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University of Ottawa
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PAULINA
ROMAN DES TEMPS APOSTOLIQUES
NIHIL OBSTAT
IMPRIMATUR
Die 2a Martii 1918
L. LiNDSAY, CAN.
Censor delegatus
L.-N. Caed. Begin,
Arch. de Québec
:;^
LIBRARY
718835
UMIVERSITY OF TORONTO
Enregistré conformément à l'Acte du Parlement du Canada,
concernant la propriété littéraire, l'an mil neuf cent dix-huit,
par l'honorable juge A.-B. Routhier, au ministère de l'Agri-
culture et des Statistiques, Ottawa.
QUELQUES LETTRES
I
Lettre de Mgr Paquet.
Séminaire de Québec,
25 mars 1918.
UHonœable Sir Adolphe B. Routhier L. D. et H. L.
D. U. L., Juge de la Cour d'Amirauté, ancien juge de
la Cour Supérieure à Québec.
Monteur le juge.
Vous m'avez fait Vhonneur de m'adresser en hommage
un exemplaire de votre dernier livre : Paulina, roman des
temps apostoliques.
Un roman : — il me faut bien vous avouer ma par-
faite inaptitude, à apprécier, au point de vue de Vart,
ces œuvres de fiction dont la structure varie avec le thème
et le but, et où les secrets de composition et les procédés
d'imagination échappent à mon humble compétence.
Mais il y a des romans qui visent plus haut que les
effets de style, et l'amusement de l'esprit ou l'émoi de^
cœurs blasés.
En écrivant Paulina, l'auteur de cet autre livre
si justement loué De l'homme à Dieu, a voulu offrir
au public de l'apologétique en action. Et c'est ce dont
j'ai le plaisir de le féliciter.
En vous lisant, Monsieur le Juge, nous assistons à
1
X QUELQUES LETTRES
la naissance merveilleuse de l'Eglise. Nous voyons le
christianisme dans la personne du grand apôtre Paul
de Tarse, aux prises, avec le judaïsme et le paganisme
coalisés. Vous faites revivre sous nos yeux cette lutte
décisive de la droiture contre le préjugé, de la vertu contre
la passion, de la vérité contre l'erreur, du Dieu de Naza-
reth contre les dieux de l'Olympe. La figure de saint Paul
nous apparaît dans une série de tableaux où se peint
toute la force divine, toute l'héroïque grandeur de ce fai-
seur de tentes. L'Apôtre prêche, souffre et meurt ; mais
dans son sang, et dans celui d'intrépides martyrs que
sa parole et son exemple ont conquis à Dieu, la religion
chrétienne puise une incomparable fécondité.
Voilà ce que nous montre en un style si élégant Pau-
lina, et j'en conclus que l'auteur, fidèle aux plus nobles
traditions de sa plume, a bien mérité, cette fois encore,,
des Lettres Chrétiennes.
Veuillez agréer, cher Monsieur, avec mes félicitations^
l'hommage de mes sentiments respectueusement dévoués.
Louis-Ad. Paquet.
II
Lettre de L'Abbé Sylvio Corbeil.
Principal de l'Ecole Normale de Hull.
Hull, P. Q. 2 avril 1918.
A Sir A. B. Routhier
Rue d'Auteuil, Québec.
Au sortir de la lecture de votre " roman des temps
apostoliques " je viens vous dire mon contentement.
Au cours de ma vie, j'ai lu infiniment^ d'ouvrages
littéraires. L'épopée, plus que tout autre genre, m'a
donné d'exquises jouissances ; et c'est une vraie jouis-
sance d'art que je viens de goûter en lisant Paulina.
A mon avis, c'est un poème épique que vous publiez :
Le héros et l'œuvre que vous chantez dans votre prose har-
monieuse, je veux dire saint Paul et l'établissement du
Royaume de Dieu parmi les Gentils, sont un sujet plus
grandiose que ceux de T Enéide et de riliade.
Homère et Virgile ont dû enchérir même sur les légendes
nationales pour donner à leurs héros et à leurs actions
des proportions surhumaines. Mais vous, vous avez
raconté, avec la probité de l'histoire, des personnages et des
événements dont la juste grandeur a suffi à votre muse, ou
plutôt à votre génie, que l'enthousiasme sacré exalte, pour
porter votre âme et la nôtre plus haut que la région du
sublime en littérature, je veux dire jusque dans les hau-
teurs du merveilleux chrétien.
XII QUELQUES LETTRES
Toutefois, dans ce poème de Paulina vous avez
mêlé à l'histoire assez de fiction pour qu'on puisse le
ranger parmi les romans. Ce double domaine de l'histoire
et de la fiction vous a permis d'y buriner des personnages
représentatifs de l'humanité en face de ceux de l'Evangile ;
et votre imagination très riche, créatrice de grâce et de
beauté, a su y faire évoluer les péripéties d'un drame sai-
sissant, tour à tour humain et divin.
Tout le long du volume, j'ai savouré le charme des
couleurs locales, qui font voir les choses et les âmes
antiques dans leur éclat propre, et j'ai admiré en même
temps les aspects psychologiques de ces âmes qui ont évolué
autour de saint Paul et qui fuirent rebelles ou dociles à
son apostolat.
La couleur locale s'étend également aux éléments
pittoresques du poème, et fait ressortir la vérité des des-
criptions.
Comme Lamartine et Chateaubriand vous avez visité
les lieux décrits dans Paulina et dans le Centu-
rion, et vous en avez esquissé les dessi7is de particulière
beauté avec un grand bonheur d'observation.
Enfin, vous avez su, mieux que les auteurs de Ben-
Hur et de Quo-Vadis, faire briller sur tout ce qu'il
y a d'humain et de terrestre dans vos romans des reflets
de la splendeur de Dieu.
Cet autre élément de couleur et de vérité est indispen-
sable dans un poème qui célèbre V établisseinent du Roy-
aume de Dieu,, et saint Paul, l'homme du troisième ciel.
Et voilà ce qui fait la bemdé de vos deux romans :
Dans le Centurion je vois le Dieu de la Rédemption
descendant parmi nous, et se reflétant dans les âmes
QUELQUES LETTRES XIII
dressées vers lui ; et, dans Paulina, c^est l'humanité
rachetée qui monte vers son Père céleste, avec dans l'esprit,
des splendeurs de foi qui illuminent les mystères, et dans
le cœur, des ferveurs de charité qui précipitent aux hé-
roïsmes du martyre.
De pareils sujets sont un péril pour l'écrivain, mais
ils le grandissent quand il peut les porter, comme on porte
des flambeaux, et les placer sur le piédestal qui leur con-
vient. Les deux romans poèmes se complètent l'un l'autre,
et forment un tout harmonieux, je pourrais dire un même
ouvrage en deux volumes.
La même lumière jaillit du même sujet qui est divin,
et donne aux deux œuvres les reflets que l'art exige.
Il m'est souvent arrivé dans les beaux soii's d'été, au
bord d'un lac tranquille, de contempler le ciel constellé,
tantôt en levant les yeux vers l'azur pers du firmament,
tantôt en les abaissant vers le miroir des eaux limpides,
et ces deux tableaux me paraissaient d'égale magnificence.
C'est une double beauté du même genre que j'admire
dans les rayons qui jaillissent du sujet, et dans les reflets
qui se dégagent de votre œuvre.
J'applaudis donc avec bonheur au nouveau succès
de votre plume, et j'espère que vos lecteurs éprouveront
à vous lire les satisfactions de l'esprit et les saines émotions
que j'ai éprouvées moi-même.
Sylvio Corbeil, Ptre.
:XIV QUELQUES LETTRES
m
Lettre de Mr. A. D. DeCelles.
à l'Editeur de la Presse.
Mon cher ami,
Vous me demandez mon avis siir le roman Paulina,
■que Sir A. B. Routhier a publié dans la Nouvelle
France et qui vient de paraître en volume. Votre culture
littéraire m'est assez connue pour vous assurer que mon
appréciation de ce magnifique travail doit concorder avec
la vôtre. Je me suis délecté à le lire au fur et à mesure
de sa publication, et c'était toujours avec un désir plus
vif que j'en attendais la suite.
Ce n'est pas d'hier que les œuvres du Juge Routhier
ont attiré mon admiration. En remontant la suite des
années, je le trouve à ses débuts tenant tête à nos meilleurs
écrivains de 1870 et de 1871, qui du camp opposé au
sien, ne le ménageaient guère. C'étaient des hommes coinme
Fréchette, Buies et Dessaides qui le guettaient pour le
trouver en faute. Que lui reprochaient-ils 1 Tout sim-
plement de trop imiter Louis Veuillot, au point de vue
des idées et du style. Après avoir croisé le fer avec ces
rudes polémistes, il dut en 1872, répondre à certains écri-
vains anonymes qui le prirent à parti lui et ses amis.
Mal leur en prit, car " Jean-Piquefort " pseudonyme alors
de M. Routhier, leur renvoya la balle avec une verve iro-
nique, un esprit mordant plein de malice, qui mirent les
rieurs de son côté.
QUELQUES LETTRES XV
Ses critiques ri'eurent pas lieu de se féliciter d'avoir
■provoqué Routhier à cette bataille littéraire.
Depuis, Vauteur de Paulina, faute de combattants à
pourfendre, se renferma dans une attitude de guerrier
retiré des affaires ; mais il a publié plusieurs volumes
dHmpressions de voyages et de discours.
V impression que V étude du dernier ouvrage du Juge
Routhier m'a laissée, c'est qu'à mesure qu'il avance en
âge son style rajeunit, avec plus d'ampleur, et plus de
coloris qu'autrefois. Le sujet qu'il traite, — la carrière
de saint Paul — de toute évidence, le passionne et commu-
nique à sa narration une chaleur qui va jusqu'à l'enthou-
siasme. Aussi n'est-il en dehors de la vie incomparable
du Christ aucune existence plus susceptible de soulever
l'émotion que celle de l'apôtre des Gentils f Depuis le
jour, où sur la route de Damas, un coup parti du ciel
lui ouvrait les yeux à la vérité, au moment où il songeait
à continu£r la persécution des Chrétiens, — sa tâche
jusque là — quelle suite d'événements merveilleux !
Enveloppé de la grâce et de la lumière d'en-haut, il
parcouH maintes régions, arrachant à l'erreur, pour les
ranger sous l'étendard du Christ, des milliers de païens
convertis par sa prédication.
Au court de son récit, V auteur 7ious conduit à la suite de
Paul à travers l'Asie Mineure, la Macédoine, la Grèce, à
Athènes où il parle devant l'Aréopage, à Corinthe, à
Ephèse, à Rome, établissant partout des Eglises Chré-
tiennes.
En présence des merveilles que ne cesse d'accomplir
Paul, armé du bouclier de la foi et du glaive de la parole,
l'écrivain sent son admiratioii grandir, s'il est possible,
XVI QUELQUES LETTRES
au point que son style prend parfois le ton de l'épopée.
Certains critiques préféreraient un récit plus swiple.
Ce n'est pas notre 7nanière de voir. Les plus belles choses
ne méritent-elles pas d'être Us mieux dites pour être plus
édifiantes ? "La lecture des Epîtres de saint Paul, dit
un de ses admirateurs, me jette de plus en plus dans le
ravissement de la vérité. C'est un océan dont Dieu est
partout le rivage ! "
En l'an 67 de notre ère, Néron interrompt la course
miraculeuse de Paul, il le fait décapiter le jour même
où Pierre, le chef des Apôtres, est mis en croix. Portées
sur les ailes de la foi, leurs âmes allèrent recevoir la cou-
ronne des martyrs.
Parallèlement à l'histoire de saint Paul, se développe
dans le livre de Sir Adolphe, un épisode romanesque
aboutissant à un dénouement tragique. L'imagination
de V auteur fait rencontrer le jeune Agrippa, fils de Félix,
prince qui aspire au royaume de Judée, et Paulina, fille
de Sergius Paulus, proconsul de Chypre, converti à la
foi catholique pendant que sa femme et sa fille sont encore
plongées dans les ténèbres de l'erreur. Ils se rencontrent
sous les superbes portiques du temple de Salomon à Jéru-
salem qui, sous la plume de Sir Adolphe revêtent les splen-
deurs qui faisaient l'admiration du inonde antique.
Inutile d'ajouter que la jeune fille, au cœur prompt
à s'attendrir, ne tarde pas à correspondre à la flamme
d' Agrippa.
Le coup de foudre de l'amour n'a pas été inventé de
nos jours. Mais un obstacle surgit entre leur affection
et sa conclusion naturelle. Paulina touchée par la grâce
renonce aux faux dieux pour s'agenouiller devant le vrai
QUELQUES LETTRES XVII
Dieu. Agrippa l'aurait peut-être suivie dans la voie du
salut sans l'intervention de sa mère implacable qui le
supplie d'oublier Failli na, car son amour pour cette chré-
tienne l'empêchera de monter sur le trône de Jérusalem,
auquel l'appellent ses relations politiques et sa naissance.
Agrippa se laisse entraîner, après la mort de Paulina,
jusqu'à se plonger dans la débauche pour perdre le souve-
nir de son amie tant admirée. Celle-ci meurt martyre
au milieu des flammes ; sa foi éclate plus forte que l'a-
mour, plus forte qu£ la 77iort. Agrippa périt au milieu
d'une éruption du Vésuve à Pompéi.
La lecture de Paulina met en lumière la profonde éru-
dition de l'auteur, ses connaissances des régions par-
coût ues par le grand apôtre ; il les connaît aussi bien que
la province de Québec, et les décrit avec minutie et splen-
deur, sa plume, se transformant ici en pinceau pour don-
ner au tableau une intense ccndeur locale.
Après la publication du Centurion et de THomme
à Dieu, livres propres à raffermir les croyants et à rame-
ner les incrédules, il est peut-être permis de ranger Sir
A. B. Routhier parmi les bons combattants de l'Eglise.
Il ne pouvait mieu.v terminer sa belle carrière qu'en
consacrant à une grande cause une ardeur que ses amis
souhaitent voir s'éteindre le plus tard possible. Le
Centurion a été traduit — succès inouï dans la librairie
canadienne — en anglais, en italien, en espagnol, en
allemand et en hongrois.
Ce n'est pas souvent que l'on voit un Juge mener de
front le travail d'un magistrat et de vastes études litté-
raires, et il convient de citer la féconde entreprise de Sir
Adolphe, bel exemplaire de ce que peut produire notre
XVIII QUELQUES LETTRES
race, exemplaire de luxe, pourrions-nous dire. Il représente
un type d^ homme comme il en faudrait davantage pour
la gloire et pour la santé morale et intellectuelle du pays.
IV
Lettre du R. P. Làlande.
Colnmhus, Ohio U. S.
^4 avril 1918.
Cher Sir Adolphe,
Votre Paulina, dont vous m'avez fait un si délicat
hommage, était dans ma valise, retour de Québec ; et ma
valise a été volée.
Voilà au moins un voleur intelligent : il ne pouvait
mieux choisir ! Non pas en prenant mon pauvre sac,
en vieux cuir râpé, et mon linge, que je ne consens à
porter qu^à condition que personne ne le voie, mais en me
prenant Paulina.
// va faire une belle et intéressante lecture. Il va con-
naître saint Paul, et les Actes des Apôtres, et les premières
aimées du christianisme, comme bien peu de gens, qui ne
volent pas de valise, les connaissent.
Il sera bien attrapé si Paulina le convertit, et si, pris de
remords, il me rapporte mon vieux sac . . . et son contenu !
Heureusement j'avais lu Paulina, à Québec, entre
deux instructions aux Voyageurs de Commerce ; et cette
lecture m'a laissé des impressions assez profondes pour
que je puisse vous dire combien et pourquoi je l'admire,
et pourquoi je vous félicite et vous remercie.
QUELQUES LETTRES XIX
Evidemment, Paulina ne ressemble pas à votre ouvrage
De l'Homme à Dieu, qui est un traité didactique.
Mais il .s'y trouve des enseignements nouveaux et pré-
cieux, des rectifications importantes d^erreurs populaires,
des faits historiques concernant VEglise mis en relief
et en pleine lumière, des récits et des arguments éloquents
pour la défense de la vérité.
La part que vous faites à la fiction n'atténue en aucune
façon la parole révélée. Elle ajoute à Vintéiêt et à V agré-
ment du récit. Et ce n'est pas de votre part une petite
difficidté vaincue.
Certains chapitres de la seconde moitié surtout sont
vraiment entraînants. J'ai trouvé là des vérités déjà
connues, mais jamais sous un jour aussi lumineux.
Paulina est un bon et très bon livre. Il instruit, il élève, il
met, avec plus de clarté dans l'esprit, beaucoup de fierté
dans le cœur.
Et puis, l'une des belles leçons du livre n'est pas dans
le livre lui-même : elle est dans l'auteur, dans sa vieillesse
laborieuse, dans l'exemple admirable de toute sa vie d'é-
crivain, de citoyen et de catholique.
Quelles bonnes années bien remplies que celles d'un
magistrat, qui après avoir parcouru une longue carrière
toute faite d'honneur et de dignité, continue à l'âge où
tant d'autres ne songent qu'au repos, d'enrichir le trésor
littéraiie de son pays, d'instruire et d'édifier ses compa-
triotes, et d'apporter finalement sa part de gloire à l'Eglise
sa mère et à Dieu.
Veuillez donc agréer, mon cher juge, mes sentiments
d'admiration et mon cordial merci in Christo.
Louis Lalande S. J.
XX QUELQUES LETTRES
V
Lettre de l'Hon. M. Chapais. •
Québec, 28 avril 1918.
Sir A. B. Routhier,
Québec.
Cher Monsieur,
J'ai achevé la lecture de votie Paulina. Elle m'a vive-
ment intéressé. Je ne vous surprendrai pas en vous di-
sant que la partie romanesque n'est pas celle qui m'a
le plus attaché. Certes le portrait que vaiis avez tracé
de la fille du proconsul de Chypre est plein de charme.
C'est une pure et noble figure que celle de Paulina. Mais
on sent bien, en vous lisant, que vous n'avez pas voulu
faire du roman d'amour d' Agrippa avec la jeune patri-
cienne convertie au Christ, comme son père et sa mère,
V épisode central de votre livre. Votre vrai héros, c'est saint
Paul. Sa physionomie grandiose, son génie, so7i âme
remplissent votre œuvre. C'est lui qui nous captive ;
ce sont les péripéties merveilleuses de sa carrière apos-
tolique, à travers l'Orient et l'Occident, ce sont ses péré-
grinations étonnantes, ses travaux, ses luttes pour établir
dans le monde romain le règne de Jésus-Christ, qui sol-
licitent et soutiennent notre intérêt.
Votre œuvre n'est pas purement une œuvre littéraire,
c'est aussi une œuvre d'érudition. On y retrouve toute la
substance des Actes des Apôtres et des Epîtres pauli-
QUELQUES LETTRES XXI
niennes. En même temps vos souvenii's de voyage en
Orient, en Grèce, à Rome, viennent donner un attrait
spécial à vos descriptions des lieux qui furent tour à tour
le théâtre des travaux, des épreuves, des prodiges, des
prédications de saint Paul.
Tel est bien l'objet de votre cEQxvre nouvelle : fixer
Vattenlion des gens du monde sur la haute et sublime
fi.gure de l'apôtre des Gentils. Vous nous l'avez dit dans
votre avant-propos : " Paulina est un roman historique
des temps apostoliques. . . dont le personnage principal
est saint Paul." Laissez-moi vous féliciter d'avoir conçu
cette pensée, et de l'avoir réalisée avec un talent auquel
les années semblent rien n'enlever de sa vigueur.
Vous priant d'agréer mes remerciements pour l'envoi
de votre livre, je demeure, cher monsieur,
Votre bien cordialement dévoué,
Thos. Chapais.
AVANT-PROPOS
Les événements que je vais raconter pourraient
faire V objet d'un poème épique et, suivant V antique
usage, je pourrais le commencer ainsi :
" Je chante le grand apôtre qui fit la conquête des
nations païennes, et les fit entrer dans l'Eglise de
Jésus-Christ malgré tous les efforts des démons qui
soulevèrent contre lui les Juifs et les Romains.
" Infatigable missionnaire et docteur inspiré, il a
parcouru le monde civilisé, prêchant partout VEvan-
gile ; et sa parole, qui a retenti jusqu'aux extrémités
de la terre, enseigne encore les peuples chrétiens. "
Mais ce n'est pas un poème épique que je vous
présente, lecteur. " Paulina " est un roman historique
des temps apostoliques, qui fait suite à mon " Cen-
turion ", roman des temps messianiques, et dont le
personnage principal est saint Paul.
Avec l'apôtre des nations et les autres disciples de
Jésus-Christ, une nouvelle force divine est entrée dans
le monde pour y établir la religion chrétienne et elle
a engagé la lutte contre les puissances humaines.
Pierre était son chef, et Paul, son généralissime ;
XXIV AVANT-PROPOS
et c'est par une série de défaites qu'ils sont arrivés à
la victoire. Ils étaient apparemment de perpétuels
vaincus, et ils ont été les vainqueurs définitifs.
C'est dans les chaînes qu'ils ont conquis la liberté
des peuples et c'est par leur mort qu'ils ont assuré la
vie et l'immortalité de l'Eglise.
Voilà le fait historique incontestable dont je veux
montrer le caractère divin.
PAULINA
AU PIED DES MONTS SACRÉS
Conune Elle de Thisbé, le prophète du Carmel,
qui marcha quarante jours et quarante nuits
vers la montagne d'Horeb, Saul de Tarse avait
€u l'inspiration de faire le même pèlerinage. Sac
au dos, et le bâton à la main, il cheminait las et
triste, depuis des jours et des nuits, tantôt sur
les grandes routes tracées par les caravanes de
l'extrême Orient, et tantôt dans les sentiers perdus
des pasteurs nomades, descendants d'Ismaël.
Déjà il avait franchi les montagnes de Moab,
semblables à des temples coupés d'ogives, et
€ouronnés de flèches gothiques. Et maintenant
il traversait des mers de sable aux vagues jaunes
et mouvantes, qui crissaient sous ses pas, et qui
brûlaient ses sandales.
2
2 PAULINA
Derrière lui, les syrtes onduleuses avaient fui
bien loin, et sur sa tête planait toujours le ciel
flamboyant, morne et illimité.
A l'horizon, des mirages décevants et toujours
renouvelés lui montraient des îles de verdure
et des lacs bleus qui s'évanouissaient à son ap-
proche.
Sous les feux du soleil, la plaine fauve s'em-
brasait, et le sable d'or formait un réflecteur impi-
toyable. Il se sentait comme plongé dans une
foui'lfàise ardente. Mais cela n'était rien, pensait-
il, comparé à l'embrasement du ciel qui l'avait
terrassé sur le chemin de Damas.
Une incurable ophtalmie rendait le pauvre
voyageur presqu'aveugle, et lui infligeait des
tortures indicibles.
Quel bonhem* quand il voyait enfin surgir à
l'horizon sans hmite et monotone les tentes grises
ou brunes, en peaux de chameau, des pasteurs
arabes, et leurs troupeaux de brebis jaunes et
noD'es.
Quel soulagement quand sous la verdure des
rares oasis, il entendait les murmures d'une eau
courante, aussi doux que les paroles d'un ami.
QueUes déUces quand lui apparaissaient les
premières étoiles, piquées comme des diamants
dans le velours cramoisi du firmament !
Il s'enroulait alors dans son manteau, et som-
meillait pendant quelques heures sur la dune
PAULINA 3^
immobile et tiède ; puis il reprenait sa marche
à la lueur des étoiles. Il s'était dit en quittant
Damas, que le Seigneur qui l'avait foudroyé aux
portes de cette ville le nourrirait, comme les
anges avaient nourri le prophète du Carmel. Or
aucun envoyé céleste n'était venu lui apporter
un pain cuit sous la cendre ni un vase d'eau.
Mais d'autres messagers, des oiseaux inconnus
de lui, s'approchaient et se laissaient prendre,
comme ceux qui nourrirent les Hébreux dans le
désert. Pendant quelques jours il avait voyagé,
soit avec une caravane .qui lui avait fourni du
pain et des viandes séchées, soit avec des ber-
gers qui paissaient leurs troupeaux dans une vallée
herbeuse, et qui l'avaient nourri et désaltéré.
Souvent il avait souffert de la faim et de la soif,
et ces terribles privations s'étaient jointes aux
douleurs de ses yeux malades ; mais ces peines
physiques, comparées aux souffrances de son âme,
n'étaient rien.
Les souvenii's de sa vie passée le torturaient ;
et, dans ses longues insomnies, le fantôme d'Etien-
ne lui apparaissait, agitant encore ses bras au-
dessus du monceau de pierres qui était devenu
son tombeau ; Etienne, son camarade d'études
aux pieds du vieux Gamaliel, son rival et son supé-
riem' en éloquence, dont il avait été jaloux peut-
être, et qui avait été cruellement mis à mort sous
ses veux et de son consentement !
4 PAULINA
C'est à la suite de ce crime qu'il avait apporté
tant de fanatisme et de cruauté dans la persécu-
tion des premiers disciples de Jésus de Nazareth.
Mais ce n'était plus contre eux qu'il aurait à
lutter désormais. Car Jésus de Nazareth avait
déployé contre lui une puissance surhumaine,
et l'avait vaincu. Il l'avait terrassé violemment,
brusquement, avec une force qui était venue
d'en haut, pleine de mystère, de terreur, de co-
lère, et d'amour. Il l'avait aveuglé physique-
ment pendant quelques jours ; et puis il lui avait
rendu à la fois la Yue des yeux et la vue de l'âme,
pour lui faire bien comprendre qu'il était son
vainqueur et son maître.
Sa conversion avait été soudaine, entière et
absolue. C'en était fait de ses mouvements d'or-
gueil, de ses instincts homicides et de ses fureurs.
Mais il ne voyait encore qu'à travers un voile
mystérieux la grande et glorieuse mission que
Jésus paraissait vouloir lui confier.
C'est pour cela qu'il avait senti le besoin de se
retirer dans la solitude pour y méditer. C'est
pour cela qu'il s'était dirigé vers les monts sacrés
où Jéhovah descendait jadis pour enseigner
Moïse et le grand prophète EHe.
C'était un long et difficile pèlerinage. La séche-
resse et la famine n'étaient pas seulement sur -la
terre, comme au temps d'Ehe ; eUes étaient dans
son cœur. Il avait faim et soif de la parole de
PAULINA 5
Dieu, et il se disait : Là-bas, sur le mont Horeb,
Jésus de Nazareth me parlera. Car s'il ne me
parle plus, je n'aurai qu'à mourir.
Dans les nuits sans lune, il suspendait sa mar-
che, et se reposait parce qu'il ne pouvait plus se
diriger dans les sentiers perdus du désert. Et
quand la chaleur du jour était excessive, et qu'il
trouvait quelques palmiers arrosés d'un maigre
filet d'eau, il s'asseyait à l'ombre et il Usait le
Deutéronome qui lui servait d'itinéraire, car il re-
faisait en sens inverse le grand voyage que le peuple
d'Israël avait fait à la suite de Moïse et de Josué.
Toutes les étapes de cette merveilleuse émi-
gration d'un peuple étaient devenues des heux
historiques.
Les Amalécites, les Chananéens, les Jébuséens,
les Amorrhéens, les Moabites, condamnés à
périr par Jéhovah, avaient disparu. Mais au
màheu des ruines de leurs villes, des bergers dres-
saient leurs tentes, ou habitaient de pauvres vil-
lages, dont les noms primitifs avaient à peine
survécu dans les souvenirs des générations.
Qu'étaient devenues Hésébon, Basan, Astaroth,
Cadès, les villes des Amorrhéens ? Un soir,
Saul s'arrêta au bord d'un torrent surnommé
Néhélescol, " Grappe de raisin ". C'était là que
les explorateurs de Moïse avaient trouvé cette
grappe merveilleuse qu'ils avaient apportée à
lem* chef, et qui prouvait la fertihté de la Terre
6 PAULINA
Promise. Caleb, chef des explorateurs, était
d'avis qu'il fallait poursui\Te le grand voyage
vers cette terre de prédilection, et s'en emparer;
mais les autres étaient effrayés, et ils disaient :
" Les habitants de ces pays sont des géants
très forts ; comparés à eux, nous paraissons
comme des sauterelles. "
Une sédition avait éclaté alors parmi les Israé-
lites, et un grand nombre avaient refusé de sui-
vre Moïse, ce qui fit que Dieu les condamna à
mom'ir dans le désert.
Jamais ils ne virent cette patrie que Jéhovah
leur avait promise, et vers laquelle il les condui-
sait par une série de miracles, tantôt en les châ-
tiant, tantôt en les comblant de faveurs.
Saul, l'infatigable pèlerin qui devait plus tard
parcomir le monde civilisé, souffrait autant que
les Israéhtes ses aïeux ; mais il ne murmurait
pas comme eux. Il marchait toujours avec cou-
rage, non pas vers la Terre Promise, mais vers
les saintes montagnes de l'Horeb et de Sinaï.
Un jour qu'il se mourait de soif, il était arrivé
à un puits célèbre dans toute la contrée. C'était
autour de ce puits que les Israélites s'étaient réu-
nis jadis par l'ordre de Moïse, et qu'ils avaient
chanté au Seigneur ce cantique : " Que le puits
monte !" Et le puits montait, comme une marée
de l'Océan, pour abreuver tout Israël.
Conrnie il traversait le pays des Moabites, on
PAULINA 7
lui montra l'endroit où s'était passé l'étrange his-
toire du prophète Balaam et de son ânesse. Pauvre
prophète qui fut moins intelligent que sa bete, et
plus aveugle qu'elle.
L'ânesse voyait l'ange du Seigneiu* qui lui bar-
rait le chemin, l'épée haute ; mais Balaam ne le
voyait pas et il battait sa monture pour la ramener
dans le sentier.
Alors l'ânesse prenait la parole, et reprochait à
son maître sa cruelle conduite. Et c'est ainsi que
les stations de son douloiu-eux pèlerinage lui rappe-
laient celles du peuple de Dieu dans son long exode
vers la Terre Promise.
Enfin, au matin d'un beau jour, il vit surgh* à
l'horizon un groupe isolé de hautes montagnes.
Et, vers le soir, épuisé de fatigue et d'angoisse, il
entra dans une gorge profonde de l'Horeb. Des
bergers arabes, de la race d'Agar et d'Ismaël, lui
indiquèrent la grotte où s'était réfugié le grand
prophète du Carmel, et elle devint son habitation.
Une eau claire et limpide coulait auprès. C'était
la source que Moïse avait fait jailhr du rocher.
Sur ses bords croissaient des buissons de tamaris
et des palmiers nains, dont la verdure reposait
ses yeux malades. De leurs rameaux séchés, il
faisait, la nuit, un petit feu pour chasser les mou-
ches et les bêtes fauves, et poiu- préparer les ali-
ments que des bergers nomades lui fournissaient
généreusement.
8 PAULINA
Cette vie solitaire était à peine tolérable ;
mais ce n'était pas le bien-être d'une oasis qu'il
était venu chercher au pied des monts sacrés.
Dans toute l'histoire du monde, qu'on lui avait
enseignée dans les écoles de Tarse, et dans les
Saints Livres étudiés à Jérusalem sous la direction
de Gamaliel, il y avait deux hommes qu'il avait
admirés avec passion, et qu'il plaçait au-dessus
de tous les autres : c'étaient Moïse et le prophète
EUe.
Il était venu les évoquer dans cet endroit, où
tous deux avaient reçu les visites de Dieu. Et
comme eux, il jeûnait, il méditait et il priait. Il
priait surtout ce Jésus, qu'il avait persécuté, de lui
apporter les lumières et les consolations dont son
âme avait tellement besoin. Corome EUe, il mon-
tait souvent sur le sommet de l'Horeb dans l'espoir
d'y voir passer le Seigneur. Et voilà qu'un vent
impétueux renversait les hautes cimes et brisait
les rochers ; mais le Seigneur n'était pas dans ce
vent7~Et voilà qu'après le vent la terre était vio-
lemment ébranlée, mais le Seigneur n'était pas
dans le tremblement de terre. Et voilà, que
les buissons s'embrasaient soudainement, mais le
Seigneur n'était pas dans le feu.
Et plein de tristesse et d'ennui, Saul descendait
de la montagne, dans l'ombre calme des rochers.
Mais voilà que le souffle d'une brise légère effleu-
rait son visage, et qu'une voix douce lui parlait à
PAULINA 9
l'oreille. Oh ! qu'il la reconnaissait bien, cette
voix ! C'était ce timbre surhumain et mysté-
rieux, qui n'était pas de la terre, et qu'il avait
entendu sur le chemin de Damas. C'était l'accent
divin de cette parole qui depuis lors n'avait cessé
de résonner au fond de son cœur, et qui lui avait
dit : " C'est moi ! Jésus, que tu persécutes ! "
Et dans ces moments ineffables il écoutait les
révélations du Seigneur. Dans quelles mesures
son corps participait-il à ces mystérieux ravisse-
ments ? Personne ne peut le dire, puisque lui-
même s'en déclara incapable, quand il raconta
plus tard ses visions dans sa deuxième épitre aux
Corinthiens. Mais c'est évidemment dans ces col-
loques avec Jésus qu'il a puisé la doctrine trans-
cendante répandue dans ses admirables épîtres,
qui ont formé comme un cinquième évangile dans.
le Nouveau Testament.
10 PAULINA
II
SAUL AU DÉSERT
Saul avait alors vingt-cinq ans. Il était né à
Tarse, en Cilicie, et il avait été instruit dans les
écoles de cette ville, qui étaient très renommées.
Comme toute sa famille il appartenait à la secte
des Pharisiens. Lorsqu'il avait été circoncis, on
lui avait donné le nom de Saul ou Saûl, en l'hon-
neur du premier roi d'Israël, et il semble qu'il eût
hérité de son caractère violent.
Vers sa vingt-deuxième année il était allé per-
fectionner ses études à Jérusalem, à l'école du cé-
lèbre Gamahel. Parmi les Scribes, il avait surtout
fréquenté Onkelos, très versé dans la littérature
grecque et dans les Ecritures des Juifs. Ses cama-
rades d'étude les plus illustres avaient été Barnabe,
origmaire de Chypre, le prince Nicodème et
Etienne, qui était Juif.
Tout d'abord, il avait eu pour ce dernier une
grande adinkation ; mais quand il apprit qu'E-
tienne était devenu l'un des disciples de la nouvelle
rehgion fondée par Jésus de Nazareth, il le prit
€n haine.
Etienne n'était pas seulement l'un des sept
diacres chargés de collecter et de distribuer les
PAULIN A 11
aumônes ; il était aussi un prédicateur zélé de la
foi au Christ.
Nous n'avons de lui qu'un seul discours, celui
qu'il prononça devant le Sanhédrin. Mais il
sufht à montrer quel puissant orateur il était. Il
prêchait devant les synagogues helléniques dans
la belle langue grecque qu'il possédait à la perfec-
tion, et s'il avait vécu plus longtemps, il aurait
joué peut-être un rôle équivalent à celui de saint
Paul.
Si Jésus l'avait choisi comme apôtre, il aurait
été un ardent défenseur et un éloquent docteur de
son EgUse. Il semble donc au point de vue hu-
main ciue ce fût une faute de ne l'avoir pas appelé
à l'apostolat. Mais Jésus ne raisonnait pas comme
les fondateurs humains. Il voulait que les chefs de
son Eglise fussent des ignorants et des simples, et
que le plus brillant de ses disciples fût le premier
de ses martyrs.
Quel début malheureux ! quel échec ! dira la
sagesse humaine. Le plus fort lutteur, le plus digne
du Maître, qui aurait pu être un des piliers de son
Eglise, est précisément celui qui échoue au pre-
mier combat, et qui meurt avant d'avoir rien
fait.
Mourir, dans la croyance humaine, c'est finir.
Mais depuis Jésus-Christ, mom*u- c'est commencer,
c'est étabUr, c'est fonder. C'est par sa mort que
le Rédempteur a consommé son œuvre, parce que
12 PATJLINA
l'humanité ne pouvait être lavée que dans son
sang.
Désormais, la loi du salut sera dans le sacrifice,
et seul le sang effacera les péchés du monde, et
fera des œu^Tes durables.
Et voilà pourquoi, selon le plan divin, Etienne
a moins fait pour FEghse en parlant éloquemment
qu'en répandant le premier son sang pour, le
Christ.
Un jour, d'âpres discussions éclatèrent entre
les deux amis ; et comme Etienne l'emportait
sur Saul par son éloquence, celui-ci en de^dnt
peut-être jaloux. Bientôt il le dénonça au Sanhé-
drin, avec l'appui d'Onkelos ; et à la suite d'un
procès plus ou moins sommaire Etienne avait
été condamné et lapidé.
Mais cette sanglante exécution à laquelle Saul
avait présidé n'avait pas apaisé sa fureur. L'au-
teur des Actes des Apôtres nous dit " qu'il res-
pirait encore la menace et la mort contre les dis-
ciples du Seigneur ". Et c'était la persécution
la plus \dolente qu'il s'en allait organiser à Damas
contre le Seigneur Jésus, qu'il n'avait pas connu,
et qu'il avait pris en haine.
Qu'il était loin de prévoir alors que le Divin
Persécuté l'attendait sur le chemin de Damas,
et prendrait pour le dompter le même moyen
dont Saul se servait à l'égard des autres : la
violence.
PAULIN A 13
Dieu appelle les âmes à lui de façons souvent
étranges et bien différentes. Tantôt il les éclaire
graduellement, il les touche, il les attendrit, il
leur témoigne son amour de mille manières, tantôt
par des bienfaits, tantôt par des épreuves. Parfois
il les châtie, et c'est après avoir longtemps souf-
fert que certains pécheurs reviennent à lui et
demandent pardon.
La vocation des apôtres s'accomplit par une
douce parole de Jésus-Christ. Il jette sur eux
un regard pénétrant et plein de bonté, et il
leur dit avec une tendresse infinie : " Suivez-
moi ! "
Mais à l'égard de Saul, son ennemi fougueux
et emporté, il agit tout autrement. Il ne s'adresse
ni à son intelligence, ni à son cœur. Il ne trouble
pas sa conscience, et ne lui donne aucune lumière,
ni aucune inspiration.
Il le saisit violemment, comme un athlète
fait avec son adversaire, il le précipite en bas
de son cheval, il le foudroyé d'un éclair dont le
flamboiement le rend aveugle, et avant même
que Saul se soit rendu compte exactement de ce
qui lui arrive, il comprend que c'est une force
surhiunaine qui l'a terrassé.
Mais alors une voix mystérieuse se fait enten-
dre. C'est la voix de Jésus de Nazareth, et dès
que cette voix a parlé, Saul est instantanément
converti. Il n'a pas un doute, pas une hésitation,
14 PAULINA
et il se met immédiatement au service de celui
qu'il recomiait pour Maître :
" Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? "
Il était midi. Le soleil inondait de ses feux la
terre où Saul gisait sans mouvement.
'' Lève-toi, lui répondit la voix, et entre dans
la ville ; on te naarquera là ce qu'il faut que tu
fasses. "
Saul se leva, mais il était aveugle, et ses com-
pagnons le prirent par la main pour le guider. Le
loup furieux et assoiffé de sang était devenu
un agneau muet qui se laissait traîner vers
l'inconnu.
Quelle attitude humiliée pour celui qui, quel-
ques minutes auparavant, était plein de fureur
et ne rêvait que persécution !
C'est dans cette attitude de vaincu qu'il mar-
che vers la ville. Il y entre par la Voie Droite,
(quel symboUsme dans le nom de cette rue !)
et il est conduit dans la maison d'un ami, qui
s'appelle Judas ! (le premier Judas était un
traître, mais celui-ci est un ami fidèle).
Pendant trois jours il reste là, seul, plongé
dans les ténèbres mystérieuses qui l'enveloppent,
sans manger, sans boire, méditant et priant.
" On te dira là ce qu'il faut que tu fasses, "
lui a dit la voix, et il attend. Après trois jours,
dans une vision, un homme lui apparaît, lui
impose les mains et le guérit. Mais ce n'est qu'une
PAULIN A 15
vision, et il attend encore, dans une angoisse
mêlée d'espérance.
La voix qui lui a dit : " Saul, Saul, pourquoi
me persécutes-tu ? " n'a pas parlé sur le ton de
la colère. Non, c'était plutôt une plainte, un
doux reproche ; et puisqu'elle doit lui appren-
dre ce qu'il doit faire, c'est qu'elle veut lui par-
donner. C'est donc avec confiance qu'il attend.
Quand une grande douleur vient soudainement
assaillir son âme, l'homme sent le besoin de s'éloi-
gner de l'homme. Il cherche la solitude ; et seul,
il se recueille en lui-même, il médite, il étudie
le mystérieux ébranlement survenu dans sa vie.
Tout naturellement il cherche Dieu, qui seul
pom-ra lui exphquer le mystère de son affliction,
et à qui seul il pourra dire : " Que voulez- vous
de moi. Seigneur ? "
C'est ce qui arriva à Saul après son mystérieux
foudroiement sur le chemin de Damas.
La foudre est un éclair, et sa luem- éblouit,
mais elle n'aveugle pas. Celle qui avait terrassé
Saul l'avait rendu aveugle. Ses yeux étaient
ouverts, mais pendant trois jours et trois nuits,
il ne vit rien.
Ananie lui rendit la vue extériem-e. Mais
c'était la lumière intérieure qu'il voulait avoir.
Pour la trouver, il sentit l'irrésistible besoin
de se retirer dans le désert. Et comme Moïse,
et comme Ehe, il voulut en habiter non pas les
16 PAULINA
bords, mais les profondeurs. Il s'enfonça jusque
dans l'intérieur de l'Arabie.
Il s'éleva jusqu'à l'Horeb, la montagne de
Dieu.
Et maintenant, il habitait ce sol sacré où Dieu
lui-même était descendu bien des fois pour parler
aux hommes.
Sans doute il y descendrait encore pour lui
donner la lumière intérieure, et pour lui faire
entendre sa parole.
Tout son être moral avait été bouleversé.
Dans la pleine manifestation de sa haine, dans
toute la fougue de sa passion rehgieuse, il avait
•été foudroyé, et ce coup de foudre allait changer
radicalement sa vie, et lui donner une direction
toute contrau'e à celle qu'il s'était donnée lui-
même.
Mais quelle étrange parole Jésus lui avait
adressée quand il l'avait renversé sur le chemin
de Damas : "Il t'est dur de regimber contre
l'aiguillon. "
Qu'est-ce que cela voulait dire ? Cela voulait
dire sans doute : " Tu seras pom- moi ce qu'est
le bœuf pour le labourem\ Tu laboureras la
terre porn* que j'y sème la vérité ! Ce sera dur
pour toi, mais si tu regimbes je te ferai sentir
l'aiguillon de la souffrance jusqu'au martyre.
Piqueur sans pitié, je labourerai ton corps de
plaies, ton sang arrosera les sillons que tu auras
PAULIN A 17
creusés. C'est à ce prix que tu seras mon élu,
mon apôtre, la gloire de mon Eglise ! "
Oh ! la gloire ! Il l'avait aimée jadis et ar-
demment convoitée. Mais maintenant c'était
fini, et tout ce qu'il ambitionnait c'était de voir
briller et grandir la gloire de son maître, sans
prévoir qu'un jour elle serait aussi la sienne. Que
de fois dans les années qui allaient suivre il sen-
tirait cet aiguillon qui le pousserait à travers le
monde jusqu'à ce qu'il eût terminé les divines
semailles dans la Ville Eternelle !
Alors l'aiguillon serait remplacé par une chaîne ;
elle serait la forme de sa captivité ; et des sol-
dats le traîneraient un jour, enchaîné sur la voie
d'Ostie, voie douloureuse comme celle du Calvaire ;
et ils lui trancheraient la tête !
Mais dans la suite des siècles des temples
magnifiques célébreraient et immortaliseraient
son nom sur le sol consacré par la semence de
son corps.
Rome tout entière chanterait sa glohe, et sa
statue dressée au sommet d'une colonne, con-
sacrée jadis à l'empereur Marc-Aurèle, attirerait
la vénération des peuples de l'univers jusqu'à la
fin des temps.
Mais ce n'était pas à la gloire que Saul songeait
au pied du mont Horeb. Il méditait sur le mer-
veilleux événement qui allait changer sa vie. Il
interrogeait son esprit et son cœur. Il se deman-
3
18 PAULINA
dait dans quel avenir mystérieux il allait entrer.
Pourquoi donc était-il A^enu s'ensevelir dans cette
lointaine solitude ?
Pourquoi avait-il soudainement abandonné ses
travaux et ses études, renoncé à ses projets d'ave-
nir, trahi la mission qu'on lui avait confiée, et
qu'il avait lui-même sollicitée avec tant d'ardeur
et d'emportement ?
Comment lui, exécuteur des hautes œuvi'es
pharisaïques, meurtrier d'Etienne, son camarade
d'études, persécuteur acharné des disciples de
Jésus de Nazareth, avait-il tout à coup interrompu
son œuvre de violence et de sang ?
Comment ce lion dévorant était-il devenu un
agneau docile aux paroles mystérieuses qui avaient
subitement frappé ses oreilles sm' le chemin de
Damas ? Et maintenant quelle serait la direc-
tion de sa vie ? Quelle mission serait-il appelé
à remplir dans le monde ? Dans quelle voie
nouvelle allait-il entrer ?
Telles étaient les questions qu'il se posait à
lui-même, et dont il était venu chercher la solu-
tion dans les solitudes du Sinaï et de l'Horeb.
Loin du bruit et de la foule, sur les sommets
mystérieux où la voix de Jéhovah avait jadis
retenti, il était venu, dans le trouble profond
de sa conscience, interroger cette grande voix
divine, et lui demander les inspirations et les
connaissances dont il avait besoin.
PAULIN A 19
N'était-ce pas cette voix qui lui avait parlé
aux portes de Damas ? Et ne lui parlerait-elle
pas encore ?
S'il y avait sur terre un lieu sacré où les voix
célestes se faisaient entendre n'était-ce pas dans
cette retraite tantôt inondée de soleil et tantôt
ténébreuse, qui avait vu les éclairs et entendu les
tonnerres du Dieu terrible des Hébreux ?
Oui, et c'était dans cet endroit, illustré de si
grands souvenirs, que le Seigneur Jésus lui en-
seignait toutes choses et surtout la Loi nouvelle.
Jusqu'ici il avait cru que la Loi ancienne, la
Loi de Moïse, contenait toute la vérité, -et que
celui qui la connaissait n'avait plus rien à appren-
dre.
Il l'avait crue immuable, cette Loi, et souve-
raine et définitive. C'est en son nom qu'il avait
persécuté les disciples de Jésus et fait mourir
son condisciple Etienne. IVIais voilà que Jésus
était venu et avait apporté aux hommes la loi
nouvelle. Jésus de Nazareth était donc plus
grand que Moïse, et cette Loi nouvelle devait
donc remplacer la Loi ancienne ?
Voilà le programme et le mystère qu'il venait
scruter dans la solitude. Une chose était cer-
taine : c'était bien Jésus de Nazareth qui l'avait
renversé de son cheval, ébloui, aveuglé, et qui
lui avait rendu la vue trois jours après. C'était
bien lui qui lui avait parlé, et qui lui avait inspiré
20 PAULINA
de venir en cette endroit miraculeux, recevoir le
nouvel enseignement.
La loi de crainte et de rigoureuse justice allait-
elle faire place à une loi d'amour et de misé-
ricorde ?
Jéhovah était un Dieu terrible, et Saul avait été
son disciple, absolu, violent, et sanguinaire. Mais
Jésus était doux et humble de cœur.
La loi ancienne avait été donnée au peuple Juif
seul. Mais la loi nouvelle serait donnée à toutes
les nations, aux Gentils comme aux Juifs ! Et
quand il voudra parler à ceux qu'il aura convertis
à Jésus-Christ, et loin desquels il sera forcé de
vivre, il leur écrira ces épîtres admirables que
l'Eglise étudiera et méditera dans la suite des siè-
cles. Et c'est aux nations qu'il écrira, et non aux
individus, aux Romains, aux Hébreux, aux Ga-
lates, aux Corinthiens, etc . . .
Quel conquérant, et quel dominateur a jamais
gouverné, instruit, dirigé, discipliné un plus vaste
empire sans le secours d'un soldat ou d'une épée ?
Ah ! ce mystère de la Rédemption, Jésus le lui
révélait dans toute l'amplem- et la subhmité du
plan divin ; et bientôt il n'aura plus rien à ap-
prendre des hommes.
PAULIN A 21
III
UNE VISITE INATTENDUE
Seul, toujours seul dans sa retraite lointaine et
sauvage, Saul se recueillait et priait. Souvent il
jeûnait des jours entiers, faute de nourriture,
quand le soleil trop ardent desséchait les plan-
tes sauvages dont il se nourrissait, ou quand
les bergers de Madian s'en allaient bien loin à la
recherche de meilleui's pâturages poiu- leurs trou-
peaux.
Quand ses yeux moins malades lui permettaient
de lire, il lisait les li\Tes de IMoïse, qu'il avait em-
portés avec lui, et il essayait de pénétrer les grands
mystères du Mosaïsme et du Messianisme.
Il lisait aussi le prophète Isaïe. Mais bien sou-
vent, comme l'eunuque, ministre de la reine d'E-
thiopie, il lisait sans comprendre. Il priait alors,
et l'Esprit l'inspirait. Parfois, il avait des ravis-
sements, et c'était Jésus de Nazareth qui lui appa-
raissait et qui l'enseignait. Quelles leçons admira-
bles tombaient alors de la bouche du divin Maître !
Hors ces visites de Dieu, dont il était favorisé,
comme ses maîtres humains Moïse et Elie, il ^'ivait
dans la solitude la plus absolue.
Un joiu- qu'il était monté sur une des crêtes de
l'Horeb, et qu'il inspectait l'horizon pour y décou-
22 PAULINA
YTir quelque tente de berger, il aperçut au loin un
cavalier vêtu de blanc, monté sur un blanc méhari,
qui venait du nord, et qui se dirigeait vers l'Horeb.
Saul descendit aussitôt, et le cavalier quittant
sa monture s'écria : '' O Saul ! Est-ce bien toi ? "
Saul avait reconnu Onkelos, le scribe célèbre
qui était membre du Sanhédiin, et dont il avait
suivi les leçons c^uelques années auparavant.
— C'est moi, cher Onkelos, et que \dens-tu faire
dans cette sohtude ?
— Je viens te chercher. Il y a de longs mois que
tu es disparu mystérieusement de Damas, et qu'on
se demande partout, en Syi'ie, en Galilée, et en
Judée, ce que tu es devenu.
— Et que dit-on de moi ?
— Les uns disent que tu as été frappé par la
foudi'e aux portes de Damas, et que depuis lors tu
es sujet à des hallucinations, que tu souffres
d'une fiè\Te cérébrale, et que tu t'es retiré dans le
désert pour te reposer et te guérir.
" D'autres disent que ce Jésus de Nazareth que
nous avons crucifié, et que j'ai vu de mes yeux
réellement mort, s'est montré à toi dans une vi-
sion, et que maintenant tu crois à sa divinité.
Qu'y a-t-il de vrai dans ce que Ton raconte ?
C'est pour le savoir que j'ai fait ce long et pénible
voyage.
— Asseyons-nous, Onkelos, et je vais te raconter
mon histoire."
PAULINA 23
Tous deux s'assirent alors, sur une large
pierre, à l'ombre des projections de l'Horeb, et
Saul fit à Onkelos le récit suivant :
'' Tu n'as pas oublié, bien sûr, le jour où nous
avons fait lapider notre ancien camarade d'études,
Etienne.
— Non certes, car ce fut un chagiin pour moi de
m'en séparer. Etienne et toi, tout jeunes encore,
vous aviez suivi avec moi les leçons de Gamaliel ;
et quand je commençai moi-même à enseigner,
vous étiez devenus mes plus brillants disciples,
dans l'étude des Lettres grecques, et dans l'art de
l'éloquence. Par quel prestige extraordinaire les
disciples de Jésus ont-ils réussi à pervertir notre
admirable Etienne ? Je l'ignore, mais tu te sou-
viens, Saul, quel fanatique il est devenu, du jour
au lendemain, et avec quelle rage il parlait contre
le Temple et les institutions mosaïques. Toi-
même, tu t'élevas contre lui, et quand il fut amené
devant le Sanhédiin, il proféra de tels blasphèmes
que mes collègues et toi, fm'ieux de l'entendre,
l'avez traîné hors de la ville, sans jugement, et
l'avez lapidé jusqu'à ce qu'il expirât.
— Quel triste souvenir et quels remords tu as
réveillés dans mon âme, Onkelos !
— Et moi aussi, je l'aimais, le malheureux
Etienne. Il était si beau, si noble, si généreux et si
éloquent. Il avait tous les dons et il obtenait tous
les succès. Jamais je n'oubUerai avec quelle élo-
24 PAULINA
quence il se défendit devant le Sanhédrin. Hélas î
quand il nous apostropha en nous appelant " têtes
dures. . . cœurs incirconcis. . . persécuteurs des
prophètes, et mem'triers du Juste promis au mon-
de," la rage s'empara de nous, et nous le traînâmes
au lieu ordinaire des lapidations. Je le vois encore,
les yeux levés vers le ciel, le visage transfiguré, et
je l'entends s'écrier : " Voici que je vois lescieux
ouverts, et le fils de l'homme debout à la di'oite
de Dieu ! "
— Cela me parut du délire, Onkelos . . .
— Evidemment c'était du délire ...
— Mais non, Onkelos. Il voyait \Taiment ce
qu'il disait ; car la même vision m'a été donnée.
Moi aussi j'ai xm les cieux entr'ouverts, et c'est
bien Jésus de Nazareth qui m'a parlé aux portes
de Damas.
— C'est une hallucination, mon pau^Te ami !
— Non, Onkelos, c'est une réahté, que je vais
te raconter.
" Comme toi, je venais d'être homicide, et je
voulais continuer de l'être, lorsque vous m'avez
envoyé à Damas. Je chevauchais tête haute, plein
de haine et de fureur, cherchant d'autres Etienne
pour les lapider ; et, tout à coup, j'ai été frappé,
comme par la foudre, précipité par terre comme
mort ; et quand j'ai recouvré l'usage de mes
sens, mon front orgueilleux était plongé dans la
poussière du chemin. C'est alors que Jésus de
PAULINA 25
Nazareth m'a parlé, enveloppé d'une gloire
éblouissante, qui m'a rendu soudainement aveugle.
Mais j'entendis bien distinctement sa voix.
— Et qu'a-t-il dit ?
— Il m'a crié d'une voix forte qui paraissait
venir du ciel : " Saul, Saul, pourquoi me persé-
cutes-tu ? " J'ai répondu : " Qui êtes- vous.
Seigneur ?" Et la même voix a dit : "Je suis
Jésus que tu persécutes. — Seigneur, ai-je repris,
que voulez-vous que je fasse ? — Entre dans la
ville, et l'on te dira là ce qu'il faut que tu fasses."
" Ceux qui m'accompagnaient entendaient
comme moi la voix qui me parlait, mais ils ne
voyaient personne. Ils me conduisirent en me te-
nant par la main (car j'étais aveugle) dans la
maison d'un nommé Judas, et j'y restai trois
jours, attendant que le Seigneur me parlât de
nouveau ou m'envoyât quelqu'un pour me faire
connaître sa volonté.
" Alors, un disciple de Jésus, nommé Ananie,
vint me trouver, et, après m' avoir imposé les
mains, il me dit : " C'est le Seigneur Jésus qui
m'envoie vers vous afin que vous recouvriez la vue
et que vous soyez rempli du Saint-Esprit." Au
même instant des écailles sont tombées de mes
yeux, et j'ai recouvré la vue.
" Depuis lors, Onkelos, je sens en moi cet esprit
mystérieux que les apôtres de Jésus appellent
l'Esprit-Saint, et c'est lui qui m'a inspiré de venir
26 PAULINA
dans cette solitude, où il m'instruit lui-même, et
me prépare à la grande mission que je vais avoir à
remplir auprès des Gentils.
— Cher Saul, tu déraisonnes, et tes ^^sions
n'ont rien de réel.
— Pardon, Onkelos, ce sont des apparitions
aussi réelles que ta visite. Aux portes de Damas,
je ne l'ai pas vu, mais je l'ai entendu. Il m'a parlé
comme tu me parles. Et dans ce désert, il converse
souvent avec moi. Oh, si tu connaissais les choses
divines qu'il me fait entendre !
— Pauvre Saul ! Et que veut-il de toi ?
— Il veut que j'évangélise les nations.
— Les nations ? Toutes les nations ?
— Toutes les nations du monde ci\'ihsé.
— Alors, tu vas partir à la conquête du monde ?
— Oui.
— C'est un rêve impossible.
■ — Impossible à l'homme et non pas à Dieu.
— Mais tu n'es pas un Dieu.
— Oh non ! Je ne suis qu'un misérable pécheur.
Je ne suis rien, je ne sais rien, je ne puis rien par
moi-même ; mais, Lui, il peut tout !
— C'est une folie.
— En effet, c'est une folie, mais une folie qui
ressemble à toutes celles dont l'Ancien Testament
est rempli et qui étaient des actes de la suprême
Sagesse ! Quand Moïse entreprit de déH\Ter nos
pères de la servitude d'Egypte, il faisait une folle
PAULINA 27
entreprise ; et quand il commanda à la Mer Rouge
de les laisser passer, on crut bien qu'il était fou !
Et quand il frappait un rocher de sa baguette pour
en faire jaillir une source, on se moquait de lui,
mais la source jaillissait miraculeusement du ro-
cher.
" Quand Josué faisait sonner de la trompette
autour des murs de Jéricho pour les renverser, il
conmiettait une étrange folie ; mais les murailles
tombaient vraiment.
" Et que d'autres folies du même genre nos pères
et nos prophètes ont accomplies, et qui sont deve-
nues des merveilles de sagesse et de gloire ! C'est
sur leurs traces, et sous l'inspiration de Jésus de
Nazareth, que je marcherai vers l'accomplisse-
ment de ma mission.
— Mais, mon pau\Te Saul, tu n'es ni Moïse
ni Josué ; tu es un docteur de la Loi, plein d'in-
telligence et de science ; tu es l'espoir et, si tu le
veux, un futur membre du Sanhédrin. Le Grand
Prêtre a pour toi la plus haute admiration, et il
m'a confié qu'il projetait de te donner sa fille Caïpha
en mariage. Les plus grands honneurs et les plus
hautes dignités t'attendent dans le sacerdoce juif.
Vas-tu renoncer à tout cela pour te mêler à une
secte vulgaire, méprisée des gi-ands, sans iiïfluence
et sans fortune, qui ne peut t' assurer aucun ave-
nir ?
— Je ne comprends plus le langage que tu me
28 PAULINA
parles. Je ne suis plus le Saul de Tarse que tu as
connu, plein d'orgueil et d'ambition, et tu me fais
injure en m'offrant des honneurs et des biens pour
me faire renoncer à ma foi religieuse.
— Mais non, Saul, je veux plutôt t'empêcher
de renoncer au Judaïsme qui a été la foi de tes
pères.
— Tu oublies, Onkelos, que la foi de mes
pères était une religion d'attente. Elle avait pour
dogme l'espérance d'un Messie promis au monde et
surtout aux Juifs. Or ce Messie est venu. C'était
Jésus de Nazareth. Nous ne l'avons pas reconnu,
mais c'était bien lui, et dès lors le Judaïsme doit
s'effacer devant la religion du Christ, comme l'é-
toile du matin devant le soleil. L'Eglise que le
Messie est venu étabUi- sur la terre est l'accomplis-
sement de la promesse faite à nos pères, le perfec-
tionnement de leur religion, et c'est en y entrant
que je reste fidèle à la foi de mes pères. Ah ! mon
cher Onkelos, comme tu rabaisses ces grandes
questions en y mél-ant des intérêts personnels, de
\Tilgaires ambitions, et la considération des faux
biens de ce monde !
'' Je crois, Onkelos, en Jésus de Nazareth. Il
est mon seul Seigneur, et mon seul Dieu. Sois bien
convaincu qu'il n'y aura jamais d'autre Messie
que lui.
— Pauvre Saul !
— Ce n'est pas moi qui suis à plaindre ; car je
PAULINA 29
possède la vérité, et je n'en puis douter, puisque
c'est Jésus de Nazareth ressuscité qui me l'a en-
seignée. Je ne l'ai pas reçue de Pierre ni des autres
Apôtres ; je ne l'ai pas trouvée dans les li\Tes, ou
dans mes méditations ; elle est entrée dans mon
âme soudainement comme la lumière entre dans
nos yeux quand nous enlevons le bandeau qui les
couvre. Elle y est entrée, quand je ne la cherchais
pas, quand j'étais indigne de la voir, par l'action
violente de Dieu, qui m'a foudroyé dans mon or-
gueil, et qui m'a dit : "Je suis Jésus de Naza-
reth ". Le changement qui s'est opéré en moi a
été radical et instantané. J'ai senti la force de
Dieu qui s'emparait de moi, et contre laquelle j'é-
tais impuissant. Et depuis lors je lui appartiens
tout entier et pour toujours. Je suis sa chose et
il fera de moi tout ce qu'il voudra. . .
— Pauvre ami, ton discours m'afflige profon-
dément. On croit généralement à Jérusalem que
les disciples de Jésus sont pris de folie, et je vois
que tu as été frappé de la même infirmité dans ta
visite de Damas.
" J'avais espéré te trouver guéri et te ramener
à Jérusalem pour nous aider à combattre cette
secte détestable des Nazaréens. Mais je vois
bien que le fantôme de Damas t'a poursuivi jus-
qu'ici, et qu'il te possède. Je m'en retom-nerai
donc seul à Jérusalem et quand le Sanhédrin aura
entendu mon rapport, nous reprendi'ons notre
30 PAULINA
lutte plus \dgoureusement que jamais contre tes
condisciples d'hallucination.
" Nous avons l'autorité, nous avons la force ;
le Sacerdoce et l'Etat sont avec nous. Le roi
Agrippa, qui a besoin de nous, sera l'âme et le
bras de la persécution que nous allons organiser,
et là-bas, à Rome, nous am-ons l'appui de César.
Crois-tu, Saul, que Juifs et Romains unis ensemble
puissent être vaincus dans une lutte aussi inégale ?
Si les prisons ne peuvent retenir les chrétiens, la
mort les tiendra !
— Elle n'a pas tenu Jésus de Nazareth.
— Allons donc, qui est-ce qui l'a vu viA^ant ?
— Un grand nombre de témoins véridiques, et
moi-même.
— Pau^rre ami ! Et sur la foi de cette vision
illusoire tu vas entreprendre la conversion des na-
tions ?
— Oui.
— Et tu crois que tu réussiras ?
— Pas moi. Oh ! non ; mais il vaincra le mon-
de, Celui qui est mon Seigneur et mon Dieu. "
Onkelos ne répondit rien.
Il dit adieu à Saul, et il reprit le chemin de Jéru-
salem à travers le désert arabique.
PAULINA 31
IV
LE RETOUR A DAMAS
Les maisons orientales sont à l'extérieur des
blocs de pierre, presque sans ouvertui-es, dont
l'aspect sévère attriste ; et quand vous en fran-
chissez le seuil, vous croyez entrer dans la nuit ;
mais, à l'intérieur, s'ouvre une vaste cour sans
toitm*e, et la lumière du soleil, inonde, réchauffe,
et colore toutes choses.
