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Full text of "Paulina; roman des temps apostoliques"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/paulinaromandestOOrout 


PAULINA 


ROMAN  DES  TEMPS  APOSTOLIQUES 


NIHIL  OBSTAT 


IMPRIMATUR 


Die  2a  Martii  1918 


L.    LiNDSAY,     CAN. 

Censor  delegatus 


L.-N.  Caed.  Begin, 

Arch.  de  Québec 


:;^ 


LIBRARY 

718835 

UMIVERSITY  OF  TORONTO 


Enregistré  conformément  à  l'Acte  du  Parlement  du  Canada, 
concernant  la  propriété  littéraire,  l'an  mil  neuf  cent  dix-huit, 
par  l'honorable  juge  A.-B.  Routhier,  au  ministère  de  l'Agri- 
culture et  des  Statistiques,  Ottawa. 


QUELQUES  LETTRES 


I 

Lettre  de  Mgr  Paquet. 

Séminaire  de  Québec, 

25  mars  1918. 

UHonœable  Sir  Adolphe  B.  Routhier  L.  D.  et  H.  L. 
D.  U.  L.,  Juge  de  la  Cour  d'Amirauté,  ancien  juge  de 
la  Cour  Supérieure  à  Québec. 

Monteur    le  juge. 

Vous  m'avez  fait  Vhonneur  de  m'adresser  en  hommage 
un  exemplaire  de  votre  dernier  livre  :  Paulina,  roman  des 
temps  apostoliques. 

Un  roman  :  —  il  me  faut  bien  vous  avouer  ma  par- 
faite inaptitude,  à  apprécier,  au  point  de  vue  de  Vart, 
ces  œuvres  de  fiction  dont  la  structure  varie  avec  le  thème 
et  le  but,  et  où  les  secrets  de  composition  et  les  procédés 
d'imagination  échappent  à  mon  humble  compétence. 

Mais  il  y  a  des  romans  qui  visent  plus  haut  que  les 
effets  de  style,  et  l'amusement  de  l'esprit  ou  l'émoi  de^ 
cœurs  blasés. 

En  écrivant  Paulina,  l'auteur  de  cet  autre  livre 
si  justement  loué  De  l'homme  à  Dieu,  a  voulu  offrir 
au  public  de  l'apologétique  en  action.  Et  c'est  ce  dont 
j'ai  le  plaisir  de  le  féliciter. 

En  vous  lisant,  Monsieur  le  Juge,  nous  assistons  à 

1 


X  QUELQUES    LETTRES 

la  naissance  merveilleuse  de  l'Eglise.  Nous  voyons  le 
christianisme  dans  la  personne  du  grand  apôtre  Paul 
de  Tarse,  aux  prises,  avec  le  judaïsme  et  le  paganisme 
coalisés.  Vous  faites  revivre  sous  nos  yeux  cette  lutte 
décisive  de  la  droiture  contre  le  préjugé,  de  la  vertu  contre 
la  passion,  de  la  vérité  contre  l'erreur,  du  Dieu  de  Naza- 
reth contre  les  dieux  de  l'Olympe.  La  figure  de  saint  Paul 
nous  apparaît  dans  une  série  de  tableaux  où  se  peint 
toute  la  force  divine,  toute  l'héroïque  grandeur  de  ce  fai- 
seur de  tentes.  L'Apôtre  prêche,  souffre  et  meurt  ;  mais 
dans  son  sang,  et  dans  celui  d'intrépides  martyrs  que 
sa  parole  et  son  exemple  ont  conquis  à  Dieu,  la  religion 
chrétienne  puise  une  incomparable  fécondité. 

Voilà  ce  que  nous  montre  en  un  style  si  élégant  Pau- 
lina,  et  j'en  conclus  que  l'auteur,  fidèle  aux  plus  nobles 
traditions  de  sa  plume,  a  bien  mérité,  cette  fois  encore,, 
des  Lettres  Chrétiennes. 

Veuillez  agréer,  cher  Monsieur,  avec  mes  félicitations^ 
l'hommage  de  mes  sentiments  respectueusement  dévoués. 

Louis-Ad.  Paquet. 


II 

Lettre  de  L'Abbé  Sylvio  Corbeil. 

Principal   de   l'Ecole   Normale   de   Hull. 
Hull,  P.  Q.  2  avril  1918. 

A   Sir   A.   B.   Routhier 

Rue   d'Auteuil,   Québec. 

Au  sortir  de  la  lecture  de  votre  "  roman  des  temps 
apostoliques  "   je    viens    vous    dire    mon    contentement. 

Au  cours  de  ma  vie,  j'ai  lu  infiniment^  d'ouvrages 
littéraires.  L'épopée,  plus  que  tout  autre  genre,  m'a 
donné  d'exquises  jouissances  ;  et  c'est  une  vraie  jouis- 
sance d'art  que  je   viens   de   goûter   en   lisant   Paulina. 

A  mon  avis,  c'est  un  poème  épique  que  vous  publiez  : 
Le  héros  et  l'œuvre  que  vous  chantez  dans  votre  prose  har- 
monieuse, je  veux  dire  saint  Paul  et  l'établissement  du 
Royaume  de  Dieu  parmi  les  Gentils,  sont  un  sujet  plus 
grandiose  que  ceux  de  T Enéide  et  de  riliade. 

Homère  et  Virgile  ont  dû  enchérir  même  sur  les  légendes 
nationales  pour  donner  à  leurs  héros  et  à  leurs  actions 
des  proportions  surhumaines.  Mais  vous,  vous  avez 
raconté,  avec  la  probité  de  l'histoire,  des  personnages  et  des 
événements  dont  la  juste  grandeur  a  suffi  à  votre  muse,  ou 
plutôt  à  votre  génie,  que  l'enthousiasme  sacré  exalte,  pour 
porter  votre  âme  et  la  nôtre  plus  haut  que  la  région  du 
sublime  en  littérature,  je  veux  dire  jusque  dans  les  hau- 
teurs du  merveilleux  chrétien. 


XII  QUELQUES    LETTRES 

Toutefois,  dans  ce  poème  de  Paulina  vous  avez 
mêlé  à  l'histoire  assez  de  fiction  pour  qu'on  puisse  le 
ranger  parmi  les  romans.  Ce  double  domaine  de  l'histoire 
et  de  la  fiction  vous  a  permis  d'y  buriner  des  personnages 
représentatifs  de  l'humanité  en  face  de  ceux  de  l'Evangile  ; 
et  votre  imagination  très  riche,  créatrice  de  grâce  et  de 
beauté,  a  su  y  faire  évoluer  les  péripéties  d'un  drame  sai- 
sissant, tour  à  tour  humain  et  divin. 

Tout  le  long  du  volume,  j'ai  savouré  le  charme  des 
couleurs  locales,  qui  font  voir  les  choses  et  les  âmes 
antiques  dans  leur  éclat  propre,  et  j'ai  admiré  en  même 
temps  les  aspects  psychologiques  de  ces  âmes  qui  ont  évolué 
autour  de  saint  Paul  et  qui  fuirent  rebelles  ou  dociles  à 
son  apostolat. 

La  couleur  locale  s'étend  également  aux  éléments 
pittoresques  du  poème,  et  fait  ressortir  la  vérité  des  des- 
criptions. 

Comme  Lamartine  et  Chateaubriand  vous  avez  visité 
les  lieux  décrits  dans  Paulina  et  dans  le  Centu- 
rion, et  vous  en  avez  esquissé  les  dessi7is  de  particulière 
beauté  avec  un  grand  bonheur  d'observation. 

Enfin,  vous  avez  su,  mieux  que  les  auteurs  de  Ben- 
Hur  et  de  Quo-Vadis,  faire  briller  sur  tout  ce  qu'il 
y  a  d'humain  et  de  terrestre  dans  vos  romans  des  reflets 
de  la  splendeur  de  Dieu. 

Cet  autre  élément  de  couleur  et  de  vérité  est  indispen- 
sable dans  un  poème  qui  célèbre  V établisseinent  du  Roy- 
aume de  Dieu,, et  saint  Paul,  l'homme  du  troisième  ciel. 

Et  voilà  ce  qui  fait  la  bemdé  de  vos  deux  romans  : 
Dans  le  Centurion  je  vois  le  Dieu  de  la  Rédemption 
descendant   parmi   nous,   et  se  reflétant  dans  les  âmes 


QUELQUES    LETTRES  XIII 

dressées  vers  lui  ;  et,  dans  Paulina,  c^est  l'humanité 
rachetée  qui  monte  vers  son  Père  céleste,  avec  dans  l'esprit, 
des  splendeurs  de  foi  qui  illuminent  les  mystères,  et  dans 
le  cœur,  des  ferveurs  de  charité  qui  précipitent  aux  hé- 
roïsmes    du    martyre. 

De  pareils  sujets  sont  un  péril  pour  l'écrivain,  mais 
ils  le  grandissent  quand  il  peut  les  porter,  comme  on  porte 
des  flambeaux,  et  les  placer  sur  le  piédestal  qui  leur  con- 
vient. Les  deux  romans  poèmes  se  complètent  l'un  l'autre, 
et  forment  un  tout  harmonieux,  je  pourrais  dire  un  même 
ouvrage  en  deux  volumes. 

La  même  lumière  jaillit  du  même  sujet  qui  est  divin, 
et  donne  aux  deux  œuvres  les  reflets  que  l'art  exige. 

Il  m'est  souvent  arrivé  dans  les  beaux  soii's  d'été,  au 
bord  d'un  lac  tranquille,  de  contempler  le  ciel  constellé, 
tantôt  en  levant  les  yeux  vers  l'azur  pers  du  firmament, 
tantôt  en  les  abaissant  vers  le  miroir  des  eaux  limpides, 
et  ces  deux  tableaux  me  paraissaient  d'égale  magnificence. 

C'est  une  double  beauté  du  même  genre  que  j'admire 
dans  les  rayons  qui  jaillissent  du  sujet,  et  dans  les  reflets 
qui  se  dégagent  de  votre  œuvre. 

J'applaudis  donc  avec  bonheur  au  nouveau  succès 
de  votre  plume,  et  j'espère  que  vos  lecteurs  éprouveront 
à  vous  lire  les  satisfactions  de  l'esprit  et  les  saines  émotions 
que  j'ai  éprouvées  moi-même. 

Sylvio  Corbeil,  Ptre. 


:XIV  QUELQUES    LETTRES 

m 

Lettre  de  Mr.  A.  D.  DeCelles. 

à  l'Editeur  de  la  Presse. 

Mon  cher  ami, 

Vous  me  demandez  mon  avis  siir  le  roman  Paulina, 
■que  Sir  A.  B.  Routhier  a  publié  dans  la  Nouvelle 
France  et  qui  vient  de  paraître  en  volume.  Votre  culture 
littéraire  m'est  assez  connue  pour  vous  assurer  que  mon 
appréciation  de  ce  magnifique  travail  doit  concorder  avec 
la  vôtre.  Je  me  suis  délecté  à  le  lire  au  fur  et  à  mesure 
de  sa  publication,  et  c'était  toujours  avec  un  désir  plus 
vif  que  j'en  attendais  la  suite. 

Ce  n'est  pas  d'hier  que  les  œuvres  du  Juge  Routhier 
ont  attiré  mon  admiration.  En  remontant  la  suite  des 
années,  je  le  trouve  à  ses  débuts  tenant  tête  à  nos  meilleurs 
écrivains  de  1870  et  de  1871,  qui  du  camp  opposé  au 
sien,  ne  le  ménageaient  guère.  C'étaient  des  hommes  coinme 
Fréchette,  Buies  et  Dessaides  qui  le  guettaient  pour  le 
trouver  en  faute.  Que  lui  reprochaient-ils  1  Tout  sim- 
plement de  trop  imiter  Louis  Veuillot,  au  point  de  vue 
des  idées  et  du  style.  Après  avoir  croisé  le  fer  avec  ces 
rudes  polémistes,  il  dut  en  1872,  répondre  à  certains  écri- 
vains anonymes  qui  le  prirent  à  parti  lui  et  ses  amis. 
Mal  leur  en  prit,  car  "  Jean-Piquefort  "  pseudonyme  alors 
de  M.  Routhier,  leur  renvoya  la  balle  avec  une  verve  iro- 
nique, un  esprit  mordant  plein  de  malice,  qui  mirent  les 
rieurs    de    son    côté. 


QUELQUES    LETTRES  XV 

Ses  critiques  ri'eurent  pas  lieu  de  se  féliciter  d'avoir 
■provoqué  Routhier  à  cette  bataille  littéraire. 

Depuis,  Vauteur  de  Paulina,  faute  de  combattants  à 
pourfendre,  se  renferma  dans  une  attitude  de  guerrier 
retiré  des  affaires  ;  mais  il  a  publié  plusieurs  volumes 
dHmpressions  de  voyages  et  de  discours. 

V impression  que  V étude  du  dernier  ouvrage  du  Juge 
Routhier  m'a  laissée,  c'est  qu'à  mesure  qu'il  avance  en 
âge  son  style  rajeunit,  avec  plus  d'ampleur,  et  plus  de 
coloris  qu'autrefois.  Le  sujet  qu'il  traite,  —  la  carrière 
de  saint  Paul  —  de  toute  évidence,  le  passionne  et  commu- 
nique à  sa  narration  une  chaleur  qui  va  jusqu'à  l'enthou- 
siasme. Aussi  n'est-il  en  dehors  de  la  vie  incomparable 
du  Christ  aucune  existence  plus  susceptible  de  soulever 
l'émotion  que  celle  de  l'apôtre  des  Gentils  f  Depuis  le 
jour,  où  sur  la  route  de  Damas,  un  coup  parti  du  ciel 
lui  ouvrait  les  yeux  à  la  vérité,  au  moment  où  il  songeait 
à  continu£r  la  persécution  des  Chrétiens,  —  sa  tâche 
jusque    là  —  quelle    suite    d'événements     merveilleux  ! 

Enveloppé  de  la  grâce  et  de  la  lumière  d'en-haut,  il 
parcouH  maintes  régions,  arrachant  à  l'erreur,  pour  les 
ranger  sous  l'étendard  du  Christ,  des  milliers  de  païens 
convertis  par  sa  prédication. 

Au  court  de  son  récit,  V auteur  7ious  conduit  à  la  suite  de 
Paul  à  travers  l'Asie  Mineure,  la  Macédoine,  la  Grèce,  à 
Athènes  où  il  parle  devant  l'Aréopage,  à  Corinthe,  à 
Ephèse,  à  Rome,  établissant  partout  des  Eglises  Chré- 
tiennes. 

En  présence  des  merveilles  que  ne  cesse  d'accomplir 
Paul,  armé  du  bouclier  de  la  foi  et  du  glaive  de  la  parole, 
l'écrivain  sent  son  admiratioii  grandir,  s'il  est  possible, 


XVI  QUELQUES   LETTRES 

au  point  que  son  style  prend  parfois  le  ton  de  l'épopée. 

Certains  critiques  préféreraient  un  récit  plus  swiple. 
Ce  n'est  pas  notre  7nanière  de  voir.  Les  plus  belles  choses 
ne  méritent-elles  pas  d'être  Us  mieux  dites  pour  être  plus 
édifiantes  ?  "La  lecture  des  Epîtres  de  saint  Paul,  dit 
un  de  ses  admirateurs,  me  jette  de  plus  en  plus  dans  le 
ravissement  de  la  vérité.  C'est  un  océan  dont  Dieu  est 
partout  le  rivage  !  " 

En  l'an  67  de  notre  ère,  Néron  interrompt  la  course 
miraculeuse  de  Paul,  il  le  fait  décapiter  le  jour  même 
où  Pierre,  le  chef  des  Apôtres,  est  mis  en  croix.  Portées 
sur  les  ailes  de  la  foi,  leurs  âmes  allèrent  recevoir  la  cou- 
ronne des  martyrs. 

Parallèlement  à  l'histoire  de  saint  Paul,  se  développe 
dans  le  livre  de  Sir  Adolphe,  un  épisode  romanesque 
aboutissant  à  un  dénouement  tragique.  L'imagination 
de  V auteur  fait  rencontrer  le  jeune  Agrippa,  fils  de  Félix, 
prince  qui  aspire  au  royaume  de  Judée,  et  Paulina,  fille 
de  Sergius  Paulus,  proconsul  de  Chypre,  converti  à  la 
foi  catholique  pendant  que  sa  femme  et  sa  fille  sont  encore 
plongées  dans  les  ténèbres  de  l'erreur.  Ils  se  rencontrent 
sous  les  superbes  portiques  du  temple  de  Salomon  à  Jéru- 
salem qui,  sous  la  plume  de  Sir  Adolphe  revêtent  les  splen- 
deurs   qui  faisaient    l'admiration    du    inonde    antique. 

Inutile  d'ajouter  que  la  jeune  fille,  au  cœur  prompt 
à  s'attendrir,  ne  tarde  pas  à  correspondre  à  la  flamme 
d' Agrippa. 

Le  coup  de  foudre  de  l'amour  n'a  pas  été  inventé  de 
nos  jours.  Mais  un  obstacle  surgit  entre  leur  affection 
et  sa  conclusion  naturelle.  Paulina  touchée  par  la  grâce 
renonce  aux  faux  dieux  pour  s'agenouiller  devant  le  vrai 


QUELQUES    LETTRES  XVII 

Dieu.  Agrippa  l'aurait  peut-être  suivie  dans  la  voie  du 
salut  sans  l'intervention  de  sa  mère  implacable  qui  le 
supplie  d'oublier  Failli na,  car  son  amour  pour  cette  chré- 
tienne l'empêchera  de  monter  sur  le  trône  de  Jérusalem, 
auquel  l'appellent  ses  relations  politiques  et  sa  naissance. 

Agrippa  se  laisse  entraîner,  après  la  mort  de  Paulina, 
jusqu'à  se  plonger  dans  la  débauche  pour  perdre  le  souve- 
nir de  son  amie  tant  admirée.  Celle-ci  meurt  martyre 
au  milieu  des  flammes  ;  sa  foi  éclate  plus  forte  que  l'a- 
mour, plus  forte  qu£  la  77iort.  Agrippa  périt  au  milieu 
d'une  éruption  du  Vésuve  à  Pompéi. 

La  lecture  de  Paulina  met  en  lumière  la  profonde  éru- 
dition de  l'auteur,  ses  connaissances  des  régions  par- 
coût  ues  par  le  grand  apôtre  ;  il  les  connaît  aussi  bien  que 
la  province  de  Québec,  et  les  décrit  avec  minutie  et  splen- 
deur, sa  plume,  se  transformant  ici  en  pinceau  pour  don- 
ner au  tableau  une  intense  ccndeur  locale. 

Après  la  publication  du  Centurion  et  de  THomme 
à  Dieu,  livres  propres  à  raffermir  les  croyants  et  à  rame- 
ner les  incrédules,  il  est  peut-être  permis  de  ranger  Sir 
A.  B.  Routhier  parmi  les  bons  combattants  de  l'Eglise. 
Il  ne  pouvait  mieu.v  terminer  sa  belle  carrière  qu'en 
consacrant  à  une  grande  cause  une  ardeur  que  ses  amis 
souhaitent  voir  s'éteindre  le  plus  tard  possible.  Le 
Centurion  a  été  traduit  —  succès  inouï  dans  la  librairie 
canadienne  —  en  anglais,  en  italien,  en  espagnol,  en 
allemand  et  en  hongrois. 

Ce  n'est  pas  souvent  que  l'on  voit  un  Juge  mener  de 
front  le  travail  d'un  magistrat  et  de  vastes  études  litté- 
raires, et  il  convient  de  citer  la  féconde  entreprise  de  Sir 
Adolphe,  bel  exemplaire  de  ce  que  peut  produire  notre 


XVIII  QUELQUES      LETTRES 

race,  exemplaire  de  luxe,  pourrions-nous  dire.  Il  représente 
un  type  d^ homme  comme  il  en  faudrait  davantage  pour 
la  gloire  et  pour  la  santé  morale  et  intellectuelle  du  pays. 


IV 
Lettre  du  R.  P.  Làlande. 

Colnmhus,  Ohio  U.  S. 
^4  avril  1918. 

Cher  Sir  Adolphe, 

Votre  Paulina,  dont  vous  m'avez  fait  un  si  délicat 
hommage,  était  dans  ma  valise,  retour  de  Québec  ;  et  ma 
valise  a  été  volée. 

Voilà  au  moins  un  voleur  intelligent  :  il  ne  pouvait 
mieux  choisir  !  Non  pas  en  prenant  mon  pauvre  sac, 
en  vieux  cuir  râpé,  et  mon  linge,  que  je  ne  consens  à 
porter  qu^à  condition  que  personne  ne  le  voie,  mais  en  me 
prenant  Paulina. 

//  va  faire  une  belle  et  intéressante  lecture.  Il  va  con- 
naître saint  Paul,  et  les  Actes  des  Apôtres,  et  les  premières 
aimées  du  christianisme,  comme  bien  peu  de  gens,  qui  ne 
volent  pas  de  valise,  les  connaissent. 

Il  sera  bien  attrapé  si  Paulina  le  convertit,  et  si,  pris  de 
remords,  il  me  rapporte  mon  vieux  sac .  .  .  et  son  contenu  ! 

Heureusement  j'avais  lu  Paulina,  à  Québec,  entre 
deux  instructions  aux  Voyageurs  de  Commerce  ;  et  cette 
lecture  m'a  laissé  des  impressions  assez  profondes  pour 
que  je  puisse  vous  dire  combien  et  pourquoi  je  l'admire, 
et  pourquoi  je  vous  félicite  et  vous  remercie. 


QUELQUES      LETTRES  XIX 

Evidemment,  Paulina  ne  ressemble  pas  à  votre  ouvrage 
De  l'Homme  à  Dieu,  qui  est  un  traité  didactique. 

Mais  il  .s'y  trouve  des  enseignements  nouveaux  et  pré- 
cieux, des  rectifications  importantes  d^erreurs  populaires, 
des  faits  historiques  concernant  VEglise  mis  en  relief 
et  en  pleine  lumière,  des  récits  et  des  arguments  éloquents 
pour  la  défense  de  la  vérité. 

La  part  que  vous  faites  à  la  fiction  n'atténue  en  aucune 
façon  la  parole  révélée.  Elle  ajoute  à  Vintéiêt  et  à  V agré- 
ment du  récit.  Et  ce  n'est  pas  de  votre  part  une  petite 
difficidté  vaincue. 

Certains  chapitres  de  la  seconde  moitié  surtout  sont 
vraiment  entraînants.  J'ai  trouvé  là  des  vérités  déjà 
connues,   mais  jamais   sous  un  jour   aussi   lumineux. 

Paulina  est  un  bon  et  très  bon  livre.  Il  instruit,  il  élève,  il 
met,  avec  plus  de  clarté  dans  l'esprit,  beaucoup  de  fierté 
dans  le  cœur. 

Et  puis,  l'une  des  belles  leçons  du  livre  n'est  pas  dans 
le  livre  lui-même  :  elle  est  dans  l'auteur,  dans  sa  vieillesse 
laborieuse,  dans  l'exemple  admirable  de  toute  sa  vie  d'é- 
crivain, de  citoyen  et  de  catholique. 

Quelles  bonnes  années  bien  remplies  que  celles  d'un 
magistrat,  qui  après  avoir  parcouru  une  longue  carrière 
toute  faite  d'honneur  et  de  dignité,  continue  à  l'âge  où 
tant  d'autres  ne  songent  qu'au  repos,  d'enrichir  le  trésor 
littéraiie  de  son  pays,  d'instruire  et  d'édifier  ses  compa- 
triotes, et  d'apporter  finalement  sa  part  de  gloire  à  l'Eglise 
sa  mère  et  à  Dieu. 

Veuillez  donc  agréer,  mon  cher  juge,  mes  sentiments 
d'admiration  et  mon  cordial  merci  in  Christo. 

Louis  Lalande  S.  J. 


XX  QUELQUES      LETTRES 

V 

Lettre  de  l'Hon.  M.  Chapais.    • 

Québec,  28  avril  1918. 

Sir  A.  B.  Routhier, 
Québec. 

Cher  Monsieur, 

J'ai  achevé  la  lecture  de  votie  Paulina.  Elle  m'a  vive- 
ment intéressé.  Je  ne  vous  surprendrai  pas  en  vous  di- 
sant que  la  partie  romanesque  n'est  pas  celle  qui  m'a 
le  plus  attaché.  Certes  le  portrait  que  vaiis  avez  tracé 
de  la  fille  du  proconsul  de  Chypre  est  plein  de  charme. 
C'est  une  pure  et  noble  figure  que  celle  de  Paulina.  Mais 
on  sent  bien,  en  vous  lisant,  que  vous  n'avez  pas  voulu 
faire  du  roman  d'amour  d' Agrippa  avec  la  jeune  patri- 
cienne convertie  au  Christ,  comme  son  père  et  sa  mère, 
V épisode  central  de  votre  livre.  Votre  vrai  héros,  c'est  saint 
Paul.  Sa  physionomie  grandiose,  son  génie,  so7i  âme 
remplissent  votre  œuvre.  C'est  lui  qui  nous  captive  ; 
ce  sont  les  péripéties  merveilleuses  de  sa  carrière  apos- 
tolique, à  travers  l'Orient  et  l'Occident,  ce  sont  ses  péré- 
grinations étonnantes,  ses  travaux,  ses  luttes  pour  établir 
dans  le  monde  romain  le  règne  de  Jésus-Christ,  qui  sol- 
licitent et  soutiennent  notre  intérêt. 

Votre  œuvre  n'est  pas  purement  une  œuvre  littéraire, 
c'est  aussi  une  œuvre  d'érudition.  On  y  retrouve  toute  la 
substance  des  Actes  des  Apôtres  et  des  Epîtres  pauli- 


QUELQUES    LETTRES  XXI 

niennes.  En  même  temps  vos  souvenii's  de  voyage  en 
Orient,  en  Grèce,  à  Rome,  viennent  donner  un  attrait 
spécial  à  vos  descriptions  des  lieux  qui  furent  tour  à  tour 
le  théâtre  des  travaux,  des  épreuves,  des  prodiges,  des 
prédications  de  saint  Paul. 

Tel  est  bien  l'objet  de  votre  cEQxvre  nouvelle  :  fixer 
Vattenlion  des  gens  du  monde  sur  la  haute  et  sublime 
fi.gure  de  l'apôtre  des  Gentils.  Vous  nous  l'avez  dit  dans 
votre  avant-propos  :  "  Paulina  est  un  roman  historique 
des  temps  apostoliques.  .  .  dont  le  personnage  principal 
est  saint  Paul."  Laissez-moi  vous  féliciter  d'avoir  conçu 
cette  pensée,  et  de  l'avoir  réalisée  avec  un  talent  auquel 
les  années  semblent  rien  n'enlever  de  sa  vigueur. 

Vous  priant  d'agréer  mes  remerciements  pour  l'envoi 
de  votre  livre,  je  demeure,  cher  monsieur, 

Votre  bien  cordialement  dévoué, 

Thos.  Chapais. 


AVANT-PROPOS 


Les  événements  que  je  vais  raconter  pourraient 
faire  V objet  d'un  poème  épique  et,  suivant  V antique 
usage,  je  pourrais  le  commencer  ainsi  : 

"  Je  chante  le  grand  apôtre  qui  fit  la  conquête  des 
nations  païennes,  et  les  fit  entrer  dans  l'Eglise  de 
Jésus-Christ  malgré  tous  les  efforts  des  démons  qui 
soulevèrent  contre  lui  les  Juifs  et  les  Romains. 

"  Infatigable  missionnaire  et  docteur  inspiré,  il  a 
parcouru  le  monde  civilisé,  prêchant  partout  VEvan- 
gile  ;  et  sa  parole,  qui  a  retenti  jusqu'aux  extrémités 
de  la  terre,  enseigne  encore  les  peuples  chrétiens.  " 

Mais  ce  n'est  pas  un  poème  épique  que  je  vous 
présente,  lecteur.  "  Paulina  "  est  un  roman  historique 
des  temps  apostoliques,  qui  fait  suite  à  mon  "  Cen- 
turion ",  roman  des  temps  messianiques,  et  dont  le 
personnage  principal  est  saint  Paul. 

Avec  l'apôtre  des  nations  et  les  autres  disciples  de 
Jésus-Christ,  une  nouvelle  force  divine  est  entrée  dans 
le  monde  pour  y  établir  la  religion  chrétienne  et  elle 
a  engagé  la  lutte  contre  les  puissances  humaines. 

Pierre  était  son  chef,  et  Paul,  son  généralissime  ; 


XXIV  AVANT-PROPOS 

et  c'est  par  une  série  de  défaites  qu'ils  sont  arrivés  à 
la  victoire.  Ils  étaient  apparemment  de  perpétuels 
vaincus,  et  ils  ont  été  les  vainqueurs  définitifs. 

C'est  dans  les  chaînes  qu'ils  ont  conquis  la  liberté 
des  peuples  et  c'est  par  leur  mort  qu'ils  ont  assuré  la 
vie  et  l'immortalité  de  l'Eglise. 

Voilà  le  fait  historique  incontestable  dont  je  veux 
montrer  le  caractère  divin. 


PAULINA 


AU  PIED  DES  MONTS  SACRÉS 

Conune  Elle  de  Thisbé,  le  prophète  du  Carmel, 
qui  marcha  quarante  jours  et  quarante  nuits 
vers  la  montagne  d'Horeb,  Saul  de  Tarse  avait 
€u  l'inspiration  de  faire  le  même  pèlerinage.  Sac 
au  dos,  et  le  bâton  à  la  main,  il  cheminait  las  et 
triste,  depuis  des  jours  et  des  nuits,  tantôt  sur 
les  grandes  routes  tracées  par  les  caravanes  de 
l'extrême  Orient,  et  tantôt  dans  les  sentiers  perdus 
des  pasteurs  nomades,  descendants  d'Ismaël. 
Déjà  il  avait  franchi  les  montagnes  de  Moab, 
semblables  à  des  temples  coupés  d'ogives,  et 
€ouronnés  de  flèches  gothiques.  Et  maintenant 
il  traversait  des  mers  de  sable  aux  vagues  jaunes 
et  mouvantes,  qui  crissaient  sous  ses  pas,  et  qui 
brûlaient  ses  sandales. 

2 


2  PAULINA 

Derrière  lui,  les  syrtes  onduleuses  avaient  fui 
bien  loin,  et  sur  sa  tête  planait  toujours  le  ciel 
flamboyant,  morne  et  illimité. 

A  l'horizon,  des  mirages  décevants  et  toujours 
renouvelés  lui  montraient  des  îles  de  verdure 
et  des  lacs  bleus  qui  s'évanouissaient  à  son  ap- 
proche. 

Sous  les  feux  du  soleil,  la  plaine  fauve  s'em- 
brasait, et  le  sable  d'or  formait  un  réflecteur  impi- 
toyable. Il  se  sentait  comme  plongé  dans  une 
foui'lfàise  ardente.  Mais  cela  n'était  rien,  pensait- 
il,  comparé  à  l'embrasement  du  ciel  qui  l'avait 
terrassé  sur  le  chemin  de  Damas. 

Une  incurable  ophtalmie  rendait  le  pauvre 
voyageur  presqu'aveugle,  et  lui  infligeait  des 
tortures  indicibles. 

Quel  bonhem*  quand  il  voyait  enfin  surgir  à 
l'horizon  sans  hmite  et  monotone  les  tentes  grises 
ou  brunes,  en  peaux  de  chameau,  des  pasteurs 
arabes,  et  leurs  troupeaux  de  brebis  jaunes  et 
noD'es. 

Quel  soulagement  quand  sous  la  verdure  des 
rares  oasis,  il  entendait  les  murmures  d'une  eau 
courante,  aussi  doux  que  les  paroles  d'un  ami. 

QueUes  déUces  quand  lui  apparaissaient  les 
premières  étoiles,  piquées  comme  des  diamants 
dans  le  velours  cramoisi  du  firmament  ! 

Il  s'enroulait  alors  dans  son  manteau,  et  som- 
meillait  pendant   quelques   heures   sur   la   dune 


PAULINA  3^ 

immobile  et  tiède  ;  puis  il  reprenait  sa  marche 
à  la  lueur  des  étoiles.  Il  s'était  dit  en  quittant 
Damas,  que  le  Seigneur  qui  l'avait  foudroyé  aux 
portes  de  cette  ville  le  nourrirait,  comme  les 
anges  avaient  nourri  le  prophète  du  Carmel.  Or 
aucun  envoyé  céleste  n'était  venu  lui  apporter 
un  pain  cuit  sous  la  cendre  ni  un  vase  d'eau. 
Mais  d'autres  messagers,  des  oiseaux  inconnus 
de  lui,  s'approchaient  et  se  laissaient  prendre, 
comme  ceux  qui  nourrirent  les  Hébreux  dans  le 
désert.  Pendant  quelques  jours  il  avait  voyagé, 
soit  avec  une  caravane  .qui  lui  avait  fourni  du 
pain  et  des  viandes  séchées,  soit  avec  des  ber- 
gers qui  paissaient  leurs  troupeaux  dans  une  vallée 
herbeuse,  et  qui  l'avaient  nourri  et  désaltéré. 
Souvent  il  avait  souffert  de  la  faim  et  de  la  soif, 
et  ces  terribles  privations  s'étaient  jointes  aux 
douleurs  de  ses  yeux  malades  ;  mais  ces  peines 
physiques,  comparées  aux  souffrances  de  son  âme, 
n'étaient  rien. 

Les  souvenii's  de  sa  vie  passée  le  torturaient  ; 
et,  dans  ses  longues  insomnies,  le  fantôme  d'Etien- 
ne lui  apparaissait,  agitant  encore  ses  bras  au- 
dessus  du  monceau  de  pierres  qui  était  devenu 
son  tombeau  ;  Etienne,  son  camarade  d'études 
aux  pieds  du  vieux  Gamaliel,  son  rival  et  son  supé- 
riem'  en  éloquence,  dont  il  avait  été  jaloux  peut- 
être,  et  qui  avait  été  cruellement  mis  à  mort  sous 
ses  veux  et  de  son  consentement  ! 


4  PAULINA 

C'est  à  la  suite  de  ce  crime  qu'il  avait  apporté 
tant  de  fanatisme  et  de  cruauté  dans  la  persécu- 
tion des  premiers  disciples  de  Jésus  de  Nazareth. 

Mais  ce  n'était  plus  contre  eux  qu'il  aurait  à 
lutter  désormais.  Car  Jésus  de  Nazareth  avait 
déployé  contre  lui  une  puissance  surhumaine, 
et  l'avait  vaincu.  Il  l'avait  terrassé  violemment, 
brusquement,  avec  une  force  qui  était  venue 
d'en  haut,  pleine  de  mystère,  de  terreur,  de  co- 
lère, et  d'amour.  Il  l'avait  aveuglé  physique- 
ment pendant  quelques  jours  ;  et  puis  il  lui  avait 
rendu  à  la  fois  la  Yue  des  yeux  et  la  vue  de  l'âme, 
pour  lui  faire  bien  comprendre  qu'il  était  son 
vainqueur  et  son  maître. 

Sa  conversion  avait  été  soudaine,  entière  et 
absolue.  C'en  était  fait  de  ses  mouvements  d'or- 
gueil, de  ses  instincts  homicides  et  de  ses  fureurs. 

Mais  il  ne  voyait  encore  qu'à  travers  un  voile 
mystérieux  la  grande  et  glorieuse  mission  que 
Jésus  paraissait  vouloir  lui  confier. 

C'est  pour  cela  qu'il  avait  senti  le  besoin  de  se 
retirer  dans  la  solitude  pour  y  méditer.  C'est 
pour  cela  qu'il  s'était  dirigé  vers  les  monts  sacrés 
où  Jéhovah  descendait  jadis  pour  enseigner 
Moïse  et  le  grand  prophète  EHe. 

C'était  un  long  et  difficile  pèlerinage.  La  séche- 
resse et  la  famine  n'étaient  pas  seulement  sur -la 
terre,  comme  au  temps  d'Ehe  ;  eUes  étaient  dans 
son  cœur.    Il  avait  faim  et  soif  de  la  parole  de 


PAULINA  5 

Dieu,  et  il  se  disait  :  Là-bas,  sur  le  mont  Horeb, 
Jésus  de  Nazareth  me  parlera.  Car  s'il  ne  me 
parle  plus,  je  n'aurai  qu'à  mourir. 

Dans  les  nuits  sans  lune,  il  suspendait  sa  mar- 
che, et  se  reposait  parce  qu'il  ne  pouvait  plus  se 
diriger  dans  les  sentiers  perdus  du  désert.  Et 
quand  la  chaleur  du  jour  était  excessive,  et  qu'il 
trouvait  quelques  palmiers  arrosés  d'un  maigre 
filet  d'eau,  il  s'asseyait  à  l'ombre  et  il  Usait  le 
Deutéronome  qui  lui  servait  d'itinéraire,  car  il  re- 
faisait en  sens  inverse  le  grand  voyage  que  le  peuple 
d'Israël  avait  fait  à  la  suite  de  Moïse  et  de  Josué. 

Toutes  les  étapes  de  cette  merveilleuse  émi- 
gration d'un  peuple  étaient  devenues  des  heux 
historiques. 

Les  Amalécites,  les  Chananéens,  les  Jébuséens, 
les  Amorrhéens,  les  Moabites,  condamnés  à 
périr  par  Jéhovah,  avaient  disparu.  Mais  au 
màheu  des  ruines  de  leurs  villes,  des  bergers  dres- 
saient leurs  tentes,  ou  habitaient  de  pauvres  vil- 
lages, dont  les  noms  primitifs  avaient  à  peine 
survécu  dans  les  souvenirs  des  générations. 

Qu'étaient  devenues  Hésébon,  Basan,  Astaroth, 
Cadès,  les  villes  des  Amorrhéens  ?  Un  soir, 
Saul  s'arrêta  au  bord  d'un  torrent  surnommé 
Néhélescol,  "  Grappe  de  raisin  ".  C'était  là  que 
les  explorateurs  de  Moïse  avaient  trouvé  cette 
grappe  merveilleuse  qu'ils  avaient  apportée  à 
lem*  chef,  et  qui  prouvait  la  fertihté  de  la  Terre 


6  PAULINA 

Promise.  Caleb,  chef  des  explorateurs,  était 
d'avis  qu'il  fallait  poursui\Te  le  grand  voyage 
vers  cette  terre  de  prédilection,  et  s'en  emparer; 
mais  les  autres  étaient  effrayés,  et  ils  disaient  : 

"  Les  habitants  de  ces  pays  sont  des  géants 
très  forts  ;  comparés  à  eux,  nous  paraissons 
comme  des  sauterelles.  " 

Une  sédition  avait  éclaté  alors  parmi  les  Israé- 
lites, et  un  grand  nombre  avaient  refusé  de  sui- 
vre Moïse,  ce  qui  fit  que  Dieu  les  condamna  à 
mom'ir  dans  le  désert. 

Jamais  ils  ne  virent  cette  patrie  que  Jéhovah 
leur  avait  promise,  et  vers  laquelle  il  les  condui- 
sait par  une  série  de  miracles,  tantôt  en  les  châ- 
tiant, tantôt  en  les  comblant  de  faveurs. 

Saul,  l'infatigable  pèlerin  qui  devait  plus  tard 
parcomir  le  monde  civilisé,  souffrait  autant  que 
les  Israéhtes  ses  aïeux  ;  mais  il  ne  murmurait 
pas  comme  eux.  Il  marchait  toujours  avec  cou- 
rage, non  pas  vers  la  Terre  Promise,  mais  vers 
les  saintes  montagnes  de  l'Horeb  et  de  Sinaï. 

Un  jour  qu'il  se  mourait  de  soif,  il  était  arrivé 
à  un  puits  célèbre  dans  toute  la  contrée.  C'était 
autour  de  ce  puits  que  les  Israélites  s'étaient  réu- 
nis jadis  par  l'ordre  de  Moïse,  et  qu'ils  avaient 
chanté  au  Seigneur  ce  cantique  :  "  Que  le  puits 
monte  !"  Et  le  puits  montait,  comme  une  marée 
de  l'Océan,  pour  abreuver  tout  Israël. 

Conrnie  il  traversait  le  pays  des  Moabites,  on 


PAULINA  7 

lui  montra  l'endroit  où  s'était  passé  l'étrange  his- 
toire du  prophète  Balaam  et  de  son  ânesse.  Pauvre 
prophète  qui  fut  moins  intelligent  que  sa  bete,  et 
plus  aveugle  qu'elle. 

L'ânesse  voyait  l'ange  du  Seigneiu*  qui  lui  bar- 
rait le  chemin,  l'épée  haute  ;  mais  Balaam  ne  le 
voyait  pas  et  il  battait  sa  monture  pour  la  ramener 
dans  le  sentier. 

Alors  l'ânesse  prenait  la  parole,  et  reprochait  à 
son  maître  sa  cruelle  conduite.  Et  c'est  ainsi  que 
les  stations  de  son  douloiu-eux  pèlerinage  lui  rappe- 
laient celles  du  peuple  de  Dieu  dans  son  long  exode 
vers  la  Terre  Promise. 

Enfin,  au  matin  d'un  beau  jour,  il  vit  surgh*  à 
l'horizon  un  groupe  isolé  de  hautes  montagnes. 
Et,  vers  le  soir,  épuisé  de  fatigue  et  d'angoisse,  il 
entra  dans  une  gorge  profonde  de  l'Horeb.  Des 
bergers  arabes,  de  la  race  d'Agar  et  d'Ismaël,  lui 
indiquèrent  la  grotte  où  s'était  réfugié  le  grand 
prophète  du  Carmel,  et  elle  devint  son  habitation. 
Une  eau  claire  et  limpide  coulait  auprès.  C'était 
la  source  que  Moïse  avait  fait  jailhr  du  rocher. 
Sur  ses  bords  croissaient  des  buissons  de  tamaris 
et  des  palmiers  nains,  dont  la  verdure  reposait 
ses  yeux  malades.  De  leurs  rameaux  séchés,  il 
faisait,  la  nuit,  un  petit  feu  pour  chasser  les  mou- 
ches et  les  bêtes  fauves,  et  poiu-  préparer  les  ali- 
ments que  des  bergers  nomades  lui  fournissaient 
généreusement. 


8  PAULINA 

Cette  vie  solitaire  était  à  peine  tolérable  ; 
mais  ce  n'était  pas  le  bien-être  d'une  oasis  qu'il 
était  venu  chercher  au  pied    des  monts  sacrés. 

Dans  toute  l'histoire  du  monde,  qu'on  lui  avait 
enseignée  dans  les  écoles  de  Tarse,  et  dans  les 
Saints  Livres  étudiés  à  Jérusalem  sous  la  direction 
de  Gamaliel,  il  y  avait  deux  hommes  qu'il  avait 
admirés  avec  passion,  et  qu'il  plaçait  au-dessus 
de  tous  les  autres  :  c'étaient  Moïse  et  le  prophète 
EUe. 

Il  était  venu  les  évoquer  dans  cet  endroit,  où 
tous  deux  avaient  reçu  les  visites  de  Dieu.  Et 
comme  eux,  il  jeûnait,  il  méditait  et  il  priait.  Il 
priait  surtout  ce  Jésus,  qu'il  avait  persécuté,  de  lui 
apporter  les  lumières  et  les  consolations  dont  son 
âme  avait  tellement  besoin.  Corome  EUe,  il  mon- 
tait souvent  sur  le  sommet  de  l'Horeb  dans  l'espoir 
d'y  voir  passer  le  Seigneur.  Et  voilà  qu'un  vent 
impétueux  renversait  les  hautes  cimes  et  brisait 
les  rochers  ;  mais  le  Seigneur  n'était  pas  dans  ce 
vent7~Et  voilà  qu'après  le  vent  la  terre  était  vio- 
lemment ébranlée,  mais  le  Seigneur  n'était  pas 
dans  le  tremblement  de  terre.  Et  voilà,  que 
les  buissons  s'embrasaient  soudainement,  mais  le 
Seigneur  n'était  pas  dans  le  feu. 

Et  plein  de  tristesse  et  d'ennui,  Saul  descendait 
de  la  montagne,  dans  l'ombre  calme  des  rochers. 
Mais  voilà  que  le  souffle  d'une  brise  légère  effleu- 
rait son  visage,  et  qu'une  voix  douce  lui  parlait  à 


PAULINA  9 

l'oreille.  Oh  !  qu'il  la  reconnaissait  bien,  cette 
voix  !  C'était  ce  timbre  surhumain  et  mysté- 
rieux, qui  n'était  pas  de  la  terre,  et  qu'il  avait 
entendu  sur  le  chemin  de  Damas.  C'était  l'accent 
divin  de  cette  parole  qui  depuis  lors  n'avait  cessé 
de  résonner  au  fond  de  son  cœur,  et  qui  lui  avait 
dit  :   "  C'est  moi  !  Jésus,  que  tu  persécutes  !  " 

Et  dans  ces  moments  ineffables  il  écoutait  les 
révélations  du  Seigneur.  Dans  quelles  mesures 
son  corps  participait-il  à  ces  mystérieux  ravisse- 
ments ?  Personne  ne  peut  le  dire,  puisque  lui- 
même  s'en  déclara  incapable,  quand  il  raconta 
plus  tard  ses  visions  dans  sa  deuxième  épitre  aux 
Corinthiens.  Mais  c'est  évidemment  dans  ces  col- 
loques avec  Jésus  qu'il  a  puisé  la  doctrine  trans- 
cendante répandue  dans  ses  admirables  épîtres, 
qui  ont  formé  comme  un  cinquième  évangile  dans. 
le  Nouveau  Testament. 


10  PAULINA 

II 

SAUL  AU  DÉSERT 

Saul  avait  alors  vingt-cinq  ans.  Il  était  né  à 
Tarse,  en  Cilicie,  et  il  avait  été  instruit  dans  les 
écoles  de  cette  ville,  qui  étaient  très  renommées. 
Comme  toute  sa  famille  il  appartenait  à  la  secte 
des  Pharisiens.  Lorsqu'il  avait  été  circoncis,  on 
lui  avait  donné  le  nom  de  Saul  ou  Saûl,  en  l'hon- 
neur du  premier  roi  d'Israël,  et  il  semble  qu'il  eût 
hérité  de  son  caractère  violent. 

Vers  sa  vingt-deuxième  année  il  était  allé  per- 
fectionner ses  études  à  Jérusalem,  à  l'école  du  cé- 
lèbre Gamahel.  Parmi  les  Scribes,  il  avait  surtout 
fréquenté  Onkelos,  très  versé  dans  la  littérature 
grecque  et  dans  les  Ecritures  des  Juifs.  Ses  cama- 
rades d'étude  les  plus  illustres  avaient  été  Barnabe, 
origmaire  de  Chypre,  le  prince  Nicodème  et 
Etienne,   qui  était  Juif. 

Tout  d'abord,  il  avait  eu  pour  ce  dernier  une 
grande  adinkation  ;  mais  quand  il  apprit  qu'E- 
tienne était  devenu  l'un  des  disciples  de  la  nouvelle 
rehgion  fondée  par  Jésus  de  Nazareth,  il  le  prit 
€n  haine. 

Etienne  n'était  pas  seulement  l'un  des  sept 
diacres  chargés  de  collecter  et  de  distribuer  les 


PAULIN  A  11 

aumônes  ;  il  était  aussi  un  prédicateur  zélé  de  la 
foi  au  Christ. 

Nous  n'avons  de  lui  qu'un  seul  discours,  celui 
qu'il  prononça  devant  le  Sanhédrin.  Mais  il 
sufht  à  montrer  quel  puissant  orateur  il  était.  Il 
prêchait  devant  les  synagogues  helléniques  dans 
la  belle  langue  grecque  qu'il  possédait  à  la  perfec- 
tion, et  s'il  avait  vécu  plus  longtemps,  il  aurait 
joué  peut-être  un  rôle  équivalent  à  celui  de  saint 
Paul. 

Si  Jésus  l'avait  choisi  comme  apôtre,  il  aurait 
été  un  ardent  défenseur  et  un  éloquent  docteur  de 
son  EgUse.  Il  semble  donc  au  point  de  vue  hu- 
main ciue  ce  fût  une  faute  de  ne  l'avoir  pas  appelé 
à  l'apostolat.  Mais  Jésus  ne  raisonnait  pas  comme 
les  fondateurs  humains.  Il  voulait  que  les  chefs  de 
son  Eglise  fussent  des  ignorants  et  des  simples,  et 
que  le  plus  brillant  de  ses  disciples  fût  le  premier 
de  ses  martyrs. 

Quel  début  malheureux  !  quel  échec  !  dira  la 
sagesse  humaine.  Le  plus  fort  lutteur,  le  plus  digne 
du  Maître,  qui  aurait  pu  être  un  des  piliers  de  son 
Eglise,  est  précisément  celui  qui  échoue  au  pre- 
mier combat,  et  qui  meurt  avant  d'avoir  rien 
fait. 

Mourir,  dans  la  croyance  humaine,  c'est  finir. 
Mais  depuis  Jésus-Christ,  mom*u-  c'est  commencer, 
c'est  étabUr,  c'est  fonder.  C'est  par  sa  mort  que 
le  Rédempteur  a  consommé  son  œuvre,  parce  que 


12  PATJLINA 

l'humanité  ne  pouvait  être  lavée  que  dans  son 
sang. 

Désormais,  la  loi  du  salut  sera  dans  le  sacrifice, 
et  seul  le  sang  effacera  les  péchés  du  monde,  et 
fera  des  œu^Tes  durables. 

Et  voilà  pourquoi,  selon  le  plan  divin,  Etienne 
a  moins  fait  pour  FEghse  en  parlant  éloquemment 
qu'en  répandant  le  premier  son  sang  pour,  le 
Christ. 

Un  jour,  d'âpres  discussions  éclatèrent  entre 
les  deux  amis  ;  et  comme  Etienne  l'emportait 
sur  Saul  par  son  éloquence,  celui-ci  en  de^dnt 
peut-être  jaloux.  Bientôt  il  le  dénonça  au  Sanhé- 
drin, avec  l'appui  d'Onkelos  ;  et  à  la  suite  d'un 
procès  plus  ou  moins  sommaire  Etienne  avait 
été  condamné  et  lapidé. 

Mais  cette  sanglante  exécution  à  laquelle  Saul 
avait  présidé  n'avait  pas  apaisé  sa  fureur.  L'au- 
teur des  Actes  des  Apôtres  nous  dit  "  qu'il  res- 
pirait encore  la  menace  et  la  mort  contre  les  dis- 
ciples du  Seigneur  ".  Et  c'était  la  persécution 
la  plus  \dolente  qu'il  s'en  allait  organiser  à  Damas 
contre  le  Seigneur  Jésus,  qu'il  n'avait  pas  connu, 
et  qu'il  avait  pris  en  haine. 

Qu'il  était  loin  de  prévoir  alors  que  le  Divin 
Persécuté  l'attendait  sur  le  chemin  de  Damas, 
et  prendrait  pour  le  dompter  le  même  moyen 
dont  Saul  se  servait  à  l'égard  des  autres  :  la 
violence. 


PAULIN  A  13 

Dieu  appelle  les  âmes  à  lui  de  façons  souvent 
étranges  et  bien  différentes.  Tantôt  il  les  éclaire 
graduellement,  il  les  touche,  il  les  attendrit,  il 
leur  témoigne  son  amour  de  mille  manières,  tantôt 
par  des  bienfaits,  tantôt  par  des  épreuves.  Parfois 
il  les  châtie,  et  c'est  après  avoir  longtemps  souf- 
fert que  certains  pécheurs  reviennent  à  lui  et 
demandent  pardon. 

La  vocation  des  apôtres  s'accomplit  par  une 
douce  parole  de  Jésus-Christ.  Il  jette  sur  eux 
un  regard  pénétrant  et  plein  de  bonté,  et  il 
leur  dit  avec  une  tendresse  infinie  :  "  Suivez- 
moi  !  " 

Mais  à  l'égard  de  Saul,  son  ennemi  fougueux 
et  emporté,  il  agit  tout  autrement.  Il  ne  s'adresse 
ni  à  son  intelligence,  ni  à  son  cœur.  Il  ne  trouble 
pas  sa  conscience,  et  ne  lui  donne  aucune  lumière, 
ni  aucune  inspiration. 

Il  le  saisit  violemment,  comme  un  athlète 
fait  avec  son  adversaire,  il  le  précipite  en  bas 
de  son  cheval,  il  le  foudroyé  d'un  éclair  dont  le 
flamboiement  le  rend  aveugle,  et  avant  même 
que  Saul  se  soit  rendu  compte  exactement  de  ce 
qui  lui  arrive,  il  comprend  que  c'est  une  force 
surhiunaine  qui  l'a  terrassé. 

Mais  alors  une  voix  mystérieuse  se  fait  enten- 
dre. C'est  la  voix  de  Jésus  de  Nazareth,  et  dès 
que  cette  voix  a  parlé,  Saul  est  instantanément 
converti.    Il  n'a  pas  un  doute,  pas  une  hésitation, 


14  PAULINA 

et  il  se  met  immédiatement  au  service  de  celui 
qu'il  recomiait  pour  Maître  : 

"  Seigneur,  que  voulez-vous  que  je  fasse  ?  " 

Il  était  midi.  Le  soleil  inondait  de  ses  feux  la 
terre  où  Saul  gisait  sans  mouvement. 

''  Lève-toi,  lui  répondit  la  voix,  et  entre  dans 
la  ville  ;  on  te  naarquera  là  ce  qu'il  faut  que  tu 
fasses.  " 

Saul  se  leva,  mais  il  était  aveugle,  et  ses  com- 
pagnons le  prirent  par  la  main  pour  le  guider.  Le 
loup  furieux  et  assoiffé  de  sang  était  devenu 
un  agneau  muet  qui  se  laissait  traîner  vers 
l'inconnu. 

Quelle  attitude  humiliée  pour  celui  qui,  quel- 
ques minutes  auparavant,  était  plein  de  fureur 
et  ne  rêvait  que  persécution  ! 

C'est  dans  cette  attitude  de  vaincu  qu'il  mar- 
che vers  la  ville.  Il  y  entre  par  la  Voie  Droite, 
(quel  symboUsme  dans  le  nom  de  cette  rue  !) 
et  il  est  conduit  dans  la  maison  d'un  ami,  qui 
s'appelle  Judas  !  (le  premier  Judas  était  un 
traître,  mais  celui-ci  est  un  ami  fidèle). 

Pendant  trois  jours  il  reste  là,  seul,  plongé 
dans  les  ténèbres  mystérieuses  qui  l'enveloppent, 
sans  manger,  sans  boire,  méditant  et  priant. 

"  On  te  dira  là  ce  qu'il  faut  que  tu  fasses,  " 
lui  a  dit  la  voix,  et  il  attend.  Après  trois  jours, 
dans  une  vision,  un  homme  lui  apparaît,  lui 
impose  les  mains  et  le  guérit.  Mais  ce  n'est  qu'une 


PAULIN  A  15 

vision,  et  il  attend  encore,  dans  une  angoisse 
mêlée  d'espérance. 

La  voix  qui  lui  a  dit  :  "  Saul,  Saul,  pourquoi 
me  persécutes-tu  ?  "  n'a  pas  parlé  sur  le  ton  de 
la  colère.  Non,  c'était  plutôt  une  plainte,  un 
doux  reproche  ;  et  puisqu'elle  doit  lui  appren- 
dre ce  qu'il  doit  faire,  c'est  qu'elle  veut  lui  par- 
donner. C'est  donc  avec  confiance  qu'il  attend. 
Quand  une  grande  douleur  vient  soudainement 
assaillir  son  âme,  l'homme  sent  le  besoin  de  s'éloi- 
gner de  l'homme.  Il  cherche  la  solitude  ;  et  seul, 
il  se  recueille  en  lui-même,  il  médite,  il  étudie 
le  mystérieux  ébranlement  survenu  dans  sa  vie. 

Tout  naturellement  il  cherche  Dieu,  qui  seul 
pom-ra  lui  exphquer  le  mystère  de  son  affliction, 
et  à  qui  seul  il  pourra  dire  :  "  Que  voulez- vous 
de  moi.  Seigneur  ?  " 

C'est  ce  qui  arriva  à  Saul  après  son  mystérieux 
foudroiement  sur  le  chemin  de  Damas. 

La  foudre  est  un  éclair,  et  sa  luem-  éblouit, 
mais  elle  n'aveugle  pas.  Celle  qui  avait  terrassé 
Saul  l'avait  rendu  aveugle.  Ses  yeux  étaient 
ouverts,  mais  pendant  trois  jours  et  trois  nuits, 
il  ne  vit  rien. 

Ananie  lui  rendit  la  vue  extériem-e.  Mais 
c'était  la  lumière  intérieure  qu'il  voulait  avoir. 

Pour  la  trouver,  il  sentit  l'irrésistible  besoin 
de  se  retirer  dans  le  désert.  Et  comme  Moïse, 
et  comme  Ehe,  il  voulut  en  habiter  non  pas  les 


16  PAULINA 

bords,  mais  les  profondeurs.  Il  s'enfonça  jusque 
dans  l'intérieur  de  l'Arabie. 

Il  s'éleva  jusqu'à  l'Horeb,  la  montagne  de 
Dieu. 

Et  maintenant,  il  habitait  ce  sol  sacré  où  Dieu 
lui-même  était  descendu  bien  des  fois  pour  parler 
aux  hommes. 

Sans  doute  il  y  descendrait  encore  pour  lui 
donner  la  lumière  intérieure,  et  pour  lui  faire 
entendre  sa  parole. 

Tout  son  être  moral  avait  été  bouleversé. 
Dans  la  pleine  manifestation  de  sa  haine,  dans 
toute  la  fougue  de  sa  passion  rehgieuse,  il  avait 
•été  foudroyé,  et  ce  coup  de  foudre  allait  changer 
radicalement  sa  vie,  et  lui  donner  une  direction 
toute  contrau'e  à  celle  qu'il  s'était  donnée  lui- 
même. 

Mais  quelle  étrange  parole  Jésus  lui  avait 
adressée  quand  il  l'avait  renversé  sur  le  chemin 
de  Damas  :  "Il  t'est  dur  de  regimber  contre 
l'aiguillon.  " 

Qu'est-ce  que  cela  voulait  dire  ?  Cela  voulait 
dire  sans  doute  :  "  Tu  seras  pom-  moi  ce  qu'est 
le  bœuf  pour  le  labourem\  Tu  laboureras  la 
terre  porn*  que  j'y  sème  la  vérité  !  Ce  sera  dur 
pour  toi,  mais  si  tu  regimbes  je  te  ferai  sentir 
l'aiguillon  de  la  souffrance  jusqu'au  martyre. 
Piqueur  sans  pitié,  je  labourerai  ton  corps  de 
plaies,  ton  sang  arrosera  les  sillons  que  tu  auras 


PAULIN  A  17 

creusés.  C'est  à  ce  prix  que  tu  seras  mon  élu, 
mon  apôtre,  la  gloire  de  mon  Eglise  !  " 

Oh  !  la  gloire  !  Il  l'avait  aimée  jadis  et  ar- 
demment convoitée.  Mais  maintenant  c'était 
fini,  et  tout  ce  qu'il  ambitionnait  c'était  de  voir 
briller  et  grandir  la  gloire  de  son  maître,  sans 
prévoir  qu'un  jour  elle  serait  aussi  la  sienne.  Que 
de  fois  dans  les  années  qui  allaient  suivre  il  sen- 
tirait cet  aiguillon  qui  le  pousserait  à  travers  le 
monde  jusqu'à  ce  qu'il  eût  terminé  les  divines 
semailles  dans  la  Ville  Eternelle  ! 

Alors  l'aiguillon  serait  remplacé  par  une  chaîne  ; 
elle  serait  la  forme  de  sa  captivité  ;  et  des  sol- 
dats le  traîneraient  un  jour,  enchaîné  sur  la  voie 
d'Ostie,  voie  douloureuse  comme  celle  du  Calvaire  ; 
et  ils  lui  trancheraient  la  tête  ! 

Mais  dans  la  suite  des  siècles  des  temples 
magnifiques  célébreraient  et  immortaliseraient 
son  nom  sur  le  sol  consacré  par  la  semence  de 
son  corps. 

Rome  tout  entière  chanterait  sa  glohe,  et  sa 
statue  dressée  au  sommet  d'une  colonne,  con- 
sacrée jadis  à  l'empereur  Marc-Aurèle,  attirerait 
la  vénération  des  peuples  de  l'univers  jusqu'à  la 
fin  des  temps. 

Mais  ce  n'était  pas  à  la  gloire  que  Saul  songeait 
au  pied  du  mont  Horeb.  Il  méditait  sur  le  mer- 
veilleux événement  qui  allait  changer  sa  vie.  Il 
interrogeait  son  esprit  et  son  cœur.    Il  se  deman- 

3 


18  PAULINA 

dait  dans  quel  avenir  mystérieux  il  allait  entrer. 
Pourquoi  donc  était-il  A^enu  s'ensevelir  dans  cette 
lointaine  solitude  ? 

Pourquoi  avait-il  soudainement  abandonné  ses 
travaux  et  ses  études,  renoncé  à  ses  projets  d'ave- 
nir, trahi  la  mission  qu'on  lui  avait  confiée,  et 
qu'il  avait  lui-même  sollicitée  avec  tant  d'ardeur 
et  d'emportement  ? 

Comment  lui,  exécuteur  des  hautes  œuvi'es 
pharisaïques,  meurtrier  d'Etienne,  son  camarade 
d'études,  persécuteur  acharné  des  disciples  de 
Jésus  de  Nazareth,  avait-il  tout  à  coup  interrompu 
son  œuvre  de  violence  et  de  sang  ? 

Comment  ce  lion  dévorant  était-il  devenu  un 
agneau  docile  aux  paroles  mystérieuses  qui  avaient 
subitement  frappé  ses  oreilles  sm'  le  chemin  de 
Damas  ?  Et  maintenant  quelle  serait  la  direc- 
tion de  sa  vie  ?  Quelle  mission  serait-il  appelé 
à  remplir  dans  le  monde  ?  Dans  quelle  voie 
nouvelle  allait-il  entrer  ? 

Telles  étaient  les  questions  qu'il  se  posait  à 
lui-même,  et  dont  il  était  venu  chercher  la  solu- 
tion dans  les  solitudes  du  Sinaï  et  de  l'Horeb. 

Loin  du  bruit  et  de  la  foule,  sur  les  sommets 
mystérieux  où  la  voix  de  Jéhovah  avait  jadis 
retenti,  il  était  venu,  dans  le  trouble  profond 
de  sa  conscience,  interroger  cette  grande  voix 
divine,  et  lui  demander  les  inspirations  et  les 
connaissances  dont  il  avait  besoin. 


PAULIN  A  19 

N'était-ce  pas  cette  voix  qui  lui  avait  parlé 
aux  portes  de  Damas  ?  Et  ne  lui  parlerait-elle 
pas  encore  ? 

S'il  y  avait  sur  terre  un  lieu  sacré  où  les  voix 
célestes  se  faisaient  entendre  n'était-ce  pas  dans 
cette  retraite  tantôt  inondée  de  soleil  et  tantôt 
ténébreuse,  qui  avait  vu  les  éclairs  et  entendu  les 
tonnerres  du  Dieu  terrible  des  Hébreux  ? 

Oui,  et  c'était  dans  cet  endroit,  illustré  de  si 
grands  souvenirs,  que  le  Seigneur  Jésus  lui  en- 
seignait toutes  choses  et  surtout  la  Loi  nouvelle. 

Jusqu'ici  il  avait  cru  que  la  Loi  ancienne,  la 
Loi  de  Moïse,  contenait  toute  la  vérité, -et  que 
celui  qui  la  connaissait  n'avait  plus  rien  à  appren- 
dre. 

Il  l'avait  crue  immuable,  cette  Loi,  et  souve- 
raine et  définitive.  C'est  en  son  nom  qu'il  avait 
persécuté  les  disciples  de  Jésus  et  fait  mourir 
son  condisciple  Etienne.  IVIais  voilà  que  Jésus 
était  venu  et  avait  apporté  aux  hommes  la  loi 
nouvelle.  Jésus  de  Nazareth  était  donc  plus 
grand  que  Moïse,  et  cette  Loi  nouvelle  devait 
donc  remplacer  la  Loi  ancienne  ? 

Voilà  le  programme  et  le  mystère  qu'il  venait 
scruter  dans  la  solitude.  Une  chose  était  cer- 
taine :  c'était  bien  Jésus  de  Nazareth  qui  l'avait 
renversé  de  son  cheval,  ébloui,  aveuglé,  et  qui 
lui  avait  rendu  la  vue  trois  jours  après.  C'était 
bien  lui  qui  lui  avait  parlé,  et  qui  lui  avait  inspiré 


20  PAULINA 

de  venir  en  cette  endroit  miraculeux,  recevoir  le 
nouvel  enseignement. 

La  loi  de  crainte  et  de  rigoureuse  justice  allait- 
elle  faire  place  à  une  loi  d'amour  et  de  misé- 
ricorde ? 

Jéhovah  était  un  Dieu  terrible,  et  Saul  avait  été 
son  disciple,  absolu,  violent,  et  sanguinaire.  Mais 
Jésus  était  doux  et  humble  de  cœur. 

La  loi  ancienne  avait  été  donnée  au  peuple  Juif 
seul.  Mais  la  loi  nouvelle  serait  donnée  à  toutes 
les  nations,  aux  Gentils  comme  aux  Juifs  !  Et 
quand  il  voudra  parler  à  ceux  qu'il  aura  convertis 
à  Jésus-Christ,  et  loin  desquels  il  sera  forcé  de 
vivre,  il  leur  écrira  ces  épîtres  admirables  que 
l'Eglise  étudiera  et  méditera  dans  la  suite  des  siè- 
cles. Et  c'est  aux  nations  qu'il  écrira,  et  non  aux 
individus,  aux  Romains,  aux  Hébreux,  aux  Ga- 
lates,  aux  Corinthiens,  etc .  .  . 

Quel  conquérant,  et  quel  dominateur  a  jamais 
gouverné,  instruit,  dirigé,  discipliné  un  plus  vaste 
empire  sans  le  secours  d'un  soldat  ou  d'une  épée  ? 

Ah  !  ce  mystère  de  la  Rédemption,  Jésus  le  lui 
révélait  dans  toute  l'amplem-  et  la  subhmité  du 
plan  divin  ;  et  bientôt  il  n'aura  plus  rien  à  ap- 
prendre des  hommes. 


PAULIN  A  21 

III 

UNE  VISITE  INATTENDUE 

Seul,  toujours  seul  dans  sa  retraite  lointaine  et 
sauvage,  Saul  se  recueillait  et  priait.  Souvent  il 
jeûnait  des  jours  entiers,  faute  de  nourriture, 
quand  le  soleil  trop  ardent  desséchait  les  plan- 
tes sauvages  dont  il  se  nourrissait,  ou  quand 
les  bergers  de  Madian  s'en  allaient  bien  loin  à  la 
recherche  de  meilleui's  pâturages  poiu-  leurs  trou- 
peaux. 

Quand  ses  yeux  moins  malades  lui  permettaient 
de  lire,  il  lisait  les  li\Tes  de  IMoïse,  qu'il  avait  em- 
portés avec  lui,  et  il  essayait  de  pénétrer  les  grands 
mystères  du  Mosaïsme  et  du  Messianisme. 

Il  lisait  aussi  le  prophète  Isaïe.  Mais  bien  sou- 
vent, comme  l'eunuque,  ministre  de  la  reine  d'E- 
thiopie, il  lisait  sans  comprendre.  Il  priait  alors, 
et  l'Esprit  l'inspirait.  Parfois,  il  avait  des  ravis- 
sements, et  c'était  Jésus  de  Nazareth  qui  lui  appa- 
raissait et  qui  l'enseignait.  Quelles  leçons  admira- 
bles tombaient  alors  de  la  bouche  du  divin  Maître  ! 

Hors  ces  visites  de  Dieu,  dont  il  était  favorisé, 
comme  ses  maîtres  humains  Moïse  et  Elie,  il  ^'ivait 
dans  la  solitude  la  plus  absolue. 

Un  joiu-  qu'il  était  monté  sur  une  des  crêtes  de 
l'Horeb,  et  qu'il  inspectait  l'horizon  pour  y  décou- 


22  PAULINA 

YTir  quelque  tente  de  berger,  il  aperçut  au  loin  un 
cavalier  vêtu  de  blanc,  monté  sur  un  blanc  méhari, 
qui  venait  du  nord,  et  qui  se  dirigeait  vers  l'Horeb. 

Saul  descendit  aussitôt,  et  le  cavalier  quittant 
sa  monture  s'écria  :  ''  O  Saul  !  Est-ce  bien  toi  ?  " 

Saul  avait  reconnu  Onkelos,  le  scribe  célèbre 
qui  était  membre  du  Sanhédiin,  et  dont  il  avait 
suivi  les  leçons  c^uelques  années  auparavant. 

—  C'est  moi,  cher  Onkelos,  et  que  \dens-tu  faire 
dans  cette  sohtude  ? 

—  Je  viens  te  chercher.  Il  y  a  de  longs  mois  que 
tu  es  disparu  mystérieusement  de  Damas,  et  qu'on 
se  demande  partout,  en  Syi'ie,  en  Galilée,  et  en 
Judée,  ce  que  tu  es  devenu. 

—  Et  que  dit-on  de  moi  ? 

—  Les  uns  disent  que  tu  as  été  frappé  par  la 
foudi'e  aux  portes  de  Damas,  et  que  depuis  lors  tu 
es  sujet  à  des  hallucinations,  que  tu  souffres 
d'une  fiè\Te  cérébrale,  et  que  tu  t'es  retiré  dans  le 
désert  pour  te  reposer  et  te  guérir. 

"  D'autres  disent  que  ce  Jésus  de  Nazareth  que 
nous  avons  crucifié,  et  que  j'ai  vu  de  mes  yeux 
réellement  mort,  s'est  montré  à  toi  dans  une  vi- 
sion, et  que  maintenant  tu  crois  à  sa  divinité. 
Qu'y  a-t-il  de  vrai  dans  ce  que  Ton  raconte  ? 
C'est  pour  le  savoir  que  j'ai  fait  ce  long  et  pénible 
voyage. 

—  Asseyons-nous,  Onkelos,  et  je  vais  te  raconter 
mon  histoire." 


PAULINA  23 

Tous  deux  s'assirent  alors,  sur  une  large 
pierre,  à  l'ombre  des  projections  de  l'Horeb,  et 
Saul  fit  à  Onkelos  le  récit  suivant  : 

''  Tu  n'as  pas  oublié,  bien  sûr,  le  jour  où  nous 
avons  fait  lapider  notre  ancien  camarade  d'études, 
Etienne. 

—  Non  certes,  car  ce  fut  un  chagiin  pour  moi  de 
m'en  séparer.  Etienne  et  toi,  tout  jeunes  encore, 
vous  aviez  suivi  avec  moi  les  leçons  de  Gamaliel  ; 
et  quand  je  commençai  moi-même  à  enseigner, 
vous  étiez  devenus  mes  plus  brillants  disciples, 
dans  l'étude  des  Lettres  grecques,  et  dans  l'art  de 
l'éloquence.  Par  quel  prestige  extraordinaire  les 
disciples  de  Jésus  ont-ils  réussi  à  pervertir  notre 
admirable  Etienne  ?  Je  l'ignore,  mais  tu  te  sou- 
viens, Saul,  quel  fanatique  il  est  devenu,  du  jour 
au  lendemain,  et  avec  quelle  rage  il  parlait  contre 
le  Temple  et  les  institutions  mosaïques.  Toi- 
même,  tu  t'élevas  contre  lui,  et  quand  il  fut  amené 
devant  le  Sanhédiin,  il  proféra  de  tels  blasphèmes 
que  mes  collègues  et  toi,  fm'ieux  de  l'entendre, 
l'avez  traîné  hors  de  la  ville,  sans  jugement,  et 
l'avez  lapidé  jusqu'à  ce  qu'il  expirât. 

—  Quel  triste  souvenir  et  quels  remords  tu  as 
réveillés  dans  mon  âme,  Onkelos  ! 

—  Et  moi  aussi,  je  l'aimais,  le  malheureux 
Etienne.  Il  était  si  beau,  si  noble,  si  généreux  et  si 
éloquent.  Il  avait  tous  les  dons  et  il  obtenait  tous 
les  succès.    Jamais  je  n'oubUerai  avec  quelle  élo- 


24  PAULINA 

quence  il  se  défendit  devant  le  Sanhédrin.  Hélas  î 
quand  il  nous  apostropha  en  nous  appelant  "  têtes 
dures.  . .  cœurs  incirconcis.  .  .  persécuteurs  des 
prophètes,  et  mem'triers  du  Juste  promis  au  mon- 
de," la  rage  s'empara  de  nous,  et  nous  le  traînâmes 
au  lieu  ordinaire  des  lapidations.  Je  le  vois  encore, 
les  yeux  levés  vers  le  ciel,  le  visage  transfiguré,  et 
je  l'entends  s'écrier  :  "  Voici  que  je  vois  lescieux 
ouverts,  et  le  fils  de  l'homme  debout  à  la  di'oite 
de  Dieu  !  " 

—  Cela  me  parut  du  délire,  Onkelos .  .  . 

—  Evidemment   c'était   du  délire ... 

—  Mais  non,  Onkelos.  Il  voyait  \Taiment  ce 
qu'il  disait  ;  car  la  même  vision  m'a  été  donnée. 
Moi  aussi  j'ai  xm  les  cieux  entr'ouverts,  et  c'est 
bien  Jésus  de  Nazareth  qui  m'a  parlé  aux  portes 
de   Damas. 

—  C'est  une  hallucination,  mon  pau^Te  ami  ! 

—  Non,  Onkelos,  c'est  une  réahté,  que  je  vais 
te   raconter. 

"  Comme  toi,  je  venais  d'être  homicide,  et  je 
voulais  continuer  de  l'être,  lorsque  vous  m'avez 
envoyé  à  Damas.  Je  chevauchais  tête  haute,  plein 
de  haine  et  de  fureur,  cherchant  d'autres  Etienne 
pour  les  lapider  ;  et,  tout  à  coup,  j'ai  été  frappé, 
comme  par  la  foudre,  précipité  par  terre  comme 
mort  ;  et  quand  j'ai  recouvré  l'usage  de  mes 
sens,  mon  front  orgueilleux  était  plongé  dans  la 
poussière  du  chemin.     C'est  alors  que  Jésus  de 


PAULINA  25 

Nazareth  m'a  parlé,  enveloppé  d'une  gloire 
éblouissante,  qui  m'a  rendu  soudainement  aveugle. 
Mais  j'entendis  bien  distinctement  sa  voix. 

—  Et   qu'a-t-il    dit  ? 

—  Il  m'a  crié  d'une  voix  forte  qui  paraissait 
venir  du  ciel  :  "  Saul,  Saul,  pourquoi  me  persé- 
cutes-tu ?  "  J'ai  répondu  :  "  Qui  êtes- vous. 
Seigneur  ?"  Et  la  même  voix  a  dit  :  "Je  suis 
Jésus  que  tu  persécutes.  —  Seigneur,  ai-je  repris, 
que  voulez-vous  que  je  fasse  ?  —  Entre  dans  la 
ville,  et  l'on  te  dira  là  ce  qu'il  faut  que  tu  fasses." 

"  Ceux  qui  m'accompagnaient  entendaient 
comme  moi  la  voix  qui  me  parlait,  mais  ils  ne 
voyaient  personne.  Ils  me  conduisirent  en  me  te- 
nant par  la  main  (car  j'étais  aveugle)  dans  la 
maison  d'un  nommé  Judas,  et  j'y  restai  trois 
jours,  attendant  que  le  Seigneur  me  parlât  de 
nouveau  ou  m'envoyât  quelqu'un  pour  me  faire 
connaître  sa  volonté. 

"  Alors,  un  disciple  de  Jésus,  nommé  Ananie, 
vint  me  trouver,  et,  après  m' avoir  imposé  les 
mains,  il  me  dit  :  "  C'est  le  Seigneur  Jésus  qui 
m'envoie  vers  vous  afin  que  vous  recouvriez  la  vue 
et  que  vous  soyez  rempli  du  Saint-Esprit."  Au 
même  instant  des  écailles  sont  tombées  de  mes 
yeux,  et  j'ai  recouvré  la  vue. 

"  Depuis  lors,  Onkelos,  je  sens  en  moi  cet  esprit 
mystérieux  que  les  apôtres  de  Jésus  appellent 
l'Esprit-Saint,  et  c'est  lui  qui  m'a  inspiré  de  venir 


26  PAULINA 

dans  cette  solitude,  où  il  m'instruit  lui-même,  et 
me  prépare  à  la  grande  mission  que  je  vais  avoir  à 
remplir  auprès  des  Gentils. 

—  Cher  Saul,  tu  déraisonnes,  et  tes  ^^sions 
n'ont   rien   de   réel. 

—  Pardon,  Onkelos,  ce  sont  des  apparitions 
aussi  réelles  que  ta  visite.  Aux  portes  de  Damas, 
je  ne  l'ai  pas  vu,  mais  je  l'ai  entendu.  Il  m'a  parlé 
comme  tu  me  parles.  Et  dans  ce  désert,  il  converse 
souvent  avec  moi.  Oh,  si  tu  connaissais  les  choses 
divines  qu'il  me  fait  entendre  ! 

—  Pauvre  Saul  !   Et  que  veut-il  de  toi  ? 

—  Il  veut  que  j'évangélise  les  nations. 

—  Les  nations  ?   Toutes  les  nations  ? 

—  Toutes  les  nations  du  monde  ci\'ihsé. 

—  Alors,  tu  vas  partir  à  la  conquête  du  monde  ? 

—  Oui. 

—  C'est  un  rêve  impossible. 

■ —  Impossible  à  l'homme  et  non  pas  à  Dieu. 

—  Mais  tu  n'es  pas  un  Dieu. 

—  Oh  non  !  Je  ne  suis  qu'un  misérable  pécheur. 
Je  ne  suis  rien,  je  ne  sais  rien,  je  ne  puis  rien  par 
moi-même  ;   mais,  Lui,  il  peut  tout  ! 

—  C'est  une  folie. 

—  En  effet,  c'est  une  folie,  mais  une  folie  qui 
ressemble  à  toutes  celles  dont  l'Ancien  Testament 
est  rempli  et  qui  étaient  des  actes  de  la  suprême 
Sagesse  !  Quand  Moïse  entreprit  de  déH\Ter  nos 
pères  de  la  servitude  d'Egypte,  il  faisait  une  folle 


PAULINA  27 

entreprise  ;  et  quand  il  commanda  à  la  Mer  Rouge 
de  les  laisser  passer,  on  crut  bien  qu'il  était  fou  ! 
Et  quand  il  frappait  un  rocher  de  sa  baguette  pour 
en  faire  jaillir  une  source,  on  se  moquait  de  lui, 
mais  la  source  jaillissait  miraculeusement  du  ro- 
cher. 

"  Quand  Josué  faisait  sonner  de  la  trompette 
autour  des  murs  de  Jéricho  pour  les  renverser,  il 
conmiettait  une  étrange  folie  ;  mais  les  murailles 
tombaient  vraiment. 

"  Et  que  d'autres  folies  du  même  genre  nos  pères 
et  nos  prophètes  ont  accomplies,  et  qui  sont  deve- 
nues des  merveilles  de  sagesse  et  de  gloire  !  C'est 
sur  leurs  traces,  et  sous  l'inspiration  de  Jésus  de 
Nazareth,  que  je  marcherai  vers  l'accomplisse- 
ment de  ma  mission. 

—  Mais,  mon  pau\Te  Saul,  tu  n'es  ni  Moïse 
ni  Josué  ;  tu  es  un  docteur  de  la  Loi,  plein  d'in- 
telligence et  de  science  ;  tu  es  l'espoir  et,  si  tu  le 
veux,  un  futur  membre  du  Sanhédrin.  Le  Grand 
Prêtre  a  pour  toi  la  plus  haute  admiration,  et  il 
m'a  confié  qu'il  projetait  de  te  donner  sa  fille  Caïpha 
en  mariage.  Les  plus  grands  honneurs  et  les  plus 
hautes  dignités  t'attendent  dans  le  sacerdoce  juif. 
Vas-tu  renoncer  à  tout  cela  pour  te  mêler  à  une 
secte  vulgaire,  méprisée  des  gi-ands,  sans  iiïfluence 
et  sans  fortune,  qui  ne  peut  t' assurer  aucun  ave- 
nir ? 

—  Je  ne  comprends  plus  le  langage  que  tu  me 


28  PAULINA 

parles.  Je  ne  suis  plus  le  Saul  de  Tarse  que  tu  as 
connu,  plein  d'orgueil  et  d'ambition,  et  tu  me  fais 
injure  en  m'offrant  des  honneurs  et  des  biens  pour 
me  faire  renoncer  à  ma  foi  religieuse. 

—  Mais  non,  Saul,  je  veux  plutôt  t'empêcher 
de  renoncer  au  Judaïsme  qui  a  été  la  foi  de  tes 
pères. 

—  Tu  oublies,  Onkelos,  que  la  foi  de  mes 
pères  était  une  religion  d'attente.  Elle  avait  pour 
dogme  l'espérance  d'un  Messie  promis  au  monde  et 
surtout  aux  Juifs.  Or  ce  Messie  est  venu.  C'était 
Jésus  de  Nazareth.  Nous  ne  l'avons  pas  reconnu, 
mais  c'était  bien  lui,  et  dès  lors  le  Judaïsme  doit 
s'effacer  devant  la  religion  du  Christ,  comme  l'é- 
toile du  matin  devant  le  soleil.  L'Eglise  que  le 
Messie  est  venu  étabUi-  sur  la  terre  est  l'accomplis- 
sement de  la  promesse  faite  à  nos  pères,  le  perfec- 
tionnement de  leur  religion,  et  c'est  en  y  entrant 
que  je  reste  fidèle  à  la  foi  de  mes  pères.  Ah  !  mon 
cher  Onkelos,  comme  tu  rabaisses  ces  grandes 
questions  en  y  mél-ant  des  intérêts  personnels,  de 
\Tilgaires  ambitions,  et  la  considération  des  faux 
biens  de  ce  monde  ! 

''  Je  crois,  Onkelos,  en  Jésus  de  Nazareth.  Il 
est  mon  seul  Seigneur,  et  mon  seul  Dieu.  Sois  bien 
convaincu  qu'il  n'y  aura  jamais  d'autre  Messie 
que  lui. 

—  Pauvre  Saul  ! 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  suis  à  plaindre  ;  car  je 


PAULINA  29 

possède  la  vérité,  et  je  n'en  puis  douter,  puisque 
c'est  Jésus  de  Nazareth  ressuscité  qui  me  l'a  en- 
seignée. Je  ne  l'ai  pas  reçue  de  Pierre  ni  des  autres 
Apôtres  ;  je  ne  l'ai  pas  trouvée  dans  les  li\Tes,  ou 
dans  mes  méditations  ;  elle  est  entrée  dans  mon 
âme  soudainement  comme  la  lumière  entre  dans 
nos  yeux  quand  nous  enlevons  le  bandeau  qui  les 
couvre.  Elle  y  est  entrée,  quand  je  ne  la  cherchais 
pas,  quand  j'étais  indigne  de  la  voir,  par  l'action 
violente  de  Dieu,  qui  m'a  foudroyé  dans  mon  or- 
gueil, et  qui  m'a  dit  :  "Je  suis  Jésus  de  Naza- 
reth ".  Le  changement  qui  s'est  opéré  en  moi  a 
été  radical  et  instantané.  J'ai  senti  la  force  de 
Dieu  qui  s'emparait  de  moi,  et  contre  laquelle  j'é- 
tais impuissant.  Et  depuis  lors  je  lui  appartiens 
tout  entier  et  pour  toujours.  Je  suis  sa  chose  et 
il  fera  de  moi  tout  ce  qu'il  voudra.  .  . 

—  Pauvre  ami,  ton  discours  m'afflige  profon- 
dément. On  croit  généralement  à  Jérusalem  que 
les  disciples  de  Jésus  sont  pris  de  folie,  et  je  vois 
que  tu  as  été  frappé  de  la  même  infirmité  dans  ta 
visite  de  Damas. 

"  J'avais  espéré  te  trouver  guéri  et  te  ramener 
à  Jérusalem  pour  nous  aider  à  combattre  cette 
secte  détestable  des  Nazaréens.  Mais  je  vois 
bien  que  le  fantôme  de  Damas  t'a  poursuivi  jus- 
qu'ici, et  qu'il  te  possède.  Je  m'en  retom-nerai 
donc  seul  à  Jérusalem  et  quand  le  Sanhédrin  aura 
entendu   mon  rapport,    nous   reprendi'ons   notre 


30  PAULINA 

lutte  plus  \dgoureusement  que  jamais  contre  tes 
condisciples  d'hallucination. 

"  Nous  avons  l'autorité,  nous  avons  la  force  ; 
le  Sacerdoce  et  l'Etat  sont  avec  nous.  Le  roi 
Agrippa,  qui  a  besoin  de  nous,  sera  l'âme  et  le 
bras  de  la  persécution  que  nous  allons  organiser, 
et  là-bas,  à  Rome,  nous  am-ons  l'appui  de  César. 
Crois-tu,  Saul,  que  Juifs  et  Romains  unis  ensemble 
puissent  être  vaincus  dans  une  lutte  aussi  inégale  ? 
Si  les  prisons  ne  peuvent  retenir  les  chrétiens,  la 
mort  les  tiendra  ! 

—  Elle  n'a  pas  tenu  Jésus  de  Nazareth. 

—  Allons  donc,  qui  est-ce  qui  l'a  vu  viA^ant  ? 

—  Un  grand  nombre  de  témoins  véridiques,  et 
moi-même. 

—  Pau^rre  ami  !  Et  sur  la  foi  de  cette  vision 
illusoire  tu  vas  entreprendre  la  conversion  des  na- 
tions ? 

—  Oui. 

—  Et  tu  crois  que  tu  réussiras  ? 

—  Pas  moi.  Oh  !  non  ;  mais  il  vaincra  le  mon- 
de, Celui  qui  est  mon  Seigneur  et  mon  Dieu.  " 

Onkelos  ne  répondit  rien. 

Il  dit  adieu  à  Saul,  et  il  reprit  le  chemin  de  Jéru- 
salem à  travers  le  désert  arabique. 


PAULINA  31 

IV 
LE  RETOUR  A  DAMAS 

Les  maisons  orientales  sont  à  l'extérieur  des 
blocs  de  pierre,  presque  sans  ouvertui-es,  dont 
l'aspect  sévère  attriste  ;  et  quand  vous  en  fran- 
chissez le  seuil,  vous  croyez  entrer  dans  la  nuit  ; 
mais,  à  l'intérieur,  s'ouvre  une  vaste  cour  sans 
toitm*e,  et  la  lumière  du  soleil,  inonde,  réchauffe, 
et  colore  toutes  choses. 

C'est  une  illumination  de  ce  genre  qui  se  fit 
dans  l'âme  de  Saul  quand  il  s'abandonna  entière- 
ment à  la  direction  de  Jésus  de  Nazareth,  avec 
cette  différence  que  la  nuit  n'y  pénétra  plus  jamais. 
Le  Soleil  de  la  vérité  entra  en  lui,  et  il  y  suspendit 
sa  course,  à  la  parole  du  nouveau  Josué.  Jamais 
plus  la  vérité  ne  cessa  de  l'éclairer  ;  et  cet  homme 
devint  un  phénomène  de  lumière,  un  mii'acle  de 
sagesse  et  de  science  transcendante. 

C'est  que  l'Horeb  n'avait  pas  été  pom*  lui  une 
solitude  absolue.  Il  avait  été  une  école,  dont 
Jésus  de  Nazareth  était  le  professem*. 

Bien  souvent,  après  des  hem  es  de  prière,  de 
supplications  et  de  larmes,  il  s'était  vu  enveloppé 
d'une  lumière  intense,  éblouissante.  C'était  le 
buisson  qui  lui  seivait  d'cmbiage  contre  les  ar- 
deurs du  soleil  qui  s'était  soudainement  embrasé  ; 


32  PAULINA 

et  du  milieu  des  flammes  ardentes  une  voix  puis- 
sante et  douce  à  la  fois  lui  adressait  la  parole  : 

"  Saul,  Saul,  reconnais- tu  ma  voix  ? 

—  Oui,  Seigneur,  répondait  Saul,  c'est  la  même 
voix  qui  m'a  parlé  sur  le  chemin  de  Damas.  Dai- 
gnez me  parler  encore  ;  votre  serviteur  écoute." 

Et  la  voix  du  Seigneur  répondait  à  Saul,  et  l'ins- 
truisait. 

Jésus  de  Nazareth  restait  invisible,  mais  il  s'en- 
tretenait avec  Saul,  comme  jadis  avec  ses  disciples 
aux  bords  sacrés  du  Jourdain. 

Il  lui  annonçait  la  grande  mission  qu'il  aurait  à 
rempUr  chez  les  Gentils,  et  au  prix  de  quels  sacri- 
fices il  aiderait  Pierre  à  bâtir  son  Eglise.  Il  lui  pré- 
disait les  mêmes  épreuves,  les  mêmes  souffrances. 
"  Souviens-toi,  lui  disait-il,  du  berger  de  Madian, 
et  de  la  mission  que  Jéhovah,  mon  Père,  lui 
confia  de  déli\Ter  les  enfants  d'Israël  de 
la  terre  d'Egypte.  —  Moïse  Fa  remplie  cette 
mission. 

"  Aujourd'hui,  ce  n'est  plus  seulement  les  en- 
fants d'Israël,  c'est  toutes  les  nations  que  je  veux 
retirer  de  la  terre  de  perdition,  et  c'est  toi  que  j'ai 
choisi  pour  les  soustraire  à  la  domination  du  prince 
de  ce  monde  qui  est  le  démon. 

"  Nouveau  Moïse,  il  faut  que  tu  leur  apprennes 
à  traverser  le  désert  de  cette  vie  pour  arriver  à 
l'éternelle  Terre  Promise,  où  je  réunirai  un  jour 
les  rois  et  les  peuples  qui  me  seront  fidèles.  C'est 


PAULINA  33 

toi  qui  leur  donneras  ma  loi,  qui  est  une  loi  d'a- 
mour et  de  miséricorde.  .  . 

"  C'est  ici  que  Moïse  a  reçu  de  mon  Père  les 
Tables  de  la  Loi  Ancienne.  C'est  ici  que  je  te  donne 
les  Tables  de  la  Loi  Nouvelle  que  j'ai  déjà  données 
à  mes  apôtres.  .  ." 

Ces  ravissements  de  Saul  se  renouvelaient  sou- 
vent, et  la  science  de  Dieu  s'était  développée  de 
plus  en  plus  dans  l'âme  du  futur  apôtre  des 
Gentils. 

Dorénavant  il  connaissait  sa  mission  ;  et  la 
carrière  qui  allait  s'ouvrir  devant  lui  n'avait  d'au- 
tres limites  que  les  confins  du  monde  civilisé. 

Sa  formation  spirituelle  avait  duré  trois  ans 
comme  celle  des  Apôtres,  et  il  avait  eu  le  même 
maître,  Jésus  de  Nazareth.  Un  jour  l'Esprit  lui 
dit  :  "  Retourne  maintenant  à  Damas,  et  tu 
porteras  mon  nom  chez  les  Gentils  jusqu'aux  con- 
fins de  la  Terre." 

Et  Saul  se  remit  en  route.  Il  retraversa  le  dé- 
sert d'Arabie.  Il  repassa  par  les  montagnes  des 
Amorrhéens,  et  par  la  vallée  de  la  Grappe  de 
Raisin.  Il  revit  la  Pétrée,  et  la  montagne  d'A- 
bouim,  et  le  pays  de  Moab. 

Sur  le  mont  Nébo,  il  s'arrêta  longtemps.  C'é- 
tait là  que  Moïse  était  mort,  et  qu'un  tumulus  de 
pierres  marquait  son  tombeau.  Quels  souvenirs 
historiques  lui  rappela  la  vie  extraordinaire  du  lé- 
gislateur des  Hébreux  !  Il  regarda  vers  Jérusalem, 


34  PAULINA 

et  il  se  demanda  en  descendant  vers  le  Jourdain 
s'il  passerait  par  cette  \dlle  qui  avait  pour  lui  tant 
d'attraction.  Mais  dans  les  dispositions  de  son  es- 
prit, et  les  mystérieuses  élévations  de  son  âme  il 
redouta  le  bruit  et  la  foule.  Il  se  demandait  quel 
accueil  lui  feraient  les  apôtres  qu'il  avait  persé- 
cutés? Comment  lui  pardonneraient-ils  la  mort 
cruelle  d'Etienne  ? 

Non,  il  ne  prendrait  pas  la  route  de  Jérusalem. 
Il  sui\Tait  plutôt  la  rive  orientale  de  la  Mer  Morte 
et  du  Jourdain.  Il  longerait  ensuite  la  chaîne  des 
montagnes  de  Moab,  et  traverserait  le  vaste  dé- 
sert de  l'Ai'abie  Pétrée. 

La  route  qu'il  suivait  était  encaissée  dans  un 
ravin  profond.  Des  nuées  odorantes  flottaient 
dans  les  matins  clairs,  et  déchiraient  lem*s  écharpes 
blanches  aux  crêtes  des  rochers.  Un  torrent  lim- 
pide éparpillait  des  poignées  de  brillants  dans  la 
verdure  de  la  montagne  coimne  un  bijoutier  range 
ses  pierres  précieuses  sur  le  velours  de  sa  \'itrine. 

Tout  à  coup,  dans  l'échancrure  des  montagnes 
désolées,  sans  verdure  et  sans  couleur,  il  aperçut 
Jérusalem.  Il  s'assit  sur  un  sommet  rocheux,  et 
il  la  contempla  longtemps. 

C'était  donc  là  cette  \àlle  des  prophètes  qui 
était  devenue  le  tombeau  d'un  Dieu  !  La  ville 
tantôt  sainte  et  tantôt  maudite,  tantôt  royale  et 
tantôt  esclave  ;  la  superbe,  et  la  captive  chargée 
de  chaînes,  lançant  vers  le  ciel  tantôt  ses  lamenta- 


PAULINA  35 

tions  et  tantôt  ses  impiétés  et  ses  blasphèmes,  la 
glorieuse  et  la  déicide,  siège  de  Jéhovah  sur  terre, 
trône  et  gibet  du  Dieu-Homme  ! 

