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Full text of "Paris romantique : voyage en France de Mrs. Trollope (avril-Juin 1835)"

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PAKIS  ROMANTIQUE 

VOYAGE    EN    FRANCE 
TROLLOPE 

(AVRIL-JUIN  18ÔJ5) 


"^œ 


ARTHENfE   FA"iARn    EDITKI 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/parisromantiquevOOtrol 


DC 


PARIS 


ROMANTIQUE 


VOYAGEiFN  FRANCE  de  Mus.  TROLLOl'E 


■"•^  1 


EPOUSE     VERTUEUSE 


MKMOIRKS  KT  SOUVENIRS 

I'UIII.IKS    Sills    l.\    riiBKi;TIO.\    dk 

F.  FUNCK-BliENTANO 


h\m  m\\\\m 

VOYAGE  KN  FHANCE  i>e  Mrs.  TIK  »1.L(  )PE 

(A\  Rii.-Ji.iN    iH^5) 
JACQUES      BOULENGER 

KT  II.LUSTBK  d'aPRIS  l.ES  liOCIMENTS  DU  TEM'S 


117      I 


PARIS 
\11THKME   FAYARD,  ÉDITIAI 

18    KT    20,     KI'B    1)1-    SAINT-r.DVHAKD,    IS   KT  ■.'" 


'.-LUCLa.o.n 


l^y 


^  ^'t.^'-i:r3^^ 


UNE    LOCiE     AU     THEATRE    ITALIEN 


(Par   G>v»rni) 


(Bibliolhcqiic  n>lion>lcf 


^■fS.i^î/:  -,: 


FRONTISPICE    DE     «PARS    AND    THE    PARISIANS»,     PAR     MRS.     TROLLOPE 


PARIS   ROMANTIQUE 


INTRODUCTION 


VIE     DE     MRS.    TROLLOPE.     DATES    DE    SON 

VOYAGE     A     PARIS.     COMMENT     NOUS     AVONS 

TRADUIT  SA  CORRESPONDANCE.  UNE  AN- 
GLAISE CHARMÉE  PAR  LA  SOCIÉTÉ  FRANÇAISE. 
QUI  ELLE  A  VU.  «  l'oDEUR  DU  CON- 
TINENT ».  LA  POLITIQUE  DE  MRS.  TROL- 
LOPE.    LE  «  PROCÈS  MONSTRE  ».  LITTÉ- 
RATURE. 

L'auteur  des  souvenirs  de  voyage  que 
nous  publions  et  d'une  incroyable  quantité 
d'autres  ouvrages  (en   tout    i  .S  i    volumes. 


Frances  Troilope,  naquit  à  Stappleton, 
Bristol,  en  1780.  Elevée  à  Hcckfield-Vi- 
carage.  North  Hampshire,  elle  épousa,  en 
i8o(),  Thomas-Anthony  Troilope,  avocat 
et  membre  du  New  College  à  Oxford. 
En  1827,  son  mari  se  trouvait  à  peu  prés 
ruiné;  elle  le  quitta  et  partit  pour  Cincin- 
nati avec  son  fils  cadet  et  ses  deux  petites 
filles.  Mrs.  Troilope  était  femme  de  res- 
sources :  en  conséquence,  à  peine  arrivée 
aux  États-Unis,  elle  y  fonda  une  sorte  de 
bazar  à  l'européen  ne, dé  pensa  5o.  000  francs, 


Introduction 


etacheva  rapidement  de  se  ruiner  toutà  fait. 
Pourtant  les  trois  années  qu'elle  avait  pas- 
sées en  Amérique  ne  lui  furent  pas  sans 
profit;  elle  en  tira  un  livre,  en  effet  :  Usages 
domestiques  des  Jlméricains,  C{u\  paruten  i832 
et  attira  fort  l'attention.  Le  tableau  qu'elle 
y  traçait  des  manières,  défauts  et  faiblesses 
des  Yankees  était   si    peu  flatteur  que  les 


MAL    E-POSTE 

U.  S.  A.  tout  entiers  s'en  sentirent  indi- 
gnés. Aussitôt,  le  livre  se  vendit  à  un 
nombre  considérable  d'exemplaires.  En 
réalité,  les  remarques  satiriques  de  Mrs. 
Trollope  avaient  un  fond  de  vérité,  mais 
elles  étaient  d'un  pessimisme  et  d'une  sé- 
vérité excessifs.  La  bonne  dame  ne  par- 
donnait pas  aux  compatriotes  des  habitants 
de  Cincinnati  le  dédain  que  ces  derniers 
avaient  marqué  à  son  magasin.  Elle  ne  le 
leur  pardonna  jamais  :  tous  ses  ouvrages 
sur  la  vie  en  Amérique  sont  gâtés  par  le 
même  ressentiment,  car,  bien  qu'elle  ait  pu 
voir  beaucoup  de  choses  qui  eussent  eu 
besoin  d'amélioration,  il  n'est  guère  ad- 
missible, même  pour  les  plus  prévenus, 
qu'elle  en  ait  vu  si  peu  qui  méritassent  des 
louanges. 

En  i833,  Mrs.  Trollope  publia  un  ro- 
man intitulé  The  Abbess  et,  en  1834,  un 
livre  sur  la  Belgique  et  l'Allemagne  occiden- 
tale, pays  qui  semblent  lui  avoir  mieux  plu 
que  l'Amérique,  attendu  que  son  grief  le 
plus  sérieux  contre  l'Allemagne ,  c'est  la 
fumée  du  tabac,  dont  l'usage  commençait 
alors  à  se   répandre    universellement   chez 


nos  voisins  comme  chez  nous,  et  contre 
l'odeur  de  laquelle  elle  s'élève  avec  une 
énergie  qui  aurait  mérité  un  meilleur  sort. 

Parmi  ses  romans,  il  faut  citer  le  Yi~ 
caire  de  Wrexhill,  1837,  la  Veuve  "Bar- 
nabe, 1839,  et  sa  suite,  la  Veuve  remariée, 
1 840  ;  on  y  trouve  des  tableaux  de  mœurs- 
un  peu  conventionnels,  mais  pittoresques. 
Parmi  ses  récits  de  voyage,  on  doit  men- 
tionner son  livre  sur  Vienne  et  les  Jlutri- 
chiens,  paru  en  i838,  amusant,  encore  qu'un 
peu  gâté  par  des  préjugés  déraisonnables. 

En  1841,  elle  se  rendit  en  Italie  d'où 
elle  rapporta  une  nouvelle  étude,  moins- 
bonne  que  les  autres  :  A  Visit  to  Italy, 
parue  en  1842.  C'est  qu'elle  ne  s'y  est 
point  tenue  à  la  description  des  moeurs,  et 
son  style  ni  sentaient  ne  se  prêtaient  point 
du  tout  à  dépeindre  la  beauté  italienne. 
Elle  se  plaisait  pourtant  à  Florence  ;  à  partir 
de  1842,  chaque  année  elle  y  passa  l'hiver, 
et  n'habita  plus  l'Ecosse  que  durant  quel- 
ques mois  de  l'été.  Toujours  curieuse  du 
monde,  elle  cherchait  à  se  procurer  des  re- 
lations en  Toscane;  dans  une  lettre  du 
7  septembre   1844,  qui  nous  a  été  conser- 


DILlUtNCE 

vée,  et  où  il  vante  <i  l'amour  particulier  que 
la  célèbre  femme  de  lettre  anglaise  porte 
à  notre  malheureuse  patrie  «,  l'un  des 
champions  du  Risorgimcnto,  TerenzoMa- 
miani,  recommande  chaudement  à  son 
amie,  la  marquise  Torrigiani.  Mrs.  Trol- 
lope qui  vient  s'établir  a  Florence  avec 
son  fils  aine  et  sa  fille. 


Introduction 


C'est  donc  en  Toscane  que  Frances 
Trollope  composa  pour  vivre  ses  derniers 
ouvrages.  Il  sont  inférieurs  aux  premiers; 
écrits  a  la  hâte,  ils  paraîtraient,  je  crois, 
peu  lisibles  aujourd'hui.  Son  mari  était 
mort  près  de  Bruges  en  i835.  Elle-même 
expira  a  Florence  le  6  octobre  i8o3,  a 
l'âge  de  84  ans,  en   laissant  cinq  enfants  : 


C^BRIOLtT    DE    PLACE 


trois  filles  et  deux  fils,  Antony  et  Thomas- 
Adolphus,  qui  tous  deux  suivirent  la  car- 
rière des  lettres  et  dont  le  premier  tint  à 
Florence  un  salon  qui   eut    de    l'influence. 


Ce  qui  nous  intéresse  ici ,  c'est  le  voyage , 
qu'âgée  de  55  ans,  Mrs.  Trollope  fit  a 
Paris,  au  printemps  de  i835,  et  dont  elle  a 
rédigé  le  récit  sous  forme  de  lettres  adres- 
sées à  l'une  de  ses  amies.  Ces  lettres  — 
qu'elles  aient  été  envoyées  ou  non  —  ne 
sont  point  datées;  seules,  la  première  porte 
la  date  du  11  avril  i835,  et  la  dix-hui- 
tième, celle  du  6  mai  i835.  Mais  Mrs. 
Trollope  nous  apprend  elle-même  qu'elle 
resta  neuf  semaines  à  Paris.  C'est  quand 
elle  fut  revenue  à  Londres  qu'elle  publia 
ses  lettres  —  en  les  faisant  précéder  d'une 
courte  préface  (datée  de  »  décembre  i835») 
et  suivre  d  un  post-scriphim  ou  conclusion 
—  sous  le  titre  que  voici  : 

Paris  II  and  ||  the  Parisians  |j  in  i835 
Jl  by  Frances  Trollope  |1  author  of  Do- 
mestic manners  of  the  Am.'ricjns,  I  Tremordyn 
clijf.  etc.  II  Epigraplic  :  «  Le  pire  des 
états,  c'est  l'état  populaire.  »  Corneille. 
Il    In  two  volumes  I     Vol.l.jll.    =^  Lon- 


don: Il  Richard  Bentley,  New  Burlington 
Street  Publisher  in  ordinary  to  His  Ma- 
jesty. Il  )836.  î  vol.  in-8  ,  de  xv-418  et 
ix-41 1  pages  (1). 


Nous  n'avons  pas  reproduit  intégrale- 
ment cette  correspondance,  car  Mrs.  Trol- 
lope s'y  montre  souvent  d'une  verbosité 
qui  dénoterait  clairement  qu'on  rétribuait 
son  style  «  a  la  ligne  »,  s'il  n'était  patent 
que  toutes  les  Anglaises  d'un  certain  âge 
lui  ressemblent  sur  ce  point.  Quoi  qu'il  en 
soit,  la  bonne  dame  raisonne,  elle  "  pense  » 
(pour  ainsi  dire)  à  propos  de  foutes  choses 
avec  une  aisance  redoutable,  et  plusieurs 
de  ses  épitres  ne  sont  que  les  vues  d'une 
philosophie  qui  devait  paraître  un  peu  mo- 
deste même  à  des  «  insulaires  »  de  i835, 
ou  des  considérations  sur  la  morale,  la  po- 
litique et  la  littérature,  dont  le  charme 
de  nouveauté  s'est  entièrement  perdu,  il 
faut  l'avouer,  depuis  Louis-Philippe.  C'est 
pourquoi  nous  avons  retranché  —  au  reste 


CABRIOLET     DE     MAURE 

en  indiquant  nos  coupures  par  des  points 
de  suspension  —  bien  des  développements 
et  des  commentaires  qui  faisaient  longueur, 
et  de  même,  nous  ne  nous  sommes  pas  cru 
obligé  de  réimprimer  une  sorte  de  nouvelle 
dont  1  ennui  nous  a  paru  excessivement  in- 
tolérable. Mais,  si  nous  avons  de  la  sorte 
coupe  une  bonne  part  de  l'idcoiogic  poli- 

I  1  L'ouvrage  a  <tc  dcjj  traduit  en  fran<,'ai<, 
assez  inexactemenj.  sous  ce  titre  :  Vjns  cl  lt> 
Parisiens  tn  iS.55.  publie  par  M*'  Trollope.  (Paris. 
H.  Fournicr,   i83o,  1  vol    in-8'.) 


Introduction 


tique  et  critique  de  Mrs.  Trollope,  en 
revanche  nous  avons  conservé  toutes  ses 
observations  directes  des  faits  et  ses  compa- 
raisons des  usages  de  la  France  à  ceux  de 
l'Angleterre,  où  elle  révèle  avec  une  ingé- 
nuité parfois  bien  délicieuse  ce  que  la  so- 
ciété parisienne  présentait  déjà,  aux  yeux 
d'ime  lady  comme  elle,  d'irrésistible  en- 
semble et  de  ((  shocking  ». 


On  verra,  en  parcourant  les  pages  qui 
suivent,  à  quel  degré  Mrs.  Trollope  est 
britannique,  et  c'est  ce  qui  rend  à  tout 
moment  ses  mémoires  infiniment  réjouis- 
sants pour  nous.  Qu'on  lise,  par  exemple, 
le  chapitre  où  la  décente  lady  traite  de 
ce  qu'il  y  a  de  choquant  pour  la  pudeur 
et  la  «  délicatesse  »  anglaises  dans  les  ma- 
nières et  les  libres  propos  à  la  parisienne, 
—  ou  bien  le  chapitre,  où  cette  fille  de 
clergyman  explique  comment  «  le  clergé 
d'Angleterre,  ses  respectables  épouses  et 
ses  filles  si  bien  élevées  »,  fréquente  à 
Londres  la  «  société  »  et  quels  heureux 
effets  cela  produit  sur  la  vertu  mondaine. 
Avec  quelle  conviction  ne  déplore-t-elle 
pas  chez  nous  les  progrès  de  «  l'indecc- 
rum  »  !  De  quel  sérieux  elle  proteste  à  ses 
compatriotes  que  les  «  sociétés  »  où  elle  a 
eu  l'honneur  d'être  admise  n'ont  rien  offert 
à  ses  observations  personnelles  qui  auto- 
risât la  plus  légère  attaque  contre  les  moeurs 
du  monde  parisien  !  Et  tout  cela  est,  cer- 
tes, éminemment  comique,  —  mais  ce  qui 
est  touchant,  c'est  de  voir  combien  cette 
lady  est  séduite  et  charmée  par  la  simpli- 
cité, la  gaieté  spirituelle,  la  cordialité  et 
ce  qu'elle  nomme  elle-même  «  l'efferves- 
cence »  françaises. 

En  i835,  notre  pays  n'était  pas  aussi 
infecté  d'anglomanie  qu'aujourd'hui.  Il  y 
avait    encore    chez    nous  de    cette    bonne 


grâce  sans  cérémonie  qui,  avant  la  Révo" 
lution,  donnait  à  la  vie  cette  douceur  dont 
parlait  M.  de  Talleyrand  :  «  Dans  aucun 
lieu  de  l'univers,  il  n'est  plus  aisé  d'entrer 
en  conversation  avec  un  étranger  qu'à 
Paris  »,  constate  Mrs.  Trollope,  tout  de 
même  que  l'avait  fait,  au  siècle  précédent, 
le  voyageur  sentimental  de  Sterne.  En 
)835,  les  gens  du  monde  eux-mêmes  gar- 
daient encore  l'horreur  française  pour  la 
roideur  et  la  contrainte,  lis  étaient  allègres 
sans  aucun  remords. 

«  J'ai  vu  —  déclare  notre  lady  —  des 
hommes  et  aussi  des  femmes  à  cheveux 
gris,  assez  ridés  pour  être  non  moins  graves 
qu'un  vénérable  juge  au  tribunal,  mais  je 
n'en  ai  jamais  vu  qui  ne  semblassent  prêts 
à  sauter,  danser,  valser  et  faire  l'amour.  » 
Certes,  il  n'est  plus  guère  de  différence 
aujourd'hui  entre  les  gentlemen  gourmés 
de  Londres  et  de  Paris.  Mais  nos  dandys 
Louis-Philippe  n'arrivaient  encore  qu'à 
grand'peine  à  ce  «  flegme  britannique  » 
qu'ils  admiraient  si  fort.  Ils  échappaientmal 
à  la  vivacité  nationale;  en  cas  de  brouille, 
par  exemple,  il  leur  était  malaisé  de  re- 
noncer au  plaisir  d'échanger  des  mots 
cruels,  et  ils  réussissaient  rarement  à  s'igno- 
rer tout  à  fait,  comme  ils  font  en  Angle- 
terre. Les  relations  mondaines  aussi 
gardaient  beaucoup  de  la  familiarité  d'au- 
trefois : 

B  J'ai  vu  une  comtesse  de  la  plus  vieille 
et  de  la  meilleure  noblesse  recevoir  les  vi- 
siteurs à  la  porte  extérieure  de  son  appar- 
tement avec  autant  de  grâce  et  d'élégance 
que  si  une  triple  chaîne  de  grands  laquais 
portant  sa  livrée  avaient  passé  les  noms  des 
arrivants  du  vestibule  au  salon  »,  note 
Mrs.  Trollope  avec  étonnemcnt;  «  et  ce 
n'était  pas  le  manque  de  richesse,  — 
ajoute-t-elle,  —  seulenienf,  cocher,  laquais, 
suivante  et  tout  ce  qui  s'ensuit,  la  com- 
tesse les  avait  envoyés  en  course.   » 


Introduction  9 

A  cette   simplicité  qui  lui   parait    admi-  sco;  une  immense  cohue  s'y  presse  au  mi- 

rable,  et  qui  l'est  en  effet,  la  bonne  dame  lieu    des    baraques    foraines,  des   théâtres 

oppose  la  pompe,  l'ostentation  et  la  raide  en  plein  vent  et  des  vendeurs  de  limonade  : 

étiquette    qui    régissent    les    relations   so-  «  Ce  peuple  mérite  réellement  des  fêtes 

cialcs    dans    son    pays.   Et    cent    fois,  elle  — ne  peut-elle  s'empêcher  de  s'écrier  ;  — 

revient  ainsi  sur  le  plaisir  de  ces  réunions  il  se   réjouit  si   cordialement,  et  en  même 


LA    VEILLïE,    PAR    LÉON    NOËL 


(Coticcii 


quotidiennes,  sans  parade,  qu  ignorent  ses 
compatriotes,  sur  le  ton  enjoué  et  familier 
de  la  conversation  et  sur  la  bonhomie  spi- 
rituelle des  Parisiens. 

Il  semble  que  les  gens  du  peuple  aient 
moins  changé  que  lesgensdu  monde,  depuis 
1835.  Mrs.Trollope  vante  en  toute  occa- 
sion la  vivacité,  la  gaieté  et  la  bonne  humeur 
de  la  foule  parisienne.  Le  jour  de  lafète  du 
roi,  elle  va  se  promener  aux  Champs-Ely- 


temps  si  paisiblement  !  »  Dans  son  enthou- 
siasme, elle  vante  même  la  tempérance 
populaire  et  jusqu'à  la  politesse  des  mar- 
chandes de  friture. 

Un  autre  jour,  pour  se  rendre  de  Ver- 
sailles aux  (I  grandes  eaux  »  de  Saint-Cloud, 
elle  monte  avec  ses  compagnons  dans  un 
de  ces  véhicules  à  cinq  ou  six  chevaux  que 
l 'on  nomme  aujourd'hui  tjpi'ssières  ;  les  voya- 
geurs s'v  entassent,  ce    qui  n'empêche  pas 


Introduction 


que  les  cochers  ne  prétendent  à  faire  entrer 
toujours  de  nouveaux  clients  dans  leurs 
voitures  :  ••  Rien  ne  pouvait  égaler  la  joie 
di  la  foule  à  la  vue  des  efforts  que  fai- 
sait le  conducteur  pour  remplir  les  vi- 
des »,  note  la  bonne  lady.  Quand  elle  ar- 
rive   à    Sîint-CIoud    avec    les    milliers    de 


de  ces  charmants  jardins,  leurs  arbres  tail- 
lés, leurs  orangers  en  caisse,  leurs  massifs' 
de  fleurs  réguliers,  tout  cela  l'enchante 
mieux,  avoue-t-elle,  qu'un  parc  à  l'an 
glaise,  mais  moins  encore  que  le  public 
qui  y  fréquente.  Certes,  elle  déplore  que, 
depuis  la  révolution  de  Juillet,  on  v  laisse 


LES  TUILERIES    VERS     |835 


Coll.  J    B 


personnes  qui  viennent  comme  elle  de 
Versailles,  déjà  les  «  grandes  eaux  »  ont 
cessé;  «  néanmoins,  tout  le  monde  parut 
aussi  gai  et  content  que  si  le  spectacle 
n'eût  pas  manqué  ».  Et  l'un  des  traits 
caractéristiques  du  public  de  chez  nous, 
c'est  peut-être  encore  cette  patience  gouail- 
leuse. 

Mais  c'est  au  jardin  des  Tuileries  que 
Mrs.  Trollope  se  sent  le  plus  touchée 
par  le  goût  français.  La   disposition   nicme 


pénétrer  tous  ceux  qui  se  présentent  ;  au- 
paravant, les  factionnaires  ne  pcrriiettaient 
d'entrer  qu'aux  promeneurs  bien  vêtus,  et 
Mrs.  Trollope  trouvait  cela  bien  plus  con- 
forme au  «  decorum  »  vraiment.  Pourtant, 
elle  ne  cesse  de  chanter  l'agrément  qu'on 
y  goûte,  et  elle  passe  ses  dimanches  à  ob- 
server la  foule  railleuse  et  gaie  qui  s'y 
presse  et  où  font  sensation  les  républi- 
cains par  les  détails  symboliques  de  leur 
misi,    comme    les   ilandys   par   la    noirceur 


Introduction 


invariable  de  leur  chevelure  et  de  leurs 
favoris,  mais  surtout  les  polytechniciens 
par  cette  ressemblance  avec  Napoléon, 
leur  héros,  à  laquelle  ils  s'exercent  et,  pa- 
raît-il, arrivent  tous.- 

Enfin,  que  ce  soit  aux  Tuileries  ou 
dans  les  salons  à  l'heure 
des  visites,  à  Tortoni ,  sur 
le  boulevard  des  Italiens, 
dans  les  restaurants  à  40 
sous  du  Palais-Royal  ou 
chez  M"'  Récamier,  Mrs. 
Trollope  célèbre  la  grâce 
inimitable  des  Parisien- 
nes. «  S'il  arrive  que  l'on 
rencontre  une  femme  ha- 
billée ridiculement,  ce 
qui  est  très  rare,  il  y  a 
cinq  chances  contre  une 
pour  que  ce  ne  soit  pas 
une  Française  » ,  dit-elle  ; 
et  elle  tente  d'expliquer 
cette  «  élégance  simple 
et  parfaite  »,qui  ne  s'ob- 
tient que  dans  «  le  seul 
pays  du  monde  où  l'on 
sache  repasser  »,  c'est-a- 
dire  à  Paris,  et  qui  dé- 
sespère les  étrangères. 

«  C'est  en  vainque  tou- 
tes les  femmes  de  la  terre 
viennent  en  foule  à  ce 
marché  d'élégance,  cha- 
cune portant  assez  d'ar- 
gent dans  sa  poche  pour 
se  vêtir  de  la  tète  aux 
pieds  avec  tout  ce  qui  se 
trouvera  de  mieux  et  de  plus  riche  :  qusnd 
elle  aura  acheté  et  mis  comme  il  convient 
toute  chose  exactement  de  la  façon  qu'on 
lui  aura  prescrite,  elle  entendra,  dans  la 
première  boutique  où  elle  entrera,  une 
grisette  murmurer  à  une  autre  derrière  le 
comptoir  :  «  —  Voyez  ce  que  désire  cette 


dame   anglaise    »,    et    cela   (pauvre   clie. 
dame!)  avant  qu'elle  ait  pu  prononcer  un 
seul  mot  capable  de  la  trahir...  n 

Et  c'est  parce  qu'elle  a  senti  de  la 
sorte  le  charme  des  Parisiennes  et  le 
goût   dent    !a   moindre    marchande    ambu- 


(^Bibliolhcquc    Nalionilc 


BOUQUETIERE 


lante  compose  ses  bouquets  de  deux  sous 
ou  noue  les  cerises  qu'elle  débite  aux  ga- 
mins dans  la  rue,  que  l'on  pourra  excuser 
cette  Mrs.  Trollope,  si  même  elle  ne 
s'est  pas  toujours  doutée  de  l'impertinence 
qu'il  y  avait  à  placer  (comme  elle  l'a  sou- 
vcTit  lait)  au-dessus  de  notre  France  son  An- 


Introduction 


gleterre.  Elle  savait  bien  notrelangue,  àen 
juger  par  les  phrases  «  parisiennes  »  dont 
elle  parsème  son  texte  —  nous  les  avons 
imprimées  en  italiques  —  et  où  l'on  ne  re- 
lève que  rarement  des  tournures  un  peu 
trop  anglaises  dans  le  genre  de  :  «  Mais 
c'est  un  siècle  depuis  que  je  vous  ai  vu  !  » 
Grâce  à  cet  usage  qu'elle  avait  du  français, 
Mrs.  Trollope  put  utiliser  les  lettres  de 
recommandation  dont  elle  avait  eu  soin  de 


se  munir  abondamment  et  qui  lui  assurèrent 
l'entrée  de  cette  société  parisienne  qu'elle 
trouve  si  agréable. 

Malheureusement,  elle  ne  nous  nomme 
guère  les  personnes  qu'elle  y  rencontra. 
Parmi  les  femmes  du  monde,  elle  cite  en 
passant  M"  Benjamin  Constant  ;  ailleurs, 
elle  conte  comment  elle  connut  M"  Réca- 
mier  chez  qui  elle  causa  avec  Chateaubriand 
et  entendit  une  lecture  des  Mémoires  d'ou- 
Irelombe.  C'est  dommage  :  on  eût  aimé  à 
savoir  quelle  était  cette  «  dame  métaphysi- 
cienne ",  notamment,  qui  lui  tint  des  pro- 
pos si  abscons  a  une  soirée  dansante,  ou  cette 
aimable  personne  qui  désiraittantd'avoirdes 
éclaircissements  sur  «  la  manière  de  faire 
l'amour  à  l'anglaise  »,  et  toutes  lesmaitresses 
des  (I  maisons  où  elle  était  reçue  »,  dont  elle 
dessine,  sans  les  nommer, des  croquis  amu- 
sants. Et  l'on  aurait  voulu  aussi  qu'elle  citât 
plus  souvent  les  noms  des  hommes  notoires 
qu'il  lui  fut  donné  d'approcher,  comme 
Lamennais,  dont  elle  a  peint  un  bon 
portrait,  ou  comme  Chateaubriand.  Mais 
en  i835,  on  n'entendait  pas  le  reportage  à 


la  manière  d'aujourd'hui.  Aussi  bien, 
nous  pouvons  nous  consoler  de  la  discré- 
tion de  Mrs.  Trollope,  car  l'intérêt  de  sa 
correspondance  est  moins  encore  dans  les 
portraits  qu'elle  y  trace  que  dans  les  ob- 
servations sur  les  moeurs  qu'elle  y  fait  ;  et 
parce  que  l'on  trouve  beaucoup  plus  sou- 
vent, dans  les  autres  mémoires  du  temps, 
les  croquis  des  personnages  en  vue  que  des 
remarques  comme  les  siennes  sur  le  dé- 
plaisir qu'il  y  a  chez  nous  à  rester  jeune 
fille,  et  la  honte  que  sentent  de  leur  triste 
état  les  vieilles  demoiselles. 


On  trouvera  au  chapitre  XXXIX  un  ta- 
bleau enchanteur  du  boulevard  des  ]  taliens, 
de  ses  bouquetières,  de  ses  dandys,  de  ses 
promeneuses  et  du  glacier  Tortoni.  Au  cha- 
pitre XXX) ,  Mrs.  Trollope  peint  les  illus- 
tres galeries  du  Palais-Royal,  dont  la  vogue 
commençait  à  céder  à  celle  du  boulevard, 
et  conte  avec 
émotion  com- 
ment elle  fut  dî- 
ner là  dans  un 
restaurant  à  40 
sousoù  lacuisine 
lui  semjbla  in- 
comparable. 
Ailleurs,  elle 
célèbre  le 
Luxembourg,  le 
concert  Musard, 
les  Champs- 
Elysées,  ou  bien 

elle  fait  un  chaleureux  récit  d'un  pique- 
nique  à  Montmorency.  Mais  elle  est  sé- 
vère pour  nos  rues. 

En  1 835, 'déjà  la  «  voirie  »  parisienne 
était  déplorable.  Nos  pères  connaissaient 
très  peu  les  égouts,  à  peine  les  trottoirs, 
et    point    du    fout    l'invention    récente  de 


Introduction 


M.  Mac-Adam.  La  nuit,  il  leur  fallait 
chercher  leur  chemin  à  tâtons  sous  le  lu- 
mignon jaune  des  réverbères  a  huile, 
alors  qu'a  Londres  le  gaz  brillait  presque 
partout.  Le  jour,  ils  se  voyaient  arrêtés  a 
chaque  pas  par  un  encombrement,  salis 
par  quelque  vieille  cardant  des  matelas 
devant  sa  porte,  ou  forcés,  pour  éviter 
quelque  chaudronnier  ambulant,  de  se 
crotter  dans  le  ruisseau  qui  coulait  au 
centre  de  la  chaussée  mal  pavée. 

C'est  que  les   Parisiens,    contrairement 
aux  Anglais,  aimaient  le  luxe  et  ignoraient 


parait-il,  m  l'odeur  du  continent  »  ;  mais 
elle  a  réelleruent  tort  de  se  demander  en- 
suite si  le  II  raffinement  »  de  son  pays  sur 
ce  point  n'indique  pas  que  l'Angleterre  va 
tomber  incessamment  dans  la  décadence 
de  la  Grèce  et  de  Rome. 


En  politique,  en  art,  en  littérature  ou 
en  morale,  Mrs.TrolIope  est  réactionnaire. 
Voici  pourquoi  :  c'est  parce  que  les  libéraux 
ne  sont  que  des  whigs  et  qu'elle  est  ellc- 


/\y  fn'j\^<'jJi,:;:, 


(E.    Lami   del.) 


le  confortable.  La  moindre  petite  bour- 
geoise de  chez  nous  possédait  assez  de 
choses  luxueuses  pour  faire  pâlir  d'envie 
une  grande  dame  britannique,  s'il  en  faut 
croire  Mrs.  Trollope.  En  revanche,  elle 
n'avait  pas  d'eau  à  volonté,  car  l'eau  ne 
montait  guère  dans  ces  grands  immeubles 
à  appartements  que  les  Parisiens  préfé- 
raient aux  maisonnettes  à  la  mode  de 
Londres,  et  les  canalisations  n'existaient 
point.  C'était  le  porteur  d'eau  qui  pro- 
curait ce  C|u  il  fallait  de  seaux  pour  la 
cuisine,  la  toilette  et  le  ménage;  d'où 
Mrs.  Trollope  coni^oit  certains  doutes  sur 
la  perfection  du  ménage  et  de  la  toilette 
qui  no  sont  peut-être  point  absolument 
injustifiés,  et  qui  expliqueraient  assez  bien 
ce  que  ses  compatriotes  appelaient  alors, 


même  une  lady  tory.  Un  gentleman  fort 
comique,  qui  vivait  dans  le  même  temps 
qu'elle  et  qui  a  laissé  d'amusants  souvenirs, 
Thomas  Raikes,  était  également  tory  parce 
qu'il  était  tory;  ne  lui  demandonspas  d'autre 
raison,  celle-là  est  d'un   très  bon  Anglais. 

Si  l'on  tente  d'approfondir  les  griefs  de 
Mrs.  Trollope  contre  les  libéraux  français, 
ce  qu'on  démêle  de  plus  clair,  c'est  qu'elle 
leur  reproche  d'avoir  favorisé  les  progrès  de 
Vindeccrum  :  en  élevant  des  barricades  dans 
les  rues,  les  insurgés  de  i83o  ont  démoli 
celles  de  la  société,  dit-elle,  et  l'on  sent 
tout  ce  que  cet  argument  a  d'irréductible. 
Néanmoins  clic  en  aurait  pu  trouver  pas 
mal  d'autres. 

En  i835,  les  «  Trois  Glorieuses»  étaient 
récentes.    On   voyait    toujours,    près    des 


Introduction 


Halles,  les  tombeaux  élevés  aux  «  héros 
de  Juillet  ».  Au  musée  d'Artillerie,  on 
lisait  encore  une  pancarte  priant  lesdits  hé- 
ros de  rapporter  les  fusils  qu'ils  avaient 
empruntés  pendant  l'émeute  et  qu'ils 
n'avaient  sans  doute  point  eu,  depuis,  le 
loisir  de  rendre... 

Quel  est  le  parti  le  plus  généralement 
respecté  en  France?  se  demande  Mrs.Trol- 
lope.  Elle  pas- 
se en  revue  les 
légitimistes, 
les  carlistes  qui 
diffèrent  des 
légitimistes  en 
ce  qu'ils  n'ac- 
ceptent point 
l'abdication  de 
Charles  X,  les 
doctrinaires 
partisans  de 
Louis-  Philip- 
pe, et  les  ré- 
publicainsdont 
elle  fait  des  cioquemitaines.  (Elle  ne  dit 
pas  un  mot  du  parti  bonapartiste  pour  cette 
raison  qu'il  n'existait  pas  et  que  la  noblesse 
de  l'Empire  ne  formait  même  pas  un  mi- 
lieu spécial  et  comparable  aux  milieux  lé- 
gitimiste, doctrinaire  ou  républicain.)  On 
ne  doit  point  s'étonner  si  Mrs.  Trollopc 
répond  à  la  question  qu'elle  s'est  posée, 
qu^  le  parti  le  plus  estimé  en  France  est 
celui  des  légitimistes.  Toutefois,  elle  ajoute 
prudemment  :  «  Il  ne  faut  pas  déduire  de 
cela  que  la  majorité  des  Français  soit  dis- 
posée à  risquer  son  précieux  repos  pour  ré- 
tablir les  Bourbons  sur  le  trône  »,  car  cha- 
cun est  trop  heureux  «  de  jouir  en  paix  de 
ses  spéculations  à  la  Bourse,  des  florissants 
restaurateurs,  des  boutiques  prospères  et 
même  de  ses  propres  tables,  chaises,  lits 
et  cafetières  ».  Et  ici  il  scTible  bien  qu'elle 
ait  vu  la  vérité. 


Certes,  Louis-Phi  lippe  n'était  encore  rien 
moins  que  populaire,  dans  ces  premières  an- 
nées de  «  juste-milieu  » .  Stendhal  nous  a  dit 
dans  Lucien  Leutoen  par  quelles  bordées  de 
sifflets  les  provinciaux  s'amusaient  à  accueil- 
lir ses  fonctionnaires,  et  Mrs.  Trollope 
elle-même  a  remarqué  l'indifférence  du  peu- 
ple pour  le  souverain  le  jour  de  la  féie 
du  roi.  Par  amour  de  la  paix  et  de  la  tran- 
quillité, la  France  avait  accepté  Loui.- 
Philippe,  mais  elle  ne  s'en  était  pas  éprise  : 
elle  n'avait  fait  avec  lui  qu'un  mariage 
de  raison.  Elle  lui  demandait  une  admi- 
nistration sage  qui  permît  aux  affaires  de 
fructifier  et  à  la  nation  de  prospérer,  et 
Mrs.  Trollope  observe  finement  que  rien 
n'était  plus  propre  en  i835  à  offenser  un 
doctrinaire  que  «  lexpression  du  plus  lép,er 
doute  sur  sa  chère  tranquillité  »  :  c'était  à 
ce  point  que  le  gouvernement  préférait 
ignorer  les  émeutes  et  la  manifestation  à 
peu  près  quotidienne  des  républicains  à  la 
Porte-Saint-Martin. 

A  ce  qu'on  réclamait  de  lui,  Louis-Phi- 
lippe répondit  très  bien.  Quand  on  voyait 
le  roi-citoyen  faire  sa  promenade  à  pied 
sur  les  boulevards,  à  la  façon  d'un  bon 
bourgeois  à  qui  ne  manque  que  sa  dame  et 
sa  demoiselle,  tel  que  Mrs  Trollope  nous 
le  montre  :  le  parapluie  sous  le  bras,  et  dis- 
tingué seulement  du  commun  des  hommes 
par  une  innocente  petite  cocarde  à  son  cha- 
peau, on  ne  saluait  guère,  mais  au  fond  on 
n'était  pas  fâché.  —  Et  l'on  ne  doit  pas  ou- 
blier, non  plus,  que  Louis-Philippe  était 
l'homme  le  plus  spirituel  de  son  royau- 
me. —  Malheureusement,  il  régnait  sur 
un  siècle  romantique,  et  il  faut  avouer 
que  le  «  juste-milieu  »  n'était  pas  très 
exaltant  pour  l'imagination...  Comprimé, 
le  romantisme  politique  éclata,  comme 
on  sait,  par  cette  révolution  de  «  quarante- 
huit  »,  qui  fut  sans  doute  la  plus  niaise  de 
toutes  les  révolutions  françaises. 


M4RIE    DORVAL 


(Gr^vuri  dt  l.on  No.-I! 


^Blb;■c.lhi^uc   ..lonalO 


Introduction 


Le  grand  événement  qui  passionnait 
l'opinion  en  ce  printemps  de  i835,  c'était 
k-  Procès-Monstre. 

Depuis  les  «  Trois  Glorieuses  1),  le  parti 
républicain  n'avait  cessé  de  s'agiter  contre 
le  gouvernement  de  Louis-Philippe,  à  qui 
il  reprochait  d'avoir  "  escamoté  »  la  Ré- 
publique. Il  était  peu  nombreux  et  dénué 
d'argent,  mais  bien  organisé  en  socié- 
tés secrètes,  et  composé  d'hommes  réso- 
lus :  ouvriers  luttant  pour  améliorer  leur 
vie  et  étudiants  enflammés  de  lyrisme.  De- 
puis i83i,  les  insurrections  n  avaient  pas 
cessé.  En  avril  1 834  des  émeutes  éclatèrent 
dans  diverses  villes.  Du  9  au  i  3  avril,  les 
ouvriers  lyonnais  tinrent  tête  à  la  troupe. 
Dés  que  la  nouvelle  de  leur  soulèvement 
parvint  à  Paris,  le  i3  avril,  les  républicains 
de  la  capitale  commencèrent  à  faire  des  bar- 
ricades ;  et  un  officier  de  !a  petite  armée  que 
M.  Thiers  déploya  contre  eux  ayant  été 
blessé  devant  le  n  12  de  la  rue  Transno- 
nain,  ses  soldats  entrèrent  dans  la  maison  et 
y  massacrèrent  tout,  compris  les  femmes  et 
les  petits  enfants.  A  Lunéville,  Grenoble, 
Marseille,  Poitiers,  etc.,  il  y  eut  également 
des  troubles. 

Le  gouvernement  résolut  d'en  finir  et 
déféra  1(34  émeutiers,  accusés  d'avoir  com 
ploté  contre  la  sûreté  de  l'Etat,  à  la  Cham- 
bre des  Pairs  constituée  en  Haute-Cour  de 
justice.  Le  Procès  des  accusés  d'avril,  sur- 
nommé le  Procés-Monsfre,  dura  de  mars 
i835  à  janvier  )83(5.  On  avait  interdit  aux 
femmes  l'entrée  du  Luxembourg;  seule, 
parait-il,  George  Sand,  vêtue  en  homme, 
put  assister  à  quelques  séances.  Mais  Mrs. 
Trollope  qui  était  une  honnête  lady,  n'avait 
pas  coutume  de  fumer  des  cigares  ni  de 
revêtir  des  pantalons  à  pont  :  elle  ne  put 
entrer. Toutefois  elle  donne  une  quantité  de 
détails  amusants  sur  l'état  de  l'opinion  et 
les  précautions  du  gouvernement. 

En  littérature,  comme  en  politique,  Mrs. 


1  rollope  est  réactionnaire.  Au  théâtre,  ce 
qu'elle  préfère,  ce  sont  les  pieces  ancienn^N 
et  même  les  grandes  coquettes  de  cin- 
quante-six ans,  telle  l'illustre  M  Mars.  En 
revanche, ce  qu'elle  déteste  le  plus  c'est  la 
nouvelle  école  des  romantiques,  «  l'école 
du  décousu  »,   comme   elle    l'appelle.  On 


ANTONY  :     n     ELLE    ME    RESISTAIT    JE     L   Al 

ASSASSINÉE  !     N 

LIth.dt  V.Adam)  (Collcclionj.   B 

trouvera  plus  loin  quelques-unes  de  ses  dia- 
tribes contre  les  «  horreurs  à  la  mode  »... 
Et  vraiment  elle  n'y   a  pas  tort. 

Car,  lorsqu'elle  parle  de  la  littérature 
romantique,  Mrs.  Trollope  pense  presque 
toujours  au  théâtre.  C'est  sur  ses  pièces 
qu'elle  juge  Victor  Hugo.  De  la  roman- 
cière George  Sand,  elle  dit  au  contraire  : 
«  La  dame  qui  écrit  sous  ce  nom  ne  saurait 
être  rejetèe,  même  par  le  défenseur  le  plus 
austère  des  moeurs  publiques,  sans  un  sou- 
pir 1).  et  elle  consacre  tout  un  chapitre  à 
pousser  ce  soupir-là.  Quant  à  M.  d'Ar- 
lincourt,  il  est  vrai  qu'elle  se  montre  rigou- 
reuse pour  lui,  mais  vraiment  ce  vicomte 
était  trop  ridicule.  Encore  un  coup,  ce  ne 
sont  pas  les  poèmes  ni  les  rc^mans,  mais  les 
pièces  de  la  nouvelle  école  que  Mrs.  Trol- 
lope   appelle  <i  le;  hor.curs  à  la  mo -e  ». 


i8 


Introduction 


Or,  que  vit-elle  jouer  pendant  son  sé- 
jour à  Paris  ?  Charlotte  Br<nvn,  de  M"'  de 
Bawr...  Si  elle  «  éreinta  »  de  la  belle  ma- 
nière cette  consœur,  excusons  Mrs.  Trol- 
lope.  —  Quoi  encore  ?  Le  Monomane,  de 
Duveyrier,  mélodrame  en  cinq  actes,  à 
l'Ambigu.  En  ce  temps-là,  les  mélodrames 


(^ 
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■4 


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LA    TOUR    DE    NESLE     :      «     REGARDE     ET   MEURE    )) 
{Lilhographit  de  V.Adjm)  (Coll   J.  B. 

étaient  des  pièces  «  littéraires  »  ;  on  n'y 
allait  pas  du  tout,  en  souriant,  pour  pleu- 
rer, mais  gravement,  et  on  les  trouvait  su- 
blimes. Si  vous  connaissez  Le  .Tlonomane 
de  Duveyrier,  histoire  abracadabrante  d'un 
procureur  du  roi  agité  de  la  folie  du  sang, 
intrigue  mêlée  de  somnambulisme,  poison, 
assassinat  sur  la  scène,  et  tout  ce  qui  s'en- 
suit, vous  excuserez  encore  Mrs.  Trol- 
lope  de  n'avoir  pas  admiré  ce  drame  au- 
tant que  les  «  jeunes  gens  de  Paris  »  ;  et 
vous  lui  pardonnerez  également,  je  pense. 


d'avoir  un  peu  ri  à  la  Tour  Je  Nesles,  de 
Gaillardet  et  Dumas,  qui  en  i835,  ne  pas- 
sait pas  moins  que  Le  Monomane  pour  une 
pièce  de  haute  littérature. 

Enfin,  pour  tout  achever,  la  pauvre 
femme  vit  jouer  le  T{oi  s'amuse  et  Mngelo, 
tyran  de  PaJoue,  de  Victor  Hugo.  On  ve- 
nait de  faire  autour  de  la  première  repré- 
sentation à'Jlngelo  une  réclame  incroyable. 
Le  Théâtre-Français  avait  engagé  spécia- 
lement M"'  Dorval  pour  figurer  aux  côtés 
de  M'"  Mars...  Cette  fois  encore,  peut  on 
en  vouloir  à  Mrs.  Trollope  de  se  livrer  à 
d'innocentes  plaisanteries  sur  ce  «  tyran 
pas  doux  du  tout  »,  qu'elle  trouve  ridicule 
non  sans  raison,  et  a-t-elle  tort  lorsqu'elle 
constate  que  Victor  Hugo  a  parfaitement 
réussi  à  mêler  le  tragique  au  comique,  car 
la  «  catastrophe  se  produisant  par  le  moyen 
du  poignard  et  du  poison,  la  pièce  est  une 
t/agédie  sans  contredit,  mais  les  incidents 
cr  les  dialogues  ayant  été  traités  dans 
l'esprit  le  plus  gai,  cette  même  pièce  est 
sins  faute  une  comédie  »  ? 

En  ce  temps-là,  on  s'amusait  beaucoup 
des  quatrains  comme  celui-ci  : 

Où.  6  Hugo  !  jucheras-tu  ton  nom  ? 

Justice  encor  faite  que  ne  t'a-t-on  ? 

Quand    donc,    au   corps  qu  académique  on  noninu 

Grimperas-tu  de  roc  en   roc.  rare  homme  ? 

C'était  drôle...  Pardonnons  au  vieux 
classique  qui  blasphémait  de  la  sorte  notre 
Hugo  :  sans  doute  il  n'avait  pas  lu  Ics- 
Teuilles  d'automne,  et  c'était  peut-être  uiv 
spectateur  d'Angelo. 

JaCV}U|;S    BoULËNCiHR. 


PARIS   ROMANTIQUE 


1.  ARGOT     A     LA     MODE.     LES    JEUNES    GENS 

DE     PARIS.  LA    JEUNE     IRANCE.    —     ROCOCO. 
DÉCOUSU. 

Je  suppose  que,  chez  tous  les  peuples  et 
lians  tous  les  temps,  une  certaine  partie  de 
ce  que  nous  appelons  argot  s'insinue  dans 
la  conversation  familière,  et  même  ose 
quelquefois  se  faire  entendre  à  la  tribune 
et  sur  la  scène.  Mais  il  me  semble  que  la 
France  prend  en  ce  moment  de  bien  gran- 
des libertés  vis-à-vis  de  sa  langue  mater- 
nelle. D'ailleurs,  pour  traiter  convenable- 
ment ce  sujet,  il  faudrait  être  Française 
soi-même,  et,  de  plus,  erudite.  Je  me  con- 
tente de  noter  sous  toutes  réserves,  comme 
une  chose  qui  m'a  frappée,  que  cette  in- 
novation paraît  s'accentuer  visiblement. 

Je  le  sais  :  on  peut  dire  que  tout  mot 
nouveau,  qu'il  soit  fabrique  ou  emprunté, 
ajoute  quelque  chose  à  la  richesse  du  lan- 
gage; et,  sans  doute,  il  en  est  ainsi.  Mais 
la  langue  française,  telle  qu'on  l'écrivait  au 
Grand  Siècle,  présente  une  telle  grâce,  une 
élégance  si  accomplie,  que  cela  supplée  au 
manque  d'abondance  qui  lui  a  été  quelque- 
fois reproché.  Augmenter  sa  force  en  lui 
donnant  de  la  rudesse,  ce  serait  comme  si 
l'on  échangeait  un  cheval  de  race  contre 
un  cheval  de  brasseur  : 

<i  Vous  gagnez  en  puissance  ce  que 
vous  perdez  cf\  grâce,  dira  le  brasseur. 

—  Il  se  peut;  mais  beaucoup  de  gens, 
même  en  ce  temps  d'activité  et  d'utilita- 
risme où  nous  sommes,  regretteraient  l'é- 
change.  1) 

Au  reste,  c'est  là  un  sujet,  comme  je  l'ai 
déjà  dit,  sur  lequel  je  ne  me  sens  pas  le 
droit  de  disserter.  Personne  ne  devrait  se 
permettre  d'examiner  ni  de  discuter  les 
finesses  d'une  langue  qui  n'est  pas  la  sienne. 
Mais,  sans  se  permettre    un  examen  aussi 


présomptueux,  il  y  a  des  mots  et  des  phra- 
ses qui  sont  a  la  portée  de  l'observation 
d'une  étrangère  et  qui  me  frappent  comme 
remarquables  en  ce  moment,  soit  par  la 
fréquence  de  leur  emploi  dans  la  conver- 
sation, soit  par  le  sens  emphatique  qu'on 
leur  donne. 

hcs  jeunes  gens  Je  Paris  (i)  me  semble 
une  de  ces  expressions-Ia.  Traduisez-la  en 
anglais  et  vous  n'y  trouverez  aucune  signi- 
fication plus  remarquable  qu'à  celle-ci  : 
«  Les  jeunes  gens  de  Londres  »  ou  de 
toute  autre  métropole.  Mais  entendez 
cette  locution  à  Paris...  Miséricorde! 
elle  résonne  comme  la  foudre.  Ce  n'est  pas 
cependant  qu'elle  soit  bruyante  et  fanfa- 
ronne, elle  a  plutôt  un  sens  imposant  ou 
mystique;  elle  semble  symboliser  le  pou- 
voir, la  science,  —  oui,  et  la  sagesse  en- 
tière de  toute  la  nation. 

La  jeune  Trance  est  une  autre  de  ces 
expressions  cabalistiques  qui  laissent  souf- 
entendre  quelque  chose  de  grand,  de  ter- 
rible, de  volcanique,  de  sublime.  Je  dois 
vous  avouer  que  ces  deux  phrases,  pronon- 
cées, comme  elles  le  sont  toujours,  avec 
une  mystérieuse  emphase  qui  semble  dire 
que  ce  qu'elles  expriment  dépasse  ce  qu'on 
entend,  produisent  sur  moi  un  effet  stupé- 
fiant. Je  me  rends  parfaitement  compte 
que  je  ne  saisis  pas  complètement  toutes 
les  nuances  à  quoi  elles  font  allusion,  et  je 
redoute  de  demander  des  explications  qui 
me  rendraient  peut-être  les  choses  encore 
plus  inintelligibles... 

En  dehors  de  ces  phrases  et  de  quelques 
autres  que  je  pourrai  peut-être  citer  dans 
la  suite  comme  difficiles  à  comprendre, 
j'ai  appris  un  mot  tout  nouveau  pour  moi 
et  que  je  crois  tout  récemment  introduit 
dans  la  langue  française;  du  moins,  il  n'est 


(i)  Les  mots  qiic  l'on   trotivtra   impr 
liqiK    sont  <n  friin\-ais  dans  I  ùriginal 


Paris   Romantique 


paSjjjdans  les  dictionnaires  et  je  suppose 
que  c'est  une  de  ces  heureuses  innovations 
qui  viennent  de  temps  à  autre  enrichir  et 
renforcer  le  langage.  Comment  l'ancienne 
Académie  aurait-elle  traité  ce  vocable?  Je 
ne  le  sais.  Mais  il  me  semble  fort  expres- 
sif et  je  pense  qu'on  peut  très  convenable- 


habits  galonnés  et  des  nœuds  d'épée  en 
diamant,  comme  à  celle  qui,  par  un  fier 
royalisme  ,  reste  dévoué  à  son  roi  légitime, 
bien  qu'elle  n'en  puisse  plus  rien  attendre  ; 
tel  est  du  moins  le  sens  du  mot  rococo  dans 
la  bouche  d'un  doctrinaire.  Mais  entendez 
maintenant  un   républicain   le  prononcer  : 


'Par  Tony  Joh  nnol) 


LA    JEUNE     FRANCE 


Extrait  d«  Jt'i 


ment  s'en  servir;  en  tout  cas,  je  l'utiliserai 
souvent  comme  un  adjectif  des  plus  utiles. 
Ce  mot  nouveau-né,  c'est  rococo.  11  me 
paraît  désigner,  pour  tout  ce  qui  est  jeune 
et  nouveau,  tout  ce  qui  porte  l'empreinte 
du  goût,  des  principes  ou  des  sentiments 
du  temps  passé. 

L'épithéte  de  rococo  peut  s'appliquer  a 
cette  partie  de  la  population  fran*;aise  qui 
a  gardé  les  modes   surannées,  le  goût   des 


il  l'appliquera  à  toute  espèce  d'autorité 
régulière,  même  au  pouvoir  actuel,  et,  en 
fait,  a  tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  loi  ou  à 
l'Evangile. 

11  y  a  un  autre  adjectif  qui  me  parait 
être  employé  très  fréquemment  et  qui  mé- 
rite tout  autant  li'ètrc  considéré  comme 
étant  a  la  mode.  C'est  un  bon  vieux  mot 
régulier,  admirablement  expressif,  et  au- 
jourd'hui   d'une   utilité  plus  qu'ordinaire  : 


MADEMOISELLE    MARS 


(A.    Lacanchic  del..    i83b) 


Paris    Romantique 


l'adjectif  (/cVoHSH.  Les  esprits  raisonnables 
semblent  s'en  servir  pour  qualifier  la  diva- 
gation de  la  nouvelle  école  littéraire  et 
tous  ces  lambeaux  d'opinions  qu'ont  re- 
cueillis au  hasard  les  jeunes  gens  qui  dis- 
sertent sur  la  philosophie,  comme  il  est  en 
<e  moment  de  bon  ton  de  le  faire  à  Paris. 
Si  la  population  entière  devait  être  clas- 
sée en  deux  grandes  divisions,  je  doute 
qu'elle  le  put  être  plus  explicitement  que 
par  ces  deux  termes  :  les  Décousus,  les  J^o- 
cocos.  Je  vous  ai  dit  de  quoi  se  compose- 
rait la  classe  des  T^ococos.  Celle  des  Dé- 
cousus comprendrait  toute  l'école  ultra-ro- 
mantique :  romanciers,  poètes,  auteurs 
dramatiques  ;  les  républicains  de  toutes 
nuances,  depuis  ceux  qui  avouent  admirer 
Il  l'ardent  Robespierre  »,  jusqu'aux  paisi- 
bles disciples  de  Lamennais;  enfin  la  plu- 
p  art  des  écoliers  et  toutes  les  poissardes 
<de  Paris... 

11 

M"    MARS     DANS      ELMIRE     DE      Tûrtuffé. 
ETERNELLE    JEUNESSE    DE     l'aCTRICE. 

J'avais  quelque  crainte  de  passer  pour 
atteinte  de  «  rococoïsme  »  quand  j'osai, 
peu  de  temps  après  mon  arrivée,  avouer 
que  je  désirais  ardemment  détourner  mon 
attention  des  choses  nouvelles,  et  voir  une 
fois  encore  M'"  Mars  dans  le  rôle  d'EI- 
mire  de  Tartuffe. 

Je  n'étais  pas  non  plus  sans  redouter  que 
le  délicieux  souvenir  qu'elle  m'avait  laissé 
ne  fût  effacé  par  le  changement  que  sept 
années  avaient  dû  produire  en  elle.  J'avais 
peur  de  montrer  à  mes  enfants  une  réalité 
qui  détruisit  le  beau  l'iit'j/ que  je  leur  avais 
tracé  de  la  seule  parfaite  actrice  que  l'on 
voie  encore  au  théâtre. 

Mais  Tartuffe  était  affiché,  et  peut-être 
ne  le  serait-il  plus  de  longtemps.  Nous 
dînâmes  hâtivement  et  de  bonne  heure,  et 
bieniôt  je  me  trouvai  une  fois  de  plus  de- 
vant le  rideau  que  j'avais  vu  se  lever  si 
souvent  pour  Talma,  Duchesnois  et  Mars. 

Je  m*apcr>,-us  avec  un  grand  plaisir,  en 
arrivant  au  théâtre,  que  les  Parisiens,  si 
inconstants  en  toutes  choses,  étaient  restes 
fidèles  à  leur  adoration  de  M"  Mars, 
car  bien  que  ce  fut  la  cinq  centième  fois. 
peut-être,   qu'elle    jouait  Elmire,    les  bar- 


ri ères  étaient  aussi  nécessaires,  la  queue  aussi 
longue  et  aussi  nombreuse,  que  lorsque, 
quinze  ans  plus  tôt,  j'avais  remarqué  pour 
la  premiere  fois  le  prodigieux  pouvoir 
exercé  par  une  actrice  qui  avait  depuis 
longtemps  déjà  dépassé  le  premier  épa- 
nouissement de  sa  jeunesse  et  de  sa  beauté. 
Si  les  Parisiens  pouvaient  justifier  leur 
amour  du  changement  comme  cette  singu- 
lière preuve  de  fidélité,  ce  serait  bien.  Il 
y  a  malgré  tout  en  elle  un  étrange  en- 
chantement. .. 

Je  consentirais  volontiers  à  mourir  pour 
quelques  heures,  si  cela  pouvait  faire  re- 
vivre Molière  et  lui  laisser  voir  Mars 
jouant  un  de  ses  rôles  préférés  ;  quel  ne 
serait  pas  son  plaisir  à  voir  la  créature 
de  son   imagination  vivre  exquisement  de- 


AU     LOUVRE 

vant  lui,  et  à  remarquer  ^n  même  temps 
le  frémissement  que  son  esprit,  transmis 
par  cette  charmante  actrice,  fait  courir  à 
travers  les  rangs  pressés  dans  la  salle,  ainsi 
qu'un  courant  d'électricitc  !  Pensez-vous 
que  le  meilleur  sourire  de  Louis  le  Grand 
ait  jamais  valu  cela?... 

Ill 

LE  SALON  AU  LOUVRB.  —  IMPERTINENCE 
QUIL  Y  A  A  RECOUVRIR  LES  CHEPS-DCEUVRE 
ANCIENS      PAR    DES      TABLEAUX     CONTEMPORAINS. 

SALETÉ     DU     PUBLIC.   l'ÉQALITÉ     EST    UNE 

NIAISERIE. 

Je  me  suis  si  peu  préoccupée  des  dates 
et  des  saisons  que  j'ai  absolument  oublie. 


24 


Paris   Romantique 


oi'  plutôt  que  j'ai  négligé  de  dire  que  le 
moment  de  notre  arrivée  à  Paris  était 
celui  de  l'exposition  des  artistes  vivants  au 
Louvre;  et  il  ne  serait  pas  facile  de  vous 
décrire  la  sensation  que  j'éprouvai  quand 
je  vis,  dans  la  Galerie,  des  tableaux  si  dif- 


UN    TABLEAU    DU    SALON    DE    I  835 
(Extrait  de  yjtrliilc 

férents  de  ceux  que  j'avais  coutume  d'y 
trouver. 

D'ailleurs  l'exposition  est  très  belle,  et 
tellement  supérieure  a  tout  ce  que  j'ai  vu 
jusqu'ici  de  l'école  moderne,  qu'après 
notre  premier  désappointement,  nous 
^times  la  consolation  de  nous  y  plaire  et 
même  d'en  jouir. 

Pourtant  il  n'est  certainement  pas  un 
système    moins  capable  d'attirer  l'admira- 


tion que  celui  qui  consiste  à  couvrir  Pous- 
sin, Raphaël,  Titien  et  le  Cortège,  par  les 
productions    des    palettes    modernes!... 

11  doit  être  excessivement  désagréable 
pour  les  artistes  —  qui,  je  crois,  rôdent 
fréquemment  incognito  et  affectant  l'indif- 
férence autour  de  leurs 
toiles  préférées  —  d'ouïr 
des  remarques  comme 
celles  que  j  entendais  hier 
dans  cette  partie  de  la 
Galerie  où  se  trouvent 
les  Saint  Bruno  de  Le 
Sueur!  «  Certainement, 
les  rubans  de  la  robe  de 
cette  dame  sont  d'un 
bleu  délicat,  disait  le  cri- 
tique, mais  la  draperie 
de  Le  Sueur,  qui  se 
trouve  en  dessous  pour 
mes  péchés,  est  identi- 
que. Pourrait-on  désirer 
un  meilleur  contraste  que 
celui  de  cette  figure  sans 
expression,  froide,  lisse, 
a  la  peau  vernie,  aux 
membres  inanimés  et  à 
la  molesse  inexprimable, 
qui  a  pour  nom  Portrait 
d'une  Dame,  avec  le 
chef-d'oeuvre  qu'elle 
cache?...  m 

L'exposition      remplit 
environ    les    trois    quarts 
de      la    Galerie  ;     et,    a 
l'endroit   oij    elle    cesse, 
un   horrible  rideau,    sus- 
pendu en  travers,   cache 
les    précieuses    oeuvres 
des  écoles  espagnoles  et 
italiennes    qui    occupent 
l'extrémité  de  la  galerie. 
Peut-on    inventer  un  tel 
supplice  de  Tantale?  Et  quel  artiste  vivant 
pourrait  être  apprécié  en  toute  justice  dans 
ces  conditions  ? 

Pour  rendre  l'effet  plus  frappant  encore, 
on  laisse  entre  ce  triste  rideau  et  le  mur 
orné,  quelques  pouces  d'intervalles,  qui 
permettent  à  la  doucereuse  teinte  brune 
d'un  Murillo  bien  connu  d'attirer  les 
yeux  sans  les  contenter.  Certainement 
tous  les    professeurs  de  toutes   les  acadé- 


Paris   Romantique 


i5 


mies  existantes  ne  sauraient  découvrir  une 
manière   de   montrer    les  artistes    français 
modernes  a    leur  plus  grand  désavantage. 
Espérons  qu'ils 
auront    du     succès 
malgré  cela. 

Puisque  je  parle 
de  Paris,  il  est 
presque  superflu  de 
dire  que  l'entrée 
dans  cette  exposi- 
tion est  gratuite. 

Je  ne  puis  aban- 
donner ce  sujet  sans 
ajouter  quelques 
mots  sur  le  public 
ou  tout  au  moins 
sur  une  partie  du 
public,  dont  il  m'a 
semblé  que  l'ap)- 
parence  offrait  des 
preuves  non  équi- 
voques du  progrès 
des  esprits  et  de 
celui  de  1  indéco- 
rum. Dans  tous  les 
endroits  où  la  foule 
des  amateurs  était 
le  plus  dense,  on 
voyait  et  on  sentait 
un  nombre  consi- 
dérable de  citoyens 
et  de  citoyenne^ 
particul  ièrement 
graisseux  Mais, 
comme  dit  le  pro- 
verbe : 

■  Lanois  la  plu>  douce 

et  ce  serait  ici  une 
trahison,  je  sup- 
pose, que  de  douter 
qu'il  ne  se  cache, 
sous  ces  blouses  " 
sales  et  ces  jupons 
usés,    autant    de 

raffinement  et  d'in-  E.ir.it  dt  v^ru  anj  ikr 

telligence  que  nous 

pouvons  espérer  d'en  trouver  sous  le  satin 
et  la  dentelle. 

C'est  un  fait  indiscutable,  je  crois,  que, 
lorsque  les  immortels  de  Paris  élevèrent 
des   barricades  dans  les  rues,    ils  démoli- 


rent plus  ou  moins  les  barrières  de  1j  so- 
ciété. Mais  c'est  la  un  mal  que  n'ont  pas 
besoin  de  déplorer  les  gens  qui   songent  j 


GRAVURE     DE     A. 


HERVIEU 

"rollop<' 


l'avenir.  La  nature  elle-même,  du  moins 
telle  qu'elle  se  montre  quand  l'homme 
abandonne  les  forêts,  pour  vivre  en  société 
dans  les  cites,  la  nature  prend  soin  cllc- 
mcmc  de  remettre  tout  en  ordre. 


26 


Paris   Romantique 


«  La  force  veut  dominer  la    faiblesse    u. 