C'est une illumination de ce genre qui se fit
dans l'âme de Saul quand il s'abandonna entière-
ment à la direction de Jésus de Nazareth, avec
cette différence que la nuit n'y pénétra plus jamais.
Le Soleil de la vérité entra en lui, et il y suspendit
sa course, à la parole du nouveau Josué. Jamais
plus la vérité ne cessa de l'éclairer ; et cet homme
devint un phénomène de lumière, un mii'acle de
sagesse et de science transcendante.
C'est que l'Horeb n'avait pas été pom* lui une
solitude absolue. Il avait été une école, dont
Jésus de Nazareth était le professem*.
Bien souvent, après des hem es de prière, de
supplications et de larmes, il s'était vu enveloppé
d'une lumière intense, éblouissante. C'était le
buisson qui lui seivait d'cmbiage contre les ar-
deurs du soleil qui s'était soudainement embrasé ;
32 PAULINA
et du milieu des flammes ardentes une voix puis-
sante et douce à la fois lui adressait la parole :
" Saul, Saul, reconnais- tu ma voix ?
— Oui, Seigneur, répondait Saul, c'est la même
voix qui m'a parlé sur le chemin de Damas. Dai-
gnez me parler encore ; votre serviteur écoute."
Et la voix du Seigneur répondait à Saul, et l'ins-
truisait.
Jésus de Nazareth restait invisible, mais il s'en-
tretenait avec Saul, comme jadis avec ses disciples
aux bords sacrés du Jourdain.
Il lui annonçait la grande mission qu'il aurait à
rempUr chez les Gentils, et au prix de quels sacri-
fices il aiderait Pierre à bâtir son Eglise. Il lui pré-
disait les mêmes épreuves, les mêmes souffrances.
" Souviens-toi, lui disait-il, du berger de Madian,
et de la mission que Jéhovah, mon Père, lui
confia de déli\Ter les enfants d'Israël de
la terre d'Egypte. — Moïse Fa remplie cette
mission.
" Aujourd'hui, ce n'est plus seulement les en-
fants d'Israël, c'est toutes les nations que je veux
retirer de la terre de perdition, et c'est toi que j'ai
choisi pour les soustraire à la domination du prince
de ce monde qui est le démon.
" Nouveau Moïse, il faut que tu leur apprennes
à traverser le désert de cette vie pour arriver à
l'éternelle Terre Promise, où je réunirai un jour
les rois et les peuples qui me seront fidèles. C'est
PAULINA 33
toi qui leur donneras ma loi, qui est une loi d'a-
mour et de miséricorde. . .
" C'est ici que Moïse a reçu de mon Père les
Tables de la Loi Ancienne. C'est ici que je te donne
les Tables de la Loi Nouvelle que j'ai déjà données
à mes apôtres. . ."
Ces ravissements de Saul se renouvelaient sou-
vent, et la science de Dieu s'était développée de
plus en plus dans l'âme du futur apôtre des
Gentils.
Dorénavant il connaissait sa mission ; et la
carrière qui allait s'ouvrir devant lui n'avait d'au-
tres limites que les confins du monde civilisé.
Sa formation spirituelle avait duré trois ans
comme celle des Apôtres, et il avait eu le même
maître, Jésus de Nazareth. Un jour l'Esprit lui
dit : " Retourne maintenant à Damas, et tu
porteras mon nom chez les Gentils jusqu'aux con-
fins de la Terre."
Et Saul se remit en route. Il retraversa le dé-
sert d'Arabie. Il repassa par les montagnes des
Amorrhéens, et par la vallée de la Grappe de
Raisin. Il revit la Pétrée, et la montagne d'A-
bouim, et le pays de Moab.
Sur le mont Nébo, il s'arrêta longtemps. C'é-
tait là que Moïse était mort, et qu'un tumulus de
pierres marquait son tombeau. Quels souvenirs
historiques lui rappela la vie extraordinaire du lé-
gislateur des Hébreux ! Il regarda vers Jérusalem,
34 PAULINA
et il se demanda en descendant vers le Jourdain
s'il passerait par cette \dlle qui avait pour lui tant
d'attraction. Mais dans les dispositions de son es-
prit, et les mystérieuses élévations de son âme il
redouta le bruit et la foule. Il se demandait quel
accueil lui feraient les apôtres qu'il avait persé-
cutés? Comment lui pardonneraient-ils la mort
cruelle d'Etienne ?
Non, il ne prendrait pas la route de Jérusalem.
Il sui\Tait plutôt la rive orientale de la Mer Morte
et du Jourdain. Il longerait ensuite la chaîne des
montagnes de Moab, et traverserait le vaste dé-
sert de l'Ai'abie Pétrée.
La route qu'il suivait était encaissée dans un
ravin profond. Des nuées odorantes flottaient
dans les matins clairs, et déchiraient lem*s écharpes
blanches aux crêtes des rochers. Un torrent lim-
pide éparpillait des poignées de brillants dans la
verdure de la montagne coimne un bijoutier range
ses pierres précieuses sur le velours de sa \'itrine.
Tout à coup, dans l'échancrure des montagnes
désolées, sans verdure et sans couleur, il aperçut
Jérusalem. Il s'assit sur un sommet rocheux, et
il la contempla longtemps.
C'était donc là cette \àlle des prophètes qui
était devenue le tombeau d'un Dieu ! La ville
tantôt sainte et tantôt maudite, tantôt royale et
tantôt esclave ; la superbe, et la captive chargée
de chaînes, lançant vers le ciel tantôt ses lamenta-
PAULINA 35
tions et tantôt ses impiétés et ses blasphèmes, la
glorieuse et la déicide, siège de Jéhovah sur terre,
trône et gibet du Dieu-Homme !
Bien des fois détruite et toujours rebâtie. Tou-
jours vaincue et jamais anéantie. Objet de haine
et d'amour. Berceau et cimetière des peuples.
Mystère du passé et de l'avenir. Morte pour son
crime, immortelle par le tombeau de sa victime.
Radieuse de gloire et de puissance. Ruine la-
mentable noyée dans les larmes, lavée dans le
sang et purifiée par le feu !
Ce ne fut pas sans émotion qu'il parcourut de
nouveau la route de la Galilée à Damas. Quel
contraste entre ses sentiments d'aujourd'hui et
ceux qui agitaient son âme trois ans auparavant !
En même temps, quel changement s'était opéré
à Damas depuis qu'il avait quitté cette ville !
Jésus de Nazareth y comptait déjà de nombreux
disciples, et ses premières prédications reçurent
tout d'abord le meilleur accueil.
36 PAULINA
V
SAUL ET PIERRE
Il est facile de comprendre que la population de
Damas fût curieuse d'entendre Saul prêcher Jésus-
Christ. On connaissait son histoire, et il la racon-
tait lui-même dans tous ses détails avec une en-
tière franchise. " Vous êtes étonnés, disait-il aux
Juifs, et vous avez bien raison de l'être, et de vous
demander si je suis le même homme que vous avez
entendu il y a trois ans, et qui persécutait avec
rage les disciples de Jésus de Nazareth. Etonnez-
vous, mais croyez-moi. C'est moi qui ai fait lapider
Etienne, et qui maintenant prêche à sa place le
même Evangile. Le Seigneur l'avait choisi et ad-
mirablement doué pour cette prédication, et je
l'ai fait m.ourir. Et maintenant, c'est moi qui
prêche le nom de Jésus, avec le même zèle que je
l'ai combattu. Et pour la gloire de ce nom je su-
birai toutes les souffrances et la mort. Le Seigneur
me l'a prédit : je serai lapidé comme Etienne, et
mis à mort, mais tant que j'aurai un souffle de vie,
je me dévouerai tout entier au ser\'ice de ce Jésus
que vous avez crucifié, et qui est ressuscité."
Les Juifs ne supportèrent pas longtemps ces
discours enflammés de Saul qui opéraient de nom-
breuses conversions parmi les Grecs. On le chassa
PAULIN A 37
des synagogues, on le dénonça aux autorités, et il
devait être arrêté pendant la nuit, lorsque les dis-
ciples organisèrent son évasion de la ville dont les
portes étaient fermées. Ils le hissèrent sur la mu-
raille, et ils le descendirent en dehors dans une
corbeille.
Saul se cacha d'abord pendant quelques jours,
et il partit secrètement pour Jérusalem. Il re\'it
sans s'y arrêter l'endroit où le Seigneur l'avait
foudroyé. Mais dès qu'il fut arrivé à Jérusalem,
il voulut visiter le lieu où Etienne avait été lapidé.
Le petit tertre de pierres sous le'quel le saint
martyr avait rendu l'âme subsistait encore. Saul
s'agenouilla, et pria : " O doux Etienne, qui mê-
me avant de mouiir avez vu les cieux ouverts, et
qui maintenant vivez de la vraie vie à côté de
Jésus, demandez-lui de me pardonner et de me
préparer une place à côté de vous."
Saul demanda ce qu'on avait fait du corps du
saint martyr, et il apprit que Gamaliel l'avait re-
cueilli, et lui avait élevé un tombeau dans sa villa.
Il voulut visiter ce tombeau, et il le trouva dans la
crypte d'une petite chapelle que Gamaliel, devenu
disciple de Jésus-Christ, avait fait construire en
l'honneur du premier martyr chrétien.
Saul y pria longtemps en versant des larmes
amères. Puis il alla visiter Gamaliel son ancien
maître, qui logeait tout à côté. Il lui raconta sa
merveilleuse histoire, et toutes les faveurs extra-
38 PAULIN A
ordinaires dont Jésus de Nazareth l'avait comblé.
Le vieux Gamaliel l'écoutait en pleurant. Paul
n'oublia pas d'aller visiter le Golgotha, et de baiser
le rocher où la croix de son divin Maître avait été
plantée. Puis il descendit au sépulcre, que Joseph
d'Arimathie avait transformé en autel et entouré
d'une gi-ille. Il y pria longtemps avec d'autres pè-
lerins qu'il y rencontra.
De là, il se rendit au temple, et il y retrouva
les abus qui avaient soulevé l'indignation de Jésus,
les vendeurs avec leurs échoppes, et leurs hypo-
crisies, et les troupeaux de victimes sanglantes fu-
mant sur l'autel des holocaustes. Il était révolté de
voir ses compatriotes offrir encore à Dieu le sang
des taureaux, quand l'Agneau di\dn était venu lui-
même verser son sang pour le salut du monde.
Son cœur se souleva à la \ue de ce spectacle, et
il alla se rasséréner au Cénacle qu'il ne connaissait
pas encore. Là enfin il trouva le nouveau temple,
le nouvel autel, le nouveau sacrifice, le vrai culte
de Dieu en esprit et en vérité.
Mais ce n'était pas tout ce qui l'avait attiré à
Jérusalem. C'est Pierre qu'il était venu voir,
Pierre qu'il reconnaissait dès lors comme le chef
de l'Eghse ; et il se dirigea vers la maison de
Marie la mère de Jean, surnommé Marc, non
loin du Cénacle. C'est là que Pierre habitait.
Il avait tant de choses à lui raconter et tant
d'autres à lui demander.
PAULINA 39
Pierre connaissait déjà la miraculeuse conver-
sion de Saul. Il savait comment ce persécuteur
acharné des premiers chrétiens était devenu sou-
dainement un disciple de Jésus, plein de foi, et
tout brûlant du zèle apostolique.
Mais c'était pour lui un grand bonheur de voir
Saul et de l'entendre.
Avec une sincérité parfaite et une émotion pro-
fonde, Saul lui fit le récit complet de tout ce qui
lui était arrivé à Damas, et de ce qu'il avait fait
depuis. On l'accusait d'être un contempteur de la
loi de Moïse, et cependant c'est lui qui était allé
jusqu'au Sinaï demander à Moïse des inspirations .
C'est lui qui dans la grotte de l'Horeb, sur le sol
sacré où la loi de Jéhovah avait été donnée à
Moïse avait étudié de nouveau et médité pendant
trois ans la Loi ancienne et ses mystères.
Non, il n'avait pas cessé de croire à la divinité
de cette Loi ; mais il y avait un homme qu'il pla-
çait bien au-dessus de Moïse, puisqu'il était Dieu,
et au service duquel il voulait consacrer le reste
de sa vie : c'était Jésus de Nazareth.
Il comprenait maintenant que Moïse n'était
qu'un précurseur, une figure du Messie promis,
non pas aux seuls Juifs, mais à toutes les nations
et il croyait fermement que ce Messie était venu,
et que c'était Jésus de Nazareth.
" O vous, qui avez eu le bonheur de le connaître,
disait Saul, parlez-moi de Lui !
40 PAULINA
— O Saul, répondait Pierre, c'est un bonheur
que nous n'avons pas su apprécier. Si tu savais
combien longtemps nos cœui'S et nos esprits lui
sont restés fermés ; combien nous avons été lents
à comprendre ses enseignements et surtout à
croire à sa divinité.
— Espérez- vous encore le revoir sur cette terre ?
— Non, Saul. Pendant les quarante jours qui
ont sui^d sa résurrection, nous l'avons re\Ti bien
des fois, parce qu'il avait pitié de notre faiblesse,
et qu'il voulait nous confirmer dans notre foi.
" Certes, il était bien nécessaire qu'il \'int nous
consoler, nous encourager, nous donner la fermeté
qui nous faisait défaut. Mais depuis qu'il nous a
envoyé son Esprit, qu'il nous avait promis, cet
Esprit nous enseigne toutes choses, et doit nous
suffire.
■;— C'est vrai, disait Jacques, présent à l'entre-
tien.
— Et cependant, reprenait Pierre, combien
j'aimerais le revoir encore tel qu'autrefois pour me
jeter à ses pieds, et les baigner de mes larmes !
Tu ne sais pas toi, Saul, qu'à son dernier jour sur
terre, j'ai été assez lâche pour le trahir et le renier.
Je le pleure encore tous les jours ce crime impar-
donnable, et souvent je suis éveillé la nuit par ma
douleur.
— Il y a longtemps qu'il t'a pardonné ta fai-
blesse, disait Jacques. As-tu donc oublié le jour
PAULINA 41
mémorable où il nous apparut au bord du lac de
Génésareth, notre pèche miraculeuse, notre dé-
jeûner avec lui sur la grève de Capharnaum ? Ne
te souviens-tu pas qu'il te choisit alors pour le
chef de son Eglise ?
— Et c'est à toi, notre chef, que je viens parler
de la grande œuvre de l'évangélisation des nations
païennes, dit Saul.
" Sans doute, il faut travailler à la conversion
des Juifs qui ont été les premiers appelés. Mais
s'ils refusent le salut qui leur est offert, comme ils
ont refusé de reconnaître le Messie en Jésus, il
faut aller vers les Gentils ; et c'est la mission qui
m'a été confiée plus spécialement par Jésus, chaque
fois qu'il a daigné me parler et m'instruire. A
quoi bon d'ailleurs nous attarder à vouloir faire de
Jérusalem le siège de l'EgHse du Christ ? C'est
une ville condamnée à périr ! Son déicide a comblé
la mesure de ses crimes, et son sort est scellé. Le
Seigneur n'a-t-il pas prédit que le temple lui-même
sera détruit, et qu'il n'en restera pas pierre sur
pierre ? Je ne l'ai pas entendue moi-même cette
effrayante prophétie ; mais vous qui l'avez en-
tendue, en doutez-vous ?
— Non, Saul, nous n'en doutons pas. Le Sei-
gneur a parlé clairement et énergiquement. Il
n'a pas pu nous tromper. Le sort de notre peuple
sera lamentable ; mais il l'a voulu, il l'a appelé sur
sa tête, ce châtiment. Au jour du grand crime, le
42 PAULINA
plus grand que l'homme ait commis, il a prononcé
sa propre sentence : " Que son sang retombe sur
nous et siu" nos enfants ! "
— En attendant ce châtiment national, y a-t-il
eu déjà des châtiments individuels parmi ceux qui
ont pris part à l'accomplissement du grand crime ?
— Oui, Saul. Tu sais d'abord que Judas s'est
fait lui-même justice. Eh bien ! Caïphe a subi le
même sort. Un an après la mort du Christ, il a
été déposé comme grand prêtre, et sa disgrâce l'a
plongé dans lui tel désespoir qu'il s'est suicidé !
*' Anne a vu sa maison détruite dans une émeute,
et son fils flagellé et traîné dans les rues par les
émeutiers. Hérode Antipas a été détrôné et exilé
en Germanie, et la malheureuse Hérodiade y a
trouvé la mort d'un façon dramatique. En traver-
sant un lac glacé, la glace s'est ouverte sous ses
pas, et quand elle a été plongée dans l'eau jusqu'au
cou, les morceaux de glace se sont rapprochés et
lui ont tranché la tête, comme elle avait fait déca-
piter Jean-Baptiste.
— Et Pilatus ? Qu'est-il devenu ?
— Il a été dénoncé à César par les Juifs, con-
damné et banni. C'est à Vienne, dans la Gaule,
qu'il subit maintenant son exil. Longtemps il a
été en proie aux remords et au désespoir. Mais
Claudia, sa femme, qui est devenue chrétienne, a
tant prié pour lui qu'elle a réussi à ramener un peu
de calme dans son âme. Ses accès de désespoir
PAULINA 43
sont aujourd'hui moins fréquents, et Caïus Oppius,
qui est son beau-frère et qui commande encore ici
les troupes romaines, est plein d'espoir que Pilatus
se fera chrétien ! C'est au moins ce que sa belle-
sœur lui écrit de Vienne.
— La miséricorde de Dieu est infinie. Pilatus
a péché par ignorance, par faiblesse^ et les Juifs
ont péché par haine. Puisque le Seigneur m'a
pardonné, il peut bien pardonner à Pilatus.
— Et Nicodème ? Qu' est-il devenu ?
— Il est maintenant prêtre du Christ."
Et c'est ainsi que Saul fut renseigné sur les
cormnencements de la foi nouvelle, et sur le sort
néfaste de ses ennemis primitifs. Mais ce qu'il
voulait avant tout, c'était de se mettre d'accord
avec Pierre sur toutes les questions de doctrine,
et quand ils se furent mutuellement éclairés,
Saul se mit à prêcher surtout aux Hellénistes et
aux Gentils.
Ce fut une sensation parmi les princes des prêtres
et les scribes. Ils ne voulaient pas en croire leurs
oreilles. Etait-ce bien Saul de Tarse, le bouillant
pharisien, l'ardent persécuteur des premiers chré-
tiens, qui était devenu l'apôtre zélé de Jésus de
Nazareth ressuscité ? Cette conversion extraor-
dinaire attirait la foule, et la parole de Saul entraî-
nait des centaines et des milUers d'Hellénistes,
1. Nous verrons plus loin quelle fut la fin de Pilatus.
44 PAULTNA
de païens et même de Juifs à embrasser la nou-
velle religion.
Les autorités juives en prirent bientôt ombrage,
et menacèrent de le mettre à mort. Les disciples
furent effrayés, et saint Luc nous dit qu'ils le fi-
rent partir pour Tarse.
VI
TARSE ET ANTIOCHE
Tarse était une grande et florissante cité gréco-
romaine plutôt que juive. Ses écoles rivalisaient
avec celles d'Athènes et d'Alexandrie, mais ses
mœui's n'étaient pas meilleures.
Il y avait là comme dans les autres grandes \dlles
des Gentils un quartier juif, ce qu'on nommait à
Rome un ghetto, et c'est dans ce quartier que Saul
était né. Car il était bien hébreux, de la tribu de
Benjamin, dont le caractère était le plus belhqueux.
Dans l'hymne adressée à ses fils par Jacob, le
vieux patriarche disait de Benjamin : " C'est un
loup qui déchire sa proie le matin, et qui le soir
partage le butin."
Au matin de sa vie, Saul avait bien été un loup
dévorant, mais il est devenu un conquérant paci-
fique et bientôt il partagera entre ses disciples le
PAULINA 45
produit de ses conquêtes, en les établissant évêques
dans les nombreux diocèses qu'il aura fondés.
Sans doute il aimait son pays natal qui était
d'ailleurs très beau. Tarse était bâtie dans une
vallée, à proximité de la mer, et elle s'adossait à
la chaîne du Taïu-us. Elle était traversée par le
Cydnus, joli fleuve aux eaux pures et froides qui
prenait sa source dans les montagnes.
Alexandre le Grand s'était laissé tenter par la
beauté de ces eaux, quand il s'était arrêté à Tarse,
et il y avait pris un bain qui l'avait mis aux portes
de la mort.
Mais Saul fut-il jamais bien sensible aux beautés
de la nature ? — Rien ne l'indique dans ses épî-
tres. Il dut lui être agréable cependant de revenir
dans sa ville natale, après sa longue absence et ses
merveilleuses aventures. Il est probable que ses
parents y vivaient encore, et qu'il trouva au foyer
paternel un repos dont sa santé délicate avait
besoin.
Fut-il tenté de retom'ner dans ces écoles qu'il
avait fréquentées jadis ? Certes, les philosophes
et les rhéteurs de Tarse n'avaient rien à lui appren-
dre ; et, sans doute, il essaya plutôt de les con-
vertir à la foi nouvelle. Mais la reUgion du Christ
était bien sévère pour ces hommes qui avaient
choisi Sardanapale pour leur dieu.
Le séjour prolongé qu'il fit alors dans sa famille
ne fut pourtant pas du temps perdu. Quand ses
46 PAITLINA
parents et ses amis d'enfance apprirent sa prodi-
gieuse histoire, ils ou^Tirent sans doute les yeux à
la lumière de l'Evangile ; et quand il entrait dans
la synagogue, aux jours du Sabbat, il dût faire en-
tendre sa parole éloquente aux descendants de
Benjamin.
Les autres jours étaient consacrés à l'étude des
Livres Saints, et à la méditation. Je me le repré-
sente se promenant seul aux bords du Cydnus, à
l'ombre des grands pins parasols, enveloppé dans
un manteau de bure, semblable à celui que por-
tent aujourd'hui les Fils de saint François, et son-
geant aux missions lointaines qu'il se proposait
d'entreprendre. Ce grand avenir l'inquiétait.
Ne devait-il pas attendre un appel de la part
des chefs de la nouvelle Eglise ? Pouvait-il sans
quelque invitation spéciale prendre place parmi
les apôtres, et commencer seul ses missions apos-
toliques ?
Il y avait sans doute dans ces incertitudes et
ces hésitations qui durèrent des mois une épreuve
douloureuse que Jésus lui envoyait. Il la supporta
patiemment, malgi'é sa nature impétueuse, et il
attendit.
Pendant ce temps-là, Barnabe, qui s'était mon-
tré son ami sincère à Jérusalem, prêchait l'Evan-
gile à Antioche, et la Gentilité s'éveillait à l'appel
du Christ. Il n'avait pas oublié Saul, et il eût l'ins-
piration d'aller le chercher à Tarse pour travailler
PAULINA 47
avec lui à la vocation des Gentils. C'était l'invi-
tation que Saul attendait, et il n'hésita pas à
suivre Barnabe à Antioche.
Pierre avait déjà établi dans cette grande ville
un centre d'évangélisation, et les disciples qu'il y
avait envoyés, Luc, Barnabe, Manahem, Simon
le noir, Lucien de Cyrène y avaient opéré de nom-
breuses conversions.
Sans doute, Jérusalem continuait d'être la plus
grande et la plus célèbre ville de l'Orient. On l'ap-
pelait toujours la " Ville Sainte," en dépit de ses
crimes. Capitale de la nation juive, siège de la reli-
gion de Jéhovah, elle gardait la suprématie sur
toutes les cités orientales.
Mais la malédiction du Fils de Dieu pesait sur
elle. Les disciples de Jésus de Nazareth ne pou-
vaient pas oublier qu'elle avait tué leur maître.
Déicide et régicide, sans Dieu et sans roi, elle était
condamnée à périr. — La sentence de mort avait
été prononcée par le divin et royal martyr, et ra-
tifiée par le peuple lui-même qui avait dit : Que
son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! "
L'aveuglement des Juifs les empêchait de voir
le Mane Thécel Phares — écrit sur les murs de la
grande ville.
Mais les disciples de Jésus-Christ croyaient à
l'exécution plus ou moins prochaine de la sentence,
et dès lors Jérusalem n'avait pas la stabilité né-
cessaire, pour devenir le siège de la nouvelle
48 PAULINA
religion, à laquelle un grand avenir était promis.
Pierre songea-t-il dès lors à Rome, le centre du
monde, pour y fixer le souverain pontificat ?
— Peut-être, mais cela ne pouvait être réalisé que
plus tard.
L'Eglise de Jésus-Christ devait être établie
tout d'abord en Asie, et dans une ville païenne,
plutôt que dans une \dlle juive, puisque les Juifs
continuaient de poursuivre partout de leur haine
déicide les disciples du Crucifié.
Or, parmi les cités asiatiques, la plus importante,
et la plus accessible par terre et par mer était
Antioche, bâtie au bord de l'Oronte, à quelques
milles de Séleucie qui lui servait de port de
mer.
Ce fut donc de là que la foi rayonna d'abord par
les grandes routes que suivaient les caravanes, à
travers le monde oriental, en attendant qu'elle
eût franchi les mers.
A cette époque la grande ville comptait plus
d'un demi million d'habitants, venus de la Syrie,
de la Phénicie, de la Grèce, de la ^Macédoine et
des contrées qu'arrosent l'Euphrate et le Tigre.
Elle occupait un site admirable de pittoresque et
de variété.
Séleucus, son fondateur, un des généraux d'A-
lexandre le Grand, en avait admiré les beautés
naturelles ; et il y avait accumulé les créations
les plus parfaites de l'art grec, des temples, des
PAULINA 49
théâtres, des cirques, des thermes, et un forum
entouré de portiques.
Une grande avenue la traversait toute entière
de l'Orient à l'Occident, et en franchissait môme
les fortifications. Elle en sortait du côté occidental
par la porte des Chérubins ainsi nommée à cause
des deux chérubins en bronze doré qui semblaient
la garder, comme ceux qui défendaient l'entrée de
l'antique Eden.
Au sud, sur le sommet le plus avancé du mont
Silpius, dernier contrefort du Liban, s'élevait la
citadelle, à l'intérieur de l'enceinte fortifiée.
Au nord, coulait l'Oronte, et, dans une île qu'il
avait formée en se divisant, de somptueux palais
avaient été érigés pour ses rois, avant la conquête
romaine. Ils servaient maintenant de demeures
aux proconsuls et aux grands fonctionnaires de
Rome.
La civilisation grecque y avait apporté son luxe,
ses plaisirs, sa corruption, et l'on disait même
qu'au point de \aie de la dépravation des mœurs
Antioche éclipsait Corinthe.
Cela n'arrêta pas les premiers ou\Tiers de l'E-
vangile, et la propagation de la foi y fit des progrès
rapides parmi les Gentils.
Il y avait en dehors de la ville, au fond d'un
amphithéâtre de montagnes, une vallée solitaire
arrosée par des sources d'eau vive, embaumée
par les parfums des cyprès, des lauriers roses et
5
50 PAULINA
des myrtes. On l'appelait Daphné ; et ce n'était
pas seulement un jardin de délices, im centre de
plaisirs et d'amusements pour les habitants d'An-
tioche : c'était aussi un sanctuaire, où sur des
autels entourés de fleurs on offrait à Phébus et à
Artémis des libations et des sacrifices. Aux chan-
sons des cascatelles qui descendaient des monta-
gnes, se mêlaient les accords des chœurs et des
fanfares, et les acclamations joyeuses des visiteurs.
La licence s'y joignait à la joie, et les bosquets de
lauriers roses servaient de retraites aux adorateurs
de Vénus.*
La prédication évangélique transforma cet éden
de luxure, et il devint presque un lieu de prière.
La belle route, qui le reliait à la ville par la porte
appelée Daphné, en traversait la partie haute
nommée L'Epiphania. Là se trouvaient le Pan-
théon, le Forum, les théâtres et autres Ueux d'a-
musements.
C'est dans ce quartier aristocratique que Paul
inaugura son apostolat des Gentils. Avec Bar-
nabe, il s'y hvra avec ce zèle infatigable qu'il ap-
porta toujours dans toutes ses œu\Tes, et après
quelques mois les milhers de païens que Paul
groupait autour de lui dressaient des autels à
Jésus-Christ le seul \Tai Dieu.
Les faux dieux de l'Olympe et ceux du Panthéon
romain allaient disparaître. Mais les maîtres de
la terre tentaient depuis Auguste de les remplacer ;
PAULINA 51
et jusque dans les colonies romaines de l'Orient
de vils courtisans gorgés d'or et d'honneurs encen-
saient leurs divinités, et leur érigeaient des temples.
VII
LES NOUVEAUX DIEUX
L'homme ayant été créé à l'image et ressemblan-
ce de Dieu, a des aspirations à toutes les grandeurs,
même aux grandeurs divines.
Ce sont ces aspirations de la nature humaine
dont Satan se servit pour perdre le premier homme.
" Mangez de ce fruit, dit-il à nos premiers pa-
rents, et vous deviendrez comme des dieux."
Bien des fois au cours de l'histoire, cette même
tentation diabolique s'est renouvelée, et quand les
grands ambitieux sont arrivés au sommet de toutes
les grandeurs terrestres, ils ont voulu gravir la
cime de l'Olympe, et prendre rang parmi les dieux.
Les légendes des Titans et de Prométhée, l'his-
toire de la Tour de Babel, et de tous les demi-dieux
de la Fable, ont été des manifestations de cette
grande ambition des hommes ; et le rêve suprê-
me de leur orgueil a été d'être divinisés.
Les peuples se prêtaient d'ailleurs volontiers à
la réalisation de ces souveraines ambitions, car ils
52 PAULINA
avaient, ils ont toujours eu et ils auront toujours
le mystérieux besoin d'adorer quelqu'un ou quel-
que chose. Quand ce ne sera pas un homme, ce
sera un animal, le bœuf, le serpent, l'éléphant, ou
des idoles d'or et de pierre.
La divinisation fut le suprême honneur que la
Grèce accorda à ses héros ; et les Césars romains
les imitèrent en se faisant décerner un culte et
ériger des temples.
Dégoûtés des dieux trop connus de l'Olympe,
et de leur culte public inavouable, les Romains
en grand nombre leur préférèrent d'abord des
cultes entourés de mystère. C'est le propre de la
religion d'avoir des mystères, dont Dieu lui-même
est le plus profond.
Les mystères d'Isis et ceux d'Eleusis les atti-
rèrent, mais ces mystères finirent par être divul-
gués. Ils ne consistaient d'ailleurs que dans le se-
cret de certaines pratiques religieuses, et non
dans le mystère des dogmes.
Et quand ils cessèrent d'être des mystères, on
s'en dégoûta, parce qu'ils n'étaient guère plus
purs que l'ancien culte, et qu'ils ne répondaient
pas aux nobles aspirations de l'âme.
Alors on finit par se dire : Puisque César est
tout, pourquoi n'est-il pas dieu ? Car il nous faut
un Dieu. Et le Sénat décréta que les Césars
seraient proclamés dieux après leur mort.
Dès ce moment, et de son vivant, Auguste fut
PAULIN A 53
dieu, au moins dans les Provinces, tandis qu'il
continuait d'être simple mortel en Italie. Il en
fut de même de Tibère. — De son vivant, on voulut
le proclamer dieu. — On le pria, on le supplia
de vouloir bien se laisser adorer, et chose étonnan-
te, il refusa ; mais les villes d'Asie reçurent la
permission de reconnaître sa divinité !
" J'avoue que je suis mortel, et que je subis les
lois de l'humanité," répondait-il aux supplications
de Rome de se laisser diviniser.
Mais au lieu d'admirer ces paroles, quelques-
uns les attribuèrent à la bassesse d'âme. Il n'a-
vait pas, croyait-on, la haute et noble ambition
d'Auguste.
Les villes d'Asie se disputèrent la gloire de lui
élever un temple ; et finalement ce fut Smyrne
qui se donna le dieu Tibère.
Au fait, il n'était pas plus gênant pour la vie
que Bac chus et Vénus.
Ses successeurs, qui furent encore de plus grands
scélérats que lui, se firent moins prier pour accep-
ter la divinité.
Caligula eut partout des temples, môme au Capi-
tole. Et Drusille, sa sœur et sa concubine, fut
aussi proclamée déesse.
Ils fiu'ent aussi des dieux, les Claude et les
Néron, et leur culte avait ses prêtres. Mais le dieu
Auguste écHpsait les autres. Il était le Jupiter
du nouveau polythéisme.
54 PAULINA
En même temps la superstition était générale.
— L'astrologie et la magie devenaient très popu-
laires.
Et les philosophes, ne sachant que penser,
payaient eux-mêmes tribut à la superstition.
Ils se moquaient des dieux — excepté de celui
qui régnait, et qui pouvait les faire mourir — et
ils s'abandonnaient à toutes sortes de supersti-
tions. Voilà où en était le monde. Il voulait
des dieux nouveaux. Mais le seul vrai Dieu que le
ciel a^'ait promis à la terre avait paru à Jérusa-
lem, et les Juifs l'avaient tué.
A l'imitation des Césars, Hér ode- Agrippa, petit-
fils d'Hérode-le-Grand, crut que le jour était venu
poitr lui de se proclamer dieu.
Après une vie de débauche, menée à Rome, avec
Drusus, fils de Tibère, ce dernier l'avait pris en
haine et chassé. Sa digne sœur Hérodiade, femme
incestueuse d'Hérode Antipas, l'avait recueilli et
hébergé à Tibériade ; puis il était retourné en
Italie. Rentré en grâce auprès de Tibère, retombé
en disgrâce et emprisonné, il avait su malgré tout
emprunter des millions des usm'ieurs juifs et ga-
gner l'amitié de CaUgula, le futur empereur, et le
futur dieu nouveau.
Et c'est ainsi qu'à la mort de Tibère le nouveau
César le tira de prison, et le fit roi des petits Etats
dont il avait dépouillé son oncle Philippe, fils
d'Hérode-le-Grand.
PAULINA 55
Aux faveurs de Caligula avaient succédé celles
de Claude, et, eu peu d'années. Agrippa avait re-
constitué le royaume de son grand-père en s'em-
parant de la Syrie, de la Samarie, de la Judée, et
en enlevant à son oncle Hérode-Antipas les té-
trarchies de la Galilée et de la Pérée.
Il ignorait sans doute qu'il avait été l'instru-
ment de la Providence, en châtiant le mari inces-
tueux d'Hérodiade et le meurtrier de Jean-Bap-
tiste. Et il avait réussi à devenir l'idole des Juifs
en agrandissant et embellissant Jérusalem et le
Temple. Plusieurs étaient disposés à reconnaître
en lui le Messie. Agrippa I en était flatté, et il
songea peut-être que s'il faisait reconnaître sa
messianité par le sacerdoce juif, cela grandirait
sa puissance et son prestige, et rendrait plus facile
son accession à la divinité. Or, il ne pouvait pas y
avoir deux Messies, et s'il était lui-même reconnu
pour le Messie, Jésus avait été un imposteur, et
ses disciples étaient une secte détestable et digne
de mort.
Hérode-Agrippa devint ainsi le persécuteur des
disciples de Jésus dont le nombre grandissait mer-
veilleusement ; et il crut faire un acte de politi-
que habile en faisant décapiter Jacques, frère de
saint Jean, et premier évêque de Jérusalem.
Mais le chef de la nouvelle église était Pierre ;
et c'était lui qu'il fallait supprimer. Agrippa le
fit donc arrêter et jeter en prison, avec l'intention
56 PAULTNA
de l'y détenir jusqu'à la fête de Pâques qui appro-
chait, et de le faire ensuite décapiter en présence
de tout le peuple.
Or, voilà qu'à la veille du supplice, pendant la
nuit, Pierre qui dormait, enchaîné au miheu des
gardes, fut soudainement réveillé par un ange qui
lui dit : " Suis-moi." Les chaînes tombèrent de
ses mains, et il suivit l'ange devant lequel toutes
les portes s'ou\Tirent.
Quand, au matin, la chose fut racontée à Hérode-
Agrippa, il entra en fureur, et il fit décapiter les gar-
des au nombre de seize. En même temps, il ordonna
qu'on recherchât Pierre, mais on ne le trouva pas.
Le digne petit-fils d'Hérode-le-Grand fut donc
forcé d'ajourner la décapitation de Pierre, et il
se rendit alors à Césarée pour y célébrer solennel-
lement son apothéose, et la proclamation de sa
divinité. L'occasion était bien choisie. On allait
y célébrer par de gi^andes fêtes pubhques le retour
triomphal de Claude, qui venait de faire une ex-
pédition en Bretagne. Les hauts fonctionnaires
de l'empire d'Orient, les proconsuls et les gouver-
neurs de province y étaient invités ; et l'orgueil-
leux Agrippa voulait les éblouir de son luxe et de
l'éclat de sa popularité.
Césarée n'était pas une ville orientale, mais une
vraie ville romaine. Elle avait un forum, une voie
sacrée et des temples, des thermes, des théâtres,
et un cirque spacieux.
PAULINA 57
Le grand théâtre était admirablement situé,
et commandait un large horizon sur la mer. Les
gradins étaient échelonnés en hémicycle, et ados-
sés à un amphithéâtre de colHnes.
Le premier jour fut consacré aux jeux du cirque,
aux courses de quadriges, aux luttes des cavaUers
contre les bêtes sauvages, et aux combats de gla-
diateurs. Des régates occupèrent tout le second
jour, et le spectacle de la baie, couverte de galères
et de barques de formes et de couleurs variées,
fut un des plus beaux de la fête. Sur la galère
royale, où flottaient des oriflammes, s'élevait un
trône pour Agrippa, entouré des grands de sa cour,
et la brise de mer se jouait dans les vélums qui om-
brageaient sa tête. Sous les efforts de 100 rameurs
elle circulait rapidement au milieu des trirèmes
de course.
Mais c'est le troisième et dernier jour qui devait
être le plus brillant et le plus pompeux. Car
Agrippa I et toute sa cour, et ses illustres invités,
devaient y figurer dans tout l'éclat de la magni-
ficence royale.
La voie sacrée était pompeusement décorée et
pavoisée. De longues rangées de légionnaires en
bordaient le parcours, et leurs cuirasses d'acier et
leurs armes polies étincelaient au soleil. De chaque
côté étaient dressés des trophées, rehés entre
eux par des guirlandes de lauriers et de roses.
Sous la colonnade des basiliques et sous les porti-
58 PAULINA
ques des temples étaient groupés des pontifes en
toges de soie de divei ses couleurs, et des Vestales
enveloppées de longs voiles aussi blancs que la
neige. Les terrasses des maisons étaient couvertes
de spectateurs agitant des palmes et lançant des
fleurs. Dans les rangs du cortège qui accompa-
gnait le char triomphal d'Agiippa, traîné par
quatre éléphants richement caparaçonnés, des
fanfares se faisaient entendre, et des chœurs nom-
breux chantaient :
O divin Agrippa,
Vois à tes pieds
Tes innombrables adorateurs,
Venus des confins de l'Orient et du Couchant.
Tu es plus brillant que le Dieu-Soleil
Et les raj'ons de ta couronne
Ont illuminé les terres lointaines.
Il est temps que ton trône se change en autel,
Que l'immortalité des dieux
Descende sur toi.
Et couronne ton front de la céleste auréole !
Et la foule criait :
Vive Hérode-Agrippa I !
Ce n'est pas un homme,
C'est un dieu !
On n'avait pas fait marcher derrière son char,
comme on le faisait à Rome, un esclave chargé
de lui redire souvent : Respice post te, hominem
PAULINA 59
te mémento ; " Regarde en arrière, souviens-toi
que tu es un homme ! "
Quand le cortège fut anivé au théâtre, Agrippa,
revêtu d'un manteau de pourpre lamé d'or, et
coiffé d'une tiare étincelante de pierreries, monta
les degrés du proscenium, et ses courtisans se
gi'oupèrent en arrière de lui.
Les grands personnages étrangers prirent place
dans les loges les plus rapprochées de la scène.
On y distinguait quelques roitelets d'Orient, et
plusieurs descendants et alliés des Hérodes :
Agrippa, fils du nouveau dieu, qui devait lui suc-
céder sous le nom d' Agrippa II, et Bérénice, sa
sœur, veuve de son oncle Hérode, prince de
Chalcis, et que sa beauté et ses amours avaient
déjà rendue célèbre ; Félix, ancien affranclii,
favori de Claude, et futur gouverneur de la Judée ;
Drusilla, sa femme, sœm' de Bérénice et d' Agrippa
II, et dont ceUe-ci était jalouse, parce qu'elle
était encore plus belle qu'elle ; Sergius Paulus,
citoyen romain, de la gens Sergia, et Chryséis,
sa femme, une belle grecque qu'il avait épousée
à Corinthe pendant une mission qu'il était allé
remplir en Grèce, sous le règne de Tibère.
Félix et Drusilla avaient avec eux leiu* fils
unique, qu'ils avaient nommé Agrippa, et qui
avait alors seize ou dix-sept ans. A côté de lui
était assise Paulina, à peine âgée de dix ans, fille
de Sergius Paulus et de Chryséis. Les deux enfants
60 PAULINA
causaient et riaient ensemble, tout en admirant
les spectacles variés de la fête. Mais le jeune
Agrippa était surtout ébloui de la beauté et de
l'intelligence précoce de Paulina, et quand il
s'aperçut que sa mère l'observait, il se pencha
vers elle, et lui dit à l'oreille : " Mon cœur est
pris, ma mère, et quand je serai d'âge à me marier,
c'est Paulina que j'épouserai. "
Plusieurs ambassades de Tyr, de Sidon, et
d'autres villes s'approchèrent alors du roi, et
lui présentèrent des adresses.
Après les réponses d' Agrippa, et la distribu-
tion des faveurs royales, un chœur de \derges
entonna un hymne en l'honneur du dieu nouveau,
pendant que des groupes de danseuses exécutaient
dans l'arène des rondes sjTnboUques.
Bientôt une procession de thuriféraires défila
devant Agrippa, et lui offrirent de l'encens. La
foule poussa des acclamations, et quand Agrippa
se leva pour saluer, elle cria : Deus, ecce Deus !
Mais, à ce moment, Agrippa pâht, et poussa
un cri de douleur. Un mal effroyable venait de
le saisir aux entrailles, et il s'affaissa sur les mar-
ches du trône, au miUeu des tortures les plus
atroces. Quelques chrétiens perdus dans la foule
crièrent : Ecce homo : toile, toile ! " Emportez-
le ! " Et les serviteurs le prirent dans leurs bras,
et l'emportèrent sans connaissance dans son
palais. Des médecins furent appelés, et lui pro-'
PAULIN A 61
diguèrent tous leurs soins, et les médicaments
que l'art leur suggéra. Mais le roi se roulait sur
sa couche en hurlant de douleur.
Sergius Paulus avait amené avec lui son magi-
cien Bar-Jesu, et le célèbre spii'ite épuisa vaine-
ment toutes les ressources de la magie. Les
souffrances d' Agrippa croissaient toujours, et il
sentait venir la mort.
Alors il se rappela les guérisons que Pierre
avait opérées, disait-on, au nom de Jésus de
Nazareth, et il cominanda qu'on allât chercher
Pierre. Mais Pierre avait quitté Jérusalem, et
ses disciples disaient qu'il était parti pour Antio-
che, où il allait prêcher la divinité de Jésus, le
seul vrai Dieu !
A cette nouvelle, le roi Agrippa poussa un grand
cri et expira.
Ainsi mourait le nouveau dieu, roi et prétendu
Messie des Juifs, pendant que les nouveaux dieux
des Romains, Caligula et Claude, devenaient
fous.
Mais vers le même temps Saul de Tarse se
préparait à faire le tom* du monde, pour lui faire
connaître le seul \Tai Dieu nouveau, Jésus de
Nazareth.
62 PAULINA
VIII
SAUL ET B.ARNABE
DANS L'ILE DE CHYPRE
Un matin du printemps de l'an 44, trois hom-
mes sortaient d'Antioche. Ils suivaient un sentier
sinueux, qui s'élevait au milieu des cactus, vers
le sommet d'un promontoire, coupé à pic, à gau-
che de rOronte. Ils étaient las, et leurs pas deve-
naient lents et lourds. Enfin ils arrivèrent à la
cime, et ce fut avec un soupir de soulagement
qu'ils découvrirent la mer déployant au loin son
immense arène éblouissante d'azur, et tout en-
soleillée.
Plus près, au pied du promontoire, une haute
tour, dont la vague venait battre la base, indi-
quait l'entrée du port de Séleucie, conmie une
sentinelle. Une belle colonnade annonçait un
temple de quelque faux dieu.
Ils s'assirent pour causer sur une roche tapissée
de mousse, et aspirèrent l'air frais qui montait
de la mer. Il s'y mêlait des parfums d'hysope
et de romarin.
On était arrivé au miheu de mars, et la navi-
gation méditerranéenne allait s'ou\Tir. Les
vergers étaient en fleurs sur les bords de l'Oronte,.
et les orangers étaient encore chargés de fruits.'
PAULIN A 63
Tous les torrents qui chantaient dans les gorges
profondes du Silpius roulaient sur un lit de ba-
salte leurs eaux tourbillonnantes vers le petit
fleuve.
L'aube étendait à peine sur les cimes du Liban
un léger voile teinté de rose, et sur la route qui
suivait les méandres du fleuve, les trois voyageurs
reprirent bientôt leur marche à grands pas.
De plateaux en plateaux, ils descendirent des
hauteurs, et devant eux l'échancrure des monta-
gnes en s'élargissant agrandissait et éclairait leur
horizon.
Bientôt, au détour des collines, ils aperçurent
la mer endormie dans sa robe de moire azurée.
" Ainsi donc, dit le plus jeune des trois, à celui
qui marchait à sa di-oite, vous êtes sûr, Barnabe,
que nous trouverons à Séleucie un vaisseau fai-
sant voile pour Chypre ?
— J'en suis sûr, répondit Barnabe. Il y a un
petit vaisseau marchand, le Sidonia, qui partira
demain matin à l'aurore, et si le vent souffle du
nord, nous serons à Salamis avant la nuit.
— Chypre est votre patrie, Barnabe ?
— Oui, et c'est aussi la patrie de Marc. Nous
l'aimons bien tous deux. C'est une île enchan-
teresse, et sa population a bien besoin de conver-
sion, elle est tellement livrée au culte de Vénus.
— Le proconsul se nomme Sergius Paulus,
dit Marc, et je crois qu'il nous fera bon accueil.
64 PAULINA
C'est un esprit droit, qui ne croit plus guère aux
dieux de l'Olympe. Il cherche la vérité, de bonne
foi, et depuis quelque temps il croit l'avoir trouvée
dans la magie. Un magicien nommé Elymas a
gagné sa confiance. "
Après un silence, Barnabe reprit la parole.
" Hier, sm* le forum de l'Epiphania, j'ai eu
une sm'prise : j'ai rencontré Onkelos.
— Onkelos de Jérusalem, interrompit Saul ?
— Lui-même.
- — Que \dent-il faire à Antioche ?
— Il y est envoyé par les princes des prêtres
de Jérusalem, pour constater les progrès que
nous faisons, et pour réveiller la synagogue.
— Et que dit-il de Jérusalem ?
— Il ne fait que répéter la parole du prophète :
*' Par la désolation a été désolée toute la terre . "
Les prêtres et les scribes se lamentent, et lèvent
les bras au ciel de désespoir. Ils l'ont pourtant
bien vu mourir, ce Jésus de Nazareth qui trou-
blait leur vie. Et cependant ils confessent qu'il
est plus vivant que jamais, que le nombre de ses
amis grandit, que son nom est dans toutes les
bouches, et qu'il accomplit plus de merveilles
aujourd'hui que lorsqu'il parcourait les rues de
Jérusalem.
" Des rivages de la Syrie, de l'Egypte, de la
Macédoine et de la Grèce, des foules de pèlerins,
dit Onkelos, viennent visiter les lieux où il a vécu.
PAULINA 65
Ils remplissent le temple pour entendre les prédi-
cations de ses apôtres. On les chasse, et ils re-
viennent. On les emprisonne, on les enchaîne, et
l'on ne sait quel pouvoir invisible brise leurs
chaînes et ou\Te les portes des prisons.
" On les bat de verges, on les laisse tout san-
glants, à demi-morts, dans la cour du Prétoire,
et le lendemain on les retrouve dans le temple
annonçant que leur Christ est vivant.
" Les infirmes et les malades qui se traînent
sui' les chemins sont guéris au nom de Jésus.
Nous en avons appelé à l'autorité d'Hérode-
Agrippa, et pour se rendre populaire auprès du
sacerdoce il a fait décapiter l'apôtre Jacques,
mais les autres ont continué de prêcher, et leur
voie douloureuse devient une voie triomphale.
" Ce qui paraît surtout extraordinaire et même
miraculeux, c'est qu'ils font de leurs disciples,
en leur imposant les mains, des Nabis, c'est-à-dire
des prophètes qui se mettent à prêcher dans des
langues différentes de leur idiome national, et
qui chassent les démons.
— Et c'est Onkelos qui t'a dit tout cela ?
— Lui-même.
— Est-ce qu'il ne serait pas possible d'en faire
un disciple de Jésus-Christ ?
— Je le crois, s'il n'était pas le gendre du
grand-prêtre.
— Oui, je comprends, dit Saul. Sa femme, ses
6
66 PAULINA
enfants, sa position, ses rêves ambitieux dans
le sacerdoce juif : voilà les obstacles. Et il n'est
pas le seul, parmi les prêtres et les scribes, que
des motifs du même genre empêchent • d'entrer
dans nos rangs. "
Vers le soir, ils arrivèrent à Séleucie, et dèh le
matin, le jour suivant, ils s'embarquèrent à bord
du Sidonia qui faisait voile vers Chypre.
Une forte brise soufflait du nord, et les pous-
sait vers l'île, qu'ils avaient aperçue des hauteurs
qui dominent Séleucie.
Le soleil était encore assez haut sur l'horizon,
quand la belle Cypris leur apparut de loin, comme
une étincelante émeraude que la mer enchâssait
dans un cadre de nacre.
La côte nord de l'île avait un aspect peu hos-
pitaUer. Mais sur la côte orientale, au fond d'une
baie large et profonde, brillait toute blanche la
grande ville de Salamine, nonchalamment assise
à l'embouchure du fleuve Pediocus.
Elle s'adossait à de belles collines, plantées
de vignes et d'orangeries, et au-dessus se dressaient
de hautes montagnes et des forêts de cèdres,
de pins et de cyprès.
Un juif cypriote, parent de Barnabe, offrit
l'hospitaUté aux missionnaires, et dès le jour
suivant ils pm"ent commencer leur prédication
à la synagogue.
Là, comme dans ses missions postérieures^
PAULINA 67
Saul constata bientôt que l'hostilité à la religion
du Christ venait surtout des Juifs, et que les
Gentils se montraient plus ouverts à la vérité
évangéUque.
Après avoii- lutté quelques jours contre cette ré-
sistance de leurs compatriotes, les trois mission-
naires quittèrent Salamine, et se rendirent à
Paphos, la capitale de l'île.
IX
SAUL ET SERGIUS PAULUS
L'île de Chypre était une pro\'ince sénatoriale;
ce qui veut dire qu'elle était gouvernée par un
proconsul, nommé par le Sénat de Rome. Il s'ap-
pelait Sergius Paulus.
C'était un noble romain, descendant d'une très
ancienne famille sénatoriale, qui comptait parmi
ses ancêtres les Paul-Emile et les Scipions. Il
était versé dans les lettres et les sciences, et il
avait la réputation d'être un homme de bien.
A Rome, il s'était lié d'amitié avec PUne l'An-
cien, qui le loue dans son Histoire du Monde.
Pendant une mission qu'il avait remphe en Grè-
ce, et qui lui avait été conjâée par le Sénat romain,
il avait passé deux ans à Corinthe, et il y avait
■68 PAULINA
épousé Chryséis, fille d'un prêtre d'Apollon. Elle
était d'une grande beauté. Elle avait ce type de la
femme grecque que les sculpteurs d'Athènes ont
reproduit si souvent dans leurs Vénus tant admi-
rées.
La société de Corinthe, à cette époque, était
bien dissolue, et c'était Vénus qui comptait dans
cette ville le plus grand nombre d'adoratem's. Mais
le père de Chryséis n'avait jamais permis à sa fille
de prendre part au culte scandaleux de la belle
déesse, et elle n'avait jamais adoré d'autre dieu
qu'Apollon.
Sergius Paulus avait beaucoup étudié l'histoire
des rehgions, et il en était venu à ne plus croire
aux dieux du paganisme. Mais il ne voyait aucun
mal à ce que sa femme, et sa fille Paulina, ren-
dissent un culte à Apollon et à Diane, parce qu'il
les considérait comme des dieux honnêtes — Diane
surtout, puisqu'elle était restée vierge, dans la
<;royance antique.
La religion juive cependant l'attirait plus que
les autres, à cause de Moïse dont il connaissait la
merveilleuse histoire, et surtout à cause de la pro-
messe d'un Messie-Sauveur dont le monde, à son
avis, avait grand besoin.
En attendant, il cherchait la vérité, et comme un
grand nombre des hommes les plus illustres de son
temps, il croyait à la magie, et aux oracles des
sibylles et des pythonisses.
PAULINA 6&
Un magicien qui se nommait Bar-J6su, et qui
avait pris le surnom d'Elymas qui signifie mage ou
prophète, avait su gagner sa confiance. C'était
évidemment un homme très versé dans l'histoire
et dans les sciences occultes. Il prétendait apparte-
nir à l'école des mages de la Perse, et il se réclamait
en même temps de Moïse.
Le proconsul l'avait attaché à sa maison. Mais
quand il apprit l'arrivée de Saul à Paphos, et ses
prédications sur Jésus de Nazareth, il invita l'apô-
tre à venir chez lui. Paul s'y rendit avec Barnabe
et Marc, et Sergius Paulus ne tarda pas à les in-
terroger sur la doctrine nouvelle qu'ils avaient
commencé à prêcher dans les synagogues.
" Je connais, leur dit-il, l'histoire de votre Jésus
de Nazareth. C'était un personnage bien extra-
ordinaire, d'après ce que l'on m'a raconté ; mais
il était ennemi de Rome, et il voulait se faire
roi.
— On vous a mal renseigné, répondit Saul.
Jésus de Nazareth n'était pas un ennemi de Rome,
non plus que des autres puissances de ce monde.
Il n'avait qu'un ennemi, Satan, qu'il appelait
le Prince de ce monde. Deux fois on a voulu le
faire roi, mais il a refusé. Le titre de roi des Juifs
n'eût été pour lui qu'un vain hochet ; car il est
le Roi des rois, le souverain suprême de toutes
les nations puisqu'il, est Dieu.
— Voilà une prétention qu'il te serait bieo
70 PAULINA
difficile d'établir, répliqua le proconsul.
— Cela n'est pas seulement difficile, dit Ely-
mas, c'est impossible. "
La discussion s'engagea alors entre Saul et le
magicien, à la grande satisfaction de Sergius
Paulus.
Eljnias fit appel à toutes ses habiletés de pa-
role, et à toutes ses supercheries pour empêcher
le proconsul de se laisser convaincre par la chaude
et forte parole de Saul.
Mais l'argumentation de l'apôtre était serrée
et puissante. Après avoir exposé avec beaucoup
de force les preuves de la résurrection de Jésus-
Christ, il raconta sa propre histoire au proconsul :
comment il avait été le persécuteur de la reU-
gion nouvelle, et comment Jésus l'avait radica-
lement changé en le foudroyant aux portes de
Damas, et en lui enseignant la vérité.
A ce récit, Elymas éclata de rire, et dit :
" Les cas d'hallucination de ce genre sont
fréquents dans tout l'Orient, et surtout dans
la Perse. D'ailleurs vous admettez vous-même
que vous avez été frappé de cécité, et il est évi-
dent que l'aveuglement de votre esprit a suivi
celui de vos yeux."
Saul fut transporté d'une sainte indignation,
et fixant son regard plein de feu dans les yeux
mêmes du magicien, il lui dit d'une voix forte :
" O homme plein de toutes sortes de ruses et
PAULIN A 71
de fourberies, fils du diable, ennemi de toute
justice, tu ne cesseras donc pas de pervertir les
voies droites du Seigneur ? Eh ! bien, voici que
la main de Dieu est sur toi. Tu seras aveugle,
et, pour un temps, tu ne verras pas le soleil. "
" Aussitôt, raconte l'écrivain sacré, d'épaisses
ténèbres tombèrent sur Elymas, et il cherchait
en se tournant de tous côtés quelqu'un qui lui
donnât la main. "
Le miracle qui fermait les yeux du magicien
ouvrit tout à fait ceux de l'honnête proconsul.
Il se déclara plein d'admiration pour la doctrine
que Saul lui avait enseignée, et il crut en Jésus-
Christ.
Mais Chryséis ne fut pas si prompte à se dé-
tacher du culte d'Apollon, et Paulina, leur fille,
qui n'avait pas encore onze ans, resta hésitante
entre la foi de son père et celle de sa mère. Toutes
deux pensèrent même que Saul avait été bien
cruel poiu- le pauvre Elymas. Elles ne compri-
rent pas combien ce faux prophète, instrument
de Satan, avait été coupable, et dans quelle me-
sure il avait mérité son châtiment. Elles n'avaient
pas remarqué non plus que Saul avait dit : "Tu
seras aveugle pour un temps. "
Et, en effet, quand Barnabe revint quelques
années après pour achever l'évangélisation de
Paphos, il y trouva Elymas à demi converti
par le châtiment que Saul lui avait infligé ; et,
72 PAULINA
quand Barnabe le baptisa, la vue lui fut rendue.
Sergius Paulus était resté chrétien, mais sa fem-
me et sa fille ne l'étaient pas encore.
Paulina s'épanouissait alors en grâce et en
beauté. On disait qu'elle serait encore plus belle
que sa mère. Il y avait dans ses yeux profonds
quelque chose de chaste, de serein, de mysté-
rieux ; et ses longs cils voilaient une mélancolie
rêveuse.
Sa voix était une musique, expressive et riche
de nuances, une symphonie qui n'avait rien d'étu-
dié ni de conventionnel. Elle ne riait jamais
bruyamment. Mais elle souriait volontiers, et
son sourire était suave. Quand elle rêvait, les
yeux fixés dans le vague, elle semblait regarder
au-delà des choses de ce monde.
X
CHEZ LES CALATES
Le culte de Vénus avait sans doute fait perdre
aux Cypriotes le goût des choses spirituelles et
religieuses. Les plaisirs de la chair les avaient
tellement corrompus que leur esprit et leur cœur
atrophiés ne pouvaient plus s'élever au-dessus
des biens de la terre et des amusements du monde
PAULINA 73
La prédication de Paul en Chypre fut donc
cette semence tombée parmi les ronces qui fut
étouffée par les mauvaises herbes.
Mais la conversion du proconsul avait produit
un effet considérable sur la population ; et,
quand Paul le quitta il en avait fait un véritable
apôtre du Chi'ist. — "Je ne sais pas ce que
l'avenir nous réserve à tous deux, lui dit Paul
en lui faisant ses adieux, mais soyez sûr, Sergius,
que nous nous retrouverons quelque part en ce
monde, et que vous deviendrez comme moi un
apôtre de la religion nouvelle. Je m'en vais vers
les Gentils. Le peuple juif n'a pas reconnu son
Messie. Il Fa fait mourir, et il a demandé que
son sang retombe sur lui et sur ses enfants. Ce
vœu de son cœur per\erti sera exaucé. Il y aura
partout dans le monde des Juifs qui se conver-
tiront. Mais la masse du peuple, la race elle-
même, restera entêtée dans son incrédulité. Elle
est condamnée à toujours attendre un messie
qui ne viendra jamais, et elle mourra dans son
péché, chassée de sa patrie, loin de Jérusalem
et de son temple qui seront détruits.
" Mais les Gentils entendront la voix de Dieu
qui les appelle, et c'est pourquoi je m'en vais
vers eux dans tous les pays où l'Esprit m'empor-
tera. De ce jour, je renonce à mon nom hébreu,
Saul, et je vais prendi-e le second nom qui m'a
été donné au jour de ma circoncision, Paul, qui
74 PAULIN A
•convaindra mieux à mon titre de citoyen romain,
dans mes relations avec les Gentils. Je vous
reverrai, Sergius, soit en Grèce, soit à Rome, et
je vous associerai à mon œu\Te apostolique,
qui est l'œuATe du Christ,
" Ne vous troublez pas au sujet de Chryséis
€t de Paulina. Soyez vous-même fidèle au Dieu
que je vous ai fait connaître ; et votre exemple
les amènera un jour au pied des autels de Jésus-
Christ."
Paul et ses deux compagnons s'embarquèrent
à Nea-Paphos et firent voile vers le Nord. Leur
mission plus ou moins fructueuse en Chypre
n'avait pas duré trois mois. Après deux jours
de navigation très orageuse, dans laquelle ils
furent bien près de périr, ils abordèrent à Atta-
lia, et se rendirent à Perge en remontant le Ces-
trus, qui était alors navigable.
En cette saison de l'été, la population des
rivages de la mer émigrait aux flancs des monta-
gnes, où la température était plus fraîche, où
la brise purifiait l'air, où les bois exhalaient des
parfums et ombrageaient les habitations. Les
premières pentes du Taurus abondaient en sites
charmants de villégiature, au bord des lacs et
des rivières.
Paul ne fit donc que passer à Perge qui était
presque déserte, et il communiqua à ses deux
compagnons le dessein qu'il avait formé de fran-
PAULINA 75
chir la chaîne du Taurus, et d'aller évangéliser
les Galates.
Barnabe le voulut bien ; mais Jean-Marc s'y
refusa pour des raisons que Paul n'approuva pas.
Marc se décida donc de retourner à Jérusalem.
Le Cestrus creusait une profonde vallée dans
la montagne du Taurus, et les caravanes y avaient
tracé d'étroits sentiers. Mais à l'endroit où la
route atteignait les sommets élevés, couverts de
hautes futaies, elle devenait difficile et périlleuse.
C'était un pays inhabité et sauvage qui servait
de retraite aux bj-igands.
Les deux missionnaires ne craignirent pas de
s'aventurer dans ces solitudes redoutées.
Un soir, ils entrèrent dans une forêt, en sui-
vant un sentier qui paraissait bien tracé. Barnabe
proposa d'y chercher un gîte dans les broussailles,
€t d'y passer la nuit.
" Demain, dit-il à Paul, en plein jour, nous
pourrons nous aventm-er dans l'épaisseur des
bois. Nous serons plus sûrs de la route à sui\Te, et
moins exposés à faire des rencontres dangereuses."
— Peut-être, répondit Paul, mais la nuit est
belle et fraîche ; je me sens plus dispos à mar-
cher qu'au soleil, et la route est bien marquée
par des pistes de chevaux — ce qui prouve qu'elle
est fréquentée. — Quant aux rencontres dange-
reuses, elles sont aussi fréquentes le jour que la
nuit dans les forêts du Taurus.
76 PAULINA
"Ayons confiance, Barnabe ; le Seigneur doit
protéger ses missionnaires. Quand il a daigné
envoyer un ange au jeune Tobie, qui s'en allait
en pays lointain retirer une somme d'argent due
à son père, crois-tu qu'il abandonnera ceux qui
s'en vont prêcher son évangile chez les Gentils ?
