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PAKIS ROMANTIQUE
VOYAGE EN FRANCE
TROLLOPE
(AVRIL-JUIN 18ÔJ5)
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ARTHENfE FA"iARn EDITKI
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/parisromantiquevOOtrol
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PARIS
ROMANTIQUE
VOYAGEiFN FRANCE de Mus. TROLLOl'E
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EPOUSE VERTUEUSE
MKMOIRKS KT SOUVENIRS
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F. FUNCK-BliENTANO
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VOYAGE KN FHANCE i>e Mrs. TIK »1.L( )PE
(A\ Rii.-Ji.iN iH^5)
JACQUES BOULENGER
KT II.LUSTBK d'aPRIS l.ES liOCIMENTS DU TEM'S
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PARIS
\11THKME FAYARD, ÉDITIAI
18 KT 20, KI'B 1)1- SAINT-r.DVHAKD, IS KT ■.'"
'.-LUCLa.o.n
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UNE LOCiE AU THEATRE ITALIEN
(Par G>v»rni)
(Bibliolhcqiic n>lion>lcf
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FRONTISPICE DE «PARS AND THE PARISIANS», PAR MRS. TROLLOPE
PARIS ROMANTIQUE
INTRODUCTION
VIE DE MRS. TROLLOPE. DATES DE SON
VOYAGE A PARIS. COMMENT NOUS AVONS
TRADUIT SA CORRESPONDANCE. UNE AN-
GLAISE CHARMÉE PAR LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.
QUI ELLE A VU. « l'oDEUR DU CON-
TINENT ». LA POLITIQUE DE MRS. TROL-
LOPE. LE « PROCÈS MONSTRE ». LITTÉ-
RATURE.
L'auteur des souvenirs de voyage que
nous publions et d'une incroyable quantité
d'autres ouvrages (en tout i .S i volumes.
Frances Troilope, naquit à Stappleton,
Bristol, en 1780. Elevée à Hcckfield-Vi-
carage. North Hampshire, elle épousa, en
i8o(), Thomas-Anthony Troilope, avocat
et membre du New College à Oxford.
En 1827, son mari se trouvait à peu prés
ruiné; elle le quitta et partit pour Cincin-
nati avec son fils cadet et ses deux petites
filles. Mrs. Troilope était femme de res-
sources : en conséquence, à peine arrivée
aux États-Unis, elle y fonda une sorte de
bazar à l'européen ne, dé pensa 5o. 000 francs,
Introduction
etacheva rapidement de se ruiner toutà fait.
Pourtant les trois années qu'elle avait pas-
sées en Amérique ne lui furent pas sans
profit; elle en tira un livre, en effet : Usages
domestiques des Jlméricains, C{u\ paruten i832
et attira fort l'attention. Le tableau qu'elle
y traçait des manières, défauts et faiblesses
des Yankees était si peu flatteur que les
MAL E-POSTE
U. S. A. tout entiers s'en sentirent indi-
gnés. Aussitôt, le livre se vendit à un
nombre considérable d'exemplaires. En
réalité, les remarques satiriques de Mrs.
Trollope avaient un fond de vérité, mais
elles étaient d'un pessimisme et d'une sé-
vérité excessifs. La bonne dame ne par-
donnait pas aux compatriotes des habitants
de Cincinnati le dédain que ces derniers
avaient marqué à son magasin. Elle ne le
leur pardonna jamais : tous ses ouvrages
sur la vie en Amérique sont gâtés par le
même ressentiment, car, bien qu'elle ait pu
voir beaucoup de choses qui eussent eu
besoin d'amélioration, il n'est guère ad-
missible, même pour les plus prévenus,
qu'elle en ait vu si peu qui méritassent des
louanges.
En i833, Mrs. Trollope publia un ro-
man intitulé The Abbess et, en 1834, un
livre sur la Belgique et l'Allemagne occiden-
tale, pays qui semblent lui avoir mieux plu
que l'Amérique, attendu que son grief le
plus sérieux contre l'Allemagne , c'est la
fumée du tabac, dont l'usage commençait
alors à se répandre universellement chez
nos voisins comme chez nous, et contre
l'odeur de laquelle elle s'élève avec une
énergie qui aurait mérité un meilleur sort.
Parmi ses romans, il faut citer le Yi~
caire de Wrexhill, 1837, la Veuve "Bar-
nabe, 1839, et sa suite, la Veuve remariée,
1 840 ; on y trouve des tableaux de mœurs-
un peu conventionnels, mais pittoresques.
Parmi ses récits de voyage, on doit men-
tionner son livre sur Vienne et les Jlutri-
chiens, paru en i838, amusant, encore qu'un
peu gâté par des préjugés déraisonnables.
En 1841, elle se rendit en Italie d'où
elle rapporta une nouvelle étude, moins-
bonne que les autres : A Visit to Italy,
parue en 1842. C'est qu'elle ne s'y est
point tenue à la description des moeurs, et
son style ni sentaient ne se prêtaient point
du tout à dépeindre la beauté italienne.
Elle se plaisait pourtant à Florence ; à partir
de 1842, chaque année elle y passa l'hiver,
et n'habita plus l'Ecosse que durant quel-
ques mois de l'été. Toujours curieuse du
monde, elle cherchait à se procurer des re-
lations en Toscane; dans une lettre du
7 septembre 1844, qui nous a été conser-
DILlUtNCE
vée, et où il vante <i l'amour particulier que
la célèbre femme de lettre anglaise porte
à notre malheureuse patrie «, l'un des
champions du Risorgimcnto, TerenzoMa-
miani, recommande chaudement à son
amie, la marquise Torrigiani. Mrs. Trol-
lope qui vient s'établir a Florence avec
son fils aine et sa fille.
Introduction
C'est donc en Toscane que Frances
Trollope composa pour vivre ses derniers
ouvrages. Il sont inférieurs aux premiers;
écrits a la hâte, ils paraîtraient, je crois,
peu lisibles aujourd'hui. Son mari était
mort près de Bruges en i835. Elle-même
expira a Florence le 6 octobre i8o3, a
l'âge de 84 ans, en laissant cinq enfants :
C^BRIOLtT DE PLACE
trois filles et deux fils, Antony et Thomas-
Adolphus, qui tous deux suivirent la car-
rière des lettres et dont le premier tint à
Florence un salon qui eut de l'influence.
Ce qui nous intéresse ici , c'est le voyage ,
qu'âgée de 55 ans, Mrs. Trollope fit a
Paris, au printemps de i835, et dont elle a
rédigé le récit sous forme de lettres adres-
sées à l'une de ses amies. Ces lettres —
qu'elles aient été envoyées ou non — ne
sont point datées; seules, la première porte
la date du 11 avril i835, et la dix-hui-
tième, celle du 6 mai i835. Mais Mrs.
Trollope nous apprend elle-même qu'elle
resta neuf semaines à Paris. C'est quand
elle fut revenue à Londres qu'elle publia
ses lettres — en les faisant précéder d'une
courte préface (datée de » décembre i835»)
et suivre d un post-scriphim ou conclusion
— sous le titre que voici :
Paris II and || the Parisians |j in i835
Jl by Frances Trollope |1 author of Do-
mestic manners of the Am.'ricjns, I Tremordyn
clijf. etc. II Epigraplic : « Le pire des
états, c'est l'état populaire. » Corneille.
Il In two volumes I Vol.l.jll. =^ Lon-
don: Il Richard Bentley, New Burlington
Street Publisher in ordinary to His Ma-
jesty. Il )836. î vol. in-8 , de xv-418 et
ix-41 1 pages (1).
Nous n'avons pas reproduit intégrale-
ment cette correspondance, car Mrs. Trol-
lope s'y montre souvent d'une verbosité
qui dénoterait clairement qu'on rétribuait
son style « a la ligne », s'il n'était patent
que toutes les Anglaises d'un certain âge
lui ressemblent sur ce point. Quoi qu'il en
soit, la bonne dame raisonne, elle " pense »
(pour ainsi dire) à propos de foutes choses
avec une aisance redoutable, et plusieurs
de ses épitres ne sont que les vues d'une
philosophie qui devait paraître un peu mo-
deste même à des « insulaires » de i835,
ou des considérations sur la morale, la po-
litique et la littérature, dont le charme
de nouveauté s'est entièrement perdu, il
faut l'avouer, depuis Louis-Philippe. C'est
pourquoi nous avons retranché — au reste
CABRIOLET DE MAURE
en indiquant nos coupures par des points
de suspension — bien des développements
et des commentaires qui faisaient longueur,
et de même, nous ne nous sommes pas cru
obligé de réimprimer une sorte de nouvelle
dont 1 ennui nous a paru excessivement in-
tolérable. Mais, si nous avons de la sorte
coupe une bonne part de l'idcoiogic poli-
I 1 L'ouvrage a <tc dcjj traduit en fran<,'ai<,
assez inexactemenj. sous ce titre : Vjns cl lt>
Parisiens tn iS.55. publie par M*' Trollope. (Paris.
H. Fournicr, i83o, 1 vol in-8'.)
Introduction
tique et critique de Mrs. Trollope, en
revanche nous avons conservé toutes ses
observations directes des faits et ses compa-
raisons des usages de la France à ceux de
l'Angleterre, où elle révèle avec une ingé-
nuité parfois bien délicieuse ce que la so-
ciété parisienne présentait déjà, aux yeux
d'ime lady comme elle, d'irrésistible en-
semble et de (( shocking ».
On verra, en parcourant les pages qui
suivent, à quel degré Mrs. Trollope est
britannique, et c'est ce qui rend à tout
moment ses mémoires infiniment réjouis-
sants pour nous. Qu'on lise, par exemple,
le chapitre où la décente lady traite de
ce qu'il y a de choquant pour la pudeur
et la « délicatesse » anglaises dans les ma-
nières et les libres propos à la parisienne,
— ou bien le chapitre, où cette fille de
clergyman explique comment « le clergé
d'Angleterre, ses respectables épouses et
ses filles si bien élevées », fréquente à
Londres la « société » et quels heureux
effets cela produit sur la vertu mondaine.
Avec quelle conviction ne déplore-t-elle
pas chez nous les progrès de « l'indecc-
rum » ! De quel sérieux elle proteste à ses
compatriotes que les « sociétés » où elle a
eu l'honneur d'être admise n'ont rien offert
à ses observations personnelles qui auto-
risât la plus légère attaque contre les moeurs
du monde parisien ! Et tout cela est, cer-
tes, éminemment comique, — mais ce qui
est touchant, c'est de voir combien cette
lady est séduite et charmée par la simpli-
cité, la gaieté spirituelle, la cordialité et
ce qu'elle nomme elle-même « l'efferves-
cence » françaises.
En i835, notre pays n'était pas aussi
infecté d'anglomanie qu'aujourd'hui. Il y
avait encore chez nous de cette bonne
grâce sans cérémonie qui, avant la Révo"
lution, donnait à la vie cette douceur dont
parlait M. de Talleyrand : « Dans aucun
lieu de l'univers, il n'est plus aisé d'entrer
en conversation avec un étranger qu'à
Paris », constate Mrs. Trollope, tout de
même que l'avait fait, au siècle précédent,
le voyageur sentimental de Sterne. En
)835, les gens du monde eux-mêmes gar-
daient encore l'horreur française pour la
roideur et la contrainte, lis étaient allègres
sans aucun remords.
« J'ai vu — déclare notre lady — des
hommes et aussi des femmes à cheveux
gris, assez ridés pour être non moins graves
qu'un vénérable juge au tribunal, mais je
n'en ai jamais vu qui ne semblassent prêts
à sauter, danser, valser et faire l'amour. »
Certes, il n'est plus guère de différence
aujourd'hui entre les gentlemen gourmés
de Londres et de Paris. Mais nos dandys
Louis-Philippe n'arrivaient encore qu'à
grand'peine à ce « flegme britannique »
qu'ils admiraient si fort. Ils échappaientmal
à la vivacité nationale; en cas de brouille,
par exemple, il leur était malaisé de re-
noncer au plaisir d'échanger des mots
cruels, et ils réussissaient rarement à s'igno-
rer tout à fait, comme ils font en Angle-
terre. Les relations mondaines aussi
gardaient beaucoup de la familiarité d'au-
trefois :
B J'ai vu une comtesse de la plus vieille
et de la meilleure noblesse recevoir les vi-
siteurs à la porte extérieure de son appar-
tement avec autant de grâce et d'élégance
que si une triple chaîne de grands laquais
portant sa livrée avaient passé les noms des
arrivants du vestibule au salon », note
Mrs. Trollope avec étonnemcnt; « et ce
n'était pas le manque de richesse, —
ajoute-t-elle, — seulenienf, cocher, laquais,
suivante et tout ce qui s'ensuit, la com-
tesse les avait envoyés en course. »
Introduction 9
A cette simplicité qui lui parait admi- sco; une immense cohue s'y presse au mi-
rable, et qui l'est en effet, la bonne dame lieu des baraques foraines, des théâtres
oppose la pompe, l'ostentation et la raide en plein vent et des vendeurs de limonade :
étiquette qui régissent les relations so- « Ce peuple mérite réellement des fêtes
cialcs dans son pays. Et cent fois, elle — ne peut-elle s'empêcher de s'écrier ; —
revient ainsi sur le plaisir de ces réunions il se réjouit si cordialement, et en même
LA VEILLïE, PAR LÉON NOËL
(Coticcii
quotidiennes, sans parade, qu ignorent ses
compatriotes, sur le ton enjoué et familier
de la conversation et sur la bonhomie spi-
rituelle des Parisiens.
Il semble que les gens du peuple aient
moins changé que lesgensdu monde, depuis
1835. Mrs.Trollope vante en toute occa-
sion la vivacité, la gaieté et la bonne humeur
de la foule parisienne. Le jour de lafète du
roi, elle va se promener aux Champs-Ely-
temps si paisiblement ! » Dans son enthou-
siasme, elle vante même la tempérance
populaire et jusqu'à la politesse des mar-
chandes de friture.
Un autre jour, pour se rendre de Ver-
sailles aux (I grandes eaux » de Saint-Cloud,
elle monte avec ses compagnons dans un
de ces véhicules à cinq ou six chevaux que
l 'on nomme aujourd'hui tjpi'ssières ; les voya-
geurs s'v entassent, ce qui n'empêche pas
Introduction
que les cochers ne prétendent à faire entrer
toujours de nouveaux clients dans leurs
voitures : •• Rien ne pouvait égaler la joie
di la foule à la vue des efforts que fai-
sait le conducteur pour remplir les vi-
des », note la bonne lady. Quand elle ar-
rive à Sîint-CIoud avec les milliers de
de ces charmants jardins, leurs arbres tail-
lés, leurs orangers en caisse, leurs massifs'
de fleurs réguliers, tout cela l'enchante
mieux, avoue-t-elle, qu'un parc à l'an
glaise, mais moins encore que le public
qui y fréquente. Certes, elle déplore que,
depuis la révolution de Juillet, on v laisse
LES TUILERIES VERS |835
Coll. J B
personnes qui viennent comme elle de
Versailles, déjà les « grandes eaux » ont
cessé; « néanmoins, tout le monde parut
aussi gai et content que si le spectacle
n'eût pas manqué ». Et l'un des traits
caractéristiques du public de chez nous,
c'est peut-être encore cette patience gouail-
leuse.
Mais c'est au jardin des Tuileries que
Mrs. Trollope se sent le plus touchée
par le goût français. La disposition nicme
pénétrer tous ceux qui se présentent ; au-
paravant, les factionnaires ne pcrriiettaient
d'entrer qu'aux promeneurs bien vêtus, et
Mrs. Trollope trouvait cela bien plus con-
forme au « decorum » vraiment. Pourtant,
elle ne cesse de chanter l'agrément qu'on
y goûte, et elle passe ses dimanches à ob-
server la foule railleuse et gaie qui s'y
presse et où font sensation les républi-
cains par les détails symboliques de leur
misi, comme les ilandys par la noirceur
Introduction
invariable de leur chevelure et de leurs
favoris, mais surtout les polytechniciens
par cette ressemblance avec Napoléon,
leur héros, à laquelle ils s'exercent et, pa-
raît-il, arrivent tous.-
Enfin, que ce soit aux Tuileries ou
dans les salons à l'heure
des visites, à Tortoni , sur
le boulevard des Italiens,
dans les restaurants à 40
sous du Palais-Royal ou
chez M"' Récamier, Mrs.
Trollope célèbre la grâce
inimitable des Parisien-
nes. « S'il arrive que l'on
rencontre une femme ha-
billée ridiculement, ce
qui est très rare, il y a
cinq chances contre une
pour que ce ne soit pas
une Française » , dit-elle ;
et elle tente d'expliquer
cette « élégance simple
et parfaite »,qui ne s'ob-
tient que dans « le seul
pays du monde où l'on
sache repasser », c'est-a-
dire à Paris, et qui dé-
sespère les étrangères.
« C'est en vainque tou-
tes les femmes de la terre
viennent en foule à ce
marché d'élégance, cha-
cune portant assez d'ar-
gent dans sa poche pour
se vêtir de la tète aux
pieds avec tout ce qui se
trouvera de mieux et de plus riche : qusnd
elle aura acheté et mis comme il convient
toute chose exactement de la façon qu'on
lui aura prescrite, elle entendra, dans la
première boutique où elle entrera, une
grisette murmurer à une autre derrière le
comptoir : « — Voyez ce que désire cette
dame anglaise », et cela (pauvre clie.
dame!) avant qu'elle ait pu prononcer un
seul mot capable de la trahir... n
Et c'est parce qu'elle a senti de la
sorte le charme des Parisiennes et le
goût dent !a moindre marchande ambu-
(^Bibliolhcquc Nalionilc
BOUQUETIERE
lante compose ses bouquets de deux sous
ou noue les cerises qu'elle débite aux ga-
mins dans la rue, que l'on pourra excuser
cette Mrs. Trollope, si même elle ne
s'est pas toujours doutée de l'impertinence
qu'il y avait à placer (comme elle l'a sou-
vcTit lait) au-dessus de notre France son An-
Introduction
gleterre. Elle savait bien notrelangue, àen
juger par les phrases « parisiennes » dont
elle parsème son texte — nous les avons
imprimées en italiques — et où l'on ne re-
lève que rarement des tournures un peu
trop anglaises dans le genre de : « Mais
c'est un siècle depuis que je vous ai vu ! »
Grâce à cet usage qu'elle avait du français,
Mrs. Trollope put utiliser les lettres de
recommandation dont elle avait eu soin de
se munir abondamment et qui lui assurèrent
l'entrée de cette société parisienne qu'elle
trouve si agréable.
Malheureusement, elle ne nous nomme
guère les personnes qu'elle y rencontra.
Parmi les femmes du monde, elle cite en
passant M" Benjamin Constant ; ailleurs,
elle conte comment elle connut M" Réca-
mier chez qui elle causa avec Chateaubriand
et entendit une lecture des Mémoires d'ou-
Irelombe. C'est dommage : on eût aimé à
savoir quelle était cette « dame métaphysi-
cienne ", notamment, qui lui tint des pro-
pos si abscons a une soirée dansante, ou cette
aimable personne qui désiraittantd'avoirdes
éclaircissements sur « la manière de faire
l'amour à l'anglaise », et toutes lesmaitresses
des (I maisons où elle était reçue », dont elle
dessine, sans les nommer, des croquis amu-
sants. Et l'on aurait voulu aussi qu'elle citât
plus souvent les noms des hommes notoires
qu'il lui fut donné d'approcher, comme
Lamennais, dont elle a peint un bon
portrait, ou comme Chateaubriand. Mais
en i835, on n'entendait pas le reportage à
la manière d'aujourd'hui. Aussi bien,
nous pouvons nous consoler de la discré-
tion de Mrs. Trollope, car l'intérêt de sa
correspondance est moins encore dans les
portraits qu'elle y trace que dans les ob-
servations sur les moeurs qu'elle y fait ; et
parce que l'on trouve beaucoup plus sou-
vent, dans les autres mémoires du temps,
les croquis des personnages en vue que des
remarques comme les siennes sur le dé-
plaisir qu'il y a chez nous à rester jeune
fille, et la honte que sentent de leur triste
état les vieilles demoiselles.
On trouvera au chapitre XXXIX un ta-
bleau enchanteur du boulevard des ] taliens,
de ses bouquetières, de ses dandys, de ses
promeneuses et du glacier Tortoni. Au cha-
pitre XXX) , Mrs. Trollope peint les illus-
tres galeries du Palais-Royal, dont la vogue
commençait à céder à celle du boulevard,
et conte avec
émotion com-
ment elle fut dî-
ner là dans un
restaurant à 40
sousoù lacuisine
lui semjbla in-
comparable.
Ailleurs, elle
célèbre le
Luxembourg, le
concert Musard,
les Champs-
Elysées, ou bien
elle fait un chaleureux récit d'un pique-
nique à Montmorency. Mais elle est sé-
vère pour nos rues.
En 1 835, 'déjà la « voirie » parisienne
était déplorable. Nos pères connaissaient
très peu les égouts, à peine les trottoirs,
et point du fout l'invention récente de
Introduction
M. Mac-Adam. La nuit, il leur fallait
chercher leur chemin à tâtons sous le lu-
mignon jaune des réverbères a huile,
alors qu'a Londres le gaz brillait presque
partout. Le jour, ils se voyaient arrêtés a
chaque pas par un encombrement, salis
par quelque vieille cardant des matelas
devant sa porte, ou forcés, pour éviter
quelque chaudronnier ambulant, de se
crotter dans le ruisseau qui coulait au
centre de la chaussée mal pavée.
C'est que les Parisiens, contrairement
aux Anglais, aimaient le luxe et ignoraient
parait-il, m l'odeur du continent » ; mais
elle a réelleruent tort de se demander en-
suite si le II raffinement » de son pays sur
ce point n'indique pas que l'Angleterre va
tomber incessamment dans la décadence
de la Grèce et de Rome.
En politique, en art, en littérature ou
en morale, Mrs.TrolIope est réactionnaire.
Voici pourquoi : c'est parce que les libéraux
ne sont que des whigs et qu'elle est ellc-
/\y fn'j\^<'jJi,:;:,
(E. Lami del.)
le confortable. La moindre petite bour-
geoise de chez nous possédait assez de
choses luxueuses pour faire pâlir d'envie
une grande dame britannique, s'il en faut
croire Mrs. Trollope. En revanche, elle
n'avait pas d'eau à volonté, car l'eau ne
montait guère dans ces grands immeubles
à appartements que les Parisiens préfé-
raient aux maisonnettes à la mode de
Londres, et les canalisations n'existaient
point. C'était le porteur d'eau qui pro-
curait ce C|u il fallait de seaux pour la
cuisine, la toilette et le ménage; d'où
Mrs. Trollope coni^oit certains doutes sur
la perfection du ménage et de la toilette
qui no sont peut-être point absolument
injustifiés, et qui expliqueraient assez bien
ce que ses compatriotes appelaient alors,
même une lady tory. Un gentleman fort
comique, qui vivait dans le même temps
qu'elle et qui a laissé d'amusants souvenirs,
Thomas Raikes, était également tory parce
qu'il était tory; ne lui demandonspas d'autre
raison, celle-là est d'un très bon Anglais.
Si l'on tente d'approfondir les griefs de
Mrs. Trollope contre les libéraux français,
ce qu'on démêle de plus clair, c'est qu'elle
leur reproche d'avoir favorisé les progrès de
Vindeccrum : en élevant des barricades dans
les rues, les insurgés de i83o ont démoli
celles de la société, dit-elle, et l'on sent
tout ce que cet argument a d'irréductible.
Néanmoins clic en aurait pu trouver pas
mal d'autres.
En i835, les « Trois Glorieuses» étaient
récentes. On voyait toujours, près des
Introduction
Halles, les tombeaux élevés aux « héros
de Juillet ». Au musée d'Artillerie, on
lisait encore une pancarte priant lesdits hé-
ros de rapporter les fusils qu'ils avaient
empruntés pendant l'émeute et qu'ils
n'avaient sans doute point eu, depuis, le
loisir de rendre...
Quel est le parti le plus généralement
respecté en France? se demande Mrs.Trol-
lope. Elle pas-
se en revue les
légitimistes,
les carlistes qui
diffèrent des
légitimistes en
ce qu'ils n'ac-
ceptent point
l'abdication de
Charles X, les
doctrinaires
partisans de
Louis- Philip-
pe, et les ré-
publicainsdont
elle fait des cioquemitaines. (Elle ne dit
pas un mot du parti bonapartiste pour cette
raison qu'il n'existait pas et que la noblesse
de l'Empire ne formait même pas un mi-
lieu spécial et comparable aux milieux lé-
gitimiste, doctrinaire ou républicain.) On
ne doit point s'étonner si Mrs. Trollopc
répond à la question qu'elle s'est posée,
qu^ le parti le plus estimé en France est
celui des légitimistes. Toutefois, elle ajoute
prudemment : « Il ne faut pas déduire de
cela que la majorité des Français soit dis-
posée à risquer son précieux repos pour ré-
tablir les Bourbons sur le trône », car cha-
cun est trop heureux « de jouir en paix de
ses spéculations à la Bourse, des florissants
restaurateurs, des boutiques prospères et
même de ses propres tables, chaises, lits
et cafetières ». Et ici il scTible bien qu'elle
ait vu la vérité.
Certes, Louis-Phi lippe n'était encore rien
moins que populaire, dans ces premières an-
nées de « juste-milieu » . Stendhal nous a dit
dans Lucien Leutoen par quelles bordées de
sifflets les provinciaux s'amusaient à accueil-
lir ses fonctionnaires, et Mrs. Trollope
elle-même a remarqué l'indifférence du peu-
ple pour le souverain le jour de la féie
du roi. Par amour de la paix et de la tran-
quillité, la France avait accepté Loui.-
Philippe, mais elle ne s'en était pas éprise :
elle n'avait fait avec lui qu'un mariage
de raison. Elle lui demandait une admi-
nistration sage qui permît aux affaires de
fructifier et à la nation de prospérer, et
Mrs. Trollope observe finement que rien
n'était plus propre en i835 à offenser un
doctrinaire que « lexpression du plus lép,er
doute sur sa chère tranquillité » : c'était à
ce point que le gouvernement préférait
ignorer les émeutes et la manifestation à
peu près quotidienne des républicains à la
Porte-Saint-Martin.
A ce qu'on réclamait de lui, Louis-Phi-
lippe répondit très bien. Quand on voyait
le roi-citoyen faire sa promenade à pied
sur les boulevards, à la façon d'un bon
bourgeois à qui ne manque que sa dame et
sa demoiselle, tel que Mrs Trollope nous
le montre : le parapluie sous le bras, et dis-
tingué seulement du commun des hommes
par une innocente petite cocarde à son cha-
peau, on ne saluait guère, mais au fond on
n'était pas fâché. — Et l'on ne doit pas ou-
blier, non plus, que Louis-Philippe était
l'homme le plus spirituel de son royau-
me. — Malheureusement, il régnait sur
un siècle romantique, et il faut avouer
que le « juste-milieu » n'était pas très
exaltant pour l'imagination... Comprimé,
le romantisme politique éclata, comme
on sait, par cette révolution de « quarante-
huit », qui fut sans doute la plus niaise de
toutes les révolutions françaises.
M4RIE DORVAL
(Gr^vuri dt l.on No.-I!
^Blb;■c.lhi^uc ..lonalO
Introduction
Le grand événement qui passionnait
l'opinion en ce printemps de i835, c'était
k- Procès-Monstre.
Depuis les « Trois Glorieuses 1), le parti
républicain n'avait cessé de s'agiter contre
le gouvernement de Louis-Philippe, à qui
il reprochait d'avoir " escamoté » la Ré-
publique. Il était peu nombreux et dénué
d'argent, mais bien organisé en socié-
tés secrètes, et composé d'hommes réso-
lus : ouvriers luttant pour améliorer leur
vie et étudiants enflammés de lyrisme. De-
puis i83i, les insurrections n avaient pas
cessé. En avril 1 834 des émeutes éclatèrent
dans diverses villes. Du 9 au i 3 avril, les
ouvriers lyonnais tinrent tête à la troupe.
Dés que la nouvelle de leur soulèvement
parvint à Paris, le i3 avril, les républicains
de la capitale commencèrent à faire des bar-
ricades ; et un officier de !a petite armée que
M. Thiers déploya contre eux ayant été
blessé devant le n 12 de la rue Transno-
nain, ses soldats entrèrent dans la maison et
y massacrèrent tout, compris les femmes et
les petits enfants. A Lunéville, Grenoble,
Marseille, Poitiers, etc., il y eut également
des troubles.
Le gouvernement résolut d'en finir et
déféra 1(34 émeutiers, accusés d'avoir com
ploté contre la sûreté de l'Etat, à la Cham-
bre des Pairs constituée en Haute-Cour de
justice. Le Procès des accusés d'avril, sur-
nommé le Procés-Monsfre, dura de mars
i835 à janvier )83(5. On avait interdit aux
femmes l'entrée du Luxembourg; seule,
parait-il, George Sand, vêtue en homme,
put assister à quelques séances. Mais Mrs.
Trollope qui était une honnête lady, n'avait
pas coutume de fumer des cigares ni de
revêtir des pantalons à pont : elle ne put
entrer. Toutefois elle donne une quantité de
détails amusants sur l'état de l'opinion et
les précautions du gouvernement.
En littérature, comme en politique, Mrs.
1 rollope est réactionnaire. Au théâtre, ce
qu'elle préfère, ce sont les pieces ancienn^N
et même les grandes coquettes de cin-
quante-six ans, telle l'illustre M Mars. En
revanche, ce qu'elle déteste le plus c'est la
nouvelle école des romantiques, « l'école
du décousu », comme elle l'appelle. On
ANTONY : n ELLE ME RESISTAIT JE L Al
ASSASSINÉE ! N
LIth.dt V.Adam) (Collcclionj. B
trouvera plus loin quelques-unes de ses dia-
tribes contre les « horreurs à la mode »...
Et vraiment elle n'y a pas tort.
Car, lorsqu'elle parle de la littérature
romantique, Mrs. Trollope pense presque
toujours au théâtre. C'est sur ses pièces
qu'elle juge Victor Hugo. De la roman-
cière George Sand, elle dit au contraire :
« La dame qui écrit sous ce nom ne saurait
être rejetèe, même par le défenseur le plus
austère des moeurs publiques, sans un sou-
pir 1). et elle consacre tout un chapitre à
pousser ce soupir-là. Quant à M. d'Ar-
lincourt, il est vrai qu'elle se montre rigou-
reuse pour lui, mais vraiment ce vicomte
était trop ridicule. Encore un coup, ce ne
sont pas les poèmes ni les rc^mans, mais les
pièces de la nouvelle école que Mrs. Trol-
lope appelle <i le; hor.curs à la mo -e ».
i8
Introduction
Or, que vit-elle jouer pendant son sé-
jour à Paris ? Charlotte Br<nvn, de M"' de
Bawr... Si elle « éreinta » de la belle ma-
nière cette consœur, excusons Mrs. Trol-
lope. — Quoi encore ? Le Monomane, de
Duveyrier, mélodrame en cinq actes, à
l'Ambigu. En ce temps-là, les mélodrames
(^
S ^
i" \ \
■4
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LA TOUR DE NESLE : « REGARDE ET MEURE ))
{Lilhographit de V.Adjm) (Coll J. B.
étaient des pièces « littéraires » ; on n'y
allait pas du tout, en souriant, pour pleu-
rer, mais gravement, et on les trouvait su-
blimes. Si vous connaissez Le .Tlonomane
de Duveyrier, histoire abracadabrante d'un
procureur du roi agité de la folie du sang,
intrigue mêlée de somnambulisme, poison,
assassinat sur la scène, et tout ce qui s'en-
suit, vous excuserez encore Mrs. Trol-
lope de n'avoir pas admiré ce drame au-
tant que les « jeunes gens de Paris » ; et
vous lui pardonnerez également, je pense.
d'avoir un peu ri à la Tour Je Nesles, de
Gaillardet et Dumas, qui en i835, ne pas-
sait pas moins que Le Monomane pour une
pièce de haute littérature.
Enfin, pour tout achever, la pauvre
femme vit jouer le T{oi s'amuse et Mngelo,
tyran de PaJoue, de Victor Hugo. On ve-
nait de faire autour de la première repré-
sentation à'Jlngelo une réclame incroyable.
Le Théâtre-Français avait engagé spécia-
lement M"' Dorval pour figurer aux côtés
de M'" Mars... Cette fois encore, peut on
en vouloir à Mrs. Trollope de se livrer à
d'innocentes plaisanteries sur ce « tyran
pas doux du tout », qu'elle trouve ridicule
non sans raison, et a-t-elle tort lorsqu'elle
constate que Victor Hugo a parfaitement
réussi à mêler le tragique au comique, car
la « catastrophe se produisant par le moyen
du poignard et du poison, la pièce est une
t/agédie sans contredit, mais les incidents
cr les dialogues ayant été traités dans
l'esprit le plus gai, cette même pièce est
sins faute une comédie » ?
En ce temps-là, on s'amusait beaucoup
des quatrains comme celui-ci :
Où. 6 Hugo ! jucheras-tu ton nom ?
Justice encor faite que ne t'a-t-on ?
Quand donc, au corps qu académique on noninu
Grimperas-tu de roc en roc. rare homme ?
C'était drôle... Pardonnons au vieux
classique qui blasphémait de la sorte notre
Hugo : sans doute il n'avait pas lu Ics-
Teuilles d'automne, et c'était peut-être uiv
spectateur d'Angelo.
JaCV}U|;S BoULËNCiHR.
PARIS ROMANTIQUE
1. ARGOT A LA MODE. LES JEUNES GENS
DE PARIS. LA JEUNE IRANCE. — ROCOCO.
DÉCOUSU.
Je suppose que, chez tous les peuples et
lians tous les temps, une certaine partie de
ce que nous appelons argot s'insinue dans
la conversation familière, et même ose
quelquefois se faire entendre à la tribune
et sur la scène. Mais il me semble que la
France prend en ce moment de bien gran-
des libertés vis-à-vis de sa langue mater-
nelle. D'ailleurs, pour traiter convenable-
ment ce sujet, il faudrait être Française
soi-même, et, de plus, erudite. Je me con-
tente de noter sous toutes réserves, comme
une chose qui m'a frappée, que cette in-
novation paraît s'accentuer visiblement.
Je le sais : on peut dire que tout mot
nouveau, qu'il soit fabrique ou emprunté,
ajoute quelque chose à la richesse du lan-
gage; et, sans doute, il en est ainsi. Mais
la langue française, telle qu'on l'écrivait au
Grand Siècle, présente une telle grâce, une
élégance si accomplie, que cela supplée au
manque d'abondance qui lui a été quelque-
fois reproché. Augmenter sa force en lui
donnant de la rudesse, ce serait comme si
l'on échangeait un cheval de race contre
un cheval de brasseur :
<i Vous gagnez en puissance ce que
vous perdez cf\ grâce, dira le brasseur.
— Il se peut; mais beaucoup de gens,
même en ce temps d'activité et d'utilita-
risme où nous sommes, regretteraient l'é-
change. 1)
Au reste, c'est là un sujet, comme je l'ai
déjà dit, sur lequel je ne me sens pas le
droit de disserter. Personne ne devrait se
permettre d'examiner ni de discuter les
finesses d'une langue qui n'est pas la sienne.
Mais, sans se permettre un examen aussi
présomptueux, il y a des mots et des phra-
ses qui sont a la portée de l'observation
d'une étrangère et qui me frappent comme
remarquables en ce moment, soit par la
fréquence de leur emploi dans la conver-
sation, soit par le sens emphatique qu'on
leur donne.
hcs jeunes gens Je Paris (i) me semble
une de ces expressions-Ia. Traduisez-la en
anglais et vous n'y trouverez aucune signi-
fication plus remarquable qu'à celle-ci :
« Les jeunes gens de Londres » ou de
toute autre métropole. Mais entendez
cette locution à Paris... Miséricorde!
elle résonne comme la foudre. Ce n'est pas
cependant qu'elle soit bruyante et fanfa-
ronne, elle a plutôt un sens imposant ou
mystique; elle semble symboliser le pou-
voir, la science, — oui, et la sagesse en-
tière de toute la nation.
La jeune Trance est une autre de ces
expressions cabalistiques qui laissent souf-
entendre quelque chose de grand, de ter-
rible, de volcanique, de sublime. Je dois
vous avouer que ces deux phrases, pronon-
cées, comme elles le sont toujours, avec
une mystérieuse emphase qui semble dire
que ce qu'elles expriment dépasse ce qu'on
entend, produisent sur moi un effet stupé-
fiant. Je me rends parfaitement compte
que je ne saisis pas complètement toutes
les nuances à quoi elles font allusion, et je
redoute de demander des explications qui
me rendraient peut-être les choses encore
plus inintelligibles...
En dehors de ces phrases et de quelques
autres que je pourrai peut-être citer dans
la suite comme difficiles à comprendre,
j'ai appris un mot tout nouveau pour moi
et que je crois tout récemment introduit
dans la langue française; du moins, il n'est
(i) Les mots qiic l'on trotivtra impr
liqiK sont <n friin\-ais dans I ùriginal
Paris Romantique
paSjjjdans les dictionnaires et je suppose
que c'est une de ces heureuses innovations
qui viennent de temps à autre enrichir et
renforcer le langage. Comment l'ancienne
Académie aurait-elle traité ce vocable? Je
ne le sais. Mais il me semble fort expres-
sif et je pense qu'on peut très convenable-
habits galonnés et des nœuds d'épée en
diamant, comme à celle qui, par un fier
royalisme , reste dévoué à son roi légitime,
bien qu'elle n'en puisse plus rien attendre ;
tel est du moins le sens du mot rococo dans
la bouche d'un doctrinaire. Mais entendez
maintenant un républicain le prononcer :
'Par Tony Joh nnol)
LA JEUNE FRANCE
Extrait d« Jt'i
ment s'en servir; en tout cas, je l'utiliserai
souvent comme un adjectif des plus utiles.
Ce mot nouveau-né, c'est rococo. 11 me
paraît désigner, pour tout ce qui est jeune
et nouveau, tout ce qui porte l'empreinte
du goût, des principes ou des sentiments
du temps passé.
L'épithéte de rococo peut s'appliquer a
cette partie de la population fran*;aise qui
a gardé les modes surannées, le goût des
il l'appliquera à toute espèce d'autorité
régulière, même au pouvoir actuel, et, en
fait, a tout ce qui se rapporte à la loi ou à
l'Evangile.
11 y a un autre adjectif qui me parait
être employé très fréquemment et qui mé-
rite tout autant li'ètrc considéré comme
étant a la mode. C'est un bon vieux mot
régulier, admirablement expressif, et au-
jourd'hui d'une utilité plus qu'ordinaire :
MADEMOISELLE MARS
(A. Lacanchic del.. i83b)
Paris Romantique
l'adjectif (/cVoHSH. Les esprits raisonnables
semblent s'en servir pour qualifier la diva-
gation de la nouvelle école littéraire et
tous ces lambeaux d'opinions qu'ont re-
cueillis au hasard les jeunes gens qui dis-
sertent sur la philosophie, comme il est en
<e moment de bon ton de le faire à Paris.
Si la population entière devait être clas-
sée en deux grandes divisions, je doute
qu'elle le put être plus explicitement que
par ces deux termes : les Décousus, les J^o-
cocos. Je vous ai dit de quoi se compose-
rait la classe des T^ococos. Celle des Dé-
cousus comprendrait toute l'école ultra-ro-
mantique : romanciers, poètes, auteurs
dramatiques ; les républicains de toutes
nuances, depuis ceux qui avouent admirer
Il l'ardent Robespierre », jusqu'aux paisi-
bles disciples de Lamennais; enfin la plu-
p art des écoliers et toutes les poissardes
<de Paris...
11
M" MARS DANS ELMIRE DE Tûrtuffé.
ETERNELLE JEUNESSE DE l'aCTRICE.
J'avais quelque crainte de passer pour
atteinte de « rococoïsme » quand j'osai,
peu de temps après mon arrivée, avouer
que je désirais ardemment détourner mon
attention des choses nouvelles, et voir une
fois encore M'" Mars dans le rôle d'EI-
mire de Tartuffe.
Je n'étais pas non plus sans redouter que
le délicieux souvenir qu'elle m'avait laissé
ne fût effacé par le changement que sept
années avaient dû produire en elle. J'avais
peur de montrer à mes enfants une réalité
qui détruisit le beau l'iit'j/ que je leur avais
tracé de la seule parfaite actrice que l'on
voie encore au théâtre.
Mais Tartuffe était affiché, et peut-être
ne le serait-il plus de longtemps. Nous
dînâmes hâtivement et de bonne heure, et
bieniôt je me trouvai une fois de plus de-
vant le rideau que j'avais vu se lever si
souvent pour Talma, Duchesnois et Mars.
Je m*apcr>,-us avec un grand plaisir, en
arrivant au théâtre, que les Parisiens, si
inconstants en toutes choses, étaient restes
fidèles à leur adoration de M" Mars,
car bien que ce fut la cinq centième fois.
peut-être, qu'elle jouait Elmire, les bar-
ri ères étaient aussi nécessaires, la queue aussi
longue et aussi nombreuse, que lorsque,
quinze ans plus tôt, j'avais remarqué pour
la premiere fois le prodigieux pouvoir
exercé par une actrice qui avait depuis
longtemps déjà dépassé le premier épa-
nouissement de sa jeunesse et de sa beauté.
Si les Parisiens pouvaient justifier leur
amour du changement comme cette singu-
lière preuve de fidélité, ce serait bien. Il
y a malgré tout en elle un étrange en-
chantement. ..
Je consentirais volontiers à mourir pour
quelques heures, si cela pouvait faire re-
vivre Molière et lui laisser voir Mars
jouant un de ses rôles préférés ; quel ne
serait pas son plaisir à voir la créature
de son imagination vivre exquisement de-
AU LOUVRE
vant lui, et à remarquer ^n même temps
le frémissement que son esprit, transmis
par cette charmante actrice, fait courir à
travers les rangs pressés dans la salle, ainsi
qu'un courant d'électricitc ! Pensez-vous
que le meilleur sourire de Louis le Grand
ait jamais valu cela?...
Ill
LE SALON AU LOUVRB. — IMPERTINENCE
QUIL Y A A RECOUVRIR LES CHEPS-DCEUVRE
ANCIENS PAR DES TABLEAUX CONTEMPORAINS.
SALETÉ DU PUBLIC. l'ÉQALITÉ EST UNE
NIAISERIE.
Je me suis si peu préoccupée des dates
et des saisons que j'ai absolument oublie.
24
Paris Romantique
oi' plutôt que j'ai négligé de dire que le
moment de notre arrivée à Paris était
celui de l'exposition des artistes vivants au
Louvre; et il ne serait pas facile de vous
décrire la sensation que j'éprouvai quand
je vis, dans la Galerie, des tableaux si dif-
UN TABLEAU DU SALON DE I 835
(Extrait de yjtrliilc
férents de ceux que j'avais coutume d'y
trouver.
D'ailleurs l'exposition est très belle, et
tellement supérieure a tout ce que j'ai vu
jusqu'ici de l'école moderne, qu'après
notre premier désappointement, nous
^times la consolation de nous y plaire et
même d'en jouir.
Pourtant il n'est certainement pas un
système moins capable d'attirer l'admira-
tion que celui qui consiste à couvrir Pous-
sin, Raphaël, Titien et le Cortège, par les
productions des palettes modernes!...
11 doit être excessivement désagréable
pour les artistes — qui, je crois, rôdent
fréquemment incognito et affectant l'indif-
férence autour de leurs
toiles préférées — d'ouïr
des remarques comme
celles que j entendais hier
dans cette partie de la
Galerie où se trouvent
les Saint Bruno de Le
Sueur! « Certainement,
les rubans de la robe de
cette dame sont d'un
bleu délicat, disait le cri-
tique, mais la draperie
de Le Sueur, qui se
trouve en dessous pour
mes péchés, est identi-
que. Pourrait-on désirer
un meilleur contraste que
celui de cette figure sans
expression, froide, lisse,
a la peau vernie, aux
membres inanimés et à
la molesse inexprimable,
qui a pour nom Portrait
d'une Dame, avec le
chef-d'oeuvre qu'elle
cache?... m
L'exposition remplit
environ les trois quarts
de la Galerie ; et, a
l'endroit oij elle cesse,
un horrible rideau, sus-
pendu en travers, cache
les précieuses oeuvres
des écoles espagnoles et
italiennes qui occupent
l'extrémité de la galerie.
Peut-on inventer un tel
supplice de Tantale? Et quel artiste vivant
pourrait être apprécié en toute justice dans
ces conditions ?
Pour rendre l'effet plus frappant encore,
on laisse entre ce triste rideau et le mur
orné, quelques pouces d'intervalles, qui
permettent à la doucereuse teinte brune
d'un Murillo bien connu d'attirer les
yeux sans les contenter. Certainement
tous les professeurs de toutes les acadé-
Paris Romantique
i5
mies existantes ne sauraient découvrir une
manière de montrer les artistes français
modernes a leur plus grand désavantage.
Espérons qu'ils
auront du succès
malgré cela.
Puisque je parle
de Paris, il est
presque superflu de
dire que l'entrée
dans cette exposi-
tion est gratuite.
Je ne puis aban-
donner ce sujet sans
ajouter quelques
mots sur le public
ou tout au moins
sur une partie du
public, dont il m'a
semblé que l'ap)-
parence offrait des
preuves non équi-
voques du progrès
des esprits et de
celui de 1 indéco-
rum. Dans tous les
endroits où la foule
des amateurs était
le plus dense, on
voyait et on sentait
un nombre consi-
dérable de citoyens
et de citoyenne^
particul ièrement
graisseux Mais,
comme dit le pro-
verbe :
■ Lanois la plu> douce
et ce serait ici une
trahison, je sup-
pose, que de douter
qu'il ne se cache,
sous ces blouses "
sales et ces jupons
usés, autant de
raffinement et d'in- E.ir.it dt v^ru anj ikr
telligence que nous
pouvons espérer d'en trouver sous le satin
et la dentelle.
C'est un fait indiscutable, je crois, que,
lorsque les immortels de Paris élevèrent
des barricades dans les rues, ils démoli-
rent plus ou moins les barrières de 1j so-
ciété. Mais c'est la un mal que n'ont pas
besoin de déplorer les gens qui songent j
GRAVURE DE A.
HERVIEU
"rollop<'
l'avenir. La nature elle-même, du moins
telle qu'elle se montre quand l'homme
abandonne les forêts, pour vivre en société
dans les cites, la nature prend soin cllc-
mcmc de remettre tout en ordre.
26
Paris Romantique
« La force veut dominer la faiblesse u.