«t  quand,  un  matin,  tous  les  hommes  se 
réveilleraient  égaux,  l'heure  du  coucher  ne 
serait  pas  arrivée  que  certains  auraient 
déjà  compris  que  la  destinée  leur  im- 
pose de  faire  le  lit  des  autres.  Telle  est  la 
loi  naturelle.  La  force  brutale  de  la  foule 
n'est  pas  plus  capable  de  l'enfreindre  que 
le  boeuf  de  nous  faire  tirer  la  charrue  ou 
l'éléphant  de  nous  arracher  les  dents  pour 
.en  faire  des  jouets  à  ses  petits. 

En  ce  moment,  toutefois,  un  peu  de  la 
lie  que  la  promulgation  des  Ordonnances  a 
soulevée,  flotte  encore  à  la  surface,  et  il 
est  difficile  d'observer,  sans  sourire,  en 
quoi  consiste  principalement  cette  liberté 
pour  laquelle  ces  immortels  ont  versé  leur 
sang.  Nous  pouvons  bien  dire,  en  vérité, 
que  la  population  de  Paris  est  philosophe 
et  quelle  est  reconnaissante  de  très  pe- 
tites choses,  puisqu'un  des  plus  remarqua- 
bles, parmi  les  droits  qu'elle  s'est  nouvel- 
lement acquis  par  la  révolution,  est 
certainement  celui  de  se  présenter  sale 
devant  ses  chefs. 

Je  suis  sûre  que  vous  vous  souvenez 
•combien,  jadis,  c'est-à-dire  avant  la  der- 
nière révolution,  la  vue  de  la  foule  formait 
une  partie  agréable  de  l'aspect  du  Louvre 
et  des  jardins  des  Tuileries.  Les  dames  et 
les  messieurs  étaient  là  semblables  à  ce 
qu'ils  sont  partout;  mais  on  y  admirait  la 
coquetterie  soignée  des  jolis  costumes  po- 
pulaires —  ici  une  caucho-se,  là  une  loque, 
—  la  méticuleuse  netteté  des  hommes, 
et  surtout  le  joli  aspect  des  tout  petits, 
qui,  avec  leurs  tabliers  de  soie  à  longue 
taille,  leurs  mignons  bonnets  blancs  et  leurs 
chaussures  impeccables,  trottaient  aux  côtés 
de  leurs  parents.  Tout  cela  rehaussait 
l'agrément  et  la  gaieté  du  spectacle.  Mais 
maintenant,  jusqu'à  ce  que  la  population 
se  soit  nettoyée  de  la  saleté  (et  non  certes 
du  lustre  qu'elle  a  gagnée  en  travaillant 
aux  Trois  Journées,  il  faudra  tolérer  la 
vue  des  habits  crasseux,  des  casquettes  in- 
nommables, des  blouses  sordides,  et  des 
déplorables  bonnets  ronds  qui  semblent 
servir  jour  et  nuit.  C'est  dans  l'obligation 
de  cette  tolérance  que  consiste  la  princi- 
pale marque  extérieure  de  l'accroissement 
de  liberté  qu'a  gagnée  le  peuple  de 
Paris. 


IV 

LA     SOCIÉTÉ    FRANÇAISE.     INFÉRIORITÉ    DE 

l'anglaise.       SIMPLICITÉ     CHARMANTE      DES 

RÉUNIONS.    ABSENCE    DE      CÉRÉMONIE      ET    DE 

PARADE.      l'immoralité     FRANÇAISE     EST    UN 

PRÉJUGÉ     DES    ANGLAIS. 

J  aime  toutes  les  curiosités  de  Paris  — 
et  je  désigne  par  ce  terme  aussi  bien  ce 
qui  est  grand  et  durable,  que  ce  qui  est 
toujours  changeant  et  toujours  nouveau  ;  — 
mais  je  suis  plus  portée,  comme  vous  le 
croirez  facilement,  à  écouter  des  conver- 
sations intéressantes  qu'à  contempler  toutes 
les  merveilles  que  l'on  peut  admirer  dans 
la  ville. 

J'ai  donc  accueilli  avec  joie  les  aimables 
avances  qu'on  a  bien  voulu  me  faire 
de  divers  côtés;  et  j'ai  déjà  la  satisfaction 
de  me  trouver  en  termes  très  agréables  et 
en  relations  familières  avec  des  gens  char- 
mants, dont  beaucoup  sont  très  distingues 
et  qui,  heureusement  pour  moi,  diffèrent 
autant  que  le  ciel  et  la  terre  par  leurs  opi- 
nions sur  toutes  choses,  depuis  le  plus  haut 
degré  du  rococo  jusqu'à  la  plus  parfaite 
expression  de  l'école  du  décousu. 

Et  ici,  laissez-moi  vous  dire,  ainsi  qu'à 
tous  mes  compatriotes  aux  oreilles  de  qui 
ces  notes  parviendront,  que  tout  voyage  à 
Paris,  quel  que  soit  l'esprit  d'entreprise 
qu'on  y  apporte  et  les  sommes  que  l'on  se 
sente  disposé  à  v  dépenser,  sera  sans  valeur 
si  l'on  ne  peut  entrer  en  relations  avec  la 
bonne  société  française. 

11  est  vrai  qu  il  est  quelquefois  beaucoup 
plus  amusant  pour  un  étranger  arrivant  à 
Paris  de  regarder  simplement  toutes  les 
nouveautés  extérieures  qui  l'entourent. 
Cet  air  indescriptible  de  gaieté  qui  fait  que 
chaque  jour  de  soleil  à  lair  d'un  jour  de 
fétc  ;  cette  légèreté  d'esprit  qui  semble 
appartenir  à  tous  les  rangs;  le  timbre  plai- 
sant des  voix,  les  regards  pétillants  des 
veux  ;  les  jardins,  les  fleurs,  les  statues  de 
Paris,  tout  cela  produit  un  véritable  en- 
thantcmcnt. 

Mais  «  l'habitude  diminue  les  mer- 
veilles »  et  quand  l'excitation  joyeuse  des 
débuts  est  passée  et  que  nous  commen- 
çons a  nous  sentir  las  de  son  intensité 
même,  alors  nous  tombons  dans  l'abatte- 
nicnt  et  le  mécontentement. 


Paris    Romantique 


A  partir  île  ce  moment  le  touriste  anglais 
ne  parle  plus  que  tie  larj^es  rivieres,  de 
ponts  magnifiques,  de  IroUoirs  prodigieux, 
d'égouts  inimitables  et  de  porto  authen- 
tique. C'est  alors  que,  pour  prolonger 
et  augmenter  son  enchantement,  il  devrait 
cesser  d'examiner  l'extérieur  des  maisons, 
et  s'efforcer  de  s'y  faire  admettre  afin 
de  sentir  le  charme  plus  durable  qui  y 
régne. 

On  a  déjà  tant  parle  et  tant  écrit  sur  1 
grâce  et  la  séduction  de  la  langue  française"» 
dans  la  conversation  qu'il  me  parait  tout 
à  fait  inutile  d'insister  là-dessus.  Que  les 
bons  mots  ne  puissent  être  dits  dans  aucune 
autre  langue  avec  autant  de  grâce  c'est 
un  fait  qui  ne  peut  être  ni  nié  ni  plus 
affirmé  qu'il  ne  l'est.  Heureusement,  1  art 
d'exprimer  une  heureuse  pensée  dans  lés 
meilleurs  termes  possibles  n'est  pas  mort 
avec  M"  de  Sévigné,  et  aucune  révolution 
n'a  pu  encore  le  détruire. 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  s'aniuser 
une  heure  que  je  conseillerais  aux  Anglais 
de  cultiver  assidûment  la  bonne  société 
française.  Les  relations  qu'une  longue  ; 
a  permises  entre  Paris  et  nous  ont  gi 
ment  amélioré  nos  habitudes  nation.no. 
Nos  dîners  ne  sont  plus  déshonorés  par 
l'ivresse,  et  nos  compatriotes  hommes  et 
femmes,  quand  ils  arrangent  une  partie 
pour  se  divertir,  ne  sont  plus  séparés  pas 
l'étiquette  pendant  la  moitié  du  temps  que 
dure  la  réunion. 

Mais  nous  avons  beaucoup  à  apprendre 
encore,  et  le  ton  général  de  nos  réunions 
quotidiennes  peut  être  très  peifectionné 
par  l'exemple  des  usages  et  des  manières 
parisiennes. 

Ce  n'est  pas  à  ces  grandes  et  brillantes 
réceptions  qui  se  renouvellent  trois  ou 
quatre  fois  par  saison  dans  les  maisons  très 
élégantes,  que  nous  trouverions  beaucoup 
à  apprendre.  Une  belle  fête  chez  lady  A., 
dans  Grosvenor  Square,  est  aussi  sembla- 
ble à  une  grande  reception  chez  lady  B., 
dans  Berkeley  Square,  qu'une  belle  soirée 
à  Paris  l'est  à  nwc  à  Londres.  Il  v  a 
beaucoup  de  jolies  femmes,  d'hommes 
élégants,  de  satins, de  gazes,  de  velours,  de 
diamants,  de  chaînes,  de  décorations,  de 
moustaches  d'impériales,  et  peut  être  très 
peu,    parmi    tout  cela,    de  véritable  plaisir. 


Je  croirais,  même,  à  vrai  dire,  que  nous 
avons  plutôt  l'avantage  dan»  ces  réunions 
nombreuses  :  en  effet,  nous  changeons  fré- 
quemment de  place,  car  nous  passons  d  une 
pièce  a  l'autre  pour  prendre  nos  glaces,  et, 
comme  les  assistants  jouissent  par  groupes 
de  ce  répit  dans  la  suffocation,  on  trouve 
chez  nous  non  seulement  I  occasion  de  res- 
pirer, mais  aussi  celle  de  parler  durant 
quelques  minutes  sans  être  dérangés. 

Ce  n'est  donc  pas  dans  les  réunions 
nombreuses  que  j'étudierai  les   caractères 


MOBILIER   D  ANnCH^MHRE,    PAR   HENRI   MONNIER 
(Bibl.  Naiionalc 

des  suions  de  Paris,  mais  dans  les  relations 
familières  et  ciuotidicnnes.  Là,  on  observe 
un  ton  enjoué,  une  absence  de  toute  pompe, 
de  tout  orgueil,  de  toute  cérémonie,  dont 
malheureusement,  nous  n'avons  aucune 
idee.  Hélas!  avant  d'oser  nous  aventurer 
a  passer  une  heure  de  la  soirée  dans  le 
salon  de  notre  amie,  il  nous  faut  savoir  un 
mois  à  l'avance,  par  carte  spécialement 
imprimée,  qu'elle  sera  "  at  home  »  ce  jour- 
là,  que  ses  domestiques  en  livrée  nous 
attendrons,  et,  que  son  habitation  sera 
illuminée.  Voyez-vous  une  dame  de  Lon- 
dres recevant  entre  huit  et  onze  heures, 
une  demie-douzaine  de  ses  plus  chères 
amies  qui  arriveraient  en  châles  et  en  bon- 
nets, sans  avoir  été  invitees  !    Ft  combien 


Paris   Romantique 


cela  serait  pour  nous  étrangement  nouveau, 
que  les  plus  amusants  et  les  plus  recher- 
chés engagements  de  la  semaine  fussent 
précisément  ceux  qu'on  a  formés  sans 
cérémonie  et  sans  ostentation,  et  naquis- 
sent d'une  rencontre  accidentelle  ! 

C'est  cette  aisance,  cette  absence  habi- 
tuelle de  cérémonie  et  de  parade,  cette 
horreur  de  la  contrainte  et  de  l'ennui  sous 
toutes  ces  formes,  qui  rendent  le  ton  des 
manières  françaises  infiniment  plus  agréa- 
ble que  celui  des  nôtres.  Et  à  quel  point 
je  dis  vrai,  seuls  le  savent  ceux  qui,  par 
quelque  heureux  hasard, possèdent  un  bon 
«  Sésame,  ouvre-toi  !  »  pour  les  portes 
parisiennes. 

En  dépit  de  la  vanité  surabondante  que 
l'on  attribue  aux  Français,  ils  en  montrent 
certainement  infiniment  moins  que  nous 
dans  leurs  rapports  avec   leurs  semblables. 

J'ai  vu  une  comtesse,  de  la  plus  vieille  et 
de  la  meilleure  noblesse,  recevoir  les  visi- 
teurs à  la  porte  extérieure  de  son  appar- 
tement avec  autant  de  grâce  et  d'élégance 
que  si  une  triple  chaîne  de  grands  laquais 
portant  sa  livrée  eût  passé  les  noms  des 
arrivants  du  vestibule  au  salon.  Or,  ce 
n'était  pas  là  manque  de  richesse  :  cocher, 
laquais,  suivante  et  tout  ce  qui  s'ensuit, 
elle  les  avait  ;  seulement  elle  les  avait  en- 
voyés en  course,  et  jamais  il  n'était  entré 
dans  son  esprit  que  sa  dignité  pourrait 
avoir  à  souffrir  de  se  montrer  sans  eux. 
En  un  mot,  la  vanité  française  n'apparaît 
pas  dans  les  petites  choses  ;  et  c'est  préci- 
sément pour  cette  raison  que  le  ton  char- 
mant de  la  société  est  débarrassé  de  l'in- 
quiète, susceptible,  fastueuse  et  égoïste 
étiquette  qui  entrave  si  étroitement  la 
société   anglaise. 

Beaucoup  de  nos  compatriotes,  mon 
amie,  trouveront  dangereuses  ces  louanges 
du  charme  de  la  société  française,  parce 
qu'elles  glorifient  et  donnent  en  exemple 
les  manières  d'un  peuple  dont  la  moralité 
est  considérée  comme  beaucoup  moins 
stricte  que  la  nôtre.  Si  je  pensais,  en 
approuvant  ainsi  ce  qui  est  agréable,  dimi- 
nuer de  l'épaisseur  d'un  cheveu  l'inter- 
valle que  nous  croyons  exister  entre  eux  et 
nous  a  cet  égard,  je  changerais  mon  appro- 
bation en  blâme,  et  ma  louange  superficielle 
en  noire    réprobation    ;   mais,   a   ceux  qui 


m'exprimeraient  une  telle  crainte,  je  ré- 
pondrais en  leur  assurant  que  l'intimité  des 
milieux  dans  lesquels  j'ai  eu  l'honneur 
d  être  admise  n'a  rien  offert  à  mes  obser- 
vations personnelles  qui  autorise  la  moindre 
attaque  contre  la  moralité  de  la  société  pari- 
sienne. On  ne  trouverait  nulle  part,  on  ne 
saurait  souhaiter  un  raffinement  plus  scru- 
puleux et  plus  délicat  dans  le  ton  et  les 
manières.  Et  je  suspecte  fort  que  beaucoup 
des  tableaux  de  la  dépravation  française 
que  nous  ont  rapportés  nos  voyageurs 
ont  été  pris  dans  des  milieux  où  les  re- 
commandations que  j'engage  si  fort  mes 
compatriotes  à  se  procurer  n'étaient  pas 
absolument  nécessaires  pour  pénétrer.  Mais 
on  ne  pense  pas,  je  suppose,  que  je  parle 
ici  de  ces  milieux-là. 


INQUIETUDE      CAUSÉE         PAR        LE        PROCHAIN 

JUGEMENT       DES        PRISONNIERS       DE       LYON.      

LE     «    PROCÈS    MONSTRE». 

Nous  avons  éprouvé  une  véritable  pa- 
nique causée  par  les  bruits  que  l'on  fait 
courir  sur  le  terrible  procès  qui  est  tout 
près  d'avoir  lieu.  Beaucoup  de  gens  crai- 
gnent que  des  scènes  terribles  ne  se  pas- 
sent dans  Paris  quand  il  commencera. 

Les  journaux  de  tous  les  partis  en 
sont  remplis  à  tel  point  qu'on  n'y  peut 
trouver  autre  chose;  et  tous  ceux  qui  sont 
opposés  au  gouvernement,  de  quelque 
couleur  qu'ils  soient,  parlent  de  la  façon 
dont  la  procédure  a  été  menée  comme 
de  l'abus  de  pouvoir  le  plus  tyrannique 
que  l'on  ait  encore  vu  dans  l'Europe  mo- 
derne. 

Les  royalistes  légitimistes  déclarent  la 
procédure  illégale,  parce  ^.ue  les  accusés 
ont  le  droit  d'être  jugés  par  un  jury 
composé  de  leurs  pairs,  à  savoir,  les  ci- 
toyens français,  tandis  que  ce  droit  leur 
est  retiré,  et  qu'on  ne  leur  accorde  pas 
d'autres  juges  et  jury  que  les  pairs  de 
France. 

Je  ne  sais  si  cette  accusation  est  fondée; 
mais  il  y  a  pour  le  moins  une  apparence 
plausible  dans  l'objection  qu'on  peut  lui 
faire.  Il  n'est  pas  difficile  de  voir  que  l'ar- 
ticle 28  de  la  Charte  dit  :  -  -  «  La  Cham- 
bre   des    Pairs    prend    connaissance     des 


3o 


Paris   Romantique 


crimîs  de  haute  trahison  et  des  attentats 
contre  la  sûreté  de  l'Etat,  qui  seront  dé- 
finis par  la  Loi.  » 

Or,  quoique  cette  définition  par  la  loi 
ne  soit  pas  encore,  à  ce  que  l'on  m'a  dit, 
un  travail  tout  à  fait  terminé,  les  crimes, 
pour  lesquels  les  prisonniers  seront  jugés, 
paraissent  quelque  chose  de  si  semblable 
à  de   la    haute   trahison,  que    la   première 


les  X  le  banni  projeta,  tout  cela  n'a  jamais 
indigné  autant  que  cet  acte  sans  nom  que 
le  roi  Louis-Philippe  I"  est  sur  le  point 
de  perpétrer. 

Enfin,  l'horrible  chose  a  été  baptisée  et 
elle  s'appelle  :  le  Procès  Monstre.  Cet 
heureux  nom  m'évitera  un  flot  de  paroles 
inutiles.  Avant  que  l'on  eût  trouvé  cette 
appellation  expressive,  chaque  paragraphe 


«    GARRRE    A    VOUS,    CiUEHRRDlNS    1)1;    RRRKPUBLICAINS    » 

(Entrait  du  Chunv 


l8J5), 


partie  de  l'article  peut  s'appliquer  à  eux. 

P.mr  les  journaux,  les  pamphlets,  et 
les  publications  républicaines  de  toutes 
sort:.,  la  détention  et  le  procès  sont  une 
violarion  scandaleuse  des  droits  nouvelle- 
ment acquis  par  «  la  jeune  France  «  ;  et 
ils  dis:nt,  ils  jurent  même  qu'aucun  roi 
couronné,  aucun  pair,  aucun  ministre, 
n'avait  encore  osé  jusqu  ici  prendre  une 
décision  tyrannique  à  ce  point. 

Tout  ce  que  l'infortuné  Louis  XVI  fit 
jamais  o'.i  permit  de  faire,  tout  ce  que  Char- 


oii  il  était  question  du  procès  commen- 
çait par  une  vaste  description  de  la  terri- 
ble affaire  ;  mainteriant  toute  éloquence 
préliminaire  est  devenue  inutile  :  Procès 
Monstre!  simplement.  Procès  Monstre  !  ccb 
deux  mots  expriment  d'abord  ce  qu'on 
veut  dire,  et  ce  qui  suit  n'est  plus  que 
nouvelles  et  récits. 

Ces  nouvelles  et  ces  récits,  d  ailleurs, 
varient  considérablement  et  nous  laissent 
fort  inquiets  sur  ce  qui  va  arriver.  Celui-là 
affirme    que     Paris    peut   d'un    moment    ;i 


L  AHPK     COtUK,     CHANOINE     MONOSKI  ti     DE     NANTES 


iF.r  D.l.c  .,„) 


Bibli.>:hc4u<    >\j 


32 


Paris   Romantique 


'autre  être  mis  en  état  de  siège  et  que 
tous  les  étrangers,  sauf  ceux  appartenant 
à  l'ambassade,  seront  priés  de  partir.  Un 
autre  déclare  que  tout  cela  est  une 
pure  invention  ;  mais  ajoute  qu'un  fort 
cordon  de  troupes  entourera  probable- 
ment Paris,  et  veillera  nuit  et  jour  de  peur 
que  les  jeunes  gens  de  la  capitale  n'entre- 
prennent, dans  leur  excitation,  de  laver 
dans  le  sang  de  leurs  concitoyens  la  honte 
que  la  naissance  illégitime  du  Monstre  a 
répandue  sur  la  France.  D'autres  annon- 
cent qu'un  corps  dévoué  de  patriotes  a 
juré  de  sacrifier  une  hécatombe  de  gardes 
nationaux,  pour  expier  une  abomination 
dont  ils  accusent  lesdits  guerriers  d'être 
les  auteurs. 

Beaucoup  enfin  déclarent  que  le  procès 
ne  sera  jamais  jugé  ;  que  le  gouvernement 
se  sert  audacieusement  de  l'image  du  Mons- 
tre pour  effrayer  les  gens  ;  et  qu'une  am- 
nistiegénérale  terminera  l'affaire.  Envérité, 
ce  serait  une  tâche  fatigante  que  de  rap- 
porter seulement  la  moitié  des  histoires 
qui  courent  en  ce  moment  à  ce  sujet;  mais 
je  vous  assure  que  voir  tous  ces  prépara- 
tifs et  écouter  tout  cela,  c'est  assez  pour 
devenir  nerveuse  ;  et  beaucoup  de  familles 
anglaises  ont  trouvé  plus  prudent  de  quit- 
ter Paris... 

VI 

ÉLOQUENCE  DE    LA  CHAIRE.  l'aBBÉ  CŒUR. 

SERMON    A    SAINT-ROCH.     ÉLÉGANCE     DU 

PUBLIC.     COSTUME    DU    JEUNE    CLERGÉ. 

Depuis  mon  retour  dans  cette  chan- 
geante France,  j'ai  constaté  une  nouveauté 
qui  m'a  été  très  agréable,  c'est  la  consi- 
dération et  le  goût  que  l'on  y  a  mainte- 
nant pour  l'éloquence  de  la  chaire... 

Jl  y  a  environ  une  douzaine  d'années, 
je  voulus  savoir  si  l'on  trouvait  encore  à 
Paris  quelques  traces  de  la  glorieuse  élo- 
quence des  Bossuet  et  des  Fénelon.  J'en- 
tendis des  sermons  à  Notre-Dame,  à  Saint- 
Roch,  à  Saint  Eustache  ;  mais  jamais 
course  au  talent  fut  aussi  peu  couronnée 
de  succès.  Les  prédicateurs  étaient  cruel- 
lement médiocres;  aussi  bien,  ils  avaient 
l'air  d'hommes  communs  et  sans  culture, 
ce  qui  était  d'ailleurs,  et  est  encore,  je 
crois,    bien     souvent    le    cas.    Les  églises 


étaient  à  peu  près  vides  ;  et  les  rares 
personnes  dispersées  çà  et  là  dans  leurs 
spkndides  bas-côtés  étaient  généralement 
des  vieilles  femmes  du  peuple. 

Que  le  changement  est  grand  aujour- 
d'hui !  ...  «  Avez-vous  entendu  l'abbé 
Cœur?  »  Cette  question  me  fut  posée  dans 
la  première  semaine  de  mon  arrivée,  par 
quelqu'un  qui,  pour  rien  au  monde  ne 
voudrait  être  considéré  comme  rococo.  A 
l'effet  que  produisit  ma  réponse  négative, 
je  m'aperçus  que  j'étais  bien  peu  au  cou- 
rant de  ce  qui  devait  être  connu  à  Paris. 
«  —  C'est  réellement  extraordinaire!  je 
vous  engage  à  aller  l'entendre  sans  délai.  11 
est,  je  vous  assure,  non  moins  à  la  mode 
que  Taglioni.  » 

La  conversation  continua  sur  les  prédi- 
cateurs en  vogue,  et  je  me  rendis  compte 
que  j'étais  tout  à  fait  dans  l'ignorance. 
D'autres  noms  célèbres  furent  cités  :  La- 
cordaire,  Dcgucrry,  et  quelques  autres 
que  je  ne  me  rappelle  pas,  et  on  parlait 
d'eux  comme  si  leur  réputation  devait  né- 
cessairement s'étendre  d'un  pôle  à  l'au- 
tre, mais,  en  vérité,  je  ne  connaissais  pas 
plus  ces  messieurs  que  les  chapelains  pri- 
vés des  princes  de  Chili.  Toutefois  j'ins- 
crivis leurs  noms  avec  beaucoup  de 
docilité  ;  et  plus  j'écoutais,  plus  je  me 
réjouissais  en  pensant  que  la  Semaine 
Sainte  et  Pâques  allaient  venir  bientôt; 
car  j'étais  bien  décidée  à  profiter  de 
cette  époque  si  favorable  à  la  prédication 
pour  connaître  une  chose  parfaitement  nou- 
velle pour  moi  ;  un  sermon  populaire  à 
Paris. 

Je  perdis  peu  de  temps  pour  réaliser  ce 
projet.  L'église  de  Saint-Roch  est,  je 
crois,  la  plus  a  la  mode  de  Paris,  et  là 
nous  étions  sûres  d'entendre  le  célèbre 
abbé  Coeur  :  ces  deux  raisons  nous  déci- 
dèrent a  écouter  à  Saint-Roch  notre  «  ser- 
mon d'étude  »!  Je  m'cnquis  immédiate- 
ment du  jour  et  de  l'heure  où  l'abbé  de- 
vait monter  en  chaire. 

Comme  nous  demandions  ces  renseigne- 
ments à  l'église,  ou  nous  apprit  que,  si 
nous  désirions  nous  procurer  des  chaises, 
il  nous  serait  indispensable  de  venir  au 
moins  une  heure  avant  la  grand'niesse  qui 
précédait  le  sermon.  C'était  assez  effrayant 
pour  des  hérétiques  qui   avaient  une  foule 


Paris    Romantique 


33 


d'affaires  sur  les  bras.  Mais  je  voulus  aliso- 
lument  exécuter  mon  projet  et  je  me  sou- 
mis, avec  une.  petite  partie  lie  ma  famille, 
a  la  pénitence  préli- 
minaire d'une  longue 
heure  silencieuse  en 
face  de  la  chaire  de 
Saint-Roch.  La  pré- 
caution était,  au  reste, 
parfaitement  néces- 
saire, car  la  presse 
était  elTroyable  ;  mais, 
ce  qui  nous  consola, 
elle  était  toute  com- 
posée de  personn;s 
très  élégantes,  si  bien 
que  l'heure  nous  sem- 
bla à  peine  assez  lon- 
gue pour  passer  en 
icvuc  les  toilettes,  les 
plumes  ondoyantes  et 
les  fleurs  épanouies, 
qui    ne    cessaient     de 


lesquelles  ses  paroles  étaient  accueillies, 
sans  que  le  moindre  bruit,  ni  un  mot, 
ni  un  coup  d'ueil  les  vinssent  interrompre, 


s  entasser    autour    tic 
nous 

Rien  de  plus  joli 
^Hie  cette  collection  de 
chapeaux,  si  ce  n'était 
celle  des  yeux  qu'ils 
abritaient.  La  propor- 
tion des  femmes  aux 
hommes  était  peut- 
être  de   douze    à    un. 

«  —  Je  désirerais 
s  a  vo  i  r  » ,  demanda 
prés  de  moi  un  jeune 
homme  à  une  jolie 
femme,  sa  voisine,  «  je 
désirerais  savoir  si  par 
hasard  M.  l'ahhc 
Coeur  est  jeune  ?  » 

La  dame  ne  répon- 
dit que  par  une  figure 
indignée. 

Quelques  instants 
après,  les  doutes  du 
jeune  homme,  s'il  en 
avait     eu,     cessèrent. 

Un  homme,  fort  loin  de  paraître  malade 
et  plus  loin  encore  de  paraître  vieux,  monta 
dans  la  chaire,  et  tout  aussitôt  quelques 
n\iHiers  d'yeux  brillants  se  rivèrent  sur  lui. 
Le  silence    et   la    profonde   attention  avec 


COSTUME 


DU    JtUNE    CLKRJE,    P*R    A.    HtRVltU 

Iriil  dt  Pjrii  .inJ  Ihr  Pariuant.     by  Mr..    Ttollopc) 

mc>ntra  combien  devait  être  grande  son 
influence  sur  l'élégant  et  nombreux  public 
qui  l'écoutait,  et  combien  son  éloquence 
irrésistible.  Au  reste,  quoique  «d'une 
autre  paroisse  ».  je  comprenais  s.'in  pouvoir. 


Paris   Romantique 


car  «  il  était  convaincu  ».  Sa  voix,  fcizn  que 
faible  et  parfois  nerveuse,  était  distincte  et 
sa  diction  claire  :  je  ne  perdis  pas  un  seul 
mot. 

Son  ton  était  simple  et  affectueux;  son 
langage  fort  mais  sans  violence;  il  s'adres- 
sait plus  au  cœur  de  ses  auditeurs  qu'à 
leur  intelligence,  et  c'étaient  bien  leurs 
coeurs  qui  lui  répondaient,  car  beaucoup 
pleuraient  abondamment. 

Un  grand  nombre  de  prêtres  assistaient 
a  ce  sermon,  revêtus  de  leurs  costumes 
ecclésiastiques  et  assis  aux  places  qui  leur 
sont  réservées  en  face  de  la  chaire.  Ils  se 
trouvèrent  de  la  sorte  près  de  nous,  et 
nous  eûmes  ainsi  toute  facilité  de  remarquer 
sur  eux  les  résultats  de  ce  «  progrès  des 
esprits  »  qui  produit  actuellement  de  si 
étonnantes  merveilles  sur  la  terre. 

Au  lieu  de  cette  tonsure  d'autrefois, 
qui  nous  inspirait  du  respect  parce  que, 
faite  souvent  sur  une  épaisse  chevelure  dont 
le  noir  d'ébène  ou  le  châtain  brillant  par- 
laient encore  de  jeunesse,  elle  marquait  le 
sacrifice  d'un  avantage  extérieur  à  un  sen- 
timent de  dévotion,  —  au  lieu  de  cela,  nous 
aperçûmes  des  têtes  sans  tonsure,  et 
même  plus  d'une  paire  de  favoris  floris- 
sants, évidemment  entretenus,  arrangés  et 
calamistrés  avec  le  plus  grand  soin,  tandis 
que  quelque  sévère  capuchon  à  trois  cornes 
pendait  derrière  les  riches  et  ondoyantes 
chevelures  de  ces  jeunes  tètes.  L'effet 
d'un  tel  contraste  est  singulier.  Toutefois, 
en  dépit  de  cet  abandon  de  la  tonsure  sa- 
cerdotale par  le  jeune  clergé,  il  y  aurait 
eu  dans  la  double  rangée  de  têtes  qui 
regardaient  la  chaire,  plusieurs  belles  étu- 
des à  faire  pour  un  artiste  ;  et  rien,  depuis 
que  l'humanité  expie  la  faute  d'Adam,  ne 
pouvait  être  mieux  en  harmonie  que  les 
physionomies  et  l'habillement  religieux  de 
ceux  à  qui  ces  tètes  appartenaient.  Les 
mêmes  causes  produisent,  je  pense,  en  tous 
temps  les  mêmes  effets;  et  c'est  pourquoi, 
parmi  les  vingt  prêtres  de  Saint-Roch,  en 
i835,  il  me  sembla  reconnaître  l'original 
de  plus  d'un  noble  et  pieux  visage  avec 
lequel  les  grands  peintres  d'Italie,  d'Es- 
pagne et  des  Flandres  m'ont  familia- 
risée. 

Le  contraste  entre  les  yeux  profonds 
et    l'expression   austere    de     quelques-uns 


de  ces  fronts  consacrés,  et  la  brillante  et 
vive  élégance  des  jolies  femmes  qui  les 
entouraient,  était  saisissant;  et  la  lumière 
douce  des  vitraux,  la  majestueuse  dimen- 
sion de  cette  église  formaient  un  spectacle 
émouvant  et  pittoresque... 

Avant  que  nous  quittassions  l'église, 
cent  cinquante  garçons  et  filles,  de  dix  à 
quatorze  ans,  s'assemblèrent  pour  le  ca- 
téchisme qui  leur  fut  fait  par  un  jeune 
prêtre  derrière  l'autel  de  la  Vierge.  Le 
ton  de  celui-là  était  familier,  caressant 
et  bon,  et  ses  cheveux,  qui  cachaient  ses 
oreilles,  lui  donnaient  l'air  d'un  jeune  saint 
Jean. 


Vil 

LONGCHAMPS.     LE     CARÊME. 

Je  crois  que  vous  savez,  mon  amie,  bien 
que  pour  ma  part  je  l'ignorasse,  que  le 
mercredi,  le  jeudi  et  le  vendredi  de  la 
semaine  sainte  les  Parisiens  font  chaque 
année  une  sorte  de  pèlerinage  à  cette  partie 
du  bois  de  Boulogne  qu'on  nomme  Long- 
champs.  J'étais  intriguée  par  l'origine  de 
cette  gaie  et  brillante  promenade  de  per- 
sonneset  d'équipages,  qui  ne  se  rassemblent 
évidemment  qu'afin  de  se  donner  le  plaisir 
d'être  vus  et  de  voir,  et  cela  pendant  des 
jours  généralement  consacrés  aux  exercices 
religieux.  L'explication  que  j'en  ai  eue,  je 
vous  la  communique,  espérant  que  vous 
l'ignorez.  «  Longchamps  »  est,  parait-il, 
une  sorte  de  cérémonie  dévote  ou  la  été 
dans  les  premiers  temps  de  son  institution. 

Quand  le  beau  moiiJc  de  Paris  adopta 
l'habitude  de  se  rendre  a  Longchamps  le 
mercredi,  le  jeudi  et  le  vendredi  de  la 
sema'ne  sainte,  il  y  existait  un  couvent 
dont  les  nonnes  étaient  célèbres  pour 
chanter  les  offices  de  ces  journées  solen- 
nelles avec  une  piété  et  une  pompe  toutes 
spéciales.  Elles  soutinrent  longtemps  cette 
réputation  et  pendant  beaucoup  d'années 
tous  ceux  qui  obtinrent  la  permission  d'en- 
trer dans  leur  église  s'y  pressèrent  afin  d'en- 
tendre  leurs  douces  voix. 

Le  couvent  fut  détruit  à  h  Révolution 
(pjr  excellence),  mais  les  équipages  parisiens 
continuent  de   se  diriger  vers  le   même  en 


Paris    Romantique 


35 


droit  quand  arrivent  les  trois  derniers  jours 
du  carême. 

Ce  spectacle  ravissant  peut  rivaliser  avec 
celui  d'un  dimanche  de  printemps  a  Hyde- 
Park  Ljuant  au  nombre  et  a  I  élégance  des 
équipages,  mais  le  surpasse  par  la  longueur 
et  la  lieauté  de  la  route  que  l'on  suit.  Bien 
que  l 'on  appelle  toujours  «  aller  a  Long- 
champs  »  cette  promenade  de  tout  ce  que 
Paris  compte  de  riche,  d'important  et  d'élé- 
gant, les  voitures,  les  cavaliers  et  les  pié- 
tons ne  sortent  guère  de  cette  noble  ave- 
nue qui  conduit  de  l'entrée  des  Champs- 
Elysées  a  la  barrière  de  l'Etoile. 

De  trois  à  six  heures,  ce  vaste  espace  est 
plein  de  monde  ;  et  je  n'imaginais  réelle- 
ment pas  que  tant  d'équipages  bien  attelés 
pussent  être  réunis  ailleurs  qu'à  Londres. 
La   famille   royale  avait  la  plusieurs   belles 


voitures  ;  celle  du  duc  d'Orléans  était  par- 
ticulièrement remarquable  par  la  beauté  de 
ses  chevaux  et  son  elegance  d'ensemble. 

Les  ministres  d'Etat  et  toutes  les  léga- 
tions étrangères  étaient  là  également  ;  plu- 
sieurs dans  des  équipages  vraiment  parfaits, 
avec  des  chasseurs  à  plumets  de  diverses 
couleurs  ;  beaucoup  avaient  attelé  à  quatre 
de  très  beaux  chevaux,  réellement  bien 
harnachés.  Enfin  une  quantité  de  particu- 
liers montraient  aussi  des  voitures,  ravis- 
santes par  les  jolies  Femmes  qu'elles  renfer- 
maient et  tout  cela  contribuait  fort  à  l'éclat 
de  la  scène. 

Le  seul  personnage  toutefois,  à  part  le 
duc  d'Orléans,  qui  eût  deux  voitures,  deux 
chasseurs  empluniés  et  deux  fois  deux  paires 
de  chevaux  richement  harnachés,  était  un 
certain  M.  T....  commerçant  américain, 
dont  la  grantle  fortune,  et  encore  plus  les 
colossales  dépenses,  consternent  les  com- 
patriotes raisonnables.    On   nous   a    assuré 


que  l'excentricité  de  ce  gentleman  trans- 
atlantique est  telle  que,  pendant  les  trois 
jours  qu'a  duré  la  promenade  de  Long- 
champs,    il    s'est   montré   chaque  fois  avec 


des  livrées  différentes.  Apparemment  qu'il 
n'a  aucune  raison  de  famille  pour  préférer 
une  couleur  a  une  autre. 

On  voyait  çà  et  là  plusieurs  cavaliers 
anglais  très  élégants,  et  la  réunion  en 
était  ornée,  car  les  gracieuses  lançades, 
lallure,  la  robe  luisante  de  ces  charmants 
animaux  que  sont  les  chevaux  de  selle 
anglais  étaient  des  plus  attrayantes  par- 
ties du  spectacle.  Il  ne  manquait  pas  non 
plus  de  Français  sur  de  très  belles  montures. 
Sous  les  arbres,  dans  la  contre-allée,  se 
pressaient  des  milliers  de  piétons  élégants. 
Si  bien  que  la  scène  entière  était  comme 
une  masse  mouvante  de  pompe  et  de  plai- 
sir. 

Néanmoins  le  temps  était  loin,  le  pre- 
mier jour,  d'être  favorable  :  le  vent  était 
si  aigrement  froid  que  je  décommandai  la 
voiture  que  j'avais  demandée,  et,  au  lieu 
d'aller  a  Longchamps,  nous  restâmes  a  nous 


chaul^er  assis  au  coin  du  feu  ;  avant  trois 
heures,  la  terre  était  déjà  cc>uvertede  neige. 
Le  jour  suivant  promettant  d'être  meilleur, 
ncius  nous  aventurâmes  ;  m.iis  le  spectacle 
fut  fâcheux  ;  beaucoup  de  voitures  étaient 
ouvertes  et    les   dames   qui   les  occupaient 


36 


Paris   Rorii'antique 


frissonnaient  dans  leurs  claires  et  flottantes 
robes  de  printemps.  Car  c'est  à  Long- 
champs  que  paraissent  d'abord  les  modes 
de  la  nouvelle  saison  ;  et  avant  cette  pro- 
menade décisive  personne  ne  peut  dire, 
pour  renseigné  qu'il  soit  sur  ce  chapitre, 
quel  chapeau,  quelle  écharpe,  quel  schall, 
ou  quelle  couleur  sera  préféré  par  les  élé- 


Ce  ne  fut^donc  que  le  jour  suivant  —  le 
dernier  des  trois  —  que  Longchamps  mon- 
tra réellement  le  brillant  assemblage  de 
voitures,  de  cavaliers  et  de  piétons  dont  je 
vous  ai  parlé.  Ce  dernier  jour,  bien  qu'il 
fit  encore  froid  pour  la  saison  (l'Angle- 
terre même  eût  été  honteuse  d'un  tel  temps 
le  17  avril),  le   soleil   se   montra    et  sourit 


EN     PROMENADE 


(Achille  Giroux   del.' 


gantes  de  Paris  durant  la  saison  à  venir. 
Conséquemment  les  modistes  avaient  fait 
leur  devoir  et  avancé  le  printemps.  Mais 
c'était  une  tristesse  de  voir  tant  de  ravissan- 
tes branches  de  lilas,  de  gracieuses  et  flexibles 
cytises,  dont  chacune  était  une  oeuvre  d'art, 
tordues  et  torturées,  pliées  et  cassées  par 
le  vent.  On  eût  dit  que  le  paresseux  prin- 
temps, humilié  de  voir  imiter  si  parfaite- 
ment les  fleurs  qu'il  avait  lui-même  oublié 
d'apporter,  envoyait  ce  souffle  inclément 
pour  les  détruire.  Tout  fut  abimé.  Les  ru- 
bans aux  teintes  tendres  furent  bientôt 
couverts  de  grésil  ;  tandis  que  les  plumes, 
au  lieu  de  flotter,  comme  elles  auraient  dû 
sous  la  brise,  livraient  une  furieuse  ba- 
taille au  vent. 


pour  consoler  en  quelque    sorte   les  pieux 
pèlerins. 

Nous  restâmes,  comme  tout  Paris,  à  nous 
promener  en  voiture  au  milieu  de  la  foule 
élégante  jusqu'à  six  heures,  moment  où 
graduellement  on  commença  à  se  retirer  et 
à  rentrer  chez  soi  pour  le  diner. 


38 


Paris   Romantique 


vil) 

LA    CHAMBRE    DE  JUSTICE    AU  LUXEMBOURG.  

l'institut.    M.     MIGNET.     CONCERT    MU- 

SARD. 

Par  une  faveur  très  grande  et  toute  spé- 
ciale, nous  avons  pu  voir  la  nouvelle  cham- 
bre qui  a  été  construite  au  Luxembourg 
pour  le  jugement  des  prisonniers  politiques. 
L'extérieur  en  est  très  beau,  et,  quoique 
la  salle  soit  bâtie  entièrement  en  bois,  elle 
s'harmonise  bien  au  vieux  palais  dont  elle 
imite  le  style  massif  et  riche.  Les  lourdes 
balustrades,  les  gigantesques  bas-reliefs  qui 
la  décorent,  sont  tous  grands,  solides  et 
magnifiques  ;  et  quand  on  pense  que  tout 
cela  a  été  élevé  en  deux  mois,  on  est  tenté 
de  croire  qu'Aladin  est  devenu  doctrinaire 
et  a  mis  sa  lampe  la  plus  diligente  au  ser- 
vice de  l'Etat. 

La  salle  d'audience  est  vaste,  mais  par 
suite  du  grand  nombre  des  accusés  et  du 
nombre  plus  grand  encore  des  témoins,  il 
s'y  trouvera  peu  de  place  pour  le  public. 
La  prudence,  peut-être,  a  fait  cela  autant 
que  la  nécessité  ;  on  ne  peut  s  étonner  qu'en 
cette  occasion  les  pairs  de  France  désirent 
avoir  affaire  aussi  peu  que  possible  à  la 
foule  parisienne. 

Je  remarquai  qu'un  espace  considérable 
avait  été  réservé  pour  les  couloirs,  pour  les 
antichambres  et  pour  les  dégagements  de 
toutes  sortes  ;  c'est  une  mesure  fort  sage, 
car  on  devra  peut-être  déployer  beaucoup 
de  force  armée.  De  fait,  je  crois  que  les 
troupes  sont  et  seront  toujours  le  seul 
moyen  de  maintenir  en  respect  un  peuple 
remarquablement  libre... 

En  quittant  le  Luxembourg,  nous 
allâmes  au  bureau  du  secrétariat  de  l'Ins- 
titut demander  des  places  pour  la  réunion 
annuelle  des  cinq  Académies,  qui  eut  lieu 
hier.  On  nous  les  accorda  très  obligeam- 
ment —  (oh!  si  nos  institutions,  nos  Aca- 
démies, nos  cours,  à  nous,  étaient  aussi 
libéralement  organisés  !)  —  et,  grâce  à 
cela,  nous  passâmes  deux  heures  très 
agréables. 

Je  voudrais  bien  que  les  polytechniciens 
quanil  ils  curent  la  fantaisie  de  changer 
l'ancien  re^/'mt'dela  France, eussent  compris 


l'uniforme  de  l'Institut  dans  leurs  proscrip- 
tions :  ce  perfectionnement  aurait  été  moins- 
contestable  que  beaucoup  d'autres. 

Comment  peut-on  admettre,  en  effet, 
que  tant  de  savants  académicrcns  de  tous  les 
âges,  parfois  sveltcs  et  élancés  comme  des 
hommes  de  3o  ans,  mais  souvent  lourds  et 
protubérants  comme  des  vieillards  de  80, 
s'affublent  tous  uniformément  d'un  costume 
bleu  brodé  de  feuilles  de  myrte  !  C'est  la 
meilleure  preuve  de  1  intérêt  des  choses 
dites  à  cette  séance,  qu'il  ne  m'ait  pas  fallu 
plus  d'une  demi-heure  pour  cesser  de 
m'étonner  de  ce  surprenant  habit. 

Nous  assistâmes  d'abord  à  la  distribu- 
tion des  récompenses  ;  puis  nous  enten- 
dîmes un  ou  deux  membres  dire,  ou  plutôt 
lire  leurs  compositions.  Mais  le  grand 
attrait  de  la  fête  fut  le  discours  prononcé 
par  M.  Mignct,  Ce  gentleman  était  trop 
célèbre  pour  n'avoir  pas  excité  en  nous  le 
désir  de  l'entendre  ;  mais  jamais  désir  ne 
fut  aussi  heureusement  satisfait.  Aux  avan- 
tages d'une  figure  remarquablement  belle. 
M.  Mignet  ajoute  un  son  de  voix  et  un 
jeu  de  physionomie  qui  assureraient  à  eux 
seuls  le  succès  d'un  orateur.  Mais  ce  n'est 
pas  à  des  dons  de  ce  genre  qu'il  dut  son 
succès  :  son  discours  était  en  tous  points 
admirable  ;  sujet,  sentiment,  composition 
et  diction,  —  tout  fut  excellent... 

Vous  avouerez  que  nous  ne  sommes  pas 
paresseux,  quand  je  vous  aurai  dit  qu'après 
tout  cela,  nous  allâmes  dans  la  soirée  au 
concert  Musard.  C'est  là  un  de  ces  diver- 
tissements dont  nous  n'avons  pas  jusqu'à 
présent  l'équivalent  à  Londres.  A  sept 
heures  et  demie,  vous  entrez  dans  une  belle 
et  grande  salle  bien  éclairée,  qui  se  rem- 
plit sans  retard  ;  un  bon  orchestre  vous 
joue  pendant  une  couple  d'heures  la  musi- 
que la  meilleure  et  la  plus  à  la  mode  de  la 
saison  ;  et,  quand  vous  en  avez  assez,  vous 
vous  en  allez  vous  habiller  pour  une 
soirée,  ou  manger  des  glaces  chez  Torto- 
ni,  ou  sobrement  boire  votre  thé  chez  vous 
et  vous  coucher  de  bonne  heure.  Pour  en- 
trer à  ce  concert  vous  payez  un  franc  ;  et 
cet  humble  prix,  non  moins  que  le  genre 
de  toilette  (les  femmes  portent  simplement 
le  chapeau  et  le  châle),  laisserait  supposer 
que  ce  divertissement  est  pour  le  beau 
monde  des  faubourgs, .  si   la  longue  file  des 


Paris   Romantique 


voitures  de  maître  remplissant  :1a  rue  ne 
montrait,  que,  malgré  sa  simplicité  et  son 
manque  de  prétentions,  ce  concert  attire  la 
meilleure  société  de  Paiis. 
**  La  facilité  avec  laquelle  on  y  entre  me 
fit  penser  aux  théâtres  d'Allemagne.  J'y 
remarquai  beaucoup  de  dames  sans  cava- 
lier, venues  deux  ou  trois  ensemble.  Dans 
les  entr'actes,  on  se  promenait  autour  de  la 
salle  ;  là  on  se  rencontrait,  on  se  réunis- 
sait, et  il  me  sembla  que  c'était  une  des 
plus  agréables  manières  qu'eussent  les 
Français  de  satisfaire  ce  besoin  de  se  dis- 
traire hors^dc  chez  soi  qui  est  contagieux 
à  Paris. 


IX 


DELICES      nu     JARDIN      DES     TUILERIES.     LE 

LÉGITIMISTE.     LE    RÉPUBLICAIN.    LE    DOC- 
TRINAIRE.        LES     ENFANTS.    LA    GRACE    DES 

PARISIENNES.    LES    MOUSTACHES,     LES     IMPÉ- 
RIALES    ET  LES    CHEVEUX     NOIRS  DES  DANDYS.    

LIBRE     ENTRÉE     DES     JARDINS    DEPUIS     LES     TROIS 
GLORIEUSES.    ANHCDOTE. 

Existe-t-il  rien  en  ce  monde  de  compa- 
rable aux  jardins  des  Tuileries  ?  Je  ne  le 
crois  pas... 

L'endroit  lui-même,  indépendamment 
du  mouvement  perpétuel  de  la  foule,  est 
fort  à  mon  gré  :  j'affectionne  tous  les  dé- 
tails de  ses  ornements,  et  j'aime  passionné- 
ment l'aspect  brillant  et  heureux  de  son 
ensemble.  Mais  je  connais  sur  ce  sujet  une 
foule  d'opinions  différentes  :  beaucoup 
parlent  avec  mépris  des  lignes  droites,  des 
arbres  taillés,  des  massifs  de  fleurs  régu- 
liers, des  vilains  toits,  quelques-uns  médi- 
sent même  des  orangers,  parce  qu'ils  pous- 
sent dans  des  caisses  carrées  et  n'agitent 
pas  leurs  branches  au  vent  comme  des  sau- 
les pleureurs  ! 

Moi,  je  n'admets  aucune  de  ces  objec- 
tions. 11  me  paraît  aussi  raisonnable  et 
d'aussi  bon  goiît  de  reprocher  à  l'abbaye 
de  Westminster  de  ne  pas  ressembler  à 
un  temple  grec  que  de  critiquer  les  jardins 
des  Tuileries  parce  qu'ils  sont  disposés  en 
jardins  français  et  non  en  parcs  anglais. 
Pour  ma  part,  je  ne  voudrais  paschangcr,  si 
j'en  avais  le  pouvoir,  même  le  plus  petit  dé- 
tail dans  un  lieu  si  plaisant  :  a  quelque  heure 


et  par  quelque  côté  que  j'y  entre,  il  sem- 
ble toujours  m'accueillit  par  des  sourires 
et  des  amabilités. 

Nous  passons  rarement  un  jour  sans  aller 
nous  asseoir  un  moment  sous  ses  om- 
brages et  parmi  ses  fleurs.  De  l'endroit  de 
la  ville  où  nous  habitons  maintenant,  la 
porte  vis-à-vis  de  la  place  Vendôme  est 
l'entrée  la  plus  proche  ;  et  peut-être  d'au- 
cun lieu  l'aspect  général  n'est-il  aussi  beau 
que  du  haut  de  la  verte  promenade  en  ter- 
rasse à  laquelle  cette  porte  donne  accès. 

A  droite,  la  sombre  masse  des  arbres 
non  taillés,  —  rehaussée  en  ce  moment 
par  des  marronniers  en  fleur,  qui  poussent 
aussi  fièrement  et  aussi  librement  que  le 
jardinier  anglais  le  plus  difficile  le  pourrait 
désirer,  —  conduit  la  vue  à  travers  une 
délicieuse  perspective  d'ombrages  jusqu'à 
la  magnifique  porte  cui  ouvre  sur  la  place 
Louis-Quinze.  A  gauche,  on  voit  la  vaste 
façade  du  palais  des  Tuileries;  la  disgra- 
cieuse élévation  des  toits  de  ses  pavillons 
s'oublie  bien  vite  et  se  trouve  tout  à  fait 
compensée  par  la  beauté  des  jardins  qui 
s'étendent  à  leurs  pieds.  Et  juste  à 
l'endroit  où  l'ombre  des  grands  arbres 
cesse  et  où  les  brillants  rayons  du  soleil 
commencent,  quelle  multitude  de  fleurs  ra- 
vissantes dans  tout  l'éclat  de  leur  épanouis- 
sement! Une  teinte  de  lilas  mauve  semble 
en  cette  saison  s'étendre  sur  tout  l'horizon, 
et  chaque  brise  qui  passe,  nous  arrive  toute 
pleine  de  parfums.  Ma  promenade  quoti- 
dienne est  presque  toujours  la  même,  et  je 
l'aime  tant  que  je  ne  désire  pas  la  changer. 
Nous  suivons  la  terrasse  ombragée  par  la- 
quelle nous  entrons  jusqu'à  l'endroit  où  elle 
descend  au  niveau  de  la  magnifique  espla- 
nade, en  face  du  palais;  là  nous  tournons 
à  droite,  et  supportons  l'éclat  du  soleil, 
jusqu'à  ce  que  nous  arrivions  à  la  superbe 
allée  qui  part  du  pavillon  central  et  qui 
s'étend  à  perte  de  vue,  à  travers  des  fleurs, 
des  statues,  des  orangers  et  des  bosquets 
de  marronniers,  sans  autre  repos  pour  l'oeil 
qu'au  loin  la  majestueuse  arche  de  la  bar- 
rière de  l'Etoile. 

Ce  co'ip  J'œil  est  tellement  magnifique 
que  je  ressens  toujours  un  nouveau  plaisir 
à  en  jouir.  Je  confesse  être  de  ceux  qui 
prennent  du  plaisir  à  ces  jardins  taillés. 
J'aime  l'élégance  étudiée,  la  grâce  soignée 


Paris   Romantique 


4» 


de  chacun  des  objets  qui^flattent  les  yeux 
en  un  endroit  comme  celui-ci.  J'aime  ces 
princières  plantes  exotiques,  élevées  avec 
amour,  ces  vieux 
orangers  majestueu- 
sement rangés;  et 
i'aime  plus  encore 
les  groupes  de  mar- 
bre, qui  parfois  se 
dressent  si  noble- 
ment en  pleine  lu- 
mière, et  parfois  s>: 
cachent  a  demi  sous 
l'ombre  des  arbres. 
Toutes  ces  choses- 
là  semblent  parler  de 
goût,  de  luxe  et  d'é- 
légance. 

Après  qu'on=s'est 
avancé  en  Hànant  de- 
puis le  palais  jusqu'à 
l'endroit  où  le  soleil 
finit  et  où  l'ombre 
commence,  on  dé- 
couvre une  nouvel!; 
sorte  de  distraction. 
Des  milliers  de  chai- 
ses, éparses  sous  les 
arbres,  sont  occu- 
pées par  de  jolis 
groupes  infiniment 
variés. 

Au  bout  de  com- 
bien de  mois  d'atten- 
tion suivie  me  lasse- 
rai-je  d'observer 
l'ensemble  et  les  de- 
tails de  ce  brillant 
tableau  !  En  tant  que 
spectacle,  sa  beautc. 
en  tant  qu'étude  de 
moeurs  nationales 
son  intérêt  sont  in- 
comparables. Là,  on 
peut  voir  et  exami- 
ner   tout    Paris,     et        „      .    .. 

,,  ...  P-"   «     ntrvitu 

nulle     part    il    n  est 
aussi  aisé  de  remar- 
quer  les   caractères   respectifs    des    diffé- 
rentes classes  populaires. 

Ce  matin,  nous  avons  pris  possession 
d'une  demi-douzaine  de  chaises  sous  les 
arbres  devant  le  beau  groupe  de  P.vliis  et 


Arria.  C'était  l'heure  ou  paraissent  tous  les 
journaux,  et  nous  eûmes  la  satisfaction 
d'étudier  trois  individus,  dont  chacun  au- 


MORNINCi     AT     THt     TUILERIKS    0 
(Exlr.  de   Pjn   jnj    II   P.m. 


by   Mr»    Trollopc 


rait  pu  servir  de  modèle  à  un  artiste  qui 
aurait  voulu  représenter  l'idéal  de  leurs 
particularités.  Nous  reconnûmes,  sans  le 
moindre  doute  possible,  un  royaliste,  un 
doctrinaire  et   un  républicain,  qui  se   don- 


Paris    Romantique 


nèrent,  pendant  la  demi-heure  que  nous 
restâmes  là,  pour  deux  sous  de  politique 
chacun  dans  le  genre  qu'il  préférait. 

Un  vieux  monsieur,  cérémonieux,  mais 
très  gentilhomme,  arriva  d'abord,  et  ayant 
pris  un  journal  au  petit  kiosque,  —  la 
"France,  ou  la  Quotidienne,  probablement 
—  il  s'installa  non  loin  de  nous.  Pourquoi 
étions-nous  certains  qu'il  était  légitimiste? 
Je  pourrais  difficilement  vous  l'expliquer, 
et  cependant  nous  n'avions  aucun  doute  a 
cet  égard.  11  avait  l'air  tranquille,  à  demi 
fier,  a  demi  triste  de  se  tenir  à  l'écart; 
une  physionomie  aristocratique  ;  un  visage 
pâli  par  le  chagrin  et  une  coupe  de  vête- 
ments que  ne  pouvait  porter  un  homme 
vulgaire,  mais  que  ne  porterait  pas  non 
plus  un  homme  riche  d'aujourd'hui.  C'est 
tout  ce  que  je  peux  vous  dire  de  lui  :  mais 
il  y  avait  dans  l'ensemble  de  sa  personne  je 
ne  sais  quoi  de  trop  royaliste  pour  qu'on 
se  méprit,  et  de  trop  délicat  de  ton  pour 
pouvoir  être  peint  à  grands  traits.  Sans  le 
connaître,  nous  nous  sentîmes  assurés  de 
ce  qu'il  était;  et  si  je  découvrais  jamais 
que  ce  vieux  monsieur  est  doctrinaire  ou 
républicain,  de  ma  vie  je  n  oserais  plus 
juger  personne  sur  l'apparence. 

Celui  qui  se  présenta  ensuite  était  un 
républicain  de  toute  évidence  ;  mais  cette 
découverte  fait  peu  d'honneur  à  notre  dis- 
cernement, car  ces  sortes  de  gens  s'effor- 
cent de  ne  laisser  aucun  doute  sur  eux- 
mêmes  et  ils  s'appliquent  à  ce  qu'il  n'y  ait 
pas  un  détail  de  leur  extérieur  qui  ne  soit 
le  symbole,  le  signe,  le  témoignage  et  le 
stigmate  de  la  folie  qui  les  possède.  Notre 
républicain  tenait  en  mains  un  journal,  et 
sans  nous  risquer  à  approcher  de  trop  près 
un  si  terrible  personnage,  nous  ne  nous 
fimes  pas  scrupule  de  nous  confier  les  uns 
aux  autres  que  le  journal  qu'il  lisait  si  at- 
tentivement était  certainement  le  T^éforma- 
teur. 

Comme  nous  venions  de  décider  a  quelle 
espèce  appartenait  l'homme  qui  passait 
devant  nous  si  majestueusement,  un  su- 
perbe bourgeois  en  uniforme  de  garde 
national  arriva,  qui  se  mit  tout  incontinent 
a  prendre  sa  ration  quotidienne  de  poli- 
tique avec  l'air  d  un  homme  satisfait  a 
l'avance  de  ce  qu'il  trouvera,  et  qui,  au 
surplus,  l'est  trop  de  lui-même  pour  se  sou- 


cier excessivement  des  affaires  publiques. 
Chaque  trait  de  son  joyeux  visage,  chaque 
courbe  de  sa  face,  disait  le  contentement 
et  la  bonne  santé.  11  appartenait  pro- 
bablement à  cette  race  très  nouvelle  en 
France  :  celle  des  commerçants  qui  font 
une  fortune  rapide.  Pouvait-on  douter  que 
le  journal  qu'il  tenait  ne  fût  le  Joiirnjl  Jes 
Débats?  Pouvait-on  croire  qu'il  fût  autre 
chose  lui-même  qu  un  doctrinaire  heureux? 

De  la  sorte,  sur  le  terrain  neutre  de  ces 
délicieux  jardins,  se  rencontrent  des  esprits 
hostiles,  qui,  sans  se  mêler,  jouissent  en 
commun  de  l'ombre  fraîche,  de  l'air  exquis, 
et  du  luxe  de  quelque  journal  tout  frais, 
cela  au  milieu  d'une  cité  remplie  de  partis 
divisés,  et  aussi  calmement  qui  si  chacun 
d'eux  se  promenait  dans  un  domaine  prin- 
cier qui  lui  appartînt. 

Pour  un  observateur  non  enclin  au 
spleen,  que  d'études  vivantes  a  faire,  en 
suivant  les  allées  et  venues  des  minuscules 
dandys  et  des  petites  maîtresses  en  minia- 
ture qui,  à  toute  heure  du  jour,  volettent 
dans  l'ombre  et  le  soleil  des  Tuileries 
comme  oiseaux-mouches  ?  Ou  ces  petits 
enfants  français  se  conduisent  merveilleuse- 
ment bien,  ou  quelque  surveillance  atten- 
tive les  empêche  de  crier,  car  je  n'ai 
certainement  jamais  vu  tant  de  jeunesse 
réunie  s'abandonner  si  rarement  au  salutaire 
exercice  de  développer  ses  poumons  en 
hurlant  —  exercice  qui  fait  souvent  tres- 
saillir lorsqu'on  s'approche  de  cette  : 

((  Douce  enfance,    qui    ne    peut  rien,  sinon  crier!  •■ 

Les  costumes  de  ces  jolies  créatures  sont 
par  eux-mêmes  un  amusement  ;  ils  sont  sou- 
vent si  fantaisistes,  qu'ils  donnent  parfois 
l'air  de  masques  aux  enfants  qui  les  por- 
tent. J'ai  vu  de  petits  bons  hommes  jouant 
au  cerceau  dans  un  uniforme  complet  de 
garde  national  ;  d'autres  qui  se  balançaient 
vêtus  en  montagnards  écossais  ;  et  d'in- 
nombrables petites  dames  habillées  de  tous 
les  ajustements  possibles,  a  part  celui  de 
leur  âge. 

Le  plaisir  d'examiner  les  passants  et 
d'étudier  les  costumes  dans  les  jardins  des 
Tuileries  n'est  pas  limité  à  la  partie  la 
plus  jeune  de  l'assistance.  Dans  aucun 
pays  je  n'ai  vu  d'habillements  aussi  gro- 
tesques que  ceux  de  quelques  personnages 
que    l'on    rencontre    quotiiiicnncment  et  a 


Paris    Romantique 


toute  heure  iliiiiaiit  dans  ces  allées.  D  ail- 
leurs, cette  observation  ne  s  applique 
qu'aux  hommes  ;  il  est  très  rare  de  ren- 
contrer une  femme  habillée  ridiculement, 
et,  si  cela  arrive,  il  y  a  cinq  cents  chances 
contre  une  pour  que  ce  ne  soit  pas  une 
Française.  L'éléjjance  simple  et  parfaite 
est,  je  pense,  le  caractère  le  plus  frap- 
pant du  costume  de  promenade  des  dames 
de  Paris.  Les  petits  détails  de  leur  toilette 


moustaches  que  renferment  les  murs  de  la 
capitale.  A  distance,  on  jurerait  que  les 
jeunes  hommes  se  sont  bandé  la  figure 
d'un  ruban  noir  pour  se  guérir  des  oreil- 
lons; et  cette  sombre  chevelure ,  qui,nague- 
res,  faisait  généralement  bien,  est  devenue 
si  commune,  que  cela  nuit  considérable- 
ment aujourd'hui  à  son  heureux  effet. 
Quand  tous  les  hommes  ont  la  moitié  de 
la  figure  couverte  par  des  poils  noirs,   cela 


LA     URANDi;     ALLtK     DES     TUILERIES 


Coll.   J.    B 


semblent  être  plus  étudiés  encore  que  la 
pelisse  et  la  robe.  Toute  femme  que  vous 
rencontrez  est  bien  chaussée,  bien  gantée. 
Ses  rubans,  s'ils  ne  sont  pas  semblables 
à  sa  robe,  s'harmonisent  certainement 
avec  elle;  et  quant  à  ces  garnitures  déli- 
cates, dont  le  soin  incombe  à  la  blan- 
chisseuse, il  semble  que  Paris  soit  le  seul 
pays  du  monde,  où  l'on  sache  repasser. 