Bien  des  fois  détruite  et  toujours  rebâtie.  Tou- 
jours vaincue  et  jamais  anéantie.  Objet  de  haine 
et  d'amour.  Berceau  et  cimetière  des  peuples. 
Mystère  du  passé  et  de  l'avenir.  Morte  pour  son 
crime,  immortelle  par  le  tombeau  de  sa  victime. 

Radieuse  de  gloire  et  de  puissance.  Ruine  la- 
mentable noyée  dans  les  larmes,  lavée  dans  le 
sang  et  purifiée  par  le  feu  ! 

Ce  ne  fut  pas  sans  émotion  qu'il  parcourut  de 
nouveau  la  route  de  la  Galilée  à  Damas.  Quel 
contraste  entre  ses  sentiments  d'aujourd'hui  et 
ceux  qui  agitaient  son  âme  trois  ans  auparavant  ! 

En  même  temps,  quel  changement  s'était  opéré 
à  Damas  depuis  qu'il  avait  quitté  cette  ville  ! 
Jésus  de  Nazareth  y  comptait  déjà  de  nombreux 
disciples,  et  ses  premières  prédications  reçurent 
tout  d'abord  le  meilleur  accueil. 


36  PAULINA 

V 

SAUL  ET  PIERRE 

Il  est  facile  de  comprendre  que  la  population  de 
Damas  fût  curieuse  d'entendre  Saul  prêcher  Jésus- 
Christ.  On  connaissait  son  histoire,  et  il  la  racon- 
tait lui-même  dans  tous  ses  détails  avec  une  en- 
tière franchise.  "  Vous  êtes  étonnés,  disait-il  aux 
Juifs,  et  vous  avez  bien  raison  de  l'être,  et  de  vous 
demander  si  je  suis  le  même  homme  que  vous  avez 
entendu  il  y  a  trois  ans,  et  qui  persécutait  avec 
rage  les  disciples  de  Jésus  de  Nazareth.  Etonnez- 
vous,  mais  croyez-moi.  C'est  moi  qui  ai  fait  lapider 
Etienne,  et  qui  maintenant  prêche  à  sa  place  le 
même  Evangile.  Le  Seigneur  l'avait  choisi  et  ad- 
mirablement doué  pour  cette  prédication,  et  je 
l'ai  fait  m.ourir.  Et  maintenant,  c'est  moi  qui 
prêche  le  nom  de  Jésus,  avec  le  même  zèle  que  je 
l'ai  combattu.  Et  pour  la  gloire  de  ce  nom  je  su- 
birai toutes  les  souffrances  et  la  mort.  Le  Seigneur 
me  l'a  prédit  :  je  serai  lapidé  comme  Etienne,  et 
mis  à  mort,  mais  tant  que  j'aurai  un  souffle  de  vie, 
je  me  dévouerai  tout  entier  au  ser\'ice  de  ce  Jésus 
que  vous  avez  crucifié,  et  qui  est  ressuscité." 

Les  Juifs  ne  supportèrent  pas  longtemps  ces 
discours  enflammés  de  Saul  qui  opéraient  de  nom- 
breuses conversions  parmi  les  Grecs.  On  le  chassa 


PAULIN  A  37 

des  synagogues,  on  le  dénonça  aux  autorités,  et  il 
devait  être  arrêté  pendant  la  nuit,  lorsque  les  dis- 
ciples organisèrent  son  évasion  de  la  ville  dont  les 
portes  étaient  fermées.  Ils  le  hissèrent  sur  la  mu- 
raille, et  ils  le  descendirent  en  dehors  dans  une 
corbeille. 

Saul  se  cacha  d'abord  pendant  quelques  jours, 
et  il  partit  secrètement  pour  Jérusalem.  Il  re\'it 
sans  s'y  arrêter  l'endroit  où  le  Seigneur  l'avait 
foudroyé.  Mais  dès  qu'il  fut  arrivé  à  Jérusalem, 
il  voulut  visiter  le  lieu  où  Etienne  avait  été  lapidé. 

Le  petit  tertre  de  pierres  sous  le'quel  le  saint 
martyr  avait  rendu  l'âme  subsistait  encore.  Saul 
s'agenouilla,  et  pria  :  "  O  doux  Etienne,  qui  mê- 
me avant  de  mouiir  avez  vu  les  cieux  ouverts,  et 
qui  maintenant  vivez  de  la  vraie  vie  à  côté  de 
Jésus,  demandez-lui  de  me  pardonner  et  de  me 
préparer  une  place  à  côté  de  vous." 

Saul  demanda  ce  qu'on  avait  fait  du  corps  du 
saint  martyr,  et  il  apprit  que  Gamaliel  l'avait  re- 
cueilli, et  lui  avait  élevé  un  tombeau  dans  sa  villa. 
Il  voulut  visiter  ce  tombeau,  et  il  le  trouva  dans  la 
crypte  d'une  petite  chapelle  que  Gamaliel,  devenu 
disciple  de  Jésus-Christ,  avait  fait  construire  en 
l'honneur  du  premier  martyr  chrétien. 

Saul  y  pria  longtemps  en  versant  des  larmes 
amères.  Puis  il  alla  visiter  Gamaliel  son  ancien 
maître,  qui  logeait  tout  à  côté.  Il  lui  raconta  sa 
merveilleuse  histoire,  et  toutes  les  faveurs  extra- 


38  PAULIN  A 

ordinaires  dont  Jésus  de  Nazareth  l'avait  comblé. 
Le  vieux  Gamaliel  l'écoutait  en  pleurant.  Paul 
n'oublia  pas  d'aller  visiter  le  Golgotha,  et  de  baiser 
le  rocher  où  la  croix  de  son  divin  Maître  avait  été 
plantée.  Puis  il  descendit  au  sépulcre,  que  Joseph 
d'Arimathie  avait  transformé  en  autel  et  entouré 
d'une  gi-ille.  Il  y  pria  longtemps  avec  d'autres  pè- 
lerins qu'il  y  rencontra. 

De  là,  il  se  rendit  au  temple,  et  il  y  retrouva 
les  abus  qui  avaient  soulevé  l'indignation  de  Jésus, 
les  vendeurs  avec  leurs  échoppes,  et  leurs  hypo- 
crisies, et  les  troupeaux  de  victimes  sanglantes  fu- 
mant sur  l'autel  des  holocaustes.  Il  était  révolté  de 
voir  ses  compatriotes  offrir  encore  à  Dieu  le  sang 
des  taureaux,  quand  l'Agneau  di\dn  était  venu  lui- 
même  verser  son  sang  pour  le  salut  du  monde. 

Son  cœur  se  souleva  à  la  \ue  de  ce  spectacle,  et 
il  alla  se  rasséréner  au  Cénacle  qu'il  ne  connaissait 
pas  encore.  Là  enfin  il  trouva  le  nouveau  temple, 
le  nouvel  autel,  le  nouveau  sacrifice,  le  vrai  culte 
de  Dieu  en  esprit  et  en  vérité. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  ce  qui  l'avait  attiré  à 
Jérusalem.  C'est  Pierre  qu'il  était  venu  voir, 
Pierre  qu'il  reconnaissait  dès  lors  comme  le  chef 
de  l'Eghse  ;  et  il  se  dirigea  vers  la  maison  de 
Marie  la  mère  de  Jean,  surnommé  Marc,  non 
loin  du  Cénacle.   C'est  là  que  Pierre  habitait. 

Il  avait  tant  de  choses  à  lui  raconter  et  tant 
d'autres  à  lui  demander. 


PAULINA  39 

Pierre  connaissait  déjà  la  miraculeuse  conver- 
sion de  Saul.  Il  savait  comment  ce  persécuteur 
acharné  des  premiers  chrétiens  était  devenu  sou- 
dainement un  disciple  de  Jésus,  plein  de  foi,  et 
tout  brûlant  du  zèle  apostolique. 

Mais  c'était  pour  lui  un  grand  bonheur  de  voir 
Saul  et  de  l'entendre. 

Avec  une  sincérité  parfaite  et  une  émotion  pro- 
fonde, Saul  lui  fit  le  récit  complet  de  tout  ce  qui 
lui  était  arrivé  à  Damas,  et  de  ce  qu'il  avait  fait 
depuis.  On  l'accusait  d'être  un  contempteur  de  la 
loi  de  Moïse,  et  cependant  c'est  lui  qui  était  allé 
jusqu'au  Sinaï  demander  à  Moïse  des  inspirations . 
C'est  lui  qui  dans  la  grotte  de  l'Horeb,  sur  le  sol 
sacré  où  la  loi  de  Jéhovah  avait  été  donnée  à 
Moïse  avait  étudié  de  nouveau  et  médité  pendant 
trois   ans  la   Loi   ancienne  et   ses  mystères. 

Non,  il  n'avait  pas  cessé  de  croire  à  la  divinité 
de  cette  Loi  ;  mais  il  y  avait  un  homme  qu'il  pla- 
çait bien  au-dessus  de  Moïse,  puisqu'il  était  Dieu, 
et  au  service  duquel  il  voulait  consacrer  le  reste 
de  sa  vie  :   c'était  Jésus  de  Nazareth. 

Il  comprenait  maintenant  que  Moïse  n'était 
qu'un  précurseur,  une  figure  du  Messie  promis, 
non  pas  aux  seuls  Juifs,  mais  à  toutes  les  nations 
et  il  croyait  fermement  que  ce  Messie  était  venu, 
et  que  c'était  Jésus  de  Nazareth. 

"  O  vous,  qui  avez  eu  le  bonheur  de  le  connaître, 
disait  Saul,  parlez-moi  de  Lui  ! 


40  PAULINA 

—  O  Saul,  répondait  Pierre,  c'est  un  bonheur 
que  nous  n'avons  pas  su  apprécier.  Si  tu  savais 
combien  longtemps  nos  cœui'S  et  nos  esprits  lui 
sont  restés  fermés  ;  combien  nous  avons  été  lents 
à  comprendre  ses  enseignements  et  surtout  à 
croire  à  sa  divinité. 

—  Espérez- vous  encore  le  revoir  sur  cette  terre  ? 

—  Non,  Saul.  Pendant  les  quarante  jours  qui 
ont  sui^d  sa  résurrection,  nous  l'avons  re\Ti  bien 
des  fois,  parce  qu'il  avait  pitié  de  notre  faiblesse, 
et  qu'il  voulait  nous  confirmer  dans  notre  foi. 

"  Certes,  il  était  bien  nécessaire  qu'il  \'int  nous 
consoler,  nous  encourager,  nous  donner  la  fermeté 
qui  nous  faisait  défaut.  Mais  depuis  qu'il  nous  a 
envoyé  son  Esprit,  qu'il  nous  avait  promis,  cet 
Esprit  nous  enseigne  toutes  choses,  et  doit  nous 
suffire. 

■;—  C'est  vrai,  disait  Jacques,  présent  à  l'entre- 
tien. 

—  Et  cependant,  reprenait  Pierre,  combien 
j'aimerais  le  revoir  encore  tel  qu'autrefois  pour  me 
jeter  à  ses  pieds,  et  les  baigner  de  mes  larmes  ! 
Tu  ne  sais  pas  toi,  Saul,  qu'à  son  dernier  jour  sur 
terre,  j'ai  été  assez  lâche  pour  le  trahir  et  le  renier. 
Je  le  pleure  encore  tous  les  jours  ce  crime  impar- 
donnable, et  souvent  je  suis  éveillé  la  nuit  par  ma 
douleur. 

—  Il  y  a  longtemps  qu'il  t'a  pardonné  ta  fai- 
blesse, disait  Jacques.    As-tu  donc  oublié  le  jour 


PAULINA  41 

mémorable  où  il  nous  apparut  au  bord  du  lac  de 
Génésareth,  notre  pèche  miraculeuse,  notre  dé- 
jeûner avec  lui  sur  la  grève  de  Capharnaum  ?  Ne 
te  souviens-tu  pas  qu'il  te  choisit  alors  pour  le 
chef  de  son  Eglise  ? 

—  Et  c'est  à  toi,  notre  chef,  que  je  viens  parler 
de  la  grande  œuvre  de  l'évangélisation  des  nations 
païennes,  dit  Saul. 

"  Sans  doute,  il  faut  travailler  à  la  conversion 
des  Juifs  qui  ont  été  les  premiers  appelés.  Mais 
s'ils  refusent  le  salut  qui  leur  est  offert,  comme  ils 
ont  refusé  de  reconnaître  le  Messie  en  Jésus,  il 
faut  aller  vers  les  Gentils  ;  et  c'est  la  mission  qui 
m'a  été  confiée  plus  spécialement  par  Jésus,  chaque 
fois  qu'il  a  daigné  me  parler  et  m'instruire.  A 
quoi  bon  d'ailleurs  nous  attarder  à  vouloir  faire  de 
Jérusalem  le  siège  de  l'EgHse  du  Christ  ?  C'est 
une  ville  condamnée  à  périr  !  Son  déicide  a  comblé 
la  mesure  de  ses  crimes,  et  son  sort  est  scellé.  Le 
Seigneur  n'a-t-il  pas  prédit  que  le  temple  lui-même 
sera  détruit,  et  qu'il  n'en  restera  pas  pierre  sur 
pierre  ?  Je  ne  l'ai  pas  entendue  moi-même  cette 
effrayante  prophétie  ;  mais  vous  qui  l'avez  en- 
tendue, en  doutez-vous  ? 

—  Non,  Saul,  nous  n'en  doutons  pas.  Le  Sei- 
gneur a  parlé  clairement  et  énergiquement.  Il 
n'a  pas  pu  nous  tromper.  Le  sort  de  notre  peuple 
sera  lamentable  ;  mais  il  l'a  voulu,  il  l'a  appelé  sur 
sa  tête,  ce  châtiment.  Au  jour  du  grand  crime,  le 


42  PAULINA 

plus  grand  que  l'homme  ait  commis,  il  a  prononcé 
sa  propre  sentence  :  "  Que  son  sang  retombe  sur 
nous  et  siu"  nos  enfants  !   " 

—  En  attendant  ce  châtiment  national,  y  a-t-il 
eu  déjà  des  châtiments  individuels  parmi  ceux  qui 
ont  pris  part  à  l'accomplissement  du  grand  crime  ? 

—  Oui,  Saul.  Tu  sais  d'abord  que  Judas  s'est 
fait  lui-même  justice.  Eh  bien  !  Caïphe  a  subi  le 
même  sort.  Un  an  après  la  mort  du  Christ,  il  a 
été  déposé  comme  grand  prêtre,  et  sa  disgrâce  l'a 
plongé  dans  lui  tel  désespoir  qu'il  s'est  suicidé  ! 

*'  Anne  a  vu  sa  maison  détruite  dans  une  émeute, 
et  son  fils  flagellé  et  traîné  dans  les  rues  par  les 
émeutiers.  Hérode  Antipas  a  été  détrôné  et  exilé 
en  Germanie,  et  la  malheureuse  Hérodiade  y  a 
trouvé  la  mort  d'un  façon  dramatique.  En  traver- 
sant un  lac  glacé,  la  glace  s'est  ouverte  sous  ses 
pas,  et  quand  elle  a  été  plongée  dans  l'eau  jusqu'au 
cou,  les  morceaux  de  glace  se  sont  rapprochés  et 
lui  ont  tranché  la  tête,  comme  elle  avait  fait  déca- 
piter Jean-Baptiste. 

—  Et    Pilatus  ?   Qu'est-il    devenu  ? 

—  Il  a  été  dénoncé  à  César  par  les  Juifs,  con- 
damné et  banni.  C'est  à  Vienne,  dans  la  Gaule, 
qu'il  subit  maintenant  son  exil.  Longtemps  il  a 
été  en  proie  aux  remords  et  au  désespoir.  Mais 
Claudia,  sa  femme,  qui  est  devenue  chrétienne,  a 
tant  prié  pour  lui  qu'elle  a  réussi  à  ramener  un  peu 
de  calme  dans  son  âme.     Ses  accès  de  désespoir 


PAULINA  43 

sont  aujourd'hui  moins  fréquents,  et  Caïus  Oppius, 
qui  est  son  beau-frère  et  qui  commande  encore  ici 
les  troupes  romaines,  est  plein  d'espoir  que  Pilatus 
se  fera  chrétien  !  C'est  au  moins  ce  que  sa  belle- 
sœur  lui  écrit  de  Vienne. 

—  La  miséricorde  de  Dieu  est  infinie.  Pilatus 
a  péché  par  ignorance,  par  faiblesse^  et  les  Juifs 
ont  péché  par  haine.  Puisque  le  Seigneur  m'a 
pardonné,  il  peut  bien  pardonner  à  Pilatus. 

—  Et  Nicodème  ?   Qu' est-il  devenu  ? 

—  Il  est  maintenant  prêtre  du  Christ." 

Et  c'est  ainsi  que  Saul  fut  renseigné  sur  les 
cormnencements  de  la  foi  nouvelle,  et  sur  le  sort 
néfaste  de  ses  ennemis  primitifs.  Mais  ce  qu'il 
voulait  avant  tout,  c'était  de  se  mettre  d'accord 
avec  Pierre  sur  toutes  les  questions  de  doctrine, 
et  quand  ils  se  furent  mutuellement  éclairés, 
Saul  se  mit  à  prêcher  surtout  aux  Hellénistes  et 
aux  Gentils. 

Ce  fut  une  sensation  parmi  les  princes  des  prêtres 
et  les  scribes.  Ils  ne  voulaient  pas  en  croire  leurs 
oreilles.  Etait-ce  bien  Saul  de  Tarse,  le  bouillant 
pharisien,  l'ardent  persécuteur  des  premiers  chré- 
tiens, qui  était  devenu  l'apôtre  zélé  de  Jésus  de 
Nazareth  ressuscité  ?  Cette  conversion  extraor- 
dinaire attirait  la  foule,  et  la  parole  de  Saul  entraî- 
nait des  centaines  et  des  milUers  d'Hellénistes, 

1.  Nous  verrons  plus  loin  quelle  fut  la  fin  de  Pilatus. 


44  PAULTNA 

de  païens  et  même  de  Juifs  à  embrasser  la  nou- 
velle religion. 

Les  autorités  juives  en  prirent  bientôt  ombrage, 
et  menacèrent  de  le  mettre  à  mort.  Les  disciples 
furent  effrayés,  et  saint  Luc  nous  dit  qu'ils  le  fi- 
rent partir  pour  Tarse. 


VI 
TARSE  ET  ANTIOCHE 

Tarse  était  une  grande  et  florissante  cité  gréco- 
romaine  plutôt  que  juive.  Ses  écoles  rivalisaient 
avec  celles  d'Athènes  et  d'Alexandrie,  mais  ses 
mœui's  n'étaient  pas  meilleures. 

Il  y  avait  là  comme  dans  les  autres  grandes  \dlles 
des  Gentils  un  quartier  juif,  ce  qu'on  nommait  à 
Rome  un  ghetto,  et  c'est  dans  ce  quartier  que  Saul 
était  né.  Car  il  était  bien  hébreux,  de  la  tribu  de 
Benjamin,  dont  le  caractère  était  le  plus  belhqueux. 

Dans  l'hymne  adressée  à  ses  fils  par  Jacob,  le 
vieux  patriarche  disait  de  Benjamin  :  "  C'est  un 
loup  qui  déchire  sa  proie  le  matin,  et  qui  le  soir 
partage  le  butin." 

Au  matin  de  sa  vie,  Saul  avait  bien  été  un  loup 
dévorant,  mais  il  est  devenu  un  conquérant  paci- 
fique et  bientôt  il  partagera  entre  ses  disciples  le 


PAULINA  45 

produit  de  ses  conquêtes,  en  les  établissant  évêques 
dans  les  nombreux  diocèses  qu'il  aura  fondés. 

Sans  doute  il  aimait  son  pays  natal  qui  était 
d'ailleurs  très  beau.  Tarse  était  bâtie  dans  une 
vallée,  à  proximité  de  la  mer,  et  elle  s'adossait  à 
la  chaîne  du  Taïu-us.  Elle  était  traversée  par  le 
Cydnus,  joli  fleuve  aux  eaux  pures  et  froides  qui 
prenait  sa  source  dans  les  montagnes. 

Alexandre  le  Grand  s'était  laissé  tenter  par  la 
beauté  de  ces  eaux,  quand  il  s'était  arrêté  à  Tarse, 
et  il  y  avait  pris  un  bain  qui  l'avait  mis  aux  portes 
de  la  mort. 

Mais  Saul  fut-il  jamais  bien  sensible  aux  beautés 
de  la  nature  ?  —  Rien  ne  l'indique  dans  ses  épî- 
tres.  Il  dut  lui  être  agréable  cependant  de  revenir 
dans  sa  ville  natale,  après  sa  longue  absence  et  ses 
merveilleuses  aventures.  Il  est  probable  que  ses 
parents  y  vivaient  encore,  et  qu'il  trouva  au  foyer 
paternel  un  repos  dont  sa  santé  délicate  avait 
besoin. 

Fut-il  tenté  de  retom'ner  dans  ces  écoles  qu'il 
avait  fréquentées  jadis  ?  Certes,  les  philosophes 
et  les  rhéteurs  de  Tarse  n'avaient  rien  à  lui  appren- 
dre ;  et,  sans  doute,  il  essaya  plutôt  de  les  con- 
vertir à  la  foi  nouvelle.  Mais  la  reUgion  du  Christ 
était  bien  sévère  pour  ces  hommes  qui  avaient 
choisi    Sardanapale    pour    leur    dieu. 

Le  séjour  prolongé  qu'il  fit  alors  dans  sa  famille 
ne  fut  pourtant  pas  du  temps  perdu.    Quand  ses 


46  PAITLINA 

parents  et  ses  amis  d'enfance  apprirent  sa  prodi- 
gieuse histoire,  ils  ou^Tirent  sans  doute  les  yeux  à 
la  lumière  de  l'Evangile  ;  et  quand  il  entrait  dans 
la  synagogue,  aux  jours  du  Sabbat,  il  dût  faire  en- 
tendre sa  parole  éloquente  aux  descendants  de 
Benjamin. 

Les  autres  jours  étaient  consacrés  à  l'étude  des 
Livres  Saints,  et  à  la  méditation.  Je  me  le  repré- 
sente se  promenant  seul  aux  bords  du  Cydnus,  à 
l'ombre  des  grands  pins  parasols,  enveloppé  dans 
un  manteau  de  bure,  semblable  à  celui  que  por- 
tent aujourd'hui  les  Fils  de  saint  François,  et  son- 
geant aux  missions  lointaines  qu'il  se  proposait 
d'entreprendre.    Ce  grand  avenir  l'inquiétait. 

Ne  devait-il  pas  attendre  un  appel  de  la  part 
des  chefs  de  la  nouvelle  Eglise  ?  Pouvait-il  sans 
quelque  invitation  spéciale  prendre  place  parmi 
les  apôtres,  et  commencer  seul  ses  missions  apos- 
toliques ? 

Il  y  avait  sans  doute  dans  ces  incertitudes  et 
ces  hésitations  qui  durèrent  des  mois  une  épreuve 
douloureuse  que  Jésus  lui  envoyait.  Il  la  supporta 
patiemment,  malgi'é  sa  nature  impétueuse,  et  il 
attendit. 

Pendant  ce  temps-là,  Barnabe,  qui  s'était  mon- 
tré son  ami  sincère  à  Jérusalem,  prêchait  l'Evan- 
gile à  Antioche,  et  la  Gentilité  s'éveillait  à  l'appel 
du  Christ.  Il  n'avait  pas  oublié  Saul,  et  il  eût  l'ins- 
piration d'aller  le  chercher  à  Tarse  pour  travailler 


PAULINA  47 

avec  lui  à  la  vocation  des  Gentils.  C'était  l'invi- 
tation que  Saul  attendait,  et  il  n'hésita  pas  à 
suivre  Barnabe  à  Antioche. 

Pierre  avait  déjà  établi  dans  cette  grande  ville 
un  centre  d'évangélisation,  et  les  disciples  qu'il  y 
avait  envoyés,  Luc,  Barnabe,  Manahem,  Simon 
le  noir,  Lucien  de  Cyrène  y  avaient  opéré  de  nom- 
breuses conversions. 

Sans  doute,  Jérusalem  continuait  d'être  la  plus 
grande  et  la  plus  célèbre  ville  de  l'Orient.  On  l'ap- 
pelait toujours  la  "  Ville  Sainte,"  en  dépit  de  ses 
crimes.  Capitale  de  la  nation  juive,  siège  de  la  reli- 
gion de  Jéhovah,  elle  gardait  la  suprématie  sur 
toutes  les  cités  orientales. 

Mais  la  malédiction  du  Fils  de  Dieu  pesait  sur 
elle.  Les  disciples  de  Jésus  de  Nazareth  ne  pou- 
vaient pas  oublier  qu'elle  avait  tué  leur  maître. 
Déicide  et  régicide,  sans  Dieu  et  sans  roi,  elle  était 
condamnée  à  périr.  —  La  sentence  de  mort  avait 
été  prononcée  par  le  divin  et  royal  martyr,  et  ra- 
tifiée par  le  peuple  lui-même  qui  avait  dit  :  Que 
son  sang  retombe  sur  nous  et  sur  nos  enfants  !  " 

L'aveuglement  des  Juifs  les  empêchait  de  voir 
le  Mane  Thécel  Phares  —  écrit  sur  les  murs  de  la 
grande  ville. 

Mais  les  disciples  de  Jésus-Christ  croyaient  à 
l'exécution  plus  ou  moins  prochaine  de  la  sentence, 
et  dès  lors  Jérusalem  n'avait  pas  la  stabilité  né- 
cessaire,  pour    devenir  le   siège    de    la   nouvelle 


48  PAULINA 

religion,  à  laquelle  un  grand  avenir  était  promis. 

Pierre  songea-t-il  dès  lors  à  Rome,  le  centre  du 
monde,  pour  y  fixer  le  souverain  pontificat  ? 
—  Peut-être,  mais  cela  ne  pouvait  être  réalisé  que 
plus  tard. 

L'Eglise  de  Jésus-Christ  devait  être  établie 
tout  d'abord  en  Asie,  et  dans  une  ville  païenne, 
plutôt  que  dans  une  \dlle  juive,  puisque  les  Juifs 
continuaient  de  poursuivre  partout  de  leur  haine 
déicide  les  disciples  du  Crucifié. 

Or,  parmi  les  cités  asiatiques,  la  plus  importante, 
et  la  plus  accessible  par  terre  et  par  mer  était 
Antioche,  bâtie  au  bord  de  l'Oronte,  à  quelques 
milles  de  Séleucie  qui  lui  servait  de  port  de 
mer. 

Ce  fut  donc  de  là  que  la  foi  rayonna  d'abord  par 
les  grandes  routes  que  suivaient  les  caravanes,  à 
travers  le  monde  oriental,  en  attendant  qu'elle 
eût  franchi  les  mers. 

A  cette  époque  la  grande  ville  comptait  plus 
d'un  demi  million  d'habitants,  venus  de  la  Syrie, 
de  la  Phénicie,  de  la  Grèce,  de  la  ^Macédoine  et 
des  contrées  qu'arrosent  l'Euphrate  et  le  Tigre. 
Elle  occupait  un  site  admirable  de  pittoresque  et 
de  variété. 

Séleucus,  son  fondateur,  un  des  généraux  d'A- 
lexandre le  Grand,  en  avait  admiré  les  beautés 
naturelles  ;  et  il  y  avait  accumulé  les  créations 
les  plus  parfaites  de  l'art  grec,  des  temples,  des 


PAULINA  49 

théâtres,  des  cirques,  des  thermes,  et  un  forum 
entouré  de  portiques. 

Une  grande  avenue  la  traversait  toute  entière 
de  l'Orient  à  l'Occident,  et  en  franchissait  môme 
les  fortifications.  Elle  en  sortait  du  côté  occidental 
par  la  porte  des  Chérubins  ainsi  nommée  à  cause 
des  deux  chérubins  en  bronze  doré  qui  semblaient 
la  garder,  comme  ceux  qui  défendaient  l'entrée  de 
l'antique  Eden. 

Au  sud,  sur  le  sommet  le  plus  avancé  du  mont 
Silpius,  dernier  contrefort  du  Liban,  s'élevait  la 
citadelle,  à  l'intérieur  de  l'enceinte  fortifiée. 

Au  nord,  coulait  l'Oronte,  et,  dans  une  île  qu'il 
avait  formée  en  se  divisant,  de  somptueux  palais 
avaient  été  érigés  pour  ses  rois,  avant  la  conquête 
romaine.  Ils  servaient  maintenant  de  demeures 
aux  proconsuls  et  aux  grands  fonctionnaires  de 
Rome. 

La  civilisation  grecque  y  avait  apporté  son  luxe, 
ses  plaisirs,  sa  corruption,  et  l'on  disait  même 
qu'au  point  de  \aie  de  la  dépravation  des  mœurs 
Antioche  éclipsait  Corinthe. 

Cela  n'arrêta  pas  les  premiers  ou\Tiers  de  l'E- 
vangile, et  la  propagation  de  la  foi  y  fit  des  progrès 
rapides  parmi  les  Gentils. 

Il  y  avait  en  dehors  de  la  ville,  au  fond  d'un 
amphithéâtre  de  montagnes,  une  vallée  solitaire 
arrosée  par  des  sources  d'eau  vive,  embaumée 
par  les  parfums  des  cyprès,  des  lauriers  roses  et 

5 


50  PAULINA 

des  myrtes.  On  l'appelait  Daphné  ;  et  ce  n'était 
pas  seulement  un  jardin  de  délices,  im  centre  de 
plaisirs  et  d'amusements  pour  les  habitants  d'An- 
tioche  :  c'était  aussi  un  sanctuaire,  où  sur  des 
autels  entourés  de  fleurs  on  offrait  à  Phébus  et  à 
Artémis  des  libations  et  des  sacrifices.  Aux  chan- 
sons des  cascatelles  qui  descendaient  des  monta- 
gnes, se  mêlaient  les  accords  des  chœurs  et  des 
fanfares,  et  les  acclamations  joyeuses  des  visiteurs. 
La  licence  s'y  joignait  à  la  joie,  et  les  bosquets  de 
lauriers  roses  servaient  de  retraites  aux  adorateurs 
de  Vénus.* 

La  prédication  évangélique  transforma  cet  éden 
de  luxure,  et  il  devint  presque  un  lieu  de  prière. 

La  belle  route,  qui  le  reliait  à  la  ville  par  la  porte 
appelée  Daphné,  en  traversait  la  partie  haute 
nommée  L'Epiphania.  Là  se  trouvaient  le  Pan- 
théon, le  Forum,  les  théâtres  et  autres  Ueux  d'a- 
musements. 

C'est  dans  ce  quartier  aristocratique  que  Paul 
inaugura  son  apostolat  des  Gentils.  Avec  Bar- 
nabe, il  s'y  hvra  avec  ce  zèle  infatigable  qu'il  ap- 
porta toujours  dans  toutes  ses  œu\Tes,  et  après 
quelques  mois  les  milhers  de  païens  que  Paul 
groupait  autour  de  lui  dressaient  des  autels  à 
Jésus-Christ  le  seul  \Tai  Dieu. 

Les  faux  dieux  de  l'Olympe  et  ceux  du  Panthéon 
romain  allaient  disparaître.  Mais  les  maîtres  de 
la  terre  tentaient  depuis  Auguste  de  les  remplacer  ; 


PAULINA  51 

et  jusque  dans  les  colonies  romaines  de  l'Orient 
de  vils  courtisans  gorgés  d'or  et  d'honneurs  encen- 
saient leurs  divinités,  et  leur  érigeaient  des  temples. 


VII 
LES  NOUVEAUX  DIEUX 

L'homme  ayant  été  créé  à  l'image  et  ressemblan- 
ce de  Dieu,  a  des  aspirations  à  toutes  les  grandeurs, 
même  aux  grandeurs  divines. 

Ce  sont  ces  aspirations  de  la  nature  humaine 
dont  Satan  se  servit  pour  perdre  le  premier  homme. 

"  Mangez  de  ce  fruit,  dit-il  à  nos  premiers  pa- 
rents, et  vous  deviendrez  comme  des  dieux." 

Bien  des  fois  au  cours  de  l'histoire,  cette  même 
tentation  diabolique  s'est  renouvelée,  et  quand  les 
grands  ambitieux  sont  arrivés  au  sommet  de  toutes 
les  grandeurs  terrestres,  ils  ont  voulu  gravir  la 
cime  de  l'Olympe,  et  prendre  rang  parmi  les  dieux. 

Les  légendes  des  Titans  et  de  Prométhée,  l'his- 
toire de  la  Tour  de  Babel,  et  de  tous  les  demi-dieux 
de  la  Fable,  ont  été  des  manifestations  de  cette 
grande  ambition  des  hommes  ;  et  le  rêve  suprê- 
me de  leur  orgueil  a  été  d'être  divinisés. 

Les  peuples  se  prêtaient  d'ailleurs  volontiers  à 
la  réalisation  de  ces  souveraines  ambitions,  car  ils 


52  PAULINA 

avaient,  ils  ont  toujours  eu  et  ils  auront  toujours 
le  mystérieux  besoin  d'adorer  quelqu'un  ou  quel- 
que chose.  Quand  ce  ne  sera  pas  un  homme,  ce 
sera  un  animal,  le  bœuf,  le  serpent,  l'éléphant,  ou 
des  idoles  d'or  et  de  pierre. 

La  divinisation  fut  le  suprême  honneur  que  la 
Grèce  accorda  à  ses  héros  ;  et  les  Césars  romains 
les  imitèrent  en  se  faisant  décerner  un  culte  et 
ériger  des  temples. 

Dégoûtés  des  dieux  trop  connus  de  l'Olympe, 
et  de  leur  culte  public  inavouable,  les  Romains 
en  grand  nombre  leur  préférèrent  d'abord  des 
cultes  entourés  de  mystère.  C'est  le  propre  de  la 
religion  d'avoir  des  mystères,  dont  Dieu  lui-même 
est  le  plus  profond. 

Les  mystères  d'Isis  et  ceux  d'Eleusis  les  atti- 
rèrent, mais  ces  mystères  finirent  par  être  divul- 
gués. Ils  ne  consistaient  d'ailleurs  que  dans  le  se- 
cret de  certaines  pratiques  religieuses,  et  non 
dans  le  mystère  des  dogmes. 

Et  quand  ils  cessèrent  d'être  des  mystères,  on 
s'en  dégoûta,  parce  qu'ils  n'étaient  guère  plus 
purs  que  l'ancien  culte,  et  qu'ils  ne  répondaient 
pas  aux  nobles  aspirations  de  l'âme. 

Alors  on  finit  par  se  dire  :  Puisque  César  est 
tout,  pourquoi  n'est-il  pas  dieu  ?  Car  il  nous  faut 
un  Dieu.  Et  le  Sénat  décréta  que  les  Césars 
seraient  proclamés  dieux  après  leur  mort. 

Dès  ce  moment,  et  de  son  vivant,  Auguste  fut 


PAULIN  A  53 

dieu,  au  moins  dans  les  Provinces,  tandis  qu'il 
continuait  d'être  simple  mortel  en  Italie.  Il  en 
fut  de  même  de  Tibère. —  De  son  vivant,  on  voulut 
le  proclamer  dieu.  —  On  le  pria,  on  le  supplia 
de  vouloir  bien  se  laisser  adorer,  et  chose  étonnan- 
te, il  refusa  ;  mais  les  villes  d'Asie  reçurent  la 
permission  de  reconnaître  sa  divinité  ! 

"  J'avoue  que  je  suis  mortel,  et  que  je  subis  les 
lois  de  l'humanité,"  répondait-il  aux  supplications 
de  Rome  de  se  laisser  diviniser. 

Mais  au  lieu  d'admirer  ces  paroles,  quelques- 
uns  les  attribuèrent  à  la  bassesse  d'âme.  Il  n'a- 
vait pas,  croyait-on,  la  haute  et  noble  ambition 
d'Auguste. 

Les  villes  d'Asie  se  disputèrent  la  gloire  de  lui 
élever  un  temple  ;  et  finalement  ce  fut  Smyrne 
qui  se  donna  le  dieu  Tibère. 

Au  fait,  il  n'était  pas  plus  gênant  pour  la  vie 
que  Bac  chus  et  Vénus. 

Ses  successeurs,  qui  furent  encore  de  plus  grands 
scélérats  que  lui,  se  firent  moins  prier  pour  accep- 
ter la  divinité. 

Caligula  eut  partout  des  temples,  môme  au  Capi- 
tole.  Et  Drusille,  sa  sœur  et  sa  concubine,  fut 
aussi  proclamée  déesse. 

Ils  fiu'ent  aussi  des  dieux,  les  Claude  et  les 
Néron,  et  leur  culte  avait  ses  prêtres.  Mais  le  dieu 
Auguste  écHpsait  les  autres.  Il  était  le  Jupiter 
du  nouveau  polythéisme. 


54  PAULINA 

En  même  temps  la  superstition  était  générale. 
—  L'astrologie  et  la  magie  devenaient  très  popu- 
laires. 

Et  les  philosophes,  ne  sachant  que  penser, 
payaient  eux-mêmes  tribut  à  la  superstition. 

Ils  se  moquaient  des  dieux  —  excepté  de  celui 
qui  régnait,  et  qui  pouvait  les  faire  mourir  —  et 
ils  s'abandonnaient  à  toutes  sortes  de  supersti- 
tions. Voilà  où  en  était  le  monde.  Il  voulait 
des  dieux  nouveaux.  Mais  le  seul  vrai  Dieu  que  le 
ciel  a^'ait  promis  à  la  terre  avait  paru  à  Jérusa- 
lem, et  les  Juifs  l'avaient  tué. 

A  l'imitation  des  Césars,  Hér ode- Agrippa,  petit- 
fils  d'Hérode-le-Grand,  crut  que  le  jour  était  venu 
poitr  lui  de  se  proclamer  dieu. 

Après  une  vie  de  débauche,  menée  à  Rome,  avec 
Drusus,  fils  de  Tibère,  ce  dernier  l'avait  pris  en 
haine  et  chassé.  Sa  digne  sœur  Hérodiade,  femme 
incestueuse  d'Hérode  Antipas,  l'avait  recueilli  et 
hébergé  à  Tibériade  ;  puis  il  était  retourné  en 
Italie.  Rentré  en  grâce  auprès  de  Tibère,  retombé 
en  disgrâce  et  emprisonné,  il  avait  su  malgré  tout 
emprunter  des  millions  des  usm'ieurs  juifs  et  ga- 
gner l'amitié  de  CaUgula,  le  futur  empereur,  et  le 
futur  dieu  nouveau. 

Et  c'est  ainsi  qu'à  la  mort  de  Tibère  le  nouveau 
César  le  tira  de  prison,  et  le  fit  roi  des  petits  Etats 
dont  il  avait  dépouillé  son  oncle  Philippe,  fils 
d'Hérode-le-Grand. 


PAULINA  55 

Aux  faveurs  de  Caligula  avaient  succédé  celles 
de  Claude,  et,  eu  peu  d'années.  Agrippa  avait  re- 
constitué le  royaume  de  son  grand-père  en  s'em- 
parant  de  la  Syrie,  de  la  Samarie,  de  la  Judée,  et 
en  enlevant  à  son  oncle  Hérode-Antipas  les  té- 
trarchies  de  la  Galilée  et  de  la  Pérée. 

Il  ignorait  sans  doute  qu'il  avait  été  l'instru- 
ment de  la  Providence,  en  châtiant  le  mari  inces- 
tueux d'Hérodiade  et  le  meurtrier  de  Jean-Bap- 
tiste. Et  il  avait  réussi  à  devenir  l'idole  des  Juifs 
en  agrandissant  et  embellissant  Jérusalem  et  le 
Temple.  Plusieurs  étaient  disposés  à  reconnaître 
en  lui  le  Messie.  Agrippa  I  en  était  flatté,  et  il 
songea  peut-être  que  s'il  faisait  reconnaître  sa 
messianité  par  le  sacerdoce  juif,  cela  grandirait 
sa  puissance  et  son  prestige,  et  rendrait  plus  facile 
son  accession  à  la  divinité.  Or,  il  ne  pouvait  pas  y 
avoir  deux  Messies,  et  s'il  était  lui-même  reconnu 
pour  le  Messie,  Jésus  avait  été  un  imposteur,  et 
ses  disciples  étaient  une  secte  détestable  et  digne 
de  mort. 

Hérode-Agrippa  devint  ainsi  le  persécuteur  des 
disciples  de  Jésus  dont  le  nombre  grandissait  mer- 
veilleusement ;  et  il  crut  faire  un  acte  de  politi- 
que habile  en  faisant  décapiter  Jacques,  frère  de 
saint  Jean,  et  premier  évêque  de  Jérusalem. 

Mais  le  chef  de  la  nouvelle  église  était  Pierre  ; 
et  c'était  lui  qu'il  fallait  supprimer.  Agrippa  le 
fit  donc  arrêter  et  jeter  en  prison,  avec  l'intention 


56  PAULTNA 

de  l'y  détenir  jusqu'à  la  fête  de  Pâques  qui  appro- 
chait, et  de  le  faire  ensuite  décapiter  en  présence 
de  tout  le  peuple. 

Or,  voilà  qu'à  la  veille  du  supplice,  pendant  la 
nuit,  Pierre  qui  dormait,  enchaîné  au  miheu  des 
gardes,  fut  soudainement  réveillé  par  un  ange  qui 
lui  dit  :  "  Suis-moi."  Les  chaînes  tombèrent  de 
ses  mains,  et  il  suivit  l'ange  devant  lequel  toutes 
les  portes  s'ou\Tirent. 

Quand,  au  matin,  la  chose  fut  racontée  à  Hérode- 
Agrippa,  il  entra  en  fureur,  et  il  fit  décapiter  les  gar- 
des au  nombre  de  seize.  En  même  temps,  il  ordonna 
qu'on  recherchât  Pierre,  mais  on  ne  le  trouva  pas. 

Le  digne  petit-fils  d'Hérode-le-Grand  fut  donc 
forcé  d'ajourner  la  décapitation  de  Pierre,  et  il 
se  rendit  alors  à  Césarée  pour  y  célébrer  solennel- 
lement son  apothéose,  et  la  proclamation  de  sa 
divinité.  L'occasion  était  bien  choisie.  On  allait 
y  célébrer  par  de  gi^andes  fêtes  pubhques  le  retour 
triomphal  de  Claude,  qui  venait  de  faire  une  ex- 
pédition en  Bretagne.  Les  hauts  fonctionnaires 
de  l'empire  d'Orient,  les  proconsuls  et  les  gouver- 
neurs de  province  y  étaient  invités  ;  et  l'orgueil- 
leux Agrippa  voulait  les  éblouir  de  son  luxe  et  de 
l'éclat  de  sa  popularité. 

Césarée  n'était  pas  une  ville  orientale,  mais  une 
vraie  ville  romaine.  Elle  avait  un  forum,  une  voie 
sacrée  et  des  temples,  des  thermes,  des  théâtres, 
et  un  cirque  spacieux. 


PAULINA  57 

Le  grand  théâtre  était  admirablement  situé, 
et  commandait  un  large  horizon  sur  la  mer.  Les 
gradins  étaient  échelonnés  en  hémicycle,  et  ados- 
sés à  un  amphithéâtre  de  colHnes. 

Le  premier  jour  fut  consacré  aux  jeux  du  cirque, 
aux  courses  de  quadriges,  aux  luttes  des  cavaUers 
contre  les  bêtes  sauvages,  et  aux  combats  de  gla- 
diateurs. Des  régates  occupèrent  tout  le  second 
jour,  et  le  spectacle  de  la  baie,  couverte  de  galères 
et  de  barques  de  formes  et  de  couleurs  variées, 
fut  un  des  plus  beaux  de  la  fête.  Sur  la  galère 
royale,  où  flottaient  des  oriflammes,  s'élevait  un 
trône  pour  Agrippa,  entouré  des  grands  de  sa  cour, 
et  la  brise  de  mer  se  jouait  dans  les  vélums  qui  om- 
brageaient sa  tête.  Sous  les  efforts  de  100  rameurs 
elle  circulait  rapidement  au  milieu  des  trirèmes 
de  course. 

Mais  c'est  le  troisième  et  dernier  jour  qui  devait 
être  le  plus  brillant  et  le  plus  pompeux.  Car 
Agrippa  I  et  toute  sa  cour,  et  ses  illustres  invités, 
devaient  y  figurer  dans  tout  l'éclat  de  la  magni- 
ficence royale. 

La  voie  sacrée  était  pompeusement  décorée  et 
pavoisée.  De  longues  rangées  de  légionnaires  en 
bordaient  le  parcours,  et  leurs  cuirasses  d'acier  et 
leurs  armes  polies  étincelaient  au  soleil.  De  chaque 
côté  étaient  dressés  des  trophées,  rehés  entre 
eux  par  des  guirlandes  de  lauriers  et  de  roses. 
Sous  la  colonnade  des  basiliques  et  sous  les  porti- 


58  PAULINA 

ques  des  temples  étaient  groupés  des  pontifes  en 
toges  de  soie  de  divei  ses  couleurs,  et  des  Vestales 
enveloppées  de  longs  voiles  aussi  blancs  que  la 
neige.  Les  terrasses  des  maisons  étaient  couvertes 
de  spectateurs  agitant  des  palmes  et  lançant  des 
fleurs.  Dans  les  rangs  du  cortège  qui  accompa- 
gnait le  char  triomphal  d'Agiippa,  traîné  par 
quatre  éléphants  richement  caparaçonnés,  des 
fanfares  se  faisaient  entendre,  et  des  chœurs  nom- 
breux chantaient  : 

O  divin  Agrippa, 

Vois  à  tes  pieds 

Tes  innombrables  adorateurs, 

Venus  des  confins  de  l'Orient  et  du  Couchant. 

Tu  es  plus  brillant  que  le  Dieu-Soleil 

Et  les  raj'ons  de  ta  couronne 

Ont  illuminé  les  terres  lointaines. 

Il  est  temps  que  ton  trône  se  change  en  autel, 

Que  l'immortalité  des  dieux 

Descende  sur  toi. 

Et  couronne  ton  front  de  la  céleste  auréole  ! 

Et  la  foule  criait  : 

Vive  Hérode-Agrippa  I  ! 
Ce  n'est  pas  un  homme, 
C'est  un  dieu  ! 

On  n'avait  pas  fait  marcher  derrière  son  char, 
comme  on  le  faisait  à  Rome,  un  esclave  chargé 
de  lui  redire  souvent  :   Respice   post  te,  hominem 


PAULINA  59 

te  mémento  ;     "  Regarde  en  arrière,  souviens-toi 
que  tu  es  un  homme  !  " 

Quand  le  cortège  fut  anivé  au  théâtre,  Agrippa, 
revêtu  d'un  manteau  de  pourpre  lamé  d'or,  et 
coiffé  d'une  tiare  étincelante  de  pierreries,  monta 
les  degrés  du  proscenium,  et  ses  courtisans  se 
gi'oupèrent  en  arrière  de  lui. 

Les  grands  personnages  étrangers  prirent  place 
dans  les  loges  les  plus  rapprochées  de  la  scène. 
On  y  distinguait  quelques  roitelets  d'Orient,  et 
plusieurs  descendants  et  alliés  des  Hérodes  : 
Agrippa,  fils  du  nouveau  dieu,  qui  devait  lui  suc- 
céder sous  le  nom  d' Agrippa  II,  et  Bérénice,  sa 
sœur,  veuve  de  son  oncle  Hérode,  prince  de 
Chalcis,  et  que  sa  beauté  et  ses  amours  avaient 
déjà  rendue  célèbre  ;  Félix,  ancien  affranclii, 
favori  de  Claude,  et  futur  gouverneur  de  la  Judée  ; 
Drusilla,  sa  femme,  sœm'  de  Bérénice  et  d' Agrippa 
II,  et  dont  ceUe-ci  était  jalouse,  parce  qu'elle 
était  encore  plus  belle  qu'elle  ;  Sergius  Paulus, 
citoyen  romain,  de  la  gens  Sergia,  et  Chryséis, 
sa  femme,  une  belle  grecque  qu'il  avait  épousée 
à  Corinthe  pendant  une  mission  qu'il  était  allé 
remplir  en  Grèce,  sous  le  règne  de  Tibère. 

Félix  et  Drusilla  avaient  avec  eux  leiu*  fils 
unique,  qu'ils  avaient  nommé  Agrippa,  et  qui 
avait  alors  seize  ou  dix-sept  ans.  A  côté  de  lui 
était  assise  Paulina,  à  peine  âgée  de  dix  ans,  fille 
de  Sergius  Paulus  et  de  Chryséis.  Les  deux  enfants 


60  PAULINA 

causaient  et  riaient  ensemble,  tout  en  admirant 
les  spectacles  variés  de  la  fête.  Mais  le  jeune 
Agrippa  était  surtout  ébloui  de  la  beauté  et  de 
l'intelligence  précoce  de  Paulina,  et  quand  il 
s'aperçut  que  sa  mère  l'observait,  il  se  pencha 
vers  elle,  et  lui  dit  à  l'oreille  :  "  Mon  cœur  est 
pris,  ma  mère,  et  quand  je  serai  d'âge  à  me  marier, 
c'est  Paulina  que  j'épouserai.  " 

Plusieurs  ambassades  de  Tyr,  de  Sidon,  et 
d'autres  villes  s'approchèrent  alors  du  roi,  et 
lui  présentèrent  des  adresses. 

Après  les  réponses  d' Agrippa,  et  la  distribu- 
tion des  faveurs  royales,  un  chœur  de  \derges 
entonna  un  hymne  en  l'honneur  du  dieu  nouveau, 
pendant  que  des  groupes  de  danseuses  exécutaient 
dans  l'arène  des  rondes  sjTnboUques. 

Bientôt  une  procession  de  thuriféraires  défila 
devant  Agrippa,  et  lui  offrirent  de  l'encens.  La 
foule  poussa  des  acclamations,  et  quand  Agrippa 
se  leva  pour  saluer,  elle  cria  :  Deus,  ecce  Deus  ! 

Mais,  à  ce  moment,  Agrippa  pâht,  et  poussa 
un  cri  de  douleur.  Un  mal  effroyable  venait  de 
le  saisir  aux  entrailles,  et  il  s'affaissa  sur  les  mar- 
ches du  trône,  au  miUeu  des  tortures  les  plus 
atroces.  Quelques  chrétiens  perdus  dans  la  foule 
crièrent  :  Ecce  homo  :  toile,  toile  !  "  Emportez- 
le  !  "  Et  les  serviteurs  le  prirent  dans  leurs  bras, 
et  l'emportèrent  sans  connaissance  dans  son 
palais.     Des  médecins  furent  appelés,  et  lui  pro-' 


PAULIN  A  61 

diguèrent  tous  leurs  soins,  et  les  médicaments 
que  l'art  leur  suggéra.  Mais  le  roi  se  roulait  sur 
sa  couche  en  hurlant  de  douleur. 

Sergius  Paulus  avait  amené  avec  lui  son  magi- 
cien Bar-Jesu,  et  le  célèbre  spii'ite  épuisa  vaine- 
ment toutes  les  ressources  de  la  magie.  Les 
souffrances  d' Agrippa  croissaient  toujours,  et  il 
sentait  venir  la  mort. 

Alors  il  se  rappela  les  guérisons  que  Pierre 
avait  opérées,  disait-on,  au  nom  de  Jésus  de 
Nazareth,  et  il  cominanda  qu'on  allât  chercher 
Pierre.  Mais  Pierre  avait  quitté  Jérusalem,  et 
ses  disciples  disaient  qu'il  était  parti  pour  Antio- 
che,  où  il  allait  prêcher  la  divinité  de  Jésus,  le 
seul  vrai  Dieu  ! 

A  cette  nouvelle,  le  roi  Agrippa  poussa  un  grand 
cri  et  expira. 

Ainsi  mourait  le  nouveau  dieu,  roi  et  prétendu 
Messie  des  Juifs,  pendant  que  les  nouveaux  dieux 
des  Romains,  Caligula  et  Claude,  devenaient 
fous. 

Mais  vers  le  même  temps  Saul  de  Tarse  se 
préparait  à  faire  le  tom*  du  monde,  pour  lui  faire 
connaître  le  seul  \Tai  Dieu  nouveau,  Jésus  de 
Nazareth. 


62  PAULINA 


VIII 


SAUL  ET  B.ARNABE 
DANS  L'ILE  DE  CHYPRE 

Un  matin  du  printemps  de  l'an  44,  trois  hom- 
mes sortaient  d'Antioche.  Ils  suivaient  un  sentier 
sinueux,  qui  s'élevait  au  milieu  des  cactus,  vers 
le  sommet  d'un  promontoire,  coupé  à  pic,  à  gau- 
che de  rOronte.  Ils  étaient  las,  et  leurs  pas  deve- 
naient lents  et  lourds.  Enfin  ils  arrivèrent  à  la 
cime,  et  ce  fut  avec  un  soupir  de  soulagement 
qu'ils  découvrirent  la  mer  déployant  au  loin  son 
immense  arène  éblouissante  d'azur,  et  tout  en- 
soleillée. 

Plus  près,  au  pied  du  promontoire,  une  haute 
tour,  dont  la  vague  venait  battre  la  base,  indi- 
quait l'entrée  du  port  de  Séleucie,  conmie  une 
sentinelle.  Une  belle  colonnade  annonçait  un 
temple  de  quelque  faux  dieu. 

Ils  s'assirent  pour  causer  sur  une  roche  tapissée 
de  mousse,  et  aspirèrent  l'air  frais  qui  montait 
de  la  mer.  Il  s'y  mêlait  des  parfums  d'hysope 
et  de  romarin. 

On  était  arrivé  au  miheu  de  mars,  et  la  navi- 
gation méditerranéenne  allait  s'ou\Tir.  Les 
vergers  étaient  en  fleurs  sur  les  bords  de  l'Oronte,. 
et  les  orangers  étaient  encore  chargés  de  fruits.' 


PAULIN  A  63 

Tous  les  torrents  qui  chantaient  dans  les  gorges 
profondes  du  Silpius  roulaient  sur  un  lit  de  ba- 
salte leurs  eaux  tourbillonnantes  vers  le  petit 
fleuve. 

L'aube  étendait  à  peine  sur  les  cimes  du  Liban 
un  léger  voile  teinté  de  rose,  et  sur  la  route  qui 
suivait  les  méandres  du  fleuve,  les  trois  voyageurs 
reprirent  bientôt  leur  marche  à  grands  pas. 

De  plateaux  en  plateaux,  ils  descendirent  des 
hauteurs,  et  devant  eux  l'échancrure  des  monta- 
gnes en  s'élargissant  agrandissait  et  éclairait  leur 
horizon. 

Bientôt,  au  détour  des  collines,  ils  aperçurent 
la  mer  endormie  dans  sa  robe  de  moire  azurée. 

"  Ainsi  donc,  dit  le  plus  jeune  des  trois,  à  celui 
qui  marchait  à  sa  di-oite,  vous  êtes  sûr,  Barnabe, 
que  nous  trouverons  à  Séleucie  un  vaisseau  fai- 
sant voile  pour  Chypre  ? 

—  J'en  suis  sûr,  répondit  Barnabe.  Il  y  a  un 
petit  vaisseau  marchand,  le  Sidonia,  qui  partira 
demain  matin  à  l'aurore,  et  si  le  vent  souffle  du 
nord,  nous  serons  à  Salamis  avant  la  nuit. 

—  Chypre  est  votre  patrie,  Barnabe  ? 

—  Oui,  et  c'est  aussi  la  patrie  de  Marc.  Nous 
l'aimons  bien  tous  deux.  C'est  une  île  enchan- 
teresse, et  sa  population  a  bien  besoin  de  conver- 
sion, elle  est  tellement  livrée  au  culte  de  Vénus. 

—  Le  proconsul  se  nomme  Sergius  Paulus, 
dit  Marc,  et  je  crois  qu'il  nous  fera  bon  accueil. 


64  PAULINA 

C'est  un  esprit  droit,  qui  ne  croit  plus  guère  aux 
dieux  de  l'Olympe.  Il  cherche  la  vérité,  de  bonne 
foi,  et  depuis  quelque  temps  il  croit  l'avoir  trouvée 
dans  la  magie.  Un  magicien  nommé  Elymas  a 
gagné  sa  confiance.  " 

Après  un  silence,  Barnabe  reprit  la  parole. 

"  Hier,  sm*  le  forum  de  l'Epiphania,  j'ai  eu 
une  sm'prise  :  j'ai  rencontré  Onkelos. 

—  Onkelos   de   Jérusalem,    interrompit   Saul  ? 

—  Lui-même. 

- —  Que  \dent-il  faire  à  Antioche  ? 

—  Il  y  est  envoyé  par  les  princes  des  prêtres 
de  Jérusalem,  pour  constater  les  progrès  que 
nous  faisons,  et  pour  réveiller  la  synagogue. 

—  Et  que  dit-il  de  Jérusalem  ? 

—  Il  ne  fait  que  répéter  la  parole  du  prophète  : 
*'  Par  la  désolation  a  été  désolée  toute  la  terre  .  " 
Les  prêtres  et  les  scribes  se  lamentent,  et  lèvent 
les  bras  au  ciel  de  désespoir.  Ils  l'ont  pourtant 
bien  vu  mourir,  ce  Jésus  de  Nazareth  qui  trou- 
blait leur  vie.  Et  cependant  ils  confessent  qu'il 
est  plus  vivant  que  jamais,  que  le  nombre  de  ses 
amis  grandit,  que  son  nom  est  dans  toutes  les 
bouches,  et  qu'il  accomplit  plus  de  merveilles 
aujourd'hui  que  lorsqu'il  parcourait  les  rues  de 
Jérusalem. 

"  Des  rivages  de  la  Syrie,  de  l'Egypte,  de  la 
Macédoine  et  de  la  Grèce,  des  foules  de  pèlerins, 
dit  Onkelos,  viennent  visiter  les  lieux  où  il  a  vécu. 


PAULINA  65 

Ils  remplissent  le  temple  pour  entendre  les  prédi- 
cations de  ses  apôtres.  On  les  chasse,  et  ils  re- 
viennent. On  les  emprisonne,  on  les  enchaîne,  et 
l'on  ne  sait  quel  pouvoir  invisible  brise  leurs 
chaînes  et  ou\Te  les  portes  des  prisons. 

"  On  les  bat  de  verges,  on  les  laisse  tout  san- 
glants, à  demi-morts,  dans  la  cour  du  Prétoire, 
et  le  lendemain  on  les  retrouve  dans  le  temple 
annonçant  que  leur  Christ  est  vivant. 

"  Les  infirmes  et  les  malades  qui  se  traînent 
sui'  les  chemins  sont  guéris  au  nom  de  Jésus. 
Nous  en  avons  appelé  à  l'autorité  d'Hérode- 
Agrippa,  et  pour  se  rendre  populaire  auprès  du 
sacerdoce  il  a  fait  décapiter  l'apôtre  Jacques, 
mais  les  autres  ont  continué  de  prêcher,  et  leur 
voie  douloureuse  devient  une  voie  triomphale. 

"  Ce  qui  paraît  surtout  extraordinaire  et  même 
miraculeux,  c'est  qu'ils  font  de  leurs  disciples, 
en  leur  imposant  les  mains,  des  Nabis,  c'est-à-dire 
des  prophètes  qui  se  mettent  à  prêcher  dans  des 
langues  différentes  de  leur  idiome  national,  et 
qui  chassent  les  démons. 

—  Et  c'est  Onkelos  qui  t'a  dit  tout  cela  ? 

—  Lui-même. 

—  Est-ce  qu'il  ne  serait  pas  possible  d'en  faire 
un  disciple  de  Jésus-Christ  ? 

—  Je  le  crois,  s'il  n'était  pas  le  gendre  du 
grand-prêtre. 

—  Oui,  je  comprends,  dit  Saul.  Sa  femme,  ses 

6 


66  PAULINA 

enfants,  sa  position,  ses  rêves  ambitieux  dans 
le  sacerdoce  juif  :  voilà  les  obstacles.  Et  il  n'est 
pas  le  seul,  parmi  les  prêtres  et  les  scribes,  que 
des  motifs  du  même  genre  empêchent  •  d'entrer 
dans  nos  rangs.  " 

Vers  le  soir,  ils  arrivèrent  à  Séleucie,  et  dèh  le 
matin,  le  jour  suivant,  ils  s'embarquèrent  à  bord 
du  Sidonia  qui  faisait  voile  vers  Chypre. 

Une  forte  brise  soufflait  du  nord,  et  les  pous- 
sait vers  l'île,  qu'ils  avaient  aperçue  des  hauteurs 
qui  dominent  Séleucie. 

Le  soleil  était  encore  assez  haut  sur  l'horizon, 
quand  la  belle  Cypris  leur  apparut  de  loin,  comme 
une  étincelante  émeraude  que  la  mer  enchâssait 
dans  un  cadre  de  nacre. 

La  côte  nord  de  l'île  avait  un  aspect  peu  hos- 
pitaUer.  Mais  sur  la  côte  orientale,  au  fond  d'une 
baie  large  et  profonde,  brillait  toute  blanche  la 
grande  ville  de  Salamine,  nonchalamment  assise 
à  l'embouchure  du  fleuve  Pediocus. 

Elle  s'adossait  à  de  belles  collines,  plantées 
de  vignes  et  d'orangeries,  et  au-dessus  se  dressaient 
de  hautes  montagnes  et  des  forêts  de  cèdres, 
de  pins  et  de  cyprès. 

Un  juif  cypriote,  parent  de  Barnabe,  offrit 
l'hospitaUté  aux  missionnaires,  et  dès  le  jour 
suivant  ils  pm"ent  commencer  leur  prédication 
à  la  synagogue. 

Là,    comme    dans    ses    missions    postérieures^ 


PAULINA  67 

Saul  constata  bientôt  que  l'hostilité  à  la  religion 
du  Christ  venait  surtout  des  Juifs,  et  que  les 
Gentils  se  montraient  plus  ouverts  à  la  vérité 
évangéUque. 

Après  avoii-  lutté  quelques  jours  contre  cette  ré- 
sistance de  leurs  compatriotes,  les  trois  mission- 
naires quittèrent  Salamine,  et  se  rendirent  à 
Paphos,  la  capitale  de  l'île. 


IX 
SAUL  ET  SERGIUS  PAULUS 

L'île  de  Chypre  était  une  pro\'ince  sénatoriale; 
ce  qui  veut  dire  qu'elle  était  gouvernée  par  un 
proconsul,  nommé  par  le  Sénat  de  Rome.  Il  s'ap- 
pelait Sergius  Paulus. 

C'était  un  noble  romain,  descendant  d'une  très 
ancienne  famille  sénatoriale,  qui  comptait  parmi 
ses  ancêtres  les  Paul-Emile  et  les  Scipions.  Il 
était  versé  dans  les  lettres  et  les  sciences,  et  il 
avait  la  réputation  d'être  un  homme  de  bien. 
A  Rome,  il  s'était  lié  d'amitié  avec  PUne  l'An- 
cien, qui  le  loue  dans  son  Histoire  du  Monde. 

Pendant  une  mission  qu'il  avait  remphe  en  Grè- 
ce, et  qui  lui  avait  été  conjâée  par  le  Sénat  romain, 
il  avait  passé  deux  ans  à  Corinthe,  et  il  y  avait 


■68  PAULINA 

épousé  Chryséis,  fille  d'un  prêtre  d'Apollon.  Elle 
était  d'une  grande  beauté.  Elle  avait  ce  type  de  la 
femme  grecque  que  les  sculpteurs  d'Athènes  ont 
reproduit  si  souvent  dans  leurs  Vénus  tant  admi- 
rées. 

La  société  de  Corinthe,  à  cette  époque,  était 
bien  dissolue,  et  c'était  Vénus  qui  comptait  dans 
cette  ville  le  plus  grand  nombre  d'adoratem's.  Mais 
le  père  de  Chryséis  n'avait  jamais  permis  à  sa  fille 
de  prendre  part  au  culte  scandaleux  de  la  belle 
déesse,  et  elle  n'avait  jamais  adoré  d'autre  dieu 
qu'Apollon. 

Sergius  Paulus  avait  beaucoup  étudié  l'histoire 
des  rehgions,  et  il  en  était  venu  à  ne  plus  croire 
aux  dieux  du  paganisme.  Mais  il  ne  voyait  aucun 
mal  à  ce  que  sa  femme,  et  sa  fille  Paulina,  ren- 
dissent un  culte  à  Apollon  et  à  Diane,  parce  qu'il 
les  considérait  comme  des  dieux  honnêtes — Diane 
surtout,  puisqu'elle  était  restée  vierge,  dans  la 
<;royance  antique. 

La  religion  juive  cependant  l'attirait  plus  que 
les  autres,  à  cause  de  Moïse  dont  il  connaissait  la 
merveilleuse  histoire,  et  surtout  à  cause  de  la  pro- 
messe d'un  Messie-Sauveur  dont  le  monde,  à  son 
avis,  avait  grand  besoin. 

En  attendant,  il  cherchait  la  vérité,  et  comme  un 
grand  nombre  des  hommes  les  plus  illustres  de  son 
temps,  il  croyait  à  la  magie,  et  aux  oracles  des 
sibylles  et  des  pythonisses. 


PAULINA  6& 

Un  magicien  qui  se  nommait  Bar-J6su,  et  qui 
avait  pris  le  surnom  d'Elymas  qui  signifie  mage  ou 
prophète,  avait  su  gagner  sa  confiance.  C'était 
évidemment  un  homme  très  versé  dans  l'histoire 
et  dans  les  sciences  occultes.  Il  prétendait  apparte- 
nir à  l'école  des  mages  de  la  Perse,  et  il  se  réclamait 
en  même  temps  de  Moïse. 

Le  proconsul  l'avait  attaché  à  sa  maison.  Mais 
quand  il  apprit  l'arrivée  de  Saul  à  Paphos,  et  ses 
prédications  sur  Jésus  de  Nazareth,  il  invita  l'apô- 
tre à  venir  chez  lui.  Paul  s'y  rendit  avec  Barnabe 
et  Marc,  et  Sergius  Paulus  ne  tarda  pas  à  les  in- 
terroger sur  la  doctrine  nouvelle  qu'ils  avaient 
commencé  à  prêcher  dans  les  synagogues. 

"  Je  connais,  leur  dit-il,  l'histoire  de  votre  Jésus 
de  Nazareth.  C'était  un  personnage  bien  extra- 
ordinaire, d'après  ce  que  l'on  m'a  raconté  ;  mais 
il  était  ennemi  de  Rome,  et  il  voulait  se  faire 
roi. 

—  On  vous  a  mal  renseigné,  répondit  Saul. 
Jésus  de  Nazareth  n'était  pas  un  ennemi  de  Rome, 
non  plus  que  des  autres  puissances  de  ce  monde. 
Il  n'avait  qu'un  ennemi,  Satan,  qu'il  appelait 
le  Prince  de  ce  monde.  Deux  fois  on  a  voulu  le 
faire  roi,  mais  il  a  refusé.  Le  titre  de  roi  des  Juifs 
n'eût  été  pour  lui  qu'un  vain  hochet  ;  car  il  est 
le  Roi  des  rois,  le  souverain  suprême  de  toutes 
les  nations  puisqu'il, est  Dieu. 

—  Voilà   une   prétention   qu'il    te   serait    bieo 


70  PAULINA 

difficile  d'établir,  répliqua  le  proconsul. 

—  Cela  n'est  pas  seulement  difficile,  dit  Ely- 
mas,  c'est  impossible.  " 

La  discussion  s'engagea  alors  entre  Saul  et  le 
magicien,  à  la  grande  satisfaction  de  Sergius 
Paulus. 

Eljnias  fit  appel  à  toutes  ses  habiletés  de  pa- 
role, et  à  toutes  ses  supercheries  pour  empêcher 
le  proconsul  de  se  laisser  convaincre  par  la  chaude 
et  forte  parole  de  Saul. 

Mais  l'argumentation  de  l'apôtre  était  serrée 
et  puissante.  Après  avoir  exposé  avec  beaucoup 
de  force  les  preuves  de  la  résurrection  de  Jésus- 
Christ,  il  raconta  sa  propre  histoire  au  proconsul  : 
comment  il  avait  été  le  persécuteur  de  la  reU- 
gion  nouvelle,  et  comment  Jésus  l'avait  radica- 
lement changé  en  le  foudroyant  aux  portes  de 
Damas,  et  en  lui  enseignant  la  vérité. 

A  ce  récit,  Elymas  éclata  de  rire,  et  dit  : 

"  Les  cas  d'hallucination  de  ce  genre  sont 
fréquents  dans  tout  l'Orient,  et  surtout  dans 
la  Perse.  D'ailleurs  vous  admettez  vous-même 
que  vous  avez  été  frappé  de  cécité,  et  il  est  évi- 
dent que  l'aveuglement  de  votre  esprit  a  suivi 
celui  de  vos  yeux." 

Saul  fut  transporté  d'une  sainte  indignation, 
et  fixant  son  regard  plein  de  feu  dans  les  yeux 
mêmes  du  magicien,  il  lui  dit  d'une  voix  forte  : 
"  O   homme  plein  de  toutes  sortes  de  ruses  et 


PAULIN  A  71 

de  fourberies,  fils  du  diable,  ennemi  de  toute 
justice,  tu  ne  cesseras  donc  pas  de  pervertir  les 
voies  droites  du  Seigneur  ?  Eh  !  bien,  voici  que 
la  main  de  Dieu  est  sur  toi.  Tu  seras  aveugle, 
et,  pour  un  temps,  tu  ne  verras  pas  le  soleil.  " 

"  Aussitôt,  raconte  l'écrivain  sacré,  d'épaisses 
ténèbres  tombèrent  sur  Elymas,  et  il  cherchait 
en  se  tournant  de  tous  côtés  quelqu'un  qui  lui 
donnât  la  main.  " 

Le  miracle  qui  fermait  les  yeux  du  magicien 
ouvrit  tout  à  fait  ceux  de  l'honnête  proconsul. 
Il  se  déclara  plein  d'admiration  pour  la  doctrine 
que  Saul  lui  avait  enseignée,  et  il  crut  en  Jésus- 
Christ. 

Mais  Chryséis  ne  fut  pas  si  prompte  à  se  dé- 
tacher du  culte  d'Apollon,  et  Paulina,  leur  fille, 
qui  n'avait  pas  encore  onze  ans,  resta  hésitante 
entre  la  foi  de  son  père  et  celle  de  sa  mère.  Toutes 
deux  pensèrent  même  que  Saul  avait  été  bien 
cruel  poiu-  le  pauvre  Elymas.  Elles  ne  compri- 
rent pas  combien  ce  faux  prophète,  instrument 
de  Satan,  avait  été  coupable,  et  dans  quelle  me- 
sure il  avait  mérité  son  châtiment.  Elles  n'avaient 
pas  remarqué  non  plus  que  Saul  avait  dit  :  "Tu 
seras  aveugle  pour  un  temps.  " 

Et,  en  effet,  quand  Barnabe  revint  quelques 
années  après  pour  achever  l'évangélisation  de 
Paphos,  il  y  trouva  Elymas  à  demi  converti 
par  le  châtiment  que  Saul  lui  avait  infligé  ;   et, 


72  PAULINA 

quand  Barnabe  le  baptisa,  la  vue  lui  fut  rendue. 
Sergius  Paulus  était  resté  chrétien,  mais  sa  fem- 
me et  sa  fille  ne  l'étaient  pas  encore. 

Paulina  s'épanouissait  alors  en  grâce  et  en 
beauté.  On  disait  qu'elle  serait  encore  plus  belle 
que  sa  mère.  Il  y  avait  dans  ses  yeux  profonds 
quelque  chose  de  chaste,  de  serein,  de  mysté- 
rieux ;  et  ses  longs  cils  voilaient  une  mélancolie 
rêveuse. 

Sa  voix  était  une  musique,  expressive  et  riche 
de  nuances,  une  symphonie  qui  n'avait  rien  d'étu- 
dié ni  de  conventionnel.  Elle  ne  riait  jamais 
bruyamment.  Mais  elle  souriait  volontiers,  et 
son  sourire  était  suave.  Quand  elle  rêvait,  les 
yeux  fixés  dans  le  vague,  elle  semblait  regarder 
au-delà  des  choses  de  ce  monde. 


X 

CHEZ  LES  CALATES 

Le  culte  de  Vénus  avait  sans  doute  fait  perdre 
aux  Cypriotes  le  goût  des  choses  spirituelles  et 
religieuses.  Les  plaisirs  de  la  chair  les  avaient 
tellement  corrompus  que  leur  esprit  et  leur  cœur 
atrophiés  ne  pouvaient  plus  s'élever  au-dessus 
des  biens  de  la  terre  et  des  amusements  du  monde 


PAULINA  73 

La  prédication  de  Paul  en  Chypre  fut  donc 
cette  semence  tombée  parmi  les  ronces  qui  fut 
étouffée  par  les  mauvaises  herbes. 

Mais  la  conversion  du  proconsul  avait  produit 
un  effet  considérable  sur  la  population  ;  et, 
quand  Paul  le  quitta  il  en  avait  fait  un  véritable 
apôtre  du  Chi'ist.  —  "Je  ne  sais  pas  ce  que 
l'avenir  nous  réserve  à  tous  deux,  lui  dit  Paul 
en  lui  faisant  ses  adieux,  mais  soyez  sûr,  Sergius, 
que  nous  nous  retrouverons  quelque  part  en  ce 
monde,  et  que  vous  deviendrez  comme  moi  un 
apôtre  de  la  religion  nouvelle.  Je  m'en  vais  vers 
les  Gentils.  Le  peuple  juif  n'a  pas  reconnu  son 
Messie.  Il  Fa  fait  mourir,  et  il  a  demandé  que 
son  sang  retombe  sur  lui  et  sur  ses  enfants.  Ce 
vœu  de  son  cœur  per\erti  sera  exaucé.  Il  y  aura 
partout  dans  le  monde  des  Juifs  qui  se  conver- 
tiront. Mais  la  masse  du  peuple,  la  race  elle- 
même,  restera  entêtée  dans  son  incrédulité.  Elle 
est  condamnée  à  toujours  attendre  un  messie 
qui  ne  viendra  jamais,  et  elle  mourra  dans  son 
péché,  chassée  de  sa  patrie,  loin  de  Jérusalem 
et  de  son  temple  qui  seront  détruits. 

"  Mais  les  Gentils  entendront  la  voix  de  Dieu 
qui  les  appelle,  et  c'est  pourquoi  je  m'en  vais 
vers  eux  dans  tous  les  pays  où  l'Esprit  m'empor- 
tera. De  ce  jour,  je  renonce  à  mon  nom  hébreu, 
Saul,  et  je  vais  prendi-e  le  second  nom  qui  m'a 
été  donné  au  jour  de  ma  circoncision,  Paul,  qui 


74  PAULIN  A 

•convaindra  mieux  à  mon  titre  de  citoyen  romain, 
dans  mes  relations  avec  les  Gentils.  Je  vous 
reverrai,  Sergius,  soit  en  Grèce,  soit  à  Rome,  et 
je  vous  associerai  à  mon  œu\Te  apostolique, 
qui  est  l'œuATe  du  Christ, 

"  Ne  vous  troublez  pas  au  sujet  de  Chryséis 
€t  de  Paulina.  Soyez  vous-même  fidèle  au  Dieu 
que  je  vous  ai  fait  connaître  ;  et  votre  exemple 
les  amènera  un  jour  au  pied  des  autels  de  Jésus- 
Christ." 

Paul  et  ses  deux  compagnons  s'embarquèrent 
à  Nea-Paphos  et  firent  voile  vers  le  Nord.  Leur 
mission  plus  ou  moins  fructueuse  en  Chypre 
n'avait  pas  duré  trois  mois.  Après  deux  jours 
de  navigation  très  orageuse,  dans  laquelle  ils 
furent  bien  près  de  périr,  ils  abordèrent  à  Atta- 
lia,  et  se  rendirent  à  Perge  en  remontant  le  Ces- 
trus,  qui  était  alors  navigable. 

En  cette  saison  de  l'été,  la  population  des 
rivages  de  la  mer  émigrait  aux  flancs  des  monta- 
gnes, où  la  température  était  plus  fraîche,  où 
la  brise  purifiait  l'air,  où  les  bois  exhalaient  des 
parfums  et  ombrageaient  les  habitations.  Les 
premières  pentes  du  Taurus  abondaient  en  sites 
charmants  de  villégiature,  au  bord  des  lacs  et 
des  rivières. 

Paul  ne  fit  donc  que  passer  à  Perge  qui  était 
presque  déserte,  et  il  communiqua  à  ses  deux 
compagnons  le  dessein  qu'il  avait  formé  de  fran- 


PAULINA  75 

chir  la  chaîne  du  Taurus,  et  d'aller  évangéliser 
les  Galates. 

Barnabe  le  voulut  bien  ;  mais  Jean-Marc  s'y 
refusa  pour  des  raisons  que  Paul  n'approuva  pas. 
Marc  se  décida  donc  de  retourner  à  Jérusalem. 

Le  Cestrus  creusait  une  profonde  vallée  dans 
la  montagne  du  Taurus,  et  les  caravanes  y  avaient 
tracé  d'étroits  sentiers.  Mais  à  l'endroit  où  la 
route  atteignait  les  sommets  élevés,  couverts  de 
hautes  futaies,  elle  devenait  difficile  et  périlleuse. 
C'était  un  pays  inhabité  et  sauvage  qui  servait 
de  retraite  aux  bj-igands. 

Les  deux  missionnaires  ne  craignirent  pas  de 
s'aventurer  dans  ces  solitudes  redoutées. 

Un  soir,  ils  entrèrent  dans  une  forêt,  en  sui- 
vant un  sentier  qui  paraissait  bien  tracé.  Barnabe 
proposa  d'y  chercher  un  gîte  dans  les  broussailles, 
€t  d'y  passer  la  nuit. 

"  Demain,  dit-il  à  Paul,  en  plein  jour,  nous 
pourrons  nous  aventm-er  dans  l'épaisseur  des 
bois.  Nous  serons  plus  sûrs  de  la  route  à  sui\Te,  et 
moins  exposés  à  faire  des  rencontres  dangereuses." 

—  Peut-être,  répondit  Paul,  mais  la  nuit  est 
belle  et  fraîche  ;  je  me  sens  plus  dispos  à  mar- 
cher qu'au  soleil,  et  la  route  est  bien  marquée 
par  des  pistes  de  chevaux  —  ce  qui  prouve  qu'elle 
est  fréquentée.  —  Quant  aux  rencontres  dange- 
reuses, elles  sont  aussi  fréquentes  le  jour  que  la 
nuit  dans  les  forêts  du  Taurus. 


76  PAULINA 

"Ayons  confiance,  Barnabe  ;  le  Seigneur  doit 
protéger  ses  missionnaires.  Quand  il  a  daigné 
envoyer  un  ange  au  jeune  Tobie,  qui  s'en  allait 
en  pays  lointain  retirer  une  somme  d'argent  due 
à  son  père,  crois-tu  qu'il  abandonnera  ceux  qui 
s'en  vont  prêcher  son   évangile  chez  les  Gentils  ? 

—  Non,  "  reprit  Barnabe  ;  et  les  deux  apôtres 
se  remirent  en  marche. 

L'obscurité  et  le  silence  qui  se  prolongent 
finissent  par  dégager  certaines  terreurs.  Vous 
sentez  que  ce  n'est  pas  le  vide  qui  vous  entom^e  ; 
que  des  êtres  in\dsibles  et  mystérieux  flottent 
dans  l'air  autour  de  vous.  Et  vous  entendez 
des  bruits  inexphcables  qui  Adennent  des  pro- 
fondeurs. Sont-ce  les  forces  de  la  nature  qui 
accompHssent  leurs  évolutions,  ou  les  plaintes 
des  bêtes  fauves  qui  souffrent  de  la  faim,  ou  les 
appels  de  ralhement  des  malfaiteurs  errants  à 
la  recherche  de  leurs  victimes  ?  —  Peut-être. 

"  Mais  non,  dit  Paul,  c'est  le  mouvement 
universel  des  êtres  qui  ne  se  reposent  jamais,  et 
dont  les  voix  grandissent  dans  les  ténèbres. 

''Tiens,  voici  une  clairière  qui  s'ou\Te  devant 
nous,  et  qui  va  nous  permettre  d'admirer  la  séré- 
nité de  la  nuit  et  la  beauté  du  ciel. 

• — Oui,  dit  Barnabe,  et  voici  là-haut  des  étoiles 
qui  scintillent. 

—  Elles  sont  belles  et  lumineuses,  reprit  Paul  ; 
mais  que  leurs  lumières  sont  faibles  et  tremblan- 


PAULINA  77 

tes  !  Dans  leur  course  régulière  sur  le  ciel  noir, 
elles  ressemblent  aux  bonnes  âmes  qui  cherchent 
la  vérité  dans  les  ténèbres  qui  enveloppent  le 
monde.  Elles  gardent  encore  au  fond  de  leurs 
consciences  quelques  pâles  rayons  de  la  lumière 
que  Dieu  y  alluma  quand  il  leur  donna  l'existence, 
€t  elles  attendent  qu'il  vienne  de  nouveau  les 
éclairer.  C'est  la  mission  que  nous  allons  remplir 
au  nom  de  Jésus-Christ.  " 

Oui,  c'était  bien  le  rôle  de  ces  premiers  messa- 
gers de  l'Evangile,  et  de  tous  ceux  qui  ont  suivi 
leurs  traces  dans  les  déserts  de  ce  monde.  Dans 
les  sphères  mystérieuses  où  gravitent  les  âmes, 
«lies  luttent  contre  l'ombre  qui  voile  la  vérité, 
comme  les  étoiles  luttent  contre  la  nuit.  Souvent 
l'ombre  paraît  invincible,  tant  elle  est  épaisse  ; 
mais  quand  l'apôtre  paraît,  portant  dans  sa  main 
le  flambeau  de  la  foi,  l'ombre  se  dissipe. 

Que  sont-ils  pourtant  ces  humbles  missionnaires 
qui  n'ont  ni  or,  ni  argent,  ni  pouvoir,  ni  influence 
d'aucune  sorte,  auxquels  manquent  même  souvent 
le  talent  et  la  science,  que  sont-ils  en  présence  des 
obstacles  et  des  ennemis  à  vaincre  ?  —  En  appa- 
rence rien.  Et  cependant  ils  triomphent  de  l'espa- 
ce illimité,  du  désert,  de  la  forêt,  des  puissants  et 
des  savants. 

C'est  qu'il  y  a  en  eux  un  élément  divin  ;  et, 
grâce  à  cette  force  cachée,  ils  triomphent  à  la  fois 
de  l'hostihté  de  la  nature  et  de  l'hostilité  humaine. 


78  PAULINA 

Après  avoir  traversé  la  clairière,  où  les  infatiga- 
bles marcheurs  avaient  pu  contempler  un  coin  du 
ciel  étoile,  il  leur  fallut  gravir  une  montagne  cou- 
verte d'un  bois  touffu.  Les  ténèbres  s'épaissirent, 
et  ils  perdirent  leur  chemin.  Barnabe  ralentissait 
le  pas,  mais  Paul  marchait  en  tête,  et  bientôt  ils 
trouvèrent  un  étroit  sentier,  qui  longeait  l'escar- 
pement d'un  ravin. 

Un  sourd  rugissement  leur  fit  comprendre  qu'ils 
étaient  dans  le  chemin  d'une  bête  fauve.  Ils  con- 
tinuèrent de  marcher  lentement,  et  tout  à  coup  ils 
aperçurent  le  feu  d'un  campement  au  fond  du 
ravin. 

"  Tiens,  dit  Barnabe,  voilà  une  habitation 
humaine. 

—  Les  hommes  sont  plus  dangereux  que  les 
fauves,  dit  Paul  ;  mais  c'est  aux  hommes  que 
nous  sommes  envoyés  :   allons  visiter  ceux-ci." 

De  la  hauteur  que  le  sentier  suivait  ils  domi- 
naient le  campement,  et  ils  purent  l'observer  ai- 
sément. C'était  une  large  tente,  circulaii'e  et  coni- 
que, en  peau  de  chameau,  ouverte  par  le  haut  pour 
laisser  passer  la  fumée  d'un  grand  feu  qui  flambait 
au  milieu.  Autour  du  feu  dormaient  plusieurs 
hommes  enveloppés  dans  leurs  manteaux  de  laine 
brune  ;  et  au  dehors,  une  sentinelle  veillait,  de- 
bout, le  dos  appuyé  sur  un  grand  pin. 

En  les  apercevant,  la  sentinelle  fit  entendre  un 
coup  de  sifflet,  et  les  dormeurs  s'éveillèrent.    En 


PAULINA  79 

un  instant,  ils  s'élancèrent  tout  armés  hors  de  la 
tente. 

"  Qui  va  là  ?   cria  le  chef. 

—  Des  aniis,  répondit  Paul. 

—  Nous  n'avons  pas  d'amis. 

—  Vous  voulez  dire  que  vous  n'aimez  personne^ 
et  c'est  peut-être  vrai.  Mais  moi,  je  veux  dire  que 
nous  aimons  tout  le  monde,  même  vous  que  nous 
ne  connaissons  pas.  Pouvez-vous  nous  empêcher 
de  vous  aimer  ? 

—  Oui,  en  vous  faisant  du  mal. 

—  Vous  vous  trompez  ;  car  le  Dieu  que  nous 
servons  nous  conunande  d'aimer  ceux  qui  nous 
font  du  mal. 

—  Alors,  prouvez-nous  que  vous  nous  aimez  en 
vous  dépouillant  de  tout  ce  que  vous  avez,  et  en 
nous  le  donnant.  Sinon  nous  le  prendrons  de  force, 
comme  nous  faisons  à  tous  ceux  qui  tombent  entre 
nos  mains.     Comprenez- vous  ? 

—  Je  vous  comprends  très  bien,  et  vous  allez 
me  comprendre  aussi.  Si  je  possédais  quelque  bien, 
je  le  partagerais  volontiers  avec  vous  ;  mais  je  ne 
possède  rien.  Je  vis  d'aumônes,  et  cette  besace 
contient  toute  ma  fortune  :  quelques  vieux  vê- 
tements et  quelques  livres.  Je  n'ai  nulle  part  au- 
cune habitation.  Vous  êtes  plus  riche  que  moi, 
puisque  vous  avez  une  tente,  et  je  vais  vous 
demander  une  faveur,  que  vous  ne  me  refuserez 
pas  —  l'hospitahté  pour  la  nuit. 


SO  PAULINA 

—  Mais  vous  n'avez  pas  peur  de  passer  la  nuit 
avec  des  brigands  ? 

—  Non. 

—  Je  pourrais  vous  tuer  cependant. 

—  Non,  vous  êtes  trop  intelligent  pour  tuer  un 
homme  sans  motif.  J'ai  d'ailleurs  beaucoup  de 
choses  à  vous  dire,  des  choses  que  vous  avez  inté- 
rêt à  savoir,  et  que  je  vous  dirai  demain. 

—  Vous  êtes  un  singulier  personnage.  Juif,  grec 
ou   romain  ? 

—  Je  suis  Juif  et  citoyen  romain.  Je  parle  les 
trois  langues. 

—  Et  où  allez- vous  ? 

—  Nous  allons  visiter  Antioche  de  Pisidie,  et 
Iconium,  et  Lystres,  et  les  autres  villes  de  la  Ga- 
latie. 

—  Vous  n'êtes  pas  des  touristes,  ni  des  commer- 
çants, puisque  vous  n'avez  ni  or  ni  argent. 
Qu'allez-vous  donc  faire  dans  ces  villes  ? 

—  Nous  allons  y  prêcher  une  religion  nouvelle. 

—  Ah  !  Je  croyais  que  nous  a\'ions  déjà  beau- 
coup trop  de  divinités.  Le  dernier  dieu  qu'on  nous 
a  fait  connaître  se  nommait  Cahgula,  et  il  n'a  pas 
mieux  enseigné  aux  autres  à  faire  le  bonheur  de 
l'humanité.  Est-ce  le  divin  Claude  que  vous  allez 
annoncer  aux  malheureux  de  la  Galatie  ?  Alors, 
je  suis  bien  tenté  de  ne  pas  vous  permettre  d'aller 
plus    loin. 

—  Non,  le  nouveau  Dieu,  le  seul  vrai  Dieu,  dont 


PAULIN  A  81 

nous  sommes  les  envoyés,  se  nomme  Jésus-Christ, 
et,  quand  je  vous  l'aurai  fait  connaître,  vous  serez 
heureux  de  devenir  un  de  ses  disciples." 

Le  chef  des  brigands  prit  alors  la  besace  de  Paul 
et  celle  de  Barnabe,  et  les  plaça  dans  un  coin  de  la 
tente.  Il  invita  les  deux  apôtres  à  s'y  coucher,  et 
il  s'étendit  lui-même  auprès  d'eux. 

Le  lendemain,  les  brigands  prièrent  les  deux 
missionnaires  de  passer  la  journée  avec  eux,  et  se 
montrèrent  très  attentifs  aux  discours  de  Paul  qui 
leur  raconta  son  histoire  et  celle  de  Jésus-Christ. 

Au  lever  du  soleil,  le  surlendemain,  quand 
les  deux  missionnaires  se  préparèrent  à  partir,  les 
brigands  demandèrent  le  baptême.  Un  ruisseau 
coulait  au  fond  du  ravin,  et  Paul  les  y  baptisa. 

Les  adieux  furent  touchants,  et  les  nouveaux 
amis  promirent  de  se  retrouver  à  Antioche. 

Vers  le  soir,  les  deux  voyageurs  furent  heureux 
de  sortir  de  la  forêt,  après  avoir  franchi  le  sommet 
du  Taurus. 

Sur  le  versant  septentrional  ils  trouvèrent  la 
nature  plus  hospitahère,  et  de  grands  pâturages, 
avec  une  population  de  pasteurs  qui  les  hébergea 
et  leur  fournit  la  nourriture  dont  ils  avaient  besoin. 

Enfin,  après  plusieurs  jours  de  marche,  ils  arrivè- 
rent à  iVntioche  de  Pisidie,  ville  florissante,  admira- 
blement située,  non  loin  de  beaux  lacs  bleus  aux 
rives  boisées.  Les  Juifs  y  étaient  nombreux,  et  très 
influents  ;   mais  à  côté  des  synagogues  s'élevaient 

7 


82  PAULINA 

un    temple   à  Bacchus,  et  un  autre   à  la  Lune. 

Quand  vint  le  jour  du  sabbat,  Paul  et  Barnabe 
se  rendirent  à  la  synagogue  et  furent  présentés  aux 
anciens.   Paul   y  fut  invité  à  prendre  la  parole. 

Le  discours  rapporté  aux  Actes  des  Apôtres 
n'est  évidemment  qu'un  résumé  très  incomplet, 
comme  le  sont  d'ailleurs  tous  ses  autres  discours. 
Comme  les  autres,  et  comme  ceux  de  Pierre,  et 
celui  du  premier  martyr  Etienne,  il  se  divise  en 
trois   parties. 

L'orateur  résume  d'abord  la  merveilleuse  his- 
toire du  peuple  de  Dieu  et  de  son  glorieux  législa- 
teur Moïse.  Puis  il  raconte  l'avènement  du  Messie 
en  Jésus  que  les  Juifs  de  Jérusalem  n'ont  pas  re- 
connu. Après  avoir  rappelé  sa  mort  ignominieuse, 
il  affirme  et  prouve  sa  résmTection  glorieuse.  Et 
comme  conclusion  il  proclame  le  dogme  fondamen- 
tal de  la  religion  nouvelle  :  le  salut  de  tous  par  la 
seule  foi  en  Jésus,  sans  l'assujétissement  aux  pres- 
criptions de  la  loi  mosaïque. 

Ce  sermon  fut  certainement  un  succès  puisque 
Paul  fut  invité  à  parler  encore  sur  le  même  sujet 
au  sabbat  suivant. 

Pendant  la  semaine  qui  sui\àt  on  causa  beaucoup 
dans  la  ville  de  cette  première  prédication  qui 
faisait  du  bruit,  et  l'on  discuta  tout  naturellement 
la  nouvelle  doctrine.  Au  sabbat  suivant,  toute  la 
ville  se  porta  à  la  synagogue  pour  entendre  les 
prédicateurs.     Un  grand  nombre  de  GentUs  s'y 


PAULINA  83 

trouvèrent,  et  cela  suffit  sans  doute  pour  exciter 
la  jalousie  des  Juifs. 

A  peine  Paul  eut-il  commencé  d'exposer  sa 
doctrine  que  les  murmures  éclatèrent.  Chaque 
application  des  prophéties  à  Jésus  de  Nazareth, 
pour  prouver  sa  messianité,  soulevait  des  contes- 
tations. Bientôt  les  prêtres  et  les  scribes  juifs 
en  vinrent  aux  imprécations  et  aux  blasphèmes 
contre  Jésus-Christ.  Alors  Paul  leur  adressa  ces 
paroles,  qu'il  aura  l'occasion  de  répéter  bien  des 
fois  dans  la  suite  de  ses  missions  :  "C'est  à  vous 
les  premiers  que  la  parole  de  Dieu  devait  être 
annoncée  ;  mais  puisque  vous  la  repoussez,  et 
que  vous-mêmes  ne  vous  jugez  pas  dignes  de  la  vie 
éternelle,  voici  que  nous  nous  tournons  vers  les 
Gentils.  Car  le  Seigneur  nous  l'a  ainsi  ordonné  : 
Je  t'ai  établi  pour  être  la  lumière  des  nations,  et 
pour  porter  le  salut  jusqu'aux  extrémités  de  la 
terre." 

Les  deux  hommes  de  Dieu  secouèrent  alors 
contre  les  Juifs  la  poussière  de  leurs  pieds,  et  se 
dirigèrent  vers  Iconium.  Mais  ils  laissaient  der- 
rière eux  de  nombreux  disciples,  remplis  de  joie  et 
de  l'Esprit-Saint. 

Parmi  eux  se  trouvaient  plusieurs  des  brigands 
qui  avaient  donné  l'hospitalité  aux  deux  apôtres 
dans  la  forêt  du  Taurus. 


84  PAULINA 

XI 

PERSÉCUTIONS  ET  MIRACLES 

Paul  et  Barnabe  étaient  aussi  dans  la  jubila- 
tion :  ils  avaient  souffert  pour  leur  maître.  Ils 
avaient  connu  les  obstacles  de  la  nature,  les  mon- 
tagnes sauvages,  les  forêts  noires  sans  chemins,  les 
torrents,  les  précipices,  les  cavernes  peuplées  de 
bêtes  fauves  et  de  brigands  ;  les  rocs  escarpés 
avaient  tour  à  tour  obstrué  leur  marche  dans  l'as- 
cension du  Taurus,  et  les  contradictions  haineuses, 
opiniâtres,  et  perverses  des  Juifs  avaient  entravé 
leur  œuvre  d'évangéUsation. 