«t quand, un matin, tous les hommes se
réveilleraient égaux, l'heure du coucher ne
serait pas arrivée que certains auraient
déjà compris que la destinée leur im-
pose de faire le lit des autres. Telle est la
loi naturelle. La force brutale de la foule
n'est pas plus capable de l'enfreindre que
le boeuf de nous faire tirer la charrue ou
l'éléphant de nous arracher les dents pour
.en faire des jouets à ses petits.
En ce moment, toutefois, un peu de la
lie que la promulgation des Ordonnances a
soulevée, flotte encore à la surface, et il
est difficile d'observer, sans sourire, en
quoi consiste principalement cette liberté
pour laquelle ces immortels ont versé leur
sang. Nous pouvons bien dire, en vérité,
que la population de Paris est philosophe
et quelle est reconnaissante de très pe-
tites choses, puisqu'un des plus remarqua-
bles, parmi les droits qu'elle s'est nouvel-
lement acquis par la révolution, est
certainement celui de se présenter sale
devant ses chefs.
Je suis sûre que vous vous souvenez
•combien, jadis, c'est-à-dire avant la der-
nière révolution, la vue de la foule formait
une partie agréable de l'aspect du Louvre
et des jardins des Tuileries. Les dames et
les messieurs étaient là semblables à ce
qu'ils sont partout; mais on y admirait la
coquetterie soignée des jolis costumes po-
pulaires — ici une caucho-se, là une loque,
— la méticuleuse netteté des hommes,
et surtout le joli aspect des tout petits,
qui, avec leurs tabliers de soie à longue
taille, leurs mignons bonnets blancs et leurs
chaussures impeccables, trottaient aux côtés
de leurs parents. Tout cela rehaussait
l'agrément et la gaieté du spectacle. Mais
maintenant, jusqu'à ce que la population
se soit nettoyée de la saleté (et non certes
du lustre qu'elle a gagnée en travaillant
aux Trois Journées, il faudra tolérer la
vue des habits crasseux, des casquettes in-
nommables, des blouses sordides, et des
déplorables bonnets ronds qui semblent
servir jour et nuit. C'est dans l'obligation
de cette tolérance que consiste la princi-
pale marque extérieure de l'accroissement
de liberté qu'a gagnée le peuple de
Paris.
IV
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE. INFÉRIORITÉ DE
l'anglaise. SIMPLICITÉ CHARMANTE DES
RÉUNIONS. ABSENCE DE CÉRÉMONIE ET DE
PARADE. l'immoralité FRANÇAISE EST UN
PRÉJUGÉ DES ANGLAIS.
J aime toutes les curiosités de Paris —
et je désigne par ce terme aussi bien ce
qui est grand et durable, que ce qui est
toujours changeant et toujours nouveau ; —
mais je suis plus portée, comme vous le
croirez facilement, à écouter des conver-
sations intéressantes qu'à contempler toutes
les merveilles que l'on peut admirer dans
la ville.
J'ai donc accueilli avec joie les aimables
avances qu'on a bien voulu me faire
de divers côtés; et j'ai déjà la satisfaction
de me trouver en termes très agréables et
en relations familières avec des gens char-
mants, dont beaucoup sont très distingues
et qui, heureusement pour moi, diffèrent
autant que le ciel et la terre par leurs opi-
nions sur toutes choses, depuis le plus haut
degré du rococo jusqu'à la plus parfaite
expression de l'école du décousu.
Et ici, laissez-moi vous dire, ainsi qu'à
tous mes compatriotes aux oreilles de qui
ces notes parviendront, que tout voyage à
Paris, quel que soit l'esprit d'entreprise
qu'on y apporte et les sommes que l'on se
sente disposé à v dépenser, sera sans valeur
si l'on ne peut entrer en relations avec la
bonne société française.
11 est vrai qu il est quelquefois beaucoup
plus amusant pour un étranger arrivant à
Paris de regarder simplement toutes les
nouveautés extérieures qui l'entourent.
Cet air indescriptible de gaieté qui fait que
chaque jour de soleil à lair d'un jour de
fétc ; cette légèreté d'esprit qui semble
appartenir à tous les rangs; le timbre plai-
sant des voix, les regards pétillants des
veux ; les jardins, les fleurs, les statues de
Paris, tout cela produit un véritable en-
thantcmcnt.
Mais « l'habitude diminue les mer-
veilles » et quand l'excitation joyeuse des
débuts est passée et que nous commen-
çons a nous sentir las de son intensité
même, alors nous tombons dans l'abatte-
nicnt et le mécontentement.
Paris Romantique
A partir île ce moment le touriste anglais
ne parle plus que tie larj^es rivieres, de
ponts magnifiques, de IroUoirs prodigieux,
d'égouts inimitables et de porto authen-
tique. C'est alors que, pour prolonger
et augmenter son enchantement, il devrait
cesser d'examiner l'extérieur des maisons,
et s'efforcer de s'y faire admettre afin
de sentir le charme plus durable qui y
régne.
On a déjà tant parle et tant écrit sur 1
grâce et la séduction de la langue française"»
dans la conversation qu'il me parait tout
à fait inutile d'insister là-dessus. Que les
bons mots ne puissent être dits dans aucune
autre langue avec autant de grâce c'est
un fait qui ne peut être ni nié ni plus
affirmé qu'il ne l'est. Heureusement, 1 art
d'exprimer une heureuse pensée dans lés
meilleurs termes possibles n'est pas mort
avec M" de Sévigné, et aucune révolution
n'a pu encore le détruire.
Ce n'est pas seulement pour s'aniuser
une heure que je conseillerais aux Anglais
de cultiver assidûment la bonne société
française. Les relations qu'une longue ;
a permises entre Paris et nous ont gi
ment amélioré nos habitudes nation.no.
Nos dîners ne sont plus déshonorés par
l'ivresse, et nos compatriotes hommes et
femmes, quand ils arrangent une partie
pour se divertir, ne sont plus séparés pas
l'étiquette pendant la moitié du temps que
dure la réunion.
Mais nous avons beaucoup à apprendre
encore, et le ton général de nos réunions
quotidiennes peut être très peifectionné
par l'exemple des usages et des manières
parisiennes.
Ce n'est pas à ces grandes et brillantes
réceptions qui se renouvellent trois ou
quatre fois par saison dans les maisons très
élégantes, que nous trouverions beaucoup
à apprendre. Une belle fête chez lady A.,
dans Grosvenor Square, est aussi sembla-
ble à une grande reception chez lady B.,
dans Berkeley Square, qu'une belle soirée
à Paris l'est à nwc à Londres. Il v a
beaucoup de jolies femmes, d'hommes
élégants, de satins, de gazes, de velours, de
diamants, de chaînes, de décorations, de
moustaches d'impériales, et peut être très
peu, parmi tout cela, de véritable plaisir.
Je croirais, même, à vrai dire, que nous
avons plutôt l'avantage dan» ces réunions
nombreuses : en effet, nous changeons fré-
quemment de place, car nous passons d une
pièce a l'autre pour prendre nos glaces, et,
comme les assistants jouissent par groupes
de ce répit dans la suffocation, on trouve
chez nous non seulement I occasion de res-
pirer, mais aussi celle de parler durant
quelques minutes sans être dérangés.
Ce n'est donc pas dans les réunions
nombreuses que j'étudierai les caractères
MOBILIER D ANnCH^MHRE, PAR HENRI MONNIER
(Bibl. Naiionalc
des suions de Paris, mais dans les relations
familières et ciuotidicnnes. Là, on observe
un ton enjoué, une absence de toute pompe,
de tout orgueil, de toute cérémonie, dont
malheureusement, nous n'avons aucune
idee. Hélas! avant d'oser nous aventurer
a passer une heure de la soirée dans le
salon de notre amie, il nous faut savoir un
mois à l'avance, par carte spécialement
imprimée, qu'elle sera " at home » ce jour-
là, que ses domestiques en livrée nous
attendrons, et, que son habitation sera
illuminée. Voyez-vous une dame de Lon-
dres recevant entre huit et onze heures,
une demie-douzaine de ses plus chères
amies qui arriveraient en châles et en bon-
nets, sans avoir été invitees ! Ft combien
Paris Romantique
cela serait pour nous étrangement nouveau,
que les plus amusants et les plus recher-
chés engagements de la semaine fussent
précisément ceux qu'on a formés sans
cérémonie et sans ostentation, et naquis-
sent d'une rencontre accidentelle !
C'est cette aisance, cette absence habi-
tuelle de cérémonie et de parade, cette
horreur de la contrainte et de l'ennui sous
toutes ces formes, qui rendent le ton des
manières françaises infiniment plus agréa-
ble que celui des nôtres. Et à quel point
je dis vrai, seuls le savent ceux qui, par
quelque heureux hasard, possèdent un bon
« Sésame, ouvre-toi ! » pour les portes
parisiennes.
En dépit de la vanité surabondante que
l'on attribue aux Français, ils en montrent
certainement infiniment moins que nous
dans leurs rapports avec leurs semblables.
J'ai vu une comtesse, de la plus vieille et
de la meilleure noblesse, recevoir les visi-
teurs à la porte extérieure de son appar-
tement avec autant de grâce et d'élégance
que si une triple chaîne de grands laquais
portant sa livrée eût passé les noms des
arrivants du vestibule au salon. Or, ce
n'était pas là manque de richesse : cocher,
laquais, suivante et tout ce qui s'ensuit,
elle les avait ; seulement elle les avait en-
voyés en course, et jamais il n'était entré
dans son esprit que sa dignité pourrait
avoir à souffrir de se montrer sans eux.
En un mot, la vanité française n'apparaît
pas dans les petites choses ; et c'est préci-
sément pour cette raison que le ton char-
mant de la société est débarrassé de l'in-
quiète, susceptible, fastueuse et égoïste
étiquette qui entrave si étroitement la
société anglaise.
Beaucoup de nos compatriotes, mon
amie, trouveront dangereuses ces louanges
du charme de la société française, parce
qu'elles glorifient et donnent en exemple
les manières d'un peuple dont la moralité
est considérée comme beaucoup moins
stricte que la nôtre. Si je pensais, en
approuvant ainsi ce qui est agréable, dimi-
nuer de l'épaisseur d'un cheveu l'inter-
valle que nous croyons exister entre eux et
nous a cet égard, je changerais mon appro-
bation en blâme, et ma louange superficielle
en noire réprobation ; mais, a ceux qui
m'exprimeraient une telle crainte, je ré-
pondrais en leur assurant que l'intimité des
milieux dans lesquels j'ai eu l'honneur
d être admise n'a rien offert à mes obser-
vations personnelles qui autorise la moindre
attaque contre la moralité de la société pari-
sienne. On ne trouverait nulle part, on ne
saurait souhaiter un raffinement plus scru-
puleux et plus délicat dans le ton et les
manières. Et je suspecte fort que beaucoup
des tableaux de la dépravation française
que nous ont rapportés nos voyageurs
ont été pris dans des milieux où les re-
commandations que j'engage si fort mes
compatriotes à se procurer n'étaient pas
absolument nécessaires pour pénétrer. Mais
on ne pense pas, je suppose, que je parle
ici de ces milieux-là.
INQUIETUDE CAUSÉE PAR LE PROCHAIN
JUGEMENT DES PRISONNIERS DE LYON.
LE « PROCÈS MONSTRE».
Nous avons éprouvé une véritable pa-
nique causée par les bruits que l'on fait
courir sur le terrible procès qui est tout
près d'avoir lieu. Beaucoup de gens crai-
gnent que des scènes terribles ne se pas-
sent dans Paris quand il commencera.
Les journaux de tous les partis en
sont remplis à tel point qu'on n'y peut
trouver autre chose; et tous ceux qui sont
opposés au gouvernement, de quelque
couleur qu'ils soient, parlent de la façon
dont la procédure a été menée comme
de l'abus de pouvoir le plus tyrannique
que l'on ait encore vu dans l'Europe mo-
derne.
Les royalistes légitimistes déclarent la
procédure illégale, parce ^.ue les accusés
ont le droit d'être jugés par un jury
composé de leurs pairs, à savoir, les ci-
toyens français, tandis que ce droit leur
est retiré, et qu'on ne leur accorde pas
d'autres juges et jury que les pairs de
France.
Je ne sais si cette accusation est fondée;
mais il y a pour le moins une apparence
plausible dans l'objection qu'on peut lui
faire. Il n'est pas difficile de voir que l'ar-
ticle 28 de la Charte dit : - - « La Cham-
bre des Pairs prend connaissance des
3o
Paris Romantique
crimîs de haute trahison et des attentats
contre la sûreté de l'Etat, qui seront dé-
finis par la Loi. »
Or, quoique cette définition par la loi
ne soit pas encore, à ce que l'on m'a dit,
un travail tout à fait terminé, les crimes,
pour lesquels les prisonniers seront jugés,
paraissent quelque chose de si semblable
à de la haute trahison, que la première
les X le banni projeta, tout cela n'a jamais
indigné autant que cet acte sans nom que
le roi Louis-Philippe I" est sur le point
de perpétrer.
Enfin, l'horrible chose a été baptisée et
elle s'appelle : le Procès Monstre. Cet
heureux nom m'évitera un flot de paroles
inutiles. Avant que l'on eût trouvé cette
appellation expressive, chaque paragraphe
« GARRRE A VOUS, CiUEHRRDlNS 1)1; RRRKPUBLICAINS »
(Entrait du Chunv
l8J5),
partie de l'article peut s'appliquer à eux.
P.mr les journaux, les pamphlets, et
les publications républicaines de toutes
sort:., la détention et le procès sont une
violarion scandaleuse des droits nouvelle-
ment acquis par « la jeune France « ; et
ils dis:nt, ils jurent même qu'aucun roi
couronné, aucun pair, aucun ministre,
n'avait encore osé jusqu ici prendre une
décision tyrannique à ce point.
Tout ce que l'infortuné Louis XVI fit
jamais o'.i permit de faire, tout ce que Char-
oii il était question du procès commen-
çait par une vaste description de la terri-
ble affaire ; mainteriant toute éloquence
préliminaire est devenue inutile : Procès
Monstre! simplement. Procès Monstre ! ccb
deux mots expriment d'abord ce qu'on
veut dire, et ce qui suit n'est plus que
nouvelles et récits.
Ces nouvelles et ces récits, d ailleurs,
varient considérablement et nous laissent
fort inquiets sur ce qui va arriver. Celui-là
affirme que Paris peut d'un moment ;i
L AHPK COtUK, CHANOINE MONOSKI ti DE NANTES
iF.r D.l.c .,„)
Bibli.>:hc4u< >\j
32
Paris Romantique
'autre être mis en état de siège et que
tous les étrangers, sauf ceux appartenant
à l'ambassade, seront priés de partir. Un
autre déclare que tout cela est une
pure invention ; mais ajoute qu'un fort
cordon de troupes entourera probable-
ment Paris, et veillera nuit et jour de peur
que les jeunes gens de la capitale n'entre-
prennent, dans leur excitation, de laver
dans le sang de leurs concitoyens la honte
que la naissance illégitime du Monstre a
répandue sur la France. D'autres annon-
cent qu'un corps dévoué de patriotes a
juré de sacrifier une hécatombe de gardes
nationaux, pour expier une abomination
dont ils accusent lesdits guerriers d'être
les auteurs.
Beaucoup enfin déclarent que le procès
ne sera jamais jugé ; que le gouvernement
se sert audacieusement de l'image du Mons-
tre pour effrayer les gens ; et qu'une am-
nistiegénérale terminera l'affaire. Envérité,
ce serait une tâche fatigante que de rap-
porter seulement la moitié des histoires
qui courent en ce moment à ce sujet; mais
je vous assure que voir tous ces prépara-
tifs et écouter tout cela, c'est assez pour
devenir nerveuse ; et beaucoup de familles
anglaises ont trouvé plus prudent de quit-
ter Paris...
VI
ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE. l'aBBÉ CŒUR.
SERMON A SAINT-ROCH. ÉLÉGANCE DU
PUBLIC. COSTUME DU JEUNE CLERGÉ.
Depuis mon retour dans cette chan-
geante France, j'ai constaté une nouveauté
qui m'a été très agréable, c'est la consi-
dération et le goût que l'on y a mainte-
nant pour l'éloquence de la chaire...
Jl y a environ une douzaine d'années,
je voulus savoir si l'on trouvait encore à
Paris quelques traces de la glorieuse élo-
quence des Bossuet et des Fénelon. J'en-
tendis des sermons à Notre-Dame, à Saint-
Roch, à Saint Eustache ; mais jamais
course au talent fut aussi peu couronnée
de succès. Les prédicateurs étaient cruel-
lement médiocres; aussi bien, ils avaient
l'air d'hommes communs et sans culture,
ce qui était d'ailleurs, et est encore, je
crois, bien souvent le cas. Les églises
étaient à peu près vides ; et les rares
personnes dispersées çà et là dans leurs
spkndides bas-côtés étaient généralement
des vieilles femmes du peuple.
Que le changement est grand aujour-
d'hui ! ... « Avez-vous entendu l'abbé
Cœur? » Cette question me fut posée dans
la première semaine de mon arrivée, par
quelqu'un qui, pour rien au monde ne
voudrait être considéré comme rococo. A
l'effet que produisit ma réponse négative,
je m'aperçus que j'étais bien peu au cou-
rant de ce qui devait être connu à Paris.
« — C'est réellement extraordinaire! je
vous engage à aller l'entendre sans délai. 11
est, je vous assure, non moins à la mode
que Taglioni. »
La conversation continua sur les prédi-
cateurs en vogue, et je me rendis compte
que j'étais tout à fait dans l'ignorance.
D'autres noms célèbres furent cités : La-
cordaire, Dcgucrry, et quelques autres
que je ne me rappelle pas, et on parlait
d'eux comme si leur réputation devait né-
cessairement s'étendre d'un pôle à l'au-
tre, mais, en vérité, je ne connaissais pas
plus ces messieurs que les chapelains pri-
vés des princes de Chili. Toutefois j'ins-
crivis leurs noms avec beaucoup de
docilité ; et plus j'écoutais, plus je me
réjouissais en pensant que la Semaine
Sainte et Pâques allaient venir bientôt;
car j'étais bien décidée à profiter de
cette époque si favorable à la prédication
pour connaître une chose parfaitement nou-
velle pour moi ; un sermon populaire à
Paris.
Je perdis peu de temps pour réaliser ce
projet. L'église de Saint-Roch est, je
crois, la plus a la mode de Paris, et là
nous étions sûres d'entendre le célèbre
abbé Coeur : ces deux raisons nous déci-
dèrent a écouter à Saint-Roch notre « ser-
mon d'étude »! Je m'cnquis immédiate-
ment du jour et de l'heure où l'abbé de-
vait monter en chaire.
Comme nous demandions ces renseigne-
ments à l'église, ou nous apprit que, si
nous désirions nous procurer des chaises,
il nous serait indispensable de venir au
moins une heure avant la grand'niesse qui
précédait le sermon. C'était assez effrayant
pour des hérétiques qui avaient une foule
Paris Romantique
33
d'affaires sur les bras. Mais je voulus aliso-
lument exécuter mon projet et je me sou-
mis, avec une. petite partie lie ma famille,
a la pénitence préli-
minaire d'une longue
heure silencieuse en
face de la chaire de
Saint-Roch. La pré-
caution était, au reste,
parfaitement néces-
saire, car la presse
était elTroyable ; mais,
ce qui nous consola,
elle était toute com-
posée de personn;s
très élégantes, si bien
que l'heure nous sem-
bla à peine assez lon-
gue pour passer en
icvuc les toilettes, les
plumes ondoyantes et
les fleurs épanouies,
qui ne cessaient de
lesquelles ses paroles étaient accueillies,
sans que le moindre bruit, ni un mot,
ni un coup d'ueil les vinssent interrompre,
s entasser autour tic
nous
Rien de plus joli
^Hie cette collection de
chapeaux, si ce n'était
celle des yeux qu'ils
abritaient. La propor-
tion des femmes aux
hommes était peut-
être de douze à un.
« — Je désirerais
s a vo i r » , demanda
prés de moi un jeune
homme à une jolie
femme, sa voisine, « je
désirerais savoir si par
hasard M. l'ahhc
Coeur est jeune ? »
La dame ne répon-
dit que par une figure
indignée.
Quelques instants
après, les doutes du
jeune homme, s'il en
avait eu, cessèrent.
Un homme, fort loin de paraître malade
et plus loin encore de paraître vieux, monta
dans la chaire, et tout aussitôt quelques
n\iHiers d'yeux brillants se rivèrent sur lui.
Le silence et la profonde attention avec
COSTUME
DU JtUNE CLKRJE, P*R A. HtRVltU
Iriil dt Pjrii .inJ Ihr Pariuant. by Mr.. Ttollopc)
mc>ntra combien devait être grande son
influence sur l'élégant et nombreux public
qui l'écoutait, et combien son éloquence
irrésistible. Au reste, quoique «d'une
autre paroisse ». je comprenais s.'in pouvoir.
Paris Romantique
car « il était convaincu ». Sa voix, fcizn que
faible et parfois nerveuse, était distincte et
sa diction claire : je ne perdis pas un seul
mot.
Son ton était simple et affectueux; son
langage fort mais sans violence; il s'adres-
sait plus au cœur de ses auditeurs qu'à
leur intelligence, et c'étaient bien leurs
coeurs qui lui répondaient, car beaucoup
pleuraient abondamment.
Un grand nombre de prêtres assistaient
a ce sermon, revêtus de leurs costumes
ecclésiastiques et assis aux places qui leur
sont réservées en face de la chaire. Ils se
trouvèrent de la sorte près de nous, et
nous eûmes ainsi toute facilité de remarquer
sur eux les résultats de ce « progrès des
esprits » qui produit actuellement de si
étonnantes merveilles sur la terre.
Au lieu de cette tonsure d'autrefois,
qui nous inspirait du respect parce que,
faite souvent sur une épaisse chevelure dont
le noir d'ébène ou le châtain brillant par-
laient encore de jeunesse, elle marquait le
sacrifice d'un avantage extérieur à un sen-
timent de dévotion, — au lieu de cela, nous
aperçûmes des têtes sans tonsure, et
même plus d'une paire de favoris floris-
sants, évidemment entretenus, arrangés et
calamistrés avec le plus grand soin, tandis
que quelque sévère capuchon à trois cornes
pendait derrière les riches et ondoyantes
chevelures de ces jeunes tètes. L'effet
d'un tel contraste est singulier. Toutefois,
en dépit de cet abandon de la tonsure sa-
cerdotale par le jeune clergé, il y aurait
eu dans la double rangée de têtes qui
regardaient la chaire, plusieurs belles étu-
des à faire pour un artiste ; et rien, depuis
que l'humanité expie la faute d'Adam, ne
pouvait être mieux en harmonie que les
physionomies et l'habillement religieux de
ceux à qui ces tètes appartenaient. Les
mêmes causes produisent, je pense, en tous
temps les mêmes effets; et c'est pourquoi,
parmi les vingt prêtres de Saint-Roch, en
i835, il me sembla reconnaître l'original
de plus d'un noble et pieux visage avec
lequel les grands peintres d'Italie, d'Es-
pagne et des Flandres m'ont familia-
risée.
Le contraste entre les yeux profonds
et l'expression austere de quelques-uns
de ces fronts consacrés, et la brillante et
vive élégance des jolies femmes qui les
entouraient, était saisissant; et la lumière
douce des vitraux, la majestueuse dimen-
sion de cette église formaient un spectacle
émouvant et pittoresque...
Avant que nous quittassions l'église,
cent cinquante garçons et filles, de dix à
quatorze ans, s'assemblèrent pour le ca-
téchisme qui leur fut fait par un jeune
prêtre derrière l'autel de la Vierge. Le
ton de celui-là était familier, caressant
et bon, et ses cheveux, qui cachaient ses
oreilles, lui donnaient l'air d'un jeune saint
Jean.
Vil
LONGCHAMPS. LE CARÊME.
Je crois que vous savez, mon amie, bien
que pour ma part je l'ignorasse, que le
mercredi, le jeudi et le vendredi de la
semaine sainte les Parisiens font chaque
année une sorte de pèlerinage à cette partie
du bois de Boulogne qu'on nomme Long-
champs. J'étais intriguée par l'origine de
cette gaie et brillante promenade de per-
sonneset d'équipages, qui ne se rassemblent
évidemment qu'afin de se donner le plaisir
d'être vus et de voir, et cela pendant des
jours généralement consacrés aux exercices
religieux. L'explication que j'en ai eue, je
vous la communique, espérant que vous
l'ignorez. « Longchamps » est, parait-il,
une sorte de cérémonie dévote ou la été
dans les premiers temps de son institution.
Quand le beau moiiJc de Paris adopta
l'habitude de se rendre a Longchamps le
mercredi, le jeudi et le vendredi de la
sema'ne sainte, il y existait un couvent
dont les nonnes étaient célèbres pour
chanter les offices de ces journées solen-
nelles avec une piété et une pompe toutes
spéciales. Elles soutinrent longtemps cette
réputation et pendant beaucoup d'années
tous ceux qui obtinrent la permission d'en-
trer dans leur église s'y pressèrent afin d'en-
tendre leurs douces voix.
Le couvent fut détruit à h Révolution
(pjr excellence), mais les équipages parisiens
continuent de se diriger vers le même en
Paris Romantique
35
droit quand arrivent les trois derniers jours
du carême.
Ce spectacle ravissant peut rivaliser avec
celui d'un dimanche de printemps a Hyde-
Park Ljuant au nombre et a I élégance des
équipages, mais le surpasse par la longueur
et la lieauté de la route que l'on suit. Bien
que l 'on appelle toujours « aller a Long-
champs » cette promenade de tout ce que
Paris compte de riche, d'important et d'élé-
gant, les voitures, les cavaliers et les pié-
tons ne sortent guère de cette noble ave-
nue qui conduit de l'entrée des Champs-
Elysées a la barrière de l'Etoile.
De trois à six heures, ce vaste espace est
plein de monde ; et je n'imaginais réelle-
ment pas que tant d'équipages bien attelés
pussent être réunis ailleurs qu'à Londres.
La famille royale avait la plusieurs belles
voitures ; celle du duc d'Orléans était par-
ticulièrement remarquable par la beauté de
ses chevaux et son elegance d'ensemble.
Les ministres d'Etat et toutes les léga-
tions étrangères étaient là également ; plu-
sieurs dans des équipages vraiment parfaits,
avec des chasseurs à plumets de diverses
couleurs ; beaucoup avaient attelé à quatre
de très beaux chevaux, réellement bien
harnachés. Enfin une quantité de particu-
liers montraient aussi des voitures, ravis-
santes par les jolies Femmes qu'elles renfer-
maient et tout cela contribuait fort à l'éclat
de la scène.
Le seul personnage toutefois, à part le
duc d'Orléans, qui eût deux voitures, deux
chasseurs empluniés et deux fois deux paires
de chevaux richement harnachés, était un
certain M. T.... commerçant américain,
dont la grantle fortune, et encore plus les
colossales dépenses, consternent les com-
patriotes raisonnables. On nous a assuré
que l'excentricité de ce gentleman trans-
atlantique est telle que, pendant les trois
jours qu'a duré la promenade de Long-
champs, il s'est montré chaque fois avec
des livrées différentes. Apparemment qu'il
n'a aucune raison de famille pour préférer
une couleur a une autre.
On voyait çà et là plusieurs cavaliers
anglais très élégants, et la réunion en
était ornée, car les gracieuses lançades,
lallure, la robe luisante de ces charmants
animaux que sont les chevaux de selle
anglais étaient des plus attrayantes par-
ties du spectacle. Il ne manquait pas non
plus de Français sur de très belles montures.
Sous les arbres, dans la contre-allée, se
pressaient des milliers de piétons élégants.
Si bien que la scène entière était comme
une masse mouvante de pompe et de plai-
sir.
Néanmoins le temps était loin, le pre-
mier jour, d'être favorable : le vent était
si aigrement froid que je décommandai la
voiture que j'avais demandée, et, au lieu
d'aller a Longchamps, nous restâmes a nous
chaul^er assis au coin du feu ; avant trois
heures, la terre était déjà cc>uvertede neige.
Le jour suivant promettant d'être meilleur,
ncius nous aventurâmes ; m.iis le spectacle
fut fâcheux ; beaucoup de voitures étaient
ouvertes et les dames qui les occupaient
36
Paris Rorii'antique
frissonnaient dans leurs claires et flottantes
robes de printemps. Car c'est à Long-
champs que paraissent d'abord les modes
de la nouvelle saison ; et avant cette pro-
menade décisive personne ne peut dire,
pour renseigné qu'il soit sur ce chapitre,
quel chapeau, quelle écharpe, quel schall,
ou quelle couleur sera préféré par les élé-
Ce ne fut^donc que le jour suivant — le
dernier des trois — que Longchamps mon-
tra réellement le brillant assemblage de
voitures, de cavaliers et de piétons dont je
vous ai parlé. Ce dernier jour, bien qu'il
fit encore froid pour la saison (l'Angle-
terre même eût été honteuse d'un tel temps
le 17 avril), le soleil se montra et sourit
EN PROMENADE
(Achille Giroux del.'
gantes de Paris durant la saison à venir.
Conséquemment les modistes avaient fait
leur devoir et avancé le printemps. Mais
c'était une tristesse de voir tant de ravissan-
tes branches de lilas, de gracieuses et flexibles
cytises, dont chacune était une oeuvre d'art,
tordues et torturées, pliées et cassées par
le vent. On eût dit que le paresseux prin-
temps, humilié de voir imiter si parfaite-
ment les fleurs qu'il avait lui-même oublié
d'apporter, envoyait ce souffle inclément
pour les détruire. Tout fut abimé. Les ru-
bans aux teintes tendres furent bientôt
couverts de grésil ; tandis que les plumes,
au lieu de flotter, comme elles auraient dû
sous la brise, livraient une furieuse ba-
taille au vent.
pour consoler en quelque sorte les pieux
pèlerins.
Nous restâmes, comme tout Paris, à nous
promener en voiture au milieu de la foule
élégante jusqu'à six heures, moment où
graduellement on commença à se retirer et
à rentrer chez soi pour le diner.
38
Paris Romantique
vil)
LA CHAMBRE DE JUSTICE AU LUXEMBOURG.
l'institut. M. MIGNET. CONCERT MU-
SARD.
Par une faveur très grande et toute spé-
ciale, nous avons pu voir la nouvelle cham-
bre qui a été construite au Luxembourg
pour le jugement des prisonniers politiques.
L'extérieur en est très beau, et, quoique
la salle soit bâtie entièrement en bois, elle
s'harmonise bien au vieux palais dont elle
imite le style massif et riche. Les lourdes
balustrades, les gigantesques bas-reliefs qui
la décorent, sont tous grands, solides et
magnifiques ; et quand on pense que tout
cela a été élevé en deux mois, on est tenté
de croire qu'Aladin est devenu doctrinaire
et a mis sa lampe la plus diligente au ser-
vice de l'Etat.
La salle d'audience est vaste, mais par
suite du grand nombre des accusés et du
nombre plus grand encore des témoins, il
s'y trouvera peu de place pour le public.
La prudence, peut-être, a fait cela autant
que la nécessité ; on ne peut s étonner qu'en
cette occasion les pairs de France désirent
avoir affaire aussi peu que possible à la
foule parisienne.
Je remarquai qu'un espace considérable
avait été réservé pour les couloirs, pour les
antichambres et pour les dégagements de
toutes sortes ; c'est une mesure fort sage,
car on devra peut-être déployer beaucoup
de force armée. De fait, je crois que les
troupes sont et seront toujours le seul
moyen de maintenir en respect un peuple
remarquablement libre...
En quittant le Luxembourg, nous
allâmes au bureau du secrétariat de l'Ins-
titut demander des places pour la réunion
annuelle des cinq Académies, qui eut lieu
hier. On nous les accorda très obligeam-
ment — (oh! si nos institutions, nos Aca-
démies, nos cours, à nous, étaient aussi
libéralement organisés !) — et, grâce à
cela, nous passâmes deux heures très
agréables.
Je voudrais bien que les polytechniciens
quanil ils curent la fantaisie de changer
l'ancien re^/'mt'dela France, eussent compris
l'uniforme de l'Institut dans leurs proscrip-
tions : ce perfectionnement aurait été moins-
contestable que beaucoup d'autres.
Comment peut-on admettre, en effet,
que tant de savants académicrcns de tous les
âges, parfois sveltcs et élancés comme des
hommes de 3o ans, mais souvent lourds et
protubérants comme des vieillards de 80,
s'affublent tous uniformément d'un costume
bleu brodé de feuilles de myrte ! C'est la
meilleure preuve de 1 intérêt des choses
dites à cette séance, qu'il ne m'ait pas fallu
plus d'une demi-heure pour cesser de
m'étonner de ce surprenant habit.
Nous assistâmes d'abord à la distribu-
tion des récompenses ; puis nous enten-
dîmes un ou deux membres dire, ou plutôt
lire leurs compositions. Mais le grand
attrait de la fête fut le discours prononcé
par M. Mignct, Ce gentleman était trop
célèbre pour n'avoir pas excité en nous le
désir de l'entendre ; mais jamais désir ne
fut aussi heureusement satisfait. Aux avan-
tages d'une figure remarquablement belle.
M. Mignet ajoute un son de voix et un
jeu de physionomie qui assureraient à eux
seuls le succès d'un orateur. Mais ce n'est
pas à des dons de ce genre qu'il dut son
succès : son discours était en tous points
admirable ; sujet, sentiment, composition
et diction, — tout fut excellent...
Vous avouerez que nous ne sommes pas
paresseux, quand je vous aurai dit qu'après
tout cela, nous allâmes dans la soirée au
concert Musard. C'est là un de ces diver-
tissements dont nous n'avons pas jusqu'à
présent l'équivalent à Londres. A sept
heures et demie, vous entrez dans une belle
et grande salle bien éclairée, qui se rem-
plit sans retard ; un bon orchestre vous
joue pendant une couple d'heures la musi-
que la meilleure et la plus à la mode de la
saison ; et, quand vous en avez assez, vous
vous en allez vous habiller pour une
soirée, ou manger des glaces chez Torto-
ni, ou sobrement boire votre thé chez vous
et vous coucher de bonne heure. Pour en-
trer à ce concert vous payez un franc ; et
cet humble prix, non moins que le genre
de toilette (les femmes portent simplement
le chapeau et le châle), laisserait supposer
que ce divertissement est pour le beau
monde des faubourgs, . si la longue file des
Paris Romantique
voitures de maître remplissant :1a rue ne
montrait, que, malgré sa simplicité et son
manque de prétentions, ce concert attire la
meilleure société de Paiis.
** La facilité avec laquelle on y entre me
fit penser aux théâtres d'Allemagne. J'y
remarquai beaucoup de dames sans cava-
lier, venues deux ou trois ensemble. Dans
les entr'actes, on se promenait autour de la
salle ; là on se rencontrait, on se réunis-
sait, et il me sembla que c'était une des
plus agréables manières qu'eussent les
Français de satisfaire ce besoin de se dis-
traire hors^dc chez soi qui est contagieux
à Paris.
IX
DELICES nu JARDIN DES TUILERIES. LE
LÉGITIMISTE. LE RÉPUBLICAIN. LE DOC-
TRINAIRE. LES ENFANTS. LA GRACE DES
PARISIENNES. LES MOUSTACHES, LES IMPÉ-
RIALES ET LES CHEVEUX NOIRS DES DANDYS.
LIBRE ENTRÉE DES JARDINS DEPUIS LES TROIS
GLORIEUSES. ANHCDOTE.
Existe-t-il rien en ce monde de compa-
rable aux jardins des Tuileries ? Je ne le
crois pas...
L'endroit lui-même, indépendamment
du mouvement perpétuel de la foule, est
fort à mon gré : j'affectionne tous les dé-
tails de ses ornements, et j'aime passionné-
ment l'aspect brillant et heureux de son
ensemble. Mais je connais sur ce sujet une
foule d'opinions différentes : beaucoup
parlent avec mépris des lignes droites, des
arbres taillés, des massifs de fleurs régu-
liers, des vilains toits, quelques-uns médi-
sent même des orangers, parce qu'ils pous-
sent dans des caisses carrées et n'agitent
pas leurs branches au vent comme des sau-
les pleureurs !
Moi, je n'admets aucune de ces objec-
tions. 11 me paraît aussi raisonnable et
d'aussi bon goiît de reprocher à l'abbaye
de Westminster de ne pas ressembler à
un temple grec que de critiquer les jardins
des Tuileries parce qu'ils sont disposés en
jardins français et non en parcs anglais.
Pour ma part, je ne voudrais paschangcr, si
j'en avais le pouvoir, même le plus petit dé-
tail dans un lieu si plaisant : a quelque heure
et par quelque côté que j'y entre, il sem-
ble toujours m'accueillit par des sourires
et des amabilités.
Nous passons rarement un jour sans aller
nous asseoir un moment sous ses om-
brages et parmi ses fleurs. De l'endroit de
la ville où nous habitons maintenant, la
porte vis-à-vis de la place Vendôme est
l'entrée la plus proche ; et peut-être d'au-
cun lieu l'aspect général n'est-il aussi beau
que du haut de la verte promenade en ter-
rasse à laquelle cette porte donne accès.
A droite, la sombre masse des arbres
non taillés, — rehaussée en ce moment
par des marronniers en fleur, qui poussent
aussi fièrement et aussi librement que le
jardinier anglais le plus difficile le pourrait
désirer, — conduit la vue à travers une
délicieuse perspective d'ombrages jusqu'à
la magnifique porte cui ouvre sur la place
Louis-Quinze. A gauche, on voit la vaste
façade du palais des Tuileries; la disgra-
cieuse élévation des toits de ses pavillons
s'oublie bien vite et se trouve tout à fait
compensée par la beauté des jardins qui
s'étendent à leurs pieds. Et juste à
l'endroit où l'ombre des grands arbres
cesse et où les brillants rayons du soleil
commencent, quelle multitude de fleurs ra-
vissantes dans tout l'éclat de leur épanouis-
sement! Une teinte de lilas mauve semble
en cette saison s'étendre sur tout l'horizon,
et chaque brise qui passe, nous arrive toute
pleine de parfums. Ma promenade quoti-
dienne est presque toujours la même, et je
l'aime tant que je ne désire pas la changer.
Nous suivons la terrasse ombragée par la-
quelle nous entrons jusqu'à l'endroit où elle
descend au niveau de la magnifique espla-
nade, en face du palais; là nous tournons
à droite, et supportons l'éclat du soleil,
jusqu'à ce que nous arrivions à la superbe
allée qui part du pavillon central et qui
s'étend à perte de vue, à travers des fleurs,
des statues, des orangers et des bosquets
de marronniers, sans autre repos pour l'oeil
qu'au loin la majestueuse arche de la bar-
rière de l'Etoile.
Ce co'ip J'œil est tellement magnifique
que je ressens toujours un nouveau plaisir
à en jouir. Je confesse être de ceux qui
prennent du plaisir à ces jardins taillés.
J'aime l'élégance étudiée, la grâce soignée
Paris Romantique
4»
de chacun des objets qui^flattent les yeux
en un endroit comme celui-ci. J'aime ces
princières plantes exotiques, élevées avec
amour, ces vieux
orangers majestueu-
sement rangés; et
i'aime plus encore
les groupes de mar-
bre, qui parfois se
dressent si noble-
ment en pleine lu-
mière, et parfois s>:
cachent a demi sous
l'ombre des arbres.
Toutes ces choses-
là semblent parler de
goût, de luxe et d'é-
légance.
Après qu'on=s'est
avancé en Hànant de-
puis le palais jusqu'à
l'endroit où le soleil
finit et où l'ombre
commence, on dé-
couvre une nouvel!;
sorte de distraction.
Des milliers de chai-
ses, éparses sous les
arbres, sont occu-
pées par de jolis
groupes infiniment
variés.
Au bout de com-
bien de mois d'atten-
tion suivie me lasse-
rai-je d'observer
l'ensemble et les de-
tails de ce brillant
tableau ! En tant que
spectacle, sa beautc.
en tant qu'étude de
moeurs nationales
son intérêt sont in-
comparables. Là, on
peut voir et exami-
ner tout Paris, et „ . ..
,, ... P-" « ntrvitu
nulle part il n est
aussi aisé de remar-
quer les caractères respectifs des diffé-
rentes classes populaires.
Ce matin, nous avons pris possession
d'une demi-douzaine de chaises sous les
arbres devant le beau groupe de P.vliis et
Arria. C'était l'heure ou paraissent tous les
journaux, et nous eûmes la satisfaction
d'étudier trois individus, dont chacun au-
MORNINCi AT THt TUILERIKS 0
(Exlr. de Pjn jnj II P.m.
by Mr» Trollopc
rait pu servir de modèle à un artiste qui
aurait voulu représenter l'idéal de leurs
particularités. Nous reconnûmes, sans le
moindre doute possible, un royaliste, un
doctrinaire et un républicain, qui se don-
Paris Romantique
nèrent, pendant la demi-heure que nous
restâmes là, pour deux sous de politique
chacun dans le genre qu'il préférait.
Un vieux monsieur, cérémonieux, mais
très gentilhomme, arriva d'abord, et ayant
pris un journal au petit kiosque, — la
"France, ou la Quotidienne, probablement
— il s'installa non loin de nous. Pourquoi
étions-nous certains qu'il était légitimiste?
Je pourrais difficilement vous l'expliquer,
et cependant nous n'avions aucun doute a
cet égard. 11 avait l'air tranquille, à demi
fier, a demi triste de se tenir à l'écart;
une physionomie aristocratique ; un visage
pâli par le chagrin et une coupe de vête-
ments que ne pouvait porter un homme
vulgaire, mais que ne porterait pas non
plus un homme riche d'aujourd'hui. C'est
tout ce que je peux vous dire de lui : mais
il y avait dans l'ensemble de sa personne je
ne sais quoi de trop royaliste pour qu'on
se méprit, et de trop délicat de ton pour
pouvoir être peint à grands traits. Sans le
connaître, nous nous sentîmes assurés de
ce qu'il était; et si je découvrais jamais
que ce vieux monsieur est doctrinaire ou
républicain, de ma vie je n oserais plus
juger personne sur l'apparence.
Celui qui se présenta ensuite était un
républicain de toute évidence ; mais cette
découverte fait peu d'honneur à notre dis-
cernement, car ces sortes de gens s'effor-
cent de ne laisser aucun doute sur eux-
mêmes et ils s'appliquent à ce qu'il n'y ait
pas un détail de leur extérieur qui ne soit
le symbole, le signe, le témoignage et le
stigmate de la folie qui les possède. Notre
républicain tenait en mains un journal, et
sans nous risquer à approcher de trop près
un si terrible personnage, nous ne nous
fimes pas scrupule de nous confier les uns
aux autres que le journal qu'il lisait si at-
tentivement était certainement le T^éforma-
teur.
Comme nous venions de décider a quelle
espèce appartenait l'homme qui passait
devant nous si majestueusement, un su-
perbe bourgeois en uniforme de garde
national arriva, qui se mit tout incontinent
a prendre sa ration quotidienne de poli-
tique avec l'air d un homme satisfait a
l'avance de ce qu'il trouvera, et qui, au
surplus, l'est trop de lui-même pour se sou-
cier excessivement des affaires publiques.
Chaque trait de son joyeux visage, chaque
courbe de sa face, disait le contentement
et la bonne santé. 11 appartenait pro-
bablement à cette race très nouvelle en
France : celle des commerçants qui font
une fortune rapide. Pouvait-on douter que
le journal qu'il tenait ne fût le Joiirnjl Jes
Débats? Pouvait-on croire qu'il fût autre
chose lui-même qu un doctrinaire heureux?
De la sorte, sur le terrain neutre de ces
délicieux jardins, se rencontrent des esprits
hostiles, qui, sans se mêler, jouissent en
commun de l'ombre fraîche, de l'air exquis,
et du luxe de quelque journal tout frais,
cela au milieu d'une cité remplie de partis
divisés, et aussi calmement qui si chacun
d'eux se promenait dans un domaine prin-
cier qui lui appartînt.
Pour un observateur non enclin au
spleen, que d'études vivantes a faire, en
suivant les allées et venues des minuscules
dandys et des petites maîtresses en minia-
ture qui, à toute heure du jour, volettent
dans l'ombre et le soleil des Tuileries
comme oiseaux-mouches ? Ou ces petits
enfants français se conduisent merveilleuse-
ment bien, ou quelque surveillance atten-
tive les empêche de crier, car je n'ai
certainement jamais vu tant de jeunesse
réunie s'abandonner si rarement au salutaire
exercice de développer ses poumons en
hurlant — exercice qui fait souvent tres-
saillir lorsqu'on s'approche de cette :
(( Douce enfance, qui ne peut rien, sinon crier! •■
Les costumes de ces jolies créatures sont
par eux-mêmes un amusement ; ils sont sou-
vent si fantaisistes, qu'ils donnent parfois
l'air de masques aux enfants qui les por-
tent. J'ai vu de petits bons hommes jouant
au cerceau dans un uniforme complet de
garde national ; d'autres qui se balançaient
vêtus en montagnards écossais ; et d'in-
nombrables petites dames habillées de tous
les ajustements possibles, a part celui de
leur âge.
Le plaisir d'examiner les passants et
d'étudier les costumes dans les jardins des
Tuileries n'est pas limité à la partie la
plus jeune de l'assistance. Dans aucun
pays je n'ai vu d'habillements aussi gro-
tesques que ceux de quelques personnages
que l'on rencontre quotiiiicnncment et a
Paris Romantique
toute heure iliiiiaiit dans ces allées. D ail-
leurs, cette observation ne s applique
qu'aux hommes ; il est très rare de ren-
contrer une femme habillée ridiculement,
et, si cela arrive, il y a cinq cents chances
contre une pour que ce ne soit pas une
Française. L'éléjjance simple et parfaite
est, je pense, le caractère le plus frap-
pant du costume de promenade des dames
de Paris. Les petits détails de leur toilette
moustaches que renferment les murs de la
capitale. A distance, on jurerait que les
jeunes hommes se sont bandé la figure
d'un ruban noir pour se guérir des oreil-
lons; et cette sombre chevelure , qui,nague-
res, faisait généralement bien, est devenue
si commune, que cela nuit considérable-
ment aujourd'hui à son heureux effet.
Quand tous les hommes ont la moitié de
la figure couverte par des poils noirs, cela
LA URANDi; ALLtK DES TUILERIES
Coll. J. B
semblent être plus étudiés encore que la
pelisse et la robe. Toute femme que vous
rencontrez est bien chaussée, bien gantée.
