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Full text of "Pages romantiques"

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in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


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É 


PAGES  ROMANTIQUES 


LIBRAIRIE   FELIX   ALGAN 


AUTRES  OUVRAGES  DE  M.  JEAN  CHANTAVOINE 

Beethoven,  &"  édition,  1  vol.  in-8  de  la  collection  Les  Maîtres  de 
la  Musique 3  fr.  50 

Liszt,  2'  édition,  1  vol.  in-8  de  la  collection  Les  Maîtres  de  la 
Musique 3  fr.  50 

L'anneau  du  Nibelung  de  Richard  Wagner.  Analyse  drama- 
tique et  musicale,  par  A.  POCHHAMMER,  traduit  de  l'allemand 
par  Jean  Chantavoine,  1  vol.  in-16.  2  fr.  50  (Librairie  Félix 
Alcan). 

Correspondance    de    Beethoven,    traduction,    introduction   et 

notes,  4*  édition,  Paris,  Calinann-Lévy. 

Munich,  Paris,  1908,  Laurens. 


1190-tl.  —  Coulommiers.  Imp.  Paul  BRODARD.  -  1-12. 


Fr.  LISZT 


PAGES  ROMANTIQUES 


PUBLIEES     AVEC 
UNE     INTRODUCTION     ET     DES     NOTES 


PAR 


JEAN    CHANTAVOINE 


LIBRAIRIE    FELIX    ALCAN 
PARIS    (VI') 


BREITKOPF     ET    HARTEL 
LEIPZIG 


1912 

Tou*  droila  de  traduction  et  de  reproduction  réservés. 


AVANT-PROPOS 


Les  articles  qui  composent  le  présent  volume 
ont  été  publiés  par  Franz  Liszt,  entre  1835  et 
1840,  dans  la  Revue  et  Gazette  musicale  de  Schle- 
singer,  à  Paris.  Traduits  en  allemand  dans  les 
Gesammelte  Schriftert  de  Liszt  dont  ils  forment 
le  deuxième  tome  (Leipzig,  Breitkopf  et  Hârtel), 
ces  articles  n'avaient  jamais  été  réimprimés  en 
français.  On  a  pensé  qu'ils  en  étaient  dignes 
cependant  et  que  le  titre  de  Pages  romantiques 
convenait,  non  seulement  pour  en  rappeler  la 
date,  mais  pour  en  indiquer  le  caractère,  avec 
précision  et  généralité  tout  ensemble. 


Ces  Pages  romantiques,  en  effet,  appartiennent 
à  leur  temps  non  moins  —  on  serait  tenté  par- 


AVANT-PROPOS 


fois  de  dire  plus  peut-être  —  qu'à  leur  auteur. 
Elles  suivent  de  peu  d'années  la  Préface  de 
Cromwell\  elles  viennent  au  lendemain  de 
Chatterton.  A  cette  époque  de  bouleverse- 
ment social,  de  fermentation  intellectuelle  et 
de  rénovation  artistique  vraie  ou  prétendue, 
l'œuvre  d'art  semble  ne  pas  se  suffire  à  elle- 
même;  elle  veut  avoir  l'éclat  d'un  manifeste  et, 
s'il  se  peut,  la  valeur  d'une  Charte.  Les  musi- 
ciens entrent,  à  leur  tour,  dans  cette  bataille 
universelle  des  idées.  Tandis  qu'au  xviii*  siècle, 
durant  la  querelle  des  bouffons,  pendant  la 
lutte  des  gluckistes  et  des  piccinnistes,  des 
français  et  des  italiens,  les  philosophes  — 
Rousseau,  D'Alembert,  Diderot  —  avaient  vu 
dans  la  musique  un  thème  de  dissertation,  un 
objet  de  polémique,  une  pierre  de  touche  pour 
leurs  théories  plus  vastes  sur  le  goût  et  sur 
l'esprit,  dans  cette  première  moitié  du  xix"  siècle 
les  rôles  se  renversent  et  les  musiciens  disent 
leur  mot  sur  les  problèmes  jusqu'alors  réservés 
aux  spéculations  des  penseurs.  Presque  tous  les 
grands  compositeurs  de  cette  période  se  mettent 
à  écrire  autre  chose  que  des  notes  :  qu'il  suffise 
de  rappeler  Berlioz,  Schumann,  Wagner,  Liszt 
enfin. 

Chacun,  à  sa  manière,  représente  le  point  de 
vue   musical    sur   le    romantisme.    Dans    cette 


AVANI-PROPOS  VII 

période  de  compositeurs-écrivains,  Liszt  se 
distingue  en  ceci  que  ses  écrits,  au  premier 
aspect,  semblent  ressortir  à  la  littérature  — 
voire  même  à  la  sociologie  —  plus  qu'à  la 
musique.  Dans  les  Considérations  sur  la  situation 
des  artistes,  il  prétend  apporter  une  pierre  à 
l'édifice  social  qu'essayent  de  rebâtir  les  rêves 
de  Ballanche,  les  théories  du  Père  Enfantin  ou 
les  effusions  de  l'abbé  de  La  Mennais.  11  s'efforce 
de  déterminer  quelle  doit  être  la  fonction  musi- 
cale de  la  société  nouvelle;  il  s'offre  tacitement 
à  remplir  cette  fonction,  comme  d'autres  y 
revêtiront  la  charge  militaire,  judiciaire  ou  de 
l'enseignement.  Ayant  ainsi,  dans  les  Considéra- 
tions sur  la  situation  des  artistes,  revendiqué 
pour  les  musiciens  une  place  d'honneur  dans 
les  rangs  d'une  société  où,  jusqu'à  présent,  ils 
ne  sont  reçus  et  traités  qu'en  subalternes^  Liszt 
s'efforce  de  justifier  ces  prétentions  :  tel  est  le 
sens  ou  le  but  des  Lettres  d'un  bachelier  es  niusi- 
rjue.  Il  s'y  agit  moins  de  répondre  aux  Lettres 
d'un  voyageur  de  George  Sand,  que  de  donner 
un  pendant  à  ces  pages  fameuses.  La  réplique 
est  brillante  :  d'une  forme  littéraire  moins 
attrayante  ou  moins  achevée  que  les  Lettres  d'un 
voyageur,  les  Lettres  d'un  bachelier  surpassent 
celles-ci  par  l'originalité  de  la  pensée. 

Les    Pages   romantiques    semblent   donc,     au 


VIII  AVANT-PROPOS 

premier  abord,  appartenir  à  la  philosophie,  à  la 
sociologie,  à  la  littérature,    ou   si  l'on  veut  — 
d'un  mot  plus  vague,  comme  il  convient  ici  — 
à  l'idéologie  plus   qu'à  la  musique.   Mais,  à  y 
regarder  de  plus  près,  c'est  par  là  même  qu'elles 
sont,  sous  leur  forme  littéraire,  représentatives 
de  la  musique  romantique  en  général  et  de  la 
musique  de  Liszt  en  particulier.  Liszt  se  plaint 
que  l'opinion  publique  veuille  claquemurer  les 
musiciens  dans  les  limites  étroites  d'un  art  spé- 
cial. Il  réclame  pour  eux  —  ou  pour  lui  —  une 
place  au  banquet  de  Platon,  parmi  les  poètes  et 
les    penseurs.   Cette    ambition,    qu'est-elle    au 
fond,  sinon  le  principe  même  de  la  Musique  à 
programme^    des    futurs    Poèmes   symphoniques? 
Dans  ces  «  poèmes  »,  Liszt  essaiera  d'annexer 
à  la  musique   la  légende,  la  poésie,  l'histoire, 
l'épopée;  abandonnant  les  canons  impersonnels 
de  l'art  classique,  il  chantera  Ce  quon  entend  sur 
la  montagne  ou  Mazeppa,  comme  Hugo,  Hamlel 
comme  Shakespeare,  Orphée  etProméthée  comme 
Ballanche,  Sénancour  et  Herder,  Le  Tasse  comme 
Gœthe,    etc.  Lorsqu'il  entre  en  lice   pour  les 
artistes,  c'est  au  fond  pour  l'art  lui-même  qu'il 
combat.   Dans  les  Pages  romantiques,  on  trou- 
vera sinon  la  théorie,  du  moins  le  pressentiment 
de  l'art  réalisé   plus   tard   par  Liszt  dans   ses 
grandes  œuvres  symphoniques.  Le  parallélisme 


AVANT-PROPOS  IX 

est  plus  étroit  entre  les  impressions  de  voyage 
que  nous  rapportent  les  Lettres  d'un  bachelier  et 
ces  Années  de  pèlerinage  en  Suisse  et  en  Italie, 
dont  les  morceaux  furent  publiés  d'abord  sous 
le  titre  à' Album  d'un  voyageur. 

Telles  sont  ou  les  théories  ou  les  ambitions 
sous-jacentes  qu'une  fois  prévenu  le  lecteur 
voit  affleurer  presque  à  chaque  ligne  des  pages 
qui  vont  suivre.  Mais,  selon  le  titre  qu'on  a  cru 
pouvoir  leur  donner  ici,  ces  pages  sont  des 
pages  romantiques^  c'est-à-dire  qu'elles  appar- 
tiennent à  un  temps  de  sensibilité  outrecui- 
dante et  d'anarchie  systématisée  où  chacun 
veut  refaire  le  monde  sur  le  patron  de  ses  ran- 
cunes ou  de  ses  revendications  personnelles. 
Franz  Liszt  n'échappe  pas  à  ce  travers  de  son 
temps  :  lui-même  diagnostique  en  soi  la  maladie 
du  siècle.  Ses  considérations  sur  la  Situation  des 
artistes  sont,  par  certains  côtés  fort  subjectives: 
Liszt  s'élève  contre  un  état  social  qui,  en  1832, 
n'a  pas  permis  à  un  jeune  professeur  de  piano 
d'épouser  son  élève,  fille  d'un  ministre,  et  qui 
en  1835,  l'oblige  à  expatrier  ses  amours  adul- 
tères avec  une  grande  dame. 

Ce  mélange  d'éléments  divers  et  disparates 
provoque,  dans  les  pages  que  l'on  va  lire,  une 
sorte  de  fermentation  où,  en  dépit  des  modes, 
la  vie  se  perpétue  d'une  façon  singulièrement 


AVANT-PROPOS 


attachante.  Dans  leur  désordre,  dans  leurs 
exagérations,  dans  leur  verbiage  même  parfois, 
on  est  frappé  par  une  largeur  d'esprit  et  une 
richesse  d'expressions  peu  communes  chez  les 
musiciens,  par  une  ardeur  et  une  générosité 
rares  chez  tous  les  hommes.  Quand  je  parle  de 
générosité,  on  m'objectera,  je  le  sais,  le  dur 
article  consacré  un  jour  à  Thalberg.  On  dirait 
aujourd'hui  que  cet  éreintement  n'est  pas  d'un 
bon  confrère  et  peut-être  n'aurait-on  pas  tort. 
Mais  pour  comprendre  cette  violente  critique, 
il  faut  justement  la  lire  comme  une  «  page 
romantique  »  et  y  voir  un  «  geste  »,  au  sens 
médiéval  du  terme  :  c'est  le  défi  d'un  paladin  à 
un  autre  paladin,  comme  dans  ces  âges  de  la 
Chevalerie,  remis  alors  à  la  mode  par  les  romans 
de  Walter  Scott,  la  poésie  allemande  et  les 
bronzes  d'art  qui  ornent  les  pendules;  c'est  une 
provocation  en  champ  clos,  chevaleresque  et 
partant  élégante,  par  son  allure  de  cartel  envoyé 
comme  cela,  pour  rien...  pour  l'honneur!... 


La  présente  édition  ne  saurait  à  aucun  degré 
être  une  édition  critique,  déterminant  avec 
exactitude,  page  par  page  et  mot  par  mot,  ce 
qui,  dans  la  pensée  de  Liszt  ou  dans  ses  exprès- 


AVANT-PROPOS 


sions  peut  revenir  à  tel  ou  tel  de  ses  inspira- 
teurs, à  Saint-Simon  ou  au  Père  Enfantin,  à 
Ballanche,  dont  la  pompeuse  idéologie  le  sédui- 
sait si  fort,  à  l'abbé  de  La  Mennais,  dont  l'esprit 
pénétra  si  profondément  le  sien,  à  Vigny  enfin 
dont  le  Chatterton  semble  bien  souvent,  en 
quelque  sorte,  le  héros  sous-entendu  de  Liszt. 
Dans  une  telle  édition,  il  eût  convenu  égale- 
ment de  rechercher,  —  en  étant  condamné  à 
n'y  point  réussir  —  quelle  part  de  collaboration 
directe  ou  indirecte  la  comtesse  d'Agoult  a  bien 
pu  avoir  dans  ces  pages,  publiées  durant  la 
liaison  de  Liszt  avec  elle.  Sur  le  moment,  la 
voix  publique  crut  pouvoir  faire  cette  part  assez 
large,  trop  large  peut-être.  Sans  aller  jusqu'à 
dire  que  le  futur  «  Daniel  Stern  »  ait  fait  ses 
débuts  sous  la  signature  de  Liszt,  on  peut 
estimer  que  le  feu  de  son  intelligence  et  l'impé- 
tuosité de  son  esprit  ont  agi  comme  la  parole 
d'un  Enfantin,  d'un  Ballanche,  d'un  Lamennais, 
sur  les  idées  de  Liszt.  Dans  quelle  mesure? 
Toute  analyse  que  l'on  tenterait  pour  le  déter- 
miner resterait  dans  le  domaine  des  plus  vagues 
conjectures. 

On  s'est  donc  borné,  partout  où  il  a  été  pos- 
sible de  le  faire,  à  rendre,  par  quelques  notes 
brèves,  les  allusions  de  Liszt  aux  gens  et  aux 
choses  de  son  temps,  aussi  claires  pour  le  lec- 


XII  AVANT-PROPOS 

leur  de  1911  qu'elles  Tétaient,  sans  ce  secours 
artificiel  et  précaire,  pour  le  lecteur  de  1835. 

Dans  les  Lettres  d'un  Bachelier  es  musique, 
l'ordre  de  publication  entre  les  cinquième  et 
sixième  lettres  n'est  pas  celui  de  leur  compo- 
sition :  c'est  ce  dernier  qu'on  a  ici  adopté. 

J.  Ch. 


PAGES  ROMANTIQUES 


DE   LA  SITUATION    DES   ARTISTES 


LEUR   CONDITION   DANS    LA   SOCIETE  ^ 


tt  Tout  est  dit,  et  l'on  vient  trop  tard  depuis  plus 
de  sept  mille  ans  qu'il  y  a  des  hommes,  et  qui 
pensent,  »  a  dit  La  Bruyère.  Sans  m'inscrire  en 
faux  contre  cette  fameuse  sentence  qui  ouvre  avec 
une  si  magistrale  dignité  le  beau  livre  des  Carac- 
tères, je  me  permettrai  cependant  d'observer  qu'en 
admettant  même  dans  une  certaine  généralité  abs- 
traite que  tout  ait  été  dit,  on  n'est  nullement  fondé 
à  conclure  de  là  que  tout  ait  été  entendu  et  compris. 

En  effet,  quelque  infatigable  que  soit  l'ardeur 
toujours  croissante  de  tant  de  générations  avides, 
condamnées  chacune  pendant  son  heure  à  puiser 
la  sève  et  la  science  dans  la  substance  et  la  vie  des 
générations  éteintes,  que  de  choses  et  de  pensées 


1.  Gazette  musicale  de  Paris,  3  mai  1835. 

LISZT. 


2  PAGES    ROMANTIQUES 

encore  enfouies  et  comme  disparues  sous  la  pous- 
sière des  siècles!...  Que  de  documents,  que  de 
trésors  entassés  silencieusement,  dorment  à  jamais 
immobiles  dans  nos  bibliothèques,  ces  gouiFres  de 
l'intelligence  ! . . .  Que  de  travaux  et  de  labeurs  ignorés 
ou  mal  connus  !  Combien  d'autres  épars  ça  et  là,  inac- 
cessibles au  grand  nombre  et  qui  demandent  à  être 
classés,  ordonnés  et  renouvelés  par  la  publicité!... 

Et  si,  changeant  de  point  de  vue,  nous  reportons 
nos  regards  sur  les  turbulentes  agitations  des 
sociétés  contemporaines,  quels  débats,  quelles  con- 
tradictions dans  nos  chaires  et  nos  tribunes!... 
Quelle  déplorable  ignorance,  quelles  puériles  pré- 
somptions, que  d'intolérables  incertitudes  dans 
nos  salons,  nos  conversations  et  nos  journaux!... 
Oui  certes  (et  qui  ne  le  sent  profondément  aujour- 
d'hui!), quoique  tout  soit  dit,  tout  est  à  redire.  En 
politique,  comme  en  matière  de  philosophie  et  de 
beaux-arts,  les  plus  simples  notions  ne  sont  encore 
qu'à  peine  soupçonnées  par  la  foule;  les  plus 
grosses  vérités  passent  et  repassent  toujours  aussi 
inaperçues  par  les  habiles  et  les  docteurs  et  c'est 
sans  paradoxe  et  avec  toute  la  gravité  qui  convient 
à  son  caractère,  qu'un  député  (homme  d'esprit)  a 
pu  affirmer  naguère  que  les  lieux  communs  les 
plus  usés  et  les  redites  les  plus  triviales  fourni- 
raient la  matière  d'un  enseignement  excellemment 
utile  à  plusieurs  de  ceux  qui  nous  régentent  avec 
des  airs  de  capacité  et  de  savoir. 

—  Je  demande  pardon    de    m'éloigner  ainsi   (en 


DE    LA    SITUATION    DES    AUTISTES  à 

apparence  du  moins)  de  mon  sujet.  La  question 
de  la  condition  des  artistes,  telle  que  je  la  conçois, 
tient  par  tant  de  bouts  aux  questions  les  plus 
importantes  de  la  société  elle-même,  qu'il  est  impos- 
sible de  la  soulever,  sans  toucher  à  la  fois  des 
choses  qui,  au  premier  abord  et  pour  des  yeux  peu 
accoutumés  à  suivre  l'enchaînement  d'un  certain 
ordre  d'idées,  y  paraissent  étrangères.  Pour  bien 
la  poser,  la  traiter  et  la  résoudre,  de  rares  facultés, 
des  recherches  et  des  méditations  laborieuses,  et 
avant  tout  une  grande  synthèse  religieuse  et  philo- 
sophique sont  rigoureusement  nécessaires'.  On  me 
dispensera  ici  de  faire  mon  acte  d'humilité.  Jeune 
et  dernier  venu  pour  ainsi  dire  au  milieu  de  tant 
d'artistes  supérieurs  que  je  m'enorgueillirais  d'ap- 
peler mes  maîtres  et  dont  plusieurs  m'honorent  du 
nom  d'ami,  je  crois  superflu  d'imprimer  officielle- 
ment que  toute  prétention,  toute  jactance  vaniteuse 
ou  dogmatique  me  sont  entièrement  étrangères. 
Simple  apprentif  de  nature  et  de  vérité-,  je  sais  que 
mes  paroles  n'ont  ni  l'autorité  du  talent,  ni  celle  de 
l'expérience.  Je  n'écris  point  pour  enseigner.  Je 
souffre  et  j'interroge...  Le  plus  souvent,  je  me 
borne  à  observer;  parfois  je  me  hasarde  à  dire, 
mais  toujours  avec  défiance... 

1.  On  reconnaît  ici  l'idée  favorite  des  philosophes  romantiques 
ou  contemporains  du  romantisme  :  le  système  de  Saint-Simon 
et  celui  de  Lamennais,  avant  le  positivisme  d'Aug'uste  Comte, 
prétendant  être  chacun  une  de  ces  «  grandes  synthèses  religieuses 
et  philosophiques  ». 

2.  Montaigne. 


4  PAGES    ROiMANTIQUES 

Déterminer  aujourd'hui  avec  largeur  et  précision 
quelle  est  la  situation  des  artistes  dans  notre  ordre 
social;  —  définir  leurs  rapports  individuels,  poli- 
tiques et  religieux;  —  raconter  leurs  douleurs  et 
leurs  misères,  leurs  fatigues  et  leurs  déceptions;  — 
déchirer  l'appareil  de  toutes  leurs  plaies  toujours 
saignantes  et  protester  énergiquement  contre  l'ini- 
quité oppressive  ou  la  stupidité  insolente  qui  les 
flétrit,  les  torture  et  daigne  tout  au  plus  s'en  servir 
comme  de  jouets;  interroger  leur  passé,  prophé- 
tiser leur  avenir,  produire  tous  leurs  titres  de 
gloire;  —  apprendre  au  public,  à  la  société 
oublieuse  et  matérialiste,  à  ces  hommes  et  à  ces 
femmes  que  nous  amusons  et  qui  achètent  notre 
denrée,  d'où  nous  venons,  où  nous  allons,  ce  que 
nous  avons  mission  de  faire,  ce  que  nous  sommes 
enfin!...  ce  que  sont  ces  hommes  d'élite  qui 
semblent  choisis  par  Dieu  même  pour  rendre 
témoignage  aux  plus  grands  sentiments  de  l'huma- 
nité et  en  rester  les  nobles  dépositaires...  Ces 
hommes  prédestinés,  foudroyés  et  enchaînés  qui 
ont  ravi  au  ciel  la  flamme  sacrée,  qui  donnent 
une  vie  à  la  matière,  une  forme  h  la  pensée  et  réa- 
lisant l'idéal  nous  élèvent  par  d'invincibles  sympa- 
thies à  l'enthousiasme  et  aux  visions  célestes*... 
Ces  hommes  initiateurs,  ces  apôtres,  ces  prêtres 
d'une  religion  ineffable,  mystérieuse,  éternelle,  qui 

1.  Cf.  l'avant-propos  du  poème  symphonique  Prométhée  on 
voit  que  le  mythe  de  Prométhée  et  son  caractère  symbolique 
frappèrent  Liszt  de  bonne  heure. 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  O 

germe  et  grandit  incessamment  dans  tous  les 
cœurs...  Oh!  faire  tout  cela,  dire  et  crier  toutes 
ces  choses  si  criantes  d'elles-mêmes,  de  manière  à 
ce  que  les  plus  sourds  soient  contraints  de  les 
entendre,  ce  serait  assurément  une  belle  et  noble 
tâche  à  remplir.  Plusieurs  fois  je  l'avoue,  l'impor- 
tance, et  si  l'on  me  permet  cette  expression,  la 
flagrance  du  problème  m'ont  vivement  attiré  ;  mais 
trop  directement  entraîné  h  des  études  spéciales  de 
composition  et  d'exécution,  je  n'ai  pu  qu'ébaucher 
très  partiellement  (faute  de  talents  et  de  temps)  des 
questions  d'un  ordre  différent. 

Je  me  bornerai  donc,  quant  à  présent,  à  quelques 
aperçus  et  critiques  particulièrement  destinés  aux 
artistes  musiciens,  en  appelant  de  tous  mes  vœux 
l'homme  supérieur  et  sympathique  qui  se  consa- 
crera tout  entier  à  une  œuvre  plus  générale  et  plus 
importante,  trop  au-dessus  de  mes  forces.  C'est  à 
lui  de  rétablir  dans  leur  jour  tant  de  vérités 
étouffées  par  des  préjugés  et  des  ignorances  désor- 
mais injustifiables,  et  de  revendiquer  dignement 
des  droits  trop  longtemps  méconnus.  A  lui  aussi  la 
gloire  d'être  à  la  fois  l'architecte  et  le  fondateur 
d'un  temple  nouveau  dont  il  ne  m'est  donné  que 
d'entrevoir  les  matériaux  épars. 


*La  civilisation  des  temps   modernes,    en  déga- 
geant  le   faisceau    des  connaissances  humaines  de 
1.  10  mai  1835. 


6  PACES    P.O.MAXTIQUES 

leur  enveloppement  oriental,  —  en  isolant,  —  en 
individualisant  pour  ainsi  dire  les  sciences  et  les 
arts,  a  sans  contredit  grandement  concouru  à  leurs 
progrès  et  hâté  leur  perfection.  Toutefois,  pour- 
quoi craindrions-nous  de  l'avouer?  Cette  civilisa- 
tion, d'ailleurs  si  féconde  en  prodiges,  a  entraîné 
aussi  et  cela  d'une  manière  fatale  en  quelque  sorte, 
de  oraves  inconvénients  et  un  sing-ulier  désordre. 

A  force  de  diviser,  de  délimiter,  de  catégoriser 
(choses  utiles  et  nécessaires  sans  doute),  à  force 
même  de  poursuivre  des  améliorations  partielles  et 
de  pousser  presqu'à  l'excès  le  perfectionnement 
des  détails,  nous  nous  sommes  laissés  tomber  dans 
un  inconcevable  oubli  des  rapports  originels,  et  les 
lois  primordiales  ont  été  comme  effacées  de  notre 
entendement. 

Pendant  de  longs  siècles,  la  politique,  l'art  et 
la  science  furent  considérés  comme  radicalement 
opposés,  sinon  ennemis.  Les  représentants  de  ces 
trois  grandes  puissances  sociales  se  séparèrent. 
Dans  leur  docte  et  superbe  égoïsme,  les  savants  et 
les  artistes  ne  sentaient  guère  le  besoin  de  s'en-  ' 
quérir  les  uns  des  autres.  Chacun  se  contenta  de 
labourer  son  champ  et  de  récolter  sa  moisson.  Les 
politiques,  de  leur  côté,  affectèrent  un  égal  dédain 
pour  le  mathématicien  et  le  poète,  l'idéologue  et  le 
musicien;  ils  n'avaient  que  faire  de  tous  ces  songe- 
creux  parasites!...  Et  ainsi,  divisés  d'opinions,  d'in- 
rêts  et  de  croyances,  en  s'évitant  mutuellement,  en 
étouffant  les    besoins    communs    qui   devaient   tout 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  7 

rapprocher,  tout  concilier,  on  brisa  le  lien  uni- 
versel, on  détruisit  —  en  même  temps  que  le  déve- 
loppement naturel  de  chaque  partie  dans  l'ensemble 
fut  infirmé  —  on  détruisit  la  grande  vie  harnio- 
nique  de  l'immense  Tout^ 

C'est  surtout  en  considérant  la  musique  dans  son 
origine  et  ses  destinées  successives  que  nous  avons 
acquis  la  conviction  de  cette  vérité.  Nul  art,  nulle 
science  (la  philosophie  exceptée)  n'est  en  droit  de 
revendiquer  un  aussi  glorieux  passé,  une  aussi 
antique  et  magnifique  synthèse.  Si  nous  remontons 
aux  temps  primitifs,  nous  voyons  les  hommes  les 
plus  illustres,  les  philosophes  et  les  législateurs  les 
plus  vénérables,  agenouillés  devant  son  berceau. 
Egyptiens,  Chinois,  Persans,  Grecs,  tous  les  peu- 
ples, tous  les  sages  de  l'antiquité,  sont  unanimes 
à  proclamer  les  merveilles  et  la  souveraineté  de  la 
musique.  Où  est  le  penseur,  où  est  l'homme  sérieux 
qui  n'ait  été  frappé  maintes  fois  de  la  gravité  du 
témoignage  de  tant  de  siècles?...  Y  a-t-il  des 
artistes  qui  n'aient  tressailli  au  souvenir  de  la  pro- 
digieuse conception  musicale  de  Pythagore?...  En 
est-il  un  qui  ne  se  sente  profondément  ému  aux 
récits  miraculeux  de  nos  saintes  écritures,  —  aux 
paroles  graves  et  suprêmes  du  Li  lù?...  Quel  sen- 
timent, quelle  admirable  compréhension  de  l'art, 
dans  ces  quelques  fragments  qui  nous  ont  été  con- 

1.  On  remarquera  dans  tout  ce  développement  plus  dune  idée 
et  plus  d'une  expression  qui  tout  ensemble  rappellent  le  Saint- 
Simonisme  et  paraissent  annoncer  le  positivisme. 


O  PAGES    ROMANTIQUES 

serves  des  anciens!...  Quelle  puissante  action  sur 
la  société  ils  avaient  départie  à  la  musique!... 
Quelle  vaste  et  sublime  acception  ils  donnaient  à 
ce  mot!...  Car  personne  n'ignore  que  :  «  sous  le 
nom  de  musique  ils  comprenaient,  non  seulement 
la  danse,  le  geste,  la  poésie,  mais  même  la  collec- 
tion de  toutes  les  sciences;  Hermès  définit  la  mu- 
sique :  la  connaissance  de  l'ordre  de  toute  chose. 
C'était  aussi  la  doctrine  de  l'école  de  Pythagore,  de 
celle  de  Platon,  qui  enseignait  que  tout  dans  l'uni- 
vers était  musique.  Selon  Hésychères,  les  Athé- 
niens donnaient  à  tous  les  arts  le  nom  de  musique. 
De  là  toutes  ces  musiques  sublimes,  dont  nous 
parlent  les  philosophes,  musique  divine,  musique 
des  hommes,  musique  céleste,  musique  terrestre, 
musique  active,  musique  contemplative,  musique 
énonciative,  intellectuelle,  oratoire...  »  Pour  ces 
fortes  j-aces,  la  musique,  c'était  le  lien  suprême, 
—  le  langage  des  dieux,  —  la  science  par  excel- 
lence qui  avait  pour  mission  de  conserver  et  de 
transmettre  toute  vérité  comme  toute  sagesse. 

Sans  nous  arrêter  ici  aux  mystères  et  aux  allé- 
gories qui  ont  consacré  la  croyance  de  la  multi- 
tude et  des  savants  (mythes  grandioses,  allégories 
fécondes,  si  sottement  raillées  par  nos  Béotiens), 
sans  évoquer  de  nouveau  comme  le  fit  Chénier 
dans  son  discours  à  la  Convention  nationale, 
c<  Orphée  sur  les  monts  de  Thrace  soumettant  les 
monstres  des  forêts  au  pouvoir  de  la  lyre,  Arion 
échappant    au    naufrage,    Amphion    bâtissant  des 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  9 

villes  par  la  magie  des  sons;  »  sans  rouvrir  avec  le 
noble  député  «  les  Annales  de  l'histoire  qui  immor- 
talisent la  lyre  de  Tymothée,  les  chants  de  Tyrtée, 
et  tant  d'autres  prodiges  de  la  musique  »,  bornons- 
nous  à  constater  dans  sa  généralité  son  immense  et 
multiple  influence  sur  les  sociétés  antiques  ;  posons 
comme  un  fait  avéré,  incontesté,  sa  puissance  poli- 
tique, philosophique,  sociale  et  religieuse,  au  temps 
du  paganisme,  et  demandons  ensuite  comment  il  a 
pu  se  faire  qu'à  mesure  que,  grâce  aux  efforts  et 
aux  dévouements  incroyables  des  artistes ,  l'art 
grandissait  et  grandissait  encore,  la  musique  et  les 
musiciens  aient  perdu  à  la  fois  toute  autorité,  toute 
conscience  de  leur  mission?...  Comment,  en  pro- 
duisant, en  enfantant  douloureusement  cette  multi- 
tude de  chefs-d'œuvre  et  de  miracles,  se  sont-ils 
presque  annihilés  socialement?...  Comment  enfin 
tant  d'hommes  éminents  n'ont-ils  pas  violemment 
secoué  le  joug  d'une  déplorable  infériorité,  et  par 
quelle  fatalité  ceux  qui  étaient  les  premiers,  ont-ils 
condescendu  à  se  faire  les  derniers*?... 


1.  On  se  tromperait  étrangement  en  me  supposant  l'intention 
de  vouloir  établir  historiquement  la  déchéance  des  artistes  ;  cette 
opinion  erronée  répugne  fortement  à  toutes  mes  sympathies  et  ne 
me  semble  d'ailleurs  guère  plus  soutenable.  Dans  tout  ce  qui 
vient  d'être  dit,  je  crois  avoir  pris  la  question  plus  avant  et  plus 
haut,  et  ceux  qui  se  placeront  à  ce  même  point  de  vue  senti- 
ront, comme  moi,  l'inconsistance  de  plusieurs  objections  tout  au 
moins  naïves.  Un  critique  distingué,  M.  Joseph  d'Ortigue,  à  la  fin 
de  sa  brochure  De  la  guerre  des  Dilettanti,  nous  promet  d'appro- 
fondir dans  un  ouvrage  spécial  et  de  longue  haleine  la  grave 
question  de  l'art  et  des  artistes  dans  les  sociétés  anciennes  et 
modernes.  Une  palingénésie  musicale  du  même  auteur  a  été  plu- 


10  PAGES    ROMANTIQUES 

La  réponse  à  ces  graves  questions  serait  longue 
et  triste.  Peut-être  la  hasarderai-je  ailleurs,  quoi- 
qu'elle soit  de  nature  à  choquer  plusieurs  aristar- 
ques  de  feuilleton  qui  sont  eux-mêmes  une  vivante 
preuve  de  la  majesté  de  Tart;  mais  aujourd'hui  je 
me  crois  obligé  de  rentrer  plus  directement  dans 
l'objet  de  cet  article. 

Qu'on  me  permette  donc  d'abord  de  rappeler  la 
belle  page  sur  les  musiciens  du  Dictionnaire  de 
Musique  de  Rousseau,  —  et  comme  les  sévères 
paroles  du  philosophe  de  Genève  expliquent  et 
justifient  en  quelque  sorte  ce  qui  a  pu  sembler 
digressif  dans  les  lignes  précédentes ,  qu'on  me 
permette  encore  de  les  citer  : 

«  Le  nom  de  musicien  se  donne  éofalement  à 
celui  qui  compose  la  musique  et  h  celui  qui  l'exé- 
cute. —  Les  anciens  musiciens  étaient  des  poètes, 
des  philosophes,  des  orateurs  du  premier  ordre. 
Tels  étaient  Orphée,  Terpandre,  Stésichore.  Aussi 
Boèce  ne  veut-il  pas  honorer  du  nom  de  musicien 
celui  qui  pratique  seulement  la  musique  par  le 
ministère  servile  des  doiofts  et  de  la  voix,  mais 
celui  qui  possède  cette  science  par  le  raisonnement 
et  la  spéculation.  Et  il  semble,  de  plus,  que  pour 
s'élever  aux  grandes  expressions  de  la  musique 
oratoire  et  initiative,  il  faudrait  avoir  fait  une  étude 
particulière  des  passions  humaines  et  du  langage 
de  la  nature. 

sienrs  fois  annoncée;  nous  désirons  virement  que  rette  importante 
publication  ne  soit  pas  retardée.  (iVoie  de  Liszt.) 


DE    LA    SITUATION    DES    AUTISTES  I  I 

«  Cependant  les  musiciens  de  nos  jours,  formés, 
pour  la  plupart,  à  la  pratique  des  noies  et  de  quel- 
ques tours  de  chant,  ne  seront  guère  offensés,  je 
pense,  quand  on  ne  les  tiendra  pas  pour  de  grands 
philosophes.  »  —  Quoi  qu'il  en  soit  à  cet  égard,  et 
sans  risquer  ici  la  définition  philosophique  et  ora- 
toire du  musicien,  nous  diviserons,  d'après  Jean- 
Jacques,  et  comme  tout  le  monde,  les  artistes  en 
trois  classes  : 

Les  exécutants  ; 

Les  compositeurs  ; 

Les  professeurs. 

Rousseau,  il  est  vrai,  ne  fait  point  mention  de 
ces  derniers;  mais  apparemment  il  n'existait  pas 
encore  de  son  temps  un  tas  d'individus  ne  sachant 
ni  exécuter,  ni  composer,  et  se  contentant  d'aider 
les  progrès  de  l'art  d'une  façon  indirecte  :  c'est- 
à-dire  en  empochant  le  plus  de  cachets  possible.  — 
Il  semblerait  aussi  que  la  critique  musicale,  par  son 
extension,  aurait  dû  constituer  une  quatrième  classe 
de  musiciens,  supérieurs  aux  autres;  mais  comme 
jusqu'à  présent  nos  docteurs  et  nos  juges  (à  l'excep- 
tion de  quelques  hommes  honorables  et  instruits) 
n'ont  pas  daigné  apprendre  beaucoup  au-delà  des 
sept  notes  de  la  gamme,  je  craindrais  de  leur 
paraître  impoli  en  les  confondant  sous  la  vulgaire 
dénomination  de  musiciens.  Evidemment,  ces  mes- 
sieurs aspirent  à  quelque  chose  de  plus  élevé!... 

Nous  nous  en  tiendrons  donc  à  ces  trois  divisions 
de  musiciens  :  exécutants,  compositeurs  et  profes- 


12  PAGES    ROMANTIQUES 

seurs,  —  en  laissant  au  public  le  soin  de  les  classer 
sous  le  rapport  du  talent  en  grands  et  petits,  clas- 
siques et  romantiques,  invalides  et  imberbes,  vul- 
gaires et  sublimes,  etc.,  etc.  —  et  sous  le  rapport 
moral,  en  Artistes  et  Artisans. 

Ces  deux  termes  n'ont  pas  besoin  d'être  définis. 
L'initiative  morale,  la  manifestation  du  progrès 
humanitaire,  au  prix  des  sacrifices  et  des  dévoue- 
ments les  plus  pénibles,  en  butte  aux  persécutions 
du  ridicule  et  de  l'envie,  tel  a  été  de  tout  temps, 
le  partage  des  véritables  artistes.  Quant  à  ceux  que 
nous  qualifions  du  titre  d^artisan,  il  n'y  a  pas  lieu 
de  s'en  inquiéter  beaucoup.  Le  petit  trafic  quoti- 
dien, les  mesquines  satisfactions  d'amour-propre  et 
de  coterie  suffisent  amplement  à  leur  importante 
personnalité.  Ils  ont  le  verbe  haut,  gagnent  de  l'ar- 
gent, se  font  prôner —  Le  public  en  est  dupe  quel- 
quefois; mais  qu'importe?... 


*  Avant  de  passer  à  des  considérations  spéciales 
sur  les  différentes  relations  des  artistes  musiciens, 
et  de  définir  le  plus  exactement  qu'il  me  sera  pos- 
sible la  situation  et  les  rapports  généraux  des  com- 
positeurs, des  exécutants  et  des  professeurs;  — 
avant  d'oser  toucher  (d'une  main  profane  et  témé- 
raire peut-être)  au  sanctuaire  des  traditions  musi- 

1.  17  mai  1835. 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  l3 

cales,  vulofairement  nommé  Conservatoire  ou  Ecole 
royale  de  musique,  et  d'examiner  avec  quelque 
détail  la  direction  de  nos  théâtres  lyriques,  des 
sociétés  philharmofiiques ,  des  concerts  et  de  ce  qui 
nous  reste  de  débris  de  musique  religieuse  en 
France;  —  avant  de  hasarder  modestement  quel- 
ques-unes de  ces  questions  qui  soulèvent  chaque 
jour  tant  de  lacunes  à  combler,  tant  d'améliorations 
désirées  ou  projetées  à  réaliser,  et  de  préciser 
enfin  ce  que  sont  et  V enseignement  et  la  critique 
musicale  dans  leurs  divers  embranchements,  — 
j'insisterai  encore  sur  deux  points  d'un  ordre  plus 
général. 

Ceux  qui  ont  bien  voulu  donner  quelque  atten- 
tion aux  deux  articles  précédents,  ne  devront  guère 
s'étonner  si  maintenant  je  viens  à  dire,  à  avouer 
douloureusement,  que  —  sous  le  triple  rapport 
politique,  social  et  religieux  —  le  fait  principal, 
dominant,  qui  ressort  de  l'histoire  de  la  musique 
et  des  musiciens,    depuis  deux   siècles,    c'est  leur 

SUBALTERNITÉ. 

Je  ne  sais  si  ce  mot,  qui  pour  moi  exprime  une 
chose  rigoureusement  démontrée,  je  ne  sais  si  on 
le  tiendra  pour  faux  ou  exagéré.  Quelques  per- 
sonnes (bien  intentionnées  du  reste),  pour  en  con- 
tester la  justesse,  ne  se  feront  peut-être  pas  faute 
d'alléguer  «  la  splendeur  de  Vart,  —  les  honneurs 
rendus  aux  artistes  dans  le  siècle  dernier  et  au 
commencement  de  celui-ci;  »  —  d'autres  me  repro- 
cheront probablement  aussi  d'oublier  et  de  mécon- 


l4  PAGES    ROMANTIQUES 

naître  d'assez  nombreuses  amélioratious  dans  la 
position  des  artistes  de  notre  temps,  «  leur  fortune, 
—  leur  considération,  —  le  pied  d'égalité  qui 
s'établit  insensiblement  entre  Varistocratie  de  la 
naissance,  V aristocratie  de  la  fortune  et  celle  de  la 
capacité,  etc.,  etc.  « 

Il  n'est  malheureusement  que  trop  facile  de 
répondre  à  ces  objections  si  écrasantes  en  appa- 
rence. Et  d'abord,  j'accorde  volontiers  et  de  bonne 
grâce  aux  uns  et  aux  autres  tous  les  faits  secon- 
daires plus  ou  moins  connus  qu'ils  se  donnent  la 
peine  de  produire.  Loin  de  détruire  le  fait  essentiel 
que  j'avance,  et  qu'au  besoin  j'oserais  établir  posi- 
tivement, ils  ne  font  tout  au  plus  que  le  voiler  ou 
Venvelopper. 

C'est  chose  superflue,  ce  me  semble,  que  de  rap- 
peler de  nouveau  ici  à  ceux  qui  ne  cessent  de  nous 
vanter  en  pompeuses  phrases  de  rhétorique  les 
magnificences  et  les  douceurs  infinies  d'un  prétendu 
Eldorado  d'artistes  (dont  la  position  géographique 
reste  encore  à  découvrir)  la  cuisine  de  l'électeur  de 
Salzbourg,  illustré  par  Mozart  \  —  la  koth  gasse 
(rue  de  la  Boue!)  consacrée  par  l'abandon  et  le 
délaissement  de  Beethoven!  !  P 

Quant  aux  argumentateurs  optimistes  pour  les- 
quels  tout   progrès    s'est    accompli  et   arrêté   à   la 


1.  On  sait  que  Mozart,  au  service  du  prince  évéquede  Salzbourg, 
prenait  ses  i-epas  à  la  table  des  domestiques. 

2.  Ce  n'est  d'ailleurs  pas  dans  la  Koi/i^asse  mais  dans  la  maison 
dite  Sc/n^'arzspanier/iaus,  que  Beethoven  mourut. 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  10 

glorieuse  proclamation  de  la  Charte  de  1830,  je 
me  permettrai  de  leur  demander  de  quelle  façon 
ils  entendent  cette  avistoci'atie  de  l'intelligence, 
constituée  par  les  écrivains  et  les  avocats,  et  quel 
rôle  on  nous  a  donné  h  jouer  jusqu'ici,  à  nous 
musiciens?...  Je  leur  demanderai  encore  ce  qu'ils 
pensent  de  Vexcommunication  religieuse  qui,  en 
France,  frappe  encore  une  si  notable  portion  d'entre 
nous,  et  des  escaliers  de  service  par  lesquels,  dans 
les  maisons  aristocratiques  de  Londres,  on  fait 
passer  des  artistes  de  premier  ordre,  tels  que  Mos- 
chelès,  Rubini,  Lafont,  Pasta,  Malibran,  etc.,  etc. 

Quelle  est  donc  I'initiative  et  I'action  sociale 
réservées  à  l'art  musical,  et  que  signifient  les  pros- 
trations et  les  pasquinades  forcées  de  tant  d'artistes 
déchus  de  leurs  nobles  prérogatives?... 

Ce  serait  peut-être  ici  le  lieu  de  remarquer  (au 
risque  d'exciter  quelque  hilarité  sur  le  banc  des 
docteurs)  qu'il  y  a  peu  d'années,  trois  poètes, 
MM.  de  Chateaubriand,  Canning  et  Martinez  de 
la  Roza,  étaient  à  la  tête  du  gouvernement  de  trois 
nations  puissantes,  et  que  jamais  musicien  n'a 
influé  largement  et  politiquement  sur  les  destinées 
de  son  pays.  Il  est  vrai  qu'à  peu  près  en  même 
temps  que  Lamartine  et  Monsieur  Viennet  repré- 
sentaient chacun  (à  la  Chambre  des  députés)  une 
face  différente  de  la  poésie  contemporaine,  feu 
l'empereur  d'Autriche  baronisa  Paganini;  son  ex 
Q\.  feu  Majesté  impériale,  royale  et  constitutionnelle 
don  Pedro,  daigna  nous  faire  entendre  une  ouver- 


l6  PAGES    ROMANTIQUES 

ture  de  sa  composition  aux  Italiens,  —  et  que  ces 
jours  derniers  encore  les  feuilles  politiques  nous 
ont  cérémonieusement  annnoncé  que  M.  Donizetti 
aidait  eu  llionneui'  d'être  reçu  par  Leurs  Majestés  le 
roi  et  la  reine  des  Français.  Ce  sont  toujours  des 
compensations  et  de  bonnes  pierres  d'attente!... 

Un  autre  fait  qu'on  peut  regarder  à  la  fois 
comme  cause  et  effet  de  la  subalternitê  des  musi- 
ciens, c'est  le  MANQUE  de  foi,  —  I'égoïsme  mesquin 
et  mercantile  d'un  grand  nombre  d'entre  eux 


Mais,  n'est-ce  pas  là  le  contre-coup  du  siècle 
travaillé  d'un  mal  universel?...  Les  apostats  de 
l'art  sont-ils  les  seuls,  ont-ils  été  les  premiers  à  se 
prosterner  en  foule  devant  l'ignoble  Veau  d'or?... 
Qui  oserait  le  dire  et  les  condamner  sans  appel?... 

Tous  les  penseurs,  tous  les  écrivains  illustres  ou 
ignorés,  ont  signalé  ce  vide  de  croyance,  cette 
absence  de  tout  lien  commun,  qui  entraîne  infailli- 
blement la  prédominance  brutale  des  intérêts 
matériels,  comme  la  grande  plaie  de  notre  époque. 
Nulle  classe  n'a  su  y  échapper;  princes,  prêtres, 
juges  et  soldats,  tous  ont  été  envahis  par  une 
effroyable  contagion...  Et  nous  aussi,  hélas!  nous, 
PRÊTRES  de  I'art,  chargés  d'une  mission  et  d'un 
enseignement  sublime,  au  lieu  de  demeurer  fermes 
et  vigilants  comme  les  sentinelles  du  Seigneur  qui 
ne  se  taisent  ni  nuit  ni  jour,  au  lieu  de  veiller  et 
de  prier,  d'exhorter  et   d'agir,   nous  nous  sommes 


l 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  I7 

affaissés  et  misérablement  accroupis  dans  la  fange 
dorée...  ^ 

Toutefois  rien  n'est  désespéré,  rien  n'est  perdu 
encore.  Plusieurs  sont  restés  debout  et  ont  com- 
battu; d'autres  se  réveillent  et  reprennent  leurs 
armes;...  d'autres  encore  viennent  se  rallier  et  se 
joindre  à  cette  milice  sainte.  Courage  et  espoir! 
Une  nouvelle  génération  marche  et  avance;  —  de 
fortes  études  ont  nourri  en  elle  le  sentiment  de 
sa  dignité,  la  conscience  de  sa  force.  Pleins  de 
respect  et  d'admiration  pour  tout  ce  qui  fut  grand 
dans  le  passé,  elle  n'aura  garde  de  rompre  la 
chaîne  glorieuse  de  la  tradition  ;  accessible  à  toutes 
les  nobles  ambitions,  elle  saura  s'emparer  de  toutes 
ses  belles  destinées  et  donner  à  l'art  une  haute  et 
puissante  impulsion.  —  Faisons  place  à  ces  nou- 
veaux envoyés  :  écoutons  la  parole,  la  prédicatiox 
de  leurs  œuvres  !  ! 


'Ainsi  que  je  l'avais  prévu,  plusieurs  expressions 
du  dernier  article  (expressions  qui,  selon  la 
remarque  bienveillante  d'un  penseur  original, 
«  pourraient  bien  ne  pas  laisser  que  d'être  grosses 

1.  Dans  ces  considérations  sur  la  valeur  religieuse  et  sociale 
de  l'art,  sur  le  caractère  sacerdotal  de  la  vocation  et,  pour  ainsi 
dire,  de  la  «  mission  »  artistique,  l'influence  de  Lamennais  prend 
le  pas,  chez  Liszt,  sur  celle  de  Saint-Simon. 

2.  26  juillet  1835.  Article  daté  de  Constance. 

LISZT.  2 


l8  PAGES    ROMANTIQUES 

de  choses  »),  ont  sensiblement  mécontenté  et 
blessé  au  vif  un  certain  nombre  de  mes  honorables 
collègues. 

Quelque  modestes  et  circonspectes  que  fussent 
mes  questions,  quelque  soin  que  j'eusse  pris  de 
laisser  le  champ  libre  à  des  exceptions  plus  ou 
moins  nombreuses,  et  d'éloigner  constamment 
jusqu'à  l'ombre  même  de  toute  personnalité,  je 
n'ai  cependant  point  réussi  à  me  soustraire  à  un 
anatlième  terrible.,  si  dédaigneusement  lancé  dans 
les  salons  par  d'importants  réfléchisseurs  aliborons, 
et  que  fulminent  aussi  ça  et  là,  dans  quelque  arrière- 
boutique  de  journal  ou  dans  quelque  estaminet, 
une  demi-douzaine  d'artisans,  écrivailleurs  impo- 
tents, V anathème  qui  frappe  de  réprobation  et  de 
mort  toutes  les  folles  exagérations,  toutes  les  cri- 
minelles tentatives  du  progrès!... 

J'avoue  naïvement  que  pendant  plusieurs  jours  la 
fantaisie  m'a  pris  d'écouter  certaines  récriminations, 
censures  et  gloses,  auxquelles  le  court  aperçu  de  la 
situation  générale  des  artistes  a  déjà  donné  lieu,  et 
je  confesse  en  toute  humilité  qu'après  avoir  bien 
prêté  l'oreille  et  bien  écouté,  il  m'a  été  absolument 
impossible  d'extraire  quelque  raison  nette,  de  for- 
muler à  mon  esprit  quelque  objection  sérieuse  au 
milieu  de  cette  cacophonie  quasi-sy mphonique  d'ac- 
cusations vagues  et  tranchantes.  Si  donc  une  de  ces 
cminences  (qui,  par  parenthèse,  n'ont  pas  toujours 
dédaigné  de  condescendre  à  ma  subalternilé,  et  qui 
maintes  fois  l'ont  honorée  dans  des  journaux  spé- 


■:  DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  IQ 

ciaus  par  leur  scurrilité  et  leur  critique)  voulait 
bien  se  charger  de  rédiger  en  français  intelligible 
Yimbroglio  d'argumentations  infailliblement  con- 
cluantes en  question,  elle  me  rendrait  sans  doute  un 
précieux  service,  et  ma  reconnaissance  et  ma  grati- 
tude lui  seraient  acquises  à  l'avance. 

Lorsque  enfin  on  m'aura  appris  quelles  sont  les 
exagérations,  la  phraséologie  et  les  folles  tendances 
incriminées  et  condamnées,  je  pourrai  à  mon  tour, 
si  toutefois  il  y  a  lieu,  en  essayer  la  justification  et 
appeler  de  la  décision  des  susdits  très  honorables  et 
très  honorés  collègues  à  un  tribunal  supérieur,  le 
public,  dont  le  bon  sens  se  dégage  graduellement 
de  la  tutelle  des  coteries,  et  casse  insolemment  les 
arrêts  de  leur  juridiction  niaise  et  brutale.  D'ici  là, 
en  attendant  qu'il  me  soit  notifié  clairement  ce  en 
quoi  j'ai  délinqué,  je  ne  puis  qu'opposer  une  simple 
fin  de  non-recevoir  aux  brillantes  sérénades  de  non- 
sens  paraphrasées  dont  ces  messieurs  me  font  les 
honneurs,  et  que  je  me  reconnais  tout  à  fait  inca- 
pable de  réduire  à  des  termes  précis  et  admissibles 
dans  une  discussion  sérieuse. 

Mais  j'ai  hâte  d'arriver  à  des  objections  plus 
dignes  de  fixer  notre  attention.  Des  esprits  graves 
et  réfléchis  les  ont  élevées  ;  elles  tiennent,  pour  ainsi 
dire,  aux  entrailles  même  du  sujet  qui  nous  occupe  : 
je  crois  donc  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de  les 
reproduire  et  de  m'y  arrêter  :  ce  sera  d'ailleurs 
pour  moi  une  occasion  de  donner  plus  d'extension 
et  de  netteté  à  des  idées  que  jusqu'ici  je  n'ai  pu  que 


20  PAGES    ROMANTIQUES 

faire  pressentir  et  je  ne  dissimulerai  point  que  cette 
manière  de  les  développer  me  convient  davantage 
dans  ce  moment  où  (entouré  de  montagnes  et  de 
lacs,  à  plus  de  150  lieues  de  la  capitale)  mon  dessein 
n'est  point  de  philosophailler  doctoralement  et  par 
chapitres  dans  les  colo'nnes  de  la  Gazette  Musicale, 
mais  simplement  de  converser  en  long  et  en  large 
sur  une  matière  presque  inépuisable,  avec  des  amis 
absents  et  un  peu  oublieurs. 

Voici  donc  ces  objections,  telles  qu'elles  ont  été 
faites  : 

<(  Pourquoi,  m'a-t-on  dit,  vous  artiste,  qui  avez 
tant  à  vous  louer  de  vos  rapports  sociaux  et  artis- 
tiques, pourquoi  venez-vous  maintenant,  et  cela 
d'une  façon  presque  scandaleuse,  intenter  un 
double  procès  à  la  société  et  aux  artistes?... 

A  quoi  bon  soulever  des  questions  dont  l'oppor- 
tunité et  la  maturité  sont  douteuses  et  que  tant  de 
médiocrités  remuantes,  tant  de  cuistres-prophètes 
(qui  se  posent,  s'affichent  et  se  drapent  en  grands 
hommes,  régénérateurs  révolutionnaires,  Mahomets 
ou  Napoléons  tout  au  moins)  compromettent 
si  étrangement?... 

Avez-vous  donc  réellement  foi  en  cette  prétendue 
souveraineté  de  l'art?  Croyez-vous  efl'ectivement,  et 
dans  toute  la  force  du  terme,  croyez-vous  h  son 
action  religieuse,  morale,  gouvernementale,  sur 
une  société  gangrenée  d'égoïsme,  entièrement 
absorbée  par  les  intérêts  matériels?... 

Et  cette  souveraineté  même  admise  en  théorie, 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  21 

comment  la  réaliser  par  les  artistes  auxquels  on  a 
pu  appliquer,  par  rapport  à  l'art,  la  fameuse 
maxime  des  «  dévots  qui  dégoûtent  de  la  dévotion 
et  des  amis  qui  dégoûtent  de  l'amitié  *  ». 

Qu'il  me  soit  permis  de  m'étendre  un  peu  sur  ces 
questions,  qui  en  renferment  beaucoup  d'autres  : 
leur  examen  ne  sera  peut-être  pas  entièrement  inu- 
tile à  notre  cause  ^. 

Et  d'abord,  s'il  est  aujourd'hui  une  chose  géné- 
ralement admise,  un  principe  universellement 
reconnu  comme  nécessaire,  d'une  nécessité  pro- 
fonde, irrémédiable,  toujours  supérieure  à  toutes 
les  combinaisons  éventuelles  qui  se  succèdent  et  se 
classent  l'une  l'autre,  en  vertu  de  l'impulsion  pro- 
gressive, providentielle  à  laquelle  nul  ne  saurait 
résister,  c'est  évidemment  le  principe  de  libre  dis- 
cussion, le  droit  imprescriptible  à^ investigation  et 
de  critique  étendu  à  tous  les  faits,  à  tous  les  modes, 
h  toutes  les  conditions  de  notre  orofanisation 
sociale,  qui  tout  à  la  fois  se  dissout,  se  transforme 
et    se    renouvelle;    droit    imprescriptible,    disons- 

1.  La  Rochefoucauld  {note  de  Liszt). 

2.  La  cause,  M.  de  Vigriy  l'a  dit  dans  sa  belle  préface  de 
Chatterton,  «  c'est  le  martyre  perpétuel  et  la  perpétuelle  immo- 
lation de  l'artiste.  La  cause.'...  c'est  le  droit  qu'il  aurait  de  -vivre. 
La  cause?...  c'est  le  pain  qu'on  ne  lui  donne  pas.  ■>  La  cause, 
enfin.'...  c'est  la  dignité  morale,  la  réhabilitation  spirituelle,  la 
consécration  sociale  et  religieuse  de  l'art  et  des  artistes,  dont  la 
mission  est  d'exprimer,  de  manifester,  d'élefer  et  de  diviniser  en 
quelque  sorte  le  sentime.nt  humanitaire  sous  tous  ses  aspects. 
Aussi  un  prédicateur-poète  a  pu  dire  légitimement  ces  paroles 
mémorables  :  «  La  régénération  de  l'art,  c'est  une  régénération 
sociale  "  {note  de  Liszt).  Le  prédicateur  poète  est  Lamennais. 


22  PAGES    ROMANTIQUES 

nous,  qui  n'a  d'autre  règle,  d'autres  limites  que 
celles  de  nos  forces  intelligentes  et  sympathiques. 

Qu'on  le  veuille  ou  non,  qu'on  s'en  réjouisse  ou 
s'en  afflige,  n'importe;  il  faut'  que  toutes  les 
questions  (politiques  ou  sociales,  scientifiques  ou 
religieuses,  inoO'ensives  ou  séditieuses)  qui  tiennent 
au  grand  problème  des  destinées  de  l'humanité, 
soient  posées,  divulguées,  débattues  ;  il  faut  qu'elles 
se  produisent  et  se  reproduisent  encore,  tou- 
jours, éternellement,  sous  mille  formes  et  de  mille 
manières  différentes,  jusqu'à  ce  qu'enfin  leur  solu- 
tion devienne  claire,  complète  et  satisfaisante. 

L'intelligence  doit  sonder  toutes  choses,  nous  dit 
l'Ecriture  Sainte;  ce  n'est  pas  en  vain  que  cette 
parole  est  tombée  sur  notre  terre.  Le  xix*  siècle, 
héritier  du  criticisme  du  xvi"  et  du  xviii^,  dont  le 
bras  terrible  avait  déjà  si  puissamment  secoué  les 
rameaux  de  l'arbre  de  la  science  du  bien  et  du 
mal,  semble  chargé  de  l'accomplir  dans  toute  sa 
rigueur.  Sa  pensée  irrassasiable,  sa  volonté  indomp- 
table, irrémittente,  toujours  avide,  après  avoir 
dévoré  les  fruits,  co/if'ozVe  jusqu'aux  racines. 

Et  QUI  pourrait  l'empêcher  de  fouiller  le  sol 
jusqu'à  ses  dernières  profondeurs?  Et  qui  l'oserait? 

Insensés  donc,  insensés!  tous  ces  vieux  enfants 
qui  s'introduisent  sur  des  monticules  de  sable,  et 
de  là,  de  leurs  hauteurs  croulantes,  imaginent  nous 
imposer  en  jouant  péniblement,  les  uns  à  la  royauté, 

1.   Terrible  il  faut  !  dit  quelque  part  Bossuet  {note  de  Liszt). 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  23 

les  autres  aux  juges ^  ceux-ci  à  L'immoralité  et  au 
scepticisme,  ceux-là  à  la  saci'istie  et  au  mensonge... 
Insensés,  trois  fois  insensés!  tous  ces  paralytiques 
qui,  n'ayant  plus  ni  sang,  ni  passion  généreuse  au 
cœur,  apostasient  l'avenir  et  se  tuent  à  nous  crier  : 
«  N'avancez  pas...,  ne  cherchez  pas  au-delà,  — 
L'abîme   est  devant  vous,   il  est   à  vos  portes...   » 

Insensée  encore  et  trois  fois  insensée  et  imbé- 
cile! cette  masse  épaisse  et  grossière  qui,  sans 
tenir  compte  de  la  connexion  intime  des  choses,  ne 
songe  qu'à  s'engraisser  et  à  dormir,  et  qui  ne  sent 
pas,  qui  ne  voit  pas  que  tout  marche,  et  que  tout 
marche  ensemble. 

Oui,  la  loi  est  prononcée,  la  nécessité  imminente, 
irrévocable  :  toutes  les  tendances  se  généralisent, 
toutes  les  sympathies  s'élèvent,  toutes  les  entrailles 
s'élargissent,  les  vallées  se  comblent  et  les  mon- 
tagnes s'abaissent;  le  temps,  le  plus  grand  des 
novateurs^,  le  plus  inexorable  des  justiciers  ~',  le 
temps  vient  «  il  est  venu...,  car  déjà  on  entend  le 
frémissement  des  feuillets  du  livre  des  destins'!  !  !  » 

A  Dieu  ne  plaise  que  j'oublie  jamais  tout  ce  que 
je  dois  de  reconnaissance  et  de  dévouement  à  la 
société,  dont  la  bienveillance  a  été  presque  exces- 
sive à  mon  égard,  et  aux  artistes,  pour  lesquels  je 
me  sens  une  affection  sincère  et  fraternelle;  mais 
est-ce  à  dire  que  sous  le  prétexte  d'une  délicatesse 

1.  Bacon  {note  de  Liszt). 

2.  Lamennais  (ici.). 
.3.  Werner  (id.). 


24  PAGES    ROMANTIQUES 

mensongère,  je  doive  imposer  silence  à  mon  cœur 
et  rentrer  au  dedans  de  moi  le  cri  de  détresse  que 
m'arrache  le  déplorable  spectacle  de  V exploitation 
brutale,  de  la  subalternité  honteuse,  du  découron- 
neinent  et  de  la  dèconsècration  infamante  de  l'art 
et  des  artistes!...  Est-ce  à  dire  qu'il  faille  me  taire 
et  cacher  mon  visage,  quand  il  ne  reste  à  une 
immense  majorité  d'entre  nous  que  les  souffrances 
et  les  oppressions  de  tout  genre,  et  en  dernier  lieu 
la  liberté  de  mourir  de  faim  ou  de  dégoût!... 

Et  qu'ici  on  ne  vienne  pas  me  dire  avec  une  sotte 
imperturbabilité,  «  vous  outrez,  vous  déclamez!  »... 
Non,  cent  fois  non!  je  n'exagère  ni  ne  déclame. 
Mes  paroles  sont  la  traduction  d'un  fait  et  vous 
savez  que  rien  n'est  entêté  comme  un  fait  ^  Au  sur- 
plus il  est  visible,  palpable,  vérifiable  pour  qui- 
conque veut  s'en  donner  la  peine.  Voyez  plutôt^... 

Voyez  ce  jeune  homme  aux  joues  creuses,  au 
teint  fatigué  et  maladif.  Il  est  venu  du  fond  de  sa 
province,  poussé  par  le  besoin  de  développer  des 
facultés  vivaces,  tourmenté  peut-être  par  des  illu- 
sions poétiques  ou  ambitieuses.  Supposons  mainte- 
nant, si  vous  le  voulez,  que  toutes  les  chances  lui 
aient  été  favorables  ;  qu'au  concours  préalable  il 
l'ait   emporté  sur  une    cinquantaine   de  rivaux,   et 

1.  Ce  mot,  si  je  ne  me  trompe,  est  de  M,  Royer-Gollard  (note 
de  Liszt). 

2.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  rappeler  que  je  n'ai  à  parler  ici 
que  des  musiciens,  quoique  je  ne  doute  nullement  que  la  situation 
des  peintres,  des  poètes,  des  architectes,  etc.,  n'oflfre  une  multi- 
tude d'analogies  et  de  termes  de  rapport  {noie  de  Liszt). 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  2D 

qu'enfin  on  lui  ait  fait  l'insigne  faveur  de  l'admettre 
au  Conservatoire.  Le  voilà  donc  renfermé  dans  une 
mansarde  du  quatrième  ou  cinquième  étage,  pio- 
chant (c'est  le  terme  technique)  du  matin  au  soir, 
usant  son  âme  et  son  corps  à  tapoter,  h  souffler  ou 
à  racler  son  instrument,  recevant  trois  quarts 
d'heure  de  leçon  par  semaine,  dînant  à  vingt  sous; 
du  reste,  ne  sachant  pas  bien  au  juste  (même  par 
rapport  à  son  art)  ce  qu'il  fait,  ce  qu'il  doit  faire, 
m  pourquoi  ceci,  ni  pourquoi  cela;  n'ayant  pas,  la 
plupart  du  temps,  les  moyens  de  voir  et  d'entendre 
les  artistes  supérieurs,  demeurant  d'ailleurs  sans 
communication  et  sans  lien  réel  avec  eux,  et  ne  trou- 
vant partout  au  dehors  qu'indifférence,  obstacle, 
déception,  et  au  dedans  de  lui  qu'amertume,  incer- 
titude et  fatigue... 

Après  deux,  trois  ou  quatre  ans,  quand  son  petit 
pécule  sera  dépensé,  quand  le  meilleur  de  son 
cœur  aura  dépéri,  et  que  ses  passions  se  seront 
stérilisées  ou  égarées,  un  beau  matin  son  professeur 
lui  dira  «  qu'il  n'a  plus  rien  à  apprendre,  qu'il  est 
homme  fait,  artiste  achevé...  »  Dérision!... 

Et  alors,  que  fera-t-il?  Que  deviendra-t-il?...  Se 
produira-t-il  en  public?  Exécutera-t-il  un  air  varié 
dans  un  entracte  de  la  Gaîté  ou  dans  un  petit  con- 
cert horgne"^...  Mais  à  quoi  cela  lui  profitera-t-il? 
Mais  où  et  comment  cela'?...  Le  seul  parti  qui  lui 

1.  La  multitude  d'obstacles  qui  s'opposent  à  l'organisation 
matérielle  d'un  concert,  et  la  misère  des  recettes  ordinaires,  font 
que  la  plupart  des  artistes  renoncent  à  l'entreprise  {note  de  Liszt). 


2  6  PAGES    nOMANTIQDES 

reste,  c'est  de  reprendre  la  diligence  et  de  s'en 
retourner,  hébété  ou  désespéré,  dans  sa  ville  de 
province,  et  bien  heureux  encore  si  là,  h  force  de 
complaisances  et  d'humiliations,  il  parvient  à  souf- 
fler quelques  pratiques  de  contredanses  à  des  artistes 
antérieurement  établis,  et  si,  par  égard  pour  sa 
moralité  et  sa  bonne  conduite,  de  bons  bourgeois 
consentent  à  l'inviter  à  dîner  et  le  font  asseoir  au 
bas-bout  de  la  table,  sous  condition  expresse  tou- 
tefois qu'après  dessert  il  régalera  d'un  petit  air  la 
gracieuse  compagnie. 

Vous  croyez  peut-être  que  je  vous  dépeins  là  un 
être  de  raison,  un  type  abstrait,  fantastique  et  ima- 
ginaire... Hélas!  non.  Ce  jeune  homme,  c'est  vingt, 
cent,  mille  jeunes  gens  que  vous  avez  rencontrés  et 
coudoyés  comme  moi;  c'est  toute  une  classe,  c'est 
Texécutant. 

Voyez  maintenant  cet  a^A/èie  infatigable,  toujours 
debout,  toujours  militant,  voyez  Berlioz!  Berlioz,  le 
lauréat  de  l'école  royale  de  musique;  Berlioz  qui, 
avec  deux  symphonies,  deux  poèmes  gigantesques, 
a  mis  en  émoi  tout  Paris,  artistes  et  artisans,  dilet- 
tanti  et  connaisseurs;  Berlioz,  homme  de  génie ^, 
homme  populaire  (et  qui  cependant  restera  toujours 
supérieur  à  sa  popularité);  Berlioz,  l'artiste  nouveau 
par  excellence,  le  musicien  du  canon  de  juillet  et 
de  la  France. 


1.  Je  me  plnis  à  rappeler  ici  celte  épithèle  jointe  au  nom  de 
mon  ami  dans  un  article  du  dernier  numéro  de  la  Hci'ue  des  Deux 
Mondes,  signé  par  une  femme  célèbre,  G.  Sand  (note  de  Liszt). 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  27 

Eh  bien!  voici  près  de  trois  ans  qu'il  demande, 
et  on  refuse;  qu'il  frappe  aux  portes,  et  on  lui 
ferme  les  portes;  qu'il  cherche  les  moyens  maté- 
riels, un  théâtre,  des  chœurs,  des  musiciens,  pour 
révéler  sa  pensée  et  produire  son  œuvre,  et  tou- 
jours on  l'ajourne,  on  le  repousse! 

Kw  pachalik  de  la  rue  Lepelletier,  M.  Véron*  lui 
a  signifié  gravement  que  son  théâtre  n'était  pas  un 
théâtre  d'essai;  que  par  conséquent  la  raison  et  la 
logique  (termes  favoris  de  M.  V )  ne  permet- 
traient pas  à  l'administration  de  l'opéra  de  monter 
un  ouvrage  de  l'auteur  des  Francs-Juges. 

A  Vêpicei'ie  de  la  place  de  la  Bourse  (là  même  où 
Berlioz  a  déjà  fait  des  preuves  comme  choriste  au 
théâtre  des  Nouveautés"^)  de  prétendus  chanteurs, 
à^ introuvables  choristes,  furieux  contre  la  critique 
spirituelle  et  mordante  du  collaborateur  des  Débats 
ont  empêché  jusqu'ici  M.  Crosnier  (le  directeur  de 
y  Opéra-Comique)  de  mettre  en  répétition  une  par- 
tition écrite  par  cet  ardent  adversaire  de  la  «  ver- 
mine vaudevillesque  »  '. 

M.  Robert*  enfin,  la  providence  du  dandysme 
littéraire,  le  maquignon  de  la  fioriture;  M.  Robert, 
dont  le  «  répertoire  varié  s'augmente  chaque  année 
d'une   douzaine  de  nouveaux   chefs-d'œuvre  de    la 


1.  Directeur  de  l'Opéra,  qui  était  alors  situé  rue  Lepelletier. 

2.  Voyez    sa    biographie   par    J.    d'Ortigue,   dans    la  Revue   de 
Paris  {note  de  Liszt). 

3.  Expression  dont  Berlioz  s'est  servi  dans  un  récent  article  de 
la  Gazette  musicale  {note  de  Liszt). 

4.  Directeur  du  Théâtre  Italien. 


28  PAGES    ROMANTIQUES 

jeune  et  brillante  école  d'Italie  >  »,  s'est  trouvé 
forcé  d'éliminer  le  nom  de  notre  ami  de  la  liste  des 
prétendants  au  triomphe  de  la  bonbonnière  Favart, 
pour  cause  à'encombrement\... 

Donc,  tous  les  théâtres  demeurent  fermés  pour 
Berlioz;  ainsi  toute  grande  publicité,  toute  chance 
de  gloire  européenne  lui  est  enlevée,  et  cela,  non 
de  par  le  roi  et  la  loi,  mais  de  par  messieurs  tels  et 
tels...  Que  dis-je?  Ne  me  trompé-je  pas?  Ne  viens-je 
pas  encore  à^ exagérer"^ 

Oui,  sans  doute!  les  choses  ne  sont  pas  aussi 
noires,  aussi  désespérées  que  je  le  dis.  Un  fait 
essentiel,  et  d'une  haute  importance,  m'a  totalement 
échappé.  Dieu  soit  loué!  Un  vaudevilliste-mélodra- 
maturge  s'est  chargé  de  réparer  et  de  venger  la 
criante  injustice  de  nos  impresarii.  Ce  monsieur  a 
royalement  proposé  à  Berlioz...  devinez  quoi?  Je 
vous  le  donne  en  cent,  en  mille...  la  place  de  chef 
d'orchestre  et  de  répétiteur  des  chœurs  à  la  Porte 
Saint-Martin. 

Cela  vaut  au  moins  M.  Beckford  offrant  une  place 
de  valet  de  chambre  à  Chatterton, 

—  Mais  que  fera  Berlioz?  que  deviendront  ses 
puissantes  facultés?...  composera-t-il  des  oratorios, 
des  messes,  de  la  musique  religieuse?...  Et  qui 
l'exécutera?  Quelle  chapelle  se  chargera  de  mani- 
fester son  œuvre?...  Continuera-t-il  à  faire  des  sym- 
phonies, des  ouvertures,  des  quatuors,  de  la  musique 

1.  Voyez  les  feuilletons   des  journaux,  surtout  à  l'approche  de 
la  saison  des  Bouffes  {note  de  Liszt). 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  29 

instrumentale?...  Mais  tout  le  monde  sait  combien 
le  public  qui  s'intéresse  à  ce  genre  de  composition 
est  restreint,  divisé  et  peu  habitué  d'ailleurs  à 
rétribuer  le  temps  perdu  de  l'artiste.  Que  fera  donc 
Berlioz?  Que  fera  V élite  des  jeunes  compositeurs, 
hommes  sérieux  et  consciencieux  dont  la  situation 
est  (à  quelques  nuances  près)  identique  à  la  sienne? 
Que  feront-ils?  je  le  répète.  La  réponse  est  toute 
trouvée,  dira-t-on  :  qu'ils  fassent  des  romances, 
des  chansonnettes,  des  mosaïques,  ou,  mieux  encore, 
des  contredanses  et  des  galops  sur  les  motifs  faço ris 
des  opéras  nouveaux.  Vive  Musard  !  vive  Tolbecque  !  ' 
vivent  messieurs  ****,  ******,  *******»:^  ^j.  ^uttiquanti. 
Ce  sont  là  les  Louis-Philippe,  les  Rothschild  et  les 
Aguado  de  la  musique.  Auj:  grands  hommes,  la 
patrie  reconnaissante  ! . . . 

Voyez  encore,  si  vous  en  avez  le  courage,  une 
autre  classe  de  musiciens,  les  professeurs,  qu'un 
de  mes  compatriotes,  H.  H.  ^,  le  plus  spirituel  et 
le  plus  parisien  des  Allemands,  comparaît  à  des 
perruquiers  qui  vont  en  ville,  h  des  cochers  de 
fiacres  loués  à  l'heure,  voyez,  ou  plutôt  écoutez-les. 
Ecoutez  leurs  plaintes  et  leurs  lamentations  sur  le 
chien  de  métier  qu'ils  sont  obligés  de  faire;  ou 
l'impéritie  et  l'incurable  stupidité  de  leurs  élèves; 


1.  Fabricants  de  contredanses  et  de  quadrilles. 

2.  lleinrich  Heine.  —  On  s'étonnera  de  voir  Liszt,  hongrois,  se 
dire  compatriote  de  Heine,  hambourgeois.  Mais  à  cette  époque  le 
terme  d'Allemagne  du  Sud  comprenait  toute  la  monarchie  austro- 
hongroise,  transleithanc  et  cisleithane. 


3o  PAGES    nOMANTlQUES 

sur  l'impossibilité  de  songer  à  l'art  et  de  vivre  en 
artistes,  quand,  pour  faire  bouillir  la  marmite,  il 
faut  traîner  le  boulet  professoral,  depuis  sept 
heures  du  matin  jusqu'à  dix  heures  du  soir,  pen- 
dant les  trois  cent  soixante-cinq  jours  de  Vannée  ! . . . 
Voyez  de  plus,  sur  tous  les  murs  de  Paris,  ces 
affiches  de  concerts  ou  de  représentations  au  béné- 
fice d'artistes  malheureux,  qui  témoignent  de 
l'absence  de  toute  prévoyance  sociale  à  leur  égard*. 
Voyez  sur  vos  théâtres,  peser  impitoyablement 
l'anathème  religieux  sur  tous  les  acteurs,  et  remar- 
quez  encore  dans  vos  salons  le  contre-coup  de  cet 
anathèrae,  la  flétrissure  sociale  qui  les  exclut  et  les 
tient  à  distance;  voyez  enfin  tout  ce  qu'il  y  a  de 
précaire  et  de  cruel  dans  notre  situation;  voyez  nos 
misères  et  nos  sujétions;  voyez  la  ligue  du  mercan- 
tilisme qui  nous  envahit,  et  l'anarchie  morale  qui 
nous  isole  et  nous  tue;  voyez  et  écoutez  (s'il  vous 
reste  des  yeux  pour  voir  et  des  oreilles  pour 
entendre),  ces  grandes  pages  de  douleur,  de  déri- 
sion, de  désordre  et  de  malédiction,  pages  sublimes 
et  volcaniques,  que  tous  les  génies  puissants  ont 
jetées,  avec  un  admirable  cynisme,  h  la  face  de  leur 
siècle  comme  pour  le  souffleter;  elles  racontent 
aussi  la  situation  des  artistes  et  leur  condition  dans 
la  société;  voyez  et  écoutez-les,  et  dites  ensuite  si 


1.  Il  existe  en  Angleterre  une  très  belle  institution  ayant  pour 
but  spécial  de  distribuer  des  secours  bonorables  aux  musiciens 
infirmes  et  pauvres.  Je  serais  heureux  de  voir  une  fondation 
pareille  se  constituer  à  Paris  {note  de  Liszt). 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  3l 

j'exagère?  Dites  si  je  fais  de  la  phraséologie  par 
passe-temps?.,. 