Au  contraire,  les  fantasques  caprices  du 
vêtement  masculin  dépassent  tout  ce  que 
l'on  pourrait  dire.  On  croirait  vraiment  que 
l'air  de  Paris  a  la  qualité  de  rendre  d'un 
nc>ir  de   jais  tous   les  impériales,  favcris  et 


cesse  d'être  une  bien  précieuse  distinction 
pour  chacun  d'eux.  Peut-être,  aussi,  les 
nombreuses  annonces  de  compositions  in- 
faillibles pour  teindre  les  cheveux  en  toutes 
nuances,  excepté  celle  que  Dieu  leur  a 
voulue,  contribuent-elles  à  nous  faire  sus- 
pecter beaucoup  cette  séduisante  couleur 
méridionale.  Je  ne  doute  pas  qu'en  ce 
moment,  un  gentleman  soigne,  bien  rase, 
septentrional,  ne  serait  fort  goûté  dans 
tous  les  salons  de  Paris. 

On  ne  peut  méconnaître  que  les  «  glo- 
rieuses et  immortelles  journées  »  ont 
beaucoup  nui  à  l'aspect  général  des  jardins 


44 


Paris   Romantique 


des  Tuileries.  Avant  elles,  il  n'était  pas 
permis  d'y  entrer  vêtu  d'une  blouse,  d'une 
camisole  ou  d'une  casquette,  et  ni  homme, 
ni  femme,  portant  des  paniers  ou  des 
paquets,  n'avait  le  droit  de  traverser  ces 
jolis  lieux,  consacrés  au  délassement  et 
à  la  gaîté.  Mais,  liberté  et  habillement 
sordide  ne  font  qu'un  dans  l'esprit  du 
peuple  —    souverain...    pas    tout  à   fait: 


ment  il  devait  pour  cela  s'habiller  décem- 
ment, —  c'est-à-dire  mettre  ses  habits  du 
dimanche  ou  des  jours  de  fête,  —  seuls 
jours,  semble-t-il,  où  les  classes  ouvrières 
puissent  désirer  la  permission  de  se  pro- 
mener dans  un  jardin  public.  Mais  l'obli- 
gation de  paraître  propre  dans  le  jardin  du 
palais  du  Roi  était  une  entrave  à  la  liberté  ; 
aussi  a-t-on    aboli  cette   formalité  ;  et   les 


(Gr 


;  de  Tony  Johannot 


(Exir.   de  Jérôme  Pjlurot) 


la  populace  n'est  encore  que  vice-reine  à 
Paris;  —  elle  a  toutefois  obtenu,  comme 
une  marque  du  respect  dû  à  ses  volontés, 
un  nouvel  arrêté  de  circulation,  grâce  au- 
quel ces  jardins  royaux  sont  devenus  une 
sorte  d'arche  de  Noé,  où  peuvent  entrer 
les  animaux  propres  ou  non. 

Peut-on  souhaiter  un  meilleur  exemple 
de  ce  que  peut  l'autorité  pour  le  bonheur 
de  ceux  qui  préfèrent  avoir  ce  qu  ils 
appellent  la  liberté?  Pas  un  de  ceux 
qui  pénètrent  aujourd'hui  dans  ces  jardins 
n'était  privé  auparavant  d'y   entrer  ;  seule- 


gens  du  peuple  ont  obtenu  le  noble  privi- 
lège d'y  paraître  aussi  sales  et  mal  habillés 
qu'ils  aiment  à  l'être. 

Jadis,  la  sentinelle  avait  ordre,  là  où 
clic  stationnait,  de  refuser  l'entrée  à  toute 
personne  mal  velue,  et  cela  donna  nais- 
sance à  une  assez  amusante  histoire  qui 
eut  pour  acteur  un  garde  national.  Ce  mi- 
litaire avait  été  placé  en  faction  à  la  porte 
d'une  certaine  mairie,  le  jour  de  quelque 
fête,  avec  ordre  de  ne  laisser  entrer  aucune 
personne  mal-mise.  Un  incroy  ble  se  pré- 
sente, non  seulement  vêtu  a  la  mode,  mais 


Paris    Romantique 


audelii.  La  sentinelle  le  regarde,  et,  croi- 
sant sa  baïonnette  devant  la  porte,  pro- 
nonce d'une  voix  de  commandement  : 

«  On  n'entre  pas  ! 

On  n'entre  pas?  —  s'écrie  l'éléjjant, 
ahuri  du  résultat  de  sa  merveilleuse  toilette  ; 
—  on  n'entre  pas?  Me  défendre  d'en- 
trer, monsieur  ?  Impossible  !  à  quoi 
pensez-vous  ?  Laissez-moi  passer,  vous 
dis-je  !  » 

La      sentinelle      imperturbable      restait 
comme    un    roc  devant    l'entrée  :    «    Mes 


SALETt  DES  RUES.  CARDAQC  DES  MA- 
TELAS      EN        PLEIN      AIR.       CHAUDRONNIERS 

AMBULANTS.     CONSTRUCTION     DES     MAISONS. 

PAS       d'ÉGOUTS.       MAUVAIS      PAVÉ.      

RÉVERBÈRES  A  l'hUILE. 

Ma  dernière  lettre  était  sur  les  jardins 
des  Tuileries,  un  sujet  qui  me  fournit 
tant  d'observations,  que  je  crois  que  je 
laisserais  mon  enthousiasme  m'entrainer 
aujourd'hui  a  en  parler  encore,  si  je  n'avais 


Li;    MARCHAND     DE     LUNETTES 


ordres  sont  précis,  dit-clle,  et  je   ne   puis      point  souci  de   la    variété.    Mon    humeur. 

ou,  si  vous  voulez,  ma  mauvaise  humeur 
rexijj;eant  ainsi,  je  vous  parlerai  aujour- 
d'hui de  la  police  des  rues  a  Pans. 

Je  ne  vous  dirai  pas  qu'elle  est  mau- 
vaise, car  je  ne  doute  pas  que  beaucoup 
d'autres  n'aient  dit  cela  avant  moi  ;  mais 
je    vous    dirai  que   je  la  considère  comme 


les  enfreindre. 

—    Précis  !   Vos  ordres  vous    précisent 
de  me  refuser,  nioi  ? 

-  Oui,  monsieur,   précis.    Je  refuser   qui 
que  ce  soit  que  je  trouve  mal-mis  (i  ).  » 


(  1  )  Toute  11  [ilif 


SI  in  franijais  dans  l'original. 


46 


Paris    Romantique 


quelque  chose  de  puissant,  de  mystérieux, 
d'incompréhensible  et  de  parfaitement 
étonnant.  Dans  une  ville  où  chaque  chose, 


LA     RUE     BASSE-DLS-UHSINS 


destinée  à  être  vue,  est  obligée  d'être 
un  ornement  gracieux  ;  où  les  boutiques 
et  les  cafés  ont  l'air  de  palais  de  fée  ; 
où  les  places  des  marchés  sont  ornées  de 
fontaines  dans  lesquelles  les  plus  délicates 


naïades  pourraient  se  baigner  avec  dé- 
lices ;  dans  une  ville  où  les  femmes  sont 
trop  délicates  pour  être  tout  à  fait  ter- 
restres et  les  hommes  trop 
raffinés  et  trop  galants 
pour  souffrir  qu'un  souffle 
impur  s'approche  d'elles; 
dans  une  ville  comme  celle- 
là,  vous  êtes  choquée  à 
chaque  pas  que  vous  faites, 
ou  à  chaque  secousse  de 
votre  voiture,  par  la  vue 
et  l'odeur  de  mille  choses 
qu'on  ne  saurait  décrire. 
Chaque  jour  porte  mon 
étonnemenl  à  un  plus  haut 
degré  que  le  précédent, 
car  chaque  jour  un  nou- 
veau fait  me  montre  qu'une 
partie  considérable  du 
bonheur  et  de  la  facilité 
de  la  vie  est  détruite  à 
Paris  par  la  négligence  et 
la  mollesse  de  la  police 
municipale,  qui  pourrait 
pourtant  éviter  aisément 
au  peuple  le  plus  élégant 
du  monde  le  dégoût  qu'il 
doit  sentir  de  ce  perpétuel 
outrage  à  la  simple  décence 
des  rues. 

Sur  ce  sujet,  il  est  im- 
possible d'en  dire  davan- 
tage; mais  à  d'autres  points 
de  vue,  l'insuffisance  de  la 
police  des  rues  est  aussi 
manifeste,  quoique  moins 
révoltante  en  apparence  ; 
et  je  vous  les  énumérerai 
par  curiosité,  puisqu'ils 
peuvent  être  décrits  sans 
inconvenance;  mais  quand 
on  les  rapproche  de  cette 
passion  pour  la  grâce  des 
ornements,  qui  est  si  parli 
culiére  au  peuple  frani^ais, 
ils  offrent  à  l'esprit  une 
anomalie  tellement  forte 
qu'on  est  toul  déconcerté  pour  les  expli- 
quer. 

Vous  ne  pouvez,  en  cette  saison,  suivre 
aucune  rue  de  Paris,  pour  élégante  qu'elle 
soit    par    sa    situation,    ou    distinguée    par 


J.   B.l 


Paris    Romantique 


47 


ceux  qui  la  fréquentent,  sans  être  oblij^ée 
de  vous  détourner  a  tout  instant,  afin  de  ne 
pas  heurter  deux  ou  plusieurs  femmes  cou- 
vertes de  poussière,  et  parfois  de  vermine, 
travaillant  à  carder  leurs  matelas  dans  la 
rue.  Debout  ou  assises,  elles  ne  s'occupent 
de  personne,  mais  peignent,  tournent  et 
secouent  la  laine  sur  les  passants,  pren- 
nent toute  la  place  et  forcent  lespromeneurs 
a  faire  un  détour  dans  la  houe,  c]ui  ne  les  em- 
pêche pas  de  frôler  le  matériel  et  d'avaler 
la  poussière  qui  sort  de  ces  dépôts  auto- 
risés. 

11  y  a  une  demi-heure,  en  allant  du  bou- 
levard des  Italiens  à  l'Opéra,  j'ai  vu  une 
vieille  femme  occupée  à  cette  dégoûtante 
opération.  Elle  y  a  sans  doute  travaillé 
toute  la  journée  et  dérangera  son  attirail 
juste  à  temps  pour  permettre  au  duc  d'Or- 
léans de  passer  en  voiture  en  se  rendant  a 
l'Opéra  sans  se  heurter  à  elle,  mais  certai- 
nement pas  assez  tôt  pour  que  le  prince 
ne  reçoive  pas  une  partie  des  impuretés 
animées  ou  inanimées  qu'elle  éparpillait 
dans  l'air  depuis  plusieurs  heures. 

Il  y  a  quelques  jours,  je  vis  un  gentle- 
man très  élégant  se  faire  une  forte  contu- 
sion à  la  tête  et  voir  son  vêtement  com- 
plètement sali,  par  une  chute  qu'il  fît  en 
se  prenant  les  pieds  dans  l'appareil  d'un 
chaudronnier  ambulant  ;  celui-ci  travaillait 
dans  la  rue  et  avait  étalé  son  feu  de  char- 
bon, son  soufflet,  son  creuset  et  tous  les 
autres  objets  nécessaires  au  métier  d'éta- 
nieur  sur  l'étroit  trottoir  de  la  rue  de 
Provence. 

Au  moment  où  l'accident  arriva,  toutes 
les  personnes  qui  passaient  semblèrent 
prendre  un  grand  intérêt  au  malheur  du 
gentleman;  mais  aucune  n'eut  un  mot  de 
reproche  ni  une  simple  remarque  sur  cette 
invasion  de  la  rue  par  le  chaudronnier  am- 
bulant ;  et  celui-ci  ne  sembla  pas  même 
imaginer  qu'il  dût  faire  des  excuses  ou 
seulement  changer  la  disposition  de  son 
établissement. 

A  Londres,  quand  on  construit  ou  quand 
on  répare  une  maison,  la  première  chose 
que  l'on  fait,  c'est  d'entourer  les  lieux 
d'une  haute  palissade  qui  empêche  que  les 
allées  et  venues  nécessaires  incommodent 
en  aucune  manière  le  public  dans  la  rue. 
Après   quoi,     on    établit     un    trottoir   pro- 


visoire, protégé  par  des  planches,  afin  que 
l'invasion  inévitable  du  trottoir  ordinaire 
par  les  travailleurs  soit  aussi  peu  gênante 
que  possible. 

Si  vous  passez  dans  Paris  a  un  endroit 
qui  soit  dans  les  mêmes  conditions,  vous 
vous  imaginerez  tout  d'abord  que  quelque 
terrible  accident  —  le  feu  peut-être,  ou  la 
chute  d'un  toit  —  a  occasionné  ces  difficul- 


tés, cet  embarras  de  circulation  qu'on  croi- 
rait tolerable  une  heure  à  peine  ;  mais  les 
autorités  municipales  ne  s'occupent  pas  de 
cela  :  aucun  ordre  de  leur  part  n'empêche 
que  les  choses  restent  en  cet  état  pour  le 
tourment  et  le  danger  de  mille  passants, 
pendant  des  mois.  Si  un  tombereau  doit 
être  chargé  ou  déchargé  dans  la  rue,  il 
peut  prendre  et  garder  la  position  la  plus 
gênante  pour  la  circulation,  sans  qu'on  se 
soucie  du  danger  ou  du  retard  qu'il  oc- 
casionne aux  voitures  et  aux  piétons  qui  ont 
■A  passer  par  là. 

Des  incongruités  et  des  abominations  de 
toutes  sortes  sont  déposées  sans  scrupule 
dans  les  rues  a  toute  heure  du  jour  et  de 
nuit  et  y  restent  jusqu'à  ce  que  le  b.ilayeur 
les  enlève  au  matin.  L  hunible  piéton  peut 
se  considérer  comme  heureux  si,  seuls, 
son  nez  et  ses  yeux  souffrent  de  ces  or- 
dures, et  s'il  ne  prend  pas  contact  avec 
elles  dans  leur  sortie  sans  cérémonie  parla 


Paris   Romantique 


porte  ou  la  fenêtre.  Quel  bonheur!  s'ex- 
clame-t-il,  quand  il  échappe;  et,  s"i]  est 
éclaboussé  des  pieds  à  la  tète,  il  se  console 
en  jetant  sur  ses  habits  un  regard  plein  de 
tristesse,  et  d  ailleurs  nullement  irrité. 

Quant  à  cette  barbarie  d'un  ruisseau 
tracé  au  milieu  des  rues  pour  recevoir 
toutes  les  ordures,  qui  gâte  une  grande 
partie  de  cette  belle  ville,  je  puis  seule- 
ment dire    que    la    patience  avec   laquelle 


des  hommes  et  des  femmes  de  mil  huit 
ciiit  trente-cinq  la  supportent  me  parait 
inconcevable. 

11  me  semble  en  vérité  que  les  égouts 
et  les  puisards  soient  une  chose  que  tous 
les  hommes  du  monde  sachent  faire,  sauf  les 
Français.  L  autre  semaine,  après  une  vio- 
lente pluie  d'une  ou  deux  heures,  cette 
partie  de  la  place  Louis-XV  qui  est 
près  de  l'entrée  des  Champs-Elysées  resta 
couverte  d'eau.  Le  ministère  des  Travaux 
publics,  ayant  attendu  un  jour  ou  deux 
pour  voir  ce  qui  adviendrait  et  trouvant 
que  ce  lac  boueux  ne  disparaissait  pas, 
commanda  vingt-six  vigoureux  ouvriers, 
qui  se  mirent  à  creuser  une  rigole,  telle  que 
les    petits    garçons   s'amusent    a   en    faire 


auprès  d'un  étang.  Grâce  à  ce  remarqua- 
ble exploit,  l'eau  stagnante  fut  enfin  con- 
duite au  ruisseau  le  plus  proche  ;  les  pio- 
ches furent  rangées,  et  un  canal  boueux  à 
ciel  ouvert  orna  cette  superbe  place  qui, 
si  on  se  donnait  la  peine  de  l'arranger,  serait 
probablement  le  lieu  le  plus  beau  dont 
aucune  ville  au  monde  se  put  glorifier. 

Peut-être  serai-je  trop  exigeante  en 
mettant  parmi  mes  lamentations  sur  les 
rues  de  Paris,  mon  regret  qu  on  n'y  ait 
pas  encore  adopté  notre  dernière  et  plus 
luxueuse  amélioration.  Je  peux  affirmer, 
après  avoir  passe  quelques  semaines  ici, 
que  les  rues  macadamisées  de  Londres  doi- 
vent devenir  un  sujet  de  joie  pour  nous. 
Le  bruit  excédant  de  Paris,  qui  provient 
du  mauvais  état  du  pavé  des  rues,  comme 
de  la  construction  défectueuse  des  roues 
et  des  ressorts,  est  si  violent  et  si  inces- 
sant qu'il  semble  avoir  une  cause  ininter- 
rompue ;  c'est  une  sorte  de  torture  dont 
une  très  longue  habitude  peut  seule  em- 
pêcher que  l'on  souffre.  Et  les  rues  ma- 
cadamisées auraient  en  plus  cet  avantage 
d'embarrasser  les  futurs  héros  de  barri- 
cades. 

11-  y  a  un  autre  défaut,  dont  le  remède 
serait  plus  aisé,  et  qui  a  pour  seule  cause, 
à  mon  avis,  la  défectueuse  administration 
des  rues  :  c'est  la  profonde  obscurité  qui 
règne  dans  les  parties  de  la  ville  où  les 
propriétaires  des  boutiques  ne  s'éclairent 
pas  avec  le  gaz.  Sur  les  boulevards,  les 
cafés  et  les  restau  anh  en  sont  si  brillam- 
ment illuminés  que  l'on  oublie  le  réver- 
bère à  la  vieille  mode,  suspendu  à  de 
longs  intervalles  au-dessus  du  pavé.  Mais 
aussitôt  que  vous  avez  quitté  ces  lieux 
de  lumière  et  de  gaieté,  vous  vous  trouve/ 
plongée  dans  la  plus  profonde  obscurité  ; 
et  il  n'y  a  pas  une  petite  ville  en  Angle- 
terre, qui  ne  soit  incomparablement  niieux 
éclairée  que  celles  des  rues  de  Paris  dont 
l'éclairage  est  assuré  par  la  seule  munici- 
palité. 

Comme  il  est  évident  que  des  conduites 
de  gaz  s'étendent  actuellement  dans  toutes 
les  directions  pour  alimenter  les  nombreux 
particuliers  qui  l'emploient  dans  leur 
maisons,  je  ne  comprends  pas  qu'on  use 
de  ces  lugubres  réverbères  a  l'huile,  au 
lieu  de    leur    préférer  cette   ravissante  lu- 


Paris    Romantique 


49 


niierc  qui  égale  celle  du  soleil  ;  je  me  suis 
dit  qu'il  y  avait  probablement  un  contrat 
i|ui  n'était  pas  encore  expire  entre  la  Ville 
et  les  entrepreneurs  de  lumière.  Mais  si 
la  commodité  du  public  était  aussi  sérieu- 
sement considérée  en  France  qu'en  Angle- 
terre, aucune  prétention  de  tous  les  mar- 
chands de  lumière  ciu  momie,  quoi  qu'il 
en  coûte  pour  les  satisfaire,  ne  saurait 
faire  que  les  citoyens  marchassent  à  tâtons 
dans  l'obscurité,  quand  il  serait  si  aisé  de 
leur  assurer  un  bon  éclairage. 

Pour  ne  point  paraître  ingrate,  je  ne 
m'étendrai  pas  plus  sur  les  inconvénients 
qui  déparent  certainement  cette  admira- 
ble cité  ;  mais  je  peux  assurer,  sans  crainte 
d'être  contredite  ni  blâmée,  qu'une  ad- 
ministration des  rues,  semblable  à  celle  de 
Londres,  serait  le  plus  grand  cadeau  que 
le  roi  Philippe  pût  faire  a  sa  belle  ville 
Je  Paris. 

XI 

la    fête    du    roi.    inquiétudes.    

arrivée  des  troupes.  les  champs-ely- 
sées.     politesse  naturelle   des  gens  du 

peuple.    concert     dans    le  jardin     des 

tuileries.  la  famille  royale  au  bal- 
con  :   indifférence  du  populaire.  feux 

d'artifice. 

Nous  sommes  allés,  il  y  a  quelques  jours, 
voir  les  préparatifs  que  l'on  fait  pour  la 
fête  du  roi  :  peut-être  négalent-ils  pas 
ceux  que  l'on  faisait  du  temps  de  l'em- 
pereur, quand  toutes  les  fontaines  de  Paris 
versaient  du  vin,  mais  ils  sont  splendides 
néanmoins,  et,  s'ils  sont  plus  sobres,  ils  sont 
peut-être  aussi  plus  princiers.  Ce  ne  sont 
que  théâtres,  salles  de  bals,  orchestres  dans 
les  Champs-Elysées,  magnifiques  feux  d'ar- 
tifice sur  le  pont  Louis-Scizc,  concert  en 
face  du  palais  des  Tuileries,  illuminations 
partout,  et  spécialement  dans  les  jardins. 
Mais  ce  qui  nous  a  frappés  le  plus,  c'a  été 
le  nombre  sans  cesse  croissant  des  troupes. 
Les  gardes  nationaux  et  les  soldats  de  la 
ligne  se  partagent  les  rues;  et  comme  une 
grande  revue  fait  naturellement  partie  du 
programme,  cela  ne  se  remarquerait  pas, 
si  les  partis  politiques  n  avaient  persuade 
au  peuple  que  le  roi  Philippe  trouvât  né- 
cessaire de  se   tenir  sur  la  défensive. 


Je  vous  laisse  a  imaginer  les  sous-enten- 
dus qui  ont  été  émis  a  ce  sujet  ;  et  il  m'a 
été  assuré  confidentiellement,  dans  plu- 
sieurs maisons,  que  les  revues  de  troupes 
seront  a  l'avenir  un  des  divertissements 
les  plus  fréquents,  sinon  les  plus  popu- 
laires des  Parisiens.  Si  vraiment  il  est  né- 
cessaire de  déployer  des  forces  pour  as- 
surer la  tranquillité  dans  ce  pays  sans 
cesse  agité,  le  gouvernement  a  raison  de^ic 


faire  ;  mais  si  ce  ne  l'est  pas,  il  y  a  quel- 
que imprudence  a  montrer  tant  de  sol- 
ilats,  car 

Une  riche  armure  portée  dans  la  chaleur  du  jour 
protège,  mais  étouffe. 

Hier  i"  mai  étant,  d'après  le  calen- 
drier, le  jour  consacré  à  saint  Jacques  et  a 
saint  Philippe,  était  regarde  comme  la 
fête  du  roi  actuel  de  France.  Le  temps 
était  superbe,  et  tout  semblait  gai,  surtout 
dans  la  partie  de  la  capitale  qui  avoisinc 
les  Champs-Elysées  et  les  Tuileries. 

Comme  un  sage  spectateur  m'avait  as- 
surée que  c  est  dans  les  nombreux  rassem- 
blements que  se  manifestent  les  impres- 
sions populaires,  et,  comme  je  désirais  me 
promener  aux  Champs-Elysées,  j'étais  sur 
le  point  de  commander  une  voiture  pour 
nous  conduire;  mais  n\on  ami  m'arrêta  : 


5o 


Paris    Romantique 


«  Vous  pouvez  aussi  bien  rester  chez 
vous,  me  dit-il  ;  de  votre  voiture  vous  ne 
verrez  qu'une  masse  de  gens  ;  tandis  que 
si  vous  vous  promenez  au  milieu  de  la 
foule,  vous  pourrez  peut-être  découvrir  si 
le  peuple  pense  à  quelque  chose  ou  à  rien. 

—  A  quelque  chose  ou  à  rien?  répon- 
dis-je.  Le  «  quelque  chose  »  amènerait 
peut-être  une   révolution  ?  Réellement  di- 


—  Et  sont-ils  en  force  suffisante  pour 
assurer  la  tranquillité  de  Paris  en  cas  d'une 
crise  de  folie  ? 

—  J'en  suis  persuadé  .    » 

Ces  mots  nous  décidèrent  à  nous  rendre 
aux  Champs-Elysées,  laissant  par  pru- 
dence la  plus  jeune  partie  féminine  de 
notre  compagnie  a  la  maison. 

Si  Ion  n'a  pas  assisté  à  une   fête  publi- 


LES    CHAMPS-ELYSEES 


(Coll. 


tes-moi  si  vous  croyez  qu'il  y  a  des  ciiar.- 
ces  d'émeute  ?   » 

Au  lieu  de  répondre,  mon  ami  se  tourna 
vers  un  gentleman  qui  revenait  de  la  rzvjc 
des  iroupes  passée  par  le  roi. 

«  Av;z-vous  asiisté  à  la  rcv;ic?  dc- 
manda-t-il. 

—  Oji,  j'c.i  reviens  justemc.it. 

—  Et  que  peiijcz-vous  des  troupes? 

—  Ce  sont  de  supcvber,  militaire:,  de 
reinarquablcmciU  beaux  homr.-.cs  qjt  les 
gardei  nationaux  et  les  soldats  de  la  li- 
gne. 


que  a  Paris,  on  ne  peut  se  faire  une  idcc 
de  l'impression  que  donne  en  ce  cas  la  ville 
entière  :  la  tète  me  tourne  encore  a  y  pen- 
ser. Imaginez  une  centaine  de  balanijoircs 
enlevant  à  travers  les  airs  leurs  cargaisons 
joyeuses  ;  une  centaine  de  bateaux  ailés 
tourbillonnant,  et  dont  chacun  porte  comme 
équipage  un  couple  d'amoureux  en  tête  a 
tète;  imapjinez  des  centaines  de  chevaux 
de  bois,  levant  leurs  sabots  vers  le  ciel  et 
se  poursuivant  infatigablement  autour  du 
même  cercle,  les  naseaux  en  feu  ;  des  cen- 
taines de   sahin. banques,  jai assaut  et  l-ara- 


Paris   Romantique 


5i 


gouinant  leur  incompréhensible  jargon, 
habillés  les  uns  en  généraux,  les  autres 
en  Turcs,  d'aucuns  offrant  leurs  secrets 
sous  le  costume  d'un  juif  arménien,  d'au- 
tres encore  faisant  la  culbute  sur  une  es- 
trade, et  présentant  une  drogue  avec  une 
affreuse  grimace.  Nous  nous  arrêtâmes 
plusieurs  fois  pour  regarder  comment  pro- 
cédaient ces  personnages  quand  ils  avaient 
réussi  à  attirer  une  proie  :  la  pauvre  vic- 
time était  cajolée  et  enjôlée  jusqu'à  ce 
qu'on  lui  eût  bien  persuadé  que  nulle  ma- 
ladie ne  l'atteindrait  plus  si  elle  avait  con- 
fiance dans  le  seul  spécifique  certain  et 
çfficace. 

De  chaque  côté  de  nous  s'étendaient 
de  longues  files  de  baraques  ornées  de 
marchandises  étincelantes  :  bagues,  fer- 
moirs, broches,  boucles,  plus  séduisantes 
les  unes  que  les  autres,  et  toutes  à  cinq 
sous.  C'est  assez  amusant  d'observer  les 
regards  de  convoitise  que  jettent  sur  ces 
magasins  de  fausse  élégance  féminine  les 
jeunes  filles  accompagnées  de  leurs  com- 
plaisants amoureux.  Hélas!  c'est  peut-être 
pour  elles  le  commencement  du  chagrin. 
Sur  la  plus  grande  place  des  Champs- 
Elysées,  deux  scènes  de  théâtres  se  dres- 
saient, pouvant  contenir  dans  l'espace  mé- 
nagé entre  elles  deux,  m'a-t-on  dit,  vingt 
mille  spectateurs.  Pendant  que  sur  l'une 
se  joue  une  pièce,  une  pantomime,  je 
crois,  l'autre  savoure  une  relâche  et  se  re- 
pose ;  mais  dès  que  le-  rideau  de  la  pre- 
mière tombe,  la  toile  de  la  seconde  se 
lève,  et  l'océan  de  tètes  qui  remplit  la 
place,  tourne  et  ondule  comme  les  vagues 
de  la  mer,  fluant  et  refluant  en  a\ait  et 
en  arrière  selon  la  marée. 

Quatre  grands  enclos  a/ /rwco,  destinés 
à  la  danse  et  munis  chacun  d'un  orchestre 
respectable,  occupaient  les  coins  de  cet 
espace  ;  et  malgré  la  foule,  la  chaleur,  le 
soleil  et  le  tapage,  la  danse  ne  cessa  pas 
un  seul  instant  penHant  toute  cette  jour- 
née d'été.  Quand  un  couple  de  danseurs 
était  fatigué,  un  autre  le  rcmplat,-ait. 
L'activité,  la  gaieté  et  la  bonne  humeur 
générale  de  cette  immense  foule  tk  se 
démentirent  pas  du  matin  au  soir. 

Ce  peuple  mérite  réellement  des  fêtes  ; 
il  se  réjouit  si  cordialement,  et  en  même 
temps  si  paisiblement  ! 


Tels  furent  les  faits  les  plus  tr:<p- 
pants  dans  ce  jubilé;  mais  nous  ne  Li- 
sions pas  un  pas  a  travers  la  foule  sj..^  y 
découvrir  quelque  trait  caractéristique  lio 
la  joie  parisienne.  Je  fus  charmée  de  cons- 
tater pendant  toute  ma  promenade  que, 
suivant  le  mot  de  notre  ami  :  «  Personne 
ne  pensait  j  rien.  » 

Mais  ce  qui  me  plut  davantage  que  tout 
le  reste  fut  la  sobriété  que  montre  le  peu- 
ple dans  ses  rafraîchissements.  Les  homme  -, 
jeunes  et  vieux,  les  respectables   matrones 


LA     MARCHANDE     DE     BEIGNETS 

et  les  gentilles  demoiselles  étanchaicr.t 
leur  soif  avec  de  la  limonade  glacée,  que 
des  fontaines  ambulantes  fournissaient  c:\ 
quantité  incroyable,  au  prix  d'un  sou  le 
verre.  Heureusement  pour  elle,  cette  po- 
pulation au  cœur  léger,  et  qui  aime  tant 
les  fêtes,  ne  se  divertit  pas  dans  les  palais 
du  gin. 

Cependant  il  faut  satisfaire  la  faim 
comme  la  soif:  pour  contenter  le  goùtfrijnJ 
du  peuple,  on  voyait  donc  des  réchauds  par 
douzaines,  sous  les  arbres,  â  chacun  des- 
quels présidait  une  vieille  femme,  brar.- 
dissant  sur  les  charbons  une  poêle  à  frire 
d'où  s'échappait  un  parfum  d'oignons,  et 
vantant  d'une  voix  perçante  les  qualités 
de  ses  siJucisses  et  de  son  fcie.  Ce  fut  peur 
moi  le  seul  désagrément  de  la  journée  : 
l'odeur  de  ces  cuisines  en  plein  air  n'a-..:ir 
rien,  je  l'avoue,  d'agreabic;  mais  tout  le 
reste  me  plut  extrêmement.  Je  voy.;is 
pour  la  première  fois  une  populace  en- 
tière en  fête,  et  je  ne  croyais  pas  qu:  ce 
spectacle  pourrait  autant  m'amuser  et  ss:is 


52 


Paris    Romantique 


m'efFrayer  aucunement.  Devant  une  de 
ces  cuisines  à  la  terrible  odeur,  j'admirai 
en  quel  style  poli  une  vieille,  qui  avait 
profité  de  l'ombre  d'un  arbre  pour  son 
restaurant,  défendait  son  installation  con- 
tre l'invasion  d'un  marchand  de  pain 
d'épice  : 

«  'Pardon,  monsieur  ! ...  ne  venez  pas,  je 
vous    prie,  déranger  mon  établissement.   » 

La  vue  de  ces  deux  vieilles  grotesques 
tètes,  avec  leur  accoutrement,  rendait  ex- 
quise cette  simple  apostrophe.  La  réponse 
fut  un  salut  et  le  départ  du  marchand  de 
pain  d'épice.  Ici,  je  ne  puis  m'empêcher 
de  songer  au  langage  énergique  qui  aurait 
été  tenu,  en  semblable  circonstance,  à  la 
foire  de  Bartholomew. 

En  somme,  nous  revînmes  ravis  de  notre 
expédition,  mais   je  ne  crois  pas  avoir  été 


UN     AGENT    DE    POLICE 

de  ma  vie  aussi  fatiguée.  Néanmoins  je  me 
trouvai  suffisamment  reposée  pour  parcou- 
rir dans  la  soirée  une  grande  partie  des 
Tuileries,  où  l'on  nous  assura  que  deux 
cent  mille  personnes  étaient  réunies.  La 
foule  était  vraiment  très  grande,  et  nous 
fûmes  obligés  de  nous  séparer  ;  trois 
heures  plus  tard  nous  nous  retrouvâmes 
tous,  sains  et  saufs,  au  même  hôtel  d'où 
nous  étions  partis. 

L'attraction  qui,  durant  la  premiere 
partie  de  la  soirée,  attira  le  plus  la  foule 
fut  l'orchestre  en  face  du  palais.  Une  mu- 
sique militaire  y  jouait,  tandis  que  des 
milliers  de  lampes  s'allumaient  dans  les 
jardins. 

A  ce  moment,  le  roi,  la  reine  et  la 
famille  royale  parurent  au  balcon.  Et 
alors  se  produisit  la  seule  faute  de 
toute    cette    jolie    journée,  faute   si   grave 


d'ailleurs  qu'elle  me  produisit  l'effet  le 
plus  désagréable.  Du  premier  au  dernier, 
on  sembla  avoir  oublié  la  cause  des  ré- 
jouissances; pas  un  son  d'aucune  sorte 
n'accueillit  l'apparition  de  la  famille  royale. 
Je  trouvai  absolument  étonnant  qu'un  peu- 
ple si  gai  et  si  démonstratif,  assemble  en 
si  grande  quantité  et  en  une  telle  occa- 
sion, restât  la  tète  levée  à  regarder  son 
souverain  sans  qu'une  seule  voix  proférât 
un  cri.  D'ailleurs,  s'il  n'y  eut  pas  de  bra- 
vos, il  n'y  eut  pas  non  plus  de  sifflets. 

La  scène  en  elle-même  était  d'une  gaieté 
enivrante.  Devant  nous  s'élevaient  les  pa- 
\illons  illuminés  des  Tuileries:  les  bril- 
lants lampions  mettaient  en  pleine  lu- 
mière, à  travers  les  lauriers-roses  et  les 
myrtes,  la  famille  royale,  qui  se  tenait  sur 
le  balcon.  De  chaque  côté,  on  voyait  des 
arbres,  des  statues,  des  fleurs  éclairés  par 
d'innombrables  pyramides  de  lampions, 
tandis  que  les  sons  d'une  musique  martiale 
résonnaient  au  milieu  de  la  fête.  Les 
jets  d'eau,  retenant  la  lumière  artificielle, 
s'élevaient  dans  l'air  comme  des  flèches  de 
feu,  se  transformaient  en  brindilles  et  re- 
tombaient en  pluie  lumineuse,  en  répan- 
dant sur  la  foule  une  délicieuse  fraîcheur. 
Enfin,  derrière  eux,  et  aussi  loin  que  les 
regards  pouvaientatteindre,  s'étendait  la  fo- 
rêt suburbaine,  illuminée  par  des  festons  de 
lampions  qui  semblaient  s'allonger,  en  di- 
minuant peu  à  peu,  jusqu'à  la  barrière  de 
l'Etoile.  Véritablement,  ce  spectacle  était 
délicieux,  et  il  eût  été  parfait  si,  au  lieu 
de  ce  lourd  silence,  des  acclamations  ve- 
nant du  coeur  avaient  accueilli  le  jour  de 
fête  d'un  roi  aimé. 

Les  feux  d'artifice  aussi  furent  su- 
perbes ;  et  bien  que  tous  les  théâtres  de 
Paris  fussent  ouverts  gratuitement  au  pu- 
blic, et,  comme  nous  le  sûmes  ensuite, 
absolument  pleins,  la  multitude,  qui  les 
regardait,  me  sembla  assez  grande  pour 
peupler  douze  villes.  C'est  que  les  Pari- 
siens, riches  et  pauvres,  jeunes  et  vieux, 
ont  tellement  accoutume  de  vivre  dehors, 
que  la  plus  légère  tentation  suffit  à  faire 
sortir  tous  ceux  d'entre  eux  qui  sont  capa- 
bles de  marcher  seuls;  et,  en  vérité,  il  ne 
reste  guère  dans  les  maisons  que  ceux  qui 
ne  sauraient  quitter  leurs  fauteuils  ou  les 
bras  de  leurs  nourrices. 


Paris    Romantique 


53 


Tous  les  feux  d'artifice  furent  tires  sur 
le  pont  Louis-Seizc.  On  naurait  pu  choisir 
un  meilleur  endroit;  en  effet,  on  les  voyait 
parfaitement  du  haut  des  terrasses  des  Tui- 
leries; et,  sur  tous  les  quais,  le  long  des 
deux  rives  de  la  rivière,  jusqu'à  la  Cité,  les 
spectateurs  pouvaient  admirer  les  feux  de 
toutes  couleurs  qui  y  étincelaicnt.  Une  des 
plus  jolies  inventions  des  feux  d'artifice, 
ce  sont  ces  fusées,  bleues,  blanches,  rouges 
que  l'on  fait  se  succéder  rapidement,  et  qui 
semblaient,  ainsi  que  j'entendis  un  jeune 
républicain  le  dire,  «  être  les  messagers 
ailés  portant  le  drapeau  chéri  jusqu'au 
ciel  ».  Je  me  gardai  de  répondre  que,  si 
ces  messagers  racontaient  là-haut  tout  ce 
que  le  drapeau  tricolore  a  fait,  ils  auraient 
d'étranges  mots  à  dire. 

Le  bouquet,  cette  dernière  grande  pièce 
du  feu  d'artifice,  était  tout  a  fait  splen- 
dide,  mais  ce  qui  me  parut  le  plus  beau, 
ce  fut  la  vue  de  la  Chambre  des  Députés, 
dont  toute  l'architecture  était  marquée 
par  des  lignes  de  feu  :  les  magnifiques  es- 
caliers qui  y  conduisent  avec  leurs  lignes 
ininterrompues  de  lumières  semblaient  un 
signe  mystique  de  cette  épreuve  de  l'élec- 
tion populaire  que  doivent  subir  ceux  qui 
veulent  entrer  dans  le  temple  de  la  Sa- 
gesse. 

Combien  délicieux  me  parut  mon  thé 
bouillant  sur  ma  lampe  de  nuit  !  et  quelle 
reconnaissance  j'éprouvai  ce  matin  vers 
une  heure,  en  pensant  que  la  fête  du  roi 
s'était  paisiblement  terminée:  Je  m'endor- 
mis aussitôt  couchée  dans  mon  lit. 


Xll 

REVUE   SUR   LA  PLACK    DU     CARBOUSEI..        -     LA 
GARDE     MUNICIPALE.     -      LA  GARDE     NATIONALE. 

Nous  avons  assisté  sur  la  place  du 
Carrousel  a  une  revue  de  très  belles  trou- 
pes, composées  de  gardes  nationaux,  de 
soldats  de  la  ligne,  et  de  ce  superbe  corps 
municipal  appelé  la  garde  de  Paris.  Ce 
dernier,  il  me  semble,  remplit  dans  Paris, 
depuis  la  révolution  de  i83o,  les  fonctions 
policières  de  ce  que  l'on  appelait  ancienne- 
ment la  gendarmerie  :  mais  ce  nom  étant 
tombé  en  discrédit  dans  la  capitale  —  les 
jeunes  gens,  par  exemple,  considéreraient 
comme  une  insulte  le  nom  de  gendarme  - 
on  a  pris  à  sa  place  celui  de  garde  d 
Paris  ;  les  gendarmes  ne  se  trouvent  plus 
qu'en  province.  D'ailleurs,  qu'ils  s'appel- 
lent d'un  nom  ou  d'un  autre,  je  ne  vis 
jamais  un  corps  avoir  plus  belle  apparence. 
Les  hommes  et  les  chevaux,  les  équipements 
et  la  discipline,  tout  m'y  sembla  parfait... 

L'apparence  de  la  garde  nationale  réu- 
nie sous  les  armes,  comme  à  cette  revue, 
est  aussi  très  imposante.  On  s'apertjoit  au 
premier  coup  d'oeil  que  ce  ne  sont  pas  là 
des  troupes  ordinaires.  Tous  les  équipe- 
ments sont  en  excellent  état,  et  leurs  uni- 
formes, confectionnés  non  en  gros  drap  de 
soldat,  mais  en  drap  fin.  contribuent  à 
rehausser  leur  éclat.  Inutile  de  dire  que 
l'uniforme  lui-même,  bleu  foncé,  avec  son 
délicat  pantalon  blanc,  est  particulièrement 
joli  dans  une  parade  ;  le  blanc  est  beau- 
coup plus  sevant,  à  mon  avis,  que  le  pan- 
talon rouge  des  troupes,  il  est  peut-être 
moins  pratique  en  campagne. 

Le  roi  et  ses  fils  étaient  à  che\al.  L'etat- 
major  entier  était  brillant  et  élégant,  et 
d'un  style  aussi  aristocratique  qu'un  prince 
le  peut  désirer.  Des  cris  de  «  Vive  le  roi!  » 
fournis  et  gais,  se  faisaient  entendre  le  long 
des  rangs;  et,  si  cela  est  un  indice  des  sen- 
timents de  l'armée  envers  Philippe,  te  roi 
peut  rester  indifferent  a  toutes  les  predic- 
tions de  mauvais  avenir. 

Mais,  dans  cette  cite  de  contradictions, 
on  ne  peut  jamais  tirer  aucune  conclusion 
sûre  de  ce  qu'on  observe;  car,  cinq  minu- 
tes après,    celui-ci    ou   celui-là  vient  vous 


Paris   Romantique 


affirmer  que  vous  êtes  dans  l'erreur,  que 
vous  vous  abusez  complètement,  et  que 
c'est  le  contraire  exactement  de  ce  que  vous 
supposez  qui  est  la  vérité.  Ainsi,  lorsque 
je  racontai  dans  la  soirée  la  réception 
cordiale  que  les  soldats  avaient  faite  au  roi 
le  matin  même,  on  me  répondit  :  «  ]e  le 
crois  bien,  madame;  les  officiers  leur  comman- 
dent de  le  faire.  » 

Nous  restâmes  un  bon  moment  sur  le 
terrain  de  la  revue,  et  nous  vîmes  aussi 
bien  qu'on  peut  voir  du  fond  d'une  voiture. 
Comme  toute  parade  de  troupes  bien  équi- 
pées et  bien  commandées,  celle-là  formait 
un  spectacle  brillant  et  joli  ;  et  en  dépit  de 
la  caustique  réponse  à  mon  enthousiasme 
que  je  viens  de  vous  rapporter,  je  reste 
d'avis  que  le  roi  Philippe  peut  être  con- 
tent de  ses  troupes  et  de  la  manière  dont 
elles  l'ont  accueilli... 


XJll 


SOIREE. 
DE    TOUT. 


LE     CAUSEUR     QUI     FAIT     MYSTERE 


6   mai    i335. 

...  Nous  tînmes  hier  l'engagement  que 
nous  avions  pris  de  passer  la  soirée  chez 
M"  de  L"*;  j'eusse  été  fâchée  d'y  manquer, 
car  la  première  séance  du  Procès-Monstre 
qui  avait  eu  lieu  le  matin  même,  semblait 
avoir  réveillé  et  excité  l'esprit  de  chacun. 
Peu  de  choses  me  plaisent  autant  que  d'é- 
couter une  conversation  parisienne  libre  et 
bien  nourrie  ;  surtout,  comme  c'était  hier 
le  cas,  quand  la  société  est  restreinte  et 
animée... 

11  y  avait  là  un  monsieur  qui  avait 
une  manière  fort  irritante  de  provo- 
quer l'attention.  11  n'était  pas  tout  a  fait 
comme  le  Timante  de  Molière  dont  Céli- 
mene  dit  : 

«    £/.  Jusquei  au  bonjour,    il  dit   tout  à    t'oreilU.  » 

Mais,  au  milieu  d'une  conversation  qu' 
intéressait  tout  le  monde,  il  s'écriait  sou- 
dain : 

i(  Par  exemple  !  j'ai  entendu  aujourd'hui 
la  meilleure  histoire  possible  sur  le  roi. 
Voulez-vous  l'entendre.  M"'  B...?  » 

La  dame  a  qui  cette  question  s'adressait , 
étant  une  doctrinaire  décidée,  répondit 
naturellement    en   secouant    la   tête  ;    mais 


comme  un  demi-sourire  accompagnait  cette 
réponse,  et  comme  la  dame  se  penchait 
vers  le  questionneur,  elle,  mais  elle  seule- 
ment, entendit  «  la  meilleure  histoire  pos- 
sible »  murmurée  à  l'oreille. 

A  un  autre  moment,  il  s'adressa  à  la 
maîtresse  de  maison;  mais,  comme  il  parlait 
au  milieu  du  cercle,  il  attira  non  seulement 
son  attention  mais  celle  de  tout  le  monde  : 
Il  Madame,  dit-il  subitement,  laissez- 
moi  vous  dire  un  petit  mot  de  la  trahison.  » 
—  «  Comment  ?  de  la  trahison  ?  Apropos  de 
quoi,  s'il  vous  plaît  ?. . .  Mais  c'est  égal,  contez 
toujours.   » 

En  recevant  cette  réponse,  le  conteur 
de  bonnes  histoires  quitta  la  profondeur  de 
son  fauteuil,  —  entreprise  difficile,  car  il 
n'était  ni  vif  ni  léger  dans  ses  mouvements, 
—  et  contournant  délibérément  toutes  les 
chaises,  il  se  plaça  derrière  M'  de  L*", 
et  lui  murmura  dans  l'oreille  quelque  chose 
qui  fit  rougir  et  secouer  la  tète  ;  mais  elle  se 
mit  à  rire  en  lui  disant  qu'elle  haïssait  les 
politiques  timides,  et  qu'elle  n'avait  aucun 
goût  pour  des  histoires  de  trahisons  qui 
n'étaient  pas  hautement  prononcées. 

Cet  avis  le  remit  à  sa  place;  mais  il  le 
prit  très  bien,  car,  au  lieu  de  murmurer  da- 
vantage, il  se  mit  soudain  à  raconter  de 
bizarres  et  interminables  potins,  d'ailleurs 
en  termes  si  vivants  que  cela  les  rendait 
semblables  à  d'amusantes  histoires... 


XIV 

VICTOR    HUCiO. 

J'ai  appris  à  nouveau  quelques  détails 
curieux  sur  l'état  actuel  de  la  littérature 
française.  Je  pense  vous  avoir  déjà  dit  que 
j'ai  entendu  uniformément  traiter  avec 
mépris  1  école  du  décousu,  et  cela  non  seu- 
lement par  les  partisans  vénérables  du  bon 
vieux  temps,  mais  aussi  par  des  hommes 
distingués  de  ce  moment,  distingués  par 
leur  position  comme  par  leur  savoir. 

Concernant  Victor  Hugo, le  seul  de  cette 
école  auquel  je  ferai  allusion,  parce  qu'il  a 
été  suffisamment  lu  en  Angleterre  pour 
que  nous  le  regardions  comme  une  célé- 
brité, ce  sentiment  est  plus  remarquable 
encore.  Je  n'ai  jamais  parlé  de  lui  ou  de 
ses  ouvrages  a  une  personne   d  une   bonne 


Paris    Romantique 


57 


morale  et  d'un  esprit  cultivé,  sans  qu'elle 
se  refuse  a  lui  accorder  cette  estime  i|uc 
nos  critii]ues  les  plus  autorises  lui  concè- 
dent. Je  peux  dire  i]ue  la  France  semble 
être  honteuse  de  lui. 

Vingt    fois,    il    m'est    arrivé,    quand    je 
demandais    l'opinion     des    gens    sur     ses 
pièces,    de  m'entendre 
répondre  : 

«  Je  vous  assure 
que  je  ne  les  connais 
pas;  je  n'ai  jamais  rien 
vu  jouer  de  lui. 

—  Les  avez -vous 
lues  ? 

—  Non,  je  ne  peux 
lire  les  ouvrages  de 
Victor  Hugo.  » 

Quelqu'un,  qui 
m'avait  entendue  a  plu- 
sieurs reprises  persister 
dans  mes  questions  sur 
la  réputation  dont  Vic- 
tor Hugo  jouit  à  Paris 
comme  écrivain  de 
génie  et  auteur  drama- 
tique, me  dit  qu'il 
voyait  f>icn  que,  comme 
tous  les  étrangers  géné- 
ralement, et  les  Anglais 
en  particulier,  je  regar- 
dais Victor  Hugo 
comme  une  sorte  de 
type  de  la  littérature 
française  du  moment. 

«     Pourtant     per- 
mettez-moi   de     vou- 
assurer,  ajouta-t-il  gra- 
vement et  avec  convie 
tion,  qu'aucune  idée  n'a 
jamais   été    à    ce   point 
erronée.    Il  est  le  chef 
d'une    secte,   le   Grand 
Prêtre    d'une    congrégation    ayant    aboli 
tc>utes  les  lois  «  morales  et  intellectuelles  » 
qui  jusqu'ici  servaient  de  règles  aux  esprits 
humains.    Il  a  atteint  a  cette    preeminence 
que  pas  un   autre,  j'espère,  ne   tentera  de 
lui  disputer.  Mais  Victor  Hugo  n'est  pas 
un  écrivain  populaire  en  Frar>ce.  » 

C'est  ce  jugement  ou  un  analogue  que. 
neuf  fois  sur  dix,  j'ai  entendu  prononcer 
sur  lui  et   ses  œuvres    quand  j'en  ai  parle  ; 


et  je  regarde  cela  comme  la  preuve  d'une 
intelligence  saine  et  de  sentiments  droits, 
état  d'esprit  extrêmement  honorable  et 
plus  répandu  chez  nos  voisins  français  que 
nous  ne  le  croyons.  J'en  fus  d'autant  plus 
heureuse,  que  je  m'y  attendais  moins.  Il  y 
a  tant   de  faux    éclat  dans  les   oeuvres  de 


VICTOR    HUCiO     EN      1 


835 


Extr.   du    C>jriuJr 


Victor  Hugo  —  d'ailleurs  avec  de  très 
reels  éclats  de  temps  à  autre  —  que  je 
pensais  trouver  la  jeunesse  et  la  partie  la 
moins  raisonnable  de  la  pc^pulation  beau- 
coup plus  chauilcs  dans  leur  admiratic">n 
pour  lui. 

Son  goût  passionné  pour  les  scènes  de 
vice  et  d'horreur,  et  son  profond  mépris 
pour  tout  ce  que  le  temps  a  consacré  comme 
bon,   soit  en   matière  de   goût    soit  en   mo- 


STATUETTE    DE    VICTOR    HUGO 

(Exir.  du  Miiiee  Vjnljii) 


Paris   Romantique 


rale,  pouvait,  à  ce  que  je  pensais,  entraîner 
les  cerveaux  déréj^iés  de  notre  temps;  et, 
de  la  sorte,  il  ne  pouvait  manquer  d'avoir  la 
sympathie  et  la  louange  de  ceux  qui  met- 
tent ses  théories  en  pratique.  Mais  il  n'en 
est  pas  ainsi.  On  reconnaît  la  vigueur  sau- 
vage de  quelques-unes  de  ses  descriptions; 
mais  c'est  là  le  seul  éloge  que  j'aie  jamais 
entendu  faire  de  l'cEuvre  dramatique  de 
Victor  Hugo,  dans  son  pays  natal. 

Les  incidents  émouvants,  hardis,  ef- 
frayants de  ses  drames  dégoûtants  peuvent 
et  doivent  exciter  un 

certaindegréd'atten-  ^^  -^-.rs^ 

tion  quand  on  les  voit 
pour  la  première  fois 
et  il  est  évidemment 
dans  l'intérêt  des  di- 
recteurs d'encoura- 
ger des  productions 
qui  peuventproduire 
ces  effets  ;  cela  ne 
peut  donc  être  con- 
sidéré comme  une 
dégradation  systé- 
matique du  théâtre. 
C'est  un  fait  que  les 
affiches  seules  attes- 
tent suffisamment, 
que  les  pièces  de 
Victor  Hugo,  quaiul 
elles  ont  épuisé  leur 
première  vogue,  ne 
sont  plus  jamais  re- 
prises à  la  scène  ; 
pas  une   ne  reste  au  ''"''  ^-  '-"""' 

répertoire.   Ce  fait, 

qui  m'avait  déjà  été  signalé  par  une  per- 
sonne parfaitement  au  courant  du  sujet, 
m'a  été  confirmé  par  beaucoup  d'autres  ; 
et  cela  en  dît  plus  qu'aucun  critique  ne  le 
pourrait  faire  sur  le  bon  sens  du  public... 


XV 

VERSAILLES.  MUSÉE  PROJETÉ.  SOU- 
VENIRS d'un  JARDINIER  SUR  LES  BOURBONS.  — 
LES    GRANDES  EAUX     A     SAINT-CLOUD. 

Le  château  Je  Versailles,  ce  merveilleux 
chef-d'œuvre  du  goût  splendide  et  Ac  l'ex- 
travagance illimitée  de  Louis  le  Grand, 
est    fermé,    depuis    dix-huit    mois.    C'est 


un  gros  désappointement  pour  ceux^^des 
nôtres  qui  n'ont  jamais  vu  ces  immenses 
pieces  et  leurs  décorations  somptueuses.  La 
raison  de  cette  exclusion  momentanée  du 
public  est  que  les  ouvriers  occupent  en  ce 
moment  tout  l'édifice,  non  pas  en  vue  de 
le  restaurer  pour  le  roi.  mais  de  le  prépa- 
rer a  devenir  un  musée  universel  pour  le 
pays.  Les  bâtiments  sont  vraiment  trop 
grands  pour  un  palais,  et  tellement  somp- 
tueux que  je  pense  qu'aucun  souverain 
moderne  ne  désirerait  les  habiter.  Je  me 


suis  parfois  étonnée  que  Napoleon  ne  se 
soit  pas  pris  de  goût  pour  cette  immensité; 
mais  je  pense  qu'il  y  aurait  trouvé  peu  de 
charmes  :  il  préférait  convertir  ses  millions 
en  nerf  de  la  guerre  que  de  posséder 
toutes  les  sculptures  et  toutes  les  dorures 
du  monde. 

Si  le  musée  qu'on  projette  est  monté  avec 
science,  jugement  et  goût,  et  avec  la  magni- 
ficence accoutumée  en  France,  on  aura  tire 
un  excellent  parti  de  la  fantaisie  splendide 
du  grand  monarque. 

On  parlait  l'autre  soir  dans  une  reunion, 
des  travaux  qui  sont  exécutés  à  Versailles, 
et  quelqu'un  disait  que  l'intention  du  roi 
était  de  convertir  une   partie  du  bâtiment 


6o 


Paris    Romantique 


en  une  galerie  d'histoire  nationale,  qui 
contiendrait  les  tableaux  représentant 
toutes  les  victoires  françaises. 

La  réflexion  que  cela  amena,  m'amusa  : 
elle  est  tellement  française!  —  nMafoU... 
Mais  cette  galerie-là  doit  être  bien  longue. . .  et 
assez  ennuyeuse  pour  les  étrangers.   » 

Bien  que  le  château  fût  fermé,  nous  ne 
renonçâmes  pas  à  notre  expédition  à  Ver- 
sailles.   Là,  chaque  chose  est  intéressante. 


de  chaque  partie  des  bâtiments,  tandis 
qu'il  nous  contait  une  série  de  vieilles  his- 
toires intéressantes  sur  Louis  XVI ,  Marie- 
Antoinette,  Monsieur  et  le  comte  d'Artois 
(car  il  semblait  avoir  oublie  ou  ne  pas 
savoir  qu'ils  avaient  porté  d'autres  ncms 
que  ceux  qu'ils  avaient  dans  sa  jeunesse);  et 
tous,  ils  occupaient  la  même  place  dans 
son  imagination  qu'ils  y  tenaient  quelque 
cinquante  ans  plus  tôt,  quand  il   était  aide 


non  pas  seulement  par  sa  splendeur,   mais      du  gardien  de  Vorangerie. 
aussi  par  tous  les  souvenirs  qui  font  revivre  II    se    glorifiait    d'avoir  approché    jadis 

la  famille  royale  ;  il  ra- 
conta comment  la  reine 
avait  donné  son  nom  à 
un  oranger  parce  qu'elle 
cr,  trouvait  les  fleurs 
plus  douces  que  celles 
de  tous  les  autres  ; 
et  comment  il  cueillait 
!cs  jours  pour  Sa 
^té,  sur  un  mvrte 
..Us  larges  feuilles  et 
LUix  fleurs  doubles,  un 
bouquet  que  l'on  plaçait 
sur  la  toilette  de  la  l^i ne 
à  deux  heures.  Ce  vieil 
homme  connaissait  cha- 
que oranger,  sa  nais- 
sance et  son  histoire 
comme  un  berger  con- 
naît ses  moutons.  Le 
doyen  de  la  bande  date 
du  régne  de  François  I", 
et  vraiment  il  est  très 
vert  pour  son  âge.  Un 
autre,  surnommé  Louis 
le  Grand,  qui  était  frère  jumeau,  comme 
dit  notre  guide,  de  ce  puissant  monarque 
est  regardé  comme  un  jeune,  et  l'on  assure 
qu'il  n'a  pas  encore  atteint  son  dévelop- 
pement   entier. 

Oh  !  si  ces  orangers  pouvaient  parler  ! 
S'ils  pouvaient  nous  raconter  les  scènes 
dont-ils  ont  été  témoins!  s'ils  pouvaient 
nous  décrire  les  beautés  sur  lesquelles  ils 
ont  égrainé  leurs  ardentes  fleurs,  tous  les 
héros,  les  hommes  d'Etat,  les  poètes  et 
les  princes  qui,  dans  leur  promenade,  se 
sont  arrêtés  sous  leur  ombre,  que  de  re- 
marques spiritucllcnient  méchantes,  de 
graves  ccmscils  et  de  tristes  réflexions  nous 
aurions  à  entendre  !... 


SAINT-.  LOUD 


Collection  J. 


à  nos  yeux  des  scenes  que  l'histoire  nous  a 
rendues  familières.  Les  horreurs  du  dernier 
siècle  comme  les  gloires  royales  du  précé- 
dent sont  bien  connues  de  tout  le  monde 
en  Angleterre,  et  il  faut  qu'on  nous  ait 
transmis  de  France  un  nombre  prodigieux 
de  récits,  pour  que  nous  soyons  au  fait 
des  événements  qui  se  sont  passés  à  Ver- 
sailles tout  aussi  bien  que  nous  le  sommes 
de  ceux  qui  avaient  dans  le  même  temps 
Windsor  pour  théâtre.  Pourrant  il  en  est 
ainsi.. . 

Avant  de  visiter  la  ccmfusion  ordon- 
née des  bosquets,  des  statues,  des  temples 
et  des  fontaines,  nous  nous  fîmes  conduire 
par  notre  guide  à  cheveux  gris  tout  autour 


Paris    Romantique 


Oi 


La  vue  des  grandes  eaux  a  Saint- 
Cloud  faisait  partie  du  programme  de 
notre  journée  ;  mais,  pour  y  aller,  nous 
fûmes  obligés  de  monter  dans  un  de  ces 
indescriptibles  véhicules  qui  transportent 
la  joyeuse  bourgeoisie  de  Paris  de  palais  en 
palais,  et  de  guinguette  en  guinguelt:. 
Nous  avions  abandonne  notre  confortable 
citadine,  croyant  n'avoir  aucune  difficulté  à 
en  trouver  une  autre.  En  quoi  nous  fumes 
désappointés,  car  la  c]uantité  de  voyageurs 
excédait  les  véhicules  disponibles  et  nous 
nous  considérâmes  comme  très  heureux  de 
trouver  des  places  dans  un  équipage  que 
nous  aurions  liien  méprisé  le  matin,  quand 
nous  quittions  Paris... 

Quelques-uns  de  ces  singuliers  véhicules 
étaient  tirés  par  cinq  ou  six  chevaux. 
Ceux-là  n'étaient  au  juste  que  des  chariots 
peints  de  couleurs  éclatantes,  suspendus 
sur  de  grossiers  ressorts,  avec  une  tente  à 
plat  au-dessus.  Dans  plusieurs  je  comptai 
jusqu'à  vingt  personnes  ;  mais  il  y  en  avait 
quelques-uns  dont  une  ou  même  deux  pla- 
ces demeuraient  vacantes,  et  alors  rien  ne 
pouvait  égaler  la  joie  de  la  foule  à  la  vue 
des  efforts  que  faisait  le  conciucteur,  non 
moins  gai  qu'elle,  d'ailleurs,  pour  obtenir 
des  voyageurs  qu'ils  remplissent  les  sièges 
libres. 

Chaque  individu  croisé  sur  la  route  se 
voyait  invité  par  des  hurlements  à  occuper 
les  places  vacantes.  «  Saint-Cloud,  Saint- 
Cloud,  Saint-Cloud  !  »  ces  mots,  criés  par 
le  conducteur  et  repris  en  refrain  par  la 
compagnie,  résonnaient  dans  les  oreilles 
de  tous  les  passants;  et  si  l'on  rencontrait 
un  paisible  voyageur  se  rendant  dans  la  di- 
rection opposée,  l'invitation  était  alors 
proférée  avec  une  véhémence  décuplée,  et 
accompagnée  d'éclats  de  rires,  auxquels, 
loin  de  s'offenser,  le  promeneur  répondait 
sur  le  même  ton.  Mais  quand  on  rencon- 
trait une  voiture  au  plein  galop  se  rendant 
à  Versailles,  c'est  alors  que  la  joie  deve- 
nait indescriptible.  «  Saint-Cloud  !  Saint- 
Cloud  !  Saint-Cloud  ! ...  Tournez  donc,  mes- 
sieurs, tournez  à  Saint-Cloud!  »  Les  cris  et 
les  vociférations  auraient  suffi  a  effrayer  tous 
les  chevaux  du  monde,  excepté  des  che- 
vaux français;  ceux-là  sont  tellement  habi- 
tués au  vacarme,  qu'il  y  a  peu  de  danger 
que  le  bruit  les  fasse  partir.  Je  croirais  même 


qu'ils  prennent  leur  part  de  la  gaieté  gé- 
nérale ;  car  ils  secouaient  leurs  tétieres  et 
leurs  glands,  s'ébrouant  et  s'agitant  comme 
s'ils  étaient  ravis  de  la  fete. 

Au  total,  nous  et  quelques  centaines 
d'autres  arrivâmes  trop  tard  pour  le  specta- 
cle, l'eau  ayant  manqué  avant  que  la  demi- 
heure  de  réjouissances  promise  fût  écoulée. 
Les  jardins,  cependant,  étaient  pleins,  et 
tout  le  monde  paraissait  aussi  gai  et  con- 
tent que  si  le  spectacle  n'avait  pas  manqué. 