Malgré  tout  cela  cependant  la  semence  divine 
avait  germé  dans  des  milhers  d'âmes,  conquises 
au  Christ,  et  ils  s'en  allaient  gaiement  vers  Ico- 
nium  rêvant  de  nouvelles  conquêtes. 

"  Faites-nous  souffrir  davantage,  demandaient- 
ils  à  Jésus-Christ.  Pour  vous  nous  voulons  verser 
notre  sang,  pourvu  qu'il  ne  soit  pas  inutile,  et  qu'il 
serve  comme  le  vôtre  à  la  rédemption  du  monde." 

Iconium  était  une  vaste  oasis  au  milieu  des  dunes 
de  sable  et  des  steppes  sauvages  de  la  Lycaonie,  peu- 
plée de  Juifs,  de  Grecs  et  de  Romains.  Les  deux 
missionnaires  y  prêchèrent  dans  la  synagogue  avec 
tant  de  succès  "  qu'une  grande  multitude  de  Juifs 
et  de  Grecs  embrassèrent  la  foi,"  disent  les  Actes. 


PAULINA  85 

Les  Juifs  incrédules  en  furent  irrités,  mais  ils  ne 
réussirent  pas  tout  d'abord  à  ameuter  le  peuple 
contre  les  deux  disciples  de  Jésus,  et  ceux-ci  con- 
tinuèrent à  annoncer  partout  la  bonne  nouvelle. 

Leiu"  séjour  dans  Iconium  se  prolongea  aussi 
longtemps  qu'on  leur  laissa  la  paix  et  la  liberté. 
Mais  le  nombre  des  prosélytes  parmi  les  Gentils 
augmentait  tellement  que  les  Juifs  organisèrent, 
avec  les  Gentils  restés  païens,  un  mouvement  po- 
pulaire dans  le  dessein  de  les  outrager  et  de  les 
lapider.  Informés  du  complot,  les  deux  apôtres 
s'esquivèrent  sans  bruit,  et  se  dirigèrent  vers 
Lystres  et  Derbé. 

On  croira  peut-être  que  les  succès  évangéliques 
de  Paul  étaient  dûs  à  son  éloquence  et  à  ses  charmes 
personnels.  Mais  son  éloquence  était  rude,  et  il 
ignorait  les  séductions  de  la  rhétorique.  Quant  à 
sa  personne,  elle  n'avait  guère  de  charme.  Il  était 
petit,  faible  de  santé  et  toujours  souffrant . 
Une  ophtalmie  incurable  inconnue  en  Occident, 
mais  fréquente  dans  les  pays  d'Orient  brûlés 
par  le  soleil,  rongeait  ses  paupières  et  les  cou\Tait 
de  plaies  saignantes  qui  inspiraient  du  dégoût.  Il 
y  a  plusieurs  de  ses  épîtres  où  il  se  plaint  de  cette 
maladie  qui  lui  rendait  la  lecture  et  l'écriture  ex- 
trêmement difficiles. 

C'est  évidemment  par  allusion  à  ses  yeux  ma- 
lades qu'il  écrira  plus  tard  aux  Galates,  si  aimants 
et  si  dévoués  :   "Je  vous  donne  ce  témoignage 


86  PAULINA 

que  si  la  chose  eût  été  possible  vous  vous  fussiez 
arraché  les  yeux  pour  me  les  donner." 

Non,  ce  n'est  pas  l'éloquence  ni  le  prestige  per- 
sonnel de  saint  Paul  qui  peuvent  exphquer  les  im- 
menses succès  de  son  apostolat.  L'œu\Te  entre- 
prise était  surhumaine,  et  il  fallut  des  forces  surhu- 
maines pour  l'accomplir.  Aussi  Paul  avait-il  re- 
cours au  miracle  quand  sa  parole  était  impuis- 
sante. 

L'écrivain  sacré  affirme  que  Paul  accomplit  de 
nombreux  prodiges  à  Iconium,  mais  il  ne  les 
raconte  pas. 

C'est  la  tradition  qui  nous  a  transmis  l'histoire 
merveilleuse  de  sainte  Thècle.  Plusieurs  récits 
apocryphes  ont  ajouté  à  cette  histoire  de  nom- 
breuses fictions,  et  des  prodiges  extraordinaires 
dont  plusieurs  sont  \Tais  sans  doute,  et  d'autres 
imaginaires. 

Thècle  était  la  fille  d'un  riche  marchand  grec 
d'Iconium.  Elle  était  très  belle  et  d'une  intelh- 
gence  remarquable.  Elle  avait  fait  des  études  très 
complètes  dans  les  lettres  et  la  philosophie 
païennes. 

Le  fils  d'un  proconsul  d'Antioche  en  était  devenu 
amoureux,  et  les  parents  la  lui  avaient  promise  en 
mariage.  Mais,  un  jour  de  fête,  sur  la  place  pubh- 
que  d'Iconium,  elle  entendit  prêcher  Paul  dont 
tout  le  monde  vantait  la  parole  persuasive. 

Son  père  et  sa  mère  étaient  avec  elle,  et  ils  en- 


PAULINA  87 

tendirent  tomber  de  la  bouche  du  grand  apôtre 
ees  paroles  extraordinaires  :  "  Celui  qui  marie 
sa  fille  fait  bien,  celui  qui  ne  la  marie  pas  fait 
mieux." 

"  Quelle  est  cette  doctrine  étrange  ?  se  dirent 
entre  eux  les  parents  de  Thècle.  Nous  ne  l'avons 
jamais  entendue  dans  l'enseignement  d'aucune 
école  juive,  grecque  ou  romaine.  Nous  ne  l'avons 
jamais  lue  dans  aucun  livre.  Elle  est  contraire  à 
la  loi  naturelle  de  l'humanité. 

"  L'état  de  mariage  c'est  l'union  que  Jéhovah 
bénit,  et  c'est  la  fin  de  l'homme  sur  la  terre. 

—  Oui,  répondait  la  jeune  fille,  mais  l'apôtre 
soutient  qu'il  y  a  un  état  supérieur,  dégagé  de  la 
chair,  quasi-angélique,  l'état  de  virginité  ;  et 
c'est  cette  vie  supérieure  qui  m'attire." 

Et  sans  entendre  cette  controverse  entre  ses 
auditeurs,  l'apôtre  développait  son  enseignement 
sur    la    virginité  : 

"  Pour  ce  qui  est  des  vierges,  je  n'ai  pas  de 
commandement  du  Seigneur  ;  mais  je  donne  un 
conseil.  .  . 

"  La  femme  est  liée  à  son  mari  aussi  longtemps 
qu'il  est  \dvant.  Si  son  mari  meurt  elle  est  Ubre 
de  se  remarier  ;  mais  elle  est  plus  heureuse  si  elle 
ne  le  fait  pas .  .  .  Es-tu  hé  à  une  femme,  ne  cherche 
pas  à  rompre  ce  hen.  N'es-tu  pas  lié  à  une  femme, 
ne  cherche  pas  de  femme.  Celui  qui  n'est  pas 
marié  a  souci  des  choses  du  Seigneur  ;   celui  qui 


88  PAULINA 

est  marié  a  souci  des  choses  du  monde  ;  mais  il 
n'a  pas  été  donné  à  tout  le  monde  d'atteindre  aux 
honneurs  de  la  virginité.  Ce  don  n'est  fait  qu'aux 
âmes   d'éUte.  .  ." 

L'enseignement  de  saint  Paul  avait  opéré  de 
nombreuses  conversions  parmi  les  grandes  dames 
d'Iconium  ;  et  Thècle,  devenue  chrétienne,  fit  le 
vœu  de  virginité,  quand  elle  eut  entendu  la  prédi- 
cation de  l'apôtre  sur  le  mariage  et  le  célibat. 

Le  proconsul  d'Antioche  et  son  fils,  ainsi  que  les 
parents  de  Thècle,  furent  très  affligés,  et  même 
indignés  d'apprendre  cette  résolution  de  la  jeune 
fille.  Tous  les  moyens  de  persuasion  furent  em- 
ployés pour  la  détourner  de  la  vie  rehgieuse,  si 
non  de  la  vie  chrétienne.  Mais  elle  fut  inébran- 
lable. 

Le  jeune  homme  fit  un  dernier  effort,  qui  selon 
les  apparences  devait  assurer  son  mariage,  car 
il  lui  dit  : 

"Non  seulement  je  vous  permettrai  de  rester 
chrétienne  si  vous  m'épousez  ;  mais  j'embrasserai 
moi-même  le  christianisme,  et  je  ferai  de  vous  la 
plus  heureuse  des  femmes  dans  la  pratique  de  vos 
croyances  religieuses." 

Mais  Thècle  lui  répondit  :  "Je  ne  connais 
aucun  homme  qui  soit  plus  digne  que  vous  de  mon 
estime  et  de  mon  affection  ;  mais  j'ai  fait  choix 
d'un  époux  qui  est  au-dessus  de  tous  les  honmies. 

—  Est-ce  donc  un  Dieu  ? 


PAULIN  A  89 

—  Oui  c'est  un  Dieu,  auprès  duquel  tous  les 
dieux  de  l'Olympe  ne  sont  que  fable  et  chimère." 

Dénoncée  comme  chrétienne  par  ses  parents 
eux-mêmes,  elle  fut  livrée  aux  magistrats,  qui  la 
condamnèrent  à  être  dévorée  par  les  bêtes  dans 
l'amphithéâtre  d'Antioche.  Le  proconsul  et  son 
fils  voulurent  eux-mêmes  assister  au  supplice. 
Mais  quand  les  lions  entrèrent  dans  l'arène,  ils 
poussèrent  un  rugissement  en  s'approchant  de  la 
vierge,  et,  comme  séduits  par  sa  beauté,  ils  se  cou- 
chèrent à  ses  pieds. 

Le  proconsul  la  fit  alors  jeter  dans  une  chaudière 
d'huile  bouillante.  Elle  leva  les  bras  au  ciel,  et 
prononça  le  nom  de  Jésus  en  ajoutant  qu'elle  se 
sentait  dans  un  bain  déhcieux. 

Le  proconsul  et  son  fils  furent  plongés  dans 
l'admiration,  et  se  convertirent,  avec  toute  la 
famille  de  la  jeune  vierge. 

Thècle  travailla  pendant  vingt  ans  à  la  conver- 
sion des  familles  païennes  dans  les  villes  de  l'Asie- 
Mineure  et  de  la  Grèce.  Elle  retrouva  saint  Paul 
à  Rome,  et  dans  l'année  qui  suivit  la  mort  de  l'a- 
pôtre, elle  y  cueillit  les  palmes  du  martyre. 

Au  début,  les  succès  des  deux  apôtres  ne  furent 
pas  moins  grands  à  Lystres  qu'à  Iconium. 

Dès  sa  première  prédication,  Paul  aperçut 
dans  son  auditoire  un  malheureux  infirme,  boi- 
teux de  naissance,  qui  n'avait  jamais  marché. 
Son  attitude  exprimait  à  la  fois  son  désir  d'être 


90  PAULINA 

guéri,  et  sa  confiance.  Paul  lui  dit  d'une  voix 
forte  :  "  Lève-toi  droit  sur  tes  pieds."  Le  boiteux 
sauta,  et  se  mit  à  marcher. 

La  foule  qui  connaissait  l'infirme  depuis  long- 
temps fut  émerveillée.  Elle  n'hésita  pas  à  voir 
dans  ce  prodige  l'intervention  divine  ;  et  comme 
elle  ne  connaissait  pas  d'autres  dieux  que  ceux  de 
l'Olympe,  elle  crut  que  Jupiter  et  Mercure  étaient 
descendus  parmi  eux.  Ce  fut  une  joie  délirante 
parmi  le  peuple.  Il  courut  au  temple  de  Jupiter 
pour  annoncer  au  prêtre  que  le  souverain  des  dieux 
venait  de  faire  son  apparition  dans  la  \dlle.  Bar- 
nabe, qui  était  grand  et  de  noble  prestance,  était 
certainement  Jupiter,  et  Paul,  qui  était  petit  et 
chétif,  mais  qui  portait  la  parole,  était  Mercure. 

Le  prêtre  ne  fut  pas  incrédule,  et  bientôt,  à  la 
tête  d'un  nombreux  cortège  de  peuple,  il  défila 
dans  la  ville,  conduisant  des  taureaux  tout  en- 
guirlandés, destinés  au  sacrifice  en  l'honneur  de 
Jupiter.  La  procession  s'approchait  de  la  demeure 
des  deux  apôtres,  lorsqu'ils  furent  informés  de  ce 
qui  se  passait.  Ils  en  furent  tout  horrifiés,  et  se 
précipitant  au  devant  du  cortège,  ils  déchirèrent 
leurs  vêtements  en  protestation  contre  le  sacri- 
lège.   Et  Paul  prit  la  parole  : 

"  Que  faites- vous  là  ?  dit-il  à  la  foule  exaltée. 
Nous  sommes  des  hommes  comme  vous,  sujets 
aux  mêmes  infirmités  que  vous.  Celui  que  nous 
vous  prêchons,  c'est  le  Dieu  vivant  qui  a  fait  le 


PAULIN  A  91 

ciel  et  la  terre ..."  Mais  ce  ne  fut  pas  sans  peine 
qu'il  convainquit  les  manifestants  de  leur  erreur 
grossière. 

Ils  n'en  restèrent  pas  moins  convaincus  que  les 
deux  prédicateurs  étaient  des  hommes  extraor- 
dinaires, à  cause  des  miracles  dont  ils  étaient  les 
témoins,  et  un  grand  nombre  crurent  au  Dieu 
nouveau  que  Paul  leur  annonçait. 

Comme  dans  Iconium,  les  deux  apôtres  fondè- 
rent à  Lystres  une  église  ;  et  ils  se  réjouissaient 
de  la  diffusion  rapide  de  l'évangile,  lorsqu'ils  fu- 
rent l'objet  d'une  nouvelle  guerre  suscitée  par 
des  Juifs  envoyés  par  les  synagogues  d' Iconium  et 
d'Antioche.  Et,  comme  bien  d'autres  avant  eux 
et  après  eux,  ils  firent  cette  expérience  que  la 
Roche  Tarpéienne  est  tout  près  du  Capitole. 

Plusieurs  de  ceux  mêmes  qui  les  avaient  accla- 
més comme  des  dieux  ne  \drent  plus  en  eux  que 
des  criminels  dignes  de  mort. 

Mais  les  menaces  et  les  prédictions  de  mort 
n'arrêtaient  pas  l'activité  apostolique  de  Paul. 
Loin  de  là,  il  soupirait  après  la  persécution  pour 
ressembler  davantage  à  son  maître.  Il  se  souvenait 
d'avoir  été  lui-même  un  persécuteur,  et  d'avoir 
fait  lapider  Etienne.  Bien  souvent  il  se  disait  : 
''  Que  ne  puis- je  expier  complètement  ma  faute 
en  subissant  le  même  supplice  !  " 

Ce  vœu  de  son  zèle  apostolique  fut  exaucé  à 
Lystres.    Un  jour  il  termina  son  ardente  prédica- 


92  PAULINA 

tion  par  cette  prédiction  terrible  :  "Je  suis  Juif 
comme  vous,  et  je  porte  comme  vous  la  responsa- 
bilité de  la  mort  de  Jésus-Christ.  Eh  bien  !  je 
vous  le  prédis,  dans  l'histoire  des  siècles  futurs  on 
nous  appellera  le  peuple  déicide  !"  La  foule  in- 
dignée s'écria  :  "Il  mérite  la  mort  !  Qu'il  soit 
lapidé  !" 

On  se  précipita  sur  lui.  On  l'attacha  à  une  bor- 
ne, à  la  porte  de  la  synagogue,  et  les  plus  furieux 
firent   cercle   autour   de    l'apôtre. 

Une  grêle  de  pierres  tomba  sur  lui.  Il  protégeait 
sa  tête  de  ses  bras  et  de  ses  mains.  Mais  bientôt 
ses  bras  tombèrent  impuissants  et  ensanglantés. 
Une  grosse  pierre  lancée  avec  violence  l'atteignit 
au  front,  et  il  s'affaissa. 

Les  exécuteurs  ne  se  lassèrent  pas  ;  ils  ne 
s'arrêtèrent  que  lorsqu'ils  le  crurent  mort. 

Il  avait  perdu  connaissance,  et  il  gisait  sous 
un  monceau  de  pierres  comme  dans  un  tombeau. 
Alors  ils  l'arrachèrent  à  ce  tumulus  rouge  de 
sang,  et  le  traînèrent  en  dehors  de  la  ville.  Quand 
les  bourreaux  et  les  curieux  se  furent  retirés, 
quelques  disciples  osèrent  s'approcher  pour  em- 
porter son  corps  et  lui  donner  la  sépulture.  Mais 
ils  l'entendirent  qui  disait  :  "  Etienne,  Etienne  ! 
Aie  pitié  de  moi,  qui  n'ai  pas  eu  pitié  de  toi.  " 

Alors  ils  le  relevèrent  tout  couvert  de  plaies^ 
le  couchèrent  sur  une  civière  formée  de  branches 
de  palmier,  et  le  transportèrent  dans  la  demeure 


PAULTNA  93 

de  Lois  et  d'Eunice  qu'il  avait  converties  quel- 
ques jours  auparavant.  Cqs  deux  femmes  ont 
été  les  amies  inoubliables  de  saint  Paul  ;  et 
Timothée  qui  fut  son  disciple  bien-aimé  était 
le  petit-fils  de  la  première  et  le  fils  de  la  seconde. 
Les  pieuses  fenunes  lui  prodiguèrent  les  soins 
les  plus  dévoués  et  les  plus  intelligents.  Elles 
pansèrent  ses  plaies  et  le  réconfortèrent.  Le 
dévouement  de  ses  disciples  le  consola,  et  dès  le 
lendemain  il  put  quitter  la  ville  ingrate  et  in- 
constante, qui,  la  veille,  l'avait  acclamé  comme 
un  dieu  ! 

Timothée,  on  le  sait,  devint  son  disciple  bien- 
aimé,  et  ne  le  quitta  que  lorsqu'il  devint  évêque 
d'Ephèse.  C'est  là  qu'il  fut  lui-même  lapidé,  et 
mourut  de  ce  supplice. 


94  PAULTNA 

XII 

EN  MACÉDOINE 

Après  la  Galatie,  il  restait  encore  en  lAsi^ 
Mineure  un  vaste  champ  ouvert  à  l'évangéli- 
sation,  et  Paul  se  préparait  à  y  poursuivre  sa 
laborieuse  mission. 

Mais  TEsprit-Saint,  dont  toutes  les  inspira- 
tions étaient  pour  lui  des  ordres,  le  détourna  de 
l'Asie  et  lui  montra  la  route  de  l'Europe. 

Il  descendit  des  montagnes  vers  la  mer,  à  tra- 
vers la  Troade  ;  et  pour  qu'il  n'hésitât  pas  sur 
l'itinéraire  à  suivre,  un  Macédonien  lui  apparut 
en  songe,  et  lui  dit  :  "  Passe  en  Macédoine  et 
viens  à  notre  secours.  " 

En  traversant  les  champs  fameux  où  fut  Troie. . . 

Campos  ubi  Troja  fuit, 

Paul  et  ses  compagnons  éprouvèrent-ils  quel- 
qu'émotion  au  souvenir  des  héros  d'Homère  ? 
S'arrêtèrent-ils  rêveurs  aux  bords  du  Simoïs- 
ou  du  Scamandre  ? 

Il  est  probable  que  les  gloires,  déjà  si  lointaines 
alors  des  temps  fabuleux,  les  laissèrent  assez 
froids. 

Ils  connaissaient  une  histoire  bien  plus  inté- 


PAULINA  95 

ressante  que  celle  du  vieux  Priam  et  d'Hector  : 
c'était  l'histoire  de  Jésus-Christ. 

Ils  faisaient  eux-mêmes  sur  terre  et  sur  mer 
des  voyages  bien  plus  accidentés  que  ceux  d'Ulys- 
se, et  le  royaume  qu'ils  cherchaient  était  plus 
grand  que  la  petite  île  d'Ithaque. 

Mais  ils  ne  songeaient  pas  plus  à  leur  propre 
gloire  qu'aux  autres  gloires  terrestres. 

Et  pourtant  ils  avaient  déjà  conquis  des  pro- 
vinces et  des  villes  et  c'est  à  la  conquête  du  monde 
entier  qu'ils  aspiraient,  non  pas  de  ce  monde  que 
les  Alexandre  et  les  César  avaient  conquis,  mais 
du  monde  spirituel  où  évoluent  les  âmes  entre 
terre  et  ciel. 

Le  petit  port  de  Troas  s'ouvrait  devant  eux  ; 
ils  y  cherchèrent  un  vaisseau  qui  les  transpor- 
terait en  Macédoine.  Une  felouque  bien  voilée 
leur  fut  offerte,  et  grâce  à  une  forte  brise  du  sud 
ils  arrivèrent  à  NéapoHs  en  deux  jours,  ce  qui 
était  une  traversée  très  rapide. 

Ce  port  de  la  Macédoine  ne  les  retint  guère, 
et  dès  le  lendemain  ils  gi-avirent  à  pied  les  mon- 
tagnes qui  dominent  la  baie  de  Néapolis. 

Vers  le  soir  ils  étaient  à  Philippes.  Là  encore,, 
que  de  souvenirs  historiques  auraient  arrêté  des 
voyageurs  ordinaires  !  Philippe,  roi  de  Macé- 
doine et  père  d'Alexandre-le-Grand,  avait  donné 
son  nom  à  cette  ville,  après  l'avoir  agrandie, 
fortifiée,  embelUe. 


96 


PAULINA 


Là  s'étaient  réfugiés  avec  leurs  troupes,  Cassius 
et  Brutus,  les  meurtriers  de  Jules  César.  Là 
étaient  venues  les  légions  romaines  conmiandées 
par  Antoine  et  Octave  pour  atteindre  les  meur- 
triers et  leur  infliger  la  défaite  et  la  mort. 

Mais  ces  drames  du  passé  étaient  bien  enterrés 
dans  la  plaine  de  Philippes  ;  et  c'est  une  vie 
nouvelle  que  Paul  apportait  à  ces  populations 
mêlées  de  Grecs,  de  Romains  et  de  Juifs. 

C'est  un  idéal  nouveau  qu'il  venait  leur  révéler 
et  qui  allait  substituer  une  civilisation  nou- 
velle à  la  décadence  universelle  des  peuples  gou- 
vernés par  Rome. 

Paul  chercha  d'abord  une  synagogue  où  il 
pourrait  commencer  sa  prédication.  Mais  il 
n'y  en  avait  point  à  Phihppes. 

Quand  vint  le  jour  du  sabbat,  les  trois  apôtres, 
Paul,  Silas  et  Luc,  virent  une  foule  composée  en 
grande  partie  de  femmes,  qui  sortait  de  la  ville,  et 
qui  se  dirigeait  vers  une  colline  couronnée  d'un 
grand  bois  d'oliviers.  Ils  pensèrent  qu'il  y  avait 
peut-être  là  un  heu  de  prière,  et  ils  suivirent  cette 
foule.  Ils  ne  se  trompaient  pas.  Une  petite  rivière 
d'une  eau  fraîche  et  hmpide  descendait  en  serpen- 
tant du  haut  de  la  colline.  Au  pied  s'étendait  un  val- 
lon tout  verdoyant  entouré  d'une  haie  de   myrte. 

C'était  l'oratoire  en  plein  air  où  se  réunissaient 
les  prosélytes  de  la  gentiUté,  et  qu'on  nommait 
prosenque. 


PAULINA  97 

Et  ce  fut  là  que  Paul  rencontra  le  premier  au- 
ditoire européen  auquel  il  annonça  la  venue  du 
Messie. 

Sans  doute,  il  se  souvint  de  Jésus  évangélisant 
les  foules  aux  bords  du  Jourdain,  dans  les  cam- 
pagnes de  la  Galilée.  Comme  son  maître  il  n'avait 
qu'à  leur  dire  :  "  Suivez-moi."  Ou  plutôt  il  leur 
dirait  :  "  Suivez  le  Seigneur  que  je  vous  annonce, 
lui  seul  est  Dieu  !  " 

Bientôt  il  sentit  en  leur  parlant  que  ces  âmes 
simples  s'ouvraient  à  la  vérité.  Elles  lui  rappelè- 
rent la  Samaritaine  auprès  du  puits  de  Jacob,  et 
il  se  dit  :  Dans  quelques  instants  elles  s'en  retour- 
neront vers  la  ville  en  criant  à  tous  :  "  Venez, 
venez  voir  et  entendre  un  prophète  qui  nous 
annonce  le  Messie  !  " 

Le  succès  de  sa  prédication  fut  considérable, 
et  quand  Paul  cessa  de  parler,  l'une  des  femmes 
prit  la  parole  et  dit  :  "  Hommes  de  Dieu,  venez 
dans  ma  maison  et  demeurez-y." 

Qui  était  cette  femme,  et  quel  était  le  nom  de 
sa  famille  ?   On  ne  le  sait. 

Elle  était  marchande  de  pourpre.  Elle  venait 
de  Thyatire  en  Lydie,  et  on  lui  a  donné  le  nom 
de  son  pays. 

O  Lydie  !  le  nom  que  la  postérité  t'a  donné  est 
devenu  immortel,  et  l'Eglise  honore  en  toi  la  pre- 
mière néophyte  de  l'Europe  chi'étienne  ! 

Paul,  Silas  et  Luc  acceptèrent  la  généreuse  hos- 

8 


98  PAULINA 

pitalité  de  Lydie,  et  ils  séjournèrent  pendant 
quelques  semaines  dans  la  capitale  de  la  Macé- 
doine. 

Chaque  jour  ils  retournaient  au  lieu  de  prière, 
et  le  nombre  des  Romaines,  des  Grecques  et 
même  des  Juives  qui  venaient  les  entendre  allait 
grandissant. 

Les  conversions  étaient  nombreuses,  et  la  parole 
de  Dieu  se  propageait  de  famille  en  famille.  Ceux 
mêmes  qui  n'assistaient  pas  aux  prédications  s'y 
intéressaient  et  se  demandaient  qui  étaient  ces 
hommes,  et  quelle  était  cette  religion  nouvelle 
qu'ils  annonçaient. 

Or  il  y  avait  à  Philippes  une  jeune  fille  pytho- 
nisse  que  tout  le  monde  connaissait  et  qui  jouis- 
sait d'un  grand  crédit  comme  devineresse.  EUe 
était  esclave,  et  ses  maîtres  exploitaient  les  dons 
extraordinaires  qu'elle  possédait.  On  venait  de 
partout  la  consulter  et  ses  réponses  étaient  lar- 
gement payées  par  ceux  qui  les  sollicitaient. 

Sans  doute,  elle  était  allée  à  la  proseuque  en- 
tendre les  prédicateurs  et  elle  en  était  revenue 
profondément   impressionnée. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'elle  s'était  mise  à 
suivre  les  apôtres  et  à  les  acclamer  en  disant  : 
"  Ces  hommes-là  sont  les  ser\'iteurs  du  Dieu  Très- 
Haut  qui  vous  annoncent  la  voie  du  salut." 

Elle  manifestait  en  même  temps  une  agitation 
extrême,  une  espèce  de  délire  incontrôlable.    On 


PAULINA  99 

essaya  de  la  calmer  et  de  la  faire  taire,  mais  en. 
vain. 

Paul  se  rendait  bien  compte  qu'elle  était  pos- 
sédée du  démon,  et  il  se  demandait  ce  qu'il  devait 
fflire.  Pouvait-il  accepter  cette  espèce  de  colla- 
boration de  l'esprit  du  mal  dans  son  œuvre  ? 

Evidemment  non.  Car  après  son  départ  on  di- 
rait que  la  pythonisse  avait  prêché  la  même  doc- 
trine que  lui,  et  le  démon  qui  la  possédait  ne  man- 
querait pas,  avec  son  habilité  bien  connue,  d'em- 
ployer le  prestige  de  l'apôtre  pour  faire  accepter 
du  public  les  erreurs  les  plus  grossières  en  y  mêlant 
un  iota  de  vérité. 

Et  donc  Paul  n'hésita  plus.  Il  se  retourna  vers 
la  pythonisse  qui  le  suivait  en  criant,  et  il  lui  dit 
en  s'adressant  au  démon  lui-même  :  "  Je  te  l'or- 
donne au  nom  de  Jésus-Christ,  sors  de  cette 
fiUe." 

A  l'instant  même  la  possession  démoniaque  ces- 
sa, et  la  pythonisse  fut  entièrement  changée. 
L'agitation,  le  délire,  les  cris  cessèrent,  et  la  jeune 
fille  rentra  chez  ses  maîtres  calme  et  silencieuse. 

Son  changement  les  frappa,  et  ils  se  firent  ra- 
conter ce  qui  était  arrivé.  Alors  ils  entrèrent  en 
fureur,  et  ce  furent  leurs  clameurs  qui  succédèrent 
à  celles  de  la  pythonisse.  Ils  soulevèrent  une  émeu- 
te, coururent  chez  Lydie,  se  saisirent  de  Paul  et 
de  Silas,  et  les  traînèrent  sur  l'Agora,  devant  les 
magistrats  de  la  \'ille. 


100  PAULIN  A 

Mais  quelle  accusation  allaient-ils  porter  contre 
les  deux  apôtres  ? 

Les  duumvirs  se  seraient  moqués  d'eux  s'ils 
leur  avaient  dit  :  "  Nous  avons  une  esclave  qui 
avait  l'esprit  de  Python  et  nous  nous  en  ser\'iorife 
pour  exploiter  la  crédulité  publique  et  gagner 
beaucoup  d'argent.  Or  l'un  de  ces  hommes  a  pro- 
noncé certaines  paroles  qui  lui  ont  fait  perdre  son 
esprit  de  Python,  ce  qui  lui  enlève  toute  sa  valeur." 

C'était  leur  vrai  et  unique  grief  :  mais  ces 
grands  défenseurs  de  l'ordre,  que  l'on  retrouve 
dans  tous  les  pays  et  tous  les  siècles,  formulèrent 
autrement  leur  accusation  :  "Ces  hommes,  dirent- 
ils,  troublent  tout  dans  notre  ville  ;  et  ils  ensei- 
gnent une  reUgion  et  des  pratiques  qui  ne  sont  pas 
d'accord  avec  les  lois  romaines  qui  nous  gouver- 
nent." 

Le  nombre  des  émeutiers  et  le  tapage  qu'ils 
faisaient  étaient  tels  que  les  magistrats  perdirent 
la  tête. 

Ils  crurent  avoir  devant  eux  des  malfaiteurs 
notoires  ;  et  sans  forme  de  procès,  sans  jugement, 
ils  appelèrent  les  licteurs  pour  les  châtier.  Ceux- 
ci  les  attachèrent  à  un  poteau  dressé  sur  la  place 
pubhque,  leur  arrachèrent  leurs  vêtements,  et  les 
flagellèrent  impitoyablement  aux  yeux  de  la 
foule. 

La  vue  de  leur  sang  parut  irriter  encore  ces 
étranges   magistrats   et   ils   ordonnèrent   que  les 


PAULIN  A  101 

deux  apôtres  fussent  emprisonnés,  gardés  dans 
un  cachot,  et  que  leurs  pieds  fussent  mis  dans  les 
ceps. 

Ni  Paul  ni  Silas  n'avaient  pu  seulement  ou\Tir 
la  bouche  ;  et  quand  il  furent  étendus  quasi- 
mourants  sur  la  pierre  de  leur  cachot,  les  pieds 
serrés  dans  leurs  ceps  cruels,  ils  se  mirent  à  chan- 
ter des  hymnes  au  Christ  ressuscité. 

Leur  cœur  déborda  d'une  joie  surnaturelle 
d'avoir  versé  leur  sang  pour  le  Seigneur  Jésus,  qui 
avait  répandu  le  sien  pour  le  salut  du  monde. 

Mais  le  Seigneur  ne  les  abandomia  pas.  Ils 
chantaient  encore  ses  louanges  lorsque  tout  à  coup, 
vers  minuit,  une  secousse  violente  de  tremblement 
de  terre  ébranla  la  prison  jusqu'en  ses  fondements. 
Toutes  les  portes  s'ou\Tirent  d'elles-mêmes.  Les 
chaînes  et  les  ceps  des  prisonniers  furent  brisés, 
et  tous  les  captifs  se  trouvèrent  hbres. 

Le  gardien  de  la  prison  accourut  épouvanté, 
et  crut  que  tous  les  prisonniers  s'étaient  échappés. 
Il  tira  son  épée  pour  se  suicider,  convaincu  que 
les  autorités  le  condamneraient  à  mort  pour  avoir 
laissé  sortir  les  prisonniers.  Mais  Paul  lui  dit  : 
"  Ne  te  fais  pas  de  mal,  nous  sommes  tous  ici." 

Le  pauvre  geôlier  rassuré  constata  en  effet  que 
les  prisonniers  étaient  immobiles  de  stupeur  et  ne 
pensaient  pas  à  s'évader,  quoique  les  portes  de  la 
prison   fussent    ouvertes. 

Il  se  rappela  le   cri   de  la  pythonisse   que  les 


102  PAULIN  A 

apôtres  étaient  serviteurs  du  Très-Haut  et  qu'ils 
annonçaient  la  voie  du  salut,  et  il  en  fut  lui-même 
convaincu. 

Il  se  jeta  à  genoux  devant  eux,  et  s'écria  : 
**  Que  faut-il  faire  pour  être  sauvé  ?■ —  Croire  au 
Seigneur  Jésus,"  répondit  Paul. 

Toute  la  famille  du  geôlier  était  accourue  et  se 
prosterna  devant  les  apôtres,  en  affirmant  haute- 
ment sa  foi  en  Jésus-Christ.  Il  y  avait  une  fon- 
taine dans  la  cour  de  la  prison,  et  sans  retard  Paul 
leur  donna  le  baptême. 

Le  tremblement  de  terre  avait  secoué  toute  la 
ville,  et  épouvanté  toute  la  population.  Les  ma- 
gistrats eux-mêmes  étaient  en  proie  à  une  telle 
frayeur  qu'ils  voulurent  réparer  l'injustice  qu'ils 
avaient  conmiise,  et  ils  envoyèrent  les  licteurs  au 
geôlier  avec  l'ordi-e  de  hbérer  les  deux  captifs. 

Mais  Paul  avait  la  noble  fierté  du  citoyen  ro- 
main, et  le  souci  de  sa  dignité  épiscopale.  Il  ré- 
clama la  reconnaissance  publique  de  son  innocence, 
et  il  voulut  que  l'injustice  dont  les  duumvirs  s'é- 
taient rendus  coupables  fut  réparée  au  grand  jour. 

"  Eh  !  quoi,  dit-il  aux  Hcteurs,  vous  nous  avez 
publiquement  battus  de  verges,  sans  forme  de 
procès,  nous,  citoyens  romains  ;  vous  nous  avez 
injustement  jetés  en  prison,  et  maintenant  vous 
voulez  nous  en  faire  sortir  secrètement  !  Il  n'en 
sera  pas  ainsi.  Qu'ils  viennent  eux-mêmes,  ces 
dépositaires  de  l'autorité  romaine,  réparer  publi- 


PAULIN  A  103 

quement  leur  injustice,  et  nous  mettre  en  liberté  !  " 

Les  licteurs  rapportèrent  aux  magistrats  cette 
fière  réponse,  et  ils  comprirent  toute  la  gravité 
de  leur  faute.  Ils  avaient  commis  contre  les  lois 
romaines  une  double  offense,  qui  méritait  un  châ- 
timent sévère  :  ils  avaient  condamné  les  accusés 
sans  procès,  et  ils  avaient  flagellé  des  citoyens 
romains  ! 

Tout  tremblants  et  inquiets  des  dénonciations 
qui  pouvaient  être  faites  contre  eux  à  Rome,  ils 
s'empressèrent  d'aller  à  la  prison  et  ils  offrirent 
aux  deux  apôtres  toutes  les  excuses  et  les  répara- 
tions convenables.  Ils  les  accompagnèrent  eux- 
mêmes  hors  de  la  prison,  et  ils  les  supphèrent  de 
quitter  la  ville  pour  éviter  de  nouveaux  troubles. 

Evidemment  ils  ne  voulaient  plus  avoir  aucun 
rapport  désagréable  avec  un  homme  qui  se  dé- 
fendait à  coups  de  tremblements  de  terre. 

Ce  fut  une  grande  joie  pour  Lydie,  et  pour  les 
nombreux  néophytes  de  revoir  Paul  et  Silas  après 
le  triomphe  qu'ils  venaient  de  remporter  sur  les 
ennemis  de  Jésus.  Mais  ce  fut  aussi  un  grand  cha- 
grin d'apprendre  que  Paul  allait  les  quitter. 

C'était  sa  mission  d'aller  de  ville  en  ville,  et  de 
pro\'ince  en  province,  annoncer  l'évangile  et  ga- 
gner de  nouveaux  disciples  à  Jésus-Christ. 

Après  avoir  organisé  cette  église  de  Phihppes, 
qui  lui  donna  plus  tard  tant  de  consolations,  il  y 
laissa  Luc  et  quelques  autres  frères,  et  prenant 


104  PAULINA 

Silas  avec  lui,  il  suivit  la  voie  Equatienne  qui  le 
conduisit  à  Amphipolis. 

Il  y  arriva  après  une  journée  de  marche  ;  mais 
il  ne  s'y  arrêta  pas,  non  plus  qu'à  ApoUonie.  C'est 
à  Thessalonique  qu'il  voulait  continuer  ses  pré- 
dications. 

C'était  le  port  le  plus  important  et  l'une  des 
plus  grandes  villes  de  la  Macédoine.  Un  des  gé- 
néraux d'Alexandre-le-Grand  l'avait  fondée  et 
lui  avait  donné  le  nom  de  sa  femme,  Thessaloni- 
que. Par  abréviation  on  l'appelle  aujourd'hui 
Saloniki,  et  les  événements  qui  s'y  passent  sont 
bien  différents  de  ceux  qui  sont  ici  racontés.  Y  ré- 
veilleront-ils la  foi  que  Paul  y  a  prêchée  ? 

Il  y  avait  là  une  synagogue  florissante,  et  Paul  y 
prêcha  trois  sabbats  consécutifs  avec  un  grand  zèle. 

Mais,  là  comme  ailleurs,  les  Juifs  s'obstinèrent 
à  rejeter  le  Messie  que  Paul  leur  annonçait.  Un 
petit  nombre  de  Juifs  seulement  se  convertirent, 
pendant  qu'une  grande  multitude  de  païens  em- 
brassaient   la  foi  nouvelle. 

A  la  suite  d'une  émeute,  soulevée  par  les  Juifs 
à  prix  d'or,  Paul  et  Silas  se  rendirent  à  Bérée  et 
leur  succès  fut  le  même  parmi  les  païens  de  cette 
viUe. 

Une  nouvelle  émeute  organisée  par  les  Juifs 
venus  de  Thessalonique  obhgea  Paul  à  fuir.  Il  y 
laissa  Silas  et,  Timothée,  et  il  leur  recommanda  de 
venir  le  rejoindre  à  Athènes. 


PAULIN  A  105 

XIII 

LE  DERNIER  DES  HÉRODES 

Laissons  le  grand  apôtre  des  nations  poursuivre 
ses  courses  apostoliques,  emporté  par  le  souffle 
de  rEsprit-»Saint,  et  revenons  au  royaume  des 
Hérodes. 

Nous  avons  raconté  l'horrible  mort  d' Agrippa 
l'Ancien,  le  jour  même  où  le  peuple  de  Césarée 
l'avait  mis  au  rang  des  dieux  nouveaux. 

Il  avait  laissé  quatre  enfants,  un  fils  et  trois 
filles. 

Son  fils,  alors  âgé  de  dix-sept  ans,  faisait  ses 
études  à  Rome,  et  l'empereur  Claude  l'avait 
jugé  trop  jeune  pour  lui  transmiettre  le  royaume 
de  son  père.  C'est  lorsqu'il  eut  atteint  l'âge  de 
vingt  ans  seulement  qu'il  lui  remit  une  partie 
de  ses  domaines.  La  Judée  n'y  fut  pas  incluse, 
et  Cuspius  Fadus  en  était  devenu  gouverneur. 

Les  trois  filles  se  nommaient  Bérénice,  Marianne 
et  Drusille,  toutes  trois  remarquables  par  leur 
beauté.  Elles  se  firent  dans  le  monde  en  gran- 
dissant des  réputations  fort  peu  enviables. 

Bérénice,  l'aînée,  avait  été  mariée,  à  quinze 
ans,  à  son  oncle  Hérode,  roi  de  Chalcis  ;  mais 
elle  était  devenue  veuve  à  vingt  ans  ;  et  elle 
avait  épousé  Polemo,  roi  de  Cilicie. 


106  PAULINA 

Bientôt  après  elle  l'avait  abandonné,  et  quand 
son  frère  était  arrivé  au  trône  sous  le  nom  d' Agrip- 
pa II,  elle  était  allée  vi\Te  avec  lui. 

Drusille  était  encore  plus  séduisante  que  sa 
«œur  aînée.  Elle  avait  cette  beauté  qu'on  appelle 
la  beauté  du  diable  ;  et  le  sang  des  Hérodes  qui 
coulait  dans  ses  veines  n'y  avait  pas  infusé  la 
vertu. 

Très  jeune  encore,  elle  avait  épousé  un  roite- 
let d'Orient,  nommé  Aziz.  Mais  peu  après  elle 
avait  fait  la  rencontre  de  Félix,  qui  promettait 
d'acquérir  quelque  célébrité.  Avec  son  frère 
Pallas,  il  avait  su  gagner  successivement  les  bon- 
nes grâces  des  Tibère  et  des  Claude,  et  c'est  ainsi 
qu'il  fut  nommé  plus  tard  gouverneur  de  la  Judée. 

Félix  avait  épousé  en  premières  noces  une 
princesse  d'Orient,  fille  d'un  roi  de  Mauritanie, 
€t  petite-fille  d'Antoine  et  de  Cléopâtre.  Sous 
le  nom  de  Drusille,  elle  avait  la  réputation  de 
beauté  et  de  mœurs  légères  de  son  illustre  aïeule, 
la  reine  d'Egypte. 

Mais  elle  n'avait  pas  vécu  longtemps,  et  c'est 
alors  que  Félix  était  devenu  follement  amoureux 
d'une  seconde  Drusille,  fille  d' Agrippa  et  femme 
du  roi  Aziz. 

Pour  s'en  faire  aimer,  et  pour  la  décider  à  aban- 
donner son  mari,  il  avaft  eu  recours  à  Simon  le 
magicien.  Quels  furent  les  artifices  magiques 
ou  diaboliques  employés  par  le   célèbre  Simon  ? 


PAULINA  107 

L'histoire  ne  le  dit  pas.  Mais  la  magie  opéra  le 
résultat  désiré,  et  Drusille,  épouse  du  roi  Aziz, 
devint  la  femme  de  Félix. 

Ils  eurent  un  fils,  auquel  ils  donnèrent  le  nom 
de  son  grand-père  Agrippa  ;  et  il  était  encore 
bien  jeune  que  ses  parents  rêvaient  déjà  de  le 
voir  monter  un  jour  sur  le  trône  de  Judée. 

Nous  l'avons  dit,  ce  trône  était  vacant  depuis 
la  mort  du  grand-père,  le  divin  Agrippa,  la  Judée 
ne  faisant  pas  partie  des  Etats  attribués  par 
l'empereur  Claude  à  Agrippa  IL 

Natm-ellement  Pallas  et  Félix,  tout  puissants 
à  Rome,  s'employaient  de  leur  mieux  à  prolonger 
cette  vacance  jusqu'à  ce  que  le  jeune  Agrippa, 
fils  de  Drusille  et  de  Félix,  fût  assez  âgé  pour 
être  placé  par  Rome  sur  le  trône  de  la  Judée. 

A  cette  phase  de  notre  récit,  Drusille  est  à 
Jérusalem  avec  son  fils.  Il  a  dix-huit  ans  ;  et  il 
complète  dans  les  écoles  des  docteurs  et  des 
scribes  ses  études  de  grec  et  d'hébreu. 

Félix  est  toujours  à  Rome,  mais  il  espère  venir 
bientôt  les  rejoindre  à  Jérusalem  ;  car  il  s'attend 
que  Pallas  le  fera  nommer  gouverneur  de  la  Judée, 
pour  remplacer  Cumanus,  que  les  Juifs  ont  dé- 
noncé à  Rome. 

Agrippa  II,  avec  sa  sœur  Bérénice,  habite 
alternativement  Césarée  et  Tibériade  ;  et  il  a 
permis  à  sa  sœur  Drusille  de  se  loger  avec  son 
fils  dans  le  palais  des  Hérodes  à  Jérusalem,  bâti 


108  PAULIN  A 

non  loin  du  temple,  et  relié  à  son  portique  méri- 
dional par  un  \daduc. 

Les  portiques  du  temple  étaient  la  promenade 
favorite  du  jeune  Agrippa.  Un  jour  qu'il  y  pro- 
menait ses  rêveries  sentimentales,  il  vit  sortir 
du  par\ds  des  femmes  une  jeune  fille,  qui  é\ddem- 
ment  n'appartenait  pas  à  la  race  juive,  et  qui 
était  d'une  beauté  éblouissante.  Elle  était  ac- 
compagnée d'une  femme  plus  âgée,  apparemment 
sa  mère,  et  qui  était  aussi  très  belle.  Agi'ippa 
les  suivit.  Elles  longèrent  la  colonnade  du  tem- 
ple, du  côté  occidental,  contournèrent  le  mur  de 
la  tour  Antonia,  et  en  franchirent  la  porte,  où 
la  sentinelle  les  salua. 

Agrippa  s'approcha  du  soldat  romain,  et  lui 
demanda  qui  étaient  ces  deux  femmes. 

"  Ce  sont,  répondit  la  sentinelle,  la  femme  et 
la  fille  du  proconsul  de  Chypre  qui  est  arrivé  à 
Jérusalem  hier.  Ils  sont  les  hôtes  du  gouver- 
neiu"   Cumanus. 

—  Savez- vous  s'ils  feront  un  long  séjour  à 
Jérusalem  ? 

—  Je  l'ignore.  Elles  sont  bien  belles,  n'est-ce 
pas,  mon  prince  ?  " 

Agrippa  regarda  le  soldat  qui  souriait,  et  s'en 
retoiu-na  vers  le  palais  royal. 

"  Il  me  semblait,  se  dit-il,  qu'elles  ne  m'étaient 
pas  inconnues.  C'est  à  la  mort  de  mon  grand-père 
Agrippa,  à  Césarée,   que  je  me  souviens  de  les 


PAULIN  A  109 

avoii-  vues.  Mais  la  jeune  fille  n'était  alors  qu'une 
enfant,  et  moi  aussi.  Comme  elle  a  grandi  ! 
et  qu'elle  est  belle  !  " .  .  . 

En  arrivant  au  palais,  Agrippa  courut  à  la 
chambre  de  sa  mère  :  "  Dites-moi,  ma  mère, 
connaissez-vous  le  proconsul  de  Chypre  ? 

—  Oui,  sans  doute,  depuis  plusieurs  années. 
Sa  famille  est  une  des  plus  illustres  de  Rome. 
Il  se  nomme  Sergius  Paulus,  et  il  compte  les 
Paulus  Emilius  et  les  Scipions  parmi  ses  ancêtres. 
Sa  femme  est  une  corinthienne,  fille  d'un  prê- 
tre d'Apollon.  Mais  quel  intérêt  prends-tu  au 
proconsul  de  Chypre  ? 

—  Ce  n'est  pas  à  lui  que  je  m'intéresse  le  plus. 
C'est  à  sa  fille,  que  je  viens  de  rencontrer  au 
temple,  et  qui  est  aussi  belle.  .  .  que  vous,  ma 
mère. 

—  Platteur,  tu  veux  dire  plus  belle.  Je  le  vois 
à  ton  enthousiasme. 

—  Elle  est  plus  jeune,  évidemment. 

—  Je  suis  sûre  qu'elle  n'est  pas  plus  belle  que 
sa  mère. 

—  Je  n'ai  regardé  que  la  fille.  Eh  !  bien,  ils 
sont  à  Jérusalem  depuis  hier. 

N'aimeriez-vous  pas  à  renouveler  connais- 
sance avec  eux  ? 

—  Oui,  où  sont-ils  ? 

—  Ils  sont  les  hôtes  de  Cumanus. 

—  Ah  !  très  bien,  ce  sera  facile.  " 


110  PAULINA 

Deux  heures  plus  tard,  Drusille  alla  visiter 
les  Cumanus  et  leurs  hôtes.  Et  le  lendemain  son 
fils  et  elle  furent  invités  à  dîner  chez  le  gouver- 
neur. 

Agi'ippa  était  radieux,  et  le  dîner  fut  des  plus 
agréables.  Le  gouverneur  et  sa  femme  savaient 
exercer  l'hospitalité,  et  inspirer  la  sympathie. 
Sergius  Paulus  appartenait  à  cette  élite  de  la 
société  romaine  qui  se  distinguait  par  les  belles 
manières  et  le  beau  langage.  Drusille  avait  l'art 
de  faire  briller  à  la  fois  son  esprit  et  sa  beauté. 
Les  deux  jeunes  gens  parlaient  peu,  mais  leurs 
regards  étaient  plus  éloquents  que  des  paroles, 
et  ils  se  comprirent  très  bien. 

Chryséis  et  Paulina  trouvèrent  que  le  jeune 
prince  était  beau  et  sympathique. 

Quand  Drusille  et  son  fils  furent  revenus  au 
palais,  ils  conversèrent  longtemps  sur  les  suites 
possibles  de  leurs  relations  futures  avec  la  famille 
du  proconsul  de  Chypre. 

DrusiUe  reconnut  que  Paulina  était  vraiment 
ravissante,  et  que  son  fils  n'avait  pas  tort  de 
l'aimer.  Pour  le  moment,  et  jusqu'à  nouvel  ordre, 
elle  ne  mettrait  pas  d'obstacle  à  cet  amour. 

"  Tu  sais,  mon  fils,  quel  avenir  nous  rêvons 
pour  toi.  La  Judée,  depuis  la  mort  de  ton  grand- 
père,  n'a  pas  de  roi.  Il  va  sans  dire  que  mon  frère 
a  la  prétention  de  l'ajouter  à  ses  domaines  ', 
mais  ton  père,  et  ton  oncle  Pallas,  et  moi-même. 


PAULIN  A  111 

nous  prenons  secrètement  tous  les  moyens  pour 
l'en  eûipêcher,  et  jusqu'à  présent  nous  avons 
réussi.     L'empereur  Claudius  est  avec  nous. 

"  Tout  naturellement,  le  mariage  que  tu  feras 
dans  quelques  années,  non  seulement  ne  devra^ 
pas  être  un  obstacle  à  ton  accession  au  trône, 
mais  au  contraire  devra  l'aider. 

"  Or,  il  me  semble  qu'une  alliance  avec  Pau- 
lina  augmenterait  nos  chances.  Elle  appartient- 
à  l'une  des  grandes  familles  sénatoriales  de  Rome. 
Son  père  est  très  riche,  et  il  jouit  d'une  grande 
influence  politique.  Ta  descendance  des  Hérodes, 
et  la  religion  juive  à  laquelle  nous  appartenons 
tous  les  deux,  nous  seront  d'un  grand  secours, 
auprès  des  Juifs,  tandis  que  la  religion  et  la  natio- 
naUté  de  Paulina  nous  serviraient  auprès  des 
Césars.    Pallas  et  Félix  feront  le  reste.  " 

Ce  fut  une  grande  joie  pour  Agrippa  d'enten- 
di"e  sa  mère  parler  ainsi.  Il  n'en  dormit  pas  du 
reste  de  la  nuit,  et  il  lui  sembla  qu'aucun  obsta- 
cle ne  pouvait  plus  empêcher  la  réalisation  de 
son  rêve  d'amour. 

Les  jours  qui  suivirent  ne  firent  qu'agrandir 
ses  espérances.  Car  il  eut  le  bonheur  de  revoir 
PauUna  plusieurs  fois,  et  il  ne  put  retenir  l'aveu 
de  son  amour.  Sans  doute,  elle  eut  plus  de  dis- 
crétion, et  ne  révéla  pas  les  secrets  de  son  cœur. 
Mais  il  crut  lire  dans  ses  beaux  yeux  des  senti- 
ments au  moins  très  sympathiques. 


112  PAULIN  A 

Le  temps  de  parler  d'ailleurs  n'était  pas  venu 
pour  elle.  Elle  n'avait  encore  que  quinze  ans, 
et  dans  les  circonstances  où  ils  étaient  tous  deux, 
il  ne  pouvait  pas  être  question  d'engager  l'avenir. 


XIV 

AU  TEMPLE 


Le  temple  de  Jérusalem,  tel  que  rebâti  et  em- 
belli par  Hérode  le  Grand,  était  alors  une  des 
merveilles  du  monde.  Le  temps  n'avait  pas  en- 
core terni  la  blancheur  des  marbres  ni  l'éclat 
des  ornements  d'or  et  d'argent. 

Ses  proportions  étaient  colossales,  et  les  pierres 
qui  en  formaient  les  assises  mesuraient  chacune 
quarante  coudées  de  longueur.  Les  colonnes  qui 
en  composaient  les  galeries  étaient  des  monolithes 
de  marbre  blanc  de  vingt-cinq  coudées  de  hau- 
teur, et  ces  galeries  avaient  trente  coudées  de 
largeur,  et  six  stades  de  longueur.  C'était  im- 
mense. 

Les  divers  parvis  de  l'intérieur  étaient  étages 
symétriquement,  et  reliés  entre  eux  par  des  séries 
de  gradins  en  pierre,  et  d'élégantes  balustrades 
enrichies  de  lames  d'or. 


PAULINA  1 13 

Rien  n'cg;alait  la  beauté  et  la  richesse  des  or- 
nements qui  couvraient  les  dix  portes  de  bronze, 
lamées  d'or  et  d'argent.  Elles  avaient  trente 
coudées  de  hauteur  et  quinze  de  largeur. 

Les  portiques  extérieurs  formaient  une  pro- 
menade publique  incomparable,  et  c'est  là 
qu'Agrippa  avait  quelque  fois  le  bonheur  de 
rencontrer  Paulina. 

Un  matin,  il  lui  offrit  de  lui  montrer  en  détail 
toutes  les  beautés  artistiques  du  temple  ;  et  quand 
ils  furent  arrivés  aux  portiques  nonmiés  de  Salo- 
mon,  qui  faisaient  face  au  mont  des  Oliviers,  et  qui 
surplombaient  la  vallée  du  Cédi'on,  ils  s'assirent 
sur  le  piédestal  d'une  colonne  de  jaspe,  et  ils  con- 
templèrent longtemps,  en  causant,  l'admirable 
perspective    qui    se    déployait  sous  leurs  yeux. 

Le  ravin  profond  du  Cédron  s'ouvrait  comme 
une  porte  monumentale  à  droite,  et  leur  montrait 
le  vaste  éboulis  de  montagnes  qui  se  creusait 
vers  l'orient.  Devant  eux  se  levait  le  mont  des 
OUviers  comme  un  immense  rideau  de  verdure, 
avec  ses  grands  cèdi'es,  ses  noirs  cyprès,  et  ses 
oliviers  séculaires.  A  gauche,  la  vallée  de  Josa- 
phat  échelonnait  les  stèles  blanches  de  ses  in- 
nombrables tombeaux. 

A  la  vue  de  cet  immense  cimetière  du  genre 
humain,  les  confidences  sentimentales  de  nos 
deux  amoureux  se  changèrent  bientôt  en  propos 
plus  graves  : 

9 


114  PAULIN  A 

"  A  quels  dieux  croyez-vous  ?  demanda  Agrippa 
à  Paulina. 

—  Aux  dieux  de  Rome,  répondit-elle,  et  sur- 
tout à  l'Apollon  des  Grecs,  qui  est  le  dieu  favori 
de  ma  mère. 

—  Et  votre  père  ?   Quelle  religion  a-t-il  ? 

—  Mon  père  a  cru  longtemps  aux  dieux  de 
Rome.  Mais  après  beaucoup  d'études,  et  bien 
des  voyages,  il  en  est  venu  à  regarder  toutes  les 
divinités  de  Rome  comme  des  fables.  Il  a  cru 
alors  à  la  magie  et  aux  oracles.  Mais  il  y  a  quel- 
ques années,  un  nommé  Saul  de  Tarse  est  venu 
prêcher  une  religion  nouvelle  dans  l'île  de  Chypre, 
et  mon  père  a  été  endoctriné  par  ce  nouveau 
prophète. 

—  Ah  !  oui,  je  connais  ce  dieu  nouveau  dont 
on  parle  beaucoup.  Son  histoire  est  bien  étrange. 
Pendant  trente  ans,  il  a  vécu  dans  l'obscurité, 
à  Nazareth,  en  Galilée.  Il  y  exerçait  le  métier 
de  charpentier. 

"  Après  ce  temps,  U  s'est  mis  à  prêcher  une 
rehgion  qu'il  semblait  vouloir  étabUr  sur  la  loi 
de  Moïse.  Mais  à  la  fin  il  parut  vouloir  renverser 
la  Loi  mosaïque,  et  se  proclamer  Dieu  lui-même. 
On  dit  qu'il  parlait  admirablement,  et  que  de 
grandes  foules  se  pressaient  autour  de  lui,  et 
l'acclamaient  même  dans  ce  temple. 

"  Naturellement  le  sacerdoce  juif  s'est  ému. 
Le  Sanhédrin  l'a  fait  arrêter,  et  l'a  condamné  à 


PAULINA  115 

mort  comme  blasphémateur.  Cette  sentence  a 
été  exécutée  avec  l'assentiment  de  Pilatus  alors 
gouverneur  de  la  Judée.  Le  malheureux  Naza- 
réen a  été  crucifié  sur  le  mont  Golgotha,  à  deux 
pas  d'ici. 

"  Mais  chose  incroyable,  ses  disciples  préten- 
dent qu'il  est  ressuscité,  qu'ils  l'ont  revu  vivant, 
et  qu'il  est  monté  au  ciel.  C'est  sur  cette  croyance 
qu'ils  ont  fondé  leur  nouvelle  religion,  qui  se 
propage  d'une  façon  extraordinaire.  Il  est  étrange 
qu'un  homme  aussi  éclairé  que  votre  père  ait 
pu  ajouter  foi  à  de  pareilles  inventions. 

—  Et  vous,  interrompit  Paulina,  est-ce  pour 
prier  que  vous  venez  dans  ce  temple  ? 

—  Non,  je  ne  sais  pas  prier.  Ni  mon  père  ni 
ma  mère  ne  me  l'ont  jamais  enseigné.  Mais 
j'aime  à  visiter  le  temple  de  Jéhovah,  peut-être 
à  cause  de  ses  beautés. 

—  Vous  croyez  au  Dieu  des  Juifs,  cependant  ? 

—  Je  ne  l'appelle  pas  le  Dieu  des  Juifs  ;  car 
s'il  était  leur  Dieu,  il  les  rendrait  meilleurs.  Je 
l'appelle  le  Dieu  de  Moïse,  et  c'est  par  Moïse 
que  je  crois  en  lui,  mais  sans  pratiquer  sa  reli- 
gion. 

—  Qu'est-ce  donc  que  Moïse  pour  vous  ? 

—  Moïse  est  le  plus  grand  honmie  qui  ait 
jamais  existé.  Son  histoire  est  vraie,  et  non  pas 
une  fable,  conmie  celle  de  vos  dieux.  Elle  est  si 
merveilleuse,  que  si  Moïse  avait  dit  :   "Je  suis 


116  PAULIN  A 

Dieu,  "  je  le  croirais  !  Mais  il  a  toujours  parlé 
au  nom  de  Jéhovah.  Il  a  toujours  dit  aux  Hébreux  : 
Tout  ce  que  je  vous  enseigne,  c'est  Jéhovah  qui 
me  l'a  appris  ;  la  Loi  que  je  vous  ai  donnée, 
c'est  Jéhovah  qui  me  l'a  dictée  ;  les  œu\Tes 
surhumaines  que  j'ai  accompUes,  c'est  Jéhovah 
qui  les  a  faites  par  mes  mains. 

—  Vous  croyez  donc  que  la  loi  de  Moïse  est 
divine  ? 

—  Peut-être,  mais  je  ne  la  connais  pas,  tant 
elle  a  été  défigurée  par  les  prêtres  et  les  scribes. 

—  Et  ce  temple,  que  vous  trouvez  si  beau, 
est-il  donc  rœu\Te  de  Jéhovah  ? 

—  Oh  !  non,  celui  qui  l'a  fait  bâtir  n'avait 
certainement  rien  de  divin,  car  il  était  mon  bi- 
saïeul ;  et,  s'il  faut  en  croire  tout  ce  que  l'on 
raconte  de  lui,  il  a  commis  bien  des  crimes.  Mais 
les  architectes  qu'il  a  employés  étaient  de  grands 
artistes,  et  c'est  une  œuvre  d'art  qui  révèle  le 
génie  humain. 

—  Je  l'entends  toujours  appeler  le  temple 
de  Salomon. 

—  Oui,  parce  que  le  premier  temple  qui  fut  ■ 
bâti  en  cet  endroit  le  fut  par  Salomon,  fils  de 
David.  Plusieurs  fois  il  fut  détruit  dans  les  dif- 
férents sièges  que  Jérusalem  a  subis,  et  quand  il 
a  été  reconstruit,  une  grande  partie  des  maté- 
riaux du  temple  primitif  est  entrée  dans  cette 
reconstruction. 


PAULIN  A  117 

"  Voyez  les  bases  cyclopéennes  des  portiques,  et 
ces  blocs  énormes  qui  forment  les  assises  de  la  colon- 
nade.   On  leur  donne  une  existence  de  mille  ans. 

"  Et  maintenant,  entrons  dans  le  parvis  des 
Israélites,  et  approchons-nous  de  l'autel  des 
holocaustes.  C'est  le  centre  de  l'édifice,  et  c'est 
la  partie  essentielle  du  temple,  puisque  c'est  le 
lieu  du  sacrifice. 

"  Mais  il  y  a  ici  une  particularité  qui  ne  se 
rencontre  dans  aucun  autre  temple  du  monde, 
et  qui  est  indestructible  :  c'est  le  sommet  du 
rocher  en  nature,  qui  n'a  jamais  été  taillé  par 
le  ciseau  d'aucun  artiste,  et  qui  est  encore  aujour- 
d'hui tel  qu'il  était,  avant  la  fondation  même  de 
Jérusalem.  On  a  détruit  le  temple,  mais  on  n'a 
pu  détruii'e  la  montagne  dont  la  cime  elle-même 
forme  l'autel  du  sacrifice.  C'est  aussi  la  partie 
la  plus  sacrée  du  sol  ;  car  la  tradition  juive 
affirme  que  c'est  sur  ce  rocher  qu'Abraham  con- 
duisit son  fils  Isaac  pour  l'immoler. 

"  Et,  quand  David  voulut  faire  un  sacrifice  au 
Seigneur,  c'est  ce  rocher  dont  il  voulut  faire  un 
autel,  et  qu'il  acquit  d'Oman  au  prix  de  600 
sicles  d'or. 

"  Salomon  l'entoura  d'une  enceinte  spacieuse 
et  de  riches  portiques.  Le  cèdre  du  Liban,  la 
pierre,  le  marbre,  le  bronze  et  l'or  furent  prodi- 
gués dans  la  construction  et  l'ornementation  de 
ce  temple  célèbre,  qui  subsista  plus  de  cinq  siècles, 


118  PAULIN  A 

jusqu'à  la  destruction  de  Jérusalem  par  Nabu- 
chodonosor. 

"  Au  retour  de  la  captivité  de  Babylone,  Zoro- 
babel  reconstruisit  le  temple  avec  moins  de  ma- 
gnificence, mais  toujours  le  rocher  sacré  servit 
de  fondement  à  l'autel  des  holocaustes, 

"  Ce  second  temple  dm'a  encore  cinq  siècles, 
et  il  avait  beaucoup  perdu  de  sa  beauté,  lorsque 
mon  bisaïeul  entreprit  de  le  reconstrmi'e.  Il 
avait  toujours  fait  regretter  Salomon  ;  et  à  la 
fin  il  s'affaissait.  Mon  bisaïeul,  Hérode-le-Grand, 
acheva  de  le  démolu-,  et  il  l'a  remplacé  par  cette 
merveille  qui  dépasse  en  gi-andeur  rœu\Te  de 
Salomon.  Le  tour  de  la  terrasse  mesure  plus  de 
six  stades,  et  nulle  part  l'on  n'a  \u  un  pareil 
entassement  de  colonnes  corinthiennes,  de  fron- 
tons, de  galeries  et  de  portiques. 

"  Le  Parthénon  d'Athènes  a  plus  de  perfec- 
tion et  d'harmonie  dans  l'ensemble  ;  mais  notre 
temple  l'écrase  par  ses  dimensions  colossales, 
et  par  la  hauteur  de  ses  piUers.  La  frise  du  péri- 
style athénien  est  plus  artistique  ;  mais  quelle 
richesse  dans  ces  corniches  d'où  pendent  des  pam- 
pres de  vignes  en  or,  avec  leurs  grappes  et  leurs 
raisins  si  artistement  travaillés  !  " 

Tout  en  causant  ils  admiraient  les  vastes  pro- 
portions et  les  riches  ornements  du  temple  ;  et 
ils  étaient  retournés  au  splendide  portique  qui 
dominait  la  vallée  de  Josaphat. 


PAULIN  A  119 

Longtemps  ils  contemplèrent  le  vaste  horizon 
que  l'œil  découvre  en  suivant  les  sinuosités  du 
Cédron  à  travers  les  montagnes  et  les  pentes 
verdoyantes  du  mont  des  Oliviers. 

Enfin  Agrippa  se  tourna  vers  Paulina,  et  lui 
dit  : 

"  Vous  aimez  la  Grèce.  C'est  la  patrie  de  votre 
mère.  Mais  Rome  est  celle  de  votre  père,  et  vous 
l'aimez  davantage  ? 

—  Oui. 

—  Eh!  bien,  moi  aussi,  j'aime  beaucoup  la 
Grèce,  et  plus  encore  Rome.  Mais  j'aime  sur- 
tout Jérusalem.  C'est  la  \dlle  des  Hérodes,  mes 
ancêtres  ;  et  ce  fut  la  ville  de  Salomon.  C'est 
elle  que  je  veux  vous  offrir  un  jour  en  cadeau 
d'hyménée.  Quelle  belle  reine  de  Jérusalem 
vous  serez  !  On  n'en  aura  pas  connu  d'aussi 
belle  depuis  la  fille  de  Pharaon  que  Salomon 
épous'a. 

—  Mais  ne  connaissez- vous  pas  la  terrible 
prophétie  de  ce  Jésus  de  Nazareth  dont  vous 
m'avez  dit  l'histoire? 

—  Quelle  prophétie  ? 

—  Voici  ce  que  ses  disciples  racontent  : 

"  Un  soir,  à  l'heure  du  crépuscule,  ils  s'en 
allaient  avec  leur  Maître  à  Béthanie.  Arrivés 
là-bas,  au  sommet  du  mont  des  OUviers,  ils  s'assi- 
rent au  bord  du  chemin.  La  Ville  sainte  déployait 
sous  leurs  yeux  toute  sa  majestueuse  grandeur, 


120  PAULINA 

et  ils  attirèrent  l'attention  de  leur  Jésus  sur  la 
beauté  du  tableau. 

"  Alors  le  prophète  pleui'a  ;  et  il  leur  dit  avec 
une  tristesse  profonde  :  le  jour  vient  où  de  cette 
admirable  \'ille  il  ne  restera  pas  pierre  sur  pierre. 

- — O  Paulina,  vous  ne  croyez  pas,  j'espère, 
à  cette  lamentation  renouvelée  de  Jérémie.  La 
ville  des  Hérodes  est  immortelle.  j\lais  si  jamais 
ses  ennemis  la  détruisent,  je  ferai  comme  mon 
illustre  bisaïeul  ;  je  la  rebâtirai,  et  je  la  ferai 
plus  belle  afin  qu'elle  soit  plus  digne  de  sa  reine. 

—  Vous  êtes  trop  jeune,  et  moi  aussi,  pour 
faire  de  pareils  rêves.  Je  ne  puis  pas  encore  dé- 
cider à  quel  honmie  je  donnerai  mon  cœur,  ni 
à  quel  Dieu  je  donnerai  mon  âme. 

—  Mon  amour  est  de  ceux  qui  savent  attendre. 
Encore  deux  ans,  et  l'empereur,  j'espère,  grâce 
aux  influences  dont  je  dispose,  m'aura  placé  sur 
le  trône  de  Judée.  Et  d'ici  là,  je  vous  aimerai  tant 
que  vous  serez  bien  forcée  de  m'aimer  aussi. 
Retenez  votre  langue,  il  me  suffit  que  vous  lais- 
siez parler  vos  yeux.  " 

Paulina  baissa  les  yeux  en  souriant  ;  et  Agrippa 
la  reconduisit  à  la  tour  Antonia. 


PAULIN  A  121 

XV 

LA  QUESTION  RELIGIEUSE 

Sergius  Paiilus  passa  près  d'un  mois  à  Jéru- 
salem, visitant  tous  les  endroits  historiques  de 
la  célèbre  cité.  Mais  ce  qu'il  recherchait  avant 
tout,  c'était  les  lieux  illustrés  par  la  présence  et 
les  miracles  de  Jésus  de  Nazareth.  Chryséis  et 
Pauhna  l'accompagnaient  presque  partout,  et 
c'est  ensemble  qu'ils  visitèrent  le  mont  des  OU- 
\'iers  et  Béthanie,  le  jardin  de  Gethsémani,  le 
Cénacle  qui  était  devenu  la  première  église  chré- 
tienne, le  Golgotha  et  le  tombeau  du  Christ. 
C'était  alors  Joseph  d'Arimathie,  devenu  prêtre, 
qui  gardait  le  saint  Sépulcre,  et  qui  l'avait  enclos 
dans  une  petite  chapelle  en  pierre  taillée. 

En  faisant  cette  espèce  de  pèlerinage,  Sergius 
Pauîus  racontait  à  sa  femme  et  à  sa  fille  les  prin- 
cipaux événements  de  la  vie  du  Sauveur. 

Les  deux  femmes  paraissaient  prendre  beau- 
coup d'intérêt  à  ces  récits,  mais  elles  ne  mani- 
festaient pas  leurs  impressions.  Les  liens  reli- 
gieux sont  toujours  difficiles  à  rompre,  surtout 
quand  ils  vous  tiennent  depuis  l'enfance.  On 
comprend  d'ailleurs  combien  la  gloire  et  la  puis- 
sance de  Rome,  que  l'on  attribuait  aux  dieux  du 
paganisme,  donnaient  encore  à  ces  fausses  divi- 
nités d'autorité  et  de  prestige. 


122  PAULIN  A 

Rappelons-nous  aussi  que  Chryséis  était  la 
iille  d'un  prêtre  d'Apollon,  qui  était  bon  citoyen, 
bon  époux,  bon  père,  et  qui  avait  inculqué  à  sa 
fille  la  foi  en  Apollon,  le  dieu  soleil,  le  dieu  de  la 
poésie,  de  la  musique  et  des  autres  arts.  Chryséis 
disait  à  son  mari  :  "  Mon  père  mourrait  de  cha- 
grin s'il  me  voyait  abandonner  la  foi  de  mon 
enfance,  et  devenir  disciple  de  Jésus  qu'il  ne 
connaît  pas.  Quand  votre  ami,  Paul  de  Tarse, 
ira  prêcher  à  Corinthe  il  le  lui  fera  connaître,  et 
il  le  convertira  peut-être.  En  tout  cas,  mon  père 
est  \ieux,  et  sa  dernière  lettre  nous  apprend  qu'il 
est  malade.  Il  nous  presse  même  d'aller  le  voir 
sans  plus  tarder,  si  nous  voulons  le  voir  vivant. 
Quand  il  ne  sera  plus,  je  pourrai  plus  aisément 
embrasser  votre  religion. 

''  Déjà,  ajoutait  Chryséis,  je  vous  ai  sacrifié 
les  images  et  les  emblèmes  de  mes  dieux  domes- 
tiques qui  ornaient  mon  foyer,  et  qui  étaient  en 
même  temps  des  souvenirs  de  mes  ancêtres  et 
de  mon  pays  natal.  Déjà  j'ai  presque  entièrement 
abandonné  les  pratiques  et  les  rites  de  mon  culte 
à  Apollon.  N'exigez  pas  davantage  pour  le  pré- 
sent. Quant  à  Paulina,  vous  le  savez,  elle  vit 
toujours  près  de  moi,  dans  l'intérieur  du  foyer, 
tandis  que  vos  fonctions  publiques  vous  absor- 
bent à  l'extérieur.  Il  est  donc  tout  naturel  qu'elle 
partage  mes  idées  religieuses  et  mes  sentiments. 
Et  puis,    elle   est   jeune,   pleine   d'espérances  et 


PAULIN  A  123 

d'illusions.  Les  austérités  de  la  vie  chrétienne 
ne  sont  pas  propres  à  l'attirer.  Elle  est  du  reste 
très  bonne,  et  fidèle  à  tous  ses  devoirs  de  piété 
filiale. 

—  Je  comprends  tout  cela,  répondit  Sergius. 
Mais  le  jour  vient  peut-être  où  de  grands  change- 
ments se  produiront  dans  notre  vie.  Je  viens  de 
recevoir  deux  lettres  importantes. 

"  Gallion,  le  proconsul  d'Achaïe  à  Corinthe, 
m'écrit  que  votre  père  vieillit  beaucoup  et  il 
nous  offre  l'hospitalité,  si  nous  nous  décidons  à 
aller  à  Corinthe.  Il  m'annonce  en  même  temps 
que  son  frère  Sénèque  lui  écrit  de  Rome  que  des 
plaintes  sont  portées  contre  moi  par  les  Juifs 
de  Chypre.  En  conséquence,  dès  que  nous 
aurons  visité  la  Galilée,  nous  nous  embarquerons 
à  Ptolemaïs  pour  Corinthe  et  peut-être  irons-nous 
ensuite   à  Rome. 

—  Et  l'autre  lettre  ? 

—  Elle  me  vient  de  Paul  de  Tarse,  qui  est  à 
Corinthe  et  qui  désire  beaucoup  me  voir.  " 

Avant  d'organiser  son  voyage  en  GaUlée,  le 
proconsul  de  Chypre  eut  une  entrevue  avec  le 
jeune  Agiippa  qu'il  voulait  connaître  plus  à 
fond.  Il  le  trouvait  très  distingué,  très  intelU- 
gent,  fort  instruit,  et  il  comprenait  très  bien  que 
l'ambition  de  ses  parents  était  de  le  faire  arriver 
au  trône  de  la  Judée.  Si  la  Judée  devait  avoir 
encore  un  roi,  il  lui  paraissait  bien  le  plus  digne 


124  PAULIN  A 

de  succéder  à  son  grand-père,  plus  digne  que  son 
oncle  Agrippa  II,  qui  n'était  pas  aimé  de  ses 
sujets. 

Sergius  Paulus  voyait  très  bien  aussi  que  le 
jeune  priDce  adorait  Paulina,  et  qu'il  était  loin 
de  déplaire  à  sa  fille.  Mais  il  prévoyait  un  obsta- 
cle sérieux  au  mariage  entre  eux  si  les  choses 
allaient  jusque  là  :   c'était  la  religion. 

Paulina,  encore  païenne,  deviendrait  proba- 
blement chrétienne,  en  même  temps  que  sa  mère. 
Or  Agrippa  était  juif,  et  les  Juifs  étaient  plus 
ennemis  des  chi'étiens  que  les  païens.  Ni  Agrippa, 
ni  surtout  sa  mère,  ne  consentiraient  à  un  mariage 
avec  PauMna,  si  elle  se  faisait  chrétienne.  Et 
lui-même,  Sergius,  ne  permettrait  pas  à  sa  fille, 
une  fois  chrétienne,  d'épouser  un  juif.  Lors  donc 
que  Sergius  se  trouva  en  tête-à-tête  avec  Agrippa, 
il  lui  posa  dhectement  cette  question  : 

"  Que  pensez-vous,  mon  prince,  de  Jésus  de 
Nazareth  ? 

—  Je  vais  vous  répondre  franchement,  dit 
Agrippa  :  Je  crois  qu'il  fut  un  grand  génie  et  un 
homme  vertueux.  Il  aurait  mérité  un  meilleur 
sort,  et  il  aurait  pu  faire  le  bonheur  de  son 
peuple,  s'il  avait  seulement  voulu  être  son  roi. 

"  On  raconte  qu'il  faisait  des  choses  merveilleu- 
ses, et  qu'il  était  l'idole  des  foules  en  Galilée.  Or 
il  savait  bien  que  les  Juifs  attendaient  un  Messie- 
Roi.  Comment  se  fait-il  qu'il  n'ait  pas  ambitionné 


PAULIN  A  125 

oe  grand  avenir  ?  On  assure  môme  qu'un  jour  une 
foule  immense  l'a  proclamé  roi,  et  qu'il  s'est  alors 
dérobé  à  leurs  acclamations.  Au  lieu  de  cela,  il 
s'est  proclamé  Dieu.  C'était  insensé.  Il  est  vrai 
que  les  grands  hommes  de  son  époque,  les  Auguste, 
les  Tibère  et  bien  d'autres  ont  eu  cette  suprême  am- 
bition. Mon  grand-père  Agrippa,  vous  le  savez,  a 
lui-même  aspiré  à  la  divinisation.  Et  Jésus  a 
conmiis  la  même  faute.  C'était  une  folie  de  leur 
temps,  d'autant  plus  impardonnable  en  Jésus 
qu'il  connaissait  parfaitement  la  loi  de  Moïse  qui 
déclare  punissable  de  mort  tout  homme  qui  se  pro- 
clame Dieu. 

"  L'aberration  de  Jésus  de  Nazareth  me  paraît 
inexplicable.  Il  avait  refusé  d'être  roi,  et  quand 
Pilate  lui  demande  s'il  est  roi  des  Juifs,  il  répond  : 
"  Oui."  Il  sait  que  s'il  se  proclame  Dieu  il  sera 
punissable  de  mort  ;  et  lorsque  Caïphe  lui  de- 
mande s'il  est  fils  de  Dieu,  il  répond  :  ''  Vous  l'a- 
vez dit,  je  le  suis  !"  Et  c'est  ainsi  que  le  malheu- 
reux a  justifié  à  la  fois  le  Sanhédrin  de  le  condamner 
à  mort  parce  qu'il  s'est  lui-même  déclaré  Dieu,  et 
Pilatus,  de  le  crucifier  parce  qu'il  s'est  dit  roi  des 
Juifs  ! 

"  Voilà,  cher  proconsul,  ce  que  je  pense  de  votre 
nouveau  Dieu,  Jésus  de  Nazareth. 

—  Mon  jeune  ami,  lui  répondit  Sergius  Paulus, 
votre  manière  de  voir  serait  juste,  si  Jésus  n'était 
qu'un  homme.     Mais  nous,  chrétiens,  raisonnons 


126  PAULINA 

bien  autrement,  parce  que  nous  croyons  qu'il  était 
et  qu'il  est  Dieu.  Nous  disons  :  Il  fallait  que 
Jésus  fût  homme  pour  mourir,  et  laver  les  péchés 
des  hommes  dans  le  sang  d'un  homme.  Il  fal- 
lait qu'il  fût  Dieu  pour  donner  à  son  sang  le 
mérite  infini,  indispensable  pour  sauver  l'humani- 
té. Il  fallait  qu'il  fût  roi  pour  expier  dans  son  sang 
royal  les  péchés  des  rois. 

"  Les  rois  des  Juifs  avaient  beaucoup  péché,  et 
Jéhovah  avait  détruit  leur  royauté.  Mais  il  fallait 
laver  leurs  iniquités  dans  le  sang  d'un  de  leurs  des- 
cendants, et  c'est  pom-quoi  Jésus,  fils  de  David,  de- 
vait être  mis  à  mort  comme  roi  et  comme  Dieu. 
Le  Sanhédrin  l'a  condamné  à  mort  parce  qu'il 
s'est  déclaré  Dieu.  Et  Pilatus  l'a  crucifié  parce 
qu'il  s'est  déclaré  roi.  Comprenez-vous  mainte- 
nant pom-quoi  Jésus  n'a  pas  fait  un  acte  de  foUe 
comme  votre  grand-père,  mais  un  acte  de  suprê- 
me sagesse  en  se  déclarant  Dieu  !  C'est  qu'il  était 
\Taiment  Dieu,  et  que  c'était  son  devoir  d'affirmer 
pubuquement  sa  di\'inité  pour  que  l'homme  pût 
croire  en  lui,  et  être  sauvé.  Il  savait  très  bien 
que  cette  affirmation  le  ferait  condamner  à  mort. 
Il  l'avait  annoncé  quelques  jours  auparavant. 
Mais  c'était  sa  mission  ;  il  devait  la  remplir. 

"  Il  voulait  aussi  être  condamné  et  momir  com- 
me roi  des  Juifs  pour  expier  les  crimes  des  Juifs  et 
des  rois.  Sans  le  savoir,  le  Sanhédrin  et  Pilatus 
ont  fait  ce  qu'il  a  voulu,  ce  que  les  Prophètes  et 


J 


PAULIN  A  127 

lui-même  avaient  prédit.  Aveuglément  ils  ont  ac- 
compli les  Ecritures  et  assisté  Jésus  à  compléter 
le  grand  œuvre  de  la  Rédemption  du  monde. 

—  Je  comprends  votre  manière  de  voir,  seigneur 
proconsul,  parce  que  vous  croyez  à  la  divinité  de 
Jésus-Christ.  Mais  moi  je  n'y  crois  pas,  et  je  ne 
suis  qu'un  homme  qui  ambitionne  d'être  roi.  Je 
vais  vous  dire  toute  ma  pensée.  Il  y  a  deux  rêves 
que  je  caresse  :  je  veux  être  roi  de  Jérusalem,  la 
ville  que  j'aime  le  plus  au  monde,  et  je  désire  que 
Paulina  en  devienne  la  reine. 

—  Vous  êtes  bien  j  eune,  Agrippa,  poiu  faire  de 
pareils  rêves,  sans  penser  aux  obstacles  possibles. 

—  N'en  parlons  pas  maintenant,  et  laissez-moi 
mes  espérances.  C'est  la  fortune  des  jeunes  d'es- 
pérer toujom"s. 

"  Je  vous  salue,  et  j'espère  vous  revoir  en  Ga- 
lilée ;  car  je  pars  aujourd'hui  même  avec  ma  mère 
pour  Tibériade.  Mon  oncle  Agrippa  et  ma  tante- 
Bérénice  nous  y  attendent.  " 


128  PAULIN  A 

XVI 
EN  GALILÉE 

Sergius  Paulus  ne  connaissait  pas  la  Galilée,  et 
depuis  qu'il  avait  embrassé  la  foi  chrétienne,  il 
avait  un  grand  désir  de  visiter  ce  pays  où  Jésus 
aA^ait  passé  trente  années  de  sa  vie.  Un  matin 
d'a^Til,  il  partit  donc  de  Jérusalem  avec  Chryséis  et 
Paulina,  et  se  dirigea  vers  la  mer  de  Génézareth 
en  traversant  une  partie  de  la  Sa  marie,  et  en  se 
rapprochant  des  bords  du  Jourdain. 

Tout  ce  pays  leur  inspirait  de  graves  pensées, 
comme  la  Ville  Sainte  elle-même,  mais  les  charmes 
de  ces  solitudes  les  attiraient.  Dans  l'intérieur  il  y 
a  partout  des  coins  de  désert  sans  vie.  Les  arbres 
y  sont  rares  ;  les  gazons  sont  gris,  les  rochers  sont 
brûlés  par  le  soleil,  et  les  torrents  desséchés  ne  sont 
plus  que  des  lits  de  cailloux  que  l'eau  y  a  chariés 
depuis  le  temps  des  patriarches.  Aux  yeux  du 
voyageur  qui  ne  regarde  que  la  terre  tout  est  mor- 
ne et  mélancohque.  jMais  pour  celui  qui  élève  ses 
pensées  et  ses  regards  vers  le  ciel  il  est  ébloui  par 
son  azur  plein  de  lumière.  C'est  comme  le  bleu 
d'un  océan  sans  Umite,  insondable  et  mystérieux. 

Sergius  Paulus  y  cherchait  l'avenir  du  monde  et 
la  vie  future,  comme  les  prophètes  d'Israël  ;  mais 
il  n'était  pas  un  voyant,  et  sa  vue  était  trop  courte 


PAULINA  1 29 

pour  apercevoir  les  grands  événements  qui  allaient 
transformer  le  monde.  Alors  il  se  retournait  vers 
le  passé  plein  de  merveilles  et  encombré  de  ruines  ; 
et  il  les  revoyait,  tous  ces  personnages  extraordi- 
naires de  la  Bible,  les  patriarches,  pasteurs  et  rois, 
Moïse  l'homme  privilégié  qui  s'entretenait  avec 
Jéhovah,  et  qui  donnait  à  son  peuple  ce  code  divin, 
qui  est  devenu  celui  de  toutes  les  nations  ;  les 
juges,  les  rois,  les  prophètes  auxquels  Dieu  révé- 
lait l'avenir  !   Quel  passé  merveilleux  ! 

Et  pourtant,  le  présent  était  plus  merveilleux 
encore.  Un  Dieu  venait  de  visiter  cette  terre  !  Un 
Dieu  s'était  fait  homme  ;  il  avait  accompli  d'in- 
nombrables prodiges  dans  ce  pays  qu'il  traversait, 
et  les  récits  des  populations  en  perpétuaient  le 
souvenir.  Les  soUtudes  n'avaient  plus  le  mysti- 
cisme sombre  des  prophètes,  et  le  surnaturel  avait 
moins  de  mystère  et  d'inconnu.  Les  bords  du 
Jourdain  racontaient  d'admirables  histoires  que 
les  vallées  redisaient  aux  montagnes.  Qu'ils  étaient 
beaux  ces  jours  où  des  foules  suivaient  le 
prophète  de  Nazareth  pour  entendre  sa  parole 
sainte,  pour  être  témoins  de  ses  miracles,  et  pour 
assister  à  ses  pèches  extraordinaires  de  poissons 
et  d'âmes  ! 

Sergius  Paulus  racontait  à  Chryséis  et  à  Pauhna 
les  épisodes  miraculeux  qui  s'étaient  accompUs 
dans  les  bom'gades  qu'ils  traversaient,  et  il  les 
faisait  raconter  par  les  habitants  du  pays. 

10 


130  PAULIN  A 

Après  deux  jours  de  chevauchée,  vers  le  soir,  ils 
aperçurent  à  l'horizon  comme  un  vaste  par^ds  de 
turquoise,  immobile,  mais  changeant  de  teinte  et 
d'éclat,  et  multipliant  ses  perspectives  variées. 
C'était  la  mer  de  Génésareth  au  bord  de  laquelle 
s'élevait  une  ville  de  construction  récente  nommée 
Tibériade. 

Ce  n'était  pas  une  bourgade  juive  comme  Si- 
char  qu'ils  avaient  traversée  le  matin;  c'était  rnie 
ville  romaine,  qu'Hérode  Antipas  avait  agrandie 
et  embellie,  en  y  faisant  construire  des  portiques, 
des  thermes,  et  un  palais  de  marbre. 

Sergius  Paulus  connaissait  l'histoire  du  célèbre 
Antipas,  et  de  la  non  moins  célèbre  Hérodiade. 
Il  savait  leur  exil  récent  en  Germanie,  et  il  croyait 
que  le  palais  de  Tibériade  était  inhabité.  Mais  à 
peine  son  arrivée  fut-elle  connue  dans  la  ville  qu'il 
vit  arriver  le  jeune  Agrippa  à  son  hôtellerie.  Il 
venait  lui  offrir  l'hospitaUté  au  palais  de  la  part 
du  roi  son  oncle.  Cette  royale  invitation  était  un 
ordre  pour  le  proconsul,  et  il  sui^dt  le  jeune  prince 
qui  était  chargé  d'installer  les  trois  invités  dans 
les  somptueux  appartements  du  palais. 

La  nuit  venait,  et  ce  fut  bientôt  l'heure  du  dîner. 
Les  convives  n'étaient  pas  nombreux  ;  mais  quel 
brillant  assemblage  autour  de  cette  table  !  Le  roi 
Agrippa  et  le  proconsul  étaient  des  hommes  d'une 
haute  intelKgence,  et  très  éclah'és.  Et  sous  le  rap- 
port de  la  beauté,  Bérénice  et  Drusille,  Chryséis 


PAULINA  131 

et  Paulina  n'avaient  pas  de  supérieures  dans  tout 
l'empire  romain.  Le  plus  heureux  de  tous  était  le 
jeune  Agrippa  ;  et  quand  il  se  retrouva  seul  avec 
sa  mère  il  ne  put  lui  taire  son  bonheur  : 

"  Paulina,  lui  cUt-il,  est  une  beauté  qui  me  rend 
meilleur.  Elle  éveille  en  moi  l'amour  le  plus  pur, 
et  non  la  passion.  Elle  réahse  pour  moi  cet  idéal 
que  les  artistes  grecs  ont  rêvé,  et  qu'ils  se  sont 
efforcés  de  reproduire  dans  le  marbre.  Mais  il  y  a 
dans  ses  grands  yeux  si  profonds  un  rayonnement 
mystérieux.  Je  les  admire  irrésistiblement,  mais 
je  me  demande  quelles  pensées  et  quels  sentiments 
se  cachent  au-delà  de  ces  prunelles  rêveuses.  Son 
âme  ne  rayonne  pas  au  dehors,  et  sa  pudeur  pleine 
de  dignité  ressemble  à  de  la  froideur.  .  . 

—  Toutes  les  femmes  ont  leiu*  secret,  dit  Dru- 
sille  à  son  fils,  mais  elles  finissent  toujours  par  le 
révéler  à  l'homme  qu'elles  aiment.  Fais-toi  aimer 
davantage,  et  son  cœur  s'épanchera.  " 

Le  lendemain  matin,  les  deux  jeunes  amis  allè- 
rent promener  leurs  causeries  dans  le  jardin  boisé 
qui  s'étendait  jusqu'au  bord  du  lac. 

Après  une  ondée  chaude  qui  avait  désaltéré  les 
collines  assoiffées,  les  cèdres  et  les  pins  fumaient 
d'encens,  et  se  balançaient  au  vent  comme  des 
encensoirs.  Les  fleurs  s'épanouissaient  et  embau- 
maient l'air.  Sur  le  rivage  le  ressac  des  vagues 
battait  en  chantant  les  barques  de  pêche,  à  demi 
tirées  sur  le  sable.  Le  soleil  qui  montait  à  l'horizon 


132  PAULINA 

dessinait  sur  la  baie  l'ombre  allongée  des  promon- 
toirs.  Mais,  au  large,  les  lames  clapotaient  et 
étineelaient  sous  les  feux  d'un  beau  jour  d'avril. 

Oh  !  que  la  vie  semblait  belle  à  Agrippa  !  Les 
vents  d'hiver  ne  soufflaient  plus  et  la  mer  ne  rou- 
lait plus  de  lames  mauvaises;  Agrippa  ne  put  re- 
tenir les  épanehements  de  son  cœur. 

"  O  Paulina  !  lui  dit-il,  à  quelles  épreuves 
vous  me  soumettez  !  Et  vers  quel  idéal  chiméri- 
que vous  vous  laissez  entraîner  !  Si  j'avais  à  lut- 
ter contre  un  rival  de  chair  et  d'os,  j'y  mettrais 
tant  de  courage  et  de  persévérance  que  je  vaincrais. 
Mais  celui  que  vous  paraissez  aimer  n'est  pas  de 
ce  monde.  C'est  un  idéal  invisible,  un  être  méta- 
physique qui  échappe  à  tous  mes  moyens  d'action. 
Dites-moi,  comment  puis-je  le  combattre  ?  " 

Pauhna  lui  répondit  : 

*'I1  ne  faut  pas  le  combattre,  il  faut  l'aimer,  et 
pour  l'aimer  il  suffit  de  le  connaître.  Mais  je  ne 
le  connais  pas  assez  pour  l'aimer  comme  je  devrais. 
Mon  père  me  le  reproche  souvent,  ainsi  qu'à  ma 
mère.  Car  jusqu'à  présent  ma  mère  et  moi  som- 
mes restées  attachées,  non  pas  à  toutes  les  divini- 
tés de  l'Olympe,  mais  à  la  Diane  d'Ephèse  et  à 
l'Apollon  de   Delphes. 

"  Mon  père  appelle  cela  de  l'aberration,  et  je 
ne  suis  pas  loin  de  croire  qu'il  a  raison.  C'est  pour 
nous  faire  mieux  connaître  cet  Homme-Dieu  au- 
quel il  croit  si  fortement  qu'il  nous  a  amenées  en 


PAULIN  A  133 

Galilée.  Il  veut  voir  lui-même  et  nous  montrer 
les  lieux  illustrés  et  sanctifiés  par  cet  être  divin. 
En  même  temps,  nous  interrogeons  les  habitants 
de  ce  pays  qui  l'ont  connu  vivant,  et  qui  ont  été 
témoins  des  merveilles  qu'il  a  accomplies.  Mon 
père  est  convaincu  qu'à  notre  retour  en  Chypre 
nous  deviendrons  chrétiennes. 

—  Non,  Paulina,  ne  caressez  pas  cette  chimère. 
Votre  voyage  vous  convaincra  que  les  croyances  du 
proconsul  et  de  son  ami  Paul  de  Tarse  sont  des 
rêves. 

—  Qui  connaît  l'avenir.  Agrippa  ?  Et  qui  sait 
si  vous  ne  deviendrez  pas  chrétien  vous-même  ? 

—  Oh  !  non,  Paulina.  Votre  amour  est  bien 
puissant,  mais  il  ne  fera  jamais  un  si  grand 
miracle  " 


134  PAULINA 

XVII 

DRUSILLE  ET  SON  FILS 

Après  avoir  visité  avec  ses  hôtes  tout  ce  que  la 
ville  offrait  d'intéressant,  le  roi  leur  proposa,  à  la 
suggestion  de  son  neveu,  une  promenade  en  bar- 
que de  Tibériade  à  Capharnaûm. 