Il  y  a  près  de  cinquante  ans,  en  89,  un  métaphy- 
sicien, voyageur  dans  une  mappemonde*,  Sièyès, 
proposa  cette  question  à  la  classe  moyenne  de  la 
société  française  :  «  Qu'est-ce  que  le  J'iers-État?  » 
La  réponse,  elle  dure  encore,  ce  fut  la  révolution. 

Dans  cinquante  ans,  peut-être,  il  se  trouvera 
encore  quelques  métaphysiciens,  et  un  orateur  pour 
le  gratifier  d'un  sobriquet.  Cet  homme  pourra  faire 
aussi  une  question,  non  plus  à  la  classe  moyenne, 
mais  aux  deux  classes  qui  ont  mission  et  puissance 
de  réconcilier  toutes  les  classes,  de  les  vivifier  et 
de  les  diriger  dans  un  commun  amour  vers  le  but 
assigné  à  l'humanité,  les  prêtres 2  et  les  artistes;  il 
leur  demandera,  comme  Siéyès  aux  membres  du 
tiers,  CE  qu'ils  sont  et  ce  qu'ils  doivent  être,  et 
leur  réponse  sera  plus  qu'une  révolution. 

Lo  que  a  dever  no  pueda  faltar^. 


*  L'importance  des  travaux  artistiques,  leur 
influence  et  leur  nécessité  sociale  sont  maintenant 
hors  de  toute  contestation.  Grâce  à  Dieu,  nous  ne 

1.  C'est  ainsi  que  Mirabeau  l'appelait  par  dérision  {note  de  Liszt). 

2.  A  condition  que  ce  soient  des  Lamennais. 

3.  «  Ce  qui  doit  être  ne  peut  manquer.  •  Inscription  du  château 
de  Coarage,  où  fut  élevé  Henri  IV  [note  de  Liszt). 

4.  30  août  1835. 


02  PAGES    ROMANTIQUES 

sommes  plus  au  temps  où  une  Académie  ',  se  consti- 
tuant l'organe  du  scepticisme  moral  qui  ébranlait 
sourdement  la  société  jusque  dans  ses  bases,  mit  au 
concours  cette  question  ;  «  Si  le  progrès  des  sciences 
et  des  arts  a  contribué  à  corrompre  ou  à  épurer 
les  mœurs.  »  Question  sauvage,  blasphématoire, 
que  la  brûlante  éloquence  et  les  paradoxes  austères 
de  Rousseau  ont  peut-être  trop  illustrée. 

Aujourd'hui,  personne  que  nous  sachions  ne 
songe  sérieusement  à  révoquer  en  doute  la  puissance 
civilisatrice  de  l'art;  —  l'astre  est  trop  haut  monté 
et  son  raisonnement  trop  splendide  pour  que  les 
plus  aveugles  même  ne  soient  au  moins  forcés  au 
silence;  et  tel  est  sur  ce  point  l'accord  des  opinions 
et  des  sympathies  actuelles,  si  contradictoires  et  si 
divergentes  du  reste;  telle  est  l'unanimité  tacite  ou 
avouée  des  partis  les  plus  opposés,  des  systèmes 
les  plus  irréconciliables,  que  lorsque  naguère,  une 
société  d'hommes  que  l'on  a  jugé  plus  à  propos  de 
persécuter  par  la  calomnie,  le  ridicule  et  la  légalité, 
que  d'écouter  et  de  combattre  loyalement,  lorsque, 
dis-je,  cette  société  a  proclamé,  prêché  et  enseigné 
la  trinité  nouvelle  de  la  science,  de  Vindustrie  et  de 
Vart,  nulle  voix  ne  s'est  élevée  et  n'a  réclamé  contre 
cette  idée  étrange,  inouïe,  des  nouveaux  apôtres 
qui  prétendaient  réaliser  gouvernementalement 
des  fictions,  des  phrases,  des  couleurs,  des  sons  et 
conférer    ainsi    aux    poètes,     aux     écrivains,     aux 

1.  Celle  de  Dijon,  en  1750. 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  33 

peintres,  aux  musiciens,  aux  artistes  en  un  mot,  de 
véritables  fonctions  religieuses  et  sociales. 

De  l'aveu  de  tous,  rétrogradistcs  ou  novateurs, 
fanatiques  incorrigibles  du  statu  quo,  ou  théoriciens 
audacieux  du  progrès,  l'art  a  grandement  droit  de 
cité.  A  ce  sujet  même,  les  défenseurs  importants 
de  Vordre  des  choses  ne  se  font  pas  faute  de  belles 
tirades  et  d'amples  verres  d'eau  sucrée  parlemen- 
taires. M.  Fulchirou  notamment,  ne  laisse  que  rare- 
ment échapper  une  discussion  du  budget  sans 
témoigner,  avec  le  talent  qu'on  lui  connaît,  de  sa 
sollicitude  paternelle  pour  les  beaux-arts.  Mais  une 
preuve  encore  plus  concluante,  s'il  est  possible,  et 
tout  à  fait  sans  réplique,  une  preuve  qui,  désormais, 
ne  permet  plus  aucun  doute  sur  l'universalité  du 
sentiment  que  nous  constatons,  c'est  qu'en  1830 
(et  chacun  peut  s'en  souvenir)  les  principaux  titres 
à  la  confiance  publique  d'un  grand  personnage,  qui 
depuis  lors  a  passablement  fait  son  chemin',  étaient 
ceux  de  bon  père  de  famille  et  de  protecteur  libéral 
des  arts  et  des  artistes  '". 

1.  Louis-Pbilippe. 

2.  Mon  intention  n'est  point  de  transcrire  ici  les  belles  phrases 
de  M.  Fulchiron  et  consorts,  mais  je  reg'rette  que  le  cadre  trop 
étroit  de  ces  articles  ne  me  permette  pas  de  citer  plusieurs  pas- 
sages d'auteurs  contemporains  qui  jettent  une  vive  lumière  sur 
l'avenir  de  notre  cause.  MM.  Ballanche,  Lamartine  et  Victor 
Hugo  surtout,  ont  admirablement  compris  et  prophétisé  la  gran- 
deur sociale  de  l'art,  «  celte  noble  couronne  du  génie  plébéien  ». 
D'autres  hommes  moins  célèbres,  en  suivant  l'impulsion  générale, 
ont  aussi  apporté  leur  tribut  de  savoir  et  de  sympathie.  Au 
nombre  de  ces  derniers,  je  rappellerai  encore  M.  d'Orligues, 
qui,  dans  son  roman  de  \i>.  Sainte-Baume,  a  consacré  un  chapitre 

USZT.  3 


34  PAGES    ROMANTIQUES 

A  cette  heure,  rien  n'est  donc  plus  usé,  plus 
trivial,  que  de  glorifier  en  phrases  creuses  et 
sonores  la  prétendue  souveraineté  de  l'art,  aussi 
vraie  et  aussi  mensongère  que  la  prétendue  souve- 
raineté du  peuple.  Il  semble  vraiment  que  depuis 
le  temps  qu'on  daigne  les  encourager,  les  protéger, 
et  que  sais-je  encore,  les  artistes  ne  devraient 
plus  avoir  autre  chose  à  faire  qu'à  bénir,  qu'à 
exalfer  béatement  dans  un  Te  Deum  sempiternel  les 
incommensurables  faveurs  qui  leur  sont  échues  en 
partage,  —  et  sans  doute  que  les  exagérés  qui  se 
permettent  imprudemment  d'espérer  et  surtout  de 
demander  au-delà,  sont  gens  bien  étrangement 
insatiables!... 


fort  remarquable  au  développement  des  doctiunes  de  Lamennais 
dans  leur  rapport  avec  les  arts.  «  Il  existe,  dit-il,  des  esprits 
ardents,  tourmentés  du  besoin  d'aimer  quelque  chose  et  d'y 
croire;  pour  ceux-là,  l'art  est  un  culte.  Il  faut  prendre  ici  l'art 
dans  son  acception  la  plus  vaste,  à  savoir  toute  manifestation 
de  la  pensée  humaine,  toute  expression  de  l'homme  sous  quelque 
forme  qu'elle  se  présente.  Ces  esprits  dont  il  est  question  ont 
foi  en  l'art,  foi  individuelle,  foi  qui  manque  de  logique,  de 
base  rationnelle,  mais  foi  sincère  d'instinct,  d'enthousiasme,  foi 
presque  involontaire,  qui  est  la  première  condition  à  laquelle  se 
révèle  le  génie.  Pour  ce  qui  est  du  reste  des  intelligences,  l'art 
est  encore  ce  qui  réveille  les  sympathies  les  plus  générales. 
Qui  sait  s'il  ne  contribuera  pas  puissamment  à  ramener  aux 
croyances?  Si,  lassés  de  leur  isolement  et  de  leurs  systèmes, 
les  hommes  trouvant  dans  l'art  une  tente  pacifique,  ouverte  à 
toutes  ces  intelligences  fatiguées  ou  désenchantées  d'elles-mêmes, 
ne  viendront  pas  se  réunir  dans  son  sein?...  Si,  commençant 
à  rentrer  par  lui  dans  une  société  véritable,  qu'ils  sentiront 
le  besoin  d'agrandir  et  d'élever,  ils  ne  redemanderont  pas 
enfin  à  la  religion,  qui  seule  possède  le  lien  social  suprême, 
un  nouveau  germe  d'union  d'où  sortira  l'arbre  de  vie,  à  l'ombre 
duquel  l'humanité  doit  un  jour  se  reposer?...  »  {Note  de  Liszt). 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  O'ô 

Si  toutefois  l'on  voulait  se  donner  la  peine  de 
considérer  les  faits  tels  qu'ils  se  passent  journelle- 
ment, tels  qu'ils  résultent  nécessairement  de  la 
position  des  artistes  et  de  l'organisation  présente 
du  département  des  beaux-arts,  l'on  serait  un  peu 
surpris  de  leur  désaccord  criant  avec  les  phrases 
pompeuses  et  les  naïves  illusions  presque  généra- 
lement accréditées. 

Je  crois  avoir  assez  insisté  (dans  l'article 
précédent)  sur  ce  qu'il  y  a  de  précaire  et  de  pro- 
fondément affligeant  dans  la  condition  des  diverses 
classes  de  musiciens,  pour  qu'il  ne  soit  plus  néces- 
saire d'y  revenir.  Comme  il  n'entre  pas  dans  mon 
plan  de  grossir  par  une  foule  de  citations,  d'anec- 
dotes et  d'applications  particulières  l'acte  d'accusa- 
tion que  les  artistes  sont  en  droit  de  dresser  contre 
leur  situation  actuelle,  il  me  suffit  d'avoir  posé  la 
question  dans  ces  termes  généraux.  Toutes  les  vicis- 
situdes déplorables  que  nous  pourrions  signaler  se 
déduisent  aisément  comme  conséquence  de  leur 
iubalternité  et  de  leur  manque  de  foi.  Une  multi- 
tude d'exemples  et  de  cas  isolés  viennent  d'eux- 
nêmes  se  grouper  autour  des  trois  types  de  Vexé- 
nitant,  du  compositeur  et  du  professeur  tels  que  je 
es  ai  présentés. 

Si  nous  examinons  maintenant  les  diverses  ins- 
itutions  musicales  de  la  France,  —  le  Conse/va- 
oire,  les  théâtres  lyriques,  les  sociétés  philliarmoni- 
ues,  etc.,  etc.,  —  cet  examen  ne  fera  que  fortifier 
os    convictions,    quelque    tristes    et  oppressantes 


Ob  PAGES    ROMANTIQUES 

qu'elles  soient  déjii.  De  toute  part,  en  effet,  nous 
ne  voyons  que  des  lacunes  à  combler,  des  abus  à 
redresser,  des  développements  et  des  extensions  à 
donner,  d'importantes  réformes  à  opérer;  et  nous 
croyons  n'exprimer  que  le  sentiment  de  l'immense 
majorité  du  public  et  des  hommes  éclairés,  en 
affirmant  que  la  situation  des  divers  établissements 
que  nous  venons  de  nommer  est  loin,  bien  loin 
d'être  satisfaisante  pour  l'art. 

Mais,  hélas!  la  musique  et  les  musiciens  ne 
vivent  encore  que  d'une  vie  factice  et  tronquée,  à 
la  surface  des  sociétés.  Condamnés,  par  je  ne  sais 
quelle  fatalité,  à  végéter  sans  bien  commun,  sans 
dignité,  sans  consécration,  les  artistes,  dans  leur 
existence  matérielle  même,  sont  à  la  merci  du  pre- 
mier venu;  et  quant  à  ce  que  nous  avons  appelé 
des  institutions,  on  n'en  a  guère  plus  de  souci  que 
des  individus.  Bonaparte,  d'un  trait  de  plume, 
biffe  la  moitié  des  professeurs  et  des  élèves  du  Con- 
servatoire et  réduit  de  100  000  francs  les  fonds 
alloués  à  son  entretien.  Immédiatement  après  la 
révolution  de  juillet,  Sa  Majesté  citoyenne  renvoie, 
par  économie,  comme  ou  renvoie  une  domesticité 
inutile,  les  artistes  composant  la  chapelle  du  roi.  II 
n'y  a  pas  dix-huit  mois  que  Choron,  qui  employa 
toute  sa  vie  à  la  fondation  d'une  école  destinée  à 
perpétuer  en  France  les  grandes  traditions  des 
écoles  d'Italie,  mourut  de  misère  h  la  même  époque. 
L'illustre  propagateur  de  la  pâte  Hegnaiilt,  devenu; 
directeur  de   l'Opéra,  congédia  Baillot  parce   que 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  3'] 

notre    grand   violon    refusa    la   demi-solde    que    lui 
offrait  intrépidement  M.  Véron  ! 

Et  cependant,  qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  le 
sentiment  qui  nous  anime  et  qui  fait  notre  vie 
même;  qu'à  la  vue  de  tant  de  pauvretés  et  de  souf- 
frances, on  n'aille  pas  jusqu'à  nous  demander  si, 
en  dépit  des  faits,  et  «  malgré  la  douloureuse  expé- 
rience que  nous  avons  acquise,  nous  persistons 
dans  notre  foi  enfantine  à  l'art?...  Si  c'est  sérieu- 
sement enfin  que  nous  nous  berçons  du  fol  espoir 
de  rebâtir  de  fantastiques  cités,  au  son  de  la  lyre, 
ou  d'obscurcir  par  de  nouveaux  ragas  le  soleil  de 
V ordre  des  choses?...  » 

Oui,  sans  doute,  envers  et  contre  tout,  parce  que 
et  quoique  les  artistes  ont  foi  en  l'art,  et  ils  savent 
que  la  foi  transplante  des  montagnes  ;  nous  y 
croyons  sérieusement  comme  nous  croyons  à  Dieu 
et  à  l'humanité,  dont  l'art  est  l'organe,  le  verbe 
sublime.  Nous  croyons  à  son  progrès  indéfini  et  à 
un  immense  avenir  social  pour  les  musiciens;  nous 
y  croyons  de  toute  la  force  de  notre  espoir  et  de 
nos  sympathies.  Et  c'est  parce  que  nous  croyons, 
que  nous  parlons  et  que  nous  parlerons. 

DU   CONSERVATOIRE 

On  ne  compte  en  Europe  que  cinq  ii  six  capi- 
tales qui  possèdent  des  écoles  de  musique.  Partout 
ailleurs,  quelle  que  soit  l'importance  et  la  richesse 
des  villes,  l'enseignement  musical   s'y  pratique  au 


DO  PAGES    ROMANTIQUES 

hasard,  sans  méthode  fixe,  sans  coordination  ni 
ensemble.  De  ces  écoles  en  si  petit  nombre,  celle  de 
Paris  est  incontestablement  la  plus  célèbre  et  c'est 
à  juste  titre;  M.  Chérubini  la  dirige;  MM.  Reicha, 
Habeneck,  Baillot,  A.  Nourrit,  Tulou,  Zimmer- 
mann,  etc.,  etc.,  y  professent. 

Je  me  souviens  encore  de  l'indicible  émotion  que 
me  firent  éprouver,  il  y  a  une  douzaine  d'années, 
ces  paroles  paternelles  :  «  Franz,  tu  en  sais  main- 
tenant plus  long  que  moi;  mais  d'ici  à  six  mois, 
je  te  conduirai  à  Paris,  Là  tu  entreras  au  Conser- 
vatoire, et  tu  travailleras  sous  les  auspices  et  la 
direction  des  maîtres  les  plus  renommés.  »  —  Ce 
fut  effectivement  la  raison  déterminante  qui  décida 
mon  père  à  quitter  une  existence  honorable  et 
aisée ^,  pour  courir  les  paisibles  chances  de  ma 
célébrité  embryonique-.  Aussi  dès  le  lendemain  de 
notre  arrivée  à  Paris,  nous  courûmes  bien  vite  chez 
M.  Chérubini.  Une  lettre  de  recommandation  très 
pressante  de  M.  Metternich,  devait  nous  servir 
d'introduction  auprès  de  lui.  Dix  heures  venaient 
de  sonner,  et  déjà  M.  Chérubini  était  au  Conser- 
vatoire. Nous  nous  hâtâmes  de  l'y  suivre. 

A  peine  eus-je  franchi  le  portail  (il  serait  plus 


1.  Adam  Liszt,  le  père  de  Franz,  était  intendant  du  prince 
Esterhazy.  Bon  musicien,  il  avait  été  le  premier  maître  de  son  fils. 
Il  mourut  presque  subitement,  à  Boiilogne-sur-Mer,  en  1827. 

2.  Sic.  La  hardiesse  de  Liszt  à  fabriquer  des  néologismes  que 
des  mots  français  rendent  à  la  fois  superflus  et  barbares,  nous 
rappelle  de  temps  à  autre  que  notre  langxie  n'était  point  sa 
langue  maternelle... 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  Sq 

exact  de  dire  l'abominable  porte  cochère)  de  la  rue 
du  Faubourg-Poissonnière,  que  je  me  sentis  pénétré 
d'un  respect  profond.  Ce  lieu  est  redoutable,  pen- 
sai-je;  c'est  ici,  dans  ce  glorieux  sanctuaire,  que 
siège  le  tribunal  suprême  qui  condamne  ou  absout 
pour  jamais;  et  de  peu  s'en  fallut  que  je  m'age- 
nouillasse devant  cette  confusion  d'hommes,  que  je 
tenais  tous  pour  illustres,  et  que  je  m'étonnais  de 
voir  passer  et  repasser  comme  de  simples  mortels. 
—  Lorsqu'enfin,  après  un  bien  mauvais  quart 
d'heure  d'attente,  le  garçon  de  bureau  eut  entr'ou- 
vert  la  porte  du  cabinet  de  M.  le  directeur  et  nous 
eut  fait  signe  d'entrer,  me  sentant  déjà  plus  mort 
que  vif,  j'allai  précipitamment,  mû  par  je  ne  sais 
quel  ressort  inconnu,  baiser  la  main  de  M.  Chéru- 
bini.  Puis,  tout  à  coup,  pour  la  première  fois,  l'idée 
me  vint  que  ce  n'était  peut-être  pas  l'usage  en 
France,  et  mes  yeux  se  remplirent  de  larmes. 
Confus,  humilié,  n'osant  plus  me  hasarder  à  jeter 
un  regard  sur  le  grand  compositeur  qui  résista  à 
Napoléon,  je  tâchai  seulement  de  ne  pas  laisser 
échapper  une  seule  de  ses  paroles,  une  seule  de 
ses  respirations. 

Par  bonheur,  mon  supplice  ne  dura  que  peu.  — 
On  nous  avait  déjà  prévenus  que  mon  admission 
au  Conservatoire  souffrirait  quelque  difficulté,  mais 
jusqu'alors,  le  règlement  qui  s'oppose  d'une  ma- 
nière absolue  à  ce  que  des  étrangers  participent 
aux  leçons  des  élèves,  nous  était  inconnu.  M.  Ché- 
rubini  nous  en  instruisit  tout  d'abord.  Quel  coup  de 


ZiO  PAGES    ROMANTIQUES 

foudre!  Tous  mes  membres  en  frissonnèrent.  Tou- 
tefois mon  père  insista,  supplia;  sa  voix  ranima 
mon  courage;  j'essayai  aussi  d'articuler  quelques 
mots.  Comme  la  Chananéenne,  j'implorai  humble- 
ment la  permission  «  de  ramasser  la  part  des  petits 
chiens,  de  me  nourrir  au  moins  des  miettes  qui 
tombent  de  la  table  des  enfants.  »  Mais  le  règle- 
ment fut  inexorable;  —  et  moi  tout  h  fait  inconso- 
lable. Il  me  semblait  que  tout  était  perdu,  même 
l'honneur,  et  que  désormais  il  ne  me  restait  plus 
aucune  ressource.  Mes  plaintes,  mes  gémissements 
n'eurent  point  de  cesse.  Mon  père  et  ma  famille 
adoptive  ^  tentèrent  vainement  de  me  consoler.  La 
plaie  était  trop  profonde;  elle  continua  de  saigner 
longtemps.  Ce  n'est  que  huit  ou  dix  ans  après, 
grâce  à  la  lecture  assidue  de  la  méthode  de  piano 
de  M,  Kalkbrenner  et  à  d'intimes  confidences  de 
plusieurs  élèves  du  Conservatoire  qu'elle  s'est  entiè- 
rement fermée. 

Chose  siniîulière,  l'origine  de  cette  institution 
est  toute  révolutionnaire,  toute  anarchique-  et 
cependant  chaque  jour  nous  l'entendons  attaquer, 
calomnier,  dénigrer  outrageusement  comme  la  per- 
sonnification de  l'ancien  régime,  la  salle  d'asile  des 
manies,  l'apothéose  des  perruques,  etc.,  etc. 

Je  n'aurai  garde  de  me  faire  l'écho  de  ces  récri- 
minations injurieuses,  ce  serait  une  trop  mauvaise 
manière  de  prouver  que  je  n'ai  conservé  nulle  ran- 

1.  La  famille  Erard  (noie  de  Liszt). 

2.  Le  Conservatoire  lut  fondé  en  1703  (id.). 


DE    LA    SITUATION    DES    AUTISTES  4l 

cune  du  règlement  contre  les  étrangers,  dont  cepen- 
dant je  désirerais  pouvoir  atténuer  la  rigueur.  Mais 
je  le  demande  sans  prévention,  ni  partialité,  je  le 
demande  aux  professeurs  et  aux  élèves  eux-mêmes; 
le  Conservatoire  répond-il  aux  besoins,  satisfait-il 
en  tous  points  aux  exigences  du  moment  actuel? 
La  vie  circule-t-elle  abondamment  dans  ce  vaste 
corps  que  plusieurs  accusent  de  décrépitude  et  que 
nous  ne  croyons  qu'engourdi. 

Ceux  qui  sont  chargés  de  la  direction  et  de  l'en- 
seignement des  classes  sont-ils  réellement  liés , 
unis  entre  eux  par  une  doctrine  et  des  sympathies 
communes?  Ont-ils  conscience  de  l'œuvre  qu'ils 
sont  appelés  à  réaliser?  En  ont-ils  le  courage  et  le 
prosélytisme  ardent?  N'est-ce  pas  simplement  pour 
le  cérémonial,  qu'ils  signent  leur  nom  les  uns  à  la 
suite  des  autres  ;  et  par  habitude  et  avec  une  sorte 
de  dégoût  fatigué  qu'ils  remplissent  leurs  fonctions? 
Les  méthodes  et  les  procédés  d'enseignement  sont- 
ils  au  niveau  des  progrès  de  l'art? 

Les  élèves  à  leur  tour,  ont-ils  pour  leurs  maîtres 
le  respect,  l'amour,  l'enthousiasme  que  mériterait 
le  premier  corps  enseignant  de  l'Europe?... 
Croient-ils  ce  qu'on  leur  apprend,  écoutent-ils  ce 
qu'on  leur  dit,  pratiquent-ils  ce  qu'on  leur  ordonne? 
Y  a-t-il  en  un  mot,  je  le  répète,  y  a-t-il  de  la  vie, 
de  l'activité,  un  sentiment  vrai,  profond  et  pas- 
sionné de  l'art,  dans  ces  classes  sales  et  mal  distri- 
buées de  la  rue  du  Faubourg-Poissonnière? 

Des  noms  célèbres,  dira-t-on,  sont  inscrits  comme 


^2  PAGES    ROMANTIQUES 

professeurs  de  l'établissement  :  oui,  sans  doute,  je 
suis  loin  de  le  nier;  mais  à  côté  d'eux  ne  voyons- 
nous  pas  quantité  de  médiocrités  infirmes  et  de 
bas-étage  qui  occupent  la  place  que  d'autres 
hommes  aussi  célèbres  que  les  premiers,  et  dési- 
gnés par  l'opinion  publique,  devraient  remplir? 
Et  parmi  ceux  mêmes  qui  professent  avec  le  plus 
de  distinction  et  d'éclat,  n'en  est-il  pas  plusieurs 
qui  reconnaissent  hautement  l'impossibilité  d'ob- 
tenir des  résultats  satisfaisants  dans  l'organisation 
présente,  et  la  nécessité  de  réformes  importantes, 
radicales?  Ne  sont-ce  pas  ceux  qui  se  sont  conciliés 
plus  particulièrement  l'estime  du  public  et  l'affec- 
tion de  leurs  élèves? 

Le  Conservatoire  a  fourni  d'excellents  élèves, 
ajoute-t-on  :  je  ne  le  conteste  guère  non  plus,  mais 
le  nombre  en  est-il  considérable,  suffisant,  pro- 
portionnel?... Des  circonstances  accessoires,  des 
raisons  étrangères,  (comme  par  exemple  :  leçons 
qui  sont  prises  avec  des  professeurs  qui  ne  sont 
pas  attachés  h  l'école  royale  \  —  changement  de 
manières,  —  travail  acharné  après  qu'ils  ont  rem- 
porté le  premier  prix,  etc.)  n'ont-elles  pas  aidé 
puissamment  au  développement  de  leurs  facultés? 

M.  Kalkbrenner  et  quelques  autres,  qui  ne  sont 

1.  Je  ferai  remarquer  que  la  plup;irl  des  élèves  du  Conser- 
vatoire, vu  le  peu  de  durée  des  leçons  qu'ils  reçoivent  dans 
l'établissement,  sont  oblig-és  de  prendre  des  leçons  particulières 
en  payant.  Il  leur  est  absolument  défendu  de  choisir  un  autre 
professeur  que  celui  de  la  classe  dont  ils  font  partie  {note 
de  Liszf). 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  43 

nas  des  moins  éminents,  n'ont-ils  pas  presque 
désavoué  leurs  leçons,  et  ne  se  sont-ils  pas  moqués 
de  leur  science  de  lauréats? 

Les  concerts  du  Conservatoire,  nous  objecte-t-on 
enfin,  sont  uniques  dans  le  monde.  Certes,  si  jamais 
quelqu'un  a  tressailli   à  l'audition  des   symphonies 
de  Beethoven,  exécutées  par  cet  orchestre  merveil- 
leux, puissant  comme  l'archange  qui  foudroie  Satan, 
capricieux    et  mobile  comme   la    reine   Mab ,  c'est 
moi.  Mais...  (car    il    faut  toujours  qu'il   y    ait   des 
mais),  ces   concerts  qui   ont  jeté   un    manteau   de 
gloire  et  d'harmonie  sur  les  infirmités  de  l'école, 
ne  tiennent  pas  d'une  manière  intrinsèque  à  l'insti- 
tution du   Conservatoire.  Ils  n'en  sont  qu'un  acci- 
dent, un   phénomène    presque   indépendant;    leur 
fondation  ne  remonte  pas  plus  haut  que  1829.  Pen- 
dant six  années   consécutives,  les   symphonies   de 
Beethoven  en   ont  fait   presque   exclusivement   les 
frais  et  le  succès.  Il  devient  superflu  de  répéter  que 
sous   le   rapport    vocal   ils  laissent    énormément  à 
désirer.  Les  chœurs  sont  rarement  justes   et  plus 
rarement  encore   exécutés  avec   l'intelligence  et  le 
sentiment  convenables.  Quant  à  la  musique  instru- 
mentale proprement  dite,  les  solos,  duos,  quatuors, 
sextuors,  y  sont  nécessairement  écrasés,  sacrifiés  et 
rendus   comme  impossibles    par   la    masse  orches- 
trale. J'oserai  donc  encore  le  demander,  ces  con- 
certs, qui   ne    dépassent  guère  le  nombre  de  huit 
par    an,  si   admirables    qu'ils    soient,  satisfont-ils 
pleinement  tous  les   besoins,  toutes    les   exigences 


/i4  PAGES    ROMANTIQUES 

légitimes  du  public  et  des  artistes?  Des  concerts 
plus  fréquents,  plus  complets,  et  par  cela  même 
plus  variés,  fondés  dans  un  double  but  de  conser- 
vation et  de  progrès,  des  concerts  dont  le  pro- 
gramme se  partagerait  entre  les  chefs-d'œuvre  de 
Weber,  de  Beethoven  ;  —  sans  oublier  comme  on 
ne  le  fait  que  trop,  ceux  de  Mozart,  Haydn,  HcTndel, 
Bach,  et  de  tous  les  grands  maîtres  enfin  dont  la 
tombe  a  scellé  la  gloire;  et  les  productions  nou- 
velles ou  peu  connues  des  compositeurs  et  des  con- 
temporains :  —  Chérubini,  Spohr,  Onslow,  sans 
mettre  tout  à  fait  de  côté  les  plus  jeunes  :  Men- 
delssohn,  Berlioz,  Hiller,  etc.,  etc.  Des  concerts 
ainsi  organisés,  soutenus  par  des  chœurs  nombreux 
et  intelligents  qui  rivaliseraient  de  prodiges  avec  les 
légions  instrumentales,  ne  sont-ils  pas  réclamés  par 
le  goût  sérieux  d'un  grand  nombre  qui  sent  vive- 
ment le  besoin  d'une  éducation  plus  forte  et  plus 
complète? 

De  plus, 

Des  séances  régulières  de  musique,  di  Caméra  * 
où  l'on  ferait  également  la  part  des  anciens  et  des 
modernes,  des  morts  et  des  vivants,  des  classiques 
et  des  romantiques,  des  séances  à  la  fois  artistiques 
et    fashionables    qui    deviendraient    facilement    un 

1.  Et  en  ce  genre  de  musique  nous  sommes  plus  riches  qu'on  ne 
le  pense  :  Mozart,  Beethoven,  Weber,  Schubert,  etc.,  etc.,  ont 
composé  des  soJos,  des  sonates,  des  fantaisies,  des  duos,  des  trios, 
des  quatuors,  etc.,  qui  pour  la  vigueur  du  dessin,  la  richesse  et 
la  magie  du  style,  ne  le  cèdent  guère  à  leurs  œuvres  les  plus 
renommées  (noie  de  Lisrl). 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  45 

point  de  réunion  pour  le  beau  monde  et  le  rendez- 
vous  habituel  des  artistes  distingués  qui  s'y  asso- 
cieraient fraternellement,  ne  seraient-elles  pas  un 
enseignement  excellent,  indispensable  h  ceux  qui 
se  destinent  spécialement  à  l'art,  —  plein  d'intérêt 
et  de  charmes  pour  ceux  qui  l'aiment. 

Des  exercices  d'ensemble  concertés  entre  les 
jeunes  gens  déjà  à  moitié  artistes  et  élèves  du  Con- 
servatoire, qui  ne  prennent  aucune  part  aux  grands 
concerts,  —  des  exercices  de  musique  vocale  et  ins- 
trumentale, et  disposés  d'après  le  même  plan  que 
celui  des  concerts  et  des  séances  dont  nous  venons 
de  parler,  ne  contribueraient-ils  pas  efficacement  à 
préparer  les  uns  et  les  autres  à  lutter  plus  tard  avec 
les  hommes  faits,  et  h  surpasser  peut-être  même  les 
maîtres?  Ne  seraient-ils  pas  le  meilleur  moyen 
d'entretenir  parmi  eux  une  noble  émulation? 

Enfin  l'histoire  de  la  littérature  et  de  la  philoso- 
phie de  la  musique  ne  mériterait-elle  pas  une  chaire 
spéciale  ? 

Une  grande  publication,  qui  embrasserait  dans 
leur  ensemble  ces  objets  si  peu  ou  si  mal  connus, 
ne  satisferait-elle  pas  un  besoin  vivement  ressenti  à 
notre  époque?  Et  n'est-ce  pas  (ou  plutôt  ne  serait-ce 
pas),  au  premier  corps  enseignant  d'Europe,  au 
Conservatoire  royal  ou  national  de  France,  pour 
lequel  c'est  à  la  fois  un  devoir  et  une  condition 
d'existence  de  s'adjoindre  successivement  tous  les 
talents,  toutes  les  supériorités  et  d'enseigner  en 
même  temps  par  l'exemple  et  le  précepte,  par   la 


46  PAGES    ROMANTIQUES 

théorie  et  la  pratique,  ne  serait-ce  pas  au  Conser- 
vatoire à  satisfaire,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut  à 
tous  les  ce  besoins  divers,  toutes  les  exigences  légi- 
times des  artistes  et  du  public  »,  et  à  imprimer  et  à 
diriger  le  mouvement,  au  lieu  de  le  suivre  et  de  le 
traîner  à  la  remorque? 

Je  soumets  toutes  ces  questions  à  qui  de  droit. 


DES    THEATRES   LYRIQUES 

La  faveur  publique  et  la  mode  protègent  d'une 
manière  toute  spéciale,  les  deux  principaux  théâtres 
lyriques  de  Paris.  Personne  ne  peut  raisonnable- 
ment contester  aux  directeurs  de  V Opéra  et  des  Ita- 
liens, le  titre  d'habiles  spéculateurs  administrants. 
MM.  Véron  et  Robert  font  évidemment  des  miracles. 
Peu  leur  importe  qu'à  l'Académie  royale  de  Musique 
on  n'écoute  que  la  Danse,  et  au  théâtre  Italien  que 
les  entrechats  de  gosier  ;  la  salle  est  toujours  comble, 
le  public  ravi,  et  les  journaux  moussant  d'enthou- 
siasme. C'est  plus  qu'il  ne  leur  en  faut.  Toutefois, 
ceux  qui  ont  le  malheur  de  considérer  l'art  d'un 
point  de  vue  sérieux,  et  qui  sont  jaloux  de  sa 
dignité,  ceux  qui  voudraient  incessamment  le  voir 
grandir,  progresser  et  prendre  le  pas  sur  la  mar- 
chandise, n'ont-ils  que  des  actions  de  grâces  à 
rendre  à  ces  messieurs? 

Devront-ils  adhérer  dune  manière  absolue  à  la 
marche  de  leur  administration? 

Les    forcera-t-on   par   exemple   d'applaudir   sans 


I 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  k'] 

relâche  à  la  reproduction  continuelle  de  certains 
ouvrages  reconnus  universellement  pour  détes- 
tables, et  qu'on  ne  soutient  qu'à  l'aide  d'un  pas  de 
Mlle  Taglioni,  ou  de  Mlle  Essler?...  Essaiera-t-on 
de  les  rendre  solidaires  de  ce  vandalisme  d'une 
nouvelle  espèce  qui  s'acharne  aux  plus  admirables 
chefs-d'œuvre,  à  Guillaume  Tell,  \\  Moïse,  à  Don 
Juan;  —  qui  les  dépèce,  les  mutile,  en  retranche 
les  deux  tiers,  et  ne  les  livre  au  public  que  par 
fractions  morcelées,  sous  prétexte  de  composer  un 
spectacle  attrayant? 

Je  n'en  finirais  pas  de  questions  de  ce  genre,  qui 
heureusement  n'ont  plus  le  mérite  d'être  nouvelles; 
—  mais  il  me  tarde  de  toucher  un  point  plus  impor- 
tant encore. 

J'ignore,  et  il  m'intéresse  peu  de  savoir,  si 
V Opéra  et  les  Bouffes,  tels  que  MM.  Véron  et  Robert 
nous  les  ont  faits,  sont  des  débouchés  suffisants 
pour  les  produits  de  tels  et  tels  fabricants  et  fai- 
seurs, mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  d'irréfragable, 

c'est  que,  vu  la  fertilité  de  MM ,  non  seulement 

les  noms  de  Gluck,  de  Spontini,  de  Ghérubini,  de 
Mozart,  de  Cimarosa,  etc.,  etc.,  ne  reparaissent 
plus  sur  l'affiche,  [Orphée,  Armide,  Ipliigénie^  la 
Vestale,  Corlez,  les  deux  Journées,  les  Noces  de 
Figaro,  la  Flûte  enchantée,  le  M  alliage  secret  et  tant 
d'autres  chefs-d'œuvre  n'étant  plus  d'aucun  réper- 
toire) ;  mais  encore  les  jeunes  compositeurs,  ceux 
dont  le  talent  ou  le  génie  n'a  pu  se  déployer  à  l'aise 
et  se  manifester  avec    éclat,    sont  continuellement 


48  PAGES    ROMANTIQUES 

repoussés  en  arrière,  obligés  de  se  renfermer  dans 
d'étroites  limites,  et  contraints  de  vivre  ignorés  ou 
méconnus. 

«  ^J Opéra  n'est  pas  un  théâtre  d'essai  »  répondit 
logiquement  M.  Véron,  lorsqu'il  fut  question  dé 
monter  un  ouvrage  de  Berlioz;  «  pourquoi  ne  se 
met-il  pas  sur  les  rangs  à  Y  Opéra-Comique'^  »  Ce 
conseil  vraiment  comique,  qu'il  aurait  également 
donné  h  Weber,  à  Meyerbeer,  à  Schubert,  peut-être 
même  à  Beethoven  en  pareille  occasion,  nous  ins- 
truit de  la  véritable  situation  des  choses. 

En  efFet,  VOpéra  ne  monte  tout  au  plus  que  deux 
ouvrages  par  an.  Bien  entendu  qu'il  y  en  a  toujours 
au  moins  une  demi-douzaine  d'inscrits  à  l'avance, 
dont  le  tour  est  fixé  et  légalement  déterminé,  — 
sans  compter  ceux  qui  sont  reçus  et  qui  attendent 
inutilement  depuis  vingt  ans  dans  les  cartons. 

Le  théâtre  Italien  de  son  côté,  tout  occupé  à 
réchauffer  les  succès  napolitains  et  milanais,  n'a 
que  faire  d'ouvrages  originaux  ;  —  cela  ne  le 
regarde  pas. 

Le  moyen  donc  que  des  hommes  nouveaux  se 
produisent  sur  la  scène  et  parviennent  h  faire  repré- 
senter leurs  opéras? 

Je  viens  de  qualifier  de  comique  le  conseil  de 
M.  Véron.  Je  ne  voudrais  cependant  pas  qu'on  pût 
croire  que  c'est  un  parti  pris  à  moi  de  dénigrer  et 
de  méconnaître  h  dessein,  les  efforts  que  fait 
l'administration  de  Feydeau  pour  remonter  son  per- 
sonnel de  chanteurs  et  d'artistes.   Ces  efforts  sont 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  ^9 

honorables  et.  méritent  d'être  encoura£fés;  mais 
jusqu'à  présent  il  nous  semble  qu'ils  n'ont  été 
couronnés  que  d'un  bien  médiocre  succès.  C'est 
involontairement  que  nous  nous  rappelons  que  pen- 
dant toute  la  durée  des  représentations  des  Nou- 
veautés^ un  petit  journal  s'obstina  à  imprimer  chaque 
jour,  en  gros  caractères,  à  la  suite  des  annonces  de 
tous  les  autres  spectacles  de  Paris,  «  théâtre  des 
Nouveautés,  mauvaise  salle,  mauvaise  pièce,  mau- 
vais acteurs  !  !  !  »  —  L'Opéra  Comique  a  hérité  de  la 
Salle,  espérons  que  le  Pandore  n'aura  pas  été  pro- 
phète, insecula  seculorum^. 

Mais  espérons  surtout  que  le  moment  n'est  pas 
éloigfné  où  nous  aurons  enfin  un  véritable  théâtre 
lyrique-  dirigé  par  des  hommes  éclairés,  qui  feront 
grandement  la  part  du  passé,  du  présent  et  de 
l'avenir,  et  qui  au  lieu  de  reléguer  dans  l'oubli  et 
d'exclure  à  la  fois  les  œuvres  consacrées,  et  les 
jeunes    compositeurs,     ambitieux    d'agrandir    leur 


1.  La  France  départementale  contenait  dernièrement  un  article 
sur  les  théâtres,  que  d'autres  journaux  politiques  ont  cité  par 
fragments,  et  dont  la  conclusion  était,  qu'il  devenait  urgent 
d'augmenter  la  subvention  de  V  Opéra-Comique.  Les  raisons  allé- 
guées en  faveur  de  cette  opinion,  nous  semblent  parfaitement 
valides.  {Note  de  Liszt.) 

2.  L'Opéra  s'éloigne  de  plus  en  plus  de  son  but  lyrique;  les 
machines,  les  décors,  les  costumes  et  le  ballet  tendent  à  absorber 
presqu'entièrement  la  musique.  «  On  voudrait  bien  se  passer  de 
moi,  disait  Meyerbeer,  la  musique  n'est  qu'un  hors-d'œuvre,  »  au 
pachalick  de  la  rue  Lepelletier. 

M.  Fétis,  dans  un  excellent  feuilleton  du  Temps,  a  fait  res- 
sortir la  proche  parenté  et  quantité  de  points  de  ressemblance 
entre  le  Cirque-Olympique  et  V Académie  royale  de  musique.  {Note 
de  Liszt.) 

I ISZT.  4 


00  PAGES    nOMAXTIQUES 

nom,  ouvriront  une  vaste  carrière  et  appelleront  au 
concours  tous  les  genres,  toutes  les  illustrations, 
toutes  les  capacités,  toutes  les  grandeurs  vieilles 
ou  nouvelles,  tout  ce  qui  enfin,  hommes  ou  choses, 
a  force,  valeur  et  vie. 

C'est  le  vœu  des  artistes  les  plus  avancés.  La 
réalisation  tient  trop  visiblement  au  progrès  de 
l'art  et  aux  intérêts  du  public,  pour  qu'elle  ne  soit 
prochaine. 

DES  SOCIÉTÉS  PHILHARMONIQUES 

L'été  dernier  j'habitais  un  petit  manoir  aux 
environs  de  ***.  Plusieurs  personnes  de  cette  ville' 
me  demandèrent  obligeamment  d'y  donner  un 
concert.  Je  remerciai  et  refusai,  en  protestant  de 
mon  aversion  profonde  pour  les  concerts  en  général 
et  de  mon  antipathie  particulière  pour  les  concerts 
de  province,  où  il  n'est  presque  jamais  possible 
de  réunir  les  éléments  d'un  programme  passable*. 
Néanmoins,  malgré  mes  refus  et  mes  dénégations 
positives,  le  bruit  courut  dans  le  pays  qu'un  grand 
concert  vocal  et  instrumental  à  mon  bénéfice  devait 


1.  A  moins  de  s'y  prendre  à  la  façon  d'un  artiste  célèbre  qui 
parcourut  toutes  les  villes  de  l'Europe  et  y  donna  des  concerts 
ainsi  composés  :  1°  Ouverture  (on  ne  l'exécutait  pas  faute  de 
musiciens)  ;  2°  Concerto  composé  et  exécuté  par  M***;  3°  Morceau 
de  chant  par  le  même  \  V  Fantaisie  brillante  sur  des  airs  favoris, 
composée  et  exécutée  par  le  même;  5°  Morceau  d'harmonie  (le 
manque  total  d'instruments  à  vent  forçait  nécessairement  à  s'en 
passer);  6°  Romances  et  Nocturnes  chantées  par  le  même.  (Note  de  I 
Liszt.) 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  5l 

avoir  lieu  incessamment.  Beaucoup  d'amateurs  des 
alentours  firent  retenir  des  places;  les  demandes, 
et  j'oserais  dire  les  sollicitations  redoublèrent  de 
jour  en  jour;  mes  amis  enfin,  auxquels  leur  gra- 
cieuse hospitalité  donnait  des  droits  sur  moi,  se 
mirent  du  complot  et  me  pressèrent  tant,  que  de 
guerre  lasse,  je  promis  tout  ce  que  bon  leur  sem- 
blait et  nous  convînmes  de  faire  chacun  notre  pos- 
sible pour  arranger  une  soirée  musicale  telle  quelle, 
dont  le  produit  serait  versé  dans  la  caisse  des 
indigents. 

Aussitôt  que  le  directeur  de  la  société  philharmo- 
nique de  ***  fut  informé  de  notre  détermination, 
il  vint  m'offrir,  avec  une  excessive  bienveillance, 
l'assistance  de  ses  faibles  moyens  (c'est  la  phrase 
d'usage)  ainsi  que  le  concours  actif  de  la  société 
qu'il  avait  l'honneur  de  diriger. 

«  Si  vous  le  désirez,  me  dit-il,  nous  exécuterons 
des  symphonies,  des  concertantes,  des  ouvertures; 
celle  de  la  Sémiramide,  de  Robin  des  Bois  ou 
de  la  Caravane  par  exemple?...  ces  sortes  de 
morceaux  donnent  toujours  du  relief  h  un  pro- 
ïramme.  » 

Je  restais  ébahi  de  la  magnificence  de  ses  pro- 
messes et  je  crus  ne  pouvoir  assez  lui  témoigner  ma 
reconnaissance. 

M.  le  Directeur  devint  de  plus  en  plus  confiant 
:t  éloquent.  Pendant  une  grande  demi-heure  il  ne 
îessa  de  me  parler  des  merveilles  de  la  société 
)hilharmonique,    il    me    raconta  sa  fondation,    ses 


52  PAGES    ROMANTIQUES 

accroissements  constants;  et  je  l'écoutais  avec  ravis- 
sement. De  temps  à  autre,  j'osais  me  permettre 
quelques  questions  relatives  à  la  composition  et  aux 
statuts  de  la  société.  Tl  y  répondit  complaisamment 
et  me  donna  tous  les  renseignements  que  je  désirai. 

Je  le  priai  enfin  de  bien  vouloir  me  faire  con- 
naître en  détail  Veffectif  du  cadre  des  musiciens 
qu'il  avait  sous  ses  ordres,  depuis  les  violons  jus- 
qu'aux timbales.  Il  le  fît  sans  hésiter. 

Qu'on  me  permette  de  transcrire  ici  littérale- 
ment une  partie  de  ses  naïfs  aveux. 

«  En  fait  de  premiers  violons,  me  dit-il,  il  y  a 
moi,  mon  fils  et  M***.  Comme  seconds  un  chirur- 
gien de  l'armée  en  retraite  et  un  notaire. 

«  Des  altos,  nous  en  avons  un. 

«  Des  violoncelles,  idem.  —  C'est  un  vieil 
employé  de  la  mairie. 

«  La  contre-basse  manque.  Cette  espèce  d'instru- 
ment n'a  jamais  pu  s'acclimater  dans  ce  départe- 
ment. 

«  Quant  aux  instruments  h  vent,  c'est  là  un  peu 
notre  faible.  Nous  avons  bien  un  monsieur  qui  joue 
de  la  flûte,  mais  il  est  toujours  malade;  nous  possé-lt 
dons   aussi  une  clarinette,  mais  je  crains  que  so: 
instrument  ne  soit  en   ce  moment  en  réparation 
Paris. 

«    Pour    le   cor,    par   exemple,   il   est   excellent. 
C'est  un  jeune  homme  qui  ira  loin.  Aussi,  nous  lei 
chargeons  toujours  de  toutes  les  parties  restantes.  »  :. 

Ces  parties  restantes  n'étaient  qu'au  nombre  d<  i 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  53 

douze  OU  quinze  (hautbois,  bassons,  trompettes, 
trombones,  etc.,  etc.,  —  tous  instruments  et  instru- 
mentistes inconnus  à  ***)  que  le  pauvre  diable  de 
cor  avait  la  complaisance  de  remplacer  quand  faire 
se  pouvait. 

Qu'on  juge  du  désappointement  que  me  causa 
l'indiscrète  énumération  des  pa/'ties  de  notre  direc- 
teur. Je  ne  savais  que  faire  ni  que  dire.  Le  concert 
projeté  me  paraissait  complètement  irréalisable,  et 
j'étais  sur  le  point  d'y  renoncer,  lorsqu'un  secours 
inespéré  nous  arriva  à  l'improviste  et  mit  fin  à  ma 
pénible  anxiété.  Des  artistes  de  Paris,  se  trouvant 
momentanément  à  quelques  lieues  de  ***,  voulurent 
bien  nous  rejoindre  et  nous  prêter  main-forte. 
Grâces  à  leur  obligeance,  nous  parvînmes  à  orga- 
niser un  concert  excellent,  qui  fit  époque  dans  les 
fastes  musicales  du  pays. 

Quoique  la  plupart  des  sociétés  philharmoniques 
aient  assez  d'analogie  avec  celle  de  ***,  elles  con- 
tribuent cependant  à  propager,  k  stimuler  le  goût 
musical  en  France.  Ces  sortes  de  sociétés,  qui 
forment  pour  ainsi  dire  la  garde  nationale  de  la 
musique,  se  sont  singulièrement  multipliées  depuis 
quelques  années.  Ce  qui  leur  manque  surtout,  c'est 
un  généralissime  et  un  état-major. 

Jusqu'à  ce  jour,  nonobstant  le  dévouement  et 
les  tentatives  d'amélioration  de  plusieurs  membres, 
tant  artistes  qu'amateurs,  elles  sont  demeurées 
pauvres,  mesquinement  stationnaires,  faute  de 
direction  et  de  discipline. 


54  PAGES    ROMAXTIQUES 

Pour  leur  faire  acquérir  toute  l'importance 
qu'elles  devraient  avoir,  et  rendre  leur  action  elfi- 
cace  et  progressive,  il  faudrait  : 

1°  Organiser  sur  le  pied  de  guerre  et  maintenir 
au  grand  complet  les  cadres  de  l'orchestre  et  des 
chœurs.  Les  exercer  fréquemment  par  des  répéti- 
tions graduées  avec  intelligence,  tantôt  particu- 
lières et  spéciales,  tantôt  générales   et  complètes. 

2°  Créer  des  écoles  et  des  bibliothèques  de 
musique.  Attacher  aux  premières  des  professeurs 
capables,  et  souscrire,  pour  les  secondes,  aux  publi- 
cations musicales  de  France  et  de  l'étranger. 

3°  Etablir  des  réunions  générales  tous  les  cinq 
ou  six  ans;  fonder  des  prix  pour  les  ouvrages 
sérieux;  fixer  un  honoraire  acceptable  pour  les 
artistes  distingués  dont  le  séjour  ne  serait  que  pas- 
sager dans  les  provinces,  et  qui  se  feraient  entendre 
dans  les  concerts  de  la  société  etc.,  etc. 


DES  CONCERTS 

Quoi  de  plus  ennuyeux,  de  plus  mortellement 
ennuyeux  que  les  trois-quarts  des  concerts?  Qui 
n'en  a  fait  la  triste  expérience?  «  Sonate,  que  me 
veux-tu?  »  disait  Fontenclle,  mais  plût  à  Dieu  que 
l'on  consentît  à  nous  donner  des  sonates,  même 
des    sonates  de    Pleyel  '   et   de    Jarnowick^   s'il   le 

1.  PleYel(17r>7-1831V 

2.  .larnowick  (Giovanni  Mane  Giornovichj,  dit),  violoniste, 
(1745-1804). 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  OO 

fallait,  en  échange  des  romances  de  ]\r**,  du  duo 
à'Elisa  e  Claudio  *  (vingt-millième  édition),  de  la 
Violette  de  M.  Herz"  et  de  tant  d'autres  fastidieux 
réchauffés  ou  pot-pourris  (plus  que  pourris)  qui 
nous  crispent  les  oreilles  en  tous  lieux. 

J'ai  esquissé  plus  haut,  à  propos  des  concerts  du 
Conservatoire,  un  programme  de  concerts  et  de 
séances  musicales  qui  me  paraît  de  nature  à  con- 
tenter les  plus  difficiles.  Qu'on  veuille  bien  le 
mettre  en  parallèle  avec  les  programmes  quotidiens, 
et  l'on  s'apercevra  aisément  de  l'insuffisance  et  de 
l'impitoyable  monotonie  de  ceux-là. 

Je  n'entreprendrai  pas  de  démontrer,  e.r/^/*o/èsso, 
la  pénurie  de  la  majorité  des  concerts  publics, 
autrement  appelés  aussi  matinées  ou  soirées  musi- 
cales, et  où  la  musique  ne  sert  actuellement  que  de 
prétexte.  C'est  chose  aussi  incontestable  qu'incon- 
testée et  tout  ce  que  je  pourrais  dire  à  cet  égard 
est  senti  par  tous  et  partout. 

Les  gens  du  monde  et  les  artistes  sont  également 
fatigués,  excédés  de  cette  multitude  de  concerts 
borgnes,  discordants,  donnés  par  spéculation  et 
piteusement  composés  de  je  ne  sais  quel  ramassis 
de  morceaux  communs  et  plats,  exécutés  par  des 
musiciens  plus  communs  et  plus  plats  encore,  qui, 
en  dépit  de  deux  cents  affiches,  vertes,  jaunes, 
rouges  ou  bleues  proclament  infatigablement  leur 


1.  Opéra  de  Mercadanle  (17U5-1870). 

2.  Henri  Herz  (1806-1888). 


56  PAGES    ROMANTIQUES 

célébrité  aux  deux  cents  coins  de  Paris,  sont  néan- 
moins condamnés  à  garder  à  tout  jamais  l'anonyme. 

Je  ne  m'arrêterai  guère,  non  plus,  au  sujet  des 
innombrables  concerts  particuliers  que  les  Anglais 
et  les  Allemands  appellent  private  concerts,  et  qui, 
chez  nous  du  moins,  sont  ordinairement  privés 
d'intérêt  et  de  sens.  Ces  réunions  d'ailleurs  ne  sont 
pas  tout  à  fait  du  ressort  de  la  critique  d'un  journal 
et  aussi  bien,  si  nous  en  exceptons  deux  ou  trois 
salons  véritablement  artistes  (comme  on  dit  aujour- 
d'hui) : 

«  Le  reste  ne  vaut  pas  l'honneur  d'être  nommé». 
Mais  un  point  sur  lequel  on  n'a  pas  suffisamment 
appelé  l'attention,  et  que  je  me  fais  un  devoir  de 
signaler,  c'est  l'extrême  difficulté,  les  nombreux 
obstacles  que  les  artistes  supérieurs  rencontrent 
inévitablement  dans  l'organisation  d'un  concert  et 
qui  font  que  beaucoup  d'entre  eux  y  renoncent. 
Ces  obstacles  sont  tels  qu'ils  équivalent  presque  à 
une  impossibilité  absolue.  —  Je  m'explique. 

Pour  donner  un  concert,  il  faut  de  toute  néces- 
sité, une  salle  et  des  musiciens.  Or,  ces  deux 
choses  physiquement  et  moralement  indispensables 
manquent  à  Paris.  Cela  paraît  incroyable,  fabuleux, 
et,  cependant  rien  n'est  plus  exact.  Deux  règlements, 
deux  privilèges,  fourniront  la  preuve  irrécusable  de 
cette  assertion. 

1°  Le  privilège  que  s'est  réservé  la  Société  des 
Concerts  d'avoir  à  elle  seule  exclusivement,  pendant 
les    quatre    mois    de    la  saison    musicale   (janvier, 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  5'J 

février,  mars,  avril),  la  salle  des  Menus-Plaisirs, 
dont  elle  n'a  besoin  que  pour  huit  matinées  au 
plus  K 

2°  Le  privilège  abusif,  le  règlement  absurde  du 
théâtre  Italien  et  de  ÏOpér'a,  en  vertu  desquels  il 
est  défendu  expressément  sous  peine  d'énormes 
amendes  à  tous  les  chanteurs  et  à  toutes  les  canta- 
trices attachés  à  ces  deux  entreprises  de  se  faire 
entendre  dans  aucun  concert  '. 

Je  ne  prétends  contester  le  droit  d'user  et 
d'abuser  à  personne,  et  moins  encore  à  MM.  les 
directeurs  de  théâtres  qu'à  tout  autre.  La  j-aison  et 
la  logique  de  ces  hauts  personnages  m'écraseraient 
net.  Ainsi,  bien  loin  de  leur  chercher  querelle,  je 
ne  fais  qu'exposer  au  grand  jour  la  sagesse  de  leur 
règlement  afin  de  remplir  ma  tâche  qui  est  de 
donner   au  public   connaissance  de  quelques-unes 

1.  On  sait  que  cette  salle  est  la  seule  convenable  pour  les  con- 
certs d'un  certain  ordre.  Ni  la  salle  Cléry,  louée  d'abord  par 
l'abbé  Ghàtel  et  tombée  depuis  entre  les  mains  des  commissaires- 
priseurs,  ni  celle  du  Vauxhalle  que  son  éloignement  et  les  desti- 
nations successives  qu'elle  a  subies  ont  fait  oublier  aux  dilettanti, 
ni  même  celle  de  l'Hôtel  de  Ville,  à  la  vérité  très  favorable  à 
la  musique  et  libéralement  accordée  par  M.  le  Préfet,  ne  rem- 
plissent les  conditions  voulues.  [Note  de  Liszt.)  La  salle  des 
Menus-Plaisirs  n'est  autre  que  celle  du  Conservatoire. 

2.  On  sait  encore  que  tous  les  chanteurs,  toutes  les  cantatrices 
de  talent  sont  sous  la  tutelle  de  MM.  Véron  et  Robert  et  que  par 
conséquent,  interdire  aux  artistes  de  VOpéra  et  des  Italiens  de 
chanter  ailleurs  qu'au  théâtre,  c'est  détruire  ridiculement  la 
partie  vocale  des  concerts.  Nous  concevons  à  peine  que  les  artistes 
remarquables  auxquels  il  appartiendrait  de  faire  la  loi  à  l'en- 
trepreneur se  soient  ainsi  laissé  lier  pieds  et  poings  par  un 
règlement  qui  les  sépare  de  leurs  frères  et  leur  défend  tout  échange 
de  services  d'amitié.  (Id.) 


58  PAGES    ROMANTIQUES 

des  tribulations  et  des  entraves  qui  arrêtent  les 
malheureux  artistes  fatalement  prédestinés  à  donner 
concert. 


DE  L'ENSEIGNEMENT  ET  DE  LA  CRITIQUE 

Ces  deux  choses  se  valent,  elles  sont  presque 
également  erronées,  incomplètes,  routinières  ou 
niaises  et  risibles. 

La  dignité  et  les  nombreux  devoirs  de  l'ensei- 
gnement et  de  la  critique  (qui  n'est  qu'un  ensei- 
gnement général)  ne  sont  compris  que  d'un  bien 
petit  nombre.  Pour  la  plupart  des  maîtres  et  des 
critiques  de  profession,  ils  n'ont  guère  souci  de  ce 
qu'ils  font  ou  de  ce  qu'ils  disent.  Que  leur  importe 
l'art,  son  progrès  et  son  agrandissement  social  :  ces 
mots  sonnent  mal  à  leurs  oreilles.  Ils  voudraient 
les  rayer  du  dictionnaire.  Avant  tout  ils  sont 
hommes  de  métier  et  de  marchandise.  Et  en  les 
qualifiant  de  ce  titre,  nous  croyons  leur  accorder 
plus  qu'ils  ne  méritent,  car,  pour  exercer  un  métier, 
pour  pratiquer  l'art  de  menuisier,  de  boulanger,  de 
teinturier,  il  faut  un  apprentissage  préalable,  tandis 
que  ces  messieurs  ne  prennent  que  rarement  cette 
précaution.  Un  bon  tiers  d'entre  eux  ne  connaît 
qu'à  peipe  les  notes  et  les  clefs  :  —  ceux-là  ne  sont 
pas  les  moins  influents.  N'imaginezpas  de  demander 
aux  autres  s'ils  ont  jamais  songé  sérieusement  à 
s'occuper  de  l'histoire  ou  de  la  philosophie  de  la 
musique,    s'ils    prennent    la    peine    d'étudier    les 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  69 

meilleurs  auteurs,  d'examiner  et  de  comparer  les 
méthodes  d'enseignement,  les  partitions,  les  compo- 
sitions marquantes,  etc.,  etc.;  autant  vaudrait  leur 
demander  des  détails  sur  les  habitants  de  la  Lune. 
A  quoi  bon,  vous  répondront-ils,  se  tourmenter 
l'esprit  de  toutes  ces  choses  vagues  et  contradic- 
toires; «  nous  n'avons  besoin  ni  de  science  pour 
enseigner,  ni  de  cT'iterium  pour  critiquer;  —  nous 
faisons  de  la  critique  et  nous  professons.  Ne  suffit-il 
pas  d'avoir  des  oreilles  pour  juger  et  de  manquer 
d'argent  pour  professer.   » 

Ainsi,  le  premier  cuistre  venu  s'intitule  profes" 
seur,  du  même  droit  à  la  vérité  que  tant  de  gagne- 
pain  et  de  grippe-sous,  ses  honorables  collègues. 
Quelques-uns  de  ces  artistes  cumulent  les  hono- 
raires du  professorat  et  du  journalisme.  Néan- 
moins le  feuilleton  se  recrute  plus  habilement  dans 
cette  population  d'incapacités  spéciales,  d'eunuques 
envieux  ou  oisifs,  en  gants  jaunes  ou  sales,  possé- 
dant des  beaux  tilburis  ou  battant  impertinemment 
le  pavé,  population  d'une  haute  importance,  juge 
souverain  du  beau,  du  laid,  du  succès,  de  la  chute 
et  qu'on  peut  regarder  et  admirer,  se  promener 
elle-même,  comme  le  grand  roi,  au  foyer  des  Bouffes 
et  de  l'Opéra. 

N'est-ce  pas  pitié  que  de  voir  une  belle  œuvre 
exposée  aux  bâillements  ineptes,  aux  observations 
plaisantes  et  tranchantes  de  ces  individus  qui  le 
lendemain  octrovent  leur  ignorance  et  leur  sotte 
partialité  au  public... 


6o  PAGES    ROMANTIQUES 

Saus  Joute  que  des  hommes  d'un  grand  mérite 
professent  et  écrivent;  mais  outre  qu'ils  sont  exces- 
sivement rares,  ce  sont  précisément  eux  que  nous 
pourrions  appeler  en  témoignage.  Plus  que  nous 
encore  ils  sont  convaincus  et  affligés  du  vide,  des 
non-sens  et  des  abus  de  l'enseignement  et  de  la 
critique  dans  leur  état  présent. 

Sans  doute  aussi  que  pour  y  remédier,  (en 
partie  du  moins),  il  serait  nécessaire  que  nul 
ne  pût  s'arroger  le  droit  de  professer  et  d'exercer 
publiquement  les  fonctions  de  critique  sans  avoir 
passé  un  examen  préparatoire  et  obtenu  un 
diplôme. 

Mais  je  n'ose  plus  rien  dire  ni  proposer  à  ce 
sujet,  de  peur  de  me  brouiller  tout  à  fait  avec 
d'honorés  collègues  et  d'attirer  sur  moi  les  ven- 
geances implacables  de  la  critiquaille  et  du  feuille- 
tonisme. 


DE    LA    MUSIQUE    RELIGIEUSE 

«  11  est  triste  partout  de  ne  voir  que  le  mal  » 
et  d'avoir  sans  cesse  la  plainte  et  le  mécontente- 
ment à  la  bouche.  Mais  où  aller  et  que  faire  pour 
échapper  à  cette  nécessité  de  notre  temps? 

Entendez-vous  ce  beuglement  stupide  qui  retentit 
sous  la  voûte  des  cathédrales?  qu'est-ce  que  cela? 
c'est  le  chant  de  louange  et  de  bénédiction  que 
l'épouse  mystique  adresse  h  Jésus-Christ,  —  c'est 


DE    LA    SITUATION"    DES    AI'.TISTES  6l 

la  psalmodie  barbare,  pesante,  ignoble,  des  chan- 
tres de  paroisse. 

Que  leurs  voix  sont  fausses,  rauques,  abomi- 
nables; que  cet  accompagnement  (à  tort  et  à 
travers)  de  buccin  et  de  basse  ronflante  est  hideux 
et  repoussant;  —  ne  dirait-on  pas  de  monstrueux 
insectes  bourdonnant  dans  un  cadavre? 

Et  l'orgue,  —  l'orgue,  ce  pape  des  instruments,  cet 
Océan  mystique  qui  naguère  baignait  si  majestueu- 
sement l'autel  du  Christ,  et  y  déposait  avec  ses 
flots  d'harmonie  les  prières  et  les  gémissements  des 
siècles,  —  l'entendez-vous  maintenant  se  prostituer 
à  des  airs  de  Vaudeville  et  même  à  des  galops?... 
Entendez-vous,  au  moment  solennel  où  le  prêtre 
élève  l'hostie  sainte,  entendez-vous  ce  misérable 
organiste  exécuter  des  variations  sur  Di  piacer  mi 
balza  il  cor  ou  Fra  Diavolo. 

O  honte  !  ô  scandale  !  quand  cesserez-vous  de 
vous  renouveler  chaque  dimanche,  chaque  fête  dans 
toutes  les  églises  de  Paris  et  dans  toutes  les  villes 
des  quatre-vingt-six  départements  de  France? 
Quand  chassera-t-on  du  lieu  saint  ces  bandes  de 
gueulards  ivres?...  Quand  aurons-nous  enfin  de  la 
musique  religieuse? 

De  la  musique  religieuse!...  mais  nous  ne  savons 
plus  ce  que  c'est.  Les  grandes  conceptions  de  ce 
genre  des  Palestrina,  des  H.-endel,  des  Marcello, 
des  Haydn,  des  Mozart,  n'ont  qu'à  peine  une  exis- 
tence de  biblothèque.  Jamais  ces  chefs-d'œuvre  ne 
soulèvent  la  poussière  qui  les  recouvre!  Jamais  leur 


62  PAGES    ROMANTIQUES 

verbe  ne  se  fait  chair,  soit  pour  frapper  de  ter- 
reur et  d'étonnement,  soit  pour  enchanter  reli- 
gieusement la  foule  prosternée  devant  le  saint 
des  saints. 

Ce  n'est  pas  qu'on  les  oublie  ou  qu'on  les 
méprise.  Non,  la  raison  de  leur  silence  est  plus 
grave,  plus  profonde.  Nous  ne  savons  plus  ce  que 
cest  que  la  musique  religieuse;  et  comment  en 
serait-il  autrement?... 

Le  pouvoir  spirituel  du  moyen  âge*,  ce  pouvoir  si 
grandiose  et  souvent  si  bienfaisant  au  temps  de  ses 
splendeurs,  semblable  maintenant  au  roseau  cassé, 
au  lumignon  qui  fume  à  peine,  n'a  plus  en  lui  la 
lorce  de  repousser  de  vigoureuses  racines  dans  le 
sol,  et  d'illuminer  cieux  et  terre  par  de  flamboyantes 
et  miraculeuses  gerbes  d'or.  Depuis  longtemps  la 
direction  du  mouvement  social  lui  a  échappé. 
L'église  catholique  uniquement  occupée  h  balbutier 
sa  lettre  morte  et  à  prolonger  dans  l'aisance  sa 
dégradante  caducité,  —  ne  sachant  qu'exclure  et 
anathématiser  là  où  il  faudrait  bénir  et  encourager, 
—  dépourvue  du  sentiment  des  besoins  profonds 
qui  travaillent  les  générations  nouvelles,  ne  com- 
prenant rien  ni  à  la  science  ni  à  l'art,  et  n'ayant  rien, 
ne  pouvant  rien,  pour  apaiser  cette  faim  et  cette 
soif  de  justice,  de  liberté  et  de  charité  qui  nous 
tourmente,  l'église  catholique,  telle  quelle  s'est 
faite,  telle  que  la   voilà  souffletée  à  la  fois  sur  les 

1.  Cf.  Aujruste  Goiule. 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  63 

deux  joues  par  les  rois  et  les  peuples,  dans  les 
antichambres  et  sur  la  place  publique,  cette  église, 
disons-le  sans  détour,  s'est  entièrement  aliéné  le 
respect  et  l'amour  de  la  société  actuelle.  Le  peuple, 
l'art,  la  vie,  se  sont  retirés  d'elle;  et  il  semble  que 
sa  destinée  soit  de  périr  dans  le  délaissement  et 
l'abandon!*  D'un  autre  côté  le  pouvoir  temporel 
toujours  plus  ou  moins  ouvertement  en  état  d'hos- 
tilité avec  l'église,  a  définitivement  divorcé  avec 
elle  en  juillet.  La  royauté  citoyenne  et  bourgeoise, 
économe,  prudente  par  nature  et  par  nécessité, 
forcée  de  défendre  son  terrain  pied  à  pied,  sans 
cesse  chicanée,  tracassée,  harcelée  de  toute  part, 
cette  pauvre  royauté  n'a  ni  le  temps  ni  la  volonté 
de  s'embarrasser  des  choses  qui  sont  à  la  fois  du 
domaine  du  culte  et  de  l'art. 

Au  delà  du  Rhin,  il  est  vrai,  tous  les  princi- 
picules,  ducs,  grands-ducs,  roitelets  et  potentats 
tiennent  à  honneur  d'avoir  une  chapelle  et  des 
maîtres  de  chapelle-.  Mais  en  France  la  loi  étant 
athée.  Sa  Majesté  Louis-Philippe  qui  ne  va  que  peu 
ou  point  à  la  messe,  a  pensé  avec  raison  qu'une 
chapelle  était  de  trop,  et  que  les  musiciens  deve- 
naient des  sinécuristes.  11  s'est  donc  dépêché  dès 
les  premiers  jours  de  son  avènement  au  trône,  de 


1.  Cette  diatribe  contre  l'église  catholique  est  certainement  ins- 
pirée à  Liszt  par  l'excommunication  de  Lamennais. 

2.  Spohr  et  Hummel  sont  attachés  en  cette  qualité,  le  premier 
à  la  cour  de  Hesse,  le  second  à  celle  de  Saxe-Weymar,  Haydn 
dirigeait  la  chapelle  du  prince  Esterhazy.  (Note  de  Liszt.) 


64  PAGES    ROMANTIQUES 

congédier  aumôniers  et  artistes  en  signifiant  à  sa 
famille  que  désormais  le  plain-chant  de  Saint  Rocli 
était  assez  harmonieux  pour  elle. 

Assurément,  c'est  la  une  de  ces  mille  et  une 
hontes  de  V ordre  de  choses  qui  suffirait  à  elle  seule 
pour  soulever  notre  indignation.  Mais  une  fois  en 
train,  le  vandalisme  bourgeois  ne  s'arrête  pas  en 
chemin;  il  va  vite  en  besogne.  Les  réformes  écono- 
miques pleuvent  de  droite  et  de  gauche.  La  disso- 
lution de  l'école  Choron*  suivit  de  près  la  dissolu- 
tion de  la  chapelle.  De  peur  d'être  accusé  de  Jésui- 
tisme, on  mit  à  la  porte  des  Tuileries  MM.  Chéru- 
bin!, Plantade,  Lesueur,  avec  leurs  messes,  leur 
reqiiiems,  et  cela  fait,  sans  perdre  de  temps,  on 
profita  de  l'occasion  pour  rayer  de  la  liste  civile  la 
modique  pension  de  l'institution  de  la  rue  de 
Vaugirard,  dont  l'utilité  et  les  services  étaient 
généralement  appréciés,  et  qui,  par  suite  de  cette 
royale  et  pitoyable  lésinerie,  fut  hors  d'état  de  con- 
tinuer ses  travaux. 

Au  reste  tout  cela  est  bien  conséquent  et  prouve 
jusqu'à  l'évidence  que  les  arts  sont  protégés  et  la 
situation  des  artistes  grandement  digne  d'envie  ! 


1.  Choron  (1772-1834)  avait  fondé  une  Institulion  royale  du 
musique  classique  et  religieuse,  subventionnée  de  1824  à  1830  par 
le  gouvernement  de  Charles  X  et  qui  survécut  peu  à  la  révolution 
de  Juillet. 


DE    LA    SITUATION    DES    AUTISTES  65 


I 


'Les  dieux  s'en  vont,  les  rois  s'en  vont,  mais 
Dieu  reste  et  les  peuples  surgissent.  Ne  désespé- 
rons donc  point  de  l'art. 

D'après  une  loi  adoptée  par  la  Chambre  des 
députés  en  1834,  la  musique  devra  être  enseignée 
prochainement  dans  les  écoles.  Nous  nous  félicitons 
de  ce  progrès,  et  nous  l'acceptons  comme  gage  d'un 
progrès  plus  vaste  et  dont  l'influence  sur  les  masses 
tiendra  du  prodige. 

Nous  voulons  parler  d'une  régénération  de  la 
musique  religieuse. 

Quoique  par  ce  mot  on  ne  désigne  ordinairement 
que  la  musique  exécutée  à  l'église  pendant  les 
cérémonies  du  culte,  je  le  prends  ici  dans  sa  plus 
large  acception. 

A  l'époque  où  le  culte  exprimait  et  satisfaisait  à 
la  fois  les  croyances,  les  besoins  et  les  sympathies 
des  peuples,  alors  que  les  hommes  et  les  femmes 
cherchaient  et  trouvaient  à  l'église  un  autel  pour 
s'agenouiller,  une  chaire  pour  nourrir  leurs  esprits 
et  un  spectacle  qui  récréait  et  exaltait  saintement 

1.  Les  lignes  suivantes  sont  extraites  d'un  long  article  fait  en 
1834,  dans  le  but  de  dénaontrer  la  nécessité  d'ouvrir  un  concours 
pour  la  composition  poétique  et  musicale  des  airs,  cantiques, 
chants  et  hymnes  nationaux,  moraux,  politiques  et  religieux  qui 
devront  être  enseignés  dans  les  écoles.  Cet  article,  oublié  depuis, 
pourra  peut-être,  en  temps  et  lieux,  se  transformer  en  pétition* 
(Sote  de  Liszt.) 

LISZT.  5 


66  PAGES    ROMAXÏIQUIÎS 

leurs  sens,  la  musique  religieuse  n'avait  qu'à  se 
renfermer  dans  la  mystérieuse  enceinte  et  pouvait  se 
contenter  de  servir  d'accompagnement  aux  magnifi- 
cences de  la  liturgie  catholique. 

Aujourd'hui  que  l'autel  craque  et  chancelle, 
aujourd'hui  que  la  chaire  et  les  cérémonies  reli- 
gieuses sont  devenues  matières  à  doute  et  à  raillerie, 
il  faut  nécessairement  que  l'art  sorte  du  temple, 
qu'il  s'étende  et  accomplisse  au  dehors  ses  larges 
évolutions. 

Comme  autrefois,  et  plus  même,  la  musique  doit 
s'enquérir  du  peuple  et  de  Dieu,  aller  de  l'un  à 
l'autre;  améliorer,  moraliser,  consoler  l'homme, 
bénir  et  glorifier  Dieu. 

Or,  pour  cela  faire,  la  création  d'une  musique 
nouvelle  est  imminente,  essentiellement  religieuse, 
forte  et  agissante,  cette  musique  qu'à  défaut  d'autre 
nom  nous  appellerons  humanitaire  résumera  dans 
de  colossales  proportions  le  théâtre  et  l'église.  Elle 
sera  à  la  fois  dramatique  et  sacrée,  pompeuse  et 
simple,  pathétique  et  grave,  ardente  et  échevelée, 
tempétueuse  et  calme,  sereine  et  tendre, 

La  Marseillaise  qui  mieux  que  les  récits  fabuleux 
des  Hindous,  des  Chinois  et  des  Grecs,  nous  a 
prouvé  la  puissance  de  la  musique,  la  Marseillaise 
et  les  beaux  chants  de  la  Révolution,  en  ont  été  les 
terribles  et  glorieux  préambules. 