Ses rubans, s'ils ne sont pas semblables
à sa robe, s'harmonisent certainement
avec elle; et quant à ces garnitures déli-
cates, dont le soin incombe à la blan-
chisseuse, il semble que Paris soit le seul
pays du monde, où l'on sache repasser.
Au contraire, les fantasques caprices du
vêtement masculin dépassent tout ce que
l'on pourrait dire. On croirait vraiment que
l'air de Paris a la qualité de rendre d'un
nc>ir de jais tous les impériales, favcris et
cesse d'être une bien précieuse distinction
pour chacun d'eux. Peut-être, aussi, les
nombreuses annonces de compositions in-
faillibles pour teindre les cheveux en toutes
nuances, excepté celle que Dieu leur a
voulue, contribuent-elles à nous faire sus-
pecter beaucoup cette séduisante couleur
méridionale. Je ne doute pas qu'en ce
moment, un gentleman soigne, bien rase,
septentrional, ne serait fort goûté dans
tous les salons de Paris.
On ne peut méconnaître que les « glo-
rieuses et immortelles journées » ont
beaucoup nui à l'aspect général des jardins
44
Paris Romantique
des Tuileries. Avant elles, il n'était pas
permis d'y entrer vêtu d'une blouse, d'une
camisole ou d'une casquette, et ni homme,
ni femme, portant des paniers ou des
paquets, n'avait le droit de traverser ces
jolis lieux, consacrés au délassement et
à la gaîté. Mais, liberté et habillement
sordide ne font qu'un dans l'esprit du
peuple — souverain... pas tout à fait:
ment il devait pour cela s'habiller décem-
ment, — c'est-à-dire mettre ses habits du
dimanche ou des jours de fête, — seuls
jours, semble-t-il, où les classes ouvrières
puissent désirer la permission de se pro-
mener dans un jardin public. Mais l'obli-
gation de paraître propre dans le jardin du
palais du Roi était une entrave à la liberté ;
aussi a-t-on aboli cette formalité ; et les
(Gr
; de Tony Johannot
(Exir. de Jérôme Pjlurot)
la populace n'est encore que vice-reine à
Paris; — elle a toutefois obtenu, comme
une marque du respect dû à ses volontés,
un nouvel arrêté de circulation, grâce au-
quel ces jardins royaux sont devenus une
sorte d'arche de Noé, où peuvent entrer
les animaux propres ou non.
Peut-on souhaiter un meilleur exemple
de ce que peut l'autorité pour le bonheur
de ceux qui préfèrent avoir ce qu ils
appellent la liberté? Pas un de ceux
qui pénètrent aujourd'hui dans ces jardins
n'était privé auparavant d'y entrer ; seule-
gens du peuple ont obtenu le noble privi-
lège d'y paraître aussi sales et mal habillés
qu'ils aiment à l'être.
Jadis, la sentinelle avait ordre, là où
clic stationnait, de refuser l'entrée à toute
personne mal velue, et cela donna nais-
sance à une assez amusante histoire qui
eut pour acteur un garde national. Ce mi-
litaire avait été placé en faction à la porte
d'une certaine mairie, le jour de quelque
fête, avec ordre de ne laisser entrer aucune
personne mal-mise. Un incroy ble se pré-
sente, non seulement vêtu a la mode, mais
Paris Romantique
audelii. La sentinelle le regarde, et, croi-
sant sa baïonnette devant la porte, pro-
nonce d'une voix de commandement :
« On n'entre pas !
On n'entre pas? — s'écrie l'éléjjant,
ahuri du résultat de sa merveilleuse toilette ;
— on n'entre pas? Me défendre d'en-
trer, monsieur ? Impossible ! à quoi
pensez-vous ? Laissez-moi passer, vous
dis-je ! »
La sentinelle imperturbable restait
comme un roc devant l'entrée : « Mes
SALETt DES RUES. CARDAQC DES MA-
TELAS EN PLEIN AIR. CHAUDRONNIERS
AMBULANTS. CONSTRUCTION DES MAISONS.
PAS d'ÉGOUTS. MAUVAIS PAVÉ.
RÉVERBÈRES A l'hUILE.
Ma dernière lettre était sur les jardins
des Tuileries, un sujet qui me fournit
tant d'observations, que je crois que je
laisserais mon enthousiasme m'entrainer
aujourd'hui a en parler encore, si je n'avais
Li; MARCHAND DE LUNETTES
ordres sont précis, dit-clle, et je ne puis point souci de la variété. Mon humeur.
ou, si vous voulez, ma mauvaise humeur
rexijj;eant ainsi, je vous parlerai aujour-
d'hui de la police des rues a Pans.
Je ne vous dirai pas qu'elle est mau-
vaise, car je ne doute pas que beaucoup
d'autres n'aient dit cela avant moi ; mais
je vous dirai que je la considère comme
les enfreindre.
— Précis ! Vos ordres vous précisent
de me refuser, nioi ?
- Oui, monsieur, précis. Je refuser qui
que ce soit que je trouve mal-mis (i ). »
( 1 ) Toute 11 [ilif
SI in franijais dans l'original.
46
Paris Romantique
quelque chose de puissant, de mystérieux,
d'incompréhensible et de parfaitement
étonnant. Dans une ville où chaque chose,
LA RUE BASSE-DLS-UHSINS
destinée à être vue, est obligée d'être
un ornement gracieux ; où les boutiques
et les cafés ont l'air de palais de fée ;
où les places des marchés sont ornées de
fontaines dans lesquelles les plus délicates
naïades pourraient se baigner avec dé-
lices ; dans une ville où les femmes sont
trop délicates pour être tout à fait ter-
restres et les hommes trop
raffinés et trop galants
pour souffrir qu'un souffle
impur s'approche d'elles;
dans une ville comme celle-
là, vous êtes choquée à
chaque pas que vous faites,
ou à chaque secousse de
votre voiture, par la vue
et l'odeur de mille choses
qu'on ne saurait décrire.
Chaque jour porte mon
étonnemenl à un plus haut
degré que le précédent,
car chaque jour un nou-
veau fait me montre qu'une
partie considérable du
bonheur et de la facilité
de la vie est détruite à
Paris par la négligence et
la mollesse de la police
municipale, qui pourrait
pourtant éviter aisément
au peuple le plus élégant
du monde le dégoût qu'il
doit sentir de ce perpétuel
outrage à la simple décence
des rues.
Sur ce sujet, il est im-
possible d'en dire davan-
tage; mais à d'autres points
de vue, l'insuffisance de la
police des rues est aussi
manifeste, quoique moins
révoltante en apparence ;
et je vous les énumérerai
par curiosité, puisqu'ils
peuvent être décrits sans
inconvenance; mais quand
on les rapproche de cette
passion pour la grâce des
ornements, qui est si parli
culiére au peuple frani^ais,
ils offrent à l'esprit une
anomalie tellement forte
qu'on est toul déconcerté pour les expli-
quer.
Vous ne pouvez, en cette saison, suivre
aucune rue de Paris, pour élégante qu'elle
soit par sa situation, ou distinguée par
J. B.l
Paris Romantique
47
ceux qui la fréquentent, sans être oblij^ée
de vous détourner a tout instant, afin de ne
pas heurter deux ou plusieurs femmes cou-
vertes de poussière, et parfois de vermine,
travaillant à carder leurs matelas dans la
rue. Debout ou assises, elles ne s'occupent
de personne, mais peignent, tournent et
secouent la laine sur les passants, pren-
nent toute la place et forcent lespromeneurs
a faire un détour dans la houe, c]ui ne les em-
pêche pas de frôler le matériel et d'avaler
la poussière qui sort de ces dépôts auto-
risés.
11 y a une demi-heure, en allant du bou-
levard des Italiens à l'Opéra, j'ai vu une
vieille femme occupée à cette dégoûtante
opération. Elle y a sans doute travaillé
toute la journée et dérangera son attirail
juste à temps pour permettre au duc d'Or-
léans de passer en voiture en se rendant a
l'Opéra sans se heurter à elle, mais certai-
nement pas assez tôt pour que le prince
ne reçoive pas une partie des impuretés
animées ou inanimées qu'elle éparpillait
dans l'air depuis plusieurs heures.
Il y a quelques jours, je vis un gentle-
man très élégant se faire une forte contu-
sion à la tête et voir son vêtement com-
plètement sali, par une chute qu'il fît en
se prenant les pieds dans l'appareil d'un
chaudronnier ambulant ; celui-ci travaillait
dans la rue et avait étalé son feu de char-
bon, son soufflet, son creuset et tous les
autres objets nécessaires au métier d'éta-
nieur sur l'étroit trottoir de la rue de
Provence.
Au moment où l'accident arriva, toutes
les personnes qui passaient semblèrent
prendre un grand intérêt au malheur du
gentleman; mais aucune n'eut un mot de
reproche ni une simple remarque sur cette
invasion de la rue par le chaudronnier am-
bulant ; et celui-ci ne sembla pas même
imaginer qu'il dût faire des excuses ou
seulement changer la disposition de son
établissement.
A Londres, quand on construit ou quand
on répare une maison, la première chose
que l'on fait, c'est d'entourer les lieux
d'une haute palissade qui empêche que les
allées et venues nécessaires incommodent
en aucune manière le public dans la rue.
Après quoi, on établit un trottoir pro-
visoire, protégé par des planches, afin que
l'invasion inévitable du trottoir ordinaire
par les travailleurs soit aussi peu gênante
que possible.
Si vous passez dans Paris a un endroit
qui soit dans les mêmes conditions, vous
vous imaginerez tout d'abord que quelque
terrible accident — le feu peut-être, ou la
chute d'un toit — a occasionné ces difficul-
tés, cet embarras de circulation qu'on croi-
rait tolerable une heure à peine ; mais les
autorités municipales ne s'occupent pas de
cela : aucun ordre de leur part n'empêche
que les choses restent en cet état pour le
tourment et le danger de mille passants,
pendant des mois. Si un tombereau doit
être chargé ou déchargé dans la rue, il
peut prendre et garder la position la plus
gênante pour la circulation, sans qu'on se
soucie du danger ou du retard qu'il oc-
casionne aux voitures et aux piétons qui ont
■A passer par là.
Des incongruités et des abominations de
toutes sortes sont déposées sans scrupule
dans les rues a toute heure du jour et de
nuit et y restent jusqu'à ce que le b.ilayeur
les enlève au matin. L hunible piéton peut
se considérer comme heureux si, seuls,
son nez et ses yeux souffrent de ces or-
dures, et s'il ne prend pas contact avec
elles dans leur sortie sans cérémonie parla
Paris Romantique
porte ou la fenêtre. Quel bonheur! s'ex-
clame-t-il, quand il échappe; et, s"i] est
éclaboussé des pieds à la tète, il se console
en jetant sur ses habits un regard plein de
tristesse, et d ailleurs nullement irrité.
Quant à cette barbarie d'un ruisseau
tracé au milieu des rues pour recevoir
toutes les ordures, qui gâte une grande
partie de cette belle ville, je puis seule-
ment dire que la patience avec laquelle
des hommes et des femmes de mil huit
ciiit trente-cinq la supportent me parait
inconcevable.
11 me semble en vérité que les égouts
et les puisards soient une chose que tous
les hommes du monde sachent faire, sauf les
Français. L autre semaine, après une vio-
lente pluie d'une ou deux heures, cette
partie de la place Louis-XV qui est
près de l'entrée des Champs-Elysées resta
couverte d'eau. Le ministère des Travaux
publics, ayant attendu un jour ou deux
pour voir ce qui adviendrait et trouvant
que ce lac boueux ne disparaissait pas,
commanda vingt-six vigoureux ouvriers,
qui se mirent à creuser une rigole, telle que
les petits garçons s'amusent a en faire
auprès d'un étang. Grâce à ce remarqua-
ble exploit, l'eau stagnante fut enfin con-
duite au ruisseau le plus proche ; les pio-
ches furent rangées, et un canal boueux à
ciel ouvert orna cette superbe place qui,
si on se donnait la peine de l'arranger, serait
probablement le lieu le plus beau dont
aucune ville au monde se put glorifier.
Peut-être serai-je trop exigeante en
mettant parmi mes lamentations sur les
rues de Paris, mon regret qu on n'y ait
pas encore adopté notre dernière et plus
luxueuse amélioration. Je peux affirmer,
après avoir passe quelques semaines ici,
que les rues macadamisées de Londres doi-
vent devenir un sujet de joie pour nous.
Le bruit excédant de Paris, qui provient
du mauvais état du pavé des rues, comme
de la construction défectueuse des roues
et des ressorts, est si violent et si inces-
sant qu'il semble avoir une cause ininter-
rompue ; c'est une sorte de torture dont
une très longue habitude peut seule em-
pêcher que l'on souffre. Et les rues ma-
cadamisées auraient en plus cet avantage
d'embarrasser les futurs héros de barri-
cades.
11- y a un autre défaut, dont le remède
serait plus aisé, et qui a pour seule cause,
à mon avis, la défectueuse administration
des rues : c'est la profonde obscurité qui
règne dans les parties de la ville où les
propriétaires des boutiques ne s'éclairent
pas avec le gaz. Sur les boulevards, les
cafés et les restau anh en sont si brillam-
ment illuminés que l'on oublie le réver-
bère à la vieille mode, suspendu à de
longs intervalles au-dessus du pavé. Mais
aussitôt que vous avez quitté ces lieux
de lumière et de gaieté, vous vous trouve/
plongée dans la plus profonde obscurité ;
et il n'y a pas une petite ville en Angle-
terre, qui ne soit incomparablement niieux
éclairée que celles des rues de Paris dont
l'éclairage est assuré par la seule munici-
palité.
Comme il est évident que des conduites
de gaz s'étendent actuellement dans toutes
les directions pour alimenter les nombreux
particuliers qui l'emploient dans leur
maisons, je ne comprends pas qu'on use
de ces lugubres réverbères a l'huile, au
lieu de leur préférer cette ravissante lu-
Paris Romantique
49
niierc qui égale celle du soleil ; je me suis
dit qu'il y avait probablement un contrat
i|ui n'était pas encore expire entre la Ville
et les entrepreneurs de lumière. Mais si
la commodité du public était aussi sérieu-
sement considérée en France qu'en Angle-
terre, aucune prétention de tous les mar-
chands de lumière ciu momie, quoi qu'il
en coûte pour les satisfaire, ne saurait
faire que les citoyens marchassent à tâtons
dans l'obscurité, quand il serait si aisé de
leur assurer un bon éclairage.
Pour ne point paraître ingrate, je ne
m'étendrai pas plus sur les inconvénients
qui déparent certainement cette admira-
ble cité ; mais je peux assurer, sans crainte
d'être contredite ni blâmée, qu'une ad-
ministration des rues, semblable à celle de
Londres, serait le plus grand cadeau que
le roi Philippe pût faire a sa belle ville
Je Paris.
XI
la fête du roi. inquiétudes.
arrivée des troupes. les champs-ely-
sées. politesse naturelle des gens du
peuple. concert dans le jardin des
tuileries. la famille royale au bal-
con : indifférence du populaire. feux
d'artifice.
Nous sommes allés, il y a quelques jours,
voir les préparatifs que l'on fait pour la
fête du roi : peut-être négalent-ils pas
ceux que l'on faisait du temps de l'em-
pereur, quand toutes les fontaines de Paris
versaient du vin, mais ils sont splendides
néanmoins, et, s'ils sont plus sobres, ils sont
peut-être aussi plus princiers. Ce ne sont
que théâtres, salles de bals, orchestres dans
les Champs-Elysées, magnifiques feux d'ar-
tifice sur le pont Louis-Scizc, concert en
face du palais des Tuileries, illuminations
partout, et spécialement dans les jardins.
Mais ce qui nous a frappés le plus, c'a été
le nombre sans cesse croissant des troupes.
Les gardes nationaux et les soldats de la
ligne se partagent les rues; et comme une
grande revue fait naturellement partie du
programme, cela ne se remarquerait pas,
si les partis politiques n avaient persuade
au peuple que le roi Philippe trouvât né-
cessaire de se tenir sur la défensive.
Je vous laisse a imaginer les sous-enten-
dus qui ont été émis a ce sujet ; et il m'a
été assuré confidentiellement, dans plu-
sieurs maisons, que les revues de troupes
seront a l'avenir un des divertissements
les plus fréquents, sinon les plus popu-
laires des Parisiens. Si vraiment il est né-
cessaire de déployer des forces pour as-
surer la tranquillité dans ce pays sans
cesse agité, le gouvernement a raison de^ic
faire ; mais si ce ne l'est pas, il y a quel-
que imprudence a montrer tant de sol-
ilats, car
Une riche armure portée dans la chaleur du jour
protège, mais étouffe.
Hier i" mai étant, d'après le calen-
drier, le jour consacré à saint Jacques et a
saint Philippe, était regarde comme la
fête du roi actuel de France. Le temps
était superbe, et tout semblait gai, surtout
dans la partie de la capitale qui avoisinc
les Champs-Elysées et les Tuileries.
Comme un sage spectateur m'avait as-
surée que c est dans les nombreux rassem-
blements que se manifestent les impres-
sions populaires, et, comme je désirais me
promener aux Champs-Elysées, j'étais sur
le point de commander une voiture pour
nous conduire; mais n\on ami m'arrêta :
5o
Paris Romantique
« Vous pouvez aussi bien rester chez
vous, me dit-il ; de votre voiture vous ne
verrez qu'une masse de gens ; tandis que
si vous vous promenez au milieu de la
foule, vous pourrez peut-être découvrir si
le peuple pense à quelque chose ou à rien.
— A quelque chose ou à rien? répon-
dis-je. Le « quelque chose » amènerait
peut-être une révolution ? Réellement di-
— Et sont-ils en force suffisante pour
assurer la tranquillité de Paris en cas d'une
crise de folie ?
— J'en suis persuadé . »
Ces mots nous décidèrent à nous rendre
aux Champs-Elysées, laissant par pru-
dence la plus jeune partie féminine de
notre compagnie a la maison.
Si Ion n'a pas assisté à une fête publi-
LES CHAMPS-ELYSEES
(Coll.
tes-moi si vous croyez qu'il y a des ciiar.-
ces d'émeute ? »
Au lieu de répondre, mon ami se tourna
vers un gentleman qui revenait de la rzvjc
des iroupes passée par le roi.
« Av;z-vous asiisté à la rcv;ic? dc-
manda-t-il.
— Oji, j'c.i reviens justemc.it.
— Et que peiijcz-vous des troupes?
— Ce sont de supcvber, militaire:, de
reinarquablcmciU beaux homr.-.cs qjt les
gardei nationaux et les soldats de la li-
gne.
que a Paris, on ne peut se faire une idcc
de l'impression que donne en ce cas la ville
entière : la tète me tourne encore a y pen-
ser. Imaginez une centaine de balanijoircs
enlevant à travers les airs leurs cargaisons
joyeuses ; une centaine de bateaux ailés
tourbillonnant, et dont chacun porte comme
équipage un couple d'amoureux en tête a
tète; imapjinez des centaines de chevaux
de bois, levant leurs sabots vers le ciel et
se poursuivant infatigablement autour du
même cercle, les naseaux en feu ; des cen-
taines de sahin. banques, jai assaut et l-ara-
Paris Romantique
5i
gouinant leur incompréhensible jargon,
habillés les uns en généraux, les autres
en Turcs, d'aucuns offrant leurs secrets
sous le costume d'un juif arménien, d'au-
tres encore faisant la culbute sur une es-
trade, et présentant une drogue avec une
affreuse grimace. Nous nous arrêtâmes
plusieurs fois pour regarder comment pro-
cédaient ces personnages quand ils avaient
réussi à attirer une proie : la pauvre vic-
time était cajolée et enjôlée jusqu'à ce
qu'on lui eût bien persuadé que nulle ma-
ladie ne l'atteindrait plus si elle avait con-
fiance dans le seul spécifique certain et
çfficace.
De chaque côté de nous s'étendaient
de longues files de baraques ornées de
marchandises étincelantes : bagues, fer-
moirs, broches, boucles, plus séduisantes
les unes que les autres, et toutes à cinq
sous. C'est assez amusant d'observer les
regards de convoitise que jettent sur ces
magasins de fausse élégance féminine les
jeunes filles accompagnées de leurs com-
plaisants amoureux. Hélas! c'est peut-être
pour elles le commencement du chagrin.
Sur la plus grande place des Champs-
Elysées, deux scènes de théâtres se dres-
saient, pouvant contenir dans l'espace mé-
nagé entre elles deux, m'a-t-on dit, vingt
mille spectateurs. Pendant que sur l'une
se joue une pièce, une pantomime, je
crois, l'autre savoure une relâche et se re-
pose ; mais dès que le- rideau de la pre-
mière tombe, la toile de la seconde se
lève, et l'océan de tètes qui remplit la
place, tourne et ondule comme les vagues
de la mer, fluant et refluant en a\ait et
en arrière selon la marée.
Quatre grands enclos a/ /rwco, destinés
à la danse et munis chacun d'un orchestre
respectable, occupaient les coins de cet
espace ; et malgré la foule, la chaleur, le
soleil et le tapage, la danse ne cessa pas
un seul instant penHant toute cette jour-
née d'été. Quand un couple de danseurs
était fatigué, un autre le rcmplat,-ait.
L'activité, la gaieté et la bonne humeur
générale de cette immense foule tk se
démentirent pas du matin au soir.
Ce peuple mérite réellement des fêtes ;
il se réjouit si cordialement, et en même
temps si paisiblement !
Tels furent les faits les plus tr:<p-
pants dans ce jubilé; mais nous ne Li-
sions pas un pas a travers la foule sj..^ y
découvrir quelque trait caractéristique lio
la joie parisienne. Je fus charmée de cons-
tater pendant toute ma promenade que,
suivant le mot de notre ami : « Personne
ne pensait j rien. »
Mais ce qui me plut davantage que tout
le reste fut la sobriété que montre le peu-
ple dans ses rafraîchissements. Les homme -,
jeunes et vieux, les respectables matrones
LA MARCHANDE DE BEIGNETS
et les gentilles demoiselles étanchaicr.t
leur soif avec de la limonade glacée, que
des fontaines ambulantes fournissaient c:\
quantité incroyable, au prix d'un sou le
verre. Heureusement pour elle, cette po-
pulation au cœur léger, et qui aime tant
les fêtes, ne se divertit pas dans les palais
du gin.
Cependant il faut satisfaire la faim
comme la soif: pour contenter le goùtfrijnJ
du peuple, on voyait donc des réchauds par
douzaines, sous les arbres, â chacun des-
quels présidait une vieille femme, brar.-
dissant sur les charbons une poêle à frire
d'où s'échappait un parfum d'oignons, et
vantant d'une voix perçante les qualités
de ses siJucisses et de son fcie. Ce fut peur
moi le seul désagrément de la journée :
l'odeur de ces cuisines en plein air n'a-..:ir
rien, je l'avoue, d'agreabic; mais tout le
reste me plut extrêmement. Je voy.;is
pour la première fois une populace en-
tière en fête, et je ne croyais pas qu: ce
spectacle pourrait autant m'amuser et ss:is
52
Paris Romantique
m'efFrayer aucunement. Devant une de
ces cuisines à la terrible odeur, j'admirai
en quel style poli une vieille, qui avait
profité de l'ombre d'un arbre pour son
restaurant, défendait son installation con-
tre l'invasion d'un marchand de pain
d'épice :
« 'Pardon, monsieur ! ... ne venez pas, je
vous prie, déranger mon établissement. »
La vue de ces deux vieilles grotesques
tètes, avec leur accoutrement, rendait ex-
quise cette simple apostrophe. La réponse
fut un salut et le départ du marchand de
pain d'épice. Ici, je ne puis m'empêcher
de songer au langage énergique qui aurait
été tenu, en semblable circonstance, à la
foire de Bartholomew.
En somme, nous revînmes ravis de notre
expédition, mais je ne crois pas avoir été
UN AGENT DE POLICE
de ma vie aussi fatiguée. Néanmoins je me
trouvai suffisamment reposée pour parcou-
rir dans la soirée une grande partie des
Tuileries, où l'on nous assura que deux
cent mille personnes étaient réunies. La
foule était vraiment très grande, et nous
fûmes obligés de nous séparer ; trois
heures plus tard nous nous retrouvâmes
tous, sains et saufs, au même hôtel d'où
nous étions partis.
L'attraction qui, durant la premiere
partie de la soirée, attira le plus la foule
fut l'orchestre en face du palais. Une mu-
sique militaire y jouait, tandis que des
milliers de lampes s'allumaient dans les
jardins.
A ce moment, le roi, la reine et la
famille royale parurent au balcon. Et
alors se produisit la seule faute de
toute cette jolie journée, faute si grave
d'ailleurs qu'elle me produisit l'effet le
plus désagréable. Du premier au dernier,
on sembla avoir oublié la cause des ré-
jouissances; pas un son d'aucune sorte
n'accueillit l'apparition de la famille royale.
Je trouvai absolument étonnant qu'un peu-
ple si gai et si démonstratif, assemble en
si grande quantité et en une telle occa-
sion, restât la tète levée à regarder son
souverain sans qu'une seule voix proférât
un cri. D'ailleurs, s'il n'y eut pas de bra-
vos, il n'y eut pas non plus de sifflets.
La scène en elle-même était d'une gaieté
enivrante. Devant nous s'élevaient les pa-
\illons illuminés des Tuileries: les bril-
lants lampions mettaient en pleine lu-
mière, à travers les lauriers-roses et les
myrtes, la famille royale, qui se tenait sur
le balcon. De chaque côté, on voyait des
arbres, des statues, des fleurs éclairés par
d'innombrables pyramides de lampions,
tandis que les sons d'une musique martiale
résonnaient au milieu de la fête. Les
jets d'eau, retenant la lumière artificielle,
s'élevaient dans l'air comme des flèches de
feu, se transformaient en brindilles et re-
tombaient en pluie lumineuse, en répan-
dant sur la foule une délicieuse fraîcheur.
Enfin, derrière eux, et aussi loin que les
regards pouvaientatteindre, s'étendait la fo-
rêt suburbaine, illuminée par des festons de
lampions qui semblaient s'allonger, en di-
minuant peu à peu, jusqu'à la barrière de
l'Etoile. Véritablement, ce spectacle était
délicieux, et il eût été parfait si, au lieu
de ce lourd silence, des acclamations ve-
nant du coeur avaient accueilli le jour de
fête d'un roi aimé.
Les feux d'artifice aussi furent su-
perbes ; et bien que tous les théâtres de
Paris fussent ouverts gratuitement au pu-
blic, et, comme nous le sûmes ensuite,
absolument pleins, la multitude, qui les
regardait, me sembla assez grande pour
peupler douze villes. C'est que les Pari-
siens, riches et pauvres, jeunes et vieux,
ont tellement accoutume de vivre dehors,
que la plus légère tentation suffit à faire
sortir tous ceux d'entre eux qui sont capa-
bles de marcher seuls; et, en vérité, il ne
reste guère dans les maisons que ceux qui
ne sauraient quitter leurs fauteuils ou les
bras de leurs nourrices.
Paris Romantique
53
Tous les feux d'artifice furent tires sur
le pont Louis-Seizc. On naurait pu choisir
un meilleur endroit; en effet, on les voyait
parfaitement du haut des terrasses des Tui-
leries; et, sur tous les quais, le long des
deux rives de la rivière, jusqu'à la Cité, les
spectateurs pouvaient admirer les feux de
toutes couleurs qui y étincelaicnt. Une des
plus jolies inventions des feux d'artifice,
ce sont ces fusées, bleues, blanches, rouges
que l'on fait se succéder rapidement, et qui
semblaient, ainsi que j'entendis un jeune
républicain le dire, « être les messagers
ailés portant le drapeau chéri jusqu'au
ciel ». Je me gardai de répondre que, si
ces messagers racontaient là-haut tout ce
que le drapeau tricolore a fait, ils auraient
d'étranges mots à dire.
Le bouquet, cette dernière grande pièce
du feu d'artifice, était tout a fait splen-
dide, mais ce qui me parut le plus beau,
ce fut la vue de la Chambre des Députés,
dont toute l'architecture était marquée
par des lignes de feu : les magnifiques es-
caliers qui y conduisent avec leurs lignes
ininterrompues de lumières semblaient un
signe mystique de cette épreuve de l'élec-
tion populaire que doivent subir ceux qui
veulent entrer dans le temple de la Sa-
gesse.
Combien délicieux me parut mon thé
bouillant sur ma lampe de nuit ! et quelle
reconnaissance j'éprouvai ce matin vers
une heure, en pensant que la fête du roi
s'était paisiblement terminée: Je m'endor-
mis aussitôt couchée dans mon lit.
Xll
REVUE SUR LA PLACK DU CARBOUSEI.. - LA
GARDE MUNICIPALE. - LA GARDE NATIONALE.
Nous avons assisté sur la place du
Carrousel a une revue de très belles trou-
pes, composées de gardes nationaux, de
soldats de la ligne, et de ce superbe corps
municipal appelé la garde de Paris. Ce
dernier, il me semble, remplit dans Paris,
depuis la révolution de i83o, les fonctions
policières de ce que l'on appelait ancienne-
ment la gendarmerie : mais ce nom étant
tombé en discrédit dans la capitale — les
jeunes gens, par exemple, considéreraient
comme une insulte le nom de gendarme -
on a pris à sa place celui de garde d
Paris ; les gendarmes ne se trouvent plus
qu'en province. D'ailleurs, qu'ils s'appel-
lent d'un nom ou d'un autre, je ne vis
jamais un corps avoir plus belle apparence.
Les hommes et les chevaux, les équipements
et la discipline, tout m'y sembla parfait...
L'apparence de la garde nationale réu-
nie sous les armes, comme à cette revue,
est aussi très imposante. On s'apertjoit au
premier coup d'oeil que ce ne sont pas là
des troupes ordinaires. Tous les équipe-
ments sont en excellent état, et leurs uni-
formes, confectionnés non en gros drap de
soldat, mais en drap fin. contribuent à
rehausser leur éclat. Inutile de dire que
l'uniforme lui-même, bleu foncé, avec son
délicat pantalon blanc, est particulièrement
joli dans une parade ; le blanc est beau-
coup plus sevant, à mon avis, que le pan-
talon rouge des troupes, il est peut-être
moins pratique en campagne.
Le roi et ses fils étaient à che\al. L'etat-
major entier était brillant et élégant, et
d'un style aussi aristocratique qu'un prince
le peut désirer. Des cris de « Vive le roi! »
fournis et gais, se faisaient entendre le long
des rangs; et, si cela est un indice des sen-
timents de l'armée envers Philippe, te roi
peut rester indifferent a toutes les predic-
tions de mauvais avenir.
Mais, dans cette cite de contradictions,
on ne peut jamais tirer aucune conclusion
sûre de ce qu'on observe; car, cinq minu-
tes après, celui-ci ou celui-là vient vous
Paris Romantique
affirmer que vous êtes dans l'erreur, que
vous vous abusez complètement, et que
c'est le contraire exactement de ce que vous
supposez qui est la vérité. Ainsi, lorsque
je racontai dans la soirée la réception
cordiale que les soldats avaient faite au roi
le matin même, on me répondit : « ]e le
crois bien, madame; les officiers leur comman-
dent de le faire. »
Nous restâmes un bon moment sur le
terrain de la revue, et nous vîmes aussi
bien qu'on peut voir du fond d'une voiture.
Comme toute parade de troupes bien équi-
pées et bien commandées, celle-là formait
un spectacle brillant et joli ; et en dépit de
la caustique réponse à mon enthousiasme
que je viens de vous rapporter, je reste
d'avis que le roi Philippe peut être con-
tent de ses troupes et de la manière dont
elles l'ont accueilli...
XJll
SOIREE.
DE TOUT.
LE CAUSEUR QUI FAIT MYSTERE
6 mai i335.
... Nous tînmes hier l'engagement que
nous avions pris de passer la soirée chez
M" de L"*; j'eusse été fâchée d'y manquer,
car la première séance du Procès-Monstre
qui avait eu lieu le matin même, semblait
avoir réveillé et excité l'esprit de chacun.
Peu de choses me plaisent autant que d'é-
couter une conversation parisienne libre et
bien nourrie ; surtout, comme c'était hier
le cas, quand la société est restreinte et
animée...
11 y avait là un monsieur qui avait
une manière fort irritante de provo-
quer l'attention. 11 n'était pas tout a fait
comme le Timante de Molière dont Céli-
mene dit :
« £/. Jusquei au bonjour, il dit tout à t'oreilU. »
Mais, au milieu d'une conversation qu'
intéressait tout le monde, il s'écriait sou-
dain :
i( Par exemple ! j'ai entendu aujourd'hui
la meilleure histoire possible sur le roi.
Voulez-vous l'entendre. M"' B...? »
La dame a qui cette question s'adressait ,
étant une doctrinaire décidée, répondit
naturellement en secouant la tête ; mais
comme un demi-sourire accompagnait cette
réponse, et comme la dame se penchait
vers le questionneur, elle, mais elle seule-
ment, entendit « la meilleure histoire pos-
sible » murmurée à l'oreille.
A un autre moment, il s'adressa à la
maîtresse de maison; mais, comme il parlait
au milieu du cercle, il attira non seulement
son attention mais celle de tout le monde :
Il Madame, dit-il subitement, laissez-
moi vous dire un petit mot de la trahison. »
— « Comment ? de la trahison ? Apropos de
quoi, s'il vous plaît ?. . . Mais c'est égal, contez
toujours. »
En recevant cette réponse, le conteur
de bonnes histoires quitta la profondeur de
son fauteuil, — entreprise difficile, car il
n'était ni vif ni léger dans ses mouvements,
— et contournant délibérément toutes les
chaises, il se plaça derrière M' de L*",
et lui murmura dans l'oreille quelque chose
qui fit rougir et secouer la tète ; mais elle se
mit à rire en lui disant qu'elle haïssait les
politiques timides, et qu'elle n'avait aucun
goût pour des histoires de trahisons qui
n'étaient pas hautement prononcées.
Cet avis le remit à sa place; mais il le
prit très bien, car, au lieu de murmurer da-
vantage, il se mit soudain à raconter de
bizarres et interminables potins, d'ailleurs
en termes si vivants que cela les rendait
semblables à d'amusantes histoires...
XIV
VICTOR HUCiO.
J'ai appris à nouveau quelques détails
curieux sur l'état actuel de la littérature
française. Je pense vous avoir déjà dit que
j'ai entendu uniformément traiter avec
mépris 1 école du décousu, et cela non seu-
lement par les partisans vénérables du bon
vieux temps, mais aussi par des hommes
distingués de ce moment, distingués par
leur position comme par leur savoir.
Concernant Victor Hugo, le seul de cette
école auquel je ferai allusion, parce qu'il a
été suffisamment lu en Angleterre pour
que nous le regardions comme une célé-
brité, ce sentiment est plus remarquable
encore. Je n'ai jamais parlé de lui ou de
ses ouvrages a une personne d une bonne
Paris Romantique
57
morale et d'un esprit cultivé, sans qu'elle
se refuse a lui accorder cette estime i|uc
nos critii]ues les plus autorises lui concè-
dent. Je peux dire i]ue la France semble
être honteuse de lui.
Vingt fois, il m'est arrivé, quand je
demandais l'opinion des gens sur ses
pièces, de m'entendre
répondre :
« Je vous assure
que je ne les connais
pas; je n'ai jamais rien
vu jouer de lui.
— Les avez -vous
lues ?
— Non, je ne peux
lire les ouvrages de
Victor Hugo. »
Quelqu'un, qui
m'avait entendue a plu-
sieurs reprises persister
dans mes questions sur
la réputation dont Vic-
tor Hugo jouit à Paris
comme écrivain de
génie et auteur drama-
tique, me dit qu'il
voyait f>icn que, comme
tous les étrangers géné-
ralement, et les Anglais
en particulier, je regar-
dais Victor Hugo
comme une sorte de
type de la littérature
française du moment.
« Pourtant per-
mettez-moi de vou-
assurer, ajouta-t-il gra-
vement et avec convie
tion, qu'aucune idée n'a
jamais été à ce point
erronée. Il est le chef
d'une secte, le Grand
Prêtre d'une congrégation ayant aboli
tc>utes les lois « morales et intellectuelles »
qui jusqu'ici servaient de règles aux esprits
humains. Il a atteint a cette preeminence
que pas un autre, j'espère, ne tentera de
lui disputer. Mais Victor Hugo n'est pas
un écrivain populaire en Frar>ce. »
C'est ce jugement ou un analogue que.
neuf fois sur dix, j'ai entendu prononcer
sur lui et ses œuvres quand j'en ai parle ;
et je regarde cela comme la preuve d'une
intelligence saine et de sentiments droits,
état d'esprit extrêmement honorable et
plus répandu chez nos voisins français que
nous ne le croyons. J'en fus d'autant plus
heureuse, que je m'y attendais moins. Il y
a tant de faux éclat dans les oeuvres de
VICTOR HUCiO EN 1
835
Extr. du C>jriuJr
Victor Hugo — d'ailleurs avec de très
reels éclats de temps à autre — que je
pensais trouver la jeunesse et la partie la
moins raisonnable de la pc^pulation beau-
coup plus chauilcs dans leur admiratic">n
pour lui.
Son goût passionné pour les scènes de
vice et d'horreur, et son profond mépris
pour tout ce que le temps a consacré comme
bon, soit en matière de goût soit en mo-
STATUETTE DE VICTOR HUGO
(Exir. du Miiiee Vjnljii)
Paris Romantique
rale, pouvait, à ce que je pensais, entraîner
les cerveaux déréj^iés de notre temps; et,
de la sorte, il ne pouvait manquer d'avoir la
sympathie et la louange de ceux qui met-
tent ses théories en pratique. Mais il n'en
est pas ainsi. On reconnaît la vigueur sau-
vage de quelques-unes de ses descriptions;
mais c'est là le seul éloge que j'aie jamais
entendu faire de l'cEuvre dramatique de
Victor Hugo, dans son pays natal.
Les incidents émouvants, hardis, ef-
frayants de ses drames dégoûtants peuvent
et doivent exciter un
certaindegréd'atten- ^^ -^-.rs^
tion quand on les voit
pour la première fois
et il est évidemment
dans l'intérêt des di-
recteurs d'encoura-
ger des productions
qui peuventproduire
ces effets ; cela ne
peut donc être con-
sidéré comme une
dégradation systé-
matique du théâtre.
C'est un fait que les
affiches seules attes-
tent suffisamment,
que les pièces de
Victor Hugo, quaiul
elles ont épuisé leur
première vogue, ne
sont plus jamais re-
prises à la scène ;
pas une ne reste au ''"'' ^- '-"""'
répertoire. Ce fait,
qui m'avait déjà été signalé par une per-
sonne parfaitement au courant du sujet,
m'a été confirmé par beaucoup d'autres ;
et cela en dît plus qu'aucun critique ne le
pourrait faire sur le bon sens du public...
XV
VERSAILLES. MUSÉE PROJETÉ. SOU-
VENIRS d'un JARDINIER SUR LES BOURBONS. —
LES GRANDES EAUX A SAINT-CLOUD.
Le château Je Versailles, ce merveilleux
chef-d'œuvre du goût splendide et Ac l'ex-
travagance illimitée de Louis le Grand,
est fermé, depuis dix-huit mois. C'est
un gros désappointement pour ceux^^des
nôtres qui n'ont jamais vu ces immenses
pieces et leurs décorations somptueuses. La
raison de cette exclusion momentanée du
public est que les ouvriers occupent en ce
moment tout l'édifice, non pas en vue de
le restaurer pour le roi. mais de le prépa-
rer a devenir un musée universel pour le
pays. Les bâtiments sont vraiment trop
grands pour un palais, et tellement somp-
tueux que je pense qu'aucun souverain
moderne ne désirerait les habiter. Je me
suis parfois étonnée que Napoleon ne se
soit pas pris de goût pour cette immensité;
mais je pense qu'il y aurait trouvé peu de
charmes : il préférait convertir ses millions
en nerf de la guerre que de posséder
toutes les sculptures et toutes les dorures
du monde.
Si le musée qu'on projette est monté avec
science, jugement et goût, et avec la magni-
ficence accoutumée en France, on aura tire
un excellent parti de la fantaisie splendide
du grand monarque.
On parlait l'autre soir dans une reunion,
des travaux qui sont exécutés à Versailles,
et quelqu'un disait que l'intention du roi
était de convertir une partie du bâtiment
6o
Paris Romantique
en une galerie d'histoire nationale, qui
contiendrait les tableaux représentant
toutes les victoires françaises.
La réflexion que cela amena, m'amusa :
elle est tellement française! — nMafoU...
Mais cette galerie-là doit être bien longue. . . et
assez ennuyeuse pour les étrangers. »
Bien que le château fût fermé, nous ne
renonçâmes pas à notre expédition à Ver-
sailles. Là, chaque chose est intéressante.
de chaque partie des bâtiments, tandis
qu'il nous contait une série de vieilles his-
toires intéressantes sur Louis XVI , Marie-
Antoinette, Monsieur et le comte d'Artois
(car il semblait avoir oublie ou ne pas
savoir qu'ils avaient porté d'autres ncms
que ceux qu'ils avaient dans sa jeunesse); et
tous, ils occupaient la même place dans
son imagination qu'ils y tenaient quelque
cinquante ans plus tôt, quand il était aide
non pas seulement par sa splendeur, mais du gardien de Vorangerie.
aussi par tous les souvenirs qui font revivre II se glorifiait d'avoir approché jadis
la famille royale ; il ra-
conta comment la reine
avait donné son nom à
un oranger parce qu'elle
cr, trouvait les fleurs
plus douces que celles
de tous les autres ;
et comment il cueillait
!cs jours pour Sa
^té, sur un mvrte
..Us larges feuilles et
LUix fleurs doubles, un
bouquet que l'on plaçait
sur la toilette de la l^i ne
à deux heures. Ce vieil
homme connaissait cha-
que oranger, sa nais-
sance et son histoire
comme un berger con-
naît ses moutons. Le
doyen de la bande date
du régne de François I",
et vraiment il est très
vert pour son âge. Un
autre, surnommé Louis
le Grand, qui était frère jumeau, comme
dit notre guide, de ce puissant monarque
est regardé comme un jeune, et l'on assure
qu'il n'a pas encore atteint son dévelop-
pement entier.
Oh ! si ces orangers pouvaient parler !
S'ils pouvaient nous raconter les scènes
dont-ils ont été témoins! s'ils pouvaient
nous décrire les beautés sur lesquelles ils
ont égrainé leurs ardentes fleurs, tous les
héros, les hommes d'Etat, les poètes et
les princes qui, dans leur promenade, se
sont arrêtés sous leur ombre, que de re-
marques spiritucllcnient méchantes, de
graves ccmscils et de tristes réflexions nous
aurions à entendre !...
SAINT-. LOUD
Collection J.
à nos yeux des scenes que l'histoire nous a
rendues familières. Les horreurs du dernier
siècle comme les gloires royales du précé-
dent sont bien connues de tout le monde
en Angleterre, et il faut qu'on nous ait
transmis de France un nombre prodigieux
de récits, pour que nous soyons au fait
des événements qui se sont passés à Ver-
sailles tout aussi bien que nous le sommes
de ceux qui avaient dans le même temps
Windsor pour théâtre. Pourrant il en est
ainsi.. .
Avant de visiter la ccmfusion ordon-
née des bosquets, des statues, des temples
et des fontaines, nous nous fîmes conduire
par notre guide à cheveux gris tout autour
Paris Romantique
Oi
La vue des grandes eaux a Saint-
Cloud faisait partie du programme de
notre journée ; mais, pour y aller, nous
fûmes obligés de monter dans un de ces
indescriptibles véhicules qui transportent
la joyeuse bourgeoisie de Paris de palais en
palais, et de guinguette en guinguelt:.
Nous avions abandonne notre confortable
citadine, croyant n'avoir aucune difficulté à
en trouver une autre. En quoi nous fumes
désappointés, car la c]uantité de voyageurs
excédait les véhicules disponibles et nous
nous considérâmes comme très heureux de
trouver des places dans un équipage que
nous aurions liien méprisé le matin, quand
nous quittions Paris...
Quelques-uns de ces singuliers véhicules
étaient tirés par cinq ou six chevaux.
Ceux-là n'étaient au juste que des chariots
peints de couleurs éclatantes, suspendus
sur de grossiers ressorts, avec une tente à
plat au-dessus. Dans plusieurs je comptai
jusqu'à vingt personnes ; mais il y en avait
quelques-uns dont une ou même deux pla-
ces demeuraient vacantes, et alors rien ne
pouvait égaler la joie de la foule à la vue
des efforts que faisait le conciucteur, non
moins gai qu'elle, d'ailleurs, pour obtenir
des voyageurs qu'ils remplissent les sièges
libres.
Chaque individu croisé sur la route se
voyait invité par des hurlements à occuper
les places vacantes. « Saint-Cloud, Saint-
Cloud, Saint-Cloud ! » ces mots, criés par
le conducteur et repris en refrain par la
compagnie, résonnaient dans les oreilles
de tous les passants; et si l'on rencontrait
un paisible voyageur se rendant dans la di-
rection opposée, l'invitation était alors
proférée avec une véhémence décuplée, et
accompagnée d'éclats de rires, auxquels,
loin de s'offenser, le promeneur répondait
sur le même ton. Mais quand on rencon-
trait une voiture au plein galop se rendant
à Versailles, c'est alors que la joie deve-
nait indescriptible. « Saint-Cloud ! Saint-
Cloud ! Saint-Cloud ! ... Tournez donc, mes-
sieurs, tournez à Saint-Cloud! » Les cris et
les vociférations auraient suffi a effrayer tous
les chevaux du monde, excepté des che-
vaux français; ceux-là sont tellement habi-
tués au vacarme, qu'il y a peu de danger
que le bruit les fasse partir. Je croirais même
qu'ils prennent leur part de la gaieté gé-
nérale ; car ils secouaient leurs tétieres et
leurs glands, s'ébrouant et s'agitant comme
s'ils étaient ravis de la fete.
Au total, nous et quelques centaines
d'autres arrivâmes trop tard pour le specta-
cle, l'eau ayant manqué avant que la demi-
heure de réjouissances promise fût écoulée.
Les jardins, cependant, étaient pleins, et
tout le monde paraissait aussi gai et con-
tent que si le spectacle n'avait pas manqué.
Je me demande si les Français devien-
nent jamais vieux, c'est-a-dire, vieux comme
nous, assis au foyer, et ne rêvant pas plus
de fêtes que de jouer à colin-maillard J'ai
vu là et ailleurs des hommes et aussi des
femmes a cheveux gris, assez ridés pour
être aussi graves qu'un vénérable juge au
tribunal ; mais je n'en ai jamais vu qui ne
semblassent prêts à sauter, danser, valser et
faire l'amour.