Le  temps  était  ravissant,  et  tout  le  monde  fut 
enchanté.  L'embarcation  était  spacieuse  et  pavoi- 
sée.  Une  brise  légère  enflait  les  voiles,  et  les  ra- 
meurs se  laissaient  aller  à  la  somnolence.  Bérénice 
et  Sergius  causaient  agréablement  de  Rome  et  de 
leurs  souvenirs  de  voyage.  Le  roi  et  Chryséis 
parlaient  d'art,  et  des  chefs-d'œuvre  des  artistes 
grecs.  Chryséis  vantait  les  beautés  naturelles  de 
son  pays  natal,  et  surtout  l'Acropole  de  Corinthe 
et  ses  incomparables  perspectives.  PauUna  et 
Agrippa  conversaient  à  voix  basse,  et  Drusille  les 
écoutait,  tout  en  psalmodiant  certaines  htanies 
des  prophètes. 

Les  rameurs  se  racontaient  les  pêches  miracu- 
leuses de  Jésus  de  Nazareth. 

"  Ce  sont  des  légendes,  sans  doute,  leur  dit 
soudainement  Bérénice. 

—  Oh  !  non,  princesse,  lui  répondit  l'un  des 
narrateurs.  Ce  sont  des  histoires  vraies.  Le  lac 
est  très  poissonneux,  mais  il  y  a  des  jours  où  le 


PAULIN  A  135 

poisson  semble  endormi,  et  nous  passons  bien  des 
soirs  et  des  matins  à  tendre  en  vain  nos  filets.  Les 
disciples  du  prophète  n'étaient  pas  plus  heureux 
que  nous.  Mais  quand  ils  se  plaignaient  à  leur 
Maître,  il  n'avait  qu'à  leur  indiquer  l'endroit  où 
il  fallait  jeter  le  filet,  et  la  pêche  était  alors  extra- 
ordinaire. Les  filets  se  rompaient,  et  les  barques 
ne  pouvaient  plus  suffire  à  contenir  la  quantité 
des  gros  poissons." 

Sergius  les  interrogea  à  son  tour,  et  leur 
dit  :  "  Est-il  vrai  que  le  prophète  de  Nazareth 
ait  calmé  la  mer  pendant  une  nuit  de  tempête 
effroyable  ? 

—  Oh  !  oui,  bien  sûr.  Tous  les  pêcheurs  de 
Capharnaûm  en  ont  eu  connaissance.  Jamais  ils 
n'ont  \Ti  la  mer  aussi  profondément  bouleversée, 
et  quand  le  Maître  des  éléments  a  dit  à  la  mer  : 
^'  Calme-toi,"  elle  s'est  calmée  instantanément." 

Drusille  se  toiu-na  vers  son  fils,  et  lui  dit  :  "  Il 
n'y  a  pas  de  limite  à  la  crédulité  des  marins.  " 

Après  une  courte  visite  à  Capharnaûm,  Sergius 
Paulus  remercia  cordialement  Agrippa  de  sa  bonne 
hospitalité,  et  il  décida  de  ne  pas  retourner  à  Ti- 
bériade.  On  les  débarqua  à  Magdala,  et  ils  se  sé- 
parèrent. Le  lendemain  Sergius  organisa  une 
petite  caravane  pour  achever  son  pèlerinage  er 
Gahlée. 

Les  pèlerins  se  duigèrent  vers  la  montagne  où 
Jésus  avait  prêché  le  sermon  des  Béatitudes.    Ils 


136  PAULIN  A 

s'arrêtèrent  à  Cana,  à  Naïm  ;  ils  ^^sitèrent 
Nazareth,  et  poursuivirent  la  grande  route  qui 
les  conduisit  à  la  mer.  A  Ptolémaïs,  ils  s'embar- 
quèrent à  bord  d'un  navire  qui  venait  d'Alexan- 
drie et  qui  faisait  voile  pour  Corinthe. 

Quand  le  jeune  Agrippa  fut  retourné  à  Jérusa- 
lem avec  sa  mère,  il  reprit  ses  confidences  amou- 
reuses, mêlées  de  troubles  et  d'angoises  futures, 
disait-il. 

"  Paulina  est  peut-être  une  de  ces  beautés  fa- 
tales qui  portent  malheur  à  ceux  qui  les  aiment. 
Mais  elle  est  irrésistible,  et  je  préfère  souffrir  de 
son  amom'  qu'être  heureux  avec  une  autre.  Le 
rayon  de  ses  yeux  m'a  frappé  comme  une  flèche 
d'Apollon,  comme  disent  les  Gentils,  et  cette 
flèche  m'a  fait  une  blessure  inguérissable. 

—  Il  n'y  a  pas  d'amour  inguérissable,  mon  fils. 

—  0  ma  mère,  j'appartiens  par  vous  à  la  race 
des  Hérodes.  C'est  une  race  remarquable  qui  a 
le  goût  des  grandeurs  et  des  arts.  Mais  une  espèce 
de  fataUté  pèse  sur  elle,  et  les  chrétiens  disent 
maintenant  que  le  sang  de  Jésus  de  Nazareth 
est  retombé  sm'  elle,  comme  sur  le  peuple  juif. 

—  N'écoute  donc  pas  ces  racontars  ridicules, 
Agrippa. 

—  On  dit  aussi  que  la  mère  de  Pauhna  des- 
cend des  Atrides. 

—  Encore  une  fenmie  fatale  alors  ?  et  Dru- 
sille  se  mit  à  rire. 


PAULIN  A  137 

—  Vous  avez  tort  de  rire,  ma  mère  ;  mon  amour 
est  de  ceux  dont  on  peut  dire  qu'on  ne  sait  ja- 
mais s'il  donnera  la  lumière  ou  l'ombre,  la  vie  ou 
la  mort.  Mais  la  fatalité  vient,  passe  et  s'en  va, 
sans  dire  son  secret,  vers  des  malheurs  inéluc- 
tables. C'est  une  force  indéfinissable  et  supé- 
rieure qui  n'a  pas  à  rendre  compte  de  son  action. 
Les  plus  grands  génies  de  la  Grèce  ont  pensé 
ainsi. 

—  Mon  cher  enfant,  répondit  Drusille,  écoute- 
moi  bien.  Tout  ce  que  tu  viens  de  me  dire  est 
folie.  Je  vais  te  parler  le  langage  de  la  raison  : 
l'amour  n'est  pas  digne  qu'on  lui  sacrifie  les 
honneurs,  la  fortune  et  la  puissance.  Il  faut  que 
tu,  deviennes  roi,  avant  tout  —  et  si  l'amour 
devient  un  obstacle  à  ta  royauté,  il  faudra  le 
sacrifier  impitoyablement. 

—  Mais,  ma  mère,  les  rois  sans  amour  ne  sont 
pas  heureux. 

—  Qu'importe  le  bonheur  quand  on  a  la  gran- 
deur, la  gloire  et  la  puissance  ? 

- —  Y  a-t-il  beaucoup  d'hommes  qui  sacrifient 
leur  amour  à  la  grandeur  ?  Les  chrétiens  sacri- 
fient tout  à  leur  foi.  Mais  les  hommes  sans  Dieu 
sacrifient  tout  à  l'amour. 

"  Ce  qui  me  manque  c'est  la  foi  en  un  Dieu 
dont  je  ne  douterais  pas.  Or  je  ne  crois  plus  guère 
à  Jéhovah,  ni  à  Moïse  ;  et  je  crois  moins  encore 
à  Jupiter  et  aux  dieux  des  Grecs. 


138  PAULINA 

—  Croire  en  un  dieu  quelconque,  reprit  Dru- 
&ille,  n'est  pas  nécessaire.  Il  faut  croire  en  soi- 
même,  en  son  mérite,  en  sa  force,  en  sa  destinée  ! 
Il  ne  faut  jamais  oublier,  mon  fils,  que  par  moi 
le  sang  des  Hérodes  coule  dans  tes  veines  —  et 
que  c'est  un  sang  royal.  Rappelle-toi  surtout 
que  les  descendants  des  races  royales  sont  plus 
que  des  hommes. 

—  Ils  n'ont  pas  plus  de  droits  que  les  autres. 

—  Mais  oui,  mon  enfant,  ils  ont  plus  de  droits 
que  les  autres  hommes,  parce  qu'ils  sont  au-dessus 
■des  autres. 

—  S'ils  n'ont  pas  plus  de  vertus,  ils  sont  des 
îiommes  comme  les  autres. 

—  Ils  de^Taient  avoir  plus  de  vertus,  et  être 
plus  forts  contre  leurs  passions. 

—  Et  pourquoi  me  dites- vous  cela,  ma  mère  ? 

—  Parce  que  je  crains  que  tu  ne  cèdes  trop 
à  ton  amour  pour  la  fille  du  proconsul  Sergius 
Paulus.  Il  faudrait  dompter  cette  passion  qui 
pourrait  devenir  un  obstacle  à  la  réaUsation  de 
nos  légitimes  ambitions. 

—  Je  n'ai  pas  d'autre  ambition,  ma  mère,  que 
d'être  heureux  avec  Paulina,  dans  une  vie  mo- 
deste et  tranquille,  loin  des  grandeurs,  de"  l'éclat 
et  de  la  puissance. 

—  Ah  !  mon  cher  fils,  je  ne  reconnais  pas  mon 
sang  dans  ce  langage. 

—  Mais  il  faut  vous  souvenir  de  mon  père,  qui 


PAULIN  A  139 

fut  esclave  ;  sans  doute,  il  a  été  affranchi  et  il 
représente  maintenant  César,  en  Palestine.  Mais 
suis-je  juif  ou  romain  ? 

—  Tu  es  iduméen.  Il  faut  qu'on  reconnaisse 
en  toi  le  plus  noble  des  deux  sangs  qui  coulent 
dans  tes  veines,  celui  de  ta  mère.  C'est  par  lui 
que  tu  pourras  plus  tard  réclamer  tes  droits  à 
la  couronne.  Mais  il  importe  que  tu  sois  en  même 
temps  romain,  parce  que  c'est  Rome  qui  dispose 
des  petits  royaumes  juifs,  soumis  à  sa  suzerai- 
neté. 

—  Je  comprend  que  tout  cela  importe  à  vos 
projets  d'ambition,  mais  vous  oubliez,  ma  mère, 
que  j'ai  fait  moi  des  rêves  de  bonheur.  Et  ce 
bonheiu*,  auquel  j'ai  droit,  vous  le  foulez  à  vos 
pieds.  Est-ce,  mon  devoir  de  le  sacrifier  pour  la 
satisfaction  de  vos  rêves  de  grandeur  ? 

—  O  mon  fils,  c'est  pour  toi  que  je  le  fais  ce 
rêve,  et  cette  grandeur  n'empêcherait  pas  ton 
bonheur.  Au  contraire,  elle  y  ajouterait.  En 
montant  sur  le  trône,  tu  ne  renoncerais  pas  à 
l'amour. 

—  Mais,  si  pom'  arriver  au  trône  je  renonce  à 
celle  que  j'aime  ?.  .  . 

—  Tu  en  aimeras  une  autre,  plus  digne  de  toi  ; 
car  Paulina  sera  indigne  si  elle  se  fait  chrétienne. 

—  O  ma  mère,  comme  elle  m'aimerait  si  je 
voulais  ser\'ir  le  même  Dieu  qu'elle  ! 

—  Ah  !  voilà  !  c'est  ainsi  qu'elle  veut  te  dé- 


140  PAULINA 

tourner  du  droit  chemin  ;  mais  retiens  bien  ce 
que  je  vais  te  dire.  Dès  ce  jour  le  plus  impérieux 
de  mes  devoirs  sera  de  t'arracher  à  l'influence 
pernicieuse  et  ensorcelante  de  cette  amoureuse 
du  Crucifié.  Et  je  le  jure  par  Jéhovah  :  jamais 
je  ne  te  permettrai  d'épouser  une  chrétienne  ; 
j'aimerais  mieux  te  voir  mourir  de  la  main  du 
bourreau. 

—  Prenez  garde,  ma  mère,  d'être  vous-même 
le  bourreau  de  votre  fils. 

—  Malheureux    enfant  !    tu    as    des    instincts 
d'esclave. 

—  En  parlant   ainsi,   ma  mère,   vous  insultez 
mon  père  !  " 


PAULIN  A  141 

XVIII 

SUR  LA  MER  EGÉE 

Les  grands  succès  obtenus  par  Paul  à  Thessa- 
lonique  et  à  Bérée  avaient  ameuté  contre  lui 
toutes  les  juiveries  de  la  Macédoine,  et  le  jour 
vint  où  il  fut  forcé  de  fuir  pour  sauver  sa  \'ie. 
Accompagné  de  quelques  fidèles,  il  se  dirigea 
vers  la  mer  ;  et  dans  un  port  de  la  côte  il  trouva 
un  navire  qui  allait  partir  pour  Athènes.  Il  y 
prit  passage  avec  un  seul  fidèle  de  Bérée,  après 
avoir  dit  adieu  à  ses  autres  compagnons  de  mis- 
sions. 

La  nuit  venait.  La  mer  était  calme.  Paul 
trouva  sur  le  pont  un  petit  coin  tranquille  et 
s'y  coucha  la  tête  sur  sa  besace. 

Dors  en  paix,  ô  grand  apôtre  :  Jésus  de  Naza- 
reth veille  sur  toi. 

Le  soleil  s'était  couché  rouge  mais  sinistre, 
séparé  en  deux  par  la  pointe  allongée  d'un  nuage 
sombre,  comme  un  cœur  transpercé  d'un  glaive. 
C'était  un  signe  avant-coureur  de  tempête.  La 
nuit  tombait  lourde  et  noire.  Des  bruits  lugubres 
de  houle  arrivaient  de  loin,  ou  s'éloignaient 
peut-être.  Le  vent  ne  soufflait  pas  encore,  et 
l'on  ne  savait  pas  de  >quel  côté  il  viendrait,  mais 
on  était  sûr  qu'il  allait  venir. 


142  PAULINA 

Les  pétrels  rasaient  la  mer  d'un  vol  rapide,  et 
dans  cette  profondeur,  mouvante  et  calme  encore, 
on  sentait  des  forces  latentes  capables  de  la  sou- 
lever à  la  hauteur  des  montagnes.  Les  voiles 
alanguies  battaient  sur  leurs  cordages  et  sm*  les 
mâts,  et  le  faible  navire  flottait  au  gré  des  souf- 
fles légers  et  des  courants. 

Paul  et  son  compagnon,  enveloppés  dans  leurs 
manteaux,    dormaient    profondément. 

Il  était  minuit,  lorsqu'un  choc  violent  les  arra- 
cha au  sommeil,  et  les  lança  au  pied  du  mât  de 
misaine.  La  tempête  s'était  élevée  soudainement 
et  faisait  rage. 

Après  avoir  pris  plusiem's  ris  dans  les  voiles 
et  serré  les  huniers,  il  avait  fallu  tout  abattre 
et  se  mettre  à  la  cape,  les  toiles  ne  résistant  plus 
à  la  violence  du  vent.  La  mer  était  toute  blan- 
che d'écume,  et  de  temps  en  temps  des  vagues 
énormes  se  précipitaient  sur  les  flancs  du  navire 
et  sautaient  par-dessus  comme  des  béliers  en 
furie.  Parmi  les  sifflements  aigus  du  vent  dans 
les  agrès  de  la  mâture,  on  entendait  les  cris  et 
les  lamentations  des  femmes  qu'on  avait  ren- 
fermées daps  la  cale.  La  brutalité  des  chocs 
augmentait,  et  de  sourds  craquements  dans  la 
carène  annonçaient   sa  destruction    prochaine. 

"  0  Paul,  dit  le  Béréen,  nous  allons  périr  ! 

—  Non,      répondit  Paul,    en   lui   montrant   la 


PAULINA  143 

croix  que  formait  le  mât  traversé  par  une  vergue/ 
la  croix,  c'est  le  salut  !  " 

Tous  deux,  comme  les  autres  passagers,  s'étaient 
attachés  aux  morceaux  les  plus  solides  du  navire 
et  des  bastingages,  pour  n'être  pas  emportés  par 
les  vagues  furieuses  qui  balayaient  le  pont. 

Tout  à  coup,  un  craquement  formidable  se 
fit  entendre,  et  toute  la  carène  du  vaisseau  se 
disloqua.  Le  gouffre  immense  en  engloutit  toutes 
les  parties,  puis  il  les  rapporta  à  la  surface  comme 
autant  de  grappes  humaines  ;  car  à  chacune 
de  ces  épaves  restaient  attachés  quelques  pas- 
sagers. Longtemps  encoie,  la  nuit  ténébreuse 
enveloppa  les  malheureux  naufragés.  Mais  quand 
l'aube  apparut  enfin  au  bas  de  l'horizon,  la  tem- 
pête s'apaisa  ;  et  les  naufragés  entendirent  alors 
ce  cri  de  Paul  :  "  Nous  sommes  sauvés,  voici 
la  croix  qui  s'avance.  "  C'étaient  le  mât  et  la 
vergue  d'un  navire,  dont  on  ne  voyait  pas  encore 
la  coque,  —  mystérieux  signe  du  salut  qui  s'avan- 
çait sur  les  vagues.  Une  immense  acclamation 
s'éleva  de  l'abîme  où  flottait  encore  le  groupe  des 
naufragés,  et  bientôt  le  navire  aperçu  s'appro- 
cha d'eux  et  les  recueilht  à  son  bord. 

C'était  un  grand  vaisseau  marchand,  qui 
venait  d'Egypte  et  qui  faisait  voile  vers  Athènes. 
Le  capitaine  donna  des  ordres  pom'  que  tous 
les  soins  nécessaires  fussent  rendus  aux  voyageurs 
sauvés  ;  et  après  avoir  pris  quelque  nourriture^ 


144  PAULINA 

ils    purent    goûter    quelques    heures    de     repos. 

Quand  Paul  se  réveilla,  le  vaisseau  longeait 
lentement  la  côte  de  la  Thessalie,  et  l'Olympe 
se  dessinait  à  l'horizon.  Un  vent  léger  ridait  à 
peine  la  surface  de  la  mer.  Après  quelques  sou- 
venirs donnés  à  l'ancien  royaume  d'Achille, 
Paul  avait  lié  conversation  en  grec  avec  quelques 
uns  des  rameurs,  lorsqu'il  aperçut  à  deux  pas 
de  lui  un  homme  qui  lui  parut  étrange. 

Il  ne  parlait  à  personne,  et  il  regardait  la  côte. 
Il  était  grand,  bien  mis,  et  plein  de  distinction. 
Il  tenait  dans  une  main  un  rouleau  de  manuscrits, 
et  dans  l'autre  un  astrolabe.  C'était  évidemment 
un  savant,  probablement  un  astrologue. 

De  son  côté  cet  inconnu  observait  Paul  parce 
qu'il  l'avait  entendu  parler  tour  à  tour  l'hébreu, 
le  latin  et  le  grec.  Ce  voyageur,  pensait-il,  n'est 
pas  le  premier  venu,  malgré  son  apparence  hum- 
ble et  pau\Te  ;  il  faudra  que  je  fasse  sa  connais- 
sance. L'occasion  qu'il  cherchait  ne  tarda  pas. 
Un  des  interlocuteurs  de  Paul  lui  ayant  affirmé 
une  chose  en  jurant  par  Zeus,  Paul  lui  dit  :  "  L'au- 
torité de  Zeus  n'ajoute  rien  à  ta  parole,  et  je 
croirais  plutôt  en  toi  qu'en  Zeus  lui-même.  " 
Et  comme  les  autres  rameurs  paraissaient  scan- 
dalisés, Paul  ajouta  :  "  Zeus  n'est  qu'une  fable, 
ou  un  mythe  ;  il  n'a  jamais  existé,  non  plus  que 
les  autres  prétendues  divinités  de  l'Olympe.  " 

A  ces  mots,  le  savant,  qui  se  nommait  Diony- 


PAULIN  A  145 

SOS,  s'approcha  de  Paul  et  lui  dit  :  "  Vous  faites 
là,  mon  aini,  une  affirmation  bien  audacieuse 
et  bien  risquée.  J'avoue  que  la  foi  antique  aux 
dieux  de  l'Olympe  est  aujourd'hui  bien  ébranlée  ; 
mais  vous  seriez  bien  embarrassé,  je  pense,  de 
prouver  qu'ils  n'existent  pas. 

—  Et  vous  le  seriez  plus  encore,  je  crois,  ré- 
pliqua Paul,  de  prouver  qu'ils  existent. 

—  Je  pourrais  au  moins  invoquer  des  témoi- 
gnages, et  surtout  celui  du  divin  Platon. 

—  Est-ce  que  vous  considérez  Platon  comme 
un  dieu  ? 

—  Non. 

—  Alors  pourquoi   l'appelez-vous   di\'in  ? 

—  Parce  qu'il  était  supérieur  aux  autres  hom- 
mes, et  qu'il  a  laissé  des  œuvres  qu'on  dirait  ins- 
pirées par  les  dieux. 

—  Depuis  que  le  monde  existe,  il  n'y  a  eu  sur 
terre  qu'un  seul  homme  qui  ait  été  vraiment  di\'in. 

—  Conmaent  se  nommait-il  ? 

—  Il  se  nommait  Jésus  de  Nazareth. 

—  Il  est  inconnu  dans  le  monde  des  savants. 

—  Oui,  jusqu'à  présent,  il  s'est  particulière- 
ment fait  connaître  aux  ignorants,  aux  pauvres 
et  aux  humbles  ;  mais  avant  bien  longtemps  il 
sera  connu  des  savants,  des  riches  et  des  puis- 
sants. 

—  A  quelle  époque  et  dans  quel  pays  a-t-il 

vécu  ? 

11 


146  PAULINA 

—  Il  n'y  a  pas  vingt  ans  qu'il  est  mort.  Il  a 
vécu  en  Galilée,  dans  l'obscurité,  pendant  trente 
ans  ;  puis  il  a  parcouru  toute  la  Palestine  pen- 
dant trois  ans,  enseignant  la  vraie  religion  qu'il 
apportait  au  monde  et  il  est  mort  crucifié,  parce 
qu'il  s'est  lui-même  proclamé  Dieu. 

—  Et  pourquoi  croyez-vous  qu'il  est  Dieu  ? 

—  J'y  crois  parce  qu'il  s'est  ressuscité.  J'y 
crois  parce  qu'il  est  \dvant,  non  pas  \dvant  com- 
m^e  vous  et  moi,  mais  vivant  d'une  vie  qui  ne 
finira  jamais,  vivant  dans  le  ciel  où  il  réside, 
vivant  sur  la  terre  dans  son  Eglise  qu'il  a  établie 
par  ses  apôtres,  et  qui  grandit  si  prodigieusement 
qu'il  faut  reconnaître  en  elle  la  présence  divine 
et  la  puissance  surhumaine  de  son  auteur. 

—  Vous  m'intéressez  beaucoup,  dit  Dionysos, 
et  je  suis  curieux  de  connaître  un  peu  l'histoire 
de  cet  homme  extraordinaire,  qui  serait  sorti 
vivant  du  tombeau,  et  que  vous  croyez  Dieu.  Je 
vois  que  vous  êtes  intelligent  et  instruit.  Vous 
devez  avoir  des  raisons  graves  d'ajouter  foi  à 
une  chose  aussi  incroyable,  je  suis  tenté  de  dire, 
aussi  absurde.  Voulez-vous  bien  m'instruire 
davantage  sur  ce  qui  concerne  votre  Dieu  et 
vous-même  ? 

—  Volontiers,  "  dit  Paul.  Et  après  un  court 
récit  des  principaux  événements  de  la  vie  et  de 
la  mort  de  Jésus,  il  lui  raconta  comment  il  était 
devenu  son  apôtre,  après  avoir  été  son  persécuteur. 


PAULIN  A  147 

"  Tout  cela  est  bien  extraordinaire,  reprit 
Dionysos.  Mais  il  y  a  un  fait  de  votre  récit  qui 
m'a  tout  particulièrement  intéressé.  Vous  avez 
dit  qu'au  moment  de  la  mort  de  votre  Jésus  à 
Jérusalem,  le  soleil  s'était  éclipsé  totalement,  et 
que  la  ville  avait  été  plongée  dans  les  plus  épaisses 
ténèbres  pendant  trois  heures,  au  milieu  du  jour  ? 

—  Oui,  et  le  même  phénomène  s'est  produit 
à  Tarse  où  j'étais  alors. 

—  Pouvez-vous  me  dire  à  quelle  date  pré- 
cise c'était  ? 

—  La  date  est  certaine  :  c'était  le  quinzième 
jour  de  Nizan  du  calendrier  juif,  le  7^  jour  des 
calendes  d'avril  de  l'an  783  de  Rome. 

—  C'est  bien  étrange.  A  cette  date-là  j'étais 
à  Héliopohs,  en  Egypte,  et  j'ai  été  fort  étonné 
d'y  observer  le  même  phénomène.  Mon  ami 
ApoUophane,  qui  faisait  avec  moi  des  études 
astronomiques,  était  épouvanté.  C'était  au  mi- 
lieu du  jour  que  le  soleil  s'était  soudainement 
éclipsé  aussi  totalement  que  s'il  avait  été  anéanti. 
Cela  ne  pouvait  être  la  lune  passant  sur  le  disque 
du  soleil,  puisque  la  lune  alors  pleine  était  aux 
antipodes.  Aucun  autre  corps  céleste  n'a  pu 
s'écarter  de  sa  course  au  point  de  passer  entre 
le  soleil  et  la  terre.  Cette  éclipse  était  donc  selon 
nous  contraire  à  toutes  les  lois  de  la  nature,  et 
nous  en  avons  vainementt  cherché  l'exphcation 
depuis. 


148  PAULINA 

—  Il  convenait  que  le  soleil  prit  le  deuil  quand 
son  Créateiu-  mourait,  "   dit  Paul. 

Cette  réflexion  rendit  Dionysos  songeur.  Il  se 
tut  et  regarda  la  mer. 

Quand  vint  le  soir,  Dionysos  et  Paul  étaient 
devenus  des  amis.  Le  capitaine  leui'  dit  qu'ils 
arriveraient  au  Pirée  le  lendemain  matin,  et  ils 
convinrent  qu'ils  se  reverraient  à  Athènes. 


XIX 
L'ARRIVÉE  A  ATHÈNES 

Le  soleil  se  levait  quand  le  vaisseau  doubla  le 
cap  Sunium.  La  tempête  qui  avait  bouleversé 
la  mer  pendant  la  nuit  s'était  apaisée,  et  sur 
les  flots  aux  teintes  violacées  le  navire  se  ba- 
lançait moUement.  Il  longeait  la  pointe  de  ro- 
chers où  se  dressait  le  beau  temple  consacré  à 
Minerve,  et  dont  quinze  colonnes  subsistent  en- 
core de  nos  jours.  Son  admirable  portique,  où 
Platon  venait  souvent  avec  ses  disciples,  étin- 
celait  de  blancheur  immaculée,  et  les  rayons  du 
soleil  dessinaient  parfaitement  les  Ugnes  harmo- 
nieuses de  sa  belle  colonnade. 

Paul  y  tint  ses  regards  longtemps  attachés  ; 
mais  bientôt  un  autre  objet  qui  brillait  au  loin 


PAULINA  149 

dans  les  hauteurs  attira  son  attention  :  c'était 
le  ciinier  du  casque  de  Minerve  sur  le  faîte  du 
Parthénon.  Une  autre  pointe  de  rochers  fut 
doublée,  et  toute  l'Acropole  apparut  dans  son 
éblouissante  beauté,  avec  sa  ceintiu-e  de  murailles, 
ses  temples,  ses  colonnades  et  ses  statues.  Elle 
dominait  toute  la  ville  groupée  à  ses  pieds,  et 
Paul  se  disait  en  la  contemplant  :  ''  Athènes 
est  bien  la  reine  de  toute  la  Grèce,  et  l'Acropole 
est  sa  couronne.  Voilà  la  ville  des  arts  et  des 
lettres,  de  la  philosophie  et  des  sciences,  rassa- 
siée de  gloire  et  de  jouissances.  La  voilà,  toute 
resplendissante  dans  son  orgueil  et    sa    beauté  ! 

"  Que  pourrai-je  faire  au  miUeu  de  cette  nation 
illustre,  qui  a  produit  les  grands  hommes  qu'on 
appelle  les  Sages,  et  qui  se  vante  d'être  la  mère 
de  la  civilisation  ?  Comment  pourrai-je  prêcher 
un  Dieu  crucifié  à  ces  jouisseurs  qui  ne  rêvent 
que  plaisirs  et  fêtes  ? .  . . 

"  Que  pomTai-je  lem*  apprendi'e,  moi,  pau\Te 
faiseur  de  tentes,  à  ces  artistes,  à  ces  savants  qui 
comptent  parmi  leurs  ancêtres  les  Socrate  et  les 
Platon,  les  Démosthène  et  les  Eschine,  les  Eschyle 
et  les  Sophocle,  les  Phidias  et  les  Praxitèle  ? 
C'est  chez  eux  que  l'on  vient  de  toutes  les  parties 
du  monde  pour  s'instruire.  Leurs  écoles  sont 
celles  de  toutes  les  nations,  et  toutes  les  gloires 
Uttéraires  de  Rome,  Cicéron  lui-même  et  Virgile, 
sont  venus  ici  pour  acquérir  la  formation  néces- 


150  PAULIN  A 

saire  à  leur  génie.  Tout  au  plus  me  jugeront-ils 
digne  d'être  leur  élève. 

"  Et  cette  \de  heureuse  qu'ils  mènent,  dans 
cette  ville  aimée  de  leur  enfance,  comment  pour- 
raient-ils l'échanger  contre  celle  que  je  viens 
leur  proposer  ?  Comment  les  amener  à  substi- 
tuer la  morale  austère  de  Jésus  crucifié  aux  vo- 
luptés de  Vénus  et  aux  joies  de  Bacchos  Dio- 
nysos ?  " 

Paul  se  sentit  envahir  par  une  grande  tristesse. 

Sans  doute,  il  trouverait  là,  comme  ailleurs, 
des  compatriotes  ;  car  il  y  avait  des  Juifs  dissé- 
minés dans  toutes  les  grandes  villes.  Mais  là 
comme  ailleurs,  ils  seraient  plutôt  des  ennemis. 
Ce  seraient  les  humbles  et  les  pauvres  qui  vien- 
draient à  lui  ;  et  il  aurait  à  lutter  contre  les 
riches,  contre  les  puissants,  contre  les  scribes 
et  les  prêtres  juifs.  Là,  comme  aillem-s,  on  le 
dénoncerait  aux  autorités  romaines  ;  car  Rome 
était  la  maîtresse  du  monde,  et  Athènes  elle-même 
était  réduite  à  l'état  de  colonie  romaine. 

Telles  étaient  les  préoccupations  de  Paul, 
s'en  allant  seul,  à  pieds,  sur  la  grande  route  qui 
conduit  du  Pirée  à  la  ville.  Timothée  et  Silas 
qui  l'avaient  accompagné  jusqu'à  Bérée  avaient 
dû  rester  en  Macédoine,  et  son  isolement  lui 
rendait  plus  pénible  l'impuissance  à  laquelle 
il  se  sentait  réduit. 

Les  Athéniens  qui  le  rencontrèrent   alors  pri- 


PAULINA  151 

rent  sans  doute  en  pitié  cet  étranger    solitaire 
qui  cheminait  vers  la  grande  ville.    Il  était  pau- 
vrement vêtu.    Une  besace  sur  le  dos  et  un  bâton 
à  la  main,  il  marchait  à  pas  lents,  comme  quel- 
qu'un  que   personne   n'attend.      Sa   perpétuelle 
ophtalmie  l'obligeait  à  baisser  les  yeux  pour  ne 
pas  souffrir  de  la  pleine  lumière  du  beau  ciel  de 
la  Grèce.    Mais  de  temps  en  temps,  il  s'arrêtait 
devant  une  statue,  érigée  en  l'honneur  d'un  dieu 
ou  d'une  déesse,  et  il  se  disait  :   ''Ils  ont  des 
milhers  de  divinités,  et  ils  ne    connaissent    pas 
le  vrai  Dieu  !   Comment  leur  apprendrai-je  à  le 
connaître  ?  "     Voilà  ce  qu'il  se  demandait.     Ce- 
pendant il  avait  reçu  sa  mission  de  Jésus  lui- 
même,  et  il  la  rempUrait  jusqu'à  la  fin,  envers 
et  contre  tous.     Les  beaux  esprits  de  la  Grèce 
se  moqueraient  de  lui,   sans  doute.      Il  n'avait 
pas  la  science  de  leurs  savants,   ni  l'éloquence 
de  leurs   orateurs  ;   mais   il   avait   la  parole   de 
vie,   et  il  la  porterait  jusqu'aux  extrémités   du 
monde.    Il  était  le  semeur  de  la  vérité  reçue  de 
Jésus  lui-même,  et  il  la  sèmerait  partout  dans 
les  âmes  des  païens,  et  des  Juifs  de    bonne  vo- 
lonté.    Conquérir   le  monde  des  âmes,   faire  de 
tous    les   peuples   des   disciples    de   Jésus-Christ 
était    une    entreprise    collossale,    impossible,   et 
cependant  c'était  la  sienne. 

Qu'était-il  ?   Rien,   moins  que  rien.  "    Un  in- 
connu, sans  nom,  sans  influence,  sans    fortune, 


152  PAULINA 

sans  relations  avec  les  puissants  de  ce  monde. 
Et  qu'apportait-il  ?  Qu'offrait-il  aux  hommes  ? 
Ni  la  puissance,  ni  les  plaisirs,  ni  les  honneurs,  ni 
les  richesses,  rien  qui  pût  les  séduire  et  con- 
quérir leur  amitié.  Aux  ambitieux,  il  allait  prê- 
cher rhumihté  et  le  mépris  des  grandeurs.  Aux 
riches,  il  allait  dire  :  "  Malheur  à  vous  !  "  Aux 
gouvernants,  H  demanderait  de  se  faire  les  ser- 
viteurs du  peuple.  Aux  pau\Tes  et  aux  déshérités, 
il  essaierait  de  fau-e  croire  qu'ils  sont  les  heureux 
de  ce  monde.  Aux  jouisseurs,  il  prêcherait  la 
mortification  de  la  chair  et  la  résistance  à  tous 
les  mauvais  penchants  de  la  nature  !  Et,  pour 
les  détacher  de  toutes  leurs  fausses  di\'inités 
qui  leur  étaient  chères,  parce  qu'elles  symboU- 
saient  et  favorisaient  leurs  passions  et  leurs  joies, 
et  pour  leur  faù-e  connaître  et  aimer  le  seul  \Tai 
Dieu,  il  allait  leur  raconter  une  histoire  incroyable. 

Quelle  histoire  ?  L'histoire  d'un  Juif  inconnu, 
né  d'une  famille  ou\Tière,  dans  une  pau\Te  bour- 
gade de  la  Gahlée,  qui  après  trente  ans  d'une  vie 
obscure,  avait  parcouru  son  pays  natal  en  se 
proclamant  le  Fils  de  Dieu,  qui  pour  cela  même 
avait  été  jugé  coupable  de  blasphème,  condamné 
à  mort,  et  crucifié,  qui  trois  jours  après  était 
ressuscité,  et  qui  quarante  jours  après  était 
remonté  au  ciel,  d'où  il  se  disait  descendu. 

Telle  est  l'histoire  extraordinaire  et  invraisem- 
blable  qu'il   venait  raconter   aux  beaux  esprits 


PAULIN  A  153 

d'Athènes  ;  et  tel  était  le  nouveau  Dieu  qu'il 
allait  leur  annoncer,  en  affirmant  qu'il  était  le 
seul  \Tai  Dieu,  le  Créateur  du  ciel  et  de  la  terre. 

"  Voilà  certainement  du  nouveau,  dirait  le 
peuple  le  plus  spirituel  du  monde,  mais  il  est  fort 
heureux  qu'on  ne  soit  pas  obligé  d'y  croire  ; 
car  il  faudrait  conformer  sa  vie  à  celle  de  ce  Dieu 
extraordinaire,  embrasser  la  souffrance,  la  vie 
crucifiée,  la  foUe  de  la  croix.  Cela  est  impossi- 
ble !  " 

Ainsi  pensait  Paul  pendant  qu'il  cheminait 
vers  Athènes,  et  le  découragement  envahissait 
son  âme.  Mais  alors  il  rappelait  ses  souvenirs, 
et  il  se  retournait  vers  Celui  qui  lui  avait  parlé 
sur  le  chemin  de  Damas,  et  dans  la  solitude  de 
l'Horeb. 

Est-ce  qu'il  y  avait  quelque  chose  d'impossible 
pour  lui  ?  Et  ne  lui  avait-il  pas  donné  la  mission 
de  convertir  les  nations  ?  Malgi'é  tous  les  obs- 
tacles, n'avait-il  pas  déjà  remporté  des  succès 
merveilleux  ?  Partout,  on  l'avait  persécuté  avec 
rage.  Dans  toutes  les  villes  on  l'avait  emprisonné, 
flagellé,  lapidé.  A  Lystres,  on  l'avait  laissé  pour 
mort  sous  un  amas  de  pierres.  De  tous  les  pays 
on  l'avait  chassé,  et  les  dangers  de  mort  l'avaient 
seuls  forcé  de  fuir.  Et  cependant,  il  avait  gagné 
des  milliers  de  disciples  à  Jésus-Chiist.  Dans 
toutes  les  villes  où  il  avait  prêché,  il  avait  établi 
des  églises,  ordonné  des  prêtres,  sacré    des  évê- 


154  PAULIN  A 

ques,   fondé  des  communautés  chrétiennes. 

Dans  Athènes,  comme  ailleurs,  il  rempUrait 
sa  mission.  Il  ferait  tout  ce  qui  est  possible,  et 
Jésus,  son  maître,  ferait  l'impossible.  "  Partout 
où  il  faudra  des  miracles,  disait-il,  je  les  deman- 
derai à  mon  maître,  et  il  les  fera,  si  mes  auditeurs 
-en  sont  dignes." 

En  entrant  dans  la  \'ille,  Paul  se  fit  indiquer 
la  voie  conduisant  à  l'Agora.  C'était  la  grande 
place  pubUque  d'Athènes,  ressemblant  aux  fo- 
rums des  \T.lles  romaines. 

L'heure  du  marché  était  passée,  et  les  gens 
des  campagnes  étaient  repartis  pour  leurs  villages 
après  avoir  vendu  leui's  produits  et  acheté  les 
marchandises  dont  ils  avaient  besoin.  C'était 
l'hem'e  des  désœu\Tés  et  des  curieux,  des  artistes 
sans  chents,  des  poètes  incompris,  des  politiciens 
sans  partisans,  des  faiseurs  de  nouvelles. 

De  l'Agora  il  monta  à  l'Acropole.  Avant  d'ar- 
river au  Parthénon,  il  aperçut  une  sorte  de  bas- 
tion en  larges  blocs  de  pierre  érigé  sur  un  des 
plateaux  ouest  de  la  montagne.  11  s'en  approcha. 
Ce  n'était  ni  une  fortification  ni  un  temple. 
C'était  un  autel  en  plein  air,  avec  cette  inscrip- 
tion :  "  Au  Dieu  inconnu.  "  Une  illumination 
soudaine  éclaira  son  front.  "  Voilà,  se  dit-il,  le 
Dieu  que  je  vais  prêcher  aux  Athéniens.  11  leur 
est  inconnu  ;  mais  moi,  je  le  connais,  il  se  nonmae 
Jésus  de  Nazareth.  " 


PAULINA  155 

Cette  idée  l'absorba  pendant  qu'il  continuait 
de  gravir  l'Acropole  en  se  dirigeant  vers  le  Par- 
thénon. 

Evidemment,  Paul  ne  voyageait  pas  en  tou- 
riste, ni  en  artiste,  ni  en  savant.  Il  ne  cherchait 
en  Grèce  ni  les  antiquités,  ni  les  monuments  des 
grands  architectes  et  des  grands  sculpteurs  re- 
nommés, lies  ruines  qu'il  voulait  fouiller  et  ré- 
parer c'étaient  les  ruines  morales.  Les  pierres 
précieuses  qu'il  cherchait,  c'étaient  les  âmes 
créées  par  Dieu.  Ce  qui  l'intéressait  plus  parti- 
culièrement dans  les  œu\Tes  d'art,  c'étaient  les 
temples  et  les  statues  des  dieux. 

Le  polythéisme  lui  parut  une  très  habile  in- 
vention du  démon.  Quel  nombre  et  quelle  variété 
de  dieux  recevaient  un  culte  dans  la  ville  la  plus 
spirituelle  du  monde  !  Il  n'y  avait  pas  une  pas- 
sion humaine  qui  ne  fût  favorisée  par  quelque 
dieu. 

S'abandonner  à  la  volupté,  c'était  rendre  un 
culte  à  Vénus.  Aimer  l'argent  et  s'enrichir  par 
tous  les  moyens,  c'était  honorer  Héphaïstos  (Mer- 
cure). Bacchus  était  le  dieu  des  i\Tognes,  et  Zeus 
celui  de  l'adultère. 

Il  est  \Tai  que  Minerve,  Diane  et  Apollon 
étaient  des  di\'inités  plus  convenables.  Mais 
leurs  dévots  sacrifiaient  aussi  aux  autres  dieux. 


156     '  PAULIN  A 

XX 
DENYS  L'ARÉOP AGITE 

Dès  le  matin  Paul  parcourait  l'Agora  sur  la 
colline  du  Pnix.  Ce  qui  l'intéressait,  ce  n'étaient 
pas  les  bazars  où  les  marchands  juifs  et  grecs 
offraient  aux  passants  leurs  marchandises.  Les 
plus  belles  étoffes  de  l'Orient,  les  tapis  merveil- 
leux de  la  Perse,  les  vins  les  plus  délicats  de  Chy- 
pre et  de  Samos,  les  œuvres  admirables  des  cise- 
leurs de  cui\Te  le  laissaient  indifférent.  Ce  qu'il 
cherchait,  c'étaient  des  âmes  à  conquérir  ;  et 
de  temps  en  temps  il  s'arrêtait  pour  causer  avec 
ceux  dont  il  attirait  l'attention,  ou  auxquels  il 
demandait  des  renseignements.  A  quelques-uns 
il  disait,  comme  avait  dit  autrefois  Jésus  aux 
pêcheurs  de  la  GaUlée  :  "  Suivez-moi,  et  je  vous 
enseignerai  la  rehgion  nouvelle."  Alors,  il  s'éloi- 
gnait jusqu'au  portique  du  temple  de  Zeus,  il 
en  gravissait  les  degrés,  et  se  tournant  vers  la 
foule  qui  l'avait  suivi,  il  lem'  adressait  la  parole. 

C'est  dans  cette  foule  qu'il  aperçut  quelques 
jours  après  son  arrivée  le  célèbre  aréopagite  qu'il 
avait  connu  à  bord  du  navire.  Dionysos  était  là 
qui  écoutait  la  prédication  de  Paul. 

Quand  Paul  eut  terminé  son  exposition  de  la 
religion  nouvelle,  Dionysos  s'approcha  et  lui  dit  : 


PAULINA  157 

^'  Demain,  à  la  dixième  heure,  l'Aréopage  se 
réunira  pour  vous  écouter.  Dans  notre  réunion 
d'hier,  j'ai  parlé  de  vous  à  mes  collègues,  et  je 
leur  ai  dit  que  vous  nous  apportez  une  religion 
nouvelle.     Ils  sont  curieux  de  vous  entendre. 

—  Je  vous  suis  reconnaissant,  dit  Paul,  et  je 
serai  fort  honoré  de  paraître  demain  devant 
votre  auguste  assemblée.  " 

Voici  comment  Dionysos  avait  annoncé  à  ses 
collègues,  la  veille,  la  présence  de  Paul  à  Athènes  : 

"  A  bord  du  navire  qui  m'a  ramené  d'Egypte, 
j'ai  fait  la  connaisance  d'un  homme  étrange  que 
vous  serez  curieux  de  connaître,  j'en  suis  sûr.  Il  est 
pauvrement  vêtu,  et  comme  notre  vieux  Diogène, 
il  porte  un  bâton  et  une  besace  qui  paraît  contenir 
toute  sa  fortune.  Il  n'est  ni  grand  ni  beau.  Mais 
ses  yeux  sont  perçants  et  pleins  de  feu  ;  et  quand 
il  parle  sa  figure  semble  illuminée.  Il  est  juif,  mais 
citoyen  romain.  Il  est  né  à  Tarse  et  se  nomme  Paul. 
Il  m'a  paru  très  instruit,  et  il  parle  très  bien  le  grec, 
l'hébreu  et  le  latin. 

"  Or  voici  l'étrange  histoire  que  cet  homme  m'a 
racontée  :  Un  jour  —  il  y  a  environ  vingt  ans, 
—  un  certain  Jésus,  de  race  juive,  s'est  mis  à  prêcher 
une  rehgion  nouvelle  dans  la  Galilée  et  la  Judée, 
et  le  peuple  l'a  acclamé  comme  un  prophète  et  un 
thaumaturge  ;  car  non  seulement  il  parlait  admi- 
rablement, mais  il  faisait  des  choses  extraordinai- 
res.    Cependant  les  pharisiens  'de   Jérusalem,  y 


158  PAULINA 

compris  les  Prêtres  et  les  Scribes,  se  soulevèrent 
contre  lui,  et  quand  ils  apprirent  qu'il  se  préten- 
dait Dieu,  ils  le  firent  arrêter  et  traduite  devant  le 
Sanhédrin.  Ce  tribunal  suprême  des  Juifs  le  décla- 
ra coupable  de  blasphème,  et  le  condamna  à 
mort.  Le  gouverneur  romain  ratifia  la  sentence, 
et  le  fit  crucifier. 

"  Naturellement  on  croyait  que  ce  malheureux 
prophète,  que  plusieurs  excusaient  en  disant  qu'il 
était  fou,  serait  bientôt  oublié,  ainsi  que  sa  nou- 
velle reUgion.  Mais  il  en  fut  bien  autrement,  et 
c'est  ici  que  l'histoire  devient  tout  à  fait  étrange 
et  merveilleuse. 

"  Le  crucifié  avait  laissé  douze  disciples  qui 
étaient  de  pau\Tes  pêcheurs  de  la  mer  de  Gahlée. 
Or  voici  que,  cinquante  jours  après  sa  sépulture, 
ces  hommes  simples  et  ignorants,  qui  l'avaient 
abandonné  au  moment  de  sa  mort,  se  mirent  à  prê- 
cher que  leur  Jésus  était  ressuscité  ;  qu'ils  l'a- 
vaient re\ai  vivant  plusieurs  fois  ;  qu'il  leur 
avait  parlé,  et  qu'il  avait  mangé  avec  eux  en  plu- 
sieurs occasions  ;  qu'une  foule  de  cinq  cents  per- 
sonnes avaient  entendu  la  prédicaton  du  ressuscité 
sur  une  montagne  de  la  Galilée,  et  qu'une  autre 
foule  aussi  nombreuse  l'avait  vu  monter  au  ciel ..." 

Un  aréopagite  interrompit  ici   Dionysos  : 

"  Assurément,  personne  ne  les  a  crus  ? 

—  Au  contraire,  reprit  Dionysos,  et  voilà  l'é- 
tonnant :   des  milliers  et  des  milliers  ont  cru,  et  ils 


PAULINA  159 

ont  embrassé  la  religion  nouvelle,  convaincus  que 
ce  Jésus  crucifié  était  vraiment  Dieu. 

—  Et  votre  ami,  Paul  de  Tarse,  dit  un  aréopa- 
gite,  tout  savant  et  tout  pharisien  qu'il  est,  a  cru 
aussi,  sans  hésiter  ? 

—  Oh  non  !  il  s'est  déclaré  un  persécuteur  en- 
ragé de  la  nouvelle  secte,  recherchant,  dénonçant, 
traduisant   devant   le   Sanhédrin   tous   ceux    qui 

■osaient  se  déclarer  les  disciples  du  crucifié.  Il  fit- 
même  condamner  un  de  ses  camarades  d'école  à 
être  lapidé,  et  il  présida  lui-même  à  l'exécution 
de  la  sentence. 

—  Mais  j'ai  compris,  interrompit  un  autre,  qu'il 
est  un  des  disciples  de  la  religion  nouvelle. 

—  Attendez.  Quand  il  eut  fait  lapider  son  ami 
Stephanos,  les  Sanhédrites  le  chargèrent  d'aller 
à  Damas  continuer  son  œuvre  de  persécution  ; 
et  il  partit  ne  respirant  que  haine  et  que  mort  con- 
tre tous  ceux  qui,  à  Damas  même,  avaient  déjà, 
embrassé  la  foi  nouvelle. 

"  Or  savez- vous  ce  qui  lui  arriva  ? 

—  Nous  brûlons  de  le  savoir. 

—  Eh    bien  !   écoutez     son  étrange   aventure.. 
"  Comme  il  approchait  des  portes  de  Damas, 

une  lumière  cent  fois  plus  éblouissante  que  le  soleil 
l'enveloppa  ;  il  fut  violemment  précipité  aux  pieds 
de  son  cheval,  et  perdit  la  vue.  En  même  temps  il 
entendit  une  voix  qui  lui  parla,  et  cette  voix  lui  dit  : 
"  Je  suis  Jésus  de  Nazareth  que  tu  persécutes. . ."' 


160  PAULIN  A 

—  Tout  cela  est  bien  extraordinaire  mais  ressem- 
ble beaucoup  à  une  hallucination.  A  quelle  date 
remonte  l'aventure  de  cet  homme  ? 

—  A  une  quinzaine  d'années. 

—  Et  depuis  lors,  il  est  resté  convaincu  que  tout 
ce  que  vous  avez  raconté  est  vrai  ? 

—  Non  seulement  il  est  resté  convaincu  ;  mais 
il  a  parcouru  les  villes  et  les  campagnes  de  la  Syrie, 
de  l'île  de  Chypre,  de  la  Cilicie,  de  la  Pamphylie, 
de  la  Phrygie,  de  l'Ionie,  de  la  Lydie,  delà  Pisidie 
et  de  la  Macédoine,  affirmant  partout  la  vérité  de 
tout  ce  que  je  ^dens  de  vous  raconter,  et  cela  au 
péril  de  sa  vie  ! 

"  On  a  voulu  le  faire  taire.  On  l'a  chargé  de 
chaînes,  mis  en  prison,  flagellé,  lapidé,  laissé  pour 
mort  sous  les  pierres  ;  mais  dès  qu'il  a  recouvré  la 
liberté  et  la  parole  il  a  continué  de  prêcher.  Dans 
les  synagogues,  sur  les  places,  on  l'a  insulté,  ou- 
tragé, combattu  avec  toutes  les  armes  de  la  science 
et  de  la  puissance  publique  ;  mais  on  n'a  pu  que  le 
chasser  de  ville  en  ville,  et  nulle  part  on  n'a  pu  le 
faire  taire.  "  On  peut  me  faire  mourir,  disait-il, 
mais  on  n'enchaînera  pas  la  parole  de  Dieu." 

—  Et  sa  prédication  n'a  guère  produit  d'effet, 
je  présume  ? 

—  Au  contraire,  il  a  réussi  à  convertir  à  sa  foi 
des  milliers  d'hommes  et  de  femmes  dans  toutes 
les  villes  où  il  a  prêché.  Il  y  a  fondé  de  nombreu- 
ses sociétés  qu'il  appelle  des  églises,  et  dont  les 


PAULIN  A  161 

membres  partagent  ses  croyances,  et  les  défendent 
au  prix  même  de  leur  vie. 

—  Tout  cela  est  incroyable,  mais  excite  assez 
notre  curiosité  pour  que  nous  désirions  entendre 
un  pareil  homme.  Platon  a  fait  moins  de  merveil- 
les.   Amenez-nous  votre  phénomène." 


XXI 
DEVANT    L'ARÉOPAGE 

Sous  ce  nom  d'Aréopage  on  désignait  à  la  fois 
le  tribunal  suprême  d'Athènes  et  la  colline  sur  la- 
quelle il  siégait.  Cette  colline  formait  un  des  pla- 
teaux inférieurs  de  l'Acropole,  du  côté  ouest,  et 
l'on  y  arrivait  par  un  chemin  sinueux  qui  partait 
de  l'Agora,  et  par  des  gradins  taillés  dans  la  pierre 
de  l'escarpement. 

Ce  nom  paraît  venir  de  deux  mots  grecs  qui  Si- 
gnifiaient "  colline  de  Mars",  et  rappelle  la  légende 
que  les  dieux  de  l'Olympe  y  descencUrent  pour 
juger  Mars. 

Les  juges  de  l'Aréopage  joignaient  à  leurs  fonc- 
tions judiciaires  certaines  attributions  politiques 
et  religieuses.  Il  était  de  leur  ressort  de  s'enquérir 
de  cette  religion  nouvelle  que  Paul  prêchait  dans 
Athènes,  et  qui  pouvait  être  un  danger  pour  l'Etat. 

12 


162  PAULINA 

Ils  étaient  d'ailleurs  friands  de  nouveautés,  et  ce 
que  Dionysos  leur  avait  raconté  était  \Taiment 
très  neuf.  Comme  on  disait  dès  ce  temps-là  qu'il 
n'y  avait  plus  rien  de  nouveau  sous  le  soleil,  ils 
étaient  curieux  d'entendre  parler  d'un  nouveau 
dieu. 

Paul  savait  à  quel  auditoire  d'élite  il  allait 
adresser  la  parole,  et  il  crut  bien  faire  d'avoir 
recours  cette  fois  aux  ressources  de  l'art  oratoire 
qu'il  négligeait  généralement.  Saint  Luc  ne  l'a  pas 
entendu  lui-même,  et  n'en  reproduit  qu'une  partie. 

L'exorde  nous  paraît  un  chef-d'œuvre  du  genre. 

"  Athéniens,  lem*  dit-il,  je  constate  qu'à  tous 
égards  vous  êtes  des  hommes  singulièrement  reli- 
gieux ;  car  non  seulement  vous  avez  élevé  des 
autels  et  des  temples  très  nombreux  aux  dieux  con- 
nus ;  mais  en  me  promenant  dans  vos  rues,  et  en 
examinant  vos  sanctuaires,  j'ai  trouvé  un  autel 
avec  cette  inscription  :  "  Au  Dieu  Inconnu". 
Eh  !  bien,  ce  Dieu  que  vous  adorez  sans  le  con- 
naître, est  celui  que  je  \dens  vous  annoncer. 

"  Ce  Dieu  qui  a  fait  le  monde,  et  tout  ce  qu'il 
renferme,  étant  le  maître  du  ciel  et  de  la  terre, 
n'habite  pas  dans  des  temples  faits  de  main  d'hom- 
me. Il  ne  sam^ait  être  servi  par  des  mains  humai- 
nes, comme  s'il  avait  besoin  de  quoi  que  ce  soit, 
lui  qui  donne  à  tous  la  vie,  le  souffle  et  toute  chose- 

"  Il  a  fait  d'un  seul  sang  toute  l'humanité,  et 
il  l'a  placée  sur  la  terre,  où  il  a  déterminé  sa  durée 


PAULIN  A  163 

et  son  domaine,  afin  qu'elle  l'y  cherche  comme  à 
tâtons  quoiqu'il  ne  soit  pas  loin  d'elle.  Car  c'est 
en  lui  que  nous  vivons,  que  nous  nous  mouvons  et 
que  nous  sommes. 

"  Comme  l'ont  dit  quelques-uns  de  vos  poètes  : 

De  sa  race  nous  sommes. 

"  Or  si  nous  sommes  de  la  race  de  Dieu  nous  ne 
devons  pas  croire  que  la  Divinité  ressemble  à  l'or, 
à  l'argent,  à  la  pierre,  à  une  œuvre  sculptée  par 
l'art  et  le  génie  de  l'honame.  Le  jour  est  venu  d'ou- 
blier ces  temps  d'ignorance  et  d'erreur,  et  il  faut 
que  les  honuiies  s'en  repentent  ;  car  Dieu  a  en- 
voyé parmi  nous  celui  qui  doit  juger  le  monde,  et 
auquel  il  a  donné  tout  pouvoir  en  le  ressuscitant 
d'entre  les  morts.  .  ." 

Jusqu'à  cette  dernière  proposition  le  discours  de 
Paul  avait  captivé  l'attention  et  avait  dû  paraître 
habile. 

Le  rapprochement  entre  le  Dieu  inconnu  que 
les  Athéniens  vénéraient  déjà  et  celui  que  Paul 
venait  leur  annoncer  ;  l'évocation  des  croyances 
de  leurs  poètes  ;  l'affirmation  qu'ils  étaient  tous 
enfants  du  même  Dieu  et  conséquemment  tous 
frères  ;  le  fait  historique  incontesté  que  leurs 
philosophes  et  leurs  savants  avaient  toujours 
cherché  Dieu  en  tâtonnant,  et  n'avaient  trouvé 
que  des  idoles  indignes  ;  tout  cela  devait  les  inté- 
resser et  leur  plaire,  sous  une  forme  nouvelle. 


164  PAULIN  A 

Mais  lorsque  l'apôtre  des  Nations  osa  leur  prê- 
cher le  repentir  de  leurs  erreurs  passées,  et  le  ju- 
gement, et  la  résurrection,  les  savants  libres  pen- 
seurs d'alors  l'interrompirent,  et  lui  dirent  que 
ses  croyances  étaient  des  chimères  et  des  rêves 
impossibles. 

"Nous  t'écouterons  là-dessus  une  autre  fois," 
lui  dirent  un  certain  nombre,  et  ils  s'en  allèrent. 

Paul  continua-t-il  de  parler  à  ceux  qui  restaient  ? 
Saint  Luc  ne  le  dit  pas,  mais  la  chose  est  probable  ; 
car  il  n'est  guère  vraisemblable  que  les  quelques 
phrases  qui  précèdent  soient  tout  le  discours  de 
saint  Paul.  Il  a  dû  raconter  au  moins  les  traits 
principaux  de  la  vie  de  Jésus,  et  sa  propre  histoire  ; 
et  c'est  par  là  sans  doute  qu'il  a  retenu  une  partie 
de  ses  auditeurs,  et  qu'il  en  a  converti  plusieurs,  car 
les  Actes  des  Apôtres  ajoutent  :  ''  Quelques  per- 
sonnes néanmoins  s'attachèrent  à  lui,  et  crurent; 
de  ce  nombre  fm'ent  Denys  l'aréopagite,  et  d'au- 
tres avec  lui,  parmi  lesquels  une  femme  nommée 
Damaris." 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  faut  reconnaître  que  Paul 
n'obtint  devant  l'Aréopage  qu'un  demi  succès. 
Pom'quoi  ?  Parce  que  les  prétendus  savants  sont 
toujours  les  plus  lents  à  croire.  L'orgueil  les 
aveugle. 

Il  est  probable  que  les  prédications  de  l'apôtre 
aux  foules  de  l'Agora  furent  plus  fructueuses.  Car 
il  est  certain  qu'il  y  avait  à  Athènes,  peu  de  temps 


PAULINA  165 

après  le  court  s(?jour  qu'y  fit  saint  Paul,  une  com- 
munauté chrétienne  nombreuse,  qui  a  fourni  à 
l'Eglise  des  apologistes  de  renom,  surtout  l'illustre 
Denys  l'aréopagite,  et  le  célèbre  Hiérothée,  qui 
fut  un  génie  prodigieux,  mais  dont  les  œuvres  sont 
à  peine  connues.  11  est  certain  également  qu'après 
des  années  de  christianisme  on  vit  le  Parthénon, 
qui  pendant  des  siècles  avait  été  consacré  à 
Minerve,  devenir  le  temple  de  la  Vierge  Marie, 
la  mère  du  Dieu  Inconnu  prêché  par  saint  Paul. 


XXII 
PAUL  A  CORINTHE 

Dès  le  matin,  Paul  s'était  embarqué  au  Pirée 
sur  un  petit  vaisseau  à  voiles,  et,  grâce  au  vent 
léger  qui  soufflait  du  sud-est,  il  était  arrivé  à  Cen- 
chrées  vers  les  quatre  heures  de  l'après-midi. 

En  remontant  le  golfe  Saronique  il  avait  passé 
devant  Salamine  sans  s'y  arrêter.  Il  avait  vu  de 
loin  Mégare  et  ses  murailles  blanches  qui  se  dé- 
tachaient de  la  mer  d'azur  sous  les  rayons  du  so- 
leil levant.  Mais  c'était  Corinthe  qui  l'attirait  ; 
car  il  savait  qu'il  y  trouverait  le  plus  vaste  champ 
pour  son  zèle  apostolique. 

De  Cenchrées  à  Corinthe    Paul  avait  suivi   le 


166  PAULIN  A 

chemin  qui  passe  par  Hexamilia.  La  route  mesure 
au  moins  six  milles,  et,  comme  la  Via  Appia  de 
Rome,  elle  était  bordée  de  tombeaux  aux  approches 
de  Corinthe.  Cette  ville  était  alors  la  plus  impor- 
tante de  l'Achaïe,  et  même  de  toute  la  Grèce,  au 
point  de  vue  du  commerce  et  de  la  population. 
Il  y  avait  près  de  deux  giècles  qu'elle  s'était  révol- 
tée contre  Rome,  et  que  le  consul  Mummius  l'a- 
vait en  grande  partie  détruite.  Mais  Jules  César 
avait  répudié  cette  cruauté,  et  il  avait  rebâti,  re- 
peuplé et  embelli  la  grande  cité. 

Elle  comptait  600,000  âmes,  et  sa  situation  entre 
la  mer  Saronique  et  la  mer  de  Crissa,  appelée  au- 
jourd'hui golfe  de  Corinthe,  était  incomparable. 
Elle  avait  deux  ports  :  Léchée  (Lechœon)  sur  la 
mer  de  Crissa,  au  nord,  et  Cenchi'ées  sur  le  golfe 
Saronique,  au  sud.  Par  le  premier  elle  accaparait 
le  commerce  de  l'Ouest  et  du  Nord,  et  par  le  second 
le  commerce  des  îles  de  la  mer  Egée  et  de  l'Orient. 
Sa  marine  marchande  était  considérable  et  cou- 
vrait les  deux  mers.  Pour  protéger  son  commerce, 
elle  avait  construit  des  trirèmes,  qui  étaient  ses 
vaisseaux  de  guerre.  Ses  grandes  rues  bordées  de 
boutiques  et  de  magasins  aboutissaient  à  l'Agora, 
entourée  d'une  colonnade.  Comme  Athènes, 
Corinthe  avait  ses  propylées,  son  Acropole,  ses 
nombreux  temples,  et  de  superbes  monuments. 
Mais  son  Acropole  avait  quatre  fois  la  hauteur  de 
celle  d'Athènes. 


PAULINA  167 

La  ville  s'échelonnait  en  amphithéâtre  sur  les 
premiers  gradins  de  la  montagne  et  faisait  face  à 
la  mer  de  Crissa,  à  l'est.  Ses  faubourgs  s'éten- 
daient au  sud  jusqu'à  Cenchrées.  L'Acro-Corinthe 
formait  une  citadelle  formidable  ;  et  un  temple 
somptueux  consacré  à  Vénus  la  couronnait  d'un 
resplendissant  diadème  de  marbre.  De  toutes  ces 
splendeurs  il  ne  reste  plus  aujourd'hui  que  des 
ruines. 

Là,  coimne  dans  toutes  les  villes  populeuses  et 
riches,  le  luxe  et  la  soif  des  jouissances  avaient 
engendré  la  corruption  des  mœurs,  et  nulle  part 
au  monde  peut-être  la  déesse  ne  comptait  plus  d'a- 
dorateurs. Le  culte  qu'on  lui  rendait  n'était  pas 
un  hommage  à  l'amour  pur,  mais  à  la  volupté,  et 
dans  ses  temples  mêmes  il  dégénérait  en  licence. 
Les  prêtresses  de  Vénus  étaient  des  courtisanes, 
et  dans  le  seul  temple  de  l'Acropole,  il  y  en  avait 
plus  de  mille  vouées  au  culte  infâme.  Mais  ce  tem- 
ple était  d'un  accès  difficile,  et  ne  suffisait  pas. 
Au  centre  même  de  la  ville,  non  loin  du  temple 
d'Apollon,  s'élevait  un  autre  sanctuaire  très  vaste 
consacré  à  la  déesse  de  la  luxure. 

Voilà  dans  quel  monde  dépravé  Paul  venait 
prêcher  la  pureté  et  la  mortification  de  la  chair. 

Sur  l'Acropole  d'Athènes  Paul  s'était  trouvé  en 
face  de  Minerve,  ou  Pallas  Athénée,  déesse  de  la 
Sagesse  ;  mais  sur  l'Acro-Corinthe,  c'était  la 
déesse  de  l'amour,  ou  plutôt  de  la  luxure,  qui  allait 


168  PAULTNA 

se  dresser  devant  lui.  Contre  les  Athéniens  que 
protégeait  la  divinité  de  la  Sagesse  et  de  la  Phi- 
losophie, il  s'était  trouvé  presqu'impuissant.  Quel- 
le serait  donc  sa  faiblesse  contre  la  puissance  et  les 
entraînements  de  l'amour  charnel  ?  Mais  il  ne 
comptait  pas  sur  ses  forces  ni  sur  son  éloquence. 
Là  conmie  ailleurs  il  sèmerait,  et  c'est  Dieu  qui 
ferait  germer  la  semence.  Seulement  on  se  demande 
si  les  Corinthiens  étaient  bien  dignes  de  recevoir 
la  parole  de  Dieu.  N'était-ce  pas  jeter  des  perles 
devant  les  pourceaux  ? 

Mais  non  !  le  Dieu  que  Paul  venait  prêcher  aux 
Corinthiens  c'était  le  Dieu  des  miséricordes.  C'é- 
tait le  Dieu  qui  avait  converti  Madeleine  et  la 
Samaritaine,  celui  qui  avait  pardonné  à  la  fename 
adultère,  et  qui  avait  chassé  des  corps  des  possédés 
le  démon  de  l'impureté.  Sans  doute,  ils  avaient 
beaucoup  péché  contre  la  morale,  et  prostitué  ce 
grand  sentiment  qu'on  nomme  l'amour.  Mais  il  y 
avait  encore  des  fenmies  honnêtes  qui  ^'énéraient 
l'amour  pur  dans  le  culte  de  Vénus,  et  qui  célé- 
braient chaque  année  en  son  honnem-  une  fête 
particuUère  d'où  les  courtisanes  étaient  exclues. 

Au  reste  les  philosophes  orgueilleux  d'Athènes 
n'étaient  pas  plus  chastes  que  les  commerçants  de 
Corinthe,  et  ils  péchaient  davantage  contre  le 
Saint-Esprit.  C'est  pourquoi  les  succès  de  saint 
Paul  furent  bien  plus  grands  à  Corinthe  qu'à 
Athènes. 


PAULIN  A  169 

De  la  célèbre  ville  que  Paul  venait  convertir,  il 
ne  reste  phus  maintenant  que  des  ruines,  dont  une 
grande  partie  est  encore  sous  terre.  Mais  celles 
que  les  fouilles  ont  mises  au  jour  sont  bien  inté- 
ressantes, et  leur  solitude  est  pleine  de  mélancolie. 
Du  célèbre  temple  d'Apollon  sept  colonnes  canne- 
lées avec  chapiteaux  d'ordre  dorique,  et  une  partie 
de  l'architrave  sont  encore  debout  sur  le  pavé  en 
larges  dalles  de  marbi  e.  Il  y  a  encore  de  beaux  res- 
tes des  propylées,  de  l'Agora,  et  des  boutiques  élé- 
gantes en  hémicycle  qui  en  bordaient  le  côté  nord- 
est.  La  belle  fontaine  Pirène  subsiste  encore  avec 
ses  revêtements  de  marbre  et  ses  demi-coupoles 
qui  surmontaient  les  niches  du  vestibule.  Les 
anciennes  rues  sont  obstruées  de  débris  de 
colonnes,  de  chapiteaux,  de  frontons  antiques,,  de 
tronçons  épars  dans  la  poussière  des  siècles. 

L'Acro-Corinthe,  que  son  escarpement  rend 
presqu'inaccessible,  porte  encore  à  son  sommet  de 
vastes  murailles  flanquées  de  tours  qui  datent  du 
moyen-âge,  et  dont  les  portes  sont  détruites.  Mais 
du  riche  temple  de  Vénus  qui  couronnait  la  cime 
de  la  montagne  il  ne  reste  plus  qu'un  amoncelle- 
ment de  pierres  sans  intérêt.  La  main  du  temps  a 
complètement  détruit  cette  souillure. 

C'est  sur  l'Agora  seule  que  le  souvenir  de  saint 
Paul  s'empare  de  l'esprit  du  touriste  moderne. 
Il  lui  semble  y  retrouver  la  boutique  de  ce  couple 
chrétien  que  l'apôtre  a  immortalisé,  Priscilla  et 


170  PAULINA 

Aquila,  qui  ont  eu  pour  lui  tous  les  dévouements, 
«t  qui  Font  aidé  partout  dans  ses  missions,  à  Co- 
rinthe,  à  Ephèse,  et  à  Rome. 

Où  les  avait-il  connus  ?  A  Corinthe,  sans  doute  ; 
mais  ils  n'avaient  pas  été  convertis  par  lui.  Quel 
quartier  de  la  ville  habitaient-ils  ?  On  ne  le  sait  pas. 
■Ce  devait  être  dans  le  voisinage  du  grand  marché 
afin  d'y  exercer  plus  avantageusement  leur  métier 
de  faiseurs  de  tentes.  Et  c'est  pourquoi  on  s'ima- 
gine volontiers  que  leur  boutique  ou\Taitsurle 
long  quadrilatère  bordé  de  colonnes. 

Paul  connaissait  très  bien  leur  métier,  pour  l'a- 
voir appris  dans  sa  jeunesse  à  Tarse.  Il  y  était 
peut-être  plus  habile  qu'eux,  et  il  leur  payait  lar- 
gement par  son  travail  le  logement  et  la  nourriture 
qu'ils  lui  fournissaient. 

Quand  Paul  arriva  à  Corinthe,  il  y  avait  deux 
ans  que  Priscilla  et  Aquila  habitaient  cette  ville. 
Originaires  du  Pont  ils  étaient  allés  vivre  à  Rome, 
€t  ils  y  avaient  exercé  leur  industrie  de  faiseurs  de 
tentes,  dans  le  quartier  juif  (Le  Ghetto  d'aujour- 
d'hui) de  la  grande  ville. 

Mais  en  l'an  51  de  Notre-Seigneur,  sous  l'em- 
pereur Claude,  un  édit  de  proscription  avait  été 
lancé  contre  les  Juifs,  y  compris  ceux  qui  étaient 
chrétiens. 

Pierre  était  alors  retourné  en  Orient,  où  il  pré- 
sida le  Concile  de  Jérusalem.  Priscilla  et  Aquila, 
qui  avaient  été  convertis  par   lui,  s'étaient  réfu- 


PAULINA  171 

giés  à  Corinthe,  et  ce  fut  pour  eux  un  des  évcne- 
ments  les  plus  heureux  de  leur  vie  d'y  rencontrer 
l'apôtre   des   Gentils. 

Ils  s'attachèrent  à  lui,  et  l'apôtre  trouva  en  eux 
non  seulement  des  amis  dévoués  à  sa  personne, 
mais  aussi  des  disciples  pleins  de  zèle  apostolique 
pour  la  foi  nouvelle.  Ils  n'étaient  pas  riches,  et 
pendant  son  séjour  à  Corinthe,  Paul  ne  voulut  pas 
leiu-  être  à  charge;  et  il  travailla  avec  eux  à  fabri- 
quer des  tentes.  Elles  étaient  généralement  en 
peaux  de  chè\Te  ou  de  chameau,  préparées  comme 
le  cuir  et  cousues  ensemble.  Ils  en  faisaient  aussi 
en  toile  de  Cilicie. 

En  se  promenant  sur  l'antique  pavé  de  l'Agora 
on  n'a  donc  pas  à  faire  un  grand  effort  d'imagina- 
tion pour  reconstituer  la  vie  journalière  que  saint 
Paul  y  mena  a^'ec  ses  deux  amis  si  sympathiques 
et  si  dévoués.  On  croit  le  voir  assis  entre  Priscilla 
et  Aquila,  dans  une  de  ces  boutiques  en  plein  air 
qui  bordaient  l'Agora,  taillant  et  cousant  ensem- 
ble des  peaux  de  chè\Te  ou  des  toiles  cihciennes, 
pour  en  faire  des  tentes.  Tout  en  faisant  ce  travail 
grossier,  les  trois  amis  causaient.  Mais  de  quoi 
parlait  le  grand  apôtre  ?  Evidemment  de  son 
œuvre  et  de  sa  mission.  Il  racontait  à  ses  hôtes 
charmants  et  bons  ses  aventures  de  voyage,  les 
persécutions  qu'il  avait  endurées,  ses  emprison- 
nements et  ses  flagellations.  Mais  il  leur  disait 
aussi    ses    joies,   ses    bonheurs  et    ses  triomphes 


172  PAULIN  A 

quand  des  centaines  et  des  milliers  d'âmes  se  lais- 
saient toucher  par  la  grâce,  et  embrassaient  spon- 
tanément la  foi.  Il  interrogeait  ses  hôtes  sur  les 
mœurs  des  Corinthiens,  afin  de  savoir  par  quelles 
voies  il  les  amènerait  à  la  foi  chrétienne. 

Priscilla  aimait  surtout  l'entendre  parler  de  ses 
projets  futurs,  et  de  ses  espérances  de  succès  dans 
l'établissement  du  royaume  de  Jésus-Christ.  "  Je 
veux  parcourir  tous  les  pays  ci\dlisés,  disait  Paul, 
et  y  construire  des  tentes.  Mais  les  tentes  que  je 
veux  construire  dans  le  monde  ce  sont  des  égUses, 
c'est-à-dire  des  sociétés  spirituelles  composées  de 
toutes  les  âmes  adoratrices  de  Jésus-Christ. 

"  Que  suis-je  pom*  accomplir  cette  grande 
œuvre  ?  Vous  le  savez,  je  suis  un  pauvre  homme, 
d'apparence  misérable,  n'ayant  ni  or,  ni  argent, 
ni  pouvoir,  ni  influence.  Et  cependant,  voyez  ce 
que  j'ai  déjà  fait.  Dans  tous  les  pays  où  j'ai  prêché, 
des  milUers  de  païens  sont  devenus  des  disciples  de 
Jésus-Christ.  Bien  d'autres  milliers  se  sont  con- 
vertis à  la  voix  de  Pierre,  de  Jean,  d'Andi'é,  de 
Marc^  de  Thomas,  de  Mathieu,  de  PhiUppe,  de 
Barthélémy.  Ce  n'est  pas  à  moi,  ce  n'est  pas  à 
nous,  sans  doute,  que  ces  succès  sont  dûs.  C'est 
à  Notre-Seigneur  Jésus-Christ. 

"  Toutes  les  puissances  de  ce  monde  sont  li- 
guées contre  Lui,  et,  malgi'é  tout,  les  âmes  viennent 
à  Lui.  Tant  que  j'am^ai  un  souffle  de  vie,  j'irai 
vers  elles,  jusqu'aux  confins  du  monde,  et  je  leur 


PAULIN  A  173 

ferai  entendre  la  parole  du  Christ.  La  plupart  des 
Juifs  ne  veulent  pas  de  Lui  !  Tant  pis  pour  eux. 
Ils  veulent  avant  tout  les  biens  de  la  terre.  Le 
Christ  les  leur  laissera.  L'or  sera  leur  dieu,  et  ils 
périront  avec  lui .  .  .  " 

Bien  souvent  Aquila  et  Priscilla  oubUaient  leur 
travail  et  l'écoutaient  pleins  d'admiration.  Une 
amitié  d'autant  plus  forte  qu'elle  était  plus  sainte 
unit  bientôt  ces  trois  cœurs,  et  ils  se  retrouvèrent 
toujours,  quelques  mois  après  à  Ephèse,  et  plus 
tard  à  Rome,  où  la  mort  seule  les  sépara. 


XXIII 
SAINT  PAUL  PRÉDICATEUR 

En  \isitant  Corinthe,  on  cherche  l'endroit  où 
saint  Paul  a  dû  faire  entendre  son  éloquente  pa- 
role. Sans  doute,  là  comme  ailleurs  il  dût  prêcher 
d'abord  à  la  synagogue  ;  mais  il  n'y  fut  bien  ac- 
cueilli que  par  un  petit  nombre  de  Juifs,  et  dans 
cette  ville  comme  dans  les  autres  il  se  tourna  bien- 
tôt vers  les  Gentils,  et  ce  fut  probablement  sur 
l'Agora  qu'il  leur  adressa  ses  prédications. 

C'est  la  partie  la  mieux  conservée  des  ruines  de 
Corinthe,  et  l'on  y  voit  encore  la  belle  fontaine 
Pirène  et  les  vasques  de  marbre  où  les  Corinthiens 


174  PAULINA 

venaient  faire  leurs  ablutions.  Tout  à  côté,  un 
bloc  de  pierre,  ressemblant  aux  rostres  du  Forum 
romain,  servait  de  tribune  aux  oratem^s  populai- 
res, et  c'est  là,  \Taisemblablement,  que  le  grand 
apôtre  annonçait  la  céleste  nouvelle  que  les  anges 
avaient  apportée  aux  bergers  de  Bethléem  et  qu'il 
était  chargé  de  répandue  dans  le  monde. 

Hélas  !  les  nombreux  discours  qu'il  fit  sur  cette 
place  de  Corinthe,  pendant  les  dix-huit  mois  qu'il 
y  passa,  ne  nous  sont  pas  parvenus  !  Qu'elle  de- 
vait être  entiaînante  son  éloquence  !  Sans  doute, 
elle  n'avait  pas  la  perfection  littéraire  des  discours 
académiques,  et  il  le  reconnaissait  lui-même  dans 
sa  première  épître  aux  Corinthiens  : 

"  Quand  je  suis  venu  chez  vous,  éi3rivait-il,  ce 
n'est  pas  avec  une  supériorité  de  langage  ou  de  sa- 
gesse ;  je  n'avais  nul  besoin  de  savoir  autre  chose 
que  Jésus-Chiist,  et  Jésus-Christ  crucifié.  .  . 

"  Mes  discours  et  ma  prédication  n'avaient  rien 
du  langage  persuasif  de  la  sagesse  humaine  ;  mais 
l'Esprit-Saint  et  la  force  de  Dieu  en  démontraient 
la  vérité .  . . 

"  Ce  n'est  pas  la  sagesse  du  siècle  que  nous  vous 
prêchons  ;  c'est  la  sagesse  de  Dieu,  mystérieuse 
et  cachée .  .  .  des  choses  que  l'œil  n'a  point  vues,  que 
l'oreille  n'a  point  entendues,  et  que  Dieu  nous  a 
révélées  par  son  Esprit ...  Et  nous  n'en  parlons 
pas  avec  des  paroles  qu'enseigne  la  science  hu- 


PAULINA  175 

Mais  cet  acte  d'humilité  même  n'est-il  pas 
supérieur  à  l'éloquence  académique  ? 

On  peut  se  figurer  l'apôtre  des  Nations,  avec  la 
rudesse  de  Jean-Baptiste  et  d'Elie.  Pendant  près 
de  trois  ans  il  avait  vécu  dans  le  désert,  et  là, 
comme  Moïse,  comme  Elle,  comme  Jean-Baptiste, 
il  s'était  formé  à  l'école  de  Dieu  Lui-même. 
C'était  le  Dieu  du  Sinaï  et  de  l'Horeb  qu'il  avait 
entendu,  et  il  y  avait  pris  une  parole  de  feu  confor- 
me à  sa  nature  impétueuse.  C'est  avec  ce  tempé- 
rament qu'il  se  lassait  si  tôt  des  Juifs  et  des  Syna- 
gogues, dans  tous  les  pays  qu'il  évangélisait,  et 
qu'il  se  toui^nait  si  ardemment  vers  les  Gentils, 
C'est  avec  cette  vivacité  d'action  qu'il  rendait 
aveugle  le  magicien  Bar-Jésu  de  Chypre,  en  l'ap- 
pelant "  fils  du  diable  ",  et  qu'il  délivrait  la  Py- 
thonisse  de  Philippes,  et  les  autres  possédés  du 
démon. 

On  représente  généralement  saint  Paul  portant- 
une  épée  :  c'est  le  glaive  de  la  parole.  Et  c'est 
aussi  l'arme  dont  il  use  pour  séparer  de  l'Eglise 
ceux  qui  ont  mérité  l'excommunication.  Nous  en 
trouvons  un  exemple  dans  sa  première  épître  aux 
Corinthiens,  au  sujet  d'un  incestueux  qui  était  un 
objet  de  scandale  pour  les  fidèles.  Il  leur  écrit  : 
"  Il  faut  que  cet  homme  soit  ôté  du  milieu  de  vous. 
Et  vous  ne  devez  avoir  aucune  relation  avec  lui.  " 

Quelques  mois  après,  Paul  est  informé  que  l'in- 
cestueux est  converti,  et  se  conduit  bien.    Alors^ 


176  PAULIN  A 

dans  sa  deuxième  lettre  aux  Corinthiens,  il  leur 
écrit  qu'il  faut  lui  pardonner  et  le  consoler,  "  Je 
vous  coniiu-e,  dit-il,  de  redoubler  de  charité  envers 
lui.  Et  celui  donc  à  qui  vous  pardonnez,  je  lui 
pardonne  aussi  dans  la  personne  de  Jésus-Christ.  " 

On  voit  quelle  charité  succède  à  la  rigueur,  et 
l'éloquence  des  Epîtres  nous  permet  de  juger  de 
celle  des  discours. 

Au  milieu  de  ses  plus  fortes  paroles,  de  ses  ac- 
cents indignés,  de  ses  menaces,  de  ses  véhémences, 
on  sent  les  battements  du  cœm*  de  Paul.  Il  s'in- 
digne parce  qu'il  aime.  Il  lance  l'anathème  parce 
qu'il  a  l'amom'  de  la  justice.  Et  puis,  il  s'émeut,  il 
s'attendrit,  il  pardonne,  et  il  confesse  ses  propres 
faiblesses. 

L'obstacle  l'irrite,  et  il  fait  appel  à  toutes  ses 
forces  pour  le  briser.  Rien  ne  l'arrête,  ni  les  ini- 
quités des  Juifs,  ni  la  puissance  des  autorités  ro- 
maines. Rien  ne  le  fait  douter  de  l'assistance  de 
Jésus  qui  est  plus  forte  que  tout.  Les  lettres  où 
il  est  obUgé  de  flageller  les  judaisants,  et  celles  où 
il  est  forcé  de  faire  son  apologie  sont  souvent  bai- 
gnées de  ses  larmes. 

De  temps  en  temps,  au  cours  de  ses  pénibles  et 
épuisantes  missions,  l'épée  use  le  fourreau.  L'âme 
est  trop  ardente  pour  son  corps  débile.  Il  souffre, 
il  s'affaisse,  il  tombe,  comme  son  maître,  sur  le 
chemin  de  son  calvau-e  ;  mais  il  se  relève  toujours 
plus   énergique,  et  il   poursuit  la   lutte  avec  de 


PAULIN  A  177 

tels  élans  de  foi  (ju'il  a  des  visions,  et  que  Jésus  lui 
montre  le  ciel  ouvert. 

Quand  il  écrit,  ou  plutôt  quand  il  dicte  ses  let- 
tres à  un  secrétaire,  (car  il  n'écrit  presque  jamais 
lui-même),  sa  parole  se  précipite  et  ne  peut  suffire 
à  l'abondance  des  idées.  Il  ne  se  préoccupe  guère 
de  la  forme  ou  de  l'expression,  ni  même  de  l'ordre 
dans  l'enchaînement  de  ses  pensées.  Aussi  est-il 
visible  que  quelques-unes  de  ses  épîtres  sont  des 
improvisations.  Il  méprise  d'ailleurs  la  rhétorique 
parce  qu'il  n'en  a  pas  besoin  pour  être  éloquent. 
Mais  quelle  chaleur,  quelle  force,  quelle  éléva- 
tion, et  même  quelle  verve  dans  cette  éloquence! 
Bossuet  la  compare  "  à  un  grand  fleuve  qui,  cou- 
lant dans  la  plaine,  y  retient  encore  la  force  vio- 
lente et  impétueuse  qu'il  a  acquise  dans  les  mon- 
tagnes où  il  a  pris  sa  source  ". 

Et  cependant,  malgré  l'ardeur  et  la  fougue  de 
ses  discoiu-s,  il  est  prudent,  il  a  du  tact  ;  et  quand 
les  circonstances  l'exigent,  il  est  modéré,  conci- 
Hant,  et  même  habile.  Oui,  il  ne  dédaigne  pas  de 
recourir  aux  habiletés  de  langage  quand  elles  lui 
paraissent  nécessaires,  comme  il  le  fit  devant 
l'Aréopage  d'Athènes,  devant  les  Juifs  de  Jéru- 
salem, et  devant  le  roi  Agrippa,  à  Césarée. 

C'est  un  meneur  d'hommes,  dont  la  personna- 
Hté  s'impose  par  le  génie  transcendant  et  par  l'hu- 
milité. Dans  le  rôle  immense  qu'il  s'attribue,  il 
y  a  de  la  majesté  ;   mais  ce  n'est  pas  la  majesté 

13 


178  PAULIN  A 

d'un  roi,  c'est  celle  d'un  héros,  d'un  conquérant. 
Et  ce  qu'il  prétend  conquérir  ce  n'est  pas  une  ville 
ni  une  province,  c'est  le  monde. 

C'est  aux  nations  qu'il  adresse  ses  épîtres.  Il 
écrit  en  hébreu  aux  Hébreux,  en  latin  aux 
Romains,  en  grec  aux  autres  peuples  d'Orient.  Il 
leur  donne  des  lois,  il  leur  trace  des  règles  de  vie  ; 
il  les  gourmande,  il  les  punit.  Quand  il  est  libre^ 
il  parle  aux  foules,  quand  il  est  captif,  il  écrit  aux 
peuples.  Et  toujours  il  prêche  Jésus-Christ.  Sa 
parole  est  si  puissante  qu'elle  ouvre  les  prisons 
et  brise  les  chaînes. 

On  le  flagelle,  on  le  lapide  ;  mais  il  sort  \dvant  de 
de  son  tumulus  de  pierres,  comme  son  maître  est 
sorti  vivant  de  son  tombeau.  Ni  les  mers  et  leurs 
tempêtes,  ni  les  déserts  et  leurs  dangers,  ni  les  en- 
nemis, ni  les  païens,  ni  les  hérétiques,  ni  les  dé- 
mons, ni  les  possédés,  rien  ni  personne  ne  l'arrête  ; 
mais  ses  courses  à  travers  le  monde  sont  partout 
marquées  des  traces  de  son  sang. 

Pierre  est  le  chef,  le  souverain  de  la  nouvelle 
Eglise,  et  il  en  porte  les  clefs  en  guise  de  sceptre. 
Paul  est  le  générahssime  de  la  nouvelle  puissance 
qui  va  s'emparer  du  monde,  et,  poui*  le  conquérir, 
il  n'a  pas  d'autre  arme  que  le  glaive  de  la  parole. 
Chaque  mouvement  de  ce  glaive  est  un  éclair  qui 
dissipe  les  ténèbres  où  l'humanité  est  plongée. 

Et  s'il  reste  ça  et  là  quelques  obscurités  dans  ses 
admirables  épîtres,  c'est  parce  que  la  langue  hu- 


PAULIN  A  179 

maine  est  impuissante  à  fournir  au  grand  doc- 
teur des  formules  qui  puissent  éclairer  les  profonds 
mystères  de  notre  religion. 

Quelles  richesses  oratoires  nous  y  trouvons 
pourtant,  et  qui  nous  donnent  une  idée  des  mer- 
veilleux discours  que  les  Corinthiens  ont  eu  le  bon- 
heur d'entendre  pendant  les  dix-huit  mois  que 
saint  Paul  a  passés  chez  eux.  Essayons  d'appré- 
cier ce  genre  d'éloquence  en  citant  quelques  pas- 
sages de  ses  deux  épîtres  aux  Corinthiens. 


XXIV 
PREMIÈRE   ÉPITRE   AUX   CORINTHIENS 

Des  troubles  sérieux  s'étaient  produits  dans 
l'Eglise  de  Corinthe  et  menaçaient  d'y  créer  un 
schisme.  Un  nouveau  prédicateur  y  était  venu 
prêcher  Jésus-Christ  après  saint  Paul,  et  il  y  avait 
obtenu  de  grands  succès.    Il  se  nommait  Apollos. 

Originaire  d'Alexandrie,  il  avait  étudié  les  let- 
tres grecques  et  latines  dans  les  célèbres  écoles  de 
cette  ville.  Mais  il  était  aussi  versé  dans  les  Ecri- 
tures et,  quoiqu'il  ne  connût  que  le  baptême  de 
Jean,  il  croyait  à  la  messianité  de  Jésus-Christ, 
et  il  la  prêchait  avec  beaucoup  d'éloquence  et  de 
zèle. 


180  PAULINA 

C'est  à  Ephèse,  en  l'an  54,  qu'il  avait  commencé 
sa  prédication,  peu  après  que  Paul  eût  quitté 
cette  ville  en  route  pour  Jérusalem. 

Priscilla  et  Aquila,  venus  à  Ephèse  avec  Paul,  y 
étaient  restés  et  ils  avaient  reçu  ApoUos  chez  eux. 
Mieux  renseignés  que  lui  sur  la  doctrine  de  Jésus- 
Christ,  ils  avaient  complété  ses  connaissances 
chrétiennes,  et  ils  l'avaient  encouragé  à  continuer 
ses  prédications. 

D'Ephèse,  il  était  venu  à  Corinthe  et  son  élo- 
quence plus  littéraire,  plus  parfaite  au  point  de 
vue  oratoire  que  celle  de  Paul,  lui  avait  amené 
des  disciples,  et  menaçait  de  créer  un  schisme  dans 
l'Eglise  de  Corinthe. 

A  son  retour  de  Jérusalem  à  Ephèse,  Paul,  in- 
formé de  ces  troubles  et  d'autres  désordres  qui 
s'étaient  produits  parmi  ses  chers  Corinthiens, 
leur  écrivit  sa  première  épître,  qui  est  des  plus 
remarquables. 

Dès  le  début,  il  leur  dit  :  "  J'ai  appris  qu'il  y 
a  des  disputes  parmi  vous.  Je  veux  dire  que  cha- 
cun de  vous  parle  ainsi  :  Moi,  je  suis  à  Paul  !  — 
Et  moi  à  Apollos  !  —  Et  moi  à  Céphas  (Pierre)  ! 
—  Et  moi,  au  Christ  ! 

"  Le'  Christ  est-il  donc  divisé  ?  Est-ce  que 
Paul  a  été  crucifié  pour  vous  ?  Est-ce  au  nom  de 
Paul  que  vous  avez  été  baptisés  ?.  .  .  Qu'est-ce 
donc  qu' Apollos  ?  et  qu'est-ce  que  Paul  ?  —  Des 
ministres  de  celui  en  qui  vous  avez  cru . . .  J'ai 


PAULINA  181- 

planté,  Apollos  a  arrosé  ;  mais  Dieu  a  fait  croî- 
tre ;  celui  c^ui  plante  n'est  rien  ni  celui  qui  arrose  ; 
Dieu  qui  fait  croître  est  tout.  .  . 

"  Vous  êtes  le  champ  de  Dieu  et  nous  sommes 
ceux  qui  le  cultivent.  Vous  êtes  l'édifice  de  Dieu 
et  nous  sommes  les  ouvriers.  Chacun  de  nous  re- 
cevra sa  récompense  selon  son  propre  travail. 

"  .  .  .Comme  un  sage  architecte,  j'ai  posé  le 
fondement  selon  la  grâce  de  Dieu  qui  m'a  été  don- 
née et  un  autre  peut  bâtir  dessus  ;  mais  personne 
ne  peut  poser  un  autre  fondement  que  celui  qui 
est  déjà  posé,  savoir  Jésus-Christ...  L'ou\Tage 
de  chacun  sera  jugé  au  jour  du  Seigneur,  et  nous 
saurons  alors  s'il  a  bâti  avec  de  l'or  ou  de  l'ar- 
gent, ou  des  pierres  précieuses,  ou  du  bois,  ou  du 
foin,  ou  du  chaume. 

"  Le  feu  même  éprouvera  ce  qu'est  l'ouvrage 
de  chacun. 

"  Que  personne  ne  mette  sa  gloire  dans  des  hom- 
mes, car  tout  est  à  vous,  et  Paul,  et  Apollos,  et 
Céphas,  et  le  monde,  et  la  vie,  et  la  mort,  et  les 
choses  à  venir.  Tout  est  à  vous,  et  vous  êtes  à 
Jésus-Christ,  et  Jésus-Christ  est  à  Dieu  !  "  Quelle 
grandem-  !  Quelle  sublimité  dans  cette  gradation 
ascensionnelle  des  êtres  et  dans  cette  unification 
de  toutes  choses  en  Dieu  !  L'homme  est  par  son 
âme  l'intermédiaire  entre  la  création  physique 
et  le  monde  des  esprits  ;  il  est  le  médiateur  entre 
la  nature  matérielle  et  l' Homme-Dieu  !  Et  Jésus- 


182  PAULIN  A 

Christ,  à  la  fois  Dieu  et  honune,  est  le  médiateur 
«ntre  F  humanité  et  Dieu  !  Voilà  la  mystérieuse 
et  splendide  économie  du  plan  di\dn  ! 

Et  quel  langage  plein  de  vivacité,  de  chaleur 
■et  de  force  !  Quelle  clarté  dans  le  raisonnement  ! 
Qu'importe  le  nom,  ou  le  renom  du  prédicateur, 
pour\Ti  qu'il  prêche  la  parole  de  Jésus-Christ  ? 
Celui  qui  plante  et  celui  qui  arrose,  celui  qui  pose 
le  fondement  de  l'édifice  et  celui  qui  le  construit 
sont  tout  un,  pour\ai  qu'ils  soient  des  ser\dteurs  du 
Christ  et  des  dispensateurs  des  mystères  de  Dieu  ! 

Le  grand  apôtre  n'est  pas  jaloux  d'ApoUos.  Il 
reconnaît  mêmie  sa  propre  infériorité  comme  ora- 
teur. "  Quand  je  suis  venu  chez- vous,  ce  n'est 
pas  avec  une  supériorité  de  langage  ou  de  sagesse  ; 
je  n'avais  nul  besoin  de  savoir  autre  chose  que 
Jésus-Christ  et  Jésus-Christ  crucifié  !.  .  ." 

O  Paul,  c'est  trop  d'humihté  !  Et  quel  que 
fût  le  talent  oratoire  d'ApoUos,  combien  son  élo- 
quence devait  être  inférieure  à  la  vôtre  ! 