Oui,  n'en  doutons  pas,  bientôt  nous  entendrons 
éclater  dans  les  champs,  les  hameaux,  les  villages, 
les  faubourgs,    les  ateliers  et  dans  les  villes,    des 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  67 

chants,  des  cantiques,  des  airs,  des  hymnes  natio- 
naux, moraux,  politiques,  religieux,  faits  pour  le 
peuple,  enseignés  au  peuple,  chantés  par  les  labou- 
reurs, les  artisans,  les  ouvriers,  les  garçons  et  les 
filles,  les  hommes  et  les  femmes  du  peuple. 

Tous  les  grands  artistes,  poètes  et  musiciens, 
fourniront  leur  contingent  à  ce  répertoire  populaire 
incessamment  renouvelé.  L'état  décernera  des  hon- 
neurs, des  récompenses  publiques,  à  ceux  qui  auront 
été  comme  nous'  trois  fois  aux  concours  généraux; 
et  toutes  les  classes  enfin,  se  confondront  dans  un 
sentiment  commun,  religieux,  grandiose  et  sublime. 

Ce  sera  le  fiât  lux  de  l'art. 

Vienne,  vienne  donc  une  ère  glorieuse  où  l'art  se 
complète  et  se  développe  à  la  fois  sous  toutes  ses 
faces,  et  s'élève  au  plus  haut  degré  en  unissant 
fraternellement  les  hommes  dans  de  ravissantes 
merveilles.  Vienne  le  temps  où  l'inspirateur  ne  sera 
plus  pour  l'artiste  cette  eau  amère  et  fugitive  qu'il 
trouve  à  grand  peine,  après  avoir  creusé  dans  un 
sable  stérile,  mais  où  elle  s'épanchera  comme  une 
source  inépuisable  et  vivifiante.  Vienne,  oh  !  vienne 
l'heure  de  délivrance  où  le  poète  et  le  musicien  ne 
diront  plus  «  le  public  »  mais  le  peuple  et  Dieu*  m. 


1.  sic  dans  le  texte  :  il  faut  lire  sems  doute  :  <  couronnés  trois 
fois.  » 

2.  L'inspiration   lamennaisienne  est  trop  sensible  dans  ce  der- 
nier fragment  pour  qu'il  y   ait  besoin   de   faire  plus  que  de  la 

ignaler. 


68  FAGES    ROMANTIQUES 


*  Résumons  ce  qui  a  été  dit  précédemment. 

Au  point  de  vue  où  nous  nous  sommes  placés  (et 
il  est  superflu  de  dire  que  ce  n'est  point  par  caprice 
que  nous  l'avons  choisi  mais  uniquement  pour  le 
besoin  de  nous  élever  à  la  plus  complète  intelli- 
gence des  faits)  nous  avons  remarqué  de  toute 
part  : 

Souffrances,  abaissement,  amertumes,  misère, 
solitude  et  persécution, 

POUR   l'artiste  ; 

Entraves,  exploitation,  réformes  économiques, 
établissements  incomplets  ou  vicieux,  baillons  et 
menottes, 

POUR  l'art; 

De  toutes  parts  aussi,  dans  toutes  les  classes  de 
musiciens  exécutants,  professeurs  ou  compositeurs, 
nous  avons  entendu  des  plaintes,  des  palinodies, 
des  paroles  de  mécontentement  et  de  colère,  des 
vœux  de  changement  ou  de  réforme,  des  aspirations 
vers  un  avenir  plus  large,  plus  satisfaisant;  aspira- 
tions confuses  et  contradictoires  parfois,  mais  qui 
accusent  toujours  la  fermentation  du  levain  nouveau. 

Plus  ou  moins  ouvertement,  plus  ou  moins  pro- 
fondément, TOCS  SOUFFRENT. 

Que  ce  soit  dans  leur  contact  avec  leur  public  ou 
avec  la   société;  que  ce  soit  de  par  MM.  les  direc- 

1,  Revue  et  Gazette  musicale,  du  11  octobre  1835. 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  69 

leurs  de  théâtre,  j\IM.  les  critiques-feuilletonistes, 
MM.  les  employés  au  ministère,  MM.  les  marchands 
de  musique,  etc.,  etc.;  que  ce  soit,  en  un  mot, 
dans  leurs  rapports  civils,  politiques  et  religieux,  ou 
dans  leurs  relations  mutuelles  :  —  rapports  dépour- 
vus de  sanction,  —  relations  sans  lien  véritable, 
n'importe.  Tous  souffrent  et,  beaucoup  d'entre 
eux  sentent  qu'ils  souffrent...  illégitimement,  ini- 
quement d'ordinaire;  mais  souvent  aussi  par  suite 
de  torts  réels,  à  cause  de  leur  isolement,  de  leur 
égoïsme  et  de  leur  manque  de  foi. 

Schiller  a  dit  quelque  part  :  «  Toutes  les  fois  que 
l'art  s'est  perdu,  c'a  été  par  la  faute  des  artistes.  » 

Ne  pourrait-on  pas  ajouter  :  Toutes  les  fois  aussi 
que  les  artistes,  au  lieu  de  s'unir,  soit  pour  résister 
aux  oppressions  et  aux  exigences  mauvaises,  soit 
pour  marcher  de  concert  au  but  qui  leur  est  provi- 
dentiellement désigné,  —  se  divisent,  repoussent  la 
conscience  de  leur  dignité,  et  subissent  une  à  une, 
jour  par  jour,  toutes  les  conséquences  à^ux\Q  suhal- 
ternitè  tacitement  acceptée,  il  y  a  certainement 
beaucoup  de  leur  faute...  Mais  n'anticipons  pas  sur 
des  choses  qui  trouveront  leur  place  ailleurs. 

Encore  une  fois,  nous  le  répétons,  la  situation 
des  artistes,  leur  condition  dans  la  société,  ce  qu'ils 
sont,  ce  qu'ils  devront  être,  dans  la  cité,  le  temple, 
la  salle  de  concert  ou  de  spectacle,  toutes  ces 
questions  complexes  que  nous  avons  pris  à  tâche 
d'entamer,  sont  à  la  fois  d'une  haute  importance  et 
d'une  extrême  délicatesse;  elles  tiennent  indissolu- 


70  PAGES    ROMANTIQUES 

blement  aux  problèmes  les  plus  ardus.  Pour  ne  les 
ébaucher  que  d'une  manière  spéciale  et  imparfaite  ; 
il  nous  a  fallu  un  assez  douloureux  noviciat  pra- 
tique et  de  nombreuses  réflexions. 

Après  nous  être  rassasiés  de  dégoût  dans  l'étude 
des  faits  et  détails  contemporains*,  nous  avons 
remonté  successivement  tous  les  échelons  histo- 
riques pour  nous  abreuver  enfin  à  la  source  éter- 
nellement féconde  et  vivifiante  des  traditions.  En 
contemplant  les  magnifiques  destinées  que  le  génie 
de  l'antiquité  assignait  à  la  musique,  en  évoquant 
les  législateurs  et  les  philosophes  illustres  qui 
instruisirent  les  peuples  au  sonde  la  lyre,  nous  nous 
sommes  demandé  «  quelle  pouvait  être  la  cause  de 
cette  déchéance,  de  cette  abdication  sociale  de  la 
musique  moderne,  et  comment  ceux  qui  étaient  les 
premiers  avaient  consenti  à  se  faire  les  derniers?...  » 

Puis,  au  fur  et  à  mesure  que  nous  examinions 
plus  attentivement,  dans  leurs  principes  et  leurs 
résultats,  les  évolutions  diverses,  les  développe- 
ments graduels  de  l'art,  cette  chose  éternelle;  à 
mesure  que  nous  pénétrions  plus  avant  dans  l'inti- 
mité des  rapports  de  la  musique  avec  la  poésie,  la 
religion,  le  cœur  humain,  l'homme  tout  entier, 
corps  et  âme,  ses  mystères  et  sa  valeur  effective  se 
révélèrent  en  même  temps  à  nous;  — 

1.  Et  à  cet  égard  nous  croyons  n'avoir  fait  aucune  omission 
de  quelque  importance.  Au  besoin,  nous  pourrions  citer  une 
foule  de  noms  propres  et  de  faits  correspondants,  mais  on  com- 
prendra facilement  pourquoi  nous  nous  en  abstenons.  {Note  de 
Liszt.) 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  "J I 

Et  désormais  notre  foi  se  retrempant, 

Dans  la  certitude  des  convictions  que  nous  avons 
acquises,  nous  crions  sans  relâche  qu'une  grande 
œuvre,  qu'une  grande  mission  religieuse  et  sociale 
est  imposée  aux  artistes. 

Or,  afin  qu'on  ne  nous  reproche  pas  d'employer 
ces  mots  au  hasard,  dans  un  sens  vague  ou  indéter- 
miné, —  pour  traduire  d'ailleurs  d'une  manière 
efficace  les  sympathies  générales  que  le  parallélisme 
ininterrompu  du  progrès  de  l'art  et  du  progrès 
moral  et  intellectuel  des  artistes  ne  fait  qu'accroître 
et  rendre  chaque  jour  plus  vives;  —  pour  aider 
enfin  de  notre  mieux  la  réalisation  de  cet  avenir 
que  tous  pressentent,  que  tous  veulent,  nous  appe- 
lons TOUS  LES  MUSICIENS,  tous  ccux  qui  ont  un  senti- 
ment large  et  profond  de  l'art,  à  établir  entre  eux 
un  lien  commun,  fraternel,  religieux,  à  instaurer 
une  société  universelle,  ayant  pour  but  : 

1°  De  provoquer,  d'encourager  et  d'activer  le 
mouvement  ascendant,  l'extension  et  le  développe- 
ment indéfini  de  la  musique. 

2°  D'élever  et  d'ennoblir  la  condition  des  artistes, 
en  remédiant  aux  abus,  aux  injustices  qui  les 
frappent,  et  en  déterminant  les  mesures  nécessaires 
dans  l'intérêt  de  leur  dignité. 

Au  nom  de  tous  les  musiciens,  au  nom  de  l'art 
et  du  progrès  social,  nous  demandons,  nous  récla- 
mons :  premièrement  la  fondation  d'un  concours 
quinquennal  de  musique  religieuse,  dramatique  et 
symphoiiique.    Los    meilleures    compositions    dans 


72  PAGES    ROMANTIQUES 

ces  trois  oenres  devront  être  solennellement  exé- 
cutées    pendant    un    mois    au    Louvre,    et    ensuite 
acquises  et  publiées  aux  frais  du  gouvernement. 
En  d'autres  termes,  —  la  fondation  d'un  nouveau 

MUSÉE. 

Secondement,  l'introduction  de  l'enseignement 
musical  dans  les  écoles  primaires; 

Sa  propagation  dans  d'autres  écoles,  —  et  h 
cette  occasion  la  création  d'une  nouvelle  musique 
religieuse*. 

Troisièmement,  la  réorganisation  de  la  chapelle 
et  la  réforme  du  plain-chant  dans  toutes  nos  églises 
de  Paris  et  des  départements. 

Quatrièmement,  des  assemblées  générales  des 
sociétés  philharmoniques,  à  l'instar  des  grandes 
fêtes  musicales  de  l'Angleterre  et  de  l'Allemagne. 

Cinquièmement,  au  théâtre  lyrique; 

Des  concerts; 

Des  séances  de  musique  de  Camera\ 

Organisés  sur  le  plan  que  nous  avons  indiqué 
dans  l'article  précédent  au  sujet  du  Conservatoire; 

Sixièmement,  une  école  progressive 

De  musique,  fondée  en  dehors  du  Conservatoire 
par  des  artistes  éminents;  école  dont  les  ramifica- 
tions s'étendront  dans  les  principales  villes  de 
province. 

Septièmement,  une  chaire  d'histoire  et  de  philo- 
sophie de  la  musique. 

1.  J'ni  dit  plus  haut  ce  que  sera  celte  musique.  {^î^ote  de  Liszt.) 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  78 

Huitièmement,  la  publication  à  bon  marché  des 
œuvres  les  plus  remarquables  de  tous  les  composi- 
teurs anciens  et  modernes,  depuis  la  Renaissance 
de  la  musique  jusqu'à  nos  jours. 

Embrassant  dans  son  entier  le  développement  de 
l'art,  partant  de  la  chanson  populaire,  pour  arriver 
graduellement,  et  selon  l'ordre  historique,  à  la 
symphonie  avec  chœurs  de  Beethoven,  cette  publi- 
cation    pourrait    prendre    le    titre     de    panthéon 

MUSICAL. 

Les  biographies,  dissertations,  commentaires  et 
notes  explicatives,  qui  devront  l'accompagner, 
formeront  une  véritable  encyclopédie  de  la  musique. 

Tel  est  le  programme  que  nous  exposons  sommai- 
rement (en  nous  réservant  d'y  revenir  avec  plus  de 
détails)  à  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  l'art  en 
France. 

Nous  croyons  connaître  trop  à  fond  la  situation 
des  choses  pour  admettre  de  prétendues  impossi- 
bilités (inexécution,  qu'à  tout  hasard  quelques  per- 
sonnes objecteront  peut-être. 


ENCORE    QUELQUES   MOTS 
SUR    LA    SUBALTERNITÉ    DES   MUSICIENS» 

Après  avoir  fait,  autant  que  possible,  mon  profit 
personnel  des  excellents  conseils  de  M.  Germanus 
Lepic,  que  je  remercie  sincèrement  de  me  devancer 

1.  Les   articles    que  l'on   vient  de  lire  provoquèrent,  dans   les 
colonnes    mêmes    de    la    Gazette  musicale,  une  série  de  répliques 


74  PAGES    ROMANTIQUES 

dans  la  question  «  délicate  et  douloureuse  de  Védu- 
cation  des  musiciens  »  il  me  sera  permis,  j'espère, 
d'ajouter  quelques  mots  de  justification  h  ce  qui  a 
été  dit  précédemment. 

Les  cinq  ou  six  articles  sur  la  situation  des 
artistes,  que  M.  Germanus  a  la  bonté  de  rappeler, 
et  aux  intentions  desquels  je  me  félicite  de  le  voir 
«  s'unir  complètement,  quelles  que  soient  les  diver- 
gences du  point  de  vue  »,  ces  articles  ont  eu  avant 
tout  le  tort  de  paraître  isolément,  par  fragments  et 
à  de  longs  intervalles.  Quelques-uns  mêmes  m'ont 
été  pour  ainsi  dire  dérobés  par  notre  gérant 
commun,  dont  l'infatigfable  activité  suffit  à  tout, 
avant  que  j'aie  eu  le  temps  de  les  revoir  et  d'v 
faire  les  corrections  et  retranchements  nécessaires. 
En  outre,  de  nombreuses  fautes  d'impression  (trop 
considérables  pour  être  énumérées  maintenant)  s'y 
sont  glissées.  Néanmoins,  malgré  ces  inconvénients 
extrinsèques  et  leurs  défauts  intrinsèques,  il  me 
paraissait  que  les  objections  principales  avaient  été 
franchement  abordées  et  suffisamment  discutées;  et 
n'était  ce  M.  Germanus,  que  je  n'aurais  garde  de 
confondre  avec  «  certains  artisans,  écrivailleurs 
impotents  »  vis-h-vis  desquels  je  suis  coupable  d'une 
grande  maladresse,  celle  de  les  avoir  nommés  et 
combattus,    n'était    ce    M.    Germanus    Lepic,    qui 

qai  parurent  les  18  et  25  octobre  1835,  sous  le  titre  de  :  De  l'édu- 
cation des  musiciens  ei  De  l éducation  des  compositeurs  de  musique, 
et  sous  le  pseudonyme  de  Germanus  Lepic.  Par  les  réponses  de 
Lis7.t,  on  connaîtra  les  objections  que  lui  adressait  l'auteur  de 
ces  deux  articles  :  la  réponse  de  Liszt  est  du  15  novembre  1835. 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  ']b 

reproduit,  sans  s'en  douter  probablement,  tout  ou 
partie  des  argumentations  infailliblement  con- 
cluantes dont  je  me  croyais  déjà  sorti  sain  et  sauf 
en  mainte  occasion  de  polémique  verbale, — j'avoue 
que  je  croirais  superflu  de  ressasser  de  nouveau  en 
d'autres  termes,  les  mêmes  idées. 

Mais  puisque  le  gant  est  jeté,  et  cela  d'une 
manière  tout  à  fait  courtoise,  je  dirais  volontiers 
fraternelle,  si  j'avais  l'honneur  de  connaître  person- 
nellement mon  antagoniste,  nous  entrerons  encore 
une  fois  en  lice.  Or  donc,  voyons  et  examinons. 

Pour  commencer,  M.  Germanus  nie  purement  et 
simplement  qu'il  y  ait  subalternité  pour  les  musi- 
ciens. «  Cette  subalternité,  dit-il,  n'existe  qu'à 
l'égard  des  hommes  et  non  de  la  profession.  »  On 
avoue  donc  qu'elle  existe  à  l'égard  des  hommes! 
—  reste  à  savoir  si  c'est  à  l'égard  de  la  majorité  ou 
de  la  minorité  — .  Question  de  chiffres  que  mon 
honorable  confrère  qui  dit  avoir  l'habitude  de 
procéder  mathématiquement,  «  en  partant  du  connu 
pour  arriver  à  l'inconnu  »,  pourra  facilement 
résoudre. 

Je  ferai  observer  d'ailleurs  qu'il  ne  m'est  jamais 
arrivé  en  aucune  façon  d'accuser  la  société  de 
détenir  la  classe  artiste  en  état  de  subalternité. 
Loin  de  là,  toutes  les  fois  qu'il  y  a  eu  lieu,  je  ne 
me  suis  guère  fait  faute  d'articuler  clairement  et 
nettement  cette  vérité  évidente  :  —  qu'il  est  impos- 
sible d'apprécier  équitablcmcnt  la  situation  actuelle 
des   musiciens   à   moins  d'en  considérer  les  carac- 


76  PAGES    ROMANTIQUES 

tères  généraux,  (et  dans  leur  énumération  j'ai  placé 
en  première  ligne  la  siibalternite)  d'un  double  point 
de  vue;  comme  causes  et  effets,  principes  et  consé- 
quences, —  résultats  nécessaires  de  leur  action  et 
de  la  réaction  sociale.  M.  Germanus  qui  déplore 
avec  tant  d'esprit  et  déraison  le  manque  d'éducation 
«  d'une  bonne  moitié  »  —  disons  plus  exactement 
des  deux  tiers  et  même  des  trois  quarts  d'entre 
nous,  comprendra  sans  peine,  combien  il  serait 
miraculeux  que  des  individus  qui,  en  fait  de  littéra- 
ture, se  nourrissent  des  œuvres  complètes  de 
M.  Paul  de  Kock,  et  auxquels  une  demi-douzaine 
d'articles  du  Dictionnaire  philosophique  de  Voltaire 
tiennent  lieu  de  Credo,  exerçassent  avec  disfnité  un 
ministère  social  quelconque. 

Or  nous  le  demandons,  est-ce  la  majorité  ou  la 
minorité  des  musiciens  qui  se  trouve  à  ce  point?... 

Que  M.  Lepic  ne  s'imagine  pas  que  certains 
aperçus  m'aient  échappé  —  qu'il  ne  s'étonne  point 
de  ne  les  rencontrer  en  aucun  endroit  des  articles 
précédents.  Ces  aperçus  sont  beaucoup  plus  vagues 
et  imaginaires  que  les  maux  avec  lesquels  il  me 
reproche  de  sympathiser,  et  je  serais  pour  ma  part 
bien  plus  en  droit  de  m'étonner  de  ce  qu'au  lieu  de 
reproduire  et  de  discuter  la  question  dans  ses 
termes  généraux  et  essentiels,  il  l'ait  tronquée  et 
rapetissée  (par  inadvertance  sans  doute)  au  point 
de  la  fausser  presque  entièrement.  Tout  en  parta- 
geant cette  opinion  de  mon  honorable  collègue 
«  que  dans  les  questions  de  sociabilité  comme  dans 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  ^7 

les  matliémaliques,  il  faut  partir  du  connu  pour 
arriver  h  l'inconnu  »,  il  me  paraît  cependant  pru- 
dent de  partir  d'ordinaire  de  tout  le  connu  et  non 
seulement  d'une  fraction,  ce  qui  n'est  ni  précisé- 
ment mathématique  ni  tout  à  fait  logique,  quoique 
cela  puisse  arriver  de  temps  à  autre. 

Mais  continuons  de  citer  : 

«  Et  à  quelle  époque  grand  Dieu!  s'écrie 
M.  Germanus,  M  art  a-t-il  été  plus  honoré  dans  la 
personne  de  ses  représentants  qu'il  l'est  aujour- 
d'hui? Mais  l'art  est  le  seul  pouvoir  qu'on  ne  dis- 
cute pas  en  ce  moment  sur  la  terre,  la  seule  puis- 
sance dont  la  légitimité  ne  soit  point  contestée,  le 
seul  Dieu  qui  ne  soit  point  blasphémé  même  par 
les  indifférents!  Cette  idole,  V utilité,  dont  la  masse 
vulgaire  entoure  les  autels,  n'est  encensée  que 
pendant  une  époque  plus  ou  moins  longue  de  la  vie 
de  chacun,  mais  nul  ne  songe  à  en  faire  un  Dieu 
réel;  on  ne  s'en  sert  au  fond  que  comme  moyen. 
En  d'autres  termes,  et  pour  parler  le  langage 
positif,  l'homme  de  bourse  qui  ne  songe  qu'à  gagner 
des  millions,  ne  s'enfonce  pourtant  dans  ce  sale 
bourbier  que  pour  jouir  le  reste  de  ses  jours,  pour 
goûter  paisiblement  et  sans  fatigue  les  plaisirs  que 
lui  promettent  les  arts  qu'il  peut  apprécier...  » 

J'ai  été  loyalement  au  devant  de  ces  objections, 
qui  h  vrai  dire  ne  sont  que  paralogisme  et  pléo- 
nasme. Il  serait  absurde  et  niais  de  révoquer  en 
doute  aujourd'hui  le  développement  si  remarquable 
de  l'élément  musical.   On   ne  doit   donc   nullement 


70  PAGES    ROMANTIQUES 

me  savoir  gré  d'avoir  tenu  compte  «  des  diverses 
améliorations  dans  la  condition  des  artistes,  —  de 
la  position  brillante  que  plusieurs  d'entre  eux  ont 
acquise,  —  du  pied  d'égalité  qui  s'établit  insensi- 
blement entre  l'aristocratie  de  la  naissance,  l'aristo- 
cratie de  la  fortune  et  celle  de  rintellio:ence '.  » 
Seulement  il  me  semble  avoir  tenu  aussi  un  lanoraore 
très  positif,  en  signalant  les  nombreux  obstacles 
qui  entravent  la  carrière  des  musiciens,  les  déplo- 
rables lacunes  de  nos  institutions  musicales,  la  lési- 
nerie  des  gouvernements,  le  pauvre  état  de  la 
critique  et  de  l'enseignement. 

Du  reste  M.  Germanus  Lepic  convient  que  dans 
tout  ce  que  je  viens  de  citer  il  a  placé  son  thème 
dans  la  condition  la  plus  mauvaise. 

Aussi,  quittant  promptement  «  la  région  où  l'air 
est  le  plus  épais,  celle  où  l'orgueil  des  richesses, 
joint  à  une  ignorance  trop  fréquente,  pourrait 
blesser  le  plus  souvent  la  délicate  sensibilité  des 
artistes  »,  il  se  demande  quels  arguments  il  ne 
trouverait  pas,  en  remontant  dans  l'ordre  social, 
tous  les  degrés  de  l'intelligence,  jusqu'à  ceux  où 
l'amour  de  l'art  embrase  tout  autant  que  les 
artistes,  les  amateurs  qu^il  unit  avec  eux  d'une 
affection  toute  fraternelle?  » 

Je  regrette  vivement  que  mon  adversaire  ait 
négligé  de  rechercher  les  arguments,  en  remon- 
tant  ainsi   dans   l'ordre   social  tous    les  degrés   de 

1.  Voyez  les  articles  précédents.  {Note  de  Liszt.) 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  79 

l'intelligence.  Il  eût  pu  nous  intéresser  beaucoup 
en  nous  parlant  de  la  correspondance  de  Gœthe 
avec  Zelter,  de  l'intimité  de  MM.  Rossini  et 
Aguado,  des  rapports  de  bienveillance  qui  exis- 
taient entre  le  général  Lafayette  et  Mme  Malibran. 
Il  eût  put  aussi  vous  citer  au  nombre  des  amateurs 
qu'un  lien  fraternel  unit  aux  artistes  MM.  Meyer- 
beer,  Onslow,  Mendelssohn,  Hiller,  Thalberg,  — 
Mmes  les  comtesses  Rossi  et  de  Spaar.  A  la  vérité 
ces  arguments  auraient  eu  le  tort  de  prouver  une 
chose  incontestée,  et  par  conséquent  en  dehors  de 
la  question;  pourtant  ils  seraient  peut-être  de 
meilleur  aloi  que  celui-ci,  tout  à  fait  ad  liomineni, 
dont  M.  Germanus  m'accable  si  impitoyablement  : 
«  Vous  avez  été  adulé,  gâté  par  le  monde,  vous 
n'êtes  donc  pas  fondé  à  vous  en  plaindre!  » 

Certes  il  y  aurait  une  étrange  ingratitude  de  ma 
part  à  méconnaître  la  flatteuse  bienveillance  dont  on 
a  usé  à  mon  égard.  Toutefois  puisque  mon  hono- 
rable collègue  m'interpelle  aussi  directement,  je  ne 
cacherai  pas  que  souvent,  soit  dans  des  concerts 
publics  ou  particuliers,  soit  dans  des  réunions  où 
je  me  trouvais  admis  exceptionnellement,  quoique 
artiste,  j'ai  ressenti  douloureusement  ma  solitude  et 
la  subalternité  du  musicien.  Souvent,  en  m'aper- 
cevant  de  l'inepte  silence  qui  suivait  l'exécution  des 
plus  belles  œuvres  de  Beethoven,  de  Mozart,  de 
Schubert,  et  en  observant  d'autre  part  les  bruyants 
transports  qu'excitaient  de  misérables  bagatelles, 
j'ai  gémi  et  désespéré.  Bien  souvent  aussi,  entouré 


8o  PAGES    ROMANTIQUES 

de  femmes  brillamment  parées  et  de  fashionables 
qui  tranchaient  à  l'envi  en  moins  de  cinq  minutes 
les  questions  d'esthétique  les  plus  ardues,  rabais- 
sant et  critiquant  dédaigneusement  les  mérites 
éminents,  exaltant  ceux  de  bas  étage,  —  bien 
souvent,  après  de  vives  discussions,  j'ai  été  con- 
duit de  réflexion  en  réflexion  à  me  demander  si,  en 
effet,  l'artiste  était  autre  chose  qu'un  amusoir  assez 
agréable  dans  un  salon?  s'il  devait  réellement  pré- 
tendre à  ce  que  sa  voix  réveillât  quelque  sympathie 
puissante,  quelque  émotion  profonde  dans  le  cœur 
de  ses  auditeurs  indifférents,  ou  bien  si  toute  la 
sensation  qu'il  pouvait  faire  se  bornait  au  plaisir 
sensuel  et  i\  l'appréciation  plus  ou  moins  experte 
des  tours  d'adresse?  si  enfin,  comme  je  l'avais  rêvé, 
l'art  est  cette  universelle  communion  du  vrai  et 
du  beau,  ou  simplement  un  mets  savoureux  et 
épicé,  avidement  recherché  par  les  privilégiés 
de  la  fortune?...  et  un  doute  amer  s'emparait  de 
moi 

((  On  sait,  reprend  M.  Lepic,  ce  qu'étaient  les 
musiciens  dans  l'ancien  régime  :  de  braves  gens 
joyeux,  ayant  le  diable  au  corps,  disait-on,  et  inva- 
riablement ivrognes,  disait-on  aussi.  Souvenez-vous 
qu'on  disait  presque  la  même  chose  des  poètes.  Ces 
deux  classes  d'hommes  étaient  chargées,  à  peu  près 
au  même  degré,  d'amuser  les  réunions  et  les  sou- 
pers de  la  gent  opulente  et  nobiliaire.  Qui  réclame 
aujourd'hui  contre  la  subaltcrnité  des  poètes?  Y  a-t- 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  8l 

il  plus  sujet  de  réclamer  contre  la  subalternité  des 
musiciens?  » 

Mon  adversaire  ne  le  croit  pas;  mais  croit-il  vrai- 
ment à  un  parallélisme  exact  dans  la  position 
sociale  des  poètes  et  des  musiciens?  La  supériorité 
d'éducation  (pour  ne  placer  mon  thème  que  dans 
les  conditions  déterminées  par  M.  Germanus)  n'est- 
elle  pas  évidente  chez  les  premiers  ?  et  cette  supé- 
riorité d'éducation,  lorsqu'elle  est  jointe  à  la  supé- 
riorité du  talent  et  du  génie,  ne  conduit-elle  pas 
infailliblement  au  premier  des  pouvoirs,  le  pouvoir 
moral?  N'y  a-t-il  pas,  d'ailleurs,  dans  la  société 
présente  une  tout  autre  place  pour  la  poésie  que 
pour  la  musique?... 

Populaire  et  politique  dans  les  chansons  de 
Bérenger,  révolutionnaire  dans  les  ïambes  et  Némésis, 
religieuse  et  infinie  avec  Lamartine,  immense  et 
toute  puissante  par  Victor  Hugo,  la  poésie,  à  notre 
époque,  soulève  tous  les  problèmes,  discute  toutes 
les  questions,  remue  toutes  les  passions,  tous  les 
intérêts,  attaque  et  défend  toutes  les  causes,  et  ainsi 
domine  et  régente  les  choses  et  les  hommes,  tandis 
que  partout  dans  les  collèges,  les  écoles,  ses  chefs- 
d'œuvre  sont  traduits,  commentés,  analysés;  son 
histoire  enseignée  et  étudiée  en  même  temps  que 
les  sciences  et  les  langues  mortes  ;  la  musique,  cette 
science  des  sciences,  cette  langue  éternellement 
vivante,  obtient  à  peine  de  la  libéralité  du  gouver- 
nement de  quoi  entretenir  une  sorte  d'hospice  pré- 
tendu conservateur.   —   Au   moment  où   toutes  les 

LISZT.  6 


02  PAGES    ROMANTIQUES 

grandes  villes  des  départements,  Lyon,  Rouen, 
Marseille,  même  Saint-Malo,  créent,  à  l'imitation 
de  la  capitale,  des  Revues,  des  publications  pério- 
diques, où  la  poésie  et  la  critique  littéraire  ont  leur 
large  part,  la  Gazette  musicale  est  maintenant  en 
France  le  seul  journal  où  il  soit  sérieusement  ques- 
tion de  musique.  En  résumé  donc,  (sans  récapituler 
ici  un  à  un  les  faits  et  les  raisonnements  amplement 
développés  ailleurs)  ne  serions-nous  pas  fondés  à 
dire  que  la  situation  des  poètes  et  des  musiciens 
n'est  pas  absolument  identique?  —  et  pour  nous 
servir  des  expressions  de  M.  Germanus,  le  rapport 
des  musiciens  avec  les  poètes  n'est-il  pas  celui  «  des 
derniers  venus  aux  aînés?  «. 

Sans  doute  la  poésie  n'a  pas  atteint  son  dernier 
terme  de  puissance,  elle  ne  pénètre,  elle  n'étreint 
pas  religieusement  encore  tout  le  corps  social  ;  mais 
peut-être  aussi,  nous  le  croyons  fermement  du 
moins,  la  musique  et  la  poésie  devront-elles  s'unir 
de  plus  en  plus  intimement,  pour  prendre  posses- 
sion l'une  et  l'autre  du  vaste  héritage  qui  leur  est 
providentiellement  assigné. 

Or,  si  je  ne  me  trompe,  le  problème  dont 
M.  Lepic  n'a  entrevu  qu'un  côté  doit  maintenant 
être  ainsi  posé  :  —  La  subalternité  comme  la  supré- 
matie étant  de  deux  sortes,  ou  politique  ou  religieuse, 
reste  à  déterminer  quelle  est  l'influence,  l'action,  le 
pouvoir  de  Vart  et  des  artistes  dans  les  deux 
ordres.  —  Et  si,  l'ayant  résolu,  M.  Germanus  veut 
bien  se  donner  la  peine  de  passer,  par  voie  d'indue- 


DE    LA    SITUATION    DES    ARTISTES  00 

tion,  à  cet  autre  problème  (en  partant  toujours  du 
connu  pour  arriver  à  l'inconnu,  suivant  sa  méthode 
accoutumée).  —  Quels  devront  être  d'après  l'en- 
semble des  faits  observés,  les  accroissements  de  leur 
influence,  les  développements  de  leur  action,  les 
modifications  et  les  transformations  de  leur  pou- 
voir ?  Je  ne  doute  aucunement  que  ses  conclusions 
ne  soient  parfaitement  analogues  à  celles  que  j'ai 
déjà  tirées,  et  que  nous  ne  nous  rencontrions  dans 
l'espoir  commun  de  cet  avenir  a  si  séduisant  du 
perfectionnement  humanitaire  »  dont  il  se  défie  à 
tort. 

Au  surplus,  il  ne  saurait  jamais  y  avoir  guerre 
entre  lui  et  moi,  quoiqu'il  me  semble  avoir  démontré 
que  sa  prétendue  démonstration  reste  encore  à 
démontrer;  je  n'en  apprécie  pas  moins  toutes  les 
qualités  de  style  et  d'observation  qui  distinguent 
son  talent  plein  de  sève,  et  je  ne  pourrais  mieux 
terminer  qu'en  félicitant  la  Gazette  musicale  d'avoir 
associé  le  nom  de  M.  Germanus  Lepic  à  tant  de 
noms  éminents  qui,  figurant  comme  collaborateurs 
en  tête  de  ses  colonnes,  protègent  ainsi  mon  humble 
subalternité. 


LETTRE  D'UN  VOYAGEUR* 
A    M.    GEORGE    SAND 


Genève,  23  novembre. 

N'ayant  pas,  en  ma  qualité  de  musicien,  droit 
de  cité  à  la  Reç>ue  des  Deux  Mondes,  je  mets  à  profit 
les  colonnes  de  la  Gazette  musicale,  que  je  me 
reproche  de  fatiguer  si  souvent  de  ma  vile  prose, 
pour  me  rappeler  à  vous,  cher  Georges. 

En  arrivant  ici,  au  retour  d'une  longue  excursion 
dans  les  montagnes,  j'y  ai  trouvé  votre  fraternelle 
Epître"  dont  je  vous  remercie  mille  et  mille  fois, 
bien  qu'elle  semble  rétracter  la  promesse  que  vous 
m'aviez  faite  de  venir  bientôt  nous  rejoindre^.  — 
Combien  j'aimerais  pourtant  vous  attirer,  vous,  le 
plus  capricieux  et  le  plus  fantasque  des  voyageurs, 

1.  Gazette  musicale,  6  décembre  1835. 
y      2.  Voyez   la  lettre  d'un  voyageur  (sur  Lavater  et  une  maison 
déserte,  adressée  à  M.  F.  Liszt),  insérée  dans  la  Revue  des  Deux 
Mondes    1«'  sept.  1835.  (Note  de  la  Gazette  musicale.) 
3.  Liszt  s'était  installé  à  Genève  f  la  comtesse  d'ÂgouIt. 


86  PAGES    ROMANTIQUES 

de  ce  côté  du  uoir  Jura,  qui,  avec  son  écharpe  de 
nuages,  m'apparaît  aux  clartés  douteuses  du  cré- 
puscule comme  un  fantôme  triste  et  morne,  tou- 
jours debout  entre  mes  amis  les  plus  chers  et  moi  ! . . . 
Mais  que  puis-je  vous  dire  pour  ébranler  votre 
curiosité  à  ce  point  qu'elle  triomphe  de  votre 
paresse?  —  Il  ne  m'a  pas  été  donné  dans  mes 
courses  alpestres  de  pénétrer  les  trésors  de  la  nei^e  : 
les  pariétaires,  les  liserons  et  les  scolopendres  avec 
lesquels  vous  aimez  à  vous  entretenir,  parce  qu'ils 
vous  disent  h  Toreille  d'harmonieux  secrets  qu'ils 
ne  nous  révèlent  point,  n'oseraient  se  suspendre 
aux  murailles  sans  crevasse  de  ma  maison  blanche; 
la  république  musicale,  déjà  créée  dans  les  élans 
de  votre  jeune  imagination,  n'est  encore  pour  moi 
qu'un  vœu,  un  espoir,  que  fort  heureusement  jus- 
qu'ici les  gracieuses  lois  d'intimidation  n'ont  pas 
songé  à  menacer  de  la  prison  ou  de  l'exil;  et  lorsque 
je  viens  à  faire  un  retour  sur  moi-même,  je  me  sens 
rougir  de  confusion  et  de  honle  en  opposant  vos 
rêves  à  mes  réalités;  —  les  flammes  célestes  dont 
votre  fantaisie  de  poète  a  ceint  mon  front,  la  ter- 
restre poussière  que  soulèvent  mes  pas  dans  la 
route  prosaïque  où  je  chemine;  —  vos  nobles  pres- 
sentiments, vos  belles  illusions  sur  l'action  sociale 
de  l'art  auquel  j'ai  voué  ma  vie,  un  sombre  décou- 
ragement qui  me  saisit  parfois  en  comparant  l'im- 
puissance de  l'effort  avec  l'avidité  du  désir,  le  néant 
de  V œuvre  avec  l'infini  de  \^  pensée;  —  les  miracles 
de  sympathie   et  de   régénération   opérés  dans  les 


LETTRE    D  UN    VOYAGEUR  Ô7 

temps  anciens  par  la  lyre  trois  fois  sainte,  avec  le 
rôle  stérile  et  misérable  auquel  on  semble  vouloir 
la  borner  aujourd'hui. 

Cependant,  puisque  vous  êtes  du  nombre  de  ceux 
qui  ne  désespèrent  point  de  l'avenir,  quelle  que 
soit  la  mesquinerie  du  présent,  puisque  d'ailleurs 
vous  me  demandez  de  vous  communiquer  mes 
observations  de  voyageur  telles  quelles,  et  que  la 
spécialité  de  la  Revue  qui  me  sert  d'intermédiaire 
exclut  les  divagations  politiques  et  métaphysiques, 
dont  nous  nous  amusions  tant  au  coin  du  feu,  dans 
votre  atmosphère  si  fumante  de  gloire  et  de  tabac 
turc,  je  veux  (en  attendant  qu'il  me  soit  permis  de 
vous  parler  du  Stabal  Mater  de  Pergolèse  et  de  la 
Chapelle  sixtine)  vous  tenir  au  courant  du  peu  de 
faits  intéressants  qui  se  rattachent  à  la  chronique 
musicale  de  Genève,  la  Rome  protestante. 

J'y  débarquai  précisément  la  veille  d'une  fête 
séculaire  que  l'on  y  célèbre  en  l'honneur  de  la 
réforme  de  Calvin.  Cette  fête  dure  trois  jours 
entiers.  Le  premier  est  consacré  aux  enfants,  par 
l'autorité  toute  paternelle  du  canton.  Je  me  sentis 
épanouir  le  cœur  à  les  voir  s'éparpiller  dans  les 
jardins  comme  une  nuée  de  sauterelles;  courant, 
riant,  bondissant,  se  culbutant  et  faisant  de  leur 
mieux  la  critique  de  l'abstinence  catholique  en  ava- 
lant force  vacherin  et  tourtes  à  la  frangipane. 

Le  second  jour  plus  spécialement  religieux,  se 
célèbre  dans  l'intérieur  du  temple  de  Saint-Pierre. 
Ce  temple  fut,  jusqu'au  mois  d'août  1535,  époque 


OO  PAGES    ROMANTIQUES 

à  laquelle  le  ministre  Farel  y  prêcha  pour  la  pre- 
mière fois  la  réforme,  l'église  cathédrale  dédiée  au 
prince  des  apôtres;  ainsi  par  une  de  ces  péripéties 
qui  abondent  dans  le  drame  humanitaire,  dont 
l'unité,  appréciable  à  Dieu  seul,  ne  nous  sera  révélée 
que  lorsque  le  dernier  homme  en  aura  prononcé 
la  dernière  parole,  le  fondateur  de  la  papauté,  le 
grand  pêcheur  d'hommes,  préside  aujourd'hui  les 
fêtes  et  les  assemblées  de  ceux-là  même  qui  arra- 
chèrent à  ses  successeurs  la  plus  large  part  de  son 
héritage  et  ébranlèrent  jusqu'en  ses  fondements  le 
vaste  édifice  catholique  auquel  Pierre  servit  de  pre- 
mière pierre.  Tu  es  Petrus,  et  super  hanc  petram 
aediflcabo  ecclesiam  meam. 

A  l'époque  où  Genève  était  encore  orthodoxe,  la 
cathédrale  renfermait  vingt-quatre  autels;  de  nom- 
breux tableaux,'  des  statues,  des  bas-reliefs  la  déco- 
raient; les  stalles  où  se  reposait  pieusement  l'em- 
bonpoint des  chanoines  étaient  curieusement  tra- 
vaillées, ornées  de  figures  d'apôtres  et  de  prophètes; 
parmi  ces  derniers,  un  caprice  de  l'artiste,  fatigué 
sans  doute  de  tant  de  vénérables  et  solennels  visages, 
a  placé  Erythrée,  la  sybille  romaine,  se  croyant  suf- 
fisamment autorisé  à  une  telle  licence,  par  la  légende 
qui  nous  apprend  que  cette  femme  inspirée  annonça 
à  l'empereur  la  venue  du  Messie,  à  l'instant  même 
où  il  naquit  dans  la  bourgade  de  Bethléem. 

Maintenant  les  murailles  sont  dénudées,  les 
sculptures  et  les  bas-reliefs  ont  été  mutilés  par  la 
main  des  réformateurs,  et  l'ancienne  façade  gothique 


LETTRE    d'un    VOYAGEUR  8g 

a  fait  place  à  un  fronton  moderne,  imitation 
étique,  mesquine  et  appauvrie  du  Panthéon,  monu- 
ment avorté  de  la  foi  agonisante  du  xviii*  siècle. 

Je  me  sentis  saisi  de  froid  en  entrant  dans  cette 
église  dépouillée  où  m'appelaient  à  la  fois  la  Com- 
mémoration de  l'œuvre  de  Calvin  et  un  fragment 
d'oratorio  de  Haendel. 

Dans  la  partie  du  chœur  dont  une  grille  dorée 
marquait  autrefois  le  pourtour,  dans  ce  lieu  plus 
particulièrement  consacré,  dont  l'entrée  était  inter- 
dite à  tous  ceux  qui  ne  participaient  pas  directement 
à  la  célébration  des  saints  mystères,  à  l'endroit 
même  où,  sur  un  autel  couvert  de  fleurs,  à  travers 
les  vapeurs  embaumées  de  l'encens,  le  Dieu 
rédempteur  descendait  à  la  voix  du  prêtre,  on  avait 
disposé  les  places  des  chanteurs  et  des  chanteuses. 

Sans  doute,  et  Dieu  lui-même  nous  l'apprend, 
l'autel  où  il  aime  surtout  à  descendre,  c'est  un  cœur 
pur,  une  âme  chaste  et  pieuse;  sans  doute  les  fleurs 
les  plus  éclatantes,  les  parfums  les  plus  rares  et  les 
plus  précieux  n'ont  point  à  ses  yeux  la  splendeur 
d'un  visage  virginal  et  la  douce  suavité  d'une  prière 
innocente,  mais  toutefois  qui  n'avouerait,  après 
avoir  assisté  à  cette  séance  du  Jubilé  de  la  réforme, 
que  la  grandeur,  la  solennité,  l'immense  et  mysté- 
rieuse profondeur  du  sacrifice  catholique  n'ont  été 
que  bien  pauvrement  remplacées  par  ces  dames  et 
ces  messieurs  de  la  société  protestante  de  chant 
sacré,  dont  une  bonne  moitié  protestait  avec  un 
zèle  si  fanatique  contre  la  mesure  et  l'intonation? 


9©  PAGES    ROMANTIQUES 

Qui  ne    serait  tenté  de  conclure  de  l'accord 

très  équivoque  des  voix  et  des  instruments  à  l'ac- 
cord plus  problématique  encore  des  esprits  et  des 
volontés?...  Par  quelle  bizarre  inconséquence 
d'ailleurs  les  réformés,  en  proscrivant  de  leurs 
temples  la  peinture  et  la  sculpture,  y  conservent-ils 
la  musique  et  l'éloquence,  «  le  premier  des  beaux- 
arts?  »  Comment  des  préoccupations  et  des  préven- 
tions exclusives  leur  font-elles  oublier  que  le  beau 
n'est  que  la  splendeur  du  vrai,  —  l'art,  le  rayon- 
nement de  la  pensée?...  Comment  enfin  ne  se  sont- 
ils  pas  aperçus  que  vouloir  spiritualiser  une  religion 
à  ce  point  qu'elle  subsiste  en  dehors  de  toute 
manifestation  extérieure,  c'est  en  quelque  sorte 
prétendre  reformer  l'œuvre  de  Dieu,  ce  grand  et 
sublime  artiste,  qui,  dans  la  création  de  l'univers  et 
de  l'homme,  s'est  montré  tout  à  la  fois  le  poète, 
l'architecte,  le  musicien  et  le  sculpteur  omnipotent, 
éternel,  infini. 

Je  ne  m'étendrai  pas  davantage  au  sujet  de  cette 
tentative,  très  louable  d'ailleurs,  de  la  société  de 
chant  sacré'  et  sans  m'arrêter  non  plus  h  vous 
décrire  en  style  épique  les  réjouissances  et  illumi- 
nations du  troisième  jour  du   Jubilé,  je  passerai  ii 


1.  Quelque  médiocre  qu'ait  été  le  résultat  obtenu  lors  du  Jubilé, 
cette  société  ne  laisse  pas  que  de  rendre  service  à  l'art,  en  exé- 
cutant les  compositions  religieuses  des  grands  maîtres.  Il  serait 
même  à  désirer  qu'en  France  il  se  formât  des  sociétés  du  même 
genre,  ne  fût-ce  que  pour  chasser  de  nos  églises  le  troupeau  de 
ces  ignobles  beuglards  vulgairement  appelés  chantres.  (Note  de 
Liszt.) 


LETTRE    D  UN    VOYAGEUR  9I 

une  autre  réunion  musicale,  plus  profane,  et  par 
cela  même  plus  amusante;  le  concert  donné  au 
bénéfice  des  pauvres  et  des  réfugiés  par  le  prince 
Belgiojoso  et  F.  Liszt. 

Vous  eussiez  ri  de  voir  nos  deux  noms  figurer  en 
gros  caractère  sur  de  monstrueuses  affiches  d'un 
jaune  éclatant  ^  qui  attirèrent  pendant  plusieurs 
jours  de  nombreux  groupes  de  badauds,  empressés 
de  savoir  à  quel  titre  et  en  vertu  de  quoi  on  venait 
impertinemment  leur  demander  la  somme  de  cinq 
francs,  tandis  que  de  temps  immémorial  on  se  pro- 
curait h  raison  de  trois  francs  et  moins  toute  la 
dose  d'harmonie  voulue  pour  passer  agréablement 
une  soirée  et  s'endormir  après  sans  crainte  de 
cauchemar  ou  de  mauvais  rêves.  La  curiosité,  la 
charité 

Quelque  diable  aussi  les  poussant, 

H  y  eut  à  notre  concert  une  affluence  consi- 
dérable et  qui  offrait  à  un  haut  degré  pour  l'obser- 
vateur attentif  l'attrait  du  pittoresque  social. 

Le  canton  de  Genève  à  peine  visible  sur  les  atlas, 

1.  Pour  vous  donner  une  idée  de  l'habileté  avec  laquelle  les 
artistes  qui  se  font  voir  et  entendre  à  Genève,  amorcent  la  curio- 
sité publique,  je  vous  transcris  littéralement  un  avis  que  je  lus 
au  bas  d'un  programme  sur  toutes  les  murailles  en  arrivant  ici, 
et  qui  me  fit  désespérer  de  pouvoir  jamais  réaliser  avec  une 
rédaction  aussi  élégante,  une  semblable  poésie  de  style. 

Aifis.  «  Le  public,  souvent  en  garde  contre  des  annonces  fas- 
tueuses, a  pu  être  trompé  quelquefois,  par  une  coupable  décep- 
tion; ici,  ce  que  l'on  voit,  ce  que  l'on  entend  est  encore  au-dessus 
des  promesses  de  l'artiste,  et  des  espérances  de  l'amateur.  »  {Note 
de  Liszt.) 


92  PAGES    ROMANTIQUES 

et  comme  perdu  dans  l'ombre  des  deux  grandes 
chaînes  de  montagnes  qui  l'enserrent,  voit  inces- 
samment se  presser  sur  son  territoire  une  multitude 
de  grandeurs  effacées,  de  royautés  déchues,  depuis-, 
sances  éteintes.  Chaque  jour  vient  grossir  le  nombre 
de  ces  personnages  de  hauts  rangs  :  rois,  ministres, 
généraux  d'armées,  qui,  balayés  par  le  vent,  erreni 
de  contrée  en  contrée,  formant  en  quelque  sorte 
une  nation  sans  patrie,  marquée  au  front  comme  le 
peuple  juif,  ainsi  que  lui  frappée  d'un  mystérieu> 
anathème,  pour  avoir,  eux  aussi,  méconnu  le  verbe 
de  Dieu,  la  liberté! 

On  voyait  réunis  dans  la  salle  de  concert,  l'ex-ro 
de  Westphalie,  Jérôme  Bonaparte,  et  sa  ravissante 
fille  aux  cheveux  blonds,  au  regard  doux  et  triste 
semblable  à  une  colombe  posée  sur  une  ruine;  ur 
ministre  de  Charles  X  qui  supporte  sans  découra 
gement  et  sans  amertume  ce  qu'il  y  a  toujours  ei 
de  cruel,  ce  qu'il  y  a  aujourd'hui  de  dérisoire  dans 
l'arrêt  qui  le  frappe;  une  femme  qui  n'a  point  faill 
à  son  nom,  et  que  la  Vendée  a  vue  sur  ses  champs 
de  bataille;  cent  autres  que  j'oublie,  ou  qu'il  serai 
trop  long  d'énumérer  ici;  et  enfin  ce  compagnor 
de  Bourmont  à  Waterloo,  flétri  par  la  victoire 
réhabilité  par  le  malheur,  et  qui  consacre  ses  loisir; 
d'exilé  à  une  œuvre  d'art  qu'il  poursuit  avec  un  zèh 
infatigable. 

Le  général  C...,  amateur  passionné  de  h 
musique  ancienne,  de  celle  de  Haendel  en  particu 
lier,    qu'il  chante  avec  une  chaleur  entraînante, 


LETTRE    d'un    VOYAGEUR  qS 

sntrepris  la  publication  d'une  collection  d'airs  clas- 
siques, afin  d'opposer  à  ce  qu'il  appelle  la  décadence 
de  la  musique  moderne,  un  modèle  d'antique  pureté, 
5t  d'élever  comme  une  digue  sacrée  contre  le 
débordement  des  fioritures  italiennes,  et  des  froides 
compilations  françaises,  l'auguste  légitimité,  la 
majesté  sans  tache  des  noms  de  Haendel  et  de 
Palestrina;  se  vouant  ainsi  dans  l'art,  comme  il  l'a 
fait  en  politique,  au  culte  d'un  passé  qu'il  admire 
^vec  exclusion,  sans  tenir  compte  du  présent,  qu'à 
son  insu  il  sert  par  cette  exclusion  même. 

Aussitôt  que  je  saurai  au  juste  la  partie  du  monde 
qu'habite  mon  illustre  ami  George,  vous  recevrez 
les  cinq  ou  six  livraisons  parues  de  l'intéressante 
publication  du  vendéen. 

Mais  revenons  aux  détails  du  concert. 

Derrière  une  balustrade  à  draperies  blanches, 
ornées  de  festons  et  de  fleurs  en  manière  d'autel  de 
première  communion,  s'élevait  sur  des  gradins  le 
bataillon  des  violons,  hautbois,  fagotti  et  contre- 
basses, qui  exécutait  l'ouverture  façorite  de  la 
Dame  Blanche,  pendant  qu'un  énorme  lustre  à 
quinquets  laissait  tomber  à  intervalles  mesurés  et 
comme  en  cadence,  de  larges  gouttes  d'huile,  sur 
les  chapeaux  roses  et  blancs  des  élégantes  Gene- 
voises. Puis,  le  prince  Belgiojoso,  si  apprécié,  si 
choyé  dans  les  salons  de  Paris,  chanta  avec  un  goût 
parfait  plusieurs  morceaux  de  Bellini,  le  ravissant 
Lied  (Staendchen)  de  Schubert,  et  aussi  une 
romance  italienne  [l'Acldio)  dont  les  paroles  et  la 


g4  PAGES    nOMAXTIQUES 

musique  ont  été  écrites  par  lui  en  Ihonneur  de  la 

charmante    comtesse    M ;    sa    voix    pure    et 

vibrante,  sa  méthode  simple  et  franche,  firent  sen- 
sation; une  triple  salve  d'applaudissements  le 
suivit  lorsqu'il  quitta  le  piano,  et  aujourd'hui  dans 
tout  Genève  il  n'est  question  que  de  l'artiste  grand 
seigneur,  dont  les  idées  libérales  se  traduisent  en 
œuvres  libérales,  et  qui,  sans  renier  la  couronne 
fermée  que  ses  ancêtres  lui  ont  transmise,  se  fait 
une  gloire  de  lui  superposer  la  couronne  plébéienne 
qu'on  ne  décerne  qu'à  l'aristocratie  de  l'intelligence 
et  du  talent. 

C'est  notre  çieux  camarade  et  disciple,  le  jeune 
Hermann  de  Hambourg  (illustré  par  vous  sous  le 
nom  de  Puzzi)  qui  l'accompagnait.  Sa  figure  pâle  et 
mélancolique,  ses  beaux  cheveux  noirs  et  sa  taille 
frêle  contrastaient  poétiquement  avec  les  formes 
assurées,  la  chevelure  blonde,  le  visage  ouvert  et 
coloré  du  prince.  Le  cher  enfant  a  fait  de  nouveau 
preuve  de  cette  entente  précoce,  de  ce  sentiment 
profond  de  l'art  qui  le  sortent  déjà  de  la  ligne  des 
pianistes  ordinaires,  et  me  font  présager  pour  lui 
un  brillant  et  fécond  avenir.  Dans  un  morceau  à 
quatre  pianos  exécuté  par  MM.  WolfF,  Banoldi, 
lui  et  moi,  il  a  été  vivement  applaudi,  et  je  ne 
serais  pas  étonné  d'apprendre  que  plus  d'une  jolie 
petite  demoiselle  ne  se  soit  sentie  attendrie  pour  lui 
de  quelque  naïve  et  ardente  passion;  je  ne  répon- 
drais pas  non  plus  que  maint  cahier  de  grammaire 
ou  d'histoire  ancienne  n'ait  eu  sur  ses  pages  clas- 


LETTRE    D  UN    VOYAGEUR  Qt) 

siques  le  chiffre  romantique  de  Hermann  symboli- 
quement enlacé  dans  une  guirlande  de  Vergissmein- 
nicht  avec  celui  d'une  Julie  en  herbe  ou  d'une 
Delphine  de  quatorze  ans. 

M.  Lafont  avait  bien  voulu  contribuer  de  tout  son 
talent  à  rendre  la  soirée  plus  productive.  Trente 
années  de  succès  éclatants  ne  me  laissent  rien  à 
dire  sur  cet  artiste  si  universellement  admiré,  si 
justement  célèbre. 

Quant  à  votre  ami  Frantz,  cher  George,  il  ne 
vous  ennuiera  ni  de  ses  succès,  ni  de  ses  chants,  et 
comme  vous  avez  beaucoup  mieux  à  faire  qu'à  me 
lire,  je  terminerai  là  mon  narré  genevois,  sauf  à  le 
reprendre  un  autre  jour  s'il  y  a  lieu.  —  J'aurais 
bien  voulu  (pour  engager  votre  illustre  indolence  à 
changer  son  fauteuil  parisien  contre  une  bergère 
helvétique)  vous  parler  avec  quelques  détails,  des 
notabilités  contemporaines  *,  que  Genève  s'enor- 
gueillit de  posséder  dans  ses  murs,  ainsi  que  de 
plusieurs  amis  excellents  qui  se  réunissent  fréquem- 
ment rue  Fabuzan,  parmi  lesquels  je  ne  nommerai 
que  M.  Fazy,  l'atlas  de  VEurope  centrale,  et 
^I.  Alphonse  Denis,  géologue,  archéologue,  orien- 
taliste, métaphysicien,  artiste,  et,  mieux  que  tout 
cela,  homme  infiniment  aimable  et  spirituel. 

Mais  j'ai  horriblement  peur  de  tout  ce  qui  pour- 
rait ressembler  à  une  indiscrétion. 

Ainsi   donc,  venez,    et  cela  au  plus  tôt.   Puzzi  a 

1.  M.  de  Sismondi,  M.  de  Landolle,  etc.  {^Note  de  Liszt.) 


96  PAGES    ROMANTIQUES 

déjà  acheté  en  votre  honneur,  un  caluineL  de  Paix; 
votre  mansarde  est  meublée  et  prête  à  vous  rece- 
voir; et  mon  piano  en  nacre  de  perles,  muet  depuis 
plus  de  trois  mois,  n'attend  que  vous  pour  faire 
retentir  les  montagnes  d'alentour  d'échos  discor 
dants. 

Adieu,  et  au  revoir. 


LETTRES   D'UN  BACHELIER  ES  MUSIQUE 


I 

A  UN  POÈTE  VOYAGEUR  i 

Paris,  janvier  1837. 

Vous  me  demandez  de  vous  écrire.  —  Pourquoi 
pas?  Zelter  écrivait  bien  à  Goethe.  —  Toutefois  si 
une  sorte  de  honte  me  retenait,  je  serais  fort  tenté 
de  vous  adresser  la  question  que  je  fis  dans  mon 
enfance  à  une  excellente  dame,  grande  donneuse  de 
pralines  et  de  polichinelles,  qui  exigeait  de  moi  la 
même  promesse  :  «  Si  je  ne  savais  quoi  vous  dire, 
faudrait-il  vous  écrire  tout  de  même?»  — Raison 
de  plus  peut-être.  Qui  donc  s'aviserait  aujourd'hui 
de  parler  précisément  de  quelque  chose?  Ce  serait 
de  mauvais  goût  et  de  mauvais  exemple.  Je  vous 
demande  un  peu  ce  que  deviendraient  les  faiseurs 
de  livres  et  de  feuilletons  s'il  allait  prendre  fan- 

1.  George  Sand.  Gazette  musicale,  du  12  février  1837. 

LISZT.  7 


gS  PAGES    ROMANTIQUES 

taisie  aux  libraires  et  aux  lecteurs  d'exiger  qu'ils 
eussent  quelque  chose  à  dire.  Pour  Dieu,  ne  par- 
lons de  rien,  mais  écrivons  à  propos  de  tout.  D'ail 
leurs  de  quoi  vous  entretiendrai-je?  De  politique? 
Les  journaux  impriment  chaque  matin,  à  cent 
mille  exemplaires,  tout  ce  qu'on  en  peut  imprimer 
sans  être  mis  à  la  Conciergerie.  Or  j'aime  prodi- 
gieusement le  grand  air,  et  mon  homœopathe 
m'ordonne  l'exercice  pour  me  guérir  de  la  fatigue. 
—  De  poésie?  A  vous,  amant  des  fleurs,  frère  des 
étoiles...,  autant  vaudrait  offrir  un  louis  d'or  à 
M.  le  baron  Rothschild  ou  une  poignée  de  main  à 
à  sa  majesté  Louis-Philippe.  —  De  science?  je  suis 
ignorant.  De  philosophie  allemande?  M.  Barchou 
de  Penhœn  ^  vous  donne  des  nausées.  —  De  vous  et 
de  moi,  enfin?  Pourquoi  non?  vous  demanderai-je 
encore. 

Autrefois,  à  la  vérité,  il  eût  été  méséant  de  parler 
ouvertement  de  soi,  de  ses  affections,  de  ses  goûts, 
de  ses  manies.  Mais  de  nos  jours  le  public  prend 
les  devants  ;  il  s'enquiert  de  tous  les  secrets  du 
foyer,  de  tous  les  détails  de  la  vie  privée.  Avez- 
vous  l'apparence  d'une  réputation;  il  veut  savoir 
de  quelle  couleur  sont  vos  pantoufles,  quelle  forme 
a  votre  robe  de  chambre,  quel  tabac  vous  fumez  de 
préférence,  comment  vous  nommez  votre  lévrier 
favori.  Les  journaux  empressés  à  spéculer  sur  cette 
pitoyable  curiosité,  entassent  historiettes  sur  his- 

1.  Philosophe  français;  traducteur  de  Kant. 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  99 

toriettes,  nieuson^es  sur  mensonges;  ils  offrent  à 
la  badauderie  des  salons  «  les  conversations  d'une 
femme  de  chambre  de  Mme  de  Lamartine  avec 
un  passager  du  bateau  à  vapeur  »,  «  l'état  des  lieux 
de  la  maison  de  M.  Jules  Janin  »,  «  la  topographie 
de  la  canne  de  M.  de  Balzac  »,  etc.,  etc.  Et  le  public 
ne  dit  jamais  :  assez!  Et  le  monde  élégant  qui,  à 
défaut  d'une  supériorité,  devrait  au  moins  avoir  le 
sentiment  exquis  des  convenances,  accueille  avec 
une  avidité  sans  exemple  les  plus  ignobles  propos, 
les  plus  stupides  calomnies. 

Mais  je  ne  sais  comment  je  vous  dis  ces  choses; 
vous  vous  inquiétez  peu  des  sots  discours,  et  vous 
faites  bien;  vous  ne  lisez  point  de  journaux,  et 
vous  faites  mieux  encore.  Concluons  de  tout  ceci 
que  je  vous  écrirai  tant  que  cela  vous  amusera,  et 
moi  aussi,  que  je  vous  parlerai  d'un  peu  moins  que 
rien,  d'un  peu  plus  que  tout;  suivant  ma  fantaisie 
du  jour  ou  l'état  de  mon  baromètre. 


C'est  de  Rome  que  je  devais  vous  écrire  et  ma 
lettre  est  datée  de  Paris  :  Pourquoi?  Comment? 
par  quel  hasard?  Je  ne  le  sais.  Pour  parler  de  fata- 
lité il  faudrait  descendre  en  ligne  directe  de  la 
famille  des  Atrides,  ou  s'honorer  h  tout  le  moins 
d'une  parenté  éloignée  avec  le  moine  impie  brisé 
par  l'inexorable  Divinité  sur  le  parvis  de  Notre- 
Dame;    cependant  il    y   a   bien    quelque   chose    de 


lOO  PAGES    ROMANTIQUES 

semblable  dans  la  force  inconnue  qui  m'arrête  tout 
à  coup  sur  le  versant  méridional  des  Alpes,  au 
moment  où  mon  regard  plongeait  déjà  sur  les 
plaines  de  la  Lombardie,  et  où  j'aspirais  avec 
ivresse  les  brises  embaumées  que  cette  terre  chérie 
du  ciel  lui  envoie  comme  un  soupir  d'amour, 
comme  une  confiante  et  sereine  prière.  Italie! 
Italie!  le  fer  de  l'étranger  a  dispersé  au  loin  tes 
plus  nobles  enfants.  Ils  errent  parmi  les  nations, 
marqués  au  front  d'un  saint  anathème;  mais 
quelque  implacables  que  soient  tes  oppresseurs, 
tu  ne  seras  pourtant  point  délaissée,  car  tu  fus  et 
tu  seras  toujours  l'élective  patrie  de  ces  hommes 
qui  n'ont  point  de  frères  parmi  les  hommes,  de  ces 
enfants  de  Dieu,  de  ces  exilés  du  ciel  qui  souffrent 
et  qui  chantent,  et  que  le  monde  appelle  poètes. 

Oui,  toujours  l'homme  inspiré,  philosophe, 
artiste  ou  poète,  se  sentira  tourmenté  d'un  mal 
secret,  d'une  brûlante  aspiration  vers  toi.  Toujours 
le  mal  de  l'Italie  sera  le  mal  des  belles  âmes;  toutes 
rediront  avec  le  mystérieux  enfant  de  Goethe  : 
Dahin  !  Dahin  ! 

Au  lieu  des  Alpes,  c'est  le  sombre  Jura  que  je 
traverse.  Trois  jours  d'une  route  monotone  me 
ramènent  à  Paris,  dont  l'atmosphère  brumeuse 
s'étend  de  nouveau  sur  ma  tête.  Combien  ces 
nuages  bas  et  épais  se  confondant  avec  un  brouil- 
lard fétide,  contrastent  avec  le  beau  ciel  étoile  qui 
se  reflète  si  pur  dans  les  eaux  du  Léman!  Ce  ciel 
d'un  bleu  transparent  appelle  le  regard  de  l'homme, 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  lOI 

attire  en  haut  sa  pensée,  tandis  que  la  brume  où 
je  marche  semble  lui  dire  sans  cesse  :  «  Livre-toi 
à  tes  instincts  les  plus  vils,  souille-toi  des  plus 
sales  débauches  :  le  jour  est  sombre,  je  te  cache  à 
Dieu  même:  roule-toi  dans  la  fange,  tu  y  trouveras 
de  l'or  et  des  plaisirs  ».  —  Pour  la  troisième  fois 
me  voici  refoulé  dans  ce  chaos  vivant  où  se  heur- 
tent et  se  ruent  pêle-mêle,  acharnés  à  se  détruire 
l'un  l'autre,  les  passions  brutales,  les  vices  hypo- 
crites, les  ambitions  effrontées.  Et  pourtant  du 
choc  tumultueux  de  ces  passions  mauvaises  sem- 
blent parfois  jaillir  de  soudaines  clartés;  du  fond 
du  chaos  maudit  s'élèvent  des  voix  libératrices,  et 
de  cette  ville  que  l'on  dirait  vouée  au  culte  des 
enfers,  s'élancent  tout  à  coup  comme  à  travers  une 
pluie  de  soufre  et  des  torrents  de  lave,  une  flamme 
sacrée  qui  ranime  le  monde  engourdi,  une  vaste 
lumière  qui  dissipe  au  loin  les  ténèbres.  Aussi  est- 
ce  toujours  avec  un  sentiment  religieux,  mélange 
de  tristesse  profonde  et  d'espérances  indéfinies, 
que  je  pénètre  dans  Paris.  Déjà  deux  phases  de  ma 
vie,  s'y  sont  accomplies. 

D'abord  lorsque  les  pressentiments  paternels 
m'arrachèrent  aux  steppes  de  la  Hongrie,  où  je 
grandissais  libre  et  indompté  au  milieu  des  trou- 
peaux sauvages,  et  me  jetèrent  pauvre  enfant  au 
sein  d'une  société  brillante  qui  applaudit  aux  tours 
de  force  de  celui  qu'elle  honora  du  glorieux  et 
flétrissant  stiofinatc  de  petit  prodige.  Une  mélan- 
colie  prématui'éc  pesa  dès  lors  sur  moi,  et  je  subis 


102  PAGES    ROMANTIQUES 

avec  une  répulsion  instinctive  l'avilissement  mal 
déguisé  de  la  domesticité  artistique.  Plus  tard, 
lorsque  la  mort  m'eut  enlevé  mon  père,  et  que 
revenu  seul  à  Paris  je  commençais  h  pressentir  ce 
que  pouvait  devenir  l'art,  ce  que  devait  être 
l'artiste,  je  fus  alors  comme  écrasé  par  les  impos- 
sibilités que  je  voyais  surgir  de  toute  part  dans  la 
voie  que  se  traçait  ma  pensée.  Ne  trouvant  d'ail- 
leurs aucune  parole  sympathique,  non  seulement 
parmi  les  gens  du  monde,  mais  encore  parmi  les 
artistes,  qui  sommeillaient  dans  un  commode  indif- 
férentisme,  n'ayant  nulle  conscience  de  moi,  du  but 
que  je  devais  me  poser  et  des  forces  qui  m'étaient 
départies,  je  me  laissai  déborder  par  un  amer 
dégoût  de  l'art  réduit,  tel  que  je  le  voyais,  à  un 
métier  plus  ou  moins  lucratif,  à  un  amusement  à 
l'usage  de  la  bonne  compagnie,  et  j'eusse  voulu 
être  tout  au  monde  plutôt  que  musicien  aux  gages 
des  grands  seigneurs,  patronisé  et  salarié  par  eux, 
à  l'égal  d'un  jongleur  ou  du  savant  chien  Munito. 
Paix  soit  faite  à  sa  mémoire  *. 

Mais  je  m'oublie  déjà  comme  les  vieillards,  à 
vous  parler  de  mon  enfance.  Mes  souvenirs  se  pres- 
sent dans  mon  cerveau,  le  moi  s'objective  à  lui- 
même,  comme  disent  les  nouveaux  scolastiques. 
Qu'importe?  Continuons. 

Vers    ce    temps,    je    fis    une    maladie    de     deux 


1.  C'est  dans  une  confession  de  ce  genre  qu'on  trouve  la  clef 
des  Considérations  sur  la  situation  des  artistes.  Voir  plus  haut, 
introduction. 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  Io3 

années,  à  la  suite  de  laquelle  mon  impérieux 
besoin  de  foi  et  de  dévouement,  ne  trouvant  point 
d'autre  issue,  s'absorba  dans  les  austères  pratiques 
du  catholicisme.  Mon  front  brûlant  s'inclina  sur  les 
dalles  humides  de  Saint- Vincent-de-Paule;  je  fis 
saigner  mon  cœur  et  je  prosternai  ma  pensée.  Une 
image  de  femme  chaste  et  pure  comme  l'albâtre 
des  vases  sacrés  fut  l'hostie  que  j'offris  avec  larmes 
au  dieu  des  chrétiens  ^;  le  renoncement  à  toute 
chose  terrestre  fut  l'unique  mobile,  le  seul  mot  de 
ma  vie... 

Mais  un  isolement  aussi  absolu  ne  pouvait  tou- 
jours durer.  La  pauvreté,  cette  vieille  entremet- 
teuse entre  l'homme  et  le  mal,  m'arrachait  à  ma 
solitude  contemplative,  et  me  ramenait  souvent 
devant  un  public  duquel  dépendait  en  partie  mon 
existence  et  celle  de  ma  mère.  Jeune  et  excessif 
comme  je  l'étais  alors,  je  souffrais  douloureusement 
au  choc  des  choses  extérieures  parmi  lesquelles 
ma  condition  de  musicien  me  rejetait  sans  cesse, 
et  qui  blessaient  avec  tant  d'intensité  le  sentiment 
mystique  d'amour  et  de  religion  dont  mon  cœur 
était  rempli.  Les  gens  du  monde  qui  n'ont  pas  le 
temps  de  songer  aux  souffrances  de  l'homme  quand 
ils  viennent  entendre  l'artiste,  et  dont  la  vie  facile 
est  toujours  renfermée  entre  ces  deux  points  de 
compas   qu'on    appelle    convenance   et    bienséance, 

1.  Mlle  Caroline  de  Saint-Cricq. 


I04  PAGES    ROMANTIQUES 

ne  concevaient  rien  aux  contradictions  et  aux 
excentricités  résultant  forcément  de  ma  double  vie. 
Tourmenté  de  mille  instincts  confus  et  d'un  besoin 
d'expansion  illimité,  trop  jeune  pour  me  défier, 
trop  naïf  pour  rien  concentrer  au  dedans,  je  me 
livrais  tout  entier  à  mes  impressions,  à  mes  admi- 
rations, h  mes  répugnances.  Je  fus  réputé  comé- 
dien, parce  que  je  ne  savais  jouer  aucune  comédie 
et  que  je  me  laissais  voir  tel  que  j'étais,  enfant 
enthousiaste,  artiste  sympathique,  dévot  austère, 
tout  ce  qu'on  est  en  un  mot  à  dix-huit  ans,  quand 
on  aime  Dieu  et  les  hommes,  d'une  âme  ardente, 
passionnée,  non  encore  émoussée  par  le  froisse- 
ment brutal  des  égoïsmes  sociaux. 

J'exécutais  alors  fréquemment,  soit  en  public, 
soit  en  des  salons  (où  l'on  ne  manquait  jamais  de 
m'observer  que  je  choisissais  bien  mal  mes  mor- 
ceaux) les  œuvres  de  Beethoven,  Weber  et  Hummel, 
et,  je  l'avoue  à  ma  honte,  afin  d'arracher  les 
bravos  d'un  public  toujours  lent  à  concevoir  les 
belles  choses  dans  leur  auguste  simplicité,  je  ne 
me  faisais  nul  scrupule  d'en  altérer  le  mouvement 
et  les  intentions;  j'allais  même  jusqu'à  y  ajouter 
insolemment  une  foule  de  traits  et  de  points 
d'orgue,  qui,  en  me  \alant  des  applaudissements 
ignares,  faillirent  m'entraîner  dans  une  fausse  voie 
dont  heureusement  je  sus  me  dégager  bientôt. 
Vous  ne  sauriez  croire,  mon  ami,  combien  je 
d«'-|)lore  ces  concessions  au  mauvais  goût,  ces  vio- 
lalions  sacrilèges  de  I'esprit  et  de  la  lettre,  car  le 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  100 

respect  le  plus  absolu  pour  les  chefs-d'œuvre  des 
grands  maîtres  a  remplacé  chez  moi  le  besoin  de 
nouveauté  et  de  personnalité  d'une  jeunesse  encore 
voisine  de  l'enfance. 

A  cette  heure,  je  ne  sais  plus  séparer  une  com- 
position quelconque  du  temps  où  elle  a  été  écrite, 
et  la  prétention  d'orner  ou  de  rajeunir  les  œuvres 
des  écoles  antérieures  me  semble  aussi  absurde 
chez  le  musicien,  qu'il  le  serait,  par  exemple,  à  un 
architecte  de  poser  un  chapiteau  corinthien  sur  les 
colonnes  d'un  temple  d'Egypte. 

Vers  ce  temps,  j'écrivis  plusieurs  morceaux  qui 
se  ressentaient  nécessairement  de  l'espèce  de  fièvre 
qui  me  dévorait.  Le  public  les  trouva  bizarres, 
incompréhensibles;  vous-même,  mon  ami,  m'en 
avez  parfois  reproché  le  vague  et  la  difiPusion. 

Je  suis  si  loin  d'en  appeler  de  cette  double  con- 
damnation, que  mon  premier  soin  a  été  de  les  jeter 
au  feu.  Toutefois,  je  voudrais  qu'il  me  fût  permis 
de  dire  quelques  mots  à  leur  occasion,  en  guise 
d'oraison  funèbre. 

