manquait quelquefois de jugement, car
ce bâtisseur de mondes ne fut pas capable de mener à bien la con-
struction d'un simple phalanstère. On sait quelle fut la fin des
expériences quasi-fouriéristes de Brook-Farm et de Fruitlands , mais
l'incapacité pratique n'était pas pour détourner de lui Emerson
qui faisait cas de ses théories sans croire beaucoup à leur succès.
D'après Emerson, l'homme doit se renouveler intérieurement
avant de pouvoir améliorer son sort extérieur. Cette certitude
l'empêcha toujours de se mettre en avant pour aucune réforme,
sauf celles qui touchent directement à l'être spirituel, celles qui,
en faisant penser et agir les hommes, au lieu de les laisser en proie
aux circonstances, les conduisent à être autre chose que de misé-
rables accidens.
Il explique d'une façon très particulière et où perce un grain
d'égoïsme le plaisir que lui procure la société d'Alcott : « Quand
je cause avec lui, c'est moins pour pénétrer ses pensées que
pour m'observer sous son influence ; il m'excite et je pense libre-
ment. » Aujourd'hui le nom de celui qu'il trouvait à tort ou à
raison plus dieu que tous les autres, est bien oublié ; mais on
se souvient de la fille d'Alcott, l'auteur charmant de ces livres
pour la jeunesse qui ont été traduits en français : Little men, Little
women. Je salue avec plaisir la fenêtre devant laquelle courait sa
plume sans prétention.
Nous avons failli passer sans la regarder, tant son apparence
est modeste, devant l'Ecole de philosophie, désormais close, où
les beaux esprits de Concord se rassemblaient après la mort du
maître pour évoquer ses leçons. On y entendit plus d'une belle
conférence.
Après la maison de Hawthorne, presque à l'endroit où nous
sommes conviés à voir le premier cep de vigne noueux et colossal
d'où est sorti tout le fameux raisin de Concord, qui n'a rien de
l
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. lji)d
commun avec le chasselas, on tourne Merriam's Corner, le coin
de route où les Anglais battirent en retraite (1775), et nous
abordons le Concord historique. Voilà le vieux presbytère [Old
Manse) bâti pour le révérend William Emerson. Juste en face, une
taverne peinte en rouge conserve la trace des balles tirées dans
la journée du 17 avril. Devant elle, une pierre indique l'endroit
011 tomba mortellement blessé le premier soldat anglais. Ces
souvenirs de révolte et de guerre ajoutent à l'impression que
produit la demeure où Ralph Waldo Emerson vécut son enfance
pensive, où plus tard il revint auprès des Ripley, derniers habi-
tans du logis, écrire l'essai « de la Nature, » où à son tour se
développa le génie pessimiste de Hawthorne, si différent sous des
influences semblables. Au bout de l'allée plantée d'arbres qui le
sépare de la route, le vieux presbytère aux tons d'argent, dans un
cadre de sapins noirs et de lianes échevelées, est ce que j'ai vu de
plus mélancolique parmi ces antiquités bizarres, les maisons de
planches de la période coloniale. Alentour, le paysage présente
toujours l'étendue de prairies, les buttes couvertes de chênes et
de hêtres où Emerson nous raconte qu'il errait avec ses frères en
récitant des vers ou en se représentant les héros du passé. Nous
suivons la route sur laquelle son grand-père, le pasteur de Con-
cord, vit, de la petite fenêtre d'un pignon, les fermiers, ses parois-
siens, mettre en déroute les habits rouges; puis nous atteignons
le Monument, la pierre votive dressée « en signe de reconnais-
sance à Dieu et en l'honneur de la liberté. »
Nous passons le pont sur la rivière sinueuse et claire qui
coule à pleins bords dans le gazon, pour regarder de près la
statue de Daniel French représentant le minute-man, un milicien
de ce détachement qui, toujours sur le qui-vive, devait être prêt
à la minute. C'est un jeune fermier de Concord en hautes guêtres
et chapeau rond; il vient de saisir son fusil; son habit est posé
à côté de lui sur la charrue qu'il abandonne. Il y en eut 450 qui
se battirent ici comme de vieux soldats et qui, sans ordre ni dis-
cipline, harcelèrent ensuite jusqu'à Boston les troupes anglaises.
Sur certains sites, on croit voir planer encore l'ombre d'un
grand événement; tel n'est pas le pont du Concord, Jamais cam-
pagne plus riante ne parut ignorer les violences de la c;uerre.
Les eaux abondantes et rapides viennent, après le débordement
annuel, de rentrer dans leur lit, laissant les prairies tout en Heur
et d'une éclatante verdure. Des iris, des glaïeuls remplissent la
560 REVUE DES DEUX MONDES.
petite crique où se berce une barque à l'ancre sous d'épais om-
brages retombans. On placerait ici une idylle plutôt qu'un poème
épique, et cependant le minute-man nous dit de sa voix de bronze ;
Ici, près de ce pont agreste, — l'étendard s'est ouvert à la brise d'avril, —
ici les fermiers se rangèrent en bataille, — et tirèrent le coup de feu qu'en-
tendit l'univers.
Nous revenons sur nos pas et les humbles reliques de la Révo-
lution s offrent à nous dans le Cabinet d'Antiquités, la lanterne
par exemple de Paul Révère, qui joua un si grand rôle à la veille
de la bataille de Lexington, en brillant, signal con\ enu, au som-
met d'un clocher. Ce petit musée est dans la même rue que l'église
unitarienne, l'église blanche qu'Emerson fréquentait de nouveau
chaque dimanche en sa vieillesse. Et il ne se déjugeait pas pour
cela, n'ayant jamais voulu attaquer aucun culte, aucune forme,
mais seulement éveiller les âmes à un sentiment plus vif de ce
qu'elles croient, en écartant ce qui peut obscurcir ou abaisser leur
croyance. Ses obsèques y furent célébrées le 30 avril 1882 au
milieu du deuil général. Nous nous les représentons, si simples,
plus solennelles cependant que celles d'un roi, tout en marchant,
vers le Sleepy holloiv (val dormant). Le Sleepij hollow est digne
du nom qu'il a emprunté à une légende. Des accidens de ter-
rain très proches les uns des autres contribuent à la beauté de
cette espèce de bois sacré où les essences d'arbres les plus diverses
entremêlent les nuances délicates de leur feuillage au-dessus des
tombes, qui ce jour-là étaient fleuries comme elles le sont chez
nous le jour des Morts. C'est qu'en effet le jour des Morts, aune
date différente, il est vrai, est fêté depuis peu dans l'Amérique
protestante.
On vous dira que cette façon d'honorer les morts n'implique
pas que l'on prie pour eux; mais en réalité il y a là un retour
fatal aux traditions, un irrésistible besoin ressenti par tous les
vivans, à quelque religion qu'ils appartiennent, de communier
avec les disparus qui leur furent chers. La décoration des tombes
de soldats servit de prétexte, puis il arriva que les fleurs réser-
vées d'abord aux défenseurs de la patrie furent ofl'ertes à d'autres
défunts, de sorte qu'au l*"" juin les cimetières d'Amérique ressem-
blent beaucoup à ce que sont les nôtres le 2 novembre. Les puri-
tains, — il suffit pour s'en rendre compte de voir les lignes
uniformes et serrées de tables d'ardoise plantées debout dans le
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 561
vieux cimetiôre colonial de Concord, — les puritains mirent une
ardeur farouche à effacer tous les symboles. Leurs fils y sont re-
venus, et peut-être l'influence d'Emerson y a-t-elle été pour beau-
coup. Le Sleepy-Hollow tout entier semble consacré à sa mé-
moire. Il le domine du sommet d'un monticule escarpé.
Nous gravissons le sentier tournant que veinent les racines
saillantes des grands pins, et nous atteignons le bloc énorme de
quartz rose, un fragment de glacier qui n'a de rival au monde
que le rocher battu par les flots, mausolée de Chateaubriand. Par
cette belle journée, le soleil fait étinceler le cristal vierge, pur et
lumineux comme l'esprit même dont il est l'emblème. Au pied,
sous un tertre sans nom, s'efface la femme du grand homme. Les
pierres tombales des autres membres de la famille sont dispersées
alentour. Celle d'un enfant chéri, mort à cinq ans, porte les vers
dignes d'une anthologie grecque que son père lui consacra dans
la pièce intitulée Threnody :
The hyacinthine boy, for ichom
Morn well might break and April bloom,
The gracions boy ivho did adorn
The world whereinto he loas born
And by hùcoiintenancerepay
Ihe favor of the loving day,
Has disappeared from the day s eye.
Sur le bloc de granit qui recouvre les restes du fidèle dis-
ciple, Henry Thoreau, est jetée aujourd'hui une gerbe d'orchis
roses dont le nom revenait fréquemment sous sa plume. Heureux
l'écrivain qui s'impose ainsi à des souvenirs de tendresse !
De petites bornes en marbre blanc, frappées de simples ini-
tiales, indiquent à peine la sépulture des Alcott.
Les enfans de M"^'^ Ripley, l'admirable femme du révérend
Samuel Ripley, oncle d'Emerson, ont inscrit sur la tombe de leur
mère un fragment de la vie d'Agricola. Elle aimait à lire Tacite
en latin, comme elle lisait Théocrite en grec et les auteurs fran-
çais, italiens ou allemands chacun dans sa langue, avec une égale
facilité. Emerson disait cependant qu'elle était encore supérieure
à tout ce qu'elle savait. Dévorée du besoin d'apprendre, elle vécut
en compagnie de ses richesses littéraires et scientifiques dans un
état de contentement que rien ne pouvait lui faire perdre et en
suffisant aux devoirs domestiques les plus multiples. Jamais
l'idée de produire rien de personnel ne lui vint, elle était trop
TOMB CL. — 1898. 36
S62 REVUE DES DEUX MONDES.
occupée d'acquérir des connaissances nouvelles, tout en aidant
son mari, qui préparait des jeunes gens à l'Université, et en éle-
vant ses sept enfans. Cela bien souvent sans domestique, forcée
de servir elle-même le déjeuner dès cinq heures du matin et
de raccommoder les hardes de la famille. Sa simplicité n'avait
d'égale que sa distraction ; l'histoire du balai qu'elle transporta
certain jour à travers la ville de Boston, tout en causant, est restée
légendaire. M""^ Ripley fut jusqu'au bout la conseillère vénérée
d'Emerson, de même que « la sage Elizabeth, » Elizabeth Hoar,
la fiancée de son frère défunt, était la confidente de ses plus se-
crètes pensées, ^Bl pierre de touche.
Nous descendons vers la dernière demeure de Hawthorne, oii
la pervenche pousse à foison.
En errant sous les ombrages mystiques du Sleepy-Hollow, au
milieu d'un imposant silence, les mots du poète : Ici, il y a des
dieux, ne sortent pas de ma pensée, mêlés aux enseignemens
vraiment divins d'Emerson. Que d'autres sourient du transcen-
dantalisme, qui, soit dit en passant, se laissa donner, mais ne
prit jamais ce nom ambitieux, qui se garda d'imposer des lois
quelconques, qui n'eut que des buts larges, indéfinis, non pro-
mulgués, qui ne fut en un mot qu'un très noble état d'àme; je
le respecte avec toutes ses exagérations et toutes ses puérilités.
Je ne reprocherai pas à Alcott ses manies, pas plus qu'à Margaret
Fuller son pédantisme; je ne chercherai pas querelle à Thoreau,
comme j'étais prête à le faire en arrivant, pour s'être vanté d'avoir
vécu solitaire au fond des bois, dans une maison bâtie de ses
mains, tout cela près du lac Walden, d'où il entendait, — le mot
est cruel, — la cloche du dîner d'Emerson. Ces gens ont été
après tout les champions de l'idéal, ils ont délivré leurs conci-
toyens des liens de la routine et du convenu; leur originalité s'est
affirmée d'une façon généreuse dans ses excès mêmes, et leur héri-
tage a contribué pour une grande part à former la société bos-
tonienne d'aujourd'hui. Certes elle ne ressemble plus guère à la
société rigide et artificielle que voulurent réformer, que transfor-
mèrent plutôt ces apôtres de la culture et de l'individualité. S'ils
ne furent pas toujours très naturels, dans le sens que nous don-
nons à ce mot, par leur préoccupation même de revenir à la na-
ture, d'être parfaitement eux-mêmes, de ne point se ressembler
entre eux, ils furent du moins toujours sincères.
Quand, en regagnant le chemin de fer, je passe devant la
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 363
petite maison confortable de Thoreau qu'il quitta pour aller à la
porte de chez lui se nourrir de racines, travailler de ses bras et
coucher à la belle étoile, je ne puis refuser mon estime à la
loyauté de l'intention, d'autant plus qu'elle eut pour suite des
« livres de plein air » qui ont fait profiter toute une génération
des deux années de vie primitive dont voulut goûter leur auteur.
IV. — SALEM ET SES ENVIRONS
Le vieux puritanisme de la Nouvelle-Angleterre, si étranger
à tous nos instincts et qu'Emerson perça de si larges fenêtres pour
y faire entrer l'air et la lumière, m'est apparu plus vivant qu'ail-
leurs à Salem, la cité mère du Massachusetts. Un nuage noir
semble peser à tout jamais sur la colline sinistre où se dressa le
gibet des sorcières, où se manifesta le moyen âge américain qui
rappelle singulièrement le nôtre, à la grande poésie près.
Superstitions, tortures, envoûtemens, sortilèges, excommuni-
cations, rien ne manqua du reste pour remplir de ténèbres et
d'horreur l'année 1G92. Rappelons-nous que le procès d'Urbain
Grandier avait lieu en France un peu plus tôt seulement, avec
l'approbation pleine et entière du cardinal de Richelieu; n'im-
porte, il est à noter que les protestans ne sont jamais restés au-
dessous des catholiques sur le chapitre du fanatisme. En Amé-
rique, ils les dépassèrent même de beaucoup; on chercherait
vainement dans les annales du Canada des exemples sem-
blables.
La lettre tue, c'est le cas de le dire, puisqu'un texte de la
Rible,tant de fois lue, relue, scrutée et commentée, dit formelle-
ment : — Tu ne permettras pas à un sorcier de vivre. — Là-
dessus, de sages gouverneurs, de savans théologiens firent sans
remords dresser des potences.
Tout le monde connaît l'histoire lamentable des sorciers de
Salem, comment, sur la dénonciation de huit petites filles dont
plusieurs déclarèrent plus lard avoir été folles ou avoir « parlé
pour rire, » vingt innocens furent livrés à la corde, sans compter
ceux qui succombèrent en prison. Les médecins d'aujourd'hui
reconnaîtraient dans les illusions et les convulsions des <* eufans
affligés » un cas bien caractérisé d'hystérie, joint au besoin de se
distraire un peu, de faire du bruit, de rompre la monotonie de
cette existence austère, étouffante, où la gaîté, môme honnête,
564 REVUE DES DEUX MONDES.
eût été taxée de péché. For f un, par plaisanterie lugubre, macabre,
faute de mieux, ces filles à qui la danse, la toilette, tout enfin était
interdit se donnèrent l'amusement pervers d'agiter la commu-
nauté; elles se moquèrent une bonne fois, à tout risque, des mi-
nistres impitoyablement rabat-joie qui en étaient les arbitres.
Les souvenirs de cette mystification remplissent encore Salem,
qui, un peu d'art et de réclame y aidant, a l'aspect voulu pour
les faire valoir. Avec ses deux fortins croulans, plantés des deux
côtés d'un port désormais réduit au cabotage qui remplace mal
le grand commerce asiatique d'autrefois, elle sommeille, aux
trois quarts morte, pareille à un grand magasin d'antiquités, —
antiquités relatives, cela va sans dire, remontant tout juste au
xvii" siècle. L'architecture même de la gare vous impressionne
au débarqué, en afi"ectant des airs de forteresse ou de prison. Deux
tours noires, d'aspect rébarbatif, semblent vous dire : — C'est ici
que souffrirent les malheureux accusés de criminelle connivence
avec un chat noir ou un oiseau jaune, avec des formes volantes
et rampantes qui ne pouvaient être que le diable. — Non loin du
chemin de fer, se trouvaient le pilori et le poteau où l'on fouet-
tait les condamnés pour des délils qui souvent n'avaient rien à
faire avec le droit commun; l'obstination à ne pas fréquenter
l'église suffisait. Devant nous, une assez belle rue offre à notre
curiosité des boutiques remplies de vieilles ferrailles, de vieilles
poteries, de mauvaises estampes, de prétendu bric-à-brac vendu
très cher et qui date, cela va sans dire, de l'époque du procès.
Les marchands de balais sont nombreux, ce qui est de rigueur
dans un pays de sorcières. L'étranger se porte d'abord vers la
pharmacie du Vieux Coin, la Witch-house comme on l'appelle.
Au début du procès, eurent lieu chez le magistrat qui l'habitait,
Jonathan Corwin, les interrogatoires continués ensuite dans la
Meeting-hoiise. Dès 1635, Roger Williams, arrivé d'Angleterre,
avait logé dans cette même maison de planches. Il fut très
cruellement chassé de la ville, et partit de là pour fonder la
colonie de Providence sur des bases de liberté religieuse absolue
dont il n'avait certes pas trouvé l'exemple à Salem.
Rien n'a été changé aux parois ni aux solives de la chambre
où il se berça, au cœur même du plus implacable fanatisme, d'un
beau rêve de tolérance universelle. Seulement la très large che-
minée est devenue un couloir qui fait communiquer deux pièces;
dans l'arrière- boutique, on vend des baguettes de coudrier et
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 565
difîérens objets relatifs aux sorcières. En écoutant bien, il semble
que de faibles échos répètent encore les questions ineptes posées
à ces malheureuses : — Quand vous chevauchez vos bâtons, allez-
vous à travers les arbres ou par-dessus? — Peut-on s'étonner que
l'imbécillité des uns ait produit la folie des autres et que les pré-
tendus suppôts de Satan aient fini quelquefois par avouer, sans
avoir en réalité rien commis, ou par accuser le voisin, ce qui était
le meilleur moyen d'obtenir miséricorde?
Cependant le pharmacien, qui a très avantageusement remplacé
magistrats et sorcières dans la vieille maison, nous vend une
friandise particulière au pays, le Gibrahar, bonbon fortement par-
fumé à la menthe et dont le nom tient sans doute à la dureté de
roc qui le distingue. Tandis que nous faisons connaissance avec
lui, on est allé quérir le fameux George Arvedson, « seul guide
compétent » de la ville de Salem. Pour mieux dire, Salem appar-
tient à George Arvedson et il croit en être personnellement l'un
des traits principaux, puisque, dès les premières politesses, il avertit
ses cliens que la généalogie des Arvedson, d'origine suédoise, re-
monte au xv*' siècle, ce qui ne l'empêche pas de se contenter d'un
dollar l'heure. Il condescend même à vous procurer des voitures
et vous commande au besoin un déjeuner à « la vieille boulan-
gerie, » Old Bakenj, que le fait d'être antérieure à 1690 recom-
mande apparemment à l'estime des gourmets. Lorsqu'on revient
d'Amérique, par parenthèse, les objets anciens font horreur, on
voudrait proscrire le mot vieux du dictionnaire, tant le culte sans
aucun discernement de la vieillerie, quelle qu'elle soit, vous a sou-
vent offusqué. Notre guide américano-scandinave sait bien ce
qu'il fait, le malin, en rattachant ses origines au xv*' siècle.
D'un air d'autorité, il nous conduit à travers la ville en di-
sant : « Je reconnais tout de suite la nationalité des voyageurs à
ceci : les Français sont curieux avant tout des sorcières, les An-
glais me questionnent sur Hawthorne. » Mais il ne doute pas un
instant que les visiteurs, de quelque pays qu'ils viennent, ne s'in-
téressent à sa propre maison, la maison des Arvedson, qu'il montre
avec herté en annonçant qu'elle fut celle de son arrière-grand-père
et que deux fois il y vit le jour, car, étant devenu aveugle, il re-
couvra la vue.
Salem est, somme toute, une très jolie ville, malgré ses allures
un peu somnolentes et sa réputation tragique. L'orme, cette
parure forestière de l'Amérique, s'y manifeste avec splendeur;
566 KEVUE DES DEUX MONDES,
on se promène sous de hautes voûtes de verdure dont nulle part
je n'ai rencontré l'équivalent. Les maisons sont enguirlandées de
feuillage, tapissées de « lierre de Boston, » L'une des plus belles
est celle de Timothée Pickering, adjudant général des armées de
Washington, l'un des chefs du parti fédéral aux Etats-Unis;
une plaque de bronze au-dessus de la porte nous rappelle ses
mérites.
Auprès des hôtels particuliers de date récente, les habitations
primitives se font reconnaître à leur cheminée unique, à leurs
pignons bizarres, à leurs toits en croupe, à pans rompus, ^«m6re/
roof ou lintoo roof; ce dernier indique les pans inégaux, descen-
dant d'un côté jusqu'à terre ou il s'en faut de peu. Le premier
étage en saillie servait de position pour tirer sur les Indiens
quand ils attaquaient. Une de ces cabanes vermoulues est celle de
Brigitte Bishop, la première sorcière exécutée, personne quelque
peu excentrique, à qui l'on pouvait reprocher de vendre du cidre
et d'offrir aux consommateurs les séductions d'un jeu de galet^
le seul que se permissent les moins intransigeans d'entre les pu-
ritains. En outre, elle portait un corsage rouge à l'époque où les
couleurs sombres étaient recommandées; ces infractions ne lui
parurent pas suffisantes cependant pour motiver son arrestation,
car elle s'arma d'une bêche contre ses accusateurs; mais, les
voisins ayant prétendu quelle les paralysait en braquant sur eux
le mauvais œil, ce fut assez pour convaincre de son crime des
inquisiteurs calvinistes tels que Jonathan Corwin, John Haworth
et le ministre Noyés, groupe sinistre de terribles honnêtes gens
que vint renforcer ensuite le grand théologien de Boston, Cotton
Mathers. On la pendit. On pendit bien un pauvre chien convaincu
de sorcellerie ! Une petite fille de quatre ans fut tout près de subir
le même sort. Mais ce ne sont là que des épisodes insignifians.
Arvedson nous fait toucher les pièces authentiques du grand
drame dans une salle du Palais de justice. Là nous nous trouvons
devant les procès-verbaux des séances, précieusement conservés
avec quelques épingles rouillées produites comme pièces à con-
viction. Ces grosses signatures laborieuses, ces autographes en
caractères vieillots évoquent poumons la présence même des per-
sonnages : les signes appuyés de l'entêtement, le tremblement
nerveux de la peur sont visibles et comme vivans. Une page est
tournée au nom de Corey, rappelant la plus affreuse peut-être de
toutes ces exécutions.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 567
Marthe Gorey, intelligente autant que courageuse, ne se borna
pas à affirmer son innocence, elle osa faire entendre qu'elle ne
croyait pas à la magie; audace presque unique, car la bonne foi
des bourreaux n'avait d'égale que la superstition de la plupart
des victimes. Crédule entre tous était Giles Corey, le mari de
Marthe, un bonhomme de quatre-vingts ans. Ses dépositions
absurdes contribuèrent à faire condamner sa femme; quand il
essaya de les retirer, il devint aussitôt suspect et fut arrêté à son
tour. Alors ce vieillard, si faible jusque-là, s'imposa une expia-
tion sublime. Il savait que le refus délibéré de répondre aux
juges entraînait avec lui quelque chose de plus affreux que la
mort immédiate. La punition des silencieux consistait à être
pressé jusqu'à ce que la parole sortît, c'est-à-dire que le coupable
était couché presque nu sur le seuil de son cachot, sans autre
couverture qu'un poids énorme, qu'on ne retirait qu'après l'aveu.
Le supplice pouvait durer plusieurs jours. Gorey se laissa presser
jusqu'à la mort, sans prononcer un mot.
Avec Arvedson, l'intérêt marche crescendo; c'est le plus habile
des metteurs en scène. Il nous introduit ensuite à l'Essex Institut,
grand bâtiment de briques qui renferme des collections d'anti-
quités américaines, indiscutables celles-là. Plusieurs salles sont
remplies d'armes très lourdes, de chaufferettes énormes, portées
autrefois à l'église par les fidèles pendant les interminables ser-
mons, de chenets de fer, de tournebroches, d'ustensiles certai-
nement moins curieux pour les Européens, qui s'en servent en-
core, que pour les Américains de nos jours, initiés aux plus
récentes inventions en fait d'engins culinaires et autres. Assorti-
ment complet de boucles, de parapluies, de chapeaux, de per-
ruques, de chaussures, etc., tout cela très simple en général, la
loi exigeant que la toilette fût en rapport avec les ressources de
chacun, ce qui donnait lieu à des enquêtes rigoureuses : ainsi se
fonde la liberté.
Une vitrine recèle quelquesbijoux historiques, bagues, peignes,
ouvrages en cheveux. Les meubles du temps sont représentés
par des rouets , par de grandes chaises à fond de roseaux , plus
deux clavecins et la table sur laquelle Moll Pitcher, la devine-
resse de la Révolution, disait la bonne aventure. Tout prouve
l'absence absolue de luxe, une austérité générale. Mais ce qu'il y
a de plus intéressant, c'est la salle des portraits : gouverneurs
anglais, prédicateurs et philanthropes célèbres, magistrats des
568 REVUE DES DEUX MONDES.
XVII® et xvm^ siècles. Je n'aurais pu me figurer plus terrible l'ico-
noclaste Endicott, premier gouverneur de Salem, avec ses yeux
saillans d'une dureté de pierre et sa face pâle d'oiseau de proie;
il est présent à trois exemplaires. Les physionomies qui se déta-
chent des cadres vermoulus semblent se ressentir de la farouche
discipline qu'il faisait régner autour de lui. Il n'y a là que des
mines sévères ou renfrognées, des femmes guindées dans leurs
vêtemens sombres. Quelques pastels à demi efîacés attestent ce-
pendant que, même alors, on pouvait posséder l'agrément de la
jeunesse. Le peintre quaker, Benjamin West, nous apparaît fort
laid, personnifiant l'art terne et ennuyeux; il se hâta de passer en
Angleterre où l'on sait que, favorisé par Georges III, il fonda
l'Académie royale des Beaux-Arts, ce qui doit lui faire pardonner
ses tableaux. Un portrait ridicule — jambes torses, habit rouge,
large figure commune épanouie par le contentement de soi, —
c'est celui de William Pepperell. Marchand par état, il était soldat
par goût; c'est lui qui força de capituler l'imprenable Louisbourg.
Le hasard l'avait servi sans doute, mais ce coup de main auda-
cieux lui valut les plus grands honneurs militaires et le titre de
baronnet. Sa suffisance et sou habit chamarré tranchent sur la
gravité environnante.
Quelle société maussade devaient former tous ces visages
auxquels le sourire semble inconnu et que l'on dirait préoccupés
de la recherche du péché irrémissible ou d'autres investigations
intimes non moins désolantes ! J'ai vu peu de galeries plus carac-
téristiques d'une race et d'une époque. On voudrait que ces
effigies des précurseurs de la Révolution américaine fussent cata-
loguées au profit des travaux historiques de l'avenir. Un mau-
vais tableau représente l'une des principales scènes du procès,
l'interrogatoire de Jacobs, un vieillard infirme que sa petite-fille
accusa pour échapper à la prison. Les possédées se tordent et dé-
signent le pauvre homme à la vengeance des juges; une furie, les
griffes en avant, semble prête à se jeter sur lui. Toutes les figures
expriment la peur, cette peur d'où naît la cruauté ; Jacobs, avec
ses longs cheveux blancs, son air d'honnêteté parfaite, aura beau
supplier, le gibet l'attend; la rétractation formelle du témoignage
arraché à une enfant de quinze ans que le remords déchire ne
sera pas écoutée.
A côté de l'Essex Institut se trouve Plummer Hall, ainsi
nommé du nom de son fondateur; c'est une importante biblio-
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 569
thèque, construite à l'endroit même où naquit Prescott. Salem,
avec ses souvenirs, semblait prédestiné à produire un histo-
rien.
Nous entrons dans la plus ancienne des églises protestantes
d'Amérique. Devant elle, les voyageursdu vieux monde se sentent
vieux jusqu'à la caducité. En 1634, date de sa construction, nous
avions laissé déjà bien loin derrière nous les siècles qui virent se
développer la magnifique floraison des cathédrales, et l'Amé-
rique se bornait encore à cette pauvre petite cabane de planches
mal dégrossies! On l'a transformée en une espèce de reliquaire,
mais les reliques ne sont pas toutes purement religieuses; les
débris d'une chaire à prêcher, et de vieux bancs, une table de
communion brisée, qui remontent aux Puritains, côtoient le pu-
pitre de bois massif sur lequel Hawthorne écriv^ait ses romans.
Quatre maisons à Salem rappellent ce nom célèbre : celle où
naquit l'écrivain et qui se tient à l'écart, avec son toit « en jambe
de cheval, » dans une rue étroite et modeste; celle qu'il habita par
la suite, d'apparence plus bourgeoise; le bâtiment de la Douane
où, tout en s'acquittant de sa besogne terre à terre d'employé, il
préparait la Scarlet Lettei\ son chef-d'œuvre; el enfin la Maison
aux Sept Pignons, dont le nom sert de titre à une très forte étude
de caractères. Il me semble en voir sortir un à un tous les per-
sonnages bizarres et attachans créés par ce profond psycho-
logue, qui est lui-même bien à sa place dans l'atmosphère morose
de Salem. La Maison aux Sept Pignons demeure toute pleine
d'énigmes et de secrets sous les grandes branches feuillues qui
l'enveloppent, presque à l'extrémité d'une rue qui aboutit au bras
de mer de l'autre côté duquel se trouve Marblehead, fameux dans
les fastes de l'Indépendance.
Pour finir, nous allons contempler, d'un pont à l'ouest de la
ville, la montagne des Sorcières, Galloivs hill, où avaient lieu les
exécutions. Ce sommet aride se dessine nettement sur le ciel clair:
on distingue un grand espace désolé où notre imagination peut
placer le gibet. Le guide précise l'endroit, car il sait tout. Il n'y
avait pas d'enterrement chrétien pour les sorciers et sorcières, on
les enfouissait dans quelque trou, sous un rocher; le petit-fils de
Jacobs réussit cependant à emporter sur son cheval le cadavre du
pauvre vieux qui repose près de sa ferme encore debout; et une
digne femme, Rebecca Nurse, excommuniée avant de mourir par
une précaution habituelle, a reçu depuis lors les honneurs d'un
570 REVUE DES DEUX MONDES.
monument de granit. Parmi ces malheureux, il y eut une sainte,
Mary Easty, qui, avant le supplice, adressa aux juges une humble
et magnifique requête afin qu'ils lui accordassent, en échange de
sa vie, la grâce d'autres innocens.
Assez de tableaux funèbres; en voici un très différent, d'une
irrésistible drôlerie ; il m'a fait éclater de rire sur le chemin même
du gibet, tout à l'extrémité de ce faubourg qui rejoint par un tram-
way le village de Peabody, où naquit le fameux philanthrope ainsi
nommé. Une enseigne bizarre se balance au-dessus d'une porte
basse; on y lit en lettres tourmentées Lio Sam, et, la porte étant
ouverte à cause de la chaleur, j'aperçois le plus curieux inté-
rieur de blanchisserie chinoise, un vrai sujet d'écran : deux figures
d'hommes pareils à de vieilles femmes ; l'un d'eux, accroupi der-
rière son comptoir, rit et se contorsionne, sa grosse tète roulante
entre ses grandes manches; l'autre s'occupe diligemment à re-
passer d'une main légère. La silhouette vue de dos, les épaules
en l'air dans une ample camisole où toute la brise qui nous
manque semble s'engouffrer, est impayable. Point de meubles,
sauf un réchaud, des corbeilles éparses et partout du linge enve-
loppé de papier formant des paquets de formes biscornues, va-
riées à l'infini. 11 y a de ces boutiques-là dans toute l'Amérique,
mais jamais Chinois n'ont jailli plus à propos pour dissiper
d'un coup d'éventail les noirs fantômes du puritanisme anglo-
saxon. Ce réduit tout païen me fit l'effet d'une soupape de sûreté
ouverte sur des régions où il n'y a pas de terreur religieuse, pas
d'examen de conscience, ni d'âme torturée par conséquent, ni de
péché irrémissible, ni rien que de la couleur et de la fantaisie.
Rencontrer Lio Sam, en vue de la montagne des Sorcières, me
fut un soulagement inappréciable dont je reste reconnaissante à
toute la race jaune.
V. — LA PISCATAQUA
Je ne voudrais pas laisser mes lecteurs sous l'antipathique
impression que Salem peut donner des vieux puritains. Nous irons
chercher ceux-ci dans des campagnes dont la beauté demande
grâce pour leurs premiers habitans trop austères, cette beauté
que reflètent certains poèmes d'Emerson. Seul il pouvait nous en
faire sentir les nuances infinies, et peut-être a-t-il même contribué
à la créer en lui prêtant une âme exquise; lisez plutôt la petite
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 571
pièce intitulée Rliodora. Ailleurs, il y a des bois et des pâturages,
mais ils n'ont rien de commun avec ceux qu'a célébrés le poète
par excellence de la Nouvelle-Angleterre, d'une voix à laquelle
j'ai pensé tout à coup le jour où mon oreille fut surprise sous les
grands pins par le chant de la grive-ermite. Chant unique, d'une
solennelle douceur, d'une limpidité cristalline qui tombait à in-
tervalles de la voûte des arbres comme une prière interrompue,
puis reprise, puis lentement éteinte, en vous laissant la nostalgie
de l'entendre encore. Certainement ce dut être une grive-ermite
que le bon moine de la légende écouta cent ans de suite, sans
s'apercevoir de la fuite des heures. Nous ne la connaissons pas
en France ; nous n'avons pas non plus ces bois de pins qui chantent
et qui fleurissent, où l'on cueille des orchis admirables, des fraises
sauvages en quantité, où la star-fïower sème partout ses étoiles
d'argent. Voilà pourquoi je voudrais revenir un instant à la Pis-
cataqua. Cette ravissante rivière, tout en décrivant de nombreuses
chutes, borne le Maine à l'Ouest; il fait bon suivre ses bords du
côté de South-Berwick et de Salmon-Falls. Elle court entre les
bois et les pâturages. Immenses, sur les plateaux qu'ils recou-
vrent, sont ces pâturages typiques de la Nouvelle-Angleterre,
entrecoupés de rochers où les genévriers poussent par touffes
épaisses. Çà et là, un cèdre battu par les vents, ou un grand sapin
noir aux branches déchirées rompt l'uniformité du plateau. Des
chevaux galopent en liberté ; la solitude est absolue ; pas un être
humain. Sur les barrières grises qui bordent la prairie sont per-
chés des bobolinks, ces artistes en renom, qui presque autant
que le mocking bird sont opposés volontiers à nos oiseaux d'Eu-
rope. Mais je ne connais d'eux que leur habit, un habit noir,
avec petite pèlerine cendrée et petit capuchon du même ton, ourlé
de jaune. Ils se taisent prudemment, comme s'ils craignaient de
risquer leur réputation devant un public qui a entendu le ros-
signol.
Heureux les enfans qui ont pour s'y ébattre ces pâturages mer-
veilleux où l'on découvre un monde ! Je défie les voyageurs eux-
mêmes, ces grands enfans, de résister à l'envie de mettre au pil-
lage les trésors qu'ils recèlent : myrtilles, cornouilles, airelles,
checkerberry au feuillage poivré et parfumé que l'on goûte comme
un fruit, waxberry qui donne de la cire, ancolies d'un rouge de
corail dont nous faisons des gerbes, ronces luxuriantes aux fleurs
larges comme des églantines, aux traînes interminables; n'ou-
S72 REVUE DES DEUX MONDES.
blions pas, entre mille autres, cette fleurette délicate, sobrement
habillée de gris et appelée avec justesse Quaker lady, car elle a
tout de bon des allures réservées de petite quakeresse.
Lorsque nous atteignons les fermes, espacées à de longs in-
tervalles, elles nous apparaissent à travers les lilas en pleine flo-
raison et les pommiers qui s'alignent autour d'elles. Très an-
ciennes pour la plupart, elles sont du même gris que les fences,
barrières, — le gris brillant du white jnne alternativement lavé
par les neiges et brûlé par le soleil. On les construisait sur la
hauteur, l'approche des Indiens étant sans cesse guettée. J'entends
à ce sujet des histoires terribles, celle entre autres d'une famille
dont les descendans existent. Le mari et la femme furent emme-
nés au Canada, chacun de son côté, par les sauvages qui avaient
pillé leur ferme. En route, l'enfant que la femme portait dans
ses bras se mit à pleurer. Un Indien le saisit, lui brisa la tête
contre un arbre et laissa le petit cadavre aux aigles alors très
nombreux sur la Piscataqua. Longtemps après, le mari, qui avait
réussi à s'échapper, retrouva sa femme au Canada où elle avait
fini par se remarier, le croyant mort; il la reprit, la ramena chez
lui et ils eurent beaucoup d'enfans qui firent souche à leur tour
dans le pays.
La vie rurale n'a pas en Amérique l'aspect pittoresque qu'elle
garde encore chez nous; les machines, sans relâche perfection-
nées, y suppléent trop à l'effort des bras; là-haut, pourtant, dans
les vastes pâtures, rien ne m'empêche de rêver la vie des Puri-
tains d'il y a deux cents ans, avant les inventions et les progrès
de l'industrie. Le colon de ce temps primitif fabrique tout chez
lui, aussi bien le rude lainage à rayures qui, avec un grand cha-
peau, de longs bas et des culottes de cuir, habille les hommes,
que la grosse toile à carreaux dont sont faits les tabliers des
femmes, occupées tout le jour à filer, à tisser et à coudre dans
leur intérieur. Ils sont solidement bâtis, malgré leur régime plus
que frugal à^ porridge et de pain de maïs. Les voici, se rendant au
meeting, les vieux à cheval deux par deux, la femme un bras passé
autour de son mari, les garçons et les filles, à pied, portant dans
chaque main leurs souliers du dimanche. Gens trop vertueux et
sans pitié pour qui ne l'était pas. Toutes leurs étroites pensées
montaient vers un Dieu farouche qu'ils avaient, plus que ne le
firent jamais aucuns dévols, formé à leur image; un Dieu qui dé-
fendait les spectacles, la musique, les cartes, tout ce qui n'était
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 573
pas en un mot le travail et le prêche. Il reste encore une forte
dose de puritanisme dans l'amalgame dont est sortie l'Amé-
rique contemporaine, mais à titre de levure, — ce mot très
juste est de M. Ghapman, — il a son prix inestimable. Le jour
où des terres nouvelles réclamèrent la dispersion de ces impi-
toyables répresseurs, leur force morale congestionnée trouva
une issue, se répandit, s'infiltra dans les masses, devint bien-
faisante (1).
Un de leurs plus graves défauts me paraît avoir été une dispo-
sition à incriminer les avantages que tel ou tel d'entre eux possé-
dait sur les autres. De même qu'à Salem, le révérend Burrough
fut pendu, quoique ministre, pour cause de force herculéenne,
ses muscles ne pouvant lui venir que du diable, et une pauvre
fille Elizabelh How, condamnée pour le charme de douceur et de
bonté qui attirait à elle les petits enfans, certain riverain de la
Piscataqua faillit payer de sa vie l'intelligence supérieure qui lui
avait fait découvrir un chemin de traverse extraordinairement
court conduisant à la forêt. Nous allons profiter de ce chemin qui
s'appelle encore le Witchman's Trot, la Trotte du Sorcier, pour
gagner les bois de pins où prudemment il prit le large avant
d'avoir la corde au cou.
Je ne connais rien de plus délicieux que de parcourir au pas
de deux bons chevaux les incomparables bois de pins du Maine.
Il y a bien une douzaine d'espèces de ces arbres : pins blancs, ce
que nous appelons pins du Nord, pins rouges, pins résineux,
pitch-pins, hemlocks, le sapin du Canada, d'une moins délicate
élégance, mais souvent gigantesque, d'autres encore que l'on re-
connaît au nombre de leurs feuilles réunies dans une même
gaine cylindrique. Il s'ensuit une diversité de structure et de
nuances qui empêche que l'accusation de monotonie, générale-
ment portée contre la forêt de pins, soit applicable ici. Le voisi-
nage de l'eau lui prête en outre une physionomie spéciale. A tra-
vers le rideau des branches apparaît par intervalles la surface
bleuâtre de la Piscataqua. Une trouée dans la muraille éternel-
lement verte nous permet d'apercevoir telle voile blanche qui
s'avance fantastique comme si elle nageait dans le feuillage. A
l'endroit où l'épaisseur du bois est plus marquée encore qu'ail-
leurs, miss Jewett me dit : — C'est ici qu'on vient en décembre
(1) Emerson and otiier Essays, by John Jay Chapman. New-York, 189S, Scribner.
574 REVUE DES DEUX MONDES.
couper les arbres de Noël et tous ces panaches décoratifs qui
remplissent pendant la fête les maisons et les églises.
Les chevaux cependant, habitués à cet exercice, écartent de
leurs têtes patientes la ramure qui partout barre le passage, et
qui se referme derrière nous, car il n'y a pas de chemin apparent ;
la petite voiture roule sans bruit sur la mousse et mon amie des-
cend de temps à autre pour repousser quelque obstacle d'une
main adroite et forte. La vie au grand air donne aux femmes,
fussent-elles des dames, une vigueur qui passe pour être refusée
à leur sexe dans les pays moins rudes et moins libres, où il ne
leur est pas encore permis de compter sur elles-mêmes.
La beauté des bois de pins et des pâtures ne doit pas me rendre
injuste cependant pour la côte, avec ses baies profondes, ses pro-
montoires, ses îles et ses marais salans.
VI. — LES PLAGES DU NORTH-SHORE
Tout a été dit de Newport, la reine des plages américaines,
comme on l'appelle, mais je ne crois pas qu'on ait autant parlé
des bains de mer de la côte Nord du Massachusetts (North-Shore)
qui n'ont à lui envier que le tapage du luxe. Personne, parmi ceux
qui les connaissent, ne leur reprochera de se borner à l'élégance.
Et cette élégance n'est pas extérieure seulement, elle implique
aussi celle de l'esprit, les innombrables villas qui sont le séjour
d'été de la meilleure société bostonienne à Manchester, à Beverly,
à Magnolia, dans toutes les localités qui se succèdent jusqu'à
l'extrémité du cap Ann, se vantant d'avoir reçu, de recevoir encore
les écrivains, les artistes les plus célèbres. Voici Manchester par
exemple : la plage, une plage de sable fin et blanc a la curieuse
propriété d'émettre des sons d'harmonica lorsqu'on l'agite, d'où
son nom de Singing beach, grève chantante. Au-dessus, le rivage
est bossue par de grosses roches dont la plupart supportent les
plus jolis co^;«^e5 émergeant d'un fouillis de verdure. J'habite,
chez une amie , l'un des mieux situés : il n'est qu'à cinq minutes
de la mer, mais séparé d'elle par des bois superbes de chênes, de
hêtres et de pins d'où semblent sortir les bateaux de pêche qui
s'éparpillent dès l'aube sur cette adorable baie endormie dans le
calme du mois de juin. Un massif de rochers nous protège contre
le vent, il est couvert de ces roses sauvages simples, mais très odo-
rantes qui courent ici partout; un couple de rouges-gorges, ?'oôm,ç,
DANS LA NOUVELLE-AÎNGLETERUE. o75
gros comme des merles, au poitrail éclatant, vient y gazouiller
sous mes fenêtres matin et soir. Derrière cet abri, la maison
semble accroupie sous son vaste toit rougeâtre à pans rompus
qui s'incline vers une seconde toiture, éployée pour ainsi dire au-
dessus de la piazza. Celle-ci, soutenue par des troncs de pins
rouges non dquarris, auxquels les brandies, rustiquement taillées
comme au hasard, prêtent des chapiteaux, est garnie de coussins
et de berceuses; on y prend le thé, on y cause, on y vit; cette
piazza enveloppe d'ombre tout le rez-de-chaussée d'où nous dé-
couvrons la mer des deux côtés. L'intérieur du cottage est décoré
avec un goût sévère, sur le modèle des vieilles maisons de puri-
tains : peinture sombre sur les murs, hautes cheminées de bois,
petits carreaux de vitrage; la plupart des meubles ont été collec-
tionnés avec soin dans les fermes d'alentour. Il s'y ajoute des
objets d'art discrètement choisis, beaucoup de fleurs.
Je ne me lasse pas du spectacle dont je jouis de mes fe-
nêtres au premier étage. L'une d'elles donne sur la pleine mer
dont les vagues, très douces en cette saison, caressent une île
blanche toute proche. Des cottages couleur de brique, aux toits
bizarres, à pignons, à galeries, à balustres, s'égrènent parmi les
roches grises et moussues. De mon autre fenêtre je découvre la
presqu'île verdoyante qui me cache le port de Manchester. Le
clocher d'une petite église se détache sur le lointain feuillu.
L'eau immobile dans une vasque arrondie fait penser à celle
d'un lac.
Par le raidillon du jardin, je descends vers d'autres jardins
sans clôture qui s'ouvrent avec une hospitalité toute familiale,
presque sans interruption, le long de la côte. La saison est trop
peu avancée encore pour que les villas soient ouvertes ; la plu-
part d'entre elles attendent encore leurs propriétaires respectifs ;
peut-être dans un mois y aura-t-il trop d'équipages sur les routes,
trop de grandes élégantes, trop de monde ; profitons vite de ce
moment sans pareil. On marche au hasard au-dessus des plages
qui se succèdent, toujours en vue de la mer, par des sentiers
agrestes qu'envahissent la fougère odorante, le sassafras ou le
laurier ; libre à vous de vous reposer sous les cèdres aux branches
étendues en parasol qui, plantés sur ces falaises déchiquetées
que l'on dirait roussies au soleil , font penser à des pins d'Italie.
Je me rappelle quelques sites merveilleux, le point entre autres
où les roches forment un étroit couloir, une sorte de caiïon ; la
576 REVUE DES DEUX MONDES.
marée haute s'y engouffre écumeuse à vos pieds. Tout à coup,
en pleine sauvagerie, vous vous trouvez au milieu de massifs
d'azalées et de rhododendrons ; ce sont les parcs des chalets voi-
sins qui descendent vers le rivage, mêlant l'art à la nature d'une
façon originale et imprévue. La merveille en ce genre est un cer-
tain parc alpestre de Beverly dont le Jardin botanique de Genève
pourrait donner l'idée s'il était possible de comparer cette collec-
tion méthodique de la flore des montagnes, cette espèce d'herbier
vivant, à l'admirable désordre qui, tout étudié qu'il soit ici,
semble absolument naturel. Fantaisie sans rivale de botaniste et
de poète. Je ne crois pas que l'on puisse pousser plus loin que
les Bostoniens l'intelligence du décor.
Retournons à Manchester pour nous en convaincre, regardons
quelques-unes des villas où l'architecture la plus capricieuse s'est
donné carrière, toujours en faisant servir le bois aux usages de
la pierre. Celle-ci, par exemple, a le caractère de la période co-
loniale, laquée blanche avec une piazza qui d'un côté se trouve à
la hauteur du premier étage sur la mer ; de l'autre, elle est de
plain-pied avec le jardin. On entre dans un hall aux baies large-
ment ouvertes, sans apparence de portes; deux grands salons à
droite et à gauche, un escalier au milieu, dont le large palier
carré, visible à mi-hauteur de l'étage, est décoré, à la Véronèse,
d'étoffes anciennes retombantes sur la rampe où est perché un
paon décoratif. Le plus joli établissement qui se puisse imaginer
est formé ainsi devant une espèce de lanterne d'où la vue est
magique. Dans cette maison, tous les objets précieux rapportés
d'Europe donnent par leur entassement pittoresque l'idée d'une
razzia. Ce satin à figures en relief, accroché en guise de rideau, fut
une bannière ravie à quelque couvent ; là-bas, des boiseries d'église
sont converties aux usages pratiques. Tout est d'un cosmopoli-
tisme achevé qui se retrouve chez les personnes ; la conversation
effleure avec une spirituelle volubilité la chronique des vieux
pays. Les hôtes de céans n'aiment et ne comprennent que ceux-
là, ils entremêlent dans leurs discours l'italien et le français,
comme s'il leur était plus facile parfois d'exprimer leur pensée
frottée aux pensées étrangères dans une autre langue que leur
langue maternelle qui n'a pas de mots pour toutes leurs sensa-
tions; ils ne peuvent vivre qu'à Florence ou à Paris; ils arrivent,
ils vont repartir. On me dit que la guerre a réveillé chez cette
catégorie de Bostoniens l'instinct filial pour l'Amérique, mais
DANS LA NOL'VELLi:-ANGLETERRE. 577
n'oublions pas que nous sommes en 1897, et continuons notre
promenade.
A peu de distance, sur le chemin ombreux au-dessus duquel
s'arrondit une espèce de porche frangé de lianes luxuriantes,
voici une autre villa tout en tourelles et en pignons revêtus de
bardeaux noirs qui rappellent exactement l'armure de schiste
ajustée aux ressauts et aux encorbellemens de certaines maisons
bretonnes; un arceau est jeté au-dessus de la cour. On passe sous
cette voûte que rougit une vigne vierge, et on entre dans un inté-
rieur décoré de tapisseries de Beau vais, cadre charmant dédié à
l'étude, — la plus confortable des bibliothèques l'atteste, — et à la
rêverie surtout. Comment ne pas se perdre dans la contemplation
des panoramas découverts de chaque fenêtre? Tous les genres
de vues existent ici : vue sur la pleine mer, sur la campagne, sur
les rochers sauvages, sur un parterre soigneusement entretenu
qui côtoie un parc naturel que la main des hommes n'a jamais
touché. La mer bat cette riche végétation bien à l'abri sur son
piédestal de granit.
Si vous le préférez, nous pouvons nous diriger encore vers des
vergers que Daubigny eût voulu peindre, où les pommiers pro-
jettent leur ombre sur un tapis de gazon. Et toujours la grève
est voisine, mélodieuse et douce. Magnolia, malgré les fleurs qui
lui ont donné son nom, malgré sa belle plage en forme de croissant,
malgré les rochers chantés par Longfellow, — malgré l'amusant
voisinage d"an campement d'Indiens du Maine, devenus fort pa-
cifiques et sans autre intention de pillage que leur petit commerce
de paniers joliment tressés en herbes odorantes, — Magnolia,
malgré ses charmes variés, n'a pas l'extrême distinction de Beverly,
enveloppé dans des bois admirables où ses villas trouvent l'illu-
sion de l'isolement. Quelques-unes sont de véritables châteaux,
d'autres affectent de n'être que des maisonnettes, mais partout se
manifeste un goût bien individuel et une recherche exquise. La
dilTérence entre la plage de Magnolia et ses deux voisines, Beverly
et Manchester, c'est qu'elle n'est pas accaparée par une coterie de
choix, qu'elle s'ouvre dav^antage aux simples baigneurs, qu'on y
trouve beaucoup de maisons à louer, beaucoup d'hôtels. Beverly
et Manchester au contraire sont des diminutifs de Boston, aussi
exclusifs, aussi repliés sur eux-mêmes, aussi fermés aux intrus
que peut l'être Boston lui-même.
De la piazza,où je viens de passer quelques semaines, j'as-
TOME CL. — 1898. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
siste aux feux de joie du 4 Juillet, la fête nationale. Peut-être
est-elle bruyante dans les villes comme l'est le 14 Juillet à Paris;
mais ici elle n'est que poétique. Tous les jardins qui couvrent les
tertres s'illuminent; on dirait des vers luisans dans les bordures,
des fruits de feu suspendus aux branches. Puis l'énorme brasier
s'allume à l'entrée du village, projetant sur la mer des lueurs
d'incendie, tandis que d'innombrables fusées rivalisent avec les
étoiles et réduisent à néant l'éclat des mouches phosphores-
centes, fire-flies, qui défrayent notre illumination quotidienne.
Chaque soir la piazza est pailletée d'étincelles, et les phares qui
défendent la côte, entre autres les deux jumeaux que l'on nomme
les Deux Sœurs, brillent les uns fixes, les autres à éclipse. Mais
aujourd'hui tout est en feu pour fêter l'ère de la liberté améri-
caine. Les hôtes des bois voisins en sont épouvantés, et le len-
demain nous trouvons collées aux vitres diverses espèces de
papillons admirables peints de nuances que les plus belles fleurs
pourraient envier ; «perdus, ils sont venus se réfugier sous l'auvent
de la piazza.
La population de Manchester n'a rien épargné pour cette ma-
nifestation patriotique. Curieux petit village qui possède une bi-
bliothèque digne d'une ville importante et des églises-chalets de
toutes les dénominations : baptiste, unitarienne, congrégationa-
liste, épiscopale, catholique. Je vais à cette dernière, où j'entends
un bon prêtre extraordinairement énergique tonner contre les
bicyclettes, en accusant les jeunes filles de n'avoir que des roues
dans la tête, jeu de mot qui fait sourire ces demoiselles, des pe-
tites ouvrières en chaussures, wheel voulant dire, par extension,
étourderie, billevesée. C'est le jour de la première communion
qui est donnée à cinq ou six enfans dont le type quasi arabe me
frappe tout d'abord ; on me l'explique ; une colonie portugaise a
fourni jadis cet appoint, d'ailleurs peu considérable, de catho-
liques. Aux petites filles noires comme des mouches et couron-
nées de roses blanches, le prêtre fait promettre solennellement
de ne boire aucune boisson fermentée jusqu'à leur majorité. Ce
post-scriptum au renouvellement des vœux du baptême m'étonne
un peu. Les catholiques ne sont ni nombreux, ni riches, ni très
éclairés à Manchester. Ils appartiennent tous à la classe infé-
rieure, je le devinerais en regardant les vieux, mais la mise des
jeunes filles me ferait supposer tout le contraire. Une bonne
partie de ce qu'elles gagnent passe en chiffons.
DANS LA iNOUVELLE-ANGLETERRE.
79
Que doivent penser de cela les ancêtres Puritains? Qu'eu eût
dit le Salem de 1G92? Il n'est pourtant qu'à une heure de distance
de Manchester, de Beverly et de Magnolia.
vu. — LE « COMMENCEMENT » A CAMHRIDGE
Je ne finirai pas le récit de ce mois de juin dans la Nouvelle-
Angleterre sur un tableau de modernité esthétique : l'une de mes
dernières et plus vives impressions ne fut que très relativement
mondaine. Je l'éprouvai à l'université de Harvard le jour de la
distribution des diplômes. Il y a cent ans, le Commencement de
Harvard Collège était la grande fête populaire de l'État de Mas-
sachusetts; elle débordait sur le terrain communal comme jadis
chez nous la foire du Landy. Telle qu'elle s'offre à moi dans la
magnifique salle Sanders, elle a un caractère plus intime. Les
invités, pourvus de cartes, envahissent le Mémorial Hall, le
irrand édifice commémoratif élevé à la mémoire des membres de
l'Université qui périrent à la guerre. Ce Hall renferme, outre un
vestibule grandiose décoré de tablés de marbre portant les noms
des victimes, outre la grande salle des portraits où un millier
d'étudians prennent chaque jour leurs repas, une salle de spec-
tacle, le Sanders Théâtre, destinée aux grandes cérémonies. Sur
la scène figurent, aujourd'hui, 30 juin 1897, le président, les
administrateurs et les professeurs de l'Université. Les lauréats
remplissent le parterre; dans les galeries se presse la meilleure
société de Boston et de Cambridge. Discours du président, lec-
tures d'autres discours anglais et latins prononcés par les nou-
veaux bacheliers, licenciés et docteurs. Défilé des jeunes gens qui
montent les degrés pour recevoir leurs diplômes. Si l'on songe
que près de 3 000 étudians sont répartis à Harvard dans les fa-
cultés des lettres et des sciences, de théologie, de droit et de
médecine, on comprendra que la liste doive être longue.
Un étranger trouve beaucoup d'intérêt à cette nombreuse réu-
nion, au spectacle donné par toute cetterobustc jeunesse, à qui le
surmenage paraît être inconnu, grâce à l'habitude des jeux athlé-
tiques alternant avec les efforts du cerveau ; mais enfin dans tous
les pays du monde, il y a des distributions de prix équivalentes.
Un Commencement plus nouveau pour moi fut celui de l'Univer-
sité de Radcliffe, l'annexe féminine de Harvard. Il avait eu lieu
580 REVUE DES DEUX MONDES.
la veille, 29 juin, dans ce même local, et l'aspect d'ensemble
était rendu beaucoup plus riant par la prédominance des jolies
ligures, des jolies toilettes. Les graduées, à qui la toge et le bonnet
carré prêtaient un petit air très coquet de travestissement,
entrèrent les premières, à la suite de leur présidente M"* Agassiz,
la veuve du grand naturaliste, sa collaboratrice pour le Voyage
au Brésil, et de miss Agnès Irwin , la doyenne [dean) de Rad-
clifTe, l'une des personnes qui donnent l'impulsion la plus sage
et la plus forte aux progrès de l'éducation des filles. Le comité
des dames directrices ; M. Arthur Gilman qui se dévoua si acti-
vement à la formation du collège dont il est le régent, et les
représentans officiels de l'Université de Harvard, prennent
place aussi sur l'estrade oii les blanches toilettes de ce qu'on me
dit être le Glee Club, le Club de la Joie, apportent une note bril-
lante et gaie.
Le doyen de la faculté de théologie prononce la prière d'usage,
puis les gracieuses personnes, au nombre de quarante, en qui
s'incarne si bien la Joie, chantent la 10'- ode du second livre d'Ho-
race, Rectliis vives, Liciiii..., à la louange de la médiocrité.
^|me ^ga^ggix très imposante, en velours noir, s'approche alors
d'une petite table qui porte une rose rouge et une rose blanche,
les couleurs de Harvard et de Radcliiïe. Sans la moindre pé-
danterie, comme elle parlerait dans son salon, elle passe en revue
l'œuvre accomplie pendant l'année. On sait comment s'est fondée
cette université féminine, sortie tout naturellement de sa grande
sœur aînée. H a fallu deux siècles pour que l'on reconnût que les
jeunes filles avaient autant de droits que leurs frères à d'excellens
professeurs etàune admirable bibliothèque. Cependant la co-édu-
cation qui réussissait dans l'Ouest n'obtenait pas les suffrages des
Bostoniens très européanisés sous beaucoup de rapports. L'idée
vint à de bons esprits de réunir deux collèges distincts sous les
auspices d'une même faculté; on la mûrit, on la discuta long-
temps, cette excellente idée, car en 1878 seulement elle se réa-
lisa; même l'incorporation proprement dite n'eut lieu qu'en 1894,
après dix-sept années de succès soutenus.
Depuis lors le président et les agrégés de l'université de
Harvard, qui déjà patronnaient l'Annexe, sont devenus respon-
sables des diplômes accordés aux étudiantes. Celles-ci, sans être
assises sur les mêmes b.nics que les étudians, ont part dans une
large mesure aux mêmes privilèges. Un groupe de dames, appar-
DANS LA NOLVELLE-ANOLETERRE. 581
tenant au meilleur monde, veille sur elles de la façon la plus ma-
ternelle dans le collège même et hors de lui, s'intéressant à leurs
travaux, les aidant à organiser leurs plaisirs, les recevant avec
aménité , leur oflrant les inestimables avantages du contact et
de l'exemple.
Voilà ce que ne rappelle pas M"'" Agassiz, qui eut dans ces dé-
veloppemens une trop belle part pour vouloir en faire l'éloge.
Elle expose les progrès matériels du Collège grandi par des ac-
quisitions de terrains considérables, elle parle du besoin pressant
de créer de nouveaux laboratoires et annonce les généreuses dona-
tions faites par certains particuliers en vue de créer des bourses.
Les noms d'une trentaine de bachelières et d'une demi-douzaine
de licenciées sont proclamés. Elles défilent devant leur présidente,
qui remet à chacune un parchemin. J'aurais voulu de profondes
révérences, mais il faut bien que les pensionnaires de nos pauvres
vieux convens aient au moins un petit avantage sur leurs triom-
phantes rivales : ce joli plongeon au plus profond des jupes que
nous a légué le menuet.
M™^ Agassiz parle en termes chaleureux de miss Kate Peterson
qui, ayant rempli toutes les conditions nécessaires pour atteindre
au doctorat en philosophie, n'a pu cependant obtenir ce diplôme ;
il n'est pas accordé aux étudiantes de Radcliiïe. Les llatteuses
attestations de ceux-là mêmes qui lui refusent un titre mérité se
mêlent aux complimens que miss Peterson reçoit de ses compagnes.
Je demande à lui être présentée, et je suis frappée de sa simplicité
parfaite. Il n'eût tenu qu'à elle d'aller demander à une autre uni-
versité le diplôme en règle qu'elle n'aura pas dans celle-ci, mais
elle s'en est gardée, satisfaite d'avoir été à l'honneur, fût-ce sans
profit. Au fond, un simple certificat de Harvard vaut tous les bre-
vets du monde et miss Peterson ne se laisse pas tenter par des mots.
Elle compte parmi ces jeunes filles, de plus en plus nombreuses, qui
travaillent pour le plaisir de travailler, qui tiennent à la culture pour
la culture elle-même. Avec ses joues roses, son frais sourire, cette
jolie philosophe est une preuve vivante de l'excellente éducation
qu'on reçoit à Radclilîe. Un prix spécial va lui permettre de se
reposer en voyageant. Le prix de 250 dollars (1250 francs), ré-
servé au meilleur essai en langue anglaise, est décerné à une ba-
chelière, miss Dix, qui a écrit déjà de fort jolies pièces, jouées
sur la scène de VAudiloriion.
Puis les chants recommencent, les serremens de main; de
582 REVUE DES DEUX MONDES.
joyeuses et cordiales conversations s'engagent, chacun paraissant
oublier qu'il y a là une plate-forme et sur la plate-forme un es-
cadron de savantes. Ce ne sont que de vraies jeunes filles
aussi gaies, aussi naturelles qu'elles pourraient l'être au bal.
L'influence de leurs patronnes et amies, qui n'ont rien de commun
avec les institutrices de profession, mais qui possèdent l'usage du
monde, l'expérience de la vie, est certainement pour beaucoup
dans cette attitude; elle obtiendrait grâce auprès des plus farou-
ches contempteurs de l'instruction supérieure des femmes. Puis-
sent nos doctoresses de l'avenir ressembler à miss Kate Peterson
si parfaitement féminine dans sa souriante acceptation d'une dif-
férence injuste au fond! L'absence de formalisme du « Commen-
cement » de Radcliffe opposée à la pompe un peu emphatique du
« Commencement » de Harvard, marque assez qu'aux Etats-Unis
comme ailleurs les femmes de goût cherchent à se faire par-
donner ce qu'elles savent. Plus la femme sera l'égale de l'homme,
moins elle s'efforcera de le paraître. Les voix charmantes du Glee
Club nous le chantaient tout à l'heure, avec le vieil Horace :
Sache replier tes voiles enflées par un vent trop favorable.
Tout en repliant prudemment ses voiles, la nef de Radcliffe
Collège est sûre, beaucoup plus que certains navires trop orgueil-
leux, — ou trop pressés, — d'arriver glorieusement au port.
Th. Bentzon.
MARIE-CATHERINE DE BRIGNOLE
PRINCESSE DE MONACO ^^^
(1736-1813)
I
Disposée en amphithéâtre au bord du golfe ligurien, envi-
ronnée de villas verdoyantes qui s'élèvent en étages autour de
son enceinte, Gênes, avec ses palais, ses portiques, ses églises
innombrables, est, parmi les grandes villes d'Italie, sinon l'une
des plus belles, au moins lune des plus riches et des plus pitto-
resques. L'étranger qui la visite ressent une impression profonde
lorsque, au sortir du labyrinthe de ruelles, étroites et sombres,
qui donnent aux vieux quartiers un aspect oriental, s'ouvrent
brusquement devant lui les voies larges et claires percées au
x\n® siècle, bordées à perte de vue de somptueux édifices. La
plus spacieuse de ces rues est la via Nuova, aujourd'hui via Gari-
baldi, et la longue suite de palais dont elle s'enorgueillit raconte
éloquemment la glorieuse histoire de la ville. Ce sont les palais
Spinola, Doria. Adorno, Cataldi, l'admirable palais des Doges,
maintenant municipal ; c'est enfin, célèbre entre tous par ses
nobles proportions comme par les merveilles qu'il renferme, le
Palazzorosso, le Palais rouge, qui tire son nom de la couleur des
marbres de sa façade. Là vécurent, pendant des siècles, les mem-
bres d'une des plus illustres familles de la république, les Bri-
gnole-Sale, dont la dernière descendante (2), morte il y a quelques
(1) Sources principales : Archives de Monaco, de Chantilly, de Beauvais, de
Versailles. — Archives nationales. — Papiers de la famille d'Estampes.
(2) M"" la duchesse de Galliera.
S84 REVUE DES DEUX MONDES.
années, légua à sa ville natale la demeure de ses ancêtres, avec
les meubles précieux, les tableaux des grands maîtres, tous les
trésors accumulés d'une race opulente, éprise d'art et de beauté.
Là vint au monde, en septembre 1739, une petite fille, dont bon
nombre de ses concitoyens durent, au jour de sa naissance, en-
vier la future destinée.
Marie-Catherine, — c'est le nom qu'elle reçut au baptême (1),
— était la fille et l'unique héritière du marquis Joseph de Bri-
gnole-Sale, descendant et frère de doge (2), possesseur d'une for-
tune évaluée à 1 900000 livres de rente, époux d'une patricienne de
noblesse égale à la sienne (3), dont le renom d' « éclatante beauté »
s'étendait des bords méditerranéens jusqu'aux rives de la Seine.
A ce don de la beauté, précieux et redoutable, la marquise de
Brignole joignait un esprit étendu, brillant et vif, une rare cul-
ture intellectuelle, une sorte d' « éloquence » qui coulait naturel-
lement de ses lèvres et achevait de séduire ceux qu'avaient
d'abord attirés les grâces de son visage. Parlant et écrivant le
français aussi purement que sa propre langue, elle se plaisait à
faire, presque chaque année, de longs séjours à Paris. Elle y fré-
quentait tour à tour les cénacles littéraires et les centres mon-
dains, passait de la société des gens de cour aux salons de
M'"' Geoffrin et de IVP' du Defîand, et, dans ces différens milieux,
remportait partout un succès dont jouissait son orgueil. L'en-
fance de Marie-Catherine s'écoula tout entière entre ces deux
patries, l'Italie et la France, dont elle n'aurait su dire plus tard
laquelle était la plus près de son cœur. Les détails font défaut
sur ce début de sa vie. Tout ce qu'on en peut savoir est qu'élevée
dans le luxe, pourvue des meilleurs maîtres, entourée de soins
minutieux, choyée comme une enfant unique, il lui manqua, dès
ce premier âge, le bienfait sans lequel, chez les grands comme
chez les humbles, il n'est point de jeunesse heureuse : la paisible
douceur d'un intérieur familialement uni. M""' de Brignole, spi-
rituelle et charmante telle que je viens de la dépeindre, gâtait
ces qualités par une humeur hautaine, emportée, impatiente de
toute contrainte, qu'elle dissimulait au public, et dont elle réser-
vait l'effet à ceux qui vivaient auprès d'elle. Le marquis, homme
(1) Célébré, le 17 septembre 1739, en l'église Saint-Frémon de Gènes.
(2) Gian Francesco de Brignole (1695-1-60), frère du marquis, fut élu doge de
Gênes le 4 mai 1746, et conserva ces fonctions jusqu'en 1749, où il fut nommé
sénateur à vie.
(3) Elle était née Anna Balbi, et appartenait aussi à une famille de doges.
MARIE-CATHERINE DE BKIGNOLE. 585
d'un sens droit, d'un cœur bon et tendre, mais d'esprit un peu
lent et de formes un peu rudes, ne se pliait pas docilement aux
fantaisies, — parfois audacieuses, — de sa femme; et s'il cédait
enfin devant l'ascendant d'une nature supérieure à la sienne,
cette résignation arrachée n'allait pas sans orages et sans luttes.
La médiocre entente du ménage s'aggrava singulièrement, plu-
sieurs années après la naissance de leur fille, par l'entrée en
scène d'un nouveau personnage, dont le rôle fut trop grand dans
l'histoire qui va suivre pour que je puisse me dispenser de le
présenter avec quelque détail.
Honore III, prince de Monaco, inaugurait alors, dans ce mi-
nuscule et délicieux État, une dynastie nouvelle. Son grand-père
maternel, Antoine i"'^ (4), n'avait laissé en mourant que des filles,
dont l'aînée, Louise-Hippolyte, mariée à Jacques de Matignon,
duc de Valentinois, exerça quelques mois la souveraineté con-
jointement avec son époux. Elle succomba à son tour le 29 dé-
cembre 1731 ; le duc de Valentinois, après un essai infructueux
pour gouverner à lui seul le peuple monégasque, se résigna au
bout de deux ans à abdiquer en faveur d'Honoré, le premier des
six enfans issus de son mariage, qui, né en 1720 (2), venait d'at-
teindre à peine sa treizième année. Le jeune prince, en rece-
vant le titre, n'eut pas, dans un âge si voisin de l'enfance, la
charge effective du pouvoir. L'administration de la principauté
resta confiée au gouverneur de Monaco, le chevalier de Grimaldi,
fils naturel d'Antoine 1'''; Honoré, comme ses prédécesseurs,
passa toute sa jeunesse à la cour de France, où se compléta son
éducation mondaine et militaire. Mousquetaire à cheval en 1730,
il est trois ans plus tard colonel du régiment de Monaco, avec
lequel il prend part à la guerre de succession d'Autriche. Il se
distingue à Fontenoy, se fait blesser à Raucoux, voit son cheval
tué sous lui à Lawfeld, et déploie dans cette affaire une si brillante
valeur que le roi l'en récompense en l'élevant à vingt-huit ans
au grade de maréchal de camp.
Mais là s'arrête la part d'éloges que peut légitimement ré-
clamer sa mémoire; et cette bravoure indiscutable est d'autant
plus à retenir qu'elle constitue sa principale et presque son unique
vertu. Égoïste et dur, tyrannique avec des formes doucereuses,
(1) Prince héréditaire de Monaco depuis 1101, mort le 21 février 1731, le dernier
des Grimaldi qui ait régné à Monaco.
(2) Le 10 septembre 1*20. L'abdication eut lieu en novembre 1733.
586 REVUE DES DEUX MONDES.
cachant son ambition sous le masque d'une feinte modestie, opi-
niâtre, et marchant vers son but par des voies détournées et tor-
tueuses : tel le représente le témoignage de ses contemporains,
tel il apparaît aujourd'hui à la lumière de ses écrits et de ses
actes. Ces fâcheuses qualités n'éclatèrent toutefois que plus tard
au grand jour; sa dissimulation habile donna longtemps le change
sur sa véritable nature; et son nom, ses alliances, son rang de
prince souverain firent de lui, dans sa jeunesse, un parti re-
cherché par ce que la cour de France comptait de plus illustre. Il
n'avait pas vingt ans qu'il fut question de son mariage avec la
fille du duc du Maine. La fameuse M"* de Staal-Delaunay servait
d'intermédiaire entre les deux familles. Une négociation com-
pliquée, politique et matrimoniale à la fois, s'engageait, en avril
1740, entre le duc de Valentinois et la duchesse du Maine, pour
obtenir du roi de France qu'Honoré retrouvât à la cour le rang
dont avaient joui les princes de la précédente dynastie ; la con-
clusion du mariage restait subordonnée à cette reconnaissance.
Après trois mois de pourparlers, l'opposition du cardinal de
Fleury fit échouer l'affaire (1) ; et le duc de Valentinois, sans s'at-
tarder à des regrets inutiles, se rabattit aussitôt pour son fils sur
la fille du duc de Bouillon, Louise-Henriette de la Tour d'Au-
vergne. Cette fois, le projet prit tournure; le contrat fut rédigé,
l'approbation du roi obtenue; il ne restait plus qu'à signer,
quand, au dernier moment, à l'étonnement général, le futur
rompit brusquement l'accord et retira sa demande, « par suite de
l'opiniâtreté du beau-père, » allègue-t-ii dans ses lettres, par
quelque inexplicable reflux de son humeur fantasque, pensa plus
justement son père, qui, pour châtier cette incartade, le fit en-
fermer par le roi entre les quatre murs de la citadelle d'Arras. H
y resta plusieurs mois, dans une réclusion étroite, en sortit fort
aigri, et très dégoûté du mariage; près de quinze ans s'écoulèrent
sans que nul autre projet fût mis en discussion.
C'est dans cet intervalle, et très probablement en 1750, qu'Ho-
noré HI rencontra à Versailles la marquise de Brignole, dont la
beauté l'éblouit (2). Le prince de Monaco, par une alliance qui
n'est point rare, joignait à la sécheresse du cœur un goût assez vif
(1) Les archives de la principauté contiennent une intéressante correspondance
de M"« de Staal-Delaunay au sujet de cette négociation.
(2) Souvenirs inédits de la marquise de la Ferté-lmhault. Archives de la famille
d'Estampes,
MARIE-CATIIERINE DE BRIGNOLE. 587
pour les femmes; quelques aventures de jeunesse lui avaient même
valu un renom de galanterie , qui n'était pas pour déplaire à
l'imagination de la marquise. La communauté d'origine, les an-
ciennes relations de voisinage entre leurs deux familles, sans
doute aussi certaines affinités de nature, déterminèrent prompte-
ment une intimité dont le dénouement ne se fit guère attendre.
Ardente et passionnée, lasse d'un époux dont elle méprisait secrè-
tement la faiblesse, dévote de cette dévotion extérieure qui se
restreint à la pratique et ne descend jamais jusque dans la con-
science, habituée de bonne heure à la corruption élégante des
cours de France et d'Italie, M'"'' de Brignole ne trouva de secours
contre la défaillance ni dans ses sentimens, ni dans ses prin-
cipes, ni dans les exemples de son entourage. Comme cette com-
tesse de Grôlée, sa contemporaine et son amie, que l'on pressait
de faire, à l'heure dernière, sa confession générale, elle eût pu
réduire son histoire à cette explication : « J'ai été jeune, j'ai été
jolie, on me l'a dit, je l'ai cru; jugez du reste! »
Rendons-lui cette justice quelle apporta dans cette liaison une
passion sincère, et qu'elle couvrit ses écarts d'un voile de décence,
chose assez rare à cette époque pour qu'on lui en fasse un mérite.
Le marquis de Brignole, avec sa rigide droiture et ses idées « go-
thiques, » n'aurait pas eu la complaisance de certains maris à la
mode; l'habileté de sa femme sut maintenir le bandeau sur ses
yeux. Il ne connut donc jamais toute l'étendue de sa disgrâce ;
mais le peu qu'il en vit fut assez pour le rendre cruellement
malheureux. La présence continuelle, à son foyer domestique,
dun homme qu'il n'aimait pas et qu'il n'estimait guère mit, depuis
cette époque, sa patience à l'épreuve; des scènes violentes écla-
tèrent à diverses reprises, notamment dans le cours de l'année
1754, quand le prince de Monaco, sous prétexte de voisinage (1),
rejoignit la marquise à Gènes, et y séjourna plusieurs mois. C'est
parmi ces dissentimens et ces tristes querelles que grandit Marie-
Catheriae, souffrant obscurément d'une situation fausse, dont elle
ressentait le malaise sans en discerner les causes, perpétuellement
ballottée entre deux partis opposés : une mère qu'elle admirait tout
en la redoutant un peu, un père dont la bonté extrême plaisait da-
vantage à son cœur, et la touchait « jusqu'aux larmes. » — « Ja-
mais, s'écrie-t-elle d'un ton pénétré, il n'y eut rien d'aussi bon,
(1) II venait à cette époque de l'aire un voyage dans sa principauté.
o
>88 REVUE DES DEUX MONDES.
d'aussi tendre que lui!... Jamais je ne l'aimerai autant que je le
dois! Je le chéris pourtant avec la plus vive tendresse (1). »
II
M""^ de Brignole vint passer à Paris tout l'été et l'automne de
1755, en compagnie de sa fille. Celle-ci terminait alors son éduca-
tion, et débutait dans le monde, où sa beauté naissante faisait
aussitôt sensation. Grande, svelte, bien faite, l'harmonieuse sou-
plesse de sa taille parait chacun de ses mouvemens d'une grâce
inexprimable. Son visage, moins régulier peut-être que celui de
sa mère, le surpassait, au dire de tous, en charme et en physio-
nomie. Des cheveux abondans, de ce blond ilalien où le soleil
semble avoir oublié ses rayons; des yeux d'un bleu profond, dont
l'éclat innocent se voilait de mélancolie, reflétant à la fois l'ingé-
nuité de l'enfance et l'expérience précoce des tristesses de la vie;
un teint clair, uni, transparent, qu'animait à la moindre émotion
l'afflux d'un sang chaud et pur : telle apparaissait à seize ans
Marie-Catherine de Brignole. <( Elle est belle comme un ange! »
s'écrie, la première fois qu'elle l'aperçoit, une de ses contempo-
raines; et cette image banale traduisait bien sans doute l'impres-
sion qu'elle laissait, car on la retrouve sous la plume de tous
ceux qui l'ont approchée et qui ont parlé d'elle. M""* de la Ferté-
Imbault (2), — qui l'a beaucoup connue et dont les notes éclairent
d'un jour précieux certains points de cette histoire, — assure que
le portrait de son âme n'était guère moins flatteur : « Elle a, dit-
elle, un caractère charmant pour légalité et pour la raison; elle
est douée de beaucoup d'instruction ; et elle a éprouvé tant de
chagrins, d'embarras, d'humiliations, qu'elle a été forcée de ré-
fléchir dès qu'elle a eu l'âge de raison. » Simple et modeste
ujoute-t-elle, sensible et point coquette, tant d'avantages réunis,
— sans compter ceux du nom et de la fortune, — la firent promp-
tement le point de mire des salons parisiens. Même son succès
y fut si grand, que sa mère, encore fort admirée malgré ses qua-
rante ans, ne tarda pas à prendre de l'ombrage. Impérieuse et
superbe, la marquise de Brignole « ne souflrait point le par-
tage; )) une rivale de seize ans parut insupportable à sa maturité.
(1) Lettres de la princesse de Monaco. (Arch. de Monaco.)
(2) Fille unique de M"" Geoffrin (1715-1791). Ses papiers sont conservés dans a
famille d'Estampes.
MARIE-CATIIEIUNE DE IJHIGNOLE. 589
Ne pouvant cependant, sans s'exposer au ridicule, séquestrer
brusquement sa fille et la dérober aux regards, elle résolut au
moins de se montrer le plus rarement possible en public avec elle,
la confia, sous de frivoles prétextes, à des mains étrangères,
chargea des amies de rencontre de la conduire au bal et au spec-
tacle (1). Ces précautions furent vaines et cette prudence ineffi-
cace. Le péril redouté n'en fondit pas moins sur sa tète; et, par
une ironie sanglante, le coup le plus sensible porté à son orgueil
lui vint du côté même où elle devait le moins l'attendre.
La constance en amour, — rare en tous temps, — n'était, ainsi
qu'on sait, guère en honneur chez nos aïeux du dernier siècle. Le
prince de Monaco ne se distinguait pas de ses contemporains. Une
liaison de cinq années commençait à peser à son indépendance :
plus jeune que sa maîtresse, il songeait à secouer un joug que
l'humeur de la hautaine marquise rendait trop souvent incom-
mode. Dans cette disposition, la beauté de Marie-Catherine lui
fut, semble-t-il, une révélation imprévue; l'admiration du public
parisien éveilla subitement la sienne; une flamme nouvelle s'al-
luma dans ses veines. L'accès intime dont il jouissait dans la mai-
son de la mère lui fournit l'occasion d'entretenir avec la fille un
commerce familier et dangereux; et ce qui pour bien d'autres
eût paru un obstacle ne fut, pour cette âme sans scrupule, qu'une
facilité de plus. M™^ de la Ferté-Imbault, — esprit philosophique
et moraliste experte, — disserte savamment sur les motifs secrets
de la conduite du prince. En obtenant la main de M"" de Bri-
gnole, Honoré III, afiirme-t-elle, comptait « satisfaire du môme
coup ses trois principaux vices : » son avarice, à cause des grands
biens de la famille; sa galanterie, par la possession d'une des plus
jolies filles de son temps; sa jalousie enfin, car, « en épousant
une voisine, il la tenait plus à sa discrétion, » dans son palais
de Monaco, que s'il eût recherché quelque princesse française,
protégée par la cour de Versailles. Sur ces calculs subtils, sur
les moyens qu'employa Honoré pour réaliser sa conquête, j'avoue
ne pas avoir d'informations précises. Un roué de quarante ans,
hardi et de conscience large, n'est pas à court de ressources pour
s'emparer de lame d'une jeune fille sans défense. Le fait indiscu-
table est que j'ai tenu dans mes mains, — et non sans émotion, —
un court billet jauni, d'une écriture tremblée, encore presque
(1) Souvenirs de M"^' de la Ferlé-IinhavV.
590 KEVUE DES DEUX MONDES.
enfantine : « Moi soussignée, y lit-on, je déclare et promets à
M. le prince de Monaco de ne jamais épouser d'autre que lui,
quelque chose qu'il puisse arriver, ni jamais écouter aucune
proposition qui pût tendre à me dégager. A Paris, ce 29 no-
vembre 473o — Marie-Catherine de Brignole. » Quand elle si-
gnait ainsi, à l'insu de ses parens, sous une obsession que l'on
devine, l'engagement solennel qui liait sa destinée, Marie-Cathe-
rine avait seize ans depuis quelques semaines. De ces lignes, de
cet instant, date tout le malheur de sa vie!
Si peu exemplaire que fût, comme épouse et comme mère,
M"^ de Brignole, on ne peut s'empêcher de la plaindre, le jour où
lui fut révélée, sans doute par l'aveu de sa fille, la trahison odieuse
dont elle était victime. Outrage à sa fierté, cruelle déception
d'amour, jalousie d'une rivale innocente et qu'il lui était interdit
de haïr, tout contribuait à rendre la plaie plus douloureuse, le
coup plus pénétrant. Du caractère qu'on lui connaît, il est aisé
d'imaginer ce que dut être le premier éclat de sa fureur. Nul té-
moignage direct n'en est parvenu jusqu'à nous, mais certaines
phrases du prince, dans des lettres postérieures, laissent deviner
toute l'amertume des reproches qu'il eut à subir. « Vous m'accu-
sez de tant de choses affreuses, écrit-il plusieurs mois après, que
je suis bien enfin forcé de me défendre. Peut-être même me
trouverais-je en droit de vous attaquer!... — Vous finissez avec
une bonté d'âme infinie, — dit-il plus loin avec dépit, — par me
plaindre de ce que je ne suis qiiun sot. Je vous remercie de la pi-
tié que je vous inspire; réservez-la pour une meilleure occasion. »
Lorsque le prince de Monaco décochait ces fleurettes à son an-
cienne maîtresse, l'irritation de la marquise était pourtant envoie
de s'apaiser. Honoré venait de renoncer, de son propre mouve-
ment, à l'idée d'un mariage révoltant et funeste; son ambition,
plus forte que sa passion même, le détournait de Marie-Calherine
pour le jeter vers une autre proie.
L'espoir constamment poursuivi de retrouver à la cour de
France le rang de ses prédécesseurs le poussait en effet, au mois
de juillet 17o6, à rechercher la main de M'"" de la Vallière(l),
qu'il n'avait d'ailleurs jamais vue, mais qui, dit- il lui-même, «par
le grand crédit de sa famille, était plus à portée que personne de
(1) Adrienne-Émilie-Félicité, fille de Louis-César de La Baume le Blanc, duc de
la Vallière, et de Julie de Grussol d'Uzès. Elle épousa, à la lin de cette même
année, le duc de Chàtillon.
MARIE-CATHERINE DE BKIGNOLE. 59 1
lui procurer un engagement solide » de la part de Louis XV. L'af-
faire, à peine entamée, prenait ininnklialemcni une tournure favo-
rable. La duchesse de la Vallière, à laquelle il s'ouvrait d'abord de
ses desseins, l'assurait « avec des transports de joie » qu'elle lui
donnerait sa fille « du meilleur cœur du monde. » Le duc emportait
sa requête à Compiègne, la présentait lui-même au roi, qui n'y pa-
raissait pas hostile. Une entrevue avec M"* de Pompadour donnait
encore plus d'espérance; et un billet confidentiel de M. de Saint-
Florentin (1) informait peu après le duc de la Vallière que « le
roi consentait que M, le prince de Monaco, et ses enfans seule-
ment, jouissent à la Cour des honneurs dont avaient joui les
princes ses prédécesseurs, sans qu'il y soit rien innové, ni qu'ils
en puissent prétendre davantage. » Sur quoi, Honoré triomphant
voit déjà ville gagnée. Sa vanité flattée lui fait négliger sa pru-
dence ordinaire; il informe la marquise, tristement retournée
en son palais de Gênes, du succès de sa politique; et, pour se
montrer beau joueur, lui renvoie du même coup, par un mes-
sager sûr, le fatal engagement souscrit par Marie-Catherine (2;,
Il se dessaisit sans regret d'une arme jugée désormais inutile;
l'ivresse de la victoire lui a, pour un moment, rendu l'âme
généreuse.
C'était, — il le vit bien, — trop tôt emboucher la trompette, et
linfortuné prince apprit à ses dépens quen politique, comme en
amour, il ne faut point faire fond sur les promesses des hommes.
La lettre du comte de Saint-Florentin, indiscrètement divulguée,
soulevait tout à coup des orages à la Cour. Les ducs et pairs du
royaume protestaient d'une voix unanime contre une faveur, où
ils prétendaient voir l'octroi d'une « grâce nouvelle, » insolite
envers un étranger. Devant « ce bruit furieux, » M"'" de Pompa-
dour, surprise et comme intimidée, battait en retraite et changeait
de langage. Aux nouvelles instances d'Honoré, Louis XV et sa maî-
tresse opposaient une froideurcroissante.Enfln, le 30 juillet, le duc
de la Vallière recevait de la main royale un billet décisif, mettant
ànéanttout espoir : « Mon cousin, c'est après avoir bien examiné
toutes les pièces de M. de Monaco que j'ai donné ma décision, et je
n'y veux rien changer. Je serai fâché que votre mariage se rompe
(1) Ministre de la maison du Hoi depuis 11 il».
(2) L'enveloppe porte ces mots, de l'écriture du prince : « Ce paquet appartient
à M"°* Anna Balbi de Brignole, de Gênes, et ne doit être remis qu'à elle en mains
propres, ou à son ordre signé de sa main. A Paris, ce 19 juillet 17o6. » (Arch. de
Monaco.)
592 REVUE DES DEUX MONDES.
là; mais vous n'y perdez rien de vos droits, ni de mes bontés
pour vous. »
Après ce rude échec, la situation d'Honoré devenait assez dé-
licate. Lâcher ce que l'on tient d'une main, sans avoir rien reçu
de l'autre, est une mortifiante aventure et qui prête aisément à
rire. Ce fut M""^ de Brignole qui, dans cette déconvenue, vint au
secours du prince et, par un revirement bizarre, lui permit de
sauver sa mise. Le cœur des femmes a des replis dont l'analyse
la plus subtile ne parvient pas toujours à scruter le mystère. A
l'amour emporté d'autrefois, au juste courroux d'hier, succède
chez la marquise, au cours des mois qui vont suivre, un senti-
ment nouveau, qui se développe obscurément et tue peu à peu
les deux autres. Ce n'est d'abord qu'une pitié légèrement ironique
pour la ruine de si belles espérances ; puis, insensiblement, de-
vant le réel abattement d'Honoré, cette compassion devient sin-
cère; une tendresse protectrice s'éveille, dans l'âme de la femme
vieillissante, pour le « pauvre enfant, » dont elle semble avoir ou-
blié le parjure; et tout doucement, par une transition lente, un
progrès presque insaisissable, l'affection transformée s'épure et se
fait maternelle. Ce mariage détestable, qui lui a coûté tant de
larmes, c'est elle maintenant qui le désire et l'appelle de ses vœux.
Elle en renoue de ses mains le fil brutalement rompu ; elle y
encourage dans ses lettres celui qu'elle ne nomme plus que son
« fils bien-aimé » ; elle presse Marie-Galherine de tenir sa parole ;
elle se charge enfin, tâche plus difficile, d'obtenir le consen-
tement du marquis de Brignole.
III
Yers le début de l'an 1737 s'entama cette affaire ; et les six
premiers mois virent non moins do démarches, d'intrigues, de va-
et-vient et de péripéties, que s il se fût agi d'un traité solennel
entre deux grandes puissances. Le prince de Monaco, fort aigri
contre la cour de France, s'était depuis un temps confiné dans sa
principauté. M""^ de Brignole passait l'hiver à Gènes, avec sa fille
et son mari. Ce furent, de Gènes à Monaco, pendant toute cette
période, une correspondance incessante, un envoi perpétuel de
mandataires et de courriers, transmettant les nouvelles, portant
des instructions, concertant une action commune entre les deux
alliés. La marquise, femme de tête et d'énergie, dirige toute la
MARIE-CATHERINE DE RRIGNOLE. 593
campagne ; elle y déploie la science d'un tacticien consommé,
habile à alterner la ruse avec la violence. Elle dicte à Honoré la
lettre de demande qu'il devra adresser à son futur beau-père ; puis
elle essuie bravement le premier feu de la colère du marquis,
dont l'explosion prévue la laisse dédaigneuse, impassible. Sur les
lèvres du pauvre homme les objections se pressent d'abord en
foule : l'âge du prétendant, de vingt ans plus vieux que Marie-
Catherine, son caractère ombrageux et sournois, l'antipathie, la
frayeur que témoignent ceux qui l'ont approché de près. Un refus
net et absolu termine cet entretien, et semble couper court à
toutes nouvelles instances. Mais M""^ de Brignole ne se décourage
pas pour si peu; elle revient bientôt à la charge, détruit chaque
argument avec une spécieuse éloquence; et son époux alors em-
ploie l'arme des faibles : il boude, ne répond plus, s'enferme dans
ses appartemens, y fait monter ses repas, refuse des semaines
entières de voir sa femme ni sa fille. Moyen plus efficace, il met
sous main ses amis en mouvement, fait répandre le bruit dans
le Sénat de Gênes que « l'intérêt de la République s'oppose à ce
mariage; » et l'influence de la marquise a peine à empêcher
qu'un décret solennel interdise à l'héritière des Brignole de por-
ter ses grands biens dans un Etat voisin (1). Enfin, dans une lettre
directe, il s'adresse à ce gendre qu'on lui veut imposer, et le fait
en termes si brusques, d'une rudesse si étrange, que l'orgueil
d'Honoré s'en ofïense pour de bon. Le prince fait mine un mo-
ment de retirer sa demande; il ne désarmera que devant les
excuses do M""^ de Brignole, qui, dans son dépit amer, n'épargne
guère celui dont elle porte le nom : « Sa lettre est ridicule, écrit-
elle crûment; mais, outre qu'il n'entend rien à la force des expres-
sions, il y a longtemps que je crois son esprit très embarrassé...
— H m'a menacée, ajoute-t-clle, de s'en aller pour ne plus jamais
revenir; que n'a-t-il pris ce parti plus tôti »
Les angoisses du malheureux père, pendant ces semaines de
luttes, sont un spectacle pitoyable et navrant. Les prières, les
fureurs, les larmes de sa femme, la crainte qu'elle lui inspire, la
peinture qu'elle lui fait des sentimens de sa fille, minent peu à
peu sa volonté, ébranlent sa conviction, le jettent dans des per-
plexités qui troublent sa raison. Le bon sens, la tendresse pater-
nelle, la déférence conjugale, se livrent, dans cette àme faible et
(1) Souvenirs de M" de la Fevlé-lmbault.
TOME CL. — 1898. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
bonne, des combats acharnés. « Ce sont des oui, des non, qui se
succèdent si rapidement qu'il n'y a rien à en dire, et que l'on n'y
voit goutte! » Un certain Chabrol, créature du prince de Monaco,
que ce dernier entretenait à Gênes pour suivre les phases de laf-
faire, informe jour par jour son maître de ces scènes lamentables,
et, bien que peu sensible, rend justice au marquis sur la vraie
cause de tant d'hésitations. « Tout ce qu'il met ici d'extraordi-
naire ne vient que d'un excès de tendresse pour M"^ sa fille, dont
il ne peut envisager la perte. » Enfin, le 21 mars, le marquis de
Brignole mande Marie-Catherine dans sa chambre, et là, seul
avec elle, dans un entretien de deux heures, l'adjure solennelle-
ment de dévoiler ses sentimens intimes. Si ce mariage est le
vœu secret de son âme, il est prêt, déclare-t-il, à sacrifier ses ré-
pugnances; il fera « des excuses à Son Altesse, à M""^ la marquise,
à sa fille elle-même ; » mais qu'elle parle en toute franchise, et
décide librement de son sort.
La réponse de la jeune fille fut telle qu'on la pouvait prévoir.
Le sentiment y fut pour peu de chose ; la froideur excessive de
ses lettres au prince témoigne éloquemment de la tranquillité de
son cœur. Mais le respect de la foi jurée, l'ascendant d'une mère
impérieuse, sans doute aussi le prestige, sur une imagination
jeune et vive, du rang de princesse souveraine, dictèrent le oui
fatal que prononça sa bouche. Sur quoi, « ils s'embrassèrent, et
pleurèrent longtemps tous les deux (1). » Puis, pour sceller rac-
commodement, le marquis fit don à sa fille « d'un petit chien
qu'elle aimait fort et qu'elle convoitait de longue date; » car il
savait bien, lui dit-il, que nul présent ne saurait la toucher da-
vantage. « Mais il a des diamans, ajoute cyniquement le manda-
taire du prince, et cela vaudrait mieux ! »
Un billet de Marie-Catherine au prince de Monaco informa ce
dernier du succès de sa demande : « Je n'ai aucun mérite. Mon-
sieur, lui dit-elle simplement, à obéir aux ordres de papa ; le con-
sentement qu'il vient de me donner n'a point prévenu le mien.
Vous permettrez que je ne réponde point à ce que vous me mandez
d'obligeant et de flatteur. Je m'en acquitterais trop mal, et j'ai
trop d'intérêt à ne point détruire la prévention favorable où vous
êtes à mon égard, » Le marquis, de son côté, pour consacrer
l'accord, reparut le soir même au salon de sa femme; « il y causa
(1) Lettres de Chabrol. (Arch. de Monaco.)
MARIE-CATIIERINE DE BRIGNOLE. 595
gaîment, et passa deux grandes heures à entendre sa fille jouer
du clavecin (1). » La paix semblait donc faite, et l'on aurait pu
croire, après tant de traverses, cette affaire épineuse décidément
conclue. Il n'en était rien cependant. L'humeur fantasque d'Honoré,
son avidité insatiable, furent plus d'une fois encore à la veille de
tout rompre; la rédaction du contrat notamment réserva de fâ-
cheuses surprises. De ces difficultés, de ces contestations mes-
quines, je me garderai bien de donner le détail. Le seul point à
noter, parmi toutes ces chicanes, est le chagrin bruyant de la mar-
quise, lorsqu'elle voit ses chères espérances en danger de faire
naufrage. L'expression en est si outrée qu'elle toucherait au
comique, si la sincérité n'y éclatait à chaque ligne : « Je suis
dans un état affreux, écrit-elle au prince; je n'ose plus voir ma
fille, que lui dirais-je?... Je suis pénétrée de douleur et de con-
fusion; la plume me tombe des mains; je ne vois que des
horreurs!... — Mon courage est épuisé, confie-t-elle à un autre
correspondant; si le prince persiste dans ses exigences, tout sera
donc fini, tout, hormis mon désespoir qui ne finira qu'avec ma
vie! »
Le calme d'Honoré contraste curieusement avec ces hyper-
boles. Sans s'arrêter aux invectives, il poursuit froidement son
chemin. Les instructions qu'il adresse à son représentant à Gênes
sont sèches, nettes, positives, comme un exploit d'huissier. « Si
M. de Brignole, lui mande-t-il, ne vous donne pas dès demain
une acceptation signée de lui des articles dont vous m'avez
envoyé copie, je vous ordonne de partir sans retard, et vous dé-
fends expressément de faire ni entendre aucune autre proposition.
Je compte que vous serez exact, et je vous le conseille. » Tel est
le ton habituel de ses correspondances. Une âme aussi maîtresse
d'elle-même devait nécessairement triompher. Après deux mois
de discussions, les résistances tombèrent : les premiers jours de
juin virent la victoire du prince, l'acceptation complète de toutes
ses conditions. « H faut passer l'éponge sur le passé, » écrit avec
résignation la marquise, qui se console de ses déboires en admirant
avec sa fille les riches bijoux de la corbeille: « M. de Brignole
lui-même, dit-elle, les a trouvés fort beaux; il invitait tout le
monde à les voir, de fort bonne grâce. » La célébration du ma-
riage fut fixée au 15 juin. Une minutieuse étiquette régla tous
(1) Lettres de Chabrol (Arch. de Monaco).
596 REVUE DES DEUX MONDES.
les détails de la cérémonie. En sa qualité de souverain, Honoré
se dispensa de se rendre lui-même à Gênes. Un de ses gentils-
hommes, Honoré de Monléon, fut chargé de le représenter, tandis
que son cousin, Don Marcello Durazzo, épousait par procura-
tion ]\r'^ de Brignole (1). Puis la jeune épousée, accompagnée de
ses parens et d'une suite nombreuse, prit place sur une « galère »
magnifiquement parée. Une flottille de la République l'escorta
en grande pompe jusqu'au point limitrophe entre les eaux de
Gênes et celles de Monaco.
Jusque-là tout marchait à souhait. Un incident survint qui
pensa tout gâter. Lorsque l'on fut en vue du port de Monaco,
M"'^ de Brignole, fort entichée de sa naissance, prétendit que le
prince vînt en personne chercher sa femme sur le vaisseau qui
la portait. Refus péremptoire d'Honoré, à qui sa dignité interdit,
déclare-t-il, de « s'avancer au delà du quai de débarquement. »
Indignation de la marquise, qui, dans ces conditions, s'oppose au
départ de sa fille. Et le conflit engendre un débat passionné, des
pourparlers interminables, un mécontentement général dans la
flottille génoise, qui remet à la voile et se retire à Bordighera.
Pendant ce grave discord, le temps était devenu fort mauvais ; et
la triste flancée, violemment éprouvée par la mer, méditait avec
amertume, à bord de son navire ballotté par les flots, sur l'incon-
vénient des grandeurs et la cruauté de l'étiquette (2). La discus-
sion dura huit jours, et faillit un moment entraîner une rupture
complète. Enfin le comte Balbi, frère de M"'^ de Brignole, dé-
pêché en ambassadeur, s'avisa pour tout concilier d'un biais in-
génieux, n fit construire un pont, de la galère génoise au quai
de Monaco. Sur ce fragile échafaudage, les deux époux, suivis
de leurs cortèges, s'avancèrent, à distance égale, au-devant l'un
de l'autre. Le cérémonial fut sauvé, la vanité trouva son compte ;
et si l'amour ne fut pas de la fête, c'est qu'on avait sans doute
omis de le prier.
IV
Les débuts du ménage furent toutefois plus heureux que ces
préliminaires ne l'eussent fait présager. A défaut de passion vé-
ritable, peu de femmes, dans cette première période, refusent à
(1) Monaco, par G. Saige, 18!)7.
(2) Pièces du procès au Parlement de Paris. (Arcli. nationales.)
MARIK-CA'IIIERINE DE BRIGNOLE. o97
leur époux une sympalliie confiante, une bonne volonté tendre,
qu'il apparlienl à celui-ci d'arrôter en son essor ou de trans-
former par la suite en attachement durable. Ilonorô, comme tant
d'autres, bénéficia d'abord de cette disposition. « Mon bonheur
sera parfait, lui écrivait Marie-Catheriae la veille même du ma-
riage, si je puis efi'ectivement espérer que le vôtre en dépende.
Je ne négligerai jamais rien de ce qui y pourra contribuer... et
ma vie vous prouvera que je suis incapable d'abuser de votre
confiance (i). » Tout nous la montre résolue à tenir ces pro-
messes avec une entière bonne foi. Chez cette enfant candide, un
peu craintive, comprimée sous le joug d'une mère despotique,
s'éveille une âme sensible, vibrante, avide de tendresse, recon-
naissante des moindres attentions, toute prête, pour peu qu'il
l'eût voulu, à se livrer sans réserve à l'homme dont elle porte le
nom. La naissance d'un fils, le 11 mai 1738 (2), après des couches
laborieuses, resserre encore cette bonne entente; et quand, deux
ans après, le prince de Monaco s'absente pour précéder sa femme
de quelques mois à Paris, les lettres qu'elle lui adresse respirent
une affection sincère: « On me trouve triste, lui mande-t-oUe le
lendemain de son départ, et comment pourrais-je être autrement,
n'étant pas avec vous?... Je me fais cependant friser pour être
belle, mais je ne veux le paraître qu'à vos yeux. Je vous ai promis,
ajoute-t-elle, un journal de mes actions; car, pour celui de mes
pensées, vous pouvez aisément le connaître: je ne pense qu'à
vous (3). »
Ce journal qu'elle annonce, elle le tient en eft'et avec une
fidélité scrupuleuse. Honoré, jaloux et méfiant, non content de
prescrire que, pendant son absence, Marie-Catherine demeure à
Gênes, au milieu de sa famille, exige un compte exact de l'em-
ploi de ses journées, des lettres qu'elle reçoit, des personnes
qu'elle fréquente ; elle se soumet docilement à cet ordre. De ces
menus récits, quotidiens et détaillés, je détacherai seulement
quelques lignes çà et là, petits tableaux d'intérieur ou traits de
caractère. La vie qu'elle mène, dans le palais de Gênes ou dans la
belle villa située aux portes de la ville, est « unie, calme et soli-
taire. » Les heures se passent à lire, à travailler à l'aiguille, ou
(1) Lettres de la princesse, (.\rcli. de Monaco.)
(21 Ilonoré-Charles-Maurice-.\nne, duc de Valentinois. La princesse eut un
second fils, Joseph-Marie-Jérôme-Ilonoré, qui naquit le 10 septembre 1763.
(3) Lettres des 29 septembre et 1" octobre 1760. (Arch. de Monaco.)
598 REVUE DES DEUX MONDES.
bien encore à faire «. de la très bonne musique. » Les exercices de
dévotion tiennent une place importante : (( Si je ne deviens pas sainte
dans ce pays-ci, il y aura bien du malheur. Car, outre que j en-
tends tous les jours une messe fort longue, nous disons ensuite
un chapelet, et une telle quantité d'oraisons que cela dure deux
heures. — Je ne sais trop, ajoute-t-elle avec malice, si maman
serait aussi dévote, au cas que papa ne fût pas là ! » Les soins
donnés à son enfant occupent fort la jeune femme ; elle est fière
de son « chef-d'œuvre, » et cette admiration s'exprime avec une
naïveté touchante : « Il est en vérité toujours plus charmant !
s'écrio-t-elle. Il est fait à peindre, et la tête m'en tourne. Ce
matin, nu dans l'eau, il était de toute beauté, et ressemblait beau-
coup aux portraits d'enfans de Van Dyck... Il embrasse son cher
papa de Monaco, car c'est ainsi qu'il vous appelle. Vous l'aime-
riez à la folie, si vous le connaissiez. » Peu de visiteurs étrangers
traversent cette paisible existence, la jalousie du prince peut se
rassurer sur ce point. A peine quelques intimes, le soir, pour faire
le pharaon : « Nous y jouons tous les soirs ; il y a cent livres en
banque ; on met deux sols par carte ; mais ceux qui aiment le jeu
augmentent le chilTre sans s'en apercevoir, et maman est du
nombre... Elle perd depuis quelques jours assez honnêtement, ce
qui la met de fort mauvaise humeur. Pour moi, en cinq jours, j'ai
perdu trente francs, quoique vous soyez persuadé que je raffole du
jeu, et que maman assure qu'elle le déteste. »
Dans ce familier babillage se glissent parfois quelques propos
d'un ordre plus sérieux, des conseils politiques, qui témoignent
d'un esprit pratique et judicieux. Elle recommande à son époux
d'user avec Ghoiseul de prudence et de ménagemens , de « le
cultiver avec soin sans se fier aucunement à lui, » car nul
homme, assure-t-elle, n'est moins d'accord avec son apparence.
La meilleure marche à suivre est de le prendre par Fintéret, de
lui montrer l'utilité d'avoir à Monaco « un prince de la plus sûre
confiance, et qui soit pour la France un ami véritable. » Il faut
surtout, dit-elle, « qu'il nous soutienne toujours contre le roi de
Sardaigne; car, si ce dernier devenait jamais le maître de nos
côtes, il empêcherait le commerce de France, et serait une barrière
pour les armées de terre et de mer. C'est ce qu'il convient de per-
suader au ministre. » Que Ion ne s'étonne pas de ce nouveau
langage. Ces quelques mois de recueillement ont achevé de mûrir
l'àme de Marie-Catherine et de donner l'essor à son intelligence.
MARIE-CATHERINE DE RRIGNOLE. 599
Traitée en enfant par sa mère, en jouet de luxe par son mari,
elle prend maintenant conscience et possession d'elle-même. Sa
personnalité se dégage, ses goûts se forment, sa volonté s'affirme;
et lorsque enfin, dans les derniers jours de 17G0, le prince de
Monaco la mande en France auprès de lui (1), ce n'est plus une
timide et novice ccolière, mais une femme véritable qu'il voit
débarquer à Paris. La surprise qu'il éprouve de cette méta-
morphose tournera bientôt en dépit : avec un homme de cette
trempe, du dépita la violence, le pas est aisément franchi.
C'est aux eaux de Plombières, le 23 novembre de l'année sui-
vante, qu'eut lieu la « présentation » officielle de la princesse de
i\Ionaco. Chacun sait l'importance qu'on attachait alors à cette cé-
rémonie. Les yeux de toute la Cour, convoquée pour ce spectacle,
se fixaient sur la femme présentée, épiant malignement un geste
maladroit, une parole déplacée, un manquement à l'étiquette,
une faute dans l'ajustement. Toute une réputation de beauté, de
goût, d'élégance, dépendait de cette courte et difficile épreuve.
Ce fut pour Marie-Catherine une journée de triomphe. Belle à
miracle, modeste sans embarras, assurée sans hauteur, elle lut
dans tous les regards les signes certains du succès : la bienveil-
lance souriante du roi, l'admiration des hommes, l'envie de toutes
les femmes. Chacun dès ce moment s'empressa autour d'elle ; de
cette cour, la plus belle du monde, elle fut une des plus belles
parures ; une troupe d'adorateurs escorta tous ses pas. L'un d'eux,
parmi cette foule nombreuse, se fit bientôt remarquer, non
seulement par son rang qui l'élevait fort au-dessus des autres,
mais par sa vive passion, sa constance, son assiduité, et ce n'était
rien moins qu'un prince du sang royal, Louis-Joseph de Bourbon-
Condé.
Veuf depuis huit mois (2), avec deux enfans en bas âge, le
prince de Condé comptait vingt-cinq ans à peine. Il arrivait de
l'armée, et, pour la première fois depuis son deuil, venait de re-
paraître à la Cour. Les talens qu'il avait montrés dans les pre-
mières campagnes de la guerre de Sept ans lui valaient, à cette
époque, une popularité, dont il n'était pas indigne. Malgré son
(1) La princesse, en allant rejoindre son mari, laissait son fils à ses parens :
« Je n'ai pas encore eu le courage, écrit-elle, d'annoncer mon départ à mon père.
-Maman aura moins de chagrin ; je crois que mon enfant a pris la place que j'occu-
pais dans son cœur. <>
{•!) La princesse de Condé, née Rohan-Soubise, était morte le 5 mars 1760, après
sept ans de niari;ige.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
ambition et son désir de plaire, le premier abord chez lui n'était
pourtant pas engageant; de la sauvagerie de son enfance, il con-
serva longtemps, en dépit de ses efforts, une humeur concentrée,
une difficulté d'expansion, que l'on taxait souvent de dissimulation
et de sécheresse de cœur. Ceux qui le connaissaient mieux lui
rendaient plus de justice, et le proclamaient bon, sensible, loyal
et chevaleresque. Tel est bien, en effet, le fond de sa nature; ses
défauts, ses faiblesses, ne sont, pour la plupart, que le fruit de
l'éducation et du milieu où il vécut. Arrivé à la vie publique sous
le règne de la Fompadour, il croit trop aisément au pouvoir des
petits moyens, et confond volontiers l'intrigue avec la politique.
Frivole, le mot est peut-être excessif; du moins est-il enclin à
traiter légèrement les choses réputées graves , tout en attachant trop
de prix aux propos de salons, aux préjugés de caste, aux vanités du
monde. Mais il redevient grand sur les champs de bataille. Là, il
est vraiment un Condé. Dans la ilamme de son regard, l'accent
bref de sa voix, la netteté de son coup d'oeil, l'heureuse précision de
ses ordres, revit une étincelle de l'àme de son glorieux aïeul.
Sa manière d'être avec les femmes se ressent des contradic-
tions de cette nature complexe. Il prend feu rapidement, s'indigne
des obstacles, prétend du premier coup emporter toutes les
résistances; et cette témérité lui a plus d'une fois réussi. Mais
s'il échoue dans son attaque, il ruse, il parlemente, il louvoie et
s'obstine, et ne désarme pas qu'il n'en soit venu à ses fins. La
comtesse de Genlis met cette ténacité au compte de « l'ambition »
du prince. Il professait, dit-elle, qu'une jolie femme est toujours
propre à quelque intrigue, et que, pour s'assurer d'elle, il n'est
qu'une bonne manière. Ce sont propos perfides de coquette dédai-
gnée. Toute la suite de sa vie dément cette calomnie. Ses amours
lui nuisirent plus quelles ne le servirent ; et sa persévérance n'est
que l'orgueil d'une âme qui ne peut supporter l'idée de la défaite.
Une fois arrivé à son but, il reste tendre, et devient infidèle. Son
cœur, ainsi qu'il dit, demeure « inébranlable, » mais son esprit
voltige, et court à de nouvelles conquêtes. Son physique est d'ac-
cord avec ses prétentions : sa taille, peu élevée, est svelte, bien
prise; son visage long, mince, au nez aquiliii, à la bouche spiri-
tuelle, n'est pas dépourvu d'agrément. S'il n'a l'usage que d'un
seul œil (1), cette défectuosité, qui vient de naissance, est invisible
(1) Son père, le duc de Bourbon, ita't borgne, d'un accident survenu à la
MARIE-CATHERINE DE UltlGNOLE. 601
à qui n'en est pas averti. Il a l'intelligence ouverte, cultivée, sait,
lorsqu'il s'abandonne, causer avec charme, donne à ses lettres un
ton élégant et facile. En faut-il davantage, quand on est prince
du sang, pour devenir un soupirant dangereux auprès d'une femme
de vingt ans, dénuée d'expérience, mariée à un homme d'âge
mûr, avare et tyrannique, qui la gouverne avec rudesse, et va
la maltraiter demain?
Le prince de Monaco, rendons-lui cette justice, n'épargna rien
pour assurer et hâter sa disgrâce. L'aveuglement dont il fait
preuve au début est dans la tradition classique. Jaloux de tout
le monde, il n'excepte de ses soupçons que le seul prince de
Condé. Celui-ci, non moins fidèle à son rôle, fait la cour au
mari, le traite en confident et en ami intime; Honoré s'en montre
flatté, répond à ces avances, ne manque pas un souper du prince,
l'accompagne au spectacle, emmène régulièrement sa femme aux
réceptions, aux brillantes « séries » de Chantilly (1). Imprudence
plus grave encore, cette époque est celle qu'il choisit pour com-
mencer à délaisser sa femme. Il l'abandonne à Paris, isolée, sans
appui, pendant des saisons entières, tandis qu'il se consacre, dans
son domaine de Thorigny (2), àl'élevage des chevaux, qui devient
en peu de temps sa passion exclusive. Là, seul avec ses palefreniers,
il passe toutes ses journées dans les cours du château, en tenue
négligée, « sans bas et sans culotte, en petite robe légère, à faire
trotter ses poulains (3), » prend rapidement, à ce métier, les goûts,
les mœurs et le langage des gens qui composent désormais sa
société préférée. Lorsque la princesse le rappelle, le prie aima-
blement de hâter son retour, demande avec douceur « si les
plaisirs de Thorigny lui font complètement oublier une femme
qui l'aime et serait bien aise de le voir, » à peine prend-il le temps
de lui répondre; il se borne le plus souvent à dicter à son secré-
taire quelques lignes brèves, banales, indifférentes.
En dépit de ces maladresses, malgré tant dardeur d'un côté,
tant de froideur de l'autre, Marie-Catherine, durant bien des
années, résiste et lutte avec courage. La tendresse qu'elle inspire
la touche assurément; la constance de Condé a dissipé ses pre-
mières méfiances ; elle croit à la sincérité d'un amour si persévé-
chasse, et tous ses enfans, légitimes ou bâtards, naquirent borgnes du même œil.
(Mémoires de ^f'"' de Genlis.)
{[] Souvenirs de M"" de la Ferlé-lmhauit. (Arcli. de la famille d'Estampes.)
(2) Propriété du prince de Monaco en Normandie.
(3) Lettres de la princesse de Monaco, de novembre 1762.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
rant. Mais ce sentiment qu'elle partage, elle le veut chaste et sans
reproche; elle se complaît dans ce beau rêve et fuit, sourde à
toutes les instances, les occasions de défaillance (1). Est-ce pureté
instinctive d'une âme que toute souillure effraie? Orgueil d'un cœur
hautain qui répugne à toute déchéance, et dédaigne, comme in-
digne de soi, la vulgarité de la chute? Principes de religion, res-
pect delà foi jurée, ou, plus modestement, frayeur de la vengeance
d'un mari jaloux et brutal? Peut-être une de ces causes, peut-être
toutes ensemble. Nos actions les plus simples ont des mobiles com-
plexes; nul ne peut se vanter d'en pénétrer tout le mystère. Mais,
— bien qu'en telle matière l'affirmation soit délicate et provoque
aisément le sourire, — les présomptions sont ici, semble-t-il,
tout en faveur de la vertu. Les assurances de la princesse, celles
même de ses amies, paraîtraient peut-être suspectes. Il n'en est
pas de même des lettres de Condé qui datent de cette époque,
lettres confidentielles, égarées dans quelque tiroir, dont le ton ne
laisse guère de doute sur l'innocence de celle à qui elles furent
adressées. On en pourra juger par celle, — choisie presque au ha-
sard, — dont je donne ici la teneur, et l'on verra si rien, dans ce
galant badinage, ressemble à la correspondance de deux amans
heureux :
« Paris, 6 juillet 1764. — Il n'y a, princesse, rien de nouveau
à Paris depuis votre départ (2), qu'une désolation générale. Les
Amours sont en défaut, comme les chiens de M. le duc d'Orléans,
et les Ris pleurent toute la journée. Cette consternation m'a engagé
à venir à la Cour. Je n'y ai rien vu de remarquable, que la grande
Brancas au milieu d'un camp, ayant un grand chapeau bordé par-
dessus sa cornette, et ressemblant à un parfait grenadier. Per-
sonne pourtant ne s'est présenté pour l'engager. M""^ d'Egmont
est ici. Dans une conversation que nous eûmes hier, elle déplorait
le malheur et les inconvéniens attachés aux jours d'une jeune
et jolie femme. J'ai pris la liberté de lui représenter qu'elle se
divertissait toute la journée, que, selon son désir, elle pouvait se
coucher avec les poules ou avec l'aurore, que les Amours étaient
à ses ordres, qu'elle les chassait et les retenait suivant l'ennui ou
la dissipation qu'elle en pouvait retirer, et qu'avec ces petits dé-
dommagemens et un peu de philosophie, elle pouvait supporter
le malheur de son état. Ce que je vous en dis n'est que pour vous
(1) Souvenirs de M"" de la Ferlé-hnbuulf.
(2) La princesse était en ce moment à Gênes, dans sa famille.
-MARIE-CATHERINE DE RRIGNOLE. G03
engager à soutenir les inconvéniens du vôtre... Le chevalier de
Durfort est dans ma chambre. Son visage est moins altéré, il s'est
blanchi à Compiègne. J'imagine que la douce peau de sa dame est
comme la lance de Tél^phe, qui guérissait les blessures qu'on en
avait reçues. Quoi qu'il soit, le remède est bon; je suis souvent
tenté d'en user, seulement par précaution. Vous avez sur les cœurs
le même empire, et les maux de votre absence seront guéris par
votre retour. Adieu, princesse, je vous assure de mon attachement
et de mon respect. »
Nous nous jugeons nous-mêmes selon notre conscience. Le
monde, — etc'est justice, — forme son opiniond'après ce qu'il voit
de nos actes. Condé et Monaco, ces deux noms retentissans, furent
bientôt associés dans l'esprit du public. La passion affichée de l'un,
l'évidente sympathie de l'autre, devinrent à la cour et à la ville le
propos ordinaire. La médisance, comme on peut croire, poussa jus-
qu'au bout l'aventure : à ces amans épris l'on eût cru faire du tort,
en supposant un seul instant qu'ils se fussent arrêtés en route. Il
fut dès lors inévitable que quelque écho de ces rumeurs arrivât aux
oreilles du prince de Monaco. Si l'on en croit Marie-Catherine, les
premières insinuations vinrent de sa propre belle-sœur, la com-
tesse de Valentinois, née Ruffec, femme envieuse et intrigante,
qui la détestait de longue date. Des accusations plus précises affo-
lèrent bientôt Honoré. Une nuée de billets anonymes fondit sur
le jaloux, lui disant l'heure, le lieu, les circonstances des rendez-
vous, fouettant sa colère par de grossières railleries : « M"* de
Monaco a soupe ici hier, — écrit « une amie » inconnue, — il y avait
quarante personnes. En vérité, je ne conçois pas comment elle
ose se montrer dans le monde!... Est-ce que vous n'imaginiez pas
qu'elle serait comme sa mère? Vous n'aviez donc pas pensé à cela
avant de l'épouser? » — « Saviez-vous depuis longtemps M. le
Prince? interroge un autre vengeur de morale. Il y a trois ou quatre
ans que cela dure. Vous auriez dû vous en apercevoir, car il pas-
sait sa vie chez vous. Nous nous disions : si le prince découvre
l'intrigue, il l'enfermera à Monaco. On s'attendait que vous pren-
driez quelque parti violent. » On imagine, sur un tempérament
brutal, l'effet de ces excitations. La première explication fut ter-
rible : aux insultes succédèrent les gestes menaçans ; Marie-
60 i REVUE DES DEUX MONDES.
Catherine épouvantée craignit un moment pour sa vie. Mais cette
explosion passagère ne fut rien, assure-t-elle, au prix du « long
supplice » qui commença pour elle. De nombreux témoignages,
recueillis par la suite dans le procès de séparation, viennent con-
firmer ses dires. Odieuses imputations, surveillance humiliante
de chaque sortie, de chaque visite reçue, de chaque mot échangé
dans le monde, reproches sangians adressés en public, scènes ré-
voltantes devant les domestiques, réconciliations imposées, plus in-
jurieuses que les querelles; on ne peut lire sans une pitié profonde
cette monotone et triste litanie. La mauvaise chance voulut que,
justement à cette époque, eussent lieu à Chantilly des réceptions
extraordinaires où fut conviée toute la Cour. Le prince héréditaire
de Brunswick y vint, dans l'été de 1767, passer quelques semaines
chez le prince de Condé.Ce furent, pendant quinze jours de suite,
des fêtes incomparables, soupers, feux d'artifices, promenades sur
les canaux en des gondoles parées, « bals champêtres, » où des
milliers de villageois, « vêtus d'habits de basin blanc ornés de ru-
bans multicolores, » se mêlent aux nobles invités et dansent avec
eux sur les pelouses. Le prince de Monaco, en dépit de ses soup-
çons, crut devoir paraître au château et y mener sa femme ; mais sa
jalousie en éveil sut en rendre, pour elle, le séjour intolérable. Sans
cesse attaché à ses pas, il épie ses moindres paroles, lui interdit la
pro menade et la danse, la contraint, lorsqu'il va sou per , à s'enfermer
dès neuf heures dans sa chambre, y entre par surprise, plusieurs
fois dans la nuit, pour s'assurer qu'elle est effectivement couchée ;
et, quand le prince de Condé, par une inspiration maladroite,
insiste pour garder ses hôtes une journée de plus sous son toit, la
colère d'Honoré est telle que, remonté chez lui, il s'élance sur sa
femme, et fait mine de la précipiter dans les fossés du château (1).
A ces procédés violens, Marie-Catherine oppose au début une
inaltérable douceur. Ses lettres à son mari, durant cette année
1767, témoignent de sa patience, de sa bonne volonté. Elle est
prête, pour acheter le repos, à tous les sacrifices; elle offre spon-
tanément de renoncer à une intimité qui est l'unique bonheur de
sa vie. Elle est « fâchée des inquiétudes causées par le voyage à
Chantilly; » aussi a-t-elle décliné pour l'avenir toute invitation
de ce genre : « Je ne suis pas, ajoute-t-elle joliment, comme le
chien du jardinier; car j'ai plaisir à savoir que tout le monde
(1) Déposition des témoins. (Arcti. nationales.) '
MAIUE-CAIIIEIUNE DE BRKINOLE. 605
s'amuse, et la pensée du plaisir des autres me console un peu de
ne le point partager. » Elle se prive, pendant les absences d'Ho-
noré, de toutes distractions, ne va plus à la Cour, reste au logis
avec ses deux enfans,qui seront désormais « les seuls sujets inté-
ressans » pour elle. « Cette vie, dit-elle sans amertume, serait
peut-être ennuyeuse pour une autre; mais elle me plaît : elle est
douce, uniforme et tranquille. » Pour dissiper tous les soupçons,
elle autorise même son mari à décacheter ses lettres : <( Vous ne
trouverez dans aucune d'elles rien qui puisse blesser votre déli-
catesse, et vous m'offensez fort en disant que vous n'avez pas
assez de confiance en moi pour les lire. » Et, quand toutes ces
avances sont repoussées avec rudesse, la plainte qui lui échappe
reste encore mesurée et discrète : « Je sais bien que j'ai toujours
tort. Je ne m'en connais qu'un seul, que je ne me pardonne pas,
c'est de m'être ruiné la santé par un excès de complaisance que
personne n'aurait eu. Le proverbe a raison : Qui se fait brebis, le
loup le mange ! »
L'année qui suit voit le triste ménage tourner au véritable
enfer. Aux scènes, aux invectives, le prince ajoute maintenant des
humiliations de tous genres. Il se lance dans la galanterie, entre-
tient des maîtresses, affiche avec ostentation une actrice en re-
nom de la Comédie Italienne. Un jour, en plein théâtre, il inter-
pelle à haute voix l'Arlequin, lui défend d'approcher d'aussi près,
— même sur les planches et dans la pièce, — la femme dont il
se proclame le seul seigneur et maître ; il cause un tel scandale
que le spectacle cesse, que l'Arlequin, soutenu par le public, dit
vertement son fait au prince, et que le parterre, par ses huées,
contraint l'interrupteur à quitter brusquement la place. Marie-
Catherine, de son côté, ne tarde pas à se donner des torts. Elle
regimbe maintenant sous l'outrage, secoue ouvertement le joug,
brave des défenses dont l'injustice révolte sa fierté. Cela s'excuse
sans doute; mais elle va plus loin, et dépasse la mesure : elle
cherche à s'étourdir, se grise dans les plaisirs frivoles, fait fi de
l'opinion du monde, se compromet imprudemment par des légè-
retés inutiles. Une aventure, insignifiante en soi, défraie un mo-
ment la chronique. A la fin d'un souper chez M"^ de Beuvron, la
princesse et le comte de Thiard pénètrent ensemble dans un bou-
doir, isolé au bout de l'appartement; un petit meuble élégant,
propre à celer des billets doux, tente leur curiosité; indiscrète-
ment, ils cherchent à l'ouvrir, la clé dont ils se servent se brise
606 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la serrure; vainement ils s'évertuent à réparer le dégât, un
valet les surprend pendant l'opération ; il n'est pas d'autre issue
que de tout confesser à la maîtresse de maison : « Ah! Madame,
dit celle-ci, cela est-il possible? Il faut que vous le disiez vous-
même pour que cela puisse se croire! » Et l'histoire se répand,
fait le tour des salons, provoque mille commentaires : « Le mal-
adroit cavalier, conclut Horace AYalpole, d'employer si lourde-
ment son temps dans un boudoir , avec la plus jolie femme de
France et si portée à la curiosité (1) ! »
La nouvelle attitude de M"" de Monaco hâta l'inévitable dé-
nouement. Le prince exaspéré ne connaît plus de ménagemens,
passe des menaces aux voies de fait, prétend user de violence et
séquestrer sa femme ; si bien qu'elle tombe malade, crache le
sang, dépérit, et Tronchin consulté s'alarme pour ses jours (2).
Des parens interviennent, l'évêque du Mans, Louis- André de Gri-
maldi, cousin d'Honoré HI, le comte de Valentinois, son frère :
« Mais, moi, je dors, je mange bien, j'engraisse, répond brutale-
ment Honoré. — Sans doute, mais avec tout cela, vous la menez
au tombeau. — Tant mieux, j'en serai plus tôt quitte ! » On n'en
peut tirer autre chose (3). En des circonstances si extrêmes, nul
ne s'étonna d'apprendre, en juillet 1769, que la princesse, quit-
tant la maison conjugale, s'était retirée dans un couvent de Paris,
Elle écrivait le même jour à l'archevêque, implorant l'autorisa-
tion de quitter cet asile pour la Visitation du Mans : « Je ne me
propose pas, ajoute-t-elle mélancoliquement, d'éviter des peines.
Je n'ignore pas que l'on en trouve partout, et que l'on doit faire
son bonheur de ne rien espérer d'heureux. » La permission fut
accordée, elle vécut un temps, au Mans, dans une tranquille re-
traite. Quelques lettres de Condé, respectueuses et tendres, y vin-
rent distraire sa solitude : « Je ne saurais, dit-il, vous peindre l'af-
fliction où j'ai trouvé la communauté (de Paris) le jour de votre
départ. Les larmes que j'ai vues couler ont adouci les miennes...
Je vous regrette bien sincèrement, parce que je vous suis vérita-
blement attaché. L'amitié que j'ai pour vous me fera passer de
cruels momens, ils ne pourront être amortis que par l'assurance
que vous me donnerez que vous passez des jours plus sereins, et
que vous jouissez d'une santé meilleure... »
(1) Correspondance de M"" du Deffand avec Horace Walpole.
(2) La consultation de Tronchin est dans les pièces du procès.
(3) Déposition des témoins. (.\rch. nationales.)
MARIE-CATHERINE DE BRIGKOLE. 607
Les prières et les larmes de la marquise de Brignole amenè-
rent, une fois encore, sinon un raccommodement, du moins une
courte trêve. La marquise, de son palais de Gènes, assiste avec
désespoir à la rupture d'une union qu'elle a cimentée de ses mains.
Éperdue devant la ruine imminente de son œuvre, elle va de
l'un à l'autre, donne tort successivement à chacun des époux (1),
adjure tantôt sa fille et tantôt son « aimable fils » d'avoir pitié de
sa vieillesse, voit dans le malheur qui sappréte « un châtiment
du Ciel pour ses propres péchés. » Marie-Gathprine, émue, cède
à de telles instances. Elle revient à Paris, reprend sa lourde
chaîne, fait provision de patience; et cette résignation ne sert
qu'à provoquer des exigences nouvelles. Le prince l'informe un
jour des déterminations qu'il a prises ; il va quitter la France sans
esprit de retour, emmener sa femme à Monaco; elle ne franchira
plus désormais les limites de la principauté. La pauvre créature
s'affole devant cette perspective ; elle se voit livrée sans défense
« au despotisme d'un mari qui, souverain du pays, aurait sur elle
l'autorité la plus absolue; » le palais orgueilleux qui surmonte le
rocher de Monaco ne serait pour elle qu' « une prison, » eu atten-
dant sans doute qu'il devînt « un tombeau. » Tout plutôt que
courir ce risque! Sa résolution est irrévocable : princesse étran-
gère, elle fait appel aux juges de France ; elle remet sous leur
protection « et sa liberté et sa vie (2). »
VI
« Ma femme, écrit le prince de Monaco, est sortie de ma
maison le 26 juillet 1770, à onze heures du matin. Elle n'est point
rentrée pour dîner, et j'appris le soir à huit heures qu'elle s était
retirée dans un couvent de Bellechasse. Le lendemain, elle se
transporta dans celui de lAssomption, où elle est restée jusqu'au
(1) « Ma fille n'est point légère, écrit la marquise à son gendre; elle vous
aimait solidement. Découvrez-moi votre cœur: si vous trouvez dans sa conduite
quelque chose à réformer, confiez-le-moi. Mais, vous, navez-vous rien à vous re-
procher? Ce que vous me mandez me perce le cœur... Aurez- vous le courage
d'ajouter à l'horreur qui m'accable, vous, mon aimable fils? N'empoisonnez pas le
peu de jours qui me restent à vivre ! » — Le marquis de Brignole était mort dans
l'intervalle. Ses dernières lettres à sa fille témoignent de ses angoisses à son sujet :
« J'ai tout lieu de craindre que vous ne soyez pas heureuse. Le silence que vous
gardez me fait trembler que ce que j'ai toujours appréhendé de M. de Monaco ne
fût vrai. »
^2) Première plainte de la princesse de Monaco. (.\rch. nationales.)