Aussi  ses  discours  ne  lui  ont-ils  pas  surv^écu, 
tandis  que  les  vôtres,  Paul,  ont  fait  l'admiration 
du  monde  et  des  siècles,  et  sont  encore  aujour- 
d'hui la  grande  autorité  dans  l'enseignement  dog- 
matique et  moral  de  l'EgHse   cathoUque. 

Après  avoir  ainsi  revendiqué  l'autorité  de  sa 
prédication,  et  blâmé  lems  di\'isions  personnelles, 
il  dit  aux  Corinthiens  : 

"  Il  y  a  des  impudiques  parmi  vous,  et  même  un 


PAULINA  183 

incestueux  ;  et  vous  vous  enflez  d'orgueil,  au  lieu 
d'être  dans  le  deuil  et  dans  les  larmes  !..  Ne  vous 
y  trompez  point  ;  ni  les  impudiques,  ni  les  ido- 
lâtres, ni  les  adultères,  ni  les  voleurs,  ni  les  avares, 
ni  les  ivrognes,  ni  les  calomniateurs  ne  posséderont 
le  royaume  de  Dieu.  Voilà  pourtant  ce  que  vous 
étiez,  au  moins  quelques-uns  d'entre  vous  ;  mais 
vous  avez  été  lavés,  mais  vous  avez  été  sanctifiés, 
au  nom  du  Seigneur  Jésus-Christ,  et  par  l'esprit  de 
notre  Dieu .  .  .  Ne  savez- vous  donc  pas  que  vos 
corps  sont  des  membres  du  Christ  ?  Prendrai- 
je  donc  les  membres  du  Christ  pour  en  faire  les 
membres  d'une  prostituée  ? .  .  .  Ne  savez-vous  pas 
que  votre  corps  est  le  temple  du  Saint-Esprit,  qui 
est  en  vous,  que  vous  avez  reçu  de  Dieu,  et  que 
vous  n'êtes  plus  à  vous-mêmes  ?  Car  vous  avez 
été  rachetés  à  grand  prix. 

"  Glorifiez  donc  Dieu  dans  votre  corps,  ô  Co- 
rinthiens !  ..." 

Par  une  transition  toute  naturelle,  l'apôtre  ré- 
pond à  des  questions  qui  lui  ont  été  posées  sur  le 
mariage  et  sur  la  virginité  : 

"  Je  voudrais  que  tous  les  hommes  fussent  com- 
me moi  "  —  c'est-à-dire  qu'ils  fussent  capables 
de  vivre  dans  l'état  de  virginité. — "A  ceux  donc 
■qui  ne  sont  pas  mariés,  et  aux  veuves,  je  dis  qu'il 
leur  est  bon  de  rester  comme  moi-même.  Mais  s'ils 
ne  peuvent  se  contenir,  qu'ils  se  marient  ;  car 
il  vaut  mieux  se  marier  que  de  brûler. 


184  PAULIN  A 

"  Quant  aux  personnes  mariées,  j'ordonne  — 
non  pas  moi,  mais  le  Seigneur  —  que  la  femme  ne 
se  sépare  point  de  son  mari.  Si  elle  en  est  séparée, 
qu'elle  reste  sans  se  remarier,  ou  qu'elle  se  récon- 
cilie avec  son  mari  ;  pareillement,  que  le  mari  ne 
répudie  point  sa  femme." 

Ainsi  est  posé  le  précepte  de  l'indissolubilité  du 
mariage. 

"  La  femme,  ajoute-t-il,  est  liée  aussi  longtemps 
que  vit  son  mari.  Si  le  mari  vient  à  moiu-ir,  elle  est 
libre  de  se  remarier  à  qui  elle  voudra  ;  seulement 
que  ce  soit  dans  le  Seigneur.  Elle  est  plus  heureuse 
néanmoins,  si  elle  demeure  comme  elle  est  :  c'est 
mon  avis,  et  je  crois  avoir,  moi  aussi,  l'Esprit  de 
Dieu..." 

Puis,  l'apôtre  revient  à  l'état  de  wginité,  qu'il 
préfère  évidemment,  et  qui  est  à  son  avis,  le  plus 
parfait  :  "  Pour  ce  qui  est  des  vierges,  je  n'ai  pas 
de  commandement  du  Seigneur,  mais  je  donne  un 
conseil,  comme  ayant  reçu  du  Seigneur  la  grâce 
d'être  fidèle."  Il  ne  commande  pas  la  virginité,  mais 
il  la  conseille,  à  condition  toute  fois  qu'on  puisse  y 
être  fidèle. 

A  cet  éloge  de  la  virginité  l'apôtre  ajoute  celui 
de  la  chasteté  dans  le  mariage  ;  et  saiis  négUger 
les  autres  vertus,  il  élève  la  charité  au-dessus  de 
toutes  les  autres.  On  ne  saurait  montrer  avec  plus 
de  force  combien  elle  est  indispensable  au  salut  : 

"  Quand  je  parlerais  les  langues  des  anges  et  des 


PAULIN  A  185 

hommes,  si  je  n'ai  pas  la  charité,  je  suis  un  airain 
qui  résonne  ou  une  cymbale  qui  retentit.  Quand 
j'aurais  le  don  de  prophétie,  que  je  connaîtrais  tous 
les  mystères,  et  que  je  posséderais  toute  science  ; 
quand  j'aurais  même  toute  la  foi,  jusqu'à  transpor- 
ter des  montagnes,  si  je  n'ai  pas  la  charité,  je  ne 
suis  rien.  Quand  je  distribuerais  tous  mes  biens 
pour  la  nouriiture  des  pauvres,  quand  je  livre- 
rais mon  corps  aux  flammes,  si  je  n'ai  pas  la  cha- 
rité, tout  cela  ne  me  sert  de  rien .  .  . 

"  Il  y  a  trois  choses  qui  demeurent  :  la  foi,  l'es- 
pérance, la  charité  ;  mais  la  plus  grande  des  trois, 
c'est  la  charité." 

Quelle  énergie  et  quelle  beauté  dans  ce  langage  ! 

Chez  les  Corinthiens,  comme  à  Jérusalem,  comme 
à  Athènes,  comme  à  Rome,  parmi  les  Juifs 
comme  parmi  les  Gentils  les  plus  civihsés,  la 
grande  controverse  religieuse  de  cette  époque 
avait  pour  sujet  la  résurrection  des  morts. 

Paul  le  savait,  et  pendant  les  dix-huit  mois  qu'il 
avait  passés  à  Corinthe  il  n'avait  pas  manqué  d'en- 
seigner ce  dogme  fondamental  du  christianisme,  la 
résurrection.  Les  Corinthiens  avaient  cru.  Mais, 
après  son  départ,  les  discussions  avaient  recom- 
mencé. 

Il  y  revient  donc  dans  sa  lettre  : 

"  Je  vous  ai  enseigné  avant  tout  que  le  Clu-ist 
est  mort  pour  nos  péchés,  et  qu'il  est  ressuscité  le 
troisième  jour.    Il  est  apparu  à  Céphas    (Pierre), 


186  PAULIN  A 

puis  aux  Douze.  Après  cela,  il  est  apparu  en  une 
seule  fois  à  plus  de  cinq  cents  frères,  dont  la  plu- 
part sont  encore  vivants.  Ensuite,  il  est  apparu  à 
Jacques,  puis  à  tous  les  apôtres.  Après  eux  tous,  il 
m'est  aussi  apparu  à  moi,  comme  à  l'avorton.  Car 
je  suis  le  moindre  des  apôtres,  moi  qui  ne  suis  pas 
digne  d'être  appelé  apôtre  parce  que  j'ai  persécuté 
l'Eglise  de  Dieu ...   Et  voilà  ce  que  vous  avez  cru. 

"Or  si  le  Christ  est  ressuscité,  comment  quel- 
ques-uns d'entre  vous  peuvent-ils  dire  mainte- 
nant qu'il  n'y  a  point  de  résurrection  des  morts  ? 
S'il  n'y  a  point  de  résurrection  des  morts,  le  Christ 
non  plus  n'est  pas  ressuscité.  Et  si  le  Christ  n'est 
pas  ressuscité,  notre  prédication  est  vaine,  et  votre 
foi  est  vaine.  .  .  " 

Et  alors  l'apôtre  réaffirme  sous  toutes  les  for- 
mes que  le  Christ  est  vraiment  ressuscité,  que  tous 
ceux  qui  l'affirment  et  qui  l'ont  vu  ne  sont  pas  de 
faux  témoins  ;  que  nous  mourons  tous  dans  Adam 
et  que  nous  ressuscitons  dans  le  Christ.  .  .  et 
l'apôtre  conclut  : 

"  Mais,  dira  quelqu'un,  comment  les  morts 
ressuscitent-ils  ?  Avec  quel  corps  reviennent- 
ils  ?  Insensé  !  ce  que  tu  sèmes  ne  reprend  pas 
vie,  s'il  ne  meiu-t  auparavant.  Et  ce  que  tu  sèmes 
ce  n'est  pas  le  corps  qui  sera  un  jour.  C'est  un 
grain,  une  semence  ;  mais  Dieu  lui  donnera  un 
corps  comme  il  l'a  voulu,  et  à  chaque  semence 
il  donne  le  corps  qui  lui  est  propre ... 


PAULINA  187 

"  Semé  dans  la  corruption,  le  corps  ressuscite 
incorruptible  ;  semé  dans  l'ignominie,  il  ressuscite 
glorieux  ;  semé  dans  la  faiblesse,  il  ressuscite 
plein  de  force  ;  semé  corps  animal,  il  ressuscite 
corps  spirituel.  .  . 

"  Le  premier  homme  (Adam)  tiré  de  la  terre 
est  terrestre  ;  le  second,  (Jésus-Christ)  qui  vient 
du  ciel  est  céleste ...  Et  de  même  que  nous  avons 
porté  l'image  du  terrestre,  nous  porterons  aussi 
l'image  du  céleste.  Ce  que  j'affirme,  frères,  c'est 
que  ni  la  chair  ni  le  sang  ne  peuvent  hériter  le 
royaume  de  Dieu ...  Il  faut  que  ce  corps  corrup- 
tible revête  l'incorruptibifité,  et  que  ce  corps 
mortel  revête  l'immortafité.  .  .  " 

Quelle  lumière  cet  admirable  enseignement  de 
saint  Paul  répand  sur  le  mystère  de  la  mort  et  de 
la  résurrection  ! 


188  PAULINA 

XXV 

SECONDE  EPITRE  AUX  CORINTHIENS 

C'est  vers  le  temps  de  Pâques  de  Tan  57  que 
Paul  avait  envoyé  sa  première  épître  aux  Corin- 
thiens, et  il  fut  longtemps  sans  en  avoir  de  nou- 
velles —  ce  qui  lui  causa  bien  des  inquiétudes. 

Avait-il  été  trop  sévère  ?  Les  avait-il  trop 
blâmés,  ses  chers  Corinthiens  qu'il  aimait  pourtant 
de  tout  son  cœur  ?  Et  s'ils  allaient  se  révolter 
contre  son  autorité,  quelle  ne  serait  pas  sa  douleur  ! 

Quelques  mois  s'étaient  écoulés,  et  il  avait  dû 
quitter  Ephèse,  toujours  sans  nouvelles  de  Corin- 
the.  Il  y  avait  envoyé  Tite  ;  mais  Tite  n'avait 
pas  écrit,  et  il  ne  revenait  pas. 

Pendant  ce  temps-là,  les  fidèles  de  la  "Macédoine 
ne  consolaient  guère  l'âme  sensible  de  l'apôtre. 
Les  uns  restaient  trop  attachés  aux  choses  de  la 
terre  ;  les  autres  se  laissaient  égarer  par  les  judaï- 
sants  et  persistaient  dans  les  pratiques  de  la  Loi 
mosaïque. 

Par  bonheur,  il  y  avait  retrouvé  Luc  et  Timothée, 
qui  étaient  satisfaits  des  progrès  que  faisait  la  foi 
chrétienne  et  qui  se  mirent  à  son  ser\'ice. 

Enfin  Tite  arriva,  et  lui  apporta  les  meilleures 
nouvelles  de  Corinthe.  Sa  lettre  avait  produit  les 
résultats  qu'il  en  attendait.    Les  divisions  avaient 


PAULIN  A  189 

cessé,  et  le  p^i-and  chagrin  des  Corinthiens  était  de 
l'avoir  affligé.  Le  malheureux  incestueux  s'était 
converti,  et  les  fidèles  en  général  donnaient  de 
meilleures  exemples  au  point  de  vue  des  mœurs. 
Les  temples  de  Vénus  étaient  de  plus  en  plus  aban- 
donnés. Tout  cela  réjouit  le  cœur  de  Paul.  Mais 
sa  joie  ne  fut  pas  sans  mélange. 

Tite  lui  avoua  qu'il  avait  à  Corinthe  des  enneniis 
qui  ne  désarmaient  pas,  et  qui  rejetaient  avant 
tout  l'autorité  de  son  apostolat.  "  De  quel  droit, 
disaient-ils,  Paul  réclamait-il  le  titre  d'apôtre  ? 
Il  n'avait  jamais  connu  Jésus  pendant  sa  vie  mor- 
telle, et  par  conséquent  il  n'avait  pu  recevoir  de 
lui  la  mission  de  prêcher  l'Evangile.  Il  ne  l'avait 
pas  reçue  non  plus  de  Pierre,  qu'il  avait  même 
combattu  à  Antioche.  Quant  aux  autres  apôtres, 
ils  le  comiaissaient  à  peine.  .  ." 

Cette  critique  ne  manquait  pas  d'habileté,  et 
elle  obhgeait  Paul  à  raconter  lui-même  les  faveurs 
extraordinaires  dont  il  avait  été  l'objet  de  la  part 
de  Jésus-Christ.  Naturellement  il  lui  répugnait  de 
se  rendre  témoignage  à  lui-même.  Paul  n'était 
pas  seulement  un  grand  saint.  Il  était  aussi  un 
grand  homme,  et  il  avait  la  fierté  de  sa  vii-iUté, 
avec  la  modestie  de  ses  mérites. 

Cette  critique,  les  Juifs  la  colportaient  partout  où 
sa  prédication  convertissait  les  foules,  et  rien  ne  le 
mortifiait  davantage.  Il  en  souffrait  vivement  au 
fond  de  son  cœur,  et  il  se  sentait  humiUé  d'être 


190  PAULIN  A 

forcé  de  se  glorifier  lui-même.  Il  le  fallait  cepen- 
dant, dans  l'intérêt  de  sa  mission  et  pour  le  succès 
de  la  vérité.  "  C'est  vrai,  était-il  contraint  de  dire, 
je  n'ai  pas  connu  Jésus  de  Nazareth  durant  sa  vie 
mortelle,  mais  j'affirme  qu'il  est  descendu  du  ciel  à 
Damas,  où  je  le  combattais  avec  fureur,  qu'il  m'a 
terrassé  alors  et  vaincu  et  complètement  changé. 
J'affirme  qu'il  m'a  parlé  et  enseigné,  qu'il  a  fait  de 
moi  son  apôtre,  de  moi  qui  étais  son  ennemi,  et  qu'il 
m'a  lui-même  donné  la  mission  de  prêcher  aux 
Gentils  l'Evangile  qu'il  m'a  lui-même  enseigné. 
Tout  cela  est  miraculeux,  et  j'en  suis  le  seul  témoin; 
mais  je  déclare  que  je  dis  la  vérité.  Et  si  vous  n'en 
croyez  pas  ma  parole,  croyez-en  mes  œuvres." 

"  C'est  vrai,  était-il  obHgé  de  dire  encore,  j'ai 
blâmé  Pierre  à  Antioche,  et  j'avais  raison.  Sans 
doute,  il  ne  soutenait  pas  la  doctrine  des  judaïsants, 
mais  il  agissait  comme  eux,  et  il  avait  tort." 

Mais  quand  il  parlait  ainsi,  ses  ennemis  le  trai- 
taient d'imposteur  et  d'orgueilleux. 

Lorsque  Tite  lui  eut  appris  que  ces  attaques 
persistaient  à  Corinthe,  dans  cette  ville  même  ou 
sa  prédication  avait  été  si  fructueuse,  Paul  fut  d'a- 
bord accablé  de  douleur.  Il  regretta  le  temps  de  sa 
soHtude  au  désert  et  il  fut  tenté  de  se  coucher  par 
terre  comme  Ehe  et  de  dire  :  "  C'est  assez,  mon 
Dieu,  prends  mon  âme,  puisque  je  ne  suis  pas  meil- 
leur que  mes  pères  "  ;  mais  cette  désespérance 
ne  dura  pas,  et  reprenant  courage  il  dicta  à  Timo- 


PAULINA  191 

thée  sa  seconde  épître  aux  Corinthiens,  qui  est  un 
chef-d'œuvre  à  tous  les  points  de  vue,  sui'tout 
comme  apologie  personnelle. 

L'apôtre  l'adresse  "  à  l'Eglise  de  Dieu  qui  est  à 
Corinthe  et  à  tous  les  saints  qui  sont  dans  toute 
l'Achaïe  "  —  ce  qui  prouve  que  dès  lors  l'Evangile 
n'avait  pas  été  prêché  seulement  à  Corinthe  mais 
dans  toute  l'Achaïe,  à  Mycènes  peut-être,  à  Argos, 
à  Sparte,  à  Olympie,  et  jusqu'à  Fatras.  Selon  la 
tradition,  ce  fut  André  apôtre,  frère  de  Pierre,  qui 
évangélisa  Fatras. 

Fuis  il  bénit  Dieu  qui  le  console  dans  ses  tribu- 
lations afin  qu'il  puisse  consoler  les  autres  dans 
leurs  afflictions.  Mais  que  l'épreuve  a  été  terrible  ! 
"  Nous  avons  été  accablés,  dit-il,  au  delà  de  nos 
forces,  à  tel  point  que  nous  désespérions  même 
de  la  vie.  Nous  avions  en  nous-mêmes  l'aiTêt  de 
notre  mort,  mais  nous  avons  mis  notre  confiance- 
en  Dieu  qui  ressuscite  les  morts,  et  il  nous  a  rendu 
la  vie." 

Il  se  réjouit  des  heureux  fruits  que  sa  première^ 
lettre  a  produits.  Il  recommande  la  charité  et  le- 
pardon  envers  le  malheureux  pécheur  pubUc  qu'il 
avait  condamné,  et  qui  a  repris  sa  place  dans- 
TEglise  des  fidèles.  Ces  résultats  justifient  son 
ministère,  mais  c'est  à  Dieu  qu'il  en  rend  grâces. 

"  Avons-nous  besoin,  comme  certains  gens  de' 
lettres,  de  recommandations  auprès  de  vous,  ou  de 
votre   part  ?    C'est   vous-mêmes   qui  êtes   notre 


192  PAULIN  A 

lettre,  écrite  dans  nos  cœurs,  connue  et  lue  de  tous 
les  hommes.  Oui,  manifestement,  vous  êtes  une 
lettre  du  Christ,  écrite  par  notre  ministère,  non 
avec  de  l'encre,  mais  par  l'Esprit  du  Dieu  vivant, 
non  sur  des  tables  de  pierre,  mais  sur  des  tables  de 
chah',  sur  vos  cœurs." 

Il  loue  alors,  et  il  énumère  les  mérites  du  minis- 
tère apostolique. 

"  Nous  nous  rendons  recommandables  en  toutes 
choses,  comme  des  ministres  de  Dieu,  par  une  gran- 
de constance  dans  les  tribulations,  dans  les  né- 
cessités, dans  les  détresses,  sous  les  coups,  dans  les 
prisons,  au  travers  des  émeutes,  dans  les  travaux, 
les  veilles,  les  jeûnes  ;  par  la  pureté,  par  la  scien- 
ce, par  la  bonté,  par  l' Esprit-Saint,  par  une  charité 
sincère,  par  la  parole  de  vérité,  par  la  puissance  de 
Dieu,  par  les  armes  offensives  et  défensives  de  la 
justice  ;  parmi  l'honneur  et  l'ignominie,  parmi  la 
mauvaise  et  la  bonne  réputation  ;  traités  d'im- 
posteurs et  pourtant  véridiques  ;  d'inconnus  et 
pourtant  bien  connus  ;  regardés  comme  mourants, 
et  pourtant  toujours  \ivants.  . . 

"  O  Corinthiens,  notre  cœur  s'est  élargi  pour 
vous,  mais  les  vôtres  se  sont  rétrécis.  Rendez-nous 
la  pareille  :  élargissez  vos  cœurs.  Ne  vous  atta- 
chez pas  à  un  même  joug  avec  les  infidèles.  Il  n'y  a 
pas  d'accord  possible  entre  le  Christ  et  Bélial.  Ne 
touchez  pas  à  ce  qui  est  impur,  nous  sommes  les 
temples  du  Dieu  vivant.  . ." 


PAULIN  A  193 

Dans  la  deuxième  partie  de  sa  lettre,  l'apôtre 
invite  les  Corinthiens  à  prendre  part  à  une  collecte 
qu'il  fait  pour  les  chrétiens  de  Jérusalem,  réduits 
à  une  grande  pauvreté,  et  il  leur  dit  :  "  Celui  qui 
sème  peu  moissonnera  peu,  et  celui  qui  sème  abon- 
damment moissonnera  abondamment .  .  .  Pour 
vous  Jésus-Christ  s'est  fait  pauvre  de  riche  qu'il 
était,  afin  de  vous  faire  riches  par  sa  pauvreté.  .  . 
Dieu  aime  celui  qui  donne  avec  joie.  .  ." 

La  troisième  partie  de  l'épître  contient  l'apologie 
personnelle  de  son  auteur.  Elle  est  admirable, 
pleine  d'esprit  et  de  verve,  comme  l'œuvre  d'un 
puissant  polémiste. 

Il  commence  par  se  moquer  des  faux  apôtres 
qui  se  recommandent  eux-mêmes.  Se  glorifier 
soi-même  c'est  de  la  folie.  "  Mais  puisque  vous, 
qui  êtes  sensés,  vous  supportez  volontiers  ces 
insensés,  veuillez  donc  supporter  de  ma  part 
aussi  un  peu  de  folie .  .  . 

"  De  quoi  que  ce  soit  qu'ils  osent  se  vanter,  moi 
aussi  je  vais  l'oser  en  parlant,  non  plus  selon  le 
Seigneur,  mais  comme  un  insensé.  Sont-ils  Hé- 
breux ?  Moi  aussi  je  le  suis.  Sont-ils  Israélites  ? 
Moi  aussi.  Sont-ils  de  la  postérité  d'Abraham  ? 
Moi  aussi.  Sont-ils  ministres  du  Christ?  Ah!  je 
vais  parler  en  homme  hors  de  sens  :  —  Je  le  suis 
plus  qu'eux  :  bien  plus  qu'eux  par  les  travaux, 
bien  plus  par  les  coups,  infiniment  plus  par  les 
emprisonnements  ;   souvent  j'ai   vu   la  mort   de 

14 


194  PAULINA 

près  ;  cinq  fois  j'ai  reçu  des  Juifs  quarante  coups 
de  fouet  moins  un  ;  trois  fois  j'ai  été  battu  de  ver- 
ges ;  une  fois  j'ai  été  lapidé  ;  trois  fois  j'ai  fait 
naufrage  ;  j'ai  passé  un  jour  et  une  nuit  dans- 
l'abîme. 

"  Et  mes  voyages  sans  nombre,  les  périls  sur  les 
fleuves,  les  périls  de  la  part  des  brigands,  les  périls 
de  la  part  de  ceux  de  ma  nation,  les  périls  de  la  part 
des  Gentils,  les  périls  dans  les  \dlles,  les  périls  dans 
les  déserts,  les  périls  sur  la  mer  ;  les  périls  de  la 
part  des  faux  frères,  les  labeurs  et  les  peines,  le& 
nombreuses  veilles,  la  faim,  la  soif,  les  jeûnes  mul- 
tipliés, le  froid,  la  nudité. 

"  Et  sans  parler  de  tant  d'autres  choses,  rappe- 
lerai-je  mes  soucis  de  chaque  jour,  la  solUcitude  de 
toutes  les  Eghses?  Qui  est  faible  que  je  ne  sois 
faible  aussi  ?  Qui  \dent  à  tomber  sans  qu'un  feu  me 
dévore  ? .  . . 

"  Faut-il  se  glorifier  encore  ?  J'en  viendrai  à 
des  visions  et  à  des  révélations  du  Seigneur.  Je 
connais  un  homme  dans  le  Christ  qui,  il  y  a  qua- 
torze ans,  fut  ravi  jusqu'au  troisième  ciel.  Si  ce 
fut  dans  son  corps,  je  ne  sais  ;  si  ce  fut  hors  de  son 
corps,  je  ne  sais  :  Dieu  le  sait.  Mais  je  sais  que 
cet  homme  fut  enlevé  dans  le  paradis,  et  qu'il 
a  entendu  des  paroles  ineffables  qu'il  n'est  pas 
permis  à  un  homme  de  révéler. 

"  C'est  pour  cet  homme-là  que  je  me  glorifierai  ; 
mais  pour  ce  qui  est  de  ma  personne,  je  ne  me  ferai 


PAULIN  A  195 

gloire  que  de  mes  faiblesses.  Certes,  si  je  voulais 
me  glorifier,  je  ne  serais  pas  un  insensé,  car  je  di- 
rais la  vérité  ;  mais  je  m'en  abstiens  afin  que  per- 
sonne ne  se  fasse  de  moi  une  idée  supérieure  à  ce 
qu'il  voit  en  moi,  ou  à  ce  qu'il  entend  de  moi.  Et 
de  crainte  que  l'excellence  de  ces  révélations  ne 
vînt  à  m'enfler  d'orgueil,  il  m'a  été  mis  une  écharde 
dans  ma  chair,  un  ange  de  Satan  pour  me  souf- 
fleter (afin  que  je  ne  m'enorgueillisse  point).  A 
son  sujet,  trois  fois  j'ai  prié  le  Seigneur  de  l'écarter 
de  moi,  et  il  m'a  dit  :  "  Ma  grâce  te  suffit,  car 
c'est  dans  la  faiblesse  que  ma  puissance  se  montre 
tout  entière." 

"  Je  préfère  donc  bien  volontiers  me  glorifier 
de  mes  faiblesses,  afin  que  la  puissance  duChiist 
habite  en  moi.  C'est  pourquoi  je  me  plais  dans  les 
faiblesses,  dans  les  opprobres,  dans  les  nécessités, 
dans  les  persécutions,  dans  les  détresses  pour  le 
Christ  ;  car  lorsque  je  suis  faible  c'est  alors  que 
je  suis  fort. 

"  Je  viens  de  faire  l'insensé  ;  vous  m'y  avez 
contraint.  C'était  à  vous  de  me  recommander  ; 
car  je  n'ai  été  inférieur  en  rien  à  ceux  qui  sont  les 
apôtres,  quoique  je  ne  sois  rien.  Les  preuves  de 
mon  apostolat  ont  paru  au  milieu  de  vous  par  une 
patience  à  toute  épreuve,  par  des  signes,  des  pro- 
diges et  des  miracles.  . . 

"  Pour  la  troisième  fois  je  vais  aller  chez  vous. 
Ma  crainte,  c'est  qu'à  mon  arrivée  je  ne  vous  trouve 


196  PAULIN  A 

pas  tels  que  je  voudrais,  et  que  par  suite  vous  ne 
me  trouviez  tel  que  vous  ne  voudriez  pas.  Je  crains 
de  trouver  parmi  vous  des  querelles,  des  rivalités, 
des  contestations,  des  troubles.  Je  crains  d'avoir 
à  pleurer  sur  les  impuretés  et  les  fornications  de 
plusieurs.  .  .  Je  vous  écris  ces  choses  pendant 
que  je  suis  loin,  afin  de  n'avoir  pas  à  user  de 
sévérité  quand  je  serai  près  de  vous.  .  ." 

C'est  en  lisant  ces  lettres  que  l'on  peut  juger  de 
la  puissance  de  l'orateur  et  des  merveilleux  dis- 
cours que  les  Corinthiens  et  les  Galates  et  les 
Romains  et  les  Ephésiens  et  les  Hébreux  ont  dû 
entendre. 

Hélas  !  les  \Tais  discours  ont  été  perdus  ; 
mais  par  bonheur,  nous  en  retrouvons  l'enseigne- 
ment, et  même  souvent  la  forme  oratoire  dans 
plusieurs  de 'ses  épîtres. 


PAULIN  A  197 

XXVI 

GALATES  INSENSÉS  ! 

Réunies  ensemble,^les  épîtres  du  grand  apôtre 
forment  en  quelque  sorte  un  cinquième  évangile. 

Mais  elles  ne  sont  pas,  comme  l'œuvre  des  qua- 
tre évangélistes,  un  récit  historique.  Elles  sont 
plutôt  un  enseignement  doctrinal,  une  démonstra- 
tion de  la  religion  de  Jésus-Christ,  une  défense 
contre  les  attaques  de  ses  ennemis. 

Plusieurs  sont  des  œuvres  d'apologétique  et 
même  de  polémique  contre  les  premiers  héréti- 
ques, qu'on  appelait  les   judaïsants. 

De  ce  genre  sont  les  épîtres  aux  Corinthiens  et 
aux  Galates.'  C'est  cette  dernière  qu'il  nous  faut 
maintenant  jeproduire. 

Comme  à-^Corinthe,  des  dissensions  reUgieuses 
avaient  surgi  dans  les  EgUses  de  la  Galatie.  Elles 
se  laissaient^ entraîner  hors  des  sentiers  de  la  vérité 
par  divers^docteursi judaïsants  qui  venaient  de 
Jérusalem. 

Paul  a|^rencontré  partout  ces  fauteurs  de  dis- 
corde qui  prétendaient  seuls  prêcher  la  \Taie 
doctrine  et  qui  en  vérité  ne  faisaient  que  mêler 
l'ivraie  au  bon  grain. 

Leur  doctrine  fondamentale  était  que  les  prati- 


198  PAULIN  A 

ques  mosaïques  et  surtout  la  circoncision  étaient 
encore  nécessaires  à  la  sanctification.  La  justifica- 
tion par  la  seule  foi  en  Jésus-Christ  que  Paul 
prêchait  était  en  conséquence  une  hérésie,  d'après 
eux. 

D'ailleurs,  disaient-ils,  Paul  n'avait  pas  l'au- 
torité apostolique.  Sa  mission  n'avait  pas  une 
origine  réguhère.  Son  ministère  ne  lui  venait 
pas  des  chefs  de  l'Eglise  instituée,  ni  de  Jésus- 
Christ,  qu'il  n'avait  pas  connu  pendant  sa  vie 
mortelle,  et  dont  il  avait  même  persécuté  les 
disciples. 

Les  Galates  descendaient  des  Gaulois,  et  ils 
étaient  légers  et  instables  comme  leurs  ancêtres.  Il 
n'y  avait  pas  longtemps  que  Paul  leur  avait  en- 
seigné la  vérité,  et  c'était  tout  récemment  qu'ils 
lui  avaient  témoigné  leur  confiance  et  leur  atta- 
chement. Et  voilà  qu'ils  s'étaient  laissés  séduire 
par  les  faux  docteurs,  et  qu'ils  doutaient  de  la  mis- 
sion du  grand  apôtre  et  de  la  vérité  de  son  ensei- 
gnement. 

Quelle  douleur  pour  saint  Paul  !  Il  en  a  l'âme 
bouleversée,  et  sa  première  parole  sera  l'affirmation 
énergique  de  son  autorité  et  de  sa  dignité. 

Ah  !  l'on  met  en  doute  sa  qualité  d'apôtre  ? 
Mais  qui  donc  est  plus  apôtre  que  lui  ?  Qui  donc 
a  reçu  de  plus  haut  le  ministère  apostohque  ?  Je 
me  le  représente  dans  une  attitude  pleine  de  ma- 
jesté, et  sous  l'empire  d'une  forte  émotion,  quand 


PAULIN  A  199 

il  adresse  à  ses  ouailles  infidèles  cette  noble  et 
fière  salutation  : 

"  Paul,  apôtre,  non  de  la  part  des  hommes,  ni 
par  un  honune,  mais  par  Jésus-Christ  et  Dieu  le 
Père,  aux  Eglises  de  Galatie,  que  la  paix  et  la 
grâce  vous  soient  données  !  " 

0  Galates,  semble-t-il  leur  dire  ne  me  reconnais- 
sez-vous pas  ?  C'est  moi,  Paul,  l'apôtre  qui  vous  a 
évangélisés  avec  tant  d'affection.  Je  vous  l'ai  dit 
alors,  ce  ne  sont  pas  des  hommes  qui  m'ont  envoyé 
vers  vous,  et  ce  n'est  pas  un  homme  qui  m'a  fait 
apôtre.  C'est  Jésus-Christ  et  Dieu  le  Père  qui 
m'ont  donné  la  consécration  apostolique,  et  c'est 
par  eux  que  la  paix  et  la  grâce  vous  seront 
données. 

Quel  prologue  ?  Et  dans  quelles  hauteurs  le 
subhme  apôtre  emporte  ses  ouailles  avant  de  leur 
reprocher  leur  inqualifiable   erreur  ? 

Et,  sans  plus  tarder,  il  leur  dit  :  "Je  m'étonne 
que  vous  vous  détourniez  si  vite  de  celui  qui  vous 
a  appelés  à  la  grâce  du  Christ,  pour  passer  à  un  autre 
Evangile  ;  non  qu'il  y  ait  un  autre  Evangile,  non, 
il  n'y  en  a  pas  d'autre  ;  et  si  un  ange  venu  du  ciel 
vous  annonce  un  autre  Evangile,  qu'il  soit  ana- 
thème  ! 

"  Je  vous  l'ai  dit  précédemment,  et  je  vous  le 
déclare  de  nouveau,  l'Evangile  que  je  vous  ai  prêché 
n'est  pas  de  l'homme,  car  ce  n'est  pas  d'un  homme, 
mais  de  Jésus-Christ  lui-même  que  je  l'ai  appris . . . 


200  PAULINA 

Dans  ce  que  je  vous  écris,  j'atteste  devant  Dieu 
que  je.  ne  mens  point." 

Quelle  énergie  dans  l'affirmation  !  Et  quelle 
vivacité  dans  l'expression  ! 

On  prétend  qu'il  n'a  pas  reçu  son  autorité  des 
chefs,  de  ceux  que  l'on  considère  comme  des  colon- 
nes de  l'Eglise.  Ecoutez  sa  réponse  pleine  de  vie  et 
de  mouvement.  Après  avoir  raconté  ses  voyages 
à  Jérusalem  et  ses  entre\aies  avec  les  chefs, 
il  ajoute  : 

"  Quant  à  ceux  qu'on  tient  en  si  haute  estime 
—  ce  qu'ils  ont  été  autrefois  ne  m'importe  pas  : 
Dieu  ne  fait  point  acception  des  personnes  —  ces 
hommes  si  considérés  n'ont  rien  ajouté  à  ma  doc- 
trine. Au  contraire,  voyant  que  l'Evangile  m'a- 
vait été  confié  pour  les  incirconcis,  comme  à  Pierre 
pour  les  circoncis,  —  car  celui  qui  a  fait  de  Pierre 
l'apôtre  des  circoncis  a  aussi  fait  de  moi  l'apôtre 
des  Gentils  —  et  ayant  reconnu  la  grâce  qui  m'a- 
vait été  accordée,  Jacques,  Céphas  et  Jean,  qui 
sont  regardés  comme  des  colonnes,  nous  donnèrent 
la  main,  à  Barnabe  et  à  moi,  en  signe  de  com- 
munion, pour  aller,  nous  aux  païens,  eux  aux 
circoncis.  .  . 

"  Mais  lorsque  Céphas  vint  à  Antioche,  je  lui 
résistai  en  face,  parce  qu'il  était  digne  de  blâme. 
En  efïet,  avant  l'arrivée  de  certains  personnages 
qui  venaient  d'auprès  de  Jacques  il  mangeait  avec 
les  païens,  mais  quand  ils  furent  venus,  il  s'esquiva 


PAULIN  A  201 

et  se  tint  à  l'écart,  par  crainte  des  circoncis.  Avec 
lui,  les  autres  Juifs  usèrent  aussi  de  dissimulations, 
en  sorte  que  Barnabe  lui-même  s'y  laissa  entraîner. 
Voyant  qu'ils  ne  marchaient  pas  dans  la  voie  droite 
de  la  vérité  de  l'Evangile,  je  dis  à  Céphas  en  pré- 
sence de  tous  :  Si  toi,  qui  es  juif,  tu  vis  à  la  ma- 
nière des  Gentils  et  non  à  la  manière  des  Juifs, 
comment  peux-tu  forcer  les  Gentils  à  judaïser  ?  " 

Il  va  sans  dire  que  Paul  ne  reproche  pas  à  Pierre 
d'avoir  erré  dans  la  doctrine.  Ils  sont  d'accord  sur 
les  principes,  et  tous  les  deux  savent  que  l'homme 
est  justifié  par  la  foi  en  Jésus-Christ  et  non  par  les 
œuvres  de  la  Loi  (mosaïque).  Ce  qu'il  reproche  à 
Pierre  c'est  d'observer,  en  présence  et  par  crainte 
des  Juifs,  certaines  pratiques  des  judaïsants.  Ni 
Pierre,  ni  les  autres  apôtres,  n'ont  résisté  à  Paul 
à  ce  sujet.  C'est  une  faute  de  conduite,  qui  fait 
très  bien  comprendre  que  le  chef  de  l'Eglise  n'est 
pas  impeccable,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'être  in- 
faillible. 

Tantôt  Paul  s'indigne,  et  il  s'écrie  : 
"  O  Galates  insensés  !  Qui  donc  a  pu  vous  fas- 
ciner pour  ne  pas  obéir  à  la  vérité,  vous  aux  yeux 
de  qui  j'ai  tant  de  fois  évoqué  pour  l'imprimer  en 
vous  Jésus-Christ  crucifié  ? .  .  .  Est-ce  par  les  œu- 
vres de  la  Loi  que  vous  avez  reçu  l'Esprit  ou  par  la 
prédication  de  la  Foi  ?  Avez-vous  si  peu  de  sens 
qu'après  avoir  commencé  par  l'esprit  vous  finissiez 
par  la  chair?  "... 


202  PAULINA 

Et  pour  leur  faire  bien  comprendre  ce  qu'ils  sont 
devenus  par  la  Foi,  il  leur  montre  toute  la  subli- 
mité de  leur  nouvelle  condition  dans  ce  magnifique 
langage  : 

"  La  loi  a  été  notre  pédagogue  pour  nous  con- 
duire au  Christ,  afin  que  nous  fussions  justifiés 
par  la  Foi.  Mais  la  Foi  étant  venue  nous  ne  som- 
mes plus  sous  un  pédagogue.  Vous  êtes  tous  fils  de 
Dieu  par  la  foi  en  Jésus-Christ.  Par  le  baptême 
TOUS  avez  revêtu  le  Christ.  Il  n'y  a  plus  ni  juif  ni 
grec  ;  il  n'y  a  plus  ni  esclave  ni  homme  libre.  . . 
Tous  vous  êtes  au  Christ.  .  ." 

Tantôt,  Paul  s'émeut  au  souvenir  de  l'affection 
que  ses  chers  Galates  lui  ont  témoignée.  Il  était 
allé  chez  eux  malade,  soumis  à  diverses  infirmités, 
souffrant  d'une  ophtalmie  qui  le  rendait  presque 
aveugle  et  il  n'oubUait  pas  les  bontés  qu'ils  avaient 
eues  pour  lui  : 

"  Vous  ne  m'avez  témoigné  ni  mépris,  ni  ré- 
pulsions ;  vous  m'avez  reçu  comme  un  ange  de 
Dieu,  comme  Jésus-Christ.  Que  sont  devenus 
ces  sentiments  ?  Car  je  vous  rends  témoignage 
que,  si  cela  eût  été  possible,  vous  vous  seriez  arra- 
chés les  yeux  pour  me  les  donner .  .  .  Mes  petits 
enfants,  pour  qui  j'éprouve  de  nouveau  les  dou- 
leurs de  l'enfantement,  jusqu'à  ce  que  le  Christ 
soit  formé  en  vous,  combien  je  voudrais  être  au- 
près de  vous  à  cette  heure  ! .  .  .  " 

Sans  doute,  les  Galates  ne  restèrent  pas  insensi- 


PAULINA  203 

bles  à  ces  paroles  si  tendres  de  l'apôtre.  Mais  la 
question  en  litige  entre  Paul  et  les  judaïsants  con- 
tinua d'être  agitée,  surtout  à  Jérusalem  et  à  An- 
tioche. 

Elle  fut  bientôt  résolue  par  le  Concile  de  Jéru- 
salem auquel  Paul  reçut  l'accueil  le  plus  fraternel, 
€t  entendit  Pierre  approuver  son  enseignement. 


XXVII 
L'ORACLE  DE  DELPHES 

Paul  était  encore  à  Corinthe  lorsque  le  proconsul 
de  Chypre  y  arriva  avec  sa  femme  et  sa  fille. 
Ce  fut  pour  lui  une  grande  joie  de  les  revoir.  Mais 
Chryséis  eut  la  douleur  d'apprendre  en  y  arri- 
vant que  son  père  était  mort  depuis  quelques 
jours.  Elle  prit  un  grand  deuil,  avec  sa  fille,  et 
vécut  pendant  plusieurs  mois  dans  l'isolement. 
La  vue  du  pays  natal  lui  apportait  cependant 
des  consolations. 

Ce  deuil  fut  en  même  temps  une  occasion  pour 
Chryséis  et  sa  fille  de  réfléchir  sérieusement  sur 
les  problèmes  religieux  qu'elles  avaient  tant  de 
fois  entendu  débattre  entre  Sergius  Paulus  et  son 
ami  Paul.    De  plus  en  plus,  elles  étaient  attirées 


204  PAULINA 

vers  la  foi  chrétienne.  Mais  dans  cette  chère  ville 
de  Corinthe,  Chryséis  se  sentait  encore  plus  at- 
tachée au  culte  d'Apollon  par  tous  ses  souvenirs 
d'enfance,  et  par  les  enseignements  de  son  père. 
Cependant  l'heure  de  sa  conversion  approchait, 
et  elle  se  produisit  dé  la  façon  extraordinaire  que 
nous  allons  raconter. 

Dans  ses  promenades  au  bord  de  la  mer,  Chry- 
séis tournait  souvent  ses  regards  vers  les  sommets 
du  Parnasse,  et  elle  disait  à  son  mari  :  "  C'est 
là-haut,  à  Delphes,  que  je  voudrais  aller  encore 
une  fois.  Toute  ma  vie,  je  me  souviendrai  d'y  être 
allée  quand  j'étais  jeune  fille,  accompagnée  de 
mon  père  qui  était  prêtre  d'Apollon.  Nulle  part 
je  n'ai  vu  pareille  merveille.  La  nature  y  pro- 
digue ses  grandeurs  et  ses  beautés  ;  et  l'art 
humain  n'a  réahsé  nulle  part  en  l'honneur  d'Apol- 
lon un  plus  bel  assemblage  de  temples,  de  porti- 
ques, de  colonnes  et  de  statues.  Je  voudrais  y 
revoir  le  temple  d'Apollon  Pythien  et  consulter 
la  Pythie.  Je  ne  puis  pas  croire  que  ses  oracles 
auxquels  tant  de  peuples  ont  cru  pendant  tant 
de  siècles  ne  soient  que  des  supercheries  sacer- 
dotales. Mon  père  y  croyait,  il  m'a  appris  à  y 
croire  ;  comment  n'y  croirais-je  pas  ? 

—  Chère  Chryséis,  dit  Sergius  Paulus,  rien  ne 
vous  détachera  donc  des  dieux  du  paganisme  ? 

—  Je  crois  encore  à  Apollon  et  à  Diane,  mais 
j'ai  renoncé  à  tous  les  autres.     Diane  sjonboUse 


PAULINA  205 

pour  moi  les  chastes  beautés  de  la  nuit.  Elle 
les  éclaire  d'une  pâle  clarté,  sans  en  révéler  les 
mystères,  et  sans  en  souiller  la  pureté.  Elle  est 
la  sœur  d'Apollon,  qui  est  le  dieu  du  jour.  Et 
puis,  il  me  semble  qu'il  y  a  quelque  ressemblance 
entre  Apollon  et  votre  Jésus  qui  est  fils  de  Dieu, 
comme  Apollon  est  fils  de  Jupiter,  qui  a  été  exilé 
pendant  un  temps  sur  terre,  comme  Apollon 
chassé  de  l'Olympe,  qui  a  écrasé  la  tête  du  ser- 
pent, comme  Apollon  a  tué  le  serpent  Python. 

—  Il  y  a  cette  différence  que  l'histoire  de  Jésus 
est  vraie,  et  que  celle  d'Apollon  n'est  qu'une 
fable  ;  et  si  ces  fables  sont  l'œuvre  du  démon, 
comme  nous  le  croyons,  il  n'est  pas  étonnant  qu'il 
ait  imité  dans  ses  inventions  les  réalités  divines. 

—  Ecoutez,  Sergius,  allons  ensemble  à  Delphes. 
C'est  une  ville  admirable  à  voir,  et  j'y  consulterai 
l'oracle.  Je  ne  suis  plus  une  enfant,  et  vous  m'avez 
appris  beaucoup  de  choses.  S'il  y  a  quelque  su- 
percherie dans  la  réponse  que  la  Pytliie  me  fera, 
je  la  découvrirai,  et  je  cesserai  de  croire  en  Apol- 
lon. 

—  Quelle  question  a^'ez-vous  l'intention  de 
poser  à  l'oracle  ? 

—  Je  vous  le  dirai  là-bas.  Il  faudra  d'abord 
que  ma  question  soit  permise  par  le  Conseil  des 
Amphictyons,  et  je  ne  puis  pas  savoir  quelles 
modifications    ils    m'imposeront    peut-être.  " 

Sergius   Paulus   resta   quelques   instants    sans 


206  PAULINA 

répondre,  et  comme  Paulina  insistait  sur  la  beauté 
du  voyage  à  faire,  Sergius  y  consentit. 

Dès  le  lendemain  matin,  une  felouque  élégante, 
montée  par  six  rameurs,  vint  les  prendre  au  port 
de  Lechseon,  et  ils  traversèrent  la  mer  de  Crissa. 
Le  temps  était  radieux,  et  les  rameurs  se  conten- 
tèrent de  chanter  ;  car  une  jolie  brise  du  midi 
enflait  les  voiles  ;  et  après  six  heures  de  naviga- 
tion ils  débarquèrent  dans  la  baie  de  Crissa 
(aujourd'hui  Itéa). 

La  nuit  était  venue  quand  ils  arrivèrent  à 
Delphes,  après  une  ascension  de  trois  heures  à 
cheval.  Ils  étaient  las,  et  furent  heureux  d'avoir 
une  longue  nuit  de  sommeil. 

C'est  au  soleil  du  matin  qu'il  faut  voir  Delphes 
et  en  admirer  la  merveilleuse  structure  et  les 
pittoresques  beautés.  Ce  n'est  pas  seulement  un 
site  incomparable  pour  un  temple,  mais  la  dispo- 
sition et  les  proportions  colossales  de  ses  monta- 
gnes semblent  formjer  une  demeure  que  le  Créateur 
s'est  bâtie  lui-même  sur  terre,  à  l'origine  des 
choses.  Ses  énorm^es  rochers  en  granit  rouge,  ses 
escarpements  taillés  com.mie  des  murailles,  ses 
ravins  pleins  d'ombre  et  de  mystère,  forment  une 
architecture  grandiose  qui  élève  l'âme.  Instinc- 
tivemient,  on  y  songe  au  di\'in,  et  on  le  cherche 
alternativement  dans  les  profondeurs  ténébreuses 
et  sur  les  cimes  éclatantes  de  lumière. 

On  dirait  que  les  montagnes  ont  été  soulevées, 


PAULINA  207 

secouées,  brisées,  déchirées  dans  un  grand  cata- 
clysme du  chaos  primitif,  et  soudainement  immo- 
bilisées pour  servir  d'assises  à  toute  une  ville 
de  temples.  Leurs  enfoncements  et  leurs  angles 
ont  des  échos  formidables,  et  semblent  construits 
pour  répéter  les  paroles  d'un  dieu.  Ce  n'est  pas 
étonnant  que  les  poètes  et  les  artistes  de  la  Grèce 
vinrent  ici  pendant  des  siècles  chercher  leurs 
inspirations,  et  qu'Apollon  ait  choisi  ce  lieu  pour 
y  rendre  ses  oracles.  S'il  y  a  un  endroit  sur  terre 
où  les  phyties  et  les  sybilles  puissent  pénétrer 
les  mystères  des  dieux,  et  prévoir  les  choses  à 
venir,  n'est-ce  pas  ici  ? 

Sergius  partageait  l'admiration  de  sa  femme 
en  contemplant  toutes  ces  grandeurs  et  ces  beautés 
de  la  nature  delphinienne,  et  Paulina  était  dans- 
l'enthousiasme. 

"  Voyez  donc,  disait-elle,  cette  belle  fontaine^ 
Castalie  qui  jaillit  comme  un  jet  de  lumière  des 
flancs  sombres  du  Parnasse,  et  dont  le  chant  ra\'it 
la  solitude.  Voyez  comme  elle  descend  des  som- 
mets en  brisant  son  cristal  sur  les  cailloux,  et 
conmie  elle  précipite  ses  gouttes  lumineuses 
jusque  dans  les  profondeurs  du  Pleistos. 

—  Admirez  maintenant,  disait  Chryséis,  ce 
beau  ciel  bleu  d'où  le  soleil  descend  en  souriant. 
Il  était  voilé  de  brouillard  ce  matin.  Un  vent  léger 
s'est  levé  ;  il  a  balayé  l'azur  comme  un  parvis 
sacré,  et  maintenant  la  mosaïque  céleste  resplendit- 


208  *  PAULINA 

—  Chère  Chryséis,  reprenait  Sergius,  il  s'opère 
des  métamorphoses  de  ce  genre  dans  les  âmes. 
Des  nuages  épais  les  enveloppent  quelquefois  et 
les  empêchent  de  voir  la  vérité  ;  mais,  un  jour, 
un  grand  vent  inattendu  se  lève  dans  ces  âmes. 
Il  en  dissipe  les  ombres,  et  des  grâces  imméritées 
descendent  sur  elles  comme  les  ondes  de  cette 
fontaine  sur  les  rochers,  et  en  lavent  toutes  les 
souillures. 

—  C'est  peut-être  ici,  Sergius,  que  mon  âme 
recevra  ce  bienfait  de  lumière  et  de  purification 
que  vous  désirez  pour  moi  depuis  si  longtemps. 

—  Ce  n'est  pourtant  pas  l'oracle  d'Apollon 
qui  vous  donnera  la  foi  en  Jésus-Christ. 

—  Je  ne  sais  pas,  mais  je  vous  avoue  que  c'est 
là-dessus  que  je  vais  le  consulter.  Oui,  je  vais  lui 
poser  cette  question  :  Jésus  de  Nazareth  est-il 
Dieu  ? 

—  Ma  chère  amie,  vous  avez  là  une  étrange 
idée.  Comment  vous  est-elle  venue  à  l'esprit  ? 
Ne  vous  ai- je  pas  dit  bien  des  fois  que  c'est  le 
démon  qui  parle  par  la  bouche  de  la  Pythie,  et 
qu'il  est  le  père  du  mensonge  ? 

—  Oui,  mais  vous  m'avez  dit  aussi  que  le  démon 
sait  beaucoup  de  choses,  et  qu'il  dit  quelquefois 
la  vérité,  soit  parce  qu'il  a  quelqu' intérêt  à  la 
dire,  soit  pour  d'autres  raisons  que  nous  ne  con- 
naissons pas.  Et  votre  ami  Paul  nous  a  raconté 
lui-même  qu'il  y  a  quelques  mois,  à  PhiUppes,  en 


PAULINA  209 

Macédoine,  une  pythonisse  le  poursuivait  sur 
le  chemin  et  criait  qu'il  était  le  serviteur  du  Dieu 
Très-Haut. 

—  C'est  vrai,  et  Luc  raconte  qu'à  Capharnaûm 
les  démons  chassés  par  Jésus  lui  criaient  :  "  Tu  es 
le  fils  de  Dieu  !  " 

—  Eh  !  bien,  si  c'est  le  même  démon  qui  inspire 
la  Pythie  de  Delphes,  il  me  dira  peut-être  la  vérité 
sur  votre  Jésus  de  Nazareth. 

—  Vous  avez  peut-être  raison,  et  je  me  souviens 
maintenant  d'avoir  entendu  raconter,  à  Rome, 
que  l'empereur  Auguste  est  venu  un  jour  con- 
sulter l'oracle  de  Delphes,  et  lui  a  posé  cette  ques- 
tion :  "  Qui  sera  mon  successeur  ?"  —  et  que 
l'oracle  lui  a  répondu  :  "Ce  sera  un  enfant  hébreu 
qui  exerce  son  empire  sur  les  dieux  eux-mêmes.  " 

—  Vous  voyez  bien,  mon  ami,  que  l'oracle 
est  très  capable  de  répondre  à  ma  question.  " 

Sergius  Paulus  baissa  la  tête  en  souriant,  et 
ils  continuèrent  leur  promenade  au  milieu  des 
merveilles  de  la  ville  des  temples. 

L'enthousiasme  de  Paulina  allait  croissant. 
Elle  marchait  en  tête  de  ses  parents,  et  remontait 
la  voie  sacrée,  bordée  des  sanctuaires  qui  conte- 
naient les  trésors  et  les  ex-voto  de  toutes  les  \'illes 
de  la  Grèce.  Que  de  monuments,  que  de  chefs- 
d'œuvre,  appartenant  aux  styles  les  plus  variés 
d'architecture,  exprimant  la  reconnaissance  des 
peuples  envers  Apollon  !   Ici  c'étaient  les  figures 

15 


210  PAULINA 

de  bronze  offertes  par  les  Arcadiens  à  la  suite 
d'une  expédition  victorieuse  d'Epaminondas  ;  là 
c'était  un  portique  orné  de  statues  élevé  par  les 
Spartiates,  après  la  victoire  d'^gos-Potamos. 
A  côté  c'était  un  monument  attribué  à  Phidias, 
érigé  par  les  Athéniens  après  la  bataille  de  Ma- 
rathon. Plus  loin,  un  ex-voto  d'Argos,  formant 
deux  grands  hémicycles  où  se  dressaient  les  su- 
perbes statues  des  héros  Argiens.  Suivaient  les 
trésors  de  Sicyone,  de  Cnide,  de  Thèbes,  de  Co- 
rinthe,  des  Béotiens,  des  Thessaliens,  et  des  ex- 
voto  et  des  autels  affectant  toutes  les  formes, 
rectangulaires,  circulaires,  polygonales,  et  par- 
tout d'innombrables  statues  en  marbre,  en  bronze, 
en  granit.  Il  semblait  que  la  voie  sacrée  circulait 
à  travers  un  vaste  musée  de  sculpture  et  d'archi- 
tecture où  \dvaient  dans  le  marbre  tous  les  héros 
de  la  Grèce,  tous  les  demi-dieux  de  la  Fable,  et 
tous  les  dieux  de  l'Olympe. 

Et  la  voie  montait  toujours  en  serpentant 
jusqu'à  ce  qu'elle  arrive  au  portique  majestueux 
du  temple  d'Apollon,  qui  dominait  tous  les  autres 
édifices,  au  centre  de  la  colUne,  et  qui  ressemblait 
au  Parthénon  d'Athènes.  "  Ah  !  mon  père,  que 
c'est  beau,  disait  Paulina.  Si  Apollon,  chassé  de 
l'Olympe,  n'y  est  jamais  remonté,  ce  doit  être 
parce  qu'il  a  trouvé  le  séjour  de  Delphes  plus 
beau  !  " 

Plus  haut  dans  la  montagne  c'était  le  Théâtre. 


PAULINA  211 

Plus  haut  encore,  au-dessus  même  de  la  coupole 
du  temple,  c'était  le  Stade  long  d'environ  six 
cents  pieds. 

"  Quel  abîme  que  ce  ravin  du  Pleistos,  disait 
Paulina.  C'est  là  peut-être  que  vivait  le  serpent 
Python. 

—  Je  ne  sais  plus,  répondit  Sergius  ;  mais 
c'est  possible,  puisque  le  trépied  de  la  Pythie 
est  recouvert,  dit-on,  de  la  peau  de  ce  serpent. 
Si  cette  montagne  sauvage  que  l'on  nomme  Kir- 
phis,  et  qui  est  devant  nous,  n'était  pas  là,  nou» 
verrions  d'ici,  par-dessus  la  mer,  notre  belle  Co- 
rinthe,  et  Athènes  et  toute  la  Grèce  !  Quel 
admirable  point  de  vue  nous  aurions  sous  les 
yeux  ! 

—  Oui,  dit  Chiyséis,  mais  n'est-ce  pas  assez 
pour  charmer  nos  regards  de  voir  à  nos  pieds  cet 
incomparable  assemblage  de  portiques,  de  fron- 
tons, d'hémicycles,  de  péristyles,  de  colonnades, 
de  rotondes,  de  tours  et  de  coupoles,  avec  leur 
peuple  de  statues  ? 

—  C'est  vraiment  merveilleux,  "  dit  Sergius 
Paulus.  Et  ils  redescendirent  lentement  la  voie 
sacrée  pour  en  admirer  encore  les  sculptures,  les 
ex-voto,  et  toutes  les  œuvres  d'art. 

Ils  s'assirent  au  bord  de  la  fontaine  CastaUe, 
et  se  désaltérèrent  à  ses  eaux  limpides,  en  contem- 
plant émerveillés  la  colossale  muraille  blanche  des 
Phœdriades.     De  là  ils  descendirent  jusqu'à  la 


212  PAULIN  A 

grande  route  qui  forme  corniche  au  bord  du  Pleis- 
tos,  ils  traversèrent  sur  un  pont  de  marbre  le 
torrent  tumultueux  formé  par  la  fontaine  CastaUe, 
€t  ils  allèrent  visiter  une  autre  série  de  temples 
échelonnés  sur  deux  terrasses  inférieures,  au  sud 
de  la  grande  route  qui  conduit  à  Thèbes. 

C'est  là  que  Chryséis  devait  venir  le  lendemain 
commencer  le  pèlerinage  exigé  de  tous  ceux  qui 
étaient  admis  à  consulter  l'oracle.  Car  ce  n'était 
pas  tous  les  jours  que  l'oracle  se  prêtait  aux  con- 
sultations, et  le  lendemain  était  le  jour  et  la  se- 
maine fixés  par  les  règlements.  Déjà,  Chryséis 
était  allée  seule  soumettre  sa  question  au  Conseil 
des  Amphictyons,  car  son  mari  lui  avait  dit  : 
"  Je  ne  puis  pas  comme  chrétien  prendre  part  à 
cet  acte  de  dévotion  à  Apollon.  " 

L'accueil  des  Amphictyons  avait  d'abord  été 
peu  encourageant  ;  mais  lorsque  Chryséis  leur 
eut  dit  qu'elle  était  la  femme  du  proconsul  de 
Chypre,  et  la  fille  d'un  prêtre  d'Apollon  à  Corinthe, 
et  surtout  quand  elle  eut  montré  les  pièces  d'or 
qu'elle  apportait  au  collège  des  prêtres  d'Apollon, 
toutes  les  objections  cessèrent,  et  sa  demande 
fut  accordée  très  volontiers.  Chryséis  était  en- 
chantée de  son  succès,  et  tout  heureuse  en  même 
temps  de  voir  son  mari  et  sa  fille  pleins  d'admi- 
ration pour  la  ville  des  temples.  Elle  était  loin 
de  prévoir  la  terrible  aventure  qui  l'attendait. 

Le  lendemain,  à  l'heure  convenue,  elle  se  rendit 


PAULINA  215 

avec  sa  fille  sur  la  terrasse  inférieure  des  temples, 
et  elle  fit  sa  première  station  dans  le  temple  d' Athé- 
na  Pronœa.  Là  se  trouvait  l'autel  des  holocaustes, 
et  Chryséis  dut  y  faire  immoler  un  agneau.  De  là 
elle  remonta  la  rampe  qui  la  conduisit  à  la  fon- 
taine Castalie,  et  elle  s'y  purifia.  La  Pythie 
venait  elle-même  de  s'y  purifier,  et  Chryséis  se 
mit  à  sa  suite  pour  se  rendre  au  temple  d'Apollon. 
D'autres  pèlerins  sui\drent,  et  la  procession  défila 
lentement,  gravissant  la  voie  sacrée  de  terrasse 
en  terrasse,  et  chantant  l'hymne  à  Apollon.  En- 
veloppée de  longs  voiles  blancs,  une  branche  de 
laurier  à  la  main,  et  une  feuille  de  laurier  à  la 
bouche,  la  Pythie  pénétra  seule  dans  les  substruc- 
tions  du  temple,  pendant  que  le  cortège  se  ran- 
geait dans  le  parvis  supérieur  et  sous  le  portique 
du  vestibule. 

Au  fond  du  temple  s'ouvrait  dans  le  pavé 
l'antre  prophétique  dont  on  ne  voyait  pas  la 
profondeur  mystérieuse,  et  d'où  montaient  des 
vapeurs  stupéfiantes.  Au-dessus,  on  distinguait 
vaguement  le  trépied  de  la  Pythie,  posé  sur  un 
piédestal  qui  avait  la  forme  de  trois  serpents 
entrelacés. 

Chryséis  et  Paulina  s'étaient  placées  aussi 
près  que  possible  de  l'ouverture  de  l'antre,  et 
elles  virent  la  Pythie  monter  du  fond  par  un 
escaher  circulaire  très  étroit,  et  prendre  place  sur 
le  trépied.     Les  prêtres  d'Apollon  logés  dans  les 


214  PAULINA 

profondeurs  firent  entendre  des  chants  bizarres  et 
monotones,  et  bientôt  des  nuages  de  vapeurs 
enveloppèrent  la  Pythie  sur  son  trépied. 

"  J'ai  peur,  dit  PauUna  ;  ne  pourrions-nous 
pas  sortir  d'ici  ?  " 

Chryséis  était  elle-même  prise  de  terreur,  et 
elle  se  disait  :  "  Mon  mari  a  raison,  c'est  le 
démon  qui  habite  ici.  " 

Tout  à  coup  la  Pythie  fit  entendre  des  gémis- 
sements et  des  lamentations  ;  ses  bras  s'agitèrent  ; 
sa  tête  se  dressa  en  secouant  sa  chevelure,  et  d'une 
voix  forte  elle  prononça  ces  étranges  paroles  : 
"  Mon  règne  achève.  Le  Dieu  de  Nazareth  triom- 
phe. Mais  le  grand  serpent  Python  vit  encore, 
et  il  luttera  jusqu'à  la  fin  !  " 

Elle  dit,  et  poussant  un  grand  .cri  elle  se  préci- 
pita du  haut  de  son  trépied  dans  les  profondeurs 
de  l'antre  ténébreux.  Le  trépied  lui-même  se 
brisa  comme  un  vase  de  verre.  Tout  le  temple 
fut  secoué  violemment,  et  les  colonnes  chance- 
lèrent comme  des  ramures  au  vent. 

Chryséis  et  PauUna  s'élancèrent  au  dehors 
en  poussant  des  cris  déchirants,  et  quand  elles 
furent  sur  la  voie  sacrée,  elles  virent  d'énormes 
rochers  se  détacher  des  sommets  et  rouler  avec 
fracas  jusque  sur  les  portiques  du  temple  qui 
s'écroulèrent.  La  statue  du  dieu  qui  dominait 
le  fronton  tomba  et  sa  tête  roula  jusqu'au  milieu 
des  tombeaux  qui  bordaient  la  grande    route. 


PAULINA  215 

Sergius  Paiiliis  qui  n'était  pas  éloigné  accourut 
sur  la  voie  sacrée  et  reçut  dans  ses  bras  sa  femme 
et  sa  fille  épouvantées  mais  sauves.  Tout  éner- 
vées et  tremblantes,  elles  voulurent  repartir 
immédiatement  pour  Corinthe  ;  et  elles  répé- 
tèrent exactement  à  Sergius  Paulus  les  paroles 
de  la  Pythie. 

Celui-ci  put  à  peine  se  rendre  compte  des  dé- 
sastres causés  par  le  tremblement  de  terre.  Le 
temple  d'Apollon  était  détruit  ;  la  Pythie  et 
plusieurs  prêtres  étaient  ensevelis  sous  les  ruines. 
La  plupart  des  autres  sanctuaires  étaient  fort 
endommagés,  et  un  grand  nombre  de  statues 
avaient  été  renversées  et  brisées. 

La  course  à  cheval  pour  regagner  la  mer  récon- 
forta les  deux  femmes,  et  quand  elles  furent  à 
bord  de  la  felouque  qui  les  ramenait  à  Corinthe, 
elles  purent  causer  avec  Sergius  Paulus  du  terrible 
événement  dont  elles  devaient  garder  toujours 
le  souvenir. 

"  Sergius,  dit  Chryséis,  à  dater  d'aujourd'hui 
ton  Dieu  sera  le  nôtre,  et  toi  qui  le  sers  depuis 
longtemps,  tu  le  prieras  de  nous  pardonner  d'avoir 
tant  différé  de  croire  en  lui. 

—  Oui,  certes,  et  vous  ne  pouvez  pas  douter 
de  son  pardon,  après  la  grâce  qu'il  vous  a  faite 
aujourd'hui.  Paul  m'avait  bien  dit  que  le  démon 
était  forcé  de  dire  la  vérité  quand  on  le  question- 
nait au  nom  de  Jésus-Christ.   Je  n'ai  aucun  doute 


216  PAULIN  A 

que  tout  ce  que  l'oracle  vous  a  répondu  est  la 
vérité. 

"  Son  règne  achève,  et  le  Christ  triomphe.  Mais 
le  serpent  Python,  c'est-à-dire  le  démon,  \dt 
toujours,  et  il  ne  cessera  jamais  de  lutter  contre 
le  royaume  de  Jésus-Christ.  Les  noms  d'Apollon, 
de  Zeus,  de  Vénus,  et  de  Bacchus,  sous  lesquels 
il  se  faisait  rendre  un  culte,  vont  tomber  dans 
l'oubli  ;  mais  les  passions  et  les  forces  que  ces 
noms  représentaient  seront  toujours  à  son  service.  " 


XXVIII 
PAUL  A  ÉPHÈSE 

Grâce  à  la  protection  de  Gallion,  frère  de  Sé- 
nèque  et  proconsul  d'Achaïe,  Paul  avait  prolongé 
son  séjour  à  Corinthe,  et  il  y  avait  établi  une 
égUse  nombreuse.  Mais  il  projetait  d'aller  à  Jéru- 
salem et  de  revenir  ensuite  à  Ephèse,  qu'il  n'avait 
pas  encore  évangéUsée. 

Il  quitta  donc  Corinthe,  et  ses  amis  PrisciUa 
et  Aquila  l'accompagnèrent  jusqu'à  Ephèse.  Il 
n'y  passa  que  quelques  jours,  mais  il  promit  d'y 
revenir.  Et  après  un  court  séjour  à  Jérusalem,  où 
il  rencontra  peu  d'encouragement  pour  l'évangé- 
lisation  des  Gentils,  il  alla  à  Antioche  où  il  fut 


PAULIN  A  217 

accueilli  avec  une  grande  joie.  On  imagine  aisé- 
ment avec  quel  intérêt  les  chrétiens  de  cette  ville 
entendirent  les  récits  de  ses  prédications  et  de 
ses  succès  parmi  les  Gentils  de  l'Asie  Mineure, 
de  la  Macédoine  et  de  la  Grèce.  Il  s'y  attarda 
plus  longtemps  qu'il  n'aurait  voulu.  Puis  il 
reprit  la  route  d'Ephèse,  en  passant  à  travers  la 
Cilicie,  la  Phrygie  et  la  Galatie.  C'est  dans  l'au- 
tomne de  l'an  55  qu'il  arriva  dans  la  ville  que  le 
culte  de  Diane  avait  rendue  si  célèbre. 

A  cette  époque,  Ephèse  était  une  ville  floris- 
sante, en  relations  commerciales  avec  tous  les 
peuples  des  rivages  méditerranéens,  et  avec  les 
villes  de  l'intérieur  des  provinces  romaines  d'Asie. 
Mais  sa  principale  attraction  était  le  temple  de 
Diane,  septième  merveille  du  monde.  Il  formait 
un  vaste  quadrilatère  de  425  pieds  de  longueur, 
sur  220  pieds  de  largeur,  entouré  d'une  double 
colonnade  qui  mesurait  60  pieds  de  hauteur.  Une 
large  frise,  imitée  du  Parthénon,  couronnait  cette 
colossale  rangée  de  colonnes  au  nombre  de  127, 
et  sur  la  pointe  du  fronton  se  dressait  dans  sa 
gaine  étrange  la  statue  vénérée  de  Diane. 

Certes,  elle  était  bien  loin  de  ressembler  à  la 
Minerve  qui  couronnait  le  fronton  du  Parthénon, 
et  nul  n'aurait  pu  l'attribuer  au  génie  de  Phidias. 
Elle  était  plutôt  de  forme  monstrueuse  ;  car  tout 
le  haut  de  son  corps  était  un  horrible  assemblage 
de  mamelles,  et  ses  jambes  étaient  serrées  dans 


218  PAULINA 

une  gaine  qui  se  terminait  en  pointe.  Combien 
différente  était  la  Diane  de  l'art  grec,  l'élégante 
chasseresse,  avec  son  croissant  au  front,  son  arc 
à  la  main,  et  son  carquois  sur  l'épaule  !  Mais, 
en  dépit  de  ses  difformités,  la  Diane  d'Ephèse 
était  très  populaire,  et  l'intérieur  de  son  temple 
était  l'un  des  plus  riches  du  monde.  Toutes  les 
provinces  de  l'Asie  avaient  contribué  à  sa  cons- 
truction qui  avait  duré  deux  cents  ans,  et  les 
nombreux  étrangers  qui  venaient  de  toutes  parts 
le  visiter  l'embellissaient  et  l'ornaient  d'innom- 
brables œuvres  d'art  en  marbre,  en  bronze  et  en 
or.  C'est  à  l'ornementation  intérieure  que  les 
grands  artistes  de  l'antiquité  avaient  contribué, 
et  l'on  y  admirait  les  chefs-d'œuvre  de  sculpture 
et  de  peinture  signés  des  plus  grands  noms. 

Quoique  la  grande  déesse  fût  considérée  comme 
une  vierge,  le  culte  que  les  Ephésiens  lui  rendaient 
était  bien  loin  d'être  pur  ;  et  les  grandes  fêtes 
qu'ils  célébraient  en  son  honneur  dégénéraient 
en  d'impudiques  bacchanales.  Mais  les  Ephésiens 
ne  se  contentaient  pas  de  ce  culte.  Ils  s'adonnaient 
à  la  magie,  à  la  sorcellerie,  aux  évocations  des 
morts  et  des  démons. 

Comment  saint  Paul  allait-il  transformer  cette 
ville  en  un  centre  chrétien  des  plus  florissants  ? 
Ce  fut  l'un  de  ses  plus  étonnants  prodiges. 

Il  y  passa  plus  de  deux  ans  à  prêcher  le  nouvel 
Évangile,  en  toute  Uberté.   La  synagogue  lui   fut 


PAULINA  219 

ouverte  pendant  trois  mois,  et  le  reste  du  temps 
il  fut  admis  à  continuer  ses  prédications  dans 
l'école  d'un  grec  nommé  Tyrannos,  et  sur  les 
places  publiques.  Ses  succès  ne  furent  pas  dus  à 
sa  prédication  seulement,  mais  aussi  à  ses  nom- 
breux miracles.  Les  malades  le  recherchaient 
partout,  et  il  les  guérissait  tantôt  par  un  simple 
attouchement,  tantôt  par  une  invocation  au  nom 
de  Jésus.  On  s'arrachait  même  les  vêtements  qu'il 
portait,  et  en  les  apphquant  sur  le  corps  des  ma- 
lades ceux-ci  étaient  guéris.  Un  grand  nombre  de 
possédés  étaient  aussi  délivrés  du  démon,  et  pas 
un  esprit  mahn  ne  résistait  aux  ordres  de  Paul 
parlant  au  nom  de  Jésus.  Ses  exorcismes  faisaient 
sensation  dans  cette  population  livrée  aux  pra- 
tiques de  la  magie  et  du  spiritisme. 

Or,  il  y  avait  à  Ephèse  un  grand-prêtre  juif 
nommé  Scéva,  qui  avait  sept  fils,  et  qui  les  em- 
ployait à  détruire  par  tous  les  moyens  le  prestige 
de  l'apôtre.  Ils  s'imaginèrent  qu'ils  pourraient, 
eux  aussi,  se  faire  obéir  par  les  démons,  en  les 
commandant  comme  Paul  au  nom  de  Jésus.  Ils 
s'approchèrent  donc  d'un  possédé  qu'ils  con- 
naissaient, et  qui  fréquentait  l'Agora  ;  et  ils 
lui  dirent  :  "Je  vous  adjure  et  vous  ordonne,  au 
nom  de  Jésus  que  Paul  prêche,  sortez  de  cet 
homme  !  "  Mais  l'esprit  mahn  leur  répondit  : 
"  Je  connais  Jésus  et  je  sais  qui  est  Paul,  mais 
vous,  qui  êtes-vous  ?"     Et  le  possédé  pris  de 


220  PAULINA 

fureur  se  jeta  sur  les  exorcistes  effrayés,  leur  arra- 
cha leurs  vêtements  et  les  roua  de  coups.  Ils  ne 
furent  pas  tentés  après  cela  de  renouveler  l'expé- 
rience, et  le  public  comprit  qu'il  n'était  pas  donné 
à  tout  le  monde  de  commander  aux  esprits  malins, 
même  en  se  servant  du  nom  de  Jésus,  et  que  cette 
puissance  de  Paul  n'appartenait  pas  au  grand- 
prêtre,  ni  à  ses  fils. 

Cet  événement  fit  grand  bruit  parmi  les  pré- 
tendus magiciens,  et  les  praticiens  du  merveilleux. 
Ils  confessèrent  leurs  superstitions  à  Paul  et  à 
ses  compagnons  d'apostolat,  et,  pour  réparer 
leurs  fautes,  ils  apportèrent  leurs  livres  de  magie 
sur  la  place  publique,  et  y  mirent  le  feu.  On 
calcula  qu'on  en  avait  brûlé  pour  une  valeur  de 
cinquante  mille  pièces  d'argent. 

Paul  avait  repris  à  Ephèse  sa  vie  de  travailleur 
dans  la  boutique  d'Aquila,  mais  ses  prédications 
lui  laissaient  peu  de  loisirs  ;  et  comme  il  refusait 
l'assistance  de  ses  disciples,  il  \'ivait  toujours 
très  pauvrement,  même  au  sein  de  cette  ville 
opulente  d'Ephèse. 

C'est  ainsi  qu'il  écrivait  alors  aux  Corinthiens  : 

"  A  cette  heure  encore,  nous  souffrons  la  faim, 
la  soif,  la  nudité.  Nous  n'avons  ni  feu,  ni  lieu,  et 
nous  nous  fatiguons  à  travailler  de  nos  propres 
mains.  Nous  sommes  les  balayures  du  monde, 
le  rebut  des  hommes.  "    (1^"^^  épître,  chap.  IV.) 

Mais  dans  sa  deuxième  épître,  écrite  quelques 


PAULINA  221 

mois  après  d'Ephèse  ou  de  Macédoine,  il  disait  : 
"  Notre  homnie  extérieur  dépérit,  mais  notre 
homme  intérieur  se  renouvelle.  Nous  savons  que 
si  cette  tente  (notre  corps)  vient  à  être  détruite, 
nous  avons  une  maison  qui  est  l'ouvrage  de  Dieu, 
une  demeure  éternelle  dans  le  ciel ...  '' 

Malgré  son  dénûment  et  ses  souffrances  phy- 
siques, Paul  était  donc  heureux  dans  ces  jours 
passés  à  Ephèse,  parce  qu'il  se  rendait  compte 
des  progrès  extraordinaires  de  l'œuvre  aposto- 
lique. Il  avait  avec  lui  son  bien-aimé  Timothée, 
qui  allait  être  le  premier  évêque  d'Ephèse,  et 
d'autres  disciples  qui  répandaient  la  foi  dans  les 
grandes  villes  de  Smyrne,  de  Pergame,  de  Colosses, 
de  Sardes  et  d'Hiéropolis,  de  Thyatire  et  de  Phila- 
delphie. Quelles  riches  moissons  couvraient  déjà 
toutes  les  vallées  et  tous  les  versants  des  mon- 
tagnes de  rionie  inclinées  vers  la  grande  mer  ! 
<^ue  d'égUses  surgissaient  au  souflEle  de  l'Esprit- 
Saint  et  réunissaient  dans  l'amour  de  Jésus  les 
milliers  d'âmes  arrachées  au  joug  des  démons  ! 

Mais  d'autres  champs  appelaient  le  grand 
semeur  de  paroles.  Le  monde  des  Gentils  ouvert 
devant  lui  était  immense,  et  il  n'avait  pas  le  droit 
de  s'arrêter  trop  longtemps  dans  les  viUes  mêmes 
où  il  avait  reçu  le  meilleur  accueil.  Sa  mission  à 
Ephèse  était  remplie.  La  persécution  qui  le  suivait 
partout  devait  venir  ;  et  cette  fois  ce  fut  un 
orfèvre    qui    fut    l'adversaire    de    l'apôtre    des 


222  PAULINA 

Nations,    et     qui    le  força    à    quitter    la    ville. 

Démétrius  était  son  nom.  Les  questions  de 
religion  ne  l'intéressaient  guère.  Mais  il  fabri- 
quait des  statuettes  d'argent  sur  le  modèle  de  la 
grande  statue  de  Diane,  et  des  petits  temples, 
copies  du  temple  célèbre  ;  et  ces  objets  se  ven- 
daient aux  étrangers  avec  un  succès  et  des  profits 
inouis.  Démétrius  employait  dans  cette  industrie 
un  grand  nombre  d'ouvriers  qui  en  vivaient.  Or, 
depuis  que  Paul  prêchait  l'Evangile,  et  enseignait 
que  les  dieux  faits  de  main  d'homme,  en  or,  en 
argent  ou  en  pierre,  n'étaient  que  de  vains  simu- 
lacres, les  dévots  de  la  grande  Artémis  avaient 
bien  diminué  en  nombre  ;  et  le  commerce  de 
Démétrius  n'allait  plus. 

Il  rassembla  donc  ses  nombreux  ouvriers,  et  il 
leur  montra  non  seulement  la  ruine  de  l'industrie 
qui  les  faisait  vivre,  mais  aussi  le  discrédit  jeté 
sur  le  culte  de  la  grande  Déesse. 

En  un  instant,  la  population  ouvrière  et  indus- 
trielle se  souleva.  Elle  parcourut  les  rues  en  criant  : 
"  Vive  la  grande  Artémis  d'Ephèse  !  "  et  elle 
se  précipita  vers  la  demeure  de  Paul  pour  le  saisir. 
L'apôtre  étant  absent,  les  émeutiers  arrêtèrent 
deux  de  ses  disciples,  Caïus  et  Aristarque,  et  les 
entraînèrent  au  théâtre,  Lieu  ordinaire  des  grandes 
assemblées.  La  foule  devint  énorme  et  tumultueuse. 
Comme  dans  toutes  les  émeutes,  il  y  avait  là  une 
multitude  de  curieux  qui  ne  savaient  pas  ce  dont 


PAULINA  223 

il  s'agissait,  mais  qui  criaient  avec  les  autres  : 
"  Vive  la  grande  Diane  !  " 

Enfin  le  chancelier  d'Ephèse,  qui  en  était  le 
premier  magistrat,  apparut  sur  le  proscenium  du 
théâtre  et  put  se  faire  entendre  de  la  multitude. 

"  Ephésiens,  dit-il,  qui  ne  sait  que  la  ville 
d'Ephèse  est  la  gardienne  de  la  grande  Artémis^ 
et  de  sa  statue  tombée  des  cieux  ?  Demeurez 
en  paix.  Ces  hommes  que  vous  avez  arrêtés  ne 
sont  pas  des  blasphémateurs  de  votre  Déesse. 
Si  Démétrius  et  ses  artisans  ont  quelque  plainte 
à  faire,  il  y  a  des  tribunaux  et  des  proconsuls 
devant  lesquels  ils  doivent  porter  leurs  réclama- 
tions. Mais  rien  ne  justifie  ce  tumulte,  et  vous 
courez  le  danger  d'être  accusés  de  sédition  —  chose 
que  Rome  ne  tolère  pas.  " 

Ce  discours  habile  produisit  son  effet,  et  la 
foule  se  dispersa.  Mais  Paul  comprit  que  pour 
assurer  la  paix  à  l'EgUse  d'Ephèse  il  ferait  mieux 
de  disparaître. 


224  •  PAULIN  A 

XXIX 

LA  PASSION  DE  PAUL  A  JÉRUSALEM 

Le  judaïsme  était  toujours  puissant  à  Jéru- 
salem, et  Paul  savait  quelles  persécutions  l'y 
attendaient  quand  il  y  retourna  au  printemps 
de  l'an  59.  Mais  il  voulait  revoir  encore  la  Ville 
Sainte,  qui  malgré  ses  crimes  lui  était  encore 
chère.  Il  voulait  revoir  le  tombeau  d'Etienne, 
et  surtout  celui  de  son  di\dn  Maître.  Ah  !  que 
de  souvenirs  lui  rappelleraient  ces  lieux  vénérés 
et  sacrés  !  Que  de  douces  larmes  il  répandrait 
sur  ces  tombes,  dont  l'une  était  vide  sans  doute, 
mais  qui  avait  contenu  le  Dieu  de  l'univers  pen- 
dant trois  jours  ! 

Il  avait  bien  le  pressentiment  que  ses  nombreux 
ennemis  se  soulèveraient  contre  lui,  et  formeraient 
des  complots  contre  sa  vie.  Mais  si  le  sacerdoce 
et  le  peuple  de  Jérusalem  le  lapidaient  comme 
Etienne,  ou  le  crucifiaient  comme  Jésus,  de  quoi 
pourrait-il  se  plaindre  ?  Endurer  les  souffrances 
de  la  Passion,  et  mourir  sur  une  croix  comme  son 
divin  Maître,  ne  serait-ce  pas  finir  glorieusement 
sa  vie  ? 

En  quittant  Milet  pour  Jérusalem,  Paul  dit 
adieu  à  ses  chères  ouailles  avec  un  attendrisse- 
ment extraordinaire  : 


PAULINA  225 

"  Vous  savez,  leur  dit-il,  que  je  vous  ai  prêché 
la  foi  en  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  au  milieu 
des  épreuves  et  des  larmes,  et  que  bien  des  fois 
déjà  on  a  voulu  m'ôter  la  \de.  Et  maintenant 
je  m'en  vais  à  Jérusalem  où  nos  ennemis  sont 
puissants.  Je  sais  que  des  chaînes  et  des  tribu- 
lations m'y  attendent.  Mais  je  ne  redoute  rien 
de  la  persécution  ;  il  faut  que  j'achève  ma  course 
et  que  je  remplisse  mon  ministère.  .  . 

"  Hélas,  je  sais  que  désormais  vous  ne  verrez 
plus  mon  visage,  vous  tous  au  milieu  desquels 
j'ai  passé.  Sou  venez- vous  de  moi,  quand  les 
loups  rapaces  s'introduiront  parmi  vous,  qui  êtes 
mon  troupeau  bien-aimé.  Souvenez-vous  bien 
des  vérités  que  je  vous  ai  enseignées,  quand  des 
hommes  pervers  \'iendront  vous  prêcher  des  doc- 
trines de  mensonge,  et  s'efforceront  de  vous  en- 
traîner à  leur  suite.  " 

En  entendant  ces  touchants  adieux,  tous  ses 
disciples  avaient  fondu  en  larmes  ;  ils  s'étaient 
jetés  à  son  cou,  ils  l'avaient  embrassé,  ils  l'avaient 
conjuré  de  ne  pas  aller  à  Jérusalem  ;  mais  il 
s'était  arraché  à  leurs  étreintes,  et  ils  l'avaient 
reconduit  jusqu'au  vaisseau  en  pleurant. 

A  toutes  les  étapes  de  son  voyage,  à  Cos,  à 
Rhodes,  à  Patare,  à  Tyr,  à  Ptolémais,  à  Césarée, 
des  scènes  semblables  s'étaient  renouvelées.  Dans 
cette  dernière  ville,  un  prophète  nommé  Agabus 
avait  pris  la  ceinture  de  Paul,  et  s'en  étant  hé 

16 


226  PAULTNA 

les  pieds  et  les  mains  il  avait  dit  :  "  L'honinie 
à  qui  appartient  cette  ceinture  sera  ainsi  lié  par 
les  Juifs  à  Jérusalem,  et  livré  aux  mains  des  Gen- 
tils. "  Et  tous  ceux  qui  accompagnaient  l'apôtre 
l'avaient  alors  supplié  avec  larmes  de  ne  pas  mon- 
ter à  Jérusalem.  Mais  Paul  avait  répondu  : 
"  Ne  pleurez  pas  ainsi,  vous  me  brisez  le  cœur. 
Pour  le  nom  du  Seigneur  Jésus,  je  suis  prêt  à 
être  lié  et  à  mourir  dans  Jérusalem.  " 

Tous  les  frères  de  Jérusalem  lui  firent  un  cor- 
dial accueil  ;  et  ils  lui  conseillèrent  de  faire  le 
vœu  de  nazirat  pour  convaincre  les  Juifs  qu'il 
n'était  pas  un  contempteur  de  la  Loi.  Il  y  con- 
sentit, mais  la  prophétie  d'Agabus  ne  tarda  guère 
à  s'accomplir. 

Les  Juifs  d'Asie,  l'ayant  aperçu  dans  le  temple, 
soulevèrent  parmi  le  peuple  une  émeute  violente. 
Ils  se  saisirent  de  lui,  le  traînèrent  hors  du  tem- 
ple, et  s'apprêtaient  à  le  tuer,  lorsque  le  tribun 
romain,  Lysias,  accourut  avec  des  soldats  et  l'arra- 
cha de  leurs  mains.  Mais  la  foule  immense  criait  : 
''  Tuez-le  !   tuez-le  !  " 

Paul  demanda  au  tribun  la  permission  d'adresser 
la  parole  à  cette  tourbe  hurlante.  Et  quand  eUe 
l'entendit  parler  la  langue  hébrajfque,  elle  s'apaisa 
et  l'écouta. 

"  Mes  frères  et  mes  pères,  leur  dit-il  très  habi- 
lement, je  suis  juif  né  à  Tarse,  élevé  en  cette 
ville  de  Jérusalem,  aux  pieds  de  Gamaliel.     J'ai 


PAULINA  227 

été  comme  vous  un  ardent  zélateur  de  la  Loi,  et 
c'est  moi  qui  ai  persécuté  jusqu'à  la  mort  ceux 
qui  suivent  la  voie  du  Christ.  " 

Après  un  pareil  exorde  on  Fécouta  volontiers, 
et  il  raconta  le  miraculeux  appel  de  Jésus  de 
Nazareth  sur  le  chemin  de  Damas.  Mais  quand 
il  en  vint  à  parler  de  sa  mission  auprès  des  Gentils, 
les  clameurs  des  Juifs  recommencèrent  :  "  Tuez- 
le,  débarrassez  la  terre  d'un  tel  être  !  " 

Alors  le  tribun  le  fit  entrer  dans  la  forteresse, 
et  ordonna  qu'on  le  frappât  de  verges.  Les  exé- 
cuteurs l'avaient  déjà  hé  avec  des  courroies  lors- 
qu'il leur  dit  énergiquement  :  ''  Vous  n'avez  pas 
le  droit  de  flageller  un  citoyen  romain.  " 

Le  tribun  eut  peur,  et  contremanda  la  flagella- 
tion. Le  lendemain  il  déhvra  Paul  de  ses  chaînes, 
et  il  l'amena  devant  le  Sanhédrin  afin  que  ce 
grand  conseil  fît  valoir  ses  griefs  contre  l'accusé. 
Paul  protesta  immédiatement  de  son  innocence  : 
"  Mes  frères,  jusqu'à  ce  jour,  je  me  suis  conduit 
devant  Dieu  avec  toute  la  droiture  d'une  bonne 
conscience.  " 

A  ces  mots,  sur  l'ordre  du  grand  prêtre  Ananie, 
un  satellite  le  frappa  sur  la  bouche.  Paul  se  re- 
dressa et  protesta  :  "  Un  tel  outrage  est  con- 
traire à  la  Loi.  A  ton  tour  Dieu  te  frappera, 
muraille  blanchie.  " 

Cette  sanglante  injure  était  bien  méritée,  et 
nous  sommes  bien  tentés  d'applaudir.  Mais  quand 


228  PAULINA 

on  lui  reprocha  de  maudire  le  Grand-Prêtre, 
Paul  s'excusa  en  disant  :  ''  J'ignorais  que  ce  fût 
le  Grand-Prêtre;"  et  il  trouva  alors  un  moyen 
fort  habile  de  diviser  le  Sanhédrin  :  "Je  suis 
Pharisien,  fils  de  Pharisien.  C'est  parce  que  je 
crois  à  la  résurrection  des  morts  que  l'on  me 
poursuit.  " 

La  discussion  s'engagea  intimédiatement  entre 
les  Pharisiens  et  les  Saducéens  qui  ne  croyaient 
pas  à  la  résurrection.  Et  le  débat  de\int  si  vio- 
lent que  les  Pharisiens  eux-mêmes  prirent  la 
défense  de  Paul  :  "  Nous  ne  trouvons  aucun 
mal  en  cet  homme,  dirent-ils.  Et  qui  sait  si  un 
esprit  ou  un  ange  ne  lui  a  point  parlé  ?  " 

Le  tribun  mit  fin  au  tumulte  en  commandant 
aux  soldats  d'enlever  Paul,  et  de  le  reconduire 
dans  la  forteresse  Antonia.  Le  lendemain,  les 
disciples  découvrirent  un  complot  contre  la  \'ie 
de  Paul.  Quarante  juifs  s'étaient  ligués  entre 
eux,  et  s'étaient  engagés  à  s'emparer  de  l'apôtre 
quand  on  le  conduirait  devant  le  Sanhédrin,  et 
à  le  tuer.  Un  neveu  de  Paul,  fils  de  sa  sœur,  do- 
miciliée à  Jérusalem,  en  informa  le  tribun,  et  dès 
la  nuit  suivante  Claude  Lysias  fit  monter  Paul  à 
cheval  et  l'envoj-a  au  gouverneur  Félix,  à  Césarée, 
avec  une  escorte  de  soixante-dix  cavaUers  et  de 
deux  cents  lanciers.  Et  voilà  comment  Jésus 
de  Nazareth  continuait  de  protéger  son  apôtre 
et  de  l'inspirer. 


PAULINA  22^ 

Devant  les  Grands  de  Jérusalem,  il  parlait 
avec  l'autorité  d'un  prophète  et  ceux  qui  le  ren- 
contrèrent pendant  la  nuit  sur  la  route  de  Césarée 
avec  sa  nombreuse  escorte  le  prirent  sans  doute 
pour  le  gouverneur  Félix  en  personne,  ou  pour  un 
officier  supérieur  des  armées  romaines. 

Et  maintenant,  nous  allons  voir  ces  deux  huDmmes 
en  face  l'un  de  l'autre,  Paul  et  Félix. 


XXX 

PAUL  ET  FÉLIX  EN  PRÉSENCE 

Félix  n'est  pas  un  inconnu  pour  le  lecteur.  Il 
sait  quel  ambitieux  sans  scrupule  il  est,  et  comment 
il  est  arrivé  au  poste  de  gouverneur  de  la  Judée, 
en  remplacement  de  Cumanus,  grâce  aux  in- 
trigues de  son  frère  Pallas.  Nous  avons  raconté 
plus  haut  l'histoire  de  son  mariage,  et  fait  connaî- 
tre sa  femme  Drusille,  sœur  de  Bérénice  et  d' Agrip- 
pa IL  Elle  avait  encore  plus  d'ambition  que  son 
mari,  et  pas  moins  d'intelligence  et  d'habileté. 

Paul  connaissait-il  ce  couple  de  scélérats  ? 
Nous  ne  le  croyons  pas.  Il  ignorait  donc  quel 
juge  allait  juger  sa  cause.  Il  ignorait  sa  cause 
elle-même  ;  car  il  ne  savait  pas  quelle  accusation 
était  portée  contre  lui  par  les  Juifs  de  Jérusalem. 


230  *  PAULINA 

Au  jour  fixé  pour  le  procès,  le  grand-prêtre 
Ananie,  et  son  avocat  TertuUus,  descendirent 
de  Jérusalem  à  Césarée  pour  formuler  et  soutenir 
l'accusation.  Tertullus  multiplia  les  phrases 
d'avocat  et  les  flatteries  au  juge.  Et  lui  montrant 
Paul  dans  un  geste  indigné  il  dit  à   Félix  : 

"  C'çst  une  peste,  un  homme  qui  excite  des 
troubles  parmi  les  Juifs  dans  le  monde  entier, 
un  chef  de  la  secte  des  Nazaréens.  .  .  " 

Paul  n'eut  pas  de  peine  à  démontrer  que  ce 
n'était  pas  lui  qui  troublait  l'ordre,  et  qui  ameu- 
tait les  foules.  Quant  à  sa  religion,  il  servait  le 
Dieu  de  ses  pères,  selon  la  voie  que  Tertullus 
venait  d'appeler  une  secte.  Mais  en  cela,  il  n'avait 
commis  aucun  crime,  à  moins  qu'on  ne  lui  fît 
un  crime  d'avoir  soutenu  la  doctrine  de  la  résur- 
rection des  corps. 

Félix  connaissait  très  bien  cette  doctrine  qui 
troublait  un  peu  sa  conscience,  et  il  n'aimait  pas 
qu'on  lui  en  parlât.  Il  ajourna  donc  l'audience 
sans  en  entendre  davantage. 