—  L'œuvre  de  certains  artistes,  c'est  leur  vie. 
Inséparablement  identifiés  l'un  à  l'autre,  ils  sont 
semblables  à  ces  divinités  de  la  fable,  dont  l'exis- 
tence était  enchaînée  à  celle  d'un  arbre  des  forêts. 
Le  sang  qui  fait  battre  leur  cœur  est  aussi  la  sève 
qui  s'étale  en  feuilles  et  en  fruits  sur  leurs  rameaux, 
et  le  baume  précieux  que  l'on  recueille  sur  leur 
écorce,  ce  sont  les  larmes  silencieuses  qui  coulent 
une  à  une  de  leurs  paupières.  Le  musicien  surtout 


I06  PAGES    ROMANTIQUES 

qui  s'inspire  de  la  nature,  mais  sans  la  copier, 
exhale  en  sons  les  plus  intimes  mystères  de  sa 
destinée.  Il  pense,  il  sent,  il  parle  en  musique; 
mais  comme  sa  langue,  plus  arbitraire  et  moins 
définie  que  toutes  les  autres,  se  plie  h  une  multi- 
tude d'interprétations  diverses,  à  peu  près  comme 
ces  beaux  nuages  dorés  par  le  soleil  couchant  qui 
revêtent  complaisamment  toutes  les  formes  que 
leur  assigne  l'imagination  du  promeneur  solitaire, 
il  n'est  pas  inutile,  il  n'est  surtout  pas  ridicule, 
comme  on  se  plaît  à  le  répéter,  que  le  compositeur 
donne  en  quelques  lignes  l'esquisse  psychique  de 
son  œuvre,  qu'il  dise  ce  qu'il  a  voulu  faire,  et  que, 
sans  entrer  dans  des  explications  puériles,  dans  de 
minutieux  détails ,  il  exprime  l'idée  fondamentale 
de  sa  composition.  Libre  alors  à  la  critique  d'inter- 
venir pour  blâmer  ou  louer  la  manifestation  plus  ou 
moins  belle  et  heureuse  de  la  pensée;  mais  de  cette 
façon  elle  éviterait  une  foule  de  traductions  erro- 
nées, de  conjectures  hasardées,  d'oiseuses  para- 
phrases d'une  intention  que  le  musicien  n'a  jamais 
eue ,  et  de  commentaires  interminables  reposant 
sur  le  vide.  —  Il  paraît  peu  de  livres  aujourd'hui 
qu'on  ne  fasse  précéder  d'une  longue  préface,  qui 
est,  en  quelque  sorte,  un  second  livre  sur  le  livre. 
Cette  précaution,  superflue  à  beaucoup  d'égards, 
lorsqu'il  s'agit  d'un  livre  écrit  en  langue  vulgaire, 
n'est-elle  pas  d'absolue  nécessité,  non  pas  à  la 
vérité  pour  la  musique  instrumentale,  telle  qu'on 
la  concevait  jusqu'ici  (Beethoven  et  Weber  exceptés). 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  lOy 

musique  ordonnée  carrément  d'après  un  plan  symé- 
trique, et  que  l'on  peut,  pour  ainsi  dire,  mesurer 
par  pieds  cubes;  mais  pour  les  compositions  de 
l'école  moderne,  aspirant  généralement  à  devenir 
l'expression  d'une  individualité  tranchée?  N'est-il 
pas  à  regretter,  par  exemple,  que  Beethoven  d'une 
si  difficile  compréhension ,  et  sur  les  intentions 
duquel  on  a  tant  de  peine  à  tomber  d'accord,  n'ait 
pas  sommairement  indiqué  la  pensée  intime  de 
plusieurs  de  ses  grandes  oeuvres  et  les  modifica- 
tions principales  de  cette  pensée? 

J'ai  la  ferme  conviction  qu'il  y  a  une  sorte  de 
critique  philosophique  des  œuvres  d'art  que  per- 
sonne ne  saurait  mieux  faire  que  l'artiste  lui-même  : 
ne  vous  raillez  pas  de  mon  idée,  quelque  bizarre 
quelle  puisse  paraître  au  premier  abord.  Crovez- 
vous  que  le  musicien  de  bonne  foi,  après  un  certain 
temps  écoulé,  quand  la  fièvre  de  l'inspiration  est 
calmée  et  qu'il  est  également  guéri  de  l'enivrement 
du  triomphe  ou  de  l'irritation  de  l'insuccès,  ne  sait 
pas  mieux  que  tous  les  aristarques  du  monde  par 
quel  endroit  il  a  failli,  quels  sont  les  côtés  défec- 
tueux de  sa  composition,  et  pourquoi  ils  le  sont? 
Reste  donc  à  se  sentir  un  orgueil  assez  dégagé  de 
toute  vanité  pour  oser  le  dire  franchement  et  cou- 
rageusement au  public.  Ce  courage  est-il  donc  si 
difficile? 

Mais,  remarquez,  je  vous  prie,  l'admirable  loqua- 
cité qui  m'emporte  à  travers  champs  dans  le  pays 
des  hypothèses,  tandis  que  tranquillement  assis  au 


I08  PAGES    ROMANTIQUES 

coin  de  votre  feu,  vous  vous  demandez  patiemment 
où  je  veux  en  venir  et  quand  j'arriverai  à  vous  dire 
quelques  mots  de  Paris.  Car  tout  ceci  j'eusse  pu 
vous  l'écrire  aussi  bien  de  Pékin  ou  de  Buenos- 
Ayres. 

Or  donc,  revenons  à  Paris.  Justement,  à  mon 
débotté  je  trébuche  sur  une  merveille,  sur  une 
gloire  de  bois  et  de  paille,  sur  M.  Gusikow*,  le 
jongleur  musical  qui  lait  infiniment  de  notes  dans 
une  infiniment  courte  durée,  et  tire  le  plus  de  sons 
possible  des  deux  corps  les  moins  sonores.  C'est  là 
une  prodigieuse  difficulté  vaincue  que  tout  Paris 
applaudit  en  ce  moment .  Combien  il  est  à 
regretter  que  M.  Gusikow,  le  Paganini  des  boule- 
vards, n'ait  pas  appliqué  son  talent,  on  peut  même 
dire  son  génie,  à  l'invention  de  quelque  instrument 
aratoire  ou  à  l'introduction  de  quelque  nouvelle 
culture  dans  son  pays.  Il  eût  enrichi  peut-être  une 
population  tout  entière,  tandis  que  ce  talent  ainsi 
égaré  n'a  produit  qu'une  puérilité  musicale  ii 
laquelle  le  charlatanisme  de  feuilleton  ne  par- 
viendra pas  à  donner  une  valeur  impossible.  A  ce 
propos,  ne  déplorez-vous  pas  comme  moi  la  manie 
hyperbolique  qui  s'est  emparée  de  tant  de  gens, 
celte  rao-e  de  byroxiser  et  de  wertheuiseh  tout  le 
monde  et  de  couronner  de  lauriers  les  fronts  les 
plus  fuyants,  les  têtes  les  plus  aplaties?  I^e  système 
de  Law  est  adopté  pour  la  critique;  le  papier-mon- 

1.  Gusikow  (1806-1837)  étonnait  alors  l'Europe  par  ses  prouesses 
sur  une  sorte  de  iympanon  fait  de  bois  et  de  paille. 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  lOQ 

naie  des  louanges  se  fabrique  et  s'accepte  avec  une 
incroyable  facilité.  Mais,  malheur  à  l'artiste  ou  h 
l'écrivain  qui  se  paie  de  ces  valeurs  mensongères  : 
il  s'endort  complaisamment  dans  sa  célébrité  factice 
et  se  réveille  face  à  face  avec  quelques  articles  de 
journaux  creux  et  vides,  tout  étonné  que  le  public 
ne  se  paie  plus,  lui,  de  ces  belles  phrases  si  redon- 
dantes, de  ces  beaux  mots  dorés  dont  rien  ne  sub- 
siste que  le  ridicule. 

Le  monde  élégant  qui  s'amuse  de  l'exécution 
vraiment  surprenante  de  M.  Gusikow,  et  qui  épuise 
tout  ce  qu'il  a  d'enthousiasme  pour  admirer  la 
course  rapide  de  ses  baguettes  de  bois  sur  son 
coussin  de  paille,  daigne  encore  à  peine  s'enquérir 
d'une  belle  et  grande  tentative  de  progrès  faite  par 
un  professeur  dévoué  et  consciencieux,  M.  Mainzer*. 
Depuis  quatre  mois  environ,  il  réunit  plusieurs  fois 
la  semaine  des  hommes  du  peuple,  de  pauvres 
ouvriers  qui,  après  les  labeurs  de  la  journée,  vien- 
nent s'asseoir  sur  les  bancs  de  l'école,  écoutant 
avec  docilité  les  enseignements  d'un  professeur 
plein  de  zèle  et  de  patience,  qui  apporte  les  bien- 
faits de  la  musique  à  ces  intelligences  incultes, 
à  demi-sauvaofes ,  initie  ces  hommes  fatalement 
abrutis  par  les  joies  grossières,  seules  joies  possi- 
bles pour  eux,  à  des  émotions  douces  et  pures  qui 

1.  L'abbé  Joseph  Mainzer  (1807-1851)  originaire  de  Trêves, 
Tenait  de  s'installer  à  Paris  où  il  avait  ouvert  des  cours  de  chant 
et  de  musique  pour  les  ouvriers.  En  1841  il  s'établit  à  Londres, 
puis  à  Manchester  où  il  développa  dans  des  proportions  considé- 
rables ce  genre  d'enseignement. 


IIO  PAGES    ROMANTIQUES 

les  spiritualisent  à  leur  insu,  les  ramènent  par  une 
voie  détournée  et  qui  ne  peut  leur  être  suspecte, 
à  la  pensée  de  Dieu  perdue,  au  sentiment  religieux 
et  consolateur  que  le  christianisme  pharisaïque  des 
Sfrands  et  les  dérisoires  enseio-nements  d'un  cleroé 
inféodé  aux  puissants  de  la  terre  leur  ont  fait 
perdre.  Oh!  ce  serait  une  belle  chose,  mon  ami, 
que  de  voir  l'éducation  musicale  du  peuple  se  géné- 
raliser et  se  développer  en  France.  Le  beau  mythe 
de  la  lyre  d'Orphée  peut  encore,  amoindri  à  la 
taille  de  notre  siècle  bourgeois  et  prosaïque,  se 
réaliser  en  partie;  la  musique,  bien  que  déchue  de 
ses  antiques  privilèges,  pourra,  elle  aussi,  devenir 
une  divinité  bienfaisante  et  civilisatrice,  et  ses 
enfants  ceindront  alors  leur  front  de  la  plus  noble 
des  couronnes,  celle  que  le  peuple  décerne  à  qui 
fut  son  libérateur,  son  ami,  son  prophète'. 

Mais  adieu.  Voici  une  trop  longue  lettre.  Je 
remets  h  une  autre  fois  à  vous  parler  de  toutes  les 
merveilles  musicales  ou  autres  dont  les  affiches  de 
Paris  ne  cessent  de  nous  révéler  l'existence.  En 
attendant,  plantez  vos  choux,  faites  de  beaux  livres, 
contez  Peau-d'Ane  à  S..."  et  aimez-moi  toujours 
comme  par  le  passé. 

1.  Ces  mots  semblent  annoncer  la  future  préface  du  poème 
symphonique  à' Orphée  et  ce  poème  lui-même. 

2.  Solange,  fille  de  George  Sand, 


II 


Paris,  7  avril  1837. 

Encore  un  jour  et  je  pars.  Libre  enfin  de  mille 
liens,  plus  chimériques  que  réels,  dont  l'homme 
laisse  si  puérilement  enchaîner  sa  volonté,  je  pars 
pour  des  pays  inconnus  qu'habitent  depuis  long- 
temps mon  désir  et  mon  espérance. 

Comme  l'oiseau  qui  vient  de  briser  les  barreaux 
de  son  étroite  prison,  la  fantaisie  secoue  ses  ailes 
alourdies,  et  la  voilà  prenant  son  vol  à  travers 
l'espace.  Heureux!  cent  fois  heureux,  le  voyageur! 
Heureux  celui  qui  ne  repasse  point  dans  les  mêmes 
sentiers,  et  dont  le  pied  ne  pose  pas  deux  fois  dans 
la  même  empreinte.  Traversant  les  réalités  sans 
s'arrêter  jamais,  il  ne  voit  les  choses  que  comme 
elles  paraissent,  et  les  hommes  que  comme  ils  se 
montrent.  Heureux  qui,  serrant  la  main  d'un  ami, 
sait  la  quitter  avant  de  la  sentir  se  glacer  dans  la 
sienne,   et  qui  n'attend  pas    le  jour  où    le  regard 

1.  «  L'insertion  de  cette  lettre  a  été  relardée  par  l'abondance 
des  matières  »  ,àitla  Gazette  musicale,  en  la  publiant  le  16  juillet  1837. 


112  PAGES    ROMANTIQUES 

brûlant  de  la  femme  aimée  se  posera  sur  lui  avec 
une  placide  indififérence.  Heureux  enfin  qui  sait 
briser  avec  les  choses  avant  d'être  brisé  par  elles! 
C'est  à  l'artiste  surtout  qu'il  convient  de  dresser 
sa  tente  pour  une  heure,  et  de  ne  se  bâtir,  nulle 
part  de  demeure  solide.  N'est-il  paç  toujours 
étranger  parmi  les  hommes?  sa  patrie  n'est-elle 
pas  ailleurs?  Quoi  qu'il  fasse,  où  qu'il  aille,  partout  , 
il  se  sent  exilé.  11  lui  semble  qu'il  a  connu  un  ciel  i 
plus  pur,  un  soleil  plus  chaud,  des  êtres  meilleurs. 
Que  peut-il  donc  faire  pour  tromper  ses  vagues 
tristesses  et  ses  regrets  indéterminés?  Il  faut  qu'il 
chante  et  qu'il  passe,  qu'il  traverse  la  foule  en  lui 
jetant  sa  pensée,  sans  s'inquiéter  où  elle  va  tomber, 
sans  écouter  de  quelles  clameurs  on  l'étouffé,  sans 
regarder  de  quels  lauriers  dérisoires  on  la  couvre. 
Triste  et  grande  destinée  que  celle  de  l'artiste!  Il 
naît  marqué  d'un  sceau  de  prédestination.  Il  ne 
choisit  point  sa  vocation,  sa  vocation  s'empare  de 
lui  et  l'entraîne.  Quelles  que  soient  les  circon- 
stances contraires,  les  oppositions  de  la  famille, 
du  monde,  les  sombres  étreintes  de  la  misère,  les 
obstacles  en  apparence  insurmontables,  sa  volonté, 
toujours  debout,  reste  invariablement  tournée  vers 
le  pôle;  et  le  pôle,  pour  lui,  c'est  l'art,  c'est  la 
reproduction  sensible  de  ce  .qu'il  y  a  de  mystérieu- 
sement divin  dans  l'homme  et  dans  la  création.  — 
L'artiste  vit  solitaire.  Si  les  événements  le  jettent 
au  sein  de  la  société,  il  crée  à  son  âme,  au  milieu 
de    ces   bruits    discordants,    une   solitude   impéné- 


LETTRES    D  UN    BACHELIER   ES    MUSIQUE  1  lO 

trahie  dans  laquelle  nulle  voix  humaine  n'a  plus 
accès.  La  vanité,  l'amhition,  la  cupidité,  la  jalousie, 
l'amour  même,  toutes  les  passions  qui  remuent  les 
hommes,  restent  en  dehors  du  cercle  magique  qu'il 
a  tracé  autour  de  sa  pensée.  Là,  retiré  comme  en 
un  sanctuaire,  il  contemple,  il  adore  le  type  idéal 
que  toute  sa  vie  tendra  à  reproduire.  Là  lui  appa- 
raissent des  formes  divines,  insaisissables,  des 
couleurs  telles  que  les  plus  belles  fleurs  dans  l'éclat 
du  printemps  n'en  offrirent  jamais  à  ses  regards; 
il  entend  l'harmonie  éternelle  dont  la  cadence  régit 
les  mondes,  et  toutes  les  voix  de  la  création 
s'unissent  pour  lui  dans  un  merveilleux  concert. 
Alors  une  fièvre  ardente  le  saisit,  son  sang  court 
impétueusement  dans  ses  veines,  et  jette  à  son 
cerveau  mille  pensées  dévorantes,  auxquelles  il 
ne  peut  se  soustraire  que  par  le  saint  labeur  de 
l'art.  Il  se  sent  en  proie  à  un  mal  innommé;  une 
force  inconnue  le  presse  de  manifester  par  des 
paroles,  des  couleurs  ou  des  sons,  cet  idéal  qui 
s'est  emparé  de  lui  et  qui  lui  fait  souffrir  une  soif 
de  désir,  un  tourment  de  possession  tel  qu'aucun 
homme  n'en  a  jamais  ressenti  pour  l'objet  d'une 
passion  réelle.  Mais  son  œuvre  terminée,  alors 
même  que  le  monde  entier  y  acclamerait  avec 
enthousiasme,  lui-même  reste  à  demi  satisfait, 
mécontent,  et  la  briserait  peut-être,  si  une  nouvelle 
apparition  ne  détournait  ses  regards  de  la  chose 
accomplie,  pour  le  jeter  de  nouveau  dans  ces 
extases  célestes  et  douloureuses  qui  font  de  sa  vie 


Il4  PAGES    ROMANTIQUES 

la  perpétuelle  poursuite  d'un  but  jamais  atteint,  le 
continuel  effort  de  l'intelligence,  pour  s'élever  à 
la  réalisation  de  ce  qu'il  conçoit  aux  heures  privi- 
légiées où  l'éternelle  beauté  se  montre  à  lui  sans 
nuages. 

L'artiste  vit  aujourd'hui  en  dehors  de  la  commu- 
nauté sociale;  car  l'élément  poétique  c'est-à-dire 
l'élément  religieux  de  l'humanité,  a  disparu  des 
cfouvernements  modernes.  Ou'auraient-ils  à  faire 
d'un  artiste  ou  d'un  poète,  ceux  qui  croient  résoudre 
le  problème  de  la  félicité  humaine  par  l'extension 
de  quelques  privilèges,  par  l'accroissement  illimité 
de  l'industrie  et  de  l'égoïste  bien-être?  Que  leur 
importent  ces  hommes,  inutiles  à  la  machine  gou- 
vernementale, qui  vont  par  le  monde  ranimant  la 
flamme  sacrée  des  nobles  sentiments  et  des  exalta- 
tions sublimes,  et  satisfont  par  leurs  œuvres  au 
besoin  indéfini  de  beauté  et  de  grandeur  qui 
repose  plus  ou  moins  étouffé  au  fond  de  toutes  les 
âmes?  Les  beaux  temps  ne  sont  plus  où  l'art  éten- 
dait ses  rameaux  fleuris  sur  la  Grèce  entière  et 
s'enivrait  de  ses  parfums.  Alors  tout  citoyen  était 
artiste,  car  tous,  législateurs,  guerriers,  philo- 
sophes, étaient  préoccupés  de  l'idée  du  beau  moral, 
intellectuel  et  physique.  Le  sublime  n'étonnait 
personne,  et  les  grandes  actions  étaient  aussi  fré- 
quentes que  les  grandes  œuvres  qui  tout  h  la  fois 
les  reproduisaient  et  les  inspiraient.  L'art  puissant 
et  austère  du  moyen  âge  qui  bâtissait  des  cathé- 
drales et  y  appelait,  au  son  de  l'orgue,  les  popula- 


LETTRES    d'uX    BACHELIER    ES   MUSIQUE  Il5 

tions  charmées,  s'est  éteint  avec  la  foi  qui  le  vivi- 
fiait. Aujourd'hui  le  lien  sympathique  est  rompu, 
qui,  unissant  l'art  et  la  société,  donnait  à  l'un  la 
force  et  l'éclat,  à  l'autre  ces  divers  tressaillements 
qui  enfantent  les  grandes  choses. 

L'art  social  n'est  plus  et  n'est  pas  encore.  Aussi 
que  voyons-nous  le  plus  habituellement  de  nos 
jours?  Des  statuaires?  non,  des  fabricants  de 
statues.  Des  peintres?  non,  des  fabricants  de 
tableaux.  Des  musiciens?  non,  des  fabricants  de 
musique;  partout  des  artisans  enfin,  nulle  part  des 
artistes.  Et  c'est  encore  là  une  souffrance  cruelle 
pour  celui  qui  est  né  avec  l'orgueil  et  l'indépen- 
dance sauvage  des  vrais  enfants  de  l'art.  Il  voit 
autour  de  lui  la  tourbe  de  ceux  qui  fabriquent, 
attentifs  aux  caprices  du  vulgaire,  assidus  à  com- 
plaire à  la  fantaisie  des  riches  inintelligents,  obéis- 
sant au  moindre  signe,  si  empressés  à  baisser  la 
tête  et  à  se  courber  qu'ils  semblent  ne  se  croire 
jamais  assez  près  de  la  terre  !  Il  lui  faut  les  accepter 
comme  ses  frères,  et  voir  la  foule  les  confondre 
avec  lui  dans  la  même  appréciation  grossière,  dans 
la  même  admiration  puérile,  hébétée.  Et  que  l'on 
ne  dise  pas  que  ce  sont  là  des  souffrances  de  vanité 
et  d'amour-propre.  Non,  non,  vous  le  savez  bien, 
vous,  si  haut  placé  qu'aucune  rivalité  ne  peut  vous 
atteindre.  Les  larmes  amères  qui  tombent  parfois 
de  nos  paupières,  ce  sont  celles  de  l'adorateur 
du  vrai  Dieu  qui  voit  son  temple  envahi  par  les 
idoles,    et    le    peuple    stupide    pliant    les    genoux 


Il6  PAGES    ROMANTIQUES 

devant  ces  divinités  de  boue  et  de  pierre,  aban- 
donner pour  elles  l'autel  de  la  Madone  et  le  culte 
du  Dieu  vivant. 

Peut-être  allez-vous  me  trouver  bien  sombre 
aujourd'hui;  peut-être  le  chant  du  rossignol  a-t-il 
marqué  pour  vous  le  passage  d'une  nuit  délicieuse 
à  un  jour  splendide;  peut-être  vous  êtes-vous 
assoupie  sous  les  lilas  en  fleurs,  et  avez-vous  rêvé 
d'un  bel  ange  aux  cheveux  blonds,  qui,  à  votre 
réveil,  s'est  trouvé  souriant  à  vos  côtés  sous  les 
traits  de  votre  fille  chérie;  peut-être  votre  impé- 
tueux andaloux,  frémissant  sous  la  main  qui  le 
dompte,  vous  a-t-il  fait  franchir  en  quelques 
secondes  la  distance  qui  vous  sépare  de  votre 
meilleur  ami;  peut-être  et  sûrement  avez-vous 
rencontré  sur  votre  passage  les  regards  d'un 
malheureux  auquel  vous  avez  fait  bénir  la  Provi- 
dence... Moi,  je  viens  de  vivre  six  mois  d'une 
vie  de  luttes  mesquines  et  d'efforts  presque  sté- 
riles. Je  viens  d'exposer  volontairement  mon  cœur 
d'artiste  à  tous  les  froissements  de  l'existence 
sociale;  je  viens  de  supporter  jour  par  jour,  heure 
par  heure,  les  tortures  sourdes  de  ce  malentendu 
perpétuel  qui  semble  devoir,  bien  longtemps  encore, 
subsister  entre  le  public  et  l'artiste. 

Le  musicien  est  sans  contredit  le  plus  mal  partagé 
de  tous  dans  ce  genre  de  rapports.  Retiré  dans  son 
cabinet  ou  dans  son  atelier,  le  poète,  le  peintre  ou 
le  statuaire  accomplit  la  tâche  qu'il  s'est  donnée,  et 
trouve,    son    œuvre     faite,    des    libraires    pour    la 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  II  7 

répandi'e,  des  musées  pour  l'exposer;  point  d'inter- 
médiaire entre  lui  et  ses  juges  ;  tandis  que  le  compo- 
siteur est  nécessairement  forcé  de  recourir  à  des 
interprètes  incapables  ou  indifférents  qui  lui  font 
subir  l'épreuve  d'une  traduction  souvent  littérale,  il 
est  vrai,  mais  qui  ne  rend  que  bien  imparfaitement 
la  pensée  de  l'œuvre  et  le  génie  de  l'auteur.  Ou 
bien,  si  le  musicien  est  lui-même  exécutant,  pour 
quelques  rares  occasions  où  il  sera  compris,  combien 
de  fois  lui  faudra-t-il  prostituer  à  un  auditoire  froid 
et  railleur  ses  émotions  les  plus  intimes,  jeter  pour 
ainsi  dire  son  âme  au  dehors,  afin  d'arracher  quel- 
ques applaudissements  à  la  foule  distraite!  Encore 
est-ce  à  grand'peine  si  la  flamme  de  son  enthou- 
siasme reflète  quelque  pâle  lueur  sur  ces  fronts 
glacés,  allume  quelques  étincelles  dans  ces  cœurs 
vides  d'amour  et  de  sympathie. 

Moins  qu'un  autre,  m'a-t-on  dit  souvent,  j'ai  le 
droit  d'exprimer  de  pareilles  plaintes  puisque  dès 
mon  enfance  le  succès  a  de  beaucoup  dépassé  et 
mon  talent  et  mes  désirs  ;  mais  c'est  précisément  au 
bruit  des  applaudissements  que  j'ai  pu  tristement 
me  convaincre  que  c'était  à  un  liasard  inexplicable 
de  la  mode,  à  l'autorité  d'un  grand  nom,  à  une 
certaine  énergie  d'exécution,  bien  plus  qu'au  senti- 
ment du  vrai  et  du  beau,  qu'était  dus  la  plupart  des 
succès.  Les  exemples  abondent  et  surabondent.  — 
Etant  enfant,  je  m'amusais  souvent  à  une  espiè- 
glerie d'écolier  dont  mes  auditeurs  ne  manquaient 
jamais  d'être  dupes.  Je  jouais  le  même  morceau,  en 


Il8  PAGES    ROMANTIQUES 

le  donnant  tantôt  comme  de  Beethoven,  tantôt 
comme  de  Czerny,  tantôt  comme  de  moi.  Le  jour 
où  je  passais  pour  en  être  l'auteur,  j'avais  un  succès 
de  protection  et  d'encouragement  :  «  Ce  n'était  vrai- 
ment pas  mal  pour  mon  âge!  »  Le  jour  où  je  le 
jouais  sous  le  nom  de  Czerny,  je  n'étais  pas  écouté; 
mais  lorsque  je  le  jouais  comme  étant  de  Beethoven, 
je  m'assurais  infailliblement  les  bravos  de  toute 
l'assemblée.  Le  nom  de  Beethoven  me  rappelle  un 
autre  incident,  plus  récent,  qui  ne  confirme  que 
trop  mes  notions  sur  la  capacité  artistique  du 
dilettanti.  Vous  savez  que  depuis  nombre  d'années 
l'orchestre  du  Conservatoire  a  entrepris  d'imposer 
au  public  ses  symphonies.  Aujourd'hui,  sa  gloire 
est  consacrée  ;  les  plus  ignares  entre  les  ignares  se 
mettent  à  l'abri  derrière  le  nom  colossal,  et  l'envie 
impuissante  s'en  sert  déjà  comme  d'une  massue 
pour  écraser  tous  ceux  qui,  parmi  les  contempo- 
rains, paraissent  élever  la  tète.  Voulant  essayer  de 
compléter  la  pensée  du  Conservatoire  (bien  impar- 
faitement car  le  temps  m'a  manqué),  je  consacrai 
cet  hiver  plusieurs  séances  de  musique  presque 
exclusivement  à  l'exécution  des  duos,  trios  et  quin- 
tetti  de  Beethoven.  J'étais  à  peu  près  sûr  d'ennuyer; 
mais  j'étais  certain  aussi  qu'on  n'oserait  rien  en 
dire.  Effectivement,  il  y  eut  de  brillantes  manifesta- 
tions d'enthousiasme;  l'on  aurait  pu  facilement  s'y 
tromper,  et  croire  la  foule  subjuguée  par  la  puis- 
sance du  génie  ;  mais  à  l'une  des  dernières  séances, 
une  interversion  dans  l'ordre  mit  fin  à  cette  erreur. 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  IIQ 

Sans  prévenir,  on  joua  un  trio  de  Pixis  au  lieu  et 
place  de  celui  de  Beethoven.  Les  bravos  furent  plus 
nombreux,  plus  éclatants  que  jamais,  et  lorsque  le 
trio  de  Beethoven  prit  la  place  marquée  pour  celui  de 
Pixis,  on  le  trouva  froid,  médiocre,  ennuyeux  même, 
à  ce  point  que  beaucoup  de  gens  s'en  furent,  décla- 
rant fort  impertinent  à  M.  Pixis  de  se  faire  entendre 
à  un  auditoire  qui  venait  d'admirer  les  chefs-d'œuvre 
du  grand  maître.  Je  suis  loin  d'inférer  de  ce  que  je 
vous  raconte  là  qu'on  ait  eu  tort  d'applaudir  le  trio 
de  Pixis;  mais  lui-même  ne  pourrait  recevoir  sans 
sourire  de  pitié  les  bravos  d'un  public  capable  de 
confondre  deux  compositions  et  deux  styles  aussi 
complètement  différents,  car,  à  coup  sûr,  les  gens 
qui  tombent  dans  une  pareille  méprise  sont  totale- 
ment inaptes  à  apprécier  les  véritables  beautés  de 
ses  œuvres.  Oh!  s'écriait  Gœthe,  qui  pourtant, 
suivant  les  notions  vulgaires,  jouit  plus  qu'aucun 
autre  de  sa  gloire,  qui  fut  le  poète  heureux  de  son 
siècle,  salué  roi  par  ses  comtemporains,  «  Oh!  ne 
me  parle  pas  de  cette  foule  bigarrée  dont  l'aspect 
seul  peut  faire  disparaître  notre  enthousiasme. 
Cache-moi  ce  tourbillon  du  peuple  qui  peut  nous 
entraîner  contre  notre  volonté,  au  milieu  du  torrent. 
Conduis-moi  dans  une  de  ces  retraites  paisibles,  là 
où  fleurit  la  vraie  joie  du  poète,  là  où  l'amitié  et 
l'amour,  envoyés  par  la  main  de  Dieu,  répandent 
leurs  bénédictions  sur  notre  cœur.  « 

11  est  de  fait  qu'aujourd'hui  une  certaine  éduca- 
tion musicale  est  le  partage  du  plus  petit  nombre. 


I20  PAGES    ROMANTIQUES 

La  majorité  ignore  les  premiers  éléments  de  la 
musique,  et  rien  n'est  plus  rare,  même  dans  les 
classes  élevées  de  la  société,  que  l'étude  sérieuse 
des  maîtres.  On  se  borne  la  plupart  du  temps  à 
entendre  de  loin  en  loin  et  sans  choix,  parmi  quel- 
ques belles  œuvres,  une  foule  de  choses  pitoyables 
qui  faussent  le  goût  et  habituent  l'oreille  aux  plus 
mesquines  pauvretés.  Contrairement  au  poète  qui 
parle  la  langue  de  tous,  et  s'adresse  d'ailleurs  à  des 
hommes  dont  l'esprit  s'est  plus  ou  moins  formé  par 
l'étude  obligée  des  classiques,  le  musicien  parle 
une  langue  mystérieuse  qui  demanderait  pour  être 
comprise  un  travail  spécial,  ou  tout  au  moins  une 
longue  habitude;  il  a  aussi  ce  désavantage  sur  le 
peintre  et  le  statuaire,  que  ceux-ci  s'adressent  au 
sentiment  de  la  forme,  bien  plus  général  que  la 
compréhension  intime  de  la  nature  et  le  sentiment 
de  l'infini,  qui  sont  l'essence  même  de  la  musique. 
Est-il  une  amélioration  possible  à  cet  état  de  choses? 
Je  le  crois  et  je  crois  aussi  que  nous  y  tendons  de 
toutes  parts.  On  ne  cesse  de  répéter  que  nous  vivons 
à  une  époque  de  transition  ;  cela  est  vrai  de  la 
musique  plus  que  de  quoi  que  ce  soit.  Il  est  triste 
sans  doute  de  naître  dans  ces  temps  de  labeurs 
ingrats  où  celui  qui  sème  ne  récolte  pas,  où  celui 
qui  amasse  ne  jouit  pas,  où  celui  qui  conçoit  des 
pensées  de  salut  ne  doit  point  les  voir  se  vivifier 
et,  pareil  à  la  femme  qui  meurt  dans  le  travail  de 
l'enfantement,  les  lègue  faibles  et  nues  encore  à 
la    génération    qui   foulera    sa    tombe.    Mais    pour 


LETTRES    D  UN    BACHELIEK    ES    MUSIQUE  121 

ceux    qui    ont    foi,    qu'importent    les    longs   jours 
d'attente? 

Parmi  toutes  les  améliorations  que  je  rêve  dans 
mon  revoir,  il  en  est  une  dont  l'extension  sera  facile, 
et  dont  l'idée  se  présenta  à  mon  esprit  il  y  a  peu 
de  jours,  lorsque,  me  promenant  silencieusement 
dans  les  galeries  du  Louvre,  je  contemplais  tour  à 
tour  la  profonde  poésie  du  pinceau  de  SchefFer,  la 
couleur  splendide  de  Delacroix,  les  lignes  pures  de 
Flandrin  et  de  Lehmann,  la  nature  vigoureuse  de 
Brascassat;  pourquoi,  me  disais-je,  la  musique  n'est- 
elle  pas  conviée  à  ces  fêtes  annuelles?  Pourquoi  ces 
vastes  salles  du  Louvre  restent-elles  muettes?  Pour- 
quoi les  compositeurs  ne  viennent-ils  pas  y  apporter, 
comme  les  peintres,  leurs  frères,  la  plus  belle  gerbe 
de  leur  moisson?  Pourquoi  sous  l'invocation  du 
Christ  de  SchefFer,  de  la  Sainte-Cécile  de  Dela- 
roche,  Meyer-Beer,  Halévy,  Berlioz,  Onslow, 
Chopin,  et  d'autres  plus  ignorés,  qui  attendent 
impatiemment  leur  jour  et  leur  place  au  soleil,  ne 
feraient-ils  pas  entendre  dans  cette  enceinte  solen- 
nelle des  symphonies,  des  chœurs,  des  compositions 
de  tout  genre  qui  restent  enfouies  dans  les  porte- 
feuilles, faute  de  moyens  d'exécution? 

Les  théâtres;  qui  d'a^leurs  ne  représentent  qu'une 
face  de  l'art,  sont  entre  les  mains  d'administrateurs 
qui  n'ont  et  ne  peuvent  pas  avoir  l'art  pour  but. 
Forcés  de  viser  au  succès,  sous  peine  de  ruine,  ils 
repoussent  les  noms  obscurs  et  les  œuvres  sévères. 
La  salle  du  Conservatoire  ne  s'ouvre  qu'à  un  public 


122  PAGES    ROMANTIQUES 

très  restreint,  et  son  orchestre  suffit  à  peine  à 
l'exécution  des  grands  maîtres.  Ne  serait-il  donc 
pas  urgent  que  le  gouvernement  comblât  cette 
lacune,  en  consacrant  un  orchestre  et  des  chœurs 
habiles  à  l'exécution  des  œuvres  modernes  choisies 
par  un  jury  spécial.  Le  public  appelé  durant 
plusieurs  mois  à  l'audition  de  cette  musique  d'élite, 
se  formerait  le  goût,  et  les  jeunes  artistes  de  talent 
seraient  assurés  de  ne  pas  demeurer  dans  l'obscu- 
rité et  l'oubli  où  les  repoussent  les  innombrables 
obstacles  qui  s'élèvent  sans  cesse  entre  eux  et  la 
publicité.  Certes,  en  prêtant  ainsi  son  appui  à  l'art 
musical,  en  accordant  aux  musiciens  ce  qu'il  accorde 
aux  peintres,  le  gouvernement  ferait  une  chose 
éminemment  nationale,  et  qui  mérite  peut-être 
autant  son  attention  que  maint  grave  débat  des 
Chambres,  que  mainte  grave  querelle  du  ministère. 
—  La  Convention,  aux  jours  de  la  Terreur,  n'a  p;is 
dédaigné  de  fonder  le  Conservatoire. 

Mais  je  m'aperçois  que  je  fais  comme  les  dévots 
timides  à  confesse,  qui  réservent  pour  la  fin  de  la 
confession  ce  qui  leur  coûte  le  plus  à  dire.  J'ai 
reculé  jusqu'ici  à  vous  parler  d'un  débat  musical 
dont  on  s'est  beaucoup  trop  occupé,  puisqu'il  vous 
importune  jusque  dans  votre  solitude,  et  que, 
vous  aussi,  vous  me  demandez  l'explication  de  la 
chose  du  monde  la  plus  simple  à  son  origine,  mais 
devenue,  à  force  de  commentaires,  la  plus  incom- 
préhensible pour  le  public  ;  à  force  d'interprétations, 
la    plus  pénible  et  la  plus    irritante   pour  moi;  je 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  123 

veux  parler  de  ce  qu'il  a  plu  à  quelques-uns  d'ap- 
peler ma  rivalité  avec  M.  Thalberg^ 

Vous  savez  que  lorsque  je  quittai  Genève,  au 
commencement  de  l'hiver  dernier,  je  ne  connaissais 
point  M.  Thalberg;  sa  célébrité  même  n'avait  que 
bien  faiblement  retenti  jusqu'à  nous;  les  échos  de 
Faulhorn  et  du  Saint-Gothard  ont  bien  autre  chose 
à  faire  vraiment  qu'à  répéter  nos  pauvres  petits 
noms  d'un  jour  ou  qui  semblent  avoir  retenu  les 
premières  paroles  de  la  création  !  A  mon  arrivée  à 
Paris,  il  n'était  question  dans  le  monde  musical 
que  d'un  pianiste  tel  que  l'on  n'en  avait  jamais  ouï, 
qui  devait  être  le  régénérateur  de  l'art,  et  tout  à 
la  fois,  comme  exécutant  et  comme  compositeur, 
ouvrait  une  voie  nouvelle  où  nous  devions  tous 
nous  efforcer  de  le  suivre. 

Vous  qui  m'avez  vu  sans  cesse  prêter  l'oreille  au 
moindre  bruit  et  voler  de  toutes  mes  sympathies  au 
devant  de  chaque  progrès,  vous  devez  penser  si 
mon  âme  tressaillait  à  l'espoir  d'une  grande  et 
forte  impulsion  donnée  à  toute  la  génération  de 
pianistes  contemporains;  je  n'étais  mis  en  défiance 
que  par  une  seule  chose  :  c'était  la  promptitude 
avec  laquelle  les  sectateurs  du  nouveau  Messie 
oubliaient  ou  rejetaient  ce  qui  l'avait  précédé. 

J'augurais  moins  bien,  je  l'avoue,  des  composi- 
tions de  M.  Thalberg,  en  les  entendant  vanter 
d'une  manière  aussi  absolue  par  des  gens  qui  sem- 

1.  Sigismond  Thalberg,  pianiste  compositeur  (1812-1871). 


124  PAGES    ROMANTIQUES 

blaient  dire  que  tout  ce  qui  avait  paru  avant  lui, 
Hummel,  Moschelès,  Kalkbrenner,  Bertini,  Chopin, 
par  le  fait  seul  de  sa  venue,  étaient  rejetés  dans  le 
néant.  Enfin  j'étais  impatient  de  voir  et  de  con- 
naître par  moi-même  des  œuvres  si  neuves,  si 
profondes  qui  devaient  me  révéler  un  homme 
de  génie.  Je  m'enfermai  toute  une  matinée  pour  les 
étudier  consciencieusement.  Le  résultat  de  cette 
étude  fut  diamétralement  opposé  à  ce  que  j'atten- 
dais; et  je  ne  fus  surpris  que  d'une  chose,  c'est  de 
l'effet  universel  produit  par  des  compositions  aussi 
creuses  et  aussi  médiocres.  J'en  conclus  qu'il 
fallait  que  le  talent  d'exécution  de  l'auteur  fût  pro- 
digieux, et  mon  opinion  ainsi  formulée,  je  l'ex- 
primai dans  la  Gazette  musicale  *  sans  autre  inten- 
tion perverse  que  celle  de  faire  ce  que  j'avais  fait 
en  mainte  occasion  :  dire  mon  avis,  bon  ou  mau- 
vais, sur  les  morceaux  de  piano  que  je  prends  la 
peine  d'examiner.  Je  n'avais  assurément  pas  l'in- 
tention, en  cette  circonstance  plus  qu'en  d'autres, 
de  gourmander  ou  de  régenter  l'opinion  publique; 
je  suis  loin  de  m'attribuer  un  droit  aussi  imper- 
tinent; mais  je  crus  pouvoir,  sans  inconvénient 
aucun,  dire  que  si  c'était  là  l'école  nouvelle,  je 
n'étais  pas  de  l'école  nouvelle;  que  si  telle  était  la 
direction  que  prenait  M.  Thalberg,  je  n'ambition- 
nais guère  de  marcher  dans  la  même  voie,  et 
qu'enfin    je    ne    croyais    pas    qu'il    y  eût    dans    sa 

1.  Le  8  janvier  1837. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  120 

pensée  un  germe  d'avenir  que  d'autres  dussent 
s'efforcer  de  cultiver.  Ce  que  j'ai  dit  là,  je  l'ai  dit 
à  regret,  et,  pour  ainsi  dire,  contraint  par  le 
public,  qui  avait  pris  h  tâche  de  nous  poser  l'un 
auprès  de  l'autre,  et  de  nous  représenter  comme 
courant  dans  la  même  arène,  et  nous  disputant  la 
même  couronne,  peut-être  aussi  le  besoin  inné  chez 
les  hommes  d'une  certaine  organisation  de  réagir 
contre  l'injustice  et  de  protester,  même  dans  les 
occasions  les  plus  minimes,  contre  l'erreur  ou  la 
mauvaise  foi,  m'a-t-il  poussé  à  prendre  la  plume,  et 
à  dire  sincèrement  mon  opinion.  Après  l'avoir  dite 
au  public,  je  la  dis  à  l'auteur  lui-même  lorsque 
plus  tard  nous  vînmes  à  nous  rencontrer'.  Je  me 
plus  à  rendre  hautement  justice  à  son  talent  d'exé- 
cution, et  il  parut  mieux  comprendre  que  d'autres 
ce  qu'il  y  avait  de  loyal  et  de  franc  dans  ma  con- 
duite. On  nous  proclama  alors  réconciliés,  et  ce  fut 
un  nouveau  thème  tout  aussi  longuement  et  aussi 
stupidement  varié  que  l'avait  été  celui  de  notre 
inimitié.  En  réalité  il  n'y  avait  ni  inimitié  ni  récon- 
ciliation. De  ce  qu'un  artiste  n'accorde  pas  à  un 
autre  une  valeur  artistique  que  la  foule  lui  semble 
avoir  exagérée,  sont-ils  nécessairement  ennemis? 
Sont-ils  réconciliés  parce  qu'en  dehors  des  ques- 
tions d'art  ils  s'apprécient  et  s'estiment  mutuelle- 
ment? 


1.  A  un  concert  de  bienfaisance,  donné  sous  les  auspices  de  la 
princesse  Belgiojoso,  et  auquel  Liszt  et  Thalberg  prirent  part 
ensemble. 


126  PAGES    ROMANTIQUES 

Vous  comprendrez  combien  ces  perpétuelles 
interprétations  de  mes  paroles  et  de  mes  actes 
en  cette  occasion  m'ont  été  pénibles. 

En  écrivant  ces  quelques  lignes  sur  les  composi- 
tions de  M.  Thalberg,  je  prévoyais  bien  une  partie 
des  indignations  que  j'allais  soulever,  des  orages 
qui  s'amasseraient  sur  ma  tête;  pourtant,  je  le  con- 
fesse, je  croyais  que  mille  antécédents  me  mettraient 
complètement  à  l'abri  de  l'odieux  soupçon  d'envie; 
je  croyais,  ô  sainte  simplicité  !  me  direz-vous,  que 
la  vérité  devait  et  pouvait  toujours  se  dire,  et  qu'en 
toute  circonstance,  même  dans  la  circonstance  en 
apparence  la  plus  insignifiante,  un  artiste  ne  devait 
point  trahir  sa  pensée  par  un  prudent  calcul  d'in- 
térêt personnel.  L'expérience  m'a  éclairé  mais  elle  ne 
me  profitera  pas.  Je  ne  suis  malheureusement  pas 
de  ces  natures  émollientes  dont  parle  le  marquis  de 
Mirabeau,  et  j'aime  la  vérité  beaucoup  plus  que  je 
ne  m'aime  moi-même.  D'ailleurs,  parmi  les  rabo- 
teuses leçons  qu'on  ne  m'a  pas  épargnées,  j'ai  reçu 
de  petits  soufflets  si  gracieux,  si  adorables,  que  je 
serais  bien  tenté  d'encourir  de  nouveau  semblable 
punition.  Des  soufflets  de  femme!  que  dis-je?  Des 
soufflets  de  muse,  cela  fait  si  peu  de  mal,  cela  est 
si  doux  à  recevoir,  que  l'on  se  met  à  genoux,  et 
que  l'on  dit  :  Encore  !  Des  leçons  de  convenances 
et  de  modestie  données  par  l'ex-muse  de  la  patrie, 
cela  n'a  pas  de  prix,  et  au  fond,  j'en  suis  bien  sûr, 
il  n'est  personne  qui  ne  m'envie. 

Mais  en  vérité  je  suis  honteux  de  vous  parler  si 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  I27 

longtemps  de  ces  puérilités  :  oublions  ces  dernières 
rumeurs  d'un  monde  où  l'air  viable  manque  encore 
à  l'artiste.  Il  est  quelque  part,  bien  loin,  dans  un 
pays  que  je  connais,  une  source  limpide,  qui 
abreuve  avec  amour  les  racines  d'un  palmier  soli- 
taire; le  palmier  étend  ses  rameaux  au-dessus  de  la 
source,  et  la  garde  à  l'abri  des  rayons  du  soleil.  Je 
veux  boire  à  cette  source;  je  veux  me  reposer  sous 
cette  ombre,  touchant  emblème  de  ces  saintes  et 
indestructibles  afifections  qui  tiennent  lieu  de  tout 
sur  la  terre,  et  qui  sans  doute  refleurissent  au  ciel. 


III 


A  M.   ADOLPHE   PICTET  2 


Où  je  vais?  Ce  que  je  deviens?  Le  sais-je?  J'irai 
toujours  tout  droit  comme  disent  les  paysans;  car 
les  droits  chemins  sont  les  bons  chemins.  Je  devien- 
drai ce  qu'il  plaira  à  Dieu;  point  ne  m'en  mets  en 
grand  souci.  A  tout  hasard,  je  compte  sur  la  Provi- 
dence. Pour  aujourd'hui,  parlons  plutôt  de  ce  que 
je  suis  devenu  depuis  que  nous  n'avons  causé,  les 
pieds  sur  les  chenets,  les  coudes  sur  vos  Védas. 
Quand  je  dis  causé,  je  me  comprends;  c'est-à-dire 
que  vous  qui  savez  tout,  et  moi  qui  ne  sais  rien, 
nous  faisons  un  fonds  commun  d'idées  et  nous 
vivons  sur  ce  fonds  métaphysique  durant  des 
journées  entières.  Bref,  de  quelque  façon  qu'on 
l'entende,  depuis  que  nous  n'avons  causé,  depuis 
que   vous    avez  quitté  Paris,   pour  retrouver  votre 

1.  Gazette  musicale,  11  février  1838. 

2.  Adolphe  Pictet  (1799-1875)  écrivain  et  linguiste  suisse;  il 
accompagna  George  Sand,  Mme  d'Agoult  et  Liszt,  en  1837,  dans 
un  voyage  en  Savoie  et  en  Suisse. 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  I29 

beau  lac,  je  suis  allé  chercher  un  abri  dans  le  coin 
le  plus  reculé  du  Berry,  cette  prosaïque  province, 
si  divinement  poétisée  par  George  Sand.  Là,  sous 
le   toit  de  notre  illustre  ami,  j'ai  vécu  trois  mois 
d'une   vie  pleine    et   sentie,    dont  j'ai   pieusement 
recueilli  toutes   les   heures    dans   ma  mémoire.   Le 
cadre  de  nos  journées  était  simple,  facile  à  remplir. 
Nous  n'avions  besoin  pour  tromper  le  temps,  ni  de 
chasses  à  courre  dans  de  royales  forêts,  ni  d'opéras 
d'amateurs,    ni    de    ces    parties,    soi-disant   cham- 
pêtres, où  les  gens  du  monde  apportent  chacun  son 
ennui  pour  contribuer  h  l'amusement  général.  Xos 
occupations  et  nos  plaisirs,  les  voici  :  la  lecture  de 
quelque   philosophe   naïf  ou    de   quelque   profond 
poète;  Montaigne  ou  Dante,  Hoffmann  ou  Shakes- 
peare; la  lettre  d'un  ami  absent;   de  longues  pro- 
menades sur  les  bords  cachés  de  l'Indre;  puis,  au 
retour,  une  mélodie  qui  résumait  les  émotions  de  la 
promenade;  les  cris  joyeux  des  enfants  qui  venaient 
de  surprendre  un  beau  sphinx  aux  ailes  diaphanes, 
ou  quelque  pauvre   fauvette  trop  curieuse,  tombée 
du  nid  sur  le  gazon.  C'est  là  tout?  Oui,  en  vérité, 
tout.  Mais,  vous  le  savez,  ce  n'est  point  par  les  sur- 
faces, c'est  par  les  profondeurs  que  se  mesurent  les 
joies  de  l'âme.  La  nuit  venue,  nous  nous  rassem- 
blions sur  la  terrasse  du  jardin;  les  derniers  bruits 
humains  s'éloignaient  peu  à  peu  dans  l'espace  ;  la 
nature  semblait  prendre  possession  d'elle-même  et 
se  réjouir  de  l'absence  de  l'homme,  en  envoyant  au 
ciel  toutes  ses  voix  et  tous  ses  parfums.  Le  murmure 

LISZT.  9 


l3o  PAGES    ROMANTIQUES 

lointain  de  l'Indre  arrivait  jusqu'à  nous;  le  ros- 
signol chantait  son  splendide  chant  d'amour  :  et 
l'animal  le  plus  abject  de  nos  campagnes,  trouvait, 
lui  aussi,  une  note  claire,  sonore,  pour  célébrer  sa 
part  de  l'Etre  universel.  Une  brise,  à  peine  sentie, 
nous  apportait  tour  à  tour  les  suaves  parfums  du 
tilleul,  ou  la  senteur  sauvage  du  mélèze;  la  lueur  de 
nos  lampes  jetait  aux  arbres  des  teintes  fantas- 
tiques; alors,  cette  femme  que  je  ne  nommerai  pas, 
car  elle  vaut  bien,  comme  dit  Obermann  de  n'être 
pas  nommée,  venait  à  nous  sous  son  long  voile  blanc, 
sans  paraître  toucher  la  terre,  et  nous  disait  avec 
son  doux  accent  grondeur  :  «  Vous  voilà  encore 
rêvant,  artistes  incorrigibles;  ne  savez-vous  donc 
pas  que  l'heure  du  travail  est  venue.  »  Nous  obéis- 
sions à  sa  parole,  comme  à  celle  d'un  ange  de  paix 
et  de  lumière.  Sans  y  songer,  George  écrivait  un 
beau  livre,  et  moi  j'allais,  pour  la  cinquième  fois, 
rouvrir  mes  vieilles  partitions,  et  chercher,  sur  la 
trace  de  nos  maîtres,  quelques-uns  de  leurs  divers 
secrets  '. 

Cependant  comme  il  n'est  plus  de  retraite  assurée 
pour  quiconque,  peu  ou  prou,  est  devenu  célèbre; 
comme,  à  défaut  de  valeur  personnelle,  chacun 
cherche  aujourd'hui  à  se  frotter  au  mérite  et  surtout 
à  la  gloire  d'autrui,  imaginant  en  emporter  quelque 
reflet,  le  château  de  Nohant  était  devenu  le  point  de 
mire  de  ces  gens  qui  ont  le  malheur  d'être  dévorés 

1.  C'est  durant  ce  séjour  à  Nohant  que  Liszt  acheva  de  réduire 
en  •  partitions  de  piano  •  les  symphonies  de  Beethoven. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  l3l 

par  une  imagination  irrassasiable.  Du  fond  de  leur 
sous-préfecture,  ils  ont  sondé  les  abîmes  de  la 
science  ;  y  ayant  trouvé  le  vide  et  le  néant  de  leur 
propre  cervelle,  ils  s'en  vont  de  par  le  monde  pro- 
mener leurs  grandes  phrases  et  leurs  petits  person- 
nages, le  tout  afin  de  jouer  le  Ghilde-Harold  auprès 
de  quelque  bourgeoise  amoureuse,  ou  le  don  Juan 
auprès  de  quelque  femme  de  chambre  peu  farouche. 
Vous  jugez  si  mon  ami  se  défendait  de  ces  fâcheux 
pèlerins.  La  consigne  la  plus  sévère  était  donnée  et 
maintenue.  Un  jour,  néanmoins,  un  d'eux  parvint  à 
tromper  le  nez  des  chiens  et  la  vigilance  des  senti- 
nelles .  Il  avait  franchi  inaperçu  les  premières 
enceintes  et  se  trouvait  dans  l'intérieur  même  du 
château,  bien  décidé  h  ne  pas  lâcher  pied,  à  ne  se 
payer  d'aucune  défaite.  Il  savait  que  la  maîtresse 
du  logis,  ayant  des  hôtes  chez  elle,  ne  pouvait 
s'absenter  pour  longtemps;  il  annonça  tout  d'abord 
la  résolution  inébranlable  de  l'attendre,  fût-ce  bien 
avant  dans  la  nuit.  C'était  un  avocat  sans  cause; 
nous,  étions  en  plein  clair  de  lune  ;  rien  ne  l'empê- 
chait d'effectuer  sa  menace.  Force  était  d'inventer  un 
nouveau  stratagème  qui  nous  délivrât,  une  fois  pour 
toutes,  des  voyageurs  byroniens.  Ce  ne  fut  pas  long. 
Le  jardinier  avait  en  ce  moment  chez  lui  sa  belle- 
sœur,  ancienne  femme  de  chambre  de  l'ex-célèbre 
Mme  S.  G.  Célestine  Cramer  était  devenue,  durant 
le  long  exercice  de  son  camériérat  artistique,  un 
individu  à  part,  qui  participait  de  plusieurs  espèces, 
et  résumait  un  grand  nombre  de  types  divers.  Elle 


l32  PAGES    ROMANTIQUES 

était  lettrée  comme  la  demoiselle  d'un  cabinet  de 
lecture,  majestueuse  comme  la  dame  d'honneur  d'une 
princesse  de  Hildburghausen,  avenante  comme  une 
marchande  de  briquets  phosphoriques  et  rusée 
comme  une  portière  :  enfin,  de  tout  point  propre 
au  rôle  que  nous  voulions  lui  faire  jouer.  Nous  lui 
fîmes  endosser  une  robe  de  chambre  satanique, 
un  bonnet  grec,  des  pantoufles  persanes,  et  nous 
l'établîmes  au  bureau  de  George  Sand,  masquée  par 
une  énorme  liasse  de  papiers  figurant  ses  œuvres 
inédites.  Auprès  d'elle  un  écritoire  monstre,  quatre 
ou  cinq  de  ces  livres  pédants  que  notre  ami  George 
ne  lit  jamais;  et,  pour  compléter  l'illusion  et  donner 
la  couleur  locale,  un  petit  paquet  de  cigarettes. 
Nous  nous  cachâmes  derrière  un  paravent,  d'où 
nous  pouvions  tout  voir  et  tout  entendre;  puis,  l'on 
introduisit  l'avocat  de  province  auprès  de  l'auteur 
à' Indiana.  Ici  commence  une  comédie  dont  vous  ne 
pouvez  vous  faire  aucune  idée,  et  que  vous  aurez 
bien  de  la  peine  à  croire,  puisque  moi  qui  étais  pré- 
sent, je  me  demande,  à  cette  heure,  si  j'ai  bien 
réellement  vu,  de  mes  propres  yeux  vu,  cette  scène 
grotesque.  L'avocat  s'avança  dans  la  chambre  à 
demi-éclairée,  visiblement  ému,  mais  plus  glo- 
rieux pourtant  qu'embarrassé  de  son  personnage. 
Mme  Cramer  acheva  de  le  mettre  à  l'aise,  en  lui 
disant,  avec  toute  la  grâce  d'une  châtelaine  bien 
apprise,  que  depuis  longtemps  le  bruit  de  sa 
renommée  avait  retenti  dans  sa  solitude,  et  qu'elle 
s'estimait  heureuse   de  connaître  personnellement 


\ 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  l33 

un  homme  tel  que  lui.  Alors  il  nagea  en  pleine  eau, 
et  se  sentait  à  la  hauteur  de  sa  position;  il  entama 
sans  détours,  ni  périphrases,  les  questions  litté- 
raires. Il  approuva  fort  le  mariage  de  Simon  avec 
Fiamina  ;  celui  de  Bernard  Mauprat  avec  Edmée; 
dit  que  Jacques  était  son  propre  portrait  et  qu'il 
s'était  reconnu  à  chaque  page.  Puis  il  avoua  n'avoir 
pas  bien  saisi  le  symbole  de  Lélia,  et  demanda  à 
l'auteur  par  quel  motif  il  n'avait  donc  pas  conclu. 
Mme  Cramer,  qui  concluait  en  cet  instant  qu'elle 
avait  affaire  à  un  sot  fieffé,  l'ajourna  pour  plus 
amples  explications  à  leur  prochaine  entrevue,  et 
prit  la  parole  à  son  tour.  Elle  vanta  beaucoup  les 
romans  de  M.  de  Balzac,  en  regrettant  toutefois 
qu'ils  ne  fussent  pas  un  tant  soit  peu  plus  moraux; 
puis,  avec  un  aplomb  dédaigneux,  qui  faillit  nous 
faire  éclater  de  rire,  elle  s'éleva  violemment  contre 
le  papillotage  hebdomadaire  d'un  certain  vicomte 
d'Hantuez,  gentilhomme  sans  blason,  déclarant  ne 
jamais  lire,  ni  sa  prose,  ni  ses  vers,  attendu  que  ce 
n'était  là,  après  tout,  que  de  la  littérature  de  femme 
de  chambre.  En  ce  moment,  les  enfants  entrèrent. 
Le  précepteur  rendit  compte  des  études  de  la 
matinée.  Mme  Cramer  distribua  l'éloge  et  le  blâme, 
en  terminant  par  un  fort  beau  discours  sur  les 
avantages  de  l'application  et  la  nécessité  de  l'obéis- 
sance. 

L'avocat  restait  bouche  béante,  abasourdi  de  tant 
d'éloquence.  Il  trouvait  que  deux  ou  trois  dents  de 
moins  et  quelques  boucles  de  cheveux  gris  n'allaient 


l34  PAGES    ROMANTIQUES 

point  mal  à  l'auteur  de  Lélia;  que  sa  figure  ainsi 
vieillie  par  la  fatigue,  creusée  par  les  passions,  sil- 
lonnée par  les  orages,  avait  bien  plus  de  caractère 
que  la  figure  calme  et  belle  que,  par  flatterie,  Dela- 
croix et  Calamatta  ont  donnée  à  George  Sand,  et  la 
quitta  heureux  de  la  sympathie  qui  venait  de  se 
déclarer  entre  eux.  Je  vous  laisse  à  penser  les  com- 
pliments que  nous  fîmes  à  Mme  Cramer  sur  la 
manière  dont  elle  avait  conduit  la  mystification. 
L'avocat,  gonflé  comme  la  grenouille,  se  hâta  de 
conter  l'accueil  distingué  qui  lui  avait  été  fait.  Mais 
bientôt  le  vrai  de  l'histoire  fut  connu  dans  le  pays; 
la  langue  ne  fournit  pas  assez  de  quolibets  pour 
accabler  le  malencontreux  visiteur.  Depuis  ce  jour, 
ses  pareils  ont  disparu  de  Nohant;  à  l'heure  qu'il  est 
la  race  en  paraît  absolument  détruite. 

Mais  j'oublie  trop  que  je  parle  à  un  homme  grave, 
tout  imprégné  de  sanscrit,  qui  regarde  les  fugues  de 
Bach,  et  les  livres  de  M.  Barchou  de  Penhoën, 
comme  d'agréables  délassements,  auxquels  il  n'ap- 
plique jamais  la  partie  sérieuse  de  son  intelligence. 
J'oublie  surtout  qu'en  bon  et  fidèle  ami  vous  suivez 
avec  sollicitude  la  marche  assez  lente,  et  quelque 
peu  boiteuse  jusqu'ici,  de  mon  œuvre  musicale;  que 
vous  me  demandez  compte  de  mes  heures  de  travail, 
et  que  vous  vous  étonnez,  vous  aussi,  de  me  voir 
si  exclusivement  occupé  de  piano,  si  peu  empressé 
d'aborder  le  champ  plus  vaste  des  compositions 
symphoniques  et  dramatiques.  Vous  ne  vous  doutez 
guère  que  vous  avez  touché  là  un  endroit  sensible. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  l35 

Vous  ne  savez  pas  que  me  parler  de  quitter  le  piano, 
c'est  me  faire  envisager  un  jour  de  tristesse;  un 
jour  qui  éclaira  toute  une  première  partie  de  mon 
existence,  inséparablement  liée  à  lui.  Car,  voyez- 
vous,  mon  piano,  c'est  pour  moi  ce  qu'est  au  marin 
sa  frégate,  ce  qu'est  h  l'Arabe  son  coursier,  plus 
encore  peut-être,  car  mon  piano,  jusqu'ici,  c'est 
moi,  c'est  ma  parole,  c'est  ma  vie;  c'est  le  déposi- 
taire intime  de  tout  ce  qui  s'est  agité  dans  mon 
cerveau  aux  jours  les  plus  brûlants  de  ma  jeunesse; 
c'est  là  qu'ont  été  tous  mes  désirs,  tous  mes  rêves, 
toutes  mes  joies  et  toutes  mes  douleurs.  Ses  cordes 
ont  frémi  sous  toutes  mes  passions,  ses  touches 
dociles  ont  obéi  à  tous  mes  caprices,  et  vous  vou- 
driez, mon  ami,  que  je  me  hâtasse  de  le  délaisser 
pour  courir  après  le  retentissement  plus  éclatant 
des  succès  de  théâtre  et  d'orchestre?  Oh!  non.  En 
admettant  même  ce  que  vous  admettez  sans  doute 
trop  facilement,  que  je  sois  déjà  mûr  pour  des 
accords  de  ce  genre,  ma  ferme  volonté  est  de 
n'abandonner  l'étude  et  le  développement  du  piano 
que  lorsque  j'aurai  fait  tout  ce  qu'il  est  possible,  ou 
du  moins  tout  ce  qu'il  m'est  possible  de  faire 
aujourd'hui. 

Peut-être  cette  espèce  de  sentiment  mystérieux 
qui  m'attache  au  piano  me  fait-il  illusion;  mais  je 
regarde  son  importance  comme  très  grande  :  il 
tient,  à  mes  yeux,  le  premier  rang,  dans  la  hiérar- 
chie des  instruments;  il  est  le  plus  généralement 
cultivé,  le  plus  populaire  de  tons;  cette  importance 


l36  PAGES    ROMANTIQUES 

et  cette  popularité,  il  les  doit  en  partie,  à  la  puis- 
sance harmonique  qu'il  possède  exclusivement;  et, 
par  suite  de  cette  puissance,  à  la  faculté  de  résumer 
et  de  concentrer  en  lui  l'art  tout  entier.  Dans 
l'espace  de  ses  sept  octaves,  il  embrasse  l'étendue 
d'un  orchestre;  et  les  dix  doigts  d'un  seul  homme 
suffisent  à  rendre  les  harmonies  produites  par  le 
concours  de  plus  de  cent  instruments  concertants. 
C'est'  par  son  intermédiaire  que  se  répandent  des 
œuvres  que  la  difficulté  de  rassembler  un  orchestre 
laisserait  ignorées  ou  peu  connues  du  grand  monde. 
Il  est  ainsi,  à  la  composition  orchestrale,  ce  qu'est  ' 
au  tableau  la  gravure;  il  la  multiplie,  la  transmet  à 
tous,  et  s'il  n'en  rend  pas  le  coloris,  il  en  rend  du 
moins  les  clairs  et  les  ombres. 

Par  les  progrès  déjà  accomplis,  et  par  ceux  que 
le  travail  assidu  des  pianistes  obtient  chaque  jour, 
le  piano  étend  de  plus  en  plus  sa  puissance  assimi- 
latrice.  Nous  faisons  des  arpèges  comme  la  harpe, 
des  notes  prolongées  comme  les  instruments  à  vent, 
des  staccato  et  mille  autres  passages  qui  jadis 
semblaient  l'apanage  spécial  de  tel  ou  tel  instrument. 
De  nouveaux  progrès  prochainement  entrevus  dans 
la  fabrication  des  pianos  nous  donneront  indubi- 
tablement les  différences  de  sonorité  qui  nous 
manquent  encore.  Les  pianos  avec  pédale  basse,  le 
polyplectron,  le  claviharpe,  et  plusieurs  autres  ten- 
tatives incomplètes  témoignent  d'un  besoin  généra- 
lement senti  d'extension.  Le  clavier  expressif  des 
orgues   conduira    naturellement    à    la   création    de 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  187 

pianos  à  deux  ou  trois  claviers ,  qui  achèveront  sa 
conquête  pacifique.  Toutefois,  bien  que  nous  man- 
quions encore  de  cette  condition  essentielle,  la 
diversité  dans  la  sonorité,  nous  sommes  parvenus  à 
obtenir  des  effets  symphoniques  satisfaisants,  et 
dont  nos  devanciers  n'avaient  point  l'idée;  car  les 
arrangements  faits  jusqu'ici  des  grandes  composi- 
tions vocales  et  instrumentales  accusent,  par  leur 
pauvreté  et  leur  uniforme  vacuité,  le  peu  de  con- 
fiance que  l'on  avait  dans  les  ressources  de  l'ins- 
trument. Des  accompagnements  timides,  des  chants 
mal  répartis,  des  passages  tronqués,  de  maigres 
accords,  trahissaient  plutôt  qu'ils  ne  traduisaient 
la  pensée  de  Mozart  et  de  Beethoven.  Si  je  ne 
m'abuse,  j'ai  donné,  en  premier  lieu  dans  la  parti- 
tion de  piano  de  la  Symphonie  fantastique,  l'idée 
d'une  autre  façon  de  procéder.  Je  me  suis  attaché 
scrupuleusement,  comme  s'il  s'agissait  de  la  tra- 
duction d'un  texte  sacré,  h  transporter  sur  le  piano, 
non  seulement  la  charpente  musicale  de  la  sym- 
phonie, mais  encore  les  effets  de  détail  et  la  multi- 
plicité des  combinaisons  harmoniques  et  rythmiques. 
La  difficulté  ne  m'a  point  rebuté.  L'amitié  et  l'amour 
de  l'art  me  donnaient  un  double  courage.  Je  ne  me 
flatte  pas  d'avoir  réussi  ;  mais  ce  premier  essai 
aura  du  moins  cet  avantage  que  la  voie  est  tracée, 
et  que  dorénavant  il  ne  sera  plus  permis  à.' arranger 
les  œuvres  des  maîtres  aussi  mesquinement  qu'on 
le  faisait  à  cette  heure.  J'ai  donné  à  mon  travail  le 
titre  de   Partition    de  piano,   afin    de    rendre   plus 


l38  PAGES    ROMANTIQUES 

sensible  l'intention  de  suivre  pas  à  pas  l'orchestre 
et  de  ne  lui  laisser  d'autre  avantage  que  celui  de  la 
masse  et  de  la  variété  des  sons.  Ce  que  j'ai  entre- 
pris pour  la  symphonie  de  Berlioz,  je  le  continue 
en  ce  moment  pour  celles  de  Beethoven.  L'étude 
sérieuse  de  ses  œuvres,  le  sentiment  profond  de 
leurs  beautés  presque  infinies,  et  aussi  les  ressources 
du  piano,  qui,  par  un  exercice  constant,  me  sont 
devenues  familières,  me  rendent  peut-être  moins 
impropre  qu'un  autre  à  cette  tâche  laborieuse.  Déjà 
les  quatre  premières  symphonies  sont  transcrites  ; 
le  autres  le  seront  dans  peu.  Alors,  j'abandonnerai 
ce  genre  de  travail,  qu'il  était  utile  que  quelqu'un 
fît  d'abord  avec  conscience ,  mais  qu'à  l'avenir 
d'autres  feront  aussi  bien  et  mieux,  sans  doute, 
que  moi.  Les  arrangements,  ou  pour  mieux  dire, 
les  dérangements  usités,  devenus  impossibles,  ce 
titre  reviendra  de  droit  à  l'infinité  de  caprices  et 
àe  fantaisies  dont  nous  sommes  submergés,  lesquels 
ne  consistent  qu'en  un  pillage  de  motifs  de  tous 
genres  et  de  toutes  espèces,  tant  bien  que  mal 
cousus  ensemble.  En  voyant  pompeusement  signées 
d'un  nom  d'auteur  ces  sortes  de  compositions,  qui 
la  plupart  du  temps  n'ont  d'autre  valeur  que  celle 
qui  leur  est  donnée  par  le  plus  ou  moins  de  vogue 
de  l'opéra  paternel,  je  me  suis  toujours  rappelé  ce 
mot  de  Pascal  :  «  Certains  auteurs  parlant  de  leurs 
ouvrages,  disent  :  mon  livre,  mon  commentaire, 
mon  histoire,  etc.  Ils  sentent  leurs  bourgeois  qui 
ont  pignon  sur  rue,   et  toujours   un  chez   moi  à  la 


LETTRES    d'un    BACHELIEH    ÈS    MUSIQUE  iSg 

bouche.  Ils  feraient  mieux  de  dire  :  Notre  livre, 
notre  commentaire,  notre  histoire,  etc.,  vu  que 
d'ordinaire,  il  y  a  plus  en  cela  du  bien  d'autrui  que 
du  leur.  » 

Le  piano  a  donc,  d'une  part,  cette  puissance 
assimilatrice,  cette  vie  de  tous  qui  se  concentre  en 
lai;  et,  de  l'autre,  sa  vie  propre,  son  accroissement 
et  son  développement  individuel.  Il  est  tout  à  la  fois 
pour  nous  servir  de  l'expression  originale  d'un 
ancien,  microcosme  et  microthèe  (petit  monde  et  petit 
dieu).  A  le  considérer  sous  le  point  de  vue  de  la 
progression  individuelle,  le  nombre  et  la  valeur  des 
compositions  écrites  lui  assurent  sans  contredit 
la  prééminence.  Des  recherches  historiques  nous 
feraient  trouver,  dès  son  origine,  une  succession 
non  interrompue,  non  seulement  d'exécutants  célè- 
bres, mais  encore  de  compositeurs  transcendants 
qui  se  sont  occupés  de  cet  instrument  de  préférence 
à  tout  autre.  Les  œuvres  pour  piano  de  Mozart, 
Beethoven,  Weber,  ne  sont  pas  leurs  moindres 
titres  à  la  gloire;  elles  forment  une  part  essentielle 
de  l'héritage  qu'il  nous  ont  transmis.  Ces  maîtres 
ont  été  de  leur  temps,  des  pianistes  remarquables,  et 
n'ont  jamais  cessé  d'écrire  pour  leur  instrument  de 
prédilection.  Je  ne  sais  s'il  n'y  a  pas  autant  de  pas- 
sion dans  certains  morceaux  pour  piano,  de  Weber, 
que  dans  Euryanthe  et  le  Freyschûtz:  autant  de 
science,  de  profondeur,  de  poésie  dans  les  sonates 
de  Beethoven  que  dans  plusieurs  de  ses  symphonies. 
Ne  vous  étonnez  donc  pas  que  moi,  leur  humble  dis- 


l4o  PAGES    ROMANTIQUES 

ciple,  j'aspire  à  les  suivre,  de  bien  loin,  hélas!  et 
que  mon  premier  vœu,  mon  ambition  la  plus  chère, 
soit  de  laisser  aux  pianistes  qui  viendront  après  moi 
quelques  enseignements  utiles,  la  trace  de  quelques 
progrès  obtenus,  une  œuvre  enfin  qui  témoigne 
dignement  des  études  et  des  efForts  constants  de 
ma  jeunesse.  Et  puis,  tenez,  il  faut  que  je  vous  le 
confesse,  je  suis  encore  tout  près  du  temps  où  l'on 
me  faisait  apprendre  par  cœur  les  vers  du  bon  La 
Fontaine,  et  j'ai  toujours  eu  à  la  mémoire  ce  chien 
trop  avide,  qui  laissa  l'os  succulent  qu'il  tenait  en  sa 
gueule,  pour  courir  après  l'ombre  dans  la  rivière,  où 
il  faillit  se  noyer.  Laissez-moi  donc  ronger  en  paix 
mon  os;  le  jour  ne  viendra  que  trop  tôt  où  je  me 
noierai  peut-être  à  la  poursuite  de  quelque  ombre 
immense  et  insaisissable. 

En  quittant  le  Berry,  où  j'avais  vécu  dans  le 
cercle  étroit  de  ces  affections  que  l'on  serait  tenté 
de  nommer  égoïstes,  tant  elles  donnent  de  conten- 
tement, je  me  rendis  à  Lyon  et  je  me  trouvai  trans- 
porté au  milieu  de  souffrances  si  horribles,  d'une 
si  cruelle  détresse,  que  le  sentiment  de  la  justice  se 
souleva  au  dedans  de  moi,  et  me  causa  une  inexpri- 
mable douleur.  Quelle  torture,  mon  ami,  que  celle 
d'assister,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  au  spec- 
tacle d'une  population  entière  luttant  en  vain  contre 
une  misère  qui  ronge  les  âmes  avec  les  corps!  de 
voir  la  vieillesse  sans  repos,  la  jeunesse  sans  espoir 
et  l'enfance  sans  joie!  tous  entassés  dans  des  réduits 
infects,    enviant   ceux   d'entre    eux    qui,    pour    un 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  l4l 

insuffisant  salaire,  travaillent  à  parer  l'opulence  et 
l'oisiveté  !...  Car,  ô  barbare  dérision  du  sort!  celui 
qui  n'a  pas  un  chevet  où  reposer  sa  tête,  fabrique 
de  ses  mains  les  somptueuses  tentures  sur  lesquelles 
s'endort  la  mollesse  du  riche;  celui  qui  n'a  que  des 
lambeaux  pour  couvrir  sa  nudité  tisse  les  brocarts 
d'or  que  revêtent  les  reines;  et  ces  enfants  à  qui 
leurs  mères  ne  sourient  jamais,  debout  près  du 
métier  sur  lequel  elles  se  courbent,  fixent  un  œil 
terne  sur  les  arabesques  et  les  fleurs  qui  naissent 
entre  leurs  doigts  et  vont  servir  de  jouets  aux 
enfants  des  grands  de  la  terre. 

0  dure  loi  de  la  fatalité  sociale!  quand  donc  tes 
tables  d'airain  seront-elles  brisées  par  l'ange  de  la 
colère?  0  larmes!  ô  soupirs!  ô  gémissements  du 
peuple!  quand  donc  aurez-vous  comblé  l'abîme  qui 
nous  sépare  encore  du  règne  de  la  justice? 

A  défaut  de  la  charité  qui  n'a  pu  entrer  dans  nos 
cœurs,  l'aumône  du  moins  est  entrée  dans  nos  habi- 
tudes. A  Lyon,  comme  à  Paris,  comme  partout,  du 
moment  où  la  misère  dépasse  les  limites  qu'une 
sorte  de  convention  tacite  lui  assigne,  un  appel 
général  est  fait  à  toutes  les  fortunes;  un  zèle 
louable  anime  toutes  les  classes;  mille  moyens 
ingénieux  sont  inventés  pour  tromper  l'avarice  ; 
la  quête  se  déguise  de  mille  façons  diverses  et  ne 
recule  même  pas  devant  le  choquant  contraste  de 
fêtes  et  de  bals  donnés  en  vue  du  grabat  du  pauvre, 
afin  d'arracher  à  la  vanité,  à  la  soif  du  plaisir,  ce 
qu'elle  n'obtiendrait  pas  de  l'amour  de  l'humanité. 


l42  PAGES    ROMAJSTIQUES 

Les  lemmes  les  plus  élégantes  usent  de  l'influence 
de  leurs  charmes,  et  font  de  la  coquetterie  chré- 
tienne; les  jeunes  filles,  obéissant  au  double  pré- 
cepte du  travail  et  de  la  charité,  sèment  de  perles 
d'or  des  bourses  de  cachemire  ;  les  hommes  s'as- 
semblent en  comité  pour  discuter  gravement, 
durant  des  journées  entières,  le  nombre  des  lustres 
ou  la  couleur  des  draperies  qui  décoreront  la  fête. 
De  grâce,  messieurs,  pressez  un  peu  vos  philan- 
thropiques débats,  car  tout  à  l'heure,  à  votre  porte, 
un  vieillard  est  tombé  d'inanition,  une  mère  vient 
de  vendre  sa  fille. 