608 REVUE DES DEUX MONDES.
16 janvier 1771. » On ne trouvera pas ici le détail du procès qui
s'engagea, la semaine suivante, devant le parlement de Paris. Ce
qu'on a lu dans les pages qui précèdent en fait assez connaître les
élémens principaux. L'information, rapidement menée, fut acca-
blante pour Honoré. Ses parens les plus proches, ses amis les
plus intimes, ses plus anciens serviteurs (1), déposent unanime-
ment contre lui, peignent sa tyrannie sous les plus effrayantes
couleurs. Le prince au reste ne cherche pas à se défendre. Tout
au plus envoie-t-il de brèves « observations, » pour expliquer et
atténuer quelques-uns des griefs qui lui sont reprochés. Il s'y
attache surtout à justifier son droit d'emmener Marie-Catherine,
« sa femme et sa sujette, » dans la principauté : il n'y médite
contre elle aucun mauvais dessein; « les juges, allègue-t-il spé-
cieusement, ne doivent pas présumer le crime; et nulle loi ne
condamne un homme à avoir les deux mains coupées, sous pré-
texte qu'il en peut faire mauvais usage. » Mais il ne s'arrête guère
à ces contestations, et, — non sans dignité, — prend les choses de
plus haut. Prince de Monaco par droit de naissance, cette sou-
veraineté, dit-il, « constitue son état essentiel. » Il « manquerait
à soi-même et à sa postérité si, dans une affaire de cette sorte, |il
se reconnaissait justiciable d'aucun tribunal étranger. » Il pro-
clame donc hautement l'incompétence du parlement, la nullité
de toute sentence prononcée contre lui, et adresse à Louis XV un
mémoire, d'assez fière allure, pour rappeler ces principes et éta-
blir son droit. Le roi, embarrassé et mécontent, renvoya le mé-
moire à Choiseul (2), en recommandant le secret. 11 n'y fut fait
aucune réponse; la protestation d'Honoré s'enfouit, pour n'en
jamais sortir, dans les cartons du ministère, et le procès suivit
son cours. Ce fut le plus rude coup porté par la cour de France
à l'orgueil et aux prérogatives séculaires des princes régnans de
Monaco.
Les enquêtes terminées, les témoins entendus, le parlement
fixa la date du 10 décembre pour rendre sa sentence. Mais un
(Ij Le prinre, pour intimider ces derniers, fit publier à nouveau un antique
édit de la principauté, portant que les domestiques convaincus de faux témoi-
gnage devront être « promenés, montés sur un àne, par les voies publiques, avec
une rame sur l'épaule, et recevront deux fois le fouet en public. »
(2) Voici le billet du Roi à Choiseul, au sujet de cette atl'aire : « De Cornpiègne,
13 août 17"0. Je vous renvoie le mémoire de M. de Monaco. Si on le communique
au Procureur général, je crois qu'il pourrait le contredire en plusieurs points. Mais
l'essentiel est le silence absolu qu'il promet et qu'il fera bien de tenir. Gardez le
Mémoire au dépôt secret des Atlaircs étrangères. » (Arch. de Monaco.)
MAUIE-CAÏIIERINE DK ni'.lGNOLE. 60ÎJ
grave événement remit soudain tout en question, comme si quel-
que étrange maléfice eût frappé ce mariage funeste, et que, malaisé
à conclure, sa dissolution même dût susciter d'inattendus obstacles.
Cette année 1770 avait vu s'aviver la querelle des parlemens et de
la royauté; les choses s'envenimèrent dans les premiers jours de
décembre, et, le 10 au matin, le parlement de Paris, par une réso-
lution subite, suspendit ses séances et cessa ses fonctions. L'émoi
fut grand dans tout le royaume ; une inquiétude universelle
accueillit le brusque arrêt d'un des rouages essentiels de l'État;
au souci de la chose publique s'ajouta pour beaucoup celui de
l'intérêt privé. Pour la princesse de Monaco, cette disparition
de ses juges, le jour même assigné pour proclamer sa déli-
vrance, fut un terrible coup de foudre. Sa tête se perdit; un
véritable affolement égara son esprit, et gagna par contagion
celui qui, après elle, souhaitait le plus vivement le gain de son
procès.
L'épisode qu'on va lire n'est pas le plus glorieux de la vie de
Condé; il fit grand bruit en son temps, et, pendant des années, le
souvenir en pesa sur la réputation du prince. Condé, comme les
autres princes du sang, avait embrassé publiquement la cause des
parlemens. Dès l'origine de la lutte, il s'était de lui-même exilé
de la cour, et, Qonfmé à Chantilly, protestait par son langage et
par son attitude contre la politique des ministres du roi. Aussi
son crédit était grand auprès des magistrats; sa recommandation,
dans le procès en cours, assurait le triomphe de la cause juste et
bonne qui lui tenait si fortement au cœur. Le coup d'audace du
10 décembre le tira de sa quiétude. La nouvelle aussitôt reçue, il
accourt à Paris; les larmes de son amie achèvent de le troubler:
M""* de la Ferté-Imbault, qui le vit journellement pendant toute
cette période, affirme qu'il semblait réellement « hors de lui. » Les
jurisconsultes qu'il va voir, les politiques auxquels il s'adresse,
lui laissent peu d'espoir d'une solution prochaine. Il voit déjà
s'éterniser, pour celle qu'il aime avec ardeur, une situation incer-
taine, qui d'un moment à l'autre peut devenir dangereuse (1). Il
médite pour la sauver mille projets chimériques, et les abandonne
tour à tour. Un fait imprévu, la disgrâce de Choiseul, éclata sur
ces entrefaites, et fournit l'occasion cherchée. Le jour même de
l'événement, le prince s'en va trouver les chefs du parlement,
(1) Le prince de Monaco, si l'on en croit la princesse, songea à « faire jeter par
force sa femme dans un carrosse » et à l'emmener à Monaco.
TOMS CL. — 1898. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
Lamoignon, Saint-Fargeau, ses amis personnels, leur affirme
hardiment que la chute du ministre présage un revirement favo-
rable à leur cause, laisse entendre que « le roi lui-même » l'auto-
rise secrètement à tenir ce langage (1). Que le parlement, leur
dit-il, reprenne sans délai ses fonctions; cette marque de bonne
volonté désarmera les dernières préventions; le prince de Condé,
d accord avec Louis XV, se chargera ensuite de rétablir la bonne
entente entre le trône et la magistrature.
Ces conseils furent suivis. Le lendemain, 31 décembre 1770,
le parlement de Paris, sur la foi de ces promesses, se rassembla
et tint séance. La première cause appelée fut celle de la princesse
de Monaco. 11 n'y eut point de plaidoiries; Taffaire dura quelques
minutes à peine; l'arrêt fut rendu « tout d'une voix. » Il pro-
nonçait, en faveur de Marie-Catherine, « la séparation de corps
et d'habitation, » faisait défense au prince « de plus hanter ni
fréquenter son épouse, ni d'attenter directement ou indirectement
à sa liberté, » ordonnait la restitution intégrale de la dot. Huit
jours plus tard, la lutte politique reprenait, plus \aolente que
jamais ; le chancelier de Maupeou accentuait l'attitude agressive
du pouvoir; le parlement, le 8 janvier, quittait à nouveau ses
fonctions; et le roi, le 17 du même mois, dans ses « lettres de
jussion, » désavouait formellement son cousin le prince de Condé :
« C'est en vain, dit-il aux magistrats, que vous cherchez à colorer
votre résistance du vain prétexte d'espérances conçues et ensuite
évanouies... Personne ne vous en a données, et personne n'a été
autorisé à le faire. »
Je n'ai pas à décrire la colère d'Honoré devant le triomphe de
sa femme. Le dédain de ses droits souverains, les termes sévères
de l'arrêt, le subterfuge employé pour précipiter la sentence, tout
augmente son dépit et son indignation (2). Un rescrit envoyé à
son peuple dénonce solennellement « la révolte de son épouse, »
(1) Souvetni's de M'"' de la Ferté-hnbaull. — L'Espion anglais. — Mémoires du
temps.
(2) Voioi la lettre, pleine de doucereuse amertume, par laquelle le prince
annonce à sa belle-mère l'issue du procès : « 14 janvier 1771. Madame votre fille
vous fera sans doute part, ma honne maman, du succès de ses vœux. Cet événe-
ment intéresse trop sa réputation pour que je puisse y être indifférent; mais il ne
change rien à mon état, puisque depuis six mois elle a abandonné sa maison et
ses enfans. Cependant les jurisconsultes que j'ai consultés ont voulu que je fisse
un acte à Monaco pour la rappeler à ses devoirs. Je ne me flatte pas que cela la
détourne du mauvais chemin qu'elle a pris, et je crois qu'il ne nous reste plus
d'autres ressources que de pleurer sur elle. » La marquise de Brignole répond à
MARIE-CAïUEUINr: DE lîUIGNOLE. 611
la déclare « déchue de son rang, de son titre et de ses honneurs, »
fait défense à quiconque de lui donner « un nom auquel elle a
renoncé elle-même par sa félonie. » Il fait juger et condamner à
mort, parles magistrats de Monaco, ceux de ses sujets dont les
dépositions l'ont le plus vivement irrité, les fait exécuter en
effigie dans la principauté. Vengeance plus effective, il frappe la
mère dans ses enfans, interdit toute visite, tout commerce avec
elle, fait renvoyer par son portier les lettres suppliantes où elle
implore de leurs nouvelles (1).
Si l'on en croit certains pamphlets de la Révolution, un duel
aurait eu lieu, à l'issue du procès, entre le prince de Monaco et
le prince de Condé, duel où le premier eût été légèrement blessé;
Honoré aurait, peu après, provoqué de nouveau son rival, mais
Louis XV aurait cette fois interdit la rencontre. Les documens
authentiques que j'ai eus sous les yeux ne soufflent mot de cette
histoire, qui n'a d'ailleurs rien que de vraisemblable. Quoi qu'il
en soit, c'est surtout à sa femme que s'en prend la rancune du
prince de Monaco. Dès 1771, il harcèle le roi de France de mé"
moires et de suppliques, pour que Marie-Catherine, « étant dé-
chue de son rang de princesse, ne soit plus désormais admise à
se présenter à la Cour. » Cette requête est repoussée, et les années
s'écoulent sans apaiser sa haine. A l'avènement de Louis XVI, il
renouvelle ces tentatives, fait appel à l'austérité du « couple ver-
« son aimable fils » en se plaignant dêtre la plus malheureuse des mères, et en
reprochant à sa fille de l'avoir « moins considérée qu'une simple connaissance,
puisque ce n'est qu'une fois l'affaire consommée qu'elle a appris ce qui faisait la
nouvelle du public. »
(1) Une lettre de la princesse de Monaco au marcpiis de Gastries, en date du
9 mars mi, expose éloquemment sa douleur de cette privation : « La barbarie
avec lacfuelle M. de Monaco me refuse constamment mes enfans me force. Mon-
sieur, à vous importuner. Je vous demande en grâce d'obtenir de M. de M... que
j'aie la satisfaction de les voir. J'ai écrit, depuis ma sortie du couvent, plusieurs
fois à mon fils pour me procurer cette faveur, inutilement à la vérité, mais au
moins on lui permettait de me répondre. Cette faible consolation lui a paru un
trop grand bonheur pour moi. Il a eu la cruauté, depuis quinze jours, d'empêcher
mon fils i!e me répondre, et il l'a poussée au point de défendre à son suisse de
recevoir mes lettres, qui m'ont été renvoyées. J'aime trop tendrement mes enfans
pour ne pas réclamer tous les droits que la nature me donne, et ne pas employer
tous les moyens possibles de satisfaire le sentiment le plus cher à mon cœur.
Vous êtes vous-même un père tendre, et devez juger aisément de ce que je
souffre! » Dans une autre lettre, elle rappelle que, quelques années auparavant,
quand son fils aîné fut inoculé, elle s'était <■ enfermée avec lui pendant six se-
maines, malgré la défense des médecins. » Le prince ne vit pas une seule fois son
fils, et, pour tout remerciement, dit ensuite à sa femme : « S'il lui était arrivé
malheur, c'est à vous que je m'en serais pris. »
612 REVUE DES DEUX MONDES.
tueux qui règne maintenant sur la France ; » et il semble un mo-
ment près d'avoir gain de cause. Quand la princesse de Monaco
fait demander à Marie-Antoinette la faveur de lui faire sa cour :
» Je n'aime pas les femmes séparées,» répond sèchement la reine.
Marie-Catherine insiste, s'adresse directement à la jeune souve-
raine, la prie de lui faire connaître le jour fixé pour la prochaine
présentation ; elle reçoit pour riposte cette lettre froide et hau-
taine (1) : « Je vous aurais répondu plus tôt, Madame, si je n'avais
voulu attendre pour parler au Roi. Je suis fâchée d'avoir à vous
mander que la présentation est décidée entièrement pour demain.
Je le suis aussi de voir que cette affaire vous affecte autant. Le
temps vous désabusera des conséquences défavorables que vous
envisagez aujourd'hui. J'espère qu'au moins vous serez toujours
dans le cas dêtre contente de mes sentimens pour vous. Marie-
Antoinette. » Cet ajournement sans date ressemble fort à un
refus. Il faut, pour parer ce rude coup, tout le crédit du prince
de Condé, une démarche auprès du roi, l'intervention puissante
du vieux comte de Maurepas.
Yll
La répugnance de Marie-Antoinette s'explique par les allures
nouvelles qu'a prises, au lendemain de l'arrêt, M"^ de Monaco.
La séparation prononcée a levé ses hésitations, emporté ses der-
niers scrupules. Elle se livre sans résistance au sentiment qui,
dès longtemps, la domine et l'entraîne, et le fait hardiment, sans
voile, la tête haute. Pour se rapprocher de Condé, elle se fait
construire à Paris un hôtel élégant, au bout de la rue Saint-
Dominique, tout contre le Palais-Bourbon.A Chantilly, la liaison
est encore plus publiquement avouée ; elle y séjourne des sai-
sons entières, en tête à tête avec le prince, dans une intimité
complète et quasi conjugale. Entre l'hypocrisie et le scandale, son
horreur du mensonge a promptement fait un choix ; sa conscience,
semble-t-il, ne lui reproche rien ; elle s'absout de sa faute par sa
sincérité. Sa passion, en effet, est ardente et profonde, et sa ten-
dresse s'augmente de sa reconnaissance. La constance patiente de
Condé, dix ans de dévouement et de soins attentifs, ont vengé
les souffrances, les déceptions cruelles, les humiliations dupasse.
(1) Archives de Beauvais.
MARIE-CATIIERINE DE BRIGNOLE. 613
Elle a trente ans à peine; sa merveilleuse beauté brille de tout
son éclat; elle voit une vie nouvelle, heureuse, pleine de pro-
messes, s'ouvrir en souriant devant elle.
Les deux années qui suivirent le procès parurent justifier
cette confiance. Elles s'écoulent presque entières au château de
Chantilly. L'affaire des parlemens, les principes affichés dans
cette lutte par le prince de Gondé, le tiennent éloigné de la Cour;
il vit dans la retraite ; la société de sa maîtresse suffit à remplir
ses instans; leur existence est calme, silencieuse, sans nuages.
La surprenante évolution du prince rompit trop tôt cette douce
tranquillité. Le 6 décembre 1772, le chancelier de Maupeou eut
la satisfaction de porter à Louis XV la lettre inattendue où
Condé, changeant brusquement de drapeau, passait au parti de la
Cour, et se rendait sans conditions. Les motifs de cette volte-face
sont encore obscurs aujourd'hui. Fut-ce scrupule monarchique,
ambition de marier sa fille dans la famille royale, ou simple las-
situde d'une guerre interminable? L'abbé Barthélémy, bien placé
pour être bon juge, penche pour cette dernière hypothèse (1), et il
compare le prince à ce gouverneur hollandais qui, assiégé depuis
peu dans sa ville, refusait de capituler : « Je ne puis pourtant,
observait-il, rendre à la première sommation une place que je
dois garder. — Eh! monsieur, lui dit son secrétaire, il y a quinze
ans que vous la gardez! — C'est juste, » dit le gouverneur, et
sur-le-champ il la rendit.
Accueilli par Louis XV avec joie, Condé reparaît de ce jour à
Paris, à Versailles, à Compiègne, dans toutes les réunions de
Cour, reprend cette vie brillante, agitée et mondaine, dont une
longue habitude lui a fait un besoin. De ce jour également com-
mencent pour son amie les soucis, les tourmens, et bientôt les
chagrins. Non pas que l'affection du prince se détourne de celle
dont l'existence est désormais rivée étroitement à la sienne. Il ne
peut se passer de la douceur de sa présence. Elle lui est néces-
saire; elle seule possède toute sa confiance. « Vous êtes, lui ré-
pète-t-il, non seulement la meilleure, mais la seule amie que j'aie
au monde... Ce n'est que pour vous seule que je puis aimer la
vie. » Il est, en écrivant ces lignes, de la plus parfaite bonne foi;
la place qu'elle occupe dans sa vie est et restera la première. Mais
cette fidélité du cœur, — la seule, à ses yeux, essentielle, — n'em-
1) Lettre du 1 déL-embre 1772 à M"» du DetTand.
614 REVUE DES DEUX MONDES.
poche pas les caprices, les engouemens rapides, tout ce « papil-
lonnage » dont les mœurs de l'époque ne font qu'un jeu léger,
un passe-temps élégant, qu'on ne saurait prendre au sérieux sans
se couvrir de ridicule. La liste est longue, dans les chroniques
du temps, des femmes qui, sans bruit ni scandale, distrairont en
passant les loisirs du prince de Gondé. Elles traversent son exis-
tence sans y laisser de trace, fantômes d'un jour dont le lende-
main emporte la mémoire.
Ainsi du moins en est-il de Condé ; mais la princesse de Mo-
naco se trouve d'un autre avis. Comme elle s'est donnée sans ré-
serve, elle prétend tout garder pour elle ; elle se soucie fort peu
des distinctions subtiles entre le caprice et le sentiment, les fai-
blesses de la chair et la constance du cœur. Sa passion exclusive
n'admet aucun partage, et sa jalousie italienne, ingénieuse à se
torturer, incapable de se contenir, éclate en larmes amères, en
douloureux reproches. Vive et sincère est sa souffrance, vif et
sincère aussi l'étonnement de Condé devant ces façons insolites.
L'indignation naïve qu'il en ressent, le ton dont il se disculpe,
marquent d'un trait curieux la physionomie de ce temps : « Gom-
ment est-il possible; — écrit-il à sa maîtresse après une scène de
ce genre, — que l'aigreur l'emporte toujours sur le sentiment que
vous dites avoir pour moi ? Il eût dû vous porter au contraire à
m'écrire : « Je suis enchantée que vous ayez trouvé un moyen de
« vous dissiper. » Mais il n'est pas en vous de me procurer une
tranquillité qui ferait le charme de la vie! » Jamais, dit-il une
autre fois, « je ne pourrai me faire à un pareil courroux pour une
chose aussi simple!... Vous vous occupez de votre bonheur, et
point du tout du mien. Mon cœur sent vivement tous vos torts... »
Et il termine sa philippique par cette exclamation : « Ah ! pour-
quoi Dieu m'a-t-il donné un cœur aussi sensible? Le mauvais
présent qu'il m'a fait! »
Ce ne sont pourtant là que de légères querelles, des brouil-
leries sans lendemain , qu'une parole affectueuse apaise, que
suivent des raccommodemens tendres. Un « esclandre » du
prince, plus bruyant que les autres, faillit, en 1779, amener de
plus graves conséquences (1). L'héroïne de l'histoire fut une des
dames d'honneur de la duchesse de Bourbon, la comtesse de Cour-
tebonne (2), veuve de jeunesse douteuse et de beauté médiocre,
(1) Correspondance de Griinm, de Bachaumont, etc.
(2) Née Gouffier.
MARIE-CATHERINE DE BRIGNOLE. GIS
mais spirituelle, hardie, célèbre par ses aventures. Elle était fort
aimée par le marquis d'Agoult, capitaine des gardes du prince,
et lui avait donné, dit-on, une promesse de mariage. Elle n'en-
treprit pas moins d'attacher Condé à son char, y réussit sans
peine, et, fière de ce succès, afficha hautement sa conquête.
D'Agoult, irrité et jaloux, montre partout l'écrit signé de l'infi-
dèle, se répand sur son compte en propos malveillans; et le prince,
pour venger la dame, exige en termes durs la démission de l'offi-
cier des gardes. Le lendemain, 20 décembre, Condé se rendait à
Versailles; comme il touchait au pont de Sèvres, d'Agoult, qui
l'attendait, apparaît brusquement, monte à la portière du carrosse,
et, sans souci de la distance des rangs, demande insolemment
raison du congé qu'il a reçu. A peine le prince laisse-t-il s'achever
la phrase : « Soit, lui dit-il froidement, demain, au Champ de
Mars, à huit heures, à l'épée; » puis il relève la glace, et poursuit
tranquillement sa route. Le combat eut lieu à l'heure dite; il fut
vif et dangereux. D'Agoult, rapporte Grimm, « se battait en
homme furieux; » il fut atteint, au premier engagement, d'une
légère blessure à la cuisse; le duel n'en continua pas moins, et
Condé, peu d'instans après, reçut un coup d'épée qui lui traversa
le bras et fit tomber son arme. Les témoins arrêtèrent la lutte,
le prince se fit panser en hâte, et courut à Versailles implorer la
clémence du Roi pour son imprudent adversaire. Cette faveur lui
fut accordée. D'Agoult, qui, au premier moment, avait fui à
Bruxelles, revint bientôt à Paris, et reprit sans encombre son ser-
vice à la Cour.
Obtenir le pardon du Roi n'était pas le plus difficile ; AP* de
Monaco se montra. moins commode à fléchir. L'éclat qu'avait eu
l'aventure, la vivacité du caprice de Condé, la durée insolite de
cette nouvelle « passade, » portèrent jusqu'à l'excès sa peine et
son irritation. Les scènes qui s'ensuivirent furent longues et vio-
lentes ; on put croire un moment à une rupture complète ; et quand
le repentir du prince eut enfin apaisé tout cet emportement, l'ac-
cord ne se fit pas sans conditions sévères (1) : l'exclusion ab-
solue de M™" de Courtebonne des réceptions de Chantilly, l'obli-
gation imposée à la duchesse de Bourbon de renvoyer sa dame
d'honneur. A ce prix seulement l'amant infidèle put espérer sa
grâce.
(1) Correspondance de M"' de Bombelles (Archives de Seine-et-Oise). Je dois
l'indication de ces lettres à l'obligeance de M. le comte Fleury.
616 REVUE DES DEUX MONDES.
VIII
Ces orages ne sont pas les seuls qui agitent l'âme de la prin-
cesse et troublent son repos. Elle souffre, — ainsi qu'il est dans
l'ordre, — des suites inévitables d'une situation fausse. La grande
place qu'elle a prise dans la vie de Coudé, la puissante influence,
en dépit des fugues passagères, qu'elle exerce sur son esprit,
éveillent dans l'entourage du prince des ombrages, des craintes
légitimes. Le duc de Bourbon, la princesse Louise de Condé, su-
bissent avec dégoût le contact journalier de la maîtresse déclarée
de leur père. Le respect et la crainte peuvent leur fermer la
bouche, mais leur mépris pour la Madame, — comme ils la nom-
ment entre eux, — éclate ouvertement dans toute leur attitude,
l'hostilité de leurs regards, la glace de leur accueil, le silence
écrasant qui s'établit à son approche. Moins réservée, plus agres-
sive est la belle-fiUe du prince, la jeune duchesse de Bourbon (1),
cette bizarre, étourdie et audacieuse princesse, spirituelle sans
tact ni mesure, dangereuse sans méchanceté, ne connaissant de
loi que celle de son caprice, et n'arrivant, en fin de compte, avec
ce beau système, qu'à faire son propre malheur et le malheur des
autres. Ne s'avise-t-elle pas, certain soir, de faire jouer à Chantilly
un « proverbe » de sa façon? Les acteurs principaux sont le prince
de Condé, W" de Monaco et le duc de Bourbon. Tout entiers à
leurs rôles, ils n'y voient pas malice; mais la représentation jette
parmi le public un singulier malaise. Le sujet est l'histoire d'un
homme léger et faible, dominé, sans y prendre garde, par une
femme ambitieuse, intrigante et jalouse ; dans chaque scène, dans
chaque phrase, chaque détail de la pièce, se trouve une allusion,
une raillerie transparente, une mordante parodie. Les interprètes
du drame, — mis en éveil par l'embarras, les chuchotemens des
spectateurs, — s'aperçoivent un peu tard qu'ils se sont joués eux-
mêmes; et l'on juge du tapage qui suit cette découverte! Une ora-
geuse explication met toute la famille aux prises ; peu s'en faut
qu'elle ne brouille le père avec le fils, l'époux avec sa femme. Et
quand, l'année suivante, une séparation trop prévue disloque à
tout jamais le ménage du duc de Bourbon, c'est à M"* de Monaco
que l'opinion publique s'en prend de cette rupture; c'est elle que,
(1) Née princesse Bathilde d"Orléans.
MARIE-CATHERINE DE BRIGNOLE. 617
bien à tort, chacun accuse tout haut de s'être patiemment mé-
nagé cette vengeance (1).
L'accusation est calomnieuse : Marie-Calherinc n'a pas tant
de noirceur dans l'âme. Incapable d'une longue rancune, elle ne
songe guère aux représailles; son chagrin et ses larmes sont sa
meilleure défense. A la longue, cependant, cette guerre à coups
d'épingle agit sur son humeur. Sa gaîté disparaît et sa douceur
s'altère. Redoutant sans cesse quelque attaque, elle se tient sur ses
gardes, mesure toutes ses paroles, perd de son naturel et de son
abandon. Dans l'entourage du prince, on lui trouve « Tair pé-
dant, » on se divertit tout bas de sa mine « sérieuse et guindée, »
de l'austérité de ses propos, de ses singulières prétentions à « prê-
cher la morale (2). » La jeune comtesse de Bombelles qui, en
1781, passa quelques semaines au château de Chantilly, trace dans
ses lettres à son mari un assez amusant tableau de toute cette so-
ciété. On y prépare, lorsqu'elle arrive, deux comédies-vaudevilles :
r Épreuve délicate et r Amant jaloux ; j\P^ de Monaco ne fait
point partie de la troupe, et les répétitions sont joyeuses, pleines
d'entrain. Le prince de Gondé remplit le rôle de l'amoureux;
il fredonne ses couplets d'une voix « faible et très fausse, » mais
joue avec linesse, esprit et légèreté. Il s'interrompt entre chaque
scène pour causer gracieusement avec les interprètes, accable
toutes les femmes de complimens galans,et débite « mille folies, »
dont il rit le premier du meilleur cœur du monde. Le duc de
Bourbon renchérit sur son père par sa gaîté bruyante; la prin-
cesse Louise elle-même, bonne, indulgente et douce, participe
volontiers à l'animation générale. Mais parfois, au plus fort de
cette joie légère, la porte du salon s'ouvre, M"^ de Monaco pa-
raît... et c'est, dans l'assistance entière, comme un « changement
à vue. » Il semble qu' « un rideau se tire sur tous les visages; »
les fusées de rire s'éteignent, les conversations cessent; le prince
quitte brusquement la compagnie des dames, va s'asseoir avec
embarras à côté de sa maîtresse, de l'air humble et contrit d'un
(( petit garçon » pris en faute ; et la plus piquante comédie n'est
pas celle qui se joue sur les planches du théâtre.
On ne s'étonnera pas qu'en de telles conditions M"' de Mo-
naco prenne Chantilly en grippe, et rêve quelque abri plus discret
(1) Correspondance publiée par M. de Lescure. — Souvenirs de M"" de la Ferté-
Imbault.
;2) Correspondance de M°" de Bombelles. (Arch. de Seine-el-Oise.)
618 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ, loin des visages hostiles, elle possède pour elle seule, quelques
mois chaque année, celui qui, malgré tout, garde toute sa ten-
dresse et tout son dévouement. Aussi ne cache-t-elle pas son
contentement intime, le jour où elle découvre, après de longues
recherches, dans un site qui lui plaît, à bonne distance de Paris,
« ni trop loin ni trop près, » le riche et beau domaine dont la pos-
session va la faire indépendante et libre, maîtresse d'organiser sa
vie selon ses goûts. « Enfin me voici dame de Betz ! » s ecrie-
t-elle joyeusement; et la construction du château, l'améHagement
du parc, l'embellissement de cette « retraite champêtre, » vont
devenir pendant plusieurs années son occupation favorite. Le lieu
qu'elle a choisi est le berceau antique des sires de Lévigiien, la
terre de Betz, près Crépy-en-Valois (1). Non loin des débris gran-
dioses du château féodal, s élève bientôt une vaste et splendide
demeure (2), où le goût sûr de la châtelaine entasse les objets
d'art, les meubles précieux, les tableaux de maîtres, une merveil-
leuse bibliothèque, « véritable encyclopédie des connaissances
humaines. » Tout à l'entour s'étend un parc immense, dessiné par
Bobert, le plus beau, disait-on, « des jardins anglais » qui fussent
alors en France. Des massifs d'arbres exotiques, des parterres de
fleurs rares, des eaux vives et jaillissantes, les ruines du vieux
château encadrées avec art dans ce décor moderne, font des « jar-
dins de Betz » une incomparable féerie, plus d'une fois célébrée
par les poètes du temps (3).
Disposant de toute sa fortune, affranchie de tout contrôle, la
princesse trouve dans ces travaux un aliment précieux à son acti-
vité; et, si ses fantaisies sont parfois singulières, du moins témoi-
gnent-elles d'une imagination vive, fertile et romanesque. Un
« templ'e à l'Amitié » rappelle et symbolise le sentiment profond
qui remplit son existence; des marbres, des bas-reliefs, une statue
de la Déesse due au ciseau de Pigalle, décorent l'élégant édifice.
Au pied de la statue elle fait graver ces vers :
Du bonheur ici-bas source pure et féconde,
Tendre Amitié, mon cœur se repose sur toi.
Le monde où tu n'es pas est un désert pour moi ;
Dans le fond d'un désert tu me tiens lieu du monde.
(1) D'après une tradition rapportée par le prince de Condé, le domaine de Betz
aurait jadis abrité les premiers rois de France, Clotaire et Chilpéric.
(2) Le Gendre en fut larchitecte.
(3) Voir notamment les Jardins de Betz, poème, par Cerutti; Paris, 1792.
MAKIE-CATHERTNE DE BHIGNOLE. 619
Soucieuse d'exactitude, elle consulte Barthélémy (1) sur les
us des anciens pour le mobilier de leurs temples, et l'abbé lui
répond gravement par une dissertation savante : « Au reste, con-
clut-il, l'Amitié est une déesse de tous les temps; on peut la meu-
bler comme on veut. » Une invention plus surprenante est celle
de l'ermitage. Dans un coin reculé du parc, se cache dans le
feuillage une modeste chaumière, attenant à une chapelle, à « une
grotte servant d'oratoire, » à un petit enclos où poussent quelques
légumes. En ce lieu solitaire habite, aux gages de la princesse,
un véritable ermite. Un règlement sévère, qu'elle a rédigé de sa
main (2), fixe étroitement le programme de sa vie. Vêtu d'une
robe de bure, il ne pourra sortir que « pour assister aux offices
avec l'habit de son état, » n'aura « nulle relation » avec les gens
du voisinage, n'enfreindra jamais le silence, travaillera de ses
mains, cultivera ses légumes, élèvera ses pigeons, « donnera à
son entour un air agréable. » Pour tenir cet emploi, l'ermite
aura de la châtelaine ses vêtemens professionnels, du bois mort
à discrétion, quelques paquets de chandelles, et cent livres par an.
Et le plus curieux de l'histoire est qu'Alexis Herbin, — ainsi se
nomme le titulaire, — se montre content de son sort, se conforme
douze ans à ce « cahier de charges, » et, relevé de ses engagemens
par la Révolution, continue son métier d'ermite en sa paisible
cabane, où il meurt en 1811, à l'âge de soixante-dix-neuf ans.
Dans son domaine de Betz, sous l'ombrage apaisant des arbres
séculaires, seule avec ses fermiers, ses serviteurs et son ermite,
Marie-Catherine retrouve le calme et la sérénité. Elle se fait une
âme villageoise, se passionne pour ses foins, ses fruits et ses mois-
sons, demande à la simple nature le baume de ses blessures et
l'oubli de ses maux. Un grand bonheur vient bientôt l'y chercher,
dont, depuis de longues années, elle avait perdu l'habitude. Ses
fils, maintenant majeurs, mariés (3), libres de leurs actes, se sou-
viennent de leur mère et vont la voir à Betz. A chaque séjour, ils
s'y plaisent davantage, y passent des semaines et des mois.
Même, vers 1788, l'aîné, le duc de Valentinois, se fait nommer
maire de la commune, et en remplit l'office jusqu'à l'époque de la
Terreur. Un hôte plus assidu encore est, — l'on s'en peut douter,
(1) Auteur du Voijage d'Anarchasis (nio-1796).
(•2) Archives de Beauvais.
(3) L'aine, le duc de Valentinois, avait épousé en 1776 la fille unique du duc
d'Auniont, héritière des Mazarin. Le cadet, le prince Joseph de Monaco, s'allia en
1782 à la fille du comte de Choiseul-Stainville.
620 REVUE DES DEUX MONDES.
— le prince de Condé. Loin du monde de la Cour et des perni-
cieuses influences, il redevient, dans cette intimité champêtre, le
tendre amoureux d'autrefois, fidèle, dévoué, attentif. Il s'inté-
resse aux choses rustiques avec simplicité, dirige les ouvriers,
surveille plantations et cultures, apporte à chaque visite, pour
embellir l'habitation, « des merveilles » en estampes, en livres, en
tableaux (4). Ses lettres, lorsqu'il s'absente, sont plus fréquentes,
plus longues, plus confiantes que jadis. Elles content à son amie
toutes les nouvelles du jour, la tiennent soigneusement au courant
de tout ce qui la touche. Elles expriment — ce qui plaît davantage
à son cœur — un attachement chaque année plus sérieux et plus
fort ; il trouve pour l'en convaincre des accens pénétrans : « Mon
cher amour, je vous adore, mon premier besoin est de vous le dire. . .
Je meurs d'impatience de vous voir, et je vous aime plus que ja-
mais; » c'est le refrain de toutes ses lettres. Il la rassure délicate-
ment contre un retour possible aux légèretés passées : « Vous me
parlez de galanteries ; je vous assure que j'en suis fort loin, et bien
revenu de tout cela. » Et ce n'est jamais sans regret qu'il quitte
cette chère correspondance : « J'étais si bien, là, avec ma plume,
mon papier devant moi, et vous dans ma tète et mon cœur (2) ! »
Ce langage n'est point feint, ces assurances sont sincères. Le
temps, qui brise ou fortifie, exerce ici son action bienfaisante.
Sous sa main souple et forte, les angles s'atténuent, les aspérités
s'aplanissent, les nuances, autrefois disparates, se fondent et
s'harmonisent. Aux vives ardeurs de la jeunesse, à la passion
orageuse de l'âge mûr, mêlée de combats et de larmes, succède,
par une pente insensible, cette chose rare et charmante, la ten-
dresse douce et grave d'un couple vieillissant, pacifiée, épurée,
ennoblie par l'âge et la durée, faite de sécurité, de confiance et
de gratitude, intimité sans crime où les âmes seules ont part,
fleur d'automne au parfum délicat et subtil, plus intense que
l'amitié, moins troublant que l'amour. Pour parfaire et cou-
ronner l'œuvre, une seule chose manque encore, l'épreuve déci-
sive du malheur, supporté en commun, allégé par l'effort d'un
dévouement mutuel. Ce complément cruel et nécessaire, la Ré-
volution qui s'approche se chargera de le fournir; et les grandes
catastrophes vont susciter les grandes vertus.
(1) Correspondance du prince de Condé avec la princesse de Monaco. (Arch, de
Beauvais.)
(2) Lettres de 1787 et 1788. Ibideîn.
3IAR1E-CATIIERINE DE lîRIGNOLE. 621
IX
La vie de la princesse de Monaco, pendant les dix années qui
suivent, peut se résumer en ces lignes : fidélité absolue et con-
stante à la fortune, au drapeau de Gondé, partage complet et sans
réserve des fatigues, des périls, des misères du vieux prince, dans
la campagne sans espoir où l'ont engagé ses principes, les idées
qu'il se fait du devoir monarchique. Retracer en détail cette pé-
riode de son existence, ses pérégrinations, les épreuves quelle
subit, les péripéties qu'elle traverse, serait refaire, après tant
d'autres, l'histoire de l'armée de Condé (1). Je rappellerai seule-
ment, d'une plume volontairement rapide^, les phrases principales
de cette longue odyssée. Elle commence au lendemain même du
sac de la Bastille, le 15 juillet 4789. Le soir fatal où le prince de
Condé se décide à chercher au dehors un secours pour le trône en
péril, M"^ de Monaco passe avec lui la frontière. Etrangère à la
France, n'ayant rien, — semblait-il alors, — à craindre pour elle-
même des bouleversemens qui se préparent, elle obéit sans hé-
siter à la seule impulsion de son cœur. Pour ne pas quitter
l'homme qu'elle aime, elle sacrifie sans un soupir son bien-être,
son repos, la douceur de la vie; elle accepte avec joie sa nouvelle
destinée de princesse vagabonde. Bruxelles, Lucerne, les bords
du Rhin sont les premières étapes du triste pèlerinage. Si, lors
du voyage en Piémont, elle devance Condé de quelques jours,
c'est pour préparer ses logcmens dans la villa, voisine de Gènes,
qu'elle tient de sa famille (2), seul coin de terre qu'elle possédera
bientôt. Un an plus tard, elle est au camp de Worms : Condé,
chef de l'armée qui s'organise, y tient une véritable cour, dont
elle fait les honneurs. Pour le seconder dans sa tâche, elle re-
nonce à sa c< sauvagerie, » triomphe de son dégoût du monde.
Tous les officiers royalistes, gentilshommes ou roturiers, qui
affluent au château de Worms, sont touchés de ses douces pa-
roles, gagnés par sa grâce souriante (3). Goethe, qui la vit vers
cette époque chez le baron de Stein (4), n'échappe pas à cette
séduction ; le portrait qu'il a tracé d'elle traduit cette impression
(1) On peut consulter notamment le récent et consciencieux ouvrage de M. R
Bittard des Portes — Paris, 1896.
(2) Mémoires inédits du comte d'Espinctial.
(3) Souvenirs de M. de Romain.
(4) Près d'Ems, sur la Lahn. — Poésie et Vérilé, par Goethe.
622 REVUE DES DEUX MONDES.
en termes singuliers : « Elle se montrait, dit-il, éveillée et char-
mante. On ne pouvait rien voir de plus gracieux que cette svelte
blondine, jeune, gaie, folâtre; pas un homme qui eût résisté à ses
agaceries. Je l'observai avec une entière liberté d'esprit, et je fus
bien surpris de la trouver vive et joyeuse... »
Cette « blondine svelte, » au minois éveillé, comptera bientôt
cinquante-trois ans. Sa beauté triomphante résiste aux efforts du
temps, aux fatigues, aux privations de ces années de misère. Un
mystérieux ressort soutient contre l'épreuve sa santé jadis frôle.
Son courage, son abnégation, lui assurent à jamais, elle n'en
peut plus douter, le cœur reconnaissant du seul ami qu'elle ait
au monde; cette certitude la dédommage de tout ce qui lui
manque. Son âme brûle d'une joie intérieure, qui l'élève au-
dessus des souffrances passagères; le vent d'aucune tempête n'en
saurait éteindre la flamme. Elle accompagne allègrement, à tra-
vers toute l'Europe, la marche infatigable des infortunés Con-
déens,qui courent d'échec en échec, décimés par les « Patriotes, »
haïs et jalousés de leurs propres alliés, jamais découragés, tou-
jours prêts à mourir pour leur cause. A chaque étape, dans chaque
ville qu'ils traversent, ils sont certains d'apercevoir, à l'appui
dune fenêtre ou sur le seuil d'une porte, un doux ^^sage, aux
lignes encore pures, qu'encadre une chevelure blonde mêlée de
quelques fils d'argent. Parfois ils défilent devant elle, la saluent
de l'épée, s'inclinent avec respect devant tant de fidélité, évo-
quent au fond de leur mémoire les héroïques chevauchées des
grandes dames de la Fronde. Au bivouac, elle partage la table
de Gondé, cette table d'une frugalité légendaire, où se dressent,
« en guise de surtout, deux boules noirâtres, qui ne sont autres
que les miches de munition, » où fréquemment, ce pain lui-
même manquant, on se contente pour tout souper d'un plat de
pommes de terre (1). Pour soulager tant de détresse, pour aider
à payer la maigre solde de la troupe, elle abandonne peu à peu
tous ses biens, vend ses diamans, son argenterie, ses souvenirs
de famille. A ce métier, la ruine vient vite: quelques années après
le début de la guerre, de ses dix-neuf cent mille livres de rente,
il ne lui reste « pas un sol; « l'héritière des Brignole est mainte-
nant aussi pau\Te que le dernier des Condéens.
La Piévolution, comme on pense, n'a pas épargné la compagne
(l) llixlotre de l'Armée de Condé, par R. Biltard des Portes.
marie-cathi:rine de brignole. 623
de son plus irréconciliable adversaire. Sa qualité de princesse
étrangère ne peut la sauver d'être inscrite sur la liste des émigrés.
La Terreur va plus loin, et confisque tous ses biens en France ; le
beau domaine de Betz est vendu aux enchères, ainsi que tout ce
qu'il contient (1). Encore, grâce à sa retraite lointaine, est-elle
quitte à bon compte : la plupart de ceux dont elle porte le nom
sont frappés de façon plus dure. Honoré III, arrêté comme
suspect le 28 septembre 1793, n'est relâché qu'au bout d'un an,
et meurt six mois après, des suites de sa captivité. Son fils aîné,
le duc de Valentinois, également arrêté à Paris, passe plus de
quinze mois en prison (2). Son second fils, le prince Joseph,
échappe au même sort par la fuite; mais la jeune femme de ce
dernier, la belle-fille de Marie-Catherine, cette délicieuse prin-
cesse de Monaco-Stainville, restée auprès de ses deux filles, paie
de sa tête son amour maternel. Qui ne connaît les détails de sa
fin, ferme et touchante jusqu'au sublime, son refus, « pour ne pas
se salir d'un mensonge (3), » de se déclarer enceinte, sa lettre à
ses enfans, d'une si noble éloquence, ses cheveux blonds qu'elle
coupe avec un éclat de vitre, « de peur qu'ils soient souillés par
la main du bourreau, » le rouge dont elle couvre ses joues pour
en dérober la pâleur aux regards curieux de la foule, et les der-
niers mots quelle adresse, au pied de l'échafaud, à l'une des
femmes à son service qui va y monter après elle: « Du courage,
mon amie, il n'y a que le crime qui puisse montrer de la fai-
blesse »? Ce meurtre s'accomplit le matin du 9 Thermidor ; elle
a pris place dans la dernière charrette 1
Plus heureuse que les siens, Marie-Calherine au moins tra-
verse saine et sauve l'effroyable tourmente. L'éloignement, la
rareté des nouvelles, l'exaltation guerrière entretenue par d'in-
cessans combats, atténuent même sans doute, pour la poignée de
fidèles qui suivent la fortune de Condé, l'horreur des événemens
qui ensanglantent le sol de la patrie. C'est sur les bords du
Danube qu'ils apprennent la mort de Louis XVI ; au camp de,
Steinstadt, près de la Forêt-Noire, celle du petit martyr du'
Temple; ils proclament son successeur entre deux actions de^
guerre. En 1797, ils sont dans les steppes de Russie; le bruit de
la paix générale leur parvient, trois ans plus tard, au milieu des
(1) Le procès-verbal de la vente est aux archives de Beauvais. '
(2) Monaco, par G. Saige, 1897.
(3) Lettre de la princesse J. de Monaco à Fouquicr-Tinvillc. ^Arcli. nationales.)
624 REVUE DES DEUX MONDES.
montagnes de Slyrie. Pas un moment, M""^ de Monaco n'a paru
se lasser de cette vie errante, incertaine; partout oii le vieux
prince a planté les piquets de sa tente, il Ta trouvée à ses côtés,
vaillante, sereine, insoucieuse du lendemain. Lorsque enfin,
en 1801, le licenciement du corps de Condé inaugure une ère de
loisirs et de calme, l'Angleterre offre au couple inséparable un
accueil hospitalier; et Wanstead-House, nid de verdure au bord
d'une fraîche rivière, abrite sous son toit modeste leur union ci-
mentée par douze ans de misère.
L'existence de Wanstead-House est aussi heureuse qu'elle
peut être après tant de désastres ; au moins est-elle unie et sans
secousses. Tous deux vivent dans la solitude ; les « petits travaux
du jardin » suffisent à leur activité ; après le souper tête à
tète, le trictrac ou le loto occupent la fin de la soirée; c'est la
simplicité monotone d'un ménage bourgeois et rustique. Ils en
jouissent comme d'une nouveauté ; et, sans porter leurs yeux au
delà de l'étroit horizon, appliquent volontiers à leur sort les belles
paroles du sage : parva domus, magna qiiies, un grand repos dans
une petite demeure. Seuls les soucis d'argent troublent cette
quiétude. Des grandes richesses d'antan, rien ne leur est resté ;
ils vivent de la maigre pension que fait aux princes du sang le
gouvernement britannique; elle est insuffisante pour deux. Afin
d'arracher quelques livres de plus, il faut humilier son orgueil,
implorer les ministres, marchander sou par sou, jurer « sur son
honneur » que, faute de cette dernière ressource, le seul avenir
possible est « de mourir de faim (1). » En juin 1804, deux mois
après la mort du duc d'Enghien, Condé en est réduit à demander
à Pitt de reporter sur la princesse de Monaco une partie de la
pension, désormais inutile, de son malheureux petit-fils. La
lettre (2) est douloureuse à lire. C'est de la pauvreté l'effet le
plus cruel, de briser le ressort des fiertés légitimes, de courber
à la longue des âmes qui, sans faiblir, ont bravé les pires ca-
tastrophes.
X
La communauté de vie à Wanstead, la façon ouverte et pu-
blique dont Condé, dans ses lettres aux autorités anglaises, associe
(1) Lettre du prince de Condé. (Arch. de Chantilly.)
(2) '2-1 juin 1804. Ibidem.
MAKIE-CATHERINE DE BRIGNOLE. 62u
à son nom celui de la princesse, laissent assez prévoir le parti que
se disposent à prendre ces amoureux septuagénaires. Déjà,
en i 795, lors de la mort d'Honoré III, le bruit du mariage a couru
dans l'armée condéenne (1). La nouvelle était fausse. Si, comme il
est à croire, le projet fut dès lors conçu, des motifs politiques en
différèrent l'exécution pendant bien des années. La chose traîna
même si longtemps que, lorsqu'elle arriva, personne n'y songeait
plus, et que ce fut, à la Cour et dans le public, une surprise gé-
nérale. Les scrupules religieux de M""* de Monaco sont le grand
motif qu'elle invoque pour triompher des hésitations du prince et
secouer sa longue inertie. Le visible chagrin dont elle souffre, la
crainte de voir se rompre une intimité de quarante ans, le sou-
venir ineffaçable de son dévouement et de ses sacrifices (2), ne
permettent pas à Gondé d'ajourner davantage la satisfaction
qu'elle implore. En décembre 1808, sa résolution est prise, et la
date est fixée. Mais son orgueil redoute les sourires railleurs du
public, les commentaires désobligeans sur cette réparation tar-
dive. Aussi tous les préparatifs se font-ils ce dans le plus grand
secret. » Ses enfans eux-mêmes, écrit-il, ne devront rien savoir
« qu'une fois la cérémonie faite. »
La lettre qu'il adresse au roi (3) pour obtenir son consente-
ment est d'un ton noble et digne; il en faut citer des extraits:
« J'ai une permission à demander à Votre Majesté ; j'ose espérer
qu'elle me l'accordera sans peine : c'est de me permettre d'épouser
la veuve d'un prince souverain, duc et pair de votre royaume, la
princesse douairière de Monaco. Notre bonheur mutuel y est
attaché; mais il n'échappera pas à Votre Majesté que cette union
est trop convenable pour que les parties contractantes eussent
l'air d'en rougir, en tenant le mariage secret, et en laissant croire
que Votre Majesté n'y a consenti qu'à regret... » Il demande en
conséquence une lettre publique du roi accordant à sa future
femme le rang de princesse du sang, avec tous les honneurs qui
y sont attachés. « Si Votre Majesté, ajoute-t-il, fait notre bon-
heur, j'ai l'honneur de la prévenir que notre intention, — la seule
qui convienne à notre âge, — est que le mariage se fasse dans
une chambre, et sans la plus petite cérémonie d'invitation. Tout
(1) Voir la lettre du duc d'Enghien, citée dans la Revue des Deux Mondes du
lo février 1898 : la Dernière des Condé.
(2) Lettres de Gondé. (Arch. de Chantilly.)
(3) n décembre 1808. Ibidem.
TOUS CL. — 1898. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
sera prêt et conclu trois ou quatre jours après que j'aurai reçu
la permission de Votre Majesté. Par conséquent cela ne passera pas
la semaine de Noël . » La lettre se termine par cette déclaration qui ,
à soixante-douze ans, est d'assez fière allure : « Si l'on représentait
à Votre Majesté ma démarche comme une retraite du service de
sa cause, je désavoue d'avance cette interprétation; car je suis
prêt à partir le lendemain, soit pour l'Espagne, soit pour tout
autre endroit, — sans en excepter la France, — oii il plaira à
Votre Majesté de m'envoyer ou de me mettre à sa suite. Je ne
serais pas digne de celle que j'épouse, si je pouvais balancer un
moment à remplir mon devoir. »
L'approbation sollicitée ne se fit pas attendre. Le courrier du
lendemain apportait à Condé deux lettres de la main royale. Dans
l'une, « c'est le roi qui parle et le fait d'un ton plus grave; » il
accorde son consentement, ainsi que les prérogatives attachées au
rang- de princesse du sang. La seconde lettre est « du parent, de
l'ami du nouveau ménage, » qui s'exprime, dit-il, « à son aise; »
elle est cordiale, spirituelle, et quelque peu railleuse (1). « Si nous
sommes assez heureux, dit Louis XVIII en terminant, pour voir
la fin de notre inaction, je suis bien certain que Madame la prin-
cesse de Condé attachera votre cuirasse, non sans émotion, mais
d'une main assurée. » Cinq jours après, nouveau billet du Roi,
adressé cette fois à Madame de Monaco (2); cette prose auguste
est d'un aimable tour, on ne me reprochera pas d'en faire pro-
fiter le lecteur: «Ma cousine, c'est la première fois que j'écris à
Madame la princesse de Monaco, et, Dieu merci, ce sera la der-
nière ; ainsi il faut bien employer le protocole dans toute sa rigueur.
Je suis extrêmement sensible au remerciement que vous me
faites; je n'ai pourtant fait en cette circonstance qu'user de mon
droit d'aînesse, et plût à Dieu que je l'employasse toujours aussi
agréablement ! M. le prince de Condé sera, j'en suis sûr, heureux
par vous; vous le serez par lui; et croyez, je vous prie, que cette
idée contribue d'avance efficacement à ce bonheur particulier que
vous voulez bien me souhaiter. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous
ait, ma cousine, en sa sainte et digne garde.. — Louis. »
Tout se passa suivant le programme arrêté. La bénédiction
nuptiale fut donnée par l'évoque d'Uzès (3), le jour de Noël, à
(1) Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 février 1808.
(2) '23 décembre 1808. (Arch. de Chantilly.)
(3) M. de Béthisy.
MARIE-CATHERINE DE BRIGNOLE. 627
minuit, dans la chapelle de Wanstead, sans autre assistance que
les quatre témoins (1). Puis, dans la modeste demeure, tout reprit
son train coutumier, et le triomphe de la morale fut discret,
simple et silencieux. Le seul changement visible est que la nou-
velle princesse de Gondé doit désormais paraître quelquefois à la
cour de Gosfield (2), où la famille royale lui fait le plus gracieux
accueil. Mais sa santé déjà chancelante éloigne le plus possible
ces occasions de fatigue, et, lorsque l'étiquette la contraint d'y faire
un séjour, elle y mène une vie à part et volontairement retirée.
« La voir, dit un contemporain, est une faveur dont peu de gens
sont honorés. » Lord Jerningham, qui eut ce rare privilège, la
dépeint (3) comme passant ses journées dans sa chambre, à demi
couchée sur un large fauteuil, auprès d'un feu mourant, qui seul
éclaire la vaste pièce. Condé, assis presque à ses pieds « sur un
tabouret bas, » lui tient assidue compagnie, et ne la laisse que
vers neuf heures du soir, pour faire « le loto du Roi. »
Les soins mutuels qu'ils se prodiguent sont véritablement
touchans. Quand, en 1809, le prince souffre deux moisd'un grave
accès de goutte, elle ne le quitte ni jour ni nuit; elle se fatigue et
se tourmente si fort, qu'elle en tombe malade à son tour; et cest
alors lui qui la veille, s'installe à son chevet, et ne permet à nulle
main mercenaire de lui rendre les soins que son état exige. A
dater de cette époque, la santé de la princesse décline visiblement;
des douleurs vives, des fièvres persistantes, des bronchites répé-
tées, ruinent peu à peu ses forces. Une crise plus violente éclate,
les premiers jours de mars 1813. Ce n'est d'abord, croit-on, qu'un
simple rhumatisme; mais la poitrine se prend ensuite, et, malgré
médecins et remèdes, il faut bientôt renoncer à l'espoir : « Tout,
tout est perdu pour moi, écrit le prince au duc de Bourbon, et
(1) Les deux enfans du prince de Condé reçurent la nouvelle du maria^re le
lendemain de la cérémonie. Voici la lettre par laquelle le prince fit part de la nou-
velle à sa fille, la princesse Louise : « 24 décembre 1808. — Vous êtes une trop
bonne fille, ma chère enfant, pour n'être pas bien aise de mon bonheur. Je vais
épouser, par permission du Roi. la personne que j'aime le plus, et le Roi. avec
toutes ses grâces ordinaires, lui assure, à cette occasion, le rang, les droits des
princesses du sang. Toutes les précautions sont prises, en nous mariant séparés
de biens, pour que nos enfans ne puissent jamais avoir la moindre contestation
ensemble après notre mort. Je reçois votre compliment davance, et je ne doute
pas que vous fassiez le vôtre, avec votre grâce ordinaire, à la femme que j'épouse.
Le mariage va se faire dans la chapelle de Wanstead, sans la plus petite cérémonie
ni invitation. Je vous embrasse. » (Arch. de Chantill}'.)
(2) Séjour de Louis XVIII jusqu'en 1811, où il se fi.\a à Ilartwell.
(3) Tlte Jerningham le tiers, publiées par Egerton Castle.
628 REVUE DES DEUX MONDES.
l'abondance de mes larmes ne me permet plus que de les verser
dans le sein de mon fils 1 » C'est elle, dans ces derniers instans,
qui relève son courage; elle voit venir la mort avec douceur et
fermeté, réclame d'elle-même, sans vaines terreurs, les secours
de la religion, met ordre à ses affaires, et expire sans souffrances,
le 28 mars au soir, la main dans la main de celui qui, pendant
cinquante ans, fut sa seule affection et sa raison de vivre.
Les funérailles eurent lieu à Wimbledon, dans le comté de
Surrey. Si peu somptueuses qu'elles fussent, elles dépassèrent
encore les ressources de Gondé : pour assurer aux restes de sa
femme une sépulture convenable, le prince dut faire appel à la
générosité du Régent d'Angleterre. Sur ce sol étranger, accordé
par aumône, repose celle dont j'ai tenté de faire revivre les traits
pâlis, à demi effacés. Son existence, qu'absorba tout entière un
sentiment unique, ne fut que peu mêlée aux grands événemens
de son temps; sans ambition et sans intrigue, elle ne sut qu'aimer
et souffrir, et sa figure mélancolique n'eût sans doute eu droit
qu'au silence de la postérité. L'histoire cependant, — si peu
qu'elle parle d'elle, — n'a guère épargné sa mémoire. Sans compter
les pamphlets de la Révolution, qui la traînent dans la boue, beau-
coup de ses contemporains, dans leurs souvenirs ou dans leurs
lettres, accompagnent son nom d'épithètes flétrissantes. Le long
scandale de sa liaison publique effarouche leur pudeur ; ses cha-
grins et son dévouement n'ont pu faire absoudre sa faute. Ceux
qui liront ces lignes seront peut-être moins sévères. A cette vic-
time des hommes, longtemps résignée, révoltée plus tard, mais
jamais malfaisante et toujours malheureuse, qu'ils ne craignent
point d'accorder un peu de pitié attendrie. L'indulgence n'est-elle
pas souvent la meilleure forme de la justice?
Pierre de Ségur.
LA JEUNESSE
DE
LECONTE DE LISLE
Charles Leçon te de Lisle quitta l'île Bourbon, le 11 mars
1837, pour venir étudier le droit en France. Il laissait ses parens
désolés de son départ. « J'ai beau chercher à me faire une raison
de son absence, écrivait son père, quand son souvenir me revient,
et il me revient souvent, mes yeux se mouillent. Je me laisse
volontiers pleurer. Puisses-tu, mon ami, n'être jamais obligé de
te séparer de tes enfans à d'aussi immenses distances ; cela nuit
au bonheur de la vie. » Avant de s'installer à Rennes pour y suivre
les cours de la Faculté de droit, Charles devait passer quelques
mois chez son oncle, M. Louis Leçon te, avoué à Dinan. C'était le
plus proche parent que M. Leconte de l'isle (1), émigré depuis
vingt ans, eût laissé dans la petite ville bretonne d'où il était ori-
ginaire. C'était à lui qu'il confiait la surveillance et la tutelle de
son fils pendant le temps de ses études, en lui donnant tout pou-
voir pour l'administration du budget et la direction de la vie du
jeune étudiant.
La correspondance échangée entre les parens de Bourbon et
le cousin de Bretagne, les notes que j'ai prises dans les archives
de l'Université et dans les journaux et revues de Rennes, — notes
et correspondance éclairées ou complétées par quelques lettres de
(1) Au sujet de l'orthographe du nom, dans les lettres et documens de cette
époque, il y a lieu de remarquer que le nom Leconte est toujours écrit en un seul
mot par les trois correspondans ; l'apostrophe à l'isle figure dans les signatures du
père; elle est omise dans celles du fils. Je me conformerai, en les nommant, à
l'orthographe adoptée par chacun d'eux.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
Charles Leconte deLisle et par des souvenirs de famille, — m'ont
permis de suivre, à Rennes, pendant près de six années (1), les
traces du mauvais étudiant qui devait être un grand poète.
« Que nous serions heureux, si vous alliez l'aimer, Lucie et
toi, écrivait M. Leconte de l'Isle à son parent. Mon Dieu! si je
pouvais deviner ce qu'il faudrait pour cela ! »
Par malheur, les deux cousins étaient loin d'avoir le même
tempérament, et M. Leconte de Bourbon prêtait bien à tort à
l'oncle de Dinan sa sensibilité paternelle. Son excuse était dans
son ignorance: l'absence lointaine et prolongée avait entretenu
l'illusion de ses souvenirs d'enfance; il ne semble pas qu'il eût
reçu depuis déjà longtemps des nouvelles de son cousin ; le besoin
d'un correspondant pour son fils avait réveillé les relations de
famille; mais il avait, vis-à-vis de ces parens retrouvés, des igno-
rances avec des ardeurs de néophyte. Il écrivait : « Fais-moi
connaître, je te prie, l'intérieur de ton ménage. Combien as-tu
denfans? Leur âge, leur nom? Que nous nous connaissions avant
de nous voir! (2) »
Fort estimé dans sa ville natale, dont il allait bientôt devenir
maire, ayant la réputation méritée d'un homme d'affaires très
honnête et très laborieux, M. Louis Leconte, s'il faut le juger par
sa correspondance, était d'une nature un peu sèche, d'une correc-
tion bourgeoise un peu étroite, de principes un peu durs. Il était
peu fait, lui, l'avoué pointilleux d'une petite ville de province,
pour comprendre et pour diriger un jeune homme élevé libre-
ment à Bourbon et déjà atteint de poésie, un enfant gâté, s'il faut
(1) Sir années et non pas f>'ois, comme l'a écrit Jean Dornis, pourtant d'après
les notes du maître, ni quatre, selon M. Fernand Galmettes. Ce séjour à Rennes
n'a été étudié encore par aucun des biographes de Leconte de Lisle. M. Galmettes
n'en méconnaît pas l'importance, puisqu'il écrit que Leconte de Lisle, pendant ces
années, fit « une étude approfondie du grec, lut beaucoup d'histoire, visita la Bre-
tagne, apprit l'italien. Il préparait ses forces; c'est son premier temps de germi-
nation. » C'est à peu près tout ce qu'on a écrit jusqu'ici sur cette période de la vie
du maître, et c'est cette lacune que notre étude a pour objet de combler.
(2) Le rêve du retour au pays natal apparaît dès cette première lettre. M. Leconte
de l'Isle se considérait comme un exilé ^ur la terre de Bourbon. Il avait placé dans
sa maison, « de manière à l'avoir toujours sous les yeu.x, » une vue de Dinan que
lui avait envoyée M. Louis Leconte. « Je suis fort aise, lui écrivait-il, de la revoir
tous les jours, encore qu'elle soit bien gravée dans mon souvenir. » Plus tard, il
priait son cousin de lui « envoyer toutes les vues de Dinan du même auteur. »
Son projet bien arrêté était de rentrer au pays ; il avait déjà fait choix du capi-
taine et du bateau qui devaient le ramener. « Les 4 000 lieues qui nous séparent
ne m'enlèvent rien de mon atfection pour ma terre natale. »
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 631
tout (lire, car les lettres de M. Leconte de l'Isle, même aux heures
où elles se feront sévères, témoignent de la plus grande tendresse
et d'une faiblesse ancienne pour l'enfant exilé.
Ces lettres sont intéressantes à parcourir. Elles marquent, dès
le début, les préoccupations les plus vives, les inquiétudes les
plus minutieuses. Les moindres détails de la vie de l'étudiant
sont l'objet de soucis constans et de recommandations pressantes.
Si les parens du poète ne Font jamais compris, — au dire d'un
biographe qui reçut les conlidences du maître, ils l'ont, du
moins, profondément aimé.
« Mon premier désir, écrit M. Leconte de l'Isle, est qu'il habite
le quartier le plus aéré et conséquemment le plus sain. Je suis
loin de vouloir et de pouvoir lui fournir un logement autre que
modeste et propre, mais encore que je ne veuille pas faire une
dépense folle, suis-je désireux que sa chambre soit bien propre,
bien garnie de tous les meubles nécessaires et commodes, — on
se plaît mieux chez soi, quand on est bien logé, — et bien située
pour l'air et la vue. Il est peu difficile en nourriture. Quant à la
pension, qu'elle soit saine, c'est tout ce qu'il lui faut. Sous ce
rapport, il n'est pas sensuel. S'il était possible qu'une personne
fût chargée de son linge (celle chez qui il logerait, par exemple),
cela serait fort utile pour lui, car nul que je sache ne porta plus
loin l'insouciance en pareille matière. »
L'excellent père tient à ce que son fils « soigne son costume ;
il se respectera davantage, quand il sera bien mis. Je n'ai pas le
désir, écrit-il, qu'il soit un fashionable, mais cependant je serais
désolé que sa mise ne fût pas soignée. Veuille, mon ami, y
donner la main, sans permettre l'excès contraire qui jusqu'ici n'a
jamais été dans ses goûts, mais que je désapprouve autant que la
négligence. Qu'il soit donc toujours mis avec goût et propreté.
L'homme bien mis (1) se respecte toujours plus que celui qui, en
raison de sod mauvais maintien, ne craint pas de se mélanger. »
(1) Un article de modes de l'Auxiliaire breton (12 février 1838) nous donne les
renseignemens suivans sur la manière d'être bien mis h Rennes. « Redingote-
pardessus en drap peloté. La jupe ne dépasse pas le dessous des genoux; elle n'est
pas fendue et l'ampleur par derrière est formée par deux gros plis grevés. La taille
est très longue et d'une largeur prodigieuse. Les boutons d'un très grand diamètre ;
les paremens, le col et les poches garnis de velours... Le paletot est très bien
porté ; les habits à la française sont une fantaisie négligée. Les pantalons ajustés
à la botte passent de mode; on revient aux pantalons droits; en négligé, on porte
encore quelques pantalons à plis. Les chapeaux n'ont pas varié: fonds ballonne
avec rebords plus larges devant et derrière que sur les côtés. »
632 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette préoccupation de la « bonne tenue » revient souvent dans
les lettres de Bourbon. « Nous désirons vivement, écrit encore
M. Leconte de l'isle, qu'il puisse tenir son rang, qui le force à
sortir des habitudes de trop de laisser aller qui lui sont naturelles.
Si je me sers du mot rang, je veux dire tout simplement une
bonne société ; peu soucieux qu'il était ici de voir le monde, nous
craignons, Elysée et moi, qu'il vive trop retiré, ce qui est tou-
jours peu avantageux pour un jeune homme, lorsqu'il est des-
tiné, si rien ne s'y oppose, à entrer dans la magistrature. »
C'était, selon les vues de M. Leconte de l'isle, chez M. Robi-
not, magistrat de Rennes, que son fils devait faire ses débuts
dans le monde; il avait prié son cousin Louis de l'y présenter,
mais, soit négligence du cousin, soit refus de Charles, en dépit
des rappels fréquens des parens de Bourbon, la présentation ne
fut pas faite. Cet « oubli » contrariait vivement M. Leconte de
l'isle. « Il n'eût pas manqué de rencontrer » chez M. Amand
Robinot « des hommes de robe dont la société ne pouvait que lui
être utile et la connaissance avantageuse. »
Mais ce nest pas tout dhabiter un logement sain, de vivre
d'une vie confortable, d'avoir la tenue d'un homme du monde et
de fréquenter la bonne société ; Charles devait encore, au gré de
ses parens, se teinter d'art, non pas certes pour l'art en lui-même,
mais pour ce qu'il peut ajouter d'agrément au bonheur d'une vie
bourgeoise. On lui a bien recommandé à son départ, et on y in-
siste dans chaque lettre, de prendre des « maîtres de dessin (pay-
sage), de musique et de danse. » Il serait bon aussi qu'il eût un
maître d'armes « pendant l'hiver; « tout cela est « accessoire, »
c'est vrai, et « secondaire, » mais « utile » pourtant. Le cousin de
Dinan est instamment prié de faire exécuter ce programme. Mal-
heureusement, Charles n'est pas encore musicien, mais on espère
que son oncle lui indiquera un bon maître et « presque toujours,
en ces matières, l'élève dépend du maître. »
Le chapitre des plaisirs était aussi prévu dans ce règlement de
vie, sinon dans tous ses détails, du moins au point de vue de la
dépense. Une somme de dix francs par mois y devait suffire ;
cependant M. Leconte de Dinan était autorisé à consentir un léger
supplément à cet article et (( au besoin à ne pas se tenir à cin-
quante francs de plus » par an. Mais M. Louis Leconte pensait
sagement qu'on a toujours trop d'argent pour samuser, et il n'ap-
paraît pas qu'il ait jamais dépassé la somme fixée; au contraire,
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 633
il se montra économe à l'excès des deniers de son cousin et des
plaisirs de son neveu.
Mais M. Leconte de l'isle a réfléchi que son fils allait arriver
en France « pour la saison des pluies, » et l'hiver le préoccupe.
Charles ne doit pas « regarder à une brasse de bois de plus ou
de moins. » Non pas qu'on le croie une demoiselle, « mais on tra-
vaille mieux, quand on n'a pas froid; et on ne désire pas aller se
chauffer ailleurs. » La maladie aussi est prévue; il faut qu'on
lui indique « le meilleur médecin qu'il devra faire appeler, ainsi
que la 'garde-malade. » On ne doit rien épargner alors. « J'aime
encore mieux sa santé que sa science, écrit M. Leconte de l'isle.
Nous travaillerons pour lui, sa mère et moi; nous avons besoin
essentiellement qu'il se porte bien pour être heureux. » Et,
comme s'il se rendait compte qu'il formule beaucoup et de bien
minutieuses recommandations, le bon père s'en excuse douce-
ment près de son cousin. « Tu songeras que c'est un père qui
envoie son fils à 4000 lieues de lui. » Et, en déléguant ses pleins
pouvoirs, il ajoute : « Remplace-moi, mon ami; supplée dans
ses intérêts à ce que j'ai omis; fais pour le mieux, comme ton
père fit pour moi dans ma jeunesse. »
Hélas ! que ne pouvait-il déléguer avec son autorité un peu de
sa tendresse ! Charles Leconte de Lisle ne devait pas trouver au-
près de son oncle de Dinan l'indulgence à laquelle on l'avait
habitué, et la vie à Rennes allait être pour lui bien différente de
celle de Bourbon.
Ce à quoi M. Leconte de Tlsle tient par-dessus tout, c'est à
« savoir la vérité, toute la vérité sur son fils; si elle est pénible,
il tâchera d'y remédier. Qui n'a pas commis des fautes dans sa
vie? Encore vaut-il mieux connaître les erreurs de son fils que de
le croire dans la bonne voie, quand il est égaré. Enfin, conclut-il,
dans une de ses lettres à son cousin, sois sévère avec Charles
pour la reddition de ses comptes ; cela lui apprendra à avoir de
l'ordre. Il n'est point habitué à garder de l'argent. Dans le prin-
cipe, on ne lui confie que l'argent de ses plaisirs et de ses leçons
particulières, non qu'il soit aucunement capable d'en mésuser,
mais il est si étourdi qu'il laisserait son secrétaire ouvert et il
pourrait être dupe. Lorsqu'il sera habitué à soigner lui-même ses
affaires, il est digne de toute confiance; lui aussi, sera un hon-
nête homme. »
Ces extraits de la correspondance de M. Leconte de l'isle
634 REVUE DES DEUX MONDES.
avec son cousin ont un autre intérêt que de nous montrer sa sen-
sibilité profonde, sa vraie tendresse, en même temps que ses am-
bitions modestes pour son fils ; ils commencent à nous initier à
la vie nouvelle qui va être celle de l'étudiant et nous permettent
déjà de connaître le caractère du poète en sa vingtième année et
nous aideront à fixer sa vraie physionomie à cette époque.
Charles Leconte de Lisle arriva à Dinan peu de jours avant
la nomination de son oncle à la mairie de cette ville (1). Il tom-
bait en pleines joies d'espérance; l'accueil fut excellent et, bien
vite, en quelques lignes, il écrivait à ses parens combien M. et
M"^ Leconte avaient été bons pour leur neveu. L'oncle, lui, en
annonçant à son cousin de Bourbon la réalisation imminente de
son rêve municipal et l'arrivée de Charles, ne se laissait aveugler
ni par les satisfactions prochaines de son orgueil, ni par l'illusion
des premiers épanchemens. L'avoué perspicace avait déjà flairé
dans le nouveau venu « une tendance à la coquetterie, un peu de
vanité et d'amour-propre. »
En lui répondant, à la date du 27 novembre 1837, pour re-
mercier « les protecteurs, les amis de son enfant, » M. Leconte de
risle s'étonne bien un peu des observations de son cousin. De la
vanité! De l'amour-proprel « soit faiblesse de père, soit change-
ment chez Charles, il ne s'en était pas aperçu. Il aime la toilette,
me dis-tu ! J'avais craint le contraire, tant ce triste pays où je suis
exilé avait jeté d'abandon dans son âme, dans sa tenue... Les
excès ne valent rien ; je serais aussi peiné qu'il s'occupât trop de
sa mise que je serais contrarié qu'il se négligeât. » 11 semble pour-
tant que ce brave homme, si préoccupé du juste milieu en toutes
choses, pardonnerait plutôt un excès de « coquetterie, » Il en
donne ses raisons, toujours les mêmes : « Un costume soigné
porte au respect de soi-même et vous ferme en quelque sorte, à
mon avis, l'entrée des réunions trop faciles, où l'on contracte de
mauvaises habitudes. » Ce qu'il juge nécessaire, c'est d'habituer
le jeune homme à mettre de l'ordre dans ses dépenses et son
tuteur doit en exiger le compte strictement; le désordre, l'in-
souciance, la prodigalité sont telles dans ce « malheureux pays de
Bourbon » que la « contagion » était inévitable. C'est à M. Louis
(1) La nomination est du 7 juillet 1837. Parti de Bourbon le 11 mars, débarqué
à Nantes dans les derniers jours de juin, Charles Leconte de Lisle dut arriver à
Dinan au commencement du mois de juillet.
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 635
Leconte, u qui a si bien mené sa barque, » de convertir son
neveu aux pratiques de la vie régulière.
Charles, cependant, ne paraissait pas devoir s"y plier promp-
tement. Une fois les premières lettres écrites, ce fut un oubli
complet, du moins quant à la correspondance, de tous les devoirs
d'un « bon fils. » Aucune nouvelle de Bretagne n'était arrivée à
Bourbon, depuis les « quelques lignes » de Charles . écrites au
cap de Bonne-Espérance, au débarquement à Nantes, à l'arrivée
à Dinan; M. Louis Leconte, lui-même, sans doute absorbé par
son apprentissage des charges de sa fonction, négligeait de ren-
seigner son cousin sur la vie de l'enfant prodigue.
M. Leconte de l'Isle patienta jusqu'au mois de février 1838,
mais, le 10 de ce mois, n'en pouvant plus, il prit la plume et, en
même temps qu'il envoyait l'argent de la seconde année de pen-
sion de son fils, il suppliait son cousin de rompre le silence.
Que se passe -t-il? Charles aurait-il commis une faute grave? Il
l'en croit incapable; du moins le lui eût-on écrit! Qu'on le ras-
sure, et il fait appel à la « complaisance » de M.Louis Leconte,
et il le remercie « bien sincèrement, » car il sait que cette surveil-
lance doit lui peser; mais, puisque Charles n'écrit pas, qui leur
donnera les nouvelles? Ah! ce silence de Charles! « Aurait-il
oublié notre amour pour lui? » se demande M. Leconte de l'Isle
et, à la pensée du fils que son silence fait doublement absent, il
s'ingénie avec tendresse à tromper l'oubli et la distance. Il faut
que Charles fasse faire sa miniature par le meilleur artiste de
Rennes; on paiera la somme nécessaire; du moins, ce sera pour
eux « un moyen de le revoir. »
Le 25 février, de plus en plus inquiet, il songe aux moyens
pratiques d'arracher des nouvelles de France. Il envoie par Le Gol
de Nantes « un petit ballotin de café; il n'est pas gros, mais c'est
de la crème. » Quel est le cousin, fût-il avoué, fût-il maire, qui
pourrait résister à de si douces violences?
Enfin, le 29 mars 1838, arrivait à Bourbon une lettre de
France, datée du 23 octobre 1837, apportant des nouvelles de
Charles. Mais quelles nouvelles ! Le maire de Dinan était épou-
vanté de son neveu, et son effroi et sa colère semblaient même
s'atténuer de réticences, pour ne pas braver l'honnêteté dans les
mots. Charles était accusé « d'affecter un mépris sauvage pour
tout ce que l'on est convenu de respecter dans la société ; » son
caractère est froid, inégal ; il est peu poli; ses opinions politiques
636 REVUE DES DEUX MONDES.
affectent une exagération blâmable; il est républicaiji! Et M, le
maire n'entend pas que son neveu le compromette! M. Louis Le-
conte signale encore une « prétendue myopie » qui lui paraît
être de l'affectation et de la pose ; il se plaint d'achats excessifs de
livres, de dépenses exagérées de toilette; il signale enfin certains
déportemens de ce jeune homme qui n'est pas du tout « la demoi-
selle » annoncée.
La surprise des parensde Charles fut grande. Sa conduite jus-
qu'à son départ avait toujours été si pure, le mot est souligné
dans la lettre; son caractère était « si égal; » il s'était toujours
montré <( si poli avec tout le monde, qu'ils en étaient littérale-
ment tombés des nues. » Les compagnons de voyage de Charles
avaient tous « chanté ses louanges ; » c'était à qui des passagers, —
le capitaine le leur avait écrit, — aurait vanté sa douceur et son
affabilité. « Je n'en reviens pas, je m'y perds, écrit M. Leconte de
Liste. Quant à sa timidité, ou plutôt son caractère froid et réservé,
cela lui est naturel. Il est peu communicatif, peu causeur ; la na-
ture l'a fait ainsi ; le temps, les femmes, la société, le changeront
peut-être. « Pour ses opinions politiques, il n'a péché que par
trop de franchise avec son oncle ; il a cru pouvoir « s'exprimer
avec celui qui lui tient lieu de père, )> comme il le faisait
avec son pore à Bourbon. Non pas que son père soit responsable
de ses idées ! Il ne les lui a pas plus données « de cette espèce que
les professeurs de l'Ecole polytechnique et de tous les collèges
royaux de France n'en avaient inculqué de semblables à tous les
jeunes gens. Cette exaltation de pensée tient à sa jeune organisa-
tion ; les idées religieuses prennent chez lui une teinte plus forte
parce qu'il sait mieux soutenir son paradoxe. Certes, il ne pré-
tend pas défendre les exagérations de son fils ; cela serait impar-
donnable à son âge; mais il veut plaider la cause de son enfant, »
pour lui conserver l'affection de son oncle. D'ailleurs, il pense
qu'avec les années, tout cela s'atténuera. « Les temps et les bons
conseils viendront facilement à bout de son républicanisme (1). »
Il est clair qu'en défendant son fils, M. Leconte de l'isle veut
éviter surtout de froisser son sévère cousin; il n'ajoute foi qu'à
(1) M. Leconte de l'isle, on le voit, croyait peu à la durée des opinions répu-
blicaines de son fils, et n'admettait qu'à demi la sincérité de ses croyances reli-
gieuses d'alors ; il est bun de noter pourtant qu'il n'avait pas élevé Charles, comme
on l'a dit, dans la haine du catholicisme, ou dans son ignorance, comme on l'a
prétendu aussi jusqu'à affirmer que Charles n'avait pas fait sa première commu-
nion.
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 637
moitié à toutes ses accusations ; quelques-unes le font sourire ; il
a meilleure opinion de Charles. Et, tout récemment encore, une
lettre de France, adressée à un parent de Bourbon, M. Foucque,
donnait de si bonnes nouvelles du cher enfant, « un excellent gar-
çon et d'une conduite exemplaire !» Quant à la « prétendue myopie, »
puisque le père et un oncle de Charles « étaient atteints de cette
infirmité, quoi d'étonnant à ce que Charles en souffrît également? »
Quant aux dépenses exagérées, ne faut-il pas que sa chambre soit
« bien située, » ses meubles « en quantité suffisante, « sa mise
« constamment soignée. » Quant aux livres, M. Leconte de L'isle
consent à ce que son cousin soit juge et tranche la question.
Mais tout cela n'était rien et de plus graves nouvelles parve-
naient au sujet des études de Charles.
Au commencement du mois d'octobre 1837, M. et M"'" Louis
Leconte avaient conduit leur neveu à Rennes et l'avaient installé
au n° 4 de la rue des Carmes. Ce n'était pas précisément le quar-
tier « le plus sain et le mieux situé » de la ville ; ce qui avait dé-
terminé leur choix, c'était le voisinage d'un parent des Leconte,
M. Liger, brasseur, qui demeurait au n° 1 de cette rue.
Mais voilà qu'avant de faire son droit, il fallait obtenir le di-
plôme de bachelier es lettres ; il semble que personne n'y eût pensé
jusque-là et les choses n'allèrent pas au gré de la famille. Cette
« formalité » n'est pas sans ennuyer M. Leconte de L'isle qui n'en
comprend pas la nécessité. « Je viens de voir, écrit-il, qu'il était
essentiel d'être bachelier avant de prendre sa première inscrip-
tion ; je compte sur ton aide et sur tes connaissances de Rennes
pour lui faciliter ce ridicule examen. » Ce n'était pas tout encore;
pour se présenter à l'examen, il fallait un certificat d'études :
— « Quand donc ce gouvernement cessera-t-il de faire des sot-
tises !» — et M. Leconte de L'isle avait oublié de munir son fils
d'une attestation que ses études s'étaient achevées dans sa famille.
L'année fut occupée par ces difficultés, que l'éloignement rendait
encore moins aisées à résoudre. Enfin M, Leconte de l'isle envoya
l'attestation demandée, qui arriva un peu avant la session de novem-
bre 1838. Peu s'en fallut que Charles ne fût encore « repoussé de
l'examen » parce que son père n'avait pas « désigné d'une manière
spéciale » les professeurs qui avaient dirigé ses études avant qu'il les
eût continuées avec lui à Bourbon (1). On esquiva la difficulté en
(1) Quels étaient ces professeurs? M. Auguste Lacaussade, originaire de Bour-
638 KEVUE DES DEUX MONDES.
inscrivant le candidat comme élève de son père et du collège de
Nantes. La faculté se contenta de ces renseignemens et le candi-
dat fut autorisé à se présenter devant la commission d'examen. Il
comparut à la date du 14 novembre 1838 et fut « déclaré admis-
sible au grade de bachelier es lettres. » J'ai copié sur le registre
du baccalauréat es lettres les notes qui furent attribuées à
Charles Leconte de Clsle, né le ^9 novembre (1) iSiS, à Saint-
Paul [Ile Bourbon). Les voici :
Interrogations. Notes.
En grec [Homère') Médiocre.
En latin {Cicéron) Assez bien.
Sur la rhétorique Assez bien.
En histoire et géographie Assez bien.
Sur la philosophie Passable.
En mathématiques Faible.
En physique Très faible.
En français Suffisant.
Cette épreuve fut sans doute insuffisante comme pierre de
touche de l'avenir du jeune bachelier. D'ailleurs, Leconte de Lisle
ne maudit pas ses juges, même pendant le délai réglementaire ;
au lendemain de l'épreuve, il écrivait : « Fort peu préparé à mon
examen, je n'étais pas sans crainte. Heureusement que les de-
mandes qu'on m'a faites étaient faciles, puisque j'ai répondu pas-
bon, m'a dit avoir été le camarade de Leconte de Lisle « à la pension Brieugne.
place aux Cochons, à Nantes, au moment de la Révolution de Juillet. » Une note
du maître, que l'écrivain qui signe Jean Dornis a bien voulu me communiquer,
est ainsi conçue : « Venu en France à trois ans, retourné à Bourbon avec ma fa-
mille à dix ans. » En acceptant la date de M. Lacaussade, il faudrait lire cinq ans
et douze ans. Le fait du séjour de Leconte de Lisle à .Nantes est confirmé par le
certificat d'études, mais l'établissement est désigné sous le nom de Collège de
Nantes.
i^e maître a-t-il étudié au collège de Dinan, comme on l'a affirmé? Une lettre
de lui, écrite à Rennes, à la date du 12 janvier 1838, et dont un extrait m'a été
adressé par M. Bellier-Dumaine, auteur d'une Histoire du collège de Dinan, le montre
occupé à faire « démonter entièrement pour remporter, » un grand bureau qui
faisait partie de son mobilier de Rennes, cherchant le moyen d'expédier ses malles
à Dinan et prenant soin « de payer tout » avant son départ, selon la recomman-
dation de son oncle.
11 est probable que, prévoyant les difficultés et les lenteurs que l'éloignement
des parens de Charles allait mettre à la solution de cette affaire du certificat
d'études, M. Louis Leconte avait rappelé son neveu près de lui. 11 est possible
encore que, pour occuper les loisirs forcés du candidat, il l'ait fait entrer au col-
lège de Dinan pour y compléter la préparation de son examen. Aucune trace du
passage de Leconte de Lisle n'est restée au collège ; c'est une tradition pourtant
qu'il y fut élève. En tout cas, il n'a pu y entrer avant le mois de février 1838 et y
rester après la fin de l'année scolaire, en tout six mois environ.
(1) On a donné la date du 22 octobre [Revue Bleue, 10 juillet 1897).
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 039
sablement et que le résultat a été plus favorable que je ne le mé-
ritais. » Un peu plus loin, il ajoutait : « La ville de Rennes me plaît
beaucoup, rien ne me manque, la bibliotht'que, le théâtre, une
chambre tranquille et point d'amis ! que demanderais-je de plus? »
Point d'amis! Est-ce que déjà le pessimiste s'éveille? Lisons plu-
tôt : Et pas encore d'amis ! car on verra que les amitiés ou les
camaraderies vinrent assez \'ite troubler le silence de cette chambre
tranquille et le recueillement de cette fausse misanthropie.
Le i4 novembre, Charles Leconte de Liste prenait sa première
inscription de droit.
Cette première année (1838-1839) fut assez mal employée par
l'étudiant, je veux dire au point de vue de ses études de droit. Il prit
une seconde inscription en janvier 1839, mais son défaut d'assi-
duité aux cours lui avait fait perdre la première ; il perdit pour les
mêmes motifs celle d'avril 1839 et ne crut pas devoir prendre celle
de juillet. N'ayant pas le nombre d'inscriptions réglementaire, il
ne put se présenter à l'examen de première année. Les admones-
tations de la Faculté ne lui avaient pas manqué. Le Recteur, son
correspondant M. Liger, son oncle de Dinan, ses parens, furent
prévenus des pénalités encourues.
Pour occuper les loisirs de son fils et lui donner quelques no-
tions des affaires, M. Leconte de l'Isle avait demandé qu'il put
« travailler, une heure le matin et autant le soir, dans l'étude d'un
avoué. » Il avait recommandé qu'il suivît un cours d'anatomie et
de physiologie. « Ces connaissances sont de toute nécessité en
médecine légale. J'ai rencontré en Cour d'assises, disait l'ancien
chirurgien, trop de magistrats ignorans sur cette matière, inca-
pables de concevoir nos explications, et conséquemment de fixer
leur jugement. » Charles devait encore étudier « la botanique au
printemps et la chimie dans les cours d'hiver. Quant aux leçons
d'histoire, il en aime l'étude. Une faculté des lettres étant établie
à Rennes, je ne doute pas qu'il ne se rende à ses conférences avec
plaisir. » Comme distraction, « l'étude de la flûte et du paysage » est
recommandée dans toutes les lettres, « ordonnée même. » Enfin,
la fréquentation du monde est un des points imporlans sur lequel
M. Leconte de l'Isle appuyait toujours.
Grande fut sa déception, quand il apprit, après un silence pro-
longé, l'indifférence que son fils marquait pour ses études, prin-
cipales ou accessoires, la perte de ses inscriptions, l'impossibilité
de passer le premier examen, tout ce gaspillage d'une année après
6i0 REVUE DES DEUX MONDES.
une autre année déjà perdue par les formalités du baccalauréat.
M. Leconte de l'Isle écrivit à son fils une lettre attristée et sévère,
pleine de reproches et de menaces; M, Leconte de Dinan joignit
une sèche mercuriale aux plaintes émues de Bourbon. Charles
avait bon cœur, les rapports entre son oncle et lui ne s'étaient pas
encore aigris ; il répondit à M. Louis Leconte :
« Mon cher oncle,
Je viens de recevoir une lettre qui m'a fait bien du mal, un mal
d'autant plus profond que je sais, — que je savais, — le mériter.
C'est sans doute avec une résolution sincère, inébranlable que je
viens vous prier en toute humilité, — si l'on peut être humilié
d'avouer franchement ses torts, et de revenir au sentier de son
devoir, — de vouloir bien faire part à mon père de mes regrets, de
mes remords même, et de ma décision arrêtée d'employer toute
ma volonté à réparer par un travail continu le temps perdu dans
de vaines espérances. Veuillez me pardonner aussi, mon cher
oncle ; j'en ai besoin. J'ai bien mal reconnu votre affection et celle
de ma tante. Mon indifférence a été un fait pour vous quoiqu'elle
n'existât pas dans le fond de mon cœur. Pardonnez-moi donc ;
dites-le-moi et vous me rendrez heureux de penser que toute
amitié pour moi n'est pas éteinte en vous. Croyez-en ma sincérité,
car ce ne sera pas la première fois que je vous aurai fait des pro-
messes oubliées dans le tourbillon d'idées incessantes. Croyez-moi,
je me réveille maintenant et la réalité m'apparaît, trop étrangère
à mes yeux pour que je ne la reconnaisse pas. Les menaces de
mon père ne peuvent exister pour moi; je ne vois pas leur effet,
mais leur cause. Je ne veux être à charge à personne, et je
m'aperçois pour la première fois que, depuis ma naissance, je ne
fais que cela. Eh bien! si mes efforts sont vains, si je ne puis me
réhabiliter dans le cœur de ceux qui m'aimaient, Dieu n'a pas
fait en vain l'homme tout-puissant! Mais voilà un sot orgueil,
pardonnez-le-moi .
Ma résolution est irrévocablement prise. Que je ne sois qu'un
vil lâche, si j'agis autrement que mon devoirneme le commande.
Adieu, mon cher oncle, priez ma tante d'écrire quelques mots
dans la réponse que vous aurez la bonté de m'envoyer.
Votre neveu bien amèrement repentant,
C. Leconte de L'Isle (1). »
(1) Avec l'apostrophe, par exception.
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 641
Ces promesses étaient sincères, mais la réalisation n'en pou-
vait être immédiate. Il fallait que l'étudiant, frappé des censures
universitaires, obtînt l'autorisation officielle de prendre une nou-
velle inscription. Le 10 décembre 1839, Charles écrit à ses parens
son regret « que ses lettres ne soient pas accompagnées des preuves
de sa bonne volonté à recommencer son droit. » Le ministre de
l'Instruction publique et le recteur d'Académie étaient moins
pressés de s'associer à son repentir, et d'aider à la levée des me-
sures de rigueur paternelles, car M. Leçon te de l'Isle avait coupé
les vivres à son fils, qui, d'ailleurs, se reconnaissait « encore fort
heureux d'avoir une chambre et une pension que certainement il
ne méritait pas. » Enfin, le 14 janvier 1840, toutes les difficultés
ayant été aplanies, l'étudiant repentant put prendre une inscription
« pour faire suite à celle prise en janvier 1839, celles de novembre
1838 et d'avril 1839 ayant été annulées : M"^ Liger se faisait,
auprès deM""^ Louis Leçon te, la messagère de la bonne nouvelle;
elle garantissait les excellentes dispositions de Charles et implo-
rait un adoucissement aux sévérités de son oncle. Elle écrivit à sa
cousine :
« Charles désire une redingote; il l'a même commandée.
Peut-on le laisser faire? Il en a grand besoin et il serait à craindre
que, si on lui refuse tout, il pourrait se dégoûter de son droit,
qu'il suit dans le moment très exactement. » Il y avait même,
peut-on penser sans trop de malice, quelque exagération dans ce
zèle d'étude et de claustration, car M"'* Liger est obligée de con-
stater qu'elle ne voit jamais son jeune parent.
M. Louis Leconteavaitnotifié aux cousins de Bourbon la reprise
des études de leur fils. C'était si imprévu que M. Leconte de l'Isle
avait quelque peine à croire à la sincérité de ce retour. Aussi
écrivait-il à Charles, au commencement de janvier 1840, que, s'il
ne passait pas « son premier examen en juillet 1840, son second en
juillet 1841, et sa thèse en juillet 1842, » il deviendrait « ce qu'il
voudrait. » A lui « d'orienter son budget » comme il le pourra; la
somme de 1 200 francs ne sera pas dépassée : « 500 ou 600 francs
pour logement et nourriture, 200 pour vêtement, le reste pour
les cours et livres, etc. » Et il complétait ses ordonnances dans une
lettre à son cousin. « Donc, 100 francs par mois, s'il se conduit
bien ; sinon, qu'on le réduise de suite à 40 francs par mois, pen-
dant trois mois, au bou.t desquels il aura trouvé un moyen de se
suffire à lui-môme. Son cœur se serre en écrivant cela, mais il
TOME CL. — 1898. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
doit à sa nombreuse famille cette décision sévère ; il la doit même
à son fils qu'il soutiendrait dans son inqualifiable conduite. » Il
veut bien oublier, mais non pas être dupe, et l'excellent père
ajoute : « Puisque Charles s'est remis au travail, qu'il nous écrive ;
sa pauvre mère souff're beaucoup de son silence. La honte de nous
avouer sa paresse l'a retenu sans doute; dis-lui, je t'en prie, que
nous oublions, s'il se conduit bien et que conséquemment il peut
nous écrire sans nous parler de ses fautes. »
Il ne semble pas que Charles ait obéi au désir de son père;
pendant cette année 1840, il n'écrivit pas à Bourbon. Les registres
de la Faculté de Droit nous apprennent qu'il prit, le 14 avril, une
inscription notée comme sa troisième; une autre, sa quatrième,
le 14 juillet (1); la cinquième, le 14 novembre. On lui permit de
prendre la sixième le 13 janvier 1841, bien qu'il n'eût pas encore
subi son premier examen; on l'invitait pourtant à s'y présenter à
cette même session.
Le 29 janvier 1841, Charles Leconte de Liste comparaissait de-
vant ses examinateurs. Les trois juges étaient MM. Morel, Lepoitvin
et Gougeon. « Le résultat du scrutin, disent les registres, a été
pour l'admission, mais avec deux boules rouges et une noire. » Ce
n'était pas brillant, mais c'était suffisant : Charles était bachelier
en droit; on dut fêter cet heureux événement avec les camarades,
dans la boutique de l'horloger Alix, où se réunissait le Cénacle,
et dans les bureaux de rédaction où fréquentaient ces jeunes étu-
dians, qui déjà s'essayaient à la littérature.
« Encore que Rennes ne soit pas précisément une ville enchan-
teresse, a dit M. Henry Houssaye dans son discours de réception
à l'Académie française, Leconte de Lisle s'y plaisait, grâce au
milieu intellectuel où il vivait. »
M. Henry Houssaye n'est pas le premier à médire de la capi-
tale de la Bretagne; il le fait, d'ailleurs, avec un sourire qui n'est
pas sur les lèvres de tous les détracteurs de la vieille ville parle-
mentaire. Baldric, évêque de Dol, appelait Rennes « un nid de
scorpions et de bêtes doublement féroces. » Marbode, évêque de
Rennes, a fulminé contre sa ville épiscopale une satire en vers
dont la consonne d'appui, la double assonance et la triple répé-
tition amusaient Leconte de Lisle.
(1) Il avait été mandé encore une fois, pour défaut d'assiduité, devant la Fa-
culté, le samedi 13 juin.
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 643
Urbs Redonis, Spoïiata bonis, Viduata colonis... Ce qu'un tra-
ducteur qui aggrave, tout le long de la pièce, la cruauté des
accusations, M. S. Ropartz, a traduit :
La ville des Redons
Que désertent les bons
Est pleine de fripons.
Charles Alexandre, un Breton qui fut secrétaire de Lamartine,
a écrit :
0 terre de l'ennui, morne pays de Rennes !
et la description continue en assez beaux vers, peu galans pour
Rennes et ses environs, comme disent les guides. Benech de Can-
tenac a rimé des méchancetés assez vives contre le Cours de
Rennes, d'une repoussante saleté. Un bienheureux, le P. Grignion
de Montfort, plus saint que poète, a foudroyé la malheureuse
ville d'un cantique long et cruel. « Sans le Parlement, aditAP^ de
Sévigné, Rennes ne vaut pas Vitré. » Mérimée et Taine ne
paraissent pas avoir été séduits parles charmes de la vie rennaise;
l'abbé Manet, — les prêtres et les poètes sont parmi les plus
sévères, — a fait un véritable sermon contre les contemporains
de Leçon te de Lisle à Rennes.
Il y a toutefois quelques notes élogieuses dans les opinions
des gens de lettres; Boulay-Paty et Hippolyte Lucas ont « chanté»
la ville où ils étudièrent aussi ; Arthur Young y trouvait « la table
d'hôte de La Grande Maison fort bonne. » Brizeux disait « la
douce ville de Rennes; » Emile Souvestre l'appelait « par excel-
lence, la ville de l'élégie. » Leconte de Lisle, d'ailleurs, écrivait
qu'il s'y plaisait et M. Henry Houssaye le répète, et tous les deux
nous en ont donné les raisons. Quel était donc ce « milieu intel-
lectuel, » en lequel la vie se faisait agréable et où se plaisait l'étu-
diant ?
M. Leconte de Bourbon pensait justement que les cours de
la Faculté des Lettres auraient eu quelque attrait pour son fils;
Charles y fut plus assidu qu'aux cours de Droit et rappelait volon-
tiers le souvenir de quelques professeurs dont il avait aimé l'en-
seignement. Les noms de MM. Martin, helléniste distingué, qui
étudiait la tragédie grecque ; Delaunay, qui fit quelques leçons sur
la poésie au xvi® siècle; Charles Labitte, qui parla de Dante et de
Pétrarque; Xavier Marmier, qui ne fit que passer, pour n'être déjà
644 REVUE DES DEUX MONDES.
plus qu'un voyageur aux pays du Nord ; Varin, qui exposait l'his-
toire des temps mérovingiens ; Le Huérou, un savant vraiment
capable d'éveiller en ses élèves le sens de l'histoire, ces noms, —
dont quelques-uns sont connus de tous, — étaient restés familiers
au maître. Je l'ai même entendu rappeler un cours libre de langue
hébraïque, — peut-être y fut-il question de Qaïn etd'Akkab? —
et qui s'ouvrit en effet le 2 février 1839. MM. Lepoitvin, Gougeon
et Morel, quand l'élève Leconte de Lisle ne brillait à leurs cours
que par son absence, auraient pu le faire chercher aux cours de
leurs collègues des Lettres. Un petit groupe de jeunes gens s'y
donnait rendez-vous, sauf à se retrouver encore vers la fin du
jour dans la boutique de l'horloger Alix.
Cet Edouard Alix était poète, et son album, qui m'a été commu-
niqué, est le tombeau où dorment les premières ébauches de ces
jeunes gens: Laissez chanter l'oiseau, de Victor Lemonnier; Mes
vœux, de Yilleblanche ; La Fleur, de M. Mille ; d'autres vers d'Emile
Langlois, d'E. du Pontavice et deux courtes pièces de Leconte
de Lisle. Que le tombeau reste fermé sur ces vers du maître et, si
nous en avons soulevé la pierre, que ce soit uniquement pour y
prendre deux strophes et à seul titre de curiosité !
L'heure est venue où la brune vallée
N'a plus d'échos pour les adieux du jour,
Où la candeur aux cieux s'est envolée,
Où tout s'enfuit de l'âme désolée,
Même l'amour !
0 revenez, mes joyeuses chimères !
Oiseaux dorés, célestes passagers,
Tendez vers moi vos ailes éphémères ;
Venez bercer mes tristesses amères
De chants légers !
C. Leconte de Lisle.
Tous ces poètes collaboraient plus ou moins à un petit journal,
Le Foyer, qui se fondait à Rennes au moment même où Leconte
de Lisle y arrivait pour passer son baccalauréat (15 novembre 1 837) .
Chaque^ numéro était imprimé sur un papier de couleur diffé-
rente, ce qui faisait dire à l'un des rédacteurs : « Nous pouvons
nous flatter d'en faire voir à nos abonnés de toutes Jes couleurs. »
Le /^oyer paraissait tous les dimanches pendant la saison théâtrale.
Tout s'y contait « sans le voile de l'anonyme » et certains numéros
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 645
étaient écrits entièrement en vers, depuis la manchette jusqu'à la
signature de l'imprimeur.
Avis important : on s'abonne
Sans jamais soulFrir de refus,
En payant cinq francs par personne,
Et par la poste un franc de plus.
On y était généralement plus satirique que rêveur; cependant
quelques poètes y rimaient leurs états d'âme, et ceux-là, par excep-
tion, signaient ces épanchemens de leur nom. Je dois dire que,
parmi les signatures des Kerambrun, Turin, Langlois, de Léon,
Letourneux, Marteville, je n'ai pas trouvé celle que je cherchais.
Quelle fut la part de collaboration de Leçon te de Liste au Foyer (1) ?
je ne saurais le dire; les rédacteurs étaient ses amis; je sais qu'il
y écrivit, mais sans doute de ces bagatelles qu'il ne crut pas de-
voir signer et que, pendant longtemps, il n'aima pas à rappeler (2).
Ce petit Foyer était le moniteur du théâtre de Rennes et ses
rédacteurs étaient parmi les plus assidus spectateurs. Le théâtre
fut une des premières joies du jeune étudiant.
Est-ce aux auditions de la troupe d'opéra de Rennes qu'il prit
cette horreur de la musique que devaient développer encore les
répétitions des Erinnyes? On y jouait les u nouveautés d'alors, »
qu'il entendit du moins, dans leur première fraîcheur : la Muette j
la Juive, Robert, « toujours une solennité, » dit un chroniqueur,
la Dame Blanche, le Postillon, le Serment, le Domino noir, l Am-
bassadrice. Les chanteurs y étaient médiocres; du moins, aux
concerts en grande vogue, on entendait d'excellens artistes qui
donnaient jusqu'à trois et quatre séances de suite : Stamaty,
Delioux, Prudent, les sœurs MilanoUo, les romanciers de Latour
et Loisa Puget, M. et M""* Yweins d'Hennin, d'autres encore, tous
(1) Plusieurs écrivent : le Sifflet. Je ne connais aucun journal de ce nom auquel
Leconte de Lisle ait collaboré à Rennes.
(2) Pendant longtemps aussi, le maître voulut faire le silence sur ses premiers
vers. A une date que je ne saurais préciser, peu de temps, je crois, après son
élection à l'Académie, Leconte de Lisle me pria d'intervenir près d'un éditeur et
d'un compilateur rennais, qui se proposaient de publier ses vers de jeunesse, pour
leur défendre de faire paraître la plaquette projetée. Leconte de Lisle me rappelait
souvent cet incident, qui ramena,[me dit-il, à prendre quelques précautions contre
des exhumations possibles de ses premiers vers. Depuis, ses idées s'étaient modi-
fiées sur ce point comme sur bien d'autres, et il avait fini par sourire au rappel
de ses débuts. Un jour jméme, comparant ses longs tàtonnemens poétiques aux
rapides habiletés de nos jeunes maîtres, il me dit : « Plus j'y pense, mon ami, plus
je crois qu'i7 faut avoir fait de înauvais vers! »
646 REVUE DES DEUX MONDES.
applaudis et redemandés. Leconte de Lisle se rappelait surtout les
soirées de comédie et de drame: Mademoiselle de Belle-Isle, l'Al-
chimiste, le Fils de la Folle, l'Homme au Masque de fer, le Manoir
de Montlouvier , le Naufrage de la « Méduse ». L'année 1839 lui
donna deux grandes impressions d'art; il entendit, à quelques
mois de distance, M"'^ Dorval et Frederick Lemaître. Leur succès
fut très grand '^1) et l'impression en demeura très vive dans l'âme
de ces jeunes poètes, non pas pourtant jusqu'à les distraire de leurs
mauvaises habitudes d'étudians : tapage au théâtre, charivaris à
la préfecture, transferts d'enseignes, beuveries de « cidre en
bouteilles » au vieux cabaret du Fort de Plaisance et de boissons
modernes au Café du Cirque, décoré « à l'instar » de Paris; duels
dans les petits chemins creux de la promenade du Thabor, et
autres menus divertissemens de la vingtième année.
Cependant quelques-uns y cherchaient des joies plus nobles.
Leconte de Lisle était de ceux-là qui fondèrent en 1840 la Revue
littéraire, La Variété. Ses débuts comme poète et comme écrivain
datent vraiment de cette année, et, pour modestes qu'ils soient,
valent qu'on s'y intéresse.
Le 19 mars 1840, r Auxiliaire Breton annonçait à ses lecteurs
l'apparition d'une revue littéraire, La Variété. En un style un peu
pompeux, le chroniqueur exprimait quelques idées justes sur
« l'individualisme mal entendu, » sur une sorte « d'éloignement
pour l'esprit d'association, » sur le manque d'émulation, sur « la
tiédeur déplorable » des Rennais. Aussi qu'advient-il « de cet iso-
lement funeste? Aussitôt qu'un jeune talent se sent assez de vi-
gueur pour aspirer à quelques succès, à un peu de renommée, il
tourne ses yeux vers Paris ; vite il y transporte son bagage litté-
raire, quelque minime qu'il soit. «Et la ville natale, un beau jour,
est toute surprise que « la capitale » ait fait de ce jeune homme,
inconnu ou dédaigné des siens, un artiste renommé, un écrivain
célèbre.
La Variété fut une tentative de décentralisation. En ouvrant
« ses colonnes à la jeunesse laborieuse et amie des arts, » elle
(1) M°" Dorval joua Angelo, Trente ans ou la Vie d'un joueur, les Suites d'une
faute. Frederick se fit entendre dans Ruy Blas, Trente ans et Kean. La Préfecture
interdit la représentation demandée de Robert Macaire et de l'Auberr/e des Adrets.
Frederick dut partir clandestinement à la suite d'une émeute des étudians et pour
éviter des désordres.
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 647
avait pour but d'encourager « les talens ignorés », de les faire
connaître et de « dissiper l'apathie qui étouffe tout sentiment ar-
tistique ; émancipation de f intelligence, tendances religieuses,
appel à tous les jeunes et nobles esprits qui se sentent oitrainés
par l'espoir de faire quelque peu de bien^ voilà notre but^ disaient
encore les fondateurs deL« Varié té [\.).W'à étaient trois qui s'étaient
associés pour cette œuvre : N. Mille, ^Charles Bénézit et Charles
Leconte de Liste ; ils demandèrent à un professeur de la Faculté
des Lettres, M. Alexandre Nicolas, de les présenter au public, et
publièrent en tête de leur premier numéro, son Introduction, qui,
avec quelques précautions oratoires de l'universitaire prudent
pour le cas d'insuccès, louait l'initiative de « cette milice adoles-
cente, de ces enl'ans de la Croisade. » Une ligne de conduite était
aussi tracée à la jeune rédaction. « Les doctrines chrétiennes, di-
sait M. Nicolas, forment l'immense dépôt de toutes les traditions
spiritualistes de l'humanité, tandis que les croyances du paga-
nisme étaient le honteux égout de toutes les passions et de toutes
les absurdités matérialistes. » La Variété doit être, concluait le
professeur, « un foyer domestique » où triomphera la pensée
chrétienne, où se rallieront tous les arts « sortis du christia-
nisme, » où les doctrines spiritualistes seront défendues. « Le
paganisme vit encore au milieu de nous; ses adversaires se doi-
vent réunir, se nommer et combattre. Ah ! que cette flamme di-
vine qui a brillé un instant aux mains de Platon, pour se rallumer
avec tant de force dans celles des Apôtres, ne soit pas aban-
donnée par la jeunesse, dans cette terre chrétienne et catholique
où s'est levé l'astre de Chateaubriand. »
Donc, adversaires du paganisme, ces jeunes gens voulaient
combattre pour l'idée chrétienne. Ils chantaient, avant le cantique.
Catholique et Breton toujours, et Chateaubriand, — astre à son
déclin, — invoqué par eux, leur adressait quelques paroles d'en-
couragement, un peu désenchantées ; mais la jeunesse a des cha-
leurs d'illusion et d'enthousiasme où se fondent toutes les glaces
de l'expérience et de l'âge. L'illustre vicomte écrivait (2):
« Si je n'avais pas entièrement renoncé aux lettres et à la po-
litique, je vous demanderais, tout vieux que je suis, à combattre
(1) La collection rarissime de La Variété forme un volume de 396 pages. Le pre-
mier numéro parut en avril 1840; le douzième et dernier est du mois de mars 1841.
Chaque numéro se compose de deux feuilles in-8".
(2) La lettre est datée de Paris, 14 mai 1840.
648 REVUE DES DEUX MONDES.
dans vos rangs. Grâce aux armes modernes, l'âge n'est plus une
excuse pour refuser de descendre en champ clos ; mais, pour
écrire avec succès, il faut avoir de la foi, et je n'en ai plus aucune
dans la société. Tous mes vœux seront pour votre Revue litté-
raire. Il y a aujourd'hui en Bretagne trois ou quatre talens dont
les preuves sont faites et qui seront sans doute très disposés à
vous prêter secours dans vos belles études. »
Je ne sais si cette façon de passer la main tout en bénissant
fut goûtée par nos enthousiastes ; du moins déclarent-ils que la
lettre était « honorable «pour eux, et, comme ils avaient la foi,
Leconte de Lisle et ses deux amis redoublèrent de zèle chrétien
et d'ardeur littéraire, en faisant appel « aux talens inconnus. »
Ils déclarèrent même que les bénéfices — ô naïfs ! — de la Revue
seraient consacrés à des œuvres de bienfaisance. A La Variété,
« les paioles seront aumônieuses, les pensées seront la propriété
de l'indigent » et tous ainsi, « riches et pauvres, poètes et puis-
sans, » collaboreront à l'accomplissement d'une bonne pensée. Les
marches de l'autel, on le voit, furent ainsi les premiers degrés
que franchit le jeune poète pour arriver au fouriérisme, au boud-
dhisme, au panthéisme et au naturalisme. La charité et la fra-
ternité chrétiennes furent son premier idéal; il a aimé le catholi-
cisme autant qu'il devait le haïr plus tard, et cela servirait à
justifier ses amis et ses exécuteurs testamentaires d'avoir voulu
l'ombre de la croix pour sa tombe et pour son œuvre, puisqu'ils
lui firent des obsèques religieuses et qu'ils ont publié son poème
La Passion. Ne faut-il pas ajouter aussi que ses haines s'étaient
bien atténuées à la fin et que, dans ses derniers vers, Jean Dornis
a voulu voir « un acte de foi? » On peut dire sans exagération que
La Variété fut, de toute manière, un véritable acte de foi.
M. Mille était un humoriste, Charles Bénézit était un musi-
cien. Les mémoires d'une puce de qualité (une puce de Napoléon I" I)
et l Orphelin, roman musical, de ces deux rédacteurs, se conti-
nuèrent de livraison en livraison. La collaboration de Leconte
de Lisle (1) était de moins longue haleine, mais ne fut pas moins
importante; elle comprend cinq poèmes, trois études littéraires
et deux nouvelles.
Les cinq poèmes'sont Issaben Mariam , Lelia dans la solitude,
(1) Les autres collaborateurs étaient Emile Langlois, Charles Vergos, Edouard
Turcfuety, A. Lefas, Julien Rouffet, P. de Labastang, P.-E. Duval, Camille Maugé,
Charles de l'IIormay, Pitre Werbel, J.-M. Tiengou, etc..
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 649
La gloire et le siècle, A M. F. de Lamennais, Rehdi et Stephany ; il
faut y joindre une sixième pièce en petits vers,^ M"'' A.-L. de L.,
insérée dans une des nouvelles.
Les trois Esquisses littéraires (c'est le titre même qui leur est
donné) témoignent des études que Leconte de Liste avait en-
treprises sous l'impulsion donnée par Charles Labitte dont les
cours à la Faculté des Lettres obtenaient un très vif succès. Ces
articles sur Hoffmann et la satire fantastique , Sheridan et l'Art
comique en Angleterre, André Chénier et la Poésie lyrique à la
fin du XYiii^ siècle étaient « l'essai consciencieux d'une trilogie
raisonnée; » il s'agissait « de faire entrevoir la réaction littéraire
fondamentale qui se rattache » à ces trois noms en Allemagne, en
Angleterre et en France.
La valeur critique de ces esquisses n'est pas grande, non plus
que la valeur esthétique de ces poèmes ; ce n'est pas sous ce rap-
port que nous devons les interroger, mais seulement comme des
témoins d'un état d'esprit et d'un état d'âme que nous aimerions
à fixer nettement. Quelque contradiction qu'il y ait entre les
croyances du poète à vingt ans et ses négations d'homme mur,
quelque variation que ses théories littéraires aient dû subir avec
le temps, on ne doit rien écarter de ce qui peut faire mieux con-
naître une telle pensée, et les années d'étude et de formation ne
sont pas les moins intéressantes à étudier.
Quand j'ai parlé du catholicisme de Leconte de Lisle, je n'au-
rais pas eu le droit d'être aussi affirmatif, si je n'avais pu que lui
prêter les croyances que voulait défendre sa Revue ; mais j'en
trouve à toutes les pages l'expression personnelle, sans qu'il soit
possible d'en nier la sincérité. Ce qui frappe dans tous les poèmes
de cette époque, ce sont ses convictions religieuses, très ar-
dentes. Pour Leconte de Lisle, alors, le progrès de l'humanité
est lié au christianisme; c'est des yeux de Jésus qu'a jailli « l'au-
rore du monde ; » c'est « son sang sacré qui a fécondé l'avenir ; »
c'est lui qui a doté « la frêle humanité
Des rayons de l'amour et de la liberté
Et de l'immortelle espérance.
Les mots Dieu, ange, prière, foi, espoir divin, impiété, soleil
de Dieu, espérance, azur divin, dme iynmortellc, but sacré, œuvre
divine, te7nps religieux, tombent tout naturellement de sa plume;
quand il s'adresse à Lamennais, il Y -appelle prophète ; c'est
650 REVUE DES DEUX MONDES.
... Son geste sauveur qui désigne dans l'ombre
L'étoile de la liberté ;
c'est lui qui fait luire
Un radieux soleil de jeunesse et de fête
Sur notre vieille humanité.
Leconte de Lisle était à cette époque un catholique libéral. Et
qu'on ne dise pas que ce sont là de simples formules poétiques,
de purs développemens lyriques (1), comme on pourrait dire qu'il
ne partageait pas les idées de M. Nicolas dans V Introduction de
La Variété ou de ses collaborateurs dans leur programme ! La
prose de Leconte de Lisle est plus nette encore que ses vers et
trahit la ferveur de son christianisme. Nous en trouvons un té-
moignage dans l'étude sur André Chénier ; il ne lui ménage pas
les éloges, certes, mais il ne peut s'empêcher de noter que « la
sublime et douloureuse tristesse de la Grèce chrétienne échappait
à ses regards. Aveuglement coupable ou incompréhensible du
poète, » il s'est laissé éblouir par l'éclat du passé : « Les rêves su-
blimes du spiritualisme chrétien, cette seconde et suprême aurore
de l'intelligence humaine, ne lui avaient jamais été révélés. Nous
ne pensons même pas qu'il les eût compris. André Chénier était
païen de souvenirs, de pensées et d'inspirations. Il a été le régé-
nérateur et le roi de la forme lyrique, mais un autre esprit puis-
sant et harmonieux lui a succédé pour la gloire de notre France.
Ce doux et religieux génie nous a révélé un Chénier spiritualiste,
disciple du Christ, ce sublime libérateur de la pensée, un Chénier
grand par le sentiment comme par la forme, M. de Lamartine (2). »
Si l'auteur de Qaïn, des Siècles maudits et àHRypatie^ le fer-
vent de la Grèce païenne, l'ennemi du christianisme n'apparaît
pas encore dans le rédacteur de La Variété, nous parviendrons
peut-être à découvrir, dans les théories littéraires de Leconte de
Lisle à cette époque, le point de départ de l'originalité du chef
de l'école parnassienne.
Dans son étude sur Hoffmann, il s'attache à prouver que ce
génie « bizarre et enthousiaste » fut cependant « éminemment et
(1) C'est d'un accent bien personnel aussi cpi'il adjure Lélia de se rappeler les
jours de sa jeunesse, où son « hymne d'innocence » cherchait Dieu dans le ciel;
qu'il lui demande de maudire l'orgueil qui fît d'elle « un ange déshérité, » de prier
et de pleurer, et de se laisser emporter par « l'espoir divin » pour remonter aux cieux.
(2) La préface des Poèmes antiques (Ducloux, 1852) est curieuse à comparer à
cette étude.
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 651
incontestablement moral. » Il le défend, comme d'une injure, de
l'accusation d'avoir « mené une vie errante et sauvage, » et con-
state avec empressement qu'il occupait « une position élevée et
honorée, » qu'il était accueilli « dans la haute société et y exerçait
une influence proportionnée à la profondeur de son talent. » Ce
qui surprendra moins, c'est qu'en louant les œuvres « de ce
créateur d'une nouvelle forme de satire, » il condamne « les fan-
taisies incroyables et les caprices fous » de ses imitateurs. En ter-
minant, il demande à M. Henri Heine de prendre la direction du
mouvement allemand, « pour ramener l'esprit enthousiaste de
mélancolie outrée aux beautés plus réelles d'une pensée sévère. »
Et comme il ajoute que « les jeunes écrivains font tous leurs
efforts maintenant pour se laisser guider par le cachet qui leur
est propre et se confient avec plus de foi à leurs tendances parti-
culières, » on pourrait peut-être déjà pressentir sous cette formule,
— si peu nette soit-elle, — la première expression d'une person-
nalité qui se cherche et le rêve d'une réaction contre les devan-
ciers.
Ce mépris pour la bohème de lettres se marque de nouveau
dans les opinions de Leconte de Liste sur Sheridan ; son mépris
aussi pour l'improvisation littéraire s'y affirme. Le brillant auteur
comique aurait pu être un réformateur; il ne l'a pas voulu. « Cet
écrivain indolent prodiguait avec trop de facilité les éclairs de
son esprit pour qu'il se souvînt de son génie. Les bizarreries artis-
tiques de sa vie privée rejaillissaient sur ses œuvres ; il composait
par saccades. » L'esprit aussi, qui « s'allie rarement au génie, » est
un obstacle que Sheridan ne sut pas franchir et qui l'empêcha
de fournir toute sa course. H ne faudrait pas croire cependant que
Leconte de Liste réclamât de l'écrivain une correction exagérée ;
il donne en passant, à propos de Gumberland, un coup de plume
à Casimir Delavigne, « le premier de nos poètes corrects, si toute-
fois il n'est pas le seul à l'être, » et qui semble avoir encore un
double tort aux yeux du jeune critique : d'être spirituel, — on
venait de jouer Don Juan d'Autriche, — et d'être académicien.
Pour conclure, Leconte de Liste se demande qui réveillera la
littérature anglaise endormie. Le sommeil lui semble profond,
tandis qu'en France, il salue « le génie régénérateur de Victor
Hugo. »
Le nom de Victor Hugo, prononcé avec sympathie, nous
amène à rechercher quelles étaient les idées de Leconte de Lisle
652 REVUE DES DEUX MONDES.
sur la poésie. Il les a formulées dans son étude sur Chénier. La
poésie, « inspiration créatrice et spontanée, sentiment inné du
grand et du vrai, » était morte « dans les dernières années du
xvn^ siècle. A l'énergie avait succédé la timidité académique ; à
la spontanéité, la réflexion; à Corneille, Racine! » La poésie
n'est pas ce qu'ont écrit Malherbe et Boileau. « Ces hommes »
sont oubliés! Corneille n'a pas eu d'héritier; Phèdre et Athalie
« ne révèlent qu'une prodigieuse puissance déforme, rien de plua. »
Quant à Voltaire, « il a passé inaperçu ou justement méprisé par
ceux qui conservaient religieusement les saintes traditions de la
véritable poésie. » Le xvni*^ siècle n'est intéressant qu'à son agonie,
et seulement pour sa double réaction politique et littéraire. Cor-
neille et André Chénier « se touchent, comme intelligences pri-
mitives, spontanées, originales. » Chénier aussi est un fils de
Ronsard, « le seul poète du xvi^ siècle, et qui a conquis la gloire
de n'avoir pas été compris par Boileau. » André Chénier est « le
Messie » et, sil avait eu le sentiment chrétien, il ne lui eût rien
manqué, pour atteindre la perfection du génie, qui s'est réalisée
dans Lamartine; aussi, malgré la grandeur de ses qualités
poétiques, n"a-t-il pu faire revivre que « la forme éteinte, l'ex-
pression oubliée... La facture de son vers, la coupe de sa phrase
pittoresque et énergique, ont fait de ses poèmes une œuvre nou-
velle et savante, d'une mélodie entièrement ignorée, d'un éclat
inattendu... » Lebrun-Pindare, Lefranc de Pompignan,Lamotte,
Marmontel et Dorât avaient « jeté la honte et la médiocrité sur
l'inspiration lyrique. Ces incapables et ces insensés » avaient pro-
fané la poésie. Chénier parut ! Le présent fut relié au passé et
se nouait à l'avenir. De son amour, de son enthousiasme et de
son énergie, Chénier a « créé Lamartine, Hugo et Barbier, le sen-
timent de la méditation ou de l'harmonie, l'ode, l'iambe. » Notre
littérature actuelle n'a « d'autre sève primitive que lui ; sans lui
nous ne posséderions pas aujourd'hui ce qui fait l'envie du monde
contemporain. »
J'ai tenu à conserver à ces opinions de la vingtième année leur
expression même, si imparfaite et si naïve soit-elle parfois; dans
ces bouillonnemens, ce sont des germes qui fermentent. Leconte
de Lisle, à cette heure, était « plein d'idées, » selon le mot de
Beaumarchais, et, s'il négligeait de plus en plus le droit, ses études
n'en étaient pour cela même que plus sérieuses et plus variées (1).
(1) Il annonce, dans un des numéros de La Vai'iété, une série d'articles sur le
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 653
Les deux nouvelles par lesquelles se complète la collaboration
de Leconte de Lisle à La Variété ont pour titre : Une peau de tigre
et Mon premier amour en prose. La première lui fut inspirée par
son passage au Gap ; la seconde est un souvenir de sa vie amou-
reuse à Bourbon. Elles n'offrent pas d'intérêt au point de vue de
l'étude que nous avons entreprise.
Au bout d'un an, avec le nom de Leconte de Lisle inscrit à
sa dernière page, mourut doucement la petite Revue littéraire
bretonne qui eut l'honneur de servir aux débuts du poète et qui
en a fixé le souvenir.
Le 11 mars 1841, l'étudiant inassidu était mandé de nouveau
devant la Faculté. On prononçait contre lui la perte condition-
nelle d'une inscription et il était marqué « sur la liste des étudians
qui seraient plus sévèrement interrogés à leur examen. » Le
22 juillet, il était encore mandé, et ne comparaissait pas; la perte
par défaut était prononcée et devenait définitive, le délinquant
ayant négligé de se pourvoir; le 23 juillet 1842, il est invité
encore à comparaître, frappé de perte conditionnelle et inscrit sur
la liste de sévérité. Dans l'intervalle, il avait pris quatre inscrip-
tions, les 15 avril, 15 juillet et 15 novembre 1841, et le 13 avril
1842. Ce fut sa dernière inscription, et la Faculté comprit qu'elle
n'avait plus à mander devant elle celui qui n'y voulait plus re-
venir. On se borna à prévenir sa famille qu'il n'avait pas pris
l'inscription de juillet, comme on l'avait avertie qu'il avait omis
de prendre celle de janvier.
Sa vie pendant cette année semble de plus en plus affranchie
des obligations imposées par son père. Quelques lettres de lui,
adressées à son oncle, nous en ont gardé le témoignage. Le 7 fé-
vrier 1841, il écrit :
« Votre lettre, mon cher oncle, m'a fait beaucoup de peine.
La promesse que j'avais faite à ma tante de ne plus me défaire
de mes vêtemens n'a pas été oubliée. Si vous avez été informé
que je persistais à vendre mes habits, on vous a fait un infâme
mensonge. Quant à mes mauvaises connaissances, mon cher
oncle, l'influence qu'elles exercent sur ma conduite se réduit à
me faire rester dans ma chambre toute la journée, si ce n'est pour
aller aux cours. Nous nous rassemblons, le soir, pour causer, et à
Théâtre français depuis son origine jusqu'à Corneille et Molière, et le Théâtre italien
depuis le XVI' siècle.
654 REVUE DES DEUX MONDES.
cela se réduit mon crime. Depuis quelque temps, je suis on ne
peut plus assidu à la Faculté. Si je suis appelé devant elle pour
quelques absences, je viens d'écrire au doyen pour lui expliquer
mes motifs et j'espf^re qu'il y aura égard. J'ai maintenant la ferme
volonté de terminer le plus tôt possible mes études de droit ; mais,
si je recevais encore de Bourbon d'aussi affreuses lettres que par
le passé, je ne sais trop ce que je ferais. Je suis bien avec papa
maintenant et j'ai une grâce à vous demander, c'est de ne pas
lui écrire contre moi. Fiez-vous encore à ma promesse de tra-
vail; je la tiendrai. J'aurai une éternelle reconnaissance, mon
cher oncle, des peines que je vous cause.
Votre dévoué neveu,
G. Leconte de Lisle. »
Dans d'autres lettres, ce sont des réclamations d'argent, à cet
oncle qui laisse son neveu « mourir de faim » et qui semble outre-
passer les mesures d'économie prescrites. La pénurie de Charles
va s'accroissant de plus en plus et les demandes se multiplient,
toujours plus pressantes. Leconte de Lisle en arrive à « manquer
de tout; » il ne sait même plus u comment se faire la barbe; »
il a dû recourir « à la bonne volonté d'un de ses amis pour se
procurer un peu de sirop, attendu qu'il a la fièvre et que la soif le
dévore et qu'il n'a pas un centime à sa disposition. » Ce sont, il le
sait bien, « demandes un peu honteuses, » mais la nécessité l'y
réduit.
Les parens de Bourbon, cependant, avaient repris un peu
d'espérance. On croit au prochain succès de la licence enfin con-
quise, et déjà on prie M. Louis Leconte de mettre en avant ses
amis pour obtenir une place de substitut ou procureur du roi, ou
de juge auditeur à Bourbon. Si Charles pouvait être nommé au
tribunal de Saint-Denis, ce serait le rêve accompli; car on vou-
drait bien le voir rentrer dans sa famille; « malgré ses forfaits,
sa pauvre mère n'a pas d'autre pensée ; ainsi est fait le cœur des
parens, » Pour arriver à ses fins, M. Leconte de l'Isle écrit à
un ancien camarade, M. Gesbert, avocat général à la cour royale
de Rouen (1), et le prie de prendre en main les intérêts de son fils ;
(1) « Simple élève de son père, écrit M. Leconte de l'Isle, il a dépassé son pro-
fesseur ; il s'est adonné à l'étude et est regardé comme capable parmi les élèves. »
Et il conclut, avec un retour sur lui-même : « Adieu, mon ami; plus heureux que
LA JEUNESSE DE LECONTE DE LISLE. 655
il donne pour caution du jeune étudiant la bonne opinion qu'en
a M. Louis Leconte, près de qui Gesbert peut se renseigner, mais,
craignant quelque mauvais renseignement de l'oncle, il lui écrit
aussi pour le prier d'oublier les torts de Ghaj-les. « La jeunesse
a besoin d'indulgence, et, à notre âge, il sera probablement plus
raisonnable, » dit-il. Hélas! la raison ne venait pas, du moins
celle qu'espéraient les parens de Charles. Un moment, pour expli-
quer l'abandon de ses études de droit, Leconte de Liste parla de
se faire inscrire étudiant en médecine; cette fantaisie dura peu;
en réalité, il avait renoncé à la magistrature et à toute autre car-
rière « bourgeoise. » Sa décision était prise d'être un homme de
lettres et rien que cela.
Pendant toute l'année 1842, Leconte de Lisle vécut sans re-
lations presque avec sa famille, ne recevant plus d'elle que des
subsides irréguliers, étudiant l'histoire et les langues, faisant
quelques courses en Bretagne, tout entier à ses idées d'avenir.
Ses parens le rappelaient en vain près d'eux ; il faisait la sourde
oreille. De cette année datent ses premières révoltes ouvertes
contre la « société, » qu'exaspéraient encore les remontrances de
son père, les duretés de son oncle, et l'imbécillité de quelques
« bourgeois » de Rennes.
Il projeta de dire à tous ces braves gens ennuyeux, — magis-
trats et professeurs, — ce qu'il pensait de leurs ridicules ; un de
ses camarades de l'école, fils d'un riche notaire pourtant, s'associa
à lui pour fonder un journal satirique. Le Scorpion. Le titre était
menaçant et le premier numéro justifiait le titre, paraît-il. Ce fut
du moins l'opinion des imprimeurs de la ville, à qui les deux fon-
dateurs, Paul Duclos et Charles Leconte de Lisle, s'adressèrent
vainement à tour de rôle. L'un d'eux, M. Ambroise Jausions,
avec lequel des pourparlers avaient été engagés, se déroba comme
les autres, dès qu'il eut pris connaissance des premiers manuscrits.
Les deux journalistes ne se tinrent pas pour battus; ils firent
sommation audit Jausions d'imprimer leur journal, offrant de
satisfaire, — Duclos le pouvait sans peine, — à toutes les exi-
gences et garanties pécuniaires. L'imprimeur, ayant persisté dans
son refus, fut cité à comparaître devant le tribunal civil de
moi, tu ne vis jamais l'étranger dans ses fêles, comme dit Chateaubriand. Moi,
depuis de longues années, je souffre de mon exil. La nostalgie est le mal le plus
pénible pour l'homme qui pense.
Et dulces semper reminiscitur Argos! »
6S6 REVUE DES DEUX MONDES.