— Non, " reprit Barnabe ; et les deux apôtres
se remirent en marche.
L'obscurité et le silence qui se prolongent
finissent par dégager certaines terreurs. Vous
sentez que ce n'est pas le vide qui vous entom^e ;
que des êtres in\dsibles et mystérieux flottent
dans l'air autour de vous. Et vous entendez
des bruits inexphcables qui Adennent des pro-
fondeurs. Sont-ce les forces de la nature qui
accompHssent leurs évolutions, ou les plaintes
des bêtes fauves qui souffrent de la faim, ou les
appels de ralhement des malfaiteurs errants à
la recherche de leurs victimes ? — Peut-être.
" Mais non, dit Paul, c'est le mouvement
universel des êtres qui ne se reposent jamais, et
dont les voix grandissent dans les ténèbres.
''Tiens, voici une clairière qui s'ou\Te devant
nous, et qui va nous permettre d'admirer la séré-
nité de la nuit et la beauté du ciel.
• — Oui, dit Barnabe, et voici là-haut des étoiles
qui scintillent.
— Elles sont belles et lumineuses, reprit Paul ;
mais que leurs lumières sont faibles et tremblan-
PAULINA 77
tes ! Dans leur course régulière sur le ciel noir,
elles ressemblent aux bonnes âmes qui cherchent
la vérité dans les ténèbres qui enveloppent le
monde. Elles gardent encore au fond de leurs
consciences quelques pâles rayons de la lumière
que Dieu y alluma quand il leur donna l'existence,
€t elles attendent qu'il vienne de nouveau les
éclairer. C'est la mission que nous allons remplir
au nom de Jésus-Christ. "
Oui, c'était bien le rôle de ces premiers messa-
gers de l'Evangile, et de tous ceux qui ont suivi
leurs traces dans les déserts de ce monde. Dans
les sphères mystérieuses où gravitent les âmes,
«lies luttent contre l'ombre qui voile la vérité,
comme les étoiles luttent contre la nuit. Souvent
l'ombre paraît invincible, tant elle est épaisse ;
mais quand l'apôtre paraît, portant dans sa main
le flambeau de la foi, l'ombre se dissipe.
Que sont-ils pourtant ces humbles missionnaires
qui n'ont ni or, ni argent, ni pouvoir, ni influence
d'aucune sorte, auxquels manquent même souvent
le talent et la science, que sont-ils en présence des
obstacles et des ennemis à vaincre ? — En appa-
rence rien. Et cependant ils triomphent de l'espa-
ce illimité, du désert, de la forêt, des puissants et
des savants.
C'est qu'il y a en eux un élément divin ; et,
grâce à cette force cachée, ils triomphent à la fois
de l'hostihté de la nature et de l'hostilité humaine.
78 PAULINA
Après avoir traversé la clairière, où les infatiga-
bles marcheurs avaient pu contempler un coin du
ciel étoile, il leur fallut gravir une montagne cou-
verte d'un bois touffu. Les ténèbres s'épaissirent,
et ils perdirent leur chemin. Barnabe ralentissait
le pas, mais Paul marchait en tête, et bientôt ils
trouvèrent un étroit sentier, qui longeait l'escar-
pement d'un ravin.
Un sourd rugissement leur fit comprendre qu'ils
étaient dans le chemin d'une bête fauve. Ils con-
tinuèrent de marcher lentement, et tout à coup ils
aperçurent le feu d'un campement au fond du
ravin.
" Tiens, dit Barnabe, voilà une habitation
humaine.
— Les hommes sont plus dangereux que les
fauves, dit Paul ; mais c'est aux hommes que
nous sommes envoyés : allons visiter ceux-ci."
De la hauteur que le sentier suivait ils domi-
naient le campement, et ils purent l'observer ai-
sément. C'était une large tente, circulaii'e et coni-
que, en peau de chameau, ouverte par le haut pour
laisser passer la fumée d'un grand feu qui flambait
au milieu. Autour du feu dormaient plusieurs
hommes enveloppés dans leurs manteaux de laine
brune ; et au dehors, une sentinelle veillait, de-
bout, le dos appuyé sur un grand pin.
En les apercevant, la sentinelle fit entendre un
coup de sifflet, et les dormeurs s'éveillèrent. En
PAULINA 79
un instant, ils s'élancèrent tout armés hors de la
tente.
" Qui va là ? cria le chef.
— Des aniis, répondit Paul.
— Nous n'avons pas d'amis.
— Vous voulez dire que vous n'aimez personne^
et c'est peut-être vrai. Mais moi, je veux dire que
nous aimons tout le monde, même vous que nous
ne connaissons pas. Pouvez-vous nous empêcher
de vous aimer ?
— Oui, en vous faisant du mal.
— Vous vous trompez ; car le Dieu que nous
servons nous conunande d'aimer ceux qui nous
font du mal.
— Alors, prouvez-nous que vous nous aimez en
vous dépouillant de tout ce que vous avez, et en
nous le donnant. Sinon nous le prendrons de force,
comme nous faisons à tous ceux qui tombent entre
nos mains. Comprenez- vous ?
— Je vous comprends très bien, et vous allez
me comprendre aussi. Si je possédais quelque bien,
je le partagerais volontiers avec vous ; mais je ne
possède rien. Je vis d'aumônes, et cette besace
contient toute ma fortune : quelques vieux vê-
tements et quelques livres. Je n'ai nulle part au-
cune habitation. Vous êtes plus riche que moi,
puisque vous avez une tente, et je vais vous
demander une faveur, que vous ne me refuserez
pas — l'hospitahté pour la nuit.
SO PAULINA
— Mais vous n'avez pas peur de passer la nuit
avec des brigands ?
— Non.
— Je pourrais vous tuer cependant.
— Non, vous êtes trop intelligent pour tuer un
homme sans motif. J'ai d'ailleurs beaucoup de
choses à vous dire, des choses que vous avez inté-
rêt à savoir, et que je vous dirai demain.
— Vous êtes un singulier personnage. Juif, grec
ou romain ?
— Je suis Juif et citoyen romain. Je parle les
trois langues.
— Et où allez- vous ?
— Nous allons visiter Antioche de Pisidie, et
Iconium, et Lystres, et les autres villes de la Ga-
latie.
— Vous n'êtes pas des touristes, ni des commer-
çants, puisque vous n'avez ni or ni argent.
Qu'allez-vous donc faire dans ces villes ?
— Nous allons y prêcher une religion nouvelle.
— Ah ! Je croyais que nous a\'ions déjà beau-
coup trop de divinités. Le dernier dieu qu'on nous
a fait connaître se nommait Cahgula, et il n'a pas
mieux enseigné aux autres à faire le bonheur de
l'humanité. Est-ce le divin Claude que vous allez
annoncer aux malheureux de la Galatie ? Alors,
je suis bien tenté de ne pas vous permettre d'aller
plus loin.
— Non, le nouveau Dieu, le seul vrai Dieu, dont
PAULIN A 81
nous sommes les envoyés, se nomme Jésus-Christ,
et, quand je vous l'aurai fait connaître, vous serez
heureux de devenir un de ses disciples."
Le chef des brigands prit alors la besace de Paul
et celle de Barnabe, et les plaça dans un coin de la
tente. Il invita les deux apôtres à s'y coucher, et
il s'étendit lui-même auprès d'eux.
Le lendemain, les brigands prièrent les deux
missionnaires de passer la journée avec eux, et se
montrèrent très attentifs aux discours de Paul qui
leur raconta son histoire et celle de Jésus-Christ.
Au lever du soleil, le surlendemain, quand
les deux missionnaires se préparèrent à partir, les
brigands demandèrent le baptême. Un ruisseau
coulait au fond du ravin, et Paul les y baptisa.
Les adieux furent touchants, et les nouveaux
amis promirent de se retrouver à Antioche.
Vers le soir, les deux voyageurs furent heureux
de sortir de la forêt, après avoir franchi le sommet
du Taurus.
Sur le versant septentrional ils trouvèrent la
nature plus hospitahère, et de grands pâturages,
avec une population de pasteurs qui les hébergea
et leur fournit la nourriture dont ils avaient besoin.
Enfin, après plusieurs jours de marche, ils arrivè-
rent à iVntioche de Pisidie, ville florissante, admira-
blement située, non loin de beaux lacs bleus aux
rives boisées. Les Juifs y étaient nombreux, et très
influents ; mais à côté des synagogues s'élevaient
7
82 PAULINA
un temple à Bacchus, et un autre à la Lune.
Quand vint le jour du sabbat, Paul et Barnabe
se rendirent à la synagogue et furent présentés aux
anciens. Paul y fut invité à prendre la parole.
Le discours rapporté aux Actes des Apôtres
n'est évidemment qu'un résumé très incomplet,
comme le sont d'ailleurs tous ses autres discours.
Comme les autres, et comme ceux de Pierre, et
celui du premier martyr Etienne, il se divise en
trois parties.
L'orateur résume d'abord la merveilleuse his-
toire du peuple de Dieu et de son glorieux législa-
teur Moïse. Puis il raconte l'avènement du Messie
en Jésus que les Juifs de Jérusalem n'ont pas re-
connu. Après avoir rappelé sa mort ignominieuse,
il affirme et prouve sa résmTection glorieuse. Et
comme conclusion il proclame le dogme fondamen-
tal de la religion nouvelle : le salut de tous par la
seule foi en Jésus, sans l'assujétissement aux pres-
criptions de la loi mosaïque.
Ce sermon fut certainement un succès puisque
Paul fut invité à parler encore sur le même sujet
au sabbat suivant.
Pendant la semaine qui sui\àt on causa beaucoup
dans la ville de cette première prédication qui
faisait du bruit, et l'on discuta tout naturellement
la nouvelle doctrine. Au sabbat suivant, toute la
ville se porta à la synagogue pour entendre les
prédicateurs. Un grand nombre de GentUs s'y
PAULINA 83
trouvèrent, et cela suffit sans doute pour exciter
la jalousie des Juifs.
A peine Paul eut-il commencé d'exposer sa
doctrine que les murmures éclatèrent. Chaque
application des prophéties à Jésus de Nazareth,
pour prouver sa messianité, soulevait des contes-
tations. Bientôt les prêtres et les scribes juifs
en vinrent aux imprécations et aux blasphèmes
contre Jésus-Christ. Alors Paul leur adressa ces
paroles, qu'il aura l'occasion de répéter bien des
fois dans la suite de ses missions : "C'est à vous
les premiers que la parole de Dieu devait être
annoncée ; mais puisque vous la repoussez, et
que vous-mêmes ne vous jugez pas dignes de la vie
éternelle, voici que nous nous tournons vers les
Gentils. Car le Seigneur nous l'a ainsi ordonné :
Je t'ai établi pour être la lumière des nations, et
pour porter le salut jusqu'aux extrémités de la
terre."
Les deux hommes de Dieu secouèrent alors
contre les Juifs la poussière de leurs pieds, et se
dirigèrent vers Iconium. Mais ils laissaient der-
rière eux de nombreux disciples, remplis de joie et
de l'Esprit-Saint.
Parmi eux se trouvaient plusieurs des brigands
qui avaient donné l'hospitalité aux deux apôtres
dans la forêt du Taurus.
84 PAULINA
XI
PERSÉCUTIONS ET MIRACLES
Paul et Barnabe étaient aussi dans la jubila-
tion : ils avaient souffert pour leur maître. Ils
avaient connu les obstacles de la nature, les mon-
tagnes sauvages, les forêts noires sans chemins, les
torrents, les précipices, les cavernes peuplées de
bêtes fauves et de brigands ; les rocs escarpés
avaient tour à tour obstrué leur marche dans l'as-
cension du Taurus, et les contradictions haineuses,
opiniâtres, et perverses des Juifs avaient entravé
leur œuvre d'évangéUsation.
Malgré tout cela cependant la semence divine
avait germé dans des milhers d'âmes, conquises
au Christ, et ils s'en allaient gaiement vers Ico-
nium rêvant de nouvelles conquêtes.
" Faites-nous souffrir davantage, demandaient-
ils à Jésus-Christ. Pour vous nous voulons verser
notre sang, pourvu qu'il ne soit pas inutile, et qu'il
serve comme le vôtre à la rédemption du monde."
Iconium était une vaste oasis au milieu des dunes
de sable et des steppes sauvages de la Lycaonie, peu-
plée de Juifs, de Grecs et de Romains. Les deux
missionnaires y prêchèrent dans la synagogue avec
tant de succès " qu'une grande multitude de Juifs
et de Grecs embrassèrent la foi," disent les Actes.
PAULINA 85
Les Juifs incrédules en furent irrités, mais ils ne
réussirent pas tout d'abord à ameuter le peuple
contre les deux disciples de Jésus, et ceux-ci con-
tinuèrent à annoncer partout la bonne nouvelle.
Leiu" séjour dans Iconium se prolongea aussi
longtemps qu'on leur laissa la paix et la liberté.
Mais le nombre des prosélytes parmi les Gentils
augmentait tellement que les Juifs organisèrent,
avec les Gentils restés païens, un mouvement po-
pulaire dans le dessein de les outrager et de les
lapider. Informés du complot, les deux apôtres
s'esquivèrent sans bruit, et se dirigèrent vers
Lystres et Derbé.
On croira peut-être que les succès évangéliques
de Paul étaient dûs à son éloquence et à ses charmes
personnels. Mais son éloquence était rude, et il
ignorait les séductions de la rhétorique. Quant à
sa personne, elle n'avait guère de charme. Il était
petit, faible de santé et toujours souffrant .
Une ophtalmie incurable inconnue en Occident,
mais fréquente dans les pays d'Orient brûlés
par le soleil, rongeait ses paupières et les cou\Tait
de plaies saignantes qui inspiraient du dégoût. Il
y a plusieurs de ses épîtres où il se plaint de cette
maladie qui lui rendait la lecture et l'écriture ex-
trêmement difficiles.
C'est évidemment par allusion à ses yeux ma-
lades qu'il écrira plus tard aux Galates, si aimants
et si dévoués : "Je vous donne ce témoignage
86 PAULINA
que si la chose eût été possible vous vous fussiez
arraché les yeux pour me les donner."
Non, ce n'est pas l'éloquence ni le prestige per-
sonnel de saint Paul qui peuvent exphquer les im-
menses succès de son apostolat. L'œu\Te entre-
prise était surhumaine, et il fallut des forces surhu-
maines pour l'accomplir. Aussi Paul avait-il re-
cours au miracle quand sa parole était impuis-
sante.
L'écrivain sacré affirme que Paul accomplit de
nombreux prodiges à Iconium, mais il ne les
raconte pas.
C'est la tradition qui nous a transmis l'histoire
merveilleuse de sainte Thècle. Plusieurs récits
apocryphes ont ajouté à cette histoire de nom-
breuses fictions, et des prodiges extraordinaires
dont plusieurs sont \Tais sans doute, et d'autres
imaginaires.
Thècle était la fille d'un riche marchand grec
d'Iconium. Elle était très belle et d'une intelh-
gence remarquable. Elle avait fait des études très
complètes dans les lettres et la philosophie
païennes.
Le fils d'un proconsul d'Antioche en était devenu
amoureux, et les parents la lui avaient promise en
mariage. Mais, un jour de fête, sur la place pubh-
que d'Iconium, elle entendit prêcher Paul dont
tout le monde vantait la parole persuasive.
Son père et sa mère étaient avec elle, et ils en-
PAULINA 87
tendirent tomber de la bouche du grand apôtre
ees paroles extraordinaires : " Celui qui marie
sa fille fait bien, celui qui ne la marie pas fait
mieux."
" Quelle est cette doctrine étrange ? se dirent
entre eux les parents de Thècle. Nous ne l'avons
jamais entendue dans l'enseignement d'aucune
école juive, grecque ou romaine. Nous ne l'avons
jamais lue dans aucun livre. Elle est contraire à
la loi naturelle de l'humanité.
" L'état de mariage c'est l'union que Jéhovah
bénit, et c'est la fin de l'homme sur la terre.
— Oui, répondait la jeune fille, mais l'apôtre
soutient qu'il y a un état supérieur, dégagé de la
chair, quasi-angélique, l'état de virginité ; et
c'est cette vie supérieure qui m'attire."
Et sans entendre cette controverse entre ses
auditeurs, l'apôtre développait son enseignement
sur la virginité :
" Pour ce qui est des vierges, je n'ai pas de
commandement du Seigneur ; mais je donne un
conseil. . .
" La femme est liée à son mari aussi longtemps
qu'il est \dvant. Si son mari meurt elle est Ubre
de se remarier ; mais elle est plus heureuse si elle
ne le fait pas . . . Es-tu hé à une femme, ne cherche
pas à rompre ce hen. N'es-tu pas lié à une femme,
ne cherche pas de femme. Celui qui n'est pas
marié a souci des choses du Seigneur ; celui qui
88 PAULINA
est marié a souci des choses du monde ; mais il
n'a pas été donné à tout le monde d'atteindre aux
honneurs de la virginité. Ce don n'est fait qu'aux
âmes d'éUte. . ."
L'enseignement de saint Paul avait opéré de
nombreuses conversions parmi les grandes dames
d'Iconium ; et Thècle, devenue chrétienne, fit le
vœu de virginité, quand elle eut entendu la prédi-
cation de l'apôtre sur le mariage et le célibat.
Le proconsul d'Antioche et son fils, ainsi que les
parents de Thècle, furent très affligés, et même
indignés d'apprendre cette résolution de la jeune
fille. Tous les moyens de persuasion furent em-
ployés pour la détourner de la vie rehgieuse, si
non de la vie chrétienne. Mais elle fut inébran-
lable.
Le jeune homme fit un dernier effort, qui selon
les apparences devait assurer son mariage, car
il lui dit :
"Non seulement je vous permettrai de rester
chrétienne si vous m'épousez ; mais j'embrasserai
moi-même le christianisme, et je ferai de vous la
plus heureuse des femmes dans la pratique de vos
croyances religieuses."
Mais Thècle lui répondit : "Je ne connais
aucun homme qui soit plus digne que vous de mon
estime et de mon affection ; mais j'ai fait choix
d'un époux qui est au-dessus de tous les honmies.
— Est-ce donc un Dieu ?
PAULIN A 89
— Oui c'est un Dieu, auprès duquel tous les
dieux de l'Olympe ne sont que fable et chimère."
Dénoncée comme chrétienne par ses parents
eux-mêmes, elle fut livrée aux magistrats, qui la
condamnèrent à être dévorée par les bêtes dans
l'amphithéâtre d'Antioche. Le proconsul et son
fils voulurent eux-mêmes assister au supplice.
Mais quand les lions entrèrent dans l'arène, ils
poussèrent un rugissement en s'approchant de la
vierge, et, comme séduits par sa beauté, ils se cou-
chèrent à ses pieds.
Le proconsul la fit alors jeter dans une chaudière
d'huile bouillante. Elle leva les bras au ciel, et
prononça le nom de Jésus en ajoutant qu'elle se
sentait dans un bain déhcieux.
Le proconsul et son fils furent plongés dans
l'admiration, et se convertirent, avec toute la
famille de la jeune vierge.
Thècle travailla pendant vingt ans à la conver-
sion des familles païennes dans les villes de l'Asie-
Mineure et de la Grèce. Elle retrouva saint Paul
à Rome, et dans l'année qui suivit la mort de l'a-
pôtre, elle y cueillit les palmes du martyre.
Au début, les succès des deux apôtres ne furent
pas moins grands à Lystres qu'à Iconium.
Dès sa première prédication, Paul aperçut
dans son auditoire un malheureux infirme, boi-
teux de naissance, qui n'avait jamais marché.
Son attitude exprimait à la fois son désir d'être
90 PAULINA
guéri, et sa confiance. Paul lui dit d'une voix
forte : " Lève-toi droit sur tes pieds." Le boiteux
sauta, et se mit à marcher.
La foule qui connaissait l'infirme depuis long-
temps fut émerveillée. Elle n'hésita pas à voir
dans ce prodige l'intervention divine ; et comme
elle ne connaissait pas d'autres dieux que ceux de
l'Olympe, elle crut que Jupiter et Mercure étaient
descendus parmi eux. Ce fut une joie délirante
parmi le peuple. Il courut au temple de Jupiter
pour annoncer au prêtre que le souverain des dieux
venait de faire son apparition dans la \dlle. Bar-
nabe, qui était grand et de noble prestance, était
certainement Jupiter, et Paul, qui était petit et
chétif, mais qui portait la parole, était Mercure.
Le prêtre ne fut pas incrédule, et bientôt, à la
tête d'un nombreux cortège de peuple, il défila
dans la ville, conduisant des taureaux tout en-
guirlandés, destinés au sacrifice en l'honneur de
Jupiter. La procession s'approchait de la demeure
des deux apôtres, lorsqu'ils furent informés de ce
qui se passait. Ils en furent tout horrifiés, et se
précipitant au devant du cortège, ils déchirèrent
leurs vêtements en protestation contre le sacri-
lège. Et Paul prit la parole :
" Que faites- vous là ? dit-il à la foule exaltée.
Nous sommes des hommes comme vous, sujets
aux mêmes infirmités que vous. Celui que nous
vous prêchons, c'est le Dieu vivant qui a fait le
PAULIN A 91
ciel et la terre ..." Mais ce ne fut pas sans peine
qu'il convainquit les manifestants de leur erreur
grossière.
Ils n'en restèrent pas moins convaincus que les
deux prédicateurs étaient des hommes extraor-
dinaires, à cause des miracles dont ils étaient les
témoins, et un grand nombre crurent au Dieu
nouveau que Paul leur annonçait.
Comme dans Iconium, les deux apôtres fondè-
rent à Lystres une église ; et ils se réjouissaient
de la diffusion rapide de l'évangile, lorsqu'ils fu-
rent l'objet d'une nouvelle guerre suscitée par
des Juifs envoyés par les synagogues d' Iconium et
d'Antioche. Et, comme bien d'autres avant eux
et après eux, ils firent cette expérience que la
Roche Tarpéienne est tout près du Capitole.
Plusieurs de ceux mêmes qui les avaient accla-
més comme des dieux ne \drent plus en eux que
des criminels dignes de mort.
Mais les menaces et les prédictions de mort
n'arrêtaient pas l'activité apostolique de Paul.
Loin de là, il soupirait après la persécution pour
ressembler davantage à son maître. Il se souvenait
d'avoir été lui-même un persécuteur, et d'avoir
fait lapider Etienne. Bien souvent il se disait :
'' Que ne puis- je expier complètement ma faute
en subissant le même supplice ! "
Ce vœu de son zèle apostolique fut exaucé à
Lystres. Un jour il termina son ardente prédica-
92 PAULINA
tion par cette prédiction terrible : "Je suis Juif
comme vous, et je porte comme vous la responsa-
bilité de la mort de Jésus-Christ. Eh bien ! je
vous le prédis, dans l'histoire des siècles futurs on
nous appellera le peuple déicide !" La foule in-
dignée s'écria : "Il mérite la mort ! Qu'il soit
lapidé !"
On se précipita sur lui. On l'attacha à une bor-
ne, à la porte de la synagogue, et les plus furieux
firent cercle autour de l'apôtre.
Une grêle de pierres tomba sur lui. Il protégeait
sa tête de ses bras et de ses mains. Mais bientôt
ses bras tombèrent impuissants et ensanglantés.
Une grosse pierre lancée avec violence l'atteignit
au front, et il s'affaissa.
Les exécuteurs ne se lassèrent pas ; ils ne
s'arrêtèrent que lorsqu'ils le crurent mort.
Il avait perdu connaissance, et il gisait sous
un monceau de pierres comme dans un tombeau.
Alors ils l'arrachèrent à ce tumulus rouge de
sang, et le traînèrent en dehors de la ville. Quand
les bourreaux et les curieux se furent retirés,
quelques disciples osèrent s'approcher pour em-
porter son corps et lui donner la sépulture. Mais
ils l'entendirent qui disait : " Etienne, Etienne !
Aie pitié de moi, qui n'ai pas eu pitié de toi. "
Alors ils le relevèrent tout couvert de plaies^
le couchèrent sur une civière formée de branches
de palmier, et le transportèrent dans la demeure
PAULTNA 93
de Lois et d'Eunice qu'il avait converties quel-
ques jours auparavant. Cqs deux femmes ont
été les amies inoubliables de saint Paul ; et
Timothée qui fut son disciple bien-aimé était
le petit-fils de la première et le fils de la seconde.
Les pieuses fenunes lui prodiguèrent les soins
les plus dévoués et les plus intelligents. Elles
pansèrent ses plaies et le réconfortèrent. Le
dévouement de ses disciples le consola, et dès le
lendemain il put quitter la ville ingrate et in-
constante, qui, la veille, l'avait acclamé comme
un dieu !
Timothée, on le sait, devint son disciple bien-
aimé, et ne le quitta que lorsqu'il devint évêque
d'Ephèse. C'est là qu'il fut lui-même lapidé, et
mourut de ce supplice.
94 PAULTNA
XII
EN MACÉDOINE
Après la Galatie, il restait encore en lAsi^
Mineure un vaste champ ouvert à l'évangéli-
sation, et Paul se préparait à y poursuivre sa
laborieuse mission.
Mais TEsprit-Saint, dont toutes les inspira-
tions étaient pour lui des ordres, le détourna de
l'Asie et lui montra la route de l'Europe.
Il descendit des montagnes vers la mer, à tra-
vers la Troade ; et pour qu'il n'hésitât pas sur
l'itinéraire à suivre, un Macédonien lui apparut
en songe, et lui dit : " Passe en Macédoine et
viens à notre secours. "
En traversant les champs fameux où fut Troie. . .
Campos ubi Troja fuit,
Paul et ses compagnons éprouvèrent-ils quel-
qu'émotion au souvenir des héros d'Homère ?
S'arrêtèrent-ils rêveurs aux bords du Simoïs-
ou du Scamandre ?
Il est probable que les gloires, déjà si lointaines
alors des temps fabuleux, les laissèrent assez
froids.
Ils connaissaient une histoire bien plus inté-
PAULINA 95
ressante que celle du vieux Priam et d'Hector :
c'était l'histoire de Jésus-Christ.
Ils faisaient eux-mêmes sur terre et sur mer
des voyages bien plus accidentés que ceux d'Ulys-
se, et le royaume qu'ils cherchaient était plus
grand que la petite île d'Ithaque.
Mais ils ne songeaient pas plus à leur propre
gloire qu'aux autres gloires terrestres.
Et pourtant ils avaient déjà conquis des pro-
vinces et des villes et c'est à la conquête du monde
entier qu'ils aspiraient, non pas de ce monde que
les Alexandre et les César avaient conquis, mais
du monde spirituel où évoluent les âmes entre
terre et ciel.
Le petit port de Troas s'ouvrait devant eux ;
ils y cherchèrent un vaisseau qui les transpor-
terait en Macédoine. Une felouque bien voilée
leur fut offerte, et grâce à une forte brise du sud
ils arrivèrent à NéapoHs en deux jours, ce qui
était une traversée très rapide.
Ce port de la Macédoine ne les retint guère,
et dès le lendemain ils gi-avirent à pied les mon-
tagnes qui dominent la baie de Néapolis.
Vers le soir ils étaient à Philippes. Là encore,,
que de souvenirs historiques auraient arrêté des
voyageurs ordinaires ! Philippe, roi de Macé-
doine et père d'Alexandre-le-Grand, avait donné
son nom à cette ville, après l'avoir agrandie,
fortifiée, embelUe.
96
PAULINA
Là s'étaient réfugiés avec leurs troupes, Cassius
et Brutus, les meurtriers de Jules César. Là
étaient venues les légions romaines conmiandées
par Antoine et Octave pour atteindre les meur-
triers et leur infliger la défaite et la mort.
Mais ces drames du passé étaient bien enterrés
dans la plaine de Philippes ; et c'est une vie
nouvelle que Paul apportait à ces populations
mêlées de Grecs, de Romains et de Juifs.
C'est un idéal nouveau qu'il venait leur révéler
et qui allait substituer une civilisation nou-
velle à la décadence universelle des peuples gou-
vernés par Rome.
Paul chercha d'abord une synagogue où il
pourrait commencer sa prédication. Mais il
n'y en avait point à Phihppes.
Quand vint le jour du sabbat, les trois apôtres,
Paul, Silas et Luc, virent une foule composée en
grande partie de femmes, qui sortait de la ville, et
qui se dirigeait vers une colline couronnée d'un
grand bois d'oliviers. Ils pensèrent qu'il y avait
peut-être là un heu de prière, et ils suivirent cette
foule. Ils ne se trompaient pas. Une petite rivière
d'une eau fraîche et hmpide descendait en serpen-
tant du haut de la colline. Au pied s'étendait un val-
lon tout verdoyant entouré d'une haie de myrte.
C'était l'oratoire en plein air où se réunissaient
les prosélytes de la gentiUté, et qu'on nommait
prosenque.
PAULINA 97
Et ce fut là que Paul rencontra le premier au-
ditoire européen auquel il annonça la venue du
Messie.
Sans doute, il se souvint de Jésus évangélisant
les foules aux bords du Jourdain, dans les cam-
pagnes de la Galilée. Comme son maître il n'avait
qu'à leur dire : " Suivez-moi." Ou plutôt il leur
dirait : " Suivez le Seigneur que je vous annonce,
lui seul est Dieu ! "
Bientôt il sentit en leur parlant que ces âmes
simples s'ouvraient à la vérité. Elles lui rappelè-
rent la Samaritaine auprès du puits de Jacob, et
il se dit : Dans quelques instants elles s'en retour-
neront vers la ville en criant à tous : " Venez,
venez voir et entendre un prophète qui nous
annonce le Messie ! "
Le succès de sa prédication fut considérable,
et quand Paul cessa de parler, l'une des femmes
prit la parole et dit : " Hommes de Dieu, venez
dans ma maison et demeurez-y."
Qui était cette femme, et quel était le nom de
sa famille ? On ne le sait.
Elle était marchande de pourpre. Elle venait
de Thyatire en Lydie, et on lui a donné le nom
de son pays.
O Lydie ! le nom que la postérité t'a donné est
devenu immortel, et l'Eglise honore en toi la pre-
mière néophyte de l'Europe chi'étienne !
Paul, Silas et Luc acceptèrent la généreuse hos-
8
98 PAULINA
pitalité de Lydie, et ils séjournèrent pendant
quelques semaines dans la capitale de la Macé-
doine.
Chaque jour ils retournaient au lieu de prière,
et le nombre des Romaines, des Grecques et
même des Juives qui venaient les entendre allait
grandissant.
Les conversions étaient nombreuses, et la parole
de Dieu se propageait de famille en famille. Ceux
mêmes qui n'assistaient pas aux prédications s'y
intéressaient et se demandaient qui étaient ces
hommes, et quelle était cette religion nouvelle
qu'ils annonçaient.
Or il y avait à Philippes une jeune fille pytho-
nisse que tout le monde connaissait et qui jouis-
sait d'un grand crédit comme devineresse. EUe
était esclave, et ses maîtres exploitaient les dons
extraordinaires qu'elle possédait. On venait de
partout la consulter et ses réponses étaient lar-
gement payées par ceux qui les sollicitaient.
Sans doute, elle était allée à la proseuque en-
tendre les prédicateurs et elle en était revenue
profondément impressionnée.
Ce qui est certain, c'est qu'elle s'était mise à
suivre les apôtres et à les acclamer en disant :
" Ces hommes-là sont les ser\'iteurs du Dieu Très-
Haut qui vous annoncent la voie du salut."
Elle manifestait en même temps une agitation
extrême, une espèce de délire incontrôlable. On
PAULINA 99
essaya de la calmer et de la faire taire, mais en.
vain.
Paul se rendait bien compte qu'elle était pos-
sédée du démon, et il se demandait ce qu'il devait
fflire. Pouvait-il accepter cette espèce de colla-
boration de l'esprit du mal dans son œuvre ?
Evidemment non. Car après son départ on di-
rait que la pythonisse avait prêché la même doc-
trine que lui, et le démon qui la possédait ne man-
querait pas, avec son habilité bien connue, d'em-
ployer le prestige de l'apôtre pour faire accepter
du public les erreurs les plus grossières en y mêlant
un iota de vérité.
Et donc Paul n'hésita plus. Il se retourna vers
la pythonisse qui le suivait en criant, et il lui dit
en s'adressant au démon lui-même : " Je te l'or-
donne au nom de Jésus-Christ, sors de cette
fiUe."
A l'instant même la possession démoniaque ces-
sa, et la pythonisse fut entièrement changée.
L'agitation, le délire, les cris cessèrent, et la jeune
fille rentra chez ses maîtres calme et silencieuse.
Son changement les frappa, et ils se firent ra-
conter ce qui était arrivé. Alors ils entrèrent en
fureur, et ce furent leurs clameurs qui succédèrent
à celles de la pythonisse. Ils soulevèrent une émeu-
te, coururent chez Lydie, se saisirent de Paul et
de Silas, et les traînèrent sur l'Agora, devant les
magistrats de la \'ille.
100 PAULIN A
Mais quelle accusation allaient-ils porter contre
les deux apôtres ?
Les duumvirs se seraient moqués d'eux s'ils
leur avaient dit : " Nous avons une esclave qui
avait l'esprit de Python et nous nous en ser\'iorife
pour exploiter la crédulité publique et gagner
beaucoup d'argent. Or l'un de ces hommes a pro-
noncé certaines paroles qui lui ont fait perdre son
esprit de Python, ce qui lui enlève toute sa valeur."
C'était leur vrai et unique grief : mais ces
grands défenseurs de l'ordre, que l'on retrouve
dans tous les pays et tous les siècles, formulèrent
autrement leur accusation : "Ces hommes, dirent-
ils, troublent tout dans notre ville ; et ils ensei-
gnent une reUgion et des pratiques qui ne sont pas
d'accord avec les lois romaines qui nous gouver-
nent."
Le nombre des émeutiers et le tapage qu'ils
faisaient étaient tels que les magistrats perdirent
la tête.
Ils crurent avoir devant eux des malfaiteurs
notoires ; et sans forme de procès, sans jugement,
ils appelèrent les licteurs pour les châtier. Ceux-
ci les attachèrent à un poteau dressé sur la place
pubhque, leur arrachèrent leurs vêtements, et les
flagellèrent impitoyablement aux yeux de la
foule.
La vue de leur sang parut irriter encore ces
étranges magistrats et ils ordonnèrent que les
PAULIN A 101
deux apôtres fussent emprisonnés, gardés dans
un cachot, et que leurs pieds fussent mis dans les
ceps.
Ni Paul ni Silas n'avaient pu seulement ou\Tir
la bouche ; et quand il furent étendus quasi-
mourants sur la pierre de leur cachot, les pieds
serrés dans leurs ceps cruels, ils se mirent à chan-
ter des hymnes au Christ ressuscité.
Leur cœur déborda d'une joie surnaturelle
d'avoir versé leur sang pour le Seigneur Jésus, qui
avait répandu le sien pour le salut du monde.
Mais le Seigneur ne les abandomia pas. Ils
chantaient encore ses louanges lorsque tout à coup,
vers minuit, une secousse violente de tremblement
de terre ébranla la prison jusqu'en ses fondements.
Toutes les portes s'ou\Tirent d'elles-mêmes. Les
chaînes et les ceps des prisonniers furent brisés,
et tous les captifs se trouvèrent hbres.
Le gardien de la prison accourut épouvanté,
et crut que tous les prisonniers s'étaient échappés.
Il tira son épée pour se suicider, convaincu que
les autorités le condamneraient à mort pour avoir
laissé sortir les prisonniers. Mais Paul lui dit :
" Ne te fais pas de mal, nous sommes tous ici."
Le pauvre geôlier rassuré constata en effet que
les prisonniers étaient immobiles de stupeur et ne
pensaient pas à s'évader, quoique les portes de la
prison fussent ouvertes.
Il se rappela le cri de la pythonisse que les
102 PAULIN A
apôtres étaient serviteurs du Très-Haut et qu'ils
annonçaient la voie du salut, et il en fut lui-même
convaincu.
Il se jeta à genoux devant eux, et s'écria :
** Que faut-il faire pour être sauvé ?■ — Croire au
Seigneur Jésus," répondit Paul.
Toute la famille du geôlier était accourue et se
prosterna devant les apôtres, en affirmant haute-
ment sa foi en Jésus-Christ. Il y avait une fon-
taine dans la cour de la prison, et sans retard Paul
leur donna le baptême.
Le tremblement de terre avait secoué toute la
ville, et épouvanté toute la population. Les ma-
gistrats eux-mêmes étaient en proie à une telle
frayeur qu'ils voulurent réparer l'injustice qu'ils
avaient conmiise, et ils envoyèrent les licteurs au
geôlier avec l'ordi-e de hbérer les deux captifs.
Mais Paul avait la noble fierté du citoyen ro-
main, et le souci de sa dignité épiscopale. Il ré-
clama la reconnaissance publique de son innocence,
et il voulut que l'injustice dont les duumvirs s'é-
taient rendus coupables fut réparée au grand jour.
" Eh ! quoi, dit-il aux Hcteurs, vous nous avez
publiquement battus de verges, sans forme de
procès, nous, citoyens romains ; vous nous avez
injustement jetés en prison, et maintenant vous
voulez nous en faire sortir secrètement ! Il n'en
sera pas ainsi. Qu'ils viennent eux-mêmes, ces
dépositaires de l'autorité romaine, réparer publi-
PAULIN A 103
quement leur injustice, et nous mettre en liberté ! "
Les licteurs rapportèrent aux magistrats cette
fière réponse, et ils comprirent toute la gravité
de leur faute. Ils avaient commis contre les lois
romaines une double offense, qui méritait un châ-
timent sévère : ils avaient condamné les accusés
sans procès, et ils avaient flagellé des citoyens
romains !
Tout tremblants et inquiets des dénonciations
qui pouvaient être faites contre eux à Rome, ils
s'empressèrent d'aller à la prison et ils offrirent
aux deux apôtres toutes les excuses et les répara-
tions convenables. Ils les accompagnèrent eux-
mêmes hors de la prison, et ils les supphèrent de
quitter la ville pour éviter de nouveaux troubles.
Evidemment ils ne voulaient plus avoir aucun
rapport désagréable avec un homme qui se dé-
fendait à coups de tremblements de terre.
Ce fut une grande joie pour Lydie, et pour les
nombreux néophytes de revoir Paul et Silas après
le triomphe qu'ils venaient de remporter sur les
ennemis de Jésus. Mais ce fut aussi un grand cha-
grin d'apprendre que Paul allait les quitter.
C'était sa mission d'aller de ville en ville, et de
pro\'ince en province, annoncer l'évangile et ga-
gner de nouveaux disciples à Jésus-Christ.
Après avoir organisé cette église de Phihppes,
qui lui donna plus tard tant de consolations, il y
laissa Luc et quelques autres frères, et prenant
104 PAULINA
Silas avec lui, il suivit la voie Equatienne qui le
conduisit à Amphipolis.
Il y arriva après une journée de marche ; mais
il ne s'y arrêta pas, non plus qu'à ApoUonie. C'est
à Thessalonique qu'il voulait continuer ses pré-
dications.
C'était le port le plus important et l'une des
plus grandes villes de la Macédoine. Un des gé-
néraux d'Alexandre-le-Grand l'avait fondée et
lui avait donné le nom de sa femme, Thessaloni-
que. Par abréviation on l'appelle aujourd'hui
Saloniki, et les événements qui s'y passent sont
bien différents de ceux qui sont ici racontés. Y ré-
veilleront-ils la foi que Paul y a prêchée ?
Il y avait là une synagogue florissante, et Paul y
prêcha trois sabbats consécutifs avec un grand zèle.
Mais, là comme ailleurs, les Juifs s'obstinèrent
à rejeter le Messie que Paul leur annonçait. Un
petit nombre de Juifs seulement se convertirent,
pendant qu'une grande multitude de païens em-
brassaient la foi nouvelle.
A la suite d'une émeute, soulevée par les Juifs
à prix d'or, Paul et Silas se rendirent à Bérée et
leur succès fut le même parmi les païens de cette
viUe.
Une nouvelle émeute organisée par les Juifs
venus de Thessalonique obhgea Paul à fuir. Il y
laissa Silas et, Timothée, et il leur recommanda de
venir le rejoindre à Athènes.
PAULIN A 105
XIII
LE DERNIER DES HÉRODES
Laissons le grand apôtre des nations poursuivre
ses courses apostoliques, emporté par le souffle
de rEsprit-»Saint, et revenons au royaume des
Hérodes.
Nous avons raconté l'horrible mort d' Agrippa
l'Ancien, le jour même où le peuple de Césarée
l'avait mis au rang des dieux nouveaux.
Il avait laissé quatre enfants, un fils et trois
filles.
Son fils, alors âgé de dix-sept ans, faisait ses
études à Rome, et l'empereur Claude l'avait
jugé trop jeune pour lui transmiettre le royaume
de son père. C'est lorsqu'il eut atteint l'âge de
vingt ans seulement qu'il lui remit une partie
de ses domaines. La Judée n'y fut pas incluse,
et Cuspius Fadus en était devenu gouverneur.
Les trois filles se nommaient Bérénice, Marianne
et Drusille, toutes trois remarquables par leur
beauté. Elles se firent dans le monde en gran-
dissant des réputations fort peu enviables.
Bérénice, l'aînée, avait été mariée, à quinze
ans, à son oncle Hérode, roi de Chalcis ; mais
elle était devenue veuve à vingt ans ; et elle
avait épousé Polemo, roi de Cilicie.
106 PAULINA
Bientôt après elle l'avait abandonné, et quand
son frère était arrivé au trône sous le nom d' Agrip-
pa II, elle était allée vi\Te avec lui.
Drusille était encore plus séduisante que sa
«œur aînée. Elle avait cette beauté qu'on appelle
la beauté du diable ; et le sang des Hérodes qui
coulait dans ses veines n'y avait pas infusé la
vertu.
Très jeune encore, elle avait épousé un roite-
let d'Orient, nommé Aziz. Mais peu après elle
avait fait la rencontre de Félix, qui promettait
d'acquérir quelque célébrité. Avec son frère
Pallas, il avait su gagner successivement les bon-
nes grâces des Tibère et des Claude, et c'est ainsi
qu'il fut nommé plus tard gouverneur de la Judée.
Félix avait épousé en premières noces une
princesse d'Orient, fille d'un roi de Mauritanie,
€t petite-fille d'Antoine et de Cléopâtre. Sous
le nom de Drusille, elle avait la réputation de
beauté et de mœurs légères de son illustre aïeule,
la reine d'Egypte.
Mais elle n'avait pas vécu longtemps, et c'est
alors que Félix était devenu follement amoureux
d'une seconde Drusille, fille d' Agrippa et femme
du roi Aziz.
Pour s'en faire aimer, et pour la décider à aban-
donner son mari, il avaft eu recours à Simon le
magicien. Quels furent les artifices magiques
ou diaboliques employés par le célèbre Simon ?
PAULINA 107
L'histoire ne le dit pas. Mais la magie opéra le
résultat désiré, et Drusille, épouse du roi Aziz,
devint la femme de Félix.
Ils eurent un fils, auquel ils donnèrent le nom
de son grand-père Agrippa ; et il était encore
bien jeune que ses parents rêvaient déjà de le
voir monter un jour sur le trône de Judée.
Nous l'avons dit, ce trône était vacant depuis
la mort du grand-père, le divin Agrippa, la Judée
ne faisant pas partie des Etats attribués par
l'empereur Claude à Agrippa IL
Natm-ellement Pallas et Félix, tout puissants
à Rome, s'employaient de leur mieux à prolonger
cette vacance jusqu'à ce que le jeune Agrippa,
fils de Drusille et de Félix, fût assez âgé pour
être placé par Rome sur le trône de la Judée.
A cette phase de notre récit, Drusille est à
Jérusalem avec son fils. Il a dix-huit ans ; et il
complète dans les écoles des docteurs et des
scribes ses études de grec et d'hébreu.
Félix est toujours à Rome, mais il espère venir
bientôt les rejoindre à Jérusalem ; car il s'attend
que Pallas le fera nommer gouverneur de la Judée,
pour remplacer Cumanus, que les Juifs ont dé-
noncé à Rome.
Agrippa II, avec sa sœur Bérénice, habite
alternativement Césarée et Tibériade ; et il a
permis à sa sœur Drusille de se loger avec son
fils dans le palais des Hérodes à Jérusalem, bâti
108 PAULIN A
non loin du temple, et relié à son portique méri-
dional par un \daduc.
Les portiques du temple étaient la promenade
favorite du jeune Agrippa. Un jour qu'il y pro-
menait ses rêveries sentimentales, il vit sortir
du par\ds des femmes une jeune fille, qui é\ddem-
ment n'appartenait pas à la race juive, et qui
était d'une beauté éblouissante. Elle était ac-
compagnée d'une femme plus âgée, apparemment
sa mère, et qui était aussi très belle. Agi'ippa
les suivit. Elles longèrent la colonnade du tem-
ple, du côté occidental, contournèrent le mur de
la tour Antonia, et en franchirent la porte, où
la sentinelle les salua.
Agrippa s'approcha du soldat romain, et lui
demanda qui étaient ces deux femmes.
" Ce sont, répondit la sentinelle, la femme et
la fille du proconsul de Chypre qui est arrivé à
Jérusalem hier. Ils sont les hôtes du gouver-
neiu" Cumanus.
— Savez- vous s'ils feront un long séjour à
Jérusalem ?
— Je l'ignore. Elles sont bien belles, n'est-ce
pas, mon prince ? "
Agrippa regarda le soldat qui souriait, et s'en
retoiu-na vers le palais royal.
" Il me semblait, se dit-il, qu'elles ne m'étaient
pas inconnues. C'est à la mort de mon grand-père
Agrippa, à Césarée, que je me souviens de les
PAULIN A 109
avoii- vues. Mais la jeune fille n'était alors qu'une
enfant, et moi aussi. Comme elle a grandi !
et qu'elle est belle ! " . . .
En arrivant au palais, Agrippa courut à la
chambre de sa mère : " Dites-moi, ma mère,
connaissez-vous le proconsul de Chypre ?
— Oui, sans doute, depuis plusieurs années.
Sa famille est une des plus illustres de Rome.
Il se nomme Sergius Paulus, et il compte les
Paulus Emilius et les Scipions parmi ses ancêtres.
Sa femme est une corinthienne, fille d'un prê-
tre d'Apollon. Mais quel intérêt prends-tu au
proconsul de Chypre ?
— Ce n'est pas à lui que je m'intéresse le plus.
C'est à sa fille, que je viens de rencontrer au
temple, et qui est aussi belle. . . que vous, ma
mère.
— Platteur, tu veux dire plus belle. Je le vois
à ton enthousiasme.
— Elle est plus jeune, évidemment.
— Je suis sûre qu'elle n'est pas plus belle que
sa mère.
— Je n'ai regardé que la fille. Eh ! bien, ils
sont à Jérusalem depuis hier.
N'aimeriez-vous pas à renouveler connais-
sance avec eux ?
— Oui, où sont-ils ?
— Ils sont les hôtes de Cumanus.
— Ah ! très bien, ce sera facile. "
110 PAULINA
Deux heures plus tard, Drusille alla visiter
les Cumanus et leurs hôtes. Et le lendemain son
fils et elle furent invités à dîner chez le gouver-
neur.
Agi'ippa était radieux, et le dîner fut des plus
agréables. Le gouverneur et sa femme savaient
exercer l'hospitalité, et inspirer la sympathie.
Sergius Paulus appartenait à cette élite de la
société romaine qui se distinguait par les belles
manières et le beau langage. Drusille avait l'art
de faire briller à la fois son esprit et sa beauté.
Les deux jeunes gens parlaient peu, mais leurs
regards étaient plus éloquents que des paroles,
et ils se comprirent très bien.
Chryséis et Paulina trouvèrent que le jeune
prince était beau et sympathique.
Quand Drusille et son fils furent revenus au
palais, ils conversèrent longtemps sur les suites
possibles de leurs relations futures avec la famille
du proconsul de Chypre.
DrusiUe reconnut que Paulina était vraiment
ravissante, et que son fils n'avait pas tort de
l'aimer. Pour le moment, et jusqu'à nouvel ordre,
elle ne mettrait pas d'obstacle à cet amour.
" Tu sais, mon fils, quel avenir nous rêvons
pour toi. La Judée, depuis la mort de ton grand-
père, n'a pas de roi. Il va sans dire que mon frère
a la prétention de l'ajouter à ses domaines ',
mais ton père, et ton oncle Pallas, et moi-même.
PAULIN A 111
nous prenons secrètement tous les moyens pour
l'en eûipêcher, et jusqu'à présent nous avons
réussi. L'empereur Claudius est avec nous.
" Tout naturellement, le mariage que tu feras
dans quelques années, non seulement ne devra^
pas être un obstacle à ton accession au trône,
mais au contraire devra l'aider.
" Or, il me semble qu'une alliance avec Pau-
lina augmenterait nos chances. Elle appartient-
à l'une des grandes familles sénatoriales de Rome.
Son père est très riche, et il jouit d'une grande
influence politique. Ta descendance des Hérodes,
et la religion juive à laquelle nous appartenons
tous les deux, nous seront d'un grand secours,
auprès des Juifs, tandis que la religion et la natio-
naUté de Paulina nous serviraient auprès des
Césars. Pallas et Félix feront le reste. "
Ce fut une grande joie pour Agrippa d'enten-
di"e sa mère parler ainsi. Il n'en dormit pas du
reste de la nuit, et il lui sembla qu'aucun obsta-
cle ne pouvait plus empêcher la réalisation de
son rêve d'amour.
Les jours qui suivirent ne firent qu'agrandir
ses espérances. Car il eut le bonheur de revoir
PauUna plusieurs fois, et il ne put retenir l'aveu
de son amour. Sans doute, elle eut plus de dis-
crétion, et ne révéla pas les secrets de son cœur.
Mais il crut lire dans ses beaux yeux des senti-
ments au moins très sympathiques.
112 PAULIN A
Le temps de parler d'ailleurs n'était pas venu
pour elle. Elle n'avait encore que quinze ans,
et dans les circonstances où ils étaient tous deux,
il ne pouvait pas être question d'engager l'avenir.
XIV
AU TEMPLE
Le temple de Jérusalem, tel que rebâti et em-
belli par Hérode le Grand, était alors une des
merveilles du monde. Le temps n'avait pas en-
core terni la blancheur des marbres ni l'éclat
des ornements d'or et d'argent.
Ses proportions étaient colossales, et les pierres
qui en formaient les assises mesuraient chacune
quarante coudées de longueur. Les colonnes qui
en composaient les galeries étaient des monolithes
de marbre blanc de vingt-cinq coudées de hau-
teur, et ces galeries avaient trente coudées de
largeur, et six stades de longueur. C'était im-
mense.
Les divers parvis de l'intérieur étaient étages
symétriquement, et reliés entre eux par des séries
de gradins en pierre, et d'élégantes balustrades
enrichies de lames d'or.
PAULINA 1 13
Rien n'cg;alait la beauté et la richesse des or-
nements qui couvraient les dix portes de bronze,
lamées d'or et d'argent. Elles avaient trente
coudées de hauteur et quinze de largeur.
Les portiques extérieurs formaient une pro-
menade publique incomparable, et c'est là
qu'Agrippa avait quelque fois le bonheur de
rencontrer Paulina.
Un matin, il lui offrit de lui montrer en détail
toutes les beautés artistiques du temple ; et quand
ils furent arrivés aux portiques nonmiés de Salo-
mon, qui faisaient face au mont des Oliviers, et qui
surplombaient la vallée du Cédi'on, ils s'assirent
sur le piédestal d'une colonne de jaspe, et ils con-
templèrent longtemps, en causant, l'admirable
perspective qui se déployait sous leurs yeux.
Le ravin profond du Cédron s'ouvrait comme
une porte monumentale à droite, et leur montrait
le vaste éboulis de montagnes qui se creusait
vers l'orient. Devant eux se levait le mont des
OUviers comme un immense rideau de verdure,
avec ses grands cèdi'es, ses noirs cyprès, et ses
oliviers séculaires. A gauche, la vallée de Josa-
phat échelonnait les stèles blanches de ses in-
nombrables tombeaux.
A la vue de cet immense cimetière du genre
humain, les confidences sentimentales de nos
deux amoureux se changèrent bientôt en propos
plus graves :
9
114 PAULIN A
" A quels dieux croyez-vous ? demanda Agrippa
à Paulina.
— Aux dieux de Rome, répondit-elle, et sur-
tout à l'Apollon des Grecs, qui est le dieu favori
de ma mère.
— Et votre père ? Quelle religion a-t-il ?
— Mon père a cru longtemps aux dieux de
Rome. Mais après beaucoup d'études, et bien
des voyages, il en est venu à regarder toutes les
divinités de Rome comme des fables. Il a cru
alors à la magie et aux oracles. Mais il y a quel-
ques années, un nommé Saul de Tarse est venu
prêcher une religion nouvelle dans l'île de Chypre,
et mon père a été endoctriné par ce nouveau
prophète.
— Ah ! oui, je connais ce dieu nouveau dont
on parle beaucoup. Son histoire est bien étrange.
Pendant trente ans, il a vécu dans l'obscurité,
à Nazareth, en Galilée. Il y exerçait le métier
de charpentier.
" Après ce temps, U s'est mis à prêcher une
rehgion qu'il semblait vouloir étabUr sur la loi
de Moïse. Mais à la fin il parut vouloir renverser
la Loi mosaïque, et se proclamer Dieu lui-même.
On dit qu'il parlait admirablement, et que de
grandes foules se pressaient autour de lui, et
l'acclamaient même dans ce temple.
" Naturellement le sacerdoce juif s'est ému.
Le Sanhédrin l'a fait arrêter, et l'a condamné à
PAULINA 115
mort comme blasphémateur. Cette sentence a
été exécutée avec l'assentiment de Pilatus alors
gouverneur de la Judée. Le malheureux Naza-
réen a été crucifié sur le mont Golgotha, à deux
pas d'ici.
" Mais chose incroyable, ses disciples préten-
dent qu'il est ressuscité, qu'ils l'ont revu vivant,
et qu'il est monté au ciel. C'est sur cette croyance
qu'ils ont fondé leur nouvelle religion, qui se
propage d'une façon extraordinaire. Il est étrange
qu'un homme aussi éclairé que votre père ait
pu ajouter foi à de pareilles inventions.
— Et vous, interrompit Paulina, est-ce pour
prier que vous venez dans ce temple ?
— Non, je ne sais pas prier. Ni mon père ni
ma mère ne me l'ont jamais enseigné. Mais
j'aime à visiter le temple de Jéhovah, peut-être
à cause de ses beautés.
— Vous croyez au Dieu des Juifs, cependant ?
— Je ne l'appelle pas le Dieu des Juifs ; car
s'il était leur Dieu, il les rendrait meilleurs. Je
l'appelle le Dieu de Moïse, et c'est par Moïse
que je crois en lui, mais sans pratiquer sa reli-
gion.
— Qu'est-ce donc que Moïse pour vous ?
— Moïse est le plus grand honmie qui ait
jamais existé. Son histoire est vraie, et non pas
une fable, conmie celle de vos dieux. Elle est si
merveilleuse, que si Moïse avait dit : "Je suis
116 PAULIN A
Dieu, " je le croirais ! Mais il a toujours parlé
au nom de Jéhovah. Il a toujours dit aux Hébreux :
Tout ce que je vous enseigne, c'est Jéhovah qui
me l'a appris ; la Loi que je vous ai donnée,
c'est Jéhovah qui me l'a dictée ; les œu\Tes
surhumaines que j'ai accompUes, c'est Jéhovah
qui les a faites par mes mains.
— Vous croyez donc que la loi de Moïse est
divine ?
— Peut-être, mais je ne la connais pas, tant
elle a été défigurée par les prêtres et les scribes.
— Et ce temple, que vous trouvez si beau,
est-il donc rœu\Te de Jéhovah ?
— Oh ! non, celui qui l'a fait bâtir n'avait
certainement rien de divin, car il était mon bi-
saïeul ; et, s'il faut en croire tout ce que l'on
raconte de lui, il a commis bien des crimes. Mais
les architectes qu'il a employés étaient de grands
artistes, et c'est une œuvre d'art qui révèle le
génie humain.
— Je l'entends toujours appeler le temple
de Salomon.
— Oui, parce que le premier temple qui fut ■
bâti en cet endroit le fut par Salomon, fils de
David. Plusieurs fois il fut détruit dans les dif-
férents sièges que Jérusalem a subis, et quand il
a été reconstruit, une grande partie des maté-
riaux du temple primitif est entrée dans cette
reconstruction.
PAULIN A 117
" Voyez les bases cyclopéennes des portiques, et
ces blocs énormes qui forment les assises de la colon-
nade. On leur donne une existence de mille ans.
" Et maintenant, entrons dans le parvis des
Israélites, et approchons-nous de l'autel des
holocaustes. C'est le centre de l'édifice, et c'est
la partie essentielle du temple, puisque c'est le
lieu du sacrifice.
" Mais il y a ici une particularité qui ne se
rencontre dans aucun autre temple du monde,
et qui est indestructible : c'est le sommet du
rocher en nature, qui n'a jamais été taillé par
le ciseau d'aucun artiste, et qui est encore aujour-
d'hui tel qu'il était, avant la fondation même de
Jérusalem. On a détruit le temple, mais on n'a
pu détruii'e la montagne dont la cime elle-même
forme l'autel du sacrifice. C'est aussi la partie
la plus sacrée du sol ; car la tradition juive
affirme que c'est sur ce rocher qu'Abraham con-
duisit son fils Isaac pour l'immoler.
" Et, quand David voulut faire un sacrifice au
Seigneur, c'est ce rocher dont il voulut faire un
autel, et qu'il acquit d'Oman au prix de 600
sicles d'or.
" Salomon l'entoura d'une enceinte spacieuse
et de riches portiques. Le cèdre du Liban, la
pierre, le marbre, le bronze et l'or furent prodi-
gués dans la construction et l'ornementation de
ce temple célèbre, qui subsista plus de cinq siècles,
118 PAULIN A
jusqu'à la destruction de Jérusalem par Nabu-
chodonosor.
" Au retour de la captivité de Babylone, Zoro-
babel reconstruisit le temple avec moins de ma-
gnificence, mais toujours le rocher sacré servit
de fondement à l'autel des holocaustes,
" Ce second temple dm'a encore cinq siècles,
et il avait beaucoup perdu de sa beauté, lorsque
mon bisaïeul entreprit de le reconstrmi'e. Il
avait toujours fait regretter Salomon ; et à la
fin il s'affaissait. Mon bisaïeul, Hérode-le-Grand,
acheva de le démolu-, et il l'a remplacé par cette
merveille qui dépasse en gi-andeur rœu\Te de
Salomon. Le tour de la terrasse mesure plus de
six stades, et nulle part l'on n'a \u un pareil
entassement de colonnes corinthiennes, de fron-
tons, de galeries et de portiques.
" Le Parthénon d'Athènes a plus de perfec-
tion et d'harmonie dans l'ensemble ; mais notre
temple l'écrase par ses dimensions colossales,
et par la hauteur de ses piUers. La frise du péri-
style athénien est plus artistique ; mais quelle
richesse dans ces corniches d'où pendent des pam-
pres de vignes en or, avec leurs grappes et leurs
raisins si artistement travaillés ! "
Tout en causant ils admiraient les vastes pro-
portions et les riches ornements du temple ; et
ils étaient retournés au splendide portique qui
dominait la vallée de Josaphat.
PAULIN A 119
Longtemps ils contemplèrent le vaste horizon
que l'œil découvre en suivant les sinuosités du
Cédron à travers les montagnes et les pentes
verdoyantes du mont des Oliviers.
Enfin Agrippa se tourna vers Paulina, et lui
dit :
" Vous aimez la Grèce. C'est la patrie de votre
mère. Mais Rome est celle de votre père, et vous
l'aimez davantage ?
— Oui.
— Eh! bien, moi aussi, j'aime beaucoup la
Grèce, et plus encore Rome. Mais j'aime sur-
tout Jérusalem. C'est la \dlle des Hérodes, mes
ancêtres ; et ce fut la ville de Salomon. C'est
elle que je veux vous offrir un jour en cadeau
d'hyménée. Quelle belle reine de Jérusalem
vous serez ! On n'en aura pas connu d'aussi
belle depuis la fille de Pharaon que Salomon
épous'a.
— Mais ne connaissez- vous pas la terrible
prophétie de ce Jésus de Nazareth dont vous
m'avez dit l'histoire?
— Quelle prophétie ?
— Voici ce que ses disciples racontent :
" Un soir, à l'heure du crépuscule, ils s'en
allaient avec leur Maître à Béthanie. Arrivés
là-bas, au sommet du mont des OUviers, ils s'assi-
rent au bord du chemin. La Ville sainte déployait
sous leurs yeux toute sa majestueuse grandeur,
120 PAULINA
et ils attirèrent l'attention de leur Jésus sur la
beauté du tableau.
" Alors le prophète pleui'a ; et il leur dit avec
une tristesse profonde : le jour vient où de cette
admirable \'ille il ne restera pas pierre sur pierre.
- — O Paulina, vous ne croyez pas, j'espère,
à cette lamentation renouvelée de Jérémie. La
ville des Hérodes est immortelle. j\lais si jamais
ses ennemis la détruisent, je ferai comme mon
illustre bisaïeul ; je la rebâtirai, et je la ferai
plus belle afin qu'elle soit plus digne de sa reine.
— Vous êtes trop jeune, et moi aussi, pour
faire de pareils rêves. Je ne puis pas encore dé-
cider à quel honmie je donnerai mon cœur, ni
à quel Dieu je donnerai mon âme.
— Mon amour est de ceux qui savent attendre.
Encore deux ans, et l'empereur, j'espère, grâce
aux influences dont je dispose, m'aura placé sur
le trône de Judée. Et d'ici là, je vous aimerai tant
que vous serez bien forcée de m'aimer aussi.
Retenez votre langue, il me suffit que vous lais-
siez parler vos yeux. "
Paulina baissa les yeux en souriant ; et Agrippa
la reconduisit à la tour Antonia.
PAULIN A 121
XV
LA QUESTION RELIGIEUSE
Sergius Paiilus passa près d'un mois à Jéru-
salem, visitant tous les endroits historiques de
la célèbre cité. Mais ce qu'il recherchait avant
tout, c'était les lieux illustrés par la présence et
les miracles de Jésus de Nazareth. Chryséis et
Pauhna l'accompagnaient presque partout, et
c'est ensemble qu'ils visitèrent le mont des OU-
\'iers et Béthanie, le jardin de Gethsémani, le
Cénacle qui était devenu la première église chré-
tienne, le Golgotha et le tombeau du Christ.
C'était alors Joseph d'Arimathie, devenu prêtre,
qui gardait le saint Sépulcre, et qui l'avait enclos
dans une petite chapelle en pierre taillée.
En faisant cette espèce de pèlerinage, Sergius
Pauîus racontait à sa femme et à sa fille les prin-
cipaux événements de la vie du Sauveur.