XVJ
GENS REMARQUABLES.
GENS DISTINGUES.
Nous passâmes notre soirée d'hier dans la
maison d'une dame qui m'avaifété présentée
avec cette recommandation : « Vous ren-
contrerez aux réunions de M""' de V...
beaucoup de gens remarquables. »
C'est là, il me semble, exactement le
genre de recommandation qui puisse don-
ner le plus piquant intérêt a une nouvelle
connaissance, mais surtout à Paris, car
cette attrayante capitale possède une col-
lection de gens remarquables plus divers
par la nationalité, les classes et les croyan-
ces qu'aucune autre.
Néaiimoins, il ne faut pas prendre à la
lettre ce terme de « gens remarquables »
et croire qu'il désigne toujours des indivi-
dus si distingués que fout le monde ait les
yeux sur eux ; ce terme varie dans sa va-
leur et son application, selon les senti-
ments, les facultés et la situation de celui
qui l'emploie.
Chacun a invariablement des v gens re-
marquables » à vous présenter ; et je com-
mence à savoir quel genre de « gens remar-
quables », je puis m'attendre a rencontrer
dans chacune des maisons qui me sont ou-
\crtes.
6i
Paris Romantique
Quand M"' A... me murmure à l'oreille
au moment où j'entre dans son salon : « — Jlh'.
vous voilà I c'est bon ; j'aurais été bien fâchée
si vous m'aviez manqué ; il y a ici, ce soir,
une personne bien remarquable, qu'il faut
absolument vous présenter », je suis sûre que
je verrai quelqu'un qui a été maréchal, ou
duc ou général, ou savant, ou acteur, ou
artiste sous Napoléon.
Mais si c'est M"* B... qui me dit la
même chose, je suis certaine que ce sera
un respectable doctrinaire qui occupe, a
occupé ou occupera une place, et qui a fait
entendre sa voix du côté triomphant.
NK'' C... au contraire, ne daignerait pas
appeler « remarquable » i^n homme dont
les désirs et les occupations fussent aussi
terre à terre. Ce ne peut être que quelque
philosophe, pâli par le travail de concilier
des paradoxes ou de découvrir quelque
nouvel élément.
Ma charmante, gracieuse, gentille
M'" D... n'userait de ce terme qu'en par-
lant d'un ex-chancelier, ou chambellan, ou
ami, ou serviteur fidèle de la dynastie exi-
lée.
Quant à la fatale M"' E... avec ses lè-
vres minces et son sourire sinistre, bien
qu'elle déclare tenir un salon où tout talent,
quelle que soit sa nuance, est le bienvenu, je
suis bien sûre qu'elle n'a de considération
que pour ceux qui ont eu part aux gran-
des et immortelles iniquités d'une révo-
lution quelconque. Elle n'est pas assez
vieille pour avoir eu rien de commun avec
la première, mais je ne doute pas qu'elle
n'ait été fort occupée pendant la dernière et
je suis sûre qu'elle ne sera tranquille ni jour
ni nuit avant d'en avoir vu une autre. Si
ses espoirs sont trompés sur ce point, elle
mourra d'atrophie ; car elle ne se nourrit
que de l'espoir d'une rébellion contre toute
autorité constituée.
Je crois qu'elle ne m'aime pas; et si je
suis admise à l'honneur de paraître chez
elle, c'est uniquement parce qu'elle pense
que j'y entendrai des choses qui me seront
désagréables. Elle s'imagine que je déteste
de rencontrer des Américains, en i]uoi elle
se trompe comme en beaucoup d'autres
choses...
Les « remraquables » de M" F... sont
presque tous des étrangers du genre jihi-
losophico-révolutionnaire ; des gens, qui
ne sont pas particulièrement bien vus chez
eux, et qui préfèrent être remarquables et
remarqués à quelques centaines de lieues
de leur pays.
Ceux de M"' G... sont principalement
des musiciens. « — Croyez-moi, madame,
dit-elle il n'y a que lui pour toucher le piano. . .
J^ous n'avez pas encore entendu M ' Z...,
quelle voix superbe .'... Elle fera, j'en suis
sûre, une fortune immense a l^ondres. »
Les connaissances de M" H... ne sont
pas « remarquables » pour une chose spé-
ciale à chacune d'elles, mais pour être en
toutes choses exactement opposées les
unes aux autres. Elle aime entendre dire :
Les soirées antithestique ( i deM"' fi.., et elle
éprouve un plaisir particulier à voir assis
côte à côte sous le manteau de sa chemi-
née, des gens qui se tireraient peut-être
des coups de pistolet s'ils se rencontraient
autre part. C'est là une manière bizarre
d'arranger une réunion sociable ; mais ses
soirées sont de très amusantes soirées a cause
de cela.
Les amis de M"' J... sont « distingués )>
et non pas « remarquables ». J'ai rencon-
tré dans sa maison un nombre extraordi-
naire de gens distingues.
Mais je ne vous fatiguerai pas en allant
jusqu'à la fin de l'alphabet...
XVII
EXCURSION AU LUXEMBOURCi. LES FEMMES
n'entrent pas au PROCÈS MONSTRE. GEORCiE
SAND EN HOMME. COSTUME RÉPUBLICAIN.
LE QUAI VOLTAIRE. INSCRIPTIONS MURALES.
COMMENT LE MARÉCHAL LOBAU DISPERSE
LES ÉMEUTES. - — UNE MANIFESTATION.
Depuis que le Procès a commencé au
Luxembourg, nous avons l'intention d'aller
jeter un coup d'œil sur le campement établi
dans le jardin, sur l'appareil militaire dé
ployé autour du palais, et, en un mot, sur
tout ce qu'il peut être permis à des yeux
féminins de voir d'un lieu si intéressant
en ce moment par les affaires importantes
qui s'y traitent.
J'ai donc fait tout ce que j'ai pu pour
(t) 5ic din-> l'original.
uni; PEMMU liN COSTUME MASCIIIIN « PASSONS VITE . »
(Par Gav» ni)
(Bibl. nu.]
Paris Romantique
65
obtenir l'autorisation d'entrer a la Cliant-
hre pendant qu'elle siège, et de très aima-
bles amis m'ont aidée ; mais en vain : on
n'admet aucune dame. Si les regrets
Féminins ont été augmentés ou dimi-
nués par les récits quotidiens qui sont
publiés sur la com! ui te
abominable des pri-
sonniers, je ne m'a-
venturerai pas à vous
le dire. C'est é^al,
nous ne pouvons en-
trer, que nous le dési-
rions ou non. On dit
que, dans une des
tribunes réservées au
public, on a vu un
jeune garçon rajuster
ses boucles avec une
petite main blanche ;
et on dit, aussi, que
ce garçon s'appelait
George S . .d ; mais
j'ai entendu déclarer
partout que seuls pé-
nétraient dans les li-
mites proscrites ceux
qui jouissaient de la
prérogative d'»/ii'
haihe au menton
Notre modeste
projet de regarder les
murs qui contiennent
les rebelles tapageurs
et leurs juges patients
s'accomplit facile-
ment, non sans nous
procurer beaucoup
d'amusement.
Deux aimables
Français nous accom-
pagnaient, qui avaient
promis tic nousexpli-
qucr les signes et les
symboles qui pour-
raient tomber sous nos yeux sans que nous
les comprissions. La matinée étant déli-
cieuse, nous nous rendîmes à pied à l'en-
droit de notre destination et nous nous
promimes de nous reposer au retour en
nous faisant cahoter dans un fiacre.
Notre route traversait le jardin des
Tuileries cette raison acheva de nous dé-
cider, et, comme d'habitude, nous n;us
accordâmes de passer une délicieuse demi-
heure assises sous les arbres...
Trois jeunes gens suivaient l'allée ou
nous nous installâmes, absorbés en appa-
rence par quelque affaire de terrible im-
CifiORKi; SAND EN HOMMP
poriance. En vcrité, ils avaient l'air de
caricatures animées et n'étaient rien d'au-
tre.
C'étaient des républicain';. On voit co.is-
tammciit de semblables personnages se
pavaner sur les boulevards, ou flànji,
comme ceux que nous voyions, dans les
Tuileries, ou rôder en groupes sinistres
66
Paris Romantique
dans le bois de Boulogne, chacun se
croyant le front d'un Brutus et le cœur
d'un Caton. Où et à quelque heure que
vous les voyiez, leur aspect ne trompe
jamais ; il n'est pas à Paris un enfant
de dix ans qui ne puisse dire en les aper-
cevant : Ce sont des républicains. J'ai
vu dans plusieurs magasins d'estampes, une
explication des symboles de leur toilette
est sa terrible appellation ; et la dimensicn
de ses revers augmente ou diminue selon
la grandeur des principes de celui qui les
porte. Jlu reste, un air farouche et sauvage
est tout à fait nécessaire pour achever l'ex-
térieur d'un républicain à Paris en i835.
Quelles grimaces j'ai vu défigurer le vi-
sage de ceux qui portent ce déguisement!
Les uns roulent des yeux et froncent les
Ll. JAKIJIN IjU I.UX1MBOUKI
Coll<ct.on 1. II.
qui permettrait au plus ignorant de les re-
connaître. Le plus important est le cha-
peau, qui formerait un cône parfait si le
fond en était seulement plus élevé de quel-
ques pouces; l'ombre de Cromwell peut
se glorifier en voyant combien de mauvaises
tètes imitent encore sa coiffure. Ensuite
viennent les longs cheveux emmêlés, qui
petident salement sous le chapeau. Le cou
est nu, au moins de linge ; mais une profu-
sion de cheveux remplace celui-ci. Le
gilet, comme le chapeau, porte un nom
immortel: « ^/A-/ j la T^chespierit', >> telle
sourcils comme s'ils voulaient intimider
l'univers entier ; d'autres fixent leurs som-
bres regards vers la terre, absorbés dans
une effrayante méditation ; pendant que
d'autres, tristement appuyés ;i une statue
ou un arbre, jettent des regards terribles,
qui pourraient être interprètes dans le
langage des sorcières de Macbeth.
•• Nous devons, nous voulons — nous devons, nous
V voulons avoir du sang davantage encore — et
1' devenir pires, et devenir pires. «
Les trois jeunes hommes qui passaicni
prés de nous étaient ainsi faits...
Paris Romantique
67
Nous poursuivîmes notre promenade,
«t, ayant traversé le Pont Royal, nous
longeâmes le quai Voltaire, pour éviter
la rue du Bac; nous étions tous d'avis que
cette rue, dont M"' de Staël parle si ten-
drement à distance, est loin d'être agréable
de près.
Si ce n'était l'antipathie naturelle des
Anglais pour la flânerie devant les vitri-
nes, la promenade le long du quai Voltaire
pourrait occuper une matinée entière. De-
puis le premier étalage de « gens remarqua-
bles » ;i cinq sous pièce et il y a des tètes
parmi eux qui vaudraient d'être étudiées,
— depuis cette galerie de gloires à cinq
sous jusqu'à l'entrée de la rue de Seine,
c'est une suite ininterrompue de boutiques:
livres vieux et neufs, riches, rares ou sans
valeur; gravures pouvant être classées de
même; articles d'occasion de toutes sortes ;
et, par-dessus tout, de véritables musées
de sculptures et de dorures, de chaises
extraordinaires, de chandeliers effrayants,
de pendules grotesques, et de tous les or-
nements sans nom que l'on ait pu trouver.
C'est ici que l'opulent amateur du style
massif de Louis XV entre avec une lourde
bourse, de là qu'il repart avec une bourse
légère. L'actuelle famille royale de France
aime, dit-on, ce style princier mais lourd ;
et l'on voit souvent les voitures royales
s'arrêter à la porte de ces magasins, si
hétérogènes par leur contenu qu'on pour-
rait leur donner toute sorte de noms, sauf
celui de magasins Je nouveautés, et qui, au
premier coup d'oeil, ont vraiment l'air de
boutiques de prêteurs sur gages...
En arrivant dans le quartier "Latin,
nous nous amusâmes à raisonner sur cette
inclination des très jeunes hommes, qui
sont encore soumis à la contrainte de leurs
parents ou de leurs maîtres, à ruiner et
détruire tout ce qui affirme l'autorité
ou la discipline. Les murs abondent en
inscriptions de ce genre : « A bas
Philippe .' » « Les Pairs sont Jes assassins ! »
« Vive la J^éputilique ! » et ainsi de suite.
Les poires de toutes dimensions et de tou-
tes formes, avec des traits pour le nez, les
yeux et la bouche, sont nombreuses, et
tout cela dénote le mépris de la jeunesse
étudiante pour le monarque règn.int. Un
signe evident de cette haine de l'autorité.
ce fut, il y a quelques jours, la manifesta-
tion de quatre ou cinq cents de ces jeunes
hommes déréglés qui escortèrent avec des
cris et des huées M. Royer-Collard, pro-
fesseur nouvellement nommé par le gouver-
nement a la Faculté de médecine, depuis
l'Ecole jusque chez lui, rue de Provence.
En pareil cas, ce gouvernement ou un
autre devrait suivre l'exemple donné par
le général Lobau. L'anecdote est géné-
ralement connue ; peut-être, l'avez-vous
déjà entendue? Mais je préfère que vous
l'écoutiez une seconde fois, plutôt que de
risquer que vous ne l'entendiez pas.
Une partie des jeunes gens Je Parir, qui
s'exercent à faire de petites émeutes répu-
blicaines, s'était assemblée en nombre con-
sidérable sur la place Vendôme. Les tam-
bours battirent, le commandant fut prévenu
et arriva. Les jeunes mécontents serrèrent
leurs rangs, prirent en main leurs couteaux
de poche et leurs cannes, et s'apprêtèrent
à résister. On vit le général dépêcher un
aide de camp, et quelques moments anxieux
passèrent; enfin quelque chose qui semblait
effrayant comme un engin militaire parut,
s'avançant par la rue de la Paix. Etait-ce
un canon?... Une foule de soldats en cas-
ques entouraient ce terrible objet, le firent
tourner avec une précision militaire et
l'approchèrent de l'endroit où les séditieux
formaient leur phalange la plus épaisse. Un
commandement fut donné, et en un instant
la foule entière se vit inondée d'eau.
Beaucoup, parmi ceux qui virent la de-
route et la fuite précipitée des héros que
poursuivaient avec leurs tuyaux les pompiers
amusés, déclarent que jamais aucune ma-
noeuvre militaire n'avait encore produit une
retraite aussi rapide. Je décc>uvre dans ce
procédé de la garde nationale un indice
frappant du mépris tranquille que sentent
CCS puissants gardiens du pouvoir présent
pour leurs ennemis républicains.
Ayant atteint le Luxembourg et obtenu
de pénétrer dans les jardins, nous nous
arrêtâmes encore pour contempler une
scène, non seulement tout à fait nouvelle,
mais aussi très singulière pour ceux qui
étaient accoutumés à l'aspect ordinaire du
lieu.
Au milieu des lilas et des roses un cam-
pement de petites tentes blanches offrait
68
Paris Romantique
son air martial. Des armes, des tambours,
et toutes sortes d'objets militaires appa-
raissaient çà et là; tandis que des troupiers
<( CE SOIR A
I.A PORTE SAINT-MARTIN
u (Exir de Variiiand l't
flânant, fumant, lisant, achevaient de don-
ner à la scène une apparence inaccoutu-
mée. . .
Il semble que, depuis le commencement
des jugements, le principal devoir des gen-
darmes — (je vous demande pardon, je vou-
lais dire : de la garde de Paris — soit
d'empêcher tout rassemblement de gens
conversant et bavar-
dant dans les cours et
les jardins du Luxem-
bourg. Aussitôt qu'on
voit deux ou trois
personnes stationnant
ensemble un sergent
de ville s'approche et
prononce sur un ton
de commandement :
<( — Circulez messieu rs .'
Circulez, s'il vous
plaît! » La raison de
cette précaution est
que, tous les soirs, a
la porte Saint-Mar-
tin, des jeunes gens
se rassemblent pour
faire un vain tapage
sans aucune significa-
tion, mais dont l'écho,
répercuté de rue en
rue, arrive à prendre
l'importance d'une
émeute. Nous sommes
présentement telle-
ment habitués à ces
insignifiantes émeu-
tes, que nous n'y
attachons pas plus
d'importance que le
general Lobau lui
même ; néanmoins, on
juge convenable de
prévenir tout rassem-
blement à proximité
du Luxembourg, de
peur que la dame aux
cent voix qui grossit
les huées de quelques
ouvriers paresseux
jusqu'à en faire une
émeute, ne propage à
travers la France la
nouvelle que le Lu-
xembourg est assiégé par le peuple. Le
tapage que nous entendîmes était occa-
sionné par le rassemblement d'une dou-
zaine de personnes; un agent était au
milieu du groupe et nous entendîmes
J T SERAI . »
IHJ. by Mr,. Trollop
Paris Romantique
69
parler li'ai reslalicn. En moins de cinq
minutes, cependant, tout était calme; mais
nous remarquâmes des figures si pitto-
resques dans leur républicanisme, que nous
reprimes nos sièges pour en faire un cro-
quis, tout en nous amusant à imaginer
quelles pouvaient être les sinistres paroles
qu'ils échangeaient entre eux avec tant de
circonspection. M. de L. nous assura que,
sans aucun doute, ils se disaient :
M Ce soir, à la porte Saint-Martin ! •)
Réponse ■ « J'y serai... »
XVI II
LIBERTÉ FRANÇAISE DE PROPOS. « l'oDEUR
DU CONTINENT. » MALPROPRETÉ ET LUXE.
l'eau non INSTALLÉE DANS LES MAISONS.
DÉLICATESSE ANGLAISE. SES CAUSES.
Parmi les usages français qui nous frap-
pent par leur contraste avec les nôtres, je
note d'abord la liberté stupéfiante avec
laquelle, ici, et même dans la bonne société,
on parle d'une foule de choses auxquelles
on n'oserait faire la plus légère allusion
chez nous, fiit-cc dans les plus modestes
classes. H semble que l'opinion de Mar-
tine ne lui soit point du tout particulière,
et que les Français pensent généralement
avec elle que :
Quand on si- fail enItnJre, on parle loujcurs hien.
Il est impossible de ne pas admettre
que la France manque de raffinement à ce
point de vue, si on la compare à l'Angle-
terre. Aucun Anglais, je crois, n'est ja-
mais revenu de Paris sans l'affirmer; et
malgré la gallomanie qui règne chez
nous, tout le monde reconnaît que, pour
saisissantes que soient l'élégance et la
grâce des plus hautes classes françaises, il
leur manque encore cette délicatesse raf-
finée, si hautement estimée à tous les rangs
de notre société, même les plus vulgaires.
Les Français vciient des choses et suppor-
tent des désagréments, qui nous feraient
perdre l'esprit en juillet et nous pendre
«n novembre...
11 fut certainement un temps où l'usage
voulut en Angleterre comme il le veut au-
jourd'hui en France, que l'on nommât les
choses, pour grossières qu'elles fussent,
« par leur véritable nom » ; on en peut
trouver la preuve jusque dans les sermons
et à plus forte raison dans les traités, les
essais, les poèmes, les romans et le théâ-
tre.
Si nous voulions nous former une opi-
nion sur le ton de la conversation en An-
gleterre, il y a un siècle, d'après le langage
des comédies écrites et jouées a cette épo-
que, nous constaterions que notre pays
était alors plus éloigné encore du raffi-
nement dont nous nous glorifions aujour-
d'hui, que nos voisins français ne le sont
présentement.
Je ne fais pas allusion ici a l'immoralité,
ou à un cynique aveu de l'immoralité;
mais à une sorte de grossièreté qui peut
être compatible avec la vertu, comme son
absence n'est malheureusement pas une
garantie contre le vice.
Si nous nous sommes corrigés de cela,
sauf erreur, c'est bien plutôt grâce à l'opu-
lence de l'Angleterre qu'à la sévérité de
sa vertu. Vous direz, peut-être, que je
m'éloigne à une immense distance de mon
point de départ ; mais je ne le crois pas :
en France comme en Angleterre, je trouve
des raisons nombreuses pour penser que
je suis dans le vrai en attribuant moins
cette différence à la disposition naturelle
et au caractère propre des deux nations,
qu'aux facilités accidentelles de progrès
rencontrées par l'une et non par l'autre.
Il serait facile d'établir, à l'aide des
divers ouvrages littéraires dont je viens de
parler, que la délicatesse du goût en An-
gleterre s'est développée graduellement,
en proportion de l'accroissement de la ri-
chesse et du soin que l'on y a pris d'éloi-
gner de la vue tout ce qui peut choquer
les sens.
Quand nous cessons d'entendre, de
voir et de sentir les choses qui sont dé-
sagréables, il est naturel que nous cessions
d'en parler; et il est, je crois, certain que
l'Anglais prend plus de peine que tout
autre peuple au monde pour que les sens
— qui conduisent les impressions du corps
a l'âme — apportent a l'esprit le moins de
connaissance pc'fssible des choses désagréa-
bles. Tout le continent d'Europe ^excepte
une partie de la Hollande, qui montre â
beaucoup de points de vue une ressem-
blance fraternelle avec nous) peut être
70
Paris Romantique
cité comme inférieur à l'Angleterre sous
ce rapport. Je me souviens de mètre
beaucoup amusée l'an dernier, en débar-
quant à Calais, de la réponse faite par un
vieux voyageur à un novice qui faisait son
premier voyage.
« Quelle affreuse odeur ! dit l'étran-
ger non initié, cachant son nez dans son
mouchoir.
— C'est l'odeur du continent, mon-
sieur, répondit l'homme expérimenté. » Et
c'était vrai.
II y a des détails à ce sujet sur lesquels il
est impossible de s'appesantiretqui malheu-
reusement n'exigentpas de plumepour atti-
rer l'attention. Ceux-là, s'il était possible,
je les noierais volontiers plus encore dans
l'ombre qu'ils n'y sont. Mais il est des faits,
provenant de la pauvreté comparative du
peuple, qui tendent a prouver par suite
de l'enchaînement nécessaire des choses,
ce manque de raffinement dont je parle.
Examinez la disposition intérieure d'une
maison de Paris habitée par des gens de
la classe moyenne, et comparez la avec celle
d'une maison de Londres aménagée pour
des habitants du même rang. On trouvera
à profusion dans un appartement parisien
tous les articles d'ornementation et de
décoration que l'on peut acquérir a bon
marchi. Miroirs, tentures de soie, mou-
lures d'or sous toutes les formes, vases de
Chine, lampes d'albâtre, et pendules —
sur lesquelles le temps qui passe est mar-
qué avec tant de grâce qu'on oublie qu'il
ne reviendra pas, • — tout cela se voit en
abondance, et la dixième partie de ce que
l'on considère comme nécessaire à Paris
pour meubler un appartement ordinaire.
suffirait à une jolie dame de Londres pour
être enviée par ses voisines.
Mais après avoir admiré toutes ces élé-
gances et leur joli arrangement, passons et
entrons dansleschambres à coucher — non,
entrons dans la cuisine, ou bien vous ju-
geriez mal la véritable différence des deux
habitations.
A Londres, l'eau monte jusqu'au second
étage, et souvent jusqu'au troisième, et
on la trouve en abondance, sans que les
domestiques aient plus de peine pour se
la procurer que s'ils la tiraient d'une fon- "
taine à thé. Dans une des cuisines de cha-
que maison, généralement dans deux, sou-
vent dans trois, on trouve la même dis-
position. Au contraire, si l'on songe
qu'à Paris chaque famille reçoit ce pré-
cieux don de la nature par deux seaux à
la fois, que monte péniblement un porteur
en sabots, en passant souvent par le même
escalier qui conduit au salon, il est diffi-
cile de supposer qu'on y dépense aussi fa-
cilement et aussi libéralement cette eau
que chez nous.
On peut opposer à cette remarque, il
est vrai, avec assez de raison, le bas prix
et la facilité d'accès des bains publics.
Mais, en admettant que les ablutioris per-
sonnelles, faites de la sorte, puissent suffire
aux personnes qui ne regardent pas comme
indispensables de trouver toutes leurs
aises à leur domicile, encore ce manque
d'eau est-il un obstacle à cette absolue pro-
preté dans toutes les parties des maisons
que nous considérons comme nécessaire à
notre confort.
J'admire beaucoup l'église de la Made-
leine, mais je trouve que la ville de Paris
aurait eu infiniment plus de profit à em-
ployer les sommes qu'a coûtées cet im-
posant monument à construire des conduit»
destinés à alimenter d'eau les habitations
privées.
D'ailleurs, si grands que soient les in-
convénients lésultant de la rareté d'eau
dans les chambres et les cuisines, il est
une autre imperfection bien plus grande
et plus grave par ses conséquences. L'ab-
sence de puisards et d'égouts est le vice
de toutes les villes de France ; et c'est là
un terrible défaut. Ce peuple qui, dès
l'enfance, se voit obligé d'accoutumer ses-
Paris Romantique
7'
sens et de les soumettre aux incomm jdités peuvent choquer les sens, celte élévation
provenant de cela, ce pcuple-la aurait il que procure a l'intelligence l'absence de
moins de raffinement que nous dans ses tout ce qui pourrait évoquer une sensation
pensées et dans ses paroles, ce ne serait pénible, est probablement le dernier point
que naturel et inévitable. Ainsi, comme auquel parviendront jamais les effort» que
vous voyez, je reviens a mon texte tel un fait l'homme pour embellir son existence,
prédicateur ; et j'ai expliqué, je crois, suf- Le plaisir et l'amusement nous ont de
(P.r u»
hsamment, comment j'avais raison de pre
tendre tout à l'heure que les indélica-
tesses qui si souvent nous offensent en
France ne viennent pas d'une grossièreté
li'esprit naturelle, mais sont le résultat ine-
vitable de circonstances qui changerc>nt sans
aucun doute à mesure que s'accroîtra la
prospérité du pays et que son peuple se
familiarisera davantage avec les niccurs
de l'Angleterre.
Cet éloignemcnt de toutes les choses qui
mande moins de travail assidu que ce soin
scrupuleux d'éviter tout ce qui est impor-
tun ; et il se pourrait que, de même que
nous avons dépassé toutes les nations mo-
dernes dans ce tendre soin de nous-mêmes,
nous soyons aussi les premiers à tom-
ber du haut de notre délicatesse dans ce
gouffre de scrupules qui a englouti la
vieille Grèce et Rome. Est-ce ainsi qu'il
faut interpréter le bill de la Réforme et
les autres horrible- lc>is de ce genre-.
7^
Paris Romantique
Quant à cette autre espèce de raffiiie-
merit qui, celle-là, regarde l'intelligence
et qui, si elle ne saute pas aux yeux tout
d'abord, est plus importante dans ses ef-
fets que celle qui a seulement rapport aux
usages, il est moins aisé d'en parler avec
assurance. La France et l'Angleterre ont
l'une et l'autre une si longue liste de noms
éminents à citer pour prouver que cha-
cune d'elles a contribué plus que l'autre
au progrès littéraire, que la seule façon de
résoudre la question de savoir laquelle
occupe le plus haut rang, c'est de recon-
naître que chaque pays a raison de préfé-
rer ce qu'il a produit. Malheureusement,
en ce moment, ni l'un ni l'autre ne peut
avoir grande raison de se glorifier. Ce
qui est bien est accablé et étouffé par ce qui
est mal. Grâce a la liberté de la presse, il
a paru depuis quelques années tant d'im-
mondices, que je ne sais si la lecture de ce
qui se publie est en général plus dange-
reuse pour la jeunesse en Angleterre ou
en France.
]1 est certain, je crois, que l'école
de Hugo a mêlé du ridicule au ma',
et il n'est pas impossible que cc'a
agisse comme un antidote au poison.
C'est une forme de mystification qui pas-
sera de mode aussi vite que les pilules de
Morrison. Nous n'avons rien dans notre
littérature d'aussi faible que cela ; mais je
crains bien, au point de vue du bonheur
de notre pays, que nous ayons quelque
chose de plus profondément dangereux.
Quant à déterminer ce qui est moral et
ce qui ne l'est pas, cela semble simple à
première vue, et au fond c'est très em-
barrassant. En ouvrant un volume dz JlJèle
et Théodore, l'autre jour, — ouvrage écrit
spécialement sur l' education, et par un au-
teur que nous devons croire animé il'in-
tentions honnèteset parlant avec sincérité,
— je tombai sur ce passage :
Je ne connais que trois romans v •rilabte-
ment moraux : Clarisse, le plus beau de
tous; Grandison, et Pamela. Ma fille les
lira en anglais lorsqu'elle aura dix-huit ans.
Je passerais encore sur le vénérable
Grandison, bien qu'il ne soit nullement
sans tache: mais qu'une mère parle de
laisser sa fille de dix-huit ans, lire les au-
tres, c'est pour moi un mystère difficile à
comprendre, surtout dans un pays où les
jeunes filles sont protégées et préservées
de toute espèce de mal avec la plus inces-
sante et la plus scrupuleuse vigilance. Je
pense que M"' de Genlis aura seulement
considéré l'objet et le but moral de ces
ouvrages, qui sont bons sans remarquer
combien peut être mauvaise la grossièreté
révoltante avec laquelle sont écrits quel-
ques-uns de leurs plus puissants passages.
Mais c'est un jugement osé et dangereux
que celui-là quand il s'agit des études d'une
jeune personne.
Je pense que nous pouvons trouver les
symptômes du sentiment qui dicte un tel
jugement , dans le ton de satire mordante
avec lequel Molière attaque ceux qui pré-
tendent bannir ce qui peut faire insulte à
la pudeur des femmes.
Prêter à Philaminte les propos qu'il lui
prête, fait rire quoi qu'on en ait ; mais, chez
nous, Sheridan lui-mên-.c n'aurait pas osé
plaisanter sur ce sujet.
-irais le plui beau projet de noire Académie,
Une entreprise noble et dent je suis ravie.
Un dessein plein de gloiri et qui sera vanté.
Chez tous tes beaux esprits de la postérité,
C'est le retranchement de ces syllabes sales
Qui d.jns les plus beaux mots produisent des scandales :
Ces jouets éternels des sots de tous les temps,
Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants :
Ces sources d'un cmas d'équivoques infâmes
Vont on vient faire insuit; à la pudeur des femmes.
Une telle académie pourrait être, cer-
tainement, une institution très comique;
mais les devoirs qu'elle aurait à accomplir,
ne rendraient pas les fauteuils de ses mem-
bres des sinécures en trance.
XIX
LE HIMANCHE A PARIS. LE PLAISIR EN
FAMILLE. — - GAIETÉ NATURELLE. Lt S POLY-
TECHNICIhNS s'aPPLUJUENT A RESSEMBLER A
NAPOLÉON. UN DIMANCHli AUX TUILERIES.
A Paris, le dimanche est un jour déli-
cieux, plus que dans tous les autres pays
que j'ai visités, à part Francfort. 1 a joie
est universelle et néanmoins très familiale,
et, si je formais mon idée sur le caractère
français d'après les scènes que j'ai vues le
dimanche et non d'après les livres et les
journaux, je dirais que le trait le plus mar-
Paris Romantique
quant en est l'affection conjuj^cle et pater-
nelle.
Il est rare de voir un homme ou une
femme en âge d'être
mariés et d'avoir des
enfants, sans que l'un
ou l'autre soit accom-
pagné de son époux
et de sa petite famille.
C'est en famille
qu'ils boivent une
bouteille de vin lé-
ger; ce qui fait le
plaisir de l'un le fait
aussi de l'autre; et
que l'on ait ce jour-
là peu ou beaucoup
à dépenser pour s'a-
muser, l'homme et
la femme en profi-
teront également.
J'ai visité beau-
coup d'églises pen-
dant les messe.-, du
matin, dansdifférents
quartiers de la ville,
et je les ai trouvées
toutes remplies de
monde; et bien que
je n'aie jamais remar-
qué aucun exemple
de cette dévotion si
fréquente dans les
églises di Belgique
où les bras doulou-
reusemejit étendus
font songer aux
solennités hindoues,
j'ai vu partout l'appa-
rence de l'attention
la plus pieuse et la
plus sincère.
Une fois la grand '-
messe dite, le peuple
se répand dans toutes
les parties de la ville,
non point tant pour
chercher des distrac-
tions que pour en rencontrer. Et l'on est
assuré d'en trouver ; car on ne saurait faire
dix pas dans aucune direction sans ren-
contrer un divertissement quelconque.
Rien ne me plaii autant que la vue d'un
peuple nombreux dans ses réjouissan<.es.
Quand il s'assemble pour faire de la poli-
tique, je confesse que je n'ai pas grand
1 I I>IM*\CH1 \'.\
|P>
TUll.EKIES
riJ IK- Pjrill.
hy Mr». Trollop*
amour ni admiration pour lui ; mais quand
il est joyeux, surtout quand les femmes et
les enfants participent a la joie générale,
le spectacle me parait délicieux ; et où
pourrait-il l'être plus qu'a Paris? La nature
74
Paris Romantique
des habitants, le climat, la forme et la dis-
position de la ville, tout favorise les plai-
sirs. C'est en plein air, sous la voûte du ciel
bleu, devant des milliers d'yeux que les
Parisiens aiment à s'amuser et à se chauffer
au soleil. L'atmosphère claire et brillante
de leur ville semble faite exprès pour cela ;
et quiconque traverse les boulevards, les
quais, les jardins de Paris s'apercevra cer-
tainement combien leurs espaces étaient
nécessaires aux citoyens pour s assembler
à leur aise.
Les jeunes hommes de l'Ecole Polytech-
nique font sensation le dimanche à Paris;
ils n'ont la liberté de sortir dans la ville
que les jours de féh \ mais ces jours-là,
dans les rues et dans les promenades pu-
E. L^mi del. iColIcclion J. B.
bliques, on peut croiser à chaque pas de
jeunes Napoléons.
11 est très étonnant de constater qu'un
principe ou un sentiment puissant, commun
à un corps nombreux, peut avoir pour résul-
tat de rendre extérieurement semblables
les membres de ce corps, que la nature
avait faits pourtant aussi dissemblables
que possible. Bien que le plus âgé
de ces jeunes Polytechniciens ne puisse
guère être né avant les jours où Napo-
léon quitta la France pour toujours,
il n'y a pas un seul d'entre eux qui ne rap-
pelle plus ou moins l'aspect et la figure
bien connus de l'Empereur. Qu'ils soient
petits, qu'ils soient grands, qu'ils soient
gras, qu'ils soient maigres, c'est tout de
même. Pour avoir étudié évidemment leur
modèle adoré sur les peintures, les gra-
vures, les marbres, les bronzes et les vases
de Chine, ils ont tous quelque chose qui
approche de son regard et de son aspect,
lesquels ne ressemblaient en rien à ceux
du commun des Français, avant que le
tyran le plus populaire qu'on ait jamais vu
les eût rendus aussi familiers à tous les yeux
que le soleil lui-même.
11 est certain que l'art du tailleur contri-
bue beaucoup à donner une similitude exté-
rieure à deux personnes; mais il ne peut
donner toute cette ressemblance d'un
élève de Polytechnique avec l'homme
extraordinaire dont le nom, si longtemps
après son exil et sa mort, est encore cer-
tainement celui que l'on prononce avec le
plus d'émotion en France. La période qui
s'est écoulée depuis sa chute a été impor-
tante et pleine d'événements importants
pour l'humanité ; pourtant sa mémoire est
aussi vivante parmi eux que si c'était hier
qu'il fût rentré dans les Tuileries, triom-
phant, après une de ses cent victoires...
Vous devez être lasse de m'entendre
parler du jardin des Tuileries; mais je ne
puis en sortir, surtout quand je décris le
dimanche à Paris, car c'est là que se don-
nent rendez-vous les plus jolis groupes : on
{)Cut V lire l'histoire du jour entier. Aus-
sitôt que les portes sont ouvertes, on voit
des hommes et des femmes, en déshabille
plusconvenable qu'élégant, les traverser en
tous sens pour gagner la sortie donnant
sur le quai et de là k's Bains Vigier. En-
suite arrivent les habitués d'après déjeu-
ner ; et ceux-là sont ravissants. D'élégantes
jeunes mères en demi-toilettes accompa-
gnent leurs bonnes et les gentilles créa-
tures confié ;s à ces dernières, et elles re-
gardent pendant ime heure les gambades
que la présence de la chère maman rend sept
fois plus gaies que de coutume.
J 'ai observé cela plusieurs fois avec beau-
coup d'intérêt : souvent la jeune mère
essaie de lire, mais elle n'y réussit pas
plus de trois quarts de minute de suite ;
alors elle renonce, et, mettant le livre sur
ses genoux, elle répond complaisammeni a
toutes les questions enfantines qui lui sont
posées, tout en contemplant, avec une ex-
pression souriante d'heureuse maternité,
chaque mouvement et chaque grimace de
la charmante miniature où elle se revoie
elle-même, et peut être quelqu'un de
plus cher encore.
Paris Romantique
De dix heures a une heure, les jardins
fourmillent d'enfants et de bonnes ; et
qu'ils sont jolis et amusants, avec leurs
robes toutes de fantaisie et leurs volontés
de bébés! Arrive l'heure du dîner: les
nourrices et les enfants s'en vont; et s'il
était possible que pendant une heure un
jardin de Paris restât vide, ce serait durant
celle-là.
Le décor change par l'arrivée des plus
beaux chapeaux, roses, blancs, verts, bleus.
Les plumes flottent et les fleurs aux cou-
leurs fraichcs s'étalent. De joyeux vivants
débouchent des rues de Castiglione et de
Rivoli ; des voitures déposent à tout ins-
tant leurs joyeuses charges dans les jardins.
Deux, trois rangées de chaises sont occu-
pées peu à peu sur le bord de chaque pro-
menade, tandis que l'espace libre du milieu
est plein d'une masse mouvante de flâneurs
heureux.
La scène dure jusqu'à cinq heures; la
foule élégante se retire alors, et une autre,
peut-être moins gracieuse, mais plus ani-
mée, la remplace. Les bonnets succèdent
aux chapeaux ; et des rires ininterrompus,
éclatants de jeunesse et de gaieté, rempla-
cent les murmures galants, les silencieux
sourires, et toutes ces façons qu'ont les
personnes bien élevées d'échanger leurs
pensées en troublant aussi peu que possi-
ble l'air qui les entoure.
De ce moment jusqu'à la nuit, la foule
va augmentant sans cesse ; et qui ne saurait
que chaque théâtre, chaque guinguette,
chaque boulevard, chaque café dans Paris
est à cette heure plein à suffoquer, serait
tenté de croire que la population entière
se réunit sous les fenêtres du roi.
Pour la bonne société, le dimanche soir
à Paris est exactement semblable à tous les
autres jours. 11 y a le même nombre de
soirées, sans plus, le même nombre de
dîners; on joue aux cartes, on danse,
on fait de la musique, on va à l'Opéra, ni
plus ni moins qu'en semaine ; pourtant les
autres théâtres sont laissés aux endiman-
chés .
XX
M HllCAMIliR. SES MATINÉES. POR-
TRAIT DE CORINNE, PAR GKRARD. PORTRAIT
EN MINIATURE DE M"' DE STAtL. - M. DE CMA-
TEAUURIAND. tES ÉTRANGERS PEUVENT-ILS
COMPRENDRE TOUTES LES UNESSES OE LA LANGUE
»RAN<,A1SE? NÉCESSITÉ DE PARLER I RANÇAIS.
Parmi toutes les dames dont j'ai fait la
connaissance à Paris, celle qui me paraît le
type le plus parfait de la Française élégante
est M' Récamier, — cette même M ' Ré-
camierque (je ne dirai pas combien il y a
d'années) je me souviens d'avoir vue faire
dans Londres l'admiration de tous. Chose
surprenante! elle la faitencore. La première
fois que je la vis, c'était en public ; elle
m'avait été désignée comme la plus jolie
femme d'Europe ; mais à présent que j'ai
le plaisir de la connaître, je comprends,
beaucoup mieux que vous ne le pouvez
faire, vous qui ne la connaissez que par
la réputation de sa beauté, pourquoi et
comment des agréments, généralement si
passagers, se trouvent chez elle si durables.
Elle est véritablement le modèle de toutes
les grâces. Tant par sa personne que par
ses façons, ses mouvements, sa manière de
s'habiller, sa voix, son langage, elle semble
absolument parfaite ; et je ne pense pas
qu'il serait possible d'imaginer une meil-
leure manière d'achever l'éducation d'une
jeune fille sous le rapport de la grâce, que de
lui donner la possibilité d'étudier chaque
geste de M' Récamier.
Elle possède le monopole de tant de
talents et d'attraits que ceux-ci et ceux-là
suffiraient, s'ils étaient partagés, dans les
proportions ordinaires, à faire une armée
de femmes exquises. Je n'ai jamais ren-
contré un Français qui ne reconnût que,
bien que ses jolies compatriotes soient
charmantes par certains jgrénicnis qui leur
sont très particuliers, les beautés sans dé-
fauts se trouvent en plus petit nombre ct\
France qu'en Angleterre: seulement, ajou-
tait-il : « Qiuui.i une Tmnsjisc se mêle
J'étre jclie, cite est furieusement jelie. » Ce
mot est aussi vrai en fait que piquant par
son expression : une belle Française est
peut-être la plus belle fcmn\c du monde.
76
Paris Romantique
La parfaite beauté de M"' Récamier a
fait d'elle jadis « une chose merveilleuse » ;
et maintenant qu'elle a passé l'âge où la
beauté est à son apogée, elle est peut-être
plus admirable encore, car je ne sais réelle-
ment si elle a jamais excité plus d'admiration
qu'aujourd'hui. Elle est suivie, recherchée,
regardée, écoutée, et qui plus est, aimée
et estimée par presque toute la première
société de Paris, et l'on trouve dans son
cercle quelques-uns des noms
les plus illustres de la lit-
térature française.
Son entourage,
aussi bien qu'elle,
€st délicieux, et
c'est là un fait
si générale-
ment reconnu
qu'en ajou-
tant ma voix
au jugement
universel,
je montre
peut - être
autant de va-
nité que de
gratitude
pour le privi-
lège d'avoir été
admise ciiez elle
mais personne
pense, ayant la même
faveur, ne pourrait,
en parlant de la
bonne société de
Paris, manquer de
citer le salon de
M" Récamier. Elle arrive à communiquer
le charme qui la rend si remarquable même
aux objets qui l'entourent, et tout est chez
elle d'une élégance achevée qui exerce une
attraction irrésistible : je suis souvent en-
trée dans dessalons assez vastes pour con
tenir toute une suite d'appartements, et je
les ai trouvés infiniment moins frappants
avec toute leur richesse que le joli petit
salon de l'Abbaye aux Bois.
Les riches draperies de soie blanche, la
teinte délicate du bleu qui se marie au blanc
dans toute la pièce, les miroirs, les fleurs,
tout cela donne a l'appartement un air qui
s'harmonise merveilleusement à celui de sa
jolie habitante. 11 faut penser que M" Ré-
camier était pour toujours vouée au blanc,
car aucune draperie ne tombe autour d'elle
qui ne soit d'une blancheur de neige, et
vraiment le mélange d'une autre couleur
semblerait comme une profanation à la dé-
licatesse exquise de son apparence.
Dans la journée, M' Récamier admet
de 4 heures à b heures un nombre limité
de personnes, dont les noms sont donnés
au domestique qui attend
dans l'antichambre. C'est
.,,.. là que j'eus le plaisir
d'être présentée à
M. de Chateau-
briand et la sa-
tisfaction de le
rc ncon trer
souvent en-
suite, satis-
faction que
je n'oublie-
rai jamais,
et pour la-
quelle j'au-
rais sacrifié
bien volon-
tiers la moi-
tié des belles
choses qui ré-
compensent de
l'effort d'un voya-
ge à Paris.
Le cercle qu'elle
reçoit ainsi l'après-
midi est toujours li-
mité et la conversa-
tion y est toujours
générale. La première fois que moi et
mes filles y allâmes, nous ne trouvâmes
que deux dames et une demi-douzaine de
messieurs, dont M. de Chateaubriand.
Une magnifique toile de Gérard, hardiment
et sublimement conçue, et exécutée dans
la meilleure manière du peintre, occupe
tout un côté de l'élégant petit salon. Le
sujet du tableau est Corinne dans un mo-
ment d'exaltation poétique, une lyre dans
la main et une couronne de lauriers sur la
tète. Si les costumes de ceux qui l'entou-
rent n'étaient pas modernes, on pourrait
prendre cette figure pourSapho : et jamais
cet être passionné, ce martyr de l'amour
MADAML RLCAMIER
illon d< Pavidl (Coll. J Boulcng.
Paris Romantique
77
ne fut peint avec plus de grani.'eur, plus de
sentiment poétique, ou plus d'exquise
j^ràce féminine.
La vue de ce chef-d'œuvre fit tomber la
conversation sur M ' de Staël. Son inti-
mité avec M"' Récaniier est
aussi connue que sa repar-
tie spirituelle à un malheu-
reux monsieur qui, ayant
réussi a se placer entre elles
deux, s'écria maladroite-
ment : « Me voilà enlie
l'esprit et la beauté! » A
quoi il lui fut sur-le-champ
répondu : « Sans posséJer
ni l'un ni l'autre. »
Ma connaissance de
cette liaison me poussa à
profiter de l'occasion pour
demander a M"' Récamier
si M~' de Staël avait eu
l'intention de peindre son
propre caractère dans celui
de Corinne.
« Assurément, me ré-
pondit-elle, l'àmc de M '
de Staël est entièrement
développée dans son por-
trait de Corinne. » Et se
tournant vers la peinture,
elle ajouta : « Ces yeux
sont les yeux de M" de
Staël. »
Elle me montra une
miniature représentant son
amie dans tout l'éclat de
sa jeunesse, à un âge ou
véritablement M"" Réca-
mier n'avait pu la connaître .
Les yeux avaient certaine-
ment la même beauté pro-
fonde, la même expression
inspirée, que celles que
Gérard a données à Co-
rinne. Mais là s'arrête la
ressenïblance ; les lèvres épaisses et le
menton gras et lourd de la véritable sibylle
sont remplacés sur la toile par ce que l'on
peut rêver de plus joli dans une beauté
féminine.
L'aspect de la figure représentée sur la
miniature indique le moment où celle-ci fut
peinte ; et cela ne nous donne pas une idée
favorable du goût qui régnait a ce moment ;
caria tète surmontée de boucles à la Brutus
est placée sur des bras et sur un buste, aussi
dépouillés de toute draperie, mais plus re-
bondis que ceux de la Vénus de Médicis.
l'abBAIE aux bois liN l838
(Col. J BouUng.r;
Pendant que nous regardions tour à tour
une peinture puis l'autre, et que nous en
parlions, je fus frappée du beau front,
des yeux, de la voix et du langage singu-
lièrement gracieux et choisi d'un gentil-
homme qui était assis en face de moi, et
prenait part à la conversation.