Rennes, le 28 décembre 1842, pour être condamné à imprimer
Le Scorpion (1), à payer 1 300 francs à titre de dommages-intérêts
aux demandeurs, plus 20 francs par jour de retard. » La cause
fut renvoyée au lundi suivant pour l'audition de M® Caron, avocat
de Jausions. Ledit M*" Caron fut sévère. « L'esprit du journal,
dit-il, mérite la réprobation des gens de bien ; c'est ce qui expli-
que et justifie le refus de tous les imprimeurs de fournir leur
concours au journal projeté. Le prospectus déjà imprimé, et les
articles proposés à l'impression, ne laissent aucun doute sur le
caractère du Scorpion, où les personnages les plus recomman-
dables par leur position et les plus honorables par leur caractère
sont l'objet des attaques les plus vives. En imprimant de pareilles
œuvres, les imprimeurs seraient complices et bientôt le ministère
public serait obligé de les poursui\Te... Le tribunal ne peut les
contraindre à accepter une telle responsabilité. »
Tel fut aussi l'avis du procureur du Roi, M. Malherbe, et ses
conclusions furent celles de M^ Caron. Le 9 janvier 1843, le tribu-
nal donna gain de cause à l'imprimeur récalcitrant et débouta
Leconte de Liste et Duclos de leurs prétentions.
Ce fut la dernière manifestation littéraire de Leconte de Liste
à Rennes. A bout de ressources et las de cette vie de privations,
dans la pénurie d'une ville de province qui devenait hostile peu à
peu, il céda enfin au désir de ses parens et s'embarqua pour re-
tourner à Bourbon (2) ; il était resté près de six ans à Rennes.
Sans doute, quand le bateau quitta le port de Nantes, regarda-
t-il en arrière, non pour dire adieu à cette Bretagne qui était un
peu sa patrie pourtant, mais au revoir à cette France où il rêvait
de revenir pour ne la plus quitter et qu'il devait remplir à jamais
de son nom.
Louis TiERCELIN.
(1) M" Provins, leur avocat, se fondait sur l'article 7 de la charte de 1830, cpii
accordait aux Français « le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions. ■•
L'imprimerie étant un monopole, le refus des imprimeurs équivalait à une annula-
tion de cet article.
(2) 11 y arriva vers la fin du mois de septembre 1843. Une lettre de son frère
parle de l'heureuse métamorphose que les idées et le?, principes à& l'indigne et bien-
aimé Charles ont subie à Rennes, idées maintenant de haute philosophie et prin-
cipes in'épi'ochables.
QUESTIONS SCIENTIFIQUES
L'OSMOSE
Si, sans négliger les progrès de détail et les découvertes iso-
lées, on veut, — comme il convient ici, — s'attacher surtout aux
faits généraux et significatifs, et suivre le mouvement de la science
dans le mouvement de ses doctrines, on ne peut choisir un meil-
leur sujet d'étude que celui de l'Osmose. Il intéresse également
la Biologie et la Physique générale ; il touche aux fondemens
mêmes de l'un et de l'autre ordre de sciences et y joue un rôle
capital ; les développemens qu'il a pris des deux côtés sont à la
fois considérables et tout récens.
Les phénomènes d'osmose présentent chez les êtres vivans
une importance qu'il est utile avant toute autre chose de mettre
en relief; ils ont d'autre part, au point de vue physique, une si-
gnification qui doit être bien comprise. Ces deux points établis,
à grands traits, il sera permis de pénétrer plus avant dans le dé-
tail des connaissances acquises, dans ce domaine de la science,
par les physiologistes et les physiciens contemporains.
I
C'est au mois d'octobre 1826 que furent communiquées à l'Aca-
démie des sciences les premières recherches de H. Dutrochet sur
l'osmose, — ou plus exactement sur V endosmose et V exosmose. L'au-
teur de cette découverte s'était fait connaître déjà par des tra-
TOME CL. — 1898. 42
6S8 REVUE DES DEUX MONDES.
vaux pleins d'intérêt : c'était un esprit original qui s'était cultivé
lui-même, en dehors des écoles, par l'étude personnelle et l'obser-
vation directe de la nature. Sa carrière, qui s'acheva dans les hon-
neurs académiques, avait commencé en dehors des hiérarchies
scientifiques. Issu d'une famille ruinée par l'émigration, il avait
mené, pendant les campagnes de l'Empire, l'existence errante d'un
médecin des armées. Il s'était retiré de bonne heure, aux environs
de Tours, et il occupait les loisirs de sa retraite et l'activité de
son esprit à des recherches sur la physiologie des plantes et des
animaux. Il a eu, d'ailleurs, de cette science, à part quelques
idées aventureuses, une vue plus exacte et plus pénétrante que la
plupart de ses contemporains.
Dutrochet fut mis pour la première fois en présence d'un fait
d'osmose, au cours de l'examen qu'il pratiquait au microscope
d'une moisissure aquatique déjà étudiée par Needham : il vit
l'eau pénétrer à travers la membrane des capsules terminales,
les gonfler, en chasser le contenu, sans qu'il pût se rendre compte
de la force qui était entrée en jeu. Il retrouva le même phéno-
mène, quelques années plus tard, incidemment, en observant la
manière dont se fait l'évacuation du spermatophore de certains
mollusques ; et cette fois, il comprit le caractère nouveau de ce
mouvement. Il en détermina les conditions; il sut les reproduire.
Deux liquides miscibles l'un à l'autre, une membrane de na-
ture organique qui les sépare et qui puisse être mouillée par eux ;
voilà tout ce qu'il fallait pour la production de l'osmose. De telles
conditions sont précisément réalisées par la nature chez tous les
êtres vivans et dans toutes leurs parties. Le phénomène qui en
résulte est une manifestation dynamique, une création de force
infiniment remarquable. Un double courant s'établit à travers la
membrane, qui transporte chacun des liquides vers l'autre, avec
des vitesses différentes et, en fin de compte, les mélange. Il y a
donc, du seul fait de la mise en présence des deux liquides et de
la membrane, création de courant, c'est-à-dire impulsion^ et c'est
ce qu'exprime le terme ^ osmose^ emprunté au grec. La force
osmotique qui prend naissance dans des circonstances si simples
et, pour ainsi dire, à si peu de frais, peut atteindre une énergie
extrême. Nous verrons qu'en employant un artifice convenable
pour consolider la membrane, on peut avec une solution de sucre
et de l'eau distillée soulever une colonne de liquide à la hauteur
de plusieurs mètres. En somme, l'osmose se manifeste par trois
l'osmose. 659
effets : un effet dynamique, force ou pression osmotique, et des
effets de mélange et de changement de volume dus à la pénétra-
tion réciproque des deux liquides.
L'origine de cette force osmotique, Dutrochet ne put la péné-
trer ; l'état de la science à son époque ne le permettait pas. C'est
une tâche qui était réservée aux physiciens-chimistes de notre
temps. Du moins, s'il ne put résoudre le problème, il fut en état
d'écarter les solutions fausses ou incomplètes qu'en proposèrent
les savans les plus éminens parmi ses contemporains, le célèbre
mathématicien Poisson, le physicien allemand Magnus, et, en
France, M. Becquerel. Il ne se méprit pas davantage sur l'impor-
tance de sa découverte. « Je sais, écrivait-il en 1837, que, de prime
abord, je suis allé trop loin en considérant l'endosmose comme le
phénomène fondamental de la vie, comme son agent immédiat;
mais cette assertion, réduite à ce qu'elle a de vrai, tend encore
à conserver à ce phénomène physique un rôle important parmi
les causes auxquelles sont dus certains mouvemens vitaux. La
découverte de l'endosmose lie désormais la Physique à la Phy-
siologie. )>
Cette appréciation a été pleinement justifiée par la suite. Au-
jourd'hui, en effet, l'on fait jouer à l'osmose un rôle capital en
Physiologie générale. On comprendra l'importance que pren-
nent les forces osmotiques en biologie, si l'on veut bien consi-
dérer que les conditions du phénomène sont précisément réalisées
dans tous les organismes vivans et dans toutes leurs parties jus-
qu'aux plus petites, c'est-à-dire jusqu'aux élémens anatomiques,
jusqu'à la cellule. Partout on y rencontre des liquides capables de
se mélanger, séparés par des membranes qu'ils peuvent mouiller.
La force osmotique y constitue le rouage intime du mouvement
des liquides. Elle est l'instrument des échanges 7natériels entre le
milieu et l'être vivant, c'est-à-dire, en d'autres termes, de cette
manifestation universelle, la nutrition, qui, avec cette autre que
l'on nomme la reproduction, sert à définir et caractériser la vie.
Si l'on veut des exemples particuliers des applications de
l'osmose en biologie, on n'aura que l'embarras de les choisir dans
toutes ses branches, depuis la botanique jusqu'à la médecine pra-
tique. En physiologie végétale par exemple, le jeu de l'osmose
explique le phénomène de la turgescence des tissus, avec ses in-
nombrables conséquences. C'est la force osmotique qui préside,
selon les récens travaux de Godlewski,à l'absorption de l'eau par
660 REVUE DES DEUX MONDES,
les racines et à l'ascension de la sève. Les botanistes, à l'exemple
"de Sachs, avaient vainement tenté d'attribuer cette montée des
liquides nutritifs à l'action des forces capillaires ; mais celles-ci
sont manifestement insuffisantes lorsqu'il s'agit du transport des
liquides depuis le sol jusqu'à la cime des grands arbres. En thé-
rapeutique, on rend compte de la même manière de l'action pur-
gative des sels neutres diffusibles, tels que le sulfate de soude, qui
déterminent à travers la paroi de l'intestin un courant osmotique,
et un abondant afflux de l'eau du sang. Il n'est pas nécessaire
de multiplier davantage les exemples particuliers; ceux-ci suffi-
sent à justifier les paroles de Dutrochet : « L'endosmose est un
phénomène physique affecté par la nature aux corps organisés. »
Mais ce que l'auteur de la découverte de l'osmose n'avait
peut-être pas prévu, c'est que ce phénomène était appelé à prendre,
dans la physique générale, une place qui n'est pas moindre que
dans la biologie. Les débuts de ce développement inattendu de
la théorie osmotique ne remontent pas au delà d'une dizaine
d'années.
II
La question de l'osmose n'est pas, en effet, une question isolée
intéressant les chimistes et les physiciens, ni plus ni moins que
toute autre : c'est en quelque sorte un problème central, une co-
lonne de l'édifice. Elle est devenue comme le carrefour et le nœud
d'une science particulière. Celle-ci, la chimie physique ou physico-
chimie, s'est taillé son domaine, depuis vingt-cinq ans, sur les con-
fins des deux sciences autrefois distinctes qu'elle rattache et relie
entre elles. Il existe aujourd'hui, dans la plupart des Universités, à
côté des chaires de physique et de chimie, un enseignement spécial
de la physico-chimie. C'est le cas pour l'Université de Paris. Un
cours de chimie physique a été créé à la Faculté des sciences,
grâce à l'heureuse initiative d'un député de Paris, M. Denys
Cochin,qui n'a pas oublié au milieu de ses nouveaux devoirs ses
anciennes études de prédilection. La chimie physique s'est donc
constituée partout comme une branche particulière; elle a son
organisation propre, son programme d'études, ses laboratoires, et
ses publications périodiques. Elle a aussi ses représentans éminens,
parmi lesquels nous nous bornerons à citer M. Raoult, en France,
et M. J.-H. van t'Hofîen Hollande.
l'osmose. 661
M. J.-II. van t'Hôff s'était acquis déjà un juste renom par des
travaux de premier ordre dans le domaine des hautes spécula-
tions physiques, et entre autres œuvres, par la part qu'il avait prise
à la fondation de la stéréochimie. Il a proposé, en 1887, une tluJorie
de l'osmose qui, dans tous les pays, s'est imposée à Taltention
scientifique. La théorie de l'osmose de M. vant'Hoff rattache pré-
cisément cet ordre de phénomènes à la plupart de ceux qui forment
l'objet de la physico-chimie. Et d'abord, il existe une étroite dépen-
dance entre la question de l'osmose et une autre que M. Reychler
appelle « le problème de prédilection de la chimie moderne, »
Il s'agit de la vraie nature des solutions salines. Et, de fait, MM. Ber-
thelot, Mendeleef et d'autres savans chimistes, depuis Blagden jus-
qu'à M. Raoult, ont consacré les plus ingénieux efforts à résoudre
cette question : qu'est-ce, au fond, que la dissolution d'un solide
dans une liqueur?
Que le fait de l'osmose soit lié à celui de la dissolution des
substances dans les liquides, on le concevra immédiatement si
on l'envisage dans son cas le plus simple, lorsqu'il s'exerce entre
deux liquides aqueux. Un vase quelconque est divisé en deux
compartimens par une cloison membraneuse ; il y a d'un côté de
l'eau pure, de l'autre une solution de sel dans l'eau. Le courant
s'établit de l'eau pure vers la solution salée; l'eau pénètre dans le
compartiment où est le sel, en augmente le volume et en élève
le niveau. Il est clair que ces effets ont leur cause dans la diffé-
rence des deux liquides, c'est-à-dire dans la constitution de la
solution saline comparée à celle de l'eau.
r>ous avons dit que les chimistes les plus habiles avaient
essaye de pénétrer le mystère de cette constitution des solutions.
M. van tlloff s'en est formé une idée particulièrement simple.
Il admet que la substance dissoute existe dans l'eau à l'état de
gaz ou de vapeur.
Il ne faut pas se laisser étonner outre mesure par l'inattendu
dans cette proposition; un peu de réflexion fait concevoir facile-
ment la série d'idées qui y conduit. Quand on met un morceau de
sucre ou un grain de sel dans un verre d'eau, on constate, au bout
d'un certain temps, que toutes les parties du liquide sont salées ou
sucrées. La même chose a lieu si, au lieu d'un verre d'eau, on
en emploie une bouteille ou un tonneau; le liquide est encore salé
ou sucré dans toutes ses parties. C'est dire que le sel, par exemple,
qui n'occupait à l'état solide qu'un espace insignifiant, s'est
662 REVUE DES DEUX MONDES.
étendu, sest dilaté, pour se répartir uniformément dans tout le
volume de l'eau qui lui est offert. Si le goût devient impuissant
à déceler la substance dissoute ainsi raréfiée, des moyens plus
pénétrans, des réactifs chimiques plus délicats, réussiront à mon-
trer qu'elle existe en nature, avec ses propriétés caractéristiques,
dans toute l'étendue de la liqueur. Et lorsque ces procédés d'in-
vestigation, plus subtils, cessent eux-mêmes de répondre, on peut
accuser leur imperfection et supposer encore l'uniforme diffusion
du sel dans l'espace liquide.
Toutefois, cette diffusion de la substance dissoute a ses limites,
plus proches qu'on nïmagine: son extensibilité n'est point indé-
finie, ou du moins elle n'est pas indéfiniment compatible avec le
maintien de sa constitution et la conservation de ses propriétés.
La substance composée, le sel, se résout en ses constituans ; elle se
dissocie d'une certaine manière en ses composans. Cette dissocia-
tion offre un caractère particulier. Elle est précisément la même qui
se produirait sous l'influence du courant électrique ; les élémens
de la substance dissoute se séparent dans le même ordre de grou-
pement qu'aux deux pôles de la pile ; la décomposition s'opère en
groupes électrolytiques,en ions, comme l'on dit aujourd'hui. Mais
ce n'est pas encore le moment de parler de cette singularité qui
vient mêler l'électrolyse au problème de la constitution des solu-
tions et ajouter un nouvel ordre de phénomènes à tous ceux qui,
déjà, gravitent autour de l'osmose.
Réserve faite de cette dissociation possible de la substance
dissoute, le caractère du phénomène de dissolution c'est, d'après
les explications précédentes , de s'accompagner d'une diffu-
sion qui peut être indéfinie. Le corps, tout à l'heure solide,
subit un changement d'état, une extension presque illimitée. Ses
particules constitutives, ses molécules physiques, s'écartent de
plus en plus et, pour ainsi dire, sans terme. La limitation du
volume, — sa conservation à température constante, — c'est le
trait distinctif de l'état solide et de l'état liquide : les gaz au con-
traire sont caractérisés par l'illimitation du volume qui tend tou-
jours à s'accroître et n'a d'autres bornes que celles du récipient
qui les contient. C'est précisément là la condition de la substance
dissoute, et l'on commence à concevoir qu'il ait pu venir à l'es-
prit d'un physicien d'assimiler son état à l'état gazeux.
Cette analogie prendra un caractère plus frappant si nous
appliquons notre attention au mouvement même de dissolu-
l'osmose. 663
tion et de diffusion. Représentons-nous le grain de sel de tout
à l'heure successivement dissous dans un verre d'eau, dans une
carafe, dans un tonneau, dans des volumes d'eau de plus en
plus grands; faisons abstraction du temps qu'a exigé chacune de
ces opérations; ou plutôt accélérons, comme dans une sorte de
cinématographe, la succession de ces stades, et offrons ce défilé
rapide à notre méditation; nous aurons alors, dans l'acte même
de la dissolution, l'image de l'expansion d'un gaz.
Il n'en faut pas davantage pour concevoir l'hypothèse de
M. van t'Hoff. Selon le chimiste néerlandais, la substance dis-
soute se trouve réellement à l'état gazeux dans son dissolvant.
Celui-ci n'intervient en quelque sorte que comme un moyen de
permettre l'expansion du corps dissous ; il faut l'envisager, non
pas comme une substance mais comme un espace propre à l'ex-
tension de la matière soluble. Lorsque celle-ci est parvenue aux
limites du dissolvant, elle exerce contre les parois qui l'enferment
— et particulièrement contre la membrane osmotique, dans le cas
qui nous occupe — la même pression qu'un gaz ou qu'une vapeur
arrêtés dans leur expansibilité par les parois du récipient qui les
contient. Cette pression, c'est précisément, en valeur, la pression
osmotique. Le corps dissous devient un gaz qui a pour pression sa
pression osmotique, et un volume qui dépend du degré de concen-
tration. Dès lors, on comprend l'énoncé de la loi que M. van t'Hoff
a ainsi formulée : « La pression osmotique d'une solution a la
même valeur que la pression qu'exercerait la substance dissoute,
si, à la température de l'expérience, elle était gazeuse et occupait
un volume égal à celui de la solution. »
Arrivés à ce point, nous sortons enfin des conceptions théo-
riques et nous mettons le pied sur le terrain solide de l'expérimen-
tation. La loi précédente, en effet, permet de calculer la pression
osmotique pour chaque substance déterminée soluble dans Teau;
elle en fournit une valeur théorique, un nombre, un chiffre. C'est
le moment d'en juger le bien fondé. On confrontera cette valeur
avec celle que fournit la mesure directe. Ce sera la concordance
des chiffres ou leur discordance qui décideront.
La théorie de M. van t'Hoff est sortie victorieuse de cette pre-
mière épreuve. Elle a résisté à d'autres encore. Si le corps dissous
est assimilé à un gaz, il doit suivre les lois fondamentales qui ré-
gissent l'état gazeux, les lois de Mariette et de Regnault. Cette der-
nière exprime l'influence des variations de température sur le
664 REVUE DES DEUX MONDES.
volume et la pression de la masse gazeuse. Il faut qu'elle s'applique
également à la substance dissoute. La pression osmotique doit
donc varier proportionnellement au binôme de dilatation, c'est-à-
dire à la température absolue. Les valeurs théoriques, calculées
d'après ce principe, ont été confrontées aux valeurs expérimen-
tales mesurées par Pfeffer. L'accord a été remarquable. Par
exemple, entre une solution de sucre contenant un gramme de
sucre pour cent d'eau, et l'eau pure qui en est séparée par une
membrane, il se développe une pression osmotique qui varie avec
la température ; à 32 degrés, elle est de 544 millimètres de mer-
cure; à 44 degrés la théorie indique que cette pression doit être
de 510 millimètres : l'expérience a donné 512. Pour le tartrate de
soude à 13 degrés, le calcul donne 908 et l'expérience 907. Ces
concordances soutenues apportent évidemment une grande force
à la doctrine. Elles ne doivent pourtant pas nous aveugler sur
les défauts qu'elle présente et les corrections qu'elle exige. Mais
ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans une critique approfondie.
La mesure directe de la pression osmotique est, en raison de
quelques difficultés expérimentales, une opération extrêmement
délicate. Nous ne croyons pas qu'il y ait eu, en dehors de
MM.Pfeffer et Ponsot, plus de deux ou trois physiciens qui l'aient
réalisée. Aussi bien, n'est-il pas nécessaire d'opérer directement.
On arrive plus facilement en prenant un biais. On déduit la pres-
sion osmotique d'une solution de la mesure de la tension de la
vapeur qu'elle émet (mesure tonométrique) ou encore, et plus
habituellement, de la détermination du point de congélation de la
liqueur (mesure cryoscopique). On obtient ainsi, non point des
valeurs absolues, mais des valeurs relatives, et celles-ci suffisent
d'ailleurs aux comparaisons qui sont, en définitive, le but ordi-
naire des recherches scientifiques.
Il ne serait pas très difficile de faire comprendre à un lecteur
attentif le principe de la relation qui existe entre la pression os-
motique d'une part et ces autres propriétés physiques des solu-
tions, d'autre part, à savoir la température de congélation et la
force élastique de la vapeur. Nous nous contenterons pour le mo-
ment de signaler l'existence de ces relations et l'usage que les
physiciens en ont fait dans l'étude de l'osmose. Cette constatation
suffit au but que nous nous proposions. Elle achève de mettre
en évidence les multiples connexions de l'osmose, et sa liaison
avec les phénomènes physiques les plus divers. On vient de voir
l'osmose. 605
que la théorie osmptique touche à la constitution des solutions
salines, à la loi d'Avogadro, et à celles qui régissent les gaz, à
l'électrolyse, à la cryoscopie, à la tonométrie, c'est-à-dire à tous
les hauts problèmes de la physique générale. C'est l'honneur de
M. van t'IIofî d'avoir dévoilé la richesse de cette veine et d'avoir
donné, à cette humble observation initiale du passage de liquide
à travers la membrane cellulaire d'une moisissure un dévelop-
pement et une ampleur incomparables. L'événement a justifié les
paroles de Dutrochet voulant s'excuser de l'attention qu'il conti-
nuait de donner à un si humble objet : « Les grands spectacles
de l'univers sont ceux qui frappent le commun des hommes; le
philosophe aperçoit l'immense grandeur de la nature jusque dans
les choses les plus petites. »
111
L'appareil que l'on emploie depuis Dutrochet pour l'étude de
l'osmose est d'une extrême simplicité. C'est une petite fiole dont
le goulot est surmonté d'un tube de verre gradué et dont le fond
a été remplacé par une membrane taillée ordinairement dans un
morceau de vessie de porc. La solution salée ou sucrée que l'on
veut étudier est introduite dans cet osmomètre, et celui-ci est plongé
dans l'eau pure. On voit bientôt le niveau s'élever dans le tube
central. Cette dénivellation manifeste l'existence d'un courant qui
va de l'eau vers la solution saline : un courant inverse, plus faible
et moins rapide, entraîne le sel vers l'eau où l'on peut le déceler.
Le courant le plus énergique et le plus rapide était nommé e/if/oA-
mose, l'autre exosmose: mais ces noms, d'ailleurs impropres, sont
tombés en désuétude.
La dénivellation dans le tube osmoraétrique est donc la ma-
nifestation sensible, évidente de l'osmose. C'est elle qui en four-
nit la mesure. Le mouvement ascensionnel est, en efTet, plus ou
moins rapide suivant les circonstances: la rapidité ou la vitesse de
cette montée donne une première idée de l'énergie du phéno-
mène; on l'appelle vitesse osmotique ; on en détermine la valeur
par le nombre de divisions dont le niveau s'est élevé en un temps
donné. Par exemple, avec une solution d'une partie de sucre contre
quatre parties d'eau placée à l'intérieur de son osmomètre, Du-
trochet voyait le niveau s'élever de 19""", 5 dans le tube gradué, en
l'espace d'une heure et demie : avec une solution d'une partie de
666 REVUE DES DEUX MONDES.
sucre pour deux d'eau, il constatait dans le même temps une as-
cension de 34 divisions ; avec une troisième solution à parties
égales de sucre et d'eau, il constatait une montée de 53 divisions;
ces nombres 19,S, 34, 53, représentent les vitesses osmotiques
respectives dans ces trois expériences.
Un autre élément que déterminait encore Dutrochet, c'était
\n. force osmotique. Le mouvement ascensionnel se ralentit et finit
par s'arrêter; le niveau reste indéfiniment stationnaire : il y a
équilibre entre l'impulsion qui tend à faire pénétrer l'eau et le poids
du liquide soulevé qui résiste à la pénétration. La hauteur du
soulèvement mesure à ce moment \di force, la. pressio?i ou le pou-
voir, osmotiques. Par exemple, avec un sirop de sucre de densité
1,070 à l'intérieur et de l'eau pure à l'extérieur de la membrane,
Dutrochet vit le mouvement ascensionnel s'arrêter au bout de
36 heures ; la colonne d'eau soulevée équivalait à une colonne de
mercure de 617 millimètres de hauteur, et à ce moment la solu-
tion de l'osmomètre contenait exactement une partie de sucre pour
7 parties d'eau. La pression osmotique était donc représentée
par le nombre 0,617. — Un sirop plus c(mcentré, de densité 1,3,
produirait une endosmose capable de soulever une colonne du
poids énorme de 4 atmosphères et demie. La vitesse et la pression
osmotique vont en augmentant à mesure que l'on emploie des
solutions plus concentrées.
Il faut se hâter de dire que les déterminations ont été répétées
depuis le temps de ces premiers essais. Un botaniste très connu
au delà du Rhin, M. Pfeffer, les a reprises, en 1877, en perfection-
nant la construction de l'instrument et les procédés de mesure.
Dans ces célèbres expériences du savant allemand qui ont fourni
à la théorie de M. van t'Hoff les vérifications nécessaires, rien
d'essentiel n'était changé aux méthodes de Dutrochet. L'innova-
tion la plus importante a porté sur la membrane de l'osmomètre
qui était de provenance artificielle et non d'origine organisée, et
qui ne permettait de courant osmotique que dans une direction.
L'exosmose était nulle : l'endosmose subsistait seule.
Peu de faits nouveaux ont été ajoutés à l'étude expérimentale
exécutée par le savant français. Le progrès s'est accompli tout
entier dans les interprétations et dans les applications. Les con-
ditions de l'osmose avaient été parfaitement fixées dès le début.
Dutrochet avait dit que les liquides disposés de part et d'autre de la
membrane doivent être capables de se mélanger ; et qu'il n'y a
l'osmose. 667
pas d'osmose si l'on met par exemple en rapport de l'huile et
de l'eau. Depuis les travaux du savant anglais Graham, en 1862,
cette condition a été mieux précisée. On sait que l'un des liquides
au moins doit être diffunhle dans l'autre, et nous verrons tout à
l'heure la signification de cette propriété.
La direction du mouvement osmotique avait été fixée pour un
très grand nombre de liquides, solutions organiques d'albumine,
de gélatine, de gomme, de sucre, d'alcool, d'éther; solutions de
sels, d'alcalis, d'acides. Dans tous ces cas, sauf celui de l'alcool
et de l'éther, le courant osmotique va de l'eau à la substance
dissoute.
Dans le cas de l'alcool, le courant, au moins avec les membranes
organisées, marche inversement, de Talcool vers l'eau. Les solu-
tions d'acides présentent un phénomène tout à fait remarquable :
le courant osmotique subit une inversion suivant la température
et suivant la concentration. A une température déterminée il existe
un degré de concentration pour lequel il y a équilibre entre l'eau
extérieure et la solution acide: on n'observe pas de courant, pas de
déplacement de niveau de la colonne osmométrique : les impul-
sions sont égales des deux côtés de la membrane ; les deux liquides
qu'elle sépare sont isotoniques suivant l'expression que de Vries
a introduite dans la science.
C'est ce qui arrive, par exemple, à la température de 15*> pour
la solution d'acide tartrique de densité 1,1 dont 100 parties con-
tiennent 21 parties d'acide cristallisé. Si la liqueur est plus con-
centrée, plus riche en acide, l'osmose entraînera l'eau vers le
corps dissous, mais si la solution est moins riche, le mouvement
se fera en sens contraire et entraînera l'acide vers l'eau. Tandis
que dans le cas habituel on voit le courant osmotique, le cou-
rant prédominant, entraîner l'eau vers le corps dissous et mar-
cher du liquide le moins dense vers le plus dense, ici on voit
l'inverse.
Dutrochet détermina, avec non moins de perspicacité, la part
importante qui revient à la membraae. Il en employa un très
grand nombre ; des membranes animales, vessie de porc, peau de
grenouille, de torpille, d'anguille, des membranes végétales telles
que la gousse du baguenaudier ou les gaines du poireau, — des
membranes de caoutchouc, des cloisons de grès, de porcelaine dé-
gourdie, d'argile blanche ou terre de pipe, de calcaires. Il faut,
pour que l'osmose ait lieu, que la membrane soit mouillée par les
668 REVUE DES DEUX MONDES.
liquides ; qu'elle puisse être imbibée complètement par l'un d'eux ;
tout au moins, qu'elle l\ii soii perméable. C'est là une condition
nécessaire, mais encore n'est-elle pas suffisante, car la porcelaine
dégourdie, qui forme des cloisons poreuses, est impropre aux phé-
nomènes d'osmose, tandis qu'une matière voisine, l'argile cuite
(terre de pipe) y est parfaitement propre.
Une manière si différente de se comporter devant l'osmose,
chez des corps si analogues à tant d'égards, est bien capable de
fournir quelque lumière sur le phénomène qui les distingue.
Leur constitution chimique diffère peu : des deux parts c'est un
silicate d'alumine avec excès de silice dans le cas de la porce-
laine, avec excès d'alumine dans le cas de l'argile ; leur constitu-
tion physique les rapproche plus encore, l'une et l'autre sont po-
reuses, perméables à l'eau et aux solutions salines au point d'en
permettre la filtra tion.
Si l'on cherche un trait qui les distingue, on ne trouvera que
celui-ci : l'argile, ou plutôt l'alumine qui en est la base, fixe l'eau
et la retient combinée avec tant de force qu'elle n'en est privée que
par le feu le plus violent et le plus soutenu. Or, les membranes
organisées, propres elles aussi à l'osmose, se trouvent dans le même
cas. La remarque est de Dutrochet. L'eau a une grande affinité
pour les substances organisées qui, toutes, sont plus ou moins
hygrométriques. C'est leur caractère distinctif d'absorber de l'eau
qui les gonfle sans les dissoudre et, au résumé, d'en contenir une
très grande quantité pour une faible proportion de matériaux
propres. Cette eau n'est point déposée dans des espaces préexis-
tans, comme elle l'est dans les pores de la porcelaine dégourdie;
elle se distribue uniformément entre les particules de la matière
organisée.
La manière dont se fait cette distribution de l'eau dans la
matière organisée des membranes, échappe encore à l'observation
scientifique. Une théorie remarquable et assez conforme d'ailleurs
aux connaissances positives acquises jusqu'à ce jour en micro-
graphie, pour qu'on puisse dire qu'elle est une image provisoire et
hypothétique sans doute, mais fidèle néanmoins des faits réels,
vient combler la lacune. Nous voulons parler de la théoine micel-
laire qu'un savant éminent, Naegeli, a proposée il y a quelques
années.
D'après cette doctrine, la matière organisée est formée, non
pas comme les corps inorganiques de simples molécules phy-
l'osmose. 669
siques, — celles-ci résultant elles-mêmes de groupemens d'atomes
soumis aux forces chimiques, — mais d'associations de molé-
cules, d'édifices moléculaires ayant figure, que Naegcli a appelés
micelles. La micelle est, au-dessus de l'atome et de la molécule,
un troisième élément de constitution. Parmi les propriétés des
micelles qui se rapportent à notre sujet, il faut mentionner l'at-
traction qu'elles exercent sur elles-mêmes et l'attraction plus
grande qu'elles exercent sur l'eau. Dans les corps organisés, des-
séchés, les micelles sont rapprochées, serrées en ordre compact,
séparées les unes des autres par une couche d'eau mince et adhé-
rente à leur surface. Dans le corps organisé humide, soumis à
l'imbibition, les élémens micellaires avides d'eau l'ont attirée avec
plus de force qu'ils ne s'attirent eux-mêmes, de telle sorte qu'ils
ont été écartés pour lui faire place. C'est ainsi, par interposition
des molécules aqueuses entre les micelles organiques, que se pro-
duit le gontlement. Il faut ajouter que les micelles elles-mêmes
sont unies en chaînes ou filamens; ceux-ci, d'après toutes les
observations microscopiques, sont disposés en réseaux à mailles
plus ou moins larges dont les lacunes ou interstices logent une
partie de l'eau qui imbibe la matière : et enfin, cette matière
organisée est elle-même modelée en fibres, en cellules, et prend
la figure des divers élémens anatomiques.
Il résulte de ces explications que l'eau peut se trouver dans la
membrane osmotique organisée, à trois états qui diffèrent par le
degré de mobilité de ses molécules. Une partie existe autour de
chaque molécule de l'édifice miceJlaire; elle y est à l'état im-
mobile : c'est l'eau de constitution. Une seconde portion forme
comme une atmosphère autour de la micelle ; elle y constitue des
zones concentriques dont la plus voisine de la surface micellaire
est aussi la plus fortement fixée tandis que les couches plus éloi-
gnées sont de plus en plus lâches et mobiles : c'est Ceaii cV adhé-
sion. Enfin, entre ces micelles entourées de leur atmosphère
aqueuse, dans leurs interstices, Ceau de capillarité; celle-ci libre
et mobile.
La diff"usion à travers les membranes ne s'accomplit, selon les
termes mêmes de Pfeff"er, que par l'eau de capillarité et l'eau
d'adhésion. L'eau qui, dans l'osmomètre, chemine dans l'épais-
seur de la cloison obéit en partie à la capillarité ; mais une autre
partie, l'eau d'adhésion, est sujette à entrer en union passagère
avec les atmosphères aqueuses des micelles : c'est de l'eau asservie
670 REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne peut posséder à leur ordinaire degré les propriétés dissol-
vantes ou autres de l'eau libre.
Si elles ne sont pas la forme même de la réalité, ces images
offrent l'avantage de résumer et condenser les faits à la façon tout
au moins d'un procédé mnémonique. Elles font comprendre que
les physiciens ont eu raison de considérer l'osmose comme un
phénomène complexe résultant du concours de plusieurs causes
physiques et d'y réserver une petite part à la capillarité. Mais le
fait que l'osmose n'a pas lieu à travers les pores capillaires des
cloisons siliceuses montre bien le rôle secondaire des forces de
cette espèce. Poisson ne les faisait intervenir que pour amorcer le
phénomène et expliquer l'imbibition initiale de la cloison. Le
physicien allemand Magnus y ajoutait l'influence de la viscosité,
les solutions les plus visqueuses passant le moins vite à travers
les pores capillaires. Les faits repoussent cette explication. Une
solution de gomme arabique, deux fois plus visqueuse qu'une
solution sucrée, passe par osmose dans celle-ci.
En définitive, la membrane, dans le phénomène de l'osmose,
constitue comme un troisième liquide, interposé aux deux autres.
L'osmose devient un cas particulier de la diffusion. C'est une
diffusion gênée, modifiée par les propriétés d'une membrane.
Les liquides miscibles mis en contact, et superposés dans
l'ordre de leur densité, au lieu de rester en équilibre invariable,
se pénètrent et se répandent les uns dans les autres jusqu'à former
un milieu homogène. Ce mouvement de pénétration est la diffu-
sion. C'est une propriété universelle de la matière, du même
ordre que la conduction calorifique. Elle sopère avec des vitesses
très différentes selon les corps considérés. Graham et Marignac
ont déterminé ces vitesses de diffusion. On a vérifié que la vitesse
de diffusion augmente, quand la température s'accroît. Il est à
remarquer que Dutrochet avait précisément fait la même consta-
tation pour l'osmose. Pour une substance déterminée, la vitesse
de diffusion augmente avec la concentration de la solution; cela
est encore vrai de la vitesse osmotique. 11 y a des corps à diffu-
sion extrêmement faible et pratiquement nulle, comme lalbumine,
la gélatine, la gomme, l'amidon, la dextrine, la silice, l'alumine
gélatineuse. Ce sont les colloïdes de Graham; ils sont dépourvus
de la propriété de cristalliser. Les substances qui cristallisent,
les cjnstalloïdes, diffusent au contraire rapidement. Elles forment
des solutions, au sens strict du mot, solutions moléculaires,
l'osmose. 671
c'est-à-dire où les molécules sont isolées et également réparties
entre celles de l'eau. Les colloïdes, au contraire, selon Naegeli
et 0. Hertwig, forment des solutions micellaires ; leurs parti-
cules sont des molécules polymérisées, répandues entre les mo-
lécules d'eau. L'emploi des solutions colloïdales présente un
grand avantage pour l'étude des phénomènes de l'osmose; elle
supprime l'un des deux courans osmotiques, celui qui va de la
substance vers l'eau, c'est-à-dire Fexosmose. Il ne laisse plus
subsister que l'endosmose; et c'est là une simplification fort
appréciable.
L'osmose fut donc considérée, à la suite des travaux de Graham,
comme un cas particulier de la diffusion des liquides. Néanmoins
on avait soin de noter que le degré de diffusibilité n'est pas la
véritable condition qui règle l'activité de l'osmose. Cette diffusi-
bilité n'entre en jeu qu'aux limites de la membrane ; elle est en-
travée par la nécessité où sont les liquides d'en traverser l'épais-
seur, et, comme nous l'avons dit précédemment, de participer en
quelque sorte momentanément à sa constitution.
Cette condition fait bien ressortir l'importance propre de la
membrane et restreint l'influence de la diffusion. Dutrochet en
a fourni un exemple en plaçant de l'alcool dans un osmomètre
à membrane organisée et de l'eau en dehors. Il constatait un appel
énergique de l'eau vers l'alcool, c'est-à-dire du liquide le plus
dense, vers celui qui l'est le moins ; et ceci tient certainement à ce
que la membrane animale n'est pas perméable à l'alcool pur et
n'en admet point le passage. Au lieu d'une membrane organisée
on a appliqué à l'osmomètre une membrane de caoutchouc, et la
situation s'est trouvée renversée. Le caoutchouc est imperméable
à l'eau : il a au contraire en tant qu'il est une émulsion desséchée,
résineuse, de l'affinité pour l'alcool qui le ramollit sans le dis-
soudre. La membrane reçoit maintenant et transmet l'alcool à
l'exclusion plus ou moins complète de l'eau, et le courant osmo-
tique entraîne cette fois l'alcool vers l'eau.
On vient de voir que l'emploi de certaines substance, (col-
loïdes, alcool) ou de certaines membranes (caoutchouc) a pour
effet de supprimer l'un des deux courans osmotiques et de n'en
plus laisser subsister qu'un seul. Cet état de choses constitue, en
définitive, une simplification du phénomène. On l'a recherchée pour
la précision qu'elle permettrait de donner aux mesures. Lorsque
Pfeffer en 1877 remit sur le métier la question de l'osmose, il eut
672 REVUE DES DEUX MONDES.
recours précisément à une membrane de ce genre, qui n'était
perméable que pour l'un des liquides osmotiques, pour l'eau, mais
qui interdisait le passage à toute matière saline. Cette espèce de
cloison, qui supprime le courant exosmotique et qui n'admet de
libre circulation que pour l'eau, est ce que l'on appelle une cloison
semi-perméable. On l'obtient au moyen d'un procédé chimique
qui est l'application d'une remarque faite antérieurement par
Traube. Lorsque l'on fait tomber une goutte de ferrocyanure de
potassium dans une solution de sulfate de cuivre, il se forme à
la surface de la goutte une enveloppe membraneuse de ferrocyanure
de cuivre, de consistance gélatineuse, qui empêche désormais le
sulfate de cuivre de pénétrer à l'intérieur; mais celte membrane
peut donner accès à l'eau ; elle l'emprunte en effet à la solution
sulfatée et se gonfle. On ne peut pousser bien loin les recherches
avec une capsule de ce genre, parce que sa paroi est extrême-
ment délicate et facile à rompre. Mais on est parvenu à la ren-
forcer, en lui donnant pour support un vase de pile en terre po-
reuse. Telle est la partie essentielle de l'osmomètre de Pfeffer.
A ce vase est adapté un tube manométrique. On place à l'inté-
rieur une solution de sucre; au dehors se trouve l'eau pure. L'ap-
pareil fonctionne comme celui de Dutrochet. PfefTer l'a fait
servir d'ailleurs aux mêmes recherches, conduites seulement
avec une précision plus grande. Les nombres obtenus par l'au-
teur figurent maintenant dans les tables des constantes physiques
et servent de base à toutes les déterminations qui font inter\-e-
nir le phénomène osmotique. En particulier elles ont été em-
ployées aux vérifications de la théorie de van t'Hofî.
Tandis que les déterminations de Pfeffer et les spéculations
de van t'Hoff renouvelaient la question de l'osmose au point de
vue physique, un botaniste hollandais bien connu, de Vries,
l'abordait au point de vue de la physiologie végétale par un côté
tout différent. Son exemple et ses conseils déterminaient un de ses
compatriotes, M. Hamburger, à poursuivre dans le domaine de la
physiologie animale des études analogues. Et c'est ainsi que s'est
créé en biologie un mouvement scientifique dont nous aurons
bientôt à faire connaître le principe et les résultats.
A. Dastre.
CONFUCIUS
ET LA MORALE CHINOISE
Blancs, noirs ou jaunes, tous les peuples de la terre connaissent le
juste et l'injuste, mais ils ne s'en font pas tous la même idée. Il n'en
est point qui ne distinguent le bien du mal, les actions licites de celles
qui ne le sont point ; mais ce que les uns admirent ou excusent encourt
la réprobation des autres, et il est des vertus auxquelles ils n'atta-
chent pas tous le même prix. En matière de morale, de devoirs, de
délits ou de quasi-délits, chacun a ses opinions particulières et ce
qu'on pourrait appeler son échelle des A^aleurs.
Un Européen est arrivé depuis peu dans une ville chinoise ; en
traversant une place, il entend crier au voleur, et il remarque avec
étonnement que personne ne s'avise de prêter main-forte au volé, que
tout le monde s'empresse de déguerpir, de s'éclipser sans tourner la
tête. Il s'informe et on lui apprend qu'un vrai Chinois se soucie peu
de se brouiller avec les malfaiteurs, et moins encore d'avoir rien à dé-
mêler avec les tribunaux, que déposer en justice est une chose grave
et un cas périlleux, que les témoins sont traités comme des accusés,
qu'on les met sous les verrous, qu'on les rançonne, et que tel juge qui
connaît le cœur humain leur fera donner la bastonnade pour leur in-
culquer l'amour de la vérité pure, de la vérité nue. L'Européen s'é-
tonne et s'indigne; le Chinois ne s'indigne ni ne s'étonne. C'est une
coutume, un usage reçu; discute-t-on les usages? Ainsi va le monde;
mais il faut se faire des règles de conduite, et le sage fuit les juges et
les sergens comme le lièvre fuit le chasseur : « Durant toute ta \ie, dit
un proverbe chinois, garde-toi des cours de justice avec autant de soin
qu'après ta mort tu te garderas de l'enfer... Si jamais tu mets les pieds
dans un prétoire, neuf buffles ne réussiront pas à t'en retirer... Quand
TOME CL. — 1898. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES.
un homme a un procès, dix familles tombent dans la misère, et qui
gagne un chat est sûr de perdre une vache... Mieux vaut avoir affaire
aux serpens qu'aux juges et aux huissiers. » Ne vous fâchez pas,
laissez le monde comme U est; arrangez -vous seulement pour n'avoir
jamais de procès, et si vous avez l'humeur vive, la tête chaude, répétez-
vous cent fois le jour : Heureux les pacifiques !
Arrangez -vous aussi pour ne laisser que quelques flocons de votre
laine aux mains des gouverneurs rapaces et pillards; s'il faut mentir,
mentez : Us ont le droit de prendre, vous avez le droit de mentir. C'est
encore un usage reçu ; les choses se passent ainsi depuis trois mille
ans; cela prouve qu'elles ne peuvent se passer autrement, et qu'il n'y
a que les imbéciles qui se fâchent. Peut-être avant peu, par une béné-
diction du ciel, compterez-vous un fonctionnaire parmi les membres
de votre famille, et à votre tour vous aurez part à la graisse de la
terre. « Un Chinois, a-t-on dit, apprend-U qu'un de ses amis vient
d'être nommé à quelque place importante, dans l'administration des
douanes particulièrement, sa figure exprime un sentiment de \dsible
envie, et il a bientôt fait de calculer que la place en question peut
valoir jusqu'à 300 000 taëls. Il entend par là que son heureux ami, bon
an mal an, empochera cette somme, sans scandahser personne ni au-
dessus ni au-dessous de lui, pourvu quïl s'en tienne aux concussions
que l'usage tolère et qu'il ne crée aucune difficulté à son gouverne-
ment par sa négligence, sa dureté ou par des voleries extra-réglemen-
taires. Vivre et laisser vivre est la devise de la Chine, et sauf certains
cas exceptionnels, elle se trouve bien de lui demeurer fidèle. »
Mais si la morale chinoise est indulgente pour les gens en place,
pour les juges prévaricateurs, pour les mandarins concussionnaires,
il ne faut pas"" croire que ses miséricordes s'étendent à tous les genres
de méfaits; elle a ses sévérités, ses rigueurs. Elle autorise les domes-
tiques à prélever une dîme sur tous les fournisseurs, sur toutes
les fournitures; elle leur interdit toutes les infidéhtés, toutes les sous-
tractions frauduleuses, et le maître qui les traite convenablement
peut laisser ses clefs à ses armoires, il ne lui manquera jamais rien.
La morale cMnoise exige que les commerçans soient exacts et
probes en affaires, que, coûte que coûte. Us fassent honneur à leurs
engagemens, et d'habitude les négocians chinois n'ont qu'une pa-
role. EUe condamne les dissipations, les dérèglemens, eUe méprise
les paresseux, eUe réprouve les débauchés, et il est peu d'artisans
aussi laborieux, aussi sobres, aussi endurans que les ouvriers chinoi-s.
Mais avant toute chose eUe tient pour sacrés les devoirs de famUle, et
CONFUCILS ET LA MORALE CUINOISE. 675
elle couvre d'opprobre, elle flétrit à jamais, elle note d'infamie qui-
conque les néglige ou les trahit. « Dans la famille chinoise, le père
est maître absolu, a dit un missionnaire apostolique, auteur d'un
beau livre sur Pékin. Ses fils, même avancés en âge, lui doivent le
respect, l'obéissance et la vénération. Le parricide est un crime presque
inconnu ; la ville où il aurait été commis devrait avoir un angle de ses
murs rasés, puis reconstruit à pans coupés, pour perpétuer la mé-
moire d'un tel forfait (1). »
M. de Brandt est sûrement l'un des hommes qui connaissent le
mieux la Chine, oii il a fait un long séjour et représenté l'empire alle-
mand. Personne, si je ne me trompe, n'a jugé ce grand et étonnant
pays avec plus d'impartialité et de philosophie. M. de Brandt n'est pas
seulement un politique, c'est un penseur; lisez avec attention les
opuscules qu'il a consacrés au Céleste Empire, l'âme chinoise aura
pour vous moins de mystères (2). Elle a ceci de particulier que ses fai-
blesses et ses misères sont étroitement liées à ses qualités et à ses
vertus, que les unes et les autres dérivent de la même source, et il est
vrai de dire qu'en Chine, plus que partout ailleurs, les poisons sont des
remèdes et les remèdes des poisons.
Dans la seconde moitié du vi* siècle avant Jésus-Christ, dans le
temps où la Chine, soumise au régime féodal, était partagée en du-
chés héréditaires et où les empereurs ne possédaient que les vaines
prérogatives d'une suzeraineté souvent illusoire, un homme qui se
nommait Kung-Kiu, qu'on nomma plus tard Kung-fu-tsé, et que les
jésuites ont appelé Confucius, fit beaucoup parler de lui. Ses biographes
assurent qu'il ne fut jamais jeune, qu'il eut toujours l'air d'un petit
^àeilla^d, et nous les en croyons sans peine. Très attaché à ses habi-
tudes, son costume, son régime, ses procédés, ses manières cérémo-
nieuses témoignaient de l'extrême importance qu'il mettait aux petites
choses, aux détails, et d'une attention soutenue à ne jamais s'écarter
des règles qu'il s'était prescrites. Il avait parfois l'humeur enjouée, une
douce ironie, et dans certaines circonstances, il prouva qu'il savait
rire; le plus souvent, il était morose, bourru, revêche, grondeur. Il se
sentait né avec le génie de la remontrance, de la réprimande, et il se
croyait tenu de reprendre, de redresser son prochain ; se piquant de tout
savoir, il faisait sentir onctueusement aux autres la supériorité de sou
(1) Péking, histoire et descriptim, par Alph. Favier, Péking, 1896.
(2) Sitlenbilder aus China; Mudchen und frauen, 1895. — Die Zukunft Oslasiens,
1895. — Drei Jahre oslasjalischer Polilik, 1894-1897. — Aus dem Lande des Zopfes.
1898. — Die chinesische Philosophie und der Slaats-Con/ucianis7nus. 1898,
676 REVUE DES DEUX MONDES.
esprit. Il admirait, il louait les morts ; il méprisait les vivans et ne
manquait jamais une occasion de leur dire des vérités désagréables.
C'était, si l'on veut, un missionnaire, mais c'était surtout un professeur
de morale, qui enseignait ses sagesses aux princes et aux peuples.
Ses ennemis ont dit beaucoup de mal de lui, ils l'ont indignement
calomnié. On raconte qu'un chef de brigands, nommé Kih, auquel il
prêchait la vertu, lui repartit : « Tu bavardes sans cesse, tu débites des
sentences ; à tout propos et hors de propos, tu invoques tes vieux
sages, tes lèvres ne sont jamais en repos, ta langue se démène comme
une baguette de tambour. Tu raisonnes sur le juste et l'injuste, tu
décides, tu tranches, et tu es cause qu'à ton exemple, les lettrés né-
gligent leurs occupations habituelles et se mêlent de choses qui ne les
regardent point. Tu parles continuellement de piété filiale, de frater-
nité, et tu flagornes les riches, les puissans de ce monde. Ton vête-
ment bizarre, ta ceinture étroitement serrée, tes discours artificieux
et ta conduite hypocrite en imposent aux princes; dans le fond, tu ne
recherches que les honneurs et les richesses. Pourquoi tout le monde
me traite-t-il de brigand? Kiu est un plus grand brigand que Kih. »
Le brigand Kih déraisonnait. A la vérité, Confucius ne dédaignait
point les honneurs; il aspirait à devenir le conseiller très consulté et
très écouté des puissans de la terre; c'est une faiblesse commune à
tous les professeurs de morale, ils s'érigent volontiers en censeurs pu-
blics, en directeurs de consciences. Mais Confucius ne courtisait ni ne
flattait les têtes couronnées; il leur parlait de leurs devoirs plus que
de leurs droits ; il enseignait à ses royales ouailles que les peuples
n'ont pas été créés pour les princes, mais les princes pour les peuples,
que le bonheur de leurs sujets devait être leur principal souci, que qui
veut régner doit savoir commander à ses passions, que qui veut élever
les autres doit travailler d'abord à sa propre éducation, que la maîtrise
de soi-même est le plus beau de tous les gouvernemens. Il ramenait
tout à la morale ; il avait peu de goût pour les dogmes, pour les sub-
tilités de la théologie, pour les spéculations mystiques. Ce moraliste
très uUntaire ne faisait état que des sciences qui peuvent ser\ir à
quelque chose; il mettait l'art de bien penser au service de l'art de
bien vivre, et, ne s'occupant guère que des choses d'ici-bas, il laissait
aux curieux, aux oisifs le soin de savoir ce qui se passe dans le ciel. Il
était et ne voulait être qu'un professeur de vertu, et, par une destinée
vraiment extraordinaire, ce professeur de vertu a exercé sur un im-
mense empire une influence si décisive que le caractère national des
Chinois et leurs institutions portent et porteront à jamais sa marque.
CONFUCIUS ET LA MORALE ClILNOISE. 677
La Chine est la seule nation de la terre qui ait eu pour instituteur
un petit Aieillard morose, de sens très rassis, grand débiteur de sen-
tences, goûtant peu les théogonies, les contes de fées et les légendes
et n'opérant jamais de miracles. Comme l'a remarqué un Anglais, les
livres classiques de l'école confucienne font un contraste frappant
avec la littérature des Indous, des Grecs, des Romains et des Juifs :
« On y chercherait vainement une description immorale, une expres-
tion choquante, une phrase qui ne pût être lue à haute voix dans le
lercle d'une famille anglaise. Tout Chinois qui aspire à servir l'État
doit prouver au préalable dans des examens publics qu'il est savant
en morale. L'empereur est responsable envers le ciel de tous ses
actes; c'est un principe officiellement reconnu que le bonheur du.
peuple doit passer avant le bonheur de ses gouvernans, que les
hommes capables et vertueux sont seuls dignes de gouverner les
autres, que le gouvernement doit être fondé sur la vertu (1).» C'est
ce que disait à sa façon Maximilien Robespierre, qui, sans le savoir,
était allé à l'éjole de Kung fu tsé ou de Kung Kiu.
Il ne faut rien exagérer : la Chine a connu d'autres maîtres que
Confucius. Elle a eu ses métaphysiciens, ses mystiques, qui prêchaient
le mépris des choses d'ici-bas, le détachement, la retraite, le repos et
le silence. Ils lui enseignèrent que les réahtés sont de vaines appa-
rences, l'ombre d'un songe, que rien n'existe que ce qui n'est pas.:
« J'ai rêvé un jour, moi, Chwang-Chau, que j'étais un papillon, qui
voltigeait de fleur en fleur et prenait plaisir à ses ébats. Je m'éveillai
et redevins moi-même. Que faut-il croire ? Chwang-Chau a-t-il rêvé
qu'il était un papillon ou ne suis-je qu'un papillon qui rêve qu'il est
Chwang-Chau? Je ne saurais le dire. » Ces rêveries n'ont qu'une im-
portance littéraire; ce sont des jeux d'esprit, dont le Chinois peut
s'amuser dans ses heures de loisir, mais qui n'influent en rien sur sa
conduite et sur sa vie. Il croit fermement aux réalités de ce monde;
vous ne lui persuaderez jamais qu'il n'est qu'un papillon qui rêve ! Il
se défie des raisonnemens abstrus, la raison spéculative et critique
l'intéresse peu, il n'a souci que de la raison pratique.
Cependant il est des jours où la sagesse de Confucius lui paraît un
peu maigre, un peu grise, et s'il a du goût pour les sentences, il a un
penchant marqué pour les superstitions qui troublent ou embellissent
la vie. Il croit à des puissances occultes, avec lesquelles il faut se mettre
en règle ; il estime que le Feng-Shui ou l'art de se faire obéir dea
{{) Chinese characterislics, by Arthur H. Smith.
678 REVUE DES DEUX MONDES.
yents et des eaux n'est pas une science méprisable, et quoiqu'il tienne
beaucoup à son argent, il graissera la patte aux astrologues, aux tireurs
d'boroscopes, aux géomanciens, aux devins, pour qu'ils lui fassent part
de leurs secrets. Il lui importe de savoir quels jours sont favorables
pour célébrer une fête, un mariage, ou pour commencer une bâtisse,
si l'on peut percer une fenêtre de plus dens une maison, exhausser une
cheminée, couper un arbre, combler une mare sans se brouiller avec
des êtres qu'on ne voit pas et qui ont l'humeur très susceptible. Ce qui
lui importe surtout, c'est de bien choisir les lieux de sépulture. La
chose est de conséquence, et il consultera le géomancien : il y a des
endroits funestes où les morts sont tourmentés par les puissances des
ténèbres, et quand les morts ne sont pas contens, les affaires des
vivans s'en ressentent.
S'il est des questions embarrassantes que les géomanciens, les astro-
logues peuvent seuls résoudre, c'est en Bouddha et dans ses prêtres
que le Chinois met sa confiance pour tout ce qui concerne la vie d'outre-
tombe, dont Confucius lui défendait de s'occuper, et qui de temps à
autre lui inspire de vagues inquiétudes. Il s'est laissé dire que les
prières, les litanies, les vœux, les pèlerinages peuvent avoir leur uti-
lité, qu'en se livrant à certaines pratiques de dévotion, il se tirera à
meilleur compte des épreuves qui l'attendent dans le royaume des
ombres. Longtemps la sagesse confucienne fut en guerre ouverte avec
le bouddhisme, dont les tendances ascétiques et la discipline mo-
nacale lui semblaient mettre en danger ces vertus familiales et
domestiques qui font prospérer les États. Mais la Chine est le pays des
accommodemens, des transactions ;onafaitla paix. Les lettrés d'aujour-
d'hui ont pour Bouddha une indulgence mêlée d'un secret mépris ; et
l'homme du peuple, prudent comme un Chinois, estime qu'arrive qui
plante, il est bon de prendre ses précautions et de ^dvre en de bons
termes avec tous les dieux et tous les prêtres. Un Japonais disait un
jour à M. de Brandt: « Nous naissons shintoïstes, nous vivons comme
des confuciens et nous mourons comme des bouddhistes... » Selon
M. de Brandt, il n'en va pas de même du Chinois : U naît confucien,
c'est-à-dire que dès sa naissance il a Confucius dans le sang, qu'une
doctrine morale, sans dogmes et sans légendes, sur laquelle s'est
greffé le culte des ancêtres et des héros, est sarehgion naturelle; mais
il faut toujours se réserver le bénéfice d'inventaire, et il n'a garde de
s'interdire les superstitions utiles ou, si étranges qu'elles lui paraissent,
les pratiques qui peuvent assurer son bonheur dans ce monde-ci et
dans l'autre.
CONFUCIUS ET LA MOUALK CHINOISE. 679
Il n'en est pas moins vrai que quelques concessions que le confu-
cianisme ait faites aux dieux étrangers et aux préjugés populaires,
il est resté le maître de la place, qu'il a toujours été reconnu pour la
seule doctrine orthodoxe, pour la religion de l'État. Tout candi-
dat aux fonctions publiques est tenu de prouver qu'il s'est nourri
des livres et des préceptes de Confucius et de ses disciples, qu'il les
sait par cœur, que le sage des sages a donné à son intelligence et à
son âme la forme qu'elle gardera toujours, qu'il n'oubliera jamais
qu'un fonctionnaire chinois est, comme le maître des maîtres, un pro-
fesseur de v-ertu. « Le confucianisme, dit M. de Brandt, est l'âme de la
civilisation chinoise, et on ne saurait méconnaître les services (.ssen-
tiels qu'il lui a rendus. De siècle en siècle, il a travaillé à la conserva-
tion de la famille et de l'État. C'est grâce à son influence que des fléaux
qui ont désolé l'Europe ont été épargnés à la Chine, qu'elle n'a connu
ni le fanatisme, ni l'inquisition, ni l'anarchie. Le Céleste Empire est le
seul pays où une philosophie soit devenue le bien commun de tout
un peuple et, durant des milliers d'années, l'ait aidé à régler ses
mœurs et sa vie. »
Ce petit \deLllard morose qui est venu à bout d'une si grande entre-
prise, et dont on a dit qu'U parlait en sage plus qu'en prophète et qu'Q
fut le seul des instituteurs de ce monde qui ne se soit point fait suivre
par des femmes, n'a rien inventé ni enseigné rien de nouveau, rien
qui lui fût personnel, et c'est sans doute à l'impersonnalité de sa doc-
trine qu'il a dû ses prodigieux succès : il était le plus Chinois de tous
les Chinois, et la Chine s'est reconnue en lui. Il a été l'homme des tra-
ditions perdues; il a imposé au respect des rois et des peuples de
vieilles sagesses enfouies dans des livres oubliés ou néghgés, qu'il a
tirés de l'ombre où ils moisissaient. Il a remis en honneur le régime
patriarcal des premiers temps, qu'il ne jugeait point incompatible avec
une civiUsation raffinée. Il pensait que la famille, au sens antique du
mot, est la pierre angulaire sur laquelle repose toute société destinée à
vivre, tout empire qui veut durer; que rindi\idu n'est rien, qu'il n'ac-
quiert des droits qu'en sa qualité de membre d'une communauté do-
mestique, dont les intérêts se confondent avec les siens. Cette com-
munauté se compose de vivans et de morts, et, pour qu'elle prospère,
il faut que les vivans s'entr'aident et que les morts soient honorés, que
leur souvenir se perpétue à jamais. Malheur à qui les négUge 1 Ces ou-
vriers invisibles ne travaillent que lorsqu'on leur rend un culte; ils ne
font rien pour les oublieux et les ingrats.
La famille chinoise, comme l'a dit un Chinois, est une sorte de so-
680 REVUE DES DEUX MONDES.
ciété civile en participation, dont les biens sont d'habitude possédés en
commun, et dont tous les membres, solidaires les uns des autres, sont
tenus de se prêter assistance : « L'autorité appartient au plus âgé, qui
rempKt les fonctions d'un chef de gouvernement ; tout le monde fait
ses apports, les ressources sont rassemblées dans une même caisse,
et des statuts définissent les droits et les devoirs de chacun. » Que des
dissensions intestines rendent un partage nécessaire, la famiïle est at-
teinte dans son crédit et c'en est fait de son bonheur comme de sa gloire.
Ce qui fait prospérer une maison, ce ne sont pas les actions d'éclat, les
brillantes aventures, les vertus romantiques ; c'est l'union, la disci-
pline, le travail, l'économie, la tempérance:» Travaillez beaucoup,
disait Confucius, consommez peu. Apportez une grande attention aux
petites choses; rien n'a plus d'importance que ce qui semble insigni-
fiant; c'est pourquoi l'homme de bien veille toujours sur lui-même
quand il est seul. Que vos plaisirs et vos déplaisirs soient toujours
mesurés ! Vous arriverez ainsi à l'harmonie du cœur, et, quand l'har-
monie est parfaite, l'ordre règne sur la terre comme dans le ciel, et
tout pousse, et la sève monte, et tout vient à bien. »
La piété fihale est la vertu de laquelle découlent toutes les autres,
et il n'y a de sacré dans ce monde que l'autorité paternelle. A le bien
prendre, les vertus civiles et sociales ne sont que des vertus domes-
tiques. Le père est un souverain entouré de ses sujets, le souverain est
un père entouré de ses enfans. Il a droit à leurs respects et à leurs
hommages; mais qu'il n'exige pas d'eux une obéissance servile et si-
lencieuse : tout Chinois a le droit de remontrance. « Dans les temps
anciens, disait encore le maître, quand un empereur n'avait pas de bons
principes, il avait sept ministres qui l'avertissaient, et il ne risquait
pas de perdre la couronne. Quand un lettré avait un ami qui se faisait
un devoir de le gronder, il conservait sa bonne renommée, et quand
les pères avaient des fils qui leur donnaient de sages avis, ils ne s'en-
gageaient point dans de mauvais chemins. »
L'empereur est un père de famille, qui est tenu de faire passer avant
le sien le bonheur de ses enfans, d'avoir pour eux toutes les attentions
qu'ont les abeilles pour leur couvain, et de prêter l'oreOle aux repré-
sentations, aux conseils des sages. Passant leur vie à causer avec les
morts, à les interroger, il leur appai tient d'éclairer la conscience de
leur souverain, de lui remettre en mémoire les antiques traditions, de
lui rappeler sans cesse que le secret du bonheur est de respecter
les vieQles choses et le bourdonnement confus des vieilles paroles.
«'C'est une grande erreur, dit M. de Brandi, que de qualifier d'auto-
CONFUCIUS ET LA MORALE CHINOISE. 681
cratique le système de gouvernement de la Chine. L'empereur et ses
conseillers ont tant à compter avec les vieux principes pliilosophiques,
avec les coutumes et la science des précédens qu'ils sont tenus de
plus court qu'un souverain d'Europe pris dans les mailles d'une
constitution. » Comme la puissance paternelle, l'absolutisme d'un em-
pereur chinois est limité par le droit de remontrance et de censure
des vivans et des morts, et les morts sont quelquefois des censeurs
plus importuns, plus tyranniques que les vivans.
La Chine est moins un peuple qu'une immense famille, que le fils
du Ciel, patriarche des patriarches, est censé gouverner. L'Empire
fleuri se divise en provinces grandes comme des royaumes, où pous-
sent toutes sortes de fleurs; elles ont tous les climats, on y parle une
foule de dialectes, et elle ne sont unies les unes aux autres que par
des nœuds très lâches. Mais l'unité morale y tient lieu d'unité poli-
tique : on y trouve partout les mêmes mœurs, les mêmes cérémonies,
les mêmes rites, la même façon de sentir et toutes les observances qui
se rattachent à l'organisation patriarcale de la famille. Les jours, les
années, les siècles coulent, et la Chine ne change pas : Confucius avait
le génie des fondations soUdes et résistantes, le génie de l'immuable.
Mais, si les vertus domestiques sont pour ime nation un élixir de
longue vie, elles ont aussi leurs incouvéniens, leurs tares, et souvent
les biens et les maux se compensent. « Plus répandu et plus intense
en Chine que dans tout autre pays, l'esprit de famiUe y produit par
son excès de fâcheux résultats. L'étroite liaison d'intérêts établie
entre tous les membres d'une famiUe, qui est un véritable clan,
substitue à la dignité personnelle, à l'indépendance de rindi\idu la
tyrannie d'une collecti\'ité irresponsable, dont les exigences perver-
tissent le sens moral du Chinois. Comment pourrait-il avoir l'amour
du bien public quand la coutume, le devoir, les bienséances l'obligent
à faire passer avant toute autre considération les intérêts de la maison
où U est né, de tous les siens, de toute sa parenté? » Ajoutons que
l'homme qui met sa gloire à travailler pour une communauté se permet
souvent de faire pour elle des choses ilhcites qu'il ne ferait pas pour
lui-même, que l'être collectif, dont il est l'humble et dévoué serviteur,
l'autorise à prendre avec la morale des hbertés qu'il rougirait de
prendre dans son intérêt privé. La fraude, le mensonge, le vol n'ont
plus rien de honteux lorsque celui qui vole et qui ment s'acquitte d'un
devoir domestique. Notre petit moi a des pudeurs, notre grand moi
n'en a point.
Comment se fait-il que la Chine ait tant de griefs contre ses man-
682 REVUE DES DEUX MONDES.
darins, que la bureaucratie qui l'administre lui pèse sur les épaules,
sur les bras et sur le cœur? Dans un pays dont la population s'élève
à près de trois cent millions d'âmes, le nombre des fonctionnaires
civils, salariés par l'État, ne dépasse guère le chiffre de neuf mille :
c'est bien peu de chose, ce n'est rien. Mais chacun de ces fonction-
naires a des obligations énormes à remplir, et le revenu légal de son
bénéfice ne suffit point pour en acquitter les charges. Il a dû le plus
souvent acheter son emploi, et la société en commandite, qui lui a
avancé les fonds nécessaires, entend rentrer dans ses frais. Malgré ses
protestations, qu'on refuse d'écouter, ses bureaux sont peuplés de
surnuméraires, de postulans, d'inutiles; on ne serait pas content de
lui s'il ne trouvait moyen de les occuper et de leur procurer quelques
bonnes aubaines. Ce n'est pas tout : ce fonctionnaire a une famille, qui
a fêté sa nomination comme le plus heureux et le plus glorieux des évé-
nemens ; elle le tient pour sa vache à lait, et il se couvrirait d'opprobre
s"il trahissait ses espérances, et, comme lui, chacun de ses surnumé-
raires a non seulement un père et des frères, mais des parens du qua-
trième, du douzième degré, pour lesquels il est tenu de faire quelque
chose; c'est une dette d'honneur : ainsi l'a décidé Confucius. « Cette
obligation morale de pourvoir ses parens même les plus éloignés, dit
encore M. de Brandt, est une des grandes plaies sociales de la Chine
et le plus grand obstacle à la prospérité de toutes les entreprises in-
dustrielles. La famille qui réclame sa part et mendie sans vergogne a
bientôt fait de les mettre en failUte. » Les vertus domestiques coûtent
très cher à la Chine, et la piété patriarcale est à la fois sa gloire et son
fléau.
Les sociétés les plus voisines de la perfection, à laquelle on n'atteint
jamais, sont celles qui réussissent à établir un système de balance et
d'éqmlibre stable entre les prérogatives des gouvernans et les droits
des gouvernés, sans sacrifier ni le bien de tous aux intérêts particuliers,
ni lesmtérêts particuliers à la raison d'État. En Chine, la balance est
en faveur du bonheur domestique ; si exorbitans que soient les pou-
voirs qu'il confère à ses agens, l'État est tenu en échec par la Ugue
des intérêts privés, et, dans les momens de détresse, lorsqu'il fait appel
à l'esprit public, il ne trouve devant lui que des familles, et l'esprit
public fait défaut.
Il ne faut pas croire que la doctrine de Confucius se soit imposée
sans efforts et sans luttes; elle a soulevé de vives oppositions, elle a
essuyé des défaites, elle a souffert des écHpses. Certains empereurs
chinois, qui avaient le génie de l'administration et de la guerre, no
CONFUCIUS ET LA MOllALE CHINOISE. 683
pouvaient pardonner au petit vieillard morose d'avoir limité leurs
droits et leur autorité, ils entendaient avoir la main libre, s'affranchir
de la tyrannie des bons principes ; ils les tenaient pour de faux prin-
cipes et les professeurs de vertu pour des inlrigans et des brouillons.
Ce fut un homme extraordinaire que ce Tsin Shi Wangti, qui dans les
dernières années du second siècle avant notre ère, fonda la dynastie
des Tsin. Il avait trouvé une Chine féodale, partagée en royaumes; il
en fit un empire unitaire et osa prendre le nom de Hoang-ti ou de roi
des rois.
Il construisit partout des forteresses et des routes militaires; il
s'entoura d'une armée de 600 000 hommes, qui lui servit à affermir au
dedans sa puissance et à tenir en respect les innombrables cavaliers
tartares qui menaçaient ses frontières. Il fut un des plus grands sou-
verains de la Chine, mais il se fit une détestable réputation parmi les
lettrés. Les professeurs de vertu lui étaient antipathiques; dès son
avènement au trône, il avait pris en déplaisance ces censeurs incom-
modes et leurs museaux de furet; il s'était promis de les remettre à
leur place, de les renvoyer à leurs études et à leurs pinceaux : ils
étaient nés pour écrire l'histoire, non pour en faire.
Un chroniqueur chinois a raconté qu'au retour d'une expédition
victorieuse dans le sud, ce despote génial donna dans son palais une
fête à la quelle furent priés les soixante-dix grands lettrés ou professeurs
de l'Académie impériale. L'un d'eux se permit de lui déclarer sans
ambages que ses confrères et lui-même n'étaient pas contens de leur
empereur, qu'U en prenait trop à son aise avec les coutumes établies,
avec les maximes et les décisions des sages, avec les lois qui régissent
les familles bien ordonnées, qu'il ne faisait rien pour les siens, qu'après
avoir réduit sous son obéissance tout le territoire compris entre les
quatre mers, il n'avait rien donné ni à ses fils ni à ses jeunes frères
ni aux professeurs qui lui prodiguaient leurs conseils, qu'il les laissait
vi\Te en hommes privés, sans les gratifier d'aucun apanage : « Tu n'as
d'autre loi que ta fantaisie. Un souverain qui méprise les\ieux usages
et les leçons de l'antiquité ne saurait prospérer longtemps. »
L'empereur ne sonna mot. Il fit un signe de tête à son premier
ministre Li-tsé, qui, prenant la parole, dit en substance : « Il est
permis à chacun de gouverner à sa guise, en s'accommodant aux temps
nouveaux; mais c'est une vérité qu'un sot professeur ne comprendra
jamais. Il y eut jadis des princes qui rassemblaient autour d'eux des
lettrés et se faisaient un devoir de les consulter sur toutes choses. Tu
as fondé un empire qui de génération en génération durera plus de
6^4 REVUE DES DEUX MONDES.
trois niille ans ; il t'est permis de changer de méthode et de ne prendre
conseil que de toi-même. Que chacun fasse son métier! Que les lettrés
s'occupent de littérature I Mais ils ont la fureur de se mêler de ce qui
ne les regarde pas. Ils exaltent le passé, ils méprisent le présent;
infatués de leur courte sagesse, front contre front, nez contre nez,
ils conversent mystérieusement, médisent de tout le moade, critiquent
tes lois et tes ordonnances. Dans ton palais, ils parlent bas; descendus
dans la rue, ils criaillent, ils clabaudent. Si tu veux bien m'en croire,
tu leur donneras sur les doigts. Ordonne que tous les ^ieux bouquins
dont ils font si grand cas et si grand étalage soient détruits, hormis ceux
qui concernent lagriculture et la médecine. Que quiconque possède un
exemplaire de leurs livres sacrés, du Shiking, du Shuking, ou du livre
des Cent Écoles, soit tenu de les remettre aux autorités des districts,
qui les feront jeter au feu! Ordonne aussi que tous les pédans qui se
permettront de raisonner sur le Shiking et le Shuking soient hvrés à
l'exécuteur des hautes œuvres et que leurs corps soient exposés sur la
place du marché ; que ceux qui louent le passé aux dépens du présent
soient mis à mort avec toute leur parenté ; que ceux qui avant trente
jours n'auront pas brûlé leur bibliothèque soient marqués du fer
Touge et condamnés à travailler quatre ans à la grande muraille. »
L'empereur trouva que son ministre était un homme de bon con-
seil. Il déclara la guerre aux anciens sages et à tous ceux qui se per-
mettaient de les louer; il fit brûler beaucoup de livres, et les lettrés
l'accusent d'avoir fait tomber quatorze cent mille têtes; mais, en tout
pays, les lettrés exagèrent toujours. La dynastie des Han vengea Con-
fucius de la sanglante injure que lui avaient faite les Tsin; ce fut alors
que sa doctrine devint une religion d'État; on lui éleva des temples,
on lui offrit des sacrifices. La dynastie mandchoue lui conféra eu 1657
& titre de Sage parfait; en glorifiant l'homme en qui s'était incarnée
îa vieille sagesse chinoise, eUe pensait se gagner le cœur des Célestes
et les réconciher avec la domination étrangère. Les professeurs de
▼ertu ont eu le dernier mot, ils gouvernent encore la Chine, qui se
défie avec raison de leurs mains crochues, de leurs ongles trop longs,
de leurs manches trop larges, de leur suffisance hautaine, de leurs
glapissemens aigres, de leurs finesses de renard et de leurs appétits
iévorans.
G. Valbert.
REVUE DRAMATIQUE
Théâtre du Vaudeville. — Le Calice, pièce en trois actes,
par M. Fernand Vandérem.
Une femme sait que son mari la trompe. Elle l'aime. Que va-t-elle
faire? La question a été maintes fois portée de la \ie au théâtre. Cette
situation de la femme trompée et encore aimante a inspiré une foule
de drames et de comédies, elle en inspirera uns foule d'autres, à moins
que les maris ne deviennent subitement fidèles ou que subitement
l'amour ne cesse de s'égarer sur les têtes les plus indignes. Elle fait le
sujet du Calice, la pièce que vient de donner M. Fernand Vandérem et
qui est pour le jeune auteur un brillant début au théâtre. M. Vandérem
s'était fait naguère une jolie réputation de « spirituel chroniqueur; >>
U en eut vite compris la vanité. Curieux des spectacles de la \ie, mêlé
au monde, observateur, fureteur, il devait trouver dans le roman une
forme mieux en accord avec ses ambitions littéraires. Les trois romans
qu'il a donnés jusqu'aujourd'hui sont d'un écrivain laborieux, con-
sciencieux, probe. Il s'y est fait, sans recherche de l'originalité à tout
prix, une manière qui lui appartient. C'est une manière triste. M. Van-
dérem a beaucoup de bon sens, il a un jugement droit, il a la vision
nette du réel. D'un coup d'oeil qui perce à la façon d'une vrille, il pé-
nètre jusqu'à la réalité positive et laide qui se cache sous le prestige
des formes élégantes, sous le mirage des théories et des mots. Au-
dessus de cette réalité il ne voit rien et il ne croit pas qu'il y ait rien à
voir. Appliqué à déjouer les mensonges conventionnels de la société et
de la morale, tout ce qui fait mine de s'élever au-dessus d'un certain
niveau, pris à ras de terre, lui semble mensonge et convention. Qu'il
y ait des raisons d'admirer l'humanité ou de la plaindre, ce n'est pas
son affaire de le savoir. Il n'y a dans ses livres ni émotion, ni ten-
dresse, ni poésie; sa manière est directe et précise, nette et nue, avec
quelque chose de sec et de dur. C'est avec la même clairvoyance et la
même franchise, en homme qui ne veut ni être dupe, ni duper son
686 REVDE DES DEUX MONDES.
monde, que M. Vandérem a abordé le problème sentimental dont
l'étude sert de tbème au Calice.
Car il est assez facile de voir comment s'est formé dans l'esprit de
M. Vandérem le dessein de sa comédie. Dans ses romans il était parti
de l'observation concrète ; pour le Calice, il est parti d'une idée ; l'un
et l'autre procédé est d'aUleurs également légitime. Pendant longtemps
la morale du théâtre avait admis que la femme trompée aie droit de se
venger. Elle peut se venger en trompant à son tour; et ce n'est assuré-
ment pas très noble. Elle peut encore se venger en perdant sa rivale ; et
ce n'est pas très généreux. A ce point de vue tout humain s'est peu à
peu substitué un point de vue plus chrétien. La théorie du pardon est
déjà exposée avec abondance et avec force dans le théâtre d'Alexandre
Dumas ; seulement le christianisme de Dumas n'inspirait pas confiance ;
il fallait que la pitié à la russe vînt à passer par là. Pendant les dix
années où la rehgion de la souffrance humaine a été la rehgion à la
mode, le roman et le théâtre ont pardonné avec frénésie. Mais voici
que des doutes nous viennent. L'amour pardonne-t-il? Qu'un vieux
mari, qui est pour une femme trop jeune moins un mari qu'un père
indulgent, pardonne une faute causée par la disproportion des âges,
cela n'est pas impossible; que des époux vieillis, chez qui l'amour a
été remplacé par une longue habitude d'afïection, se pardonnent une
faute ancienne, cela encore est admissible; mais entre deux êtres
jeunes pour qui l'amour a sa signification complète, il ne saurait y
avoir de pardon. Ce qu'on décore de cette appellation spécieuse, ce
n'est que le besoin des sens qui triomphe des révoltes de la fierté, c'est
le désir issu du fond obscur de notre être, et qui survit au mépris.
Voyons donc les choses comme elles sont ; a^ipelons-les par leur nom.
C'est ce qu'a fait l'auteur du Calice. Ici encore M. Vandérem a été servi
par le sens aigu qu'il a du réel ; il a pris pour point de départ une idée
juste ; il reste à voir par quels moyens il l'a traduite au théâtre.
Il y a huit ans que Simone est mariée à Jacques Danthoise. Il y a
huit ans que Jacques trompe Simone. Au reste, il ne prend guère soin
de cacher ses infidéhtés. Le père de Simone, M. Lemassier, sa tante,
M""' Gallardon, sa sœur, Solange, ses amies, divers messieurs désireux
de profiter de la situation, et enfin tout le monde est renseigné sur la
conduite de Jacques. Simone est-elle seule à l'ignorer, ainsi que le
donne à croire son attitude calme de femme heureuse? Un mot, un
soupir, un sanglot nous font comprendre, à la fm du premier acte, que
Simone sait tout. — Pourtant elle accepte d'héberger sous son toit,
pendant la saison des bains de mer, une certaine M""* Lajiano, aventu-
REVCE DRAMATIQUE. 687
rière issue de pays exotiques et vagues, et qui est la maîtresse actuelle
de Jacques. C'est que Simone a beau faire; déçue, humiliée, meur-
trie, elle ne parvient pas à se déprendre de l'amour qu'elle a quand
même pour son mari. Elle ne se fait aucune Olusion sur la qualité de
cet amour. Elle a pleine conscience de sa lâcheté, et elle en rougit à
ses propres yeux. C'est pourquoi elle veut garder pour elle seule ce
secret dont elle a honte. Elle ne veut avoir à rougir ni devant les autres,
ni surtout devant Jacques. Si quelque jour Jacques devaitpénétrer son
secret, elle n'aurait plus qu'à mourir. — Ce jour arrive. Jacques a sur-
pris une conversation où Simone fait à la bonne M"* Gallardon l'aveu
de son intime misère. Donc Simone met à exécution la promesse
qu'elle s'est faite à elle-même : elle se tue.
Tout cela est clairement expliqué; le cas est posé nettement et la
solution qu'on nous fait prévoir de longue main, ne cause pas de sur-
prise. Le sujet ne dévie pas : le dialogue ne s'égare pas. Les person-
nages de M. Vandérem parlent d'ailleurs une langue châtiée et sobre,
sans recherche excessive d'esprit, sans brutaUté inutile. C'est le ton de
la meilleure comédie. Comment se fait-il donc que la pièce ait été
accueOhe avec une sorte de froideur et paru languissante? J'essaierai
d'en indiquer les raisons, parce que cette première tentative fait grand
honneur à jV[. Vandérem, et parce qu'il est à souhaiter qu'en restant
fidèle au genre de comédie où il \àent de s'essayer, il y rencontre un
plein et franc succès. Il y a dans le Calice des défauts qui sautent aux
yeux et sur lesquels il n'est donc pas nécessaire d'insister. Presque
tout s'y passe en conversations ; et l'on sait assez que le théâtre n'a pas
pour objet d'exposer des idées, mais de les montrer, de les revêtir d'une
forme sensible, de les mettre en action. Lorsque, à la fin du second acte,
M. Lemassier reproche à Jacques que M""" Lajiano est sa maîtresse,
Simone s'écrie : « Ce n'est pas vrai! » Ce mot jailli de la situation, et
qui résume une altitude, est un effet de théâtre. Il y a dans la pièce de
M. Vandérem trop peu de ces effets-là. Les personnages sont trop peu
étudiés ; ils nous sont présentés par quelques indications sommaires ;
ils n'ont pas de physionomie indi\aduelle ; ils n'ont tous l'air que de
comparses. Je sais bien qu'ils ne sont en effet que des comparses
évoluant autour de Simone : tout l'intérêt est concentré sur Simone
elle seule ; tout le drame se passe dans son cœur ; les autres person-
nages n'ont donc pas de valeur par eux-mêmes, et ne servent qu'à
nous renseigner sur l'énigme de ce cœur fermé. Mais justement l'erreur
de M. Vandérem est d'avoir cru que le « cas « de Simone, si curieux
qu'n puisse être, fût de nature à porter tout l'effort d'une comédie, et
0S8 REVUE DES DEUX MONDES.
que le personnage de Simone, tout voisin qu'il puisse être de la réalité,
fût un personnage de théâtre.
Lui non plus, ce personnage n'est pas vivant. Quelque soin que
l'auteur ait mis à le dessiner, il n'a pas su faire saillir les traits par
lesquels s'accuse l'individualité, il n'a pas su mettre au portrait ces
touches qui font qu'un être imaginaire prend corps devant nos yeux.
L'idée que Simone personnifie ne s'incarne pas en elle : pure création
de l'esprit, le type ne sort pas des régions de l'abstrait pour entrer dans
le monde des êtres de chair et de sang. Ce sont ici les insuffisances de
l'exécution; je ne sais d'aUleurs si un dramatiste plus expérimenté eût
réussi, \h où M. Vandérem a échoué. Car c'est la conception même du
personnage qui est en contradiction avec les exigences de la scène. Les
êtres armés pour la vie du théâtre, comme aussi bien pour la vie
réelle, ce sont les êtres de volonté. Rappelez-vous les héroïnes de
Dumas et demandez-vous pourquoi, alors même que nous n'approu-
vons pas leur conduite, nous nous y intéressons si vivement; c'est
qu'elles ne s'abandonnent pas, c'est qu'elles luttent, c'est qu'elles
défendent avec une âpreté passionnée, avec une énergie sans défail-
lances, ce qu'elles considèrent comme leur bonheur ou tout au moins
comme leur raison de vivre. Chez Simone la perspicacité de l'intelli-
gence a tué la faculté de l'action. Elle a, dans la clarté de l'évidence,
aperçu l'égoïsme foncier et incurable de Jacques. Celui-ci est, dans
toute la force et tout l'odieux du terme, un homme de plaisir. Il est
de ceux qu'aucune femme ne peut retenir. Inconstant, inconsistant,
inconscient plutôt que méchant, il s'est égaré dans le mariage, et ne
pouvait s'y enfermer. Aucuns liens n'ont de prise sur cette nature
insaisissable et fuyante. A quoi bon tenter une lutte inutile ? A défaut
de cette forme de la lutte, il y en a une autre qui pouvait avoir une
valeur dramatique. C'est la lutte que Simone, à une certaine époque
de sa vie, a soutenue contre elle-même. Car, sans doute elle avait
commencé par croire en son mari. Brusque ou lente, la désillusion
est venue. Simone a souffert. Entre sa dignité d'honnête femme et son
amour de femme passionnée, un combat a eu lieu. C'est ce combat qui
eût pu faire le sujet d'un drame psychologique. C'est à cette période
de la vie sentimentale de Simone qu'il eût fallu nous faire assister.
Mais maintenant U s'est fait dans l'âme de la jeune femme une sorte
de paix douloureuse. Elle se résigne, ou elle subit. Elle attend les évé-
nemens. Elle est à la merci d'un hasard. C'est un hasard, en effet,
celui d'une conversation surprise, qui amène le dénouement. Le
hasard, dans la vie, dénoue beaucoup de situations. Ou plutôt, il
REVUE DRAMATIQUE. 689
semble que ce soit le hasard. En fait, et aux yeux d'un observateur
pénétrant, les situations ont le dénouement que comporte leur logique.
C'est cette logique, celle du caractère et des sentimens, que le théâtre
doit mettre en lumière.
Ce qu'il faut encore au théâtre ce sont des partis nettement pris, et
des situations nettement établies. La situation de Simone est équi-
voque, et il ne pouvait en être autrement. Afin de jouer cette comédie
de l'ignorance, par laquelle elle sauvegarde aux yeux du monde un
semblant de fierté, la jeune femme s'est prêtée à de singuliers arran-
gemens et à tout un luxe de compromis. Nous la voyons au second
acte, entre deux maîtresses de son mari, celle d'hier et celle d'aujour-
d'hui, souriant à l'une et à l'autre. EUe abrite sous son propre toit les
amours coupables de Jacques, en vue de leur plus grande commodité.
Kst-ce bien de la résignation? Suffit-il de parler de patience ? A dire le
vrai, Simone joue ici un rôle de complaisante. Notre sympathie pour
elle diminue d'autant. Certes, nous compatissons à toute infortune, et
la souffrance de Simone est réelle. Seulement il y a des souffrances
d'inégale valeur, et il y a des nuances dans la pitié. Au théâtre, nous
prenons parti, sans hésitation, pour la femme honnête et chaste que
trompe son mari. Mais voici une femme tout énamourée et conjugale-
ment ardente. Elle accepte les hontes répétées du partage afin de con-
tinuer à jouir de son mari. Un moment vient où, la lie du calice lui
montant aux lèvres, elle trouve que cette jouissance sera désormais
trop mêlée d'amertume. Elle préfère mourir. Eh bien donc, qu'elle
meure!
Ces raisons peuvent expliquer l'accueil indécis qui a été fait au
Calice. Encore vaut-il mieux, pour un écrivain qui a devant lui un
long avenir, avoir écrit cette pièce plutôt que telle autre de celles où
court le public d'aujourd'hui, uniquement soucieux qu'on l'amuse.
M. Vandérem a dédaigné les faciles moyens de succès. Il a montré
qu'une pièce de théâtre est pour lui autre chose qu'une petite drôlerie.
C'est un effort qui lui sera compté. Il est dans la vraie voie.
M°* Réjane joue avec intelligence et souplesse le rôle de Simone
qui est à peu près le contraire de ceux qu'on lui confectionne ordinai-
rement. M. Guitry a dans le rôle de Jacques cette lourdeur et cette
fantaisie épaisse où de bons juges s'accordent à reconnaître le der-
nier mot de l'élégance de maintenant. M. Nertann est excellent.
René Doumic.
TOUE CL, — 1898. 41
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 novembre.
L'événement le plus considérable de la quinzaine est l'accord com-
mercial entre la France et l'ItaUe. Les négociations datent déjà de long-
temps, mais elles avaient été tenues très secrètes, de sorte que, ni d'un
côté, ni de l'autre, on ne s'attendait au dénouement qui s'est produit
comme un coup de théâtre. Surprise qui n'a eu, d'ailleurs, rien de
désagréable. Si l'on en juge par la lecture des journaux, tant italiens
que français, la satisfaction a été xive, et elle s'est exprimée avec
beaucoup de spontanéité. Toutefois, il faut se défier des premiers mou-
vemens, surtout lorsqu'ils sont ou qu'ils paraissent unanimes. La cri-
tique a inévitablement son tour : eUe trouve partout quelque chose i
reprendre. Un arrangement commercial, même le meilleur, y prête
inévitablement par quelque endroit, et ne peut se justifier que par
l'expérience. Quoi qu'û en soit, la première impression a été bonne, à
Rome et à Paris, et cela vaut la peine d'être constaté. Avant même
qu'on ait eu le temps d'étudier de près l'arrangement, on s'est montré
heureux qu'il ait été conclu, et on en a espéré entre la France et
ritahe une détente qui, du domaine économique, pourrait passer à
un autre. Cela permet de croire qu'il y a eu plus de malentendus entre
elles que de dissentimens véritables. A vrai dire, nous n'en avons
jamais douté. Nous ignorons si le pas qui \dent d'être fait sera suivi
par d'autres; mais, pour que lui-même ait été possible, il a fallu que la
situation réciproque de la France et de l'ItaUe se fût déjà modifiée pro-
fondément depuis dix ans. 11 y a dix ans, M. Crispi gouvernait l'Italie :
M. Crispi, croyons-nous, vit encore, mais il n'est déjà plus qu'un sou-
venir.
Toutes ses prévisions ayant été trompées, tous ses calculs ayant
été déjoués, on ne peut pas le regarder comme un grand prophète :
cependant il n'avait pas tort de croire que les rapports commerciaux
de deux pays ne sont pas indifférens à leurs rapports généraux. C'est
l'influence du corps sur l'âme; elle est quelquefois déterminante.
REVUE. CIIRONIQDE. 691
M. Crispi a voulu la guerre. La Triple Alliance ne pouvait pas, à ses
yeux, avoir d'autre utilité pour l'Italie que de la faire participer, avec
quelques chances de succès et de profit, à de grandes entreprises mili-
taires. Si elle ne lui servait pas à cela, elle ne lui servait à rien; elle
était une déception et une duperie. Peut-être ne se trompait-il qu'à
demi. En tout cas, il s'est conduit en homme logique, et il a fait ce
qui dépendait de lui pour préparer les esprits à une guerre plus
grave, en commençant par une guerre de tarifs. C'est à lui que re\'ient
la responsabilité d'avoir dénoncé, dès 1886, le traité de commerce qui
existait entre nous depuis 1881.
Toutefois, il n'a pas présenté immédiatement cette dénonciation
comme une rupture. Bien que la situation de l'Europe commençât dès
lors à devenir inquiétante, elle ne l'était pas encore assez pour l'amener
à prendre tout de suite un parti extrême : il voulait commencer par
se Ubérer vis-à-vis de nous, puis attendre et voir venir. La dénoncia-
tion du traité n'avait, à l'en croire, aucune intention agressive, même
en matière commerciale : elle signifiait seulement que, fait en 1881,
ce traité avait besoin d'être modifié et remanié. L'Italie demanda
en conséquence qu'il fût prorogé et restât en vigueur jusqu'au
1" mars 1888. Les négociations ont commencé aussitôt. Elles ont eu
d'abord un caractère officieux. MM. Luzzatti et Ellena sont venus à Paris
en quelque sorte pour tâter le terrain. Nous ne pouvons pas invoquer
le témoignage du second, car il est mort depuis; mais M. Luzzatti,
dont les sentimens personnels, — c'est une justice à lui rendre, —
ont toujours été favorables à une entente, n'avait évidemment pas
reçu à cette époque des instructions aussi concluantes que celles dont
il était porteur ces derniers jours. Cependant, M. Crispi hésitait
encore à rompre. A la négociation officieuse succéda une négocia-
tion officielle qui eut lieu à Rome. Pendant ce temps, la situation
politique évoluait en France et en Allemagne de manière à entretenir
au dehors les craintes de nos amis et les espérances des autres. Le
boulangisme faisait chez nous des progrès alarmans : nous étions
dans la période des conflits de frontière avec l'Allemagne. M. Crispi
arrêta ses résolutions, et, à la fin de février 1888, il nous notifia
l'échec définitif des négociations. Il fallut se résigner à la guerre des
tarifs. Elle a commencé le l^-'mars 1888, et aura duré par conséquent
dix ans et neuf mois.
L'ItaUe en a souffert plus que nous, parce qu'elle n'était pas dans
une situation générale aussi bonne que la nôtre, ni aussi propre à
lui fournir facilement des compensations; toutefois, nous en avons
692 REVUE DES DEUX MONDES.
souffert pour notre large part. A prendre les chiffres de notre com-
merce réciproque, on voit que, si la diminution de nos affaires n'a pas
été égale de part et d'autre, il s'en est fallu de peu. En 1887, l'impor-
tation des produits italiens en France était de 307 709 000 francs; l'an-
née suivante, 1888, elle n'a plus été que de 181163 000 francs;
l'année dernière, 1897, elle est descendue à 131 738 000. La diminu-
tion a donc été immédiate, et elle a toujours été en s'accentuant. Du
côté français, le mal n'a pas été beaucoup moindre. Nos exportations
dans la péninsule, qui se chiffraient en 1887 par 326 188000 francs, sont
descendues en 1897 à 160 833 000. Si on veut établir une proportion,
on constate que l'importation des produits italiens en France a dimi-
nué de 57 p. 100, et que l'exportation des produits français en Italie a
diminué de 50 p. 100. Tel est le bilan final d'une guerre de dix ans : de
part et d'autre, il y avait intérêt à y mettre fin.
On n"a daUleurs pas tardé à s'apercevoir, à Rome, de la faute
commise. Les événemens européens sur lesquels M. Crispi avait
compté ne s'étant pas produits, il restait une grande perturbation
économique, sans aucune compensation. L'Italie avait majoré contre
nous son tarif général; nous avions majoré le nôtre contre elle; au
bout de moins de deux ans de ce régime, elle a commencé la pre-
mière à désarmer. Dès le l*"" janvier 1890, elle a supprimé ses ma-
jorations. Nous aurions pu suivre aussitôt son exemple; peut-être
même l'aurions-nous dû; cependant, nous ne l'avons pas fait. Nous
étions alors en pleine voie de transformation douanière. Le Par-
lement se livrait à une étude et à une refonte complète de nos tarifs.
C'est l'œuvre de M. Méline, approuvée par les uns, désapprouvée par
les autres, et dont ce n'est pas le moment d'apprécier la valeur. On
sait que le nouveau tarif est devenu la loi du H janvier 1892. Nous
avons, à partir de cette date, applique notre tarif maximum à l'Italie.
Ce n'était pas encore la paix; ce n'était pas non plus tout à fait la
guerre. La forteresse douanière subsistait des deux côtés, mais on
avait supprimé les œuvres d'art complémentaires qui en aggravaient
l'aspect rébarbatif et aussi la force prohibitive. En somme la France
et l'Italie se traitaient réciproquement comme se traitent les nations
qui n'ont pas entre elles d'arrangement spécial. Cela ressemble un
peu à la paix armée. Il faut reconnaître une fois de plus que, dans cette
seconde période, qui s'est écoulée depuis 1892 jusqu'à aujourd'hui,
c'est encore l'Italie qui a continué de prendre les initiatives concluantes.
M. Crispi est définitivement tombé, etU a été remplacé par des hommes
animés d'un autre esprit que le sien. M. le marquis di Rudini d'abord,
REVUE. CHRONIQUE. 693
M. le général Pelloux ensuite, sans rien modiûer à la situation inter-
nationale de leur pays, ont imprimé à sa politique à notre égard une
allure incomparablement plus modérée. Cette transformation a pris un
caractère encore plus accentué à partir du moment où M. Visconti-
Venosta est arrivé au ministère des Affaires étrangères. M. Visconti-
Venosta appartient par son âge à la période où le patriotisme italien
a traversé la crise héroïque d'où il est sorti victorieux : ses souvenirs
le reportaient par conséquent à une France amie, dévouée, utile. Il
s'est appliqué à supprimer, ou du moins à diminuer les obstacles
artificiellement dressés entre nous. La Tunisie, par exemple, avait été
un champ de bataille politique où les deux gouvernemens, après s'être
disputé longtemps la prééminence, continuaient encore une lutte qui,
depuis plusieurs années déjà, était sans objet. Le cabinet de Rome l'a
compris. Les arrangemens par lesquels U a définitivement reconnu les
conséquences de notre protectorat sont du mois de septembre 1896.
Quelques jours après, un nouvel arrangement rétablissait entre l'Italie
et la France des rapports normaux en matière de navigation, car on
s'était fait la guerre économique sur mer comme sur terre. On y a mis
fin. Dès lors, il n'y avait plus, de part ni d'autre, aucune raison, voire
aucun prétexte, de ne pas rétablir de meilleurs rapports douaniers,
en d'autres termes de ne pas passer du tarif général au tarif minimum.
Ce n'est pas parce que l'ItaUe fait partie de la Triple Alliance que nous
pouvions lui appliquer un régime plus rigoureux qu'à l'Autriche et
à l'Allemagne, qui en font partie également. Le moment était venu de
nous accorder mutuellement nos tarifs conventionnels. En d'autres
termes, nous de^•ions traiter l'Italie comme tout le monde, et elle
devait nous traiter de même.
Dans la préparation de cet arrangement, l'esprit protectionniste n'a
d'ailleurs perdu aucun de ses droits. Dire, en efifet, que nous accorde-
rons désormais à l'ItaUe notre tarif minimum n'est pas absolument
exact : c'est l'Italie qui accorde le sien à nos produits, mais nous ne
lui appliquons pas tout à fait le nôtre, puisque nous y faisons deux
exceptions importantes. L'une se rapporte aux soies et aux soieries.
On a jugé qu'elles étaient médiocrement, ou même insuffisamment
protégées par nos tarifs conventionnels, et qu'il y aurait quelque
danger pour l'industrie lyonnaise à faire bénéficier purement et sim-
plement l'Italie de ce tarif. Les soies et soieries ont donc été tenues en
dehors du nouvel arrangement. L'autre exception porte sur les \'ins;
non pas qu'on ait procédé pour eux comme pour les soies, car alors
il n'y aurait plus eu de traité possible ; mais on a relevé le tarif mini-
694 REVUE DES DEUX MONDES.
mum qui les atteint. Il paraît difficile d'admettre, au premier abord,
qu'en 18912, M. Méline et le Parlement soient restés au-dessous du
chiffre nécessaire à une protection efficace; cependant, nos négocia-
teurs l'ont craint, et le tarif des vins a été majoré. Nous n'entrerons
pas dans le détail technique du régime ancien et du régime nouveau :
il suffit de dire que le tarif minimum appliqué aux vins jusqu'à 12 de-
grés est augmenté en moyenne de 4 francs, et que, au-dessus, il y
aura une augmentation de 2 fr. 70 par degré. Cette protection de
40 p. 100 environ suffira pour mettre notre industrie à l'abri de tout
danger. On s'est proposé par ces mesures de désarmer l'opposition qui
aurait pu être faite soit par l'industrie de Lyon, soit par les viticul-
teurs du Midi, et nous espérons qu'on y aura réussi. Ce n'est ni en
France, ni en Italie, qu'une plainte fondée pourrait s'élever contre le
nouveau tarif. En France, il sera inoffensif; en Italie, il apportera quel-
que soulagement aux populations du Midi de la péninsule et de la
Sicile, qui ont particulièrement souffert au cours des dix dernières
années. C'est là surtout que le bienfait du nouveau régime sera senti
et apprécié. Si quelqu'un est appelé à en souffrir, nous avons le regret
de dire que ce sera l'Espagne qui fournissait presque seule nos com-
merçans méridionaux des vins alcoolisés dont ils ont besoin pour
leurs coupages. L'Espagne va rencontrer une concurrence qui dimi-
nuera dans une certaine mesure les bénéfices qu'elle faisait avec nous,
et cette diminution s'accroîtra encore par suite de l'augmentation de
notre tarif conventionnel. Il était impossible d'éviter cette conséquence.
L'Espagne devait bien s'attendre à ce que, un jour ou l'autre, nous
reprendrions avec l'Italie des relations normales. Elle a profité de nos
tarifs de guerre; elle profitera encore, mais un peu moins, de nos tarifs
de paix, puisque l'Italie prendra sa part de ce profit. Quant à la France
elle-même, si l'on demande où sera son avantage purement matériel
dans cet arrangement, il est difficile de le dire d'une manière aussi
précise. Nous n'avons pas, dans notre commerce avec l'Italie, un article
qui tienne une place aussi considérable, aussi prépondérante, que le
fait le vin dans le commerce de l'Italie avec nous. Il faudrait citer une
multitude d'articles sur lesquels s'éparpilleront en quelque sorte les
bénéfices qu'il nous est permis d'attendre; mais ces bénéfices n'en
seront pas moins réels. Les négociateurs italiens et les nôtres se sont
efforcés de tenir la balance égale entre lears deux pays respectifs, et
sans doute ils y sont parvenus, autant du moins que cela est possible
en pareille matière. Si l'on s'était trompé, le mal ne serait pas irrépa-
rable, puisque notre gouvernement, fidèle aux méthodes nouvelles, a
I
I
REVUE. — CHROMQLE. 69o
renoncé à donner à l'arrangement la forme d'un traité à échéance lixe,
et qu'il procède par une loi et par un décret toujours révocables. Tou-
tefois, l'intention commune aux deux parties a été de faire œuvre du-
rable, et destinée à être développée plutôt que restreinte, à mesure
que les circonstances s'y prêteront.
Est-U, en effet, téméraire d'espérer que nous entrons dans une
phase nouvelle, où nos rapports avec nos voisins iront encore en
s'améliorant? Cela, d'ailleurs, dépendra de l'Italie surtout. Notre
Uberté envers elle est entière ; nous ne sommes gênés par aucun en-
gagement de l'ordre politique pris avec une puissance quelconque;
nous n'éprouverons aucune difficulté à être pour elle ce qu'elle sera
pour nous.
On a déjà vu que nous avions toujours modifié notre attitude dès
qu'elle avait modifié la sienne. Il n'y a jamais eu en France le moindre
sentiment d'animosité à l'égard de l'Italie. Nous n'avons à aucun mo-
ment oublié le passé, ni désespéré de l'avenir. De grands malen-
tendus se sont produits; ils doivent disparaître un jour ou l'autre;
quand disparaîtront-Us tout à fait? Si le proverbe était toujours vrai,
d'après lequel il n'y a que le premier pas qui coûte, le pas qui vient de
se faire devrait être suivi de plusieurs autres. Mais ne nous faisons pas
d'illusion sur l'importance de l'acte qui vient de s'accomplir : il serait
aussi imprudent de l'exagérer que de l'amoindrir. Un obstacle dis-
paraît entre nous, voilà tout. A chaque jour sa tâche; nous venons
d'accomplir celle d'aujourd'hui. Le symptôme le plus heureux que
nous ayons constaté à cette occasion est qu'il y a eu, des deux côtés
des Alpes, un élan vraiment unanime de satisfaction à la nouvelle de
l'arrangement. Les critiques ne sont venues que plus tard, et jusqu'ici
elles n'ont été ni bien vives, ni bien nombreuses ; mais au premier
moment, U semble que les cœurs aient parlé en toute spontanéité,
comme si deux amis, après une brouUle passagère, se reconnaissaient
subitement et se tendaient la main. Gela est de bon augure. 11 y a
cependant, en Italie, un parti qui n'est pas satisfait et qui, après la
surprise du premier moment, commence à exprimer son méconten-
tement, c'est le parti crispinien. Il n'a pas d'analogue en France : on
chercherait vainement chez nous un groupe, si minime fût-il, pour
s'opposer systématiquement h un rapprochement entre les deux pays
on y chercherait plus vainement encore un homme poUtique qui eût
pour programme de maintenir entre eux et d'aigrir la mésintelUgence.
Nous voudrions être sûrs qu'il en est tout à fait de même à Rome, et
il en serait ainsi sans l'opposition de M. Crispi et des amis qui lui
696 REVUE DES DEUX MONDES.
restent. Heureusement cette opposition ne paraît pas aujourd'hui très
redoutable.
Quant aux autres pays, et particulièrement à l'Allemagne et à l'An-
gleterre, ils ont fait un assez bon accueil à la nouvelle de notre arran-
gement. Les journaux anglais se sont empressés de dire qu'ils étaient
enchantés de tout ce qui pouvait arriver à l'Italie d'heureux et de pro-
fitable, et qu'ils connaissaient d'ailleurs assez bien ses sentimens pour
ne pas douter de leur inébranlable constance. 11 y a, d'après eux, entre
Londres et Rome des liens qui ne sont pas près de se rompre, et
qui garderont toute leur force après comme avant l'entente commer-
ciale avec la France. Les journaux allemands ont développé le même
thème, et ils l'ont fait généralement avec convenance. Quelques-uns,
toutefois, ont cru devoir se livrer à l'ironie, et, comme ils l'ont un peu
lourde, Us se sont félicités de voir la France fournir de l'argent à l'Italie
pour développer ses armemens : à les entendre, leur pauvre alliée
en avait grand besoin! S'il en était ainsi, et si l'Italie s'était laissé
guider par les sentimens qu'on lui prête, nous aurions joué un rôle un
peu naïf; mais nous n'en croyons rien, et nous serions tentés de voir
plutôt du dépit dans les articles de journaux auxquels nous songeons.
Ils ont été d'ailleurs assez rares. Qu'il y ait, au surplus, un certain
fond de vérité dans les commentaires de la presse anglaise et alle-
mande, nous sommes les premiers à le reconnaître. Nous avons dit et
nous répétons volontiers que l'Italie, en se mettant d'accord avec nous
sur le terrain économique, n'a pas encore eu l'idée de modifier sa
politique générale. Elle est aujourd'hui ce qu'elle était hier, et l'An-
gleterre, ainsi que l'Allemagne, ont raison de compter sur sa fidélité
aux engagemens qu'elle a pu contracter. Mais nous avons vu par son
propre exemple qu'il y a plusieurs manières de pratiquer une même
politique : il y a eu celle de M. Crispi, et il y a eu depuis celle de M. di
Rudini et de M. le général Pelloux. La première était provocante et
hargneuse, la seconde est correcte et presque amicale. Gela fait une
différence appréciable. Nous aimons mieux avoir de l'autre côté de la
frontière un voisin satisfait qu'un voisin mécontent, et, si d'autres se
sont appliqués autrefois à le tenir contre nous dans un état d'inquiétude
et de surexcitation agressives, nous préférons ceux qui le ramènent
doucement aux pensées et aux mœurs de la paix. Après avoir souffert
de la première politique, U est naturel que nous favorisions la seconde.
Nous n'y sacrifierons aucun de nos intérêts essentiels, et nous n'ap-
prouverions pas l'arrangement commercial s'il les compromettait en
quoi que ce fût; mais il ne mérite pas ce reproche. Il est avantageux
REVUE. CHRONIQUE, 697
aux deux pays, parce que c'est toujours une bonne chose que d'échan-
ger ses produits dans des conditions égales, et nous avons éprouvé
pendant dix ans que c'en était une mauvaise d'être empêché de le faire.
Enfin une détente s'étant produite, il fallait lui donner une consécra-
tion. Si quelque chose nous étonne, c'est que près de deux années de
négociations aient été nécessaires pour cela, car l'entente paraissait
facile dans les termes où elle s'est faite. Au surplus, la conclusion en
est venue à un moment opportun, et ici encore on peut voir la difTé-
rence des temps. Ce n'est pas au lendemain d'une controverse pénible,
et presque d'un conflit entre l'Angleterre et nous, que l'itahe d'autre-
fois nous aurait témoigné une sympathie qui prouve en même temps
son indépendance. Et ce sont là des nuances auxquelles les diplo-
mates ne sont pas les seuls à être sensibles.
La Commission hispano-américaine réunie à Paris pour rédiger le
texte définitif du projet de paix est sur le point de terminer ses tra-
vaux. Après s'être dit de part et d'autre tout ce qu'on avait à se dire,
U ne reste plus qu'à conclure. Il semble d'ailleurs qu'on soit aussi
éloigné que possible de s'être entendu sur le fond des choses, et que
le dissentiment ait été chaque jour en s'accentuant au heu de s'atté-
nuer. Mais le moment est venu où il faut qu'une des deux parties cède,
ou que la guerre recommence. C'est probablement à la seconde solu-
tion qu'on s'arrêterait, s'il y avait encore quelque proportion entre les
forces en présence; mais, comme il n'y en a aucune, et qu'on ne peut
pas à Madrid se faire d'illusion à cet égard, c'est la première qui l'em-
porte. L'Espagne commettrait une A'éritable folie si elle essayait de
résister par la force. Elle a fait, et très largement, tout ce que l'hon-
neur lui commandait; elle ne peut aujourd'hui que s'inchner devant
une nécessité inéluctable. Les dernières nouvelles annoncent que c'est
ce qu'elle a fait.
Le dissentiment a porté sur deux points : la dette de Cuba et la si-
tuation des PhiUppines. On savait fort bien à Washington, le 12 août
dernier, au moment de la signature des préhminaires de paix, qu'on
n'était pas plus d'accord sur l'un que sur l'autre; mais, si Ton avait
voulu s'y mettre, la guerre aurait immanquablement et indéfiniment
continué. On a mieux aimé n'y pas regarder de trop près, et renvoyer à
plus tard la solution de la difficulté ; en quoi on a eu raison, car il fal-
lait avant tout empêcher la prolongation d'une guerre devenue inutile,
si même elle ne l'avait pas toujours été. Mais on aurait tort aujour-
d'hui de se montrer surpris de ce qui arrive. Il était sûr que, dès qu'on
698 REVUE DES DEUX MONDES.
voudrait aborder et serrer de près les questions laissées en suspens,
le conflit apparaîtrait et serait irréductible. On accuse le gouverne-
ment des États-Unis d'avoir manqué de sincérité dans cette affaire : si
on disait de générosité, ce serait plus juste. Certes, les États-Unis
n'ont rien eu de ce sentiment. Ils se sont montrés impitoyables envers
le vaincu. Ils ont repris et maintenu leurs prétentions premières sans
en rien retrancher. Mais on ne peut pas les accuser de mauvaise foi.
Si la rédaction de l'article 3 des préliminaires est ce qu'elle est, c'est
qu'on a voulu qu'elle fût équivoque, et il avait été expressément con-
venu qu'elle ne préjugeait rien, ni contre l'Espagne, ni contre les
États-Unis. Les prétentions respectives étaient restées telles quelles.
L'Espagne avait assurément le droit d'espérer que les États-Unis ra-
battraient quelque chose des leurs, mais cette espérance était loin
d'être une certitude, et elle ne saurait être invoquée aujourd'hui
comme un engagement qui n'aurait pas été tenu. Sur la dette cubaine,
on avait pris le parti de ne rien dire dans les préliminaires, et, sur les
Phihppines, celui de n'être pas très clair. L'Espagne n'avait rien de
bon à attendre, ni de cette omission, ni de cette obscurité prémé-
ditées.
La difficulté principale a porté jusqu'à la fin sur la question des
Philippines. Si l'on se reporte seulement au texte des préliminaires, la
différence est incontestable entre, d'une part, les deux premiers articles
par lesquels l'Espagne renonce à sa souveraineté sur Cuba et Porto-
Rico et cède la seconde de ces îles aux États-Unis, et, d'autre part,
l'article 3 qui se rapporte aux Philippines. Il n'y a plus dans l'article 3,
en ce qui touche la souveraineté espagnole, ni renonciation, ni ces-
sion, et on en conclut que les Philippines ne devaient être traitées ni
comme Cuba, ni comme Porto-Rico, c'est-à-dire qu'elles devaient
continuer d'appartenir à l'Espagne, sauf à soumettre à certaines con-
ditions l'exercice de son autorité. Cette conclusion paraît logique et
les États-Unis ne se sont pas interdit de s'y rallier ; mais ils ont pris
soin d'introduire dans l'article des termes qui leur permettaient éga-
lement de se ralliera une autre.
Il est y dit que le traité de paix définitif devra déterminer « le con-
trôle et le genre de gouvernement des Philippines. » Le texte est plus
expressif en anglais qu'en français parce que le sens du mot contrôle
n'est pas tout à fait le même dans les deux langues ; n a en anglais
une portée plus grande. Dire qu'on déterminera le contrôle et le genre
de gouvernement à établir aux Phihppines est ouvrir la porte à toutes
les interprétations. Que M. Mac Kinley ait voulu, le 12 août, leur laisser
REVUE. CHRONIQUE. 699
la porte ouverte, cela paraît vraisemblable ; peut-être n'avait-il pas alors
le parti pris bien arrêté d'y faire passer toutes ses prétentions actuelles ;
il en gardait seulement la faculté, et c'est ce qui a pu entretenir les
illusions de l'Espagne. Les hommes politiques américains sont très
sensibles à toutes les fluctuations de l'opinion publitjue, et M. Mac
Kinley n'échappe pas à cette règle. Avant tout, il est le chef de son
parti. Si l'opinion s'était montrée médiocrement soucieuse du sort des
Philippines, et surtout si elle avait incliné dans le sens de la conci-
liation, les commissaires américains auraient probablement reçu des
instructions qui leur auraient permis d'être moins rigoureux. Mal-
heureusement pour l'Espagne, il y a eu des élections en Amérique
depuis le mois d'août, et même très agitées. La lutte des deux partis a
été ardente; la \'ictoire ne s'est pas dessinée avec certitude dès le
commencement de la campagne, et n'a d'ailleurs pas été bien consi-
dérable à la fin. Il était inévitable qu'on parlât beaucoup, dans la cam-
pagne électorale, de la guerre soutenue contre l'Espagne et du traité
qui devait s'ensuivre, et il était inévitable aussi qu'on portât à leur
maximum, dans les promesses prodiguées aux électeurs, les avantages
déjà assurés par ce traité. C'est ce qui est arrivé. Deux politiques ont
été en présence, l'une plus modérée et à notre avis plus sage ; l'autre
qu'on peut qualiûer de chauvine, et qui a été celle du parti républicain.
Dès lors, le sort des Philippines était fixé. Les commissaires envoyés
à Paris ont été chargés de demander à l'Espagne, ou plutôt d'exiger
d'elle qu'elle renonçât à sa souveraineté sur ces îles, aussi bien que sur
celles de Cuba et de Porto-Uico. On chercherait ensuite, et on trou-
verait sans doute plus facilement quel genre de gouvernement il con-
venait de leur donner, et comment on exercerait sur elles un contrôle
qui ne serait pas autre chose qu'une prise de possession. Les commis-
saires espagnols ont fait tout ce qu'il était humainement possible de
faire pour résister à de pareilles exigences. Les travaux de la commis-
sion ont été interrompus à plusieurs reprises, parce qu'on avait de
part et d'autre des propositions à soumettre à son gouvernement et un
complément d'instructions à lui demander. De toutes les proposi-
tions espagnoles, celle qui avait peut-être le moins de chances d'être
accueilhe a consisté à soumettre le litige à un arbitrage, et, en effet,
elle a été repoussée. Dans les conflits graves et dont le dénouement
offre un intérêt primordial, un gouvernement qui se dit sûr de son
droit, et qui l'est de sa force, ne subordonne jamais sa cause à l'opi-
nion d'un arbitre. Les commissaires espagnols, cet acte de procédure
une fois terminé, se sont retrouvés en face des mêmes prétentions,
700 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on leur a présentées sous la forme d'un ultimatum. Que faire?
Nous compatissons très sincèrement aux douleurs de l'Espagne dans
l'épreuve qu'elle traverse, mais elle a dû céder. C'en est fait de son
empire colonial, qui a été autrefois sa gloire, mais qui, il faut bien le
dire, avait fini par devenir pour elle un luxe un peu onéreux. Qui sait
si la conservation n'en avait pas pour elle autant d'inconvéniens que
d'avantages? L'intérêt de l'Espagne aujourd'hui est de se ramasser sur
elle-même, et de réunir ses forces pour veiller sur ses possessions les
plus rapprochées.
Les États-Unis n'avaient certainement besoin que d'eux-mêmes
pour arracher au vaincu les îles Philippines, et pour lui imposer toutes
leurs volontés ; mais si, à défaut d'un secours qui leur était inutile,
un concours moral avait pu les servir, ils l'auraient trouvé dans les
manifestations du gouvernement anglais à leur égard. L'intimité qui
s'est établie entre les deux puissances était bien faite pour frapper le
monde d'étonnement, et pour inspirer un sentiment encore plus cir-
conspect à la malheureuse Espagne. Comment aurait-elle pu résister
aux États-Unis doublés de l'Angleterre? Ces cousins éloignés, qui ne
s'étaient jamais montré la moindre sympathie réciproque, ont mis une
véritable affectation à se jeter dans les bras l'un de l'autre. Ils se
sont aperçus subitement qu'ils avaient partout des intérêts en par-
faite harmonie. Ils le disent du moins, et nous n'avons pas d'autre
raison de le croire; aussi ne le croyons-nous que d'une foi qui chan-
celle encore, et qui ne s'affermira qu'au bout de quelques années d'ex-
périence. Si cette communauté d'intérêts existait réellement, deux
peuples et deux gouvernemens d'esprit aussi ouvert et de sens aussi
pratique l'auraient sans doute reconnue beaucoup plus tôt. Cette
brusque, mais tardive révélation a quelque chose de merveilleux qui
laisse la pensée incertaine. Les États-Unis, subissant une poussée de
sève intérieure toute naturelle de la part d'un peuple jeune et aussi
vigoureux, veulent devenir une puissance coloniale : ils disent même
impériale. M. Mac Kinley sera peut-être un jour président de la Répu-
blique des États-Unis et empereur de quelques Indes à trouver. C'est
une grande transformation, et comme une crise de croissance, à la-
quelle nous assistons en spectateurs attentifs, n'ayant d'ailleurs au-
cun motif d'en prendre ombrage. Mais pourquoi ne pas avouer notre
surprise de la sympathie si vive avec laquelle l'Angleterre y assiste de
son côté, comme si elle était d'ailleurs toute prête à mettre son enjeu
dans la partie? L'Angleterre ne cesse pas de nous reprocher le régime
douanier que nous appliquons à nos colonies, et même, quand nous
REvri:. — r.iiuoMQUE. 701
le pouvons, à nos pays de protectorat. Elle a peut-être raison dans ses
critiques : si nous admirons médiocrement notre politique douanière
en France, nous l'admirons encore moins dans nos possessions
d'outre-mer. L'Angleterre s'en plaint parce qu'elle en souffre; nous
fermons la porte à son commerce, et tout le monde sait qu'elle est
dans le monde le champion de la porte ouverte. Croit-elle, vraiment,
avoir trouvé dans les États-Unis un disciple de ses doctrines? Jamais
on n'aurait vu métamorphose plus complète, ni plus instantanée.
M. MéUne est un dangereux libre-échangiste à côté de M. Mac Kinley,
et nos tarifs de douane ont la hauteur d'un simple parapet comparés
à l'immense muraille que les Américains ont construite de leurs
mains énergétiques et rudes. Les Anglais, qui pourtant rêvent peu,
semblent aujourd'hui se bercer de l'illusion que les Ëtats-Unis appli-
queront, dans leurs colonies futures, le principe de la porte ouverte
à tout le commerce international, et qu'ils mettront à leur entrée de
simples tarifs fiscaux, les mêmes pour tout le monde, et que leurs
marchandises paieront comme les autres. Nous le croirons quand
nous le verrons ; mais, pour le moment, ce n'est pas ce que nous
voyons à Porto-Rico. Les Américains y continuent les pratiques des
Espagnols, qui, en fait de douanes et de navigation, sont encore plus
prohibitifs que nous, plus exclusifs, plus amoureux des pri^^lèges du
pavillon national. Que feront-ils aux Philippines? Que feront-ils par-
tout où ils s'établiront, car U est difficile de croire que leurs ambi-
tions soient déjà satisfaites, et qu'un aussi formidable appétit que le
leur ait été rassasié dès les premiers coups de dents? L'Angleterre
regrettera peut-être un jour, non pas d'avoir éveillé cet appétit car il
s'est éveillé tout seul, mais de l'avoir encore excité. Nous assisterons
alors à des spectacles vraiment neufs, et qui trancheront par leur
originalité sur ceux dont nous avons l'habitude ; mais rien ne nous y
étonnera plus, si, par miracle, elle se maintient, que la bonne camara-
derie dont l'Angleterre et les États-Unis font en ce moment le tou-
chant étalage. Qui vivra verra.
Francis Cjarmes.
LE BESOIN DE CROIRE
(i)
Messieurs; — le sujet dont je voudrais vous entretenir ce soir
étant aussi délicat que complexe, vous me permettrez, avant tout, de
le bien délimiter et de le préciser. Ce n'est en effet ni de l'obligation
ni de l'utilité, mais uniquement du besoin de croire que je vais vous
parler. L'utilité de croire est évidente, étant ce que nous sommes; et,
pour n'en prendre qu'un exemple, demandez-vous ce qu'il adviendrait
de l'humanité, si, conformément au précepte cartésien, chacun de
nous ne voulait « admettre pour vrai que ce qu'il connaîtrait évidem-
ment être tel? » L'obligation de croire est impérieuse; et aucun de
nous, — j'aurai, chemin faisant, l'occasion de vous le montrer, — ne
s'y soustrait qu'à son pire détriment. Cependant, tout impérieuse ou
tout impérative qu'elle soit, nous pouvons nous y dérober, comme
nous le faisons malheureusement à tant d'autres obligations ; et nous
avons aussi toujours le droit ou le pouvoir, pour mieux dire, de né-
gliger de faire ce qui nous serait le plus utile. Mais ce que je voudrais
vous montrer, et, dans le temps où nous vivons, ce qu'il me paraît
intéressant de bien établir, c'est que l'obHgation eUe-même ou l'utilité
de croire se fondent sur l'existence d'un besoin essentiel de notre na-
ture ; — que ce besoin de croire, impliqué dans la définition même do
l'homme, l'est également dans toute sa conduite et jusque dans les
opérations de son intelligence; — et c'est enfin que la reconnaissance
ou l'aveu de ce besoin de croire 3st l'une des affirmations les plus
positives, des vérités les plus certaines, et des espérances les plus
(1) Conférence prononcée à Besançoc, le 19 novembre 1898, à l'occasion du
8* Congrès delà Jeunesse Catholique, tenu sous la présidence d'honneur de M«' Petit,
archevêque de Besançon.
Le discours de clôture a été prononcé le lendemain, 20 novembre, par M. le
comte Albert de Mun, dont il serait inutile, et même impertinent, de louer l'élo-
quence. Mais, si je n'avais pas eu des raisons personnelles de voir dans VIndivi-
dualisme, — disons dans l'excès de l'individualisme, — la source des pires maux
dont nous souffrions, M. de Mun m'en aurait donné d'excellentes, et en attendant
que je revienne sur ce point, je tenais à le dire et à en remercier le grand orateur.
REVUE. — CIIKOMQUE. 703
fécondes que le siècle qui va finir puisse léguer au siècle qui va com-
mencer. Fides est sperandarum substantia rerum : la croyance est le
fondement de l'espérance; et on ne l'enlèvera pas à l'homme, parce
quon ne lui enlèvera pas le besoin qu'il en a.
I
On l'a essayé, vous le savez; et, comme on l'a vainement essayé,
cela seul pourrait être une preuve qu'on n'y réussira pas, — ou du
moins une forte présomption. On a essayé d'écrire « l'histoire natu-
relle de la croyance » et vous entendez bien ce que cela veut dire :
on a essayé d'analyser, de décomposer, de résoudre la croyance en
élémens plus simples qu'elle-même, en particules ou en atomes, pour
ainsi parler, dont la combinaison n'aurait rien que de purement acci-
dentel, et dont la dissociation serait ainsi l'anéantissement de l'objet
même de la croyance ou de la foi. On a essayé, — et toute une école
d'anthropologie s'est vouée à cette tâche, — d'étabHr qu'il avait existé,
qu'il existerait encore des populations ou des races destituées de toute
croyance, des Papous ou des Bassoutos, dont le fétichisme rudimen-
taire ne s'élèverait pas, comme on l'a dit en propres termes, beaucoup
au-dessus de la respectueuse terreur c[ue le chien ressent, non pas
même pour son maître, mais pour le fouet ou la canne de son maître.
Et il est certain qu'ainsi défini, de cette manière prétendument scien-
tifique, le besoin de croire ne serait pas intérieur à l'homme, et inhé-
rent à sa constitution, mais extérieur, acquis, et comme superposé.
L'homme n'ayant pas toujours cru, il ne serait donc pas destiné à
croire toujours ; et on ne pourrait pas dire, on ne dirait pas non plus que
le besoin de croire est « factice, » puisque enfin, dans l'hypothèse, il
serait l'œuvre du temps et des circonstances : maison pourrait soutenir
qu'il n'est pas « naturel, » c'est-à-dire indestructible ou indéracinable, et
de là, cette conclusion, qu'après la croyance l'incroyance aurait un jour
son tour. C'est dans le même esprit qu'on a poussé le paradoxe, et
j'ose dii'e la logomachie, jusqu'à parler de « religions athées, » ce qui
est presque aussi contradictoire que de parler de « religion naturelle. »
En fait, une religion naturelle n'est pas une religion, mais une philo-
sophie; et il n'y a pas de religions athées. Il y a seulement des athées
que les géographes ou les statisticiens, sans y regarder de plus près,
inscrivent au compte du bouddhisme ou du confucianisme; et, en fait,
les besoins religieux n'ont jamais trouvé de satisfaction que dans les
religions positives.
704 REVUE DES DEUX MONDES.
Je ne m'attarderai donc pas à discuter les assertions des anthropo-
logistes, et je ne rechercherai pas après eux, dans les récits des voya-
geurs, ce qu'on y trouve de renseignemens sur l'état religieux des races
indigènes de l'Afrique centrale ou de l'Océanie. Cela nous entraînerait
trop loin, et peut-être, après tout, ne nous apprendrait pas grand'-
chose, s'il nous serait toujours facile de contester la valeur du té-
moignage, et, presque toujours, je ne veux pas dire la véracité, ni
l'intelligence, mais les aptitudes, et par conséquent l'autorité de l'ob-
servateur. Et puis, en aucun ordre de choses, il n'y a de preuve plus
faible que celle du consentement universel, parce qu'il n'y en a pas
dont il soit plus facile d'ébranler le fondement même.
Je ne m'attarderai pas davantage à un autre ordre de preuves ou
de présomptions, qui peuvent bien avoir quelque valeur, sous de cer-
taines conditions rigoureusement définies, mais dont je crains que l'on
n'ait étrangement abusé depuis quelques années ; et je ne demanderai
pas la démonstration de la réalité du besoin de croire à ceux qu'on a
nommés, d'un nom que je trouve très heureux, « les décadens du chris-
tianisme. » Vous les connaissez, ces poètes et ces romanciers, ces
auteurs dramatiques aussi, qui ne semblent avoir cherché dans la reli-
gion qu'un « frisson nouveau, » c'est-à-dire, en bon français, des sensa-
tions nouvelles et des jouissances inéprouvées. J'ai entendu parler, en
ma jeunesse, du catholicisme de Baudelaire, et peu s'en faut que, de
nos jours, on n'ait transformé en une espèce de saint le bizarre person-
nage qui s'appelait lui-même « le pauvre Lelian. » Le catholicisme du
premier ne consistait que dans l'odieux mélange qu'il faisait des termes
de la mysticité avec les peintures du vice ou de la débauche, mais les
repentirs du second ne lui servaient qu'à trouver dans la rechute une
volupté plus âpre et plus perverse. Et en vérité, si le besoin de croire
ne s'établissait que par de semblables exemples, c'est d'un tout autre
nom qu'il nous faudrait le qualifier. Car la raison n'est pas la raison
de la croyance, et même, nous le verrons, c'est plutôt la croyance qui
serait la raison de la raison; mais il ne saurait cependant y avoir de
croyance digne de ce nom que dans un être raisonnable ; et la foi ne
peut pas être une forme de la sensuaUté. C'est ce que l'on oublie trop
quand on parle des « décadens du christianisme; » et puisque je ren-
contrais cette équivoque en mon chemin, je ne pouvais pas négliger
de la dissiper.
Mais où je trouve la preuve du besoin de croire, c'est dans un autre
phénomène, d'une bien autre importance, et dont on peut dire sans
exagération que, dans le siècle où nous sommes, il est devenu le carac-
REVUE. CUROMQUE. 705
tère essentiel de l'incrédulité; et ce phénomène, le voici. Quiconque en
notre temps a secoué l'autorité de la croyance légitime, ce n'est pas
un incroyant que nous l'avons vu devenir, — et bien moins encore
un libre penseur, un penseur libre et indépendant, — mais c'est un
anti-croyant, pour ne pas dire un fanatique ; et pas une doctrine en
nos jours n'a momentanément triomphé de la religion qu'en se don-
nant à elle-même l'apparence d'une rehgion. Les exemples en seraient
innombrables; car de quoi, et de qui, ce siècle finissant ne s'est-il
pas fait une idole? Il s'en est fait une de la Science, et U s'en est fait
une du Progrés; on l'a vu se faire une religion de l'Art, et on l'a vu
s'en faire une de la Démocratie. Rappelez-vous les vers sonores, ma-
gnifiques, et quelque peu inintelligibles, d'Hugo :
Oui, c'est un prêtre que Socrate,
Oui, c'est un prêtre que Caton ;
Quand Juvénal fuit Rome ingrate,
Nul sceptre ne vaut son bâton.