Je  me  demande  si  les  Français  devien- 
nent jamais  vieux,  c'est-a-dire,  vieux  comme 
nous,  assis  au  foyer,  et  ne  rêvant  pas  plus 
de  fêtes  que  de  jouer  à  colin-maillard  J'ai 
vu  là  et  ailleurs  des  hommes  et  aussi  des 
femmes  a  cheveux  gris,  assez  ridés  pour 
être  aussi  graves  qu'un  vénérable  juge  au 
tribunal  ;  mais  je  n'en  ai  jamais  vu  qui  ne 
semblassent  prêts  à  sauter,  danser,  valser  et 
faire  l'amour. 


XVJ 


GENS      REMARQUABLES. 


GENS      DISTINGUES. 


Nous  passâmes  notre  soirée  d'hier  dans  la 
maison  d'une  dame  qui  m'avaifété  présentée 
avec  cette  recommandation  :  «  Vous  ren- 
contrerez aux  réunions  de  M""'  de  V... 
beaucoup  de  gens  remarquables.  » 

C'est  là,  il  me  semble,  exactement  le 
genre  de  recommandation  qui  puisse  don- 
ner le  plus  piquant  intérêt  a  une  nouvelle 
connaissance,  mais  surtout  à  Paris,  car 
cette  attrayante  capitale  possède  une  col- 
lection de  gens  remarquables  plus  divers 
par  la  nationalité,  les  classes  et  les  croyan- 
ces qu'aucune  autre. 

Néaiimoins,  il  ne  faut  pas  prendre  à  la 
lettre  ce  terme  de  «  gens  remarquables  » 
et  croire  qu'il  désigne  toujours  des  indivi- 
dus si  distingués  que  fout  le  monde  ait  les 
yeux  sur  eux  ;  ce  terme  varie  dans  sa  va- 
leur et  son  application,  selon  les  senti- 
ments, les  facultés  et  la  situation  de  celui 
qui  l'emploie. 

Chacun  a  invariablement  des  v  gens  re- 
marquables »  à  vous  présenter  ;  et  je  com- 
mence à  savoir  quel  genre  de  «  gens  remar- 
quables »,  je  puis  m'attendre  a  rencontrer 
dans  chacune  des  maisons  qui  me  sont  ou- 
\crtes. 


6i 


Paris   Romantique 


Quand  M"'  A...  me  murmure  à  l'oreille 
au  moment  où  j'entre  dans  son  salon  :  «  — Jlh'. 
vous  voilà  I  c'est  bon  ;  j'aurais  été  bien  fâchée 
si  vous  m'aviez  manqué  ;  il  y  a  ici,  ce  soir, 
une  personne  bien  remarquable,  qu'il  faut 
absolument  vous  présenter  »,  je  suis  sûre  que 
je  verrai  quelqu'un  qui  a  été  maréchal,  ou 
duc  ou  général,  ou  savant,  ou  acteur,  ou 
artiste  sous  Napoléon. 

Mais  si  c'est  M"*  B...  qui  me  dit  la 
même  chose,  je  suis  certaine  que  ce  sera 
un  respectable  doctrinaire  qui  occupe,  a 
occupé  ou  occupera  une  place,  et  qui  a  fait 
entendre  sa  voix  du  côté  triomphant. 

NK''  C...  au  contraire,  ne  daignerait  pas 
appeler  «  remarquable  »  i^n  homme  dont 
les  désirs  et  les  occupations  fussent  aussi 
terre  à  terre.  Ce  ne  peut  être  que  quelque 
philosophe,  pâli  par  le  travail  de  concilier 
des  paradoxes  ou  de  découvrir  quelque 
nouvel  élément. 

Ma  charmante,  gracieuse,  gentille 
M'"  D...  n'userait  de  ce  terme  qu'en  par- 
lant d'un  ex-chancelier,  ou  chambellan,  ou 
ami,  ou  serviteur  fidèle  de  la  dynastie  exi- 
lée. 

Quant  à  la  fatale  M"'  E...  avec  ses  lè- 
vres minces  et  son  sourire  sinistre,  bien 
qu'elle  déclare  tenir  un  salon  où  tout  talent, 
quelle  que  soit  sa  nuance,  est  le  bienvenu,  je 
suis  bien  sûre  qu'elle  n'a  de  considération 
que  pour  ceux  qui  ont  eu  part  aux  gran- 
des et  immortelles  iniquités  d'une  révo- 
lution quelconque.  Elle  n'est  pas  assez 
vieille  pour  avoir  eu  rien  de  commun  avec 
la  première,  mais  je  ne  doute  pas  qu'elle 
n'ait  été  fort  occupée  pendant  la  dernière  et 
je  suis  sûre  qu'elle  ne  sera  tranquille  ni  jour 
ni  nuit  avant  d'en  avoir  vu  une  autre.  Si 
ses  espoirs  sont  trompés  sur  ce  point,  elle 
mourra  d'atrophie  ;  car  elle  ne  se  nourrit 
que  de  l'espoir  d'une  rébellion  contre  toute 
autorité  constituée. 

Je  crois  qu'elle  ne  m'aime  pas;  et  si  je 
suis  admise  à  l'honneur  de  paraître  chez 
elle,  c'est  uniquement  parce  qu'elle  pense 
que  j'y  entendrai  des  choses  qui  me  seront 
désagréables.  Elle  s'imagine  que  je  déteste 
de  rencontrer  des  Américains,  en  i]uoi  elle 
se  trompe  comme  en  beaucoup  d'autres 
choses... 

Les  «  remraquables  »  de  M"  F...  sont 
presque  tous  des  étrangers  du  genre  jihi- 


losophico-révolutionnaire  ;  des  gens,  qui 
ne  sont  pas  particulièrement  bien  vus  chez 
eux,  et  qui  préfèrent  être  remarquables  et 
remarqués  à  quelques  centaines  de  lieues 
de  leur  pays. 

Ceux  de  M"'  G...  sont  principalement 
des  musiciens.  «  —  Croyez-moi,  madame, 
dit-elle  il  n'y  a  que  lui  pour  toucher  le  piano. . . 
J^ous  n'avez  pas  encore  entendu  M  '  Z..., 
quelle  voix  superbe  .'...  Elle  fera,  j'en  suis 
sûre,  une  fortune  immense  a  l^ondres.  » 

Les  connaissances  de  M"  H...  ne  sont 
pas  «  remarquables  »  pour  une  chose  spé- 
ciale à  chacune  d'elles,  mais  pour  être  en 
toutes  choses  exactement  opposées  les 
unes  aux  autres.  Elle  aime  entendre  dire  : 
Les  soirées  antithestique  (  i  deM"'  fi..,  et  elle 
éprouve  un  plaisir  particulier  à  voir  assis 
côte  à  côte  sous  le  manteau  de  sa  chemi- 
née, des  gens  qui  se  tireraient  peut-être 
des  coups  de  pistolet  s'ils  se  rencontraient 
autre  part.  C'est  là  une  manière  bizarre 
d'arranger  une  réunion  sociable  ;  mais  ses 
soirées  sont  de  très  amusantes  soirées  a  cause 
de  cela. 

Les  amis  de  M"'  J...  sont  «  distingués  )> 
et  non  pas  «  remarquables  ».  J'ai  rencon- 
tré dans  sa  maison  un  nombre  extraordi- 
naire de  gens  distingues. 

Mais  je  ne  vous  fatiguerai  pas  en  allant 
jusqu'à  la  fin  de  l'alphabet... 


XVII 

EXCURSION   AU    LUXEMBOURCi.     LES  FEMMES 

n'entrent  pas  au   PROCÈS  MONSTRE.    GEORCiE 

SAND    EN   HOMME.    COSTUME  RÉPUBLICAIN.   

LE    QUAI    VOLTAIRE.     INSCRIPTIONS    MURALES. 

COMMENT     LE     MARÉCHAL      LOBAU      DISPERSE 

LES  ÉMEUTES.    - —     UNE    MANIFESTATION. 

Depuis  que  le  Procès  a  commencé  au 
Luxembourg,  nous  avons  l'intention  d'aller 
jeter  un  coup  d'œil  sur  le  campement  établi 
dans  le  jardin,  sur  l'appareil  militaire  dé 
ployé  autour  du  palais,  et,  en  un  mot,  sur 
tout  ce  qu'il  peut  être  permis  à  des  yeux 
féminins  de  voir  d'un  lieu  si  intéressant 
en  ce  moment  par  les  affaires  importantes 
qui  s'y  traitent. 

J'ai  donc   fait  tout  ce    que    j'ai  pu   pour 


(t)  5ic  din->  l'original. 


uni;     PEMMU     liN     COSTUME     MASCIIIIN     «     PASSONS     VITE    .      » 


(Par    Gav»  ni) 


(Bibl.  nu.] 


Paris    Romantique 


65 


obtenir  l'autorisation  d'entrer  a  la  Cliant- 
hre  pendant  qu'elle  siège,  et  de  très  aima- 
bles amis  m'ont  aidée  ;  mais  en  vain  :  on 
n'admet  aucune  dame.  Si  les  regrets 
Féminins  ont  été  augmentés  ou  dimi- 
nués par  les  récits  quotidiens  qui  sont 
publiés  sur  la  com! ui  te 
abominable  des  pri- 
sonniers, je  ne  m'a- 
venturerai pas  à  vous 
le  dire.  C'est  é^al, 
nous  ne  pouvons  en- 
trer, que  nous  le  dési- 
rions ou  non.  On  dit 
que,  dans  une  des 
tribunes  réservées  au 
public,  on  a  vu  un 
jeune  garçon  rajuster 
ses  boucles  avec  une 
petite  main  blanche  ; 
et  on  dit,  aussi,  que 
ce  garçon  s'appelait 
George  S  .  .d  ;  mais 
j'ai  entendu  déclarer 
partout  que  seuls  pé- 
nétraient dans  les  li- 
mites proscrites  ceux 
qui  jouissaient  de  la 
prérogative  d'»/ii' 
haihe  au  menton 

Notre  modeste 
projet  de  regarder  les 
murs  qui  contiennent 
les  rebelles  tapageurs 
et  leurs  juges  patients 
s'accomplit  facile- 
ment, non  sans  nous 
procurer  beaucoup 
d'amusement. 

Deux     aimables 
Français  nous  accom- 
pagnaient,  qui  avaient 
promis  tic  nousexpli- 
qucr  les  signes  et  les 
symboles    qui     pour- 
raient tomber  sous  nos  yeux  sans  que  nous 
les  comprissions.    La    matinée  étant   déli- 
cieuse, nous  nous  rendîmes  à  pied  à    l'en- 
droit  de   notre    destination   et   nous    nous 
promimes  de   nous   reposer  au   retour    en 
nous   faisant  cahoter  dans  un  fiacre. 

Notre    route    traversait    le    jardin    des 
Tuileries  cette  raison  acheva  de  nous   dé- 


cider, et,  comme  d'habitude,  nous  n;us 
accordâmes  de  passer  une  délicieuse  demi- 
heure  assises  sous  les  arbres... 

Trois  jeunes  gens  suivaient  l'allée  ou 
nous  nous  installâmes,  absorbés  en  appa- 
rence par  quelque    affaire    de    terrible  im- 


CifiORKi;    SAND     EN     HOMMP 


poriance.  En  vcrité,  ils  avaient  l'air  de 
caricatures  animées  et  n'étaient  rien  d'au- 
tre. 

C'étaient  des  républicain';.  On  voit  co.is- 
tammciit  de  semblables  personnages  se 
pavaner  sur  les  boulevards,  ou  flànji, 
comme  ceux  que  nous  voyions,  dans  les 
Tuileries,   ou  rôder  en  groupes   sinistres 


66 


Paris    Romantique 


dans  le  bois  de  Boulogne,  chacun  se 
croyant  le  front  d'un  Brutus  et  le  cœur 
d'un  Caton.  Où  et  à  quelque  heure  que 
vous  les  voyiez,  leur  aspect  ne  trompe 
jamais  ;  il  n'est  pas  à  Paris  un  enfant 
de  dix  ans  qui  ne  puisse  dire  en  les  aper- 
cevant :  Ce  sont  des  républicains.  J'ai 
vu  dans  plusieurs  magasins  d'estampes,  une 
explication  des  symboles  de   leur   toilette 


est  sa  terrible  appellation  ;  et  la  dimensicn 
de  ses  revers  augmente  ou  diminue  selon 
la  grandeur  des  principes  de  celui  qui  les 
porte.  Jlu  reste,  un  air  farouche  et  sauvage 
est  tout  à  fait  nécessaire  pour  achever  l'ex- 
térieur d'un  républicain  à  Paris  en   i835. 

Quelles  grimaces  j'ai  vu  défigurer  le  vi- 
sage de  ceux  qui  portent  ce  déguisement! 
Les   uns  roulent  des  yeux   et  froncent  les 


Ll.    JAKIJIN     IjU     I.UX1MBOUKI 


Coll<ct.on    1.    II. 


qui  permettrait  au  plus  ignorant  de  les  re- 
connaître. Le  plus  important  est  le  cha- 
peau, qui  formerait  un  cône  parfait  si  le 
fond  en  était  seulement  plus  élevé  de  quel- 
ques pouces;  l'ombre  de  Cromwell  peut 
se  glorifier  en  voyant  combien  de  mauvaises 
tètes  imitent  encore  sa  coiffure.  Ensuite 
viennent  les  longs  cheveux  emmêlés,  qui 
petident  salement  sous  le  chapeau.  Le  cou 
est  nu,  au  moins  de  linge  ;  mais  une  profu- 
sion de  cheveux  remplace  celui-ci.  Le 
gilet,  comme  le  chapeau,  porte  un  nom 
immortel:   «  ^/A-/  j  la  T^chespierit',   >>  telle 


sourcils  comme  s'ils  voulaient  intimider 
l'univers  entier  ;  d'autres  fixent  leurs  som- 
bres regards  vers  la  terre,  absorbés  dans 
une  effrayante  méditation  ;  pendant  que 
d'autres,  tristement  appuyés  ;i  une  statue 
ou  un  arbre,  jettent  des  regards  terribles, 
qui  pourraient  être  interprètes  dans  le 
langage   des    sorcières  de   Macbeth. 

••  Nous  devons,  nous  voulons  —  nous  devons,  nous 
V  voulons  avoir  du  sang  davantage  encore  —  et 
1'   devenir  pires,  et   devenir  pires.   « 

Les  trois  jeunes  hommes  qui  passaicni 
prés  de  nous  étaient  ainsi  faits... 


Paris    Romantique 


67 


Nous  poursuivîmes  notre  promenade, 
«t,  ayant  traversé  le  Pont  Royal,  nous 
longeâmes  le  quai  Voltaire,  pour  éviter 
la  rue  du  Bac;  nous  étions  tous  d'avis  que 
cette  rue,  dont  M"'  de  Staël  parle  si  ten- 
drement à  distance,  est  loin  d'être  agréable 
de  près. 

Si  ce  n'était  l'antipathie  naturelle  des 
Anglais  pour  la  flânerie  devant  les  vitri- 
nes, la  promenade  le  long  du  quai  Voltaire 
pourrait  occuper  une  matinée  entière.  De- 
puis le  premier  étalage  de  «  gens  remarqua- 
bles »  ;i  cinq  sous  pièce  et  il  y  a  des  tètes 
parmi  eux  qui  vaudraient  d'être  étudiées, 
—  depuis  cette  galerie  de  gloires  à  cinq 
sous  jusqu'à  l'entrée  de  la  rue  de  Seine, 
c'est  une  suite  ininterrompue  de  boutiques: 
livres  vieux  et  neufs,  riches,  rares  ou  sans 
valeur;  gravures  pouvant  être  classées  de 
même;  articles  d'occasion  de  toutes  sortes  ; 
et,  par-dessus  tout,  de  véritables  musées 
de  sculptures  et  de  dorures,  de  chaises 
extraordinaires,  de  chandeliers  effrayants, 
de  pendules  grotesques,  et  de  tous  les  or- 
nements sans  nom  que  l'on  ait  pu  trouver. 
C'est  ici  que  l'opulent  amateur  du  style 
massif  de  Louis  XV  entre  avec  une  lourde 
bourse,  de  là  qu'il  repart  avec  une  bourse 
légère.  L'actuelle  famille  royale  de  France 
aime,  dit-on,  ce  style  princier  mais  lourd  ; 
et  l'on  voit  souvent  les  voitures  royales 
s'arrêter  à  la  porte  de  ces  magasins,  si 
hétérogènes  par  leur  contenu  qu'on  pour- 
rait leur  donner  toute  sorte  de  noms,  sauf 
celui  de  magasins  Je  nouveautés,  et  qui,  au 
premier  coup  d'oeil,  ont  vraiment  l'air  de 
boutiques  de  prêteurs  sur  gages... 

En  arrivant  dans  le  quartier  "Latin, 
nous  nous  amusâmes  à  raisonner  sur  cette 
inclination  des  très  jeunes  hommes,  qui 
sont  encore  soumis  à  la  contrainte  de  leurs 
parents  ou  de  leurs  maîtres,  à  ruiner  et 
détruire  tout  ce  qui  affirme  l'autorité 
ou  la  discipline.  Les  murs  abondent  en 
inscriptions  de  ce  genre  :  «  A  bas 
Philippe  .'  »  «  Les  Pairs  sont  Jes  assassins  !  » 
«  Vive  la  J^éputilique !  »  et  ainsi  de  suite. 
Les  poires  de  toutes  dimensions  et  de  tou- 
tes formes,  avec  des  traits  pour  le  nez,  les 
yeux  et  la  bouche,  sont  nombreuses,  et 
tout  cela  dénote  le  mépris  de  la  jeunesse 
étudiante  pour  le  monarque  règn.int.  Un 
signe  evident  de  cette  haine   de  l'autorité. 


ce  fut,  il  y  a  quelques  jours,  la  manifesta- 
tion de  quatre  ou  cinq  cents  de  ces  jeunes 
hommes  déréglés  qui  escortèrent  avec  des 
cris  et  des  huées  M.  Royer-Collard,  pro- 
fesseur nouvellement  nommé  par  le  gouver- 
nement a  la  Faculté  de  médecine,  depuis 
l'Ecole  jusque  chez  lui,  rue  de  Provence. 
En  pareil  cas,  ce  gouvernement  ou  un 
autre  devrait  suivre  l'exemple  donné  par 
le  général  Lobau.  L'anecdote  est  géné- 
ralement connue  ;  peut-être,  l'avez-vous 
déjà  entendue?  Mais  je  préfère  que  vous 
l'écoutiez  une  seconde  fois,  plutôt  que  de 
risquer  que  vous   ne  l'entendiez  pas. 

Une  partie  des  jeunes  gens  Je  Parir,  qui 
s'exercent  à  faire  de  petites  émeutes  répu- 
blicaines, s'était  assemblée  en  nombre  con- 
sidérable sur  la  place  Vendôme.  Les  tam- 
bours battirent,  le  commandant  fut  prévenu 
et  arriva.  Les  jeunes  mécontents  serrèrent 
leurs  rangs,  prirent  en  main  leurs  couteaux 
de  poche  et  leurs  cannes,  et  s'apprêtèrent 
à  résister.  On  vit  le  général  dépêcher  un 
aide  de  camp,  et  quelques  moments  anxieux 
passèrent;  enfin  quelque  chose  qui  semblait 
effrayant  comme  un  engin  militaire  parut, 
s'avançant  par  la  rue  de  la  Paix.  Etait-ce 
un  canon?...  Une  foule  de  soldats  en  cas- 
ques entouraient  ce  terrible  objet,  le  firent 
tourner  avec  une  précision  militaire  et 
l'approchèrent  de  l'endroit  où  les  séditieux 
formaient  leur  phalange  la  plus  épaisse.  Un 
commandement  fut  donné,  et  en  un  instant 
la  foule  entière  se  vit  inondée  d'eau. 

Beaucoup,  parmi  ceux  qui  virent  la  de- 
route  et  la  fuite  précipitée  des  héros  que 
poursuivaient  avec  leurs  tuyaux  les  pompiers 
amusés,  déclarent  que  jamais  aucune  ma- 
noeuvre militaire  n'avait  encore  produit  une 
retraite  aussi  rapide.  Je  décc>uvre  dans  ce 
procédé  de  la  garde  nationale  un  indice 
frappant  du  mépris  tranquille  que  sentent 
CCS  puissants  gardiens  du  pouvoir  présent 
pour  leurs  ennemis   républicains. 

Ayant  atteint  le  Luxembourg  et  obtenu 
de  pénétrer  dans  les  jardins,  nous  nous 
arrêtâmes  encore  pour  contempler  une 
scène,  non  seulement  tout  à  fait  nouvelle, 
mais  aussi  très  singulière  pour  ceux  qui 
étaient  accoutumés  à  l'aspect  ordinaire  du 
lieu. 

Au  milieu  des  lilas  et  des  roses  un  cam- 
pement de  petites  tentes  blanches  offrait 


68 


Paris   Romantique 


son  air  martial.  Des  armes,  des  tambours, 
et  toutes  sortes  d'objets  militaires  appa- 
raissaient çà  et  là;  tandis  que  des  troupiers 


<(     CE    SOIR     A 


I.A     PORTE    SAINT-MARTIN 
u  (Exir     de  Variiiand  l't 


flânant,  fumant,  lisant,  achevaient  de  don- 
ner à  la  scène  une  apparence  inaccoutu- 
mée. . . 

Il  semble  que,  depuis  le  commencement 
des  jugements,  le  principal  devoir  des  gen- 


darmes —  (je  vous  demande  pardon,  je  vou- 
lais  dire  :  de  la  garde  de  Paris  —  soit 
d'empêcher  tout  rassemblement  de  gens 
conversant  et  bavar- 
dant dans  les  cours  et 
les  jardins  du  Luxem- 
bourg. Aussitôt  qu'on 
voit  deux  ou  trois 
personnes  stationnant 
ensemble  un  sergent 
de  ville  s'approche  et 
prononce  sur  un  ton 
de  commandement  : 
<(  —  Circulez  messieu  rs .' 
Circulez,  s'il  vous 
plaît!  »  La  raison  de 
cette  précaution  est 
que,  tous  les  soirs,  a 
la  porte  Saint-Mar- 
tin, des  jeunes  gens 
se  rassemblent  pour 
faire  un  vain  tapage 
sans  aucune  significa- 
tion, mais  dont  l'écho, 
répercuté  de  rue  en 
rue,  arrive  à  prendre 
l'importance  d'une 
émeute.  Nous  sommes 
présentement  telle- 
ment habitués  à  ces 
insignifiantes  émeu- 
tes, que  nous  n'y 
attachons  pas  plus 
d'importance  que  le 
general  Lobau  lui 
même  ;  néanmoins,  on 
juge  convenable  de 
prévenir  tout  rassem- 
blement à  proximité 
du  Luxembourg,  de 
peur  que  la  dame  aux 
cent  voix  qui  grossit 
les  huées  de  quelques 
ouvriers  paresseux 
jusqu'à  en  faire  une 
émeute,  ne  propage  à 
travers  la  France  la 
nouvelle  que  le  Lu- 
xembourg est  assiégé  par  le  peuple.  Le 
tapage  que  nous  entendîmes  était  occa- 
sionné par  le  rassemblement  d'une  dou- 
zaine de  personnes;  un  agent  était  au 
milieu    du    groupe    et     nous    entendîmes 


J  T     SERAI    .      » 
IHJ.    by    Mr,.    Trollop 


Paris    Romantique 


69 


parler  li'ai reslalicn.  En  moins  de  cinq 
minutes,  cependant,  tout  était  calme;  mais 
nous  remarquâmes  des  figures  si  pitto- 
resques dans  leur  républicanisme,  que  nous 
reprimes  nos  sièges  pour  en  faire  un  cro- 
quis, tout  en  nous  amusant  à  imaginer 
quelles  pouvaient  être  les  sinistres  paroles 
qu'ils  échangeaient  entre  eux  avec  tant  de 
circonspection.  M.  de  L.  nous  assura  que, 
sans  aucun  doute,  ils  se  disaient  : 

M    Ce    soir,   à    la  porte    Saint-Martin  !    •) 

Réponse  ■  «  J'y  serai...  » 

XVI II 

LIBERTÉ  FRANÇAISE  DE  PROPOS.   «  l'oDEUR 

DU  CONTINENT.    »  MALPROPRETÉ  ET  LUXE.   

l'eau     non   INSTALLÉE    DANS     LES    MAISONS.     

DÉLICATESSE    ANGLAISE.     SES    CAUSES. 

Parmi  les  usages  français  qui  nous  frap- 
pent par  leur  contraste  avec  les  nôtres,  je 
note  d'abord  la  liberté  stupéfiante  avec 
laquelle,  ici,  et  même  dans  la  bonne  société, 
on  parle  d'une  foule  de  choses  auxquelles 
on  n'oserait  faire  la  plus  légère  allusion 
chez  nous,  fiit-cc  dans  les  plus  modestes 
classes.  H  semble  que  l'opinion  de  Mar- 
tine ne  lui  soit  point  du  tout  particulière, 
et  que  les  Français  pensent  généralement 
avec  elle  que  : 

Quand  on  si-  fail  enItnJre,  on  parle  loujcurs  hien. 

Il  est  impossible  de  ne  pas  admettre 
que  la  France  manque  de  raffinement  à  ce 
point  de  vue,  si  on  la  compare  à  l'Angle- 
terre. Aucun  Anglais,  je  crois,  n'est  ja- 
mais revenu  de  Paris  sans  l'affirmer;  et 
malgré  la  gallomanie  qui  règne  chez 
nous,  tout  le  monde  reconnaît  que,  pour 
saisissantes  que  soient  l'élégance  et  la 
grâce  des  plus  hautes  classes  françaises,  il 
leur  manque  encore  cette  délicatesse  raf- 
finée, si  hautement  estimée  à  tous  les  rangs 
de  notre  société,  même  les  plus  vulgaires. 
Les  Français  vciient  des  choses  et  suppor- 
tent des  désagréments,  qui  nous  feraient 
perdre  l'esprit  en  juillet  et  nous  pendre 
«n  novembre... 

11  fut  certainement  un  temps  où  l'usage 
voulut  en  Angleterre  comme  il  le  veut  au- 
jourd'hui en  France,  que  l'on  nommât  les 
choses,  pour  grossières  qu'elles  fussent, 
«  par  leur   véritable  nom   »  ;   on  en   peut 


trouver  la  preuve  jusque  dans  les  sermons 
et  à  plus  forte  raison  dans  les  traités,  les 
essais,  les  poèmes,  les  romans  et  le  théâ- 
tre. 

Si  nous  voulions  nous  former  une  opi- 
nion sur  le  ton  de  la  conversation  en  An- 
gleterre, il  y  a  un  siècle,  d'après  le  langage 
des  comédies  écrites  et  jouées  a  cette  épo- 
que, nous  constaterions  que  notre  pays 
était  alors  plus  éloigné  encore  du  raffi- 
nement dont  nous  nous  glorifions  aujour- 
d'hui, que  nos  voisins  français  ne  le  sont 
présentement. 

Je  ne  fais  pas  allusion  ici  a  l'immoralité, 
ou  à  un  cynique  aveu  de  l'immoralité; 
mais  à  une  sorte  de  grossièreté  qui  peut 
être  compatible  avec  la  vertu,  comme  son 
absence  n'est  malheureusement  pas  une 
garantie  contre  le  vice. 

Si  nous  nous  sommes  corrigés  de  cela, 
sauf  erreur,  c'est  bien  plutôt  grâce  à  l'opu- 
lence de  l'Angleterre  qu'à  la  sévérité  de 
sa  vertu.  Vous  direz,  peut-être,  que  je 
m'éloigne  à  une  immense  distance  de  mon 
point  de  départ  ;  mais  je  ne  le  crois  pas  : 
en  France  comme  en  Angleterre,  je  trouve 
des  raisons  nombreuses  pour  penser  que 
je  suis  dans  le  vrai  en  attribuant  moins 
cette  différence  à  la  disposition  naturelle 
et  au  caractère  propre  des  deux  nations, 
qu'aux  facilités  accidentelles  de  progrès 
rencontrées  par  l'une  et  non  par  l'autre. 

Il  serait  facile  d'établir,  à  l'aide  des 
divers  ouvrages  littéraires  dont  je  viens  de 
parler,  que  la  délicatesse  du  goût  en  An- 
gleterre s'est  développée  graduellement, 
en  proportion  de  l'accroissement  de  la  ri- 
chesse et  du  soin  que  l'on  y  a  pris  d'éloi- 
gner de  la  vue  tout  ce  qui  peut  choquer 
les  sens. 

Quand  nous  cessons  d'entendre,  de 
voir  et  de  sentir  les  choses  qui  sont  dé- 
sagréables, il  est  naturel  que  nous  cessions 
d'en  parler;  et  il  est,  je  crois,  certain  que 
l'Anglais  prend  plus  de  peine  que  tout 
autre  peuple  au  monde  pour  que  les  sens 
—  qui  conduisent  les  impressions  du  corps 
a  l'âme  —  apportent  a  l'esprit  le  moins  de 
connaissance  pc'fssible  des  choses  désagréa- 
bles. Tout  le  continent  d'Europe  ^excepte 
une  partie  de  la  Hollande,  qui  montre  â 
beaucoup  de  points  de  vue  une  ressem- 
blance   fraternelle    avec    nous)    peut    être 


70 


Paris   Romantique 


cité  comme  inférieur  à  l'Angleterre  sous 
ce  rapport.  Je  me  souviens  de  mètre 
beaucoup  amusée  l'an  dernier,  en  débar- 
quant à  Calais,  de  la  réponse  faite  par  un 
vieux  voyageur  à  un  novice  qui  faisait  son 
premier  voyage. 

«  Quelle  affreuse  odeur  !  dit  l'étran- 
ger non  initié,  cachant  son  nez  dans  son 
mouchoir. 

—  C'est  l'odeur  du  continent,  mon- 
sieur, répondit  l'homme  expérimenté.  »  Et 
c'était  vrai. 

II  y  a  des  détails  à  ce  sujet  sur  lesquels  il 
est  impossible  de  s'appesantiretqui  malheu- 
reusement n'exigentpas  de  plumepour  atti- 
rer l'attention.  Ceux-là,  s'il  était  possible, 
je  les  noierais  volontiers  plus  encore  dans 
l'ombre  qu'ils  n'y  sont.  Mais  il  est  des  faits, 
provenant  de  la  pauvreté  comparative  du 


peuple,  qui  tendent  a  prouver  par  suite 
de  l'enchaînement  nécessaire  des  choses, 
ce  manque  de  raffinement  dont  je  parle. 
Examinez  la  disposition  intérieure  d'une 
maison  de  Paris  habitée  par  des  gens  de 
la  classe  moyenne,  et  comparez  la  avec  celle 
d'une  maison  de  Londres  aménagée  pour 
des  habitants  du  même  rang.  On  trouvera 
à  profusion  dans  un  appartement  parisien 
tous  les  articles  d'ornementation  et  de 
décoration  que  l'on  peut  acquérir  a  bon 
marchi.  Miroirs,  tentures  de  soie,  mou- 
lures d'or  sous  toutes  les  formes,  vases  de 
Chine,  lampes  d'albâtre,  et  pendules  — 
sur  lesquelles  le  temps  qui  passe  est  mar- 
qué avec  tant  de  grâce  qu'on  oublie  qu'il 
ne  reviendra  pas,  • —  tout  cela  se  voit  en 
abondance,  et  la  dixième  partie  de  ce  que 
l'on  considère  comme  nécessaire  à  Paris 
pour  meubler    un  appartement   ordinaire. 


suffirait  à  une  jolie  dame  de  Londres  pour 
être  enviée  par    ses  voisines. 

Mais  après  avoir  admiré  toutes  ces  élé- 
gances et  leur  joli  arrangement,  passons  et 
entrons  dansleschambres  à  coucher  —  non, 
entrons  dans  la  cuisine,  ou  bien  vous  ju- 
geriez mal  la  véritable  différence  des  deux 
habitations. 

A  Londres,  l'eau  monte  jusqu'au  second 
étage,  et  souvent  jusqu'au  troisième,  et 
on  la  trouve  en  abondance,  sans  que  les 
domestiques  aient  plus  de  peine  pour  se 
la  procurer  que  s'ils  la  tiraient  d'une  fon-  " 
taine  à  thé.  Dans  une  des  cuisines  de  cha- 
que maison,  généralement  dans  deux,  sou- 
vent dans  trois,  on  trouve  la  même  dis- 
position. Au  contraire,  si  l'on  songe 
qu'à  Paris  chaque  famille  reçoit  ce  pré- 
cieux don  de  la  nature  par  deux  seaux  à 
la  fois,  que  monte  péniblement  un  porteur 
en  sabots,  en  passant  souvent  par  le  même 
escalier  qui  conduit  au  salon,  il  est  diffi- 
cile de  supposer  qu'on  y  dépense  aussi  fa- 
cilement et  aussi  libéralement  cette  eau 
que  chez  nous. 

On  peut  opposer  à  cette  remarque,  il 
est  vrai,  avec  assez  de  raison,  le  bas  prix 
et  la  facilité  d'accès  des  bains  publics. 
Mais,  en  admettant  que  les  ablutioris  per- 
sonnelles, faites  de  la  sorte,  puissent  suffire 
aux  personnes  qui  ne  regardent  pas  comme 
indispensables  de  trouver  toutes  leurs 
aises  à  leur  domicile,  encore  ce  manque 
d'eau  est-il  un  obstacle  à  cette  absolue  pro- 
preté dans  toutes  les  parties  des  maisons 
que  nous  considérons  comme  nécessaire  à 
notre  confort. 

J'admire  beaucoup  l'église  de  la  Made- 
leine, mais  je  trouve  que  la  ville  de  Paris 
aurait  eu  infiniment  plus  de  profit  à  em- 
ployer les  sommes  qu'a  coûtées  cet  im- 
posant monument  à  construire  des  conduit» 
destinés  à  alimenter  d'eau  les  habitations 
privées. 

D'ailleurs,  si  grands  que  soient  les  in- 
convénients lésultant  de  la  rareté  d'eau 
dans  les  chambres  et  les  cuisines,  il  est 
une  autre  imperfection  bien  plus  grande 
et  plus  grave  par  ses  conséquences.  L'ab- 
sence de  puisards  et  d'égouts  est  le  vice 
de  toutes  les  villes  de  France  ;  et  c'est  là 
un  terrible  défaut.  Ce  peuple  qui,  dès 
l'enfance,  se  voit  obligé  d'accoutumer  ses- 


Paris    Romantique 


7' 


sens  et  de  les  soumettre  aux  incomm  jdités  peuvent  choquer   les  sens,   celte   élévation 

provenant   de  cela,  ce    pcuple-la    aurait  il  que  procure  a   l'intelligence   l'absence    de 

moins   de  raffinement  que    nous   dans   ses  tout  ce  qui  pourrait  évoquer  une  sensation 

pensées  et  dans  ses  paroles,  ce  ne    serait  pénible,  est  probablement  le  dernier  point 

que    naturel   et    inévitable.    Ainsi,   comme  auquel  parviendront  jamais  les  effort»  que 

vous  voyez,  je   reviens  a  mon   texte  tel  un  fait  l'homme  pour  embellir  son  existence, 

prédicateur  ;  et  j'ai  expliqué,  je  crois,  suf-  Le  plaisir  et  l'amusement   nous  ont  de 


(P.r  u» 


hsamment,  comment  j'avais  raison  de  pre 
tendre  tout  à  l'heure  que  les  indélica- 
tesses qui  si  souvent  nous  offensent  en 
France  ne  viennent  pas  d'une  grossièreté 
li'esprit  naturelle,  mais  sont  le  résultat  ine- 
vitable de  circonstances  qui  changerc>nt  sans 
aucun  doute  à  mesure  que  s'accroîtra  la 
prospérité  du  pays  et  que  son  peuple  se 
familiarisera  davantage  avec  les  niccurs 
de  l'Angleterre. 

Cet  éloignemcnt  de  toutes  les  choses  qui 


mande  moins  de  travail  assidu  que  ce  soin 
scrupuleux  d'éviter  tout  ce  qui  est  impor- 
tun ;  et  il  se  pourrait  que,  de  même  que 
nous  avons  dépassé  toutes  les  nations  mo- 
dernes dans  ce  tendre  soin  de  nous-mêmes, 
nous  soyons  aussi  les  premiers  à  tom- 
ber du  haut  de  notre  délicatesse  dans  ce 
gouffre  de  scrupules  qui  a  englouti  la 
vieille  Grèce  et  Rome.  Est-ce  ainsi  qu'il 
faut  interpréter  le  bill  de  la  Réforme  et 
les  autres  horrible-  lc>is  de  ce  genre-. 


7^ 


Paris   Romantique 


Quant  à  cette  autre  espèce  de  raffiiie- 
merit  qui,  celle-là,  regarde  l'intelligence 
et  qui,  si  elle  ne  saute  pas  aux  yeux  tout 
d'abord,  est  plus  importante  dans  ses  ef- 
fets que  celle  qui  a  seulement  rapport  aux 
usages,  il  est  moins  aisé  d'en  parler  avec 
assurance.  La  France  et  l'Angleterre  ont 
l'une  et  l'autre  une  si  longue  liste  de  noms 
éminents  à  citer  pour  prouver  que  cha- 
cune d'elles  a  contribué  plus  que  l'autre 
au  progrès  littéraire,  que  la  seule  façon  de 
résoudre  la  question  de  savoir  laquelle 
occupe  le  plus  haut  rang,  c'est  de  recon- 
naître que  chaque  pays  a  raison  de  préfé- 
rer ce  qu'il  a  produit.  Malheureusement, 
en  ce  moment,  ni  l'un  ni  l'autre  ne  peut 
avoir  grande  raison  de  se  glorifier.  Ce 
qui  est  bien  est  accablé  et  étouffé  par  ce  qui 
est  mal.  Grâce  a  la  liberté  de  la  presse,  il 
a  paru  depuis  quelques  années  tant  d'im- 
mondices, que  je  ne  sais  si  la  lecture  de  ce 
qui  se  publie  est  en  général  plus  dange- 
reuse pour  la  jeunesse  en  Angleterre  ou 
en  France. 

]1  est  certain,  je  crois,  que  l'école 
de  Hugo  a  mêlé  du  ridicule  au  ma', 
et  il  n'est  pas  impossible  que  cc'a 
agisse  comme  un  antidote  au  poison. 
C'est  une  forme  de  mystification  qui  pas- 
sera de  mode  aussi  vite  que  les  pilules  de 
Morrison.  Nous  n'avons  rien  dans  notre 
littérature  d'aussi  faible  que  cela  ;  mais  je 
crains  bien,  au  point  de  vue  du  bonheur 
de  notre  pays,  que  nous  ayons  quelque 
chose   de   plus    profondément  dangereux. 

Quant  à  déterminer  ce  qui  est  moral  et 
ce  qui  ne  l'est  pas,  cela  semble  simple  à 
première  vue,  et  au  fond  c'est  très  em- 
barrassant. En  ouvrant  un  volume  dz  JlJèle 
et  Théodore,  l'autre  jour,  —  ouvrage  écrit 
spécialement  sur  l' education,  et  par  un  au- 
teur que  nous  devons  croire  animé  il'in- 
tentions  honnèteset  parlant  avec  sincérité, 
—  je  tombai  sur  ce  passage  : 

Je  ne  connais  que  trois  romans  v  •rilabte- 
ment  moraux  :  Clarisse,  le  plus  beau  de 
tous;  Grandison,  et  Pamela.  Ma  fille  les 
lira  en  anglais  lorsqu'elle  aura  dix-huit  ans. 

Je  passerais  encore  sur  le  vénérable 
Grandison,  bien  qu'il  ne  soit  nullement 
sans  tache:  mais  qu'une  mère  parle  de 
laisser  sa  fille  de  dix-huit  ans,  lire  les  au- 
tres, c'est  pour   moi  un  mystère   difficile  à 


comprendre,  surtout  dans  un  pays  où  les 
jeunes  filles  sont  protégées  et  préservées 
de  toute  espèce  de  mal  avec  la  plus  inces- 
sante et  la  plus  scrupuleuse  vigilance.  Je 
pense  que  M"'  de  Genlis  aura  seulement 
considéré  l'objet  et  le  but  moral  de  ces 
ouvrages,  qui  sont  bons  sans  remarquer 
combien  peut  être  mauvaise  la  grossièreté 
révoltante  avec  laquelle  sont  écrits  quel- 
ques-uns de  leurs  plus  puissants  passages. 
Mais  c'est  un  jugement  osé  et  dangereux 
que  celui-là  quand  il  s'agit  des  études  d'une 
jeune  personne. 

Je  pense  que  nous  pouvons  trouver  les 
symptômes  du  sentiment  qui  dicte  un  tel 
jugement ,  dans  le  ton  de  satire  mordante 
avec  lequel  Molière  attaque  ceux  qui  pré- 
tendent bannir  ce  qui  peut  faire  insulte  à 
la  pudeur  des  femmes. 

Prêter  à  Philaminte  les  propos  qu'il  lui 
prête,  fait  rire  quoi  qu'on  en  ait  ;  mais,  chez 
nous,  Sheridan  lui-mên-.c  n'aurait  pas  osé 
plaisanter  sur  ce  sujet. 

-irais  le  plui  beau  projet  de  noire  Académie, 

Une  entreprise  noble  et  dent  je  suis  ravie. 

Un  dessein  plein  de  gloiri  et  qui  sera  vanté. 

Chez  tous  tes  beaux  esprits  de  la  postérité, 

C'est  le  retranchement  de  ces  syllabes  sales 

Qui  d.jns  les  plus  beaux  mots  produisent  des  scandales  : 

Ces  jouets  éternels  des  sots  de  tous  les  temps, 

Ces  fades  lieux  communs  de  nos  méchants  plaisants  : 

Ces  sources  d'un  cmas  d'équivoques  infâmes 

Vont  on  vient  faire  insuit;  à  la    pudeur  des  femmes. 

Une  telle  académie  pourrait  être,  cer- 
tainement, une  institution  très  comique; 
mais  les  devoirs  qu'elle  aurait  à  accomplir, 
ne  rendraient  pas  les  fauteuils  de  ses  mem- 
bres des  sinécures  en  trance. 


XIX 

LE      HIMANCHE    A    PARIS.      LE    PLAISIR     EN 

FAMILLE.    — -  GAIETÉ   NATURELLE.    Lt  S    POLY- 

TECHNICIhNS      s'aPPLUJUENT      A      RESSEMBLER      A 
NAPOLÉON.     UN     DIMANCHli    AUX     TUILERIES. 

A  Paris,  le  dimanche  est  un  jour  déli- 
cieux, plus  que  dans  tous  les  autres  pays 
que  j'ai  visités,  à  part  Francfort.  1  a  joie 
est  universelle  et  néanmoins  très  familiale, 
et,  si  je  formais  mon  idée  sur  le  caractère 
français  d'après  les  scènes  que  j'ai  vues  le 
dimanche  et  non  d'après  les  livres  et  les 
journaux,  je  dirais  que  le  trait  le  plus  mar- 


Paris    Romantique 


quant  en  est  l'affection  conjuj^cle  et    pater- 
nelle. 

Il  est  rare  de  voir  un  homme  ou  une 
femme  en  âge  d'être 
mariés  et  d'avoir  des 
enfants,  sans  que  l'un 
ou  l'autre  soit  accom- 
pagné de  son  époux 
et  de  sa  petite  famille. 
C'est  en  famille 
qu'ils  boivent  une 
bouteille  de  vin  lé- 
ger; ce  qui  fait  le 
plaisir  de  l'un  le  fait 
aussi  de  l'autre;  et 
que  l'on  ait  ce  jour- 
là  peu  ou  beaucoup 
à  dépenser  pour  s'a- 
muser, l'homme  et 
la  femme  en  profi- 
teront également. 

J'ai  visité  beau- 
coup d'églises  pen- 
dant les  messe.-,  du 
matin,  dansdifférents 
quartiers  de  la  ville, 
et  je  les  ai  trouvées 
toutes  remplies  de 
monde;  et  bien  que 
je  n'aie  jamais  remar- 
qué aucun  exemple 
de  cette  dévotion  si 
fréquente  dans  les 
églises  di  Belgique 
où  les  bras  doulou- 
reusemejit  étendus 
font  songer  aux 
solennités  hindoues, 
j'ai  vu  partout  l'appa- 
rence de  l'attention 
la  plus  pieuse  et  la 
plus  sincère. 

Une  fois  la  grand '- 
messe  dite,  le  peuple 
se  répand  dans  toutes 
les  parties  de  la  ville, 
non   point  tant  pour 
chercher  des  distrac- 
tions que  pour  en  rencontrer.   Et  l'on    est 
assuré  d'en  trouver  ;  car  on  ne  saurait  faire 
dix  pas   dans    aucune    direction    sans   ren- 
contrer un  divertissement  quelconque. 
Rien  ne  me  plaii  autant  que  la  vue  d'un 


peuple  nombreux  dans  ses  réjouissan<.es. 
Quand  il  s'assemble  pour  faire  de  la  poli- 
tique,  je  confesse    que  je    n'ai    pas  grand 


1  I       I>IM*\CH1       \'.\ 


|P> 


TUll.EKIES 
riJ  IK-   Pjrill. 


hy    Mr».   Trollop* 


amour  ni  admiration  pour  lui  ;  mais  quand 
il  est  joyeux,  surtout  quand  les  femmes  et 
les  enfants  participent  a  la  joie  générale, 
le  spectacle  me  parait  délicieux  ;  et  où 
pourrait-il  l'être  plus  qu'a  Paris?  La  nature 


74 


Paris   Romantique 


des  habitants,  le  climat,  la  forme  et  la  dis- 
position de  la  ville,  tout  favorise  les  plai- 
sirs. C'est  en  plein  air,  sous  la  voûte  du  ciel 
bleu,  devant  des  milliers  d'yeux  que  les 
Parisiens  aiment  à  s'amuser  et  à  se  chauffer 
au  soleil.  L'atmosphère  claire  et  brillante 
de  leur  ville  semble  faite  exprès  pour  cela  ; 
et  quiconque  traverse  les  boulevards,  les 
quais,  les  jardins  de  Paris  s'apercevra  cer- 
tainement combien  leurs  espaces  étaient 
nécessaires  aux  citoyens  pour  s  assembler 
à  leur  aise. 

Les  jeunes  hommes  de  l'Ecole  Polytech- 
nique font  sensation  le  dimanche  à  Paris; 
ils  n'ont  la  liberté  de  sortir  dans  la  ville 
que  les  jours  de  féh  \  mais  ces  jours-là, 
dans  les  rues  et  dans  les  promenades  pu- 


E.   L^mi  del.  iColIcclion  J.   B. 

bliques,  on    peut   croiser  à    chaque   pas  de 
jeunes  Napoléons. 

11  est  très  étonnant  de  constater  qu'un 
principe  ou  un  sentiment  puissant,  commun 
à  un  corps  nombreux,  peut  avoir  pour  résul- 
tat de  rendre  extérieurement  semblables 
les  membres  de  ce  corps,  que  la  nature 
avait  faits  pourtant  aussi  dissemblables 
que  possible.  Bien  que  le  plus  âgé 
de  ces  jeunes  Polytechniciens  ne  puisse 
guère  être  né  avant  les  jours  où  Napo- 
léon quitta  la  France  pour  toujours, 
il  n'y  a  pas  un  seul  d'entre  eux  qui  ne  rap- 
pelle plus  ou  moins  l'aspect  et  la  figure 
bien  connus  de  l'Empereur.  Qu'ils  soient 
petits,  qu'ils  soient  grands,  qu'ils  soient 
gras,  qu'ils  soient  maigres,  c'est  tout  de 
même.  Pour  avoir  étudié  évidemment  leur 
modèle  adoré  sur  les  peintures,  les  gra- 
vures, les  marbres,  les  bronzes  et  les  vases 
de   Chine,  ils  ont  tous  quelque  chose   qui 


approche  de  son  regard  et  de  son  aspect, 
lesquels  ne  ressemblaient  en  rien  à  ceux 
du  commun  des  Français,  avant  que  le 
tyran  le  plus  populaire  qu'on  ait  jamais  vu 
les  eût  rendus  aussi  familiers  à  tous  les  yeux 
que  le  soleil  lui-même. 

11  est  certain  que  l'art  du  tailleur  contri- 
bue beaucoup  à  donner  une  similitude  exté- 
rieure à  deux  personnes;  mais  il  ne  peut 
donner  toute  cette  ressemblance  d'un 
élève  de  Polytechnique  avec  l'homme 
extraordinaire  dont  le  nom,  si  longtemps 
après  son  exil  et  sa  mort,  est  encore  cer- 
tainement celui  que  l'on  prononce  avec  le 
plus  d'émotion  en  France.  La  période  qui 
s'est  écoulée  depuis  sa  chute  a  été  impor- 
tante et  pleine  d'événements  importants 
pour  l'humanité  ;  pourtant  sa  mémoire  est 
aussi  vivante  parmi  eux  que  si  c'était  hier 
qu'il  fût  rentré  dans  les  Tuileries,  triom- 
phant, après  une  de  ses  cent  victoires... 

Vous  devez  être  lasse  de  m'entendre 
parler  du  jardin  des  Tuileries;  mais  je  ne 
puis  en  sortir,  surtout  quand  je  décris  le 
dimanche  à  Paris,  car  c'est  là  que  se  don- 
nent rendez-vous  les  plus  jolis  groupes  :  on 
{)Cut  V  lire  l'histoire  du  jour  entier.  Aus- 
sitôt que  les  portes  sont  ouvertes,  on  voit 
des  hommes  et  des  femmes,  en  déshabille 
plusconvenable  qu'élégant,  les  traverser  en 
tous  sens  pour  gagner  la  sortie  donnant 
sur  le  quai  et  de  là  k's  Bains  Vigier.  En- 
suite arrivent  les  habitués  d'après  déjeu- 
ner ;  et  ceux-là  sont  ravissants.  D'élégantes 
jeunes  mères  en  demi-toilettes  accompa- 
gnent leurs  bonnes  et  les  gentilles  créa- 
tures confié ;s  à  ces  dernières,  et  elles  re- 
gardent pendant  ime  heure  les  gambades 
que  la  présence  de  la  chère  maman  rend  sept 
fois  plus  gaies  que  de  coutume. 

J 'ai  observé  cela  plusieurs  fois  avec  beau- 
coup d'intérêt  :  souvent  la  jeune  mère 
essaie  de  lire,  mais  elle  n'y  réussit  pas 
plus  de  trois  quarts  de  minute  de  suite  ; 
alors  elle  renonce,  et,  mettant  le  livre  sur 
ses  genoux,  elle  répond  complaisammeni  a 
toutes  les  questions  enfantines  qui  lui  sont 
posées,  tout  en  contemplant,  avec  une  ex- 
pression souriante  d'heureuse  maternité, 
chaque  mouvement  et  chaque  grimace  de 
la  charmante  miniature  où  elle  se  revoie 
elle-même,  et  peut  être  quelqu'un  de 
plus  cher  encore. 


Paris    Romantique 


De  dix  heures  a  une  heure,  les  jardins 
fourmillent  d'enfants  et  de  bonnes  ;  et 
qu'ils  sont  jolis  et  amusants,  avec  leurs 
robes  toutes  de  fantaisie  et  leurs  volontés 
de  bébés!  Arrive  l'heure  du  dîner:  les 
nourrices  et  les  enfants  s'en  vont;  et  s'il 
était  possible  que  pendant  une  heure  un 
jardin  de  Paris  restât  vide,  ce  serait  durant 
celle-là. 

Le  décor  change  par  l'arrivée  des  plus 
beaux  chapeaux,  roses,  blancs,  verts,  bleus. 
Les  plumes  flottent  et  les  fleurs  aux  cou- 
leurs fraichcs  s'étalent.  De  joyeux  vivants 
débouchent  des  rues  de  Castiglione  et  de 
Rivoli  ;  des  voitures  déposent  à  tout  ins- 
tant leurs  joyeuses  charges  dans  les  jardins. 
Deux,  trois  rangées  de  chaises  sont  occu- 
pées peu  à  peu  sur  le  bord  de  chaque  pro- 
menade, tandis  que  l'espace  libre  du  milieu 
est  plein  d'une  masse  mouvante  de  flâneurs 
heureux. 

La  scène  dure  jusqu'à  cinq  heures;  la 
foule  élégante  se  retire  alors,  et  une  autre, 
peut-être  moins  gracieuse,  mais  plus  ani- 
mée, la  remplace.  Les  bonnets  succèdent 
aux  chapeaux  ;  et  des  rires  ininterrompus, 
éclatants  de  jeunesse  et  de  gaieté,  rempla- 
cent les  murmures  galants,  les  silencieux 
sourires,  et  toutes  ces  façons  qu'ont  les 
personnes  bien  élevées  d'échanger  leurs 
pensées  en  troublant  aussi  peu  que  possi- 
ble l'air  qui  les  entoure. 

De  ce  moment  jusqu'à  la  nuit,  la  foule 
va  augmentant  sans  cesse  ;  et  qui  ne  saurait 
que  chaque  théâtre,  chaque  guinguette, 
chaque  boulevard,  chaque  café  dans  Paris 
est  à  cette  heure  plein  à  suffoquer,  serait 
tenté  de  croire  que  la  population  entière 
se  réunit  sous  les  fenêtres  du  roi. 

Pour  la  bonne  société,  le  dimanche  soir 
à  Paris  est  exactement  semblable  à  tous  les 
autres  jours.  11  y  a  le  même  nombre  de 
soirées,  sans  plus,  le  même  nombre  de 
dîners;  on  joue  aux  cartes,  on  danse, 
on  fait  de  la  musique,  on  va  à  l'Opéra,  ni 
plus  ni  moins  qu'en  semaine  ;  pourtant  les 
autres  théâtres  sont  laissés  aux  endiman- 
chés . 


XX 

M        HllCAMIliR.    SES    MATINÉES.      POR- 
TRAIT    DE  CORINNE,    PAR    GKRARD.     PORTRAIT 

EN  MINIATURE  DE  M"'  DE    STAtL.       -    M.    DE    CMA- 

TEAUURIAND.     tES     ÉTRANGERS    PEUVENT-ILS 

COMPRENDRE  TOUTES  LES  UNESSES  OE  LA  LANGUE 
»RAN<,A1SE?  NÉCESSITÉ    DE  PARLER   I  RANÇAIS. 

Parmi  toutes  les  dames  dont  j'ai  fait  la 
connaissance  à  Paris,  celle  qui  me  paraît  le 
type  le  plus  parfait  de  la  Française  élégante 
est  M'  Récamier,  —  cette  même  M  '  Ré- 
camierque  (je  ne  dirai  pas  combien  il  y  a 
d'années)  je  me  souviens  d'avoir  vue  faire 
dans  Londres  l'admiration  de  tous.  Chose 
surprenante!  elle  la  faitencore.  La  première 
fois  que  je  la  vis,  c'était  en  public  ;  elle 
m'avait  été  désignée  comme  la  plus  jolie 
femme  d'Europe  ;  mais  à  présent  que  j'ai 
le  plaisir  de  la  connaître,  je  comprends, 
beaucoup  mieux  que  vous  ne  le  pouvez 
faire,  vous  qui  ne  la  connaissez  que  par 
la  réputation  de  sa  beauté,  pourquoi  et 
comment  des  agréments,  généralement  si 
passagers,  se  trouvent  chez  elle  si  durables. 
Elle  est  véritablement  le  modèle  de  toutes 
les  grâces.  Tant  par  sa  personne  que  par 
ses  façons,  ses  mouvements,  sa  manière  de 
s'habiller,  sa  voix,  son  langage,  elle  semble 
absolument  parfaite  ;  et  je  ne  pense  pas 
qu'il  serait  possible  d'imaginer  une  meil- 
leure manière  d'achever  l'éducation  d'une 
jeune  fille  sous  le  rapport  de  la  grâce,  que  de 
lui  donner  la  possibilité  d'étudier  chaque 
geste  de   M'    Récamier. 

Elle  possède  le  monopole  de  tant  de 
talents  et  d'attraits  que  ceux-ci  et  ceux-là 
suffiraient,  s'ils  étaient  partagés,  dans  les 
proportions  ordinaires,  à  faire  une  armée 
de  femmes  exquises.  Je  n'ai  jamais  ren- 
contré un  Français  qui  ne  reconnût  que, 
bien  que  ses  jolies  compatriotes  soient 
charmantes  par  certains  jgrénicnis  qui  leur 
sont  très  particuliers,  les  beautés  sans  dé- 
fauts se  trouvent  en  plus  petit  nombre  ct\ 
France  qu'en  Angleterre:  seulement,  ajou- 
tait-il :  «  Qiuui.i  une  Tmnsjisc  se  mêle 
J'étre  jclie,  cite  est  furieusement  jelie.  »  Ce 
mot  est  aussi  vrai  en  fait  que  piquant  par 
son  expression  :  une  belle  Française  est 
peut-être  la  plus  belle  fcmn\c  du    monde. 


76 


Paris   Romantique 


La  parfaite  beauté  de  M"'  Récamier  a 
fait  d'elle  jadis  «  une  chose  merveilleuse  »  ; 
et  maintenant  qu'elle  a  passé  l'âge  où  la 
beauté  est  à  son  apogée,  elle  est  peut-être 
plus  admirable  encore,  car  je  ne  sais  réelle- 
ment si  elle  a  jamais  excité  plus  d'admiration 
qu'aujourd'hui.  Elle  est  suivie,  recherchée, 
regardée,  écoutée,  et  qui  plus  est,  aimée 
et  estimée  par  presque  toute  la  première 
société  de  Paris,  et  l'on  trouve  dans  son 
cercle  quelques-uns  des  noms 
les  plus  illustres  de  la  lit- 
térature française. 

Son     entourage, 
aussi  bien  qu'elle, 
€st  délicieux,  et 
c'est  là  un   fait 
si     générale- 
ment reconnu 
qu'en    ajou- 
tant ma  voix 
au  jugement 
universel, 
je    montre 
peut  -  être 
autant  de  va- 
nité   que    de 
gratitude 
pour  le  privi- 
lège d'avoir  été 
admise  ciiez  elle 
mais     personne 
pense,  ayant  la  même 
faveur,  ne  pourrait, 
en     parlant      de     la 
bonne    société    de 
Paris,    manquer    de 
citer     le     salon     de 

M"  Récamier.  Elle  arrive  à  communiquer 
le  charme  qui  la  rend  si  remarquable  même 
aux  objets  qui  l'entourent,  et  tout  est  chez 
elle  d'une  élégance  achevée  qui  exerce  une 
attraction  irrésistible  :  je  suis  souvent  en- 
trée dans  dessalons  assez  vastes  pour  con 
tenir  toute  une  suite  d'appartements,  et  je 
les  ai  trouvés  infiniment  moins  frappants 
avec  toute  leur  richesse  que  le  joli  petit 
salon  de  l'Abbaye  aux  Bois. 

Les  riches  draperies  de  soie  blanche,  la 
teinte  délicate  du  bleu  qui  se  marie  au  blanc 
dans  toute  la  pièce,  les  miroirs,  les  fleurs, 
tout  cela  donne  a  l'appartement  un  air  qui 
s'harmonise  merveilleusement  à  celui  de  sa 


jolie  habitante.  11  faut  penser  que  M"  Ré- 
camier était  pour  toujours  vouée  au  blanc, 
car  aucune  draperie  ne  tombe  autour  d'elle 
qui  ne  soit  d'une  blancheur  de  neige,  et 
vraiment  le  mélange  d'une  autre  couleur 
semblerait  comme  une  profanation  à  la  dé- 
licatesse exquise  de  son  apparence. 

Dans  la    journée,   M'    Récamier  admet 
de  4  heures  à  b  heures  un   nombre  limité 
de   personnes,  dont  les  noms  sont  donnés 
au    domestique     qui     attend 
dans     l'antichambre.   C'est 
.,,..        là    que   j'eus   le    plaisir 
d'être    présentée     à 
M.    de     Chateau- 
briand et  la   sa- 
tisfaction de  le 
rc  ncon trer 
souvent    en- 
suite, satis- 
faction que 
je  n'oublie- 
rai   jamais, 
et  pour  la- 
quelle j'au- 
rais sacrifié 
bien   volon- 
tiers la  moi- 
tié des  belles 
choses  qui  ré- 
compensent  de 
l'effort  d'un   voya- 
ge à  Paris. 

Le  cercle  qu'elle 
reçoit  ainsi  l'après- 
midi  est  toujours  li- 
mité et  la  conversa- 
tion y  est  toujours 
générale.  La  première  fois  que  moi  et 
mes  filles  y  allâmes,  nous  ne  trouvâmes 
que  deux  dames  et  une  demi-douzaine  de 
messieurs,  dont  M.  de  Chateaubriand. 
Une  magnifique  toile  de  Gérard,  hardiment 
et  sublimement  conçue,  et  exécutée  dans 
la  meilleure  manière  du  peintre,  occupe 
tout  un  côté  de  l'élégant  petit  salon.  Le 
sujet  du  tableau  est  Corinne  dans  un  mo- 
ment d'exaltation  poétique,  une  lyre  dans 
la  main  et  une  couronne  de  lauriers  sur  la 
tète.  Si  les  costumes  de  ceux  qui  l'entou- 
rent n'étaient  pas  modernes,  on  pourrait 
prendre  cette  figure  pourSapho  :  et  jamais 
cet  être  passionné,  ce   martyr  de  l'amour 


MADAML     RLCAMIER 

illon  d<    Pavidl  (Coll.  J   Boulcng. 


Paris   Romantique 


77 


ne  fut  peint  avec  plus  de  grani.'eur,  plus  de 
sentiment  poétique,  ou  plus  d'exquise 
j^ràce  féminine. 

La  vue  de  ce  chef-d'œuvre  fit  tomber  la 
conversation  sur  M  '  de  Staël.  Son  inti- 
mité avec  M"'  Récaniier  est 
aussi  connue  que  sa  repar- 
tie spirituelle  à  un  malheu- 
reux monsieur  qui,  ayant 
réussi  a  se  placer  entre  elles 
deux,  s'écria  maladroite- 
ment :  «  Me  voilà  enlie 
l'esprit  et  la  beauté!  »  A 
quoi  il  lui  fut  sur-le-champ 
répondu  :  «  Sans  posséJer 
ni  l'un  ni  l'autre.  » 

Ma  connaissance  de 
cette  liaison  me  poussa  à 
profiter  de  l'occasion  pour 
demander  a  M"'  Récamier 
si  M~'  de  Staël  avait  eu 
l'intention  de  peindre  son 
propre  caractère  dans  celui 
de  Corinne. 

«  Assurément,  me  ré- 
pondit-elle, l'àmc  de  M  ' 
de  Staël  est  entièrement 
développée  dans  son  por- 
trait de  Corinne.  »  Et  se 
tournant  vers  la  peinture, 
elle  ajouta  :  «  Ces  yeux 
sont  les  yeux  de  M"  de 
Staël.  » 

Elle    me     montra     une 
miniature  représentant  son 
amie   dans  tout    l'éclat  de 
sa  jeunesse,  à  un    âge    ou 
véritablement    M""    Réca- 
mier n'avait  pu  la  connaître . 
Les  yeux  avaient  certaine- 
ment la  même  beauté  pro- 
fonde, la  même  expression 
inspirée,     que    celles    que 
Gérard   a  données  à    Co- 
rinne.  Mais  là  s'arrête  la 
ressenïblance  ;    les    lèvres     épaisses   et    le 
menton  gras  et  lourd  de  la  véritable  sibylle 
sont  remplacés  sur  la  toile  par  ce  que  l'on 
peut    rêver   de   plus   joli  dans  une  beauté 
féminine. 