Ce  n'est  pas  à  dire  pourtant  que  ces  œuvres  ne 
soient  bonnes,  très  bonnes.  Vouloir  le  bien,  c'est 
déjà  le  faire;  dire  à  l'indigent  qu'on  songe  à  lui, 
c'est  le  soulager  en  partie  ;  mêler  une  pensée  d'hu- 
manité à  des  plaisirs  égoïstes,  c'est  beaucoup,  c'est 
peut-être  là  même  tout  ce  qui  peut  se  faire  aujour- 
d'hui. Aussi  ai-je  toujours  regardé  comme  un  devoir 
de  m'adjoindre  en  toutes  occasions  à  des  associa- 
tions bienfaisantes.  Seulement,  au  lendemain  des 
concerts  auxquels  j'avais  pris  part,  je  voyais  les 
patrons  de  la  fête  se  féliciter,  se  glorifier  du  chiffre 
de  la  recette,  et  moi  je  m'en  allais,  tête  baissée,  en 
réfléchissant  que  chaque  famille  aurait,  tout  par- 
tage fait,  une  livre  de  pain  à  manger,  un  fagot  pour 
se  chaufTer.  —  Dix-huit  siècles  sont  écoulés  depuis 
que  le  Christ  a  prêché  la  fraternité  humaine,  et  sa 
parole  n'est  pas  encore  mieux  comprise!  Elle  brûle 
comme  une  lampe  sacrée  dans  le  cœur  de  quelques 


LETTRES    d'un    liACHELlER    ÈS    MUSIQUE  l43 

hommes,  mais  elle  n'éclaire  point  les  autres;  et 
cette  génération  qui  s'est  élevée  aux  plus  lumi- 
neuses conceptions  de  l'intelligence,  reste  néan- 
moins plongée  dans  les  épaisses  ténèbres  de  l'igno- 
rance du  cœur.  Pareille  à  un  médecin  qui  croirait 
sauver  un  malade  en  refoulant  à  l'intérieur  des 
humeurs  pestilentielles ,  la  société  se  flatte  de 
guérir  une  plaie  profonde  par  des  palliatifs  qui 
n'atteignent  qu'à  la  superficie.  Ceux  qui  tiennent 
en  leurs  mains  le  sort  des  nations  oublient  trop 
que  la  résignation  ne  saurait  être  longtemps  la 
vertu  des  masses,  et  que  quand  le  peuple  a  gémi 
longtemps,  on  l'entend  rugir  tout  à  coup. 

Que  fera  l'art,  que  feront  les  artistes  en  ces  jours 
mauvais  ?  Les  peintres  exposeront  des  tableaux,  les 
musiciens  donneront  des  concerts  au  bénéfice  des 
pauvres.  Sans  doute  ils  feront  bien  d'agir  ainsi, 
ne  fût-ce  que  pour  témoigner  d'un  vouloir  toujours 
présent  de  servir  la  cause  du  prolétaire.  Mais  sera-ce 
à  ce  bien  partiel,  incomplet,  que  devra  se  borner 
leur  action  sympathique?  Assez  longtemps  on  les  a 
vus  courtisans  et  parasites  dans  les  palais  ;  assez 
longtemps  ils  ont  célébré  les  amours  des  grands  et 
les  plaisirs  des  riches;  l'heure  est  venue  pour  eux 
de  relever  le  courage  du  faible  et  de  calmer  les 
soufifrances  de  l'opprimé.  11  faut  que  l'art  rappelle 
au  peuple  les  beaux  dévouements,  les  héroïques 
résolutions,  la  fortitude,  l'humanité  de  ses  pareils; 
l  faut  que  la  providence  de  Dieu  lui  soit  de 
louveau    annoncée;    il   faut   que   l'aube    d'un   jour 


l44  PAGES    ROMANTIQUES 

meilleur  lui  soit  montrée,  afin  qu'il  se  tienne  prêt 
et  que  l'espérance  fasse  germer  en  lui  de  hautes 
vertus;  il  faut  surtout  que  la  lumière  descende  ; 
de  tous  côtés  dans  son  esprit,  que  les  douces 
joies  de  l'art  s'asseyent  à  son  foyer,  afin  qu'il 
connaisse,  lui  aussi,  le  prix  de  la  vie,  et  ne  soit 
jamais  féroce  dans  ses  vengeances,  impitoyable 
dans  ses  arrêts. 

J'eus  le  bonheur  à  Lyon  de  retrouver  Nourrit', 
cet  artiste  éminent  dont  le  talent  est  perdu  pour 
l'opéra  de  Paris,  mais  qui  est  destiné  à  exercer  une 
grande  et  favorable  influence  partout  où  il  se  pro- 
duira, quel  que  soit  le  mode  d'action  qu'il  choi- 
sisse. Ses  croyances  et  ses  sympathies  nous  feront 
indubitablement  rencontrer  un  jour  dans  les  mêmes 
voies,  et  j'ai  regardé  comme  un  heureux  présage  le 
hasard  qui  m'a  fait  lui  serrer  la  main  à  la  dernière 
limite  française  de  mon  voyage.  Une  amie  com- 
mune, Mme  Montgolfier,  nous  réunissait  journelle- 
ment. Les  Lieder  de  Schubert  qu'il  dit  avec  tant 
de  puissance,  nous  jetaient  dans  des  accès  d'en- 
thousiasme qui  se  communiquaient  de  proche  en 
proche  à  notre  petit  auditoire.  Un  soir  pendant  1 
qu'il  récitait  VErlkônig,  M....^  qui  comprend 
Schubert  et  Goethe  dans  ce  qu'ils  ont  de  plus  pro- 
fond et  de  plus  sublime,  prit  un  crayon  et  écrivit 
sur  une  feuille  d'album  une  espèce  de  traduction 
libre,  de  paraphrase,  que  je  vous  envoie  ici,  pour 

1.  Adolphe  Nourrit  (1801-1837),  célèbre  ténor  de  l'Opéra. 

2.  Probablement  Marie,  c'est-à-dire  la  comtesse  d'Agoult. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  l45 

VOUS  dédommager  de  l'ennui  de  cette  trop  longue 
lettre. 

Vale. 


L'ERLKONIG  PENDANT  QUE  NOURRIT   CHANTAIT 

Entendez-vous,  à  travers  d'efFrayantes  ténèbres, 
la  course  rapide  du  cheval  dont  l'éperon  fait  sai- 
gner les  flancs? 

Entendez-vous  le  vent  qui  mugit,  les  feuilles  qui 
frémissent? 

Voyez-vous  le  père  qui  tient  dans  ses  bras  l'en- 
fant qui  pâlit  et  se  serre  contre  sa  poitrine? 

«  0  mon  père  !  vois-tu  là-bas  le  roi  des  Gnomes?  » 

Le  cheval  court,  court  toujours;  il  dévore  l'es- 
pace; il  fait  jaillir  du  sein  des  cailloux  mille  étin- 
celles, qui  augmentent  l'horreur  de  ces  ténèbres. 

«  N'ayez  peur,  mon  fils,  c'est  un  nuage  qui 
passe.  »  Mais  une  voix  pleine  de  suavité  se  fait 
entendre  derrière  un  rideau  de  verdure.  Ne  l'écou- 
tez  pas  car  elle  est  perfide  et  fallacieuse  comme 
celle  des  sirènes. 

«  Mon  père,  mon  père!  n'entends-tu  pas  ce  que 
le  roi  des  Gnomes  me  dit  tout  bas?  » 

Le  cheval  court,  court  toujours;  il  dévore  l'es- 
pace; il  fait  jaillir  du  sein  des  cailloux  mille  étin- 
celles, qui  augmentent  l'horreur  de  ces  ténèbres. 

«  Calme-toi,  mon  fils,  ce  n'est  rien;  c'est  le  vent 
qui  tourmente  les  feuilles  desséchées.  » 

LISZT.  10 


l46  PAGES    ROMANTIQUES 

La  voix  reprend  plus  douce,  plus  caressante,  plus 
séductrice.  Elle  promet  à  l'enfant  des  fleurs  embau- 
mées, des  jeux  au  bord  des  eaux,  des  danses  au  son 
de  joyeux  instruments... 

«  O  mon  père,  mon  père!  ne  vois-tu  pas  là-bas 
les  filles  du  roi  des  Gnomes  qui  dansent  des  danses 
étranges?  » 

«  Enfant,  je  les  vois  maintenant,  ce  sont  ces 
vieux  troncs  de  saule  qui  semblent  au  loin  des 
spectres  gris.  » 

La  voix  reprend  douce  et  suave  encore;  puis  sou- 
dain elle  menace.  L'enfant  pousse  un  cri  déchi- 
rant... 

«  Mon  père,  mon  père,  le  roi  des  Gnomes  me 
saisit.  » 

Le  père  sent  une  sueur  froide  inonder  son 
visage;  il  presse  les  flancs  de  son  cheval,  et  serre 
contre  sa  poitrine  son  fils  gémissant.  Il  arrive  enfin  ; 
il  respire.  Ses  angoisses  sont  terminées.  Dans  ses 
bras  il  tient  son  enfant...  mort. 

Voyez-vous  passer  devant  vous  les  rêves  de  votre 
jeunesse?  Entendez-vous  la  voix  de  l'expérience? 
Assistez-vous  à  la  lutte  de  l'idéal  et  du  réel? 
0  poètes,  poètes!  et  vous  femmes  qui  êtes  toutes 
poètes  par  le  cœur,  écoutez  les  accents  sombres 
et  désespérés  du  génie;  gardez-vous  du  roi  des 
Gnomes,  qui  cherche  sans  cesse  de  nouvelles  vic- 
times. 


i 


A  M.   LOUIS  DE   ROXCHAUD  * 

Septembre  1837. 

Vous  avez  voulu  nous  quitter;  ni  les  prières  de 
l'amitié,  ni  les  séductions  d'une  contrée  heureuse 
n'ont  su  vous  retenir  près  de  nous.  D'où  vient  donc 
qu'en  lui  serrant  sa  main  vous  vous  êtes  retourné 
afin  qu'elle  ne  vît  pas  vos  larmes?  D'où  vient  qu'en 
vous  pressant  contre  ma  poitrine  j'ai  senti  des  san- 
glots refoulés  prêts  â  s'échapper  malgré  vous  de  la 
vôtre.  N'était-ce  donc  pas  vous,  vous  seul,  qui  le 
vouliez  ainsi?  Mais  qu'ai-je  à  demander  pourquoi 
ce  brusque  départ,  pourquoi  cette  séparation  en 
apparence  si  peu  motivée?  Vous  êtes  à  l'âge  inquiet 
où  l'on  secoue  les  affections  comme  des  chaînes;  où 
l'on  a  hâte  de  paraître  insensible  afin  de  faire  con- 
naître que  l'on  est  devenu  homme.  Déjà  la  sérénité 
de  votre  vie  vous  fatigue,  et  la  pureté  de  votre  jeune 

1.  Gazette  Musicale,  25  mars  1838. 

2.  Littérateur,  ami  de  George  Sand,  de  Mme  d'Agoult  et  de 
Liszt. 


l48  PAGES    ROMANTIQUES 

front  vous   ennuie;  il  vous  tarde  que  les  passions 
aient  ravagé   l'une   et   que   les   rides    aient   creusé 
l'autre.    Déjà   vous    entendez   dans   le   lointain  des 
voix  étranges  qui  vous  sollicitent  à  vivre.  Le  démon 
de  la  curiosité  vous  pousse,  et  vous  croyez  ne  pou- 
voir faire  taire  assez  tôt  le  noble  instinct  du  poète 
qui  se  trouble  au  dedans  de  vous  comme  le  remords 
anticipé  de  fautes  inévitables.  Allez  donc,  quittez- 
nous.  Allez  jeter  aux  vents  les  trésors  de  votre  jeu- 
nesse. Hâtez-vous  de  vous  dépouiller.  Donnez-vous 
tout  à  tous;   car  vous  voulez   agir,  dites-vous.  Les 
affections  exclusives  et  l'œuvre  bornée  de  l'artiste 
vous  semblent  une  marque  de  faiblesse  ou  d'insuffi- 
sance. Vous   me  plaignez  presque  quand  vous   me 
voyez,  placide,  labourer  mon  étroit  sillon  ;  et  mon 
ciel  vous  paraît  bien  sombre  parce   que   vous  n'y 
découvrez  qu'une  étoile.  11  faudrait  tout  à  la  fois  à 
votre    esprit    irrassasiable    les   luttes    de    la    place 
publique,  les  acclamations  de  la  foule,  l'enivrement 
de  la  gloire  et  l'emportement  des  volages  amours. 
Vous  prétendez  à   l'impossible  avec  une  simplicité 
charmante.  Rien  ne  vous  paraîtrait  plus  naturel  que 
l'accomplissement    de    nos   vœux   les   plus    désor- 
donnés. Allez  donc,  jeune  et  beau  poète;    bientôt, 
trop  tôt  sans  doute,  vous  reviendrez  à  nous  le  cœur 
chargé  de  désenchantement;  désabusé  même  de  la 
sainte  ardeur  du  bien,  et  tristement  guéri  de  la  soit 
de  l'idéal  par  les  eaux  amères  de  l'expérience;  qui' 
Dieu  vous  garde  alors,  dans  sa  mansuétude,  cOmnif 
à  moi  votre  aîné  de  quelques  pesantes  années,  un 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  1^9 

sillou  à  labourer  sur  la  terre,  une  étoile  à  contem- 
pler dans  les  cieux! 

Le  lendemain  de  nos  adieux  je  remontai  la  Saône 
et  j'arrivai  chez  Lamartine.  C'est  bien  là,  comme 
vous  me  le  disiez  souvent,  le  poète  heureux  du 
siècle.  Dans  une  époque  de  contestations,  d'instabi- 
lité, de  rivalités  acharnées,  son  nom  nous  est 
apparu  soudain  rayonnant  au-dessus  de  la  région 
(les  orages  :  se  révélant  à  tous  en  même  temps  qu'il 
se  révélait  à  lui-même,  il  n'a  connu  ni  les  longues 
attentes,  ni  les  insolentes  protections,  ni  les  pru- 
dents avis  des  médiocrités  officieuses,  il  n'a  point 
subi  les  tortures  du  doute,  et  ne  s'est  jamais 
demandé,  en  voyant  la  foule  indifférente  à  ses 
accents,  si  le  fantôme  qui  lui  apparaissait  comme 
son  génie  n'était  peut-être  que  l'ombre  gigantesque 
de  sa  vanité.  Le  premier  chant  de  sa  lyre  a  retenti 
dans  un  air  libre  et  pur;  sa  poitrine  s'est  dilatée  à 

I  aise  dans  une  atmosphère  que  le  souffle  de  l'envie 

II  a  pu  corrompre.  Dès  sa  venue  parmi  nous,  le  jeune 
homme  a  été  salué  comme  l'oint  du  Seigneur,  comme 
l'un  de  ces  rois  de  l'intelligence  dont  les  fautes 
mêmes  sont  sacrées,  et  la  postérité  est  née  pour  lui 
au  lendemain  de  son  premier  jour  de  gloire.  Il  est, 
sans  contredit,  plusieurs  causes  à  cette  destinée 
d  exception,  à  cette  popularité  si  instantanément 
a-  quiseet  si  invariablement  maintenue;  carie  génie, 
d  ordinaire,  ne  s'élève  point  en  paisible  dominateur  ; 
il  ne  se  fraie  un  chemin  qu'à  travers  mille  obstacles; 
il  est  longtemps  méconnu,  violemment  attaqué  et 


l5o  PAGES    ROMANTIQUES 

souvent  nié  par  toute  une  moitié  de  son  siècle.  Loin 
de  là,  les  circonstances  les  plus  favorables  ont 
accueilli  les  chants  de  Lamartine. 

Chateaubriand  avait  glorieusement  instauré  en 
France  une  littérature  nouvelle;  il  avait  fait  jaillir 
du  christianisme  une  poésie  inconnue  ou  plutôt 
oubliée.  En  faisant  résonner  simultanément  ces 
deux  cordes  éternellement  vibrantes  dans  l'huma- 
nité, l'amour  et  la  religion,  il  avait  trouvé  de 
célestes  harmonies  qui  tenaient  les  âmes  captives  ; 
mais  l'étrangeté  pompeuse  de  son  style,  le  luxe 
peut-être  immodéré  de  sa  couleur,  le  romantisme 
de  sa  manière,  pour  me  servir  d'une  expression  du 
temps,  soulevèrent  d'innombrables  et  âpres  cri- 
tiques. En  choisissant  d'ailleurs  comme  héroïnes 
Atala,  la  libre  fille  des  Natchez,  Velléda  la  drui- 
desse  couronnée  de  gui;  en  plaçant  ses  amants  sur 
les  rives  du  Meschacebé,  dans  les  forêts  de  l'Amé- 
rique, il  déroutait  une  vaste  classe  de  lecteurs  dont 
l'intelligence  est  peu  voyageuse,  qui,  selon  le  pré- 
cepte du  sens  commun,  préfère  le  connu  à  l'inconnu, 
veut  jouir  sans  effort  et  se  reconnaître  sans  peine 
sous  les  traits  du  personnage  qu'on  lui  présente. 
Il  est  un  degré  d'innovation  que  l'on  ne  dépasse 
pas  sans  danger.  Le  poète  peut  bien,  h  force  de 
génie,  entraîner  le  lecteur  quelque  peu  au  delà  du 
terme  accoutumé;  mais  s'il  veut  se  jeter  hardiment 
dans  des  routes  non  frayées,  franchir  des  espaces 
inconnus,  celui-ci  s'étonne,  se  lasse,  et  finit  par 
l'abandonner  dans  le  désert.  Lamartine  eut  le  don 


LETTRES    D  UN    BACHELIIÎR    ES    MUSIQUE  lOI 

de  saisir  le  point  juste  de  l'innovation  permise.  Son 
Elvire  charma  sans  surprendre,  car  il  n'est  guère 
d'homme  qui  en  un  jour  de  jeunesse  n'ait  cru  ren- 
contrer une  Elvire,  Il  n'en  est  guère  non  plus  qui 
ne  se  soit  parfois  senti  rêveur  à  l'ombre  d'un  vieux 
chêne  ou  sous  les  voûtes  d'une  église  gothique.  En 
ne  dramatisant  pas  ses  sentiments,  en  restant  dans 
un  lyrisme  méditatif,  Lamartine  avait  encore  l'avan- 
tage que  ces  lecteurs  essentiellement  subjectifs  qui 
aiment  h  se  retrouver  partout,  pouvaient  aisément 
faire  entrer  leur  propre  histoire  dans  le  cadre  har- 
monieux de  sa  divine  poésie.  Plus  tard,  le  peuple 
des  imitateurs  vulgarisa  à  tel  point  la  rêverie  en 
plein  air  et  les  vaporeuses  amours  que  Lamartine 
lui-même,  venu  dix  ans  après,  eût  eu  peine  à  se 
faire  jour  à  travers  la  foule  des  amants  d'Elvire,  la 
forêt  des  vieux  chênes  et  le  débordement  des  lacs 
d'azur.  Mais  l'heure  de  l'examen  et  de  la  critique 
arrivée,  son  nom  était  consacré,  sa  gloire  était  hors 
de  cause;  aussi,  l'examen  fut-il  respectueux,  la  cri- 
tique pleine  de  déférence;  et  quand  des  œuvres 
plus  tardives  reçurent  ses  atteintes,  le  laurier  du 
poète  était  si  riche  de  feuillage  et  de  fleurs  qu'il 
pût,  sans  trop  de  soucis,  lui  laisser  émonder 
quelques-uns  de  ses  rameaux  les  plus  près  de  terre. 
Saint-Point  est  une  demeure  charmante  où  Lamar- 
tine se  voue  avec  activité  à  l'accomplissement  des 
devoirs  de  la  vie  départementale,  telle  que  nos 
mœurs  parlementaires  les  ont  tracés;  grand  sujet 
d'ébahissement  pour  le  vulgaire,    qui  se  figure  les 


l52  PAGES    ROMANTIQUES 

poêles  et  les  artistes  comme  des  êtres  en  dehors  de 
toute  réalité,  ne  se  repaissant  que  de  chimères, 
endormis  comme  Brahma  dans  des  ténèbres  lumi- 
neuses. Lamartine  juré,  Lamartine  membre  du  con- 
seil général,  Lamartine  député,  est  pour  beaucoup 
de  gens  *  une  anomalie,  un  problème  ;  les  braves 
gens  en  sont  à  Pégase  et  à  l'Hélicon;  ils  ne  s'aper- 
çoivent point  encore  que,  dans  nos  civilisations 
modernes,  le  poète  et  l'artiste  ne  sont  plus  de  glo- 
rieux parias  que  leur  génie  séquestre  du  reste  de 
l'humanité,  mais^  au  contraire,  des  hommes  vivant 
de  la  vie  de  tous,  aimant,  souffrant,  travaillant  en 
communion  avec  ceux  qui  aiment^  qui  travaillent, 
qui  souffrent;  au  demeurant,  tout  aussi  peu  fantas- 
tiques dans  leurs  mœurs  et  leurs  habitudes,  que  le 
plus  inoffensif  bourgeois  de  Carpentras  ou  de 
Tarascon.  Etranges  choses!  direz-vous,  que  ce  pré- 
jugé populaire,  posant  en  fait,  malgré  l'expérience 
et  le  raisonnement,  qu'un  homme,  par  cela  seul 
qu'il  est  doué  de  facultés  supérieures,  doit  être 
dépourvu  du  simple  bon  sens  nécessaise  au  manie- 
ment des  affaires  civiles  et  politiques!  Etrange? 
non  :  qui  ne  sait  que  les  préjugés  qui  flattent  la 
médiocrité  s'établissent  avec  une  facilité  merveil- 
leuse, et  cela  en  raison  directe  de  leur  absurdité? 
Qui  n'a  été  témoin  de  l'incroyable  vitesse  avec 
laquelle  circulent  les  idées  creuses?  Et  ne  voyons- 
nous  pas  qu'il  est  des  erreurs  endémiques  comme 

1.   C'est  à   ces  gens  que  s'adressent  les    Considérations  sur  la 
situation  des  Artistes. 


LETTRES    d'cX    BACHELIER    ES    MUSIQUE  1  53 

les  maladies  qui  régnent  durant  un  certain  temps 

dans    l'atmosphère,    et     se    prennent    sans  cause 
comme  avec  l'air  que  l'on  respire? 


La  Grande-Chartreuse,  ce  nom  ne  renferme-t-il 
pas,  dans  son  morne  mystère,  la  pensée  vague  et 
indéfinie  de  tout  ce  que  l'ascétisme  chrétien  enfanta 
durant  plus  de  dix  siècles?  Les  saintes  folies,  les 
tortures  volontaires,  les  martyres  obscurs,  les  renon- 
cements obstinés,  toute  cette  muette  et  sombre 
protestation  contre  le  règne  de  Satan,  cette  réaction 
mystique  contre  les  voluptés  charnelles,  ne  sem- 
blent-ils pas  évoquer  les  pâles  fantômes  de  ces 
solitaires,  connus  de  Dieu  seul,  qui  traversèrent 
la  vie,  les  yeux  fixés  sur  une  tombe,  courbant  leur 
olonté  sous  une  règle  de  fer,  et  s'absorbant  tout 
entiers  dans  l'âpre  et  sauvage  aspiration  d'un  monde 
Incompréhensible  ? 

Jadis  on  ne  parvenait  à  la  retraite  de  saint 
runo  que  par  un  sentier  étroit,  escarpé;  les  pieds 
e  déchiraient  aux  ronces  comme  pour  préparer  le 
œur  à  se  déchirer  dans  la  pénitence;  aujourd'hui 
a  civilisation,  qui  triomphe  de  tout,  a  aplani  les 
ainte  voies  :  une  route  a  remplacé  l'abrupt  sentier; 
vant  un  an  c'est  en  voiture  que  l'on  se  rendra  à  la 
rande-Chartreuse. 

Nous  montons  par  une  pente  adoucie,   au  bord 
un    torrent,    toujours    ombragée    de    sapins,    de 


l54  PAGES    ROMANTIQUES 

hêtres  et  de  châtaigniers.  A  mesure  que  nous  péné- 
trons dans  la  gorge  elle  se  resserre  et  s'ombrage 
de  plus  en  plus.  Au  bruit  du  torrent  succède  le 
silence;  la  végétation,  d'une  beauté  croissante, 
semble  vouloir  attirer  et  retenir  l'homme  dans  la 
paix  du  Seigneur.  J'ai  fait  un  grand  nombre 
d'ascensions  alpestres  ;  nulle  part  je  n'ai  vu  un  pareil 
effet  de  continuité.  Les  Alpes  se  divisent  en  trois 
régions  distinctes  et  contrastantes  :  d'abord,  la  végé- 
tation, la  culture;  puis  la  région  des  sapins  et  des 
pâturages,  qui  va  en  se  dégradant,  en  se  dénudant 
jusqu'aux  rochers  et  aux  neiges  éternelles.  Ici,  rien 
d'interrompu,  rien  de  tranché  :  toujours  un  tapis  de 
verdure  sous  nos  pieds  ;  toujours  un  dôme  de  feuil- 
lage sur  nos  tètes;  toujours  une  voix  cachée  qiil  dit  : 
Venite  ad  me  omnes  qui  lahoratis.  C'est  le  jour 
de  l'Assomption;  au  bout  de  quatre  heures  de 
marche,  les  cloches  nous  annoncent  l'approche  du 
couvent.  J'entre  dans  la  chapelle  où  l'on  célèbre  le 
triomphe  de  la  mère  de  Dieu,  et  je  vais  m'asseoir 
auprès  d'un  pilier  où  dix  mois  auparavant  j'avais 
entendu  les  chants  funèbres  de  la  messe  des  morts. 
Je  pus  me  figurer  un  instant  que  je  n'avais  pas 
(Quitté  ma  place,  tant  il  y  avait  peu  de  différence 
entre  les  hymnes  de  la  joie  et  les  cantiques  de  la 
douleur.  C'était  encore  une  psalmodie  monotone, 
inaccentuée;  un  murmure  caverneux  de  voix  cassées 
par  la  vieillesse,  éteintes  par  l'abstinence;  un  bruit 
étrange  plutôt  qu'une  musique;  des  accents  qui, 
non  plus  que  les  poitrines  dont  ils  sortent,  n'ont 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  lOD 

plus  rien  de  vivant  ni  d'humain.  J'avais  hâte  de  me 
i  retrouver  en  plein  air.  Sur  la  pelouse  qui  s'étend 
'  devant  le  couvent,  je  contemplai  longtemps  un 
groupe  d'enfants  jouant  aux  osselets  et  deux  vaches 
t  superbes  qui  paissaient  les  herbes  parfumées  avec 
[  une  confiante  nonchalance.  Tout  autour  de  moi, 
[  des  hauteurs  à  pic  couvertes  d'arbres  touffus;  un 
oiseau,  un  seul  faisait  retentir  l'air  de  sa  cadence 
obstinée.  Quel  contraste!  mon  ami  ;  quels  symboles 
vivants!  quel  anachronisme  qu'un  couvent  de  Char- 
treux au  xix^  siècle!  Comment  la  papauté  n'a-t-elle 
pas  senti  que  les  temps  étaient  venus  de  raviver  une 
institution  qui,  n'ayant  plus  aucun  sens,  ne  repré- 
sentant plus  aucune  idée,  ne  répondant  à  aucun 
besoin,  devait  nécessairement  tomber  en  poussière? 
I  Sans  doute,  un  pape  homme  de  génie,  un  pape  qui 
eût  compris  son  époque  comme  les  Grégoire  et  les 
Innocent  comprirent  la  leur,  eût  pu  tirer  un  parti 
énorme  des  monastères  en  les  consacrant  à  des 
travaux  d'intelligence  ou  même  à  des  exploitations 
industrielles  :  il  eût  effacé  ainsi  la  tache  d'oisiveté 
qui  a  rendu  le  monarchisme  si  odieux  aux  peuples; 
il  eût  superposé  aux  spéculations  industrielles  qui 
absorbent  tout  aujourd'hui  la  pensée  religieuse 
absente;  les  hommes  de  Dieu,  en  partageant  le 
travail  du  prolétaire,  eussent  acquis  le  droit  de  lui 
prêcher  la  morale  chrétienne,  et,  par  cette  simple 
modification  des  règles  claustrales,  sans  toucher  en 
rien  à  ses  dogmes,  la  papauté  eût  pu  peut-être 
ramener  au  christianisme  une  classe  nombreuse  de 


l56  PAGES    ROMANTIQUES 

la  société  et  reconquérir  par  ce  moyen,  en  harmonie 
avec  l'état  actuel  des  esprits,  une  partie  de  l'influence 
qu'elle  acquit  en  d'autres  temps  par  des  voies 
opposées.  L'esprit  d'association  se  répand  à  tel 
point  parmi  nous,  que  je  ne  serais  pas  surpris  de 
voir  se  former  avant  peu  des  couvents  d'une  autre 
nature  :  des  réunions  d'artistes,  de  savants,  de  tra- 
vailleurs, vivant  ensemble,  sous  une  règle  convenue, 
et  mettant  en  commun  leurs  recherches  et  leurs 
découvertes.  L'égoïsme,  qui  isole  les  hommes,  serait 
ainsi  plus  sûrement  combattu  que  par  la  séquestra- 
tion monastique  :  il  y  aurait  moins  de  temps  perdu 
dans  les  préoccupations  de  la  vie  matérielle,  moins 
d'intelligences  étouffées  par  la  misère,  moins 
d'erreurs  et  d'aveuglements  prolongés,  puisque  l'œil 
de  tous  veillerait  sur  chacun...  Mais  trêve  de  sup- 
positions et  d'hypothèses,  j'ai  à  vous  parler  de  tant 
de  magnifiques  réalités. 

Les  oppositions  abondent  dans  la  vie  de  voyage. 
L'ombre  de  Voltaire,  la  statue  de  Rousseau,  ces 
grands  démolisseurs  de  monastères,  nous  attendaient 
sur  les  bords  du  Léman.  Plus  loin  Ripaille*,  séjour 
du  philosophe  épicurien  qui  déchargea  son  front  du 
double  poids  de  la  tiare  et  de  la  couronne,  et  ne 
voulut  laisser  d'autre  mémoire  de  lui  qu'un  dicton 
populaire  qui  exprime  en  deux  langues  la  joie  et  le 
bien-être.  Voici  Pissevache,  l'orgueilleuse  cas- 
cade, étalant  ses  charmes  comme  une  courtisane; 

1.  Près  Thonon  (Haute-Savoie);  château  où  se  retira  le  duc 
Amédée  de  Savoie,  qui  avait  été  antipape  sous  le  nom  de  Félix  V, 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  167 

puis  la  nymphe  pudique  de  Turtemagne,  qui  se 
cache  dans  les  rochers,  et  dont  les  ondes  tombent 
blanches  et  molles  comme  les  plumes  d'un  jeune 
cygne.  Nous  traversons  le  Simplon,  hardi  passage 
que  se  fraya  la  volonté  d'un  héros  h  travers  des 
abîmes  courroucés  et  des  blocs  de  marbre  qui 
reposaient  dans  leur  force  depuis  les  premiers 
jours  du  monde.  Nous  gardons  le  silence  et  nous 
baissons  les  yeux,  car  nous  nous  sentons  bien  petits 
partout  où  Napoléon  a  laissé  sa  trace. 

Arrivés  à  Bavéno,  sur  les  bords  du  lac  Majeur, 
un  bateau  nous  conduit  à  V Isola-Madre  ;  c'était 
naguère,  une  roche  aride,  sur  laquelle  croît  aujour- 
d'hui la  plus  splendide  végétation.  Les  citronniers 
et  les  orangers  couvrent  les  murs  d'une  tenture 
parfumée;  les  sassafras,  les  camphriers,  les  magno- 
lias y  forment  de  délicieux  ombrages;  et  le  sapin 
d'Ecosse  élève  au-dessus  d'eux  sa  tête  sévère,  pareil 
à  un  philosophe  désabusé  au  sein  d'une  riante  et 
joyeuse  assemblée.  L'aloès  aux  feuilles  de  bronze 
perce  le  roc,  il  étale  ses  ardentes  étamines  qui  ne 
fleurissent  qu'une  fois  dans  sa  vie  !  —  Mais  le  soir 
est  venu;  la  lune  trace  sur  l'onde  un  sillon  lumineux 
qui  tremble  comme  la  foi  des  choses  divines  dans 
nos  âmes  hésitantes  et  douteuses.  De  tous  les 
villages  qui  bordent  le  lac,  les  cloches  saintes 
s'appellent  et  se  répondent...  Voici  les  étoiles  qui 
s'appellent  aussi  dans  les  cieux...  Dites  :  qu'y  a-t-il 
donc  au  dedans  de  nous,  chétifs  et  misérables,  qui 
nous  met  on  communion  avec  ces  merveilles  infinies? 


l5S  PAGES    ROMANTIQUES 

A  Sesto-Galende,  monsieur  le  commissaire  de 
police  me  retient  trois  jours  pour  je  ne  sais  quelle 
formalité  qui  manque  à  mon  passeport.  On  fouille 
nos  malles,  elles  sont  dans  l'orthodoxie.  Décidément 
rien  n'était  moins  joli  qu'un  douanier  autrichien  à 
l'ombre  d'un  olivier;  et  Bernardin  de  Saint-Pierre 
lui-même  aurait  eu  grand'peine  à  rencontrer  les 
harmonies  de  ces  deux  créations  providentielles.  Il 
est  bien  entendu  que  je  suis  au  point  de  vue  pure- 
ment pittoresque,  et  ne  prétends  rien  inférer  de  là 
qui  soit  contraire  aux  droits  de  S.  M.  l'empereur 
d'Autriche.  Je  croirais  manquer  à  la  reconnaissance 
si  je  ne  faisais  ici  mention  du  vetturino  qui  nous  a 
conduits  de  Genève  à  Milan.  On  ne  saurait  en  vérité 
entrer  en  Italie  sous  de  plus  joyeux  auspices.  D'une 
politesse  exquise  avec  le  nostre  excellenze,  toujours 
chantant,  riant,  apostrophant  tour  à  tour  les  male- 
dette  mosche  et  les  jolies  filles,  mime  parfait,  char- 
latan consommé,  Salvadore  Bellatella  est  l'idéal  des 
vetturini.  Puisse  la  rosée  du  ciel  descendre  sur  le 
foin  dont  il  nourrit  ses  coursiers  poitrinaires! 
Puissent  les  échos  de  la  Lombardie  répéter  durant 
longues  années  le  gai  refrain  de  sa  chanson  : 

Siamo  vetturini,  siamo,  siamo, 

In  ogni  paës  una  ragazz'abbiam'ahiamo. 

Milan.  —  J'arrive.  Vous  pensez  que  je  cours  voir 
le  Dôme,  le  Musée,  la  Bibliothèque?  eh,  mon  Dieu, 
non!  rien  de  tout  cela.  Je  ne  lis  point  Valéry; 
j'ignore  absolument  comment  on  voyage  avec  fruit 


LETTRES    DUX    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  lÔg 

et  de  quelle  manière  il  faut  s'y  prendre  pour  pro- 
céder méthodiquement  et  classiquement  dans  ses 
admirations.  Je  n'ai  jamais  rien  su  et  ne  saurai 
jamais  rien  faire  par  chapitre;  j'ai  au  surplus  une 
aversion  prononcée  pour  la  contenance  et  les  allures 
de  voyageur  touriste;  je  tâche  donc  de  m'en  débar- 
rasser le  plus  tôt  possible,  et,  pour  cela,  je  me  hâte 
de  perdre  du  temps  :  qu'aurait  de  mieux  à  faire,  je 
i^ous  prie,  celui  qui  est  exilé  par  sa  volonté 
nropre,  errant  à  dessein,  sciemment  imprudent, 
partout  étranger  et  partout  chez  lui^? 

Me  voici  flânant  dans  les  rues  de  Milan  comme 
je  pourrais  le  faire  sur  les  boulevards  de  Paris,  et 
je  me  trouve  bientôt,  sans  savoir  comment,  vis- 
i-vis  la  Scala,  à  la  porte  du  magasin  deRicordi.  Vous 
savez,  ou  vous  ne  savez  pas^  car,  Dieu  merci,  vous 
l'avez  jamais  écrit  ni  vendu  des  doubles  croches, 
:jue  Ricordi  est  le  premier  éditeur  de  l'Italie  et 
'un  des  plus  considérables  éditeurs  d'Europe  :  or, 
*oyez-vous,  l'éditeur  c'est  le  ministre  résident  de  la 
république  musicale;  c'est  le  salus  infirmorum,  le 
"efugiam  peccatorum,  la  providence  des  musiciens 
îrrants  comme  moi.  J'entre  donc,  et  sans  préam- 
bule je  vais  m'asseoir  au  piano  ouvert.  Je  me  mets 
x  préluder;  c'est  ma  façon  de  présenter  mes  lettres 
Je  créance.  Ricordi  est  là.  Je  ne  le  connais  pas;  il 
ne  me  connaît  pas;  il  écoute  et  il  s'enthousiasme; 


1.  Durch  eignen  Willen  exilirt,  mit  Yorsatz  irrend,  zweck- 
i--;ig  unklug,  tiberall  zu  Haus  (Goethe,  Lettres  écrites  d'Italie). 
jte  de  Liszt. 


l60  PAGES    ROMANTIQUES 

mais,  ainsi  qu'il  me  l'a  confessé  depuis,  il  n'a  pas 
déjeuné,  il  a  grand  faim,  l'enthousiasme  lui  creuse 
l'estomac;    il    songe    au    risotto    qui    l'attend,    et, 
durant  un  point  d'orgue,  il  court  ranimer  ses  forces 
et  revient  bien  mieux  disposé  encore  à  la  sympa- 
thie. Il  ne  me  parle  pas  pourtant,  mais  je  l'entends 
dire   à   son    commis   :   Questo  e  Liszt  o  il  Diavolo. 
Alors,   me   voyant   si   véhémentement  suspecté,  je 
vais    à  lui  et  je   me  nomme;   cinq  minutes  après, 
sans  que  je  puisse  me  rappeler  ce  que  nous  avons 
dit,   Ricordi  avait  mis  à  ma  disposition  sa  maison 
de  campagne  dans  la  Brianza,  sa  loge  alla  Scala, 
sa  voiture,  ses  chevaux,  les  quinze  cents  partitions  j 
dont  il    est  propriétaire  ;    enfin,    depuis    un    mien 
ami,    qui    avait    longtemps    séjourné    à    Honololu, 
capitale  d'O  Taïti,  je  n'avais  pas  vu  pratiquer  l'hos- 
pitalité avec  si  peu  de  restrictions  et  tant  de  oor-' 
dialité.  ^ 

Le  soir  même  nous  allons  ensemble  à  la  Scala  : 
l'immensité  de  la  salle,  sa  belle  coupe,  la  profon- 
deur de  la  scène,  donnent  à  ce  théâtre  quelque 
chose  de  très  imposant;  pourtant  l'aspect  général 
en  est  monotone  et  triste.  Le  défaut  de  lumière  et 
le  vide  des  lo^es  *  sont  assurément  deux  causes 
qui  suffisent  à  expliquer  l'impression  de  froid  et  de 
tristesse  qui  nous  saisit  en  y  entrant;  mais  il  en 
est    d'autres    encore    plus    permanentes   et    moins 

1.  «  La  saison  est  très  mauvaise  celte  année.  •  (Style  d'entrepre- 
neur de  théâtre.)  Tout  le  monde  se  plaint  du  directeur,  des 
chanteurs,  des  compositeurs,  et  en  cela  tout  le  monde  a  raison. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    JES    MUSIQUE  l6l 

faciles  à  faire  cesser.  La  Scala  n'a  point,  ainsi  que 
l'Opéra  de  Paris,  de  diversité  dans  sa  symétrie.  A 
Paris,  le  parterre  s'élève  en  amphithéâtre  ;  les  loges 
du  premier  rang  sont  précédées  d'un  balcon,  la 
plupart  sont  découvertes;  ce  qui,  sans  parler  de 
l'éclat  des  tentures  rouges  et  des  ornements  dorés, 
oblige  les  femmes  a  une  grande  parure,  ou  tout  au 
moins  à  une  toilette  recherchée.  A  Milan,  le  parterre 
est  une  surface  plane;  les  cinq  rangs  de  loges  sont 
identiquement  pareils;  les  loges  elles-mêmes,  fort 
commodes  pour  les  propriétaires,  à  raison  de  leur 
profondeur,  ne  sont  point  calculées  en  vue  du  coup 
d'œil  :  elles  n'ont  que  très  peu  d'ouverture,  et  sont 
uniformément  tendues  d'une  soie  bleu  foncé  qui 
éteint  encore  les  reflets  déjà  si  sombres  du  lustre 
éclairé  à  l'huile.  Les  dorures  sont  massives  et  vieil- 
lies... mais  le  spectacle,  me  direz-vous  ?  l'opéra? 
les  chanteurs?...  Hélas,  mon  ami,  le  spectacle  n'est 
guère  propre  à  dissiper  la  disposition  à  l'ennui 
que  vous  donne  la  salle. 

Ce  jour-là  on  représentait  Marino  Faliero\  et, 
suivant  l'usage,  on  le  donnait  après  un  très  petit 
nombre  de  répétitions  préalables;  car,  dans  ce 
bienheureux  pays,  la  mise  en  scène  d'un  opéra 
séria  n'est  nullement  une  afiaire  sérieuse;  quinze 
jours  suffisent  d'ordinaire.  L'orchestre  et  les  chan- 
teurs, étrangers  les  uns  aux  autres,  ne  recevant 
aucune  impulsion  du  public  qui  jase  ou  dort  (dans 

1.  Opéra  de  Donizetti. 

U8ZT.  1 1 


102  PAGES    ROMANTIQUES 

les  loges  du  cinquième,  l'on  soupe  et  l'on  joue  aux 
cartes),  distraits,  engourdis,  enrhumés,  viennent  là 
non  comme  des  artistes,  mais  comme  des  gens 
payés  à  1  heure,  pour  faire  de  la  musique.  Aussi, 
malgré  l'exagération  de  geste  et  d'accent  imposée 
par  le  goût  italien,  rien  n'est  glacial  comme  ces 
représentations;  de  nuances,  pas  question;  d'eÔets 
d'ensemble,  pas  davantage;  chacun  des  acteurs  ne 
pense  qu'à  soi,  sans  s'inquiéter  de  son  voisin.  A 
quoi  bon  d'ailleurs  se  donner  de  la  peine  pour  un 
public  qui  n'écoute  point  ?  La  prima  donna,  dans  la 
cavatine  à  la  mode,  a  seule  quelques  chances  de 
succès.  Trios,  quintetti,  chœurs,  finales,  tout  semble 
exécuté  par  des  somnambules,  et  l'on  peut  dire 
avec  vérité  que  les  acteurs  chantent  à  la  fois,  mais 
non  pas  qu'ils  chantent  ensemble.  Pourtant,  de 
peur  que  l'émotion  ne  soit  trop  forte,  et  afin  de 
donner  le  temps  aux  imaginations  trop  excitées  par 
l'intérêt  dramatique  de  se  calmer,  il  est  d'usage,  le 
premier  acte  fini,  de  représenter  le  ballet  et  de 
n'achever  l'opéra  qu'après  les  pirouettes.  Le  sujet 
du  ballet  que  je  vis  était  la  Mort  de  Virginie.  Des 
évolutions  de  chevaux,  dans  le  style  de  Franconi, 
devaient  nous  transporter  en  esprit  aux  fêtes  con- 
sulaires; une  pantomime  exactement  astreinte  aux 
temps  de  la  mesure,  des  gestes  carrés,  précis, 
anguleux,  nous  apprenaient  le  rapt  de  la  jeune 
Romaine;  quelques  entrechats  admirables  du  dan- 
seur Brettin  nous  disaient  le  reste. 

Et  le  tout  a  fini  par  un  coup  de  poignard, 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  l63 

après  lequel  nous  sommes  allés  prendre  dessorbetti 
au  jardin  du  Cava. 

Je  ne  reste  point  à  Milan  :  la  chaleur  y  est  encore 

trop  accablante;  nous  allons  chercher  un  abri  plus 

frais  sur  les  bords  du  lac  de  Como.  A  mon  retour 

seulement,  je  vous  parlerai  avec  détail  de  l'état  de 

l'art    dans    la    capitale    de    l'Italie    musicale.    Bon 

nombre  de  gens  à  ma  place  ne  se  feraient  pas  faute 

e    jugements    en    dernier   ressort    et  de  critiques 

éfinitives.    Pour    moi,    je    n'ai    pas    l'esprit   aussi 

)rompt,   et  je  sens  le   besoin,  avant  d'asseoir  mon 

ugement,  de  regarder,  d'écouter  longtemps  encore. 

Je  vous  ai  dit  ma  première  impression  :  je  ne  vous 

a   donne    ni    comme  juste   ni  comme  fausse,  mais 

comme  mienne.  A  une  autre  fois  le  long  discourir. 

Aujourd'hui    encore    un    mot    d'amitié   et   le   plus 

cordial   shake  hand  que  vous  ayez  jamais  reçu  et 

que  j'aie  jamais  donné. 


LE    LAC    DE    COMO 


M.  L.  DE  R. 


Bellaggio,  20  septembre. 

Lorsque  vous  écrirez  l'histoire  de  deux  amanW 
heureux,  placez-les  sur  les  bords  du  lac  de  CômeJ 
Je    ne    connais  pas   de  contrée  plus  manifestemeaj 
bénie  du  ciel;  je  n'en  ai  point  vu  où  les  enchantai 
ments  d'une  vie  d'amour  paraîtraient  plus  naturels! 
Les    contrées    alpestres,     si    grandes,     si    niajesj 
tueuses,    le   sont  trop  peut-être   pour    notre    petil 
tesse.  Leur  grandeur  écrase  l'homme  plutôt  qu'elll 
ne    l'élève.    La   permanence    des    glaciers   l'averti 
trop   de    son    instabilité;    la  pureté  immaculée  de 
neiges   éternelles  est  un  reproche  muet  à  sa  coi 
science   ternie  ;    les    masses    de  granit  suspenduel 
sur  sa  tête,  la  sinistre  verdure  des  sapins,  un  rudj 
climat,  les  terreurs  de  l'avalanche,  et  la  voix  inii 
terrompue   qui  gronde   au   fond   des   abîmes,   soi 


1.  Gazette  Musicale,  22  juillet  1838. 

2.  Louis  de  Ronchaud. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  l65 

d'austères  symboles  d'une  destinée  qui  s'accomplit, 
toujours  menacée  dans  l'ombre  d'une  fatalité  irré- 
vocable. Mais  ici,  sous  un  ciel  bleu,  dans  une  molle 
atmosphère,  le  cœur  se  dilate,  et  les  sens  s'ouvrent 
à  toutes  les  joies  de  l'être.  Des  montagnes  partout 
accessibles  nous  appellent  sur  leurs  cimes  ver- 
doyantes; une  riche  culture  a  fécondé  leurs  pentes; 
le  châtaignier,  le  mûrier,  l'olivier,  le  maïs  et  la 
vigne  promettent  l'abondance.  La  fraîcheur  des  eaux 
tempère  l'action  d'un  soleil  ardent;  aux  jours  splen- 
dides  succèdent  les  voluptueuses  nuits.  L'homme 
respire  librement  au  sein  de  cette  nature  amie  ; 
l'harmonie  de  ses  rapports  avec  elle  n'est  point 
troublée  par  des  proportions  gigantesques;  il  peut 
aimer,  il  peut  oublier  et  jouir,  car  il  semble  ne  faire 
que  prendre  sa  part  de  la  félicité  universelle.  Oui, 
mon  ami,  si  vous  voyez  passer  dans  vos  rêves  la 
forme  idéale  d'une  de  ces  femmes  dont  la  beauté 
d'origine  céleste  n'est  point  un  piège  pour  les  sens, 
mais  une  révélation  pour  l'âme;  si  près  d'elle  vous 
apparaît  un  jeune  homme  au  cœur  droit  et  sincère, 
imaginez  contre  eux  une  touchante  histoire  d'amour, 
et  commencez-la  par  ces  mots  :  Sur  les  rives  du  lac 
de  Came. 

Vers  le  milieu  du  lac,  h  l'endroit  où  il  se  sépare 
en  deux  branches  dont  l'une  s'étend  jusqu'à  Lecco, 
et  l'autre  vient  mourir  h  Côme,  le  joli  village  de 
Bellaggio  s'élève  en  amphithéâtre.  Et  d'abord 
remarquez  l'euphonie  de  ces  noms  d'origine 
grecque,  ^'ous  autres  Parisiens,  quand  la  salle  des 


l66  PAGES    ROMANTIQUES 

bains  Vigier  commence  à  poindre,  quand  le  premier 
tonneau  d'arrosage  qui  se  montre  sur  les  boule- 
vards vous  avertit  que  le  printemps  est  venu,  vous 
allez  en  goûter  les  charmes  à  Asnièrcs,  à  Pantin,  n 
INIontmartre;  ici  nous  disons  :  je  vais  h  Lecco,  je 
viens  de  Toreno,  je  retourne  à  Delpho.  La  diffé- 
rence des  noms  ne  caractérise-t-elle  pas  assez  la 
différence  de  votre  prosaïque  patrie  et  de  ces 
poétiques  campagnes? 

De  la  maison  où  j'habite,  j'entends  la  plainte 
mélancolique  des  ondes  expirant  sur  les  cailloux, 
et  je  vois  les  derniers  rayons  du  soleil  couchant 
dorer  la  montagne.  Si  vous  saviez  quelles  teintes 
magiques  il  jette  aux  flots  en  les  quittant!  Tantôt 
vous  les  voyez  d'un  rose  transparent,  pareil  à  un 
beau  rubis  un  peu  pâle,  tantôt  ardents  et  rougeàtres 
comme  les  sables  du  désert;  quelquefois  le  pourpre, 
le  violet,  l'orangé  se  mêlent  et  se  confondent, 
produisant  une  couleur  fantastique  impossible  à 
décrire. 

Je  serais  honteux  de  vous  dire  combien  de  soirs 
j'ai  passés  dans  l'oubli  de  toutes  choses,  contem- 
plant d'abord,  puis  ne  contemplant  même  plus, 
perdu,  abîmé  dans  une  extase  inénarrable,  sentant 
mon  âme  en  quelque  sorte  hors  de  moi,  emportée 
sur  un  de  ces  rayons  vers  les  sources  éternelles  de 
toute  beauté!  Que  de  fois  je  me  suis  senti  tout  prêt 
à  briser  l'instrument  infirme  qui  me  sert  d'inter- 
prète, désespérant  de  jamais  rendre  la  plus  minime 
partie  de  ce  que  j'avais  éprouvé!  Pauvres,  pauvres 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    iMUSIQUE  I  67 

artistes  que  nous  sommes,  en  vérité  !  il  est  de  courts 
instants  où  il  nous  semble  avoir  l'intuition  des 
choses  divines,  où  nous  sentons  en  nous  comme 
une  mystérieuse  conception,  comme  une  com- 
préhension surnaturelle  de  l'harmonie  des  mondes  ; 
mais  aussitôt  que  nous  voulons  donner  un  corps  à 
nos  sensations,  fixer  ces  élans  fugitifs  de  l'Ame, 
l'illusion  s'anéantit,  le  dieu  disparaît,  et  l'homme 
reste  seul  en  présence  d'une  œuvre  sans  vie,  que 
les  regards  de  la  foule  achèveront  bientôt  de 
dépouiller  pour  lui  de  son  dernier  prestige.  Pauvres 
artistes  contents  de  vous  et  de  vos  œuvres!  osez 
donc  les  considérer  aux  clartés  resplendissantes  du 
soleil  couchant,  et  dites  encore  qu'elles  doivent 
être  immortelles  ! 

Souvent  dans  la  plus  forte  chaleur  du  jour,  nous 
allons  nous  reposer  sous  les  platanes  de  la  Villa 
Melzi,  nous  lisons  la  Divina  Commedia  assis  au 
pied  du  marbre  de  Bomelli  :  le  Dante  conduit  par 
Béatrix.  Quel  sujet!  et  qu'il  est  dommage  que  le 
statuaire  l'ait  si  mal  compris  !  qu'il  ait  fait  de 
Béatrix  une  femme  épaisse  et  matérielle  ;  de  Dante, 
quelque  chose  de  mesquin,  d'étriqué,  une  manière 
de  pauvre  honteux  et  non  pas  quel  signor  de 
Valtissimo  cnnto,  comme  il  l'a  dit  lui-même  en 
désignant  Homère!  Mais  pour  comprendre  Dante 
il  a  fallu  Michel  Ange!  Vous  l'avouerai-je  pourtant? 
Dans  ce  poème  immense,  incomparable,  une  chose 
m'a  toujours  singulièrement  choqué,  c'est  que  le 
poète    ait    conçu    Béatrix,    non    comme    l'idéal    de 


l68  PAGES    ROMANTIQUES 

ramour,  mais  comme  l'idéal  de  la  science.  Je 
n'aime  point  à  trouver,  dans  ce  beau  corps  trans- 
figuré, l'esprit  d'une  docte  théologienne,  expliquant 
le  dogme,  réfutant  l'hérésie,  discourant  sur  les 
mystères.  Ce  n'est  point  par  le  raisonnement  et  la 
démonstration  que  la  femme  règne  sur  le  cœur  de 
l'homme;  ce  n'est  point  à  elle  à  lui  prouver  Dieu, 
mais  à  le  lui  faire  pressentir  par  l'amour,  et  à 
l'attirer  après  elle  vers  les  choses  du  ciel.  C'est 
dans  le  sentiment  et  non  dans  le  savoir,  qu'est  sa 
puissance  :  la  femme  aimante  est  sublime;  elle  est 
le  véritable  ang^e  o-ardien  de  l'homme;  la  femme 
pédante  est  un  contresens,  une  dissonance,  elle 
n'est  nulle  part  à  sa  place  dans  la  hiérarchie  des 
êtres. 

J'avais  joui  jusqu'à  cette  heure  du  plus  profond 
incognito  à  Bellaggio,  bien  que  je  frappasse  à  bras 
raccourcis  sur  un  piano  de  Vienne,  en  deuil  de 
presque  toutes  ses  cordes;  personne  n'imaginait 
d'y  faire  la  moindre  attention,  ni  de  soupçonner  en 
moi  autre  chose  qu'un  amateur  doué  d'un  assez 
robuste  poignet.  Mais  aujourd'hui,  en  rentrant  au 
logis,  je  rencontre  le  commissaire  de  police  qui  me 
salue;  mon  hôte  s'informe  avec  sollicitude  si  je 
suis  content  de  mon  dîner,  et  je  m'aperçois  qu'en 
me  rasant  mon  barbier  Gerompino  fait  mousser  son 
savon  d'un  air  plus  important  et  plus  respectueux 
tout  à  la  fois  que  d'ordinaire.  J'ai  bientôt  le  mot  de 
cette  énigme.  En  parcourant  la  gazette  de  Milan, 
j'v  vois  que  l'ami  Ricordi,  désireux  de  vendre  mes 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  169 

compositions  dont  ses  vitres  sont  encombrées, 
nnnonce  à  l'heureuse  Italie,  qui  ne  se  doutait  guère 
de  son  bonheur,  qu'elle  possède  en  ma  personne  le 
premier  pianiste  du  monde  et  que  je  n'ai  point  de 
rival  nel  génère  fantastico  ed  inspirato.  Notez  bien 
ceci,  cher  Louis,  le  genre  inspiré  :  je  vous  recom- 
mande particulièrement  le  genre  inspiré  pour  votre 
pi'ochain  poème.  J'ai,  du  reste,  acquis  dans  la 
contrée  une  autre  sorte  de  popularité  qui  vous  ferait 
l)icn  rire,  et  qui  m'oblige  à  restreindre  infiniment 
le  nombre  de  mes  promenades  sur  terre  ferme. 
Figurez-vous  que  je  ne  saurais  pas  faire  un  pas  sans 
être  entouré,  précédé,  suivi  de  tous  les  enfants  du 
canton.  Vous  savez  que  j'aime  les  enfants,  non  pas 
que  je  croie  voir  en  eux,  comme  c'est  l'usage,  des 
anges  d'innocence  et  de  pureté;  je  sais  qu'ils  ont 
dans  la  proportion  de  leur  être  physique  tous  nos 
défauts  et  tous  nos  vices;  mais  l'expression  même 
de  ces  défauts  et  de  ces  vices  a  je  ne  sais  quelle 
grâce  sur  leur  frais  visage.  Le  regard  avide  du 
bambin  auquel  je  donne  une  dragée  me  charme; 
plus  tard,  le  même  regard  de  l'homme  auquel  je 
jette  un  sou  me  fera  pitié,  si  je  parviens  même  à  me 
défendre  du  mépris.  Me  trouvant  donc  ces  jours 
passés  à  une  fête  de  village,  je  m'amusais  à  livrer 
(toute  une  boutique  de  gâteaux  et  de  fruits  au 
pillage  de  ces  marmousets,  prenant  plaisir  à  les 
voir  se  ruer  les  uns  sur  les  autres  et  se  disputer 
avec  une  incroyable  énergie  des  bribes  de  macarons 
tout  imprégnés  de  poussière,  ou  des  figues  écrasées 


170  PAGES    ROMANTIQUES 

entre  leurs  doigts  poudreux.  Vous  jugez  la  popula- 
rité que  me  valut  un  divertissement  aussi  princier. 
Maintenant,  quand  le  malheur  veut  que  je  rencontre 
sur  mon  chemin  quelque  marchand  ambulant, 
quelque  vendeur  de  pain  d'épices,  à  l'instant  et 
comme  par  enchantement  je  vois  surgir  autour  de 
moi  une  trentaine  de  gamins  dont  les  regards  vont 
avec  anxiété  de  moi  à  la  boutique  et  de  la  boutique 
h  moi.  11  n'y  a  pas  à  dire,  il  faut  que  tout  y  passe  et 
que  mon  dernier  sou  s'en  aille.  Le  marchand  me 
prend  pour  un  fou;  les  paysans  pour  un  homme 
qui  ne  sait  que  faire  de  son  or;  les  plus  avisés  pour 
un  Anglais  qui  s'ennuie. 

J'ai  appris  depuis  mon  départ  que  j'avais  été 
dépassé  de  fort  loin  dans  mes  libéralités  par  un  de 
ces  Anglais  qui  promènent  leur  spleen  à  travers 
le  monde,  et  qui  font  si  sérieusement  des  choses 
risibles.  Celui-ci,  aux  premières  neiges,  avait 
imaginé  de  s'établir  sur  la  place  du  village  à  l'issue 
de  la  grand'messe  et,  se  tenant  comme  une  cible, 
il  donnait  son  nez  épais  et  aviné  pour  but  à  mes 
mangeurs  de  croquignoUes.  Quiconque  parvenait  à 
le  toucher  avec  une  boule  de  neige  recevait  cinq 
francs  de  récompense.  Vous  jugez  la  joie,  les  rires, 
les  exclamations  turbulentes  à  chaque  boule  de 
neige  qui  venait  s'aplatir  sur  ce  nez  robuste,  à 
chaque  écu  qui  passait  de  la  poche  doublée  de  soie 
du  milord  dans  le  gousset  troué  d'un  de  ces  francs  ^ 
vauriens. 

Je  vous    ai    parlé  des  fêtes  de  village;  elles  ont 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  I7I 

rrénéralement  lieu  aux  jours  consacrés  à  la  Madone. 
Dis  la  veille,  elles  sont  annoncées  par  l'ébranle- 
ra(  nt  continu  d'une  petite  cloche  au  timbre  clair, 
qu'ils  appellent  campanella  di  festa,  et  dont  les 
notes  pressées  sur  un  rythme  capricieux,  varié  à 
l'infini,  sèment  l'air  de  gaieté  et  d'allégresse.  Nous 
ne  connaissons  point  dans  le  Nord  ces  cloches 
folâtres;  les  nôtres  sont  graves,  sérieuses;  elles 
rendent  témoignage  de  l'esprit  contraire  des  deux 
catholicisnies,  dont  l'un  s'est  empreint  des  sombres 
mythes  de  la  Scandinavie,  tandis  que  l'autre  a 
retenu  comme  un  parfum  de  Grèce,  comme  un 
ressouvenir  du  paganisme.  Comment  ne  pas  se 
rappeler  les  anciens  sacrifices  à  Vénus,  en  voyant 
dans  les  solennités  de  jeunes  filles  et  de  jeunes 
oaiçons  apporter  à  l'autel  des  paniers  ornés  de 
fleurs,  contenant  des  gâteaux,  des  fruits  et  jusqu'à 
des  volailles,  que  le  prêtre  bénit  et  qui  se  vendent 
ensuite  au  bénéfice  de  la  fabrique?  Les  processions 
sont  choses  grotesques  :  figurez-vous  une  longue 
file  de  femmes,  la  plupartvieilles,  la  tête  enveloppée 
d'un  châle  crasseux  en  guise  de  voile,  chantant 
d'une  voix  aigre  les  litanies;  suivent  des  hommes 
porte-cierges,  affublés  d'une  robe  étroite  comme 
une  gaine  de  parapluie,  en  toile  jadis  rouge,  à 
laquelle  le  temps  et  l'inclémence  des  saisons  ont 
donné  toutes  les  nuances  des  feuilles  d'automne. 
Puis  une  statue  de  la  Madone,  grimaçante  et 
bariolée,  portée  sous  un  dais  rapiécé.  Tout  cela 
ressemble    plus  à  l'ignoble  parade   d'un  charlatan 


172  PAGES    ROMANTIQUES 

qu'à  une  cérémonie  du  culte  du  vrai  Dieu.  Malgré 
la  réputation  faite  aux  gosiers  italiens,  je  n'ai 
point  encore  entendu  chanter  juste  dans  ce  pays, 
si  ce  n'est  pourtant  à  trois  jeunes  filles  que  nous 
surprîmes  ces  jours  passés  chantant  en  partie,  dans 
leur  dialecte  un  peu  rude,  de  ravissantes  mélodies. 
Je  voulus  en  noter  quelques-unes  pour  vous  les 
envoyer,  et  nous  les  priâmes  de  recommencer.  Elles 
hésitèrent  longtemps,  se  regardant  l'une  l'autre 
d'un  air  moitié  confus,  moitié  espiègle,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  la  plus  jeune,  moins  timide  ou  plus  friande 
de  gloire,  entonna  de  tous  ses  poumons  la  chanson 
nationale  Barbarin,  speranzo  d'oro\  les  autres  la 
suivirent.  Nous  ne  nous  lassions  pas  de  les  regar- 
der, ces  trois  belles  jeunes  filles  au  teint  pâle,  aux 
grands  yeux  noirs  assez  écartés,  aux  dents  d'ivoire, 
de  vrais  types  de  Luini.  La  coiffure  universellement 
adoptée  dans  le  pays  par  les  femmes  de  la  classe 
ouvrière  est  on  ne  saurait  plus  pittoresque  :  elles 
rassemblent  leurs  cheveux  en  tresses  sur  le  derrière 
de  la  tête,  et  les  attachent  avec  de  longues  épingles 
d'argent  formant  éventail.  Ces  épingles  coûtent 
quelquefois  jusqu'à  50  et  60  francs;  ce  sont  les 
épargnes  de  plusieurs  années.  Mais  les  coquettes 
regarderaient  comme  une  honte  de  renoncer  à  cet 
agrément,  qui  d'ailleurs  sied  à  merveille  à  leur 
visage  et  à  leur  brune  chevelure. 

Nous  passons  la  plus  grande  partie  des  journées 
en  barque,  à  parcourir  les  bassins  d'aspects  si  divers 
que  forment  les  montagnes  en  se  rapprochant  et  en 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  lyS 

s'éloignant  tour  à  tour;  une  multitude  de  villas  se 
mirent  dans  les  eaux.  En  face  de  nous  est  la  villa 
Sommariva  où  nous  trouvons  une  Lise  Joconde,  la 
troisième  prétendue  originale,  et  un  magnifique  bas- 
relief  de  Thorwaldsen,  représentant  le  triomphe 
d'Alexandre.  Ce  bas-relief  qui  a  coûté  un  million, 
est  plutôt  remarquable  par  les  détails  que  par  l'effet 
de  l'ensemble.  On  pourrait  peut-être  reprocher  à 
l'artiste  une  sorte  de  parcimonie  dans  la  composi- 
tion; le  nombre  des  personnages  qui  forment  les 
dififérents  groupes  du  cortège  est  singulièrement 
restreint  :  un  pêcheur  à  la  ligne  commence  la  série 
de  ces  groupes  ;  puis  vient  une  barque  de  trans- 
port, trois  personnages  représentent  les  peuples 
sur  les  murailles  de  Babylone;  puis  viennent  deux 
musiciens,  etc.,  etc.  Ainsi  que  j'ai  déjà  eu  occasion 
de  le  remarquer  dans  plusieurs  de  ses  ouvrages, 
Thorwaldsen  excelle  surtout  dans  les  figures  au 
repos,  dans  les  têtes  de  vieillards,  la  nature  de  son 
talent  est  calme  et  noble.  Dans  ce  bas-relief  la  figure 
du  fleuve  le  Tigre  et  les  têtes  des  mages  sont  extrê- 
mement belles  ;  mais  les  figures  plus  mouvementées, 
et  malheureusement  aussi  celle  d'Alexandre,  ne 
répondent  point  à  la  perfection  des  premières. 
Cette  grande  œuvre  de  la  sculpture  antique,  une 
Andromède  et  quelques  statues  de  Canova,  dédom- 
magent amplement  le  voyageur  enthousiaste  du 
désappointement  qu'il  a  éprouvé  dans  les  jardins 
où  l'asperge  et  le  navet  montrent  insolemment  leurs 
tiges   utilitaires    aux   endroits    privilégiés    où    l'on 


174  PAGES    ROMANTIQUE^ 

s'attendait  à  respirer  le  parfum  de  la  tubéreuse  et 
de  l'émérocale.  Au  fond  de  l'une  des  anses  les  plus 
sombres  du  lac  est  la  villa  Pliniana,  où  coule  avec 
impétuosité  la  fameuse  source  intermittente  décrite 
par  Pline;  elle  forme  à  l'intérieur  des  cascades  d'un 
effet  bizarre.   L'aspect  de  cette  villa,  adossée  à  la 
montagne,  avec  ses  salles  découvertes  et  ses  cours 
d'eau  qui  la  traversent  en  tous  sens,  est  unique  en 
son  genre.  Tout  près  de  nous,  la  villa  Serbelloni 
livre  au   vent  les  tètes    sombres  de   ses    mélèzes; 
assise  sur  un  immense  rocher   à  pic,  elle  domine 
tout  le  pays.  Des  travaux  considérables   s'y  pour- 
suivent avec  activité.  Il  est  aisé  d'en  faire  une  des 
plus  belles  habitations  de  TEurope.  Ces  trois  mai- 
sons, qui  joignent  par  des  jardins,  appartiennent  à 
Mme  Pasta  ;   celle  du  milieu  est  la  copie  en  petit 
du  théâtre  de  la  Scala    La  orande  cantatrice  a  voulu 
que  les  lieux  où  elle  cherche  le  repos  fussent  sem- 
blables à  ceux  où  elle  trouva  la  gloire.  Vous  voyez 
qu'à  toutes  ses  autres  séductions,   notre  lac   chéri 
joint  encore  l'attrait  indéfinissable  des  souvenirs. 
On  aime  à  se  dire,  en  s'abandonnant  aux  impres- 
sions de  la  jouissance  présente   :  ici  les  deux  Pline 
ont  écrit  peut-être  leurs  plus  belles  pages;  là  Paul- 
Jone  *  a  joui  en  épicurien  de  la  vie;  plus  loin,  sous 
ces  ombrages,   reposent  les  cendres  de  Volta.  Ces 
vieilles  tours  féodales  restées  debout  là-haut,  c'est 
Musso,  qui  servit  d'asile  à  Jacques  Trivulzio;  c'est 

1.  «  L'amiral  »  Paul-Jones? 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  lyO 

le  Baradello,  où  les  Tomasques  luttèrent  si  sou- 
vent contre  d'illustres  brigands,  les  Visconti 
et  les  Sforza.  Et  si  nous  nous  rapprochons  des 
temps  modernes,  nous  trouvons  la  villa  d'Esté,  où 
s  est  perpétuée  la  mémoire  aimée  de  la  princesse  de 
Galles  et  le  palais  où  demeura  Napoléon  Bonaparte, 
ce  jeune  homme  pâle  et  frêle  qui  vint  dans  ces  con- 
trées prendre,  avec  l'épée  de  César,  la  couronne  de 
Charlemagne. 

Le  soir  nous  nous  donnons  le  divertissement  de 
la  pêche  au  flambeau.  Armés  d'un  long  harpon, 
véritable  trident  de  Neptune,  nous  glissons  sur  les 
eaux,  épiant  le  poisson  endormi  ou  ébloui  par  l'éclat 
de  la  torche  qui  brûle  sur  le  devant  de  notre  barque. 
On  entend  de  tous  côtés  le  son  des  clochettes,  que 
les  pêcheurs  attachent  la  nuit  à  leurs  filets,  afin  de 
les  retrouver  plus  facilement  quand  le  courant  les 
entraîne.  Ce  son,  qui  s'allie  toujours  pour  nous  à 
l'idée  des  troupeaux,  fait  une  impression  singulière 
lorsqu'il  vient  à  nous  du  sein  des  eaux.  On  dirait 
que  l'on  va  voir  apparaître  les  troupeaux  sous- 
marins  de  Glaucus,  et  quelque  vision  de  ce  genre 
n'étonnerait  point  trop  dans  un  pays  où  la  fantaisie 
est  si  naturellement  surexcitée. 

Mais,  adieu,  mon  ami,  voici  plus  de  cinq  minutes 
que  je  ne  sais  ce  que  j'écris.  J'entends  sous  mes 
fenêtres  une  délicieuse  harmonie;  trois  admirables 
voix  chantent  sans  accompagnement  le  trio  de 
(juillaume  Tell;  je  demande  quels  sont  ces  grands 
artistes;  on  me  dit  que  ce  sont  les  comtes  Belgiojoso, 


176  PAGES    ROMANTIQUES 

qui,  me  sachant  à  Bellaggio,  me  donnent  une  séré- 
nade. Je  cours  les  remercier  et  surtout  les  prier  de 
chanter  encore.  Je  n'ai  jamais  rien  entendu  de  com- 
parable à  ces  trois  voix  portées  sur  les  eaux,  s'éle- 
vant  et  se  perdant  dans  la  nuit  étoilée. 


VI  ' 

LA   SCALA 

Milan,  10  mars. 

Le  théâtre  de  la  Scala,  ouvert  en  1778,  fut  con- 
struit d'après  les  dessins  de  Piermarini  sur  l'empla- 
cement de  l'ancienne  église  Santa  3faria  alla 
scala,  comme  si  l'antique  serpent,  le  prince  des 
démons,  avait  voulu  donner  un  éclatant  démenti  h 
la  prophétie  en  posant  son  pied  superbe  sur  le 
front  brisé  de  la  femme.  Je  vous  ai  dit  dans  ma 
précédente  lettre  que  la  salle  est  divisée  en  cinq 
rangs  de  loges,  non  compris  la  galerie  du  haut  ou 
loggione.  Huit  cents  places  distribuées  en  vingt 
rangs  forment  le  parterre;  le  théâtre  peut  contenir 
en  tout  3  600  personnes.  La  décoration  intérieure 
va  être  entièrement  renouvelée  à  l'occasion  du  cou- 
ronnement de  Sa  Majesté  l'empereur  d'Autriche. 
C'est  une  dépense  devenue  nécessaire  ;  je  ne  connais 
rien  de  plus  sale,  de  plus  noir,  de  plus  fétide  que 
les  escaliers  et  les  corridors  de  la  Scala,  qui  est  et 

1.  Gazette  Musicale,  27  mai  1838. 

LISZT.  d2 


178  PAGES    ROMANTIQUES 

qui    veut    être     pourtant    le    premier   théâtre    du 
monde. 

A  Milan  on  est  reconnu  pour  étranger  à  cette 
seule  question  :  Allez-vous  ce  soir  à  la  Scala? 
question  superflue,  oiseuse,  inutile,  que  ne  s'adres- 
sent jamais  les  Milanais.  Pour  eux,  cela  ne  fait  pas 
doute,  autant  vaudrait  se  demander  si  l'on  vit 
encore.  Hors  la  Scala,  point  de  salut.  C'est  le  lieu 
de  réunion  unique,  le  grand  récipient,  le  véritable 
centre  de  gravité  de  la  société  milanaise.  Quand  la 
Scala  se  ferme,  la  société  se  dissout;  on  dirait 
qu'elle  a  besoin  pour  exister  de  l'atmosphère 
enfumée  du  théâtre  et  que  le  bruit  des  instruments 
lui  est  indispensable  pour  se  dérober  à  elle-même 
sa  propre  nullité.  C'est  là,  dans  cet  immense 
vaisseau,  que  se  rassemblent  chaque  soir  la  société 
élégante,  celle  qui  l'est  moins  et  celle  qui  ne  l'est 
pas  du  tout,  divisées  par  rangs  de  loges,  se  regar- 
dant l'une  l'autre  à  travers  l'espace  ténébreux  qui 
les  sépare.  La  plupart  des  loges  sont  propriété 
particulière.  Cela  s'achète  comme  une  maison  et  le 
prix  varie  communément  de  20  à  50  000  francs. 
Quelques-unes  sont  tendues,  meublées  et  éclairées 
à  l'intérieur  comme  de  petits  salons.  Chaque 
femme  préside  seule  dans  la  sienne  et  reçoit  durant 
tout  le  cours  de  la  représentation  une  série  de 
visites  auxquelles  le  mari  est  obligé  de  céder  de 
proche  en  proche  la  meilleure  place;  d'où  il  advient 
que  de  visite  en  visite,  de  politesse  en  politesse  il 
se    trouve    courtoisement    mis    à    la    porte.     Aussi 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  I79 

uelques  époux,  de  ceux  qui  tiennent  à  leurs  aises, 
,nt-ils  une  loge  à  eux,  où,  délivrés  du  cérémonial 
e  rigueur  dans  la  loge  conjugale,  ils  peuvent  voir 
a  paix  le  spectacle  et  jouir  des  privilèges  égoïstes 
u  célibataire. 
On  comprend  que,  le  nombre   et  la  qualité  des 
sites   étant   proportionnés   au    degré   de   fashion 
une  loge,  chaque  femme  mette  son  amour-propre 
voir  toujours  la  sienne  bien  remplie.   Les  riva- 
tés  tacites  qui  s'établissent  ainsi  ont  un  côté  assez 
quant   pour  l'observation.   A  Paris,  ce  n'est  que 
îr  ouï-dire  que  l'on  sait  dans  un  salon  ce  qui  se 
isse    dans  l'autre;    ce    n'est  qu'à   la   longue   que 
établissent  les  réputations    si  enviées    d'aimable 
aîtresse  de  maison;  mais  ici  un  coup  d'oeil  suffit, 
3UX    mille    personnes,    sans   quitter    leur   place, 
euvent  observer  chaque  soir  les  diverses  phases 
élégance  qui  parcourent  les  loges  et  signaler  les 
iverses     constellations     qui     les    régissent.     Les 
mmes    ont   ainsi   une    sorte  de  vie  publique  qui 
iiaîtrait  fort  étrange  aux  Parisiennes  accoutumées 
envelopper  d'un  certain  mystère  les  rapports  qui 
nouent    et    se    brisent    incessamment     autour 
elles,  les  fils  ténus  et  frêles  qui  en  se  croisant  et 
se  combinant  de  mille  manières  forment  le  tissu 
admirablement   nuancé   de    leur   vie   intime.   A 
ilan   point  de   mystère  possible.  Les  sympathies 
)nt     aussitôt     dévoilées     au    public     qu'elles    se 
îvoilent  ii   elles-mêmes;  tout  se  pressent,  tout  se 
evine;  rien  n'échappe  de  la  progression  insensible 


l8o  PAGES    nOMANTIQUES 

des  intérêts  de  cœur;  rien,  pas  même  l'impercep- 
tible nuance  qui  sépare  le  suppliant  de  la  veille  de 
l'amant   heureux   du    lendemain.    Est-ce   un    mal; 
est-ce  un  bien?  décidez  cela  dans  votre  sagesse.  I 
en  résulte  dans  les  mœurs  une  habitude  de  sincé- 
rité  qui    me    paraît,    je    l'avoue,    de    tous    points 
préférable   à  la   pruderie  des  Françaises.   Il  n'y  îi 
point  à  Milan  de  grimace  convenue,  de  circonlocu 
tion  perfidement  honnête  pour  dire  qu'une  femmi 
a    un    amant.    Cela   se   dit    tout   simplement   san: 
méchanceté  aucune  et  sans  l'affectation  de  surprisi 
compatissante    ou    d'indignation  vertueuse  obligé' 
en   France.    Chez   nous    la   vertu   des  femmes   dx\ 
monde    est   une    échasse    sur  laquelle    monte  leu 
vanité;   en  Italie  les  femmes  honnêtes  n'imaginen 
point  de  s'en  faire  un  mérite,  elles  ne  s'enfermen 
point  dans  le  cercle  hérissé  de  pointes  qui  garde  I 
chasteté  des  Françaises,  et  ne  condamnent  point  1 
genre  humain  du  haut  de  leur  impertinente  vertu 
Il  est  possible  que  cela  soit  tout  aussi  moral  :  il  es 
certain  que  cela  est  infiniment  plus  aimable. 