Ce sont des prêtres, les Tyrtées,
Les Solons aux lois respectées,
Les Platons et les Raphaëls !
Fronts d'inspirés, d'esprits, d'arbitres,
Plus resplendissans que les mitres
Dans l'auréole des Noëls !
Maintenant, depuis quelques années, nous avons inventé la « reli-
gion de la souffrance humaine, » et celle de la « soUdarité. » Oui, nos
hommes d'Ëtat, tout récemment, après bien de la peine, ont découvert
que nous ne formions tous ensemble qu'une seule famille ; et, depuis
qu'ils l'ont découvert, c'est depuis ce temps-là que nous échangeons
entre nous plus d'injures et de coups que nous n'avions jamais fait...
Rara coywordia fvatrum!
Et ne me dites pas qu'on ne parle ainsi que par métaphore, ou bien
je répondrai qu'alors, comme le besoin crée son organe, ainsi ces mé-
taphores ont créé leur objet. Mais il n'y a pas ici de métaphore ; et
en réaUté, pour agir sur les esprits, et surtout sur les volontés, on a
compris qu'il fallait imiter l'allure de la religion; on a compris que,
pour pouvoir quelque chose contre elle, il fallait d'abord essayer de
lui ravir ses propres moyens d'action ; et justement c'est là ce
qu'il y a d'intéressant. L'application est fausse, et l'imitation n'est
qu'une caricature ou une parodie! Soit! Mais quelques bonnes âmes
n'ont pas laissé pourtant de s'y prendre, et, la satisfaction qu'on leur
avait enlevée, leur besoin de croire l'a consciencieusement, naïvement
TOME CL. — 1808. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES,
cherchée dans ces religions nouvelles. Vous n'en trouverez nulle part
de témoignage plus éclatant ni plus significatif que dans ce que je suis
bien obligé d'appeler, faute d'un mot qui contienne mieux, la religion
de la Révolution.
Je ne suis pas du tout l'ennemi de la Révolution, et au contraire, si
l'on n'avait pas la prétention tyrannique, de m'en imposer l'admi-
ration... globale, je me rangerais volontiers du nombre de ses défen-
seurs. La Révolution nous a fait beaucoup de bien et beaucoup de mal ;
ou plutôt, elle nous a fait, à nous, beaucoup de mal, et beaucoup de bien
aux autres, — beaucoup de bien au monde, et beaucoup de mal à la
France. Si nous étions, nous, Français, trop près du centre de son action,
ses bienfaits n'ont pas laissé de se faire sentir à la circonférence, et
nous en avons profité, les derniers. Mais, ce n'est pas aujourd'hui
mon sujet d'en dire davantage, et tout ce qui m'importe ce soir, c'est
d'attirer votre attention sur ce point que Tocqueville a si bien mis en
lumière quand il a dit de la Révolution : « qu'elle était devenue elle-
même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai,
sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui néanmoins, comme
l'islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de
ses martyrs. » Sans Dieu, dit-il; et sans culte; et sans autre vie? Oui,
mais non pas sans rites ni cérémonies, et surtout non pas sans idoles.
Car enfin, est-ce qu'encore aujourd'hui, la confiance qu'ils refusent aux
enseignemens de l'Église ou aux promesses de l'Évangile, quantité
de très bons Français ne la mettent pas, sans hésitation ni réserves,
dans la Déclaration des d^'oits de l'homme, et dans les principes de 1789?
Est-ce que, de l'assaut et de la prise de la Bastille, les historiens clas-
siques de la Révolution, — Thiers et Mignet, Louis Blanc, Michelet,
Quinet, — n'ont pas fait le symbole même de la naissance de la liberté?
C'est la vierge fougueuse, enfant de la Bastille,
Qui jadis lorsqu'elle apparut
Avec son air hardi, ses alluies de fille...
VOUS connaissez le reste, et je me dispense de le citer. Est-ce que
nous n'avons pas élevé des monumens, ou plutôt consacré des autels,
celui-ci à Mirabeau, celui-là aux Girondins, un troisième à Danton, un
quatrième aux Terroristes, d'autres encore à Napoléon? Est-ce qu'aux
moindres paroles qui sont tombées de ces lèvres, — et à tant de discours
qui sueraient la médiocrité, si ce n'étaient les occasions tragiques où
les Robespierre et les Saint-Just les ont prononcés, — nous n'avons pas
attaché des significations profondes, allégoriques et mystiques, non
REVUE. — CHRONIQUE. 707
seulement nous, mais les étrangers? Est-ce que ce n'est pas de la
piété que professent pour eux leurs sectateurs? Est-ce que nous ne
rendons pas un culte à leurs reliques? Est-ce que nous ne croyons pas
qu'ils ont été plus grands que nature ? Est-ce que nous ne parlons pas
couramment des « géans de la Convention? » Est-ce que nous ne célé-
brons pas en eux, je répète le mot de Tocqueville, les apôtres d'une
loi nouvelle? et enfin, pour achever la ressemblance, quand un grand
écrivain, qui pensait librement, a écrit ses Origines de la France con-
temporaine, vous étes-vous jamais demandé pourquoi, et de quoi, on
lui en avait tant voulu? C'est d'avoir, si je puis ainsi dire, essayé de
faire descendre les idoles de leur piédestal; c'est d'avoir prétendu
réduire ces « géans » à des proportions quelquefois ridiculement
humaines; c'est d'avoir, en deux mots, travaillé à rabattre sur le plan
de toutes les autres histoires une histoire que beaucoup de ses con-
temporains persistaient à se représenter comme extraordinaire, surna-
turelle, — et miraculeuse.
Taine avait-il d'ailleurs complètement raison? et n'y a-t-il rien que
d'humain dans la Révolution? je veux dire : une autre action que celle
de l'homme ne s'y fait-elle pas sentir? C'est une autre question,
qu'encore une fois je n'examine point. Je me contenterai de dire
en passant que, si je l'examinais, je suppose que je la résoudrais
comme J. de Maistre. Mais, assurément, le droit que j'ai, c'est de voir
dans cette « religion de la Révolution » une manifestation ou une forme
du besoin de croire. On avait voulu arracher ses croyances à tout un
grand peuple, et on se flattait d'y avoir réussi, mais, à vrai dire, on n'avait
abouti qu'à les déplacer. Le besoin de croire, détourné de son objet
naturel, s'était reformé autour de l'idée révolutionnaire ; et le sens
même du mystère s'était réintégré dans une doctrine dont le premier
article était la négation du mystère. N'y a-t-il pas là quelque chose
d'assez singulier?
Car, observez, je vous prie, que tout ce que je viens de dire de la
« religion de la Révolution, » j'aurais pu, je pourrais aussi bien le
dire de la « religion du Progrès, «ou de la « religion de l'Humanité. »
L'une après l'autre, ou en même temps, toutes ces négations initiales
se sont terminées à des affirmations, et ces affirmations à un anti-
Credo. Fides est argumentum rerum non apparenlium! Sous la roue
qui le broie, l'homme contemporain continue de croire au progrès
Et ne vous avisez pas de lui en montrer la contre-partie, l'illusion ,
peut-être, et en tout cas la précarité 1 II y « croit » vous dis-je, abso-
lument, aveuglément ; et il y croit d'autant plus qu'il croit à moins
708 REVUE DES DEUX MONDES.
d'autres choses, en vérité, comme s'il entrait nécessairement une
quantité déterminée de croyance dans la composition même de l'esprit
humain et qu'il fallût, d'une manière ou d'une autre, qu'elle se retrou-
vât toujours. On ne se débarrasse pas du besoin de croire. Il est ancré
dans le cœur de l'homme. La négation ne le détruit pas, elle ne réuL-
sit qu'à le dénaturer. On en peut bien quelque temps interrompre le
cours, on ne saurait en dessécher la source. Si vous ne croyez pas à la
parole de Dieu, vous croirez à celle de l'homme ; si vous ne croyez pas
au surnaturel, vous croirez au merveilleux ; et si vous ne croyez pas à
l'esprit, vous croirez à la matière, — que d'ailleurs vous ne connaissez
pas davantage ; — et aux esprits par-dessus le marché.
Comment donc cela se fait-il ? à quoi répond ce besoin de croire?
et comment tant d'attaques, si violentes et si passionnées, n'en
ont-elles pas eu raison? A diverses reprises, dans l'histoire du monde,
on s'est vainement efforcé de le décourager, et, si je l'osais dire plus
familièrement, de le dégoûter de lui-même. Anéantir, ou à tout le
moins discréditer, non pas même la foi, mais toute espèce de croyance ;
en démontrer l'incompatibihté avec la science et conséquemment avec
le progrès; faire honte, à ceux qui croyaient, de la pauvreté de leur
esprit ou de l'abjection de leur esclavage, tel a été depuis deux cents ans
l'objet de toute une philosophie. Et deux cents ans, je le sais bien,
c'est peu de chose dans l'histoire de l'humanité, mais nous ne pou-
vons pas raisonner sur l'avenir, en dehors de toute expérience; et,
puisque, dans les limites de l'expérience, on n'a pas encore triomphé
du besoin de croire, nous avons sans doute le droit d'en chercher l'ex-
plication dans l'essence même de la naLure humaine. J'ose dire, poui
ma part, que, si l'on n'a pas jusqu'ici triomphé du besoin de croire, e
si nous pensons qu'on n'en triomphera pas, c'est qu'il est le fonde
ment ou, si vous l'aimez mieux, la condition de toute morale, de tout*
science et de toute action.
II
De toute action, d'abord, et en elTet, comment agirons-nous, si nou
ne croyons pas ? Qui donc a dit que le doute était un mol oreDle
pour les têtes bien faites; et, à la vérité, je doute que le doute so
ce mol oreiller, même pour des têtes bien faites. Pascal et Bossue'
dans un camp, ont eu la tête assez bien faite, et Diderot ou Yoltaii
dans l'autre, que vous ne prenez pas, j'imagine, pour des sceptiques i
même pour des douteurs. Vous ne prendrez pas non plus pour tels, e
REVUE. — CIÎROMQLE. 709
nos jours, un Renan, par exemple, ou un Taine. Ils n'ont pas eu les
mêmes croyances, mais ils ont tous eu de fortes croyances, ils en
ont tous eu d'obstinées et d'irréductibles. En tout cas , le doute
énerve les caractères, et tôt ou tard, mais immanquablement, si l'on
s'y abandonne, il finit par dissoudre les volontés. Quelque effort que
l'on fasse contre lui, si le besoin de croire reparaît donc toujours,
c'est que nous ne saurions agir ni, par suite, \ivre sans lui. Il n'est pas
seulement la condition de toute action, il en est vraiment le principe et
le ressort, A l'origine de toutes les grandes actions, c'est la foi, c'est
une croyance que vous y trouverez. Je dis bien : une croyance ou la
foi, c'est-à-dire quelque chose que l'on ne sait pas, mais dont on n'est
pas pour cela moins sûr, dont on se sent même presque plus assuré,
puisque enfin nous connaissons bien quelques martyrs de la science,
— et je n'ai garde ici d'en vouloir diminuer le mérite ou la gloire, —
mais combien n'y en a-t-il pas eu davantage de leur croyance ou de
leur foi ?
Il est surtout une forme de l'action, dont on ne voit pas comment
elle serait efficace ou seulement possible, si la croyance n'en était la
substance ou le corps ; je veux parler de l'action commune, celle qui
exige de nous la subordination et, au besoin, le sacriûce de nous-mêmes
à quelque chose qui nous dépasse. Prenez-en pour exemple tout ce qui
s'enveloppe de tel dans le sentiment ou dans l'idée de patrie. « Je
doute, a dit un grand écrivain, qu'il soit possible d'avoir une seule
vraie vertu, un seul véritable talent, sans amour de la patrie. » Il a
raison! et de très grands peuples, comme les Romains, n'ont pas dé-
rivé d'une autre source tous leurs talens et toutes leurs vertus. Mais
n'a-t-il pas aussi raison quand il ajoute : « Si d'aOleurs on nous de-
mandait quelles sont les fortes attaches par qui nous sommes en-
chaînés au lieu natal, nous aurions de la peine à répondre ? » Oui,
nous aurions de la peine à répondre, et ce n'est pas la science qui nous
en procurerait le moyen ! Mais nous n'en sommes pas moins assurés
pour cela que d'aimer la patrie, c'est un de nos premiers devoirs.
Disons-le même tout naïvement : parce qu'il est irraisonné, ou si vous
l'aimez mieux, et plus exactement peut-être, parce qu'il n'est point
« raisonneur, » c'est tout justement pour cela que l'amour de la patrie
est le vrai lien des nations. Nos intérêts nous désunissent et nos pas-
sions nous diAisent; les combinaisons de la politique n'aboutissent
qu'à des expressions géographiques; l'âme obscure des races ne suffit
point à faire un peuple, ni le despotisme des institutions, ni la com-
munauté de langue ; mais la communauté des croyances est seule ca-
710 REVUE DES DEUX MONDES.
pable de ce miracle; et, ainsi, non seulement ce qu'il y a de plus pré-
cieux, mais ce qu'il y a presque de plus sacré pour l'homme se fonde
sur ce qu'U y a de plus obscur en lui. Connaissez-vous de plus bel
exemple du « besoin de croire? » On a peut-être détruit trop de pré-
jugés, disait ce philosophe. Et moi. Messieurs, je dirai : « Ne confon-
dons pas du moins les préjugés avec les croyances ; ne pensons pas
que l'obscurité soit marque ou preuve d'erreur; et persuadons-nous
au contraire que, si le besoin de croire est la loi de l'action féconde,
cela suffit, et nous pouvons être assurés qu'il est donc une loi de
l'homme. »
Et les fondateurs ou les organisateurs de ces nouvelles reUgions dont
je vous parlais l'ont bien su ! et, plus ou moins consciemment, parce
qu'ils l'ont su, c'est pour cela que, de la « Révolution » ou du « Pro-
grès » leur politique a essayé de faire des religions. Quand ils se sont
sentis sûrs des principes qu'ils avaient posés, et quand ils ont voulu
passer de la théorie à l'application, ils ont essayé d'imprimer à ces
principes les caractères qui sont ceux de la croyance. C'est ce que font
en ce moment même, et parmi nous, sous nos yeux, les apôtres du
socialisme. Eux aussi, de l'état d'un système dïdées ils s'efforcent de
faire passer leurs doctrines à l'état de croyances, et du même coup,
remarquez-le bien, de l'état statique à l'état dynamique, du domaine
de la théorie dans le champ de l'action. En ce sens, et comme on a pu
dire que la question sociale était une question morale, on pourrait dire
que la question sociale est une question religieuse. Ce ne sont point
des solutions déterminées que les sociahstes nous proposent, et même
on les voit refuser de formuler un programme. C'est qu'à vrai dire ils
n'en ont pas, et ils n'ont pas besoin d'en avoir! mais ce sont de nou-
veaux mobiles d'impulsion qu'Us essaient de substituer aux anciens,
ce sont de nouvelles croyances qu'ils essaient de susciter dans les
âmes, ou, en d'autres termes encore, et parce qu'il est le principe de
l'action, c'est au besoin de croire qu'Us s'adressent, et c'est lui dont Us
voudraient à tout prix s'emparer.
Condition de l'action, — et, vous venez de le voir, de l'action in-
dividuelle comme de l'action sociale, de la formation du caractère et
de la grandeur des nations, — je dis qu'en second heu, ce qui nous
assure qu'aucun scepticisme ne triomphera jamais de ce besoin de
croire, c'est qu'U est également, et de plus, la condition de la science.
Vous vous rappelez la parole de Pilate : « Et Pilate dit : Qu'est-ce que
la vérité? » Qui de vous, qui de nous, une fois au moins en sa vie ne
s'est posé cette question? Oui, qu'est-ce que la vérité? où est-eUe? com_
REVUE. — CHRONIQUE. 7H
ment l'atteindrons-nous ? par quels moyens? quelle certitude avons-
nous du peu que nous en connaissons? et cette certitude, enfin, sur quoi
la fondons-nous? Je réponds hardiment : nous la fondons et nous ne
pouvons effectivement la fonder que sur la croyance, ou, si vous le
voulez, que sur un acte de foi. Car aujourd'hui, — sans parler des
bornes où se heurte de tous côtés notre ambition de connaître, — c'est
ne rien dire que de nous définir, comme on le fait encore dans nos
écoles, la vérité par l'évidence, et l'évidence par la conformité de l'idée
avec son objet. Aucun objet n'est conforme à l'idée que nous en avons,
et cet axiome, vous le savez, est l'un des fondemens de la science mo-
derne. Les qualités des corps ne sont pas dans les corps, mais en uous,
et ce que nous appelons le monde n'est qu'une projection de nous-
même en dehors de nous. S'il s'établit un rapport entre la nature des
objets et l'impression que nous en recevons, ce rapport ne nous
apprend rien de ce qu'ils sont en eux-mêmes, et n'est de son vrai nom
qu'une « représentation. » Ainsi l'acteur qui joue Polyeucte ou Saint-
Genest.n'a rien de commun avec un martyr chrétien, et nos Agrippine
ou nos Cléopâtre, heureusement pour elles, rien de commun avec leur
personnage. Le monde est en représentation devant nous, et nous en
saisissons ce que nous pouvons, mais rien qui lui ressemble au fond,
qui lui soit conforme, qui soit donc vrai, si la vérité n'est que la con-
formité de l'idée avec son objet. Et cependant, doutons-nous de la
science? doutons-nous sérieusement de la réalité du monde extérieur?
doutons-nous du progrès de la connaissance? doutons-nous de la ré-
gularité du cours de la nature ? Non, nous n'en doutons pas. Nous
avons raison de ne pas en douter I Et pourquoi n'en doutons-nous pas?
Ce n'est pas moi qui vous le dirai, ce sont trois des maîtres de la pen-
sée moderne, ce sera l'auteur du Discours de la Méthode, un Français
et un idéaliste ; ce sera l'auteur de la Critique de la liaison Pure, un
Allemand et un criticiste; ce sera l'auteur des Premiers principes, un
Anglais et un positi\'iste.
Descartes commence par faire hypothétiquement table rase de tout
ce que lui ont appris la tradition et l'autorité. Il détruit tout pour tout
reconstruire, ou du moins il s'en flatte ; et, en effet, du milieu même
des ruines que son doute systématique avait accumulées, voici surgir
un nouvel édifice dont la grandeur n'est faite de rien tant que de sa
simplicité. Mais, la solidité de cet édifice lui-même, sur quoi repose-
t-elle ? Sur la qualité, me dites-vous, des matériaux qui sont entrés dans
sa construction? sur la rigueur des calculs qui y ont présidé? sur la
correspondance ou la cohésion de toutes ses parties? Oui, si l'on le
712 REVUE DES DEUX MONDES.
veut, mais avant tout et fondamentalement sur un acte de foi, si c'est
sur la croyance à la véracité du Dieu qui l'a guidé, lui, Descartes, et
dans la disposition des parties, et dans l'observation de la méthode, et
dans le choix des matériaux. « Et je reconnais très clairement, — c'est
ainsi qu'il s'exprime, — que la certitude et là vérité de toute science dé-
pend de la seule connaissance du vrai Dieu, de sorte qu'avant que je le
connusse, je ne pouvais savoir parfaitement aucune chose. » Voilà,
je pense, un acte de foi !
Un siècle entier s'écoule, un siècle et demi, le siècle de Male-
branche et de Leibniz, de Fontenelle et de Bayle, de Voltaire, de
Rousseau. Dans un monde intellectuel renouvelé parles découvertes des
uns ou les discussions des autres, un professeur allemand, l'homme le
moins pareU qu'U puisse y avoir à notre Descartes, reprend ce problème
de la certitude, le pose, le discute, etle résout d'une manière nouvelle :
c'est Emmanuel Kant. Si nous voulons accepter les conclusions de sa
critique, nous sommes les jouets d'une fantasmagorie, et, dans tout
ce que nous nous flattons de connaître, une analyse un peu pénétrante
nous montre que nous ne retrouvons que la constitution de notre
propre esprit. C'est ici l'anéantissement de toute certitude rationnelle,
et c'est le doute universel jeté même sur les affirmations de la certi-
tude expérimentale. Mais nous ne voulons pas de ce doute, et nous
n'en voulons pas parce que nous voulons vivre. Comment donc en
sortirons-nous? Kant nous le dit en propres termes : « Nous supprime-
rons le savoir pour y substituer la croyance. » Et c'est-à-dire, en son
langage, que, quand nous douterions de tout le reste, nous ne doute-
rions pas de notre hberté, nous ne douterions pas de l'existence de la
loi morale, ni de l'immortalité de l'âme, ni de l'existence de Dieu, ni
de tout ce qui s'en déduit de légitimes conséquences. Ou, en d'autres
termes encore, c'est la croyance qui fonde le savoir et, — détour
inattendu, qu'on a souvent reproché à Kant comme une contradiction,
mais qui n'en est pas une, — c'est encore par un acte de foi qu'il nous
faut débuter dans la recherche de la vérité.
Franchissons cependant un autre espace encore , d'une centaine
d'années, ou à peu près. D'autres progrès se sont accomplis. Si la
science, en d'autres temps, n'en a peut-être pas réalisé de moins essen-
tiels, peut-être n'en a-t-elle jamais réalisé de plus frappans qu'en nos
jours, dont on ait fait des applications plus saisissantes, qui aient
ressemblé davantage à une prise de possession des secrets de la na-
ture par l'intelhgence humaine. La philosophie s'est faite elle-même
scientifique. Et, i^ous le disions tout à l'heure, science et philosophie,
REVUE. — ClIROMQUE. 713
l'une et l'autre et l'une aidant l'autre, elles ont pu croire qu'elles
allaient devenir une religion. Mais à quoi toutes ces ambitions et tous
ces progrès ont-ils abouti? Voici la réponse de M. Herbert Spencer à
cette question : « Dans l'affirmation même que toute connaissance est
relative est impliquée l'affirmation qu'U existe un non relatif... De la
nécessité même de penser en relations, il résulte que le relatif lui-
même est inconcevable s'il n'est pas en relation avec un non relatif
réel... Il nous est impossible de nous défaire de la conscience d'une
réalité cachée derrière les apparences, et de cette impossibilité résulte
notre indestructible croyance à sa réalité. » Vous l'entendez! il dit
« croyance », aussi lui, comme Kant et Descartes; et il aboutit comme
eux à un acte de foi. La solution du positivisme ne diffère pas de celle
du criticisme, qui ne différait pas de celle de l'idéalisme; difi'érens
chemins nous ramènent tous au même point ; et, condition de l'action
ou de la pratique, le besoin de croire nous apparaît comme condition
de la pensée et de la certitude.
On peut aller plus loin, et on peut préciser le contenu de cet acte
de foi. Ce qui est impliqué dans la définition même du relatif ou du
contingent, c'est le nécessaire ou l'absolu, nous disent les Spencer, les
Kant et les Descartes, et Spencer hésite à le nommer de son vrai nom,
mais Descartes et Kant le lui donnent, et ils l'appellent Dieu. Leur acte
de foi n'en est donc pas un dans le sens vulgaire ou familier du mot,
comme d'un élève qui croirait à l'autorité de son maître ou d'un enfant
à la parole de son père. Encore moins croient-ils par impuissance ou
par désespoir de connaître. Leur dogmatisme n'est point le refuge de
leur pyrrhonisme. C'est la certitude qu'ils cherchaient, avec la con-
fiance de pouvoir y atteindre, et ils l'ont trouvée, non dans l'expé-
rience ou dans la démonstration, mais dans la croyance. 11 faut croire
pour savoir, voilà le résultat de leurs investigations ; la science a pour
fondement la croyance. Et que faut-il croire? Il faut croire que, dans les
affirmations de la science, — de la science rationnelle ou expérimen-
tale, — s'enveloppe ou s'implique l'affirmation fondamentale du mystère
de toutes les religions. Quand les anciens apologistes se proposaient
d'établir la vérité du catholicisme, ils étageaient, pour ainsi dire, la
succession de leurs preuves, et ayant démontré la vérité de la religion
en général contre les incrédules, ils étabUssaient ensuite la vérité du
christianisme contre le Juif, par exemple, ou contre le Turc, pour
aboutir à l'établissement de la vérité du catholicisme contre le pro-
testantisme. Les conclusions dernières du criticisme nous ramènent à
la première de ces positions, qui est ceUe de la philosophie scolastique.
714 REVUE DES DEUX MONDES.
dans ses Sommes contre les Gentils; et dans un instant j'essaierai de
vous montrer que les conclusions du positivisme nous ramènent à la
seconde, qui est celle de la théologie.
Mais, auparavant, je ne saurais omettre de dire quelques mots des
rapports de la morale avec le besoin de croire. Ici encore, vous le
savez, l'effort adverse a été considérable, et, après avoir essayé de
fonder la loi morale sur « la nature, » puis de l'émanciper de toute
métaphysique, sous le nom de « morale indépendante, » c'est de ses
« variations » aujourd'hui que l'on prétend arguer contre elle; et il est
vrai qu'on ne prouve point ces « variations, » mais on n'en parle pas
moins. Eh bien! admettons-les, ces variations, pour un moment.
Il ne resterait plus alors qu'à les caractériser, et à montrer qu'elles
ne sont autre chose que l'adaptation progressive de quelques prin-
cipes immuables à des états sociaux successifs, mobiles, et chan-
geans. C'est encore ce que l'on n'a pas fait. Et quand on l'aurait fait,
ou quand on l'aura fait, — car cela serait instructif et intéressant à sa-
voir, — il resterait à chercher d'où procèdent ces changemens eux-
mêmes; et, si l'on y regardait d'assez près, on verrait que la vraie
cause en est non pas du tout dans «un degré d'élévation vers le pôle, »
ni dans un progrès de la science ou de la philosophie, ni dans un
changement ou dans une révolution de la nature humaine, mais dans
un changement ou dans une révolution des croyances.
Et quelle en est la raison? C'est que la morale n'est rien que
l'ensemble des préceptes qui gouvernent la conduite. Et d'où vou-
lez-vous, d'où veut-on que dérivent eux-mêmes ces préceptes, sinon
de l'idée que nous nous formons de notre destination? Mais là même est
précisément le domaine de la croyance. Que devons-nous croire de
nous-mêmes? de notre rôle en ce bas monde? comment devons-nous
traiter nos semblables? sont-Us faits pour nous? sommes-nous faits
pour eux? ou tous ensemble sommes-nous faits pour travailler à une
œuvre commune ? devons-nous user de la vie comme n'en usant pas?
ou devons-nous croire qu'elle ne nous a été donnée que pour en jouir?
Toutes ces questions assurément sont bien simples, elles sont bien
banales; ce sont des questions quotidiennes. Nous les tranchons, sans
nous en douter, à toute heure et en toute occasion. Toutes nos délibé-
rations les posent et toutes nos résolutions les décident. Mais qui ne
voit qu'elles relèvent ou qu'elles dépendent de la « croyance » et qu'à
l'origine des unes ou au terme des autres nous retrouvons l'acte de foi?
Tant valent nos « croyances, » tant vaut notre morale, — je ne dis pas
nos actes, il faut faire sa part àlafaiblesse humaine, — et nos principes
»
REVUE. CHRONIQUE. 715
de conduite, réciproquement, jugent nos croyances. C'est peut-être
ce que ne savent pas assez ceux qu'on voit tous les jours attaquer
les croyances en protestant, très sincèrement, qu'ils veulent garder la
morale. Il ne faut pas commencer par abattre l'arbre dont on veut
continuer de récolter les fruits.
Ai-je besoin d'ajouter qu'ici encore le contenu de l'acte de foi qui fonde
la morale ne saurait être quelconque ? et qu'U faut qu'il soit substantielle-
ment une affirmation de l'absolu? Le caractère même du devoir l'exige,
qui peut bien comporter des adoucissemens, et des distinctioDS, mais
point de restrictions, ni de transactions. Il est ou U n'est pas. L'impé-
ratif est catégorique ou il n'est plus l'impératif; U devient le conseil
qu'on peut suivre ou ne pas suivre, rin^itation à laquelle on peut se
soustraire, la sollicitatioD qu'on écoute ou qu'on n'écoute pas. « La
conscience est comme le cœur,a-t-on dit justement et avec force, il lui
faut un au-delà. Le devoir n'est rien s'U n'est sublime, et la vie devient
frivole si elle n'implique des relations éternelles. » Mais ces « relations
éternelles, » nous l'avons vu, la croyance seule est capable de nous les
assurer. Pas de morale sans croyance, et pas de croyance qui, pour
mériter son nom, ne doive impliquer l'absolu.
III
Quelles conclusions tirerons-nous maintenant de là, quels conseils
ou quelles indications ? Car on parle quelquefois, même en public, pour
parler, pour le plaisir ou pour l'honneur, mais l'on parle aussi quel-
quefois pour agir, pour essayer d'agir, pour grouper les bonnes vo-
lontés autour de quelque idée qu'on croit juste; et c'est justement ce
que je fais aujourd'hui. Si nous devons donc à la croyance tout ce que
j'ai tâché de vous montrer que nous lui devions, nous croirons pre-
mièrement qu'n faut croire, et j'avoue que le conseil, au premier abord,
a un peu de l'air d'une naïveté. Mais regardons-y de plus près, nous
verrons bien qu'il n'en a que l'air, et quiconque de nous s'efforcera
loyalement de le suivre, il aura rompu sans retour avec les paradoxes
du scepticisme, du dilettantisme, et même du rationahsme.
Pour ma part, si j'ose ici me citer moi-même, il y a tantôt vingt-
cinq ans que j'ai commencé de combattre le dilettantisme, et Dieu
sait les railleries de toute sorte que ma values cette persistance!
En ce temps-là. Messieurs, que je vous félicite, pour la plupart, de
n'avoir pas connu, « la qualité essentielle d'une personne distinguée, —
c'est du Renan que je vous cite, — était le don de sourire de son œuvre,
716 REVUE DES DEUX MONDES.
d'y être supérieur , de ne pas s'en laisser obséder; » et, en effet, ne nous
représentons-nous pas bien Dante « souriant» de son Enfer, ou Michel-
Ange de son Jugement dernier, Spinosa de son Ethique ou Calvin de son
Institution chrétienne? Mais Calvin et Spinosa, Michel-Ange et Dante
n'étaient pas des « personnes distinguées. » Le don leur avait été
refusé, ce don précieux de ne pas croire à leur œu\Te ou de ne pas s'en
laisser obséder, je veux dire le don de se moquer du monde et d'eux-
mêmes tout les premiers. Ils s'appliquaient sérieusement à des choses
sérieuses, comme des fanatiques I et au lieu de prendre la fleur ou la
quintessence de tout pour en respirer au passage l'aristocratique par-
fum, ils avaient, — suprême inélégance ! — le mauvais goût, ils avaient
le pédantisme de mettre dans tout ce qu'ils entreprenaient toute leur
volonté, toute leur intelligence, et quelquefois tout leur cœur. Il faut
le dire, toute une génération, dont je suis, a été nourrie à l'école de
ce dilettantisme, et vous en trouverez encore de déUcieux représentans
parmi nous. Mais je crois que le temps en est aujourd'hui fini. Nous ne
nous soucions plus, vous ne vous souciez plus d'être une « république
athénienne. » Si nous n'étions que quelques-uns jadis à protester
contre ce bas idéal de jouisseurs, nous devenons tous les jours
plus nombreux. Nous le serons plus encore demain, après-demain, je
l'espère, et si je n'obtenais que cet effet de cette conférence, nous n'au-
rions assurément, ni vous, ni moi, perdu notre temps. Croire qu'Q faut
croire, et s'efforcer de croire, et de cet effort vers la croyance faire
le fondement de sa croyance même, non, encore une fois, cela n'est
pas une naïveté, ou, si l'on veut que c'en soit une, elle enferme
alors plus de sens que les plus étincelans paradoxes.
Les rationalistes s'en apercevront bien, après les dilettantes ; et les
rationalistes, entendons-nous, ce ne sont pas ceux qui font usage de
leur raison, jusque dans les choses de la foi, mais ce sont ceux qui ne
souscrivent qu'aux vérités rationnelles, et ce sont ceux qui nient l'exis-
tence de l'inconnaissable ou celle du mystère. Vous remarquerez
à ce propos que je ne vous ai pas dit, et je ne vous dis point que
nous sommes en\ironnés de mystères, que tout en nous-mêmes est
mystère, ou que nous sommes pour nous le plus mystérieux des mys-
tères. Cette manière déraisonner a quelque chose d'équivoque, ou plu-
tôt ce n'est pas une manière de raisonner, c'en est une de jouer sur le
mot de « mystère. » Mais je vous ai dit, ou, ce qui valait mieux, je
vous ai fait dire par un positiviste que, non seulement il y avait dans
le monde plus de choses que notre science ou notre philosophie n'en
pourront jamais connaître, mais encore quelque chose d'absolu qui
REVUE. CHRONIQUE. 717
conditionnait le relatif, qui nous en apparaissait comme la raison
d'être, qui la serait toujours ; et voOà vraiment le mystère des mys-
tères. Aucun raisonnement ne percera ce mystère, aucun rationalisme
n'aura raison de cet inconnaissable. Et dira-t-on peut-être qu'en ce cas,
et on l'a dit, nous n'en sommes pas plus avancés ! Ce n'est pas ce que
je pense! Nous pouvons faire un pas de plus, et retournant leurs
propres moyens contre nos adversaires, c'est à eux-mêmes que nous
pouvons demander de nous y aider.
Nous ne savons pas toujours nous ser\dr de nos adversaires; nous
ne savons pas dégager de ce que nous appelons leurs erreurs, la
part de vérité qu'elles contiennent; et, en disant cela, je songe à
l'espèce d'acharnement que nous avons déployé quelquefois contre
le positivisme. Sans doute, c'est que les disciples d'Auguste Comte
ont souvent dénaturé, — comme Littré, par exemple, — et souvent
mutilé la doctrine du maître. Ils l'ont coupée pour ainsi dire en
deux; et, d'un système à la formation duquel avaient presque égale-
ment concouru l'auteur du Pa'pe et celui de V Esquisse de Chistoire des
Progrès de V Esprit humain, Joseph de Maistre et Condorcet, ils n'ont
retenu que la part du second. C'est à nous qu'U appartient, dans un
esprit plus impartial, de faire aussi la part du premier. Ne craignons
donc pas de reconnaître qu'en dépit de ses erreurs, et d'un peu de
folie, — je parle au sens propre, — qui s'est mêlé parfois à ses spécu-
lations, Auguste Comte aura été le grand « penseur » du siècle qui
finit. Rendons-lui pleinement et hardiment justice. Ne doutons pas
qu'une influence comme la sienne, qui certes n'a rien eu de celle
qu'exercent le charme dangereux du dilettantisme ou le prestige d'un
grand style, doive avoir son explication dans la justesse de quelques-
unes de ses idées. Et puisque enfin d'un système, je l'ai dit et j'aime à
le répéter, il n'y a jamais que les morceaux qui soient bons, ne pensons
donc ni ne nous obstinons surtout à raisonner en bloc, et tâchons
plutôt d'absorber en nous, pour nous l'incorporer, ce qu'il y a de vrai
dans la doctrine.
Or, si nous nous plaçons à ce point de vue, nous en tirons ce grand
avantage de pouvoir poser comme fait, et comme fait historique, — c'est-
à-dire objectif, — tout ou presque tout ce que nous avons dit du besoin
de croire. C'est un fait que la Révolution française a essayé de revêtir,
et, autant qu'il était en elle, de développer en son cours les caractères
qui sont ceux d'une religion. C'est un fait que le fond d'un Romain,
comme on l'a dit, était « l'amour de la patrie, » et que si Rome a conquis
le monde, c'est qu'elle s'est crue de tout temps destinée aie conquérir
718 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est un fait que Kant a écrit, et dans le sens que vous avez vu, qu'il
« se proposait de substituer la croyance au savoir. » C'est un fait qu'une
morale indépendante, ou entièrement dégagée de toute métaphysique
et de toute religion, n'est pas une morale. Si le positivisme ne peut
pas nier ces faits, il est donc, de par son principe, obligé d'en tenir
compte. Ils ont pour lui, comme pour nous, exactement la même
consistance que ceux dont l'ensemble forme la physique ou l'histoire
naturelle. L'élévation de la colonne de mercure dans le baromètre est
un fait, et le caractère apocalyptique de la Révolution française en est
un autre. La relation de ce caractère avec le « besoin de croire » est
également un fait. C'est ce que ne peut nous refuser aucun positiviste,
et, s'il ne nous le refuse pas, ou en nous le refusant, s'il viole mani-
festement son principe, nous n'en demandons pas davantage... pour
commencer.
Je dis : pour commencer. C'est qu'en effet, — et pour ne rien dire du
maître et de sa religion de l'humanité, — plusieurs positivistes ne s'en
tiennent pas là. Connaissez-vous Cournot? Il n'est pas très connu; il
ne l'est pas assez; et je le compte parmi les philosophes de ce temps
dont la valeur a passé de beaucoup la réputation. Il a écrit quelque
part : « La langue que nous parlons n'est après tout qu'une langue
comme une autre; le gouvernement qui nous régit est un gouverne-
ment comme un autre; — ces lignes sont datées de 1872, • — mais, de
bonne foi, la religion que nos pères nous ont transmise n'est pas une
religion comme une autre. Elle remplit dans l'histoire du monde civilisé
un rôle unique, sans équivalent, sans analogue. » Ce langage est celui
d'un vrai positiviste. Il a raison : « La religion que nos pères nous
ont transmise n'est pas une religion comme une autre. » Elle diffère
essentiellement, elle a différé pratiquement, et en fait, de toutes celles
qu'on lui a opposées ou comparées. Positivement, — et je donne à ce
mot toute sa portée, — « elle a rempli dans l'histoire du monde civi-
lisé un rôle unique, sans équivalent, sans analogue. » On peut définir
historiquement, objectivement, ce rôle. Auguste Comte lui-même l'a
fait, et il l'a fait admirablement. D'autres le font tous les jours, qui ne
savent pas qu'Us sont en ce point ses disciples, et qui ne perdraient
rien à l'apprendre. Le rôle historique du christianisme est un fait
contre lequel ne sauraient prévaloir ni les subtiUtés d'une exégèse
ennemie, ni les raisonnemens d'un naturalisme que condamnent tous
les vrais philosophes. Humainement parlant, il s'est trouvé dans le
christianisme une vertu sociale et civilisatrice qui ne se retrouve dans
aucune autre religion. Il n'a pas dans l'histoire de commune mesure.
REVUE. CIIROMOlE. 749
Ce qu'il a fait, aucune autre religion ne l'a fait. Il est unique! Et ne
voyez-vous pas la conséquence qui en résulte? S'il est unique, il est
bien près d'être ce qu'on appelle « extraordinaire; » il l'est de fait; et
il l'est non point en vertu d'une idée préconçue, mais vraimenl d'une
certitude objective et positive ou positiviste.
Et nous pouvons aller plus loin ! Nous pouvons, comme positi\-istes,
mettre à part, et placer au-dessus de toutes les communions chré-
tiennes celle qui satisfera le mieux et le plus pleinement notre « besoin
de croire. » Si donc le « besoin de croire » implique nécessairement la
constitution d'une autorité qui fixe la croyance, ou plutôt et pour mieux
dire, qui la maintienne inaltérée d'âge en âge, qui la dégage en toute
circonstance de l'arbitraire des opinions indi\dduelles, et qui la ramène,
aussi souvent qu'il le faut, à son premier principe ; — si l'on ne conçoit
pas de croyance indépendamment d'une tradition qui en soit le dépôt,
qui en rende compte, ou sans une continuité qui en soit comme la
garantie ; — si la croyance, héritée des ancêtres et transmissible à ceux
qui nous suivront, non seulement se partage aux vivans comme aux
morts, mais ne souffre pas de ce partage, et s'il semble au contraire
qu'elle en soit fortifiée ; — s'il n'y a pas de Ken plus solide que celui des
croyances, si ce sont elles qui r-approchent, qui unissent, qui soUda-
risent les hommes, et littéralement qui les organisent en sociétés, et
non les intérêts, ou les passions, ou les idées pures, la conséquence
n'est-elle pas é^ddente ; et précisément n'est-ce pas la situation du
cathohcisme? Le catholicisme est social. C'est ce que personne encore,
de nos jours, n'a mieux montré qu'Auguste Comte, et si personne ne
l'a mieux montré, que lui a-t-il manqué pour faire le dernier pas? ou
pour essayer de le faire? pour se dégager du point de vue de « l'imma-
nence » et pour oser se placer résolument au point de vue de la
« transcendance ?» Il lui a manqué deux choses, et deux choses qui
n'en sont qu'une. Il lui a manqué le courage de reconnaître la faus-
seté de cette prétendue « Loi des trois états », où jusqu'à son dernier
jour il a vu sa grande découverte ; et il lui a manqué un peu d'humi-
lité. Manquer dhumilité, vous le savez, hélas ! c'est ce qu'on pourrait
appeler la grande hérésie des temps modernes; et si toutes les héré-
sies ne sont à vrai dire que l'épanouissement doctrinal d'un vice pre-
mier de la nature humaine, notre grand vice à nous, dans notre siècle,
ou même depuis quatre ou cinq cents ans, c'est l'orgueil. Nous n'avons
retenu de la Genèse que le mot du serpent : Et eritis sicut DU.
Vous me permettrez de m'arrêter ici. J'ai tâché de vous mon-
720 REVUE DES DEUX MO^'DES.
trer que le « besoin de croire » n'était pas moins inhérent à la nature
et à la constitution de l'esprit humain que les catégories d'Aristote
ou de Kant. Il y a des pensées qui ne peuvent naître, se former, et
se développer que sous ou dans la catégorie de la croyance. Je vous
ai fait voir ensuite, j'ai tâché de vous faire voir, que cette catégorie
n'était pas la moins générale de toutes, puisque, comme disent les philo-
sophes, elle « conditionnait » l'action, la science, et la morale. Et
comme tout cela demeurait encore « subjectif, » ou pouvait encore en
être argué, comme on pouvait nous dke que l'universalité du « besoin
de croire » ou de « l'acte de foi » n'implique pas l'existence de leur
objet, j'ai usé des moyens que m'offrait le positivisme pour franchir
le passage du « subjectif» à 1' « objectif », et de l'objectif au seuil
du transcendantal ou du surnaturel... Mais si je voulais aller plus loin,
je sortirais de mon sujet et surtout de mon domaine; je passerais du
terrain de la psychologie et de l'apologétique sur le terrain de la théo-
logie. Je ne m'en sens pas la force, et je ne crois pas en avoir le
droit. Je ne crois pas avoir non plus le droit, dans un sujet d'une telle
importance, je crois même avoir le devoir de ne pas m'avancer au delà
de ce que je pense actuellement. C'est une question de francliise et
c'est une question de dignité personnelle. Quel que soit le pouvoir de
l'intervention de la volonté dans ces choses, — et U est considérable,
— aucun de nous n'est le seul maître du trava,il intérieur qui s'ac-
complit dans les âmes. Mais, si quelques-uns de ceux qui m'écoutent
se rappellent peut-être en quels termes, ici même, il y a bientôt trois
ans, je terminais une conférence sur la Renaissance de V Idéalisme , ils
reconnaîtront que les conclusions que je leur propose aujourd'hui
sont plus précises, plus nettes, plus voisines surtout de l'idée qui
vous a rassemblés en Congrès; — et pourquoi, si c'est un grand pas
de fait, n'en ferais-je pas un jour un autre, et un plus décisif?
F. B.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.
LA TERRE QUI MEURT
TROISIEME PARTIE , )
VIII. — LES CONSCRITS DE SALLERTAINE
L'après-midi de ce dimanche d'automne fut marquée par une
paix plus profonde encore qu'à l'ordinaire. L'air était tiède ; la lu-
mière voilée ; le vent, qui s'était levé avec la mer et poussait plus
loin qu'elle sa marée, en traversant l'immense plaine herbeuse, ne
récoltait pas un bruit de travail, pas une plainte de charrue, pas
un heurt de pelle, de marteau ou de hache. Les cloches seules
parlaient haut. Elles se répondaient les unes aux autres; celles de
Sallertaine, du Perrier, de Saint-Gervais, de Ghallans, qui a une
église neuve pareille à une cathédrale, de Soullans caché dans
les arbres des terres montantes. Les volées de la grand'messe, le
tintement de l'Angelus, les trois sons des vêpres leur laissaient
peu de repos. Elles lançaient au loin les mêmes mots entendus
bien des fois, compris depuis des siècles : adoration de Dieu, oubli
de la terre, pardon des fautes, union dans la prière, égalité de-
vant les promesses éternelles ; et les mots s'envolaient dans l'es-
pace, et se nouaient avec un frisson, et c'étaient comme des guir-
landes de joie jetées d'un clocher à l'autre. Parmi les remueurs
de terre, les gardiens de bestiaux, les semeurs de fèves, bien peu
(1) Voyez la Revue du 13 novembre et du 1" décembre.
TOME CL. — 1898. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
ne leur obéissaient pas. Les routes, désertes toute la semaine,
voyaient passer et repasser, hâtant la marche, les familles qui
habitaient aux limites de la paroisse et, plus lentes, celles (jui
demeuraient à distance de promenade. Dans le canal élargi qui
aboutit au pied de Féglise et sert de port à Sallertaine, il y avait
toujours quelque yole en mouvement.
Vers le soir, le bruit des cloches cessa. Les buveurs eux-
mêmes avaient quitté les auberges, et regagné les métairies assou-
pies dans la clarté blonde du couchant. Un silence universel en-
vahissait la campagne. Peu bruyante les jours de travail, elle était,
à la fin de la semaine, pendant quelques heures, toute recueillie
et muette. Trêve dominicale qui avait sa signification grande, où
se refaisaient les âmes, où les familles groupées, calmes, songeuses,
comptaient leurs vivans et leurs morts.
Mais, ce jour-là, la paix fut de courte durée.
Mathurin Lumineau et André se reposaient dans le chemin
vert de la Fromentière, en dehors de la haute porte de pierre,
sous les ormeaux qui servaient d'abri provisoire aux charrettes
et aux herses. L'infirme, couché en demi-cercle sur les traverses
de bois d'une des herses, un vieux manteau sur les jambes, se
remettait de l'effort et de l'émotion du matin. André, par amitié
pour lui, n'avait pas voulu retourner au bourg avec le père, et,
étendu à plat ventre dans l'herbe, lisait le journal à haute
voix. De temps en temps il commentait les nouvelles, lui qui
avait couru le monde: il expliquait où se trouvaient Clermont-
Ferrand, l'Inde, le Japon, Lille en Flandre; et, en le faisant, il
tordait sa petite moustache blonde, et toute la fleur de sa jeunesse,
un peu d'amour-propre naïf, apparaissaient dans sa physionomie
ouverte et amusée.
Vers quatre heures, sur la gauche de Sallertaine, un clairon
sonna. Ce devait être à mi-distance entre la paroisse des Lumineau
et celle de Soullans, en plein Marais. Mathurin, réveillé de la tor-
peur où la lecture l'avait plongé, regarda André, qui avait laissé
tomber le journal, à la première note, et qui, le visage levé, l'oreille
tendue, souriait à la fanfare.
— Ce sont les gars de la classe, dit l'aîné. Ils vont partir bien-
tôt, et ils se promènent.
— Ils jouent la fanfare des chasseurs d'Afrique, répondit le
cadet avec une flamme dans les yeux. Je la reconnais. Il y a donc
un ancien de chez nous dans le Marais?
LA TEKRE QLl MEURT. 723
— Oui, le fils d'un bourrinier du Fief. Il a fait son temps dans
les zouaves.
Il y eut un silence, pendant lequel les deux hommes écou-
tèrent la sonnerie de l'ancien zouave. Leurs pensées, en ce mo-
ment, étaient bien différentes. André revoyait, en imagination,
dans les lointains du Marais qu'il fixait, une ville blanche, des
rues étroites, une troupe de cavaliers sortant d'une porte crénelée
dont la voûte faisait écho. Mathurin observait l'expression de son
frère, et pensait : « Il a encore l'esprit là-bas, d'où il vient. >> Ses
traits se détendirent et ses yeux se dilatèrent une seconde, comme
ceux d'une bête qui découvre sa proie, puis il se replia sur son
rêve habituel. •
— Driot, dit-il, après un long moment, tu aimes cette mu-
sique-là?
— Mais oui.
— Tu regrettes le régiment?
— Non, par exemple ! Personne ne le regrette.
— Alors, qu'est-ce qui te plaisait là-bas?
Le jeune homme interrogea le visage de l'aîné, d'un coup
d'œil, comme s'il cherchait : « Pourquoi me demande-t-il cela? »
Puis il répondit :
— Le pays... Ecoute encore... C'est la diane, à présent...
La sonnerie de clairon, grêle et précipitée, cessa bientôt. Des
voix fortes, mal exercées, cinq ou six ensemble, entonnèrent le
Chant du départ. Quelques mots arrivèrent jusqu'à la Fromen-
tière : « Mourir pour la patrie... le plus beau... d'envie... » Les
autres se perdaient dans l'espace. Mais le bruit s'était rapproché.
Les deux frères, immobiles sous le couvert des ormes, poursuivant
chacun le songe où la première note l'avait jeté, écoutaient monter
vers eux les conscrits de Sallertaine.
Toussaint Lumineau écoutait aussi. Il s'en revenait, après les
vêpres, doucement, accompagné par son ami Massonneau, un
grand métayer maigre, qui avait la peau brune comme un grain
de froment, les cartilages du cou saillans comme un bréchet de
poule, et, dans la mâchoire, un tic nerveux qui lui faisait, à
chaque instant, lever le menton, d'où son surnom de Glorieux.
Lumineau et le Glorieux causaient des derniers événemens de la
Fromentière. Ils représentaient, l'un et l'autre, la vieillesse et la
sagesse du Marais. Ils connaissaient les noms et les surnoms, les
parentés, l'histoire de tous ceux qui vivaient à Sallertaine, et celle
724 REVUE DES DEUX MONDES.
d'au moins deux générations disparues. Arrivés aux dernières
maisons du bourg-, un peu après le pont qui traverse l'étier, ils
s'arrêtèrent sous le coup de la même impression, et tournèrent le
visage du côté du vent,
— Entends-tu, Glorieux? dit Lumineau. Ils sonnent de la
trompette et ils chantent, les pauvres enfans ! Mais les parens de
ceux qui partent peuvent bien pleurer.
— Oui, dit Massonneau en relevant le menton : les parens
sont à plaindre.
— Je les nommerais tous, rien qu'à écouter d'ici la voix de
leurs gars, reprit Lumineau. Vous, bonnes gens de la Bonnellerie
et vous du Grand-Paiement ; vous de Juche-Pie ; vous des Linot-
tières et vous de la Belle-Blanche, je reconnais la voix de vos
gars. Qu'ils ne fassent pas comme mon François! C'est là où ils
vont que son cœur a changé. La ville m'a pris mon enfant.
— Comme elle a pris celui de la Pinçonnière, dit le Glorieux.
— Comme celui des Levrelles.
— Comme celui de la Parée-du-Mont.
La litanie eût pu être longue. Massonneau l'interrompit, parce
que la musique se rapprochait décidément de la bordu re du Marais.
— Ils se reprennent à chanter, dit-il. Les voilà qui montent
par chez toi, Lumineau.
Les conscrits de Sallertaine montaient, en effet, vers la Fro-
mentière. Tantôt leurs voix, tantôt les notes de cuivre du clairon
s'envolaient au-dessus du Marais silencieux. Elles s'en allaient
loin, emportées par le vent, comme la graine de souci, qui va
tomber partout. Et partout, sans qu'il y parût rien, des âmes
s'agitaient, d'anciennes douleurs s'éveillaient, d'humbles gens,
habitans des fermes isolées ou des villages, écoutaient, avec un
serrement de cœur, passer les conscrits de Sallertaine.
Quand ceux-ci eurent gagné le pré de la Fromentière. Ma-
thurin, qui les suivait au bruit, depuis longtemps, et, avec son
sens merveilleux d'observation, se rendait compte de leur route,
dit à André :
— Ils se sont déjà arrêtés dans trois métairies. Je pense qu'ils
font la quête de la classe. Tu n'as pas connu ça, toi? Voilà deux
ans seulement qu'ils ont eu l'idée de passer dans les maisons où il
y a une fille de leur âge, et ils lui demandent une poule pour se
racheter du service. Bousille est du tirage... Tu devrais prendre
une poule, que tu leur donneras, quand ils passeront.
LA TERRE OUI MEURT. 725
— Je veux bien ! dit André en riant, et en se levant d'un bond.
J'y cours. Et que font-ils des poules?
— Ils les mangent, donc! Ils font deux, trois, quatre dîners
d'adieu. Dcpôche-toi : ils arrivent.
André disparut dans la cour de la métairie. On entendit bientôt
son rire clair, ses pas précipités du côté de l'aire, puis les cris
d'effroi d'une poule qu'il avait dû saisir. Quelques minutes plus
tard il revint, tenant par les pattes l'oiseau, dont les a-iles rondes,
mouchetées de gris et de blanc, touchaient l'herbe et se rele-
vaient au rythme de la marche.
Au même moment, un coup de clairon retentit au bas du
verger clos. Mathurin s'était à demi redressé sur la herse, et, les
deux mains appuyées aux traverses, les bras tendus, sa tête
ébouriffée en avant, il guettait l'arrivée des promeneurs. André
se tenait debout à côté de lui. En face d'eux, juste dans l'ouver-
ture du chemin qui descendait au Marais, le soleil se couchait.
Son globe énorme, orangé par la brume, emplissait tout l'espace
entre les deux talus, au sommet de la butte sans arbres.
Et voici que, dans cette gloire, trois filles apparurent. Elles
montaient, enlacées, la plus grande au milieu, toutes trois vêtues
de noir avec des coiffes de dentelles. Le jais" de leurs mouchoirs
de velours brillait sur leurs épaules. Elles s'avançaient en balan-
çant leur tête. C'étaient des filles de Sallertaine. Mais la lumière
était derrière elles, et nul n'aurait pu dire leur nom, excepté
Mathurin, qui, dans celle du milieu, avait reconnu Félicité Gau-
vrit. A quelques pas en arrière venaient le sonneur de clairon, un
porte-drapeau, et cinq jeunes hommes en ligne, qui tenaient,
pendues par un lien de chanvre ou couchées sur un bras, les
poules récoltées dans les fermes.
La troupe suivit le chemin, fit une centaine de mètres, et
s'arrêta entre les ormeaux et le mur ruiné de la Fromentière.
— Bonjour, les frères Lumineau! dit une voix.
Il y eut des rires dans la bande excitée par la course et par le
muscadet des métairies. L'infirme fléchit sur ses poignets, et re-
garda du côté d'André.
Félicité Gauvrit, sans quitter ses compagnes, sétait portée un
peu en avant de la bande, et considérait, d'un air de complai-
sance, le dernier fils de la Fromentière, qui tendait la poule grise
à bout de bras.
— Vous avez donc deviné, André? reprit-elle. Ce que c'est que
726 REVUE DES DEUX MONDES.
les garçons d'esprit!... Allons, prenez la poule de Rousille, Sos-
thène Pageot.
Un vigoureux gars, rougeaud, la mine hébétée comme ceux
que le vin commence à étourdir, sortit du rang et prit l'oiseau.
Mais à l'attitude moqueuse d'André, au silence qu'il gardait, Féli-
cité devina que celui-ci s'expliquait mal la présence de la fille de
la Seulière en pareille compagnie, car elle ajouta, négligemment :
— Vous pouvez croire que je ne cours pas tous les jours le
Marais avec des conscrits. Si je le fais aujourdhui, c'est pour
rendre service. Ces deux amies que vous voyez, et qui sont de la
classe, ont été désignées par le sort pour quêter. Mais elles
n'osaient pas aller seules, et la quête aurait manqué sans moi.
Elle s'exprimait bien, avec une certaine recherche qui dénotait
l'habitude de la lecture.
— C'aurait été dommage, dit le jeune homme, sans conviction.
— N'est-ce pas? D'autant plus qu'on ne me voit pas souvent
dans vos quartiers.
Elle détourna la tête vers les fenêtres de la Fromenlière, les
étables, les meules de foin, soupira, et dit, presque aussitôt, d'un
ton enjoué :
— Vous veillerez bien un de ces soirs avec nous, André? Les
Maraîchines vous espèrent.
Il y eut des signes d'approbation, à sa droite et à sa gauche.
— Peut-être, fit André. Il y a si longtemps que je n'ai dansé
à Sallertaine : l'envie peut m'en reprendre.
Elle le remercia d'un petit clignement dyeux. Alors seule-
ment elle eut l'air de remarquer Mathurin Lumineau, qui la re-
gardait, lui, avec tant de passion et de douleur mêlées. Elle prit,
pour lui parler, une expression de pitié et de gêne aussi, qui
n'était pas toute feinte :
— Ce que je dis à l'un, vous comprenez, Mathurin, je le dis
à toute la maison... Si ce n'était pas une fatigue pour vous ?... J ai
eu plaisir à vous revoir à la messe, ce matin... Cela prouve que
vous allez mieux...
L'infirme, incapable de répondre autre chose que des mots
tout faits et tout prêts dans son esprit, balbutia :
— Merci, Félicité;... vous êtes bien honnête. Félicité...
Ce nom de Félicité, il le disait avec une sorte d'adoration, qui
sembla émouvoir, tout abrutis qu'ils fussent, deux ou trois des
conscrits de Sallertaine.
LA TERRE QUI MEURT. 727
— De quel régiment étais-tu, Mathurin? demanda le porte-
drapeau.
— Troisième cuirassiers !
— Clairon, une fanfare de cuirassiers pour Mathurin Lumi-
neau ! En avant, marche !
Les trois filles du Marais, le clairon, le porte-drajpeau , les
cinq jeunes hommes rangés en arrière quittèrent l'ombre des
ormeaux, et remontèrent le chemin vers les Quatre-Moulins. Une
poussière traversée de rayons s'éleva au-dessus d'eux. La fanfare
fit trembler les vieilles pierres de la métairie.
Quand le dernier bonnet de dentelles eut disparu entre les
ajoncs et les saules de la route, Mathurin dit à son frère qui
avait repris le journal et le lisait distraitement :
— Croirais-tu, Driot, que, depuis six ans, c'est la première
fois qu'elle passe ici?
André répondit, trop vivement :
— Elle t'a déjà écrasé une première fois, mon pauvre gars. 11
faut prendre garde quelle ne recommence pas !
Mathurin Lumineau grommela des mots de colère, ramassa
ses béquilles, et s'éloigna de quelques pas, jusqu'au dernier arbre
contre lequel il se tint debout. Les deux frères ne se parlèrent
plus. Tous deux, vaguement et poussés par l'instinct, ils regar-
daient le Marais où les derniers rayons de jour s'éteignaient. Au-
dessous des terres plates, le soleil s'abaissait. On ne voyait plus,
de son globe devenu rouge, qu'un croissant mordu par des ombres,
et sur lequel un saule d'horizon, un amas de roseaux, on ne sait
quoi d'obscur, dessinait comme une couronne d'épines. Il disparut.
Un souffle frais se leva sur les collines. Le bruit de fanfare et de
voix, qui s'éloignait de plus en plus, cessa de troubler la cam-
pagne. Un grand silence se fit. Des feux s'allumèrent, çà et là
dans l'étendue brune. La paix renaissait : les douleurs, une à
une, finissaient en sommeil ou en prière du soir.
Le vieux Lumineau, qui arrivait du bourg, reconnut ses
deux fils le long des arbres du chemin, et, les voyant immobiles,
dans la contemplation des terres endormies, ne pouvant deviner
leurs pensées, dit d'une voix claire :
— C'est beau le Marais, n'est-ce pas, mes gars? Allons, ren-
trons de compagnie : le souper doit attendre.
Il ajouta, parce que, dans l'ombre, André s'avançait le pre-
mier :
728 REVUE DES DEUX MONDES.
— Que je suis content que tu sois revenu de l'armée, toi,
mon Driot!
IX, — LA VIGNE ARRACHEE
L'hiver était venu. La Fromentière paraissait calme et heu-
reuse. Celui qui eût parcouru les champs, et regardé les hommes
qui les cultivaient, n'eût pas eu de crainte pour l'avenir de la
métairie. Le valet nouveau ne se dérangeait point, comme disait
Toussaint Lumineau, c'est-à-dire qu'il peinait régulièrement qua-
torze heures par jour sans prononcer quatorze mots. André fai-
sait l'orgueil et la joie du père qui, lui-même, ne s'épargnait
guère. Bon laboureur, bon semeur, matinal, soigneux des bêtes
et de toute chose, il se remettait au travail de la terre avec une
ardeur qui prouvait, chez le jeune homme, une vocation inébran-
lable et la résolution de demeurer paysan.
Cependant, au fond de ce cœur inquiet et tendre, l'ennui
grandissait. André ne pouvait s'habituer à ne plus voir François.
L'ami de ses vingt premières années, le compagnon sans lequel
l'image même de la Fromentière ne s'était jamais présentée à son
esprit, lui manquait. Une semaine après son retour au pays,
André était allé embrasser son frère et Eléonore à la Roche-sur-
Yon. Il les avait trouvés installés dans une maison de faubourg,
un peu gênés déjà, maugréant, l'un contre la dureté des chefs,
l'autre contre la clientèle qui ne venait pas, sans regret pour-
tant de ce qu'ils avaient fait, et définitivement conquis à la ville
par la facilité de la vie sans contrôle et sans prévoyance. Il était
revenu de là sans la moindre tentation de suivre leur exemple ;
plus sévère même contre ceux qui avaient renié le travail des
champs, mais frappé d'une idée fixe : il cherchait partout
François. La Fromentière, où François ne vivait plus, lui parais-
sait déserte et vide. C'était une obsession dont il ne pouvait se
débarrasser, une soutlrance qu'il ne disait à personne, mais que
chacun, sans le vouloir, renouvelait. Le métayer, dont la colère
était tombée, surtout depuis qu'il savait que les affaires de ses
enfans de la ville n'étaient pas brillantes, recommençait à parler
volontiers de François, comme pour encourager secrètement les
autres à se souvenir, et à tenter de ramener l'ingrat. Il disait :
« Aujourd'hui, nous ensemencerons la Cailleterie, où François
n'a fait que deux sillons; » ou bien : « Donne-nous ce soir des
LA TERRE OLI MEURT. 729
châtaignes cuites sous la cendre, Rousille, comme François les
aimait. » Il pensait bien agir ainsi, et rassembler en quelque
manière ceux que le malheur avait dispersés. Rousille l'imitait.
Les choses parlaient plus souvent encore et nommaient l'absent :
c'étaient la fourche dont il se servait d'ordinaire, un panier tressé
par lui, une corde enroulée sur une poutre de l'étable par une
main qui n'était plus là, ou simplement des coins de champs ou
de chemins qu'un souvenir avait marqués, une souche creuse,
un buisson, et tout le Marais même, à vrai dire, où, pendant des
années, deux enfans presque du même âge, frères qui ne se quit-
taient pas, avaient ensemble conduit les vaches, sauté les fossés
à la perche et chassé les oiseaux.
Pauvre François, lent à l'ouvrage, dépensier, porté au plaisir,
la légende se faisait déjà pour lui à la Fromentière ! Un regret
tendre et touchant lui gardait sa place et l'exagérait même dans
la famille diminuée. André s'ennuyait, et, déçu dans la joie du
retour, n'aimait plus la Fromentière nouvelle comme il avait aimé
l'ancienne.
Elle avait tant changé ! Il l'avait connue animée par le bruit
et le travail d'une famille nombreuse et unie, dirigée par un
homme dont l'âge avait respecté la vigueur et la gaîté même,
servie par plus de bras qu'elle n'en demandait, aveuglément
chérie et défendue, comme les nids qu'on n"a point encore quittés.
Il la retrouvait méconnaissable. Deux des enfans s'étaient enfuis,
laissant la maison triste, le père inconsolé, la tâche trop lourde
aussi pour ceux qui restaient. Rousille s'épuisait. André sentait
bien qu'il ne suffirait pas pour entretenir la Fromentière en bon
état de culture, pour l'améliorer surtout, comme il avait médité si
souvent de le faire, lorsqu'en Afrique, pendant les nuits chaudes
où l'on ne dort pas, il songeait aux ormeaux de chez lui. Il eût
fallu au moins deux hommes jeunes et forts, sans compter l'aide
du valet. Il eût fallu François auprès d'André 1
Celui-ci luttait contre le découragement qui l'envahissait, car
il était brave. Chaque matin il parlait pour les champs avec la
résolution de tant travailler que toute autre pensée lui serait im-
possible. Et il labourait, hersait, semait, ou bien il creusait des
fossés, ou plantait des pommiers, sans prendre de repos, avec
tout son courage et tout son cœur. Mais toujours le souvenir de
François lui revenait ; toujours le sentiment de la déchéance de
la métairie. Les journées étaient longues, dans la solitude; plus
730 REVUE DES DELX MONDES.
encore à côté du nouveau valet, manœuvre indifférent, que les
projets ni les regrets de ce fils de métayer ne pouvaient intéresser.
Le soir, quand André rentrait, à qui se serait-il confié et qui
l'eût consolé ? la mère n'était plus là ; le père avait trop de peine
déjà à garder lui-même ce qu'il faut despérance et de vaillance
pour ne pas plier sous le malheur ; Mathurin était si peu sûr et si
aigri, que la pitié pouvait aller à lui, mais non l'affection vraie.
Il y aurait eu Rousille, peut-être. Mais Rousille avait dix-sept ans
quand André l'avait quittée. Il continuait de la traiter en enfant,
et ne lui disait rien. D'ailleurs, c'est à peine si on la voyait passer,
la petite, toujours préoccupée et courant. Morne maison! Le
jeune homme y souffrait d'autant plus qu'il sortait du régiment,
où la vie était dure sans doute, mais si pleine de mouvement et
d'entrain !
Les semaines s'écoulaient, et l'ennui ne cédait pas. Fatigué
de ce repliement sur soi-même, André peu à peu laissa son esprit
s'écarter hors du monde douloureux où il s'efforçait vainement de
reconnaître la maison de sa jeunesse. Il était comme ces paysans
des côtes, travailleurs taciturnes qui regardent la mer par-dessus
les dunes, et que tourmente un peu de songe quand le vent
souffle. Triste et touché par le malheur, il se rappela la science
lamentable qu'il avait acquise au loin : il peu'^a qu'on peut vi\Te
ailleurs qu'à la Fromentière, au bord du Marais de Vendée.
La tentation devint pressante. Deux mois après qu'il eut repris
possession de la chambre où les deux frères couchaient autrefois,
un soir que toute la métairie dormait, André se mit à écrire à un
soldat de la légion étrangère, qu'il avait connu et laissé en Afrique :
« Je mennuie trop, mon frère et ma sœur ont quitté la maison.
Si tu sais une bonne occasion de placer son argent en terre,
soit en Algérie, soit plus loin, tu peux me l'indiquer. Je ne suis
pas décidé, mais j'ai des idées de m'en aller. Je suis comme seul
chez nous. » Et les réponses vinrent bientôt. Au grand étonne-
ment de Toussaint Lumineau, le facteur apporta à la Fromentière
des brochures, des journaux, des prospectus, des plis qui étaient
gros, et dont André ne se moquait pas, comme faisaient Rousille
et Mathurin. Le père disait en riant, car il n'avait aucun soupçon
contre André : « Il n'est jamais entré tant de papier à la Fromen-
tière, Driot, que depuis les semaines de ton retour. Je ne t'en
veux pas, puisque c'est ton plaisir de lire. Mais moi, ça me las-
serait l'esprit. » Le dimanche seulement, il lui arrivait de souffrir
LA TERRE QUI MEURT. 731
un peu de ce goût trop vif qu'avait son fils pour l'écriture et la
lecture. Ce jour-là, presque toujours, après vêpres, il ramenait
avec lui quelque vieux compagnon, le Glorieux de la Terre-
Aymont ou Pipet de la Pinçonnière, et ils allaient ensemble rendre
visite aux champs de la Fromentière. Ils montaient et descendaient
par les sentes pleines d'herbe, lun près de l'autre, inspectant
toutes choses, s'exprimant avec des signes d'épaule ou de paupière,
échangeant de rares propos qui avaient tous le même objet : les
moissons présentes ou futures, belles ou médiocres, menacées ou
sauvées. En cette saison d'hiver, c'étaient les guérets, les blés
jeunes et les coins de luzerne qu'on étudiait. Et Toussaint Lumi-
neau, qui n'avait pas réussi à prendre au passage et à emmener
son André, confiait au métayer de la Terre-Aymont ou de la
Pinçonnière, arrêté dans le même rayon tiède, à la cornière d'une
pièce: « Yois-tu, mon fils André est d'une espèce que je n'ai pas
encore connue et qui ne ressemble pas à la nôtre. Ça n'est pas
qu'il méprise la terre. Il a de l'amitié pour elle, au contraire, et
je n'ai rien à reprocher à son travail de la semaine. Mais depuis
qu'il est revenu du régiment, son idée, le dimanche, est. dans la
lecture. »
Rousille aussi s'étonnait quelquefois. Elle avait trop à faire
dans la maison pour s'occuper du travail ou des amusemens des
autres. Chargée du ménage, prise par les mille soins d'une ferme,
elle ne voyait guère André qu'aux heures des repas, et devant
témoins. A ces momens~îà, André, soit par un effort de volonté,
soit que la jeunesse fût plus forte que l'ennui et réclamât son
heure, se montrait gai d'ordinaire, et insouciant. Il plaisantait
volontiers Rousille et tâchait de la faire rire. Elle cependant,
comme elle était femme et qu'elle souffrait, avait le don de de-
viner les souffrances des autres. Et à des signes bien légers, à
des regards arrêtés sur les hautes vitres de la fenêtre, à deux ou
trois mots qui auraient pu s'expliquer autrement, son âme tendre
avait compris qu'André n'était pas tout à fait heureux. Sans en
savoir davantage, elle l'avait plaint. Mais elle était loin de se
douter de la crise que traversait son frère et du projet qu'il mé-
ditait.
Un seul de ces témoins de la vie avait pénétré les desseins
d'André : c'était Mathurin. Il avait remarqué la tristesse grandis-
sante d'André, l'inutile effort du jeune homme pour retrouver
l'ancienne égalité d'humeur et la vaillance calme dans le travail
732 REVUE DES DEUX MONDES.
quotidien. Il le suivait quelquefois aux champs; il épiait à la
maison l'arrivée du facteur, et se faisait remettre les lettres et les
papiers adressés à son frère. Les moindres détails restaient gravés
dans sa mémoire songeuse, et en sortaient un jour, sous forme
d'une question qu'il posait prudemment, avec une indifférence
affectée. Il savait, par exemple, que la plupart des lettres que
recevait André portaient, les unes le timbre d'Alger, les autres
celui d'Anvers. Et comme ce dernier nom ne disait rien àMathu-
rin, André avait expliqué :
— C'est un grand port de Belgique, plus grand que Nantes où
tu as passé une fois.
— Comment peux-tu connaître du monde si loin de chez
nous et si loin de l'Afrique ?
— C'est bien simple, ajoutait le cadet : mon meilleur ami, à
Alger, est un Belge de la légion étrangère, qui a toute sa famille
dans la ville d'Anvers. Tantôt Demolder m'écrit, et tantôt ce sont
les parens qui m'écrivent, pour me donner les renseignemens
dont j'ai besoin...
— Des nouvelles de tes camarades, alors ?
— Non, des choses qui m'intéressent, sur les voyages, les
pays... Un des enfans s'est établi au delà de la mer, en Amérique.
Il aune ferme aussi grande que la paroisse de chez nous.
— Il était riche?
— Non; il l'est devenu.
Mathurin n'insistait pas. Mais il continuait d'observer, d'ajouter
les indices aux indices. Quand André laissait traîner une brochure
d'émigration, une annonce de concessions à donner ou à vendre,
Mathurin relevait la feuille, et lâchait de découvrir les endroits
où les sourcils du frère s'étaient froncés, où quelque chose comme
un sourire, un désir, une volonté, avait traversé les yeux du cadet.
De preuve en preuve, il avait acquis la conviction que Driot
méditait de quitter la Fromentière. Quand? Pour quel pays loin-
tain où la fortune était facile? C'étaient là des points obscurs.
Alors, en ce mois de décembre, où les tète-à-tête sont plus nom-
breux à cause des bourrasques, des journées de neige et de pluie,
lorsqu'il était seul avec André, dans l'étable ou dans la maison, il
disait perfidement:
— Parle-moi de l'Afrique, Driot? Raconte-moi les histoires
de ceux qui se sont enrichis? Ça m'intéresse de t'entendre causer
là-dessus.
LA TERRE QUI MEURT. 733
D'autres fois il demandait:
— La Fromentière doit te paraître petite et pauvre, à toi qui
lis dans les livres? Bien sûr, elle ne donne pas comme autrefois!
Mathurin ne doutait plus, lorsque Driot doutait encore.
L'année s'acheva ainsi. Une nouvelle année commença.
L'hiver était pluvieux, mais il gelait toutes les nuits. On voyait,
au matin, les fils d'araignées, tendus d'une moitié à l'autre et
couverts de brume glacée, remuer au vent comme des ailes blan-
ches. La glèbe fumait au soleil tardif, et les ailes blanches deve-
naient grises. Les plus gros travaux de la campagne étaient sus-
pendus. Les hommes des terres hautes abattaient quelques
souches ou remplaçaient des barrières. Ceux du Marais ne fai-
saient plus rien. Pour eux les vacances étaient ^enues. Les fossés
et les étiers débordaient. La plupart des fermes, enveloppées par
les eaux et comme flottantes au-dessus d'elles, n'avaient de com-
munication avec les bourgs ou entre elles qu'au moyen des yoles
remises à neuf, qui couraient en tous sens sur les prés inondés.
C'était le temps joyeux des veillées et des chasses.
Le sol n'était cependant pas si dur qu'on ne pût le défoncer,
et Toussaint Lumineau avait résolu, selon le conseil donné par
Mathurin, d'arracher la vigne qui dépendait de la Fromentière,
et que le phylloxéra avait détruite.
Le métayer et André montèrent donc jusqu'au petit champ
bien exposé au midi, sur la hauteur dénudée que coupe la route
de Challans à Fromentine. Us avaient devant eux, et ne voyaient
pas autre chose, sept planches de vieille vigne entre quatre haies
d'ajonc, un sol caillouteux, et les ailes de deux moulins qui
tournaient,
— Attaque une des planches, dit le métayer; moi, j'atta-
querai celle d'à côté.
Et enlevant leur veste, malgré le froid, car le travail allait
être rude, il se mirent à arracher la vigne. L'un et l'autre, ils
avaient causé d'assez belle humeur en faisant la route. Mais, dès
qu'ils eurent commencé à bêcher, ils devinrent tristes, et ils se
turent pour ne pas se communiquer les idées que leur inspiraient
leur œuvre de mort et cette fin de la vigne. Lorsf[u'une racine
résistait par trop, le père essaya deux ou trois fois de plaisanter
et de dire : « Elle se trouvait bien là, vois-tu, elle a du mal à
s'en aller, » ou quelque chose d'approchant. Il y renonça bientôt.
Il ne réussissait point à écarter de lui-même, ni de l'enfant qui
734 REVUE DES DEUX MONDES.
travaillait près de lui, la pensée pénible du temps où la vigne
prospérait, où elle donnait abondamment un vin blanc, aigrelet
et mousseux, qu'on buvait dans la joie, les jours de fête passés.
La comparaison de l'état ancien de ses affaires avec la médiocre
fortune d'aujourd'hui l'importunait. Elle pesait plus lourdement
encore, et il s'en doutait bien, sur lesprit de son André. Silen-
cieux, ils levaient donc et ils abattaient sur le sol leur pioche
d'ancien modèle, forgée pour des géans. La terre volait en éclats ;
la souche frémissait; quelques feuilles recroquevillées, restées
sur les sarmens, tombaient et fuyaient au vent, avec des craque-
mens de verre brisé ; le pied de l'arbuste apparaissait tout entier,
vigoureux et difforme, vêtu en haut de la mousse verte où l'eau
des rosées et des pluies s'était conservée pendant les étés lointains,
tordu en bas et mince comme une vrille. Les cicatrices des bran-
ches coupées par les vignerons ne se comptaient plus. Cette vigne
avait un âge dont nul ne se souvenait. Chaque année, depuis
qu'il avait conscience des choses, Driot avait taillé la vigne, biné
la vigne, cueilli le raisin de la vigne, bu le vin de la vigne. Et
elle mourait. Chaque fois que, sur le pivot d'une racine, il donnait
le coup de grâce, qui tranchait la vie définitivement, il éprou-
vait une peine; chaque fois que, par la chevelure depuis deux
ans inculte, il empoignait ce bois inutile et le jetait sur le tas
que formaient les autres souches arrachées, il haussait les épaules,
de dépit et de rage. Mortes les veines cachées par où montait
pour tous la joie du vin nouveau! Mortes les branches mères que
le poids des grappes inclinait, dont le pampre ruisselait à terre
et traînait comme une robe d'or ! Jamais plus la fleur de la vigne,
avec ses étoiles pâles et ses gouttes de miel, n'attirerait les mou-
cherons d'été, et ne répandrait dans la campagne et jusqu'à la
Fromentière, son parfum de réséda! Jamais les enfans de la mé-
tairie, ceux qui viendraient, ne passeraient la main par les trous
de la haie pour saisir les grappes du bord! Jamais plus les femmes
n'emporteraient les bottées de vendange! Le vin, d'ici longtemps,
serait plus rare à la ferme, et ne serait plus de « chez nous. »
Quelque chose de familial, une richesse héréditaire et sacrée
périssait avec la vigne, servante ancienne et fidèle des Lumineau.
Ils avaient, l'un et l'autre, le sentiment si profond de cette
perte, que le père ne put s'empêcher de dire, à la nuit tombante,
en relevant une dernière fois sa pioche pour la mettre sur son
épaule :
LA TERRE QDI MEURT. 735
— Vilain métier, Driot,que nous avons fait aujourd'hui!
Cependant il y avait une grande différence entre la tristesse
du père et celle de l'enfant. Toussaint Lumineau, en arrachant
la \àgne, pensait déjà au jour où il la replanterait; il avait vu,
dans sa muette et lente méditation, son successeur à la Fromen-
tière cueillant aussi la vendange et buvant le muscadet de son clos
renouvelé. Il possédait cet amour fort et éprouvé, qui renaît en
espoirs à chaque coup du malheur. Chez André, l'espérance ne
parlait pas de même, parce que l'amour avait faibli.
Tous deux, bruns dans le jour finissant, ils se remirent
en marche le long de la bordure d'herbe, puis sur la pente
des champs qui ramenaient vers la ferme. Le corps endolori
et penché en avant, leur outil sur l'épaule, ils considéraient
l'horizon rouge au-dessus du Marais, et les nuages que le vent
poussait vers le soleil en fuite. C'était un soir lamentable. Au-
tour d'eux, des guérets, des terres nues, des haies dévastées, des
arbres sans feuilles, de l'ombre et du froid qui tombaient du ciel.
Et ils avaient bien fait deux cents mètres avant que le fils se décidât
à parler, comme si la réponse devait être trop dure pour le père
qui suivait le même chemin de travail.
— Oui, dit-il, le temps de la vigne est fini dans nos contrées :
mais elle pousse ailleurs.
— Où donc, mon Driot?
Dans les demi-ténèbres, l'enfant étendit sa main libre, au-
dessus de la Fromentière noyée en bas dans l'ombre. Et le geste al-
lait si loin, par delà le Marais et par delà la Vendée, que, sous ses
habits de grosse laine, Toussaint Lumineau sentit le froid du
vent.
— Les autres pays, dit-il, qu'est-ce que ça nous fait, mon
Driot, pourvu qu'on vive dans le nôtre?
Le fils comprit-il l'anxieuse tendresse de ces mots-là? Il ré-
pondit:
— C'est que, justement, dans le nôtre, il est de plus en plus
malaisé de vivre.
Toussaint Lumineau se souvint des paroles, à peu près sem-
blables, qu'avait dites François, et il se tut, pour essayer de s'ex-
pliquer à lui-même comment André pouvait les répéter, lui qui
n'était cependant ni paresseux ni porté pour les villes.
Devant les hommes qui descendaient aux marges des terres
brunes, la Fromentière avec ses arbres apparaissait comme un
736 REVUE DES DEUX MONDES.
dôme de ténèbres plus denses, au-dessus duquel la nuit d'hiver
allumait ses premières étoiles. Le métayer n'entrait jamais sans
émotion dans cette ombre sainte de chez lui. Ce soir-là, mieux
que d'habitude, il sentit cette douceur de revenir qui ressemblait
à un serment d'amour. Rousille, entendant des pas qui s'appro-
chaient, ouvrit la porte et éleva la lampe à l'extérieur, comme un
signal.
— Vous rentrez tard! dit-elle.
Ils n'avaient pas eu le temps de répondre, qu'un son de corne
prolongé, nasillard, retentit au fond du Marais, bien au delà de
Sallertaine.
— C'est la corne de la Seulière ! cria, du bout de la salle, la
voix de Mathurin.
Les hommes entrèrent dans la clarté chaude du foyer. La
petite lampe fut reposée sur la table.
Mathurin reprit :
— On veille ce soir à la Seulière. Veux-tu y venir, Driot?
L'infirme, les bras appuyés sur la table et agités d'un mouve-
ment nerveux, soulevé à demi, les yeux flambans d'un désir long-
temps contenu qui éclatait enfin, faisait peine à voir et faisait peur,
comme ceux dont la raison chancelle.
— Je ne suis guère d'humeur à danser, répondit négligem-
ment André; mais peut-être ça me ferait du bien, aujourd'hui.
Le métayer, silencieusement, appuya la main sur l'épaule de
son malheureux aîné, et les yeux enfiévrés se détournèrent, et le
corps obéit, et retomba sur le banc, comme un sac de froment,
dont la toile s'élargit quand il touche terre.
Les hommes soupèrent rapidement. Vers la fin du repas, Tous-
saint Lumineau, dont l'esprit s'était reinis à penser aux paroles
d'André, voulut prendre à témoin celui de ses enfans qui navait
jamais varié dans l'amour exclusif de la Fromentière, et dit :
— Croirais-tu, Mathurin, que ce Driot déraisonnait, ce soir? Il
prétend que la vigne a fait son temps chez nous; qu'elle pousse
mieux ailleurs. Mais quand on plante une vigne, on sait bien qu'elle
doit mourir un jour, n'est-ce pas?
— Beaucoup sont mortes avant la nôtre, fit rudement l'infirme.
Nous ne sommes pas plus malheureux que les voisins.
— C'est justement ce que je dis, répondit André, et il releva
la tète, et on vit ses yeux qu'animait la contradiction et ses mous-
taches fines qui remuaient quand il parlait. Ce n'est pas seule-
LA TERRE QUI MEURT. 737
ment notre vigne qui est usée, c'est la terre, la nôtre, celle des
voisins, celle du pays, aussi loin et plus loin que vous n'avez
jamais été. Il faudrait des terres neuves, pour faire de la belle
culture.
— Des terres neuves, dit le père, je n'en ai jamais connu par
ici. Elles ont toutes servi.
— Il y en a pourtant, et dans bien des contrées...
Il hésita, un instant, et énuméra pêle-mêle :
— En Amérique, au Cap, en Australie, dans les îles, chez les
Ang;lais. Tout pousse dans ces pays-là. La terre a plaisir à donner,
tandis que les nôtres...
— N'en dis pas de mal, Driot: elles valent les meilleures!
— Usées, trop chères!
— Trop chères, oui, un peu. Mais donne-leur de l'engrais, et
tu verras !
— Donnez-leur-en donc ! Vous n'avez pas de quoi en acheter !
— Ou'il vienne seulement une belle année, pas trop sèche,
pas trop mouillée, et nous serons riches !
Le métayer s'était redressé, comme sous une injure person-
nelle, et il attendait ce que Driot allait répondre. Celui-ci se
leva, emporté par la passion. Et tous le regardaient, même le valet
de ferme, qui essayait de comprendre, le menton serré dans sa
main calleuse. Et tous ils sentaient vaguement, à l'aisance du
geste, à la facilité de sa parole, que Driot n'était plus tout à fait
comme eux.
— Oui, fit le jeune homme, fier d'être écouté, il y aurait peut-
être quelque chose à faire, ici, dans les vieux pays. Mais on ne
nous apprend pas ces choses-là dans nos écoles : c'est trop utile.
Et puis l'impôt est trop lourd, et les fermages trop hauts. Alors,
pendant que nous vivons misérablement, ils font là-bas des ré-
coltes magnifiques. J'apprends ça tous les jours. Nos vignes
crèvent, et ils ont du vin. Le froment pousse chez eux sans en-
grais, et ils nous l'envoient dans des navires aussi chargés de grain
que l'était, à ce que vous racontez, le grenier de Tancien château
d'ici...
— Des farces ! Tu as lu ça dans les li\Tes !
— Un peu. Mais j'ai vu aussi des navires dans les ports, et
les sacs de froment coulaient de leur bord comme l'eau des étiers
par-dessus les talus. Si vous lisiez les journaux, vous sauriez
que tout nous est apporté de l'étranger, à meilleur compte que
TnME CL. — 1898. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
nous ne pouvons le produire, le blé, l'avoine, les chevaux, les
bœufs, et qu'il y a, contre nous autres, les Américains, les Austra-
liens, et qu'il y aura bientôt les Japonais, les Chinois...
Il se grisait de paroles. Il nétait que l'écho de quelques lec-
tures qu'il avait faites, ou de conversations qu'on avait tenues
devant lui. La Fromentière l'écoutait avec stupeur. Chine, Japon,
Amérique, ces noms volaient dans la salle comme des oiseaux
inconnus, amenés par la tempête dans des régions lointaines.
Les murs de la métairie avaient entendu tous les mots de la
langue paysanne, mais pas une fois encore ils n'avaient sonné sous
le choc de ces syllabes étrangères. L'étonnement était marqué
sur tous les visages éclairés par la lampe et levés vers Driot,
qui continua :
— J'en ai appris, des choses! J'en apprends tous les jours. Et,
tenez, quand on revient, comme moi, d'arracher une vigne, ça
fait enrager de penser qu'il y a des pays, en Amérique, et je
pourrais vous dire leur nom, où on peut aller sans délier sa
bourse...
— Allons donc! s'écria le valet.
— Oui, le gouvernement paye le passage du cultivateur. Il le
nourrit à l'arrivée. Il lui donne, pour s'établir, trente hectares de
terre...
Cette fois, le père hocha la tête, désarmé par l'énormité de
l'affirmation, et dit, d'un air de mépris :
— Tu racontes des menteries, mon garçon. Trente hectares,
ça fait soixante journaux. Moi, je ne lis pas souvent, c'est vrai.
Mais je ne me laisse pas raconter toutes les histoires que tu crois
comme Évangile. Soixante journaux! Les gouvernemens seraient
vite ruinés, s'ils faisaient un cadeau pareil à tous ceux qui en
ont envie... Tais-toi... Ça me chagrine d'entendre mal parler de la
terre de chez nous... Puisque tu veux la cultiver avec moi, Driot,
fais comme nous, n'en dis pas de mal... Elle nous a toujours
nourris.
Il y eut un silence embarrassé, dont le valet profila pour se
lever et gagner son lit. L'appel de la Seulière courut de nouveau
dans la nuit. Mathurin ne prononça pas une parole, mais il re-
garda son frère. Celui-ci, mécontent, excité par la discussion
qu'il venait d'avoir, comprit l'interrogation muette, et répondit
vivement, de manière à faire sentir que sa volonté était libre :
— Eh bien! oui, j'y vais.
LA TERRE QUI MEURT. 739
— Je te ferai la conduite jusqu'à la yole, repartit l'infirme.
Toussaint Lumineau devina un danger.
— C'est déjà trop que ton frère aille à la Seulière, dit-il. Mais
toi, mon pauvre gars, d'aucune manière ça ne te serait bon de
veiller là-bas. Il fait froid dehors... Ne va pas plus loin que le pré
aux canes, et reviens vite.
Il suivit des yeux l'infirme qui, en grande hâte, avec le sur-
croît d'énergie que lui donnait lémotion, se soulevait sur ses
béquilles, longeait la table, descendait les marches, et, derrière
André, s'enfonçait dans la nuit...
Les fils étaient dehors. Le vent glacé soufflait par la porte
laissée ouverte. Hélas! que le gouvernement de la maison deve-
nait difficile ! Assis sur le banc, la tête appuyée sur un coude et
regardant l'ombre de la cour, le métayer réfléchissait aux choses
qu'il avait entendues ce soir, et à l'impuissance où il se trouvait,
malgré sa tendresse et sa grande expérience, de se faire obéir, dès
qu'il ne s'agissait plus du travail de la métairie. Mais il ne de-
meura pas longtemps sans demander à sa fille, enfermée dans
la décharge voisine, — la moindre parole sonnait si bien dans
les chambres vides !
— Rousille?
La petite ouvrit la porte, et s'avança un peu, tenant un plat
creux qu'elle essuyait sans le regarder.
— J'ai peur que Mathurin ne retourne la voir...
— Oh! père, il ne ferait pas ça... D'ailleurs, il ne doit pas
avoir ses souliers, et il n'oserait pas paraître à la Seulière...
Elle se pencha, chercha sous le lit de Mathurin, puis dans le
coffre, et se releva en disant :
— Si... il les a emportés... Il les avait mis d'avance... Le pre-
mier son de corne a passé vers six heures.
Le père se mit à marcher à grands pas. Inquiet, il s'arrêtait,
de minute en minute, pour écouter si un bruit de béquilles heur-
tant les cailloux n'annonçait pas le retour de Mathurin.
X. — LA VEILLÉE DE LA SEULIERE
Toussaint Lumineau n'avait pas tort de s'inquiéter. Ses deux
fils étaient descendus ensemble jusqu'à cet endroit du pré de la
Fromentière, où le fossé élargi servait d'abreuvoir aux bêtes et
740 REVUE DES DEUX MONDES.
de refuge aux deux yoles de la métairie. Là, André n'avait guère
fait de résistance, quand Mathurin avait demandé : « Emmène-moi?
Je veux aller voir Félicité. » Aventureux, imprudent pour lui-
même, soldat d'hier, encore tout pénétré des maximes de la ca-
serne, il avait dit seulement: «Ça n'est guère raisonnable, mais si
ça t'amuse ! » Il avait aidé l'infirme à monter dans la meilleure
des yoles, à setendre à l'avant, du côté où le bateau seffile. Lui-
même s "était mis debout à l'arrière, sur la plate-forme en pente
et coupée en ligne droite, et, saisissant une longue perche, il avait
commencé à yoler, c'est-à-dire à pousser le bateau, en appuyant le
fer de la ningle tantôt au fond de l'eau, tantôt sur le bord des
terres.
Maintenant, ils étaient loin, au milieu du Marais, dans la nuit
extrêmement froide et sans lune. Les nuages continuaient de
courir vers la mer. Les ténèbres cependant n'étaient pas entières.
Il y avait là-haut, dans le gris du ciel, des traînées plus pâles,
des mailles claires continuellement déformées et brisées par le
mouvement des nuées, et que reflétait au passage la surface des
eaux : non plus seulement celle des fossés, mais la nappe elle-
même des prés, inondés par les pluies d'hiver, changés en autant
de lacs d'où émergeait à peine le dos rond des talus. Toute lueur
était multipliée. L'ombre avait des remous de clarté. Et cela per-
mettait à André de ne pas se tromper de route. La yole suivait
les canaux qui se coupent à angle droit. Elle n'avançait que lente-
ment, contrariée par les aiguilles de glace que le froid formait et
lançait en gerbes autour des herbes et des cailloux du bord. Si le
vent ne s'élevait pas, tout le Marais serait pris avant le jour.
André le savait, et s'efforçait d'arriver le plus vite possible à la
Seulière. Il comprenait l'imprudence qu'il avait commise en em-
menant avec lui Mathurin, par une nuit pareille et si loin. L'in-
firme, lui, ne bougeait pas. Il se taisait, pour ne pas appeler sur
lui l'attention de son frère, qui aurait pu retourner en arrière.
Mais quand il se vit à plus de deux kilomètres de la Fromentière,
sûr désormais d'arriver jusqu'à la ferme où l'on veillait, il rompit
le silence. Couché sur le dos, le visage caché le long du bordage
de la yole, il demanda :
— Driot, quand tu as parlé, ce soir, des terres qu'on donne
aux travailleurs qui émigrent, tu ne plaisantais pas?
— Mais non.
— Est-ce qu'on t'a proposé de t'en donner?
LA TERRE QUI MEURT. 741
Il avait relevé la tête, sans l)ruit, et il guettait, avec ses yeux
et ses oreilles à la fois, la réponse d'André. La réponse ne vint
pas. Dans l'immense étendue des prairies inondées, on n'enten-
dait que le frissonnement de l'eau refoulée par la yole et qui mon-
tait en marée, avec de petits rires aigus, sur la boue durcie des
rives. L'infirme reprit :
— François te manque, n'est-ce pas? Ça te change la maison,
de ne plus y voir que moi ?
Le jeune homme qui se tenait si ferme à l'arrière, silhouette
à peine inclinée dans l'ombre, se courba précipitamment.
— Vaque à toi ! cria-t-il ; reste couché, Mathurin !
Une nuit complète se fit autour d'eux. Us passaient sous un de
ces ponts de pierre, d'une seule arche, qui bossuent le Marais çà
et là. Quand ils se furent redressés, Mathurin remarqua que le yo-
leur avait ralenti la marche, comme ceux dont l'esprit travaille.
Encouragé par là, résolu à se faire livrer le secret qui intéressait
l'avenir de la Fromentière, l'infirme insista.
— Nous ne sommes que deux ici, André ; pourquoi ne pas
dire tout ce que tu penses? Tu voudrais travailler des terres plus
neuves que les nôtres : tu veux t'en aller, toi aussi, mais plus
loin que François et pour faire autre chose ?
Alors le cadet cessa de yoler. Il demeura droit, sur le plan-
cher du bateau, et il laissait la ningle tlotter derrière lui.
— Puisque tu l'as deviné, Mathurin, garde le secret, dit-il...
C'est vrai que j'ai reçu des propositions... Je pourrais avoir, au
delà de la mer, toute une métairie et un troupeau de chevaux, à
moi, pour mes deux mille francs... Des amis s'occupent de l'af-
faire... Mais je ne suis pas décidé. Je n'ai pas dit oui.
— Tu as peur du père?
— J'ai peur de le laisser dans l'embarras. Si je m'en allais,
qui est-ce qui conduirait la Fromentière? Il y a bien Rousille, qui
pourrait se marier.
— Pas avec le Boqiiin toujours! Ça n'irait pas entre nous !
Mais le père a dit non, et il ne reviendra pas là-dessus.
— Alors, je ne vois pas qui prendra la Fromentière?
Une voix dure, impérieuse, qui trahissait toute l'émotion de
l'inhrme, cria :
— Je ne compte donc plus?
— Mon pauvre Mathurin...
— Je suis mieux; je vais guérir! continua Mathurin sur le
742 REVUE DES DEUX MONDES.
même ton. Quand mon tour sera venu de commander, personne
que moi ne commandera à la Fromentière, tu entends !
André, pour ne pas l'exaspérer, répondit :
— Ce serait heureux pour tout le monde, ta guérison... Je
l'espère aussi, Mathurin.
Mais les colères de l'infirme ne se calmaient pas si vite, ni
pour si peu. Se redressant d'un seul effort, au risque de faire cha-
virer la yole, se traînant sur ses genoux et sur ses poignets jus-
qu'à l'arrière, Mathurin lutta un instant avec son frère :
— Donne-moi ta place, cadet; il faut que tu me voies yoler !
Il s'empara de la longue perche, et, assis sur le banc d'arrière
de la yole, se mit à la pousser avec une sûreté de main et une vi-
gueur étonnantes. La vitesse fut bientôt telle, malgré les glaçons
et les herbes, qu'André n'aurait pu en donner une semblable au
bateau qui filait droit, sans heurter nulle part. Mathurin emplis-
sait de son corps toute la largeur entre les deux bordages, et son
buste énorme se courbait, se tournait, avec l'aisance robuste de
la santé. Et plus il allait, plus il accélérait le mouvement de ses
bras et multipliait les coups de la ningle sur les bords qui fuyaient.
Bientôt il tourna à droite, par un canal qu'il suivit pendant quel-
ques centaines de mètres. Des rayons de lumière apparurent au
bord de l'eau, et augmentèrent d'éclat. Ils s'échappaient de la porte
de la Seulière. Les bâtimens de la ferme sortirent vaguement
des ténèbres. La rumeur de voix humaines qui chantaient courut
dans la nuit, mêlée au bruit des pas martelant le carreau.
Puis, en deux coups de perche, Mathurin arrêta presque son ba-
teau, et le fit couler au milieu d'une dizaine d'autres yoles ran-
gées bord à bord. Avant qu'André eût songé à l'aider, il avait
roulé, avec ses béquilles, sur le tertre où s'allongeait la maison,
et il se relevait, tout seul.
— Bien conduit, Mathurin ! dit le cadet, en sautant.
L'autre, essoufflé, rouge, content comme d'une victoire, se re-
tourna :
— Ne te gêne donc pas! dit-il. Celui qui conduit une yole
comme moi, peut bien conduire une métairie !
Et d'un coup d'épaule, il ébranla la porte.
Quelqu'un cria, de l'intérieur :
— Doucement donc ! Quels sont ceux-là qui enfoncent les
portes ?
La porte s'ouvrit avec fracas, et sur le seuil, illuminé par la
LA TEKRE QUI MEURT. 743
vive lueur des lampes, Mathurin Lumineau apparut. L'entrée d'un
revenant n'aurait pas produit plus d'effet. Le bruit cessa tout à
coup. Les filles, effarées, s'écartèrent et se groupèrent le long des
murs. D'étonnement, plusieurs gars ôtèrent leur chapeau, qu'ils
avaient gardé pour danser; des métayères se levèrent, à demi, des
chaises où elles étaient assises. On hésitait à reconnaître le nouvel
arrivant, à pareille heure, et dans ce lieu. Lui, brusquement
frappé par l'air chaud, las et rouge, mais fier de la stupéfaction
qu'il provoquait, droit sur ses béquilles, riant dans sa barbe
rousse, il dit d'une voix éclatante :
— Salut à tous!
Et, s'adressant aux femmes groupées, qui se penchaient au
fond de la salle, et caquetaient déjà :
— Qui veut danser une ronde avec moi, mes galantes?...
Qu'avez-vous à me regarder comme ça? Je ne reviens pas. J'amène
mon frère, le beau Driot, pour faire vis-à-vis.
On le vit s'avancer, et derrière lui le dernier fils de la Fro-
mentière, mince et haut, la main au front, saluant militairement.
Alors, dans toute la salle, ce furent des éclats de rire, des ques-
tions, des bonjours. Les danseuses se précipitèrent vers eux aussi
vite qu'elles s'étaient écartées. Des mains d'hommes se tendirent
de toutes parts. Les éclats sonores de la voix du vieux Gauvrit
dominèrent le tumulte. Du fond de la seconde chambre, il criait,
déjà un peu pris de vin :
— La plus belle fille pour danser avec Mathurin !La plus belle !
Qu'elle se montre!
Ce ne fut pas pour obéir à son père que Félicité Gauvrit
s'avança. Mais, un instant décontenancée par cette brusque entrée,
observée par les femmes et par les hommes, elle comprit qu'elle
devait payer d'audace, et, s'appro chant de Mathurin Lumineau,
ses yeux noirs dans les yeux de riniirme, elle lui jeta les bras
autour du cou, et l'embrassa.
— Je l'embrasse, dit-elle, parce qu'il a plus de courage que la
moitié des gars de la paroisse. C'est moi qui l'avais invité!
Étourdi, enivré par tous les souvenirs qui s'éveillaient en lui,
Mathurin se déroba une fois de plus. On le vit pâlir, et, tournant
sur ses béquilles, fendre le groupe d'hommes qui se trouvait à
sa gauche, en disant : « Place, place, mes gars, je veux m'asseoir ! »
Il s'assit, dans la seconde chambre, à côté de plusieurs anciens,
dont le vieux Gauvrit, qui s'écartèrent, et, pour première marque
"iii REVUE DES DEUX MONDES.
de bienvenue, lui versèrent un plein verre de vin blanc de Sal-
lertaine. Selon l'usage et la formule consacrée, il leva le verre, et
dit, tout pâle encore :
— A vous tous, je bois de cœur et d'amour!
Bientôt, il parut oublié, et les danses reprirent.
La métairie où l'on veillait, une des plus neuves du Marais,
était divisée en deux pièces inégales. Dans la plus petite, quelques
hommes, retirés des plaisirs bruyans de la danse, buvaient, et
jouaient des parties de luette avec le maître de la maison. Dans
l'autre, par où les Lumineau venaient d'entrer, on dansait. Les
tables avaient été rangées le long des murs, entre les lits ; les ri-
deaux de ceux-ci, relevés de peur des accrocs, s'étalaient sur les
courtes-pointes. Une demi-douzaine de matrones, qui avaient ac-
compagné leurs filles, se tenaient autour de la cheminée, devant
un feu de bouses sèches, — le bois de ce pays sans arbres, — et
sur la plaque du foyer, chacune avait sa tasse, où elle buvait, à
petits coups, du café mélangé d'eau-de-vie. En arrière, des lampes
à pétrole posées un peu partout éclairaient les groupes des dan-
seurs. Ils étaient à l'étroit. Une atmosphère fumeuse, une odeur
de sueur et de vin remplissait la maison. L'air glacé du dehors
soufflait par le bas de la porte et, parfois, faisait frissonner les
Maraîchines sous leur lourde robe de laine. Mais peu importait.
Dans la salle, c'était un débordement de rires, de paroles et de
mouvement. Jeunes gens, jeunes filles, ils venaient des fermes
isolées, bloquées par l'inondation périodique ; ils étaient las de
repos et de rêve. Une fièvre agitait ces reclus, pour peu de temps
échappés et rendus à la vie commune. Tout à l'heure, sur l'im-
mense nappe tremblante et muette, toute cette joie se disperserait.
Ils le savaient. Ils profitaient de l'heure brève.
Les danses recommencèrent donc, tantôt la maraîchine, sau-
terie à quatre, espèce de bourrée ancienne, que les assistans sou-
tenaient d'un bourdonnement rythmé ; tantôt des rondes chantées
par une voix d'homme ou de femme, reprises en chœur et accom-
pagnées par un accordéon que manœuvrait un gamin de douze
ans, bossu et souffreteux; tantôt des danses modernes, quadrilles
ou polkas, pour lesquelles il n'y avait qu'un seul air dont la me-
sure seule variait. La plupart des jeunes filles dansaient bien,
quelques-unes avec un sentiment vif du rythme et de l'attitude.
Autour de leur ceinture, les plus soigneuses et les mieux habillées
avaient noué un mouchoir blanc, pour que le danseur ne gâtât
LA TERRE QUI MEURT. 74o
pas l'étofTe de la robe quand, après chaque refrain, il enlevait sa
danseuse à bout de bras et la faisait sauter le plus haut possible,
afin de montrer la légèreté des Maraîchines et la force des Maraî-
chins. On se retrouvait, gens de la même paroisse et du même
coin, on poursuivait les intrigues de l'hiver précédent, on se
parlait d'amour pour la première fois, on se donnait rendez-
vous au marché de Challans ou à quelque veillée prochaine dans
une autre ferme; on se montrait les nouveaux venus. Parmi
ces derniers, André Lumineau était le plus recherché, le plus
gai, le moins embarrassé pour inventer des choses drôles et les
dire.
Les heures passaient. Deux fois, le père Gauvrit avait traversé
les deux chambres, ouvert la porte, et prononcé : « La lune monte
et on la verra bientôt, le vent s'élève et il gèle dur. » Puis, il
était revenu prendre sa place autour de la table où les joueurs
de luette Tattendaient, entre deux armoires. Malhurin Lumineau
avait consenti à jouer. Mais il jouait distraitement, et regardait
moins ses cartes qu'il ne guettait le passage, les mots, les gestes
de Félicité Gauvrit. Déjà, à plusieurs reprises, l'habile et superbe
fille s'était arrêtée avec son danseur dans la seconde pièce, pour
échanger quelques paroles avec Mathurin. Elle rayonnait d'orgueil.
Sur sa figure hardie, régulière, qui dominait la plupart des bon-
nets de tulle, elle portait la joie de son triomphe, car après six
ans, la folie d'amour qu'elle avait inspirée durait encore, et lui
ramenait les fils de la Fromentière.
Il était dix heures. Une petite Maraîchine, au visage rousselé
comme le plumage dune grive, lança les premières notes dune
ronde :
Quand j'étais chez mon père,
Petite à la maison,
Men fus à la fontaine,
Pour cueillir du cresson.
Vingt voix de jeunes gars, et autant de voix de femmes repri-
rent en chœur :
Les canes, canes, les canetons,
Les canes de mon père, dans les marais s'en vont !
Et la ronde tourna dans les deux chambres. A ce moment,
Félicité Gauvrit, qui avait refusé de prendre place dans la chaîne
des danseuses, s'approcha de la table où était Mathurin, et celui-ci,
746 REVUE DES DEUX MONDES.
aussitôt, jeta les cartes à un de ses voisins, et se leva entre ses
béquilles.
— Restez, Mathurin, dit-elle. Ne vous gênez pas pour moi. Je
viens les voir danser.
Mais elle avançait une chaise, dans le coin de la pièce, et ai-
dait Mathurin à s'y asseoir, et elle-même s'asseyait près de lui. Ils
étaient dans la demi-ombre que projetait l'armoire. L'infirme ne
regardait point Félicité Gauvrit et elle ne le regardait pas davan-
tage. Ils se trouvaient côte à côte, devant l'armoire de cerisier, et
leurs yeux semblaient s'intéresser à ces danseurs qui passaient et
repassaient dans la chambre. Mais, ce qu'ils voyaient, c'était tout
autre chose : l'un le passé, les rendez-vous d'amour, les sermens
échangés, le retour de Ghallans dans la charrette, l'affreuse souf-
france prolongée pendant des années, l'abandon, qui prenait fin
en cette minute même ; l'autre apercevait l'avenir possible et peut-
être prochain, les salles de la Fromentière où elle commanderait,
le banc d'église où elle trônerait le dimanche, les saints qu'elle
recevrait des filles les plus fières du pays, et le mari qu'elle aurait,
ce cadet des Lumineau, André, qui menait là-bas la ronde avec
une enfant de quinze ans, celle qui chantait les couplets.
Mathurin parlait à voix basse, par petits mots que l'émotion
coupait de silences; et il était pâle, et il avait peur que cette mi-
nute de bonheur ne fût déjà finie. La fille de la Seulière, les
mains à plat sur son tablier, grave, réservée, répondait sans se
hâter, des phrases que personne n'entendait. Bien des yeux se
tournaient vers le couple étrange, que formaient les fiancés d'au-
trefois. La ronde tournait. Le refrain faisait sonner les murs.
La voix claire et rieuse de la petite Maraîchine chantait :
La fontaine est profonde,
Coulée y suis au fond.
Par le chemin z'il passe
Trois cavaliers barons.
« Que donnerez-vous belle?
Et nous vous tirerons?
— Retirez-moi, dit-elle,
Après ça nous verrons »
Quand la belle fut tirée
S'en fut à la maison,
Se mit à la fenêtre,
Chantit une chanson.
LA TERRE QUI MEURT. 747
« Ce n'est point ça, la belle,
Que nous vous demandions :
Ce sont vos amitiés
Si nous les méritons. »
La danse s'animait de plus en plus. Les grands gars maraî-
chins prenaient les jeunes filles par la taille, et les faisaient sauter
si haut que les coiffes de mousseline touchaient le plafond. Les
commères buvaient une dernière tasse de café. Les joueurs de
luette regardaient la sarabande se démener dans la poussière, dans
la lumière inégale des lampes qui fumaient. Mathurin et Félicité,
plus rapprochés, causaient toujours. Mais la fille de la Seulière
avait abandonné une de ses mains entre celles de l'infirme, et
c'étaient les mains velues et démesurées qui tremblaient, et c'était
la petite main blanche qui semblait ne pas comprendre ou ne pas
vouloir répondre.
La ronde finissait :
« Mes amitiés, dit-elle,
Sont point pour des barons;
EU' sont pour le gars Pierre,
Le valet de la maison. »
Félicité, pour la première fois, regarda JMathurin, et dit en riant,
d'un ton de confidence :
— C'est l'histoire de Rousille, cette chanson-là!
— Vous ne savez pas ce qu'elle voulait? repartit Mathurin : se
marier avec notre valet, devenir la maîtresse de la Fromentière.
Mais, moi, je veillais! J'ai fait chasser le Jean Nesmy. Et je vous
jure qu'il ne reparaîtra pas de sitôt à la maison. A présent...
Il baissa la voix, il se pencha, le bout de ses cheveux fauves
toucha la pointe du bonnet blanc qui ne recula pas :
— A présent, si tu veux encore de moi. Félicité, c'est toi qui
seras la maîtresse de la Fromentière !
Elle n'eut pas le temps de préparer une réponse. Elle se
trouva debout. Le dernier refrain de la ronde avait fini dans un
murmure d'étonnement. Un homme était entré, et s'était avancé
dans la première chambre jusqu'au milieu. Il dépassait les groupes
de toute sa tète blanche, coitïée du chapeau qu'il n'avait pas même
touché du doigt en entrant. Ses vêtemens étaient couverts de
gelée. Sur le bras gauche, il portait un vieux manteau, une loque
brune, qui pendait. Et, sévère de visage, les yeux demi-fermés à
748 REVUE DES DEUX MONDES.
cause de l'éclat des lumières, il cherchait quelqu'un. Tous s'écar-
tèrent devant le métayer de la Fromentière.
— Mes gars sont ici? demanda-t-il.
— Oui donc, répondit une voix derrière lui. Me voici, père!
— Bien, Driot, fit l'ancien, sans se retourner. Je n'ai pas peur
pour toi, quoique ça ne soit pas ici la place de mes enfans. Mais,
en vérité, il gèle à croire que tout le Marais sera pris avant le soleil
levant. Et Mathurin pourrait en mourir, blessé comme il est!
Pourquoi l' as-tu amené?
Dans le silence de tous, le métayer parcourut du regard la
grande salle. Un mouvement de quelques-uns des assistans lui
désigna Mathurin au fond de la salle voisine. Le père aperçut
l'infirme et, près de lui, celle qui avait été cause de tant de souf-
frances et de larmes...
— La garce! murmura-t-il. Elle l'aguiche encore!
Et il fendit impérieusement les groupes, ses épaules rejetant
les danseurs à droite et à gauche.
— Gauvrit, dit-il en saluant de la tête le bonhomme qui
s'était levé et s'avançait en titubant, Gauvrit, ça n'est pas pour te
faire un affront. Mais j'emmène mes gars. La mort est dans le
Marais, par des temps pareils.
— Je ne pouvais pas empêcher tes fils de venir, balbutia Gau-
vrit. Je t'assure, Toussaint Lumineau...
Sans l'écouter, le métayer haussa la voix :
— Hors d'ici, Mathurin ! dit-il. Et prends la couverte que j'ai
apportée pour toi !
Il jeta le vieux manteau ruiné sur les épaules de l'infirme, qui
se leva sans mot dire, comme un enfant, et suivit le père. Les
assistans, quelques-uns moqueurs, la plupart émus, regardaient
cet ancien qui, à travers tout le Marais, venait arracher son fils à
la veillée de la Seulière. Des filles disaient entre elles : « Il n'a
pas eu seulement une parole pour la Félicité ; » d'autres : « Il
devait être beau, quand il était jeune. » Il y eut une voix, celle de
la petite qui avait chanté la ronde, qui murmura : « André est
tout le portrait du père. »
Ni Toussaint Lumineau ni ses fils n'entendirent. La porte de
la Seulière se refermait derrière eux. Ils tombaient brusquement
dans la nuit où courait le vent glacé. Les nuages étaient remontés
très haut. Emportés à une allure désordonnée, fondus en larges
masses, ils formaient des nappes d'ombre, successives, dont la
LA TERRE QUI MEURT. 7 49
lune argentait les bords. Le froid pénétrait les vôtemens et tra-
versait la chair. La mort passait, pour les faibles. Le métayer qui
savait le danger, dégagea au plus vite les deux yoles arrêtées
parmi d'autres au port de la Seulière. Il monta dans la première,
fît signe à Mathurin de se coucher au fond, et poussa au large.
L'infirme obéit encore. Pelotonné sur le plancher du bateau, cou-
vert du manteau de laine, il ressembla bientôt, immobile, à un
monceau de goémon. Mais, sans qu'on y prît garde, il s'était
étendu, la tête tournée du côté de la Seulière, et, soulevant d'un
doigt l'étoffe qui le protégeait, il regardait la ferme. Tant que la
distance et les talus des canaux lui permirent de distinguer la raie
lumineuse de la porte, il demeura les yeux attachés sur cette
lueur pâlissante, qui lui rappelait maintenant un souvenir nou-
veau. Puis le manteau retomba, couvrant le visage joyeux et en
larmes de l'infirme. André suivait, dans la seconde yole.
Par les mômes fossés, le long des mêmes prés, ils repassaient,
luttant contre les rafales de vent qui soufflaient. La tempête
se déchaînait et empêchait la glace de s'étendre. Le métayer,
qui n'avait plus l'habitude de yoler, n'avançait pas beaucoup. De
loin en loin, il disait: « Tu n'as pas trop froid, Mathurin? » et,
d'une voix un peu plus haute : « Es-tu toujours là, André? »
Dans le sillage, une voix jeune, répondait : « Ça va! » La fatigue
était grande, mais il s'y mêlait de la joie de ramener les deux
fils. Le métayer, sans raison apparente, et bien qu'il fût des se-
maines sans penser à elle, songeait, en ce moment, à la mère Lu-
mineau. « Elle doit être contente de moi, rêvait-il, parce que
j'ai enlevé Mathurin à la Seulière. » Et parfois il croyait voir, au
détour des canaux, des yeux bleus pareils à ceux de la vieille
mère, qui souriaient, et puis s'inclinaient et se couchaient avec
les roseaux, sous la yole. Alors il s'essuyait les paupières avec
sa manche, il se secouait pour dissiper l'engourdissement qui le
saisissait, et il répétait, à l'un de ses enfans : « Es-tu toujours
là? »
Le second fils, lui, ne rêvait pas. Il réfléchissait à ce qu'il
venait de voir et d'entendre, à la passion insensée de Mathurin,
à la violence de cet homme qui rendrait difficile, quand le père
ne serait plus, la vie d'un chef de ferme à la Fromenlière. Ce
soir-là, dans son esprit inquiet, la tentation des terres nouvelles
avait encore grandi.
Les yoles, avec le temps, gagnèrent le pré aux canes.
750 REVUE DES DEUX MONDES.
XI. — LE SONGE D AMOUR DE ROUSILLE
Les après-midi de dimanche étaient maintenant pour Rou-
sille des heures de solitude. Elle ne pouvait retourner au bourg
et assister aux vêpres que si le valet gardait la maison. Et une
fois par quinzaine, il avait stipulé qu'il pourrait se rendre à Saint-
Jean-de-Mont, chez sa sœur Finette, qui était sourde-muette.
Mathurin, qui restait autrefois à la Fromentière tous les jours de
sa triste vie, ne manquait plus la grand'messe de Sallertaine,
rencontrait Félicité Gauvrit, la saluait, sans lui parler le plus
souvent, pour ne pas déplaire au métayer, la regardait passer sur
la place, et, sitôt après, s'attablait dans les auberges avec les
joueurs de luette. Quant à André, il semblait à présent ne plus
tenir à cette maison de la Fromentière, et le dimanche, dès qu'il
le pouvait, il s'échappait, pour courir les villages, près de la mer,
recherchant de préférence les anciens marins et les voyageurs
qui parlaient des pays où l'on fait fortune.
Rousille ignorait ce qui attirait ainsi son frère au loin. Une
fois, elle s'était plainte à lui, gentiment, qu'on la laissât toute
seule. Il s'était mis à rire, d'abord. Puis le rire était tombé, rapi-
dement, et André avait dit : « Ne te plains pas si je te laisse
seule, Rousille. Tu profiteras peut-être un jour de mes prome-
nades. Je travaille pour toi. »
Le quatrième dimanche de janvier, la Fromentière était
donc gardée par Rousille. Mais Rousille ne s'ennuyait pas. Elle
s'était abritée derrière la ferme, dans l'aire à battre, au pied du
grand pailler, le visage tourné vers le Marais qu'on apercevait
entre deux buissons de la haie. Le vent du nord l'aurait
glacée, mais la paille, autour d'elle, conservait la chaleur comme
un nid. Rousille avait la tête enfoncée, les coudes rentrés dans
l'épaisseur molle des dernières fourchées qu'on avait tirées du
tas, mais qu'on n'avait pas encore enlevées. Elle pouvait voir,
tant l'air était limpide, le clocher du Perrier, les fermes les plus
éloignées, et jusqu'aux bandes rougeâtres, qu'on ne découvre
que rarement, et qui sont les dunes boisées de pins dont la mer
est bordée, à plus de trois lieues. Elle regardait de ce côté-là,
mais son esprit allait plus loin que le pré du père, plus loin que
le grand Marais, plus loin que l'horizon, car Jean Nesmy avait
écrit.
LA TERRE QUI MEURT. 751
Rousille avait dans sa poche la lettre qu'elle touchait du bout
de ses doigts. Depuis le matin, elle savait par cœur et se récitait à
elle-même la lettre de Jean Nesmy. Le sourire ne quittait pas ses
lèvres, si ce n'est pour monter à ses yeux. L'inquiétude était re-
foulée, oubliée : on l'aimait toujours, la petite Bousille. La lettre
en faisait foi. Elle disait :
Le Château, paroisse des Chàtelliers, 25 janvier.
« Ma chère amie,
« Nous sommes tous en bonne santé, et c'est de même chez
vous, je l'espère, quoique l'on ne soit jamais sûr quand on est si
loin. Je me suis loué dans une métairie qui est sur un dos de col-
line, en sortant de la lande de Nouzillac dont je vous ai parlé.
On a bien six clochers autour de soi, quand il fait beau, et je
pense que, n'était la montagne de Saint-Michel, on apercevrait
les arbres du Marais où vous êtes. Malgré ça, moi, je vous vois
toujours devant mes yeux. Le samedi, d'ordinaire, je reviens
chez la mère Nesmy, ainsi que mon frère, le plus grand après
moi, qui sest loué aussi chez des métayers de la Flocellière. Nous
causons de vous, chez la mère, et je dis souvent que je ne suis
pas si heureux que je l'étais avant de vous connaître, ou que je le
serais, si tout le monde à la maison vous connaissait. Ils savent
votre nom, par exemple ! Les plus petits et ma sœur Noémi,
quand ils viennent le samedi soir à ma redevance, dans les che-
mins, crient, pour me faire rire : « As-tu des nouvelles de Rou-
sille? » Mais la maman Nesmy ne veut pas croire que vous ayez
de l'amitié pour moi, parce que nous sommes trop pau\Tes. Si
seulement elle vous voyait, elle comprendrait que c'est pour la
vie. Et je passe mon temps de dimanche à lui conter comment
c'était à la Fromentière,
« Rousille, voilà quatre mois que je ne vous ai vue, selon ce
que vous m'aviez commandé. J'ai su seulement , à la foire de
Pouzauges, par un du Marais qui venait acheter du bois, que
votre frère André était rentré au pays, et qu'il travaille comme le
métayer de la Fromentière aime qu'on travaille chez lui ; aussi je
ne serai pas longtemps sans retourner vous voir. J'arriverai un
soir, quand les hommes seront encore dehors, et que vous pen-
serez peut-être à moi, en faisant cuire la soupe dans la grande
salle. Je m'approcherai du côté de l'aire, et quand vous m'en-
tendrez ou que vous me verrez, ouvrez la fenêtre, Rousille, et
752 REVUE DES DEUX MONDES.
dites-moi, avec un de vos petits regards de sourire, dites-moi que
vous avez toujours pour moi de l'amitié. Alors la mère Nesmy
fera le voyage, comme cela se doit, et vous demandera à votre
père, et s'il dit oui, je vous jure par mon baptême que je vous
emmènerai chez moi, pour être ma femme. Je vous ai dans le
sang; je n'ai point d'autre idée dans l'esprit; je n'ai pas d'autre
bonne amie dans le cœur. Portez- vous bien. Je vous salue de tout
mon cœur.
« Jean Nesmy. »
Une à une, comme les grains du chapelet qu'on égrène et qui
se mettent d'eux-mêmes sous les doigts, les phrases de la lettre
repassaient dans la mémoire de Marie -Rose, et l'image de Jean
Nesmy était devant ses yeux, grands ouverts sur la campagne.
La jeune fille le revoyait, serré dans sa veste à boutons de corne,
avec son visage osseux, ses yeux ardens qui riaient pour elle
seulement et pour les beaux travaux finis, quand, à la tombée du
jour, la faucille pendue à son bras nu, il regardait les javelles
qu'il avait abattues et liées dans les chaumes. « Le père ne parle
plus contre lui, songeait-elle. Même, il l'a défendu une fois con-
tre Mathurin. Moi, il ne m'a pas vue me plaindre, ni refuser le
travail, et je crois qu'il me veut du bien de l'avoir servi de mon
mieux. Si André s'établissait à présent, et amenait une autre
femmeàlaFromentière, mon père ne refuserait pas, peut-être, de
me laisser me marier. Et m'est avis que cet André a des raisons
pour s'absenter le dimanche, et pour se promener à Saint-Jean,
au Perrier, à Saint-Gervais... »
Elle souriait comme ceux qui ont une espérance. Ses yeux
avaient pris la couleur de la paille fraîche qui l'enveloppait.
Et loin, sur le chemin des prés, elle vit un joli gars découplé
qui se balançait en marchant, et tenait, sur l'épaule, une ningle
pour sauter les fossés. « Driot! murmura- t-elle. Je vais le plai-
santer sur ses courses du dimanche. »
Bientôt, elle vit André monter le long du verger clos, puis
passer entre les haies dépouillées du chemin. Elle toussa pour
l'appeler, quand il fut à petite distance. Il leva la tête. Sa physio-
nomie, qu'il avait toute soucieuse, s'épanouit légèrement. Au lieu
de continuer vers la cour de la Fromentière, il sauta dans un
petit champ qui la bordait, longea la rangée de ruches qui dor-
maient leur sommeil d'hiver, et s'arrêta devant Rousille, dans
LA TERRE QUI MEURT. 753
Taire, appuyé sur sa ningle. Et il essayait de reprendre l'expres-
sion un peu moqueuse et protectrice qu'il avait habituellement
devant sa sœur. Il se croyait obligé de rire avec elle comme avec
les enfans.
— Je te cherchais, dit-il.
— Oh I tu me cherchais bien mal. Tu avais la tête basse. Je
crois plutôt que tu songeais à une autre qu'à moi.
— Vraiment?
— Oui; d'où arrives-tu, avec ta ningle, coureur? Pas des
vêpres ?
— Non, de Saint-Jean. L'eau est grande et joliment froide.
Au delà du Perrier, tout est inondé aux deux côtés de la route.
— Tu as passé par les métairies, je suppose? Tu t'es arrêté à
la Seulière?
— Tu ne me connais guère : est-ce que j'irais contre...
Il voulait dire : « contre les intrigues de Mathurin que sa pas-
sion d'amour a ressaisi? » mais il s'arrêta court.
Elle reprit, sans s'apercevoir de la réticence, parce qu'elle avait
l'âme en joie :
— Aux Levrelles? Non. C'est au moulin de Moque-Souris,
alors, où il y a cette jolie Marie-Dieudonnée, la plus belle fille de
meunier qu'il y ait jusqu'à Beauvoir?
— Pas plus.
Elle reprit, tâchant d'être grave, mais sans parvenir à refouler
la joie qui rayonnait de son âme:
— C'est que je désire beaucoup que tu te maries, Driot. Et
je pense que ce sera facile, gentil comme tu l'es... Non, tu ne
peux pas savoir combien je le désire I
André redevint soucieux, comme il l'était dans le chemin, et
dit:
— Je le sais très bien, au contraire...
— Non, tu me crois toujours une petite. Mais j'ai Vingt ans,
Driot. Je devine quand on souffre. Toi, par exemple, tu es en
peine de notre François. Il te manque plus encore qu'à notre
père. Si tu te maries, tu l'oublieras un peu. Quand tu seras chez
toi, à la Fromentière, marié selon ton goût, tu n'auras plus l'idée
dans le passé, comme aujourd'hui.
— Et surtout, répondit André, il y aura une ménagère dans
la maison, et la petite Rousille pourra se marier avec son bon
ami.
TOME CL. — 1898. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
D'un mouvement jeune de ses épaules, de ses reins, de ses bras,
de sa nuque, qui prirent un point d'appui dans la paille et furent
projetés en avant, elle se mit à genoux, afin de fouiller plus fa-
cilement dans sa poche. Elle se pencha elle-même au-dessus de
l'ouverture, cachée dans les plis innombrables de l'étoffe, où sa
main cherchait la lettre, puis elle tendit le carré de papier blanc,
doucement, en le suivant des yeux, en l'élevant jusqu'à la hau-
teur de son front, vers son frère André.
— Je ne la montrerai qu'à toi, André... lis ma lettre... Je
veux te prouver que j'ai confiance en toi... Et puis, tu compren-
dras que le cœur devient si léger, quand on reçoit une lettre pa-
reille, si léger qu'on ne le sent plus. Ça te donnera envie d'en
recevoir une...
Il prit la lettre, sans manifester la plus petite impatience et
sans remercier. Mais à mesure qu'il lisait, l'émotion le gagnait,
non pas la jalousie d'amour, mais la pitié pour cette petite, qui
avait l'âme en fête entre deux malheurs. Car il venait de se déci-
der à quitter la métairie et la Vendée. Une nouvelle un peu pré-
vue, redoutée depuis longtemps, bien grave pour la Fromentière,
l'avait décidé, cette après-midi même. Et il revenait, l'âme en
deuil, comptant les chagrins qu'il allait faire naître. Et pour avoir
rencontré cette joie et cette espérance de Rousille, ces yeux qui
s'obstinaient à sourire à la vie, cette fleur de la métairie en ruine,
il eut le sentiment qu'il devait épargner Tenfant, au moins ce
soir-là, et ne pas lui dire tout de suite ce qu'il savait.
Quand il eut achevé la lecture, il plia lentement la lettre, et
la remit à Rousille qui, impatiente dune réponse heureuse, toute
son âme dans ses yeux et les lèvres déjà allongées pour sourire,
demanda :
— Crois-tu que notre père voudrait bien, si toi tu te mariais,
et si tu lui parlais pour mon Jean?
— Tu t'en irais dans le Bocage, Rousille?
— Il le faudrait bien, à cause de Mathurin, qui ne pourra ja-
mais nous souffrir près de lui.
Elle fut surprise de la façon dont André la regarda, ^si sérieu-
sement et si tendrement. Il lui prit la main dans les siennes, la
main qui tenait encore la lettre, et dit:
— Non, je ne parlerai pas pour toi. Mais je ferai autre chose,
bientôt, que je ne puis pas te dire, et qui te servira. Le jour où
je l'aurai fait, ton mariage sera décidé, à moins que le père ne
LA TERRE QUI MEURT. 755
veuille la fin de tout. Et ce n'est pas dans le Bocage que tu habi-
teras, Rousille, c'est à la Fromentière, à la place de la mère Lu-
mineau, avec qui on était heureux, dans le temps de notre jeu-
nesse. Crois bien ce que je te dis, et ne te mets pas en peine de
Mathurin.
Il abandonna la petite main qui retomba sur la robe, et
ajouta:
— J'ai idée que tu seras heureuse, toi, Rousille.
Elle ouvrit la bouche pour répondre. Il lui fit signe qu'il ne
parlerait plus. Rousille n'en demanda pas moins, rapidement,
voyant qu'il s'éloignait :
— Une seule chose, André, *dis-m'en une seule? Promets-moi
que tu travailleras toujours la terre, parce que notre père aurait
tant de peine...
André répondit:
— Je te le promets.
Rousille le regarda s'en aller, tourner au coin de la maison,
pénétrer dans la cour. Qu'avait-il? Que signifiaient ces paroles
de mystère? Pourquoi avait-il dit les dernières si tristement? Elle
se le demanda un moment, mais ce fut un trouble bien court.
A peine la solitude s'était refaite autour d'elle, Rousille entendit de
nouveau chanter les mots delà lettre d'amour. Ils arrivaient dans
son cœur l'un après l'autre, comme des vagues transparentes, dont
chacune s'ouvre à son tour et couvre toute la plage. « Le secret
ne doit pas être bien gros, dit-elle, puisque Driot continuera de
travailler la terre, et que le père sera heureux, et que je serai
heureuse aussi. »
Elle se rappela le sourire qu'avait eu un instant son frère, et
pensa: u Ce n'est rien. » La paix se refît en elle, complète. Au
bord du marais de Sallertaine, en cette après-midi finissante, il y
eut, pendant une heure encore, une enfant qui croyait les mau-
vais jours passés, et souriait à la vie.
Elle souriait encore ; elle n'avait pas quitté le pailler de
l'aire, lorsque, dans la grande salle de la maison, André dit au
père qui rentrait :
— Tout va mal, père, décidément.
Le métayer, les yeux pleins de ses récoltes en herbe qu'il
venait d'inspecter, dit tranquillement :
— Non, les en air sont beaux; les avoines de printemps sont
belles : qu'est-ce qui va mal?