Je fis remarquer à M" Récamier que
78
Paris Romantique
peu de héros de romans avaient eu 1 hon-
neur d être illustrés par une peinture comme
celle de Gérard et qu'elle devait avoir
grand plaisir à posséder celle-là.
« C'est vrai, me répondit-elle, mais ce
n'est pas mon seul trésor en ce genre ; —
je suis assez heureuse pour posséder le des-
sin original de \'Atjla, de Girodet, dont
vous devez avoir vu souvent la gravure.
Permettez que je vous le montre. »
Nous la suivîmes dans la salle à manger,
où ce dessin si intéressant est placé.
(( Vous ne connaissez pas M. de Chateau-
briand? » dit-elle. Je répondis que je n'a-
vais pas ce plaisir.
(I C'est lui qui était assis en face de
vous dans !e salon. »
je la priïi de me le présenter, ce qu'elle
fit quand nous retournâmes dans le salon.
La conversation reprit et de la façon la
plus agréable; chacun s'y mêla. Lamartine,
Casimir Delavigne, Dumas, Victor Hugo,
et quelques autres, furent passés en revue
et jugés avec légèreté, mais finesse et sub-
tilité. Notre Byron, Scott, etc., suivirent;
et il était évident qu'ils avaient été lus et
compris. Je demandai à M. de Chateau-
briand s'il avait connu lord Byron : il
répondit : « JVon », et ajouta : « Je l avais
précédé dans la vie, et malheureusement il
m'a précédé au tombeau. »
On débattit la question de savoir jus-
qu'à quel point un pays peut apprécier la
littérature d'un autre, et M. de Chateau-
briand déclara qu'une telle appréciaticn ne
pouvait être nécessairement qu'imparfaite.
Ses remarques à ce sujet me parurent ti'une
vérité indiscutable, surtout en ce qui con-
cerne certaines tournures et certaines nuan-
ces dans l'expression, dont la grâce subtile
semble échapperdès qu'on tente de les tra-
duire dans une autre langue. Cependant je
suppose que la majorité des lecteurs anglais
— ceux du moins qui comprennent le fran-
çais — sont plus au fait de la littérature
française que ne le pense M. de Chateau-
briand.
L habitude, tellement répandue parmi
nous, d'apprendre la langue française dés
l'enfance, nousrend cette langue plus fami-
lière qu'on ne le croit. M. de Chateau-
briand doutait que nous pussions goûter
Molière, et il nommait La Fontaine comme
étant hors de portée de la critique ou
de la jouissance de quiconque n'était pas
Français jusqu'aux moelles.
Je ne puis être de cet avis, bien que je
ne sois pas surprise qu'une telle idée existe.
Tous les Anglais qui viennent à Paris sont
obligés de parler français, qu'ils en soient
capables ou non. S'ils s'y refusent, ils doi-
vent perdre tout espoir de causer avec
personne de quoi que ce soit. 11 suffit
d'ailleurs de s'exprimer d'une manière sa-
tisfaisante, car on ne peut réussir à parler
une langue étrangère comme sa langue na-
tionale. Tout Français qui a coutume de
rencontrer des Anglais dans la société doit
avoir les oreilles et la mémoire remplies de
fausses consonances, de faux accords, et
de faux accents ; faut-il s'étonner, après
cela, s'il pense que ceux qui écorchent une
langue de la sorte ne sauraient la com-
prendre? Toutefois pour plausible que sem-
ble cette conclusion, elle ne me paraît pas
absolument juste. Quel est celui parmi les
hellénistes les p us remarquables, qui serait
capable de soutenir une conversation fami-
lière en grec? Le cas est ici précisément
le même; car j'ai connu des personnes qui
pouvaient goûter jusque dans leur moindre
finesse les beautés de la littérature française,
et qui auraient été probablement inintelli-
gibles si elles avaient essayé de converser
dans ce langage durant cinq minutes de
suite; tandis que, beaucoup d'autres, s'ils
ont eu quelque domestique ou une bonne
française, peuvent posséder une assez
bonne prononciation et une grande faci-
lité à s'exprimer, mais seraient embarrasses
de traduire avec une exactitude scrupu-
leuse les passages les plus faciles de Rous-
seau.
Une grande partie des Français instruits
lit l'anglais, et semble souvent comprendre
tout a fait l'esprit de nos auteurs; mais il
n'y a pas en France une personne sur cin-
quante qui prononcerait un simple mot de
notre langage courant. Les Parisiens écou-
tent avec une gravité polie et parfaite-
ment imperturbable les bévues les plus
comiques que commettent les étrangers
quand ils parlent français ; mais ils ne vou-
draient pas courir le risque d'en commettre
de semblables...
L'idée d'émettre une pensée, fût-ce la
Paris Romantique
79
plus brillante et la plus élevée qui se puisse
former dans une tète humaine, en une
langue ridiculement incorrecte, leur ins-
pirerait un sentiment
de répugnance assez
fort pour rendre cal-
me le plus animé,
et silencieux le plus
loquace de tous les
Fran(,-ais.
Dans ce temps de
relations intimes et
suiviesentre les deux
pays, c'est donc aux
Anglais à faire abs-
traction de leur
vanité s'ils veulent
jouir de la conver-
sation ; qu'ils s'em-
brouillent conscien-
cieusement dans la
grammaire et dans
l'accent pour avoir
le véritable plaisir
d'écouter en retour
une de ces phrases
ciselées, une de ces
tournures gracieuses,
une de ces épigram-
mes spirituelles, qui
sont l'essence même
du génie de la con-
versation française. .
J'ai entendu plus
d'une fois, durai\t les
visites que je lui fis
depuis, M ■ Réca-
mier parler de l'amie
illustre qu'elle a per-
due. Rien ne m'a
jamais intéressée da-
vantage que tout ce
que cette charmante
femme racontait de
M" de Staël : cha-
que mot qu'elle pro-
nonçait semblait un
mélange de chagrin et de bonheur, d'en-
thousiasme et de regret. H est triste de
songer qu'elle ne trouvera jamais une
autre femme qui soit capable de remplacer
celle qui n est plus. Elle semble le sentir,
<t s'entoure de tout ce qui peut contribuer
a garder présent a son souvenir ce qui
est a jamais disparu.
L'original du portrait posthume de
(P.
bv Mf. Tiol)op<l
M de Staél par Gerard, que les gravures,
les vases de Sèvres même et les caisses
à thé ont rendu si familier à tous: la mi-
niature dont j'ai déjà parlé; enfin la figure
inspirée de Corinne, où M" Rccamier
trouve une ressentblance avec son amic
Paris Romantique
qui ne s'arrête pa-^ aux traits, semblent
être pour elle des objets de vénération et
d'amour...
XXI
ÉMEUTE QUOTIDIENNE A LA PORTE SAINT-
MARTIN. INDULGENCE EXCESSIVE DU GOU-
VERNEMENT. COMMENT FAIRE CESSER LES
DÉSORDRES.
Bien que Paris soit en réalité aussi tran-
quille qu'une grande cité peut l'être, on
continue à nous annoncer régulièrement
chaque matin qu'il y avait une émeute hier
soir à la porte Saint-Martin. Mais je vous
assure que ce sont là passe-temps fort
innocents ; et quoique l'heure mystérieuse
qui doit toujours amener une révolution
s'écoule rarement sans quelques arresta-
tions, les individus menés au poste sont
toujours mis en liberté le lendemain ma-
tin, car on s'est aperçu que ces juvéniles
agresseurs, qui ont rarement plus de vingt
ans, sont aussi inoffensifs qu'une troupe
de grenouilles coassant sur les bancs de
sable de la Wabash. Néanmoins le récif
continuellement répété de ces réunions
nocturnes inspira, il y a quelques soirs, à
deux de nos amis l'envie d'aller à cette cé-
lèbre porte Saint-Martin, dans l'espoir
d'être témoins d'une de ces charmantes
petites émeutes. Mais en arrivant à l'en-
droit fixé, ils trouvèrent tout parfaitement
tranquille et plongé dans le silence d'une
nuit tranquille et bien surveillée. Quelques
militaires toutefois allaient et venaient près
de là ; et ce furent eux qui apprirent à nos
amis la cause d un calme si inusité dans ce
quartier de la ville, devenu célèbre.
uMais ne voyez-vous pas que l'eau tombe,
messieurs ? dit le garde national qui sta-
tionnait là ; c'est bien assez pour refroidir le
feu de nos républicains. S'il fait beau demain
soir, messieurs, nous aurons encore notre petit
spectacle. »
Déterminés à savoir ce qu'il y avait de
vrai dans ces histoires et si le tout n'était
pas une mystification, y compris la prédic-
tion du militaire, ils tentèrent à nouveau
l'aventure un autre soir, par un temps re-
marquablement beau ; et cettç fois ils virent
des choses très différentes.
11 y eut ce soir-là, d'après ce qu'ils nous
dirent, une petite émeute aussi jolie qu'on
le pouvait désirer. Le rassemblement était
d'au moins quatre cents personnes ; des sol-
dats à cheval et à pied se trouvaient parmi
les manifestants ; les chapeaux pointus
abondaient comme les mûres en septem-
bre, et aussi « les bannières flottant sans
un souffle de vent » sur les épaules chance-
lantes de petits \oyous qu'on avait loués
deux sous pour les porter.
En cette soirée mémorable, dont quel-
ques-uns des journaux républicains font
grand état ce matin, une grande partie,
la plus bruyante, de l'assemblée, fut arrê-
tée ; mais, en somme, la force armée
semble en avoir usé très doucement, et
nos amis ont souvent entendu répondre à
de violentes explosions d'éloquence qui
auraient pu être considérées comme des
crimes de lèse-majesté par cette joyeuse
repartie : "Kive le roi !
Sur un point, cependant, il y eut lutte
autour d'un jeune héros, vêtu de pied en
cap à la Robespierre, que deux gardes
municipaux s'occupaient à arrêter, tandis
qu un petit garçon de dix ans environ,
qui tenait une bannière plus lourde que lui
et qui servait probablement de garde du
corps au prisonnier, se dressait à quelques
mètres, rugissant : Vive la République .'
aussi fort qu il pouvait brailler.
Un autre, qui semblait appartenir à la
plus basse classe, harangua, pendant tout
le temps que le tumulte dura, ceux qui
1 entouraient. Ses bras étaient nus jusqu'aux
épaules et ses gestes extrêmement vio-
lents.
<i JWous avons des droits .' criait-il avec une
grande véhémence, nous avons des droits ! ...
qui est-ce qui veut les nier ?... J\ous ne de-
mandons que la Charte... Qu'ils nous donnent
la Charte .'... »
Le tumulte dura environ trois heures,
après quoi la foule se dispersa tranquille-
ment ; et il faut espérer que chacun de
ceux qui y prirent part s'occupera honnê-
tement à son emploi jusqu'à la prochaine
belle soirée qui le réunira de nouveau aux
autres pour remplir le double rôle de spec-
tateur et d'acteur à ce petit spectacle.
Le renouvellement périodique de ces
émeutes semble maintenant ne plus inquié-
Paris Romantique
8i
ter personne, et si des amendes et des pour rendre l'indépendante a l'Italie, il
arrestations constantes (quelquefois injus- convertirait chaque traitre en héros. Qu'il
tes d'ailleurs, et qui ne calment nullement adresse a l'armée recrutée pour ce projet
les audacieuses dé-
monstrations du
mécontentement de
la populace et des
journaux qui la sou-
tiennent), — si ces
rigueurs ne mon-
traient pas que l'on
apporte quelque
attention à ces ma-
nifes talions, on
pourrait attribuer
i'indi fférence du
gouvernement à sa
confiance dans sa
propre force et au
peu de crainte que
lui inspirent les
conséquences pos-
sibles de cette agi-
tation.
'JEt c'est bien là,
je crois, le senti-
ment du gouverne-
ment du roi Phi-
lippe. Néanmoins
il vaudrait beau-
coup mieux pour
Paris que, par un
moyen quelconque,
on mît fin à ces
scènes déplai-
santes...
Louis - Philippe
n'est ni Napoléon
ni Charles X. ]1
n'a 'i les droits ina-
liénables de l'un
^ ni la gloire acca-
blante de l'autre ;
E mais s'il était assez
. heureux pour assu-
Trer à ce beau pays,
p fatigué de luttes
'intestines, l'ère de
Stranquillc prospérité qui paraît commencer,
*il pourrait être consdéré par le peuple
français comme [ilus grand que ces deux
' souverains...
S'il voul.iit cntrepreiuiie une croisa-lc
EMEUTE A LA PORTE SAINT-MARTIN
les mêmes mots inspirés dont se sev\..it
Napoléon autrefois : ScUah .'...PjrUns.' . ..
ictjbllr le OipiMe... icv<.-ilU-r le peuple >.^
iiuiii engoiiiji par plusieurs siècles J'escLi-
x\i^e...'Tel sci\i le fruit Je v.'> vi'c/Wr.s.
82
Paris Romantique
Kotis rentrerez alors dans vos foyers, et vos
concitoyens diront en vous montrant : Il était
Je rarmée d'Italie.'... Qu'il institue ensuite
un nouvel ordre qu'il appellera « l'ordre
impérial de la Redingote grise », ou
« l'ordre indomptable des Bras croisés »;
qu'il permette à tout homme qui en sera
membre de faire broder un aigle sur le
devant de son habit, à condition qu'il se
soit conduit bravement et comme un Fran-
çais sur le champ de bataille : aussitôt la
porte Saint-Martin deviendra aussi paisi-
ble que le cabinet de toilette de l'auto-
crate à Saint-Pétersbourg...
XXI 1
SOIRÉE DANSANTE. EN ANGLETERRE, LES
JEUNES FILLES SONT ÉLEVÉES LIBREMENT ET
AU BAL LES JEUNES FEMMES s'eFFACENT DE-
VANT ELLES. EN FRANCE, c'eST TOUT LE
CONTRAIRE. ANECDOTE. LE SPECTACLE
DES FLEURTS, CONSOLATION DES VIEILLES
DAMES CHAPERONS. DISCUSSION SUR LA SU-
PÉRIORITÉ DE l'usage FRANÇAIS OU DE l'uSAGE
ANGLAIS. LES JEUNES FILLES ANGLAISES
CHOISISSENT ELLES-MÊMES LEURS MARIS.
L'autre soir, nous fûmes à un bal, ou,
pour mieux dire, à une soirée dansante;
car, en cette saison, on a beau danser du
soir au matin, ce n'est pas un bal. Mais,
qu'on appelle cette fête du nom qu'on
voudra, elle n'aurait pu être plus gaie et
plus agréable au mois de janvier qu'elle le
fut en ce mois de mai.
Plusieurs Anglais y assistaient, qui, au
grand étonnement de beaucoup, choisirent
toujours leurs danseuses parmi les jeunes
filles; et cela peut nous sembler naturel,
mais cela passe ici pour un procédé ex-
traordinaire.
Le rôle des jeunes filles dans les salons
d'Angleterre et de France est fort diffé-
rent, et c'est très remarquable pour qui
n'est pas au fait des usages de la société
française. Chez nous, ce qui passe pour le
plus agréable à regarder, et ce que l'on
invite en premier a danser, ce s. nt les
jeunes filles. Brillantes par l'éclat de leur
jeuness:, gracieuses et gaies comme des
jeunes faons dans tous les mouvements de
cet exercice si essentiellement juvénile
qu'est la danse, éclipsant l'élégance de leur
toilette par leur joliesse qui empêche nos-
yeux de s'arrêter sur autre chose qu'elles-
mêmes, ce sont les jeunes personnes qui,
en dépit des diamants et des dentelles,
en dépit des beautés mariées et de leurs
grâces savantes, semblent les reines d'un
bal. Mais, en France, on n'est point de cet
avis.
Quelquefois il arrive chez nous qu'une
coquette matrone valse avec plus d'ardeur
que de sagesse; mais, en le faisant, , elle
risque toujours d'être mal notée d'une ma-
nière ou d'une autre, et plus ou moins
gravement, par les personnes présentes ;
en outre, je ne lui affirmerais point que
son danseur n'aimerait pas beaucoup mieux
tourner en compagnie d'une des brillantes
jeunes filles, légères comme des sylphides,
qu'il voit voler autour de lui, qu'avec la
femme mariée la plus fashionable de Lon-
dres.
A Paris, il en va tout au contraire; et
ce qui est assez étrange, c'est que, dans les
deux pays, les raisons par lesquelles on
explique cette liifférence sont inspirées par
le souci de la morale.
En entrant dans un bal en France, au
lieu de voir les plus jeunes et les plus jo-
lies des assistantes occuper les places en
évidence, entourées par les jeunes hommes,
et habillées avec l'élégance la plus étudiée
et la plus convenable, vous les verrez se
tenir tout à fait au fond, sobrement ha-
billées, et totalement éclipsées par les
beautés épanouies de leurs amies mariées...
Le charme et la fascination par lesquels
se distingue incontestablement une Fran-
çaise élégante ne lui appartiennent tota-
lement et réellement que lorsqu'elle est ma-
riée. Une jeune personne française /)jr/<i"-
temenl bien élevée regarde tout .. comme
il convient a une jeune personne parfaite-
ment bien élevée; mais il faut avouer qu'aussi
elle regarde comme si sa gouvernante (et
une gouvernante vigilante !) regardait en
même temps qu'elle par-dessus son épaule.
Elle sera habillée, bien entendu, avec la
plus exacte précision et la plus parfaite
bienséance ; son corset empêchera sa robe
de faire un pli, et son friseiir ne permettra
à aucun cheveu de s'échapper de la place
qui lui est assignée. Mais, si vous voulez
LES APPRÊTS POUR Ll: 1)\1
E<lr de lArlnlfl
84
Paris Romantique
admirer cette perfection gracieuse de la
toilette, cette inimitable agacerie de cos-
tume qui distinguent une femme française
de toutes les autres dans le monde, quittez
mademoiselle pour madame. Le son de la
voix même est différent. 11 semble que
l'àme et le coeur d"une jeune fille fran-
çaise soient endormis, ou au moins assou-
pis, jusqu'à ce que la cérémonie du ma-
riage les réveille. Tant que c'est made-
moiselle qui parle, le ton, ou plutôt le son
TAPISSEKIRS »
(P«r Htnri Moi
de la voix garde je ne sais quoi de mono-
tone, de terne, d'ennuyeux ; mais quand
madame s'adresse à vous, alors tout le
charme que la manière, la cadence et l'accent
peuvent ajouter à un organe apparaît.
En Angleterre, au contraire, je ne con-
nais rien de plus ravissant que le son de
voix frais, naturel, doux et joyeux d'une
jeune fille. C'est aussi délicieux que le
chant de l'alouette quand il s'élève dans la
fraîcheur du matin pour saluer le soleil. Il
ne s'v trouve rien de retenu, de contraint,
d'emprisonné par la peur de montrer trop
tôt un pouvoir de sirène.
Jusque dans la danse, véritable arène où
se déploient les grâces de la jeunesse, la
jeune fille française est vaincue, quand on
compare ses pas bien corrects aux mouve-
ments aisés, caressants et fascinants de la
femme mariée.
Dans cette naïve amabilité, qui suffirait
a rendre tout à fait charmante une jeune
fille simple et d'un bon naturel, si même
elle n'avait pas d'autre séduction, il entre
aussi une prudente contrainte. Une demoi-
selle française, quand elle serait la plus
gentillement tendre créature du
monde, serait empêchée par la
bienséance de se laisser voir ainsi.
Un jeune Anglais de ma con-
naissance qui , bien qu'ayant
beaucoup fréquenté la société
française, n'était pas initié aux
mystères de l'éducation fémi-
nine, me raconta l'autre jour
une aventure qui lui arriva et
que je rapporterai parce qu'elle
est typique, encore qu'elle n'ait
rien à voir avec notre bal. Ce
jeune homme avait été pendant
très longtemps reçu dans une fa-
mille française ; il y avait très
souvent accepté à dîner, et, en
fait, il se considérait comme
admis dans l'intimité de la maison.
Le seul enfant de cette famille
était une fille, plutôt jolie, mais
froide, silencieuse et plutôt éloi-
gnante par ses manières, bref
presque gauche et n'inspirant
aucun intérêt. Te ut effort pour
(Bibi. nai.) tirer d'elle quelque conversation
était resté sans résultat, et, bien
qu'il la vît souvent, notre Anglais croyait
qu'elle le considérait à peine comme une
relation.
Le jeune homme retourna en Angle-
terre, puis, aptes quelques mois, revint à
Paris. Un jour qu'il ctait plongé, au Lou-
vre, dans la contemplation d'un tableau,
il fut soudainement accosté par une très
jolie femme qui, de la manière la plus ai-
mable et la plus amicale possible, lui posa
une multitude de questions, lui fit mille de-
mandes sur sa santé, l'invita à venir la voir
le plus tôt possible, cl termina en
s'écriant : " Mais c'esl un siècle depuis que je
vous ai vu ! H
8c.
Paris Romantique
Mon ami la regardait avec autant d'ad-
miration que de surprise. 11 commença à
se rappeler qu'il l'avait vue jadis, mais où
et comment, il ne savait pas. Elle remar-
qua son embarras et sourit : « 'Vous m'avez
oubliée donc? dit-elle. ]e m'appelle Eglé Je
P... Mais je suis mariée... »
Mais revenons à notre bal.
Quand je vis toutes les femmes mariées
invitées l'une après l'autre jusqu'à ce qu'il
n'y eût plus de danseur libre, je me sentis
positivement en colère ; car, malgré l'aide
de mes ignorants compatriotes, il y avait
encore au moins une demi-douzaine de
jeunes filles sans cavalier.
Elles ne semblaient pas, d'ailleurs, aussi
tristement désappointées que l'eussent été
des jeunes filles anglaises en pareil cas.
Elles étaient habituées à cette torture,
comme les hommes l'étaient eux-mêmes
à la leur faire subir, et elles battaient en
cadence le parquet de leurs jolis petits
pieds, tandis qu'elles voyaient les heu-
reuses femmes mariées danser en cou-
ples ■ — couples non mariés — devant
leurs yeux.
Quand, à la fin, toutes les dames ma-
riées, jeunes et vieilles, furent dûment
pourvues de cavaliers, plusieurs messieurs
sérieux et respectables émergèrent des
encoignures et des sofas, et invitèrent les
jeunes patientes qui les acceptèrent tran-
quillement et gracieusement, en souriant,
et leur permirent de les faire danser.
Les vieilles dames comme moi, que le
destin attache aux murs des salles de bal,
trouvent leur consolation et leur distrac-
tion à des sources variées. D'abord, elles
ont la conversation ; ou, si elles restent
silencieuses, elles peuvent écouter les plus
jolis airs de la saison, merveilleusement bien
joués. Puis l'arène entière, pleine de pieds
glissants, est ouverte a leurs critiques et a
leur admiration. Une autre consolation, et
substantielle, se trouve dans le souper;
quelquefois même une glace prise au pla-
teau qu'on passe devant elles sera la très
bienvenue des veilleuses fatiguées. Mais
il y a d'îiutres sortes de distractions, qui
feraient volontiers souhaiter a la plus
jeune partie du monde civilisé que les
vieilles dames portassent des lunettes et y
vissent moins clair ; je parle de la paisible
contemplation d'une demi-douzaine de
fleurts qui vont leur train autour d'elles,
— certains si bien conduits ! d'autres si
maladroitement !
En pareil cas, en Angleterre, les vieilles
dames s'arrangent soigneusement pour que
l'on ne s'aperçoive pas qu'elles voient ce
qu'elles voient, mais elles regardent autour
d'ellessans aucun sentimentde gène et sans
se dire qu'elles préféreraient être ailleurs
afin de ne pas assister à ce qui se passe
aux environs. C'est qu'elles éprouvent la
certitude très rassurante, du moins je le
crois, que la jeune belle s'occupe non à
se ruiner, mais à faire fortune. Or, ici en-
core je puis répéter ce que j'ai déjà dit
si souvent : en France, on agit tout au-
trement, sinon mieux.
En Angleterre, si l'on voit une femme
faire tout l'exercice du fleurt, depuis la
première et chaleureuse phrase d'accueil :
« Comment vous portez-vous? » jusqu'à ce
dernier et doux sentiment, qui fixe im-
muablement les yeux sur le parquet, tan-
dis que )a tète semble s'incliner tendre-
ment pour permettre a l'heureuee oreille
de recevoir les enivrantes paroles liu par-
fait amour, — quand on voit cela, en An-
leterre, même si la dame n'a plus depuis
longtemps ses dix-huit ans. on peut être
assuré qu'elle n'est pas mariée; mais ici,
je le dis sans médisance, sans l'ombre de
médisance, on peut être assuré qu'elle
l'est. Elle peut être veuve; ou bien elle
peut fleurter dans l'innocence de son
coeur, parce que c'est la mode ; mais elle
ne peut le faire si elle n'est pas mariée.
J'étais plongée l'autre soir dans ces
observations, quand une dame d'un certain
âge, qui, pour une raison ou pour une au-
tre (et il n'est pas facile de deviner pour-
quoi), ne valse jamais, traversa la pièce et
vint se placer auprès de moi. Bien qu'elle
ne danse pas, c'est une charmante personne,
et comme j'ai souvent causé avec elle, je
la vois toujours s'approcher avec grand
plaisir.
« A <juoi pensez-vous, madame Trollope ?
me dit-elle ; vous avez l'air Je méditer? »
J'hésitai un moment à lui confier exacte-
ment ce qui se passait dans mon esprit ;
tout en réfléchissant je la regardais et je
vis CM clic i|ucK]ue chose qui me fit croire
Paris Romantique
87
auc je pouvais lui livrer mes confidences
sans craindre aucune sévérité de sa part ;
alors je répondis très franchement :
« je médite, en effet, et c'est sur la si-
tuation faite en France aux femmes qui ne
sont pas mariées.
— Des femmes qui ne sont pas ma-
riées?... Vous n'en trouverez presque ja-
mais en France, dit-elle.
— Pourtant ces jeunes femmes qui
viennent de finir leur quadrille ne sont pas
mariées?
— Ah!... mais vous ne devez pas les
appeler des femmes non mariées. Ce sont
des demoiselles .
— Soit ! Mes méditations les concer-
naient.
— Eh bien ?. . .
• — Eh bien... il me semble que le bal
n'est pas donné, que les musiciens ne
jouent pas, que les messieurs ne sont pas
empressés pour elles.
— Non, certainement. Et ce serait ab-
solument contraire à nos idées de conve-
nances, s'il en était ainsi.
— Chez nous, c'est différent. Ce sont
toujours les jeunes filles qui sont les hé-
roïnes de tous les bals.
— Les héroïnes visibles? » Elle appuya
fortement sur l'adjectif et ajouta avec un
sourire : « Chez nous les héroïnes visibles
sont les réelles héroïnes en ces occa-
sions. »
Je m'expliquai : « J'avoue, dis-je, que
les héroïnes réelles sont, en certains cas
d'ostentation et de parade, les dames qui
offrent les bals.
— Bien expliqué, dit-elle en riant;
mais je crois que vous devez avoir certai-
nement une autre pensée. Vous trouvez
donc, ajouta-t-elle, que nos jeunes femmes
mariées prennent trop d'importance?
— Oh non ! répliquai-je avec ardeur.
Il est, à mon avis, impossible de leur don-
ner trop d'importance, car de leur in-
fluence dépend entièrement le ton de la
société.
— Vous avez tout à fait raison. Ceux
qui ont vécu aussi longtemps que vous
dans le monde n'en sauraient douter : et
comment pourraient-elles avoir tant d'in-
fluence si dans les réunions elles étaient
négligées, et si les jeunes filles, qui n'ont
encore aucune situation dans le monde,
leur étaient préférées ?
— Mais assurément, être préférée pour
une valse ou un quadrille, cela n'est pas le
but important que se propose l'une ou
l'autre de nous ?
— Non, peut-être ; mais c'est une con-
séquence nécessaire. Chez nous les fem-
mes se marient jeunes, aussitôt, en fait,
que leur éducation est finie, et avant qu'il
leur ait été permis d'entrer dans le monde
et de prendre part à ses plaisirs. Leur des-
tinée, au lieu d'être la plus brillante que
toute femme puisse envier, serait au con-
traire la plus triste, si on leur défendait de
profiter des plaisirs naturels à leur âge et
à leur caractère national, parce qu'elles
seraient n\ariées.
— Pourtant, n'est-ce pas une dango-
88
Paris Romantique
reuse coutume que celle de lancer pour
la première fois dans la société des jeunes
femmes alors qu'elles sont irrévocablement
engagées, et de les exposer à l'ambiance
de jeunes hommes que leur devoir leur
défend de trouver très aimables?
— Oh non!... Quand une jeune femme
a de bonnes intentions, ce n est pas un
quadrille, ni une valse, qui la détournera
du droit chemin. Si cela était possible, le
devoir des législateurs de toute la terre
serait de défendre à tout jamais ces exer-
cices.
— Non, non, non! dis-je vivement; je
ne pense pas cela; au contraire, je suis
tellement convaincue, par mes propres
souvenirs et par les observations des autres,
que la danse n'est pas une source fictive,
mais une source réelle et bien naturelle
de plaisir, un penchant commun à tous,
que, au lieu de désirer qu'elle soit inter-
dite, je voudrais, si j'en avais le pouvoir,
la rendre plus générale et plus fréquente
qu'elle n'est, et que les jeunes gens ne se
réunissent jamais sans qu'ils pussent dan-
ser à volonté.
— Et de ce plaisir, que vous appelez
une espèce de besoin, vous excluriez toutes
les jeunes femmes au-dessus de dix-sept
ans, parce qu'elles seraient mariées?... Les
pauvres!... Au lieu de les trouver si pres-
sées d'entrer dans la vie active, nous au-
rions alors grand'peine à obtenir qu'elles
nous permissent de monter un ménage pour
elles. Le mariage, elles le prendraient en
horreur, si telles étaient ses lois.
— Je ne les voudrais pas telles, je vous
assure », répondis-je, assez embarrassée de
m'expliquer clairement sans dire quelque
chose qui puisse paraître ou grossièrement
pensé, ou un cruel soupçon contre l'inno-
cence, ou une attaque peu civile contre
les mœurs nationales; je restai donc silen-
cieuse.
Ma compagne semblait s'attendre a ce
que je continuasse, mais, après un court
intervalle, elle reprit la conversation en
disant : « Alors quel arrangement propo-
sez-vous pour concilier la nécessité du
danger et les convenances qui veulent, se-
lon vous, que les femmes mariées ne soient
pas exposées au danger que vous semblez
trouver qui s'en dégage 7
— Je serais trop chauvine en répon-
dant qu'à mon avis notre manière d'agir en
ce cas est la meilleure.
— Telle est votre opinion?
— A parler sincèrement, oui.
— Voudriez-vous avoir l'amabilité de
m'expliquer la différence qui existe a
ce point de vue entre la France et l'An-
gleterre ?
— La seule différence entre nous, c'est
que, dans mon pavs, les amusements qui
réunissent les jeunes gens dans les circons-
tances les plus favorables, peut-être, à
faire tenir aux hommes des discours de ga-
lanterie et d'admiration et à disposer les
femmes à les écouter gracieusement, sont
regardés comme faits pour les personnes
non mariées.
— Chez nous, c'est exactement le con-
traire, répliqua-t-elle, du moins en ce qui
regarde les jeunes femmes. En adressant
une frivole et insignifiante galanterie,
inspirée par la danse, à une jeune fille,
nous estimerions violer la prudente et déli-
cate réserve dont elle a été entourée. Une
jeune personne doit être donnée à son
mari avant que ses passions aient été éveil-
lées ou son imagination excitée par la
voix de la galanterie.
— Mais pensez-vous qu'il soit plus dé-
sirable que cela ait lieu après qu'elle a été
donnée à son mari ?
— Certainement, ce n'est pas désira-
ble, maisc'est infiniment moins dangereux.
Quand une jeune fille est mariée très
jeune, ses sentiments, ses pensées, son
imagination sont entièrement occupés par
son mari. Son mode d'éducation l'y pré-
pare, et ensuite c'est au mari a savoir
gagner et retenir ce jeune coeur. S'il sait
s'y prendre, ce n'est pas par une valse ou
un quadrille qu'on le lui volera. Les ma-
ris n'ont en aucun pays si peu de raison
de se plaindre de leurs femmes qu'en
France ; car en aucun pays la manière de
vivre avec elles ne dépend autant d'eux.
Chez vous, c'est le contraire, s'il en faut
croire vos romans, et même les étranges
procès rendus publics par vos journaux.
Attachements antérieurs, affections d'en-
fance cassées par le mariage, renouées
ensuite, ce sont les histoires que nous en-
tendons et lisons ; et elles ne nous indui-
Paris Romantique
89
sent pas a adopter votre système pour amé-
liorer le nôtre.
— La grande notoriété des cas aux-
quels vous faites allusion prouve leur ra-
reté, répondis-je. Telles tristes histoires
n'auraient que peu d'intérêt pour le public,
soit comme roman, soit comme procès, si
elles ne retraçaient pas des circonstances
hors de la vie ordinaire.
— Assurément, mais vous avouerez
pourtant, que, s'ils sont rares en Angle-
terre, ces scandales et ces hontes le sont
encore plus en France.
— Les événements de cette espèce n'y
produisent peut-être pas autant de sensa-
tion, dis-je.
— Parce qu'ils y sont plus fréquents,
voulez-vous dire ? Est-ce là votre opinion ?
(Et elle sourit avec reproche. 1
— Ce n'est certainement pas cela que
je veux dire, expliquai-je ; et, en vérité, ce
n'est pas une occupation gracieuse ni utile
que de chercher de quel côté de la Manche
se trouve le plus de vertu. Pourtant, peut-
être serait-il bon pour chacun des deux
pays de modifier ses procédés d'éducation
en y introduisant ce qu'il y a de meilleur
dans celle de l'autre.
— Je n'en doute pas, dit-elle ; et quand
nous aurons fait ainsi d'aimables échanges,
qui sait si nous ne vivrons pas assez, vous
et moi, pour voir vos jeunes filles un peu
moins libres, tandis que leurs pères et
mères leur chercheront un bon mariage,
au lieu d'assumer entièrement cette tâche
elles-mêmes? Et, en retour, nos jeunes
épouses laisseront peut-être de côté leurs
coquetteries et deviendront mères rexpec-
lahles un peu plus tôt. Quoique, à dire
vrai, elles le deviennent toutes a la
fin. »
Comme elle finissait de parler, une nou-
velle valse commença, et une douzaine de
couples, les uns mal, les autres bien as-
sortis, glissèrent doucement devant rious.
L'un d'eux se composait d'ini jeune homme
très distingué, avec des favoris et des
moustaches d'un noir bleu, haut comme
une tour, et semblant, à en juger par son
aspect, très content de lui-même. Su Jjii-
seiise aurait incontestablement pu adresser
à son mari, qui, assis non loin de nous,
retirait pour la laisser passer, ses pieds
goutteux sous sa chaise, ces touchantes
paroles :
Trente fois déjà le char de Phocbut i fait le tour
Oc rclémcnt liquide de Neptune et de l'orbe delà
[terre.
Et trente fois douze lunes, avec leur éclat.
Sur \t monde ont douze fois trente nuits brille.
Depuis que l'amour de no» coeur» et l'Hymen
[ont nos mains
Unies par les liens les plus sacre».
Ma voisine et moi échangeâmes un re-
gard en les voyant et nous nous mimes à
rire.
« Au moins, vous avouerez, dii-elle,
que voici un cas où une dame mariée peut
satisfaire sa passion pour la danse sans
craindre les conséquences?
— Je n'en suis pas tout à fait sijre, ré-
pondis-je, car si elle n'est pas trouvée cou-
pable de péché, elle obtiendra avec peine
un verdict qui l'acquitte de tolie. Mais
qui peut pousser ce magnifique person-
nage, qui regarde du haut de sa grandeur,
à rechercher l'honneur de prendre cette
taille vénérable dans ses bras?
— Rien de plus facile à expliquer.
Cette jolie jeune fille assise dans le coin
la-bas, avec ses cheveux si sévèrement ti-
rés, est sa fille, sa fille unique et qui aura
ut>e noble i.'/. Comprenez-vous?... Et
dites-moi, dans le cas où l'affaire n'abouti-
rait pas, ne vaut-il pas mieux que ce soit
cette excellente dame, valsant comme
un canard, qui reçoive sur son cœur
d'acier toute l'éloquence que ce jeune
homme déploie pour se rendre aimable,
plutôt que la delicate petite jeune fille ?
— Est-ce sérieusement que vous nous
recommande/ cette façon de faire l'amour
par procuration, en substituant la maman à
la jeune fille jusqu'à ce que celle-ci ait ob-
tenu un brevet qui lui perniette d'écouter
elle-même le langage de l'amour? Si
excellent que ce système puisse être,
chère madame, il est vain d'cspcrcr que
90
Paris Romantique
nous l'introduisions jamais parmi nous.
Nos jeunes filles diraient, ce que vous
opposiez tout à l'heure à l'idée de
faire accepter en France des innovations
anglaises : Ce n' est pas dans nos mœurs, n
Je vous assure, mon amie, que je n'ai
pas inventé à loisir cette conversation pour
votre amusement, car je me suis rappro-
chée le plus possible de ce qu'on m'a dit ;
je ne vous ai pas tout conté, mais ma let-
tre est déjà assez longue.
XXI 11
LES TROTTOIRS NOUVELLEMENT INTRODUITS.
POURQUOI LES PARISIENS PRÉFÈRENT LES
APPARTEMENTS AUX MAISONS CONSTRUITES POUR
UNE SEULE FAMILLE COMME A LONDRES.
LE PORTIER-FACTOTUM. LE LUXE A PARIS EST
MOINS COUTEUX Qu'a LONDRES. RICHESSE
CROISSANTE DE LA FRANCE.
Parmi les récentes améliorations intro-
duites à Paris, et qui doivent évidemment
leur origine à l'Angleterre, celles qui frap-
CV.Adam del.)
pent d'abord les yeux sont l'usage presque
universel des tapisdans lesmaisonset l'agré-
ment des Irolloirs dans les rues. Dans peu
d'années, à moins que tous les pavés n'aient
été arrachés par ceux qui espèrent obtenir
de l'immortalité par les barricades, il sera
aussi facile de se promener à Paris qu'ii
Loniires. Il est vrai que les vieilles rues ne
sont pas assez larges ici pour permettre
d'aussi grandes esplanades que celles qui
s'étendent de chaque côté de Regent's
Street et d'Oxford Siicet ; néanmoins l'es-
pace nécessaire à la sécurité et à la commo-
dité des passants pourra être ménagé ; et
ceux qui connurent Paris il y a une douzaine
d'années, quand il y fallait sauter d'une
pierre a l'autre, en pleine canicule, dans
le fol espoir de conserver ses souliers secs,
non sans craindre d'être écrasé par un cha-
riot, un fiacre, un coucou ou une brouette,
ceux qui se souviennent de ce temps-là,
béniront le cher petit trottoir qui borde
maintenant presque toutes les principales
rues, à l'exception des interval les nécessaires
pour accéder aux portes cochéres des hôtels
privés et de quelques courts espaces qui
semblent avoir été oubliés.
Une autre innovation anglaise, beaucoup
plus importante, à été tentée sans succès :
celle des maisonnettes, ou petits hôtels
construits pour une seule famille. On en a
bâti quelques-unes dans cette nouvelle
partie de la ville qui s'étend derrière la
Madeleine ; mais on n'a obtenu là aucun
bon résultat pour beaucoup de raisons que
l'on aurait pu prévoir facilement, semble-
t-il, et auxquelles il me paraît très difficile
d'obvier à présent.
Pour qu'ils pussent convenir aux reve-
nus moyens des Français, il faudrait que
ces petits hôtels privés fussent construits
sur une échelle trop médiocre pour qu'ils
continssent de grandes chambres ; or la vas-
titude des pièces d'habitation permet une
espèce de parade qu'apprécient beaucoup
de ceux qui vivent dans des appartements
non meublés, qu'ils paient peut-être quinze
cents et deux mille francs par an. Une
autre commodité dont il serait pénible
aux familles françaises de se passer et
dont on peut jouir pour un faible prix,
si l'on s'associe a plusieurs, c'est le portier
et sa loge. Et si les Parisiens échangeaient
leur système contre le nôtre, qui consiste a
avoir un domestique spécialement occupe
à porter les paquets et les lettres, ou à
annoncer les visites, le nombre des servi-
teurs devrait être doublé dans chaque
famille.
Remplir ces offices-la, ce n'est pas
tout ce qu'a a faire ce domestique de tant
de maîtres qu'est le portier ; je ne suis pas
assez compétente pour vous dire exacte-
ment quelles sont ses fonctions; mais il
me semble qu'on me repond généralement
Paris Romantique
<]Ljand je demande quelqu'un pour faire une
commission : « Oui, madame, le porliei (ou
la portière) fera cela » : et si nous nous
trouvions soudainement privés de ce fac-
totum, je pense que nous serions immé-
diatement obligés de quitter notre appar-
tement et de cherciier un rcfuj^e dans un
iiotel, car nous serions très embarrassés
cette vivac'té grâce auxquelles on voit des
locataires sexagénaires gagner leur élégant
premier en escaladant les marches par deux
à la fois. Et les pieds les plus jolis et les
mieux chaussés du monde, qui a présent se
trémoussent sans souci sur l'escalier com-
mun, ne se traineraient-ils pas plus lourde-
ment s'il leur fallait suivre un étroit
<P»r A. Cil
«)
UN TILBURV
(B )l. nj,!.)
de. savoir trouver les « aides » qui nous
permettraient de vivre sans lui...
Les Parisiens forment une population
très aimable et ils ont l'apparence d'être
très heureux ; quel effet produirait sur
chacun d'eux la possession tranquille d'une
maison particulière? Ce qui est agréable à
1 un cl influence heureusement son carac-
tère peut être désagréable à l'autre ; et je
ne suis pas certaine que la petite maison
commode, cju'on se procurerait en payant
un loyer équivalent à celui d'un joli appar-
tement, ne calmerait pas cette légèreté et
corridor dont la propreté ou la malpropreté
serait devenue une question privée et
individuelle ? Et le plus vif désir d'avoir
dans son vestibule quelques statues et
quelques lauriers-roses ne se calmerait-
il pas si l'on avait à calculer ce qu'il en
coûterait pour le satisfaire ? Et quel mal
de tête en pensant à ce •cilain escalier à
frotter du haut en bas! Toutes ces préoc-
cupations, et beaucoup d'autres auxquel-
les les Parisiens échappent, leur incom-
beraient s'ils échangeaient leurs apparte-
ments pour des maisonnettes.. .
92
Paris Romantique
Rousseau dit que les paroles qui règlent
tout à Paris sont : ce!j se fait et cela ne se
fat f pas. On ne peut nier que ces mêmes
mots n'aient à Londres un pouvoir égal ;
et, malheureusement pour notre indépen-
dance individuelle, il en coûte beaucoup
plus pour leur obéir de notre côté de
l'eau. Des centaines de francs sont actuelle-
ment dépensées sur des budgets très limi-
tés, sans procurer aucune jouissance à
ceux qui les dépensent ; mais on se sou-
met à cette nécessité parce que cela se fait
ou cela ne se fait pas. A Paris, au contraire
ces phrases imperatives n'ont pas la même
influence sur les dépenses, parce qu'on
n'y a pas pour but unique de paraître aussi
riche que son voisin, mais de se donner
par son revenu, grand ou petit, le plus
possible de plaisirs et d'agréments dans
la vie.
Pour ces raisons, en cas de diminution
ou d'insuffisance de fortune, il est très
agréable d'habiter Paris. Certes une fa-
mille qui viendrait ici en pensant y trouver
les choses indispensables à la vie à meil-
leur compte qu'en Angleterre serait gran-
dement désappointée : certains articles
sont moins chers, mais beaucoup sont con
sidérablement plus chers, et je doute
vraiment qu'a l'heure actuelle les choses
strictement nécessaires à la vie ne soient à
meilleur marché à Paris qu'à Londres.
Ce n'est donc pas le nécessaire, mais
le superflu qui est moins coûteux ici. Le
vin, l'ameublement, l'entretien des che-
vaux, le prix des voitures, les entrées au
théâtre, les bougies de cire, les fruits, les
livres, le loyer d'un joli appartement, les
gages des domestiques, tout est à meil-
leur marché, et les contributions directes
moins élevées. Encore n'est-ce pas pour
cette seule raison que la résidence à Paris
sera avantageuse pour des personnes qui
ont quelques prétentions à tenir un certain
rang et qui veulent un certain stvie à
leurs maisons. La nécessité de paraître,
qui est de beaucoup la plus onéreuse de
toutes les obligations que le rang impose,
peut être évitée ici en grande partie, et
sans qu'on en subisse aucune déchéance.
En somme, l'avantage économique de la
vie à Paris dépend entièrement du degré
de luxe que l'on désire. Il y a certaine-
ment beaucoup de détails de délicatesse
et de raffinement dans l'existence an-
glaise, que je serais très peinec de voir
abandonner parce que ce sont des parti-
cularités nationales, mais je crois que nous
gagnerions énormément, à beaucoup de
points de vue, si nous pouvions apprendre
à ne plus faire dépendre notre manière
de vivre de sa comparaison avec celle des
autres...
Je suis persuadée que, si la mode pre-
nait chez nous d'imiter l'indépendance
des Français dans leur manière de vivre
comme elle veut maintenant qu'on imite
leurs mets, leurs chapeaux, leurs mousta-
ches et leurs moulures dorées, nous y ga-
gnerions beaucoup de jouissances. Si, à
l'avenir, aucune dame anglaise ne se sentait
plus l'angoisse au cœur parce t]u'elle a
compté dans le hall de son amie un plus
grand nombre de valets de pied que dans
le sien ; si aucun soupir ne s'exhalait plus
dans aucun cercle parce que le bouton de
chemise du voisin est plus beau; si aucune
grosse facture ne s'élevait chez Gunter,
chez Howell, ou chez James, parce qu'il
vaut mieux mourir que d'être surpasse, —
nous serions incontestablement un peuple
plus heureux et plus respectable que nous
ne le sommes à présent.
On reconnaît assez généralement, je
crois, que les Français sont maintenant plus
avides de gagner de l'argent qu'ils ne
l'étaient avant la dernière révolution. La
sécurité et le repos que la nouvelle ciynas-
tie semble avoir amenés avec elle leur
ont donné le temps et l'occasion de multi-
plier leurs capitaux ; et la conséquence,
c'est que les aptitudes au comnterce que
Napoléon nous reprochait si fort ont tra-
versé la Manche, et commencent à pro-
duire ici de très grands changements.