Les deux femmes paraissaient prendre beau-
coup d'intérêt à ces récits, mais elles ne mani-
festaient pas leurs impressions. Les liens reli-
gieux sont toujours difficiles à rompre, surtout
quand ils vous tiennent depuis l'enfance. On
comprend d'ailleurs combien la gloire et la puis-
sance de Rome, que l'on attribuait aux dieux du
paganisme, donnaient encore à ces fausses divi-
nités d'autorité et de prestige.
122 PAULIN A
Rappelons-nous aussi que Chryséis était la
iille d'un prêtre d'Apollon, qui était bon citoyen,
bon époux, bon père, et qui avait inculqué à sa
fille la foi en Apollon, le dieu soleil, le dieu de la
poésie, de la musique et des autres arts. Chryséis
disait à son mari : " Mon père mourrait de cha-
grin s'il me voyait abandonner la foi de mon
enfance, et devenir disciple de Jésus qu'il ne
connaît pas. Quand votre ami, Paul de Tarse,
ira prêcher à Corinthe il le lui fera connaître, et
il le convertira peut-être. En tout cas, mon père
est \ieux, et sa dernière lettre nous apprend qu'il
est malade. Il nous presse même d'aller le voir
sans plus tarder, si nous voulons le voir vivant.
Quand il ne sera plus, je pourrai plus aisément
embrasser votre religion.
'' Déjà, ajoutait Chryséis, je vous ai sacrifié
les images et les emblèmes de mes dieux domes-
tiques qui ornaient mon foyer, et qui étaient en
même temps des souvenirs de mes ancêtres et
de mon pays natal. Déjà j'ai presque entièrement
abandonné les pratiques et les rites de mon culte
à Apollon. N'exigez pas davantage pour le pré-
sent. Quant à Paulina, vous le savez, elle vit
toujours près de moi, dans l'intérieur du foyer,
tandis que vos fonctions publiques vous absor-
bent à l'extérieur. Il est donc tout naturel qu'elle
partage mes idées religieuses et mes sentiments.
Et puis, elle est jeune, pleine d'espérances et
PAULIN A 123
d'illusions. Les austérités de la vie chrétienne
ne sont pas propres à l'attirer. Elle est du reste
très bonne, et fidèle à tous ses devoirs de piété
filiale.
— Je comprends tout cela, répondit Sergius.
Mais le jour vient peut-être où de grands change-
ments se produiront dans notre vie. Je viens de
recevoir deux lettres importantes.
" Gallion, le proconsul d'Achaïe à Corinthe,
m'écrit que votre père vieillit beaucoup et il
nous offre l'hospitalité, si nous nous décidons à
aller à Corinthe. Il m'annonce en même temps
que son frère Sénèque lui écrit de Rome que des
plaintes sont portées contre moi par les Juifs
de Chypre. En conséquence, dès que nous
aurons visité la Galilée, nous nous embarquerons
à Ptolemaïs pour Corinthe et peut-être irons-nous
ensuite à Rome.
— Et l'autre lettre ?
— Elle me vient de Paul de Tarse, qui est à
Corinthe et qui désire beaucoup me voir. "
Avant d'organiser son voyage en GaUlée, le
proconsul de Chypre eut une entrevue avec le
jeune Agiippa qu'il voulait connaître plus à
fond. Il le trouvait très distingué, très intelU-
gent, fort instruit, et il comprenait très bien que
l'ambition de ses parents était de le faire arriver
au trône de la Judée. Si la Judée devait avoir
encore un roi, il lui paraissait bien le plus digne
124 PAULIN A
de succéder à son grand-père, plus digne que son
oncle Agrippa II, qui n'était pas aimé de ses
sujets.
Sergius Paulus voyait très bien aussi que le
jeune priDce adorait Paulina, et qu'il était loin
de déplaire à sa fille. Mais il prévoyait un obsta-
cle sérieux au mariage entre eux si les choses
allaient jusque là : c'était la religion.
Paulina, encore païenne, deviendrait proba-
blement chrétienne, en même temps que sa mère.
Or Agrippa était juif, et les Juifs étaient plus
ennemis des chi'étiens que les païens. Ni Agrippa,
ni surtout sa mère, ne consentiraient à un mariage
avec PauMna, si elle se faisait chrétienne. Et
lui-même, Sergius, ne permettrait pas à sa fille,
une fois chrétienne, d'épouser un juif. Lors donc
que Sergius se trouva en tête-à-tête avec Agrippa,
il lui posa dhectement cette question :
" Que pensez-vous, mon prince, de Jésus de
Nazareth ?
— Je vais vous répondre franchement, dit
Agrippa : Je crois qu'il fut un grand génie et un
homme vertueux. Il aurait mérité un meilleur
sort, et il aurait pu faire le bonheur de son
peuple, s'il avait seulement voulu être son roi.
" On raconte qu'il faisait des choses merveilleu-
ses, et qu'il était l'idole des foules en Galilée. Or
il savait bien que les Juifs attendaient un Messie-
Roi. Comment se fait-il qu'il n'ait pas ambitionné
PAULIN A 125
oe grand avenir ? On assure môme qu'un jour une
foule immense l'a proclamé roi, et qu'il s'est alors
dérobé à leurs acclamations. Au lieu de cela, il
s'est proclamé Dieu. C'était insensé. Il est vrai
que les grands hommes de son époque, les Auguste,
les Tibère et bien d'autres ont eu cette suprême am-
bition. Mon grand-père Agrippa, vous le savez, a
lui-même aspiré à la divinisation. Et Jésus a
conmiis la même faute. C'était une folie de leur
temps, d'autant plus impardonnable en Jésus
qu'il connaissait parfaitement la loi de Moïse qui
déclare punissable de mort tout homme qui se pro-
clame Dieu.
" L'aberration de Jésus de Nazareth me paraît
inexplicable. Il avait refusé d'être roi, et quand
Pilate lui demande s'il est roi des Juifs, il répond :
" Oui." Il sait que s'il se proclame Dieu il sera
punissable de mort ; et lorsque Caïphe lui de-
mande s'il est fils de Dieu, il répond : '' Vous l'a-
vez dit, je le suis !" Et c'est ainsi que le malheu-
reux a justifié à la fois le Sanhédrin de le condamner
à mort parce qu'il s'est lui-même déclaré Dieu, et
Pilatus, de le crucifier parce qu'il s'est dit roi des
Juifs !
" Voilà, cher proconsul, ce que je pense de votre
nouveau Dieu, Jésus de Nazareth.
— Mon jeune ami, lui répondit Sergius Paulus,
votre manière de voir serait juste, si Jésus n'était
qu'un homme. Mais nous, chrétiens, raisonnons
126 PAULINA
bien autrement, parce que nous croyons qu'il était
et qu'il est Dieu. Nous disons : Il fallait que
Jésus fût homme pour mourir, et laver les péchés
des hommes dans le sang d'un homme. Il fal-
lait qu'il fût Dieu pour donner à son sang le
mérite infini, indispensable pour sauver l'humani-
té. Il fallait qu'il fût roi pour expier dans son sang
royal les péchés des rois.
" Les rois des Juifs avaient beaucoup péché, et
Jéhovah avait détruit leur royauté. Mais il fallait
laver leurs iniquités dans le sang d'un de leurs des-
cendants, et c'est pom-quoi Jésus, fils de David, de-
vait être mis à mort comme roi et comme Dieu.
Le Sanhédrin l'a condamné à mort parce qu'il
s'est déclaré Dieu. Et Pilatus l'a crucifié parce
qu'il s'est déclaré roi. Comprenez-vous mainte-
nant pom-quoi Jésus n'a pas fait un acte de foUe
comme votre grand-père, mais un acte de suprê-
me sagesse en se déclarant Dieu ! C'est qu'il était
\Taiment Dieu, et que c'était son devoir d'affirmer
pubuquement sa di\'inité pour que l'homme pût
croire en lui, et être sauvé. Il savait très bien
que cette affirmation le ferait condamner à mort.
Il l'avait annoncé quelques jours auparavant.
Mais c'était sa mission ; il devait la remplir.
" Il voulait aussi être condamné et momir com-
me roi des Juifs pour expier les crimes des Juifs et
des rois. Sans le savoir, le Sanhédrin et Pilatus
ont fait ce qu'il a voulu, ce que les Prophètes et
J
PAULIN A 127
lui-même avaient prédit. Aveuglément ils ont ac-
compli les Ecritures et assisté Jésus à compléter
le grand œuvre de la Rédemption du monde.
— Je comprends votre manière de voir, seigneur
proconsul, parce que vous croyez à la divinité de
Jésus-Christ. Mais moi je n'y crois pas, et je ne
suis qu'un homme qui ambitionne d'être roi. Je
vais vous dire toute ma pensée. Il y a deux rêves
que je caresse : je veux être roi de Jérusalem, la
ville que j'aime le plus au monde, et je désire que
Paulina en devienne la reine.
— Vous êtes bien j eune, Agrippa, poiu faire de
pareils rêves, sans penser aux obstacles possibles.
— N'en parlons pas maintenant, et laissez-moi
mes espérances. C'est la fortune des jeunes d'es-
pérer toujom"s.
" Je vous salue, et j'espère vous revoir en Ga-
lilée ; car je pars aujourd'hui même avec ma mère
pour Tibériade. Mon oncle Agrippa et ma tante-
Bérénice nous y attendent. "
128 PAULIN A
XVI
EN GALILÉE
Sergius Paulus ne connaissait pas la Galilée, et
depuis qu'il avait embrassé la foi chrétienne, il
avait un grand désir de visiter ce pays où Jésus
aA^ait passé trente années de sa vie. Un matin
d'a^Til, il partit donc de Jérusalem avec Chryséis et
Paulina, et se dirigea vers la mer de Génézareth
en traversant une partie de la Sa marie, et en se
rapprochant des bords du Jourdain.
Tout ce pays leur inspirait de graves pensées,
comme la Ville Sainte elle-même, mais les charmes
de ces solitudes les attiraient. Dans l'intérieur il y
a partout des coins de désert sans vie. Les arbres
y sont rares ; les gazons sont gris, les rochers sont
brûlés par le soleil, et les torrents desséchés ne sont
plus que des lits de cailloux que l'eau y a chariés
depuis le temps des patriarches. Aux yeux du
voyageur qui ne regarde que la terre tout est mor-
ne et mélancohque. jMais pour celui qui élève ses
pensées et ses regards vers le ciel il est ébloui par
son azur plein de lumière. C'est comme le bleu
d'un océan sans Umite, insondable et mystérieux.
Sergius Paulus y cherchait l'avenir du monde et
la vie future, comme les prophètes d'Israël ; mais
il n'était pas un voyant, et sa vue était trop courte
PAULINA 1 29
pour apercevoir les grands événements qui allaient
transformer le monde. Alors il se retournait vers
le passé plein de merveilles et encombré de ruines ;
et il les revoyait, tous ces personnages extraordi-
naires de la Bible, les patriarches, pasteurs et rois,
Moïse l'homme privilégié qui s'entretenait avec
Jéhovah, et qui donnait à son peuple ce code divin,
qui est devenu celui de toutes les nations ; les
juges, les rois, les prophètes auxquels Dieu révé-
lait l'avenir ! Quel passé merveilleux !
Et pourtant, le présent était plus merveilleux
encore. Un Dieu venait de visiter cette terre ! Un
Dieu s'était fait homme ; il avait accompli d'in-
nombrables prodiges dans ce pays qu'il traversait,
et les récits des populations en perpétuaient le
souvenir. Les soUtudes n'avaient plus le mysti-
cisme sombre des prophètes, et le surnaturel avait
moins de mystère et d'inconnu. Les bords du
Jourdain racontaient d'admirables histoires que
les vallées redisaient aux montagnes. Qu'ils étaient
beaux ces jours où des foules suivaient le
prophète de Nazareth pour entendre sa parole
sainte, pour être témoins de ses miracles, et pour
assister à ses pèches extraordinaires de poissons
et d'âmes !
Sergius Paulus racontait à Chryséis et à Pauhna
les épisodes miraculeux qui s'étaient accompUs
dans les bom'gades qu'ils traversaient, et il les
faisait raconter par les habitants du pays.
10
130 PAULIN A
Après deux jours de chevauchée, vers le soir, ils
aperçurent à l'horizon comme un vaste par^ds de
turquoise, immobile, mais changeant de teinte et
d'éclat, et multipliant ses perspectives variées.
C'était la mer de Génésareth au bord de laquelle
s'élevait une ville de construction récente nommée
Tibériade.
Ce n'était pas une bourgade juive comme Si-
char qu'ils avaient traversée le matin; c'était rnie
ville romaine, qu'Hérode Antipas avait agrandie
et embellie, en y faisant construire des portiques,
des thermes, et un palais de marbre.
Sergius Paulus connaissait l'histoire du célèbre
Antipas, et de la non moins célèbre Hérodiade.
Il savait leur exil récent en Germanie, et il croyait
que le palais de Tibériade était inhabité. Mais à
peine son arrivée fut-elle connue dans la ville qu'il
vit arriver le jeune Agrippa à son hôtellerie. Il
venait lui offrir l'hospitaUté au palais de la part
du roi son oncle. Cette royale invitation était un
ordre pour le proconsul, et il sui^dt le jeune prince
qui était chargé d'installer les trois invités dans
les somptueux appartements du palais.
La nuit venait, et ce fut bientôt l'heure du dîner.
Les convives n'étaient pas nombreux ; mais quel
brillant assemblage autour de cette table ! Le roi
Agrippa et le proconsul étaient des hommes d'une
haute intelKgence, et très éclah'és. Et sous le rap-
port de la beauté, Bérénice et Drusille, Chryséis
PAULINA 131
et Paulina n'avaient pas de supérieures dans tout
l'empire romain. Le plus heureux de tous était le
jeune Agrippa ; et quand il se retrouva seul avec
sa mère il ne put lui taire son bonheur :
" Paulina, lui cUt-il, est une beauté qui me rend
meilleur. Elle éveille en moi l'amour le plus pur,
et non la passion. Elle réahse pour moi cet idéal
que les artistes grecs ont rêvé, et qu'ils se sont
efforcés de reproduire dans le marbre. Mais il y a
dans ses grands yeux si profonds un rayonnement
mystérieux. Je les admire irrésistiblement, mais
je me demande quelles pensées et quels sentiments
se cachent au-delà de ces prunelles rêveuses. Son
âme ne rayonne pas au dehors, et sa pudeur pleine
de dignité ressemble à de la froideur. . .
— Toutes les femmes ont leiu* secret, dit Dru-
sille à son fils, mais elles finissent toujours par le
révéler à l'homme qu'elles aiment. Fais-toi aimer
davantage, et son cœur s'épanchera. "
Le lendemain matin, les deux jeunes amis allè-
rent promener leurs causeries dans le jardin boisé
qui s'étendait jusqu'au bord du lac.
Après une ondée chaude qui avait désaltéré les
collines assoiffées, les cèdres et les pins fumaient
d'encens, et se balançaient au vent comme des
encensoirs. Les fleurs s'épanouissaient et embau-
maient l'air. Sur le rivage le ressac des vagues
battait en chantant les barques de pêche, à demi
tirées sur le sable. Le soleil qui montait à l'horizon
132 PAULINA
dessinait sur la baie l'ombre allongée des promon-
toirs. Mais, au large, les lames clapotaient et
étineelaient sous les feux d'un beau jour d'avril.
Oh ! que la vie semblait belle à Agrippa ! Les
vents d'hiver ne soufflaient plus et la mer ne rou-
lait plus de lames mauvaises; Agrippa ne put re-
tenir les épanehements de son cœur.
" O Paulina ! lui dit-il, à quelles épreuves
vous me soumettez ! Et vers quel idéal chiméri-
que vous vous laissez entraîner ! Si j'avais à lut-
ter contre un rival de chair et d'os, j'y mettrais
tant de courage et de persévérance que je vaincrais.
Mais celui que vous paraissez aimer n'est pas de
ce monde. C'est un idéal invisible, un être méta-
physique qui échappe à tous mes moyens d'action.
Dites-moi, comment puis-je le combattre ? "
Pauhna lui répondit :
*'I1 ne faut pas le combattre, il faut l'aimer, et
pour l'aimer il suffit de le connaître. Mais je ne
le connais pas assez pour l'aimer comme je devrais.
Mon père me le reproche souvent, ainsi qu'à ma
mère. Car jusqu'à présent ma mère et moi som-
mes restées attachées, non pas à toutes les divini-
tés de l'Olympe, mais à la Diane d'Ephèse et à
l'Apollon de Delphes.
" Mon père appelle cela de l'aberration, et je
ne suis pas loin de croire qu'il a raison. C'est pour
nous faire mieux connaître cet Homme-Dieu au-
quel il croit si fortement qu'il nous a amenées en
PAULIN A 133
Galilée. Il veut voir lui-même et nous montrer
les lieux illustrés et sanctifiés par cet être divin.
En même temps, nous interrogeons les habitants
de ce pays qui l'ont connu vivant, et qui ont été
témoins des merveilles qu'il a accomplies. Mon
père est convaincu qu'à notre retour en Chypre
nous deviendrons chrétiennes.
— Non, Paulina, ne caressez pas cette chimère.
Votre voyage vous convaincra que les croyances du
proconsul et de son ami Paul de Tarse sont des
rêves.
— Qui connaît l'avenir. Agrippa ? Et qui sait
si vous ne deviendrez pas chrétien vous-même ?
— Oh ! non, Paulina. Votre amour est bien
puissant, mais il ne fera jamais un si grand
miracle "
134 PAULINA
XVII
DRUSILLE ET SON FILS
Après avoir visité avec ses hôtes tout ce que la
ville offrait d'intéressant, le roi leur proposa, à la
suggestion de son neveu, une promenade en bar-
que de Tibériade à Capharnaûm.
Le temps était ravissant, et tout le monde fut
enchanté. L'embarcation était spacieuse et pavoi-
sée. Une brise légère enflait les voiles, et les ra-
meurs se laissaient aller à la somnolence. Bérénice
et Sergius causaient agréablement de Rome et de
leurs souvenirs de voyage. Le roi et Chryséis
parlaient d'art, et des chefs-d'œuvre des artistes
grecs. Chryséis vantait les beautés naturelles de
son pays natal, et surtout l'Acropole de Corinthe
et ses incomparables perspectives. PauUna et
Agrippa conversaient à voix basse, et Drusille les
écoutait, tout en psalmodiant certaines htanies
des prophètes.
Les rameurs se racontaient les pêches miracu-
leuses de Jésus de Nazareth.
" Ce sont des légendes, sans doute, leur dit
soudainement Bérénice.
— Oh ! non, princesse, lui répondit l'un des
narrateurs. Ce sont des histoires vraies. Le lac
est très poissonneux, mais il y a des jours où le
PAULIN A 135
poisson semble endormi, et nous passons bien des
soirs et des matins à tendre en vain nos filets. Les
disciples du prophète n'étaient pas plus heureux
que nous. Mais quand ils se plaignaient à leur
Maître, il n'avait qu'à leur indiquer l'endroit où
il fallait jeter le filet, et la pêche était alors extra-
ordinaire. Les filets se rompaient, et les barques
ne pouvaient plus suffire à contenir la quantité
des gros poissons."
Sergius les interrogea à son tour, et leur
dit : " Est-il vrai que le prophète de Nazareth
ait calmé la mer pendant une nuit de tempête
effroyable ?
— Oh ! oui, bien sûr. Tous les pêcheurs de
Capharnaûm en ont eu connaissance. Jamais ils
n'ont \Ti la mer aussi profondément bouleversée,
et quand le Maître des éléments a dit à la mer :
^' Calme-toi," elle s'est calmée instantanément."
Drusille se toiu-na vers son fils, et lui dit : " Il
n'y a pas de limite à la crédulité des marins. "
Après une courte visite à Capharnaûm, Sergius
Paulus remercia cordialement Agrippa de sa bonne
hospitalité, et il décida de ne pas retourner à Ti-
bériade. On les débarqua à Magdala, et ils se sé-
parèrent. Le lendemain Sergius organisa une
petite caravane pour achever son pèlerinage er
Gahlée.
Les pèlerins se duigèrent vers la montagne où
Jésus avait prêché le sermon des Béatitudes. Ils
136 PAULIN A
s'arrêtèrent à Cana, à Naïm ; ils ^^sitèrent
Nazareth, et poursuivirent la grande route qui
les conduisit à la mer. A Ptolémaïs, ils s'embar-
quèrent à bord d'un navire qui venait d'Alexan-
drie et qui faisait voile pour Corinthe.
Quand le jeune Agrippa fut retourné à Jérusa-
lem avec sa mère, il reprit ses confidences amou-
reuses, mêlées de troubles et d'angoises futures,
disait-il.
" Paulina est peut-être une de ces beautés fa-
tales qui portent malheur à ceux qui les aiment.
Mais elle est irrésistible, et je préfère souffrir de
son amom' qu'être heureux avec une autre. Le
rayon de ses yeux m'a frappé comme une flèche
d'Apollon, comme disent les Gentils, et cette
flèche m'a fait une blessure inguérissable.
— Il n'y a pas d'amour inguérissable, mon fils.
— 0 ma mère, j'appartiens par vous à la race
des Hérodes. C'est une race remarquable qui a
le goût des grandeurs et des arts. Mais une espèce
de fataUté pèse sur elle, et les chrétiens disent
maintenant que le sang de Jésus de Nazareth
est retombé sm' elle, comme sur le peuple juif.
— N'écoute donc pas ces racontars ridicules,
Agrippa.
— On dit aussi que la mère de Pauhna des-
cend des Atrides.
— Encore une fenmie fatale alors ? et Dru-
sille se mit à rire.
PAULIN A 137
— Vous avez tort de rire, ma mère ; mon amour
est de ceux dont on peut dire qu'on ne sait ja-
mais s'il donnera la lumière ou l'ombre, la vie ou
la mort. Mais la fatalité vient, passe et s'en va,
sans dire son secret, vers des malheurs inéluc-
tables. C'est une force indéfinissable et supé-
rieure qui n'a pas à rendre compte de son action.
Les plus grands génies de la Grèce ont pensé
ainsi.
— Mon cher enfant, répondit Drusille, écoute-
moi bien. Tout ce que tu viens de me dire est
folie. Je vais te parler le langage de la raison :
l'amour n'est pas digne qu'on lui sacrifie les
honneurs, la fortune et la puissance. Il faut que
tu, deviennes roi, avant tout — et si l'amour
devient un obstacle à ta royauté, il faudra le
sacrifier impitoyablement.
— Mais, ma mère, les rois sans amour ne sont
pas heureux.
— Qu'importe le bonheur quand on a la gran-
deur, la gloire et la puissance ?
- — Y a-t-il beaucoup d'hommes qui sacrifient
leur amour à la grandeur ? Les chrétiens sacri-
fient tout à leur foi. Mais les hommes sans Dieu
sacrifient tout à l'amour.
" Ce qui me manque c'est la foi en un Dieu
dont je ne douterais pas. Or je ne crois plus guère
à Jéhovah, ni à Moïse ; et je crois moins encore
à Jupiter et aux dieux des Grecs.
138 PAULINA
— Croire en un dieu quelconque, reprit Dru-
&ille, n'est pas nécessaire. Il faut croire en soi-
même, en son mérite, en sa force, en sa destinée !
Il ne faut jamais oublier, mon fils, que par moi
le sang des Hérodes coule dans tes veines — et
que c'est un sang royal. Rappelle-toi surtout
que les descendants des races royales sont plus
que des hommes.
— Ils n'ont pas plus de droits que les autres.
— Mais oui, mon enfant, ils ont plus de droits
que les autres hommes, parce qu'ils sont au-dessus
■des autres.
— S'ils n'ont pas plus de vertus, ils sont des
îiommes comme les autres.
— Ils de^Taient avoir plus de vertus, et être
plus forts contre leurs passions.
— Et pourquoi me dites- vous cela, ma mère ?
— Parce que je crains que tu ne cèdes trop
à ton amour pour la fille du proconsul Sergius
Paulus. Il faudrait dompter cette passion qui
pourrait devenir un obstacle à la réaUsation de
nos légitimes ambitions.
— Je n'ai pas d'autre ambition, ma mère, que
d'être heureux avec Paulina, dans une vie mo-
deste et tranquille, loin des grandeurs, de" l'éclat
et de la puissance.
— Ah ! mon cher fils, je ne reconnais pas mon
sang dans ce langage.
— Mais il faut vous souvenir de mon père, qui
PAULIN A 139
fut esclave ; sans doute, il a été affranchi et il
représente maintenant César, en Palestine. Mais
suis-je juif ou romain ?
— Tu es iduméen. Il faut qu'on reconnaisse
en toi le plus noble des deux sangs qui coulent
dans tes veines, celui de ta mère. C'est par lui
que tu pourras plus tard réclamer tes droits à
la couronne. Mais il importe que tu sois en même
temps romain, parce que c'est Rome qui dispose
des petits royaumes juifs, soumis à sa suzerai-
neté.
— Je comprend que tout cela importe à vos
projets d'ambition, mais vous oubliez, ma mère,
que j'ai fait moi des rêves de bonheur. Et ce
bonheiu*, auquel j'ai droit, vous le foulez à vos
pieds. Est-ce, mon devoir de le sacrifier pour la
satisfaction de vos rêves de grandeur ?
— O mon fils, c'est pour toi que je le fais ce
rêve, et cette grandeur n'empêcherait pas ton
bonheur. Au contraire, elle y ajouterait. En
montant sur le trône, tu ne renoncerais pas à
l'amour.
— Mais, si pom' arriver au trône je renonce à
celle que j'aime ?. . .
— Tu en aimeras une autre, plus digne de toi ;
car Paulina sera indigne si elle se fait chrétienne.
— O ma mère, comme elle m'aimerait si je
voulais ser\'ir le même Dieu qu'elle !
— Ah ! voilà ! c'est ainsi qu'elle veut te dé-
140 PAULINA
tourner du droit chemin ; mais retiens bien ce
que je vais te dire. Dès ce jour le plus impérieux
de mes devoirs sera de t'arracher à l'influence
pernicieuse et ensorcelante de cette amoureuse
du Crucifié. Et je le jure par Jéhovah : jamais
je ne te permettrai d'épouser une chrétienne ;
j'aimerais mieux te voir mourir de la main du
bourreau.
— Prenez garde, ma mère, d'être vous-même
le bourreau de votre fils.
— Malheureux enfant ! tu as des instincts
d'esclave.
— En parlant ainsi, ma mère, vous insultez
mon père ! "
PAULIN A 141
XVIII
SUR LA MER EGÉE
Les grands succès obtenus par Paul à Thessa-
lonique et à Bérée avaient ameuté contre lui
toutes les juiveries de la Macédoine, et le jour
vint où il fut forcé de fuir pour sauver sa \'ie.
Accompagné de quelques fidèles, il se dirigea
vers la mer ; et dans un port de la côte il trouva
un navire qui allait partir pour Athènes. Il y
prit passage avec un seul fidèle de Bérée, après
avoir dit adieu à ses autres compagnons de mis-
sions.
La nuit venait. La mer était calme. Paul
trouva sur le pont un petit coin tranquille et
s'y coucha la tête sur sa besace.
Dors en paix, ô grand apôtre : Jésus de Naza-
reth veille sur toi.
Le soleil s'était couché rouge mais sinistre,
séparé en deux par la pointe allongée d'un nuage
sombre, comme un cœur transpercé d'un glaive.
C'était un signe avant-coureur de tempête. La
nuit tombait lourde et noire. Des bruits lugubres
de houle arrivaient de loin, ou s'éloignaient
peut-être. Le vent ne soufflait pas encore, et
l'on ne savait pas de >quel côté il viendrait, mais
on était sûr qu'il allait venir.
142 PAULINA
Les pétrels rasaient la mer d'un vol rapide, et
dans cette profondeur, mouvante et calme encore,
on sentait des forces latentes capables de la sou-
lever à la hauteur des montagnes. Les voiles
alanguies battaient sur leurs cordages et sm* les
mâts, et le faible navire flottait au gré des souf-
fles légers et des courants.
Paul et son compagnon, enveloppés dans leurs
manteaux, dormaient profondément.
Il était minuit, lorsqu'un choc violent les arra-
cha au sommeil, et les lança au pied du mât de
misaine. La tempête s'était élevée soudainement
et faisait rage.
Après avoir pris plusiem's ris dans les voiles
et serré les huniers, il avait fallu tout abattre
et se mettre à la cape, les toiles ne résistant plus
à la violence du vent. La mer était toute blan-
che d'écume, et de temps en temps des vagues
énormes se précipitaient sur les flancs du navire
et sautaient par-dessus comme des béliers en
furie. Parmi les sifflements aigus du vent dans
les agrès de la mâture, on entendait les cris et
les lamentations des femmes qu'on avait ren-
fermées daps la cale. La brutalité des chocs
augmentait, et de sourds craquements dans la
carène annonçaient sa destruction prochaine.
" 0 Paul, dit le Béréen, nous allons périr !
— Non, répondit Paul, en lui montrant la
PAULINA 143
croix que formait le mât traversé par une vergue/
la croix, c'est le salut ! "
Tous deux, comme les autres passagers, s'étaient
attachés aux morceaux les plus solides du navire
et des bastingages, pour n'être pas emportés par
les vagues furieuses qui balayaient le pont.
Tout à coup, un craquement formidable se
fit entendre, et toute la carène du vaisseau se
disloqua. Le gouffre immense en engloutit toutes
les parties, puis il les rapporta à la surface comme
autant de grappes humaines ; car à chacune
de ces épaves restaient attachés quelques pas-
sagers. Longtemps encoie, la nuit ténébreuse
enveloppa les malheureux naufragés. Mais quand
l'aube apparut enfin au bas de l'horizon, la tem-
pête s'apaisa ; et les naufragés entendirent alors
ce cri de Paul : " Nous sommes sauvés, voici
la croix qui s'avance. " C'étaient le mât et la
vergue d'un navire, dont on ne voyait pas encore
la coque, — mystérieux signe du salut qui s'avan-
çait sur les vagues. Une immense acclamation
s'éleva de l'abîme où flottait encore le groupe des
naufragés, et bientôt le navire aperçu s'appro-
cha d'eux et les recueilht à son bord.
C'était un grand vaisseau marchand, qui
venait d'Egypte et qui faisait voile vers Athènes.
Le capitaine donna des ordres pom' que tous
les soins nécessaires fussent rendus aux voyageurs
sauvés ; et après avoir pris quelque nourriture^
144 PAULINA
ils purent goûter quelques heures de repos.
Quand Paul se réveilla, le vaisseau longeait
lentement la côte de la Thessalie, et l'Olympe
se dessinait à l'horizon. Un vent léger ridait à
peine la surface de la mer. Après quelques sou-
venirs donnés à l'ancien royaume d'Achille,
Paul avait lié conversation en grec avec quelques
uns des rameurs, lorsqu'il aperçut à deux pas
de lui un homme qui lui parut étrange.
Il ne parlait à personne, et il regardait la côte.
Il était grand, bien mis, et plein de distinction.
Il tenait dans une main un rouleau de manuscrits,
et dans l'autre un astrolabe. C'était évidemment
un savant, probablement un astrologue.
De son côté cet inconnu observait Paul parce
qu'il l'avait entendu parler tour à tour l'hébreu,
le latin et le grec. Ce voyageur, pensait-il, n'est
pas le premier venu, malgré son apparence hum-
ble et pau\Te ; il faudra que je fasse sa connais-
sance. L'occasion qu'il cherchait ne tarda pas.
Un des interlocuteurs de Paul lui ayant affirmé
une chose en jurant par Zeus, Paul lui dit : " L'au-
torité de Zeus n'ajoute rien à ta parole, et je
croirais plutôt en toi qu'en Zeus lui-même. "
Et comme les autres rameurs paraissaient scan-
dalisés, Paul ajouta : " Zeus n'est qu'une fable,
ou un mythe ; il n'a jamais existé, non plus que
les autres prétendues divinités de l'Olympe. "
A ces mots, le savant, qui se nommait Diony-
PAULIN A 145
SOS, s'approcha de Paul et lui dit : " Vous faites
là, mon aini, une affirmation bien audacieuse
et bien risquée. J'avoue que la foi antique aux
dieux de l'Olympe est aujourd'hui bien ébranlée ;
mais vous seriez bien embarrassé, je pense, de
prouver qu'ils n'existent pas.
— Et vous le seriez plus encore, je crois, ré-
pliqua Paul, de prouver qu'ils existent.
— Je pourrais au moins invoquer des témoi-
gnages, et surtout celui du divin Platon.
— Est-ce que vous considérez Platon comme
un dieu ?
— Non.
— Alors pourquoi l'appelez-vous di\'in ?
— Parce qu'il était supérieur aux autres hom-
mes, et qu'il a laissé des œuvres qu'on dirait ins-
pirées par les dieux.
— Depuis que le monde existe, il n'y a eu sur
terre qu'un seul homme qui ait été vraiment di\'in.
— Conmaent se nommait-il ?
— Il se nommait Jésus de Nazareth.
— Il est inconnu dans le monde des savants.
— Oui, jusqu'à présent, il s'est particulière-
ment fait connaître aux ignorants, aux pauvres
et aux humbles ; mais avant bien longtemps il
sera connu des savants, des riches et des puis-
sants.
— A quelle époque et dans quel pays a-t-il
vécu ?
11
146 PAULINA
— Il n'y a pas vingt ans qu'il est mort. Il a
vécu en Galilée, dans l'obscurité, pendant trente
ans ; puis il a parcouru toute la Palestine pen-
dant trois ans, enseignant la vraie religion qu'il
apportait au monde et il est mort crucifié, parce
qu'il s'est lui-même proclamé Dieu.
— Et pourquoi croyez-vous qu'il est Dieu ?
— J'y crois parce qu'il s'est ressuscité. J'y
crois parce qu'il est \dvant, non pas \dvant com-
m^e vous et moi, mais vivant d'une vie qui ne
finira jamais, vivant dans le ciel où il réside,
vivant sur la terre dans son Eglise qu'il a établie
par ses apôtres, et qui grandit si prodigieusement
qu'il faut reconnaître en elle la présence divine
et la puissance surhumaine de son auteur.
— Vous m'intéressez beaucoup, dit Dionysos,
et je suis curieux de connaître un peu l'histoire
de cet homme extraordinaire, qui serait sorti
vivant du tombeau, et que vous croyez Dieu. Je
vois que vous êtes intelligent et instruit. Vous
devez avoir des raisons graves d'ajouter foi à
une chose aussi incroyable, je suis tenté de dire,
aussi absurde. Voulez-vous bien m'instruire
davantage sur ce qui concerne votre Dieu et
vous-même ?
— Volontiers, " dit Paul. Et après un court
récit des principaux événements de la vie et de
la mort de Jésus, il lui raconta comment il était
devenu son apôtre, après avoir été son persécuteur.
PAULIN A 147
" Tout cela est bien extraordinaire, reprit
Dionysos. Mais il y a un fait de votre récit qui
m'a tout particulièrement intéressé. Vous avez
dit qu'au moment de la mort de votre Jésus à
Jérusalem, le soleil s'était éclipsé totalement, et
que la ville avait été plongée dans les plus épaisses
ténèbres pendant trois heures, au milieu du jour ?
— Oui, et le même phénomène s'est produit
à Tarse où j'étais alors.
— Pouvez-vous me dire à quelle date pré-
cise c'était ?
— La date est certaine : c'était le quinzième
jour de Nizan du calendrier juif, le 7^ jour des
calendes d'avril de l'an 783 de Rome.
— C'est bien étrange. A cette date-là j'étais
à Héliopohs, en Egypte, et j'ai été fort étonné
d'y observer le même phénomène. Mon ami
ApoUophane, qui faisait avec moi des études
astronomiques, était épouvanté. C'était au mi-
lieu du jour que le soleil s'était soudainement
éclipsé aussi totalement que s'il avait été anéanti.
Cela ne pouvait être la lune passant sur le disque
du soleil, puisque la lune alors pleine était aux
antipodes. Aucun autre corps céleste n'a pu
s'écarter de sa course au point de passer entre
le soleil et la terre. Cette éclipse était donc selon
nous contraire à toutes les lois de la nature, et
nous en avons vainementt cherché l'exphcation
depuis.
148 PAULINA
— Il convenait que le soleil prit le deuil quand
son Créateiu- mourait, " dit Paul.
Cette réflexion rendit Dionysos songeur. Il se
tut et regarda la mer.
Quand vint le soir, Dionysos et Paul étaient
devenus des amis. Le capitaine leui' dit qu'ils
arriveraient au Pirée le lendemain matin, et ils
convinrent qu'ils se reverraient à Athènes.
XIX
L'ARRIVÉE A ATHÈNES
Le soleil se levait quand le vaisseau doubla le
cap Sunium. La tempête qui avait bouleversé
la mer pendant la nuit s'était apaisée, et sur
les flots aux teintes violacées le navire se ba-
lançait moUement. Il longeait la pointe de ro-
chers où se dressait le beau temple consacré à
Minerve, et dont quinze colonnes subsistent en-
core de nos jours. Son admirable portique, où
Platon venait souvent avec ses disciples, étin-
celait de blancheur immaculée, et les rayons du
soleil dessinaient parfaitement les Ugnes harmo-
nieuses de sa belle colonnade.
Paul y tint ses regards longtemps attachés ;
mais bientôt un autre objet qui brillait au loin
PAULINA 149
dans les hauteurs attira son attention : c'était
le ciinier du casque de Minerve sur le faîte du
Parthénon. Une autre pointe de rochers fut
doublée, et toute l'Acropole apparut dans son
éblouissante beauté, avec sa ceintiu-e de murailles,
ses temples, ses colonnades et ses statues. Elle
dominait toute la ville groupée à ses pieds, et
Paul se disait en la contemplant : '' Athènes
est bien la reine de toute la Grèce, et l'Acropole
est sa couronne. Voilà la ville des arts et des
lettres, de la philosophie et des sciences, rassa-
siée de gloire et de jouissances. La voilà, toute
resplendissante dans son orgueil et sa beauté !
" Que pourrai-je faire au miUeu de cette nation
illustre, qui a produit les grands hommes qu'on
appelle les Sages, et qui se vante d'être la mère
de la civilisation ? Comment pourrai-je prêcher
un Dieu crucifié à ces jouisseurs qui ne rêvent
que plaisirs et fêtes ? . . .
" Que pomTai-je lem* apprendi'e, moi, pau\Te
faiseur de tentes, à ces artistes, à ces savants qui
comptent parmi leurs ancêtres les Socrate et les
Platon, les Démosthène et les Eschine, les Eschyle
et les Sophocle, les Phidias et les Praxitèle ?
C'est chez eux que l'on vient de toutes les parties
du monde pour s'instruire. Leurs écoles sont
celles de toutes les nations, et toutes les gloires
Uttéraires de Rome, Cicéron lui-même et Virgile,
sont venus ici pour acquérir la formation néces-
150 PAULIN A
saire à leur génie. Tout au plus me jugeront-ils
digne d'être leur élève.
" Et cette \de heureuse qu'ils mènent, dans
cette ville aimée de leur enfance, comment pour-
raient-ils l'échanger contre celle que je viens
leur proposer ? Comment les amener à substi-
tuer la morale austère de Jésus crucifié aux vo-
luptés de Vénus et aux joies de Bacchos Dio-
nysos ? "
Paul se sentit envahir par une grande tristesse.
Sans doute, il trouverait là, comme ailleurs,
des compatriotes ; car il y avait des Juifs dissé-
minés dans toutes les grandes villes. Mais là
comme ailleurs, ils seraient plutôt des ennemis.
Ce seraient les humbles et les pauvres qui vien-
draient à lui ; et il aurait à lutter contre les
riches, contre les puissants, contre les scribes
et les prêtres juifs. Là, comme aillem-s, on le
dénoncerait aux autorités romaines ; car Rome
était la maîtresse du monde, et Athènes elle-même
était réduite à l'état de colonie romaine.
Telles étaient les préoccupations de Paul,
s'en allant seul, à pieds, sur la grande route qui
conduit du Pirée à la ville. Timothée et Silas
qui l'avaient accompagné jusqu'à Bérée avaient
dû rester en Macédoine, et son isolement lui
rendait plus pénible l'impuissance à laquelle
il se sentait réduit.
Les Athéniens qui le rencontrèrent alors pri-
PAULINA 151
rent sans doute en pitié cet étranger solitaire
qui cheminait vers la grande ville. Il était pau-
vrement vêtu. Une besace sur le dos et un bâton
à la main, il marchait à pas lents, comme quel-
qu'un que personne n'attend. Sa perpétuelle
ophtalmie l'obligeait à baisser les yeux pour ne
pas souffrir de la pleine lumière du beau ciel de
la Grèce. Mais de temps en temps, il s'arrêtait
devant une statue, érigée en l'honneur d'un dieu
ou d'une déesse, et il se disait : ''Ils ont des
milhers de divinités, et ils ne connaissent pas
le vrai Dieu ! Comment leur apprendrai-je à le
connaître ? " Voilà ce qu'il se demandait. Ce-
pendant il avait reçu sa mission de Jésus lui-
même, et il la rempUrait jusqu'à la fin, envers
et contre tous. Les beaux esprits de la Grèce
se moqueraient de lui, sans doute. Il n'avait
pas la science de leurs savants, ni l'éloquence
de leurs orateurs ; mais il avait la parole de
vie, et il la porterait jusqu'aux extrémités du
monde. Il était le semeur de la vérité reçue de
Jésus lui-même, et il la sèmerait partout dans
les âmes des païens, et des Juifs de bonne vo-
lonté. Conquérir le monde des âmes, faire de
tous les peuples des disciples de Jésus-Christ
était une entreprise collossale, impossible, et
cependant c'était la sienne.
Qu'était-il ? Rien, moins que rien. " Un in-
connu, sans nom, sans influence, sans fortune,
152 PAULINA
sans relations avec les puissants de ce monde.
Et qu'apportait-il ? Qu'offrait-il aux hommes ?
Ni la puissance, ni les plaisirs, ni les honneurs, ni
les richesses, rien qui pût les séduire et con-
quérir leur amitié. Aux ambitieux, il allait prê-
cher rhumihté et le mépris des grandeurs. Aux
riches, il allait dire : " Malheur à vous ! " Aux
gouvernants, H demanderait de se faire les ser-
viteurs du peuple. Aux pau\Tes et aux déshérités,
il essaierait de fau-e croire qu'ils sont les heureux
de ce monde. Aux jouisseurs, il prêcherait la
mortification de la chair et la résistance à tous
les mauvais penchants de la nature ! Et, pour
les détacher de toutes leurs fausses di\'inités
qui leur étaient chères, parce qu'elles symboU-
saient et favorisaient leurs passions et leurs joies,
et pour leur faù-e connaître et aimer le seul \Tai
Dieu, il allait leur raconter une histoire incroyable.
Quelle histoire ? L'histoire d'un Juif inconnu,
né d'une famille ou\Tière, dans une pau\Te bour-
gade de la Gahlée, qui après trente ans d'une vie
obscure, avait parcouru son pays natal en se
proclamant le Fils de Dieu, qui pour cela même
avait été jugé coupable de blasphème, condamné
à mort, et crucifié, qui trois jours après était
ressuscité, et qui quarante jours après était
remonté au ciel, d'où il se disait descendu.
Telle est l'histoire extraordinaire et invraisem-
blable qu'il venait raconter aux beaux esprits
PAULIN A 153
d'Athènes ; et tel était le nouveau Dieu qu'il
allait leur annoncer, en affirmant qu'il était le
seul \Tai Dieu, le Créateur du ciel et de la terre.
" Voilà certainement du nouveau, dirait le
peuple le plus spirituel du monde, mais il est fort
heureux qu'on ne soit pas obligé d'y croire ;
car il faudrait conformer sa vie à celle de ce Dieu
extraordinaire, embrasser la souffrance, la vie
crucifiée, la foUe de la croix. Cela est impossi-
ble ! "
Ainsi pensait Paul pendant qu'il cheminait
vers Athènes, et le découragement envahissait
son âme. Mais alors il rappelait ses souvenirs,
et il se retournait vers Celui qui lui avait parlé
sur le chemin de Damas, et dans la solitude de
l'Horeb.
Est-ce qu'il y avait quelque chose d'impossible
pour lui ? Et ne lui avait-il pas donné la mission
de convertir les nations ? Malgi'é tous les obs-
tacles, n'avait-il pas déjà remporté des succès
merveilleux ? Partout, on l'avait persécuté avec
rage. Dans toutes les villes on l'avait emprisonné,
flagellé, lapidé. A Lystres, on l'avait laissé pour
mort sous un amas de pierres. De tous les pays
on l'avait chassé, et les dangers de mort l'avaient
seuls forcé de fuir. Et cependant, il avait gagné
des milliers de disciples à Jésus-Chiist. Dans
toutes les villes où il avait prêché, il avait établi
des églises, ordonné des prêtres, sacré des évê-
154 PAULIN A
ques, fondé des communautés chrétiennes.
Dans Athènes, comme ailleurs, il rempUrait
sa mission. Il ferait tout ce qui est possible, et
Jésus, son maître, ferait l'impossible. " Partout
où il faudra des miracles, disait-il, je les deman-
derai à mon maître, et il les fera, si mes auditeurs
-en sont dignes."
En entrant dans la \'ille, Paul se fit indiquer
la voie conduisant à l'Agora. C'était la grande
place pubUque d'Athènes, ressemblant aux fo-
rums des \T.lles romaines.
L'heure du marché était passée, et les gens
des campagnes étaient repartis pour leurs villages
après avoir vendu leui's produits et acheté les
marchandises dont ils avaient besoin. C'était
l'hem'e des désœu\Tés et des curieux, des artistes
sans chents, des poètes incompris, des politiciens
sans partisans, des faiseurs de nouvelles.
De l'Agora il monta à l'Acropole. Avant d'ar-
river au Parthénon, il aperçut une sorte de bas-
tion en larges blocs de pierre érigé sur un des
plateaux ouest de la montagne. 11 s'en approcha.
Ce n'était ni une fortification ni un temple.
C'était un autel en plein air, avec cette inscrip-
tion : " Au Dieu inconnu. " Une illumination
soudaine éclaira son front. " Voilà, se dit-il, le
Dieu que je vais prêcher aux Athéniens. 11 leur
est inconnu ; mais moi, je le connais, il se nonmae
Jésus de Nazareth. "
PAULINA 155
Cette idée l'absorba pendant qu'il continuait
de gravir l'Acropole en se dirigeant vers le Par-
thénon.
Evidemment, Paul ne voyageait pas en tou-
riste, ni en artiste, ni en savant. Il ne cherchait
en Grèce ni les antiquités, ni les monuments des
grands architectes et des grands sculpteurs re-
nommés, lies ruines qu'il voulait fouiller et ré-
parer c'étaient les ruines morales. Les pierres
précieuses qu'il cherchait, c'étaient les âmes
créées par Dieu. Ce qui l'intéressait plus parti-
culièrement dans les œu\Tes d'art, c'étaient les
temples et les statues des dieux.
Le polythéisme lui parut une très habile in-
vention du démon. Quel nombre et quelle variété
de dieux recevaient un culte dans la ville la plus
spirituelle du monde ! Il n'y avait pas une pas-
sion humaine qui ne fût favorisée par quelque
dieu.
S'abandonner à la volupté, c'était rendre un
culte à Vénus. Aimer l'argent et s'enrichir par
tous les moyens, c'était honorer Héphaïstos (Mer-
cure). Bacchus était le dieu des i\Tognes, et Zeus
celui de l'adultère.
Il est \Tai que Minerve, Diane et Apollon
étaient des di\'inités plus convenables. Mais
leurs dévots sacrifiaient aussi aux autres dieux.
156 ' PAULIN A
XX
DENYS L'ARÉOP AGITE
Dès le matin Paul parcourait l'Agora sur la
colline du Pnix. Ce qui l'intéressait, ce n'étaient
pas les bazars où les marchands juifs et grecs
offraient aux passants leurs marchandises. Les
plus belles étoffes de l'Orient, les tapis merveil-
leux de la Perse, les vins les plus délicats de Chy-
pre et de Samos, les œuvres admirables des cise-
leurs de cui\Te le laissaient indifférent. Ce qu'il
cherchait, c'étaient des âmes à conquérir ; et
de temps en temps il s'arrêtait pour causer avec
ceux dont il attirait l'attention, ou auxquels il
demandait des renseignements. A quelques-uns
il disait, comme avait dit autrefois Jésus aux
pêcheurs de la GaUlée : " Suivez-moi, et je vous
enseignerai la rehgion nouvelle." Alors, il s'éloi-
gnait jusqu'au portique du temple de Zeus, il
en gravissait les degrés, et se tournant vers la
foule qui l'avait suivi, il lem' adressait la parole.
C'est dans cette foule qu'il aperçut quelques
jours après son arrivée le célèbre aréopagite qu'il
avait connu à bord du navire. Dionysos était là
qui écoutait la prédication de Paul.
Quand Paul eut terminé son exposition de la
religion nouvelle, Dionysos s'approcha et lui dit :
PAULINA 157
^' Demain, à la dixième heure, l'Aréopage se
réunira pour vous écouter. Dans notre réunion
d'hier, j'ai parlé de vous à mes collègues, et je
leur ai dit que vous nous apportez une religion
nouvelle. Ils sont curieux de vous entendre.
— Je vous suis reconnaissant, dit Paul, et je
serai fort honoré de paraître demain devant
votre auguste assemblée. "
Voici comment Dionysos avait annoncé à ses
collègues, la veille, la présence de Paul à Athènes :
" A bord du navire qui m'a ramené d'Egypte,
j'ai fait la connaisance d'un homme étrange que
vous serez curieux de connaître, j'en suis sûr. Il est
pauvrement vêtu, et comme notre vieux Diogène,
il porte un bâton et une besace qui paraît contenir
toute sa fortune. Il n'est ni grand ni beau. Mais
ses yeux sont perçants et pleins de feu ; et quand
il parle sa figure semble illuminée. Il est juif, mais
citoyen romain. Il est né à Tarse et se nomme Paul.
Il m'a paru très instruit, et il parle très bien le grec,
l'hébreu et le latin.
" Or voici l'étrange histoire que cet homme m'a
racontée : Un jour — il y a environ vingt ans,
— un certain Jésus, de race juive, s'est mis à prêcher
une rehgion nouvelle dans la Galilée et la Judée,
et le peuple l'a acclamé comme un prophète et un
thaumaturge ; car non seulement il parlait admi-
rablement, mais il faisait des choses extraordinai-
res. Cependant les pharisiens 'de Jérusalem, y
158 PAULINA
compris les Prêtres et les Scribes, se soulevèrent
contre lui, et quand ils apprirent qu'il se préten-
dait Dieu, ils le firent arrêter et traduite devant le
Sanhédrin. Ce tribunal suprême des Juifs le décla-
ra coupable de blasphème, et le condamna à
mort. Le gouverneur romain ratifia la sentence,
et le fit crucifier.
" Naturellement on croyait que ce malheureux
prophète, que plusieurs excusaient en disant qu'il
était fou, serait bientôt oublié, ainsi que sa nou-
velle reUgion. Mais il en fut bien autrement, et
c'est ici que l'histoire devient tout à fait étrange
et merveilleuse.
" Le crucifié avait laissé douze disciples qui
étaient de pau\Tes pêcheurs de la mer de Gahlée.
Or voici que, cinquante jours après sa sépulture,
ces hommes simples et ignorants, qui l'avaient
abandonné au moment de sa mort, se mirent à prê-
cher que leur Jésus était ressuscité ; qu'ils l'a-
vaient re\ai vivant plusieurs fois ; qu'il leur
avait parlé, et qu'il avait mangé avec eux en plu-
sieurs occasions ; qu'une foule de cinq cents per-
sonnes avaient entendu la prédicaton du ressuscité
sur une montagne de la Galilée, et qu'une autre
foule aussi nombreuse l'avait vu monter au ciel ..."
Un aréopagite interrompit ici Dionysos :
" Assurément, personne ne les a crus ?
— Au contraire, reprit Dionysos, et voilà l'é-
tonnant : des milliers et des milliers ont cru, et ils
PAULINA 159
ont embrassé la religion nouvelle, convaincus que
ce Jésus crucifié était vraiment Dieu.
— Et votre ami, Paul de Tarse, dit un aréopa-
gite, tout savant et tout pharisien qu'il est, a cru
aussi, sans hésiter ?
— Oh non ! il s'est déclaré un persécuteur en-
ragé de la nouvelle secte, recherchant, dénonçant,
traduisant devant le Sanhédrin tous ceux qui
■osaient se déclarer les disciples du crucifié. Il fit-
même condamner un de ses camarades d'école à
être lapidé, et il présida lui-même à l'exécution
de la sentence.
— Mais j'ai compris, interrompit un autre, qu'il
est un des disciples de la religion nouvelle.
— Attendez. Quand il eut fait lapider son ami
Stephanos, les Sanhédrites le chargèrent d'aller
à Damas continuer son œuvre de persécution ;
et il partit ne respirant que haine et que mort con-
tre tous ceux qui, à Damas même, avaient déjà,
embrassé la foi nouvelle.
" Or savez- vous ce qui lui arriva ?
— Nous brûlons de le savoir.
— Eh bien ! écoutez son étrange aventure..
" Comme il approchait des portes de Damas,
une lumière cent fois plus éblouissante que le soleil
l'enveloppa ; il fut violemment précipité aux pieds
de son cheval, et perdit la vue. En même temps il
entendit une voix qui lui parla, et cette voix lui dit :
" Je suis Jésus de Nazareth que tu persécutes. . ."'
160 PAULIN A
— Tout cela est bien extraordinaire mais ressem-
ble beaucoup à une hallucination. A quelle date
remonte l'aventure de cet homme ?
— A une quinzaine d'années.
— Et depuis lors, il est resté convaincu que tout
ce que vous avez raconté est vrai ?
— Non seulement il est resté convaincu ; mais
il a parcouru les villes et les campagnes de la Syrie,
de l'île de Chypre, de la Cilicie, de la Pamphylie,
de la Phrygie, de l'Ionie, de la Lydie, delà Pisidie
et de la Macédoine, affirmant partout la vérité de
tout ce que je ^dens de vous raconter, et cela au
péril de sa vie !
" On a voulu le faire taire. On l'a chargé de
chaînes, mis en prison, flagellé, lapidé, laissé pour
mort sous les pierres ; mais dès qu'il a recouvré la
liberté et la parole il a continué de prêcher. Dans
les synagogues, sur les places, on l'a insulté, ou-
tragé, combattu avec toutes les armes de la science
et de la puissance publique ; mais on n'a pu que le
chasser de ville en ville, et nulle part on n'a pu le
faire taire. " On peut me faire mourir, disait-il,
mais on n'enchaînera pas la parole de Dieu."
— Et sa prédication n'a guère produit d'effet,
je présume ?
— Au contraire, il a réussi à convertir à sa foi
des milliers d'hommes et de femmes dans toutes
les villes où il a prêché. Il y a fondé de nombreu-
ses sociétés qu'il appelle des églises, et dont les
PAULIN A 161
membres partagent ses croyances, et les défendent
au prix même de leur vie.
— Tout cela est incroyable, mais excite assez
notre curiosité pour que nous désirions entendre
un pareil homme. Platon a fait moins de merveil-
les. Amenez-nous votre phénomène."
XXI
DEVANT L'ARÉOPAGE
Sous ce nom d'Aréopage on désignait à la fois
le tribunal suprême d'Athènes et la colline sur la-
quelle il siégait. Cette colline formait un des pla-
teaux inférieurs de l'Acropole, du côté ouest, et
l'on y arrivait par un chemin sinueux qui partait
de l'Agora, et par des gradins taillés dans la pierre
de l'escarpement.
Ce nom paraît venir de deux mots grecs qui Si-
gnifiaient " colline de Mars", et rappelle la légende
que les dieux de l'Olympe y descencUrent pour
juger Mars.
Les juges de l'Aréopage joignaient à leurs fonc-
tions judiciaires certaines attributions politiques
et religieuses. Il était de leur ressort de s'enquérir
de cette religion nouvelle que Paul prêchait dans
Athènes, et qui pouvait être un danger pour l'Etat.
12
162 PAULINA
Ils étaient d'ailleurs friands de nouveautés, et ce
que Dionysos leur avait raconté était \Taiment
très neuf. Comme on disait dès ce temps-là qu'il
n'y avait plus rien de nouveau sous le soleil, ils
étaient curieux d'entendre parler d'un nouveau
dieu.
Paul savait à quel auditoire d'élite il allait
adresser la parole, et il crut bien faire d'avoir
recours cette fois aux ressources de l'art oratoire
qu'il négligeait généralement. Saint Luc ne l'a pas
entendu lui-même, et n'en reproduit qu'une partie.
L'exorde nous paraît un chef-d'œuvre du genre.
" Athéniens, lem* dit-il, je constate qu'à tous
égards vous êtes des hommes singulièrement reli-
gieux ; car non seulement vous avez élevé des
autels et des temples très nombreux aux dieux con-
nus ; mais en me promenant dans vos rues, et en
examinant vos sanctuaires, j'ai trouvé un autel
avec cette inscription : " Au Dieu Inconnu".
Eh ! bien, ce Dieu que vous adorez sans le con-
naître, est celui que je \dens vous annoncer.
" Ce Dieu qui a fait le monde, et tout ce qu'il
renferme, étant le maître du ciel et de la terre,
n'habite pas dans des temples faits de main d'hom-
me. Il ne sam^ait être servi par des mains humai-
nes, comme s'il avait besoin de quoi que ce soit,
lui qui donne à tous la vie, le souffle et toute chose-
" Il a fait d'un seul sang toute l'humanité, et
il l'a placée sur la terre, où il a déterminé sa durée
PAULIN A 163
et son domaine, afin qu'elle l'y cherche comme à
tâtons quoiqu'il ne soit pas loin d'elle. Car c'est
en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et
que nous sommes.
" Comme l'ont dit quelques-uns de vos poètes :
De sa race nous sommes.
" Or si nous sommes de la race de Dieu nous ne
devons pas croire que la Divinité ressemble à l'or,
à l'argent, à la pierre, à une œuvre sculptée par
l'art et le génie de l'honame. Le jour est venu d'ou-
blier ces temps d'ignorance et d'erreur, et il faut
que les honuiies s'en repentent ; car Dieu a en-
voyé parmi nous celui qui doit juger le monde, et
auquel il a donné tout pouvoir en le ressuscitant
d'entre les morts. . ."
Jusqu'à cette dernière proposition le discours de
Paul avait captivé l'attention et avait dû paraître
habile.
Le rapprochement entre le Dieu inconnu que
les Athéniens vénéraient déjà et celui que Paul
venait leur annoncer ; l'évocation des croyances
de leurs poètes ; l'affirmation qu'ils étaient tous
enfants du même Dieu et conséquemment tous
frères ; le fait historique incontesté que leurs
philosophes et leurs savants avaient toujours
cherché Dieu en tâtonnant, et n'avaient trouvé
que des idoles indignes ; tout cela devait les inté-
resser et leur plaire, sous une forme nouvelle.
164 PAULIN A
Mais lorsque l'apôtre des Nations osa leur prê-
cher le repentir de leurs erreurs passées, et le ju-
gement, et la résurrection, les savants libres pen-
seurs d'alors l'interrompirent, et lui dirent que
ses croyances étaient des chimères et des rêves
impossibles.
"Nous t'écouterons là-dessus une autre fois,"
lui dirent un certain nombre, et ils s'en allèrent.
Paul continua-t-il de parler à ceux qui restaient ?
Saint Luc ne le dit pas, mais la chose est probable ;
car il n'est guère vraisemblable que les quelques
phrases qui précèdent soient tout le discours de
saint Paul. Il a dû raconter au moins les traits
principaux de la vie de Jésus, et sa propre histoire ;
et c'est par là sans doute qu'il a retenu une partie
de ses auditeurs, et qu'il en a converti plusieurs, car
les Actes des Apôtres ajoutent : '' Quelques per-
sonnes néanmoins s'attachèrent à lui, et crurent;
de ce nombre fm'ent Denys l'aréopagite, et d'au-
tres avec lui, parmi lesquels une femme nommée
Damaris."
Quoi qu'il en soit, il faut reconnaître que Paul
n'obtint devant l'Aréopage qu'un demi succès.
Pom'quoi ? Parce que les prétendus savants sont
toujours les plus lents à croire. L'orgueil les
aveugle.
Il est probable que les prédications de l'apôtre
aux foules de l'Agora furent plus fructueuses. Car
il est certain qu'il y avait à Athènes, peu de temps
PAULINA 165
après le court s(?jour qu'y fit saint Paul, une com-
munauté chrétienne nombreuse, qui a fourni à
l'Eglise des apologistes de renom, surtout l'illustre
Denys l'aréopagite, et le célèbre Hiérothée, qui
fut un génie prodigieux, mais dont les œuvres sont
à peine connues. 11 est certain également qu'après
des années de christianisme on vit le Parthénon,
qui pendant des siècles avait été consacré à
Minerve, devenir le temple de la Vierge Marie,
la mère du Dieu Inconnu prêché par saint Paul.
XXII
PAUL A CORINTHE
Dès le matin, Paul s'était embarqué au Pirée
sur un petit vaisseau à voiles, et, grâce au vent
léger qui soufflait du sud-est, il était arrivé à Cen-
chrées vers les quatre heures de l'après-midi.
En remontant le golfe Saronique il avait passé
devant Salamine sans s'y arrêter. Il avait vu de
loin Mégare et ses murailles blanches qui se dé-
tachaient de la mer d'azur sous les rayons du so-
leil levant. Mais c'était Corinthe qui l'attirait ;
car il savait qu'il y trouverait le plus vaste champ
pour son zèle apostolique.
De Cenchrées à Corinthe Paul avait suivi le
166 PAULIN A
chemin qui passe par Hexamilia. La route mesure
au moins six milles, et, comme la Via Appia de
Rome, elle était bordée de tombeaux aux approches
de Corinthe. Cette ville était alors la plus impor-
tante de l'Achaïe, et même de toute la Grèce, au
point de vue du commerce et de la population.
Il y avait près de deux giècles qu'elle s'était révol-
tée contre Rome, et que le consul Mummius l'a-
vait en grande partie détruite. Mais Jules César
avait répudié cette cruauté, et il avait rebâti, re-
peuplé et embelli la grande cité.
Elle comptait 600,000 âmes, et sa situation entre
la mer Saronique et la mer de Crissa, appelée au-
jourd'hui golfe de Corinthe, était incomparable.
Elle avait deux ports : Léchée (Lechœon) sur la
mer de Crissa, au nord, et Cenchi'ées sur le golfe
Saronique, au sud. Par le premier elle accaparait
le commerce de l'Ouest et du Nord, et par le second
le commerce des îles de la mer Egée et de l'Orient.
Sa marine marchande était considérable et cou-
vrait les deux mers. Pour protéger son commerce,
elle avait construit des trirèmes, qui étaient ses
vaisseaux de guerre. Ses grandes rues bordées de
boutiques et de magasins aboutissaient à l'Agora,
entourée d'une colonnade. Comme Athènes,
Corinthe avait ses propylées, son Acropole, ses
nombreux temples, et de superbes monuments.
Mais son Acropole avait quatre fois la hauteur de
celle d'Athènes.
PAULINA 167
La ville s'échelonnait en amphithéâtre sur les
premiers gradins de la montagne et faisait face à
la mer de Crissa, à l'est. Ses faubourgs s'éten-
daient au sud jusqu'à Cenchrées. L'Acro-Corinthe
formait une citadelle formidable ; et un temple
somptueux consacré à Vénus la couronnait d'un
resplendissant diadème de marbre. De toutes ces
splendeurs il ne reste plus aujourd'hui que des
ruines.