756 REVUE DES DEUX MONDES.
— J'ai appris, dans Saint-Jean-de-Mont, qu'on allait vendre
les meubles du château, mon père !
Toussaint Lumineau resta sans comprendre, un moment.
— Oui, tous les meubles, répéta André. Les journaux l'an-
noncent. Tenez. Si vous n'y croyez pas, voici la liste! Elle est
complète.
Il tira de sa poche un journal, et désigna du doigt une an-
nonce, où le père lut laborieusement:
« Le dimanche vingt février, à huit heures du matin, il sera
procédé par le ministère de M'= Oulry, notaire à Challans, à la
vente du mobilier du château de la Fromentière. On vendra:
meubles de salon et de salle à manger, tapisseries anciennes,
bahuts, tableaux, lits, tables, vaisselle, cristaux, vins, armes de
chasse, garde-robe, bibliothèque, etc. »
— Eh bien ? demanda André.
— Oh! dit le père, qui est-ce qui aurait dit cela, voilà huit
ans? Ils sont donc devenus pauvres à Paris?
Il resta silencieux, ne voulant pas juger trop durement son
maître.
— C'est la ruine, dit André. Après les meubles, ils vendront
la terre, et nous avec!
Le chef de la Fromentière, successeur de tant de métayers
des mêmes maîtres, se trouvait au milieu de la salle. Il leva ses
paupières fatiguées, jusqu'à ce que ses yeux reçussent l'image du
petit crucifix de cuivre pendu à la tête du lit. Puis il les rabaissa,
en signe d'acceptation.
— Ça sera un grand malheur, dit-il. Mais ça n'empêchera pas
de travailler!
Et il sortit, peut-être pour pleurer.
xn. — l'encan
Pendant les jours qui suivirent, il fut souvent question, entre
les hommes de la Fromentière, de la vente des meubles du mar-
quis. André attaquait ouvertement les maîtres : « Ils sont ruinés,
disait-il, tous les nobles disparaîtront de même parce qu'ils ne
font rien ; tant pis pour eux !» — « Tant pis pour les métayers
également, répondait le père; ils ne gagnent pas souvent à
changer. »
Toussaint Lumineau était atteint par l'événement qui se pré-
LA TERRE QUI MEURT. 757
parait, non seulement dans une affection véritable et ancienne
pour la personne de ses maîtres, mais dans son amour-propre de
paysan. Il éprouvait une humiliation à entendre parler de la
déchéance de cette famille à laquelle une longue tradition liait
les Lumineau ; il prenait sa part des blâmes, sa part de la honte;
il se sentait instable désormais, exposé aux aventures comme
tant d'autres, et il enviait les fermiers qui vivent sur les domaines
libres d'hypothèques et possédés par des propriétaires opulens.
— Non, disait-il, tu as tort de parler comme tu fais, Driot.
Nos maîtres peuvent avoir des raisons que nous ne savons pas.
Peut-être M. le marquis marie sa fille. Il a besoin d'argent. Ça
coûte aux riches comme aux pauvres d'établir les enfans.
— S'ils n'ont que ce moyen-là d'avoir de l'argent, répliquait
André, ils sont bien bas ! Quand je pense qu'ils vendent même
les portraits que j'ai vus, dans des cadres d'or, un jour quej'allais
payer la ferme avec vous !
— Bah ! ils n'étaient peut-être pas ressemblans, les portraits !
Et puis le marquis doit en avoir d'autres. Dans ces familles-là,
est-ce qu'on peut connaître tout ce qu'ils ont, nous autres !
— Et les bardes, est-ce que ça se vend ? Il ne leur faut guère
d'honneur, pour laisser tout vendre chez eux comme on ferait
dans la maison d'un failli.
— Je vais te dire, André: moi, je crois qu'on vendra moins
de choses qu'on n'en a mis sur les affiches. C'est pour attirer le
monde...
Mais le métayer avait conscience de la faiblesse des raisons que
son respect pour ses maîtres lui faisait trouver. Il se dérobait
assez vite, prétextait un travail, abrégeait le repas. André ne s'en
montrait pas moins agressif, et son irritation semblait croître,
au contraire, à mesure qu'approchait la date fixée pour la vente.
C'est qu'il avait besoin, le pauvre garçon, de s'exciter lui-même
contre quelquechoseou contre quelqu'un, pour se donner courage.
Le vingt février était l'époque qu'il avait secrètement arrêtée pour
quitter la Fromentière, quatre jours avant le départ d'un navire
d'émigrans qu'il devait rejoindre à Anvers. Sa violence n'était
pas faite de haine, mais du chagrin qui grandissait en lui. Il
essayait de médire de la Fromentière, parce qu'il allait l'aban-
donner et qu'il l'aimait encore.
Et ainsi le dimanche vingt février arriva.
Ce jour-là, le château de la Fromentière sortit de son silence,
758 REVUE DES DEUX MONDES.
mais pour quel bruit et quelles conversations 1 II revit des visi-
teurs, mais lesquels ! Il était venu du monde de très loin, des
marchands de curiosités de Nantes, de la Rochelle et de Paris.
Avant huit heures du matin, on se montrait, devant le perron à
deux branches du château, quelques hommes rougeauds, courts,
replets, dont plusieurs avaient des barbes rousses et des nez de
tiercelets, et qui causaient discrètement, assis sur des chaises, —
à vendre, — qu'on avait disposées en lignes dans l'espace libre,
sablé de ce gros sable qui craquait si bien autrefois sous la roue
des voitures. Sur la plus haute marche, devenue une estrade, se
tenaient le notaire, maître Oulry, discrètement joyeux derrière ses
lunettes ; le crieur public, indifférent, comme un fossoyeur, à
tant de reliques dont il allait annoncer la dispersion ; les démé-
nageurs, en manches de chemise malgré le froid de la saison. Les
deux escaliers de pierre, tachés de boue, salis jusqu'à la moitié
des balustrades, disaient le flot des visiteurs admis la veille et
l'avant-veille à pénétrer dans le château. Un certain nombre de
curieux erraient encore à l'intérieur, profitant de la première
occasion qu'ils avaient de voir une demeure seigneuriale. Tout
cependant y était désordonné, terni, couvert de poussière et de
rouille. Les voliges qui fermaient depuis des années les fenêtres
des appartemens du rez-de-chaussée avaient été déclouées d'un
côté, et pendaient le long des persiennes ouvertes. Dans la salle
à manger et dans les deux salons qui se faisaient suite, on avait
entassé presque tous les meubles des chambres, les ustensiles de
cuisine, la vaisselle; les tableaux, retournés, faisaient lambris le
long des canapés et des fauteuils; il y avait quatre pendules sur
les cheminées, des candélabres dans les foyers, des chenets sur
un guéridon, des rayons de bibliothèque sur le drap du billard,
des paniers de vins fins dans le boudoir cerise de l'ancienne mar-
quise douairière, des panoplies sur une table de cuisine. Du haut
des murs, pendaient des lambeaux de papier déchiré, des cor-
dons de tirage coupés. Partout un désordre pareil à celui des
élémens d'un corps dissociés par la mort. Et, se faufilant dans
les ruelles ménagées entre ces objets entassés, on voyait des êtres
insolens, habitués au maniement de la guenille, d'anciens domes-
tiques renvoyés de la Fromentière, des revendeuses, des cafetiers,
passer la main avec une volupté envieuse sur les sculptures des
bahuts, gratter le cadre des tableaux pour juger la matière dont
ils étaient faits, ouvrir les placards et les tiroirs, et rire d'un gros
LA TERRE QUI MEURT. 759
rire, en désignant quelques intimes souvenirs produits au grand
jour par cette vente et profanés par elle : photographies, lettres,
missels, chapelets, restes d'âmes disparues. Plus haut, dans les
étages, quelques gars en sabots faisaient le tour des chambres,
s'asseyaient, les jambes en dehors, sur l'appui des croisées, se
couchaient sur des matelas laissés encore entre les bois de lits.
Dans le parc, à mesure que le jour tardil' de février divisait
les brumes et les taillait en lourds copeaux que le vent poussait
au-dessus des futaies, les cabriolets, les victorias raccommodées
avec des cordes, les tilburys, quelques calèches séculaires, jadis
armoriées, et tombées au louage, quelques voitures élégantes se
succédaient. On dételait sur les pelouses. Les chevaux étaient
attachés à des chênes, une botte de foin sous les naseaux. D'autres
paissaient, entravés. Les carrioles levaient leurs brancards en
diagonale sur les hachures des taillis. Les environs du château
ressemblaient à un champ de foire. Car déjà les écuries et les re-
mises avaient été envahies. Là, des chevaux de charrue, deux ou
trois ensemble, tournaient dans les boxes. Les conducteurs, pale-
freniers d'auberge, coiffés de chapeaux de paille ronds, admiraient
les vastes proportions des dépendances, restaient hypnotisés de-
vant les boules de cuivre des stalles, les serrures nickelées, les
barreaux tournés des séparations. « Que c'était beau tout de
même 1 » disaient-ils. Ils devinaient, vaguement, la splendeur
ancienne de ce domaine. Quelque chose les arrêtait et les rendait
stupides : comment un homme avait-il pu perdre une fortune
pareille? comment se ruine-t-on quand on a des centaines de mille
livres de rente? El, naturellement, ils supposaient des vices qui
n'avaient eu qu'une bien faible part dans le désastre, car ils di-
saient, en crachant sur le ciment quadrillé : «Tas de jouisseurs! »
Devant^le perron, la foule augmentait rapidement, acheteurs
et curieux mêlés. Trois cents personnes, assises sur des bancs et
des chaises, formaient une masse compacte, circulaire, immobile ;
et sur la ligne de circonférence, au contraire, c'était un va-et-vient
continuel. Après les marchands d'antiquités et les| revendeurs,
qui occupaient les premiers rangs, il y avait un lot considérable
de boutiquiers, anciens fournisseurs du marquis, et de rentiers de
Challans avec leurs femmes, des demi-bourgeoises habillées comme
pour le jour de Pâques, l'œil animé, parlant haut, et qui portaient
au corsage les premières fleurs de la Fromentière, qu'elles avaient
été couper elles-mêmes, dès l'arrivée, dans les serres abandonnées
760 REVUE DES DEUX MONDES.
au pillage. Elles se moquaient, entre elles, du mauvais état des
appartemens qu'elles venaient de visiter, des fenêtres poussié-
reuses, des avenues pleines d'herbes, des fondrières dans les car-
refours du parc. « C'est plus propre que ça chez nous, disaient-
elles. Dieu merci, on a plus d'honneur que les marquis ruinés. »
Elles rappelaient, en faisant mine d'en savoir très long, les fêtes
d'autrefois. On voyait derrière elles des paysans de Saint-Gervais,
de Soullans, de Saint-Urbain, mais des hommes seulement. Il en
était venu très peu de la paroisse même. La vente n'était point
pour eux. Qu'auraient-ils fait là? Il avait semblé à beaucoup de
ceux qui avaient connu la famille, que c'eût été une injure d'as-
sister à ce spectacle humiliant. Une dizaine d'anciens de Saller-
taine, tout au plus, et non des plus importans, se tenaient aux
derniers rangs. Ils n'osaient pas s'asseoir. Timides comme si le
propriétaire du château était encore devant eux, attristés, ayant
suivi la foule par désœuvrement de dimanche, ils se souvenaient
de quelques bonnes paroles de « monsieur Henri », de saints, de
sourires jeunes de M"^ Ambroisine. Hélas! de tant d'argent jeté
à profusion, de tant de services rendus, de beaucoup de cor-
dialité, de politesse, de vraie bonté dépensée par les marquis de la
Fromentière pendant des siècles, cela seul, après huit ans, de-
meurait : le petit regret inscrit dans le pli de quelques visages de
fermiers.
Il y avait moins de gentilshommes encore. On ne voyait là, dis-
simulés parmi les groupes, que le baron de la Hauvelle, à qui sa
manie de collectionneur faisait oublier ses devoirs de solidarité;
le comte de Buart, gros, bête et rouge, qui venait pour la cave;
le petit d'Escaron, qui venait pour une poulinière. Mais le notaire
avait reçu beaucoup de commissions d'enchères, et, les jours pré-
cédens, avant l'invasion de la plèbe et l'exposition publique, des
châtelaines s'étaient fait conduire au château, des jeunes et des
vieilles, des amies et des habituées de la Fromentière, et, guidées
par le garde-chasse, on les avait vues parcourir les chambres et
les salons avec des efîaremens et des exclamations, déplier le linge
et discuter les tapisseries anciennes. Enfin, un seul des Lumineau
assistait à la vente, Mathurin, l'infirme pour qui tout spectacle
nouveau, même pénible, était une trêve à la douleur et à l'ennui.
Quand il avait annoncé : « J'irai », le père avait dit : « Moi, ça
me ferait faire trop de mauvais sang. Vas-y, puisque tu peux voir
des choses pareilles, et quand ils en seront à vendre les bardes,
LA TERRE QUI MEURT. 761
préviens-moi, Mathurin, parce que je veux avoir un souvenir de
monsieur le marquis. «A gauche du perron, assez loin du cercle que
formait la foule, Mathurin Lumineau s'était assis à la lisière d'un
massif d'arbres verts. Enveloppé de sa capote de laine brune, plus
taciturne, plus songeur que jamais, il avait fini par se dissimuler
à peu près entre les branches de deux sapins, et de là, comme
à l'affût, il écoutait, et il promenait sur la façade du château, sur
les acheteurs et les passans, son regard bleu, où, par momens,
la colère s'allumait.
A huit heures et demie, les enchères commencèrent. Le crieur,
un petit homme exsangue, doué d'une voix formidable, cria, du
haut du perron, aux assistans, aux bêtes, aux futaies depuis huit
années silencieuses :
— Le meuble de salon de monsieur le marquis, six fauteuils,
un canapé, quatre chaises satin vieil or, bois noir, style Louis XV,
clous dorés, à quinze cents francs! On donne les housses par-
dessus le marché. A quinze cents francs!
— Quinze cent vingt, ajouta-t-il, avec un roulement d'yeux,
quinze cent cinquante... seize cents.
A seize cents francs, le meuble de satin vieil or fut adjugé. Et
pendant que le notaire faisait mettre aux enchères les rideaux,
Mathurin put suivre du regard les fauteuils, le canapé, les chaises,
qu'il avait vus une seule fois dans sa vie et par hasard, un jour de
terme, enlevés par les déménageurs, et ranges dans une voiture,
qui emporta de suite ces premières dépouilles du château. Après
les meubles de salon, on vendit les tables, les armoires, les lits
plus disputés que le reste, la vaisselle, souillée de poussière et
disposée par piles sur la balustrade du perron, des pendules, un
billard.
Et la vente, sauf une interruption de dix heures à midi, rem-
plit la journée entière. La voix du crieur ne se lassait pas. Des
curieux remplaçaient toujours ceux qui se retiraient. La pous-
sière sortait à flots, dans le pâle soleil de février, par toutes les
fenêtres basses. Une cohue emplissait les appartemens. Beau-
coup d'acheteurs opéraient eux-mêmes le déménagement de
leur lot. D'autres, qui ne devaient prendre possession que plus
tard des meubles qu'ils avaient acquis, inscrivaient leur nom à
la craie sur le côté des bahuts de vieux chêne, ou sur les boi-
series des salons, au-dessus de petits tas dobjets disparates. Des
tentures déclouées tombaient du haut des corniches, coulaient
762 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
sur les barreaux des échelles, et s'affaissaient dans un nuage.
Cependant, vers quatre heures, le nombre des spectateurs di-
minua. Les chevaux entravés furent sortis des massifs où ils
avaient pénétré. Des voitures de tout genre reprirent le chemin
de la petite ville et des bourgs. Mathurin n'avait pas quitté son
abri à l'extrémité du massif de sapins. Une inquiétude, un soup-
çon, l'agitait violemment. Par deux fois, il avait cru reconnaître,
là-bas, du côté des communs, la silhouette alerte de Jean Nesmy.
Ce petit homme vêtu de brun, le chapeau rabaissé sur les yeux,
qui ne s'était pas avancé à découvert, mais que Mathurin avait
aperçu, tantôt ici et tantôt là, dans les taillis de l'autre côté de la
pelouse, ce ne pouvait être que le valet renvoyé, l'amoureux de
Rousille. Et Mathurin attendait le père, qu'un gamin était allé
prévenir de la fin prochaine de la vente.
Dans le jour bleui, sur la droite du château, le vieux Lumi-
neau parut, et Marie-Rose près de lui. Ils avaient un peu honte,
malgré l'ombre qui commençait. Rousille n'alla pas bien loin.
Elle s'arrêta à plus de cent pas de la façade, sur le banc de la
marquise, et, tout effarée, contempla cette scène de deuil qui
s'achevait, tandis que le père se dirigeait vers le perron, afin
d'acheter un souvenir. Parmi les deux cents personnes qui se mas-
saient encore autour de l'escalier de granit, les femmes domi-
naient. Elles étaient restées pour voir les « bardes et objets de toi-
lette » que le notaire de Ghallans venait d'annoncer. Et le crieur
leva au-dessus de sa tête une étoffe légère, mousseuse, d'un violet
pâle, qui se développa, pendit, et se froissa au vent.
— Une robe de demoiselle, soie mauve, collerette de mousse-
line, dix francs! cria Thomme.
— Montrez! dirent des voix de femmes.
Rousille vit descendre, sur le fond blanc du perron, la pe-
tite chose presque vivante, le fourreau de soie oublié qui avait
retenu quelque chose de la grâce souple de M^'* Ambroisine de la
Fromentière. Des mots lui arrivèrent, une rumeur de plaisanteries
grossières que faisaient entre eux les fripiers, en touchant ces re-
liques de pure jeunesse.
— Peut-on vendre ça ! murmura-t-elle.
Elle avait horreur de cette profanation, et elle voulait déjà
s'en aller.
Mais, en même temps, deux émotions \'ives, deux surprises la
fixèrent à son banc. De l'autre côté de la pelouse, en face d'elle.
LA TERRE QUI MEURT. 763
au bout du massif de sapins, elle reconnut Mathurin, qui s'était
avancé hors de la protection des branches, et qui regardait vers
le banc de la marquise en montrant le poing. Et derrière elle,
tout près, elle entendit une voix qui s'échappait des lauriers-thym
échevelés, et qui disait :
— Ma Bousille, JeanNesmy est venu!
Elle se contint, ne se détourna pas, ne fit pas un mouvement,
mais, se sentant épiée, elle eut le sang-froid de ses aïeules que
le péril trouvait prêtes. Elle n'ouvrit qu'à peine ses lèvres, et,
comme si elle respirait seulement, pour calmer sa poitrine op-
pressée, elle répondit à celui qui remuait les feuilles en arrière :
— Prenez garde! Mathurin nous guette.
— Il m'a déjà vu, je crois bien.
— Alors, sauvez-vous vite! Vous reviendrez plus tard.
— Quand?
— Cette nuit, dans Taire, quand je mettrai ma chandelle sur
la fenêtre basse.
Mathurin se traînait sur ses coudes, pour s'approcher et pour
s'assurer qu'une ombre humaine était bien mêlée, dans le massif,
aux ombres des branches et des troncs d'arbres. Jean Nesmy se
faufila entre les cépées, et sauta dans les taillis déserts. Autour
du perron, déjà saisi par l'ombre, des exclamations, des rires
s'élevèrent de la foule diminuée.
— Je la veux! C'est le souvenir que je veux! disait la forte
voix de Toussaint Lumineau.
Le crieur public tenait par le bâton, et présentait une canne
à poignée de corne, avec une bague d'or.
— Ça dépend, mon bonhomme, répondit-il au milieu des
ricanemens des bourgeois et bourgeoises de Ghallans; ça dépend !
Il ne suffit pas de dire : « Je veux », dans les ventes. Combien
mettez- vous ?
— Deux francs ! dit un revendeur.
— Cent sous! cria le métayer.
Personne ne rit plus. L'enchère était inusitée. Toussaint Lu-
mineau l'avait jetée, beaucoup pour écarter toute prétention con-
traire, un peu par vanterie, comme il eût dit, et pour prouver
que le métayer n'était pas ruiné comme le maître. Il fendit les
derniers rangs, tendit un écu, la main levée, saisit la canne, et,
n'osant s'appuyer dessus, la mit sous son bras.
Il sortit alors, en se dandinant, du groupe des acheteurs qui
764 REVUE DES DEUX MONDES.
se disputaient les derniers vestiges du mobilier de la Froment ière,
poignées de choses hâtivement adjugées, données presque pour
rien. Il tourna cette masse confuse, remonta vers le bord du
massif où Mathurin s'était de nouveau arrêté.
— En route ! dit-il, j'ai mon souvenir, j'ai la canne de M. Henri !
— Vous l'avez achetée trop cher! dit l'infirme.
— Mon pauvre gars, fit le métayer d'un ton de reproche^ il
me l'aurait donnée, s'il avait été là. Je l'ai payée cher pour que
personne ne me la dispute... Tous ces commis-là se seraient mo-
qués de moi, sans ça!
Il désignait, d'un coup d'épaules, le notaire, le crieur, les
gens de loi invisibles qui, dans sa pensée, devaient être mêlés à
cette procédure qui s'achevait.
Modérant son pas, pour ne pas trop presser Mathurin, dont les
béquilles se heurtaient contre les' taupinières des pelouses, le
métayer traversa l'espace libre où la brume bleue s'épaississait.
On entendait des claquemens de fouets. Des feux rouges de lan-
ternes couraient sous les futaies sans feuilles. Des ramiers tour-
naient au-dessus, inquiets. La petite Rousille voyait venir son
père. Elle était restée à la même place, sur le banc, l'âme épa-
nouie, avec un peu trop de son rêve dans les yeux, car le père
demanda sévèrement :
— Ce n'est pas le jour de rire, petite : qu'as-tu donc?
— Rien, fit-elle en se levant,
— Marche donc par devant, répondit Mathurin. Tu pourrais
faire des rencontres?
Elle s'en alla devant, en effet, par les allées, puis par le sen-
tier, le long des haies dépouillées. Son bonnet blanc ne se tour-
nait ni à droite, ni à gauche. Mais fière comme celles qui luttent
pour leur amour, marchant de son pas relevé, elle descendait la
première vers les ormeaux de la métairie, et ses yeux grands ou-
verts dans le crépuscule, ses yeux où personne ne pouvait lire,
effleurant les choses, n'en regardant aucune, s'emplissaient de
tendresses perdues.
Elle pénétra dans son domaine, et se mit à tremper la soupe
qui avait bouilli en son absence. Les hommes restèrent dehors à
causer.
Quand ils revinrent, elle eut l'impression bien nette que Ma-
thurin l'avait une fois de plus trahie, et que le père était en dé-
fiance.
LA TERRE QUI MEURT. 765
André rentra le dernier, à près de huit heures. Le métayer
avait voulu l'attendre pour souper. Il s'était assis, avec Mathurin,
sous l'auvent de la cheminée, et, se chauffant, prenant et ma-
niant la canne de M. Henri chacun à son tour, ils parlaient de la
triste journée qui s'achevait; des hommes de Sallertaine qui
avaient suivi les enchères ; des ouvriers qu'on avait entendus, à
la dernière minute, reclouer les voliges sur les fenêtres basses, et
des lumières qu'on avait vues errer derrière les vitres des étages,
comme aux jours d'autrefois, quand la haute maison blanche
était pleine d'invités.
— Nos maîtres ne reviendront plus, disait Toussaint Lumineau.
Moi qui avais toujours cru en eux! C'est fini!
— C'est fini! répéta André, en montant, dans l'ombre, les
marches du seuil. Je suis content de n'avoir pas vu ça.
Il avait l'air las et ému. Le tour de ses yeux était brillant,
comme si le beau jeune Maraîchin allait pleurer. Toussaint Lu-
mineau crut que la honte de cette vente publique, dont lui-même
avait tant souffert, avait touché de la même manière le cœur de
son enfant, et que c'était l'unique raison de la longue absence de
Driot.
— Mets- toi à table, dit- il, tu dois avoir appétit. La soupe est
prête.
— Non, je n'ai pas faim, dit André.
— Ni moi, dit le père.
Mathurin seul se traîna jusqu'au banc, et se servit une assiette
de soupe, tandis que le père demeurait assis devant le feu et que
Driot, debout, l'épaule appuyée contre l'angle saillant du mur,
sous l'auvent, considérait alternativement son père et son frère.
— Où donc as-tu été ? demanda le métayer.
André fit un geste en guirlande.
— De l'un chez l'autre : chez votre ami Guérineau, de la Pin-
çonnière; chez le meunier de Moque-Souris; aux Levrelles; chez
les Massonneau...
— Bon homme, le Glorieux, interrompit le père, bonne fa-
mille, la sienne.
— J'ai été voir aussi les Ricolleau de Malabri t.. .
— Si loin que ça !
— Les Ertus de la Parée du Mont...
Toussaint Lumineau fixa, cherchant à deviner, les yeux clairs
de son fils.
766 REVUE DES DEUX MONDES.
— Qu'avais-tu à faire chez tant de monde, mon gars?
— Une idée...
Il ne put soutenir longtemps l'interrogation du regard pa-
ternel, et se mit à considérer l'angle sombre où était le lit.
— Une idée... Tenez, pendant que j étais en route, j'aurais
voulu faire le tour complet, et m'en aller jusqu'à la Roche, voir
François.
— François? murmura le métayer... Tu es donc comme moi,
mon bon gars : tu as souvent ta pensée devers lui ?
Lentement, le jeune homme hocha la tête, et répondit:
— Oui, ce soir surtout, ce soir plus que tous les soirs de ma
vie, j'aurais voulu lavoir à côté de moi.
Les mots d'André étaient dits avec une si forte émotion, avec
une solennité si douloureuse, que Mathurin,qui ne savait pas la
date du départ d'André, comprit qu'elle étaitarrivée, et qu'André
n'avait plus que des minutes à vivre à la Fromentière. Un flot
de sang lui monta au visage ; ses lèvres s'entr'ouvrirent ; un trem-
blement s'empara de tout son corps, tandis que ses yeux, sans
un battement de paupières, s'attachaient sur André. Ils luisaient
d'une vie extraordinaire, ces yeux où il y avait de l'orgueil triom-
phant, et aussi, en cette heure suprême, un peu de pitié et
d'amitié, de remords peut-être. André devina qu'ils lui disaient
adieu.
Le père, cependant, rapprochait sa chaise de la table, et, le-
vant la canne, horizontalement, à la hauteur de la lampe, pour
qu'André la vit mieux, il caressait l'anneau d'or avec ses doigts
qui avaient de la terre aux jointures. Il croyait la pensée de son
fils déjà revenue au présent, ou tendue vers le même avenir que
la sienne.
— Moi, dit-il, voilà ce que j'ai acheté, en souvenir de mon-
sieur Henri... Bien souvent il a tapé contre ma porte avec le
bout de cette canne-là : « Pan ! pan ! pan ! Es-tu là, mon vieux
Lumineau? » André, quand tu seras le maître à la Fromentière...
Le jeune homme, qui était derrière le métayer, sentit, à ces
mots-là, tout son courage se fondre. Il ne put retenir ses larmes,
et, craignant que le père ne se détournât vers lui, il se recula, si-
lencieusement, du côté de la porte.
Toussaint Lumineau ne l'entendit pas. Il continua :
— Quand tu seras le maître à la Fromentière, tu ne verras
plus jamais nos maîtres. Je croyais que la métairie ne serait pas
LA TERRE QUI MEURT. 767
vendue... Je l'espère encore un peu, mais nos marquis ne re-
paraîtront plus... Mon gars, les temps qui viennent pour toi ne
ressembleront pas à ceux que j'ai connus !
Driot pleurait, en regardant les vieux murs de la salle, à l'en-
droit où ils étaient usés par l'épaule des Lumineau.
— Ne t'en fais pas de chagrin, mon petit : si les maîtres s'en
vont, la terre reste !
Driot pleurait, en regardant le chapelet de la mère Luniineau,
pendu au chevet du lit.
— La terre est bonne, quoique tu aies mal parlé d'elle. Tu le
reconnaîtras.
Driot pleurait en regardant Mathui-in.
— Tu te feras à elle, et elle aussi se fera à toi !
Driot pleurait en regardant le père, qui maniait toujours la
canne blonde.
Il considéra un peu de temps, dans la lumière de la lampe, les
mains lasses, les mains calleuses, entaillées de blessures faites au
service de la famille, pour la secourir et l'élever, les mains jamais
découragées. Et poussé par le respect, par le chagrin aussi, il fit
une chose qui ne se faisait plus à la Fromentière, depuis que les
fils étaient grands et que la mère était morte. Il s'avaaça dans
l'ombre, derrière le père, se pencha, et embrassa l'ancien sur son
front ridé.
— Brave gars ! dit Toussaint Lumineau, en lui rendant son
baiser.
— Je vais me coucher, murmura André : je n'en peux plus !
Il serra la main de Mathurin, d'une étreinte rapide. Mais il
mit longtemps à faire les dix pas qui le séparaient de la porte in-
térieure communiquant avec la décharge où travaillait Rousille .
En fermant la porte, il regardait encore dans la salle, par la fente
qui diminuait. Puis on l'entendit parler un peu avec sa sœur.
Puis on ne l'entendit plus.
La grande nuit enveloppait la ferme. Et c'était la dernière où
le toit de la Fromentière devait abriter Driot.
René Bazin.
{La dernière partie au prochain numéro.)
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE
16J7-1618
Du mois d'avril 161 7, date de l'assassinat du maréchal d'Ancre,
au mois d'avril 1624, époque à laquelle Richelieu rentra au mi-
nistère, il s'écoula sept années. Sept ans, c'est un long morceau
de la vie humaine. Sept ans de disgrâce, c'est une longue épreuve
pour un ambitieux.
Ambitieux, Richelieu l'était. Mais, comme il le dit lui-même,
d'un joli mot de cavalier, « son ambition n'était pas telle qu'il
ne lui tînt la bride en main. » L'évêque sort de la jeunesse, et
touche à peine à la maturité. Il y a encore, dans son désir du
pouvoir, quelque chose d'ardent et de passionné. Cependant, la
gravité des problèmes de la vie l'émeut déjà plus profondément, et
la force qui le pousse n'est pas seulement l'appétit des honneurs,
de la fortune et des hauts emplois.
Les circonstances, qui préparent de loin et par une série d'ef-
forts séculaires de telles existences, leur impriment d'avance un
caractère exceptionnel. Ces grands hommes ont une conforma-
tion particulière. Ils montent naturellement, comme les aigles,
vers les régions supérieures où la vue est plus étendue et où
l'on est seul. S'ils n'y allaient pas, ils auraient la nostalgie des
espaces non parcourus, avec la lassitude des facultés non em-
ployées. La vie leur serait inutile et insupportable.
D'ailleurs, ils ne vont pas là-haut de leur seul mouvement.
Tout le monde les pousse. De la foule, il part une sorte de cri et
d'exhortation incessante vers ceux qui sont reconnus aptes à di-
riger les autres. Sous la discipline formelle de la société, il y a
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE. 769
une discipline intime qui fait et fera, de tout temps, avec les sub-
ordonnés des subordonnés et avec les chefs des chefs. De vieux
soldats d'Afrique ont raconté qu'en temps de guerre, quand une
compagnie se trouvait au loin, perdue, entourée d'embûches, il
arrivait une heure où tous se tournaient instinctivement vers un
homme qui n'était, peut-être, qu'un simple soldat, mais qu'on
sentait plus capable de tirer tout le monde d'afï'aire. Tant qu'on
était en péril, il commandait, on obéissait. Le péril passé et
l'anxiété disparue, chacun reprenait sa place, et la hiérarchie
sociale se substituait de nouveau à la hiérarchie naturelle un mo-
ment apparue... Si c'est de l'ambition de répondre à l'appel des
foules, ces hommes sont des ambitieux.
L'ardeur de la lutte s'en mêle aussi, et aussi la vanité. Ces
tempéramens de conducteurs des peuples sont susceptibles, ner-
veux, inquiets. Ils portent leur supériorité toute frémissante sur
le bout des doigts. Tout les agite, les irrite. Ils sont souvent
froissés; ils froissent plus souvent encore. Si ceux qui les jugent
de loin les désirent et les élèvent, ceux qui les voient de près
les détestent et les abaissent. Il s'établit ainsi une sorte de jeu
vif, ardent, oîj chaque incident est une partie gagnée ou perdue,
où chaque jour amène sa joie ou sa déconvenue; et il résulte,
de cet émoi constant, une excitation nerveuse qui entretient et
nourrit la passion ambitieuse.
Il se dégage, en outre, de l'expérience de la vie un autre sti-
mulant singulièrement énergique : c'est l'espèce d'épreuve journa-
lière qu'un homme de ce mérite fait instinctivement de sa propre
valeur, de son aptitude, de sa supériorité. Penché sur le jeu, il
s'aperçoit que son avis est le bon, que si on le suit, on gagne, que
si on le néglige, on perd. Il discerne le point délicat, le nœud de
chaque affaire ; il met le doigt dessus, et dit : « Je battrai les Au-
trichiens là. » Et plus il renouvelle l'essai, plus il le voit réussir.
Même dans les affaires insignifiantes, il s'exerce, et se plaît à de-
viner d'avance comment elles se dérouleront, à prévoir l'issue, à
indiquer les moyens d'agir sur les événemens et de les modifier.
Cette expérience quotidienne développe singulièrement la con-
fiance en soi, l'autorité, mais aussi l'orgueil. Un jour viendra où
l'homme qui l'a renouvelée pendant une vie entière sera pris de
vertige, n'écoutera plus rien, se croira infaillible. Alors il est
perdu et Sainte-Hélène l'attend... Mais avant, quand il doute
encore, quand il garde quelque retenue et que chaque circonstance
TOME CL. — 1898. 49
770 REVDE DES DEUX MONDES.
affermit son courage hésitant, comment résisterait-il à la tenta-
tion de mettre la main à la pâte, puisqu'il a constaté que les
choses vont bien s'il s'en mêle et mal s'il s'abstient. Il se jette
donc dans la lutte, plein de foi et, je dirai, de bonne foi. L'ambi-
tieux est l'homme qui est toujours persuadé qu'il fait mieux que
les autres et qu'on ne peut se passer de lui.
Enfin l'homme se sent gros de l'œuvre qu'il doit accomplir.
Une tâche particulière est préparée pour lui. Il va vers elle^
comme l'aiguille tourne au nord, invinciblement. Des désirs
vagues, des aspirations incertaines, des espérances inconsistantes
et brumeuses traînent au-dessus des foules. Il faut la présence
d'un certain homme pour qu'elles se polarisent, se condensent, se
fassent lumière, éclair, pluie bienfaisante ou orage destructeur.
Celui qui a cette force en lui le sait. Il a le sentiment que sa vie
sera remplie par une tâche et, sa vie, il la donne à l'œuvre qui
l'attend.
Instinct naturel, facultés exceptionnelles, consentement de
tous, vanité, orgueil, amour de la gloire, devoir et passion, tout
concourt ainsi à développer, en certaines âmes, le goût de la
domination, qui, quand il se joint à la vertu, fait le héros, et qui
serait peut-être la plus noble des passions de l'homme, s'il n'y
avait l'abnégation et le sacrifice.
Dans les temps de disgrâce, tous les ambitieux n'agissent pas
de même. Je n'ose pas dire que c'est alors qu'on peut les juger ;
car il ne faut juger personne sur ses faiblesses, mais sur ses mé-
rites : cependant leur âme se montre à nu dans ces heures pé-
nibles. On a vu des ambitieux qui, jamais las et jamais rassasiés,
n'ont fait de leur disgrâce qu'une longue plainte et qui, attachés
au rocher, ont remué le monde de la secousse de leurs chaînes.
Comme Samson, ils auraient, s'ils eussent pu, ébranlé les co-
lonnes du temple et tout ruiné autour d'eux. Leur passion est si
forte qu'elle opprime leur jugement ; leur volonté, pourtant si
énergique, n'est pas assez puissante pour se dominer elle-même.
Ceux-là sont de vrais ambitieux, des bêtes puissantes et carnas-
sières, organismes énormes que le vieil atavisme des luttes anté-
diluviennes a légués aux époques récentes comme des témoins
d'un autre âge.
Il en est d'autres qu'une civilisation plus raffinée a polis et
qu'un équilibre plus délicat maintient dans la limite de la dignité
personnelle et de l'élégance sociale. Ceux-là, quand le vent
RICHELIEU J3ANS S0>' DIOCÈSE. 771
souffle contre eux, croisent les bras et attendent. Leur orgueil
souft're, mais il n'est pas abattu. Il résiste, de lui-même, à la ten-
tation qui est la plus vive, pour leur nature combative, celle de
prouver qu'ils ont raison. Ils replient leur dialectique dans le
silence et répriment leur conviction dans un sourire. Ils atten-
dent, confians dans le retour des choses, dans une espèce d'équité
qui gît au fond de l'âme des foules, et dans un jugement impartial
qui, peut-être, leur sera refusé même après leur mort. Quand ils
sont encore jeunes, ils adoptent ce parti d'autant plus volontiers
qu'il n'exclut pas un certain calcul. Certainement, ce qu'il y a de
plus habile au monde c'est de bien faire; mais ce qu'il y a de plus
sage c'est de se taire.
Une fois passées les premières semaines tumultueuses que
nous avons racontées, Richelieu entra dans la disgrâce avec la dé-
cision prise de ne laisser fléchir, pour aucune raison, la ligne de
conduite qu'il s'était tracée. Il attendrait l'heure où on lui ren-
drait justice et où les deux partis rivaux seraient d'accord pour
recourir à lui. Il écrit, vers le milieu de 1617, à M. d'Haligre :
« Je suis réduit en un petit ermitage parmi des livres qui ne peu-
vent vous rendre aucun service; » en août 1617, au nonce : « Je
vis dans mon diocèse parmi le contentement de mes livres et
les actions de ma charge. » Bientôt après : « Je suis résolu de
couler doucement le temps parmi mes livres et mes voisins. » Sur
la fin de 1617: « J'estimois qu'étant du tout attaché à ma charge
et à mes livres, je serais exempt de calomnies. » Et enfin, au
début de 1618 : « En cet éloignement, j'ai vécu en ma maison
parmi mes livres. » Je ne pense pas qu'il soit possible de pousser
plus loin, pour un homme aussi actif, le parti pris du détache-
ment et de l'étude.
Non seulement il le dit, mais, en homme sérieux qu'il est, il
fait ce qu'il dit. Sa correspondance, du moins pendant les deux
premières années de son exil, chôme et s'éteint. On dirait qu'il
retient son souffle. On l'entend à peine. Il ne s'adresse plus qu'à
des femmes, à des prêtres, entretenant tout juste ses relations du
monde et ne sappliquant guère plus qu'à la surveillance de ses
affaires particulières. Il se fait petit, et il a raison; car l'orage
gronde toujours sur sa tête.
772 REVUE DES DEUX MONDES.
Par un artifice de procédure, on Fa impliqué au procès de la
maréchale d'Ancre. Le procureur général Servin, toujours excité
contre ce qui est d'église, l'a accusé véhémentement d'avoir eu,
avec le maréchal d'Ancre, une correspondance contraire aux in-
térêts de l'Etat. La cour lui fait sentir la menace. Le 12 juillet,
Déagent, reprenant effrontément une conversation qui a si mal
tourné pour Richelieu, se félicite d'avoir pu faire en sorte que,
malgré le réquisitoire de Servin, l'évêque n'ait pas été compris
au procès.
Cette poursuite contre la pauvre femme était inique. Ce n'était
pas à elle qu'on en voulait, mais à la reine, et celle-ci ressentait
cruellement l'injure. Mais Richelieu ne bouge pas. 11 n'en est plus
à croire aux promesses qu'avec un aplomb infatigable lui renou-
velle Déagent : « M. de Luynes vous a continué toujours sa
bonne volonté m'ayant, depuis peu, par deux fois, donné sa
parole de votre retour, sans me pouvoir assurer du temps. Il est
vrai que les esprits sont toujours fort aigris ici contre vous. »
Tantucci lui-même essaye de se justifier. On lui fait subir une
sorte d'interrogatoire où il découvre la figure piteuse d'un re-
nard pris au piège. Il écrit d'interminables lettres où tout est
expliqué avec une candeur empressée qui se heurte au parti pris
de silence de l'exilé.
Ce qu'il y a de plaisant c'est que tout le monde se met à
plaindre cette pauvre maréchale que tout le monde a poussée sur
l'échafaud : « Sa mort, dit Déagent, lui a attiré autant d'honneur
que sa vie lui avait attiré de haine et de blâme. » « Cette mort,
dit, à son tour, Tantucci , a été tellement regrettée que c'est
miracle. Mais le Roi avait peur, tant qu'elle était vivante. » Fina-
lement, c'est le Roi, c'est ce pauvre adolescent affolé à plaisir,
qui reste le seul responsable de tout 1
L'évêque de Luçon est à Richelieu d'abord, puis dans son
prieuré de Coussay. Il revoit les champs paternels et les longs
horizons montueux de sa jeunesse. Il écoute, de loin, tous ces
bruits qui viennent de la cour et assiste bientôt à une autre
ruine, celle de son influence auprès de la reine mère. En son ab-
sence, toutes les haines et toutes les ambitions sont déchaînées
contre lui. Ruccellaï, qui avait fait le mort et s'était réfugié dans
son abbaye de Champagne, reparaît. Il écrit, le 26 juillet, à la
reine pour la louer de sa conduite, pour lui offrir ses services et
pour la supplier de le recevoir à Blois. Nous voyons, par les lettres
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE. 773
des officieux adressées à l'évèque de Luçon, que son parti est fort
désemparé et que la place est prête pour ses rivaux, c'est-à-dire
pour ceux qui poussent à une rupture complète avec la cour et à
une prise d'armes.
Luynes, sentant que la reine a perdu son conseiller le plus pru-
dent et son meilleur appui, la pousse vers les fautes irréparables.
D'une part, on la blesse par toute une série de mauvais procédés
qui, avec son caractère irascible, lui rendent la vie insupportable;
d'autre part, on envoie auprès d'elle ce Modène, confident de
Luynes, pour surveiller toutes ses actions, pour corrompre ses ser-
viteurs, pour écarter les fidélités, tantôt un secrétaire mis là par
Richelieu, tantôt une sœur de celui-ci qui devait prendre service
auprès de la reine. Et tout cela profite à Bonzy, à Ruccellaï et à
leur cabale.
Richelieu ressent vivement toutes ces piqûres. Il écrit à sa
sœur : « Je suis si malheureux, principalement cette année... » et
il déplore, à voix basse, « ... un temps auquel il semble que l'on
est mis en oubli par ses amis. » En septembre, il a un moment de
véritable découragement. Abattu, souffrant de son éloignement et
de son isolement, le cœur lui crève. Après trois mois de silence,
il reprend la plume. C'est une lettre à Déagent, où il implore ses
bons offices, « en considération de l'amitié que vous m'avez tou-
jours promise, » et à laquelle, dit-il, il continue à croire, « quel-
ques efforts que l'on ait faits pour le lui aliéner. » C'est une lettre
à Luynes, pour le « supplier » de le « protéger » auprès de Sa
Majesté. C'est une lettre au roi lui-même, où il rappelle la promp-
titude avec laquelle il a été au-devant des désirs de la cour, en
s'éloignant du séjour de la reine mère : « Depuis ce temps-là, j'ai
vécu en ma maison, priant Dieu pour la prospérité de Votre Ma-
jeté, et recherchant parmi mes livres une occupation convenable
à ma profession. On m'a toujours témoigné que la volonté de
Votre Majesté était que, dans quelque temps, je retournasse près
de la Reine votre mère. Même, il lui a plu me mander qu'Elle en
était assurée de bonne part ; sur cela j'ai attendu l'honneur de ses
commandemens. Je croyais. Sire, qu'en me gouvernant de la façon
non seulement demeurerais-je exempt de blâme, mais même que
mes actions seroient approuvées de ceux qui me voudroient le
moins de bien. N'ayant pas eu ce bonheur que je me promettais,
je tâcherai de l'acquérir à si bien faire que ceux qui me rendent
de mauvais offices se ferment la bouche d'eux-mêmes : c'est. Sire,
774 REVUE DES DEUX MONDES.
le but que je me propose, suppliant Dieu de ne me point faire
miséricorde si j'ai jamais eu aucune pratique ni pensée contraire
à votre service. »
Ces protestations sont vaines. Aussi, avec sa sûreté de coup
d'oeil habituelle, l'évêque se décide, en même temps, à une dé-
marche qui sera capitale pour le reste de sa carrière.
Il avait, dans sa jeunesse, contracté des liens d'amitié avec un
homme dont l'autorité occulte était grande sur le roi, sur la reine
mère et sur la cour : c était le Père capucin Joseph du Tremblay.
Pendant le premier ministère de Richelieu, une sorte de froid
était survenu entre eux, probablement à la suite de la rupture du
duc de Nevers, grand ami du Père Joseph, avec le maréchal
d'Ancre et ses partisans. Quoi qu'il en soit, depuis dix-huit mois,
les deux amis n'avaient plus eu entre eux, aucune relation. Le
Père Joseph, d'ailleurs, avait passé presque tout son temps en
Italie, semployant activement à la réalisation de son rêve d'une
croisade contre le Turc. Rentré en France vers le mois de juin
1617, il s'était trouvé mêlé de nouveau aux affaires de la famille
royale. Il avait écrit lui-même au cardinal Borghèse, neveu du
pape, qu'il s'employait à un rapprochement entre le roi et la reine
mère. Dans les circonstances si pénibles qu'il traverse, Richelieu
prend le parti de recourir au bon père : « Mon père, je veux vous
témoigner par cette lettre, que j'ai de la confiance en vous, puisque,
bien qu'il y ait plus d'un an et demi que nous ne nous soyons vus,
je vous veux écrire avec la même franchise que si nous n'avions
bougé d'ensemble. Je suis si gros de déplaisir... que je veux vous
ouvrir mon cœur... » Et alors, c'est un récit de tout ce qu'il a en-
duré depuis quatre mois, c'est un tableau, un peu chargé peut-être,
de son humilité, de sa résignation chrétienne : « Je ne recherche
que le repos pour cet effet. Je vous proteste devant Dieu n'avoir
eu ni n'avoir d'autre pensée... » Il sait que le Père Joseph a des
attaches à la cour et notamment « qu'il voit et estime grandement
M. Déagent. » Il le prie de prendre sa cause en main. C'est une œuvre
pie, car la vie de l'évêque, dans son prieuré et dans son diocèse, est
toute consacrée à un grand travail contre l'hérésie. Il touche ici,
auprès du Père Joseph, la corde sensible et évoque les vieux sou-
venirs des missions communes dans le Poitou : « Ce m'est un grand
crève-cœur devoir que travaillant contre l'hérésie, les huguenots
prennent occasion de rabaisser ce que je fais contre eux par les
bruits qu'ils répandent qu'on fait courir de moi dans la cour. »
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE. 775
On ne s'attendait guère à voir là les huguenots. Mais toute
flèche est bonne, et le pieux capucin ne peut rester insensible à
un langage si humble à la fois et si édifiant. Il sait, d'ailleurs, que
les intérêts de l'évêque de Luçon sont vus d'un œil favorable par
la cour de Rome. Il escompte d'avance le secours qu'un homme
comme Richelieu peut apporter à la cause à laquelle il a consacré
sa vie. D'ailleurs, la lettre de l'ami le touche. Il y a, entre ces
deux âmes, des affinités dont l'avenir fera le lien le plus fort qui
puisse unir de grandes existences. Aussi, dès ce moment, le Père
se met à préparer de loin, avec sa patiente ténacité et son expé-
rience consommée des dessous de la politique, l'heure où il pourra
donner à l'oreille, au moment opportun, le conseil heureux qui
rappellera Richelieu de l'exil et lui ouvrira de nouveau le chemin
de la confiance royale .
Mais cette heure, si on peut la pressentir dès maintenant, n'est
pas encore sonnée, et Richelieu retombe dans ses tristesses et dans
son silence. Il a bien raison quand il écrit qu'il n'a d'autre con-
solation que ses livres : car il n'a pas d'autre occupation. Son tem-
pérament actif a dû se renfermer dans son cabinet. Il est vrai que,
là encore, il reste un homme d'action et un combattant. Même
dans le choix du sujet sur lequel il porte son application, il n'a pu
s'arracher à la polémique courante, et en ce moment où il semble
se consacrer tout entier à ses devoirs d'évêque, il touche au pro-
blème le plus difficile de la politique du temps, et dont la solu-
tion absorbera les forces de sa vie tout entière : le problème pro-
testant, ou, pour mieux dire, la coexistence de plusieurs églises
dans un Etat unifié.
C'est encore l'homme d'État qui dicte, au moment où le théo-
logien et sorboniste écrit son premier ouvrage de polémique re-
ligieuse : Les Principaux points de la Foi de l'Église catholique
défendus contre récrit adressé au Roi par les quatre mijiistres de
Charenton.
En France, toutes nos querelles politiques, depuis quatre
siècles, ont un fond de religion. Le Français, logique, idéaliste et
autoritaire, n'est satisfait que quand il a rattaché à des idées géné-
rales et à un système les raisons qui le font agir, soit passion,
soit intérêt, soit môme caprice. Or, il trouve un système tout fait
dans la doctrine religieuse où il a été nourri ou bien qu'il a
choisi lui-même. C'est ainsi que chez nous, la religion fait le
parti ou, du moins, l'autorise. Ainsi s'explique également l'im-
776 REVUE DES DEUX MONDES.
portance, qui paraît d'abord singulière, de certains livres de
controverse dans notre histoire. Les Pî'ovinciales de Pascal ont
une portée politique qui égale, si même elle ne le dépasse, leur
intérêt théologique.
Au début du xvii® siècle, la querelle du protestantisme et du
catholicisme se poursuivait simultanément dans les faits, l'épée
au poing, et dans les livres, la plume à la main. Les gouverne-
mens ne pouvaient s'y montrer indifférens. Le roi Jacques était
un polémiste. Henri IV, débonnaire, présidait aux laborieuses dis-
cussions de textes engagées entre un Du Perron et un Duplessis-
Mornay. Les femmes y assistaient. Tout le monde écoutait ces
disputes scolastiques, sans les bien comprendre peut-être, mais
avec le plus vif intérêt, car il y allait pour chacun non seule-
ment de la cause religieuse à laquelle il appartenait, mais du
parti dans lequel il s'était engagé corps et biens.
Vue sous cet angle, la littérature de controverse qui encombre
les bibliothèques du xvii^ siècle s'éclaire de son vrai jour. Quand
Bossuet écrit V Histoire des Variations des Eglises protestantes^ il
est en harmonie avec le gouvernement qui vient d'accomplir la
révocation de l'Edit de Nantes.
Dans ces luttes séculaires, la Compagnie de Jésus combattait
au premier rang. L'ordre, ou plus exactement « la Compagnie, »
avait été créée pour la bataille. Elle bataillait courageusement.
Quand il y a des coups à donner ou à recevoir, on est bien sûr
de trouver un jésuite dans l'affaire, — qu'il s'agisse des chefs
éminens comme Bellarmin ou Cotton, ou des enfans perdus
comme'Le Moine ou Garasse.
Le Père Cotton, dont nous venons de prononcer le nom, avait
joué un rôle décisif dans les événemens qui avaient permis à la
Compagnie de s'introduire en France, vers la fin du xvi® siècle.
La chose s'était faite comme par miracle. Quand les bons pères,
au fort des guerres de religion, amorcèrent leur entreprise, tout
le monde y paraissait contraire. Et, cependant, en quelques
années, Henri IV, protestant de la veille, leur ouvrait toutes
grandes les portes du royaume. Avant de mourir, il leur léguait
son cœur pour être gardé dans leur maison de la Flèche.
Le Père Cotton, qui avait tant contribué à ce succès, conserva,
jusqu'à la mort de Henri IV, une réelle influence sur ce prince.
On disait à la cour que le Roi avait du coton dans les oreilles.
Après l'assassinat il resta le confesseur du jeune roi et de la
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE. 777
reine-mère. Toujours puissant, toujours actif, toujours combat-
tant, c'était un homme qui s'était fait respecter, aimer, ou craindre
de tout le monde. Mais il semble bien que son activité jamais au
repos et son zèle pour la reine finirent par le compromettre dans
la cabale du maréchal d'Ancre. Après la mort de celui-ci il de-
vint suspect. Le nonce Bentivoglio lui-même l'accuse d'intrigues
et d'indiscrétion. Dans le secret du confessionnal, il aurait posé
au roi Louis XIII quelques questions embarrassantes. Quoi qu'il
en soit, il n'était pas l'homme de Luynes. Celui-ci voulait être le
maître. Il le remplaça. On ne chercha pas hors de la Compagnie,
et, au Père Cotton on substitua, en qualité de confesseur du Roi,
un autre jésuite, le Père Arnoux: ce fut ainsi que la tradition
s'établit de réserver à l'ordre cette importante mission.
Le Père Arnoux avait de la faconde; mais c'était un carac-
tère moins prudent que l'autre et dont la rudesse apparente
cachait mal une tendance marquée au servilisme et à l'intrigue.
Louis XIII ne gagnait pas au change. Le Père Arnoux eut-il la
prétention de faire oublier les joutes oratoires où son prédéces-
seur avait brillé? Voulut-il débuter par un coup d"éclat? Quoi
qu'il en soit, vers le milieu de 1617, deux mois après qu'il eut
été choisi pour remplir les fonctions de confesseur, prêchant à
Fontainebleau, il prononça devant le Roi deux discours où il se
faisait fort de démontrer que tous les textes de l'Écriture sainte
cités par les protestans dans leur Confession de foi étaient faus-
sement allégués et, pour donner à ce défi plus de poids, il remit
entre les mains du Roi et fit circuler dans la cour une liste des
textes au sujet desquels il prétendait prouver la fragilité de la
thèse protestante.
Accuser des protestans d'ignorer la Bible, c'était la plus cruelle
des injures. Les meilleures plumes des pasteurs furent taillées
aussitôt et, non sans émotion, indignation et vitupère, les plus
qualifiés d'entre eux descendirent dans la lice. Ils firent au Père
Arnoux une réponse savante, précédée d'une préface courte et
incisive, qui résumait, en somme, la thèse protestante sur le
dogme, sur la discipline et sur les affaires du monde. Cette ré-
ponse était intitulée : Défense de la confession des Églises réfor-
mées de France contre les accusations du sieur Arnould, jésuite,
et elle était signée des quatre ministres de Charenton : Montigni,
Durand, du Moulin et Mestrezat.
Aussitôt la publication, tout l'accompagnement ordinaire de
778 REVDE DES DEUX MONDES.
ces sortes d'événemens se produisit : la Sorbonne intervint, le
Parlement se saisit; le Conseil évoqua l'affaire. La cour, qui,
parmi tant de difficultés intérieures, n'avait pas besoin de cette
complication, eût bien voulu étouffer l'incident. Mais les plumes
étaient déchaînées. Les chaires et les prêches retentissaient des
discussions et des contradictions les plus véhémentes. Richelieu
pensa que l'occasion était excellente pour ne pas laisser oublier
qu'il existait, qu'il avait, comme évêque, la garde du troupeau du
Christ, et pour faire entendre le mot de l'homme d'Etat dans une
question qui touchait tout autant à la politique qu'à la religion.
En moins de trois mois, il écrivit, imprima et publia un livre
de deux cent cinquante pages, fortement charpenté, solidement
écrit, bourré de textes et de citations qui témoignaient sinon d'une
érudition spéciale, bien particulière, du moins d'une rare faculté
d'assimilation. On pourrait résumer en deux mots le caractère
général de ce livre : c'est un « Exposé de la foi de l'Église catho-
lique sur les matières de controverse, » ressemblanl, par beaucoup
de points, au livre que Bossuet publia sous ce titre, cinquante ans
plus tard.
C'était un coup hardi, pour un évêque, d'écrire un ouvrage
d'une telle portée ; c'est un grand mérite, pour un théologien, de
l'avoir fait sans donner prise à une critique décisive ; mais c'est un
succès plus rare et plus précieux encore, pour un homme d'Etat,
d'avoir pu le publier sans soulever des mécontentemens graves,
soit chez ceux qu'il combattait, soit chez ceux mêmes dont il pre-
nait la défense. Ce morceau est un chef-d'œuvre de tact et de
mesure, qualités rares alors dans ce genre d'écrits. Toute Thabi-
leté consiste dans la franchise et la modération avec laquelle les
problèmes les plus délicats sont abordés. Dès les premières lignes
de la préface, l'évêque le prend sur le ton de la conciliation, de
la courtoisie, et de la tolérance. On dirait qu'il a déjà en tête le
projet de réunion des Eglises qu'il caressera à différentes époques
de sa carrière politique. Il fait la concession décisive du débat
libre et égal entre les deux systèmes. Il écarte résolument l'appel
à la force, rejetant ainsi la maxime qui avait été celle de tout le
xvi^ siècle et au nom de laquelle s'étaient faites les guerres de
religion : ciijus regio, ejus religio. « En ce débat, dit-il, j'userai
de la plus grande modération... et traiterai mes adversaires avec
tant de douceur que, s'ils se dépouillent de passion, ils auront
sujets d'en être contens. Par là, ils connaîtront que mon dessein
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE. 779
est de leur faire du bien et non du mal, de les guérir et non de
les blesser, qu'au lieu d'être haïs de nous, comme ils disent, nous
les aimons véritablement... Et afin qu'ils ne pensent pas... que,
parlant de leur conversion, je veuille inciter Votre Majesté (le
livre est dédié à Louis XIII) à les y porter par force, je lui dirai
que les voies les plus douces sont celles que j'estime les plus
convenables pour retirer les âmes de l'erreur : l'expérience nous
faisant connaître que, souvent, aux maladies d'esprit, les remèdes
violens ne servent qu'à les aigrir davantage. » Nous sommes
loin de la Saint-Barthélémy; et nous sommes loin aussi de la
révocation de l'Edit de Nantes.
Dès le début de sa vie politique, Richelieu dégage les prin-
cipes de mutuelle tolérance sur lesquels doit reposer la vie natio-
nale dans un État où diverses Églises subsistent. Pour que personne
ne s'y trompe, il ajoute : « Par ce moyen Votre Majesté, corres-
pondant au glorieux titre de Très-Chrétien que la piété de ses
prédécesseurs lui a acquis, se rendra le plus signalé roi du monde
et affermira, de plus en plus, le repos et la paix dans son Etat. »
Ainsi, cet homme qui a, de l'autorité de l'État, une conception
si fière, l'adoucit cependant, quand il touche au point sensible
de l'âme humaine, à cette « prunelle de l'œil » qui est la liberté
des consciences. Il devine, un des premiers, que la mission du
gouvernement moderne est de dominer et d'apaiser ces conflits
et non de les soulever et de les irriter. Évêque aujourd'hui, car-
dinal demain, il impose à son autorité religieuse une limite. Il
contient les zélés, appelle à lui les hommes de bonne volonté et
les hommes de foi. Avec ces concitoyens de croyances diverses,
qui, la veille, se ruaient les uns sur les autres, il veut faire une
société unie, une nation.
Sa discussion habile et pressante suit, pied à pied, la réponse
que les ministres avaient faite aux propositions du Père Arnoux.
Qui l'emporte dans ce duel de plume? On ne saurait répondre sans
être accusé de partialité. C'est le débat philosophique de la vo-
lonté de Dieu et de la liberté de l'homme, c'est le débat théolo-
gique de la foi et des œuvres, de l'efficacité de la grâce, du nombre
des prédestinés et des élus; c'est le débat historique de la liberté
d'examen et de la tradition; c'est enfin le débat politique de
l'obéissance totale à la volonté du prince, ou de la résistance, selon
le critérium d'une conscience qui n'a son contrôle que dans elle-
même.
780 REVUE DES DEUX MONDES.
Du côté du protestantisme, tout se résume en un mot : la sup-
pression des intermédiaires. Dieu parle à l'homme directement. Il
n'a d'autre langage que le Livre qu'il a dicté lui-même. Pour-
quoi le prêtre? pourquoi le sacerdoce? pourquoi le sacrifice de la
messe? pourquoi le culte des saints et de la Sainte Vierge? pour-
quoi les images? Une conscience éclairée et droite suffît, quand
Dieu l'a appelée à lui, quand il l'a destinée, du fond de sa volonté
impénétrable. Oui, cela suffit; et les œuvres elles-mêmes ne
peuvent que venir en aide à la foi. Du côté du catholicisme, c'est
l'universalité qui l'emporte et non l'individualité. Il s'agit de
l'humanité et non de l'homme; de l'Église et non du fidèle. La
hiérarchie et l'autorité sont nécessaires pour parer au pire de
tous les maux : le désordre, l'anarchie, suites fatales de l'exa-
men libre et du sens individuel; l'anarchie, à laquelle la religion
a arraché l'homme et qui le ressaisit, quand la religion relâche
la prise qu'elle a sur lui.
Les deux thèses sont radicalement opposées. C'est Ormuzd et
Ahriman ; elles se combattront tant qu'il y aura des hommes et
une société, et ce sont les faits seuls qui les apaiseront pour
essayer de les concilier dans une mutuelle tolérance.
Richelieu caractérise, par les paroles les plus fortes, le sens et
la portée du débat : « Au fond, votre but, dit-il aux pasteurs, est
de vous chercher vous-mêmes , vous affranchissant en ce monde
de toute la peine et de toute la sujétion qui se peut trouver à bien
faire. Car, pourquoi dites-vous l'Ecriture unique règle de votre
salut, sinon pour vous affranchir de l'obéissance de l'Église et
de la sujétion des traditions... A quelle fin niez- vous que saint
Pierre ait été le chef de l'Eglise universelle sous Jésus-Christ,
sinon pour n'être point soumis à l'autorité de son successeur?,,. »
Il fait toucher du doigt le danger du système qui confie à chaque
particulier la décision suprême sur la foi et sur la destinée :
« Vous trompez le peuple en lui persuadant qu'entre tous les
moyens externes qui peuvent servir à notre salut, la lecture de la
Bible est le seul auquel il peut trouver de la certitude, ce qui est
faux, puisque autrement les simples et les ignorans qui n'ont point
de lettres ne peuvent avoir la foi. Ceux qui étaient chrétiens de-
vant que l'Évangile fût écrit, ceux qui, du temps de saint Irénée
croyaient, comme il témoigne, en Jésus-Christ, sans papier et sans
encre, ne l'eussent pu avoir... Il n'y a personne qui ne recon-
naisse que vous trompez le peuple et le portez à sa perte, puis-
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE. 781
qu'en le privant de sa guide ordinaire qui est l'Eglise, vous ne
lui en donnez pas d'autre... Pareil à celui qui, trouvant un
aveugle dans un mauvais chemin plein de précipices, lui ôle son
bâton et sa conduite, sans lui en donner d'autres, montrant ainsi
le dessein qu'il a de le perdre. »
Ce ton direct et pénétrant est bien la note de tout l'ouvrage.
On y trouve, le plus souvent, cette alacrité, ce sens des réalités,
et ce naturel qui vont presque jusqu'à la bonhomie et qui donnent
un singulier accent à cette philosophie sagace et profonde : ainsi,
quand, à propos de la prédestination, il prend directement à partie
les ministres : « Car, dites-moi, messieurs, je vous supplie, je
parle à vous en votre particulier, où est-il dit en l'Ecriture, en
termes exprès que l'un de vous, par exemple Pierre du Moulin,
soit assuré de son salut? S'il n'est point dit, comment le pouvez-
vous croire comme article de foi? »... « Est-il vraisemblable que
Dieu, qui a fait l'Ecriture pour nous apprendre en icelle le moyen
de nous rendre justes devant lui, ait voulu y écrire expressément
cent articles, par exemple, la créance desquels ne nous justifie
pas... et qu'il n'ait pas voulu expressément écrire celui par la
créance duquel vous enseignez que nous sommes justifiés, celui
auquel consiste l'essence et le fondement de votre religion, et
qui en est le gond, la proiie et la poupe, pour user de vos termes;
mais qu'il l'ait laissé au discours et à Filiation d'un chacun, soit
habile ou ignorant, soit idiot et tel qu'il ne sache aucunement les
règles qu'il faut suivre pour faire une bonne conséquence. »
L'argumentation se promène ainsi avec abondance, clarté,
autorité et prestesse sur tous les sujets qu'ont abordés les mi-
nistres : les indulgences, le sacrifice, l'élévation de l'hostie, les
âmes du purgatoire, les messes dites privées où les assistans ne
communient pas, la communion sous une seule espèce, le sacer-
doce. Mais là où l'on sent la main du maître, c'est quand il aborde
le problème politique.
Ce grand artisan de la discipline nationale en France ne lais-
sera pas échapper l'occasion de dire leur fait à ceux qu'il consi-
dère comme des ouvriers de discorde. Ici, il frappe à coups re-
doublés. On dirait qu'il prend déjà La Rochelle : « Or, afin qu'il
ne semble pas que je vous impose, je ferai paraître clairement
que vous donnez une puissance beaucoup plus grande au
peuple que celle que vous déniez au Pape, ce qui est grande-
ment désavantageux aux Rois : n'y ayant personne qui ne juge
782 REVUE DES DEUX MONDES.
que ce soit chose beaucoup plus périlleuse d'être commis à
la discrétion d'un peuple qui s'imagine quelquefois être mal-
traité, et qui est une bête à plusieurs têtes qui suit d'ordinaire
ses passions, qu'à la correction d'un père plein d'amour pour ses
enfans... Depuis que vos erreurs ont été introduites dans le monde
par Luther et Calvin, vous n'avez laissé passer aucune occasion
où vous avez pu user de votre pouvoir prétendu sans l'avoir fait.
Vous avez mis des armées sur pied contre Charles-Quint... Vous
avez pris les armes contre trois rois de France : François II,
Charles IX et Henri III... » Et, après une longue énumération,
ce coup de massue sur la tête des bons ministres qui, s'adressant
au Roi, avaient vanté leur fidélité aux princes : « Quiconque lira
les histoires, qui vérifient ce que je dis, verra, qu'après un siècle,
vous avez troublé deux Empereurs, dépouillé actuellement un
Roi, exclu un autre de son royaume, déposé une reine, fait la
guerre à une autre pour la priver de sa couronne, pris les armes
contre quatre rois, déposé d'autres princes temporels, fait mou-
rir un Roi, rendu captive une reine vertueuse et sage, laquelle en
violant les lois divines et humaines, vous avez fait mourir par
un genre de mort du tout inhumain et digne de pitié. »
La thèse, comme on le voit, tourne, de plus en plus, à la po-
litique ou plutôt à la philosophie sociale: c'est, encore une fois,
la question de la discipline, de la tradition, de l'ordre humain,
dans l'ordre ecclésiastique et divin, qui va planant sur ces pages
vivantes où l'un des esprits les plus clairs et les plus hauts qui
aient touché à ces matières s'échauffe au feu d'une discussion
communicative.il en veut à la Réforme et, comme il dit, il la hait
d'avoir détruit le bel idéal d'unité qu'avait conçu le moyen âge,
d'avoir déchiré la robe sans couture. « La Religion prétendue ré-
formée est digne de haine, parce qu'elle fait schisme en l'Eglise. »
C'est là son grand point. Cet homme est VUnité incarnée. C'est
un Français, un Romain, un Latin. Il aspire à l'ordre social et à la
discipline. 11 ne comprend pas qu'on puisse marchander l'obéis-
sance à la volonté suprême qui dicte la loi.
C'est par là qu'il termine. S'eff'orçant d'arracher ses derniers
voiles à la pensée de Luther et de Calvin, il renouvelle l'éternel
procès de la communauté hiérarchisée contre l'individu indépen-
dant ou révolté. Il cite d'abord : « Ni le pape, ni l'évêque, ni
aucun homme, a dit Luther, n'a pouvoir d'obliger le chrétien à
une syllabe, si ce n'est de son consentement... Je vois, dit-il au
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE. 783
même endroit, que ni les hommes ni les anges ne peuvent imposer
aucune loi qu'en tant qu'ils le veulent; car nous sommes libres de
toutes lois. » A cette affirmation si forte du docteur de Wittem-
berg, l'évêque, le prélat, le dignitaire de l'Eglise oppose l'affir-
mation pleine de hauteur et d'ironie de la thèse contraire. Il ne
discute plus; car il sait que, sur ce point, l'antagonisme est irré-
ductible : « Donc, il paraît que vous enseignez disertement que
les lois humaines n'obligent eu aucune façon les consciences.
Telle est votre doctrine ! Elle est détestée de l'Eglise catholique
et le doit être universellement de tout le monde, attendu qu'elle
ouvre une grande porte à la désobéissance, en ce qu'on ne saurait
mieux apprendre à mépriser l'autorité de l'Eglise, des rois et des
magistrats et à violer leurs lois et ordonnances, qu'en persuadant
à un chacun qu'il ne peut y en avoir aucune qui oblige les con-
sciences. »
Pour dire toute ma pensée, je crois qu'ici le théologien en-
traine le politique et le trompe. Il serait facile au protestantisme
de répondre que, si la Réforme a porté atteinte à l'unité catho-
lique et à la domination romaine universelle, elle n'a nullement
affaibli le ressort de la puissance politique, ni enseigné le mépris
des lois. On réunirait facilement nombre de passages empruntés
aux œuvres de Luther et de Calvin affirmant l'autorité du pou-
voir et resserrant les nœuds de la société ci\dle. De grandes na-
tions se sont constituées et vivent dans un ordre parfait, en se
conformant aux principes des docteurs de la Réforme. Ceux-ci se
sont certainement arrêtés sur la pente de l'anarchisme qui était
l'aboutissant de leur système. Et précisément, là où ils se sont
fixés, là où ils font tête, c'est quand il s'est agi de la notion de
l'État. C'est sur la notion de l'État qu'ils se sont appuyés pour
résister à la domination universelle, spirituelle et temporelle,
telle que l'avait conçue la papauté du moyen âge.
De sorte que, si l'on va au fond des choses, on constate que
— par une singulière contradiction inaperçue, d'ailleurs, de lui-
même, — Richelieu est en communauté de ^-ues avec ses adver-
saires, au moment même où il les combat. Sa préface corrige
son livre ou, plutôt, elle le complète. Puisque les faits ont dé-
truit l'harmonie ancienne, encore faut-il vivre, encore faut-il
chercher quelque part le point d'appui qui manque désormais. Et
ce point d'appui, il le trouve, à son tour, dans la notion de l'État.
Or, c'est justement là que les do-^teurs protestans se sont arrêtés
784 REVUE DES DEUX MONDES.
de leur côté, en reculant devant les conséquences ultimes de
leur système.
Peu à peu se dégage, ainsi, de part et d'autre, par la force
des faits, la conception d'une vie nationale indépendante de la
croyance religieuse de chacun des citoyens. Et c'est là précisé-
ment où en est Richelieu. S'il considère que c'est un crime au
citoyen de s'insurger contre l'Etat ou de chercher à constituer un
État dans l'Etat, crime qui appelle la répression par la force, il
ne songe nullement à recourir à la force quand il s'agit de la foi.
Tout au contraire, il s'en défend. Il souscrirait volontiers aux
paroles de Bodin : « Que le prince renonce à la violence. S'il
veut attirer ses sujets à sa propre religion, qu'il use de douceur.
La violence n'aboutit qu'à rendre les âmes plus revêches : par
elle, on tombe dans les plus grands maux auxquels puisse s'ex-
poser un Etat: les émotions, troubles et guerres civiles. » En un
mot, l'homme d'Etat fait déjà la paix à laquelle l'évêque ne consent
par encore. La conception de l'unité est ramenée à l'unité na-
tionale et elle s'y tient. Ainsi, cette forte intelligence reste, plus
qu'elle ne s'en rend compte peut-être, fidèle à elle-même. En
effet, l'homme qui a écrit le livre et la préface n'est-il pas le
même qui, après avoir pris La Rochelle, deviendra l'allié des
protestans, faisant, de cette contradiction apparente, l'axe d'une
existence où se retrouvent toujours le sens pratique, la mesure
et un vigoureux esprit de modération?
La rédaction et la publication de ce traité furent, pour Riche-
lieu, une forte et salutaire distraction durant l'été de 1617. Au
début d'octobre, il écrivait au garde des sceaux pour lui demander
le privilège, et, le 7 du même mois, il obtenait l'approbation des
docteurs de Poitiers. Bientôt, il envoyait des exemplaires de son
livre, imprimé dans cette ville, à ses amis, aux docteurs de la
Sorbonne, à ses confrères, les évoques, au Père Suffren, confes-
seur de la reine mère, et il recevait de partout des complimens
et des félicitations. Plusieurs pasteurs protestans répondirent
promptement. Mais l'ardeur qu'ils mirent à transporter la que-
relle sur le terrain politique indique combien ils étaient encore
éloignés de partager les tendances hautement modérées de leur
contradicteur.
Le livre, en un mot, produisit tout l'effet sur lequel l'évêque
pouvait compter. Il tint le public en haleine et força l'attention
et l'estime des hommes graves. Le succès fut tel que les adver-
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE. 785
saires personnels de Richelieu en conçurent du dépit. « Plus cette
action me donna de réputation, plus elle me chargea d'envie, »
dit-il lui-même. Et, en effet, il était à une de ces époques de la
vie où la supériorité naissante n'a pu encore se dégager du pre-
mier cortège des jalousies particulières et des haines médiocres.
Cependant, à Paris, le favori, le rival s'affirmait dans la
faveur du roi et dans l'habitude du pouvoir. Il se gorgeait de tout
ce que sa situation pouvait lui apporter de satisfactions immé-
diates. Dès le lendemain de la mort du maréchal, il avait obtenu
les charges de lieutenant-général de la Normandie et de premier
gentilhomme de la Chambre, les places du Pont-de-l'Arche et de
Quillebœuf. En mai, pour mieux surveiller le Roi, il prend, au
Louvre, l'appartement de M"® de Guercheville. Le 7 juin, il est
reçu conseiller au Parlement. En août, il se fait attribuer toute
la confiscation de la maréchale d'Ancre, y compris les terres
revenues à la Couronne. Il songeait à épouser la sœur naturelle
du Roi, ]\P'^ de Vendôme, et à faire couler ainsi dans les veines
de ses enfans le sang des Bourbons. En présence de l'opposition
naissante autour de lui, il renonça à ce projet. Mais, le 13 sep-
tembre, il épousait M"* de Montbazon, « laquelle étoit d'une grande
maison, fort belle et avoit des biens suffisamment. » Il devenait
ainsi le beau-frère du duc de Rohan et l'allié des plus grandes
familles du royaume. Il eut la valeur de cinq cent mille livres
en mariage. Tout était, pour lui, revenant-bon. « Tout résonait
d'éloges à sa gloire. » La cour, le public, le royaume s'inclinaient
devant cette fortune plus soudaine encore et plus inexplicable que
celle du maréchal d'Ancre.
Il fallait consolider tout cela. Il fallait donner à la politique
suivie à l'égard de la reine mère l'appui de ce qu'il y avait de
plus autorisé dans le royaume. Luynes eut l'idée de recourir à
une espèce de contrefaçon de l'assemblée des Etats. Sous le pré-
texte, habilement choisi, de réformes à accomplir dans le royaume
(il y a toujours des réformes à accomplir en France), il fit convo-
quer une réunion des notables avec mandat d'étudier rapidement
un certain nombre de propositions empruntées aux cahiers de
1614. L'assemblée se composait de treize membres du clergé,
seize de la noblesse, et vingt-cinq représentans des cours sou-
veraines. Elle devait se réunir à Rouen , Luynes ayant pré-
féré « cette seconde capitale de la France, » parce qu'elle était
TOMK ex. ~ 1898. oO
786 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi le chef-lieu de sa lieutenance générale de Normandie.
Le Roi vint en personne. Mais Luynes fit son entrée à part, à
la tête de 500 chevaux. En raison de sa qualité de lieutenant
général, il présida lui-même la séance d^ouverture des Etats de
la province et il parla avec bonne grâce, aux applaudissemens
de tous.
L'assemblée des Notables s'ouvrit, le 4 décembre, en présence
du Roi, par un discours du chancelier, le vieux Sillery. Puis, on
se mit au travail. En vingt jours, la besogne fut faite et le pa-
quet de réformes accepté, sous de légères modifications. Le cahier
fut remis au Roi par le cardinal Du Perron, le 26. Il contenait
un plan général de refonte des Conseils du Roi, la suppression de
la Paulette, la limitation du chiffre des pensions, en un mot, il
donnait satisfaction à la plupart des aspirations justifiées, qui,
depuis si longtemps, se manifestaient par tout le royaume. Ce
fut une congratulation générale pour an si beau et si prompt
résultat. Louis XIII donna rendez-vous aux députés, à Paris, le
lendemain du jour des Rois, pour leur faire connaître sa réponse
qu'il promit sincère et favorable. Mais cette promesse ne tint
pas, et il n'en fut plus jamais question. Fontenay-Mareuil conclut
judicieusement: « Cette assemblée demeura, comme toutes les
autres, sans effet. Mais comment aussi, verroit-on ôter les
désordres d'un lieu oii il y a un favori qui ne subsiste que par
le désordre et qui en est lui-même le plus grand de tous? »
Cependant, Luynes surveillait, du coin de l'œil, tout ce qui se
passait du côté de la Loire, soit à Blois, soit à Coussay. Ce soli-
laire muet l'inquiétait toujours. L'évêque a beau faire le mort:
on le sait vivant et bien vivant. Il gêne. On trouve, qu'à Coussay,
il a encore trop d'air; il est trop près. On lui donne l'ordre de se
renfermer dans son évêché, parmi ces marais dont les fièvres sont
pour lui si perfides. Son frère Richelieu, son beau-frère Pont-
courlay doivent aussi se retirer dans leur maison.
L'évêque, le premier, leur conseille la patience. Sur le bruit
qui lui est parvenu que la Reine a fait quelque démarche pour le
faire revenir auprès d'elle, il écrit à son frère pour demander
(( qu'elle arrête le cours des poursuites qu'elle fait pour mon
rétablissement. »
Celte pauvre Marie de Médicis est, en effet, bien abandonnée.
En proie à tous les intrigans, elle tombe dans tous les pièges.
Elle se ressouvient de son ancien ministre et conseiller Barbin
RICHELIEU DANS SON DIOCÈSE. 787
qui se morfondait à la Bastille attendant toujours les résultats de
la poursuite intentée contre lui. Celui-là, Luynes le détestait,
plus encore peut-être que Luçon. Il disait que la reine mère,
conseillée par lui, « était l'unique ennemi de l'État. » Par un
artifice vraiment machiavélique, on fit tomber la reine mère et
Barbin dans un piège trop facile à préparer. On montra au pri-
sonnier un visage moins sévère. On lui accorda quelques me-
nues faveurs; on le laissa se promener dans l'étroite cour de la
Bastille; on lui permit de correspondre au dehors; le comman-
dant de la Bastille avait pour lui des sentimens de bienveil-
lance : on le laissa libre de les manifester. La reine, avertie,
crut qu'elle pourrait, sans inconvénient, reprendre quelques
relations avec son ancien serviteur. Elle lui écrivit, bien sotte-
ment, pour lui demander conseil, « n'ayant plus personne auprès
d'elle en qui elle se fiât. » Il répondit, d'abord fort sagement,
puis plus habilement, puis plus fortement, selon son caractère.
Plusieurs grands seigneurs furent mis au courant. Luynes lui-
môme, qui avait gagné les courriers et qui lisait toutes les lettres,
paraissait désireux de recourir à ce moyen pour rechercher un
rapprochement avec la reine mère. Il trompait ainsi, non seu-
lement Marie de Médicis et Barbin, mais ses meilleurs amis,
comme le duc de Bohan, son beau-père, Montbazon, qui était
honnête homme et s'employait de bonne foi au succès de l'affaire,
et des personnages importans dont la rancune pouvait lui être
dangereuse, Bellegarde et d'Epernon. « Tous se rapportaient à
Barbin » qui, par l'ascendant naturel de son caractère, avait
repris, du fond de sa prison, une sorte d'autorité.
Lui et la reine s'enferraient. Elle commit l'imprudence d'en-
voyer à Paris un émissaire maladroit et brutal, Chantelouve,
qui vint à la cour, parlant haut et annonçant le prochain retour
de l'exilée. Luynes n'attendait que cette occasion. Il se dévoila
tout à coup, exhiba la copie de toutes les lettres qu'il avait fait
saisir et parmi lesquelles il y en avait de compromettantes, cria
au complot. Le Boi fut effrayé. On arrêta le commandant de la
Bastille et son lieutenant, Bournonvilleet Persen. On mit la main
sur quelques pamphlétaires à gages qui payèrent pour tous et
furent brûlés vifs en place de Grève. On emplit la Bastille et le
For-l'Evêque. On resserra Barbin, et on mit les fers au feu pour
un procès qui pouvait le conduire à l'échafaud. En un mot, ou
terrorisa, par tous les moyens, cette malheureuse reine, affolée
788 REVUE DES DEUX MONDES.
de tout le mal que son imprudence venait de commettre.
Enfin, quoique Févêque de Luçon paraisse bien s'être tenu en
dehors de cette intrigue, on profita de l'occasion pour l'éloigner
une bonne fois, et une lettre, datée du 7 avril, lui intima l'ordre
de se rendre, par les voies les plus rapides, à Avignon, c'est-à-
dire en exil. Son frère et son beau-frère recevaient, de leur côté,
le môme commandement : « Je ne fus pas surpris, à la réception
de cette dépêche, écrit-il, ayant toujours attendu, de la lâcheté
de ceux qui gouvernaient, toute sorte d'injuste, barbare et dé-
raisonnable traitement. » Il ajoute qu'il se conforma, sans le
moindre délai, à l'ordre du Roi. La lettre lui était arrivée, selon
la remarque qu'il en fait lui-môme, en un temps de pénitence :
le mercredi saint. Il partit pour Avignon, le vendredi saint, sans
même prendre le temps de célébrer la messe de Pâques dans son
Eglise cathédrale, et sans attendre, après les jours de deuil, le
jour que l'Eglise consacre au triomphe et à la résurrection.
Gabriel Hanotaux.
LA GRÈVE DU BATIMENT
Les ouvriers fédérés do la métallurgie,
Considérant, quo depuis cinquante ans que le
suffrage universel est établi en France, les
mandatés du peuple n'ont jamais rien fait pour
améliorer ou changer le sort des travailleurs
déclarent qu'ils sont décidés à partir de dem»in
à faire leurs affaires eux-mêmes.
(Ordre du jour voté le 12 octobre'1898. — Petite
République Française, 14 octobre 1898.)
M. Jules Guesde a dit dans un de ses ouvrages que les grèves
étaient les grandes manœuvres du socialisme, et à ce point de vue
l'étude en est toujours instructive, car elle permet de faire un
dénombrement des forces révolutionnaires et de calculer la
mesure de leur influence dans les milieux ouvriers ; mais la grève
récente du bâtiment emprunte aux circonstances dans lesquelles
elle a pris naissance un intérêt spécial, et, malgré son peu d'impor-
tance relative, elle marquera probablement une date dans l'his-
toire économique de notre pays. Jamais en effet on n'avait vu
s'accuser si ouvertement le divorce qui existe entre le monde par-
lementaire avec sa politique de fictions et les travailleurs cher-
chant à assurer la représentation et la défense de leurs intérêts
professionnels; car les ouvriers de la métallurgie, dont nous ci-
tons plus haut l'ordre du jour, ne sont pas les seuls à constater
que la souveraineté dérisoire conférée par le suffrage universel
les laisse désarmés lorsqu'il s'agit des questions vitales. Jamais
non plus les divisions entre les différentes sectes socialistes, et
les courans opposés qui se contrarient au sein des classes labo-
rieuses, ne s'étaient accentués si nettement. En temps ordinaire,
la classification de tous ces partis est rendue impossible par la dif-
ficulté de préciser le sens des noms dont ils se nomment eux-
790 REVUE DES DEUX MONDES.
mêmes, et que d'ailleurs ils prennent souvent dans les acceptions
les plus éloignées de leur étymologie.
Cette fois, la question de la grève générale a opéré une
sélection en forçant chacun à prendre position et à arborer ses
Véritables couleurs.
La grève a passé par trois phases successives. Au début le
conflit s'était élevé sur le terrain professionnel au sujet d'une
demande d'augmentation des salaires. Les patrons eux-mêmes,
ce qui est assez rare, reconnaissaient en principe le bien-fondé
de cette réclamation; et la question se posait moins entre les
entrepreneurs et leurs ouvriers qu'entre les entrepreneurs et le
Conseil municipal. Il s'agissait moins de savoir si on paierait que
de savoir qui paierait.
L'intervention du Conseil municipal a placé le débat sur le
terrain administratif et politique et a failli le faire dégénérer de
la manière la plus dangereuse; grâce au préfet de la Seine et à
l'attitude des entrepreneurs, la crise s'est dénouée par une trans-
action onéreuse seulement pour les finances de la Ville.
Mais au moment même où patrons et ouvriers se réconci-
liaient aux dépens des contribuables, la grève parut entrer tout à
coup dans une nouvelle phase et tourner à la grève générale.
Pendant plusieurs jours, les murs de Paris furent couverts d'ap-
pels à la guerre sociale, et on craignit l'arrêt de tous les services
publics. Il faut le reconnaître, la grève générale, ce rêve de tous
les révolutionnaires, a échoué moins par le fait du gouvernement
que par la sagesse des grandes associations ouvrières qui ont eu
le courage et l'autorité nécessaires pour opposer leur veto aux
excitations des meneurs socialistes et pour les vaincre sur leur
propre terrain à la Bourse du travail.
La lutte entre les syndicats organisés dans un intérêt pro-
fessionnel et les fédérations socialistes, entre la tradition et la
révolution, est, à notre avis, le trait caractéristique de cette
grève. Déjà dans l'histoire des Trade-Unions anglaises on avait
pu voir, à deux reprises, les ouvriers, groupés corporativement,
faire preuve d'une initiative et d'une énergie bien rares pour
résister aux élémens socialistes qui avaient, dans une certaine
mesure, collaboré à la formation de leurs associations, et la vertu
inhérente à la forme corporative éliminer rapidement tous les
fermens étrangers. Mais les syndicats français, constitués depuis
la loi de 1884, n'ont pas eu encore le temps d'acquérir la cohésion
LA GRÈVE DU BATIMENT. 791
et la puissance des grandes unions anglaises, et on peut s'étonner
de la vitalité qu'ils ont montrée en cette circonstance en repous-
sant par leur patriotique révolte la propagande des internationaux
et des anarchistes.
Si, comme nous espérons le prouver au cours de ce travail, la
grève du bâtiment s'est terminée par la victoire de la partie la
plus saine des travailleurs, le fait est assez important pour être
mis en lumière, mais d'autres enseignemens ressortent encore de
cette étude. C'est d'abord la nécessité d'assurer la représenta-
tion légale de tous ces braves gens qui cherchent à l'aveugle,
au milieu de l'anarchie actuelle, l'organisation nécessaire. C'est
aussi l'avantage de la publicité imposée aux associations, et
la révélation du rôle considérable que sont appelées à remplir les
bourses du travail, actuellement abandonnées aux intrigues des
socialistes et qui devraient, comme l'a indiqué M. de Molinari,
devenir une des bases de la reconstitution du régime du travail.
C'est encore la révélation d'un état de choses nouveau, inconnu
de l'enseignement officiel, suspect aux économistes, ignoré des
intellectuels, introduisant dans l'édifice vermoulu de notre con-
stitution des organismes empruntés aux vraies traditions natio-
nales, et c'est enfin le début d'un personnel non moins nouveau
destiné peut-être à remplacer le personnel politique qui achève
de se déconsidérer dans ces dernières crises.
Voilà ce que nous avons cru apercevoir dans cette courte grève
commencée le 14 septembre et terminée le 19 octobre, et ce que
nous voudrions rendre sensible, non par des déductions ou des
raisonnemens toujours sujets à discussion, mais par des faits, des
documens et des chiffres. Etude consolante, puisque, au milieu de
nos tristesses, elle révèle dans la nation des réserves inépuisables
d'initiative, de vigueur et de dévouement, et qu'elle prouve que la
décadence qui attaque les couches superficielles n'a pas encore
atteint le cœur de la France IMais étude inquiétante, parce qu'en
constatant les obstacles de tout genre qui s'opposent à une réforme
sociale, on voit trop clairement que les travailleurs n'y sauraient
procéder à eux seuls, et qu'il leur faudrait rencontrer dans le
gouvernement le secours éclairé qui leur a été donné en Angle-
terre et dans d'autres pays. C'est une tâche qui paraît malheu-
reusement bien lourde et bien difficile pour ceux qui gèrent
actuellement nos destinées.
792 REVUE DES DEUX MONDES.
LA GREVE CORPORATIVE DES TERRASSIERS
Paris n'est plus, depuis quelques mois, qu'un immense chan-
tier où il semble qu'on ait pris plaisir à accumuler en même
temps la plus grande somme de travaux possible. De quelque
côté que se dirige le promeneur, il se heurte partout à des clô-
tures en planches, à des amoncellemens de terre, à des tranchées
béantes et à des puits inquiétans,d'oii sortent, en même temps que
des miasmes délétères, des fumées suspectes et des bruits de ma-
chines. Les plus belles promenades sont encombrées et barrées,
on n'y voit que des arbres abattus et de lourds tombereaux
chargés de déblais. Le Conseil municipal, le gouvernement et
les grandes compagnies de chemins de fer se sont donné le mot
pour livrer la ville aux terrassiers et aux démolisseurs.
Les travaux sont de trois sortes :
1° Les travaux de l'Exposition, y compris le pont Alexandre III,
qui sont exécutés pour compte de l'Etat;
2° Les travaux du Métropolitain et les réfections d'égouts
qu'ils nécessitent, qui se font pour compte de la ville de Paris ;
3° Les travaux de prolongement des gares d'Orléans et de
l'Ouest, qui se font pour compte des compagnies de chemins
de fer.
Enfin il faut encore faire état des constructions de maisons de
rapport et de grands hôtels édifiés en vue de l'Exposition de 1900,
qui se font pour compte de particuliers.
Jamais à aucune époque on n'avait vu pareille fièvre de travail,
et quand, au mois de septembre dernier, le Conseil municipal dé-
cida la mise en adjudication des travaux du Métropolitain, on put
prévoir que la main-d'œuvre deviendrait insuffisante, et qu'en vertu
des lois chères aux économistes, les salaires devraient nécessaire-
ment renchérir. En d'autres termes, l'imprévoyance des pouvoirs
publics devaitamener une première crise, sans compter celle, plus
grave encore, qui ne manquera pas de se produire au moment de
l'arrêt simultané de toutes ces entreprises. Gouverner, c'est pré-
voir! a-t-on dit. Il ne semble pas que nos gouvernans aient beau-
coup prévu l'avenir, et les responsabilités qu'ils ont encourues
pourront un jour paraître lourdes.
Les ouvriers qui exécutent ces travaux appartiennent à des
catégories bien tranchées. Ce sont d'abord les ouvriers attachés
LA GRÈVE DU BATIMENT. 793
aux travaux d'entretien de la ville et des compagnies de chemins
de fer, travaillant toute l'année et se considérant presque comme
des fonctionnaires ou des employés. Parmi eux il y a des ouvriers
d'élite, spéciaux pour certains travaux. C'est un petit monde en
général très tranquille, très économe et très rangé, vivant en fa-
mille et se préoccupant de l'avenir. Puis viennent les simples
manœuvres employés aux travaux extraordinaires, mais égale-
ment domiciliés dans Paris et occupés d'une manière à peu près
permanente. Enfin, pour tous les travaux nouveaux, c'est la foule
nomade des terrassiers, des chemineaux, qui passent de chantiers
en chantiers, pauvres gens arrachés aux champs et le plus sou-
vent déclassés, vivant au jour le jour, dans des alternatives de
gaspillage insouciant et de misère, qui s'en vont mendiant le long
des grandes routes de France.
Ces différentes catégories, pour des raisons différentes, sont
assez réfractaires à toute organisation. Les ouvriers attitrés de la
Yille redoutent de se compromettre dans les syndicats ; les autres
n'ont pas assez de fixité dans leur travail et dans leur salaire pour
se plier à la discipline corporative ; et la grande masse des che-
mineaux, sans domicile et sans lendemain, n'a ni le désir ni la
possibilité de faire partie de semblables associations.
Cependant, il existait, au moins sur le papier, un commencement
d'organisation, et, en septembre dernier, les terrassiers étaient re-
présentés par quatre syndicats régulièrement constitués et ayant
déposé leurs statuts conformément à la loi du 21 mars 1884.
C'étaient : i° La Chambre syndicale des ouvriers puisatiers, mi-
neurs et terrassiers du département de la Seine, créée en 1888.
Siège social, Bourse du Travail ; nombre des adhérens déclaré,
110 membres. 2° U Union des ouvriers terrassiers, puisatiers, mi-
neurs du département de la Seine, créée en 1894, Siège social,
Bourse du Travail ; 86 membres. S'' Chambre syndicale des ouvriers
démolisseurs français, créée en 1896. Siège social, 211, boulevard
de la Gare ; 153 membres. hP Le Syndicat national des ouvrie?'S des
ports, entrepôts et 7nagasins généraux, créé en 1897. Siège social,
Bourse du Travail; 10 membres. On voit qu'il ne s'agit là que
d'une organisation rudimentaire et que ces quatre syndicats, qui
réunissent à eux quatre moins de 400 adhérens, ne sauraient être
considérés comme représentant un groupe qui, à Paris seulement,
comptait de 50000 à 60000 travailleurs. C'est un des plus grands
dangers de l'état inorganique du monde actuel du travail que
794 REVUE DES DEUX MONDES.
cette facilité, pour quelques meneurs, de créer, à l'abri de la
Bourse du Travail, de pseudo-syndicats qui, en temps ordinaire,
n'exercent aucune influence et passent inaperçus des ouvriers
eux-mêmes, mais qui, aux heures de crise, se trouvent seuls
prêts à parler au nom de tous et rallient autour d'eux toute la cor-
poration. C'est ce qui est arrivé pour les terrassiers, et ces syn-
dicats, insignifians la veille, ont groupé autour d'eux tous les
travailleurs et dirigé tout le mouvement. Mais il importe de re-
marquer que, dans ces conditions , ils n'avaient ni réserves, ni
ressources pour soutenir la lutte, et ne pouvaient compter que
sur le concours incertain des autres corporations.
Les entrepreneurs, au contraire, sont depuis longtemps syndi-
ques, et leurs chambres forment trois groupes dont l'un se réunit
rue de Lancry, 10, à l'hôtel des Chambres syndicales; dont l'autre
a son siège 10, rue du Faubourg-Montmartre, et dont le troisième
est rue de Lutèce, 3, dans l'hôtel des Chambres syndicales de
l'Industrie et du Bâtiment. Ces chambres syndicales existent
depuis 1808, et comprennent la presque totalité des entrepre-
neurs, mais l'organisation est encore assez incomplète, et plu-
sieurs tentatives de réforme n'ont pas abouti. L'excès de la con-
currence causé par le système des adjudications qui met aux
prises, périodiquement, les entrepreneurs, rend une entente entre
eux assez difficile , et dans le cas actuel nous verrons que les
divisions entre patrons et la difficulté de réunir les trois groupes
ont été une des causes de prolongation de la grève.
Le 9 septembre dernier, le syndicat des terrassiers adressa une
première mise en demeure aux chambres syndicales des entrepre-
neurs. Les réclamations des ouvriers portaient sur un point pré-
cis : ils réclamaient le paiement intégral des prix de main-d'œuvre
inscrits dans la série officielle des prix de la Ville de Paris, édition
de 1882, et ils protestaient contre l'engagement que les entrepre-
neurs avaient pris l'habitude de faire signer aux ouvriers qu'ils
embauchaient pour éviter, en cas de conflit, l'application des prix
de série par le Conseil des prud'hommes. Les ouvriers se croyaient
en droit de l'exiger après les déclarations faites à maintes reprises
par le Conseil municipal et la délibération du 27 avril 1888, ap-
prouvée par M. Floquet, ministre de l'Intérieur, assurant à l'ou-
vrier le prix minimum obligatoire de la journée fixée à la série
sans rabais.
On sait comment s'établissaient autrefois, après accord entre
LA GRÈVE DU BATIMENT. 795
les délégués des patrons et des ouvriers, ces séries de prix qui
servent de base aux adjudications de la Ville. Mais, depuis la
grève de 1881, les patrons avaient refusé de concourir à la confec-
tion de ces séries, et celle de 1882 avait été établie sans leur con-
cours. Ce point est essentiel à établir, car il a donné lieu à des
récriminations violentes. En fait, les prix portés dans cette série
n'ont jamais été appliqués, et le Conseil municipal n'avait pu in-
sérer dans les cahiers des charges la clause du salaire minimum,
la délibération de 1888 ayant été annulée par le Conseil d'Etat.
Au moment de la grève, les ouvriers étaient donc payés Ofr.45
et 0 fr. 50 de l'heure, c'est-à-dire aux prix de la série de 1880,
et le Conseil municipal le savait si bien que, tout en parlant très
haut du respect de la série de 1882, il faisait établir par ses in-
génieurs ses cahiers des charges et les bordereaux de ses adjudi-
cations en prenant pour base les prix réellement payés. A tous les
points de vue la responsabilité de la crise retombait ainsi sur lui.
En tenant compte du renchérissement forcé de la main-d'œuvre
par suite de tous les travaux en cours et de la cherté des vivres
au moment de l'Exposition, l'augmentation de 0 fr. 10 de l'heure
réclamée par les ouvriers n'avait d'ailleurs rien d'excessif. Mais
les entrepreneurs, liés par leurs contrats, ne pouvaient suppor-
ter une augmentation de 20 pour 100 portant sur la main-
d'œuvre; ils perdirent du temps en discussions et ne répondirent
pas immédiatement à la lettre du Syndicat des terrassiers.
Le 13 septembre, les ouvriers travaillant aux chantiers Cour-
celles-Champ-de-Mars se mirent en grève; ils parcoururent en
bandes les autres chantiers, invitant leurs camarades à se joindre
à eux pour soutenir leurs revendications. Le soir, ils tinrent une
première réunion, à la suite de laquelle 2 000 puisatiers et mi-
neurs occupés aux travaux de réfection des égouts décidèrent de
se joindre aux terrassiers. La grève fut proclamée, et le syndicat
convoqua tous les membres de la corporation, syndiqués ou non
syndiqués, pour le lundi 14, à une première réunion, salle Lan-
geron, puis à une seconde réunion, à 2 heures de l'après-midi, à la
Bourse du Travail, « pour examiner les conditions dans lesquelles
la lutte était engagée et les mesures à prendre pour qu'elle aboutit
à une victoire prompte et décisive. »
Le mouvement était lancé : dès le lendemain, les chantiers des
Moulineaux et des Invalides sont désertés, et il ne reste plus que
271 ouvriers au chantier de la Cour des Comptes. Dans la journée,
796 REVUE DES DEUX MONDES.
200 grévistes l'envahissent et forcent les ouvriers à abandonner le
travail. La police est impuissante à protéger les ouvriers qui vou-
draient travailler, et les grévistes font successivement fermer tous
les chantiers, à l'exception de ceux dont les entrepreneurs ont payé
les prix de série. A 4 heures, les chantiers de l'Exposition sont
envahis ; tous les travaux sur la voie publique sont abandonnés ;
18000 ouvriers sont sans travail. Le mouvement s'étend à la ban-
lieue. Un conseiller prud'homme, nommé Chevalier, conseiller
municipal de Saint-Ouen, un des instigateurs de la grève, se met
à la tête d'une bande de grévistes pour aller débaucher les ou-
vriers qui travaillent encore au pont de Saint-Ouen. 3000 ter-
rassiers et manœuvres, réunis dans la journée à la Bourse cen-
trale du Travail, rue de Bondy, ratifient la déclaration de grève,
et s'engagent à ne reprendre le travail que lorsque les entrepre-
neurs auront accepté leurs réclamations. Le 13 et le 16, l'agitation
continue; des patrouilles de [grévistes parcourent les chantiers
pour faire cesser le travail ou en empêcher la reprise; il se pro-
duit quelques rixes au chantier de la Cour des Comptes et au
pont d'iéna, des charrettes sont dételées et renversées, des ou-
vriers sont menacés et même frappés, le chantier de Mazas est
envahi et le travail arrêté ; cependant l'ensemble des grévistes
reste très calme et s'abstient de tout acte de violence.
Tous les jours, le syndicat tient une réunion dans la grande
salle des grèves de la Bourse du Travail ; on y entend successive-
ment presque tous les députés et conseillers municipaux socia-
listes de Paris, qui viennent soigner leur popularité. Dès les pre-
miers jours, on y voit accourir les députés Coûtant, Renou, Paulin
Méry, Baulard, Dejeante. A la séance du 16, présidée par le ci-
toyen Chevalier, le député Laloge fait repousser une proposition
de certains entrepreneurs qui offrent de prendre l'engagement
sur papier timbré de payer pendant cinq années consécutives les
prix de la Ville de Paris et de ne plus réclamer la signature. La
réunion décide l'envoi de délégués au Syndicat des ouvriers des
ports (débarquemens en Seine), et au Syndicat des démolisseurs,
pour leur demander la cessation du travail.
La grève est à peu près générale pour toute la corporation
et, le 17, la Chambre syndicale des démolisseurs et le syndicat
des débardeurs déclarent adhérer à la grève. La réunion de la
Bourse du Travail prend alors le caractère d'une véritable mani-
festation; au dire de la Petite République et de la Lanterne,
LA GRÈVE DU BATIMENT. 797
10 000 ouvriers s'y pressent dans les salles ou dans les couloirs.
Le citoyen Perrault préside, ayant comme assesseurs les citoyens
Chevalier et André et comme secrétaire le citoyen Réveillon.
Plusieurs membres de divers syndicats prennent la parole ; mais
on constate que les politiciens et les socialistes du Conseil mu-
nicipal cherchent à prendre la direction du mouvement. Le dé-
puté Renou et le conseiller municipal Brard viennent presser le
vote d'un ordre du jour préconisant la grève à outrance.
Le même jour, les entrepreneurs de travaux publics se réu-
nissent rue de Lancry, à l'hôtel des Chambres syndicales, et, après
une assez vive discussion, les membres, assez peu nombreux, qui
sont présens, votent un ordre du jour ainsi conçu :
Les entrepreneurs de travaux publics et de terrassemens, réunis au
siège du syndicat, après avoir étudié l'iiistorique et envisagé les conditions
de la grève, reconnaissent qu'ils n'ont aucun motif de trouver iyijustifiées les
revendications des grévistes, et déclarent, cette affirmation faite, qu'ils ne
demanderaient pas mieux que d'y faire droit, à la condition toutefois que les
pouvoirs publics prennent l'initiative de faire la revision des prix qui régis-
sent actuellement les entreprises.
Cette déclaration précise bien à son tour le terrain sur lequel
les entrepreneurs entendent se placer et dont ils ne se départiront
pas durant toute la durée de la crise. Ils voulaient faire com-
prendre aux ouvriers qu'en la circonstance, les intérêts des pa-
trons et les leurs étant identiques, ils n'avaient qu'à s'unir pour
vaincre la résistance du Conseil municipal, de l'Etat et des com-
pagnies de chemins de fer qui, par leur système d'adjudication
et de concurrence sans limites, ne cessaient de provoquer la baisse
des prix et de la main-d'œuvre. Mais elle fut mal comprise des
ouvriers, et, loin de contribuer à l'apaisement, elle provoqua une
grande irritation, dont les socialistes et les meneurs révolution-
naires profitèrent pour faire nommer, le 18 septembre, un comité
central de la grève destiné à centraliser le mouvement jusque-là
dirigé par les chefs des syndicats intéressés. Ce comité se com-
posait du citoyen Perrault, président ; des citoyens Jaher et André,
assesseurs, et des citoyens Chevalier et Robin, secrétaires. A cette
occasion on vit paraître à la Bourse du Travail, en dehors des
délégués des syndicats, MM. Landrin, conseiller municipal; De-
jeante, député de Belleville; Faberot, ancien député; Thomas,
maire du Kremlin-Bicêtre, et Karl, du groupe des étudians
révolutionnaires.
798 R«VUE DES DEUX MONDES.
Le 19 septembre, la Chambre syndicale du pavage, de la ter-
rasse, du granit, du bitume, des égouts et canalisations se réunis-
sait enfin en assemblée générale à son siège social, 3, rue de
Lutèce, et se prononçait contre l'augmentation de salaires de-
mandée par les ouvriers. Le président G. Gurtet était chargé de
transmettre cette décision aux syndicats ouvriers.
Le Comité central de la grève était au fond très inquiet. Les
patrons semblaient disposés à la résistance et l'argent manquait;
le chômage se prolongeait depuis une semaine, et les souscrip-
tions ouvertes dans certains journaux n'avaient encore produit que
des résultats dérisoires. Quelques syndicats avaient voté des sub-
ventions, mais ces subventions ne dépassaient pas en général une
centaine de francs, et il fallait nourrir 15 000 à 20 000 ouvriers
sans travail. Le Comité décida l'envoi de deux délégués chargés
de répondre à l'appel du juge de paix du IV'' arrondissement, qui,
conformément à la loi, avait lancé un appel à la conciliation.
Mais cette tentative n'aboutit pas, car, la grève s "étant étendue à
tous les arrondissemens, les juges de paix de Paris chargèrent
le juge de paix du X'^ arrondissement, M. Melsheim, de convoquer
les présidens des syndicats en lutte. Ce n'était du reste qu'une
simple manifestation destinée à concilier les sympathies du
public. En même temps, le Comité central faisait décider que les
délégués demanderaient à être entendus par le bureau du Conseil
municipal de Paris. Et, cette fois, la démarche devait avoir des
résultats considérables et donner une nouvelle direction à la
grève.
n. — l'intervention du conseil municipal
M, Navarre, président du Conseil municipal de Paris, avait
convoqué le bureau du Conseil ; il reçut à l'Hôtel de Ville les dé-
légués des terrassiers, et, après avoir entendu leurs réclamations,
il leur déclara que leur cause était juste ; qu'ils avaient raison
d'exiger des entrepreneurs le paiement intégral des prix de série ;
et qu'ils pouvaient compter sur le concours le plus efficace du
Conseil municipal. Dès le lendemain, 20 septembre, il faisait
inviter par dépêche les présidens des trois chambres syndicales
patronales à venir conférer avec lui à l'Hôtel de Ville. Les pré-
sidens refusèrent de se rendre à cet appel.
L'attitude des membres du bureau du Conseil municipal était
LA GRÈVE DU BATIMENT. 799
en effet assez difficile à comprendre et à justifier. Ils ne pou-
vaient se poser en arbitres, puisque la Ville était partie au débat;
que les travaux dont il s'agissait étaient exécutés pour son
compte; et que l'administration municipale était liée vis-à-vis
des entrepreneurs par des contrats réguliers résultant des adju-
dications. En réclamant une augmentation de salaire qui n'était
pas inférieure à 20 pour 100, le Conseil modifiait donc dans un
sens onéreux pour les adjudicataires les conditions acceptées par
lui. D'autre part, il ne lui appartenait pas de se faire juge dans
sa propre cause et d'interpréter lui-môme la portée des conven-
tions; en le faisant, il sortait de ses attributions et pouvait en-
courir de graves responsabilités. M. Navarre et le bureau le
savaient bien, mais, en agissant comme ils venaient de le faire,
ils avaient un double but. Ils se rendaient populaires et ils entre-
voyaient la possibilité d'amener les entrepreneurs à résilier leurs
contrats. C'était alors la mise en régie des travaux, l'ouverture
dans tout Paris de ces chantiers et ateliers nationaux restés chers
aux socialistes français, et acceptés comme mesure de transition
par Karl Marx, César de Paepe et les nombreux disciples de
Benoît Malon. Le groupe socialiste du Conseil municipal était
presque entièrement acquis à cette idée et ne voyait pas sans un
secret espoir la formation de cette sorte de garde prétorienne
mise au service de la commune de Paris. Les intérêts corporatifs
étaient relégués au second plan. Le groupe socialiste du Conseil
était décidé à tenter une campagne décisive, comptant sur les
embarras du cabinet Brisson.
Mais d'autres révolutionnaires allaient également entrer en
ligne. Les allemanistes, blanquistes et autres fractions du parti
jugeaient le moment venu de tenter la grève générale, objectif
de tous les congrès ouvriers depuis le Congrès de Nantes en 1894,
et le prologue obligé de la révolution sociale. Les divisions sur-
venues entre les différens groupes socialistes et l'opposition faite
à l'idée de la grève générale par les guesdistes, les marxistes, les
politiciens et les parlementaires, en avaient jusqu'alors retardé la
réalisation. L'occasion semblait tout indiquée pour faire dégéné-
rer la grève du bâtiment et organiser la guerre de classes.
D'autres menées plus dangereuses encore s'ourdissaient dans
les milieux favorables à la revision du procès Dreyfus. Certains
journaux se faisaient remarquer par leurs souscriptions. Le
convent maçonnique réuni rue Cadet envoie, le 19 septembre,
/
800 REVUE DES DEUX MONDES.
une somme de oOO francs. Le Grand Orient de France se faisait
inscrire pour une somme égale. Dans l'ardeur de la lutte, on sem-
blait perdre de vue les ouvriers, mais eux poursuivaient leur but
et acceptaient tous les concours, sans s'écarter du terrain pro-
fessionnel. Pendant que d'anciens députés, MM. Jaurès et Gé-
rault-Richard, et le conseiller municipal M. Landrin haranguaient,
dans la grande salle de la Bourse du Travail, la masse désœuvrée
et nerveuse des grévistes, la Fédération du bâtiment s'occupait
de répondre à la note des entrepreneurs et d'établir que, contrai-
rement à leurs affirmations, les ouvriers ne touchaient que Ofr. oO
et 0 fr. 60 de l'heure. Elle affirmait sa résolution de n'accepter
aucune reprise du travail tant que les entrepreneurs n'auraient
pas pris l'engagement de payer les prix de série pendant une
durée indéterminée.
De leur côté, les entrepreneurs, après s'être concertés en vue
d'une action commune, faisaient savoir au Conseil municipal qu'ils
iraient porter leur réponse à l'Hôtel de Ville dans la journée du
23 septembre. Le président lit aussitôt aviser le Comité central
de la grève d'envoyer une délégation pour discuter, s'il y avait
lieu, les propositions qui lui seraient soumises.
L'entrevue n'amena aucun résultat, les patrons se bornèrent à
établir avec chiffres à l'appui, devant le Bureau du Conseil muni-
cipal, que, par suite des rabais consentis dans les adjudications, il
leur était impossible de payer intégralement les prix de série.
Le Bureau du Conseil, après avoir pris acte de leur refus, vota
dans la soirée même un secours de 20 000 francs pour les gré-
vistes, et le président l'annonça aussitôt au Comité central réuni
en permanence à la Bourse du Travail.
On comprend facilement l'enthousiasme causé par cette lettre,
dont il fut donné lecture à l'assemblée générale. Des remercie-
mens furent aussitôt votés au Conseil municipal, et on s'occupa de
la répartition des secours. Des bureaux d'inscription et de distri-
bution furent créés dans les différens arrondissemens, pour la
plupart dans les mairies ; ce qui manquait surtout, c'était l'argent,
car, en dépit des appels pressans de la Petite République française
et de la Lanterne, les associations ouvrières n'apportaient qu'un
bien faible concours. Les souscriptions de 300 francs du Conseil
municipal de Boulogne, les 300 francs versés au nom du Syndicat
des omnibus, et les 100 francs par semaine promis par le député
Laloge ne peuvent pas être comparés aux souscriptions recueillies
LA GRÈVE DU BATIMENT. 801
par l'Union des Mécaniciens anglais lors de la dernière grève.
Cependant l'influence du Conseil municipal et des socialistes fut
assez grande pour faire refuser les 800 francs envoyés par M. Paul
Déroulède et les 2 000 francs ofi"erts aux démolisseurs et aux
charretiers par M. Henri Rochefort.
Le matin du 24, le juge de paix du X'' arrondissement fit afficher
à la Bourse du Travail une lettre adressée, conformément à la loi
du 27 décembre 1892, aux patrons et aux ouvriers pour les engager
à accepter la conciliation. Cette tentative, qui présente un réel
intérêt, car elle constitue une des premières applications de la loi
sur l'arbitrage, resta sans résultat, les patrons ne s'étant pas con-
sidérés comme régulièrement convoqués et n'ayant pas répondu
à l'invitation du juge de paix. Le Bureau de la grève envoya au
contraire immédiatement la liste des délégués des grévistes.
Le 27, le juge de paix leur fit connaître par lettre qu'il considé-
rait sa mission comme terminée par suite du silence des entre-
preneurs. Ce même jour, M. Navarre allait voir M. Brisson et
obtenait de lui l'approbation du vote du Conseil général. Le 26,
le Bureau du Conseil général, convoqué d'urgence, votait à son
tour une subvention de 10 000 francs pour les grévistes.
Presque à la même date, se produisait une autre intervention
qui mérite d'être signalée, car elle prouve à la fois l'état d'anar-
chie dans lequel se débat le monde du travail et le besoin d'une
représentation légale qui se fait sentir parmi les ouvriers. Depuis
plusieurs années déjà, les conseillers prud'hommes cherchent à
sortir du rôle modeste que leur assigne la loi pour se poser en
représentans élus de la classe des travailleurs, renouvelant ainsi,
à leur insu sans doute, la tentative d'usurpation tentée parles par-
lemens au xv!!!*" siècle : ils crurent le moment venu de prendre la
direction du conflit, et firent paraître un manifeste au nom de la
corporation du bâtiment. Le document nous semble très signifi-
catif, et nous croyons devoir en citer quelques passages. Il est
adressé aux ouvriers de la corporation du bâtiment par les pru-
d'hommes appartenant à cette corporation. Après avoir constaté
que les terrassiers luttent pour l'application de la série officielle
de 1882 et affirmé que « le détournement, par les entrepreneurs,
d'une partie des salaires, a été opéré avec la tolérance et la com-
plicité du Conseil municipal ; » après avoir rappelé les efforts du
Conseil des prud'hommes pour s'opposer à la signature, qui em-
pêche l'application du tarif, il conclut ainsi :
TOME CL. — 1898. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
Victimes des mêmes abus, leur cause est la nôtre, car l'embauchage au
rabais au moyen de la signature se pratique dans toutes les corporations du
bâtiment...
Abandonner nos camarades en lutte, c'est aider nos ennemis et les en-
courager dans leurs mauvais desseins, aussi bien que méconnaître nos inté-
rêts et devenir ainsi par notre indifférence responsables de notre défaite.
Citoyens,
A la coalition des exploiteurs de la misère et de leurs protecteurs habi-
tuels, opposons l'union et la solidarité pour le triomphe d'une cause aussi
populaire que juste : l'abolition de la signature, le respect des salaires. Voilà
notre devoir.
Cette note, qui montre l'état d'âme de ces juges corporatifs tels
que les choisit la législation actuelle, ne semble pas du reste avoir
produit grand effet : tous comprenaient que la solution ne dépendait
plus que du Conseil municipal. Aussi est-ce à lui que les entre-
preneurs s'adressent directement par l'entremise de M. Charles
Blanc, préfet de police, pour proposer deux solutions. La pre-
mière, c'est ['unification des prix de série de la Ville. Les entre-
preneurs exposent, dans la note écrite qui contient leurs proposi-
tions, qu'étant obligés d'employer successivement les mêmes
ouvriers aux différens travaux dépendant des services des ingé-
nieurs de la ville, il leur parait peu logique que ces prix varient
suivant les services et déclarent que ce n'est qu'à cette condition
qu'ils pourraient supporter l'augmentation demandée. La seconde
solution coDsiste à mettre les ouvriers terrassiers ou leur syn-
dicat aux lieu et place des entrepreneurs pour l'exécution des tra-
vaux de terrassement à exécuter pour le compte de la Ville et du
Département et à leur faire toucher directement les prix convenus
lors des adjudications. Les entrepreneurs abandonnaient les frais
d'adjudication par eux versés pour ces travaux pour toute la période
de leurs marchés.
En même temps ils adressaient à M. Brisson, président du
Conseil, un mémoire justificatif dans lequel ils insistaient sur la
situation faite aux entrepreneurs de la Ville. « Les deux assem-
blées, disaient-ils, en prenant une attitude que leur conseille
sans doute le souci de leur popularité, assument une responsa-
bilité dont elles doivent accepter les conséquences. En encoura-
geant les ouvriers à réclamer, à exiger même, comme minimum,
le salaire fixé à la série... elles doivent de toute évidence fournir
à leurs adjudicataires le moyen de satisfaire ces exigences. »
LA GRÈVE DU BATIMENT. 80
c\
Le mémoire explique ensuite que, dans les bordereaux dressés
par les ingénieurs de la Ville pour servir aux adjudications
récentes du Métropolitain, on prévoyait deux catégories de ter-
rassiers, les uns payés 0 fr. 60, les autres 0 fr. 55, soit un prix
moyen de 0 fr. 575. Avec les rabais de 10 et 15 pour 100 exigés
par l'administration, les prix élémentaires de la série se trou-
vaient réduits à 0 fr. 42 et 0 fr. -44 le prix de l'heure d'ouvrier :
« En payant 0 fr. 50, les entrepreneurs sont au-dessus des prix
prévus dans les traités. Dans ces conditions, accorder une plus-
value de 20 pour 100 sur les salaires serait la ruine assurée pour
la majeure partie des entrepreneurs ayant des marchés en cours.
C'est la Ville de Paris qui tient la clef de la question, et c'est
du Conseil municipal seul que dépend la solution qu'il est le pre-
mier à pousser les ouvriers à réclamer. Il n'a qu'à décider que
pour tous les travaux adjugés il sera tenu compte aux entrepre-
neurs de la Ville de l'augmentation de dépenses justifiées, résul-
tant de la plus-value de la main-d'œuvre accordée par eux à partir
du 1" octobre 1898. »
La Chambre syndicale des entrepreneurs de travaux publics,
dont le siège est faubourg Montmartre, 10, protesta en même
temps, et un manifeste fut adressé aux ouvriers, leur donnant
les mêmes explications et établissant les prix de la main-d'œuvre
d'après les cahiers des charges dressés par l'administration.
Le Conseil municipal se réunit le 3 novembre pour « aviser
aux moyens de mettre fin à la grève » et se trouva saisi des pro-
positions des entrepreneurs qui lui furent communiquées par le
président, M. Navarre. Les explications données par lui furent
assez embarrassées. Après avoir constaté quelques exagérations
dans les chiff"res indiqués au mémoire, il ajouta que les rabais
souscrits dans les adjudications publiques ne pouvaient pas être
légitimement appliqués aux salaires, qui doivent être considérés
comme des salaires minimum; mais, lorsque des conseillers lui
demandèrent pourquoi cette clause n'avait pas été insérée dans
les cahiers des charges et émirent le vœu de l'y faire figurer à
l'avenir, il dut avouer que, par suite des décisions du Conseil
d'État, cette clause était considérée comme illégale et ne serait
pas approuvée par l'administration. La première solution indi-
quée par les entrepreneurs fut repoussée comme onéreuse par les
finances de la Ville et dangereuse dans Tapplication. La seconde
proposition fut également repoussée, le Conseil n'admettant pas
804 REVUE DES DEUX MONDES.
la rétrocession aux ouvriers et insistant pour que les entrepre-
neurs renonçassent à leurs marchés au profit de la Ville. Le
président fut chargé de notifier cette décision aux chambres syn-
dicales patronales.
Le 6 octobre, les trois présidens vinrent apporter leur réponse
au président. On pouvait espérer que les pourparlers abouti-
raient et que la grève prendrait fin, puisque la Ville consentait à
exécuter en régie les travaux de terrassement, en allouant aux
ouvriers les prix de série et quïl ne s'agissait que de substituer
la Ville aux entrepreneurs, pour que les propositions fussent
identiques. On se croyait si certain d'un accord que M. Navarre,
en apprenant que les présidens lui demandaient une entrevue,
pria ses collègues du Conseil municipal de suspendre la séance et
fit prendre toutes les dispositions pour faire sanctionner immé-
diatement par le Conseil la mise en régie des travaux. Mais, au
dernier moment, une difficulté se produisit. Les entrepreneurs
déclarèrent qu'ils n'entendaient abandonner que les travaux de
terrassement proprement dits et garder à leur charge le transport
des terres. Les membres du bureau protestèrent, et les délégués
furent obligés de demander un nouveau délai pour consulter leurs
mandans.
Ce retard était très regrettable, car la situation commençait à
devenir menaçante du côté de la Bourse du Travail. Le juge de
paix du X^ arrondissement avait cru devoir tenter, le 6 octobre,
une nouvelle tentative de conciliation : cette fois, les délégués des
patrons s'y étaient seuls présentés et les ouvriers avaient fait
défaut. Il en était résulté une polémique assez vive dans les jour-
naux et les réunions. En même temps un conflit violent écla-
tait entre le Conseil municipal et le préfet de la Seine à l'occa-
sion des adjudications du Métropolitain.
Le 8 octobre, les présidens des chambres syndicales patronales
font connaître leur décision par une note publique.
Les entrepreneurs de travaux, réunis à leur siège social, rue de Lancry,
10, à l'unanimité des membres présens, acceptent la proposition de la Ville
de Paris de consentir à la résiliation des marchés. Mais la Chambre syndi-
cale n'ayant pas le moyen d'apporter au Bureau du Conseil la signature de
tous les entrepreneurs titulaires de baux d'entretien ou de marchés contrac-
tés avec la Ville de Paris, les entrepreneurs demandent à être convoqués
individuellement pour traiter la question.
Les présidens ayant fait annoncer qu'ils se rendraient le len-
LA GRÈVE DU BATIMENT. 805
demain 9 octobre à FHôtel de Ville, avant la séance du Conseil
municipal, ils y furent reçus par le Bureau du Conseil, qui
s'était adjoint MM. Humblot, Boreux et Bechmann, ingénieurs,
chefs des services des eaux, de la voie publique et des égouts.
Après une discussion assez longue, les présidons des chambres
syndicales se retirèrent et le préfet de la Seine fut appelé. Le
Bureau délibéra ensuite à huis clos sur les propositions à sou-
mettre au Conseil municipal. En séance, après avoir donné lec-
ture des propositions des entrepreneurs, le président mit aux
voix le projet de résolution suivant : « Le Préfet de la Seine est
invité à procéder d'urgence à la résiliation de tous les marchés
de travaux publics passés avec la Yille de Paris. » A la suite de
protestations nombreuses, et après discussion, en comité secret,
de deux contre-propositions de MM. Bassinet et Le Breton, le
Conseil adopta la proposition suivante :
Le Conseil, considérant que le conflit survenu entre les entrepreneurs
et ouvriers du bâtiment et des grands travaux publics compromet l'intérêt
général et l'ordre public ;
Vu l'urgence des travaux en suspens et le droit supérieur de l'autorité
municipale, tel qu'il résulte du contrat même, délibère :
Article prkmier. — M. le Préfet de la Seine est invité à mettre les entre-
preneurs en demeure de reprendre les travaux municipaux dans un délai de
vingt-quatre heures.
Art. 2. — Vu l'urgence, M. le Préfet de la Seine mettra en régie lesdits
travaux aux risques et périls des entrepreneurs non exécutans.
Art. 3. — Subsidiairement, le Préfet est autorisé à résilier à l'amiable
les marchés eu cours, au mieux des intérêts de la Ville de Paris et de l'ordre
public.
La résolution fut votée par 55 voix contre 1.
Cette mesure radicale mettait fm au conflit, puisque le Conseil
municipal se chargeait lui-même, en cas de refus des entrepre-
neurs, de donner satisfaction aux terrassiers en leur assurant les
prix de la Ville de Paris.
Les arrêtés furent signés par le préfet de la Seine le di-
manche 9 octobre, et notifiés le même jour; les entrepreneurs
avaient vingt-quatre heures pour remettre leurs chantiers en ac-
tivité : passé ce délai, les ingénieurs devaient en prendre posses-
sion pour faire exécuter les travaux en régie. « Cette régie anor-
male, explique le préfet, s'applique uniquement à la main-d'œuvre
des terrassemens, et les entrepreneurs restent soumis aux obliga-
tions de leurs marchés en ce qui concerne la surveillance et la
806 REVUE DES DEUX MONDES.
direction des travaux. L'administration dressera le compte des
journées des terrassiers, elle en remboursera le montant aux
entrepreneurs dans les conditions stipulées par les cahiers des
charges des entreprises pour le cas où les ingénieurs requièrent
l'entrepreneur d'avoir à fournir des ouvriers chargés d'exécuter
des travaux qui n'ont pas été compris dans le marché. » La com-
binaison adoptée présentait, on le voit, de grandes analogies avec
les propositions faites dès le début par les entrepreneurs, aux-
quels elle donnait toute satisfaction. La Ville offrait du reste de
résilier les marchés de ceux qui n'accepteraient pas, et de faire
remettre les travaux en adjudication. Enfin, pour ceux qui refu-
seraient toute transaction, c'était la régie pure et simple. Disons
tout de suite que, grâce aux efforts du Préfet de la Seine et des
ingénieurs, sur 215 entrepreneurs ayant des travaux à exécuter
pour le compte de la Ville de Paris, 2 seulement ont refusé de
répondre et ont rendu nécessaire une mise en régie.
Une telle solution ne répondait évidemment pas à l'attente
de la partie socialiste du Conseil municipal, qui accusa tout haut
le Préfet de s'être entendu avec les entrepreneurs pour éviter la
mise en régie. En réalité, l'intervention du Conseil a servi à faire
la pacification entre les patrons et les ouvriers au détriment des
finances de la Ville, et les partisans de l'autonomie communale
n'y ont même pas gagné le retrait de l'arrêté du Conseil d'État
qui interdit la clause du salaire minimum.
Mais c'est surtout à la Bourse du Travail que le désappointe-
ment fut grand et donna lieu à des récriminations violentes. Le
Comité de la grève protesta, et, à la réunion du 9 octobre, M. Re-
naud précisa nettement les prétentions des syndicats.
La mise en régie des travaux de la Ville ne saurait nous donner satis-
faction complète. C'est sans doute une première victoire, mais ce n'est pas
une solution... Une fois les travaux en cours aclievés, que fera-t-on? On aura
recours, comme par le passé, au système des adjudications, et les salaires
seront de nouveau avilis. C'est un premier motif pour continuer la grève. Il
y en a deux autres. D'abord, tous les grévistes ne travaillent pas pour la
Ville de Paris, beaucoup d'entre eux effectuent des travaux particuliers. De
ceux-là on ne parle pas, ils seraient donc sacriliés dans la combinaison. En-
suite plusieurs corporations du bâtiment ont cessé de travailler par esprit
de solidarité, d'autres vont suivre cet exemple, les terrassiers doivent se
solidariser avec tous les camarades du bâtiment comme ils se sont solidarisés
avec eux.
Et comme conclusion, un autre gréviste, M. Febvre, ajouta :
LA GRÈVE DU BATIMENT. 807
Nous ne reprendrons le travail qu'à la condition expresse que les entre-
preneurs s'engagent par contrat à nous payer les prix que nous réclamons,
soit 0 fr. 60 et 0 fr. 70 de l'heure, ou qu'une loi soit votée par la Chambre
des députés pour nous assurer ce salaire. Toutes les autres solutions doivent
être considérées comme des atermoiemens.
m. — LA GRÈVE GÉNÉRALE
Pendant ces laborieuses négociations entre le Conseil muni-
cipal et les chambres syndicales, la situation s'était singulière-
ment aggravée. Malgré le calme apparent des ouvriers, les esprits
commençaient à se monter, et de tous côtés arrivaient à Paris des
aventuriers de la pire espèce, étrangers aux corporations en lutte,
mais à la recherche de toutes les occasions de désordre. Les révo-
lutionnaires ardens, allemanistes, syndicaux révolutionnaires,
anarchistes, appartenant à ces innombrables sectes que MM. de
Seilhac et Roussel ont essayé de classifier, affluent à la Bourse
du Travail et y fomentent une violente opposition contre les po-
litiques et les parlementaires du Conseil municipal. Peu à peu
le personnel change, les rhéteurs du parti marxiste disparaissent
et sont remplacés par l'ex-député Faberot, les syndicaux révo-
lutionnaires Briand et Riom, par M. Guérard, le secrétaire général
du Syndicat des chemins de fer et d'autres non moins violens.
Dès les premiers jours d'octobre, ils attendent l'occasion et
cherchent à exploiter les fautes commises pour faire dégénérer
la grève des terrassiers en grève générale.