Il est évident que la richesse de la bour-
geoisie augmente rapiden\ent, et les répu-
blicains s'en effraient : ils voient devant
eux un nouvel ennemi, et commencent à
parler des abominations d'une hourgeoisic
aristocratique.
Cet accroissement des fortunes bour-
geoises a plusieurs effets remarquables,
mais aucun ne l'est plus que l'augmenta-
tion rapide des jolies demeures, lesquelles
s'élèvent maintenant, aussi blanches etbvil-
Paris Romantique
95
tantes que des champignons frais, dan^ la
partie nord-ouest de Paris.
C'est la tout a fait un nouveau monde,
et cela me rappelle les premiers jours de
Russel Square et du quartier alentour.
L'église de la Madeleine, au lieu de se
trouver placée, comme je me souviens
qu'elle l'était jadis, tout a l'extrémité de
Paris, voit maintenant une nouvelle ville
s'étendre derrière elle ; et si les construc-
tions continuent de s'élever a la même
allure qu'elles semblent le faire en ce
moment, nous, ou du moins nos enfants,
la verrons occuper une situation aussi
centrale que Saint-Martin dis Champs.
Un excellent marché, appelé marché de la
Madeleine, s'est déjà établi dans ce nou-
veau quartier, et je ne doute pas que des
églises, des théâtres, et des restaurants
innombrables ne le suivent rapidement.
Il faudra placer les capitaux, qui s'ac-
croissent avec une rapidité américaine, et,
quand cela arrivera, Paris s'étendra hors
de SCS limites actuelles de la même marche
tranquille c|ue Londres avant lui : d'ici a
vingt ans, le bois de Boulogne pourra
être aussi peuplé que Regent's Park l'est
aujourd'hui.
Ce soudain accroissement de la richesse
est déjà cause de l'augmentation du prix
de beaucoup d'articles vendus à Paris; si
l'activité clu commerce continue, il est plus
que probable que les fortunes du bour-
sier et du marchand psirisien égaleront les
fortunes colossales qui existent en Angle-
terre ; alors les mêmes causes qui ont
rendu la vie si coûteuse chez nous la
rendront chère dans la France future.
Bien des particularités dont on s'aperi,oit
aujourd'hui et qui forment les plus gran-
des differences entre les deux pays dis-
paraîtront alors, car la grande richesse
est tout ce qui manque a une famille
française pour vivre comme une famille
anglaise. Mais quand ce temps arrivera,
les Parisiens ne perdront-ils pas plus de
jouissances sans ostentation c]u'ils n'en
gagneront par l'augmentation du luxe ?
Pour moi, je suis absolument d'avis que
Paris sera à demi gâté lorsque les en-
nuyeux dîners lie cérémonie remplace-
ront les réceptions sans pompe et les visites
sans parade ; alors les Anglais pourront se
décider a rester fièrement et orgueilleuse-
ment chez eux, car, au lieu du contraste
brillant et vivant a leur manière de vivre
qu'offre actuellement Paris, ils y pourront
trouver une rivalité ennuyeuse, mais en
chemin de réussir.
XXIV
ANECDOTE. LK ROMANTISME ET LE SUICIDE.
Il n'y a pas longtemps que deux jeunes
hommes — très jeunes — entraient dans
un restaurant, commandaient un diner d'un
luxe et d'un prix inaccoutumés, et arrivaient
a l'heure pour le déguster. Ils le firent
avec toutes les apparence d'une juvénile
gaieté. Ils commanderentdes vinsde Cham-
pagne, qu'ils burent en se tenant par la
main. Aucune ombre de tristesse, de pen-
sées ou de réflexions d'aucune sorte ne
sembla se mêler a leur joie qui fut bruyante,
longue et incessante. A la fin, vinrent le
café noir, le cognac, et la note : l'un d'eux
la montra à l'autre et tous deux se mirent à
rire. Ayant bu leur tasse de café jusqu'à
la lie, ils appelèrent \z garçon c\ lui ordon-
nèrent de faire venir le restaurateur. Celui-
ci accourut sur le champ, pensant peut-être
recevoir le montant de sa note, moins
quelques extra que les joyeux mais écono-
mes jeunesgens pouvaient trouver exagérés.
Au lieu de cela, l'aîné des deux amis lui
déclara que le dîner avait été excellent, ce
qui était très heureux puisque ce devait
être le dernier que son ami et lui mange-
raient; que, pour la note, il fallait leur
faire de nécessité excuse, attendu qu'ils
ne possédaient pas un sou ; que, dans
aucune autre situation, ils n'auraient ainsi
violé l'usage ordinaire au détriment de
leur hôte ; mais que, trouvant ce monde, ses
peines et ses chagrins indignes d eux, ils
avaient décidé de jouir au moins une fois
d'un repas que leur pauvreté les empêche-
rait de jamais recommencer, et ensuite de
prendre congé de l'existence pour toujours;
il ajouta que la première partie île leur
resolution s'était accomplie fort noblement
grâce au cuisinier et à la cave de l'^rtablisse-
ment ; que la clernière partie suivrait bientôt,
car ils avaient melange au café noir et au
petit verre de l'aitmirable cognac tout ce
94
Paris Romantique
qui était nécessaire pour régler très rapi-
dement leurs comptes.
Le testaurafeur étuh furieux. 11 najoutait
aucune foi à ce qu'il considérait comme
une rodomontade n'ayant pour but que
d'éviter le paiement de la note, et il[parla
gens ava'ent été trouves couchés ensemble,
la main dans la main, sur un lit que l'un
d'eux avait loué quelques semaines aupa-
ravant. Quand on entra, il étaient déjà
morts et tout à fait froids.
Sur une petite table dans la chambre, on
M LA PEAU DC CHAUKIN
(Par Gavarni)
bruyamment," a son tour, de les remettre
dans les mains de la police. A la fin, sur leur
offre de lui laisser leur adresse, il leur per-
mit toutefois de partir.
Poussé par l'espoird'obtenir son argent,
ou peut-être craignant vaguement que
le conte insensé que les jeunes gens lui
avaient fait ne fût vrai, cet homme se rendit
le jour suivant à l'adresse que lui avaient
laissée ses clients. Là, il apprit que, le
matin même, les deux malheureux jeunes
découvrit beaucoup de papiers noircis
d'ccriturc ; tous exprimaient des aspira-
tions a la splendeur obtenue sans travail,
un profond mépris pour ceux qui se con-
tentent d'une vie gagnée à la sueur de leur
front, diverses citations de Victor Hugo,
et la requête de vouloir bien transmettre
aux journaux leurs noms et le récit de leur
trépas.
On cite des cas nombreux d'amis inti-
mes qui s'encouragent nuitucilemcnt ainsi
Paris Romantique
95
a finir leur existerue, sinon uux applaudis-
sements du public, du moins avec un cer-
tain effet. Et bien plus souvent on trouve
morts et serrés dans les bras l'un de l'au-
tre un jeune homme et une jeune femme ;
ceux-là accomplissent a la lettre, avec le
plus triste sérieux, la destinée prédite si
{paiement dans la vieille chanson :
Gai. gai, marionx'twu\,
Hetton^i ■ nous dans la mist-re : _ _^
Gai, gai, maricni-noui, y/'
Mettons-nous ta corde au oou.
J'ai entendu dire par
plusieurs personnes qui
regardent avec philoso-
phie les traits caracté-
ristiques du temps pré-
sent et de la race actuel le,
ou plutôt peut-être de
cette partie de la popu-
lation qui vit dans une
oisiveté dissolue, que
ce qu'il y a de pis dans
tout cela, c'est l'indif-
férence, l'insouciance et
\[n mépris de la mort
digne des gladiateurs
antiques, que l'on en-
seigne, que l'on loue,
que l'on exalte comme
le fondement et la perfection de toute
sagesse et de tout mérite humains.
XXV
« LE CHEVAL DE BRONZE » ET « LA MARQUISE 1)
A l'oPÉRA-COMIQUE. L HEURE TARDIVE DU
DINER NUIT AUX SPECTACLES.
LeCheval Je Bronze étant le spectacle par
excellence de l'Opéra-Comique en ce mo-
ment, nous crûmes nécessaire de l'aller
voir, et nous avons tous trouvé que les de-
cors et la mise en scène étaient aussi bien
que le théâtre le permettait. Nous en sor-
tîmes très satisfaits, ce que nous n'avouâ-
mes qu'en petit comité, parce que cela
n'était pas très flatteur pour nos facultés
intellectuelles.
Je ne comprends réellement pas comment
on peut rester assis pendant trois heures
entières, non seulement sans murmurer,
mais encore sans autre occupation que de
regarder une collection de choses dénuées
d'intérêt autour desquellescirculesans cesse
une foule de figurants. Mais c'est ainsi , et ,
en voyant tel arrangement de gazes blan-
ches et bleues, éclairées par la lumière ma-
gique des feux de Bengale, et qui forment
décidément la plus jolie fantaisie que l'on
L OPERA-COMIQUE
iPjr h L.1
CoUtclion J B
puisse imaginer, nous nous écriâmes :
i( Joli ! joli! H comme l'aurait pu faire un
enfant de cinq ans en voyant pour la pre-
mière fois Polichinelle.
La musique de M. Auber comprend
quelques charmants morceaux, mais il a fait
beaucoup mieux jadis; et le mauvais goût
des principaux chanteurs me ferait désirer
ardemment que l'excellent orchestre fût
seul à l'interpréter.
M"' Casimir a eu et a encore une voix
riche et puissante ; mais la plus inculte pe-
tite fille d'Allemagne, qui arrange sa vigne
en chantant ses airs nationaux, pourrait lui
donner une les'on de goût qui lui serait
plus profitable que tout ce que la science
lui a appris...
Cette brillante bagatelle était précédée
ii'unc pclile ccméJie, appelée,/.! Marquise.
Le sujet doit avoir été tire, bien que très
modifie, d'une histoire de George Sand, et
ne vaut guère qu'on en parle ; mais c'est
96
Paris Romantique
un joli spécimen d'un genre très français,
une petite pièce naturelle, facile, enjouée;
en l'écoutant, vous êtes en sympathie avec
les acteurs comme avec les caractères, et
vous oubliez qu'il y a dans le monde beau-
coup de tristesses et d'ennuis...
Les théâtres, surtout ceux de second
ordre, semblent être très suivis; mais j'en-
tends souvent observer, à Paris comme
à Londres, que le goût du théâtre diminue
dans les hautes classes; et cela vient, je
crois, des mê-
mes causesdans
les deux pays :
d'abord, l'heu-
re tardive du
dîner, qui fait
que, pour aller
au spectacle, il
faut déranger
ses habitudes,
et c'est là une
difficulté dans
la famille. L'O-
péra, qui com-
mence plus
tard, est tou-
jours plein: et,
si je ne vivais
depuis assez
longte mps
dans le monde
pour savoir ce
que la mode
peut faire sup-
porter,jeserais
étonnée qu'un
peuple aussi
gai que celui
des Français
se presse cha- """" "'
que soir pour
assister à un spectacle aussi sérieusement
ennuyeux.. .
Peut-être en France comme en An-
gleterre, si un nouveau génie théâtral « s'é-
levait un matin le front dans les nues»,
Pariset Londres se soumcttraient-ilsà diner
à cinq heures pour en jouir ; mais l'heure
tardive du dîner et la médiocrité des ac-
teurs font actuellement du théâtre un amu-
sement populaire plutôt qu'un divertisse-
ment élégant.
LAMENNAIS
XXV]
L ABBE DE LAMENNAIS. SON ASPECT ET SA
CONVERSATION. SON ADMIRATION ET CELLE
DES RÉPUBLICAINS FRANÇAIS POUR OCONNELL.
J'ai eu la satisfaction de rencontrer,
l'autre soir, l'abbé de Lamennais. C'était
chez M"' Benjamin Constant, dont le
salon est aussi célèbre par la renommée
de ceux qu'on y rencontre que par les
talents et le
charme de la
maîtresse de la
maison.
Extérieure-
ment, cet hom-
me célèbre
ressemble à un
dessin original
de Rousseau
que je me sou-
viens d'avoir
vu. Il est bien
au-dessous de
latailleordinai-
rc et très min-
ce. Son aspect
est très frap-
pant et trahit
l'habitude de la
méditation ;
mais ses yeux
profonds ont
quelque chose
de presque fa-
rouche , avec
leurs regards
rapides. Sa ro-
be était noire
(Bibl. n.i.) et avait plus de
négligence ré-
publicaine que de dignité ecclésiastique,
et la petite cravate qu'il portail, bien serrée
autour de sa gorge, lui donnait l'appa-
rence d*" quelqu'un qui ne fait guère atten-
tion à la mode du jour ou aux coutumes
des salons.
11 avait dinè chez M" Constant avec
quatre ou cinq autres personnages distin-
gués, et nous le trouvânKs prolondément
enfoncé dans une bergi'ii' qui cachait pres-
que cniicrement sa chétivc personne, est
Paris Romantique
97
entouré d'un ceiLle d'hommes a qui il par-
lait avec animation. D'un côti était
M. Jouy, VhermiU bien connu de la
Chausséc-d'Antin, et de l'autre un député
très apprécié sur les bancs du côlé gauche.
J'étais placée juste en face de lui et j'ai
rarement observé le jeu d'une physionomie
plus animé. Dans le courant de la soirée,
il me fut présenté. Ses manières sont
extrêmement distinguées; aucune raideur
ni gène, rien de rustique ni d'ecclésiasti-
que n'empêche sa vivacité naturelle. Il
tira immédiatement une chaise vis-à-vis du
sofa où j'étais placée et causa fort agréa-
blement, le dos tourné au reste de la
société, jusqu'à ce que plusieurs personnes,
dont beaucoup de dames, si fussent réunies
autour de lui; alois il ne lui plut pas, je
suppose, de rester assis tandis qu'elles
étaient debout, et, se levant, il regagna sa
bergère.
Il me dit qu'il ne resterait pas longtemps
à Paris, où il fréquentait trop le monde
pour travailler, qu'il allait promptemcnt
retourner dans sa profonde retraite, dans
sa chère Bretagne, où il finirait l'oeu-
vre qu'il avait commencée. Je ne sais si
cet ouvrage est la défense des Prévenus
d'avril, cju'il a menacé de publier contre
ceux qui ont refusé de le laisser plaider
au tribunal dans cette affaire, mais on s'at-
tend à ce que ce document soit violent,
puissant et éloquent...
M. de Lamennais, ainsi que plusieurs
autres personnages aux principes répu-
blicains avec lesquels j'ai eu l'occasion de
causer depuis que je suis à Paris, a conçu
l'idée que l'Angleterre est en ce moment
et botta fîJe sous la règle et le gouver-
nement de Mr. Daniel 0'Coi\nell. ]l m'a
entretenue de ce personnage avec la plus
grande admiration et le plus profond res-
pect : ne s'en rapporte-t-il pas aux joui-
naux anglais pour croire à l'amour enthou-
siaste et a la vénération qu'on lui tem.-vi-
gncrait dans la Grande-Bretagne!
XXVIl
LES VIEILLES FILLES SONT RID'CULtS tv
FRANCE. POURQUOI ELLES Y SONT BEAUCOUP
PLUS RARES qu'en ANGLETERRE. — SUPÉRtO-
KITÉ DE LA MANIÈRE DE CONCLURE LES MA-
RIAGES EN ANGLETERRE. EN FRANCE, LES
VIEILLES FILLES s'aPPLIQUCN7 A DISSIMULER
LEUR TRISTE ÉTAT.
Il y a plusieurs années que, passant
quelques semaines a Paris, j'eus une con-
versation avec un Français au sujet des
vieilles filles, et, bien qu'il y ait longtemps
de cela, je vous la rapporterai à l'occasion
d'un fait qui vient de m'arriver.
Nous nous promenions, je m'en sou-
viens, dans les jardins du Luxembourg,
et, comme nous marchions de long en large
dans les longues allées, la causerie tomba
sur le « misérable sort », comme l'appelait
mon interlocuteur, des femmes célibataires
en Angleterre. Mon compagnon déplorait
cet état comme le réïuliat le plus mélan-
colique des moeurs nationales qui se pût
imaginer.
« Je ne connais rien en Angleterre,
déclarait-il avec la dernière énergie, qui
me fasse plus de peine que la vue d'un
grand nombre de ces femmes malheureuses,
qui, encore que bien nées, bien élevées et
estimables, se trouvent sans position, sans
un étal et sans un nom, si ce n'est celui
dont elles désirent tant se débarrasser
qu'elles donneraient pour cela la moitié
des jours qui leur restent à vivre.
— Je crois que vous exagérez quel-
que peu le mal répondis-je; pourtait,
même si leur position est aussi triste que
vous le dites, je ne vois pas en quci les
dames célibataires sont plus hcureufcs ici?
— Ici! s'exclama-t-il avec ir.dign;-.
98
Paris Romantique
tion : vous n'imaginez pas réellement
qu'en France, où nous nous vantons de
vendre nos femmes les plus heureuses du
monde, nous pourrions souffrir que, des
jeunes filles infortunées, innocentes, sans
appui, tombassent hors de la société, dans
le néant du célibat, comme chez vous?
Dieu 'nous garde d'une telle barbarie!
— Mais comment pouvez-vous empê-
cher cela ? 11 est impossible que, par
suite des circonstances, beaucoup de vos
hommes ne soient pas amenés à demeurer
célibataires; et si le nombre des indivi-
dus des deux sexes est égal, il s'ensuit
qu'il doit y avoir aussi des femmes non
mariées?
— - Cela peut paraître ainsi, mais la
réalité est tout autre : nous n'avons pas de
femmes non mariées.
— Alors, que deviennent-elles?
— Je ne sais pas, mais si une Française
se trouvait dans cette situation, elle se
jetterait à l'eau !
— J'en connais une cependant, dit une
dame qui était avec nous ; M'" Isabelle B...
est une vieille fille.
— E>7-i/ possible ? s'écria notre interlo-
cuteur d'un ton qui me fit éclater de rire.
Et quel âge a-t-elle, cette malheureuse
M"- Isabelle?
— Je ne sais pas exactement, répondit
la dame, mais je pense qu'elle doit avoir
passé trente ans depuis longtemps.
• — C'est une horreur! n s'écria-t-il en-
core, et il ajouta avec mystère, dans un
demi-murmure : « Croyez-moi, elle ne
supportera pas cela longtemps! »
J'avais certainement oublié M" Isabelle
et ce qui la concernait, quand je rencon-
trai la dame qui l'avait citée comme étant
la seule vieille fille qui fût en France.
Comme je causais avec elle, l'autre jour,
de -eut ce que nous avions fait ensemble
*<ans le temps passé, elle me demanda si je
me souvenais de cette conversation. Je
lui assurai que je n'en avais ricti oublié.
« Alors, me dit-elle, je vais vous ra-
conter ce qui m'est arrivé trois mois envi-
ron après qu'elle eut eu lieu. Je fus invitée
avec mon mari a aller voir une amie à la
campagne, dans la même maison où j'avais
rencontré cette M"" Isabelle B... que je
vous ai nommée. l,e soir, en jouant à
l'écarté avec notre hole, je me rappelais
notre conversation dans les jardins du
Luxembourg et je m'enquis de la demoi-
selle en question :
« Est-il possible que vous n'ayez pas
su ce qui lui est arrivé? me répondit-on.
— Non, en vérité, je n'ai rien appris.
Est-elle mariée ?
— Mariée?... Hélas! non, elle s'est
jetée à l'eau ! »
Ce dénouement terriRle prenait une gra-
vité solennelle après ce qui avait été prédit
à cette jeune femme. Quoi de plus étrange
que cette coïncidence! Mon amie me dit
qu'à son retour à Paris elle raconta cette
catastrophe à celui qui avait semblé la pré-
voir et qu'il reçut cette nouvelle par une
exclamation caractéristique : « Dieu soit
loué! Elle est maintenant hors de son
malheur. »
Cet incident et la conversation qui suivit
me portèrent à rechercher sérieusement
ce qu'il pouvait y avoir de vrai dans tout
cela, et il me semble, après enquête,
qu'une femme célibataire, ayant passé
trente ans, c'est un cas fort rare en France.
Procurer à leurs enfants un nuriage conve-
nable passe aux yeux des parents pour un
devoir aussi strict que de les envoyer en
nourrice ou à l'école. La proposition d'une
alliance vient aussi souvent des amis de la
femme que de ceux de l'homme, et il est
évident que cela doit beaucoup augmenter
les chances d'établissenient convenable
pour les jeunes personnes; car, bien qu'il
nous arrive d'envover nos filles jusqu'aux
Indes dans l'espoir d'obtenir ce résultat
désire, il est peu de parents anglais qui
soient allés jusqu'à proposer à quiconque,
ou au fils de quiconque, de prendre leur
fille.
Si nos usages étaient différents, si la
demande en mariage d'une jeune fille était
préparée par les amis au lieu de dépendre
de la chance ou du hasard d'une rencontre,
je ne doute pas que beaucoup de mariages
heureux n'en résulteraient; et, d'ailleurs,
un arrangement semblable , qui ne choque
aucun sintiment des convenances, puisqu'il
est conforme à une coutume nationale,
peut donner à penser à la jeune fille que,
par un privilège flatteur pour sa délica-
tesse, elle est absolument étrangère a cette
Paris Romantique
99
aFFairc. Mais, nos jeunes filles anglaises
consentiraient-elles, pour ne pas courir
la chance de rester vieilles filles, à aban-
donner ce droit, i]ui leur est si précieux,
de vivre dignement en célibataires jus-
qu'au jour ou elles
auront choisi elles-
mêmes un époux —
au milieu du monde,
— et renonceront-
elles pour cela au
droit de dire oui ou
non a leur guise et
selon leur fantai-
sie ? . . .
Le monde entier
est persuadé que la
France abonde en
épouses aimantes,
constantes et fidèles,
et en maris de mê-
me; je ne pense pas
que, s'il en est ainsi ,
ce soit une consé -
quence de la manière
dont les mariages se
font ici. Le plus fort
argument en faveur
de l'usage frani;ais,
<;'est assurément
qu'un mari qui prend
une jeune fcmnu-
aussi neuve d'impres-
sions de toutes sor-
tes que doit l'être
une jeune fille fran-
çaise bien élevée, ce
mari-là a une meil-
leure chance, ou plu-
tôt a plus le pouvoir
deconquérir le civu
de sa femme qu'un
homme qui s'éprend
d'une beauté de vingt
ans, laquelle a déjà ' ' ■" li-v.imi
entendu peut-être
des aveux aussi tendres que ceux qu'il
murmure à son oreille, faits par un autre
homme cjui, s'il n'avait pas k movcn
d'épouser la jeune personne, avait du
moins celui de l'aimer, et une langue pour
la séduire aussi bien que le mari.
En revanche, que d'arguments con-
traires! Quel que soit le sentiment d'une
Française pour son époux, celui-ci ne
pourra jamais sentir qu'elle l'a choisi parmi
les autres; certes, il arrive parfois qu'une
belle créature soit élue par sen fiancé a
« LA BONNE FILLE I)
^Coll. J. BouUn^o,
cause de sa beauté; mais, si la réponse a
etc faite sans même qu'on la cc>nsulte. sans
doute elle peut tirer de cette demande
une petite satisfaction de vanito, mais
certainement rien qui apprc>che d'un senti-
ment de tenctrcsse venant du ccvur.
L'habitude est si fortement invétérée
Paris Romantique
qu'il est impossible à un pays de juger
impartialement l'autre sur un sujet entière-
ment réglé par les coutumes. Donc, tout
ce que je puis, comme Anglaise, m'aven-
turer à dire, c'est que je serais bien fâchée
que nous adoptassions chez nous la mode
de nos voisins français.
Je pense, toutefois, que mon ami du
jardin du Luxembourg exagérait beaucoup
quand il m'assurait qu'il n'existait pas de
Y on
f>m...^^
(V Adan. dd.
*at'
femmes célibataires en France. Il en existe
certainement, bien qu'en moins grand
nombre qu'en Angleterre. D'ailleurs, il
n'est pas aisé de les reconnaître. Chez
nous, il n'est pas extraordinaire que des
femmes célibataires prennent ce qu'on
appelle en langage militaire un « rang de
brevet ». Ainsi miss Dorothée Tomkins
deviendra Mrs. Dorothée Tomkins et
quelquefois même tout bonnement Mrs.
Tomkins, pourvu qu'il n'y ait aucune autre
Mrs. Tomkins pour lui interdire ce titre;
mais je n'ai pas souvenance qu'aucune
dame dans cette situation se soit fait appe-
ler la veuve Tomkins ou la veuve Un Tel.
Ici, on m'a assuré que le cas est diffé-
rent et que les plus proches parents et
amis sont souvent seuls à savoir quelque
chose. Plus d une veuve respectable n'a
jamais eu de mari dans sa vie, et l'on m'a
positivement affirmé que le secret est sou-
vent si bien gardé, que les nièces et les
neveux d'une famille ne savent pas si leurs
tantes sont veuves ou non.
Cela tend à démontrer que l'on consi-
dère ici le mariage comme un état plus
honorable que le célibat, quoiqu'il ne
faille pas aller jusqu'à prétendre quelles
vieilles filles se jettent à l'eau...
XXVUl
l'élégance inimitable des françaises.
IMPOSSIBILITÉ A UNE ANGLAISE DE n'ÊTRE PAS
CONNUE POUR TELLE AU PREMIER REGARD.
LES MAGASINS DE NOUVEAUTÉS ET LES BOUTI-
QUES. LE GOUT DES BOUQUETIÈRES.
TOUT A PARIS EST ARRANGÉ AVEC GOUT.
PLUS DE ROUGE NI DE FAUX CHEVEUX.
Avouez, en pensant que c'est une femme
qui vous écrit, que vous ne pouvez vous
plaindre d'avoir été accablé de détails sur
les modes de Paris : peut-être même vous
plaindrez-vous de ce que tout ce que j'en
ai déjà dit n'ait porté que sur le costume
historique et fantaisiste des républicains.
L'apparence de chacun et tout ce qui s'y
rapporte a cependant une très grande im-
portance dans la vie quotidienne de cette
brillante ville ; et bien que à ce point de vue,
elle soit le modèle du monde entier, elle
a su garder pour elle seule un aspect, une
manière d'être que tout autre peuple cher-
cherait en vain à imiter. Allez où vous vou-
drez, vous verrez des modes françaises;
mais il faut venir à Paris pour voir com-
ment on les porte.
Le dôme des Invalides, les tours de
Notre-Dame, la colonne de la place Ven-
dôme, les moulins à vent de Montmartre
ne sont pas plus caractéristiques de Paris
que l'aspect des chapeaux, des bonnets,
des guimpes, des châles, des tabliers, des
ceintures, des boucles, des gants, mais
surtout des bottines et des bas, quand ils
sont portés par des Parisiennes dans la
ville de Paris.
C'est en vain que toutes les femmes de
la terre viennent en foule a ce marché
d'élégance, chacune portant assez d'argent
dans sa poche pour se vêtir de la tête aux
pieds avec tout ce qui se trouvera de mieux
et de plus riche ; c'est en vain que chacune
Paris Romantique
appelle à son aide toutes les tailleuses, coif-
feuses, modistes, couturières, cordonniers, lin-
gères et friseuses de la ville : quand elle
aura acheté et mis comme il convient toute
chose exactement de la façon qu'on lui
aura prescrite, elle entendra, dans la pre-
mière boutique où elle entrera, une
grisette murmurer à une autre derrière le
comptoir : n Voyez ce que désire cette dame
anglaise » ; et cela, — pauvre chère danie !
— avant qu'elle ait pu prononcer un seul
mot capable de la
trahir.
Et ce ne sont pas
seulement les Pari-
siens qui nous re-
connaissent facile-
ment — cela pour-
rait être dû chez
eux à quelque inex-
plicable franc-ma-
çonnerie ; non, le
plus fort est que
nous nous recon-
naissons nous-mc-
me l'un l'autre sur-
le-champ : « C'est
un Anglais! » «C'est
une Anglaise! »
Cela se voit plus
vite qu'on ne le
saurait dire.
Ces manières,
cette allure, cette
marche, l'expres-
sion des mouve-
ments et, pourainsi
parler, des mem-
bres, que tout cela
soit si spécial et im-
possible à imiter,
voilàqui est vraimentsingulier. Cela n'a rien
à voir avec les différences d'yeux et de teint
des deux nations, car l'effet est peut-être
senti plus fortement encore quand on suit
une personne que quand on la croise ; il
ressort de chaque pli comme de chaque
épingle, de toutes les attitudes et de tous
les gestes.
Si je pouvais vous expliquer ce qui pro-
duit cet effet j'en rendrais peut-être l'imi-
tation moins malaisée; mais comme, après
(Pa
-in)
s'y être essayé pendant vingt ans, on a hni
par regarder comme impossible de le défi-
nir, ne comptez pas sur moi pour cela.
Tout ce que je puis faire, c'est de vous
dire la-dessus ce que tout le monde sait,
sans chercher à atteindre la partie mysté-
rieuse de ce sujet, et à analyser cet effet
magique.
Pour parler en termes de marchandes de
modes, les dames « s'habillent » beaucoup
moins à Paris qu'à Londres. Je ne pense
pas qu'une Pari-
sienne, après avoir
quitté son désha-
billé du matin,
s'astreindrait, du-
rant n la saison », a
changer de robe
quatre fois par jour,
comme je l'ai vu
faire à des dames de
Londres. Et je ne
crois pas que les
plus précieuses en
cette matière pen-
seraient avoir com-
mis une grave in-
fraction à la bonne
éducation si elles
paraissaient a diner
dans la même toi-
lette qu'on leur
aurait vue porter
troisheurcs aupara-
vant.
Le seul article
de luxe féminin
plus généralement
répandu parmi elles
que parmi nous est
le chàle de cache-
mire. Le trousseau d'une jeune femme
compte toujours aumoins un de cesprecieux
châles, et c'est, je crois, de tous les prt'wn/.v,
celui qui fait souvent, comme le dit Miss
Edgeworth, oublier le futur à la hanccc.
Sous d'autres rapports, ce qui est néces-
saire à la garde-robe d'une Française dé-
gante l'est aussi à celle d'une Anglaise.
Seulement on porte plus chez nous de
bijoux et colifichets de toutes sortes que
chez eux. La robe qu'une jeune Anglaise
(Coll. J B.
Paris Romantique
mettrait pour diner est exactement la
même qu'une jeune Française porterait à
tous les bals, sauf à un bal costumé; au
lieu que la plus élégante toilette du dîner,
à Paris, ne se porterait chez nous que
pour aller à l'Opéra.
11 y a beaucoup de très jolis magasins Je
MAHCIl'VNDKS DU MODUS
nouveautés dans toutes les parties de la
ville, et le cœur d'une femme peut y trou-
ver tout ce qu'il désire quant a la
toilette.
Ces magasin sont des modistes et des coif-
feuses excellentes, qui savent parfaitement
fabriquer et recommander tous les produits
de leur art fascinateur; mais il ne se trouve
point ici de Howel et de James où s'as-
semblent à point nommé toutes les jolies
femmes de Paris; on ne voit aucune assem-
blée de grand valets de pied attendant sut
les banquettes à l'extérieur des boutiques,
et qui fassent office d'enseigne pour les
non-initiés en leur indiquant par leur pré-
sence combien d'acheteurs sont en train de
marchander les précieux objets de l'inté-
rieur. Les boutiques sont
en général beaucoup plus
petites que les' nôtres, ou,
quand elles s'étendent en
longueur, elles ont l'air de
dépôts de marchandises.
On étale pour la montre et
la décoration beaucoup
moins d'objets, si ce n'est
dans les magasins de por-
celaines ou de bronzes
dorés, protégés par des
glaces. A vrai dire, partout
où les articles peuvent être
exposés sans danger aux
injures de l'air, on en étale
un nombre considérable ;
mais, dans l'ensemble, les
boutiques n'offrent pas ici
une aussi grande apparence
de capitaux employés que
chez nous.
Une des principales
causes du gai et joli aspect
des rues est la quantité et
l'élégant arrangement des
fleurs exposées pour la
vente. Tout le long des
boulevards, et dans chacun
de ces brillants passages
qui percent maintenant
Paris dans tous les sens,,
vous n'avez qu'à fermer les
veux pour vous croire dans
Bibi, nai jji^ parterre; et si, en ou-
vrant les yeux, l'illusion
s'envole, vous trouvez à sa place quelque
chose d'aussi charmant.
Malgré les abominations multiples des-
rues, les serrures des portes des salons
semblables à des cadenas de prisons et
l'odieux escalier commun à tous par le-
quel on y accède, il y a chez ce peuple
un goût et une grâce qu'on ne trouverait
certainement pas ailleurs. Et cela non
seulement dans les vastes hôtels des riches.
Paris Romantique
et des grands, mais dans toutes les classes
de la société, jusqu'à la plus basse.
La manière dont une vieille marchande
de quatre saisons noue les cerises qu'elle
vend pour quelques sous à sa clientele de
gamins, pourrait donner une leçon au plus
adroit décorateur de nos tables de sou-
pers. Un bouquet de violettes sauvages,
ilont le prix est a la portée de la soiibrelle
la moins payee de Paris, est arrangé avec
une. grâce qui le rendrait digne d'une du-
chesse ; et j'ai vu le modeste étalage d'une
fleuriste dont toute la tente se composait
d'un arbre et du ciel bleu, disposé avec un
mélange de couleurs si harmonieux, que
je suis restée plus longtemps et plus agréa-
blement à la regarder que je ne suis jamais
demeurée à contempler le palais de Flore
lui-même dans le King's Road.
Après tout, je pense que ce mystérieux
art de la toilette, dont j'ai déjà parlé, vient
de ce bon goût naturel, universel et inné.
H existe un à-propos, une bienséance, une
sorte d'harmonie dans les différentes parties
de la toilette féminine, que l'on cons-
tate sur les totjui's de coton aux teintes
éclatantes assorties aux mouchoirs et aux
tabliers, comme sur les chapeaux les plus
élégants des Tuileries. Le mot si expres-
sif pour qualifier une femme bien mise :
faite à peinhe, peut être bien souvent ap
pliqué avec autant de justice à une pay-
sanne qu'à une princesse; car toutes deux
ont la même délicatesse naturelle de goût.
C'est ce sentiment national qui rend tel-
lement supérieurs, a Paris, la mise en scène,
le corps de ballet, et tout ce qui dans les
théâtres fornie tableau. Là, une simple er-
reur dans la couleur ou l'arrangement
pourrait détruire l'harmonie entière et le
charme de l'ensemble : mais vous voyez
ici de pauvres petites filles, louées à la
nuit moyennant quelques sous pour figurer
des anges ou des Grâces, entrer dans
la composition de la scene avec un ins-
tinct aussi infaillible que celui qui pousse
les oies sauvages, volant à travers les airs,
à se former en une phalange triangulaire
admirablement ordonnée, au lieu de se
disperser vers tous les points de la bous-
sole, comme on le voit faire par exemple à
nos figiiran'es à nous lorsque le maître de
ballet ne les tient pas aussi rigoureuse-
ment en ordre qu'un bon chasseur rassem-
ble sa meute. - •
C'est un soulagement pour mes yeux de
constater que le fard n'est plus a la mode.
Je ne comprends pas ceux qui disent qu'un
regard brillant le devient plus encore par
une légère touche de rouge habilement
appliquée en dessous. En tout cas si on en
met encore, c'est si adroitement que cela
ne produit qu'un bon effet, et voila un
immense progrès sur la mode, dont je me
souviens trop bien, de farder les joues des
jeunes et des vieilles a un point réellement
effrayant.
Un autre progrès que je goûte fort,
E. LjTi dtl ; (Coll J. B
c'est que la plupart des vieilles dames ont
renoncé aux cheveux artificiels ; elles ar-
rangent maintenant leurs propres cheveux
gris avec le plus d'élégance et de soin
possibles. L'apparence générale de l'cn-
scmble v gagne : la nature arrange les
choses pour nous beaucoup mieux que
nous ne le pouvons faire; et l'aspect d'une
figure âgée entourée de boucles noires,
brunes ou bloruies, est infiniment moins
agréable que celui d'un vieux visage accom-
pagf\é de ses propres cheveux argentés.
J'ai entendu observer, avec beaucoup
de justesse, i]ue le fard n'est sevant qu'a
celles qui n'en ont pas besc>in : on peut
dire la même chose des faux cheveux.
Quelques-uns des edifices en cheveux noirs
et brillants comme du jais que j'ai vus ici
excédaient certainement en quantité de
cheveux ce qui peut croître sur aucune
tète huma-ne; mais quand cet edifice sur-
monte un jeune \isage qui semble avoir
droit a tous les honneurs que l'art des coif-
feurs peut imaginer, il n'v a rien la d'incon-
Paris Romantique
gru ni de désagréable, bien qu'il soit tou-
jours dommage de mêler quoi que ce soit
de faux à la gloire d'une jeune tète. Pour
ce sentiment-là. Messieurs les Tabricanh
de faux cheveux ne me rendront pas grà-
.835
ces : après avoir interdit l'i sage des fausses
tresses aux vieilles dames, voilà que je dé-
sapprouve maintenant les fausses boucles
pour les jeunes!
Au teste, tout ce que je peux vous dire
quant a la toilette, c'est que nos élégantes
ne doivent plus espérer de trouver ici au-
cun arti^'e utile pour leur garde-robe à
meil'eur marché ; au contraire, tout s'y
paye beaucoup plus cher qu'à Londres";
et ce qui doit également les empêcher de
faire leurs emplettes ici, c'est que les dif-
férents objets que nous
avions l'habitude de con-
sidérer comme mieux fa-
briqués que chez nous,
spécialement les soieries
et les gants, sont mair.-
tenant, à mon avis, déci-
dément inférieurs aux nô-
tres en qualité : les articles
qu'on peut acheter au
même prix qu'en Angle-
terre, sont moins bons
à l'usage.
Les seules emplettes
que j'aimerais à rapporter
chez moi, ce seraient des
porcelaines : mais cela,
nos tarifs de douane nous
le défendent, et, sans cette
protection, nos Wedge-
wood et nos Mortlake ne
vendraient plus que peu
li'articles d'ornement, car
lion seulement leurs prix
-.ont plus élevés mais leur
natière première et leur
l.içon sont, à mon avis,
^xtrcnicnicnt inférieurs. 11
est rccllement agréable à
lies sentiments patrioti-
ques de pouvoir constater
honnêtement que, sauf ces
objets et quelques articles
de luxe, commcs les bron-
zes dorés, les pendules
d'albâtre et caetera, il n'y a
rien ici que nous ne puis-
sions trouver en abondan-
ce dans notre pays.
XXIX
l'abbé LACORDAIRE. SUCCÈS DE SES ShH-
MONS A NOTRE-DAMR. I.ES MRILLFURES
PLACES RÉSERVÉES AUX HOMMES. DIMEN-
SIONS DE NOTRE-DAME. AFFLUENCE DE I'tU-
Paris Romantique
io5
nés gens Je Paris. — ils font ht dkfont
LnS RI-PUTAIIONS. - LACORDAIRE RST UN
PRl';lJlCAir.UR Dl PLORABl.E.
La grande réputation d'un prédicateur
nous décida dimanche a supporter deux
heures d'attente fastidieuse avant la messe
qui précéda son sermon. C'est de la sorte
seulement qu'on peut s'assurer une chaise
à Nolie-Dame quand l'abbé Lacordaire y
ques circonstances vinrent d'ailleur>> dimi-
nuer l'ennui de notre lonj^ue attente, et ]C
dois avouer que ce ne fut point la la moins
profitable partie des quatre heures que
nous passâmes dans cette église.
En entrant, nous trouvâmes limmense
nef close par des barrières, comme elle
l'avait été le dimanche de Pâques pour le
concert(car ainsi pourrait-on appelerl'office
de cette fcte). Quand nous voulûmes pen:-
doit monter en chaire. L'ennui est grand ;
mais ayant successivement entendu dire de
ce personnage célèbre qu'il était u envoyé
par le ciel pour ramener la France au ca-
tholicisme rt ; qu'il était « un hypocrite lais-
sant Tartuffe loin derrière lui » ; que son
« talent dépasse celui de tout prédicateur
depuis Bossuet », et que c'était « un char-
latan qui devrait prêcher de sa baignoire
plutôt que de la chaire de Notre-Dame »,
je me décidai à le voir et l'entendre moi-
même, quoique je sois peu capable de dis-
cerner oil peut être la vérité entre les deux
partis qui sont sépares par un abinie. Quel-
frer dans cette partie réservée, c>n nous
dit qu'aucune clame n y était admise, mais
que les bas-côtés contenaient beaucoup de
chaises et qu'on y trouvait des places ex-
cellentes.
Cet arrangement nt'étonna pour plu-
sieurs raisons. D'abord parce qu'il est ab-
solument contraire aux usages nationaux,
car partciut, en France, les meilleures pla-
ces sont réservées aux femmes, ou du moins,
en principe, j'ai toujc^urs trouvé qu'il en
fut ainsi. Ensuite parce que, dans tc>utcslcs
églises ciù je suis entrée jusqu a présent, \'is-
semblee, toujours ncinbieuse . est invaria-
io6
Paris Romantique
b ementcomposéed'au moins douze femmes
pour un homme. Aussi lorsque, en regar- .
danf dans la partie réservée, j y remarquai
assez de rangées de chaises pour recevoir
quinze cents personnes, je pensai qu'à
moins que tous les prêtres de Paris ne
vinssent en personne faire honneur à leur
éloquent confrère, il était assez peu vrai-
semblable que cette mesure peu galante fût
nécessaire. Je n'eus pas le temps, au reste,
de mî pz-vàrc en conjectures, car la foule
se pressait déjà à toutes les portes, et nous
nous dépêchâmes de nous assurer des meil-
leures chaises dans les bas-côtés. Nous
parvînmes à nous placer entre les piliers,
juste en face de la chaire, et nous en fûmes
satisfaits cir nous ne doutâmes pas qu'une
voix qui avait acquis une telle renommée ne
pût se faire entendre dans les galeries laté-
rales de Notre-Dame.
Lorsque je me fus installée aussi confor-
ablement que possible sur ma chaise au
djssier droit, j'eus une première consola-
tion à ma longue attente en songeant que
du moins elle se passerait entre les murs
vénérables de Notre-Dame. C'est une glo-
rieuse vieille église, et, bien qu'on ne"
puisse la comparer à l'Abbaye de West-
minster, ou à Anvers, ou à Strasbourg, ou
à Cologne, ou à beaucoup d'autres que je
pourrais nomnter, elle garde assez d'inté-
rêt pour vous occuper pendant un temps
considérable. Les trois rosaces élégantes
qui jettent leur lumière colorée au nord, à
l'ouest et au sud offrent par elles-mêmes
une très jolieêtude pour une demi-heure ou
deux, et, d'ailleurs, elles rappeient, malgré
leur minime diamètre de quarante pieds,
la magnifique fenêtre ronde de l'ouest à
la cathédrale de Strasbourg, dont le seul sou-
venir suffirait a faire passer un autre long
espace de temps...
J'avais une autre source de distraction,
et rien moins qu'insignifiante, à observer
1 'affluence des assistants. L'édifice renferma
bientôt autant d'être vivants qu'il en pou-
vait contenir; et les places que nous ju-
gions qudconc|ues quand nous les primes,
se trouvèrent si commodément situées que
nous nous réjouîmes de les avoir choisies.
Il n'y avait pas un pilier qui ne servit
d'appui à autant d'hommes qu il en fallait
pour l'entourer, et pas un ornement en
saillie, pas une balustrade des autels laté-
raux, pas un point élevé, qui ne fût comme
si un essaim d'abeilles s'y était suspendu.
Mais ce qui attira le plus mon attention
fut ce qui se passait dans la nef. Quand on
me dit que c'était la partie de l'église ré-
servée aux hommes, je pensai que j'y ver-
rais des citoyens catholiques, respectables,
et d un âge mûr, venus de tous les coins-
de la ville et peut-être du pays pour en-
tendre le célèbre prédicateur; mais, à mon
grand étonnement, je vis arriver par dou-
zaines des jeunes gens joyeux, élégants,
misa la dernière mode, ei tels que je n'en
avais encore jamais vu à d'autres cérémo-
nies religieuses. Parmi eux se trouvait une
certaine quantité d'hommes plus âgés; mais
la grande majorité ne tiépassait pas trente
ans. Je ne pouvais comprendre la raison de
ce phénomène ; mais tandis que je me
creusais la tète pour en trouver l'explica-
tion, le hasard vint en aide à ma curiosité
sous la forme d'un voisin communicatif.
Dans aucun endroit du monde il n'est
plus aisé d'entrer en conversation avec un
étranger qu'à Paris. A tous les degrés de
la société il y règne une courtoisie et une
sociabilité naturelles, et celui qui le désire
peut facilement connaître l'état d'esprit de
toutes les classes. Le temps présent est
très favorable à cela, car le trait le plus
remarquable des mœurs parisiennes, en ce
moment, c'est une abolue liberté d'expri-
mer son opinion sur toutes choses.
J'ai entendu dire qu'il était difficile d'ob-
tenir une réponse nette, précise et courte
d'un Irlandais ; d'un Français, c'est impos-
sible : quand sa réplique à votre question
équivaudrait au fond au sec anglicisme
« 1 don't know » je ne sais pas , elle serait
faite d'un ton et avec une tournure de
phrase qui vous per uadcraient qu'on sera
satisfait et .même extrêmement heureux
de répondre à toutes les autres demandes
qu'il vous plaira de faire sur le même su
jet, ou sur un autre.
Pour avoir déplacé ma chaise d'un pouce
et demi en vue de la commodité d'un voi-
sin à cheveux gris, celui-ci fut amené à
prononcer : « ylfillc pardons, mjJamc ! »
avec une remarque sur la gêne qu'appor-
tait la réserve de toutes les nieillcures pla-
ces pour les messieurs. C'était tout à lait
Paris Romantique
OMtraire, ajotifa-t-il, à la coutume ordi-
aire des Parisiens, et de fait, c'était
pourtant la seule disposition que l'on eût
trouvée pour que les
dames ne fussent pas
incommodées par le flot
impétueux des jeunes
gens qui viennent régu-
liércment entendre
l'abbé Lacordaire.
« Je ne vis jamais tant
de jeunes gens dans au-
cune assemblée reli-
gieuse, dis-je, espé-
rant qu''l pourrait m'ex-
pliquer ce mystère...
— La France, répon-
dit-il avec énergie,
comme vous pouvez
vous en convaincre en
regardant cette multitu-
de, n'est plus la France
de I jqS , quand ses
prêtres chantaient des
cantiques sur l'air du
Ça ira. La France est
heureusement redeve-
nue profondément et
sincèrement catholique.