Là, coimne dans toutes les villes populeuses et
riches, le luxe et la soif des jouissances avaient
engendré la corruption des mœurs, et nulle part
au monde peut-être la déesse ne comptait plus d'a-
dorateurs. Le culte qu'on lui rendait n'était pas
un hommage à l'amour pur, mais à la volupté, et
dans ses temples mêmes il dégénérait en licence.
Les prêtresses de Vénus étaient des courtisanes,
et dans le seul temple de l'Acropole, il y en avait
plus de mille vouées au culte infâme. Mais ce tem-
ple était d'un accès difficile, et ne suffisait pas.
Au centre même de la ville, non loin du temple
d'Apollon, s'élevait un autre sanctuaire très vaste
consacré à la déesse de la luxure.
Voilà dans quel monde dépravé Paul venait
prêcher la pureté et la mortification de la chair.
Sur l'Acropole d'Athènes Paul s'était trouvé en
face de Minerve, ou Pallas Athénée, déesse de la
Sagesse ; mais sur l'Acro-Corinthe, c'était la
déesse de l'amour, ou plutôt de la luxure, qui allait
168 PAULTNA
se dresser devant lui. Contre les Athéniens que
protégeait la divinité de la Sagesse et de la Phi-
losophie, il s'était trouvé presqu'impuissant. Quel-
le serait donc sa faiblesse contre la puissance et les
entraînements de l'amour charnel ? Mais il ne
comptait pas sur ses forces ni sur son éloquence.
Là conmie ailleurs il sèmerait, et c'est Dieu qui
ferait germer la semence. Seulement on se demande
si les Corinthiens étaient bien dignes de recevoir
la parole de Dieu. N'était-ce pas jeter des perles
devant les pourceaux ?
Mais non ! le Dieu que Paul venait prêcher aux
Corinthiens c'était le Dieu des miséricordes. C'é-
tait le Dieu qui avait converti Madeleine et la
Samaritaine, celui qui avait pardonné à la fename
adultère, et qui avait chassé des corps des possédés
le démon de l'impureté. Sans doute, ils avaient
beaucoup péché contre la morale, et prostitué ce
grand sentiment qu'on nomme l'amour. Mais il y
avait encore des fenmies honnêtes qui ^'énéraient
l'amour pur dans le culte de Vénus, et qui célé-
braient chaque année en son honnem- une fête
particuUère d'où les courtisanes étaient exclues.
Au reste les philosophes orgueilleux d'Athènes
n'étaient pas plus chastes que les commerçants de
Corinthe, et ils péchaient davantage contre le
Saint-Esprit. C'est pourquoi les succès de saint
Paul furent bien plus grands à Corinthe qu'à
Athènes.
PAULIN A 169
De la célèbre ville que Paul venait convertir, il
ne reste phus maintenant que des ruines, dont une
grande partie est encore sous terre. Mais celles
que les fouilles ont mises au jour sont bien inté-
ressantes, et leur solitude est pleine de mélancolie.
Du célèbre temple d'Apollon sept colonnes canne-
lées avec chapiteaux d'ordre dorique, et une partie
de l'architrave sont encore debout sur le pavé en
larges dalles de marbi e. Il y a encore de beaux res-
tes des propylées, de l'Agora, et des boutiques élé-
gantes en hémicycle qui en bordaient le côté nord-
est. La belle fontaine Pirène subsiste encore avec
ses revêtements de marbre et ses demi-coupoles
qui surmontaient les niches du vestibule. Les
anciennes rues sont obstruées de débris de
colonnes, de chapiteaux, de frontons antiques,, de
tronçons épars dans la poussière des siècles.
L'Acro-Corinthe, que son escarpement rend
presqu'inaccessible, porte encore à son sommet de
vastes murailles flanquées de tours qui datent du
moyen-âge, et dont les portes sont détruites. Mais
du riche temple de Vénus qui couronnait la cime
de la montagne il ne reste plus qu'un amoncelle-
ment de pierres sans intérêt. La main du temps a
complètement détruit cette souillure.
C'est sur l'Agora seule que le souvenir de saint
Paul s'empare de l'esprit du touriste moderne.
Il lui semble y retrouver la boutique de ce couple
chrétien que l'apôtre a immortalisé, Priscilla et
170 PAULINA
Aquila, qui ont eu pour lui tous les dévouements,
«t qui Font aidé partout dans ses missions, à Co-
rinthe, à Ephèse, et à Rome.
Où les avait-il connus ? A Corinthe, sans doute ;
mais ils n'avaient pas été convertis par lui. Quel
quartier de la ville habitaient-ils ? On ne le sait pas.
■Ce devait être dans le voisinage du grand marché
afin d'y exercer plus avantageusement leur métier
de faiseurs de tentes. Et c'est pourquoi on s'ima-
gine volontiers que leur boutique ou\Taitsurle
long quadrilatère bordé de colonnes.
Paul connaissait très bien leur métier, pour l'a-
voir appris dans sa jeunesse à Tarse. Il y était
peut-être plus habile qu'eux, et il leur payait lar-
gement par son travail le logement et la nourriture
qu'ils lui fournissaient.
Quand Paul arriva à Corinthe, il y avait deux
ans que Priscilla et Aquila habitaient cette ville.
Originaires du Pont ils étaient allés vivre à Rome,
€t ils y avaient exercé leur industrie de faiseurs de
tentes, dans le quartier juif (Le Ghetto d'aujour-
d'hui) de la grande ville.
Mais en l'an 51 de Notre-Seigneur, sous l'em-
pereur Claude, un édit de proscription avait été
lancé contre les Juifs, y compris ceux qui étaient
chrétiens.
Pierre était alors retourné en Orient, où il pré-
sida le Concile de Jérusalem. Priscilla et Aquila,
qui avaient été convertis par lui, s'étaient réfu-
PAULINA 171
giés à Corinthe, et ce fut pour eux un des évcne-
ments les plus heureux de leur vie d'y rencontrer
l'apôtre des Gentils.
Ils s'attachèrent à lui, et l'apôtre trouva en eux
non seulement des amis dévoués à sa personne,
mais aussi des disciples pleins de zèle apostolique
pour la foi nouvelle. Ils n'étaient pas riches, et
pendant son séjour à Corinthe, Paul ne voulut pas
leiu- être à charge; et il travailla avec eux à fabri-
quer des tentes. Elles étaient généralement en
peaux de chè\Te ou de chameau, préparées comme
le cuir et cousues ensemble. Ils en faisaient aussi
en toile de Cilicie.
En se promenant sur l'antique pavé de l'Agora
on n'a donc pas à faire un grand effort d'imagina-
tion pour reconstituer la vie journalière que saint
Paul y mena a^'ec ses deux amis si sympathiques
et si dévoués. On croit le voir assis entre Priscilla
et Aquila, dans une de ces boutiques en plein air
qui bordaient l'Agora, taillant et cousant ensem-
ble des peaux de chè\Te ou des toiles cihciennes,
pour en faire des tentes. Tout en faisant ce travail
grossier, les trois amis causaient. Mais de quoi
parlait le grand apôtre ? Evidemment de son
œuvre et de sa mission. Il racontait à ses hôtes
charmants et bons ses aventures de voyage, les
persécutions qu'il avait endurées, ses emprison-
nements et ses flagellations. Mais il leur disait
aussi ses joies, ses bonheurs et ses triomphes
172 PAULIN A
quand des centaines et des milliers d'âmes se lais-
saient toucher par la grâce, et embrassaient spon-
tanément la foi. Il interrogeait ses hôtes sur les
mœurs des Corinthiens, afin de savoir par quelles
voies il les amènerait à la foi chrétienne.
Priscilla aimait surtout l'entendre parler de ses
projets futurs, et de ses espérances de succès dans
l'établissement du royaume de Jésus-Christ. " Je
veux parcourir tous les pays ci\dlisés, disait Paul,
et y construire des tentes. Mais les tentes que je
veux construire dans le monde ce sont des égUses,
c'est-à-dire des sociétés spirituelles composées de
toutes les âmes adoratrices de Jésus-Christ.
" Que suis-je pom* accomplir cette grande
œuvre ? Vous le savez, je suis un pauvre homme,
d'apparence misérable, n'ayant ni or, ni argent,
ni pouvoir, ni influence. Et cependant, voyez ce
que j'ai déjà fait. Dans tous les pays où j'ai prêché,
des milUers de païens sont devenus des disciples de
Jésus-Christ. Bien d'autres milliers se sont con-
vertis à la voix de Pierre, de Jean, d'Andi'é, de
Marc^ de Thomas, de Mathieu, de PhiUppe, de
Barthélémy. Ce n'est pas à moi, ce n'est pas à
nous, sans doute, que ces succès sont dûs. C'est
à Notre-Seigneur Jésus-Christ.
" Toutes les puissances de ce monde sont li-
guées contre Lui, et, malgi'é tout, les âmes viennent
à Lui. Tant que j'am^ai un souffle de vie, j'irai
vers elles, jusqu'aux confins du monde, et je leur
PAULIN A 173
ferai entendre la parole du Christ. La plupart des
Juifs ne veulent pas de Lui ! Tant pis pour eux.
Ils veulent avant tout les biens de la terre. Le
Christ les leur laissera. L'or sera leur dieu, et ils
périront avec lui . . . "
Bien souvent Aquila et Priscilla oubUaient leur
travail et l'écoutaient pleins d'admiration. Une
amitié d'autant plus forte qu'elle était plus sainte
unit bientôt ces trois cœurs, et ils se retrouvèrent
toujours, quelques mois après à Ephèse, et plus
tard à Rome, où la mort seule les sépara.
XXIII
SAINT PAUL PRÉDICATEUR
En \isitant Corinthe, on cherche l'endroit où
saint Paul a dû faire entendre son éloquente pa-
role. Sans doute, là comme ailleurs il dût prêcher
d'abord à la synagogue ; mais il n'y fut bien ac-
cueilli que par un petit nombre de Juifs, et dans
cette ville comme dans les autres il se tourna bien-
tôt vers les Gentils, et ce fut probablement sur
l'Agora qu'il leur adressa ses prédications.
C'est la partie la mieux conservée des ruines de
Corinthe, et l'on y voit encore la belle fontaine
Pirène et les vasques de marbre où les Corinthiens
174 PAULINA
venaient faire leurs ablutions. Tout à côté, un
bloc de pierre, ressemblant aux rostres du Forum
romain, servait de tribune aux oratem^s populai-
res, et c'est là, \Taisemblablement, que le grand
apôtre annonçait la céleste nouvelle que les anges
avaient apportée aux bergers de Bethléem et qu'il
était chargé de répandue dans le monde.
Hélas ! les nombreux discours qu'il fit sur cette
place de Corinthe, pendant les dix-huit mois qu'il
y passa, ne nous sont pas parvenus ! Qu'elle de-
vait être entiaînante son éloquence ! Sans doute,
elle n'avait pas la perfection littéraire des discours
académiques, et il le reconnaissait lui-même dans
sa première épître aux Corinthiens :
" Quand je suis venu chez vous, éi3rivait-il, ce
n'est pas avec une supériorité de langage ou de sa-
gesse ; je n'avais nul besoin de savoir autre chose
que Jésus-Chiist, et Jésus-Christ crucifié. . .
" Mes discours et ma prédication n'avaient rien
du langage persuasif de la sagesse humaine ; mais
l'Esprit-Saint et la force de Dieu en démontraient
la vérité . . .
" Ce n'est pas la sagesse du siècle que nous vous
prêchons ; c'est la sagesse de Dieu, mystérieuse
et cachée . . . des choses que l'œil n'a point vues, que
l'oreille n'a point entendues, et que Dieu nous a
révélées par son Esprit ... Et nous n'en parlons
pas avec des paroles qu'enseigne la science hu-
PAULINA 175
Mais cet acte d'humilité même n'est-il pas
supérieur à l'éloquence académique ?
On peut se figurer l'apôtre des Nations, avec la
rudesse de Jean-Baptiste et d'Elie. Pendant près
de trois ans il avait vécu dans le désert, et là,
comme Moïse, comme Elle, comme Jean-Baptiste,
il s'était formé à l'école de Dieu Lui-même.
C'était le Dieu du Sinaï et de l'Horeb qu'il avait
entendu, et il y avait pris une parole de feu confor-
me à sa nature impétueuse. C'est avec ce tempé-
rament qu'il se lassait si tôt des Juifs et des Syna-
gogues, dans tous les pays qu'il évangélisait, et
qu'il se toui^nait si ardemment vers les Gentils,
C'est avec cette vivacité d'action qu'il rendait
aveugle le magicien Bar-Jésu de Chypre, en l'ap-
pelant " fils du diable ", et qu'il délivrait la Py-
thonisse de Philippes, et les autres possédés du
démon.
On représente généralement saint Paul portant-
une épée : c'est le glaive de la parole. Et c'est
aussi l'arme dont il use pour séparer de l'Eglise
ceux qui ont mérité l'excommunication. Nous en
trouvons un exemple dans sa première épître aux
Corinthiens, au sujet d'un incestueux qui était un
objet de scandale pour les fidèles. Il leur écrit :
" Il faut que cet homme soit ôté du milieu de vous.
Et vous ne devez avoir aucune relation avec lui. "
Quelques mois après, Paul est informé que l'in-
cestueux est converti, et se conduit bien. Alors^
176 PAULIN A
dans sa deuxième lettre aux Corinthiens, il leur
écrit qu'il faut lui pardonner et le consoler, " Je
vous coniiu-e, dit-il, de redoubler de charité envers
lui. Et celui donc à qui vous pardonnez, je lui
pardonne aussi dans la personne de Jésus-Christ. "
On voit quelle charité succède à la rigueur, et
l'éloquence des Epîtres nous permet de juger de
celle des discours.
Au milieu de ses plus fortes paroles, de ses ac-
cents indignés, de ses menaces, de ses véhémences,
on sent les battements du cœm* de Paul. Il s'in-
digne parce qu'il aime. Il lance l'anathème parce
qu'il a l'amom' de la justice. Et puis, il s'émeut, il
s'attendrit, il pardonne, et il confesse ses propres
faiblesses.
L'obstacle l'irrite, et il fait appel à toutes ses
forces pour le briser. Rien ne l'arrête, ni les ini-
quités des Juifs, ni la puissance des autorités ro-
maines. Rien ne le fait douter de l'assistance de
Jésus qui est plus forte que tout. Les lettres où
il est obUgé de flageller les judaisants, et celles où
il est forcé de faire son apologie sont souvent bai-
gnées de ses larmes.
De temps en temps, au cours de ses pénibles et
épuisantes missions, l'épée use le fourreau. L'âme
est trop ardente pour son corps débile. Il souffre,
il s'affaisse, il tombe, comme son maître, sur le
chemin de son calvau-e ; mais il se relève toujours
plus énergique, et il poursuit la lutte avec de
PAULIN A 177
tels élans de foi (ju'il a des visions, et que Jésus lui
montre le ciel ouvert.
Quand il écrit, ou plutôt quand il dicte ses let-
tres à un secrétaire, (car il n'écrit presque jamais
lui-même), sa parole se précipite et ne peut suffire
à l'abondance des idées. Il ne se préoccupe guère
de la forme ou de l'expression, ni même de l'ordre
dans l'enchaînement de ses pensées. Aussi est-il
visible que quelques-unes de ses épîtres sont des
improvisations. Il méprise d'ailleurs la rhétorique
parce qu'il n'en a pas besoin pour être éloquent.
Mais quelle chaleur, quelle force, quelle éléva-
tion, et même quelle verve dans cette éloquence!
Bossuet la compare " à un grand fleuve qui, cou-
lant dans la plaine, y retient encore la force vio-
lente et impétueuse qu'il a acquise dans les mon-
tagnes où il a pris sa source ".
Et cependant, malgré l'ardeur et la fougue de
ses discoiu-s, il est prudent, il a du tact ; et quand
les circonstances l'exigent, il est modéré, conci-
Hant, et même habile. Oui, il ne dédaigne pas de
recourir aux habiletés de langage quand elles lui
paraissent nécessaires, comme il le fit devant
l'Aréopage d'Athènes, devant les Juifs de Jéru-
salem, et devant le roi Agrippa, à Césarée.
C'est un meneur d'hommes, dont la personna-
Hté s'impose par le génie transcendant et par l'hu-
milité. Dans le rôle immense qu'il s'attribue, il
y a de la majesté ; mais ce n'est pas la majesté
13
178 PAULIN A
d'un roi, c'est celle d'un héros, d'un conquérant.
Et ce qu'il prétend conquérir ce n'est pas une ville
ni une province, c'est le monde.
C'est aux nations qu'il adresse ses épîtres. Il
écrit en hébreu aux Hébreux, en latin aux
Romains, en grec aux autres peuples d'Orient. Il
leur donne des lois, il leur trace des règles de vie ;
il les gourmande, il les punit. Quand il est libre^
il parle aux foules, quand il est captif, il écrit aux
peuples. Et toujours il prêche Jésus-Christ. Sa
parole est si puissante qu'elle ouvre les prisons
et brise les chaînes.
On le flagelle, on le lapide ; mais il sort \dvant de
de son tumulus de pierres, comme son maître est
sorti vivant de son tombeau. Ni les mers et leurs
tempêtes, ni les déserts et leurs dangers, ni les en-
nemis, ni les païens, ni les hérétiques, ni les dé-
mons, ni les possédés, rien ni personne ne l'arrête ;
mais ses courses à travers le monde sont partout
marquées des traces de son sang.
Pierre est le chef, le souverain de la nouvelle
Eglise, et il en porte les clefs en guise de sceptre.
Paul est le générahssime de la nouvelle puissance
qui va s'emparer du monde, et, poui* le conquérir,
il n'a pas d'autre arme que le glaive de la parole.
Chaque mouvement de ce glaive est un éclair qui
dissipe les ténèbres où l'humanité est plongée.
Et s'il reste ça et là quelques obscurités dans ses
admirables épîtres, c'est parce que la langue hu-
PAULIN A 179
maine est impuissante à fournir au grand doc-
teur des formules qui puissent éclairer les profonds
mystères de notre religion.
Quelles richesses oratoires nous y trouvons
pourtant, et qui nous donnent une idée des mer-
veilleux discours que les Corinthiens ont eu le bon-
heur d'entendre pendant les dix-huit mois que
saint Paul a passés chez eux. Essayons d'appré-
cier ce genre d'éloquence en citant quelques pas-
sages de ses deux épîtres aux Corinthiens.
XXIV
PREMIÈRE ÉPITRE AUX CORINTHIENS
Des troubles sérieux s'étaient produits dans
l'Eglise de Corinthe et menaçaient d'y créer un
schisme. Un nouveau prédicateur y était venu
prêcher Jésus-Christ après saint Paul, et il y avait
obtenu de grands succès. Il se nommait Apollos.
Originaire d'Alexandrie, il avait étudié les let-
tres grecques et latines dans les célèbres écoles de
cette ville. Mais il était aussi versé dans les Ecri-
tures et, quoiqu'il ne connût que le baptême de
Jean, il croyait à la messianité de Jésus-Christ,
et il la prêchait avec beaucoup d'éloquence et de
zèle.
180 PAULINA
C'est à Ephèse, en l'an 54, qu'il avait commencé
sa prédication, peu après que Paul eût quitté
cette ville en route pour Jérusalem.
Priscilla et Aquila, venus à Ephèse avec Paul, y
étaient restés et ils avaient reçu ApoUos chez eux.
Mieux renseignés que lui sur la doctrine de Jésus-
Christ, ils avaient complété ses connaissances
chrétiennes, et ils l'avaient encouragé à continuer
ses prédications.
D'Ephèse, il était venu à Corinthe et son élo-
quence plus littéraire, plus parfaite au point de
vue oratoire que celle de Paul, lui avait amené
des disciples, et menaçait de créer un schisme dans
l'Eglise de Corinthe.
A son retour de Jérusalem à Ephèse, Paul, in-
formé de ces troubles et d'autres désordres qui
s'étaient produits parmi ses chers Corinthiens,
leur écrivit sa première épître, qui est des plus
remarquables.
Dès le début, il leur dit : " J'ai appris qu'il y
a des disputes parmi vous. Je veux dire que cha-
cun de vous parle ainsi : Moi, je suis à Paul ! —
Et moi à Apollos ! — Et moi à Céphas (Pierre) !
— Et moi, au Christ !
" Le' Christ est-il donc divisé ? Est-ce que
Paul a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de
Paul que vous avez été baptisés ?. . . Qu'est-ce
donc qu' Apollos ? et qu'est-ce que Paul ? — Des
ministres de celui en qui vous avez cru . . . J'ai
PAULINA 181-
planté, Apollos a arrosé ; mais Dieu a fait croî-
tre ; celui c^ui plante n'est rien ni celui qui arrose ;
Dieu qui fait croître est tout. . .
" Vous êtes le champ de Dieu et nous sommes
ceux qui le cultivent. Vous êtes l'édifice de Dieu
et nous sommes les ouvriers. Chacun de nous re-
cevra sa récompense selon son propre travail.
" . . .Comme un sage architecte, j'ai posé le
fondement selon la grâce de Dieu qui m'a été don-
née et un autre peut bâtir dessus ; mais personne
ne peut poser un autre fondement que celui qui
est déjà posé, savoir Jésus-Christ... L'ou\Tage
de chacun sera jugé au jour du Seigneur, et nous
saurons alors s'il a bâti avec de l'or ou de l'ar-
gent, ou des pierres précieuses, ou du bois, ou du
foin, ou du chaume.
" Le feu même éprouvera ce qu'est l'ouvrage
de chacun.
" Que personne ne mette sa gloire dans des hom-
mes, car tout est à vous, et Paul, et Apollos, et
Céphas, et le monde, et la vie, et la mort, et les
choses à venir. Tout est à vous, et vous êtes à
Jésus-Christ, et Jésus-Christ est à Dieu ! " Quelle
grandem- ! Quelle sublimité dans cette gradation
ascensionnelle des êtres et dans cette unification
de toutes choses en Dieu ! L'homme est par son
âme l'intermédiaire entre la création physique
et le monde des esprits ; il est le médiateur entre
la nature matérielle et l' Homme-Dieu ! Et Jésus-
182 PAULIN A
Christ, à la fois Dieu et honune, est le médiateur
«ntre F humanité et Dieu ! Voilà la mystérieuse
et splendide économie du plan di\dn !
Et quel langage plein de vivacité, de chaleur
■et de force ! Quelle clarté dans le raisonnement !
Qu'importe le nom, ou le renom du prédicateur,
pour\Ti qu'il prêche la parole de Jésus-Christ ?
Celui qui plante et celui qui arrose, celui qui pose
le fondement de l'édifice et celui qui le construit
sont tout un, pour\ai qu'ils soient des ser\dteurs du
Christ et des dispensateurs des mystères de Dieu !
Le grand apôtre n'est pas jaloux d'ApoUos. Il
reconnaît mêmie sa propre infériorité comme ora-
teur. " Quand je suis venu chez- vous, ce n'est
pas avec une supériorité de langage ou de sagesse ;
je n'avais nul besoin de savoir autre chose que
Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié !. . ."
O Paul, c'est trop d'humihté ! Et quel que
fût le talent oratoire d'ApoUos, combien son élo-
quence devait être inférieure à la vôtre !
Aussi ses discours ne lui ont-ils pas surv^écu,
tandis que les vôtres, Paul, ont fait l'admiration
du monde et des siècles, et sont encore aujour-
d'hui la grande autorité dans l'enseignement dog-
matique et moral de l'EgHse cathoUque.
Après avoir ainsi revendiqué l'autorité de sa
prédication, et blâmé lems di\'isions personnelles,
il dit aux Corinthiens :
" Il y a des impudiques parmi vous, et même un
PAULINA 183
incestueux ; et vous vous enflez d'orgueil, au lieu
d'être dans le deuil et dans les larmes !.. Ne vous
y trompez point ; ni les impudiques, ni les ido-
lâtres, ni les adultères, ni les voleurs, ni les avares,
ni les ivrognes, ni les calomniateurs ne posséderont
le royaume de Dieu. Voilà pourtant ce que vous
étiez, au moins quelques-uns d'entre vous ; mais
vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés,
au nom du Seigneur Jésus-Christ, et par l'esprit de
notre Dieu . . . Ne savez- vous donc pas que vos
corps sont des membres du Christ ? Prendrai-
je donc les membres du Christ pour en faire les
membres d'une prostituée ? . . . Ne savez-vous pas
que votre corps est le temple du Saint-Esprit, qui
est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que
vous n'êtes plus à vous-mêmes ? Car vous avez
été rachetés à grand prix.
" Glorifiez donc Dieu dans votre corps, ô Co-
rinthiens ! ..."
Par une transition toute naturelle, l'apôtre ré-
pond à des questions qui lui ont été posées sur le
mariage et sur la virginité :
" Je voudrais que tous les hommes fussent com-
me moi " — c'est-à-dire qu'ils fussent capables
de vivre dans l'état de virginité. — "A ceux donc
■qui ne sont pas mariés, et aux veuves, je dis qu'il
leur est bon de rester comme moi-même. Mais s'ils
ne peuvent se contenir, qu'ils se marient ; car
il vaut mieux se marier que de brûler.
184 PAULIN A
" Quant aux personnes mariées, j'ordonne —
non pas moi, mais le Seigneur — que la femme ne
se sépare point de son mari. Si elle en est séparée,
qu'elle reste sans se remarier, ou qu'elle se récon-
cilie avec son mari ; pareillement, que le mari ne
répudie point sa femme."
Ainsi est posé le précepte de l'indissolubilité du
mariage.
" La femme, ajoute-t-il, est liée aussi longtemps
que vit son mari. Si le mari vient à moiu-ir, elle est
libre de se remarier à qui elle voudra ; seulement
que ce soit dans le Seigneur. Elle est plus heureuse
néanmoins, si elle demeure comme elle est : c'est
mon avis, et je crois avoir, moi aussi, l'Esprit de
Dieu..."
Puis, l'apôtre revient à l'état de wginité, qu'il
préfère évidemment, et qui est à son avis, le plus
parfait : " Pour ce qui est des vierges, je n'ai pas
de commandement du Seigneur, mais je donne un
conseil, comme ayant reçu du Seigneur la grâce
d'être fidèle." Il ne commande pas la virginité, mais
il la conseille, à condition toute fois qu'on puisse y
être fidèle.
A cet éloge de la virginité l'apôtre ajoute celui
de la chasteté dans le mariage ; et saiis négUger
les autres vertus, il élève la charité au-dessus de
toutes les autres. On ne saurait montrer avec plus
de force combien elle est indispensable au salut :
" Quand je parlerais les langues des anges et des
PAULIN A 185
hommes, si je n'ai pas la charité, je suis un airain
qui résonne ou une cymbale qui retentit. Quand
j'aurais le don de prophétie, que je connaîtrais tous
les mystères, et que je posséderais toute science ;
quand j'aurais même toute la foi, jusqu'à transpor-
ter des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne
suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens
pour la nouriiture des pauvres, quand je livre-
rais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la cha-
rité, tout cela ne me sert de rien . . .
" Il y a trois choses qui demeurent : la foi, l'es-
pérance, la charité ; mais la plus grande des trois,
c'est la charité."
Quelle énergie et quelle beauté dans ce langage !
Chez les Corinthiens, comme à Jérusalem, comme
à Athènes, comme à Rome, parmi les Juifs
comme parmi les Gentils les plus civihsés, la
grande controverse religieuse de cette époque
avait pour sujet la résurrection des morts.
Paul le savait, et pendant les dix-huit mois qu'il
avait passés à Corinthe il n'avait pas manqué d'en-
seigner ce dogme fondamental du christianisme, la
résurrection. Les Corinthiens avaient cru. Mais,
après son départ, les discussions avaient recom-
mencé.
Il y revient donc dans sa lettre :
" Je vous ai enseigné avant tout que le Clu-ist
est mort pour nos péchés, et qu'il est ressuscité le
troisième jour. Il est apparu à Céphas (Pierre),
186 PAULIN A
puis aux Douze. Après cela, il est apparu en une
seule fois à plus de cinq cents frères, dont la plu-
part sont encore vivants. Ensuite, il est apparu à
Jacques, puis à tous les apôtres. Après eux tous, il
m'est aussi apparu à moi, comme à l'avorton. Car
je suis le moindre des apôtres, moi qui ne suis pas
digne d'être appelé apôtre parce que j'ai persécuté
l'Eglise de Dieu ... Et voilà ce que vous avez cru.
"Or si le Christ est ressuscité, comment quel-
ques-uns d'entre vous peuvent-ils dire mainte-
nant qu'il n'y a point de résurrection des morts ?
S'il n'y a point de résurrection des morts, le Christ
non plus n'est pas ressuscité. Et si le Christ n'est
pas ressuscité, notre prédication est vaine, et votre
foi est vaine. . . "
Et alors l'apôtre réaffirme sous toutes les for-
mes que le Christ est vraiment ressuscité, que tous
ceux qui l'affirment et qui l'ont vu ne sont pas de
faux témoins ; que nous mourons tous dans Adam
et que nous ressuscitons dans le Christ. . . et
l'apôtre conclut :
" Mais, dira quelqu'un, comment les morts
ressuscitent-ils ? Avec quel corps reviennent-
ils ? Insensé ! ce que tu sèmes ne reprend pas
vie, s'il ne meiu-t auparavant. Et ce que tu sèmes
ce n'est pas le corps qui sera un jour. C'est un
grain, une semence ; mais Dieu lui donnera un
corps comme il l'a voulu, et à chaque semence
il donne le corps qui lui est propre ...
PAULINA 187
" Semé dans la corruption, le corps ressuscite
incorruptible ; semé dans l'ignominie, il ressuscite
glorieux ; semé dans la faiblesse, il ressuscite
plein de force ; semé corps animal, il ressuscite
corps spirituel. . .
" Le premier homme (Adam) tiré de la terre
est terrestre ; le second, (Jésus-Christ) qui vient
du ciel est céleste ... Et de même que nous avons
porté l'image du terrestre, nous porterons aussi
l'image du céleste. Ce que j'affirme, frères, c'est
que ni la chair ni le sang ne peuvent hériter le
royaume de Dieu ... Il faut que ce corps corrup-
tible revête l'incorruptibifité, et que ce corps
mortel revête l'immortafité. . . "
Quelle lumière cet admirable enseignement de
saint Paul répand sur le mystère de la mort et de
la résurrection !
188 PAULINA
XXV
SECONDE EPITRE AUX CORINTHIENS
C'est vers le temps de Pâques de Tan 57 que
Paul avait envoyé sa première épître aux Corin-
thiens, et il fut longtemps sans en avoir de nou-
velles — ce qui lui causa bien des inquiétudes.
Avait-il été trop sévère ? Les avait-il trop
blâmés, ses chers Corinthiens qu'il aimait pourtant
de tout son cœur ? Et s'ils allaient se révolter
contre son autorité, quelle ne serait pas sa douleur !
Quelques mois s'étaient écoulés, et il avait dû
quitter Ephèse, toujours sans nouvelles de Corin-
the. Il y avait envoyé Tite ; mais Tite n'avait
pas écrit, et il ne revenait pas.
Pendant ce temps-là, les fidèles de la "Macédoine
ne consolaient guère l'âme sensible de l'apôtre.
Les uns restaient trop attachés aux choses de la
terre ; les autres se laissaient égarer par les judaï-
sants et persistaient dans les pratiques de la Loi
mosaïque.
Par bonheur, il y avait retrouvé Luc et Timothée,
qui étaient satisfaits des progrès que faisait la foi
chrétienne et qui se mirent à son ser\'ice.
Enfin Tite arriva, et lui apporta les meilleures
nouvelles de Corinthe. Sa lettre avait produit les
résultats qu'il en attendait. Les divisions avaient
PAULIN A 189
cessé, et le p^i-and chagrin des Corinthiens était de
l'avoir affligé. Le malheureux incestueux s'était
converti, et les fidèles en général donnaient de
meilleures exemples au point de vue des mœurs.
Les temples de Vénus étaient de plus en plus aban-
donnés. Tout cela réjouit le cœur de Paul. Mais
sa joie ne fut pas sans mélange.
Tite lui avoua qu'il avait à Corinthe des enneniis
qui ne désarmaient pas, et qui rejetaient avant
tout l'autorité de son apostolat. " De quel droit,
disaient-ils, Paul réclamait-il le titre d'apôtre ?
Il n'avait jamais connu Jésus pendant sa vie mor-
telle, et par conséquent il n'avait pu recevoir de
lui la mission de prêcher l'Evangile. Il ne l'avait
pas reçue non plus de Pierre, qu'il avait même
combattu à Antioche. Quant aux autres apôtres,
ils le comiaissaient à peine. . ."
Cette critique ne manquait pas d'habileté, et
elle obhgeait Paul à raconter lui-même les faveurs
extraordinaires dont il avait été l'objet de la part
de Jésus-Christ. Naturellement il lui répugnait de
se rendre témoignage à lui-même. Paul n'était
pas seulement un grand saint. Il était aussi un
grand homme, et il avait la fierté de sa vii-iUté,
avec la modestie de ses mérites.
Cette critique, les Juifs la colportaient partout où
sa prédication convertissait les foules, et rien ne le
mortifiait davantage. Il en souffrait vivement au
fond de son cœur, et il se sentait humiUé d'être
190 PAULIN A
forcé de se glorifier lui-même. Il le fallait cepen-
dant, dans l'intérêt de sa mission et pour le succès
de la vérité. " C'est vrai, était-il contraint de dire,
je n'ai pas connu Jésus de Nazareth durant sa vie
mortelle, mais j'affirme qu'il est descendu du ciel à
Damas, où je le combattais avec fureur, qu'il m'a
terrassé alors et vaincu et complètement changé.
J'affirme qu'il m'a parlé et enseigné, qu'il a fait de
moi son apôtre, de moi qui étais son ennemi, et qu'il
m'a lui-même donné la mission de prêcher aux
Gentils l'Evangile qu'il m'a lui-même enseigné.
Tout cela est miraculeux, et j'en suis le seul témoin;
mais je déclare que je dis la vérité. Et si vous n'en
croyez pas ma parole, croyez-en mes œuvres."
" C'est vrai, était-il obHgé de dire encore, j'ai
blâmé Pierre à Antioche, et j'avais raison. Sans
doute, il ne soutenait pas la doctrine des judaïsants,
mais il agissait comme eux, et il avait tort."
Mais quand il parlait ainsi, ses ennemis le trai-
taient d'imposteur et d'orgueilleux.
Lorsque Tite lui eut appris que ces attaques
persistaient à Corinthe, dans cette ville même ou
sa prédication avait été si fructueuse, Paul fut d'a-
bord accablé de douleur. Il regretta le temps de sa
soHtude au désert et il fut tenté de se coucher par
terre comme Ehe et de dire : " C'est assez, mon
Dieu, prends mon âme, puisque je ne suis pas meil-
leur que mes pères " ; mais cette désespérance
ne dura pas, et reprenant courage il dicta à Timo-
PAULINA 191
thée sa seconde épître aux Corinthiens, qui est un
chef-d'œuvre à tous les points de vue, sui'tout
comme apologie personnelle.
L'apôtre l'adresse " à l'Eglise de Dieu qui est à
Corinthe et à tous les saints qui sont dans toute
l'Achaïe " — ce qui prouve que dès lors l'Evangile
n'avait pas été prêché seulement à Corinthe mais
dans toute l'Achaïe, à Mycènes peut-être, à Argos,
à Sparte, à Olympie, et jusqu'à Fatras. Selon la
tradition, ce fut André apôtre, frère de Pierre, qui
évangélisa Fatras.
Fuis il bénit Dieu qui le console dans ses tribu-
lations afin qu'il puisse consoler les autres dans
leurs afflictions. Mais que l'épreuve a été terrible !
" Nous avons été accablés, dit-il, au delà de nos
forces, à tel point que nous désespérions même
de la vie. Nous avions en nous-mêmes l'aiTêt de
notre mort, mais nous avons mis notre confiance-
en Dieu qui ressuscite les morts, et il nous a rendu
la vie."
Il se réjouit des heureux fruits que sa première^
lettre a produits. Il recommande la charité et le-
pardon envers le malheureux pécheur pubUc qu'il
avait condamné, et qui a repris sa place dans-
TEglise des fidèles. Ces résultats justifient son
ministère, mais c'est à Dieu qu'il en rend grâces.
" Avons-nous besoin, comme certains gens de'
lettres, de recommandations auprès de vous, ou de
votre part ? C'est vous-mêmes qui êtes notre
192 PAULIN A
lettre, écrite dans nos cœurs, connue et lue de tous
les hommes. Oui, manifestement, vous êtes une
lettre du Christ, écrite par notre ministère, non
avec de l'encre, mais par l'Esprit du Dieu vivant,
non sur des tables de pierre, mais sur des tables de
chah', sur vos cœurs."
Il loue alors, et il énumère les mérites du minis-
tère apostolique.
" Nous nous rendons recommandables en toutes
choses, comme des ministres de Dieu, par une gran-
de constance dans les tribulations, dans les né-
cessités, dans les détresses, sous les coups, dans les
prisons, au travers des émeutes, dans les travaux,
les veilles, les jeûnes ; par la pureté, par la scien-
ce, par la bonté, par l' Esprit-Saint, par une charité
sincère, par la parole de vérité, par la puissance de
Dieu, par les armes offensives et défensives de la
justice ; parmi l'honneur et l'ignominie, parmi la
mauvaise et la bonne réputation ; traités d'im-
posteurs et pourtant véridiques ; d'inconnus et
pourtant bien connus ; regardés comme mourants,
et pourtant toujours \ivants. . .
" O Corinthiens, notre cœur s'est élargi pour
vous, mais les vôtres se sont rétrécis. Rendez-nous
la pareille : élargissez vos cœurs. Ne vous atta-
chez pas à un même joug avec les infidèles. Il n'y a
pas d'accord possible entre le Christ et Bélial. Ne
touchez pas à ce qui est impur, nous sommes les
temples du Dieu vivant. . ."
PAULIN A 193
Dans la deuxième partie de sa lettre, l'apôtre
invite les Corinthiens à prendre part à une collecte
qu'il fait pour les chrétiens de Jérusalem, réduits
à une grande pauvreté, et il leur dit : " Celui qui
sème peu moissonnera peu, et celui qui sème abon-
damment moissonnera abondamment . . . Pour
vous Jésus-Christ s'est fait pauvre de riche qu'il
était, afin de vous faire riches par sa pauvreté. . .
Dieu aime celui qui donne avec joie. . ."
La troisième partie de l'épître contient l'apologie
personnelle de son auteur. Elle est admirable,
pleine d'esprit et de verve, comme l'œuvre d'un
puissant polémiste.
Il commence par se moquer des faux apôtres
qui se recommandent eux-mêmes. Se glorifier
soi-même c'est de la folie. " Mais puisque vous,
qui êtes sensés, vous supportez volontiers ces
insensés, veuillez donc supporter de ma part
aussi un peu de folie . . .
" De quoi que ce soit qu'ils osent se vanter, moi
aussi je vais l'oser en parlant, non plus selon le
Seigneur, mais comme un insensé. Sont-ils Hé-
breux ? Moi aussi je le suis. Sont-ils Israélites ?
Moi aussi. Sont-ils de la postérité d'Abraham ?
Moi aussi. Sont-ils ministres du Christ? Ah! je
vais parler en homme hors de sens : — Je le suis
plus qu'eux : bien plus qu'eux par les travaux,
bien plus par les coups, infiniment plus par les
emprisonnements ; souvent j'ai vu la mort de
14
194 PAULINA
près ; cinq fois j'ai reçu des Juifs quarante coups
de fouet moins un ; trois fois j'ai été battu de ver-
ges ; une fois j'ai été lapidé ; trois fois j'ai fait
naufrage ; j'ai passé un jour et une nuit dans-
l'abîme.
" Et mes voyages sans nombre, les périls sur les
fleuves, les périls de la part des brigands, les périls
de la part de ceux de ma nation, les périls de la part
des Gentils, les périls dans les \dlles, les périls dans
les déserts, les périls sur la mer ; les périls de la
part des faux frères, les labeurs et les peines, le&
nombreuses veilles, la faim, la soif, les jeûnes mul-
tipliés, le froid, la nudité.
" Et sans parler de tant d'autres choses, rappe-
lerai-je mes soucis de chaque jour, la solUcitude de
toutes les Eghses? Qui est faible que je ne sois
faible aussi ? Qui \dent à tomber sans qu'un feu me
dévore ? . . .
" Faut-il se glorifier encore ? J'en viendrai à
des visions et à des révélations du Seigneur. Je
connais un homme dans le Christ qui, il y a qua-
torze ans, fut ravi jusqu'au troisième ciel. Si ce
fut dans son corps, je ne sais ; si ce fut hors de son
corps, je ne sais : Dieu le sait. Mais je sais que
cet homme fut enlevé dans le paradis, et qu'il
a entendu des paroles ineffables qu'il n'est pas
permis à un homme de révéler.
" C'est pour cet homme-là que je me glorifierai ;
mais pour ce qui est de ma personne, je ne me ferai
PAULIN A 195
gloire que de mes faiblesses. Certes, si je voulais
me glorifier, je ne serais pas un insensé, car je di-
rais la vérité ; mais je m'en abstiens afin que per-
sonne ne se fasse de moi une idée supérieure à ce
qu'il voit en moi, ou à ce qu'il entend de moi. Et
de crainte que l'excellence de ces révélations ne
vînt à m'enfler d'orgueil, il m'a été mis une écharde
dans ma chair, un ange de Satan pour me souf-
fleter (afin que je ne m'enorgueillisse point). A
son sujet, trois fois j'ai prié le Seigneur de l'écarter
de moi, et il m'a dit : " Ma grâce te suffit, car
c'est dans la faiblesse que ma puissance se montre
tout entière."
" Je préfère donc bien volontiers me glorifier
de mes faiblesses, afin que la puissance duChiist
habite en moi. C'est pourquoi je me plais dans les
faiblesses, dans les opprobres, dans les nécessités,
dans les persécutions, dans les détresses pour le
Christ ; car lorsque je suis faible c'est alors que
je suis fort.
" Je viens de faire l'insensé ; vous m'y avez
contraint. C'était à vous de me recommander ;
car je n'ai été inférieur en rien à ceux qui sont les
apôtres, quoique je ne sois rien. Les preuves de
mon apostolat ont paru au milieu de vous par une
patience à toute épreuve, par des signes, des pro-
diges et des miracles. . .
" Pour la troisième fois je vais aller chez vous.
Ma crainte, c'est qu'à mon arrivée je ne vous trouve
196 PAULIN A
pas tels que je voudrais, et que par suite vous ne
me trouviez tel que vous ne voudriez pas. Je crains
de trouver parmi vous des querelles, des rivalités,
des contestations, des troubles. Je crains d'avoir
à pleurer sur les impuretés et les fornications de
plusieurs. . . Je vous écris ces choses pendant
que je suis loin, afin de n'avoir pas à user de
sévérité quand je serai près de vous. . ."
C'est en lisant ces lettres que l'on peut juger de
la puissance de l'orateur et des merveilleux dis-
cours que les Corinthiens et les Galates et les
Romains et les Ephésiens et les Hébreux ont dû
entendre.
Hélas ! les \Tais discours ont été perdus ;
mais par bonheur, nous en retrouvons l'enseigne-
ment, et même souvent la forme oratoire dans
plusieurs de 'ses épîtres.
PAULIN A 197
XXVI
GALATES INSENSÉS !
Réunies ensemble,^les épîtres du grand apôtre
forment en quelque sorte un cinquième évangile.
Mais elles ne sont pas, comme l'œuvre des qua-
tre évangélistes, un récit historique. Elles sont
plutôt un enseignement doctrinal, une démonstra-
tion de la religion de Jésus-Christ, une défense
contre les attaques de ses ennemis.
Plusieurs sont des œuvres d'apologétique et
même de polémique contre les premiers héréti-
ques, qu'on appelait les judaïsants.
De ce genre sont les épîtres aux Corinthiens et
aux Galates.' C'est cette dernière qu'il nous faut
maintenant jeproduire.
Comme à-^Corinthe, des dissensions reUgieuses
avaient surgi dans les EgUses de la Galatie. Elles
se laissaient^ entraîner hors des sentiers de la vérité
par divers^docteursi judaïsants qui venaient de
Jérusalem.
Paul a|^rencontré partout ces fauteurs de dis-
corde qui prétendaient seuls prêcher la \Taie
doctrine et qui en vérité ne faisaient que mêler
l'ivraie au bon grain.
Leur doctrine fondamentale était que les prati-
198 PAULIN A
ques mosaïques et surtout la circoncision étaient
encore nécessaires à la sanctification. La justifica-
tion par la seule foi en Jésus-Christ que Paul
prêchait était en conséquence une hérésie, d'après
eux.
D'ailleurs, disaient-ils, Paul n'avait pas l'au-
torité apostolique. Sa mission n'avait pas une
origine réguhère. Son ministère ne lui venait
pas des chefs de l'Eglise instituée, ni de Jésus-
Christ, qu'il n'avait pas connu pendant sa vie
mortelle, et dont il avait même persécuté les
disciples.
Les Galates descendaient des Gaulois, et ils
étaient légers et instables comme leurs ancêtres. Il
n'y avait pas longtemps que Paul leur avait en-
seigné la vérité, et c'était tout récemment qu'ils
lui avaient témoigné leur confiance et leur atta-
chement. Et voilà qu'ils s'étaient laissés séduire
par les faux docteurs, et qu'ils doutaient de la mis-
sion du grand apôtre et de la vérité de son ensei-
gnement.
Quelle douleur pour saint Paul ! Il en a l'âme
bouleversée, et sa première parole sera l'affirmation
énergique de son autorité et de sa dignité.
Ah ! l'on met en doute sa qualité d'apôtre ?
Mais qui donc est plus apôtre que lui ? Qui donc
a reçu de plus haut le ministère apostohque ? Je
me le représente dans une attitude pleine de ma-
jesté, et sous l'empire d'une forte émotion, quand
PAULIN A 199
il adresse à ses ouailles infidèles cette noble et
fière salutation :
" Paul, apôtre, non de la part des hommes, ni
par un honune, mais par Jésus-Christ et Dieu le
Père, aux Eglises de Galatie, que la paix et la
grâce vous soient données ! "
0 Galates, semble-t-il leur dire ne me reconnais-
sez-vous pas ? C'est moi, Paul, l'apôtre qui vous a
évangélisés avec tant d'affection. Je vous l'ai dit
alors, ce ne sont pas des hommes qui m'ont envoyé
vers vous, et ce n'est pas un homme qui m'a fait
apôtre. C'est Jésus-Christ et Dieu le Père qui
m'ont donné la consécration apostolique, et c'est
par eux que la paix et la grâce vous seront
données.
Quel prologue ? Et dans quelles hauteurs le
subhme apôtre emporte ses ouailles avant de leur
reprocher leur inqualifiable erreur ?
Et, sans plus tarder, il leur dit : "Je m'étonne
que vous vous détourniez si vite de celui qui vous
a appelés à la grâce du Christ, pour passer à un autre
Evangile ; non qu'il y ait un autre Evangile, non,
il n'y en a pas d'autre ; et si un ange venu du ciel
vous annonce un autre Evangile, qu'il soit ana-
thème !
" Je vous l'ai dit précédemment, et je vous le
déclare de nouveau, l'Evangile que je vous ai prêché
n'est pas de l'homme, car ce n'est pas d'un homme,
mais de Jésus-Christ lui-même que je l'ai appris . . .
200 PAULINA
Dans ce que je vous écris, j'atteste devant Dieu
que je. ne mens point."
Quelle énergie dans l'affirmation ! Et quelle
vivacité dans l'expression !
On prétend qu'il n'a pas reçu son autorité des
chefs, de ceux que l'on considère comme des colon-
nes de l'Eglise. Ecoutez sa réponse pleine de vie et
de mouvement. Après avoir raconté ses voyages
à Jérusalem et ses entre\aies avec les chefs,
il ajoute :
" Quant à ceux qu'on tient en si haute estime
— ce qu'ils ont été autrefois ne m'importe pas :
Dieu ne fait point acception des personnes — ces
hommes si considérés n'ont rien ajouté à ma doc-
trine. Au contraire, voyant que l'Evangile m'a-
vait été confié pour les incirconcis, comme à Pierre
pour les circoncis, — car celui qui a fait de Pierre
l'apôtre des circoncis a aussi fait de moi l'apôtre
des Gentils — et ayant reconnu la grâce qui m'a-
vait été accordée, Jacques, Céphas et Jean, qui
sont regardés comme des colonnes, nous donnèrent
la main, à Barnabe et à moi, en signe de com-
munion, pour aller, nous aux païens, eux aux
circoncis. . .
" Mais lorsque Céphas vint à Antioche, je lui
résistai en face, parce qu'il était digne de blâme.
En efïet, avant l'arrivée de certains personnages
qui venaient d'auprès de Jacques il mangeait avec
les païens, mais quand ils furent venus, il s'esquiva
PAULIN A 201
et se tint à l'écart, par crainte des circoncis. Avec
lui, les autres Juifs usèrent aussi de dissimulations,
en sorte que Barnabe lui-même s'y laissa entraîner.
Voyant qu'ils ne marchaient pas dans la voie droite
de la vérité de l'Evangile, je dis à Céphas en pré-
sence de tous : Si toi, qui es juif, tu vis à la ma-
nière des Gentils et non à la manière des Juifs,
comment peux-tu forcer les Gentils à judaïser ? "
Il va sans dire que Paul ne reproche pas à Pierre
d'avoir erré dans la doctrine. Ils sont d'accord sur
les principes, et tous les deux savent que l'homme
est justifié par la foi en Jésus-Christ et non par les
œuvres de la Loi (mosaïque). Ce qu'il reproche à
Pierre c'est d'observer, en présence et par crainte
des Juifs, certaines pratiques des judaïsants. Ni
Pierre, ni les autres apôtres, n'ont résisté à Paul
à ce sujet. C'est une faute de conduite, qui fait
très bien comprendre que le chef de l'Eglise n'est
pas impeccable, ce qui ne l'empêche pas d'être in-
faillible.
Tantôt Paul s'indigne, et il s'écrie :
" O Galates insensés ! Qui donc a pu vous fas-
ciner pour ne pas obéir à la vérité, vous aux yeux
de qui j'ai tant de fois évoqué pour l'imprimer en
vous Jésus-Christ crucifié ? . . . Est-ce par les œu-
vres de la Loi que vous avez reçu l'Esprit ou par la
prédication de la Foi ? Avez-vous si peu de sens
qu'après avoir commencé par l'esprit vous finissiez
par la chair? "...
202 PAULINA
Et pour leur faire bien comprendre ce qu'ils sont
devenus par la Foi, il leur montre toute la subli-
mité de leur nouvelle condition dans ce magnifique
langage :
" La loi a été notre pédagogue pour nous con-
duire au Christ, afin que nous fussions justifiés
par la Foi. Mais la Foi étant venue nous ne som-
mes plus sous un pédagogue. Vous êtes tous fils de
Dieu par la foi en Jésus-Christ. Par le baptême
TOUS avez revêtu le Christ. Il n'y a plus ni juif ni
grec ; il n'y a plus ni esclave ni homme libre. . .
Tous vous êtes au Christ. . ."
Tantôt, Paul s'émeut au souvenir de l'affection
que ses chers Galates lui ont témoignée. Il était
allé chez eux malade, soumis à diverses infirmités,
souffrant d'une ophtalmie qui le rendait presque
aveugle et il n'oubUait pas les bontés qu'ils avaient
eues pour lui :
" Vous ne m'avez témoigné ni mépris, ni ré-
pulsions ; vous m'avez reçu comme un ange de
Dieu, comme Jésus-Christ. Que sont devenus
ces sentiments ? Car je vous rends témoignage
que, si cela eût été possible, vous vous seriez arra-
chés les yeux pour me les donner . . . Mes petits
enfants, pour qui j'éprouve de nouveau les dou-
leurs de l'enfantement, jusqu'à ce que le Christ
soit formé en vous, combien je voudrais être au-
près de vous à cette heure ! . . . "
Sans doute, les Galates ne restèrent pas insensi-
PAULINA 203
bles à ces paroles si tendres de l'apôtre. Mais la
question en litige entre Paul et les judaïsants con-
tinua d'être agitée, surtout à Jérusalem et à An-
tioche.
Elle fut bientôt résolue par le Concile de Jéru-
salem auquel Paul reçut l'accueil le plus fraternel,
€t entendit Pierre approuver son enseignement.
XXVII
L'ORACLE DE DELPHES
Paul était encore à Corinthe lorsque le proconsul
de Chypre y arriva avec sa femme et sa fille.
Ce fut pour lui une grande joie de les revoir. Mais
Chryséis eut la douleur d'apprendre en y arri-
vant que son père était mort depuis quelques
jours. Elle prit un grand deuil, avec sa fille, et
vécut pendant plusieurs mois dans l'isolement.
La vue du pays natal lui apportait cependant
des consolations.
Ce deuil fut en même temps une occasion pour
Chryséis et sa fille de réfléchir sérieusement sur
les problèmes religieux qu'elles avaient tant de
fois entendu débattre entre Sergius Paulus et son
ami Paul. De plus en plus, elles étaient attirées
204 PAULINA
vers la foi chrétienne. Mais dans cette chère ville
de Corinthe, Chryséis se sentait encore plus at-
tachée au culte d'Apollon par tous ses souvenirs
d'enfance, et par les enseignements de son père.
Cependant l'heure de sa conversion approchait,
et elle se produisit dé la façon extraordinaire que
nous allons raconter.
Dans ses promenades au bord de la mer, Chry-
séis tournait souvent ses regards vers les sommets
du Parnasse, et elle disait à son mari : " C'est
là-haut, à Delphes, que je voudrais aller encore
une fois. Toute ma vie, je me souviendrai d'y être
allée quand j'étais jeune fille, accompagnée de
mon père qui était prêtre d'Apollon. Nulle part
je n'ai vu pareille merveille. La nature y pro-
digue ses grandeurs et ses beautés ; et l'art
humain n'a réahsé nulle part en l'honneur d'Apol-
lon un plus bel assemblage de temples, de porti-
ques, de colonnes et de statues. Je voudrais y
revoir le temple d'Apollon Pythien et consulter
la Pythie. Je ne puis pas croire que ses oracles
auxquels tant de peuples ont cru pendant tant
de siècles ne soient que des supercheries sacer-
dotales. Mon père y croyait, il m'a appris à y
croire ; comment n'y croirais-je pas ?
— Chère Chryséis, dit Sergius Paulus, rien ne
vous détachera donc des dieux du paganisme ?
— Je crois encore à Apollon et à Diane, mais
j'ai renoncé à tous les autres. Diane sjonboUse
PAULINA 205
pour moi les chastes beautés de la nuit. Elle
les éclaire d'une pâle clarté, sans en révéler les
mystères, et sans en souiller la pureté. Elle est
la sœur d'Apollon, qui est le dieu du jour. Et
puis, il me semble qu'il y a quelque ressemblance
entre Apollon et votre Jésus qui est fils de Dieu,
comme Apollon est fils de Jupiter, qui a été exilé
pendant un temps sur terre, comme Apollon
chassé de l'Olympe, qui a écrasé la tête du ser-
pent, comme Apollon a tué le serpent Python.
— Il y a cette différence que l'histoire de Jésus
est vraie, et que celle d'Apollon n'est qu'une
fable ; et si ces fables sont l'œuvre du démon,
comme nous le croyons, il n'est pas étonnant qu'il
ait imité dans ses inventions les réalités divines.
— Ecoutez, Sergius, allons ensemble à Delphes.
C'est une ville admirable à voir, et j'y consulterai
l'oracle. Je ne suis plus une enfant, et vous m'avez
appris beaucoup de choses. S'il y a quelque su-
percherie dans la réponse que la Pytliie me fera,
je la découvrirai, et je cesserai de croire en Apol-
lon.
— Quelle question a^'ez-vous l'intention de
poser à l'oracle ?
— Je vous le dirai là-bas. Il faudra d'abord
que ma question soit permise par le Conseil des
Amphictyons, et je ne puis pas savoir quelles
modifications ils m'imposeront peut-être. "
Sergius Paulus resta quelques instants sans
206 PAULINA
répondre, et comme Paulina insistait sur la beauté
du voyage à faire, Sergius y consentit.
Dès le lendemain matin, une felouque élégante,
montée par six rameurs, vint les prendre au port
de Lechseon, et ils traversèrent la mer de Crissa.
Le temps était radieux, et les rameurs se conten-
tèrent de chanter ; car une jolie brise du midi
enflait les voiles ; et après six heures de naviga-
tion ils débarquèrent dans la baie de Crissa
(aujourd'hui Itéa).
La nuit était venue quand ils arrivèrent à
Delphes, après une ascension de trois heures à
cheval. Ils étaient las, et furent heureux d'avoir
une longue nuit de sommeil.
C'est au soleil du matin qu'il faut voir Delphes
et en admirer la merveilleuse structure et les
pittoresques beautés. Ce n'est pas seulement un
site incomparable pour un temple, mais la dispo-
sition et les proportions colossales de ses monta-
gnes semblent formjer une demeure que le Créateur
s'est bâtie lui-même sur terre, à l'origine des
choses. Ses énorm^es rochers en granit rouge, ses
escarpements taillés com.mie des murailles, ses
ravins pleins d'ombre et de mystère, forment une
architecture grandiose qui élève l'âme. Instinc-
tivemient, on y songe au di\'in, et on le cherche
alternativement dans les profondeurs ténébreuses
et sur les cimes éclatantes de lumière.
On dirait que les montagnes ont été soulevées,
PAULINA 207
secouées, brisées, déchirées dans un grand cata-
clysme du chaos primitif, et soudainement immo-
bilisées pour servir d'assises à toute une ville
de temples. Leurs enfoncements et leurs angles
ont des échos formidables, et semblent construits
pour répéter les paroles d'un dieu. Ce n'est pas
étonnant que les poètes et les artistes de la Grèce
vinrent ici pendant des siècles chercher leurs
inspirations, et qu'Apollon ait choisi ce lieu pour
y rendre ses oracles. S'il y a un endroit sur terre
où les phyties et les sybilles puissent pénétrer
les mystères des dieux, et prévoir les choses à
venir, n'est-ce pas ici ?
Sergius partageait l'admiration de sa femme
en contemplant toutes ces grandeurs et ces beautés
de la nature delphinienne, et Paulina était dans-
l'enthousiasme.
" Voyez donc, disait-elle, cette belle fontaine^
Castalie qui jaillit comme un jet de lumière des
flancs sombres du Parnasse, et dont le chant ra\'it
la solitude. Voyez comme elle descend des som-
mets en brisant son cristal sur les cailloux, et
conmie elle précipite ses gouttes lumineuses
jusque dans les profondeurs du Pleistos.
— Admirez maintenant, disait Chryséis, ce
beau ciel bleu d'où le soleil descend en souriant.
Il était voilé de brouillard ce matin. Un vent léger
s'est levé ; il a balayé l'azur comme un parvis
sacré, et maintenant la mosaïque céleste resplendit-
208 * PAULINA
— Chère Chryséis, reprenait Sergius, il s'opère
des métamorphoses de ce genre dans les âmes.
Des nuages épais les enveloppent quelquefois et
les empêchent de voir la vérité ; mais, un jour,
un grand vent inattendu se lève dans ces âmes.
Il en dissipe les ombres, et des grâces imméritées
descendent sur elles comme les ondes de cette
fontaine sur les rochers, et en lavent toutes les
souillures.
— C'est peut-être ici, Sergius, que mon âme
recevra ce bienfait de lumière et de purification
que vous désirez pour moi depuis si longtemps.
— Ce n'est pourtant pas l'oracle d'Apollon
qui vous donnera la foi en Jésus-Christ.
— Je ne sais pas, mais je vous avoue que c'est
là-dessus que je vais le consulter. Oui, je vais lui
poser cette question : Jésus de Nazareth est-il
Dieu ?
— Ma chère amie, vous avez là une étrange
idée. Comment vous est-elle venue à l'esprit ?
Ne vous ai- je pas dit bien des fois que c'est le
démon qui parle par la bouche de la Pythie, et
qu'il est le père du mensonge ?
— Oui, mais vous m'avez dit aussi que le démon
sait beaucoup de choses, et qu'il dit quelquefois
la vérité, soit parce qu'il a quelqu' intérêt à la
dire, soit pour d'autres raisons que nous ne con-
naissons pas. Et votre ami Paul nous a raconté
lui-même qu'il y a quelques mois, à PhiUppes, en
PAULINA 209
Macédoine, une pythonisse le poursuivait sur
le chemin et criait qu'il était le serviteur du Dieu
Très-Haut.
— C'est vrai, et Luc raconte qu'à Capharnaûm
les démons chassés par Jésus lui criaient : " Tu es
le fils de Dieu ! "
— Eh ! bien, si c'est le même démon qui inspire
la Pythie de Delphes, il me dira peut-être la vérité
sur votre Jésus de Nazareth.
— Vous avez peut-être raison, et je me souviens
maintenant d'avoir entendu raconter, à Rome,
que l'empereur Auguste est venu un jour con-
sulter l'oracle de Delphes, et lui a posé cette ques-
tion : " Qui sera mon successeur ?" — et que
l'oracle lui a répondu : "Ce sera un enfant hébreu
qui exerce son empire sur les dieux eux-mêmes. "
— Vous voyez bien, mon ami, que l'oracle
est très capable de répondre à ma question. "
Sergius Paulus baissa la tête en souriant, et
ils continuèrent leur promenade au milieu des
merveilles de la ville des temples.
L'enthousiasme de Paulina allait croissant.
Elle marchait en tête de ses parents, et remontait
la voie sacrée, bordée des sanctuaires qui conte-
naient les trésors et les ex-voto de toutes les \'illes
de la Grèce. Que de monuments, que de chefs-
d'œuvre, appartenant aux styles les plus variés
d'architecture, exprimant la reconnaissance des
peuples envers Apollon ! Ici c'étaient les figures
15
210 PAULINA
de bronze offertes par les Arcadiens à la suite
d'une expédition victorieuse d'Epaminondas ; là
c'était un portique orné de statues élevé par les
Spartiates, après la victoire d'^gos-Potamos.
A côté c'était un monument attribué à Phidias,
érigé par les Athéniens après la bataille de Ma-
rathon. Plus loin, un ex-voto d'Argos, formant
deux grands hémicycles où se dressaient les su-
perbes statues des héros Argiens. Suivaient les
trésors de Sicyone, de Cnide, de Thèbes, de Co-
rinthe, des Béotiens, des Thessaliens, et des ex-
voto et des autels affectant toutes les formes,
rectangulaires, circulaires, polygonales, et par-
tout d'innombrables statues en marbre, en bronze,
en granit. Il semblait que la voie sacrée circulait
à travers un vaste musée de sculpture et d'archi-
tecture où \dvaient dans le marbre tous les héros
de la Grèce, tous les demi-dieux de la Fable, et
tous les dieux de l'Olympe.