On  se  plaint  généralement  que  l'habitude  d 
théâtre  a  détruit  à  Milan  l'esprit  de  conversation 
Sans  doute  l'épouvantable  fracas  des  instrument 
en  cuivre,  ce  grand  sautée  qui  peut  des  compositeur 
aux  abois,  est  peu  favorable  à  l'attention  qu 
demande  une  causerie  soutenue;  sans  doute  ansi 
les  perpétuelles  allées  et  venues  des  loges,  I 
«  comment  vous  portez-vous?   »  toujours   répétt 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  l8l 

[ui  rompt  à  chaque  instant  l'entretien,  à  peu  près 
omme  un  frelon  rompt  une  toile  d'araignée,  rend 
tîipossible  toute  discussion  sérieuse  ;  pourtant,  il 
lut  encore  chercher  ailleurs,  je  crois,    les  motifs 
iremiers  de  cette  disette  de  conversation,  dont  se 
amentent  les  Milanais  eux-mêmes.  Pour  faire  un  pâté 
e  perdrix,  prenez  des  perdrix,  a  dit  l'esprit  le  plus 
ogique  de  notre  temps  :  pour  faire  une  conversa- 
lon,    ayez    d'abord    des    sujets   de    conversation; 
r,     lesquels    trouver    dans    un    pays    qui    n'a    ni 
aouvement  politique,   ni  mouvement  littéraire,  ni 
aouvement  artistique?  Retranchez  tout  d'un  coup 
le  Paris  les  discussions  parlementaires,  la  publica- 
ion   des  livres  nouveaux,  des  revues  et  des  jour- 
laux  ;    fermez     tous     les    théâtres,    sauf   l'Opéra; 
upposez  un  instant  que  nos  grands  artistes  cessent 
le  produire,  ne  pensez-vous  pas  que  la  conversation 
i  vantée  des  salons  de  Paris  recevrait  une  atteinte 
nortelle?  N'est-ce   pas   à    ce  vide   dans  les  choses 
(u'il  faut   attribuer  le  vide   dans  les   discours?  La 
réquentation  du  théâtre  ne  doit-elle  pas  êtreconsi- 
lérée  plutôt  comme  une  conséquence  que  comme 
ine  cause;  plutôt  comme  une  nécessité  occulte  que 
îomme  un  choix  fâcheux;  et  ne  devrions-nous  pas, 
m    lieu    de    le    blâmer,    admirer    l'instinct   d'une 
population    qui   se   presse    en  masse  vers  la  seule 
Droie  laissée  a  son  activité,  dans  le  seul  cercle  où 
îa  pensée  ait  pleine  liberté  de  s'exercer? 

Toutes  les  classes  de  la  société  s'intéressent  à  ce 


l82  PAGES    ROMANTIQUES 

qui  se  passe  à  la  Scala.  Depuis  le  grand  seigneur 
qui  va  magnifiquement  bâiller  aux  premières  loges,    { 
jusqu'au  dernier  commis   de   la  dernière  boutique    i 
d'épicerie,    qui,    moyennant    ses    75   centimes,    se 
glisse   de  loin  en    loin   dans    le    loggione,   chacun   ; 
prend  parti  pour  ou  contre  la  prima  donna,  le  téuor,    i 
la   basse   ou  le    maestro  ;  c'est  comme   une  affaire 
nationale   qui  occupe   tous  les  esprits  et  tient  en 
suspens  toutes  les  imaginations.  Le  garçon  de  café 
en   faisant    mousser   votre    chocolat,    raconte    que 
Francilla  Pixis   a  très  bien   chanté  le  rondo  de  la 
Cenerentola;  l'homme  qui  cire  vos  bottes  n'est  pas 
satisfait   des    décorations   du    Giuramento...   Cette 
année  il  y  avait  un  toile  général  contre  V imprésario 
parce  qu'il  manquait  à  ses  engagements  et  frustrait 
le  public  de  deux  opéras  nouveaux  auxquels  celui-ci  i 
avait   droit.  La  réduction   de  la  rente  n'affecte  pas  j 
plus  le    bourgeois  de    Paris  que   la    réduction   de  j 
l'opéra  n'affecte  le  Milanais.  Cela  est  tout  simple  : 
Panem    et   Circenses!   c'est  encore    là    le    cri   des 
habitants  de  l'Italie. 

Les  premières  représentations  sont  toujours 
extrêmement  animées.  Le  public  de  la  Scala,  sauf 
les  occasions  où  le  compositeur  a  donné  un  grand 
nombre  de  billets,  et  obtient  ce  qu'on  appelle  un 
succès  de  risotto  parce  qu'on  suppose  qu'il  a  convié 
ses  partisans  à  un  risotto  monstre,  le  public  s'aban- 
donne franchement  à  ses  impressions,  sans  aucun 
égard  pour  les  réputations  acquises.  Il  applaudit  et 
siffle  la  Malibran  dans  la  même  cavatine;  il  ne  s'en- 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  lOO 

quiertpas  si  le  maestro  s'appelle  Rossini ou  M.  X...  ; 
il  ne  se  conforme  point  en  aveugle  aux  arrêts  rendus 
ailleurs  :  ce  qui  lui  plaît  est  bon;  ce  qui  lui  déplaît 
est  mauvais.  A  la  bonne  heure,  me  direz-vous,  si 
son  instinct  est  juste,  si  ses  jugements  sont  équi- 
tables !  Pour  parler  vrai,  Milan  m'a  paru  sur  ce 
point  semblable  à  la  plupart  des  villes.  Ce  n'est 
pas  le  beau  qui  frappe  d'abord  la  multitude;  c'est 
encore  moins  le  sublime;  ce  n'est  pas  non  plus  le 
laid;  je  dirais  que  c'est  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans 
le  médiocre.  Dans  les  arts,  vous  le  savez,  nous 
sommes  surtout  émus  par  une  corrélation  secrète 
qui  s'établit  entre  la  pensée  de  l'artiste  et  la  nôtre; 
par  un  magnétisme  caché  qui  attire  les  semblables; 
or,  la  pensée  et  le  sentiment  de  la  multitude  étant 
médiocres,  elle  est  le  plus  habituellement  touchée 
par  le  médiocre.  Gomme  cependant  dans  les  intel- 
ligences les  moins  élevées  il  y  a  encore  un  besoin 
d'idéalité  relatif,  dans  ce  médiocre  elles  font  un 
choix,  et  ce  choix  est  juste  parce  qu'il  ne  dépasse 
pas  la  mesure  de  leurs  facultés.  Ainsi,  dans  tout  le 
cours  des  représentations  de  la  saison  qui  vient  de 
finir,  j'ai  toujours  vu  choisir  avec  discernement  les 
morceaux  les  plus  supportables  d'opéras  insuppor- 
tables, pour  les  applaudir;  j'ai  vu  aussi  répartir 
avec  assez  d'équité  les  bravos  accordés  aux  chan- 
teurs; mais  je  n'en  suis  pas  moins  resté  convaincu 
qu'il  est  un  ordre  de  beautés  auquel  le  sentiment 
des  Italiens  est  presque  complètement  étranger; 
une    profondeur   de   pensée,   une    vérité   sérieuse, 


Io4  PAGES    ROMANTIQUES 

dont  ils  ne  veulent  pas;  ils  ont  peur  de  tout  ce  qui 
demande  la  moindre  attention,  le  plus  léger  effort 
d'esprit;  il  leur  faut  en  musique  de  belles  plaines 
ouvertes  de  toutes  parts  comme  la  Lombardie,  des 
prairies  émaillées  riant  au  soleil;  point  de  monts 
escarpés,  point  de  précipices;  le  chant  de  l'alouette 
et  non  le  cri  de  l'aigle  ;  le  murmure  du  zéphir  qui 
se  brise  dans  le  maïs  et  non  le  frémissement  des 
autans  dans  la  forêt  vierge.  Tout  ce  qui  dans  la 
sphère  de  l'art  répond  au  sentiment  dont  Hamlet, 
Faust,  Childe-Harold,  René,  Obermann,  Lélia  sont 
les  types  immortels  est  pour  eux  un  langage  étrange, 
barbare,  qu'ils  repoussent  avec  horreur.  Beethoven, 
Weber,  je  dirais  même  Mozart  leur  sont  connus... 
de  nom;  Rossini,  le  grand  maître  qui  avait  à  sa 
lyre  toutes  les  cordes,  n'a  guère  touché  pour  eux 
que  la  corde  mélodique;  il  les  a  traités  en  enfants 
gâtés;  il  les  a  amusés,  comme  ils  voulaient  être 
amusés.  Ce  qu'il  n'a  pas  tenté,  qui  pourra  le  faire? 

Vous  savez  déjà  avec  quelle  rapidité  s'écrivent  les 
opéras  destinés  à  la  scène  italienne  :  on  dirait  qu'il 
y  a  un  procédé  de  fabrication  connu  à  l'avance,  et 
qu'il  ne  faille  que  le  temps  matériel  de  mettre  les 
notes  sur  le  papier.  L'inspiration  ou  la  réflexion 
paraissent  si  peu  nécessaires  à  la  composition  d'un 
opéra,  que  dernièrement  un  maestro  se  trouvant  en 
retard  avec  l'entrepreneur  de  la  Scala,  celui-ci  le 
fit  consigner  dans  sa  chambre  et  garder  à  vue 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  achevé  son  travail.  On  se  figure 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  lOO 

quelle  verve,  quelle  vérité,  quelle  grâce  doivent 
avoir  des  morceaux  ainsi  composés  par  ordre  supé- 
rieur et  sous  l'invocation  du  commissaire  de 
police.  Les  conditions  du  marché  passé  entre 
l'entrepreneur  et  le  maestro  ne  sont  pas  les  mêmes 
que  chez  nous;  ce  dernier  reçoit  une  somme  fixe 
proportionnée  à  sa  renommée;  cette  somme  reçue 
il  n'a  plus  aucun  droit  ni  sur  la  partition  ni  sur  les 
représentations;  le  succès  ou  la  chute  ne  regarde 
plus  que  son  amour-propre  et  non  sa  bourse;  il  ne 
risque  point,  ainsi  qu'en  France,  de  ne  rien  rece- 
voir de  son  travail  ;  c'est  l'entrepreneur  seul  qui 
court  les  chances  de  la  bonne  et  de  la  mauvaise 
fortune.  Peut-être  cet  intérêt  beaucoup  moins  direct 
de  l'auteur  au  succès  n'est-il  pas  sans  quelque 
influence  sur  la  négligence  et  le  laisser  aller  de  son 
travail.  Il  faut  toutefois  excepter  Mercadante  de  ce 
reproche  très  juste  pour  la  masse  des  maëstri  ultra- 
montains  :  il  écrit  avec  une  sage  lenteur  et  revoit 
avec  soin  ses  compositions;  aussi  ses  opéras  sont- 
ils  sans  comparaison  les  plus  corrects  et  les  mieux 
instrumentés  de  tous  ceux  que  j'ai  entendus  en 
Italie. 

Durant  les  trois  premières  représentations,  il  est 
d'usage  que  le  maestro  se  tienne  debout  à  une  place 
marquée  de  l'orchestre;  il  est  obligé  d'assister  en 
personne  à  l'épreuve  fatale;  il  faut  qu'il  affronte 
d'un  visage  impassible  les  huées  et  les  sifflets,  ou 
qu'il  remercie  le  public  par  une  inclination  respec- 
tueuse des  marques  d'approbation  qu'il  en  reçoit.  Il 


l86  PAGES    ROMANTIQUES 

y  a  dans  cette  coutume  je  ne  sais  quoi  d  indélicat, 
de  rude,  qui  blesserait  à  coup  sûr  le  sentiment 
exquis  que  nous  avons  en  France  de  certaines  con- 
venances, mais  qui,  eu  Italie,  ne  choque  personne 
et  paraît  ressortir  nécessairement  des  rapports  de 
l'artiste  avec  le  public.  Lorsque  l'opéra  ïaXl  furore, 
le  maestro  est  bruyamment  rappelé  sur  la  scène.  A 
la  fin  de  chaque  acte,  les  cris  de  fuori,  fuori,  reten- 
tissent dans  toute  la  salle;  on  bat  des  mains,  on 
tape  des  pieds,  on  crie,  on  hurle,  jusqu'à  ce  que  le 
malheureux  triomphateur  se  soit  montré  hors  de  la 
coulisse,  et  que  les  yeux  baissés,  la  main  sur  le 
cœur,  il  ait  exprimé  par  une  ridicule  pantomime 
une  plus  ridicule  humilité.  Après  qu'il  a  comparu 
seul  une  première  fois,  il  revient  d'ordinaire  tenant 
par  la  main  la  prima  donna,  puis  enfin  une  troi- 
sième fois  avec  tous  les  chanteurs  :  alors  les  applau- 
dissements, les  clameurs,  les  hourras  redoublent; 
le  maestro  ne  sait  plus  quelle  contenance  faire  : 
les  trois  quarts  du  temps  les  leçons  de  danse  ont 
été  oubliées  dans  son  éducation,  de  sorte  que  ses 
révérences  sont  gauches,  sa  démarche  mal  équi- 
librée, ses  gestes  stupides.  On  dirait  souvent  un 
garçon  limonadier  qui  demande  pardon  d'avoir 
cassé  une  carafe,  plutôt  qu'un  fier  triomphateur  qui 
vient  recevoir  des  couronnes.  Nous  ne  nous  faisons 
pas  idée  en  France  de  cette  manie  qu'a  le  public 
italien  d'appeler  les  artistes  sur  la  scène.  Quand  nous 
les  rappelons  une  fois,  tout  est  dit.  En  Italie  un 
artiste  aimé  est  rappelé  communément  dix  ou  douze 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  187 

fois  dans  la  soirée  :  la  Malibrau  lorsqu'elle  joua 
la  Somnambule  le  fut  trente-six  fois.  Quand  les 
acteurs  sont  médiocres,  cette  cérémonie  n'est  que 
grotesque  :  lorsque  au  contraire  ils  ont  puissamment 
agi  sur  nous,  quand  l'émotion  a  été  profonde,  que 
l'art  a  triomphé  et  vous  a  transporté  hors  de  la  réa- 
lité dans  le  domaine  de  l'illusion,  cela  devient 
odieux,  c'est  un  verre  d'eau  glacée  jetée  au  visage 
d'un  homme  quia  la  fièvre. 

On  peut  encore  voir  dans  ces  habitudes  une 
indication  de  ce  qu'est  la  musique  dramatique  pour 
les  Italiens,  et  de  la  façon  dont  ils  l'écoutent.  Un 
opéra  n'est  guère  autre  chose,  pour  eux,  qu'un 
concert  en  costume;  l'accord  des  situations  et  de  la 
musique  ne  les  préoccupe  pas;  la  partie  philoso- 
phique de  l'œuvre  musicale  entre  à  peu  près  pour 
rien  dans  le  plaisir  qu'ils  y  trouvent.  Qu'un  mor- 
ceau soit  agréable  à  l'oreille,  qu'une  mélodie  soit 
suave  et  doucement  mélancolique,  ils  ne  demandent 
pas  compte  à  l'auteur  de  la  manière  dont  elle  est 
amenée,  ni  de  sa  convenance  dans  le  rôle.  On  jouit 
de  la  musique  et  de  l'exécution,  abstraction  faite  de 
la  donnée  poétique  :  on  n'oublie  jamais  le  chanteur 
pour  le  personnage  qu'il  représente  :  on  sait  tou- 
jours parfaitement  que  c'est  à  Mme  Schoberlechner 
et  non  à  Sémiramide,  à  M.  Petrazzi  et  non  à  Otello, 
que  l'on  a  affaire.  Aussi  les  Italiens  trouvent-ils 
tout  simple  de  faire  faire  la  révérence  aux  acteurs 
après  un  coup  de  poignard  ou  dans  les  plus  grandes 
péripéties  du  drame,  et  ne  conçoivent-ils  point  que 


l88  PAGES    ROMANTIQUES 

cela  nous  heurte  trop  brusquement  dans  notre 
émotion,  parce  que  ce  genre  d'émotion  ne  leur  est 
guère  connu. 

Quand  je  vous  aurai  dit  le  nom  des  opéras  repré- 
sentés cet  hiver  à  la  Scala,  ce  sera  à  peu  près  tout 
ce  que  je  pourrai  vous  en  dire  :  sauf  /  Briganti  et 
il  Giuramento  de  Mercadante,  tous  ont  passé  sans 
laisser  de  trace  :  gli  Ai-ragonesi  de  Conti  ont  dis- 
paru le  premier  soir  dans  une  épouvantable  tem- 
pête du  parterre;  les  Nozze  di  Figaj'o,  oui,  mou 
ami,  les  Nozze  di  Figaro  refaites  par  M.  Ricci,  la 
Solitaria  de  Coccia  ont  à  grand'  peine  fourni  leur 
temps;  puis  on  a  repris  pour  les  débuts  de  Francilla 
Pixis,  la  Cerenentola,  la  Semiramide  a  clos  la  saison 
théâtrale.  Deux  opéras  seulement  de  RossiniPhélas! 
oui.  Les  œuvres  du  grand  maître  ne  composent 
plus  à  Milan  le  fond  du  répertoire  :  les  entrepre- 
neurs les  réservent  comme  des  en-cas  dans  la 
disette  :  on  a  fait  naguère  abus  de  ces  chefs-d'œuvre. 
Les  Italiens  sont  aujourd'hui  avides  de  nouveautés 
avant  tout;  bien  que  trop  souvent  frustrés  dans  leur 
attente,  ils  aiment  à  voir  figurer  sur  l'affiche  un 
nom  nouveau  espérant  toujours  que  quelque  jeune 
maestro  fera  jaillir  pour  eux  du  rocher  une  source 
miraculeuse  de  jouissance  musicale  :  mais  les  racines 
des  grands  arbres  épuisent  le  sol;  leur  ombre  est 
fatale,  et  trace  autour  d'eux  un  espace  aride  :  à 
l'ombre  du  génie  de  Rossini  on  dirait  qu'aucun 
musicien  ne  puisse  croître. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  iSQ 

La  prima  donna,  Mme  Schoberlechner  est  aimée 
du  public,  qui  lui  sait  gré  du  zèle  avec  lequel  elle 
a  soutenu  presque  à  elle  seule  le  poids  de  toutes 
ces  médiocrités  :  douée  d'une  mémoire  impertur- 
bable, de  robustes  poumons  et  d'une  volonté  non 
moins  robuste,  elle  est  toujours  prête  à  tout; 
jamais  un  rhume,  jamais  une  migraine,  jamais  rien 
qui  s'oppose  à  l'exécution  de  ses  engagements. 
Loin  de  se  ménager  comme  tant  d'autres  dans  les 
morceaux  d'ensemble,  afin  de  paraître  avec  plus 
d'avantages  dans  les  duos  et  les  cavatines,  elle 
donne,  elle  prodigue  sa  voix  partout  où  il  en  est 
besoin;  quatuor,  quintetti,  chœurs,  c'est  elle  qui 
anime  tout;  sa  voix  c'est  la  clef  de  voûte  de  l'édi- 
fice musical  :  aussi  est-elle  arrivée  à  la  fin  de  la 
saison,  haletante,  épuisée,  demandant  grâce,  car 
sa  poitrine  ne  suffisait  plus  à  remplir  l'immense 
salle  qui,  en  vrai  minotaure  paraît  destinée  à 
dévorer  tous  les  ans  deux  ou  trois  cantatrices. 
Mme  Schoberlechner  est  une  chanteuse  utile  plutôt 
qu'une  grande  chanteuse  ;  son  organe  bien  que  fort 
et  étendu,  manque  d'éclat;  sa  déclamation  est 
monotone.  L'habitude  de  certains  effets  d'exagéra- 
tion, peut-être  imposée  par  le  goût  du  public,  et  la 
grandeur  de  la  salle  lui  fait  négliger  la  grâce  des 
détails,  la  délicatesse  des  nuances,  ce  fini  parfait 
qui,  souvent  perdu  pour  la  foule,  établit  pourtant  à 
la  longue  la  réputation  des  grands  artistes. 
Mme  Schoberlechner  ne  fait,  pour  ainsi  parler, 
que    dégrossir    ses   rôles  ;    ces    divins    secrets   des 


igO  PAGES    ROMANTIQUES 

Malibran  et  des  Pasta,  qui  donnent  à  une  seule 
note,  à  la  phrase  la  plus  commune,  un  accent 
irrésistible,  lui  sont  inconnus;  jamais  dans  son  jeu 
ni  dans  son  chant  cet  imprévu  qui  vous  saisit,  ce 
touchant  abandon  qui,  à  force  d'art,  fait  disparaître 
l'art.  Dans  les  rôles  de  la  Schoberlechner,  tout  est 
su  à  l'avance;  tout  est  bien  appris,  rien  n'est  spon- 
tanément créé;  c'est  toujours  suffisant,  jamais 
remarquable;  on  trouve  presque  toujours  que  cela 
est  bien,  on  ne  sent  presque  jamais  que  cela  est 
beau. 

La  Brambilla  qui  remplit  les  rôles  de  contralto, 
est  une  jolie  personne  ;  il  y  a  dans  sa  voix  de  belles 
notes  sinistres  qu'elle  gâte  souvent  en  les  forçant; 
sa  méthode  ou  plutôt  sa  manière,  est  hésitante, 
incertaine;  elle  n'est  pas  maîtresse  de  son  art;  elle 
ne  manque  pourtant  ni  de  tendresse,  ni  de  pathé- 
tique; mais  le  plus  habituellement  elle  est  comme 
embarrassée  de  ses  moyens.  Quelqu'un  disait 
qu'elle  était  toujours  à  la  veille  d'avoir  un  très  beau 
talent;  on  ne  saurait  en  effet  mieux  exprimer 
l'impression  toujours  incomplète  et  vacillante 
qu'elle  produit  sur  le  public. 

Vous  savez  que  Pixis  est  un  vieil  et  excellent  ami 
à  moi;  ne  me  demandez  donc  point  un  jugement 
impartial  sur  le  talent  de  sa  fille  adoptive.  Une 
femme  d'esprit  disait  de  l'un  de  nos  plus  ingé- 
nieux critiques  qu'elle  ne  lui  connaissait  d'autre 
défaut  que  celui  d'être  trop  impartial  pour  ses 
amis;  il   se  trouve  que  tout  au   contraire,  moi,  je 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  IQI 

suis  chargé,  surchargé,  accablé  de  défauts;  je  n'ai 
point  celui-là,  tout  justement  sans  doute  parce  qu'il 
a  l'extérieur  honnête  et  le  vernis  flatteur  d'une 
qualité.  Je  tiens  tous  mes  amis  pour  charmants, 
parfaits,  presque  adorables,  et  surtout  inimitables: 
cela  posé,  vous  auriez  le  droit  de  récuser  mon 
jugement  personnel  sur  Francilla;  je  me  bornerai 
donc  à  vous  répéter  ce  qui  me  paraît  être  l'opinion 
du  public.  Francilla  Pixis  est  une  nature  essen- 
tiellement allemande;  elle  est  pleine  d'âme  et  de 
sentiment;  mais  une  certaine  animation,  une  cer- 
taine force  d'expansion  lui  manquent  encore;  son 
talent  est  trop  délicat,  trop  intime  pour  de  grands 
théâtres;  on  sent  qu'il  ne  s'est  point  encore  doré 
au  soleil  du  midi;  il  est  trop  concentré  pour  un 
public  qui  veut  toujours  être  entraîné;  il  lui  faut 
plus  de  liberté,  plus  d'abandon  et  sous  ce  rapport 
l'école  des  difierents  théâtres  d'Italie  ne  peut  que 
lui  être  favorable;  car,  sans  perdre  ce  qu'il  y 
a  de  si  pur  et  de  si  vrai  dans  sa  nature,  elle  y 
acquerra  la  chaleur  et  le  br^io  italien  qui  manquent 
encore. 

Mme  Dérancourt,  que  de  très  grands  succès  à 
Lyon  avaient  déterminée  à  aborder  le  théâtre  de  la 
Scala,  n'y  a  pas  trouvé  un  aussi  favorable  accueil  ; 
sa  méthode  toute  française  n'a  point  plu  aux  Mila- 
nais, et  malheureusement  aussi  elle  s'est  trouvée 
enveloppée  dans  le  fiasco  orrihile  des  Arragonesi 
dont  je  vous  ai  parlé. 

Petrazzi    et    Badiali,    le    premier    ténor    et    le 


192  PAGES    ROMANTIQUES 

baryton,  sont  des  chanteurs  utiles,  mais  qui,  pas 
plus  l'un  que  l'autre,  ne  se  sont  jamais  doutés  de 
ce  que  c'était  qu'étudier  un  rôle,  le  déclamer,  le 
créer  enfin  comme  nous  disons  en  France  avec 
toute  raison,  surtout  quand  nous  parlons  de  notre 
unique  Nourrit. 

Lucio  Pappone  est  un  de  ces  bouflPes  napolitains 
qui  possèdent  au  plus  haut  degré  le  comique 
naturel,  comique  d'instinct  qui  n'a  rien  d'intelli- 
gent ni  de  philosophique,  mais  qui  vous  provoque 
incessamment  au  rire  le  plus  franc,  le  plus  bête,  et 
par  conséquent  le  plus  salutaire.  Jamais  un 
étranger  n'imitera  la  volubilité  de  paroles,  le  geste 
animé,  la  contorsion  significative  des  Italiens; 
jamais  il  n'approchera  de  cette  incroyable  confu- 
sion de  grimaces  ;  c'est  à  désespérer  les  mâchoires 
les  plus  dociles  et  les  articulations  les  plus  souples. 
Si  je  ne  craignais  que  vous  ne  me  reprochassiez 
mes  citations  par  trop  gastronomiques,  je  vous 
dirais,  en  parodiant  un  vers  célèbre,  qu'en  Italie 
on  naît  bouffon;  qu'en  France  on  devient  acteur 
comique. 

Vous  voyez,  d'après  cela,  combien  peu  le  droit 
que  se  croient  les  Milanais  d'avoir  toujours  un 
spectacle  de  premier  ordre  est  respecté  par  le  fait. 
Il  n'est  guère  possible  de  se  faire  illusion  sur  les 
chances  d'amélioration  des  années  suivantes  :  c'est 
encore  ici  comme  partout  une  simple  question 
d'argent.  Les  Italiens  veulent  bien  se  divertir, 
mais  ils  ont  la  très  mauvaise  habitude  de  vouloir  se 


LETTRES    DUX    BACHELIER    ES    MUSIQUE  IQS 

divertir  à  très  peu  de  frais;  ils  n'entendent  payer 
pour  entrer  à  la  Scala  que  la  modeste  somme  de 
trois  zwanziger  (2  fr.  60),  et  pour  cette  somme  ils 
exigent  habituellement  un  opéra  et  deux  ballets. 
Vous  jugez  si  l'entrepreneur  est  bien  en  fonds,  et 
peut  rivaliser  avec  ceux  de  Paris  et  de  Londres 
pour  les  engagements  des  premiers  sujets!  On  en 
est  donc  réduit  ou  aux  jeunes  talents  qui  ne  don- 
nent que  des  espérances,  ou  aux  vieux  talents  qui 
ne  donnent  pas  même  des  regrets. 

Je  vous  ai  déjà  dit  un  mot  des  ballets.  Tout  cet 
hiver  Ali-Pacha  a  fait  récfulièrement  sauter  la  for- 

o 

teresse  de  Janina,  après  une  pantomime  d'une 
heure  et  demie  aussi  ennuyeuse  qu'absurde  :  un 
joli  pas  de  Mlles  Varin  et  Essler  rompait  seul 
l'affreuse  monotonie  de  ces  rébus  de  gestes.  La  pre- 
mière surtout,  par  sa  grâce  décente  et  la  noblesse 
de  sa  danse,  rappelait  parfois  la  sylphide  Taglioni. 
Les  décorations  si  célèbres  du  temps  de  Sanqui- 
rico,  sont  devenues  extrêmement  médiocres.  Pour 
le  jeu  des  machines  et  des  effets  de  perspective,  on 
ne  saurait  même  de  bien  loin  comparer  le  théâtre 
de  Milan  à  l'Opéra  de  Paris. 

En  résumé  et  lecture  faite  du  procès-verbal,  vous 
concluez,  et  vous  avez  raison  de  conclure,  que  la 
Scala  est  dans  un  état  de  décadence  dont  il  est 
impossible  de  prévoir  le  terme.  Pourtant  il  n'y  a 
pas  plus  d'un  mois,  vous  eussiez  pu  voir  dans  une 
loge  d'avant-scène  deux  hommes  qui,  par  le  con- 
cours   de    leurs   volontés,    pourraient   rendre  à   ce 

LISZT.  13 


ig^  PAGES    ROMANTIQUES 

théâtre  la  splendeur  et  l'éclat  des  plus  beaux 
jours...  Rossini  et  Nourrit  sont  encore  dans  toute 
la  vigueur  de  l'âge.  Qu'un  nouveau  chef-d'œuvre 
sorte  tout  armé  de  la  tête  olympienne  de  l'un, 
l'autre  est  là  pour  s'en  emparer  et  pour  le  trans- 
mettre à  la  foule,  pour  ajouter  l'art  à  l'art,  la 
lumière  a  la  lumière,  la  flamme  à  la  flamme.  Le 
prêtre  attend  que  le  dieu  parle.  Mais  n'apercevez- 
vous  pas  sur  les  lèvres  du  dieu  un  indescriptible 
sourire?  Le  sourire  ne  dénote-t-il  pas  le  plus 
aimable  dédain  pour  la  gloire  qui  s'achète  par  la 
fatigue,  et  l'appréciation  philosophique  de  ce  que 
valent  les  caresses  de  la  multitude?  Le  front  domi- 
nateur ne  vous  semble-t-il  pas  comme  ennuyé  du 
travail  de  la  pensée?  Les  yeux  où  brillent  par  inter- 
valles de  si  vifs  éclairs  de  génie,  n'expriment-ils  pas 
le  plus  souvent  l'insouciante  quiétude  d'un  bien- 
être  pleinement  goûté  ? 

Rossini,  revenu  à  Milan,  séjour  de  sa  première 
jeunesse,  jeunesse  si  exubérante,  si  amoureuse,  si 
abandonnée  à  tous  les  vents  des  folles  joies, 
Rossini,  devenu  riche,  paresseux,  illustre,  a  ouvert 
sa  maison  à  ses  compatriotes,  et  durant  tout  l'hiver! 
une  société  nombreuse  a  rempli  ses  salons,  j 
empressée  à  venir  rendre  hommage  à  l'une  des 
plus  grandes  gloires  de  l'Italie.  Entouré  d'un 
essaim  de  jeunes  dilettanti,  le  maestro  prenait 
plaisir  à  leur  faire  étudier  ses  plus  belles  composi- 
tions; amateurs  et  artistes,  tous  se  faisaient  hon- 
neur   d'être    admis    à    ses    concerts.    A    côté    de 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  1^5 

Mme  Pasta,  vous  eussiez  vu  les  deux  demoiselles 
Branca,  dont  les  voix  sont  aussi  fraîches  que  les 
visages;  auprès  de  Nourrit,  le  comte  Pompéo  Bel- 
giocoso  et  Tonino,  son  cousin,  dont  Tamburini  et 
Ivanoff  pourraient  être  jaloux.  Un  soir  notre  ami 
Hiller  faisait  exécuter  un  chœur  de  sa  composition 
sur  le  psaume  :  //  signor  è  il  mio  pastor,  et  ce  beau 
morceau,  bien  que  sévère  et  d'harmonie  un  peu 
allemande,  excitait  un  vif  enthousiasme  ;  une  autre 
ois,  une  femme  d'un  grand  talent,  Mme  Cam- 
baggio,  jouait  un  duo  à  deux  pianos  avec  un  pauvre 
artiste  qui,  je  vous  le  jure,  fit  en  une  demi-heure 
plus  de  fausses  notes  qu'il  n'en  avait  fait  en  toute 
sa  vie,  tant  ce  visage  gracieux,  se  balançant  entre 
deux  touffes  de  boucles  brunes,  lui  donnait  des 
distractions,  A  ce  propos,  vous  saurez  qu'il  est  peu 
de  villes  en  Europe  où  la  musique  soit  aussi  cultivée 
qu'elle  l'est  dans  la  société  milanaise.  Rossini 
disait  avec  justesse  que  nous  autres  artistes  nous  y 
étions  complètement  vaincus  dans  la  lutte.  A  tous 
es  noms  que  je  vous  ai  déjà  cités,  j'ajouterai  celui 
ie  la  Marchesina  Medici  dont  le  talent  est  si  achevé, 
ie  Mme  Vanotti  qui  fait  retentir  de  ses  accords  poé- 
tiques les  solitudes  de  Varèze;  des  deux  demoiselles 
R...  qui  jouent  du  piano  et  de  la  harpe  avec  une 
supériorité  qui  n'est  ignorée  que  d'elles  seules;  de 
a  comtesse  Samaglia,  dont  la  voix  est  douce  et 
îénétrante  comme  le  parfum  d'une  violette  de 
nai...;  et  tant  d'autres  que  vous  entendrez  quand 
'DUS  viendrez  à  Milan,  qui  vous  berceront  de  leurs 


196  PAGES    ROMANTIQUES 

douces  mélodies,  et  qui  vous  y  retiendront  ainsi 
que  moi  tout  un  hiver  sans  plus  songer  que  vous 
ne  deviez  y  rester  qu'un  jour,  que  vous  êtes  au 
début  du  voyage,  qu'il  est  en  Italie  d'autres  villes, 
et  que  ces  villes  s'appellent  Venise,  Florence, 
Rome  et  Naples. 

I 


VIT 

A.  M.  HEINE  2 

Venise,  15  avril. 

/  stood  in  Venice  on  the  bridge  of  sighs. 

Eh!  mon  Dieu,  oui,  tout  comme  Byron,  et  tout 
omme  plusieurs  milliers  d'imbéciles  qui  sont 
/enus  après  lui  ramasser  sur  ses  traces  quelques 
aribes  de  poésie,  aussitôt  converties  par  leur  rude 
cacher  en  lieux  communs  épouvantables.  Or  donc, 
'étais  à  Venise,  quand  un  vieux  ami,  grand  ama- 
teur des  arts,  m'arrive  de  Paris,  tenant  à  la  main, 
omme  une  primeur  savoureuse,  le  numéro  de  la 
Revue  Musicale  qui  contient  la  seconde  de  vos 
lettres  confidentielles.  Cet  ami  est  venu  en  liane 
directe,  ainsi  qu'il  me  le  prouve,  le  livre  de  poste 
\  la  main  ;  mais  sa  ligne  directe  l'a  conduit  à  Milan 
ïux  fresques  de   Luini;  à  Brescia  aux  tableaux  de 

1.  Gazette  Musicale,  8  juillet  Î8.38. 

2.  Sur  les  rapports  de  Liszt  et  Heino,  qu'il   me  soit  permis  de 
■envoyer  à  un  article  du  Courrier  Musical  {\"  juin  1911). 


198  PAGES    ROMANTIQUES 

Moretto  ;  à  Vérone  aux  tombeaux  des  Scaligeri;  h 
Vicence  aux  palais  de  Palladro;  à  Padoue  aux  bas- 
reliefs  de  Donatello.  Sans  s'en  douter,  il  est  resté 
des  semaines  entières  en  extase  devant  ces  chefs- 
d'œuvre,  et  ne  m'apporte  qu'aujourd'hui,  15  avril, 
avec  un  empressement  bien  louable,  votre  lettre  du 
4  février.  Je  vous  fais  passer  mes  remerciements  de 
tout  ce  que  vous  y  dites  de  flatteur  pour  moi,  par 
l'entremise  d'un  autre  ami  qui  repart  à  l'instant 
pour  la  France.  Mais  quoi!  Celui-ci  est  un  natura- 
liste enragé;  Dieu  sait  ce  qu'il  analysera  d'ané- 
mones et  de  saxifrages  en  repassant  les  Alpes!  Qui 
peut  deviner  combien  de  jours,  de  mois  et  d'années 
un  lychen,  une  mousse,  un  criquet  le  retiendront 
sur  le  versant  du  Stelvio  ou  sur  la  croupe  du 
St-Gothard?  D'ici  là  : 

Le  roi,  l'âne  ou  moi  nous  mourrons.  j 

N'importe  :  causons  comme  s'il  n'y  avait  entre 
nous  ni  temps  ni  espace;  causons  par  l'entremise 
des  sylphes,  des  gnomes,  des  ondines  et  des  fol- 
lets, vos  cousins  germains  et  quelque  peu  mes 
parents  aussi,  si  je  ne  m'abuse.  Quand  cette  lettre 
vous  arrivera,  si  elle  vous  arrive,  ils  vous  auront 
dit  depuis  longtemps  à  l'oreille  tout  ce  qu'elle  con- 
tiendra et  davantage  encore. 

Sachez  d'abord,  ce  qui  ne  vous  étonnera  guère, 
que  la  vôtre  n'est  pas  restée  plus  d'un  quart  d'heure 
entre  mes  mains;  elle  m'est  échappée  sans  que  je 
m'en    aperçoive,   et   avant    la  fin    du  jour,  tout    le 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  199 

monde,  à  Venise,  avait  lu  les  spirituelles  lignes 
dans  lesquelles  figurent  si  clairement  mon  ami 
Chopin;  si  irrévérencieusement  mon  ami  Berlioz: 
si  judicieusement  MM.  Kalkbrenner  et  Thalberg,  et 
si  fantastiquement  votre  très  humble  serviteur.  Puis 
figurez-vous,  si  vous  le  pouvez,  mon  profond  éba- 
hissement  et  ma  contenance  extraordinairement 
empêchée  quand  tout  à  l'heure  arrivent  l'un  après 
l'autre  tous  mes  amis  vénitiens,  qui  ont  pris  au 
sérieux  les  fantaisies  de  votre  après-dînée,  et  vien- 
nent me  demander  compte  des  différentes  phases 
politiques  et  philosophiques  que  vous  vous  êtes 
diverti  h  me  faire  parcourir.  L'un  me  prie  en  grâce 
de  lui  faire  voir  mon  costume  saint-simonien  ; 
l'autre  de  lui  jouer  la  dernière  fugue  que  j'ai  com- 
posée sur  des  thèmes  de  la  Palingénésie;  un  troi- 
sième s'ingénie  en  vain  à  concilier  ma  vie  de  fort 
beau  diable  avec  l'austérité  catholique  pour  laquelle 
vous  me  faites  si  bien  extravaguer;  un  quatrième 
prend  mon  piano  tout  net  pour  une  machine  infer- 
nale... Enfin,  je  ne  sais  auquel  entendre;  c'est  un 
interrogatoire  en  règle;  je  me  crois  aux  temps 
des  inquisitions  d'état...  Heureusement  voici  une 
barque  qui  passe  sous  mes  fenêtres;  elle  porte  des 
musiciens  ;  une  belle  voix  d'homme  chante  avec 
accompagnement  du  chœur  :  La  notle  e  bella... 
Ils  vont  au  Lido;  je  m'écrie  qu'il  faut  les  suivre; 
nous  sautons  dans  ma  gondole;  personne  ne  pense 
plus  à  moi  ni  à  mes  doctrines;  je  suis  sauvé  pour 
ce  soir...   Mais  non;  car  au  retour  de  ma  prome- 


200  PAGES    ROMANTIQUES 

nade,  je  m'avise,  moi  aussi,  de  relire  votre  lettre 
et  d'y  trouver  je  ne  sais  quelle  intention  grave,  je 
ne  sais  quel  air  de  conviction  qui  perce  à  travers 
mille  charmantes  plaisanteries,  et  me  provoque 
comme  malgré  moi  à  une  réponse  sérieuse. 

C'est  un  des  malheurs  de  notre  temps  que  cette 
publication  donnée  par  la  presse  aux  sentiments  et 
aux  pensées  de  la  vie  intime;  nous  autres  artistes 
nous  avons  le  grand  tort  de  nous  juger  les  uns  les 
autres,  non  seulement  dans  nos  œuvres,  mais 
encore  dans  nos  personnes,  et  de  nous  faire  com- 
paraître réciproquement  devant  le  pubKc  que  nous 
initions  ainsi,  souvent  assez  brutalement,  presque 
toujours  fort  inexactement,  à  une  portion  de  notre 
existence,  que  son  investigation  devrait  respecter 
au  moins  de  notre  vivant.  Cette  manière  de  faire 
au  bénéfice  de  la  curiosité  publique,  de  la  vanité 
particulière  et  des  cours  d'anatomie  psychologique, 
est  chez  nous  passée  en  coutume  :  personne  n'a 
plus  le  droit  de  se  plaindre,  parce  que  personne 
n'est  épargné;  d'ailleurs,  il  faut  bien  le  dire,  la 
plupart  d'entre  nous  ne  sont  point  trop  fâchés  d'une 
publicité  qui,  laudative  ou  critique,  met  au  moins 
pour  quelques  jours  leurs  noms  dans  la  circulation. 
Vous  l'avouerai-je?  je  ne  suis  point  de  ceux-là. 
Quand  la  critique  s'adresse  à  moi  comme  artiste, 
je  l'admets  ou  je  la  récuse;  en  aucun  cas  elle  ne 
saurait  me  blesser  :  mais  quand  elle  en  arrive  à 
vouloir  juger  l'homme,  alors  il  s'élève  en  moi  une 
farouche    susceptibilité  qui    s'arrête    à  la    moindre 


LETTRES    D  UN    BACHELIEa    ES    MUSIQUE  201 

parole.  C'est  que,  voyez-vous,  je  suis  encore  trop 
jeune,  mon  cœur  a  des  pulsations  trop  fortes  pour 
^ue  je  souffre  patiemment  qu'on  y  pose  la  main  et 
-j^uon  les  compte  :  ce  que  j'admire,  ce  que  je  hais, 
:e  que  j'espère,  a  creusé  de  trop  profondes  racines 
ilans  mon  âme  pour  qu'on  puisse  si  aisément  les 
iiettre  à  nu.  On  l'a  fait  bien  souvent  avec  des  inten- 
;ions  hostiles;  alors  j'ai  répondu  par  le  silence, 
aujourd'hui  vous  le  faites  d'une  main  amie,  c'est  à 
.'ami  que  je  veux  répondre. 

Vous  m'accusez  d'avoir  un  caractère  mal  assis, 
3t  pour  preuve,  vous  énumérez  les  nombreuses 
causes  que  j'ai,  suivant  vous,  embrassées  avec 
ardeur,  les  écuries  philosophiques  où  j'ai  tour  à  tour 
choisi  mon  dada.  Mais,  dites?  cette  accusation,  que 
vous  faites  peser  sur  moi  tout  seul,  ne  devrait-elle 
pas,  pour  être  équitable,  peser  sur  notre  génération 
tout  entière?  Est-ce  donc  moi  seul  qui  suis  mal 
7,s.s/.v  dans  le  temps  où  nous  vivons?  Ou  plutôt 
malgré  nos  beaux  fauteuils  gothiques  et  nos 
coussins  à  la  Voltaire,  ne  sommes-nous  pas  tous 
assez  mal  assis  entre  un  passé  dont  nous  ne  voulons 
plus,  et  un  avenir  que  nous  ne  connaissons  pas 
encore?  Vous-même,  mon  ami,  qui  paraissez  en  ce 
moment  prendre  si  gaiement  votre  parti  des  misères 
du  monde,  avez-vous  toujours  été  très  bien  assis? 
Quand  naguère  votre  pays  se  fermait  pour 
vous  et  que  vous  arriviez  au  milieu  de  nous,  solli- 
cité par  tous  les  partis  com.me  un  puissant  auxi- 
liaire,   avez-vous  été  tout  d'un    coup   déterminé   et 


202  PAGES    ROMANTIQUES 

pour  toujours?  N'y  a-t-il  pas  eu  au  contraire  bien 
des  heures,  bien  des  journées,  où  vous  vous  êtes 
senti  mal  assis  dans  vos  croyances?  Vous  qui  avez 
une  haute  mission  de  penseur  et  de  poète,  avez- 
vous  toujours  bien  discerné  les  rayons  de  votre 
étoile? 

Si  je  ne  me  trompe,  alors  que  je  suivais  obscure-: 
ment  les  prédications  saint-simoniennes  à  côté  de 
beaucoup  d'autres,  qui  ont  mieux  tiré  parti  que 
moi  des  idées  puisées  à  cette  source  jaillissante,  et 
sont  aujourd'hui  fort  bien  assis  dans  les  fauteuils 
du  juste-milieu,  je  vous  voyais  de  loin,  vous  le  poète 
illustre,  introduit  jusque  dans  le  sanctuaire,  et  vous 
ne  craignîtes  pas  de  le  confesser  plus  tard,  en 
dédiant  au  père  Enfantin  un  beau  livre,  dans  lequel 
vous  lui  demandiez  de  communier  avec  lui  a 
TRAVERS  LE  TEMPS  ET  l'espace.  Plus  tard  cncorc,  la 
bienveillance  dont  m'honora  M.  Ballanche  me 
permit  de  me  rencontrer  avec  vous  chez  lui,  et  de 
me  faire  quelquefois  l'humble  écho  des  témoi 
gnages  d'admiration  qui,  dans  votre  bouche,  pou- 
vaient le  flatter.  Là,  nous  étions  encore,  vous  et 
moi,  fort  mal  assis,  car,  en  vérité,  le  grand  philo-  : 
sophe  n'a  guère  le  temps  de  songer  h  renouveler 
ses  meubles. 

Il  est  vrai  que  vous  vous  êtes  toujours  mieux 
passé  que  moi  de  la  croix  du  Golgotha;  pourtant 
vous  avez  repoussé  avec  énergie  l'accusation  d'appar 
tenir  h  ceux  qui  l'ont  dressée  pour  le  Sauveur  d 
monde Et  le  bonnet  du  jacobinisme,  qu'en  dites^j 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE 


2o3 


VOUS?  Ne  se  pourrait-il  pas,  qu'en  fouillant  bien  on 
ne  le  retrouvât  clans  votre  garde-robe,  un  peu  fané, 
un  peu  usé  peut-être,  un  peu  honteux  surtout  de  se 
trouver  là,  entre  une  robe  de  chambre  passée  de 
mode  et  des  pantoufles  trouées?  Oh!  mon  ami, 
croyez-moi,  point  d'accusation  de  versatilité,  point 
de  récriminations  :  le  siècle  est  malade;  nous 
sommes  tous  malades  avec  lui  ;  et,  voyez-vous,  le 
pauvre  musicien  a  encore  la  responsabilité  la  moins 
lourde,  car  celui  qui  ne  tient  pas  la  plume  et  qui 
ne  porte  pas  l'épée  peut  s'abandonner  sans  trop 
de  remords  a  ses  curiosités  intellectuelles,  et  se 
tourner  de  tous  les  côtés  où  il  croit  apercevoir  la 
lumière. 

Il  est  souvent  mal  assis  sur  le  tabouret  qui  lui 
sert  de  siège;  mais  il  n'envie  point  ceux  qui  se 
trouvent  bien  assis  dans  leur  égoïsme,  et,  fermant 
les  yeux  de  leur  cœur  et  de  leur  intelligence, 
semblent  ne  vivre  que  par  la  bouche  et  par 
l'estomac.  Mon  ami,  nous  ne  sommes  pas  de  ceux-là, 
n'est-il  pas  vrai?  nous  n'en  sommes  pas,  nous  n'en 
serons  jamais. 

Mais  pour  quitter  ce  ton  solennel  qui  a  presque 
l'air  d'un  reproche,  quand  je  vous  dois  au  contraire 
les  plus  affectueux  remerciements,  savez-vous  quels 
sont  en  ce  moment  mes  dadas  de  prédilection?  Oh! 
pour  cette  fois,  je  suis  bien  sûr  que  vous  n'y  trou- 
verez pas  à  redire;  ce  sont  ces  vieux  chevaux  de 
bronze,  ces  tristes  voyageurs  qui  ont  tant  vu  de 
contrées  et  tant  de  choses,  et  qui  ont   assisté   à  la 


204  PAGES    ROMANTIQUES 

chute  de  quatre  empires!  Ce  sont  ces  favoris  des 
grands  que  Constantin  ne  voulut  point  laisser,  lui 
qui  laissait  Rome!  que  Dandolo  ne  refusa  point,  lui 
qui  refusait  Constantinople  !  et  que  Napoléon  voulut 
avoir,  lui  qui  avait  le  monde  !  Les  voici  revenus  dans 
leur  ancienne  demeure,  les  portes  de  Saint-Marc 
s'ouvrent  encore  sous  leurs  pieds.  Quel  changement 
étrange  s'est  opéré  durant  leur  courte  absence?  où 
donc  est  le  doge?  où  sont  les  patriciens  qui  lui 
servaient  de  cortège?  Quelle  est  cette  population 
qui  marche  indifférente  et  silencieuse  sous  les 
parvis  de  marbre,  sous  les  coupoles  de  mosaïque? 
Le  palais  est  désert,  la  place  est  muette;  plus  de 
cris  de  victoire,  plus  de  joies  ;  grandeur,  iniquité, 
terreur  et  gloire,  tout  est  tombé  dans  les  abîmes 
du  passé.  Le  voile  noir  de  Faliero  s'est  étendu  sur 
toute  la  république;  un  idiome  inouï  frappe  l'air; 
les  nobles  coursiers  ne  reconnaissent  plus  les  voix 
accoutumées,  seulement  ils  voient  encore  là-haut, 
sur  sa  colonne  africaine,  leur  vieux  compagnon  de 
bronze,  le  lion  ailé  de  Saint-Marc  qui  regarde  tou- 
jours les  flots. 

Je  me  trompe  :  voici  d'autres  amis  qui  leur 
restent  encore;  voici  ces  doux  oiseaux,  ces  pigeons 
confiants  qui  voltigent  sans  crainte  autour  d'eux,  et 
s'abattent  comme  autrefois  sur  leur  crinière  immo- 
bile. La  république  ailée,  qui  dut  son  origine  aux 
jeux  symboliques  du  catholicisme,  subsiste  encore, 
jeune  et  vivace,  longtemps  après  que  l'autre  a  cessé 
d'être;  l'état  qui  pourvoyait  avec  tant  de  soin  à  sa 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    iMUSIQUE  200 

nourriture  n'existe  plus;  mais,  au  milieu  de  ses 
plus  grands  désastres,  le  peuple  s'est  souvenu  des 
oiseaux  bien-aimés.  Chacun,  pauvre  ou  riche,  a 
donné  sa  part,  afin  qu'ils  ne  s'aperçussent  point  du 
malheur  des  temps,  et  qu'ils  continuassent  à  planer 
sur  la  ville  mourante,  comme  les  souvenirs  d'une 
riante  jeunesse  sur  la  tète  chauve  d'un  vieillard 
assoupi. 

Avez-vous  jamais  été  h  Venise?  avez-vous  glissé 
sur  les  eaux  endormies,  dans  la  gondole  noire,  le 
long  du  Canalazzo,  ou  sur  les  rives  de  la  Guidecca? 
Avez-vous  senti  le  poids  des  siècles  peser  sur  votre 
imagination  écrasée  ?  avez-vous  respiré  cet  air  épais 
et  lourd  qui  vous  oppresse  et  vous  jette  dans  une 
langueur  inconcevable?  avez-vous  vu  les  rayons  de 
la  lune  jeter  leurs  teintes  blêmes  aux  coupoles 
de  plomb  de  l'antique  Saint-Marc  ?  Votre  oreille 
inquiète  de  ce  silence  de  mort,  a-t-elle  cherché  le 
bruit  comme  l'œil  dans  les  ténèbres  d'un  cachot 
la  lumière?  Oui,  sans  doute.  Alors  vous  connaissez 
peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  poétiquement  désolé 
au  monde. 

Mais  je  crois  que  je  vais  tomber  dans  les  excla- 
mations du  touriste  sentimental;  ce  n'est  pas  trop 
votre  affaire  ni  la  mienne.  Voici  d'ailleurs  la  cloche 
des  Capucins  qui  sonne  l'office  de  minuit;  c'est 
l'heure  où  je  vais  fumer  ma  pipe  de  jonc  marin  sur 
la  7'iva  degli  Schiavoni,  en  me  demandant  quelque- 
fois quel  est  donc  la  secrète  force  qui  nous  a 
rapprochés,    lui,    le    pauvre  jonc    des  Paludes  de 


206  PAGES    ROMANTIQUES  „ 

l'Adriatique,  et  moi,  l'enfant  du  Danube,  pour  être  *i 
brisés,  lui,   par    moi   ce    soir,   après    qu'il    m'aura 
servi  à  rêver  creux  une  heure,  et  moi  demain   par     , 
une   main   inconnue,   après  avoir  servi  à   quoi?  Je 
l'iffnore.  ' 


viir 


A  M.    LAMBERT  MASSART  2 


En  vérité,  mon  ami,  c'est  un  grotesque  personnage 
jue  celui  de  musicien-voyageur.  Je  n'en  connais 
joint  qui  fasse  une  plus  piteuse  figure,  une  plus 
âcheuse  contenance,  alors  qu'il  s'en  va  de  contrée 
n  contrée,  de  ville  en  ville,  de  bourgade  en  bour- 
gade, merveille  ambulante  au  milieu  des  immuables 
nerveilles  de  la  nature,  célébrité  d'un  jour  passant 
i  l'ombre  des  grands  noms  qui  ont  traversé  les 
iècles  ;  inutile  baladin,  troubadour  malencontreux, 
nêlant  le  son  de  sa  o^uitare  au  bruit  des  discordes 
îiviles,  au  retentissement  des  luttes  et  des  déchire- 
nents  qui  travaillent  le  monde. 

Le  peintre  qui  voyage  ne  s'engage  point  dans 
l'aussi  choquants  contrastes;  il  vit  indépendant  et 
solitaire;    la    nature    extérieure,    qu'il   aime,   qu'il 

1.  Gazelle  Musicale,  2  septembre  1838. 

2.  Lambert  Massart  (1811-1802)  violoniste,  professeur  au  Con- 
ervatoire. 


2o8  PAGES    ROMANTIQUES 

admire,  est  à  la  fois  l'objet  de  son  culte  et  le  but 
direct  de  son  art.  Il  n'a  rien  à  demander  à  la  foule; 
il  peut  s'abandonner  sans  réserve  à  la  contemplation 
enthousiaste,  se  perdre,  s'abîmer  dans  le  sentiment 
de  la  beauté  infinie;  car,  plus  il  la  comprend,  plus 
il  la  pénètre,  plus  il  la  devine,  plus  aussi  son  tra- 
vail devient  fécond,  devient  libre,  devient  plastique. 
Quand  le  statuaire  parcourt  la  Grèce,  l'Italie,  ces 
pays  où  la  forme  humaine  a  reçu  de  la  main  de 
Dieu  toute  sa  perfection  et  des  rêves  de  l'art  toute 
sa  splendeur,  son  œil  saisit  les  contours,  son  intel- 
ligence étudie  les  rapports;  puis,  dans  le  silence  de 
l'atelier,    il  reproduit  ou    il  crée,   manifestant  son 

talent  ou  son  oénie.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'est  entravé 

o 

dans  son  essor,  ni  l'un  ni  l'autre  ne  se  voit  troublé 
dans  le  développement  harmonique  de  ses  facultés; 
ni  l'un  ni  l'autre  n'est  condamné  à  subir  les  con- 
tacts froissants,  les  ignobles  tracasseries  qui 
résultent  des  rapports  immédiats  et  journaliers  avec 
le  public.  Le  musicien,  au  contraire,  j'entends  le 
musicien  exécutant,  le  donneur  de  concerts,  qu'il 
soit  d'ailleurs  ce  qu'il  lui  plaît,  pianiste,  harpiste, 
violoniste,  corniste,  accordéoniste,  guimbardiste  ou 
clarinettiste,  n'a  rien  à  faire  avec  la  nature  exté- 
rieure ni  avec  les  chefs-d'œuvre  de  l'art.  La  contem- 
plation, le  rêve,  ne  sont  pour  lui  qu'une  perte  de 
temps.  Qu'il  arrive  à  Venise,  à  Florence,  à  Rome, 
c'est  à  peine  s'il  pourra  jeter  en  courant  un  furtif 
regard  sur  le  palais  ducal,  sur  l'Apollon,  sur  le 
Colysée;  il  faut  qu'il  se  hâte  de  paraître,  qu'il  fasse 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  2O9 

montre  de  sa  virtuosité;  il  faut  qu'il  organise  un 
concert.  Or,  pour  mettre  sur  pied  cet  amphibie 
vocal  et  instrumental,  ce  monstre  bariolé  aux  yeux 
rouges,  à  la  queue  verte,  aux  narines  bleues,  épou- 
vantail  redouté  de  la  bonne  compagnie,  il  a  besoin 
du  concours  d'une  multitude  d'individus  dont 
chacun  tient  en  main  une  des  ficelles  qui  font  mou- 
voir la  difforme  machine.  En  premier  lieu,  il  faut 
qu'il  sollicite  une  audience  de  son  altesse  Vimpre- 
sario,  lequel  commencera  par  lui  refuser  tous  les 
chanteurs  de  son  théâtre,  et  finira,  après  bien  des 
prières,  par  lui  concéder  la  salle  du  foyer  à  un  prix 
qui  dépasse  à  peu  près  cinq  ou  six  fois  celui  qu'il 
était  honnête  d'en  demander.  Puis,  il  lui  faut  être 
admis  chez  M.  le  commissaire  de  police,  afin 
d'obtenir  la  permission  d'exhiber  ses  petits  talents; 
et  parlementer  avec  M.  le  colleur  d'affiches,  afin 
d'en  faire  coller  l'annonce  d'une  manière  neuve  et 
saillante.  Il  lui  faut  encore  s'enquérir  de  quelque 
cantatrice  errante,  qui  ne  manque  jamais  d'être 
laide  comme  un  cryptogame  et  de  se  donner  des 
airs  de  Malibran  méconnue;  —  la  pourvoir  d'un 
baryton  en  disponibilité,  —  chanteur  à  deux  fins, 
propre  à  remplir  les  rôles  de  basse  ou  de  ténor, 
selon  l'occurrence.  Si  par  malheur  il  s'agit  pour  le 
concertiste  d'un  morceau  d'ensemble  ou  bien  avec 
accompagnement  d'orchestre,  oh!  alors,  ses  labeurs, 
ses  tribulations  n'ont  plus  de  terme.  Ses  jours  et 
ses  soirs  se  passent  à  grimper  des  escaliers  à  perte 
de  vue,  à  mesurer  du  pied  des  hauteurs  incommen- 

LISZT.  14 


2IO  PAGES    ROMANTIQUES 

surables.    Les    répétitions,     choses    éternellement 
nécessaires,     bien     qu'éternellement     impossibles, 
achèvent   de  lui  faire   perdre  la  tête.    Après   quoi, 
voici  venir  le  conseiller  officieux,  l'ami  expert,  qui 
l'assassine  de  considérations  judicieuses  sur  la  saison 
défavorable    (il    fait   toujours    trop    froid   ou    trop 
chaud,  trop  sec  ou  trop  humide,  pour  un  donneur 
de  concerts),   et  sur  le   choix  de  sa  musique,    fort 
respectable,  du  reste,  mais  qui  pourra  bien  n'être 
pas   du  goût  des  indigènes.    L'ami  déplore  amère- 
ment les  dispositions  antimusicales  de  la  localité. 
Il  rappelle  le  passage   de   Paganini,    qui   n'a   attiré 
qu'une  élite  peu  nombreuse;  le  concert  de  Mlle  B., 
qui  n'a  pas  fait  ses  frais,  et  conte  tout  d'une  haleine 
cent    autres   lamentables  histoires  propres  à  jeter 
l'effroi    et   le    découragement    au   cœur  du  pauvre 
artiste.  En  dernier   lieu  vient  la  question  du  prix 
des  billets.  Sans  doute,  si  on  l'établissait  en  raison 
des  mérites  du  bénéficiaire,   on  ne  saurait  l'élever 
trop;    mais  il  faut   bien  s'accommoder  aux  circons- 
tances :  la  bourgeoisie   est  économe;    la    noblesse, 
avare;  les  bourses  sont   épuisées    par   des    quêtes 
pour  les  incendiés  et  les  inondés.  A  chaque  nouveau 
considérant^    l'artiste    baisse    d'un    franc    ses   pré- 
tentions. 

C'est  un  concert  au  rabais  qu'il  va  donner.  Aux 
émoUientes  paroles  de  l'ami,  il  voit  fondre  ses  espé- 
rances comme  la  neige  d'hiver  aux  tièdes  brises 
d'avril.  Alors  on  lui  déploie  la  liste  de  tous  les  gens 
du  pays  qui,  de  temps  immémorial,  ont  droit  à  des 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  211 

illets  gratis.  Leur  nombre  est  tel  qu'ils  rempliront 
1  moitié  de  la  salle.  C'est  un  peu  désagréable,  il 
ît  vrai;  mais  aussi  le  succès  sera  beaucoup  plus 
5suré;  car  le  hiWe^.  g?' atis  implique  l'enthousiasme, 

est  chose  reconnue  dans  tous  les  pays  du  monde 
ivilisé.  Vous  croyez  que  l'artiste  est  au  bout  de 
îs  peines?  vous  oubliez  les  chicanes  avec  le  loueur 
e  quinquets,  les  négociations  avec  la  loueuse  de 
haises,  les  pourparlers  avec  l'administrateur  des 
ospices,  etc.,  etc.,  etc. 

Ce  travail  fatigant  et  ridicule  est  à  recommencer 
ans  tous  les  lieux  où  il  veut  établir  sa  réputation, 
artout  où  le  besoin  d'argent  le  presse.  Combien 
es  mesquines  et  impitoyables  nécessités  contras- 
int  avec  les  besoins  de  son  orsfanisation  !  Dans 
uelles  contestations  infinies  se  débat  et  se  consume 
i  force;  quels  obscurs  tiraillements  le  retiennent 
ans  les  plus  basses  régions  de  la  vie  sociale,  tandis 
ue  son  âme  est  puissamment  attirée  vers  les 
autes  sphères  de  l'art  et  de  la  pensée!  Un  jour 
eut-être,  quand  je  serai  assez  vieux  pour  aimer  de 
la  jeunesse  jusqu'à  ses  déceptions  et  ses  misères, 
uaud  je  me  serai  décidément  placé  au  point  de  vue 
hilosophique  de  la  vie,  j'écrirai  pour  mes  amis 
ctogénaires  une  véridique  histoire,  un  livre  de 
Duvenirs,  dont  le  titre  pourra  être  celui-ci  :  «  Des 
randes  tribulations  (jui  s'attachent  aux  petites 
enommées;  »  ou  bien  encore  :  «  Vie  d'un  musicien, 
mgue  dissonance  sans  résolution  finale  ».  En 
ttendant,  je  continue  ma  route,  portant  mes  ennuis 


I 


212  PAGES    ROMANTIQUES 

comme  un   bagage  nécessaire,  et  cheminant  as 
lestement  entre    l'idéal   et   le  réel,    sans    trop    me 
laisser    séduire    par    l'un,    sans   jamais    me  laisseré' 
écraser  par  l'autre.  f 

Le  premier  concert  que  je  donnai  à  Milan,  ce  fut  « 
au  théâtre  de  la  Scala,  un  des  plus  vastes  théâtresif 
du    monde,    comme    vous    savez,   tel    qu'il    semble!  " 
construit   pour  défier   la  voix   de  Lablache    et   les'  '" 
puissantes   harmonies  de  l'orchestre  du  Conserva-  > 
toire.  En  conscience,  je  devais  y  faire  une  singu-ilf 
lière  figure,   moi  si  maigre,  si  étriqué,  seul  à  seul' ■ 
avec  mon  fidèle  piano  d'Erard,  vis-à-vis  un  public 
accoutumé   à   une  grande   pompe  de  spectacle  et  ii< 
des    effets    musicaux   fortement    accusés.    Si   vouj 
ajoutez   à    ces    circonstances    de    localité    que    If 
musique  instrumentale  est  généralement  considérée 
par  les   Italiens  comme  une   chose  secondaire,  qu 
ne  saurait  entrer  en  parallèle  avec  la   musique  d<; 
chant,  vous  aurez  une  idée  de  la  témérité  de  moi! 
entreprise. 

Très  peu  de  grands  pianistes  sont  connus  ei* 
Italie.  Field  est,  je  crois,  le  dernier  (si  ce  n'est  l 
seul)  qui  s'y  soit  fait  entendre.  Ni  Hummel,  ni 
Moschelès,  ni  Kalkbrenner,  ni  Chopin,  n'ont  pan 
de  ce  côté  des  Alpes. 

C'est  vers  le  Nord  aujourd'hui  qu'est  l'aiman 
doré  qui  attire  le  talent.  Les  Médicis,  les  Gonzague 
les  d'Esté  dorment  sur  leurs  coussins  de  marbre 
D'illustres  Mecenati  n'appellent  plus  dans  leur* 
palais   les  illustres  artistes.    Pour   qu'un   musiciei 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  2l3 

ovage  maintenant  en  Italie,  il  faut  qu'il  soit,  ainsi 
ne  moi,   avide  de  soleil  plus   que  de  gloire,  dési- 
eux    de    repos    plus    que    d'argent,    amoureux    de 
einture    et   de    sculpture    parce   qu'il    n'y    entend 
ien,  fort  ennuyé  de  musique  parce  qu'il  y  entend 
uelque  chose.  Ce  fut  donc  en  présence  d'un  public 
rès  peu  préparé  à    certaines  vieilles  idées    sur  la 
omposition  et  l'exécution,   idées  qui  ont  fait  faire 
arfois  la  grimace  à  de  doctes  critiques,  et  qu'en 
épit  de  leur  infaillibilité  je  garde  avec  entêtement; 
e  fut  devant  un  auditoire   réduit  presqu'exclusive- 
lent  à  la  musique  d'opéra  réduite,   que  je  risquai 
eux    ou    trois    fantaisies   de    ma    façon,    très  peu 
évères,    très    peu    savantes   à  coup  sûr,    mais   qui 
lourtant  ne  rentraient   point  dans  le   cadre  accou- 
iimé.    Elles  furent  applaudies,  grâce,  peut-être,   à 
[iielques  gammes    en    octaves    plaquées   avec    une 
lextérité    assez    louable,    et    à    plusieurs    cadences 
)rolongées  au-dessus  du  chant,  capables  de  lasser 
e    gosier    du   plus    obstiné    rossignol    d'alentour, 
î^ncouragé    par    cette    approbation    flatteuse,     me 
:royant  sûr  de   mon  terrain,  je  devins  encore  plus 
éméraire   et  je    faillis    compromettre    cruellement 
non  pauvre  petit  succès  en  présentant  au  public  un 
le   mes   derniers-nés   de  prédilection,    un  prélude- 
îtude  (^Studio)   qui,  suivant  moi,  est  une  fort  belle 
îhose.    Ce    mot    studio    effaroucha    tout    d'abord   : 
(    Vengo  al  teatro  per  divertir  me  e  non  per  stu- 
iiare  »  s'écriait  un  monsieur  au  parterre  qui  expri- 
mait en   ce  moment  le  sentiment  d'une   effrayante 


2l4  PAGES    ROMANTIQUES 

majorité.  Effectivement  je  ne  parvins  point  à  faire 
goûter  du  public  l'idée  baroque  que  j'avais  eue  de 
jouer  ailleurs  que  dans  ma  chambre  une  étude, 
dont  le  but  apparemment  devait  être  de  me  délier 
les  articulations  et  de  m'assouplir  les  dix  doigts. 
Aussi  ai-je  regardé  comme  preuve  d'une  bienveil- 
lance toute  particulière  la  longanimité  de  l'assem- 
blée à  m'écouter  jusques  au  bout. 

Une  autre  fois  j'exécutai  dans  la  salle  du  Ridotto 
le  septuor  de  Hummel.  La  marche  régulière  de  cci 
morceau,  la  majesté  de  son  style,  la  clarté  et  le 
relief  des  idées  en  rendent  la  compréhension  aisée. 
Les  passages  qui  terminent  chacune  de  ses  parties 
sont  d'ailleurs  d'un  effet  immanquable.  Aussi  ce 
chef-d'œuvre  fut- il  accueilli  avec  une  faveur 
marquée.  —  J'aurais  aimé  ne  point  m'arrèter  là  etj 
faire  entendre  successivement  au  public  milanais 
les  trios  de  Beethoven,  plusieurs  œuvres  de 
Weber,  de  Moschelès,  etc;  mais,  outre  que  le 
temps  manqua,  il  eût  été  peut-être  bien  imprudent 
de  faire  retentir  leurs  sauvages  et  septentrionales 
beautés  à  des  oreilles  bercées  aux  sensations  sen- 
sualistes,  les  accents  des  Bellini,  des  Donizetti,  des 
Mercadante.  L'Allemagne  a  bien  pu  donner  ses  lois 
à  la  Lombardie;  quant  à  sa  musique,  il  s'écoulera 
des  années  encore  avant  qu'elle  y  soit  acceptée. 
Les  baïonnettes  imposent  des  lois;  elles  ne  sau- 
raient imposer  des  goûts. 

Afin    d'égayer    un  tant   soit     peu    mes    concerts 
auxquels  on  reprochait  d'être  toujours  trop  sérieux. 


LETTRES    DUX    BACHELIER    ES    MUSIQUE  2l5 

il  me  vint  à  l'esprit  d'improviser  sur  des  thèmes 
proposés  par  les  dilettanti  et  choisis  par  acclama- 
tions. Cette  façon  d'improvisation  établit  entre  le 
public  et  l'artiste  un  rapport  plus  direct.  Ceux  qui 
ont  proposé  des  motifs  ont  engagé  jusqu'à  un  cer- 
tain point  leur  amour-propre;  l'adoption  ou  le  rejet 
de  ses  motifs  devient  un  sujet  de  triomphe  pour 
l'un,  de  dépit  pour  l'autre,  de  curiosité  pour  tous. 
Chacun  est  désireux  d'entendre  ce  que  le  musicien 
fera  de  l'idée  qu'on  lui  a  imposée.  Chaque  fois  qu'il 
la  présente  sous  une  forme  nouvelle  le  donataire  se 
réjouit  du  bon  effet  qu'elle  produit  comme  d'une 
chose  à  laquelle  il  a  contribué.  Cela  devient  une 
œuvre  en  commun,  un  travail  de  ciselure  exécuté 
par  l'artiste  autour  de  joyaux  qui  lui  ont  été  confiés. 
A  ma  dernière  séance  musicale,  un  charmant 
petit  calice  d'argent  d'un  ouvrage  exquis,  attribué 
à  l'un  des  meilleurs  élèves  de  Cellini,  avait  été 
placé  à  l'entrée  de  la  salle  pour  recevoir  les  bulle- 
tins thématiques.  Quand  je  procédai  au  dépouille- 
ment du  scrutin,  je  trouvai,  ainsi  que  je  m'y  atten- 
dais, un  nombre  considérable  de  motifs  de  Bellini, 
de  Donizetti,  puis  au  grand  divertissement  de 
l'auditoire,  je  lus  sur  un  papier  soigneusement  plié 
par  un  anonyme  qui  n'avait  pas  douté  un  instant  de 
l'immense  supériorité  de  son  choix  :  //  duoino  di 
Milano.  Oh!  oh!  fis-je,  voici  quelqu'un  qui  profite 
de  ses  lectures;  ce  monsieur  se  souvient  de  la 
définition  de  Mme  de  Staël  :  La  musique  est  une 
architecture  de  sons;  il  est  curieux   d'en  constater 


2l6  PAGES    ROMANTIQUES 

l'exactitude  et  de  comparer  les  deux  architectures, 
le  gothique  altéré  de  la  façade  du  dôme  avec  l'ostro- 
gothique  de  ma  construction  musicale.  J'eusse 
voulu  de  grand  cœur  lui  procurer  cette  satisfaction 
cithétique,  le  mettre  à  même  de  confirmer  ou  de 
réfuter  l'assertion  de  l'illustre  écrivain;  mais  le 
public  ne  témoignant  nul  empressement  à  voir 
s'élever  mes  clochetons  de  triples  croches,  mes 
galeries  de  gammes,  et  mes  aiguilles  de  dizièmes, 
je  passai  outre.  De  mieux  en  mieux,  de  plus  fort  en 
plus  fort  :  un  honnête  citoyen  préoccupé  du  mouve- 
ment progressif  de  l'industrialisme,  et  frappé  de 
l'avantage  qu'il  y  aurait  à  se  transporter  en  six 
heures  de  Milan  h  Venise,  me  donnait  pour  thème  : 
La  Strada  di  ferro.  Pour  celui-là,  je  ne  voyais 
d'autre  moyen  de  le  traiter  que  par  une  suite  non 
interrompue  de  gammes  glissées  de  haut  en  bas  du 
piano;  et,  craignant  de  me  briser  les  poignets  dans 
cet  assaut  de  vélocité  avec  les  wagons,  je  me  hâtai 
d'ouvrir  un  dernier  billet.  Que  pensez-vous  que  je 
trouve  cette  fois?  une  des  plus  importantes  ques- 
tions de  la  vie  humaine  à  résoudre  en  arpèges;  une 
question  qui,  traitée  avec  quelque  étendue,  peut 
s'attaquer  à  tout,  à  la  religion  aussi  bien  qu'à  la 
physiologie,  à  la  philosophie  aussi  bien  qu'à  l'éco- 
nomie politique  :  Vaut-il  mieux  être  marié  que 
garçon?  Ne  me  sentant  capable  de  répondre  à 
cette  question  que  par  un  interminable  soupir,  je 
préférai  rappeler  à  mes  auditeurs  ce  que  dit  un 
sage  :  «  Quelque  détermination  que  Von  prenne,  que 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  217 

^'on  se  marie  ou  que   Von  reste  célibataire,  on  est 
'.oujours  sûr  de  s^en  repentir.  » 

Vous  voyez,  mon  ami,  que  j'avais  pris  un  excel- 
ent  moyen  pour  jeter  quelque  gaieté  dans  un  con- 
;ert,  ce  plaisir  si  ennuyeux  qu'il  ressemble  à  un 
lavoir;  d'ailleurs  en  ce  pays  des  improvisations,  et 
les  improvisateurs,  n'était-ce  pas  le  cas  de  dire 
lion  Anch'io  ? 

Je  serais  ingrat  si  je  n'ajoutais  ici  que  le  public 
ie  Milan  a  été  d'une  bienveillance  h  mon  égard  qui 
i  dépassé  de  beaucoup  mon  attente,  et  que  les 
marques  de  satisfaction  dont  il  a  été  prodigue 
auraient  suffi  à  combler  un  amour-propre  plus  exi- 
2:eant  que  le  mien.  Vous  savez  ce  que  je  pense  des 
succès  en  général,  des  miens  en  particulier.  Je  ne 
le  nie  pas,  il  y  a  je  ne  sais  quel  puissant  enchante- 
ment, je  ne  sais  quelle  jouissance  orgueilleuse  et 
tendre  tout  à  la  fois,  dans  l'exercice  d'une  faculté 
qui  appelle  à  nous  la  pensée  et  le  cœur  des  autres 
hommes;  qui  fait  jaillir  dans  d'autres  âmes  des 
ûtincelles  du  feu  dont  la  nôtre  est  consumée,  des 
élans  sympathiques  qui  l'entraînent  irrésistiblement 
après  nous  vers  les  régions  du  beau,  de  l'idéal,  vers 
Dieu.  Parfois  l'artiste  étend,  en  imagination,  cet 
effet  produit  sur  quelques  individus  à  la  multitude; 
il  se  sent  roi  de  toutes  les  intelligences,  il  sent  en 
lui  une  infiniment  petite  parcelle  de  la  force  créa- 
trice; car  par  des  sons  il  crée  des  émotions,  des 
sentiments,  des  pensées.  C'est  un  rêve  qui  ennoblit 
son  existence.  Ce  fut  le  mien  aux  jours  de  ma  fer- 


2l8  PAGES    ROMANTIQUES 

vente  jeunesse,  alors  que  s'agitait  en  moi  une  vita- 
lité surabondante  qui  me  semblait  devoir  se 
répandre  et  se  communiquer.  Alors,  je  le  confesse, 
j'ai  souvent  pris  en  pitié  les  mesquins  triomphes  de 
la  vanité  satisfaite;  alors  j'ai  protesté  amèrement 
contre  les  transports  avec  lesquels  je  voyais 
accueillir  des  œuvres  sans  conscience  et  sans  portée  ; 
alors  j'ai  pleuré  sur  ce  que  d'autres  appelaient  mes 
succès,  quand  il  m'était  bien  démontré  que  la  foule 
accourait  à  l'artiste  pour  lui  demander  un  amusement 
passager  et  non  un  sérieux  enseignement  de  nobles 
intuitions.  Alors  je  me  suis  senti  presque  également 
blessé  me  refusant  de  reconnaître  des  juges  aussi 
frivoles,  et  par  des  louanges,  et  par  les  critiques, 
j'ai  dit  avec  le  poète  :  «  Je  ne  veux  ni  de  V imperti- 
nence de  leurs  sifflets  ni  de  l'insolence  de  leurs 
applaudissements.  »  «  Je  resterai  calme  et  stoïque 
dans  les  alternatives  du  succès  et  de  l'insuccès,  me 
défiant  de  l'un,  indifférent  h  l'autre;  c'est  en  moi 
seul  que  je  saurai  trouver  mon  point  d'appui;  ma 
conscience  sera  mon  seul  critérium.  »  Cétait  bien 
de  l'orgueil  sans  contredit;  mais  rassurez-vous, 
l'orgueil  indompté  de  la  jeunesse  ne  dure  pas;  il  va 
se  resserrant  et  s'amoindrissant  d'année  en  année; 
l'expérience  le  taille  et  le  rogne  jusqu'à  ce  qu'il 
soit  arrivé  aux  proportions  plus  acceptables  de  la 
vanité.  Ils  sont  en  bien  petit  nombre,  ceux  qui  ont 
traversé  la  vie  et  qui  sont  descendus  au  tombeau 
dans  tout  l'orgueil  de  leurs  jeunes  pensées  de  leurs 
premiers  désirs,    de  leurs    vierges    ambitions;    les 


Ûi 


LETTRES    d'un    BACHELIER    iiS    MUSIQUE  219 

autres  subissent  l'eifet  du  temps  ;  leur  cœur  et  leur 
esprit  s'équilibrent  dans  une  médiocrité  raisonnable, 
dans  la  mesquine  sagesse  qu'enseigne  la  pratique 
des  hommes. 