Cette idée de la grève générale, lancée, au lendemain de la fer-
meture delà Bourse du Travail en 1893, au Congrès corporatif de
Paris, a triomphé depuis dans tous les congrès, malgré les efforts
des marxistes et des broussistes. A Nantes en 1894, à Limoges en
1895, à Tours en 189G, à Toulouse en 1897, elle a été préco-
nisée sans relâche, votée par des majorités sans cesse croissantes,
et un comité permanent en prépare l'exécution. Elle est devenue
le mot d'ordre de tous les impatiens, de tous les socialistes qui
n'attendent plus rien de l'action légale. Pour eux, « vingt-cinq
ans de parlementarisme ont tué les plus fermes croyances dans
la vertu du suffrage universel, et maintenant il n'est pas un pro-
létaire conscient qui n'espère en la suprême ressource, la force. »
Et la seule manière rationnelle de déployer cette force, c'est,
d'après l'un de leurs orateurs, « la grève générale, qui doit être
le moven de forcer à descendre dans la rue, le même jour, sur
808 REVUE DES DEUX MONDES.
tous les points du territoire, et pour la défense d'une revendica-
tion matérielle, ce peuple que la politique a émasculé et éloigné
de l'idée révolutionnaire. »
Rendus prudens par l'échec d'une tentative prématurée faite
au mois de juillet, ils manœuvrent d'ailleurs habilement et com-
mencent par transformer la grève des terrassiers en grève géné-
rale du bâtiment. Leur appel a déjà été entendu à la suite de
l'échec de la deuxième tentative de conciliation le 4 octobre. Les
serruriers réunis à la Bourse du Travail déclarent adhérer à la
grève générale du bâtiment. Les peintres se mettent également en
grève et formulent leurs revendications. Les ouvriers débardeurs
des porls et entrepôts adhèrent à leur tour. Les maçons et
tailleurs de pierre se réunissent pour décider la grève, et si la
question reste en suspens, le travail, en fait, est arrêté par suite
de l'envahissement des chantiers. Les sculpteurs suivent l'exemple
des peintres, et le mouvement tend à se généraliser.
Le préfet de la Seine et le préfet de Police croient devoir pré-
venir M. Brisson, président du Conseil des ministres, des desseins
des révolutionnaires. Ils lui déclarent que les renseignemens re-
cueillis par eux ne leur laissent aucun doute et que le plan des
organisations syndicales qui poussent à la grève générale est hau-
tement avoué : il s'agit, pour une action politique, de créer une
agitation perpétuelle. Le président du Conseil, très effrayé, se
décide enfin à faire venir de partout des troupes destinées à ren-
forcer la garnison de Paris, insuffisante pour assurer les services
d'ordre. Tous les chantiers sont gardés par des postes d'infante-
rie ou des piquets de cavalerie en tenue de campagne. Au Champ-
de-Mars, aux Tuileries, des troupes bivouaquent et les quais de
la Seine ont l'aspect d'un vaste camp. Les ouvriers fraternisent
volontiers avec les soldats, et, sous l'émotion causée par les der-
niers incidens de l'affaire Dreyfus, la population en général fait
aux officiers et à leurs hommes l'accueil le plus cordial et le plus
enthousiaste. Les journaux évaluent à plus de 30000 hommes les
renforts dirigés sur Paris et publient chaque jour la liste des ré-
gimens qui arrivent. Ces précautions sont loin d'être inutiles en
présence des étrangers suspects qui ne cessent d'accourir et de la
fermentation qui règne à la Bourse du Travail, où 7 000 à 8 000 gré-
vistes sont en permanence, et où tous les syndicats tiennent suc-
cessivement leurs réunions.
Le dimanche 6 octobre, le travail est partout arrêté et tous les
LA GRÈVE DU BATIMENT. 809
chantiers sont fermés. Les ing^énieurs de l'Exposition ont pu gar-
der quelques hommes en organisant des dortoirs et des réfectoires
dans le chantier des Champs-Elysées, et la Compagnie d'Orléans
a fait venir des employés de province pour continuer les travaux
de la gare du quai d'Orsay.
Le même jour, les menuisiers en bâtiment adhèrent à la grève,
ainsi que les parqueleurs, qui, dans un ordre du jour très signifi-
catif, déclarent « qu'ils croient devoir s'associer au mouvement par
esprit de solidarité, mais qu'ils n'ont pas pour but d'obtenir une
augmentation de salaires, ni aucune modification au contrat in-
tervenu entre leur syndicat et celui des entrepreneurs. » Ils s'en
excusent auprès des patrons dans une lettre très courtoise. Les
maçons et tailleurs de pierre se mettent définitivement en grève,
ainsi que les scieurs de long, mouleurs et découpeurs à la mé-
canique.
Le Comité de la grève lance une proclamation pour inviter
toutes les autres corporations à suivre cet exemple.
Certains conseillers municipaux, lit-on dans cette affiche, désireux dé
faire de la conciliation, vont essayer de donner le travail en régie ; cela part
d'un bon sentiment, mais on peut entièrement satisfaire les intéressés.
D'autre part toutes les corporations ayant diverses revendications à
formuler, le moment est donc venu pour le prolétariat d'obtenir, par une
entente commune et par un mouvement général, toutes les justes récla-
mations présentées aux exploiteurs depuis si longtemps sans obtenir de
résultats.
L'appel se termine par ces mots :
Soyez convaincus que dans quelques heures, ce sera le tour des che-
mins de fer, du gaz, des omnibus, de la métallurgie à déclarer la grève.
C'est l'heure des revendications générales. Préparons-nous à faire notre
devoir.
Le caractère de la grève a changé, on sent que cet appel est
l'œuvre de la Commission de la grève générale nommée en 1896
au Congrès de Tours : le mouvement cesse d'être corporatif, il de-
vient politique et révolutionnaire. Les revendications mêmes des
corporations qui viennent de se mettre en grève n'ont plus le
caractère professionnel. Au début ces réclamations portaient sur
trois points précis : Application intégral des prix de la série
de 1882; Suppression de la signature ; Application des décrets et
loi de mars 1848 sur le marchandage. Le 4 octobre, les peintres
demandaient encore la nomination d'une commission mixte de
810 REVUE DES DEUX MONDES.
patrons et d'ouvriers pour reviser la série de 1882 et un jour de
repos par semaine. Mais ils réclamaient en outre la journée de
huit heures, été comme hiver, et 8 francs par jour. Les scieurs,
découpeurs et mouluriers à la mécanique, outre les revendica-
tions communes, demandaient l'interdiction d'employer aux ma-
chines des ouvriers inexpérimentés ou âgés de moins de 18 ans,
et la responsabilité directe des patrons en matière d'accidens.
Enfin, on allait voir se produire avec le Syndicat des chemins
de fer le programme des revendications formulées dans les con-
grès socialistes et déjà notifié au ministre des Travaux publics le
12 juillet 1898.
La Fédération du bâtiment s'engage de plus en plus dans cette
voie et fait afficher sur les murs de la Bourse du travail de véri-
tables appels à la guerre sociale. Voici la fin d'une de ces
affiches :
Exploités!
Plus de 100 000 de vos frères de misère, se dressant contre le patronat
impitoyable, vont, ainsi que leurs femmes et leurs enfans, affronter
souffrances et privations pour la revendication humaine du droit à l'exis-
tence.
Camarades !
Vous ne les abandonnerez pas! Par votre solidarité, par les sacrifices
que vous vous imposerez, vous aiderez à leur triomphe.
Prolétaires !
Nous comptons que le prolétariat universel répondra à votre appel en
faveur des affamés en lutte contre leurs exploiteurs.
Vive l'émancipation ouvrière par les ouvriers!
La Fédération du bâtiment.
Les peintres ne sont pas moins violens et « flétrissent » les
ouvriers des sociétés coopératives de production qui n'ont pas
interrompu le travail. Les terrassiers font également appel à la
solidarité et « vouent au mépris » les renégats qui ne répon-
draient pas à leur appel. Les coltineurs et les ferblantiers zin-
gueurs adhèrent à leur tour à la grève.
De leur côté, les entrepreneurs de maçonnerie font placarder
un appel aux ouvriers, les invitant à reprendre le travail le lundi
suivant, et ils adressent une lettre au président du Conseil pour
protester contre les injures et les attaques du Comité de la grève
et contre les violences dont leurs ouvriers sont l'objet. Les entre-
preneuis du Métropolitain annoncent aussi la rentrée des chan-
LA GRÈVE DU BATIMENT. 811
tiers pour le lundi matin 10 octobre, et une partie des grévistes
paraît disposée à se contenter des résultats obtenus.
Le même jour, les comités de la Bourse du Travail, démas-
quant leurs batteries, font appel aux chambres syndicales des
boulangers, aux syndicats des omnibus, des cochers, des ouvriers
du gaz, et surtout aux syndicats des employés des chemins de fer
pour les engager à déclarer la grève générale. En même temps,
le Comité central de la grève fait demander à être entendu par
le bureau du Conseil général pour l'entretenir de la situation.
La démarche est urgente, car l'argent fait défaut. En dépit de la
propagande et des appels retentissans, le fonds de grève n'a |pas
atteint 80000 francs, y compris les 30 000 francs de la Ville et
du département et les subventions votées par certaines communes
suburbaines ; certains journaux réduisent même ce chiffre à
50 000 francs, et le chiffre des ouvriers sans travail atteint 80 000.
Les distributions de secours sont donc illusoires, et les bons de
soupe ou de légumes que donnent certains restaurateurs ou mar-
chands de vins sont un palliatif bien insuffisant. Le mécontente-
ment commence à éclater : à la réunion du 10, à la Bourse du
Travail, le trésorier Renaud est pris violemment à partie, et il a
besoin de l'appui du révolutionnaire Boicervoise pour se disculper
des attaques dirigées contre lui. L'assemblée est visiblement hési-
tante, et le secrétaire général des chemins de fer M. Guérard, le
grand promoteur de la grève générale, ne parvient à obtenir la
prolongation de la grève qu'en annonçant qu'avant trois jours,
son syndicat aura organisé la grève des transports, qui mettra les
capitalistes à la merci du prolétariat.
Les compagnies de chemins de fer savaient déjà à quoi s'en
tenir sur l'importance du Syndicat Guérard, qui fait parade de ses
60 000 adhérens et qui, d'après ses recettes et de l'aveu même de
ses chefs, compte à peine 15000 à 16000 membres actifs, recrutés
parmi les ouvriers des ateliers et de la voie. Son action sur les
employés est à peu près nulle, et la vraie représentation de cette
importante corporation, qui comprend 400 000 employés et ou-
vriers, consiste plutôt dans le Syndicat des mécaniciens et chauf-
feurs dont M. Guimbert est le président et dans l'Association ami-
cale des Ouvriers des Gheming de fer, qui compte 74 000 membres.
Ces deux syndicats se montraient très opposés à la grève. Le
gouvernement crut cependant devoir prendre des mesures de
précaution, on fit venir des régimens pour garder les gares, les
812 REVUE DES DEUX MONDES.
embranchemens et les aiguilles, ainsi que des soldats pouvant
au besoin suppléer les employés qui manqueraient à l'appel. En
même temps, les manutentions militaires se préparaient à sub-
venir aux besoins de l'alimentation en cas d'une grève des bou-
langers.
C'est dans ces conditions qu'eut lieu la dernière conférence
entre le Comité central de la grève et le Bureau de l'Hôtel de
Yille. M. Brunet, socialiste révolutionnaire, secrétaire général,
demanda au président Navarre si la décision du Conseil municipal
ne portait que sur les travaux qui sont dépendans de la Ville de
Paris. M. Navarre s'étonna de cette question et répondit qu'il
n'avait pas le droit de disposer de l'avenir; que la loi ne lui per-
mettait pas de renoncer au système des adjudications, ni même
d'y insérer la clause d'un tarif minimum imposé aux entrepre-
neurs; que c'était l'objet d'une proposition de loi déposée |par
M. Vaillant à la Chambre des députés. Il ajouta qu'il n'avait pas
qualité pour intervenir dans les chantiers de l'Exposition, qui
relèvent du ministère du Commerce, ni dans les chantiers des
compagnies de chemins de fer. Il ne pouvait qu'engager les gré-
vistes à se rendre auprès des ministres compétens. Sur la demande
des délégués, il consentit à les accompagner dans ces visites,
avec le Bureau du Conseil municipal, et leur promit également
l'appui du Conseil général.
Le lendemain 12 octobre, les présidens des deux conseils se
présentaient chez le ministre du Commerce et s'entretenaient
avec lui, en l'absence des délégués des grévistes, qu'un malentendu
avait retenus. Le ministre du Commerce répondit qu'il ne pouvait
songer à mettre en régie les travaux de l'Exposition qui, en fait,
n'avaient pas été interrompus. MM. Navarre et Thuillier, accom-
pagnés de plusieurs membres des bureaux des conseils, allèrent
ensuite au ministère des Travaux publics, où les attendaient les
délégués des grévistes en costume de travail. Le nouveau mi-
nistre, M. Godin, leur parut peu au courant de la question ; déclara
n'avoir pas connaissance de la proposition Lavy ; et, après leur
avoir dit qu'il était sans action sur les compagnies de chemins de
fer, ne put que donner aux grévistes l'assurance de sa sympathie
personnelle. Il n'y avait pas à se le dissimuler, le Comité central
de la grève n'avait rien à attendre de ce côté et il n'avait plus
d'autre ressource que de tenter la grève des chemins de fer pour
entraîner la grève générale. Les socialistes politiques et parle-
LA GRÈVE DU BATIMENT. 813
mentaires étaient complètement débordés ; ils allaient faire place
aux révolutionnaires et aux anarchistes.
De son côté, le Conseil municipal se sentait joué. Les prési-
dons Navarre et Thuillier avaient fait ce même jour, 11 octobre,
une dernière démarche auprès de M. Brisson, pour lui demander
d'inviter formellement le préfet de la Seine à exécuter intégrale-
ment la décision du Conseil municipal et à mettre les travaux en
régie. Le président du Conseil s'était borné à répondre aux deux
présidens qu'il tiendrait le plus grand compte de leur démarche
et qu'il allait en conférer avec le préfet de la Seine. Le préfet
n'eut pas de peine à démontrer que la régie, onéreuse pour les
finances de la ville, était inutile, puisque la plupart des entre-
preneurs s'étaient déclarés prêts à donner aux ouvriers les salaires
que ceux-ci avaient réclamés, et il fit publier par l'Agence Havas
la note suivants :
M. le Préfet de la Seine a reçu cet après-midi une délégation des entre-
preneurs de la Ville de Paris. Les entrepreneurs acceptent la mise en
demeure qui leur a été adressée et s'engagent à payer aux ouvriers le prix
de 0 fr. GO de l'heure.
Cette communication porta au plus haut point l'exaspération
des socialistes du Conseil, qui voyaient échouer leur plan et per-
daient l'occasion d'appliquer leur théorie des ateliers commu-
naux; mais, en dépit du Conseil municipal et des meneurs de la
Bourse du Travail, tout le monde comprend que la grève est ter-
minée et que l'accord se fera, en dehors d'eux et malgré eux,
entre les corporations patronales et ouvrières. Déjà, sans attendre
le résultat des démarches auprès des ministres, les démolisseurs
réunis à la Bourse du Travail ont, par 145 voix contre 86, décidé
de reprendre le travail si les patrons signent l'engagement de les
payer 0 fr. 65 et 0 fr. 50 de l'heure, chiffres offerts par les entre-
preneurs dans leur dernière affiche. L'accord est immédiatement
conclu. Beaucoup de terrassiers ont déjà repris le travail, et il est
évident que le syndicat ne tardera pas à proclamer la fin de la
grève.
IV. — LES GRANDES CORPORATIONS
Cette défection compromettait singulièrement le succès de la
grève générale, mais les meneurs s'étaient trop avancés pour pou-
814 REVUE DES DEUX MONDES.
voir reculer. M. Guérard se lance dans la mêlée avec l'obstination
héroïque de la vieille garde au soir de Waterloo, et la Petite Répu-
blique du 14 octobre annonce d'un accent de triomphe que
18 000 compagnons serruriers ont abandonné le travail et que la
fédération des métallurgistes, forte de plusieurs milliers d'adhé-
rens, a voté à l'unanimité l'ordre du jour très significatif que nous
reproduisons en tête de cet article. Un souffle révolutionnaire
semble passer sur le monde du travail.
C'est, à ce moment décisif, qu'un élément nouveau apparaît, et
l'agitation factice qui se fait autour de la Bourse du Travail s'ef-
face devant l'action irrésistible des véritables syndicats profes-
sionnels. La poussée socialiste et révolutionnaire s'arrête devant
l'esprit conservateur et traditionnel des grandes corporations
organisées qui n'entendent pas se laisser entraîner par un mou-
vement qu'elles désapprouvent. Tant qu'il ne s'était agi que de
la grève des terrassiers, elles s'étaient montrées sympathiques,
comprenant que ces syndicats de manœuvres, sans organisation
et sans ressources, avaient besoin de rechercher des concours
étrangers; mais, quand elles voient les révolutionnaires faire
dévier le mouvement corporatif vers une tentative de guerre
sociale, elles se décident à sortir de leur réserve.
Les charpentiers donnent le signal. Leur corporation est pro-
bablement la seule qui ait survécu à la Révolution française, et
elle comprend actuellement les groupes des Compagnons passans,
des Compagnons du Devoir, de Liberté, et de la Fédération des
charpentiers de la Seine. Elle possède un patrimoine corporatif,
des cours professionnels, et une hiérarchie soigneusement con-
servée avec ses pratiques d'affiliation : elle a gardé au plus haut
point l'esprit corporatif. A la suite de l'appel adressé par le
Comité de la grève à tous les ouvriers du bâtiment, elle se réunit
en assemblée générale, le dimanche 11 octobre, dans la grande
salle de la Bourse du Travail , et vote à l'unanimité l'ordre du
jour suivant :
Sans se déclarer satisfaits de la non-application des prix de journée
portés à la série de la Ville de Paris, année 1882, et faisant toutes réserves
snr ce point quant aux revendications qu'ils peuvent formuler plus tard,
considérant que leurs ressources ne sont pas suffisantes pour soutenir actuel-
lement une grève qui, par l'état actuel des travaux en ce qui les concerne et
l'époque de l'année où nous sommes, serait d'une longue durée; — consciens
de l'obligation où ils seraient de ne compter que sur eux-mêmes, et ne voulant
LA GRÈVE DU BATIMENT. 815
pas réduire, par les secours qui pourraient leur être offerts, les ressources
des corporations déjà en grève, fidèles à leur passé où, dans leurs grèves
successives, ils ne se sont jamais départis du plus grand calme et ont tou-
jours mérité les sympathies du public par leur respect de l'ordre; ils déclarent
ne pouvoir s'associer au mouvement actuel, qui, n'ayant pas été préparé,
prête à l'équivoque quant à la réussite d'une grève absolument corporative;
adressent aux grévistes raisonnables leurs sympathies et leurs souhaits de
réussite en s'engageant à ne pas aider à l'exécution de leurs travaux à titre
de réciprocité pour le jour où ils déclareront à leur tour la grève, jour dont
ils entendent rester les seuls maîtres et juges.
Cette décision des charpentiers eut un grand retentissement :
elle indique bien le sentiment intime des associations ouvrières,
dont l'objectif est purement professionnel. En même temps, le
Syndicat des fumistes protestait contre un avis annonçant le vote
de la grève et contre l'intrusion dans la salle où se tenait leur
réunion de gens étrangers à la corporation qui cherchaient à
fausser le vote et à exercer une pression sur le bureau. Le Bureau
déclare qu'il a préféré lever la séance et qu'il réserve sa décision.
La résolution de ne pas admettre d'étrangers dans les réunions
corporatives, était du reste générale. Déjà les serruriers, qui
comptaient parmi les plus violens, avaient expulsé de la salle
où ils délibéraient le célèbre conseiller municipal Brard, un des
protagonistes de la grève. Même mésaventure arrivait au député
de Charenton, M. Baulard, qui se fait mettre à la porte le 10 oc-
tobre par la réunion des ferblantiers, plombiers, zingueurs.
Cependant le comité de la Bourse du Travail s'entête : il
espère pouvoir entraîner les indécis et effrayer les timides. Il
lance un nouvel appel dont le style déclamatoire contraste d'une
manière frappante avec le calme plein de dignité des charpen-
tiers. Il fait l'historique de la grève, et montre l'intérêt de soli-
darité qui a décidé les peintres, les parqueteurs, les sculpteurs à
soutenir les terrassiers dans leur lutte contre le capital. Il rap-
pelle les revendications communes à tous les travailleurs : l'appli-
cation de la série de 1882. la suppression de la signature devant
la juridiction du Conseil des prud'hommes, l'application de la
loi de mars 1848 sur le marchandage, et enfin, ce qui est nou-
veau, la revision de la série de 1882 dans le sens de la journée
de huit heures avec un minimum de salaires. Il accuse « le
gouvernement qui se dit républicain » de ne pas soutenir les tra-
vailleurs et « fait appel à tous ceux qui pourront l'aider dans
cette lutte où le capital et le travail sont engagés. )> Il ter-
816 REVUE DES DEUX MONDES.
mine en disant : « Pas de renégats. Yive la grève générale ! »
Le même jour, le Syndicat Guérard décrète la grève des che-
mins de fer. Il est vrai que, sur 240 sections consultées, 40 seule-
ment ont répondu, et que, sur ce nombre, il n'y en a eu que 28
à se prononcer pour la grève ; il paraît également certain que le
Conseil d'administration s'est divisé par moitié, 12 voix contre 12,
sur la question de l'opportunité. Le bureau se prononce néan-
moins pour l'offensive et fait placarder deux affiches, dont la pre-
mière, adressée aux ouvriers et employés des chemins de fer ,
est ainsi conçue :
Syndicat national des travailleurs des chemins de fer de France et des
colonies.
Aux Travailleurs des chemins de fer.
Camarades,
Les groupes se sont prononcés, la grève est déclarée. Elle doit commencer
immédiatement et ne cessera qu'aux conditions principales suivantes :
1° Aucun gréviste ne sera inquiété; tous devront être réintégrés, ainsi
que les camarades récemment révoqués pour cause syndicale;
2° Augmentation générale des salaires et appointemens;
3° Retraite pour tous;
4° Retraite proportionnelle;
o° Diminution de la durée du travail.
Pas d'excès, pas de violence, ni contre les chefs, ni contre le matériel. La
situation est excellente; jamais nous n'aurons une occasion plus propice,
suivons l'admirable mouvement de solidarité qui, de Paris, s'étend à la pro-
vince. Plus nous serons nombreux, plus vite nous triompherons.
Courage, camarades, que pas un ne faiblisse à son devoir! Votre sort est
entre vos mains.
Le Conseil d'administration.
L'autre affiche était adressée mi-partie au public, mi-partie
aux ouvriers des corporations. Elle signalait les abus dont le
personnel des chemins de fer était victime, parlait de femmes
« payées 2 fr. 50 par mois », et terminait ainsi :
Unissons-nous pour la conquête des réformes économiques; que tous
solidarisent leurs efforts, et la grève à laquelle nous avons été acculés contre
notre gré sera de courte durée.
Signé : le Conseil d'administration du Syndicat des travailleurs
des chemins de fer de France et des colonies.
C'est alors que le procureur de la République fit opérer une
perquisition au siège du syndicat, cité Riverain, 9, et au domicile
LA GRÈVE DU BATIMENT. 817
des administrateurs, sous prétexte d'une infraction à la loi sur
les syndicats.
L'émotion causée dans le public par ces affiches fut très grande ;
beaucoup de gens se laissaient intimider par le ton d'assurance du
Syndicat; mais, grâce aux mesures prises, aucun incident sérieux
ne se produisit, et le service ne fut pas arrêté un seul instant, ni
à Paris, ni en province.
L'entrée en ligne du Syndicat Guérard ranima un peu l'entrain
des grévistes. Le 13, les peintres réunis à la Bourse du Travail
votent encore la continuation de la grève. Les menuisiers font de
même, ainsi que les plombiers, couvreurs, zingueurs, malgré les
protestations de la Chambre patronale de couverture, plomberie,
assainissement et hygiène. Mais c'est un dernier effort, et la
grève s'arrête, paralysée, non pas par l'attitude du gouvernement
ou par l'épuisement des grévistes, mais par l'intervention des
vrais syndicats ouvriers, qui n'entendent pas servir plus long-
temps de prétexte à des tentatives qu'ils réprouvent. L'esprit
corporatif se réveille, et les premiers à réagir sont ceux mêmes
qui ont commencé la grève. Le 13, les terrassiers se réunissent
une dernière fois à la Bourse du Travail ; leurs sentimens sont si
connus qu'un seul membre du Comité, le citoyen Grangier,
assiste à la réunion. Un seul orateur parle en faveur de la conti-
nuation de la grève. Les 2 000 assistans protestent et votent la
reprise des travaux municipaux et départementaux, en y mettant
une seule condition, destinée à sauver les apparences, c'est que
le gouvernement fasse retirer les troupes. Les débardeurs, qui
ont obtenu des entrepreneurs 6 francs par jour avec un engage-
ment de trois ans, décident également la reprise du travail.
La grève est finie; les ouvriers, très satisfaits du résultat ob-
tenu, nentendent pas le compromettre en s'engageant dans une
aventure comme celle de la grève générale, et ils prouvent aux
agitateurs de la Bourse du Travail qu'ils veulent bien se servir
d'eux, mais non pas les servir.
Aussi, le 14 octobre, la Fédération des mécaniciens-chauffeurs
de France et d'Algérie, un des syndicats professionnels les plus
puissans et les mieux organisés, répond-il à l'invitation du Syn-
dicat Guérard par la circulaire suivante :
Camarades,
Des ambitions étrangères à la corporation des agens de chemins de fer
ont déclaré la grève, à la suite de délibérations mystérieuses et sans contrôle.
TOME CL. — 1898. 52
848 REVUE DES DEUX MONDES.
Alors que les plus graves questions, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur,
préoccupent les patriotes, nous estimons que désorganiser un service public,
tenter de paralyser l'unité nationale au risque d'afiamer Paris est un crime
de lèse-patrie.
A qui M. Guérard fera-t-il croire qu'il suffirait d'un geste de lui pour
remettre sur pied simultanément l'œuvre si délicate de la mobilisation qu'une
grève générale compromettrait sûrement? C'est de la folie pure.
Mécaniciens et chauffeurs,
-Nous attendons l'amélioration de notre sort non d'une entreprise de
bouleversement, mais bien d'une étude réfléchie de nos desiderata.
Le Sénat aura prochainement à examiner la loi sur les agens de che-
mins de fer votée par la Chambre; nous espérons qu'il aura à coeur de ga-
rantir la situation des mécaniciens et des chauffeurs et d'améliorer leurs
conditions de travail.
Mais de telles réformes ne se peuvent effectuer que dans le calme, avec,
pour soutien, la confiance de la nation. Or, désorganiser la vie sociale par
la grève serait s'aliéner pour toujours les sympathies nationales, que nous
avons acquises par l'attitude ferme et patriotique dont nous ne nous sommes
jamais départis en présence des pires invitations aux désordres et à l'indisci-
pline.
Camarades, vous resterez sur vos machines, confians dans le pouvoir des
lois et forts du sentiment de votre devoir.
Paris, 14 octobre 1898.
Cette belle et patriotique proclamation du président Guimbert
constitue un document important dans l'histoire du mouvement
corporatif. Elle était suivie d'une protestation de l'Association
amicale des chemins de fer, syndicat professionnel fondé le
18 avril 1884, qui compte 9000 adhérens et 1100 membres
d'honneur.
Camarades,
La douloureuse expérience de 1891 ne suffit pas; la presse aujourd'hui
nous révèle qu'un syndicat d'employés de chemins de fer ne craint pas de
faire appel à la grève dans les circonstances difficiles où le pays se trouve
en ce moment.
Fidèle au mandat que vous lui avez confié, votre conseil d'administration
proteste avec la dernière énergie contre cette mesure et vous engage à vous
abstenir de toute manifestation. Les sollicitations ne vous manqueront pas.
Dans l'intérêt général et dans votre propre intérêt, sachez y résister.
Ayons le courage de notre modération, et ne nous lançons pas dans une
lutfe dont nous serions les premières victimes.
Continuons à faire notre devoir, nous n'en serons que plus forts et mieux
écoutés.
Vous savez tous que, si nous avons la fermeté de protester contre la
grève, notre indépendance nous permet de soutenir énergiqueraent nos
revendications.
LA GRÈVE DU BATIMENT. 819
L'attitude si ferme prise par les vrais représenlans de la cor-
poration arrêta toute tentative dégrève, et, des le 14 au matin,
il fut évident que l'appel du Syndicat Guérard ne serait pas obri.
Le personnel se trouva au complet, et les absences s élevèrent
à Paris et en province à un chiffre insignifiant.
Les autres grandes corporations firent de même. Les ouvriers
du gaz, qui avaient été formellement sollicités d'adhérer à la grève,
refusent de se joindre au mouvement. Il en est de même de 1 "im-
portante Corporation des boulangers, sur laquelle le Comité de la
grève avait cru pouvoir compter. Les Bouchers et employés des
abattoirs de Paris, auprès desquels les meneurs avaient fait une
propagande des plus actives, se prononcent également contre la
grève générale. Le Syndicat du personnel des omnibus, dont on
se rappelle les anciennes grèves, publie à son tour l'ordre du jour
qui suit :
Considérant que !a question suivante a été posée aux délégués de> 48 dé-
pôts de la compagnie : « Les employés de votre dépôt sont-ils partisans de
la grève ? «
Considérant que 43 dépôts se sont uniquement prononcés pour la néga-
tive, que si la réponse des 5 autres n'est pas encore parvenue, le conseil
croit savoir qu'elle sera conforme aux précédentes;
Le conseil décide : La grève n'aura lieu pour aucune catégorie du per-
sonnel des omnibus.
Le Syndicat des cochers se prononce également contre la grève.
Le Syndicat des fumistes et le Syndicat des ouvriers en voitures,
dans des réunions tenues à la Bourse du Travail, déclarent que la
grève générale ne pourrait amener que la misère pour les ouvriers
sans aucun profit pour le prolétariat. Ainsi, à l'exception des
peintres, des menuisiers et des maçons, toutes les corporations
sérieusement organisées refusent d'obéir aux injonctions des or-
ganisations factices qui prétendent être les organes des syndicats,
et le langage que tiennent leurs bureaux ressemble beaucoup à
celui des anciennes trade-unions. La grève peut donc être con-
sidérée comme complètement finie le 14 octobre, et la Chambre
syndicale des entrepreneurs de menuiserie et de parquets,
« après avoir constaté que la grande majorité des ouvriers a su
résister à des conseils dangereux, destinés à faire croire à un
mouvement corporatif que rien ne motive, » insiste auprès de
tous les patrons pour que, sans aucune arrière-pensée, ils accueil-
lent comme par le passé dans leurs ateliers les ouvriers qui les
820 REVUE DES DEUX MONDES.
ont abandonnés, poussés par un sentiment de solidarité sincère
mais certainement exagéré. »
Quant au Syndicat Guérard, il fait le lo octobre une tentative
de conciliation, en écrivant au juge de paix du X" arrondissement
pour le sommer de soumettre le programme des revendications
des ouvriers de chemins de fer aux directeurs des compagnies, et
enfin, le 17 octobre, dans une dernière réunion à la salle Ghaynes,
devant une centaine d'auditeurs dont moitié sont des étrangers à
la corporation, il lit d'une voix émue un ordre du jour constatant
l'insuccès de la grève. Le lendemain il donnait sa démission,
ainsi que tous ses collègues du conseil d'administration. La
grève générale avait abouti à un échec indéniable.
CONCLUSION. — CE QUI RESSORT DE CETTE GRÈVE
Le dénouement imprévu de la bruyante campagne en faveur
de la grève générale, préparée depuis si longtemps dans les réu-
nions publiques, les congrès socialistes, et les bourses du travail,
est un événement d'une portée considérable, dont il importe de
rechercher les causes profondes. Le simple récit que nous venons
de faire prouve à quels mécomptes sont exposés ceux qui croient
pouvoir étudier le mouvement corporatif dans les journaux so-
cialistes ou dans les livres de certains économistes. L'agitation
toute de surface qui se produit autour des bourses du travail ne
doit pas faire méconnaître le grand courant qui porte partout les
travailleurs à constituer des groupemens professionnels et à de-
mander l'amélioration de leur condition à cette organisation cor-
porative, qui pendant tant de siècles avait assuré à leurs ancêtres
la liberté et la dignité du travail.
Bien que les groupes professionnels ne soient pas encore re-
formés en France, comme ils l'ont été en Angleterre, en Alle-
magne et en Autriche, ils représentent déjà une force sociale assez
grande pour s'opposer aux envahissemens du socialisme cosmopo-
lite; dans cette dernière grève, il a suffi de leur intervention pour
tenir en échec tous les organismes révolutionnaires. C'est une
constatation rassurante, mais cela prouve la nécessité de régler
et de discipliner cette force.
L'attitude des ouvriers dans cette grève révèle chez eux un
état d'esprit dont il convient de tenir compte. Exclusivement oc-
cupés de leurs revendications professionnelles, ils se sont laissé
LA GKÈVE DU BATIMENT. 821
volontiers cajoler par les uns, haranguer par les autres ; ils ont
accepté tous les concours et tous les subsides, sans s'abandonner
à personne et sans perdre de vue le véritable objet du litige ; sitôt
qu'ils ont obtenu satisfaction, ils ont repris le travail, déjouant
par leur attitude les plans concertés pour exploiter leur résis-
tance. On a peine à reconnaître en eux le type de l'ouvrier d'il
y a trente ans, insouciant de l'avenir, et toujours prêt à se lancer
dans toutes les aventures au profit des meneurs du parti.
Le calme étonnant des grévistes, qui, pendant plus de quinze
jours, en présence d'un ministère affolé, d'une police impuissante
et désarmée, ont su résister aux pires sollicitations, est également
caractéristique. Le peuple, le vrai peuple, est las des agitations
stériles; il tient à ses droits politiques, mais il tient surtout à
assurer son lendemain, et il a fini par comprendre le vide des dé-
clamations des politiciens. Il veut avant tout faire lui-même ses
affaires ou du moins sa principale affaire, c'est-à-dire s'assurer le
pain quotidien pour lui et pour sa famille et obtenir la part qui
doit lui revenir dans les produits de son travail. Cette préoccu-
pation , qui existe depuis un siècle chez les ouvriers anglo-
saxons, commence à se faire jour chez les ouvriers français, désa-
busés des mirages de la politique.
Nous avons vu quel rôle a joué dans cette grève la Bourse du
Travail : à la suite des derniers incidens, il semble que les cor-
porations l'aient en quelque sorte reconquise sur les socialistes,
qui en avaient fait leur place forte. On comprend combien il se-
rait important de leur en garantir la possession par une législa-
tion sur les chambres de travail et par une réglementation bien
comprise. La Bourse du Travail tend déplus en plus à devenir un
rouage essentiel dans l'organisation du travail. Malgré les vices
de sa constitution, elle a rendu en cette circonstance de réels ser-
vices en assurant la publicité et par suite une certaine sincérité
dans les délibérations des grévistes. Elle a permis aux modérés
d'y intervenir, ce qu'ils n'auraient pas pu faire si les réunions
avaient eu lieu comme autrefois dans l'arrière-salle de quelque
cabaret borgne, véritable coupe-gorge où les meneurs seuls
osaient s'aventurer. Il n'est vraiment pas possible que l'Etat semble
ignorer plus longtemps l'existence de ce million d'hommes asso^
ciés en dehors de toute ingérence administrative, qui réclament,
comme les ouvriers anglais, la reconnaissance de leurs droits et
la protection des lois. Nous savons bien qu'ils vont à l'encontre
822 REVUE DES DEUX MONDES.
de la conception jacobine qui prétendait tout diviser géométri-
quement et mathématiquement, sans tenir compte des affinités ni
des liens sociaux; mais, comme on ne peut plus songer à les sup-
primer, il serait temps d'organiser ces forces nouvelles qui pèse-
ront bientôt sur l'avenir politique. Depuis longtemps déjà, des
esprits clairv^oyans ont signalé cette préoccupation des travail-
leurs, d'assurer autrement que par le mécanisme actuel du suf-
frage universel la représentation de leurs intérêts les plus immé-
diats ; mais les politiciens nont point encore daigné prendre en
considération ni les projets de réforme sociale de M. Le Play et
du marquis de La Tour du Pin, ni les études de M. Charles
Benoist sur la nécessité de donner de nouvelles bases au régime
représentatif en modifiant notre système électoral (1).
Ce qui nous paraît ressortir de cette grève, c'est qu'il est temps
de se mettre à l'œuvre, et de faire les affaires du peuple, ou de
l'aider à les faire, s'il lui est difficile, dans l'état actuel de la so-
ciété, de les faire lui-même, et s'il est bien démontré qu'il ne
pourrait l'essayer, en cette lin de siècle, qu'à son pire détriment,
d'abord, et, ensuite, au risque des pires convulsions sociales. La
liberté, qui est la condition nécessaire de tout, ne saurait suffire
à rien, et le rôle de lEtat n'est pas de travailler à vide, mais de
pourvoir à l'organisation, au maintien et au progrès de la solida-
rité sociale.
(1) Voyez, sur cette question de l'Organisation du suffrage universel, \a. Revue
des 1" juillet, 15 août, 15 octobre, 15 décembre 1895 et 1" avril, 1" juin, 1" août
et 1" décembre 1896.
Charles Le Cour Grandmaison.
LA LANGUE DE MOLIÈRE
« Il n'a manqué à Molière que d'éviter le jargon et d'écrire
purement » : ainsi s'exprimait La Bruyère, en i 689, quinze ou seize
ans après la mort de Molière ; et, — si l'on fait attention quelles
étaient alors les fréquentations du maître d'histoire du duc de
Bourbon, Malézieu, Boileau, Racine, Bossuet, Fénelon peut-être,
— ce jugement si sévère ne doit pas être considéré comme le sien
seulement, mais comme celui de tout un petit cercle de délicats.
Quelques années plus tard, en 1697, dans l'article Poquelin de son
grand Dictiojinaire, Bayle disait, de son côté, qui était le côté de
Hollande : « Il (Molière) avait une facilité incroyable à faire des
vers, mais il se donnait trop de liberté d'inventer de nouveaux
termes et de nouvelles expressions : il lui échappait même fort
souvent des barbarismes. » Et, en 1713 enfin, dans sa Lettre sur
les Occupations de l Académie française, Fénelon, un Fénelon
désabusé pourtant et détaché de bien des choses, mais non pas de
celles de l'esprit, enchérissant sur La Bruyère et sur Bayle, disait
à son tour : « Encore une fois je le trouve grand, — c'est tou-
jours Molière, — mais ne puis-je pas parler en toute liberté sur
ses défauts? En pensant bien il parle souvent mal; il se sert des
phrases les plus forcées et les moins naturelles. Térence dit en
quatre mots, avec la plus élégante simplicité, ce que celui-ci ne
dit qu'avec une multitude de métaphores qui approchent du gali-
matias. J'aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple
r Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers... Mais
en général, il me paraît, jusque dans sa prose, ne parler point
assez simplement pour exprimer toutes les passions. » Ces cita-
tions peuvent suffire; et, n'ayant point d'ailleurs souvenance que
82 i
REVUE DES DEUX MONDES,
personne au xyiii"^ siècle ait protesté formellement contre l'opinion
de Fénelon, de La Bruyère, et de Bayle (1), nous pouvons en con-
clure que, d'une manière générale, les contemporains et les suc-
cesseurs de Molière, tout en rendant hommage à son génie, ont
jugé qu'il « écrivait mal ; » — ou du moins qu'il « n'écrivait pas
bien. »
Ce n'est donc pas, comme il s'en vantait, une « hérésie litté-
raire », qu'Edmond Scherer a soutenue de nos jours, ni surtout
lancée dans la circulation, quand, après une lecture de Molière,
et plus particulièrement du Misanthrope^ il s'avisa de dire, voilà
seize ans passés, en une phrase elle-même assez étrange et d'un
style douteux, que « Molière, avec des qualités àe fond qui domi-
naient tout, était d'ailleurs aussi mauvais écrivain qu'on le puisse
être. » Les Moliéristes, à cette occasion, se fâchèrent tout rouge,
les uns en prose et les autres en vers. On renvoya Scherer à
Genève. Celui-ci le traita de :
...Vadius au large ventre
Gonflé de bière d'outre-Rhin.
Un autre lui apprit que, si Molière était « inégal, » c'était par là
qu'on devait principalement l'admirer, « l'inégalité étant la pierre
de touche du génie ! » Les plus polis discutèrent quelques-uns
des exemples que Scherer avait produits à l'appui de son opinion.
On feignit, au surplus, de croire qu'il était le premier qui eût osé
parler du style de Molière avec cette irrévérence. Et, finalement,
on n'oublia que d'examiner les raisons que lui-même, et avant lui
Fénelon, Bayle, et La Bruyère, pouvaient bien avoir eues d'être
de leur opinion.
C'est précisément ce que je voudrais faire.
La publication des trois volumes de M. Ch. Livet : Lexique de
la Langue de Molière comparée à celle des écrivai?is de son temps,
en est une bonne occasion. J'y joindrai la traduction d'un livre
sur la Syntaxe française du xvii^ siècle, dont je ne sais, en pas-
sant, s'il nous faut nous réjouir ou nous attrister que l'auteur,
M. A. Haase, soit un Allemand, et la traductrice, M'"' Obert, une
Russe. Et, comme il faut bien qu'il y ait des questions de prin-
cipes engagées dans le procès qu'on fait au style de Molière, nous
tâcherons de les reconnaître et de les mettre en lumière. Car pour-
(1) Cf. cependant Voltaire : Siècle de Louis XIV,
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 825
quoi ne fait-on pas du style de Racine ou de celui de La Fon-
taine des critiques analogues? C'est que celles que l'on fait du
style de iMolière sont, à vrai dire, plus que grammaticales; elles
mènent à des considérations de philologie, d'histoire, d'esthé-
tique; il y va de ce qu'on appelle le « pouvoir du style; » et,
puisque sans doute aucune critique de ce genre, ou même d'un
autre, n'empêchera Molière d'être tout ce qu'il est, c'est ce qu'il
y a d'intéressant à montrer.
I
J'ai cité La Bruyère d'après la quatrième édition de ses Carac-
tères, et, en effet, c'est la première où l'on trouve son jugement
du style de Molière : « Il n'a manqué à Molière que d'éviter le
jargon... et d'écrire purement. » Qu'était-ce donc pour La Bruyère
qu' « écrire purement? » C'était sans doute, et avant tout, pour
lui comme un peu pour tout le monde, écrire « correctement; » et,
il faut bien l'avouer, Molière, même dans ses chefs-d'œuvre, n'a
pas toujours écrit correctement. Je ne parle pas ici de prétendues
incorrections qui ne sont devenues telles que depuis lui, sans que
d'ailleurs on sache pourquoi, sur l'autorité de quel grammairien
ou de quel commentateur. Je me rappelle que Génin, dans son
Lexique comparé de la Langue de Molière, a noté d'incorrection ce
vers de VÉcole des femmes :
L'air dont je vous ai vu lui jeter cette pierre...
C'est Arnolphe qui parle à Agnès, et il faudrait donc avoir
écrit, dit Génin : « L'air dont je vous ai vue... » Génin s'est
trompé. L'usage était libre au xvn" siècle et, en prose comme en
vers, on accordait ou on n'accordait pas le participe. M. Haase
[Cf. p. 223, 224, 225] en donne de nombreux exemples. Mais le
plus démonstratif de tous, parce qu'il en est le plus authentique,
est sans doute celui-ci, que j'emprunte à l'édition originale de
V Instruction sur les États d'oraison. On avait imprimé dans le
texte : « Faites-moi, Seigneur, oublier les mauvais fruits de ces
mauvaises racines que j'ai vues (veues) autrefois germer dans le
lieu saint. » Et Bossuet fait un erratum tout exprès pour nous
dire : « Au lieu de vues, lisez vu. » Nombre d'incorrections que
1 on reproche à Molière sont ainsi « la correction » même de la
langue de son temps. Voltaire, dans son Commentaire , en a re-
826 REVUE DES DEUX MODES.
proche danalogues à Corneille; et Condorcet, pour peu qu'on l'en
eût pressé, se fût chargé d'en montrer plus de dix dans Pascal.
Mais, en réalité, ce n'est pas du tout une incorrection que d'écrire,
par exemple : « Si je n'étais sûre que ma mère était honnête
femme, je dirais que ce serait quelque petit frère qu'elle ni au-
rait donné depuis le trépas de mon père » [Mal. imag., III, 8); et
au contraire c'est nous qui écrivons mal quand nous écrivons
autrement. Ce n'en est pas non plus une que de dire :
Je m'en vais te bailler une comparaison
Api de concevoir la chose davantage.
{École des femmes, II, 3.)
c'est-à-dire : « afin que tu conçoives; » ou encore : « Votre Majesté
a beau dire, et MM. les prélats ont beau donner leur jugement,
ma comédie, sans V avoir vue, est diabolique » ( Place t au Roi),
c'est-à-dire « sans que ceux qui la décrient l'aient vue. ;> Et à
peine est-ce une incorrection de dire avec Maître Jacques : « Vos
chevaux, comment voudriez-vous qu'ils traînassent un carrosse,
qu'ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes. » [Avare, 111,1.)
Il est vrai qu'il y en a d'autres, et de plus graves, comme
dans ces quatre vers de l'École des femmes (I, 6) où Horace dépeint
Agnès à Arnolphe :
Simple, à la vérité, par l'erreur sans seconde
D'un homme qui la cache au commerce du monde,
Mais qui dans l'ignorance où l'on veut l'asservir
Fait briller des attraits capables de ravir.
Le premier qui se rapporte à Arnolphe lui-même, qu'Horace,
ainsi qu'on sait, ne connaît pas encore, à ce moment de la pièce,
pour le tuteur d'Agnès, et le second qui à Agnès. Voici un autre
exemple. C'est Elmire qui s'adresse à Tartuffe, dans la grande
scène du IV® acte :
Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre
Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui qu'on aurait que ce nœud qu'onrésout...
Vînt partager du moins un cœur que l'on ^eut tout?
Ce n'est pas l'enchevêtrement des conjonctions qui est incor-
rect, ni lourd, dans ces vers; et Sainte-Beuve a même ingénieu-
sement montré, trop ingénieusement peut-être, quel parti, dans
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 827
la situation très scabreuse d'Elmire, une actrice habile pouvait
tirer de l'embarras de la phrase :
Qu'est-ce que... cette instance a dû vous faire entendre
Que... l'intérêt... qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui... qu'on aurait.. .que... ce nœud qu'on résout...
Mais... le mot d'« instance » n'exprime ici que d'une manière bien
vague ce qu'Elmire veut dire; mais... les deux on qui se rencon-
trent et se contrarient dans le troisième vers ne se rapportent pas
au même sujet, — « l'ennui qu'o;i aurait, » c'est Elmire ; « ce
nœud qu'oTî résout, » c'est Orgon; — et mais enfin... « résoudre
un nœud» ce n'est pas former ou conclure un projet de mariage,
et au contraire,'en bon français, ce serait plutôt le rompre. Recon-
naissons-le donc : si la pureté du style s'entend de la correc-
tion, et la correction de la parfaite régularité, nous n'irons pas
jusqu'à dire avec le jeune Vauvenargues, « qu'il y a peu d'écrivains
moins corrects et moins purs que Molière, » mais les incorrec-
tions sont nombreuses dans son œuvre, dans sa prose comme
dans ses vers, et sans en excepter même celles de ses pièces que,
comme son Tartuffe, il a eu tout le temps, entre 1664 et 1669, de
revoir à loisir.
Les chevilles aussi y abondent, le remplissage, et ce que
Malherbe appelait familièrement « la bourre » dans les vers de
Ronsard :
Vous savez mieux que moi, queU que soient nos efforts,
Que l'argent est la clef de tous les grands ressorts.
{École des femmes, I, 6.)
OU encore
C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui
Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hui.
{Tartuffe, IV, 3.)
ou encore ;
Et n'allez pas quitter, de quoi que l'on vous somme,
Le nom que, dans la Cour, vous avez d'honnête homme.
{Misanthrope, I, 2.)
et encore
Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu'on suppose,
Que la science soit pour gâter quelque chose.
{Femmes savantes, IV, 3.
828
REVUE DES DEUX MONDES.
Je sais ce que l'on répond : que ces prétendues « chevilles »
ne laissent pas, après tout, d'ajouter quelque petite chose au
sens; que Molière, comme Boileau, comme Racine, et générale-
ment comme tous nos classiques, « fait le second vers avant le pre-
mier; » qu'il écrit vite, qu'à peine se relit-il, et qu'en tout cas on
ne vit jamais de « correcteur d'épreuves » plus négligent. J'ajou-
terai, si l'on le veut, que, lorsqu'il écrit en prose, il écrit plus vite
encore, et cela s'induit de la quantité de « vers blancs » dont la
prose de V Avare ou de don Juan est semée :
Et qui vit sans tabac est indigne de vivre...
Ce serait un chapitre à durer jusqu'au soir...
La beauté me ravit partout où je la trouve...
Le plaisir de l'amour est dans le changement...
ou encore :
Le ladre est resté ferme à toutes mes attaques...
Je vous commets au soin de nettoyer partout...
Il n'est si pauvre esprit qui n'en fît bien autant...
Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière...
Il semble ici qu'on surprenne Molière dans le travail de la
composition : il trouve d'abord un vers et demi ;
On sait que ce pied-plat...
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde,
et, quand il en a le temps, une cheville lui donne la rime :
On sait que ce pied-plat, digne qu'on le confonde,
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde.
[Misanthrope, I, 1.)
OU bien
Le ciel...
Pour difîérens emplois nous fabrique en naissant.
et Molière d'ajouter :
Le ciel, dont noim voyons que Vordre est tout-puissant,
Pour dilTérens emplois nous fabrique en naissant.
[Femmes savantes, I, 1.)
Mais toutes ces justifications n'empêchent pas les chevilles
d'être des « chevilles ; » et si la pureté du style consiste sans doute
pour une part dans sa limpidité — c'est-à-dire dans l'absence
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 829
d'inutilités qui en troublent le cours, — nous comprenons ce
que La Bruyère a voulu dire, et pourquoi Fénelon préférait la
prose de Molière à ses vers.
C'est également ce que voulait dire Bayle. Il reprochait à
Molière « de s'être donné trop de liberté d'inventer de nouveaux
termes et de nouvelles expressions, » et, au fait, nous voyons par
le Lexique de M. Livet que personne, avant ni depuis Molière, ne
s'est servi du mot de rapatriage, par exemple, ou de celui de
tabler, dans le sens de s'attabler :
Faites trêve, Messieurs, à toutes vos surprises,
Et pleins de joie allez tabler jusqu'à demain.
[Amphitryon, III, 6.)
A-t-il aussi peut-être inventé les mots de goguenarderies et de
pimpesoiiée? « Voilà une belle mijaurée, une pimpesouée bien
bâtie; » [Bourg. Gentilh., III, 9]? le mot à'exhilarant? les expres-
sions assez inaccoutumées de cachemens de visage, de détourne-
mens ou de baissemens de tête? Elles n'ont d'ailleurs pas fait for-
tune ; et, en dépit de lui, nous ne disons pas davantage des « visites
muguetles, » ni une « ondée de coups de bâton » [Fourb. de Sca-
in, III, 2]. Nous ne disons pas non plus :
Et, d'une stade loin il sent son grand monarque.
[Mélicerte, I, 3.)
Mais ce ne sont pourtant pas là ce que Bayle appelait les « bar-
barismes » de Molière, et, à cet égard, la note (E) de l'article Po-
QUELiN vaut la peine qu'on la cite. La voici tout entière :
(( // lui échappait.,, des barbarismes... J'en pourrais marquer
« cent exemples; mais je me bornerai à deux que je tire d'une
« pièce que l'on a mise à la tête de ses œuvres dans quelques
« éditions. C'est un remerciement au Roi ; il y donne un tour
« merveilleux, et peut-être n'a-t-il rien fait de meilleur en matière
« de petits ouvrages. Considérez bien ces quatre vers : il s'adresse
« à sa Muse :
Vous pourriez aisément l'étendre, [votre compliment]
Et parler des transports qu'en vous font éclater
Les surprenans bienfaits que, sans les mériter,
Sa libérale main sur vous daigne répandre.
« Cela veut dire, selon le sens de l'auteur, que sa Muse avait
830
REVUE DES DEUX MONDES.
« reçu de grands bienfaits, encore qu'elle ne les méritât point ;
« mais selon la grammaire, cela signifie qu'encore que le Roi
« ne méritât point ces bienfaits, il ne laissait pas de les répandre
« sur la Muse de Molière. C'est donc s'expliquer barbarement.
(( Voici l'autre exemple :
Les Muses sont de grandes prometteuses
Et comme vos sœurs les causeuses,
Vous ne manqueriez pas sans doute par le bec.
« Le sens de l'auteur est que sa Muse ressemblerait à ses
<( sœurs, qui ont beaucoup de babil ; mais selon la grammaire
« cela signifie clairement et uniquement qu'elle ne manquerait
« pas de caquet, comme les autres Muses en manquent. Remar-
« quez bien que, par barbarume^ je n'entends pas des expressions
« ou des paroles tirées des autres langues, et inconnues à la fran-
« çaise; j'entends un arrangement qui choque les règles et que
« nos bons grammairiens regardent comme barbare.
« On voit dans le même poème marquis repoussable ; terme
(( barbare. On y voit prévenant amas ; autre terme barbare : car
(( le vnoï prévenant n'est en usage qu'au figuré, et ne signifie pas
(( un homme qui a passé devant d'autres. »
Il est vrai que cette « note » soulève une petite difficulté. La
première édition du Dictionnaire de Bayle est de 1697, et on
lit bien dans la neuvième édition des Caractères, qui est de 1696 :
« Il n'a manqué à Molière que d'éviter le jargon et le barbarisme,
et d'écrire purement, » mais dans les cinq éditions précédentes,
1689-1696, La Bruyère c'était contenté de mettre : « Il n'a man-
qué à Molière que d'éviter le jargon et d'écrire purement. «Bayle,
qui était à l'affût de toutes les nouveautés, a-t-il remarqué l'addi-
tion, et a-t-il voulu dans sa note en préciser le sens? et La Bruyère
avait-il voulu, lui, se conformer à l'autorité de l'Académie, dont
il était, et qui venait tout justement, en 1694, de définir ainsi
le barbarisme : « Faute qu'on fait contre la pureté de la langue,
en se servant de mauvais mots ou de mauvaises phrases? » Mais
je croirais plutôt qu'y ayant deux espèces de fautes contre « la
pureté de la langue, » Tune qui consiste à n'en pas observer scru-
puleusement toutes les règles ; et l'autre à en altérer ou à en ob-
scurcir la clarté de diverses manières, — par de nouvelles expres-
sions, qu'on essaie de mettre en usage au hasard de ce qu'il en
adviendra, — c'est la première qu'en l'appelant barbarisme, La
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 831
Bruyère a cherché à distinguer expressément de la seconde, qu'il
a nommée du nom de jargon :
Mon Dieu! je n'avons pas étiigué comme vous
Et je parlons tout droit comme on parle clieux nous...
{Fem. sav. II, 6.)
dit Martine dans les Femmes savantes; et je sais bien que Bé-
lise s'écrie : « Quel solécisme horrible ! » mais, pour La Bruyère
« solécisme » ou « barbarisme, » comme pour Bayle, c'est tout
un; et le « jargon » qu'il a voulu que l'on ne confondît ni avec
l'un ni avec l'autre est autre chose encore.
On persiste néanmoins à l'entendre du langage que Molière
a mis dans la bouche de Martine elle-même, de quelques-uns de
ses valets ou de ses grotesques, de ses paysans, le Lucas de
George Dandin, la Mathurine de Don Juan; et on l'a aussi en-
tendu des patois, du haut allemand ou du languedocien que ba-
ragouinent Scapin dans les Fourberies, ou Nérine dans Ponrceau-
gnac. C'est justement ce que La Bruyère s'était efforcé d'éviter.
Le « jargon » qu'il se plaint que Molière ait trop souvent employé,
c'est le jargon précieux; c'est le langage conventionnel de la
galanterie de son temps ; c'est une espèce d'affectation et de mau-
vais goût dont Molière n'a jamais pu se défaire entièrement.
Belisez, par exemple, les premières scènes de V Avare, où sans
doute on ne prétendra pas que Molière ait voulu tourner en ridi-
cule Elise ni Valère : « Vous repentez-vous de cet engagement,
dit Valère, où mes feux ont pu vous contraindre, » et il ajoute :
« Ne m'assassinez point par les sensibles coups d'un soupçon outra-
geux. » Et du même ton. Elise lui répond : « Oui, Valère, je tiens
votre cœur incapable de m'abuser ; je crois que vous m'aimez
d'un véritable amour... e/yé" retranche mon chagrin aux appréhen-
sions du blâme guon pourra me donner. » Y a-t-il rien de moins
naturel? Voyez encore ces vers à' Amphitryon, que cependant on
est convenu de trouver mieux écrit que les autres pièces en vers :
Votre amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu'à lui seul votre cœur s'abandonne;
Il veut de pure source obtenir vos ardeurs.
Et ne veut rien tenir des ncpuds de l'hyménce,
Rien d'un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,
Et par qui, tous les jours, des plus chères faveurs
La douceur est empoisonnée.
{Amphitryon, 1, 3.)
832
REVUE DES DEUX MONDES.
Il n'y a presque rien de plus fade dans les opéras de Quinault,
qu'au surplus la critique du xviii^ siècle a mis presque au même
rang que les tragédies de Racine ou les comédies de Molière (1).
Et vainement dira-t-on que Jupiter ici s'amuse d'Alcmène et de
lui-même! On ne fera pas que là, comme ici, et ailleurs, Molière
ne soit plein de ces gentillesses. J'ai même pensé parfois sur ce
propos que, s'il s'était moqué si cruellement de la préciosité, c'est
qu'il en tenait; et il le savait. Nous nous acharnons souvent dans
la satire aux défauts qui sont précisément les nôtres, ou qui le
seraient, si nous n'y prenions garde ; et que servirait-il d'être Mo-
lière si l'on ne poursuivait ses propres vices... dans la personne
des autres ?
Il reste enfin le « galimatias, » et cette « multitude de mé-
taphores, » qui feraient, au dire de Fénelon, un si choquant
contraste avec « l'élégante simplicité » de Térence. Et nous conve-
nons qu'on n'a jamais, dans aucune langue, écrit plus élégam-
ment que Térence, ni plus simplement, tandis qu'aucun grand
écrivain n'est plus abondant que Molière en métaphores inutiles,
et n'y met moins d'élégance ou de choix. Voici quelques vers
franchement détestables :
Ne vous y fiez pas, il aura des ressorts
Pour donner contre vous raison à ses efforts,
Et, sur moins que cela, le poids d'une cabale,
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
{Tartuffe, V, 3.)
Mais cette prose est-elle beaucoup meilleure : « Les applaudis-
semens me touchent, et je tiens que dans tous les beaux arts c'est
un supplice assez fâcheux que de se produire à des sots, que d'es-
suyé?' sur des compositions les barbaries d'un stupide... 11 y a plai-
sir, ne m'en parlez point, à travailler pour des personnes qui
(1) 11 n'est pas d'ailleurs douteux que Quinault ait manié ce style de la galan-
terie d'alors avec une habileté rare :
Vous juriez autrefois que cette onde rebelle
Se ferait vers sa source une route nouvelle
Plutôt qu'on ne verrait votre cœur dégagé :
Voyez couler ces flots dans cette vaste plaine,
C'est le même penchant qui toujours les entraîne
Leur cours ne change point et vous avez changé.
11 n'y a guère de style plus « coulant » que celui de Quinault, dans les bons
endroits ; et, par une affinité qui mérite c[u'on la signale, peu de poètes ont tiré
plus volontiers leurs comparaisons de ce qu'il y a dans la nature de mouvant et
de fluide.
Mais cela ne veut pas dire qu'il écrive « mieux » que Molière.
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 833
soient capables de sentir les délicatesses d'un art... et qui sachent,
par de chatouillantes approbations^ vous régaler de votre travail. »
[Bowgeois gentilhomme.) Et ce ne sont pas là, — on le sait, ou du
moins on peut s'en convaincre aisément, — ce ne sont pas de ces
passages artificieusement choisis, dont on aurait peine à retrouver
les semblables; c'est une manière d'écrire habituelle à Molière :
Non, non, il n'est point d'àme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée,
Et la plus glorieuse a des régals peu chers
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers.
{Misanthrope, I, i.)
Le premier de ces deux o?î, c'est nous, et le second c'est les
autres : nous avons vu que cette faute était ordinaire à Molière.
« Avoir des régals peu chers » n'est pas d'une meilleure langue
que le fameux « Et nous berce un temps notre ennui » du sonnet
d'Oronte; et la métaphore est assurément moins jolie. S'il n'est
pas douteux que « la plus glorieuse » se rapporte, selon le sens,
à « estime, » c'est à « âme » que la grammaire le rejoindrait natu-
rellement. Une (■<■ âme un peu bien située » n'a jamais été
synonyme d' « un cœur bien placé. » Tous les défauts du style de
Molière sont réunis dans ces quatre vers. Considérons encore
ces quelques lignes de l'Avare : « Je n'aurais rien à craindre, dit
Elise à Valère, si tout le monde vous voyait des yeux dont je
vous vois, et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux
choses que je fais pour vous. Mon cœur, pour sa défense^ a tout
votre mérite, appuyé du secours d'une reconnaissance où le Ciel
m'engage envers vous. » « Avoir raison aux choses que l'on fait »
est une locution barbare, que des locutions analogues, si Ion
s'évertuait, comme M. Livet dans son Lexique, à en chercher, et
qu'on en trouvât, n'excuseraient point. « Mon cœur, pour sa dé-
fense, » est amphibologique, si ce n'est nullement du « mérite »
de Valère ou de son propre penchant, à elle, qu'Élise ici songe à
« se défendre, » mais du jugement que le monde fera du choix de
son « cœur. » Le « secours d'une reconnaissance où le Ciel engage
Elise envers Valère ; » ce « secours » appuyant ce « mérite ; » et
ce « mérite » suffisant à « la défense de ce cœur, » sont du pur
galimatias. Combien d'autres exemples ne pourrait-on pas ap-
porter ! Des (( naturels rétifs » qui se « raidissent contre le droit
chemin de la raison ; » les « malheureux restes d'une succession
TOME CL. — 1898. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
déchirée, » un <( monstre plein d'effroi » que l'on s'est formé
De l'affront que nous fait un manquement de foi;
une « pleine droiture » « où l'on se renferme ; » de « molles com-
plaisances " qui
Donnent de l'encens à nos extravagances...
il semble qu'il y ait là de quoi justifier toutes les critiques. Boi-
leau lui-même, — bon écrivain d'ailleurs, mais qui n'est pas d'or-
dinaire ce qu'on appelle heureux en métaphores, — n'en a pas de
plus surprenantes.
Je voudrais de bon cœur qu'on pût, entre vous deux,
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.
{Tartuffe, V, 3.)
« Raccommoder les nœuds d'une ombre de paix, » quel éclat
de rire si c'était quelqu'un de nos journalistes qui s'avisât de ré-
concilier en ces termes deux adversaires politiques ! Et il est pos-
sible que tout cela soit comme entraîné dans la rapidité du dis-
cours, ou sauvé par la vérité de l'imitation des caractères et par
la force des situations, mais il est certain que cela est ; que cette
prose, que ces vers sont bien de Molière; et qu'on ne les trouve
pas seulement dans les pièces de sa jeunesse, le Dépit amoureux
ou r École des maris, et dans ses farces. Monsieur de Poiirceaii-
gnac ou Scapin, mais dans ses chefs-d'œuvre, dans l'École des
femmes et dans Tartuffe, dans le Misanthrope et dans F Avare, dans
Don Juan et dans les Femmes savantes.
« C'est, dit-on, qu'il improvise; )> et, en effet, il travaille vite,
beaucoup plus vite que Boileau, plus vite que Racine ; — à peine
plus vite cependant que Corneille. Sept ou huit ans ont suffi à |'
Corneille, de 1640 à 1647, pour composer presque tous ses chefs-
d'œuvre : Horace , Cinna , Polyeucte , le Menteur , la Mort de
Pompée, la Suite du Menteur, Théodore, Rodogune et Héraclius.
Aussi bien Molière l'a-t-il dit lui-même :
... le temps ne fait l'ien à l'affaire;
et il n'a pas eu moins de cinq ans, de 1664 à 1669, pour corriger,
revoir et achever son Tartuffe, s'il l'eût voulu, et qu'il l'eût pu.
En revanche, l'une de ses pièces qui passe pour être des « mieux
écrites » est son Amphitryon, et c'est une de celles qu'il a com-
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 835
posées le plus rapidement. Qu'est-ce à dire, sinon que l'explica-
tion, que la raison des incorrections ou des négligences qu'on lui
reproche, de son galimatias ou de ses barbarismes, est ailleurs?
Mettons à part son jargon, qu'il eût aisément évité, s'il n'avait cru
devoir quelquefois se guinder pour plaire aux beaux esprits et à
la Cour. Les défauts du style de Molière ne sont pas seulement le
revers ou la rançon de ses qualités ; ils en sont la condition même.
Il eût écrit moins bien, s'il avait mieux écrit. Et ceux qui l'ont
jugé si sévèrement se sont jugés eux-mêmes, pour l'avoir prétendu
juger à leur mesure, au lieu de la sienne, ou plutôt encore pour
avoir méconnu le vrai caractère de son style, l'objet de sa « rhé-
torique, » et les exigences premières de la représentation ou de la
peinture de la vie.
II
L'une des premières leçons que donnent encore nos rhéto-
riques, c'est qu'il ne faudrait pas écrire comme l'on parle, et assu-
rément elles ont raison, — si l'on parle mal. Mais, si l'on parle
bien, quel motif aurait-on d'écrire autrement qu'on ne parle? On
ne pensait pas, du temps de Molière, qu'il pût y en avoir; et, tout
au contraire, non seulement avec les précieuses, avec Voiture et
avec Balzac, mais avec Vaugelas en personne, on estimait géné-
ralement que « la parole qui se prononce est la première en ordre
et en dignité, puisque celle qui est écrite n'est que son image,
comme l'autre est l'image de la pensée. » A la vérité, cette opi-
nion, que j'emprunte à la célèbre Préface des Remarques sur la
Langue française, était relativement nouvelle aux environs de
1640, — les Remarques sont de 1647, — et il semble bien que les
écrivains du siècle précédent, Rabelais, Ronsard surtout, Mon-
taigne, se fussent plus souciés de la « figure » que du son ou de
la « musique » des mots. Ils étaient de la famille des visuels : ce
sont ceux qui voient leur phrase écrite plutôt qu'ils ne l'enten-
dent parlée. Mais, sous l'influence de diverses causes, — telles que
le développement de l'esprit de cour ou de conversation; la nature
des modèles qu'on imite, et qui de Grecs sont devenus unique-
ment Latins ; telles encore que la fortune des « genres communs, »
éloquence de la chaire et théâtre, — voici, qu'entre 1610 et 1640,
presque tous nos écrivains deviennent ce que l'on appelle aujour-
d'hui des auditifs, et leur style un style oratoire.
836 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est ce qu'il faut bien savoir, si nous leur voulons être équi-
tables, c'est-à-dire les juger sur ce qu'ils ont eux-mêmes voulu
faire, et d'après leurs propres principes. Ils n'écrivent point pour
être lus, mais pour être entendus. Ils ne racontent point, ni même
n'exposent ou ne raisonnent : ils discourent. Ils ne se soucient
pas d'être pittoresques ou colorés, mais éloquens. L'arrangement
de leur phrase n'est point calculé ni destiné pour les yeux, mais
pour l'oreille. Lisez Cassaigne, à ce propos, dans la Préface qu'il a
mise aux Œuvres de Monsieur de Balzac, ou encore Godeau, dans
son Discours sur les Œuvres de Monsieur de Malherbe. L'un et
l'autre ils ne louent de rien tant leur auteur que d'avoir en
français découvert et fixé « les nombres, » Balzac de l'éloquence,
et Malherbe de la poésie. Sans le nombre, c'est-à-dire sans l'har-
monie, écrit Godeau, « il n'y a point de pensées qui ne dégoûtent
incontinent; » et le grand mérite de Balzac, aux yeux de Cas-
saigne, c'est « d'avoir montré que l'éloquence doit avoir ses ac-
cords, aussi bien que la musique. » Mais ce n'est pas assez de
dire que la langue du xvii*' siècle, en général, est « oratoire; »
cela est évident des Sei^mons de Bossuet ou des Provinciales de
Pascal. Ce n'est pas non plus assez de dire que les « comédies de
Molière sont faites avant tout pour être jouées; » et il en faut dire
autant des tragédies de Racine ou de Corneille. Il faut encore
aller plus loin, et il faut poser comme fait que le caractère le plus
général du style classique, de 1636 à 1690, a été d'être un style
parlé.
Je ne dis pas « périodique, «après ou d'après Taine, et je ne
dis pas non plus « organique, » avec Schercr. J'ai appris à me
défier de ce mot « d'organique », sous lequel personne encore n'a
su dire clairement ce qu'il entendait, sïl n'y mettait qu'une méta-
phore, ou s'il attribuait à la « phrase » je ne sais quelle vie natu-
relle et indépendante. D'un autre côté, le mot de « périodique »
suppose un arrangement de parties, des artifices et des apprêts, un
balancement, une pondération, un équilibre, qu'on pourra bien
trouver dans Voiture ou dans Balzac, — et plus tard dans Fléchier
ou dans Massillon, qui sont, eux, vraiment des rhéteurs, — mais
non pas du tout dans Bossuet ni dans Pascal, et encore bien moins
dans La Fontaine ou dans Molière. Le vrai style parlé se définit
plus simplement, plus naïvement. Il essaie d'imiter ou de repro-
duire le jaillissement même de la parole, lorsqu'on fait parler les
autres, comme font Racine ou Molière; et, quand on parle soi-
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 837
même, pour son compte et en son nom, comme Bossuet et
comme Pascal, la génération de la pensée. La pensée se présente
à nous totale et indivise, confuse et indéterminée, embarrassée,
si je puis ainsi dire, de contrepensées qui la complètent ou qui
la restreignent. Si, pour l'exprimer, nous commençons par la dé-
composer, et qu'ensuite nous la recomposions au moyen du
langage, nous en avons fait l'analyse, et c'est le style écrit. Mais,
au lieu de la décomposer, si l'on se propose d'en reproduire les
accidens eux-mêmes, et ainsi de conserver à la parole qui la
rend je ne sais quel air d'improvisation, c'est le style parlé. Tel
est le style de Pascal : « Le nez de Gléopâtre, s'il eût été plus
court, toute la face de la terre aurait changé... » Tel est le style
de Bossuet : « Nous lisons dans l'histoire sainte, c'est au premier
livre d'Esdras, que, lorsque ce grand prophète eut rebâti le temple
de Jérusalem, que l'armée assyrienne avait détruit, le peuple,
mêlant ensemble le triste ressouvenir de sa ruine et la joie d'un
si heureux rétablissement, une partie poussait en l'air des accens
lugubres, l'autre faisait retentir des chants d'allégresse... » C'est le
mouvement même de la pensée, et il semble qu'on la voie naître
sur les lèvres de l'orateur. Tel est aussi le style de Molière; et, de
cette conception du style, résultent aussitôt quelques particula-
rités à faire dresser les cheveux sur les têtes des maîtres d'école,
mais qui ne sont point du tout pour cela des incorrections.
C'est ainsi que Molière est plein de tournures elliptiques,
imitées de la liberté de la conversation, et du genre de celles que
Bayle, on l'a vu, n'a pas craint d'appeler des « barbarismes. »
Reprenons un des exemples que nous en avons donnés : « Ma
comédie, écrit Molière, sans l'avoir vue, est diabolique. » En
quoi consiste ici l'incorrection? Il serait vraiment difficile de le
dire ! Et cependant, après Bayle, Sainte-Beuve l'a notée quelque
part comme telle, dans un coin de son Porl-Royal. Autant vaut
reprocher à Racine d'avoir commis un solécisme dans le vers
fameux ai Andromaque :
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait, fidèle?
Si l'on ne l'oserait plus aujourd'hui, nous ne reprocherons donc
pas davantage à Molière d'avoir mis cette phrase dans la bouche
de don Juan, parlant aux frères de son Elvire : « Oui, je [suis don
Juan lui-même, ^if avantage du nombre [que vous avez sur moi]
ne m obligera pas à vouloir déguiser mon nom. » Toute autre
838 REVUE DES DEUX MONDES,
tournure, moins elliptique, serait moins rapide, et surtout moins
« parlée : » don Juan raisonnerait, il ne « causerait » plus. Oui,
dit Horace à Arnolphe,
Oui, mon père m'en parle, et qu'il est revenu,
Comme s'il devait m'être entièrement connu.
{École des femmes, l, 6.)
Que gagnerions-nous à ce que Molière eût écrit : « Oui, mon
père ?n en parle et [à, ce qu'il m'en dit par ailleurs, il ajoute] qu'il
est revenu; » et qui ne voit ce que la vivacité du dialogue y per-
drait? Voici encore deux vers des Femmes savantes :
Faites, faites paraître une âme moins commune
A braver, comme moi, les traits de la fortune.
{Femmes savantes, V, 4.)
Rien n'était plus aisé que d'écrire :
En bravant, comme moi...
ou encore :
Et bravez, comme moi, les traits de la fortune.
Pourquoi Molière ne l'a-t-il pas fait? Et si l'on répond encore,
puisque enfin on n'a guère fait jusqu'ici d'autre réponse : « C'est
qu'il improvisait; » je réponds à mon tour : « Oui, et en impro-
visant, il écoutait son personnage; il entendait parler Philaminte;
il écrivait sous la dictée du modèle qu'il avait devant lui. » Les
exemples abonderaient de ces « incorrections » qui en sont, si
l'on le veut, pour les yeux, mais non pas pour l'oreille. Les
dialogues sont faits pour être parlés, comme les sermons pour
être « prononcés; » je dirais volontiers comme les lettres, celles
de M""^ de Se vigne, par exemple, étaient faites pour être « lues
à haute voix, » en famille ou dans le cercle de ses amis. Ils y
reconnaissaient la vivacité prime-sautière de sa conversation, et
un excès de régularité les eût au contraire choqués. Pareillement
Molière, et pareillement tous leurs contemporains, ou presque
tous, La Fontaine entre autres, jusque dans ses Fables, et Racine,
et Boileau lui-même.
On l'oublie encore quand on reproche à Molière, comme
l'a fait Scherer, de « cheviller abominablement, » et que d'ail-
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 839
leurs on en donne pour exemple ces deux vers du Misanthrope :
Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense !
{Misanthrope, I, 1.)
Il n'est peut-être pas « de la bienséance, » observait à ce pro-
pos un critique malicieux, que je reproche, moi jeune homme,
à un homme d'âge comme M. Scherer, l'excès ou l'erreur de sa
sévérité, mais cela est pourtant « à propos; » et cela suffit à prouver
qu'il n'y a donc pas de pléonasme ou de cheville dans les deuxvers
qu'on incrimine. Mais quand on en citerait d'autres, et de mieux
choisis :
Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet quon suppose.
Que la science soit pour gâter quelque chose ;
[Femmes savantes, IV, 3.)
on pourrait encore discuter, dire que la cheville n'en est pas une,
qu'elle ajoute quelque chose au sens; et surtout on pourrait dire,
il faudrait même dire que des vers conçus et faits eux-mêmes
pour être « dits » sur le théâtre, ne sauraient aller à leur but sans
donner un peu de relâche à l'attention du spectateur et à la con-
tinuité du débit de l'acteur.
Je veux donc qu'il y ait de la « bourre » dans les vers de Mo-
lière, mais on remarquera qu'il y en a aussi dans sa prose, et s'il
n'y en avait pas, nous aurions presque le droit de nous en plaindre.
Il faut des temps d'arrêt dans la conversation; la parole ne suit
pas immédiatement la pensée ; un style non seulement concis et
ramassé, mais trop dense, fatiguerait promptement l'interlo-
cuteur.
Perse en ses vers obscurs, mais serrés etpressans,
Affecta d'enfermer moins de mots que de sens;
aussi est-il Perse, et ses vers ne manquent-ils de rien tant que de
naturel. Il n'est pas conforme à la réalité, même en prose, que
tous les mots aient le même intérêt ou, pour ainsi parler, la même
prétention. « Qiioi quon die » a du bon, le quoi quon die de
Trissotin, et Molière s'en moque, mais il y a plaisir à le voir en
user.
Et enfin tout le mal, quoique le monde glose,
M'est que dans la façon de recevoir la chose.
{École des femmes, IV, 8.)
840 REVUE DES DEUX MONDES.
OU encore :
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille?
{Tartuffe, II, 3.)
et encore :
Et je ne vois rien là, si j'en puis raisonner.
Qui blesse la pensée, et fasse frissonner ;
{Femmes savantes, I, 1.)
Toutes ces « chevilles, » manifestement, soulagent l'attention
de l'auditeur. Elles nous donnent le temps de respirer. Je ne sais
si l'on ne pourrait ajouter qu'elles règlent la diction de l'acteur.
A tout le moins l'avertissent-elles de la monotonie de notre
alexandrin. Elles l'obligent à changer de ton. Elles le ramènent
au naturel. Elles rapprochent encore le discours de l'allure de la
conversation. Il n'a pas l'air étudié, calculé, compassé. Grâce à ces
chevilles, le personnage n'apporte point sa phrase toute faite; il
ne la récite point comme venant de son auteur, mais de son
fond, à lui, qui parle; il la cherche en notre présence, devant
nous, et la trouve à peine avant nous, presque en même temps
que nous. Et puisque rien n'est plus « précieux » que de vouloir
faire un sort à chaque mot, on conçoit que rien n'ait répugné
davantage au grand ennemi de la préciosité.
Ce qui est encore moins naturel, aux yeux de Molière et de
la plupart des honnêtes gens de son temps, c'est de suivre ses
métaphores. Ils ne vont pas tout à fait aussi loin que ce prince
de Gonti, qui prétendait qu'encore vaut-il mieux dire : (( Je suis
crotté... comme une horloge,» que de rester court sur une com-
paraison. C'était se donner un peu trop de liberté. Ge qui est tou-
tefois certain, c'est que ces métaphores incohérentes, — qui amu-
sent tant nos journalistes, sous la plume de leurs confrères, —
ne sont point au xvu*' siècle pour arrêter les meilleurs écrivains.
En voulez- vous, de qui? de Corneille, dans son Menteur?
Ce malheureux jaloux s'est blessé le cerveau
Dhin festin qu'hier soir on m'a donné sur l'eau.
En voulez-vous de M"^ de Sévigné? Elle déplore la mort de
l'archevêque d'Arles, et elle écrit : « Il n'y a point d'esprits ni
de cœurs su?' ce moule; ce sont des soi'tes de métaux qui ont été
altérés par la corruption du temps : enfin il n'y en a plus de cette
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 841
vieille roche. » Que si d'ailleurs on préférait un exemple de
Boasuet, il y en a, comme celui-ci, que j'emprunte au VT Avertis-
sement aux protestans : « Pour voir jusqu'où peut aller le travers
cVune tête qui ne sait pas modérer son feu, il faut considérer sur
quoi le pasteur se fonde; » et nous lisons encore, où cela, dans les
Sermons, ou dans les traités que Bossuet n'a pas revus? Non 1 mais
dans V Oraison funèbre d'Henriette de France : « C'est en cette
sorte que les esprits wie fois émus, tombant de ruines en ruines,
se sont divisés en tant de sectes. »
Les annotateurs, commentateurs et critiques, un peu embar-
rassés, se donnent ici beaucoup de peine; ils s'évertuent pour
chercher à Bossuet ou à Corneille des justifications lointaines et
subtiles. Mais il n'y en a qu'une qui serve, et ils se tireraient bien
plus commodément d'embarras s'ils se souvenaient que, de faire des
métaphores qui se suivent, c'est justement un des caractères les
moins douteux de la préciosité du style. Et que font, je vous prie,
Cathos ou Madelon, quand elles disent à Mascarille : « De grâce,
contentez un peu l'envie que ce fauteuil a de vous embrasser? »
Elles suivent leur métaphore, puisqu'on dit très bien « les bras
d'un fauteuil. » Pareillement, Trissotin, dans le couplet célèbre :
Pour cette grande faim qu'à mes yeux on expose,
Un plat seul de huit vers me semble peu de chose,
Et je pense qu'ici je ne ferai pas mal
De joindre à l'épigramme ou bien au madrigal
Le ragoût d'un sonnet, qui, chez une princesse
A passé pour avoir quelque délicatesse,
Il est de sel attique assaisonné partout
Et vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût.
On ne peut mieux suivre encore sa métaphore, ni d'ailleurs
être plus ridicule. Lisez là-dessus M""^ de Lambert, Fontenelle,
Marivaux, Montesquieu lui-même, jusque dans son Esprit des
Lois. Il n'y a pas de caractère plus significatif de la préciosité ;
et, en tant que la préciosité n'est qu'un vice du langage, rien n'en
explique mieux la nature, en même temps que les raisons pro-
fondes que Molière a eues de la combattre.
On pourrait dire en un certain sens que nous ne parlons que
par métaphore ; et, assurément, de tous les moyens qu'on connaisse
d'enrichir une langue, s'il y en a de plus apparens, de plus maté-
riels en quelque sorte, il n'en est pas de plus légitime, ou de plus
conforme à l'évolution naturelle du langage que la métaphore.
842 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais le malheur est aussi qu'il n'y en ait pas de plus ingénieux.
On cherche entre les objets des rapports nouveaux, des rapports
subtils, des rapports cachés; on en découvre; cela conduit à en
chercher d'autres ; et, insensiblement, une manière de parler
s'introduit, qui, de singulière, ne tarde pas à devenir bizarre, et,
de bizarre, incompréhensible. Qu'on appelle donc un miroir « le
conseiller des Grâces, » il ny a rien là qui nous étonne et nous
n'y voyons qu'une façon de dire un peu apprêtée. Mais au lieu
de dire : « Approchez-nous ce fauteuil, » si l'on dit : « Voiturez-
nous ici les commodités de la conversation, » voilà qui est d'un
goût douteux, et nous comprenons que Molière n'ait pas pu sup-
porter ce jargon.
C'est qu'en premier lieu, selon son expression.
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité.
On ne parle pas naturellement comme cela. Il faut s'y être étudié.
D'un divertissement la conversation deviendrait une fatigue, ou
plutôt un supplice, si l'on était obligé de la soutenir sur ce ton.
Le style « précieux » est d'autant plus éloigné du style « naturel»
qu'il est plus différent du vrai style « parlé. » On dit : « Nicole,
apporte-moi mes pantoufles et mon bonnet de nuit; » et on peut
avoir des raisons de ne pas le dire, mais on n'en a jamais de le
dire autrement. « Vous voulez dire, Acis, qu'il fait froid ; dites : il
fait froid; » et ainsi diront, — pas toujours, mais généralement, —
La Bruyère après Molière, et Voltaire après La Bruyère. Tout le
reste ne sera que « jeux de mots, qu'affectation pure. » C'est pour-
quoi nous ne nous embarrasserons pas de suivre nos méta-
phores ; nous ne verrons pas dans la régularité de nos compa-
raisons la grande règle du style; et si, par hasard, nous en étions
tentés, il nous suffira de songer à la nature de la comparaison et
de la métaphore.
C'est probablement ce qu'aura fait Molière, et, en y songeant,
il se sera sans doute aperçu que toute métaphore et toute com-
paraison n'étaient vraies que jusqu'à un certain point. Deux ob-
jets peuvent avoir un, deux, trois caractères de communs, mais
quelque ressemblance que l'on découvre entre eux, ils ne sont pas
identiques, puisqu'ils continuent d'être deux. C'est ce que n'ont
pas vu les précieuses, et c'est ce que Molière a parfaitement su.
Toute comparaison n'est bonne qu'autant qu'on ne la pousse point ;
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 843
et rien ne la rend plus mauvaise, n'en fait mieux ressortir Tarti-
fice ou la fausseté, que de vouloir la suivre trop loin. Elle ne sert
plus alors d'éclaircissement ou d'illustration à la pensée, mais
elle l'obscurcit. Et ce n'est plus seulement le style qui en est gâté,
mais la nature elle-même des choses qui s'en trouve faussée. C'est
encore ce que Molière, étant Molière, n'a pas pu ne pas voir.
« Comparaison n'est pas raison, » dit un commun proverbe, et
précisément c'est cela qu'il veut dire. Une comparaison ou une
métaphore ne nous rendent compte de rien. Elles ornent le dis-
cours, mais elles n'en sauraient faire le fond. Nous les indiquerons
donc, et nous ne les développerons pas. Mais surtout nous ne
les suivrons point ! Si l'imitation de la nature est l'objet ou l'un
des objets de l'art, nous comprendrons que l'application que nous
mettrons à suivre nos métaphores, nous détournerait de notre
but. Et nous comprendrons enfin que, dans la mesure oii les
langues s'enrichissent par ce que l'on pourrait appeler la fructi-
fication naturelle des métaphores, c'est justement à une condi-
tion, qui est, qu'à un moment donné, elles cessent d'être des
métaphores.
C'est ce que Molière a encore très bien vu. Prenons ces deux
vers, souvent cités, du Misanthrope :
Le poids de sa grimace où bi'ille l'artifice
Renverse le bon droit et tourne la justice.
Je consens qu'ils soient assez mal écrits. Mais pourquoi sont-ils
mal écrits? Précisément parce que ces expressions métaphoriques
de « Poids, » de « Briller, » de « Renverser « sont encore méta-
phoriques; ou, si l'on le veut^ n'ont pas encore été, ne sont pas
même aujourd'hui suffisamment dépouillées de leur sens premier,
propre et concret. Le « poids » d'une grimace, aujourd'hui même,
n'est pas tout à fait synonyme de « l'efTet que produit une gri-
mace, » ni « renverser » le bon droit, de le « violer » ou d'en
« triompher. » Mais le principe est juste ; et, sous prétexte que
dans pecimia on retrouve toujours pecus, il serait pédantesque
de n'en vouloir user que dans les phrases où l'on pourrait faire
entrer... un bœuf. C'est une erreur où tombent souvent les étymo-
logistes, avec leur manière de voir sous tous les mots les mots
dont ils dérivent. 11 n'y aurait plus moyen d'écrire ni de parler
si nous continuions de parler grec ou latin en français. Les com-
paraisons n'enrichissent vraiment les langues qu'à la condition
844 REVUE DES DEUX MONDES.
de s'abréger d'abord en métaphores, qui sont des comparaisons
dont on n'exprime que l'un des deux termes ; et de figurées ou
de concrètes, ces métaphores, à leur tour, doivent devenir
abstraites; ou, si l'on le veut, et en rapprochant l'évolution de la
parole de celle de l'écriture, elles doivent, de « représentatives, »
devenir d'abord « hiéroglyphiques, » et d' « hiéroglyphiques »
finalement « idéographiques. »
Est-ce à dire, après cela, que le galimatias de Molière se jus-
tifie toujours par ces motifs ou s'excuse toujours par ces obser-
vations? Non, sans doute, et nous l'avons dit nous-même assez
clairement. Il n'y a pas non plus d'observation, et encore moins
de théorie grammaticale, ou philologique, qui puisse excuser
ou justifier ces quatre vers d'Hugo :
Quand notre âme, en rêvant, descend dans nos entrailles,
Comptant dans notre cœur qu'enfin la glace atteint,
Comme on compte les morts sur un champ de batailles,
Chaque douleur tombée et chaque songe éteint.
C'est ici la part de la faiblesse humaine ! et, dans aucune langue
peut-être on n'est plus exigeant qu'en français, sinon sur la
qualité, du moins sur la réalité de l'image. Mais que, pour toutes
les raisons que nous avons dites, Molière ait affecté d'éviter, et, en
l'évitant, de railler, par l'exemple qu'il donnait du contraire, un
vice de langage qui était à ses yeux le plus caractéristique de la
préciosité du discours, c'est ce que l'on peut, je crois, affirmer. Il
y a certainement de l'intention, dans sa manière de ne pas suivre
ses métaphores.
Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissans,
Et cru la mitonner pour moi durant treize ans...
{École des femmes, IV, 1.)
On ne nous fera pas croire que Molière, s'il l'eût voulu, n'eût
pas pu (( accorder » ces métaphores entre elles. Et on pourra
d'ailleurs prétendre qu'il eût donc mieux fait, en ce cas, de le
faire, mais on aura du moins rapporté son « galimatias » à son
principe. Quand il n'enferme pas sa pensée dans un de ces vers
devenus proverbes :
Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
{Tartuffe, I, 5.)
Molière tourne, pour ainsi dire, autour d'elle ; il en exprime, à
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 845
la façon de Montaigne, — par des comparaisons, non pas « sui-
vies » mais « successives, » — les différens aspects ou encore les
divers degrés d'approximation. Ainsi Pascal : « Trois degrés délé-
vation vers le pôle renversent la jurisprudence. Un méridien dé-
cide de la vérité... le droit a ,9^5 époques... l'entrée de Saturne au
Lion nous marque r origine d'un tel crime... Vérité au deçà des
Pyrénées, erreur au delà. » Et Bossuet à son tour : « Multipliez
vos jours, comme les cerfs... Durez autant que ces grands chênes...
entassez dans cet espace, honneurs, richesses, plaisirs, que vous
profitera cet amas... que vous servira d'avoir tant écrit dans ce
livre... puisque enfin une seule rature doit tout effacer. » Encore
Pascal n'est-il qu'un écrivain, et Bossuet un orateur; mais Mo-
lière, de plus, est auteur dramatique, et ces sautes inattendues de
métaphores, si je puis ainsi parler, qui lui servent, d'une ma-
nière générale, à nous donner l'impression du naturel même, lui
servent donc, de plus, par une conséquence nécessaire, à produire
des effets parfois très comiques; elles lui servent à caractériser
des personnages qui ne sauraient tous parler la même langue ; et
elles lui servent enfin à nous procurer ce sentiment de vie qui est
la grande marque de son style.
Alexandre Dumas fils, dans une de ses Préfaces, discutant
cette question de la langue de Molière, s'est demandé si quelques-
unes de ces incorrections ne seraient peut-être pas en littérature
la condition même de la vie ? Et, au fond, toute la controverse du
naturalisme et de l'idéalisme dans l'art ne roule que sur ce point.
L'idéal ne s'atteint qu'au prix de quelques sacrifices^ ou de quel-
ques partis pris, et ce qu'on sacrifie pour l'atteindre, il semble
bien que ce soit un peu de la vie, quand surtout cet idéal ne s'élève
pas au-dessus de la simple correction. On lit dans une lettre de
M"' de Sévigné : « M"^ de Brissac avait aujourd'hui la colique ;
elle était au lit, belle et coiffée à coiffer tout le monde : je vou-
drais que vous eussiez vu ce qu'elle faisait de ses douleurs, et
l'usage qu'elle faisait de ses yeux, et des cris, et des bras, et des
mains qui traînaient sur sa couverture, et les situations, et la
compassion qu'elle voulait qu'on en eût (21 mai 1676). » Qui ne
voit ici ce que la vérité, la vivacité, la vie de ce petit tableau per-
draient à la froideur d'une exacte correction?
Mais disons quelque chose de plus. 11 y a deux ou trois écri-
vains, dans l'histoire de notre littérature, qui ont eu ce don de
la vie et qui Font eu, comme l'on dit, éminemment. C'est Balzac,
846 REVUE DES DEUX MONDES.
en notre temps, Honoré de Balzac, le romancier de la Comédie
humaine, dont l'œuvre nous apparaît tous les jours plus vivante,
en dépit ou peut-être à cause de ses défauts, qui furent ceux de
toute une époque, et ainsi qui donnent à ses romans cette valeur
documentaire dont nous sommes aujourd'hui si curieux; — c'est
Saint-Simon, au siècle précédent, qui a réalisé, lui, ce miracle
d'animer, de faire vivre ce qu'il y a de moins intéressant au monde,
les intrigues de cour, et de communiquer à tout ce qu'il touche
l'espèce de fièvre dont il est constamment agité ; — et c'est Mo-
lière enfin au xvii^ siècle. On en convient, on le reconnaît :
Arnolphe et Tartuffe, Agnès et Gélimène, Alceste, Orgon, Chry-
sale, nous n'avons point à la scène de personnages plus vivans, de
même que nous n'avons point de récit ou de tableau, j'ose dire
plus « grouillant, » que celui de la mort du grand Dauphin, si
ce n'est telle ou telle description de Balzac. Mais, justement, chose
assez singulière! il n'y a point de grands écrivains dont on ait
critiqué plus continûment ni plus sévèrement le style et, il faut
le dire, avec plus de raison ou d'apparence de raison. Quel est
donc ce mystère, oa plutôt ce problème? J'avoue que je n'en
saurais donner l'explication. La grammaire, <■<. qui sait régenter
jusqu'aux rois, » serait-elle incompatible avec la vérité de l'obser-
vation de la vie? Yoilà qui ferait trop de plaisir aux mauvais
écrivains. Mais, quelle que soit la cause, tel est le fait : ni Balzac,
ni Saint-Simon, ai Molière ne sont toujours corrects, mais ils sont
toujours vivans. Il se pourrait qu'entre l'irrégularité de leur style
et l'intensité de vie que nous aimons dans leur œuvre, il y eût
quelque relation mystérieuse. Et je laisse à de plus heureux d'en
trouver la formule, mais de cette relation, quand il s'agit de
juger du style de Molière, il serait difficile de ne pas tenir
quelque compte.
Il le serait également d'oublier que tous ses personnages ne
sauraient parler la même langue, Alceste ou Gélimène s'exprimer
comme Martine ou George Dandin; et que, si cela est assez évi-
dent quand ce sont ses « valets » ou ses <( paysans » que l'on en-
tend, cela l'est moins, mais n'est pas moins vrai, quand ce sont
ses « femmes savantes, » ou ses u bourgeois, » ou ses « gentils-
hommes M. Lui reprocherons-nous d'avoir parlé quelque part
d'un « vin à sève veloutée, armé d'un vert qui nest point trop
commandant? » Evidemment, c'était le jargon des gourmets de
l'époque. Nous avons rappelé quelques phrases du maître de
fi
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 847
musique dans le Bourgeois gentilhomme : « Les applaudissemens
me touchent, et je tiens que dans tous les beaux-arts cest un sup-
plice assez fâcheux que de se produire à des sots et dessutjer sur
des compositions la barbarie d'un stupide... » Il est clair ici que
le maître de musique s'écoute et prend plaisir à s'écouter parler.
Son galimatias fait un trait de son caractère. Pareillement
Trissotin dans les Femmes savantes, et Bélise, et Philaminte, et
Armande. Caractérisés comme le sont les personnages de Molière,
c'est à eux, c'est à leur caractère, à leur condition, à leur situation
qu'il faut demander la raison d'une bizarrerie de langage qui est
quelquefois la leur. Il y a dans Arnolphe un mélange de sottise
naturelle et de contentement de soi-même, il y a de la finesse et
de la prétention, et il y a dans Tartuffe du calcul et de la mala-
dresse, il y a de l'hypocrisie et de la grossièreté. Si de toutes ces
nuances on retrouve, et on doit retrouver quelque chose dans la
manière dont ils parlent, imputerons-nous au « style de Molière »
ce qui est caractéristique des personnages ?« Et comment voulez-
vous qu'ils traînent votre carrosse, dit Maître Jacques dans l'Avare,
quils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes? » Supposé que ce
soit une incorrection, nous voyons aisément qu'elle est voulue :
Maître Jacques est « peuple » et parle donc comme le « peuple. »
Et c'est ainsi qu'il pourrait y avoir quelque ironie — par fidélité
de ressemblance — jusque dans le langage que Molière prête à
ses Valère et à ses Clitandre.
Encore une fois, c'est qu'il écoute parler ses personnages au
lieu de leur imposer, comme feront ses successeurs, sa manière, à
lui, de parler : sa gaité légère et cynique de viveur, comme
Regnard; sa froideur d'ironiste, comme Lesage; ou sa subtilité
de psychologue et ses recherches de précieux comme INIarivaux.
Il n'intervient pas en auteur dans leurs discours, et, pour me ser\àr
d'une expression qu'il aime, son iVlceste ou son Philinte ne sont
point les <( truchemens » de ses opinions, mais des leurs. C'est
une condition du genre. La fidélité de lïmitation est le premier
mérite, le mérite essentiel de la représentation de la vie; et, sans
doute, on peut se proposer de faire entrer autre chose dans une
comédie, mais à peine la gloriole d'avoir « bien écrit ». Le Dis-
trait, Turcaret, le Glorieux, le Méchant, sont des comédies assez
bien écrites, qui font honneur à leurs auteurs, mais qui peut-être
en font moins à la scène française, et dont la froideur pourrait
venir d'être précisément trop bien écrites.
848 REVUE DES DEUX MONDES.
En tout cas, on ne saurait nier qu'elles en soient moins co-
miques, — sinon moins « satiriques, » — et précisément encore,
Molière n'est pas un satirique, mais un comique. Si la différence
est difficile à définir, elle n'en est pas moins considérable, et Vol-
taire, par exemple, en est une preuve, qui a si bien manié la sa-
tire, mais dont les comédies, r Enfant prodigue ou Nanine, sowi
médiocres. Est-ce aussi parce qu'elles sont bien écrites ? On n'ose-
rait le dire, et cependant, expérience faite, on y relèverait moins
de prétendues incorrections, d'apparent embarras du discours, de
« lourdeur, » et moins de métaphores hasardées que dans celles
de Molière. C'est qu'il y a justement des « embarras » et au be-
soin des « incorrections, » il y a même un « galimatias » où se
peignent les caractères ; et j "entends ici non les caractères géné-
raux, l'hypocrite ou l'avare, mais Harpagon ou Tartuffe en per-
sonne, tels que leur vice, mais aussi tels que leur condition, leur
origine, leur manière de vivre et tout ce qui constitue leur indi-
vidualité les a faits. Eux aussi, c'est de tout cela qu'ils sont co-
miques, de la naïveté même avec laquelle ils le laissent voir, de
la façon dont ils se trahissent eux-mêmes dans leurs discours.
N'est-ce pas peut-être ce qui a échappé à quelques critiques du
style de Molière? et, jusque dans sa manière d'écrire, si la vie qui
est, comme on l'a dit, « une comédie pour ceux qui pensent » est
au contraire « une tragédie pour ceux qui sentent, » ne serait-ce
pas, à vrai dire, le comique et la comédie même qui leur déplai-
rait? La distinction des « genres » n'est pas arbitraire dans l'his-
toire de la littérature ou de l'art, et elle se fonde sur d'autres
caractères, qu'on pourrait énumérer, mais sur aucun plus pro-
fondément ni, pour ainsi parler, plus éternellement que sur la
diversité des familles d'esprit.
III
Que penserons-nous donc de la langue et du style de Molière?
de sa langue d'abord, et de son style ensuite; car ce sont deux
choses, qu'on a tort de confondre, ou du moins d'envelopper dans
le même jugement. Sa langue est celle de son temps, — un peu
archaïque peut-être, — mais la langue bourgeoise, non pas la lan-
gue aristocratique ni la langue philosophique ou théologique ; la
langue de Paris, celle des Balles et du Palais, non de Port-Royal
ou de la Cour; la langue de Boileau, non celle de Voiture, ni
LA LAKGUE DE MOLIÈRE. 849
même de Malherbe ou de Corneille, et encore moins la langue
de Pascal ou de Bossuet, qui sont de « robe » ou même d'Église.
Molière, né bourgeois, est avant tout de sa condition, et il l'est de-
meuré jusqu'au bout. Aussi les caractères de cette langue sont-ils
les caractères du genre d'esprit et de la façon de vivre, de sentir
ou de penser qu'elle traduit. Les mots en sont pleins, énergiques,
un peu lourds; l'allure en est habituellement ironique ou mo-
queuse; la métaphore y rapetisse, elle y rabaisse, elle y ridiculise
volontiers ce qu'elle exprime. On a le droit, aussi, de la trouver
vulgaire, et en effet, du fond de ces existences médiocres, où ne
s'agitent généralement que des préoccupations assez bourgeoises,
comment ramènerait-elle rien de très noble ou de très généreux?
Mais, en revanche, elle a les qualités de ses défauts, la santé, la
franchise, le naturel, et, — dans les choses qui sont de son do-
maine, — le poids, l'autorité, la force.
Et ce que le soldat, dans son devoir instruit.
Montre d'obéissance au chef qui le conduit,
Le valet à son maître, un enfant à son père,
A son supérieur le moindre petit frère,
N'approche point encor de la docilité.
Et de l'obéissance, et de l'humilité.
Et du profond respect où la femme doit être.
Pour son mari, son chef, son seigneur et son maître.
[École des femmes, III, 2.)
Voilà vraiment du Molière, du bon Molière, du meilleur Mo-
lière, du vrai fils de Jean Poquelin. Prenons encore le « cou-
plet » de la Flèche, dans Y Avare : « Le seigneur Harpagon est,
de tous les humains, l'humain le moins humain, le mortel de
tous les mortels le plus dur et le plus serré;... » ou relisons
George Dandin. On ne saurait parler plus « bourgeois », et tout
ce qui manque ou tout ce qu'on voudrait à Molière quand il écrit
son Garde de Navarre, il l'a dans ces peintures de la réalité
moyenne. Ainsi Boileau n'a rien écrit de mieux que certains vers
de son Lutrin, où les sentimens qu'il prête à ses personnages,
n'ayant rien que d'assez vulgaire, trouvent leur expression accom-
plie dans sa langue de tous les jours, au vocabulaire, au timbre,
à l'accent de laquelle il est fait dès l'enfance.
Etant un peu vulgaire, il n'est pas étonnant que cette langue
soit un peu « prosaïque; » et, sans doute, c'est pourquoi Fénelon,
qui était un bel esprit, préférait la prose de Molière à ses vers. Il
TOME CL. — 1898. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
la trouvait plus naturelle. C'était avoir le nez bien fin, eût-on pu
lui répondre. Mais ce qui est certain, c'est qu'on aimerait mieux
que des vers prosaïques ne fussent point des vers; et notons-le,
en passant, c'est pour cette raison qu'à mesure que la comédie
se rapprochait d'une imitation plus fidèle de la vie commune, on
l'a écrite plus rarement en vers. On en pourrait donner d'autres
raisons, mais celle-ci est la principale. Si dans ce vers de ÏÉcole
des femmes :
Vos chemises de nuit et vos coiffes sont faites,
ou dans ces deux vers de Tartuffe :
Et fort dévotement il mangea deux perdrix
Avec une moitié de gigot en hachis,
l'intention comique n'était pas marquée fortement, et le trait de
caractère accusé, tout le monde voit bien que ce seraient à peine
des vers. On ne peut pas tout dire en vers; le vers ne se plie pas
à l'expression de certains détails; ce qu'il y a de chantant et de
lyrique en lui proteste contre leur prosaïsme. C'est pourquoi, dans
la prose de Molière, notre admiration se trouve plus au large, et
comme celle de Fénelon, elle n'est pas plus vive, mais elle est plus
libre. Ou encore, et en d'autres termes, quand une langue est déjà
prosaïque de nature, le vers en accuse la lourdeur, et c'est ce qui
arrive fréquemment à Molière. C'est ce qu'on verra bien si l'on
compare sa langue à celle de La Fontaine, qui est poète, qui l'est
dans ses Fables, qui l'est même dans ses Contes, où pourtant on ne
dira point qu'il soit préoccupé de sentimens bien nobles. Mais le
fond de sa langue n'est point « prosaïque; » il l'a épurée, raffinée
à l'école des précieuses; et, pour ce seul motif, on ne croirait pas
qu'il enseigne, ou à peu près, la même philosophie que Molière.
On remarquera d'ailleurs qu'aux yeux des grammairiens, la langue
de La Fontaine, plus poétique, n'est pas plus « pure » que celle
de Molière et qu'elle est pleine de ces irrégularités, ou de ces sin-
gularités notées d'incorrection par la logique un peu pédantesque
du xvm* siècle.
Et le prosaïsme ou la ^^llgarité « bourgeoise » de la langue
de Molière, s'ils ne sont pas aggravés, sont du moins empêchés
de s'élever au-dessus d'eux-mêmes par les exigences de la co-
médie. Car la vraie comédie, celle qui se propose, non pas préci-
sément de corriger les mœurs, mais d'en ridiculiser les excès, et
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 851
je ne veux pas dire d'instruire, ni d'agir, mais pourtant d'obliger
les spectateurs à quelque réflexion, cette comédie, qui est celle
de Molière, et dont le caractère confine souvent à celui du drame,
ne saurait être une école de beaux sentimens. Est-ce peut-être
pour cela que Molière, qui a su faire admirablement parler Dorine
ou Madame Jourdain, — sans rien dire de Bélise ou de Philaminte,
qui sont des ridicules, — n'a su au contraire faire parler ni ses
amoureux ni ses jeunes filles? On souffre d'entendre l'Angélique
du Malade imaginaire s'exprimer en ces termes : (( Est-il rien de
plus fâcheux que la contrainte où on me tient, qui bouche tout
commerce aux doux empressemens que notre mutuelle ardeur
nous inspire? » Cette enfant-là parle comme son père, et ce serait
bien fait qu'elle épousât Thomas Diafoirus ! On n'aime pas beau-
coup non plus entendre Henriette dire à sa sœur, dans les Femmes
savantes :
De grâce, souffrez-moi, par un peu de bonté,
Des bassesses à qui vous devez la clarté;
Et ne supprimez point, voulant qu'on vous seconde.
Quelque petit savant qui veut venir au monde.
{Femmes savantes, I, 1.)
Une jeune fille fait-elle de ces plaisanteries? N'est-elle pas trop
raisonnable aussi, d'une raison qui n'est pas de son âge, quand elle
dit à Glitandre, qu'elle aime :
Rien n'use tant l'ardeur de ce nœud qui nous lie
Que les fâcheux besoins des choses de la vie.
Et l'on en vient souvent à s'accuser tous deux
De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux.
[Femmes savantes, V, 5.)
Et voilà ce que c'est que d'avoir entendu répéter trop souvent :
Qu'on vit de bonne soupe...
Mais ce qui excuse ici Molière, c'est qu'après tout la dé-
licatesse des sentimens, ou la grâce, n'ont guère de place dans la
comédie, et encore bien moins l'élévation, la tendresse, la généro-
sité, l'héroïsme ou le sacrifice. La comédie, telle que l'a conçue
Molière, est généralement, nécessairement dure à ses personnages,
qui sont l'incarnation de nos ridicules ou de nos vices, et elle ne
l'est au nom d'aucun principe supérieur de morale, mais des exi-
gences de la vie commune. Ce qui condamne Arnolphe, c'est qu'il
852 REVUE DES DEUX MONDES.
faut des « époux assortis, » et il ne convient pas que nous épou-
sions celle dont nous pourrions être le père. Ce qui condamne
Alceste, c'est la continuité de sa mauvaise humeur, et la vie ne
serait pas « tenable » si nous n'avions parmi nous quelques Phi-
linte ou quelques Célimène. Et ce qui condamne Harpagon, c'est
la laideur de son avarice, l'argent n'ayant de prix qu'autant qu'on
en use et qu'on l'applique à se rendre la vie plus facile ou plus
douce. Mais rien de tout cela ne prête beaucoup à l'éloquence, ni
n'achemine l'esprit vers les hauteurs. Nous sommes ici vraiment
dans ce qu'on appelle, par métaphore, la prose de l'existence. La
comédie qui nous en dégagerait sortirait elle-même de la réalité,
deviendrait romanesque ou sentimentale, ne serait plus la repré-
sentation de la vie. Nous y demeurons donc. Il faut qu'à cette
réalité la langue s'accommode et s'accorde. Et ainsi, à toutes les
raisons qui s'unissaient pour imposer à la langue de Molière les
caractères qui sont les siens, cette autre raison s'ajoute qu'il n'eût
pu s'en émanciper qu'au grand dommage du caractère même de
son œuvre.
C'est pourquoi nous dirons maintenant de son « style (( qu'il
n'est pas sans défauts, mais ces défauts ne l'empêchentpoint d'être
unique en son genre, et dans notre histoire littéraire, pour des
qualités qui tiennent étroitement à ces défauts mêmes. Je ne parle
pas de la gaîté, qui en jaillit, à la rencontre, comme d'une source
inépuisable ! « Cet homme-là ferait rire des pierres ; » et voilà
tantôt deux cent cinquante ans que nous nous amusons, comme
d'un carnaval, de son Malade imaginaire, qui est à vrai dire la plus
navrante des bouffonneries. Mais son style a le naturel, il a l'am-
pleur, il a la force, il a la fantaisie, la fantaisie caricaturale,
énorme, inattendue ; et il manque de grâce ou de délicatesse, mais
il a la profondeur. Et je n'ai pas besoin de relever, de commenter
et de justifier tous ces mots l'un après l'autre. Mais plutôt je
noterai que, s'ils sont justes, Molière aura toujours des critiques
de son style, parce qu'il y aura toujours plusieurs sortes de gens
pour concevoir l'art d'écrire autrement que lui.
Des grammairiens d'abord, et j'entends ici par ce mot non point
les philologues, mais je pourrais dire, au contraire! tous ceux qui
pensent, mondains d'ailleurs ou pédans, que l'art d'écrire et de
bien écrire se réduit à des règles certaines. Je ne répondrais pas
que ce n'eût pas été, de notre temps, le cas d'Edmond Scherer, ou
celui de Bayle au xvn*' siècle. Qu'ont-ils en effet voulu dire, Bayle
I j
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 833
avec ses « nouveaux termes » et ses « barbarismes, » et Scherer
quand il n'a pas craint d'appeler Molière un « aussi mauvais
écrivain qu'on le puisse être, avec des qualités de fond qui domi-
nent tout ? )) Tout bonnement que le style de Molière n'était pas
conforme aux règles de leur rhétorique. Je orains seulement
qu'ils n'aient pas songé que ces règles n'affectaient que le dehors
du style, si je puis ainsi dire, l'observation de quelques usages,
les fantaisies de la mode, et nullement le fond. A moins encore
qu'ils n'aient cru que le style s'appliquait du dehors sur la pensée,
comme une sorte de vêtement qui ne ferait pas corps avec elle,
et qu'ainsi, de même qu'un Antinous ou une Vénus peuvent être
fort mal habillés, de même, en parlant mal, on peut cependant
bien penser. Il n'y a pas d'erreur plus fâcheuse, et finalement,
dans l'histoire de notre littérature nationale, il n'y en a pas qui ait
contribué davantage à énerver la prose elle-même du xviii" siècle
finissant. Tout le monde « écrivant bien, » personne alors
n'écrit bien; et ni les vers de l'abbé Delille ne se distinguent de
ceux de Lebrun, ni les mots de Rivarol de ceux de Ghamfort, ni
une page de Marmontel d'une page de Laharpe. C'est que l'art
d'écrire et l'art de penser n'en font qu'un; et on le sait bien; et
en le redisant je n'ai pas la prétention de rien apprendre à per-
sonne! mais, en fait, on juge du style comme si l'on ne le savait
point, et aussi longtemps qu'on en jugera de la sorte, il se trouvera
des critiques pour redire du style de Molière ce que Bayle et
Scherer en ont dit.
Il se trouvera aussi des « délicats » ou des « dédaigneux, »
comme Vauvenargues et comme Fénelon, qui, sans toujours s'en
rendre compte, n'aimeront pas dans le style de Molière la qualité
même d'esprit, la nature de génie, et la philosophie dont ce style
est l'expression. Telle était déjà l'opinion de l'auteur des Saliî-es
devenu celui de VA7't poétique, et, d'hommes de lettres ou de
basochien, homme de cour. Et en effet, il n'y a presque point une
plaisanterie de Molière, au moins dans ses grandes pièces, qui
n'insinue toute sa philosophie. Nous la retrouvons jusque dans
ses farces ; et son Malade imaginaire ou son Médecin malgré lui ne
sont que des apologies de la nature. Il est permis de ne pas aimer
cette philosophie, et plus d'une fois, pour notre part, nous avons
usé largement de la permission. Mais alors, au lieu de dire,
comme Fénelon, « qu'en pensant bien il parle souvent mal, » on
dirait peut-être, avec plus de justice et d'impartialité, qu'en par-
8o4 REVUE DES DEUX MONDES.
lant comme il pense, Molière pense souvent mal. C'est sa pensée
qu'en ce cas nous n'aimons point ; mais étant ce qu'elle est, il
faut bien convenir qu'on ne saurait l'exprimer plus clairement
que lui, ni surtout d'une manière qui s'enfonce ou se grave plus
profondément dans la mémoire. Il y avait, après cela, dans le style
de Molière, nous l'avons vu, quelque chose de populaire ou de
bourgeois, qui ne pouvait manquer de déplaire à l'esprit très dis-
tingué, hautain, et souverainement aristocratique de Fénelon.
C'est encore une des raisons de sa sévérité. Il le trouvait, — et
c'était aussi l'opinion de Boileau, —
... trop ami du peuple en ses doctes peintures;
non sans motif d'ailleurs, au sens où l'un et l'autre entendaient
ce mot de « peuple; » et puisque, sans doute, il y aura toujours
de tels esprits, et que même il sera bon qu'il y en ait, — parce
qu'il faut aimer « le peuple » mais non pas toujours le suivre, ni
le cfToire toujours infaillible, — il y aura donc toujours aussi
d'excellens juges pour adresser au style de Molière les critiques
de Fénelon.
Et enfin il y en aura pour renouveler contre lui les critiques
de La Bruyère, s'il y aura toujours parmi nous des stylistes, on
veut dire de curieux artisans de mots, qui ne se contenteront pas
de traiter le langage comme une œuvre d'art, mais qui attache-
ront moins de prix au fond des choses qu'à la manière de les dire.
Evidemment, si Molière nous donne une leçon, ce n'est pas celle-
là! Nulle préoccupation ne lui a été plus étrangère, ou plutôt,
quand il a paru quelquefois s'en laisser toucher, comme dans
son Garde de Navai^re^ c'est justement alors qu'il a peut-être le
moins bien écrit. Je ne pense pas qu'il y en ait non plus de moins
familière à Pascal ou à Bossuet. Quand on croit avoir quelque
chose d'essentiel à dire, on ne demande aux mots que de nous
aider à le dire; on ne joue pas d'eux comme d'un instrument;
on ne les fait pas uniquement ou principalement servir à la
manifestation de sa propre virtuosité. Pour tous ceux qui con-
çoivent le style de cette manière, — et ils sont nombreux, de-
puis Bonsard, en passant par Voiture et par nos romantiques,
jusqu'à nos Parnassiens, — le style de Molière en sa rudesse, on
serait tenté de dire avec un de ses personnages, en sa beauté
rudanière , semblera toujours manquer d'un dernier degré
d'achèvement ou d'art. Ils n'y trouveront aucune de ces recher-
LA LANGUE DE MOLIÈRE. 855
ches qui constituent pour eux le travail même et le triomphe
du style. Et comme il nous faut pourtant de ces « stylistes » ;
comme ce sont eux qui peut-être empêchent les langues hu-
maines de dégénérer en une pure algèbre; comme il est vrai
enfin qu'une langue est une œuvre d'art et qu'on a donc toujours
le droit de la traiter comme telle; il y aura donc toujours des
juges, et de bons juges, pour critiquer dans le style de Molière,
je ne veux pas dire son « jargon » et ses « barbarismes, » ni môme
ses « négligences, » mais la liberté de son allure, et je ne sais
quelle insouciance bourgeoise, ou même utilitaire, de tout ce qui
n'a pour objet que de caresser agréablement l'oreille, d'amuser
l'esprit, ou de surprendre la curiosité.
En revanche, il aura pour lui, non seulement les Moliéristes,
— les « Moliéristes » sont des dévots ou des « maçons », des
francs-maçons dans l'admiration desquels il n'entre pas un atome
de critique, — mais tout ce qu'il y aura toujours en France de
Gaulois. Et peut-être ceux-ci n'admireront-ils pas toujours en lui
ce qu'il a de meilleur. Ils feront, eux aussi, la confusion que nous
disions des idées ou de la philosophie de Molière avec son style.
Ils n'admettront pas qu'il y ait rien à reprendre ou à critiquer
dans des pièces qui, comme Tartuffe ou les Femmes savantes,
font si bien les affaires de leurs préjugés ou de leurs passions :
passions héréditaires, ou du moins héritées des conteurs de nos
vieux fabliaux, et préjugés passés dans le sang de la race. Mais de
plus libéraux, qui sauront distinguer et choisir, tout en refusant
d'accepter la philosophie de Molière, et en la combattant au
besoin, reconnaîtront que, si jamais une manière d'écrire fut
analogue, adéquate, adhérente à une manière de penser, c'est
celle de Molière. Et si par hasard quelque Moliériste trouvait cet
éloge un peu mince, je le prierai de considérer qu'entre toutes
les qualités qui font le grand écrivain, il n'y en a pas de plus
rare, ni, dans quelque genre que ce soit, qui en fasse un repré-
sentant plus éminent de ce genre, qne celle qui consiste : — à
dire constamment tout ce que l'on veut dire ; — à ne dire que
ce que l'on veut dire ; — et à le dire précisément avec l'exacte
portée, la résonance, pour ainsi parler, et dans les termes qu'on
l'a voulu dire. On écrit déjà fort bien quand on en dit à peu
près la moitié.
Ferdinand Brunetière.
LES
SOURCES DE L'ÉLECTRICITÉ
Pendant de longs siècles, on n'a connu d'autres phénomènes
électriques que ces deux faits élémentaires : certaines matières,
telles que l'ambre jaune [électron], acquièrent par le frottement la
propriété d'attirer les corps légers, et la pierre d'aimant possède
naturellement celle d'attirer le fer. En dehors de l'ambre, toutes
les résines, le verre, et en général tous les corps mauvais con-
ducteurs de l'électricité peuvent acquérir cette faculté d'attraction
après avoir été frottés. En changeant un peu les conditions de
l'expérience, on arrive à produire une étincelle qui, lorsque
l'électricité a atteint un degré de tension suffisant, s'élance vers
les corps qui sont au voisinage du corps électrisé.
L'étincelle électrique n'a été connue qu'à la fin du xvi^ siècle.
Il a donc fallu à l'humanité près de deux mille ans pour écrire,
en quelque sorte, la préface de l'histoire des découvertes électri-
ques. L'antiquité et le moyen âge l'ont à peine soupçonnée. Il en
est de même de toutes les grandes conquêtes de l'esprit humain:
les débuts sont lents et pénibles.
La rapidité des progrès que toutes les connaissances font de
nos jours contraste singulièrement avec les hésitations des pre-
miers pas de la science. L'évolution suit la formule des progres-
sions géométriques. Le concours d'un nombre sans cesse plus
grand de chercheurs, la base de plus en plus large sur laquelle ils
appuient leurs investigations, assurent des révélations toujours
plus nombreuses et plus rapprochées. Chose digne de remarque,
elles sont souvent simultanées en des pays divers. Plus l'arbre
LES SOURCES DE l'ÉLECTKICITÉ. 857
grandit, plus il produit de fruits dont la maturité a lieu au môme
moment, comme sous la chaude caresse du soleil d'été.
I
L'étincelle électrique, étudiée par Franklin dans les phéno-
mènes météorologiques, n'aurait probablement pas beaucoup
aidé au développement des connaissances de l'électricité sans le
hasard qui vient toujours au secours du génie. C'est lui qui ser-
vit Galvani dans les recherches qui, à la fin du siècle dernier, ont
été le véritable point de départ de la science électrique, alors que,
jusque-là, n'existait qu'un ensemble d'expériences, enfantines,
curieuses et amusantes.
L'expérience des grenouilles de Galvani est trop connue pour
qu'il soit nécessaire de la raconter une fois de plus. Interprétée
d'une façon inexacte par son auteur, elle eût égaré les recherches
hors de la vraie voie, si le compatriote et contemporain de Galvani,
Volta, n'avait démontré que les contractions des grenouilles sont
dues non à un fluide animal, mais à une action chimique. C'est
ainsi qu'il arriva à la notion du premier générateur continu d'élec-
tricité sous forme de courant : la pile électrique.
Volta reconnut que le contact de deux métaux humides donne
naissance à l'agent des phénomènes de contraction qu'avait con-
statés Galvani. Il en renforça les effets en superposant des disques
alternés de zinc, de cuivre et de draps imprégnés d'une solution
saline. Il reconnut que les effets obtenus, en mettant en rapport
la première rondelle de zinc avec la dernière rondelle de cuivre,
sont d'autant plus puissans que la colonne est plus haute, c'est-à-
dire que le nombre des élémens qui la composent est plus grand.
Tant que les rondelles de drap conservent leur humidité, le flux
d'électricité se produit d'une façon ininterrompue entre les pôles
opposés, positif et négatif, de la pile. C'est le nom qu'on a donné
aux deux corps différens qui la composent et qu'on réunit par un
fil conducteur dans lequel s'écoule ou paraît s'écouler le cou-
rant. On a été amené immédiatement à assimiler ce phénomène à
l'écoulement d'un fluide, qui se produit lorsque le circuit exté-
rieur de la pile est fermé, et qui s'interrompt aussitôt que ce circuit
est ouvert. Tout se passe, en effet, comme s'il s'agissait d'un fluide
émanant de la pile et coulant dans la canalisation extérieure qui
la complète. Seulement, ici, la canalisation n'est pas un tuyau, c'est
8S8 REVUE DES DEUX MONDES.
un fil plein, qu'on doit choisir parmi les meilleurs conducteurs,
et qui est généralement un fil de cuivre.
Les expériences de Volta, commencées en Italie et continuées
en France, où il fut appelé par Bonaparte, eurent un retentisse-
ment immense. Elles ont dégagé la notion exacte des phénomènes
électriques sous une forme qui a rendu possibles les grandes
applications industrielles.
Peu à peu fut mise en évidence l'ubiquité de l'électricité. On
sait maintenant que tout frottement des corps produit de l'électri-
cité. Les nuages, quand ils glissent les uns sur les autres ou sur
un obstacle, dégagent l'électricité sous sa forme la plus violente :
l'éclair et le tonnerre. Les plus infimes parcelles des corps, lors-
qu'elles s'associent entre elles ou se séparent au cours des réactions
-chimiques, dégagent une certaine quantité d'électricité. C'est un
pnenomène général qui domine toutes les transformations dues à
l'affinité, aux élans, qui portent les atomes les uns vers les autres
ou qui les éloignent.
On voit, dès lors, combien a pu se développer la fabrication
des piles électriques. La forme que leur avait donnée Volta n'a pas
persisté autant que leur nom. Elle était peu appropriée à un usage
pratique; car, aussi bien sous l'influence du poids de la colonne
que sous celle de l'évaporation, les rondelles se sèchent, et la
pile cesse de fonctionner. Il faut, pour qu'une pile marche sans
interruption, qu'elle baigne dans une solution liquide. Ordi-
nairement, c'est plutôt sous la forme d'un vase, d'un bocal,
que se présentent les piles. Aucune de celles qu'on emploie
aujourd'hui n'a la forme que lui a donnée son créateur. La
première, en date, est la pile dite à couronne de tasses, dont
chaque élément est une tasse contenant un liquide acidulé, dans
lequel on plonge des tiges ou électrodes de zinc et de cuivre. En
réunissant chaque zinc au cuivre qui le suit et en terminant la
couronne par une extrémité zinc d'un côté, et par une extrémité
cuivre de l'autre, on a l'équivalent de la pile de Volta, avec une
disposition différente des élémens et la possibilité d'un fonction-
nement ininterrompu.
En variant la nature des corps en présence, leur forme, leur
disposition réciproque, le ou les liquides qui les baignent, on a pu
créer une quantité très considérable d'élémens qui peuvent être
associés en nombre quelconque suivant les effets à obtenir. Un
ensemble d'élémens forme une batterie. On les accouple, soit en
LES SOURCES DE l'ÉLECTRICITÉ. 859
réunissant chaque pôle d'un élément avec le pôle contraire de
l'élément suivant (disposition en tension), soit en groupant en-
semble tous les pôles positifs et tous les pôles négatifs et en réu-
nissant les deux pôles composés, ainsi obtenus, par le circuit
extérieur (disposition en quantité). Chacun de ces arrangemens
convient à la nature des résultats qu'on a en vue : soit une forte
pression, soit un fort débit.
C'est avec les phénomènes produits par de pareilles piles qu'ont
été obtenus les premiers effets des courans électriques. Ils ont
permis de dissocier divers corps, de décomposer l'eau et plusieurs
sels en leurs élémens, et ont amené la découverte de quelques
corps simples : le sodium, le potassium, etc. Mais la forme même
de ces appareils, leur fragilité, leur volume, les liquides souvent
corrosifs qu'ils renferment, les rendent peu transportables, diffi-
ciles à manier et, en définitive, peu commodes. La faible inten-
sité des courans individuels de chaque élément nécessite de
grands espaces et un matériel énorme pour obtenir un écoule-
ment électrique susceptible de résultats pratiques. Aussi les piles
n'occupent-elles, dans la hiérarchie des générateurs d'électricité,
qu'une place modeste. Néanmoins, c'est avec leur concours que
fonctionnent encore pour la plupart les grands services de la té-
légraphie et de la téléphonie. En dehors de ces applications, elles
fournissent l'électricité domestique : appels, sonneries, alimenta-
tion de petits moteurs.
Malgré le rôle considérable des piles dans l'histoire des grandes
applications industrielles, celles-ci auraient donc été, pour ainsi
dire, étouffées dans leur germe, s'il ne s'était trouvé un autre moyen
de produire les courans électriques. Ce procédé nouveau a été
imaginé à la suite des travaux qui ont conduit plusieurs savans,
entre autres OErsted et Ampère, à l'étude de l'action des courans
sur les aimans et desaimans sur les courans, travaux qui ont eu
pour couronnement la preuve de l'identité des sources du magné-
tisme, de l'électricité, de la lumière, peut-être même de l'at-
traction universelle : tous ces phénomènes ne sont, en définitive,
que des formes de mouvement.
Ampère a découvert le principe des effets réciproques des
aimans et des courans et la transmutation de l'un des phénomènes
dans l'autre. Cette conception a eu des conséquences considérables
dans l'ordre pratique comme dans l'ordre théorique; car, d'une
part, elle a préludé à l'invention des machines magnéto-électriques
860 REVTJE DES DEUX MONDES.
et dynamo-électriques, de l'autre aux recherches qui aboutissent
à la démonstration, vaguement entrevue depuis longtemps, de
Funité des forces physiques et de l'unité de la matière.
Les travaux de l'Association britannique, complétés par ceux
du Congrès réuni à Paris en 1881, lors de la première exposition
d'électricité, ont donné à ces recherches une base solide en créant
la terminologie électrique et en précisant les unités qui servent à
mesurer les courans.
Tout courant électrique est assimilable à un courant d'eau
circulant dans une canalisation, ouverte ou fermée, sous l'impul-
sion d'une pression ou d'une chute initiale. Le flux de liquide est
réglé par cette pression ou par la différence de hauteur qui existe
entre le point le plus haut et le point le plus bas de la canalisation.
Pour une hauteur de chute déterminée, le débit ou intensité de
l'écoulement dépend de la largeur et de la profondeur du canal,
de sa longueur, de la nature plus on moins rugueuse de ses parois,
en un mot de la résistance de la conduite. Il en est de même des
courans électriques, ou du moins tout s'y passe comme s'il y avait
analogie complète entre l'écoulement du fluide électrique et celui
de l'eau. On considère donc, dans les courans électriques, trois
élémens principaux : la pression ou tensiofi, qui détermine
l'écoulement; Yintensité ou la quantité au débit, et la résistance
que le conducteur oppose au passage du courant. Ces élémens
sont liés par une loi dont la découverte est due au célèbre physi-
cien bavarois Ohm. La pression, ^intensité, la résistance et leurs
dérivés sont mesurés à l'aide d'unités spéciales dont le nom con-
sacre la mémoire des grands physiciens qui ont fait progresser
la science électrique. L'unité de pression est appelée Volt, en
l'honneur de Yolta; l'unité d'intensité est appelée Atnpère;
l'unité de résistance électrique est appelée Ohm.
Ces unités étant définies, de même qu'on dit qu'un corps pèse
tant de kilos, on dit qu'un conducteur a une résistance de tant
à'ohtns, qu'un courant s'écoule avec une intensité de tant d'a??i-
pères, sous une pression de tant de volts.
Les trois principales unités électriques qui résultent de la loi
de Ohm : le voit, l'ampère et l'ohm, sont susceptibles d'expressions
pratiques qui permettent de se représenter d'une façon précise ce
que c'est qu'un courant de tant d'ampères, circulant dans une
canalisation de tant d'ohms, sous une pression de tant de volts.
L'habitude rend familières à l'électricien la notion de l'ampère,
LES SOURCES DE l'ÉLECTRICITÉ. 801
qui est l'intensité du courant capable de précipiter 4 grammes
d'argent par heure; celle du volt, qui est la force électromotrice
ou pression d'un élément de pile Daniell; celle de l'ohm, qui est
approximativement la résistance électrique que présentent
100 mètres de fil de fer télégraphique de 4 millimètres au passage
du courant. De cette façon un courant électrique peut être mesuré
comme un courant d'eau circulant dans une conduite, ou comme
une pièce de drap vendue par le marchand. Cela est indispensable
pour la solution des problèmes multiples qu'entraînent les appli-
cations industrielles de l'électricité.
II
Ampère a attaché son nom aux lois qui régissent les actions
réciproques des aimans et des courans. Il a montré qu'un courant
électrique peut faire naître le magnétisme dans une masse de fer
doux. L'expérience est facile à répéter. Si l'on place une aiguille
de fer doux dans l'axe d'une spirale formée par un fil conducteur
que traverse un courant, on constate que l'aiguille s'aimante dès
que le courant passe, et se désaimante dès qu'il s'arrête. Cette
expérience si simple contient le principe des électro-aimans et.
par suite, celui du fonctionnement des machines magnéto et
dynamo-électriques qui ont rendu possible la production de
l'énergie électrique par grandes quantités.