Et la voie montait toujours en serpentant
jusqu'à ce qu'elle arrive au portique majestueux
du temple d'Apollon, qui dominait tous les autres
édifices, au centre de la colUne, et qui ressemblait
au Parthénon d'Athènes. " Ah ! mon père, que
c'est beau, disait Paulina. Si Apollon, chassé de
l'Olympe, n'y est jamais remonté, ce doit être
parce qu'il a trouvé le séjour de Delphes plus
beau ! "
Plus haut dans la montagne c'était le Théâtre.
PAULINA 211
Plus haut encore, au-dessus même de la coupole
du temple, c'était le Stade long d'environ six
cents pieds.
" Quel abîme que ce ravin du Pleistos, disait
Paulina. C'est là peut-être que vivait le serpent
Python.
— Je ne sais plus, répondit Sergius ; mais
c'est possible, puisque le trépied de la Pythie
est recouvert, dit-on, de la peau de ce serpent.
Si cette montagne sauvage que l'on nomme Kir-
phis, et qui est devant nous, n'était pas là, nou»
verrions d'ici, par-dessus la mer, notre belle Co-
rinthe, et Athènes et toute la Grèce ! Quel
admirable point de vue nous aurions sous les
yeux !
— Oui, dit Chiyséis, mais n'est-ce pas assez
pour charmer nos regards de voir à nos pieds cet
incomparable assemblage de portiques, de fron-
tons, d'hémicycles, de péristyles, de colonnades,
de rotondes, de tours et de coupoles, avec leur
peuple de statues ?
— C'est vraiment merveilleux, " dit Sergius
Paulus. Et ils redescendirent lentement la voie
sacrée pour en admirer encore les sculptures, les
ex-voto, et toutes les œuvres d'art.
Ils s'assirent au bord de la fontaine CastaUe,
et se désaltérèrent à ses eaux limpides, en contem-
plant émerveillés la colossale muraille blanche des
Phœdriades. De là ils descendirent jusqu'à la
212 PAULIN A
grande route qui forme corniche au bord du Pleis-
tos, ils traversèrent sur un pont de marbre le
torrent tumultueux formé par la fontaine CastaUe,
€t ils allèrent visiter une autre série de temples
échelonnés sur deux terrasses inférieures, au sud
de la grande route qui conduit à Thèbes.
C'est là que Chryséis devait venir le lendemain
commencer le pèlerinage exigé de tous ceux qui
étaient admis à consulter l'oracle. Car ce n'était
pas tous les jours que l'oracle se prêtait aux con-
sultations, et le lendemain était le jour et la se-
maine fixés par les règlements. Déjà, Chryséis
était allée seule soumettre sa question au Conseil
des Amphictyons, car son mari lui avait dit :
" Je ne puis pas comme chrétien prendre part à
cet acte de dévotion à Apollon. "
L'accueil des Amphictyons avait d'abord été
peu encourageant ; mais lorsque Chryséis leur
eut dit qu'elle était la femme du proconsul de
Chypre, et la fille d'un prêtre d'Apollon à Corinthe,
et surtout quand elle eut montré les pièces d'or
qu'elle apportait au collège des prêtres d'Apollon,
toutes les objections cessèrent, et sa demande
fut accordée très volontiers. Chryséis était en-
chantée de son succès, et tout heureuse en même
temps de voir son mari et sa fille pleins d'admi-
ration pour la ville des temples. Elle était loin
de prévoir la terrible aventure qui l'attendait.
Le lendemain, à l'heure convenue, elle se rendit
PAULINA 215
avec sa fille sur la terrasse inférieure des temples,
et elle fit sa première station dans le temple d' Athé-
na Pronœa. Là se trouvait l'autel des holocaustes,
et Chryséis dut y faire immoler un agneau. De là
elle remonta la rampe qui la conduisit à la fon-
taine Castalie, et elle s'y purifia. La Pythie
venait elle-même de s'y purifier, et Chryséis se
mit à sa suite pour se rendre au temple d'Apollon.
D'autres pèlerins sui\drent, et la procession défila
lentement, gravissant la voie sacrée de terrasse
en terrasse, et chantant l'hymne à Apollon. En-
veloppée de longs voiles blancs, une branche de
laurier à la main, et une feuille de laurier à la
bouche, la Pythie pénétra seule dans les substruc-
tions du temple, pendant que le cortège se ran-
geait dans le parvis supérieur et sous le portique
du vestibule.
Au fond du temple s'ouvrait dans le pavé
l'antre prophétique dont on ne voyait pas la
profondeur mystérieuse, et d'où montaient des
vapeurs stupéfiantes. Au-dessus, on distinguait
vaguement le trépied de la Pythie, posé sur un
piédestal qui avait la forme de trois serpents
entrelacés.
Chryséis et Paulina s'étaient placées aussi
près que possible de l'ouverture de l'antre, et
elles virent la Pythie monter du fond par un
escaher circulaire très étroit, et prendre place sur
le trépied. Les prêtres d'Apollon logés dans les
214 PAULINA
profondeurs firent entendre des chants bizarres et
monotones, et bientôt des nuages de vapeurs
enveloppèrent la Pythie sur son trépied.
" J'ai peur, dit PauUna ; ne pourrions-nous
pas sortir d'ici ? "
Chryséis était elle-même prise de terreur, et
elle se disait : " Mon mari a raison, c'est le
démon qui habite ici. "
Tout à coup la Pythie fit entendre des gémis-
sements et des lamentations ; ses bras s'agitèrent ;
sa tête se dressa en secouant sa chevelure, et d'une
voix forte elle prononça ces étranges paroles :
" Mon règne achève. Le Dieu de Nazareth triom-
phe. Mais le grand serpent Python vit encore,
et il luttera jusqu'à la fin ! "
Elle dit, et poussant un grand .cri elle se préci-
pita du haut de son trépied dans les profondeurs
de l'antre ténébreux. Le trépied lui-même se
brisa comme un vase de verre. Tout le temple
fut secoué violemment, et les colonnes chance-
lèrent comme des ramures au vent.
Chryséis et PauUna s'élancèrent au dehors
en poussant des cris déchirants, et quand elles
furent sur la voie sacrée, elles virent d'énormes
rochers se détacher des sommets et rouler avec
fracas jusque sur les portiques du temple qui
s'écroulèrent. La statue du dieu qui dominait
le fronton tomba et sa tête roula jusqu'au milieu
des tombeaux qui bordaient la grande route.
PAULINA 215
Sergius Paiiliis qui n'était pas éloigné accourut
sur la voie sacrée et reçut dans ses bras sa femme
et sa fille épouvantées mais sauves. Tout éner-
vées et tremblantes, elles voulurent repartir
immédiatement pour Corinthe ; et elles répé-
tèrent exactement à Sergius Paulus les paroles
de la Pythie.
Celui-ci put à peine se rendre compte des dé-
sastres causés par le tremblement de terre. Le
temple d'Apollon était détruit ; la Pythie et
plusieurs prêtres étaient ensevelis sous les ruines.
La plupart des autres sanctuaires étaient fort
endommagés, et un grand nombre de statues
avaient été renversées et brisées.
La course à cheval pour regagner la mer récon-
forta les deux femmes, et quand elles furent à
bord de la felouque qui les ramenait à Corinthe,
elles purent causer avec Sergius Paulus du terrible
événement dont elles devaient garder toujours
le souvenir.
" Sergius, dit Chryséis, à dater d'aujourd'hui
ton Dieu sera le nôtre, et toi qui le sers depuis
longtemps, tu le prieras de nous pardonner d'avoir
tant différé de croire en lui.
— Oui, certes, et vous ne pouvez pas douter
de son pardon, après la grâce qu'il vous a faite
aujourd'hui. Paul m'avait bien dit que le démon
était forcé de dire la vérité quand on le question-
nait au nom de Jésus-Christ. Je n'ai aucun doute
216 PAULIN A
que tout ce que l'oracle vous a répondu est la
vérité.
" Son règne achève, et le Christ triomphe. Mais
le serpent Python, c'est-à-dire le démon, \dt
toujours, et il ne cessera jamais de lutter contre
le royaume de Jésus-Christ. Les noms d'Apollon,
de Zeus, de Vénus, et de Bacchus, sous lesquels
il se faisait rendre un culte, vont tomber dans
l'oubli ; mais les passions et les forces que ces
noms représentaient seront toujours à son service. "
XXVIII
PAUL A ÉPHÈSE
Grâce à la protection de Gallion, frère de Sé-
nèque et proconsul d'Achaïe, Paul avait prolongé
son séjour à Corinthe, et il y avait établi une
égUse nombreuse. Mais il projetait d'aller à Jéru-
salem et de revenir ensuite à Ephèse, qu'il n'avait
pas encore évangéUsée.
Il quitta donc Corinthe, et ses amis PrisciUa
et Aquila l'accompagnèrent jusqu'à Ephèse. Il
n'y passa que quelques jours, mais il promit d'y
revenir. Et après un court séjour à Jérusalem, où
il rencontra peu d'encouragement pour l'évangé-
lisation des Gentils, il alla à Antioche où il fut
PAULIN A 217
accueilli avec une grande joie. On imagine aisé-
ment avec quel intérêt les chrétiens de cette ville
entendirent les récits de ses prédications et de
ses succès parmi les Gentils de l'Asie Mineure,
de la Macédoine et de la Grèce. Il s'y attarda
plus longtemps qu'il n'aurait voulu. Puis il
reprit la route d'Ephèse, en passant à travers la
Cilicie, la Phrygie et la Galatie. C'est dans l'au-
tomne de l'an 55 qu'il arriva dans la ville que le
culte de Diane avait rendue si célèbre.
A cette époque, Ephèse était une ville floris-
sante, en relations commerciales avec tous les
peuples des rivages méditerranéens, et avec les
villes de l'intérieur des provinces romaines d'Asie.
Mais sa principale attraction était le temple de
Diane, septième merveille du monde. Il formait
un vaste quadrilatère de 425 pieds de longueur,
sur 220 pieds de largeur, entouré d'une double
colonnade qui mesurait 60 pieds de hauteur. Une
large frise, imitée du Parthénon, couronnait cette
colossale rangée de colonnes au nombre de 127,
et sur la pointe du fronton se dressait dans sa
gaine étrange la statue vénérée de Diane.
Certes, elle était bien loin de ressembler à la
Minerve qui couronnait le fronton du Parthénon,
et nul n'aurait pu l'attribuer au génie de Phidias.
Elle était plutôt de forme monstrueuse ; car tout
le haut de son corps était un horrible assemblage
de mamelles, et ses jambes étaient serrées dans
218 PAULINA
une gaine qui se terminait en pointe. Combien
différente était la Diane de l'art grec, l'élégante
chasseresse, avec son croissant au front, son arc
à la main, et son carquois sur l'épaule ! Mais,
en dépit de ses difformités, la Diane d'Ephèse
était très populaire, et l'intérieur de son temple
était l'un des plus riches du monde. Toutes les
provinces de l'Asie avaient contribué à sa cons-
truction qui avait duré deux cents ans, et les
nombreux étrangers qui venaient de toutes parts
le visiter l'embellissaient et l'ornaient d'innom-
brables œuvres d'art en marbre, en bronze et en
or. C'est à l'ornementation intérieure que les
grands artistes de l'antiquité avaient contribué,
et l'on y admirait les chefs-d'œuvre de sculpture
et de peinture signés des plus grands noms.
Quoique la grande déesse fût considérée comme
une vierge, le culte que les Ephésiens lui rendaient
était bien loin d'être pur ; et les grandes fêtes
qu'ils célébraient en son honneur dégénéraient
en d'impudiques bacchanales. Mais les Ephésiens
ne se contentaient pas de ce culte. Ils s'adonnaient
à la magie, à la sorcellerie, aux évocations des
morts et des démons.
Comment saint Paul allait-il transformer cette
ville en un centre chrétien des plus florissants ?
Ce fut l'un de ses plus étonnants prodiges.
Il y passa plus de deux ans à prêcher le nouvel
Évangile, en toute Uberté. La synagogue lui fut
PAULINA 219
ouverte pendant trois mois, et le reste du temps
il fut admis à continuer ses prédications dans
l'école d'un grec nommé Tyrannos, et sur les
places publiques. Ses succès ne furent pas dus à
sa prédication seulement, mais aussi à ses nom-
breux miracles. Les malades le recherchaient
partout, et il les guérissait tantôt par un simple
attouchement, tantôt par une invocation au nom
de Jésus. On s'arrachait même les vêtements qu'il
portait, et en les apphquant sur le corps des ma-
lades ceux-ci étaient guéris. Un grand nombre de
possédés étaient aussi délivrés du démon, et pas
un esprit mahn ne résistait aux ordres de Paul
parlant au nom de Jésus. Ses exorcismes faisaient
sensation dans cette population livrée aux pra-
tiques de la magie et du spiritisme.
Or, il y avait à Ephèse un grand-prêtre juif
nommé Scéva, qui avait sept fils, et qui les em-
ployait à détruire par tous les moyens le prestige
de l'apôtre. Ils s'imaginèrent qu'ils pourraient,
eux aussi, se faire obéir par les démons, en les
commandant comme Paul au nom de Jésus. Ils
s'approchèrent donc d'un possédé qu'ils con-
naissaient, et qui fréquentait l'Agora ; et ils
lui dirent : "Je vous adjure et vous ordonne, au
nom de Jésus que Paul prêche, sortez de cet
homme ! " Mais l'esprit mahn leur répondit :
" Je connais Jésus et je sais qui est Paul, mais
vous, qui êtes-vous ?" Et le possédé pris de
220 PAULINA
fureur se jeta sur les exorcistes effrayés, leur arra-
cha leurs vêtements et les roua de coups. Ils ne
furent pas tentés après cela de renouveler l'expé-
rience, et le public comprit qu'il n'était pas donné
à tout le monde de commander aux esprits malins,
même en se servant du nom de Jésus, et que cette
puissance de Paul n'appartenait pas au grand-
prêtre, ni à ses fils.
Cet événement fit grand bruit parmi les pré-
tendus magiciens, et les praticiens du merveilleux.
Ils confessèrent leurs superstitions à Paul et à
ses compagnons d'apostolat, et, pour réparer
leurs fautes, ils apportèrent leurs livres de magie
sur la place publique, et y mirent le feu. On
calcula qu'on en avait brûlé pour une valeur de
cinquante mille pièces d'argent.
Paul avait repris à Ephèse sa vie de travailleur
dans la boutique d'Aquila, mais ses prédications
lui laissaient peu de loisirs ; et comme il refusait
l'assistance de ses disciples, il \'ivait toujours
très pauvrement, même au sein de cette ville
opulente d'Ephèse.
C'est ainsi qu'il écrivait alors aux Corinthiens :
" A cette heure encore, nous souffrons la faim,
la soif, la nudité. Nous n'avons ni feu, ni lieu, et
nous nous fatiguons à travailler de nos propres
mains. Nous sommes les balayures du monde,
le rebut des hommes. " (1^"^^ épître, chap. IV.)
Mais dans sa deuxième épître, écrite quelques
PAULINA 221
mois après d'Ephèse ou de Macédoine, il disait :
" Notre homnie extérieur dépérit, mais notre
homme intérieur se renouvelle. Nous savons que
si cette tente (notre corps) vient à être détruite,
nous avons une maison qui est l'ouvrage de Dieu,
une demeure éternelle dans le ciel ... ''
Malgré son dénûment et ses souffrances phy-
siques, Paul était donc heureux dans ces jours
passés à Ephèse, parce qu'il se rendait compte
des progrès extraordinaires de l'œuvre aposto-
lique. Il avait avec lui son bien-aimé Timothée,
qui allait être le premier évêque d'Ephèse, et
d'autres disciples qui répandaient la foi dans les
grandes villes de Smyrne, de Pergame, de Colosses,
de Sardes et d'Hiéropolis, de Thyatire et de Phila-
delphie. Quelles riches moissons couvraient déjà
toutes les vallées et tous les versants des mon-
tagnes de rionie inclinées vers la grande mer !
<^ue d'égUses surgissaient au souflEle de l'Esprit-
Saint et réunissaient dans l'amour de Jésus les
milliers d'âmes arrachées au joug des démons !
Mais d'autres champs appelaient le grand
semeur de paroles. Le monde des Gentils ouvert
devant lui était immense, et il n'avait pas le droit
de s'arrêter trop longtemps dans les viUes mêmes
où il avait reçu le meilleur accueil. Sa mission à
Ephèse était remplie. La persécution qui le suivait
partout devait venir ; et cette fois ce fut un
orfèvre qui fut l'adversaire de l'apôtre des
222 PAULINA
Nations, et qui le força à quitter la ville.
Démétrius était son nom. Les questions de
religion ne l'intéressaient guère. Mais il fabri-
quait des statuettes d'argent sur le modèle de la
grande statue de Diane, et des petits temples,
copies du temple célèbre ; et ces objets se ven-
daient aux étrangers avec un succès et des profits
inouis. Démétrius employait dans cette industrie
un grand nombre d'ouvriers qui en vivaient. Or,
depuis que Paul prêchait l'Evangile, et enseignait
que les dieux faits de main d'homme, en or, en
argent ou en pierre, n'étaient que de vains simu-
lacres, les dévots de la grande Artémis avaient
bien diminué en nombre ; et le commerce de
Démétrius n'allait plus.
Il rassembla donc ses nombreux ouvriers, et il
leur montra non seulement la ruine de l'industrie
qui les faisait vivre, mais aussi le discrédit jeté
sur le culte de la grande Déesse.
En un instant, la population ouvrière et indus-
trielle se souleva. Elle parcourut les rues en criant :
" Vive la grande Artémis d'Ephèse ! " et elle
se précipita vers la demeure de Paul pour le saisir.
L'apôtre étant absent, les émeutiers arrêtèrent
deux de ses disciples, Caïus et Aristarque, et les
entraînèrent au théâtre, Lieu ordinaire des grandes
assemblées. La foule devint énorme et tumultueuse.
Comme dans toutes les émeutes, il y avait là une
multitude de curieux qui ne savaient pas ce dont
PAULINA 223
il s'agissait, mais qui criaient avec les autres :
" Vive la grande Diane ! "
Enfin le chancelier d'Ephèse, qui en était le
premier magistrat, apparut sur le proscenium du
théâtre et put se faire entendre de la multitude.
" Ephésiens, dit-il, qui ne sait que la ville
d'Ephèse est la gardienne de la grande Artémis^
et de sa statue tombée des cieux ? Demeurez
en paix. Ces hommes que vous avez arrêtés ne
sont pas des blasphémateurs de votre Déesse.
Si Démétrius et ses artisans ont quelque plainte
à faire, il y a des tribunaux et des proconsuls
devant lesquels ils doivent porter leurs réclama-
tions. Mais rien ne justifie ce tumulte, et vous
courez le danger d'être accusés de sédition — chose
que Rome ne tolère pas. "
Ce discours habile produisit son effet, et la
foule se dispersa. Mais Paul comprit que pour
assurer la paix à l'EgUse d'Ephèse il ferait mieux
de disparaître.
224 • PAULIN A
XXIX
LA PASSION DE PAUL A JÉRUSALEM
Le judaïsme était toujours puissant à Jéru-
salem, et Paul savait quelles persécutions l'y
attendaient quand il y retourna au printemps
de l'an 59. Mais il voulait revoir encore la Ville
Sainte, qui malgré ses crimes lui était encore
chère. Il voulait revoir le tombeau d'Etienne,
et surtout celui de son di\dn Maître. Ah ! que
de souvenirs lui rappelleraient ces lieux vénérés
et sacrés ! Que de douces larmes il répandrait
sur ces tombes, dont l'une était vide sans doute,
mais qui avait contenu le Dieu de l'univers pen-
dant trois jours !
Il avait bien le pressentiment que ses nombreux
ennemis se soulèveraient contre lui, et formeraient
des complots contre sa vie. Mais si le sacerdoce
et le peuple de Jérusalem le lapidaient comme
Etienne, ou le crucifiaient comme Jésus, de quoi
pourrait-il se plaindre ? Endurer les souffrances
de la Passion, et mourir sur une croix comme son
divin Maître, ne serait-ce pas finir glorieusement
sa vie ?
En quittant Milet pour Jérusalem, Paul dit
adieu à ses chères ouailles avec un attendrisse-
ment extraordinaire :
PAULINA 225
" Vous savez, leur dit-il, que je vous ai prêché
la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ, au milieu
des épreuves et des larmes, et que bien des fois
déjà on a voulu m'ôter la \de. Et maintenant
je m'en vais à Jérusalem où nos ennemis sont
puissants. Je sais que des chaînes et des tribu-
lations m'y attendent. Mais je ne redoute rien
de la persécution ; il faut que j'achève ma course
et que je remplisse mon ministère. . .
" Hélas, je sais que désormais vous ne verrez
plus mon visage, vous tous au milieu desquels
j'ai passé. Sou venez- vous de moi, quand les
loups rapaces s'introduiront parmi vous, qui êtes
mon troupeau bien-aimé. Souvenez-vous bien
des vérités que je vous ai enseignées, quand des
hommes pervers \'iendront vous prêcher des doc-
trines de mensonge, et s'efforceront de vous en-
traîner à leur suite. "
En entendant ces touchants adieux, tous ses
disciples avaient fondu en larmes ; ils s'étaient
jetés à son cou, ils l'avaient embrassé, ils l'avaient
conjuré de ne pas aller à Jérusalem ; mais il
s'était arraché à leurs étreintes, et ils l'avaient
reconduit jusqu'au vaisseau en pleurant.
A toutes les étapes de son voyage, à Cos, à
Rhodes, à Patare, à Tyr, à Ptolémais, à Césarée,
des scènes semblables s'étaient renouvelées. Dans
cette dernière ville, un prophète nommé Agabus
avait pris la ceinture de Paul, et s'en étant hé
16
226 PAULTNA
les pieds et les mains il avait dit : " L'honinie
à qui appartient cette ceinture sera ainsi lié par
les Juifs à Jérusalem, et livré aux mains des Gen-
tils. " Et tous ceux qui accompagnaient l'apôtre
l'avaient alors supplié avec larmes de ne pas mon-
ter à Jérusalem. Mais Paul avait répondu :
" Ne pleurez pas ainsi, vous me brisez le cœur.
Pour le nom du Seigneur Jésus, je suis prêt à
être lié et à mourir dans Jérusalem. "
Tous les frères de Jérusalem lui firent un cor-
dial accueil ; et ils lui conseillèrent de faire le
vœu de nazirat pour convaincre les Juifs qu'il
n'était pas un contempteur de la Loi. Il y con-
sentit, mais la prophétie d'Agabus ne tarda guère
à s'accomplir.
Les Juifs d'Asie, l'ayant aperçu dans le temple,
soulevèrent parmi le peuple une émeute violente.
Ils se saisirent de lui, le traînèrent hors du tem-
ple, et s'apprêtaient à le tuer, lorsque le tribun
romain, Lysias, accourut avec des soldats et l'arra-
cha de leurs mains. Mais la foule immense criait :
'' Tuez-le ! tuez-le ! "
Paul demanda au tribun la permission d'adresser
la parole à cette tourbe hurlante. Et quand eUe
l'entendit parler la langue hébrajfque, elle s'apaisa
et l'écouta.
" Mes frères et mes pères, leur dit-il très habi-
lement, je suis juif né à Tarse, élevé en cette
ville de Jérusalem, aux pieds de Gamaliel. J'ai
PAULINA 227
été comme vous un ardent zélateur de la Loi, et
c'est moi qui ai persécuté jusqu'à la mort ceux
qui suivent la voie du Christ. "
Après un pareil exorde on Fécouta volontiers,
et il raconta le miraculeux appel de Jésus de
Nazareth sur le chemin de Damas. Mais quand
il en vint à parler de sa mission auprès des Gentils,
les clameurs des Juifs recommencèrent : " Tuez-
le, débarrassez la terre d'un tel être ! "
Alors le tribun le fit entrer dans la forteresse,
et ordonna qu'on le frappât de verges. Les exé-
cuteurs l'avaient déjà hé avec des courroies lors-
qu'il leur dit énergiquement : '' Vous n'avez pas
le droit de flageller un citoyen romain. "
Le tribun eut peur, et contremanda la flagella-
tion. Le lendemain il déhvra Paul de ses chaînes,
et il l'amena devant le Sanhédrin afin que ce
grand conseil fît valoir ses griefs contre l'accusé.
Paul protesta immédiatement de son innocence :
" Mes frères, jusqu'à ce jour, je me suis conduit
devant Dieu avec toute la droiture d'une bonne
conscience. "
A ces mots, sur l'ordre du grand prêtre Ananie,
un satellite le frappa sur la bouche. Paul se re-
dressa et protesta : " Un tel outrage est con-
traire à la Loi. A ton tour Dieu te frappera,
muraille blanchie. "
Cette sanglante injure était bien méritée, et
nous sommes bien tentés d'applaudir. Mais quand
228 PAULINA
on lui reprocha de maudire le Grand-Prêtre,
Paul s'excusa en disant : '' J'ignorais que ce fût
le Grand-Prêtre;" et il trouva alors un moyen
fort habile de diviser le Sanhédrin : "Je suis
Pharisien, fils de Pharisien. C'est parce que je
crois à la résurrection des morts que l'on me
poursuit. "
La discussion s'engagea intimédiatement entre
les Pharisiens et les Saducéens qui ne croyaient
pas à la résurrection. Et le débat de\int si vio-
lent que les Pharisiens eux-mêmes prirent la
défense de Paul : " Nous ne trouvons aucun
mal en cet homme, dirent-ils. Et qui sait si un
esprit ou un ange ne lui a point parlé ? "
Le tribun mit fin au tumulte en commandant
aux soldats d'enlever Paul, et de le reconduire
dans la forteresse Antonia. Le lendemain, les
disciples découvrirent un complot contre la \'ie
de Paul. Quarante juifs s'étaient ligués entre
eux, et s'étaient engagés à s'emparer de l'apôtre
quand on le conduirait devant le Sanhédrin, et
à le tuer. Un neveu de Paul, fils de sa sœur, do-
miciliée à Jérusalem, en informa le tribun, et dès
la nuit suivante Claude Lysias fit monter Paul à
cheval et l'envoj-a au gouverneur Félix, à Césarée,
avec une escorte de soixante-dix cavaUers et de
deux cents lanciers. Et voilà comment Jésus
de Nazareth continuait de protéger son apôtre
et de l'inspirer.
PAULINA 22^
Devant les Grands de Jérusalem, il parlait
avec l'autorité d'un prophète et ceux qui le ren-
contrèrent pendant la nuit sur la route de Césarée
avec sa nombreuse escorte le prirent sans doute
pour le gouverneur Félix en personne, ou pour un
officier supérieur des armées romaines.
Et maintenant, nous allons voir ces deux huDmmes
en face l'un de l'autre, Paul et Félix.
XXX
PAUL ET FÉLIX EN PRÉSENCE
Félix n'est pas un inconnu pour le lecteur. Il
sait quel ambitieux sans scrupule il est, et comment
il est arrivé au poste de gouverneur de la Judée,
en remplacement de Cumanus, grâce aux in-
trigues de son frère Pallas. Nous avons raconté
plus haut l'histoire de son mariage, et fait connaî-
tre sa femme Drusille, sœur de Bérénice et d' Agrip-
pa IL Elle avait encore plus d'ambition que son
mari, et pas moins d'intelligence et d'habileté.
Paul connaissait-il ce couple de scélérats ?
Nous ne le croyons pas. Il ignorait donc quel
juge allait juger sa cause. Il ignorait sa cause
elle-même ; car il ne savait pas quelle accusation
était portée contre lui par les Juifs de Jérusalem.
230 * PAULINA
Au jour fixé pour le procès, le grand-prêtre
Ananie, et son avocat TertuUus, descendirent
de Jérusalem à Césarée pour formuler et soutenir
l'accusation. Tertullus multiplia les phrases
d'avocat et les flatteries au juge. Et lui montrant
Paul dans un geste indigné il dit à Félix :
" C'çst une peste, un homme qui excite des
troubles parmi les Juifs dans le monde entier,
un chef de la secte des Nazaréens. . . "
Paul n'eut pas de peine à démontrer que ce
n'était pas lui qui troublait l'ordre, et qui ameu-
tait les foules. Quant à sa religion, il servait le
Dieu de ses pères, selon la voie que Tertullus
venait d'appeler une secte. Mais en cela, il n'avait
commis aucun crime, à moins qu'on ne lui fît
un crime d'avoir soutenu la doctrine de la résur-
rection des corps.
Félix connaissait très bien cette doctrine qui
troublait un peu sa conscience, et il n'aimait pas
qu'on lui en parlât. Il ajourna donc l'audience
sans en entendre davantage.
Mais Paul avait dit qu'il était venu à Jérusalem
faire des aumônes à sa nation et lui apporter des
offrandes. Ce fut la parole qui intéressa le plus
le gouverneur. Il en tira la conclusion que Paul
pouvait prélever pour sa rançon de fortes som-
mes, que ses nombreux disciples lui paieraient
volontiers. Il avait appris qu'il était d'usage pour
les néophytes riches de vendre leurs biens et d'en
PAULIN A 231
donner le prix aux apôtres. Il lui parut évident que
c'était une aubaine inappréciable pour lui d'avoir
ainsi en son pouvoir comme prisonnier celui qu'il
considérait comme le chef de la nouvelle religion.
Il connaissait j^ar lui-même le prix énorme que les
esclaves, devenus riches, payaient à leurs maîtres
pour leur affranchissement. Quelle belle rançon
ne paieraient-ils pas, ces innombrables disciples
du Christ, pour la liberté de leur grand apôtre !
Voilà les pensées qui vinrent à l'esprit de Félix, et
il les communiqua à sa femme, qui fut toute joyeuse,
et qui lui dit : " Paul est un prisonnier précieux, et
nous en tirerons certainement beaucoup d'argent ;
car si ses amis ne veulent pas payer pour sa libéra-
tion, ses ennemis paieront pour sa condamnation. "
Quelques jours après, Félix et Drusille firent venir
Paul devant eux, et se mirent à causer très aimable-
ment avec lui. Leur fils Agrippa assistait à
l'entretien.
" Parlez-nous donc un peu, lui dit Drusille,
de ce Jésus de Nazareth, qui est mort, il y a
déjà longtemps, et dont le nom fait aujourd'hui
tant de bruit dans le monde. L'avez-vous connu ?
— Non, Madame, je suis né, et j'ai fait mes
études à Tarse, en Cilicie. Quand je suis venu les
compléter à Jérusalem, il y avait plusieurs années
que Jésus de Nazareth était mort.
— Et ses apôtres vous ont dit alors qu'il était
ressuscité ?
232 PATJLINA
— Oui, mais je crus que c'était une supercherie,,
et je pris le parti des Pharisiens avec acharnement
et violence.
— Pourquoi y mettiez- vous cette violence ?
— La violence est dans mon caractère ; et
je m'y abandonnais, parce que je croyais de bonne
foi que les disciples de Jésus troublaient l'ordre
public. En même temps je m'indignais de leurs
succès, et j'étais d'avis qu'il fallait recourir à la
\'iolence pour mettre -fin à leur propagande.
— Comment donc vous ont-ils converti ?
— Ce ne sont pas eux qui m'ont converti.
C'est Jésus-Christ lui-même qui m'a conquis,
comme j'essayais de conquérir les autres — par
la violence, ajouta Paul en souriant.
— Par la violence ! Mais de quelle violence
un homme mort était-il capable ?
— Voilà le prodige et le mystère, " répondit
Paul. Et il raconta, aussi brièvement qu'il put,
le miracle de sa conversion.
" Et depuis lors, ce fantôme qui vous est apparu
à Damas continue de vous hanter, et vous lui
êtes dévoué comme un esclave ?
— Ce n'est pas un fantôme. C'est un être
vivant, un Dieu ressuscité. Et aujourd'hui, je
ne suis pas seulement son esclave ; je reconnais
en Lui mon Seigneur et mon Dieu. Je l'aime de
toutes mes forces, je l'adore, et je lui donnerai
ma vie quand il la voudra.
PAULINA 233
— Mais que prétendez-vous faire pour lui ?
— Je ne puis rien faire tant que je serai votre
prisonnier. Mais dès que je serai libre, je re-
prendrai ma mission.
— En quoi consiste votre mission ?
— Vous seriez bien étonnés, si vous pouviez
vous en rendre compte, et constater par vous-
mêmes les conquêtes extraordinaires que je fais.
— Par la violence ?
— Oh ! non, je ne fais plus violence à personne.
C'est moi qui souffre violence. Je vais de ville
en ville, de province en province, tantôt seul,
tantôt avec quelques disciples. Dans les syna-
gogues et sur les places publiques, je prêche la
religion du Christ et les foules me suivent.
— Que leur dites-vous ?
— Je leur raconte mon histoire, et celle de
Jésus-Christ. Partout je rencontre des contradic-
teurs, surtout parmi les Juifs, et je réponds à
tous leurs sophismes et à leurs mensonges. Mais
partout aussi je rencontre des honmies de bonne
volonté, surtout chez les Gentils, qui cherchent
la vérité et qui croient à ma parole.
— Et le nombre des chrétiens se multiplie ?
— Oui, dans des proportions étonnantes. Evidem-
ment cela n'est pas dû à ma prédication, mais à la
puissance du Dieu que je prêche. Alors les prêtres
juifs et les scribes s'irritent contre moi. Ils m'accu-
sent de vouloir détruire la Loi de Moïse et la puis-
234 PAULINA
sance romaine. Ils me font mettre en prison ; ils
me font battre de verges ; ils me font lapider. Ils
me chassent du temple et des synagogues. Je ne
résiste pas, et je change de pays pour continuer
ailleurs. Rien n'enchaîne la parole de Dieu ; et
d'autres milliers accourent autour de moi, je
Teux dire, autour du Dieu que je prêche.
" Aux peuples que je ne puis pas aller \dsiter,
j'écris des épîtres, et les chrétientés se multipUent.
Je mets à leurs têtes des chefs, évêques et prêtres,
qui continuent de leur prêcher l'Evangile. Eux
aussi sont persécutés, battus de verges, empri-
sonnés, mais rien ne les fait taire ; et la vérité
se propage dans tout l'empire romain, malgré les
Juifs et malgré les Romains.
— J'imagine que vous prélevez des impôts
«omme font les gouvernements réguliers ?
— Non, mais ceux qui sont riches donnent à
ceux qui sont pauvres, afin que nous puissions
Advre tous ensemble comme des frères.
— On m'a assuré que vous-même avez collecté
de grandes sommes d'argent à Antioche, à Damas
et ailleurs, et que vous en avez distribué aux fidèles
de Jérusalem.
— C'est vrai, quoique les chiffres aient été
exagérés.
- — Mais si vos nombreux disciples vous sont
si dévoués, à vous qui êtes leur chef, pourquoi
ne rachètent-ils pas votre liberté ?
PAULINA 235
— C'est aux pauvres qu'ils viennent en aide.
Moi, je n'ai besoin de rien.
— Pourtant, vous voulez être libre ?
— Oh ! oui, mais quand le Seigneur jugera que
ma liberté est nécessaire à son Eglise, il saura bien
me la rendre.
— Vous ne comptez pas pour cela sur la bien-
veillance du gouverneur ?
— Je compte sur sa droiture et sur sa justice.
— Est-il vrai, dit Agrippa, en se penchant vers
l'apôtre, que votre Jésus a prédit la ruine de Jéru-
salem et du temple ?
— Oui, les apôtres qui l'ont entendu faire cette
prédiction m'ont raconté la chose : Un soir qu'il
sortait avec eux de Jérusalem, et qu'il avait
quitté le temple, pour n'y plus revenir, il s'assit
au bord du chemin, sur le versant du mont des
OU\'iers. Il se prit soudainement à pleurer, et il
leur dit :
" Voyez ces gigantesques constructions (il in-
diquait de la main les hautes murailles de la Cité
Sainte et les superbes portiques du Temple).
De tout cela il ne restera pas pierre sur pierre. "
''Quelques disciples s'approchèrent plus près de
lui et lui demandèrent : '' Quand tout cela arri-
vera-t-il, Maître ? " Jésus répondit : " Lorsque
vous verrez Jérusalem investie par des armées,
et l'abomination de la désolation dans le lieu
saint, sachez que sa destruction est proche. "
236 PAULINA
— Et croyez- vous, Paul, que cela arrivera ?
— Certainement, puisque c'est un Dieu qui l'a
prédit. La date seule est incertaine.
— Mais par quelles armées peut-elle être in-
vestie ?
• — Je n'en connais pas d'autres que les armées
romaines.
— En voudriez-vous à Rome de détruire Jéru-
salem ?
■ — J'en serais affligé, comme Juif, mais je com-
prends que cette ville célèbre qu'on appelait la
Sainte est condamnée à périr par Dieu lui-même,
parce qu'elle est aujourd'hui la ville déicide. Le
règne de Jésus-Christ sur les âmes va déplacer
le centre du monde rehgieux.
— Commxe Juif, est-ce que vous avez la haine
de Rome ?
— Non, les relations des nations entre elles
ne sont pas de mon ressort. Les Juifs ont des
griefs contre Rome ; mais je ne m'en préoccupe
pas. Ma mission est de conquérir des âmes et
non des provinces.
" Rome a la puissance, la souveraineté, et je
me soumets à son autorité. Je demande qu'on
me laisse libre de prêcher Jésus-Christ. C'est la
seule hberté que je réclame, et dans toutes les
villes où je vais rempUr ma mission, ce ne sont
pas les Romains qui me font la guerre, ce sont
les Juifs. C'est même l'autorité romaine qui me
PAULINA 237
protège contre les persécuteurs. A Corinthe, c'est
le proconsul Gallion, frère de Sénèque qui m'a
défendu contre les Juifs.
" L'autre jour, à Jérusalem, ils avaient com-
ploté de me faire mourir ; et c'est le tribun ro-
main qui m'a arraché de leurs mains.
— Tout ce que vous nous avez dit est bien
intéressant, dit Félix ; et nous causerons encore
avec vous un autre jour. "
Sur un signal donné, un centurion entra.
' " Centurion, vous me répondez de cet homme.
Ne le tenez pas en prison. Laissez-le aller et venir,
et parler à qui il voudra. Mais qu'il soit gardé à
vue, et qu'il puisse être remis entre mes mains
quand je le demanderai. "
Paul sortit suivi par le centurion. Agrippa le
suivit aussi, et quand Paul fut entré dans la cham-
bre qui lui était assignée, le centurion le laissa
seul avec Agrippa qui lui demanda s'il connaissait
bien le proconsul de Chypre.
— Il est un frère pour moi, répondit Paul.
C'est un des premiers et des plus fidèles disciples
de Jésus-Christ.
— L'avez-voUs rencontré récemment à Co-
rinthe ?
— Oui, et ça été pour moi une grande conso-
lation d'y voir enfin son épouse et sa fille bien-
aimée embrasser la foi chrétienne. Ce sont des
femmes incomparables.
238 PAULINA
— Savez-vous que Paulina est la femme que
j'aime le plus au monde ?
— On me l'a dit, et cela ne m'étonne pas. Elle
a toutes les qualités, tous les charmes et toutes
les vertus.
— Connaissez- vous quelque chose de ses sen-
timents à mon égard ?
— Je sais qu'elle s'intéresse à votre sort ; car
elle m'a demandé de prier pour vous. Son bonheur
serait de vous voir chrétien.
— Hélas ! un pareil changement est impos-
sible.
— Pourquoi impossible ?
— Parce qu'il y a inimitié entre la religion du
Christ et la dynastie des Hérodes.
— Toutes les inimitiés se fondent au contact
de Jésus-Christ. J'ai été moi-même son ennemi
déclaré, et maintenant je suis prêt à donner ma
\'ie pour son amour. Que dis-je ? Je souffrirais
mille morts pour soutenir sa foi.
— Songez, Paul, que j'aspire au trône de Judée,
et que ni les Césars, ni le Sanhédrin ne voudraient
jamais permettre à un disciple de Jésus-Christ
de monter sur le trône de Jérusalem.
— C'est possible. Mais alors il faudrait renoncer
au trône.
— Ou bien, il faudrait que Paulina renonçât
à sa religion nouvelle.
■ — C'est ce qu'elle ne fera jamais.
PAULINA 239
— Elle sacrifierait plutôt son amour ?
— Je le crois. Et vous, sacrifieriez-vous le
trône à votre amour, vous qui voulez qu'elle vous
sacrifie son Dieu ? "
Agrippa baissa la tête, et s'en alla sans rien
répondre.
Grâce à la liberté relative que le gouverneur
lui laissait, Paul continuait à prêcher, mais sans
publicité. On lui permettait de recevoir tous
ceux qui venaient l'interroger, de la Galilée, de
la Samarie et de la Judée. Les Juifs de Jérusalem
venaient surtout le consulter sur les questions
controversées par les judaïsants.
Aux disciples qui étaient trop éloignés il écrivait
des lettres, et malheureusement cette correspon-
dance est perdue. Quand ses amis se préoccupaient
de ce qu'il allait devenir, il leur répondait : " Vous
vous inquiétez vainement ; je suis entre les mains
du Seigneur, et je deviendrai ce qu'il voudra. Je
sais la mission que j'ai à remplir, et j'ai pleine
confiance que je la remplirai. Quand serai-je
libre de quitter Césarée? Je n'en sais rien ;
mais soyez, sûrs qu'il y a quelque part un na\dre
qui me transportera à Rome. J'ai amioncé ma
visite aux Romains. Il faut que j'aille réconforter
l'immense multitude de chrétiens que Néron persé-
cutera bientôt. "
Plusieurs fois Félix et Drusille reprirent leur
entretien avec l'intéressant prisonnier qui de son
240 PAULINA
côté essaya vainement de convertir les deux époux
à la foi chrétienne.
Un jour, ils lui parlèrent de religion, et Félix
avoua qu'il ne croyait qu'aux oracles et à la magie.
Paul tenta d'amener la conversation sur la morale
de Jésus. Mais Félix l'interrompit et lui dit :
"Il y a deux sujets sur lesquels je n'aime pas
que vous me parliez : la résurrection des morts à
laquelle je ne croirai jamais, et la justice dont je
suis las d'entendre parler au Prétoire. "
Un autre jour, Drusille lui dit : " Ne nous
parlez jamais de la morale de votre Jésus ; elle
est trop sévère. La vie serait pire que la mort, s'il
fallait pratiquer la chasteté, la tempérance et la
mortification des sens. "
Souvent ils lui proposèrent dans des termes
voilés et habiles de lui donner la liberté si ses amis
voulaient bien leur payer une rançon raisonnable.
Et comme Paul ne leur donnait sur ce point aucune
espérance, Félix lui faisait parfois des menaces de
le livrer aux Juifs, qui n'hésiteraient pas à payer
le plus haut prix. L'indigne procurateur allait
se décider à prendre ce dernier parti lorsqu'une
sédition éclata à Césarée. Pour rétablir l'ordre,
Félix lança ses légionnaires contre les Juifs, en
tua un grand nombre, et pilla les maisons les plus
riches. Il fut alors dénoncé à Rome. Les accu-
sations des Samaritains étaient graves. Féhx y
était qualifié comme un assassin et un pillard.
PAULIN A 241
Il reçut l'ordre immédiat de venir se justifier
devant César ; et Festus fut nommé pour le
remplacer.
XXXI
AGRIPPA A PAULINA
Avant de quitter Césarée, Agrippa songea à
faire une course en Chypre. La traversée était
facile, et durait à peine douze heures avec un vent
favorable. Mais sa mère s'y opposa avec \dolence.
" Cette passion pour la folle amoureuse du Cru-
cifié a duré assez longtemps. Il faut que cela
finisse, " lui dit sa mère avec autorité.
" A ton âge, tu devrais comprendre qu'un
mariage avec Paulina serait un obstacle infran-
chissable à ton avènement au trône. Il y a dans
ridumée, et ailleurs, en Orient, des princesses
riches et belles dont les familles seraient au con-
traire d'un grand secours à la réahsation de tes
légitimes ambitions. Laisse-moi choisir pour toi
la future reine de Jérusalem. "
Agrippa réclama le droit de faire lui-même ce
choix ; mais il dût plier devant l'accès de colère
qu'il provoqua. D'ailleurs, il fallait se préparer
à partir pour Rome sans différer. Agrippa se
17
242 PAULINA
borna donc à écrire à Paulina la lettre qu'on va
lire.:
" Très chère amie,
Il est donc vrai ce proverbe oriental : " Qui
sème l'amour moissonne des larmes ". Je suis au
désespoir. Le projet que je vous ai annoncé d'aller
vous voir en Chypre est irréaUsable. Non seule-
ment ma mère s'y oppose avec son autorité impla-
cable, mais mon père a reçu l'ordre impératif
de retourner à Rome pour se justifier des accusa-
tions que les Samaritains ont portées contre lui ;
et nous partons sans retard.
" C'était bien assez qu'un bras de mer nous
séparât ; toute la mer avec ses orages et ses tem-
pêtes va maintenant mugir entre nous. Quand
vous reverrai-je jamais, ô Paulina ? Ne vien-
drez-vous pas à Rome quelque jour ? J'en suis
venu à désirer, pardonnez-moi, que votre père y
soit rappelé, comme le mien.
" Hélas ! ma bien-aimée, il y a entre nous un
abîme plus infranchissable que l'océan, c'est ma
mère ! J'ai fait deux rêves, qui me semblent
parfaitement réahsables : un rêve d'amour et
un rêve d'ambition. Mon rêve de grandeur, c'est
le trône de Jérusalem ; et mon rêve d'amour,
c'est vous, ô ma Paulina.
" Sont-ils donc incompatibles ? — Je dis non ;
mais ma mère répond : Oui, il faut choisir entre
les deux. Et, pour elle, il n'y a pas d'hésitation
PAULINA 243
possible. Le choix du trône s'impose, et si j'y
renonçais elle me maudirait. Quand je lui parle
d'une vie de bonheur avec l'amour, elle bondit
d'indignation. Elle me regarde comme un être
faible et sans caractère, indigne du sang des
Hérodes qui coule dans mes veines. Et quand
j'ose lui parler de Jésus de Nazareth, elle entre
dans une exaltation de furie antique, ou de py-
thonisse inspirée. " Souviens-toi, me dit-elle
alors, qu'entre le royaume des Hérodes et le pré-
tendu royaume de ce Jésus, il y a haine et ven-
geance implacables. Mon aïeul a poursuivi Jésus
enfant, et a bien cru l'avoir tué dans le massacre
des Innocents. Mon oncle Antipas a fait déca-
piter son Précurseur Jean-Baptiste. Mon père a
fait mourir Jacques, son apôtre, premier évêque
de Jérusalem. Il a condamné à mort Pierre le
chef de son EgUse, et il devait le faire exécuter.
Mais il est mort mystérieusement lui-même par
quelque maléfice diabolique des chrétiens. Paul
dont nous tenions la \àe entre nos mains, et que
nous allions livrer aux Juifs, vient de nous échapper.
Ne vois-tu pas qu'il y a guerre implacable entre
la dynastie des Hérodes et les disciples et conti-
nuateurs du Nazaréen ? Il faut pourtant que
nous remportions la victoire définitive. Comment
peux-tu croire un instant que les Juifs et nous-
mêmes permettions au futur roi de Jérusalem
d'épouser une chrétiemie ?. . . "
244 PAULINA
" L'exaltation de ma mère était telle que je
crus sage de ne rien répondre, et de renoncer à
visiter l'île enchanteresse qui doit être un paradis,
puisque l'ange Paulina l'habite. Mais rien ne
séparera mon cœur du vôtre, ô ma douce Paulina.
Mon amour" grandira avec les obstacles et les
souffrances. Ma vie m'appartient, et c'est à faire
ton bonheur que je veux la consacrer. C'est pour
la poser sur ta tête adorée, que j'aspire à la cou-
ronne. Des jours meilleurs \dendront, et puisqu'il
y a guerre entre ton Jésus et les Hérodes, et que
les Hérodes veulent nous séparer, ton Jésus vou-
dra nous unir.
" Dans les temps où nous vivons, les procon-
sulats ne durent jamais bien des années ; et
avant longtemps j'espère, votre père sera rappelé
à Rome. C'est là que nous nous retrouverons
pour réaUser un jour mon rêve de bonheur. Si
vous le voulez, j'en serai le maître de celui-là,
tandis que mon rêve de grandeur dépend des
événements et des combinaisons poUtiques dont
je ne suis pas le maître. Puisse-t-il venir bientôt
le jour de notre réunion ! J'ai toujours aimé
beaucoup la mer ; mais je la déteste depuis qu'elle
nous sépare ; et que puis-je aimer autre chose
sur la terre quand je ne vous trouve nulle part ?
L'univers m' apparaît comme un désert avec une
seule oasis qui m'est fermée, — l'île de Chypre.
Pourquoi le malheur semble-t-il s'attacher âmes
PAULINA 246
pas ? Est-ce qu'il faut croire à la fatalité ?
ou bien, est-ce que je dois payer pour les fautes
de ma famille ?
" O Paulina ! que je suis malheureux de penser
que peut-être je vais vous faire partager ma fa-
tale destinée ! Moi, je vous aimerai toujours ;
mais si vous rencontrez le bonheur loin de mon
chemin, suivez-le et oubliez-moi. Ne vaut-il pas
mieuxque je sois seul à pleurer sur mon sort ? Et
dire que c'est ma mère qui me fait souffrir ainsi,
et qui détruira peut-être à jamais l'édifice de mon
bonheur ! Que de\'iendrai-je si vous ne venez pas
bientôt me rejoindre à Rome ? Je connais la
belle villa qui appartient à votre père sur l' Aven-
tin. J'irai promener mes ennuis sous les cyprès
qui l'ombragent, et sur la terrasse qui domine le
Tibre. Ce sera ma consolation en attendant le
jour où quelque na\'ire d'Orient remontera le
fleuve ayant à son bord le proconsul de Chypre.
Je ferais des vœux à Neptune si je croyais en lui.
" Je baise vos mains,
Agrippa "
246 PAULIN A
XXXII
DEVANT FESTUS
ET LE ROI AGRIPPA II
A peine Festus, le nouveau gouverneur, était-il
arrivé à Jérusalem que les Juifs renouvelèrent
auprès de lui leurs accusations contre Paul, et
le supplièrent de leur livrer ce grand criminel,
captif depuis deux ans à Césarée.
Festus leur répondit : " Dans quelques jours
je serai à Césarée. C'est là que je jugerai la cause.
Que les principaux d'entre vous y viennent avec
moi pour soutenir leur accusation. "
Quelques jours après, en effet, Festus donna
audience aux accusateurs ; mais ils ne purent
produire aucune preuve contre l'accusé. Voyant
l'acharnement de ses ennemis, Paul coupa court
au procès. Après avoir affirmé énergiquement
son innocence, il prononça cette parole décisive :
" J'en appelle à César. "
Ce recours suprême ne pouvait lui être refusé,
et Festus mit fin à toute procédure ultérieure
devant lui, en disant : " Tu en as appelé à César ?
tu iras à César. "
Le gouverneur n'avait pas encore trouvé le
navire qui devrait transporter son prisonnier en
Italie, lorsque le roi Agrippa, et sa sœur Bérénice,
PAULINA 247
qui vivait avec lui, arrivèrent à Césarée. Paul
n'était plus un inconnu, et son nom faisait déjà
du bruit dans le monde. Les deux illustres visi-
teurs furent curieux de le connaître et de l'enten-
dre. Festus leur raconta que la haine des Juifs
contre Paul avait pris son origine dans des que-
relles religieuses au sujet d'un nommé Jésus, mort
il y avait quelques années, et dont Paul affirmait
la résurrection.
" Les Juifs, ajouta-t-il, considèrent cela com-
me un crime, et demandent sa mort. Après les
avoir entendus, j'ai trouvé que cet homme n'a
rien fait qui mérite la mort. Je l'aurais probable-
ment acquitté ; mais il en a appelé à César, et'
j'ai résolu de l'envoyer à Rome. Mais puisque
vous désirez l'entendre, ô roi, je le ferai compa-
raître devant vous dès demain. "
Le lendemain, en effet. Agrippa et Bérénice
tirent leur entrée solennelle dans la salle d'au-
dience avec une pompe vraiment royale, escortés
de licteurs et de gardes, qui se rangèrent derrière
les fauteuils dorés qu'ils occupèrent. Le roi avait
revêtu sa toge de pourpre, et la reine portait
une robe de soie écarlate, brocardée d'or
et ornée de pierreries éclatantes. Tous deux
avaient au front le cercle d'or qui représentait
la couronne.
Festus ouvrit la séance en faisant entrer Paul
enchaîné, conduit par un soldat qui tenait le bout
248 PAULINA
de la chaîne. Puis il exposa en quelques mots l'ac-
cusation.
Agrippa et Bérénice regardaient le prisonnier,
et se disaient : '' Comment se fait-il que ce petit
homme qui n'a l'air de rien ait déjà soulevé tout
l'Orient, en prêchant une religion invraisemblable
fondée par ce juif Jésus qui fut traité comme un
criminel par le Sanhédrin, et crucifié par le gou-
verneur romain Pilatus. "
Le roi l'invita à prendre la parole, et Paul éten-
dant sa main chargée de fers, dit : " Je m'estime heu-
reux, ô roi Agrippa, de pouvoir aujourd'hui me justi-
fier devant toi de toutes les choses dont les Juifs
m'accusent, parce que tu es au fait de toutes leurs
coutumes et des questions qui existent parmi eux . "
Après ce début, Paul déclare que la vie qu'il a
menée à Jérusalem depuis sa jeunesse est connue
de tous les Juifs ; qu'il appartenait à la secte
la plus exacte de la religion, celle des Pharisiens,
et que son seul crime est de croire à la résurrec-
tion des morts. S'il prêche Jésus de Nazareth,
c'est parce qu'il en a reçu la mission dans une
vision céleste à Damas.
Mais le récit de l'apôtre paraissait incroyable,
et Festus lui dit : " Tu déraisonnes, Paul, ton
grand savoir te fait perdre l'esprit.
— Non, excellent Festus, je ne suis point hors
de sens ; les paroles que je viens de dire sont
paroles de vérité et de raison. "
PAULINA 249
Il en appelle au roi qui connaît mieux que le
gouverneur toute l'histoire des Juifs.
"Le roi est instruit de ces choses, dit-il, et
c'est pourquoi je lui en parle librement. " Et se
tournant vers le roi : " Roi Agrippa, crois-tu
aux prophéties ? Oui, je le sais, tu y crois. "
Sans répondre à cette question. Agrippa dit
en souriant : '^ Tu vas bientôt me persuader de
me faire chrétien. "
" Plaise à Dieu, repartit Paul, que toi-même et
tous ceux qui m'écoutent, vous deveniez tels que
je suis, hormis ces liens. " Et il montra ses chaînes
en souriant aussi.
Le roi se leva. Et il dit à Festus après l'audience :
" S'il n'en avait appelé à César, cet homme eût
pu être relâché. "
Dès le lendemain, Paul fut remis aux mains
du centurion JuUus, chargé de le conduire à
Rome.
250 ■ PAULINA
XXXIII
MIR.\BILES ELATIONES MARIS !
MIRABILIS IN ALTIS DOMINUS !
{Ps. 92)
En ce temps-là, les naufrages étaient fréquents
sur la mer Tyrrhénienne. Les voyages étaient
nombreux, et les navires à voiles et à rames, les
seuls connus alors, étaient trop faibles pour ré-
sister aux tempêtes de la mer.
Deux fois déjà, l'apôtre avait failli périr dans
les flots, et il se demandait s'il ne serait pas exposé
à un troisième naufrage dans la traversée qu'il
allait faire de Césarée à Rome. Le centurion
Julius de la cohorte d'Auguste, chargé de la con-
duite de Paul, le fit embarquer sur un navire
d'Adramytte, qui n'allait pas en Italie, mais qui
dans ses escales à différents ports de la côte d'Asie
rencontrerait probablement quelque vaisseau en
route pour l'Italie. Ces prévisions du centurion
étaient bien fondées, et il trouva à Myre, en Lycie,
un vaisseau d'Alexandrie qui faisait voile pour
NéapoUs. Il s'y embarqua avec son prisonnier.
Les premiers jours de la navigation furent d'un
calme et d'une lenteur qui désespéraient les
mariniers. Parfois pendant la nuit tout s'endor-
mait dans un silence de temple abandonné. La
PAULINA 251
mer était douce comme un parvis d'onyx et nul
souffle de vent n'en ridait la surface Les voiles
alànguies et immobiles pendaient le long des mâts
et les rameurs, assis sur leurs bancs, dormaient
la tête appuyée sur leurs bras croisés au-dessus
des rames immobiles. Sur le pont attiédi, après
le coucher du soleil, les passagers gisaient, sommeil-
lant ou rêvant. Seul, Paul veillait, les yeux fixés
sur les étoiles, qui luisaient comme des clous d'ar-
gent dans l'immense tente violette du ciel.
" Quel beau temple ! " disait-il aux voyageurs
lassés et " qu'il est grand le Dieu qui l'a bâti ! "
Et il leur racontait des épisodes de ses missions,
et des \'illes qu'il avait converties à Jésus-Christ.
De temps en temps, des souffles intérieurs soule-
vaient de grandes vagues douces qui berçaient
le navire comme une mère berce son enfant.
" Mirahiles elationes maris, disait Paul avec
le poète-roi. Mirabilis in altis Dominus ! "
Mais une nuit, un vent \dolent s'éleva du Nord,
et après plusieurs jours de navigation difficile,
ils abordèrent en Crète à un endroit nommé Bons-
Ports. Paul conseilla d'y passer l'hiver ; car la
mauvaise saison était venue et la navigation deve-
nait périlleuse. Il n'y avait guère d'espoir d'arri-
ver en Italie. Mais le maître du na\dre et le
pilote ne furent pas de cet avis, et ils reprirent
la mer.
La tempête se déchaîna bientôt, selon le pro-
252 PAULINA
nostic de Paul, et le bateau fut ballotté, secoué,
emporté dans toutes les directions.
" Le \deil Eole est fâché, disaient les marins, et
il a déchaîné contre nous ses terribles enfants les
Aquilons et les Autans. "
Il fallut abattre les voiles, hâler les rames à
bord et se laisser entraîner à la dérive.
Le centurion, qui lisait VEnéide, s'approcha de
Paul et lui dit : " Nous entrons dans les parages
où les malheureux Troyens furent décimés par
la plus terrible des tempêtes. Virgile en fait une
description très poétique et trop vraie, et je crains
que nous n'en fassions l'expérience. Le poète
nous montre que Neptune s'aperçut trop tard que
son royaume était profondément troublé ; et
quand il intervint pour calmer la mer, une grande
partie des compagnons d'Enée étaient enseveUs
dans les flots.
" Certes, le \'ieux dieu au trident aurait dû être
plus vigilant. Il est vrai qu'à cette saison de
l'année, il est très occupé sur toutes les mers du
monde.
— Je vois, dit Paul, que vous ne croyez plus à
cette fabuleuse divinité de la mer.
— Oh ! non, dit le centurion.
— Le Dieu que je prêche, reprit Paul, est plus
puissant.
— Il faudra nous le montrer si la tempête
augmente.
PAULINA 253
— Je le prierai certainement pour tous," dit
Paul.
Bientôt la tourmente grandit encore, plus rageu-
se et plus profonde. C'était une lutte de souffles
et de vagues, et la mer si belle dans les calmes
ondulations des jours précédents était devenue
un horrible chaos. Un invisible fossoyeur y creu-
sait d'innombrables tombes. Le faible navire,
ballotté sans pitié, obéissait à toutes les forces
contraires de l'ouragan, dans les obscures profon-
deurs de la nuit. Pour alléger le navire, on dut
sacrifier la cargaison, mais ce ne fut pas assez.
On coupa les mâts et les agrès, qu'on jeta à la
mer.
" Voyez, disait Paul aux marins, à quel point
nous sommes les jouets de la nature, et comme elle
aurait bientôt fait de nous anéantir si la main de
Dieu ne nous soutenait pas contre elle. "
IVIais sa parole se perdait dans les mugissements
de l'aquilon. La mer se dérobait sous la faible
carène et la voûte céleste, devenue lugubre, s'a-
baissait conmie un plafond qui s'effondre. Tout
s'effondrait aussi dans les cœurs des passagers ;
pas une étoile à l'horizon, pas une lueur, pas un
reflet ; des éclairs fendaient les nues, si effrayants
qu'on fermait les yeux pour ne pas les voir, et
des roulements de tonnerre jetaient l'épouvante
jusqu'au fond des âmes. Pour empêcher la carène
de s'ouvrir on l'avait encercelée avec des cables.
254 PAULINA
Personne ne parlait plus, la terreur «tait générale.
Sans force ni courage, muets de stupeur, plus
désemparés que le vaisseau lui-même, écrasés
sous la force et la cruauté des éléments, les pas-
sagers gisaient sur le pont comme des machines
brisées.
Il y avait treize jours que la tempête durait,
et la mort paraissait iné\dtable quand le quator-
zième jour commença. Plusieurs passagers qui
croyaient encore à Neptune le suppliaient en vain
de calmer la tempête. Heureusement Paul avait
à son ser^dce une force nouvelle, encore inconnue,
et qui pouvait maîtriser à la fois et les flots de
la mer et les âmes. Au milieu de tous ces mal-
heureux dont la perte était imminente, Paul se
leva soudain et leur dit :
" Ecoutez-moi, et prenez courage. Aucun de
vous ne périra. Cette nuit même, un ange du Dieu
à qui j'appartiens et que je sers m'est apparu et
m'a dit : Dieu t'a donné tous ceux qui na\'iguent
avec toi ; nous allons échouer sur une île, et
nous serons tous sauvés. "
Tous ces désespérés le crurent, et firent tout
ce qu'il leur demanda. Il prit le commandement
du navire. Il dénonça aux officiers le projet que
quelques matelots avaient formé de mettre la
chaloupe à l'eau pour s'enfuir, il la fit jeter à la
mer. Puis, il dit à tous : "Je vous le répète,
aucun de vous ne périra ; mais il ne faut pas vous
PAULINA 255
laisser mourir de faim, il faut manger, " et il
se mit à manger lui-mcme.
Malgré toute l'horreur de la situation, tous
reprirent courage et mangèrent avec l'apôtre.
Quand le jour se leva, une petite île était devant
eux à l'horizon. Emporté par le vent, le navire
alla s'enliser dans un banc de sable, où la vague
commença à le démolir. Il y avait deux cent
soixante-seize passagers à bord. Les uns à la nage,
les autres sur des épaves, tous arrivèrent sains et
saufs au rivage.
L'île se nommait Melita (Malte) et les naufragés
y furent très bien traités par les insulaires.
Ils y passèrent l'hiver.
La mission que Paul allait remplir à Rome, il la
commença donc à Malte. Souvent il allait en com-
pagnie du centurion ou de quelque soldat de sa
suite faire de longues courses dans les montagnes
ou sur les promontoires de l'île, dans les petits vil-
lages de pêcheurs disséminés sur la côte, et comme
le souvenir de Jésus était toujours présent à son
esprit, il en parlait sans cesse. Il racontait le&
merveilles de sa vie, à ces populations païennes, et
il leur apprenait à connaître le vrai Dieu.
Le gouverneur de la ville se nommait Publius
et son père était gravement malade. Paul entra
chez lui, lui imposa les mains et le guérit. Un grand
nombre d'autres malades lui furent alors amenés,
et il guérissait à la fois les corps et les âmes.