Encore  un  peu  de  temps  et  ce  travail  s'achèvera 
en  moi  comme  en  tant  d'autres;  encore  un  peu  de 
temps,    et  je    serai    devenu    ce    qu'on    appelle    un 

homme  sensé,  c'est-à-dire  mais  Dieu  me  garde 

des  définitions. 

Il  serait  trop  long  de  vous  faire  ici  le  menu 
détaillé  des  soirées  musicales  et  des  concerts  aux- 
quels j'assistai  activement  ou  passivement  durant 
mon  séjour  à  Milan.  Je  ne  vous  parlerai  que  d'un 
seul,  celui  que  donna  la  comtesse  SamoïlofT,  cette 
jeune  et  belle  étrangère  qui  s'est  choisi  Milan  pour 
patrie  et  s'y  est  conquis,  par  son  immense  fortune 
et  sa  prodigue  magnificence,  une  petite  royauté 
sociale.  Le  peuple  l'aime  et  l'invoque,  parce  que 
sa  bienfaisante  libéralité  ne  connaît  point  de 
bornes;  la  bourgeoisie  a  les  yeux  sur  elle,  parce 
qu'il  y  a  quelque  bizarrerie  dans  ses  goûts  et  un 
certain  faste  autour  de  sa  personne;  ses  pairs 
l'envient  bien  bas,  parce  que  sa  maison  est  un 
centre  de  plaisirs  et  d'amusements  qui  jette  tout 
le  reste  dans  l'ombre.  Quand  vous  arrivez  à  Milan, 
le  premier  nom  qui  résonne  à  vos  oreilles  c'est 
celui  de  la  comtesse.  En  quelque  lieu  que  vous 
appellent  vos  afi'aires  ou  vos  habitudes,  depuis  le 
salon  de  la  duchesse  Letta  jusqu'à  l'échoppe  du 
cordonnier,   on   vous   parle    de  la  comtesse.   Allez- 


220  PAGES    ROMANTIQUES 

VOUS  chez  un  parfumeur,  il  vous  offre  l'essence  que 
préfère  la  comtesse.  Entrez-vous  chez  un  papetier, 
il  vous  engage  à  acheter  le  papier  dont  se  sert  la 
comtesse.  Regardez-vous  un  album  du  jour  de  l'an, 
il  est  dédié  à  la  comtesse.  Y  a-t-il  un  attroupement 
dans  la  rue,  c'est  qu'on  fait  cercle  autour  de  l'atte- 
lage russe  et  des  chiens  anglais  de  Mme  la  corn.' 
tesse.  Enfin  quand  la  comtesse  éternue,  tout  Milan 
dit  :  Dieu  vous  bénisse. 

Le  concert  qu'elle  avait  promis  depuis  longtemps 
était  impatiemment  attendu;  on  y  devait  entendre 
une  grande  cantatrice  retirée  du  théâtre  où  elle  n'a 
point  été  remplacée,  Mme  Pasta.  Beaucoup  de  gens 
voulaient  se  donner  le  triste  plaisir  de  comparer  leur 
impression  présente  à  leur  émotion  passée;  de  se 
dire,  en  opposant  la  femme  de  quarante  ans  à  la 
femme  de  vingt-cinq  :  Voilà  ce  qu'elle  est,  voilà 
ce  qu'elle  a  été;  d'autres  plus  jeunes,  ne  l'ayant 
jamais  entendue,  voulaient  la  mesurer  à  sa  renom- 
mée; écrasante  renommée,  lourde  à  porter  pour 
l'artiste  alors  que  les  années,  en  lui  laissant  peut- 
être  la  même  force  de  sentir,  lui  enlevèrent  la 
faculté  d'exprimer  tout  ce  qu'elle  sent;  alors  que 
son  talent  conserve  encore  sa  clarté,  mais  a  perdu 
son  rayonnement;  que  d'autres  talents  d'une  sève 
plus  jeune  éveillent,  par  le  seul  attrait  de  la  jeu- 
nesse, plus  de  sympathies  que  sa  perfection  stérile. 
Oh!  c'est  là  une  véritable  mort  pour  l'artiste;  mort 
lente,  perfide,  qui  tarit  goutte  à  goutte  la  source 
de  poésie  où  se  retrempait  son  existence.   Que  le 


i 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  221 

siècle  déplore  ces  morts  prématurées  qui  lui 
ravissent  de  si  précieuses  jouissances;  pour  lui  il 
regarde  jusqu'avec  envie  la  destinée  de  Malibran 
qui  emporte  au  tombeau  sa  beauté,  sa  gloire,  son 
génie,  avant  que  le  temps  ne  l'en  ait  dépouillée, 
et  qu'autour  d'elle  les  acclamations  de  la  foule  ne 
se  soient  éteintes  en  un  indifférent  silence;  il  envi- 
sage sans  terreur  le  coup  qui  frappe  Bellini  à  cette 
aurore  du  talent  qui  promet  une  radieuse  journée; 
au  moment  où  ses  contemporains,  applaudissant  à 
son  œuvre,  l'acceptent  comme  le  gage  éclatant  d'un 
plus  glorieux  avenir;  et  de  fait  cette  espérance 
laissée  après  soi  ne  vaut-elle  pas  toutes  les  réalités? 
L'imagination  des  hommes  se  plaît  surtout  à 
grandir  et  à  embellir  ce  qui  aurait  pu  être.  La 
critique  qui  flétrit  le  présent  n'a  point  de  prise 
sur  l'avenir;  ils  ne  sont  point  à  plaindre,  ceux  que 
la  mort  enlève  à  la  décadence.  Heureux  le  barde 
qui  meurt  en  arrachant  à  la  lyre  son  plus  puissant 
accord.  A  ceux  qui  cueillirent  au  soleil  de  la  jeu- 
nesse les  plus  fraîches  fleurs  de  la  vie,  ne  souhai- 
tons pas  de  longs  jours  décolorés  et  la  résignation, 
cette  pâle  fleur  sans  parfum,  qui  croît  seule  au 
désert  aride  de  la  vieillesse. 

Dans  cette  soirée  Mme  Pasta  fut  ce  qu'elle  a 
toujours  été,  ce  qu'elle  sera  toujours,  grande,  noble, 
majestueuse.  Poggi  nous  captiva  tous  par  la  pureté 
touchante  de  son  organe  et  sa  sensibilité  exquise. 
Poggi  est  aujourd'hui  un  des  meilleurs,  si  ce  n'est 
le  meilleur  ténor  de  l'Italie.  Le  final  de  la  Lucia 


222  PAGES    ROMANTIQUES 

admirablement  exécuté  par  Mme  Pasta,  Poggi  et  le 
comte  Belgiojoso,  produisit,  comme  d'habitude,  le 
plus  grand  effet.  Le  concert  parut  court,  quoique 
plus  de  dix  morceaux  figurassent  sur  le  programme. 
En  un  clin  d'oeil,  tandis  que  l'on  parcourait  les 
appartements  où  le  gothique  et  le  rococo  rivalisent  ; 
où  les  tableaux  de  Hayez  et  de  Liparini  se  rencon- 
trent avec  les  statues  de  Marchesi,  dans  une  atmos- 
phère embaumée,  la  salle  de  musique  fut  convertie  en 
une  délicieuse  salle  de  bal.  Un  essaim  de  jolies 
femmes,  avides  de  déployer  plus  à  l'aise  la  fraîcheur 
ou  le  luxe  de  leur  parure,  s'y  précipita.  Les  diamants, 
les  fleurs,  les  gazes,  les  satins  flottaient,  papillon- 
naient, tourbillonnaient  au  son  d'une  entraînante 
valse  de  Strauss.  C'était  une  éblouissante  féerie. 
J'essayai  un  instant  de  me  laisser  aller  comme  les 
autres  à  ce  tourbillon  de  joie,  d'ouvrir  mes  sens 
aux  séductions  de  la  fête,  de  prendre  la  part  qui 
m'était  due  de  ces  bruyants  amusements.  J'aurais 
voulu  me  trouver  jeune  de  la  même  façon  que  les 
autres  se  trouvaient  jeunes,  et  sentir  ma  jeunesse 
à  la  frivolité  du  plaisir,  comme  je  l'avais  sentie 
souvent  à  l'âpreté  de  la  souffrance.  Mais  en  vain, 
la  musique  avait  produit  sur  moi  son  effet  accou- 
tumé, elle  m'avait  isolé  au  milieu  de  tous;  m'arra- 
chant  au  monde  visible,  elle  m'avait  plongé  dans 
les  profondeurs  de  l'être  intérieur.  Les  souvenirs 
récents  d'une  vie  de  travail  et  de  solitude  achevaient 
de  me  rendre  insensible  à  l'attrait  des  plaisirs 
mondains,  je  me  demandais  ce  que  je  venais  faire 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  223 

au  sein  de  cette  élégante  assemblée,  pourquoi  je 
me  trouvais  mêlé  au  tumulte  du  monde,  ce  qui 
m'amenait  parmi  les  riches  possesseurs  de  la  terre? 
Ces  questions,  et  bien  d'autres  que  je  m'adressais 
à  part  moi,  me  causèrent  bientôt  un  insupportable 
malaise.  Je  me  sentis  si  déplacé  là  où  j'étais,  si 
ennuyé,  si  embarrassé  de  mon  personnage  inutile, 
que  je  quittai  la  salle  de  danse  pour  aller  me  retirer 
à  l'écart  dans  quelque  coin  délaissé  de  la  foule.  Je 
traversai  plusieurs  appartements  occupés  par  des 
causeurs.  Les  bruits  du  bal  diminuaient  peu  à  peu 
à  mesure  que  je  m'éloignais;  ils  cessèrent  entière- 
ment quand  je  pénétrai  dans  un  boudoir  solitaire 
meublé  en  style  gothique,  à  peine  éclairé  par  les 
reflets  d'une  lampe  d'albâtre  qui  s'éteignaient  sur 
de  sombres  masses  de  plantes  tropicales.  Des  fleurs 
étranges,  pâles  et  belles,  penchaient  leurs  calices 
et  semblaient  attristées  de  leur  somptueux  exil. 
Quelques-unes  enroulaient  leurs  gracieuses  spirales 
autour  de  légères  grilles  d'ébène,  et  parvenues  en 
haut  se  laissaient  retomber  mélancoliques  et  comme 
découragées  de  ne  point  rencontrer  l'air  et  la 
lumière  des  cieux.  Je  m'assis  là,  sur  un  vaste  fau- 
teuil; ses  sculptures  noires,  ses  formes  ogivales 
transportaient  ma  fantaisie  dans  un  âge  écoulé, 
tandis  que  le  parfum  des  fleurs  exotiques  m'appor- 
tait les  tableaux  de  lointains  climats.  Je  ne  sais 
si,  lassé  de  la  veille  et  du  bruit,  je  m'endormis 
dans  ce  silence  poétique;  je  ne  sais  si  mon  imagi- 
nation exaltée  par  la  musique,  si  mes  nerfs  irrités 


224  PAGES    ROMANTIQUES 

par  le  thé  vert  et  par  la  fantasmagorie  de  la  fête 
me  firent  voir  tout  éveillé  une  apparition  surnatu- 
relle; ce  qui  est  certain,  c'est  qu'au  bout  de  très 
peu  de  temps,  je  perdis  la  conscience  des  réalités, 
le  sentiment  des  lieux  et  du  temps,  et  que  je  me 
vis  tout  à  coup  seul,  errant  dans  un  pays  inconnu, 
au  bord  d'une  mer  agitée,   sur  une  grève  déserte. 
Comme  je  faisais  de  vains  efforts  pour  me  rappeler 
de  quelle  manière  et  par  quelle  voie  j'étais  arrivé 
là,  j'aperçus  à  quelques  pas  de  moi,  marchant  sur 
le  sable  du   rivage,   une  figure   d'homme,   grande, 
sérieuse,  pensive.  Cet  homme  était  jeune  encore; 
pourtant  son  visage  était  pâle,  son  regard  profond, 
ses  joues  amaigries.  Il   regardait  à  l'horizon   avec 
une  indicible  expression  d'anxiété  et  d'espérance. 
Une  force  magnétique  m'attira  sur  ses  traces.  Il  ne 
parut  pas  s'apercevoir  que  quelqu'un  le  suivit,  et 
continua  de  marcher   sans   s'arrêter.   Quoique  son 
pas  fût  lent  et  mesuré,  il  franchissait  par  un  mys- 
tère effrayant  des  distances  incommensurables,  et 
laissait    derrière    lui    plaines,    montagnes,    forêts, 
vallées.  L'atteindre  était  impossible  et  pourtant  je 
m'acharnais  à  le  suivre.  Plus  j'allais  et  plus  il  me 
semblait   que    mon    existence    était    attachée    à    la 
sienne,  que  son  souffle  animait  ma  vie,  qu'il  avait 
le  secret  de  ma  destinée,  que  nous  devions  lui  et 
moi  nous  confondre,  nous  transformer.  Bientôt  le 
ciel,   pur  et   radieux   au    commencement   de   notre 
course,    s'obscurcit.  La  campagne    se    dénudait  de 
plus  en  plus.  Nous  nous  trouvâmes  au  milieu  d'une 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  225 

lande  aride  dont  aucun  arbre  n'interrompait  la 
monotone  étendue,  qu'aucune  brise  ne  rafraîchis- 
sait, et  qui  souffrait  immobile,  sous  le  poids  d'un 
jour  terne  et  brûlant.  La  nature  prenait  à  mes  yeux 
un  aspect  lugubre.  Un  oiseau  de  plumage  sombre, 
à  la  tête  hideuse,  traversa  l'espace,  et  rasant  mon 
visage,  il  poussa  un  sifflement  aigu  :  c'était  un  cri 
de  malédiction  et  d'ironie.  Une  invincible  terreur 
s'empara  de  moi  :  je  me  laissai  tomber  sur  la  terre 
desséchée,  et  je  crus  que  j'allais  mourir.   Faisant 

alors  un  dernier  effort,  j'appelai qui?  Celui  que 

je  ne  connaissais  point.  Je  le  nommai  cependant, 
mais  ce  nom,  je  ne  m'en  suis  point  souvenu.  Lui, 
se  tournant  un  instant  vers  moi  me  regarda  de  loin 
avec  compassion;  puis,  sans  proférer  une  parole, 
il  continua  sa  route.  Me  voyant  ainsi  abandonné, 
je  poussai  des  cris  désespérés,  des  hurlements  de 
rage;  mon  pied  se  heurtait  à  la  faucille  d'un  mois- 
sonneur, je  la  saisis,  et  j'allais  m'en  frapper,  quand 
l'inconnu  s'arrêta  encore.  Cette  fois,  je  me  crus 
sauvé,  je  crus  qu'il  se  laisserait  toucher  par  mes 
supplications  et  mes  ardentes  prières.  «  Oh!  qui 
que  tu  sois,  lui  criai-je,  être  incompréhensible  qui 
me  fascines  et  qui  m'absorbes  tout  entier,  dis-moi, 
dis-moi  qui  tu  es?  D'où  viens-tu?  Où  vas-tu?  Quel 
est  le  but  de  ta  course,  l'objet  de  ta  poursuite,  le 

lieu    de    ton    repos? es-tu    le    condamné    que 

frappe  une  irrévocable  sentence?  es-tu  le  pèlerin 
plein  d'espoir  qui  marche  avec  ardeur  vers  un 
séjour  de  paix  et  de  bénédiction?  » 

LISZT.  iO 


226  PAGES    ROMANTIQUES 

Le  voyageur  restait  immobile.  11  me  fit  signe 
qu'il  allait  parler  :  j'aperçus  dans  sa  main  un  ins- 
trument d'une  forme  bizarre,  dont  le  métal  poli  bril- 
lait comme  un  miroir  ardent  aux  derniers  rayons  du 
soleil.  Le  vent  du  soir  s'éleva;  il  m'apporta  les 
accents  de  la  lyre  mystérieuse,  accents  brisés, 
accords  interrompus,  sons  vagues  et  indéfinis, 
tantôt  pareils  aux  brisements  de  la  mer  sur  les 
récifs,  tantôt  au  murmure  des  pins  que  fatigue  la 
tempête,     tantôt    au    bourdonnement     confus     qui 

s'élève  au-dessus  des  ruches  d'abeilles  et  des  grands 

o 

rassemblements  d'hommes;  par  intervalles  ces 
accords  se  taisaient,  et  des  paroles  précises  arri- 
vaient à  mon  oreille. 

«  Cesse  de  te  fatiguer  à  me  suivre,  un  décevant 
espoir  t'attache  à  mes  pas  ;  ne  me  demande  point 
ce  que  j'ignore.  Le  mystère  que  tu  veux  pénétrer 
ne  m'a  point  été  révélé. 

«  Je  viens  d'un  pays  éloigné  dont  j'ai  perdu 
toute  mémoire,  j'ai  descendu  longtemps,  longtemps 
les  flancs  d'une  haute  montagne.  J'ai  traversé  les 
fameuses  vallées;  j'ai  écouté  le  mugissement  des 
vagues;  j'ai  fixé  l'éclair  qui  fendait  le  nuage,  tandis 
qu'à  mes  pieds  tombait  le  chêne  séculaire;  j'ai  vu 
l'avalanche  terrible  écraser  de  sa  masse  le  fort  du 
pâtre  et  le  nid  de  la  palombe;  j'ai  rafraîchi  mes 
membres  fatigués  dans  le  fleuve  irrité  qui  venait 
de  rompre  ses  digues  et  d'inonder  les  moissons 
jaunissantes;  j'ai  entendu  l'enfant  crier,  la  femme 
gémir,  l'homme  blasphémer. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  227 

«  J'ai  rencontré  au  désert  le  chacal,  le  vautour, 
la  hyène  et  le  crocodile;  —  dans  les  sociétés 
humaines,  le  tyran,  les  esclaves,  le  bourreau  et  le 
parricide. 

«  Jusqu'ici  tout  est  vain  ;  j'aspire,  je  pressens;  mais 
rien  n'apparaît  encore  ;  j'ignore  si  depuis  tant  de 
temps  je  me  suis  rapproché  du  terme  de  ma  course. 
La  force  qui  me  pousse  reste  muette,  elle  ne  m'en- 
seigne point  ma  voie. 

«  Parfois  la  brise  qui  traverse  les  mers  m'apporte 
d'ineffables  harmonies;  je  les  écoute  avec  ravisse- 
ment mais  aussitôt  que  j'imagine  les  entendre  plus 
près  de  moi,  elles  s'éteignent  dans  le  bruit  discor- 
dant du  travail  des  hommes. 

<i  Parfois  aussi,  aux  derniers  feux  du  jour,  les 
nuages  blancs  qui  ceignent  les  monts  se  colorent  de 
teintes  transparentes.  Leurs  nuances  indécises  se 
modifient  incessamment  en  s'unissant  l'une  à 
l'autre,  et  produisent  un  indescriptible  mouvement 
de  couleur  et  de  lumière.  On  dirait  des  milliers 
d'âmes  se  transfigurant  et  remontant  vers  les 
cieux.  Mais  le  soleil  qui  descend  derrière  la  mon- 
tagne rappelle  à  lui    ces   magnifiques    rayons;  les 

nuages  redeviennent  épais,   lourds,  opaques et 

je  recommence  à  marcher  dans  ma  désolation  et 
mon  incertitude. 

(c  Si  c'est  une  puissance  ennemie  qui  me  harcèle 
et  me  tourmente,  pourquoi  ces  rêves  divins,  ces 
inexprimables  voluptés  du  désir  .'si  c'est  une  volonté 


228  PAGES    ROMANTIQUES 

bienfaisante  qui  m'attire,  pourquoi  m'abandonne-t- 
elle  aux  angoisses  du  doute,  aux  déchirements  d'une 
espérance  toujours  vivace  et  toujours  trompée? 

«  Adieu.  —  Ne  cherche  point  à  sai>oi/",  ton  lot 
est  l'ignorance.  Ne  cherche  pas  à  pouvoir;  ton  lot 
est  l'impuissance.  Ne  cherche  pas  a  Jouir;  ton  lot 
est  l'abstinence.  » 


Une  secousse  pareille  à  un  choc  électrique  me  fit 
revenir  à  moi.  Je  descendais  les  degrés  de  l'hôtel 
SamoïlofiF;  la  fête  était  terminée;  quelques  couples 
des  danseurs  les  plus  intrépides  se  hâtaient  de 
regagner  leur  voiture. 

«    Eh  bien,  Liszt,  dit  en  passant  près   de  moi  la 

jeune   marquise   G qu'avez-vous   donc    à    nous 

regarder  ainsi?  ne  voulez-vous  pas  nous  dire  bon- 
soir?» «  Laissez-le,  dit  le  duc  de  C qui  l'accompa- 
gnait, vous  voyez  qu'il  ne  nous  reconnaît  seulement 
pas.  Le  démon  de  l'inspiration  le  tient;  il  m'a  tout 
l'air  de  composer  en  ce  moment  un  Requiem,  qui  ne 
pourra  manquer  d'être  fort  agréable;  je  gage  que 
ce  matin  il  arrive  à  Como,  très  persuadé  qu'il  est 
toujours  dans  la  rue  qui  mène  h  la  Bella  Venezia.  » 

En  rentrant  chez  moi  je  m'assis  au  piano;  le 
chant  du  Wanderer  ^  me  revint  h  la  mémoire  ;  ce 
chant  si   triste,    si   poétique  me   frappa  plus   qu'il 

1.  Le  Voyageur,  mélodie  de  Schubert. 


LETTRES    d'un    BACHELIER   ÈS    MDSIQUE  229 

n'avait  fait  jusqu'alors.  Il  me  sembla  reconnaître 
une  lointaine  et  secrète  analogie  entre  les  harmo- 
nies de  Schubert  et  celles  que  j'avais  entendues 
dans  mon  rêve. 

Qu'eussiez-vous  dit  si,  quelques  jours  après,  vous 
m'eussiez  aperçu  à  une  fenêtre  du  Corso,  grotes- 
quement  armé  d'une  longue  cuillère  d'étain,  puisant 
sans  relâche  dans  un  sac  à  blé  des  curiandoli^  que 
je  jetais  à  la  face  de  mes  semblables  avec  une  rage 
vraiment  féroce?  Avais-je  donc  perdu  la  raison? 
Etais-je  devenu  complètement  fou?  Oui,  si  vous 
m'accordez  que  toute  la  ville,  au  même  moment, 
était  folle  de  la  même  folie;  car  au  jour  dont  je 
vous  parle,  le  dernier  jour  du  carnaval,  il  n'est  pas 
un  individu,  riche  ou  pauvre,  grand  seigneur  ou 
manant,  qui  ne  prenne  sa  part  de  ce  singulier 
divertissement.  Figurez-vous,  si  vous  le  pouvez, 
toutes  les  fenêtres,  tous  les  balcons,  tous  les  toits 
d'une  immense  rue  garnis  d'hommes  et  de  femmes 
couverts  d'une  poussière  plâtreuse,  jetant  inces- 
samment, pendant  plusieurs  heures,  des  curiandoli 
sur  tous  les  passants;  figurez-vous  les  voitures  dis- 
paraissant sous  cette  grêle  artificielle;  une  foule 
incroyable  la  défiant  et  la  provoquant;  une  guerre 
établie  de  croisée  h  croisée,  d'un  côté  de  la  rue  h 
l'autre,  une  conjuration  tacite  contre  les  habits 
propres  et  les  chapeaux  neufs;  une  contagion  de 
folie,  de  malin  vouloir,  de  méchant  plaisir;  l'amour- 

1.  Espèce  d'anis  en  plâtre  (noie  de  Liszt). 


23o  PAGES    ROMANTIQUES 

propre  engagé  à  jeter  et  à  recevoir  le  plus  possible 
de  ces  bonbons  darlequin.  Tels  sont  les  derniers 
jours  du  carnaval  de  Milan. 

Si  vous  êtes  spectateur  oisif,  vous  jugerez  pédan- 
tesquement  :  voilii  un  plaisir  stupide.  Devenez 
acteur,  la  fièvre  vous  prend;  vous  ne  cherchez  plus 
ni  philosophie  ni  logique  là  où  il  n'y  a  que  mouve- 
ment et  bruit.  Et  vous  passez  quelques  heures  en 
dehors  de  vous,  ce  qui  n'est  pas  un  mal  pour  beau- 
coup de  gens. 

Adieu,  mon  ami.  Ma  lampe  s'éteint,  le  jour  appro- 
che. Je  me  suis  laissé  aller  à  causer  ainsi  que  nous 
avions  coutume  autrefois  dans  ma  mansarde  de  la 
rue  de  Provence;  pauvre  mansarde!  ne  l'avez-vous 
point  oubliée?  Vous  souvenez-vous  de  ces  douze 
pieds  carrés,  toujours  réjouis  par  le  soleil,  toujours 
encombrés  d'indispensables  inutilités,  auxquelles 
l'esprit  d'ordre  et  l'arrangement  de  mon  excellente 
mère  faisait  une  guerre  si  impitoyable?  Vous  sou- 
vient-il du  gros  Plutarque  in-folio  qui  nous  servait 
tour  à  tour  de  pupitre  et  de  siège?  Vous  rappelez- 
vous  nos  bons  gros  rires  sans  cause,  nos  innom- 
brables facéties,  quelque  article  de  critique  qui  me 
tançait  vertement  tout  en  nous  enseignant  les 
principes  esthétiques  du  beau?  Tout  cela  vous  est- 
il  présent  comme  à  moi?  Votre  pensée  vient-elle 
parfois  chercher  l'ami  absent  poui"  le  faire  asseoir 
à  mes  côtés,  partager  vos  travaux,  applaudir  à  vos 
succès,  sourire  h  vos  joies?  Oh!  dites  qu'il  en  est 
ainsi.  Dites  que  rien  n'est  changé.  Dites  qu'à  mon 


LETTRES    d'uX    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  23 1 

retour  je  retrouverai  ma  place  à  votre  foyer,  mon 
abri  clans  votre  cœur.  Dites  aussi  que  j'entendrai 
de  nouveau  ces  accords  énergiques  et  vibrants, 
ces  chants  pleins  de  tendresse  et  de  mélancolie  que 
je  n'ai  jamais  pu  écouter  sans  me  sentir  profondé- 
ment ému,  et  qui  restent  pour  moi  l'idéale  expres- 
sion de  votre  bienfaisante  et  fidèle  amitié. 

P.  S.  —  Cette  lettre,  que  je  croyais  arrivée 
depuis  des  siècles  h  sa  destination,  je  la  retrouve 
oubliée  sur  mon  bureau,  au  retour  d'un  voyage,  ou 
plutôt  d'une  course  que  je  viens  de  faire  à  Vienne; 
je  ne  veux  pas  la  laisser  partir  sans  y  ajouter  quel- 
ques mots  sur  mon  séjour  en  Autriche. 

Destin  bizarre!  Depuis  bientôt  quinze  ans  que 
mon  père  avait  abandonné  son  paisible  toit,  pour 
se  jeter  avec  moi  à  travers  le  monde,  depuis  qu'é- 
changeant l'obscure  liberté  de  la  vie  rurale  pour  le 
glorieux  servage  de  la  vie  artiste,  il  s'était  fixé 
en  France  comme  dans  le  centre  le  plus  propre 
h  développer  Tinstinct  musical  que  son  naïf  orgueil 
appelait  mon  génie,  je  m'étais  habitué  à  considérer 
la  France  comme  ma  patrie,  et  j'avais  cessé  de  me 
rappeler  qu'il  en  était  pour  moi  une  autre.  —  Vous 
savez  ce  que  sont  les  jours  de  la  première  jeunesse, 
cette  période  de  la  vie  de  l'homme  qui  s'écoule 
entre  sa  quinzième  et  sa  vingt-cinquième  année; 
c'est  alors  qu'il  vit  le  plus  en  dehors  de  lui;  que 
les  individus,  les  choses,  les  lieux,  exercent  l'action 
la    plus  puissante   sur    son  imagination.    Tant    de 


232  PAGES    ROMANTIQUES 

rayons  partent  de  son  cœur,  il  est  dominé  par  une 
si  fatale  nécessité  d'aimer,  qu'il  laisse  une  parcelle 
de  lui  h  tout  ce  qui  l'approche.  A  cette  époque  le 
jeune  homme,  étourdi  par  le  tumulte  de  ses  propres 
pensées,  ne  vit  pas;  il  aspire  à  vivre.  Tout  en  lui 
est  curiosité,  désir,  inquiète  inspiration,  flux  et 
reflux  de  volontés  contraires.  Il  s'épuise  dans  le 
labyrinthe  sans  issue  de  ses  passions  désordonnées; 
tout  ce  qui  est  simple,  facile,  naturel,  le  fait  sourire 
de  pitié.  Il  dépasse  tous  les  buts;  il  est  avide  de  tous 
les  obstacles;  il  dédaigne,  et  le  bien  qu'il  pourrait 
faire,  et  les  sentiments  qui  le  rendraient  heureux.  Il 
est  impitoyablement  tourmenté  par  l'aiguillon  de 
la  jeunesse.  Ce  temps  de  fièvre  ardente,  de  force 
vainement  dépensée,  de  vitalité  énergique  et  folle, 
je  l'ai  passé  sur  la  terre  de  France.  C'est  elle  aussi 
qui  a  reçu  les  cendres  de  mon  père,  et  qui  porte 
son  tombeau,  asile  sacré  de  ma  première  douleur! 
—  Comment  ne  me  serais-je  pas  cru  enfant  d'une 
terre  où  j'avais  tant  souffert  et  tant  aimé!  Comment 
aurais-je  pu  songer  qu'une  autre  qu'elle  m'avait  vu 
naître,  que  le  sang  qui  coulait  dans  mes  veines  était 
le  sang  d'une  autre  race  d'hommes,  que  les  miens 

étaient  ailleurs"? 

Une  circonstance  fortuite  réveilla  tout  a  coup  le 
sentiment  que  je  croyais  éteint  et  qui  n'était  qu'as- 
soupi. Je  lus  un  matin  à  Venise,  dans  un  journal 
allemand,  le  récit  détaillé  des  désastres  arrivés  à 
Pesth.  Cette  lecture  me  causa  une  émotion  franche. 
Je  ressentis  une  compassion   inaccoutumée,  un  vif 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  233 

el  irrésistible  besoin  de  secourir  tant  de  malheu- 
reux. Que  ferai-je  pour  eux?  me  disais-je  ;  quel 
secours  leur  apporterai-je?  je  ne  possède  rien  de 
ce  qui  rend  puissant  parmi  les  hommes.  Je  n'ai  ni 
l'influence  que  donne  la  fortune,  ni  le  pouvoir  que 
donne  la  grandeur.  N'importe;  allons  toujours,  car 
je  le  sens,  il  n'y  aura  plus  de  repos  pour  mon  cœur, 
plus  de  sommeil  pour  mes  paupières,  que  je  n'aie 
porté  mon  denier  à  cette  immense  misère.  Qui  sait, 
d'ailleurs,  si  le  ciel  ne  bénira  point  ma  chétive 
offrande?  La  main  qui  multiplia  les  pains  dans  le 
désert  n'est  point  lassée.  Dieu  a  peut-être  renfermé 
plus  de  joie  dans  le  denier  de  l'artiste  que  dans 
tout  l'or  du  millionnaire. 

Ce  fut  par  ces  émotions,  par  ces  élans  que  le 
sens  du  mot  patrie  me  fut  révélé.  Un  paysage  gran- 
diose s'éleva  devant  mes  yeux  :  c'était  la  forêt 
bien  connue,  retentissant  du  cri  des  chasseurs  ; 
c'était  le  Danube  précipitant  son  cours  à  travers 
les  rochers  ;  c'étaient  les  vastes  prairies  où  pais- 
saient librement  les  troupeaux  pacifiques;  c'était 
la  Hongrie,  ce  sol  robuste  et  généreux  qui  porte  de 
si  nobles  enfants;  c'était  mon  pays  enfin;  car  moi 
aussi,  m'écriai-je  dans  un  accès  de  patriotisme  qui 
\ous  fera  sourire,  moi  aussi  j'appartiens  à  cette 
antique  et  forte  race;  je  suis  un  des  fiils  de  cette 
nation  primitive,  indomptée,  qui  semble  réservée 
pour  de  meilleurs  jours!... 

«  Elle  fut  toujours  héroïque  et  fière,  cette  race. 
Les  grands  sentiments  furent  toujours  à  l'aise  dans 


234  PAGES    ROMANTIQUES 

ces  larges  poitrines.  Ces  fronts  altiers  ne  sont  point 
faits  pour  l'ignorance  et  la  servitude.  Plus  heureux 
que  d'autres,  leur  intelligence  n'a  point  été  éblouie 
de  lueurs  trompeuses;  ils  n'ont  point  égaré  leurs 
pieds  dans  de  fausses  voies;  leur  oreille  n'a  point 
écouté  de  faux  prophètes.  On  ne  leur  a  point  dit  : 
«  Le  Christ  est  ici,  il  est  là...  »  Ils  dorment... 
mais  qu'une  voix  puissante  les  réveille,  oh!  comme 
leur  esprit  s'emparera  de  la  vérité!  comme  ils  lui 
feront  dans  leur  poitrine  un  redoutable  asile  ! 
comme  leurs  bras  nerveux  sauront  la  défendre!  Un 
glorieux  avenir  les  attend,  parce  qu'ils  sont  bons 
et  forts,  et  que  rien  n'a  usé  leur  volonté,  ni  fatigué 
vainement  leur  espérance.  O  ma  sauvage  et  loin- 
taine patrie!  ô  mes  amis  inconnus!  ô  ma  vaste 
famille!  un  cri  de  ta  douleur  m'a  rappelé  vers  toi! 
mes  entrailles  se  sont  émues  de  compassion,  et  j'ai 
baissé  la  tète,  honteux  de  l'avoir  si  longtemps 
oubliée...  Pourquoi  donc  un  destin  sévère  m'ar- 
rête-t-il?  —  Un  autre  cri  de  souffrance,  un  accent 
affaibli  mais  tout  puissant  sur  moi  me  fait  tres- 
sailli)-. C'est  la  voix  qui  m'est  chère,  la  seule  qui 
ne  m'appela  jamais  en  vain...  Je  m'éloigne  encore, 
ô  ma  patrie  regrettée!  mais  cette  fois  ce  n'est  plus 
avec  l'insoucieux  contentement  de  l'enfant  qui 
court  au  devant  de  la  nouveauté,  cette  fée  char- 
mante qui  le  séduit  et  le  trompe;  c'est  avec  le 
cœur  troublé,  les  yeux  obscurcis,  car  je  sais  main- 
tenant combien  de  pieux  vouloirs,  de  nobles  réso- 
lutions, ont  été  émoussécs  par  le  froissement  d'une 


LETTRES   D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  20J 

société  égoïste  et  frivole,  combien  de  saintes  pen- 
sées ont  été  balayées  au  loin  par  le  vent  de  la  dis- 
persion, et  je  n'aspire  plus  qu'à  recueillir  ma  vie 
dans  tes  vierges  solitudes,  à  la  retremper  dans  la 
simplicité  dos  mœurs  rustiques,  à  la  purifier  dans 
l'oubli  de  la  multitude,  afin  de  descendre  au  tom- 
beau un  peu  moins  chargé  de  ces  coupables  ennuis 
que  l'expérience  amasse  sur  la  tète  de  l'homme. 

—  Je  partis  pour  Vienne  le  7  avril.  Mon  inten- 
tion était  d'y  donner  deux  concerts;  le  premier  au 
bénéfice  de  mes  compatriotes,  l'autre  pour  payer 
mes  frais  de  route;  puis  de  m'enfoncer  seul,  à  pied, 
le  sac  sur  le  dos,  dans  les  parties  les  plus  désertes 
de  la  Hongrie.  Il  n'en  fut  point  ainsi.  ^lon  ami 
Tobias  '  en  ordonna  autrement.  Il  est  nécessaire 
que  vous  sachiez  quelle  espèce  d'homme  est  mon 
ami  Tobias.  Il  est  un  peu  gros,  il  est  un  peu  gras, 
mais  il  n'est  nullement  bête,  je  vous  en  réponds. 
Son  visage  arrondi,  qui  rappelle  celui  de  Hummel, 
est  éclairé  par  deux  petits  yeux  gris  d'une  extrême 
finesse;  son  coin  de  bouche  trahit  une  causticité 
pleine  de  bonhomie.  Ses  habitudes  sont  paisibles, 
ses  manières  cordiales.  Sans  s'agiter  le  moins  du 
monde,  il  trouve  moyen  d'expédier  une  foule  d'af- 
faires et  de  rendre  énormément  de  services.  Ses 
éditions  sont  remarquablement  correctes  et  soi- 
gnées. 

Je  ne  l'avais  jamais  vu  ;  pourtant  il  m'ouvrit  ses 

la  Tobias  Haslinger,  éditeur  de  musique  à  Vienne. 


236  PAGES    ROMANTIQUES 

bras,  et  fêta  mon  retour  comme  celui  de  l'Enfant 
prodigue.  S'étant  bientôt  aperçu  que  j'étais  d'un 
naturel  trop  impétueux,  d'un  esprit  trop  logique, 
d'un  caractère  trop  absolu  pour  la  pratique  de  la 
vie,  surtout  de  la  vie  musicale,  il  s'empara  de  moi 
comme  d'une  chose,  me  fit  abdiquer  entre  ses 
mains  toute  volonté,  renoncer  à  toute  réflexion.  Je 
ne  m'en  trouvai  point  mal.  Avec  sa  lente  persévé- 
rance et  sa  tranquille  activité,  il  leva  toutes  les  dif- 
ficultés, me  sauva  tous  les  ennuis,  m'épargna  toutes 
les  démarches;  seulement,  au  lieu  de  ra'arranger 
un  concert,  ainsi  que  nous  en  étions  convenus,  il 
reçut  en  tapinois  des  souscriptions  pour  un  second 
puis  pour  un  dixième  concert,  tout  cela  dans 
l'espace  d'un  mois  ;  il  y  avait  de  quoi  exténuer, 
épuiser,  anéantir  une  force  plus  résistante  que  la 
mienne,  car  dans  chacun  de  ces  concerts  je  figurais 
au  moins  trois  fois  sur  le  programme;  mais  je  fus 
si  puissamment,  si  constamment  soutenu  par  la 
sympathie  du  public,  que  je  ne  m'aperçus  d'aucune 
fatigue.  Devant  un  auditoire  aussi  intelligent,  aussi 
bienveillant,  je  n'étais  jamais  arrêté  par  la  crainte 
de  n'être  pas  compris;  je  pus  sans  témérité  jouer 
les  compositions  les  plus  sérieuses  de  Beethoven, 
de  Weber,  de  Hummel,  de  Moschelès,  de  Chopin; 
des  fragments  de  la  Symphonie  Fantastique  de 
Berlioz,  les  fugues  de  Scarlatti,  de  Haendel  ;  enfin 
ces  chères  études,  ces  enfants  bien-aimés  qui 
avaient  paru  si  monstrueux  aux  habitués  de  la 
Scala.  Je  dois  le  dire  :  depuis  que  je  joue  du  piano, 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  287 

dans  mes  fréquents  contacts  avec  les  dilettanti  de 
tous  les  pays,  je  n'ai  point  rencontré  de  public 
aussi  sympathique  que  celui  de  Vienne;  il  est 
enthousiaste  sans  aveuglement,  sévère  sans  injus- 
tice; son  éclectisme  judicieux  admet  tous  les 
genres  et  ne  repousse  rien  par  prévention.  S'il  y 
avait  à  Vienne  un  peu  plus  de  mouvement  et  d'acti- 
vité, un  peu  plus  de  savoir-faire  dont  il  y  a  peut- 
être  trop  à  Paris,  Vienne  deviendrait,  sans  con- 
tredit le  centre  du  monde  musical. 

11  n'y  a  pas  d'année  où  les  Viennois  ne  soient 
visités  par  deux  ou  trois  artistes  de  renom.  Je  m'y 
rencontrai  avec  Thalberg,  qui  malheureusement  ne 
s'y  fit  point  entendre.  M.  Kalkbrenner  y  était 
annoncé,  mais  nous  apprîmes  à  notre  grand  regret 
qu'arrivé  à  Munich,  au  lieu  de  continuer  son 
voyage,  il  reprenait  la  route  de  France.  Je  fus 
encore  à  temps  pour  connaître  une  jeune  et  inté- 
ressante pianiste,  Mlle  Clara  Wieck',  qui  avait 
obtenu  l'hiver  précédent  de  très  beaux  et  de  très 
légitimes  succès.  Son  talent  me  charma;  il  y  a  chez 
elle  une  supériorité  réelle,  un  sentiment  profond  et 
vrai,  une  élévation  constante.  La  manière  remar- 
quable dont  elle  exécuta  la  fameuse  sonate  en  fa 
mineur  de  Beethoven  inspira  à  un  grand  poète  tra- 
gique, Grillparzer,  les  vers  que  je  vous  transcris  et 
vous  traduis  ici  : 

Ein  Wundermann,  der  JVelt,  des  Lehens  sait, 
Schloss  seine  Zaïiher  grollend  ein 

1.  La  future  femme  de  Robert  Schumann. 


238  PAGES    ROMANTIQUES 

In  best  verwahrten,  deinantartgen  Schrein, 

Und  warf  den  Schli'issel  in  das  Mcer  und  staih. 

Die  Menschlein  niiihen  sich  geschâftig  ab, 

Umsonst,  kein  Speerzeug  lôst  das  harle  Schloss, 

Und  seine  Zauher  sclilafen  wie  ilir  Meister. 

Ein  Schciferkind,  am  Strand  des  Meeres  spielend, 

Sieht  zii  der  hastig  unbcfufnen  Jagd, 

Sinnvoll  gcdanhenlos,  u'ie  Miidchen  sind, 

Senkt  sie  die  aeisse7i  Finger  in  die  Flut, 

Und  fasst,  und  kebt,  und  hat's.  Es  ist  der  Schlùssel! 

Auf  springt  sie,  auf,  mit  Iiœherni  Hei'zensschlagen, 

Der  Schrein  blinkt  »de  aus  Augen  ihr  entgegen. 

Der  Schlùssel  passt,  der  Deckel  fliegt.  Die  Geister, 

Sie  steigen  auf  und  senken  dienend  sich 

Der  anmutreichen,  unschuldsvollen  Herrin, 

Die  sie  mit  weissen  Fingern,  spielend,  lenkt. 

«  Un  euchauleur,  las  du  monde  et  de  la  vie,  renferma  ses 
sortilèges  dans  une  cassette  de  diamant  dont  il  jeta  la  clef  à 
la  mer  et  mourut. 

«  Les  pauvres  humains  s'épuisèrent  en  vaines  recherches  ; 
aucun  instrument  n'ouvrait  la  forte  serrure,  et  les  enchante- 
ments dormaient  avec  leur  maître. 

«  Une  enfant  des  vallées  se  jouant  au  bord  de  la  mer,  voit 
ces  inquiètes  et  inutiles  poursuites.  Rêveuse,  insouciante, 
comme  toutes  les  jeunes  filles,  elle  plonge  dans  les  flots  ses 
doigts  de  neige,  rencontre  un  objet  inconnu,  le  saisit,  le  tire 
hors  de  loude....  O  surprise,  sa  main  tient  la  clef  magique! 

«  Elle  s'élance  joyeuse;  son  cœur  palpite  plein  d'impa- 
tients désirs  ;  la  cassette  luit  pour  elle  d'un  éclat  merveil- 
leux; le  ressort  cède....  Les  génies  s'élèvent  dans  l'air,  puis 
s'abaissent  respectueusement  devant  la  gracieuse  et  virgi- 
nale souveraine,  qui  les  conduit  de  sa  main  blanche  et  les 
dirige  à  son  gré,  en  se  jouant.  » 

Je  retrouvai  au  théâtre  italien,  qui  est  fort  à  la 
mode,  la  troupe  de  Milan  augmentée  de  Poggi, 
dont  le  talent  et  les  succès  n'ont  point  trompé  mon 
attente.  Dans  les  salons,  j'entendis  avec  un  plaisir 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  289 

très  vif  et  souvent  une  émotion  qui  allait  jusqu'aux 
larmes,  un  amateur,  le  baron  de  Schonstein,  dire 
les  lieder  de  Schubert.  La  traduction  française  ne 
nous  donne  qu'une  idée  bien  imparfaite  de  ce  qu'est 
1  union  de  ces  poésies  presque  toutes  extrêmement 
Ijelles,  avec  la  musique  de  Schubert,  le  musicien  le 
plus  poète  qui  fut  jamais.  La  langue  allemande  est 
admirable  dans  l'ordre  du  sentiment;  peut-être 
aussi  n'y  a-t-il  qu'un  Allemand  qui  sache  bien  com- 
prendre la  naïveté  et  la  fantaisie  de  plusieurs  de 
ces  compositions,  leur  charme  capricieux,  leur 
abandon  mélancolique.  Le  baron  de  Schonstein 
les  déclame  avec  la  science  d'un  grand  artiste,  et 
les  chante  avec  la  sensibilité  simple  d'un  amateur 
qui  se  laisse  aller  à  ses  émotions  sans  se  préoc- 
cuper du  public.  Un  des  meilleurs  souhaits  que  je 
puisse  vous  faire,  mon  ami,  c'est  que  vous  alliez  à 
Vienne,  ou  qu'il  aille  à  Paris,  et  que  nous  ayons 
alors  le  bonheur  de  l'entendre  ensemble. 

Ne  me  demandez  rien  de  plus  sur  Vienne,  je  ne 
saurais  vous  parler  ni  des  hommes  que  je  n'ai  vus 
qu'à  la  hâte,  ni  des  choses  que  je  n'ai  point  vues 
du  tout;  toujours  entouré  d'excellents  amis  qui  ne 
s'occupaient  que  de  moi,  toujours  obsédé  par  le 
bruit  de  ma  propre  musique,  toujours  à  la  veille  ou 
au  lendemain  d'un  concert,  j'y  ai  vécu  d'une  façon 
beaucoup  trop  excentrique  pour  avoir  le  droit  d'en 
dire  autre  chose,  si  ce  n'est  que  j'emporte  les  meil- 
leurs souvenirs  de  mon  séjour  et  le  regret  qu'il  ait 
été  de  si  peu  de  durée. 


2^0  PAGES    ROMANTIQUES 

Adieu  encore  une  fois;  voici  un  post-scriptum 
plus  long  que  ma  lettre;  je  me  hâte  de  jeter  tout 
ce  paquet  à  la  poste,  afin  de  n'être  point  tenté  de 
vous  faire  entre  parenthèses  le  récit  d'un  voyage  à 
Constantinople. 


IX» 
LE  PERSÉE  DE  BENVENUTO  CELLINI 


Florence,  30  novembre  1838. 


Deux  heures  sonnaient;  je  quittais  le  bal  du 
prince  Poniatovski.  A  la  journée  qui  avait  été  tiède 
comme  sont  à  peine  chez  nous  les  plus  beaux  jours 
de  septembre,  succédait  une  nuit  transparente, 
une  de  ces  nuits  toscanes  dont  rien  ne  saurait 
rendre  l'auguste  beauté.  Ne  pouvant  me  décider  à 
rentrer  chez  moi,  je  me  mis  à  marcher,  au  hasard 
le  long  de  l'Arno.  La  ville  dormait,  le  fleuve  était 
silencieux;  rien  ne  sollicitait  ma  pensée.  J'entrai 
sous  les  galeries  degli  Uffizi,  et  me  dirigeant  vers 
la  place  du  Grand-Duc,  je  me  trouvai  bientôt  au 
pied  du   Persée  de  Benvenuto  Cellini.   La   vue  de 

1.  Gazette  Musicale,  13  janvier  1839.  Ces  «  extraits  »  sont  les 
seuls  publiés  désormais  par  la  Gazette  Musicale  dont  on  repro- 
duit ici  le  texte  intégral. 

LISZT.  1 6 


242  PAGES    ROMANTIQUES 

cette  noble  figure,  grandie  encore  par  le  prestige 
de  la  nuit,  me  fit  une  singulière  impression.  J'étais 
souvent  passé  auprès  sans  m'arrêter  à  le  consi- 
dérer, cette  fois  je  me  sentis  retenu  par  un  charme 
invisible.  Il  me  sembla  qu'une  voix  mystérieuse  se 
faisait  entendre,  que  l'esprit  de  la  statue  me  par- 
lait... Voilà  qui  vous  paraîtra  terriblement  fantas- 
tique. Ce  qui  est  positif  et  réel,  c'est  que  je  m'assis 
sur  les  degrés  de  la  loggia  die  Lanzi  et  que  je  me 
mis  à  songer. 

L'histoire  de  Persée  est  un  des  beaux  mythes  de 
la  poésie  grecque,  Persée  est  un  de  ces  glorieux 
champions  restés  vainqueurs  dans  la  lutte  du  bien 
et  du  mal.  Persée,  c'est  l'homme  de  génie,  l'être 
mixte  né  du  commerce  d'un  dieu  et  d'une  mortelle. 
Ses  premiers  pas  dans  la  vie  sont  des  combats.  II 
tue  la  Gorgone;  il  tranche  la  tête  de  Méduse,  la 
force  inerte,  l'obstacle  brutal  qui  s'élève  toujours 
entre  l'homme  puissant  et  l'accomplissement  de  son 
destin.  Il  s'élance  sur  le  cheval  ailé,  il  possède  son 
génie;  il  délivre  Andromède;  il  va  s'unir  à  la 
beauté,  éternelle  amante  du  poète;  mais  ce  ne  sera 
pas  sans  de  nouveaux  combats.  La  lutte  recom- 
mence, et  comme  Persée  est  fils  de  la  femme,  qu'il 
est  homme  autant  que  Dieu,  il  est  sujet  à  la  faute. 
La  fatalité  reprend  ses  droits.  Il  tue  le  père  de 
Danaé  :  la  douleur  et  le  remords  pèsent  sur  son 
front.  Il  est  tué  à  son  tour  par  Mégapenthe,  ven- 
geur d'Acrisius.  Après  sa  mort  les  nations  lui  élè- 
vent des  autels. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  ifl^ 

Idée  primordiale!  Vérité  éternellement  vraie! 

Revêtant  d'abord  la  forme  la  plus  abstraite  de 
l'art,  elle  se  révèle  dans  la  parole.  La  poésie  lui 
prête  son  langage;  elle  la  symbolise.  L'antiquité 
nous  donne,  dans  Persée,  l'allégorie  profonde, 
complète.  C'est  le  premier  degré,  le  premier  pas 
du  développement  de  l'idée;  continuons  : 

Dans  les  temps  modernes  et  sous  la  main  d'un 
grand  artiste,  elle  prend  une  forme  sensible,  elle 
devient  plastique;  la  fournaise  s'allume,  le  métal  se 
liquéfie,  il  coule  dans  le  moule,  le  Persée  en  sort 
tout  armé,  tenant  en  main  la  tête  de  Méduse,  gage 
de  la  victoire. 

Gloire  h  toi,  Cellini,  car  tu  as  accompli  une 
œuvre  difficile.  Toi  aussi,  homme  de  lutte  et  de 
combat,  tu  as  terrassé  la  Gorgone.  Toi  aussi, 
homme  d'inspiration,  tu  as  triomphé  du  monstre, 
tu  as  obtenu  Andromède,  tu  as  conquis  le  beau  ; 
ton  nom  ne  périra  plus. 

C'est  le  second  degré. 

Puis  de  nos  jours  vient  un  autre  Cellini  *,  un 
grand  artiste,  lui  aussi,  qui  prend  l'idée  à  la 
seconde  phase  et  la  transforme  de  nouveau. 
S'adressant  au  sens  de  l'ouïe  comme  Cellini  s'est 
adressé  au  sens  de  la  vue,  il  revêt  l'idée  d'une  nou- 
velle splendeur,  et  fait  du  Persée  une  création  aussi 
grande,  aussi  complète,  aussi  achevée  que  les  deux 
premières. 

1.  Berlioz,  dont  l'opéra  Benvenuto  Cellini,  venait  d'être  repré- 
senté à  Paris. 


2^4  PAGES    ROMANTIQUES 

Honneur  à  toi,  Berlioz,  car  *oi  aussi  tu  luttes 
avec  un  invincible  courage,  et  si  tu  n'as  pas  encore 
dompté  la  Gorgone,  si  les  serpents  sifflent  encore 
à  tes  pieds  en  te  menaçant  de  leurs  dards  hideux; 
si  l'envie,  la  sottise,  la  malignité,  la  perfidie  sem- 
blent se  multiplier  autour  de  toi,  ne  crains  rien,  les 
Dieux  te  sont  en  aide;  ils  t'ont  donné,  comme  à 
Persée,  le  casque,  les  ailes,  l'égide  et  le  glaive; 
c'est-à-dire  l'émigré,  la  promptitude,  la  sagesse  et 
la  force. 

Combat,  douleur  et  gloire  :  destin  du  génie. 

Ce  fut  le  tien,  Cellini;  c'est  aussi  le  tien,  Berlioz. 

Mystérieuse  conception  !  enfantement  du  génie 
par  le  génie!  chaîne  divine  qui  unit  les  hommes 
d'idées  à  travers  les  âges!  rapports  inexplicables! 
communion  des  intelligences!  souffle  de  Dieu  qui 
passe  dans  l'humanité! 

Mon  esprit  s'abîmait  dans  le  sentiment  de  ces 
choses. 

Je  levai  de  nouveau  les  yeux  sur  le  Persée.  Les 
curieux  incidents  qui  accompagnèrent  la  fonte  de 
cette  statue  me  revinrent  en  mémoire.  Une  foule 
de  rapprochements  et  de  contrastes  singuliers  me 
frappèrent.  La  fonte  du  Persée  fut  un  événement 
solennel  et  décisif  pour  Benvenuto  Cellini.  Cette 
crise  importante  dans  la  vie  du  statuaire  devient  à 
son  tour  une  époque  marquante  dans  l'existence  du 
musicien.  Le  penchant  de  tous  deux  est  contrarié 
dès  l'enfance  par  des  parents  aveugles,  et  cette  con- 
tradiction fait  découvrir   en   l'un  et  en   l'autre  les 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  2i|0 

signes  tnanifestes  de  la  prédestination.  Chose  digne 
de  reinartjue!  le  père  de  Cellini  veut  faire  de  son 
fils  un  musicien  ;  le  père  de  Berlioz  veut  faire  du 
sien  un  anatomiste. 

Ce  serait  ici  peut-être  la  place  de  quelques 
réflexions  sur  l'autorité  des  parents  et  les  heureuses 
influences  exercées  par  les  vieillards  sur  la  jeu- 
nesse ;  mais  poursuivons  le  parallèle  des  deux 
artistes. 

Pour  complaire  à  l'auteur  de  ses  jours,  Cellini  se 
voit  contraint  de  jouer  de  la  flûte.  Berlioz,  plus 
malheureux  encore,  s'arrache  violemment  au 
dégoût  des  amphithéâtres.  La  réprobation  de  ses 
parents  le  force  à  professer  la  guitare.  Il  gagne 
misérablement  sa  glorieuse  vie  et  le  loisir  de  quel- 
ques heures,  qu'il  consacre  à  l'étude  de  l'harmonie 
et  de  la  composition. 

Affranchi  par  la  mort  de  son  père  de  quel  maie- 
detto  svonare  (ce  sont  ses  propres  paroles),  Cellini 
se  livre  entièrement  à  sa  vocation.  Il  devient  en  peu 
de  temps  orfèvre  habile,  exquis  ciseleur.  Nous  le 
voyons  alors  tour  à  tour  attiré,  caressé,  repoussé, 
persécuté  par  les  princes.  Un  pape  le  fait  jeter  au 
cachot;  une  favorite  l'abreuve  d'amertume. 

Aujourd'hui  les  papes  et  les  favorites  laissent  en 
paix  les  artistes,  mais  la  persécution  est  toujours  là, 
plus  latente,  moins  avouée.  Au  lieu  de  partir  de  haut, 
elle  vient  de  bas.  C'est  de  la  part  de  ses  égaux  et 
de  ses  inférieurs  dans  la  hiérarchie  sociale  que  l'ar- 
tiste se  voit  le  plus  souvent  arrêté,  entravé;  ce  sont 


2^6  PAGES    ROMANTIQUES 

eux  qui  lui  refusent  d'abord,  qui  lui  disputent 
ensuite  pas  à  pas  sa  place  au  soleil,  sa  part  de 
lumière.  Que  Berlioz,  ainsi  que  Cellini,  écrive  un 
jour  le  récit  fidèle  des  vicissitudes  de  sa  vie,  et  nous 
serons  tristement  surpris  de  voir  comment  une  si 
haute  intelligence,  un  si  noble  cœur,  ont  soulevé 
tant  de  passions  basses;  et  nous  nous  refuserons  à 
croire  qu'au  lieu  de  sympathie,  d'aide,  ou  tout  au 
moins  d'impartialité,  il  n'ait  rencontré  chez  beau- 
coup des  siens  qu'opposition,  injustice  ou  basse 
indifférence. 

Arrive  pour  Cellini  le  moment  désiré  où  son 
talent  va  recevoir  une  consécration.  Il  a  obtenu  de 
Côme  P""  la  commission  de  Persée,  une  des  statues 
qui  doivent  orner  la  place  du  palais.  Il  devient 
l'émule  des  Donatello  et  des  Michel-Ange.  Benve- 
nuto  l'orfèvre,  Benvenuto  le  ciseleur,  va  devenir 
Benvenuto  le  statuaire. 

Il  ne  sera  plus  seulement  le  favori  des  grands,  il 
sera  l'élu  du  peuple,  l'artiste  national.  Je  n'entrerai 
pas  dans  le  détail  des  innombrables  empêchements 
apportés  au  travail  de  Cellini.  Sa  patience  et  sa  per- 
sévérance furent  mises  à  des  épreuves  qui  ne  ces- 
sèrent même  pas  après  l'éclatante  réussite  de  son 
œuvre.  La  jalousie  de  son  indigne  rival  Bandinelli 
ne  lui  laissait  ni  trêve,  ni  repos.  La  tourbe  des  sta- 
tuaires médiocres  l'assaillait  de  railleries.  On  le 
défiait  de  produire  une  grande  œuvre  ;  on  le  taxait 
de  forfanterie  ;  on  l'appelait  par  dérision  le  sculpteur 
nouveau,  il  scultar  nuovo.  Le  grand  duc  ébranlé  par 


LETTRES    d'un    BACIIKLIER    ES    MUSIQUE  2^7 

CCS  clameurs,  hésitait,  promettait,  se  rétractait,  et 
ne  lui  apportait  qu'un  appui  toujours  fléchissant. 
Le  jour  même  de  la  fonte,  le  malheureux  artiste, 
brisé  de  fatigue,  dévoré  de  rage,  brûlé  par  la  fièvre, 
est  contraint  de  se  mettre  au  lit.  Il  ne  peut  plus 
surveiller  l'opération.  Ses  instructions  ne  sont  pas 
suivies.  La  néffliofence  ou  la  mauvaise  foi  de  ceux 
auxquels  il  se  fie,  va  tout  perdre.  On  vient  lui  dire 
qu'un  accident  irréparable  est  arrivé,  qu'il  n'est 
plus  de  ressource.  A  cette  nouvelle,  Benvenuto 
pousse  un  cri  terrible,  un  rugissement  de  lion.  Il 
s'élance  hors  du  lit  et  prenant  à  peine  le  temps  de 
se  vêtir  il  court  à  la  fournaise;  il  voit  le  péril,  il 
ordonne,  il  commande,  il  agit.  La  flamme  presque 
éteinte  se  ravive,  le  métal  rentre  en  fusion,  il  coule 
dans  la  forme.  Huit  jours  après  la  statue  s'élève  sur 
son  piédestal;  le  peuple  accourt;  il  admire  l'œuvre; 
il  adopte  l'artiste;  les  ennemis  sont  confondus,  les 
amis  tièdes  ranimés;  la  postérité  a  commencé  pour 
Cellini. 

Ici  le  parallèle  devient  tout  à  l'avantage  du  sta- 
tuaire. 

Ainsi  que  Cellini,  Berlioz  s'est  vu  en  butte  à  des 
difficultés  sans  nombre.  Contre  lui  aussi  se  sont 
levés  des  rivaux,  impuissants  de  talent,  mais  favo- 
risés par  les  circonstances.  Lui  aussi  a  été  flétri  par 
le  vulgaire  du  nom  de  musicien  nouveau;  lui  aussi 
n'a  rencontré  que  tiédeur  et  faiblesse  parmi  ceux 
qui  ne  pouvaient  s'empêcher  de  reconnaître  son 
génie.  Berlioz,  comme  Cellini,  lutte  contre  d'aveugles 


2  48  PAGES    nOMANTlQUES 

préventions,  contre  une  malveillance  obstinée;  et 
moins  heureux  que  lui,  son  œuvre  ne  peut  arriver 
au  public  impartial,  au  peuple,  que  par  Tintermé- 
diaire  de  ceux  mêmes  qui  lui  sont  contraires.  Le 
plus  grand  nombre  de  ses  interprètes  lui  est  hostile. 
Cellini  expose  sa  statue  à  tous  les  regards.  Elle  est 
là  à  toute  heure,  à  toute  minute.  Il  en  appelle  vérita- 
blement au  peuple.  Et  c'est  ici  le  notable  avantage 
de  la  plastique  sur  la  musique,  qui  n'a  point  de  per- 
manence et  ne  saurait  jamais  avoir  d'effet  absolu, 
puisque  son  effet  dépend  en  grande  partie  de  l'exé- 
cution. 

Tous  les  arts  reposent  sur  ces  deux  principes,  la 
réalité  et  l'idéalité.  L'idéalité  n'est  sensible  qu'aux 
intelligences  cultivées;  la  réalité  de  la  statuaire  est 
sensible  à  tous;  elle  a  son  type  dans  la  figure 
humaine  que  tous  connaissent.  Il  n'est  pas  d'artisan 
qui  ne  puisse  être  frappé  tout  autant  qu'un  poète 
de  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  Phidias  et  dans  Michel- 
Ange.  Chacun  est  à  même  d'apprécier  le  degré  de 
fidélité  dans  l'imitation  du  corps  humain.  Il  n'en  est 
pas  ainsi  pour  la  musique;  elle  n'a  pour  ainsi  dire 
pas  de  réalité;  elle  n'imite  pas,  elle  exprime.  La 
musique  est  à  la  fois  une  science  comme  l'algèbre, 
et  un  langage  psychologique  auquel  des  habitudes 
poétiques  peuvent  seules  faire  trouver  un  sens.  Or, 
comme  science  et  comme  art,  elle  reste  presque 
entièrement  inaccessible  à  la  foule.  Les  passions  et 
les  sentiments  qu'elle  doit  rendre  sont  bien  dans  le 
cœur  de  l'homme,  mais  non  dans  le  cœur  de  tous 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  2^9 

les  hommes,  tandis  que  tout  homme  se  retrouve 
matériellement  clans  une  statue.  De  là  les  malen- 
tendus beaucoup  plus  fréquents  entre  le  public  et 
le  musicien  qu'entre  le  public  et  le  statuaire. 

Pourtant  malgré  tout,  en  dépit  de  tout,  l'homme 
de  génie  a  son  heure.  La  critique,  l'obstacle,  l'in- 
justice qui  font  hésiter  le  faible,  parce  qu'il  cherche 
sa  voie  à  la  clarté  de  la  faveur  populaire,  confirment 
le  fort.  Il  a  sa  lumière  intérieure  qui  le  guide  et 
les  voix  de  la  postérité  qui  lui  parlent  tout  bas 


LA  SAINTE  CECILE  DE  RAPHAËL 


A  M.  JOSEPH  D'ORTIGUE  2. 

En  arrivant  à  Bologne,  je  courus  au  Musée;  je 
traversai  sans  m'arrêter  trois  salles  remplies  de 
tableaux  du  Guide,  du  Guerchin,  des  Carrache,  du 
Dominiquin,  etc.;  j'avais  hâte  de  voir  la  sainte 
Cécile.  Il  me  serait  difficile,  impossible  même 
de  vous  faire  comprendre  ce  que  j'éprouvai 
en  me  trouvant  tout  à  coup  en  présence  de  cette 
magnifique  toile  où  le  génie  de  Raphaël  nous 
apparaît  dans  toute  sa  splendeur.  Je  connais- 
sais les  chefs-d'œuvre  de  l'école  vénitienne;  je 
venais  de  voir  les  Van  Dyck  de  Gênes;  les  Corrège 

1.  Gazette  Musicale,  14  avril  1830.  Cet  «  extrait  »  comme  le 
précédent,  est  le  seul  fragment  publié  par  la  Gazette  Musicale. 

2.  Joseph  d'Ortigue  (1802-1866)  musicographe  français,  ami  et 
champion  de  Berlioz. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  201 

de  Parme,  et  à  Milan  la  Madona  del  Vélo,  l'une  des 
plus  sublimes  créations  de  Raphaël;  mais,  tout  en 
admirant  la  hardiesse,  l'éclat,  la  vérité,  la  suavité 
de  ces  peintures,  je  sentais  que  je  n'étais  entré 
dans  le  sens  intime  d'aucun;  j'étais  toujours  resté 
spectateur;  aucune  de  ces  belles  compositions 
ne  s'était  emparée  de  moi,  si  je  puis  m'exprimer 
ainsi,  à  l'égal  de  la  sainte  Cécile.  Je  ne  sais  par 
quelle  secrète  magie  ce  tableau  se  présenta  soudain 
à  mon  esprit  sous  un  double  aspect  :  d'abord 
comme  une  ravissante  expression  de  la  forme 
humaine  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  noble,  de  plus 
idéal,  comme  un  prodige  de  grâce,  de  pureté, 
d'harmonie;  puis  au  même  instant,  et  sans  aucun 
efFort  d'imagination,  je  crus  y  reconnaître  un  sym- 
bolisme* admirable  et  complet  de  l'art  auquel  nous 
avons  voué  notre  vie.  La  poésie  et  la  philosophie  de 
l'œuvre  se  montrèrent  à  moi  aussi  visiblement  que 
l'ordonnance  de  ses  lignes  et  sa  beauté  idéelle  me 
saisit  aussi  fortement  que  sa  beauté  plastique. 

Le  peintre  a  choisi  le  moment  où  sainte  Cécile 
s'apprête  à  chanter  une  hymne  au  Dieu  tout-puis- 
sant. Elle  va  célébrer  la  gloire  du  Très-Haut,  l'at- 
tente du  juste,  l'espoir  du  pécheur,  son  âme  frémit 
de  ce  frémissement  mystérieux  qui  saisissait  David 
lorsqu'il  préludait  sur  la  harpe  sainte.  Tout  h  coup 


1.  Ce  «symbolisme  »,  cherché  pai"  Liszt  dans  toute  œuvre  d'art, 
est  le  principe  même  de  la  poétique  à  laquelle  appartiennent  ses 
compositions,  les  Années  de  Pi'lerinage  et  plus  lard  les  Poèmes 
Symphoniques . 


202  PAGES    ROMANTIQUES 

son  œil  est  inondé  de  clarté,  son  oreille  d'harmonie  ; 
les  nuées  s'entr'ouvrent,  les  chœurs  des  anges  lui 
apparaissent,  l'éternel  hosannah  retentit  dans  l'im- 
mensité, les  yeux  de  la  vierge  se  lèvent  vers  le  ciel  ; 
son  attitude  exprime  l'extase,  ses  bras  retombent 
alanguis  h  ses  côtés,  ils  vont  laisser  échapper  l'ins- 
trument sur  lequel  elle  chante  les  sacrés  cantiques. 
On  sent  que  son  âme  n'est  plus  sur  la  terre;  sou 
beau  corps  semble  prêt  à  se  transfigurer 

Dites,  n'eussiez-vous  pas  vu  ainsi  que  moi  dans 
cette  noble  figure  le  symbole  de  la  musique  à  son 
plus  haut  degré  de  puissance?  l'art  dans  ce  qu'il  a 
de  plus  immatériel,  de  plus  divin?  Cette  vierge 
enlevée  à  la  réalité  par  l'extase,  n'est-ce  pas  l'ins- 
piration telle  qu'elle  arrive  parfois  au  cœur  de  l'ar- 
tiste, pure,  vraie,  révélatrice  et  dégagée  de  tout 
alliage  grossier?  Ses  yeux  fixés  sur  la  vision,  l'iné- 
narrable volupté  répandue  sur  tous  ses  traits, 
l'alanguissement  de  ses  bras  qui  plient  sous  le  poids 
d'une  béatitude  inconnue,  n'est-ce  pas  l'expression 
de  l'impuissance  humaine  en  lutte  avec  le  désir  et 
la  plénitude  de  sa  participation  aux  mystères  infinis, 
alors  qu'il  sent  et  comprend  qu'il  ne  pourra  rien 
rapporter  aux  hommes  du  banquet  céleste  auquel  il 
a  été  convié? 

A  la  droite  de  sainte  Cécile,  le  regard  tourné 
vers  elle  avec  une  chaste  tendresse,  Raphaël  a  placé 
saint  Jean  ;  saint  Jean  le  disciple  que  Jésus  aimait, 
celui  auquel  en  mourant  il  confia  sa  mère,  celui  qui 
en    reposant   sa  tète  sur  la  poitrine  du   maître,  y 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  253 

recueillit  les  secrets  d'une  charité  sans  bornes, 
d'un  amour  qui  ne  se  lassa  point  jusquà  la  fin 
comme  parlent  les  Ecritures.  Saint  Jean,  c'est  le 
type  le  plus  excellemment  parfait  des  affections 
humaines  épurées  et  consacrées  par  la  religion; 
c'est  le  sentiment  chrétien,  tendre  et  profond,  mais 
tempéré  par  les  salutaires  enseignements  de  la  dou- 
leur. 

De  l'autre  côté  Madeleine,  dans  tout  l'éclat  de  ses 
ajustements  mondains,  vient  aussi  écouter  les  can- 
tiques sacrés.  Il  y  a  dans  son  port  je  ne  sais  quoi 
d'altier,  de  profane,  dans  toute  sa  personne  une 
certaine  volupté  qui  tient  plus  de  la  Grèce  que  de  la 
Judée,  du  paganisme  que  du  christianisme.  Made- 
leine, c'est  encore  l'amour,  mais  l'amour  qui  naît 
des  sens  et  s'attache  à  la  beauté  visible.  Aussi  est- 
elle  plus  éloignée  de  sainte  Cécile  que  saint  Jean, 
comme  si  le  peintre  avait  voulu  donner  à  entendre 
qu'elle  participe  moins  que  lui  à  l'essence  divine 
de  la  musique,  et  que  son  oreille  est  captivée  par 
l'attrait  sensuel  des  sons  plutôt  que  son  cœur  n'est 
pénétré  d'une  émotion  surnaturelle. 

Sur  le  premier  plan  est  saint  Paul,  la  tète  pen- 
chée sur  sa  main  gauche,  dans  l'attitude  d'une  pro- 
fonde méditation;  sa  main  droite  est  appuyée  sur 
un  glaive,  emblème  de  la  parole  militaire  et  domi- 
natrice avec  laquelle  il  dissipa  l'ignorance  des 
peuples  et  conquit  les  âmes  au  Dieu  inconnu.  Saint 
Paul  fut  le  premier  entre  les  apôtres  qui  fit  servir 
l'éloquence  et  la  philosophie  à  l'établissement  de  la 


254  PAGES    ROMANTIQUES 

religion,  à  la  propagation  de  la  foi.  Ce  fut  lui  qui, 
le  premier,  apporta  le  raisonnement,  la  doctrine  là 
où  il  n'y  avait  encore  eu  que  le  sentiment.  Pour 
lui,  ce  qu'il  retrouve  dans  la  musique  c'est 
encore  l'éloquence;  ce  qu'il  y  voit,  c'est  l'enseigne- 
ment par  intuition;  c'est  une  autre  prédication 
plus  voilée,  mais  non  moins  puissante,  qui  attire 
les  cœurs  et  les  ouvre  à  la  vérité.  Aussi  l'expres- 
sion de  son  visage  est-elle  plutôt  celle  de  la 
réflexion  que  celle  de  l'entraînement.  On  voit  qu'il 
cherche  à  se  rendre  compte  du  mystère  de  ce  lan- 
gage nouveau  pour  lui,  qu'il  veut  s'expliquer  les 
effets  de  ce  çerbe  et  qu'il  envie  la  jeune  vierge  parce 
qu'elle  n'a  point,  ainsi  que  lui,  acheté  par  les 
fatigues,  les  persécutions,  la  captivité,  le  don  de 
persuasion  et  le  pouvoir  de  changer  les  cœurs. 

Derrière  la  sainte,  saint  Augustin  paraît  écouter 
avec  plus  de  froideur.  Son  visage  est  sérieux  et 
contristé.  On  reconnaît  en  lui  l'homme  qui  a  long- 
temps erré,  qui  a  beaucoup  failli,  et  qui  se  tient  en 
garde  contre  les  plus  saintes  émotions.  Lui  qui  a 
livré  à  ses  sens  une  guerre  sans  relâche,  il  craint 
encore  les  pièges  de  la  chair  cachés  sous  les  appa- 
rences d'une  vision  céleste.  Il  se  demande,  en 
homme  qui  n'a  trouvé  la  vérité  qu'après  s'être 
fatigué  dans  les  sentiers  du  doute,  en  homme  que 
l'art  païen  a  séduit  et  entraîné  loin  de  la  voie  qui 
mène  à  Dieu,  s'il  n'y  a  pas  un  poison  secret  dans 
ces  harmonies  sublimes  et  si  ces  accords  qui 
semblent  descendre  du  ciel  ne  sont  point  des  voix 


LETTRES    d'un    nACHELIEU   ÈS    MUSIQUE  255 

fallacieuses,    un  artifice    du    démon    dont  il  a   trop 
souvent  éprouvé  la  puissance? 

C'est  ainsi  que  ces  quatre  personnages,  groupés 
avec  une  inimitable  simplicité  autour  du  personnage 
principal,  me  sont  apparus  comme  les  types  suprêmes 
de  notre  art;  ils  résument  les  éléments  essentiels 
de  la  musique  et  les  effets  divers  qu'elle  produit 
sur  le  cœur  de  l'homme.  Le  peintre  a  placé  aux 
pieds  de  la  sainte  les  instruments  de  son  supplice. 
Est-ce  afin  de  nous  rappeler  qu'il  y  a  toujours  un 
martyre  ou  visible  ou  caché  pour  le  génie  et  pour 
le  dévouement,  ce  génie  du  cœur?  que  toujours, 
dans  l'histoire  du  monde,  la  souffrance  et  l'expiation 
précèdent  ou  suivent  l'initiation? 