Ses prêtres sont a nou-
veau ses orateurs, ses
plus grands, ses plus
hauts dignitaires. Elle
peut encore donner des
cardinaux à Rome, et
Rome peut encore
donner un ministre a la
France. »
Je ne trouvai aucune
réponse à faire; et mon
silemrc ne sembla pas
lui plaire, car, après être
resté assis quelques mi-
nutes en silence, il se
leva de la place qu'il
avait obtenue àsigrand'-
peine et, se frayant un '•*'■'
passage a travers la fou-
le, il disparut derrière
nous ; mais je pus le revoir, avant de
quitter l'église, debout sur les mirchcs de
la chaire... La messe terminée, je regardai
la chaire ; elle était encore vide, mais, en
jetant les yeux autour de moi, je vistousles
regards tournés vers une petite porte dan»
le bas côté nord, presque immédiatement
CHAIRE PRÛCHWT A NOTRr.-DAME
Coll. J Boulcn^.r
derrière nous. Il est entre Ij .' dit une jeune
femme près de nous, d'un ton qui semblai
indiquer un sentiment plus prc>fond que le
rcspe.t, et qui vraiment touchait à l'adora-
38
Paris Romantique
tion. Ses yeux restèrent fixés sur la porte
comme ceux de beaucoup d'autres jusqu'à
ce qu'elle s'ouvrit et qu'un jeune homme
élancé, dans le costume du prêtre qui va
monter en chaire, y apparût. Un bedeau
lui fraya un chemin à travers la foule, qui,
épaisse et serrée comme elle était, se recu-
lait de chaque côté pour le laisser appro-
cher de la chaire, avec beaucoup plus de
docilité qu'elle ne l'eût fait poussée par
une troupe de cavalerie.
Le silence le plus profond accompagnait
sa marche ; jamais je ne vis démonstration
de respect plus frappante ; et l'on prétend
que les trois quarts de Paris considèrent
cet homme comme un hypocrite !
Aussitôt qu'il eut atteint la chaire, tan-
dis qu'il se préparait par une muette prière
au devoir qu'il allait accomplir, un bruit se
fit entendre dans la partie supérieure du
chœur et l'archevêque, suivi de son splen-
dide cortège ecclésiastique, s'avança vers la
partie de la nef qui est immédiatement en
face du prédicateur. En arrivant à l'endroit
réservé, chacun gagna sans bruit la place
qui lui était assignée d'après sa dignité,
tandis que l'assemblée entière attendait
debout respectueusemei.t, et semblait
JUmirer un .11 bel ordre et reccnnaiire l'église.
11 est plus facile de vous décrire tout
ce qui précéda le sermon que le sermon
lui-même. Ce fut un tel flot de paroles,
un tel torrent, une telle averse de déclama-
tions passionnées que, même avant den
avoir entendu assez pour pouvoir juger du
sujet, je me sentis disposée à mal juger du
prédicateur, et a soupçonner ce discours
d'avoir plus de fleurs et de fioritures de rhé-
torique humaine que de simple vérité di-
vine.
Ses gestes violents me déplurent aussi
excessivement. Le mouvement rapide et
incessant de ses mains, quelquefois de
l'une, quelquefois des deux, ressemblait
plus à celui des ailes d'un oiseau-mouche
qu'à aucune autre chose dont je puisse me
souvenir ; mais le bourdonnement partait
de l'assemblée en admiration. A chaque
pause — il en faisait fréquemment, et évi-
demment exprès, comme un mauvais acteur
— une rumeur louangeuse courait à travers
la foule.
Je me souviens d'avoir lu quelque part
qu'un prêtre de naissance noble, de peur
que ses ouailles ne devinssent familières
avec lui, s'adressait à elles du haut de la
chaire en ces termes : Canaille chrétienne !
C'était mal — très mal, certainement :
mais je ne sais si le Messieurs de l'abbé La-
cordaire est beaucoup plus dans le ton
convenable à un pasteur chrétien. Cette
apostrophe mondaine fut répétée plusieurs
fois pendant le discours, et j'ose dire con-
tribua grandement à lefiFet désagréable que
me produisit l'éloquence du prédicateur.
Je ne me rappelle pas avoir jamais entendu
un prédicateur que j'aie moins aimé,
moins vénéré et moins admiré que ce nou-
veau saint parisien. 11 fit des allusions
très acérées à la renaissance de l'Eglise
catholique romaine en Irlande et anathé-
matisa cordialement tous ceux qui s'y op-
poseraient.
En vous racontant le prologue de deux
heures qu'avait été la messe, j'ai oublié de
\ous dire que beaucoup de jeunes gens —
non aux places réservées dans la nef mais
de ceux qui étaient assis près de nous —
lisaient pour échapper à l'ennui de l'attente.
Quelques-uns des volumes qu'ils tenaient
avaient tout l'air de romans provenant d'un
cabinet de lecture ; d'autres étaient évi-
demment des recueils de cantiques, proba-
blement mo'\ns spirituels que pleins d'esprit .
Ce spectacle me découvrit une nouvelle
page de Paris tel qu'il est, et je ne re-
grette pas les quatre heures qu'il m'a coû-
tées ; mais une *'ois suffit : je ne retour-
nerai cerlespas entendre l'abbé Lacordaire.
XXX
LE PALAIS-ROYAL. TYPES Qu'ON Y REN-
CONTRE. UNE FAMIILE ANGLAISE. LES
EXCELLENTS RESTAURANTS A 40 SOUS. — LA
GALERIE DORLÉANS. LHS OISIFS. LE
THLATRE DU VAUDLVILIE.
Bien que vous pensiez certainement
qu'en ma qualité île fcnimc le Palais-Royal
doit m'intéresser peu, avec ses restaurants,
ses boutiques de bijouterie, de rubans, de
jouets d'enfants, etc., etc., etc., et tous
les mondes de misère, de fête et de bonne
Paris Romantique
109
chère qui s'y superposent d'étage en étage,
• e ne puis cependant passer sous silence
un des lieux de Paris dont l'aspect est le
plus caractéristique et le plus antianglais...
Tout le monde, — homme, femme ou
enfant, nohle ou roturier, riche ou pauvre,
— en un mot toute ànie qui pénètre dans
Paris demande a voir le Palais-Royal.
Mais si beaucoup d'étrangers y demeurent,
élas! trop longtemps, il en est beaucoup
rer que savoir, il y reste assez d'objets a
contempler pour fournir matière a obser
valions...
Comment cela se fait-il ? Je n'en sais
rien, mais chaque personne que l'on ren-
contre la peut fournir sujet a méditation.
Si c'est un élégant a la mode, l'imagina-
tion le conduit immédiatement vers un
salon de jeu, et, si vous avez un bon natu-
rel, votre coeur saignera en pensant cum-
LA G\LERIE O ORLEANS AU PALAIS-ROYAL
(Collclion J. B.
aussi qui, a mon avis, ne s y arrêtent pas
assez. Quand même, en faisant le tour de
toutes les galeries, on aurait observé atten-
tivement, l'œil le plus rapide ne pourrait
saisir tous les types nationaux, tous les
groupes pittoresques et comiques qui flot-
tent là pendant vingt heures au moins
sur vingt-quatre. Je sais que l'étude du
Palais-Royal, dans ses recoins les plus ca-
chés, serait à la fois difficile, dangereuse
et désagréable à poursuivre : mais je n'ai
rien à voir \.\\ sans chercher a ccmnaitre
ce que, après tout, il vaudrait mieux igno-
bien de tristesses il rapportera chez lui.
Si c'est une moustactic épaisse, a demi
distinguée, surmontée de grands, sombres
et profonds yeux qui regardent ce qui les
entoure comme si leur propriétaire cher-
chait quelqu'un à dévorer, vous pouvez
être aussi siire qu'elle se dirige également
vers un salon que vous l'êtes qu'un homme
qui porte une ligne sur son cpau'e va a la
pèche. Cette jolie soubrette, avec ses petits
talons et son joli tablier de soie, qui a évi-
demment quelques francs dans le coin
noue du mouchoir qu'elle tient à la nuin.
Paris Romantique
ne savons-nous pas qu'elle cherche à tra-
vers les vitrines de chaque bijoutier la
paire de boucles d'oreilles en or assez ten-
tante pour qu'elle sacrifie à l'acheter un
quart de ses gages?
Nous ne devons pas perdre de vue —
aussi bien serait-ce difficile! — cette fa-
mille caractéristique de nos compatriotes
qui vient de tourner dans la superbe galerie
ci'Orléans. Père, mère et filles... qu'il est
facile de deviner leurs pensées et même
leurs paroles! Le père, au noble maintien,
déclare que cette galerie ferait une Bourse
magnifique : il n'a pas encore vu la Bourse
de Paris. 11 examine la hauteur, marche
un pas ou deux, mesure par les yeux l'es-
pace de tous côtés, puis s'arrête et dit sans
doute à la dame qu'il a au bras (et dont
les regards, pendant ce temps, errent
parmi les châles, les gants, les bouteilles
d'eau de Cologne et les porcelaines de
Sèvres, d'abord d'un côté, ensuite de
l'autre) : « Ce n'est pas mal construit;
c'est léger et majestueux et la largeur est
très considérable pour un toit si léger
d'apparence; mais qu'est-ce cela comparé
au pont de Waterloo! »
Deux jolies filles, au teint frais, aux
yeux de colombe et aux cheveux comme
le blé, tombant en boucles innombrables
et cachant presque leurs regards curieux,
bien que timides encore, précèdent leurs
parents; en filles bien élevées, elles s'arrê-
tent quand ils s'arrêtent et marchent quand
ils marchent. Mais elles osent à peine re-
garder rien, car, quoique leurs yeux bais-
sés puissent difficilement laisser deviner
qu'elles les ont aperçus, ne sayent-elles pas
que ces jeunes gens aux favoris, aUx impé-
riales et aux cheveux noirs les fixent avec
leurs lorgnons?
Là aussi, comme aux Tuileries, de petits
pavillons fournissent de quoi désaltérer
les assoiffés de politique; et là aussi, nous
pouvons distinguer le mélancolique cliam-
pion de la branche aînée des Bourbons,
qui, au moins, est sur de trouver des con-
solations dans sa fidèle Quotidienne et de la
sympathie dans La Tiance. Le républi-
cain morose marche fièrement, comme
d'habitude, pour se saisir du T^éformaleur :
tandis que le confortabk doctrinaire sort
du café Very en méditant sur le Journal
des Débats et sur les chances de ses spécu-
lations chez Tortoni ou à la Bourse.
Ce fut en nous promenant dans les ga-
leries qui entourent le jardin que nous
remarquâmes les figures dont je vous parle
et bien d'autres trop nombreuses pour
vous les dépeindre. Ce jour-là, nous nous
étions promis, pour satisfaire notre curio-
sité, de dîner, non chez Very ou dans
quelque autre restaurant très renommé,
mais tout bonnement à un restaurant à qua-
rante sous par tète. Ayant fait le tour des
galeries, nous montâmes donc au second
étage du numéro ..., j'oublie lequel :
c'était là qu'on nous avait recommandé tout
spécialement de faire notre coup d'essai.
Et la scène que nous vîmes en entrant,
après avoir suivi une longue file de gens
qui nous précédaient, nous amusa par sa
nouveauté.
Je ne dis pas que j'aimerais à dincr trois
fois par semaine au Palais-Royal pour
quarante sous par tête, mais je dis que j'au-
rais été très fâchée de ne pas I avoir fait
une fois et que, de plus, j'espère de tout
coeur que je le ferai encore.
Le dîner était extrêmement bon et aussi
varié que notre fantaisie le désira, chaque
personne ayant le privilège de choisir trois
ou quatre plats sur une carte qu'il faudrait
un jour pour lire entièrement. Mais le
repas était certainement la partie la moins
importante dans notre affaire. La nou-
veauté du spectacle, le nombre de gens
étranges, la parfaite aménité et la bonne
éducation qui semblaient régtier parmi eux
tous, tout cela nous faisait regarder au-
tour de nous avec tant d'intérêt et de cu-
riosité que nous oubliâmes presque la
cause ostensible de notre visite.
11 y avait là beaucoup d'Anglais, princi-
palement des hommes, et plusieurs Alle-
mands, avec leurs femmes et leurs filles ;
mais la majorité de l'assistance était fran-
çaise, et, d'après plusieurs petites discus-
sions quant aux places réservées pour eux
que l'on avait laisse prendre, d'après diffé-
rentes paroles d'intelligence qu'ils échan-
geaient avec les garçons, il était clair que
beaucoup d'entre eux n'étaient pas des
visiteurs de hasard, mais avaient l'habitude
quotidienne de dîner là.
Quel singulier mode d'existence et
Paris Romantique
combien inconcevable à des Anglais !...
Une raison, je suppose, pour laquelle
Paris est tellement plus amusant a rej^arder
que Londres, c'est qu'il contient beau-
coup plus de gens, en proportion tie sa
population, qui n'ont rien à faire en ce
monde que de divertir eux-mêmes et les
autres.
]| y a ici beaucoup d'hommes oisifs qui
se contentent pour vivre de revenus que
l'on regarderait chez nous comme à peine
suffisants pour subvenir au logement; de
petits rentiers qui préfèrent vivre libres
avec peu de revenu que de travailler dur
et d'être souvent ennuyés avec plus d'ar-
gent.
Je ne sais si cette manière de faire rend
aussi heureux quand la jeunesse est passée ;
tout au moins, pour beaucoup, il est pro-
bable que, quand la force, la santé, lin-
telligence s'amoindrissent, un peu plus de
confortable et de facilité de vie devien-
nent alors désirables, mais il est trop tard
pour les gagner ; pour les autres, pour tous
ceux qui forment le cercle autour duquel
l'oisif homme de plaisir voltige légère-
ment, cette manière de vivre offre une
ressource qui ne tarit jamais. Que devien-
draient toutes les parties de plaisir qui ont
lieu à Paris, le matin, l'après-midi et le
soir, si cette racc-là n'existait plus? Qu'ils
soient mariés ou célibataires, ces oisifs
sont également nécessaires, également les
bienvenus partout où se divertir est l'affaire
principale. Chez nous, seulement une pe-
tite classe privilégiée peut se permettre
d'aller où le plaisir l'appelle ; mais en
France, aucune dame, lorsqu'elle arrange
une fête, n'a à se poser cette terrible ques-
tion : (I Mais quels hommes pou. lais-je
avoir ? »
XXXI
PATISSIERS ANGLAIS. UN ANGLOPHOriE.
IXPÉRIENCE MALHEUREUSE SUR UN « AtUPl IN ».
lE ROl-ClTOYEN SE PROMÈNE.
Nous avons été faire ce matin une tour-
née danslesmagasins, laquelle s'e.-it terminée
dans une pâtisserie anglaise où no.i.i nnn-
geàmes des buns. Là, nous nous amusâmes
a observer quelques Français qui cntièrent
pour faire un vcùtcr matinal de gâteaux.
Ils avaient tous l'air, plus ou moins, d'ar-
river sur une terre inconnue, laissant de-
viner leur étonnement a la vue des compo-
sitions d'outre-mer qui se présentaient a
leurs yeux. ]1 y avait parmi eux un jeune
homme qui, de toute évidence, avait pris
a tâche de railler toutes les friandises
étrangères que la boutique contenait, can-
sidérant certainement que leur importation
était une offense aux produits nationaux.
LE PATISSIER ANGLAIS
Par Th. Guttin) (Coll. J. B.)
« Est-il possible! dit-il gravement avec
un air indigné et au moment où une des
dames qu'il accompagnait parut sur le point
de manger un « bun » anglais, est-il possi-
ble que vous puissiez proférer à la p'itis-
serie française ces ccm:$tib!cs étr.;ng:s à
voir?
— Mais go:ifez-en.' dit la dam; cii lui
présentant un gâteau semblable à celui
qu'elle mangeait : Us sont exc.-llenls.
— Non, non! c'cstassez de les rci^irder!
dit son cavalier en haussant Tes épaules.
Il n'y a dans ces gâteaux aucune grâce,
aucune élégance, aucune légèreté.
- Jfjis go:itez ijiu'lijue cl\'s:. répliqua
la dame en insistant.
Ko IS le voulez iibs.-''umenl ! s'exclama
le je i:'.c homme; ^]uel!: /vr.iinV.'. .. et
8
Paris Romantique
quelle pi-euve d'obéissance je vais vous don- fortuné connaisseur en pâtisserie prit cc"
ner ! Voyons donc! » continua-t-ii, et il qu'il croyait être un gâleau, et s'exclama
approcJia de lui un plateau sur lequel d'un air théâtral :
« Voilà donc ce que
je vais faire pour vos
beaux yeux. »
En parlant, il prit
une de ces pâles et
molles choses, et, a
notre extrême amu-
-■cment, essaya de la
manger. Tout le
monde peut être ex-
cusé de faire des
grimaces en telle
occasion, et, le pri-
vilège des Français-
en ce genre est bien
connu; mais ce hardi
expérimentateur
.ihusa de ce privi-
lege ; il paraissait
subir une agonie
tumpléte, etseshaut-
Ic-cœur, ses repro-
ches furent si véhé-
ments , qu'amis,
étrangers , bouti-
quier, et tous, jusqu'à
une petite bonne qui
apportait un plateau
de pâtés, furent pris
d'un rire inextingui-
ble, que l'iitfortuné,
rendons- lui cette jus-
tice, supporta avec
une extrême bonne
humeur, en faisant
seulement promettre
;i sa jolie compatriote
qu'elle n'insisterait
plus jamais pourqu'il
mangeât des friandi-
ses anglaises.
Si cette scciieavait
continue plus long-
temps, j'aurais man-
que un spectacle au-
quel j'eusse été bien (àchee de ne point
assister, mais je n'aurais certainement pas-
iiuitté la pâtisserie avant que la torture du
jeune Français fût terminée. Heureusement,
nous arrivâmes sur le boulevard des Ita-
LE HOI-CITOYEN EN
PROMENADE
I. by Mr» Trollopt
étaient empilés quelques véritables « muf-
fins » anglais, lesquels sont, comme vous
le savez, d'une fabrication mystérieuse, et,
quand on les mange non rôtis, du même
goût qu'un morceau de peau de gant. Lin-
Paris Romantique
iiS
liens à temps pour voir le roi Louis-Phi-
lippe, en simple bourgeois, passer à pied
juste devant les Bains Chinois, mais sur le
trottoir opposé.
Excepté une petite cocarde tricolore à
son chapeau, il n'avait rien dans sa tenue
qui le distinguât des autres passants. C'est
un homme entre deux âges, replet, d'un
bel aspect, ayant dans sa démarche une
dignité qui, malgré l'air bourgeois dont il
se promenait, aurait attiré l'attention et
trahi son origine, même sans la cocarde tri-
co/'rv indicatrice. Deux messieurs suivaient
à quelques pas derrière lui, qui se rappro-
chèrent quand nous fûmes passés à ce
qu'il me sembla; mais il n'avait pas avec
lui d'autres personnes qui parussent être a
son service. J'observai que beaucoup le
reconnaissaient et que quelques chapeaux
se levèrent sur son passage, y compris ceux
de deux ou trois Anglais; mais sa présence
excitait peu d'émotion. Je m'amusai cepen-
dant de l'air nonchalant avec lequel un
jeune homme, en grand costume à la Ro-
be-.pierre, se servit de son lorgnon pour
examiner la personne du monarque aussi
longtemps qu'elle resta en vue.
Le dernier roi que j'avais rencontré
dans les rues était Charles X. Il revenait
d'un de ses palais suburbains, escorté et
accompagné d'une manière vraiment royale.
Le contraste entre les hommes et les habi-
tuJes était frappant et bien fait pour éveil-
ler le souvenir des événements qui se sont
passés depuis la dernière fois que j'ai re-
gardé un souverain de France...
XXXll
POLirESSE DES MARIS FRANÇAIS.
Du moment ou l'on est admis dans la
société française, on s'aperçoit sur-le-
champ que les femmes v jouent un rôle fort
important. Les femmes anglaises en font
certainement autant dans la leur ; mais
pourtant je ne puis m'empèchcv de penser
que, sauf exception, les dames en France
ont plus de pouvoir et exercent une plus
grande influence que celles d'Angleterre...
La France a été surnommée le para-
dis des femmes, et certes s'il suffît de eun ■
sidération et de respect pous constituer
un paradis, c'est avec raison qu'elle a reçu
ce nom. Je ne veux pourtant point admet-
tre que les Français soient de meilleurs
maris que les Anglais, quoique je sois
assez portée a croire que ce sont des maris
plus polis.
Je ne sais pa), pour moi, si chacun me ressemble.
Mais j'entends la-dessous un million de mots.
Pour cesser toute plaisanterie, je suis
d'opinion que ce ton et ces manières res-
pectueuses, ou par quelque autre épithete
qu'on veuille les désigner, sont loin d'être
superficiels, du moins dans leurs effets. Je
serais fort surprise si j'entendais dire qu'u i
Français bien élevé eût jamais parlé mal-
honnêtement à une femme.
Rousseau, dans un moment où il voulait
être ce qu'il appelle lui même souveraine-
ment impertinent, a dit qu'il est connu qu'un
homme ne refusera rien à aucune femme,
fût-ce même la sienne. Mais ce n'est pas
seulement en ne lui refusant rien qu'un
mari français montre la supériorité que je
lui attribue. Je connais bien des maris an-
glais qui sont tout aussi généreux. Pourtant
si je ne me trompe, la considération géné-
rale dont jouissent les femmes françaises a
son origine dans le respect domestique qui
leur est officiellement témoigne. Je n'es-
saierai point de décîVler jusqu'à quel point
peut être fondée l'idée généralement
adoptée chez nous que les femmes mariées
en France sont d'une vertu moins sévère
que celles d'Angleterre ; mais si j'en dois
juger par le respect que leur témoignent
leurs pères, leurs maris, leurs frères et
leurs fils, je ne saurais croire, en dépit
des récits des vovageurs, et même de l'au-
torité des contes moraux, qu'il n'y ait pas
beaucoup île vertu là où il y a tant d'es-
time.
Dans un ouvrage récemment publié sur
la France, l'auteur compare le talent
des femmes anglaises et françaises pour la
conversation, et il trace un tableau si exa-
géré de la frivole nullité de ses belles com-
patriotes que. si cet ouvrage jouissait d'un
grarui crédit en France, on v serait sans
doute persuadé que les femmes anglaises
sont tant soit peu .^gnés.
Paris Romantique
Or, je crois ce jugement aussi peu fondé
que celui de ce voyageur q\ii nous accusait
toutes d'aimer l 'eau-de-vie. 11 est possible
que les femmes avec qui cet illustre écri-
lA Mwr.MiL MLliL
vain a entamé des c ■■nvc sutioni aient été
si frappées d'effroi à la pensée de ;on im-
mense réputaiicn, qu'elles en soient res-
tées muettes ; mais dano tout au;rc cas, je
pense que les fcmn'.cs malaises causent
aussi bien qu'en aucun ptys du mcnde.
Il est certain pourlan: qvc cl;cz nous \zs
femmes, surtout celles qui sent jeunes, se
trouvent, sous ce rapport, dans une posi-
tion très désavantageuse. La plupart d'en-
tre elles sont aussi instruites et peut-être
plus que la majorité
des Françaises ; mais
malheureusement, il
arrive souvent qu'el-
les éprouvent un ef-
froi extrême à l'idée
de le paraître. En
général, elles crai-
gnent beaucoup plus
de passer pour sjvij»i-
U's que d'etre rangées
parmi celles qui sont
ignorantes.
H eureusement
pour la France, il n y
a point de marque
distinctive, point de
stigmate qui s'attache
aux femmes douées
■Àc talents ou d'ins-
truction. Toute
Française montre
avec autant de fran-
chise que de grâce
tout ce qu'elle sait,
tout ce qu'elle pense,
lout ce qu'elle sent
<ur quelque sujet que
ce soit, tandis que
ciiez nous la crainte
d'etre taxée de « bas
bleu » jette un voile
sur plus d'un esprit
supérieur; des sail-
lies d'imagination
sont reprimées, l'.c
peur de tiahir l'ins-
truction ou le génie
de mainte jeune fille
qui aime mieux qu'en
la croie sotte que
sav..nte.
C'est ccpcnJ.ant la une bien vaine crainte,
et peur le démontrer il sufiîrait de jeter
un regard sur la société si nous n'ction.
pas aveu,lces par nos préventions. Il se
peut que, pac ci par-!à, On sourire ou un
iiaussenicnt d'épaules accompai^n; l'cpi-
thctc de la. l)lc I ; mais ce sourire oi ce
Coll j
L\ CONVbRSATION ANQLAISK
(Par Devérl»)
(Bibl.
Paris Romantique
19
'haussement d'épaules étant toujours le fait
de ceux dont le suffrage n'est d'aucune im-
portance dans la société, on aurait grand
tort de prendre, pour les éviter, un masque
d'ignorance et de frivolité.
C'est là, jecrois,la véritablecausequi fait
que la conversation des femmes parisiennes
se soutient sur un diapason plus élevé que
celui auquel les femmes anglaises osent
prendre le courage de monter. La politi-
que elle-même, ce terrible écueil, qui en-
gloutit une si grande partie du temps que
nous consacrons a la société, et qui partage
nos salons en des comités d'hommes et des
coteries de femmes, la politique elle-même
peut ètretraitée par elles sans inconvénient ;
car elles mêlent sans crainte à ce sujet mal-
sonnant, tant de gai persiflage, tant de pers-
picacité et un tact si sur, que plus d'une
difficulté, qui a peut-être embarrassé de
sages législateurs a la Chambre, est tran-
chée par elles dans leurs salons, et de-
vient, grâce a la légèreté de leur esprit,
parfaitement intelligible.
]| suffit d'être familiarisé avec cette dé-
licieuse partie de la littérature française
qui est formée par les recueils épistolaires
et les mémoires, ouvrages dans lesquels les
moeurs et l'esprit des personnages sont
peints avec plus de vérité qu'ils ne sau-
raient l'être dans aucune biographie; il
suffit, dis-je, de connaître l'aspect de la
société, telle qu'elle se montre dans ces
volumes, pour sentir que le caractère fran-
çais a éprouvé un grand et important chan-
gement depuis un siècle. 11 est devenu
peut-être moins brillant, mais aussi moins
frivole, et si nous sommes obligés d'avouer
que la constellation littéraire, qui aujour-
d'hui parait sur l'horizon, ne contient
aucun astre aussi éclatant que ceux qui
étincelaient sous le règne de Louis XIV,
nous ne trouverions pas non plus à présent
de ministre qui écrivit a son ami comme le
cardinal de Retz à Boisrobert : «Je me
sauve à la nage dans ma chambre, au milieu
des parfums. »
En attendant, si l'on peut accorder une
confiance entière à ces annales des mœurs,
je dirai que le changement qui s'est opéré
dans les femmes n'a point été dans la même
proportion. II me semble retrouver en elles
Je même genre J'espril que M"' Du Deffand
nous a fait si bien connaître. Les modes
doivent changer, aussi les modes ont-elles
changé, et cela non seulement quant aux
habits, mais encore dans des points qui
tiennent d'une manière plus profonde aux
mœurs ; mais toutes les parties essentielles
sont restées les mêmes : une pelile-mai-
fresse est encore une petile-maitretse, et
l'esprit d'une femme française est toujours
ce qu'il était : brillant, enjoué, cependant
plein de vigueur. Je ne puis m'empècher
de croire que si M" de Sévigné elle-même
pouvait tout a coup reparaître dans les
lieux sur lesquels elle répandit tant
d'éclat, et qu'elle se retrouvât au sein d'une
soirée de Paris, elle ne sentirait aucune
difficulté à prendre part à la conversation,
de même qu'elle le faisait avec M"' de La-
fayette, M" Scudéri et tant d'autres fem-
mes d'esprit de son temps, pourvu toute-
fois que l'on ne parlât point de politique
Sur ce sujet-la, elle et ses interlocuteurs ne
s'entendraient guère...
xxxni
DE LA MANIÈRE DE FAIRE l'aMOUR A l'aN-
GLAISE. ANECDOrE.
11 arrive parfois que l'on se trouve en-
gagée dans la conversation la plus franche
sans avoir eu la moindre intention, en
commençant, de faire ou de recevoir des
confidences.
Cela m'arriva ces jours derniers, en fai-
sant une visite à une dame que je n'avais
vue que deux fois encore et avec laquelle
je n'avais pas échangé douze paroles.
Mais nous nous trouvâmes à peu près en
tète en tête et nous nous lançâmes, je ne
saurais dire à quel propos, dar» une cau-
serie sans réserve sur les particularités de
nos nations respectives.
M"'B... n'est jamais allée en Angleterre,
mais elle m'assura que son désir de visiter
notre pays était aussi fort que la passion de
la découverte qui fit quitter son a home »
a Robinson Crusoe pour \isiter les...
« Sauvages, dis-je, finiss.int 1.» phrase
pour elle.
— Non, non, non! pour voir tout ce
qu'il y a de plus curieux en ce monde. ■
Paris Romantique
Ces mots « plus curieux » me semblèrent
bizarres et je le lui dis en lui demandant
si elle les appliquait aux musées ou aux
naturels.
Elle sembla hésiter un moment à répon-
dre franchement; puis elle dit, mais d'une
manière si enjouée et si gracieuse qu'elle
aurait désarmé la colère nationale du pa-
triote le plus susceptible :
Mr.NAGE ANGLAIS
(Par Th. Gu
« Eh bien!... aux naturels.
— Mais nous prenons grand soin, ré-
pondis-je, que vous ne manquiez pas de
spécimens de la race à examiner et il me
semble difficile que vous ayez besoin de
traverser le canal pour voir des naturels.
Nous nous importons en si prodigieuse
quantité que je ne conçois pas que vous
puissiez garder aucune curiosité à notre
égard.
— Au contraire, répondit-elle, ma cu-
riosité ne s'en trouve que plus piquée :
j'ai vu chez nous tant d'Anglais charmants
que je meurs d'envie de les voir chez eux,
au milieu de ces singulières coutumes qu'ils
ne peuvent apporter avec eux, et que nous
ne connaissons que par les récits imparfaits
des voyageurs. »
11 semblait, à l'entendre, qu'elle parlât
du bon peuple de la crique de Mongo ou
de la baie de Karakoo; mais, étant curieuse
de savoir ce qu'elle entendait par : « Les
Anglais chez eux » et par : « Leurs singu-
lières coutumes », je fis de mon mieux
pour qu'elle me racontât ce qu'elle avait
appris là-dessus :
« Je vous dirai, reprit-elle, que ce que
je désire connaître avant tout autre chose,
c'est votre manière de faire l'amour tout à
fait à ï anglaise. Vous êtes assez polis pour
respecter chez nous tous nos usages; mais
un de mes cousins, qui était, il y a quel-
ques années, attaché à l'ambassade fran-
çaise à Londres, m'a dépeint votre fa-
çon de mener les entreprises amoureuses
comme si... si romantique que cela m'a en-
chantée, et je donnerais le monde pour
voir comment cela se fait!
— Dites-moi, je vous en prie, ce qu'il
voLSi raconté, répliquai-je, et je vous pro-
mets de vous dire fidèlement si son récir
est exact.
— Oh! que c'est aimable!... Donc,
continua-t-elle en rougissant un peu à
l'idée, je suppose, qu'elle allait dire des
choses bien atroces, je vous répéterai
exactement ce qui lui arriva. Il avait une
lettre d'introduction pour un gentilhomme
de haute situation — un membre de votre
Parlement — qui vivait avec sa famille
dans un château, en province, où mon
cousin adressa sa lettre de recommanda-
tion. Immédiatement, il reçut une réponse
avec une invitation pressante à venir au
château passer un mois pendant la saison
des chasses. Rien ne pouvait lui être plus
agréable que cette invitation, car elle lui
offrait l'occasion la plus parfaite qui se
put d'étudier les moeurs du pays. Tout
le monde peut traverser le détroit de Ca-
lais à Douvres et dépenser en six se-
maines la moitié des revenus de son an-
née à se promener à pied ou en voiture
dans les larges rues de Londres; mais très
peu de gens, vous le savez, obtiennent
d'être reçus dans les châteaux de la no-
blesse anglaise. Donc, mon cousin fut en-
chanté et accepta sur-le-champ. Il arriva
juste a temps pour s'habiller av.mt le
Paris Romantique
diner, et quatul il entra dans le salon, il
fut ébloui par l'extrême beauté des trois
filles de son hôte, qui étaient décolletées
et aussi parées, m'a-t-il dit, que pour un
bal. 11 n'y avait pourtant d'autre invité
que lui et il fut un
peu étonné d'être
reçu avec tant de
céromonie.
« Les jeunes
filles, qui toutes
jouaient du piano-
forte et de la
harpe, enchantè-
rent mon cousin,
qui est très musi-
cien. Si son admi-
ration n'avait pas
été si également
partagée entre
elles trois, il m'as-
sura qu'il fût sans
faute tombé amou-
reux avant la fin
de cette soirée.
Le lendemain ma-
tin, la famille en-
tière se retrouva
à déjeuner : les
jeunes personnes
parurent aussi
charmantes que la
veille, il conti-
nuait à ne pouvoir
décider laquelle il
admirait davan-
tage. Tandis qu'il
s'efforçait d'être
le plus aimabk-
possible et de leui
parler avec tout
le respect timid»:
que les homme -^
français déploient
vis-à-vis des jeu- (P»r Dcvtrial
nés filles, le père
de famille étonna et certainement alarma
mon cousin en disant tout à coup : « Nous
ne pouvons chasser aujourd'hui , mon •inii,
car une affaire me retient à la maison,
mais vous monterez à cheval dans les bois
avec Elisabeth : elle vous montrera mes
faisans. Aile/ vous apprêter, Elisabeth,
pour sortir avec monsieur!... » M' B...
s'arrêta court et me regarda comme si elle
pensait qu'ici j'allais faire quelque obser-
vation. « Eh bien ? demandai-je.
— Eh bien ! répéta-t-elle en riant ; alors.
JEUNE INCONSEQUENTE
(Coll J B
réellement, vous ne trouvez rien d'extra-
ordinaire dans ce procédé, rien qui soit en
dehors des habitudes?
— Sous quel rapport ?dis-je. Que voye^-
vous là qui soit en dehors des habitudes?
— Cette question, dit-elle en joignant
les mains, ravie d'avoir fait une découverte,
Paris Romantique
cette question me met plus au fait que
tout autre chose que vous me pourriez dire.
-C'est la preuve la plus forte que ce qui
arriva à mon cousin n'avait rien de plus
extraordinaire que ce qui se passe chaque
jour en Angleterre.
— Qu'est-ce qui lui arriva donc?
— N'avez-vous pas entendu?... Le père
des jeunes filles qu'il admirait tellement
en choisit une et permit à mon cousin de
l'accompagner dans une excursion dans les
bois. Ma chère madame, les mœurs na-
tionales varient si étrangement... N'allez
pas supposer, je vous en supplie, que j'ima-
gine que tout ne puisse s'arranger ainsi
excessivement bien. Mon cousin est un
jeune homme très distingué, — caractère
excellent, beau nom, — et il aura un jour
la situation de son père... Seulement, les
manières sont si difiFérentes.. .
— Votre cousin accompagna-t-il la
jeune fille ? demandai-je.
— Non, il ne le fit pas : il retourna à
Londres sur-le-champ. »
Cela fut dit si sérieusement — plus que
sérieusement — avec l'air de trouver cela
si difficile à exprimer, que ma gravité et
ma politesse m'abandonnèrent à la fois et
que j'éclatai de rire.
Mon aimable compagne ne le prit pas
mal, elle rit avec moi. et quand nous eûmes
retrouvé notre sérieux, elle dit :
« Ainsi, vous trouvez mon cousin très
ridicule d'avoir renoncé à cette prome-
nade? Un peu timide peut-être ?
— Oh ! non, répondis-je, seulement un
peu prompt.
— Prompt!... Mais que voulez-vous?
Vous ne semblez pas comprendre son em-
barras?
— Peut-être pas tout à fait, mais je
vous assure que son embarras aurait cessé
entièrement s'il s'était promené avec cette
jeune fille, suivie de son groom; je ne
doute pas qu'elle ne l'eût conduit à travers
une de ces belles réserves de faisans qui
sont si intéressantes à voir, mais elle eût été
fort étonnée et surtout embarrassée, si
votre cousin avait eu l'idée de lui parler
d'amour.
— Vous parlez sérieusement? dit-elle en
me regardant en face avec intérêt.
— Très sérieusement, répondis-je, je
suis absolument sérieuse et, bien que je ne
connaisse pas les personnes dont nous
avons parlé, je puis vous assurer positive-
ment que c'est seulement parce qu'il ne
supposait pas qu'un gentilhomme aussi
bien recommandé que votre cousin fût ca-
pable d'abuser de la confiance qu'il lui
témoignait, que ce père anglais lui per-
mettait d'accompagner sa fille dans sa pro-
menade du matin.
— C'est Jonc un trait sublime ! s'écria-
t-elle. Quelle noble confiance! Quelle
confiance dans l'honneur! Cela rappelle
les paladins d'autrefois.
— Je crois que vous raillez notre con-
fiante simplicité, dis-je; en tout cas, ne
me soupçonnez point, moi, de me moquer
de vous; je ne vous ai dit que la vérité
pure et simple.
— Je n'en doute pas le moins du monde,
répondit-elle; mais vous êtes, en vérité,
comme je l'observais tout à l'heure, supé-
rieurement romanesques
XXXIV
INDULGENCE EXCESSIVE DU MONDE A PARIS.
— INFLUENCE DU CLERGÉ ANGLAIS SUR LES
MŒURS MONDAINhS.
Quoique je demeure toujours convaincue
que la véritable société française, c est-à-
dire celle qui se compose des personnes
bien élevées des deux sexes, est la plus
gracieuse, la plus animée, la plus sédui-
sante du monde, je pense toutefois qu'elle
n'est pas aussi parfaite qu'elle pourrait
l'être, s'y l'on si montrait un peu plus dif-
ficile dans le choix des personnes que l'on
y admet.
Quiconque connaît la bonne société en
France doit être persuadé qu'il s'y trouve
et des hommes et des femmes qui, aux
grâces les plus aimables de la vie sociale,
joignent les vertus les plus solides ; mais il
est impossible de nier que, tout admi-
rables que soient quelques individus de ce
cercle, ils exercent envers des personnes
moins estimables qu'eux une tolérance qui
ne laisse pas que de choquer nos opinions,
quand le hasard nous apprend certaines
anecdotes authentiques concernant ces per-
sonnes.
Paris Romantique
]l est heureusemjni impossible, et ce ne
serait, en tout cas, pas très sage, de lire
dans le coeur de tous les gens reçus
liiez une dame de Paris ou de Lon-
lires, afin de découvrir le mystère de ce
i.[ui s'y passe. On
ne doit pas s'at-
tendre c| u e les
maisons t]ui reçoi-
vent beaucoup de
monde puissent
sciuter ainsi tou-
tes les personnes
qu'elles admet-
tent ; mais par-
tout où la société
est bien ordon -
née, il me semble
quel'on ne devrait
pas accueillir cer-
tains individus de
l'un ou de l'autre
sexe, de qui la
conduite exté-
rieure et visible a
attiré les yeux du
mondectla répro-
bation des gens
vertueux...
Une des rai-
sons, à mon avis,
pour lesquelles il
N' a ici moins de
sévérité dans la
bonne société ,
c'est qu'il ne se
trouve point d'in-
dividus, ou pour
mieux dire, point
de classe d'indivi-
lius, dans le vaste
cercle qui consti-
tue ce que l'on
appelle en granJ
lasociété de Paris, Par D<vtria)
qui ait le droit de
prendre la parole et de dire : m Ceci ne
doit pas être. »
Heureusement, chez nous, le cas est dit-
férent, du moins pour le moment. Le
clergé d'Angleterre, ses respectables épou-
ses et ses filles si bien élevées forment une
c aste distincte, à laquelle rien ne ressemble
surtout le vaste continent de l'Europe ..
Quand de telles personnes fréquentent
habituellement dans la société comine elles
le font en Angleterre, quand elles y amè-
nent avec eux les femmes qui composent
EPOUSE COUPABLE
leurs familles, il n est guère a craindre
que le vice effronté ose s'y presenter
aussi.
On ne saurait nier en effet que plus d'une
femme de vertu douteuse, qui n'hésiterait
pas à se montrer hardiment dans la société
la plus distinguée, reculerait devant l'idée
124
Paris Romantique
d'y rencontrer les dignitaires de l'église ;
et il est également certain que plus d'une
donneuse de belles soirées, indiscrète, fa-
cile et insouciante, s'est privée de la satis-
faction d'ajouter à l'éclat de son bal, en y
invitant telle beauté célèbre, parce qu'elle
s'est dit : « "11 est impossible d'avoir mi-
lady A., ou mistress B., quand révè(|ue
et sa famille doivent venir... »
XXXV
LES PETITS SOUPERS d'aUTREFOIS REMPLACÉS
PAR LES GRANDS DINERS. AGRÉMENTS DES
PETITES SOIRÉES. LES DINERS d'aPPARAT.
Combien je regrette les soupers de Paris
et combien peu les somptueux diners que
l'on donne aujourd'hui dédommagent de
leur perte! ]e n'ignore pas qu'il y a une
infinité de gens qui, à la lettre, vivent pour
manger, et je sais que pour eux le mot de
dîner est le signal et le symbole de la plus
pure et peut-être de la plus grande féli-
cité qu'il y ait sur la terre ; pour eux, la
vapeur des mets, la longue et fatigante cé-
rémonie d'un diner à quatre services n'of-
frent rien que joie et que bonheur. Mais
il n'en est pas de même de ceux qui ne
mangent que pour vivre.
Je ne connais pas de lieu où il se com-
mette autant d'injustices et d'actes de
tyrannie qu'à table ; sur vingt personnes
qui se trouvent à un grand dîner, il y en a
peut-être seize qui donneraient tout au
monde pour pouvoir ne manger que tout
juste ce qui leur plait. Mais I amphitryon
sait que, parmi ses convives, il y a quatre
personnes lourdes, dont les âmes planent
sur ses ragoûts, comme les harpies sur le
festin de Phryné,etil ne faut pas les trou-
bler, sans quoi des critiques, en place d'ad-
miration, seront tout le fruit qu'il retirera
de la dépense et de l'embarras que lui
aura coûté le banquet...
La mode qui veut que l'on rassemble
de nombreuses compagnies, au lieu d'en
choisir de petites, fait le plus immense tort
aux plaisirs de la société. C'est la vanité
qui l'aura d'abord introduite. De belles
dames auront désiré faire voir au monde
qu'elles avaient cinq cents amis prêts a
accourir à leur premier appel. Cependant
comme tout le monde trouve cette mode
insupportable, depuis Whitechapel jusqu'à
Belgrave Square, et depuis le faubourg
Saint-Antoine jusqii'au faubourg du Roule,
il est probable qu'elle ne tarderait pas à
changer, si une économie fort désagréable
ne s'y opposait. « Une grande réunion
abat, dit-on, tant d oiseaux ti'un seul
coup. » J'ai entendu un jour une de mes
amies, qui demandait à son mari la permis-
sion d'inonder d'invités, d'abord sa table,
et puis son salon, dire qu'il n'y a rien de
si coûteux que d'avoir une petite réunion.
Or, cette observation est d'autant plus ter-
rible qu'elle est vraie. Mais du moins ceux
qui sont assez heureux pour avoir la ri-
chesse en partage pourraient, ce me sem-
ble, se donner la satisfaction de ne rece-
voir autour d'eux que le nombre d'amis
qui leur convient ; et, s'ils avaient I "extrême
bonté de donner l'exemple, il est bien cer-
tain que la nouvelle mode ne tarderait pas,
d'une façon ou d'une autre, à être si géné-
ralement adoptée, qu'il finirait par être du
plus mauvais ton de rassembler chez soi
plus de personnes que l'on n'a de chaises.
Maintenant que les délicieux petits co-
mités, dont Molière nous présente le mo-
dèle dans sa CriUque Je l"Ecole des "Femmes,
ne se rassemblent plus à Paris, les réu-
nions du soir les plus agréables sont celles
qui ont lieu à la suite de l'annonce faite
par M"' Ifne telle, à un cercle choisi,
qu'elle sera chez elle tel jour de la semaine,
de la quinzaine ou du mois pendant la sai-
son des réceptions. Cela suffit, et les jours
indiqués, des réunions peu nombreuses se
forment sans cérémonie et se séparent sans
contrainte. Il ne faut pas d'autres prépa-
ratifs que quelques bougies de plus, après
quoi les albums et les portefeuilles dans un
des salons, une harpe et un piano dans un
autre, prêtent leur secours, s'il est néces-
saire, à la conversation qui se poursuit dans
tous deux. On présente des glaces, de
l'eau sucrée, des sirops, et des gauffres :
et il est rare que la réunion se prolonge
plus tard que minuit...
Aux soupers que je voudrais donner,
tout serait pur, rafraîchissant, parfumé ;
point de foule, mais de l'aisance, de l'in-
timité, et tout l'esprit que des Anglais
Paris Romantique
et des Anglaises y pourraient mettre.
Tant que cette expérience tentée de
honne foi n'aura pas manqué, je n'avouerai
jamais que les femmes anglaises soient in-
capables de soutenir une conversation.
L'espiit de Mercure lui-même ne résiste-
rait pas à trois longs et pompeux services ;
et je suis convaincue que pour soutenir les
fatigantes cérémonies d'un grand dîner, il
faudrait à une femme une humeur plus gaie
que celle d'une péri.
A dire vrai, tout cet arrangement me
parait singulièrement fautif et mal imaginé.
Quelque résolution qu'une dame anglaise
ait prise d'obéir fidèlement à la mode, il
est impossible qu'elle attende jusqu'à huit
heures du soir sans prendre une nourri-
ture plus substantielle que celle de son
premier repas du matin: en conséquence,
il est inutile d'en faire un mystère, mais le
fait est que toutes dînent de la manière la
moins équivoque vers deux ou trois heures :
il y en a même plus d'une qui, lorsqu'elle
vient rejoindre ses amis affamés a déjà pris
son café et son thé. Le dîner n'est-il pas
après cela une ennuyeuse et mauvaise plai-
santerie?...
Si nous pouvions persuader à nos sei-
gneurs et maîtres, au lieu de se ruiner
la santé par le long jeune qui maintenant
précède leur dîner, et pendant lequel ils
se promènent, causent, montent à cheval,
conduisent des voitures, lisent, jouent au
billard, bâillent, dorment même pour tuer
le temps et pour accumuler un appétit ex-
traordinaire : au lieu de cela, dis je, s'ils
voulaient, pendant six mois seulement,
essayer de dîner à cinq heures, et se don-
ner après cela un peu de peine pour être
aimables dans le salon, ils trouveraient que
leurs saillies seraient plus pétillantes que
le champagne dansleurs verres, et en moins
de quinze jours ils recevraient de leurs
miroirs les compliments les plus flatteurs.