256 PAULINA
XXXIV
DE MELITA A ROME
Dès cette époque lointaine, comme dans les
temps modernes, les vaisseaux en bois portaient
à leur avant, sous le beaupré, une sculpture plus
ou moins artistique, représentant un personnage
historique ou religieux, humain ou divin, qui
les désignait et leur conférait un nom. Celui que
le centurion trouva à Mehta portait l'enseigne
de Castor et Pollux, dont les images étaient aussi
gravées sur les monnaies romaines. Il venait
d'Alexandrie et il avait passé l'hiver à MeUta.
Après de courtes escales à Syracuse et à Rhegium,
il \dnt jeter l'ancre dans le port de Putéoli (au-
jourd'hui Puzzuoli, ou PouzoUes). Paul fut
bien étonné d'y trouver des chrétiens, qui, à force
d'instances, le retinrent pendant sept jours avec
ses compagnons de voyage.
Qui avait déjà converti cette population ?
L'histoire n'en raconte rien d'authentique. Mais
selon la tradition, ce serait saint Pierre qui aurait
abordé au même endroit en venant à Rome vers
l'an 42, après qu'il eût échappé à la persécution
d'Hérode- Agrippa.
Que de récits intéressants dût faire à ces pre-
miers chrétiens le grand apôtre des Nations, pen-
PAULIN A 257
dant les sept jours qu'il passa avec eux ! Et
quelle joie ils eurent d'apprendre avec quelle
rapidité se répandait dans le monde civilisé la
connaissance du nouveau culte ! Lorsque Paul
prit congé de ses nouveaux amis, ses prédications
s'étaient propagées dans la grande ville de Néapolis
et le nombre des néophytes avait décuplé.
Le centurion connaissait très bien le chemin à
suivre pour aller de Puzzuoli à Rome, et c'est à
Capua que les voyageurs allèrent rejoindre la
Via Appia. Deux jours après, ils avaient atteint
Terracina à 70 milles de Rome. Le troisième
jour, ils traversèrent les marais Pontins dans un
long bateau plat remorqué par une mule ; et
vers le soir, ils abordèrent au forum d'Appius
formé d'un marché, d'une hôtellerie et de quelques
maisons. Ils y passèrent la nuit.
Une agréable surprise les y attendait. La plu-
part de ceux que Paul avait salués nommément
dans son épître aux Romains étaient venus l'y
rencontrer. Paul les embrassa tous, conmie ses
enfants ; il s'assit avec eux à la table qu'ils
avaient préparée pour le recevoir, et il leur ra-
conta toutes les péripéties de son voyage, et
toutes les merveilles de la propagation évangé-
lique.
Le lendemain matin les voyageurs reprirent
leur route, en suivant toujours la Via Appia.
Le centurion à cheval marchait en tête avec quel-
18
258 PAULINA
ques légionnaires et les autres soldats fermaient
la marche. Quarante milles les séparaient encore
de Rome.
Il faisait une belle journée de la fin de mars, et
sur les bords de la route les ^dolettes s'épanouis-
saient dans l'herbe verte. Tous semblaient heu-
reux, et cheminaient par groupes, causant en
marchant. Les Juifs venus de Rome interrogeaient
tantôt Paul de Tarse, tantôt Luc, ou les légion-
naires, et chacun racontait les péripéties de leur
aventureux voyage.
" Oh ! disaient les légionnaires, nous avons
failli périr bien des fois, et si nous ne sommes
pas tous au fond de la mer, c'est bien parce que
cet homme extraordinaire nous a sauvés. "
Chacun faisait son récit de quelque incident
du voyage. Aux Trois-Tavernes, les voyageurs
firent une nouvelle station ; et ils y trouvèrent
un nouveau groupe de chrétiens, venus de Rome
au devant de Paul. Bientôt, ils entrèrent dans
cette partie de la voie qui est bordée de tombeaux.
Les mommients funéraires, les pyramides de
marbre, les tours, les rotondes et surtout les
inscriptions les arrêtèrent souvent, et ralentirent
leur marche. Non loin des tumuli des Horaces
et des Curiaces, sur les dalles de marbre d'un tom-
beau qui n'avait pas encore vieilli, ils lurent les
noms de deux femmes restées célèbres à Rome,
Terentia, épouse de Cicéron, et Tullia, sa fille.
PAULINA 259
Arrivés au mausolée de Cecilia Metella, ils firent
halte. Paul monta sur le parapet supérieur de
la tour à créneaux, et il eut alors sous les yeux
pour la première fois le magnifique panorama de
la ville des Césars.
"La nature fait de belles choses, dit-il au cen-
turion, mais les hommes aussi en font de très
belles ; " et il se laissa gagner par l'admiration.
" Et pourquoi le génie de l'homme, émanation
de l'idéal divin, ne ferait-il pas des œuvres admi-
rables ? "
Paul regarda longtemps. Que d'édifices majes-
tueux couronnaient les sept collines et formaient
par leur réunion des montagnes d'architecture
grecque et romaine ! Quels portiques ! Quelles
colonnades superposées ! Que de palais, que
d'arcs de triomphe ! Que de théâtres et de ther-
mes ! Paul se faisait nommer les monuments,
les plus élevés qu'il indiquait de la main ; mais
il contempla surtout celui qui dominait tous les
autres et qui était le temple de Jupiter au sonunet
du Capitole. Son dôme de marbre et d'or qui
scintillait aux feux du soleil lui rappela la coupole
du Saint des Saints du temple de Jérusalem.
Tout à coup, Paul inclina la tête sur sa poitrine
et se prit à pleurer.
Luc s'approcha et lui dit : " Paul, pourquoi
pieurez-vous ? "
Paul répondit : " Regarde ce temple splendide
260 PAULINA
qui domine Rome. C'est le polythéisme fait
monument, et l'autre merveille que nous avons
quittée pour toujours peut-être, c'est le judaïsme
pétrifié dans le temple de Jérusalem. Tous deux
paraissent également indestructibles. Et cepen-
dant, de l'un comme de l'autre, il ne restera pas
pierre sur pierre.
" Les derniers jours de Jérusalem approchent,
et tous les crimes qu'elle a commis et qu'elle n'a
pas voulu laver dans les larmes du repentir, elle
les expiera dans le sang et dans le feu. Le jour de
la terrible expiation est presqu'arrivé pour elle.
Or, il en sera de même du temple Capitolin quand
Rome aura, comme Jérusalem, tué Jésus de Naza-
reth dans ses apôtres et dans ses saints. De même
que les soldats de Rome auront rasé Jérusalem,
les barbares du Nord tiendront et détruiront la
Rome païenne !. . . "
Quand Paul sortit du tombeau de Cecilia Metella
les voyageurs reprirent leur marche, et bientôt
ils passèrent devant le tombeau des Scipions et
sous la porte Capena.
— 0 Romains, qui vous abandonniez tout récem-
ment à des joies délirantes, quand vous rece\'iez
dans vos murs le monstre à face humaine que
l'histoire a nommé Caligula ! 0 vous, qui avez
alors immolé plus de cent soixante mille victimes
en actions de grâces pour cet inappréciable pré-
sent des dieux ! 0 Romains, quel accueil allez-
PAULINA 261
VOUS donc faire à cet homme qui vous apporte
la vérité et la liberté ? Est-il donc vrai que vous
allez le loger en prison ?
Quel aurait été votre étonnement quand vous
l'avez rencontré aux portes du grand cirque si
quelqu'un vous avait dit : C'est le plus grand
des citoyens romains qui fait son entrée dans la
capitale du monde civilisé. Humble et pauvre
d'apparence, il y arrive comme le plus vulgaire
des voyageurs, hâlé, fatigué du voyage et de la
mer. Qu'y vient-il faire ? Du commerce ? Le
trafic des produits d'Orient ? Cherche-t-il des
richesses ou des plaisirs ? Oh ! des plaisirs, cette
grande ville en est remplie. Elle est la grande
prostituée vers laquelle accourent toutes les
nations de la terre.
Y a-t-il des relations ? Appartient-il à quel-
que grande famille ? Possède-t-il quelques mil-
Hons de sesterces pour acheter quelque charge
publique, ou arriver à quelque proconsulat, dans
les provinces lointaines de l'immense empire ?
Non, ni les richesses, ni les honneurs, ni les plaisirs
ne l'attirent. Dormez en paix, ambitieux et
courtisans, assoiffés de popularité, et poursuivez
vos rêves de grandeur et de gloire.
Il ne vous fera pas concurrence celui qui entre
à pied, couvert de sueur et de poussière, dans
cette Voie Triomphale, qu'ont parcourue avant
lui, avec toute la pompe et la majesté des dieux.
262 PAULINA
les grands hommes de guerre, les conquérants
et les Césars. Non, rien ne le tente .de ce qui
attire et absorbe toutes vos facultés. Et cepen-
dant, son ambition est plus haute que la vôtre,
car elle domine même votre intelligence. Déjà,
il a parcouru une grande partie du vaste empire
romain, et partout il a laissé des traces de son
passage. Partout, il a fait des conquêtes que vous
ne soupçonnez pas, car ce sont des millions d'âmes
qu'il a conquises à la foi de Jésus-Christ.
Vous ne connaissez en ce monde que les forces
matérielles. Lui connaît la force morale, et il la
possède ; et il la met au service de Jésus de Naza-
reth. Et avec cette force que vous ignorez, il
renversera tout • — autels des dieux et trônes des
Césars, institutions séculaires et décrets du sénat,
puissance militaire, culte des faux dieux, temples
et palais. Tout croulera au souffle de l'esprit
nouveau que cet homme apporte, et tout sera
renouvelé et rajeuni. Ce sera sa Rome, à lui, qui
deviendra la Ville Eternelle. IMais en attendant
que les jours de ce grand triomphe se lèvent sur
le monde, Paul n'est qu'un pauvre prisonnier ;
et c'est au Castrum Prœtorianum que le centurion
le fait conduire.
Il semble tout d'abord que Paul commit une
erreur en faisant cet appel à César ; car il aurait
pu être relâché par Festus, comme l'a déclaré le
roi Agrippa. Mais au contraire, sans qu'il ait
PAULINA 263
songé peut-être à se montrer habile, son appel
avait été un acte de grande habileté. Car s'il
avait été relâché les Juifs auraient sûrement exé-
cuté le complot qu'ils avaient formé de le faire
mourir. En allant devant César non seulement
il échappait à leurs atteintes, mais il allait à
Rome, qu'il se proposait de visiter depuis quelques
années ; et il y était transporté aux frais de l'Etat.
Une fois devant le tribunal de César, Paul
n'avait plus qu'à attendre que ses accusateurs
de Judée et leurs témoins se présentassent à Rome,
pour soutenir leurs accusations. Cette attente
se prolongea deux ans, et dans l'intervalle, Paul
ne fut soumis qu'à une demie captivité. Cette
hberté relative lui permettait de rempUr sa mis-
sion, et d'opérer de nombreuses conversions. Il
eut d'abord des relations avec les Juifs du Ghetto ;
mais il n'oubha pas que sa mission spéciale était
de convertir les Gentils.
Cette œuvre était déjà commencée, et l'Eglise
Romaine était fondée, puisqu'il avait écrit son
épître aux Romains trois ans auparavant, alors
qu'il était encore à Corinthe. En terminant cette
épître, il énumérait les personnes qu'il connais-
sait déjà, et auxquelles il envoyait des saluta-
tions.
Suivant la ligne de conduite qu'il s'était tracée,
Paul commença par faire connaître sa mission
aux Juifs. Dans une réunion convoquée par lui-
264 PAULINA
même il leur déclara qu'il n'avait jamais combattu
ni les Juifs qui étaient ses frères, ni leurs insti-
tutions. Ses frères de Judée l'en avaient accusé,
mais à tort ; sa croyance dans l'avènement ac-
compli du Messie avait été la seule cause de son
arrestation. Les Juifs répondirent sans se com-
promettre, et demandèrent une autre réunion
plus nombreuse.
Cette seconde assemblée eut lieu quelques
jours après. Elle dura tout un jour et fut très
orageuse. Pendant des heures, Paul exposa sa
doctrine, c'est-à-dire la doctrine du Christ. Pen-
dant des heures il discuta très fortement avec
ses nombreux contradicteurs. A la fin, il s'indi-
gna comme son Maître dans ses dernières prédi-
cations au temple de Jérusalem, et il les fiageUa
avec une éloquence véhémente. Il leur appliqua
les reproches du prophète Isaïe : " qu'ils ne
voyaient pas et qu'ils n'entendaient pas, parce
qu'ils ne voulaient ni voir ni entendre " ; et il
leur annonça que le salut qui leur était offert, et
dont ils ne voulaient pas, serait désormais porté
aux Gentils, et reçu et accepté par eux.
Un petit nombre s'attachèrent à lui, mais le
plus grand nombre repoussèrent son enseigne-
ment. Dès lors, Paul se retourna tout à fait vers
les Gentils, suivant la mission qu'il avait reçue.
PAULINA 266
XXXV
CIVIS ROMANUS SUM
Plusieurs fois, dans ses courses à travers le mon-
de, Paul avait dû prononcer ces paroles pour se pro-
téger contre les Juifs. Etrange situation nationale,
Paul, qui était juif, était partout poursuivi, per-
sécuté, menacé de mort par ses compatriotes. Mais
alors il invoquait son titre de citoyen romain, et
ce titre seul faisait trembler ses ennemis.
A Philippes, nous avons ^^l les magistrats s'hu-
milier devant lui, et venir eux-mêmes lui ouvrir
les portes de la prison dès qu'ils apprirent qu'il
était citoyen romain.
A Jérusalem, le tribun Lysias avait donné l'or-
dre de le flageller ; mais il avait révoqué cet ordre,
dès que Paul lui eut dit : Il ne vous est pas per-
mis de flageller un citoyen romain qui n'a été con-
damné par aucun tribunal.
Et maintenant, Paul était dans Rome, la capi-
tale du monde civilisée, la grande \'ille qu'il pou-
vait appeler sa ville, puisqu'il y avait le droit de
cité.
Il n'y était pas renfermé dans les murs d'une pri-
• son, comme à Philippes, et à Jérusalem, et la garde
du soldat prétorien lui laissait assez de hberté pour
y habiter une maison louée par lui-même. Quel
266 PAULINA
fut alors son genre de vie ? A* quelles œuvres con-
sacra-t-il ses journées ! L'histoire, hélas ! n'en
dit presque rien ; et saint Luc se contente d'écrire
les Ugnes suivantes :
" Paul demeura deux ans entiers dans une mai-
son qu'il avait louée. Il recevait tous ceux qui ve-
naient le \dsiter, prêchant le royaume de Dieu, et
enseignant ce qui regarde le Seigneur Jésus-Christ,
en toute hberté et sans empêchement."
Dans quel quartier de la grande \dlle vécut-il ?
Plusieurs écrivains sont d'opinion qu'il aurait ha-
bité une maison au coin des rues qu'on nomme au-
jourd'hui St Barthélémi dei Vaccinari et Stren-
gari, dans le Ghetto. Mais, cela me paraît fort
douteux, les Juifs avaient très mal reçu ses pre-
mières prédications, et Paul leur reprochant sévè-
rement la dureté de leur cœur s'était tourné vers
les Gentils auxquels il était spécialement envoyé.
Il n'y avait donc aucune attraction pour lui dans
le quartier des Juifs, qui était d'ailleurs trop
éloigné du Camp Prétorien, sous la garde duquel
il était placé.
La tradition cathohque à Rome a toujours cru
qu'il habita ce qui est aujourd'hui la crypte de
l'église de Santa Maria in Via Lata (Sainte Marie
du Corso). C'était encore un peu loin du Camp
Prétorien, mais c'était bien au centre de la partie
la plus populeuse de la ville, l'endroit où circulait
la foule, et où Paul pouvait entrer le plus facilement
PAULINA 267
en relation avec les Romains de toutes les classes.
Il me parait donc raisonnable d'accepter cette
tradition. Les chrétiens étaient déjà nombreux à
Rome. Qui donc y avait fondé l'Eglise de Jésus-
Christ ? De nombreux témoignages ont établi la
tradition constante que ce fut Pierre, qui \'int à
Rome, pendant que Paul évangélisait une partie
de l'Asie Mineure.
Mais Pierre s'était dévoué plus spécialement aux
circoncis tandis que Paul était l'apôtre des incir-
concis.
En terminant son Epître aux Romains, Paul
avait dit : Saluez Prisca (ou Priscilla) et Aquila ;
et saluez aussi V Eglise qui est dans leur maison. . .
Saluez ceux de la maison d'Aristobule ; vSaluez
ceux de la maison de Narcisse qui sont dans le Sei-
gneur. . . Saluez Asyncrite etc. etc. et les frères qui
sont avec eux. Saluez Philologue etc. etc. et tous
les saints qui sont avec eux. Toutes les Eglises du
Christ vou^ saluent.
Dans toutes ces salutations Paul désignait évi-
demment autant de groupes chrétiens dont les
maisons contenaient des chapelles, ou étaient éri-
gés en égUses
Et il y en avait d'autres. Il y avait celle de
Clément, dont on a retrouvé l'oratoire sous la
crypte de l'égUse de saint Clément à Rome. Il y
avait la maison du sénateur Pudens, où saint
Pierre résida, célébra les saints mystères, consa-
268 PAULINA
cra lin et Clet, qui furent ses successeurs.
Il y en avait d'autres encore, dont l'histoire ne
nous a pas fait connaître les noms, et qui n'étaient
pas connues du public romain. Car le grand nombre
des chrétiens dans la ^dlle des Césars ne fut connu
qu'au jour où la persécution commença, sous Né-
ron, alors que Tacite annonce qu'il y en avait une
grg^nde multitude, ingens multitudo.
Dès que Paul eut pris son logement dans la via
Lata, il n'est pas douteux qu'il en transforma une
grande partie en église, qu'il y célébra les saints
mystères, et qu'il en fit le lieu principal de ses pré-
dications.
Bien souvent sans doute il alla prêcher aussi
dans l'église érigée par Priscilla et Aquila dans
leur maison du mont Aventin, dont il reste encore
des vestiges ; et dans celle du sénateur Pudens,
qui s'élevait à l'endroit où l'église de Sainte-Puden-
tienne attire aujourd'hui tous les pèlerins de Rome.
C'est là que Pierre avait prêché avant lui, et
opéré de nombreuses conversions. L'édit de Claude
contre les Juifs l'avait contraint à quitter Rome et
à retourner en Orient.
Mais Paul se rappelait les prédictions de Jésus
de Nazareth, et il avait le pressentiment qu'un jour
Pierre se retrouverait à Rome avec lui, et que tous
les deux, ils verseraient leur sang comme leur Maî-
tre, pour cimenter les murs de l'Eglise bâtie sur
Pierre.
PAULINA 269
Le champ d'action qui venait de s'ouvrir devant
lui était immense. Rome était le centre de ce vaste
monde des Gentils qu'il avait la mission d'évan-
géliser. Rome était la grande voie ouverte à toutes
les nations de la terre ; mais il n'oubliait pas les
nomlireiises églises qu'il avait déjà fondées chez
les peuples d'Orient.
Il restait en communications constantes avec
elles, et ne pouvant plus leur parler de ^ive voix
il leur écrivait. C'est de Rome que sont datées ses
admirables lettres aux Ephésiens, aux Philippiens,
aux Hébreux, aux Colossiens, à Philémon, à Tite
de Crète. C'est à Rome qu'il projetait d'aller \dsiter
les Gaules et l'Espagne, dès qu'il aurait recouvré
la liberté.
Sa maison était sans doute très fréquentée, et il
avait auprès de lui pour l'assister dans le saint mi-
nistère Luc, le médecin bien-aimé, auquel il faisait
écrire les Actes des Apôtres. Timothée qui écri\'it
avec lui Vépître aux Philippiens, Tychique, qui
fut le porteur des épîtres aux Ephésiens et aux
Colossiens ; Démas qui l'abandonna plus tard,
Tite qui alla en Dalmatie et en Crête, Cres-
cent, qui fut envoyé en Galatie, et d'autres
encore.
Il avait en outre des relations très utiles dans le
monde, parmi ceux qu'il convertissait à la foi. Sa
lettre aux Philippiens se termine ainsi : Les frères
qui sont avec moi vous saluent. Tous les saints
270 PAULINA
VOUS saluent, et principalement ceux de la maison
de César."
Cette salutation spéciale des chrétiens de la mai-
son de César a son importance. Paul ne les nomme
pas, par prudence, et pour ne pas les exposer aux
délations. Mais il sait bien que les chrétiens d'O-
rient seront heureux d'apprendre que le christia-
nisme a pénétré jusqu'à l'intérieur du palais des
Césars, et s'y développe sous la direction de l'a-
pôtre.
De la via Lata Paul pouvait se rendre au mont
Palatin en quelques minutes de marche ; et non
seulement il y rencontrait des amis dévoués, mais
il y visitait fréquemment les officiers du Prétoire
pour demander qu'on lui fît son procès, et pour les
informer qu'il se tenait toujours à la disposition de
la garde prétorienne, logée au palais même.
Le Camp Prétorien, composé de plusieurs co-
hortes de troupes choisies était situé au nord de
Rome, entre la via Nomentana et les Thermes de
Dioclétien. C'était ce corps de troupes qui nom-
mait généralement les empereurs, et Tune de ces
cohortes formait la garde impériale et habitait le
Palais.
Les visites fréquentes de Paul au Prétoire, et au
camp prétorien, ses relations avec les officiers,
surtout avec ceux de la Garde, logés au Palais, ses
prédications aux nombreux chrétiens dissé-
minés un peu partout, l'avaient fait connaître
PAULINA 271
dans toutes les classes de la société romaine.
On savait qu'il était juif, mais que les Juifs le
persécutaient, ce qui lui assurait la sympathie des
Romains. Car les Juifs étaient considérés comme
des ennemis plus ou moins déguisés de Rome.
On savait qu'il était venu de Jérusalem pour y
subir un procès, en appel devant le tribunal de
César ; mais on savait aussi qu'il n'était accusé
d'aucun crime, et que c'était seulement à cause de
ses opinions religieuses que ses compatriotes le per-
sécutaient.
On le disait savant, éloquent, versé dans les
Lettres hébraïques, grecques et latines ; et l'on
affirmait qu'il avait converti à la reUgion qu'il
professait un grand nombre de villes de la Pa-
lestine, de l'Asie Mineure, de la Macédoine et de
la Grèce.
On racontait enfin qu'il accompUssait des pro-
diges bien plus grands que ceux de Simon le
Magicien, surnommé la Grande Vertu de Dieu . . .
Parmi ceux que Paul convertit dans le palais
impérial le martyrologe mentionne Torpès, grand
officier de l'empereur, et son échanson Evellius.
Comment Sénèque qui connut certainement le
grand apôtre et qui l'entendit sans doute parler de
Jésus-Christ ne fut pas converti ?
Nous ne le savons pas. Mais nous savons très
bien quels sont les obstacles qui empêchent ordi-
nairement la conversion des savants et des hom-
272 PAULINA
mes de lettres. Tantôt c'est l'orgueil, et tantôt
ce sont les amours illégitimes. Et puis, Néron,
l'élève de Sénèque et de Burrhus, ce monstre qu'ils
avaient eux-mêmes formé, ne leur laissa ni la liberté
ni le temps nécessaires pour embrasser la vie chré-
tienne. Burrhus fut empoisonné en 61 par ordre
de l'empereur, et Sénèque s'empoisonna lui-même
sur un ordre semblable. Gallion, son frère, procon-
sul à Corinthe, se perça lui-même de son épée
quand il fut disgracié.
Et pendant que ces hommes disparaissaient
dans l'ombre d'une mort sans gloire, Paul conti-
nuait sa mission dans la calme sénérité d'une foi
inébranlable, et dans la douce satisfaction du de-
voir accompU. Il voyait les âmes venir à lui de tou-
tes les directions et de toutes les contrées, poussées
par l'Esprit, et trouvant dans les œuvres de la foi
chrétienne la paix de la conscience et l'espérance
d'un bonheur sans fin dans un monde meilleur.
Pour lui-même il ne cherchait ni les honneurs,
ni la gloire, et cependant le jour venait où tous ces
grands hommes, qu'il coudoyait sur son chemin si
modeste et si laborieux, seraient oubliés, pendant
que des miUiers de voix chanteraient sa gloire,
dans le monde entier.
PAULINA 273
XXXVI
LE PROCÈS DE SAINT PAUL
Au printemps de l'an 63, il y avait près de deux
ans que saint Paul était soumis à la détention
plus ou moins gênante d'un prévenu, suivant la
loi romaine. Comme on l'a vu, il jouissait d'une
liberté plus ou moins large ; mais il ne pouvait
pas sortir de Rome, et cela nuisait à son prestige
d'être sous le coup d'accusations dont le public
ignorait la nature.
Plusieurs fois, il avait demandé au préteur
qu'on lui fit son procès ; mais l'affaire référée
à un conseil de Justice était toujours ajournée, à
la demande même des accusateurs de Jérusalem,
qui, satisfaits d'être débarrassés de l'apôtre, ne
demandaient pas mieux que de prolonger la litis-
pendance.
Elle aurait pu durer longtemps encore, si un
autre procès d'un personnage éminent n'était
pas venu se joindre au sien d'une façon qui lui
parut pro\'identielle.
Un jour, il \dt entrer dans sa maison le procon-
sul de Chypre, Sergius Paulus, l'un de ses pre-
miers disciples, et son ami le plus dévoué. Ils se
jetèrent dans les bras l'un de l'autre, et s'embras-
sèrent avec effusion.
19
274 PAULINA
'' O Sergius Paulus, quelle est ma joie de vous
revoir ! Mais qu'est-ce qui vous amène à Rome ?
— A peu près les mêmes raisons qui vous y
ont amené vous-même.
— Vous êtes dénoncé et accusé par les Juifs ?
— Oui, et je viens me défendre.
"Vous vous souvenez de votre mission dans
l'île de Chypre, et comment vous m'avez converti
à la foi chrétienne. Non seulement je n'en ai
jamais fait un secret, mais j'ai affirmé publique-
ment ma foi, et je l'ai même prêchée dans des
assemblées publiques.
"Les Juifs cj'priotes m'ont alors dénoncé à Rome,
et m'ont accusé d'appartenir à une secte ennemie
de l'espèce humaine, fondée par un nommé Jésus,
et propagée par ses disciples dont le plus dange-
reux est Paul de Tarse.
— Ah ! Seigneur Proconsul, c'est bien cela.
Et le vrai coupable, c'est moi.
— Pendant quelques années, les accusations
portées contre moi ne sont pas sorties du domaine
des controverses rehgieuses, et les autorités judi-
ciaires de Rome n'en ont pas été émues. De sim-
ples lettres écrites au préteur et au Sénat par
moi-même ont suffi à me disculper.
"Mais alors les prêtres juifs, auxquels des mem-
bres du Sanhédrin de Jérusalem sont venus se
joindre, ont eu recours aux grands moyens qu'ils
ont employés contre Jésus lui-même et contre
PAULINA 275
tous ses disciples. Ils m'ont accusé de haute tra-
hison. Je suis un ennemi de Rome !
— Ah ! oui, c'est là le grand moyen. C'est
avec ce mensonge qu'ils ont effrayé Pilatus et
qu'ils ont triomphé de ses résistances. Et c'est
la même accusation qu'ils ont portée contre moi
dans toutes mes missions pour m'aliéner les auto-
rités romaines — qui m'ont généralement rendu
meilleure justice. Mais, dites-moi, Chryséis et
Paulina sont-elles avec vous ?
— Oui.
— Et sont-elles restées fidèles ?
— Elles sont fermes dans la foi.
— Dieu soit béni ! Et votre procès sera-t-il
bientôt fait ?
— Je l'espère. Le Préteur m'a promis de faire
prompte justice, et mon ami Pline, qui s'est
chargé de me défendre, va presser la procédure.
— Vous êtes bien heureux. Il y a près de deux
ans que je suis en instance auprès du Préteur,
sans pouvoir réussir à me faire entendre.
— Aucun avocat ne s'occupe de votre affaire ?
— Oh ! non. Qui voulez-vous qui s'intéresse
à moi ?
— Mais, mon cher Paul, c'est moi qui vais
m'intéresser à votre cause, et c'est Phne qui va
la défendre. Nos causes sont identiques. Pline
les fera fixer au même jour. Les mêmes témoins
pourront être entendus, et le même jugement
276
PAULINA
devra être rendu dans l'une et dans l'autre.
— Cher ami, c'est Dieu qui vous envoie à mon
secours. "
Sergius Paulus avait des relations nombreuses
et puissantes dans Rome, et surtout dans le Sénat.
Pline, surnommé l'Ancien, n'avait alors que
quanrante-un ans, et pratiquait encore au barreau.
C'est plus tard qu'il entreprit d'écrire l'Histoire
de Rome. Il était l'ami du proconsul de Chypre,
et il lui accorda volontiers l'appui de ses connais-
sances légales et de son éloquente parole.
Les deux causes furent fixées au même jour,
et consolidées, comme on dirait aujourd'hui, dans
le langage de la procédure.
Ce fut au huitième jour des (dies fasti) que le
procès eut lieu dans la basilique Julia.
Cet édifice, bâti par Jules César, qui lui avait
donné son nom, occupait l'emplacement des
Anciennes Tavernes, Veterœ t]abernœ, sur le côté
du forum touchant au mont palatin. C'était
une splendide basilique dont le portique à double
rangée de colonnes bordait la Voie sacrée. Un es-
calier de marbre composé de sept marches y
conduisait.
A l'intérieur, une vaste salle d'audience, en-
tourée de deux galeries superposées, soutenues
par des piUers de marbre, se terminait au fond de
la nef principale par une estrade, ou tribune élevée,
où siégeaient les préteurs et les sénateurs qui
PAULINA 277
formaient le tribunal. Six colonnes corinthiennes
et une balustrade séparaient les magistrats du
public, et sur le coin droit du podium se dressait
la statue de la Justice.
On faisait chaque année une liste nombreuse
des personnes qualifiées à exercer la judicature,
et le Préteur tirait au sort les juges chargés d'en-
tendre les différentes causes inscrites au rôle.
On les choisissait parmi les sénateurs, les che-
valiers, les tribuns du Trésor, et les centurions.
Leur nombre variait mais était régulièrement
impair.
L'accusé avait droit de récuser un certain
nombre de juges, comme il peut dans notre pro-
cédure criminelle récuser les jurés.
Le tribunal, une fois composé, les juges étaient
assermentés devant le Préteur, qui ne jugeait pas
lui-même, mais qui recueillait les scrutins après
la preuve et les plaidoiries entendues, et qui pro-
nonçait le verdict de la majorité.
Le Conseil (consihum), formé pour juger le
proconsul de Chypre et Paul, était composé de
quatorze sénateurs et de sept chevaliers.
Les annales judiciaires de cette époque rap-
portent de fréquents scandales, non seulement
des subornations de témoins, mais des corruptions
de juges. Il n'y eut rien de semblable dans ce
procès de Sergius Paulus et de Paul.
La grande réputation de Pline et son autorité
278 PAULINA
-assurèrent la conduite régulière de la cause, et
l'empêchèrent de dégénérer en controverse reli-
gieuse.
La persécution des chrétiens qui allait devenir
si terrible quelques années plus tard n'était pas
encore commencée à cette époque du règne de
Néron, et il ne suffisait pas qu'un homme s'avouât
chrétien pour mériter la mort.
Les accusateurs juifs de Jérusalem essayèrent
donc en vain de convaincre le tribunal que la
nouvelle religion qu'on nommait chrétienne était
nécessairement ennemie de Rome. Ils savaient
très bien que ni Sergius Paulus, ni Paul, n'hési-
teraient à confesser leur foi, et qu'ils seraient
dès lors condamnés, si le tribunal en venait à
croire que les chrétiens étaient des rebelles.
Mais Pline voyait très bien le jeu des Juifs, et
il n'était pas seulement un habile avocat. Il
avait l'esprit large, et l'amour de la liberté, dans
toutes les questions de religion. Il savait combien
de divinités de la Grèce et même de l'Egypte
avaient leurs temples ouverts dans Rome.
Quelle que fût donc la nouvelle religion de
Sergius Paulus, peu lui importait, et peu impor-
tait à la patrie romaine pourvu que Sergius fût
un loyal et fidèle sujet romain.
De leur côté, les Juifs pensèrent qu'en identi-
fiant le plus possible la cause de Sergius Paulus
avec celle de Paul ils réussiraient à soulever
PAULINA 279
contre le proconsul tous les griefs qu'ils invoquaient
contre l'apôtre des Gentils. Est-ce que Paul
n'était pas un séditieux, un agitateur, qui trou-
blait la paix publique ? Est-ce qu'il n'avait pas
été dénoncé comme tel par ses compatriotes, tra-
duit devant les tribunaux, emprisonné, flagellé
et même lapidé, dans toutes les villes qu'il avait
prétendu convertir à sa religion ?
Et Sergius Paulus, n'était-il pas l'un de ses
premiers néophytes, et l'un des chefs de cette
secte turbulente et factieuse qui menaçait la
tranquillité romaine ?
La question ainsi posée, il parut aux juges que
le meilleur témoignage à entendre dans cette
cause était celui de Paul lui-même, parce que
personne n'était mieux renseigné que lui sur les
commencements de cette religion nouvelle qui
se répandait dans le monde, et dont il était un
des chefs.
L'interrogatoire dura longtemps, et les accu-
sateurs juifs obtinrent facilement de la bouche
de Paul le récit des troubles, des agitations popu-
laires, et des émeutes, qui avaient eu lieu à la
suite de ses prédications à Jérusalem et ailleurs.
Mais Paul démontra non moins facilement qu'il
n'avait jamais été l'auteur mais la victime de
ces émeutes.
— Je n'ai prêché ma reUgion qu'à ceux qui ont
bien voulu m' entendre, et je n'ai gêné la hberté
280 PAULINA
de personne. Tout homme est libre de ne pas
croire à ma parole ; mais c'est pour m'enlever
la liberté de parole que les Juifs ont agité le peu-
ple, et m'ont mis en prison, sans forme de
procès, et sans avoir la sanction des autorités
romaines.
" Oui, j'ai été plusieurs fois emprisonné, fla-
gellé, et lapidé. A Lystres, on m'a laissé pour
mort sous un monceau de pierres !
" Et cependant, je suis citoyen romain, fils de
citoyen romain ; et je n'ai jamais commis la
moindre offense contre les lois ou les autorités
de Rome. Voilà le respect qu'ont mes accusateurs
juifs pour le titre de citoyen romain! Les enne-
mis de Rome, ce sont eux.
— Le judex quœstionis : Mais vous-même,
n'êtes-vous pas Juif ?
— Oui, mais je suis en même temps un loyal
sujet de Rome ; et la soumission aux autorités
romaines est une des doctrines que je prêche à
mes disciples, et que mes disciples prêchent à
tous nos co-religionnaires.
" Ceux qui nous accusent, et qui nous pour-
suivent ne peuvent pas en dire autant. Ils sont
pour la plupart impatients du joug de Rome.
Ils prétendent s'en affranchir, et le jour vient où
les légions romaines auront à lutter contre eux.
Mais ce n'est pas dans les rangs de ces rebelles
que vous trouverez les chrétiens.
PAULINA 281
— Pline : Quel est donc votre crime à leurs
yeux ?
— Je vais vous le dire : Ils savent très bien
que je ne suis pas un ennemi de César, et que je
ne méprise pas les lois romaines. La loi qui les
inquiète, et qu'ils prétendent défendre contre
moi c'est la Loi de Moïse, qu'ils ne comprennent
pas ou qu'ils comprennent mal.
" La Loi de Moïse était fondée sur la promesse
d'un Messie, ou d'un Rédempteur. Or, cette
promesse est accomplie. Le Messie est venu,
mais ils n'ont pas voulu le reconnaître, et ils en
attendent un autre.
" Non seulement ils ne l'ont pas reconnu ;
mais ils l'ont fait mourir sur une croix.
— Le judex quœstionis : Comment s'appe-
lait-il ?
— Il se nommait Jésus de Nazareth.
— Mais sa mort a dû mettre fin à toute pré-
tention de sa part d'être le Messie ? Et je pré-
sume que personne ne croit plus à sa Messianité
depuis qu'il est mort.
— C'est é\ddemment ce qui serait arrivé s'il
n'était pas ressuscité. Mais ce qui prouve vrai-
ment sa Messianité et sa divinité, c'est qu'il
avait prédit sa résurrection, et qu'il est vraiment
ressuscité.
— Quelles preuves en avez-vous personnelle-
ment ? L'avez-vous connu vivant ? L'avez-vous
282 PAULINA
TU mort ? Et l'avez-vous revu après sa résur-
rection ?
— Je ne l'ai pas connu avant sa mort. Je ne
l'ai pas vu mourir sur la croix. Mais un grand
nombre de témoins qui l'avaient vu mourir, l'ont
revu ressuscité, et ont assisté à son ascension au
<îiel.
— Et vous avez cru sans hésiter à leur témoi-
gnage ?
— Oh ! non. J'ai été tout d'abord au nombre
de ceux qui ont refusé de croire, et qui sont au-
jourd'hui mes persécuteurs. J'ai moi-même persé-
cuté avec eux ceux qui croyaient. Mais, un jour
que je m'en allais de Jérusalem à Damas chargé
par le Sanhédrin de faire arrêter et emprisonner
tous ceux qui appartenaient à la croyance nou-
velle, je fus soudainement renversé sur le chemin
par une force mystérieuse, qui me rendit aveugle.
En même temps, j'entendis une voix qui me parut
venir du ciel, et qui me dit : '' Saul, Saul (c'est le
nom que je portais alors) pourquoi me persé-
cutes-tu ? — Qui êtes- vous, répondis- je à cette
voix. — Je suis Jésus de Nazareth que tu persé-
cutes, me dit-elle. "
" Depuis lors, la même voix m'a parlé bien
des fois ; et c'est de Jésus lui-même que j'ai
reçu tous les enseignements qu'il a donnés à ses
disciples pendant qu'il vivait avec eux.
" C'est de lui également que j'ai reçu la mission
PAULINA 283
de prêcher son Evangile dans le monde entier, et
spécialement parmi les nations que les Juifs appel-
lent les Gentils.
" Et c'est là mon crime aux yeux des Juifs
de répandre partout la croyance que ce Jésus,
qu'ils ont crucifié, est ressuscité des morts, et
vivant à jamais.
— Le judex quœstionis : Je comprends très
bien qu'ils ne vous croient pas ; car ce que vous
racontez est difficile à croire ; mais ce n'est pas
une raison pour vous maltraiter. Ils devraient
se contenter de sourire et de vous laisser dire.
" J'imagine qu'ils sont peu nombreux ceux qui
ajoutent foi à votre histoire étrange ?
— Si je pouvais vous dire le nombre de ceux
qui croient à mon Dieu crucifié et ressuscité, vous
seriez bien étonné. Ils se comptent par miUiers
dans toutes les villes que nous avons évangélisées,
en Asie Mineure, en Macédoine, et en Grèce.
— C'est bien extraordinaire. Et tous ces dis-
ciples de votre Dieu crucifié restent soumis aux
lois et aux autorités de Rome ?
— Parfaitement. "
L'interrogatoire de Paul était fini ; mais la
poursuite fit entendre d'autres témoins, pour
étabUr que les chrétiens étaient des ennemis de
Rome. Pline leur demanda des faits, et des noms.
Ils ne purent en fournir aucun. Au contraire, ils
furent obhgés de reconnaître que les chrétiens
284 PAULTNA
qu'ils connaissaient étaient les plus honnêtes
gens du monde, et que les fonctionnaires publics
qui étaient devenus chrétiens étaient les plus
fidèles serviteurs de l'Etat.
L'avocat des Juifs accusateurs, tous pharisiens,
prétendit que la foi chrétienne de sa nature même
était ennemie de la religion romaine et que les
chrétiens étaient ainsi formés dans l'inimitié de
Rome. Demandez-leur, dit-il à Phne, de sacrifier
à Jupiter, dans son temple du Capitole, symbole
de la puissance romaine, et vous verrez quelle
résistance ils vous opposeront. . .
Mais Pline lui répondit :
■ — Et vous, qui appartenez à la Loi de Moïse,
que feriez-vous si l'on vous commandait de sacri-
fier à Jupiter ? L'avocat juif ne trouva rien à
répondre. Et Pline continua :
" A Rome, la religion est fibre, et doit l'être.
Un grand nombre de dieux, et même la déesse
Isis ont leurs temples ouverts parmi nous, et
les adorateurs d'Isis ne sont pas réputés pour
cela de mauvais citoyens, ni des ennemis de Rome.
" Sénateurs et chevafiers, vous n'avez pas à
juger les croyances religieuses de mes clients,
mais leur conduite et leurs actions comme
citoyens. Et si vous désirez savoir ce que Paul,
qui est un chef chrétien, enseigne à ses disciples
sur leurs devoirs envers l'Etat, écoutez ce qu'il
écrivait aux Romains pendant qu'il était à Co-
PAULINA 285
rinthe, il y a cinq ans : " Que tout {Rom., xiii, 1)
" homme soit soumis aux autorités supérieures ;
*' car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de
" Dieu, et celles qui existent ont été instituées
" par lui. C'est pourquoi celui qui résiste à l'auto-
" rite résiste à l'ordre que Dieu a établi. . . "
Après cette éloquente plaidoirie de Pline, le
Préteur distribua aux juges les bulletins qui con-
tenaient les marques de leurs suffrages. Ils se
retirèrent alors dans la chambre du Conseil ;
le Préteur recueillit leurs suffrages, et prononça
le jugement.
Il était selon la formule d'acquittement, " non
videtur fecisse ", et couvrait les deux accusés, le
proconsul et l'apôtre.
286 PATJLINA
XXXVII
INSTAURARE OMNIA IN CHRISTO
Dès qu'il fut acquitté, Paul poursui\^t avec
plus d'activité, et plus librement, son œuvre apos-
tolique. .
Tout restaurer, tout renouveler dans le Christ,
voilà quel était son programme à Rome. Dans
cette viUe immense, qui avait bâti des temples à
toutes les divinités des nations, il prêchait le Dieu
unique et vrai, encore inconnu du monde civihsé.
Dans cet Olympe terrestre où les grands hom-
mes se faisaient dieux, il annonçait le vrai Dieu
qui s'était fait homme.
Où régnaient la corruption des mœurs, la soif
des plaisirs et l'esclavage, il voulait étabUr la
pureté de la vie, la tempérance, la charité et les
autres vertus chrétiennes qui donneraient au
peuple la liberté et le bonheur.
Prêchait-il seulement dans les églises parti-
cuhères, dans les assemblées que les néophytes
réunissaient dans leurs maisons ? Certainement
non, puisque saint Luc termine les Actes des
Apôtres en disant qu'il prêchait en toute hberté,
et sans empêchement. Dans les premières années
de son règne, Néron ne persécutait pas encore
les chrétiens.
PAULINA 287
Paul devait donc prêcher l'Evangile partout
où il rencontrait une foule disposée à l'entendre,
sur le forum, au champ de Mars, au Camp Pré-
torien, dans les Thermes, peut-être.
Au forum, n'y avait-il pas les Rostres, la tri-
bune aux harangues, où les honmies politiques,.
les philosophes, les accusateurs publics trouvaient
tous les jours, à certaines heures, un auditoire
curieux d'apprendre ce qui se passait en ItaUe et
dans les provinces, et a\'ide de connaître les doc-
trines nouvelles qui venaient d'Athènes, d'Alexan-
drie ou de Jérusalem.
Il est donc vraisemblable que Paul ait souvent
adressé la parole au peuple du forum, à cette
tribune aux harangues où tant de fois avant lui
avaient parlé Cicéron, Hortensius, Caton l'ancien,,
Brutus, Messala, et tant d'autres.
Les sujets de conférence ne manquaient pas,.
et les questions rehgieuses éveillaient toujours-
quelque intérêt dans les foules, malgré la déca-
dence des mœurs. On sait qu'une simple profa-
nation des mystères de la Bonne Déesse par le
fameux Clodius avait failH causer une révolution
dans Rome quelques années auparavant.
Les méditations religieuses de Cicéron sur les
grands mystères de la vie future, les Tusculanes,
le Songe de Sdpion, VHortensius, et ses traités
De naivra Deorum et De Consolatione, étaient très
lus et devaient attirer des auditeurs à saint Paul.
288 PAULINA
On se souvient du discours de l'apôtre devant
l'Aréopage d'Athènes et du parti qu'il avait su
tirer de Vautel dédié au Dieu inconnu. Il ne fut
sans doute pas moins habile à Rome, et je présume
qu'en s'adressant au peuple du forum il sut tirer
parti de leurs croyances religieuses, de leurs autels
et de leurs temples.
Sans doute, il n'oublia pas d'attirer leur atten-
tion sur un certain autel que l'empereur Auguste
avait érigé dans le temple de Jupiter, au sommet
du Capitole, avec cette inscription : " Hœc est
ara Primogeniti Dei ; c'est ici l'autel du premier-
né de Dieu ".
Quel était ce Premier-né de Dieu que l'empereur
avait voulu honorer ? Lui-même n'en savait
rien. C'était l'oracle de Delphes qui le lui avait
annoncé, comme successeur et comme maître
du monde.
Mais ce que l'empereur Auguste ignorait, Paul
le savait ; et c'était ce futur maître du monde
qu'il venait annoncer aux Romains. Il était né
d'une vierge, en Judée, sous le règne d'Auguste,
et il avait pour père Dieu lui-même.
Paul connaissait son histoire sur terre, et il
racontait aux Romains sa vie, sa mort, sa résur-
rection. " Ce n'est pas une légende, leur disait
Paul, ni une fable antique comme celles de vos
divinités ; c'est une histoire vraie, toute récente,
dont les nombreux témoins \'ivent encore ; un
PAULINA 289
grand nombre vivent ici même à Rome, et ils
vous diront comment ils ont cru à la divinité de
ce Dieu nouveau. "
Et Paul leur racontait sa propre histoire ;
et il invoquait le témoignage de Luc et des autres
disciples, et des Juifs récemment venus de la
Judée et convertis à la foi chrétienne.
Mais la parole du grand apôtre était confirmée
bien souvent par d'autres témoignages plus élo-
quents, je veux dire par les nombreux miracles
qu'il faisait.
Parfois il évoquait les souvenirs du grand siècle
qui venait de finir, et des grands hommes qui
l'avaient illustré. Comme il avait cité un poète
grec devant l'Aréopage d'Athènes, il invoquait
devant les Romains l'autorité de leur plus grand
poète, Virgile, et de leur plus grand orateur Cicé-
ron. Il tirait de leurs ouvrages des évocations
de la Sybille de Cumes annonçant " une race
nouvelle descendant des deux, un enfant extraor-
dinaire, Fils des Dieux, noble rejeton de Jupiter
qui allait bientôt gouverner le monde. . . " Et il
leur disait : ''Ce futur maître du monde, que
votre Mrgile n'a pas connu, je viens vous le faire
connaître.
" On a cru qu'il viendrait de la Judée, et l'on
ne s'est pas trompé. C'est là qu'il est né, c'est
là qu'il est mort, c'est là qu'il est ressuscité, c'est
là qu'il a fondé son royaume, et c'est de là que
20
290 PAULTNA
son règne va s'étendre dans le monde entier,
" Mais ne croyez pas, Romains, que son règne
soit une menace pour la puissance romaine. Ce
n'est pas un royaume temporel que notre Dieu,
le Dieu des chrétiens, est venu établir sur la terre.
C'est une souveraineté toute spirituelle exerçant
son empire sur les âmes, et non sur les royaumes
de la terre.
" Ne confondez pas les chrétiens avec les Juifs
de Jérusalem qui sont révoltés contre Rome.
Ceux-ci sont les ennemis des chrétiens, comme
ils sont les ennemis des Romains. Ce sont eux
qui n'ont pas voulu reconnaître notre Dieu Jésus,
et qui l'ont fait mourir sur une croix. Mais il a
prouvé qu'il était Dieu en ressuscitant des morts,
et en remontant au ciel, d'où il était descendu,
comme l'annonçait Virgile : " Nova progenies cœ-
lo demittitur alto. "
Paul n'était pas seul à propager partout la
parole évangéhque. Il avait de nombreux dis-
ciples qui enseignaient avec lui la vérité chré-
tienne, et, comme son maître Jésus, il avait de
saintes femmes qui l'accompagnaient un peu
partout et qui collaboraient largement aux œuvres
apostohques.
PAULINA 291
XXXVIII
SAINT PAUL ET LA FEMME
Quand, aux jours de la création, Dieu a pro-
noncé cette parole : " Il n'est pas bon que l'hom-
me soit seul, " il a posé une grande loi de l'huma-
nité qui ne concerne pas seulement la multipli-
cation de l'espèce humaine, mais qui exprime
aussi la nécessité de l'assistance féminine dans
toutes les œuvres de l'homme.
Quelle que soit la mission que l'homme ait à
remplir, et quelles que soient les œuvres qu'il
entreprenne, il est bien rare qu'il puisse se passer
de l'aide de la femme.
Il semble bien toutefois qu'une exception s'im-
pose, quand il s'agit de la mission du prêtre, qui
doit avoir avec la femme le moins de relations
possible, puisqu'il a embrassé le célibat et fait
vœu de chasteté. Mais il ne faut pas oublier
cependant qu'il est le confesseur obligé et le
directeur spirituel de la femme — ce qui étabUt
entre eux des relations du caractère le plus intime.
Les hommes du monde se scandaUsent aisé-
ment de cette intimité parce qu'ils n'en compren-
nent pas bien le caractère. Ils le comprendraient
mieux s'ils étudiaient davantage l'hagiograpliie,
et surtout l'histoire des saintes amitiés qui ont
292 PAULINA
existé entre les grands saints et les grandes saintes.
C'est une étude des plus intéressantes et des plus
vastes à faire. A chaque page, on y constate ces
deux faits : l'apostolat évangélique confié à l'hom-
me, et la participation plus ou moins large de la
femme dans cet apostolat.
Le Nouveau Testament nous en fournit les
premiers exemples, et, partout dans sa mission
publique, Jésus-Christ est accompagné de plu-
sieurs saintes femmes. Les apôtres ont suivi
l'exemple du Maître, et les femmes ont contribué
largement aux œuvres apostoliques de la primitive
Eglise.
Un grand nombre sont louées dans les épîtres
de saint Paul. Ce fut l'une de ces femmes, nom-
mée Phœbé, qui porta de Corinthe à Rome la
célèbre épître aux Romains, et voici dans quels
termes il parle d'elle en terminant sa lettre :
" Je vous recommande Phœbé, notre sœur,
qui est diaconesse de l'Eglise de Cenchrée, afin
que vous la receviez en notre Seigneur d'une
manière digne des saints, et que vous l'assistiez
dans toutes les choses où elle pourrait avoir be-
soin de vous ; car elle aussi a donné aide à plu-
sieurs et à moi-même. "
L'EgUse de Cenchrée était une des fondations
de saint Paul à Corinthe, et Phœbé en était l'une
des diaconesses ; c'est dire qu'elle s'occupait
du soin des pauvres et des malades, et de
PAULINA 293
rinstruction des catéchumènes de son sexe.
Après elle, l'apôtre des Gentils salue ses vieux
amis Prisca et Aquila, qu'il appelle ses collabora-
teurs en Jésus-Christ, et qui pour sauver sa vie
ont mis leur cou sous la hache. L'amitié la plus
tendre et la plus forte unissait évidemment l'apô-
tre à ce couple d'élite, et les deux époux étaient
inséparables. Dans l'histoire, ils semblent ne
former qu'un seul personnage, et toujours agir
ensemble.
Prisca, qu'on nomme aussi Priscilla, partageait
la foi, les sentiments, et le zèle apostolique de
son époux, et peut-être lui était-elle supérieure
par l'intelligence.
Les trois amis fabriquèrent des tentes ensem-
ble, à Corinthe et à Ephèse, et dans cette dernière
ville, ainsi qu'à Rome, la maison des époux servait
d'éghse aux chrétiens d'alors.
Dans quelle ville, et à quelle occasion ont-ils
sauvé la vie de l'apôtre partout persécuté ? Paul
ne le dit pas, probablement parce qu'en exposant
leur propre vie ils n'avaient accompli qu'un acte
de dévouement habituel.
Quelle joie ce dût être pour les trois amis de se
retrouver ensemble à Rome et d'y souffrir le
martyre vers le même temps !
L'épître aux Romains nomme aussi Perside,
et Paul l'appelle la bien-aimée. Quelle femme a
pu mériter ce titre sous la plume de saint Paul ?
294 PAULINA
Et qu'avait-elle fait pour gagner pareille amitié
d'un si grand homme ? La nature du sentiment
qui les unissait est révélé par ces mots de l'apô-
tre : " elle a beaucoup travaillé dans le Seigneur ! "
C'est le travail commun dans le Seigneur qui
unissait ces deux cœurs. Tous deux étaient apô-
tres, chacun selon ses facultés. Ces saintes amitiés
que le monde ignore sont en réalité plus tendres
et plus durables que les amours humains.
Et que d'autres femmes ont mérité l'amitié
du saint apôtre dans ses missions lointaines !
A Philippes, c'est une marchande de pourpre,
de Tyatire ; saint Luc la nomme Lydie. Elle
écoute la prédication de Paul, et le Seigneur lui
ouvre le cœur. Elle ouvre alors sa maison à l'apô-
tre, et ses instances le forcent à accepter l'hospi-
tahté. O Lydie ! L'amitié de Paul orne ta tête
d'une auréole plus brillante que la pourpre que
tu vendais dans les bazars de Tyatire !
A Lystres, c'est Eunice, la mère de son cher
Timothée, et Loïs, son aïeule qui ont pris place
dans le cœur du sensible apôtre. Coimnent ne les
aimerait-il pas ces femmes qui lui ont donné
Timothée ?
Elles n'avaient rien de plus cher au monde que
cet enfant qui était la chair de leur chair, et qui
possédait toutes les perfections. Et cependant
«lies n'hésitèrent pas à s'en séparer, et à le confier
à Paul dont elles connaissaient la vie errante et
PAULINA 295
pleine de sacrifices. Quelle affection de Paul pou-
vait payer cet inappréciable présent ?
Aussi n'est-on pas étonné de voir avec quelle
tendresse l'apôtre affectionnait son disciple. En
lui, sans doute, il aimait aussi Eunice et Lois !
Le même attachement les liait ensemble, et lors-
que Paul dans sa deuxième épître à Timothée fait
l'éloge de sa foi, il lui dit: " cette foi habita d'abord
dans ton aïeule Lois et dans ta mère Eunice. "
— Que ferez-vous de mon fils bien-aimé ? disait
la mère de Timothée (Eunice) à Paul.
— C'est le Christ qui disposera de son sort,
selon la vocation qu'il lui a donnée. Votre Timo-
thée a les yeux tournés vers le ciel, comme les
enfants nés au bord de la mer ont les yeux tournés
vers les voiles qui franchissent l'océan, et qui
ressemblent à des ailes tendues vers les célestes
horizons. "
Comme on le voit, saint Paul attirait à lui les
femmes chrétiennes pour en faire les zélatrices
de son ministère et de ses œuvres. Mais il n'aurait
pas encouragé le féminisme de nos jours.
Dans sa première épître à Timothée il dit :
*' Je ne permets pas à la femme d'enseigner, ni
de prendre de l'autorité sur l'homme ; elle doit
se tenir dans le silence. Car Adam a été formé le
premier, Eve ensuite ; et ce n'est pas Adam qui a
été séduit, c'est la femme qui ayant été séduite
tomba dans la transgression. "
296 PAULIN A
" Néanmoins, la femnie sera sauvée en devenant
mère, si elle persévère dans la foi, dans la cha-
rité, et dans la sainteté unies à la modestie. "
La grande mission et les grandes douleurs de
la maternité voilà ce qui sauve la femme. De-
venir mère, voilà son rôle et son admirable tra-
vail ; et c'est pourquoi l'apôtre ajoute en parlant
des veuves encore jeunes :
" Etant oisives, elles apprennent à aller de
maison en maison ; et non seulement elles sont
oisives, mais encore causeuses et intrigantes,
parlant de choses dont on ne doit point parler.
Je veux donc que les jeunes veuves se marient,
qu'elles aient des enfants, et qu'elles gouvernent
leur maison. . . "
Dans une autre page de la même épître il re-
commande tout spécialement la modestie aux
femmes :
" Je veux que les femmes soient vêtues d'une
manière décente, avec pudeur et modestie ;
qu'elles se parent non de tresses, de bijoux, de
perles ou d'habits somptueux, mais de bonnes
œuvres comme il con\dent à des femmes qui font
profession de servir Dieu. "
PAULTNA 297
XXXIX
L'ESCLAVAGE
ET LA LETTRE A PHILEMON
Les relations de saint Paul avec les Eglises
qu'il avait établies en Orient étaient très étendues ;
et il comptait dans tous les pays qu'il avait suc-
cessivement habités de nobles et fidèles amitiés.
Les salutations et les messages affectueux qui
terminent la plupart de ses épîtres, nous font
connaître les noms d'un grand nombre de ces
amis. Il n'est pas douteux qu'il correspondait
avec eux aussi souvent qu'il le pouvait. Malheu-
reusement ces lettres privées ont été perdues.
Une seule, sa lettre à Philémon, a été conservée,
et elle est si belle qu'elle nous fait bien regretter
celles qu'il a dû écrire aux amis et amies qui vi-
vaient loin de lui, et qui lui gardaient l'attache-
ment le plus constant et le plus dévoué.
J'ai souvent éprouvé ce regret en lisant les
lettres de Cicéron, celles de Pline le Jeune, et
surtout celles de saint Jérôme, parce que je me
disais : Celles de saint Paul nous intéresseraient
bien davantage.
Il y a une lettre de Pline à son amiSabinien
qu'il est curieux de comparer à l'épître que Paul
écrivit à son ami Philémon. Toutes les deux tou-
298 PAULIN A
chent à la même question, celle de l'esclavage.
Pour le païen, l'esclave était une chose et non
un homme. Pour les Rabbins, il était l'objet
d'un tel mépris qu'il n'était pas permis de lui
enseigner la Loi de Moïse. Pline jugeait mieux
que les païens ordinaires ; mais combien la lettre
de Paul est supérieure à la sienne et cormne elle
montre bien la beauté du christianisme ! En deman-
dant à son ami Sabinien de pardonner à son
affranchi la faute qu'il a commise, Pline ne soulève
pas d'ailleurs la question de principe. Il invoque
seulement le repentir et les larmes de l'affranchi,
et recommande au maître la modération.
La lettre de Paul a bien plus d'élévation dans
les idées, et plus de tendresse- dans les sentiments.
L'apôtre avait alors auprès de lui son bien-aimé
Timothée, et c'est à lui que Paul dicta sa lettre.
Toutes les classes des Gentils venaient à l'apô-
tre, les grands et les petits, les savants et les igno-
rants, les maîtres et les esclaves. Bien souvent,
c'était par les esclaves qu'il arrivait aux maîtres.
Souvent donc, Paul se trouva en face de ce
grand problème social de l'époque, l'esclavage.
Comment ? Par quels moyens l'Eglise nouvelle
rémédierait-elle à ce grand mal ?
Les théoriciens sociaUstes d'aujourd'hui auraient
trouvé la question bien simple et bien facile à
régler. Ils auraient dit aux esclaves : " Vous
êtes le nombre, et conséquemment la force. La
PAULINA 299
nature vous a faits libres, et conséquerriment
vous avez le droit pour vous. Réclamez le bien
qui vous appartient, la liberté, et si on vous la
refuse prenez-la de force. S'il faut pour cela tuer
vos maîtres, tuez-les. "
Sans doute, cette grande émancipation opérée
soudainement par la violence bouleverserait pro-
fondément le monde, et ferait couler des fleuves
de sang ; mais qu'importe ? Il n'y a pas de
prix trop grand pour la liberté !
Paul se rendait très bien compte de cette situa-
tion. Mais c'était une révolution pacifique que
le Christ était venu prêcher aux hommes, et il
leur avait dit : " Vous êtes tous frères ! "
Sans doute, l'esclavage et la fraternité seront
en antagonisme, ou incompatibles. Mais peu à
peu l'une modifiera et corrigera l'autre. L'amour
fraternel infusera un sang nouveau dans le corps
social. Les maîtres finiront par devenir des pères,
et les esclaves sentiront grandir en eux les Uens
d'une filiation nouvelle.
Voilà comment Paul comprenait que la grande
révolution sociale s'accompUrait sans violence,
sans autre sang à répandre que celui de Jésus,
qui avait sufii pour racheter le monde. Mais
en attendant que cette institution de l'esclavage
tomba d'elle-même par la pratique de la charité
chrétienne, il fallait en combattre les abus dans
l'enseignement de l'Evangile.
300 PAULINA
Et c'est ainsi que Paul disait : " IVIaîtres,
ayez de l'affection pour vos esclaves : ne les
traitez pas avec menaces, sachant que vous
avez les uns et les autres un maître souverain
dans les cieux, qui n'a aucun égard à la condition
des personnes.
"Esclaves, obéissez à vos maîtres... Servez
de bon gré, comme asservis au Seigneur et non
pas aux hommes. "
Il dut sembler alors à l'immense peuple des
esclaves que la religion nouvelle n'apportait
guère de soulagement à leur triste situation. A
ces maîtres cruels qui les martyrisaient, il fallait
encore obéir ? Et la hberté qui leur semblait
le plus grand des biens, ce Jésus dont Paul leur
parlait, ne l'avait donc pas apportée à la terre ? . . .
Et cependant il avait dit : "Vous connaîtrez la
vérité, et la vérité vous fera hbres. "
Oui, il avait promis la liberté par ces paroles.
Mais il avait en même temps déclaré que c'était
la vérité qui les ferait hbres, c'est-à-dire que la
vérité engendrerait la hberté. Donc ce n'était
pas la violence, ce n'était pas le glaive qui leur
donnerait la hberté, mais la vérité.
Quand la vérité régnera, eUe étabhra le règne
de la charité. Quand l'esclave cessera de maudire
son maître, quand il se soumettra sans révolte à
la loi du travail, qui est la loi universelle pesant
sur le maître comme sur le serviteur, et quand la
PAULINA 301
vérité chrétienne aura enseigné au maître qu'il
doit être juste et bon pour son esclave, qui est
enfant de Dieu comme lui, et conséquemment
son frère, et son égal devant Dieu, la vraie liberté
régnera.
Mais ce qui complète et qui éclaire davantage
la doctrine de Paul sur cette grave question de
l'esclavage, c'est l'application qu'il eut l'occasion
d'en faire lui-même.
Lors de son séjour à Colosses, il avait connu
et converti à la foi chrétienne un homme riche et
puissant de cette ville nommé Philémon, et qui
lui avait rendu bien des services. Il était ainsi
devenu son ami très cher.
Or, Philémon possédait des esclaves, et l'un
d'eux, nommé Onésime, l'avait volé, et s'était
enfui. C'était cet esclave que Paul avait retrouvé
à Rome, perdu dans les bas-fonds de la capitale,
et après l'avoir converti, il se l'était attaché.
Onésmie était pour lui un serviteur précieux, plein
de zèle et de dévouement pour son nouveau maître,
auquel il eût volontiers consacré sa \de. Mais,
suivant les lois du pays, Onésime appartenait
à Philémon, et quoique ces lois fussent contraires
au droit naturel, Paul pouvait-il n'en tenir aucun
compte, surtout quand Onésime avait gravement
péché contre son maître et mérité un châtiment ?