Mais  Paul  avait  dit  qu'il  était  venu  à  Jérusalem 
faire  des  aumônes  à  sa  nation  et  lui  apporter  des 
offrandes.  Ce  fut  la  parole  qui  intéressa  le  plus 
le  gouverneur.  Il  en  tira  la  conclusion  que  Paul 
pouvait  prélever  pour  sa  rançon  de  fortes  som- 
mes, que  ses  nombreux  disciples  lui  paieraient 
volontiers.  Il  avait  appris  qu'il  était  d'usage  pour 
les  néophytes  riches  de  vendre  leurs  biens  et  d'en 


PAULIN  A  231 

donner  le  prix  aux  apôtres.  Il  lui  parut  évident  que 
c'était  une  aubaine  inappréciable  pour  lui  d'avoir 
ainsi  en  son  pouvoir  comme  prisonnier  celui  qu'il 
considérait  comme  le  chef  de  la  nouvelle  religion. 
Il  connaissait  j^ar  lui-même  le  prix  énorme  que  les 
esclaves,  devenus  riches,  payaient  à  leurs  maîtres 
pour  leur  affranchissement.  Quelle  belle  rançon 
ne  paieraient-ils  pas,  ces  innombrables  disciples 
du  Christ,  pour  la  liberté  de  leur  grand  apôtre  ! 

Voilà  les  pensées  qui  vinrent  à  l'esprit  de  Félix,  et 
il  les  communiqua  à  sa  femme,  qui  fut  toute  joyeuse, 
et  qui  lui  dit  :  "  Paul  est  un  prisonnier  précieux,  et 
nous  en  tirerons  certainement  beaucoup  d'argent  ; 
car  si  ses  amis  ne  veulent  pas  payer  pour  sa  libéra- 
tion, ses  ennemis  paieront  pour  sa  condamnation.  " 

Quelques  jours  après,  Félix  et  Drusille  firent  venir 
Paul  devant  eux,  et  se  mirent  à  causer  très  aimable- 
ment avec  lui.  Leur  fils  Agrippa  assistait  à 
l'entretien. 

"  Parlez-nous  donc  un  peu,  lui  dit  Drusille, 
de  ce  Jésus  de  Nazareth,  qui  est  mort,  il  y  a 
déjà  longtemps,  et  dont  le  nom  fait  aujourd'hui 
tant  de  bruit  dans  le  monde.   L'avez-vous  connu  ? 

—  Non,  Madame,  je  suis  né,  et  j'ai  fait  mes 
études  à  Tarse,  en  Cilicie.  Quand  je  suis  venu  les 
compléter  à  Jérusalem,  il  y  avait  plusieurs  années 
que  Jésus  de  Nazareth  était  mort. 

—  Et  ses  apôtres  vous  ont  dit  alors  qu'il  était 
ressuscité  ? 


232  PATJLINA 

—  Oui,  mais  je  crus  que  c'était  une  supercherie,, 
et  je  pris  le  parti  des  Pharisiens  avec  acharnement 
et  violence. 

—  Pourquoi    y   mettiez- vous    cette    violence  ? 

—  La  violence  est  dans  mon  caractère  ;  et 
je  m'y  abandonnais,  parce  que  je  croyais  de  bonne 
foi  que  les  disciples  de  Jésus  troublaient  l'ordre 
public.  En  même  temps  je  m'indignais  de  leurs 
succès,  et  j'étais  d'avis  qu'il  fallait  recourir  à  la 
\'iolence  pour  mettre  -fin  à  leur  propagande. 

—  Comment  donc  vous  ont-ils  converti  ? 

—  Ce  ne  sont  pas  eux  qui  m'ont  converti. 
C'est  Jésus-Christ  lui-même  qui  m'a  conquis, 
comme  j'essayais  de  conquérir  les  autres  —  par 
la  violence,  ajouta  Paul  en  souriant. 

—  Par  la  violence  !  Mais  de  quelle  violence 
un  homme  mort  était-il  capable  ? 

—  Voilà  le  prodige  et  le  mystère,  "  répondit 
Paul.  Et  il  raconta,  aussi  brièvement  qu'il  put, 
le  miracle  de  sa  conversion. 

"  Et  depuis  lors,  ce  fantôme  qui  vous  est  apparu 
à  Damas  continue  de  vous  hanter,  et  vous  lui 
êtes  dévoué  comme  un  esclave  ? 

—  Ce  n'est  pas  un  fantôme.  C'est  un  être 
vivant,  un  Dieu  ressuscité.  Et  aujourd'hui,  je 
ne  suis  pas  seulement  son  esclave  ;  je  reconnais 
en  Lui  mon  Seigneur  et  mon  Dieu.  Je  l'aime  de 
toutes  mes  forces,  je  l'adore,  et  je  lui  donnerai 
ma  vie  quand  il  la  voudra. 


PAULINA  233 

—  Mais  que  prétendez-vous  faire  pour  lui  ? 

—  Je  ne  puis  rien  faire  tant  que  je  serai  votre 
prisonnier.  Mais  dès  que  je  serai  libre,  je  re- 
prendrai ma  mission. 

—  En  quoi  consiste  votre  mission  ? 

—  Vous  seriez  bien  étonnés,  si  vous  pouviez 
vous  en  rendre  compte,  et  constater  par  vous- 
mêmes  les  conquêtes  extraordinaires  que  je  fais. 

—  Par  la  violence  ? 

—  Oh  !  non,  je  ne  fais  plus  violence  à  personne. 
C'est  moi  qui  souffre  violence.  Je  vais  de  ville 
en  ville,  de  province  en  province,  tantôt  seul, 
tantôt  avec  quelques  disciples.  Dans  les  syna- 
gogues et  sur  les  places  publiques,  je  prêche  la 
religion  du  Christ  et  les  foules  me  suivent. 

—  Que  leur  dites-vous  ? 

—  Je  leur  raconte  mon  histoire,  et  celle  de 
Jésus-Christ.  Partout  je  rencontre  des  contradic- 
teurs, surtout  parmi  les  Juifs,  et  je  réponds  à 
tous  leurs  sophismes  et  à  leurs  mensonges.  Mais 
partout  aussi  je  rencontre  des  honmies  de  bonne 
volonté,  surtout  chez  les  Gentils,  qui  cherchent 
la  vérité  et  qui  croient  à  ma  parole. 

—  Et  le  nombre  des  chrétiens  se  multiplie  ? 

— Oui,  dans  des  proportions  étonnantes.  Evidem- 
ment cela  n'est  pas  dû  à  ma  prédication,  mais  à  la 
puissance  du  Dieu  que  je  prêche.  Alors  les  prêtres 
juifs  et  les  scribes  s'irritent  contre  moi.  Ils  m'accu- 
sent de  vouloir  détruire  la  Loi  de  Moïse  et  la  puis- 


234  PAULINA 

sance  romaine.  Ils  me  font  mettre  en  prison  ;  ils 
me  font  battre  de  verges  ;  ils  me  font  lapider.  Ils 
me  chassent  du  temple  et  des  synagogues.  Je  ne 
résiste  pas,  et  je  change  de  pays  pour  continuer 
ailleurs.  Rien  n'enchaîne  la  parole  de  Dieu  ;  et 
d'autres  milliers  accourent  autour  de  moi,  je 
Teux  dire,  autour  du  Dieu  que  je  prêche. 

"  Aux  peuples  que  je  ne  puis  pas  aller  \dsiter, 
j'écris  des  épîtres,  et  les  chrétientés  se  multipUent. 
Je  mets  à  leurs  têtes  des  chefs,  évêques  et  prêtres, 
qui  continuent  de  leur  prêcher  l'Evangile.  Eux 
aussi  sont  persécutés,  battus  de  verges,  empri- 
sonnés, mais  rien  ne  les  fait  taire  ;  et  la  vérité 
se  propage  dans  tout  l'empire  romain,  malgré  les 
Juifs  et  malgré  les  Romains. 

—  J'imagine  que  vous  prélevez  des  impôts 
«omme  font  les  gouvernements  réguliers  ? 

—  Non,  mais  ceux  qui  sont  riches  donnent  à 
ceux  qui  sont  pauvres,  afin  que  nous  puissions 
Advre  tous  ensemble  comme  des  frères. 

—  On  m'a  assuré  que  vous-même  avez  collecté 
de  grandes  sommes  d'argent  à  Antioche,  à  Damas 
et  ailleurs,  et  que  vous  en  avez  distribué  aux  fidèles 
de  Jérusalem. 

—  C'est  vrai,  quoique  les  chiffres  aient  été 
exagérés. 

- —  Mais  si  vos  nombreux  disciples  vous  sont 
si  dévoués,  à  vous  qui  êtes  leur  chef,  pourquoi 
ne  rachètent-ils  pas  votre  liberté  ? 


PAULINA  235 

—  C'est  aux  pauvres  qu'ils  viennent  en  aide. 
Moi,  je  n'ai  besoin  de  rien. 

—  Pourtant,  vous  voulez  être  libre  ? 

—  Oh  !  oui,  mais  quand  le  Seigneur  jugera  que 
ma  liberté  est  nécessaire  à  son  Eglise,  il  saura  bien 
me  la  rendre. 

—  Vous  ne  comptez  pas  pour  cela  sur  la  bien- 
veillance   du    gouverneur  ? 

—  Je  compte  sur  sa  droiture  et  sur  sa  justice. 

—  Est-il  vrai,  dit  Agrippa,  en  se  penchant  vers 
l'apôtre,  que  votre  Jésus  a  prédit  la  ruine  de  Jéru- 
salem et  du  temple  ? 

—  Oui,  les  apôtres  qui  l'ont  entendu  faire  cette 
prédiction  m'ont  raconté  la  chose  :  Un  soir  qu'il 
sortait  avec  eux  de  Jérusalem,  et  qu'il  avait 
quitté  le  temple,  pour  n'y  plus  revenir,  il  s'assit 
au  bord  du  chemin,  sur  le  versant  du  mont  des 
OU\'iers.  Il  se  prit  soudainement  à  pleurer,  et  il 
leur  dit  : 

"  Voyez  ces  gigantesques  constructions  (il  in- 
diquait de  la  main  les  hautes  murailles  de  la  Cité 
Sainte  et  les  superbes  portiques  du  Temple). 
De  tout  cela  il  ne  restera  pas  pierre  sur  pierre.  " 

''Quelques disciples  s'approchèrent  plus  près  de 
lui  et  lui  demandèrent  :  ''  Quand  tout  cela  arri- 
vera-t-il,  Maître  ?  "  Jésus  répondit  :  "  Lorsque 
vous  verrez  Jérusalem  investie  par  des  armées, 
et  l'abomination  de  la  désolation  dans  le  lieu 
saint,  sachez  que  sa  destruction  est  proche.  " 


236  PAULINA 

—  Et  croyez- vous,  Paul,  que  cela  arrivera  ? 

—  Certainement,  puisque  c'est  un  Dieu  qui  l'a 
prédit.    La  date  seule  est  incertaine. 

—  Mais  par  quelles  armées  peut-elle  être  in- 
vestie ? 

• —  Je  n'en  connais  pas  d'autres  que  les  armées 
romaines. 

—  En  voudriez-vous  à  Rome  de  détruire  Jéru- 
salem ? 

■ —  J'en  serais  affligé,  comme  Juif,  mais  je  com- 
prends que  cette  ville  célèbre  qu'on  appelait  la 
Sainte  est  condamnée  à  périr  par  Dieu  lui-même, 
parce  qu'elle  est  aujourd'hui  la  ville  déicide.  Le 
règne  de  Jésus-Christ  sur  les  âmes  va  déplacer 
le  centre  du  monde  rehgieux. 

—  Commxe  Juif,  est-ce  que  vous  avez  la  haine 
de  Rome  ? 

—  Non,  les  relations  des  nations  entre  elles 
ne  sont  pas  de  mon  ressort.  Les  Juifs  ont  des 
griefs  contre  Rome  ;  mais  je  ne  m'en  préoccupe 
pas.  Ma  mission  est  de  conquérir  des  âmes  et 
non  des  provinces. 

"  Rome  a  la  puissance,  la  souveraineté,  et  je 
me  soumets  à  son  autorité.  Je  demande  qu'on 
me  laisse  libre  de  prêcher  Jésus-Christ.  C'est  la 
seule  hberté  que  je  réclame,  et  dans  toutes  les 
villes  où  je  vais  rempUr  ma  mission,  ce  ne  sont 
pas  les  Romains  qui  me  font  la  guerre,  ce  sont 
les  Juifs.    C'est  même  l'autorité  romaine  qui  me 


PAULINA  237 

protège  contre  les  persécuteurs.  A  Corinthe,  c'est 
le  proconsul  Gallion,  frère  de  Sénèque  qui  m'a 
défendu  contre  les  Juifs. 

"  L'autre  jour,  à  Jérusalem,  ils  avaient  com- 
ploté de  me  faire  mourir  ;  et  c'est  le  tribun  ro- 
main qui  m'a  arraché  de  leurs  mains. 

—  Tout  ce  que  vous  nous  avez  dit  est  bien 
intéressant,  dit  Félix  ;  et  nous  causerons  encore 
avec  vous  un  autre  jour.  " 

Sur  un  signal  donné,  un  centurion  entra. 
'  "  Centurion,  vous  me  répondez  de  cet  homme. 
Ne  le  tenez  pas  en  prison.  Laissez-le  aller  et  venir, 
et  parler  à  qui  il  voudra.  Mais  qu'il  soit  gardé  à 
vue,  et  qu'il  puisse  être  remis  entre  mes  mains 
quand  je  le  demanderai.  " 

Paul  sortit  suivi  par  le  centurion.  Agrippa  le 
suivit  aussi,  et  quand  Paul  fut  entré  dans  la  cham- 
bre qui  lui  était  assignée,  le  centurion  le  laissa 
seul  avec  Agrippa  qui  lui  demanda  s'il  connaissait 
bien  le  proconsul  de  Chypre. 

—  Il  est  un  frère  pour  moi,  répondit  Paul. 
C'est  un  des  premiers  et  des  plus  fidèles  disciples 
de  Jésus-Christ. 

—  L'avez-voUs  rencontré  récemment  à  Co- 
rinthe ? 

—  Oui,  et  ça  été  pour  moi  une  grande  conso- 
lation d'y  voir  enfin  son  épouse  et  sa  fille  bien- 
aimée  embrasser  la  foi  chrétienne.  Ce  sont  des 
femmes  incomparables. 


238  PAULINA 

—  Savez-vous  que  Paulina  est  la  femme  que 
j'aime  le  plus  au  monde  ? 

—  On  me  l'a  dit,  et  cela  ne  m'étonne  pas.  Elle 
a  toutes  les  qualités,  tous  les  charmes  et  toutes 
les   vertus. 

—  Connaissez- vous  quelque  chose  de  ses  sen- 
timents à  mon  égard  ? 

—  Je  sais  qu'elle  s'intéresse  à  votre  sort  ;  car 
elle  m'a  demandé  de  prier  pour  vous.  Son  bonheur 
serait  de  vous  voir  chrétien. 

—  Hélas  !  un  pareil  changement  est  impos- 
sible. 

—  Pourquoi  impossible  ? 

—  Parce  qu'il  y  a  inimitié  entre  la  religion  du 
Christ  et  la  dynastie  des  Hérodes. 

—  Toutes  les  inimitiés  se  fondent  au  contact 
de  Jésus-Christ.  J'ai  été  moi-même  son  ennemi 
déclaré,  et  maintenant  je  suis  prêt  à  donner  ma 
\'ie  pour  son  amour.  Que  dis-je  ?  Je  souffrirais 
mille  morts  pour  soutenir  sa  foi. 

—  Songez,  Paul,  que  j'aspire  au  trône  de  Judée, 
et  que  ni  les  Césars,  ni  le  Sanhédrin  ne  voudraient 
jamais  permettre  à  un  disciple  de  Jésus-Christ 
de  monter  sur  le  trône  de  Jérusalem. 

—  C'est  possible.  Mais  alors  il  faudrait  renoncer 
au  trône. 

—  Ou  bien,  il  faudrait  que  Paulina  renonçât 
à  sa  religion  nouvelle. 

■ — C'est  ce  qu'elle  ne  fera  jamais. 


PAULINA  239 

—  Elle  sacrifierait  plutôt  son  amour  ? 

—  Je  le  crois.  Et  vous,  sacrifieriez-vous  le 
trône  à  votre  amour,  vous  qui  voulez  qu'elle  vous 
sacrifie  son  Dieu  ?  " 

Agrippa  baissa  la  tête,  et  s'en  alla  sans  rien 
répondre. 

Grâce  à  la  liberté  relative  que  le  gouverneur 
lui  laissait,  Paul  continuait  à  prêcher,  mais  sans 
publicité.  On  lui  permettait  de  recevoir  tous 
ceux  qui  venaient  l'interroger,  de  la  Galilée,  de 
la  Samarie  et  de  la  Judée.  Les  Juifs  de  Jérusalem 
venaient  surtout  le  consulter  sur  les  questions 
controversées  par  les  judaïsants. 

Aux  disciples  qui  étaient  trop  éloignés  il  écrivait 
des  lettres,  et  malheureusement  cette  correspon- 
dance est  perdue.  Quand  ses  amis  se  préoccupaient 
de  ce  qu'il  allait  devenir,  il  leur  répondait  :  "  Vous 
vous  inquiétez  vainement  ;  je  suis  entre  les  mains 
du  Seigneur,  et  je  deviendrai  ce  qu'il  voudra.  Je 
sais  la  mission  que  j'ai  à  remplir,  et  j'ai  pleine 
confiance  que  je  la  remplirai.  Quand  serai-je 
libre  de  quitter  Césarée?  Je  n'en  sais  rien  ; 
mais  soyez,  sûrs  qu'il  y  a  quelque  part  un  na\dre 
qui  me  transportera  à  Rome.  J'ai  amioncé  ma 
visite  aux  Romains.  Il  faut  que  j'aille  réconforter 
l'immense  multitude  de  chrétiens  que  Néron  persé- 
cutera bientôt.  " 

Plusieurs  fois  Félix  et  Drusille  reprirent  leur 
entretien  avec  l'intéressant  prisonnier  qui  de  son 


240  PAULINA 

côté  essaya  vainement  de  convertir  les  deux  époux 
à  la  foi  chrétienne. 

Un  jour,  ils  lui  parlèrent  de  religion,  et  Félix 
avoua  qu'il  ne  croyait  qu'aux  oracles  et  à  la  magie. 
Paul  tenta  d'amener  la  conversation  sur  la  morale 
de  Jésus.    Mais  Félix  l'interrompit  et  lui  dit  : 

"Il  y  a  deux  sujets  sur  lesquels  je  n'aime  pas 
que  vous  me  parliez  :  la  résurrection  des  morts  à 
laquelle  je  ne  croirai  jamais,  et  la  justice  dont  je 
suis  las  d'entendre  parler  au  Prétoire.  " 

Un  autre  jour,  Drusille  lui  dit  :  "  Ne  nous 
parlez  jamais  de  la  morale  de  votre  Jésus  ;  elle 
est  trop  sévère.  La  vie  serait  pire  que  la  mort,  s'il 
fallait  pratiquer  la  chasteté,  la  tempérance  et  la 
mortification  des  sens.  " 

Souvent  ils  lui  proposèrent  dans  des  termes 
voilés  et  habiles  de  lui  donner  la  liberté  si  ses  amis 
voulaient  bien  leur  payer  une  rançon  raisonnable. 
Et  comme  Paul  ne  leur  donnait  sur  ce  point  aucune 
espérance,  Félix  lui  faisait  parfois  des  menaces  de 
le  livrer  aux  Juifs,  qui  n'hésiteraient  pas  à  payer 
le  plus  haut  prix.  L'indigne  procurateur  allait 
se  décider  à  prendre  ce  dernier  parti  lorsqu'une 
sédition  éclata  à  Césarée.  Pour  rétablir  l'ordre, 
Félix  lança  ses  légionnaires  contre  les  Juifs,  en 
tua  un  grand  nombre,  et  pilla  les  maisons  les  plus 
riches.  Il  fut  alors  dénoncé  à  Rome.  Les  accu- 
sations des  Samaritains  étaient  graves.  Féhx  y 
était  qualifié    comme  un  assassin  et  un  pillard. 


PAULIN  A  241 

Il  reçut  l'ordre  immédiat   de   venir  se  justifier 

devant   César  ;  et    Festus   fut    nommé  pour   le 
remplacer. 


XXXI 

AGRIPPA  A  PAULINA 

Avant  de  quitter  Césarée,  Agrippa  songea  à 
faire  une  course  en  Chypre.  La  traversée  était 
facile,  et  durait  à  peine  douze  heures  avec  un  vent 
favorable.  Mais  sa  mère  s'y  opposa  avec  \dolence. 
"  Cette  passion  pour  la  folle  amoureuse  du  Cru- 
cifié a  duré  assez  longtemps.  Il  faut  que  cela 
finisse,  "  lui  dit  sa  mère  avec  autorité. 

"  A  ton  âge,  tu  devrais  comprendre  qu'un 
mariage  avec  Paulina  serait  un  obstacle  infran- 
chissable à  ton  avènement  au  trône.  Il  y  a  dans 
ridumée,  et  ailleurs,  en  Orient,  des  princesses 
riches  et  belles  dont  les  familles  seraient  au  con- 
traire d'un  grand  secours  à  la  réahsation  de  tes 
légitimes  ambitions.  Laisse-moi  choisir  pour  toi 
la  future  reine  de  Jérusalem.  " 

Agrippa  réclama  le  droit  de  faire  lui-même  ce 
choix  ;  mais  il  dût  plier  devant  l'accès  de  colère 
qu'il  provoqua.  D'ailleurs,  il  fallait  se  préparer 
à  partir  pour  Rome  sans  différer.      Agrippa  se 

17 


242  PAULINA 

borna  donc  à  écrire  à  Paulina  la  lettre  qu'on  va 
lire.: 

"  Très  chère  amie, 

Il  est  donc  vrai  ce  proverbe  oriental  :  "  Qui 
sème  l'amour  moissonne  des  larmes  ".  Je  suis  au 
désespoir.  Le  projet  que  je  vous  ai  annoncé  d'aller 
vous  voir  en  Chypre  est  irréaUsable.  Non  seule- 
ment ma  mère  s'y  oppose  avec  son  autorité  impla- 
cable, mais  mon  père  a  reçu  l'ordre  impératif 
de  retourner  à  Rome  pour  se  justifier  des  accusa- 
tions que  les  Samaritains  ont  portées  contre  lui  ; 
et  nous  partons  sans  retard. 

"  C'était  bien  assez  qu'un  bras  de  mer  nous 
séparât  ;  toute  la  mer  avec  ses  orages  et  ses  tem- 
pêtes va  maintenant  mugir  entre  nous.  Quand 
vous  reverrai-je  jamais,  ô  Paulina  ?  Ne  vien- 
drez-vous  pas  à  Rome  quelque  jour  ?  J'en  suis 
venu  à  désirer,  pardonnez-moi,  que  votre  père  y 
soit  rappelé,  comme  le  mien. 

"  Hélas  !  ma  bien-aimée,  il  y  a  entre  nous  un 
abîme  plus  infranchissable  que  l'océan,  c'est  ma 
mère  !  J'ai  fait  deux  rêves,  qui  me  semblent 
parfaitement  réahsables  :  un  rêve  d'amour  et 
un  rêve  d'ambition.  Mon  rêve  de  grandeur,  c'est 
le  trône  de  Jérusalem  ;  et  mon  rêve  d'amour, 
c'est  vous,  ô  ma  Paulina. 

"  Sont-ils  donc  incompatibles  ?  —  Je  dis  non  ; 
mais  ma  mère  répond  :  Oui,  il  faut  choisir  entre 
les  deux.     Et,  pour  elle,  il  n'y  a  pas  d'hésitation 


PAULINA  243 

possible.  Le  choix  du  trône  s'impose,  et  si  j'y 
renonçais  elle  me  maudirait.  Quand  je  lui  parle 
d'une  vie  de  bonheur  avec  l'amour,  elle  bondit 
d'indignation.  Elle  me  regarde  comme  un  être 
faible  et  sans  caractère,  indigne  du  sang  des 
Hérodes  qui  coule  dans  mes  veines.  Et  quand 
j'ose  lui  parler  de  Jésus  de  Nazareth,  elle  entre 
dans  une  exaltation  de  furie  antique,  ou  de  py- 
thonisse  inspirée.  "  Souviens-toi,  me  dit-elle 
alors,  qu'entre  le  royaume  des  Hérodes  et  le  pré- 
tendu royaume  de  ce  Jésus,  il  y  a  haine  et  ven- 
geance implacables.  Mon  aïeul  a  poursuivi  Jésus 
enfant,  et  a  bien  cru  l'avoir  tué  dans  le  massacre 
des  Innocents.  Mon  oncle  Antipas  a  fait  déca- 
piter son  Précurseur  Jean-Baptiste.  Mon  père  a 
fait  mourir  Jacques,  son  apôtre,  premier  évêque 
de  Jérusalem.  Il  a  condamné  à  mort  Pierre  le 
chef  de  son  EgUse,  et  il  devait  le  faire  exécuter. 
Mais  il  est  mort  mystérieusement  lui-même  par 
quelque  maléfice  diabolique  des  chrétiens.  Paul 
dont  nous  tenions  la  \àe  entre  nos  mains,  et  que 
nous  allions  livrer  aux  Juifs,  vient  de  nous  échapper. 
Ne  vois-tu  pas  qu'il  y  a  guerre  implacable  entre 
la  dynastie  des  Hérodes  et  les  disciples  et  conti- 
nuateurs du  Nazaréen  ?  Il  faut  pourtant  que 
nous  remportions  la  victoire  définitive.  Comment 
peux-tu  croire  un  instant  que  les  Juifs  et  nous- 
mêmes  permettions  au  futur  roi  de  Jérusalem 
d'épouser  une  chrétiemie  ?.  .  .  " 


244  PAULINA 

"  L'exaltation  de  ma  mère  était  telle  que  je 
crus  sage  de  ne  rien  répondre,  et  de  renoncer  à 
visiter  l'île  enchanteresse  qui  doit  être  un  paradis, 
puisque  l'ange  Paulina  l'habite.  Mais  rien  ne 
séparera  mon  cœur  du  vôtre,  ô  ma  douce  Paulina. 
Mon  amour"  grandira  avec  les  obstacles  et  les 
souffrances.  Ma  vie  m'appartient,  et  c'est  à  faire 
ton  bonheur  que  je  veux  la  consacrer.  C'est  pour 
la  poser  sur  ta  tête  adorée,  que  j'aspire  à  la  cou- 
ronne. Des  jours  meilleurs  \dendront,  et  puisqu'il 
y  a  guerre  entre  ton  Jésus  et  les  Hérodes,  et  que 
les  Hérodes  veulent  nous  séparer,  ton  Jésus  vou- 
dra nous  unir. 

"  Dans  les  temps  où  nous  vivons,  les  procon- 
sulats ne  durent  jamais  bien  des  années  ;  et 
avant  longtemps  j'espère,  votre  père  sera  rappelé 
à  Rome.  C'est  là  que  nous  nous  retrouverons 
pour  réaUser  un  jour  mon  rêve  de  bonheur.  Si 
vous  le  voulez,  j'en  serai  le  maître  de  celui-là, 
tandis  que  mon  rêve  de  grandeur  dépend  des 
événements  et  des  combinaisons  poUtiques  dont 
je  ne  suis  pas  le  maître.  Puisse-t-il  venir  bientôt 
le  jour  de  notre  réunion  !  J'ai  toujours  aimé 
beaucoup  la  mer  ;  mais  je  la  déteste  depuis  qu'elle 
nous  sépare  ;  et  que  puis-je  aimer  autre  chose 
sur  la  terre  quand  je  ne  vous  trouve  nulle  part  ? 
L'univers  m' apparaît  comme  un  désert  avec  une 
seule  oasis  qui  m'est  fermée,  —  l'île  de  Chypre. 
Pourquoi  le  malheur  semble-t-il  s'attacher  âmes 


PAULINA  246 

pas  ?  Est-ce  qu'il  faut  croire  à  la  fatalité  ? 
ou  bien,  est-ce  que  je  dois  payer  pour  les  fautes 
de   ma   famille  ? 

"  O  Paulina  !  que  je  suis  malheureux  de  penser 
que  peut-être  je  vais  vous  faire  partager  ma  fa- 
tale destinée  !  Moi,  je  vous  aimerai  toujours  ; 
mais  si  vous  rencontrez  le  bonheur  loin  de  mon 
chemin,  suivez-le  et  oubliez-moi.  Ne  vaut-il  pas 
mieuxque  je  sois  seul  à  pleurer  sur  mon  sort  ?  Et 
dire  que  c'est  ma  mère  qui  me  fait  souffrir  ainsi, 
et  qui  détruira  peut-être  à  jamais  l'édifice  de  mon 
bonheur  !  Que  de\'iendrai-je  si  vous  ne  venez  pas 
bientôt  me  rejoindre  à  Rome  ?  Je  connais  la 
belle  villa  qui  appartient  à  votre  père  sur  l' Aven- 
tin.  J'irai  promener  mes  ennuis  sous  les  cyprès 
qui  l'ombragent,  et  sur  la  terrasse  qui  domine  le 
Tibre.  Ce  sera  ma  consolation  en  attendant  le 
jour  où  quelque  na\'ire  d'Orient  remontera  le 
fleuve  ayant  à  son  bord  le  proconsul  de  Chypre. 
Je  ferais  des  vœux  à  Neptune  si  je  croyais  en  lui. 

"  Je  baise  vos  mains, 

Agrippa  " 


246  PAULIN  A 


XXXII 


DEVANT  FESTUS 
ET  LE  ROI  AGRIPPA  II 

A  peine  Festus,  le  nouveau  gouverneur,  était-il 
arrivé  à  Jérusalem  que  les  Juifs  renouvelèrent 
auprès  de  lui  leurs  accusations  contre  Paul,  et 
le  supplièrent  de  leur  livrer  ce  grand  criminel, 
captif  depuis  deux  ans  à  Césarée. 

Festus  leur  répondit  :  "  Dans  quelques  jours 
je  serai  à  Césarée.  C'est  là  que  je  jugerai  la  cause. 
Que  les  principaux  d'entre  vous  y  viennent  avec 
moi  pour  soutenir  leur  accusation.  " 

Quelques  jours  après,  en  effet,  Festus  donna 
audience  aux  accusateurs  ;  mais  ils  ne  purent 
produire  aucune  preuve  contre  l'accusé.  Voyant 
l'acharnement  de  ses  ennemis,  Paul  coupa  court 
au  procès.  Après  avoir  affirmé  énergiquement 
son  innocence,  il  prononça  cette  parole  décisive  : 
"  J'en  appelle  à  César.  " 

Ce  recours  suprême  ne  pouvait  lui  être  refusé, 
et  Festus  mit  fin  à  toute  procédure  ultérieure 
devant  lui,  en  disant  :  "  Tu  en  as  appelé  à  César  ? 
tu  iras  à  César.  " 

Le  gouverneur  n'avait  pas  encore  trouvé  le 
navire  qui  devrait  transporter  son  prisonnier  en 
Italie,  lorsque  le  roi  Agrippa,  et  sa  sœur  Bérénice, 


PAULINA  247 

qui  vivait  avec  lui,  arrivèrent  à  Césarée.  Paul 
n'était  plus  un  inconnu,  et  son  nom  faisait  déjà 
du  bruit  dans  le  monde.  Les  deux  illustres  visi- 
teurs furent  curieux  de  le  connaître  et  de  l'enten- 
dre. Festus  leur  raconta  que  la  haine  des  Juifs 
contre  Paul  avait  pris  son  origine  dans  des  que- 
relles religieuses  au  sujet  d'un  nommé  Jésus,  mort 
il  y  avait  quelques  années,  et  dont  Paul  affirmait 
la  résurrection. 

"  Les  Juifs,  ajouta-t-il,  considèrent  cela  com- 
me un  crime,  et  demandent  sa  mort.  Après  les 
avoir  entendus,  j'ai  trouvé  que  cet  homme  n'a 
rien  fait  qui  mérite  la  mort.  Je  l'aurais  probable- 
ment acquitté  ;  mais  il  en  a  appelé  à  César,  et' 
j'ai  résolu  de  l'envoyer  à  Rome.  Mais  puisque 
vous  désirez  l'entendre,  ô  roi,  je  le  ferai  compa- 
raître devant  vous  dès  demain.  " 

Le  lendemain,  en  effet.  Agrippa  et  Bérénice 
tirent  leur  entrée  solennelle  dans  la  salle  d'au- 
dience avec  une  pompe  vraiment  royale,  escortés 
de  licteurs  et  de  gardes,  qui  se  rangèrent  derrière 
les  fauteuils  dorés  qu'ils  occupèrent.  Le  roi  avait 
revêtu  sa  toge  de  pourpre,  et  la  reine  portait 
une  robe  de  soie  écarlate,  brocardée  d'or 
et  ornée  de  pierreries  éclatantes.  Tous  deux 
avaient  au  front  le  cercle  d'or  qui  représentait 
la  couronne. 

Festus  ouvrit  la  séance  en  faisant  entrer  Paul 
enchaîné,  conduit  par  un  soldat  qui  tenait  le  bout 


248  PAULINA 

de  la  chaîne.   Puis  il  exposa  en  quelques  mots  l'ac- 
cusation. 

Agrippa  et  Bérénice  regardaient  le  prisonnier, 
et  se  disaient  :  ''  Comment  se  fait-il  que  ce  petit 
homme  qui  n'a  l'air  de  rien  ait  déjà  soulevé  tout 
l'Orient,  en  prêchant  une  religion  invraisemblable 
fondée  par  ce  juif  Jésus  qui  fut  traité  comme  un 
criminel  par  le  Sanhédrin,  et  crucifié  par  le  gou- 
verneur romain  Pilatus.  " 

Le  roi  l'invita  à  prendre  la  parole,  et  Paul  éten- 
dant sa  main  chargée  de  fers,  dit  :  "  Je  m'estime  heu- 
reux, ô  roi  Agrippa,  de  pouvoir  aujourd'hui  me  justi- 
fier devant  toi  de  toutes  les  choses  dont  les  Juifs 
m'accusent,  parce  que  tu  es  au  fait  de  toutes  leurs 
coutumes  et  des  questions  qui  existent  parmi  eux .  " 

Après  ce  début,  Paul  déclare  que  la  vie  qu'il  a 
menée  à  Jérusalem  depuis  sa  jeunesse  est  connue 
de  tous  les  Juifs  ;  qu'il  appartenait  à  la  secte 
la  plus  exacte  de  la  religion,  celle  des  Pharisiens, 
et  que  son  seul  crime  est  de  croire  à  la  résurrec- 
tion des  morts.  S'il  prêche  Jésus  de  Nazareth, 
c'est  parce  qu'il  en  a  reçu  la  mission  dans  une 
vision  céleste  à  Damas. 

Mais  le  récit  de  l'apôtre  paraissait  incroyable, 
et  Festus  lui  dit  :  "  Tu  déraisonnes,  Paul,  ton 
grand  savoir  te  fait  perdre  l'esprit. 

—  Non,  excellent  Festus,  je  ne  suis  point  hors 
de  sens  ;  les  paroles  que  je  viens  de  dire  sont 
paroles  de  vérité  et  de  raison.  " 


PAULINA  249 

Il  en  appelle  au  roi  qui  connaît  mieux  que  le 
gouverneur  toute  l'histoire  des  Juifs. 

"Le  roi  est  instruit  de  ces  choses,  dit-il,  et 
c'est  pourquoi  je  lui  en  parle  librement.  "  Et  se 
tournant  vers  le  roi  :  "  Roi  Agrippa,  crois-tu 
aux  prophéties  ?   Oui,  je  le  sais,  tu  y  crois.  " 

Sans  répondre  à  cette  question.  Agrippa  dit 
en  souriant  :  '^  Tu  vas  bientôt  me  persuader  de 
me    faire    chrétien.  " 

"  Plaise  à  Dieu,  repartit  Paul,  que  toi-même  et 
tous  ceux  qui  m'écoutent,  vous  deveniez  tels  que 
je  suis,  hormis  ces  liens.  "  Et  il  montra  ses  chaînes 
en  souriant  aussi. 

Le  roi  se  leva.  Et  il  dit  à  Festus  après  l'audience  : 
"  S'il  n'en  avait  appelé  à  César,  cet  homme  eût 
pu    être    relâché.  " 

Dès  le  lendemain,  Paul  fut  remis  aux  mains 
du  centurion  JuUus,  chargé  de  le  conduire  à 
Rome. 


250  ■  PAULINA 

XXXIII 

MIR.\BILES  ELATIONES  MARIS  ! 

MIRABILIS  IN  ALTIS  DOMINUS  ! 

{Ps.  92) 

En  ce  temps-là,  les  naufrages  étaient  fréquents 
sur  la  mer  Tyrrhénienne.  Les  voyages  étaient 
nombreux,  et  les  navires  à  voiles  et  à  rames,  les 
seuls  connus  alors,  étaient  trop  faibles  pour  ré- 
sister aux  tempêtes  de  la  mer. 

Deux  fois  déjà,  l'apôtre  avait  failli  périr  dans 
les  flots,  et  il  se  demandait  s'il  ne  serait  pas  exposé 
à  un  troisième  naufrage  dans  la  traversée  qu'il 
allait  faire  de  Césarée  à  Rome.  Le  centurion 
Julius  de  la  cohorte  d'Auguste,  chargé  de  la  con- 
duite de  Paul,  le  fit  embarquer  sur  un  navire 
d'Adramytte,  qui  n'allait  pas  en  Italie,  mais  qui 
dans  ses  escales  à  différents  ports  de  la  côte  d'Asie 
rencontrerait  probablement  quelque  vaisseau  en 
route  pour  l'Italie.  Ces  prévisions  du  centurion 
étaient  bien  fondées,  et  il  trouva  à  Myre,  en  Lycie, 
un  vaisseau  d'Alexandrie  qui  faisait  voile  pour 
NéapoUs.     Il  s'y  embarqua  avec  son  prisonnier. 

Les  premiers  jours  de  la  navigation  furent  d'un 
calme  et  d'une  lenteur  qui  désespéraient  les 
mariniers.  Parfois  pendant  la  nuit  tout  s'endor- 
mait dans  un  silence  de  temple  abandonné.     La 


PAULINA  251 

mer  était  douce  comme  un  parvis  d'onyx  et  nul 
souffle  de  vent  n'en  ridait  la  surface  Les  voiles 
alànguies  et  immobiles  pendaient  le  long  des  mâts 
et  les  rameurs,  assis  sur  leurs  bancs,  dormaient 
la  tête  appuyée  sur  leurs  bras  croisés  au-dessus 
des  rames  immobiles.  Sur  le  pont  attiédi,  après 
le  coucher  du  soleil,  les  passagers  gisaient,  sommeil- 
lant ou  rêvant.  Seul,  Paul  veillait,  les  yeux  fixés 
sur  les  étoiles,  qui  luisaient  comme  des  clous  d'ar- 
gent dans  l'immense  tente  violette  du  ciel. 

"  Quel  beau  temple  !  "  disait-il  aux  voyageurs 
lassés  et  "  qu'il  est  grand  le  Dieu  qui  l'a  bâti  !  " 
Et  il  leur  racontait  des  épisodes  de  ses  missions, 
et  des  \'illes  qu'il  avait  converties  à  Jésus-Christ. 
De  temps  en  temps,  des  souffles  intérieurs  soule- 
vaient de  grandes  vagues  douces  qui  berçaient 
le  navire  comme  une  mère  berce  son  enfant. 

"  Mirahiles  elationes  maris,  disait  Paul  avec 
le  poète-roi.  Mirabilis  in  altis  Dominus  !  " 

Mais  une  nuit,  un  vent  \dolent  s'éleva  du  Nord, 
et  après  plusieurs  jours  de  navigation  difficile, 
ils  abordèrent  en  Crète  à  un  endroit  nommé  Bons- 
Ports.  Paul  conseilla  d'y  passer  l'hiver  ;  car  la 
mauvaise  saison  était  venue  et  la  navigation  deve- 
nait périlleuse.  Il  n'y  avait  guère  d'espoir  d'arri- 
ver en  Italie.  Mais  le  maître  du  na\dre  et  le 
pilote  ne  furent  pas  de  cet  avis,  et  ils  reprirent 
la  mer. 

La  tempête  se  déchaîna  bientôt,  selon  le  pro- 


252  PAULINA 

nostic  de  Paul,  et  le  bateau  fut  ballotté,  secoué, 
emporté  dans  toutes  les  directions. 

"  Le  \deil  Eole  est  fâché,  disaient  les  marins,  et 
il  a  déchaîné  contre  nous  ses  terribles  enfants  les 
Aquilons  et  les  Autans.  " 

Il  fallut  abattre  les  voiles,  hâler  les  rames  à 
bord  et  se  laisser  entraîner  à  la  dérive. 

Le  centurion,  qui  lisait  VEnéide,  s'approcha  de 
Paul  et  lui  dit  :  "  Nous  entrons  dans  les  parages 
où  les  malheureux  Troyens  furent  décimés  par 
la  plus  terrible  des  tempêtes.  Virgile  en  fait  une 
description  très  poétique  et  trop  vraie,  et  je  crains 
que  nous  n'en  fassions  l'expérience.  Le  poète 
nous  montre  que  Neptune  s'aperçut  trop  tard  que 
son  royaume  était  profondément  troublé  ;  et 
quand  il  intervint  pour  calmer  la  mer,  une  grande 
partie  des  compagnons  d'Enée  étaient  enseveUs 
dans  les  flots. 

"  Certes,  le  \'ieux  dieu  au  trident  aurait  dû  être 
plus  vigilant.  Il  est  vrai  qu'à  cette  saison  de 
l'année,  il  est  très  occupé  sur  toutes  les  mers  du 
monde. 

—  Je  vois,  dit  Paul,  que  vous  ne  croyez  plus  à 
cette  fabuleuse  divinité  de  la  mer. 

—  Oh  !  non,  dit  le  centurion. 

—  Le  Dieu  que  je  prêche,  reprit  Paul,  est  plus 
puissant. 

—  Il  faudra  nous  le  montrer  si  la  tempête 
augmente. 


PAULINA  253 

—  Je  le  prierai  certainement  pour  tous,"  dit 
Paul. 

Bientôt  la  tourmente  grandit  encore,  plus  rageu- 
se et  plus  profonde.  C'était  une  lutte  de  souffles 
et  de  vagues,  et  la  mer  si  belle  dans  les  calmes 
ondulations  des  jours  précédents  était  devenue 
un  horrible  chaos.  Un  invisible  fossoyeur  y  creu- 
sait d'innombrables  tombes.  Le  faible  navire, 
ballotté  sans  pitié,  obéissait  à  toutes  les  forces 
contraires  de  l'ouragan,  dans  les  obscures  profon- 
deurs de  la  nuit.  Pour  alléger  le  navire,  on  dut 
sacrifier  la  cargaison,  mais  ce  ne  fut  pas  assez. 
On  coupa  les  mâts  et  les  agrès,  qu'on  jeta  à  la 
mer. 

"  Voyez,  disait  Paul  aux  marins,  à  quel  point 
nous  sommes  les  jouets  de  la  nature,  et  comme  elle 
aurait  bientôt  fait  de  nous  anéantir  si  la  main  de 
Dieu  ne  nous  soutenait  pas  contre  elle.  " 

IVIais  sa  parole  se  perdait  dans  les  mugissements 
de  l'aquilon.  La  mer  se  dérobait  sous  la  faible 
carène  et  la  voûte  céleste,  devenue  lugubre,  s'a- 
baissait conmie  un  plafond  qui  s'effondre.  Tout 
s'effondrait  aussi  dans  les  cœurs  des  passagers  ; 
pas  une  étoile  à  l'horizon,  pas  une  lueur,  pas  un 
reflet  ;  des  éclairs  fendaient  les  nues,  si  effrayants 
qu'on  fermait  les  yeux  pour  ne  pas  les  voir,  et 
des  roulements  de  tonnerre  jetaient  l'épouvante 
jusqu'au  fond  des  âmes.  Pour  empêcher  la  carène 
de  s'ouvrir  on  l'avait  encercelée  avec  des  cables. 


254  PAULINA 

Personne  ne  parlait  plus,  la  terreur  «tait  générale. 
Sans  force  ni  courage,  muets  de  stupeur,  plus 
désemparés  que  le  vaisseau  lui-même,  écrasés 
sous  la  force  et  la  cruauté  des  éléments,  les  pas- 
sagers gisaient  sur  le  pont  comme  des  machines 
brisées. 

Il  y  avait  treize  jours  que  la  tempête  durait, 
et  la  mort  paraissait  iné\dtable  quand  le  quator- 
zième jour  commença.  Plusieurs  passagers  qui 
croyaient  encore  à  Neptune  le  suppliaient  en  vain 
de  calmer  la  tempête.  Heureusement  Paul  avait 
à  son  ser^dce  une  force  nouvelle,  encore  inconnue, 
et  qui  pouvait  maîtriser  à  la  fois  et  les  flots  de 
la  mer  et  les  âmes.  Au  milieu  de  tous  ces  mal- 
heureux dont  la  perte  était  imminente,  Paul  se 
leva  soudain  et  leur  dit  : 

"  Ecoutez-moi,  et  prenez  courage.  Aucun  de 
vous  ne  périra.  Cette  nuit  même,  un  ange  du  Dieu 
à  qui  j'appartiens  et  que  je  sers  m'est  apparu  et 
m'a  dit  :  Dieu  t'a  donné  tous  ceux  qui  na\'iguent 
avec  toi  ;  nous  allons  échouer  sur  une  île,  et 
nous  serons  tous  sauvés.  " 

Tous  ces  désespérés  le  crurent,  et  firent  tout 
ce  qu'il  leur  demanda.  Il  prit  le  commandement 
du  navire.  Il  dénonça  aux  officiers  le  projet  que 
quelques  matelots  avaient  formé  de  mettre  la 
chaloupe  à  l'eau  pour  s'enfuir,  il  la  fit  jeter  à  la 
mer.  Puis,  il  dit  à  tous  :  "Je  vous  le  répète, 
aucun  de  vous  ne  périra  ;  mais  il  ne  faut  pas  vous 


PAULINA  255 

laisser  mourir  de  faim,  il  faut  manger,  "  et  il 
se  mit  à  manger  lui-mcme. 

Malgré  toute  l'horreur  de  la  situation,  tous 
reprirent  courage  et  mangèrent  avec  l'apôtre. 
Quand  le  jour  se  leva,  une  petite  île  était  devant 
eux  à  l'horizon.  Emporté  par  le  vent,  le  navire 
alla  s'enliser  dans  un  banc  de  sable,  où  la  vague 
commença  à  le  démolir.  Il  y  avait  deux  cent 
soixante-seize  passagers  à  bord.  Les  uns  à  la  nage, 
les  autres  sur  des  épaves,  tous  arrivèrent  sains  et 
saufs  au   rivage. 

L'île  se  nommait  Melita  (Malte)  et  les  naufragés 
y  furent  très  bien  traités  par  les  insulaires. 
Ils  y  passèrent  l'hiver. 

La  mission  que  Paul  allait  remplir  à  Rome,  il  la 
commença  donc  à  Malte.  Souvent  il  allait  en  com- 
pagnie du  centurion  ou  de  quelque  soldat  de  sa 
suite  faire  de  longues  courses  dans  les  montagnes 
ou  sur  les  promontoires  de  l'île,  dans  les  petits  vil- 
lages de  pêcheurs  disséminés  sur  la  côte,  et  comme 
le  souvenir  de  Jésus  était  toujours  présent  à  son 
esprit,  il  en  parlait  sans  cesse.  Il  racontait  le& 
merveilles  de  sa  vie,  à  ces  populations  païennes,  et 
il  leur  apprenait  à  connaître  le  vrai  Dieu. 

Le  gouverneur  de  la  ville  se  nommait  Publius 
et  son  père  était  gravement  malade.  Paul  entra 
chez  lui,  lui  imposa  les  mains  et  le  guérit.  Un  grand 
nombre  d'autres  malades  lui  furent  alors  amenés, 
et  il  guérissait  à  la  fois  les  corps  et  les  âmes. 


256  PAULINA 

XXXIV 

DE  MELITA  A  ROME 

Dès  cette  époque  lointaine,  comme  dans  les 
temps  modernes,  les  vaisseaux  en  bois  portaient 
à  leur  avant,  sous  le  beaupré,  une  sculpture  plus 
ou  moins  artistique,  représentant  un  personnage 
historique  ou  religieux,  humain  ou  divin,  qui 
les  désignait  et  leur  conférait  un  nom.  Celui  que 
le  centurion  trouva  à  Mehta  portait  l'enseigne 
de  Castor  et  Pollux,  dont  les  images  étaient  aussi 
gravées  sur  les  monnaies  romaines.  Il  venait 
d'Alexandrie  et  il  avait  passé  l'hiver  à  MeUta. 
Après  de  courtes  escales  à  Syracuse  et  à  Rhegium, 
il  \dnt  jeter  l'ancre  dans  le  port  de  Putéoli  (au- 
jourd'hui Puzzuoli,  ou  PouzoUes).  Paul  fut 
bien  étonné  d'y  trouver  des  chrétiens,  qui,  à  force 
d'instances,  le  retinrent  pendant  sept  jours  avec 
ses  compagnons  de  voyage. 

Qui  avait  déjà  converti  cette  population  ? 
L'histoire  n'en  raconte  rien  d'authentique.  Mais 
selon  la  tradition,  ce  serait  saint  Pierre  qui  aurait 
abordé  au  même  endroit  en  venant  à  Rome  vers 
l'an  42,  après  qu'il  eût  échappé  à  la  persécution 
d'Hérode- Agrippa. 

Que  de  récits  intéressants  dût  faire  à  ces  pre- 
miers chrétiens  le  grand  apôtre  des  Nations,  pen- 


PAULIN  A  257 

dant  les  sept  jours  qu'il  passa  avec  eux  !  Et 
quelle  joie  ils  eurent  d'apprendre  avec  quelle 
rapidité  se  répandait  dans  le  monde  civilisé  la 
connaissance  du  nouveau  culte  !  Lorsque  Paul 
prit  congé  de  ses  nouveaux  amis,  ses  prédications 
s'étaient  propagées  dans  la  grande  ville  de  Néapolis 
et  le  nombre  des  néophytes  avait  décuplé. 

Le  centurion  connaissait  très  bien  le  chemin  à 
suivre  pour  aller  de  Puzzuoli  à  Rome,  et  c'est  à 
Capua  que  les  voyageurs  allèrent  rejoindre  la 
Via  Appia.  Deux  jours  après,  ils  avaient  atteint 
Terracina  à  70  milles  de  Rome.  Le  troisième 
jour,  ils  traversèrent  les  marais  Pontins  dans  un 
long  bateau  plat  remorqué  par  une  mule  ;  et 
vers  le  soir,  ils  abordèrent  au  forum  d'Appius 
formé  d'un  marché,  d'une  hôtellerie  et  de  quelques 
maisons.    Ils  y  passèrent  la  nuit. 

Une  agréable  surprise  les  y  attendait.  La  plu- 
part de  ceux  que  Paul  avait  salués  nommément 
dans  son  épître  aux  Romains  étaient  venus  l'y 
rencontrer.  Paul  les  embrassa  tous,  conmie  ses 
enfants  ;  il  s'assit  avec  eux  à  la  table  qu'ils 
avaient  préparée  pour  le  recevoir,  et  il  leur  ra- 
conta toutes  les  péripéties  de  son  voyage,  et 
toutes  les  merveilles  de  la  propagation  évangé- 
lique. 

Le  lendemain  matin  les  voyageurs  reprirent 
leur  route,  en  suivant  toujours  la  Via  Appia. 
Le  centurion  à  cheval  marchait  en  tête  avec  quel- 

18 


258  PAULINA 

ques  légionnaires  et  les  autres  soldats  fermaient 
la  marche.  Quarante  milles  les  séparaient  encore 
de  Rome. 

Il  faisait  une  belle  journée  de  la  fin  de  mars,  et 
sur  les  bords  de  la  route  les  ^dolettes  s'épanouis- 
saient dans  l'herbe  verte.  Tous  semblaient  heu- 
reux, et  cheminaient  par  groupes,  causant  en 
marchant.  Les  Juifs  venus  de  Rome  interrogeaient 
tantôt  Paul  de  Tarse,  tantôt  Luc,  ou  les  légion- 
naires, et  chacun  racontait  les  péripéties  de  leur 
aventureux  voyage. 

"  Oh  !  disaient  les  légionnaires,  nous  avons 
failli  périr  bien  des  fois,  et  si  nous  ne  sommes 
pas  tous  au  fond  de  la  mer,  c'est  bien  parce  que 
cet  homme  extraordinaire  nous  a  sauvés.  " 

Chacun  faisait  son  récit  de  quelque  incident 
du  voyage.  Aux  Trois-Tavernes,  les  voyageurs 
firent  une  nouvelle  station  ;  et  ils  y  trouvèrent 
un  nouveau  groupe  de  chrétiens,  venus  de  Rome 
au  devant  de  Paul.  Bientôt,  ils  entrèrent  dans 
cette  partie  de  la  voie  qui  est  bordée  de  tombeaux. 

Les  mommients  funéraires,  les  pyramides  de 
marbre,  les  tours,  les  rotondes  et  surtout  les 
inscriptions  les  arrêtèrent  souvent,  et  ralentirent 
leur  marche.  Non  loin  des  tumuli  des  Horaces 
et  des  Curiaces,  sur  les  dalles  de  marbre  d'un  tom- 
beau qui  n'avait  pas  encore  vieilli,  ils  lurent  les 
noms  de  deux  femmes  restées  célèbres  à  Rome, 
Terentia,  épouse  de  Cicéron,  et  Tullia,  sa  fille. 


PAULINA  259 

Arrivés  au  mausolée  de  Cecilia  Metella,  ils  firent 
halte.  Paul  monta  sur  le  parapet  supérieur  de 
la  tour  à  créneaux,  et  il  eut  alors  sous  les  yeux 
pour  la  première  fois  le  magnifique  panorama  de 
la  ville  des  Césars. 

"La  nature  fait  de  belles  choses,  dit-il  au  cen- 
turion, mais  les  hommes  aussi  en  font  de  très 
belles  ;  "  et  il  se  laissa  gagner  par  l'admiration. 
"  Et  pourquoi  le  génie  de  l'homme,  émanation 
de  l'idéal  divin,  ne  ferait-il  pas  des  œuvres  admi- 
rables ?  " 

Paul  regarda  longtemps.  Que  d'édifices  majes- 
tueux couronnaient  les  sept  collines  et  formaient 
par  leur  réunion  des  montagnes  d'architecture 
grecque  et  romaine  !  Quels  portiques  !  Quelles 
colonnades  superposées  !  Que  de  palais,  que 
d'arcs  de  triomphe  !  Que  de  théâtres  et  de  ther- 
mes !  Paul  se  faisait  nommer  les  monuments, 
les  plus  élevés  qu'il  indiquait  de  la  main  ;  mais 
il  contempla  surtout  celui  qui  dominait  tous  les 
autres  et  qui  était  le  temple  de  Jupiter  au  sonunet 
du  Capitole.  Son  dôme  de  marbre  et  d'or  qui 
scintillait  aux  feux  du  soleil  lui  rappela  la  coupole 
du  Saint  des  Saints  du  temple  de  Jérusalem. 
Tout  à  coup,  Paul  inclina  la  tête  sur  sa  poitrine 
et  se  prit  à  pleurer. 

Luc  s'approcha  et  lui  dit  :  "  Paul,  pourquoi 
pieurez-vous  ?  " 

Paul  répondit  :   "  Regarde  ce  temple  splendide 


260  PAULINA 

qui  domine  Rome.  C'est  le  polythéisme  fait 
monument,  et  l'autre  merveille  que  nous  avons 
quittée  pour  toujours  peut-être,  c'est  le  judaïsme 
pétrifié  dans  le  temple  de  Jérusalem.  Tous  deux 
paraissent  également  indestructibles.  Et  cepen- 
dant, de  l'un  comme  de  l'autre,  il  ne  restera  pas 
pierre  sur  pierre. 

"  Les  derniers  jours  de  Jérusalem  approchent, 
et  tous  les  crimes  qu'elle  a  commis  et  qu'elle  n'a 
pas  voulu  laver  dans  les  larmes  du  repentir,  elle 
les  expiera  dans  le  sang  et  dans  le  feu.  Le  jour  de 
la  terrible  expiation  est  presqu'arrivé  pour  elle. 
Or,  il  en  sera  de  même  du  temple  Capitolin  quand 
Rome  aura,  comme  Jérusalem,  tué  Jésus  de  Naza- 
reth dans  ses  apôtres  et  dans  ses  saints.  De  même 
que  les  soldats  de  Rome  auront  rasé  Jérusalem, 
les  barbares  du  Nord  tiendront  et  détruiront  la 
Rome  païenne  !.  . .  " 

Quand  Paul  sortit  du  tombeau  de  Cecilia  Metella 
les  voyageurs  reprirent  leur  marche,  et  bientôt 
ils  passèrent  devant  le  tombeau  des  Scipions  et 
sous  la  porte  Capena. 

—  0  Romains,  qui  vous  abandonniez  tout  récem- 
ment à  des  joies  délirantes,  quand  vous  rece\'iez 
dans  vos  murs  le  monstre  à  face  humaine  que 
l'histoire  a  nommé  Caligula  !  0  vous,  qui  avez 
alors  immolé  plus  de  cent  soixante  mille  victimes 
en  actions  de  grâces  pour  cet  inappréciable  pré- 
sent des  dieux  !   0  Romains,  quel  accueil  allez- 


PAULINA  261 

VOUS  donc  faire  à  cet  homme  qui  vous  apporte 
la  vérité  et  la  liberté  ?  Est-il  donc  vrai  que  vous 
allez  le  loger  en  prison  ? 

Quel  aurait  été  votre  étonnement  quand  vous 
l'avez  rencontré  aux  portes  du  grand  cirque  si 
quelqu'un  vous  avait  dit  :  C'est  le  plus  grand 
des  citoyens  romains  qui  fait  son  entrée  dans  la 
capitale  du  monde  civilisé.  Humble  et  pauvre 
d'apparence,  il  y  arrive  comme  le  plus  vulgaire 
des  voyageurs,  hâlé,  fatigué  du  voyage  et  de  la 
mer.  Qu'y  vient-il  faire  ?  Du  commerce  ?  Le 
trafic  des  produits  d'Orient  ?  Cherche-t-il  des 
richesses  ou  des  plaisirs  ?  Oh  !  des  plaisirs,  cette 
grande  ville  en  est  remplie.  Elle  est  la  grande 
prostituée  vers  laquelle  accourent  toutes  les 
nations  de  la  terre. 

Y  a-t-il  des  relations  ?  Appartient-il  à  quel- 
que grande  famille  ?  Possède-t-il  quelques  mil- 
Hons  de  sesterces  pour  acheter  quelque  charge 
publique,  ou  arriver  à  quelque  proconsulat,  dans 
les  provinces  lointaines  de  l'immense  empire  ? 
Non,  ni  les  richesses,  ni  les  honneurs,  ni  les  plaisirs 
ne  l'attirent.  Dormez  en  paix,  ambitieux  et 
courtisans,  assoiffés  de  popularité,  et  poursuivez 
vos  rêves  de  grandeur  et  de  gloire. 

Il  ne  vous  fera  pas  concurrence  celui  qui  entre 
à  pied,  couvert  de  sueur  et  de  poussière,  dans 
cette  Voie  Triomphale,  qu'ont  parcourue  avant 
lui,  avec  toute  la  pompe  et  la  majesté  des  dieux. 


262  PAULINA 

les  grands  hommes  de  guerre,  les  conquérants 
et  les  Césars.  Non,  rien  ne  le  tente  .de  ce  qui 
attire  et  absorbe  toutes  vos  facultés.  Et  cepen- 
dant, son  ambition  est  plus  haute  que  la  vôtre, 
car  elle  domine  même  votre  intelligence.  Déjà, 
il  a  parcouru  une  grande  partie  du  vaste  empire 
romain,  et  partout  il  a  laissé  des  traces  de  son 
passage.  Partout,  il  a  fait  des  conquêtes  que  vous 
ne  soupçonnez  pas,  car  ce  sont  des  millions  d'âmes 
qu'il  a  conquises  à  la  foi  de  Jésus-Christ. 

Vous  ne  connaissez  en  ce  monde  que  les  forces 
matérielles.  Lui  connaît  la  force  morale,  et  il  la 
possède  ;  et  il  la  met  au  service  de  Jésus  de  Naza- 
reth. Et  avec  cette  force  que  vous  ignorez,  il 
renversera  tout  • —  autels  des  dieux  et  trônes  des 
Césars,  institutions  séculaires  et  décrets  du  sénat, 
puissance  militaire,  culte  des  faux  dieux,  temples 
et  palais.  Tout  croulera  au  souffle  de  l'esprit 
nouveau  que  cet  homme  apporte,  et  tout  sera 
renouvelé  et  rajeuni.  Ce  sera  sa  Rome,  à  lui,  qui 
deviendra  la  Ville  Eternelle.  IMais  en  attendant 
que  les  jours  de  ce  grand  triomphe  se  lèvent  sur 
le  monde,  Paul  n'est  qu'un  pauvre  prisonnier  ; 
et  c'est  au  Castrum  Prœtorianum  que  le  centurion 
le   fait   conduire. 

Il  semble  tout  d'abord  que  Paul  commit  une 
erreur  en  faisant  cet  appel  à  César  ;  car  il  aurait 
pu  être  relâché  par  Festus,  comme  l'a  déclaré  le 
roi  Agrippa.     Mais  au  contraire,  sans  qu'il  ait 


PAULINA  263 

songé  peut-être  à  se  montrer  habile,  son  appel 
avait  été  un  acte  de  grande  habileté.  Car  s'il 
avait  été  relâché  les  Juifs  auraient  sûrement  exé- 
cuté le  complot  qu'ils  avaient  formé  de  le  faire 
mourir.  En  allant  devant  César  non  seulement 
il  échappait  à  leurs  atteintes,  mais  il  allait  à 
Rome,  qu'il  se  proposait  de  visiter  depuis  quelques 
années  ;  et  il  y  était  transporté  aux  frais  de  l'Etat. 

Une  fois  devant  le  tribunal  de  César,  Paul 
n'avait  plus  qu'à  attendre  que  ses  accusateurs 
de  Judée  et  leurs  témoins  se  présentassent  à  Rome, 
pour  soutenir  leurs  accusations.  Cette  attente 
se  prolongea  deux  ans,  et  dans  l'intervalle,  Paul 
ne  fut  soumis  qu'à  une  demie  captivité.  Cette 
hberté  relative  lui  permettait  de  rempUr  sa  mis- 
sion, et  d'opérer  de  nombreuses  conversions.  Il 
eut  d'abord  des  relations  avec  les  Juifs  du  Ghetto  ; 
mais  il  n'oubha  pas  que  sa  mission  spéciale  était 
de  convertir  les  Gentils. 

Cette  œuvre  était  déjà  commencée,  et  l'Eglise 
Romaine  était  fondée,  puisqu'il  avait  écrit  son 
épître  aux  Romains  trois  ans  auparavant,  alors 
qu'il  était  encore  à  Corinthe.  En  terminant  cette 
épître,  il  énumérait  les  personnes  qu'il  connais- 
sait déjà,  et  auxquelles  il  envoyait  des  saluta- 
tions. 

Suivant  la  ligne  de  conduite  qu'il  s'était  tracée, 
Paul  commença  par  faire  connaître  sa  mission 
aux  Juifs.    Dans  une  réunion  convoquée  par  lui- 


264  PAULINA 

même  il  leur  déclara  qu'il  n'avait  jamais  combattu 
ni  les  Juifs  qui  étaient  ses  frères,  ni  leurs  insti- 
tutions. Ses  frères  de  Judée  l'en  avaient  accusé, 
mais  à  tort  ;  sa  croyance  dans  l'avènement  ac- 
compli du  Messie  avait  été  la  seule  cause  de  son 
arrestation.  Les  Juifs  répondirent  sans  se  com- 
promettre, et  demandèrent  une  autre  réunion 
plus  nombreuse. 

Cette  seconde  assemblée  eut  lieu  quelques 
jours  après.  Elle  dura  tout  un  jour  et  fut  très 
orageuse.  Pendant  des  heures,  Paul  exposa  sa 
doctrine,  c'est-à-dire  la  doctrine  du  Christ.  Pen- 
dant des  heures  il  discuta  très  fortement  avec 
ses  nombreux  contradicteurs.  A  la  fin,  il  s'indi- 
gna comme  son  Maître  dans  ses  dernières  prédi- 
cations au  temple  de  Jérusalem,  et  il  les  fiageUa 
avec  une  éloquence  véhémente.  Il  leur  appliqua 
les  reproches  du  prophète  Isaïe  :  "  qu'ils  ne 
voyaient  pas  et  qu'ils  n'entendaient  pas,  parce 
qu'ils  ne  voulaient  ni  voir  ni  entendre  "  ;  et  il 
leur  annonça  que  le  salut  qui  leur  était  offert,  et 
dont  ils  ne  voulaient  pas,  serait  désormais  porté 
aux  Gentils,  et  reçu  et  accepté  par  eux. 

Un  petit  nombre  s'attachèrent  à  lui,  mais  le 
plus  grand  nombre  repoussèrent  son  enseigne- 
ment. Dès  lors,  Paul  se  retourna  tout  à  fait  vers 
les  Gentils,  suivant  la  mission  qu'il  avait  reçue. 


PAULINA  266 

XXXV 
CIVIS   ROMANUS  SUM 

Plusieurs  fois,  dans  ses  courses  à  travers  le  mon- 
de, Paul  avait  dû  prononcer  ces  paroles  pour  se  pro- 
téger contre  les  Juifs.  Etrange  situation  nationale, 
Paul,  qui  était  juif,  était  partout  poursuivi,  per- 
sécuté, menacé  de  mort  par  ses  compatriotes.  Mais 
alors  il  invoquait  son  titre  de  citoyen  romain,  et 
ce  titre  seul  faisait  trembler  ses  ennemis. 

A  Philippes,  nous  avons  ^^l  les  magistrats  s'hu- 
milier devant  lui,  et  venir  eux-mêmes  lui  ouvrir 
les  portes  de  la  prison  dès  qu'ils  apprirent  qu'il 
était  citoyen  romain. 

A  Jérusalem,  le  tribun  Lysias  avait  donné  l'or- 
dre de  le  flageller  ;  mais  il  avait  révoqué  cet  ordre, 
dès  que  Paul  lui  eut  dit  :  Il  ne  vous  est  pas  per- 
mis de  flageller  un  citoyen  romain  qui  n'a  été  con- 
damné par  aucun  tribunal. 

Et  maintenant,  Paul  était  dans  Rome,  la  capi- 
tale du  monde  civilisée,  la  grande  \'ille  qu'il  pou- 
vait appeler  sa  ville,  puisqu'il  y  avait  le  droit  de 
cité. 

Il  n'y  était  pas  renfermé  dans  les  murs  d'une  pri- 

•  son,  comme  à  Philippes,  et  à  Jérusalem,  et  la  garde 

du  soldat  prétorien  lui  laissait  assez  de  hberté  pour 

y  habiter  une  maison  louée  par  lui-même.      Quel 


266  PAULINA 

fut  alors  son  genre  de  vie  ?  A* quelles  œuvres  con- 
sacra-t-il  ses  journées  !  L'histoire,  hélas  !  n'en 
dit  presque  rien  ;  et  saint  Luc  se  contente  d'écrire 
les  Ugnes  suivantes  : 

"  Paul  demeura  deux  ans  entiers  dans  une  mai- 
son qu'il  avait  louée.  Il  recevait  tous  ceux  qui  ve- 
naient le  \dsiter,  prêchant  le  royaume  de  Dieu,  et 
enseignant  ce  qui  regarde  le  Seigneur  Jésus-Christ, 
en  toute  hberté  et  sans  empêchement." 

Dans  quel  quartier  de  la  grande  \dlle  vécut-il  ? 
Plusieurs  écrivains  sont  d'opinion  qu'il  aurait  ha- 
bité une  maison  au  coin  des  rues  qu'on  nomme  au- 
jourd'hui St  Barthélémi  dei  Vaccinari  et  Stren- 
gari,  dans  le  Ghetto.  Mais,  cela  me  paraît  fort 
douteux,  les  Juifs  avaient  très  mal  reçu  ses  pre- 
mières prédications,  et  Paul  leur  reprochant  sévè- 
rement la  dureté  de  leur  cœur  s'était  tourné  vers 
les  Gentils  auxquels  il  était  spécialement  envoyé. 

Il  n'y  avait  donc  aucune  attraction  pour  lui  dans 
le  quartier  des  Juifs,  qui  était  d'ailleurs  trop 
éloigné  du  Camp  Prétorien,  sous  la  garde  duquel 
il  était    placé. 

La  tradition  cathohque  à  Rome  a  toujours  cru 
qu'il  habita  ce  qui  est  aujourd'hui  la  crypte  de 
l'église  de  Santa  Maria  in  Via  Lata  (Sainte  Marie 
du  Corso).  C'était  encore  un  peu  loin  du  Camp 
Prétorien,  mais  c'était  bien  au  centre  de  la  partie 
la  plus  populeuse  de  la  ville,  l'endroit  où  circulait 
la  foule,  et  où  Paul  pouvait  entrer  le  plus  facilement 


PAULINA  267 

en  relation  avec  les  Romains  de  toutes  les  classes. 

Il  me  parait  donc  raisonnable  d'accepter  cette 
tradition.  Les  chrétiens  étaient  déjà  nombreux  à 
Rome.  Qui  donc  y  avait  fondé  l'Eglise  de  Jésus- 
Christ  ?  De  nombreux  témoignages  ont  établi  la 
tradition  constante  que  ce  fut  Pierre,  qui  \'int  à 
Rome,  pendant  que  Paul  évangélisait  une  partie 
de  l'Asie  Mineure. 

Mais  Pierre  s'était  dévoué  plus  spécialement  aux 
circoncis  tandis  que  Paul  était  l'apôtre  des  incir- 
concis. 

En  terminant  son  Epître  aux  Romains,  Paul 
avait  dit  :  Saluez  Prisca  (ou  Priscilla)  et  Aquila  ; 
et  saluez  aussi  V Eglise  qui  est  dans  leur  maison.  . . 
Saluez  ceux  de  la  maison  d'Aristobule  ;  vSaluez 
ceux  de  la  maison  de  Narcisse  qui  sont  dans  le  Sei- 
gneur. . .  Saluez  Asyncrite  etc.  etc.  et  les  frères  qui 
sont  avec  eux.  Saluez  Philologue  etc.  etc.  et  tous 
les  saints  qui  sont  avec  eux.  Toutes  les  Eglises  du 
Christ  vou^  saluent. 

Dans  toutes  ces  salutations  Paul  désignait  évi- 
demment autant  de  groupes  chrétiens  dont  les 
maisons  contenaient  des  chapelles,  ou  étaient  éri- 
gés en  égUses 

Et  il  y  en  avait  d'autres.  Il  y  avait  celle  de 
Clément,  dont  on  a  retrouvé  l'oratoire  sous  la 
crypte  de  l'égUse  de  saint  Clément  à  Rome.  Il  y 
avait  la  maison  du  sénateur  Pudens,  où  saint 
Pierre  résida,  célébra  les  saints  mystères,  consa- 


268  PAULINA 

cra    lin  et    Clet,    qui    furent    ses   successeurs. 

Il  y  en  avait  d'autres  encore,  dont  l'histoire  ne 
nous  a  pas  fait  connaître  les  noms,  et  qui  n'étaient 
pas  connues  du  public  romain.  Car  le  grand  nombre 
des  chrétiens  dans  la  ^dlle  des  Césars  ne  fut  connu 
qu'au  jour  où  la  persécution  commença,  sous  Né- 
ron, alors  que  Tacite  annonce  qu'il  y  en  avait  une 
grg^nde  multitude,  ingens  multitudo. 

Dès  que  Paul  eut  pris  son  logement  dans  la  via 
Lata,  il  n'est  pas  douteux  qu'il  en  transforma  une 
grande  partie  en  église,  qu'il  y  célébra  les  saints 
mystères,  et  qu'il  en  fit  le  lieu  principal  de  ses  pré- 
dications. 

Bien  souvent  sans  doute  il  alla  prêcher  aussi 
dans  l'église  érigée  par  Priscilla  et  Aquila  dans 
leur  maison  du  mont  Aventin,  dont  il  reste  encore 
des  vestiges  ;  et  dans  celle  du  sénateur  Pudens, 
qui  s'élevait  à  l'endroit  où  l'église  de  Sainte-Puden- 
tienne  attire  aujourd'hui  tous  les  pèlerins  de  Rome. 

C'est  là  que  Pierre  avait  prêché  avant  lui,  et 
opéré  de  nombreuses  conversions.  L'édit  de  Claude 
contre  les  Juifs  l'avait  contraint  à  quitter  Rome  et 
à  retourner  en  Orient. 

Mais  Paul  se  rappelait  les  prédictions  de  Jésus 
de  Nazareth,  et  il  avait  le  pressentiment  qu'un  jour 
Pierre  se  retrouverait  à  Rome  avec  lui,  et  que  tous 
les  deux,  ils  verseraient  leur  sang  comme  leur  Maî- 
tre, pour  cimenter  les  murs  de  l'Eglise  bâtie  sur 
Pierre. 


PAULINA  269 

Le  champ  d'action  qui  venait  de  s'ouvrir  devant 
lui  était  immense.  Rome  était  le  centre  de  ce  vaste 
monde  des  Gentils  qu'il  avait  la  mission  d'évan- 
géliser.  Rome  était  la  grande  voie  ouverte  à  toutes 
les  nations  de  la  terre  ;  mais  il  n'oubliait  pas  les 
nomlireiises  églises  qu'il  avait  déjà  fondées  chez 
les  peuples  d'Orient. 

Il  restait  en  communications  constantes  avec 
elles,  et  ne  pouvant  plus  leur  parler  de  ^ive  voix 
il  leur  écrivait.  C'est  de  Rome  que  sont  datées  ses 
admirables  lettres  aux  Ephésiens,  aux  Philippiens, 
aux  Hébreux,  aux  Colossiens,  à  Philémon,  à  Tite 
de  Crète.  C'est  à  Rome  qu'il  projetait  d'aller  \dsiter 
les  Gaules  et  l'Espagne,  dès  qu'il  aurait  recouvré 
la  liberté. 

Sa  maison  était  sans  doute  très  fréquentée,  et  il 
avait  auprès  de  lui  pour  l'assister  dans  le  saint  mi- 
nistère Luc,  le  médecin  bien-aimé,  auquel  il  faisait 
écrire  les  Actes  des  Apôtres.  Timothée  qui  écri\'it 
avec  lui  Vépître  aux  Philippiens,  Tychique,  qui 
fut  le  porteur  des  épîtres  aux  Ephésiens  et  aux 
Colossiens  ;  Démas  qui  l'abandonna  plus  tard, 
Tite  qui  alla  en  Dalmatie  et  en  Crête,  Cres- 
cent,  qui  fut  envoyé  en  Galatie,  et  d'autres 
encore. 

Il  avait  en  outre  des  relations  très  utiles  dans  le 
monde,  parmi  ceux  qu'il  convertissait  à  la  foi.  Sa 
lettre  aux  Philippiens  se  termine  ainsi  :  Les  frères 
qui  sont  avec  moi  vous  saluent.    Tous  les  saints 


270  PAULINA 

VOUS  saluent,  et  principalement  ceux  de  la  maison 
de   César." 

Cette  salutation  spéciale  des  chrétiens  de  la  mai- 
son de  César  a  son  importance.  Paul  ne  les  nomme 
pas,  par  prudence,  et  pour  ne  pas  les  exposer  aux 
délations.  Mais  il  sait  bien  que  les  chrétiens  d'O- 
rient seront  heureux  d'apprendre  que  le  christia- 
nisme a  pénétré  jusqu'à  l'intérieur  du  palais  des 
Césars,  et  s'y  développe  sous  la  direction  de  l'a- 
pôtre. 

De  la  via  Lata  Paul  pouvait  se  rendre  au  mont 
Palatin  en  quelques  minutes  de  marche  ;  et  non 
seulement  il  y  rencontrait  des  amis  dévoués,  mais 
il  y  visitait  fréquemment  les  officiers  du  Prétoire 
pour  demander  qu'on  lui  fît  son  procès,  et  pour  les 
informer  qu'il  se  tenait  toujours  à  la  disposition  de 
la  garde  prétorienne,  logée  au  palais  même. 

Le  Camp  Prétorien,  composé  de  plusieurs  co- 
hortes de  troupes  choisies  était  situé  au  nord  de 
Rome,  entre  la  via  Nomentana  et  les  Thermes  de 
Dioclétien.  C'était  ce  corps  de  troupes  qui  nom- 
mait généralement  les  empereurs,  et  Tune  de  ces 
cohortes  formait  la  garde  impériale  et  habitait  le 
Palais. 

Les  visites  fréquentes  de  Paul  au  Prétoire,  et  au 
camp  prétorien,  ses  relations  avec  les  officiers, 
surtout  avec  ceux  de  la  Garde,  logés  au  Palais,  ses 
prédications  aux  nombreux  chrétiens  dissé- 
minés un   peu  partout,  l'avaient  fait    connaître 


PAULINA  271 

dans  toutes  les   classes   de  la    société  romaine. 

On  savait  qu'il  était  juif,  mais  que  les  Juifs  le 
persécutaient,  ce  qui  lui  assurait  la  sympathie  des 
Romains.  Car  les  Juifs  étaient  considérés  comme 
des  ennemis  plus  ou  moins  déguisés  de  Rome. 

On  savait  qu'il  était  venu  de  Jérusalem  pour  y 
subir  un  procès,  en  appel  devant  le  tribunal  de 
César  ;  mais  on  savait  aussi  qu'il  n'était  accusé 
d'aucun  crime,  et  que  c'était  seulement  à  cause  de 
ses  opinions  religieuses  que  ses  compatriotes  le  per- 
sécutaient. 

On  le  disait  savant,  éloquent,  versé  dans  les 
Lettres  hébraïques,  grecques  et  latines  ;  et  l'on 
affirmait  qu'il  avait  converti  à  la  reUgion  qu'il 
professait  un  grand  nombre  de  villes  de  la  Pa- 
lestine, de  l'Asie  Mineure,  de  la  Macédoine  et  de 
la  Grèce. 

On  racontait  enfin  qu'il  accompUssait  des  pro- 
diges bien  plus  grands  que  ceux  de  Simon  le 
Magicien,  surnommé  la  Grande  Vertu  de  Dieu .  . . 

Parmi  ceux  que  Paul  convertit  dans  le  palais 
impérial  le  martyrologe  mentionne  Torpès,  grand 
officier  de  l'empereur,  et  son  échanson  Evellius. 

Comment  Sénèque  qui  connut  certainement  le 
grand  apôtre  et  qui  l'entendit  sans  doute  parler  de 
Jésus-Christ  ne  fut  pas  converti  ? 

Nous  ne  le  savons  pas.  Mais  nous  savons  très 
bien  quels  sont  les  obstacles  qui  empêchent  ordi- 
nairement la  conversion  des  savants  et  des  hom- 


272  PAULINA 

mes  de  lettres.  Tantôt  c'est  l'orgueil,  et  tantôt 
ce  sont  les  amours  illégitimes.  Et  puis,  Néron, 
l'élève  de  Sénèque  et  de  Burrhus,  ce  monstre  qu'ils 
avaient  eux-mêmes  formé,  ne  leur  laissa  ni  la  liberté 
ni  le  temps  nécessaires  pour  embrasser  la  vie  chré- 
tienne. Burrhus  fut  empoisonné  en  61  par  ordre 
de  l'empereur,  et  Sénèque  s'empoisonna  lui-même 
sur  un  ordre  semblable.  Gallion,  son  frère,  procon- 
sul à  Corinthe,  se  perça  lui-même  de  son  épée 
quand  il  fut  disgracié. 

Et  pendant  que  ces  hommes  disparaissaient 
dans  l'ombre  d'une  mort  sans  gloire,  Paul  conti- 
nuait sa  mission  dans  la  calme  sénérité  d'une  foi 
inébranlable,  et  dans  la  douce  satisfaction  du  de- 
voir accompU.  Il  voyait  les  âmes  venir  à  lui  de  tou- 
tes les  directions  et  de  toutes  les  contrées,  poussées 
par  l'Esprit,  et  trouvant  dans  les  œuvres  de  la  foi 
chrétienne  la  paix  de  la  conscience  et  l'espérance 
d'un  bonheur  sans  fin  dans  un  monde  meilleur. 

Pour  lui-même  il  ne  cherchait  ni  les  honneurs, 
ni  la  gloire,  et  cependant  le  jour  venait  où  tous  ces 
grands  hommes,  qu'il  coudoyait  sur  son  chemin  si 
modeste  et  si  laborieux,  seraient  oubliés,  pendant 
que  des  miUiers  de  voix  chanteraient  sa  gloire, 
dans  le  monde  entier. 


PAULINA  273 

XXXVI 

LE    PROCÈS    DE    SAINT    PAUL 

Au  printemps  de  l'an  63,  il  y  avait  près  de  deux 
ans  que  saint  Paul  était  soumis  à  la  détention 
plus  ou  moins  gênante  d'un  prévenu,  suivant  la 
loi  romaine.  Comme  on  l'a  vu,  il  jouissait  d'une 
liberté  plus  ou  moins  large  ;  mais  il  ne  pouvait 
pas  sortir  de  Rome,  et  cela  nuisait  à  son  prestige 
d'être  sous  le  coup  d'accusations  dont  le  public 
ignorait  la  nature. 

Plusieurs  fois,  il  avait  demandé  au  préteur 
qu'on  lui  fit  son  procès  ;  mais  l'affaire  référée 
à  un  conseil  de  Justice  était  toujours  ajournée,  à 
la  demande  même  des  accusateurs  de  Jérusalem, 
qui,  satisfaits  d'être  débarrassés  de  l'apôtre,  ne 
demandaient  pas  mieux  que  de  prolonger  la  litis- 
pendance. 

Elle  aurait  pu  durer  longtemps  encore,  si  un 
autre  procès  d'un  personnage  éminent  n'était 
pas  venu  se  joindre  au  sien  d'une  façon  qui  lui 
parut  pro\'identielle. 

Un  jour,  il  \dt  entrer  dans  sa  maison  le  procon- 
sul de  Chypre,  Sergius  Paulus,  l'un  de  ses  pre- 
miers disciples,  et  son  ami  le  plus  dévoué.  Ils  se 
jetèrent  dans  les  bras  l'un  de  l'autre,  et  s'embras- 
sèrent avec  effusion. 

19 


274  PAULINA 

''  O  Sergius  Paulus,  quelle  est  ma  joie  de  vous 
revoir  !   Mais  qu'est-ce  qui  vous  amène  à  Rome  ? 

—  A  peu  près  les  mêmes  raisons  qui  vous  y 
ont  amené   vous-même. 

—  Vous  êtes  dénoncé  et  accusé  par  les  Juifs  ? 

—  Oui,  et  je  viens  me  défendre. 

"Vous  vous  souvenez  de  votre  mission  dans 
l'île  de  Chypre,  et  comment  vous  m'avez  converti 
à  la  foi  chrétienne.  Non  seulement  je  n'en  ai 
jamais  fait  un  secret,  mais  j'ai  affirmé  publique- 
ment ma  foi,  et  je  l'ai  même  prêchée  dans  des 
assemblées   publiques. 

"Les  Juifs  cj'priotes  m'ont  alors  dénoncé  à  Rome, 
et  m'ont  accusé  d'appartenir  à  une  secte  ennemie 
de  l'espèce  humaine,  fondée  par  un  nommé  Jésus, 
et  propagée  par  ses  disciples  dont  le  plus  dange- 
reux est  Paul  de  Tarse. 

—  Ah  !  Seigneur  Proconsul,  c'est  bien  cela. 
Et  le  vrai  coupable,  c'est  moi. 

—  Pendant  quelques  années,  les  accusations 
portées  contre  moi  ne  sont  pas  sorties  du  domaine 
des  controverses  rehgieuses,  et  les  autorités  judi- 
ciaires de  Rome  n'en  ont  pas  été  émues.  De  sim- 
ples lettres  écrites  au  préteur  et  au  Sénat  par 
moi-même  ont  suffi  à  me  disculper. 

"Mais  alors  les  prêtres  juifs,  auxquels  des  mem- 
bres du  Sanhédrin  de  Jérusalem  sont  venus  se 
joindre,  ont  eu  recours  aux  grands  moyens  qu'ils 
ont  employés  contre  Jésus  lui-même  et    contre 


PAULINA  275 

tous  ses  disciples.    Ils  m'ont  accusé  de  haute  tra- 
hison.    Je  suis  un  ennemi  de  Rome  ! 

—  Ah  !  oui,  c'est  là  le  grand  moyen.  C'est 
avec  ce  mensonge  qu'ils  ont  effrayé  Pilatus  et 
qu'ils  ont  triomphé  de  ses  résistances.  Et  c'est 
la  même  accusation  qu'ils  ont  portée  contre  moi 
dans  toutes  mes  missions  pour  m'aliéner  les  auto- 
rités romaines  —  qui  m'ont  généralement  rendu 
meilleure  justice.  Mais,  dites-moi,  Chryséis  et 
Paulina  sont-elles  avec  vous  ? 

—  Oui. 

—  Et  sont-elles  restées  fidèles  ? 

—  Elles  sont  fermes  dans  la  foi. 

—  Dieu  soit  béni  !  Et  votre  procès  sera-t-il 
bientôt  fait  ? 

—  Je  l'espère.  Le  Préteur  m'a  promis  de  faire 
prompte  justice,  et  mon  ami  Pline,  qui  s'est 
chargé  de  me  défendre,  va  presser  la  procédure. 

—  Vous  êtes  bien  heureux.  Il  y  a  près  de  deux 
ans  que  je  suis  en  instance  auprès  du  Préteur, 
sans  pouvoir  réussir  à  me  faire  entendre. 

—  Aucun  avocat  ne  s'occupe  de  votre  affaire  ? 

—  Oh  !  non.  Qui  voulez-vous  qui  s'intéresse 
à  moi  ? 

—  Mais,  mon  cher  Paul,  c'est  moi  qui  vais 
m'intéresser  à  votre  cause,  et  c'est  Phne  qui  va 
la  défendre.  Nos  causes  sont  identiques.  Pline 
les  fera  fixer  au  même  jour.  Les  mêmes  témoins 
pourront   être  entendus,   et   le  même   jugement 


276 


PAULINA 


devra    être    rendu    dans    l'une  et   dans  l'autre. 

—  Cher  ami,  c'est  Dieu  qui  vous  envoie  à  mon 
secours.  " 

Sergius  Paulus  avait  des  relations  nombreuses 
et  puissantes  dans  Rome,  et  surtout  dans  le  Sénat. 
Pline,  surnommé  l'Ancien,  n'avait  alors  que 
quanrante-un  ans,  et  pratiquait  encore  au  barreau. 
C'est  plus  tard  qu'il  entreprit  d'écrire  l'Histoire 
de  Rome.  Il  était  l'ami  du  proconsul  de  Chypre, 
et  il  lui  accorda  volontiers  l'appui  de  ses  connais- 
sances légales  et  de  son  éloquente  parole. 

Les  deux  causes  furent  fixées  au  même  jour, 
et  consolidées,  comme  on  dirait  aujourd'hui,  dans 
le  langage  de  la  procédure. 

Ce  fut  au  huitième  jour  des  (dies  fasti)  que  le 
procès  eut  lieu  dans  la  basilique  Julia. 

Cet  édifice,  bâti  par  Jules  César,  qui  lui  avait 
donné  son  nom,  occupait  l'emplacement  des 
Anciennes  Tavernes,  Veterœ  t]abernœ,  sur  le  côté 
du  forum  touchant  au  mont  palatin.  C'était 
une  splendide  basilique  dont  le  portique  à  double 
rangée  de  colonnes  bordait  la  Voie  sacrée.  Un  es- 
calier de  marbre  composé  de  sept  marches  y 
conduisait. 

A  l'intérieur,  une  vaste  salle  d'audience,  en- 
tourée de  deux  galeries  superposées,  soutenues 
par  des  piUers  de  marbre,  se  terminait  au  fond  de 
la  nef  principale  par  une  estrade,  ou  tribune  élevée, 
où  siégeaient  les  préteurs  et   les  sénateurs  qui 


PAULINA  277 

formaient  le  tribunal.  Six  colonnes  corinthiennes 
et  une  balustrade  séparaient  les  magistrats  du 
public,  et  sur  le  coin  droit  du  podium  se  dressait 
la  statue  de  la  Justice. 

On  faisait  chaque  année  une  liste  nombreuse 
des  personnes  qualifiées  à  exercer  la  judicature, 
et  le  Préteur  tirait  au  sort  les  juges  chargés  d'en- 
tendre les  différentes  causes  inscrites  au  rôle. 
On  les  choisissait  parmi  les  sénateurs,  les  che- 
valiers, les  tribuns  du  Trésor,  et  les  centurions. 

Leur  nombre  variait  mais  était  régulièrement 
impair. 

L'accusé  avait  droit  de  récuser  un  certain 
nombre  de  juges,  comme  il  peut  dans  notre  pro- 
cédure criminelle  récuser  les  jurés. 

Le  tribunal,  une  fois  composé,  les  juges  étaient 
assermentés  devant  le  Préteur,  qui  ne  jugeait  pas 
lui-même,  mais  qui  recueillait  les  scrutins  après 
la  preuve  et  les  plaidoiries  entendues,  et  qui  pro- 
nonçait le  verdict  de  la  majorité. 

Le  Conseil  (consihum),  formé  pour  juger  le 
proconsul  de  Chypre  et  Paul,  était  composé  de 
quatorze  sénateurs  et  de  sept  chevaliers. 

Les  annales  judiciaires  de  cette  époque  rap- 
portent de  fréquents  scandales,  non  seulement 
des  subornations  de  témoins,  mais  des  corruptions 
de  juges.  Il  n'y  eut  rien  de  semblable  dans  ce 
procès  de  Sergius  Paulus  et  de  Paul. 

La  grande  réputation  de  Pline  et  son  autorité 


278  PAULINA 

-assurèrent  la  conduite  régulière  de  la  cause,  et 
l'empêchèrent  de  dégénérer  en  controverse  reli- 
gieuse. 

La  persécution  des  chrétiens  qui  allait  devenir 
si  terrible  quelques  années  plus  tard  n'était  pas 
encore  commencée  à  cette  époque  du  règne  de 
Néron,  et  il  ne  suffisait  pas  qu'un  homme  s'avouât 
chrétien  pour  mériter  la  mort. 

Les  accusateurs  juifs  de  Jérusalem  essayèrent 
donc  en  vain  de  convaincre  le  tribunal  que  la 
nouvelle  religion  qu'on  nommait  chrétienne  était 
nécessairement  ennemie  de  Rome.  Ils  savaient 
très  bien  que  ni  Sergius  Paulus,  ni  Paul,  n'hési- 
teraient à  confesser  leur  foi,  et  qu'ils  seraient 
dès  lors  condamnés,  si  le  tribunal  en  venait  à 
croire  que  les  chrétiens  étaient  des  rebelles. 

Mais  Pline  voyait  très  bien  le  jeu  des  Juifs,  et 
il  n'était  pas  seulement  un  habile  avocat.  Il 
avait  l'esprit  large,  et  l'amour  de  la  liberté,  dans 
toutes  les  questions  de  religion.  Il  savait  combien 
de  divinités  de  la  Grèce  et  même  de  l'Egypte 
avaient  leurs  temples  ouverts  dans  Rome. 

Quelle  que  fût  donc  la  nouvelle  religion  de 
Sergius  Paulus,  peu  lui  importait,  et  peu  impor- 
tait à  la  patrie  romaine  pourvu  que  Sergius  fût 
un  loyal  et  fidèle  sujet  romain. 

De  leur  côté,  les  Juifs  pensèrent  qu'en  identi- 
fiant le  plus  possible  la  cause  de  Sergius  Paulus 
avec   celle   de   Paul   ils   réussiraient   à   soulever 


PAULINA  279 

contre  le  proconsul  tous  les  griefs  qu'ils  invoquaient 
contre  l'apôtre  des  Gentils.  Est-ce  que  Paul 
n'était  pas  un  séditieux,  un  agitateur,  qui  trou- 
blait la  paix  publique  ?  Est-ce  qu'il  n'avait  pas 
été  dénoncé  comme  tel  par  ses  compatriotes,  tra- 
duit devant  les  tribunaux,  emprisonné,  flagellé 
et  même  lapidé,  dans  toutes  les  villes  qu'il  avait 
prétendu  convertir  à  sa  religion  ? 

Et  Sergius  Paulus,  n'était-il  pas  l'un  de  ses 
premiers  néophytes,  et  l'un  des  chefs  de  cette 
secte  turbulente  et  factieuse  qui  menaçait  la 
tranquillité    romaine  ? 

La  question  ainsi  posée,  il  parut  aux  juges  que 
le  meilleur  témoignage  à  entendre  dans  cette 
cause  était  celui  de  Paul  lui-même,  parce  que 
personne  n'était  mieux  renseigné  que  lui  sur  les 
commencements  de  cette  religion  nouvelle  qui 
se  répandait  dans  le  monde,  et  dont  il  était  un 
des  chefs. 

L'interrogatoire  dura  longtemps,  et  les  accu- 
sateurs juifs  obtinrent  facilement  de  la  bouche 
de  Paul  le  récit  des  troubles,  des  agitations  popu- 
laires, et  des  émeutes,  qui  avaient  eu  lieu  à  la 
suite  de  ses  prédications  à  Jérusalem  et  ailleurs. 
Mais  Paul  démontra  non  moins  facilement  qu'il 
n'avait  jamais  été  l'auteur  mais  la  victime  de 
ces  émeutes. 

—  Je  n'ai  prêché  ma  reUgion  qu'à  ceux  qui  ont 
bien  voulu  m' entendre,  et  je  n'ai  gêné  la  hberté 


280  PAULINA 

de  personne.  Tout  homme  est  libre  de  ne  pas 
croire  à  ma  parole  ;  mais  c'est  pour  m'enlever 
la  liberté  de  parole  que  les  Juifs  ont  agité  le  peu- 
ple, et  m'ont  mis  en  prison,  sans  forme  de 
procès,  et  sans  avoir  la  sanction  des  autorités 
romaines. 

"  Oui,  j'ai  été  plusieurs  fois  emprisonné,  fla- 
gellé, et  lapidé.  A  Lystres,  on  m'a  laissé  pour 
mort  sous  un  monceau  de  pierres  ! 

"  Et  cependant,  je  suis  citoyen  romain,  fils  de 
citoyen  romain  ;  et  je  n'ai  jamais  commis  la 
moindre  offense  contre  les  lois  ou  les  autorités 
de  Rome.  Voilà  le  respect  qu'ont  mes  accusateurs 
juifs  pour  le  titre  de  citoyen  romain!  Les  enne- 
mis de  Rome,  ce  sont  eux. 