L'aspect  de  la  figure  représentée  sur  la 
miniature  indique  le  moment  où  celle-ci  fut 
peinte  ;  et  cela  ne  nous  donne  pas  une  idée 


favorable  du  goût  qui  régnait  a  ce  moment  ; 
caria  tète  surmontée  de  boucles  à  la  Brutus 
est  placée  sur  des  bras  et  sur  un  buste,  aussi 
dépouillés  de  toute  draperie,  mais  plus  re- 
bondis que  ceux  de  la  Vénus  de  Médicis. 


l'abBAIE     aux     bois    liN      l838 

(Col.  J    BouUng.r; 

Pendant  que  nous  regardions  tour  à  tour 
une  peinture  puis  l'autre,  et  que  nous  en 
parlions,  je  fus  frappée  du  beau  front, 
des  yeux,  de  la  voix  et  du  langage  singu- 
lièrement gracieux  et  choisi  d'un  gentil- 
homme qui  était  assis  en  face  de  moi,  et 
prenait  part  à  la  conversation. 

Je  fis  remarquer   à   M"    Récamier   que 


78 


Paris   Romantique 


peu  de  héros  de  romans  avaient  eu  1  hon- 
neur d  être  illustrés  par  une  peinture  comme 
celle  de  Gérard  et  qu'elle  devait  avoir 
grand  plaisir  à  posséder  celle-là. 

«  C'est  vrai,  me  répondit-elle,  mais  ce 
n'est  pas  mon  seul  trésor  en  ce  genre  ;  — 
je  suis  assez  heureuse  pour  posséder  le  des- 
sin original  de  \'Atjla,  de  Girodet,  dont 
vous  devez  avoir  vu  souvent  la  gravure. 
Permettez  que  je  vous  le  montre.  » 

Nous  la  suivîmes  dans  la  salle  à  manger, 
où  ce  dessin  si  intéressant  est  placé. 
((  Vous  ne  connaissez  pas  M.  de  Chateau- 
briand? »  dit-elle.  Je  répondis  que  je  n'a- 
vais pas  ce  plaisir. 

(I  C'est  lui  qui  était  assis  en  face  de 
vous  dans  !e  salon.  » 

je  la  priïi  de  me  le  présenter,  ce  qu'elle 
fit  quand  nous  retournâmes  dans  le  salon. 
La  conversation  reprit  et  de  la  façon  la 
plus  agréable;  chacun  s'y  mêla.  Lamartine, 
Casimir  Delavigne,  Dumas,  Victor  Hugo, 
et  quelques  autres,  furent  passés  en  revue 
et  jugés  avec  légèreté,  mais  finesse  et  sub- 
tilité. Notre  Byron,  Scott,  etc.,  suivirent; 
et  il  était  évident  qu'ils  avaient  été  lus  et 
compris.  Je  demandai  à  M.  de  Chateau- 
briand s'il  avait  connu  lord  Byron  :  il 
répondit  :  «  JVon  »,  et  ajouta  :  «  Je  l  avais 
précédé  dans  la  vie,  et  malheureusement  il 
m'a  précédé   au  tombeau.   » 

On  débattit  la  question  de  savoir  jus- 
qu'à quel  point  un  pays  peut  apprécier  la 
littérature  d'un  autre,  et  M.  de  Chateau- 
briand déclara  qu'une  telle  appréciaticn  ne 
pouvait  être  nécessairement  qu'imparfaite. 
Ses  remarques  à  ce  sujet  me  parurent  ti'une 
vérité  indiscutable,  surtout  en  ce  qui  con- 
cerne certaines  tournures  et  certaines  nuan- 
ces dans  l'expression,  dont  la  grâce  subtile 
semble  échapperdès  qu'on  tente  de  les  tra- 
duire dans  une  autre  langue.  Cependant  je 
suppose  que  la  majorité  des  lecteurs  anglais 
—  ceux  du  moins  qui  comprennent  le  fran- 
çais —  sont  plus  au  fait  de  la  littérature 
française  que  ne  le  pense  M.  de  Chateau- 
briand. 

L  habitude,  tellement  répandue  parmi 
nous,  d'apprendre  la  langue  française  dés 
l'enfance,  nousrend  cette  langue  plus  fami- 
lière qu'on  ne  le  croit.  M.  de  Chateau- 
briand doutait  que  nous  pussions  goûter 
Molière,  et  il  nommait  La  Fontaine  comme 


étant  hors  de  portée  de  la  critique  ou 
de  la  jouissance  de  quiconque  n'était  pas 
Français  jusqu'aux  moelles. 

Je  ne  puis  être  de  cet  avis,  bien  que  je 
ne  sois  pas  surprise  qu'une  telle  idée  existe. 
Tous  les  Anglais  qui  viennent  à  Paris  sont 
obligés  de  parler  français,  qu'ils  en  soient 
capables  ou  non.  S'ils  s'y  refusent,  ils  doi- 
vent perdre  tout  espoir  de  causer  avec 
personne  de  quoi  que  ce  soit.  11  suffit 
d'ailleurs  de  s'exprimer  d'une  manière  sa- 
tisfaisante, car  on  ne  peut  réussir  à  parler 
une  langue  étrangère  comme  sa  langue  na- 
tionale. Tout  Français  qui  a  coutume  de 
rencontrer  des  Anglais  dans  la  société  doit 
avoir  les  oreilles  et  la  mémoire  remplies  de 
fausses  consonances,  de  faux  accords,  et 
de  faux  accents  ;  faut-il  s'étonner,  après 
cela,  s'il  pense  que  ceux  qui  écorchent  une 
langue  de  la  sorte  ne  sauraient  la  com- 
prendre? Toutefois  pour  plausible  que  sem- 
ble cette  conclusion,  elle  ne  me  paraît  pas 
absolument  juste.  Quel  est  celui  parmi  les 
hellénistes  les  p  us  remarquables,  qui  serait 
capable  de  soutenir  une  conversation  fami- 
lière en  grec?  Le  cas  est  ici  précisément 
le  même;  car  j'ai  connu  des  personnes  qui 
pouvaient  goûter  jusque  dans  leur  moindre 
finesse  les  beautés  de  la  littérature  française, 
et  qui  auraient  été  probablement  inintelli- 
gibles si  elles  avaient  essayé  de  converser 
dans  ce  langage  durant  cinq  minutes  de 
suite;  tandis  que,  beaucoup  d'autres,  s'ils 
ont  eu  quelque  domestique  ou  une  bonne 
française,  peuvent  posséder  une  assez 
bonne  prononciation  et  une  grande  faci- 
lité à  s'exprimer,  mais  seraient  embarrasses 
de  traduire  avec  une  exactitude  scrupu- 
leuse les  passages  les  plus  faciles  de  Rous- 
seau. 

Une  grande  partie  des  Français  instruits 
lit  l'anglais,  et  semble  souvent  comprendre 
tout  a  fait  l'esprit  de  nos  auteurs;  mais  il 
n'y  a  pas  en  France  une  personne  sur  cin- 
quante qui  prononcerait  un  simple  mot  de 
notre  langage  courant.  Les  Parisiens  écou- 
tent avec  une  gravité  polie  et  parfaite- 
ment imperturbable  les  bévues  les  plus 
comiques  que  commettent  les  étrangers 
quand  ils  parlent  français  ;  mais  ils  ne  vou- 
draient pas  courir  le  risque  d'en  commettre 
de   semblables... 

L'idée  d'émettre    une    pensée,  fût-ce  la 


Paris   Romantique 


79 


plus  brillante  et  la  plus  élevée  qui  se  puisse 
former  dans  une  tète  humaine,  en  une 
langue  ridiculement  incorrecte,  leur  ins- 
pirerait un  sentiment 
de  répugnance  assez 
fort  pour  rendre  cal- 
me le  plus  animé, 
et  silencieux  le  plus 
loquace  de  tous  les 
Fran(,-ais. 

Dans  ce  temps  de 
relations  intimes  et 
suiviesentre  les  deux 
pays,  c'est  donc  aux 
Anglais  à  faire  abs- 
traction de  leur 
vanité  s'ils  veulent 
jouir  de  la  conver- 
sation ;  qu'ils  s'em- 
brouillent conscien- 
cieusement dans  la 
grammaire  et  dans 
l'accent  pour  avoir 
le  véritable  plaisir 
d'écouter  en  retour 
une  de  ces  phrases 
ciselées,  une  de  ces 
tournures  gracieuses, 
une  de  ces  épigram- 
mes  spirituelles,  qui 
sont  l'essence  même 
du  génie  de  la  con- 
versation française.  . 
J'ai  entendu  plus 
d'une  fois,  durai\t  les 
visites  que  je  lui  fis 
depuis,  M  ■  Réca- 
mier  parler  de  l'amie 
illustre  qu'elle  a  per- 
due. Rien  ne  m'a 
jamais  intéressée  da- 
vantage que  tout  ce 
que  cette  charmante 
femme  racontait  de 
M"  de  Staël  :  cha- 
que mot  qu'elle  pro- 
nonçait   semblait   un 

mélange  de  chagrin  et  de  bonheur,  d'en- 
thousiasme et  de  regret.  H  est  triste  de 
songer  qu'elle  ne  trouvera  jamais  une 
autre  femme  qui  soit  capable  de  remplacer 
celle  qui  n  est  plus.  Elle  semble  le  sentir, 
<t  s'entoure  de  tout  ce  qui  peut  contribuer 


a  garder    présent    a   son    souvenir    ce  qui 
est  a  jamais  disparu. 

L'original     du     portrait     posthume    de 


(P. 


bv   Mf.  Tiol)op<l 


M  de  Staél  par  Gerard,  que  les  gravures, 
les  vases  de  Sèvres  même  et  les  caisses 
à  thé  ont  rendu  si  familier  à  tous:  la  mi- 
niature dont  j'ai  déjà  parlé;  enfin  la  figure 
inspirée  de  Corinne,  où  M"  Rccamier 
trouve    une    ressentblance    avec    son    amic 


Paris    Romantique 


qui  ne  s'arrête  pa-^  aux  traits,  semblent 
être  pour  elle  des  objets  de  vénération  et 
d'amour... 

XXI 

ÉMEUTE  QUOTIDIENNE  A  LA  PORTE  SAINT- 
MARTIN.  INDULGENCE  EXCESSIVE  DU  GOU- 
VERNEMENT.          COMMENT      FAIRE     CESSER     LES 

DÉSORDRES. 

Bien  que  Paris  soit  en  réalité  aussi  tran- 
quille qu'une  grande  cité  peut  l'être,  on 
continue  à  nous  annoncer  régulièrement 
chaque  matin  qu'il  y  avait  une  émeute  hier 
soir  à  la  porte  Saint-Martin.  Mais  je  vous 
assure  que  ce  sont  là  passe-temps  fort 
innocents  ;  et  quoique  l'heure  mystérieuse 
qui  doit  toujours  amener  une  révolution 
s'écoule  rarement  sans  quelques  arresta- 
tions, les  individus  menés  au  poste  sont 
toujours  mis  en  liberté  le  lendemain  ma- 
tin, car  on  s'est  aperçu  que  ces  juvéniles 
agresseurs,  qui  ont  rarement  plus  de  vingt 
ans,  sont  aussi  inoffensifs  qu'une  troupe 
de  grenouilles  coassant  sur  les  bancs  de 
sable  de  la  Wabash.  Néanmoins  le  récif 
continuellement  répété  de  ces  réunions 
nocturnes  inspira,  il  y  a  quelques  soirs,  à 
deux  de  nos  amis  l'envie  d'aller  à  cette  cé- 
lèbre porte  Saint-Martin,  dans  l'espoir 
d'être  témoins  d'une  de  ces  charmantes 
petites  émeutes.  Mais  en  arrivant  à  l'en- 
droit fixé,  ils  trouvèrent  tout  parfaitement 
tranquille  et  plongé  dans  le  silence  d'une 
nuit  tranquille  et  bien  surveillée.  Quelques 
militaires  toutefois  allaient  et  venaient  près 
de  là  ;  et  ce  furent  eux  qui  apprirent  à  nos 
amis  la  cause  d  un  calme  si  inusité  dans  ce 
quartier  de  la  ville,  devenu  célèbre. 

uMais  ne  voyez-vous  pas  que  l'eau  tombe, 
messieurs  ?  dit  le  garde  national  qui  sta- 
tionnait là  ;  c'est  bien  assez  pour  refroidir  le 
feu  de  nos  républicains.  S'il  fait  beau  demain 
soir,  messieurs,  nous  aurons  encore  notre  petit 
spectacle.  » 

Déterminés  à  savoir  ce  qu'il  y  avait  de 
vrai  dans  ces  histoires  et  si  le  tout  n'était 
pas  une  mystification,  y  compris  la  prédic- 
tion du  militaire,  ils  tentèrent  à  nouveau 
l'aventure  un  autre  soir,  par  un  temps  re- 
marquablement beau  ;  et  cettç  fois  ils  virent 
des  choses  très  différentes. 


11  y  eut  ce  soir-là,  d'après  ce  qu'ils  nous 
dirent,  une  petite  émeute  aussi  jolie  qu'on 
le  pouvait  désirer.  Le  rassemblement  était 
d'au  moins  quatre  cents  personnes  ;  des  sol- 
dats à  cheval  et  à  pied  se  trouvaient  parmi 
les  manifestants  ;  les  chapeaux  pointus 
abondaient  comme  les  mûres  en  septem- 
bre, et  aussi  «  les  bannières  flottant  sans 
un  souffle  de  vent  »  sur  les  épaules  chance- 
lantes de  petits  \oyous  qu'on  avait  loués 
deux  sous  pour  les  porter. 

En  cette  soirée  mémorable,  dont  quel- 
ques-uns des  journaux  républicains  font 
grand  état  ce  matin,  une  grande  partie, 
la  plus  bruyante,  de  l'assemblée,  fut  arrê- 
tée ;  mais,  en  somme,  la  force  armée 
semble  en  avoir  usé  très  doucement,  et 
nos  amis  ont  souvent  entendu  répondre  à 
de  violentes  explosions  d'éloquence  qui 
auraient  pu  être  considérées  comme  des 
crimes  de  lèse-majesté  par  cette  joyeuse 
repartie  :  "Kive  le  roi  ! 

Sur  un  point,  cependant,  il  y  eut  lutte 
autour  d'un  jeune  héros,  vêtu  de  pied  en 
cap  à  la  Robespierre,  que  deux  gardes 
municipaux  s'occupaient  à  arrêter,  tandis 
qu  un  petit  garçon  de  dix  ans  environ, 
qui  tenait  une  bannière  plus  lourde  que  lui 
et  qui  servait  probablement  de  garde  du 
corps  au  prisonnier,  se  dressait  à  quelques 
mètres,  rugissant  :  Vive  la  République  .' 
aussi  fort  qu  il  pouvait  brailler. 

Un  autre,  qui  semblait  appartenir  à  la 
plus  basse  classe,  harangua,  pendant  tout 
le  temps  que  le  tumulte  dura,  ceux  qui 
1  entouraient.  Ses  bras  étaient  nus  jusqu'aux 
épaules  et  ses  gestes  extrêmement  vio- 
lents. 

<i  JWous  avons  des  droits  .'  criait-il  avec  une 
grande  véhémence,  nous  avons  des  droits  ! ... 
qui  est-ce  qui  veut  les  nier  ?...  J\ous  ne  de- 
mandons que  la  Charte...  Qu'ils  nous  donnent 
la   Charte  .'...    » 

Le  tumulte  dura  environ  trois  heures, 
après  quoi  la  foule  se  dispersa  tranquille- 
ment ;  et  il  faut  espérer  que  chacun  de 
ceux  qui  y  prirent  part  s'occupera  honnê- 
tement à  son  emploi  jusqu'à  la  prochaine 
belle  soirée  qui  le  réunira  de  nouveau  aux 
autres  pour  remplir  le  double  rôle  de  spec- 
tateur et  d'acteur  à  ce  petit  spectacle. 

Le  renouvellement  périodique  de  ces 
émeutes  semble  maintenant  ne  plus  inquié- 


Paris    Romantique 


8i 


ter  personne,  et  si  des  amendes  et  des  pour  rendre  l'indépendante  a  l'Italie,  il 
arrestations  constantes  (quelquefois  injus-  convertirait  chaque  traitre  en  héros.  Qu'il 
tes  d'ailleurs,  et  qui  ne  calment  nullement  adresse  a  l'armée  recrutée  pour  ce  projet 
les  audacieuses  dé- 
monstrations du 
mécontentement  de 
la  populace  et  des 
journaux  qui  la  sou- 
tiennent), —  si  ces 
rigueurs  ne  mon- 
traient pas  que  l'on 
apporte  quelque 
attention  à  ces  ma- 
nifes talions,  on 
pourrait  attribuer 
i'indi  fférence  du 
gouvernement  à  sa 
confiance  dans  sa 
propre  force  et  au 
peu  de  crainte  que 
lui  inspirent  les 
conséquences  pos- 
sibles de  cette  agi- 
tation. 
'JEt  c'est  bien  là, 
je  crois,  le  senti- 
ment du  gouverne- 
ment du  roi  Phi- 
lippe. Néanmoins 
il  vaudrait  beau- 
coup mieux  pour 
Paris  que,  par  un 
moyen  quelconque, 
on  mît  fin  à  ces 
scènes  déplai- 
santes... 

Louis  -  Philippe 
n'est  ni  Napoléon 
ni  Charles  X.  ]1 
n'a  'i  les  droits  ina- 
liénables    de     l'un 

^  ni    la    gloire    acca- 
blante de    l'autre  ; 

E  mais  s'il  était  assez 

.  heureux  pour  assu- 

Trer  à  ce  beau  pays, 

p  fatigué    de     luttes 

'intestines,  l'ère  de 

Stranquillc  prospérité  qui  paraît  commencer, 

*il   pourrait  être   consdéré   par    le    peuple 
français  comme    [ilus    grand  que  ces  deux 

'  souverains... 

S'il  voul.iit    cntrepreiuiie   une    croisa-lc 


EMEUTE    A    LA     PORTE    SAINT-MARTIN 


les  mêmes  mots  inspirés  dont  se  sev\..it 
Napoléon  autrefois  :  ScUah  .'...PjrUns.' . .. 
ictjbllr  le  OipiMe...  icv<.-ilU-r  le  peuple  >.^ 
iiuiii  engoiiiji  par  plusieurs  siècles  J'escLi- 
x\i^e...'Tel  sci\i    le    fruit    Je    v.'>   vi'c/Wr.s. 


82 


Paris   Romantique 


Kotis  rentrerez  alors  dans  vos  foyers,  et  vos 
concitoyens  diront  en  vous  montrant  :  Il  était 
Je  rarmée  d'Italie.'...  Qu'il  institue  ensuite 
un  nouvel  ordre  qu'il  appellera  «  l'ordre 
impérial  de  la  Redingote  grise  »,  ou 
«  l'ordre  indomptable  des  Bras  croisés  »; 
qu'il  permette  à  tout  homme  qui  en  sera 
membre  de  faire  broder  un  aigle  sur  le 
devant  de  son  habit,  à  condition  qu'il  se 
soit  conduit  bravement  et  comme  un  Fran- 
çais sur  le  champ  de  bataille  :  aussitôt  la 
porte  Saint-Martin  deviendra  aussi  paisi- 
ble que  le  cabinet  de  toilette  de  l'auto- 
crate à  Saint-Pétersbourg... 

XXI 1 

SOIRÉE     DANSANTE.    EN     ANGLETERRE,     LES 

JEUNES  FILLES  SONT  ÉLEVÉES  LIBREMENT  ET 
AU  BAL  LES  JEUNES  FEMMES  s'eFFACENT  DE- 
VANT   ELLES.     EN     FRANCE,     c'eST     TOUT      LE 

CONTRAIRE.     ANECDOTE.     LE    SPECTACLE 

DES  FLEURTS,  CONSOLATION  DES  VIEILLES 
DAMES  CHAPERONS.  DISCUSSION  SUR  LA  SU- 
PÉRIORITÉ   DE  l'usage  FRANÇAIS    OU    DE    l'uSAGE 

ANGLAIS.     LES      JEUNES      FILLES       ANGLAISES 

CHOISISSENT     ELLES-MÊMES    LEURS    MARIS. 

L'autre  soir,  nous  fûmes  à  un  bal,  ou, 
pour  mieux  dire,  à  une  soirée  dansante; 
car,  en  cette  saison,  on  a  beau  danser  du 
soir  au  matin,  ce  n'est  pas  un  bal.  Mais, 
qu'on  appelle  cette  fête  du  nom  qu'on 
voudra,  elle  n'aurait  pu  être  plus  gaie  et 
plus  agréable  au  mois  de  janvier  qu'elle  le 
fut  en  ce  mois  de  mai. 

Plusieurs  Anglais  y  assistaient,  qui,  au 
grand  étonnement  de  beaucoup,  choisirent 
toujours  leurs  danseuses  parmi  les  jeunes 
filles;  et  cela  peut  nous  sembler  naturel, 
mais  cela  passe  ici  pour  un  procédé  ex- 
traordinaire. 

Le  rôle  des  jeunes  filles  dans  les  salons 
d'Angleterre  et  de  France  est  fort  diffé- 
rent, et  c'est  très  remarquable  pour  qui 
n'est  pas  au  fait  des  usages  de  la  société 
française.  Chez  nous,  ce  qui  passe  pour  le 
plus  agréable  à  regarder,  et  ce  que  l'on 
invite  en  premier  a  danser,  ce  s.  nt  les 
jeunes  filles.  Brillantes  par  l'éclat  de  leur 
jeuness:,  gracieuses  et  gaies  comme  des 
jeunes  faons  dans  tous  les  mouvements  de 
cet    exercice    si    essentiellement    juvénile 


qu'est  la  danse,  éclipsant  l'élégance  de  leur 
toilette  par  leur  joliesse  qui  empêche  nos- 
yeux  de  s'arrêter  sur  autre  chose  qu'elles- 
mêmes,  ce  sont  les  jeunes  personnes  qui, 
en  dépit  des  diamants  et  des  dentelles, 
en  dépit  des  beautés  mariées  et  de  leurs 
grâces  savantes,  semblent  les  reines  d'un 
bal.  Mais,  en  France,  on  n'est  point  de  cet 
avis. 

Quelquefois  il  arrive  chez  nous  qu'une 
coquette  matrone  valse  avec  plus  d'ardeur 
que  de  sagesse;  mais,  en  le  faisant, , elle 
risque  toujours  d'être  mal  notée  d'une  ma- 
nière ou  d'une  autre,  et  plus  ou  moins 
gravement,  par  les  personnes  présentes  ; 
en  outre,  je  ne  lui  affirmerais  point  que 
son  danseur  n'aimerait  pas  beaucoup  mieux 
tourner  en  compagnie  d'une  des  brillantes 
jeunes  filles,  légères  comme  des  sylphides, 
qu'il  voit  voler  autour  de  lui,  qu'avec  la 
femme  mariée  la  plus  fashionable  de  Lon- 
dres. 

A  Paris,  il  en  va  tout  au  contraire;  et 
ce  qui  est  assez  étrange,  c'est  que,  dans  les 
deux  pays,  les  raisons  par  lesquelles  on 
explique  cette  liifférence  sont  inspirées  par 
le  souci  de  la  morale. 

En  entrant  dans  un  bal  en  France,  au 
lieu  de  voir  les  plus  jeunes  et  les  plus  jo- 
lies des  assistantes  occuper  les  places  en 
évidence,  entourées  par  les  jeunes  hommes, 
et  habillées  avec  l'élégance  la  plus  étudiée 
et  la  plus  convenable,  vous  les  verrez  se 
tenir  tout  à  fait  au  fond,  sobrement  ha- 
billées, et  totalement  éclipsées  par  les 
beautés  épanouies  de  leurs  amies  mariées... 

Le  charme  et  la  fascination  par  lesquels 
se  distingue  incontestablement  une  Fran- 
çaise élégante  ne  lui  appartiennent  tota- 
lement et  réellement  que  lorsqu'elle  est  ma- 
riée. Une  jeune  personne  française /)jr/<i"- 
temenl  bien  élevée  regarde  tout  ..  comme 
il  convient  a  une  jeune  personne  parfaite- 
ment bien  élevée;  mais  il  faut  avouer  qu'aussi 
elle  regarde  comme  si  sa  gouvernante  (et 
une  gouvernante  vigilante  !)  regardait  en 
même  temps  qu'elle  par-dessus  son  épaule. 
Elle  sera  habillée,  bien  entendu,  avec  la 
plus  exacte  précision  et  la  plus  parfaite 
bienséance  ;  son  corset  empêchera  sa  robe 
de  faire  un  pli,  et  son  friseiir  ne  permettra 
à  aucun  cheveu  de  s'échapper  de  la  place 
qui   lui  est   assignée.  Mais,  si  vous  voulez 


LES    APPRÊTS     POUR     Ll:     1)\1 


E<lr     de   lArlnlfl 


84 


Paris    Romantique 


admirer  cette  perfection  gracieuse  de  la 
toilette,  cette  inimitable  agacerie  de  cos- 
tume qui  distinguent  une  femme  française 
de  toutes  les  autres  dans  le  monde,  quittez 
mademoiselle  pour  madame.  Le  son  de  la 
voix  même  est  différent.  11  semble  que 
l'àme  et  le  coeur  d"une  jeune  fille  fran- 
çaise soient  endormis,  ou  au  moins  assou- 
pis, jusqu'à  ce  que  la  cérémonie  du  ma- 
riage les  réveille.  Tant  que  c'est  made- 
moiselle qui  parle,  le  ton,  ou  plutôt  le  son 


TAPISSEKIRS     » 


(P«r  Htnri  Moi 


de  la  voix  garde  je  ne  sais  quoi  de  mono- 
tone, de  terne,  d'ennuyeux  ;  mais  quand 
madame  s'adresse  à  vous,  alors  tout  le 
charme  que  la  manière,  la  cadence  et  l'accent 
peuvent  ajouter  à  un  organe  apparaît. 

En  Angleterre,  au  contraire,  je  ne  con- 
nais rien  de  plus  ravissant  que  le  son  de 
voix  frais,  naturel,  doux  et  joyeux  d'une 
jeune  fille.  C'est  aussi  délicieux  que  le 
chant  de  l'alouette  quand  il  s'élève  dans  la 
fraîcheur  du  matin  pour  saluer  le  soleil.  Il 
ne  s'v  trouve  rien  de  retenu,  de  contraint, 
d'emprisonné  par  la  peur  de  montrer  trop 
tôt  un  pouvoir  de  sirène. 

Jusque  dans  la  danse,  véritable  arène  où 


se  déploient  les  grâces  de  la  jeunesse,  la 
jeune  fille  française  est  vaincue,  quand  on 
compare  ses  pas  bien  corrects  aux  mouve- 
ments aisés,  caressants  et  fascinants  de  la 
femme  mariée. 

Dans  cette  naïve  amabilité,   qui  suffirait 
a  rendre    tout  à  fait  charmante   une  jeune 
fille  simple  et  d'un  bon  naturel,   si  même 
elle  n'avait  pas  d'autre   séduction,  il  entre 
aussi  une  prudente  contrainte.  Une  demoi- 
selle française,    quand    elle    serait  la    plus 
gentillement  tendre  créature  du 
monde,  serait  empêchée   par    la 
bienséance  de  se  laisser  voir  ainsi. 
Un  jeune  Anglais  de  ma  con- 
naissance    qui  ,     bien     qu'ayant 
beaucoup    fréquenté    la  société 
française,   n'était    pas  initié  aux 
mystères  de    l'éducation    fémi- 
nine,   me    raconta    l'autre    jour 
une    aventure  qui    lui    arriva  et 
que  je  rapporterai  parce  qu'elle 
est  typique,  encore  qu'elle  n'ait 
rien    à    voir  avec  notre    bal.  Ce 
jeune  homme  avait  été   pendant 
très  longtemps  reçu  dans  une  fa- 
mille  française  ;    il  y   avait    très 
souvent  accepté  à  dîner,   et,    en 
fait,    il    se     considérait    comme 
admis  dans  l'intimité  de  la  maison. 
Le  seul  enfant  de  cette  famille 
était  une  fille,  plutôt  jolie,  mais 
froide,  silencieuse  et  plutôt  éloi- 
gnante   par    ses   manières,    bref 
presque    gauche    et    n'inspirant 
aucun  intérêt.   Te  ut  effort  pour 
(Bibi.  nai.)  tirer  d'elle  quelque  conversation 

était  resté  sans  résultat,  et,  bien 
qu'il  la  vît  souvent,  notre  Anglais  croyait 
qu'elle  le  considérait  à  peine  comme  une 
relation. 

Le  jeune  homme  retourna  en  Angle- 
terre, puis,  aptes  quelques  mois,  revint  à 
Paris.  Un  jour  qu'il  ctait  plongé,  au  Lou- 
vre, dans  la  contemplation  d'un  tableau, 
il  fut  soudainement  accosté  par  une  très 
jolie  femme  qui,  de  la  manière  la  plus  ai- 
mable et  la  plus  amicale  possible,  lui  posa 
une  multitude  de  questions,  lui  fit  mille  de- 
mandes sur  sa  santé,  l'invita  à  venir  la  voir 
le  plus  tôt  possible,  cl  termina  en 
s'écriant  :  "  Mais  c'esl  un  siècle  depuis  que  je 
vous  ai  vu  !  H 


8c. 


Paris   Romantique 


Mon  ami  la  regardait  avec  autant  d'ad- 
miration que  de  surprise.  11  commença  à 
se  rappeler  qu'il  l'avait  vue  jadis,  mais  où 
et  comment,  il  ne  savait  pas.  Elle  remar- 
qua son  embarras  et  sourit  :  «  'Vous  m'avez 
oubliée  donc?  dit-elle.  ]e  m'appelle  Eglé  Je 
P...  Mais  je  suis  mariée...  » 
Mais  revenons  à  notre  bal. 
Quand  je  vis  toutes  les  femmes  mariées 
invitées  l'une  après  l'autre  jusqu'à  ce  qu'il 
n'y  eût  plus  de  danseur  libre,  je  me  sentis 
positivement  en  colère  ;  car,  malgré  l'aide 
de  mes  ignorants  compatriotes,  il  y  avait 
encore  au  moins  une  demi-douzaine  de 
jeunes  filles  sans  cavalier. 

Elles  ne  semblaient  pas,  d'ailleurs,  aussi 
tristement  désappointées  que  l'eussent  été 
des  jeunes  filles  anglaises  en  pareil  cas. 
Elles  étaient  habituées  à  cette  torture, 
comme  les  hommes  l'étaient  eux-mêmes 
à  la  leur  faire  subir,  et  elles  battaient  en 
cadence  le  parquet  de  leurs  jolis  petits 
pieds,  tandis  qu'elles  voyaient  les  heu- 
reuses femmes  mariées  danser  en  cou- 
ples ■ —  couples  non  mariés  —  devant 
leurs  yeux. 

Quand,  à  la  fin,  toutes  les  dames  ma- 
riées, jeunes  et  vieilles,  furent  dûment 
pourvues  de  cavaliers,  plusieurs  messieurs 
sérieux  et  respectables  émergèrent  des 
encoignures  et  des  sofas,  et  invitèrent  les 
jeunes  patientes  qui  les  acceptèrent  tran- 
quillement et  gracieusement,  en  souriant, 
et  leur  permirent  de  les  faire  danser. 

Les  vieilles  dames  comme  moi,  que  le 
destin  attache  aux  murs  des  salles  de  bal, 
trouvent  leur  consolation  et  leur  distrac- 
tion à  des  sources  variées.  D'abord,  elles 
ont  la  conversation  ;  ou,  si  elles  restent 
silencieuses,  elles  peuvent  écouter  les  plus 
jolis  airs  de  la  saison,  merveilleusement  bien 
joués.  Puis  l'arène  entière,  pleine  de  pieds 
glissants,  est  ouverte  a  leurs  critiques  et  a 
leur  admiration.  Une  autre  consolation,  et 
substantielle,  se  trouve  dans  le  souper; 
quelquefois  même  une  glace  prise  au  pla- 
teau qu'on  passe  devant  elles  sera  la  très 
bienvenue  des  veilleuses  fatiguées.  Mais 
il  y  a  d'îiutres  sortes  de  distractions,  qui 
feraient  volontiers  souhaiter  a  la  plus 
jeune  partie  du  monde  civilisé  que  les 
vieilles  dames  portassent  des  lunettes  et  y 
vissent  moins  clair  ;   je  parle  de  la  paisible 


contemplation  d'une  demi-douzaine  de 
fleurts  qui  vont  leur  train  autour  d'elles, 
—  certains  si  bien  conduits  !  d'autres  si 
maladroitement  ! 

En  pareil  cas,  en  Angleterre,  les  vieilles 
dames  s'arrangent  soigneusement  pour  que 
l'on  ne  s'aperçoive  pas  qu'elles  voient  ce 
qu'elles  voient,  mais  elles  regardent  autour 
d'ellessans  aucun  sentimentde  gène  et  sans 
se  dire  qu'elles  préféreraient  être  ailleurs 
afin  de  ne  pas  assister  à  ce  qui  se  passe 
aux  environs.  C'est  qu'elles  éprouvent  la 
certitude  très  rassurante,  du  moins  je  le 
crois,  que  la  jeune  belle  s'occupe  non  à 
se  ruiner,  mais  à  faire  fortune.  Or,  ici  en- 
core je  puis  répéter  ce  que  j'ai  déjà  dit 
si  souvent  :  en  France,  on  agit  tout  au- 
trement, sinon  mieux. 

En  Angleterre,  si  l'on  voit  une  femme 
faire  tout  l'exercice  du  fleurt,  depuis  la 
première  et  chaleureuse  phrase  d'accueil  : 
«  Comment  vous  portez-vous?  »  jusqu'à  ce 
dernier  et  doux  sentiment,  qui  fixe  im- 
muablement les  yeux  sur  le  parquet,  tan- 
dis que  )a  tète  semble  s'incliner  tendre- 
ment pour  permettre  a  l'heureuee  oreille 
de  recevoir  les  enivrantes  paroles  liu  par- 
fait amour,  —  quand  on  voit  cela,  en  An- 
leterre,  même  si  la  dame  n'a  plus  depuis 
longtemps  ses  dix-huit  ans.  on  peut  être 
assuré  qu'elle  n'est  pas  mariée;  mais  ici, 
je  le  dis  sans  médisance,  sans  l'ombre  de 
médisance,  on  peut  être  assuré  qu'elle 
l'est.  Elle  peut  être  veuve;  ou  bien  elle 
peut  fleurter  dans  l'innocence  de  son 
coeur,  parce  que  c'est  la  mode  ;  mais  elle 
ne  peut  le  faire  si  elle  n'est  pas  mariée. 
J'étais  plongée  l'autre  soir  dans  ces 
observations,  quand  une  dame  d'un  certain 
âge,  qui,  pour  une  raison  ou  pour  une  au- 
tre (et  il  n'est  pas  facile  de  deviner  pour- 
quoi), ne  valse  jamais,  traversa  la  pièce  et 
vint  se  placer  auprès  de  moi.  Bien  qu'elle 
ne  danse  pas, c'est  une  charmante  personne, 
et  comme  j'ai  souvent  causé  avec  elle,  je 
la  vois  toujours  s'approcher  avec  grand 
plaisir. 

«  A  <juoi  pensez-vous,  madame  Trollope  ? 
me  dit-elle  ;  vous  avez  l'air  Je  méditer?  » 

J'hésitai  un  moment  à  lui  confier  exacte- 
ment ce  qui  se  passait  dans  mon  esprit  ; 
tout  en  réfléchissant  je  la  regardais  et  je 
vis  CM  clic  i|ucK]ue  chose   qui   me  fit  croire 


Paris    Romantique 


87 


auc  je  pouvais  lui  livrer  mes  confidences 
sans  craindre  aucune  sévérité  de  sa  part  ; 
alors  je  répondis  très  franchement  : 

«  je  médite,  en  effet,  et  c'est  sur  la  si- 
tuation faite  en  France  aux  femmes  qui  ne 
sont  pas  mariées. 

—    Des    femmes   qui    ne   sont    pas    ma- 


riées?... Vous   n'en  trouverez  presque  ja- 
mais en  France,  dit-elle. 

—  Pourtant  ces  jeunes  femmes  qui 
viennent  de  finir  leur  quadrille  ne  sont  pas 
mariées? 

—  Ah!...  mais  vous  ne  devez  pas  les 
appeler  des  femmes  non  mariées.  Ce  sont 
des  demoiselles . 

—  Soit  !  Mes  méditations  les  concer- 
naient. 

—  Eh  bien  ?. . . 

• —  Eh  bien...  il  me  semble  que  le  bal 
n'est  pas  donné,  que  les  musiciens  ne 
jouent  pas,  que  les  messieurs  ne  sont  pas 
empressés  pour  elles. 

—  Non,  certainement.  Et  ce  serait  ab- 
solument contraire  à  nos  idées  de  conve- 
nances, s'il  en  était  ainsi. 

—  Chez  nous,  c'est  différent.  Ce  sont 
toujours  les  jeunes  filles  qui  sont  les  hé- 
roïnes de  tous  les  bals. 

—  Les  héroïnes  visibles?  »  Elle  appuya 
fortement  sur  l'adjectif  et  ajouta  avec  un 
sourire  :  «  Chez  nous  les  héroïnes  visibles 
sont  les  réelles  héroïnes  en  ces  occa- 
sions.  » 

Je  m'expliquai  :  «  J'avoue,  dis-je,  que 
les  héroïnes  réelles   sont,  en    certains   cas 


d'ostentation   et   de   parade,  les  dames  qui 
offrent  les  bals. 

—  Bien  expliqué,  dit-elle  en  riant; 
mais  je  crois  que  vous  devez  avoir  certai- 
nement une  autre  pensée.  Vous  trouvez 
donc,  ajouta-t-elle,  que  nos  jeunes  femmes 
mariées  prennent  trop  d'importance? 

—  Oh  non  !  répliquai-je  avec  ardeur. 
Il  est,  à  mon  avis,  impossible  de  leur  don- 
ner trop  d'importance,  car  de  leur  in- 
fluence dépend  entièrement  le  ton  de  la 
société. 

—  Vous  avez  tout  à  fait  raison.  Ceux 
qui  ont  vécu  aussi  longtemps  que  vous 
dans  le  monde  n'en  sauraient  douter  :  et 
comment  pourraient-elles  avoir  tant  d'in- 
fluence si  dans  les  réunions  elles  étaient 
négligées,  et  si  les  jeunes  filles,  qui  n'ont 
encore  aucune  situation  dans  le  monde, 
leur  étaient   préférées  ? 

—  Mais  assurément,  être  préférée  pour 
une  valse  ou  un  quadrille,  cela  n'est  pas  le 
but  important  que  se  propose  l'une  ou 
l'autre  de  nous  ? 

—  Non,  peut-être  ;  mais  c'est  une  con- 
séquence nécessaire.  Chez  nous  les  fem- 
mes se  marient  jeunes,  aussitôt,  en  fait, 
que  leur  éducation  est  finie,  et  avant  qu'il 
leur  ait  été  permis  d'entrer  dans  le  monde 
et  de  prendre  part  à  ses  plaisirs.  Leur  des- 
tinée, au  lieu  d'être  la  plus  brillante  que 
toute  femme  puisse  envier,  serait  au  con- 
traire la  plus  triste,  si  on  leur  défendait  de 


profiter  des  plaisirs  naturels  à  leur  âge  et 
à  leur  caractère  national,  parce  qu'elles 
seraient  n\ariées. 

—   Pourtant,    n'est-ce    pas    une   dango- 


88 


Paris   Romantique 


reuse  coutume  que  celle  de  lancer  pour 
la  première  fois  dans  la  société  des  jeunes 
femmes  alors  qu'elles  sont  irrévocablement 
engagées,  et  de  les  exposer  à  l'ambiance 
de  jeunes  hommes  que  leur  devoir  leur 
défend  de  trouver  très  aimables? 

—  Oh  non!...  Quand  une  jeune  femme 
a  de  bonnes  intentions,  ce  n  est  pas  un 
quadrille,  ni  une  valse,  qui  la  détournera 
du  droit  chemin.  Si  cela  était  possible,  le 
devoir  des  législateurs  de  toute  la  terre 
serait  de  défendre  à  tout  jamais  ces  exer- 
cices. 

—  Non,  non,  non!  dis-je  vivement;  je 
ne  pense  pas  cela;  au  contraire,  je  suis 
tellement  convaincue,  par  mes  propres 
souvenirs  et  par  les  observations  des  autres, 
que  la  danse  n'est  pas  une  source  fictive, 
mais  une  source  réelle  et  bien  naturelle 
de  plaisir,  un  penchant  commun  à  tous, 
que,  au  lieu  de  désirer  qu'elle  soit  inter- 
dite, je  voudrais,  si  j'en  avais  le  pouvoir, 
la  rendre  plus  générale  et  plus  fréquente 
qu'elle  n'est,  et  que  les  jeunes  gens  ne  se 
réunissent  jamais  sans  qu'ils  pussent  dan- 
ser à  volonté. 

—  Et  de  ce  plaisir,  que  vous  appelez 
une  espèce  de  besoin,  vous  excluriez  toutes 
les  jeunes  femmes  au-dessus  de  dix-sept 
ans,  parce  qu'elles  seraient  mariées?...  Les 
pauvres!...  Au  lieu  de  les  trouver  si  pres- 
sées d'entrer  dans  la  vie  active,  nous  au- 
rions alors  grand'peine  à  obtenir  qu'elles 
nous  permissent  de  monter  un  ménage  pour 
elles.  Le  mariage,  elles  le  prendraient  en 
horreur,  si  telles  étaient  ses  lois. 

—  Je  ne  les  voudrais  pas  telles,  je  vous 
assure  »,  répondis-je,  assez  embarrassée  de 
m'expliquer  clairement  sans  dire  quelque 
chose  qui  puisse  paraître  ou  grossièrement 
pensé,  ou  un  cruel  soupçon  contre  l'inno- 
cence, ou  une  attaque  peu  civile  contre 
les  mœurs  nationales;  je  restai  donc  silen- 
cieuse. 

Ma  compagne  semblait  s'attendre  a  ce 
que  je  continuasse,  mais,  après  un  court 
intervalle,  elle  reprit  la  conversation  en 
disant  :  «  Alors  quel  arrangement  propo- 
sez-vous pour  concilier  la  nécessité  du 
danger  et  les  convenances  qui  veulent,  se- 
lon vous,  que  les  femmes  mariées  ne  soient 
pas  exposées  au  danger  que  vous  semblez 
trouver  qui  s'en   dégage  7 


—  Je  serais  trop  chauvine  en  répon- 
dant qu'à  mon  avis  notre  manière  d'agir  en 
ce  cas  est  la  meilleure. 

—  Telle  est  votre  opinion? 

—  A  parler  sincèrement,  oui. 

—  Voudriez-vous  avoir  l'amabilité  de 
m'expliquer  la  différence  qui  existe  a 
ce  point  de  vue  entre  la  France  et  l'An- 
gleterre ? 

—  La  seule  différence  entre  nous,  c'est 
que,  dans  mon  pavs,  les  amusements  qui 
réunissent  les  jeunes  gens  dans  les  circons- 
tances les  plus  favorables,  peut-être,  à 
faire  tenir  aux  hommes  des  discours  de  ga- 
lanterie et  d'admiration  et  à  disposer  les 
femmes  à  les  écouter  gracieusement,  sont 
regardés  comme  faits  pour  les  personnes 
non  mariées. 

—  Chez  nous,  c'est  exactement  le  con- 
traire, répliqua-t-elle,  du  moins  en  ce  qui 
regarde  les  jeunes  femmes.  En  adressant 
une  frivole  et  insignifiante  galanterie, 
inspirée  par  la  danse,  à  une  jeune  fille, 
nous  estimerions  violer  la  prudente  et  déli- 
cate réserve  dont  elle  a  été  entourée.  Une 
jeune  personne  doit  être  donnée  à  son 
mari  avant  que  ses  passions  aient  été  éveil- 
lées ou  son  imagination  excitée  par  la 
voix  de  la  galanterie. 

—  Mais  pensez-vous  qu'il  soit  plus  dé- 
sirable que  cela  ait  lieu  après  qu'elle  a  été 
donnée  à  son  mari  ? 

—  Certainement,  ce  n'est  pas  désira- 
ble, maisc'est  infiniment  moins  dangereux. 
Quand  une  jeune  fille  est  mariée  très 
jeune,  ses  sentiments,  ses  pensées,  son 
imagination  sont  entièrement  occupés  par 
son  mari.  Son  mode  d'éducation  l'y  pré- 
pare, et  ensuite  c'est  au  mari  a  savoir 
gagner  et  retenir  ce  jeune  coeur.  S'il  sait 
s'y  prendre,  ce  n'est  pas  par  une  valse  ou 
un  quadrille  qu'on  le  lui  volera.  Les  ma- 
ris n'ont  en  aucun  pays  si  peu  de  raison 
de  se  plaindre  de  leurs  femmes  qu'en 
France  ;  car  en  aucun  pays  la  manière  de 
vivre  avec  elles  ne  dépend  autant  d'eux. 
Chez  vous,  c'est  le  contraire,  s'il  en  faut 
croire  vos  romans,  et  même  les  étranges 
procès  rendus  publics  par  vos  journaux. 
Attachements  antérieurs,  affections  d'en- 
fance cassées  par  le  mariage,  renouées 
ensuite,  ce  sont  les  histoires  que  nous  en- 
tendons et    lisons  ;  et  elles  ne  nous  indui- 


Paris    Romantique 


89 


sent  pas  a  adopter  votre  système  pour  amé- 
liorer le  nôtre. 

—  La  grande  notoriété  des  cas  aux- 
quels vous  faites  allusion  prouve  leur  ra- 
reté, répondis-je.  Telles  tristes  histoires 
n'auraient  que  peu  d'intérêt  pour  le  public, 
soit  comme  roman,  soit  comme  procès,  si 
elles  ne  retraçaient  pas  des  circonstances 
hors  de  la  vie  ordinaire. 

—  Assurément,  mais  vous  avouerez 
pourtant,  que,  s'ils  sont  rares  en  Angle- 
terre, ces  scandales  et  ces  hontes  le  sont 
encore  plus  en  France. 

—  Les  événements  de  cette  espèce  n'y 
produisent  peut-être  pas  autant  de  sensa- 
tion, dis-je. 

—  Parce  qu'ils  y  sont  plus  fréquents, 
voulez-vous  dire  ?  Est-ce  là  votre  opinion  ? 
(Et  elle  sourit  avec  reproche.  1 

—  Ce  n'est  certainement  pas  cela  que 
je  veux  dire,  expliquai-je  ;  et,  en  vérité,  ce 
n'est  pas  une  occupation  gracieuse  ni  utile 
que  de  chercher  de  quel  côté  de  la  Manche 
se  trouve  le  plus  de  vertu.  Pourtant,  peut- 
être  serait-il  bon  pour  chacun  des  deux 
pays  de  modifier  ses  procédés  d'éducation 
en  y  introduisant  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 
dans  celle  de  l'autre. 

—  Je  n'en  doute  pas,  dit-elle  ;  et  quand 
nous  aurons  fait  ainsi  d'aimables  échanges, 
qui  sait  si  nous  ne  vivrons  pas  assez,  vous 
et  moi,  pour  voir  vos  jeunes  filles  un  peu 
moins  libres,  tandis  que  leurs  pères  et 
mères  leur  chercheront  un  bon  mariage, 
au  lieu  d'assumer  entièrement  cette  tâche 
elles-mêmes?  Et,  en  retour,  nos  jeunes 
épouses  laisseront  peut-être  de  côté  leurs 
coquetteries  et  deviendront  mères  rexpec- 
lahles  un  peu  plus  tôt.  Quoique,  à  dire 
vrai,  elles  le  deviennent  toutes  a  la 
fin.  » 

Comme  elle  finissait  de  parler,  une  nou- 
velle valse  commença,  et  une  douzaine  de 
couples,  les  uns  mal,  les  autres  bien  as- 
sortis, glissèrent  doucement  devant  rious. 
L'un  d'eux  se  composait  d'ini  jeune  homme 
très  distingué,  avec  des  favoris  et  des 
moustaches  d'un  noir  bleu,  haut  comme 
une  tour,  et  semblant,  à  en  juger  par  son 
aspect,  très  content  de  lui-même.  Su  Jjii- 
seiise  aurait  incontestablement  pu  adresser 
à  son  mari,  qui,  assis  non  loin  de  nous, 
retirait   pour    la    laisser    passer,  ses  pieds 


goutteux    sous   sa   chaise,    ces   touchantes 
paroles  : 

Trente  fois  déjà  le  char  de  Phocbut  i  fait  le  tour 
Oc  rclémcnt  liquide  de    Neptune  et  de  l'orbe    delà 

[terre. 
Et  trente  fois  douze  lunes,  avec  leur  éclat. 
Sur  \t   monde  ont  douze    fois   trente  nuits  brille. 
Depuis  que   l'amour    de     no»    coeur»  et    l'Hymen 

[ont  nos  mains 
Unies  par  les  liens  les  plus  sacre». 

Ma  voisine  et  moi  échangeâmes  un  re- 
gard en  les  voyant  et  nous  nous  mimes  à 
rire. 

«  Au  moins,  vous  avouerez,  dii-elle, 
que  voici  un  cas  où  une  dame  mariée  peut 
satisfaire  sa  passion  pour  la  danse  sans 
craindre  les   conséquences? 

—  Je  n'en  suis  pas  tout  à  fait  sijre,  ré- 
pondis-je, car  si  elle  n'est  pas  trouvée  cou- 
pable de  péché,  elle  obtiendra  avec  peine 
un  verdict  qui  l'acquitte  de  tolie.  Mais 
qui   peut    pousser    ce    magnifique   person- 


nage, qui  regarde  du  haut  de  sa  grandeur, 
à  rechercher  l'honneur  de  prendre  cette 
taille  vénérable  dans  ses  bras? 

—  Rien  de  plus  facile  à  expliquer. 
Cette  jolie  jeune  fille  assise  dans  le  coin 
la-bas,  avec  ses  cheveux  si  sévèrement  ti- 
rés, est  sa  fille,  sa  fille  unique  et  qui  aura 
ut>e  noble  i.'/.  Comprenez-vous?...  Et 
dites-moi,  dans  le  cas  où  l'affaire  n'abouti- 
rait pas,  ne  vaut-il  pas  mieux  que  ce  soit 
cette  excellente  dame,  valsant  comme 
un  canard,  qui  reçoive  sur  son  cœur 
d'acier  toute  l'éloquence  que  ce  jeune 
homme  déploie  pour  se  rendre  aimable, 
plutôt  que   la    delicate   petite   jeune  fille  ? 

—  Est-ce  sérieusement  que  vous  nous 
recommande/  cette  façon  de  faire  l'amour 
par  procuration,  en  substituant  la  maman  à 
la  jeune  fille  jusqu'à  ce  que  celle-ci  ait  ob- 
tenu un  brevet  qui  lui  perniette  d'écouter 
elle-même  le  langage  de  l'amour?  Si 
excellent  que  ce  système  puisse  être, 
chère   madame,    il    est   vain   d'cspcrcr  que 


90 


Paris   Romantique 


nous  l'introduisions  jamais  parmi  nous. 
Nos  jeunes  filles  diraient,  ce  que  vous 
opposiez  tout  à  l'heure  à  l'idée  de 
faire  accepter  en  France  des  innovations 
anglaises  :  Ce  n' est  pas  dans  nos  mœurs,  n 
Je  vous  assure,  mon  amie,  que  je  n'ai 
pas  inventé  à  loisir  cette  conversation  pour 
votre  amusement,  car  je  me  suis  rappro- 
chée le  plus  possible  de  ce  qu'on  m'a  dit  ; 
je  ne  vous  ai  pas  tout  conté,  mais  ma  let- 
tre est  déjà  assez  longue. 


XXI 11 

LES    TROTTOIRS      NOUVELLEMENT     INTRODUITS. 

POURQUOI      LES      PARISIENS     PRÉFÈRENT    LES 

APPARTEMENTS    AUX   MAISONS    CONSTRUITES  POUR 

UNE     SEULE     FAMILLE      COMME     A     LONDRES.      

LE    PORTIER-FACTOTUM.    LE  LUXE   A   PARIS    EST 

MOINS      COUTEUX     Qu'a      LONDRES.    RICHESSE 

CROISSANTE    DE     LA    FRANCE. 

Parmi  les  récentes  améliorations  intro- 
duites à  Paris,  et  qui  doivent  évidemment 
leur  origine  à  l'Angleterre,  celles  qui  frap- 


CV.Adam  del.) 


pent  d'abord  les  yeux  sont  l'usage  presque 
universel  des  tapisdans  lesmaisonset  l'agré- 
ment des  Irolloirs  dans  les  rues.  Dans  peu 
d'années,  à  moins  que  tous  les  pavés  n'aient 
été  arrachés  par  ceux  qui  espèrent  obtenir 
de  l'immortalité  par  les  barricades,  il  sera 
aussi  facile  de  se  promener  à  Paris  qu'ii 
Loniires.  Il  est  vrai  que  les  vieilles  rues  ne 
sont  pas  assez  larges  ici  pour  permettre 
d'aussi  grandes  esplanades  que  celles  qui 
s'étendent  de  chaque  côté  de  Regent's 
Street  et  d'Oxford  Siicet  ;  néanmoins  l'es- 


pace nécessaire  à  la  sécurité  et  à  la  commo- 
dité des  passants  pourra  être  ménagé  ;  et 
ceux  qui  connurent  Paris  il  y  a  une  douzaine 
d'années,  quand  il  y  fallait  sauter  d'une 
pierre  a  l'autre,  en  pleine  canicule,  dans 
le  fol  espoir  de  conserver  ses  souliers  secs, 
non  sans  craindre  d'être  écrasé  par  un  cha- 
riot, un  fiacre,  un  coucou  ou  une  brouette, 
ceux  qui  se  souviennent  de  ce  temps-là, 
béniront  le  cher  petit  trottoir  qui  borde 
maintenant  presque  toutes  les  principales 
rues,  à  l'exception  des  interval  les  nécessaires 
pour  accéder  aux  portes  cochéres  des  hôtels 
privés  et  de  quelques  courts  espaces  qui 
semblent   avoir   été   oubliés. 

Une  autre  innovation  anglaise,  beaucoup 
plus  importante,  à  été  tentée  sans  succès  : 
celle  des  maisonnettes,  ou  petits  hôtels 
construits  pour  une  seule  famille.  On  en  a 
bâti  quelques-unes  dans  cette  nouvelle 
partie  de  la  ville  qui  s'étend  derrière  la 
Madeleine  ;  mais  on  n'a  obtenu  là  aucun 
bon  résultat  pour  beaucoup  de  raisons  que 
l'on  aurait  pu  prévoir  facilement,  semble- 
t-il,  et  auxquelles  il  me  paraît  très  difficile 
d'obvier  à  présent. 

Pour  qu'ils  pussent  convenir  aux  reve- 
nus moyens  des  Français,  il  faudrait  que 
ces  petits  hôtels  privés  fussent  construits 
sur  une  échelle  trop  médiocre  pour  qu'ils 
continssent  de  grandes  chambres  ;  or  la  vas- 
titude  des  pièces  d'habitation  permet  une 
espèce  de  parade  qu'apprécient  beaucoup 
de  ceux  qui  vivent  dans  des  appartements 
non  meublés,  qu'ils  paient  peut-être  quinze 
cents  et  deux  mille  francs  par  an.  Une 
autre  commodité  dont  il  serait  pénible 
aux  familles  françaises  de  se  passer  et 
dont  on  peut  jouir  pour  un  faible  prix, 
si  l'on  s'associe  a  plusieurs,  c'est  le  portier 
et  sa  loge.  Et  si  les  Parisiens  échangeaient 
leur  système  contre  le  nôtre,  qui  consiste  a 
avoir  un  domestique  spécialement  occupe 
à  porter  les  paquets  et  les  lettres,  ou  à 
annoncer  les  visites,  le  nombre  des  servi- 
teurs devrait  être  doublé  dans  chaque 
famille. 

Remplir  ces  offices-la,  ce  n'est  pas 
tout  ce  qu'a  a  faire  ce  domestique  de  tant 
de  maîtres  qu'est  le  portier  ;  je  ne  suis  pas 
assez  compétente  pour  vous  dire  exacte- 
ment quelles  sont  ses  fonctions;  mais  il 
me  semble  qu'on  me  repond  généralement 


Paris    Romantique 


<]Ljand  je  demande  quelqu'un  pour  faire  une 
commission  :  «  Oui,  madame,  le  porliei  (ou 
la  portière)  fera  cela  »  :  et  si  nous  nous 
trouvions  soudainement  privés  de  ce  fac- 
totum, je  pense  que  nous  serions  immé- 
diatement obligés  de  quitter  notre  appar- 
tement et  de  cherciier  un  rcfuj^e  dans  un 
iiotel,    car  nous    serions   très  embarrassés 


cette  vivac'té  grâce  auxquelles  on  voit  des 
locataires  sexagénaires  gagner  leur  élégant 
premier  en  escaladant  les  marches  par  deux 
à  la  fois.  Et  les  pieds  les  plus  jolis  et  les 
mieux  chaussés  du  monde,  qui  a  présent  se 
trémoussent  sans  souci  sur  l'escalier  com- 
mun, ne  se  traineraient-ils  pas  plus  lourde- 
ment   s'il      leur     fallait     suivre    un     étroit 


<P»r  A.  Cil 


«) 


UN     TILBURV 


(B  )l.    nj,!.) 


de.  savoir  trouver   les   «   aides    »    qui  nous 
permettraient  de  vivre  sans  lui... 

Les  Parisiens  forment  une  population 
très  aimable  et  ils  ont  l'apparence  d'être 
très  heureux  ;  quel  effet  produirait  sur 
chacun  d'eux  la  possession  tranquille  d'une 
maison  particulière?  Ce  qui  est  agréable  à 
1  un  cl  influence  heureusement  son  carac- 
tère peut  être  désagréable  à  l'autre  ;  et  je 
ne  suis  pas  certaine  que  la  petite  maison 
commode,  cju'on  se  procurerait  en  payant 
un  loyer  équivalent  à  celui  d'un  joli  appar- 
tement, ne   calmerait  pas  cette  légèreté  et 


corridor  dont  la  propreté  ou  la  malpropreté 
serait  devenue  une  question  privée  et 
individuelle  ?  Et  le  plus  vif  désir  d'avoir 
dans  son  vestibule  quelques  statues  et 
quelques  lauriers-roses  ne  se  calmerait- 
il  pas  si  l'on  avait  à  calculer  ce  qu'il  en 
coûterait  pour  le  satisfaire  ?  Et  quel  mal 
de  tête  en  pensant  à  ce  •cilain  escalier  à 
frotter  du  haut  en  bas!  Toutes  ces  préoc- 
cupations, et  beaucoup  d'autres  auxquel- 
les les  Parisiens  échappent,  leur  incom- 
beraient s'ils  échangeaient  leurs  apparte- 
ments pour  des  maisonnettes.. . 


92 


Paris    Romantique 


Rousseau  dit  que  les  paroles  qui  règlent 
tout  à  Paris  sont  :  ce!j  se  fait  et  cela  ne  se 
fat f  pas.  On  ne  peut  nier  que  ces  mêmes 
mots  n'aient  à  Londres  un  pouvoir  égal  ; 
et,  malheureusement  pour  notre  indépen- 
dance individuelle,  il  en  coûte  beaucoup 
plus  pour  leur  obéir  de  notre  côté  de 
l'eau.  Des  centaines  de  francs  sont  actuelle- 
ment dépensées  sur  des  budgets  très  limi- 
tés, sans  procurer  aucune  jouissance  à 
ceux  qui  les  dépensent  ;  mais  on  se  sou- 
met à  cette  nécessité  parce  que  cela  se  fait 
ou  cela  ne  se  fait  pas.  A  Paris,  au  contraire 
ces  phrases  imperatives  n'ont  pas  la  même 
influence  sur  les  dépenses,  parce  qu'on 
n'y  a  pas  pour  but  unique  de  paraître  aussi 
riche  que  son  voisin,  mais  de  se  donner 
par  son  revenu,  grand  ou  petit,  le  plus 
possible  de  plaisirs  et  d'agréments  dans 
la  vie. 

Pour  ces  raisons,  en  cas  de  diminution 
ou  d'insuffisance  de  fortune,  il  est  très 
agréable  d'habiter  Paris.  Certes  une  fa- 
mille qui  viendrait  ici  en  pensant  y  trouver 
les  choses  indispensables  à  la  vie  à  meil- 
leur compte  qu'en  Angleterre  serait  gran- 
dement désappointée  :  certains  articles 
sont  moins  chers,  mais  beaucoup  sont  con 
sidérablement  plus  chers,  et  je  doute 
vraiment  qu'a  l'heure  actuelle  les  choses 
strictement  nécessaires  à  la  vie  ne  soient  à 
meilleur  marché  à  Paris  qu'à  Londres. 

Ce  n'est  donc  pas  le  nécessaire,  mais 
le  superflu  qui  est  moins  coûteux  ici.  Le 
vin,  l'ameublement,  l'entretien  des  che- 
vaux, le  prix  des  voitures,  les  entrées  au 
théâtre,  les  bougies  de  cire,  les  fruits,  les 
livres,  le  loyer  d'un  joli  appartement,  les 
gages  des  domestiques,  tout  est  à  meil- 
leur marché,  et  les  contributions  directes 
moins  élevées.  Encore  n'est-ce  pas  pour 
cette  seule  raison  que  la  résidence  à  Paris 
sera  avantageuse  pour  des  personnes  qui 
ont  quelques  prétentions  à  tenir  un  certain 
rang  et  qui  veulent  un  certain  stvie  à 
leurs  maisons.  La  nécessité  de  paraître, 
qui  est  de  beaucoup  la  plus  onéreuse  de 
toutes  les  obligations  que  le  rang  impose, 
peut  être  évitée  ici  en  grande  partie,  et 
sans  qu'on  en  subisse  aucune  déchéance. 
En  somme,  l'avantage  économique  de  la 
vie  à  Paris  dépend  entièrement  du  degré 
de  luxe   que  l'on   désire.  Il  y   a   certaine- 


ment beaucoup  de  détails  de  délicatesse 
et  de  raffinement  dans  l'existence  an- 
glaise, que  je  serais  très  peinec  de  voir 
abandonner  parce  que  ce  sont  des  parti- 
cularités nationales,  mais  je  crois  que  nous 
gagnerions  énormément,  à  beaucoup  de 
points  de  vue,  si  nous  pouvions  apprendre 
à  ne  plus  faire  dépendre  notre  manière 
de  vivre  de  sa  comparaison  avec  celle  des 
autres... 