Les premières machines magnéto-électri(jues, celles de Pixii
et de Clarke, étaient surtout des curiosités de laboratoire. On ne
connut de machine susceptible d'applications industrielles que
lorsque l'électricien belge van Malderen construisit la machine
qui reçut le nom de « Machine de l'Alliance. » Cet appareil, dont le
type perfectionné par M. de Meritens n'existe plus qu'en de rares
échantillons utilisés dans certains phares électriques, n'avait rien
de comparable aux élégantes dynamos que l'on construit actuelle-
ment. C'était un ensemble disgracieux, lourd, mal ajusté, difficile
à monter et facilement déréglable, d'aimans naturels en fer à
cheval et de petites bobines de fils conducteurs disposées en
couronnes sur des disques tournans. Cette machine, qui appar-
tenait au type des générateurs de courans alternatifs, a servi,
avec ses qualités et ses défauts, à l'alimentation des premières
bougies Jablochkoff, lorsque celles-ci donnèrent son premier
essor à l'éclairage électrique industriel.
862 REVUE DES DEUX MONDES.
Déjà, à la même époque, d'autres électriciens avaient réalisé
des types de machines dynamo-électriques, moins coûteuses,
plus puissantes et d'un emploi plus commode. Gramme surtout,
puis Siemens, en Allemagne, suivis bientôt par de nombreux
inventeurs, ont été les initiateurs de la construction de modèles
répondant déplus en plus aux exigences croissantes de l'industrie.
Les plus grosses machines « l'Alliance » absorbaient une force
maxima de trois à quatre chevaux-vapeur. Les machines élec-
triques construites aujourd'hui atteignent une puissance de plu-
sieurs milliers de chevaux. Celles qui ont été construites en vue
de capter les chutes du Niagara sont de cinq mille chevaux.
Le mode de fonctionnement des machines dynamo-électriques
est difficile à expliquer d'une façon suffisamment claire, sans le
double concours d'un langage scientifique précis et de dessins
figuratifs soutenant la description. Nous allons cependant tenter
d'en donner au moins une idée.
Toute machine de ce genre a deux organes principaux : les
électro-aimans inducteurs qui déterminent la production du cou-
rant dans les bobines, et Fanneau induit, tournant avec une grande
vitesse dans le champ magnétique, créé par les premiers.
Autant de mots à expliquer. L'électro-aimant comporte un
noyau de fer doux, autour duquel est enroulé un fil de cuivre de
grosseur variable, protégé par une enveloppe isolante, générale-
ment en soie. Les spires successives de ce conducteur, soigneuse-
ment juxtaposées, se superposent ensuite en plusieurs couches,
comme le fil de coton ordinaire dans la bobine sur laquelle il
s'enroule. Un électro-aimant rappelle, du reste, dans sa construc-
tion, une bobine dans l'axe de laquelle serait placée la barre de
fer doux qui doit acquérir l'aimantation. Cet organe, inerte tant
que le fil n'est traversé par aucun courant, devient actif dès qu'il
est mis en communication avec un générateur d'électricité. Le
noyau de fer s'aimante et reste aimanté tant que le courant passe.
En disposant convenablement une série d'électro-aimans, on
arrive à créer un milieu spécial, qu'on appelle champ magnétique,
et à délimiter une portion de l'espace dans laquelle V- magné-
tisme est perceptible à l'aide d'une boussole, comme la chaleur
est constatée, à l'aide d'un thermomètre, autour d'un corps
dégageant du calorique.
Si, maintenant, dans ce milieu qui est le siège de phénomènes
magnétiques, on fait tourner, avec une grande vitesse, soit une
LES SOURCES DE l'ÉLECTRICITÉ. 863
bobine de lil de cuivre isolé, soit un ensemble de bobines dispo-
sées en couronne sur un disque, soit un anneau, en un mot un
conducteur enroulé sur lui-même avec la variété de dispositions
que comporte cet arrangement, ce fil devient, à son tour, le siège
d'ondulations électriques qui se propagent dans sa masse et qu'on
recueille pour les transformer en force, en lumière ou en cha-
leur. A première vue, cette disposition semble pécher par sa
base, puisque, pour obtenir un courant, il faut exciter les électro-
aimans et les rendre agissans à l'aide d'un autre courant initial.
Cela paraît être un véritable cercle vicieux. C'est pour éviter cette
pétition de principe qu'au début on employait non des électro-
aimans, mais des aimans naturels ou fabriqués d'avance pour
créer le champ magnétique. Par ce moyen, qui ne s'est pas géné-
ralisé, on n'obtient pas des intensités de courant suffisantes pour
les besoins. Avec les électro-aimans, au contraire, il est possible,
en graduant la puissance du courant excitateur, d'avoir un champ
magnétique très intense.
Pour la production du courant excitateur, on profite de ce
qu'on appelle le magnétisme rémanent du fer doux. Si doux qu'il
soit, en effet, le fer, n'eùt-il été soumis qu'une seule fois à l'action
du courant, conserve toujours une quantité de [magnétisme assez
faible, mais suffisante pour amorcer la machine pendant une pé-
riode très courte et permettre d'obtenir un courant, dont une partie
est dès lors utilisée pour renforcer le champ magnétique et pro-
duire l'intensité nécessaire. Ordinairement, on dérive une portion,
du courant produit pour la faire servir au maintien de l'excitation
des électro-aimans. Les machines susceptibles de s'amorcer
d'elles-mêmes portent le nom caractéristique à' auto-excitatrices.
En raison de la forme des élémens inducteurs et induits et de
leurs dispositions réciproques, on peut varier à l'infini le mode de
fonctionnement et l'aspect extérieur des dynamos. Le nombre de
celles qu'on a imaginées est très grand, et il ne se passe pas de
mois qu'on ne voie surgir des types nouveaux.
Les dynamos présentent cette différence capitale avec les piles
que, dans ces dernières, le flux électrique se produit toujours
dans le même sens, tandis que, dans les premières, le déplacement
relatif des inducteurs et des induits détermine, à chaque tour de
rotation du système, des changemens successifs du sens de l'on-
dulation. L'état normal des dynamos est donc de produire des
courans alternativement dirigés dans un sens et dans l'autre, par-
86 i REVUE DES DEUX MONDES.
tant d'une intensité nulle, puis croissant jusqu'à un maximum
positif, décroissant ensuite jusqu'à zéro, puis augmentant en sens
inverse jusqu'à un maximum négatif, pour descendre jusqu'à
zéro, et repasser alors par les mêmes phases.
On emploie quelquefois les courans alternatifs, tels qu'ils sont
produits. Plus généralement, à l'aide d'artifices et d'organes spé-
ciaux appelés collecteurs, on arrive à redresser le courant dans sa
phase négative, c'est-à-dire à lui donner le même sens que dans
sa phase positive. On obtient ainsi un flux, de sens constam-
ment le même. Ces machines sont dites à courans continus.
En multipliant le nombre des sections des collecteurs, on su-
perpose les effets des courans produits par chacune des sections
induites et on arrive à les uniformiser de telle façon qu'on re-
cueille aux balais de la dynamo, non pas un flux variable pas-
sant par des oscillations répétées de zéro à maximum et de ce
maximum à zéro, mais un flux régulier présentant des variations
pratiquement insensibles.
Par ces explications un peu arides, bien que nous les ayons
simplifiées autant que possible, nous avons indiqué quel est, dans
ses lignes générales, le principe du fonctionnement des machines
qui utilisent les phénomènes d'induction pour la génération des
courans électriques. Il ne reste plus qu'à signaler un dernier
exemple de production des courans électriques, qui montre com-
bien sont multiples les causes qui les engendrent.
Cette fois, ce n'est pas une réaction chimique, ni un frotte-
ment, ni une action magnétique que nous avons à considérer. Le
phénomène est tout autre. Imaginez une sorte d'anneau formé de
deux métaux disposés en demi-circonférences soudées à leurs ex-
trémités. Chauffons l'une des soudures et refroidissons l'autre,
de manière à produire une différence de température. De même
qu'une différence de niveau ou de pression entre deux points
dune canalisation liquide détermine un écoulement de ce liquide,
de même cette diff'érence de température détermine un courant,
de la soudure la plus chaude à la soudure la plus froide, courant
qu'on met en évidence avec une aiguille aimantée. Ce phénomène,
reconnu par Seebeck, a servi de base à la construction des piles
dites thermo-électriques. Il est facile de combiner une série d'élé-
mens formés de deux métaux et de les réunir dans une sorte de
poêle à gaz, de façon à chauffer tout un groupe de soudures,
tandis que l'autre groupe se refroidit à l'air extérieur. Tel est le
LES SOURCES DE l'ÉLECTRICITÉ. 865
principe de l'appareil de M. Clamond, appareil théoriquement
intéressant, mais dont l'emploi est resté limité aux usages des
laboratoires de recherches.
Il existe, enfin, deux types d'appareils qui prennent une place
très importante à côté des générateurs d'électricité : les transfor-
mateurs et les accumulateurs.
Les premiers, dont le prototype est la bobine de Ruhmkorfî,
sont fondés sur le principe suivant: le travail que développe un
courant est égal au produit de sa force électromotrice, ou pres-
sion, par son intensité. Une somme de travail déterminée peut
donc être obtenue en faisant varier en sens inverse ces deux élé-
mens. Leur produit ne changera pas si, par exemple, doublant
la force électromotrice, on réduit de moitié l'intensité.
L'importance pratique de cette transformation est évidente.
Supposons qu'on ait à utiliser, pour l'éclairage dune ville, le cou-
rant électrique obtenu au moyen d'une chute d'eau assez éloignée ;
il y a intérêt à transporter le courant de l'usine génératrice
jusqu'aux abords de la ville, à une tension ou pression assez
élevée, afin de pouvoir employer des conducteurs de diamètre
aussi petit que possible. En effet, pour une même somme d'énergie
à transporter, plus la pression est forte, moins le courant est con-
sidérable, et plus on peut diminuer les dimensions de la canali-
sation. Le cuivre coûte cher, et la canalisation est toujours un
élément de dépense important. C'est ainsi qu'on établit quelque-
fois des distributions d'air comprimé à de très fortes pressions
pour diminuer le diamètre des conduites de transmission. Pour
le courant électrique, ce principe est le même. Le courant trans-
porté est détendu au voisinage des points où il doit être utilisé,
et ce sont les transformateurs qui produisent cette modification
des facteurs du courant, en lui conservant la même production
d'énergie.
Les transformateurs ont de fréquentes applications en maintes
circonstances, et ils déterminent souvent le choix du courant al-
ternatif de préférence au courant continu. La priorité de leur in-
vention a été très chaudement disputée et a donné lieu à des con-
flits judiciaires retentissans.
L'application des transformateurs et des courans alternatifs
aux transports de force à grande distance s'est surtout généralisée
depuis les expériences de Francfort-Lauffen, dans lesquelles on
a, pour la première fois, employé non pas des courans alternatifs
TOME CL. — 1898. ^3
866 REVUE DES DEUX MONDES.
ordinaires, mais les groupes de 3 courans alternatifs de phases
différentes.
Pour développer ici la théorie des courans polyphasés, il fau-
drait entrer dans des explications mathématiques qui n'ont leur
place que dans les ouvrages spéciaux. Bornons-nous à dire que
l'emploi des courans alternatifs polyphasés rend possible le trans-
port de l'énergie électrique dans des conditions économiques
qui ne pouvaient être atteintes en bien des cas par les courans
directs et par les courans alternatifs ordinaires. Leur découverte
est certainement le plus grand progrès qu'on ait réalisé depuis
dix ans dans le domaine des applications électriques.
Tout autre est le mode de fonctionnement et d'application des
appareils qu'on a appelés accumulateurs et dont le prototype est
la pile secondaire imaginée par Planté. Ils donnent un moyen de
conserver l'électricité fabriquée d'avance et de ne la consommer
qu'au moment voulu, soit sur place, soit en transportant les réci-
piens dans lesquels elle est accumulée aux points où elle doit être
mise en œuvre. Les accumulateurs sont fondés sur l'expérience
suivante.
Tout le monde connaît le voltamètre, petit appareil qui sert
ordinairement à démontrer, dans les cours de physique, comment
se fait l'électrolyse de l'eau, c'est-à-dire sa décomposition par
l'électricité. Cet appareil est un simple vase en verre, à la base
duquel aboutissent, par leurs extrémités, les conducteurs d'une
pile communiquant avec deux lames de platine. Si le voltamètre
est rempli d'eau acidulée par quelques gouttes d'acide sulfurique
on constate, dès que le courant passe, la production de bulles
d'oxygène au pôle positif, de bulles d'hydrogène au pôle négatif.
Séparons le vase de la pile et réunissons les deux lames de pla-
tine par un fil métallique, nous reconnaîtrons que ce fil est tra-
versé par un courant de sens inverse au premier. C'est ce phéno-
mène élémentaire qui a été le principe des piles secondaires, ou
accumulateurs, qui restituent l'électricité qu'elles ont reçue.
M. Planté, le premier, a donné une forme pratique à ces ap-
pareils, en remarquant que, si l'on emploie pour électrolyser
l'eau deux lames ou électrodes de plomb, on obtient un contre-
courant énergique. Le phénomène qui se produit est le suivant :
l'oxygène qui se dégage au pôle positif attaque la feuille de plomb
et la recouvre d'une couche d'oxyde pulvérulent; l'hydrogène se
dégage au pôle négatif. Lorsqu'on passe de la période de charge
LES SOURCES DE l'ÉLECTRICITÉ. 867
à la période de décharge, le phénomène inverse se produit : l'hy-
drogène se dégage à la plaque positive, y réduit le peroxyde ou
protoxyde, qui se combine avec l'acide sulfurique et forme du
sulfate de plomb, l'oxygène se dégage sur la plaque négative et
produit aussi de l'oxyde. Si l'on procède à une nouvelle période
de charge, on revient à la décomposition primitive, et les élec-
trodes se recouvrent, l'une d'une couche plus épaisse de peroxyde,
l'autre d'une couche pulvérulente de plomb réduit. Ces couches,
dont l'épaisseur augmente avec la durée de la période dite de for-
mation, facilitent la pénétration de la masse des électrodes et sont,
par conséquent, favorables à une production de courans de plus
longue durée. Aussi l'ingéniosité des inventeurs s'est-elle exercée
à trouver des combinaisons d'élémens qui permettent de supprimer
la période de formation en couvrant les électrodes de matières pul-
vérulentes, facilitant la pénétration du liquide, tout en ayant une
adhérence suffisante et une solidité qui les empêche de se trans-
former en boue.
De là, un très grand nombre de types différens, dont la plu-
part consistent en cadres de plomb présentant des rainures, des
sillons et des cavités, dans lesquels on applique une pâte com-
posée d'oxyde de plomb malaxé avec une dissolution sulfurique
qui transforme partiellement l'oxyde en sulfate. De telles plaques
séchées à l'air prennent une consistance assez grande pour que
l'oxyde ne se désagrège pas au contact du liquide acidulé. Une seule
charge suffit alors pour mettre l'élément en état de donner une
puissance considérable d'emmagasinement. Les élémens de même
polarité sont réunis entre eux électriquement et placés dans des
récipiens en verre ou en bois doublés intérieurement de plomb
ou de caoutchouc durci. On préfère généralement les bacs en
verre lorsque les dimensions des accumulateurs ne sont pas trop
grandes, cette disposition permettant de suivre plus attentivement
les phases de l'opération.
La plupart des accumulateurs ont pour base l'emploi du plomb ,
qui est, sinon le seul, du moins le meilleur corps utilisable pour
cet usage. Or, le plomb est lourd et les accumulateurs sont des
appareils dont le principal mérite est d'être transportables. Il y a
donc entre les conditions de leur utilisation et celles de leur fabri-
cation une contradiction qui limite, ou du moins restreint encore
leur emploi. Néanmoins les accumulateurs d'électricité sont beau-
coup moins encombrans que les accumulateurs de gaz, d'air ou
868 REVUE DES DEUX MONDES.
d'eau sous pression; aussi ces sortes d'appareils rendent-ils de
grands services. L'usage en est déjà très répandu aux Etats-Unis
pour le mouvement des voitures automobiles ; il commence à
l'être également en Europe et notamment à Paris.
III
La première en date des applications industrielles de l'électri-
cité est la production de la lumière. Du jour où l'on a constaté
que l'électricité fait naître une étincelle, le problème était posé : il
ne s'agissait plus que de donner de la continuité à cette étincelle
et de transformer en phénomène permanent un phénomène es-
sentiellement fugitif et discontinu.
C'est Humphry Davy qui l'a résolu en créant le foyer lumi-
neux auquel on a donné le nom à^arc voltaïque. Si l'on inter-
rompt le circuit d'un courant électrique et si l'on réunit les extré-
mités ainsi disjointes par deux baguettes de graphite, on voit,
dès qu'on les rapproche, jaillir entre leurs pointes une série
d'étincelles qui produisent une lueur éclatante et une véritable
flamme, dans laquelle sont transportées les particules de charbon
qui vont du pôle positif au pôle négatif. Le charbon positif s'use
ainsi deux fois plus vite que le charbon négatif. Si Ion veut
avoir une lumière permanente, il faut qu'un mécanisme approprié
rapproche les charbons au fur et à mesure de leur usure.
Ce mécanisme a reçu le nom de régulateur. Le plus ancien est
celui qui fut imaginé par le constructeur français Serrin et qui,
pendant de longues années, a été la seule lampe électrique connue.
Combinée avec la machine l'Alliance ou la machine Gramme, elle
a, jusqu'en 1876, servi à quelques rares expériences d'éclairage
électrique : éclairage de chantiers de travaux, projections à dis-
tance, etc. Au moment du siège de Paris, un projecteur était
installé à Montmartre. L'éclairage électrique n'en était qu'à de
très modestes débuts. L'inconvénient du régulateur Serrin et des
appareils analogues réside en ce qu'il n'est possible de placer
qu'une lampe par circuit et qu'on ne peut ainsi diviser la lumière
électrique. De là, la nécessité d'avoir des foyers puissans qui pro-
duisent des ombres très nettement accusées et fonctionnent, par
conséquent, dans des conditions d'éclairage très défavorables.
La première tentative de division de la lumière électrique fut
faite par JablochkofT, qui supprima, du même coup, le mécanisme
LES SOURCES DE l'ÉLECTRICITÉ. 869
d'horlogerie compliqué, délicat et coûteux des régulateurs. L'in-
vention de la bougie Jablochkoff eut un grand retentissement en
1876, On peut dire que Gramme, JablochkofT et Edison ont été
les véritables initiateurs de l'éclairage électrique.
La bougie Jablochkoff peut être citée comme pendant à l'anec-
dote célèbre de Christophe Colomb. Alors que de nombreux ingé-
nieurs s'efforçaient de réaliser des mécanismes compliqués pour
opérer le rapprochement des pointes de charbon au fur et à me-
sure de leur usure, Jablochkoff eut l'idée de les juxtaposer pa-
rallèlement en les séparant par une matière isolante qui oblige
le courant à remonter aux extrémités des charbons. Ceux-ci étant
parallèles, l'arc a toujours la même longueur, à la condition que
l'usure de chacun soit exactement la même, ce qui nécessite
l'emploi des courans alternatifs. Avec les courans directs, le char-
bon positif s'usant deux fois plus vite que le charbon négatif, la
bougie Jablochkoff aurait exigé l'usage de deux charbons de dia-
mètres inégaux, ce qui aurait nui à la simplicité qui est la carac-
téristique du système.
La bougie Jablochkoff a eu son heure de vogue, et celui qui
l'inventa, son heure de célébrité. On se rappelle l'éclat dont elle
brilla sur l'avenue de l'Opéra au moment de l'exposition de 1878.
Elle a suscité de nombreuses imitations et, en même temps, elle
a stimulé l'ingéniosité des partisans des lampes à arc : les méca-
nismes en ont été simplifiés, et avec elles on a fini par résoudre
le problème de la division de la lumière électrique.
Mais l'invention des lampes à incandescence a porté un coup
fatal à la bougie Jablochkoff. Cette invention, dont Edison a eu
le bénéfice moral et matériel, bien que l'idée ne soit pas de lui,
est fondée sur la propriété qu'ont les corps faiblement conduc-
teurs, tels que le charbon, de s'échauffer et de devenir incandes-
cens lorsqu'ils sont traversés par un courant électrique. Mais le
charbon incandescent brûle et se consume au contact de l'air.
Pour assurer aux lampes une certaine durée, il fallait donc sous-
traire le filament de charbon traversé par le courant au contact
de l'air. C'est ainsi qu'on a été conduit à enfermer ce filament dans
une ampoule de verre dans laquelle on a préalablement fait le
vide. Tout le monde est familiarisé avec la vue de ces petits globes
lumineux, dont l'allumage se fait en tournant un simple bouton.
Ils donnent un éclat très vif, mais non blafard, comme celui des
lampes à arc; ils ne chauffent ni ne vicient latmosphère. Aussi
870 REVUE DES DEUX MONDES.
l'emploi s'en est-il si rapidement généralisé, qu'à Paris plusieurs
grandes compagnies sont venues disputer au gaz un monopole
jusqu'alors incontesté.
La substitution d'un éclairage à l'autre n'a même apporté au-
cun trouble aux habitudes des consommateurs. De part et d'autre,
c'est par un compteur que la dépense est évaluée. Les appareils
à gaz, les lustres ont prêté aux petites lampes à incandescence
leurs formes simples et élégantes; les canalisations extérieures
et intérieures se dissimulent facilement soit dans le sol, soit dans
les tentures des appartemens.
Ce n'est guère que sous le rapport de la dépense que l'éclai-
rage à incandescence peut être considéré comme inférieur jus-
qu'ici à l'éclairage au gaz. Mais en attendant que le premier cesse
d'être un éclairage de luxe, il faut songer aux avantages acces-
soires qu'il procure, à l'air qu'il ne vicie plus, aux peintures qu'il
n'altère pas, à la facilité avec laquelle il s'allume et s'éteint : avan-
tages dont on jouit, et dont on s'habitue à ne pas chiffrer la va-
leur.
L'éclairage par les lampes à arc ne redoute aucune compa-
raison d'économie, ni avec le gaz, ni avec le pétrole, ni avec le
bec Auer, et il pourra en être prochainement de même pour
l'éclairage à incandescence, lorsque les grandes compagnies au-
ront trouvé, ce qui ne tardera pas, des consommateurs d'électri-
cité sous forme de chauffage ou de force motrice , pendant les
heures du jour où le besoin de lumière électrique ne se fait pas
sentir.
Dans le domaine du transport et de la distribution de l'énergie,
l'électricité a apporté une solution nouvelle, dont le germe se
trouve dans une expérience que M. H. Fontaine fît, en 1873, à l'ex-
position de Vienne. Cette expérience est fondée sur le principe de
la réversibilité des dynamos. Ce principe est le suivant : une dy-
namoproduit un courant électrique par rotation; réciproquement,
si on introduit un courant dans une dynamo, elle se mettra à
tourner. Dans l'expérience de Vienne, une dynamo, actionnée
par un moteur, envoyait son courant à une seconde dynamo qui
était en rapport avec une pompe.
On se rappelle le retentissement qu'ont eu, vers 1881, les expé-
riences de transport de force faites entre Paris et Creil, le long
de la ligne du Nord, et sous le patronage de la Compagnie, par
M. Marcel Deprez. Ces expériences, les comptes rendus qui en
LES SOURCES DE l'ÉLECTRICITÉ. 871
ont été faits, les polémiques qu'elles ont suscitées et les expé-
riences nouvelles de M. H. Fontaine ont définitivement posé le
problème sur le terrain industriel. Les expériences qui, une di-
zaine d'années après, ont eu lieu entre Francfort et LaufTen, ont dé-
finitivement mis le transport de la force dans le domaine des choses
industrielles, et il y a pris, depuis, un incomparable essor.
En principe, une transmission électrique de force comporte
toujours deux dynamos dont l'une, dite génératrice, peut être in-
stallée au point où se trouve la force à transporter, et dont l'autre,
dite réceptrice, est placée à la distance où elle doit être em-
ployée.
Dans un grand nombre de circonstances, la force à utiliser est
une chute d'eau perdue dans la montagne. C'est un cas qui se
présente fréquemment dans les Alpes ou dans les Pyrénées. Cette
force, jusqu'alors stérile, peut être mise en œuvre pour l'éclairage
des villages voisins ou pour la création de centres industriels,
comme ceux du Niagara, aux Etats-Unis, et de Bellegarde, en
France. Dans d'autres cas, quoiqu'on n'ait pas à sa disposition
de forces naturelles, il y a souvent avantage à se servir de trans-
mission électrique pour la répartition, dans une grande usine,
d'une puissante force initiale obtenue avec un groupe de ma-
chines.
Il est, enfin, une industrie qui a reçu une extension véritable-
ment extraordinaire par le concours que lui a donné l'électricité :
c'est l'industrie des chemins de fer et des tramways.
Deux solutions sont en présence. La première est applicable
aux villes dans lesquelles on ne veut pas de lignes aériennes, à
Paris, par exemple. Les voitures de tramways portent dans deux
coffres, placés sous les banquettes, des accumulateurs qui sont
chargés dans une usine centrale. Le courant de ces accumula-
teurs est dirigé dans une dynamo placée sous le châssis de la voi-
ture. Cette dynamo tourne sous l'impulsion de ce courant et
actionne l'essieu de la voiture par l'intermédiaire d'une chaîne
d'engrenage,
La seconde solution, plus économique et plus généralisée, est
appliquée à la plupart des villes où les considérations esthétiques
sont mises au second plan. Dans ce cas, l'usine électrique, placée
aux abords de la ville dans .laquelle doit s'étendre le réseau de
tramways, est reliée, d'un côté, à une canalisation électrique
formée d'un gros fil de cuivre suspendu au-dessus des voies, de
872 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre, aux rails eux-mêmes. Le circuit est donc ouvert si au-
cune voiture ne circule sur la voie. Quand, au contraire, une voi-
ture vient à entrer sur la ligne et que, par un système quel-
conque, on établit une connexion entre le fil supérieur et le rail, |
le circuit est fermé par la voiture. En pratique, le châssis de
celle-ci porte une dynamo qui actionne l'essieu moteur du tram-
way. Le courant du fil supérieur est recueilli à l'aide d'une longue
tige métallique qui porte, à son extrémité, une petite poulie en
cuivre dont la gorge vient rouler au-dessous du fil. C'est par cette
poulie, ou trolley, que le courant électrique pénètre dans la dy-
namo et lui imprime un mouvement de rotation. Le courant re-
tourne au réservoir commun par les rails.
Ce procédé est si simple, d'une pratique si commode, que
l'industrie des tramways électriques par trolley s'est développée
au delà de toute prévision. Avant peu d'années, il n'est pas une
ville de France, d'une importance moyenne, qui ne sera dotée de
son réseau municipal. De l'intérieur de la ville, ce réseau pous-
sera des pointes jusqu'à la banlieue, jusqu'aux villages voisins et,
bientôt, notre pays possédera un réseau de communications se-
condaires, qui remplira les mailles du grand réseau des chemins
de fer.
Dans l'énumération de toutes les applications de l'électricité,
il faut ajouter l'électro-métallurgie, car il n'est, pour ainsi dire,
pas de branche de l'art de l'ingénieur à laquelle elle ne soit ap-
pelée à donner un utile concours.
L'application de l'électricité aux procédés de préparation et de
réduction des métaux comprend deux branches principales :
l'électro-métallurgie par voie humide ; l'électro-métallurgie par
voie sèche.
La première a été pendant longtemps limitée à la galvano-
plastie, mais depuis que Ton connaît un moyen d'obtenir des cou-
rans plus intenses que ceux des piles, diverses industries électro-
métallurgiques par voie humide ont pris naissance et ont créé
une branche absolument nouvelle d'applications industrielles de
l'électricité. La galvanoplastie, découverte par Jacobi, a pour
but la reproduction en relief, par un dépôt métallique, d'objets
moulés en creux. L'électrotypie qui permet d'obtenir des planches
de cuivre, reproduisant des gravures, en est l'une des applications
les plus intéressantes.
L'argenture, la dorure, le cuivrage, le nickelage et, d'une f
i
LES SOURCES DE l'ÉLECTRICITÉ. 873
façon générale, la production de dépôts superficiels sur certains
objets pour en modifier l'aspect, les soustraire à l'oxydation, etc.,
sont des procédés variés de la galvanoplastie. On sait l'essor qu'ils
ont pris en France.
Plus récemment, c'est à la production même des métaux les
plus usuels que l'électro-métallurgie par voie humide a été ap-
pliquée; elle fournit un moyen de les obtenir à un état de pu-
reté absolue. Or on sait l'influence énorme que peut avoir cette
pureté dans certains cas. Pour le cuivre, elle est liée, d'une façon
intime, avec sa conductibilité, c'est-à-dire avec le développement
même des plus considérables applications électriques. Aussi
l'électrolyse du cuivre brut, en vue d'avoir ce métal raffiné,
a-t-elle pris une importance croissante avec les progrès de l'élec-
tricité et a-t-elle été entraînée par le même mouvement en avant.
Les cuivres bruts renferment généralement des impuretés dont
les unes, comme l'or et l'argent, doivent être extraites en raison
de leur grande valeur, bien qu'elles ne soient pas toujours nui-
sibles, et dont les autres, comme l'arsenic, le fer, l'étain, etc.,
exercent, au contraire, l'influence la plus fâcheuse sur les qualités
électriques du métal. L'électrolyse permet de les séparer et d'ob-
tenir des cathodes de cuivre cristallisé, tout à fait pur, avec les-
quelles la conductibilité du cuivre atteint son degré le plus élevé
et devient presque égale à celle de l'argent.
L'électro-métallurgie par voie sèche est plus récente. Elle n'a
été rendue possible que lorsqu'on a trouvé le moyen d'utiliser la
chaleur considérable de l'arc voltaïque, en modifiant les condi-
tions de production de cet arc et en en concentrant la chaleur
dans des creusets absolument infusibles. Il nous suffira de citer,
parmi ces applications les plus récentes : la production de l'alu-
minium et celle du carbure de calcium.
On connaît les propriétés précieuses de l'aluminium, ce métal
léger qu'on n'avait pu obtenir, jusqu'à ces dernières années, que
par des procédés de laboratoire et qui avait conservé un prix
extrêmement élevé, encore que les corps dont on l'extrait soient
des plus répandus dans la nature. L'argile peut être considérée
comme le premier et le plus abondant des minerais, bien qu'on
s'adresse plus ordinairement, pour avoir l'aluminium, à des corps
moins connus, tels que la bauxite, ou alumine hydratée, ou la cryo-
lite (fluorure double d'aluminium et de sodium), corps plus rares
qu'on ne trouve guère qu'au Groenland.
874 REVUE DES DEUX MONDES.
Le traitement électrique de ces corps a été, tout d'abord, uti-
lisé pour la production du bronze d'aluminium, dont les qualités
spéciales de dureté sont connues et appréciées des constructeurs.
Puis, avec les progrès de l'électro-métallurgie, on l'a appliqué à
la production de l'aluminium lui-même, industrie qui met en
œuvre actuellement, en France, en Allemagne et aux Etats-Unis,
des usines très considérables. Cette production, surexcitée par
l'introduction de l'aluminium dans le petit matériel léger des
armées, a fait rapidement descendre le prix de ce métal, qu'on
peut obtenir aujourd'hui à environ 4 francs le kilo. Il valait plus
de 80 francs il y a quelques années. Comme il arrive souvent, on
l'a cru bon à tous les usages et il y a eu quelques mécomptes
dans son application à la construction de petits navires de peu
de poids, destinés à la navigation sur les grands cours d'eau
africains. Néanmoins, sa légèreté extraordinaire lui assure des
débouchés commerciaux de plus en plus nombreux.
Pleine d'avenir aussi, malgré quelques déboires de début, plu-
tôt imputables à l'ignorance et à la trop grande précipitation de
quelques inexpérimentés, est l'industrie de l'éclairage par l'acéty-
lène, à la base de laquelle est un procédé électro-métallurgique.
L'acétylène est un gaz carburé obtenu en traitant par l'eau
le carbure de calcium, matière nouvelle que M. Moissan a dé-
couverte en 1892 en traitant, dans un four électrique, un mélange
de charbon et de chaux vive en poudre. C'est là une des appli-
cations électro-métallurgiques dont les progrès ont été les plus
rapides.
Enfin, il faut citer, comme un procédé électrique, susceptible
d'utilisation dans la pratique, celui de la soudure employée à
réunir par fusion les extrémités de corps métalliques, tels que les
rails, les conducteurs de cuivre, etc.
L'électricité justifie donc les espérances qu'on fonde sur elle
pour les progrès de l'industrie dans le siècle prochain. Il sera le
siècle de l'électricité, comme celui qui se termine a été le siècle
de la vapeur.
Lazare Weiller.
POÉSIE
L'ETABLE
Par ordre de César Auguste et pour connaître
Le nombre de sujets dont il était le maître,
On recensait alors le monde tout entier;
Et pour qu'on l'inscrivît, Joseph, le charpentier,
S'en fut à Bethléem, son pays d'origine.
Il cheminait, suivi d'un âne à maigre échine,
Dont les sabots butaient aux pierres des ravins
Et qui portait, assise entre les deux couffins,
Marie humble et voilée, et tout près d'être mère.
C'était l'hiver; la nuit était exquise et claire;
Et deux astres surtout, au som.bre azur des cieux,
Brillaient, plus radieux que les plus radieux,
Guidant de loin déjà les Bergers et les Mages.
A travers plaines, monts, torrens, cités, villages,
Les deux époux allaient au but, pleins de souci.
Car la femme souffrait. Ils se hâtaient ainsi
Depuis des jours, faisant halle près des eaux vives,
Et, pendant leur repas de pain noir et d'olives,
L'âne broutait, cherchant l'herbe entre les cailloux.
C'était l'hiver, la nuit, mais le temps était doux;
Un calme solennel planait sur la nature.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
Or, après un faux pas de son humble monture,
Marie ayant gémi, l'homme étendit le bras
Et, lui montrant au fond des ténèbres, là-bas,
Une faible lumière, il dit :
« Yoici Fauberge. »
0 femme douloureuse ! ô mère ! ô Sainte Vierge !
Il te faudrait un lit, une chambre et du feu.
Mais nul ne sait qu'en toi tu portes l'Homme-Dieu.
Dont bientôt l'univers chantera les louanges.
Le secret n'est connu que de vous et des anges,
Pauvre et timide couple arrêté sur le seuil !
L'aubergiste n'a pas son air de bon accueil.
Ce bonhomme à bâton, cette femme sur l'âne.
Il les juge d'un seul regard et les condamne.
Mendians, vagabonds, qui sait? peut-être pis.
Du reste, aux alentours, les chameaux accroupis
Et les mulets tapant du pied dans l'écurie
Prouvent qu'une cohue est à l'hôtellerie ;
Et, dans la salle basse où l'âtre flambe et luit,
On entend chanter, rire, et parler à grand bruit
Les marchands à qui sont ces animaux de charge.
« Pas de place pour vous, dit l'hôtelier, au large!
Tout est plein, bonnes gens. Au large! »
Mais, tout bas,
Il grogne entre ses dents :
« Ce n'est point, en tous cas,
Pour ces gueux que ma table et mes chambres sont faites. »
0 Messie annoncé par la voix des Prophètes,
Christ que le monde attend et qui viens le sauver.
Je t'adore à genoux. Quoi? Tu veux éprouver,
Dieu de paix, de bonté, de douceur, d'innocence,
La dureté des cœurs même avant ta naissance.
Toi qui pourrais, aux cieux ouverts et fulgurans.
Paraître et triompher, tu veux que tes parens
Soient outragés au seuil de cette hôtellerie,
Et tu permets, Seigneur, que ta mère Marie,
POÉSIE. 877
Succombant sous le poids de son divin fardeau,
Ne trouve pas un gîte et pas un verre d'eau.
Oui, tu le veux ainsi, Dieu né dans la misère,
Afin que le chrétien voie en tout homme un frère
Et, dans tout malheureux, un frère préféré,
Et qu'à jamais pour lui le pauvre soit sacré.
Mais le monde à ton ordre est-il resté docile.
Divin Maître ? Devant tant d'errans sans asiles,
Qui donc aujourd'hui songe aux parens de Jésus, ^
Jadis, à Bethléem si durement reçus?
Hélas! qui se souvient de la Sainte Famille?
Donc, sous tous les regards de la nuit qui scintille,
Les voyageurs sont là, l'air si triste tous deux
Que l'hôtelier finit par avoir pitié d'eux.
D'ailleurs, il s'aperçoit que la femme défaille.
« Holà! valets... Un coup de fourche dans la paille,
A l'étable... Ces gens y passeront la nuit. »
Et c'est dans cet endroit abject qu'on les conduit;
C'est là qu'on fait un lit de paille sur la fange
Pour celle que sacra le salut de l'archange;
Et, tandis que Joseph donne à l'âne son foin
Et cherche à s'installer pour la nuit, dans un coin,
Troublé par les intrus, un vieux bœuf qui rumine
S'éveille, et d'un gros œil mauvais les examine.
Mais que se passe-t-il dans les hauteurs du ciel ?
Minuit ! Voici l'instant promis par Gabriel !
Une voix, à travers l'abîme solitaire.
Dit : <( Gloire au Dieu très-haut ! Paix aux bons sur la terre ! »
Puis on entend le vol d'un ange qui s'enfuit.
0 sainte nuit ! Suave et formidable nuit.
Nuit oiî va s'accomplir, dans cette étable immonde,
Le plus immense fait de l'histoire du monde!
0 nuit, quelle splendeur ! Les constellations
Ont de tendres regards d'amour dans leurs rayons.
Chaque étoile, ce soir, palpite, tout émue.
Comme un cœur qu'une intime allégresse remue.
878 REVUE DES DEUX MONDES.
Et suit de loin, avec un sourire d'ami,
Les bergers laissant là leur bétail endormi,
Et, là-bas, au désert, sous l'azur diaphane.
Les trois rois d'Orient venant en caravane.
Et, pendant cette nuit, monde payen, tu dors.
Repu, cruel, content, sans espoir ni remords,
A tes faux dieux de marbre et de bronze incrédule.
Et les pleurs de l'esclave aux fers, dans l'ergastule,
Et les lions, au fond du Cirque, rugissant
Vers leur prochain repas de chair d'homme et de sang.
Ne t'éveilleraient pas de ton sommeil sans rêve.
C'est pourtant cette nuit que ton règne s'achève,
Vieux monde, et que surgit le Dieu de la bonté.
Bientôt, par ta bassesse et par ta lâcheté,
Un Tibère, un Néron auront leur temple à Rome.
Mais le Dieu qui mourra pour nous, le Dieu fait homme,
Jésus, notre Sauveur, vient de naître aujourd'hui.
Tu dors et n'en 'sais rien. Mais le Ciel le sait, lui!
Et c'est pourquoi, ce soir, dans la nuit étoilée,
Où flotte doucement une musique ailée.
S'en vont vers Bethléem le pasteur et le roi :
C'est pourquoi le ciel est en fête, et c'est pourquoi,
Devant l'humanité meilleure qu'ils pressentent.
Tout le firmament prie et tous les astres chantent !
« Rêves, chimères, dit un sceptique en riant.
Légende fabuleuse et conte d'Orient. »
J'ai nié comme lui... Pardon, Dieu véritable !...
Mon âme était alors l'infecte et sombre étable
Ouverte à tes parens, les pauvres voyageurs.
Car, hélas! chez le moins coupable des pécheurs,
Ne fût-ce qu'en désir, ne fût-ce qu'en pensée,
Que de honte secrète et de fange amassée !
En mon âme logeait un vice coutumier,
Tel qu'un vil animal vautré sur son fumier ;
Et, dans l'ombre malsaine et d'un miasme imprégnée,
Le remords me guettait, monstrueuse araignée !
POÉSIE. 879
Mais Jésus qu'à présent je prie, agenouillé,
N'a pas reçu le jour dans un lieu moins souillé.
Si le moindre frisson de repentir pénètre
Dans un cœur saturé de mal, Dieu peut y naître,
J'ai connu cet espoir et cette vérité,
Un jour béni, quand la douleur m'a visité.
J'ai prié, demandant pardon de mon offense ;
Humblement j'ai rouvert au Dieu de mon enfance
Mon âme, cet asile impur et ténébreux.
Il y daigna descendre et, maître généreux.
Qui même à l'ouvrier tardif donne un salaire.
Il y règne aujourd'hui, la parfume et l'éclairé.
Prières ! Sacremens ! 0 bienfaits inouïs !
Comme l'étable, aux yeux des bergers éblouis,
Brilla d'une clarté merveilleuse et subite,
Mon âme resplendit, depuis que Dieu l'habite.
Sur la nuit bleue où vibre un hymne de Noël,
S'ouvre le toit obscur qui me cachait le ciel,
Et le hideux remords, l'araignée en sa toile.
Rayonne tout à coup et devient une étoile !
François Goppée.
LA FRANCE DU LEVANT
LE VOYAGE DE L'EMPEREUR GUILLAUME II
Constantinople, 17 octobre. La veille de l'arrivée.
Il y a trois villes dans Constantinople, aucune n'a l'air d'at-
tendre un empereur.
Sur la haute colline d'où Péra domine le Bosphore, l'Europe
vit et pense par ses colonies nationales, ses diplomates et ses
institutions religieuses. Là, il est vrai, l'arrivée de Guillaume II
intéresse et préoccupe. Que vient-il faire? En chargeant Cook
and Co de transporter et nourrir à forfait à travers le Levant la
cour d'Allemagne comme une bande de touristes économes,
l'empereur obéit-il seulement à une certaine impuissance de
rester en place, et ce potentat soupçonné de bouleverser le
monde, ne serait-il ambitieux que de s'y promener? ou, comme
ces négocians avisés qui emportent même dans leurs voyages
de vacances leur carte d'échantillons, et pour qui le meilleur des
délassemens est une bonne affaire, vient-il rappeler au sultan l'ap-
titude de l'Allemagne à construire des ports, des voies ferrées,
à prêter de l'argent, à fournir toutes les choses nécessaires à la
vie et à la mort, et la convenance pour la Turquie de manifester
(1) Voyez la Revue du 15 novembre
LA FRANCE DU LEVANT. 881
son amitié à l'empereur par des faveurs au commerce allemand?
Prétend-il davantage? quelques concessions de territoire, un de
ces gages qu'aujourd'hui les grands Etats prennent volontiers,
pour se donner patience, sur les pays en déclin, sur les peuples à
héritage? Enfin, les gains matériels ne lui suffisant plus, aspire-t-il
aux conquêtes morales, et lesquelles? Songe-t-il à acquérir dans
l'Islam un protectorat protestant, songe-t-il à disputer à la France
le protectorat catholique? Mais ces incertitudes ne forment pas
même, toutes vives soient-elles, une rumeur de l'immense cité :
ce n'est qu'un bruit de plumes sur le papier des ambassades, un
vol assourdi de paroles dans quelques salons et quelques cercles,
un murmure de prières dans les couvens. Et Pera semblerait igno-
rer l'hôte de demain si le portrait de Guillaume ne s'offrait aux
vitrines des photographes et des papetiers.
Galata qui étend plus bas, au pied de sa belle tour et le long
du port, ses rues marchandes, tient aussi plus bas ses pensées.
Des Grecs, des Italiens, et la race mêlée des Levantins forment
la masse de cette population née pour le trafic et seulement intel-
ligente du gain. Pour eux il n'y a qu'une question allemande:
plus l'Allemagne enverra de ses marchandises en Orient, plus ils
seront satisfaits, parce qu'elle sait fabriquer au plus bas prix,
donner les apparences du fini et de la solidité à son travail, et que,
par suite, ils ont, grâce à elle, la double chance d'acheter bon
marché et de vendre cher. Il faudra déchanter le jour où les Alle-
mands, au lieu de fabriquer cette pacotille pour les marchands
orientaux, viendront eux-mêmes servir les consommateurs. Au-
tant le commerce de Galata aime les Allemands comme fournis-
seurs, autant il les redoute comme concurrens, et la prévision
qu'ils voudront prendre tout le bénéfice de leur industrie jette
une ombre sur l'avenir. Mais un voyage d'empereur ne saurait
avoir d'influence sur le prochain inventaire, et Galata n'a pas le
loisir de rêver aux choses qui ne rapportent rien.
De l'autre côté du Bosphore, au bout de ce pont jeté entre deux
mondes sans les unir, commence la ville des Musulmans, Stam-
boul. Naguère capitale, elle tenait assemblés quatre cent mille
fidèles autour du Padishah, le chef suprême, et de la Sublime
Porte, conseil des hauts serviteurs qui savaient mettre quelque
indépendance dans la servitude et de la tradition dans le despo-
tisme. Veuve, depuis Abdul-Aziz, de ses sultans qui l'ont quittée
pour mieux la voir, et, émigrés dans leurs palais du Bosphore,
TOUE CL. — 1898. 56
882 KEVUE DES DEUX MONDES.
l'admirent, mais ne l'habitent plus; vide de sa Sublime Porte,
depuis qu'Abdul-Hamid exerce seul tout le pouvoir et a attiré
autour de lui le gouvernement sur la colline d'Yldiz-Kiosk, Stam-
boul est aujourd'hui le Versailles de l'Islam. Ses rues de petites
échoppes ouvertes et de grandes maisons closes, que dominent les
masses blanches de ses mosquées, la lourdeur de leurs dômes et
la sveltesse de leurs minarets, sont l'image de sa vie : partagée
entre les vulgarités de la matière et les exaltations du fanatisme
religieux, elle n'a pas de jours sur la raison humaine et sur la
place publique. Cette immense ville dort, mange, prie et ne pense
pas. Elle n'a jamais eu moins de pensées qu'aujourd'hui. En enle-
vant à la Sublime Porte la décision des affaires, Hamid a traité
en suspect le pouvoir même, et détruit la compétence qui entre-
tenait, au moins, dans une élite de fonctionnaires, une espèce de
sentiment public. Il y a des journaux, mais qui non seulement ne
représentent aucune doctrine, sauf l'adoration devant la souve-
raineté sans bornes du sultan, mais cachent les faits les plus cer-
tains, si cette souveraineté a à s'en plaindre : pour se borner au
plus récent exemple, les Turcs ont pu lire que l'impératrice d'Au-
triche était morte, mais non de quelle mort. Sans doute les nou-
velles et les idées n'ont pas besoin du papier pour se répandre, la
conversation les propage, et la belle langue des Turcs excellerait,
comme au temps de Monsieur Jourdain, à dire beaucoup de choses
en peu de mots. Mais l'on ne saurait croire combien de ces mots
sont défendus : interdits, les mots de révolution, de réformes, de
liberté; interdits les noms même du sultan et de son prédéces-
seur. Si l'on parle de révolution, c'est qu'on la désire, si on parle
de Mourad c'est qu'on le regrette, si on parle d'Hamid c'est qu'on
l'attaque. Et alors il se défend par les coups discrets et sûrs qui
épargnent à la victime les angoisses de l'attente, au souverain le
scandale des exécutions, au peuple la connaissance du mal. Un
espionnage devenu la grande force de l'Etat et le plus sûr titre
aux faveurs surveille les propos de la rue, trahit les entretiens de
l'amitié, dissout la solidarité de la famille. Chacun se garde de
chacun, et il y a tant d'oreilles ouvertes pour tout entendre que
toutes les bouches se ferment. La peur a transformé en muets du
sérail tous les musulmans. Les plus muets sont les hommes ca-
pables d'avoir un avis sur les intérêts de la Turquie et sur l'avenir
de l'amitié entre le sultan et Guillaume : ils sont les plus sus-
pects. Les fonctionnaires et l'armée, qui depuis six mois n'ont pas
LA FRANCE DU LEVANT. 883
reçu de solde, n'étaient pas, paraît-il, sans regretter la dépense
des fêtes, présage pour eux de nouveaux jeûnes; mais le sultan,
a dit le journal officiel, daignera payer un mois de traitement à
ses serviteurs, et la plupart vont regretter seulement que leur
maître ne reçoive pas six empereurs. Le clergé qui peuple les
mosquées et les écoles ne peut être favorable aux honneurs ren-
dus par le chef des croyans à un infidèle : mais moins que per-
sonne il murmure contre « ce qui était écrit. » Pour la multitude
inculte des petits ouvriers, vendeurs ambulans, portefaix, bate-
liers, Guillaume est un vassal qui vient rendre hommage au
Grand Seigneur, souverain de toutes les couronnes ; une lueur de
fierté pour l'Islam brillerait dans leur âme obscure, s'ils ne sa-
vaient que le bien et le mal de l'Islam finissent pour eux en sur-
croît d'impôts. Tous sentent que leur opinion ne saurait rien em-
pêcher, que la politique de leur maître est comme lui au-dessus
de leur consentement, hors de leur portée; que même en croyant
louer, ils courraient risque de déplaire, et ils laissent passer la
volonté du sultan comme on laissait passer jadis la justice du roi.
On voit encore aux terrasses du vieux sérail la pierre lisse et in-
clinée sur laquelle les vizirs malheureux, les favoris en disgrâce,
les épouses soupçonnées, les eunuques infidèles, se succédaient,
cousus dans un sac, glissaient sans bruit dans le Bosphore, et
disparaissaient sans troubler même, fût-ce par un bouillonnement
d'eau, trace fugitive de leur chute, la sérénité de la mer : tels,
sous les yeux de ce peuple sans opinion générale, les événemens
passent entourés de mystère et tombent dans les profondeurs de
son indifférence, sans même que les bulles d'air appelées les pa-
roles remontent à la surface.
C'est le sultan seul, non Constantinople, qui reçoit l'empereur;
seul Abdul-Hamid a fait des préparatifs, et ils sont hors de la
ville. A la place où Galata et Pera cessent de s'étendre le long du
Bosphore, la colline qui les porte se continue en une végétation,
vigoureuse et parfumée, de grands bois et de jardins lleuris. Parmi
les frondaisons touffues qui, du bas de la côte, montent à son
sommet, ceintes d'un grand mur et formant un seul domaine,
çà et là émergent, tantôt fiers et en pleine lumière, tantôt mo-
destes et dans l'ombre, des palais, des villas, des kiosques. Ce
caprice d'un sultan à qui ne suffisait pas un harem de femmes et
qui s'est donné un harem de maisons, est Yldiz la bien gardée.
Ce domaine de plaisance est un asile de sûreté; une triple en-
884 REVUE DES DEUX MONDES-
ceinte de murailles couvre le repos et la vie du maître, et chaque
soir, par des ordres imprévus, il désigne entre ses demeures celle
qui le recevra la nuit : étrange existence de sultan blême qui sans
cesse change de couche, poussé non par la volupté, mais par la
peur.
C'est là qu'il recevra Guillaume. Au faîte de la colline, où la ver-
dure des bois paraît plus sombre sur la pâleur du ciel, une sorte
de chalet suisse met la tache claire de ses toits et de ses façades.
Il semble petit, il est assez grand pour que sa salle d'honneur ait
trente mètres; il contient des appartemens pour l'empereur, pour
l'impératrice, le tout meublé à l'européenne, avec une profusion
entassée, avec le disparate qui fait la laideur des belles choses,
avec un mauvais goût à peu près égal à celui de presque tous les
Européens quand ils veulent s'installer à l'orientale. Ici rien n'est
oriental que la dépense, cette prodigalité de construire une telle
maison pour un hôte de cinq jours, comme on dresserait une tente
à l'ombre d'un palmier.
Hors d'Yldiz rien n'a été mis en état, que les rues par lesquelles
l'empereur doit se rendre à l'ambassade, à l'école et au cercle
Allemands : le tout est sis à Péra. Deux vieilles maisons faisaient
là sur la grande rue une saillie si forte qu'il restait juste la place
à une voiture : elles ont été éventrées. Pour cacher la blessure
béante et aussi les amas de décombres qui, çà et là, remplacent les
édifices partout où l'incendie et l'insouciance musulmane font
leur œuvre, on a aligné des palissades pleines. Sur elles quelques
Turcs promènent lentement de longs pinceaux, et elles prennent
peu à peu une couleur jaune d'ocre, sous laquelle disparaît aussi
la crasse de quelques murs trop lépreux. La chaussée n'est pas
oubliée. Le pavage à Gonstantinople se fait avec des blocs de
pierre irréguliers où, entre les plus gros, établis d'abord, on en-
fonce, tant bien que mal, les plus petits. Ils s'ébranlent vite et dis-
paraissent, laissant des fondrières noires où se couchent les chiens,
où toutes les espèces de détritus s'amassent et pourrissent sous
toutes les variétés de puanteur. Où l'empereur passera, on nivelle
avec de la terre etl'on jette une couche de sable. Tout semble propre
et restera tel jusqu'à ce que la prochaine pluie lave ce fard des
vieilles rues en pente, et transforme en fondrières plus profondes
les rues basses où cette boue viendra s"amonceler. N'oublions pas
le travail moins visible, mais le plus important, la recherche des
révolutionnaires par la police. Les sujets ottomans ne peuvent
LA FRANCE DU LEVANT. 885
pénétrer à Constantiiiople que sous la sauvegarde de permis sé-
vèrement contrôlés et difficiles à obtenir pour les raias des races
suspectes. Les Arméniens déjà établis dans la ville sont sous une
surveillance continue, et un certain nombre ont été arrêtés sans
qu'ils soient accusés d'aucun mal et afin que la tentation de ce mal
ne leur vienne pas. Les Européens sont traités avec un peu plus
de formes mais une égale méfiance; chaque jour, des étrangers
ont été embarqués pour leurs pays d'origine. La surveillance est
particulièrement agressive contre les Italiens. Depuis l'assassinat
de l'impératrice d'Autriche, il semble qu'on ait peur de tous,
même des bons ouvriers, et ils sont nombreux à Constantinople.
Une partie de ces malheureux a quitté la ville, une partie vient
d'être enfermée dans un hôpital, où elle attendra sous verrous
le départ de Guillaume II.
Sur cette veille de fête, triste comme un lendemain, pèse
d'avance une double contrainte : le peuple craint le gouverne-
ment et le gouvernement craint le peuple. D'ordinaire, la foule,
autant que le souverain, accueille les grands étrangers, et le chef
de l'Etat présente la nation à son hôte; elle est le plus vaste, le
plus intéressant et le plus flatteur des spectacles que s'offrent les
princes; ils ne se lassent pas de sa présence, de ses sourires, de
ses acclamations. Ici, au contraire, où le nombre des habitans,
la variété des races, l'éclat des costumes, la magnificence de la
nature assemblaient d'avance une incomparable pompe, la na-
tion est étrangère et la foule importune. Abdul-Hamid marche
toujours poursuivi par la menace du poète et prévoit que les os
des victimes enfanteront peut-être des vengeurs. Plus que son
peuple ne le redoute et ne lui obéit, lui redoute l'approche de son
peuple. Les foules, même quand elles ne se révoltent pas, peuvent
receler l'assassin, lui faciliter l'approche et la fuite. Voilà pourquoi
le sultan abrite son hôte près de lui, loin de la ville, et lui offre
là un tête-à-tête dans sa solitude habituelle. Voilà pourquoi l'em-
pereur débarquera à Dolma-Bagtché, au-dessus d'Yldiz, pourquoi
les deux souverains passeront aussitôt d'un palais dans l'autre, et,
dans le court chemin, seront séparés de toute foule par des masses
épaisses de troupes. Inquiet sans cesse pour sa vie, Abdul-Hamid
a trouvé la joie de pourvoir plus attentivement à sa propre sûreté
en pourvoyant à celle de son hôte, et de se rassurer en paraissant
craindre pour autrui. Quel début de fête que ce silence, quels
886 REVUE DES DEUX MONDES.
préparatifs que ce vide, quels conviés que les hôtes de ces vais-
seaux fugitifs et de ces prisons pleines! Et surtout quelle misère
de la puissance dans ces deux souverains si absolus l'un et l'autre,
résignés à s'emprisonner eux-mêmes, et, captifs qui rêvent d'éva-
sion à travers les grilles, contraints à mettre en sûreté contre
l'anarchie leurs songes de domination.
L'arrivée, mardi 18 octobre.
Grâce à la plus aimable des offres nous embarquons, quelques
amis et moi, sur une « mouche » élégante et rapide au quai de
Galata. A Tavant est déjà le « zaptié, » dont l'uniforme nous as-
surera la liberté de notre route malgré les consignes : sous tous
les régimes et dans tous les pays, le gendarme veille au nom de la
loi sur les privilèges de quelques-uns.
Il est huit heures du matin, et le soleil semble de la triplice.
A peine quelques nuages, minces et frangés comme des écharpes,
flottent dans l'azur profond mais pâle. Par un contraste qui est un
charme, la lumière d'Orient luit sous un ciel de France. Cette
lumière matinale vient par-dessus l'Olympe lointain, se heurte à
la montagne de Scutari qui reste sombre sous le voile de ses
cyprès, colore de rose la pointe du Sérail, nimbe d'une ligne mince
et éclatante le cintre des dômes et les arêtes des mosquées, se ré-
pand en une poussière dorée sur le miroir de la mer calme. Toute
cette clarté, comme une autre mer, remplit de sa masse puissante
le vide ouvert entre l'Asie et l'Europe, et frappe droit Galata, Pera
et la rive occidentale du Bosphore. Le fleuve, qui a pour berges
deux continens, coule entre une Asie morne, dont les palais, les
prés et les forêts dorment dans la même ombre terne, et une
Europe dont le soleil avive toutes les nuances, met en relief tous
les contours, et dont les palais brillent sur les bords enflammés
des eaux. Et cette opposition complète la beauté de cette place et
de cette heure.
Le long du port, un mouvement de foule se dessine sans hâte
vers Dolma-Bagtché. La plupart des têtes portent le turban
blanc, roulé fin et ajusté avec soin, qui indique les gens des mos-
quées. Ces curieux sont pour la plupart des softas, ces étudians
ecclésiastiques dont la jeunesse accroît le fanatisme et l'audace, et
qui auraient manifesté un certain déplaisir des honneurs préparés
à un infidèle. Gomme eux notre mouche se meut doucement dans
LA FRANCE DU LEVANT. 887
la direction de Bagtché. Autour de nous évoluent nombre de
petits vapeurs et de caïks. Quelques musulmans de condition
aisée ont pris place dans les caïks, mais presque tous les specta-
teurs appartiennent aux colonies européennes. Les femmes, pour
la joie de leurs yeux et des nôtres, sont les plus nombreuses, et
leurs toilettes claires s'enlèvent en clartés douces sur le fond aux
teintes violentes des embarcations. Celles-ci vont et viennent, si
serrées qu'à quelques mètres on ne voit plus la mer : les légers
mouvemens de ses petites vagues donnent aux couleurs qui la
couvrent quelque chose de sa vie. Et tous les yeux sont tournés
vers l'espace brillant et vide où, entre l'Europe et l'Asie, va
paraître l'empereur.
Il est annoncé pour neuf heures. Elles sonnent et derrière la
pointe du Sérail glisse un navire blanc qui vient du large. Lourd
de formes et rapide de marche, il apparaît d'abord par le travers,
puis il contourne la pointe et s'avance droit sur nous, suivi en
ligne de file par un cuirassé et par un croiseur. Les trois navires
sont pavoises, le premier porte à son grand mât le pavillon im-
périal, où l'aigle noir étend ses ailes sur un fond jaune : c'est le
Hohenzollern. En entrant dans le Bosphore, les navires de guerre
se couATent de fumée, des éclairs s'allument à la bouche de
chaque pièce, et le tonnerre des saluts gronde de la mer à la terre.
Le Hohenzollern arrive en face de Dolma-Bagtché, s'arrête; les
deux autres navires, par une belle évolution, passent à sa droite et
à sa gauche, lui présentant leur avant; et, tandis que leurs équi-
pages poussent des hourras, les ancres tombent.
Sur la rive , Dolma-Bagtché plonge dans le Bosphore ses
degrés de marbre, et sur sa terrasse de marbre allonge sa façade
basse et démesurément longue, et plate à force d'ornemens.
L'on croirait, quand on regarde les caprices princiers du plâtre et
du stuc épars le long du Bosphore, que les sultans, par une de ces
métamorphoses familières dans le sérail, ont pris leurs confi-
seurs pour en faire des architectes. Mais la distance efïace les
pauvretés de ce luxe et ne laisse resplendir que le baiser éblouis-
sant du soleil au front poli de Dolma. Un grand tapis rouge jeté
sur la blancheur de la terrasse unit les degrés où clapote le
Bosphore à la porte principale du palais. Derrière cette porte est
le sultan, invisible comme l'empereur ; mais quelques pachas de
sa cour, et mieux encore quelques Albanais de sa garde, debout
hors du seuil, annoncent la présence du maître.
888 REVUE DES DEUX 310NDES.
Il envoie vers Ihôte attendu. Une chaloupe à vapeur se dé-
tache du rivage; derrière les glaces de son salon apparaissent des
uniformes si brodés et battant neufs que l'on croirait une vitrine
de tailleur, et que, comme La Bruyère, l'on tiendrait quitte des
personnes. On nomme pourtant près de moi le ministre de la
marine et Fuad-Pacha, heureux hommes qui appartiennent à de
tels habits ! Mais qu'est leur splendeur, tout européenne et mo-
derne, près de la grâce étrange, de l'archaïsme superbe, du
bijou gigantesque aux tons de vieil or qu'on nomme la barque
du sultan? Elle aussi s'avance, portée par les eaux: longue et
basse de corps, elle pose sur les vagues sans y enfoncer son ventre
d'écaillé, allonge son col grêle, soulève sa fine tète de bête
sacrée et semble marcher sur la mer par les vingt grandes pattes
de ses rames. Et à son arrière monte très haut une poupe sculptée
à jour, déplus en plus étroite, et qui se termine, aérienne comme
un nid, glorieuse comme un ostensoir, et solitaire comme un
trône. Ainsi les deux embarcations, l'une emblème de la Turquie
nouvelle, l'autre messagère de l'Islam ancien et magnifique, se
balancent et attendent aux pieds du César.
C'est chez lui, sous ses propres couleurs, que Guillaume II
gagnera la terre. Un canot allemand de douze rameurs a accosté
l'échelle qui, sur le flanc du HohenzoUern, dessine les traits grêles
de son plan incliné et de ses deux paliers. Un capitaine de vais-
seau est descendu et a pris la barre. Des officiers casqués, traversés
de grands cordons et superbes, qui se tenaient en groupe au haut
de l'échelle, s'écartent, et se rangent en une attitude de respect
immobile. Voici l'empereur. Revêtu d'un uniforme noir, la tète
couverte du kalpack à grande aigrette blanche, sans broderies,
sans décorations, il paraît plus sombre encore sur le fond brillant
de son escorte.
Il a voulu surprendre les regards et frapper les imaginations
par l'absence même de ce qui les séduit d'ordinaire : la splendeur
de ses officiers porte pour lui les insignes de sa puissance, et cette
puissance paraît plus imposante en son dédain de paraître. La
simplicité peut être la plus habile des mises en scène : Napoléon
ne tenait pas pour rien à la redingote grise et au petit chapeau.
Tandis que Guillaume descend l'échelle, il se détache mat et
noir sur le mur blanc du HohenzoUern, comme une de ces décou-
pures qu'inventa le marquis de Silhouette. Beaucoup plus petit
que son aïeul et son père, il est encore de belle taille. La min-
LA FRANCE DU LEVANT. 889
ceur souple de la jeunesse qui donnait naguère un charme roman-
tique à sa personne, disparaît sous un embonpoint précoce, la
graisse commence à gonfler les joues, alourdit le bas du visage,
et surtout épaissit le buste. Il ne reste de maigre, et plutôt de
décharné, que son bras gauche, ce membre infirme et dont la
misère rappelle à l'orgueil de Guillaume que les plus grands em-
pereurs eux-mêmes sont de pauvres hommes.
Debout dans le canot, il fait asseoir d'abord l'impératrice, qui
descendait derrière lui, s'assied à côté d'elle, six personnages
de sa suite prennent place sur les bancs de côté, et les rames,
jusque-là dressées, trernpent d'un même mouvement dans la mer.
Le canot s'avance à travers les embarcations habilement mala-
droites qui manœuvrent pour le voir de plus près. Cette marche
sinueuse et rapide se poursuit au milieu d'un grand silence; nous
voyons au-dessus du sillage fuyant, parmi la confusion des bro-
deries, des ordres en sautoir, et d'une robe mauve, l'aigrette
marquer la place de l'empereur. Au moment oîi il pose le pied
sur les marches de Dolma-Bagtché, le sultan apparaît, mince et
pâle, dans l'ombre de la porte. Les deux souverains s'avancent
l'un vers l'autre, mais le mouvement d'un bateau plus près que
nous de la terre nous les a cachés au moment où ils s'embrassaient.
Si banals et vains que soient les baisers de princes, j'ai regretté
de ne pas voir celui-là. Il s'échangeait sur le seuil même du
palais où Abdul-Aziz fut déposé et étoufl"é, en vue du palais tout
proche ou le successeur d'iVziz, Mourad, déposé à son tour, vit,
dans un silence qui est déjà la tombe. Le sultan a-t-il songé que
sans l'assassinat de son oncle et le malheur de son frère, il n'ouvri-
rait pas ses bras à l'empereur d'Allemagne? L'empereur a-t-il
songé qu'il y a des familles où les princes sont particulièrement
fragiles? Et si quelque clarté demeure dans le cerveau de Mourad,
quelles ont pu être ses pensées quand ce captif, devenu étranger
à tous les bruits de la terre, a tout à l'heure entendu le canon ?
A-t-il cru à la fm du sultan, à une révolution, attend-il la mort,
altend-illa couronne? Quelles tragédies étouffe ici le silence !
Je pensais à ces choses, tandis que devant cet autre palais de-
venu prison, entouré de sentinelles, llanqué de deux casernes, et
interdit à toute approche, passe notre chaloupe. Les souverains
entrés à Dolma-Bagtché, nous nous hâtons pour atterrir à la pre-
mière escale et voir leur entrée à Yldiz-Kiosk. Mais, bien que
des voitures nous attendissent à Orta-Keuï, quand elles nous
890 REVUE DES DEUX MONDES.
eurent ramenés derrière Dolma-Bagtché,àla route qui monte vers
Yldiz, les souverains étaient passés déjà, et les troupes de haie ou
d'escorte commençaient à regagner leurs casernes. Nous assistons
à leur défilé.
Si l'on veut connaître le nombre et la date des influences
européennes qui ont tour à tour présidé à la constitution de l'armée
turque, il suffit de considérer la coupe des uniformes et leur
ancienneté. Ce régiment de lanciers qui descend les rues, sanglé
dans une veste bleue à plastron rouge, le shapska en tête et le
pantalon collant, est de façon allemande ; il est vêtu de neuf. Le
régiment de chasseurs qui le suit, précédé de ses timbaliers et
de ses fifres, tout vert, portant la culotte bouffante dans la botte,
la tunique large à poches extérieures, et la toque d'astrakan,
semble un régiment russe : ses uniformes sont fanés et montrent
aux coutures ces teintes plus claires qui révèlent le printemps
de la nature et l'automne de la garde-robe. Plus élimés encore
sont ces turcos et ces zouaves, jadis empruntés à l'Islam par la
France, rendus parla France aux Ottomans, et leur air loqueteux
ne dit que trop combien sont loin les jours de la Grimée et de la
Syrie. Le seul costume qui ait vraiment une originalité orientale
appartient, ironie des choses, aux Ottomans les plus occidentaux.
La garde albanaise, composée de géans, serait superbe sous sa
veste, sa culotte et son bonnet de laine blanche à soutaches noires,
si l'industrie européenne, s'exerçant même ici, n'avait remplacé
la chaussure nationale — l'opanké, longue bande de peau qui
entoure le pied et s'enroule autour de la jambe, — par de gros
souliers et des guêtres basses de cuir jaune. Ainsi ces hommes
sauvages qui commencent en demi-dieux finissent en chasseurs
de la plaine Saint-Denis. On dirait que l'Amérique même, devenant
une puissance militaire, donne ici des modèles : un régiment
passe, de couleur poussière, terne de la tête aux pieds, sans un
bouton brillant, sans un galon de métal, les cartouches sur la poi-
trine, le sac attaché bas; pour les yeux accoutumés aux uniformes
actuels, c'est un costume de chasseur plus que de soldat; mais le
soldat a-t-il moins que le chasseur besoin de marcher à l'aise et
de cacher sa présence? Chose remarquable, cette nouveauté a été
conseillée par les Allemands, et ils l'expérimentent peut-être sur
le Turc pour s'instruire eux-mêmes. En attendant, ils ont donné
à toute l'armée ottomane leurs armes, leurs manœuvres, leur
rectitude, leur pas et jusqu'à leurs bottes. $
LA FRANCE DU LEVANT. 891
Sous tous ces accoutremens, et tant d'habitudes empruntées
aux autres, le Turc ne ressemble qu'à lui-môme. La raideur qu'il
a apprise de Berlin n'a pu lui enlever la souplesse native de ses
allures; malgré les lourdes bottes qui le font soufïrir, il garde
l'élasticité de sa marche. Bien supérieur en cela à ses éducateurs,
tandis qu'ils transforment leurs recrues en soldats par une con-
trainte continue de la volonté sur la nature,'lui, sans y penser, et
par sa nature est soldat. Sa tenue est souvent négligée, ses armes
sont toujours propres : il savait se servir d'elles avant qu'il les
reçût du sultan ; il continuera à les porter quand il reviendra à sa •
maison ou sous sa tente. La sobriété, le courage, l'obéissance sont
les lois de toute sa vie. Toutes ces vertus sont empreintes sur les
visages, avec la naïveté des forces instinctives, et donnent à cette
armée un air de puissance tranquille et de dignité redoutable.
Ces troupes passent, laissant après elle une odeur de fauve,
tandis que leurs musiques jouent les airs à la mode de nos cafés-
concerts. Gonstantinople, où elles rentrent, ne s'est pas dérangée
pour les suivre, mais les attend, et la multitude qui les regarde,
vaut elle-même d'être regardée. Et ce qui frappe ici n'est pas
comme dans les troupes certain air d'Europe, mais le contraste
profond de nature entre cette foule et les nôtres. En Europe
les grands spectacles mettent la moitié d'une ville dans la rue
et aux fenêtres, et là l'on a pu dire qu'assembler les hommes
c'est les émouvoir. Chacun sent au contact des autres s'aviver ses
passions ordinaires, l'impatience de l'heure, l'envie de la meil-
leure place, la colère contre les hommes trop grands, les femmes
trop grosses, les gens arrivés les premiers, toutes les espèces de
gêneurs; puis ces passions individuelles s'unissent et se fondent
en une intelligence, en une volonté et un mouvement collectifs,
d'ordinaire une philosophie gaie qui tourne en complaisances,
en rires, en causeries, les premières irritations, un besoin de
tromper l'attente par des poussées, des lazzis, des chants; enfin,
quand l'heure est favorable et la vision belle, une solidarité irrésis-
tible emporte chaque être dans une vie plus vaste, et dans chaque
goutte d'eau passe toute la puissance du fleuve : alors c'est la
communion des frémissemens, des acclamations et des larmes.
Ici quatre ou cinq mille Ottomans tout au plus sont sortis de
chez eux. Dans cette masse, si petite pour une telle ville, ni cris,
ni gestes, ni mouvement, et, sauf qu'elle est là, pas même une
apparence de curiosité. Appuyés contre les murs, assis quand la
892 REVUE DES DEUX MONDES.
voie est large, étendus sur les divans des cafés, les hommes ne se
pressent, ni même ne se touchent. Les terrasses couronnées de
femmes brillent aux reflets des haïks; mais ces femmes, accrou-
pies sous les cloches soyeuses qui les déforment, ont l'aspect
de ballons dégonflés à demi. Chacun est venu sans hâte, s'est
placé sans bruit, semble en s'établissant ne pourvoir qu'à son
repos et demeure inerte comme si nul spectacle ne valait Teftort
d'une tête qui se tourne et d'un col qui se tend. Les yeux sont ou-
verts et immobiles, aucune flamme n'en jaillit, aucune expression
n'en spiritualise l'éclat tout animal. Ces gens laissent les objets
passer devant leur vue, ils ne regardent pas; s'ils regardent ils ne
paraissent pas penser; s'ils pensent ils n'ont pas besoin de le dire.
Voisins, ils ont rapproché sans les détruire les solitudes inté-
rieures que chacun d'eux continue à habiter. Cette immobilité
du corps et cette absence de l'esprit est la seule communauté
parmi ces hommes si divers. Et peut-être, décourageant le psy-
chologue de découvrir l'homme moral, mot- elle plus en valeur
l'être de matière, la variété de ces races aussi nombreuses que
les provinces, la richesse de ces costumes aussi divers que les
individus. La foule ici n'est pas une àme, c'est de la couleur
vivante.
Le soir du même jour.
Après cette matinée, c'était assez de majestés contemporaines.
J'étais allé me reposer d'elles auprès des grandeurs mortes à Kadi-
Keuï, l'ancienne Chalcédoine, voisine de Scutari. Le soir je suis
rentré à Constantinople par le dernier bateau. Le soleil venait de
disparaître, descendant d'un ciel sans nuage dans une mer sans
vagues. Une légère vapeur qui s'était levée aussitôt à l'horizon
s'était colorée de feux si rouges qu'ils semblaient des foyers et non
des reflets. Puis tout s'était éteint dans les profondeurs de l'éther
devenu noir. L'ombre se faisait complaisante, comme l'avait été
le jour, aux fêtes préparées, car elles devaient finir le soir en
illuminations. Et d'après les nouvellistes, tandis que trente mille
lampes électriques ramèneraient la pleine clarté dans la demeure
impériale et ses alentours, les jardins d'Yldiz, tenant suspendues
comme des fruits dans tous leurs feuillages des lanternes de
toutes couleurs, pavoiseraient la nuit de lumière.
Du bateau je regarde. Sur la colline d Yldiz une lueur, un peu
plus blanche sur le sommet où les trente mille lampes jettent
leurs rayons : partout ailleurs une lumière très douce et très faible
LA FRANCE DU LEVANT. 893
comme de vers luisans dans l'herbe, A la pointe du Sérail, appuyés
aux murs des palais abandonnés par le sultan, quelques cordons
et quelques arcs de lumière traçant des portiques. Rien dans
Constantinople ne luit que cette mince et pâle épure de lam-
pions. La capitale passive continue à laisser faire son maître, et
il suffit à ce maître que la capitale présente aux hôtes d'Yldiz un
fond de décor.
L'ombre victorieuse des efforts faits pour la dissiper, la force
de la nature qui ternit et dissout ces atomes de lumière est la
vraie maîtresse de cette heure. En l'honneur d'un chrétien le
sultan illumine les arbres de ses jardins et les pierres de ses
palais : l'âme musulmane ne s'éclaire pas. C'est elle qui, absente
de ce jour et de cette soirée, les rend minuscules, et leur donne un
air de fête perdue dans un désert. De leurs maisons obscures les
croyans contemplent la pauvreté de cet hommage rendu à l'infi-
dèle et obscurément en jouissent. Leur ville préférée, Scutari,
sous le deuil de ses cyprès, n'a pas un seul feu de joie. Mais, tandis
que pour l'empereur s'allume cette lueur sans rayonnement, pour
eux le croissant mince de la lune nouvelle, et une brillante étoile
qui scintille devant lui, élèvent au-dessus de Sainte-Sophie et
font monter dans la gloire du ciel les emblèmes de l'Islam.
En mer, 20 octobre.
Quand un souverain est digne de son nom, un surnom con-
sacre le mérite particulier qui fait l'originalité de sa gloire.
Ces surnoms abondent dans l'histoire, et l'on a peine à com-
prendre les guerres, les famines et les malheurs continus des
peuples sur lesquels régnaient tant de pacifiques, de pieux, de
justes et de grands. L'empereur d'Allemagne obtiendra sans doute
quelqu'un de ces titres et peut-être les méritera tous : mais à
l'heure présente je lui vote celui de Guillaume le Déconcertant.
Tout le monde sait que ce monarque n'a pas la modestie fa-
rouche, qu'il aime à occuper les yeux, les imaginations, et qu'il ne
croit pas à la grandeur sans bruit. Jamais il n'avait annoncé au-
cune de ces entreprises aussi à l'avance, et avec autant de fracas.
Appeler l'attention sur elle c'était appeler autour de lui les cu-
rieux, et surtout ces curieux de profession qu'on appelle journa-
listes. Il est entré dans les mœurs de faciliter à ceux-ci leur tâche
quand on veut informer le public. Or, loin que des facilités aient
894 REVUE DES DEUX MONDES.
été préparées pour eux, des ordres rigoureux ferment les ap-
proches du navire et du camp impérial, non seulement aux jour-
nalistes étrangers, mais aux journalistes d'Allemagne. Le gou-
vernement turc complète par sa censure cette consigne de passer
au large, et j'ai vu de mes yeux une lettre où le directeur du
télégraphe demandait au correspondant d'un journal si celui-ci
préférait que sa dépêche partît allégée de certaines appréciations
ou ne partît pas. Des moyens plus détournés, mais plus ingé-
nieux, concourent à écarter de la route impériale même les
voyageurs moins dangereux que les faiseurs d'opinion. Je dé-
sirais, avec quelques amis, débarquer comme Guillaume II à
Caïjfîa, et suivre de là à Jérusalem le chemin de caravane. Nous
savions que le désert appartient à MM. Gook, qu'il vaut pour
eux une ferme en Brie, qu'ils ont accaparé les chevaux, les mu-
lets, les tentes et les guides : nous leur avons demandé passage
sur leur domaine. Après trois jours de dépêches échangées avec
Gaïffa, le représentant de M. Cook nous a exprimé ses regrets de
ne pouvoir se charger de nous. Il a bien, outre le cortège impé-
rial, des touristes et en grand nombre, mais ce sont des voyageurs
qu'il a pris dès l'Allemagne, et qu'il ramènera en Allemagne. Que
tes tentes sont belles, ô Gook! et que tes pavillons sont éclatans!
Mais ils ne s'ouvrent qu'au peuple choisi. Et ainsi les combinai-
sons d'une agence contribuent à assurer à l'empereur un cortège
de nationaux. Toutes ces coïncidences ont un air de calculs; il
semble qu'après avoir attiré l'attention de loin, l'empereur tra-
vaille à éviter les regards, à effacer ses traces. Guillaume prétend-
il qu'on parle de son voyage et ne désire-t-il pas qu'on le voie?
Ce doute suffirait à nous décider. Nous ne serons pas de la
caravane, mais nous la précéderons à Jérusalem. G'est là que le
touriste deviendra pèlerin, c'est là que se prononceront les pa-
roles et que s'accompliront les actes d'importance. Mais, autres
obstacles. La seule ligne régulière qui mène commodément et
vite de Jérusalem à Jaffa est celle des Messageries Maritimes; or
le bateau ne fait ce service que tous les quinze jours, et la se-
maine où nous sommes est celle où il n'y a pas de service. Un
seul moyen nous reste d'assister à l'arrivée et au séjour de l'em-
pereur en Palestine, c'est de partir dès aujourd'hui par un bateau
russe qui va en Egypte. Il touchera Alexandrie le 24, et de là un
autre navire nous ramènera vers le nord à Jaffa, où nous débar-
querons le 26, si la mer le veut.
LA FRANCE DU LEVANT. 895
Jérusalem, 26 octobre.
La nuit tombait quand le train s'est arrêté en pleine campagne,
une petite gare portait écrit le mot : Jérusalem. Quatre cents
voyageurs descendent, courent à leurs bagages, les disputent aux
porteurs, se pressent aux issues gardées par la police turque,
protestent contre son attentive lenteur à lire les teskiéré. Tous les
autres idiomes sont étouffés, écrasés entre les sons rudes et gut-
turaux des pèlerins germaniques, et la preuve apparaît une fois
de plus que la langue allemande est la plus belle de toutes pour
se mettre en colère. Un cawas du consulat français nous épargne
la dispute et l'attente, et, hors de la gare, tout bruit s'éteint dans la
paix du soir.
Le croissant élargi d'une lune qui sera bientôt pleine jette une
clarté dans les profondeurs du ciel et sur la face tourmentée de la
terre. Le plateau où nous sommes descend en avant de nous et se
creuse en vallée : elle s'étend et tourne autour d'un éperon ro-
cheux qui s'élève au milieu d'elle, et que de grands murs domi-
nent. Leurs longues lignes crénelées, leurs tours carrées et mas-
sives enserrent une ville, l'annoncent et la cachent. Nulle part
d'arbres, d'herbe, d'eaux; tout est pierres et poussière, ce qu'il
y a de moins vivant dans la nature. Et le plateau, et la vallée, et
les terres et les murailles ont la même teinte de cendre. Il y a des
lieux qui ont une conscience. Cette terre des Juifs, semblable aux
Juifs eux-mêmes quand après leurs fautes ils se couvraient de
cendres, porte le deuil d'un inconsolable souvenir. Elle a donné
la mort et un tombeau à celui qui apportait la vie au monde :
elle garde depuis dix-huit siècles la pâleur de cette mort et la sté-
rilité d'un sépulcre. Cette tristesse nous entoure et nous pénètre
comme une atmosphère : elle est en nous quand nous descendons
vers les murailles qui vues de plus bas paraissent plus hautes en-
core : elle est en nous quand nous longeons l'enceinte et remon-
tons la rampe qui mène à la porte prochaine. Soudain, comme
nous touchons le pied des murs, la voie s'infléchit à l'angle d'une
tour : voici des lumières, des cafés, un arc de triomphe et le va-et-
vient des habitans. Cette petite vie offense et chasse les pensées,
et le chant d'un chamelier fait taire la voix des siècles.
L'entrée dans Jérusalem, samedi 29 octobre.
Guillaume II entre aujourd'hui dans Jérusalem. A trois heures
il doit arriver à la porte de Jaffa, descendre de cheval et se rendre
896 REVUE DES DEUX MONDES.
à pied au Saint-Sépulcre. De son camp aux remparts de la ville,
à travers le faubourg neuf, de maigres arcs de triomphe, de
jeunes arbres écorchés à la hâte, gauches en leur dignité neuve
de mâts et reliés par des guirlandes de fleurs artificielles, jalon-
nent la voie impériale. Elle aboutit non à la porte, mais à ce qui
fut la porte de Jafîa. Les Turcs de Jérusalem sont aussi vandales
au besoin que les édiles d'Avignon. Les uns et les autres traitent
de même leurs admirables murailles qui ne sont pas sans res-
semblance et, sous prétexte de dégager les abords, la porte de
Jafîa et cinquante mètres de la poterne où elle s'ouvrait viennent
d'être abattus. Par l'ouverture béante de sa fortification, la ville
apparaît, dépouillée de sa ceinture comme Suzanne surprise, et
quiconque ne descend pas des deux vieillards sent une pudeur
se révolter en lui contre ce viol du regard.
A quelques pas de la porte détruite et dans la rue principale du
faubourg, quelques Français attendent sans impatience, non moins
intéressés par la foule et le théâtre que par le principal acteur.
Nous sommes au Crédit Lyonnais^ et le directeur nous fait avec
une courtoisie parfaite les honneurs de sa résidence et de ses
quatre balcons. Ils s'ouvrent au midi, une pluie de lumière ruis-
selle sur eux et si ardente que la chaleur de leurs fers est pres-
que douloureuse à la main : mais qu'est-ce que souffrir un peu
pour si bien voir? La voie pavoisée sur laquelle ils s'avancent se
prolonge au loin adroite, vers l'Occident d'où viendra le pèlerin
couronné ; à gauche, elle se termine tout près, à l'endroit où il met-
tra pied à terre, arrêtée contre le saillant énorme de la citadelle.
La quadrature de deux donjons reliés par une courtine borne là
et retient le regard. Presque jusqu'à leur sommet ces remparts
ont pour toute beauté leur hauteur nue et puissante; près de leur
faîte l'élégante saillie de leurs échauguettes à mâchicoulis est mise
en relief par la vigueur des ombres, tandis que, perçant l'épaisseur
des pierres, quelques ouvertures en ogive laissent passer des
éclats de lumière, et que les larges créneaux élèvent dans le ciel
une majesté de couronne murale. En face, la campagne étend,
sous les feux du soleil, la profondeur de trois plans successifs. Le
plus lointain appuie à la masse de la citadelle une ligne ondulée
de montagnes bleues, telles que les primitifs aimaient à les peindre
au .fond de leurs tableaux, aériennes et dominant l'architecture
compliquée d'une ville forte. Ces montagnes sont la région de
Bethléem, la seule qui en terre sainte sourie, comme l'enfance
LA FRANCE DU LEVANT. 897
dans la vie du Christ. Et, comme le bonheur dans la vie de
l'homme, cette vision de grâce est la plus distante, hi plus haute,
celle qui occupe le moindre espace : l'horizon est rempli presque
tout entier par une colline plus voisine, stérile et pâle, qui, assez
basse à l'Orient pour ne pas voiler Bethléem, se relève d'un mou-
vement continu, monotone, et couvre tout de sa stérilité poudreuse.
Sur son penchant, au-dessous de Bethléem, des constructions euro-
péennes montrent leurs grands toits de tuiles pâles et leurs fe-
nêtres de fabriques : une colonie allemande se livre à l'industrie
dans ce village qu'elle a nommé Berlin. Un moulin le domine
qui, nouveau Sans-Souci, tend en vain au vent ses bras immo-
biles. La jachère se déploie ensuite, maîtresse du sol jusqu'à
l'occident où un vaste édifice élève sur la hauteur son corps de
logis en retraite entre deux pavillons massifs. Il contient une
école professionnelle fondée en 1882 par le P. A. Ratisbonne. Il
a arboré les couleurs françaises, et ce sont elles qui d'ici pa-
raissent monter le plus haut dans le ciel. Enfin, en face et tout
près de nous, un petit bois d'oliviers couvre une colline qui
elle-même a la couleur et la forme allongée de l'olive. Le feuil-
lage pâle des arbres que le soleil frappe de rayons presque perpen-
diculaires lui renvoie un reflet plus pâle encore, la masse de leurs
ramures dessine autour de leurs troncs une ombre noire comme
s'ils plongeaient leurs racines dans un humus profond, et ce jeu
de la lumière met au centre du paysage une illusion de fertilité.
La base de cette olivette et les terrains inférieurs disparaissent
aux regards, cachés par la ligne droite des constructions basses
qui bordent en face de nous l'autre côté de la rue.
Les terrasses -de ces rez-de-chaussée portent une foule entur-
banée, debout ou assise à l'orientale. Les spectateurs du premier
rang laissent pendre le long du mur leurs jambes bronzées, et
leurs babouches font des taches multicolores sur la blancheur
crue de la façade passée à la chaux. Au pied du mur, devant des
cintres uniformément cerclés de bleu qui donnent accès aux
échoppes et aux cafés, une autre foule occupe le trottoir, établie sur
de petits tabourets bas, et, dans l'ombre ronde des boutiques, appa-
raît encore une autre profondeur de turbans, de faces et de corps.
Pourquoi cette vue me remet-elle en mémoire deux mots d'Hugo,
ces « torchons radieux » dont notre goût se moqua si fort? Qui se
trompait alors, le public ou le poète ? En France, sous notre lu-
mière raisonnable qui éclaire les choses sans les transformer, des
TOiiE CL. — 1898. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES. ,
loques sont des loques ; et encore leur laideur n'est- elle pas diffé-
rente sous les brumes des Flandres ou sous le ciel de Provence?
Mais le soleil d'Asie, roi et enchanteur, n'illumine pas seule-
ment, il transforme tout ce qu'il touche, il fait disparaître la sub-
stance vile des choses dans la magie de ses rayons. La plupart
des hommes rassemblés sous nos yeux n'étaient couverts que de
guenilles, tout élimées, trouées, et sales; mais lavées, purifiées,
ennoblies par ce soleil, celles-là étaient vraiment radieuses et il
savait avec ces haillons faire de la pourpre et de l'or. Quelle va-
riété de races et de costumes ! Je note au hasard un groupe placé
sur la terrasse en face de moi. Un homme aux traits fins, au
corps mince, porte sous une veste de cachemire blanc un jupon
blanc rayé de damas; d'instinct, il a uni aux plis soutenus et aux
ton mat de la laine, la souplesse brillante de la soie, comme un
artiste qui étudierait combien de reflets il peut y avoir dans une
couleur : c'est un catholique de Jérusalem. Près de lui, un homme
à veste rouge montre sous un épais turban aux tons clairs la
face brune, la barbe noire et le profil dur que la tradition donne
à Judas : c'est un Bethlémitaiu. Trois autres, de la même ville,
abritent sous des ombrelles vertes et brunes des tètes moins si-
nistres et la richesse lourde, en ce jour étouffante, de leurs vête-
mens. A côté deux Syriens grecs, qui semblent frais et sveltes en
leurs justaucorps et leurs culottes de toile blanche ; un moine
grec à la robe flottante et aux cheveux relevés en chignon sous la
tour noire de son haut bonnet; trois femmes, l'une drapée d'une
voile rouge sur une robe bleue, les autres en noir : leur visage
découvert les dit chrétiennes. Deux Turcs au teint aussi clair que
celui des femmes, habillés de même d'un gilet serré et de panta-
lons bouffans à petites raies havane et grises, ont, en guise d'om-
brelle, jeté sur leurs têtes fraternelles le manteau de l'un d'eux.
Derrière, plusieurs fellahs de haute stature, à la chemise large-
ment ouverte et qui laisse voir leur poitrine bronzée, ramènent
pour s'abriter du soleil, au-dessus de leur turban jaune, le haut
de leur aboi, grosse dalmatique à larges pans gris et bruns.
Qu'on imagine, qu'on mêle et qu'on répande tout le long de la
rue des groupes semblables, qu'on les masse plus serrés dans
l'espace béant à l'entrée de la ville, qu'on multiplie les combinai-
sons infinies des teintes par l'infinie variété des formes, on imagi-
nera ce dont jouissaient nos yeux. La sévère citadelle a aussi sa
parure. Sur les plates-formes, les harems d'officiers et de dignitaires
LA FRANCE DU LEVANT. 899
turcs jettent parmi les vieilles pierres l'éclat gai de soieries aux
couleurs d'étendards ; quelques visages intrépides apparaissent
sans voiles derrière les créneaux ; et tandis que deux de mes com-
patriotes discutent si, plus curieuses ou plus coquettes, ces Otto-
manes préfèrent voir ou être vues, j'admire, sur le fond lumineux
du ciel qui remplit l'ogive d'une meurtrière, la silhouette élé-
gante et pure dune femme debout et voilée.
Le moment approche. Les jeunes filles de la colonie allemande,
portant l'écharpe noire blanche et rouge, se hâtent vers l'estrade
qui leur a été préparée presque au-dessous de nos balcons ; des
pachas roulent en voiture vers la porte de Jaffa où ils recevront
l'empereur ; une compagnie d'infanterie turque vient de s'aligner
et forme la haie sur une centaine de pas et d'un seul côté de la
rue. Cela ne suspend pas encore les habitudes de la cité, le va-et-
vient des indigènes sur leurs chevaux ou leurs mules. Les chiens
dorment, le ventre étendu sur la route qu'on a arrosée et qu'ils
trouvent fraîche. Un porteur d'eau promène sur son dos son
outre, une peau de chèvre qui, gonflée, a repris une forme d'ani-
mal distendu, gras et luisant. Deux hommes qui poussent trois
ânes s'arrêtent, se baissent, le porteur d'eau par un mouvement
de reins penche vers eux une patte de sa chèvre, et de là un filet
clair tombe dans leurs bouches noires.
Un appel de trompette retentit. Sa note unique et longue
sonne de loin ; un appel plus proche le transmet ; un troisième
répond à la porte de Jafi'a. Aussitôt le chemin que va suivre
l'empereur apparaît vide entre les rangs alignés des mâts et du
peuple. Un groupe de cavaliers s'avance. Leur uniforme brun
soutaché de jonquille inspire aux Ottomans le même respect
qu'à nos compatriotes le chapeau en bataille et les buffleteries
blanches des gendarmes, et les gendarmes sont ici comme en
France l'escorte des criminels et des souverains. Ils mènent la
marche d'un bon pas. Après eux une voiture où le consul d'Al-
lemagne, raide dans sa grande tenue, semble célébrer l'élévation,
déjà annoncée, de son poste en consulat général. Dans une seconde
voiture, une femme blonde, ayant sur le visage une beauté qui se
fanera vite et la bonté qui, plus heureuse, n'a rien à craindre des
ans, salue avec grâce et désir d'être aimable : c'est l'impératrice.
Derrière et aussitôt l'empereur. Vêtu d'un uniforme à bandes, collet
et paremens rouges, qu'égaient des broderies d'argent, un grand
cordon jaune sur la poitrine, le casque en tête, et solide sur son
900 REVUE DES DEUX MONDES.
cheval, il remplit bien son personnage d'empereur et d'empereur
allemand. L'immobilité fière et du visage et de l'attitude, le geste
rare, bref, condescendant, dédaigneux de sa main droite, qui pour
tout salut se porte à son casque, révèlent l'empereur de tous les
empereurs, l'Allemand de tous les Allemands le plus pénétré de
sa grandeur et le plus enflé de ses droits. Mais l'uniforme, le
geste, la personne sont comme idéalisés par un grand voile blanc
qui s'enroule autour du casque, s'entr'ouvre devant le visage, le
protège à droite et à gauche contre une curiosité trop précise,
laisse seulement deviner derrière son rempart onduleux l'éclat
des yeux, la courbe fière du nez, le pli héroïque de la moustache
blonde, retombe sur les épaules, et flotte sur le dos. Ce rien mé-
tamorphose tout. Il donne je ne sais quel prestige d'insaisissable,
de mystérieux, d'irréel, de symbole, de beauté à cette apparition
blanche sur un cheval blanc. Ce rien révèle l'originalité la plus
personnelle de ce monarque, le caractère qu'il ne tient d'aucun
des siens, son besoin d'imposer aux imaginations par les res-
sources de son imagination, son désir d'accroître l'ancien prestige
du pouvoir par des prestiges nouveaux, sa puissance d'évoquer
des visions imprévues par un art instinctif et profond des lieux,
des occasions, des costumes même, sa volonté d'attacher à son
pouvoir réel des ailes de légende, de compléter le souverain par
le héros du roman, et d'unir à l'aigle noire de la Prusse le cygne
blanc du Saint-Graal. Le même sens de l'originalité et du décor
apparaît dans Tordonnance de la suite immédiate, et l'on recon-
naît encore là l'œil du maître. Une cinquantaine d'officiers su-
perbes, quelques-uns gigantesques, l'entourent : le costume colo-
nial jaune que portent les officiers anglais dans l'Inde a servi de
point de départ à la fantaisie impériale. Mais les ornemens mili-
taires des épaules, la large ceinture de cuir qui soutient le revol-
ver, la gourde et la bourse, et fait penser au bourdon et à l'aumô-
nière, la couleur de ces vêtemens basanés comme des pourpoints
de buffle, le cimier du casque et le couvre-nuque tombant sur les
épaules avec la forme du réseau d'acier qui tombait du heaume,
donnent à cette troupe un faux air de croisés, — de croisés, il est
vrai, qui auraient la jaunisse.
' Mais, à eux sont mêlés en nombre presque égal des hommes
qui n'appartiennent pas à l'armée, la maison civile, j'imagine, et
les auxiliaires indispensables à un empereur quand il veut faire
l'opinion, écrivains, télégraphistes et photographes. Ceux-là,
LA FRANCE DU LEVANT. 901
jaunes toujours, mais dépouillés des ornemens de la grâce mili-
taire, avec leurs grosses guêtres, et leurs blouses ballonnant sur
leur large ceinture, et sous l'ampleur de leurs casques énormes,
ressemblent à une équipe de scaphandriers amenés pour explorer
la Mer-Morte.
Suit à pied une troupe de cinquante à soixante personnes,
de ces personnes distinguées et graves qui se croiraient dé-
pouillées de leur dignité si elles apparaissaient en public sans
habit et chapeau de ville. Ces hommes sérieux portent au cou
un large cordon noir d'où pend une croix émaillée de blanc et
de noir. Ce sont des chevaliers de Saint- Jean-de-Jérusalem.
Ils viennent assister à la consécration du temple protestant que
l'empereur inaugurera lundi.
Enfin une procession de voitures vulgaires, où sont tassés des
officiers allemands, des fonctionnaires allemands, et, en queue, des
hommes qui, n'ayant ni épée ni broderies, mais portant des
lunettes d'or, rasés et satisfaits d'eux, doivent être des savans
allemands.
C'est tout, et l'on pense : « Quoi! ce n'est que cela? » Les tou-
ristes allemands eux-mêmes, malgré leur désir de tout admirer,
n'ont pas trouvé matière, et leur déconvenue s'est manifestée par
leur silence devant ce cortège. Et le spectacle ne devient beau
qu'au moment où, le cortège étant passé, la foule s "ébranle, rem-
plit la rue, mêle dans un mouvement doux toutes les teintes de
ses costumes, pavoise le chemin par cela seul qu'elle le parcourt;
où, vue de haut, la masse de ces turbans en marche, pareils de
forme et opposés de couleur, semble un champ de dahhas sur
lesquels passerait une brise.
L'empereur, descendu de cheval, se dirige maintenant vers le
Saint-Sépulcre. Il y trouvera un accueil moins solennel encore. Ce
n'est pas que, là même, l'Église n'ait des honneurs pour les mo-
narques. Mais ces honneurs religieux, symbole de l'union entre
l'État et l'Église, sont réservés par l'autorité ecclésiastique aux
princes en unité de croyances avec elle. Or, au Saint-Sépulcre,
toutes les sectes chrétiennes ont droit de cité, sauf les protestans.
Aucun des rites co-possesseurs de la Basilique ne peut recevoir
avec les pompes liturgiques Guillaume II, parce qu'il n'est pas
de leur croyance; et il n'y peut recevoir les hommages de son
propre clergé , parce que les rites protestans n'ont pas accès
dans la Basilique. L'empereur n'entend être ignoré nulle part : il a
902 REVUE DES DEUX MONDES.
tenu à obtenir des cultes étrangers au sien tous les respects que
la conscience ne les obligerait pas à lui refuser. Des négociations
ont été ouvertes pour régler la manière dont il serait reçu. Même
au Saint-Sépulcre, les religions sont de grandes ou de petites
puissances. Les grandes sont la latine, la grecque et l'armé-
nienne : celles-ci, tandis que les autres se contentent d'une cha-
pelle, se partagent presque tout l'édifice, et elles ont chacune à
Jérusalem un patriarche. D'eux on eût voulu obtenir des pompes,
ils n'ont voulu promettre que des politesses, et l'empereur doit s'en
contenter. Les patriarches ne revêtiront pas leurs ornemens pon-
tificaux; ils ne seront pas à la tête de leurs clergés; il n'y aura pas
de cérémonies religieuses. Les patriarches en leur costume de
ville attendront Leurs Majestés : le Latin à la porte de la Basilique ;
l'Arménien à la pierre de l'Onction, où fut embaumé le corps du
Christ, le Grec au seuil du Saint-Sépulcre, et le seul encens offert
à Guillaume sera celui de trois discours volontairement vides ; et,
par crainte des bombes ou des poignards, vide aussi sera l'édi-
fice. Ce sont là des honneurs de machine pneumatique. Bien que
notre consul général ait ménagé à quelques Français le moyen de
pénétrer dans la Basilique, j'ai mieux aimé voir l'entrée dans
Jérusalem. Mais un ami qui avait préféré le parti contraire m'a
raconté la visite de l'église. L'empereur, son casque pendu à sa
ceinture, est passé de patriarche en patriarche, les a écoutés d'un
air impassible, leur a répondu par un serrement de main sans
effusion , a accepté leur compagnie comme celle de cicérone ,
dans la partie de l'édifice qui leur appartenait, a tout parcouru
d'un regard bref, n'a contemplé rien avec vénération. 11 tenait à
la main un stick : badine ou cravache, c'était trop. Au Christ seul
appartient d'entrer avec un fouet dans le temple, parce qu'il en
chasse les marchands. Dans la partie la plus sacrée de la Basi-
lique, le Sépulcre, Guillaume II a pénétré seul avec l'impéra-
trice. Là sans doute il a laissé tomber le masque hautain qu'il
porte pour les hommes et qui n'impose pas à Dieu.
La visite n'a pas duré plus d'une heure. Voici à la porte de
Jaffa les troupes qui reprennent l'immobilité ; voici rassemblés
les chevaux que l'on promenait en main ; voici le cortège qui
passe de nouveau et en sens inverse sous nos balcons. Son désarroi
apparaît plus crûment encore. Derrière les gendarmes, avant la
voiture de l'impératrice, deux hommes vêtus de complets gris
et couverts de chapeaux à larges bords passent sur de solides
LA FRANCE DU LEVANT.
903
courtauds. Ce sont M. Gook et son principal associé : et leur pré-
sence ne semble naturelle qu'à eux. L'usage n'est pas encore
que les machinistes figurent dans le cortège de Lohengrin. Lo-
hengrin suit, entouré plus près encore qu'à l'aller par son escorte;
à sa gauche, chevauchant botte à botte, un cavalier immense,
couvre de son corps l'empereur; à sa droite marchent deux gardes
du sultan, sortes de turcos à turban vert. Lui, n'a pas du tout l'air
d'un homme qui a peur, mais il a tout à fait l'air d'un homme qui
se garde. Il porte comme son escorte le revolver à la ceinture.
Derrière le peloton des fidèles qui veillent sur. leur seigneur, il
n'y a plus de cortège, mais une débandade qui s'allonge sans ordre
et sans fin; à pied ou en voiture, pachas, officiers, savans, cheva-
liers de Saint-Jean, le patriarche grec, et trois franciscains, se
suivent et ne se ressemblent pas. Plus différente encore est une
dernière figure de cet étrange défilé. Vous rappelez-vous l'entrée
de dame Peluche dans On ne hadine pas avec l'amour? kinsi dou-
cement balancée sur une mule qu'un enfant tient par la bride,
une vieille dame s'avance. Est-il besoin de dire que sa robe est
prune? Un ridicule jaune pend de sa taille sur le flanc de la bête,
un chapeau triste et édifiant comme une coifte emprisonne sa tète
vénérable, son honnête visage encadré de cheveux gris semble
une figure de bonne conscience : elle s'avance avec une dignité
souriante et distribue de tous côtés de petites révérences que les
Allemands accueillent par des bravos. C'est la présidente des
diaconesses allemandes; elle déploie ici beaucoup de zèle, et elle
s'éloigne plus applaudie que l'empereur.
C'est justice. Le grand acteur a manqué son entrée.
Son échec a eu pour cause un excessif désir d'étonner les
hommes. Il n'y a guère, au service des souverains ambitieux de
conquérir les imaginations par les yeux, que trois moyens d'impo-
ser : les pompes religieuses, les fêtes militaires et le luxe de cour.
La pompe religieuse eût été la plus utile à un monarque préoc-
cupé d'établir un protectorat religieux. Mais la religion se
refusait à consacrer son arrivée. La majesté militaire ne lui était
pas moins interdite; il ne pouvait s'entourer de troupes alle-
mandes sur un territoire étranger; et, quant aux troupes otto-
manes, non seulement il n'aurait tiré d'elles qu'un prestige d'em-
prunt, mais c'eût été trop de demander qu'une fraction importante
de ces forces, en escortant l'empereur au Saint-Sépulcre, rendît
hommage à la religion chrétienne. Restait la pompe de cour ; mais
904 REVUE DES DEUX MONDES.
le prestige extérieur d'une cour se mesure au nombre et au luxe
des dignitaires, des équipages, de la livrée, et tous ces luxes au-
raient coûté cher, transportés de si loin dans un tel pays. Or les
Hohenzollern ne furent jamais prodigues. Tout conseillait donc
à Guillaume la simplicité. En face du tombeau du Christ sacrifier
toute fausse gloire à l'humilité du chrétien sera toujours pour un
prince le parti le plus naturel, le plus sage et le plus noble. Mais
il est des hommes à qui tout paraît plus facile que d'être simples.
Guillaume voulait une entrée solennelle, et solennelle sans qu'elle
fût onéreuse. C'est cette difficulté qui, mettant en œu^Te l'imagi-
nation de l'empereur l'a amené à remplacer les moyens ordi-
naires et coûteux d'étonner les hommes par cette poésie d'une
arrivée à travers le désert, d'un campement sous les murs, d'un
hommage inattendu à la vie orientale et d'un rapprochement
opéré, par la beauté originale des costumes, entre l'Europe et
l'Asie. Ainsi il a composé son itinéraire, son personnage et les
groupes de ses compagnons. Mais soit inaptitude à considérer les
ensembles, soit plutôt conviction que lui seul suffit à donner
leur caractère et leur éclat aux solennités où il préside, il n'a
pas étendu ses regards jusqu'au bout de son cortège. Comme ces
grands artistes qui dans leurs tournées de province promènent
superbement la beauté de leur jeu et la splendeur de leurs cos-
tumes parmi les pauvres décors des petits théâtres, et rendent
plus minable la friperie des comparses, l'empereur, en sa blan-
cheur vaporeuse de chevalier, a rendu plus vulgaire l'apparence
extra-moderne de sa suite, le sans-gêne des blouses jaunes et la
banalité des habits noirs. Un si mince appareil n'était pas fait
pour conquérir Jérusalem, que l'afflux constant des pèlerinages,
les pompes rivales de ses cultes et l'éclat oriental des costumes
et des cérémonies rendent, de toutes les villes, la ville la plus
difficile à étonner.
Au mont des Oliviers, dimanche 30 octobre.
Notre consul général a bien voulu m'offrir une promenade
sur le mont des Oliviers, « chez les Russes. » On désigne ainsi
au sommet de la colline un vaste espace planté de cyprès et de
pins, où la Russie a une chapelle et une grande tour.
Le mont des Oliviers s'élève à l'est de Jérusalem. Des murs,
une sente descend dans la vallée de Josaphat et remonte, droite
LA FRANCE DU LEVANT. 90o
et raboteuse, le penchant de la colline. Ce chemin, consacré par
les siècles, est peut-être celui que prit le Sauveur pour faire, dans
l'angoisse et l'acceptation du prochain sacrifice, la dernière veillée
de sa vie terrestre. Mais les voies de l'IIomme-Dieu sont trop
étroites pour les empereurs. Le sultan a fait établir une large
route qui, par un grand contour au nord et une rampe douce,
gagne la crête du mont, et Guillaume II rend à Hamid sa poli-
tesse en usant aujourd'hui du nouveau tracé. Il est quatre heures,
les flèches, toujours brillantes mais plus obliques, du soleil, glis-
sent sur nous sans nous blesser, et de la terrasse consulaire nous
avons vu déjà l'escorte galoper le long de la rampe. Nous partons
à notre tour, une bête de volée devant celles du timon : ce ne
sera pas trop pour haler notre calèche sur les deux pouces de
poussière qui servent ici de macadam. Nous nous élevons, décri-
vant autour de Jérusalem un circuit qui rappellerait le Viale dei
Coin autour de Florence, vers San Miniato, si le pays des fleurs
et des montagnes aimables pouvait être évoqué dans la région
des terres incultes et des formes désolées. La ville abaisse peu à
peu ses hauts murs et livre à nos regards, par-dessus ses col-
lines et ses vallées couvertes de maisons à terrasse, les grands
édifices de la foi, les dômes élevés à des religions ennemies, et
derrière lesquels le couchant met la gloire commune de ses
rayons. De ces monumens le plus proche, le plus vaste, le plus
beau dans sa solitude unique est la mosquée d'Omar. Près du
rempart qui domine la vallée de Josaphat, l'édifice élève la régu-
larité de son enceinte octogone et de l'enceinte semblable qui,
plus étroite et dressée sur la première, soutient la coupole aux
courbes d'ogive arabe. Nous ne pouvons jouir de sa gloire la plus
vantée, des vitraux qui jettent des feux de pierres précieuses sur
l'or des plafonds sculptés et sur l'éclat des mosaïques byzan-
tines. Mais ses revêtemens extérieurs de faïences aux tons verls
et bleus sont admirables de douceur claire sous la haute calotte
aux longues stries de plomb. Surtout d'ici éclate sa beauté su-
prême, son isolement sur l'esplanade immense qui étend le long
du rempart sa blancheur dallée et nue. Autour de sa prière,
l'Islam a su faire le vide. Il n'a voulu autour d'elle que des souve-
nirs. Il a pour seuls voisins les innombrables morts qui dorment
à ses pieds dans la vallée, il a construit sa demeure sur la mort
même, où avait été le temple dont il ne reste pas une pierre, et
sur la fin de tout ce qui fut et n'est plus, il dit magniliquement
906 ' REVUE DES DEUX MONDES.
par la voix de cette solitude : Dieu seul est Dieu. Et nous, quand
notre regard cherche le tombeau de ce Dieu, trouverons toujours
autour du sanctuaire les misères, les demeures et le vain bruit de
ce qui passe? trouverons-nous toujours les marchands qui seuls
ont survécu dans la ruine du Temple et encombrent toutes les
avenues du sépulcre ? trouverons-nous toujours assises à la porte
du sépulcre même, au lieu de l'ange, les dissensions religieuses?
La voiture a achevé de gravir la rampe. Elle roule mainte-
nant sur un plateau étroit et long qui forme, du nord au sud, la
cime de la montagne. La vue n'est plus bornée au versant qui
s'achève en l'étroite vallée de Josaphat et d'où apparaît Jérusalem.
Le long de l'autre versant, le regard plonge bien plus bas sur un
pays plus aride encore. Au fond de vastes gradins qui descen-
dent, rugueux et stériles comme des éboulis, s'étend une large
vallée, blême, à face de fièvre. En son milieu une étroite teinte
de verdure indique un fleuve, invisible sous ses berges, et dont
on aperçoit seulement l'embouchure dans un commencement
de lac aux eaux ternes. Sur la rive opposée du fleuve et du lac,
au loin, le sol se relève, d'un seul et puissant efl'ort, en une
longue chaîne aux profils réguliers, aux plissemens usés par le
temps et qui mettent l'ombre ténue d'innombrables rides sur la
vieillesse de la montagne. Cette montagne elle-même est tout un
pays haut, dont les plateaux moutonnent derrière la première
chaîne. L'œil suit, jusqu'à l'extrême horizon, leurs lignes de plus
en plus lointaines, toujours stériles et toujours nettes dans le Adde
lumineux de l'air. C'est l'immensité dans l'espace et dans la tris-
tesse, et cette terre semble ne s'étendre si vaste que pour contenir
plus de misère. Cette vallée unit la Galilée à la Palestine; ce
fleuve est le Jourdain; cette anse où il se jette, la mer Morte; ces
montagnes lointaines, les déserts de Moab. Et tandis que le regard
embrasse ces vastes contrées, elles évoquent des souvenirs plus
grands encore.
Mais c'est près de nous maintenant qu'il convient de jeter les
yeux. Le cawas ouvre la portière. Voici la tour des Russes, des
troupes rangées derrière leurs faisceaux, un enchevêtrement de
voitures auxquelles la nôtre va se joindre. L'empereur a mis
pied à terre et n'est pas loin. Nous faisons quelques pas vers la
tour. Au coin de la chapelle abritée sous son ombre débordent
comme les derniers rangs d'une assistance : tout ce monde, debout
et tête nue, regarde et semble écouter. Par une manœuvre diploma-
i
LA FRANCE DU LEVANT. 907
tique et dont l'honneur revient à notre consul général, au lieu de
nous mettre à la suite du groupe, nous tournons le petit édifice.
Un spectacle imprévu s'offre à nous.
En plein air, sur une large esplanade qui règne devant la cha-
pelle, un grand tapis est étendu. A une extrémité de ce tapis
brille l'or de deux fauteuils, solennels comme des trônes, sous
l'ombre légère des jeunes pins. Sur les fauteuils, l'empereur et
l'impératrice sont assis; derrière, leur suite est groupée; en face
d'eux et debout au centre du tapis, un Allemand parle. Nous ve-
nons de déboucher à sa hauteur ; un seul rang de personnes borde
devant nous le grand côté du tapis; nous approchons mêlés à
elles; nous avons sous les yeux l'orateur, les souverains, leur
suite, et si près que rien des paroles, des gestes ni des visages
ne nous échappe. Mais ce sont visages, gestes et paroles de cour.
L'homme qui discourt est le premier pasteur de Leurs Majestés.
Il leur fait un prêche. Sa voix nette et simple, son attitude
naturelle et recueillie ont, sans effort d'éloquence, un accent
de gravité et une force de conviction. Soit qu'il s'incline comme
sujet, soit qu'il se redresse, comme prêtre, il s'entend au difficile
état de parler au nom de Dieu à un empereur. Il rappelle à Guil-
laume son père, qui fut aussi pèlerin de Jérusalem; il remercie le
fils d'avoir, suivant cet exemple, rendu un hommage à la foi ; il
ne doute pas que cet acte de foi ne soit utile ; il demande au ciel
de veiller sur le souverain et de l'inspirer.
L'empereur écoute tête nue, avec un air de respect qui lui
manquait la veille. Au moment où le sermon s'élève à la prière,
il s'agenouille avec l'impératrice, leurs fronts s'abaissent tan-
dis que le pasteur consacrait chacun de ses vœux par des suppli-
cations de plus en plus instantes, et, bien après que la voix s'est
tue en un dernier amen^ ils demeurent prosternés comme s'ils
écoutaient Dieu même leur parler dans le silence. L'impératrice,
les mains jointes et appuyées sur son ombrelle, semblait croire
et adorer en une effusion confiante! La piété de Guillaume II
n'était pas si simple. Un genou en terre, l'autre servant de sou-
tien à son bras gauche, la main droite retenant les plis d'un grand
burnous qui voilait d'une transparence soyeuse les teintes bleues
et l'argent de son uniforme, le buste et la tête inclinés, le visage
immobile comme le corps, il était une belle statue de la prière,
un pendant du Penseroso. Il n'y avait à reprendre précisément
que l'excès dans cette perfection, cet arrangement des draperies,
908 REVUE DES DEUX MONDES.
cette harmonie des couleurs, cette composition de l'attitude, ce
soin, après l'avoir choisie, de n'y plus rien changer. Il semblait
que Guillaume voulût donner aux assistans, sç donner à lui-même
le spectacle d'un empereur dans ses rapports avec Dieu; que, s'il
songeait à Dieu, il songeât surtout aux hommes; qu'il jouât son
rôle de personnage représentatif et qu'en lui l'artiste, en même
temps acteur, fît tort au croyant. Les statues de la prière ne
prient pas.
Ce n'est pas à dire que ce croyant ne soit pas sincère. Sa foi
profonde et mystique en l'autorité des princes suffirait à lui rendre
la religion nécessaire : il veut à ce pouvoir la hauteur d'une ori-
gine surhumaine, il lui faut Dieu pour sacrer l'empereur. Cette
conception, en rattachant sa croyance de chrétien à sa dignité de
monarque, rend cette croyance inaccessible au doute, mais donne
à ce christianisme pour fondement, au lieu de l'humilité, l'orgueil.
Et cet orgueil doit bannir toute banalité des entretiens que ce
maître de peuples demande au maître des rois. Ou je m'abuse fort^
ou l'empereur, en lui rendant hommage, lui rappelle les obliga-
tions de Dieu envers les princes ; lui démontre l'injustice que com-
mettrait la Providence si, ayant chargé un être privilégié de la
représenter auprès des nations, elle refusait à son mandataire une
assistance constante ; et quand il a besoin de faveurs et qu'elles
tardent, il sait réclamer son dû. Tout à l'heure, il a paru oublier
un instant sa cour, son costume, sa pose, et s'absorber en une
solitude intérieure. Si c'était un recueillement de la créature
devant son créateur, cette vision n'avait rien de l'abandon, de
la confiance, de la tendresse. Ses yeux fixaient la terre à quelques
pas devant lui; ses moustaches, seules dressées vers le ciel, sem-
blaient menacer au lieu d'implorer; sous ses cheveux noirs et
aplatis par le casque, se dessinait un front volontaire. Sur ce front
était écrit je ne sais quel désir non satisfait, surpris d'avoir attendu
et impatient qui semblait toute sa prière^ et son cou aux fortes
attaches semblait pousser en avant cette prière obstinée, avec un
mouvement de bélier qui bat un mur. Je donne mon impression
comme je l'ai éprouvée : elle n'est pas un jugement ; et d'ailleurs
il ne faut pas défigurer, par des hypothèses sur le mystère des
intentions, les actes qui portent en eux-mêmes leur sens et leur
beauté.
Quand l'empereur s'est relevé, un air lent et religieux s'est fait
entendre. Joué d'abord par des instrumens, il a été repris par
LA FRANCE DU LEVANT. 909
l'assistance, mais doucement, comme si c'étaient les voix qui ac-
compagnaient l'orchestre. Dans ce murmure de paroles chantées,
je distinguais les notes fluettes et justes de l'impératrice. Avec
elle toute la cour entonnait le cantique. Ces hommes et ces femmes
avaient tout à l'heure l'aspect tout ensemble important et subal-
terne qu'on prend auprès de tous les princes : maintenant cet acte
religieux, cette affirmation de foi ennoblissait ces visages. Et
cette cour élevée au-dessus de ses adorations accoutumées pour un
homme, cet homme même faisant trêve à son propre culte, ren-
dant à Dieu les hommages que d'ordinaire il reçoit, et fléchissant
aux yeux de tous le genou devant le maître invisible, tout cela
était imposant. Le secret de la grandeur, si vainement cherché
hier avait été trouvé aujourd'hui par Guillaume II, et la poésie
de cet acte religieux planait encore sur lui, tandis qu'à la tête
de son cortège silencieux et dans la nuit tombante, il redescen-
dait vers Jérusalem.
Restait néanmoins à savoir pourquoi il avait, Allemand et
luthérien, choisi pour célébrer son culte un terrain russe et la
dépendance d'une église orthodoxe. Nous l'avons demandé quand
l'esplanade, vide de la majesté impériale, sembla de nouveau dé-
serte, que notre consul général y retrouva son collègue de Russie,
que celui-ci nous fit les honneurs d'une coquette salle contiguë
à la chapelle, et que nous travaillâmes à l'alliance en buvant une
tasse de thé russe.
Guillaume II avait fait savoir son désir d'honorer là le jour
du dimanche ; il avait donné pour raison que nulle place ne lui sem-
blait aussi belle, d'une beauté aussi religieuse. L'artiste, le curieux
d'émotions rares, l'évocateur des lointains passés se révélait dans
un tel souhait, et ne pouvait souhaiter mieux. Quand les anciens
patriarches voulaient se sentir plus près de Dieu, ils l'invo-
quaient, dit l'Écriture, dans les « lieux hauts. » Quel temple est
comparable à ce lieu haut qui, de toutes parts, domine la Terre
de Dieu, où la nature même est la Bible, la Bible ouverte à la
fois à toutes les pages? où l'Ancien et le Nouveau Testament
mêlent leurs saintetés? Dans ces déserts le vrai Dieu eut ses pre-
miers adorateurs. Ce lac bitumineux où il engloutit les villes qui
n'avaient pas gardé sept justes, raconte les colères de sa justice.
Cette route, par laquelle les Hébreux vinrent de la servitude dans
la Terre promise, dit les miracles de sa bonté. Toute cette Galilée,
toute cette Palestine est une vallée de Josaphat, une cendre de
910 REVUE DES DEUX MONDES.
prophètes, de rois, de juges, de prêtres, de guerriers ; ici l'hu-
manité est si vieille que des générations de cités y sont tombées
en poussière comme des générations d'hommes ; et tout ce passé
a préparé, a prédit, a adoré d'avance le Christ et la rédemption.
Et voici Bethléem, où naquit avec ce Christ la vie nouvelle du
monde. Voici le chemin de la Montagne où cette vie nouvelle fut
révélée aux hommes avec les ineffables paroles sur les béatitudes
de ceux qui pleurent. Voici le Jourdain qui, de Tibériade aux
eaux amères et mortes de Sodome et de Gomorrhe, coule, comme
la vie du Sauveur coula, de ses premiers et doux miracles, à
l'amertume, trop stérile encore, de ses souffrances et de sa fm. Et
plus proche que tout le reste, et tout entière sous le regard,
s'étend Jérusalem, siège de l'ancienne loi et de la nouvelle, qui
les a toutes deux méconnues, qui, en tuant le juste s'est con-
damnée elle-même, qui a collaboré seulement par son crime au
salut du monde, qui, dans sa puissance détruite et ses fils dis-
persés, rend témoignage à sa victime, et qui, cherchant en vain
une pierre du vieux temple, a depuis, pour unique vie, le tom-
beau vide où elle croyait avoir à jamais caché son forfait. Oui,
partout ici le regard vole d'autels en autels, et en changeant de
vision ne fait que changer de prière.
Et rien n'est plus digne de respect que le désir de méditer, en
face de ces miracles, et, comme Moïse faisait soutenir ses bras
vieillis pour les élever vers le Seigneur en face de la Terre pro-
mise, d'appuyer les incertitudes de sa foi sur les certitudes de
l'histoire, et de chercher la ferveur dans un tel temple. Rien,
sinon la foi simple de ceux qui de tout lieu savent faire ce
temple, et auxquels, pour fléchir le genou en toute humilité et
espérance, il suffit de se connaître et de connaître Dieu.
Etienne Lamy.
CORRESPONDANCE
A l'occasion de la publication d'un fragment des Souvenirs du comte
de Montalivet, dans la livraison du 15 novembre dernier, nous avons
reçu de M. le comte Duchâtel la lettre suivante :
Monsieur le Directeur,
La Revue des Deux Mondes a publié, dans son numéro du 15 no-
vembre dernier, un article intitulé : Fragmens et souvenirs du comte de
Montalivet. La Révolution de 1 S4S.
J'ai pris connaissance de cet article, pendant un voyage en Angle-
terre. Dès mon retour à Paris, je tiens à vous faire savoir que, dans un
récit inédit des mêmes événemens, mon père relate tout différemment
ce qui a trait à la nomination du maréchal Bugeaud.
En même temps que cette lettre, je vous serai obligé de vouloir bien
publier le fragment ci-joint du manuscrit de mon père.
Veuillez agréer. Monsieur le Directeur, l'expression de mes senti-
mens les plus distingués.
T. DUCHATEL.
« L'expression du mécontentement de la majorité parlementaire par-
vint jusqu'au Roi. Tous les ministres se rendirent chez lui vers quatre
heures. Il nous dit avec un peu d'amertume que l'on faisait retomber
sur lui seul toute la responsabilité du changement, qu'il y avait à cela
de l'injustice ; qu'il avait, il est vrai, pensé que l'intérêt de la monarchie,
à son grand regret, exigeait le changement de Cabinet, mais que
M. Guizot et moi a^^ons partagé son avis. M. Guizot répondit, en termes
très nets et très précis, que nous n'avions fait qu'une chose, nous
mettre à son entière disposition, sans exprimer d'autre sentiment, et
en ajoutant que poser, dans les circonstances actuelles, une pareille
question, c'était la résoudre. MM. de Salvandy, Hébert et Jayr ne ca-
9'J2 REVUE DES DEUX MONDES.
chèrent pas leurs regrets et leur désapprobation de la mesure prise par
le Roi. La conversation finit avec un commencement d'aigreur, comme
il arrive après les séparations, le Roi, dont l'imagination était très vive,
n'étant en ce moment préoccupé que de l'impression fâcheuse pro-
duite par le renvoi des ministres.
« Vers six heures, le Roi nous fît appeler de nouveau, M. Guizot et
moi. Il désirait donner le commandement général au maréchal Bugeaud,
et nous demanda de traiter l'afTaire avec les deux généraux Jacque-
minot et Sébastian! pour qu'ils acceptassent ce commandement et ne
donnassent pas leurs démissions. Nous allâmes à l'État-major. Le gé-
néral Jacqueminot répondit qu'il se retirerait à l'instant même, que du
reste le désordre était apaisé pour le moment, et que toutes les me-
sures étaient prises. Nous rapportâmes cette réponse au Roi qui jugea
convenable d'attendre l'avis du Cabinet qu'il allait former. Des mi-
nistres dont le renvoi est annoncé n'ont plus d'autorité morale ; mais,
entre nos mains, le pouvoir était encore plus violemment et plus com-
plètement brisé qu'il n'arrive aux Cabinets qui tombent dans des circon-
stances ordinaires. Le ministère était sacrifié à un tumulte de la rue, à
ce qu'on nommait les préventions populaires. Il n'avait plus, ni auto-
rité pour commander, ni force pour couvrir les agens. Cette disposition
des esprits nous frappa d'une impression triste, quand nous traver-
sâmes les groupes d'officiers qui remplissaient l'État-major.
«On connaît les funestes incidensde la soirée, et le fameux coup àe
pistolet tiré devant les Affaires étrangères. Le parti républicain exploita
l'émotion de la population avec une habileté infernale. Rien n'est plus
inflammable, plus facilement accessible aux impressions soudaines et
aveugles que le peuple de Paris. Il est douteux que, sans le coup de
fouet donné aux passions de la multitude par la scène des tombereaux
chargés de cadavres, le désordre se fût ranimé et se fût le lendemain
changé en révolution.
« Je passai une partie de la soirée à l'État-major. Puis je reAins au
ministère donner les ordres de circonstance. Les nouvelles devenaient
plus mauvaises et l'aspect des choses prenait une teinte sinistre. On
entendait vers minuit sonner le tocsin à Saint-Sulpice. Un peu après
minuit, le Roi m'envoya chercher; je me rendis sur-le-champ aux Tui-
leries.
« Le Roi était dans son cabinet avec le duc de Montpensier, M. Guizot,
le général Trézel, le maréchal Bugeaud et M. de MontaUvet. L'agitation
du Roi et de son fils était extrême. On pouvait voir sur leurs visages
l'empreinte de ce trouble, qui précède les grandes catastrophes. Le duc
COHHESPONDANCE. 913
de Nemours \'int quelques momens après; il était plus calme, mais
sans action. Le Roi me dit que M. Mole était venu lui annoncer à la fin
de la soirée qu'Q n'avait pas pu réussir à former un Cabinet, que
MM. Passy et Dufaure avaient refusé d'entrer, qu'il était donc obligé
de résigner la mission que le Roi lui avait confiée. Le Roi avait envoyé
chercher M. Thiers; mais, en attendant, le flot grossissait, le danger
devenait plus grave, il n'y avait plus de gouvernement, et il était
nécessaire d'avoir sur-le-champ un chef militaire, d'une autorité person-
nelle assez grande pour porter le fardeau de la situation jusqu'à l'in-
stallation du nouveau ministère. Le maréchal Bugeaud était naturelle-
ment désigné. Le Roi me demanda de contresigner la nomination du
maréchal comme commandant supérieur de la garde nationale. Il
ajouta que c'était au nom de son salut personnel et du salut de la mo-
narchie qu'il faisait cet appel au dévouement de ses anciens ministres.
« Le duc de Montpensier et M. de MontaHvet faisaient des objections.
Ils craignaient que M. Thiers ne désapprouvât cette nomination et
qu'elle ne lui servit de prétexte pour refuser le ministère. Le Roi ré-
pondit qu'il se croyait assuré du contraire, que M. Thiers ne la ferait
peut-être pas, mais que certainement il l'accepterait une fois faite et
que c'était là une de ses principales raisons pour insister sur la nomi-
nation immédiate. Alors, le duc de Montpensier me prit à part et me
pressa vivement de ne pas me prêter aux désirs du Roi. Son insistance
me surprit plus qu'elle ne me toucha. Je revins vers la table sur la-
quelle était le projet d'ordonnance, et je signai. Il était environ deux
heures du matin. >>
TOME CL. — 1898. î)8
REVUE LITTÉRAIRE
UN LIVRE SUR LA « COMEDIE NOUVELLE
Il y a un Français qui pendant vingt-cinq années n'a mis les pieds
à la Comédie-Française, ni au Vaudeville, ni aux Variétés, ni aux Folies-
Bergère. Il est vrai que ce Français habite en Angleterre. Mais c'est à
peine une excuse. Son cas restera pour beaucoup de gens inconcevable
et leur semblera même un peu inconvenant. Puis la tentation a été la
plus foi te, M. Filon a eu la curiosité de savoir ce qui se passe dans ces
théâtres qui ont charmé sa jeunesse. 11 a pensé que vingt-cinq ans,
c'est un long espace de notre \ie mortelle, et que, tant de choses ayant
changé sur le théâtre du vaste monde, quelques changemens aussi
pouvaient bien s'être faits dans le monde des théâtres. Il est retourné
à la Comédie-Française, au Vaudeville, aux Variétés et ailleurs, afin d'y
éprouv'er de l'étonnemenf . Il nous conte ses impressions dans un livre
de critique qu'il intitule De Dumas à Rostand (1). Le titre risque de
nous induire en erreur, puisqu'il semblerait indiquer que le théâtre en
s'éloignant de Dumas ait abouti à Rostand; mais l'auteur voulait
inscrire sur la couv^erture deux nom s dont les syllabes fussent reten-
tissantes ; au surplus il importe peu, et un titre n'est qu'un titre. Le
livre est agréable et instructif; et, si abondante que soit la littérature
spéciale dont nous entourons les productions de l'art dramatique, il ne
fait double emploi avec aucun autre, La raison en est sans doute aux
rares qualités de l'écrivain, à sa culture très étendue, à sa verve spiri-
tu eUe, à la franchise de sa critique ; eUe est encore dans cet éloigne-
(1) Augustin Filon : De Dumas à Rostand. Esquisse du mouvement dramatique
contemporain, 1 vol. in-18, chez Armand Colin.