—  Le  judex  quœstionis  :  Mais  vous-même, 
n'êtes-vous  pas  Juif  ? 

—  Oui,  mais  je  suis  en  même  temps  un  loyal 
sujet  de  Rome  ;  et  la  soumission  aux  autorités 
romaines  est  une  des  doctrines  que  je  prêche  à 
mes  disciples,  et  que  mes  disciples  prêchent  à 
tous  nos  co-religionnaires. 

"  Ceux  qui  nous  accusent,  et  qui  nous  pour- 
suivent ne  peuvent  pas  en  dire  autant.  Ils  sont 
pour  la  plupart  impatients  du  joug  de  Rome. 
Ils  prétendent  s'en  affranchir,  et  le  jour  vient  où 
les  légions  romaines  auront  à  lutter  contre  eux. 
Mais  ce  n'est  pas  dans  les  rangs  de  ces  rebelles 
que  vous  trouverez  les  chrétiens. 


PAULINA  281 

—  Pline  :  Quel  est  donc  votre  crime  à  leurs 
yeux  ? 

—  Je  vais  vous  le  dire  :  Ils  savent  très  bien 
que  je  ne  suis  pas  un  ennemi  de  César,  et  que  je 
ne  méprise  pas  les  lois  romaines.  La  loi  qui  les 
inquiète,  et  qu'ils  prétendent  défendre  contre 
moi  c'est  la  Loi  de  Moïse,  qu'ils  ne  comprennent 
pas  ou  qu'ils  comprennent  mal. 

"  La  Loi  de  Moïse  était  fondée  sur  la  promesse 
d'un  Messie,  ou  d'un  Rédempteur.  Or,  cette 
promesse  est  accomplie.  Le  Messie  est  venu, 
mais  ils  n'ont  pas  voulu  le  reconnaître,  et  ils  en 
attendent  un  autre. 

"  Non  seulement  ils  ne  l'ont  pas  reconnu  ; 
mais  ils  l'ont  fait  mourir  sur  une  croix. 

—  Le  judex  quœstionis  :  Comment  s'appe- 
lait-il ? 

—  Il  se  nommait  Jésus  de  Nazareth. 

—  Mais  sa  mort  a  dû  mettre  fin  à  toute  pré- 
tention de  sa  part  d'être  le  Messie  ?  Et  je  pré- 
sume que  personne  ne  croit  plus  à  sa  Messianité 
depuis  qu'il  est  mort. 

—  C'est  é\ddemment  ce  qui  serait  arrivé  s'il 
n'était  pas  ressuscité.  Mais  ce  qui  prouve  vrai- 
ment sa  Messianité  et  sa  divinité,  c'est  qu'il 
avait  prédit  sa  résurrection,  et  qu'il  est  vraiment 
ressuscité. 

—  Quelles  preuves  en  avez-vous  personnelle- 
ment ?   L'avez-vous  connu  vivant  ?   L'avez-vous 


282  PAULINA 

TU  mort  ?  Et  l'avez-vous  revu  après  sa  résur- 
rection ? 

—  Je  ne  l'ai  pas  connu  avant  sa  mort.  Je  ne 
l'ai  pas  vu  mourir  sur  la  croix.  Mais  un  grand 
nombre  de  témoins  qui  l'avaient  vu  mourir,  l'ont 
revu  ressuscité,  et  ont  assisté  à  son  ascension  au 
<îiel. 

—  Et  vous  avez  cru  sans  hésiter  à  leur  témoi- 
gnage ? 

—  Oh  !  non.  J'ai  été  tout  d'abord  au  nombre 
de  ceux  qui  ont  refusé  de  croire,  et  qui  sont  au- 
jourd'hui mes  persécuteurs.  J'ai  moi-même  persé- 
cuté avec  eux  ceux  qui  croyaient.  Mais,  un  jour 
que  je  m'en  allais  de  Jérusalem  à  Damas  chargé 
par  le  Sanhédrin  de  faire  arrêter  et  emprisonner 
tous  ceux  qui  appartenaient  à  la  croyance  nou- 
velle, je  fus  soudainement  renversé  sur  le  chemin 
par  une  force  mystérieuse,  qui  me  rendit  aveugle. 
En  même  temps,  j'entendis  une  voix  qui  me  parut 
venir  du  ciel,  et  qui  me  dit  :  ''  Saul,  Saul  (c'est  le 
nom  que  je  portais  alors)  pourquoi  me  persé- 
cutes-tu ?  —  Qui  êtes- vous,  répondis- je  à  cette 
voix.  —  Je  suis  Jésus  de  Nazareth  que  tu  persé- 
cutes, me  dit-elle.  " 

"  Depuis  lors,  la  même  voix  m'a  parlé  bien 
des  fois  ;  et  c'est  de  Jésus  lui-même  que  j'ai 
reçu  tous  les  enseignements  qu'il  a  donnés  à  ses 
disciples  pendant  qu'il  vivait  avec  eux. 

"  C'est  de  lui  également  que  j'ai  reçu  la  mission 


PAULINA  283 

de  prêcher  son  Evangile  dans  le  monde  entier,  et 
spécialement  parmi  les  nations  que  les  Juifs  appel- 
lent les  Gentils. 

"  Et  c'est  là  mon  crime  aux  yeux  des  Juifs 
de  répandre  partout  la  croyance  que  ce  Jésus, 
qu'ils  ont  crucifié,  est  ressuscité  des  morts,  et 
vivant   à  jamais. 

—  Le  judex  quœstionis  :  Je  comprends  très 
bien  qu'ils  ne  vous  croient  pas  ;  car  ce  que  vous 
racontez  est  difficile  à  croire  ;  mais  ce  n'est  pas 
une  raison  pour  vous  maltraiter.  Ils  devraient 
se  contenter  de  sourire  et  de  vous  laisser  dire. 

"  J'imagine  qu'ils  sont  peu  nombreux  ceux  qui 
ajoutent  foi  à  votre  histoire  étrange  ? 

—  Si  je  pouvais  vous  dire  le  nombre  de  ceux 
qui  croient  à  mon  Dieu  crucifié  et  ressuscité,  vous 
seriez  bien  étonné.  Ils  se  comptent  par  miUiers 
dans  toutes  les  villes  que  nous  avons  évangélisées, 
en  Asie  Mineure,  en  Macédoine,  et  en  Grèce. 

—  C'est  bien  extraordinaire.  Et  tous  ces  dis- 
ciples de  votre  Dieu  crucifié  restent  soumis  aux 
lois  et  aux  autorités  de  Rome  ? 

—  Parfaitement.  " 

L'interrogatoire  de  Paul  était  fini  ;  mais  la 
poursuite  fit  entendre  d'autres  témoins,  pour 
étabUr  que  les  chrétiens  étaient  des  ennemis  de 
Rome.  Pline  leur  demanda  des  faits,  et  des  noms. 
Ils  ne  purent  en  fournir  aucun.  Au  contraire,  ils 
furent  obhgés  de  reconnaître  que  les   chrétiens 


284  PAULTNA 

qu'ils  connaissaient  étaient  les  plus  honnêtes 
gens  du  monde,  et  que  les  fonctionnaires  publics 
qui  étaient  devenus  chrétiens  étaient  les  plus 
fidèles  serviteurs  de  l'Etat. 

L'avocat  des  Juifs  accusateurs,  tous  pharisiens, 
prétendit  que  la  foi  chrétienne  de  sa  nature  même 
était  ennemie  de  la  religion  romaine  et  que  les 
chrétiens  étaient  ainsi  formés  dans  l'inimitié  de 
Rome.  Demandez-leur,  dit-il  à  Phne,  de  sacrifier 
à  Jupiter,  dans  son  temple  du  Capitole,  symbole 
de  la  puissance  romaine,  et  vous  verrez  quelle 
résistance  ils  vous  opposeront.  .  . 

Mais  Pline  lui  répondit  : 

■ —  Et  vous,  qui  appartenez  à  la  Loi  de  Moïse, 
que  feriez-vous  si  l'on  vous  commandait  de  sacri- 
fier à  Jupiter  ?  L'avocat  juif  ne  trouva  rien  à 
répondre.  Et  Pline  continua  : 

"  A  Rome,  la  religion  est  fibre,  et  doit  l'être. 
Un  grand  nombre  de  dieux,  et  même  la  déesse 
Isis  ont  leurs  temples  ouverts  parmi  nous,  et 
les  adorateurs  d'Isis  ne  sont  pas  réputés  pour 
cela  de  mauvais  citoyens,  ni  des  ennemis  de  Rome. 

"  Sénateurs  et  chevafiers,  vous  n'avez  pas  à 
juger  les  croyances  religieuses  de  mes  clients, 
mais  leur  conduite  et  leurs  actions  comme 
citoyens.  Et  si  vous  désirez  savoir  ce  que  Paul, 
qui  est  un  chef  chrétien,  enseigne  à  ses  disciples 
sur  leurs  devoirs  envers  l'Etat,  écoutez  ce  qu'il 
écrivait  aux  Romains  pendant  qu'il  était  à  Co- 


PAULINA  285 

rinthe,  il  y  a  cinq  ans  :  "  Que  tout  {Rom.,  xiii,  1) 
"  homme  soit  soumis  aux  autorités  supérieures  ; 
*'  car  il  n'y  a  point  d'autorité  qui  ne  vienne  de 
"  Dieu,  et  celles  qui  existent  ont  été  instituées 
"  par  lui.  C'est  pourquoi  celui  qui  résiste  à  l'auto- 
"  rite  résiste  à  l'ordre  que  Dieu  a  établi.  .  .  " 

Après  cette  éloquente  plaidoirie  de  Pline,  le 
Préteur  distribua  aux  juges  les  bulletins  qui  con- 
tenaient les  marques  de  leurs  suffrages.  Ils  se 
retirèrent  alors  dans  la  chambre  du  Conseil  ; 
le  Préteur  recueillit  leurs  suffrages,  et  prononça 
le  jugement. 

Il  était  selon  la  formule  d'acquittement,  "  non 
videtur  fecisse  ",  et  couvrait  les  deux  accusés,  le 
proconsul    et   l'apôtre. 


286  PATJLINA 

XXXVII 
INSTAURARE  OMNIA  IN  CHRISTO 

Dès  qu'il  fut  acquitté,  Paul  poursui\^t  avec 
plus  d'activité,  et  plus  librement,  son  œuvre  apos- 
tolique.   . 

Tout  restaurer,  tout  renouveler  dans  le  Christ, 
voilà  quel  était  son  programme  à  Rome.  Dans 
cette  viUe  immense,  qui  avait  bâti  des  temples  à 
toutes  les  divinités  des  nations,  il  prêchait  le  Dieu 
unique  et  vrai,  encore  inconnu  du  monde  civihsé. 

Dans  cet  Olympe  terrestre  où  les  grands  hom- 
mes se  faisaient  dieux,  il  annonçait  le  vrai  Dieu 
qui  s'était  fait  homme. 

Où  régnaient  la  corruption  des  mœurs,  la  soif 
des  plaisirs  et  l'esclavage,  il  voulait  étabUr  la 
pureté  de  la  vie,  la  tempérance,  la  charité  et  les 
autres  vertus  chrétiennes  qui  donneraient  au 
peuple  la  liberté  et  le  bonheur. 

Prêchait-il  seulement  dans  les  églises  parti- 
cuhères,  dans  les  assemblées  que  les  néophytes 
réunissaient  dans  leurs  maisons  ?  Certainement 
non,  puisque  saint  Luc  termine  les  Actes  des 
Apôtres  en  disant  qu'il  prêchait  en  toute  hberté, 
et  sans  empêchement.  Dans  les  premières  années 
de  son  règne,  Néron  ne  persécutait  pas  encore 
les  chrétiens. 


PAULINA  287 

Paul  devait  donc  prêcher  l'Evangile  partout 
où  il  rencontrait  une  foule  disposée  à  l'entendre, 
sur  le  forum,  au  champ  de  Mars,  au  Camp  Pré- 
torien, dans  les  Thermes,  peut-être. 

Au  forum,  n'y  avait-il  pas  les  Rostres,  la  tri- 
bune aux  harangues,  où  les  honmies  politiques,. 
les  philosophes,  les  accusateurs  publics  trouvaient 
tous  les  jours,  à  certaines  heures,  un  auditoire 
curieux  d'apprendre  ce  qui  se  passait  en  ItaUe  et 
dans  les  provinces,  et  a\'ide  de  connaître  les  doc- 
trines nouvelles  qui  venaient  d'Athènes,  d'Alexan- 
drie ou  de  Jérusalem. 

Il  est  donc  vraisemblable  que  Paul  ait  souvent 
adressé  la  parole  au  peuple  du  forum,  à  cette 
tribune  aux  harangues  où  tant  de  fois  avant  lui 
avaient  parlé  Cicéron,  Hortensius,  Caton  l'ancien,, 
Brutus,  Messala,  et  tant  d'autres. 

Les  sujets  de  conférence  ne  manquaient  pas,. 
et  les  questions  rehgieuses  éveillaient  toujours- 
quelque  intérêt  dans  les  foules,  malgré  la  déca- 
dence des  mœurs.  On  sait  qu'une  simple  profa- 
nation des  mystères  de  la  Bonne  Déesse  par  le 
fameux  Clodius  avait  failH  causer  une  révolution 
dans  Rome  quelques  années  auparavant. 

Les  méditations  religieuses  de  Cicéron  sur  les 
grands  mystères  de  la  vie  future,  les  Tusculanes, 
le  Songe  de  Sdpion,  VHortensius,  et  ses  traités 
De  naivra  Deorum  et  De  Consolatione,  étaient  très 
lus  et  devaient  attirer  des  auditeurs  à  saint  Paul. 


288  PAULINA 

On  se  souvient  du  discours  de  l'apôtre  devant 
l'Aréopage  d'Athènes  et  du  parti  qu'il  avait  su 
tirer  de  Vautel  dédié  au  Dieu  inconnu.  Il  ne  fut 
sans  doute  pas  moins  habile  à  Rome,  et  je  présume 
qu'en  s'adressant  au  peuple  du  forum  il  sut  tirer 
parti  de  leurs  croyances  religieuses,  de  leurs  autels 
et  de  leurs  temples. 

Sans  doute,  il  n'oublia  pas  d'attirer  leur  atten- 
tion sur  un  certain  autel  que  l'empereur  Auguste 
avait  érigé  dans  le  temple  de  Jupiter,  au  sommet 
du  Capitole,  avec  cette  inscription  :  "  Hœc  est 
ara  Primogeniti  Dei  ;  c'est  ici  l'autel  du  premier- 
né  de  Dieu  ". 

Quel  était  ce  Premier-né  de  Dieu  que  l'empereur 
avait  voulu  honorer  ?  Lui-même  n'en  savait 
rien.  C'était  l'oracle  de  Delphes  qui  le  lui  avait 
annoncé,  comme  successeur  et  comme  maître 
du  monde. 

Mais  ce  que  l'empereur  Auguste  ignorait,  Paul 
le  savait  ;  et  c'était  ce  futur  maître  du  monde 
qu'il  venait  annoncer  aux  Romains.  Il  était  né 
d'une  vierge,  en  Judée,  sous  le  règne  d'Auguste, 
et  il  avait  pour  père  Dieu  lui-même. 

Paul  connaissait  son  histoire  sur  terre,  et  il 
racontait  aux  Romains  sa  vie,  sa  mort,  sa  résur- 
rection. "  Ce  n'est  pas  une  légende,  leur  disait 
Paul,  ni  une  fable  antique  comme  celles  de  vos 
divinités  ;  c'est  une  histoire  vraie,  toute  récente, 
dont  les  nombreux  témoins  \'ivent  encore  ;    un 


PAULINA  289 

grand  nombre  vivent  ici  même  à  Rome,  et  ils 
vous  diront  comment  ils  ont  cru  à  la  divinité  de 
ce  Dieu  nouveau.  " 

Et  Paul  leur  racontait  sa  propre  histoire  ; 
et  il  invoquait  le  témoignage  de  Luc  et  des  autres 
disciples,  et  des  Juifs  récemment  venus  de  la 
Judée  et  convertis  à  la  foi  chrétienne. 

Mais  la  parole  du  grand  apôtre  était  confirmée 
bien  souvent  par  d'autres  témoignages  plus  élo- 
quents, je  veux  dire  par  les  nombreux  miracles 
qu'il  faisait. 

Parfois  il  évoquait  les  souvenirs  du  grand  siècle 
qui  venait  de  finir,  et  des  grands  hommes  qui 
l'avaient  illustré.  Comme  il  avait  cité  un  poète 
grec  devant  l'Aréopage  d'Athènes,  il  invoquait 
devant  les  Romains  l'autorité  de  leur  plus  grand 
poète,  Virgile,  et  de  leur  plus  grand  orateur  Cicé- 
ron.  Il  tirait  de  leurs  ouvrages  des  évocations 
de  la  Sybille  de  Cumes  annonçant  "  une  race 
nouvelle  descendant  des  deux,  un  enfant  extraor- 
dinaire, Fils  des  Dieux,  noble  rejeton  de  Jupiter 
qui  allait  bientôt  gouverner  le  monde.  .  .  "  Et  il 
leur  disait  :  ''Ce  futur  maître  du  monde,  que 
votre  Mrgile  n'a  pas  connu,  je  viens  vous  le  faire 
connaître. 

"  On  a  cru  qu'il  viendrait  de  la  Judée,  et  l'on 
ne  s'est  pas  trompé.  C'est  là  qu'il  est  né,  c'est 
là  qu'il  est  mort,  c'est  là  qu'il  est  ressuscité,  c'est 
là  qu'il  a  fondé  son  royaume,  et  c'est  de  là  que 

20 


290  PAULTNA 

son  règne  va  s'étendre  dans  le  monde  entier, 
"  Mais  ne  croyez  pas,  Romains,  que  son  règne 
soit  une  menace  pour  la  puissance  romaine.  Ce 
n'est  pas  un  royaume  temporel  que  notre  Dieu, 
le  Dieu  des  chrétiens,  est  venu  établir  sur  la  terre. 
C'est  une  souveraineté  toute  spirituelle  exerçant 
son  empire  sur  les  âmes,  et  non  sur  les  royaumes 
de  la  terre. 

"  Ne  confondez  pas  les  chrétiens  avec  les  Juifs 
de  Jérusalem  qui  sont  révoltés  contre  Rome. 
Ceux-ci  sont  les  ennemis  des  chrétiens,  comme 
ils  sont  les  ennemis  des  Romains.  Ce  sont  eux 
qui  n'ont  pas  voulu  reconnaître  notre  Dieu  Jésus, 
et  qui  l'ont  fait  mourir  sur  une  croix.  Mais  il  a 
prouvé  qu'il  était  Dieu  en  ressuscitant  des  morts, 
et  en  remontant  au  ciel,  d'où  il  était  descendu, 
comme  l'annonçait  Virgile  :  "  Nova  progenies  cœ- 
lo  demittitur  alto.  " 

Paul  n'était  pas  seul  à  propager  partout  la 
parole  évangéhque.  Il  avait  de  nombreux  dis- 
ciples qui  enseignaient  avec  lui  la  vérité  chré- 
tienne, et,  comme  son  maître  Jésus,  il  avait  de 
saintes  femmes  qui  l'accompagnaient  un  peu 
partout  et  qui  collaboraient  largement  aux  œuvres 
apostohques. 


PAULINA  291 

XXXVIII 
SAINT  PAUL  ET  LA  FEMME 

Quand,  aux  jours  de  la  création,  Dieu  a  pro- 
noncé cette  parole  :  "  Il  n'est  pas  bon  que  l'hom- 
me  soit  seul,  "  il  a  posé  une  grande  loi  de  l'huma- 
nité qui  ne  concerne  pas  seulement  la  multipli- 
cation de  l'espèce  humaine,  mais  qui  exprime 
aussi  la  nécessité  de  l'assistance  féminine  dans 
toutes  les  œuvres  de  l'homme. 

Quelle  que  soit  la  mission  que  l'homme  ait  à 
remplir,  et  quelles  que  soient  les  œuvres  qu'il 
entreprenne,  il  est  bien  rare  qu'il  puisse  se  passer 
de  l'aide  de  la  femme. 

Il  semble  bien  toutefois  qu'une  exception  s'im- 
pose, quand  il  s'agit  de  la  mission  du  prêtre,  qui 
doit  avoir  avec  la  femme  le  moins  de  relations 
possible,  puisqu'il  a  embrassé  le  célibat  et  fait 
vœu  de  chasteté.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier 
cependant  qu'il  est  le  confesseur  obligé  et  le 
directeur  spirituel  de  la  femme  —  ce  qui  étabUt 
entre  eux  des  relations  du  caractère  le  plus  intime. 

Les  hommes  du  monde  se  scandaUsent  aisé- 
ment de  cette  intimité  parce  qu'ils  n'en  compren- 
nent pas  bien  le  caractère.  Ils  le  comprendraient 
mieux  s'ils  étudiaient  davantage  l'hagiograpliie, 
et  surtout  l'histoire  des  saintes  amitiés  qui  ont 


292  PAULINA 

existé  entre  les  grands  saints  et  les  grandes  saintes. 
C'est  une  étude  des  plus  intéressantes  et  des  plus 
vastes  à  faire.  A  chaque  page,  on  y  constate  ces 
deux  faits  :  l'apostolat  évangélique  confié  à  l'hom- 
me, et  la  participation  plus  ou  moins  large  de  la 
femme  dans  cet  apostolat. 

Le  Nouveau  Testament  nous  en  fournit  les 
premiers  exemples,  et,  partout  dans  sa  mission 
publique,  Jésus-Christ  est  accompagné  de  plu- 
sieurs saintes  femmes.  Les  apôtres  ont  suivi 
l'exemple  du  Maître,  et  les  femmes  ont  contribué 
largement  aux  œuvres  apostoliques  de  la  primitive 
Eglise. 

Un  grand  nombre  sont  louées  dans  les  épîtres 
de  saint  Paul.  Ce  fut  l'une  de  ces  femmes,  nom- 
mée Phœbé,  qui  porta  de  Corinthe  à  Rome  la 
célèbre  épître  aux  Romains,  et  voici  dans  quels 
termes  il  parle  d'elle  en  terminant  sa  lettre  : 

"  Je  vous  recommande  Phœbé,  notre  sœur, 
qui  est  diaconesse  de  l'Eglise  de  Cenchrée,  afin 
que  vous  la  receviez  en  notre  Seigneur  d'une 
manière  digne  des  saints,  et  que  vous  l'assistiez 
dans  toutes  les  choses  où  elle  pourrait  avoir  be- 
soin de  vous  ;  car  elle  aussi  a  donné  aide  à  plu- 
sieurs et  à  moi-même.  " 

L'EgUse  de  Cenchrée  était  une  des  fondations 
de  saint  Paul  à  Corinthe,  et  Phœbé  en  était  l'une 
des  diaconesses  ;  c'est  dire  qu'elle  s'occupait 
du    soin    des    pauvres    et    des  malades,   et   de 


PAULINA  293 

rinstruction    des     catéchumènes     de    son    sexe. 

Après  elle,  l'apôtre  des  Gentils  salue  ses  vieux 
amis  Prisca  et  Aquila,  qu'il  appelle  ses  collabora- 
teurs en  Jésus-Christ,  et  qui  pour  sauver  sa  vie 
ont  mis  leur  cou  sous  la  hache.  L'amitié  la  plus 
tendre  et  la  plus  forte  unissait  évidemment  l'apô- 
tre à  ce  couple  d'élite,  et  les  deux  époux  étaient 
inséparables.  Dans  l'histoire,  ils  semblent  ne 
former  qu'un  seul  personnage,  et  toujours  agir 
ensemble. 

Prisca,  qu'on  nomme  aussi  Priscilla,  partageait 
la  foi,  les  sentiments,  et  le  zèle  apostolique  de 
son  époux,  et  peut-être  lui  était-elle  supérieure 
par  l'intelligence. 

Les  trois  amis  fabriquèrent  des  tentes  ensem- 
ble, à  Corinthe  et  à  Ephèse,  et  dans  cette  dernière 
ville,  ainsi  qu'à  Rome,  la  maison  des  époux  servait 
d'éghse  aux  chrétiens  d'alors. 

Dans  quelle  ville,  et  à  quelle  occasion  ont-ils 
sauvé  la  vie  de  l'apôtre  partout  persécuté  ?  Paul 
ne  le  dit  pas,  probablement  parce  qu'en  exposant 
leur  propre  vie  ils  n'avaient  accompli  qu'un  acte 
de  dévouement  habituel. 

Quelle  joie  ce  dût  être  pour  les  trois  amis  de  se 
retrouver  ensemble  à  Rome  et  d'y  souffrir  le 
martyre  vers  le  même  temps  ! 

L'épître  aux  Romains  nomme  aussi  Perside, 
et  Paul  l'appelle  la  bien-aimée.  Quelle  femme  a 
pu  mériter  ce  titre  sous  la  plume  de  saint  Paul  ? 


294  PAULINA 

Et  qu'avait-elle  fait  pour  gagner  pareille  amitié 
d'un  si  grand  homme  ?  La  nature  du  sentiment 
qui  les  unissait  est  révélé  par  ces  mots  de  l'apô- 
tre :  "  elle  a  beaucoup  travaillé  dans  le  Seigneur  !  " 
C'est  le  travail  commun  dans  le  Seigneur  qui 
unissait  ces  deux  cœurs.  Tous  deux  étaient  apô- 
tres, chacun  selon  ses  facultés.  Ces  saintes  amitiés 
que  le  monde  ignore  sont  en  réalité  plus  tendres 
et  plus  durables  que  les  amours  humains. 

Et  que  d'autres  femmes  ont  mérité  l'amitié 
du  saint  apôtre  dans  ses  missions  lointaines  ! 
A  Philippes,  c'est  une  marchande  de  pourpre, 
de  Tyatire  ;  saint  Luc  la  nomme  Lydie.  Elle 
écoute  la  prédication  de  Paul,  et  le  Seigneur  lui 
ouvre  le  cœur.  Elle  ouvre  alors  sa  maison  à  l'apô- 
tre, et  ses  instances  le  forcent  à  accepter  l'hospi- 
tahté.  O  Lydie  !  L'amitié  de  Paul  orne  ta  tête 
d'une  auréole  plus  brillante  que  la  pourpre  que 
tu  vendais  dans  les  bazars  de  Tyatire  ! 

A  Lystres,  c'est  Eunice,  la  mère  de  son  cher 
Timothée,  et  Loïs,  son  aïeule  qui  ont  pris  place 
dans  le  cœur  du  sensible  apôtre.  Coimnent  ne  les 
aimerait-il  pas  ces  femmes  qui  lui  ont  donné 
Timothée  ? 

Elles  n'avaient  rien  de  plus  cher  au  monde  que 
cet  enfant  qui  était  la  chair  de  leur  chair,  et  qui 
possédait  toutes  les  perfections.  Et  cependant 
«lies  n'hésitèrent  pas  à  s'en  séparer,  et  à  le  confier 
à  Paul  dont  elles  connaissaient  la  vie  errante  et 


PAULINA  295 

pleine  de  sacrifices.    Quelle  affection  de  Paul  pou- 
vait payer  cet  inappréciable  présent  ? 

Aussi  n'est-on  pas  étonné  de  voir  avec  quelle 
tendresse  l'apôtre  affectionnait  son  disciple.  En 
lui,  sans  doute,  il  aimait  aussi  Eunice  et  Lois  ! 
Le  même  attachement  les  liait  ensemble,  et  lors- 
que Paul  dans  sa  deuxième  épître  à  Timothée  fait 
l'éloge  de  sa  foi,  il  lui  dit:  "  cette  foi  habita  d'abord 
dans  ton  aïeule  Lois  et  dans  ta  mère  Eunice.  " 

—  Que  ferez-vous  de  mon  fils  bien-aimé  ?  disait 
la  mère  de  Timothée  (Eunice)  à  Paul. 

—  C'est  le  Christ  qui  disposera  de  son  sort, 
selon  la  vocation  qu'il  lui  a  donnée.  Votre  Timo- 
thée a  les  yeux  tournés  vers  le  ciel,  comme  les 
enfants  nés  au  bord  de  la  mer  ont  les  yeux  tournés 
vers  les  voiles  qui  franchissent  l'océan,  et  qui 
ressemblent  à  des  ailes  tendues  vers  les  célestes 
horizons.  " 

Comme  on  le  voit,  saint  Paul  attirait  à  lui  les 
femmes  chrétiennes  pour  en  faire  les  zélatrices 
de  son  ministère  et  de  ses  œuvres.  Mais  il  n'aurait 
pas  encouragé  le  féminisme  de  nos  jours. 

Dans  sa  première  épître  à  Timothée  il  dit  : 
*'  Je  ne  permets  pas  à  la  femme  d'enseigner,  ni 
de  prendre  de  l'autorité  sur  l'homme  ;  elle  doit 
se  tenir  dans  le  silence.  Car  Adam  a  été  formé  le 
premier,  Eve  ensuite  ;  et  ce  n'est  pas  Adam  qui  a 
été  séduit,  c'est  la  femme  qui  ayant  été  séduite 
tomba  dans  la  transgression.  " 


296  PAULIN  A 

"  Néanmoins,  la  femnie  sera  sauvée  en  devenant 
mère,  si  elle  persévère  dans  la  foi,  dans  la  cha- 
rité, et  dans  la  sainteté  unies  à  la  modestie.  " 

La  grande  mission  et  les  grandes  douleurs  de 
la  maternité  voilà  ce  qui  sauve  la  femme.  De- 
venir mère,  voilà  son  rôle  et  son  admirable  tra- 
vail ;  et  c'est  pourquoi  l'apôtre  ajoute  en  parlant 
des  veuves  encore  jeunes  : 

"  Etant  oisives,  elles  apprennent  à  aller  de 
maison  en  maison  ;  et  non  seulement  elles  sont 
oisives,  mais  encore  causeuses  et  intrigantes, 
parlant  de  choses  dont  on  ne  doit  point  parler. 
Je  veux  donc  que  les  jeunes  veuves  se  marient, 
qu'elles  aient  des  enfants,  et  qu'elles  gouvernent 
leur  maison.  . .  " 

Dans  une  autre  page  de  la  même  épître  il  re- 
commande tout  spécialement  la  modestie  aux 
femmes  : 

"  Je  veux  que  les  femmes  soient  vêtues  d'une 
manière  décente,  avec  pudeur  et  modestie  ; 
qu'elles  se  parent  non  de  tresses,  de  bijoux,  de 
perles  ou  d'habits  somptueux,  mais  de  bonnes 
œuvres  comme  il  con\dent  à  des  femmes  qui  font 
profession  de  servir  Dieu.  " 


PAULTNA  297 


XXXIX 

L'ESCLAVAGE 
ET  LA  LETTRE  A  PHILEMON 

Les  relations  de  saint  Paul  avec  les  Eglises 
qu'il  avait  établies  en  Orient  étaient  très  étendues  ; 
et  il  comptait  dans  tous  les  pays  qu'il  avait  suc- 
cessivement habités  de  nobles  et  fidèles  amitiés. 

Les  salutations  et  les  messages  affectueux  qui 
terminent  la  plupart  de  ses  épîtres,  nous  font 
connaître  les  noms  d'un  grand  nombre  de  ces 
amis.  Il  n'est  pas  douteux  qu'il  correspondait 
avec  eux  aussi  souvent  qu'il  le  pouvait.  Malheu- 
reusement ces  lettres  privées  ont  été  perdues. 

Une  seule,  sa  lettre  à  Philémon,  a  été  conservée, 
et  elle  est  si  belle  qu'elle  nous  fait  bien  regretter 
celles  qu'il  a  dû  écrire  aux  amis  et  amies  qui  vi- 
vaient loin  de  lui,  et  qui  lui  gardaient  l'attache- 
ment le  plus  constant  et  le  plus  dévoué. 

J'ai  souvent  éprouvé  ce  regret  en  lisant  les 
lettres  de  Cicéron,  celles  de  Pline  le  Jeune,  et 
surtout  celles  de  saint  Jérôme,  parce  que  je  me 
disais  :  Celles  de  saint  Paul  nous  intéresseraient 
bien   davantage. 

Il  y  a  une  lettre  de  Pline  à  son  amiSabinien 
qu'il  est  curieux  de  comparer  à  l'épître  que  Paul 
écrivit  à  son  ami  Philémon.    Toutes  les  deux  tou- 


298  PAULIN  A 

chent  à  la  même  question,  celle  de  l'esclavage. 

Pour  le  païen,  l'esclave  était  une  chose  et  non 
un  homme.  Pour  les  Rabbins,  il  était  l'objet 
d'un  tel  mépris  qu'il  n'était  pas  permis  de  lui 
enseigner  la  Loi  de  Moïse.  Pline  jugeait  mieux 
que  les  païens  ordinaires  ;  mais  combien  la  lettre 
de  Paul  est  supérieure  à  la  sienne  et  cormne  elle 
montre  bien  la  beauté  du  christianisme  !  En  deman- 
dant à  son  ami  Sabinien  de  pardonner  à  son 
affranchi  la  faute  qu'il  a  commise,  Pline  ne  soulève 
pas  d'ailleurs  la  question  de  principe.  Il  invoque 
seulement  le  repentir  et  les  larmes  de  l'affranchi, 
et  recommande   au  maître  la  modération. 

La  lettre  de  Paul  a  bien  plus  d'élévation  dans 
les  idées,  et  plus  de  tendresse- dans  les  sentiments. 
L'apôtre  avait  alors  auprès  de  lui  son  bien-aimé 
Timothée,  et  c'est  à  lui  que  Paul  dicta  sa  lettre. 

Toutes  les  classes  des  Gentils  venaient  à  l'apô- 
tre, les  grands  et  les  petits,  les  savants  et  les  igno- 
rants, les  maîtres  et  les  esclaves.  Bien  souvent, 
c'était  par  les  esclaves  qu'il  arrivait  aux  maîtres. 

Souvent  donc,  Paul  se  trouva  en  face  de  ce 
grand  problème  social  de  l'époque,  l'esclavage. 

Comment  ?  Par  quels  moyens  l'Eglise  nouvelle 
rémédierait-elle  à  ce  grand  mal  ? 

Les  théoriciens  sociaUstes  d'aujourd'hui  auraient 
trouvé  la  question  bien  simple  et  bien  facile  à 
régler.  Ils  auraient  dit  aux  esclaves  :  "  Vous 
êtes  le  nombre,  et  conséquemment  la  force.     La 


PAULINA  299 

nature  vous  a  faits  libres,  et  conséquerriment 
vous  avez  le  droit  pour  vous.  Réclamez  le  bien 
qui  vous  appartient,  la  liberté,  et  si  on  vous  la 
refuse  prenez-la  de  force.  S'il  faut  pour  cela  tuer 
vos  maîtres,  tuez-les.  " 

Sans  doute,  cette  grande  émancipation  opérée 
soudainement  par  la  violence  bouleverserait  pro- 
fondément le  monde,  et  ferait  couler  des  fleuves 
de  sang  ;  mais  qu'importe  ?  Il  n'y  a  pas  de 
prix  trop  grand  pour  la  liberté  ! 

Paul  se  rendait  très  bien  compte  de  cette  situa- 
tion. Mais  c'était  une  révolution  pacifique  que 
le  Christ  était  venu  prêcher  aux  hommes,  et  il 
leur  avait  dit  :   "  Vous  êtes  tous  frères  !  " 

Sans  doute,  l'esclavage  et  la  fraternité  seront 
en  antagonisme,  ou  incompatibles.  Mais  peu  à 
peu  l'une  modifiera  et  corrigera  l'autre.  L'amour 
fraternel  infusera  un  sang  nouveau  dans  le  corps 
social.  Les  maîtres  finiront  par  devenir  des  pères, 
et  les  esclaves  sentiront  grandir  en  eux  les  Uens 
d'une  filiation  nouvelle. 

Voilà  comment  Paul  comprenait  que  la  grande 
révolution  sociale  s'accompUrait  sans  violence, 
sans  autre  sang  à  répandre  que  celui  de  Jésus, 
qui  avait  sufii  pour  racheter  le  monde.  Mais 
en  attendant  que  cette  institution  de  l'esclavage 
tomba  d'elle-même  par  la  pratique  de  la  charité 
chrétienne,  il  fallait  en  combattre  les  abus  dans 
l'enseignement   de   l'Evangile. 


300  PAULINA 

Et  c'est  ainsi  que  Paul  disait  :  "  IVIaîtres, 
ayez  de  l'affection  pour  vos  esclaves  :  ne  les 
traitez  pas  avec  menaces,  sachant  que  vous 
avez  les  uns  et  les  autres  un  maître  souverain 
dans  les  cieux,  qui  n'a  aucun  égard  à  la  condition 
des   personnes. 

"Esclaves,  obéissez  à  vos  maîtres...  Servez 
de  bon  gré,  comme  asservis  au  Seigneur  et  non 
pas  aux  hommes.  " 

Il  dut  sembler  alors  à  l'immense  peuple  des 
esclaves  que  la  religion  nouvelle  n'apportait 
guère  de  soulagement  à  leur  triste  situation.  A 
ces  maîtres  cruels  qui  les  martyrisaient,  il  fallait 
encore  obéir  ?  Et  la  hberté  qui  leur  semblait 
le  plus  grand  des  biens,  ce  Jésus  dont  Paul  leur 
parlait,  ne  l'avait  donc  pas  apportée  à  la  terre  ? .  .  . 
Et  cependant  il  avait  dit  :  "Vous  connaîtrez  la 
vérité,  et  la  vérité  vous  fera  hbres.  " 

Oui,  il  avait  promis  la  liberté  par  ces  paroles. 
Mais  il  avait  en  même  temps  déclaré  que  c'était 
la  vérité  qui  les  ferait  hbres,  c'est-à-dire  que  la 
vérité  engendrerait  la  hberté.  Donc  ce  n'était 
pas  la  violence,  ce  n'était  pas  le  glaive  qui  leur 
donnerait  la  hberté,  mais  la  vérité. 

Quand  la  vérité  régnera,  eUe  étabhra  le  règne 
de  la  charité.  Quand  l'esclave  cessera  de  maudire 
son  maître,  quand  il  se  soumettra  sans  révolte  à 
la  loi  du  travail,  qui  est  la  loi  universelle  pesant 
sur  le  maître  comme  sur  le  serviteur,  et  quand  la 


PAULINA  301 

vérité  chrétienne  aura  enseigné  au  maître  qu'il 
doit  être  juste  et  bon  pour  son  esclave,  qui  est 
enfant  de  Dieu  comme  lui,  et  conséquemment 
son  frère,  et  son  égal  devant  Dieu,  la  vraie  liberté 
régnera. 

Mais  ce  qui  complète  et  qui  éclaire  davantage 
la  doctrine  de  Paul  sur  cette  grave  question  de 
l'esclavage,  c'est  l'application  qu'il  eut  l'occasion 
d'en  faire  lui-même. 

Lors  de  son  séjour  à  Colosses,  il  avait  connu 
et  converti  à  la  foi  chrétienne  un  homme  riche  et 
puissant  de  cette  ville  nommé  Philémon,  et  qui 
lui  avait  rendu  bien  des  services.  Il  était  ainsi 
devenu  son  ami  très  cher. 

Or,  Philémon  possédait  des  esclaves,  et  l'un 
d'eux,  nommé  Onésime,  l'avait  volé,  et  s'était 
enfui.  C'était  cet  esclave  que  Paul  avait  retrouvé 
à  Rome,  perdu  dans  les  bas-fonds  de  la  capitale, 
et  après  l'avoir  converti,  il  se  l'était  attaché. 
Onésmie  était  pour  lui  un  serviteur  précieux,  plein 
de  zèle  et  de  dévouement  pour  son  nouveau  maître, 
auquel  il  eût  volontiers  consacré  sa  \de.  Mais, 
suivant  les  lois  du  pays,  Onésime  appartenait 
à  Philémon,  et  quoique  ces  lois  fussent  contraires 
au  droit  naturel,  Paul  pouvait-il  n'en  tenir  aucun 
compte,  surtout  quand  Onésime  avait  gravement 
péché  contre  son  maître  et  mérité  un  châtiment  ? 
Le  problème  était  épineux.  La  solution  que 
trouva    Paul    est    admirablement    exposée    dans 


302  PAULINA 

l'épître  qu'il  écrivit  de  Rome  à  Philémon  en  Im 
renvoyant  Onésime  pour  lequel  il  réclame  cepen- 
dant le  pardon  et  la  liberté. 

Le  grand  apôtre  commence  par  lui  rappeler 
son  amitié  ;  puis  il  loue  sa  charité  et  sa  foi  ;  et, 
venant  au  véritable  objet  de  sa  lettre  qui  est 
l'affranchissement   d' Onésime,   il   lui   écrit  : 

"  Bien  que  j'eusse  tout  droit  dans  le  Christ  de  f  or- 
donner ce  qui  est  de  ton  devoir,  j'aime  mieux,  au 
nom  de  la  charité,  t'en  supplier,  moi,  Paul,  \'ieux 
et,    en    plus,  maintenant  prisonnier    du  Christ." 

Suivez  bien  les  paroles  du  grand  docteur  et 
apôtre  ;  chacune  d'elles  est  à  retenir  et  à  méditer. 
Il  affirme  son  droit  d'ordonner,  mais  il  préfère 
supplier.  Et  cette  supplication  est  touchante, 
pathétique,  irrésistible.  C'est  en  pleiu-ant  que 
Philémon  dut  la  lire. 

Lisez-la  vous-même,  mon  cher  lecteur,  et 
admirez  : 

"  Je  te  prie  donc  pour  mon  fils  que  j'ai  engendré' 
dans  les  fers,  pour  Onésime  qui,  au  temps  passé, 
ne  t'a  guère  été  utile,  mais  qui  maintenant  peut 
l'être  à  toi  et  à  moi.  Je  te  le  renvoie,  cet  objet 
de  ma  tendresse.  J'avais  pensé  d'abord  à  le  garder 
près  de  moi  pour  qu'il  me  servît  à  ta  place  dans 
les  chaînes  de  l'Evangile  ;  mais  je  n'ai  rien  voulu 
faire  sans  ton  a\às,  afin  que  la  bonne  œuvre  que  je 
te  propose  n'ait  rien  de  contraint,  et  \'ienne  de 
ton  plein  gré. 


PAULINA  303 

"  Peut-être  Onésime  n'a-t-il  été  séparé  de  toi 
pour  un  temps  qu'afin  que  tu  le  recouvres  pour 
toujours,  non  plus  comme  un  esclave,  mais  comme 
un  frère  bien-aimé.  Il  est  cela  pour  moi  ;  com- 
bien plus  doit-il  l'être  pour  toi,  et  selon  la  chair 
et  selon  le  Seigneur.  Si  donc  tu  me  tiens  comme 
étroitement  uni  à  toi,  reçois-le  comme  moi-même. 
Et  s'il  t'a  fait  quelque  tort,  ou  s'il  te  doit  quelque 
chose,  passe  cela  sur  mon  compte.  " 

On  pourrait  penser  qu'il  y  a  dans  cette  dernière 
phrase  une  simple  promesse  de  reconnaissance, 
une  obligation  morale.  Mais  non,  Paul  entend 
bien  s'obliger  légalement  et  devenir  le  débiteur 
de  Philémon.  Car,  à  ce  moment,  il  ôte  la  plume  à 
Timothée,  et  il  écrit  lui-même  : 

"  Moi,  Paul  —  je  l'écris  de  ma  propre  main  — 
je  ie  paierai,  sans  te  rappeler  tout  ce  que  de  ton. 
côté  tu  me  dois.  " 

Alors,  Timothée  reprend  la  plume  et  il  ajoute,, 
sous    la    dictée    de    l'apôtre  :    k 

"  Oui,  frère,  puissé-je  recevoir  cette  joie  dans 
le  Seigneur  !  Réjouis  mes  entrailles  dans  le  Christ. 
Je  t'écris  ceci  plein  de  confiance  en  ta  soumission  ; 
je  sais  que  tu  feras  plus  encore  que  je  ne  dis.  En. 
même  temps,  prépare-moi  un  logement,  car  j'es- 
père vous  être  rendu,  grâce  à  vos  prières. 

"  Epaphras,  mon  compagnon  de  captivité  dans 
le  Christ  Jésus,  Marc,  Aristarque,  Démas,  Luc, 
mes  collaborateurs  te  saluent.     Que  la  grâce  de 


304  PAULTNA 

Notre-Seigneur  Jésus-Christ  soit  avec  ton  esprit  !  " 
Quelle  leçon  et  quel  exemple  les  prêtres  de 
l'Eglise  trouveront  dans  cette  épître,  et  dans  les 
faits  qu'elle  rappelle,  quand  ils  voudront  remédier 
à  un  mal  quelconque  par  la  conciliation  ! 

La  force  et  la  rigueur  sont  rarement  des  moyens 
de  faire  triompher  le  droit  et  la  justice. 


XL 
LES  MISSIONS  D'OCCIDENT 

L'apôtre  des  Nations  crut  alors  que  le  temps 
était  venu  pour  lui  d'accomplir  le  dessein  qu'il 
avait  formé  dès  son  premier  séjour  à  Corinthe 
de  poursuivre  ses  missions  apostoliques  jusqu'en 
Espagne.  L'Espagne  était  alors  considérée  comme 
l'extrémité  occidentale  du  monde,  et  c'était  le 
rêve  gigantesque  de  saint  Paul  de  porter  l'Evan- 
gile jusqu'aux  colonnes   d'Hercule. 

Il  prit  avec  lui  Torquatus,  Aquila,  Trophime 
d'Ephèse,  et  Sergius  Paulus.  L'ancien  proconsul 
de  Chypre  habitait  alors  le  mont  Aventin. 

Là  s'était  formé  un  groupe  de  chrétiens  parmi 
lesquels  se  trouvait  une  grande  dame  romaine, 
appelée  Pomponia  Graecina.  C'est  à  cette  dame 
que  Sergius  recommanda  tout  spécialement  sa 
femme   et   sa    fiUe. 


PAULINA  305 

Priscilla  et  Aquila  habitaient  le  même  endroit 
et  une  partie  de  leur  résidence  avait  été  érigée  en 
église. 

Tous  les  Chrétiens  formaient  pour  ainsi  dire 
une  seule  famille  unie  par  la  même  croyance  en 
Jésus-Christ. 

Avant  le  départ  pour  l'Espagne,  Sergius  Paulus 
fut  ordonné  prêtre  ;  Chryséis  et  lui  ayant  fait 
vœu  de  vivre  désormais  dans  la  continence,  comme 
frère  et  sœur. 

Les  cinq  missionnaires  prirent  passage  à  bord 
d'un  petit  vaisseau  phénicien  qui  descendit  le 
Tibre  jusqu'à  la  mer,  et  qui  les  transporta,  après 
une  navigation  plus  ou  moins  mouvementée,  jus- 
qu'au port  de  Marseille. 

Cette  ville  était  déjà  en  grande  partie  chrétienne. 
C'était  Lazare  et  ses  sœurs  Marthe  et  IVIarie  qui 
avaient  converti  cette  population  à  la  religion 
du  Christ.    On  l'appelait  alors  Massalia  et  Lazare  ' 
en  était  le  premier  évêque. 

Paul  et  se  compagnons  furent  les  hôtes  du 
ressuscité  de  Béthanie,  l'ancien  ami  du  Sauveur, 
et  Paul  y  prêcha  la  foi  nouvelle. 

De  Marseille,  les  missionnaires  se  rendirent  en 
barque  jusqu'aux  bouches  du  Rhône,  et  ils  remon- 
tèrent le  cours  de  ce  beau  fleuve  jusqu'à  Arlésium. 
C'était  déjà  une  ville  ancienne,  très  importante 
par  son  commerce,  ses  chantiers  de  construction 
et  sa  population  qui  dépassait  cent  mille  âmes. 

21 


306  PAULINA 

Jules  César  y  avait  fait  construire  douze  galères 
à  trois  rangs  de  rames  pour  conquérir  Marseille 
qui  s'était  rangée  du  côté  de  Pompée.  C'étaient 
les  grands  vaisseaux  de  guerre  de  ce  temps-là. 

Arlésium  prit  le  nom  de  Julia  tant  que  César 
en  fut  le  maître  ;  mais  elle  reprit  plus  tard  son 
nom  primitif.  Au  moj^en  âge  elle  fut  la  capitale 
du  petit  royaume  d'Arles. 

C'était  une  belle  ville  romaine  possédant  un 
amphithéâtre,  le  plus  vaste  de  la  Gaule,  un  théâtre, 
un  cirque  orné  d'un  obélisque,  un  forum  et  une 
vaste  nécropole  nommée  les  Champs  Elysées. 
Arles  possédait  aussi  des  aqueducs,  et  des  remparts 
construits  par  les  Romains. 

De  tous  ces  monuments,  il  ne  reste  plus  que  des 
ruines  très  imposantes  et  très  belles,  qui  attirent 
encore  aujourd'hui  les  touristes  du  monde  entier, 
dans   la   vieille   \'ille   française. 

Nos  trois  missionnaires  y  firent  un  séjour  de 
plusieurs  semaines  et  leur  prédication  y  fut  telle- 
ment fructueuse  que  Paul  y  fonda  une  éghse 
dont  Trophime  fut  le  premier  évêque. 

Aujourd'hui  encore,  après  dix-neuf  siècles,  le 
souvenir  de  saint  Trophime  y  est  resté  vivant,  et 
la  cathédrale  qui  porte  son  nom  est  une  des  églises 
les  plus  remarquables  de  France.  Son  grand  portail 
est  un  vrai  chef-d'œuvre  de  l'art  chrétien  au 
XIP  siècle,  et  la  figure  de  saint  Trophime  y  appa- 
raît sculptée  dans  la  pierre. 


PAULINA  307 

A  côté  de  l'église  s'ouvre  le  cloître  de  Saint- 
Trophime  qui  est  une  merveille  d'architecture 
et    de    sculpture. 

A  partir  d' Arlésium,  Paul  et  Sèrgius  traversèrent 
toute  la  Gaule  méridionale  jusqu'à  Narbonne. 
Là  encore,  ils  jetèrent  la  semence  évangélique 
qui  y  germa  miraculeusement.  Le  nombre  des 
chrétiens  s'accrût  tellement  que  Paul  y  établit 
une  nouvelle  église  dont  Sergius  Paulus  prit  la 
direction  comme  évoque. 

C'est  après  cela  que  Paul  pénétra  jusqu'en  Espa- 
gne par  le  littoral.  Dans  tous  les  centres  qu'il 
traversa,  il  fit  entendre  sa  prédication  aux  popu- 
lations étonnées  et  ravies.  Enfin,  il  poursuivit 
sa  course  apostolique  jusqu'à  Saragosse  où  de 
nombreiLx  chrétiens  l'attendaient.  Car  dans  cette 
ville  était  venu  avant  lui  Jacques,  surnommé  le 
majeur,  fils  de  Zébédée  et  frère  de  Jean  l'Evan- 
géliste. 

Selon  la  tradition  que  les  Espagnols  regardent 
comme  de  l'histoire,  Jacques,  y  serait  arrivé  en 
l'an  38,  et  il  y  aurait  fondé  une  église  chrétiemie. 
En  l'an  42,  il  retourna  à  Jérusalem  où  il  fut  arrêté 
et  mis  à  mort  par  Hérode  Agrippa.  Quelques 
disciples  qu'il  avait  amenés  d'Espagne  avec  lui 
y  rapportèrent  son  corps  dont  les  restes  sont  en- 
coie  en  grande  vénération  à  Compostelle. 

On  comprend  à  quel  point  Paul  fut  intéressé 
par  les  souvenirs  du  grand  apôtre  ;  et  il  passa 


308  PAULINA 

quelques  mois  à  Saragosse,  édifiant,  consolant  et 
confirmant  les  Espagnols  chrétiens  dans  leur  foi. 
Son  rêve  apostolique  était  achevé.  Sans  doute, 
l'horizon  s'élargissait  encore  devant  lui,  mais  le 
champ  d'action  était  trop  vaste  pour  un  seul 
homme. 

D'ailleurs,  les  égUses  d'Orient  le  rappelaient, 
et  il  sentait  qu'elles  avaient  vraiment  grand 
besoin  de  le  revoir,  elles  qui  avaient  été  les  pre- 
mières aimées. 

Il  se  décida  donc  à  revenir  sur  ses  pas.  Il  repassa 
par  Narbonne  où  il  y  re\'it  son  cher  ami  Sergius 
Paulus. 

La  séparation  fut  douloureuse.  Jamais  deux 
cœurs  ne  s'étaient  sentis  si  bien  faits  l'un  pour 
l'autre.  Jamais  deux  intelligences  plus  élevées 
et  plus  nobles  ne  s'étaient  rencontrées  sur  le  che- 
min lumineux  de  la  vérité  éternelle. 

C'est  en  pleurant  qu'ils  se  dirent  adieu,  Sergius 
recommanda  sa  femme  et  sa  fille  à  son  ami  Aquila. 

Paul  promit  qu'il  ne  les  laisserait  pas  orpheUnes, 
et  qu'il  leur  ouvrirait  les  portes  du  ciel  où  ils  se  re- 
trouveraient tous  un  jour. 

Le  séjour  de  Paul  à  Rome  dura  quelques  mois 
qui  furent  consacrés  à  consolider  les  égUses  chré- 
tiennes ;  et  il  partit  alors  pour  l'Orient  en  passant 
par  la  Crète. 


PAULINA  309 

XLI 

DE  CÉLIUS  A  L'AVENTIN  . 
AGRIPPA  ET  PAULINA 

Grâce  à  la  persistante  influence  de  Pallas, 
Félix  eut  bientôt  fait  de  se  débarrasser  de  ses 
accusateurs  devant  le  prétoire  de  Rome. 

Tigellinus  en  était  le  Préfet,  et  non-seulement  il 
avait  souvent  besoin  des  services  de  Pallas,  mais  il 
n'était  pas   insensible   aux   charmes  de  Drusille. 

Après  quelques  procédures  qui  ne  furent  adop- 
tées que  pour  la  forme,  les  Juifs  de  Césarée  \drent 
bientôt  leurs  accusations  renvoyées,  et  Félix 
rétabli  en  faveur  avec  Drusille  auprès  de  la  Cour 
impériale. 

Les  pillages  auxquels  il  s'était  livré  dans  la 
Samarie  et  la  Galilée,  pendant  son  administration, 
comme  faisaient  presque  tous  les  gouverneurs  de 
pro\ince,  lui  avaient  permis  de  se  bâtir  une 
somptueuse  \àlla  sur  le  mont  Célius. 

C'était  une  des  collines  les  plus  pittoresques 
de  Rome,  alors  très  peuplée  par  les  familles  opu- 
lentes et  aristocratiques.  Elle  est  aujourd'hui 
presque  solitaire  avec  des  caveaux  antiques  pleins 
de  souvenirs  ;  et  la  magnifique  villa  Mattei 
occupe  aujourd'hui  l'emplacement  de  la  superbe 
résidence  des  Féhx. 


310  PAULIN  A 

Une  vallée  profonde  séparait  le  Célius  de  l'Aven- 
tin  ;  et  l'antique  enceinte  du  roi  Ser\dus  Tullius 
coupait  cette  vallée  à  angle  droit.  La  Porta  Ca- 
pena,  basse  et  massive,  traversait  ce  vieux  mur 
qui  rappelait  les  souvenirs  de  la  Rome  des  rois. 

Le  grand  cirque  {circus  Maximus)  déployait 
son  arène  entre  les  deux  collines. 

Pour  Agrippa,  ce  qui  faisait  le  charme  du  Célius, 
c'était  le  voisinage  de  l'Aventin,  où.Paulina  et 
sa  mère  habitaient  la  demeure  sénatoriale  de  la 
Gens  Sergia.  C'était  un  vrai  palais,  dont  la  terrasse 
au  bord  de  l'escarpement  dominait  le  Tibre,  qui 
roulait  ses  flots  profonds  au  pied  du  mont.  Hélas  ! 
les  jours  venaient  où  le  fleuve  déjà  si  célèbre  serait 
bientôt  rougi  par  le  sang  des  martyrs.  Aujourd'hui 
s'élèvent  en  cet  endroit  les  églises  de  Sainte-Sabine 
et  de  Saint- Alexis  que  tous  les  touristes  vont  voir. 

Au  côté  opposé  de  la  montagne  s'élevait  l'habi- 
tation plus  modeste  du  couple  admirable  qui  prit 
une  si  grande  part  dans  les  œuvres  apostoliques 
de  saint  Paul,  Priscilla  et  Aquila.  Elle  était  flan- 
quée d'un  temple  de  Diane  abandonné,  que  les 
chrétiens  acquirent  plus  tard,  et  dont  ils  firent 
une  église  dédiée  à  la  Sainte  Vierge. 

En  attendant,  une  partie  de  la  maison  des 
pieux  époux  était  transformée  en  chapelle,  où 
saint  Paul  et  saint  Pierre  venaient  souvent  prê- 
cher. 

Aujourd'hui  encore  une  vieille  égUse,  dédiée  à 


PAULIN  A  311 

sainte  Priscilla  ou  Prisca,  occupe  remplacement 
de  la  maison  des  inséparables  amis  de  l'apôtre 
des  Nations.  Dans  la  crypte,  assure-t-on,  Pierre 
baptisa  les  deux  néophytes  au  temps  de  Claude  ; 
et  Ton  y  montre  une  sorte  de  bénitier,  creusé 
dans  un  grand  chapiteau  de  pierre,  et  qui  servait 
de  fonds  baptismaux. 

Le  Célius  était  ombragé  de  chênes,  et  ses  villas 
étaient  baignées  de  soleil.  Agrippa  s'y  plaisait 
beaucoup.  Mais  il  voyait  briller  sur  l'Aventin 
un   astre   qui   l'éblouissait  :   c'était   Paulina. 

Il  cherchait  volontiers  toutes  les  occasions  d'y 
rencontrer  l'objet  de  son  admiration.  Tantôt  on 
les  voyait  assis  ensernble  sur  la  terrasse,  où  ils 
causaient  et  discutaient,  en  regardant  les  bateaux 
qui  descendaient  le  Tibre  vers  le  port  d'Ostie. 

Tantôt  ils  faisaient  de  longues  promenades  sur  la 
Via  Appia  en  partant  de  la  Porta  Capena,  et  la 
vue  des  tombeaux  faisait  naître  entre  eux  d'inté- 
ressantes controverses  rehgieuses. 

Mais  il  y  avait  deux  sujets  qui  revenaient  sans 
cesse  dans  leurs  conversations  :  c'étaient  l'amour 
d' Agrippa  pour  la  belle  Pauhna,  et  ses  projets 
d'accession  au  trône  de  Jérusalem. 

"  Mon  pauvre  ami,  lui  disait  Pauhna,  ne  savez- 
vous  pas  que  l'ambition  humaine  et  l'amour  sont 
toujours  accompagnés  d'un  cortège  de  mallieurs  ? 

—  Non,  Pauhna,  pas  toujours.  Je  ne  veux  pas 
croire  que  toutes  les  couronnes  aient  leurs  épines 


312  PAULIN  A 

et  que  tous  les  amours  aient  leurs  tragédies.  II 
n'y  a  que  votre  Jésus,  si  son  histoire  est  vraie,  qui 
ait  refusé  la  couronne  de  Judée  et  auquel  on  ait 
donné  une  couronne  d'épines.  Moi  j'ambitionne 
la  première  mais  je  ne  demande  pas  la  seconde. 

—  C'est  celle  que  Jésus  ambitionnait.  Il  a 
repoussé  la  première,  et  il  s'est  soumis  au  terrible 
supplice  de  la  seconde.  On  lui  a  enfoncé  les  épines 
dans  la  tête  à  coups  de  bâtons,  on  a  couvert  ses 
épaules  d'un  vieux  manteau  de  pourpre,  on  lui  a 
mis  dans  la  main  un  roseau  en  guise  de  sceptre, 
et  on  l'a  salué  "  roi  des  Juifs  !  " 

"  Sa  flagellation  et  sa  crucifixion  ont  été  des 
tourments  très  douloureux.  Mais  on  affirme  que 
son  couronnement  a  été  le  plus  cruel  de  tous  ses 
supplices.  Et  mon  père  m'a  dit  souvent  :  c'est 
une  leçon  qu'il  a  voulu  donner  aux  rois,  parce  que 
toutes  les  couronnes  ont  leurs  épines. 

—  Epineuse  ou  non,  je  veux  la  couronne  de 
Judée,  Paulina.  J'en  prendrai  seul  les  épines,  et 
les  pierres  précieuses  seront  pour  vous.  Votre 
amour  me  consolera  d'ailleurs  de  tous  les  maux 
que  peut  apporter  la  royauté. 

—  Mais  l'amour  lui-même  a  ses  chagrins  et 
ses   désespoirs. 

—  Je  n'en  aurai  jamais  avec  toi,  Paulina. 

—  On  ne  peut  jamais  prévoir  d'où  les  malheurs 
viennent.  Mais  où  en  êtes-vous  avec  vos  croyances 
reUgieuses  ? 


PAULINA  313 

—  Hélas  !  je  ne  le  sais  guère.  Quand  je  t'écoute 
parler  de  ton  Jésus,  j'en  viens  à  penser  que  c'est 
l'invraisemblable  qui  est  la  vérité,  et  que  c'est 
le  vraisemblable  qui  est  le  mensonge. 

"  Ma  mère,  qui  ne  croit  à  rien,  a  peur  que  je 
ne  devienne  chrétien.  Elle  fait  tous  ses  efforts 
pour  me  retenir  dans  le  judaïsme,  et  même  pour 
m'engager  dans  la  persécution  des  chrétiens  qui 
s'annonce,  et  qui  sera  terrible,  si  Néron  en  prend 
la  direction. 

"  Jusqu'ici,  c'est  un  Benard  élégant,  et  plein 
de  gentillesse.  Il  est  fin,  aimable  et  caressant. 
Mais  on  sent  en  lui  le  félin,  et  l'on  verra  bientôt 
que  c'est  un  tigre. 

"  O  Pauhna  !  je  me  demande  quelquefois  s'il 
ne  viendra  pas  un  jour  où  ta  foi  t'apportera  la 
mort.  Mais  je  te  défendrai,  va  !  Et  je  te  sauverai  ! 
Quand  même  tu  voudrais  mourir  pour  ton  Dieu, 
je  t'en  empêcherai. 

—  Et  si  tu  ne  peux  pas  me  sauver  ? 

—  Alors  je  mourrai  avec  toi.  Si  ta  foi  t'apporte 
la  mort,  ta  mort  m'apportera  la  foi.  Oui,  moi-même 
alors,  je  crierai  aux  bourreaux  :  Je  suis  chrétien  ! 
Et  je  briserai  les  statues  des  dieux  et  celles  de 
l'empereur  ! 

—  Cher  Agrippa  ! 

—  Depuis  quelque  temps,  ma  mère  me  supplie 
de  partir  pour  Jérusalem. 

"  C'est  là,   dit-elle,    que   tu  pourras  le  mieux 


314  PAULIN  A 

travailler  à  te  rendre  populaire  parmi  les  Juifs, 
<et  préparer  ton  accession  au  trône. 

"  Je  sais  bien  qu'elle  veut  en  même  temps 
m'éloigner  de  toi,  Paulina.  Mais,  au .  fond,  elle 
a  raison  de  croire  que  ma  présence  à  Jérusalem 
€st  nécessaire  pour  y  défendre  à  la  fois  les  intérêts 
de  Rome  et  les  miens. 

"  Me  faire  aimer  des  Juifs,  et  apaiser  à  la  fois 
leurs  querelles  intestines  et  leurs  mécontentements 
contre  les  Romains,  voilà  ce  qu'il  me  faudrait 
faire,  et  c'est  un  travail  qui  demande  du  temps, 
des  peines  et .  . .  de  l'argent. 

"  J'ai  promis  à  ma  mère  de  partir,  et  elle  me 
fait  accompagner  par  Simon  le  Magicien. 

"  Car  mon  père  et  ma  mère  croient  à  la  magie  ; 
€t  ils  ont  toujours  attribué  à  la  puissance  de  Simon 
leur  mariage  et  la  nomination  de  mon  père  au 
gouvernement  de  la  Judée.  Ils  ont  donc  pleine 
confiance  en  son  pouvoir  occulte,  et  ils  espèrent 
que  le  célèbre  magicien  assurera  le  succès  de  ma 
mission. 

—  Ainsi  donc,  vous  allez  partir  ? 

—  Il  le  faut.  Mais,  de  loin,  je  veillerai  sur  toi. 
Tant  que  durera  mon  absence,  il  y  aura  quelqu'un 
dont  la  puissance  te  gardera.  Je  vais  te  placer 
sous  la  protection  spéciale  du  préfet  de  Rome. 

r  "  Et  là-bas,  je  préparerai  le  trône  qui  nous 
attend  ! 

—  Rêve  impossible  ! 


PAULINA  315 

XLII 
AU  TEMPLE  DE  VESTA 

Un  matin,  Agrippa  et  Paulina  descendirent 
de  l'Aventin,  et  rentrèrent  en  ville  par  la  porte 
Capena.  Ils  s'approchèrent  du  Tibre,  et  ils  vinrent 
s'asseoir  sur  les  gradins  de  marbre  d'un  petit 
temple  circulaire  dont  le  fleuve  baignait  l'élégant 
portique. 

C'était  le  temple  de  Vesta.  Sa  belle  colonnade 
grecque  à  chapiteaux  variés,  ornés  de  rosettes, 
était  inondée  de  soleil. 

"  Qu'il  est  beau  ce  petit  temple  !  dit  Paulina. 

—  Oui,  répondit  Agrippa.  Il  est  blanc  comme 
une  vestale  ;  et  ses  vingt  colonnes  éclatantes  de 
blancheur  représentent  bien  la  chasteté  des  prê- 
tresses de  Vesta. 

—  Quand  j'étais  païenne,  je  venais  souvent 
le  visiter.  Pour  moi,  il  ne  représentait  pas  seule- 
ment la  chasteté,  mais  la  \drginité,  et  j'admirais 
beaucoup  ces  Vestales  qui  entretiennent  avec 
tant  de  soin  le  feu  sacré,  qui  ne  doit  jamais  s'étein- 
dre sur  l'autel  de  la  déesse.  Quand  il  s'éteint,  elles 
ne  doivent  le  rallmner  qu'au  moyen  des  rayons 
du  soleil  répercutés  par  un  miroir. 

—  Que  représente  ce  feu  ? 

—  Il  représente  l'amour  absolument  pur,  l'amour 


316  PAULIN  A 

vierge  auquel  les  Vestales  sont  vouées.  Il  repré- 
sente surtout  l'amour  divin.  Si  la  vestale  n'entre- 
tient pas  le  feu  sacré,  elle  doit  être  fouettée,  mais 
si  elle  \'iole  sa  virginité  elle  est  enterrée  'vivante. 

—  Vous  n'avez  pas  cette  institution,  que  vous 
admirez  dans  votre  nouvelle  religion  ? 

—  Nous  avons  beaucoup  mieux.  La  vestale 
romaine  ne  le  devient  pas  librement,  par  un  acte 
spontané  de  sa  volonté,  à  l'âge  où  la  jeune  fille 
a  l'intelligence  et  l'instruction  nécessaires  pour 
faire  son  choix  entre  le  mariage  et  le  célibat. 

"  Elle  est  choisie  par  le  Grand  Pontife,  en  vertu 
de  la  loi  Papia,  avec  dix-neuf  autres,  entre  l'âge 
de  six  à  dix  ans.  Et  de  ces  vingt  jeunes  vierges, 
une  seule  est  désignée  par  le  tirage  au  sort  pour 
être  prêtresse  vestale. 

"  Elle  devient  ainsi  forcément  dévouée  à  Vesta, 
dès  avant  l'âge  de  dix  ans,  et  obligée  de  rester 
vierge  jusqu'à  l'âge  de  trente  ans.  Alors  elle  rede- 
vient Ubre,  et  peut  rentrer  dans  le  monde  et  se 
marier. 

—  C'est  très  curieux. 

—  Comme  vous  voyez,  ce  n'est  pas  un  acte 
libre,  de  vertu  ou  de  religion,  c'est  un  sort  très 
dur  qui  lui  est  imposé  par  la  loi  sous  les  peines 
les  plus  sévères. 

"  La  -vderge  chrétienne,  fait  au  contraire  le 
sacrifice  volontaire  des  plaisirs,  et  des  faveurs  que 
le  monde  lui  offre.   Elle  renonce  à  l'amour  humain 


PAULINA  317 

et  au  mariage.  Elle  fait  pour  toute  sa  vie  le  vœu 
de  virginité,  et  n'a  pas  d'autre  époux  que  Jésus- 
Christ.  Elle  se  consacre  entièrement  aux  œuvres 
de  charité  et  d'abnégation,  soignant  les  malades 
et  les  infirmes,  \-isitant  et  assistant  les  pauvres, 
recueillant  les  orphelins,  instruisant  les  enfants, 
et  donnant  à  tous  l'exemple  de  la  chasteté  et  de 
toutes  les  vertus.  " 

Agrippa  regardait  couler  le  Tibre  et  ne  disait 
rien. 

PauUna  semblait  caresser  de  son  beau  regard 
profond  les  blanches  colonnes  du  petit  temple. 

Agrippa  fut  le  premier  à  reprendre  la  parole  : 

"  Je  commence  à  comprendre  le  mystère  de 
vos  sentiments.  Vous  n'êtes  pas  encore  l'épouse 
de  Jésus  de  Nazareth  ;  mais  vous  êtes  déjà  sa 
fiancée.  C'est  lui  qui  est  mon  rival.  C'est  contre 
lui  que  je  vais  avoir  à  lutter. 

*'  Chose  étrange,  ô  ma  chère  Paulina  !  Ce  sont 
deux  rois  des  Juifs  qui  se  disputent  votre  main  : 
celui  d'hier  et  celui  de  demain.  Mais  celui  d'hier 
est  mort,  ma  chère  amie,  et  ce  qui  est  mort  ne 
revivra  pas.  Il  est  le  passé,  et  je  suis  l'avenir. 
Vous  ne  pourrez  garder  de  lui  que  son  souvenir. 
Et  moi  je  vous  offre  le  présent  et  le  futur.  Ce  sont 
des  réahtés  vivantes  que  je  vous  donnerai  :  l'a- 
mour et  le  dévoûment  de  toute  une  \'ie,  et  un 
trône  doré  pour  vous  asseoir.  L'avenir  et  le  triom- 
phe sont  à  moi  !  " 


318  PAULIN  A 

Paulina  allait  répondre.  Mais  Agrippa  lui  mit 
la  main  sur  la  bouche,  et  ajouta  :  "  Regardez  le 
fleuve  qui  passe  devant  nous  ;  est-ce  qu'il  n'a 
jamais  remonté  vers  sa  source  ?  —  Non,  ce  qui 
est  passé  ne  revient  pas.  Ce  qui  est  mort  ne  ressus- 
cite pas. 

—  Vous  êtes  donc  Sadducéen  ? 

—  Oui. 

—  J'ai  été  bien  près  d'embrasser  cette  doctrine. 
Mais,  il  y  a  plusieurs  années,  à  Corinthe,  j'ai 
entendu  notre  grand  prédicateur,  Paul  de  Tarse, 
prêcher  la  résurrection  des  morts,  et  j'y  crois 
fermement    depuis   lors. 

—  C'est  le  même  homme,  je  présume,  qui  vous 
a  inspiré  l'amour  de  la  ^drginité  ? 

—  Oui,  mais  il  ne  m'a  jamais  sollicitée  d'en 
faire  le  vœu,  et  il  m'a  laissée  Ubre. 

—  Gardez  cette  précieuse  liberté,  Paulina. 
Vous  m'avez  dit,  un  jour,  que  la  chasteté  n'est 
pas  incompatible  avec  le  mariage,  non  plus  que 
l'amour  de  votre  Jésus.  Cela  me  rapproche  de  sa 
reUgion.  .  . 

"  Adieu,  ou  plutôt,  au  revoir.  Dans  dix  jours, 
je  serai  à  Jérusalem.  " 


PAULINA  319 

XLIII 

DERNIÈRES  COURSES  EN  ORIENT 
ET  RETOUR  A  ROME 

Les  dernières  missions  de  Paul  en  Orient  furent 
rapides,  mais  fructueuses. 

En  Crète,  il  y  avait  bien  des  abus  à  corriger,, 
et  il  fallait  surtout  y  organiser  plus  régulièrement 
l'Église  chrétienne.    L'apôtre  y  mit  tous  ses  soins. 

Les  Cretois  avaient  été  les  premiers  convertis 
à  la  foi  par  des  disciples  venus  de  la  côte  d'Asie  et 
de  Jérusalem.  Mais  c'était  un  peuple  qui  avait 
de  graves  défauts,  et  l'ivraie  s'y  était  bientôt 
mêlée  à  la  bonne  semence. 

Paul,  appelé  par  d'autres  chrétientés,  ne  put 
faire  qu'un  séjour  très  court  en  Crète,  et  il  y  laissa 
Tite  avec  les  instructions  nécessaires  pour  remé- 
dier au  mal.  C'était  l'homme  Je  mieux  qualifié 
qu'il  pût  trouver  pour  la  tâche  difficile  qu'il 
lui  confia. 

L'apôtre  parcourut  ensuite  la  côte  d'Asie,  et 
visita  les  nombreuses  églises  qu'il  y  avait  étabhes. 

A  Antioche,  il  fut  heureux  de  retrouver  son 
ancien  ami  Onkelos,  devenu  un  disciple  de  Jésus- 
Christ. 

La  mort  de  sa  femme  avait  rompu  les  Hens  qui 
l'avaient  longtemps  retenue  dans  le  judaïsme,  et 


320  PAULINA 

Barnabe  l'avait  converti.  Il  était  même  entré 
dans  le  sacerdoce  et  il  prêchait  avec  beaucoup  de 
succès  contre  les  judaïsants.  Paul  causa  longtemps 
avec  lui,  et  Onkelos  lui  dit  :  '^  O  mon  grand  ami, 
je  n'ai  pas  oublié  ma  \'isite  à  la  montagne  d'Horeb, 
et  quand  vous  m'avez  dit  que  vous  aviez  reçu  la 
mission  d'évangéliser  le  monde,  j'ai  bien  cru  que 
vous  étiez  devenu  fou.  Mais  cette  mission  vous 
l'avez  remplie,  et  c'est  ce  miracle  qui  m'a  converti. 

Paul  fit  une  nouvelle  station  à  Ephèse,  où  il 
eut  la  joie  d'embrasser  son  cher  Timothée  qui 
gouvernait  sagement  cette  importante  chrétienté. 

Il  retourna  en  Macédoine  en  passant  par  Troas, 
puis   à   Corinthe. 

Il  y  avait  longtemps  qu'il  rêvait  d'étendre  ses 
missions  jusque  dans  l'Epire.  Mais  il  en  avait  été 
empêché.  Le  temps  lui  parut  venu  de  réahser  son 
rêve,  et  il  se  rendit  de  Corinthe  à  Nicopolis,  capitale 
de  ce  pays.  Il  écrivit  à  Tite  de  venir  l'y  rejoindre 
dès  qu'il  trouverait  un  remplaçant  en    Crète. 

Nicopolis  était  devenue  une  grande  et  belle 
ville,  depuis  la  célèbre  bataille  d'Actium,  par  suite 
des  largesses  dont  l'empereur  Auguste  et  Hérode- 
le-Grand  l'avaient  comblée. 

Paul  y  passa  l'hiver,  et  il  alla  prêcher  jusqu'en 
Illyrie  et  peut-être  en  Dalmatie. 

Au  printemps  de  l'an  67,  il  revint  à  Corinthe, 
où  il  trouva  Pierre  ;  et  tous  deux  se  mirent  en 
route  pour  Rome. 


PAULINA  321 

A  Brindisi,  Paul  fit  une  rencontre  tout  à  fait 
inattendue.  C'était  le  jeune  Agrippa  qui  s'em- 
barquait pour  l'Asie  Mineure  à  la  tête  d'une 
cohorte  romaine. 

Agrippa  vint  à  lui  et  lui  dit  :  "  Je  m'en  vais 
rejoindre  l'armée  de  Titus.  Jérusalem  est  en  ré- 
volte et  nous  allons  la  soumettre.  Après  la  vic- 
toire, ce  sera  le  temps  pour  moi  de  me  faire  attri- 
buer par  Rome  le  petit  royaume  de  Judée.  Et 
quand  je  reviendrai,  je  pourrai  poser  la  couronne 
de  Jérusalem  sur  la  tête  de  ma  belle  Paulina. 
J'espère  que  vous  ne  mettrez  pas  d'obstacle 
à   mes    projets  ? 

—  Je  n'ai  aucune  influence  dans  la  conduite 
des  affaires  politiques  de  ce  monde,  et  je  n'y  prends 
guère  d'intérêt.  Je  m'occupe  uniquement  du 
salut  des  âmes.  Ma  mission  est  bien  différente  de 
la  vôtre.  Mais  j 'aspire  comme  vous  à  une  couronne, 
celle  du  martyre,  et  je  m'attends  à  la  recevoir 
bientôt  de  César. 

—  Je  ne  comprends  pas  que  vous  puissiez  parler 
ainsi,  mais  si  la  persécution  menaçait  Paulina, 
j'espère  que  vous  prendrez  les  moyens  de  la  sau- 
ver. 

—  Je  sauverai  certainement  son  âme,  "  répliqua 
Paul  en   lui   disant  adieu. 

Les  deux  apôtres  se  rendirent  de  Brindisi  à 
Rome  par  la  voie  Appia. 

La  vie  des  chrétiens  à  Rome  était  bien  changée 

22 


322  PAULINA 

depuis  leur  départ.  Néron,  qui  n'avait  pas  encore 
trente  ans,  était  devenu  un  cruel  persécuteur. 
Après  avoir  incendié  une  grande  partie  de  Rome, 
il  avait  accusé  les  chrétiens  de  ce  crime  et  décrété 
leur  persécution  générale. 

Le  monde  \dt  alors  en  présence  et  en  lutte,  l'hom- 
me qui  incarnait  les  ^-ieilles  croyances  du  paga- 
nisme, et  celui  que  la  nouvelle  religion  étabUe 
par  le  Christ  venait  de  produire.  L'un  formé  à 
l'image  des  dieux  qui  avaient  commis  tous  les 
crimes,  et  l'autre  à  la  ressemblance  du  Dieu  unique, 
modèle  de  toutes  les  vertus.  —  L'un  revêtu  de  tous 
les  pouvoirs  et  maître  de  l'univers,  l'autre  dépourvu 
de  tout  ce  qui  constitue  la  force  et  la  puissance. 

Lutte  invraisemblable  dont  l'issue  ne  sem- 
blait pas  douteuse. 

Sans  doute,  Pierre  était  aux  côtés  de  Paul,  mais 
ce  n'était  qu'une  impuissante  victime  de  plus. 
Et  quand  les  deux  chefs  de  la  reUgion  nouvelle 
auraient  disparu,  l'œuvre  du  Christ  ne  serait-eUe 
pas  anéantie  pour  toujours?  C'était  son  sort 
inévitable  selon  les  prévisions  hiunaines. .  . .  car 
on  ignorait  quelles  forces  mystérieuses  de  l'ordre 
surnaturel  venaient  d'entrer  en  lutte  avec  celles 
de  l'enfer. 

Sans  doute,  elle  était  plus  vraie  que  jamais  la 
parole  de  Jésus-Christ  "  que  le  démon  était  le 
prince  de  ce  monde  "  ;  et  ce  prmce  s'était  incarné 
en  Néron. 


i 


PAULINA  323 

Tous  les  vices  de  la  vieille  humanité,  il  les 
avait  dans  les  veines  de  son  sang.  Tous  les  crimes^ 
il  les  avait  commis  :  inceste,  adultère,  assassin, 
empoisonneur,  meurtrier  de  ses  épouses  et  de  sa 
mère,  incendiaire  de  sa  ville,  voleur  et  malfaiteur, 
sacrilège  et  profanateur  de  tout  ce  qui  est  saint  ! 
Et  ce  monstre  était  le  maître  de  l'univers.  La 
terre  tremblait  devant  lui.    Il  était  dieu  ! 

Pour  la  seconde  fois,  Jéhovah  regrettait  d'avoir 
créé  l'homme.  Vainement,  il  l'avait  noyé  dans 
le  déluge.  Vainement,  dans  la  personne  de  Noé, 
il  avait  recommencé  l'humanité.  Toutes  les 
nations  s'étaient  de  nouveau  perverties  et  la 
race  humaine  avait  donné  la  mesure  de  sa  perver- 
sion en  enfantant  ce  monstre  qui  se  nommait 
Néron. 

Mais,  cette  fois,  ce  n'était  pas  dans  les  eaux 
d'un  nouveau  déluge  que  Dieu  avait  résolu  de 
laver  l'humanité.  C'était  dans  le  sang,  non  pas 
dans  le  sang  corrompu  des  impies  et  des  pervers, 
mais  dans  le  sang  pur  des  disciples  de  Jésus-Christ 
et  des  vierges  sans  tache  qui  marchaient  à  leur 
suite.  Le  sang  des  martyrs,  voilà  la  force  mysté- 
rieuse qui  luttait  contre  l'empire  du  démon  et 
contre  la  puissance  des  Césars. 

Toutes  les  forces  coalisées  du  paganisme 
croyaient  bien  détruire  l'Eglise  du  Christ  en 
l'inondant  du  sang  des  chrétiens  ;  mais  ce  sang 
ne  faisait  qu'en  cimenter  les  assises. 


324  PAULINA 

Pierre  et  Paul  continuaient  de  prêcher  l'Evan- 
gile, et  malgré  tous  les  obstacles  leur  enseignement 
pénétrait  dans  tous  les  quartiers  de  la  grande 
ville,  et  dans  toutes  les  classes  de  la  population. 

Tous  deux  ajoutaient  les  miracles  à  leurs  paroles  ; 
et  ils  pouvaient  dire  comme  leur  Maître  :  Si 
vous  n'en  croyez  pas  nos  paroles,  croyez-en  nos 
oeuvres. 

Parmi  leurs  ennemis,  il  y  avait  des  hérésiarques 
juifs  ;  et  l'un  d'eux  était  le  fameux  magicien  Si- 
mon, que  Féhx  avait  amené  de  la  Samarie  et  qui 
s'apprêtait  à  rejoindre  Agrippa  en  Judée.  Il 
s'était  attaché  aux  pas  de  Pierre,  qu'il  savait 
être  le  chef  de  la  nouvelle  religion,  et  il  le  com- 
battait par  tous  les  moyens  que  le  démon  mettait 
à  sa  disposition. 

On  se  sou^àent  que  près  de  vingt  ans  aupara- 
vant, en  Samarie,  ce  Simon  avait  prétendu  em- 
brasser la  foi,  et  qu'il  avait  été  baptisé  par  l'apô- 
tre PhiUppe.  Mais  alors  il  était  allé  offrir  à  Pierre 
une  forte  somme  d'argent  pour  que  le  chef  des 
Apôtres  lui  donnât  le  pouvoir  d'imposer  les 
mains  et   de   conférer   le   Saint-Esprit. 

On  se  sou^dent  aussi  que  Pierre  l'avait  repoussé 
avec  indignation,  en  lui  disant  :  Que  votre  argent 
périsse  avec   vous,   malheureux  ! 

Depuis  lors  Simon  était  devenu  l'instrument 
de  Satan,  et  il  avait  sui\T.  Félix  à  Rome  pour  faire 
la  guerre  à  l'EgUse  de  Jésus-Christ. 


PAULINA  325 

Ses  discours  ne  manquaient  pas  d'habileté,  et 
il  obtenait  des  succès  auprès  des  foules.  Mais 
les  apôtres  triomphaient  par  les  miracles. 

Pourquoi  l'Esprit  du  mal  n'avait-il  pas  la 
même  puissance,  se  demandait  Simon,  puisqu'il 
était  le  Prince  de  ce  monde  ? 

Grâce  aux  artifices  de  la  magie,  Simon  faisait 
des  choses  étonnantes,  et  il  s'efforçait  de  rivaliser 
avec   les   disciples. 

Il  avait  fini  par  acquérir  un  grand  prestige  à 
la  cour,  et  Néron  croyait  en  son  pouvoir. 

Un  jour,  il  fit  un  coup  d'audace,  et  il  annonça 
qu'en  plein  forum,  à  tel  jour  et  à  telle  heure,  en 
présence  de  l'empereur,  il  s'élèverait  dans  les 
airs. 

S'était-il  fabriqué  des  ailes  mécaniques  quel- 
conques ?  Où  comptait-il  sur  l'assistance  du 
démon  pour  le  soutenir  à  certaine  hauteur  ? 

Nous  ne  savons  pas.  Mais  s'il  faut  en  croire 
les  historiens  du  temps,  le  spectacle  eut  un  dé- 
nouement tragique. 

L'empereur  y  assistait  dans  une  loge  dressée 
sur  la  Voie  Sacrée,  et  la  tradition  ajoute  que 
Pierre  aussi  était  là,  perdu  dans  la  foule  et  priant. 

"  Quand  le  nouvel  Icare,  dit  Suétone,  se  lança 
audacieusement  dans  le  vide,  il  alla  tomber  tout 
près  de  la  loge  de  Néron,  qui  fut  inondé  de  son 
sang.  " 

César  n'en  devint  que  plus  acharné  à  la  perte 


326  PAULINA 

des  chrétiens,  et  ce  fut  Quelques  jours  après  que 
le  chef  des  Apôtres  et  Paul  furent  arrêtés  et  jetés 
dans   la  prison   Mamertine. 

Mais  leur  mission  était  remplie  et  le  triomphe 
de  FEgUse  était  désormais  assuré. 

Ils  pouvaient  maintenant  répéter  la  dernière 
parole  du  Seigneur  : 

Consummatum  est  ! 


XLIV 
EN  CE  TEMPS-LA 

En  ce  temps-là,  bien  des  événements  extra- 
ordinaires s'accomplissaient  dans  le  monde,  et 
d'autres  plus  graves  encore  approchaient. 

On  se  préoccupait  beaucoup  des  temps  futurs, 
et  les  disciples  de  Paul  l'avaient  souvent  interrogé 
sur  la  fin  du  monde,  sans  recevoir  de  réponse 
catégorique. 

Certes,  il  y  avait  des  mondes  qui  allaient  finir. 
Le  royaume  des  Juifs  arrivait  à  sa  fin.  Ce  n'était 
pas  le  sang  du  grand  Crucifié  qui  retombait  sur 
les  enfants  des  déicides  ;  car  une  aspersion  de 
ce  sang  les  aurait  sauvés,  comme  le  sang  des 
agneaux  préserva  les  enfants  d'Israël  dans  la 
nuit   terrible  où  le  Seigneur  passa  sur  la  terre 


PAULINA  327 

d'Egypte.  Non,  c'était  leur  propre  sang  qui  inon- 
dait la  Samarie  et  la  Judée,  et  la  sentence  de  mort 
portée  par  Jésus  de  Nazareth  contre  Jérusalem 
allait  être  exécutée. 

Le  monde  païen  aussi  se  mourait,  et  les  Bar- 
bares  lui   préparaient   de   grandes   funérailles. 

Un  monde  nouveau  allait  naître  qui  sèmerait 
des  semences  immortelles  dans  les  ruines  de  la 
Rome  païenne. 

En  Orient,  les  signes  avant-coureurs  des  grandes 
calamités  ne  manquaient  pas.  Aux  lugubres  pro- 
phéties de  Jésus  de  Nazareth,  venaient  se  joindre 
les  prédictions  de  Jésus,  fils  d'Ananus. 

Une  comète,  ayant  la  forme  d'une  épée,  avait 
paru  suspendue  sur  la  ville  de  Jérusalem  pendant 
une  année  entière. 

Soudainement,  au  milieu  de  la  nuit,  une  grande 
clarté  s'était  répandue  pendant  une  heure,  autour 
du  Temple.  Une  autre  nuit  la  porte  de  bronze 
du  sanctuaire  s'était  ouverte  d'elle-même. 

Des  clartés  étranges,  inexplicables,  striaient 
le  firmament  et  jetaient  sur  le  mont  Moriah  une 
lumière  si  intense  que  tout  le  temple  en  était 
illuminé.  Au  firmament,  dans  des  visions  de  guerre, 
apparaissaient  des  armées  en  bataille  et  des  villes 
assiégées,  et  des  roulements  de  chars  mystérieux 
troublaient  le  sommeil  des  habitants  dans  les 
belles  nuits  calmes  et  semées  d'étoiles. 

Les  agitations  perpétuelles  qui  soulevaient  la 


328  PAULINA 

ville  sainte  devenaient  de  plus  en  plus  graves. 
Le  conflit  entre  le  peuple  et  les  autorités  poli- 
tiques et  sacerdotales  prenait  des  proportions 
alarmantes.  La  rébellion  contre  Rome  était 
toujours  menaçante,  et  les  Zélotes  fourbissaient 
leurs  armes  pour  la  conquête  définitive  de  leur 
liberté. 

Le  nouveau  gouverneur  de  la  Judée,  Gessius 
Florus,  était  détesté  par  le  peuple  et  vivait  presque 
toujours  à  Césarée,  loin  de  Jérusalem  qu'il  acca- 
blait d'impôts.  Il  voulut  même  un  jour  prélever 
un  tribut  sur  le  Trésor  du  Temple.  La  révolte 
éclata  parmi  le  peuple,  et  Florus  fit  massacrer 
les  plus  furieux  par  les  soldats  romains.  Mais 
la  foule  se  livra  à  des  représailles  terribles  et 
repoussa  les  soldats  en  les  criblant  de  pierres. 

Agrippa  II  fut  prié  d'intervenir,  et  il  se  montra 
très  conciliant.  Mais  c'est  à  Florus  qu'on  en  vou- 
lait. Les  Romains  restaient  les  maîtres  de  la  tour 
Antonia,  et  le  jeune  Agrippa,  fils  de  Félix,  y  com- 
mandait une  cohorte  romaine.  Il  était  très  aimé 
des  soldats  et  même  des  Juifs.  Il  employait  toutes 
ses  ressources  à  faire  oublier  les  fautes  de  son 
père  et  à  se  rendre  populaire,  préparant  ainsi 
son  avènement  au  trône  qu'il  croyait  prochain. 

"  C'est  par  la  bienveillance  et  par  la  générosité^ 
écrivait-il  à  Paulina,  que  je  réussirai  à  pacifier 
les  Juifs,  et  quand  eux-mêmes  ils  appuieront  ma 
candidature   à   Rome   mon   succès   sera   assuré, 


PAULINA  329 

à  moins  que  la  question  religieuse  ne  devienne 
un  obstacle  insurmontable. 

"  Je  me  montre  souvent  au  temple  et  je  fais 
des  offrandes  à  Jéhovah. 

"  N'affichez  pas  vos  sentiments  chrétiens,  Pau- 
lina,  surtout  devant  ma  mère.  Ici,  je  me  montre 
très  conciliant  entre  les  pharisiens  et  les  disciples 
de  Jésus  qui  deviennent  de  plus  en  plus  nombreux. 

"  Je  m'oppose  de  toutes  mes  forces  à  la  répres- 
sion violente  des  Zélotes  ;  car  ils  sont  bien  armés, 
et  très  acharnés  contre  Rome. 

"  Un  jour,  je  le  crains,  la  lutte  deviendra  san- 
glante, et  la  révolte  restera  maîtresse  de  Jérusa- 
lem. Alors,  Rome  irritée,  toujours  reine  du  monde, 
voudra  redevenir  la  seule  souveraine  de  la  Ville 
Sainte,  et  les  armées  romaines  la  cerneront  de 
toutes  parts. 

"  Ne  serait-ce  pas  alors  le  temps  prédit  par 
votre  Jésus  ?  J'en  ai  peur.  Plusieurs  des  signes 
précurseurs  de  la  grande  catastrophe  sont  déjà 
accomplis,  disent  ses  disciples. 

"  Que  deviendrions-nous  donc,  ô  ma  Paulina, 
si  notre  ^'ille  tant  aimée  allait  être  détruite  ! 
Non,  une  telle  calamité  n'est  pas  possible.  Rome 
renoncerait  à  sa  conquête  plutôt  que  de  détruire 
cette  grande  et  sainte  merveille  du  monde. 

"  Quand  je  songe  qu'un  si  grand  malheur  n'est 
pas  impossible,  je  suis  pris  de  terreur,  et  des 
cauchemars   effrayants   troublent   mon   sommeil. 


330  PATJLINA 

J'évoque  alors  ton  souvenir,  ô  Paulina,  je  baise 
tes  beaux  yeux  et  ton  front,  et  je  prie  ton  Jésus 
de  te  donner  à  moi. 

"  Qu'il  me  donne  aussi  Jérusalem  pour  y  asseoir 
ton  trône,  et  tu  m'apprendras  à  l'adorer  dans 
son  temple.  Cela  suffira  à  mon  bonheur,  si  cela 
ne  suffit  pas  à  l'insatiable  ambition  de  ma  mère ..." 

Mais  pendant  que  le  jeune  Agrippa  se  berçait 
de  ces  rêves,  la  rébellion  juive  grandissait,  et  Rome 
appareillait  les  galères  qui  devaient  transporter 
en  Orient  de  nouvelles  armées  pour  Vespasien  et 
Titus. 

Et  dans  le  même  temps,  le  monstre  qui  était 
maître  de  l'univers  faisait  expier  aux  chrétiens 
le  crime  qu'il  avait  commis  lui-même,  l'incendie 
de  la  Ville  Eternelle.  Ees  prisons  regorgeaient 
de  leurs  victimes,  et  les  cirques  retentissaient  des 
chants  de  leurs  martyrs,  mêlés  aux  hurlements 
des  bêtes  fauves. 

Plus  ambitieuse  et  plus  acharnée  que  jamais 
contre  les  chrétiens,  Drusille  pressait  Néron  d'en 
finir  avec  Pierre  et  Paul,  et  elle  complotait  le 
crime  horrible  de  faire  mourir  Paulina  et  sa  mère, 
en  les  dénonçant  comme  chrétiennes  à  Tigellinus. 

Ainsi,  pensait-elle,  je  mettrai  fin  aux  folles 
amours  de  mon  fils  avec  cette  Pauhna  qui  l'a 
ensorcelé. 

Un  décret  récent  de  Néron  déclarait  que  le 
seul  fait  d'être  chrétien  était  un  crime  punissable 


PAULIN  A  331 

de  mort  ;  et  la  preuve  de  ce  crime  était  facile  à 
faire.  On  mettait  les  accusés  en  face  d'un  autel 
de  Jupiter  ou  d'Apollon,  ou  du  César  divinisé, 
et  on  leur  demandait  de  sacrifier. 