Je  suis  persuadée  que,  si  la  mode  pre- 
nait chez  nous  d'imiter  l'indépendance 
des  Français  dans  leur  manière  de  vivre 
comme  elle  veut  maintenant  qu'on  imite 
leurs  mets,  leurs  chapeaux,  leurs  mousta- 
ches et  leurs  moulures  dorées,  nous  y  ga- 
gnerions beaucoup  de  jouissances.  Si,  à 
l'avenir,  aucune  dame  anglaise  ne  se  sentait 
plus  l'angoisse  au  cœur  parce  t]u'elle  a 
compté  dans  le  hall  de  son  amie  un  plus 
grand  nombre  de  valets  de  pied  que  dans 
le  sien  ;  si  aucun  soupir  ne  s'exhalait  plus 
dans  aucun  cercle  parce  que  le  bouton  de 
chemise  du  voisin  est  plus  beau;  si  aucune 
grosse  facture  ne  s'élevait  chez  Gunter, 
chez  Howell,  ou  chez  James,  parce  qu'il 
vaut  mieux  mourir  que  d'être  surpasse,  — 
nous  serions  incontestablement  un  peuple 
plus  heureux  et  plus  respectable  que  nous 
ne  le  sommes  à  présent. 

On  reconnaît  assez  généralement,  je 
crois,  que  les  Français  sont  maintenant  plus 
avides  de  gagner  de  l'argent  qu'ils  ne 
l'étaient  avant  la  dernière  révolution.  La 
sécurité  et  le  repos  que  la  nouvelle  ciynas- 
tie  semble  avoir  amenés  avec  elle  leur 
ont  donné  le  temps  et  l'occasion  de  multi- 
plier leurs  capitaux  ;  et  la  conséquence, 
c'est  que  les  aptitudes  au  comnterce  que 
Napoléon  nous  reprochait  si  fort  ont  tra- 
versé la  Manche,  et  commencent  à  pro- 
duire ici  de  très  grands  changements. 

Il  est  évident  que  la  richesse  de  la  bour- 
geoisie augmente  rapiden\ent,  et  les  répu- 
blicains s'en  effraient  :  ils  voient  devant 
eux  un  nouvel  ennemi,  et  commencent  à 
parler  des  abominations  d'une  hourgeoisic 
aristocratique. 

Cet  accroissement  des  fortunes  bour- 
geoises a  plusieurs  effets  remarquables, 
mais  aucun  ne  l'est  plus  que  l'augmenta- 
tion rapide  des  jolies  demeures,  lesquelles 
s'élèvent  maintenant,  aussi  blanches  etbvil- 


Paris   Romantique 


95 


tantes  que  des  champignons  frais,   dan^  la 
partie  nord-ouest  de  Paris. 

C'est  la  tout  a  fait  un  nouveau  monde, 
et  cela  me  rappelle  les  premiers  jours  de 
Russel  Square  et  du  quartier  alentour. 
L'église  de  la  Madeleine,  au  lieu  de  se 
trouver  placée,  comme  je  me  souviens 
qu'elle  l'était  jadis,  tout  a  l'extrémité  de 
Paris,  voit  maintenant  une  nouvelle  ville 
s'étendre  derrière  elle  ;  et  si  les  construc- 
tions continuent  de  s'élever  a  la  même 
allure  qu'elles  semblent  le  faire  en  ce 
moment,  nous,  ou  du  moins  nos  enfants, 
la  verrons  occuper  une  situation  aussi 
centrale  que  Saint-Martin  dis  Champs. 
Un  excellent  marché,  appelé  marché  de  la 
Madeleine,  s'est  déjà  établi  dans  ce  nou- 
veau quartier,  et  je  ne  doute  pas  que  des 
églises,  des  théâtres,  et  des  restaurants 
innombrables  ne  le  suivent  rapidement. 

Il  faudra  placer  les  capitaux,  qui  s'ac- 
croissent avec  une  rapidité  américaine,  et, 
quand  cela  arrivera,  Paris  s'étendra  hors 
de  SCS  limites  actuelles  de  la  même  marche 
tranquille  c|ue  Londres  avant  lui  :  d'ici  a 
vingt  ans,  le  bois  de  Boulogne  pourra 
être  aussi  peuplé  que  Regent's  Park  l'est 
aujourd'hui. 

Ce  soudain  accroissement  de  la  richesse 
est  déjà  cause  de  l'augmentation  du  prix 
de  beaucoup  d'articles  vendus  à  Paris;  si 
l'activité  clu  commerce  continue,  il  est  plus 
que  probable  que  les  fortunes  du  bour- 
sier et  du  marchand  psirisien  égaleront  les 
fortunes  colossales  qui  existent  en  Angle- 
terre ;  alors  les  mêmes  causes  qui  ont 
rendu  la  vie  si  coûteuse  chez  nous  la 
rendront  chère  dans  la  France  future. 
Bien  des  particularités  dont  on  s'aperi,oit 
aujourd'hui  et  qui  forment  les  plus  gran- 
des differences  entre  les  deux  pays  dis- 
paraîtront alors,  car  la  grande  richesse 
est  tout  ce  qui  manque  a  une  famille 
française  pour  vivre  comme  une  famille 
anglaise.  Mais  quand  ce  temps  arrivera, 
les  Parisiens  ne  perdront-ils  pas  plus  de 
jouissances  sans  ostentation  c]u'ils  n'en 
gagneront  par  l'augmentation  du  luxe  ? 
Pour  moi,  je  suis  absolument  d'avis  que 
Paris  sera  à  demi  gâté  lorsque  les  en- 
nuyeux dîners  lie  cérémonie  remplace- 
ront les  réceptions  sans  pompe  et  les  visites 
sans  parade  ;  alors  les  Anglais  pourront  se 


décider  a  rester  fièrement  et  orgueilleuse- 
ment chez  eux,  car,  au  lieu  du  contraste 
brillant  et  vivant  a  leur  manière  de  vivre 
qu'offre  actuellement  Paris,  ils  y  pourront 
trouver  une  rivalité  ennuyeuse,  mais  en 
chemin  de  réussir. 

XXIV 

ANECDOTE.    LK    ROMANTISME     ET   LE     SUICIDE. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  que  deux  jeunes 
hommes  —  très  jeunes  —  entraient  dans 
un  restaurant,  commandaient  un  diner  d'un 
luxe  et  d'un  prix  inaccoutumés,  et  arrivaient 
a  l'heure  pour  le  déguster.  Ils  le  firent 
avec  toutes  les  apparence  d'une  juvénile 
gaieté.  Ils  commanderentdes  vinsde  Cham- 
pagne, qu'ils  burent  en  se  tenant  par  la 
main.  Aucune  ombre  de  tristesse,  de  pen- 
sées ou  de  réflexions  d'aucune  sorte  ne 
sembla  se  mêler  a  leur  joie  qui  fut  bruyante, 
longue  et  incessante.  A  la  fin,  vinrent  le 
café  noir,  le  cognac,  et  la  note  :  l'un  d'eux 
la  montra  à  l'autre  et  tous  deux  se  mirent  à 
rire.  Ayant  bu  leur  tasse  de  café  jusqu'à 
la  lie,  ils  appelèrent  \z garçon  c\  lui  ordon- 
nèrent de  faire  venir  le  restaurateur.  Celui- 
ci  accourut  sur  le  champ,  pensant  peut-être 
recevoir  le  montant  de  sa  note,  moins 
quelques  extra  que  les  joyeux  mais  écono- 
mes jeunesgens  pouvaient  trouver  exagérés. 

Au  lieu  de  cela,  l'aîné  des  deux  amis  lui 
déclara  que  le  dîner  avait  été  excellent,  ce 
qui  était  très  heureux  puisque  ce  devait 
être  le  dernier  que  son  ami  et  lui  mange- 
raient; que,  pour  la  note,  il  fallait  leur 
faire  de  nécessité  excuse,  attendu  qu'ils 
ne  possédaient  pas  un  sou  ;  que,  dans 
aucune  autre  situation,  ils  n'auraient  ainsi 
violé  l'usage  ordinaire  au  détriment  de 
leur  hôte  ;  mais  que,  trouvant  ce  monde, ses 
peines  et  ses  chagrins  indignes  d  eux,  ils 
avaient  décidé  de  jouir  au  moins  une  fois 
d'un  repas  que  leur  pauvreté  les  empêche- 
rait de  jamais  recommencer,  et  ensuite  de 
prendre  congé  de  l'existence  pour  toujours; 
il  ajouta  que  la  première  partie  île  leur 
resolution  s'était  accomplie  fort  noblement 
grâce  au  cuisinier  et  à  la  cave  de  l'^rtablisse- 
ment  ;  que  la  clernière  partie  suivrait  bientôt, 
car  ils  avaient  melange  au  café  noir  et  au 
petit  verre   de   l'aitmirable  cognac   tout  ce 


94 


Paris    Romantique 


qui  était  nécessaire  pour  régler  très  rapi- 
dement leurs  comptes. 

Le  testaurafeur  étuh  furieux.  11  najoutait 
aucune  foi  à  ce  qu'il  considérait  comme 
une  rodomontade  n'ayant  pour  but  que 
d'éviter  le  paiement  de  la  note,  et  il[parla 


gens  ava'ent  été  trouves  couchés  ensemble, 
la  main  dans  la  main,  sur  un  lit  que  l'un 
d'eux  avait  loué  quelques  semaines  aupa- 
ravant. Quand  on  entra,  il  étaient  déjà 
morts  et  tout  à  fait  froids. 

Sur  une  petite  table  dans  la  chambre,  on 


M     LA     PEAU     DC    CHAUKIN 


(Par  Gavarni) 


bruyamment,"  a  son  tour,  de  les  remettre 
dans  les  mains  de  la  police.  A  la  fin,  sur  leur 
offre  de  lui  laisser  leur  adresse,  il  leur  per- 
mit toutefois   de  partir. 

Poussé  par  l'espoird'obtenir  son  argent, 
ou  peut-être  craignant  vaguement  que 
le  conte  insensé  que  les  jeunes  gens  lui 
avaient  fait  ne  fût  vrai,  cet  homme  se  rendit 
le  jour  suivant  à  l'adresse  que  lui  avaient 
laissée  ses  clients.  Là,  il  apprit  que,  le 
matin  même,  les  deux  malheureux   jeunes 


découvrit  beaucoup  de  papiers  noircis 
d'ccriturc  ;  tous  exprimaient  des  aspira- 
tions a  la  splendeur  obtenue  sans  travail, 
un  profond  mépris  pour  ceux  qui  se  con- 
tentent d'une  vie  gagnée  à  la  sueur  de  leur 
front,  diverses  citations  de  Victor  Hugo, 
et  la  requête  de  vouloir  bien  transmettre 
aux  journaux  leurs  noms  et  le  récit  de  leur 
trépas. 

On  cite   des  cas  nombreux    d'amis  inti- 
mes   qui  s'encouragent  nuitucilemcnt  ainsi 


Paris    Romantique 


95 


a  finir  leur  existerue,  sinon  uux  applaudis- 
sements du  public,  du  moins  avec  un  cer- 
tain effet.  Et  bien  plus  souvent  on  trouve 
morts  et  serrés  dans  les  bras  l'un  de  l'au- 
tre un  jeune  homme  et  une  jeune  femme  ; 
ceux-là  accomplissent  a  la  lettre,  avec  le 
plus  triste  sérieux,  la  destinée  prédite  si 
{paiement  dans  la  vieille  chanson  : 

Gai.   gai,  marionx'twu\, 
Hetton^i  ■  nous  dans  la  mist-re  :  _   _^ 

Gai,  gai,  maricni-noui,  y/' 

Mettons-nous  ta  corde  au  oou. 

J'ai  entendu  dire  par 
plusieurs  personnes  qui 
regardent  avec  philoso- 
phie les  traits  caracté- 
ristiques du  temps  pré- 
sent et  de  la  race  actuel  le, 
ou  plutôt  peut-être  de 
cette  partie  de  la  popu- 
lation qui  vit  dans  une 
oisiveté  dissolue,  que 
ce  qu'il  y  a  de  pis  dans 
tout  cela,  c'est  l'indif- 
férence, l'insouciance  et 
\[n  mépris  de  la  mort 
digne  des  gladiateurs 
antiques,  que  l'on  en- 
seigne, que  l'on  loue, 
que  l'on  exalte  comme 
le  fondement  et  la  perfection  de  toute 
sagesse  et  de  tout  mérite  humains. 

XXV 

«  LE  CHEVAL  DE  BRONZE  »    ET   «  LA  MARQUISE  1) 

A    l'oPÉRA-COMIQUE.      L  HEURE     TARDIVE    DU 

DINER     NUIT    AUX     SPECTACLES. 

LeCheval  Je  Bronze  étant  le  spectacle  par 
excellence  de  l'Opéra-Comique  en  ce  mo- 
ment, nous  crûmes  nécessaire  de  l'aller 
voir,  et  nous  avons  tous  trouvé  que  les  de- 
cors  et  la  mise  en  scène  étaient  aussi  bien 
que  le  théâtre  le  permettait.  Nous  en  sor- 
tîmes très  satisfaits,  ce  que  nous  n'avouâ- 
mes qu'en  petit  comité,  parce  que  cela 
n'était  pas  très  flatteur  pour  nos  facultés 
intellectuelles. 

Je  ne  comprends  réellement  pas  comment 
on  peut  rester  assis  pendant  trois  heures 
entières,    non   seulement    sans   murmurer, 


mais  encore  sans  autre  occupation  que  de 
regarder  une  collection  de  choses  dénuées 
d'intérêt  autour  desquellescirculesans  cesse 
une  foule  de  figurants.  Mais  c'est  ainsi ,  et , 
en  voyant  tel  arrangement  de  gazes  blan- 
ches et  bleues,  éclairées  par  la  lumière  ma- 
gique des  feux  de  Bengale,  et  qui  forment 
décidément  la  plus  jolie  fantaisie  que  l'on 


L  OPERA-COMIQUE 


iPjr  h     L.1 


CoUtclion   J     B 


puisse  imaginer,  nous  nous  écriâmes  : 
i(  Joli  !  joli!  H  comme  l'aurait  pu  faire  un 
enfant  de  cinq  ans  en  voyant  pour  la  pre- 
mière fois  Polichinelle. 

La  musique  de  M.  Auber  comprend 
quelques  charmants  morceaux,  mais  il  a  fait 
beaucoup  mieux  jadis;  et  le  mauvais  goût 
des  principaux  chanteurs  me  ferait  désirer 
ardemment  que  l'excellent  orchestre  fût 
seul  à  l'interpréter. 

M"'  Casimir  a  eu  et  a  encore  une  voix 
riche  et  puissante  ;  mais  la  plus  inculte  pe- 
tite fille  d'Allemagne,  qui  arrange  sa  vigne 
en  chantant  ses  airs  nationaux,  pourrait  lui 
donner  une  les'on  de  goût  qui  lui  serait 
plus  profitable  que  tout  ce  que  la  science 
lui  a  appris... 

Cette  brillante  bagatelle  était  précédée 
ii'unc  pclile  ccméJie,  appelée,/.!  Marquise. 
Le  sujet  doit  avoir  été  tire,  bien  que  très 
modifie,  d'une  histoire  de  George  Sand,  et 
ne   vaut  guère    qu'on    en  parle  ;  mais  c'est 


96 


Paris   Romantique 


un  joli  spécimen  d'un  genre  très  français, 
une  petite  pièce  naturelle,  facile,  enjouée; 
en  l'écoutant,  vous  êtes  en  sympathie  avec 
les  acteurs  comme  avec  les  caractères,  et 
vous  oubliez  qu'il  y  a  dans  le  monde  beau- 
coup de  tristesses  et  d'ennuis... 

Les  théâtres,  surtout  ceux  de  second 
ordre,  semblent  être  très  suivis;  mais  j'en- 
tends souvent  observer,  à  Paris  comme 
à  Londres,  que  le  goût  du  théâtre  diminue 
dans  les  hautes  classes;  et  cela  vient,  je 
crois,  des  mê- 
mes causesdans 
les  deux  pays  : 
d'abord,  l'heu- 
re tardive  du 
dîner,  qui  fait 
que,  pour  aller 
au  spectacle,  il 
faut  déranger 
ses  habitudes, 
et  c'est  là  une 
difficulté  dans 
la  famille.  L'O- 
péra, qui  com- 
mence plus 
tard,  est  tou- 
jours plein:  et, 
si  je  ne  vivais 
depuis  assez 
longte  mps 
dans  le  monde 
pour  savoir  ce 
que  la  mode 
peut  faire  sup- 
porter,jeserais 
étonnée  qu'un 
peuple  aussi 
gai  que  celui 
des  Français 
se  presse  cha-  """"  "' 

que   soir   pour 

assister  à  un  spectacle  aussi  sérieusement 
ennuyeux.. . 

Peut-être  en  France  comme  en  An- 
gleterre, si  un  nouveau  génie  théâtral  «  s'é- 
levait un  matin  le  front  dans  les  nues», 
Pariset  Londres  se  soumcttraient-ilsà  diner 
à  cinq  heures  pour  en  jouir  ;  mais  l'heure 
tardive  du  dîner  et  la  médiocrité  des  ac- 
teurs font  actuellement  du  théâtre  un  amu- 
sement populaire  plutôt  qu'un  divertisse- 
ment élégant. 


LAMENNAIS 


XXV] 

L  ABBE    DE    LAMENNAIS.   SON    ASPECT  ET  SA 

CONVERSATION.    SON     ADMIRATION     ET    CELLE 

DES     RÉPUBLICAINS    FRANÇAIS     POUR     OCONNELL. 

J'ai  eu  la  satisfaction  de  rencontrer, 
l'autre  soir,  l'abbé  de  Lamennais.  C'était 
chez  M"'  Benjamin  Constant,  dont  le 
salon  est  aussi  célèbre  par  la  renommée 
de  ceux  qu'on  y  rencontre  que  par  les 
talents  et  le 
charme  de  la 
maîtresse  de  la 
maison. 

Extérieure- 
ment, cet  hom- 
me célèbre 
ressemble  à  un 
dessin  original 
de  Rousseau 
que  je  me  sou- 
viens d'avoir 
vu.  Il  est  bien 
au-dessous  de 
latailleordinai- 
rc  et  très  min- 
ce. Son  aspect 
est  très  frap- 
pant et  trahit 
l'habitude  de  la 
méditation  ; 
mais  ses  yeux 
profonds  ont 
quelque  chose 
de  presque  fa- 
rouche ,  avec 
leurs  regards 
rapides.  Sa  ro- 
be était  noire 
(Bibl.  n.i.)        et  avait  plus  de 

négligence  ré- 
publicaine que  de  dignité  ecclésiastique, 
et  la  petite  cravate  qu'il  portail,  bien  serrée 
autour  de  sa  gorge,  lui  donnait  l'appa- 
rence d*"  quelqu'un  qui  ne  fait  guère  atten- 
tion à  la  mode  du  jour  ou  aux  coutumes 
des  salons. 

11  avait  dinè  chez  M"  Constant  avec 
quatre  ou  cinq  autres  personnages  distin- 
gués, et  nous  le  trouvânKs  prolondément 
enfoncé  dans  une  bergi'ii'  qui  cachait  pres- 
que cniicrement  sa   chétivc   personne,    est 


Paris   Romantique 


97 


entouré  d'un  ceiLle  d'hommes  a  qui  il  par- 
lait avec  animation.  D'un  côti  était 
M.  Jouy,  VhermiU  bien  connu  de  la 
Chausséc-d'Antin,  et  de  l'autre  un  député 
très  apprécié  sur  les  bancs  du  côlé  gauche. 

J'étais  placée  juste  en  face  de  lui  et  j'ai 
rarement  observé  le  jeu  d'une  physionomie 
plus  animé.  Dans  le  courant  de  la  soirée, 
il  me  fut  présenté.  Ses  manières  sont 
extrêmement  distinguées;  aucune  raideur 
ni  gène,  rien  de  rustique  ni  d'ecclésiasti- 
que n'empêche  sa  vivacité  naturelle.  Il 
tira  immédiatement  une  chaise  vis-à-vis  du 
sofa  où  j'étais  placée  et  causa  fort  agréa- 
blement, le  dos  tourné  au  reste  de  la 
société,  jusqu'à  ce  que  plusieurs  personnes, 
dont  beaucoup  de  dames,  si  fussent  réunies 
autour  de  lui;  alois  il  ne  lui  plut  pas,  je 
suppose,  de  rester  assis  tandis  qu'elles 
étaient  debout,  et,  se  levant,  il  regagna  sa 
bergère. 

Il  me  dit  qu'il  ne  resterait  pas  longtemps 
à  Paris,  où  il  fréquentait  trop  le  monde 
pour  travailler,  qu'il  allait  promptemcnt 
retourner  dans  sa  profonde  retraite,  dans 
sa  chère  Bretagne,  où  il  finirait  l'oeu- 
vre qu'il  avait  commencée.  Je  ne  sais  si 
cet  ouvrage  est  la  défense  des  Prévenus 
d'avril,  cju'il  a  menacé  de  publier  contre 
ceux  qui  ont  refusé  de  le  laisser  plaider 
au  tribunal  dans  cette  affaire,  mais  on  s'at- 
tend à  ce  que  ce  document  soit  violent, 
puissant  et  éloquent... 

M.  de  Lamennais,  ainsi  que  plusieurs 
autres  personnages  aux  principes  répu- 
blicains avec  lesquels  j'ai  eu  l'occasion  de 
causer  depuis  que  je  suis  à  Paris,  a  conçu 
l'idée  que  l'Angleterre  est  en  ce  moment 
et  botta  fîJe  sous  la  règle  et  le  gouver- 
nement de  Mr.  Daniel  0'Coi\nell.  ]l  m'a 
entretenue  de  ce  personnage  avec  la  plus 
grande  admiration  et  le  plus  profond  res- 
pect :  ne  s'en  rapporte-t-il  pas  aux  joui- 
naux  anglais  pour  croire  à  l'amour  enthou- 
siaste et  a  la  vénération  qu'on  lui  tem.-vi- 
gncrait  dans  la  Grande-Bretagne! 


XXVIl 

LES      VIEILLES      FILLES      SONT      RID'CULtS        tv 

FRANCE.   POURQUOI   ELLES    Y    SONT   BEAUCOUP 

PLUS  RARES  qu'en  ANGLETERRE.  —  SUPÉRtO- 
KITÉ  DE  LA  MANIÈRE  DE  CONCLURE  LES  MA- 
RIAGES     EN      ANGLETERRE.     EN     FRANCE,    LES 

VIEILLES  FILLES  s'aPPLIQUCN7  A  DISSIMULER 
LEUR    TRISTE    ÉTAT. 

Il  y  a  plusieurs  années  que,  passant 
quelques  semaines  a  Paris,  j'eus  une  con- 
versation avec  un  Français  au  sujet  des 
vieilles  filles,  et,  bien  qu'il  y  ait  longtemps 
de  cela,  je  vous  la  rapporterai  à  l'occasion 
d'un  fait  qui  vient  de  m'arriver. 

Nous    nous    promenions,   je    m'en    sou- 


viens, dans  les  jardins  du  Luxembourg, 
et,  comme  nous  marchions  de  long  en  large 
dans  les  longues  allées,  la  causerie  tomba 
sur  le  «  misérable  sort  »,  comme  l'appelait 
mon  interlocuteur,  des  femmes  célibataires 
en  Angleterre.  Mon  compagnon  déplorait 
cet  état  comme  le  réïuliat  le  plus  mélan- 
colique des  moeurs  nationales  qui  se  pût 
imaginer. 

«  Je  ne  connais  rien  en  Angleterre, 
déclarait-il  avec  la  dernière  énergie,  qui 
me  fasse  plus  de  peine  que  la  vue  d'un 
grand  nombre  de  ces  femmes  malheureuses, 
qui,  encore  que  bien  nées,  bien  élevées  et 
estimables,  se  trouvent  sans  position,  sans 
un  étal  et  sans  un  nom,  si  ce  n'est  celui 
dont  elles  désirent  tant  se  débarrasser 
qu'elles  donneraient  pour  cela  la  moitié 
des  jours  qui  leur  restent  à  vivre. 

—  Je  crois  que  vous  exagérez  quel- 
que peu  le  mal  répondis-je;  pourtait, 
même  si  leur  position  est  aussi  triste  que 
vous  le  dites,  je  ne  vois  pas  en  quci  les 
dames  célibataires  sont  plus  hcureufcs  ici? 

—  Ici!      s'exclama-t-il     avec     ir.dign;-. 


98 


Paris   Romantique 


tion  :  vous  n'imaginez  pas  réellement 
qu'en  France,  où  nous  nous  vantons  de 
vendre  nos  femmes  les  plus  heureuses  du 
monde,  nous  pourrions  souffrir  que,  des 
jeunes  filles  infortunées,  innocentes,  sans 
appui,  tombassent  hors  de  la  société,  dans 
le  néant  du  célibat,  comme  chez  vous? 
Dieu  'nous  garde  d'une  telle  barbarie! 

—  Mais  comment  pouvez-vous  empê- 
cher cela  ?  11  est  impossible  que,  par 
suite  des  circonstances,  beaucoup  de  vos 
hommes  ne  soient  pas  amenés  à  demeurer 
célibataires;  et  si  le  nombre  des  indivi- 
dus des  deux  sexes  est  égal,  il  s'ensuit 
qu'il  doit  y  avoir  aussi  des  femmes  non 
mariées? 

— -  Cela  peut  paraître  ainsi,  mais  la 
réalité  est  tout  autre  :  nous  n'avons  pas  de 
femmes  non  mariées. 

—  Alors,  que  deviennent-elles? 

—  Je  ne  sais  pas,  mais  si  une  Française 
se  trouvait  dans  cette  situation,  elle  se 
jetterait  à  l'eau  ! 

—  J'en  connais  une  cependant,  dit  une 
dame  qui  était  avec  nous  ;  M'"  Isabelle  B... 
est  une  vieille  fille. 

—  E>7-i/  possible  ?  s'écria  notre  interlo- 
cuteur d'un  ton  qui  me  fit  éclater  de  rire. 
Et  quel  âge  a-t-elle,  cette  malheureuse 
M"-  Isabelle? 

—  Je  ne  sais  pas  exactement,  répondit 
la  dame,  mais  je  pense  qu'elle  doit  avoir 
passé  trente  ans  depuis  longtemps. 

• —  C'est  une  horreur!  n  s'écria-t-il  en- 
core, et  il  ajouta  avec  mystère,  dans  un 
demi-murmure  :  «  Croyez-moi,  elle  ne 
supportera  pas  cela  longtemps!    » 

J'avais  certainement  oublié  M"  Isabelle 
et  ce  qui  la  concernait,  quand  je  rencon- 
trai la  dame  qui  l'avait  citée  comme  étant 
la  seule  vieille  fille  qui  fût  en  France. 
Comme  je  causais  avec  elle,  l'autre  jour, 
de  -eut  ce  que  nous  avions  fait  ensemble 
*<ans  le  temps  passé,  elle  me  demanda  si  je 
me  souvenais  de  cette  conversation.  Je 
lui  assurai  que  je  n'en  avais  ricti  oublié. 

«  Alors,  me  dit-elle,  je  vais  vous  ra- 
conter ce  qui  m'est  arrivé  trois  mois  envi- 
ron après  qu'elle  eut  eu  lieu.  Je  fus  invitée 
avec  mon  mari  a  aller  voir  une  amie  à  la 
campagne,  dans  la  même  maison  où  j'avais 
rencontré  cette  M""  Isabelle  B...  que  je 
vous   ai    nommée.  l,e    soir,    en    jouant    à 


l'écarté  avec  notre  hole,  je  me  rappelais 
notre  conversation  dans  les  jardins  du 
Luxembourg  et  je  m'enquis  de  la  demoi- 
selle en  question  : 

«  Est-il  possible  que  vous  n'ayez  pas 
su  ce  qui  lui   est  arrivé?  me  répondit-on. 

—  Non,  en  vérité,  je  n'ai  rien  appris. 
Est-elle  mariée  ? 

—  Mariée?...  Hélas!  non,  elle  s'est 
jetée  à  l'eau  !  » 

Ce  dénouement  terriRle  prenait  une  gra- 
vité solennelle  après  ce  qui  avait  été  prédit 
à  cette  jeune  femme.  Quoi  de  plus  étrange 
que  cette  coïncidence!  Mon  amie  me  dit 
qu'à  son  retour  à  Paris  elle  raconta  cette 
catastrophe  à  celui  qui  avait  semblé  la  pré- 
voir et  qu'il  reçut  cette  nouvelle  par  une 
exclamation  caractéristique  :  «  Dieu  soit 
loué!  Elle  est  maintenant  hors  de  son 
malheur.  » 

Cet  incident  et  la  conversation  qui  suivit 
me  portèrent  à  rechercher  sérieusement 
ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  vrai  dans  tout 
cela,  et  il  me  semble,  après  enquête, 
qu'une  femme  célibataire,  ayant  passé 
trente  ans,  c'est  un  cas  fort  rare  en  France. 
Procurer  à  leurs  enfants  un  nuriage  conve- 
nable passe  aux  yeux  des  parents  pour  un 
devoir  aussi  strict  que  de  les  envoyer  en 
nourrice  ou  à  l'école.  La  proposition  d'une 
alliance  vient  aussi  souvent  des  amis  de  la 
femme  que  de  ceux  de  l'homme,  et  il  est 
évident  que  cela  doit  beaucoup  augmenter 
les  chances  d'établissenient  convenable 
pour  les  jeunes  personnes;  car,  bien  qu'il 
nous  arrive  d'envover  nos  filles  jusqu'aux 
Indes  dans  l'espoir  d'obtenir  ce  résultat 
désire,  il  est  peu  de  parents  anglais  qui 
soient  allés  jusqu'à  proposer  à  quiconque, 
ou  au  fils  de  quiconque,  de  prendre  leur 
fille. 

Si  nos  usages  étaient  différents,  si  la 
demande  en  mariage  d'une  jeune  fille  était 
préparée  par  les  amis  au  lieu  de  dépendre 
de  la  chance  ou  du  hasard  d'une  rencontre, 
je  ne  doute  pas  que  beaucoup  de  mariages 
heureux  n'en  résulteraient;  et,  d'ailleurs, 
un  arrangement  semblable ,  qui  ne  choque 
aucun  sintiment  des  convenances,  puisqu'il 
est  conforme  à  une  coutume  nationale, 
peut  donner  à  penser  à  la  jeune  fille  que, 
par  un  privilège  flatteur  pour  sa  délica- 
tesse, elle  est  absolument  étrangère  a  cette 


Paris    Romantique 


99 


aFFairc.  Mais,  nos  jeunes  filles  anglaises 
consentiraient-elles,  pour  ne  pas  courir 
la  chance  de  rester  vieilles  filles,  à  aban- 
donner ce  droit,  i]ui  leur  est  si  précieux, 
de  vivre  dignement  en  célibataires  jus- 
qu'au jour  ou  elles 
auront  choisi  elles- 
mêmes  un  époux  — 
au  milieu  du  monde, 
—  et  renonceront- 
elles  pour  cela  au 
droit  de  dire  oui  ou 
non  a  leur  guise  et 
selon  leur  fantai- 
sie ? .  . . 

Le  monde  entier 
est  persuadé  que  la 
France  abonde  en 
épouses  aimantes, 
constantes  et  fidèles, 
et  en  maris  de  mê- 
me; je  ne  pense  pas 
que,  s'il  en  est  ainsi , 
ce  soit  une  consé  - 
quence  de  la  manière 
dont  les  mariages  se 
font  ici.  Le  plus  fort 
argument  en  faveur 
de  l'usage  frani;ais, 
<;'est  assurément 
qu'un  mari  qui  prend 
une  jeune  fcmnu- 
aussi  neuve  d'impres- 
sions de  toutes  sor- 
tes que  doit  l'être 
une  jeune  fille  fran- 
çaise bien  élevée,  ce 
mari-là  a  une  meil- 
leure chance,  ou  plu- 
tôt a  plus  le  pouvoir 
deconquérir  le  civu 
de  sa  femme  qu'un 
homme  qui  s'éprend 
d'une  beauté  de  vingt 
ans,  laquelle  a  déjà  '  '  ■"  li-v.imi 
entendu     peut-être 

des  aveux  aussi  tendres  que  ceux  qu'il 
murmure  à  son  oreille,  faits  par  un  autre 
homme  cjui,  s'il  n'avait  pas  k  movcn 
d'épouser  la  jeune  personne,  avait  du 
moins  celui  de  l'aimer,  et  une  langue  pour 
la  séduire  aussi   bien  que  le  mari. 

En    revanche,    que     d'arguments     con- 


traires! Quel  que  soit  le  sentiment  d'une 
Française  pour  son  époux,  celui-ci  ne 
pourra  jamais  sentir  qu'elle  l'a  choisi  parmi 
les  autres;  certes,  il  arrive  parfois  qu'une 
belle  créature   soit   élue   par    sen  fiancé  a 


«     LA     BONNE     FILLE     I) 


^Coll.  J.  BouUn^o, 


cause  de  sa  beauté;  mais,  si  la  réponse  a 
etc  faite  sans  même  qu'on  la  cc>nsulte.  sans 
doute  elle  peut  tirer  de  cette  demande 
une  petite  satisfaction  de  vanito,  mais 
certainement  rien  qui  apprc>che  d'un  senti- 
ment de  tenctrcsse  venant  du  ccvur. 

L'habitude    est    si    fortement    invétérée 


Paris   Romantique 


qu'il  est  impossible  à  un  pays  de  juger 
impartialement  l'autre  sur  un  sujet  entière- 
ment réglé  par  les  coutumes.  Donc,  tout 
ce  que  je  puis,  comme  Anglaise,  m'aven- 
turer  à  dire,  c'est  que  je  serais  bien  fâchée 
que  nous  adoptassions  chez  nous  la  mode 
de  nos  voisins  français. 

Je  pense,  toutefois,  que  mon  ami  du 
jardin  du  Luxembourg  exagérait  beaucoup 
quand  il  m'assurait  qu'il   n'existait  pas  de 


Y  on 


f>m...^^ 


(V  Adan.  dd. 


*at' 


femmes  célibataires  en  France.  Il  en  existe 
certainement,  bien  qu'en  moins  grand 
nombre  qu'en  Angleterre.  D'ailleurs,  il 
n'est  pas  aisé  de  les  reconnaître.  Chez 
nous,  il  n'est  pas  extraordinaire  que  des 
femmes  célibataires  prennent  ce  qu'on 
appelle  en  langage  militaire  un  «  rang  de 
brevet  ».  Ainsi  miss  Dorothée  Tomkins 
deviendra  Mrs.  Dorothée  Tomkins  et 
quelquefois  même  tout  bonnement  Mrs. 
Tomkins,  pourvu  qu'il  n'y  ait  aucune  autre 
Mrs.  Tomkins  pour  lui  interdire  ce  titre; 
mais  je  n'ai  pas  souvenance  qu'aucune 
dame  dans  cette  situation  se  soit  fait  appe- 
ler la  veuve  Tomkins  ou  la  veuve  Un  Tel. 
Ici,  on  m'a  assuré  que  le  cas  est  diffé- 
rent et  que  les  plus  proches  parents  et 
amis  sont  souvent  seuls  à  savoir  quelque 
chose.  Plus  d  une  veuve  respectable  n'a 
jamais  eu  de  mari  dans  sa  vie,  et  l'on  m'a 
positivement  affirmé  que  le  secret  est  sou- 


vent si  bien  gardé,  que  les  nièces  et  les 
neveux  d'une  famille  ne  savent  pas  si  leurs 
tantes  sont  veuves  ou  non. 

Cela  tend  à  démontrer  que  l'on  consi- 
dère ici  le  mariage  comme  un  état  plus 
honorable  que  le  célibat,  quoiqu'il  ne 
faille  pas  aller  jusqu'à  prétendre  quelles 
vieilles  filles  se  jettent  à  l'eau... 

XXVUl 

l'élégance  inimitable  des  françaises.  

IMPOSSIBILITÉ    A    UNE    ANGLAISE    DE    n'ÊTRE    PAS 

CONNUE    POUR    TELLE    AU     PREMIER    REGARD.    

LES  MAGASINS  DE  NOUVEAUTÉS  ET  LES  BOUTI- 
QUES.           LE      GOUT     DES      BOUQUETIÈRES.      

TOUT     A     PARIS      EST    ARRANGÉ      AVEC    GOUT.     

PLUS     DE    ROUGE    NI     DE    FAUX   CHEVEUX. 

Avouez,  en  pensant  que  c'est  une  femme 
qui  vous  écrit,  que  vous  ne  pouvez  vous 
plaindre  d'avoir  été  accablé  de  détails  sur 
les  modes  de  Paris  :  peut-être  même  vous 
plaindrez-vous  de  ce  que  tout  ce  que  j'en 
ai  déjà  dit  n'ait  porté  que  sur  le  costume 
historique  et  fantaisiste  des  républicains. 
L'apparence  de  chacun  et  tout  ce  qui  s'y 
rapporte  a  cependant  une  très  grande  im- 
portance dans  la  vie  quotidienne  de  cette 
brillante  ville  ;  et  bien  que  à  ce  point  de  vue, 
elle  soit  le  modèle  du  monde  entier,  elle 
a  su  garder  pour  elle  seule  un  aspect,  une 
manière  d'être  que  tout  autre  peuple  cher- 
cherait en  vain  à  imiter.  Allez  où  vous  vou- 
drez, vous  verrez  des  modes  françaises; 
mais  il  faut  venir  à  Paris  pour  voir  com- 
ment on  les  porte. 

Le  dôme  des  Invalides,  les  tours  de 
Notre-Dame,  la  colonne  de  la  place  Ven- 
dôme, les  moulins  à  vent  de  Montmartre 
ne  sont  pas  plus  caractéristiques  de  Paris 
que  l'aspect  des  chapeaux,  des  bonnets, 
des  guimpes,  des  châles,  des  tabliers,  des 
ceintures,  des  boucles,  des  gants,  mais 
surtout  des  bottines  et  des  bas,  quand  ils 
sont  portés  par  des  Parisiennes  dans  la 
ville  de  Paris. 

C'est  en  vain  que  toutes  les  femmes  de 
la  terre  viennent  en  foule  a  ce  marché 
d'élégance,  chacune  portant  assez  d'argent 
dans  sa  poche  pour  se  vêtir  de  la  tête  aux 
pieds  avec  tout  ce  qui  se  trouvera  de  mieux 
et  de  plus  riche  ;  c'est  en  vain  que  chacune 


Paris   Romantique 


appelle  à  son  aide  toutes  les  tailleuses,  coif- 
feuses, modistes,  couturières,  cordonniers,  lin- 
gères  et  friseuses  de  la  ville  :  quand  elle 
aura  acheté  et  mis  comme  il  convient  toute 
chose  exactement  de  la  façon  qu'on  lui 
aura  prescrite,  elle  entendra,  dans  la  pre- 
mière boutique  où  elle  entrera,  une 
grisette  murmurer  à  une  autre  derrière  le 
comptoir  :  n  Voyez  ce  que  désire  cette  dame 
anglaise  »  ;  et  cela,  —  pauvre  chère  danie  ! 
—  avant  qu'elle  ait  pu  prononcer  un  seul 
mot  capable  de  la 
trahir. 

Et  ce  ne  sont  pas 
seulement  les  Pari- 
siens qui  nous  re- 
connaissent facile- 
ment —  cela  pour- 
rait être  dû  chez 
eux  à  quelque  inex- 
plicable franc-ma- 
çonnerie ;  non,  le 
plus  fort  est  que 
nous  nous  recon- 
naissons nous-mc- 
me  l'un  l'autre  sur- 
le-champ  :  «  C'est 
un  Anglais!  »  «C'est 
une  Anglaise!  » 
Cela  se  voit  plus 
vite  qu'on  ne  le 
saurait  dire. 

Ces  manières, 
cette  allure,  cette 
marche,  l'expres- 
sion des  mouve- 
ments et,  pourainsi 
parler,  des  mem- 
bres, que  tout  cela 
soit  si  spécial  et  im- 
possible   à   imiter, 

voilàqui  est  vraimentsingulier.  Cela  n'a  rien 
à  voir  avec  les  différences  d'yeux  et  de  teint 
des  deux  nations,  car  l'effet  est  peut-être 
senti  plus  fortement  encore  quand  on  suit 
une  personne  que  quand  on  la  croise  ;  il 
ressort  de  chaque  pli  comme  de  chaque 
épingle,  de  toutes  les  attitudes  et  de  tous 
les  gestes. 

Si  je  pouvais  vous  expliquer  ce  qui  pro- 
duit cet  effet  j'en  rendrais  peut-être  l'imi- 
tation moins  malaisée;  mais  comme,  après 


(Pa 


-in) 


s'y  être  essayé  pendant  vingt  ans,  on  a  hni 
par  regarder  comme  impossible  de  le  défi- 
nir, ne  comptez  pas  sur  moi  pour  cela. 
Tout  ce  que  je  puis  faire,  c'est  de  vous 
dire  la-dessus  ce  que  tout  le  monde  sait, 
sans  chercher  à  atteindre  la  partie  mysté- 
rieuse de  ce  sujet,  et  à  analyser  cet  effet 
magique. 

Pour  parler  en  termes  de  marchandes  de 
modes,  les  dames  «  s'habillent  »  beaucoup 
moins  à  Paris  qu'à  Londres.  Je  ne  pense 
pas  qu'une  Pari- 
sienne, après  avoir 
quitté  son  désha- 
billé du  matin, 
s'astreindrait,  du- 
rant n  la  saison  »,  a 
changer  de  robe 
quatre  fois  par  jour, 
comme  je  l'ai  vu 
faire  à  des  dames  de 
Londres.  Et  je  ne 
crois  pas  que  les 
plus  précieuses  en 
cette  matière  pen- 
seraient avoir  com- 
mis une  grave  in- 
fraction à  la  bonne 
éducation  si  elles 
paraissaient  a  diner 
dans  la  même  toi- 
lette qu'on  leur 
aurait  vue  porter 
troisheurcs  aupara- 
vant. 

Le  seul  article 
de  luxe  féminin 
plus  généralement 
répandu  parmi  elles 
que  parmi  nous  est 
le  chàle  de  cache- 
mire. Le  trousseau  d'une  jeune  femme 
compte  toujours  aumoins  un  de  cesprecieux 
châles,  et  c'est,  je  crois,  de  tous  les  prt'wn/.v, 
celui  qui  fait  souvent,  comme  le  dit  Miss 
Edgeworth,  oublier  le  futur  à  la  hanccc. 
Sous  d'autres  rapports,  ce  qui  est  néces- 
saire à  la  garde-robe  d'une  Française  dé- 
gante l'est  aussi  à  celle  d'une  Anglaise. 
Seulement  on  porte  plus  chez  nous  de 
bijoux  et  colifichets  de  toutes  sortes  que 
chez  eux.  La    robe  qu'une  jeune  Anglaise 


(Coll.  J      B. 


Paris    Romantique 


mettrait  pour  diner  est  exactement  la 
même  qu'une  jeune  Française  porterait  à 
tous  les  bals,  sauf  à  un  bal  costumé;  au 
lieu  que  la  plus  élégante  toilette  du  dîner, 
à  Paris,  ne  se  porterait  chez  nous  que 
pour  aller  à  l'Opéra. 

11  y  a  beaucoup  de  très  jolis  magasins  Je 


MAHCIl'VNDKS     DU    MODUS 


nouveautés  dans  toutes  les  parties  de  la 
ville,  et  le  cœur  d'une  femme  peut  y  trou- 
ver tout  ce  qu'il  désire  quant  a  la 
toilette. 

Ces  magasin  sont  des  modistes  et  des  coif- 
feuses excellentes,  qui  savent  parfaitement 
fabriquer  et  recommander  tous  les  produits 
de  leur  art  fascinateur;  mais  il  ne  se  trouve 
point  ici  de  Howel  et  de  James  où  s'as- 
semblent à  point    nommé   toutes  les  jolies 


femmes  de  Paris;  on  ne  voit  aucune  assem- 
blée de  grand  valets  de  pied  attendant  sut 
les  banquettes  à  l'extérieur  des  boutiques, 
et  qui  fassent  office  d'enseigne  pour  les 
non-initiés  en  leur  indiquant  par  leur  pré- 
sence combien  d'acheteurs  sont  en  train  de 
marchander  les  précieux  objets  de  l'inté- 
rieur. Les  boutiques  sont 
en  général  beaucoup  plus 
petites  que  les' nôtres,  ou, 
quand  elles  s'étendent  en 
longueur,  elles  ont  l'air  de 
dépôts  de  marchandises. 
On  étale  pour  la  montre  et 
la  décoration  beaucoup 
moins  d'objets,  si  ce  n'est 
dans  les  magasins  de  por- 
celaines ou  de  bronzes 
dorés,  protégés  par  des 
glaces.  A  vrai  dire,  partout 
où  les  articles  peuvent  être 
exposés  sans  danger  aux 
injures  de  l'air,  on  en  étale 
un  nombre  considérable  ; 
mais,  dans  l'ensemble,  les 
boutiques  n'offrent  pas  ici 
une  aussi  grande  apparence 
de  capitaux  employés  que 
chez  nous. 

Une  des  principales 
causes  du  gai  et  joli  aspect 
des  rues  est  la  quantité  et 
l'élégant  arrangement  des 
fleurs  exposées  pour  la 
vente.  Tout  le  long  des 
boulevards,  et  dans  chacun 
de  ces  brillants  passages 
qui  percent  maintenant 
Paris  dans  tous  les  sens,, 
vous  n'avez  qu'à  fermer  les 
veux  pour  vous  croire  dans 
Bibi,  nai  jji^  parterre;   et  si,  en  ou- 

vrant les  yeux,  l'illusion 
s'envole,  vous  trouvez  à  sa  place  quelque 
chose  d'aussi   charmant. 

Malgré  les  abominations  multiples  des- 
rues, les  serrures  des  portes  des  salons 
semblables  à  des  cadenas  de  prisons  et 
l'odieux  escalier  commun  à  tous  par  le- 
quel on  y  accède,  il  y  a  chez  ce  peuple 
un  goût  et  une  grâce  qu'on  ne  trouverait 
certainement  pas  ailleurs.  Et  cela  non 
seulement  dans  les  vastes  hôtels  des  riches. 


Paris    Romantique 


et  des  grands,  mais  dans  toutes  les  classes 
de  la  société,  jusqu'à  la  plus  basse. 

La  manière  dont  une  vieille  marchande 
de  quatre  saisons  noue  les  cerises  qu'elle 
vend  pour  quelques  sous  à  sa  clientele  de 
gamins,  pourrait  donner  une  leçon  au  plus 
adroit  décorateur  de  nos  tables  de  sou- 
pers. Un  bouquet  de  violettes  sauvages, 
ilont  le  prix  est  a  la  portée  de  la  soiibrelle 
la  moins  payee  de  Paris,  est  arrangé  avec 
une.  grâce  qui  le  rendrait  digne  d'une  du- 
chesse ;  et  j'ai  vu  le  modeste  étalage  d'une 
fleuriste  dont  toute  la  tente  se  composait 
d'un  arbre  et  du  ciel  bleu,  disposé  avec  un 
mélange  de  couleurs  si  harmonieux,  que 
je  suis  restée  plus  longtemps  et  plus  agréa- 
blement à  la  regarder  que  je  ne  suis  jamais 
demeurée  à  contempler  le  palais  de  Flore 
lui-même  dans  le   King's  Road. 

Après  tout,  je  pense  que  ce  mystérieux 
art  de  la  toilette,  dont  j'ai  déjà  parlé,  vient 
de  ce  bon  goût  naturel,  universel  et  inné. 
H  existe  un  à-propos,  une  bienséance,  une 
sorte  d'harmonie  dans  les  différentes  parties 
de  la  toilette  féminine,  que  l'on  cons- 
tate sur  les  totjui's  de  coton  aux  teintes 
éclatantes  assorties  aux  mouchoirs  et  aux 
tabliers,  comme  sur  les  chapeaux  les  plus 
élégants  des  Tuileries.  Le  mot  si  expres- 
sif pour  qualifier  une  femme  bien  mise  : 
faite  à  peinhe,  peut  être  bien  souvent  ap 
pliqué  avec  autant  de  justice  à  une  pay- 
sanne qu'à  une  princesse;  car  toutes  deux 
ont  la  même  délicatesse  naturelle  de  goût. 

C'est  ce  sentiment  national  qui  rend  tel- 
lement supérieurs,  a  Paris,  la  mise  en  scène, 
le  corps  de  ballet,  et  tout  ce  qui  dans  les 
théâtres  fornie  tableau.  Là,  une  simple  er- 
reur dans  la  couleur  ou  l'arrangement 
pourrait  détruire  l'harmonie  entière  et  le 
charme  de  l'ensemble  :  mais  vous  voyez 
ici  de  pauvres  petites  filles,  louées  à  la 
nuit  moyennant  quelques  sous  pour  figurer 
des  anges  ou  des  Grâces,  entrer  dans 
la  composition  de  la  scene  avec  un  ins- 
tinct aussi  infaillible  que  celui  qui  pousse 
les  oies  sauvages,  volant  à  travers  les  airs, 
à  se  former  en  une  phalange  triangulaire 
admirablement  ordonnée,  au  lieu  de  se 
disperser  vers  tous  les  points  de  la  bous- 
sole, comme  on  le  voit  faire  par  exemple  à 
nos  figiiran'es  à  nous  lorsque  le  maître  de 
ballet    ne  les  tient   pas    aussi    rigoureuse- 


ment en  ordre  qu'un  bon  chasseur  rassem- 
ble sa  meute.       -   • 

C'est  un  soulagement  pour  mes  yeux  de 
constater  que  le  fard  n'est  plus  a  la  mode. 
Je  ne  comprends  pas  ceux  qui  disent  qu'un 
regard  brillant  le  devient  plus  encore  par 
une  légère  touche  de  rouge  habilement 
appliquée  en  dessous.  En  tout  cas  si  on  en 
met  encore,  c'est  si  adroitement  que  cela 
ne  produit  qu'un  bon  effet,  et  voila  un 
immense  progrès  sur  la  mode,  dont  je  me 
souviens  trop  bien,  de  farder  les  joues  des 
jeunes  et  des  vieilles  a  un  point  réellement 
effrayant. 

Un    autre    progrès    que    je    goûte   fort, 


E.  LjTi  dtl  ;  (Coll   J.  B 

c'est  que  la  plupart  des  vieilles  dames  ont 
renoncé  aux  cheveux  artificiels  ;  elles  ar- 
rangent maintenant  leurs  propres  cheveux 
gris  avec  le  plus  d'élégance  et  de  soin 
possibles.  L'apparence  générale  de  l'cn- 
scmble  v  gagne  :  la  nature  arrange  les 
choses  pour  nous  beaucoup  mieux  que 
nous  ne  le  pouvons  faire;  et  l'aspect  d'une 
figure  âgée  entourée  de  boucles  noires, 
brunes  ou  bloruies,  est  infiniment  moins 
agréable  que  celui  d'un  vieux  visage  accom- 
pagf\é  de  ses  propres  cheveux  argentés. 

J'ai  entendu  observer,  avec  beaucoup 
de  justesse,  i]ue  le  fard  n'est  sevant  qu'a 
celles  qui  n'en  ont  pas  besc>in  :  on  peut 
dire  la  même  chose  des  faux  cheveux. 
Quelques-uns  des  edifices  en  cheveux  noirs 
et  brillants  comme  du  jais  que  j'ai  vus  ici 
excédaient  certainement  en  quantité  de 
cheveux  ce  qui  peut  croître  sur  aucune 
tète  huma-ne;  mais  quand  cet  edifice  sur- 
monte un  jeune  \isage  qui  semble  avoir 
droit  a  tous  les  honneurs  que  l'art  des  coif- 
feurs peut  imaginer,  il  n'v  a  rien  la  d'incon- 


Paris    Romantique 


gru  ni  de  désagréable,  bien  qu'il  soit  tou- 
jours dommage  de  mêler  quoi  que  ce  soit 
de  faux  à  la  gloire  d'une  jeune  tète.  Pour 
ce  sentiment-là.  Messieurs  les  Tabricanh 
de  faux  cheveux  ne  me  rendront  pas  grà- 


.835 


ces  :  après  avoir  interdit  l'i  sage  des  fausses 
tresses  aux  vieilles  dames,  voilà  que  je  dé- 
sapprouve maintenant  les  fausses  boucles 
pour  les  jeunes! 

Au  teste,  tout  ce  que  je  peux  vous  dire 
quant  a  la  toilette,  c'est  que  nos  élégantes 
ne  doivent  plus  espérer  de  trouver  ici  au- 


cun arti^'e  utile  pour  leur  garde-robe  à 
meil'eur  marché  ;  au  contraire,  tout  s'y 
paye  beaucoup  plus  cher  qu'à  Londres"; 
et  ce  qui  doit  également  les  empêcher  de 
faire  leurs  emplettes  ici,  c'est  que  les  dif- 
férents objets  que  nous 
avions  l'habitude  de  con- 
sidérer comme  mieux  fa- 
briqués que  chez  nous, 
spécialement  les  soieries 
et  les  gants,  sont  mair.- 
tenant,  à  mon  avis,  déci- 
dément inférieurs  aux  nô- 
tres en  qualité  :  les  articles 
qu'on  peut  acheter  au 
même  prix  qu'en  Angle- 
terre, sont  moins  bons 
à  l'usage. 

Les  seules  emplettes 
que  j'aimerais  à  rapporter 
chez  moi,  ce  seraient  des 
porcelaines  :  mais  cela, 
nos  tarifs  de  douane  nous 
le  défendent,  et,  sans  cette 
protection,  nos  Wedge- 
wood  et  nos  Mortlake  ne 
vendraient  plus  que  peu 
li'articles  d'ornement,  car 
lion  seulement  leurs  prix 
-.ont  plus  élevés  mais  leur 
natière  première  et  leur 
l.içon  sont,  à  mon  avis, 
^xtrcnicnicnt  inférieurs.  11 
est  rccllement  agréable  à 
lies  sentiments  patrioti- 
ques de  pouvoir  constater 
honnêtement  que,  sauf  ces 
objets  et  quelques  articles 
de  luxe,  commcs  les  bron- 
zes dorés,  les  pendules 
d'albâtre  et  caetera,  il  n'y  a 
rien  ici  que  nous  ne  puis- 
sions trouver  en  abondan- 
ce dans  notre  pays. 


XXIX 

l'abbé    LACORDAIRE.    SUCCÈS   DE    SES    ShH- 

MONS      A      NOTRE-DAMR.        I.ES      MRILLFURES 

PLACES     RÉSERVÉES      AUX      HOMMES.     DIMEN- 
SIONS    DE     NOTRE-DAME.     AFFLUENCE    DE  I'tU- 


Paris    Romantique 


io5 


nés  gens  Je  Paris.   —    ils    font   ht    dkfont 

LnS      RI-PUTAIIONS.  -       LACORDAIRE      RST      UN 

PRl';lJlCAir.UR    Dl  PLORABl.E. 

La  grande  réputation  d'un  prédicateur 
nous  décida  dimanche  a  supporter  deux 
heures  d'attente  fastidieuse  avant  la  messe 
qui  précéda  son  sermon.  C'est  de  la  sorte 
seulement  qu'on  peut  s'assurer  une  chaise 
à  Nolie-Dame  quand  l'abbé   Lacordaire  y 


ques  circonstances  vinrent  d'ailleur>>  dimi- 
nuer l'ennui  de  notre  lonj^ue  attente,  et  ]C 
dois  avouer  que  ce  ne  fut  point  la  la  moins 
profitable  partie  des  quatre  heures  que 
nous  passâmes  dans  cette  église. 

En  entrant,  nous  trouvâmes  limmense 
nef  close  par  des  barrières,  comme  elle 
l'avait  été  le  dimanche  de  Pâques  pour  le 
concert(car  ainsi  pourrait-on  appelerl'office 
de  cette  fcte).  Quand  nous  voulûmes  pen:- 


doit  monter  en  chaire.  L'ennui  est  grand  ; 
mais  ayant  successivement  entendu  dire  de 
ce  personnage  célèbre  qu'il  était  u  envoyé 
par  le  ciel  pour  ramener  la  France  au  ca- 
tholicisme rt  ;  qu'il  était  «  un  hypocrite  lais- 
sant Tartuffe  loin  derrière  lui  »  ;  que  son 
«  talent  dépasse  celui  de  tout  prédicateur 
depuis  Bossuet  »,  et  que  c'était  «  un  char- 
latan qui  devrait  prêcher  de  sa  baignoire 
plutôt  que  de  la  chaire  de  Notre-Dame  », 
je  me  décidai  à  le  voir  et  l'entendre  moi- 
même,  quoique  je  sois  peu  capable  de  dis- 
cerner oil  peut  être  la  vérité  entre  les  deux 
partis  qui  sont  sépares  par  un  abinie.  Quel- 


frer  dans  cette  partie  réservée,  c>n  nous 
dit  qu'aucune  clame  n  y  était  admise,  mais 
que  les  bas-côtés  contenaient  beaucoup  de 
chaises  et  qu'on  y  trouvait  des  places  ex- 
cellentes. 

Cet  arrangement  nt'étonna  pour  plu- 
sieurs raisons.  D'abord  parce  qu'il  est  ab- 
solument contraire  aux  usages  nationaux, 
car  partciut,  en  France,  les  meilleures  pla- 
ces sont  réservées  aux  femmes,  ou  du  moins, 
en  principe,  j'ai  toujc^urs  trouvé  qu'il  en 
fut  ainsi.  Ensuite  parce  que,  dans  tc>utcslcs 
églises  ciù  je  suis  entrée  jusqu  a  présent,  \'is- 
semblee,   toujours  ncinbieuse .  est    invaria- 


io6 


Paris   Romantique 


b  ementcomposéed'au  moins  douze  femmes 
pour  un  homme.  Aussi  lorsque,  en  regar-  . 
danf  dans  la  partie  réservée,  j  y  remarquai 
assez  de  rangées  de  chaises  pour  recevoir 
quinze  cents  personnes,  je  pensai  qu'à 
moins  que  tous  les  prêtres  de  Paris  ne 
vinssent  en  personne  faire  honneur  à  leur 
éloquent  confrère,  il  était  assez  peu  vrai- 
semblable que  cette  mesure  peu  galante  fût 
nécessaire.  Je  n'eus  pas  le  temps,  au  reste, 
de  mî  pz-vàrc  en  conjectures,  car  la  foule 
se  pressait  déjà  à  toutes  les  portes,  et  nous 
nous  dépêchâmes  de  nous  assurer  des  meil- 
leures chaises  dans  les  bas-côtés.  Nous 
parvînmes  à  nous  placer  entre  les  piliers, 
juste  en  face  de  la  chaire,  et  nous  en  fûmes 
satisfaits  cir  nous  ne  doutâmes  pas  qu'une 
voix  qui  avait  acquis  une  telle  renommée  ne 
pût  se  faire  entendre  dans  les  galeries  laté- 
rales de  Notre-Dame. 

Lorsque  je  me  fus  installée  aussi  confor- 
ablement  que  possible  sur  ma  chaise  au 
djssier  droit,  j'eus  une  première  consola- 
tion à  ma  longue  attente  en  songeant  que 
du  moins  elle  se  passerait  entre  les  murs 
vénérables  de  Notre-Dame.  C'est  une  glo- 
rieuse vieille  église,  et,  bien  qu'on  ne" 
puisse  la  comparer  à  l'Abbaye  de  West- 
minster, ou  à  Anvers,  ou  à  Strasbourg,  ou 
à  Cologne,  ou  à  beaucoup  d'autres  que  je 
pourrais  nomnter,  elle  garde  assez  d'inté- 
rêt pour  vous  occuper  pendant  un  temps 
considérable.  Les  trois  rosaces  élégantes 
qui  jettent  leur  lumière  colorée  au  nord,  à 
l'ouest  et  au  sud  offrent  par  elles-mêmes 
une  très  jolieêtude  pour  une  demi-heure  ou 
deux,  et,  d'ailleurs,  elles  rappeient,  malgré 
leur  minime  diamètre  de  quarante  pieds, 
la  magnifique  fenêtre  ronde  de  l'ouest  à 
la  cathédrale  de  Strasbourg,  dont  le  seul  sou- 
venir suffirait  a  faire  passer  un  autre  long 
espace  de  temps... 

J'avais  une  autre  source  de  distraction, 
et  rien  moins  qu'insignifiante,  à  observer 
1 'affluence  des  assistants.  L'édifice  renferma 
bientôt  autant  d'être  vivants  qu'il  en  pou- 
vait contenir;  et  les  places  que  nous  ju- 
gions qudconc|ues  quand  nous  les  primes, 
se  trouvèrent  si  commodément  situées  que 
nous  nous  réjouîmes  de  les  avoir  choisies. 
Il  n'y  avait  pas  un  pilier  qui  ne  servit 
d'appui  à  autant  d'hommes  qu  il  en  fallait 
pour  l'entourer,   et    pas    un    ornement   en 


saillie,  pas  une  balustrade  des  autels  laté- 
raux, pas  un  point  élevé,  qui  ne  fût  comme 
si  un  essaim  d'abeilles  s'y  était  suspendu. 
Mais  ce  qui  attira  le  plus  mon  attention 
fut  ce  qui  se  passait  dans  la  nef.  Quand  on 
me  dit  que  c'était  la  partie  de  l'église  ré- 
servée aux  hommes,  je  pensai  que  j'y  ver- 
rais des  citoyens  catholiques,  respectables, 
et  d  un  âge  mûr,  venus  de  tous  les  coins- 
de  la  ville  et  peut-être  du  pays  pour  en- 
tendre le  célèbre  prédicateur;  mais,  à  mon 
grand  étonnement,  je  vis  arriver  par  dou- 
zaines des  jeunes  gens  joyeux,  élégants, 
misa  la  dernière  mode,  ei  tels  que  je  n'en 
avais  encore  jamais  vu  à  d'autres  cérémo- 
nies religieuses.  Parmi  eux  se  trouvait  une 
certaine  quantité  d'hommes  plus  âgés;  mais 
la  grande  majorité  ne  tiépassait  pas  trente 
ans.  Je  ne  pouvais  comprendre  la  raison  de 
ce  phénomène  ;  mais  tandis  que  je  me 
creusais  la  tète  pour  en  trouver  l'explica- 
tion, le  hasard  vint  en  aide  à  ma  curiosité 
sous  la  forme  d'un  voisin  communicatif. 

Dans  aucun  endroit  du  monde  il  n'est 
plus  aisé  d'entrer  en  conversation  avec  un 
étranger  qu'à  Paris.  A  tous  les  degrés  de 
la  société  il  y  règne  une  courtoisie  et  une 
sociabilité  naturelles,  et  celui  qui  le  désire 
peut  facilement  connaître  l'état  d'esprit  de 
toutes  les  classes.  Le  temps  présent  est 
très  favorable  à  cela,  car  le  trait  le  plus 
remarquable  des  mœurs  parisiennes,  en  ce 
moment,  c'est  une  abolue  liberté  d'expri- 
mer son  opinion  sur  toutes  choses. 

J'ai  entendu  dire  qu'il  était  difficile  d'ob- 
tenir une  réponse  nette,  précise  et  courte 
d'un  Irlandais  ;  d'un  Français,  c'est  impos- 
sible :  quand  sa  réplique  à  votre  question 
équivaudrait  au  fond  au  sec  anglicisme 
«  1  don't  know  »  je  ne  sais  pas  ,  elle  serait 
faite  d'un  ton  et  avec  une  tournure  de 
phrase  qui  vous  per  uadcraient  qu'on  sera 
satisfait  et  .même  extrêmement  heureux 
de  répondre  à  toutes  les  autres  demandes 
qu'il  vous  plaira  de  faire  sur  le  même  su 
jet,  ou  sur  un  autre. 