Mais,  allez-vous  peut-être  me  dire,  croyez-vous 
que  Raphaël  ait  eu  véritablement  les  intentions  que 
vous  lui  prêtez?  A-t-il  en  effet  songé  à  symboliser 
la  musique,  ou  ne  s'est-il  pas  tout  simplement  con- 
formé aux  usages  du  temps  en  suivant  des  instruc- 
tions qui  lui  auront  été  données.  A  l'époque  où  il 
vivait,  les  communautés  et  les  individus  qui  faisaient 
travailler  les  artistes  étaient  d'ordinaire  guidés  par 
un  sentiment  de  piété  plutôt  que  par  l'amour  de 
l'art.  Ou  faisait  faire  un  tableau  au  Pérugin,  à 
Raphaël,  non  pas  tant  afin  de  posséder  un  chef- 
d'œuvre  qu'afin  de  satisfaire  à  une  dévotion  parti- 
culière; aussi  commandait-on  jusqu'aux  plus  petits 
détails  d'une  composition.  Habituellement  ce  devait 
être  une  madone  ou  un  saint  patron  entouré  des 
saints  et  des    martyrs    dont   le   mécène   portait    le 


356  PAGES    ROMANTIQUES 

nom.  Il  voulait  ainsi  honorer  sur  la  terre  ses 
protecteurs  dans  le  ciel,  afin  de  les  disposer  à 
intercéder  pour  lui  lorsque  la  mort  le  ferait  com- 
paraître au  tribunal  du  Souverain  Juge.  C'est  ce  qui 
explique  les  rapprochements  illogiques  et  les  ana- 
chronismes  de  la  plupart  des  tableaux  de  ce  temps. 

Que  Raphaël  ait  pénétré  plus  avant  dans  son 
sujet,  qu'il  ait  été  grand  poète  et  grand  philosophe 
autant  que  grand  peintre,  c'est  ce  qu'il  importe 
assez  peu  de  savoir.  Raphaël  a  fait  un  tableau 
admirablement  composé,  d'un  dessin  et  d'un  coloris 
irréprochables,  qu'irons-nous  lui  demander  de 
plus?  Son  tableau,  ainsi  que  toutes  les  œuvres  du 
génie,  excite  la  pensée,  enflamme  l'imagination  de 
ceux  qui  le  contemplent.  Chacun  le  voit  h  sa 
manière,  y  découvre  suivant  les  conditions  de  son 
organisation,  un  nouveau  sujet  d'admirer  et  de 
louer.  Et  c'est  là  précisément  ce  qui  fait  l'immor- 
talité du  génie,  ce  qui  le  rend  éternellement  fécond, 
éternellement  agissant. 

Pour  moi  qui  ai  vu  dans  la  sainte  Cécile  un  sym- 
bole, le  symbole  existe  bien  réellement.  Si  c'est 
une  erreur,  en  tous  cas  elle  est  pardonnable  à  un 
musicien,  et  j'aime  à  croire  que  vous  l'auriez  par- 

V 

tagee. 

Adieu,  mon  ami,  aimez-moi,  et  priez  pour  moi 
la  sainte  Cécile  de  Raphaël. 


A  M.  HECTOR  BERLIOZ 


San  Rossore,  2  octobre  1839. 

S'il  est  un  lieu  au  monde  où  le  bruit  extérieur 
des  choses  ne  pénètre  point,  s'il  est  une  solitude 
que  les  vaines  disputes  et  les  puériles  ambitions  ne 
sauraient  troubler,  c'est,  à  couj)  sûr,  le  lieu  d'où 
j'écris,  c'est  la  solitude  où  je  me  suis  arrêté  pour 
dire  un  dernier  adieu  à  l'Italie,  pour  jouir  une  der- 
nière fois  de  l'ineffable  beauté  de  cette  terre  aimée 
du  jour. 

En  sortant  de  Pise  par  la  porte  des  Casernes, 
après  avoir  longé  la  verte  pelouse  où  se  trouvent 
réunis  comme  par  enchantement  quatre  monuments 
superbes  des  temps  qui  ne  sont  plus,  la  Cathédrale, 
le  Baptistère,  le  Campanile  et  le  Campo-Santo,  on 
arrive  par  une  longue  avenue  qui  traverse  en  droite 

1.  Gazette  Musicale,  24  octobre  1839. 

LISZT.  1  ' 


a58  PAGES    ROMANTIQUES 

ligne  de  vastes  pâturages,  à  la  forêt  de  San  Rossore. 
Cette  belle  forêt  étale  au  soleil  le  dôme  frémissant 
de  ses  pins  que  le  vent  de  mer  plie,  et  répond  par 
une  plainte  ininterrompue  au  sourd  grondement  du 
flot  qui  vient  mourir  à  ses  pieds.  Des  troupes 
inquiètes  de  daims  errent  dans  les  clairières 
sablonneuses  traversées  de  rayons,  tandis  que  le 
chameau  et  le  buffle  paissent  tranquillement  les 
herbes  parfumées,  ou  que,  guidés  par  le  bûcheron, 
ils  portent  au  loin  la  dépouille  des  arbres  sécu- 
laires. A  deux  cents  pas  du  rivage  une  maison 
isolée  me  sert  d'abri;  elle  est  bâtie  en  bois  comme 
les  chalets  de  l'Oberland.  Ses  habitants  ne  peuvent 
concevoir  la  fantaisie  qui  me  fait  leur  demander 
asile.  Les  braves  gens  ignorent  la  poésie  profonde 
dont  ils  sont  entourés;  ils  ne  comprennent  pas 
quel  charme  m'attire  au  coucher  du  soleil  sur  la 
grève  déserte,  et  pourquoi  mes  yeux  cherchent 
toujours  sous  la  bande  de  feu  que  ceint  l'horizon, 
ce  point  noir  presque  imperceptible,  l'île  d'Elbe. 

C'est  là  où  je  vivais  depuis  un  mois  sans  aucune 
communication  avec  le  dehors,  lorsque  quelqu'un 
qui  sait  que  je  t'aime  m'a  envoyé  ta  lettre  du 
6  août.  Cette  lettre  toute  pleine  d'un  monde  auquel 
je  suis  devenu  étranger  m'a  causé  une  singulière 
impression.  Je  me  suis  senti  soudain  rappelé  dans 
une  sphère  volontairement  quittée  où  la  iorce  des 
circonstances  me  ramènera;  j'ai  deviné  ce  que 
cachait  de  tristesse  et  d'ennuis  Vindiffërence  dont 
tu   te  couvres;  j'ai  compris  en    même   temps    que 


LETTRES    d'cN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  259 

l'absence  ne  nous  avait  pas  changés  l'un  pour 
l'autre,  et  que  nous  nous  retrouverions  frères 
comme  en  ces  jours  que  tu  me  rappelles;  seule- 
ment, Berlioz,  nous  nous  retrouverons  plus  vieux 
de  bien  des  heures.  Cette  première  impatience  du 
cœur,  cette  ardeur  de  conquête  qui  veut  tout 
entraîner  ou  tout  rompre ,  cet  amour  insensé  de 
l'art  qui  s'indigne  de  n'être  pas  compris,  toute 
cette  folle  dépense  de  vie  d'une  jeunesse  pleine  de 
prestiges,  ont  fui  sans  retour.  L'expérience  t'a  fait 
entendre  sa  voix  austère  ;  le  commerce  des  hommes 
t'a  valu  plus  d'un  sévère  enseignement,  tu  as  appris 
à  contenir  ta  force,  à  marcher  lentement  dans  une 
voie  difficile.  Le  jeune  artiste  qui  descendait 
naguère  fier  et  joyeux  des  Apennins,  appelant  au 
combat  quiconque  n'adorait  pas  sa  muse,  reste 
aujourd'hui  pensif  et  morne,  regardant  sans  colère 
la  foule  distraite  qui  va  et  vient  du  vrai  au  faux,  de 
l'idole  à  la  divinité,  de  l'art  à  la  fantasmagorie. 
Pareil  au  laboureur  qui  ensemence  la  terre,  et  se 
retire  dans  sa  cabane,  laissant  aux  frimas  leur 
saison,  tu  as  déposé  ton  grain  dans  le  sillon,  et  tu 
attends  avec  confiance  qu'un  ciel  plus  doux  le  fasse 
croître  et  mûrir.  Quant  à  moi  qui,  plus  jeune,  ai 
deviné  plutôt  que  je  n'ai  appris  le  train  du  monde, 
moi  qui  n'ai  point  été  appelé  aux  glorieuses  dou- 
leurs d'une  haute  destinée,  ce  n'est  pourtant  pas 
en  vain  que  les  années  ont  passé  sur  ma  tête.  Il  est 
dans  la  solitude  une  voix  qui  parle  haut  à  ceux  qui 
l'interrogent;    les  vieilles  forêts   rendent  toujours 


aÔO  PAGES    HOMANTIQUES 

des  oracles  de  sagesse;  les  pins  de  San  Rossore  en 
savent  bien  long  sur  la  folie  des  hommes  et  sur 
l'inévitable  nécessité  des  choses. 

Durant  les  deux  années  qui  viennent  de  s'écouler 
j'ai  beaucoup  vécu  seul,  ne  prenant  aucune  part  à 
ce  que  j'appellerais  volontiers  la  mêlée  musicale. 
Quelques  concerts  donnés  de  loin  en  loin,  afin  de 
ne  pas  oublier  tout  h  fait  mon  métier,  m'ont  occa- 
sionnellement rapproché  du  monde  artiste,  puis  je 
suis  rentré  dans  la  retraite.  Vous  m'avez  reproché 
de  vous  écrire  trop  peu  de  choses  sur  l'état  de  la 
musique  en  Italie;  plusieurs  raisons  expliquent 
mon  silence.  Hormis  la  musique  dramatique  dont 
vous  avez  au  théâtre  Italien  de  Paris  la  meilleure 
expression,  et  sur  laquelle  je  n'ai  absolument  rien 
à  vous  apprendre,  le  mouvement  actuel  est,  à  mes 
yeux,  dépourvu  d'intérêt.  Les  noms  de  plusieurs 
artistes  isolés  et  découragés,  les  efforts  de  quelques 
amateurs  distingués  produisant  k  grand'peine 
l'exécution  d'une  belle  œuvre,  comme,  par  exemple 
la  Création  de  Haydn,  dans  les  salons  du  Palais- 
Vieux  à  Florence,  voilà  tout  ce  que  j'avais  à  vous 
signaler,  et  je  l'ai  fait. 

Décidé  à  parcourir  successivement  toutes  les 
grandes  villes  de  l'Italie,  mais  à  ne  me  fixer  dans 
aucune,  je  n'aurais  pu  sans  folie  prétendre  exercer 
une  influence  durable;  il  eût  été  insensé  de  vouloir 
agir  sur  les  autres  et  de  me  donner  une  tâche  qui 
n'eût  servi  qu'à  me  dissiper  au  dehors  sans  aucun 
résultat  possible!   Je  me    suis  donc   borné    à    une 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  261 

petite*  quotidienne  étude  et  de  travail  personnels. 
N'ayant  rien  à  chercher  dans  le  présent  de  l'Italie, 
je  me  suis  mis  à  fouiller  son  passé;  n'ayant  que 
peu  de  choses  à  demander  aux  vivants,  j'ai  inter- 
rogé les  morts.  Un  vaste  champ  s'est  ouvert  à  moi. 
La  musique  de  la  chapelle  Sixtine,  cette  musique 
qui  va  s'altérant,  s'eJBPaçant  de  jour  en  jour  avec  les 
fresques  de  Raphaël  et  de  Michel-Ange,  m'a  con- 
duit à  des  recherches  du  plus  haut  intérêt.  Une  fois 
engagé  dans  cette  voie,  il  m'a  été  impossible  de 
me  borner,  de  m'arrèter;  je  n'ai  point  voulu  vous 
envoyer  quelques  jugements  fragmentaires  sur 
toute  cette  grande  école  de  musique  sacrée  qui 
nous  est  trop  peu  connue;  j'ai  attendu.  Trop  de 
choses  me  sollicitaient  en  même  temps,  les  heures 
étaient  trop  courtes,  l'étude  trop  vaste.  Il  fallait 
voir,  entendre,  méditer  avant  d'écrire.  Le  beau, 
dans  ce  pays  privilégié,  m'apparaissait  sous  ses 
formes  les  plus  pures  et  les  plus  sublimes.  L'art  se 
montrait  h  mes  yeux  dans  toutes  ses  splendeurs;  il 
se  révélait  à  moi  dans  son  universalité  et  dans  son 
unité.  Le  sentiment  et  la  réflexion  me  pénétraient 
chaque  jour  davantage  de  la  relation  cachée  qui  unit 
les  œuvres  du  génie.  Raphaël  et  Michel-Ange  me 
faisaient  mieux  comprendre  Mozart  et  Reethoven. 
Jean  de  Pise,  Fra  Reato,  Francia  m'expliquaient 
Allegri,  iMarcello,  Palestrina  ;  Titien  et  Rossini 
m'apparaissaient    comme    deux    astres    de    rayons 

1.  Sic  :  dans  le  texte  :  il  faut  lire  sans  doute  :  une  petite  heure 
de  quotidienne  élude,  etc. 


202  PAGES    ROMANTIQUES 

semblables.  Le  Colysée  et  le  Campo-Santo  ne  sont 
pas  si  étrangers  qu'on  pense  à  la  Symphonie 
héroïque  et  au  Requiem.  Dante  a  trouvé  son  expres- 
sion pittoresque  dans  Orgagna  et  Michel-Ange  ;  il 
trouvera  peut-être  un  jour  son  expression  musicale 
dans  le  Beethoven  de  l'avenir'. 

Une  circonstance  que  je  compte  parmi  les  plus 
heureuses  de  ma  vie,  n'a  pas  peu  contribué  h  for- 
tifier en  moi  le  sens  intime  de  ces  choses  et  mon 
ardent  désir  de  pénétrer  plus  avant  dans  la  com- 
préhension et  l'intelligence  de  l'art.  Un  homme 
dont  le  génie,  aidé  d'un  goût  exquis  et  d'un  mâle 
enthousiasme  a  produit  les  plus  belles  créations  de 
la  peinture  moderne,  M.  Ingres,  m'admit  à  Rome 
dans  une  intimité  dont  le  souvenir  me  rend  encore 
fier^.  Je  trouvai  en  lui  ce  que  la  voix  publique 
m'avait  annoncé,  et  plus  encore.  M.  Ingres,  comme 
tu  sais,  a  passé  sa  jeunesse  dans  l'étude  constante 
et  la  lutte  intrépide.  Il  n'a  vaincu  l'oubli,  la  mécon- 
naissance, la  pauvreté  que  par  la  persistance  du 
travail  et  l'héroïque  obstination  d'une  conviction 
inflexible.  Parvenu  aujourd'hui  à  l'âge  de  la  matu- 
rité, il  jouit  sans  vanité  d'une  renommée  acquise 
sans  intrigue.  Ce  grand  artiste  pour  lequel  l'anti- 
quité n'a  pas  de  secret,  et  qu'Appelle  eût  nommé  son 


1.  Ici  se  précise  la  poétique  des  fuiurs  Poèmes  Symphoniques 
où  Liszt  essayera  de  donner  des  équivalents  musicaux  à  Shakes- 
peare, Goethe,  Hugo,  ou  aux  grandes  légendes  «  symboliques  » 
d'Orphée  et  de  Prométhée. 

2.  Ingres  était  alors  directeur  de  l'Ecole  de  Rome  (Villa  Medicis). 


LETTRES    d'un    BACHELIER    KS    MUSIQUE  263 

Irère,  est  excellent  musicien  comme  il  est  peintre 
incomparable.  Mozart,  Haydn,  Beethoven  lui  par- 
lent la  même  langue  que  Phidias  et  que  Raphaël. 
Il  s'empare  du  beau  partout  où  il  le  rencontre,  et 
son  culte  passionné  semble  grandir  encore  le  génie 
auquel  il  s'adresse.  Un  jour  que  je  n'oublierai  pas, 
nous  visitâmes  ensemble  les  salles  du  Vatican;  nous 
traversâmes  ces  longues  galeries  ou  l'Etrurie,  la 
Grèce,  la  Rome  antique,  et  l'Italie  chrétienne  sont 
représentées  par  d'innombrables  monuments.  Nous 
passions  avec  respect  devant  ces  marbres  jaunis  et 
ces  peintures  à  demi  effacées.  Il  marchait  en  par- 
lant; nous  l'écoutions  comme  des  disciples  avides. 
Sa  parole  de  flamme  donnait  une  nouvelle  vie  à 
tous  ces  chefs  d'œuvre  ;  son  éloquence  nous  trans- 
portait dans  les  siècles  passés;  la  ligne  et  la  cou- 
leur s'animaient  sous  nos  yeux;  la  forme  altérée 
par  le  temps  et  par  la  main  des  profanateurs 
renaissait  dans  sa  pureté  première,  et  se  montrait 
à  nous  dans  sa  jeune  beauté.  Tout  un  mystère  de 
poésie  s'accomplissait;  c'était  le  génie  moderne 
évoquant  le  génie  antique.  Puis  le  soir,  lorsque 
nous  rentrâmes,  après  nous  être  assis  sous  les 
chênes  verts  de  la  villa  Médicis,  après  avoir  causé 
longtemps  cœur  à  cœur  de  toutes  ces  grandes 
merveilles,  je  l'entraînai  à  mon  tour  vers  le  piano 
ouvert,  et  lui  faisant  doucement  violence  :  «  Allons 
maître,  lui  dis-jc,  n'oublions  pas  notre  chère 
musique;  le  violon  vous  attend;  la  sonate  en  la 
mineur  s'ennuie  sur  le  pupitre,  commençons.  » 


204  PAGES    ROMANTIQUES 

Oh,  si  tu  l'avais  entendu  aloi's!  avec  quelle  reli- 
gieuse fidélité  il  rendait  la  musique  de  Beethoven! 
Avec  quelle  fermeté  pleine  de  chaleur  il  maniait 
l'archet!  Quelle  pureté  de  style!  Quelle  vérité  dans 
le  sentiment!  Malgré  le  respect  qu'il  m'inspire,  je 
ne  pus  me  défendre  de  me  jeter  à  son  cou,  et  je  fus 
heureux  en  sentant  qu'il  me  pressait  contre  sa  poi- 
trine avec  une  paternelle  tendresse  K 

Bientôt  j'aurai  quitté  l'Italie.  Je  vais  à  Vienne. 
Le  10  novembre  on  y  exécute  le  Paulus  de  Men- 
delssohn.  Je  veux  y  être.  Ne  viendras-tu  pas  aussi? 
Ne  feras-tu  pas  connaître  à  l'Allemagne  tes  sym- 
phonies qu'elle  comprendra  et  qu'elle  aimera  ? 
L'Allemagne  est  leur  véritable  patrie.  Ce  sont  de 
robustes  plantes  septentrionales  qui  veulent  de 
fortes  terres,  et  qui,  croissant  dans  un  sol  plus 
léger,  ne  déploient  point  toute  la  richesse  de  leur 
sombre  et  puissante  végétation.  L'Allemagne  est  le 
pays  des  symphonistes;  c'est  le  tien.  Partout  ail- 
leurs la  mode  peut  les  accueillir  un  instant;  là  seu- 
lement une  sympathie  profonde  les  attend  et  leur 
demeure.  Bien  que  l'italianisme  du  jour  ait  envahi, 
comme  il  l'a  fait  en  France,  le  monde  élégant 
étranger  aux  œuvres  sérieuses,  un  public  nombreux 
et  compréhensif  reste  à  la  musique  sévère.  L'étude 
de  l'art  est  généralement  moins  superficielle;  le 
sentiment  plus  vrai;  les  habitudes  mieux  prises. 
Les  traditions  de  Mozart,  de  Beethoven  et  de  Weber 

1.  Voilà  un  témoignagne   assez   bien    fait   pour   réhabiliter   le 
fameux  «   violon  d'Ingres  ». 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  265 

ne  sont  pas  perdues.  Ces  trois   génies  ont  jeté  de 
vigoureuses  racines  en  Allemagne. 

Beethoven!  Ce  que  je  lis  est-il  possible?  La  sous- 
cription pour  le  monument  du  plus  grand  musicien 
de  notre  siècle  a  produit  en  France  424  fr.  90. 
Quelle  honte  pour  tous!  Quelle  affliction  pour  nous! 
Il  ne  faut  pas  qu'un  tel  état  de  choses  se  perpétue, 
n'est-il  pas  vrai?  Il  ne  faut  pas  qu'une  lente  et  par- 
cimonieuse aumône  assure  à  Beethoven  un  tombeau. 
Cela  ne  doit  point  être,  cela  ne  sera  pas.  Tu  sais 
que  j'ai  pour  ami  le  plus  grand  statuaire  de  l'Italie, 
Bartolini  \  C'est  un  noble  artiste  qui  a  connu,  lui 
aussi,  les  vicissitudes  du  sort  et  l'ingratitude  des 
hommes.  Il  s'est  indigné  comme  moi  de  l'injure 
faite  à  la  mémoire  de  Beethoven,  et  m'a  promis  de 
se  mettre  immédiatement  à  l'œuvre.  En  deux  ans  le 
monument  en  marbre  pourra  être  achevé.  Je  viens 
d'écrire  au  comité  pour  lui  demander  de  clore  la 
souscription,  m'offrant  à  remplir  le  chiffre  exigé. 
Mon  intention  n'est  point  de  venir  sur  les  brisées 
de  personne.  Je  ne  veux  priver  aucun  de  ceux  qui 
ont  souscrit  de  l'honneur  de  contribuer  à  ce  monu- 
ment. Je  veux  simplement  compléter  les  sommes 
déjà  réunies  afin  de  hâter  l'accomplissement  de  ce 


1.  La  sculpture  contemporaine  doit  à  M.  Bartolini  ses  plus 
belles  œuvres.  Je  citerai  seulement  ici  la  Nymphe  au  Scorpion, 
achetée  par  M.  Je  prince  de  Beauveau;  la  Fiduccia  in  Dio\  le 
Groupe  de  la  Charité,  au  palais  Pitti  ;  le  monument  de  M.  Demidoff  ; 
celui  d'Alberti,  pour  Santo-Croce  à  Florence,  etc.,  etc.  J'ai  donné 
dans  une  notice  biographique  récemment  publiée,  de  nombreux 
détails  sur  la  vie  et  sur  les  ouvrages  de  Bartolini  {note  de  Liszt), 


266  PAGES    ROMANTIQUES 

que  j'envisage  comme  un  devoir  pour  nous.  Le  seul 
privilège  que  je  demande,  c'est  celui  de  désigner 
le  statuaire.  Confier  ce  travail  à  Bartolini,  c'est 
s'assurer  qu'il  sera  digne  de  Beethoven*. 

Je  t'enverrai  le  programme  qu'il  doit  me  commu- 
niquer sous  peu.  D'immenses  sommes  ne  seront  pas 
nécessaires  à  son  exécution.  Trois  concerts  à  Vienne, 
Paris  et  Londres  suffiront  à  peu  de  choses  près.  Le 
reste  se  trouvera  bien,  Dieu  aidant,  dans  la  poche 
du  vagabond  infatigable,  comme  tu  le  nommes.  Si 
donc  aucun  obstacle  indépendant  de  ma  volonté  ne 
s'élève,  dans  deux  ans,  le  monument  sera  en  place. 

Je  voudrais  te  dire  des  nouvelles,  je  n'en  sais 
guère.  Francilla  Pixis  a  chanté  avec  beaucoup  de 
succès  à  Naples  :  elle  est  engagée  à  Palerme.  Hiller 
qui  travaillait  à  un  nouvel  opéra  italien,  a  été 
rappelé  subitement  à  Francfort  par  la  mort  de  sa 
mère.  Schumann,  notre  génial  Schumann  a  écrit 
pour  piano  des  Scènes  d'enfants  ravissantes.  Schu- 
mann est  un  poète  plein  de  sensibilité  et  un  grand 
musicien.  M.  Schwarzbach,  jeune  pianiste  polonais, 
m'a  envoyé  de  jolies  mazourkas. 

Je  viens  d'assister  à  une  messe  du  Saint-Esprit, 
chantée  au  dôme  de  Pise  pour  l'ouverture  du  congrès 
des  savants.  C'était  efl'ectivement  une  messe  pour 
des  savants.  Tout  à  l'heure  on  a  inauguré  alla 
sapienza,  la  statue  de  Galilée. 

1.  Ainsi  fut  fait.  Liszt  donna  une  cinquantaine  de  mille  francs 
et  la  statue  de  Beethoven  s'éleva  à  Bonn  en  1845.  Mais  l'auteur 
en  fut  le  sculpteur  llahnel. 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  26/ 

Le  célèbre  professeur  Rosini  a  prononcé  un  dis- 
cours qui  a  été  couvert  d'applaudissements.  Le 
pape  avait  défendu  à  ses  sujets  savants  de  venir  au 
congrès.  Aujourd'hui,  on  prétend  qu'il  a  levé 
l'interdit 

Adieu,  mon  ami,  à  revoir  à  Vienne.  A  toi,  partout. 


XIP 
DE  L'ÉTAT  DE  LA  MUSIQUE  EN  ITALIE 


[M.  le  Directeur  de  la  «  Gazette  Musicale  ».) 

Vous  me  demandez  de  vous  envoyer  un  rendu- 
compte  exact,  une  revue  circonstanciée  de  tout  ce 
qui  se  fait  d'intéressant  en  Italie  sous  le  rapport 
musical.  Je  suis,  dites-vous,  plus  h  même  que  per- 
sonne de  vous  tenir  au  courant  des  nouvelles  rela- 
tives à  notre  art.  Depuis  plus  d'un  an,  je  foule  le 
sol  classique,  j'habite  le  pays  de  la  musique,  comme 
on  l'appelle;  je  dois  fréquenter  assidûment  tous  les 
théâtres,  entendre  tous  les  opéras  nouveaux,  assister 
à  tous  les  concerts,  connaître  tous  les  musiciens, 
être  à  l'affût  de  toutes  les  publications  impor- 
tantes   Cela  est  vrai,  on  ne  peut  plus  vrai;  seu- 
lement il  résulte  de  là  précisément  le  contraire  de 

1.  Gazette  Musicale,  28  mars  1839. 


LETTRES    DUN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  269 

ce  que  vous  concluez,  c'est-à-dire  que  je  n'ai  rien, 
ou  si  peu  que  rien  à  vous  dire. 

Vous  êtes  h  ce  que  je  vois,  mon  cher  Schlesinger, 
dans  une  étrange  erreur,  commune  du  reste  h  beau- 
coup de  gens;  vous  vous  imaginez  que  l'Italie  est 
encore  aujourd'hui  le  centre  du  monde  musical,  que 
le  mouvement  y  est  grand,  qu'une  forte  impulsion 
est  donnée  à  l'art  dans  la  patrie  de  Rossini  et  de 
Paganini,  ces  deux  représentants  suprêmes  de  la 
composition  et  de  l'exécution  ;  détrompez-vous.  Il 
existe  évidemment  un  mouvement  musical  en  Italie; 
mais,  d'une  part,  ce  mouvement  n'anime  que  la 
sphère  dramatique,  de  l'autre  je  dirais  volontiers 
qu'à  cette  heure  c'est  une  agitation  dans  le  vide,  un 
mouvement  stationnaire  que  peut-être  même  on 
serait  assez  fondé  à  considérer  comme  rétrograde. 

Ainsi  que  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  vous  l'écrire 
de  Milan,  il  ne  peut  en  aucune  façon  être  question 
de  musique  instrumentale,  lorsqu'on  parle  de 
musique  en  Italie.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  ne  s'y 
trouve  plusieurs  instrumentistes  remarquables;  mais 
ces  artistes  isolés,  quelque  plaisir  qu'il  y  ait  pour 
le  public  à  les  entendre,  ne  sauraient  beaucoup 
contribuer  au  progrès.  En  musique  comme  en  toutes 
choses,  le  principe  d'association  est  le  seul  fécond 
en  grands  résultats;  ce  n'est  que  là  où  plusieurs 
sont  rassemblés  que  l'esprit  se  manifeste.  Un  indi- 
vidu n'est  vraiment  puissant  qu'autant  qu'il  groupe 
autour  de  lui  d'autres  individus  auxquels  il  commu- 
nique son  sentiment  et  sa  pensée;  seul,  il  étonnera, 


270  PAGES    ROMANTIQUES 

il  charmera,  mais  TefFet  qu'il  produira  sera  éphé- 
mère; si  d'autres  ne  se  joignent  à  lui,  en  travail- 
lant avec  lui,  le  vent  emportera  ce  qu'il  aura  semé; 
il  n'exercera  point  d'influence  durable.  Or,  et  ceci 
est  d'une  vérité  absolue,  dans  aucune  des  villes 
d'Italie  que  j'ai  parcourues  il  n'existe  une  réunion 
d'artistes  qui  sachent  ou  veuillent  exécuter  les 
œuvres  symphoniques  des  maîtres.  La  musique  de 
quatuor  est  complètement  délaissée;  à  l'exception 
des  ouvertures  d'opéras  que  l'on  entend  au  théâtre, 
exécutées  la  plupart  du  temps  sans  verve,  sans  pré- 
cision, sans  ensemble,  et  d'ailleurs  plus  d'à  moitié 
étouffées  par  le  bruit  des  conversations,  il  est  à  peu 
près  impossible  d'entendre  oti  que  ce  soit  le  plus 
petit  bout  de  musique  d'orchestre  \ 

De  ce  côté  donc  néant,  néant  absolu.  Soit  que 
cela  tourne  à  l'antipathie  inhérente  au  caractère 
national  pour  ce  genre  de  musique,  soit  qu'on  doive 
l'attribuer  à  l'absence  d'artistes  ayant  tout  à  la  fois 
assez  de  volonté,  d'autorité  et  de  persévérance  pour 
former  peu  à  peu  le  goût  du  public  et  l'amener  aux 
choses  sérieuses,  soit  toute  autre  cause  à  moi 
inconnue,  toujours  est-il  que  le  résultat  est  déplo- 
rable. En  conséquence  ce  paragraphe  de  ma  revue 
hebdomadaire  resterait  forcément  toujours  en  blanc. 

Maintenant  passons  aux  théâtres. 

L'Italie,  comme  vous  savez,  compte  trois  théâtres 

1.  Le  même  mot  sert  en  italien  à  désigner  les  ouvertures  et  les 
symphonies  (sinfonia).  La  véritable  acception  du  mot  symphonie 
est  généralement  ignorée  (note  de  Liszt). 


LETTRES    D  UN    BACHELIER    ES    MUSIQUE  27I 

principaux  :  La  Scala,  la  Fenice  et  Saint-Char-les 
(Milan,  Venise  et  Naples).  Saint-Charles  que  je  ne 
connais  pas  encore,  retentit  des  succès  croissants 
de  Nourrit  sur  lequel  je  n'ai  rien  à  vous  apprendre. 
Je  veux  pourtant  vous  conter  en  passant  une  petite 
anecdote;  elle  vous  donnera  la  mesure  du  tact 
exquis  de  notre  artiste  et  de  l'opinion  que  les  Ita- 
liens conservent  de  leur  suprématie  musicale.  Plu- 
sieurs personnes  témoignant  h  Nourrit  leur  admi- 
ration et  se  félicitant  de  le  voir  prochainement 
paraître  sur  la  scène  italienne,  il  leur  répondit, 
sans  doute  avec  un  sourire  imperceptible  :  qu'il 
était  tout  confus  «  d'un  accueil  si  au-dessus  de  son 
talent  et  qu'il  venait  en  Italie  pou?'  apprendre  à 
chanter  ».  Ce  mot  d'une  si  obligeante  exagération, 
d'une  plaisanterie  si  aimable,  fut  pris  au  sérieux 
par  les  dilettanti;  on  l'accepta  au  pied  de  la  lettre, 
et  j'eus  mainte  occasion  depuis  de  m'entendre  dire 
que  Nourrit  se  fixait  à  Naples  afin  d'y  étudier  le 
chant.  0  sainte  simplicité  '  ! 

Dans  une  lettre  que  je  vous  adressais  de  Venise, 
je  vous  parlais  avec  détail  de  la  Fenice,  cette  admi- 
rable salle,  de  si  harmonieuses  proportions,  décorée 
avec  tant  de  goût  et  d'élégance,  et  de  la  troupe 
d'élite  qui,  à   cette  époque,  faisait   les  délices  des 

1.  Remarquons  ici  qu  à  l'heure  011  je  vous  écris,  les  artistes 
dramatiques  les  plus  en  vogue  sont  étrangers.  Mlle  Ungher  est 
Allemande,  Mme  Sclioberlechner  est  Russe,  Mme  Garcia  et  Nourrit 
sont  parisiens,  Mmes  Spech,  ScLutz,  Méric-Lalande,  Dérancourt, 
Olivier,  Pixis,  Castellan,  miss  Kemble  et  M.  Hennequin  (lisez 
Incbindi)  ne  portent  pas  non  plus  des  noms  ausoniens  (note  de  Liszt). 


272  PAGES    nOMANTlQUES 

Vénitiens.  J'assistai  aux  premières  représentations 
du  nouvel  opéra  de  Mercadante,  Li  due  illiistri 
rivali.  C'est  une  partition  écrite  avec  habileté  et 
conscience;  plusieurs  morceaux  d'ensemble  en  sont 
vraiment  remarquables;  aussi  le  succès  a-t-il  été 
complet.  Les  derniers  ouvrages  de  Mercadante 
sont  sans  contredit  les  mieux  écrits  et  les  mieux 
pensés  du  répertoire  actuel. 

Par  malheur,  la  Fenice  une  fois  close,  je  me 
trouvai  de  nouveau  en  pleine  disette  musicale; 
n'ayant  donc,  comme  Brid'oison,  d'autre  façon  de 
penser  que  celle  de  ne  savoir  que  vous  dire,  j'eus  1 
ridée  pour  allonger  ma  lettre  d'y  ajouter  quelques 
mots  sur  la  peinture.  J'osai  vous  nommer  Titien  et 
le  Véronèse,  et  si  je  ne  me  trompe,  je  me  laissai 
aller  a  vous  parler  de  quelques-unes  de  mes  impres- 
sions personnelles  sur  les  lagunes,  les  palais  mau-  j 
resques,  etc.  Mais  voici  que  vous  m'accusez  de  « 
devenir  trop  littérah-e  (le  dernier  des  reproches  que  \ 
je  croyais  jamais  pouvoir  mériter,  sur  l'honneur!);  j 
vous  prétendez  que  vos  abonnés  ne  veulent  et  ne  1 
doivent  entendre  parler  que  de  septième  diminuée 
et  de  fa  double  dièse;  vous  biffez  honteusement  | 
mes  pattes  de  mouches  poétiques,  vous  coulez  bas  j 
ma  gondole  au  clair  de  lune,  et  vous  me  demandez 
avec  colère  ce  qu'ont  affaire  Gianbellino,  Donatello, 
Sansoi'ino,  avec  le  rédacteur  de  la  Gazette  Musicale. 
Il  n'y  a  donc  pas  de  ma  faute  si  vos  lecteurs  ne 
sont  point  au  courant  de  ce  qui  s'est  fait  à  la  Fenice. 

Quant  à  la  Scala,  permettez-moi  de  vous  rappeler 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  373 

que  je  vous  en  avnis  parlé  précédemment  de  la 
façon  la  plus  circonstantielle  ;  a'ous  avez  su,  du 
moins  en  partie,  les  brutales  interprétations  aux- 
quelles mes  observations  donnèrent  lieu  et  les  mille 
désagréments  que  ma  lettre  m'attira.  Ce  fut  pour 
moi  une  nouvelle  occasion  de  méditer  sur  la  cri- 
tique en  général,  et  sur  la  critique  musicale  en  par- 
ticulier. Mes  réflexions  appuyées  sur  mainte  expé- 
rience personnelle  et  sur  une  multitude  de  faits 
bien  connus,  parcouraient  toujours  le  même  cercle 
et  m'amenaient  inévitablement  à  la  même  conclu- 
sion que  je  répugnais  pourtant  à  en  tirer  ;  c'est  que 
la  tâche  de  critique,  que  je  regarde  comme  utile, 
laborieuse,  difficile,  et  par  conséquent  digne  de 
respect  lorsqu'elle  satisfait  aux  conditions  de  sin- 
cérité, d'équité,  de  savoir  et  de  convenance,  devient 
ou  un  métier  avilissant  par  la  manière  dont  il  est 
rempli,  ou  un  acte  de  dévouement  chevaleresque 
en  raison  des  persécutions  qu'il  attire  à  quiconque 
veut  demeurer  consciencieux  et  indépendant.  Pour 
ma  part,  je  ne  me  suis  jamais  soucié  du  métier, 
ayant,  grâce  à  Dieu,  autre  chose  à  faire;  quant  h 
l'héroïsme,  je  commence  à  m'en  lasser;  j'aime 
autant,  entre  nous  soit  dit,  le  réserver  pour  d'au- 
tres occurrences.  Lorsque  le  critique  n'est  point 
artiste,  lorsqu'il  ne  pratique  pas  ce  qu'il  prétend 
enseigner,  alors  et  avec  une  grande  apparence  de 
raison,  on  décline  son  autorité,  on  lui  nie  la  faculté 
d'apprécier  et  de  juger  les  résultats,  h  lui  qui  ignore 
les   procédés,  et  s'il  lui   arrive  d'être  sévère,  on  sq 

LISZT.  i  8 


2/4  PAGES    ROMANTIQUES 

rit  de  ce  que  l'on  envisage  comme  la  colère  de 
l'impuissant.  Les  artistes  le  récusent,  et  de  quelque 
façon  qu'il  s'y  prenne,  il  encourt  non  seulement  la 
haine,  mais  le  mépris  de  tous  ceux  auxquels  il  ne 
prodigue  pas  la  louange  la  plus  outrée.  Quant  à 
l'artiste-critique,  il  se  trouve  dans  des  conditions 
encore  dix  fois  pires;  s'il  se  permet  de  critiquer  en 
toute  conscience  ce  qui  lui  paraît  défectueux  dans 
les  œuvres  des  grands  maîtres,  son  outrecuidance 
n'est  pas  tolérable;  s'il  s'attaque  h  ses  égaux  et  à 
ses  contemporains,  il  est  dévoré  d'envie;  ceux  avec 
lesquels  il  a  des  relations  personnelles  l'accusent 
d'ingratitude,  ceux  qu'il  n'a  jamais  vus  se  deman- 
dent ce  quils  hii  ont  donc  fait  pour  les  traiter  ainsi. 
Enfin,  là  où  il  ne  croyait  soulever  qu'une  question 
d'art,  il  se  trouve  avoir  soulevé  cent  questions  de 
personnes,  et  s'être  fait  autant  d'ennemis  que  ces 
personnes  ont  de  maris,  de  frères,  de  cousins,  de 
protecteurs,  quelquefois  même  de  compatriotes! 

En  résumé  donc  cet  éternel  dilemme  :  ou  bien  la 
critique  est  impuissante,  ou  bien  elle  est  de  mau- 
vaise foi;  en  d'autres  termes  :  ou  bien  le  critique 
est  inintelligent,  impertinent,  absurde,  ou  bien  il 
est  envieux,  partial,  plein  de  fiel  et  d'irritation,  etc. 
Or,  je  vous  le  demande,  l'alternative  ainsi  posée, 
n'est-il  pas  plus  prudent,  plus  profitable,  de  de- 
meurer dans  le  silence? 

Ce  que  je  viens  de  vous  dire  est  particulièrement 
applicable  à  l'Italie,  où  la  critique  élevée,  l'analyse 
sérieuse   d'un    ouvrage    d'art,  sont  tout   à    fait   en 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  2^5 

dehors  des  habitudes  de  la  presse.  Les  composi- 
teurs et  les  exécutants  ont  parmi  les  journalistes 
leurs  amis  et  leurs  ennemis,  leurs  partisans  et  leurs 
détracteurs.  Les  uns  les  exaltent  en  toute  occasion 
jusqu'aux  nues,  les  autres  leur  disent  de  grosses 
injures;  mais  la  part  des  louanges  est  de  beaucoup 
la  plus  considérable;  elles  doivent  toujours  être 
absolues,  sans  restriction  aucune.  «  Madame***  est 
merveilleuse,  divine  ;  elle  a  fait  fanatisme  ;  le 
maestro***  est  un  génie  incomparable.  »  Telles  sont 
les  formules  adoptées.  Les  principes  essentiels  du 
beau  et  du  vrai  ne  sont  jamais  ni  posés,  ni  discutés. 
La  critique  caresse  la  vanité  des  artistes  au  lieu  de 
stimuler  leur  amour-propre  ;  elle  suit  la  mode  au 
lieu  d'éclairer  le  goût,  et  joue  assez  habituellement 
le  personnage  du  cicérone  qui  vous  fait  pompeuse- 
ment la  nomenclature  admirative  de  tous  les  objets 
que  vous  visitez  avec  lui. 

Outre  les  trois  grands  théâtres  ci-dessus,  il  n'est 
pas  de  ville  en  Italie,  quelque  imperceptible  que 
puisse  être  le  point  noir  qui  la  désigne  sur  la  carte 
géographique,  qui  n'ait  aussi  sa  salle  de  spectacle, 
presque  toujours  spacieuse,  d'une  bonne  architec- 
ture et  parfaitement  commode.  Chacun  de  ces  théâ- 
tres acquiert  de  l'importance  à  une  époque  déter- 
minée de  l'année  et  devient  théâtre  du  premier 
ordre.  A  Bergamo,  à  Brescia,  à  Sinigaglia,  à  Pia- 
cenza,  à  Livourne,  à  Lucques,  etc.,  durant  le 
temps  des  foires  ou  la  résidence  du  souverain,  les 
premiers  sujets  sont  engagés  et  payés  comme  dans 


276  PAGES    ROMANTIQUES 

les  plus  grandes  villes.  Alors,  et  pour  un  instant, 
telle  petite  ville  qui  était  déserte  et  silencieuse, 
s'anime,  s'égaie,  se  vivifie.  Des  gens  qui,  le  reste 
de  l'année,  vivent  isolés,  sans  amusements  et 
presque  sans  intérêts,  se  trouvent  tout  à  coup  ras- 
semblés chaque  soir  dans  une  même  salle,  se  pas- 
sionnent pour  ou  contre  les  mêmes  individus  et  les 
mêmes  choses,  confondent  et  échangent  leurs  émo- 
tions, leurs  sympathies.  L'incroyable  bon  marché 
du  prix  d'entrée  rend  le  plaisir  du  spectacle  acces- 
sible à  tous.  Et  c'est  là  une  chose  dont  on  n'a  guère 
idée  en  d'autres  pays  :  un  centre  de  divertissement 
qui  réunit  toutes  les  classes;  un  foyer  commun  de 
vie,  de  passion,  d'enthousiasme;  un  principe  de 
civilisation  qui,  ainsi  qu'une  source  toujours  jaillis- 
sante, se  répand  incessamment  dans  chaque  branche 
de  la  société. 

Quel  dommage  que  des  habitudes  si  favorables 
à  l'extension  de  l'art,  ne  servent  aujourd'hui  qu'à 
faire  végéter  une  foule  de  productions  éphémères, 
à  sortir  pour  une  heure  du  néant  des  noms  et  des 
œuvres  destinés  à  y  retomber  presque  aussitôt!  Le 
public  les  accepte  faute  de  comparaisons,  les  écoute 
par  habitude,  et  les  vante  ensuite  par  esprit  de 
nationalité;  car  l'esprit  de  nationalité  est  excessive- 
ment chatouilleux  en  Italie  et  va  se  loger  là  où  il 
semblerait  au  premier  abord  qu'il  n'a  absolument 
que  faire. 

Les  opéras  qui  sont  actuellement  le  plus  en  pos- 
session du  répertoire,  et  font  successivement  le  tour 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  277 

de  ces  différents  théâtres,  sont  Marino-Faliero , 
Lucrezia  Borgia,  Parisina,  l'Elisir  d\Amore,  et 
surtout  la  Liicia  di  Lanimermoor .  Ces  opéras  ayant 
tous  été  représentés  à  Paris,  il  n'y  aurait  nulle 
opportunité  à  vous  en  faire  l'analyse.  Le  système 
dans  lequel  ils  sont  conçus  rendrait  d'ailleurs  cette 
tâche  difficile  et  ingrate  pour  moi.  Parfois  le  souffle 
affaibli  de  Rossini  s'v  fait  encore  sentir  et  donne  à 
ces  corps  sans  âme  une  apparence  de  vie;  d'heu- 
reuses mélodies  qui,  en  Italie,  courent  dans  l'air 
comme  on  dit  qu'à  Paris  l'esprit  court  les  rues, 
viennent  s'y  placer  au  hasard  et  caressent  agréable- 
ment l'oreille;  mais  quiconque  chercherait  dans  ces 
opéras  la  pensée,  l'invention,  la  déclamation,  l'ex- 
pression dramatique,  l'art  enfin  dans  la  sérieuse  et 
grande  acception  du  mot,  perdrait,  je  crois,  son 
temps  et  sa  peine. 

On  comprend  combien  il  est  difficile  que  l'étude 
de  ces  compositions  puisse  former  des  acteurs  et 
des  chanteurs  de  premier  ordre.  Les  belles  voix 
sont,  relativement  à  d'autres  pays,  communes  en 
Italie.  Les  hommes  naissent  sur  ce  sol  privilégié 
avec  une  naturelle  aptitude  pour  les  arts;  ils  ont  le 
regard  plein  de  feu,  le  geste  animé  et  la  disposition 
enthousiaste  qui  fait  les  artistes  :  pourtant  le 
nombre  des  chanteurs  et  des  chanteuses  distingués 
y  est  fort  restreint.  La  négligence  des  compositeurs 
entraîne  après  elle  la  négligence  de  leurs  inter- 
prètes. Des  rôles  qui  n'ont  point  été  pensés  sérieu- 
sement   par    les    uns    ne    sont   point   sérieusement 


2~8  PAGES    ROMANTIQUES 

étudiés  par  les  autres.  Il  y  a  un  procédé  uniforme, 
adopté  par  tous,  certaine  manière  convenue  de 
rendre  tous  les  sentiments  et  toutes  les  situations. 
Le  public,  qui  est  très  au  courant  de  ce  procédé, 
a  pris,  lui  aussi,  l'habitude  d'applaudir  invariable- 
ment les  mêmes  effets.  Ce  sont  pour  l'ordinaire,  de 
violents  et  subits  contrastes,  motivés  ou  non,  du 
pianissimo  au  fortissimo  des  renflements  de  voix 
quasi-convulsifs,  des  cris  foudroyants  à  la  fin  des 
morceaux  lorsque  le  chanteur  vient  d'être  pathé- 
tique et  qu'il  est  question  de  combats,  de  vengeance 
ou  de  désespoir.  Le  grand  cri  est  de  rigueur  pour 
quiconque  aspire  à  la  renommée  de  Cantanle  di 
Cartello.  Une  actrice  ne  saurait  se  laisser  tomber 
sur  les  planches  ou  dans  un  fauteuil  sans  pousser 
le  grand  cri.  Le  grand  cri  remplace  avantageuse- 
la  gamme  chromatique,  le  saut  à  la  dixième  et  la 
cadence  indéfinie  déclarés  aujourd'hui  rococo  et  de 
mauvais  goût.  Les  traits,  la  difficulté,  la  bravoure 
ont  passé  de  mode.  Beaucoup  de  gens  font  honneur 
de  ce  changement  à  la  musique  de  Bellini  et  le 
considèrent  comme  un  progrès,  comme  une  révolu- 
tion heureuse  pour  l'art.  Il  m'est  difficile,  je  l'avoue, 
de  me  rendre  à  cet  avis.  Le  progrès  de  Rossini  h 
Donizetti  ne  m'est  pas  bien  démontré.  Quant  h  la 
révolution  qui  fait  succéder  l'empâtement  à  l'agilité, 
la  mesquinerie  à  la  prodigalité,  je  doute  qu'elle  soit 
fort  profitable,  si  ce  n'est  pourtant  h  la  paresse  de 
MM.  les  chanteurs. 

Parmi  les  cantatrices  qui  tiennent  le  premier  rang 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  279 

sur  les  théâtres  de  l'Italie,  il  en  est  une  qui  s'est 
placée  à  part  et  à  laquelle  ce  que  je  viens  de  vous 
dire     ne     saurait     s'appliquer    en     aucune    façon. 
Mlle  Ungher^,  douée  d'un  sentiment  profond,  d'une 
remarquable  intelligence  et  d'une  énergie  dont  elle 
n'avait  à  redouter  que  les  excès,  a  acquis  par  des 
études  approfondies,   continuées  sans   interruption 
durant  l'espace  de  dix  années,  le  plus  beau  talent 
dramatique     qui     ait    paru    sur    la    scène    depuis 
Mmes    Pasta   et   Malibran.   Toujours   vraie,    noble, 
pathétique,  elle  se  pénètre  de  l'essence  de  son  rôle, 
et  brisant,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  les  barrières 
de  glace  que  les  platitudes  d'un  libretto  stupide  ou 
d'une    musique    décolorée   élèvent  entre  elle  et  le 
spectateur,   elle  devient  sublime   là  où  il  semblait 
impossible  d'être  autre  chose  que  convenable;  elle 
fait   naître    la   plus   vive    émotion  là  où  tout  autre 
dissimulerait  à  peine  le  contre-sens  des  paroles  et 
de  la  musique.  C'est  un  curieux  et  triste  spectacle 
tout  à   la  fois  que  ce  beau  génie  de  femme  empri- 
sonné dans  la  médiocrité  de  sa  tâche.  Je  la  compa- 
rais souvent  à  un  hardi  nageur  qui  se  débat  miséra- 
blement dans  un  mince  petit  filet  d'eau.  Quelque- 
fois  aussi  elle  me  rappelait  le  grand  Mozart  forcé 
de  jouer  du  piano  les  mains  couvertes  d'un  mou- 
choir afin  de  divertir  les  dames  de  la  cour,  ou  bien 
encore  le  jeune  Michel-Ange  employé  par  le  magni- 
fique Cosme  de  Médicis  à  lui  tailler  dans  son  jardin 

1.  Caroline  Ungher  (1805-1877). 


aSo  PAGES    ROMANTIQUES 

une  statue  de  neige.  La  voix  de  Mlle  Ungher  est 
étendue,  juste  et  flexible.  Musicienne  consommée, 
elle  aborde  avec  facilité  tous  les  rôles,  le  répertoire 
bouffe  lui  est  aussi  familier  que  le  répertoire 
tragique,  et  l'universalité  de  son  talent  est  aussi 
exceptionnelle  que  sa  profondeur. 

Mme  Garcia  \  entrée  beaucoup  plus  récemment 
que  Mlle  Ungher  dans  la  carrière  dramatique,  est 
encore  dans  cette  heureuse  période  où  l'artiste  peut 
en  appeler  de  la  critique  à  l'avenir.  Assez  jeune 
pour  que  sa  voix  remarquablement  pure,  ronde  et 
fraîche  n'ait  de  bien  longtemps  rien  à  redouter  des 
années,  elle  doit  nécessairement  gagner  par  le  seul 
travail  de  l'expérience.  Une  certaine  négligence 
comme  mêlée  d'embarras  dans  son  jeu,  quelque 
inégalité  dans  son  chant,  le  plus  souvent  plein  de 
charme  et  jusqu'aux  erreurs  de  ses  ajustements 
(chose  à  laquelle  le  public  italien  est  peu  attentif) 
disparaîtront  sans  nul  doute  en  présence  du  public 
parisien,  le  plus  exigeant  de  tous  en  matière  de 
goût.  C'est  aussi  à  ce  public  qu'elle  va  demander 
prochainement  des  enseignements,  des  encourage- 
ments et  des  récompenses.  Le  nom  qu'elle  porte 
est  d'un  heureux  augure. 

Décidé  à  ne  jamais  vous  parler  sur  ouï-dire,  jo 
nommerai  seulement  ici  pour  mémoire  Mme  Bocca- 
baditi  et  Mme  Giuditta  Grisi  et  Schutz. 

Je  vous  ai   dit  mon  opinion  sur  Mme  Schober- 

1.  AJme  Pauliue  Viurdot  Garcia  (1819-1910). 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ÈS    MUSIQUE  201 

lechner.  Son  récent  dévouement  conjugal  mérite 
toute  sorte  d'éloges.  Par  un  évanouissement  pro- 
longé elle  a  rappelé  le  parterre 'inflexible  aux  lois  de 
l'humanité,  et  a  sauvé  h  son  mari  les  horreurs  d'un 
fiasco  con  fiocchi  qui  menaçait  le  maestro  de  Marie 
Tador  ^ . 

Le  ténor  le  plus  à  la  mode  en  ce  moment  est 
Mariani.  Il  est  fort  jeune.  Depuis  trois  ans  seule- 
ment au  théâtre,  s'il  consentait  à  travailler,  il  se 
placerait  sans  nul  doute  en  première  ligne  parmi 
les  grands  chanteurs.  Mais  c'est  là  ce  qu'il  n'a  pas 
fait,  ce  qu'il  ne  fait  pas,  et  ce  que,  je  le  crains  bien,  il 
ne  fera  jamais.  Son  admirable  voix,  la  plus  absolu- 
ment belle  que  j'aie  jamais  entendue,  suffit  à  ses 
succès.  Maintes  fois  je  l'ai  vu  en  scène  avec 
Mlle  Ungher  paraissant  ne  trop  rien  comprendre 
au  jeu  pathétique,  à  la  savante  déclamation  de  la 
grande  actrice.  Après  l'avoir  écoutée,  le  sourire  sur 
les  lèvres,  ainsi  qu'il  convient  à  un  ténor  bien 
élevé,  son  tour  venu,  il  s'avançait  vers  la  rampe  et 
chantait  sa  partie  de  duo,  quelle  que  fût  la  situa- 
tion, avec  la  même  tendresse  mélancolique,  la 
même  absence  de  déclamation  et,  il  faut  bien  le 
dire,  avec  un  accent  divin  qui  arrachait  au  public 
des  applaudissements  passionnes.  Probablement 
alors  il  se  demandait  à  part  lui  à  quoi  bon  ces 
inflexions  de  voix  terribles  ou  déchirantes,  ces  notes 
brisées,  cette  déclamation  qui  se  modifie  suivant  le 

1.  Sophie  Schoberlechiier  (1807-1863)  était  la  femme  du  compo- 
siteur du  même  nom  (1797-1843). 


282  PAGES    ROMANTIQUES 

sens  des  paroles  et  le  sentiment  qu'elles  expriment. 
Mariani  chante  sans  travail,  sans  effort;  il  charme, 
il  ravit  tout  ce  qui  l'écoute,  que  chercherait-il  de 
plus? 

Salvi,  autre  ténor  que  j'ai  entendu  à  Gènes,  et 
qui  est  maintenant  à  Naples,  possède  également 
un  organe  remarquable.  Son  chant  est  émouvant, 
sa  méthode  large  et  pure,  sa  déclamation  et  son 
geste  d'une  aisance  et  d'une  noblesse  parfaites. 

Ajoutez  à  ces  noms  ceux  de  Coselli  (primo-basso) 
artiste  intelligent  et  distingué,  de  Donzelli,  dont 
vous  avez  eu  la  primeur  à  Paris  et  vous  serez  à  peu 
près  aussi  au  courant  que  moi  du  personnel  des 
théâtres  italiens. 

Plusieurs  des  princes  souverains  d'Italie  ont  un 
goût  prononcé  pour  la  musique.  Sa  majesté  Marie- 
Louise,  qui  joue  fort  bien  du  piano,  accueille  les 
artistes  avec  la  plus  gracieuse  bonté.  Le  grand  duc 
de  Lucques  a  un  pianiste  attaché  à  sa  maison, 
M.  Dœlilcr'.  A  l'occasion  de  la  visite  du  prince 
Frédéric  de  Russie,  S.  A.  R.  le  grand  duc  de  Tos- 
cane a  donné  dans  les  vastes  et  harmonieuses  salles 
du  palais  Pitti  plusieurs  concerts.  Mesdemoiselles 
Ungher,  Francilla  Pixis,  Mariani,  Caselli,  en  ont 
fait  les  honneurs.  J'y  ai  enlendu  avec  un  vif  intérêt 
M.  Giargetti,  violoniste  supérieur,  compositeur 
distingué.  De  douloureuses  infirmités  ne  lui  per- 
mettent   malheureusement   pas    de    faire   le    tour 

1.  Th.  Dœhlcr  (1814-1856). 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  283 

d'Europe,  aujourd'hui  nécessaire  aux  réputations 
d'exécutant.  Jules  Janin  vous  a  conté  avec  autant 
d'esprit  que  de  grâce  un  trait  de  générosité  de 
S.  A.  auquel  je  suis  assez  heureux  pour  avoir  servi 
d'occasion  ou  de  prétexte;  j'aurais  donc  garde  d'y 
revenir. 

Florence  se  vante  avec  raison,  ainsi  que  Milan, 
de  plusieurs  dilettanti  quasi-artistes,  que  compte  la 
société.  De  même  qu'à  Milan  une  famille  privilé- 
giée qui  porte  un  nom  illustre,  présente  une  réu- 
nion de  talents  dont  je  ne  sais  pas  d'autre  exemple. 
Tous  les  Poniatowski,  de  même  que  tous  les  Bel- 
giojoso,  chantent  et  chantent  bien.  La  conformité 
de  leur  goût  musical  et  l'heureuse  circonstance  des 
liens  de  parenté  qui  rend  les  études  en  commun 
faciles,  les  met  à  même  de  monter  chaque  année 
plusieurs  opéras  dont  l'exécution  est  très  remar- 
quable. Un  joli  petit  théâtre,  monté  aussi  par  un 
amateur  de  musique  M.  Standish,  réunit  cinq  ou 
six  fois  dans  l'hiver,  la  société  la  plus  élégante  de 
Florence,  et  les  nombreux  étrangers  que  mille  rai- 
sons diverses  attirent  et  retiennent  sur  les  bords  de 
l'Arno.  Des  applaudissements  en  quelque  sorte 
européens,  viennent  couronner  les  efforts  de  cette 
jeune  et  gracieuse  troupe.  Malgré  le  peu  d'oppor- 
tunité d'une  critique  quelconque  en  pareille  cir- 
constance, je  ne  saurais  m'empêcher  de  regretter 
qu'une  pensée  plus  large,  plus  compréhensive,  ne 
préside  aux  choix  des  opéras  représentés  au  théâtre 
Standish.    L'hiver   dernier,  par  exemple,    on    y    a 


284  PAGES    ROMANTIQUES 

monté,  au  bénéfice  de  la  salle  d'asile,  Othello,  le 
Barbier  et  V EUsir  d'Amore.  Les  deux  premiers  sont 
des  chefs-d'œuvre,  l'autre  est  une  des  meilleures 
compositions  de  Donizetti  ;  mais  Othello  et  le  Bar- 
bier joués  depuis  quinze  années  sur  tous  les 
théâtres  d'Europe  avec  un  succès  immense, 
chantés  à  l'envi  par  les  artistes  les  plus  éminents, 
Othello  et  le  Barbier  que  les  enfants  savent  par 
cœur  et  que  le  peuple  fredonne  dans  les  rues,  n'ont 
plus  besoin  de  la  publicité  restreinte  d'un  théâtre 
d'amateurs.  h'Elisir  d'Amore  a  aussi  un  succès  de 
vogue,  il  est  à  l'ordre  du  jour  de  tous  les  réper- 
toires. Il  n'y  a  pas,  ce  me  semble,  grand  avantage 
pour  l'art  à  ce  que  ces  opéras  soient  représentés  une 
ou  deux  fois  de  plus  ou  de  moins.  N'y  aurait-il  pas 
pour  des  amateurs  que  leur  position  place  au- 
dessus  des  considérations  pécuniaires  et  des  exi- 
gences du  public,  à  côté  du  simple  but  d'amuse- 
ment et  de  vanité  légitimement  satisfaite,  un  but 
plus  élevé  à  se  proposer?  Ce  serait  de  faire  con- 
naître à  l'Italie  des  œuvres  capitales  qui,  par  un 
déplorable  enchaînement  de  circonstances,  semblent 
devoir  lui  rester  encore  longtemps  inconnues  ; 
d'aborder  courageusement  les  compositions  de 
Mozart,  de  Weber,  de  Meyerbeer;  de  transplanter 
sur  un  sol  bien  préparé  ces  productions  de  la  muse 
étrangère,  de  les  faire  apprécier,  goûter  d'abord  par 
la  bonne  compagnie,  dont,  en  tout  pays,  l'influence 
est  si  grande  ;  et  d'exciter  ainsi  peu  à  peu,  dans 
un  public  plus  vaste,  le  désir  de  connaître  aussi  ces 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  285 

ouvrages  célèbres.  Moins  que  personne  je  crois  aux 
révolutions  soudaines,  aux  changements  opérés  à 
coup  de  baguette.  Dans  le  domaine  de  Tart  et  de 
l'intelligence  surtout,  rien  ne  se  fait  par  bonds  et 
par  sauts;  et  je  ne  suis  pas  assez  naïf  pour  penser 
que  si  le  prince  Poniatowski.  ou  tout  autre,  l'ait 
exécuter  en  Italie  un  opéra  de  Weber  ou  de 
Mozart,  le  goût  de  la  musique  vraiment  dramatique 
y  renaîtra  aussitôt  comme  par  enchantement.  Je 
crois  au  contraire  que  ,  pour  faire  une  semblable 
tentative,  il  faudrait  s'armer  de  beaucoup  de  résolu- 
tion, se  résigner  à  s'entendre  dire  infiniment  d'ab- 
surdités, et  n'avoir  pour  soi,  pendant  longtemps, 
qu'une  minorité  imperceptible.  Mais  lorsqu'à  des 
goûts  et  à  des  talents  d'artiste  on  réunit  les  avan- 
tages  d'une  position  sociale  indépendante,  ce  serait 
un  orgueil  bien  placé  que  celui  d'essayer  de  provo- 
quer, d'encourager  par  tous  les  moyens  une  réforme 
théâtrale  sans  laquelle,  avant  peu  d'années,  l'Italie 
se  trouvera  comph'^tement  en  dehors  du  mouvement 
progressif  qui  s'accomplit  chez  les  autres  nations. 
Puisque  je  suis  en  train  de  vous  parler  de 
réforme,  je  ne  saurais  passer  sous  silence  celle  que 
propose  en  ce  moment  au  Saint-Siège  un  artiste 
auquel  une  longue  carrière  glorieusement  fournie 
donne  le  droit  de  parler  avec  autorité.  Après  une 
absence  d'environ  trente  années,  Spontini,  désireux 
de  repos,  éprouvant  peut-être  le  besoin  de  respirer 
l'air  natal  a  demandé  à  son  auguste  protecteur,  le 
roi  de  Prusse,  la  permission  de  retourner  en  Italie. 


286  PAGES   ROMANTIQUES 

Sans  doute,  et  je  ne  crois  pas  lui  faire  tort  par 
cette  supposition,  il  était  aussi  secrètement  attiré 
par  le  désir  de  venir  payer  sa  dette  à  sa  patrie,  de 
faire  hommage  à  son  pays  du  produit  de  ses  veilles. 
Sans  doute  il  lui  était  doux  de  penser  que  ses  com- 
positions, accueillies  avec  enthousiasme  par  l'Eu- 
rope entière,  allaient  prendre  droit  de  cité  sur  le 
sol  natal,  et  qu'elles  seraient  reçues  avec  amour  par 
ses  compatriotes.  Quoi  qu'il  en  ait  été  de  ses  désirs, 
de  ses  projets,  de  ses  illusions  à  cet  égard,  Spon- 
tini  dut  les  perdre  bien  vite.  Je  le  vis  à  ses  premiers 
pas  en  Italie;  je  me  trouvai  avec  lui  la  première 
fois  qu'il  assista  h  une  représentation  de  la  Scala. 
Il  put  se  convaincre  dès  ce  soir-là  même,  que  la 
musique  telle  qu'il  la  comprenait  et  la  voulait  serait 
un  langage  inintelligible  de  ce  côté  des  Alpes;  que 
la  grande  école  de  déclamation  fondée  par  Gluck, 
et  dont  il  est  un  des  continuateurs,  leur  était  incon- 
nue; que  les  habitudes  des  artistes  les  rendaient 
impropres  à  exécuter  les  œuvres  composées  sous 
cette  inspiration,  et  que  le  public  n'était  nulle- 
ment préparé  à  les  goûter.  Il  nous  est  permis  de 
conjecturer,  bien  que  Spontini  n'ait  jamais  laissé 
échapper  un  mot  qui  trahît  ses  sentiments  à  cet 
égard,  qu'il  fut  péniblement  contristé  par  la  convic- 
tion que,  comme  artiste,  il  resterait  toujours  étran- 
ger parmi  les  siens  :  que  sa  patrie  ne  rendrait  hom- 
mage à  son  nom  que  sur  le  témoignage  des  autres 
nations.  Il  dut  sentir  et  penser  sans  doute  en  ce 
moment  que  cette  gloire,  dont  la  terre  étrangère 


LETTRES    d'un    BACHELIER    ES    MUSIQUE  287 

avait  été  justement  prodigue  envers  lui,  ne  pouvait 
remplacer  l'intime  et  profond  bonheur  de  voir  ses 
œuvres  appréciées,  comprises,  aimées  par  les  siens. 
Cette  heure  de  renoncement  intérieur  dut  être 
amère. 

Pourtant  quelles  qu'aient  pu  être  ses  déceptions 
de  ce  côté,  Spontini  n'abandonna  pas  la  pensée  de 
rendre  son  séjour  utile  à  sa  patrie.  Renonçant  en 
juste  appréciateur  de  l'état  des  choses,  h  une  tenta- 
tive de  régénération  impossible  au  théâtre,  et  tout 
aussi  frappé  de  la  décadence  dans  laquelle  était 
tombée  la  musique  d'église,  il  songea  qu'il  y  avait 
là  une  réforme  à  tenter,  parce  qu'elle  dépendait,  en 
définitive,  de  la  volonté  d'un  seul. 

Choqué,  scandalisé  comme  le  sont  tous  ceux  qui 
joignent  au  sentiment  religieux  le  sentiment 
artiste,  de  n'entendre  durant  les  offices  de  l'église 
et  la  célébration  des  saints  mystères  que  de  ridi- 
cules et  inconvenantes  réminiscences  du  théâtre; 
plein  de  colère  de  voir  l'orgue,  cette  majestueuse 
voix  des  cathédrales,  ne  plus  faire  résonner  ces 
vastes  tuyaux  que  des  cabalettes  h  la  mode,  il 
conçut  la  noble  pensée  d'arracher  l'église  h  ce 
scandale,  et  de  réinstaurer  l'austère  et  o-rave 
musique,  telle  que  l'écrivirent  les  Palestrina,  les 
Marcello,  les  Allegri.  Fortement  appuyé  par 
l'évêque  de  Jesi  (ville  des  Etats-Romains  où  est  né 
Spontini)  qui  se  hâta  de  défendre  par  un  mande- 
ment spécial  l'exécution  de  la  musique  de  théâtre 
dans  son    diocèse,    se    fondant  sur   les    arrêts    des 


288  PAGES    ROMANTIQUES 

conciles  et  des  papes  qui,  à  différentes  époques, 
flétrissent  en  termes  énergiques  ces  abus  et  con- 
damnent les  profanateurs  à  des  peines  infamantes, 
Spontini  adressa  au  Saint-Père  un  mémoire  déve- 
loppé sur  les  nombreux  inconvénients  de  l'état  de 
choses  actuel.  Il  conclut  en  proposant  les  moyens 
les  plus  efficaces  pour  déraciner  l'abus,  et  fonder 
une  nouvelle  école  de  musique  sacrée. 

Sa  Sainteté  a  accordé  plusieurs  audiences  à 
Spontini,  elle  a  paru  écouter  favorablement  son 
projet;  elle  a  décoré  l'illustre  compositeur  de 
l'ordre  de  Saint-Grégroire... 

o 

Ce  qui  n'empêchera  peut-être  pas  le  plan  de 
réforme,  auquel  du  reste  Spontini  se  propose  de 
donner  la  plus  grande  publicité  en  France  et  en 
Allemagne,  de  dormir  oublié  dans  quelque  carton 
de  la  chancellerie  pontificale. 

Sur  ce,  mon  cher  Maurice',  dormez  sur  les 
deux  oreilles,  et  surtout  ne  me  reprochez  plus  d'être 
trop  littéraire,  car  je  ne  me  suis  pas  permis  aujour- 
d'hui un  seul  petit  mot  qui  ne  fût  conforme  à  votre 
programme. 

1.  Maurice  Schlesinger. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


Avant-propos v 

De  la  situation   des  artistes  et  de  leur  condition 

dans  la  société 1 

Des  Théâtres  lyriques 46 

Des  Sociétés  philharmoniques 50 

Des  Concerts 54 

De  l'Enseignement  et  de  la  Critique 58 

De  la  Musique  religieuse 60 

Encore    quelques    mots    sur    la    subalternilé    des 

musiciens "3 

Lettre  d'un  voyageur  à  M.  George  Sand 85 

Lettres  d'un  bachelier  es  musique 9' 

I.  A  un   poète   voyageur 97 

II 111 

III.  A  M.  Adolphe    Pictet 128 

IV.  A  M.  Louis  de  Ronchaud 147 

V.  Le  Lac  de  Como 164 

VI.  La  Scala 177 

LISZT.  *  «^ 


agO  TABLE    DES    MATIERES 

VII.  A  M.  Heine 197 

VIII.  A  M.  Lambert  Massart 207 

IX.  Le  Persée  de  Benvenuto  Cellini 241 

X.   La  Sainte  Cécile  de  Raphaël 250 

XI.  A  M.  Hector  Berlioz 257 

XII.  De   l'État  de  la  Musique  en  Italie 268 


1198-11.   —  Coulommieis.  Imp.  I'acl  BROUARU.  —   1-12. 


LIBRAIRIE    FÉLIX   ALCAN 


LES  MAITRES  DE  LA   MUSIQUE 

ÉTUDES  d'histoire  ET  d'esthétiqui: 
Publiées  sous  la  direction  de  M.  Jean  CHANTAVOINE 

Collection  honorée  d'une  souscription  du  Ministère  de  l'Instruction  publique 
et  des  Beaux-Arts. 


Chaque  volume  in-8''  écu  de  250  pages  environ.  3  fr.  50 


Publiés  : 

Palestriua,  par  Michel  Brenet,  3°  édition. 

César  Franck,  par  Vincent  d'Indy,  6'  édition. 

J.-S.  Bach,  par  André  Pirro,  3'  édition. 

Beethoven,  par  Jean  Chantavoine,  6"  édition. 

Mendelssohn,  par  Camille  Bellaigue,  3"  édition. 

Smetana,  par  William  Ritter. 

Rameau,  par  Louis  Laloy,  2'  édition. 

Moussorgsky,  par  M.-D.  Calvocohessi,  2'  édition. 

Haydn,  par  Michel  Brenet,  2*  édition. 

Trouvères  et  troubadours,  par  Pierre  Aubry,  2'  édition, 

revue  et  corrigée. 
Wagner,  par  Henri  Lichtenberger,  4'  édition. 
Gluck,  par  Julien  Tiersot,  3°  édition. 
Gounod,  par  Camille  Bellaigue,  2°  édition. 
Liszt,  par  Jean  Chantavoine,  2'  édition. 
Haendel,  par  Ro.main  Rolland,  3'  édition. 
Lully,  par  Lionel  de  la  Laure.ncie. 
L'art  grégorien,  par  Amédée  Gastoué,  2°  édition. 

En  préparation  : 

Schumann,  par  Victor  Basch.  —  Orlande  de  Lassus,  par 
Henry  Expert.  —  Grieg,  par  Georges  Humbert.  —  Chopin, 
par  Louis  Laloy.  —  Brahms,  par  P.  Landormy.  —Berlioz, 
par  P. -M.  Masson.—  Les  Couperins,  par  Henri  Quittard. 
—  Schubert,  par  Gaston  Carraud,  etc.,  etc. 


LIBRAIRIE    FÉLIX    ALCAN 


L'ANNÉE   MUSICALE 

Publiée  par  MM.  J.  CHANTAVOINE, 

L.    LALOY,    L.  DE  LA  LAURENCIE,    Michel    BRENET. 

PREMIÈRE    ANNÉE,     1911. 

SOMMAIRE 

COSTRIBCTION    A   l'hISTOIRE   DE   LA   SYMPHONIE  FRANÇAISE  VKRS  1750  (L.  de  la 

Laurcncie  et  G.  de  S''-Foix).  —  Deux  traductions  françaises  inédites 

DES    INSTITUTIONS    HARMONIQUES    DE    ZrOLINO    {M.    Bvenet).   —     Le     BARON 

DE  Baggf  et  son  TEMPS  (1718-1791)  (Georges  Cucitel).  —  Lullistes  et 
Ramistes  (Paul-Marie  Alasson).  —  La  musique  de  la  chambre  et  de 
l'écurie  sous  LE  règne  de  François  1"  (Henry  Prunières).  —  Bibliographie. 

1  vol.  grand  in-8'^  de  350  p.,  avec  citations  musicales.    10  fr. 

ESTHÉTIQUE    MUSICALE 

ARRÉAT  (Lucien  I.  —  Mémoire  et  imagination  (Peintres,  Musiciens,  Poètes, 
Orateurs.)  2"  édit.  1  vol.  in-16 2  fr.  50 

—  Art  et  psychologie  individuelle.  1  vol.  in-16 2  fr.  50 

BAZAILLAS  (A.).  —  Musique  et  inconscience.  1  vol.  in-8 5  fr. 

BLASERNA  et  HELMHOLTZ.  —  Le  son  et  la  musique.  6«  édit.  1  vol.  in-S, 

avec  figures,  cart 6  fr . 

BONNIER  (D'  Pierre).  —  La  voix.  Sa  culture  physiologique.  Théorie  nou- 
velle de  la  phonation.  Conférences  faites  au  Conservatoire  national  de 
musique  de  Paris.  3°  édit.  1  vol.  in-i6,  avec  ficrures 3  fr.  50 

BRENET  (Michel).  —  Musique  et  musiciens  de  la  Vieille  France.  1  vol. 
in-16 3  fr.  50 

COMBARIEU  (J.).  —  Les  rapports  de  la  musique  et  de  la  poésie.  1  vol. 
in-8 • 7  fr.  50 

DAURIAC  (L.).  —  La  psychologie  dans  l'opéra  français  (Auder,  Rossini, 
Meyerbeer).  1   vol.  in-16 2  fr.  50 

—  Essai  sur  l'esprit  musical.  1  vol.  in-8 5  fr. 

DUPRÉ  et  NATHAN.  —   Le   langage  musical.  Préface  de   Ch.  Malherbe. 

1  vol .  in-8 3  fr.  75 

GUILLEMIN.  —  Les  éléments  de  l'acoustique  musicale.  1  vol.  in-8.     10  fr. 

—  Génération  de  la  voix  et  du  timbre.  2=  édit.  1  vol.  in-8 10  fr. 

JAÏDLL  (Mme  Marie).  —  L'intelligence  et  le  rythme  dans  les  mouvements 

artistiques.  1  vol.  in-16,  avec  tigures 2  fr.  50 

LALO  (Ch.).  —  Esquisse  d'une  esthétique  musicale  scientifique.  1  vol. 
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—  L'esthétique  expérimentale  contemporaine.  1  vol.  in-S 3  fr.  75 

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LICHTENBEHGER  (H.).  —   Richard  Wagner,  poète  et  penseur,  i'  édit. 

1  vol.  in-8  (Couronné  par  l'Académie  française) 10  fr. 

POCHHAMMER  (A.).  —  L'anneau  du  Nibelung  de  Richard  Wagner,  Ana- 
lyse dramatique  et  musicale,  traduit  de  l'allemand  par  Jean  Chantavoine. 
1  vol.  in-16 2  fr.  50 

RIEMANN  (H.).  —  Les  éléments  de  l'esthétique  musicale.  Traduit  de 
l'allemand  par  G.  Humbert.  1  vol.  in-8 5  fr. 

SERVIÈRES  (Georges).—  Emmanuel  Chabrier  (18il-189-l).  1  v.  in-16.  2fr.50 

SOURIAU  (P.).  —  La  beauté  raUonnelle.  1  vol.  in-S 10  fr. 

UDINE  (Jean  d').  —  L'art  et  le  geste.  1  vol.  in-8 5  fr. 

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1190-11.  —  Coulommiers.  Imp.  Taul  BRODARD.  —  1-12. 


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