REVUE LITTÉRAIRE. 915
ment qui l'a tenu longtemps en dehors de notre atmosphère. Ceux qui,
par devoir professionnel, fre'quentent régulièrement les salles de
spectacle y éprouvent moins le sentiment de la différence que celui de
la continuité. En cela pareil à la nature, l'art dramatique ne procède
pas par bonds. Et parfois il nous faut un efifort assez énergique pour
ne pas céder à l'illusion de croire que la pièce à laquelle nous assistons
fait suite à ceUe d'hier, ou, si vous voulez, que c'est une môme pièce
qui, de soirée en soirée et d'un théâtre à l'autre, se prolongea travers
l'année tout entière. Spectateur intermittent, M. Filon étaitmieux placé
que nous pour discerner ce qu'il y a de nouveau dans la comédie d'au-
jourd'hui, pour distinguerles étapes quiontété fournies etséparerdela
masse les œuvres qui font date. Au surplus M. Filon ne s'était jamais
désintéressé du mouvement de notre littérature théâtrale ; cela serait
par trop dangereux: un homme qui serait devenu tout à fait étranger
aux artifices du théâtre, je craindrais qu'il ne fût incapable de s'y
prêter à nouveau et qu'il ne donnât, à la manière de Tolstoï, quelque
rude coup d'épaule dans leur ordonnance compliquée. M. Filon n'a pas
de ces intransigeances de sauvage. L'île où il habite n'est pas une île
déserte. On y peut lire chaque semaine, ou chaque jour, les articles des
«maîtres de la citique dramatique » : ce sont MM. Sarcey, Lemaître,
Faguet, Henry Fouquier, Paul Perret et F. Duquesnel. M. Filon est un
désabusé. Dans l'exil volontaire où il se confine, il y a belle heure qu"il
a dit adieu aux dernières de ses illusions. Mais il reste plein de respect
pour la critique dramatique et sa « puissante hiérarchie ; » c'est donc
que ce respect n'est pas une illusion. Et il a conservé ce goût pour les
choses etles gens de théâtre que, bien décidément, tout Français a dans
les moelles et dans le sang. Si nous ne faisons pas tous des pièces de
théâtre, crainte de les mal faire, du moins parlerons-nous de celles des
autres. Si d'aventure nous avons serré la main d'un comédien ou si
nous avons été reçus dans la loge d'une actrice, nous en concevons
delà vanité, et nous nous arrangeons pour qu'on ne l'ignore pas.
M. Filon parle du théâtre en homme qui l'aime, qui y retrouve un
plaisir avivé par l'absence.
A ne voir les choses que par l'extérieur, il paraît qu'elles n'ont
guère changé pendant un quart de siècle. Les marchands de billets
ont conservé leurs positions, et les contrôleurs sont restés à leur
poste. C'est tout juste si M. Filon a eu lieu de constater que l' Entracte
ne paraît plus et que le marchand de caramels a introduit une légère
modification dans sa mélopée. Au surplus, le lustre est aussi aveuglant,
les loges sont aussi incommodes, la corporation des ouvreuses est
916 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi rébarbative. C'est bien ce qui explique que la littérature drama-
tique soit de toutes les formes de la littérature la plus opiniâtrement
traditionnelle, et celle où les changemens sont le plus longs à s'iin-
poser. L'immeuble lui-même est ici conservateur de la tradition;
l'atmosphère de la salle en est tout imprégnée; les murs, les coulisses,
les portans des décors lui sont autant de barrières protectrices.
Et depuis le concierge jusqu'au régisseur, tous les fonctionnaires
de la maison sont intéressés à son maintien. Un spectacle à monter
étant une entreprise qui exige une mise de fonds, le directeur hésite à
tenter la chance par des moyens qui n'ont pas encore été éprouvés; les
acteurs ont leurs procédés qu'ils ont appris à l'école de leurs prédéces-
seurs ; le public a ses habitudes où il n'aime guère qu'on Adenne le dé-
ranger. Les dilettantes, épris de nouveauté et attentifs à la question
d'art, sont en petit nombre au théâtre; ils fournissent pendant les pre-
mières représentations un faible contingent; on a hâte d'en être dé-
barrassé. Le vrai public, ce public payant, dont les intéressés ne parlent
qu'avec une dévotion reconnaissante, forme une masse compacte,
solide dans sa résistance et qu'il est difficile d'entamer. Il ne lit guère.
Une vient chercher au théâtre qu'une récréation; tout effort effraie sa
paresse naturelle. C'est cet énorme poids mort, c'est cette formidable
force d'inertie qui arrête l'élan de tout novateur. C'est pourquoi l'art
du théâtre est si souvent stationnaire. Supposez un dormeur qui ne
s'éveillerait de son sommeil à travers les siècles que pour saluer l'avè-
nement d'une forme de comédie nouvelle; son repos n'aurait été
troublé qu'à de rares intervalles. Depuis la mort de Molière, H aurait
en cent ans tout juste tendu deux fois l'oreille, au joli caquetage des
personnages de Marivaux, et aux grelots de la Folle journée. Il se
serait dans ce siècle rendormi au lendemain de la Dame aux Camélias.
Il aurait aujourd'hui une assez bonne occasion de s'éveiller. Le mo-
ment est intéressant. Cette fameuse « crise du théâtre, » sur laquelle
on a tant et si pédantesquement disserté, a cédé la place à d'autres
crises qui sont peut-être de plus de conséquence. Il s'est formé une
école d'écrivains dramatiques qui se sont « affirmés, » en ces dernières
années, par le seul moyen qu'il y ait de s'affirmer au théâtre : c'est le
succès. Le théâtre a gagné en intensité de \'ie tout ce que, durant la
même période, a perdu le roman.
Sous quelles influences s'est opérée l'évolution du théâtre? Il faut
noter d'abord que les événemens de 1870 n'y ont en rien contribué.
C'est une remarque que fait justement M. Filon. Il semblait, au lende-
main de l'année terrible qu'il se fût produit dans l'esprit français une
REVUE LITTÉRAIRE. 917
modification profonde. On laissa passer le flot de la littérature de cir-
constance; puis on se retrouva tels qu'on s'était quittés la veille. Une
fois de plus, on eut la preuve que les dates de l'histoire politique et
celles de l'histoire littéraire ne coïncident pas. Les fournisseurs atti-
trés du théâtre étaient les mômes et ils fournissaient le théâtre des
mêmes articles que ne cessait de réclamer un public qui n'avait pas
changé. Tant qu'Augier et Dumas étaient là, il n'y avait à espérer
aucun renouvellement. On ne percevait pas les craquemens de l'édi-
fice qu'ils avaient élevé et que soutenait leur présence. VIvtc est la
grande habileté pour un artiste qui ne veut pas laisser périr la forme
d'art qu'il a créée. Après les Fourchambault, Augier quittait volontaire-
ment la lutte ; après Francillon, Dumas lui-même ne se souciait plus de
hasarder dans des aventures toujours incertaines un nom glorieux. Et
comme on n'a pas encore trouvé le moyen d'aller à la bataille sans
suivre un chef, on se rangea sous la bannière de M. Becque. Curieux
changement de front, et bien fait pour réjouir l'ironie d'an philosophe !
« Quand je me suis endormi, écrit M. Filon, M. Becque frappait à la
porte de tous les théâtres avec des manuscrits qu'on s'empressait de
lui rendre, et quand il réussissait à faire jouer un drame, on riait à se
rendre malade. Cela faisait époque, cela passait en proverbe; on
disait : « rire comme Michel Pauper. » Quand j'ai rouvert les yeux à
la lumière des lustres et les oreilles aux rumeurs du monde théâtral,
j'ai appris avec un peu d'étonnement que M. Henry Becque était un
maître, un chef d'école, très discuté, mais très sui\'i et très imité,
que M. Lemaître le comparait à Molière et que sa candidature à l'Aca-
démie française avait été posée sans que personne en parût scandalisé
ou égayé. » En fait, la Parisienne et les Corbeaux ont été le point de
départ de toute l'évolution du théâtre contemporain. Derrière M. Becque
venait, en rangs pressés, l'armée de ses disciples. C'est alors que fut
foQdé le Théâtre-Libre. On était au mois d'octobre 1887. C'est une
date. La courte et orageuse histoire du Théâtre-Libre est au centre
de l'histoire du mouvement de rénovation dramatique. Ce n'est pas un
mince honneur. Encore faut-il voir comment le Théâtre-Libre a serAi
la cause de l'art. C'est d'abord et sans doute en portant les derniers
coups à un genre à bout de sève, et en tuant ce mort. Mais c'est en-
suite, — et on ne l'a pas assez remarqué, — en tuant la propre for-
mule dont il s'autorisait lui-même. Car c'était bien le naturalisme que
les auteurs de M. Antoine s'efforçaient d'installer au théâtre, et s'ils y
étaient parvenus, ceux qui ont le souci de l'honneur de notre littéra-
ture le leur pardonneraient difficilement. Mais il se produisit un curieux
918 REVUE DES DEUX MONDES.
phénomène. L'introduction du naturalisme dans le roman s'était faite
par concession au goût de la foule. Au contraire les fournisseurs du
Théâtre-Libre se tinrent à l'écart non seulement de la foule, mais
même du public ordinaire des théâtres. Ils travaillaient pour un public
spécial, toujours le même, et que nous nous dispenserons de qualifier
d'élite. Dans cet isolement où ils s'étaient rélégués, dans cette atmo-
sphère surchauffée et "sàolemment factice, leur art ne pouvait manquer
de s'étioler et de périr. Ce fut l'affaire d'une trentaine de soirées. Les
naturalistes ont tué sous eux le naturalisme théâtral. Ils nous en ont
prestement débarrassés. C'est la bonne besogne dont on ne saurait
trop les remercier.
Délivré pareillement de l'ancien système qui n'était plus niable et
du nouveau qui ne l'avait jamais été, le théâtre redevenait vraiment
libre. Il accueillait plus ou moins les modes multiples et variées
auxquelles se prêtait la littérature comme pour mieux se prouver à
elle-même qu'elle avait échappé au cauchemar naturaliste. La mode
du théâtre suit à quelque distance la mode du roman. Le roman d'ana-
lyse avait été remis en honneur par M. Paul Bourget. M. de Vogiié
nous avait appris à goûter les romanciers russes ; les dramatistes
norvégiens avaient fait leur entrée en scène. Comme au début du
siècle, on assistait à une furieuse poussée de cosmopoUtisme. Au
Théâtre-Libre succédait l'CEuvre, où opéraient les symbolistes. Et il
y avait les chansonniers du Chat-Noir, les esthètes et les fervens de la
pantomime, les fantaisistes, les parodistes, les fumistes et d'autres
encore, nés d'hier, sitôt disparus et déjà oubliés : toute une éclosion
ou tout un pullulement. Mais en art rien n'est inutile, rien ne se perd.
La stagnation seule est sans remède. De ces reconnaissances en toutes
les directions, et des aventures même où l'entraînèrent quelques Jo-
crisses d'avant-garde, la comédie est sortie renouvelée. Les « jeunes »
auteurs d'aujourd'hui, pour la plupart académiciens, y ont gagné
d'avoir entre les mains une forme d'art assez souple pour que chacun
puisse, à peu près, la plier au gré de son talent personnel.
Il y a donc à l'heure actuelle un système dramatique qui, en tant
que système, est définitivement aboli. C'est celui qui, prenant ses ori-
gines dans la comédie de Beaumarchais, fut organisé par Scribe, et
amené par Dumas et Augier à la vie Uttéraire. Ce système a vécu;
mais c'est bien joU que d'avoir pu vivre, et nous épaterons d'affecter
à son égard un dédain trop superbe. Il reposait sur ce principe, qu'au
théâtre l'intérêt de curiosité prime toutes les autres sortes d'intérêt. Il
consistait essentiellement dans l'invention d'une architecture drama-
1
REVUE LITTÉRAIRE. 919
tique, conçue pour elle-même et qui, au besoin, pouvait se suffire et
être son propre objet. A l'intrigue savamment agencée on ajoutait, et
parfois même on adaptait, l'étude des mœurs, l'analyse des sentimens.
la peinture des caractères, l'examen des problèmes moraux ou sociaux,
la discussion des thèses. C'étaient autant de précieux ornemens, mais
ces ornemens étaient de surcroît. D'habiles transitions ménageaient le
passage du plaisant au grave, et du grave au doux. Amusante au dé-
but, la comédie, suivant les théories de Diderot et de Mercier, inclinait
peu à peu à devenir pathétique, pour se terminer par être consolante,
sans avoir un instant cessé d'être spirituelle. C'était le triomphe du
mélange des genres. Le chef-d'œuvre de ce système de complication
consistait dans l'invention de l'intrigue parallèle. « Cette seconde in-
trigue, triste si la première était gaie, gaie si la première était triste,
réfutation ou parodie, antithèse ou reflet, la rappelait en la transpo-
sant dans un autre ton, ou, au contraire, s'opposait franchement à elle.
Parfaitement distinctes au début, ces deux intrigues parallèles finis-
saient par converger et devaient coopérer au dénouement. Si elles y
manquaient, la critique tenait l'auteur pour un apprenti qui ne savait
pas son métier et le renvoyait à l'étude des modèles. » Le rôle le plus
significatif en était celui du « Desgenais » fertile en aphorismes et en
bons mots, véritable spectateur transporté sur la scène, témoin de
l'action, jugeant les coups, expliquant les intentions de l'auteur, et
placé par lui à côté des personnages pour distribuer aux uns le blâme
de ses sarcasmes, aux autres la récompense suprême de son estime.
Ce rôle nous est devenu insupportable : il avait fait les délices de
nos pères. C'est surtout sur ces deux points que le système a fléchi:
c'est par là qu'à la reprise les pièces de Dumas et d'Augier nous font
l'effet d'être surannées.
Notons d'ailleurs que ce qui était systématique et par conséquent
fragile dans la comédie de Dumas et d'Augier c'était la réunion de tant
d'élémens disparates. Mais chacun pris en lui-même avait sa valeur.
Il ne serait pas difficile de trouver dans la comédie du xvii« siècle de
beaux exemples d'intrigue parallèle, et l'emploi de raisonneur y est
abondamment tenu. De même, on a bien pu briser le système; mais
les morceaux en étaient bons. Force a été de les reprendre. On s'était
évertué à nous démontrer qu'il ne doit pas y avoir de sujet dans une
pièce, et que lesphilistins eux seuls peuvent se plaire aux« pièces bien
faites; » en dépit des théoriciens farouches de la « pièce mal faite, »
l'invention, l'imagination, la fertilité des ressources, l'ingéniosité des
moyens, sont restés des mérites dont il est plus facile de médire que
920 REVUE DES DEUX MONDES.
de se passer. On nous avait déclaré d'une façon non moins catégorique
qu'il ne faut plus mettre d'esprit dans le dialogue, car cela n'est pas
naturel et nous n'avons guère coutume de faire des mots dans la vie
journalière. L'esprit ne se portait plus. 11 se porte encore, et même il
se porte assez bien. Plusieurs, parmi les plus gracieuses comédies de ce
temps seraient de purs riens, si on en supprimait l'esprit du dialogue,
et ce dialogue nous plaît par ce qu'il a d'outrageusement conven-
tionnel, par un perpétuel défi qu'il jette à la nature et au bon sens.
En fait nous n'avons horreur de rien tant que de la platitude. Pareil-
lement que n'a-t-on pas dit contre l'emploi des thèses au théâtre? Elles
faussent la réalité et ne nous laissent qu'à demi convaincus. Or, nous
avons vu reparaître la pièce avec thèse, et même la thèse sans pièce.
Ne prétendait-on pas aussi que c'était fmi de la sensibilité et de la
fantaisie et que Fâge moderne est un âge de prose? Mais c'est la poésie
qui a fait au théâtre la plus triomphante rentrée; c'est vers elle qu'on
a vu courir tout Paris et toute la province ; c'est elle qui sur son aile
s'en est allée porter jusqu'aux confins du monde la renommée de notre
imagination rajeunie.
Il reste qu'U s'est produit au théâtre un déplacement du point de
vue et un renversement des rôles. Il ne suffit pas de dire que l'intrigue
s'est simplifiée; elle se subordonne aux autres élémens ; elle est réduite
à n'être que le moyen qui sert à les mettre en valeur. Psychologue,
moraliste, théoricien, l'auteur dramatique pose d'abord le sentiment
qu'il veut analyser, le cas qu'il veut débattre, la thèse qu'il veut
prouver; U ne s'avise qu'ensuite des incidens qui lui permettront de
mettre sa pensée dans tout son jour. Ou encore, s'il est complètement
un artiste, aperce vra-t-il dans une ^dsion synthétique l'idée faisant corps
avec le miUeu et l'action qui lui con\àennent. Peintre de mœurs, l'in-
trigue ne lui servira que de lien pour rattacher les scènes prises direc-
tement dans la xie. Peintre des caractères, elle ne lui servira qu'afin
que ces caractères, sous l'action des circonstances, révèlent leur con-
tenu et développent leur principe. « Placez les personnages dans une
situation initiale qui mette en jeu leur vice dominant, leur passion
maîtresse. Puis laissez-les aller tout seuls, ne vous mêlez plus de rien :
vous gâteriez tout. Pas de nœuds, pas de péripéties, rien que le déve-
loppement des caractères. » C'est ainsi que par sa conception essen-
tielle la comédie d'aujourd'hui rejoint celle du xvn® siècle et que le
progrés s'y fait par un retour à la tradition. C'est en ce sens qu'on a pu
dire qu'à l'art de Scribe nos auteurs opposent l'art de Molière.
Cet art nouveau ou renouvelé aura-t-il d'ailleurs plus de vitalité
REVUE LITTÉRAIRE. 921
que celui qu'il remplace ? Que vaudront les œuvres qu'il inspirera? Et
celles mêmes qui nous charment aujourd'hui, quel air auront-elles
dans quelquesannées, quand ellesaurunt perdu leurattraitde fraîcheur?
C'est ce que personne ne sait, et c'est ici l'affaire du talent ou du génie,
c'est-à-dire la part laissée au hasard. Ce qui est certain, c'est qu'il s'est
fait dans la technique du théâtre un changement réel. Il y en a un autre
qui n'est guère moins frappant. Car, si importante que soit la question
de la forme, celle du contenu a aussi sa valeur. Il n'est pas sans intérêt
de savoir ce qu'on met dans les pièces. M. Filon a bien raison de dire
que si, d'une part, nous sommes artistes, dautre part, nous sommes
moralistes. La réunion de ces deux traits est caractéristique de notre
littérature. « Les Français ont toujours aimé à regarder au dedans
d'eux-mêmes, à raisonner sur leurs sentimens et leurs passions... Dans
leurs sermons, dans leurs romans, dans leurs histoires, ce sont encore
et toujours des moralistes. Les moralistes, en un mot, c'est la fleur de
notre génie, l'essence même de la France. » Nous sommes tous, sans
toujours en convenir, pareils à ces bonnes gens qui, le livre fermé,
demandent : « Qu'est-ce que ça prouve? » Nous aimons à épiloguer sur
la règle des mœurs, et il nous plaît d'emporter du théâtre des conseils,
quitte à ne pas les suivre. La morale du théâtre d'aujourd'hui est pro-
fondément différente de celle du théâtre d'hier. Il est assez instructif
de voir quel changement s'y est produit.
On a, dans ces derniers temps, beaucoup raillé la morale de Dumas
et d'Augier. Et il est vrai qu'elle prête sur plus d'un point à la critique.
Incertaine sur ses bases, la morale du théâtre d'alors oscillait du ro-
mantisme à une sorte de bourgeoisisme exaspéré. Un jour elle réha-
bihtait la courtisane et le lendemain elle la flétrissait; elle attaquait la
famille tout en la défendant ou, si l'on préfère, elle la défendait en
l'attaquant. Il y avait de la confusion et du « brouillamini » là dedans ;
et cela venait surtout de ce que Dumas et Augier, hommes de théâtre
plutôt que penseurs, comme c'était leur droit, avaient du moraliste
surtout les ambitions. Ceux à qui ils confiaient le soin de prêcher les
bons principes et d'élever la voix au nom de la vertu étaient souvent
mal préparés pour jouer ce noble rôle et insuffisamment quahliés.
Chez Dumas, les Jalin et les Ryons, ayant fait la fête six jours de la
semaine, se posaient le septième en avocats du devoir. Chez Augier,
de jeunes noceurs, qu'on avait crus jusque-là occupés surtout à col-
lectionner les dettes, se redressent tout à coup, font la leçon à leurs
parents, vengent l'honneur de la famille. Et encore, la morale d'après
laquelle se déterminent ces personnages est assez épaisse ; elle accepte
922 REVUE DES DEUX MONDES.
bien des compromis et ignore bien des scrupules. Honnêtes gens, si
l'on y tient, mais qui manquent singulièrement de délicatesse !
Tout cela est exact. Il se peut que cette morale soit moins pure que
celle du stoïcisme et qu'elle soit assez éloignée de l'idéal chrétien :
encore est-ce la morale d'une société organisée, qui a de la cohésion,
qui se tient, et qui veut se tenir, qui croit en elle-même, et pense
qu'elle a des droits dont le premier est d'exister et des devoirs dont le
premier est de durer. Cette société fait une distinction, comme elle
peut, entre ce qui est bien et ce qui est mal. Elle range d'un côté les
honnêtes gens et d'autre côté les coquins, quitte à modifier, s'U y a
lieu, un classement qui ne saurait être qu'approximatif. Elle est d'avis
que, s'il y a dans la destinée bien des injustices et dans les conditions
bien des inégaUtés, elle les répare en quelque manière en donnant son
estime, non au succès, mais au mérite. Elle se doute que parmi les
principes dont elle se recommande plusieurs sont des conventions
et elle s'efforce de distinguer celles-ci de ceux-là. Elle se rend compte
que son organisation n'est pas parfaite, et elle s'efforce de l'améUorer.
La morale du théâtre d'aujourd'hui est justement le contraire. C'est
celle d'une société qui ne croit plus à rien, mais surtout qui ne croit pas
à sa propre durée; qui a pris le parti de finir et ne veut plus que finir
gaiement; et qui, uniquement soucieuse de s'amuser, se donne à elle-
même le spectacle de sa décomposition et de sa déUquescence, afin d'y
trouver du plaisir.
Essayez de faire la revue du personnel de la comédie nouvelle. La
femme n'y apparaîtplusqu'à l'état de révoltée. Elle est ibsénienne, indi-
vidualiste, féministe ; ou peut-être n'a-t-elle cure d'aucune de ces belles
choses et le pédantisme des théories ne lui fait-il pas illusion; mais
elle trouve commode de secouer toute espèce de joug, de suivre tout uni-
ment son bon plaisir et de se débarrasser de ce qui la gêne. En vain lui
objecterait-on qu'on ne se souvient pas d'avoir jamais vuniune société
sans hiérarchie, ni une famille sans chef. Elle se soucie de la famille
comme de la société et de l'une et de l'autre comme du temps qu'il
fait. La vie est courte, et on n'a pas assez de loisir pour écouter les
vendeurs de morale. La « révoltée » d'aujourd'hui est parente de la
femme incomprise d'autrefois. Mais il faut tenir compte du progrès. La
femme incomprise cédait à une illusion qui pouvait avoir sa noblesse.
Elle avait du vague à l'âme, et elle croyait sincèrement que ses lan-
gueurs, ses tristesses, ses rêveries impatientes venaient de l'âme. La
femme d'aujourd'hui ne parle plus de son âme, et si on lui en parlait, ce
jargon suranné la ferait sourire. Mais elle a des sens, et comme d'ailleurs
REVDE LITTÉRAIRE. 923
elle est détraquée, ses sens sont exigeans. Car l'amour est resté, bien
entendu, le thème à peu près unique de toutes les comédies. Cet amouf,
depuis qu'il y a des dramatistes, des romanciers et des poètes, on
s'était efforcé de le parer de toute sorte de prestiges, et de diminuer,
de refouler ou de dissimuler la part de l'instinct, puisque, après tout,
il est impossible de l'éliminer. Nous avons changé tout cela. Ceux qui
disent que nous aA'ons tué l'amour sont pour nous très injustes. Il y a
au contraire dans le théâtre d'aujourd'hui un débordement de fré-
nésie sensuelle. On a fait flamber sur la scène toutes les ardeurs de
l'amour. On en a dévoilé tous les mystères. On a ouvert toutes les al-
côves. On a crié devant les hommes et les femmes assemblés tout ce
qui jadis se chuchotait. Un type de femme s'est campé hardiment sous
les feux du lustre et sous le feu des regards : c'est l'amoureuse. Et
depuis qu'elle a conquis le théâtre, celui-ci a perdu jusqu'à la notion,
si simplement belle, de l'honnête femme.
Au surplus, à voir les hommes qu'on nous montre au théâtre, on
comprend sans peine que les femmes ne se résignent pas à subir leur
loi, et on devine que si elles continuent de les aimer, il faut que ce soit
pour leur beau physique. Car il n'y a pas moyen qu'elles s'exaltent
pour leurs perfections morales. Cela est curieux, tout de même, quand
on y songe, que parmi tant de messieurs qu'on voit se promener sur
les planches, élégans et fleuris, il n'y en ait jamais un qui exprime
une idée noble, un sentiment généreux. Si encore ils avaient l'ambition
de parvenir, la religion de l'intérêt, le culte delà force ou de quoi que
ce soit! S'ils avaient cette férocité où on a voulu pendant quelque temps
voir le signe distinctif de la jeunesse contemporaine! Mais ils ne sont
pas même féroces. Ils ne sont pas Adolens. Ils ne sont pas méchans.
Ils ne sont rien. Ils ne sont pas... L'incapacité de faire aucun effort est
tout leur caractère. Ils se laissent aller, ils s'abandonnent. Ils assistent
en témoins ironiques à la débandade de leur conscience et à la déroute
de leur volonté. Des pleutres et encore des pleutres. En vérité, quand
on assiste aux pièces d'aujourd'hui, on ne se sent pas extrêmement
fier d'appartenir au sexe masculin.
Le divorce étant inscrit dans la loi, et ayant introduit dans la so-
ciété un ferment de dissolution si actif, porté à nos mœurs un coup si
décisif que la magistrature elle-même s'en est émue, on pouvait croire
que le théâtre, fidèle à son rôle de critique, allait se retourner contre
le divorce. Il n'en arien été jusqu'aujourd'hui. C'est contre le mariage
qu'il continue de s'acharner; et il a juré de mettre en lambeaux le peu
qui reste de cette ^deille institution. Le mari nous est encore donné
924 REVUE DES DEUX MONDES.
comme le tyran par définition et par profession de mari. La femme
est l'opprimée, pour qui tous les moyens de vengeance sont légi-
times. On ne divorce pas assez, mais surtout pas assez facilement.
C'est la dernière remarque dont se soit avisée la morale du théâtre.
— Ce qui est plus significatif encore, c'est une sorte de transposition
qui s'est faite. Car il est juste de le reconnaître : on parle encore du
ménage, de la paix du ménage et de ses querelles, de la fidélité et de
la trahison. Seulement le ménage dont il s'agit, c'est l'autre : le mé-
nage illégitime. On entend encore des époux invoquer le souvenir de
longues années d'une intimité sans nuages, ou se reprocher leurs torts
réciproques : seulement on apprend bientôt que ni le maire ni le curé
n'ont présidé jadis à leur union.
De même, le théâtre ne s'abstient certes pas de nous introduire
dans le monde des filles ; mais le langage y est celui de la bonne bour-
geoisie, inversement, si on nous mène dans la bonne société, c'est
pour nous y faire entendre les plus honteux propos. C'est un des effets
qui sont devenus classiques et où se complaît l'ironie facile des écri-
vains. Écoutez ce qui se dit sur la scène : y parle-t-on d'existence ran-
gée, de tenue respectable, et d'une éducation soignée pour les enfans ?
n'en demandez pas davantage : vous êtes chez une femme entretenue.
Ou bien entendez-vous un argot quasiment incompréhensible, fleuri de
termes ignobles? vous voilà bien renseignés: vous êtes dans le meil-
leur monde. Toutes les notions sont confondues et tous les mondes
sont mêlés. Et ces fantoches grimaçans et trépidans sont emportés
dans une sorte de mouvement fou, agités par une gaieté lugubre et
par une tristesse à mourir de rire. C'est l'enterrement dansant la sa-
rabande.
Cet aspect de notre théâtre ne pouvait échapper à la clairvoyance
de M. Filon non plus qu'à celle même d'observateurs moins perspi-
caces. Il crève les yeux. M. Filon d'aOleurs ne songe guère à repro-
cher aux «jeunes » auteurs d'avoir poussé au sombre le tableau. Il les
en féliciterait plutôt comme d'une preuve de l'exactitude de leurs
peintures. « Je ne vaux rien, tu ne vaux pas grand'chose. Embras-
sons-nous. » Ce dénouement de la plupart de nos comédies lui semble
calqué sur la \de. « Ce serait, dit-il quelque part, l'instant de flétrir
M. Becque au nom de la morale ; mais il ne faut pas compter sur moi
pour cette besogne. Le mariage, tel que nous le voyons, déformé et
corrompu par la vie moderne, me paraît presque aussi méprisable
que l'adultère. Rendez-lui sa sincérité, sa beauté, sa sublimité pre-
mière, et je serai un de ses plus énergiques partisans. Faussée, avilie
REVUE LITTÉRAIRE. 925
par mille abjects compromis, notre morale n'est peut-être plus bonne
qu'à l'ignominieux usage qu'en font Clotilde etLafont. Pour moi, je ne
dépenserais pas la millième partie d'une goutte d'encre à la défendre,
non plus que la société malpropre qui est bâtie dessus. » Et ailleurs :
« Le Nouveau Jeu nous apprend que si cela continue il n'y aura bientôt
plus en France ni pères, ni mères, ni maris, ni femmes; que la famille
est dissoute et que l'amour, même avec le fameux attrait du « fruit
défendu, » est en train de devenir une chose parfaitement insipide et
ennuyeuse. Vous avez entendu des personnes graves dire en gémis-
sant que <( le respect s'en va. » Le respect s'en va parce qu'il n'y a plus
rien à respecter, » Ce sont gentillesses de pessimiste. Et ces condam-
nations sommaires prouvent une fois de plus que ce n'est rien de joli
que la société française, quand on l'aperçoit de Londres à travers la
littérature contemporaine. Elle a meilleur air quand on l'envisage
directement, en elle-même, et sans parti pris de littérateur. Mais ce
n'est pas impunément que la comédie nouvelle est sortie du Théâtre-
Libre ; il lui est toujours resté quelque chose de ses origines; et
quand on veut faire des portraits ressemblans, c'est un tort de s'être
d'abord fait la main par la caricature. Il y a pourtant un signe dont
je ne nie pas la gravité. Ce qui m'inquiète, ce ne sont pas les tableaux
qu'on me montre sur la scène, mais ce sont les applaudissemens que
j'entends dans la salle. Une société qui applaudit au spectacle de sa
prochaine dissolution, cela chez nous s'est déjà vu; une société qui
acclame ceux qui travaillent à la détruire, cela en France n'est pas
nouveau. C'est pourquoi ceux qui se souviennent et ceux qui voient
ne peuvent songer à l'avenir sans angoisse.
René Doumic.
REVUES ÉTRANGÈRES
LE DERNIER ROMAN DE THEODORE FONTANE
Der Stechlin, par T. Fontane, 1 vol. Berlin, 1898.
La littérature allemande \-ient de perdre, coup sur coup, deux de ses
meilleurs romanciers, le Berlinois Théodore Fontane et le Suisse
Conrad Ferdinand Meyer. Tous deux étaient d'ailleurs fort âgés, et
Conrad Ferdinand Meyer avait même, depuis longtemps, renoncé à
écrire. Mais Fontane, au contraire, qui avait débuté dans le roman à
soixante ans passés, a continué d'écrire jusqu'au dernier jour; et si
le roman qu'il a publié la veille de sa mort, Der Stechlin, n'a peut-être
pas la valeur littéraire de quelques-uns de ses ouvrages précédens,
aucun de ses ouvrages n'est en revanche plus personnel, plus typique,
mieux fait pour donner une idée de son talent et de sa manière. Le
\'ieil écrivain s'y est mis tout entier; il y a laissé libre cours à son
humeur naturelle, affranchi enfin de ces préoccupations de genre ou
d'école qui souvent l'avaient conduit à forcer, dans ses romans, la
part de l'intrigue, ou à choisir des sujets d'un ordre trop spécial; et
ainsi De7' Stechlin est, en quelque sorte, son testament, l'image fidèle
de ses quahtés comme de ses défauts. Tel du moins il m'apparaît, et
c'est à ce point de vue que je vais essayer de l'analyser, me réservant
d'étudier plus à loisir, une prochaine fois, la personne et l'œuvre de
Conrad Ferdinand Meyer.
Der Stechlin est un roman de plus de cinq cents pages, aussi long
que David Copperfield ou qu'Anna Ka7'énine : mais son sujet pourrait
se raconter en vingt lignes.
Un vieux gentilhomme prussien, Dubslav von SlechUn, reçoit un
REVUES ÉTRANGÈRES. 927
télégramme lui annonçant que son fils va venir le voir, en compagnie de
deux de ses amis, dans le château désert où il achève sa vie. Et en effet
les trois jeunes gens arrivent; le \Tieillard, en leur honneur, invite à
dîner les notables du village; et l'on dîne, et l'on cause, et l'on joue
au billard; et le lendemain les jeunes gens repartent pour Berlin, après
avoir visité le château et les environs. Ils s'arrêtent cependant encore,
en chemin, chez la sœur aînée du vieux Dubslav,qui est supérieure
d'un couvent luthérien, à quelques kilomètres de StechUn; et là en-
core ils dînent, et ils causent; puis, l'heure du train approchant, ils
prennent congé. C'est la première partie du roman: elle remplit un peu
plus de cent trente pages.
La seconde partie nous transporte à BerUn. Woldemar de Stechlin,
le fils du major, a fait la connaissance d'un ancien diplomate, le comte
Barby, veuf, et qui demeure avec ses deux filles. Woldemar trouve un
charme sans cesse plus fort dans la société de ces deux jeunes femmes,
spirituelles et jolies; il passe auprès d'elles toutes ses heures de loisir ;
et, un dimanche d'été, U les conduit avec leur père dans un petit res-
taurant des bords de la Sprée. On goûte, on cause, et l'on rentre en
ville. Gela tient encore environ cent pages.
Troisième partie : le \'ieux Stechlin se présente aux élections du
Reichstag, en remplacement d'un conservateur : il est battu par le
candidat socialiste. Quatrième partie : au retour d'un voyage à Londres ,
Woldemar demande en mariage la plus jeune des filles du comte Barby ,
il va la présenter à son père et à sa tante ; on célèbre la noce ; et le
jeune couple part pour l'Italie. Cinquième et dernière partie : le vieux
Stechlin prend froid, son état empire de jour en jour, et il meurt. Son
fils, prévenu trop tard, ne peut même assister à son enterrement : mais,
moins d'un an après il quitte l'armée, pour s'installer à Stechlin avec
sa jeune femme.
Voilà tout le roman. Je ne crois pas avoir omis un seul fait de
quelque importance; et les faits que j'ai notés sont eux-mêmes en-
tourés de tant de hors-d'œuvre, descriptions, dialogues, anecdotes,
discussions politiques, historiques ou mondaines, que c'est à peine si
l'on s'avise de les remarquer. La demande en mariage, par exemple,
se cache à la fin d'un chapitre où il n'a été question que de Londres,
d'Edith au col de cygne, et de la peinture préraphaélite: et rien, dans
ce qui précède, ne nous indique que Woldemar se soit décidé à se
marier: et pas un moment, jusque-là, nous ne devinons de laquelle
des deux jeunes femmes U. est amoureux. Il ne cesse pas de s'entre-
tenir avec l'une ou l'autre, durant des centaines de pages: mais leurs
928 REVUE DES DEUX MONDES.
entretiens portent sur la musique, la théologie, les néologismes, la
différence des mœurs anglaises et des mœurs allemandes. Nulle trace,
non plus, d'une préoccupation générale; pas l'ombre d'un symbole, ni
d'une thèse. Loin de mettre en relief l'opposition de l'ancienne géné-
ration et de la nouvelle, à propos du vieux Stechlin et de son fils, c'est
comme si l'auteur avait cherché à l'atténuer, en supprimant tout con-
tact du père et du fils, en évitant d'insister sur les différences de leurs
caractères, en leur prêtant à tous deux les mêmes pensées et les mêmes
sentimens. On peut dire, d'ailleurs, que les diverses parties du livre
n'ont entre elles aucun hen, ou plutôt que les parties relatives au père et
celles qui se rapportent au fils sont comme deux récits distincts entre-
mêlés après coup. Impossible d'imaginer une absence plus complète de
plan, d'intrigue, et d'action. Les personnages ne font que causer, le plus
souvent à table; ils causent des sujets les plus variés et les plus im-
prévus, depuis le péché originel jusqu'aux romans du comte Tolstoï ;
et cela tient plus de cinq cents pages, d'un petit texte serré.
Tout porte à croire que, dans ces conditions, une traduction fran-
çaise du dernier roman de Fontane n'aurait guère de chances de nous
émouvoir : nous soupçonnerions l'auteur de se moquer de nous, ou de
radoter. Et cependant la vérité est que Fontane a écrit son livre le plus
sérieusement du monde, et que, malgré ses quatre-vingts ans, il y a
mis plus de verve, plus de souffle, plus de jeune fraîcheur que dans
aucun autre. Mais c'était là sa façon de concevoir le roman : et les
mêmes défauts se retrouvent dans tout le reste de son œuvre, dans
V Adultéra, dans Bffi Briesi, dans Stine, dans ces Irrungen Wirrungen
que les lettrés allemands tiennent pour son chef-d'œu\Te.
Irrungen Wir7'ungen, par exemple, n'est rien que le tableau des
médiocres amours d'une blanchisseuse berlinoise et d'un jeune ofûcier.
Les amans se promènent dans la campagne, au clair de lune, et
causent entre deux baisers : l'officier parle de son régiment, l'ouvrière
de son atelier; et l'auteur nous- fait assister aussi aux conversations
des parens de la jeune fille, des voisins, des chens de la blanchisserie.
L'œuvre est, en vérité, moins longue que Der Stechlin, et elle aboutit
à un dénouement, puisque l'officier quitte sa maîtresse pour faire un
beau mariage. Mais il la quitte de la manière la plus naturelle, en ami ;
et elle s'y résigne aussitôt, de sorte que ce dénouement, pié\ai dès le
début du livre, n'a rien de plus romanesque que la mort du vieux
Stechlin. Et si le dernier roman de Fontane est de moitié plus long,
peut-être en revanche est-il plus rempli, ayant plus de personnages
avec un décor plus varié.
M
i
I
REVUES ÉTRANGÈRES. 929
D'autres fois cependant, comme je l'ai dit, Fontane paraît avoir es-
sayé de compliquer l'intrigue de ses récits, afin den faire des romans
du genre des nôtres. Mais son instinct y répugnait si fort que, même
avec une intrigue, ses romans restent presque toujours dépourvus
d'action; les péripéties sont expédiées en quelques lignes, comme à
contre-cœur, pour laisser de nouveau la place aux peintures, aux dia-
logues, à une notation infinie de menus détails. Et ces romans sont
d'ailleurs la partie la plus faible de l'œuvre de Fontane, celle aussi
que ses compatriotes ont le moins goûtée ; tandis que Stine, Irrungen
Wirrungen, l'Adultéra, tous ces livres où il ne se passe rien, deviennent
sans cesse plus familiers au public allemand. Ils n'ont pas, et ne sau-
raient avoir, la vogue populaire des romans de M. Sudermann ou des
nouvelles de M. Heyse ; mais, tout en les lisant moins, on les estime da-
vantage. On sent que ce sont des œuvres qui compteront dans l'his-
toire de la littérature nationale, et que les connaisseurs ont raison de
les admirer. Et en effet ceux-ci, les jeunes et les \deux, s'accordent
dans l'éloge des romans de Fontane. Les défauts que nous y avons si-
gnalés ne semblent pas les choquer ; ils ne trouvent à redù-e ni à la
pauvreté de l'action, ni à la longueur des dialogues, ni au manque
d'unité ; et volontiers ils avoueraient que ces romans les touchent
surtout parla perfection de leur forme, par ce qu'ils ont d'élégant, de
pur, presque de classique.
Parfaits, les romans de Fontane ne le sont certes pas, ni classiques,
au sens où nous avons coutume d'entendre ce mot. Mais ils sont alle-
mands, et c'est ce qui les rend si chers aux lettrés allemands. Car les
progrès de la civilisation ne sont pas encore parvenus, Dieu merci, à
imposer à l'Europe entière un idéal uniforme. On ne se fait pas encore
la même idée de la beauté en ItaUe qu'en Norvège, quelque zèle que
mettent d'ailleurs les Itahens à devenir Scandinaves. Et pour ce qui
^st du roman, en particulier, la célébrité des romans de Fontane
prouve que l'Allemagne reste fidèle à son ancienne manière de le con-
■cevoir, qui n'a rien de commun avec notre manière française. Ce qui,
dans ces romans, nous parait contraire aux règles essentielles du
genre, la pauvreté de l'action, le manque d"unité, et la lenteur du
développement, et la surabondance des hors-d'œuvre, ces défauts se
retrouvent dans tous les grands romans de la littérature allemande,
•depuis ceux de Gœthe et des romantiques jusqu'à ceux de Freytag et
de Gottfried Relier; et ils n'y sont des défauts que pour nous, avec
notre habitude d'exiger d'un roman les qualités opposées. Après
TOME CL. — 1898. 39
930 REVUE DES DEUX MONDES.
comme avant le naturalisme, en effet, nous continuons à considérer
le roman comme une sorte de drame écrit, où les personnages doivent
agir, où les faits doivent « marcher, » et marcher autour d'une idée
ou d'un fait central. Mais au contraire, pour les Allemands, la sépa-
ration est absolue entre le roman et le drame. Le roman, pour eux,
n'a besoin ni d'action, ni d'intrigue ; il peut même se passer d'un
centre, et traiter à la fois plusieurs sujets différens : car le roman tel
qu'ils le demandent, et tel que le leur ont donné tous leurs roman-
ciers, est simplement quelque chose comme une chronique, une agréable
restitution de types et de miheux qui leur sont famiUers. Libre à l'au-
teur, après cela, d'y introduire toute la fantaisie ou tout le réalisme
qu'il voudra, d'être Jean-Paul Richter ou Gustave Freytag : l'essentiel
est qu'il leur présente des figures dont ils puissent imaginer la vie, et
qu'ensuite il laisse ces figures vivre librement devant eux.
C'est ce qu'a toujours fait Théodore Fontane. Ses romans sont tou-
jours restés de longues chroniques, où des personnages d'une humanité
moyenne étalaient à l'aise, devant le lecteur, les mille petits détails
de leur vie journalière. Un chroniqueur, jamais il n'a été autre chose :
il l'était d'instinct et d'éducation ; et quand, à soixante ans, il a écrit son
premier roman, il s'est borné à transporter dans un cadre nouveau les
qualités qu'il avait employées, pendant les vingt années précédentes, à
raconter par le menu l'histoire des \àlles et des villages de la Marche
prussienne. Les quatre volumes de ses Promenades à travers la Marche
de Brandebourg, ses Châteaux historiques, sa biographie de Christian-
Frédéric Scherenberg, tout cela peut serAir de préface à Irrungen
Wirrungen, à Grete Minde, et à Der Stechlin. On y retrouve les mêmes
procédés minutieux de description et de narration, le même dédain de
l'action dramatique, le même mélange d'impressions actuelles et de
vieux souvenirs.
On y retrouve aussi la même poésie. Car je me trompais en disant
que Fontane n'avait été rien qu'un chroniqueur; U avait été, de plus,
un poète, et l'on s'en aperçoit bien quand on lit sa prose (1). On s'en
aperçoit non seulement à la pureté et à la grâce du style, mais à la
douceur du ton, au charme des images, à la délicate beauté des pensées
et des émotions. Je ne crois pas qu'il y ait, dans ses quinze romans, un
seul personnage tout à fait mauvais; et les plus médiocres ont encore
un certain naturel qui nous empêche de les mépriser, tant nous sen-
tons que la souriante indulgence du romancier intercède pour eux. Dans
(1) M. Jean Thorel a parlé, ici même, en d'excellens termes, des vers de Fon-
tane. — Voyez la Revue du 15 mai 1896.
REVUES ÉTRANGÈRES, 931
Dev Stecklin, par exemple, l'usurier qui ranc^onne le vieux baron, le
parvenu grossier qui abuse de sa complaisance, ni l'un ni l'autre ne
sont si méchans, qu'ils n'aiment le vieillard, et n'aient un vrai chagrin
à le voir mourir. Et à côté d'eux combien de braves gens : le pasteur,
le maître d'école, le garde forestier, la valet de chambre ! Tous ont
leurs travers qu'ils ne cherchent pas à cacher, et la plupart sont, en
somme, de pauvres esprits : mais la bonté de leur cœur nous fait
aimer jusqu'à leurs défauts. Par mille nuances successives, avec un art
incomparable, l'auteur nous intéresse, nous attache à eux. Et nous en
venons à souhaiter que la suite du récit les ramène devant nous :
nous prenons plaisir à leurs longs bavardages ; nous nous inquiétons
de leurs tristesses et de leurs maladies.
Mais une figure domine toutes les autres : celle du vieux baron
Dubslav de Stechlin. Elle n'occupe qu'une moitié du roman, dont la
seconde moitié, la moitié berlinoise, est en somme assez médiocre,
malgré de jolis passages; mais c'est certainement la plus belle figure
d'homme que Fontane ait peinte jamais, la plus ^^goureuse et la plus
touchante. Aussi bien s'était-il, toute sa vie, préparé à la peindre, car il
a incarné en elle une espèce d'hommes qu'U n'avait pas cessé d'étudier
et d'aimer, cette ancienne noblesse provinciale de la Marche de Bran-
debourg, qui s'obstine à dédaigner l'ordre de choses nouveau, garde
fidèlement les traditions du passé, et, seule désormais, représente l'élé-
ment prussien dans l'Allemagne moderne. Ce petit monde déjà à demi
disparu, personne ne l'a mieux connu que Théodore Fontane. Né avec
lui, aux environs de 1815, il l'a vu se former, se développer, s'épa-
nouir, et peu à peu s'effacer, pour céder la place à un monde plus
jeune. Il lui a donné un rôle dans chacun de ses livres, aussi bien dans
ses romans que dans ses chroniques, tantôt nous décrivant son éclat
de jadis, tantôt opposant sa droiture et sa politesse aux mœurs cosmo-
polites du Berlin d'aujourd'hui. Lui-même, d'aLlleurs,;quoique d'origine
bourgeoise, c'est à ce monde qu'il appartenait. Il en avait les manières
et les sentimens, le patriotisme un peu étroit, la bonhomie courtoise
et la fine malice. J'imagine qu'il aura dû prêter à son héros plus d'un
trait de sa propre nature; mais, à coup sûr, il a mis tout son cœur à
nous le dépeindre, et le portrait qu'il nous en a fait est vraiment
admirable.
C'est malheureusement un portrait tout en petites touches succes-
sives, de sorte qu'il faut lire le livre entier pour pouvoir l'apprécier.
Chacun des entretiens du vieillard, chacune des innombrables scènes où
932 REVUE DES DEUX MONDES.
il paraît devant nous ajoutent à sa physionomie un détail nouveau;
et ainsi on le regarde vivre sans songer un instant aie définir. Voici
cependant quelques passages qui indiqueront tout au moins son allure
extérieure ; et voici, d'abord, le cadre où l'auteur l'a placé :
« Au nord du comté de Ruppin, tout contre la frontière de Mecklem-
bourg, s'étend, de la petite ville de Gransee jusqu'au delà de Rheinsberg,
une longue chaîne de petits lacs entourés de bois : pays pauvre et
triste, à peine peuplé : un ou deux \ieux ^'illages, çà et là, quelques
A^erreries, des maisons de gardes. Un de ces lacs s'appelle le Stechlin.
Entre des bords plats il repose, garni tout à l'entour d'une ceinture
de vieux hêtres dont les branches effleurent l'eau de leur pointe,
s'affaissant sous leur propre poids. Des bouquets de joncs et de ro-
seaux émergent, par endroits, à la surface du lac ; mais aucune barque
n'y trace son sillon, aucun oiseau n'y chante. Seul parfois un vautour
y reflète son vol. Tout y est calme, silencieux, endormi. Et cependant,
de temps à autre, le lac endormi se réveille. Gela se produit toutes les
fois que sur un point quelconque du globe, en Islande, ou à Java, le
sol mugit et frémit, ou que les volcans des îles Hawaï lancent dans la
mer une pluie de cendres. Alors le Stechlin s'émeut, et un mince filet
d'eau jaillit, puis retombe. C'est ce que savent tous ceux qui habitent la
région: et, quand ils en parlent, ils ne manquent pas d'ajouter : «Oui,
le jet d'eau, c'est l'ordinaire, presque le banal : mais lorsque, là-bas, à
l'autre bout du monde, se passe quelque chose de grand, comme il y a
cent ans à Lisbonne, alors le Stechlin ne se contente pas de fumer et
de s'agiter; alors, au lieu du filet d'eau, on voit jaOlir du lac un coq
rouge, et de tout le pays on l'entend chanter ! »
« Tel est le Stechlin, le lac Stechlin. Mais le lac n'est pas seul à
porter ce nom : c'est aussi le nom du bois qui l'entoure. Et Stechlin
est aussi le nom du long et étroit village qui se dresse à l'extrémité
méridionale du lac. Une centaine de maisons et de cabanes, formant
une rue : et, brusquement, à l'endroit où commence l'allée des châtai-
gniers qui conduit au couvent de Wutz, la rue s'élargit et dcAientune
place. C'est là que se trouvent tous les édifices pubhcs de Stechlin : le
presbytère, l'école, l'auberge, cette dernière doublée d'une épicerie.
Dans un coin, au milieu du cimetière, s'élève la vieille église romane,
et plus loin, sur la hauteur, au delà d'un petit pont de planches, on
aperçoit la maison seigneuriale, une grande bâtisse peinte en jaune,
avec un toit élevé et deux paratonnerres. Et cette maison, elle aussi,
s'appelle Stechlin, le château de Stechhn...
« Et de même que tout, à l'entour, portait le nom de SlechUn, de
REVUES ÉTRANGÈRES. 933
même faisait aussi le maître du château. Lui aussi était un Stechlin.
Dubslav de Stechlin, major en retraite, et ayant déjà fortement dépassé
la soixantaine, était le type d'un gentilhomme de la Marche, un de ces
originaux chez qui il n'y a pas jusqu'aux faiblesses qui ne prennent
l'apparence d'autant de qualités. Il gardait encore absolument intact
l'orgueil commun à tous ceux qui ont conscience « d'avoir été là avant
les Hohenzollern; » mais il refoulait cet orgueil tout au fond de son
âme; et, quand par aventure il l'exprimait au dehors, il s'efforçait du
moins de l'envelopper d'ironie. Aussi bien son instinct le portait-U à
mettre derrière toute chose un point d'interrogation. Mais le plus beau
trait de sa nature était une profonde, une sincère humanité; l'obscurité
et l'exagération étaient les deux seuls défauts qu'il n'excusait pas. Il
écoutait volontiers un libre avis, y prenant d'autant plus de plaisir qu'il
était plus "vif et plus radical ; et peu lui importait, après cela, qu'il
difTérât du sien. Les paradoxes étaient sa passion. — Je n'ai pas assez
d'esprit pour en faire moi-même, disait-il, mais j'aime infiniment que
les autres en fassent : on y trouve toujours quelque chose à retenir.
Des vérités inattaquables, il n'y en a pas : ou, s'il y en a, elles sont
trop ennuyeuses. — Et il se plaisait à entendre bavarder, et lui-même,
à l'occasion, bavardait volontiers. »
Il bavarde, en effet, à tout propos, mais avec tant d'imprévu et
tant de sagesse qu'on ne se lasse pas de son bavardage. « Je n'ai
reçu ta dépêche qu'une heure avant ton arrivée, dit-il à son fils.
Ah 1 le télégraphe ! Il a des avantages, c'est certain, mais il a aussi
bien des inconvéniens. Au point de vue de la politesse, par exemple,
que de mal il a déjà fait! J'admets que la brièveté soit une vertu;
mais vraiment la brièveté qu'impose le télégraphe ressemble trop
à de la grossièreté. Toute trace de courtoisie disparaît ; le mot
Monsieur, lui-même, est tout à fait supprimé. J'avais autrefois un ami
qui disait qu'un carlin était d'autant plus beau qu'il était plus laid; et
de même un télégramme est d'autant meilleur qu'il est plus gros-
sier. C'est sa nature qui le veut ainsi. Mais du reste il correspond bien
à l'esprit nouveau. Tout homme qui décou\Te un moyen d'épargner
cinq pfennigs est aussitôt tenu pour un génie 1 »
« Tout déchoit, dit-il encore, après avoir constaté la décadence de
la plaisanterie. Tout dcN-ient plus médiocre, et de plus mauvaise qua-
Uté. C'est ce qu'on appelle le temps nouveau : toujours quelques de-
grés plus bas ! Et mon pasteur, d'ailleurs un très brave homme, figu-
rez-vous qu'il prétend que cela doit être ainsi ! Il m'affirme que c'est
en cela que consiste la ci%'ilisation, à descendre toujours quelques de-
934 REVUE DES DEUX MONDES.
grés plus bas ! Il dit que le régime aristocratique a fait faillite, et que
maintenant c'est le tour de la démocratie !... Et ce goût de la réclame,
et ce culte du maître d'école ! Mais tous les maîtres d'école sont fous,
je vous le certifie! J'en ai un ici, dans mon village, que j'ai beaucoup
étudié. Il s'appeUe Krippenstappel, ce qui est déjà un signe assez in-
quiétant. Il a un an de plus que moi, et vraiment c'est, dans son genre,
un exemplaire de luxe. Avec cela, un maître d'école excellent : mais U
est fou, lui aussi, comme les autres ! »
Le récit de l'élection, où il se résigne à être candidat, les réunions
qu'U est forcé d'organiser, son voyage à la petite ville où a lieu le
vote, le banquet qu'il offre à son comité après son échec, son retour
au château, sont autant de petites scènes d'un réalisme discret et
charmant; et chacune d'elles est pour Fontane une nouvelle occasion
de nous faire pénétrer dans l'intimité du vieux gentilhomme. Voici,
par exemple, le retour du candidat après la défaite :
La voiture de Stechlin était déjà devant l'auberge, et le cocher, pour se
désennuyer, faisait claquer son fouet. Dubslav sortit sur le perron, mais
le pasteur, qui devait revenir avec lui, n'arrivait toujours pas... Enfin on
partit. Dans la ville tout bruit avait déjà cessé, mais sur la route chemi-
naient encore, par petites troupes, des ouvriers de la verrerie, qui s'étaient
attardés à fêter le succès du candidat socialiste. Et ainsi la voiture courait,
dans la nuit, lorsqu'en arrivant au lac Nehmitz. le cocher aperçut une
ombre qui barrait le chemin. Il arrête les chevaux. — « Monsieur, il y a quel-
qu'un qui est couché: je crois que c'est le vieux Tuxen. — Tuxen, l'ivrogne de
Dietrichs-Ofen? — Oui. Je vais un peu voir ce qu'il a. » Sur quoi, après avoir
remis les rênes à Dubslav, le cocher descendit et se mit en devoir de réveil-
ler l'ivrogne. — « Hé ! Tuxen ! Qu'est-ce que tu fais là? Sans le clair de lune
nous t'aurions passé sur le corps! — Oui! oui! » grogna l'homme, mais on
voyait qu'il ne comprenait pas. Et alors Dubslav descendit aussi, et il aida le
cocher à soulever le vieil ivrogne, pour l'asseoir dans le fond de la voiture.
Mais le mouvement acheva de réveiller Tuxen : — « Non, non, Martin, dit-il
au cocher, mets-moi plutôt sur le siège, près de toi ! » On le mit sur le siège,
et longtemps il resta sans rien dire: car il avait honte, devant le vieux ba-
ron. Enfin celui-ci reprit la parole et dit : — « Eh bien, Tuxen, tu ne peux
donc pas renoncer à l'eau-de-vie? Tu te couches là, au milieu du chemin!
Et avec ce froid! Et sans doute tu auras voté pour Katzenstein? — Non,
notre maître, pour Katzenstein nous n'avons pas voté! » Il y eut de nouveau
un silence : puis Dubslav dit : — « Allons, ne mens pas ! Tu n'as pas voté pour
Katzenstein; mais pour qui as-tu voté? — Pour le compagnon Torgelow! »
Dubslav se mit à rire. — « Pour ce Torgelow, qu'on vous a envoyé de Berlin !
A-t-il donc déjà fait quelque chose pour vous? — Non, pas encore! — Eh
bien! alors, pourquoi as-tu voté pour lui? — Mais, notre maître, on dit
qu'il va faire quelque chose pour nous, et qu'il est pour les pauvres gens. Et
nous aurons, chacun, un morceau de terre. Et puis on dit qu'il est plus ma-
REVUES ÉTRANGÈRES. 935
lin que les autres! — C'est possible, mais il n'est pas, à beaucoup près,
aussi malin que vous êtes bf'-tes. As-tu déjà souffert de la faim? — Non, cela
jamais. — Eh bien ! cela pourra encore l'arriver! — Ah ! notre maître, com-
ment serait-ce possible? — Hé Tuxen, qui sait? Mais voici Dietrichs-Ofen!
Allons, descends, et prends garde à ne pas .tomber ! Et puis, tiens, voilà
quelques sous : mais que ce ne soit plus pour aujourd'hui, tu m'entends ?
Pour aujourd'hui tu as bu ton compte. Et maintenant va vile te coucher, et
ne manque pas de rêver de ton « coin de terre ! »
Ainsi, peu à peu, le vieillard se rapproche de nous, et son bon sou-
rire nous devient plus cher. Puis, un jour il se sent malade : H continue
à sourire et à bavarder, mais nous sentons que l'ombre de la mort s'est
projetée sur lui. Et dès ce moment la chronique de Théodore Fontane
se resserre, se concentre, prend un caractère d'émotion fiévreuse.
Désormais Dubslav de Stechlin reste seul en scène, et chaque jour
l'ombre s'allonge au-dessus de sa tête, et il la voit bien, mais il s'ob-
stine à feindre de ne pas la A-oir. Ces cent dernières pages du livre
sont certainement un des récits de mort les plus beaux qu'on ait
écrits ; impossible de rien imaginer de plus simple, ni de plus touchant.
Une discrétion parfaite, nulle trace d'emphase, pas un mot qui tra-
hisse le chagrin de l'auteur. Et d'heure en heure, sous nos yeux, la
vie du vieux Stechlin s'atténue, s'éteint.
Nous assistons à ses dernières promenades, à ses entretiens avec
le pasteur, à la façon réservée et courtoise dont il prend congé de la
vie. Quand il devine la fin toute proche, il fait venir près de lui un en-
fant, la petite-fille d'une mendiante du village. 11 l'installe devant la
fenêtre, dans la vaste chambre où il agonise, il lui montre des images,
lui raconte des fables ; et la vue de ces cheveux blonds apais e ses re-
grets.
Quelques semaines après avoir décrit la mort du Adeux Stechlin, le
\deux Fontane est mort, à son tour. Et j'imagine qu'il aura été heureux
de pouvoir, en s'en allant, léguer à ce « monde nouveau» qu'il dédai-
gnait, lui aussi, cette douce et noble peinture du seul monde qui lui
tenait au cœur.
T. DE Wyzewa.
LES
LIVRES D'ÉTRENNES
Parmi tous ces volumes qui Jettent une note éclatante et gaie au
milieu des tristesses de l'année expirante : livres d'histoire, d'archéo-
logie et d'art, œuvres d'imagination, de voyages et de science, com-
bien en est-il qui parlent aux yeux en même temps qu'à l'esprit, qui
aient pour eux l'agrément et l'utilité? Bien peu sans doute, mais
quelques-uns d'une qualité rare et quant aux autres, plus simples de
composition, moins élégans de forme ou plus grossièrement illustrés,
on ne saurait les trouver trop nombreux puisqu'ils sont ainsi à la
portée de tous et, par l'évocation du passé, d'un monde inconnu, d'une
gracieuse féerie ou d'une ingénieuse légende, nous font oublier un
moment les soucis du présent et les inquiétudes de l'avenir.
Entre tous les livres à gravures publiés cette année, s'il en est un
qui se distingue par ce double caractère d'histoire et d'art, le format
somptueux, le luxe des compositions, la beauté typographique, la re-
cherche savante et le talent de l'écrivain associé à celui de l'artiste,
c'est assurément cette magnifique monographie de Versailles et les
deux Trianons (1), d'une exécution irréprochable, qui est bien digne
de ce que l'on pouvait attendre du goût et de l'habileté des éditeurs de
la Vie de Jésus-Christ.
Si le secret d'un temps, ainsi qu'on a pu le due, est presque tou-
jours dans l'art qu'il nous a laissé, on peut assurément l'affirmer
pour Versailles où la grandeur du règne, la volonté d'une direction
unique se manifestent dans la majesté de l'œuvre d'une si parfaite or-
donnance, tandis que la puissance des décorateurs y éclate jusque dans
les moindres détails, et force l'admiration. Aucune ville autant que
Versailles, avec la perspective infinie de ses larges avenues qui par-
(1) Versailles et les deux Trianons, par M. Philippe Gille, 2 vol. gr. in-4°, avec
•eaux-fortes, héliochromies, héliogra^^Jres, relevés et gravures sur bois par M. Marcel
Lambert. Alfred Mauie.
LES LivnEs d'étrennes. 937
tenl en rayonnant du château placé sur une colline, ses rues percées
à angle droit, son parc tracé à la française, ses merveilles et ses
souvenirs, ne présente un caractère parfait de symétrie et d'har-
monie, d'un art complet et un dans toutes ses manifestations. Le
siècle de Louis XIV, le plus éclairé qui fut jamais, se trouve repré-
senté tout entier ici avec la physionomie des mœurs et des hommes,
le tableau des idées et des arts. Pour préciser l'image vivante du
grand siècle, il ne suffît pas de parcourir la ville royale ; il faut l'in-
terroger directement, pénétrer dans son intimité. Alors, toutes ses
pierres parlent à qui sait les entendre, les échos de ses salles ré-
sonnent encore des voix de Louis XIV, de Bossuet, Massillon, Villars,
Turenne, Molière, Racine. Dans les glaces des galeries passent toujours,
pour l'œil évocateur, les silhouettes des Marie-Thérèse, des La Vallière,
Montespan, Maintenon, de la duchesse de Bourgogne, de Maiie
Leczinska, de la Pompadour, de la Dubarry, delà reine martyre. C'est
Versailles qui donna le ton à la mode et à l'art et fixa pour longtemps
le goût de l'Europe. C'est à Versailles que se donnèrent rendez-vous
tous ceux qui sentaient en eux l'instinct du beau pour obéir tous à une
unique discipline, qu'elle fût celle de Le Brun, de Mignard ou de Le
Nôtre, chacun concourant, sans chercher la gloire personnelle, à une
œuvre inattaquable au point de vue du goût. Rien n'était d'ailleurs
livré au hasard par ceux qui commandaient ; mais tout était le résultat
d'une admirable organisation, comme on peut s'en convaincre par la
publication des Comptes des bâtimens du roi sous le règne de Louis XI V,
faite par M. J. Guiffrey d'après les états du commis de Mansart, Mari-
nier, et qui a mis fin à bien des légendes. A l'aide de ces chiffres, on
peut constater que la dépense de Versailles (H 6 millions de li^Tes.
Marly étant compté pour 4, Clagny, bâti pour M"^ de Montespan,
pour 2, les machines de Marly pour 4, les travaux de l'Eure pour 8),
est loin d'avoir atteint les chiffres fabuleux qui ont été donnés pour
établir que le désastre de nos finances venait de là.
Pour décrire toutes ces merveilles, M. Pliilippe Gille a eu recours
aux innombrables documens et ouvrages anciens sur la matière, aux
estampes, dessins, plans, etc., des collaborateurs du grand roi, qui
renferment de très curieux renseignemens, mais qui doivent être con-
trôlés par d'autres, tels, par exemple, que les tableaux des vues de Ver-
sailles, dont la collection est réunie dans plusieurs salles du rez-de-
chaussée du château, et dans lesquels Van der Meulen, les Martin
Cotelle, AUegrain nous montrent les constructions, le parc, les fon-
taines, les bosquets, les parterres d'eau tels qu'ils étaient et non pas,
938 REVUE DES DEUX MONDES.
comme les ont représentés certaines gravures, tels qu'ils étaient pro-
jetés. Cette monographie dont M. Gille a puisé aux sources mêmes
les élémens, est donc aussi exacte qu'elle est belle, et, d'après les pre-
miers chapitres comme par les dessins et planches en couleur et
relevés de M. Marcel Lambert, d'une grande allure et d'une exécution
parfaite, on peut augurer que l'ouvrage complet pourra supporter la
comparaison avec les plus remarquables monographies de Versailles
exécutées du temps de Louis XIV lui-même.
Nec pluribus impar, — il suffit à plusieurs, — et c'est encore de Ver-
sailles qu'il sera le plus souvent question dans le Dix-huitième Siècle [\).
Après le siècle de Louis XIV, qui a produit un art [nouveau dans sa
splendeur, d'une majesté et d'une élégance bien conformes au génie
français, et dont le château de Versailles est le plus beau monument,
il est intéressant d'interroger le xvni® siècle, qui fut par excellence
le siècle de l'esprit et de la discussion, des grâces et des amours,
des philosophes et des salons. Au Grand-Trianon de Louis XIV a suc-
cédé le Petit-Trianon de Louis XV, de Louis XVI et de Marie-Antoi-
nette. Entre tous ceux qui peuvent nous faire admettre dans l'intimité
du Roi, des grands personnages de ces règnes, des habitués de la Cour,
quels meilleurs guides pourrions-nous trouver que les représentans
de cette société brillante et dissipée? Les voilà bien tous réunis, ces
hommes du dernier siècle, en une galerie où l'on va de l'un à l'autre, où
l'on écoute parler ceux mêmes qui l'ont illustré, les représentans qui y
ont vécu et dont les confidences ou les anecdotes sont plus instruc-
tives que bien des dissertations érudites. A côté de physionomies char-
mantes de femmes intelligentes et frivoles, ceux qui ont vu les grandes
luttes du siècle, ont pris part aux plaisirs de la Régence, du règne de
Louis XV, aux bergeiies de Trianon, ont contribué au mouvement
mondain ou philosophique, ont combattu avec Voltaire, Rousseau,
Diderot, prépsiré la Révolution et assisteront aux scènes de la Terreur.
Saint-Simon, Duclos pour la Régence; d'Argenson, l'avocat Barbier, le
duc de Luynes, Rousseau, Voltaire, Montesquieu, Marmontel, Bachau-
mont pour le règne de Louis XV; Bezenval, W" de Genlis, M""^ du
Hausset, M""* Campan pour l'époque de Marie-Antoinette : tels sont
les auteurs qui nous disent ce qu'ils ont vu, les événemens auxquels
ils ont été mêlés.
Comme les plus belles pages de ces auteurs, les meilleurs exem-
plaires de l'art d'autrefois sont rassemblés à l'aide des meilleurs pro-
(1) Le Dix- huitième siècle, 1 vol. gr. in-S", illustré de 10 planches en taille-douce
et de oOO gravures. Hachette.
LES LIVRES DÉTRENNES. 939
cédt^s de nos jours dans des planches en taille-douce et plus de 500 gra-
vures ou illustrations. Tout cela disposé avec art dans le texte et hors
du texte nous reporte de la manière la plus aimable au milieu d'un
monde disparu. Cet ensemble fait grand honneur à la maison Hachette,
et d'autant plus que ce livre peut être mis entre toutes les mains.
Le Léonard de Vinci (1) de M. Eugène Muntz nous fait pénétrer en
pleine Renaissance italienne. Comme peintre, poète, sculpteur, savant,
philosophe, Vinci est la personnification la plus éclatante du Cinque-
cento, où il apparaît comme une sorte d'initiateur sacrt^ dans tous les
ordres de la connaissance. Ses chefs-d'œuvre marquent une date dans
l'histoire de la peinture, qui doit à Léonard son évolution suprême.
Ses manuscrits prouvent qu'il embrassa le cercle entier du savoir
humain. Son génie universel est fait d'une intime union de la science
et de l'art, qui doivent toujours se compléter l'une par l'autre, ainsi
qu'il l'a expliqué dans son Tt^aité de la peinture, et c'est cette alliance
même qui fait le caractère expressif de son œuvre, où, dans la pureté
du trait, la précision de la forme, il enferme l'infini du mystère, de
l'expression, du sentiment et de la pensée et de toutes les émotions
humaines. M. Eugène Mûntz a suivi le développement de l'œuvre du
Vinci depuis les origines. Tous les musées du monde et toutes les
collections ont été mis à contribution et c'est, ou peu s'en faut,
la reproduction de l'œuvre entier de Léonard : tableaux, dessins,
esquisses que M. Mûntz fait passer sous nos yeux depuis la Méduse
et VAdoration des Mages de la Galerie des Offices à Florence, jusqu'à
la Joconde, la Vierge aux Rochers, Sainte Anne, têtes de madones
exquises, figures mystérieuses, captivantes et énigmatiques où toute
1 "âme transparaît et qui sont créées pour l'adoration et pour l'amour.
Le sujet ne pouvait être traité avec plus de largeur d'esprit, plus de
science que dans cet ouvrage, édité avec luxe, et qui réunit tout ce qui
peut captiver les yeux et charmer l'esprit.
Ce que Léonard fut pour l'Italie, un rénovateur, Velazquez (2) le fut
pour l'Espagne. N'a-t-il pas lui aussi avec son génie traduit toute son
époque, et, par son intuition, sa vision pénétrante, représenté toute cette
cour triste et morne, entourée de bouffons, de nains et de fous, où tout
était lugubre jusqu'au rire ?
A l'exemple des autres arts, la peinture avait longtemps suivi en
Espagne une voie étroite et aride, l'affrancliissement ne commence
(1) Léonard de Vinci, par M. Eugène Mûntz, 1 vol. in-S" jésus. avec planches en
taille-douce, hors texte en couleurs et 200 gravures. Hachette.
(•2) Velazquez, par M. A. de Beruete, i vol. in-4' jésus. illustré. H. l.aurens.
940 BEVUE DES DEUX MONDES.
qu'avec le Greco. Mais ce n'est qu'avec Ribera et Velazquez que l'école
s'épanouit dans toute sa force. Avec eux, l'art espagnol devient réaliste
et puissant. Ce que cherche avant tout don Diego, c'est le caractère et
la vérité. Il est réaliste dans la beUe acception du mot, il peint la na-
ture comme il la voit et comme elle est. On éprouve en face de ses per-
sonnages l'impression que l'on ressent devant des êtres vivans. Velaz-
quez, sans nulle complaisance envers ses modèles, peint tout, même
les détails secondaires, d'après son roi, d'après les infantes, d'après les
personnages quels qu'ils soient qui posent devant lui et il obtient ainsi,
son art impeccable étant donné, des portraits d'un caractère surpre-
nant de grandeur et de réalité, portraits suggestifs et impressionnans,
dont les silhouettes mâles et vigoureuses sont gravées dans nos sou-
venirs en traits ineffaçables. Tels ce petit prince don Balthazar, si har-
diment, si fièrement campé sur son genêt d'Espagne galopant, l'écharpe
au vent, à travers les bruyères du Pardo, tandis que les sommets nua-
geux brillent au loin derrière lui, — et l'adorable Infante, la pâle infante
aux yeux bleus, debout dans son costume d"apparat, qui tient à la main
une rose pâle comme sa frêle personne, peut-on voir un plus heureux
assemblage de tons délicats, ces tons gris rosés argentés, ces cheveux
d'un blond cendré? — le portrait du duc d'Olivarès avec son air d'or-
gueilleuse suffisance ; — Xes Menines ; — enfin ce merveilleux portrait de
Philippe IV, noble et fier. L'admiration de M. de Beruete pour don
Diego et sa passion pour son sujet l'ont bien inspiré. Même après les
historiens de Velazquez et les savantes études de MM. Cari Justi et Emile
Michel, il a pu redresser plus d'une erreur, éclairer certaines parties
mal connues de l'œuvre et de la vie de don Diego, tandis que les belles
photogravures de MM. Braun et Clément la font passer sous nos yeux.
La plus belle étude que l'on puisse faire du monde oriental et de
l'extrême Orient, on la trouvera dans le Voyage en Orient de S. A. I. le
Césareviich (1) (aujourd'hui S. M. Nicolas II), qui, après avoir effectué le
périple de l'Asie, parcouru les plus vieilles contrées du monde, et pris
contact avec les civihsations des plus anciennes races, est, de Vladivos-
tok, revenu vers l'Europe en troïka par l'interminable route de la Si-
bérie, qui, sous ses auspices, va s'ouvrir à la civilisation. C'est le récit
de ce voyage aux extrémités du continent que continue ce deuxième
volume, dont la publication, si attendue, a été retardée par les grands
événemens qui se sont accomplis depuis l'apparition du premier.
(1) Voyarje en Orient de S. A. I. le Ce'sarevilch, parle prince Oukhtomsky, t. II,
traduit par M. Louis Léger, illustré de 122 compositions par M. N.-X. Rarazine,
1 vol. in-4°. Delagrave.
LES LIVRES DKTUENWES. 941
Le césarevitch a rapporté de son voyage toutes les notes et vues à
l'aide desquelles a été composé ce Uvre, remarquable à tous égards,
dont la rédaction a été confiée à l'un de ses compagnons |de route,
le prince Oukhtomsky, homme de pensée et d'action, qui par ses tra-
vaux antérieurs, ses recherches approfondies sur l'Orient, notamment
sur ses religions était plus que personne en état de comprendre les
pays qu'il allait visiter, et qui, en peu d'années, a assisté à la réalisa-
tion de son rêve d'alors : voir la Russie tenir en respect le Japon,
imposer son amitié à la Chine, protéger la Corée. Le voyage en Orient
de S. A. I. le Césarevitch, accompli sous la direction du général prince
Nad.-And. Baryatinsky, marque une étape glorieuse dans la vie du
jeune souverain et dans l'histoire. Il a puissamment contribué à
consohder, à étendre l'influence de la Russie dans le monde asiatique,
trop longtemps immobile, où une grande révolution morale et éco-
nomique est en train de s'accomplir, puisque la Sibérie deviendra nro-
chainement un pays de transit international, tandis que la Chine, la
Corée et la Mongolie seront bientôt accessibles par voie de terre. La
traduction du journal de route faite par M. Louis Léger ne peut man-
quer de trouver aujourd'hui la plus grande faveur en France. Le pano-
mara de la marche princière s'y déroule avec une variété de détails
qui ne cessent de captiver l'attention. Les illustrations originales, le
plus souvent hors texte, sont dues au grand artiste russe. M. N.-N. Ka-
razine, le Gustave Doré de la Russie, qui excelle à reproduire ou à
composer des scènes pittoresques, à synthétiser les paysages fantas-
tiques de l'Orient. Inutile d'ajouter que le texte et les illustrations ont
été imprimés et tirés avec le plus grand luxe par la maison Delagrave.
Avec ce volume sur Chatoies VII et Louis A'I {{), le dernier de la
série que M™* de Witt avait entreprjs de publier, s'achève l'œuvre de
reconstitution historique qu'elle a commencée avec les Pj'emiers Rois
de France. Nous assistons à l'entrée de Charles VII, entouré de sa garde
écossaise, dans ces villes d'où il a chassé les Anglais, puis à ces
assauts conduits par le Roi de Bourges devenu le Victorieu.x. Dans
cette suite de gravures d'après les monumens, de reproductions en
couleur d'après les manuscrits de l'époque, c'est tout un]demi-siècle
de la Renaissance qui s'évoque à nos yeux.
\j Epopée du costume militaire français (2) est encore un livre rare
(1) Charles VII el Louis XI, par .M'"« de Witt, 1 vol. gr. in-S" jésus, chromoli-
thographies et gravures d'après les manuscrits et monumens de l'époque. Hachette.
(2) Épopée du costume militaire français, par .M. II. Uouchot. avec dessins de Job,
planches hors te.xte et en couleur, 1 vol. gr. in-i, L. -Henry .May.
942 REVUE DES DEUX MONDES,
consacré à la gloire des armées françaises, et qui, sous le symbole de
l'uniforme, — dans des pagesoù l'érudition n'exclut jamais le charme,
où le récit est toujours singulièrement intéressant, piquant, animé et
conforme à l'histoire, tandis que l'illustration est vraiment heureuse et
bien entendue, — montre ce qu'ont été dans leurs succès et dans leurs
revers les soldats de la France. C'est l'homme d'armes, tel qu'il fut et
tel qu'il est devenu, pris sur la réalité, sans pose, dans sa fierté du dra-
peau, sa simplicité touchante, son endurance, son abnégation et son
héroïsme. Le troupier n'y apparaît pas dominateur en ses harnais de
gala, dans le fourbissement de ses armes, flambant neuf, ni muscadin
frisé, ni don César de Bazan, planté en saint-sacrement comme les
peintres le représentent de préférence. Il est humain, avant tout
et vrai, dans ces tableaux, qui ne sont point exclusivement ni de re-
vues, ni de luxe, ni de scènes galantes, mais qui ne reproduisent pas
seulement des épisodes et des désastres. Les compagnons de Jeanne
d'Arc y trament la jambe sous leurs loques, les bataillons de Sambre-
et-Meuse y sont en sabots, Turenne n'a pas toujours la perruque à raie
et à cadenettes. Quand il bat les Impériaux, il est fait comme un masque
au mercredi des Cendres. Le petit chapeau de Napoléon, celui de février
1814, rougi par le vent, défoncé par les giboulées, muiable et triste ,
émeut plus que la toque de velours emplumée du sacre .
li' Épopée est faite aussi de la chronique de la vie aux camps, des
exercices pendant la paix. On y voit à la caserne le soldat s'éprendre
de son fourniment et lui « faire le poil. » Mais elle est faite aussi de
ces histoires hautaines et tristes, cueillies au vol de la bataille, pen-
dant les marches et les campemens, simplement transcrites et mises
par Job en belle lumière. On y entend des dialogues comme celui-ci : « Il
faut raccommoder cela, grenadier, ton habit est percé. — Pardine,
Sire, si vous croyez que les kaiserUcks tirent sur des becfigues! —
Tu es blessé? — C'est plus que probable; mais, avec vos sacrées re-
vues, est-ce qu'on aie temps de s'inspecter le cuir! » Tout y est juste,
bien observé et bien rendu. Le Gaulois nu y tire la langue ; Cambronne,
doré sur toutes les coutures, lâche une bordée célèbre. Bardée de fer,
blanche ou tricolore, c'est toujours la Gaule, la France du Français,
la terre des braves. Et l'uniforme, comme le drapeau, a, depuis, syn-
thétisé le culte guerrier, en a fait quelque chose de très grand et de
très sublime, qu'il n'a jamais été plus opportun de rappeler qu'au-
jourd'hui! La forte impression que laisse la lecture de ce beau livre,
M. Job a bien su l'exprimer dans ses deux cent cinquante composi-
tions d'un caractère si original, d'une indi%'idualité si tranchée, œuvre
LES LIVRES d'ÉTREXNES. 943
d'un véritable artiste, à la fois pleine de verve et d'esprit, tout im-
prégnée de la philosophie de l'histoire et de la \'ie. Le livre, édité avec
grand luxe, fait grand honneur à l'éditeur May.
La vie de Turenne (1 ), dont on ne sait si c'est l'histoire elle-même ou
toutes les anecdotes auxquelles l'auteur, chemin faisant, fait allusion
qui offrent le plus d'intérêt, est contée avec cette simplicité, ce ton
naturel et de bon aloi qui plaît tant dans les histoires de Jeanne d'Arc,
de Du Guesclin, de Bayard,^Q.v M. Th. Cahu (1). Et quand il est ques-
tion des traditions de gloire et de patriotisme, comment ne pas évo-
quer ce nom de V Alsace (2), qui éveille tant de souvenirs tristes mêlés
d'espérances ?
M. Louis Barron, qui connaît admirablement la France pour l'avoir
parcourue en tous sens, nous conduit un peu partout dans le Nouveau
Voyage en France (3), au bord de la mer, dans les montagnes et à
travers plaines.
C'est encore en France que nous fait voyager M. Gaston Donnet
dans le Dauphiné {i), si admirable dans ses paysages tantôt âpres et
sévères comme les gorges des Pelvoux, des Belledonne et du Queyras,
tantôt rians et gracieux, quand on redescend .'aux vallées de laDrôme.
Le récit, toujours instructif, amusant est soutenu d'excellens croquis
de types, de scènes et de détails intimes pris sur le vif.
M. Louis Olivier nous montre les progrès accomplis en Tunisie,
d'après le récit même des savans les plus compétens (5).
M. Marins Bernard continue ses excursions sur la Méditerranée
par les Côtes orientales {6\ de Venise à Salonique, qui apparaissent
aux yeux éblouis avec cet étonnant mélange de races dont les habiles
dessins de M. H. Avelot donnent une si juste idée.
Que ne pouvons-nous parler longuement de plus d'un voyage in-
trépide ou d'une expédition remarquable, dont les récits publiés d'abord
dans le Tour du Monde : Trois ans de lutte aux déserts de l'Asie, par le
D'' Sven-Hédin, exemple extraordinaire de persévérance et de "sagueur
morale, — Au Chili, par M. C. de Cordemoy, — Au pays des fia-Rotsi
et au Zambèze, par M.Alfred Bertrand, sont, à l'occasion des étrennes,
(1) Turenne, par M. Th. Cahu, 1 vol. in-4o illustré. Socicté (l'cdilion et de li-
brairie.
(2) L'Alsace, par M. Charles Grad, 1 vol. gr. in-8° illustré. Hachette.
(3) Le Nouveau Voyaye en France, par M. Louis Barron, 1 vol. in-folio, illustré.
Marne .
(4) Le Daupkiné, par M. Gaston Donnet, 1 vol. illustré. L. -Henry May.
(3) La Tunisie, par M. Louis Olivier, i vol. in-S" illustré. Delagrave.
(6) Les cotes orientales, par M. Marius Bernard, 1 vol. in-S". H. Laurens.
944 REVUE DES DEUX MONDES.
édités par la maison Hachette ; du Journal d\m Marin, de M. P. Vigne
d'Octon, publié chez M. L.-Henry May.
Ce sont les aventures merveilleuses, les péripéties émouvantes, les
sentimens généreux qui plairont toujours à la jeunesse. Elle trouvera
amplement à se satisfaire dans la Chanson de geste de Buon de Bor-
deaux (1), véritable poème épique de la fin du xii" siècle et l'un des
premiers qui aient combiné les élémens merveilleux des contes venus
de Bretagne ou d'Orient avec la matière sévère des ^ieux poèmes pure-
ment nationaux. Le principal attrait du poème est peut-être le récit
lui-même, Fenchaînement facile des aventures dont il se compose et
dont chacune provoque la surprise et l'émotion. 11 nous transporte
tantôt dans le monde féodal en France et tantôt en Orient, et le
dénouement en est harmonieux, habilement mêlé d'angoisses et de
sourires. Toujours plein d'entrain et de mouvement, d'une saveur
franche et d'une allure primesautière ; le récit est amusant : il a la bonne
humeur, la grâce et la légèreté, ce je ne sais quoi de particulièrement
français qui fait le charme de notre littérature de tous les temps. C'est
assez pour le faire aimer, et ce serait assez pour que ce beau livre ait
lavogueauprès de tous,jeuneset vieux, mais il est, de plus, merveilleu-
sement illustré et imprimé, avec les aquarelles et les encadremens de
pages de Manuel Orazi, reproduits en fac-similés, et les caractères des-
sinés par M. Eugène Grasset, dont le tirage est de tous points parfait.
Dans les romans, contes moraux et honnêtes où la moralité n'ex-
clut pas l'agrément et dont quelques-uns sont relevés par le charme
du style, une observation toujours fine et délicate, tout le monde a lu
Mon Oncle et mon Cw'é{''2)ce joli récit, où Reine de Lavalle, — vive et in-
génue, à la fois pleine de candeur et de hardiesse et dont la pensée sait
côtoyer tous les écueils sans qu'elle-même y perde rien de son charme
de vraie jeune fille, — nous raconte les épreuves, les chagrins de sa
triste enfance, mêlés à ses rêves d'amour, à ses espérances. Citons en-
core la Roche-qv.i-tue (3), épisode des guerres de la Révolution et de la
défense de la Bretagne contre les Anglais; le Bateau-des-Sorcières (4)
scènes de mœurs bretonnes très bien observées, et le Démon des
Sables (5), récit des péripéties de la campagne d'Egypte, de M. Gustave
(1) Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux. mises en nouveau langage, par
M. Gaston Paris, 1 vol. in-4° illustré par Manuel Orazi. Firmin-Didot.
(2) Mon Oncle et mon Curé, par Jean de La Brète, 1 vol. in-8° illustré. Pion.
(3) La Roclie-qui-lue, par M. Pierre Maël, 1 vol. petit in-4° illustré. Marne.
(4) Le Baleau-des-Sorcières, par M. Gustave Toudouze, 1 vol. in-4° illustré. Marne,
(o) Le Démon des Sables, par M. Gustave Toudouze, 1 vol. in-S" illustré. Hachette.
LES LIVRES d'ÉTRKNNES. Oi'î
oudouze;yeanra/)î7?{l), histoire dune famille de soldats (170^-1830),
ar le capitaine Danrit ; les Compafjnons de VAUinnce (2), roman d'uno
inspiration sous le premier Empire; le Snbrc à la moin (3), tout
ibrant de patriotisme, par M. Marcel Luguet ; Fils d" bourgeois (t),
ui clôt l'histoire de la famille des Bardeur-Carbansane, d'un si \'if
itérêt histoiique, et qui retrace si bien la \\e française depuis un
iècle; Liberté conquise (5), récit de la lutte engagée par les serfs
entre le pouvoir féodal, par M. Massillon-Rouvet ; Souvenirs d'un
colier russe (6), par M. Pozniakofî , enfm ce charmant conle de
[. René Bazin, Histoire de XXIV sonnettes (7) et le Petit Ami des pau-
res (8), de M""® la comtesse de Courville, avec ses histoires tristes
t gaies, combien gracieuses, naturelles et simples; sans oublier Les
Pourquoi et les Parce que de M"^ Suzanne, par M. Desbeaux (9).
Parmi les récits d'aventures qui conservent la préférence de la
Bunesse, tout simplement parce qu'ils sont dus à la plume d'écrivains
ui ont une brillante imagination et ne la mettent qu'au service de
leaux sentimens, il faudrait nommer tous ceux que publie la maison
letzel, invariablement fidèle au programme de son fondateur, et tou-
ours si au courant de ce qui peut amuser ses jeunes lecteurs. Le Mn-
asin a éducation et de récréation (10), dont la supériorité en ce genre
le s'est pas démentie depuis plus de trente ans, — le seul recueil pé-
iodique qui ait été récompensé par l'Académie française, — offre cette
:nnée, comme à l'ordinaire, la plus grande variété de sujets, et le choix
les auteurs y répond au soin de l'illustration. C'est tout d'abord l'infa-
igable Jules Verne, dont le nouveau roman, le Superbe Orénoque, ré-
erve les plus étonnantes surprises jusqu'au dénoûment quand .Jeanne
le Kermor... C'est André Laurie, le romancier qui s'est fait une spécia-
ité de l'éducation sous toutes les latitudes, qui nous conduit cette fois
!n Amérique avec V Oncle de Chicago, puis les Mémoires à' Un collégien
le Paris pendant le siège, par M. H. Malin; — le Vieux Itamasseur de
(1) Jean Tapin, par Danrit, 1 vol. in-4» illustré, par P. de Simant. Delagrave.
(2) Les Compagnons de l'Alliance, par M. Guélary, 1 vol. in-4" iliiislrt-. Marne.
(3) Le Sabre à /a main, par M. Marcel Luguet, 1 vol. in-4'' illustré. Manie.
(4) Fils de Bourgeois, par M. Jacques Naurouze, 1 vol. in-4° illustré. Colin.
(5) Liberté' conquise, par M. Massillon-Rouvet. 1 vol. in-4'' illustré. H. May.
(6) Souvenirs d'un écolier russe, par M. Pozniakolf, 1 vol. in-4''. A. Hennuycr.
0) Histoire de XXIV sonnettes, parM. René Bazin, 1 vol. in-18, illustré. 11. Oudin.
(8) Le Petit Atni des pauvres, par M"' la comtesse de Courville, 1 vol. in-18
llustré, H. Oudin.
(9) Les Pourquoi et les Parce que de A/"« Suzanne, par M. Emile Uesbeaux.
■ vol. illustré. Ducrocq.
(10) Le Magasin d'éducation et de récréation, 1 vol. jlt. in-8». — Le Superbe Oré-
'oçue, par Jules Verne, 1 vol. gr. in-S" illustré. — L Oncle de Chicago, par
TOMK CL. — 1898. ^^
946 REVUE DES DEUX MONDES.
pierres et la Famille de la Marjolaine, où M. Aimé Giron a prodigué
autant d'esprit que d'émotion, enfin, dans la Bibliothèque Blanche,
Chemin glissant, adapté d'après Marko Wowzock par Stahl, dont le
souvenir est aussi Advant que l'œuvre impérissable.
Les grandes aventures comme les voyages excentriques ou de fan-
taisie ont conservé leur prestige. Quoi de plus émouvant dans son
actualité que rile en Feu{\), où M. Boussenard retrace les plus drama-
tiques épisodes de la guerre de l'indépendance cubaine, ses héroïsmes,
et jusqu'à la mort de Maceo; de plus passionnant que les chasses du
prince Nicolas D. Ghika durant Cinq mois au pays des Somalis (2) ; d'une
fantaisie plus amusante, d'une verve aussi intarissable et éblouissante
que r Enfant prodigue (3) par M. Louis Morin; les Fées en train de
jo/a/sir (4) par Arsène Alexandre, Crackville {b), par M. P. Legendre,
avec les ingénieux dessins de Métivet, ou les abracadabrantes Aven-
tures de Cadi Ben-Ahmour (6) ; la Fin du Cheval (7), avec les réflexions
philosophiques de Pierre Giffard, et les dessins de Robida qui ne le sont
pas moins dans leur mordante ironie ; enfin Sur le Turf (8), avec les
spirituels croquis de Crafty? C'est de ceux-ci qu'on peut dire, comme
Montaigne disait de certains auteurs de son temps, « ils ont de quoy
rire par tout, il ne faut pas qu'ils se chatouillent. » Sans doute tout
cela n'est pas très catholique. Quelques-uns de ces livres sentent le
fagot, mais il y a fagots et fagots, même pour la Noël, et si quelques
lecteurs de goût trop sévère ou par trop désabusés ne sont pas satis-
faits, que ne se contentent-ils de regarder se dérouler les mois chré-
tiens dans le calendrier de Ruduicki (9), que beaucoup voudront avoir
sous les yeux pour commencer l'année ?
J. B.
M. André Laurie, 1 vol. in-8° illustré. — Un collégien de Paris en 1S70, par
M. H. Malin, 1 vol. in-8° illustré. — Le vieux Ramasseur de pierres, par M. Aimé
Giron, 1 vol. in-S". — Le Chemin glissant, par P.-J. Stahl, d'après Marko Wow-
zock, 1vol. in-18, illustré. J. Iletzel et G'c.
(1) L'Ile en Feu, par M. Louis Boussenard, 1 vol. in-4'' illustré, Ernest Flam-
marion.
(2) Cinq mois au pays des Somalis, par le prince Nicolas D. Ghika, 1 vol. in-8'.
Berger-Levrault.
(3) L'Enfant prodigue, par M. Louis Morin, 1 vol. in-4° illustré. Delagrave.
(4) Les Fées en train de plaisir, par M. Arsène Alexandre, 1 vol. in-i" illustré,
Société d'édition et de librairie.
(5) Crackville, par M. P. Legendre, 1 vol. in-4° illustré. Société d'édition.
(6) Aventures de Cadi Ben-Ahmour, texte et illustrations par M. Edmond Gros,
1 alb. in-4°. Delagrave.
(■) La Fin du Cheval, par M. Pierre GifTard, illustré par Robida. 1 vol. in-4''. Colin.
(8j Sur le Turf, texte et dessins de Crafty, 1 vol. in-4". Pion.
(9) L'Année Chrétienne, avec 12 compositions de Léon Uudnicki. Delagrave.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 décembre.
Le discours que sir Edmund Monson a prononcé il y a quelques
jours, au banquet annuel de la Chambre de commerce anglaise de
Paris, a produit partout une stupéfaction qui n'est pas encore com-
plètement dissipée. On se demande quelle a été l'intention de l'ora-
teur. Il a fait savoir depuis, par une note communiquée à une agence,
que son intention avait été bonne, et que son attitude antérieure ne per-
mettait pas de croire qu'il ait pu en être autrement. L'expression avait
peut-être trahi sa pensée, ou ne l'avait pas traduite d'une manière assez
claire; mais cette pensée était tout amicale. Nous le voulons bien.
Sir Edmund Monson a, en effet, le droit de rappeler que, depuis qu'il
représente la Reine à Paris, il a compris et rempli son rôle dans un
véritable esprit de concihation. Au cours de la dernière crise, tout en
exécutant avec fermeté les instructions qu'il avait reçues, il a é"sdté ce
qui aurait fait inévitablement dégénérer en conflit une controverse
délicate et pénible. Mais ces souvenirs, loin de nous aider à comprendre
son discours, contribuent plutôt à le rendre inexplicable. Si les Anglais
qid éprouvent encore pour nous des sympathies et qui, par leur situa-
tion même, sont obligés à notre égard à une plus grande réserve,
sont amenés, sans le faire exprès, à tenir un pareil langage, que faut-
il penser des autres? Toutefois, nous ne voulons rien exagérer. Les
explications que sir Edmund Monson a données à l'Agence Havas
doivent, en ce qui le concerne, mettre fin à l'incident. Sa personne
est désormais hors de cause. Nous n'en sommes que plus à l'aise
pour apprécier une manifestation qu'il a, dans une certaine mesure,
désavouée.
Peut-être a-t-il seulement cédé à cette manie sermonneuse qui
est dans le caractère de sa race. Les Anglais sont volontiers péda-
gogues. M. de Bismarck, dans ses Pensées e/ À^ouyenir*, répète souvent
que, lorsqu'il comptait le plus sur leurs sympathies, et aussi lorsqu il
948 REVUE DES DEUX MONDES.
n'y comptait pas, il savait bien que ces sentimens s'exprimeraient sur-
tout par des leçons sous forme d'articles de journaux. Articles de
journaux ou discours, c'est un peu la même chose, et les discours ne
nous ont pas plus manqué que les articles. Ils se sont multipliés avec
une telle abondance que sir Edmund Monson les a comparés à une
pluie d'étoiles filantes. Il y a, paraît-il, des saisons pour cela en Angle-
terre. C'est surtout pendant les vacances du Parlement que les hommes
politiques éprouvent le besoin d'apporter des explications à leurs élec-
teurs; et de quoi pourraient-ils parler, sinon de la question du jour?
Ils en parlent donc, et sir Edmund nous avertit charitablement qu'il
ne faut pas attacher alors beaucoup d'importance à leurs paroles. On
voit que, s'il ne nous a pas ménagés, il n'a pas été moins caustique
envers ses compatriotes, fussent-ils ministres. Il a dit son fait à tout
le monde avec une égale impartialité : c'est peut-être pour cela que
tout le monde lui a dit le sien. Il n'a pas eu, suivant l'expression con-
sacrée, une bonne presse, même chez lui. Sans doute, certains jour-
naux l'ont approuvé, mais d'autres l'ont blâmé, et, puisqu'il a parlé
de la parfaite unanimité qui existe aujourd'hui dans l'opinion britan-
nique, il est permis de constater qu'elle s'arrête à son discours. Beau-
coup des plus fermes partisans de la porte ouverte ont avoué que ce
principe, quelque sacré qu'il soit, ne devait pas s'appliquer à l'impor-
tation en pays étranger de certains produits oratoires essentiellement
faits pour être consommés sur place. C'est ce dont sir Edmund ne
s'était pas rendu compte. Il a cru trouver un encouragement et une
excuse dans les libertés de langage que s'étaient permises des « per-
sonnages haut placés, » sans se souvenir qu'il venait lui-même d'en
faire justice, et non sans ironie. Non content de s'appuyer sur l'exemple
dangereux des ministres anglais, sir Edmund, qui sentait confusé-
ment le besoin de s'entourer du plus grand nombre d'autorités pos-
sible, a fait également allusion aux procédés de ce qu'il a appelé la
« diplomatie nouvelle, » diplomatie dont il s'est déclaré l'adepte « dans
une certaine mesure. » Mais n'a-t-il pas dépassé la juste mesure? Et
enfin, qu'est-ce que c'est que cette nouvelle diplomatie? Serait-ce, par
hasard, l'absence de toute diplomatie? Il faut, paraît- il, aller en cher-
cher le modèle un peu loin, de l'autre côté de l'Atlantique. Sir Edmund
Monson en attribue, sinon l'invention, au moins les progrès à !'« origi-
nalité de l'esprit américain. » Nous avons lu les journaux américains;
ils ne se montrent pas du tout flattés de la sohdarité que le malencon-
treux orateur paraît vouloir leur faire partager. Enfin, dans tout l'uni-
vers civilisé, l'impression a été la même, et sir Edmund Monson n'y a
REVLi:. ■■ ClIROMOLE. 949
pas trouvé un défenseur. Il a rappelé le \'ieil adage : maviter in modo,
forliler inre; mais la diplomatie d'autrefois s'entendait mieux à l'ap-
pliquer que celle de maintenant. Quelles que fussent les passions qui
fermentaient dans une nation et qui agitaient son gouvernement, les
diplomates restaient imperturbablement corrects et polis. Ils savaient
que, de leur part, le moindre geste trop vif, le moindre éclat de voix
pouvaient déchaîner des tempêtes, et ils ?'en abstenaient avec soin.
Nous persistons à croire que cette antique école avait du bon, et qu'on
y re^àendra. Les Américains eux-mêmes, au risque de perdre quelque
chose de leur originalité, modifieront leur manière. Lorsqu'ils restaient
chez eux, ils pouvaient tout se permettre ; mais depuis qu'ils se sont
engagés dans une politique internationale dont les développemens
doivent les mettre en rapports quotidiens avec toutes les puissances
de l'Europe, ils comprendront la nécessité d'une réforme; et elle se
fera en eux tout naturellement.
Mais en voilà assez sur la forme insolite d'un discours • c'est le fond
surtout qui nous intéresse, et sur le fond il n'y a aucune différence
appréciable entre le langage de sir Edmund et celui que tiennent,
depuis quelques mois, ses compatriotes les plus en vue. Les reproches
qu'on nous adresse, qu'ils soient exprimés sur les bords de la Seine ou
sur ceux de la Tamise, sont exactement les mêmes, c'est-à-dire égale-
ment injustes. De quoi nous accuse-t-on, en effet, et que signifie ce giief
sans cesse renouvelé de pratiquer à l'égard de nos voisins une politique
de piqûres d'épingle? Les mots ont un tel pouvoir par eux-mêmes,
qu'à force d'être répétés ils finissent par s'emparer des esprits, et nous
sommes d'autant moins surpris que les Anglais croient à nos torts
envers eux, qu'en France même, l'opinion, dans sa loyauté un peu cré-
dule, se demande si effectivement nous ne nous en serions pas rendus
coupables. Beaucoup s'en vont répétant qu'U faut désormais aban-
donner la politique des coups d'épingle. Si nous l'avons suivie, certes,
il n'est que temps d'y renoncer; mais nous voudrions bien savoir où,
quand, comment, nous l'avons fait? Nous avons eu, depuis quelques
années, à régler avec l'Angleterre un nombre assez considérable de
questions, dont quelques-unes étaient compliquées et délicates. Il
y en a eu notamment en Asie et en Afrique, au Siam, à Madagascar,
à Zanzibar, en Tunisie, sur le Niger. Partout, nous sommes arrivés à
des arrangemens dont les deux pays, le lendemain du jour où ils
ont été conclus, se sont tout d'abord déclarés contens. Sir Edmund
Monson lui-même, dans son discours à la Chambre de commerce, a
parlé de la longue négociation, — elle a duré huit mois, — qui a ré-
9o0 REVUE DES DEUX MONDES
cemment abouti au règlement de la question du Niger. « Elle s'est ter-
minée, a-t-il dit, par un arrangement véritablement honorable et sa-
tisfaisant pour les deux parties. » Voilà donc une affaire où il n'y a pas
eu de piqûre d'épingle. Mais qu'on nous en cite une où U y en ait eu.
Serait-ce au Siam? La négociation, là encore, a été lente et laborieuse,
mais, en fin de compte, nous avons accepté les propositions faites par
l'Angleterre elle-même, et tout s'est si bien terminé à sa satisfaction
qu'elle a cru devoir ajouter quelque chose à la nôtre, par l'engagement
de régulariser notre situation respective en Tunisie. De longs mois
n'en ont pas moins été encore nécessaires pour arriver à la solution
promise, et l'Angleterre a été la dernière de toutes les puissances qui
ait consenti à un accord définitif avec nous. Où est la piqûre d'épingle?
Est-ce à Zanzibar que nous l'avons donnée à l'Angleterre? Nous
avons renoncé pour elle aux atics anciennes que nous avions pu
avoir sur cette partie de l'Afrique, et aux droits politiques qui déri-
vaient du traité de 186:2, et nous lui avons demandé en retour la
reconnaissance de notre situation à Madagascar, et un commencement
de règlement des affaires de l'Afrique occidentale. Où est le coup
d'épingle? En vérité, lorsque nous avons vu, depuis, l'usage ou l'abus
qu'a fait l'Angleterre des droits que lui a donnés la bataille d'Omdur-
man, nous aurait-U été interdit d'invoquer alors ceux que nous avait
donnés notre expédition à Tananarive? De quelque côté qu'on se
tourne, notre pohtique s'est constamment faite au grand jour, et elle
a été exempte de cet esprit de taquinerie sournoise qu'on lui attribue
si gratuitement. C'est une légende que l'on crée contre nous, et contre
laquelle nous protestons. Fachoda même n'a pas été un trait de cette
prétendue pohtique. Tout le monde connaissait la mission Marchand;
nos journaux coloniaux avaient donné sur eUe les détails les plus
abondans; des hvres même avaient été écrits sur son compte. Per-
sonne ne s'est indigné que nous l'ayons envoyée sur le Nil; on s'est
indigné seulement qu'elle soit arrivée à son but. Mais nous ne voulons
pas revenir, — à quoi bon? — sur une controverse épuisée. Nous
avons quitté Fachoda : que veut-on de plus?
Faut-il prendre plus au sérieux un autre reproche qu'on nous adresse,
et que sir Edmund Monson n'a pas manqué de reproduire, car U a tenu
à être complet? « Nous demandons à la France, a-t-il dit, de traiter
avec nous tout différend avec le désir sincère d'arriver à un arrange-
ment équitable, sans nourrir l'arrière-pensée de gagner une victoire
diplomatique, ou de conclure un contrat dans lequel l'avantage serait
tout de son côté. » Si nous avons jameds nourri cette arrière-pensée.
/
REVUE. CUROMQUE. 9i>l
nous l'avons médiocrement réalisée, et, si nous avons cru le contraire,
c'est que nous nous sommes contentés de peu. Mais, cette fois encore,
qn'on nous dise où, quand, comment nous avons laissé apercevoir de
pareilles prétentions. Nous savons fort bien, pour notre compte, qu'il
n'y a rien de plus risqué que ce qu'on appelle « une victoire diplo-
matique,» parce que ces victoires amènent presque toujours une
réaction ou une contre-partie; mais ce danger, il y a longtemps que
nous ne nous y sommes pas exposés. Toutes les fois que nous avons
conclu un arrangement avec l'Angleterre, nos coloniaux ont déclaré à
grands cris que nous avions été dupés, et il a fallu leur expliquer ce
qu'a si bien dit sir Edmund Monson, à savoir qu'un arrangement com-
porte inévitablement des concessions, c'est-à-dire des sacrifices réci-
proques. En Angleterre aussi, des réclamations, des récriminations du
même genre se sont produites en pareille occurrence, car, si nous avons
nos chauvins, l'Angleterre a les siens, et des deux côtés de la Manche
cette espèce d'hommes est la même. Elle est d'ailleurs utile, malgré
ses exigences, pour^^l qu'on ait soin de ne pas s'y asservir. Mais, chez
nous, il y a toujours eu des hommes publics, des orateurs, des écri-
vains pour rappeler qu'un contrat ne pouvait être durable qu'à la
condition de n'être pas léonin, et, finalement, l'opinion les a crus. En
a-t-il été de même chez nos voisins? Alors, que signifie cette levée
de boucliers contre la France? Ce n'est pas nous qui cherchons de
grands et éclatans succès et qui poursuivons des victoires diploma-
tiques, mais bien les Anglais, et sir Edmund aurait dû adresser ses
leçons à ses compatriotes. Un mauvais vent a soufflé sur eux. Sans
doute il n'y aura là qu'une de ces bourrasques passagères qui
tombent et se dissipent après avoir sévi quelque temps, toujours
trop longtemps à notre gré. On assure déjà que le calme commence à
revenir. Nous l'espérons, nous le souhaitons surtout, quoique les
symptômes favorables ne soient encore ni bien nombreux, ni bien
distincts.
Le récent discours que M, Chamberlain a prononcé à Wakefield
n'est certainement pas un de ces symptômes. Il peut se résumer
ainsi : nous avons tant d'amis que nous n'avons vraiment pas besoin de
l'amitié de la France, et que ce serait de notre part une grande faute
de la payer plus cher qu'elle ne vaut. Dans sa perspicacité, M. Cham-
berlain a reconnu que le danger de l'heure présente pour l'An-
gleterre était de priser trop haut l'amitié de la France, et de faire
trop de sacrifices pour l'obtenir. A quoi bon? On peut s'en passer.
M. Chamberlain passe triomphalement en revue toutes les autres
952 REVUE DES DEUX MONDES.
amitiés dont l'Angleterre dispose. Il y a d'abord les États-Unis : tout le
monde sait que, pour le moment, les relations des deux pays vont
jusqu'à l'intimité la plus étroite. On le dit beaucoup en Angleterre, on
le dit un peu moins en Amérique, mais on s'en montre flatté. Admettons
que la réciprocité des sentimens que se portent l'Angleterre et les États-
Unis soit durable; en quoi aurions-nous à nous en alarmer? M. Cham-
berlain continue, en se tournant du côté de l'Orient : « Je crois, dit-il,
qu'un accord avec la Russie est désirable et même nécessaire, si nous
ne voulons pas arriver à de grandes complications. La difficulté n'est
pas insurmontable. » Et M. Chamberlain poursuit son raisonnement
comme si elle était déjà surmontée. Peut-être est-ce aller un peu ^1te
en besogne. Mais, à supposer que l'entente anglo-russe se réalise en
Extrême-Orient, nous n'en serions pas fâchés pour la Russie et nous
n'aurions aucun motif d'en prendre ombrage. Nous avons également
des rapports avec la Russie, et nous ne croyons pas qu'ils soient ap-
pelés à souffrir d'un rapprochement éventuel qui s'opérerait entre
Saint-Pétersbourg et Londres sur un sujet déterminé. Et pourquoi
n'en dirions-nous pas autant de l'Allemagne? M. Chamberlain, qui pro-
pose son amitié à tout le monde, sauf à nous, ne manque pas de l'offrir
à une aussi grande puissance que l'empire allemand, et, en l'offrant,
il la fait valoir. « L'amitié de l'Angleterre, dit-il, dans l'état actuel, est
une chose précieuse. » Sans doute, bien que tout dépende des condi-
tions où on l'obtient. M. Chamberlain expose que, dans ces derniers
temps, l'Angleterre et l'Allemagne ont échangé leurs vues sur un cer-
tain nombre de questions, et qu'elles ont constaté que leurs intérêts
n'étaient en opposition sur aucune. Soit; mais M. Chamberlain fait
beaucoup de bruit autour d'un incident assez ordinaire. Nous avons,
nous aussi, échangé des vues et fait des arrangemens coloniaux avec
l'Allemagne, et très vraisemblablement l'occasion s'en présentera
encore. Dans l'expansion de notre politique d'outre-mer, si nous avons
eu parfois des difficultés avec nos voisins de l'Ouest, nous n'en avons
jamais eu avec nos voisins de l'Est. L'entente avec ces derniers a tou-
jours été facile, et nous avons pu constater à plus d'une reprise que,
bien loin d'être en conflit, nos intérêts pouvaient se combiner au point
de se prêter un mutuel appui. Gela s'est vu en Afrique; cela s'est vu en
Asie où, trop récemment encore pour que M. Chamberlain l'ait oublié,
la France, la Russie et l'Allemagne se sont trouvées d'accord en
dehors de l'Angleterre. Ce sont là des faits usuels, surtout en un temps
où la politique des grandes nations est devenue si complexe, et em-
brasse des territoires si divers et si éloignés les uns des autres, qu'il
REVIE. — CHRONIQUE. 953
n'est plus possible de la réduire à l'étroitesse d'un seul principe ou
même d'une seule alliance. Mais nous n'avons pas tiré de ces acci-
dens les conséquences grandioses qu'en tire M. Chamberlain lors-
qu'il s'écrie : « Je pense que nous pouvons espérer qu'à l'avenir la
plus grande puissance navale du monde et la plus grande puissance
militaire auront des rapports de plus en plus fréquens et que leur
influence combinée pourra être employée en faveur de la paix, etc. »
Ce bel enthousiasme n'est pas aussi communicatif qu'on pourrait le
croire, et M. de Bulow, dans le discours qu'il vient de prononcer au
Reicbstag, ne semble le partager qu'avec discrétion. <» Le concert que
nous avons établi sur certains points avec l'Angleterre ne porte pas
préjudice, dit-il, à de très précieuses relations avec d'autres nations. »
Mais quel magnifique tableau ! La plus grande puissance maritime
du monde, la plus grande puissance militaire du monde, le plus grand
des États ci^^lisés, — ce sont les États-Unis que M. Chamberlain
désigne ainsi, — enfin la Russie, et même le Japon, car il ne faut
rien négliger, tel est le prodigieux faisceau de forces diverses que
compose l'orateur de Wakefield, un peu pour en éblouir ses compa-
triotes, et un peu aussi pour nous en intimider. Peut-être les pre-
miers s'en laisseront-ils émerveiller, mais nous n'avons aucune raison
de nous en laisser effrayer. N'ayant de mauvais desseins ni contre
l'Allemagne, ni contre la Russie, ni contre les États-Unis, ni contre
le Japon, ni même contre l'Angleterre, nous croyons qu'aucun de ces
pays ne peut en avoir contre nous, et, pour la plupart d'entre eux,
nous en sommes même parfaitement certains. Nous croyons de plus
que, même quand on possède d'aussi puissantes amitiés, et, à sup-
poser qu'elles soient toutes parfaitement sincères et solides, celle de
la France conserve néanmoins sa valeur propre, et que ce n'est pas^
faire preuve d'une grande sûreté, ni d'une grande noblesse d'esprit
que de la traiter comme négligeable.
Gela dit, nous en revenons toujours à demander ce que l'Angle-
terre veut de nous. Il est impossible de rester longtemps encore dans
l'état où elle nous entretient et s'entretient elle-même. Si elle n'a plus
rien à nous demander, qu'elle mette fin à des polémiques sans objet.
Si, au contraire, elle estime quU y a lieu de régulariser avec nous
un certain nombre de questions, qu'elle le dise sans tant de fracas.
Elle trouvera de notre part le même esprit que par le passé. Les der-
nières circonstances, quelque désobligeantes qu'elles aient été pour
nous, n'ont pas modifié nos dispositions. Il semble que le moment
soit propice pour revenir aune politique normale. Nous avons envoyé
9oi REVUE DES DEUX MONDES.
un nouvel ambassadeur à Londres; M. Paul Cambon ne fera pas
mieux que M. le baron de Courcel, qui avait la confiance des deux
gouvernemens, et dont la mission n'a pris fin que parce qu'il l'a voulu,
mais on peut entamer avec lui des affaires de plus longue baleine,
puisqu'il arrive à Londres pour y rester longtemps. Son envoi en ce
moment montre, de la part du gouvernement de la République, le
désir de ne laisser aucune solution de continuité dans ses rapports
avec l'Angleterre. Nos sentimens sont ce qu'ils doivent être après ce
qui s'est passé, mais la politique de bouderie n'est pas la nôtre, elle
serait au-dessous de notre dignité. Nos intérêts seuls nous touchent;
nous sommes prêts à les discuter avec l'Angleterre, à les défendre s'il
le faut, mais aussi à les concilier avec les siens, dans toute la mesure
où elle nous le rendra possible. En politique, on doit, sinon oublier
bien des choses, au moins les considérer comme périmées. C'est du
côté de l'avenir que nous regardons. S'il nous faut encore subir quel-
ques discours, nous continuerons d'opposer un silence imperturbable
à une aussi extraordinaire verbosité, et nous ne désespérons pas que
cette attitude ne nous vaille des sympathies, même parmi les nations
dont M. Chamberlain se croit si sûr d'avoir monopolisé l'amitié.
Les affaires de Crète, qui viennent d'aboutir, non pas sans doute à
un dénouement définitif, mais à un résultat très important et, à beau-
coup d'égards, décisif, ont montré qu'au milieu d'autres préoccupations,
nous savions persévérer dans la politique que nous a\'ions adoptée,
sans que rien ne pût nous en détourner ou nous en distraire. Les
quatre puissances, depuis qu'elles sont livrées à elles-mêmes, ont
donné le spectacle et le modèle du plus parfait accord. Cela est dû,
pour une grand part, aux quatre amiraux qu'elles avaient en Crète.
Lord Salisbury, au banquet du lord maire, a fait l'éloge de l'amiral
anglais en déclarant qu'il avait fait la meilleure des diplomaties. C'est
aussi notre sentiment, et peut-être lord Salisbury ne croyait-il pas si bien
dire. On a vu d'ailleurs un de ces auiiraux devenir ministre des afTaires
étrangères de son pays et s'acquitter de sa tâche nouvelle avec une
habileté qui ne laissait rien à désirer. Qui aurait cru qu'un condomi-
nium militaire réussirait si bien, et qu'U se terminerait sans qu'au-
cune des parties cherchât à en tirer un avantage exclusif? Tout
arrive.
Au moment où nous écrivons, le prince Georges de Grèce est
sur le point de quitter Athènes pour se rendre à La Canée. Il s'y rend
avec le titre de haut commissaire des puissances, chargé d'opérer la
REVUE. — ■■ CHROMOLE. 9o5
paciflcation de l'île et d'y établir une administration régulière. Ses
pouvoirs auront une durée de trois ans, et seront renouvelables. Son
premier soin devra être, d'accord avec l'assemblée nationale où tous
les élémens crétois seront représentés, d'instituer un système de gou-
vernement autonome, capable d'assurer dans une égale mesure la sé-
curité des personnes et des biens, ainsi que l'exercice de tous les cultes.
Il devra en outre procéder immédiatement à l'organisation dune gen-
darmerie ou d'une milice locale, à même de garantir l'ordre. Tels sont
les termes à peu près textuels du mandat (jui lui a été confié, et qu'il a
accepté avec l'autorisation du roi son père. Gomme, pour toutes choses,
il faut de l'argent, chacune des quatre puissances lui fera une avance
d'un million à valoir sur l'emprunt futur. Le prince aura donc quatre
milUons pour les premiers besoins : très probablement ils seront bien-
tôt épuisés, — non pas les besoins, mais les millions. Quant au sul-
tan, sa suzeraineté est formellement reconnue, et son drapeau
flottera sur un des points fortifiés de l'île ; mais c'est tout ce qui res-
tera de lui, un symbole, un souvenir. Le prince Georges ne sera même
pas son vassal. Ce n'est pas sans motifs qu'on lui a donné le simple
titre de haut commissaire : pour le nommer gouverneur, il aurait fallu
obtenir l'assentiment, et même l'investiture du sultan, et on n'y aurait
certainement Jamais réussi. Lorsque le sultan a su que les puissances
avaient fait choix d'un prince hellène pour l'envoyer en Crète, sa dou-
leur a été vive et il s'est répandu en protestations, qu'il a adressées ù
toutes les puissances. Il aurait accepté toute autre solution de préi'é-
rence à ceUe-là ; mais, au point où on en était, c'est précisément celle-là
qui était indiquée. C'était celle qui devait être accueilUe le plus fa-
vorablement en Crète; elle y était désirée et attendue, et le sultaa
avait si maladroitement manœuvré depuis quelques mois que ses pré-
férences ou ses répugnances ne pouvaient plus être que d'un poids
léger dans la balance. Au reste, cette solution s'est imposée par les
fautes, non seulement du sultan, mais des puissances, et par une
conjuration des événemens qui a été la plus forte. Ce n'est pas à dii*e
que les quatre puissances n'étaient pas disposées à s'y ralUer; elles
la désiraient au contraire depuis longtemps; mais, pour réaliser ce
désir, il a fallu, d'abord quelles se trouvassent déhvrées du veto de
l'Allemagne, et ensuite qu'elles n'eussent plus de ménagemens à gar-
der envers la Porte. On sait comment l'Allemagne, suivie de l'Au-
triche, a quitté le concert européen, tout en protestant qu'elle y restait
fidèle par le cœur. Après cette retraite, l'empereur Guillaume n'avait
plus qu'à accepter les décisions des quatre puissances, et c'est ce qu'a
956 REVUE DES DEUX MONDES.
fait très galamment son ministre des afTaires étrangères devant le
Reichstag. « Nous ne pouvons pas nous dissimuler, a dit M. deBulow,
en présence de la façon dont on a pris en main le problème crétois^
que ce n'est pas le nombre des cuisiniers qui rend la soupe meilleure. »
En fait, l'empereur Guillaume avait perdu tout moyen de s'opposer
au choix des autres puissances, et de rendre à son ami le sultan le
service qu'il aurait le plus apprécié. On assure que, dans les conver-
sations que les deux souverains ont eues récemment à Constanti-
nople, il n'a pas été question entre eux de la Crète ; nous le croyons
sans peine, car que se seraient-ils dit? C'est le jour même où l'empe-
reur entrait à Constantinople que les dernières troupes ottomanes quit-
taient les eaux candiotes. La coïncidence était fâcheuse.
Ce dénouement ne se serait pourtant pas produit, ou du moins il
aurait été retardé, si la Porte, comprenant mieux la situation, avait mis
tous ses soins à éviter un conflit qui ne pouvait que très mal tourner
pour elle. L'Europe, après tant d'autres, faisait un nouvel aveu d'im-
puissance lorsque, au mois de juin dernier, à la suite d'une longue
négociation dont la Russie avait pris l'initiative, elle organisait, sous le
contrôle des amiraux, un comité exécutif pris dans l'assemblée Cre-
toise, et partageait l'administration de l'île entre ce comité, d'une part,
et les amiraux, de l'autre. C'était la reconnaissance d'une assemblée
qui avait été considérée jusqu'alors comme révolutionnaire, et à la-
quelle on donnait un titre régulier pour administrer la plus grande
partie du pays. Cette solution bâtarde se contentait de perpétuer un
statu quo qui pesait à tout le monde, et qui ne durait que par ce qu'on
espérait le voir cesser bientôt. Elle ne pouvait satisfaire ni l'assemblée
qui voulait être complètement débarrassée de la sujétion de la Porte,
ni la Porte qui voulait conserver ses droits souverains et continuer
de les exercer, ni les amiraux qui sentaient le mécontentement gran-
dir de part et d'autre et qui annonçaient comme inévitable une explo-
sion prochaine. Toute la question était de savoir d'où elle viendrait :
elle est venue des musulmans. Les amiraux, pour se procurer les res-
sources indispensables à la nouvelle administration, avaient décidé de
percevoir eux-mêmes les dîmes et les droits de douane. Les musul-
mans dépossédés ont perdu la tête et se sont hvrés aux massacres de
Candie. Dès lors le gouvernement provisoire, si péniblement institué,
avait vécu. Le comité exécutif donnait sa démission et ne la reprenait
provisoirement que pour laisser le temps de trouver autre chose.
Mais quoi? L'initiative, cette fois, est venue du gouvernement ilaUen.
L'ItaUe, qui avait fait acte d'indépendance en restant dans le concert
I
REVUE. — ClinOMQUE. 9o7
des quatre puissances, y a joué un rôle important. C'est elle qui a pro-
posé une démarche décisive auprès de la Porte, pour lui demandei
formellement que l'île fût confiée aux puissances et que les autorités
ottomanes, aussi bien que les troupes turques, en fussent retirées dans
un bref délai. La proposition, bien accueillie à Paris, à Saint-Péters-
bourg et à Londres, a été exécutée avec une grande énergie. La
Porte a usé de tous les moyens dilatoires qui étaient en son pouvoir;
elle a présenté toutes les objections et toutes les contre-propositions
que pouvait inventer la diplomatie la plus subtile; elle a demandé
finalement que quelques troupes turques restassent dans quelques
\'illes de la côte pour y serWr de symbole à la souveraineté ottomane.
Les puissances y auraient peut-être consenti si Al. Delcassé n'avait pas
émis une opinion défavorable. On a accordé à la Porte un drapeau,
rien de plus, et, en somme, on a eu raison. Les dépêches des amiraux
et les rapports de nos agens ne cessaient de répéter que, si l'on vou-
lait le rétablissement de l'ordre, on ne l'obtiendrait que par une so-
lution radicale. L'assemblée Cretoise promettait une pacification im-
médiate, si les derniers soldats turcs disparaissaient; mais, dans le cas
contraire, il ne fallait pas y compter. L'assemblée tiendra-t-elle sa pro-
messe , maintenant que ses désirs sont accomplis? Les premières
apparences le font croire. L'enthousiasme aujourd'hui est immense.
Le Comité exécutif a lancé une proclamation qui ordonne le désarme-
ment de toute la population chrétienne, déclare que les chrétiens n'ont
plus aucun droit de détenir les propriétés des musulmans dans l'inté-
rieur du pays, et leur recommande de traiter désormais ces musul-
mans en frères. Le mouvement est si beau qu'on se demande s'il
durera. En tout cas, il serait bon que le prince se rendît dans l'île sans
retard, afin de profiter de ces premières impressions, qui sont excel-
lentes. Il sera admirablement accueilU à La Canée; il trouvera autour
de lui un empressement général; chacun s'appliquera à l'aider dans sa
tâche, mais cette tâche reste lourde, et il est à prévoir qu'après le pre-
mier épanchement de la joie populaire, d'autres diflicultés reparaî-
tront.
On dira peut-être qu'il y a quelque chose de merveilleux dans les
facilités que rencontre cette solution, et que l'événement donne un
démenti aux craintes exprimées autrefois par la diplomatie euro-
péenne, lorsqu'elle a fait obstacle au débarquement du prince Georges
en Crète et à la prise de possession de l'île par les troupes grecques.
Mais tout est affaire d'occasion et d'opportunité. Ce qui est vrad un
jour ne l'est plus le lendemain : l'art de la politique est de savoir
9o8 REVUE DES DEUX MONDES.
attendre et de saisir le bon moment. Nous ne croyons pas, encore
aujomrd'hui, que la diplomatie européenne ait éprouvé des appréhen-
sions absolument chiméricjues lorsqu'elle s'est opposée à un agran-
dissement de la Grèce, même en dehors du continent, alors que la
guerre avait éclaté en Thessalie et que toutes les principautés balka-
niques, anxieuses et impatientes, n'étaient que difficilement retenues
ou contenues dans leurs frontières. La moindre imprudence aurait
pu amener des hostilités générales. H est facile de nier le danger lors-
qu'il est passé, mais un danger qui était reconnu à Londres, à Rome,
à Vienne, à Berlin, et même à Saint-Pétersbourg, aussi bien qu'à Paris,
ne pouvait pas manquer de quelqr.e réalité. Les esprits étaient partout
surexcités. Le calme est venu ensuite, puis la lassitude. Personne,
maintenant, n'aurait l'idée de rallumer la guerre qui s'est éteinte. Voilà
pourquoi ce qui était périlleux, il y a deux ans, a cessé de l'être; mais
il ne faut pas raisonner sur les mêmes choses sans tenir compte de la
différence des temps. Cette candidature du prince Georges était depuis
longtemps dans la pensée du gouvernement russe ; toutefois, il s'était
bien gardé de la découvrir hâtivement, et il avait eu raison. Il l'a fait
au mois de janvier dernier; c'était encore trop tôt; on a dû la re-
plonger dans l'ombre. L'opposition de la Porte avait encore quelque
force. Maintenant, tout est changé. Les temps changeront encore, et,
si le prince Georges répond à la confiance et aux espérances que les
quatre puissances ont mises en lui, il a les chances les plus sérieuses
d'accomplir un jour la grande œuvre que le patriotisme hellénique
préparait depuis longtemps dans ses rêves, et dont les chrétiens de
Crète poursuivaient la réalisation à travers des péripéties doulou-
reuses. Elle ne pouvait aboutir qu'avec les sympathies de l'Europe,
et notamment des quatre puissances qui, à aucun moment de leur
histoire, n'ont déclaré se désintéresser des affaires d'Orient.
Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.
TABLE DES MATIÈUES
DU
Cim CINQUANTIÈME VOLUME
QUATRIÈME PÉRIODE — LXVII» ANNÉE
NOVEMBRE — DÉCEMBRE 1898
Livraison du 1<='^ Novembre.
Pages.
SoTiLEZA, dernière partie, par M. José-Maria de PEREDA S
Richelieu et Marie de Méuicis a Blois, par M. Gabriel HANOTAUX, de l'Acd-
démie française 46
JouHS HEUREUX, par M. Hexri de RÉGNIER 66
Orange et Néerlasde. — Le Couroxxemext de la Reike, par M. Charles
BENOIST 96
Une Maison de \erke, par .M. Jules HENRIVAUX 112
Le Catholicisme avx États-Unis, par M. Ferdinand BRUNETIÉRE, de l'Aca-
démie française 1*0
' L'Occupation égyptienne du Haut Nil, par M. Henri DEHÉRAIN 182
Questions scientifiques. — Physiologie de l'aumentation, par M. A. DASTRE. 201
Un Anglais qui aimait la France, par M. G. VALBERT 217
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. . 229
Livraison du 15 Novembre.
La Terre qui meurt, première partie, par M. René BAZIN 211
Fragmens et Souvenirs du comte de MONTALIVET. — La Rkvolction de
février 1848 2S1
Le Problème chinois. — 1. Pékin. — La Classe des lettrés, par M. Pierre
LEROY-BEAULIEU 314
A l'Abbaye de Solesmes, par M. Camille BELLAIGUE 342
L'Or du Rlondyke, par M. A. de FOVILLE, de l'Académie des Sciences mo-
rales 377
'960 REVUE DES DEUX MONDES.
Pa^es.
.Puvis DE Chavannes, par M. Robert de La SIZERANNE 40(
La France du Levant. — L L'Évolution des influences politiques, par
M. Etienne LAMY. . 121
.Poésie. — La Mer, par M. Gabriel VICAIRE 440
Revue dramatique. — Marraine au Gymnase; — Médée a la Renaissance: —
Colinelte a l'Odéon ; — SLruensée a la Comédie-Française ; — Judith
Renaudin au Théâtre-Antoine, par M. René DOUMIC 443
Revues étrangères. — Une Biographie psycho-pathologique de Victor Alfieri.
par M. T. de WYZEWA 457
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. . 469
Livraison du 1*' Décembre.
La Terre qui meurt, deuxième partie, par M. René BAZIN 481
Entre Femmes, par M. le comte d'HAUSSONVILLE, de l'Académie française. S22
Dans la Nouvelle-Angleterre, par Th. BENTZON 342
Marie-Catherine de Brignole, princesse de Monaco, 173G-i813, par M. Pierre
de SÉGUR 583
La Jeunesse de Leconte de Lisle, par M. Louis TIERCEL1N fi29
Questions scientifiques. — L'Osmose, par M. A. DASTRE 657
CoNFUcius ET LA MoRALE CHINOISE, par M. G. VALBERT 673
Revue dramatique. — Le Calice au Vaudeville, par M. René DOUMIC. . . . 683
Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. . 690
Xe Besoin de croire, conférence faite a Besançon, par M. Ferdinand
BRUNETIÈRE, de l'Académie française ' 702
Livraison du 15 Décembre.
La Terre qui meurt, troisième partie, par M. René BAZIN 721
Richelieu dans son diocèse, par M. Gabriel IIANOTAUX, de l'Académie fran-
çaise 768
La Grève du bâtiment, par M. Charles LE COUR GRANDMAISON, sénateur. 789
La Langue de Molière, par M. Ferdinand BRUNETIÈRE, de l'Académie fran-
çaise 823
•Les Sources de l'électricité, par M. Lazare WEILLER 856
Poésie. — L'Étable, par M. François COPPÉE, de l'Académie française. . . 875
La France du Levant. — II. Le Voyage de l'empereur Guillaume II, par
M. Etienne LAMY 880
Correspondance. — Lettre de M. le comte DUCHATEL 911
Revue littéraire. — Un livre sur la « Comédie nouvelle », par M. René
DOUMIC 914
■Revues étrangères. — Le Dernier roman de Théodore Fontane, par M. T. de
WYZEWA 926
Les Livres d'étrennes, par M. J. BERTRAND 936
■Chronique de la Quinzaine, Histoire politique, par M. Francis CHARMES. , 947
Faril. — Typ, Chamerot et R»nouard, 19, rue des Saintg-PèreB. — STÎlî.
^
0
BINDING SECT. JUN 1 1967
AP Revue des Deux Mondes
20
R5
t.l50
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