Pour  avoir  déplacé  ma  chaise  d'un  pouce 
et  demi  en  vue  de  la  commodité  d'un  voi- 
sin à  cheveux  gris,  celui-ci  fut  amené  à 
prononcer  :  «  ylfillc  pardons,  mjJamc  !  » 
avec  une  remarque  sur  la  gêne  qu'appor- 
tait la  réserve  de  toutes  les  nieillcures  pla- 
ces pour  les  messieurs.  C'était   tout   à    lait 


Paris    Romantique 


OMtraire,  ajotifa-t-il,   à    la    coutume  ordi- 
aire    des    Parisiens,  et    de     fait,    c'était 
pourtant  la  seule  disposition   que  l'on   eût 
trouvée     pour    que    les 
dames    ne    fussent     pas 
incommodées  par  le  flot 
impétueux     des    jeunes 
gens  qui  viennent  régu- 
liércment    entendre 
l'abbé  Lacordaire. 

«  Je  ne  vis  jamais  tant 
de  jeunes  gens  dans  au- 
cune assemblée  reli- 
gieuse, dis-je,  espé- 
rant qu''l  pourrait  m'ex- 
pliquer  ce  mystère... 

—  La  France,  répon- 
dit-il avec  énergie, 
comme  vous  pouvez 
vous  en  convaincre  en 
regardant  cette  multitu- 
de, n'est  plus  la  France 
de  I  jqS  ,  quand  ses 
prêtres  chantaient  des 
cantiques  sur  l'air  du 
Ça  ira.  La  France  est 
heureusement  redeve- 
nue profondément  et 
sincèrement  catholique. 
Ses  prêtres  sont  a  nou- 
veau ses  orateurs,  ses 
plus  grands,  ses  plus 
hauts  dignitaires.  Elle 
peut  encore  donner  des 
cardinaux  à  Rome,  et 
Rome  peut  encore 
donner  un  ministre  a  la 
France.  » 

Je  ne  trouvai  aucune 
réponse  à  faire;  et  mon 
silemrc  ne  sembla  pas 
lui  plaire, car,  après  être 
resté  assis  quelques  mi- 
nutes en  silence,  il  se 
leva  de  la  place  qu'il 
avait  obtenue  àsigrand'- 
peine  et,  se   frayant  un  '•*'■' 

passage  a  travers  la  fou- 
le,    il  disparut  derrière 
nous  ;    mais    je    pus    le    revoir,    avant    de 
quitter  l'église,  debout   sur  les  mirchcs  de 
la  chaire...  La  messe  terminée,  je  regardai 
la  chaire  ;   elle    était   encore  vide,  mais,   en 


jetant  les  yeux  autour  de  moi,  je  vistousles 
regards  tournés  vers  une  petite  porte  dan» 
le   bas  côté    nord,  presque  immédiatement 


CHAIRE     PRÛCHWT     A     NOTRr.-DAME 

Coll.   J      Boulcn^.r 

derrière  nous.  Il  est  entre  Ij  .'  dit  une  jeune 
femme  près  de  nous,  d'un  ton  qui  semblai 
indiquer  un  sentiment  plus  prc>fond   que  le 
rcspe.t,  et  qui  vraiment  touchait  à  l'adora- 


38 


Paris   Romantique 


tion.  Ses  yeux  restèrent  fixés  sur  la  porte 
comme  ceux  de  beaucoup  d'autres  jusqu'à 
ce  qu'elle  s'ouvrit  et  qu'un  jeune  homme 
élancé,  dans  le  costume  du  prêtre  qui  va 
monter  en  chaire,  y  apparût.  Un  bedeau 
lui  fraya  un  chemin  à  travers  la  foule,  qui, 
épaisse  et  serrée  comme  elle  était,  se  recu- 
lait de  chaque  côté  pour  le  laisser  appro- 
cher de  la  chaire,  avec  beaucoup  plus  de 
docilité  qu'elle  ne  l'eût  fait  poussée  par 
une  troupe  de  cavalerie. 

Le  silence  le  plus  profond  accompagnait 
sa  marche  ;  jamais  je  ne  vis  démonstration 
de  respect  plus  frappante  ;  et  l'on  prétend 
que  les  trois  quarts  de  Paris  considèrent 
cet  homme  comme  un   hypocrite  ! 

Aussitôt  qu'il  eut  atteint  la  chaire,  tan- 
dis qu'il  se  préparait  par  une  muette  prière 
au  devoir  qu'il  allait  accomplir,  un  bruit  se 
fit  entendre  dans  la  partie  supérieure  du 
chœur  et  l'archevêque,  suivi  de  son  splen- 
dide  cortège  ecclésiastique, s'avança  vers  la 
partie  de  la  nef  qui  est  immédiatement  en 
face  du  prédicateur.  En  arrivant  à  l'endroit 
réservé,  chacun  gagna  sans  bruit  la  place 
qui  lui  était  assignée  d'après  sa  dignité, 
tandis  que  l'assemblée  entière  attendait 
debout  respectueusemei.t,  et  semblait 

JUmirer  un  .11  bel  ordre   et  reccnnaiire  l'église. 

11  est  plus  facile  de  vous  décrire  tout 
ce  qui  précéda  le  sermon  que  le  sermon 
lui-même.  Ce  fut  un  tel  flot  de  paroles, 
un  tel  torrent,  une  telle  averse  de  déclama- 
tions passionnées  que,  même  avant  den 
avoir  entendu  assez  pour  pouvoir  juger  du 
sujet,  je  me  sentis  disposée  à  mal  juger  du 
prédicateur,  et  a  soupçonner  ce  discours 
d'avoir  plus  de  fleurs  et  de  fioritures  de  rhé- 
torique humaine  que  de  simple  vérité  di- 
vine. 

Ses  gestes  violents  me  déplurent  aussi 
excessivement.  Le  mouvement  rapide  et 
incessant  de  ses  mains,  quelquefois  de 
l'une,  quelquefois  des  deux,  ressemblait 
plus  à  celui  des  ailes  d'un  oiseau-mouche 
qu'à  aucune  autre  chose  dont  je  puisse  me 
souvenir  ;  mais  le  bourdonnement  partait 
de  l'assemblée  en  admiration.  A  chaque 
pause  —  il  en  faisait  fréquemment,  et  évi- 
demment exprès,  comme  un  mauvais  acteur 
—  une  rumeur  louangeuse  courait  à  travers 
la  foule. 


Je  me  souviens  d'avoir  lu  quelque  part 
qu'un  prêtre  de  naissance  noble,  de  peur 
que  ses  ouailles  ne  devinssent  familières 
avec  lui,  s'adressait  à  elles  du  haut  de  la 
chaire  en  ces  termes  :  Canaille  chrétienne  ! 
C'était  mal  —  très  mal,  certainement  : 
mais  je  ne  sais  si  le  Messieurs  de  l'abbé  La- 
cordaire  est  beaucoup  plus  dans  le  ton 
convenable  à  un  pasteur  chrétien.  Cette 
apostrophe  mondaine  fut  répétée  plusieurs 
fois  pendant  le  discours,  et  j'ose  dire  con- 
tribua grandement  à  lefiFet  désagréable  que 
me  produisit  l'éloquence  du  prédicateur. 
Je  ne  me  rappelle  pas  avoir  jamais  entendu 
un  prédicateur  que  j'aie  moins  aimé, 
moins  vénéré  et  moins  admiré  que  ce  nou- 
veau saint  parisien.  11  fit  des  allusions 
très  acérées  à  la  renaissance  de  l'Eglise 
catholique  romaine  en  Irlande  et  anathé- 
matisa  cordialement  tous  ceux  qui  s'y  op- 
poseraient. 

En  vous  racontant  le  prologue  de  deux 
heures  qu'avait  été  la  messe,  j'ai  oublié  de 
\ous  dire  que  beaucoup  de  jeunes  gens  — 
non  aux  places  réservées  dans  la  nef  mais 
de  ceux  qui  étaient  assis  près  de  nous  — 
lisaient  pour  échapper  à  l'ennui  de  l'attente. 
Quelques-uns  des  volumes  qu'ils  tenaient 
avaient  tout  l'air  de  romans  provenant  d'un 
cabinet  de  lecture  ;  d'autres  étaient  évi- 
demment des  recueils  de  cantiques,  proba- 
blement mo'\ns  spirituels  que  pleins  d'esprit . 
Ce  spectacle  me  découvrit  une  nouvelle 
page  de  Paris  tel  qu'il  est,  et  je  ne  re- 
grette pas  les  quatre  heures  qu'il  m'a  coû- 
tées ;  mais  une  *'ois  suffit  :  je  ne  retour- 
nerai cerlespas  entendre  l'abbé  Lacordaire. 


XXX 

LE  PALAIS-ROYAL.  TYPES  Qu'ON  Y  REN- 
CONTRE.          UNE     FAMIILE     ANGLAISE.     LES 

EXCELLENTS     RESTAURANTS     A      40    SOUS.     —      LA 

GALERIE     DORLÉANS.       LHS      OISIFS.      LE 

THLATRE     DU     VAUDLVILIE. 

Bien  que  vous  pensiez  certainement 
qu'en  ma  qualité  île  fcnimc  le  Palais-Royal 
doit  m'intéresser  peu,  avec  ses  restaurants, 
ses  boutiques  de  bijouterie,  de  rubans,  de 
jouets  d'enfants,  etc.,  etc.,  etc.,  et  tous 
les  mondes  de  misère,  de  fête  et  de  bonne 


Paris   Romantique 


109 


chère  qui  s'y  superposent  d'étage  en  étage, 
•  e  ne  puis  cependant  passer  sous  silence 
un  des  lieux  de  Paris  dont  l'aspect  est  le 
plus  caractéristique  et  le  plus  antianglais... 
Tout  le  monde,  —  homme,  femme  ou 
enfant,  nohle  ou  roturier,  riche  ou  pauvre, 
—  en  un  mot  toute  ànie  qui  pénètre  dans 
Paris  demande  a  voir  le  Palais-Royal. 
Mais  si  beaucoup  d'étrangers  y  demeurent, 
élas!  trop  longtemps,  il  en  est  beaucoup 


rer  que  savoir,  il  y  reste  assez  d'objets  a 
contempler  pour  fournir  matière  a  obser 
valions... 

Comment  cela  se  fait-il  ?  Je  n'en  sais 
rien,  mais  chaque  personne  que  l'on  ren- 
contre la  peut  fournir  sujet  a  méditation. 
Si  c'est  un  élégant  a  la  mode,  l'imagina- 
tion le  conduit  immédiatement  vers  un 
salon  de  jeu,  et,  si  vous  avez  un  bon  natu- 
rel, votre  coeur  saignera  en  pensant  cum- 


LA    G\LERIE     O  ORLEANS    AU     PALAIS-ROYAL 


(Collclion    J.    B. 


aussi  qui,  a  mon  avis,  ne  s  y  arrêtent  pas 
assez.  Quand  même,  en  faisant  le  tour  de 
toutes  les  galeries,  on  aurait  observé  atten- 
tivement, l'œil  le  plus  rapide  ne  pourrait 
saisir  tous  les  types  nationaux,  tous  les 
groupes  pittoresques  et  comiques  qui  flot- 
tent là  pendant  vingt  heures  au  moins 
sur  vingt-quatre.  Je  sais  que  l'étude  du 
Palais-Royal,  dans  ses  recoins  les  plus  ca- 
chés, serait  à  la  fois  difficile,  dangereuse 
et  désagréable  à  poursuivre  :  mais  je  n'ai 
rien  à  voir  \.\\  sans  chercher  a  ccmnaitre 
ce  que,  après  tout,  il  vaudrait  mieux  igno- 


bien  de  tristesses  il  rapportera  chez  lui. 
Si  c'est  une  moustactic  épaisse,  a  demi 
distinguée,  surmontée  de  grands,  sombres 
et  profonds  yeux  qui  regardent  ce  qui  les 
entoure  comme  si  leur  propriétaire  cher- 
chait quelqu'un  à  dévorer,  vous  pouvez 
être  aussi  siire  qu'elle  se  dirige  également 
vers  un  salon  que  vous  l'êtes  qu'un  homme 
qui  porte  une  ligne  sur  son  cpau'e  va  a  la 
pèche.  Cette  jolie  soubrette,  avec  ses  petits 
talons  et  son  joli  tablier  de  soie,  qui  a  évi- 
demment quelques  francs  dans  le  coin 
noue  du  mouchoir  qu'elle  tient  à  la   nuin. 


Paris    Romantique 


ne  savons-nous  pas  qu'elle  cherche  à  tra- 
vers les  vitrines  de  chaque  bijoutier  la 
paire  de  boucles  d'oreilles  en  or  assez  ten- 
tante pour  qu'elle  sacrifie  à  l'acheter  un 
quart  de  ses  gages? 

Nous  ne  devons  pas  perdre  de  vue  — 
aussi  bien  serait-ce  difficile!  —  cette  fa- 
mille caractéristique  de  nos  compatriotes 
qui  vient  de  tourner  dans  la  superbe  galerie 
ci'Orléans.  Père,  mère  et  filles...  qu'il  est 
facile  de  deviner  leurs  pensées  et  même 
leurs  paroles!  Le  père,  au  noble  maintien, 
déclare  que  cette  galerie  ferait  une  Bourse 
magnifique  :  il  n'a  pas  encore  vu  la  Bourse 
de  Paris.  11  examine  la  hauteur,  marche 
un  pas  ou  deux,  mesure  par  les  yeux  l'es- 
pace de  tous  côtés,  puis  s'arrête  et  dit  sans 
doute  à  la  dame  qu'il  a  au  bras  (et  dont 
les  regards,  pendant  ce  temps,  errent 
parmi  les  châles,  les  gants,  les  bouteilles 
d'eau  de  Cologne  et  les  porcelaines  de 
Sèvres,  d'abord  d'un  côté,  ensuite  de 
l'autre)  :  «  Ce  n'est  pas  mal  construit; 
c'est  léger  et  majestueux  et  la  largeur  est 
très  considérable  pour  un  toit  si  léger 
d'apparence;  mais  qu'est-ce  cela  comparé 
au  pont  de  Waterloo!   » 

Deux  jolies  filles,  au  teint  frais,  aux 
yeux  de  colombe  et  aux  cheveux  comme 
le  blé,  tombant  en  boucles  innombrables 
et  cachant  presque  leurs  regards  curieux, 
bien  que  timides  encore,  précèdent  leurs 
parents;  en  filles  bien  élevées,  elles  s'arrê- 
tent quand  ils  s'arrêtent  et  marchent  quand 
ils  marchent.  Mais  elles  osent  à  peine  re- 
garder rien,  car,  quoique  leurs  yeux  bais- 
sés puissent  difficilement  laisser  deviner 
qu'elles  les  ont  aperçus,  ne  sayent-elles  pas 
que  ces  jeunes  gens  aux  favoris,  aUx  impé- 
riales et  aux  cheveux  noirs  les  fixent  avec 
leurs  lorgnons? 

Là  aussi,  comme  aux  Tuileries,  de  petits 
pavillons  fournissent  de  quoi  désaltérer 
les  assoiffés  de  politique;  et  là  aussi,  nous 
pouvons  distinguer  le  mélancolique  cliam- 
pion  de  la  branche  aînée  des  Bourbons, 
qui,  au  moins,  est  sur  de  trouver  des  con- 
solations dans  sa  fidèle  Quotidienne  et  de  la 
sympathie  dans  La  Tiance.  Le  républi- 
cain morose  marche  fièrement,  comme 
d'habitude,  pour  se  saisir  du  T^éformaleur : 
tandis  que  le  confortabk  doctrinaire  sort 
du   café   Very  en   méditant  sur  le  Journal 


des  Débats  et  sur  les  chances  de  ses  spécu- 
lations chez  Tortoni  ou  à  la  Bourse. 

Ce  fut  en  nous  promenant  dans  les  ga- 
leries qui  entourent  le  jardin  que  nous 
remarquâmes  les  figures  dont  je  vous  parle 
et  bien  d'autres  trop  nombreuses  pour 
vous  les  dépeindre.  Ce  jour-là,  nous  nous 
étions  promis,  pour  satisfaire  notre  curio- 
sité, de  dîner,  non  chez  Very  ou  dans 
quelque  autre  restaurant  très  renommé, 
mais  tout  bonnement  à  un  restaurant  à  qua- 
rante sous  par  tète.  Ayant  fait  le  tour  des 
galeries,  nous  montâmes  donc  au  second 
étage  du  numéro  ...,  j'oublie  lequel  : 
c'était  là  qu'on  nous  avait  recommandé  tout 
spécialement  de  faire  notre  coup  d'essai. 
Et  la  scène  que  nous  vîmes  en  entrant, 
après  avoir  suivi  une  longue  file  de  gens 
qui  nous  précédaient,  nous  amusa  par  sa 
nouveauté. 

Je  ne  dis  pas  que  j'aimerais  à  dincr  trois 
fois  par  semaine  au  Palais-Royal  pour 
quarante  sous  par  tête,  mais  je  dis  que  j'au- 
rais été  très  fâchée  de  ne  pas  I  avoir  fait 
une  fois  et  que,  de  plus,  j'espère  de  tout 
coeur  que  je  le  ferai  encore. 

Le  dîner  était  extrêmement  bon  et  aussi 
varié  que  notre  fantaisie  le  désira,  chaque 
personne  ayant  le  privilège  de  choisir  trois 
ou  quatre  plats  sur  une  carte  qu'il  faudrait 
un  jour  pour  lire  entièrement.  Mais  le 
repas  était  certainement  la  partie  la  moins 
importante  dans  notre  affaire.  La  nou- 
veauté du  spectacle,  le  nombre  de  gens 
étranges,  la  parfaite  aménité  et  la  bonne 
éducation  qui  semblaient  régtier  parmi  eux 
tous,  tout  cela  nous  faisait  regarder  au- 
tour de  nous  avec  tant  d'intérêt  et  de  cu- 
riosité que  nous  oubliâmes  presque  la 
cause  ostensible  de  notre  visite. 

11  y  avait  là  beaucoup  d'Anglais,  princi- 
palement des  hommes,  et  plusieurs  Alle- 
mands, avec  leurs  femmes  et  leurs  filles  ; 
mais  la  majorité  de  l'assistance  était  fran- 
çaise, et,  d'après  plusieurs  petites  discus- 
sions quant  aux  places  réservées  pour  eux 
que  l'on  avait  laisse  prendre,  d'après  diffé- 
rentes paroles  d'intelligence  qu'ils  échan- 
geaient avec  les  garçons,  il  était  clair  que 
beaucoup  d'entre  eux  n'étaient  pas  des 
visiteurs  de  hasard,  mais  avaient  l'habitude 
quotidienne  de  dîner  là. 

Quel    singulier     mode      d'existence     et 


Paris    Romantique 


combien    inconcevable  à    des  Anglais  !... 

Une  raison,  je  suppose,  pour  laquelle 
Paris  est  tellement  plus  amusant  a  rej^arder 
que  Londres,  c'est  qu'il  contient  beau- 
coup plus  de  gens,  en  proportion  tie  sa 
population,  qui  n'ont  rien  à  faire  en  ce 
monde  que  de  divertir  eux-mêmes  et  les 
autres. 

]|  y  a  ici  beaucoup  d'hommes  oisifs  qui 
se  contentent  pour  vivre  de  revenus  que 
l'on  regarderait  chez  nous  comme  à  peine 
suffisants  pour  subvenir  au  logement;  de 
petits  rentiers  qui  préfèrent  vivre  libres 
avec  peu  de  revenu  que  de  travailler  dur 
et  d'être  souvent  ennuyés  avec  plus  d'ar- 
gent. 

Je  ne  sais  si  cette  manière  de  faire  rend 
aussi  heureux  quand  la  jeunesse  est  passée  ; 
tout  au  moins,  pour  beaucoup,  il  est  pro- 
bable que,  quand  la  force,  la  santé,  lin- 
telligence  s'amoindrissent,  un  peu  plus  de 
confortable  et  de  facilité  de  vie  devien- 
nent alors  désirables,  mais  il  est  trop  tard 
pour  les  gagner  ;  pour  les  autres,  pour  tous 
ceux  qui  forment  le  cercle  autour  duquel 
l'oisif  homme  de  plaisir  voltige  légère- 
ment, cette  manière  de  vivre  offre  une 
ressource  qui  ne  tarit  jamais.  Que  devien- 
draient toutes  les  parties  de  plaisir  qui  ont 
lieu  à  Paris,  le  matin,  l'après-midi  et  le 
soir,  si  cette  racc-là  n'existait  plus?  Qu'ils 
soient  mariés  ou  célibataires,  ces  oisifs 
sont  également  nécessaires,  également  les 
bienvenus  partout  où  se  divertir  est  l'affaire 
principale.  Chez  nous,  seulement  une  pe- 
tite classe  privilégiée  peut  se  permettre 
d'aller  où  le  plaisir  l'appelle  ;  mais  en 
France,  aucune  dame,  lorsqu'elle  arrange 
une  fête,  n'a  à  se  poser  cette  terrible  ques- 
tion :  (I  Mais  quels  hommes  pou.  lais-je 
avoir  ?  » 

XXXI 

PATISSIERS  ANGLAIS.    UN  ANGLOPHOriE.    

IXPÉRIENCE  MALHEUREUSE    SUR   UN    «    AtUPl  IN    ». 
lE    ROl-ClTOYEN    SE     PROMÈNE. 

Nous  avons  été  faire  ce  matin  une  tour- 
née danslesmagasins,  laquelle  s'e.-it  terminée 
dans  une  pâtisserie  anglaise  où  no.i.i  nnn- 
geàmes  des  buns.  Là,  nous  nous  amusâmes 
a  observer  quelques  Français  qui  cntièrent 
pour  faire  un  vcùtcr  matinal  de   gâteaux. 


Ils  avaient  tous  l'air,  plus  ou  moins,  d'ar- 
river sur  une  terre  inconnue,  laissant  de- 
viner leur  étonnement  a  la  vue  des  compo- 
sitions d'outre-mer  qui  se  présentaient  a 
leurs  yeux.  ]1  y  avait  parmi  eux  un  jeune 
homme  qui,  de  toute  évidence,  avait  pris 
a  tâche  de  railler  toutes  les  friandises 
étrangères  que  la  boutique  contenait,  can- 
sidérant  certainement  que  leur  importation 
était   une  offense  aux  produits  nationaux. 


LE     PATISSIER    ANGLAIS 
Par   Th.  Guttin)  (Coll.    J.   B.) 

«  Est-il  possible!  dit-il  gravement  avec 
un  air  indigné  et  au  moment  où  une  des 
dames  qu'il  accompagnait  parut  sur  le  point 
de  manger  un  «  bun  »  anglais,  est-il  possi- 
ble que  vous  puissiez  proférer  à  la  p'itis- 
serie  française  ces  ccm:$tib!cs  étr.;ng:s  à 
voir? 

—  Mais  go:ifez-en.'  dit  la  dam;  cii  lui 
présentant  un  gâteau  semblable  à  celui 
qu'elle  mangeait  :   Us  sont  exc.-llenls. 

—  Non,  non!  c'cstassez  de  les  rci^irder! 
dit  son  cavalier  en  haussant  Tes  épaules. 
Il  n'y  a  dans  ces  gâteaux  aucune  grâce, 
aucune  élégance,  aucune  légèreté. 

-  Jfjis  go:itez  ijiu'lijue  cl\'s:.  répliqua 
la  dame  en  insistant. 

Ko  IS  le  voulez  iibs.-''umenl !  s'exclama 
le    je  i:'.c    homme;    ^]uel!:     /vr.iinV.'. ..     et 


8 


Paris   Romantique 


quelle  pi-euve  d'obéissance  je  vais  vous  don-      fortuné  connaisseur    en   pâtisserie  prit    cc" 

ner  ! Voyons  donc!  »  continua-t-ii,  et  il       qu'il  croyait  être  un  gâleau,   et  s'exclama 

approcJia    de    lui    un   plateau    sur    lequel       d'un  air  théâtral  : 

«  Voilà  donc  ce  que 
je  vais  faire  pour  vos 
beaux  yeux.  » 

En  parlant,  il  prit 
une  de  ces  pâles  et 
molles  choses,  et,  a 
notre  extrême  amu- 
-■cment,  essaya  de  la 
manger.  Tout  le 
monde  peut  être  ex- 
cusé de  faire  des 
grimaces  en  telle 
occasion,  et,  le  pri- 
vilège des  Français- 
en  ce  genre  est  bien 
connu;  mais  ce  hardi 
expérimentateur 
.ihusa  de  ce  privi- 
lege ;  il  paraissait 
subir  une  agonie 
tumpléte,  etseshaut- 
Ic-cœur,  ses  repro- 
ches furent  si  véhé- 
ments ,  qu'amis, 
étrangers  ,  bouti- 
quier, et  tous,  jusqu'à 
une  petite  bonne  qui 
apportait  un  plateau 
de  pâtés,  furent  pris 
d'un  rire  inextingui- 
ble, que  l'iitfortuné, 
rendons-  lui  cette  jus- 
tice, supporta  avec 
une  extrême  bonne 
humeur,  en  faisant 
seulement  promettre 
;i  sa  jolie  compatriote 
qu'elle  n'insisterait 
plus  jamais  pourqu'il 
mangeât  des  friandi- 
ses anglaises. 

Si  cette  scciieavait 
continue    plus  long- 
temps,   j'aurais  man- 
que un  spectacle  au- 
quel j'eusse  été  bien    (àchee    de   ne    point 
assister,  mais  je    n'aurais   certainement  pas- 
iiuitté  la  pâtisserie  avant  que  la  torture  du 
jeune  Français  fût  terminée.  Heureusement, 
nous  arrivâmes  sur  le   boulevard  des  Ita- 


LE     HOI-CITOYEN     EN 


PROMENADE 


I.  by    Mr»    Trollopt 


étaient  empilés  quelques  véritables  «  muf- 
fins »  anglais,  lesquels  sont,  comme  vous 
le  savez,  d'une  fabrication  mystérieuse,  et, 
quand  on  les  mange  non  rôtis,  du  même 
goût  qu'un  morceau  de  peau  de  gant.  Lin- 


Paris   Romantique 


iiS 


liens  à  temps  pour  voir  le  roi  Louis-Phi- 
lippe, en  simple  bourgeois,  passer  à  pied 
juste  devant  les  Bains  Chinois,  mais  sur  le 
trottoir  opposé. 

Excepté  une  petite  cocarde  tricolore  à 
son  chapeau,  il  n'avait  rien  dans  sa  tenue 
qui  le  distinguât  des  autres  passants.  C'est 
un  homme  entre  deux  âges,  replet,  d'un 
bel  aspect,  ayant  dans  sa  démarche  une 
dignité  qui,  malgré  l'air  bourgeois  dont  il 
se  promenait,  aurait  attiré  l'attention  et 
trahi  son  origine,  même  sans  la  cocarde  tri- 
co/'rv  indicatrice.  Deux  messieurs  suivaient 
à  quelques  pas  derrière  lui,  qui  se  rappro- 
chèrent quand  nous  fûmes  passés  à  ce 
qu'il  me  sembla;  mais  il  n'avait  pas  avec 
lui  d'autres  personnes  qui  parussent  être  a 
son  service.  J'observai  que  beaucoup  le 
reconnaissaient  et  que  quelques  chapeaux 
se  levèrent  sur  son  passage,  y  compris  ceux 
de  deux  ou  trois  Anglais;  mais  sa  présence 
excitait  peu  d'émotion.  Je  m'amusai  cepen- 
dant de  l'air  nonchalant  avec  lequel  un 
jeune  homme,  en  grand  costume  à  la  Ro- 
be-.pierre,  se  servit  de  son  lorgnon  pour 
examiner  la  personne  du  monarque  aussi 
longtemps  qu'elle  resta  en  vue. 

Le  dernier  roi  que  j'avais  rencontré 
dans  les  rues  était  Charles  X.  Il  revenait 
d'un  de  ses  palais  suburbains,  escorté  et 
accompagné  d'une  manière  vraiment  royale. 
Le  contraste  entre  les  hommes  et  les  habi- 
tuJes  était  frappant  et  bien  fait  pour  éveil- 
ler le  souvenir  des  événements  qui  se  sont 
passés  depuis  la  dernière  fois  que  j'ai  re- 
gardé un  souverain  de  France... 


XXXll 

POLirESSE    DES    MARIS    FRANÇAIS. 

Du  moment  ou  l'on  est  admis  dans  la 
société  française,  on  s'aperçoit  sur-le- 
champ  que  les  femmes  v  jouent  un  rôle  fort 
important.  Les  femmes  anglaises  en  font 
certainement  autant  dans  la  leur  ;  mais 
pourtant  je  ne  puis  m'empèchcv  de  penser 
que,  sauf  exception,  les  dames  en  France 
ont  plus  de  pouvoir  et  exercent  une  plus 
grande  influence  que  celles  d'Angleterre... 

La    France  a  été    surnommée    le   para- 


dis des  femmes,  et  certes  s'il  suffît  de  eun  ■ 
sidération  et  de  respect  pous  constituer 
un  paradis,  c'est  avec  raison  qu'elle  a  reçu 
ce  nom.  Je  ne  veux  pourtant  point  admet- 
tre que  les  Français  soient  de  meilleurs 
maris  que  les  Anglais,  quoique  je  sois 
assez  portée  a  croire  que  ce  sont  des  maris 
plus  polis. 

Je  ne  sais  pa),  pour  moi,  si  chacun  me  ressemble. 
Mais  j'entends  la-dessous  un  million  de  mots. 

Pour  cesser  toute  plaisanterie,  je  suis 
d'opinion  que  ce  ton  et  ces  manières  res- 
pectueuses, ou  par  quelque  autre  épithete 
qu'on  veuille  les  désigner,  sont  loin  d'être 
superficiels,  du  moins  dans  leurs  effets.  Je 
serais  fort  surprise  si  j'entendais  dire  qu'u  i 
Français  bien  élevé  eût  jamais  parlé  mal- 
honnêtement à  une  femme. 

Rousseau,  dans  un  moment  où  il  voulait 
être  ce  qu'il  appelle  lui  même  souveraine- 
ment impertinent,  a  dit  qu'il  est  connu  qu'un 
homme  ne  refusera  rien  à  aucune  femme, 
fût-ce  même  la  sienne.  Mais  ce  n'est  pas 
seulement  en  ne  lui  refusant  rien  qu'un 
mari  français  montre  la  supériorité  que  je 
lui  attribue.  Je  connais  bien  des  maris  an- 
glais qui  sont  tout  aussi  généreux.  Pourtant 
si  je  ne  me  trompe,  la  considération  géné- 
rale dont  jouissent  les  femmes  françaises  a 
son  origine  dans  le  respect  domestique  qui 
leur  est  officiellement  témoigne.  Je  n'es- 
saierai point  de  décîVler  jusqu'à  quel  point 
peut  être  fondée  l'idée  généralement 
adoptée  chez  nous  que  les  femmes  mariées 
en  France  sont  d'une  vertu  moins  sévère 
que  celles  d'Angleterre  ;  mais  si  j'en  dois 
juger  par  le  respect  que  leur  témoignent 
leurs  pères,  leurs  maris,  leurs  frères  et 
leurs  fils,  je  ne  saurais  croire,  en  dépit 
des  récits  des  vovageurs,  et  même  de  l'au- 
torité des  contes  moraux,  qu'il  n'y  ait  pas 
beaucoup  île  vertu  là  où  il  y  a  tant  d'es- 
time. 

Dans  un  ouvrage  récemment  publié  sur 
la  France,  l'auteur  compare  le  talent 
des  femmes  anglaises  et  françaises  pour  la 
conversation,  et  il  trace  un  tableau  si  exa- 
géré de  la  frivole  nullité  de  ses  belles  com- 
patriotes que.  si  cet  ouvrage  jouissait  d'un 
grarui  crédit  en  France,  on  v  serait  sans 
doute  persuadé  que  les  femmes  anglaises 
sont  tant  soit  peu  .^gnés. 


Paris   Romantique 


Or,  je  crois  ce  jugement  aussi  peu  fondé 
que  celui  de  ce  voyageur  q\ii  nous  accusait 
toutes  d'aimer  l 'eau-de-vie.  11  est  possible 
que  les  femmes  avec  qui  cet  illustre  écri- 


lA     Mwr.MiL    MLliL 


vain  a  entamé  des  c  ■■nvc  sutioni  aient  été 
si  frappées  d'effroi  à  la  pensée  de  ;on  im- 
mense réputaiicn,  qu'elles  en  soient  res- 
tées muettes  ;  mais  dano  tout  au;rc  cas,  je 
pense  que  les  fcmn'.cs  malaises  causent 
aussi  bien  qu'en  aucun  ptys  du  mcnde. 
Il  est  certain  pourlan:  qvc  cl;cz  nous  \zs 


femmes,  surtout  celles  qui  sent  jeunes,  se 
trouvent,  sous  ce  rapport,  dans  une  posi- 
tion très  désavantageuse.  La  plupart  d'en- 
tre elles  sont  aussi  instruites  et  peut-être 
plus  que  la  majorité 
des  Françaises  ;  mais 
malheureusement,  il 
arrive  souvent  qu'el- 
les éprouvent  un  ef- 
froi extrême  à  l'idée 
de  le  paraître.  En 
général,  elles  crai- 
gnent beaucoup  plus 
de  passer  pour  sjvij»i- 
U's  que  d'etre  rangées 
parmi  celles  qui  sont 
ignorantes. 

H  eureusement 
pour  la  France,  il  n  y 
a  point  de  marque 
distinctive,  point  de 
stigmate  qui  s'attache 
aux  femmes  douées 
■Àc  talents  ou  d'ins- 
truction. Toute 
Française  montre 
avec  autant  de  fran- 
chise que  de  grâce 
tout  ce  qu'elle  sait, 
tout  ce  qu'elle  pense, 
lout  ce  qu'elle  sent 
<ur  quelque  sujet  que 
ce  soit,  tandis  que 
ciiez  nous  la  crainte 
d'etre  taxée  de  «  bas 
bleu  »  jette  un  voile 
sur  plus  d'un  esprit 
supérieur;  des  sail- 
lies d'imagination 
sont  reprimées,  l'.c 
peur  de  tiahir  l'ins- 
truction ou  le  génie 
de  mainte  jeune  fille 
qui  aime  mieux  qu'en 
la  croie  sotte  que 
sav..nte. 
C'est  ccpcnJ.ant  la  une  bien  vaine  crainte, 
et  peur  le  démontrer  il  sufiîrait  de  jeter 
un  regard  sur  la  société  si  nous  n'ction. 
pas  aveu,lces  par  nos  préventions.  Il  se 
peut  que,  pac  ci  par-!à,  On  sourire  ou  un 
iiaussenicnt  d'épaules  accompai^n;  l'cpi- 
thctc  de  la.  l)lc  I  ;  mais   ce  sourire  oi  ce 


Coll     j 


L\    CONVbRSATION     ANQLAISK 


(Par  Devérl») 


(Bibl. 


Paris    Romantique 


19 


'haussement  d'épaules  étant  toujours  le  fait 
de  ceux  dont  le  suffrage  n'est  d'aucune  im- 
portance dans  la  société,  on  aurait  grand 
tort  de  prendre,  pour  les  éviter,  un  masque 
d'ignorance  et  de  frivolité. 

C'est  là,  jecrois,la  véritablecausequi  fait 
que  la  conversation  des  femmes  parisiennes 
se  soutient  sur  un  diapason  plus  élevé  que 
celui  auquel  les  femmes  anglaises  osent 
prendre  le  courage  de  monter.  La  politi- 
que elle-même,  ce  terrible  écueil,  qui  en- 
gloutit une  si  grande  partie  du  temps  que 
nous  consacrons  a  la  société,  et  qui  partage 
nos  salons  en  des  comités  d'hommes  et  des 
coteries  de  femmes,  la  politique  elle-même 
peut  ètretraitée  par  elles  sans  inconvénient  ; 
car  elles  mêlent  sans  crainte  à  ce  sujet  mal- 
sonnant, tant  de  gai  persiflage,  tant  de  pers- 
picacité et  un  tact  si  sur,  que  plus  d'une 
difficulté,  qui  a  peut-être  embarrassé  de 
sages  législateurs  a  la  Chambre,  est  tran- 
chée par  elles  dans  leurs  salons,  et  de- 
vient, grâce  a  la  légèreté  de  leur  esprit, 
parfaitement  intelligible. 

]|  suffit  d'être  familiarisé  avec  cette  dé- 
licieuse partie  de  la  littérature  française 
qui  est  formée  par  les  recueils  épistolaires 
et  les  mémoires,  ouvrages  dans  lesquels  les 
moeurs  et  l'esprit  des  personnages  sont 
peints  avec  plus  de  vérité  qu'ils  ne  sau- 
raient l'être  dans  aucune  biographie;  il 
suffit,  dis-je,  de  connaître  l'aspect  de  la 
société,  telle  qu'elle  se  montre  dans  ces 
volumes,  pour  sentir  que  le  caractère  fran- 
çais a  éprouvé  un  grand  et  important  chan- 
gement depuis  un  siècle.  11  est  devenu 
peut-être  moins  brillant,  mais  aussi  moins 
frivole,  et  si  nous  sommes  obligés  d'avouer 
que  la  constellation  littéraire,  qui  aujour- 
d'hui parait  sur  l'horizon,  ne  contient 
aucun  astre  aussi  éclatant  que  ceux  qui 
étincelaient  sous  le  règne  de  Louis  XIV, 
nous  ne  trouverions  pas  non  plus  à  présent 
de  ministre  qui  écrivit  a  son  ami  comme  le 
cardinal  de  Retz  à  Boisrobert  :  «Je  me 
sauve  à  la  nage  dans  ma  chambre,  au  milieu 
des  parfums.  » 

En  attendant,  si  l'on  peut  accorder  une 
confiance  entière  à  ces  annales  des  mœurs, 
je  dirai  que  le  changement  qui  s'est  opéré 
dans  les  femmes  n'a  point  été  dans  la  même 
proportion.  II  me  semble  retrouver  en  elles 
Je  même  genre  J'espril que  M"'  Du  Deffand 


nous  a  fait  si  bien  connaître.  Les  modes 
doivent  changer,  aussi  les  modes  ont-elles 
changé,  et  cela  non  seulement  quant  aux 
habits,  mais  encore  dans  des  points  qui 
tiennent  d'une  manière  plus  profonde  aux 
mœurs  ;  mais  toutes  les  parties  essentielles 
sont  restées  les  mêmes  :  une  pelile-mai- 
fresse  est  encore  une  petile-maitretse,  et 
l'esprit  d'une  femme  française  est  toujours 
ce  qu'il  était  :  brillant,  enjoué,  cependant 
plein  de  vigueur.  Je  ne  puis  m'empècher 
de  croire  que  si  M"  de  Sévigné  elle-même 
pouvait  tout  a  coup  reparaître  dans  les 
lieux  sur  lesquels  elle  répandit  tant 
d'éclat,  et  qu'elle  se  retrouvât  au  sein  d'une 
soirée  de  Paris,  elle  ne  sentirait  aucune 
difficulté  à  prendre  part  à  la  conversation, 
de  même  qu'elle  le  faisait  avec  M"'  de  La- 
fayette, M"  Scudéri  et  tant  d'autres  fem- 
mes d'esprit  de  son  temps,  pourvu  toute- 
fois que  l'on  ne  parlât  point  de  politique 
Sur  ce  sujet-la,  elle  et  ses  interlocuteurs  ne 
s'entendraient  guère... 


xxxni 

DE  LA  MANIÈRE  DE  FAIRE  l'aMOUR  A  l'aN- 
GLAISE.     ANECDOrE. 

11  arrive  parfois  que  l'on  se  trouve  en- 
gagée dans  la  conversation  la  plus  franche 
sans  avoir  eu  la  moindre  intention,  en 
commençant,  de  faire  ou  de  recevoir  des 
confidences. 

Cela  m'arriva  ces  jours  derniers,  en  fai- 
sant une  visite  à  une  dame  que  je  n'avais 
vue  que  deux  fois  encore  et  avec  laquelle 
je  n'avais  pas  échangé  douze  paroles. 
Mais  nous  nous  trouvâmes  à  peu  près  en 
tète  en  tête  et  nous  nous  lançâmes,  je  ne 
saurais  dire  à  quel  propos,  dar»  une  cau- 
serie sans  réserve  sur  les  particularités  de 
nos  nations  respectives. 

M"'B...  n'est  jamais  allée  en  Angleterre, 
mais  elle  m'assura  que  son  désir  de  visiter 
notre  pays  était  aussi  fort  que  la  passion  de 
la  découverte  qui  fit  quitter  son  a  home  » 
a  Robinson  Crusoe  pour  \isiter  les... 

«  Sauvages,  dis-je,  finiss.int  1.»  phrase 
pour  elle. 

—  Non,  non,  non!  pour  voir  tout  ce 
qu'il  y  a  de  plus  curieux  en  ce  monde.  ■ 


Paris   Romantique 


Ces  mots  «  plus  curieux  »  me  semblèrent 
bizarres  et  je  le  lui  dis  en  lui  demandant 
si  elle  les  appliquait  aux  musées  ou  aux 
naturels. 

Elle  sembla  hésiter  un  moment  à  répon- 
dre franchement;  puis  elle  dit,  mais  d'une 
manière  si  enjouée  et  si  gracieuse  qu'elle 
aurait  désarmé  la  colère  nationale  du  pa- 
triote le  plus  susceptible  : 


Mr.NAGE   ANGLAIS 


(Par  Th.  Gu 


«    Eh  bien!...  aux  naturels. 

—  Mais  nous  prenons  grand  soin,  ré- 
pondis-je,  que  vous  ne  manquiez  pas  de 
spécimens  de  la  race  à  examiner  et  il  me 
semble  difficile  que  vous  ayez  besoin  de 
traverser  le  canal  pour  voir  des  naturels. 
Nous  nous  importons  en  si  prodigieuse 
quantité  que  je  ne  conçois  pas  que  vous 
puissiez  garder  aucune  curiosité  à  notre 
égard. 

—  Au  contraire,  répondit-elle,  ma  cu- 
riosité ne  s'en  trouve  que  plus  piquée  : 
j'ai  vu  chez  nous  tant  d'Anglais  charmants 
que  je  meurs  d'envie  de  les  voir  chez  eux, 
au  milieu  de  ces  singulières  coutumes  qu'ils 
ne  peuvent  apporter  avec  eux,  et  que  nous 


ne  connaissons  que  par  les  récits  imparfaits 
des  voyageurs.    » 

11  semblait,  à  l'entendre,  qu'elle  parlât 
du  bon  peuple  de  la  crique  de  Mongo  ou 
de  la  baie  de  Karakoo;  mais,  étant  curieuse 
de  savoir  ce  qu'elle  entendait  par  :  «  Les 
Anglais  chez  eux  »  et  par  :  «  Leurs  singu- 
lières coutumes  »,  je  fis  de  mon  mieux 
pour  qu'elle  me  racontât  ce  qu'elle  avait 
appris  là-dessus  : 

«  Je  vous  dirai,  reprit-elle,  que  ce  que 
je  désire  connaître  avant  tout  autre  chose, 
c'est  votre  manière  de  faire  l'amour  tout  à 
fait  à  ï anglaise.  Vous  êtes  assez  polis  pour 
respecter  chez  nous  tous  nos  usages;  mais 
un  de  mes  cousins,  qui  était,  il  y  a  quel- 
ques années,  attaché  à  l'ambassade  fran- 
çaise à  Londres,  m'a  dépeint  votre  fa- 
çon de  mener  les  entreprises  amoureuses 
comme  si...  si  romantique  que  cela  m'a  en- 
chantée, et  je  donnerais  le  monde  pour 
voir  comment  cela  se  fait! 

—  Dites-moi,  je  vous  en  prie,  ce  qu'il 
voLSi  raconté,  répliquai-je,  et  je  vous  pro- 
mets de  vous  dire  fidèlement  si  son  récir 
est  exact. 

—  Oh!  que  c'est  aimable!...  Donc, 
continua-t-elle  en  rougissant  un  peu  à 
l'idée,  je  suppose,  qu'elle  allait  dire  des 
choses  bien  atroces,  je  vous  répéterai 
exactement  ce  qui  lui  arriva.  Il  avait  une 
lettre  d'introduction  pour  un  gentilhomme 
de  haute  situation  —  un  membre  de  votre 
Parlement  —  qui  vivait  avec  sa  famille 
dans  un  château,  en  province,  où  mon 
cousin  adressa  sa  lettre  de  recommanda- 
tion. Immédiatement,  il  reçut  une  réponse 
avec  une  invitation  pressante  à  venir  au 
château  passer  un  mois  pendant  la  saison 
des  chasses.  Rien  ne  pouvait  lui  être  plus 
agréable  que  cette  invitation,  car  elle  lui 
offrait  l'occasion  la  plus  parfaite  qui  se 
put  d'étudier  les  moeurs  du  pays.  Tout 
le  monde  peut  traverser  le  détroit  de  Ca- 
lais à  Douvres  et  dépenser  en  six  se- 
maines la  moitié  des  revenus  de  son  an- 
née à  se  promener  à  pied  ou  en  voiture 
dans  les  larges  rues  de  Londres;  mais  très 
peu  de  gens,  vous  le  savez,  obtiennent 
d'être  reçus  dans  les  châteaux  de  la  no- 
blesse anglaise.  Donc,  mon  cousin  fut  en- 
chanté et  accepta  sur-le-champ.  Il  arriva 
juste    a    temps    pour    s'habiller    av.mt    le 


Paris   Romantique 


diner,  et  quatul  il  entra  dans  le  salon,  il 
fut  ébloui  par  l'extrême  beauté  des  trois 
filles  de  son  hôte,  qui  étaient  décolletées 
et  aussi  parées,  m'a-t-il  dit,  que  pour  un 
bal.  11  n'y  avait  pourtant  d'autre  invité 
que  lui  et  il  fut  un 
peu  étonné  d'être 
reçu  avec  tant  de 
céromonie. 

«  Les  jeunes 
filles,  qui  toutes 
jouaient  du  piano- 
forte  et  de  la 
harpe,  enchantè- 
rent mon  cousin, 
qui  est  très  musi- 
cien. Si  son  admi- 
ration n'avait  pas 
été  si  également 
partagée  entre 
elles  trois,  il  m'as- 
sura qu'il  fût  sans 
faute  tombé  amou- 
reux avant  la  fin 
de  cette  soirée. 
Le  lendemain  ma- 
tin, la  famille  en- 
tière se  retrouva 
à  déjeuner  :  les 
jeunes  personnes 
parurent  aussi 
charmantes  que  la 
veille,  il  conti- 
nuait à  ne  pouvoir 
décider  laquelle  il 
admirait  davan- 
tage. Tandis  qu'il 
s'efforçait  d'être 
le  plus  aimabk- 
possible  et  de  leui 
parler  avec  tout 
le  respect  timid»: 
que  les  homme -^ 
français  déploient 

vis-à-vis    des     jeu-  (P»r  Dcvtrial 

nés  filles,  le  père 

de  famille  étonna  et  certainement  alarma 
mon  cousin  en  disant  tout  à  coup  :  «  Nous 
ne  pouvons  chasser  aujourd'hui ,  mon  •inii, 
car  une  affaire  me  retient  à  la  maison, 
mais  vous  monterez  à  cheval  dans  les  bois 
avec  Elisabeth  :  elle  vous  montrera  mes 
faisans.    Aile/    vous    apprêter,    Elisabeth, 


pour  sortir  avec  monsieur!...  »  M'  B... 
s'arrêta  court  et  me  regarda  comme  si  elle 
pensait  qu'ici  j'allais  faire  quelque  obser- 
vation. «  Eh  bien  ?  demandai-je. 

—  Eh  bien  !  répéta-t-elle  en  riant  ;  alors. 


JEUNE    INCONSEQUENTE 


(Coll     J     B 


réellement,  vous  ne  trouvez  rien  d'extra- 
ordinaire dans  ce  procédé,  rien  qui  soit  en 
dehors  des  habitudes? 

—  Sous  quel  rapport  ?dis-je.  Que  voye^- 
vous  là  qui  soit  en  dehors  des  habitudes? 

—  Cette  question,  dit-elle   en   joignant 
les  mains,  ravie  d'avoir  fait  une  découverte, 


Paris   Romantique 


cette  question  me  met  plus  au  fait  que 
tout  autre  chose  que  vous  me  pourriez  dire. 
-C'est  la  preuve  la  plus  forte  que  ce  qui 
arriva  à  mon  cousin  n'avait  rien  de  plus 
extraordinaire  que  ce  qui  se  passe  chaque 
jour  en  Angleterre. 

—  Qu'est-ce  qui  lui  arriva  donc? 

—  N'avez-vous  pas  entendu?...  Le  père 
des  jeunes  filles  qu'il  admirait  tellement 
en  choisit  une  et  permit  à  mon  cousin  de 
l'accompagner  dans  une  excursion  dans  les 
bois.  Ma  chère  madame,  les  mœurs  na- 
tionales varient  si  étrangement...  N'allez 
pas  supposer,  je  vous  en  supplie,  que  j'ima- 
gine que  tout  ne  puisse  s'arranger  ainsi 
excessivement  bien.  Mon  cousin  est  un 
jeune  homme  très  distingué,  —  caractère 
excellent,  beau  nom,  —  et  il  aura  un  jour 
la  situation  de  son  père...  Seulement,  les 
manières  sont  si  difiFérentes.. . 

—  Votre  cousin  accompagna-t-il  la 
jeune  fille  ?  demandai-je. 

—  Non,  il  ne  le  fit  pas  :  il  retourna  à 
Londres  sur-le-champ.    » 

Cela  fut  dit  si  sérieusement  —  plus  que 
sérieusement  —  avec  l'air  de  trouver  cela 
si  difficile  à  exprimer,  que  ma  gravité  et 
ma  politesse  m'abandonnèrent  à  la  fois  et 
que  j'éclatai  de  rire. 

Mon  aimable  compagne  ne  le  prit  pas 
mal,  elle  rit  avec  moi.  et  quand  nous  eûmes 
retrouvé  notre  sérieux,  elle  dit  : 

«  Ainsi,  vous  trouvez  mon  cousin  très 
ridicule  d'avoir  renoncé  à  cette  prome- 
nade? Un  peu  timide  peut-être  ? 

—  Oh  !  non,  répondis-je,  seulement  un 
peu  prompt. 

—  Prompt!...  Mais  que  voulez-vous? 
Vous  ne  semblez  pas  comprendre  son  em- 
barras? 

—  Peut-être  pas  tout  à  fait,  mais  je 
vous  assure  que  son  embarras  aurait  cessé 
entièrement  s'il  s'était  promené  avec  cette 
jeune  fille,  suivie  de  son  groom;  je  ne 
doute  pas  qu'elle  ne  l'eût  conduit  à  travers 
une  de  ces  belles  réserves  de  faisans  qui 
sont  si  intéressantes  à  voir,  mais  elle  eût  été 
fort  étonnée  et  surtout  embarrassée,  si 
votre  cousin  avait  eu  l'idée  de  lui  parler 
d'amour. 

—  Vous  parlez  sérieusement?  dit-elle  en 
me  regardant  en  face  avec  intérêt. 

—  Très   sérieusement,   répondis-je,   je 


suis  absolument  sérieuse  et,  bien  que  je  ne 
connaisse  pas  les  personnes  dont  nous 
avons  parlé,  je  puis  vous  assurer  positive- 
ment que  c'est  seulement  parce  qu'il  ne 
supposait  pas  qu'un  gentilhomme  aussi 
bien  recommandé  que  votre  cousin  fût  ca- 
pable d'abuser  de  la  confiance  qu'il  lui 
témoignait,  que  ce  père  anglais  lui  per- 
mettait d'accompagner  sa  fille  dans  sa  pro- 
menade du  matin. 

—  C'est  Jonc  un  trait  sublime  !  s'écria- 
t-elle.  Quelle  noble  confiance!  Quelle 
confiance  dans  l'honneur!  Cela  rappelle 
les  paladins  d'autrefois. 

— Je  crois  que  vous  raillez  notre  con- 
fiante simplicité,  dis-je;  en  tout  cas,  ne 
me  soupçonnez  point,  moi,  de  me  moquer 
de  vous;  je  ne  vous  ai  dit  que  la  vérité 
pure  et  simple. 

—  Je  n'en  doute  pas  le  moins  du  monde, 
répondit-elle;  mais  vous  êtes,  en  vérité, 
comme  je  l'observais  tout  à  l'heure,  supé- 
rieurement romanesques 

XXXIV 

INDULGENCE  EXCESSIVE  DU  MONDE  A  PARIS. 
—  INFLUENCE  DU  CLERGÉ  ANGLAIS  SUR  LES 
MŒURS    MONDAINhS. 

Quoique  je  demeure  toujours  convaincue 
que  la  véritable  société  française,  c  est-à- 
dire  celle  qui  se  compose  des  personnes 
bien  élevées  des  deux  sexes,  est  la  plus 
gracieuse,  la  plus  animée,  la  plus  sédui- 
sante du  monde,  je  pense  toutefois  qu'elle 
n'est  pas  aussi  parfaite  qu'elle  pourrait 
l'être,  s'y  l'on  si  montrait  un  peu  plus  dif- 
ficile dans  le  choix  des  personnes  que  l'on 
y  admet. 

Quiconque  connaît  la  bonne  société  en 
France  doit  être  persuadé  qu'il  s'y  trouve 
et  des  hommes  et  des  femmes  qui,  aux 
grâces  les  plus  aimables  de  la  vie  sociale, 
joignent  les  vertus  les  plus  solides  ;  mais  il 
est  impossible  de  nier  que,  tout  admi- 
rables que  soient  quelques  individus  de  ce 
cercle,  ils  exercent  envers  des  personnes 
moins  estimables  qu'eux  une  tolérance  qui 
ne  laisse  pas  que  de  choquer  nos  opinions, 
quand  le  hasard  nous  apprend  certaines 
anecdotes  authentiques  concernant  ces  per- 
sonnes. 


Paris    Romantique 


]l  est  heureusemjni  impossible,  et  ce  ne 
serait,  en  tout  cas,  pas  très  sage,  de  lire 
dans  le  coeur  de  tous  les  gens  reçus 
liiez  une  dame  de  Paris  ou  de  Lon- 
lires,  afin  de  découvrir  le  mystère  de  ce 
i.[ui  s'y  passe.  On 
ne  doit  pas  s'at- 
tendre c|  u  e  les 
maisons  t]ui  reçoi- 
vent beaucoup  de 
monde  puissent 
sciuter  ainsi  tou- 
tes les  personnes 
qu'elles  admet- 
tent ;  mais  par- 
tout où  la  société 
est  bien  ordon  - 
née,  il  me  semble 
quel'on  ne  devrait 
pas  accueillir  cer- 
tains individus  de 
l'un  ou  de  l'autre 
sexe,  de  qui  la 
conduite  exté- 
rieure et  visible  a 
attiré  les  yeux  du 
mondectla  répro- 
bation des  gens 
vertueux... 

Une  des  rai- 
sons, à  mon  avis, 
pour  lesquelles  il 
N'  a  ici  moins  de 
sévérité  dans  la 
bonne  société , 
c'est  qu'il  ne  se 
trouve  point  d'in- 
dividus, ou  pour 
mieux  dire,  point 
de  classe  d'indivi- 
lius,  dans  le  vaste 
cercle  qui  consti- 
tue ce  que  l'on 
appelle  en  granJ 
lasociété  de  Paris,  Par  D<vtria) 

qui  ait  le  droit  de 

prendre  la  parole   et  de   dire  :   m  Ceci   ne 
doit  pas  être.  » 

Heureusement,  chez  nous,  le  cas  est  dit- 
férent,  du  moins  pour  le  moment.  Le 
clergé  d'Angleterre,  ses  respectables  épou- 
ses et  ses  filles  si  bien  élevées  forment  une 
c  aste  distincte,  à  laquelle  rien  ne  ressemble 


surtout  le  vaste  continent  de  l'Europe  .. 
Quand  de  telles  personnes  fréquentent 
habituellement  dans  la  société  comine  elles 
le  font  en  Angleterre,  quand  elles  y  amè- 
nent avec  eux  les  femmes  qui  composent 


EPOUSE    COUPABLE 


leurs  familles,  il  n  est  guère  a  craindre 
que  le  vice  effronté  ose  s'y  presenter 
aussi. 

On  ne  saurait  nier  en  effet  que  plus  d'une 
femme  de  vertu  douteuse,  qui  n'hésiterait 
pas  à  se  montrer  hardiment  dans  la  société 
la  plus  distinguée,  reculerait  devant  l'idée 


124 


Paris   Romantique 


d'y  rencontrer  les  dignitaires  de  l'église  ; 
et  il  est  également  certain  que  plus  d'une 
donneuse  de  belles  soirées,  indiscrète,  fa- 
cile et  insouciante,  s'est  privée  de  la  satis- 
faction d'ajouter  à  l'éclat  de  son  bal,  en  y 
invitant  telle  beauté  célèbre,  parce  qu'elle 
s'est  dit  :  «  "11  est  impossible  d'avoir  mi- 
lady A.,  ou  mistress  B.,  quand  révè(|ue 
et  sa  famille  doivent  venir...    » 


XXXV 

LES    PETITS    SOUPERS    d'aUTREFOIS  REMPLACÉS 

PAR     LES    GRANDS     DINERS.     AGRÉMENTS     DES 

PETITES     SOIRÉES.      LES    DINERS      d'aPPARAT. 

Combien  je  regrette  les  soupers  de  Paris 
et  combien  peu  les  somptueux  diners  que 
l'on  donne  aujourd'hui  dédommagent  de 
leur  perte!  ]e  n'ignore  pas  qu'il  y  a  une 
infinité  de  gens  qui,  à  la  lettre,  vivent  pour 
manger,  et  je  sais  que  pour  eux  le  mot  de 
dîner  est  le  signal  et  le  symbole  de  la  plus 
pure  et  peut-être  de  la  plus  grande  féli- 
cité qu'il  y  ait  sur  la  terre  ;  pour  eux,  la 
vapeur  des  mets,  la  longue  et  fatigante  cé- 
rémonie d'un  diner  à  quatre  services  n'of- 
frent rien  que  joie  et  que  bonheur.  Mais 
il  n'en  est  pas  de  même  de  ceux  qui  ne 
mangent  que  pour  vivre. 

Je  ne  connais  pas  de  lieu  où  il  se  com- 
mette autant  d'injustices  et  d'actes  de 
tyrannie  qu'à  table  ;  sur  vingt  personnes 
qui  se  trouvent  à  un  grand  dîner,  il  y  en  a 
peut-être  seize  qui  donneraient  tout  au 
monde  pour  pouvoir  ne  manger  que  tout 
juste  ce  qui  leur  plait.  Mais  I  amphitryon 
sait  que,  parmi  ses  convives,  il  y  a  quatre 
personnes  lourdes,  dont  les  âmes  planent 
sur  ses  ragoûts,  comme  les  harpies  sur  le 
festin  de  Phryné,etil  ne  faut  pas  les  trou- 
bler, sans  quoi  des  critiques,  en  place  d'ad- 
miration, seront  tout  le  fruit  qu'il  retirera 
de  la  dépense  et  de  l'embarras  que  lui 
aura  coûté  le  banquet... 

La  mode  qui  veut  que  l'on  rassemble 
de  nombreuses  compagnies,  au  lieu  d'en 
choisir  de  petites,  fait  le  plus  immense  tort 
aux  plaisirs  de  la  société.  C'est  la  vanité 
qui  l'aura  d'abord  introduite.  De  belles 
dames  auront  désiré  faire  voir  au  monde 
qu'elles    avaient   cinq    cents  amis    prêts  a 


accourir  à  leur  premier  appel.  Cependant 
comme  tout  le  monde  trouve  cette  mode 
insupportable,  depuis  Whitechapel  jusqu'à 
Belgrave  Square,  et  depuis  le  faubourg 
Saint-Antoine  jusqii'au  faubourg  du  Roule, 
il  est  probable  qu'elle  ne  tarderait  pas  à 
changer,  si  une  économie  fort  désagréable 
ne  s'y  opposait.  «  Une  grande  réunion 
abat,  dit-on,  tant  d  oiseaux  ti'un  seul 
coup.  »  J'ai  entendu  un  jour  une  de  mes 
amies,  qui  demandait  à  son  mari  la  permis- 
sion d'inonder  d'invités,  d'abord  sa  table, 
et  puis  son  salon,  dire  qu'il  n'y  a  rien  de 
si  coûteux  que  d'avoir  une  petite  réunion. 
Or,  cette  observation  est  d'autant  plus  ter- 
rible qu'elle  est  vraie.  Mais  du  moins  ceux 
qui  sont  assez  heureux  pour  avoir  la  ri- 
chesse en  partage  pourraient,  ce  me  sem- 
ble, se  donner  la  satisfaction  de  ne  rece- 
voir autour  d'eux  que  le  nombre  d'amis 
qui  leur  convient  ;  et,  s'ils  avaient  I  "extrême 
bonté  de  donner  l'exemple,  il  est  bien  cer- 
tain que  la  nouvelle  mode  ne  tarderait  pas, 
d'une  façon  ou  d'une  autre,  à  être  si  géné- 
ralement adoptée,  qu'il  finirait  par  être  du 
plus  mauvais  ton  de  rassembler  chez  soi 
plus  de  personnes  que  l'on  n'a  de  chaises. 

Maintenant  que  les  délicieux  petits  co- 
mités, dont  Molière  nous  présente  le  mo- 
dèle dans  sa  CriUque  Je  l"Ecole  des  "Femmes, 
ne  se  rassemblent  plus  à  Paris,  les  réu- 
nions du  soir  les  plus  agréables  sont  celles 
qui  ont  lieu  à  la  suite  de  l'annonce  faite 
par  M"'  Ifne  telle,  à  un  cercle  choisi, 
qu'elle  sera  chez  elle  tel  jour  de  la  semaine, 
de  la  quinzaine  ou  du  mois  pendant  la  sai- 
son des  réceptions.  Cela  suffit,  et  les  jours 
indiqués,  des  réunions  peu  nombreuses  se 
forment  sans  cérémonie  et  se  séparent  sans 
contrainte.  Il  ne  faut  pas  d'autres  prépa- 
ratifs que  quelques  bougies  de  plus,  après 
quoi  les  albums  et  les  portefeuilles  dans  un 
des  salons,  une  harpe  et  un  piano  dans  un 
autre,  prêtent  leur  secours,  s'il  est  néces- 
saire, à  la  conversation  qui  se  poursuit  dans 
tous  deux.  On  présente  des  glaces,  de 
l'eau  sucrée,  des  sirops,  et  des  gauffres  : 
et  il  est  rare  que  la  réunion  se  prolonge 
plus  tard  que  minuit... 

Aux  soupers  que  je  voudrais  donner, 
tout  serait  pur,  rafraîchissant,  parfumé  ; 
point  de  foule,  mais  de  l'aisance,  de  l'in- 
timité,   et    tout    l'esprit    que    des  Anglais 


Paris   Romantique 


et   des  Anglaises    y     pourraient     mettre. 

Tant  que  cette  expérience  tentée  de 
honne  foi  n'aura  pas  manqué,  je  n'avouerai 
jamais  que  les  femmes  anglaises  soient  in- 
capables de  soutenir  une  conversation. 
L'espiit  de  Mercure  lui-même  ne  résiste- 
rait pas  à  trois  longs  et  pompeux  services  ; 
et  je  suis  convaincue  que  pour  soutenir  les 
fatigantes  cérémonies  d'un  grand  dîner,  il 
faudrait  à  une  femme  une  humeur  plus  gaie 
que  celle  d'une  péri. 