Mais, hélas ! ce ne sont que de vaincs
spéculations : je ne suis point une grande
dame, et je n'ai nul pouvoir pour changer
de tristes dîners en de gais soupers, quel-
que désir que j'en puisse éprouver...
c^D d^
XXXVI
tNCORC LE PROCÈS MONSIRE. LA gOCIÉTb
DES DROITS DE l'hOMME. ANECDOTE.
Depuis longtemps, je me suis permis de
ne vous rien dire du grand procès, mais
ne vous imaginez pas pour cela que l'on
s'en occupe moins a Paris.
Il me parait réellement, après tout, que
ce procès monstre n'est monstrueux que
parce que les accusés n'aiment pas qu'on
les juge. Je ne dis pas qu'il n'y ait eu peut-
être quelques incongruités légales dans la
procédure, provenant principalement de
la difficulté qu'il y a de savoir précisément
ce que dit la loi dans un pays qui a subi
tant de révolutions. J'avoue que je ne suis
pas moi-même bien satisfaite sur le point
de savoir si ces messieurs ont été des l'ori-
gine accusés de haute trahison ou bien si
toute la procédure ne repose pas sur ce
que nous appelons en Angleterre une
atteinte à la paix publique Breach of the
peace). 11 est pourtant assez clair. Dieu
sait, tant par les dépositions que par les
aveux des accusés eux-mêmes, que s'ils
n'ont pas été accusés de haute trahison, ils
en étaient bien certainement coupables;
et, attendu qu'ils ont répété à plusieurs
reprises qu'ils voulaient être tous acquittes
ou condamnés ensemble, je ne vois pas le
grand mal qu'il peut y avoir à les traiter
tous comme des traîtres.
Ce n'est que depuis vingt-quatre heures
que j'ai appris quel était le véritable but
de leurs soulèvements simultanés du mois
d'avril 1834. La pièce que l'on vient de me
montrer a paru, je crois, dans tous les jour-
naux, où, sans doute, je l'ai vue dans le
temps, mais mon ceil aura glissé sur elle,
comme il arrive si souvent, sans que la vue
ait comntuniqué aucune idée distincte à
mon esprit. Il est probable que vous avez
été moins inattentive que moi et, en con-
séquence, je ne répéterai pas ici tous les
arguments que cette pièce emploie pour
démontrer que la Société des Droits de
l'Homme a été le grand ressort qui a fait
agir toute l'entreprise; mais dans le cas ou
les noms expressifs, donnes par le comité
central de cette association à ses diverses
sections, vous auraient échappe, je vais les
Paris Romantique
transcrire ici, ou plutôt une partie d'entre
eux, car ils sont assez nombreux pour las-
ser votre patience et la mienne si je vous
les citais tous. Or, voici ceux qui m'ont
frappée, comme indiquant plus spéciale-
ment la tendance et les goûts des différentes
bandes d'employés de cette Société : Sec-
lionMarat, section T^obespiene. section Quatre-
vingt-treize, section des Jacobins, sections de
Guerre aux châteaux, d'Abolition de la pro-
priété, de Mort aux tyrans, des Viques. du
Canon d'alarme, du Tocsin, de la Barricade
Saint-Méri, et celui-ci, quand il fut donné,
n'était que prophétique, section de l'Insur-
rection de Lyon. Voilà, je pense, une indi-
cation assez claire de l'espèce de réforme
que ces hommes préparaient à la France,
et il n'est guère possible de considérer
comme un acte de tyrannie ou de mons-
truosité de faire le procès aux membres
d'une pareille société, pris les armes en
main et en état de rébellion ouverte contre
le gouvernement existant.
La partie la plus monstrueuse de l'affaire
est l'idée que la plupart d'entre les accusés
se sont faite que, s'ils refusaient de se dé-
fendre ou, comme ils s'expriment, de
prendre aucune part aux procédures, ce
devait être une raison suffisante pour faire
suspendre immédiatement ces mêmes pro-
cédures. Remarquez que ces hommes ont
été pris les armes à la main, en flagrant
délit d'excitation de leurs concitoyens à
la révolte, et parce qu'il ne leur plaît pas
de répondre lorsqu'on les interroge, la
cour chargée de faire leur procès est
stigmatisée par eux, comme composée de
monstres et d'assassins pour ne pas les
avoir renvoyés chez eux.
Si une pareille prétention pouvait réussir,
nous verrions adopter partout, avec pi. s de
promptitude que le plus joli chapcuu de
Leroy, la mode pour les assassins àz refu-
ser de se défendre, comme un moyen à la
fois sûr et facile de conserver 1 impj liti...
A cette occasion, je vais vous racon-
ter une petite anecdote au sujet du procès
monstre. Un Anglais de nos amis arsistait
l'autre jour a la séance de la cour des pairs,
quand l'accusi Lagiangc devint si bruyant
et si importun que l'on fut dans 'a nices-
sité absolue de l'éloigner. 11 avait com-
mencé à prcnonccr d'une vçix éclatante,
évidemment dans le but d'interrompre les
travaux de la cour, une harangue emportée
et inflammatoire qu'il accompagna de ges-
tes très véhéments. Ses coaccusés l'écou-
taient et le contemplaient avec les marques
les moins équivoques d'étonnement et
d'admiration, pendant que la cour s'effor-
çait en vain de rétablir l'ordre et le silence :
« Eloignez l'accusé Lagrange, dit à la
fin le président, et les gardes s'apprêtent
à obéir. Cependant, l'orateur se débattait
avec violence et continuait toujours sa
rapsodie.
— Oui, s'écriait-il, oui, concitoyens!
nous sommes ici en sacrifice... Voici nos
poitrines, tyrans!... Plongez dans notre
ccEur ces poignards assassins! nous sommes
vos victimes... Condamnez-nous tous à la
mort, nous sommes prêts; cinq cents poi-
trines françaises sont prêtes à... »
Sur ce, il s'arrêta tout à coup et, en'
même temps, il cessa de lutter contre les
gendarmes, et pourquoi?.-. Parce qu'il
avait laissé tomber sa casquette, cette
casquette qui non seulement défendait sa
patriotique tète, mais au fond de la-
quelle était encore cachée la copie ma-
nuscrite de son éloquence improvisée. Ce
fut en vain qu'il la chercha sous les pieds
de ses gardes. La foule l'avait déjà en-
voyée bien loin, et l'orateur, réduit au
silence, se laissa emmener avec la dou-
ceur d'un agneau.
La personne de qui je tiens ces détails
ajouta qu'elle en avait cherché le lende-
main le récit dans plusieurs journaux et
que, ne l'ayant pas trouvé, elle avait
exprimé à un de ses amis, témoin comme
elle de cette aventure, son cîonnc~c:'.t de
ce qu'aucune feuille publique n'en ei.i parlé.
XXXVIl
UNc LECTURE DES MiMJIRCS D2 M. i) tMA-
TEAIIDRIAND A l'aDBAY— AUX-UO S.
Lcrs de plusieurs visites que nous avjns
faites dernièrement :i la délicieuse Ahî^ayc-
aux-Bois, la question s'est élevée ilc '.avoir
s'il serait possible que j'assistasse t'ux lec-
tures de. mcmo'rcs de M. de Chaleau'.nand.
Paris Romantique
110
L'appartement que ma charmante amie
et compatriote, miss Clarke, occupe dans
cette même exquise ahhaye, fut le théâtre
de plusieurs de ces angoissantes consulta-
tions. A rencontre de
mon désir, — car je
n'étais pas si hardie que
d'avoir des espérances,
— il y avait d'abord que
ces lectures si jalouse-
ment privées, bien que
si célèbres dans le public,
étaient pour le moment
suspendues : le lecteur
lui-même n'était pas alors
à Paris. Mais que ne
peut le zèle de l'amitié 1
M" Récamier prit ma
cause en mains et un jour
me fut désigné , ainsi
qu'à mes filles, pour jouir
de cette grande faveur...
La réunion assemblée
chez M" Récamier a
cette occasion ne dépas-
sait pas dix-sept per-
sonnes, compris M ' Ré-
camier et M. de Cha-
teaubriand eux-mêmes.
Plusieurs des assistants
avaient entendu les pre-
mières lectures. Les du-
chesses de La Rochefou-
cauld et de Noailles et
une ou deux autres dames
de la noblesse étaient
présentes. En voyant
entrer la petite-fille du
général Lafayette, qui
est mariée à un gen-
tilhomme que l'on dit
appartenir à \'exfréme coté
gauche, je compris que le
génie n'est d'aucun parti
car je remarquai qu'ils
écoutaient tous deux
avec autant d'intérêt que nous les détails
émouvants de ce qu'on lisait. Et qui
donc aurait pu faire autrement ? Cette
dame était assise sur un sofa entre M ' Ré-
camier et moi ; M. Ampère, le lecteur
et M. de Chateaubriand avaient pris
place sur un autre sofa, faisant angle
droit avec le notre; de la sorte, ) eus le
plaisir de contempler une des plu;, expres-
sives physionomies que j'aie jamais vues,
cependant que l'on nous communiquait «.c
UNE LECTURE DES
(Par A. Hcrvit»
JKémoircs. J cutrc-icmt'c \ \ *iuim i -aix-Bois
Exir dt Pjrij anJ le Pjriiiant. by Mr». Trollop*
beau témoignage de sa tète et de son itvur.
De l'autre côté de moi était un homme
que je fus extrêmement heureuse de ren-
contrer, le célèbre Gerard, et j'eus le plai-
sir de causer avec lui a\ant que la lecture
ne commentât. Il est de ceux dont l'aspect
et les paroles ne dcsoivent pas, quoi que
«0* lOJ 104 105 lOfi 107 lin (14 117 MR (in
97 98 99 100 (01 1
U._, . . .
«I 9« 9S 04 or, m; im nvi (i
PROCKS MONSTRK
(Kxir. du t>JrilMri. i8U)
l32
Paris Romantique
laisse attendre sa
haute réputation.
1) n'y avait pas de
cercle formé ; les
dames s'appro-
chèrent du sofa
placé auxpieds de
Corinne et les
messieurs se grou-
pèrent derrière
elles. Le soleil
pénétrait délica-
tement dans la
chambre à travers
les rideauxde soie
blanche; des fleurs
délicieuses em-
baumaient l'air ;
les tranquilles jardins de l'Abbaye s'étendaient sous
es fenêtres à une distance suffisante pour nous éviter
tout le bruit de Paris ; bref, l'ensemble était parfait.
Serez-vous étonnée si je vous dis que j'ai été enchantée
et si j'ai pensé que ces heures-là resteront l'un de mes
plus doux souvenirs?...
XXXVl 1 1
UNE EXCURSION A MONTMORENCY.
DELORME. LES CHFVAUX ET LES ANES.
ROUSSEAU. « DINER SUR l'hERBE ». —
— LE PASSAGE
- SOUVENIRS DE
ACCIDENT.
11 y a plus de quinze jours, je crois, que nous fimes,
avec une très agréable société de vingt personnes, une
longue promenade en voiture hors de Paris et un très
gai dîner sur l'heibe. 11 n'est pas aisé de trouver un jour
qui permette à vingt personnes d'être libres à la fois
et de pouvoir quitter Paris. Mais l'occasion
fait surmonter bien des obstacles! Nous
avions décidéque nous irions à Montmorency
et nous sommes allés à Montmorency. Ce
fut réellement une très joyeuse journée, bien
qu'elle ne se soit point passée sans mésaven-
tures. Nous en subîmes une au moment du
départ qui pensa faire avorter notre projet
~"i tout entier. Nous nous étions fixé la ga-
lerie Delorme comme lieu de rendez-vous
pour nous et nos paniers, et c'est là que les
■ voitures, commandées par celui de nous qui
- o^^fC s'en était charge, devaient venir nous pren-
dre. A dix heures précises, notre premier détachement fut depose, avec ses bagages,
à l'extrémité sud de la galerie ; d'autres, puis d'autres suivirent, jusqu'à ce que
nous nous trouvâmes tous la. Les paniers étaient empilés les uns sur les autres et les
passants lisaient notre histoire à la fois dans ces paniers et dans nos regards, di-
rigés avec anxiété vers le chemin par lequel les voitures devaient arriver.
Paris Romantique
i33
Quel supplice!... Chaque minute, cha-
que seconde faisait retentir à nos oreilles
des roulements de voitures, mais nous
étions toujours désappointés : les roues
continuaient à tourner, aucune voiture ne
s'arrêtait pour nous, et nous restions in
statu quo à nous regarder nous et nos pa-
niers!. ..
Enfin, les jeunes gens de l'assemblée,
s'éveiilant soudainement de leur indiffé-
rence, déclarèrent que les Jjmoiselles ne
seraient pas
désappointées;
et, après avoir
décidé le nom-
bre et l'espèce
de véhicules
que chacun , \ ■
d'eux aurait la
consigne d'aller
chercher — et
trouver au ris-
que de perdre
sa réputation ,
— ils s'élancè-
rent, nous lais-
sant l'esprit et
le ccEui' rani-
més et capables
de braver tous
les regards des
curieux.
Notre demi-
douzaine d'tj;'-
des de camp
revint trioiii- Pat a. Poikii
phalement au
bout de quelques minutes, chacun dans
sa delta ou dans sa citadine, et bientôt
nous laissâmes la galerie Delorme loin
derrière nous...
Arrivés au fameux Cheval blanc, à
Montmorency (dont l'enseigne, rapporte
l'histoire, fut peinte par la main Je Gérard
lui-même qui, dans sa jeunesse, ayant fait,
avec son ami Isabey, un pèlerinage a ce
lieu consacré au romanesque, se trouva
sans autre moyen de payer sa dépense que
de brosser une enseigne pour son hôte,
nous quittâmes nos citadines fatiguées et
fatigantes, et nous mîmes en devoir de
choisir parmi les nombreux chevaux et ânes
qui stationnaient, selles et bridés, à la
porte de l'auberge, vingt bonnes monture»,
plus une ou deux bètes de somme, pour
porter nous et nos provisions vers la forêt.
Oh! le tumulte qui accompagna ce
choix ! Une multitude de vieilles femme*
et de gamins nous assaillaient de tous
côtés :
« Tenez, madame, voilà mon âne! "Y a-t-il
une autre bête comme h mienne?...
— ISon, non, non, belles dames! J\e le
crovez pas, cent la mienne qu'il vous faut...
L ERMITAGE DE JEAN-)ACQUES A MONTMORENCY
— Et vous, monsieur, c'est un cheval qui
vous manque, n'est-ce pas ? "En voilà un su-
perbe... »
Les vieilles voix rauques et les aigres
jeunes voix, jointes à nos propres accents
joyeux, produisirent un tapage qui attira
autour de nous la moitié de la population
de Montmorency; enfin, nous nous trou-
vâmes montes, et, ce qui était infiniment
plus important et plus difficile, nos pa-
niers le furent aussi.
Mais, avant de nous occuper de l'arbre
vert et du gai repas qu'il devait abriter,
nous avions un pèlerinage à faire au sanc-
tuaire qui a donné à cette region toute sa
gloire. Jusqu'ici, nous ne nous étions occu-
.34
Paris Romantique
pes que de sa beauté : qui ne connaît les
vues ravissantes de Montmorency ? Même
sans l'intérêt spécial que le souvenir de
Rousseau donne à chaque sentier, il y a
assez de beautés dans ses collines et ses
vallées, ses forêts et ses champs, pour ré-
jouir l'esprit et enchanter les yeux...
A l'Hermitage, devant la fenêtre de
cette petite chambre obscure qui donne sur
le jardin, s'élève un rosier planté de la
main de Rousseau qui, nous dit-on, a
(P.>r t. Lan,,)
MONTMORENCY
fourni une forêt de roses. La maison est
aussi sombre et triste qu'il est possible,
mais le jardin est joli et arrangé d'une ma-
nière gracieuse qui me fit penser qu'il de-
vait être demeuré tel que Rousseau l'avait
laissé.
Les souvenirs de Grétry auraient pro-
duit plus d'efFet vus ailleurs, du moins je le
pense; cependant, je croyais entendre les
doux accents de : 0 T^icharJ, ô mon roi!
résonner à mes oreilles, tandis que je con-
templais toutes ces vieilles choses et ces
reliques domestiques sur lesquelles était
son nom; mais les J^éveries du pre 'teneur
solitaire valent toutes les notes que Grétry
ait jamais écrites.
Une colonne de marbre s'élève dans un
coin ombragé du jardin et porte une ins-
cription qui rappel le que Son Altesse Royale
la duchesse de Berri a visité l'Hermitage
et pris sous son auguste protection le cseur
de Grétry, injustement réclamé par les Lié-
geois à la France, son pays natal. Com-
ment et où Son Altesse trouva le coeur du
grand compositeur, je n'ai pu le savoir...
Nous laissâmes derrière nous l'Her-
mitage et toutes les émotions qu'on y res-
sent, et jamais
compagnie moins
larmoyante n'en-
tradans la forêtde
^55, Montmorency.
'^^ Quand nous arri-
vâmes à l'endroit
que nous avions
choisi d'avance
pour salle à man-
ger, nous descen-
dîmes de nos di-
verses montures ,
qui furent immé-
diatement dessel-
lées, et se mirentà
brouter, attachées
pargroupes pitto-
resques. Aussitôt,
toute notre bande
s'installa dans cet
indescriptible et
joyeux désordre
qui ne se rencon-
tre que dans un
pique-nique...
Nous restâmes assis sur le gazon du-
rant au moins une heure et demie, nous
souciant fort peu de ce que les sages pou-
vaient dire. Notre escorte de vieilles
femmes et de garçons était assise à distance
convenable et mangeait et riait d'aussi bon
coeur que nous, tandis] que nos animaux,
que l'on apercevait au travers des ouver-
tures du bosquet où on les avait parqués, et
leurs couvertures bigarrées, empilées à
l'entrée, au pied d'un vieil églantier, ache-
vaient de donner à notre repas l'apparence
d'un festin de romanichels. Enfin, le signal
du départ fut donné et la troupe obéissante
fut sur pied en un clin d'oeil : les chevaux
et les ânes furent sellés sur-le-champ, cha-
(Coll. J. B.)
Paris Romantique
35
cun reconnut le sien et se mit en selle; un
concile fut ensuite tenu afin de savoir ou
l'on irait. Tant de sentiers s'étendaient
sous bois dans des directions différentes,
qu'on ne savait lequel choisir : « Donnons-
nous rendez-vous au Cheval blanc dans
deux heures », dit quelqu'un qui avait
plus d'esprit que les autres. Sur quoi,
nous partîmes à notre gré, par deux et par
trois, pour employer ce moment de liberté
et de plein air de la meilleure manière
possible.
La vue du Rendez-vous de chasse est
magnifique. Tandis que nous l'admirions,
notre vieille femme commença de nous
parler politique. Elle nous raconta qu'elle
avait perdu deux fils, tous deux morts en
combattant aux côtés de noire grand Empe-
reur, qui fut certainement le plus grand
homme de la terre : pourtant, c'était un
grand bonheur pour le pauvre peuple que
d'avoir le pain à onze sous, et ce bonheur-
là c'était le roi Louis-Philippe qui le leur
avait donné.
Après notre halte, nous nous dirigeâmes
vers la ville et poursuivions paisiblement
notre délicieuse promenade sous les arbres,
quand un : « Hola ! » poussé derrière nous
nous arrêta. C'était un des garçons de
notre escorte qui, monté sur le cheval de
l'un de nous, galopait à notre recherche.
11 nous apprit une très désagréable nou-
velle : un de nos compagnons avait été jeté
à bas de son cheval et on l'avait cru mort;
lui-même avait été envoyé pour nous ras-
sembler et savoir ce qu'il fallait faire. Le
monsieur qui était avec nous partit immé-
diatement avec ce garçon; mais comme le
blessé m'était tout à fait étranger et qu'il
était déjà entouré par beaucoup de per-
sonnes de la compagnie, moi et mes com-
pagnons nous décidâmes de retourner à
Montmorency et d'attendre au Cheval
blanc l'arrivée des autres. Un médecin
avait déjà été envoyé. Quand, à la fin,
nous nous trouvâmes tous réunis, a l'excep-
tion du malheureux jeune homme et d'un
ami qui resta avec lui, nous apprîmes que
quatre d'entre nous avaient été jetés à
bas de leurs chevaux ou de leurs ânes;
mais, heureusement, trois de ces accidents
n'avaient eu aucun fâcheux résultat. Le
quatrième était beaucoup plus sérieux;
heureusement, le rapport du chirurgien
de Montmorency, que nous eûmes avant
de quitter la ville, nous assura qu'aucun
danger grave n'était a craindre...
Ainsi finit notre excursion à Montmo-
rency qui, en dépit de nos nombreux dé-
sastres, fut déclarée par tous une journée
très réussie.
XXXIX
LA CHALEUR. LE BOULEVARD DES ITALIENS.
TORTONI. -- LA GRACE DES FRANÇAISES.
BEAUTÉ DE LA MADELEINE AU CLAIR DE
LUNE.
Tout le monde se plaint de la chaleur
excessive qu'il fait ici. Le thermomètre
monte jusqu'à.,... j'oublie, car leur échelle
n'est pas la mienne ; mais je sais que le
soleil n'a pas cessé de briller toute cette
dernière semaine, et que tout le monde se
déclarait cuit. Or, de toutes les villes du
monde, celle où il vaut le mieux être cuit,
c'est Paris. Je lisais cette jolie histoire de
George Sand, intitulée Laoinia, et j'avais
choisi pour salle de lecture l'ombre pro-
fonde du jardin des Tuileries. Si nous
avions pu rester assis la tout le jour, nous
n'aurions éprouvé aucun désagrément du
soleil, mais, au contraire, nous l'aurions vu
d'heure en heure caressant les fleurs, et
s'efForçant en vain de faire pénétrer ses
rayons dans le délicieux abri que nous
avions choisi. Malheureusement nousavions
des visites à faire et des engagements à te-
nir; et nous fûmes forces de rentrer chez
nous afin de nous apprêter pour assister à
une grande soirée.
Nous trouvâmes plus joli que jamais le
boulevard, que nous suivîmes pour rentrer
chez nous. Des éventaires de fleurs déli-
cieuses nous y tentaient à chaque pas : pour
cinq sous, on pouvait avoir une rose et son
bouton, deux branches de réséda et un
brin de myrte, le tout arrange si elegam-
ntent, que le petit bouquet en valait une
douzaine faits avec moins de goût. Je
n'avais jamais vuautant de gensassis l'après-
midi ; cliacun semblait se reposer par né-
cessité, comme s'il s'était arrête, trouvant
impossible d'aller plus loin. En passant
devant Tortoni, un groupe nous amusa :
1 36
Paris Romantique
c'était une très jolie femme et un très
joli homme, assis sur deux chaises rappro-
chées l'unede I autre, qui fleuretaient appa-
remment à leur grande satisfaction, tandis
(A. Hervieu del.)
lt«tr. de }'arn
que la troisième figure du groupe, un petit
Savoyard, qui avait probablement commence
par demander la charité, semblait sous le
charme, et restait les yeux fixés sur le
couple élégant comme s'il étudiait une
scène de cette gaie science dont la mando-
line qu il portait, semblait le faire un dis-
ciple. Nous nous amusâmes de la persévé-
rante contemplation du petit ménestrel,
comme de la com-
- plète indifférence
j des objets de son
admiration.
, I Quelques pas plus
loin, nos yeux furent
retenus à nouveau
par la vue d'un élé-
gant qui, ayant ôté
son chapeau, peignait
délibérément ses
boucles noires, tout
cil se promenant. 11
eût sans doute blâmé
lui - même tant de
Liisser-aller chez tout
autre dandy, mais il
le jugeait propre ,
chez lui, à relever la
beauté deson front et
la grâce générale de
ses mouvements. Je
fus contente qu'au-
cune fontaine ou
qu'aucun lac limpide
ne s'étendît à ses
pieds , car il eût
inévitablement subi
le sort de Narcisse.
Hier soir, nous
avions l'intention de
taire une visite d'a-
dieux authéâtre Fcy-
dcau, ou plutôt à
l'Opéra - Comique ,
mais heureusement
nous n'avions pas
retenu de loge, et
Rousgardions le droit
lie changer nos pro-
icts, droit toujours
précieux, mais ines-
timable par cette
température. Au lieu
d'aller au théâtre, nous restâmes à la mai-
son jusqu'à la tombée du crépuscule, plus
frais de quelques degrés, mais non beau-
coup moins étouffant. Puis, nous sortîmes
pour aller jircndre des glaces à Tortoni.
by Mr
ollopc)
Paris Romantique
5:
Tout Paris semblait s'être assemble sur le
boulevard pour respirer : c'était comme un
soir de foule au Vauxhall, et des centaines
de chaises semblaient jaillir du sol pour
les besoins du moment, car un double rang
de gens assis occupait déjà chaque côté du
trottoir.
Les Françaises sont si jolies dans leurs
robes de promenade du soir, que j'aime
ont plus que nous 1 habitude et j art de
paraître élégantes sans être en grande toi-
lette. Il est impossible d'expliquer cela
par le détail ; peut-être une couturière ou
une modiste saurait-elle le faire ; et encore
la plus habile en serait probablement bien
embarrassée : pour moi, je ne puis que
constater le fait qu'une promenade du soir
dans Paris est plus élégante qu'a Londres.
BOULEVARD DES ITALIENS
(Coll. J Bcultngcr)
mieux les voir ainsi que très habillées. Un
salon rempli de femmes élégamment vêtues
est un spectacle auquel des yeux anglais
sont accoutumés, n ais la vérité m'oblige
à confesser qu'il serait inutile de chercher
dans aucune promenade, à Londres, une
scène seniblable a celle qu'olTi ait le boule-
vard des Italiens hier au soii . Qu'il en soit
ainsi, c'est la plus étrange chose du monde,
car il est certain que ni les chapeaux, ni
les jolies figures qu'ils abritent ne sont
inférieurs en Angleterre à tout ce que
l'on peut voir ailleurs ; mais les Françaises
Nous fûmes assez heureux pour prendre
lesplaces d'une nombreuse compagnie qui,
au moment où nous entrions, quittait une
fenêtre du premier étage à Tortoni. Là le
spectacle est aussi totalement anti-anglais
que celui des restaurants du Palais-Royal.
Les pièces, en haut et en bas, sont remplies
de gens gais, chac^ue groupe réuni autour
d'une petite table de marbre supportant
une grande carafe d'eau gl.icee. dont le
glaçon ne fond qu'à mesure qu'on en désire
et dont la vue seule, mémo si l'on ne boit
pas de cette masse fond.mte. procure une
1 38
Paris Romantique
impression de fraîcheur. Les pyramides de
glaces colorées avec leur accompagnement
de gaufres, que les garçons apportent in-
cessamment, les brillantes lumières à l'in-
térieur, le murmure de la foule au dehors,
la fraîcheur du mets délicat, et la gaieté
que tout le monde semble partager à cette
heure charmante d'oisiveté, tout cela est
incontestablement français, et, plus incon-
testablement encore, n'est pas anglais.
Pendant que nous nous trouvions encore
à notre fenêtre à nous récréer de tout ce
qui se passait dedans et dehors, quelques
brillants éclairs commencèrent à percer un
(Par E. Lami)
épais nuage noir que j'admirais depuis
quelque temps pour le magnifique con-
traste qu'il formait avec le vif éclat des
lumières sur le boulevard. Comme aucune
pluie ne tombait encore, je proposai une
promenade vers la Madeleine, qui, a ce que
je pensais, nous donnerait quelques beaux
effets de lumière et d'ombre dans une soirée
comme celle-ci. La proposition fut acceptée
d'emblée, et nous nous éloignâmes, lais-
sant derrière nous la foule et le gaz. Nous
arrivâmes à l'extrémité de la rue Royale,
et nous dirigeâmes lentement vers l'église.
L'effet était plus beau qu'aucune chose que
j'eusse jamais vue : la lune était clepuis
quelques jours dans son plein ; et, même
quand elle était cachée par les nuages épais
qui s'amoncelaient de toutes parts dans le
ciel, elle éclairait faiblement, toutefois
encore assez pour nous permettre de dis-
cerner le vaste et superbe portique. On
eût dit du pâle spectre d'un temple grec.
D'un commun accord, nous nous arrêtâmes
au point où ce spectacle était le plus beau
et le plus parfait; et je vous assure qu'avec
la lourde masse de nuages noirs devant et
derrière, avec la douce lumière de « l'in-
constante lune » par moment visible, et
par moment cachée derrière un nuage, qui
se reflétait sur les colonnes, c'est là le
plus bel objet d'art que j'aie encore
admiré . . .
XL
UN « MOUVEMENT ». LES
TOMBEAUX DES HÉROS DE JUILLET
AUX INNOCENTS.
Il faut aujourd'hui que
je vous rende compte des
aventures qui me sont arri-
vées pendant une course à
pied que j'ai faite au marché
des Innocents. Vous saurez
qu'au coin de ce marché il y
auneboutique, spécialement
consacrée aux dames, où l'on
débite tous ces objets im-
possibles à classer sous une
dénomination quelconque,
et que chez nous on appelle
haberdashery, terme qui m'a
été un jour expliqué par un
célèbre etymologist e comme venant des
deux- mots français avoir d'acheter. Le
magasin dont je parle, J'I la Mère de famille,
marché des ] nnocents, mérite bienson nom,
car il y a peu d'objets dont une femme
puisse avoir besoin, qu'elle ne trouve à y
acheter. Or je me rendaisà ce lieu, où toutes
les choses utiles se trouvent rassemblées,
quand j'aperçus devant moi, et précisé-
ment sur le chemin que je devais suivre,
une foule considérable que, dans le pre-
mier moment, jepris pour une émeute. Et,
quoique plus tard ce rassemblement prit
une apparence beaucoup moins inquié-
tante, comme j'étais seule, je me sentis
plus disposée à retourner sur mes pas
qu'a avancer. Je m'arrêtai un moment avant
de prendre une résolution, et voyant une
Paris Romantique
,39
femme debout devant une boutique, non
loin du lieu du tumulte, je me risquai a lui
demander la cause qui réunissait tant de
monde dans un quar-
te puis vous assurer Je la chose, ajouta-t-
el!e, car je l'ai vu partir.
-- Est-ce la tout? dis-je ; est-i! possible
tier si paisible. Mal
heureusement la
phrase dont je me
servis m'attira plus
de railleries que les
étrangers n'ont cou-
tume d'en souffrir de
la part des Parisiens,
d'ordinaire si polis.
Mes paroles furent,
si je me les rappelle
bien, celles-ci :
« "Pourriez-vous me
dire, madame, ce que
signifie tout ce
monde ?. . . Est-ce qu 'il
y a quelque mouve-
ment ? »
Ce malheureux
mot de mouvement
l'amusa infiniment ,
car c'est celui dont
on se sert en parlant
des véritables émeu-
tes politiques qui ont
eu lieu, et dans cette
occasion il était tout
aussi ridicule de s'en
servir que si , en
voyant à Londres
une cinquantaine de
personnes rassem-
bléesautourd'un filou
qu'on vient d'arrêter
ou d'une voiture ver-
sée, on allait de-
mander s'il va y avoir
une révolution.
« Ifn mouvement .'
répéta cette femme
avec un sourire très
expressif. Est-ce que
madame est effra-
yée ? . . . Mouve-
ment?... oui, madame, il y a beaucoup de
mouvement... mais cependant c'est sans mou-
vement... C'est tout bonnement le petit serin
de la marchande de modes là -bas qui vient de
i' envoler...
rOMBKAUX DES HEROS DE JUILLET
Exir de Pjrri jnJ Ihr Pjrijijni, by Mr». Trollopc;
qu'un oiseau qui s'envole puisse rassem-
bler tant de monde?
— Oui, madame : rien autre chore...
Mais regardez ; voilà des agents qui s'appro-
chent pour voir ce que c'est... Ils en saisissent
]4o
Paris Romantique
un, je crois... Ah! ils ont une manière si
étonnante de reconnaître leur monde. »
Cette dernière remarque me décida à
ne pas aller plus loin, et je me retirai en
remerciant l'obligeante bonnetière des
renseignements qu elle m'avait donnés.
« "Bonjour, madame, me dit-elle avec un
sourire très mystifiant, bonjour ■ soyez tran-
quille, tl n'y a pas de danger d'un mouve-
ment. »
Je suis bien sûre que cette femme était
l'épouse d'un doctrinaire; car il n'y a rien
qui offense plus le parti tout entier, de-
puis le plus grand jusqu'au plus petit, que
l'expression du plus léger doute sur la du-
rée de sa chère tranquillité. Dans cette
occasion pourtant, je n'ava s eu réellement
aucune intention; toute ma faute était
dans la phrase dont je m'étais servie.
Je retournai chez moi pour chercher une
escorte , et quand je l'eus trouvée , je me remis
en route pour le marché des Innocents, où
j'arrivai cette fois, sans autre mésaventure
que d'avoir été éclaboussée deux fois, et
trois fois à peu près renversée par des voi-
tures. Mes emplettes faites, je me prépa-
rais à reprendre le chemin de mon logis,
quand la personne qui m'accompagnait me
proposa d aller voir les monuments élevés
en l'honneur de dix ou douze révolution-
naires, tous enterrés non loin de la fon-
taine le 2C) juillet i83o...
Nous arrivâmes assez près des tom-
beaux pour me permettre de lire leursépita-
phes et de prendre note de l'une d elles.
La victime de Juillet qui reposait sous cette
tombe s'appelait Tiapel. Elle était du dé-
partement de la Sarthe et fut tuée le
iq juillet I 83o.
On ne peut rien voir de plus mesquin
que cet étalage de drapeaux, de piques et
de hallebardes qui ornent ces tombeaux
des Immortels. Il y en a encore quelques-uns
du même genre dans la cour orientale du
Louvre et, à ce que je crois, dans plu-
sieurs autres lieux encore. 11 me semble
que, s'il était convenable de placer de pa-
reils monuments dans les carrefours d'une
capitale, il aurait fallu du moins leur don-
ner quelque dignité, tandis qu à présent
leur aspect est tout à fait ridicule. Si les
corps des personnes tuées sont réellement
déposés dans ces bizarres enclos, on té-
moignerait beaucoup plus de respect pour
eux et pour leur caust en les transportant
au cimetière du Père-Lachaisc, avec tous
les honneurs qu'on jugerait leur être dus,
et en inscrivant sur le monument qu'on leur
consacrerait l'époque et le genre de leur
mort.
11 y aurait au moins en cela l'appa-
rence d'un sentiment national et respecta-
ble, tandis que les drapeaux et les franges
qui flottent aujourd'hui sur leurs restes res-
semblent à la friperie d'une troupe de co-
médiens ambulants...
TABLE DES MATIERES
Introduction. — Vit de Mrs. Trollope. — Dates de son voyafje à Paris. — Comment nous avons
traduit sa correspondance. — Une Anglaise charmée par la société française. — Qui
elle a vu. — L <( odeur du continent ». — La politique de Mrs. Trollope. — Le
i( procès monstre ». — Littérature
I. L'arjçot à la mode. — Les jeunes gens de Paris. — La jeune France. — Rococo. - —
Décousu
Il M'" Mars dans Elmire de Tartuffe. — Eternelle jeunesse de l'artiste
Ill Le Salon du Louvre. — Impertinence qu'il y a à recouvrir les chefs-d'ŒUvre anciens
par des tableaux contemporains. — Saleté du public. L'égalité est une niaiserie .
IV. La société française. — Infériorité de l'anglaise. — Simplicité charmante de» réunions.
— Absence de cérémonie et de parade. — L'immoralité française est un préjuge
des Anglais
V. Inquiétude causée par le prochain jugement des prisonniers de Lyon - Le u procès
monstre <>
VI. Eloquence de la chaire. — L'abbé Coeur. - Sermon à Saint-Roch. — Elégance du
public. — Costume du jeune clergé
VII. Longchamps ...
V!ll. La Chambre de justice au Luxembourg. — L'Institut. — M. .^lignet. — Concert
Musard
IX. Délices du jardin des Tuileries. — Le légitimiste. — Le républicain. Le doctri-
naire. — Les enfants. La grâce des Parisiennes. — Les moustaches, les impériales
et les cheveux noirs des dandys. -- Libre entrée des jardins depuis les Trois
Glorieuses. Anecdote
X. Saleté des rues. Cardage des matelas en plein air. — Chaudronniers ambulants. —
Construction des maisons. — Pas dégoûts. — Mauvais pavé. — Réverbères à
l'huile
XI. La fctc du roi. — Inquiétudes. — Arrivée des troupes. — Les Champs-Elysées. —
Politesse naturelle du peuple. — Concrt dans le jardin des Tuileries. — La famille
royale au balcon indifférence du populaire. — Feux d'artifice
XII . Revue sur la place du Carrousel. — La garde municipale. — La garde nationale. . .
XIII. Soirée — Le causeur qui fait mystère de tout
XIV. Victor Hugo .
XV Versailles. — Musée projeté. — Souvenirs d'un jardinier sur les Bourbons. — Les
grandes eaux à Saint-'loud
XVI . Gens r marquabics. — Gens distingués ...
XVII. Excursion au Luxembourg. — Les femmes n'entrent pas au « procès monstre ». —
George Sand en homme. — Costume républicain — Le quai Voltaire. — Inscrip-
tions murales. — Comment le maréchal Lobau disperse les émeutes. — Une
manifestation
XVIII Liberté française de propos. — L' n odeur du continent ». — Malpropreté et luxe.
L'eau non installée dans les maisons. - Délicatesse anglaise. - Ses causes . . .
XIX. Le dimanche à Paris. — Le plaisir en famille. — Gaieté naturelle. — Les polytechni-
ciens s'appliquent à ressembler à napoléon. — Un dimanche aux Tuileries ....
XX. M' Recamier. Ses matinées.— Portrait de Corinne, par Gérard. - Portrait en
miniature de M"' de Staél. — M. de Chateaubriand. - Les étrangers peuvent-ils
comprendre toutes les (inesses de la langue française? — Nécessite de parler
français
XXI. Emeute quotidienne il la porte Saint-Martin. — Indulgence excessive du gouverne-
ment. — Comment faire cesser les désordres
XXII . Soirée dansante. — En Angleterre, les jeunes fille» sont élevées librement et tu bal les
jeunes femmes s'effacent devant elles. — En France, c'est tout le contraire. —
Anecdote. — Le spectacle des « fleurts ». consolation des vieilles dames chaperons.
- Discussion sur la supériorité de l'usage français ou de l'usage anglais. — Les
jeunes filles anglaises choississent elles-mêmes leurs maris . .
142
Table des Matières
XXIV
XXV.
XXVI.
XXVII.
XXXll.
XXXIll.
XXXIV.
XXXVI.
XXXVII.
XXXVIII.
XXXIX.
XL.
Les trottoirs nouvellement introduits — Pourquoi les Parisiens oréfèrent les apparte-
ments aux maisons construites pour une seule famille comme à LondVes. — Le por-
tier-factotum. — Le luxe à Paris est moins coûteux qu à Londres. — Richesse
croissante de la France
Le romantisme et le suicide
te Cheval de bronze et la Marquise a l'Opéra-Comique. — L'heure tardive du
diner nuit aux spectacles
L'abbé de Lamennais. — Son aspect et sa conversation. — Son admiration et celle
des républicains français pour OConnell
Les vieilles filles sont ridicules en France. — Pourquoi elles y sont beaucoup plus
rares qu'en Angleterre. — Supériorité de la manière de conclure les mariages en
Angleterre. — En France, les vieilles filles s'appliquent à dissimuler leur triste état.
L'élégance inimitable des Françaises. — Impossibilité à une Anglaise de n'être pas
connue pour telle au premier regard. — Les magasins de nouveautés et les bouti-
ques. Le goût des bouquetières. — Tout à Paris est arrangé avec goût. — Plus
de rouge ni de faux cheveux
L'abbé Lacordaire. — Succès de ses sermons à Notre-Dame. — Les meilleures places
réservées aux hommes. — Dimensions de Notre-Dame. — Affluence de jeunes gens
de Paris. — Ils font et défont les réputations. — Lacordaire est un prédicateur
déplorable
Le Palais-Royal. — Types qu'on y rencontre. — Une famille anglaise. — Les excel-
lents restaurants à 40 sous. — La galerie d'Orléans. — Les oisifs. — Le théâtre
du Vaudeville .
Pâtissiers anglais. — Un anglophobe. — Expérience malheureuse sur un « muffin ».
— Le roi-citoyen se promène
Politesse des maris français
De la manière de faire l'amour à l'anglaise. — Anecdote
Indulgence excessive du monde à Paris — Influence du clergé anglais sur les mœuFS
mondaines
Les petits soupers d'autrefois remplacés par les grands diners. — Agréments des
petites soirées. — Les diners d'apparat
Encore le « procès monstre ». — La Société des Droits de l'homme. — Anecdote . .
Une lecture des Mémoires de .M. de Chateaubriand à lAbbaye-aux-Bois
Une excursion 3 Montmorency. — Le passage Delorme. — Les chevaux et les ânes.
— Souvenirs de Rousseau. — « Diner sur l'herbe ». — Accident
La chaleur. — Le boulevard des Italiens. Tortoni. — La grâce des Françaises. —
Beauté de la Madeleine au clair de lune
Un 11 mouvement ». — Les tombeaux des héros de Juillet aux Innocents
(E. Limi del.)
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Lucien DESCAVES ...
Georges d'ESPARBÈS
Ferdinand FABRE
Claude FERVAL
Léon FRAPIE
E. et J. de CONCOURT.
Gustave GUICHES
.\bel HERMANT.
Paul BERVIEU,
<<• l'Ac>il«m>e rr
lei Oiaboliquei.
Le Jardin de Berinice.
Du Sng de II V«lopU II li II Mtrl.
Mémoire! dun Jiune Homma rangt.
La Danseuse de Pompai.
Peoclc le biin-aimi.
Cruelle Eniqme.
Dndre Corneiii.
L'Umour qui pane.
Le Pays Datai
La Leçon d »mour dans un Parc.
Flonso Bonlieur.
Venus ou les Deux Rliquei
Let Embrases.
L Enanqeiisle-
Les Rois en eiil.
Les Deux (treintei.
Clianis du Soldat.
Sous Ofis.
La Légende de l'tigle.
La Guerre en denteiiei.
L'>l)be Tigrane.
L»utro «inour
Vio do Clialeau.
L'insliiutnce de Province.
Rence Maupcnn.
Celeste Prudliomit.
Le Cœur de Pierrette
La Bonne Galette.
Totote.
La Fée.
Maman
Les Trjnsatlanliquet.
Souvenirs du Vicomte Ht Courpirre
Monsieur de Courpiero mano
La Carrière.
Le Scvire
Le Cavalier Miserey.
Flirt.
L'Inconnu.
L'Armature.
Peints par eu«-mémet.
Les Teui verli et les Taui bleui.
L'Aloe homicide.
Le Mil Duc
Jules I.EMAITRE. ...
et l'Académe IrançRii
Pierre L0UY8 .
Paul MARGUERITTE.
Octave MIRBEAU. ...
Lucien MUHLFELD.
Marcel PREVOST.
<lr l'Acadéini* rraoçn
Michel l'IOVINS . .
Henri de REGNIER.
de l'Aralimie Trançail
Jules RENARD .
Jean RICHEPIN,
d.- I Arad^mio françai:
Edouard ROD..
André THEURIET,
da l'Académia fraofaii
Pierre VEBER
. Sire.
] Ll louiMu Jea.
'. leun Saurs.
I Lea Jeunes.
' Le LjL
j Un Martyr uns 11 Foi.
tphrodile.
1 Les tvenlurei du Roi Ptusole
i La Femme et le Piolis.
' Contes Ctioiiii.
L'Uvril.
Amants.
La Tourmente.
L'Essor
Pascal Ufbua.
L'tbbe Jules.
Ll Carrière d Andre Touretli.
L'Automne d'une Femme.
Cousine Lauri.
Chonitielte.
Lettres de Femmes.
Le Jardin secret.
Mademoiselle Jaufr*.
Les Oemi-Vierget.
La Confession d'un Amant.
L'Heureui Menage.
nouvelles Lettres da Famnits
La Minage de Julienne.
Lettres a Françoise.
Le Oumino Jaune.
Dernières Lettres da Femmes
La Princesse d Ermmga.
Le Scorpion
■. el ■•• Moloch.
Dialogues d Amour
t Le Ion Plaisir.
Le Manage de Minuit.
I L Ecornilleur.
) Histoires laluraJlei.
I La Glu.
) Lai Debiiti de Cesar Borfia
I La Vie pnvae de Michel Taaaier.
' Les Roches blaaches.
I La Maison des daui Sarbeaii.
( Pacha aonal.
L'Aventure
MODERN -THEATRE
Pour paraître le 15 Juin 1911 :
Georges de PORTO-RICHE
I^ïiîoatease -^L'Infidèle
■Cn.
Illustrations de PAUL THIRIAT
voliarxa-e 10x0011.0 : O fx. 95 — I^elié : 1 fi. SO
Paraîtront ensuite à raison d'un volumB le 15 tie chaque mois :
1 0' Volume :
Pierre WOLFF
Le Ruisseau.
Le Boulet.
Il' Volume :
R. de FLERS et G. de CAILLAVET
Miquelte et sa mère.
Les Sentiers de la Vertu.
12' Volume :
Jules RENARD
Le Plaisir de i-ompre. — Le
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13" Volume :
Paul HERVIEU
(le l'Acaiitmic française.
La Course du Flambeau.
La Loi de l'Homme.
Piul HEI^VIEU
.le I Aradémie rrani;
Henri LAYEDAN
.k I AcaMi-Muic Kraii.;
maurice DONNAT
,1.- I \.-, I. nur Irini
OctAve mil^BEAU
,1. I .\. .,.l,-mic Franc
Volumes déjà parus :
,r... Les Tenailles * Point de Lendemain « Les Panoles restent.
„,- . Le IWapqois de Ppiola » Viveurs.
„« .. Amants ' La Douloopeuse.
Les Affaires sont les Affaires « Le Porteîeaille.
Alfred CAPU5 I»a Veine * Brignol et sa pille.
Henry BATAILLE .... IWaman Collbri * L'Enchantement.
Bouboaroehe m L'flrtiele 330 « Lidoire < Les Balaneo
Gros Chagrins « Les Boulingrin « La Conversion ct'fllcestf
Henry BERNSTEIN ... La Rafale « Samscn.
Ijeorjes [GUIDELINE
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Anciaii, Dirrclour.
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