Leur  seul  refus  les  faisait  condamner  à  mort. 

Drusille  entretenait  des  relations  très  intimes 
avec  Tigellinus,  et  elle  obtenait  de  lui  toutes  les 
faveurs  qu'elle  sollicitait  ;  mais  il  fut  bien  étonné 
quand  elle  vint  lui  dénoncer  la  femme  et  la  fille 
de  Sergius  Paulus. 

"  Ne  sont-elles  pas  vos  amies  ?  lui  demanda- t-il 
avec  surprise. 

—  Elles  l'étaient,  avant  leur  conversion,  ou 
leur  perversion. 

—  Mais  votre  fils  Agrippa  les  a  placées  sous 
ma  protection,  avant  de   partir  pour  Jérusalem. 

—  Ah  !  Il  m'a  caché  cela,  le  traître  !  Il  méri- 
terait lui-même  d'être  dénoncé,  car  il  n'est  pas 
loin  d'être  chrétien,  le  malheureux. 

"  Eh  !  bien,  je  vais  tout  vous  dire,  Préfet. 

"  Mon  fils  est  amoureux  fou  de  PauUna.  Elle 
était  encore  adoratrice  d'Apollon  quand  il  l'a 
comiue,  et  elle  est  très  belle.  Naturellement,  je 
combats  de  toutes  mes  forces  cette  malheureuse 
passion,  depuis  que  je  la  sais  chrétienne,  et  je 
croyais  avoir  réussi  à  en  guérir  Agrippa.  Mais 
il  ia  rencontrait  encore  en  cachette. 
?  "  Vous  comprenez  bien,  n'est-ce  pas,  que  si 
mon  fils  épousait  cette  chrétienne,  il  ne  pourrait 


332  PAULINA 

plus  aspirer  au  trône  de  Judée  ?  Il  faut  donc 
l'empêcher  de  commettre  cette  erreur  par  tous 
les  moyens.  Le  meilleur  est  celui  que  j'ai  imaginé  : 
il  faut  que  Paulina  ait  cessé  de  vivre  lorsque  mon 
fils  reviendra  d'Orient. 

—  Et  que  ferai-je  de  l'engagement  que  j'ai 
pris  de  la  protéger  ? 

—  Cet  engagement  ne  vous  lie  pas.  Le  tenir 
serait  manquer  à  vos  devoirs  envers  les  dieux. 

—  Pourrai-je  dire  à  votre  fils  que  j'ai  cédé  aux 
instances  de  sa  mère  ? 

—  Je  ne  vois  pas  que  la  chose  soit  nécessaire. 
Des  milHers  de  dénonciateurs  vous  entourent,  et 
vous  n'avez  pas  à  les  dénoncer  vous-même. 

—  Je  ne  sais  rien  vous  refuser,  ma  belle  Drusille, 
répondit  Tigellinus  ;  mais  je  ne  connais  pas  vos 
deux  amies.  Je  vais  les  faire  venir,  et  les  inter- 
roger. " 

Drusille  lui  tendit  sa  main  gauche  à  baiser,  et 
levant  l'index  de  sa  main  droite,  elle  lui  dit  avec 
son  plus  beau  sourire  :  "  Prenez  garde,  ne  vous 
laissez  pas  séduire  par  la  belle  Paulina.  " 

Dès  le  lendemain,  Chryséis  et  sa  fille  étaient 
arrêtées  et  amenées  devant  le  préfet. 

"  Quelle  est  l'accusation  ?  demanda-t-il  à  quel- 
ques juifs  cypriotes  qui  s'étaient  faits  dénoncia- 
teurs. 

—  Elles  appartiemient  toutes  deux  à  la  secte 
détestable  des  chrétiens.    Et  pendant  que  Sergius 


PAULINA  333 

Paulus,  le  chef  de  la  famille,  prêche  le  Christ 
dans  la  Gaule,  elles  travaillent  ici  à  la  propagation 
de  la  secte. 

—  Que  répondez- vous  à  cette  accusation,  de- 
manda le  juge  ? 

—  Il  est  vrai  que  nous  sommes  chrétiennes,  ré- 
pondit Chryséis  ;  mais  nous  n'y  voyons  aucun  mal. 

—  Ne  savez-vous  pas  qu'une  loi  récente  a  dé- 
claré que  c'est  un  crime  punissable  par  tous  les 
genres  de  supplices  ? 

—  Non.  Nous  pensions  qu'à  Rome  il  était 
permis  de  croire  à  tous  Jes  dieux,  même  à  ceux  qui 
ne  sont  que  des  chimères.  Comment  peut-il  être 
criminel  de  croire  en  un  seul  Dieu  véritable,  qui 
nous  commande  de  l'aimer,  d'aimer  notre  prochain, 
de  faire  du  bien  et  d'éviter  le  mal  ? 

—  Avant  tout,  il  faut  obéir  aux  lois  et  aux 
décrets  de  l'empereur. 

—  Il  faut  obéir  à  Dieu  plutôt  qu'aux  hommes. 

—  Votre  ami  Agrippa,  qui  est  en  ce  moment 
au  service  de  l'empereur,  à  Jérusalem,  m'a  recom- 
mandé le  soin  de  votre  vie,  et  je  veux  vous  sauver 
de  la  mort.  Mais  il  faut  que  la  loi  soit  respectée  ; 
et  si  demain  matin  vous  refusez  de  vous  y  sou- 
mettre, vous  serez  battues  de  verges.  " 

Les  deux  prisonnières  ne  répondirent  pas  ;  et 
le  lendemain  matin,  après  un  nouvel  interroga- 
toire, elles  refusèrent  de  renier  le  Christ  et  de 
sacrifier  aux  dieux. 


334  PAULINA 

On  les  conduisit  alors  dans  la  cour  d'exécution 
du  prétoire,  où  se  trouvaient  déjà  rassemblées  un 
grand  nombre  de  condamnées  à  la  flagellation. 

Une  heure  après,  le  supplice  commença.  Mais 
au  moment  où  les  bourreaux  dépouillaient  les 
victimes  de  leurs  vêtements  et  les  attachaient 
aux  poteaux,  im  soldat  prétorien  s'approcha  de 
Pauhna,  la  prit  par  la  main  et  la  conduisit  dans 
une  chambre  du  prétoire,  où  il  la  laissa  seule  avec 
le  préfet. 

Tigelhnus  la  salua  profondément  et  lui  offrit 
un  siège.    Mais  elle  resta  debout,  et  lui  dit  : 

"  Qu'avez-vous  fait  de  ma  mère  ? 

—  Elle  doit  être  en  prison  avec  les  autres 
condamnées. 

—  Quand  je  l'ai  quittée,  elle  était  attachée  à 
im  poteau  dans  la  cour  du  prétoire. 

—  Oui,  elle  a  dû  être  battue  de  verges.  Mais 
la  flagellation  ne  tue  pas,  et  elle  a  dû  être  recon- 
duite à  la  prison  après  le  suppHce. 

—  0  juge  cruel  !  ma  mère  était  trop  faible 
pour  résister  à  cette  terrible  exécution,  et  je  suis 
sûre  qu'elle  est  morte. 

—  Vous  vous  trompez,  et  dans  quelques  jours 
vous  la  reverrez  vivante.  Si  elle  a  souffert,  c'est 
qu'elle  n'a  pas  voulu  revenir  à  son  dieu  d'autre- 
fois, Apollon,  dont  son  père  était  prêtre.  C'est 
un  entêtement  qui  méritait  d'être  puni. 

—  Faites-moi  mourir  aussi,  ô  juge  impitoyable. 


PAULINA  335 

Je  veux  aller  rejoindre  ma  mère  dans  le  royaume 
de  notre  Jésus  ! 

—  Quelle  folie  !  Je  veux  que  vous  viviez.  Vous 
êtes  trop  jeune  et  trop  belle  pour  mourir. 

"  Vous  ne  savez  pas  à  quel  point  je  vous  admire^ 
et  combien  je  serais  heureux  de  faire  votre  bon- 
heur, si  vous  vouliez  seulement  vous  montrer 
plus  humaine. 

"  Il  m'importe  peu  que  vous  soyiez  chrétienne 
ou  païenne.  Il  y  a  longtemps  que  je  ne  crois  plus 
moi-même  à  nos  dieux.  Je  ne  vous  demande  pas 
de  m'aimer,  et  je  comprends  très  bien  que  vous 
me  préfériez  le  futur  roi  de  Jérusalem.  Laissez- 
moi  seulement  vous  aimer,  et  lutter  de  sentiments 
avec  Agrippa. 

—  Ni  Agrippa,  ni  aucun  autre  homme  ne  sera 
mon  époux. 

—  Mais  n'avez-vous  pas  promis  à  Agrippa  de 
l'épouser  quand  il  sera  roi  ? 

—  Ni  alors,  ni  jamais.  Je  suis  fiancée  à  mon 
Dieu,  Jésus.    C'est  lui  seul  que  je  veux  épouser. 

—  Votre  langage  est  insensé.  Je  vais  vous  garder 
prisonnière  dans  mon  palais,  et  vous  traiter  com- 
me une  reine,  pour  vous  donner  le  temps  de  ré- 
fléchir. Mais  ne  provoquez  pas  ma  colère,  car 
je  suis  le  maître  de  votre  vie,  et  j'ai  sous  mes 
ordres  des  bourreaux  et  des  bêtes  fauves.  " 


336  PAULINA 

XLV 

LES    DERNIERS    JOURS    DE    L'APÔTRE 
LA  CAPTIVITÉ  ET  LA  MORT 

Le  grand  Apôtre  est  arrivé  à  la  fin  de  sa  carrière, 
et  sa  dernière  demeure  parmi  les  vivants  est 
creusée  sous  une  montagne,  comme  les  tombeaux 
des  anciens  Pharaons.   C'est  la  prison  Mamertine. 

Le  sommet  de  la  montagne  est  le  Capitole, 
le  siège  des  triomphateurs  ;  et  le  dessous  est  le 
cachot  des  grands  vaincus.  César  y  fit  mourir 
Vercingétorix,  et  Jugurtha  roi  de  Numidie  y 
fut  renfermé  pour  y  mourir  de  faim. 

Sont-ils  bien  les  vaincus  les  deux  hommes 
qu'on  y  tient  enfermés,  et  qui  se  nomment  Pierre 
et  Paul  ?  Un  jour,  leur  prison  de\'iendra  un 
temple  de  leur  maître,  Jésus  ;  et  le  temple  de 
Jupiter  qui  couronne  le  Capitole  tombera  en 
ruine. 

Les  vrais  vainqueurs  ce  sont  eux,  et  leur  mis- 
sion est  accomphe.  La  foi  de  Paul  n'a  pas  faibli. 
L'œuvre  qu'il  a  réalisée  n'est  pas  une  Ulusion, 
comme  les  vains  projets  de  tant  d'hommes  cé- 
lèbres. 

Mais  il  est  triste  et  malade,  et  il  voudrait  bien 
revoir  son  cher  Timothée. 

"  Viens  avant  l'hiver,  lui  écrit-il,  et  emporte- 


PAULINA  337 

moi  le  manteau  que  j'ai  laissé  à  Troas,  chez  Car- 
pous,  ainsi  que  les  livres,  surtout  les  parchemins." 

Tels  sont  les  biens  qui  composent  sa  fortune, 
les  seuls  qu'il  ait  amassés  pendant  sa  longue  et 
laborieuse  carrière.  Je  me  les  représente  ces  vieux 
rouleaux  en  parchemin,  contenant  les  Livres  de 
Moïse  et  Les  Prophètes,  en  grec. 

C'étaient  ses  vieux  amis  qui  l'avaient  accompagné 
dans  ses  courses.  Les  uns  lui  venaient  de  son 
père  peut-être,  à  titre  d'héritage.  Quelques-uns 
lui  rappelaient  Jérusalem  ;  il  les  avait  achetés 
dans  les  bazars  de  la  grande  ville.  D'autres  lui 
avaient  été  donnés  par  ses  professeurs,  par  le 
vieux  GamaHel  peut-être,  enrichis  de  notes  et  de 
commentaires. 

Qu'il  les  reverrait  avec  plaisir  ces  vieux  Uvres 
imprégnés  de  souvenirs  !  mais  ils  n'auraient  plus 
guère  d'utiUté  pour  lui  ;  car  il  avait  le  pres- 
sentiment de  sa  fin  prochaine. 

"  Le  moment  de  ma  dissolution  approche,  " 
écrit-il  ;  mais  la  mort  ne  lui  fait  pas  peur,  et  il 
ajoute  :  "  J'ai  combattu  le  bon  combat  ;  j'ai 
achevé  la  course,  j'ai  gardé  la  foi.  Il  ne  me  reste 
plus  qu'à  recevoir  la  couronne  de  justice  qui 
m'est  réservée.  " 

Hélas  !  l'hiver  est  passé.  Et  ni  Timothée,  ni 
les  chers  Uvres,  ni  le  \'ieux  manteau  ne  sont  venus. 
Seuls  ses  pressentiments  ne  l'ont  pas  trompé  ; 
et  quand  vint  la  fin  de  juin  de  l'an  67,  il  sortit 

23 


338  PAULINA 

avec  Pierre  de  la  prison  Mamertine  pour  aller 
à  la  mort. 

Accompagnés  de  quelques  licteurs,  ils  mar- 
chèrent ensemble  jusqu'au  bord  du  Tibre  où  ils 
furent  séparés.  Pierre  le  traversa  pour  gravir  le 
Janicule.  Paul  continua  de  suivre  la  rive  gauche 
du  fleuve. 

Etrange  destinée  de  la  Ville  Eternelle  !  Elle 
avait  été  fondée  par  deux  frères  ;  et  elle  devint 
la  ville  de  Romulus,  par  le  meurtre  de  Remus. 

La  Rome  chrétienne  fut  fondée  par  deux  frères 
en  Jésus-Christ,  Pierre  et  Paul.  Néron  les  tua 
tous  les  deux,  le  même  jour,  comme  s'il  eût  voulu 
qu'elle  fût  assise  sur  leurs  tombeaux,  et  qu'elle 
prît  possession  des  deux  rives  du  fleuve. 

Pendant  que  Pierre  en  remontait  la  rive  droite 
et  se  faisait  crucifier,  à  sa  demande,  la  tête  en  bas, 
sur  le  mont  Janicule,  Paul  était  traîné  sur  la  rive 
gauche  les  mains  chargées  de  chaînes.  Il  mar- 
chait entouré  d'une  petite  escorte  de  soldats, 
commandée  par  un  centurion.  Plusieurs  d'entre 
eux  le  connaissaient,  et  quelques-uns  peut-être 
étaient  chrétiens.  Il  passa  sous  la  porte  d'Ostie, 
sur  la  voie  du  même  nom,  loin  de  songer  que  dans 
la  suite  des  siècles  cette  porte  et  cette  voie  porte- 
raient son  nom  et  conduiraient  à  son  tombeau 
des  miUions  de  disciples. 

Sans  regrets,  il  disait  adieu  à  Rome  et  au  monde, 
urbi  et  orbi.    Il  se  rappela  peut-être  le  chemin  de 


PAULINA  339 

Damas,  et  il  dut  faire  cette  prière  :  O  Jésus  de 
Nazareth,  ouvrez-moi  pour  toujours  ce  ciel  que 
vous  m'avez  ouvert  un  jour  ! 

Il  n'était  pas  inquiet  de  son  œuvre.  Il  était 
sûr  qu'elle  lui  survivrait  parce  que  son  Chef 
était  immortel,  et  parce  que  ce  Chef  avait  dit  à 
ses  disciples  :  Voici  que  je  suis  avec  vous  jus- 
qu'à la  consommation  des  siècles. 

Il  causait  volontiers  avec  le  centurion,  et  les 
soldats,  et  il  leur  disait  combien  il  était  heureux 
d'aller  enfin  vivre  d'une  vie  qui  ne  finira  jamais. 
Deux  serviteurs  de  Pomponia  Graecina  avaient 
eu  la  permission  de  suivre  le  cortège  jusqu'au  lieu 
de  la  décapitation.  Et  le  centurion  avait  reçu 
instruction  de  leur  déUvrer  le  cadavre. 

A  la  distance  d'environ  trois  milles  de  Rome, 
ils  aperçurent  de  loin  un  mur  de  pierre  que  les 
deux  serviteurs  montrèrent  à  Paul  :  "  Voilà, 
lui  dirent-ils,  le  cimetière  de  la  famille  Plautia, 
où  notre  maîtresse  Lucine  nous  a  chargés  de  vous 
donner  la  sépulture.  Plusieurs  chrétiens  de  sa 
famille  y  dorment  déjà  leur  dernier  sommeil. 

—  Oh  !  que  je  dormirai  bien  là  !  "  dit  Paul 
en  souriant. 

Ils  marchèrent  encore  quelques  minutes  et  ils 
s'arrêtèrent  auprès  d'un  ruisseau  qu'on  appelait 
les  Eaux  Salviennes,  Aquœ  Salviœ,  et  où  station- 
nait un  petit  poste  mihtaire. 

Une  colonne  de  marbre,  pas  plus  haute  qu'une 


340  PAULINA 

borne  milliaire,  s'y  dressait.  Sur  un  comman- 
dement du  centurion,  Paul  s'approcha,  s'age- 
nouilla et  posa  sa  tête  sur  la  colonne.  Un  soldat 
la  trancha  d'un  seul  coup  de  hache.  La  tête  fit 
trois  bonds,  dit  une  légende,  et  des  endroits 
qu'elle  toucha  jailUrent  trois  fontaines  que  l'on 
montre  encore  et  que  les  chrétiens  vénèrent. 

Telle  fut  la  fin  de  l'apôtre  des  Nations,  le  plus 
grand  des  fondateurs  du  christianisme  et  la  gloire 
la  plus  éclatante  de  l'Eglise    catholique. 

Quelques  mois  après,  mourrait  Néron  en  se 
perçant  la  gorge  d'un  poignard  qu'il  n'eut  pas  le 
courage  d'enfoncer  jusqu'au  bout,  et  qu'il  fit 
pousser  par  son  secrétaire. 

Nul  ne  sait  s'il  eut  jamais  un  tombeau,  tandis 
que  les  restes  de  Paul  reposent  depuis  des  siècles 
dans  une  des  plus  riches  basiUques  du  monde, 
entouré  du  respect  et  de  la  vénération  des 
peuples. 


PAULIN  A  341 

XLVI 
LE  MARTYRE  DE  PAULINA 

Tigelliiius  avait  été  séduit  par  la  beauté  de 
Paulina.  Mais  il  trouva  sa  vertu  aussi  inébran- 
lable que  sa  foi.  Et  quand  il  vit  avec  quel  mépris 
elle  dédaignait  ses  hommages,  il  lui  déclara  que 
sa  mère  était  morte,  et  il  ordonna  qu'elle  fût 
livrée  aux  bêtes  fauves. 

Mais  le  lendemain  il  fut  lui-même  témoin 
dans  l'amphithéâtre  que  les  lions  avaient  res- 
pecté sa  chair  \ârginale. 

Il  la  fit  donc  revenir  devant  lui  et  lui  dit  : 

"  Les  chrétiens  sont  d'habiles  magiciens.  Ils 
possèdent  des  philtres  merveilleux,  et  mieux  que 
nos  stoïciens  ils  savent  se  défendre  contre  les 
souffrances.  Mais  vous  avez  vous-même  un  char- 
me supérieur  à  tous  les  philtres,  et  c'est  une  su- 
percherie de  vouloir  nous  faire  croire  que  c'est 
votre  Dieu  qui  vous  sauve. 

''  Hier,  je  vous  ai  vue  dans  le  cirque  faire  un 
signe  de  croix  sur  la  tête  d'un  Uon  qui  s'élançait 
sur  vous.  Mais  ce  n'est  pas  votre  signe  de  croix 
qui  a  adouci  la  bête  fauve,  c'est  la  douceur  de 
votre  main  et  la  beauté  de  votre  regard. 

"  Moi  aussi  vous  m'adouciriez  si  vous  me 
jugiez  digne  de  vos  sourires   et  de  vos  caresses. 


342  PAULINA 

Mais  puisque  vous  les  gardez  pour  les  bêtes 
fauves,  je  vais  vous  soumettre  à  un  autre  sup- 
plice, et  nous  allons  voir  si  votre  Jésus  viendra 
à  votre  secours. 

"Mon  maître,  qui  est  un  artiste,  et  qui  a  beau- 
coup d'imagination,  vient  d'inventer  un  genre 
d'illumination    tout    nouveau. 

"  Vous  savez  qu'il  a  installé  sous  les  portiques 
de  sa  Maison  d'Or  de  superbes  candélabres  qui 
représentent  de  belles  statues  de  marbre,  des 
Vénus,  des  Dianes,  des  Nymphes,  des  Naïdes  et 
d'autres  divinités  des  forêts  et  des  eaux. 

"  Or,  dans  ses  jardins  du  Vatican  où  il  doit 
donner  une  fête  de  nuit,  à  l'occasion  de  son  anni- 
versaire, l'illumination  fait  défaut,  et  il  lui  fau- 
drait là  plusieurs  centaines  de  candélabres.  Eh  ! 
bien,  vous  ne  sauriez  imaginer  quelle  idée  lumi- 
neuse lui  est  venue. 

"  Il  a  fait  planter  cinq  cents  poteaux  le  long 
des  allées  qui  gravissent  la  colline  jusqu'à  la 
balustrade  de  sa  villa  ;  et  le  soir  de  la  fête  cinq 
cents  chrétiennes,  parmi  lesquelles  vous  serez, 
seront  attachées  à  ces  poteaux  et  enduites  de 
poix  et  d'huile. 

'^  Sur  un  signe  du  maître  tous  ces  candélabres 
vivants  seront  allumés  et  feront  pâUr  l'illumi- 
nation de  la  Maison  d'Or. 

"  Quelle  belle  Vénus  vous  allez  faire,  et  comme 
il  sera  bien  vengé  votre  ancien  dieu,  Apollon,  que 


PAULINA  343 

VOUS  adoriez  jadis,  et  que  vous  avez  abandonné 
pour  le  fils  du  Charpentier  de  Nazareth 

"  Croyez-vous  qu'il  viendra  éteindre  les  flammes 
qui  vont  vous  dévorer  ?  Ixs  chrétiens  affirment 
qu'il  le  fait  quelquefois,  et  que  l'ancien  Dieu 
des  Juifs,  Jéhovah,  le  faisait  aussi  s'il  faut  en 
croire  le  prophète  Daniel. 

"  Enfin,  nous  le  verrons,  demain  soir  ;  car 
c'est  demain  soir  que  cette  belle  fête  aura  lieu.  " 

TigelUnus  fit  alors  un  signe  aux  licteurs,  et  la 
condamnée  fut  conduite  à  la  prison  Mamertine. 

Le  lendemain  était  précisément  le  jour  de  la 
semaine  auquel  Aquila  était  admis  à  visiter 
cette  prison.  Il  y  arriva  suivant  sa  coutume,  à 
une  heure  assez  avancée  de  la  nuit,  afin  de  n'être 
pas  vu  par  les  promeneurs  du  formn,  La  prison 
des  femmes  était  vide. 

"  Que  sont  devenues  les  prisonnières,  deman- 
da-t-il   au   geôlier  ? 

—  On  les  a  transportées  ce  soir  dans  de  grands 
charriots  traînés  par  des  mules  jusqu'aux  jardins 
de  Néron,  au  mont  du  Vatican,  où  elles  doivent 
être  brûlées.  " 

Aquila  s'élança  au  dehors  dans  la  direction  du 
Vatican.  Bientôt  il  aperçut  au  loin  comme  un 
immense  incendie  qui  enveloppait  toute  la  colline. 

Il  poursuivit  sa  course  sans  s'arrêter  jusqu'au 
lieu  du  supphce.  Une  foule  immense  entourait 
les  jardins,  et  il  s'ouvrit  difficilement  un  chemin 


344  PAULINA 

jusqu'aux  premières  rangées  des  martyres.  Elles 
flambaient  comme  des  torches  \dvantes.  Les 
unes  poussaient  des  plaintes  touchantes,  et  les 
autres  chantaient  des  cantiques. 

Les  soldats  empêchèrent  Aquila  d'approcher  et 
il  ne  put  dfstinguer  aucune  des  malheureuses 
dont  les  chairs  étaient  déjà  calcinées  par  les 
flammes. 

Bientôt  elles  ne  furent  plus  que  des  squelettes 
qui  s'affaissèrent  au  milieu  des  cendres. 

Vers  le  matin  seulement  il  put  acheter  les 
services  des  exécuteurs,  et  il  réussit  à  retrouver 
le  corps  de  Paulina,  qui  était  restée  debout  et 
qui  tenait  encore  embrassé  dans  ses  bras  le  poteau 
à  demi  consumé,  devenu  le  bois  de  son  calvaire. 

Aquila  se  fit  livrer  ces  restes  sacrés,  et  ils  les 
emporta  dans  sa  villa  de  l'Aventin. 

Quelques  jours  après,  ils  furent  inhumés  dans 
l'arénaire  de  Lucine  qui  forma  partie  plus  tard 
de  la  catacombe  de  Saint-Calixte. 


PAULTNA  345 


XLVII 

LA  FIN  DES  DÉICIDES 
PILATUS   ET  JÉRUSALEM 

Il  y  avait  plus  d'un  an  que  Paulina  était  allée 
rejoindre  sa  mère  dans  la  Jérusalem  céleste,  quand 
on  apprit  à  Rome  que  la  ville  sainte  de  la  Judée 
allait  bientôt  tomber  sous  les  efforts  des  armées 
romaines. 

Agrippa  y  continuait  de  lutter  avec  les  assié- 
geants, en  proie  aux  angoisses  que  lui  causaient 
à  ia  fois  son  amour  et  son  ambition. 

Il  ignorait  encore  le  sort  de  sa  bien-aimée 
Paulina,  et  il  continuait  de  lui  adresser  des  lettres 
qui  restaient  sans  réponse. 

Sa  mère  qui  lui  écrivait  ne  lui  en  parlait  jamais. 

Il  se  désespérait  en  même  temps  de  voir  se 
prolonger  indéfiniment  le  siège  terrible  qui  me- 
naçait de  détruire  la  ville  aimée,  qui  devait  être 
la   capitale   de  son  futur  royaume. 

Il  commençait  à  croire  aux  sinistres  prédictions 
du  Dieu  des  chrétiens,  et  quand  il  rencontrait 
des  Juifs  ou  des  Romains  qu'on  disait  être  ses 
disciples,  il  les  interrogeait  sur  la  vie  et  les  dis- 
cours de  Jésus  de  Nazareth. 

Or,  il  y  avait  dans  l'armée  de  Titus  un  vieux 
général   romain    qui    paraissait   âgé   de   soixante 


346  PAULINA 

ans,  et  qui  avait  avec  lui  ses  deux  fils.  Les  soldats 
disaient  qu'ils  étaient  chrétiens. 

Agrippa  fit  aisément  leur  connaissance  et  il 
sut  gagner  la  confiance  du  vieux  général.  Il  se 
nommait  Caïus  Oppius,  et,  avant  de  rejoindre 
l'armée  de  Titus,  il  commandait  les  troupes  ro- 
maines  à  Vienne   dans   la  Oaule. 

Personne  ne  connaissait  mieux  que  lui  les  événe- 
ments sur  lesquels  Agrippa  voulait  être  renseigné  ; 
€t  quand  celui-ci  lui  demanda  s'il  était  vrai  que 
Jésus  de  Nazareth  avait  prédit  la  ruine  de  Jéru- 
salem, il  répondit  :  "  Rien  n'est  plus  vrai,  et 
vous  devez,  voir  vous-même  que  l'événement 
n'est  pas  éloigné. 

—  Mais  le  prophète  a-t-il  dit  quand  la  chose 
arriverait  ? 

—  Oui  ;  car  les  apôtres  le  lui  ont  demandé,  et 
il  a  répondu  :  Quand  vous  verrez  Jérusalem 
investie  par  une  armée,  sachez  que  sa  ruine  est 
proche. 

—  Mais,  mon  général,  ne  pouvons-nous  pas 
nous  emparer  de  Jérusalem  sans  la  détruire  ? 
Et  ne  croyez-vous  pas  que  Titus  pourrait  la 
sauver  en  en  chassant  les  Juifs  ? 

—  Non,  je  crois  qu'il  le  voudrait,  mais  il  ne  le 
pourra  pas. 

—  Pourquoi  cela  ? 

—  Parce  que  Jérusalem  et  le  peuple  qui  l'ha- 
bite sont  condamnés  à  périr  pour  leur  déicide. 


PAULIN  A  347 

Les  signes  précurseurs  de  l'effroyable  catastrophe 
sont  réalisés,  et  les  plus  grands  coupables  du 
grand  crime  ont  déjà  reçu  leur  châtiment. 

''  Un  seul  vit  encore  exilé  dans  la  ville  que 
j'habite  :  c'est  Pilatus,  l'ancien  gouverneur  qui 
fit  crucifier  le  Prophète. 

—  Eh  !  bien,  celui-là  va  échapper  au  châti- 
ment ? 

—  Je  ne  sais  pas,  reprit  le  général.  Chose 
étrange,  après  avoir  prédit  la  destruction  de 
Jérusalem,  le  Prophète  a  ajouté  ces  paroles  : 
"  Que  ceux  qui  sont  dans  la  ville  s'en  éloignent, 
et  que  ceux  qui  sont  en  dehors  n'y  entrent  pas.  " 

"  Or,  je  suis  informé  que  Pilatus  a  quitté  Vienne, 
et  qu'il  s'en  vient  à  Jérusalem.  Poussé  par  je  ne 
sais  quelle  force  mystérieuse,  il  prétend  prendre 
part  au  châtiment  de  la  ville  déicide,  comme  il  a 
pris  part  à  son  crime. 

—  C'est   extraordinaire.  " 

Ce  qui  n'était  pas  moins  extraordinaire,  c'était 
ce  qui  venait  de  se  passer  à  Vienne. 

Il  y  avait  au  moins  trente  ans  que  Pilatus, 
banni  de  Rome,  et  relégué  à  Vienne,  qui  était 
le  grand  pénitencier  des  Romains  (Carcer  Roma- 
norum)  y  vivait  misérablement,  accablé  de  cha- 
grins et  de  remords. 

Mais  depuis  cinq  ans,  grâce  aux  prières  de  sa 
femme  et  à  ses  relations  avec  son  beau-frère  le 
général  Caïus  Oppius,  envoyé  à  Vienne  pour  y 


348  PAULINA 

commander  un  corps  de  troupes,  il  était  devenu 
plus  calme  et  paraissait  disposé  à  se  faire  chrétien. 

Quand  le  général  Oppius  était  parti  avec  ses, 
troupes  pour  rejoindre  l'armée  de  Titus  à  Jéru- 
salem, il  avait  voulu  le  suivre.  Mais  le  général 
avait  refusé  ses  ser^dces  à  cause  de  son  âge. 

Malgré  cela,  il  avait  persisté  à  vouloir  partir 
pour  la  Judée,  et  plusieurs  fois  il  avait  annoncé 
son  prochain  départ  à  Claudia  qui  le  retenait. 

Un  dimanche,  il  eut  la  curiosité  de  se  rendre 
à  l'égUse  chrétienne,  que  sa  femme  et  sa  belle- 
sœur  fréquentaient  assidûment,  pour  voir  ce  qui 
s'y  passait.  Il  voulait  connaître  surtout  le  culte 
qui  était  rendu  à  ce  Jésus  qu'il  avait  fait  cru- 
cifier, quelles  choses  on  racontait  de  sa  victime, 
et  comment  on  faisait  mémoire  de  sa  mort. 

Il  avait  laissé  Claudia  et  Camilla  partir  seules, 
et  attendu  que  la  foule  des  fidèles  fût  entrée  dans 
l'église,  avant  d'y  pénétrer  un  peu  furtivement. 

Ce  qui  frappa  d'abord  son  regard  ce  fut  un 
grand  crucifix  qui  dominait  l'autel.  D'une  blan- 
cheur immaculée,  le  corps  de  Jésus  se  détachait 
en  pleine  lumière  de  la  large  croix  noire  qu'on 
aurait  dite  plantée  sur  un  nouveau  calvaire.  Sa 
tête  couronnée  d'épines  était  retombée  sur  sa 
poitrine  et  inchnée  sur  son  épaule  droite.  Ses 
grands  bras  de  marbre  largement  ouverts  sem- 
blaient vouloir  embrasser  le  monde  ;  et  la  foule 
prosternée  adorait  l'auguste  \dctime. 


PAULINA  349 

Pilatus  éprouva  à  cette  vue  un  saisissement 
indicible.  Il  leva  les  bras,  et  il  ouvrit  la  bouche 
pour  crier  :  Ecce  Homo  !  Mais  dans  un  effort 
puissant  de  sa  volonté  il  réussit  à  se  contenir. 

Soudain,  il  vit  monter  en  chaire  un  honnme 
qu'il  crut  avoir  déjà  vu.  Il  essaya  de  se  rappeler 
ces  traits  hâves  mais  énergiques  des  enfants 
d'Israël,  sans  pouvoir  y  mettre  aucun  nom.  Il 
se  pencha  vers  ses  voisins  et  demanda  :  Qui 
est-il  ?  —  C'est  l'évêque  de  Marseille,  répondit 
l'un  d'eux,  Lazare  de  Béthanie. 

Ce  nom  lui  rappela  tout.  Et  lorsque  la  voix 
du  prédicateur  se  fit  entendre  il  en  reconnut  les 
accents.  C'était  à  Jérusalem  ou  à  Béthanie,  qu'il 
l'avait  entendue  jadis.  Et  la  voix  disait  aux 
fidèles  :  Passus  sub  Pontio  Pilato,  crucifixus, 
morluus   et    sepultus  ! 

C'était  La7.are  qui  sortait  de  son  tombeau  pour 
lui  rappeler  son  crime.  Il  voulut  sortir  ;  mais 
il  n'en  eut  pas  la  force.  Il  se  laissa  tomber  sur 
un  banc,  et  se  cachant  la  figure  dans  ses  mains 
pour  ne  pas  voir  la  terrible  apparition  qui  s'était 
dressée  devant  lui,  il  sentit  un  flot  de  larmes 
jaillir  de  ses  yeux. 

C'étaient  les  premières  qu'il  versait  depuis 
l'accomplissement  du  grand  crime.  Il  en  éprouva 
quelque  soulagement  et  il  écouta  la  voix  qui 
commentait  et   développait  son   texte. 

C'était  un  récit  fidèle  de  toutes  les  phases  du 


350  PATJLINA 

célèbre  procès  et  de  l'injuste  condamnation  de 
Jésus.  L'orateur  assignait  à  chacun  sa  part  de 
responsabilité.  Il  dénonçait  la  faiblesse  de  Pi- 
latus,  et  il  accusait  en  termes  sévères  le  Sanhédrin, 
les  pharisiens  hypocrites,  les  prêtres  haineux,  et 
le  peuple  lâche  et  ingrat,  qui  avait  arraché  au 
faible  procurator  la  sentence  de  mort  contre 
le  fils  de  Dieu.  Et  Pilatus  se  disait  :  Tout  cela 
est  vrai. 

Et  après  avoir  raconté  la  résurrection  glorieuse 
et  l'ascension  au  ciel  de  Jésus,  il  rappelait  ses 
terribles  prédictions  contre  le  peuple  juif  et  le 
peuple  déicide.  Il  démontrait  quelles  étaient  en 
grande  partie  accomphes,  et  que  le  dénoûment 
du  grand  drame  était  imminent. 

''  Jérusalem  !  Jérusalem  !  criait-il,  elle  est  venue 
l'heure  fatale  de  ton  châtiment.  Déjà  Titus  est 
à  tes  portes  et  ses  légions  t'en\dronnent  d'un 
cercle  de  fer  et  de  feu.  Les  soldats  romains  te 
serrent  de  toutes  parts  ;  ils  vont  t' exterminer, 
toi  et  tes  fils,  et  ils  ne  laisseront  pas  en  toi  pierre 
sur  pierre  !  Déjà  l'abomination  de  la  désolation 
prédite  par  Daniel  est  dans  le  lieu  saint,  et  dans 
peu  de  jours  ton  beau  temple,  qui  faisait  ta  gloire, 
s'écroulera  comme  une  montagne  secouée  par 
im  tremblement  de  terre  !  Et  toi,  la  viUe  déicide, 
tu  seras  foulée  aux  pieds  par  les  nations.  " 

Tout  haletant  sous  cette  parole  vengeresse, 
Pilatus  courba  la  tête  ;  il   se   leva   péniblement 


PAULINA  351 

et  se  glissa  hors  de  l'église.  Le  soir  même,  il 
monta  à  cheval,  prit  la  route  de  Marseille  et  ne 
revint    plus. 

On  crut  d'abord  qu'il  s'était  précipité  dans 
le  Rhône.  Mais,  après  recherches  faites,  et  infor- 
mations prises  à  Marseille,  on  apprit  qu'il  s'était 
embarqué  à  bord  d'un  navire  qui  faisait  voile 
pour  la  Palestine.    Où  allait-il  ?   Que  voulait-il  ? 

Il  s'en  allait  rejoindre  l'armée  de  Titus  afin  de 
contribuer  pour  sa  part  au  châtiment  de  Jérusa- 
lem, et  d'expier  son  crime  avec  elle.  Une  tempête 
jeta  le  navire  dans  le  petit  port  de  Caïpha. 

Il  prit  la  route  qui  conduit  à  Nazareth  et  au 
lac  de  Tibériade.  Accompagné  d'un  ânier  qu'il 
loua  à  Capharnaûm,  il  chevaucha  presque  sans 
s'arrêter  en  suivant  les  bords  du  Jourdain  jusqu'à 
Jéricho,  et  il  monta  de  là  à  Jérusalem. 

Sur  le  mont  des  Oliviers,  il  rencontra  les  travaux 
de  siège  et  les  troupes  romaines,  et,  gagnant  le 
Nord,  il  arriva  jusqu'au  mont  Scopus,  où  étaient 
les  quartiers  généraux  des  assiégeants  ;  et  il  se 
fit  indiquer  la  tente  du  général  Oppius.  Ce  qu'il 
lui  raconta,  nous  l'ignorons.  Mais  après  l'avoir 
entendu,  le  commandant  l'arma  et  lui  assigna 
un  poste  pour  l'assaut  du  lendemain. 

Il  était  heureux  d'arriver  à  temps  pour  mettre 
la  main  à  la  rmne  de  la  ville  maudite. 

Ces  Juifs  qu'il  avait  toujours  haïs,  et  qui  avaient 
été  la  cause  de  ses  malheurs,  ils  allaient   enfin. 


352  PAULINA 

disparaître.  Le  sang  du  Juste  dont  ils  avaient 
exigé  le .  crucifiement  à  grands  cris  retombait 
enfin  sur  eux  et  sur  leurs  enfants  ! 

L'âge  et  les  souffrances  avaient  altéré  ses 
traits  si  profondément  qu'il  était  méconnaissable. 
Mais  il  avait  encore  une  grande  \dgueur,  et  c'est 
avec  une  agilité  remarquable  qu'il  escalada  le 
mont  Moriah.  Il  voulait  revoir  encore  une  fois 
avant  leur  destruction  finale  la  tour  Antonia  et 
le  palais  qu'il  avait  habités.  Mais  déjà  tout 
flambait,  et  comme  il  retournait  sur  ses  pas  du 
côté  de  la  porte  des  Brebis,  il  rencontra  quelques 
Juifs  qui  s'enfuyaient  et  l'un  d'eux  lui  décocha 
un  trait  qui  l'atteignit  en  pleine  poitrine,  et  le 
renversa. 

Il  arracha  violenunent  l'arme  de  la  plaie  et 
pressant  sa  poitrine  de  ses  deux  mains  pour  arrêter 
l'hémorragie,  il  s'élança  dans  le  chemin  qui  con- 
tournait l'enceinte  de  la  ville  au  Nord,  et  qui 
conduisait   au   Golgotha. 

Le  théâtre  du  lugubre  drame  était  encore 
très  reconnaissable,  et  sur  le  roc  même  où  la  croix 
du  Seigneur  avait  été  plantée,  il  tomba  sans 
connaissance,  et  baignant   dans  son  sang. 

Quand  il  revint  à  lui,  il  était  étendu  sur  une 
natte  au  pied  d'un  mur  en  pierre,  et  un  prêtre  juif 
était  debout  à  ses  côtés. 

"  Nicodème  !  cria-t-il  en  reconnaissant  son 
ami  d'autrefois. 


PAULINA  353 

—  Pilatus  !  répondit  Nicodème.  Est-ce  bien 
vous  ? 

—  C'est  bien  moi,  qui  vais  enfin  mourir.  Le 
dernier  jour  de  Jérusalem  sera  aussi  le  mien.  Nous 
avons  péché  ensemble  ;  il  est  juste  que  nous 
mourrions  ensemble.  Complices  de  même  crime, 
le    même    châtiment    nous    enveloppe. 

"  Mais,  Nicodème,  Jérusalem  meurt  malgré 
elle  et  sans  repentir.  Moi,  je  meurs  volontairement 
en  regrettant  mon  crime.  J'ai  offert  ma  \ie  en 
expiation.  Puis-je  espérer  obtenir  mon  pardon 
de  ma  victime  ?  Le  châtiment  de  Jérusalem  est 
l'œuvre  de  Jésus,  et  je  suis  venu  de  Vienne  pour 
m'associer  à  son  œuvre.  Moi  qui  pleure  depuis 
longtemps  mon  crime,  n'avais-je  pas  le  devoir 
de  prendre  part  au  châtiment  de  celle  qui  ne 
regrette  rien  ? 

—  O  Pilatus  !  Qu'il  est  terrible,  en  ce  jour,  ce 
Jésus  que  nous  avons  connu  ensemble  !  Mais 
aussi  qu'il  est  miséricordieux  !  Le  lieu  du  crime 
qui  est  aussi  le  Ueu  du  châtiment  est  devenu  celui 
du  grand  pardon  pour  vous. 

"  Ce  Dieu  que  vous  avez  condamné  à  la  mort 
par  faiblesse,  il  a  tenu  compte  des  efforts  que 
vous  avez  faits  pour  le  sauver,  et  des  larmes  de 
repentir  que  vous  avez  versées.  C'est  sa  misé- 
ricorde qui  vous  a  sauvé  du  désespoir  et  de  la 
mort  de  Judas.  C'est  elle  encore  qui  vous  a  placé 
sur  mon  chemin  en  ce  jour  effroyable  qu'on  dirait 

24 


354  PAULINA 

être  le  dernier  du  monde.  Prêtre  de  Jésus-Christ^ 
je  suis  le  dispensateur  de  sa  grâce,  et  c'est  en  son 
nom  que  je  vous  accorde  le  pardon  et  l'abso- 
lution. " 

Pilatus  étendit  ses  bras  en  croix  ;  un  flot  de 
sang  jaillit  de  sa  blessure,  et  il  tomba  la  face 
contre  terre.  Nicodème  essaya  de  le  relever. 
Il  était  mort.  .  . 

Jérusalem  qu'on  croyait  immortelle  n'était 
plus.  Ses  hautes  tours  que  l'on  croyait  inexpu- 
gnables étaient  tombées  sous  les  coups  des  baUstes 
et  des  catapultes.  Ses  mâchicoulis  et  ses  créneaux 
gisaient  amoncelés  dans  les  fossés.  Ses  lourdes 
portes  de  bronze  pendaient  déchiquetées  sur 
leurs  gonds  brisés. 

Par  les  brèches  des  murailles  démantelées  les 
légionnaires  de  Rome  se  précipitaient  comme  les 
flots  de  la  mer  en  furie,  et  inondaient  les  rues 
qu'ils  jonchaient  de  cadavres. 

Le  Cédron  en  était  comblé;  des  centaines 
de  mille  Juifs  qui  s'enfuyaient  dans  la  vallée 
d'Ophel  tombaient  écrasés  par  les  cavaliers 
romains  qui  remontaient  de  la  piscine  de  Siloé. 

D'autres  milliers  étaient  précipités  des  hauteurs 
de  Sion  dans  le  ravin  de  la  Géhenne  où  semblait 
régner  encore  le  dieu  Moloch. 

Jérusalem  la  ville  déicide  était  morte. 

Mais  à  son  sommet,  le  temple  de  Jéhovah,  im- 
mense, splendide,  merveille  du  monde,  subsistait 


PAULINA  355 

et  ses  marbres  avaient  la  pâleur  des  mourants. 

Au  milieu  des  flammes  qui  détruisaient  la 
ville,  et  qui  l'entouraient  de  tous  les  côtés,  la 
maison  de  Dieu  resplendissait  dans  l'or  de  ses 
coupoles.  L'élément  destructeur  semblait  res- 
pecter ce  petit  coin  de  ciel  sur  la  terre. 

Titus,  qui  le  contemplait  des  hauteurs  de  Bé- 
zétha  à  la  lueur  de  l'immense  brasier,  se  sentait 
lui-même  saisi  d'une  terreur  mystérieuse  ;  et  il 
avait  donné  à  ses  soldats  cet  ordre  formel  :  Dé- 
truisez tout,  mais  épargnez  le  temple. 

Hélas  !  les  Zélotes  vaincus,  fuyant  la  mort 
qui  les  cernait  de  tous  côtés,  s'étaient  dit  :  ce 
sera  notre  dernier  asile.  Nous  sommes  impuis- 
sants à  le  sauver  ;   mais  c'est  lui  qui  nous  sauvera. 

Hommes,  femmes,  enfants,  au  nombre  de  600,000 
avaient  envahi  les  parvis  sacrés. 

En  face  de  cette  immense  multitude  les  soldats 
romains  hésitèrent.  L'exterminer  tout  en  res- 
pectant le  temple  était  un  problème  bien  difficile. 

Pendant  que  les  officiers  déhbéraient,  un  soldat 
saisit  un  tizon  enflammé  tombé  d'une  corniche 
extérieure,  et  l'introduisit  sous  une  des  portes 
du  temple. 

La  vengeance  des  hommes  était  satisfaite  : 
c'était  la  vengeance  de  Dieu  qui  commençait. 

L'incendie  se  déclara  avec  une  rapidité  et  une 
fureur  qui  tenait  du  prodige.  Un  esprit  semblait 
vivre  dans  ces  flammes  qui  couraient  le  long  des 


356  PAXJLINA 

murs,  qui  sautaient  de  piliers  en  piliers,  de 
colonnes  en  colonnes,  qui  volaient  dans  les  voûtes 
et  les  coupoles,  qui  fondaient  les  bronzes  et  les 
ors,  qui  poursuivaient  les  fuyards,  embrasaient 
leurs  corps  et  calcinaient  leurs  ossements. 

Du  mont  des  01i\'iers  on  croyait  voir  les  co- 
lonnes du  portique  de  Salomon  se  tordre  dans 
les  flammes  comme  des  damnés,  et  l'on  entendait 
l'immense  clameur  des  victimes  qui  montait  en 
vain  vers  le  ciel.  Les  murailles  et  les  voûtes 
s'écroulaient  avec  fracas.  Et  bientôt  ce  ne  fut 
plus  qu'une  mer  de  feu  dont  les  vagues  s'entre- 
choquaient avec  fureur,  et  roulaient  en  tourbillons 
sur  les  pans  de  murs  qui  résistaient  encore.  L'or 
et  le  bronze  fondus  inondaient  les  parvis,  et  cou- 
laient au  dehors  comme  des  torrents  de  lave, 
jusqu'au  milieu  des  tombes  de  la  vallée  de  Josa- 
phat.  Des  hngots  d'or  gisaient  dans  les  cendres 
des  morts,  mais  il  n'y  avait  plus  un  juif  vivant 
pour  les  ramasser. 

Et  c'était  un  vent  mystérieux,  inexphcable, 
qui  soulevait  cette  tourmente  de  vagues  de  flam- 
mes. 

Tous  les  châtiments  prédits  par  les  prophètes 
semblaient  surpassés  par  tant  d'horreurs  ! 

Après  trois  jours  de  destruction  tout  l'incom- 
parable édifice  semblait  anéanti.  Comme  Jésus 
l'avait  prédit  il  n'y  restait  pas  pierre  sur  pierre. 

Et  cependant  le  feu  faisait  rage  encore  dans 


PAULINA  357 

les  profondeurs  du  mont  Moriah.  Infatigable  fos- 
soyeur, il  creusait  jour  et  nuit  le  vaste  tombeau 
où  devaient  dormir  à  jamais  le  peuple  de  Sion 
et  son  temple  qui  avait  duré  mille  années. 

Le  tombeau  du  Christ  s'était  ouvert  le  troi- 
sième jour,  et  il  avait  laissé  sortir  son  mort.  Mais 
le  tombeau  du  peuple  juif  devait  rester  fermé 
dans  les  siècles  des  siècles,  et  sur  ses  larges  dalles 
funéraires  les  touristes  du  monde  entier  vien- 
draient promener  leurs  rêveries  dans  le  silence 
et  la  solitude  de  la  mort  éternelle. 


358  '    PAULINA 


XLVIII 
LA  FIN  DES  HÉRODES 

Agrippa  était  resté  atterré  devant  les  ruines 
tle  Jérusalem.  Il  avait  relu  les  poèmes  élégiaques 
du  prophète  Jérémie,  et  il  lui  semblait  que  ses 
Lamentations  n'exprimaient  pas  toute  l'horreur 
<ie  ces  effroyables  calamités. 

La  prophétie  contre  Babylone  lui  parut  plus 
conforme  à  la  réalité  :  "  C'est  toi,  Jéhovah, 
qui  as  dit  que  ce  heu  serait  détruit  de  telle  sorte 
qu'il  n'y  habiterait  plus  personne,  ni  homme,  ni 
iDete,  mais  qu'il  serait  une  solitude  pour  toujours.  " 

Il  s'appliqua  à  lui-m.ême  ces  autres  paroles  : 
"Voici  que  je  t'ai  rendu  petit  parmi  les  peuples, 
méprisable  parmi  les  hommes  "  ;  et  il  se  dit  : 
•comment  puis-je  maintenant  songer  encore  à  la 
royauté  ?  On  ne  fera  pas  un  roi  pour  un  royaiune 
qui  n'existe  plus. 

Et  Pauhna  elle-même  ?  Est-elle  encore  de 
ce  monde  ?  N'ai-je  pas  heu  de  craindre  qu'eUe 
ait  été  la  \ictime  de  la  persécution  qui  sévit  à 
Rome  contre  les  chrétiens  ? 

Il  écrivit  à  sa  mère  une  lettre  désespérée,  et  il 
la  suppha  de  lui  dire  la  vérité  au  sujet  de  Pau- 
hna. Sa  mère  lui  répondit  que  des  Juifs  fanatiques 
de  l'île  de  Chypre  avaient  dénoncé  Paulina  et 


PAULINA  359 

sa  mère  comme  chrétiennes  au  préfet  de  Rome, 
qui  pour  obéir  au  décret  de  l'empereur  n'avait 
pu  faire  autrement  que  les  condamner  à  mort. 

"  Je  comprends  ton  chagrin,  ajoutait-elle.  Mais 
il  faut  être  raisonnable  et  te  consoler,  en  pensant 
que  c'est  un  obstacle  de  moins  à  ton  avènement 
au  trône." 

"  La  ruine  de  Jérusalem,  disait-elle  encore, 
ne  détruit  pas  le  royaume  de  Judée,  et  je  puis 
te  confier  une  chose  qu'il  ne  faut  pas  dévoiler  : 
Titus  est  sérieusement  épris  de  ma  sœur  Bérénice, 
et  j'ai  confiance  qu'elle  sera  impératrice  avant 
bien  longtemps.  Tu  comprends  que  cette  situa- 
tion nous  ouvrira  un  accès  facile  aux  faveurs 
impériales. 

"  Je  présume  que  Bérénice  reviendra  de  Jéru- 
salem en  même  temps  que  Titus,  et  que  tu  pourras 
revenir  avec  eux.  " 

Ces  nouvelles  n'apportèrent  pas  à  Agrippa  la 
moindre    consolation. 

Il  devint  plus  triste  et  plus  découragé  que 
jamais.  Ce  qui  l' affligea  davantage  ce  fut  de 
soupçonner  que  sa  mère  elle-même  avait  peut-être 
pris  part  au  martyre  de  Paulina. 

Lorsque  Titus  partit  pour  Rome  avec  Béré- 
nice, il  refusa  de  les  suivre,  et  il  voulut  rester 
avec  la  garnison  laissée  à  Jérusalem.  Il  écri\'it 
même  à  sa  mère  ces  horribles  paroles  :  ''Je  me 
sens  poursui\d  par  la  fataUté  qui  pèse  sur  la  dy- 


360  PAULTNA 

nastie  des  Hérodes  à  cause  de  ses  crimes  ;  et 
je  n'aspire  plus  au  trône  de  Judée,  s'il  existe  en- 
core. Je  suis  devenu  une  ruine  morale  au  milieu 
des  lamentables  débris  du  Temple,  qui  devait 
périr  puisqu'il  était  l'œuvre  du  grand  criminel 
qui  fut  mon  aïeul.  " 

De  longs  mois  s'écoulèrent  pendant  lesquels 
les  lettres  de  sa  mère,  pleines  de  colère  et  de  re- 
proches, restèrent  sans  réponses.  Ce  silence  dura 
si  longtemps  qu'elle  crut  que  son  fils  était  mort. 
Mais  elle  apprit  longtemps  après  qu'il  avait 
accompagné  les  troupes  romaines  au  siège  de 
trois  forteresses  encore  occupées  par  les  sur"\dvants 
du  peuple  déicide  —  l'une  en  Judée,  et  les  autres 
sur  les  deux  rives  de  la  mer  Morte.  L'une  d'elles, 
Massada,  bâtie  sur  une  montagne  escarpée,  était 
considérée  coûiine  imprenable  et  le  siège  dura 
quelques  années.  Agrippa  y  chercha  vainement 
la  mort,  et  il  émerveilla  les  troupes  par  ses  actes 
de  bravoure. 

Enfin,  à  son  retour  à  Jérusalem,  il  reçut  de 
sa  mère  une  lettre  toute  mouillée  de  ses  larmes 
et  datée  de  Pompéi  ;  elle  le  suppliait  d'aller  l'y 
rejoindre.  "  Je  suis  ici  pour  ma  santé,  lui  disait- 
elle,  et  j'essaie  de  me  distraire  de  mes  grandes 
douleurs.  Je  t'en  prie,  mon  fils,  viens  mêler  tes 
larmes  aux  miennes.  " 

Agrippa  se  laissa  toucher,  et,  quelques  mois 
plus  tard,  il  était  à  Pompéi.   Sa  mère  le  serra  dans 


PAULIN  A  361 

ses  bras  et  lui  prodigua  toutes  ses  tendresses. 
Elle  évita  soigneusement  tout  ce  qui  pouvait  lui 
rappeler  ses  malheurs,  et  elle  l'encouragea  à  s'ac- 
corder toutes  les  voluptés  que  Ponipéi  prodiguait 
à  ses  visiteurs.  Pendant  des  mois  et  des  mois,  le 
fils  se  laissa  pervertir  par  sa  coupable  mère,  et 
il  se  livra  à  tous  les  plaisirs  pour  oublier  Paulina. 
Mais  il  gardait  toujours  son  souvenir,  et  il  ne 
pouvait  pardonner  sa  fin  tragique  à  Tigellinus. 
Quand  il  songeait  que  sa  mère  peut-être  avait 
été  la  cause  de  son  cruel  martyre,  il  prenait  sa 
mère  en  haine. 

Les  jeux  de  l'hippodrome  et  du  cirque,  les 
théâtres,  les  courses  de  chariots,  les  régates  dans 
la  baie  radieuse  de  Stabies  ne  réussissaient  pas 
à  le  consoler. 

De  son  côté,  Drusille  voyait  s'évanouir  ses 
espérances  ambitieuses.  Toutes  ses  machina- 
tions et  ses  intrigues  auprès  de  César  pour  assurer 
le  trône  de  Judée  à  son  fils  n'avaient  aucun  succès. 
Titus  répondait  aux  deux  sœurs  Drusille  et 
Bérénice  :   Le  royaume  de  Judée  n'existe  plus. 

Avec  cela,  Pompéi  devenait  inhabitable  et 
paraissait  être  une  terre  de  malédiction,  con- 
damnée à  périr.  Le  Vésuve  qui,  dix-sept  ans  au- 
paravant avait  déjà  dévasté  une  partie  de  la 
cité,  ainsi  que  Herculanum,  s'était  réveillé  de 
nouveau  et  se  tordait  dans  des  con\iilsions  effroya- 
bles.    Pas  une  goutte  de  pluie  n'avait  arrosé  le 


362  PATTLINA 

sol  brûlant  pendant  l'été  qui  venait  de  finir. 
Toute  végétation  était  morte,  et  sous  la  terre 
déchirée  de  crevasses  profondes  des  roulements 
de  tonnerre  répandaient  la  consternation  dans 
toutes  les  demeures  ébranlées  par  des  tremble- 
ments de  terre. 

On  n'osait  plus  regarder  la  montagne,  car  elle 
chancelait.  Il  y  avait  comme  des  plaintes  lugu- 
bres qui  traversaient  les  airs,  et  la  mer  était 
bouleversée. 

La  nuit,  des  lueurs  étranges  sillonnaient  le 
ciel,  et  y  dessinaient  des  danses  de  fantômes.  Le 
jour,  des  colonnes  d'épaisse  fumée,  descendant  du 
Vésuve,  enveloppaient  la  \'ille  et  éclipsaient 
complètement  le  soleil. 

La  population  épouvantée  s'enfuyait  vers  Sta- 
bles et  Neapolis. 

Drusille  voulait  partir.  Mais  son  fils  ne  voulait 
pas.  Il  se  moquait  des  frayeurs  de  la  foule,  et 
d'ailleurs  il  ne  tenait  plus  à  cette  vie  qui  ne  lui 
avait  donné  que  des  déboires  et  qui  n'avait  plus 
aucun  charme  pour  lui. 

A  force  de  supphcations  et  de  larmes,  Drusille 
obtint  un  jour  de  son  fils  qu'ils  partiraient  le 
lendemain. 

Mais  demain  n'est  à  personne. 

Vers  le  soir,  des  tourbillons  de  fumée  noire 
sortirent  du  cratère,  et  montèrent  lentement, 
tout  droit,  bien  au-dessus  de  la  montagne  que 


PAULINA  363 

les  lueurs  mourantes  du  jour  continuaient  d'é- 
clairer, et  qui  ressemblait  à  un  immense  autel 
auquel  la  fumée  du  sacrifice  aurait  fait  une  gigan- 
tesque couronne.  Mais  bientôt  cette  couronne 
s'agrandit,  s'épaissit  et  prit  la  forme  d'une  vaste 
coupole  qui  montait  toujours  en  s'élargissant 
mais  sans  changer  de  forme. 

Quand  elle  cessa  de  s'élever,  elle  ombragea 
toute  la  montagne  et  les  campagnes  environ- 
nantes jusqu'à  Neapolis.  Elle  s'étendit  sur  la 
mer,  et  les  grandes  lames  bleues  prirent  la  cou- 
leur de  l'encre,  depuis  Sorento  jusqu'au  Cap 
Misène. 

Le  calme  de  l'air  et  le  silence  de  la  nature  ajou- 
taient à  la  terreur  générale.  Tous  les  habitants, 
sortis  épouvantés  de  leurs  maisons,  se  deman- 
daient en  regardant  le  ciel  à  quel  cataclysme  ils 
allaient  assister. 

Pline  l'Ancien  qui  commandait  l'escadre  impé- 
riale de  Misène  pressentit  une  catastrophe  épou- 
vantable, et  fit  approcher  ses  vaisseaux  des  côtes 
pour  secourir  les  infortunés  qui  cherchaient  un 
peu  d'air  respirable  et  de  fraîcheur  sur  les  rivages 
de  la  mer. 

Mais,  tout  à  coup  le  dôme  noir  de  fumée  qui 
dominait  le  Vésuve  s'écroula,  et  une  pluie  de 
cendres  et  de  petites  pierres  spongieuses  com- 
mença de  tomber  avec  une  abondance  croissante. 
Alors  ce  fut  la  nuit,  une  nuit  opaque  éclairée  par 


364  PAULINA 

intervalles  de  flammes  rouges  qui  s'échappaient 
des  flancs  déchirés  de  la  montagne,  secouée  jus- 
qu'en ses  profondeurs. 

Une  tempête  effroyable  se  déchaîna  sur  la  mer, 
et  le  bouleversement  des  vagues  devint  extra- 
ordinaire. Car  ce  n'était  pas  le  vent  qui  les  sou- 
levait. C'était  la  terre  qui  tremblait.  C'était 
le  lit  même  de  la  mer  qui  était  secoué  effroyable- 
ment, et  dans  lequel  s'ouvraient  des  abîmes  où 
l'eau  s'engouffrait.  Toute  navigation  était  im- 
possible, et  les  vaisseaux  étaient  précipités  sur 
des  écueils  inconnus  des  marins. 

Dans  Pompéi  et  dans  Herculanum  les  habita- 
tions s'écroulaient,  ensevehssant  sous  leurs  ruines 
des  familles  entières.  Par  toutes  les  portes  les 
survivants  fuyaient  éperdus  vers  la  campagne 
et  vers  la  mer. 

Soudain,  la  cime  extrême  du  Vésuve  s'enflamma, 
et  s'affaissa  comme  dans  une  vaste  fournaise. 
Des  torrents  de  lave  débordèrent  sur  les  flancs 
de  la  montagne,  et  submergèrent  Herculanum  dans 
ime  mer  de  feu. 

De  plus  en  plus  démontée,  et  comme  soulevée 
par  des  forces  mystérieuses  et  souterraines,  la 
mer  envahissait  les  rivages  et  couvrait  les  champs 
de  navires  brisés,  de  monceaux  de  sable  et  de 
cadavres. 

Pendant  longtemps,  Pline  lutta  avec  courage 
contre    le    déchaînement    des    éléments.       Mais 


PAULINA  365 

cette  lutte  était  au-dessus  des  forces  humaines. 
Exténué,  il  se  fit  descendre  sur  le  rivage  de  Stables 
(devenu  depu's  Castellamare)  et  s'y  endormit 
couché  sur  une  toile.  Mais  l'air,  saturé  de  souf- 
fre n'était  plus  respirable.  Bientôt  l'asphyxie 
remplaça  le  sommeil,  et  quand  on  voulut  le  ré- 
veiller, il  était  mort. 

Dans  le  même  temps,  Drusille  et  son  fils  ago- 
nisaient. Ils  s'étaient  réfugiés  dans  la  cave  de 
leur  maison,  et  ils  avaient  fermé  toutes  les  issues 
pour  empêcher  les  cendres  d'entrer.  Mais  la  cendre 
semblait  vivante  et  s'infiltrait  partout  coname  un 
gaz  subtil.  Elle  tombait  d'ailleurs  avec  une  telle 
abondance  qu'elle  rempHssait  les  rues  et  bloquait 
toutes  les  avenues.  Ceux  qui  voulaient  fuir  s'y 
enfonçaient  jusqu'au-dessus  des  genoux,  et  y 
tombaient  bientôt  comme  dans  une  fosse,  qui  s'ou- 
vrait sous  leur  poids,  et  qui  devenait  leur  tombeau. 

Le  niveau  de  cette  cendre  montait  comme 
une  marée,  et  toute  la  ville  était  menacée  d'enh- 
zement.  Bientôt  elle  atteignit  les  étages  supé- 
rieurs des  maisons  ;  et  les  belles  colonnades  des 
péristyles,  et  les  blanches  statues  disparaissaient 
comme  des  baigneuses  asphyxiées  sous  le  flot 
montant  de  la  cendre  exterminatrice. 

La  cave  où  Drusille  et  son  fils  se  voyaient 
enterrés  vivants  était  devenue  comme  une  four- 
naise ardente,  et  tous  deux  criaient,  pleuraient, 
blasphémaient. 


366  PAULINA 

"  C'est  donc  bien  vrai  que  tu  étais  Dieu,  O 
Nazaréen,  disait  Drusille,  mais  un  Dieu  méchant, 
et  tu  te  venges  !  Tu  l'avais  prédit  que  tu  dé- 
truirais Jérusalem  et  le  monde.  De  la  ville  des 
Hérodes,  il  ne  reste  plus  pierre  sur  pierre,  et  voici 
le  dernier  jour  du  monde.  Au  nom  d'Hérode-le- 
Grand  qui  a  voulu  et  cru  te  massacrer  dans  ton 
berceau,   sois  maudit.  .  .  " 

"  O  Paulina,  reprenait  Agrippa,  c'est  toi  qui 
étais  ma  divinité,  et  c'est  ma  digne  mère  qui  t'a 
fait  mourir  !  Avec  le  dernier  des  Hérodes  et  la 
dernière  des  Hérodiades,  il  est  juste  que  le  monde 
périsse  !  " 

Soudainement,  dans  la  nuit  sépulcrale,  le 
lourd  plafond  s'effondra,  et  quand  le  jour  se  leva, 
Pompéi  toute  entière  avait  disparu  sous  une 
montagne  de  cendre. 


PAULINA  367 

EPILOGUE 

Vexilla  régis  prodeunt 

Mon  œuvre  est  finie  ;  et  cependant  je  sens 
le  besoin  d'y  ajouter  encore  une  page  pour  célé- 
brer le  triomphe  définitif  de  la  foi. 

"  L'étendard  du  Roi  est  déployé  :  Sur  le 
"  monde  entier  brille  le  mystère  de  la  croix,  dans 
"  lequel  la  vie  a  souffert  la  mort,  et  la  mort  a 
"donné  la  vie  !"  Le  sang  des  martyrs  a  arrosé 
la  terre  et  la  victoire  appartient  aux  vaincus. 

Comme  son  divin^  Maître,  Pierre  a  gravi  son 
Calvaire,  et  il  est  mort  sur  une  croix  au  sommet 
du  Janicule. 

Comme  Jean-Baptiste,  le  premier  prédicateur 
du  Messie,  Paul,  le  grand  apôtre  des  Nations,  a 
été  décapité. 

André  a  été  crucifié,  comme  son  frère,  à  Patras^ 
dans   le   Péloponèse. 

Les  deux  Jacques  ont  versé  leur  sang  à  Jéru- 
salem. 

Thomas  est  mort  dans  les  Indes,  percé  d'im. 
coup  de  lance  comme  Jésus-Christ,  après  avoir 
fondé   de   nombreuses   égUses   chrétiemies. 

Jude  et  Simon  ont  évangéhsé  l'Eg^^Dte,  la 
Mésopotamie  et  la  Perse,  et  les  Persans  les  ont 
martyrisés  parce  qu'ils  ont  refusé  d'adorer  le  soleil. 


368  PAULINA 

Mathieu  a  été  mis  à  mort  en  Ethiopie,  au 
moment     où    il    célébrait    les    saints    mystères. 

Marc  a  arrosé  de  son  sang  les  rues  d'Alexandrie, 
après  y  avoir  détruit  l'idolâtrie. 

Philippe  a  enduré  le  supplice  de  la  croix,  après 
avoir  converti  la  Scythie  et  la  Phrygie. 

Seul  Jean  \dt  encore  et  il  a  vu  l'accomplissement 
de  la  terrible  prophétie  de  son  Maître  :  Jérusa- 
lem détruite  et  son  temple  merveilleux  réduit 
en  cendres. 

Mais  la  dernière  heure  du  disciple  bien-aimé 
approche,  sans  doute;  car  il  est  au  pouvoir  de  Domi- 
tien,  le  maître  du  monde,  qui  vient  d'être  pro- 
clamé dieu.  L'apôtre  a  reçu,  l'ordre  de  sacrifier  à 
cette  nouvelle  divinité,  et  il  a  refusé.  On  le  flagelle 
cruellement,  et  quand  il  a  subi  ce  premier  suppUce, 
on   le   plonge   dans   une  cuve  d'huile  bouillante. 

La  mort  va  donc  venir  enfin  !  Il  y  a  si  long- 
temps qu'il  l'appelle  pour  aller  rejoindre  son 
Maître  bien-aimé.  Mais  la  mort  n'est  pas  venue. 
L'huile  bouillante  a  guéri  ses  plaies  et  lui  a  paru 
un  bain  déhcieux. 

Les  bourreaux  sont  allés  raconter  le  miracle  à 
Domitien  et  lui  ont  dit  :  "La  vie  est  pour  cet 
homme  un  vrai  suppUce,  et  si  vous  le  mettez  à 
mort,  vous  comblerez  ses  vœux.  Le  vrai  châti- 
ment pour  lui  serait  de  l'envoyer  en  exil  dans 
une  des  îles  solitaires  de  votre  empire.  " 

L'empereur  s'est  laissé  convaincre,  et  le  disci- 


PAULINA  369 

pie  que  Jésus  aimait  a  été  exilé  dans  la  petite 
île  de  Pathmos. 

Mais  ô  bonheur  !  c'est  là  que,  sans  mourir, 
il  a  revu  son  Maître  ressuscité,  vivant  dans  la 
gloire  éternelle. 

Vision  mer\'eilleuse  dans  laquelle  le  Fils  de 
l'Homme  lui  a  di^  :  "  Je  suis  Celui  qui  vis.  J'ai 
été  mort  mais  je  suis  vivant  dans  les  siècles  des 
siècles  !  " 

C'est  là  que  l'apôtre  a  écrit  le  livre  miraculeux 
de  l'Apocalypse,  qui  est  le  couronnement  du  Livre 
des  Livres. 

L'Esprit-Saint,  par  la  main  de  Moïse,  en  avait 
écrit  la  première  page  :  "  Au  commencement. 
Dieu  créa  le  ciel  et  la  terre.  " 

Le  même  auteur  divin  en  a  inspiré  la  suite,  et 
par  la  main  de  saint  Jean  il  en  a  signé  les  dernières 
pages  de  son  nom  mystérieux  :  "Je  suis  l'Al- 
pha et  rOmega,  le  premier  et  le  dernier,  le  com- 
mencement et  la  fin  " 

C'est  maintenant  que  tout  est  vraiment  con- 
sommé ! 

Non  seulement  le  Livre  des  Livres  est  clos, 
mais  l'autorité  qui  devra  le  conserver  et  l'inter- 
préter est  créée. 

Avant  de  mourir,  Jésus  avait  dit  deux  choses 
qui  semblaient  contradictoires  :  ''Je  m'en  vais 
à  mon  Père,  mais  je  serai  avec  vous  jusqu'à  la 
consommation  des  siècles  !  " 

25 


370  PAULINA 

Pour  vivre  à  la  fois  au  ciel  et  sur  la  terre,  il 
fallait  que  Jésus-Christ,  sans  quitter  le  ciel,  vécut 
en  même  temps  au  milieu  des  hommes  dans  un 
continuateur  vivant  et  que  ce  continuateur  ne 
fût  sujet  ni  à  l'erreur  ni  à  la  mort. 

Ce    grand    miracle    est    maintenant    accompli. 

Le  continuateur  vivant,  infaillible  et  immortel, 
c'est  l'Eglise,  que  Jésus-Christ  a  fondée  en  disant 
au  Chef  des  apôtres  :  ''  Tu  es  Pierre,  et  sur 
cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise,  et  les  portes 
de  l'enfer  ne  prévaudront  jamais  contre  Elle  !  " 

Malgré  les  hérésies  et  les  persécutions,  au  mil- 
lieu  des  institutions  humaines  qui  tombent  en 
ruine,  et  des  nations  qui  meurent,  elle  seule  sub- 
sistera jusqu'à  la  fin  des  temps.* 

Seule,  elle  sera  la  grande  école  infaillible,  héri- 
tière des  promesses  de  Jésus-Christ,  qui  enseignera 
la  vérité  aux  hommes  pendant  les  siècles  futurs. 


NOTES    HISTORIQUES 


I.  Saul  au  désert  (page  10). 

Les  opinions  sont  partagées  sur  la  question  de  savoir 
dans  quel  désert  Saul  a  passé  trois  ans,  après  sa  conversion. 

L'abbé  Fouard,  et  Mgr  le  Camus  inclinent  à  croire  que 
ce  fut  au  désert  arabique  du  Sinaï  et  de  l'Horeb.  C'est 
l'opinion  qui  m'a  paru  la  plus  probable. 


n.  Onkelos  (page  21). 

Un  des  personnages  historiques  du  Centurion.  Il  faisait 
partie  de  la  Chambre  des  Scribes.  Docteur  en  Israël,  il  est 
l'auteur  d'un  commentaire  du  Pentateuque  en  langue  chal- 
dcïque.    Ce  que  j'en  raconte  appartient  à  la  fiction. 


m.  La  famille  de  saint  Paul  (page  45). 

Parmi  les  salutations  qui  terminent  l'Epitre  aux  Romains 
se  trouve  celle-ci  :  Saluez  Rufus,  distingué  dans  le  Seigneur, 
et  sa  mère,  qui  est  aussi  la  viienne. 

Les  commentateurs  expliquent  généralement  ce  passage 
en  disant  que  la  pensée  de  Paul  a  dû  être  celle-ci  :  qu'il 
regardait  la  mère  de  Rufus  comme  la  sienne. 

Mais  Russell  Forbes,  qui  est  un  archéologue  et  un  histo- 
rien distingué  fait  à  ce  sujet  diverses  conjectures.    Il  veut 


372  NOTES    HISTORIQUES 

croire  que  Rufus  est  Rufus  Pudens,  qu'il  est  le  demi-frère 
de  Paul,  et  que  sa  mère  est  vraiment  ceUe  de  l'Apôtre.  Il 
en  déduit  cette  conclusion  que  la  mère  de  Paul  devenue 
veuve  aurait  épousé  le  sénateur  Pudens  ;  qu'elle  apparte- 
nait elle-même  à  la  gens  Emilia,  dont  Sérgius  Paulus  était 
devenu  le  chef,  et  que  ce  dernier,  converti  par  Saul,  avait 
voulu  lui-même  que  l'apôtre  prît  le  mon  de  Paul. 

Mais  il  n'y  a  aucune  preuve  de  tout  cela.  Forbes  commet 
d'ailleurs  d'autres  erreurs  de  ce  genre. 

rv.  Sergius  Paulus  (page  67). 

C'est  un  des  premiers  païens  convertis  par  saint  Paul. 
Il  était  proconsul  dans  l'île  de  Chypre. 

Le  Martyrologe  romain  raconte  qu'il  fut  ordonné  évêque 
de  Narbonne  en  Gaule,  et  que  saint  Paul  l'y  laissa  en  se  ren- 
dant en  Espagne. 

Tout  ce  qui  concerne  Chr>'séis  et  Paulina  est  de  la  fiction. 

V.  Les  Agrippa  (page  105). 

L'historien  Josèphe  raconte  dans  ses  ouvrages  les  princi- 
paux événements  de  leur  vie,  et  leurs  crimes  sans  nombre 
depuis  leur  grand  aïeul,  Hérode  le  Grand,  jusqu'à  Drusille 
et  son  fils. 

C'est  un  fait  historique  que  ces  derniers  ont  péri  dans  la 
ruine  de  Pompéi. 

VI.  Saint  Denys  (page  147). 

L'histoire  de  saint  Denys  est  authentique. 

Il  fut  le  premier  évêque  d'Athènes  ;    et  sur  le  portail  de 


NOTES  HISTORIQUES  373 

la  cathédrale  actuelle  de  cette  ville,  j'ai  lu  moi-même  le  nom 
de  Dionysos  son  patron,  inscrit  en  grandes  lettres  d'or.  Mais 
il  ne  fut  pas  seul  converti  par  saint  Paul  à  l'Aréopage.  Un 
autre  Saint,  que  Denys  appelle  son  maître,  et  qu'il  proclame 
un  génie  transcendant,  ouvrit  en  même  temps  les  yeux  à 
la  lumière  de  la  foi  chrétienne.  C'est  Hiérothée,  dont  les 
œuvres  admirables  sont  malheureusement  perdues. 

Plus  tard,  saint  Denys  fut  envoyé  en  Gaule,  par  le  pape 
saint  Clément  pour  évangéliser  Lutèce  (Paris)  et  il  y  fut 
martyrisé  avec  ses  compagnons  sur  la  colline  de  Montmartre,^ 
mons  martyrum. 

Vn.  L'Oracle  de  Delphes  (page  203). 

Ce  fut  l'oracle  le  plus  célèbre  de  l'antiquité,  et  c'est  à 
cause  de  lui  que  les  peuples  païens  ont  cru  pendant  des  siè- 
cles à  la  divinité  d'Apollon.  Au  temps  de  leur  glorieuse 
histoire  les  Grecs,  avaient  fait  de  Delphes  une  ville  de  temples. 
Une  série  de  tremblements  de  terre  a  détruit  ses  admirables 
monuments,  vers  le  temps  de  Jésus-Christ.  Néron  y  vint 
au  temps  de  saint  Paul,  et  en  rapporta  500  statues.  Pline 
y  était  allé  avant  lui  et  en  avait  compté  3000.  Aujourd'hui 
ses  ruines  sont,  avec  celles  d'Athènes,  les  plus  intéressantes 
de  la  Grèce. 

Vin.  La  demie  captivité  de  Paul  à  Rome 
(pages  263  et  265). 

La  loi  romaine  ne  permettait  pas  d'emprisonner  un  citoyen 
romain,  sans  un  procès  préalable  et  une  condamnation. 
C'est  pourquoi  Paul  fut  laissé  pendant  deux  ans  à  la  garde 
d'un  soldat  prétorien. 

Lorsque  Gallion,  le  frère  de  Sénèque,  que  Paul  avait  connu 
à  Corinthe,  fut  dénoncé  comme  proconsul,  il  dut  venir  à 


374  NOTES    HISTORIQUES 

Rome  pour  se  justifier,  et  il  fut  soumis  au  même  régime  que 
Paul,   en  attendant  son  procès. 

(Voir  Tacite,  Annales  vi,  3). 

Mais  lorsque  Paul  et  Pierre  furent  emprisonnés  dans  la 
prison  Mamertine  en  l'an  66,  c'était  sans  doute  après  con- 
■danmation  fondée  sur  le  nouveau  décret  de  l'empereur  qui 
punissait  de  mort  le  seul  fait  d'être  chrétien. 

EX.  Conjectures  et  vraisemblances  (page  286). 

Le  chapitre  xxxvii  de  "  Paulina  ''  contient  divers  détails 
des  œuvres  et  des  prédications  de  saint  Paul  qu'il  ne  faut 
pas  considérer  comme  historiques.  Mais  ils  ne  sont  pas  en 
désaccord  avec  l'histoire,  et  nous  les  croyons  très  vraisem- 
blables. Les  Actes  des  Apôtres  n'embrassent  pas  cette  période 
de  la  vie  de  saint  Paul,  et  si  samt  Luc  en  a  écrit  l'histoire  elle 
est  malheureusement  perdue. 

Dans  ce  Uvre,  qui  est  un  roman,  je  me  suis  conformé  à 
l'histoire  dans  le  récit  de  tous  les  événements  qui  sont  histo- 
riques, et  quant  à  ceux  qui  sont  du  domaine  de  la  fiction, 
je  ne  crois  pas  être  sorti  du  champ  des  vraisemblances  et  des 
probabiUtés. 

X.  La  mission  d'Espagne  (page  304). 

Il  n'est  pas  douteux  que  saint  Paul  poursuivit  ses  missions 
jusqu'en  Espagne,  en  passant  par  la  Gaule,  et  qu'il  séjourna 
quelque  temps  dans  la  ville  d'Arles,  en  Provence.  Un  voya- 
geur du  xvii®  siècle  raconte  qu'on  lui  a  montré  un  faubourg 
<ie  cette  ville  qui  portait  le  nom  de  Paul,  et  une  petite  maison 
où  l'apôtre  avait  logé. 

Saint  Trophime,  qui,  avec  saint  Luc,  accompagna  l'Apôtre 
•des  nations  de  Césarée  à  Rome,  et  qui  fit  naufrage  avec  lui 
près  de  Mélita  (Malte,)  le  sui\'it  aussi  plus  tard  en  Gaule 
et  devint  le  premier  évêque  d'Arles. 


NOTES   HISTORIQUES  375 

La  première  église  qui  y  fut  bâtie  était  sous  le  vocable  de 
Saint-Ktienne,  à  la  suggestion  de  saint  Paul  peut-être.  La 
cathédrale  actuelle  est  sous  le  vocable  de  Saint-Trophime, 
et  l'on  y  admire  un  très  beau  tableau  représentant  la  lapi- 
dation de  saint  Etienne. 

XI.  Pomponia  Graecina  (page  304). 

Pom{X)nia  Graecina  était,  selon  Tacite,  une  princesse 
anglaise  que  le  général  Plautius  aurait  épousée  pendant  son 
expédition  en  Angleterre,  qu'on  nommait  alors  la  Bretagne. 
A  son  retour,  Plautius  aurait  obtenu  les  honneurs  du  triomphe, 
et  plus  tard,  sous  Néron,  Pomponia  fut  accusée  d'appartenir 
à  une  superstition  étrangère,  que  Tacite  ne  désigne  pas  au- 
trement, mais  qui  était  évidemment  la  religion  chrétienne. 
Vu  la  haute  position  de  Plautius,  la  cause  lui  fut  référée 
conformément  à  une  ancienne  coutume  de  Rome.  Il  assembla 
ses  parents,  et  comme  devant  un  conseil  de  famille,  il  fît 
une  enquête  sur  la  conduite  de  sa  femme,  et  elle  fut  jugée 
innocente  parce  qu'on  ne  trouva  aucun  mal  dans  ses  œuvres 
de  piété  et  de  charité  chrétiennes. 

Elle  vécut  jusqu'à  un  âge  très  avancé,  loin  du  monde,  ne 
fréquentant  que  les  chrétiens,  les  assistant,  et  s'occupant 
surtout  d'enterrer  les  corps  des  martyrs  dans  le  cimetière 
de  sa  famille.    Les  chrétiens  l'appelaient  Lucine. 

Xn.  La  mort  de  Pilatus  (page  345). 

Il  est  historique  que  Pilatus  fut  banni  à  perpétuité  dans  les 
Gaules,  à  Vienne.  Mais  quelle  fut  sa  fin  ?  L'histoire  n'en 
dit  rien.  Plusieurs  croient  qu'il  s'est  suicidé,  en  se  noyant 
dans  le  Rhône.    Mais  rien  n'est  moins  certain. 

Ce  qui  est  moins  douteux,  c'est  que  Pilatus  fit  une  rela- 
tion à  Tibère  sur  la  vie  et  la  mort  de  Jésus  de  Nazareth,  et 


376  NOTES    HISTORIQUES 

que  l'empereur,  sur  ce  rapport  du  Gouverneur  de  la  Judée, 
proposa  au  Sénat  de  placer  Jésus  au  rang  des  dieux.  Le 
Sénat  rejeta  la  proposition. 

Saint  Justin,  martyr,  Tertullien,  saint  Epiphane,  Eusèbe, 
Orose,  et  d'autres,  parlent  de  ce  rapport  de  Pilatus  comme 
d'un  fait  connu  ;  et  Tertullien  croit  que  Pilatus  était  chré- 
tien dans  sa  conscience  lorsqu'il  fit  ce  rapport. 

Il  y  a  Ueu  de  croire,  de  plus,  que  la  femme  de  Pilatus,  crut 
en  Jésus-Christ,  et  pria  beaucoup  pour  la  conversion  de  son 
mari.  S'il  faut  en  croire  Cornélius  à  Lapide,  Claudia  Pro- 
cula,  ou  Procla,  femme  de  Pilate,  aurait  été  placée  au  nombre 
des  Saints  par  l'Eglise  orientale. 

C'est  à  raison  de  tout  cela  que  j'ai  imaginé  le  genre  de  mort 
raconté  dans   "  Paulina  ". 

Xni.  Le  Centurion  du  Calvaire  (page  345). 

Ceux  qui  ont  lu  mon  roman  des  temps  messianiques,  le 
Centurion,  se  rappellent  que  je  le  nommais  Caïus  Oppius,  d'a- 
près la  tradition,  et  j'ai  imaginé  qu'il  avait  épousé  Camilla,. 
sœur  de  Claudia  Procla,  femme  de  Pilate. 

Dans  Paulina,  j'ai  eu  l'idée  d'y  représenter  le  même  per- 
sonnage devenu  le  général  Oppius,  âgé  de  60  ans,  commandant 
une  partie  des  troupes  de  Titus  au  siège  de  Jérusalem  ;  et- 
j'ai  imaginé  de  plus  qu'il  y  était  accompagné  par  ses  deux 
fils,   dont  j'ignorais  d'ailleurs  l'existence. 

Or,  chose  assez  curieuse,  j'ai  découvert  depuis,  en  feuille- 
tant les  Biographies  Evangéliques  de  Mgr  Gaume,  que  ces 
deux  fils  du  Centurion  ont  existé  ;  que  l'aîné  portait  le  nom 
de  son  père,  Caïus,  et  que  le  cadet  se  nommait  Démétrius. 

Saint  Jean  appelait  Caïus  son  bien-aimé  ;  c'est  à  lui  qu'il 
adresse  sa  troisième  Epitre,  et  il  y  fait  l'éloge  de  Démétrius. 

Dans  son  récit,  Mgr  Gaume  s'appuie  sur  la  tradition  espa- 
gnole, et  il  cite  deux  auteurs  —  Lucius  Dexter  et  le  savant 
Hélécas,  archevêque  de  Sarra gosse. 


NOTES   HISTORIQUES  377 

XIV.  Bérénice  et  Titus  (page  359). 

Leurs  amours  appartiennent  à  l'iiistoire,  et  quand  Titus 
vainqueur  revint  de  J6ru.salem  à  Rome  il  l'emmena  avec  lui, 
et  l'installa  dans  son  palais  du  Palatin. 

Il  promit  même  de  l'épouser.  Mais,  devenu  empereur,  il 
comprit  que  ce  mariage  était  impossible,  et  il  eut  le  courage 
de  rompre  et  de  la  renvoyer  de  Rome.  Suétone  dit  qu'il  la 
renvoya  invitus  invitavi,  c'est-à-dire  malgré  lui  et  malgré 
elle. 

Corneille  et  Racine  firent  chacun  une  tragédie  sur  ce  sujet. 
Celle  de  Racine  fut  un  succès,  mais  celle  de  Corneille  tomba. 
Au  dénoûment  de  la  première,  Titus  dit  à  Bérénice  : 
'  En  quelque  extrémité  que  vous  m'ayez  réduit  ; 
Ma  gloire  inexorable  à  toute  heure  me  .suit  ; 
Sans  cesse  elle  présente  à  mon  âme  étonnée 
L'empire  incompatible  avec  votre  hyménée." 

Et  Béréni(!e  lui  répond  : 

Adieu,  seigneur,  régnez  :    Je  ne  vous  verrai  plus." 

Bérénice  mourut  misérablement  en  l'an  73,  à  l'âge  de  45 
ans. 

XV.  La  diffusion  du  christianisme  et  le  miracle  de  son 
établissement,  (page  367). 

La  rapidité  et  l'étendue  extraordinaires  de  cette  diffusion 
sont  attestées  : 

■  1°  Par  Tacite  qui  affirme  qu'au  temps  de  Néron  il  y  avait 
à  Rome  une  immense  multitude,  ingens  multitudo,  de  chré- 
tiens. 

2°  Par  saint  Paul  qui  déclare  : 

a)  dans  l'Epitre  aux  Romains  ii,  18,  "  que  la  foi  a  été 
prêchée  dans  le  monde  entier.  " 


378  NOTES  HISTORIQUES 

6)  Dans  l'Epître  aux  Colossiens  ii,  23,  "  Que  l'Evangile 
a  été  prêchée  à  toute  créature  qui  est  sous  le  ciel.  " 

3°  Par  Eusèbe:DémonstrationEvangéliqueliv.iii,pp. 113,114. 

Il  y  a  des  historiens  qui  s'efforcent  d'expliquer  naturellement 
l'établissement  du  christianisme.  Mais  tous  ceux  qui  étu- 
dient cette  histoire  de  bonne  foi  ne  peuvent  s'empêcher  d'y 
voir  l'intervention  du  surnaturel. 

Qu'il  y  ait  eu  alors  un  certain  nombre  d'esprits  d'élite 
qui  sentaient  le  besoin  d'une  religion  nouvelle,  c'est  possible. 
Mais  ce  besoin  n'aurait  pu  que  donner  naissance  à  un  grand 
nombre  de  religions  différentes.  Car  il  est  dans  la  nature 
humaine  que  les  meilleurs  esprits  ne  s'entendent  jamais 
complètement,  et  qu'ils  diffèrent  d'opinion  en  toutes  choses. 
Voyez  par  exemple  ce  qui  arrive  chez  les  peuples  chrétiens 
qui  se  sont  séparés  de  l'Eglise  catholique. 

Pour  maintenir  l'unité  il  faut  une  autorité  unique  et  in- 
faillible, or,  la  constitution  et  le  maintien  d'une  pareille  au- 
torité sont   humainement  impossibles. 

C'est  pourquoi  elle  n'existe  que  dans  l'Eglise  catholique 
qui  a  reçu  pour  cela  une  assistance  surnaturelle. 

Dira-t-on  que  la  vérité  chrétienne  a  triomphé  par  sa  seule 
force  ?  Mais  alors  pourquoi  y  a-t-il  aujourd'hui  encore  tant 
d'esprits  éminents  qui  la  rejettent  ? 

Et  quels  moyens  d'influence  possédaient  les  premiers  mis- 
sionnaires de  l'Evangile  ?  La  puissance  ?  L'argent  ?  Les 
armes  ?  Le  monde  ?  Les  lois  et  les  tribunaux  ?  Non,  tout 
cela  leur  manquait  —  Que  dis-je  ?  Tout  cela  était  contre  eux. 

Et  cependant,  ni  les  empereurs,  ni  les  rois,  ni  les  chefs 
militaires  et  leurs  armées,  ni  les  hommes  d'Etat,  ni  les  par- 
lements, ni  les  savants,  ni  les  philosophes,  ni  les  hommes  de 
lettres  n'ont  pu  empêcher  la  diffusion  de  la  foi  chrétienne  ni 
ébranler  la  stabilité  de  ses  institutions.  Quelles  forces  avait- 
elle  à  son  service  ?  —  Nulle  autre  que  le  sacrifice  et  la  prière. 
Est-ce  humain  ou  est-ce  divin  ? 


NOTES    HISTORIQUES  379 

Les  obstacles  étuicnt  invincibles,  d'uprès  les  vues  humaines  ; 
les  ennemis  étaient  innombrables  à  l'extérieur  et  à  l'inté- 
rieur ;  les  impies,  les  hérétiques,  les  schismatiques  coalisés 
ensemble,  les  puissances  du  monde  et  celles  de  l'enfer  réunies 
dans  une  lutte  perpétuelle  contre  l'Eglise  et  son  Christ,  voilà 
quelles  ont  été  les  forces  hostiles  qui  ont  été  vaincues. 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  monde  a  dit  aux  hommes  :  venez 
à  moi,  et  je  vous  donnerai  les  biens  de  la  terre,  les  plaisirs 
de  la  chair,  et  la  satisfaction  de  vos  passions. —  Le  christia- 
nisme leur  a  dit  :  je  vous  promets  le  bonheur  après  la  mort, 
mais  pendant  la  vie  je  vous  prescris  la  mortification  des  sens, 
le  détachement  des  richesses,  la  pénitence  et  les  sacrifices. 
Et  le  christianisme  a  vaincu  le  monde  ! 

C'est  le  plus  grand  des  miracles  !  !  ! 


TABLE   DES  MATIÈRES 


Avant  PROPOS v VII 

I  —  Au  pied  des  monts  sacrés 1 

II  —  Saul  au  désert 10 

III  —  Une  visite  inattendue 21 

IV  —  Le  retour  à  Damas 31 

V  —  Saul  et  Pierre 36 

VI  —  Tarse  et  Antioche 44 

VII  —  Les  nouveaux  dieux 51 

VIII  —  Paul  et  Barnabe  dans  l'île  de  Chypre 62 

IX  —  Saul  et  Sergius  Paulus 67 

X  —  Chez  les  Galates 72 

XI  —  Persécutions  et  miracles 84 

XII  —  En  Macédoine 94 

XIII  —  Le  dernier  des  Hérodes 105 

XIV  —  Au  temple 112 

XV  —  La  question  religieuse 121 

XVI  —  En  Galilée 128 

XVII  —  Drusille  et  son  fils 131 

XVIII  —  Sur  la  mer  Egée 141 

XIX  —  L'arrivée  à  Athènes 148 

XX  —  Denys  l'Aréopagite 156 

XXI  —  Devant  l'Aréopage 161 

XXII  —  Paul  àCorinthe 165 

XXIII  —  Saint  Paul,  prédicateur 173 

XXIV  —  Première  épître  aux  Corinthiens 179 

XXV  —  Deuxième  épître  aux  Corinthiens 188 

XXVI  —  O  Galates  insensés  ! 197 

XXVII  —  L'oracle  de  Delphes 203 


382      '  TABLE    DES  MATIÈRES 

XXVIII  —  A  Ephèse 216 

XXIX  —  La  passion  de  Paul  à  Jérusalem 224 

XXX  —  Paul  et  Félix  en  présence 229 

XXI  —  Agrippa  à  Paulina 241 

XXXII  —  Devant  Festus  et  le  roi  Agrippa 246 

XXXIII  —  Mirabiles    elationes    maris!  Mirabilis    in 

altis  Dominus  ! 250 

XXXIV  —  De  Melita  à  Rome  256 

XXXV  —  Civis  romanus  siim 265 

XXVI  -i-  Le  procès  de  Paul 273 

XXXVII  —  Instaurare  omnia  in  Christo 286 

XXXVIII  —  Saint  Paul  et  la  femme 291 

XXXIX  —  L'esclavage  et  la  "  lettre  à  Philémon  " .  .  .  .  297 

XL  —  Les  missions  d'Occident 304 

XLI  —  Agrippa  et  Paulina 309 

XLII  —  Au  temple  de  Vesta 315 

XLIII  —  Dernières  courses  en  Orient 319 

XLIV  —  En  ce  temps-là 326 

XLV  —  La  captivité  et  la  mort  de  saint  Paul 336 

XLVI  —  Le  martyre  de  Paulina 341 

XLVII  —  La  fin  des  déicides  —  Pilatus  et  Jérusalem .  345 

XLVIII  —  La  fin  des  Hérodes 358 

XLIX  —  Epilogue  —  Vexilla  régis  prodeunt 367 

L  —  Notes  historiques 371 


0 


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PS  Routhier,  (Sir)  Adolphe 

9/^85  Basile 

088P3  Paulina     4.   éd. 

1918 


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