A  dire  vrai,  tout  cet  arrangement  me 
parait  singulièrement  fautif  et  mal  imaginé. 
Quelque  résolution  qu'une  dame  anglaise 
ait  prise  d'obéir  fidèlement  à  la  mode,  il 
est  impossible  qu'elle  attende  jusqu'à  huit 
heures  du  soir  sans  prendre  une  nourri- 
ture plus  substantielle  que  celle  de  son 
premier  repas  du  matin:  en  conséquence, 
il  est  inutile  d'en  faire  un  mystère,  mais  le 
fait  est  que  toutes  dînent  de  la  manière  la 
moins  équivoque  vers  deux  ou  trois  heures  : 
il  y  en  a  même  plus  d'une  qui,  lorsqu'elle 
vient  rejoindre  ses  amis  affamés  a  déjà  pris 
son  café  et  son  thé.  Le  dîner  n'est-il  pas 
après  cela  une  ennuyeuse  et  mauvaise  plai- 
santerie?... 

Si  nous  pouvions  persuader  à  nos  sei- 
gneurs et  maîtres,  au  lieu  de  se  ruiner 
la  santé  par  le  long  jeune  qui  maintenant 
précède  leur  dîner,  et  pendant  lequel  ils 
se  promènent,  causent,  montent  à  cheval, 
conduisent  des  voitures,  lisent,  jouent  au 
billard,  bâillent,  dorment  même  pour  tuer 
le  temps  et  pour  accumuler  un  appétit  ex- 
traordinaire :  au  lieu  de  cela,  dis  je,  s'ils 
voulaient,  pendant  six  mois  seulement, 
essayer  de  dîner  à  cinq  heures,  et  se  don- 
ner après  cela  un  peu  de  peine  pour  être 
aimables  dans  le  salon,  ils  trouveraient  que 
leurs  saillies  seraient  plus  pétillantes  que 
le  champagne  dansleurs  verres,  et  en  moins 
de  quinze  jours  ils  recevraient  de  leurs 
miroirs  les  compliments  les  plus  flatteurs. 

Mais,  hélas  !  ce  ne  sont  que  de  vaincs 
spéculations  :  je  ne  suis  point  une  grande 
dame,  et  je  n'ai  nul  pouvoir  pour  changer 
de  tristes  dîners  en  de  gais  soupers,  quel- 
que désir  que  j'en  puisse  éprouver... 


c^D     d^ 


XXXVI 

tNCORC  LE    PROCÈS   MONSIRE.   LA    gOCIÉTb 

DES    DROITS    DE     l'hOMME.     ANECDOTE. 

Depuis  longtemps,  je  me  suis  permis  de 
ne  vous  rien  dire  du  grand  procès,  mais 
ne  vous  imaginez  pas  pour  cela  que  l'on 
s'en  occupe  moins  a  Paris. 

Il  me  parait  réellement,  après  tout,  que 
ce  procès  monstre  n'est  monstrueux  que 
parce  que  les  accusés  n'aiment  pas  qu'on 
les  juge.  Je  ne  dis  pas  qu'il  n'y  ait  eu  peut- 
être  quelques  incongruités  légales  dans  la 
procédure,  provenant  principalement  de 
la  difficulté  qu'il  y  a  de  savoir  précisément 
ce  que  dit  la  loi  dans  un  pays  qui  a  subi 
tant  de  révolutions.  J'avoue  que  je  ne  suis 
pas  moi-même  bien  satisfaite  sur  le  point 
de  savoir  si  ces  messieurs  ont  été  des  l'ori- 
gine accusés  de  haute  trahison  ou  bien  si 
toute  la  procédure  ne  repose  pas  sur  ce 
que  nous  appelons  en  Angleterre  une 
atteinte  à  la  paix  publique  Breach  of  the 
peace).  11  est  pourtant  assez  clair.  Dieu 
sait,  tant  par  les  dépositions  que  par  les 
aveux  des  accusés  eux-mêmes,  que  s'ils 
n'ont  pas  été  accusés  de  haute  trahison,  ils 
en  étaient  bien  certainement  coupables; 
et,  attendu  qu'ils  ont  répété  à  plusieurs 
reprises  qu'ils  voulaient  être  tous  acquittes 
ou  condamnés  ensemble,  je  ne  vois  pas  le 
grand  mal  qu'il  peut  y  avoir  à  les  traiter 
tous  comme  des  traîtres. 

Ce  n'est  que  depuis  vingt-quatre  heures 
que  j'ai  appris  quel  était  le  véritable  but 
de  leurs  soulèvements  simultanés  du  mois 
d'avril  1834.  La  pièce  que  l'on  vient  de  me 
montrer  a  paru,  je  crois,  dans  tous  les  jour- 
naux, où,  sans  doute,  je  l'ai  vue  dans  le 
temps,  mais  mon  ceil  aura  glissé  sur  elle, 
comme  il  arrive  si  souvent,  sans  que  la  vue 
ait  comntuniqué  aucune  idée  distincte  à 
mon  esprit.  Il  est  probable  que  vous  avez 
été  moins  inattentive  que  moi  et,  en  con- 
séquence, je  ne  répéterai  pas  ici  tous  les 
arguments  que  cette  pièce  emploie  pour 
démontrer  que  la  Société  des  Droits  de 
l'Homme  a  été  le  grand  ressort  qui  a  fait 
agir  toute  l'entreprise;  mais  dans  le  cas  ou 
les  noms  expressifs,  donnes  par  le  comité 
central  de  cette  association  à  ses  diverses 
sections,  vous  auraient  échappe,  je  vais  les 


Paris    Romantique 


transcrire  ici,  ou  plutôt  une  partie  d'entre 
eux,  car  ils  sont  assez  nombreux  pour  las- 
ser votre  patience  et  la  mienne  si  je  vous 
les  citais  tous.  Or,  voici  ceux  qui  m'ont 
frappée,  comme  indiquant  plus  spéciale- 
ment la  tendance  et  les  goûts  des  différentes 
bandes  d'employés  de  cette  Société  :  Sec- 
lionMarat,  section  T^obespiene.  section  Quatre- 
vingt-treize,  section  des  Jacobins,  sections  de 
Guerre  aux  châteaux,  d'Abolition  de  la  pro- 
priété, de  Mort  aux  tyrans,  des  Viques.  du 
Canon  d'alarme,  du  Tocsin,  de  la  Barricade 
Saint-Méri,  et  celui-ci,  quand  il  fut  donné, 
n'était  que  prophétique,  section  de  l'Insur- 
rection de  Lyon.  Voilà,  je  pense,  une  indi- 
cation assez  claire  de  l'espèce  de  réforme 
que  ces  hommes  préparaient  à  la  France, 
et  il  n'est  guère  possible  de  considérer 
comme  un  acte  de  tyrannie  ou  de  mons- 
truosité de  faire  le  procès  aux  membres 
d'une  pareille  société,  pris  les  armes  en 
main  et  en  état  de  rébellion  ouverte  contre 
le  gouvernement  existant. 

La  partie  la  plus  monstrueuse  de  l'affaire 
est  l'idée  que  la  plupart  d'entre  les  accusés 
se  sont  faite  que,  s'ils  refusaient  de  se  dé- 
fendre ou,  comme  ils  s'expriment,  de 
prendre  aucune  part  aux  procédures,  ce 
devait  être  une  raison  suffisante  pour  faire 
suspendre  immédiatement  ces  mêmes  pro- 
cédures. Remarquez  que  ces  hommes  ont 
été  pris  les  armes  à  la  main,  en  flagrant 
délit  d'excitation  de  leurs  concitoyens  à 
la  révolte,  et  parce  qu'il  ne  leur  plaît  pas 
de  répondre  lorsqu'on  les  interroge,  la 
cour  chargée  de  faire  leur  procès  est 
stigmatisée  par  eux,  comme  composée  de 
monstres  et  d'assassins  pour  ne  pas  les 
avoir  renvoyés  chez  eux. 

Si  une  pareille  prétention  pouvait  réussir, 
nous  verrions  adopter  partout,  avec  pi.  s  de 
promptitude  que  le  plus  joli  chapcuu  de 
Leroy,  la  mode  pour  les  assassins  àz  refu- 
ser de  se  défendre,  comme  un  moyen  à  la 
fois  sûr  et  facile  de  conserver  1  impj  liti... 

A  cette  occasion,  je  vais  vous  racon- 
ter une  petite  anecdote  au  sujet  du  procès 
monstre.  Un  Anglais  de  nos  amis  arsistait 
l'autre  jour  a  la  séance  de  la  cour  des  pairs, 
quand  l'accusi  Lagiangc  devint  si  bruyant 
et  si  importun  que  l'on  fut  dans  'a  nices- 
sité  absolue  de  l'éloigner.  11  avait  com- 
mencé à   prcnonccr  d'une  vçix  éclatante, 


évidemment  dans  le  but  d'interrompre  les 
travaux  de  la  cour,  une  harangue  emportée 
et  inflammatoire  qu'il  accompagna  de  ges- 
tes très  véhéments.  Ses  coaccusés  l'écou- 
taient  et  le  contemplaient  avec  les  marques 
les  moins  équivoques  d'étonnement  et 
d'admiration,  pendant  que  la  cour  s'effor- 
çait en  vain  de  rétablir  l'ordre  et  le  silence  : 
«  Eloignez  l'accusé  Lagrange,  dit  à  la 
fin  le  président,  et  les  gardes  s'apprêtent 
à  obéir.  Cependant,  l'orateur  se  débattait 
avec  violence  et  continuait  toujours  sa 
rapsodie. 

—  Oui,  s'écriait-il,  oui,  concitoyens! 
nous  sommes  ici  en  sacrifice...  Voici  nos 
poitrines,  tyrans!...  Plongez  dans  notre 
ccEur  ces  poignards  assassins!  nous  sommes 
vos  victimes...  Condamnez-nous  tous  à  la 
mort,  nous  sommes  prêts;  cinq  cents  poi- 
trines françaises  sont  prêtes  à...  » 

Sur  ce,  il  s'arrêta  tout  à  coup  et,  en' 
même  temps,  il  cessa  de  lutter  contre  les 
gendarmes,  et  pourquoi?.-.  Parce  qu'il 
avait  laissé  tomber  sa  casquette,  cette 
casquette  qui  non  seulement  défendait  sa 
patriotique  tète,  mais  au  fond  de  la- 
quelle était  encore  cachée  la  copie  ma- 
nuscrite de  son  éloquence  improvisée.  Ce 
fut  en  vain  qu'il  la  chercha  sous  les  pieds 
de  ses  gardes.  La  foule  l'avait  déjà  en- 
voyée bien  loin,  et  l'orateur,  réduit  au 
silence,  se  laissa  emmener  avec  la  dou- 
ceur d'un  agneau. 

La  personne  de  qui  je  tiens  ces  détails 
ajouta  qu'elle  en  avait  cherché  le  lende- 
main le  récit  dans  plusieurs  journaux  et 
que,  ne  l'ayant  pas  trouvé,  elle  avait 
exprimé  à  un  de  ses  amis,  témoin  comme 
elle  de  cette  aventure,  son  cîonnc~c:'.t  de 
ce  qu'aucune  feuille  publique  n'en  ei.i  parlé. 


XXXVIl 

UNc  LECTURE  DES  MiMJIRCS  D2  M.  i)  tMA- 
TEAIIDRIAND     A    l'aDBAY— AUX-UO  S. 

Lcrs  de  plusieurs  visites  que  nous  avjns 
faites  dernièrement  :i  la  délicieuse  Ahî^ayc- 
aux-Bois,  la  question  s'est  élevée  ilc  '.avoir 
s'il  serait  possible  que  j'assistasse  t'ux  lec- 
tures de.  mcmo'rcs  de  M.  de  Chaleau'.nand. 


Paris    Romantique 


110 


L'appartement  que  ma  charmante  amie 
et  compatriote,  miss  Clarke,  occupe  dans 
cette  même  exquise  ahhaye,  fut  le  théâtre 
de  plusieurs  de  ces  angoissantes  consulta- 
tions. A  rencontre  de 
mon  désir,  —  car  je 
n'étais  pas  si  hardie  que 
d'avoir  des  espérances, 
—  il  y  avait  d'abord  que 
ces  lectures  si  jalouse- 
ment privées,  bien  que 
si  célèbres  dans  le  public, 
étaient  pour  le  moment 
suspendues  :  le  lecteur 
lui-même  n'était  pas  alors 
à  Paris.  Mais  que  ne 
peut  le  zèle  de  l'amitié  1 
M"  Récamier  prit  ma 
cause  en  mains  et  un  jour 
me  fut  désigné ,  ainsi 
qu'à  mes  filles,  pour  jouir 
de  cette  grande  faveur... 

La  réunion  assemblée 
chez  M"  Récamier  a 
cette  occasion  ne  dépas- 
sait pas  dix-sept  per- 
sonnes, compris  M  '  Ré- 
camier et  M.  de  Cha- 
teaubriand eux-mêmes. 
Plusieurs  des  assistants 
avaient  entendu  les  pre- 
mières lectures.  Les  du- 
chesses de  La  Rochefou- 
cauld et  de  Noailles  et 
une  ou  deux  autres  dames 
de  la  noblesse  étaient 
présentes.  En  voyant 
entrer  la  petite-fille  du 
général  Lafayette,  qui 
est  mariée  à  un  gen- 
tilhomme que  l'on  dit 
appartenir  à  \'exfréme  coté 
gauche,  je  compris  que  le 
génie  n'est  d'aucun  parti 
car  je  remarquai  qu'ils 
écoutaient  tous  deux 
avec  autant  d'intérêt  que  nous  les  détails 
émouvants  de  ce  qu'on  lisait.  Et  qui 
donc  aurait  pu  faire  autrement  ?  Cette 
dame  était  assise  sur  un  sofa  entre  M  '  Ré- 
camier et  moi  ;  M.  Ampère,  le  lecteur 
et  M.  de  Chateaubriand  avaient  pris 
place    sur    un    autre    sofa,     faisant     angle 


droit  avec  le  notre;  de  la  sorte,  )  eus  le 
plaisir  de  contempler  une  des  plu;,  expres- 
sives physionomies  que  j'aie  jamais  vues, 
cependant  que  l'on  nous  communiquait  «.c 


UNE    LECTURE     DES 
(Par   A.   Hcrvit» 


JKémoircs.  J  cutrc-icmt'c  \  \  *iuim  i -aix-Bois 

Exir    dt  Pjrij  anJ  le  Pjriiiant.   by  Mr».  Trollop* 

beau  témoignage  de  sa  tète  et  de  son  itvur. 
De  l'autre  côté  de  moi  était  un  homme 
que  je  fus  extrêmement  heureuse  de  ren- 
contrer, le  célèbre  Gerard,  et  j'eus  le  plai- 
sir de  causer  avec  lui  a\ant  que  la  lecture 
ne  commentât.  Il  est  de  ceux  dont  l'aspect 
et  les  paroles  ne   dcsoivent    pas,  quoi   que 


«0*  lOJ  104  105  lOfi  107      lin   (14   117   MR   (in 


97   98  99  100  (01        1 

U._, .  .  . 

«I   9«  9S  04  or,  m;     im   nvi   (i 


PROCKS      MONSTRK 


(Kxir.  du  t>JrilMri.    i8U) 


l32 


Paris    Romantique 


laisse  attendre  sa 
haute  réputation. 
1)  n'y  avait  pas  de 
cercle  formé  ;  les 
dames    s'appro- 
chèrent   du   sofa 
placé  auxpieds  de 
Corinne    et    les 
messieurs  se  grou- 
pèrent derrière 
elles.    Le    soleil 
pénétrait     délica- 
tement   dans    la 
chambre  à  travers 
les  rideauxde  soie 
blanche;  des  fleurs 
délicieuses  em- 
baumaient   l'air  ; 
les   tranquilles  jardins   de    l'Abbaye  s'étendaient  sous 
es  fenêtres  à  une  distance  suffisante  pour  nous  éviter 
tout  le  bruit  de  Paris  ;    bref,  l'ensemble  était  parfait. 
Serez-vous  étonnée  si  je  vous  dis  que  j'ai  été  enchantée 
et  si  j'ai  pensé  que  ces  heures-là  resteront  l'un  de  mes 
plus  doux  souvenirs?... 

XXXVl  1 1 


UNE        EXCURSION        A        MONTMORENCY. 

DELORME.     LES    CHFVAUX    ET    LES    ANES. 

ROUSSEAU.    «    DINER    SUR     l'hERBE    ».     — 


—  LE      PASSAGE 

-  SOUVENIRS    DE 
ACCIDENT. 


11  y  a  plus  de  quinze  jours,  je  crois,  que  nous  fimes, 
avec  une  très  agréable  société  de  vingt  personnes,  une 
longue  promenade  en  voiture   hors  de  Paris  et  un  très 
gai  dîner  sur  l'heibe.  11  n'est  pas  aisé  de  trouver  un  jour 
qui  permette  à  vingt  personnes  d'être   libres  à  la  fois 
et  de  pouvoir  quitter  Paris.  Mais  l'occasion 
fait   surmonter    bien    des   obstacles!    Nous 
avions  décidéque  nous  irions  à  Montmorency 
et   nous  sommes  allés  à  Montmorency.  Ce 
fut  réellement  une  très  joyeuse  journée,  bien 
qu'elle  ne  se  soit  point  passée  sans  mésaven- 
tures. Nous  en  subîmes  une  au   moment  du 
départ  qui  pensa  faire  avorter  notre  projet 
~"i     tout    entier.    Nous    nous  étions  fixé  la   ga- 
lerie  Delorme  comme  lieu  de    rendez-vous 
pour  nous  et  nos  paniers,  et  c'est  là  que  les 
■       voitures,  commandées  par  celui  de  nous  qui 
-    o^^fC  s'en  était  charge,  devaient   venir  nous  pren- 

dre. A  dix  heures  précises,  notre  premier  détachement  fut  depose,  avec  ses  bagages, 
à  l'extrémité  sud  de  la  galerie  ;  d'autres,  puis  d'autres  suivirent,  jusqu'à  ce  que 
nous  nous  trouvâmes  tous  la.  Les  paniers  étaient  empilés  les  uns  sur  les  autres  et  les 
passants  lisaient  notre  histoire  à  la  fois  dans  ces  paniers  et  dans  nos  regards,  di- 
rigés avec  anxiété  vers  le  chemin  par  lequel   les  voitures  devaient  arriver. 


Paris   Romantique 


i33 


Quel  supplice!...  Chaque  minute,  cha- 
que seconde  faisait  retentir  à  nos  oreilles 
des  roulements  de  voitures,  mais  nous 
étions  toujours  désappointés  :  les  roues 
continuaient  à  tourner,  aucune  voiture  ne 
s'arrêtait  pour  nous,  et  nous  restions  in 
statu  quo  à  nous  regarder  nous  et  nos  pa- 
niers!. .. 

Enfin,   les  jeunes  gens  de   l'assemblée, 
s'éveiilant    soudainement   de    leur   indiffé- 
rence,  déclarèrent    que    les    Jjmoiselles   ne 
seraient   pas 
désappointées; 
et,  après  avoir 
décidé  le  nom- 
bre et  l'espèce 
de   véhicules 
que      chacun  , \ ■ 

d'eux  aurait  la 
consigne  d'aller 
chercher  —  et 
trouver  au  ris- 
que de  perdre 
sa  réputation  , 
—  ils  s'élancè- 
rent, nous  lais- 
sant l'esprit  et 
le  ccEui'  rani- 
més et  capables 
de  braver  tous 
les  regards  des 
curieux. 

Notre  demi- 
douzaine  d'tj;'- 
des    de    camp 

revint    trioiii-  Pat  a.  Poikii 

phalement     au 

bout  de  quelques  minutes,  chacun  dans 
sa  delta  ou  dans  sa  citadine,  et  bientôt 
nous  laissâmes  la  galerie  Delorme  loin 
derrière  nous... 

Arrivés  au  fameux  Cheval  blanc,  à 
Montmorency  (dont  l'enseigne,  rapporte 
l'histoire,  fut  peinte  par  la  main  Je  Gérard 
lui-même  qui,  dans  sa  jeunesse,  ayant  fait, 
avec  son  ami  Isabey,  un  pèlerinage  a  ce 
lieu  consacré  au  romanesque,  se  trouva 
sans  autre  moyen  de  payer  sa  dépense  que 
de  brosser  une  enseigne  pour  son  hôte, 
nous  quittâmes  nos  citadines  fatiguées  et 
fatigantes,  et  nous  mîmes  en  devoir  de 
choisir  parmi  les  nombreux  chevaux  et  ânes 
qui    stationnaient,    selles    et    bridés,    à    la 


porte  de  l'auberge,  vingt  bonnes  monture», 
plus  une  ou  deux  bètes  de  somme,  pour 
porter  nous  et  nos  provisions  vers  la  forêt. 

Oh!  le  tumulte  qui  accompagna  ce 
choix  !  Une  multitude  de  vieilles  femme* 
et  de  gamins  nous  assaillaient  de  tous 
côtés  : 

«  Tenez,  madame,  voilà  mon  âne!  "Y  a-t-il 
une  autre  bête  comme  h  mienne?... 

—  ISon,  non,  non,  belles  dames!  J\e  le 
crovez  pas,  cent  la  mienne  qu'il  vous  faut... 


L  ERMITAGE    DE    JEAN-)ACQUES    A     MONTMORENCY 


—  Et  vous,  monsieur,  c'est  un  cheval  qui 
vous  manque,  n'est-ce  pas  ?  "En  voilà  un  su- 
perbe... » 

Les  vieilles  voix  rauques  et  les  aigres 
jeunes  voix,  jointes  à  nos  propres  accents 
joyeux,  produisirent  un  tapage  qui  attira 
autour  de  nous  la  moitié  de  la  population 
de  Montmorency;  enfin,  nous  nous  trou- 
vâmes montes,  et,  ce  qui  était  infiniment 
plus  important  et  plus  difficile,  nos  pa- 
niers le  furent  aussi. 

Mais,  avant  de  nous  occuper  de  l'arbre 
vert  et  du  gai  repas  qu'il  devait  abriter, 
nous  avions  un  pèlerinage  à  faire  au  sanc- 
tuaire qui  a  donné  à  cette  region  toute  sa 
gloire.  Jusqu'ici,  nous  ne  nous  étions  occu- 


.34 


Paris   Romantique 


pes  que  de  sa  beauté  :  qui  ne  connaît  les 
vues  ravissantes  de  Montmorency  ?  Même 
sans  l'intérêt  spécial  que  le  souvenir  de 
Rousseau  donne  à  chaque  sentier,  il  y  a 
assez  de  beautés  dans  ses  collines  et  ses 
vallées,  ses  forêts  et  ses  champs,  pour  ré- 
jouir l'esprit  et  enchanter  les  yeux... 

A  l'Hermitage,  devant  la  fenêtre  de 
cette  petite  chambre  obscure  qui  donne  sur 
le  jardin,  s'élève  un  rosier  planté  de  la 
main    de    Rousseau    qui,    nous    dit-on,    a 


(P.>r    t.  Lan,,) 


MONTMORENCY 


fourni  une  forêt  de  roses.  La  maison  est 
aussi  sombre  et  triste  qu'il  est  possible, 
mais  le  jardin  est  joli  et  arrangé  d'une  ma- 
nière gracieuse  qui  me  fit  penser  qu'il  de- 
vait être  demeuré  tel  que  Rousseau  l'avait 
laissé. 

Les  souvenirs  de  Grétry  auraient  pro- 
duit plus  d'efFet  vus  ailleurs,  du  moins  je  le 
pense;  cependant,  je  croyais  entendre  les 
doux  accents  de  :  0  T^icharJ,  ô  mon  roi! 
résonner  à  mes  oreilles,  tandis  que  je  con- 
templais toutes  ces  vieilles  choses  et  ces 
reliques  domestiques  sur  lesquelles  était 
son  nom;  mais  les  J^éveries  du  pre 'teneur 
solitaire  valent  toutes  les  notes  que  Grétry 
ait  jamais  écrites. 


Une  colonne  de  marbre  s'élève  dans  un 
coin  ombragé  du  jardin  et  porte  une  ins- 
cription qui  rappel  le  que  Son  Altesse  Royale 
la  duchesse  de  Berri  a  visité  l'Hermitage 
et  pris  sous  son  auguste  protection  le  cseur 
de  Grétry,  injustement  réclamé  par  les  Lié- 
geois à  la  France,  son  pays  natal.  Com- 
ment et  où  Son  Altesse  trouva  le  coeur  du 
grand  compositeur,  je  n'ai  pu  le  savoir... 
Nous  laissâmes  derrière  nous  l'Her- 
mitage et  toutes  les  émotions  qu'on  y  res- 
sent, et  jamais 
compagnie  moins 
larmoyante  n'en- 
tradans  la  forêtde 
^55,  Montmorency. 

'^^  Quand  nous  arri- 

vâmes à  l'endroit 
que  nous  avions 
choisi  d'avance 
pour  salle  à  man- 
ger, nous  descen- 
dîmes de  nos  di- 
verses montures , 
qui  furent  immé- 
diatement dessel- 
lées, et  se  mirentà 
brouter,  attachées 
pargroupes  pitto- 
resques. Aussitôt, 
toute  notre  bande 
s'installa  dans  cet 
indescriptible  et 
joyeux  désordre 
qui  ne  se  rencon- 
tre que  dans  un 
pique-nique... 
Nous  restâmes  assis  sur  le  gazon  du- 
rant au  moins  une  heure  et  demie,  nous 
souciant  fort  peu  de  ce  que  les  sages  pou- 
vaient dire.  Notre  escorte  de  vieilles 
femmes  et  de  garçons  était  assise  à  distance 
convenable  et  mangeait  et  riait  d'aussi  bon 
coeur  que  nous,  tandis]  que  nos  animaux, 
que  l'on  apercevait  au  travers  des  ouver- 
tures du  bosquet  où  on  les  avait  parqués,  et 
leurs  couvertures  bigarrées,  empilées  à 
l'entrée,  au  pied  d'un  vieil  églantier,  ache- 
vaient de  donner  à  notre  repas  l'apparence 
d'un  festin  de  romanichels.  Enfin,  le  signal 
du  départ  fut  donné  et  la  troupe  obéissante 
fut  sur  pied  en  un  clin  d'oeil  :  les  chevaux 
et  les  ânes  furent  sellés  sur-le-champ,  cha- 


(Coll.  J.   B.) 


Paris    Romantique 


35 


cun  reconnut  le  sien  et  se  mit  en  selle;  un 
concile  fut  ensuite  tenu  afin  de  savoir  ou 
l'on  irait.  Tant  de  sentiers  s'étendaient 
sous  bois  dans  des  directions  différentes, 
qu'on  ne  savait  lequel  choisir  :  «  Donnons- 
nous  rendez-vous  au  Cheval  blanc  dans 
deux  heures  »,  dit  quelqu'un  qui  avait 
plus  d'esprit  que  les  autres.  Sur  quoi, 
nous  partîmes  à  notre  gré,  par  deux  et  par 
trois,  pour  employer  ce  moment  de  liberté 
et  de  plein  air  de  la  meilleure  manière 
possible. 

La  vue  du  Rendez-vous  de  chasse  est 
magnifique.  Tandis  que  nous  l'admirions, 
notre  vieille  femme  commença  de  nous 
parler  politique.  Elle  nous  raconta  qu'elle 
avait  perdu  deux  fils,  tous  deux  morts  en 
combattant  aux  côtés  de  noire  grand  Empe- 
reur, qui  fut  certainement  le  plus  grand 
homme  de  la  terre  :  pourtant,  c'était  un 
grand  bonheur  pour  le  pauvre  peuple  que 
d'avoir  le  pain  à  onze  sous,  et  ce  bonheur- 
là  c'était  le  roi  Louis-Philippe  qui  le  leur 
avait  donné. 

Après  notre  halte,  nous  nous  dirigeâmes 
vers  la  ville  et  poursuivions  paisiblement 
notre  délicieuse  promenade  sous  les  arbres, 
quand  un  :  «  Hola  !  »  poussé  derrière  nous 
nous  arrêta.  C'était  un  des  garçons  de 
notre  escorte  qui,  monté  sur  le  cheval  de 
l'un  de  nous,  galopait  à  notre  recherche. 
11  nous  apprit  une  très  désagréable  nou- 
velle :  un  de  nos  compagnons  avait  été  jeté 
à  bas  de  son  cheval  et  on  l'avait  cru  mort; 
lui-même  avait  été  envoyé  pour  nous  ras- 
sembler et  savoir  ce  qu'il  fallait  faire.  Le 
monsieur  qui  était  avec  nous  partit  immé- 
diatement avec  ce  garçon;  mais  comme  le 
blessé  m'était  tout  à  fait  étranger  et  qu'il 
était  déjà  entouré  par  beaucoup  de  per- 
sonnes de  la  compagnie,  moi  et  mes  com- 
pagnons nous  décidâmes  de  retourner  à 
Montmorency  et  d'attendre  au  Cheval 
blanc  l'arrivée  des  autres.  Un  médecin 
avait  déjà  été  envoyé.  Quand,  à  la  fin, 
nous  nous  trouvâmes  tous  réunis,  a  l'excep- 
tion du  malheureux  jeune  homme  et  d'un 
ami  qui  resta  avec  lui,  nous  apprîmes  que 
quatre  d'entre  nous  avaient  été  jetés  à 
bas  de  leurs  chevaux  ou  de  leurs  ânes; 
mais,  heureusement,  trois  de  ces  accidents 
n'avaient  eu  aucun  fâcheux  résultat.  Le 
quatrième    était   beaucoup    plus    sérieux; 


heureusement,  le  rapport  du  chirurgien 
de  Montmorency,  que  nous  eûmes  avant 
de  quitter  la  ville,  nous  assura  qu'aucun 
danger  grave  n'était  a  craindre... 

Ainsi  finit  notre  excursion  à  Montmo- 
rency qui,  en  dépit  de  nos  nombreux  dé- 
sastres, fut  déclarée  par  tous  une  journée 
très  réussie. 

XXXIX 

LA  CHALEUR.  LE  BOULEVARD   DES  ITALIENS. 

TORTONI.     --     LA     GRACE     DES      FRANÇAISES. 

BEAUTÉ     DE      LA      MADELEINE     AU      CLAIR      DE 

LUNE. 

Tout  le  monde  se  plaint  de  la  chaleur 
excessive  qu'il  fait  ici.  Le  thermomètre 
monte  jusqu'à.,...  j'oublie,  car  leur  échelle 
n'est  pas  la  mienne  ;  mais  je  sais  que  le 
soleil  n'a  pas  cessé  de  briller  toute  cette 
dernière  semaine,  et  que  tout  le  monde  se 
déclarait  cuit.  Or,  de  toutes  les  villes  du 
monde,  celle  où  il  vaut  le  mieux  être  cuit, 
c'est  Paris.  Je  lisais  cette  jolie  histoire  de 
George  Sand,  intitulée  Laoinia,  et  j'avais 
choisi  pour  salle  de  lecture  l'ombre  pro- 
fonde du  jardin  des  Tuileries.  Si  nous 
avions  pu  rester  assis  la  tout  le  jour,  nous 
n'aurions  éprouvé  aucun  désagrément  du 
soleil,  mais,  au  contraire,  nous  l'aurions  vu 
d'heure  en  heure  caressant  les  fleurs,  et 
s'efForçant  en  vain  de  faire  pénétrer  ses 
rayons  dans  le  délicieux  abri  que  nous 
avions  choisi.  Malheureusement  nousavions 
des  visites  à  faire  et  des  engagements  à  te- 
nir; et  nous  fûmes  forces  de  rentrer  chez 
nous  afin  de  nous  apprêter  pour  assister  à 
une  grande  soirée. 

Nous  trouvâmes  plus  joli  que  jamais  le 
boulevard,  que  nous  suivîmes  pour  rentrer 
chez  nous.  Des  éventaires  de  fleurs  déli- 
cieuses nous  y  tentaient  à  chaque  pas  :  pour 
cinq  sous,  on  pouvait  avoir  une  rose  et  son 
bouton,  deux  branches  de  réséda  et  un 
brin  de  myrte,  le  tout  arrange  si  elegam- 
ntent,  que  le  petit  bouquet  en  valait  une 
douzaine  faits  avec  moins  de  goût.  Je 
n'avais  jamais  vuautant  de  gensassis  l'après- 
midi  ;  cliacun  semblait  se  reposer  par  né- 
cessité, comme  s'il  s'était  arrête,  trouvant 
impossible  d'aller  plus  loin.  En  passant 
devant   Tortoni,  un   groupe    nous  amusa  : 


1 36 


Paris   Romantique 


c'était  une  très  jolie  femme  et  un  très 
joli  homme,  assis  sur  deux  chaises  rappro- 
chées l'unede  I  autre,  qui  fleuretaient  appa- 
remment à    leur  grande  satisfaction,  tandis 


(A.  Hervieu   del.) 


lt«tr.  de  }'arn 


que  la  troisième  figure  du  groupe,  un  petit 
Savoyard,  qui  avait  probablement  commence 
par  demander  la  charité,  semblait  sous  le 
charme,  et  restait  les  yeux  fixés  sur  le 
couple    élégant    comme   s'il    étudiait    une 


scène  de  cette  gaie  science  dont  la  mando- 
line qu  il  portait,  semblait  le  faire  un  dis- 
ciple. Nous  nous  amusâmes  de  la  persévé- 
rante contemplation  du  petit  ménestrel, 
comme  de    la  com- 

-       plète    indifférence 

j       des    objets    de   son 
admiration. 
,    I  Quelques  pas  plus 

loin,  nos  yeux  furent 
retenus  à  nouveau 
par  la  vue  d'un  élé- 
gant qui,  ayant  ôté 
son  chapeau,  peignait 
délibérément  ses 
boucles  noires,  tout 
cil  se  promenant.  11 
eût  sans  doute  blâmé 
lui  -  même  tant  de 
Liisser-aller  chez  tout 
autre  dandy,  mais  il 
le  jugeait  propre  , 
chez  lui,  à  relever  la 
beauté  deson  front  et 
la  grâce  générale  de 
ses  mouvements.  Je 
fus  contente  qu'au- 
cune fontaine  ou 
qu'aucun  lac  limpide 
ne  s'étendît  à  ses 
pieds ,  car  il  eût 
inévitablement  subi 
le  sort  de  Narcisse. 
Hier  soir,  nous 
avions  l'intention  de 
taire  une  visite  d'a- 
dieux authéâtre  Fcy- 
dcau,  ou  plutôt  à 
l'Opéra  -  Comique  , 
mais  heureusement 
nous  n'avions  pas 
retenu  de  loge,  et 
Rousgardions  le  droit 
lie  changer  nos  pro- 
icts,  droit  toujours 
précieux,  mais  ines- 
timable par  cette 
température.  Au  lieu 
d'aller  au  théâtre,  nous  restâmes  à  la  mai- 
son jusqu'à  la  tombée  du  crépuscule,  plus 
frais  de  quelques  degrés,  mais  non  beau- 
coup moins  étouffant.  Puis,  nous  sortîmes 
pour  aller   jircndre  des  glaces  à  Tortoni. 


by   Mr 


ollopc) 


Paris    Romantique 


5: 


Tout  Paris  semblait  s'être  assemble  sur  le 
boulevard  pour  respirer  :  c'était  comme  un 
soir  de  foule  au  Vauxhall,  et  des  centaines 
de  chaises  semblaient  jaillir  du  sol  pour 
les  besoins  du  moment,  car  un  double  rang 
de  gens  assis  occupait  déjà  chaque  côté  du 
trottoir. 

Les  Françaises  sont  si  jolies  dans  leurs 
robes  de    promenade   du   soir,  que   j'aime 


ont  plus  que  nous  1  habitude  et  j  art  de 
paraître  élégantes  sans  être  en  grande  toi- 
lette. Il  est  impossible  d'expliquer  cela 
par  le  détail  ;  peut-être  une  couturière  ou 
une  modiste  saurait-elle  le  faire  ;  et  encore 
la  plus  habile  en  serait  probablement  bien 
embarrassée  :  pour  moi,  je  ne  puis  que 
constater  le  fait  qu'une  promenade  du  soir 
dans  Paris  est  plus  élégante  qu'a  Londres. 


BOULEVARD      DES       ITALIENS 


(Coll.   J     Bcultngcr) 


mieux  les  voir  ainsi  que  très  habillées.  Un 
salon  rempli  de  femmes  élégamment  vêtues 
est  un  spectacle  auquel  des  yeux  anglais 
sont  accoutumés,  n  ais  la  vérité  m'oblige 
à  confesser  qu'il  serait  inutile  de  chercher 
dans  aucune  promenade,  à  Londres,  une 
scène  seniblable  a  celle  qu'olTi  ait  le  boule- 
vard des  Italiens  hier  au  soii .  Qu'il  en  soit 
ainsi,  c'est  la  plus  étrange  chose  du  monde, 
car  il  est  certain  que  ni  les  chapeaux,  ni 
les  jolies  figures  qu'ils  abritent  ne  sont 
inférieurs  en  Angleterre  à  tout  ce  que 
l'on  peut  voir  ailleurs  ;  mais  les  Françaises 


Nous  fûmes  assez  heureux  pour  prendre 
lesplaces  d'une  nombreuse  compagnie  qui, 
au  moment  où  nous  entrions,  quittait  une 
fenêtre  du  premier  étage  à  Tortoni.  Là  le 
spectacle  est  aussi  totalement  anti-anglais 
que  celui  des  restaurants  du  Palais-Royal. 
Les  pièces,  en  haut  et  en  bas,  sont  remplies 
de  gens  gais,  chac^ue  groupe  réuni  autour 
d'une  petite  table  de  marbre  supportant 
une  grande  carafe  d'eau  gl.icee.  dont  le 
glaçon  ne  fond  qu'à  mesure  qu'on  en  désire 
et  dont  la  vue  seule,  mémo  si  l'on  ne  boit 
pas  de  cette  masse  fond.mte.  procure  une 


1 38 


Paris    Romantique 


impression  de  fraîcheur.  Les  pyramides  de 
glaces  colorées  avec  leur  accompagnement 
de  gaufres,  que  les  garçons  apportent  in- 
cessamment, les  brillantes  lumières  à  l'in- 
térieur, le  murmure  de  la  foule  au  dehors, 
la  fraîcheur  du  mets  délicat,  et  la  gaieté 
que  tout  le  monde  semble  partager  à  cette 
heure  charmante  d'oisiveté,  tout  cela  est 
incontestablement  français,  et,  plus  incon- 
testablement encore,  n'est  pas  anglais. 

Pendant  que  nous  nous  trouvions  encore 
à  notre  fenêtre  à  nous  récréer  de  tout  ce 
qui  se  passait  dedans  et  dehors,  quelques 
brillants  éclairs  commencèrent  à  percer  un 


(Par  E.  Lami) 

épais  nuage  noir  que  j'admirais  depuis 
quelque  temps  pour  le  magnifique  con- 
traste qu'il  formait  avec  le  vif  éclat  des 
lumières  sur  le  boulevard.  Comme  aucune 
pluie  ne  tombait  encore,  je  proposai  une 
promenade  vers  la  Madeleine,  qui,  a  ce  que 
je  pensais,  nous  donnerait  quelques  beaux 
effets  de  lumière  et  d'ombre  dans  une  soirée 
comme  celle-ci.  La  proposition  fut  acceptée 
d'emblée,  et  nous  nous  éloignâmes,  lais- 
sant derrière  nous  la  foule  et  le  gaz.  Nous 
arrivâmes  à  l'extrémité  de  la  rue  Royale, 
et  nous  dirigeâmes  lentement  vers  l'église. 
L'effet  était  plus  beau  qu'aucune  chose  que 
j'eusse  jamais  vue  :  la  lune  était  clepuis 
quelques  jours  dans  son  plein  ;  et,  même 
quand  elle  était  cachée  par  les  nuages  épais 
qui   s'amoncelaient  de  toutes  parts  dans  le 


ciel,  elle  éclairait  faiblement,  toutefois 
encore  assez  pour  nous  permettre  de  dis- 
cerner le  vaste  et  superbe  portique.  On 
eût  dit  du  pâle  spectre  d'un  temple  grec. 
D'un  commun  accord,  nous  nous  arrêtâmes 
au  point  où  ce  spectacle  était  le  plus  beau 
et  le  plus  parfait;  et  je  vous  assure  qu'avec 
la  lourde  masse  de  nuages  noirs  devant  et 
derrière,  avec  la  douce  lumière  de  «  l'in- 
constante lune  »  par  moment  visible,  et 
par  moment  cachée  derrière  un  nuage,  qui 
se  reflétait  sur  les  colonnes,  c'est  là  le 
plus  bel  objet  d'art  que  j'aie  encore 
admiré  .  . . 

XL 

UN     «  MOUVEMENT  ».    LES 

TOMBEAUX  DES  HÉROS  DE  JUILLET 
AUX  INNOCENTS. 

Il  faut  aujourd'hui  que 
je  vous  rende  compte  des 
aventures  qui  me  sont  arri- 
vées pendant  une  course  à 
pied  que  j'ai  faite  au  marché 
des  Innocents.  Vous  saurez 
qu'au  coin  de  ce  marché  il  y 
auneboutique,  spécialement 
consacrée  aux  dames,  où  l'on 
débite  tous  ces  objets  im- 
possibles à  classer  sous  une 
dénomination  quelconque, 
et  que  chez  nous  on  appelle 
haberdashery,  terme  qui  m'a 
été  un  jour  expliqué  par  un 
célèbre  etymologist e  comme  venant  des 
deux-  mots  français  avoir  d'acheter.  Le 
magasin  dont  je  parle,  J'I  la  Mère  de  famille, 
marché  des  ]  nnocents,  mérite  bienson  nom, 
car  il  y  a  peu  d'objets  dont  une  femme 
puisse  avoir  besoin,  qu'elle  ne  trouve  à  y 
acheter.  Or  je  me  rendaisà  ce  lieu,  où  toutes 
les  choses  utiles  se  trouvent  rassemblées, 
quand  j'aperçus  devant  moi,  et  précisé- 
ment sur  le  chemin  que  je  devais  suivre, 
une  foule  considérable  que,  dans  le  pre- 
mier moment,  jepris  pour  une  émeute.  Et, 
quoique  plus  tard  ce  rassemblement  prit 
une  apparence  beaucoup  moins  inquié- 
tante, comme  j'étais  seule,  je  me  sentis 
plus  disposée  à  retourner  sur  mes  pas 
qu'a  avancer.  Je  m'arrêtai  un  moment  avant 
de  prendre   une  résolution,  et  voyant  une 


Paris    Romantique 


,39 


femme  debout  devant  une  boutique,  non 
loin  du  lieu  du  tumulte,  je  me  risquai  a  lui 
demander  la  cause  qui  réunissait  tant  de 
monde  dans  un  quar- 


te puis  vous  assurer  Je  la  chose,  ajouta-t- 
el!e,   car  je  l'ai  vu   partir. 

--    Est-ce  la  tout?  dis-je  ;  est-i!  possible 


tier  si  paisible.  Mal 
heureusement  la 
phrase  dont  je  me 
servis  m'attira  plus 
de  railleries  que  les 
étrangers  n'ont  cou- 
tume d'en  souffrir  de 
la  part  des  Parisiens, 
d'ordinaire  si  polis. 
Mes  paroles  furent, 
si  je  me  les  rappelle 
bien,  celles-ci  : 

«  "Pourriez-vous  me 
dire,  madame,  ce  que 
signifie  tout  ce 
monde  ?. . .  Est-ce  qu  'il 
y  a  quelque  mouve- 
ment ?  » 

Ce  malheureux 
mot  de  mouvement 
l'amusa  infiniment  , 
car  c'est  celui  dont 
on  se  sert  en  parlant 
des  véritables  émeu- 
tes politiques  qui  ont 
eu  lieu,  et  dans  cette 
occasion  il  était  tout 
aussi  ridicule  de  s'en 
servir  que  si ,  en 
voyant  à  Londres 
une  cinquantaine  de 
personnes  rassem- 
bléesautourd'un  filou 
qu'on  vient  d'arrêter 
ou  d'une  voiture  ver- 
sée, on  allait  de- 
mander s'il  va  y  avoir 
une  révolution. 

«  Ifn    mouvement .' 
répéta   cette    femme 
avec  un   sourire  très 
expressif.  Est-ce  que 
madame   est  effra- 
yée ?  .  .  .      Mouve- 
ment?... oui,  madame,  il  y  a    beaucoup    de 
mouvement...  mais  cependant  c'est  sans  mou- 
vement... C'est  tout  bonnement  le  petit  serin 
de  la  marchande  de  modes  là -bas  qui  vient  de 
i' envoler... 


rOMBKAUX     DES    HEROS     DE    JUILLET 

Exir    de  Pjrri  jnJ  Ihr  Pjrijijni,  by  Mr».  Trollopc; 

qu'un   oiseau  qui    s'envole   puisse    rassem- 
bler tant  de  monde? 

—  Oui,  madame  :  rien  autre  chore... 
Mais  regardez  ;  voilà  des  agents  qui  s'appro- 
chent pour  voir  ce  que  c'est...  Ils  en  saisissent 


]4o 


Paris   Romantique 


un,  je  crois...  Ah!  ils  ont  une  manière  si 
étonnante  de  reconnaître  leur  monde.  » 

Cette  dernière  remarque  me  décida  à 
ne  pas  aller  plus  loin,  et  je  me  retirai  en 
remerciant  l'obligeante  bonnetière  des 
renseignements  qu  elle  m'avait  donnés. 

«  "Bonjour,  madame,  me  dit-elle  avec  un 
sourire  très  mystifiant,  bonjour  ■  soyez  tran- 
quille, tl  n'y  a  pas  de  danger  d'un  mouve- 
ment. » 

Je  suis  bien  sûre  que  cette  femme  était 
l'épouse  d'un  doctrinaire;  car  il  n'y  a  rien 
qui  offense  plus  le  parti  tout  entier,  de- 
puis le  plus  grand  jusqu'au  plus  petit,  que 
l'expression  du  plus  léger  doute  sur  la  du- 
rée de  sa  chère  tranquillité.  Dans  cette 
occasion  pourtant,  je  n'ava  s  eu  réellement 
aucune  intention;  toute  ma  faute  était 
dans  la  phrase  dont  je  m'étais  servie. 

Je  retournai  chez  moi  pour  chercher  une 
escorte ,  et  quand  je  l'eus  trouvée ,  je  me  remis 
en  route  pour  le  marché  des  Innocents,  où 
j'arrivai  cette  fois,  sans  autre  mésaventure 
que  d'avoir  été  éclaboussée  deux  fois,  et 
trois  fois  à  peu  près  renversée  par  des  voi- 
tures. Mes  emplettes  faites,  je  me  prépa- 
rais à  reprendre  le  chemin  de  mon  logis, 
quand  la  personne  qui  m'accompagnait  me 
proposa  d  aller  voir  les  monuments  élevés 
en  l'honneur  de  dix  ou  douze  révolution- 
naires, tous  enterrés  non  loin  de  la  fon- 
taine le  2C)  juillet  i83o... 

Nous     arrivâmes    assez    près    des   tom- 


beaux pour  me  permettre  de  lire  leursépita- 
phes  et  de  prendre  note  de  l'une  d  elles. 
La  victime  de  Juillet  qui  reposait  sous  cette 
tombe  s'appelait  Tiapel.  Elle  était  du  dé- 
partement de  la  Sarthe  et  fut  tuée  le 
iq  juillet  I  83o. 

On  ne  peut  rien  voir  de  plus  mesquin 
que  cet  étalage  de  drapeaux,  de  piques  et 
de  hallebardes  qui  ornent  ces  tombeaux 
des  Immortels.  Il  y  en  a  encore  quelques-uns 
du  même  genre  dans  la  cour  orientale  du 
Louvre  et,  à  ce  que  je  crois,  dans  plu- 
sieurs autres  lieux  encore.  11  me  semble 
que,  s'il  était  convenable  de  placer  de  pa- 
reils monuments  dans  les  carrefours  d'une 
capitale,  il  aurait  fallu  du  moins  leur  don- 
ner quelque  dignité,  tandis  qu  à  présent 
leur  aspect  est  tout  à  fait  ridicule.  Si  les 
corps  des  personnes  tuées  sont  réellement 
déposés  dans  ces  bizarres  enclos,  on  té- 
moignerait beaucoup  plus  de  respect  pour 
eux  et  pour  leur  caust  en  les  transportant 
au  cimetière  du  Père-Lachaisc,  avec  tous 
les  honneurs  qu'on  jugerait  leur  être  dus, 
et  en  inscrivant  sur  le  monument  qu'on  leur 
consacrerait  l'époque  et  le  genre  de  leur 
mort. 

11  y  aurait  au  moins  en  cela  l'appa- 
rence d'un  sentiment  national  et  respecta- 
ble, tandis  que  les  drapeaux  et  les  franges 
qui  flottent  aujourd'hui  sur  leurs  restes  res- 
semblent à  la  friperie  d'une  troupe  de  co- 
médiens ambulants... 


TABLE     DES     MATIERES 


Introduction.  —  Vit  de  Mrs.  Trollope.  —  Dates  de  son  voyafje  à  Paris.  —  Comment  nous  avons 
traduit  sa  correspondance.  —  Une  Anglaise  charmée  par  la  société  française.  — Qui 
elle  a  vu.    —  L    <(  odeur  du   continent   ».  —  La  politique  de  Mrs.  Trollope.  —   Le 

i(  procès  monstre  ».  —   Littérature 

I.      L'arjçot  à  la  mode.  —  Les  jeunes  gens  de    Paris.   —    La    jeune  France.  —  Rococo.   -  — 

Décousu 

Il        M'"  Mars  dans  Elmire  de  Tartuffe.  —  Eternelle  jeunesse  de  l'artiste 

Ill         Le  Salon  du    Louvre.  —   Impertinence  qu'il  y  a  à   recouvrir   les  chefs-d'ŒUvre    anciens 

par  des  tableaux  contemporains.   —  Saleté  du  public.  L'égalité  est  une  niaiserie  . 

IV.       La  société  française.  —  Infériorité  de  l'anglaise.   —   Simplicité  charmante  de»  réunions. 

—  Absence    de  cérémonie    et    de    parade.   —   L'immoralité    française   est  un  préjuge 
des  Anglais 

V.       Inquiétude   causée    par  le   prochain  jugement  des  prisonniers   de    Lyon    -    Le   u   procès 

monstre  <> 

VI.      Eloquence    de    la    chaire.  —  L'abbé  Coeur.    -   Sermon  à    Saint-Roch.  —  Elégance  du 

public.  —  Costume  du  jeune  clergé 

VII.       Longchamps ... 

V!ll.      La  Chambre   de    justice  au    Luxembourg.    —    L'Institut.   —    M.  .^lignet.  — Concert 

Musard 

IX.      Délices    du   jardin  des   Tuileries.  —   Le  légitimiste.  —   Le  républicain.  Le  doctri- 

naire. —  Les  enfants.        La  grâce  des  Parisiennes.  —  Les  moustaches,  les  impériales 
et    les    cheveux    noirs    des   dandys.    --    Libre    entrée  des  jardins   depuis    les    Trois 

Glorieuses.  Anecdote 

X.      Saleté  des  rues.        Cardage  des  matelas  en  plein  air.  —  Chaudronniers  ambulants.  — 
Construction    des    maisons.  —    Pas    dégoûts.  —    Mauvais    pavé.   —    Réverbères   à 

l'huile 

XI.      La  fctc  du  roi.   —    Inquiétudes.   —  Arrivée    des  troupes.    —  Les  Champs-Elysées.  — 
Politesse  naturelle  du  peuple.   —  Concrt  dans  le  jardin  des  Tuileries.  —  La  famille 

royale  au   balcon      indifférence  du  populaire.    —  Feux  d'artifice 

XII  .       Revue  sur  la  place  du  Carrousel.    —  La  garde  municipale.   —  La   garde  nationale.   .     . 

XIII.  Soirée     —   Le  causeur  qui  fait  mystère  de    tout 

XIV.  Victor  Hugo . 

XV         Versailles.   —  Musée  projeté.  —  Souvenirs    d'un  jardinier   sur    les    Bourbons.  —  Les 

grandes  eaux  à  Saint-'loud 

XVI  .      Gens  r   marquabics.  —  Gens  distingués    ...         

XVII.  Excursion  au  Luxembourg.  —  Les  femmes  n'entrent  pas  au  «  procès  monstre  ».  — 
George  Sand  en  homme.  —  Costume  républicain  —  Le  quai  Voltaire.  —  Inscrip- 
tions    murales.     —    Comment     le     maréchal     Lobau     disperse    les    émeutes.  —   Une 

manifestation 

XVIII         Liberté    française    de     propos.   —   L' n  odeur   du  continent   ».  —  Malpropreté  et  luxe. 
L'eau  non  installée  dans  les   maisons.     -    Délicatesse  anglaise.   -     Ses  causes       .     .     . 
XIX.       Le  dimanche  à  Paris.   —   Le  plaisir  en  famille.  —  Gaieté  naturelle.   —  Les  polytechni- 
ciens s'appliquent  à  ressembler  à    napoléon.   —    Un  dimanche  aux   Tuileries  .... 
XX.       M'  Recamier.  Ses    matinées.—    Portrait    de    Corinne,   par    Gérard.     -  Portrait  en 

miniature    de  M"'  de     Staél.  —  M.   de  Chateaubriand.    -     Les   étrangers    peuvent-ils 
comprendre   toutes     les   (inesses    de    la    langue    française?    —    Nécessite    de    parler 

français 

XXI.  Emeute  quotidienne  il  la  porte  Saint-Martin.  —  Indulgence  excessive  du  gouverne- 
ment. —   Comment  faire  cesser  les  désordres 

XXII .  Soirée  dansante.  —  En  Angleterre,  les  jeunes  fille»  sont  élevées  librement  et  tu  bal  les 
jeunes  femmes  s'effacent  devant  elles.  —  En  France,  c'est  tout  le  contraire.  — 
Anecdote.  —  Le  spectacle  des  «  fleurts  ».  consolation  des    vieilles  dames  chaperons. 

-  Discussion    sur   la    supériorité  de  l'usage  français    ou   de    l'usage    anglais.  —   Les 
jeunes  filles  anglaises  choississent  elles-mêmes  leurs  maris .     . 


142 


Table  des   Matières 


XXIV 
XXV. 


XXVI. 
XXVII. 


XXXll. 
XXXIll. 
XXXIV. 


XXXVI. 
XXXVII. 
XXXVIII. 

XXXIX. 

XL. 


Les  trottoirs  nouvellement  introduits  —  Pourquoi  les  Parisiens  oréfèrent  les  apparte- 
ments aux  maisons  construites  pour  une  seule  famille  comme  à  LondVes.  —  Le  por- 
tier-factotum. —  Le  luxe  à  Paris  est  moins  coûteux  qu  à  Londres.  —  Richesse 
croissante  de  la  France         

Le   romantisme  et  le  suicide 

te    Cheval    de    bronze    et     la    Marquise    a    l'Opéra-Comique.    —  L'heure    tardive    du 

diner  nuit  aux   spectacles 

L'abbé  de    Lamennais.  —  Son  aspect   et    sa    conversation.  —   Son   admiration   et  celle 

des  républicains  français  pour  OConnell 

Les  vieilles  filles  sont  ridicules  en  France.  —  Pourquoi  elles  y  sont  beaucoup  plus 
rares  qu'en  Angleterre.  —  Supériorité  de  la  manière  de  conclure  les  mariages  en 
Angleterre. —  En  France,  les  vieilles   filles  s'appliquent  à  dissimuler  leur  triste  état. 

L'élégance  inimitable  des  Françaises.  —  Impossibilité  à  une  Anglaise  de  n'être  pas 
connue  pour  telle  au  premier  regard.  —  Les  magasins  de  nouveautés  et  les  bouti- 
ques. Le  goût  des  bouquetières.  —  Tout  à  Paris  est  arrangé  avec  goût.  —  Plus 
de  rouge  ni  de  faux  cheveux 

L'abbé  Lacordaire.  —  Succès  de  ses  sermons  à  Notre-Dame.  —  Les  meilleures  places 
réservées  aux  hommes.  —  Dimensions  de  Notre-Dame.  —  Affluence  de  jeunes  gens 
de  Paris.  —  Ils  font  et  défont  les  réputations.  —  Lacordaire  est  un  prédicateur 
déplorable 

Le  Palais-Royal.  —  Types  qu'on  y  rencontre.  —  Une  famille  anglaise.  —  Les  excel- 
lents restaurants  à  40  sous.  —  La  galerie  d'Orléans.  —  Les  oisifs.  —  Le  théâtre 
du   Vaudeville   . 

Pâtissiers    anglais.  —  Un    anglophobe.  —  Expérience  malheureuse  sur  un  «  muffin  ». 

—  Le  roi-citoyen  se  promène 

Politesse  des  maris  français 

De  la  manière  de  faire  l'amour  à  l'anglaise.  —  Anecdote 

Indulgence  excessive  du  monde  à  Paris    —  Influence    du  clergé  anglais  sur  les  mœuFS 

mondaines 

Les    petits    soupers    d'autrefois    remplacés   par    les    grands    diners.    —  Agréments  des 

petites  soirées.  —  Les  diners  d'apparat 

Encore  le  «   procès  monstre  ».    —  La  Société  des  Droits  de  l'homme.   —  Anecdote   .     . 

Une  lecture  des  Mémoires  de  .M.  de  Chateaubriand  à  lAbbaye-aux-Bois 

Une   excursion   3  Montmorency.  —  Le  passage  Delorme.  —  Les   chevaux  et  les  ânes. 

—  Souvenirs  de  Rousseau.  —  «   Diner  sur  l'herbe  ».    —  Accident 

La  chaleur.     —   Le  boulevard  des  Italiens.         Tortoni.  —  La  grâce  des  Françaises.  — 

Beauté  de  la   Madeleine  au  clair  de    lune 

Un    11  mouvement  ».  —  Les   tombeaux   des  héros  de  Juillet  aux  Innocents 


(E.  Limi  del.) 


(Col!   J.  B.) 


MODERN  -BIBLIOTHÈQUE 


PI\I2C     DU     VOLUIv^E 


j    ExoeKé.     ...       O  fr.  as 
(    Co.rton.no     .     .        1   fr.  SO 


Pmtr  paraihe    le   /""  ./wm   1911 


par  HENRI   DUVERNOIS 
Dlustrations  en  couleurs  de  CARLÉGLE 


DflliS  Ln   nÈME  COLLECTIOn   OMT  PrtRU   : 


Barbcy  d'AUREVILLT. 


Tristan  BERNARD.  . 
Jean  BERTHEROT. ... 
Louis  BERl  RAND.  ... 
Paul  BOURG  ET, 

•le  lAca'Icnii"  Irinrai». 

Henry  BORDEAUX ... 

René  BOYLESVE 

Adolphe  BRISSON.   .. 

Michel  COBDAY 

Alphonse  DAUDET 

Léon  DAUDET  

Paul  DEROULEDE  .. 
Lucien   DESCAVES    ... 

Georges  d'ESPARBÈS 

Ferdinand  FABRE 

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Léon  FRAPIE      

E.  et  J.  de  CONCOURT. 
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.\bel   HERMANT. 


Paul  BERVIEU, 

<<•    l'Ac>il«m>e  rr 


lei  Oiaboliquei. 

Le  Jardin  de  Berinice. 

Du  Sng    de  II  V«lopU  II  li  II  Mtrl. 

Mémoire!  dun  Jiune  Homma  rangt. 

La  Danseuse  de  Pompai. 

Peoclc  le  biin-aimi. 

Cruelle  Eniqme. 

Dndre  Corneiii. 

L'Umour  qui  pane. 

Le  Pays  Datai 

La  Leçon  d  »mour  dans  un  Parc. 

Flonso  Bonlieur. 

Venus  ou  les  Deux  Rliquei 

Let  Embrases. 

L  Enanqeiisle- 

Les  Rois  en  eiil. 

Les  Deux  (treintei. 

Clianis  du  Soldat. 

Sous  Ofis. 

La  Légende  de  l'tigle. 

La  Guerre  en  denteiiei. 

L'>l)be  Tigrane. 

L»utro  «inour 

Vio  do  Clialeau. 

L'insliiutnce  de  Province. 

Rence  Maupcnn. 

Celeste  Prudliomit. 

Le  Cœur  de  Pierrette 

La  Bonne  Galette. 

Totote. 

La  Fée. 

Maman 

Les  Trjnsatlanliquet. 

Souvenirs  du  Vicomte  Ht  Courpirre 

Monsieur  de  Courpiero  mano 

La  Carrière. 

Le  Scvire 

Le  Cavalier  Miserey. 

Flirt. 

L'Inconnu. 

L'Armature. 

Peints  par  eu«-mémet. 

Les  Teui  verli  et  les  Taui  bleui. 

L'Aloe  homicide. 

Le  Mil  Duc 


Jules  I.EMAITRE. ... 

et  l'Académe   IrançRii 


Pierre  L0UY8  . 


Paul   MARGUERITTE. 


Octave  MIRBEAU. ... 
Lucien   MUHLFELD. 


Marcel  PREVOST. 

<lr  l'Acadéini*  rraoçn 


Michel  l'IOVINS   .    . 
Henri  de  REGNIER. 

de  l'Aralimie  Trançail 

Jules  RENARD    . 


Jean  RICHEPIN, 

d.-  I  Arad^mio  françai: 

Edouard  ROD.. 

André  THEURIET, 

da  l'Académia  fraofaii 
Pierre  VEBER 


.   Sire. 

]  Ll  louiMu  Jea. 

'.  leun  Saurs. 

I  Lea  Jeunes. 

'   Le  LjL 

j   Un  Martyr  uns  11  Foi. 

tphrodile. 
1  Les  tvenlurei  du  Roi  Ptusole 
i  La  Femme  et  le  Piolis. 
'  Contes  Ctioiiii. 


L'Uvril. 

Amants. 

La  Tourmente. 

L'Essor 

Pascal  Ufbua. 

L'tbbe  Jules. 

Ll  Carrière  d  Andre  Touretli. 

L'Automne  d'une  Femme. 

Cousine  Lauri. 

Chonitielte. 

Lettres  de  Femmes. 

Le  Jardin  secret. 

Mademoiselle  Jaufr*. 

Les  Oemi-Vierget. 

La  Confession  d'un  Amant. 

L'Heureui  Menage. 

nouvelles  Lettres  da  Famnits 

La  Minage  de  Julienne. 

Lettres  a  Françoise. 

Le  Oumino  Jaune. 

Dernières  Lettres  da  Femmes 

La  Princesse  d  Ermmga. 

Le  Scorpion 

■.  el  ■••  Moloch. 

Dialogues  d  Amour 
t  Le  Ion  Plaisir. 

Le  Manage  de  Minuit. 
I  L  Ecornilleur. 
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I  La  Glu. 

)  Lai  Debiiti  de  Cesar  Borfia 
I  La  Vie  pnvae  de  Michel  Taaaier. 
'  Les  Roches  blaaches. 
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L'Aventure 


MODERN -THEATRE 


Pour  paraître  le  15  Juin  1911  : 


Georges  de  PORTO-RICHE 


I^ïiîoatease  -^L'Infidèle 


■Cn. 


Illustrations  de    PAUL    THIRIAT 
voliarxa-e  10x0011.0  :   O  fx.  95  —    I^elié  :  1  fi.  SO 


Paraîtront  ensuite  à  raison  d'un  volumB  le  15  tie  chaque  mois  : 


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