Le problème était épineux. La solution que
trouva Paul est admirablement exposée dans
302 PAULINA
l'épître qu'il écrivit de Rome à Philémon en Im
renvoyant Onésime pour lequel il réclame cepen-
dant le pardon et la liberté.
Le grand apôtre commence par lui rappeler
son amitié ; puis il loue sa charité et sa foi ; et,
venant au véritable objet de sa lettre qui est
l'affranchissement d' Onésime, il lui écrit :
" Bien que j'eusse tout droit dans le Christ de f or-
donner ce qui est de ton devoir, j'aime mieux, au
nom de la charité, t'en supplier, moi, Paul, \'ieux
et, en plus, maintenant prisonnier du Christ."
Suivez bien les paroles du grand docteur et
apôtre ; chacune d'elles est à retenir et à méditer.
Il affirme son droit d'ordonner, mais il préfère
supplier. Et cette supplication est touchante,
pathétique, irrésistible. C'est en pleiu-ant que
Philémon dut la lire.
Lisez-la vous-même, mon cher lecteur, et
admirez :
" Je te prie donc pour mon fils que j'ai engendré'
dans les fers, pour Onésime qui, au temps passé,
ne t'a guère été utile, mais qui maintenant peut
l'être à toi et à moi. Je te le renvoie, cet objet
de ma tendresse. J'avais pensé d'abord à le garder
près de moi pour qu'il me servît à ta place dans
les chaînes de l'Evangile ; mais je n'ai rien voulu
faire sans ton a\às, afin que la bonne œuvre que je
te propose n'ait rien de contraint, et \'ienne de
ton plein gré.
PAULINA 303
" Peut-être Onésime n'a-t-il été séparé de toi
pour un temps qu'afin que tu le recouvres pour
toujours, non plus comme un esclave, mais comme
un frère bien-aimé. Il est cela pour moi ; com-
bien plus doit-il l'être pour toi, et selon la chair
et selon le Seigneur. Si donc tu me tiens comme
étroitement uni à toi, reçois-le comme moi-même.
Et s'il t'a fait quelque tort, ou s'il te doit quelque
chose, passe cela sur mon compte. "
On pourrait penser qu'il y a dans cette dernière
phrase une simple promesse de reconnaissance,
une obligation morale. Mais non, Paul entend
bien s'obliger légalement et devenir le débiteur
de Philémon. Car, à ce moment, il ôte la plume à
Timothée, et il écrit lui-même :
" Moi, Paul — je l'écris de ma propre main —
je ie paierai, sans te rappeler tout ce que de ton.
côté tu me dois. "
Alors, Timothée reprend la plume et il ajoute,,
sous la dictée de l'apôtre : k
" Oui, frère, puissé-je recevoir cette joie dans
le Seigneur ! Réjouis mes entrailles dans le Christ.
Je t'écris ceci plein de confiance en ta soumission ;
je sais que tu feras plus encore que je ne dis. En.
même temps, prépare-moi un logement, car j'es-
père vous être rendu, grâce à vos prières.
" Epaphras, mon compagnon de captivité dans
le Christ Jésus, Marc, Aristarque, Démas, Luc,
mes collaborateurs te saluent. Que la grâce de
304 PAULTNA
Notre-Seigneur Jésus-Christ soit avec ton esprit ! "
Quelle leçon et quel exemple les prêtres de
l'Eglise trouveront dans cette épître, et dans les
faits qu'elle rappelle, quand ils voudront remédier
à un mal quelconque par la conciliation !
La force et la rigueur sont rarement des moyens
de faire triompher le droit et la justice.
XL
LES MISSIONS D'OCCIDENT
L'apôtre des Nations crut alors que le temps
était venu pour lui d'accomplir le dessein qu'il
avait formé dès son premier séjour à Corinthe
de poursuivre ses missions apostoliques jusqu'en
Espagne. L'Espagne était alors considérée comme
l'extrémité occidentale du monde, et c'était le
rêve gigantesque de saint Paul de porter l'Evan-
gile jusqu'aux colonnes d'Hercule.
Il prit avec lui Torquatus, Aquila, Trophime
d'Ephèse, et Sergius Paulus. L'ancien proconsul
de Chypre habitait alors le mont Aventin.
Là s'était formé un groupe de chrétiens parmi
lesquels se trouvait une grande dame romaine,
appelée Pomponia Graecina. C'est à cette dame
que Sergius recommanda tout spécialement sa
femme et sa fiUe.
PAULINA 305
Priscilla et Aquila habitaient le même endroit
et une partie de leur résidence avait été érigée en
église.
Tous les Chrétiens formaient pour ainsi dire
une seule famille unie par la même croyance en
Jésus-Christ.
Avant le départ pour l'Espagne, Sergius Paulus
fut ordonné prêtre ; Chryséis et lui ayant fait
vœu de vivre désormais dans la continence, comme
frère et sœur.
Les cinq missionnaires prirent passage à bord
d'un petit vaisseau phénicien qui descendit le
Tibre jusqu'à la mer, et qui les transporta, après
une navigation plus ou moins mouvementée, jus-
qu'au port de Marseille.
Cette ville était déjà en grande partie chrétienne.
C'était Lazare et ses sœurs Marthe et IVIarie qui
avaient converti cette population à la religion
du Christ. On l'appelait alors Massalia et Lazare '
en était le premier évêque.
Paul et se compagnons furent les hôtes du
ressuscité de Béthanie, l'ancien ami du Sauveur,
et Paul y prêcha la foi nouvelle.
De Marseille, les missionnaires se rendirent en
barque jusqu'aux bouches du Rhône, et ils remon-
tèrent le cours de ce beau fleuve jusqu'à Arlésium.
C'était déjà une ville ancienne, très importante
par son commerce, ses chantiers de construction
et sa population qui dépassait cent mille âmes.
21
306 PAULINA
Jules César y avait fait construire douze galères
à trois rangs de rames pour conquérir Marseille
qui s'était rangée du côté de Pompée. C'étaient
les grands vaisseaux de guerre de ce temps-là.
Arlésium prit le nom de Julia tant que César
en fut le maître ; mais elle reprit plus tard son
nom primitif. Au moj^en âge elle fut la capitale
du petit royaume d'Arles.
C'était une belle ville romaine possédant un
amphithéâtre, le plus vaste de la Gaule, un théâtre,
un cirque orné d'un obélisque, un forum et une
vaste nécropole nommée les Champs Elysées.
Arles possédait aussi des aqueducs, et des remparts
construits par les Romains.
De tous ces monuments, il ne reste plus que des
ruines très imposantes et très belles, qui attirent
encore aujourd'hui les touristes du monde entier,
dans la vieille \'ille française.
Nos trois missionnaires y firent un séjour de
plusieurs semaines et leur prédication y fut telle-
ment fructueuse que Paul y fonda une éghse
dont Trophime fut le premier évêque.
Aujourd'hui encore, après dix-neuf siècles, le
souvenir de saint Trophime y est resté vivant, et
la cathédrale qui porte son nom est une des églises
les plus remarquables de France. Son grand portail
est un vrai chef-d'œuvre de l'art chrétien au
XIP siècle, et la figure de saint Trophime y appa-
raît sculptée dans la pierre.
PAULINA 307
A côté de l'église s'ouvre le cloître de Saint-
Trophime qui est une merveille d'architecture
et de sculpture.
A partir d' Arlésium, Paul et Sèrgius traversèrent
toute la Gaule méridionale jusqu'à Narbonne.
Là encore, ils jetèrent la semence évangélique
qui y germa miraculeusement. Le nombre des
chrétiens s'accrût tellement que Paul y établit
une nouvelle église dont Sergius Paulus prit la
direction comme évoque.
C'est après cela que Paul pénétra jusqu'en Espa-
gne par le littoral. Dans tous les centres qu'il
traversa, il fit entendre sa prédication aux popu-
lations étonnées et ravies. Enfin, il poursuivit
sa course apostolique jusqu'à Saragosse où de
nombreiLx chrétiens l'attendaient. Car dans cette
ville était venu avant lui Jacques, surnommé le
majeur, fils de Zébédée et frère de Jean l'Evan-
géliste.
Selon la tradition que les Espagnols regardent
comme de l'histoire, Jacques, y serait arrivé en
l'an 38, et il y aurait fondé une église chrétiemie.
En l'an 42, il retourna à Jérusalem où il fut arrêté
et mis à mort par Hérode Agrippa. Quelques
disciples qu'il avait amenés d'Espagne avec lui
y rapportèrent son corps dont les restes sont en-
coie en grande vénération à Compostelle.
On comprend à quel point Paul fut intéressé
par les souvenirs du grand apôtre ; et il passa
308 PAULINA
quelques mois à Saragosse, édifiant, consolant et
confirmant les Espagnols chrétiens dans leur foi.
Son rêve apostolique était achevé. Sans doute,
l'horizon s'élargissait encore devant lui, mais le
champ d'action était trop vaste pour un seul
homme.
D'ailleurs, les égUses d'Orient le rappelaient,
et il sentait qu'elles avaient vraiment grand
besoin de le revoir, elles qui avaient été les pre-
mières aimées.
Il se décida donc à revenir sur ses pas. Il repassa
par Narbonne où il y re\'it son cher ami Sergius
Paulus.
La séparation fut douloureuse. Jamais deux
cœurs ne s'étaient sentis si bien faits l'un pour
l'autre. Jamais deux intelligences plus élevées
et plus nobles ne s'étaient rencontrées sur le che-
min lumineux de la vérité éternelle.
C'est en pleurant qu'ils se dirent adieu, Sergius
recommanda sa femme et sa fille à son ami Aquila.
Paul promit qu'il ne les laisserait pas orpheUnes,
et qu'il leur ouvrirait les portes du ciel où ils se re-
trouveraient tous un jour.
Le séjour de Paul à Rome dura quelques mois
qui furent consacrés à consolider les égUses chré-
tiennes ; et il partit alors pour l'Orient en passant
par la Crète.
PAULINA 309
XLI
DE CÉLIUS A L'AVENTIN .
AGRIPPA ET PAULINA
Grâce à la persistante influence de Pallas,
Félix eut bientôt fait de se débarrasser de ses
accusateurs devant le prétoire de Rome.
Tigellinus en était le Préfet, et non-seulement il
avait souvent besoin des services de Pallas, mais il
n'était pas insensible aux charmes de Drusille.
Après quelques procédures qui ne furent adop-
tées que pour la forme, les Juifs de Césarée \drent
bientôt leurs accusations renvoyées, et Félix
rétabli en faveur avec Drusille auprès de la Cour
impériale.
Les pillages auxquels il s'était livré dans la
Samarie et la Galilée, pendant son administration,
comme faisaient presque tous les gouverneurs de
pro\ince, lui avaient permis de se bâtir une
somptueuse \àlla sur le mont Célius.
C'était une des collines les plus pittoresques
de Rome, alors très peuplée par les familles opu-
lentes et aristocratiques. Elle est aujourd'hui
presque solitaire avec des caveaux antiques pleins
de souvenirs ; et la magnifique villa Mattei
occupe aujourd'hui l'emplacement de la superbe
résidence des Féhx.
310 PAULIN A
Une vallée profonde séparait le Célius de l'Aven-
tin ; et l'antique enceinte du roi Ser\dus Tullius
coupait cette vallée à angle droit. La Porta Ca-
pena, basse et massive, traversait ce vieux mur
qui rappelait les souvenirs de la Rome des rois.
Le grand cirque {circus Maximus) déployait
son arène entre les deux collines.
Pour Agrippa, ce qui faisait le charme du Célius,
c'était le voisinage de l'Aventin, où.Paulina et
sa mère habitaient la demeure sénatoriale de la
Gens Sergia. C'était un vrai palais, dont la terrasse
au bord de l'escarpement dominait le Tibre, qui
roulait ses flots profonds au pied du mont. Hélas !
les jours venaient où le fleuve déjà si célèbre serait
bientôt rougi par le sang des martyrs. Aujourd'hui
s'élèvent en cet endroit les églises de Sainte-Sabine
et de Saint- Alexis que tous les touristes vont voir.
Au côté opposé de la montagne s'élevait l'habi-
tation plus modeste du couple admirable qui prit
une si grande part dans les œuvres apostoliques
de saint Paul, Priscilla et Aquila. Elle était flan-
quée d'un temple de Diane abandonné, que les
chrétiens acquirent plus tard, et dont ils firent
une église dédiée à la Sainte Vierge.
En attendant, une partie de la maison des
pieux époux était transformée en chapelle, où
saint Paul et saint Pierre venaient souvent prê-
cher.
Aujourd'hui encore une vieille égUse, dédiée à
PAULIN A 311
sainte Priscilla ou Prisca, occupe remplacement
de la maison des inséparables amis de l'apôtre
des Nations. Dans la crypte, assure-t-on, Pierre
baptisa les deux néophytes au temps de Claude ;
et Ton y montre une sorte de bénitier, creusé
dans un grand chapiteau de pierre, et qui servait
de fonds baptismaux.
Le Célius était ombragé de chênes, et ses villas
étaient baignées de soleil. Agrippa s'y plaisait
beaucoup. Mais il voyait briller sur l'Aventin
un astre qui l'éblouissait : c'était Paulina.
Il cherchait volontiers toutes les occasions d'y
rencontrer l'objet de son admiration. Tantôt on
les voyait assis ensernble sur la terrasse, où ils
causaient et discutaient, en regardant les bateaux
qui descendaient le Tibre vers le port d'Ostie.
Tantôt ils faisaient de longues promenades sur la
Via Appia en partant de la Porta Capena, et la
vue des tombeaux faisait naître entre eux d'inté-
ressantes controverses rehgieuses.
Mais il y avait deux sujets qui revenaient sans
cesse dans leurs conversations : c'étaient l'amour
d' Agrippa pour la belle Pauhna, et ses projets
d'accession au trône de Jérusalem.
" Mon pauvre ami, lui disait Pauhna, ne savez-
vous pas que l'ambition humaine et l'amour sont
toujours accompagnés d'un cortège de mallieurs ?
— Non, Pauhna, pas toujours. Je ne veux pas
croire que toutes les couronnes aient leurs épines
312 PAULIN A
et que tous les amours aient leurs tragédies. II
n'y a que votre Jésus, si son histoire est vraie, qui
ait refusé la couronne de Judée et auquel on ait
donné une couronne d'épines. Moi j'ambitionne
la première mais je ne demande pas la seconde.
— C'est celle que Jésus ambitionnait. Il a
repoussé la première, et il s'est soumis au terrible
supplice de la seconde. On lui a enfoncé les épines
dans la tête à coups de bâtons, on a couvert ses
épaules d'un vieux manteau de pourpre, on lui a
mis dans la main un roseau en guise de sceptre,
et on l'a salué " roi des Juifs ! "
" Sa flagellation et sa crucifixion ont été des
tourments très douloureux. Mais on affirme que
son couronnement a été le plus cruel de tous ses
supplices. Et mon père m'a dit souvent : c'est
une leçon qu'il a voulu donner aux rois, parce que
toutes les couronnes ont leurs épines.
— Epineuse ou non, je veux la couronne de
Judée, Paulina. J'en prendrai seul les épines, et
les pierres précieuses seront pour vous. Votre
amour me consolera d'ailleurs de tous les maux
que peut apporter la royauté.
— Mais l'amour lui-même a ses chagrins et
ses désespoirs.
— Je n'en aurai jamais avec toi, Paulina.
— On ne peut jamais prévoir d'où les malheurs
viennent. Mais où en êtes-vous avec vos croyances
reUgieuses ?
PAULINA 313
— Hélas ! je ne le sais guère. Quand je t'écoute
parler de ton Jésus, j'en viens à penser que c'est
l'invraisemblable qui est la vérité, et que c'est
le vraisemblable qui est le mensonge.
" Ma mère, qui ne croit à rien, a peur que je
ne devienne chrétien. Elle fait tous ses efforts
pour me retenir dans le judaïsme, et même pour
m'engager dans la persécution des chrétiens qui
s'annonce, et qui sera terrible, si Néron en prend
la direction.
" Jusqu'ici, c'est un Benard élégant, et plein
de gentillesse. Il est fin, aimable et caressant.
Mais on sent en lui le félin, et l'on verra bientôt
que c'est un tigre.
" O Pauhna ! je me demande quelquefois s'il
ne viendra pas un jour où ta foi t'apportera la
mort. Mais je te défendrai, va ! Et je te sauverai !
Quand même tu voudrais mourir pour ton Dieu,
je t'en empêcherai.
— Et si tu ne peux pas me sauver ?
— Alors je mourrai avec toi. Si ta foi t'apporte
la mort, ta mort m'apportera la foi. Oui, moi-même
alors, je crierai aux bourreaux : Je suis chrétien !
Et je briserai les statues des dieux et celles de
l'empereur !
— Cher Agrippa !
— Depuis quelque temps, ma mère me supplie
de partir pour Jérusalem.
" C'est là, dit-elle, que tu pourras le mieux
314 PAULIN A
travailler à te rendre populaire parmi les Juifs,
<et préparer ton accession au trône.
" Je sais bien qu'elle veut en même temps
m'éloigner de toi, Paulina. Mais, au . fond, elle
a raison de croire que ma présence à Jérusalem
€st nécessaire pour y défendre à la fois les intérêts
de Rome et les miens.
" Me faire aimer des Juifs, et apaiser à la fois
leurs querelles intestines et leurs mécontentements
contre les Romains, voilà ce qu'il me faudrait
faire, et c'est un travail qui demande du temps,
des peines et . . . de l'argent.
" J'ai promis à ma mère de partir, et elle me
fait accompagner par Simon le Magicien.
" Car mon père et ma mère croient à la magie ;
€t ils ont toujours attribué à la puissance de Simon
leur mariage et la nomination de mon père au
gouvernement de la Judée. Ils ont donc pleine
confiance en son pouvoir occulte, et ils espèrent
que le célèbre magicien assurera le succès de ma
mission.
— Ainsi donc, vous allez partir ?
— Il le faut. Mais, de loin, je veillerai sur toi.
Tant que durera mon absence, il y aura quelqu'un
dont la puissance te gardera. Je vais te placer
sous la protection spéciale du préfet de Rome.
r " Et là-bas, je préparerai le trône qui nous
attend !
— Rêve impossible !
PAULINA 315
XLII
AU TEMPLE DE VESTA
Un matin, Agrippa et Paulina descendirent
de l'Aventin, et rentrèrent en ville par la porte
Capena. Ils s'approchèrent du Tibre, et ils vinrent
s'asseoir sur les gradins de marbre d'un petit
temple circulaire dont le fleuve baignait l'élégant
portique.
C'était le temple de Vesta. Sa belle colonnade
grecque à chapiteaux variés, ornés de rosettes,
était inondée de soleil.
" Qu'il est beau ce petit temple ! dit Paulina.
— Oui, répondit Agrippa. Il est blanc comme
une vestale ; et ses vingt colonnes éclatantes de
blancheur représentent bien la chasteté des prê-
tresses de Vesta.
— Quand j'étais païenne, je venais souvent
le visiter. Pour moi, il ne représentait pas seule-
ment la chasteté, mais la \drginité, et j'admirais
beaucoup ces Vestales qui entretiennent avec
tant de soin le feu sacré, qui ne doit jamais s'étein-
dre sur l'autel de la déesse. Quand il s'éteint, elles
ne doivent le rallmner qu'au moyen des rayons
du soleil répercutés par un miroir.
— Que représente ce feu ?
— Il représente l'amour absolument pur, l'amour
316 PAULIN A
vierge auquel les Vestales sont vouées. Il repré-
sente surtout l'amour divin. Si la vestale n'entre-
tient pas le feu sacré, elle doit être fouettée, mais
si elle \'iole sa virginité elle est enterrée 'vivante.
— Vous n'avez pas cette institution, que vous
admirez dans votre nouvelle religion ?
— Nous avons beaucoup mieux. La vestale
romaine ne le devient pas librement, par un acte
spontané de sa volonté, à l'âge où la jeune fille
a l'intelligence et l'instruction nécessaires pour
faire son choix entre le mariage et le célibat.
" Elle est choisie par le Grand Pontife, en vertu
de la loi Papia, avec dix-neuf autres, entre l'âge
de six à dix ans. Et de ces vingt jeunes vierges,
une seule est désignée par le tirage au sort pour
être prêtresse vestale.
" Elle devient ainsi forcément dévouée à Vesta,
dès avant l'âge de dix ans, et obligée de rester
vierge jusqu'à l'âge de trente ans. Alors elle rede-
vient Ubre, et peut rentrer dans le monde et se
marier.
— C'est très curieux.
— Comme vous voyez, ce n'est pas un acte
libre, de vertu ou de religion, c'est un sort très
dur qui lui est imposé par la loi sous les peines
les plus sévères.
" La -vderge chrétienne, fait au contraire le
sacrifice volontaire des plaisirs, et des faveurs que
le monde lui offre. Elle renonce à l'amour humain
PAULINA 317
et au mariage. Elle fait pour toute sa vie le vœu
de virginité, et n'a pas d'autre époux que Jésus-
Christ. Elle se consacre entièrement aux œuvres
de charité et d'abnégation, soignant les malades
et les infirmes, \-isitant et assistant les pauvres,
recueillant les orphelins, instruisant les enfants,
et donnant à tous l'exemple de la chasteté et de
toutes les vertus. "
Agrippa regardait couler le Tibre et ne disait
rien.
PauUna semblait caresser de son beau regard
profond les blanches colonnes du petit temple.
Agrippa fut le premier à reprendre la parole :
" Je commence à comprendre le mystère de
vos sentiments. Vous n'êtes pas encore l'épouse
de Jésus de Nazareth ; mais vous êtes déjà sa
fiancée. C'est lui qui est mon rival. C'est contre
lui que je vais avoir à lutter.
*' Chose étrange, ô ma chère Paulina ! Ce sont
deux rois des Juifs qui se disputent votre main :
celui d'hier et celui de demain. Mais celui d'hier
est mort, ma chère amie, et ce qui est mort ne
revivra pas. Il est le passé, et je suis l'avenir.
Vous ne pourrez garder de lui que son souvenir.
Et moi je vous offre le présent et le futur. Ce sont
des réahtés vivantes que je vous donnerai : l'a-
mour et le dévoûment de toute une \'ie, et un
trône doré pour vous asseoir. L'avenir et le triom-
phe sont à moi ! "
318 PAULIN A
Paulina allait répondre. Mais Agrippa lui mit
la main sur la bouche, et ajouta : " Regardez le
fleuve qui passe devant nous ; est-ce qu'il n'a
jamais remonté vers sa source ? — Non, ce qui
est passé ne revient pas. Ce qui est mort ne ressus-
cite pas.
— Vous êtes donc Sadducéen ?
— Oui.
— J'ai été bien près d'embrasser cette doctrine.
Mais, il y a plusieurs années, à Corinthe, j'ai
entendu notre grand prédicateur, Paul de Tarse,
prêcher la résurrection des morts, et j'y crois
fermement depuis lors.
— C'est le même homme, je présume, qui vous
a inspiré l'amour de la ^drginité ?
— Oui, mais il ne m'a jamais sollicitée d'en
faire le vœu, et il m'a laissée Ubre.
— Gardez cette précieuse liberté, Paulina.
Vous m'avez dit, un jour, que la chasteté n'est
pas incompatible avec le mariage, non plus que
l'amour de votre Jésus. Cela me rapproche de sa
reUgion. . .
" Adieu, ou plutôt, au revoir. Dans dix jours,
je serai à Jérusalem. "
PAULINA 319
XLIII
DERNIÈRES COURSES EN ORIENT
ET RETOUR A ROME
Les dernières missions de Paul en Orient furent
rapides, mais fructueuses.
En Crète, il y avait bien des abus à corriger,,
et il fallait surtout y organiser plus régulièrement
l'Église chrétienne. L'apôtre y mit tous ses soins.
Les Cretois avaient été les premiers convertis
à la foi par des disciples venus de la côte d'Asie et
de Jérusalem. Mais c'était un peuple qui avait
de graves défauts, et l'ivraie s'y était bientôt
mêlée à la bonne semence.
Paul, appelé par d'autres chrétientés, ne put
faire qu'un séjour très court en Crète, et il y laissa
Tite avec les instructions nécessaires pour remé-
dier au mal. C'était l'homme Je mieux qualifié
qu'il pût trouver pour la tâche difficile qu'il
lui confia.
L'apôtre parcourut ensuite la côte d'Asie, et
visita les nombreuses églises qu'il y avait étabhes.
A Antioche, il fut heureux de retrouver son
ancien ami Onkelos, devenu un disciple de Jésus-
Christ.
La mort de sa femme avait rompu les Hens qui
l'avaient longtemps retenue dans le judaïsme, et
320 PAULINA
Barnabe l'avait converti. Il était même entré
dans le sacerdoce et il prêchait avec beaucoup de
succès contre les judaïsants. Paul causa longtemps
avec lui, et Onkelos lui dit : '^ O mon grand ami,
je n'ai pas oublié ma \'isite à la montagne d'Horeb,
et quand vous m'avez dit que vous aviez reçu la
mission d'évangéliser le monde, j'ai bien cru que
vous étiez devenu fou. Mais cette mission vous
l'avez remplie, et c'est ce miracle qui m'a converti.
Paul fit une nouvelle station à Ephèse, où il
eut la joie d'embrasser son cher Timothée qui
gouvernait sagement cette importante chrétienté.
Il retourna en Macédoine en passant par Troas,
puis à Corinthe.
Il y avait longtemps qu'il rêvait d'étendre ses
missions jusque dans l'Epire. Mais il en avait été
empêché. Le temps lui parut venu de réahser son
rêve, et il se rendit de Corinthe à Nicopolis, capitale
de ce pays. Il écrivit à Tite de venir l'y rejoindre
dès qu'il trouverait un remplaçant en Crète.
Nicopolis était devenue une grande et belle
ville, depuis la célèbre bataille d'Actium, par suite
des largesses dont l'empereur Auguste et Hérode-
le-Grand l'avaient comblée.
Paul y passa l'hiver, et il alla prêcher jusqu'en
Illyrie et peut-être en Dalmatie.
Au printemps de l'an 67, il revint à Corinthe,
où il trouva Pierre ; et tous deux se mirent en
route pour Rome.
PAULINA 321
A Brindisi, Paul fit une rencontre tout à fait
inattendue. C'était le jeune Agrippa qui s'em-
barquait pour l'Asie Mineure à la tête d'une
cohorte romaine.
Agrippa vint à lui et lui dit : " Je m'en vais
rejoindre l'armée de Titus. Jérusalem est en ré-
volte et nous allons la soumettre. Après la vic-
toire, ce sera le temps pour moi de me faire attri-
buer par Rome le petit royaume de Judée. Et
quand je reviendrai, je pourrai poser la couronne
de Jérusalem sur la tête de ma belle Paulina.
J'espère que vous ne mettrez pas d'obstacle
à mes projets ?
— Je n'ai aucune influence dans la conduite
des affaires politiques de ce monde, et je n'y prends
guère d'intérêt. Je m'occupe uniquement du
salut des âmes. Ma mission est bien différente de
la vôtre. Mais j 'aspire comme vous à une couronne,
celle du martyre, et je m'attends à la recevoir
bientôt de César.
— Je ne comprends pas que vous puissiez parler
ainsi, mais si la persécution menaçait Paulina,
j'espère que vous prendrez les moyens de la sau-
ver.
— Je sauverai certainement son âme, " répliqua
Paul en lui disant adieu.
Les deux apôtres se rendirent de Brindisi à
Rome par la voie Appia.
La vie des chrétiens à Rome était bien changée
22
322 PAULINA
depuis leur départ. Néron, qui n'avait pas encore
trente ans, était devenu un cruel persécuteur.
Après avoir incendié une grande partie de Rome,
il avait accusé les chrétiens de ce crime et décrété
leur persécution générale.
Le monde \dt alors en présence et en lutte, l'hom-
me qui incarnait les ^-ieilles croyances du paga-
nisme, et celui que la nouvelle religion étabUe
par le Christ venait de produire. L'un formé à
l'image des dieux qui avaient commis tous les
crimes, et l'autre à la ressemblance du Dieu unique,
modèle de toutes les vertus. — L'un revêtu de tous
les pouvoirs et maître de l'univers, l'autre dépourvu
de tout ce qui constitue la force et la puissance.
Lutte invraisemblable dont l'issue ne sem-
blait pas douteuse.
Sans doute, Pierre était aux côtés de Paul, mais
ce n'était qu'une impuissante victime de plus.
Et quand les deux chefs de la reUgion nouvelle
auraient disparu, l'œuvre du Christ ne serait-eUe
pas anéantie pour toujours? C'était son sort
inévitable selon les prévisions hiunaines. . . . car
on ignorait quelles forces mystérieuses de l'ordre
surnaturel venaient d'entrer en lutte avec celles
de l'enfer.
Sans doute, elle était plus vraie que jamais la
parole de Jésus-Christ " que le démon était le
prince de ce monde " ; et ce prmce s'était incarné
en Néron.
i
PAULINA 323
Tous les vices de la vieille humanité, il les
avait dans les veines de son sang. Tous les crimes^
il les avait commis : inceste, adultère, assassin,
empoisonneur, meurtrier de ses épouses et de sa
mère, incendiaire de sa ville, voleur et malfaiteur,
sacrilège et profanateur de tout ce qui est saint !
Et ce monstre était le maître de l'univers. La
terre tremblait devant lui. Il était dieu !
Pour la seconde fois, Jéhovah regrettait d'avoir
créé l'homme. Vainement, il l'avait noyé dans
le déluge. Vainement, dans la personne de Noé,
il avait recommencé l'humanité. Toutes les
nations s'étaient de nouveau perverties et la
race humaine avait donné la mesure de sa perver-
sion en enfantant ce monstre qui se nommait
Néron.
Mais, cette fois, ce n'était pas dans les eaux
d'un nouveau déluge que Dieu avait résolu de
laver l'humanité. C'était dans le sang, non pas
dans le sang corrompu des impies et des pervers,
mais dans le sang pur des disciples de Jésus-Christ
et des vierges sans tache qui marchaient à leur
suite. Le sang des martyrs, voilà la force mysté-
rieuse qui luttait contre l'empire du démon et
contre la puissance des Césars.
Toutes les forces coalisées du paganisme
croyaient bien détruire l'Eglise du Christ en
l'inondant du sang des chrétiens ; mais ce sang
ne faisait qu'en cimenter les assises.
324 PAULINA
Pierre et Paul continuaient de prêcher l'Evan-
gile, et malgré tous les obstacles leur enseignement
pénétrait dans tous les quartiers de la grande
ville, et dans toutes les classes de la population.
Tous deux ajoutaient les miracles à leurs paroles ;
et ils pouvaient dire comme leur Maître : Si
vous n'en croyez pas nos paroles, croyez-en nos
oeuvres.
Parmi leurs ennemis, il y avait des hérésiarques
juifs ; et l'un d'eux était le fameux magicien Si-
mon, que Féhx avait amené de la Samarie et qui
s'apprêtait à rejoindre Agrippa en Judée. Il
s'était attaché aux pas de Pierre, qu'il savait
être le chef de la nouvelle religion, et il le com-
battait par tous les moyens que le démon mettait
à sa disposition.
On se sou^àent que près de vingt ans aupara-
vant, en Samarie, ce Simon avait prétendu em-
brasser la foi, et qu'il avait été baptisé par l'apô-
tre PhiUppe. Mais alors il était allé offrir à Pierre
une forte somme d'argent pour que le chef des
Apôtres lui donnât le pouvoir d'imposer les
mains et de conférer le Saint-Esprit.
On se sou^dent aussi que Pierre l'avait repoussé
avec indignation, en lui disant : Que votre argent
périsse avec vous, malheureux !
Depuis lors Simon était devenu l'instrument
de Satan, et il avait sui\T. Félix à Rome pour faire
la guerre à l'EgUse de Jésus-Christ.
PAULINA 325
Ses discours ne manquaient pas d'habileté, et
il obtenait des succès auprès des foules. Mais
les apôtres triomphaient par les miracles.
Pourquoi l'Esprit du mal n'avait-il pas la
même puissance, se demandait Simon, puisqu'il
était le Prince de ce monde ?
Grâce aux artifices de la magie, Simon faisait
des choses étonnantes, et il s'efforçait de rivaliser
avec les disciples.
Il avait fini par acquérir un grand prestige à
la cour, et Néron croyait en son pouvoir.
Un jour, il fit un coup d'audace, et il annonça
qu'en plein forum, à tel jour et à telle heure, en
présence de l'empereur, il s'élèverait dans les
airs.
S'était-il fabriqué des ailes mécaniques quel-
conques ? Où comptait-il sur l'assistance du
démon pour le soutenir à certaine hauteur ?
Nous ne savons pas. Mais s'il faut en croire
les historiens du temps, le spectacle eut un dé-
nouement tragique.
L'empereur y assistait dans une loge dressée
sur la Voie Sacrée, et la tradition ajoute que
Pierre aussi était là, perdu dans la foule et priant.
" Quand le nouvel Icare, dit Suétone, se lança
audacieusement dans le vide, il alla tomber tout
près de la loge de Néron, qui fut inondé de son
sang. "
César n'en devint que plus acharné à la perte
326 PAULINA
des chrétiens, et ce fut Quelques jours après que
le chef des Apôtres et Paul furent arrêtés et jetés
dans la prison Mamertine.
Mais leur mission était remplie et le triomphe
de FEgUse était désormais assuré.
Ils pouvaient maintenant répéter la dernière
parole du Seigneur :
Consummatum est !
XLIV
EN CE TEMPS-LA
En ce temps-là, bien des événements extra-
ordinaires s'accomplissaient dans le monde, et
d'autres plus graves encore approchaient.
On se préoccupait beaucoup des temps futurs,
et les disciples de Paul l'avaient souvent interrogé
sur la fin du monde, sans recevoir de réponse
catégorique.
Certes, il y avait des mondes qui allaient finir.
Le royaume des Juifs arrivait à sa fin. Ce n'était
pas le sang du grand Crucifié qui retombait sur
les enfants des déicides ; car une aspersion de
ce sang les aurait sauvés, comme le sang des
agneaux préserva les enfants d'Israël dans la
nuit terrible où le Seigneur passa sur la terre
PAULINA 327
d'Egypte. Non, c'était leur propre sang qui inon-
dait la Samarie et la Judée, et la sentence de mort
portée par Jésus de Nazareth contre Jérusalem
allait être exécutée.
Le monde païen aussi se mourait, et les Bar-
bares lui préparaient de grandes funérailles.
Un monde nouveau allait naître qui sèmerait
des semences immortelles dans les ruines de la
Rome païenne.
En Orient, les signes avant-coureurs des grandes
calamités ne manquaient pas. Aux lugubres pro-
phéties de Jésus de Nazareth, venaient se joindre
les prédictions de Jésus, fils d'Ananus.
Une comète, ayant la forme d'une épée, avait
paru suspendue sur la ville de Jérusalem pendant
une année entière.
Soudainement, au milieu de la nuit, une grande
clarté s'était répandue pendant une heure, autour
du Temple. Une autre nuit la porte de bronze
du sanctuaire s'était ouverte d'elle-même.
Des clartés étranges, inexplicables, striaient
le firmament et jetaient sur le mont Moriah une
lumière si intense que tout le temple en était
illuminé. Au firmament, dans des visions de guerre,
apparaissaient des armées en bataille et des villes
assiégées, et des roulements de chars mystérieux
troublaient le sommeil des habitants dans les
belles nuits calmes et semées d'étoiles.
Les agitations perpétuelles qui soulevaient la
328 PAULINA
ville sainte devenaient de plus en plus graves.
Le conflit entre le peuple et les autorités poli-
tiques et sacerdotales prenait des proportions
alarmantes. La rébellion contre Rome était
toujours menaçante, et les Zélotes fourbissaient
leurs armes pour la conquête définitive de leur
liberté.
Le nouveau gouverneur de la Judée, Gessius
Florus, était détesté par le peuple et vivait presque
toujours à Césarée, loin de Jérusalem qu'il acca-
blait d'impôts. Il voulut même un jour prélever
un tribut sur le Trésor du Temple. La révolte
éclata parmi le peuple, et Florus fit massacrer
les plus furieux par les soldats romains. Mais
la foule se livra à des représailles terribles et
repoussa les soldats en les criblant de pierres.
Agrippa II fut prié d'intervenir, et il se montra
très conciliant. Mais c'est à Florus qu'on en vou-
lait. Les Romains restaient les maîtres de la tour
Antonia, et le jeune Agrippa, fils de Félix, y com-
mandait une cohorte romaine. Il était très aimé
des soldats et même des Juifs. Il employait toutes
ses ressources à faire oublier les fautes de son
père et à se rendre populaire, préparant ainsi
son avènement au trône qu'il croyait prochain.
" C'est par la bienveillance et par la générosité^
écrivait-il à Paulina, que je réussirai à pacifier
les Juifs, et quand eux-mêmes ils appuieront ma
candidature à Rome mon succès sera assuré,
PAULINA 329
à moins que la question religieuse ne devienne
un obstacle insurmontable.
" Je me montre souvent au temple et je fais
des offrandes à Jéhovah.
" N'affichez pas vos sentiments chrétiens, Pau-
lina, surtout devant ma mère. Ici, je me montre
très conciliant entre les pharisiens et les disciples
de Jésus qui deviennent de plus en plus nombreux.
" Je m'oppose de toutes mes forces à la répres-
sion violente des Zélotes ; car ils sont bien armés,
et très acharnés contre Rome.
" Un jour, je le crains, la lutte deviendra san-
glante, et la révolte restera maîtresse de Jérusa-
lem. Alors, Rome irritée, toujours reine du monde,
voudra redevenir la seule souveraine de la Ville
Sainte, et les armées romaines la cerneront de
toutes parts.
" Ne serait-ce pas alors le temps prédit par
votre Jésus ? J'en ai peur. Plusieurs des signes
précurseurs de la grande catastrophe sont déjà
accomplis, disent ses disciples.
" Que deviendrions-nous donc, ô ma Paulina,
si notre ^'ille tant aimée allait être détruite !
Non, une telle calamité n'est pas possible. Rome
renoncerait à sa conquête plutôt que de détruire
cette grande et sainte merveille du monde.
" Quand je songe qu'un si grand malheur n'est
pas impossible, je suis pris de terreur, et des
cauchemars effrayants troublent mon sommeil.
330 PATJLINA
J'évoque alors ton souvenir, ô Paulina, je baise
tes beaux yeux et ton front, et je prie ton Jésus
de te donner à moi.
" Qu'il me donne aussi Jérusalem pour y asseoir
ton trône, et tu m'apprendras à l'adorer dans
son temple. Cela suffira à mon bonheur, si cela
ne suffit pas à l'insatiable ambition de ma mère ..."
Mais pendant que le jeune Agrippa se berçait
de ces rêves, la rébellion juive grandissait, et Rome
appareillait les galères qui devaient transporter
en Orient de nouvelles armées pour Vespasien et
Titus.
Et dans le même temps, le monstre qui était
maître de l'univers faisait expier aux chrétiens
le crime qu'il avait commis lui-même, l'incendie
de la Ville Eternelle. Ees prisons regorgeaient
de leurs victimes, et les cirques retentissaient des
chants de leurs martyrs, mêlés aux hurlements
des bêtes fauves.
Plus ambitieuse et plus acharnée que jamais
contre les chrétiens, Drusille pressait Néron d'en
finir avec Pierre et Paul, et elle complotait le
crime horrible de faire mourir Paulina et sa mère,
en les dénonçant comme chrétiennes à Tigellinus.
Ainsi, pensait-elle, je mettrai fin aux folles
amours de mon fils avec cette Pauhna qui l'a
ensorcelé.
Un décret récent de Néron déclarait que le
seul fait d'être chrétien était un crime punissable
PAULIN A 331
de mort ; et la preuve de ce crime était facile à
faire. On mettait les accusés en face d'un autel
de Jupiter ou d'Apollon, ou du César divinisé,
et on leur demandait de sacrifier.
Leur seul refus les faisait condamner à mort.
Drusille entretenait des relations très intimes
avec Tigellinus, et elle obtenait de lui toutes les
faveurs qu'elle sollicitait ; mais il fut bien étonné
quand elle vint lui dénoncer la femme et la fille
de Sergius Paulus.
" Ne sont-elles pas vos amies ? lui demanda- t-il
avec surprise.
— Elles l'étaient, avant leur conversion, ou
leur perversion.
— Mais votre fils Agrippa les a placées sous
ma protection, avant de partir pour Jérusalem.
— Ah ! Il m'a caché cela, le traître ! Il méri-
terait lui-même d'être dénoncé, car il n'est pas
loin d'être chrétien, le malheureux.
" Eh ! bien, je vais tout vous dire, Préfet.
" Mon fils est amoureux fou de PauUna. Elle
était encore adoratrice d'Apollon quand il l'a
comiue, et elle est très belle. Naturellement, je
combats de toutes mes forces cette malheureuse
passion, depuis que je la sais chrétienne, et je
croyais avoir réussi à en guérir Agrippa. Mais
il ia rencontrait encore en cachette.
? " Vous comprenez bien, n'est-ce pas, que si
mon fils épousait cette chrétienne, il ne pourrait
332 PAULINA
plus aspirer au trône de Judée ? Il faut donc
l'empêcher de commettre cette erreur par tous
les moyens. Le meilleur est celui que j'ai imaginé :
il faut que Paulina ait cessé de vivre lorsque mon
fils reviendra d'Orient.
— Et que ferai-je de l'engagement que j'ai
pris de la protéger ?
— Cet engagement ne vous lie pas. Le tenir
serait manquer à vos devoirs envers les dieux.
— Pourrai-je dire à votre fils que j'ai cédé aux
instances de sa mère ?
— Je ne vois pas que la chose soit nécessaire.
Des milHers de dénonciateurs vous entourent, et
vous n'avez pas à les dénoncer vous-même.
— Je ne sais rien vous refuser, ma belle Drusille,
répondit Tigellinus ; mais je ne connais pas vos
deux amies. Je vais les faire venir, et les inter-
roger. "
Drusille lui tendit sa main gauche à baiser, et
levant l'index de sa main droite, elle lui dit avec
son plus beau sourire : " Prenez garde, ne vous
laissez pas séduire par la belle Paulina. "
Dès le lendemain, Chryséis et sa fille étaient
arrêtées et amenées devant le préfet.
" Quelle est l'accusation ? demanda-t-il à quel-
ques juifs cypriotes qui s'étaient faits dénoncia-
teurs.
— Elles appartiemient toutes deux à la secte
détestable des chrétiens. Et pendant que Sergius
PAULINA 333
Paulus, le chef de la famille, prêche le Christ
dans la Gaule, elles travaillent ici à la propagation
de la secte.
— Que répondez- vous à cette accusation, de-
manda le juge ?
— Il est vrai que nous sommes chrétiennes, ré-
pondit Chryséis ; mais nous n'y voyons aucun mal.
— Ne savez-vous pas qu'une loi récente a dé-
claré que c'est un crime punissable par tous les
genres de supplices ?
— Non. Nous pensions qu'à Rome il était
permis de croire à tous Jes dieux, même à ceux qui
ne sont que des chimères. Comment peut-il être
criminel de croire en un seul Dieu véritable, qui
nous commande de l'aimer, d'aimer notre prochain,
de faire du bien et d'éviter le mal ?
— Avant tout, il faut obéir aux lois et aux
décrets de l'empereur.
— Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes.
— Votre ami Agrippa, qui est en ce moment
au service de l'empereur, à Jérusalem, m'a recom-
mandé le soin de votre vie, et je veux vous sauver
de la mort. Mais il faut que la loi soit respectée ;
et si demain matin vous refusez de vous y sou-
mettre, vous serez battues de verges. "
Les deux prisonnières ne répondirent pas ; et
le lendemain matin, après un nouvel interroga-
toire, elles refusèrent de renier le Christ et de
sacrifier aux dieux.
334 PAULINA
On les conduisit alors dans la cour d'exécution
du prétoire, où se trouvaient déjà rassemblées un
grand nombre de condamnées à la flagellation.
Une heure après, le supplice commença. Mais
au moment où les bourreaux dépouillaient les
victimes de leurs vêtements et les attachaient
aux poteaux, im soldat prétorien s'approcha de
Pauhna, la prit par la main et la conduisit dans
une chambre du prétoire, où il la laissa seule avec
le préfet.
Tigelhnus la salua profondément et lui offrit
un siège. Mais elle resta debout, et lui dit :
" Qu'avez-vous fait de ma mère ?
— Elle doit être en prison avec les autres
condamnées.
— Quand je l'ai quittée, elle était attachée à
im poteau dans la cour du prétoire.
— Oui, elle a dû être battue de verges. Mais
la flagellation ne tue pas, et elle a dû être recon-
duite à la prison après le suppHce.
— 0 juge cruel ! ma mère était trop faible
pour résister à cette terrible exécution, et je suis
sûre qu'elle est morte.
— Vous vous trompez, et dans quelques jours
vous la reverrez vivante. Si elle a souffert, c'est
qu'elle n'a pas voulu revenir à son dieu d'autre-
fois, Apollon, dont son père était prêtre. C'est
un entêtement qui méritait d'être puni.
— Faites-moi mourir aussi, ô juge impitoyable.
PAULINA 335
Je veux aller rejoindre ma mère dans le royaume
de notre Jésus !
— Quelle folie ! Je veux que vous viviez. Vous
êtes trop jeune et trop belle pour mourir.
" Vous ne savez pas à quel point je vous admire^
et combien je serais heureux de faire votre bon-
heur, si vous vouliez seulement vous montrer
plus humaine.
" Il m'importe peu que vous soyiez chrétienne
ou païenne. Il y a longtemps que je ne crois plus
moi-même à nos dieux. Je ne vous demande pas
de m'aimer, et je comprends très bien que vous
me préfériez le futur roi de Jérusalem. Laissez-
moi seulement vous aimer, et lutter de sentiments
avec Agrippa.
— Ni Agrippa, ni aucun autre homme ne sera
mon époux.
— Mais n'avez-vous pas promis à Agrippa de
l'épouser quand il sera roi ?
— Ni alors, ni jamais. Je suis fiancée à mon
Dieu, Jésus. C'est lui seul que je veux épouser.
— Votre langage est insensé. Je vais vous garder
prisonnière dans mon palais, et vous traiter com-
me une reine, pour vous donner le temps de ré-
fléchir. Mais ne provoquez pas ma colère, car
je suis le maître de votre vie, et j'ai sous mes
ordres des bourreaux et des bêtes fauves. "
336 PAULINA
XLV
LES DERNIERS JOURS DE L'APÔTRE
LA CAPTIVITÉ ET LA MORT
Le grand Apôtre est arrivé à la fin de sa carrière,
et sa dernière demeure parmi les vivants est
creusée sous une montagne, comme les tombeaux
des anciens Pharaons. C'est la prison Mamertine.
Le sommet de la montagne est le Capitole,
le siège des triomphateurs ; et le dessous est le
cachot des grands vaincus. César y fit mourir
Vercingétorix, et Jugurtha roi de Numidie y
fut renfermé pour y mourir de faim.
Sont-ils bien les vaincus les deux hommes
qu'on y tient enfermés, et qui se nomment Pierre
et Paul ? Un jour, leur prison de\'iendra un
temple de leur maître, Jésus ; et le temple de
Jupiter qui couronne le Capitole tombera en
ruine.
Les vrais vainqueurs ce sont eux, et leur mis-
sion est accomphe. La foi de Paul n'a pas faibli.
L'œuvre qu'il a réalisée n'est pas une Ulusion,
comme les vains projets de tant d'hommes cé-
lèbres.
Mais il est triste et malade, et il voudrait bien
revoir son cher Timothée.
" Viens avant l'hiver, lui écrit-il, et emporte-
PAULINA 337
moi le manteau que j'ai laissé à Troas, chez Car-
pous, ainsi que les livres, surtout les parchemins."
Tels sont les biens qui composent sa fortune,
les seuls qu'il ait amassés pendant sa longue et
laborieuse carrière. Je me les représente ces vieux
rouleaux en parchemin, contenant les Livres de
Moïse et Les Prophètes, en grec.
C'étaient ses vieux amis qui l'avaient accompagné
dans ses courses. Les uns lui venaient de son
père peut-être, à titre d'héritage. Quelques-uns
lui rappelaient Jérusalem ; il les avait achetés
dans les bazars de la grande ville. D'autres lui
avaient été donnés par ses professeurs, par le
vieux GamaHel peut-être, enrichis de notes et de
commentaires.
Qu'il les reverrait avec plaisir ces vieux Uvres
imprégnés de souvenirs ! mais ils n'auraient plus
guère d'utiUté pour lui ; car il avait le pres-
sentiment de sa fin prochaine.
" Le moment de ma dissolution approche, "
écrit-il ; mais la mort ne lui fait pas peur, et il
ajoute : " J'ai combattu le bon combat ; j'ai
achevé la course, j'ai gardé la foi. Il ne me reste
plus qu'à recevoir la couronne de justice qui
m'est réservée. "
Hélas ! l'hiver est passé. Et ni Timothée, ni
les chers Uvres, ni le \'ieux manteau ne sont venus.
Seuls ses pressentiments ne l'ont pas trompé ;
et quand vint la fin de juin de l'an 67, il sortit
23
338 PAULINA
avec Pierre de la prison Mamertine pour aller
à la mort.
Accompagnés de quelques licteurs, ils mar-
chèrent ensemble jusqu'au bord du Tibre où ils
furent séparés. Pierre le traversa pour gravir le
Janicule. Paul continua de suivre la rive gauche
du fleuve.
Etrange destinée de la Ville Eternelle ! Elle
avait été fondée par deux frères ; et elle devint
la ville de Romulus, par le meurtre de Remus.
La Rome chrétienne fut fondée par deux frères
en Jésus-Christ, Pierre et Paul. Néron les tua
tous les deux, le même jour, comme s'il eût voulu
qu'elle fût assise sur leurs tombeaux, et qu'elle
prît possession des deux rives du fleuve.
Pendant que Pierre en remontait la rive droite
et se faisait crucifier, à sa demande, la tête en bas,
sur le mont Janicule, Paul était traîné sur la rive
gauche les mains chargées de chaînes. Il mar-
chait entouré d'une petite escorte de soldats,
commandée par un centurion. Plusieurs d'entre
eux le connaissaient, et quelques-uns peut-être
étaient chrétiens. Il passa sous la porte d'Ostie,
sur la voie du même nom, loin de songer que dans
la suite des siècles cette porte et cette voie porte-
raient son nom et conduiraient à son tombeau
des miUions de disciples.
Sans regrets, il disait adieu à Rome et au monde,
urbi et orbi. Il se rappela peut-être le chemin de
PAULINA 339
Damas, et il dut faire cette prière : O Jésus de
Nazareth, ouvrez-moi pour toujours ce ciel que
vous m'avez ouvert un jour !
Il n'était pas inquiet de son œuvre. Il était
sûr qu'elle lui survivrait parce que son Chef
était immortel, et parce que ce Chef avait dit à
ses disciples : Voici que je suis avec vous jus-
qu'à la consommation des siècles.
Il causait volontiers avec le centurion, et les
soldats, et il leur disait combien il était heureux
d'aller enfin vivre d'une vie qui ne finira jamais.
Deux serviteurs de Pomponia Graecina avaient
eu la permission de suivre le cortège jusqu'au lieu
de la décapitation. Et le centurion avait reçu
instruction de leur déUvrer le cadavre.
A la distance d'environ trois milles de Rome,
ils aperçurent de loin un mur de pierre que les
deux serviteurs montrèrent à Paul : " Voilà,
lui dirent-ils, le cimetière de la famille Plautia,
où notre maîtresse Lucine nous a chargés de vous
donner la sépulture. Plusieurs chrétiens de sa
famille y dorment déjà leur dernier sommeil.
— Oh ! que je dormirai bien là ! " dit Paul
en souriant.
Ils marchèrent encore quelques minutes et ils
s'arrêtèrent auprès d'un ruisseau qu'on appelait
les Eaux Salviennes, Aquœ Salviœ, et où station-
nait un petit poste mihtaire.
Une colonne de marbre, pas plus haute qu'une
340 PAULINA
borne milliaire, s'y dressait. Sur un comman-
dement du centurion, Paul s'approcha, s'age-
nouilla et posa sa tête sur la colonne. Un soldat
la trancha d'un seul coup de hache. La tête fit
trois bonds, dit une légende, et des endroits
qu'elle toucha jailUrent trois fontaines que l'on
montre encore et que les chrétiens vénèrent.
Telle fut la fin de l'apôtre des Nations, le plus
grand des fondateurs du christianisme et la gloire
la plus éclatante de l'Eglise catholique.
Quelques mois après, mourrait Néron en se
perçant la gorge d'un poignard qu'il n'eut pas le
courage d'enfoncer jusqu'au bout, et qu'il fit
pousser par son secrétaire.
Nul ne sait s'il eut jamais un tombeau, tandis
que les restes de Paul reposent depuis des siècles
dans une des plus riches basiUques du monde,
entouré du respect et de la vénération des
peuples.
PAULIN A 341
XLVI
LE MARTYRE DE PAULINA
Tigelliiius avait été séduit par la beauté de
Paulina. Mais il trouva sa vertu aussi inébran-
lable que sa foi. Et quand il vit avec quel mépris
elle dédaignait ses hommages, il lui déclara que
sa mère était morte, et il ordonna qu'elle fût
livrée aux bêtes fauves.
Mais le lendemain il fut lui-même témoin
dans l'amphithéâtre que les lions avaient res-
pecté sa chair \ârginale.
Il la fit donc revenir devant lui et lui dit :
" Les chrétiens sont d'habiles magiciens. Ils
possèdent des philtres merveilleux, et mieux que
nos stoïciens ils savent se défendre contre les
souffrances. Mais vous avez vous-même un char-
me supérieur à tous les philtres, et c'est une su-
percherie de vouloir nous faire croire que c'est
votre Dieu qui vous sauve.
'' Hier, je vous ai vue dans le cirque faire un
signe de croix sur la tête d'un Uon qui s'élançait
sur vous. Mais ce n'est pas votre signe de croix
qui a adouci la bête fauve, c'est la douceur de
votre main et la beauté de votre regard.
" Moi aussi vous m'adouciriez si vous me
jugiez digne de vos sourires et de vos caresses.
342 PAULINA
Mais puisque vous les gardez pour les bêtes
fauves, je vais vous soumettre à un autre sup-
plice, et nous allons voir si votre Jésus viendra
à votre secours.
"Mon maître, qui est un artiste, et qui a beau-
coup d'imagination, vient d'inventer un genre
d'illumination tout nouveau.
" Vous savez qu'il a installé sous les portiques
de sa Maison d'Or de superbes candélabres qui
représentent de belles statues de marbre, des
Vénus, des Dianes, des Nymphes, des Naïdes et
d'autres divinités des forêts et des eaux.
" Or, dans ses jardins du Vatican où il doit
donner une fête de nuit, à l'occasion de son anni-
versaire, l'illumination fait défaut, et il lui fau-
drait là plusieurs centaines de candélabres. Eh !
bien, vous ne sauriez imaginer quelle idée lumi-
neuse lui est venue.
" Il a fait planter cinq cents poteaux le long
des allées qui gravissent la colline jusqu'à la
balustrade de sa villa ; et le soir de la fête cinq
cents chrétiennes, parmi lesquelles vous serez,
seront attachées à ces poteaux et enduites de
poix et d'huile.
'^ Sur un signe du maître tous ces candélabres
vivants seront allumés et feront pâUr l'illumi-
nation de la Maison d'Or.
" Quelle belle Vénus vous allez faire, et comme
il sera bien vengé votre ancien dieu, Apollon, que
PAULINA 343
VOUS adoriez jadis, et que vous avez abandonné
pour le fils du Charpentier de Nazareth
" Croyez-vous qu'il viendra éteindre les flammes
qui vont vous dévorer ? Ixs chrétiens affirment
qu'il le fait quelquefois, et que l'ancien Dieu
des Juifs, Jéhovah, le faisait aussi s'il faut en
croire le prophète Daniel.
" Enfin, nous le verrons, demain soir ; car
c'est demain soir que cette belle fête aura lieu. "
TigelUnus fit alors un signe aux licteurs, et la
condamnée fut conduite à la prison Mamertine.
Le lendemain était précisément le jour de la
semaine auquel Aquila était admis à visiter
cette prison. Il y arriva suivant sa coutume, à
une heure assez avancée de la nuit, afin de n'être
pas vu par les promeneurs du formn, La prison
des femmes était vide.
" Que sont devenues les prisonnières, deman-
da-t-il au geôlier ?
— On les a transportées ce soir dans de grands
charriots traînés par des mules jusqu'aux jardins
de Néron, au mont du Vatican, où elles doivent
être brûlées. "
Aquila s'élança au dehors dans la direction du
Vatican. Bientôt il aperçut au loin comme un
immense incendie qui enveloppait toute la colline.
Il poursuivit sa course sans s'arrêter jusqu'au
lieu du supphce. Une foule immense entourait
les jardins, et il s'ouvrit difficilement un chemin
344 PAULINA
jusqu'aux premières rangées des martyres. Elles
flambaient comme des torches \dvantes. Les
unes poussaient des plaintes touchantes, et les
autres chantaient des cantiques.
Les soldats empêchèrent Aquila d'approcher et
il ne put dfstinguer aucune des malheureuses
dont les chairs étaient déjà calcinées par les
flammes.
Bientôt elles ne furent plus que des squelettes
qui s'affaissèrent au milieu des cendres.
Vers le matin seulement il put acheter les
services des exécuteurs, et il réussit à retrouver
le corps de Paulina, qui était restée debout et
qui tenait encore embrassé dans ses bras le poteau
à demi consumé, devenu le bois de son calvaire.
Aquila se fit livrer ces restes sacrés, et ils les
emporta dans sa villa de l'Aventin.
Quelques jours après, ils furent inhumés dans
l'arénaire de Lucine qui forma partie plus tard
de la catacombe de Saint-Calixte.
PAULTNA 345
XLVII
LA FIN DES DÉICIDES
PILATUS ET JÉRUSALEM
Il y avait plus d'un an que Paulina était allée
rejoindre sa mère dans la Jérusalem céleste, quand
on apprit à Rome que la ville sainte de la Judée
allait bientôt tomber sous les efforts des armées
romaines.
Agrippa y continuait de lutter avec les assié-
geants, en proie aux angoisses que lui causaient
à ia fois son amour et son ambition.
Il ignorait encore le sort de sa bien-aimée
Paulina, et il continuait de lui adresser des lettres
qui restaient sans réponse.
Sa mère qui lui écrivait ne lui en parlait jamais.
Il se désespérait en même temps de voir se
prolonger indéfiniment le siège terrible qui me-
naçait de détruire la ville aimée, qui devait être
la capitale de son futur royaume.
Il commençait à croire aux sinistres prédictions
du Dieu des chrétiens, et quand il rencontrait
des Juifs ou des Romains qu'on disait être ses
disciples, il les interrogeait sur la vie et les dis-
cours de Jésus de Nazareth.
Or, il y avait dans l'armée de Titus un vieux
général romain qui paraissait âgé de soixante
346 PAULINA
ans, et qui avait avec lui ses deux fils. Les soldats
disaient qu'ils étaient chrétiens.
Agrippa fit aisément leur connaissance et il
sut gagner la confiance du vieux général. Il se
nommait Caïus Oppius, et, avant de rejoindre
l'armée de Titus, il commandait les troupes ro-
maines à Vienne dans la Oaule.
Personne ne connaissait mieux que lui les événe-
ments sur lesquels Agrippa voulait être renseigné ;
€t quand celui-ci lui demanda s'il était vrai que
Jésus de Nazareth avait prédit la ruine de Jéru-
salem, il répondit : " Rien n'est plus vrai, et
vous devez, voir vous-même que l'événement
n'est pas éloigné.
— Mais le prophète a-t-il dit quand la chose
arriverait ?
— Oui ; car les apôtres le lui ont demandé, et
il a répondu : Quand vous verrez Jérusalem
investie par une armée, sachez que sa ruine est
proche.
— Mais, mon général, ne pouvons-nous pas
nous emparer de Jérusalem sans la détruire ?
Et ne croyez-vous pas que Titus pourrait la
sauver en en chassant les Juifs ?
— Non, je crois qu'il le voudrait, mais il ne le
pourra pas.
— Pourquoi cela ?
— Parce que Jérusalem et le peuple qui l'ha-
bite sont condamnés à périr pour leur déicide.
PAULIN A 347
Les signes précurseurs de l'effroyable catastrophe
sont réalisés, et les plus grands coupables du
grand crime ont déjà reçu leur châtiment.
'' Un seul vit encore exilé dans la ville que
j'habite : c'est Pilatus, l'ancien gouverneur qui
fit crucifier le Prophète.
— Eh ! bien, celui-là va échapper au châti-
ment ?
— Je ne sais pas, reprit le général. Chose
étrange, après avoir prédit la destruction de
Jérusalem, le Prophète a ajouté ces paroles :
" Que ceux qui sont dans la ville s'en éloignent,
et que ceux qui sont en dehors n'y entrent pas. "
" Or, je suis informé que Pilatus a quitté Vienne,
et qu'il s'en vient à Jérusalem. Poussé par je ne
sais quelle force mystérieuse, il prétend prendre
part au châtiment de la ville déicide, comme il a
pris part à son crime.
— C'est extraordinaire. "
Ce qui n'était pas moins extraordinaire, c'était
ce qui venait de se passer à Vienne.
Il y avait au moins trente ans que Pilatus,
banni de Rome, et relégué à Vienne, qui était
le grand pénitencier des Romains (Carcer Roma-
norum) y vivait misérablement, accablé de cha-
grins et de remords.
Mais depuis cinq ans, grâce aux prières de sa
femme et à ses relations avec son beau-frère le
général Caïus Oppius, envoyé à Vienne pour y
348 PAULINA
commander un corps de troupes, il était devenu
plus calme et paraissait disposé à se faire chrétien.
Quand le général Oppius était parti avec ses,
troupes pour rejoindre l'armée de Titus à Jéru-
salem, il avait voulu le suivre. Mais le général
avait refusé ses ser^dces à cause de son âge.
Malgré cela, il avait persisté à vouloir partir
pour la Judée, et plusieurs fois il avait annoncé
son prochain départ à Claudia qui le retenait.
Un dimanche, il eut la curiosité de se rendre
à l'égUse chrétienne, que sa femme et sa belle-
sœur fréquentaient assidûment, pour voir ce qui
s'y passait. Il voulait connaître surtout le culte
qui était rendu à ce Jésus qu'il avait fait cru-
cifier, quelles choses on racontait de sa victime,
et comment on faisait mémoire de sa mort.
Il avait laissé Claudia et Camilla partir seules,
et attendu que la foule des fidèles fût entrée dans
l'église, avant d'y pénétrer un peu furtivement.
Ce qui frappa d'abord son regard ce fut un
grand crucifix qui dominait l'autel. D'une blan-
cheur immaculée, le corps de Jésus se détachait
en pleine lumière de la large croix noire qu'on
aurait dite plantée sur un nouveau calvaire. Sa
tête couronnée d'épines était retombée sur sa
poitrine et inchnée sur son épaule droite. Ses
grands bras de marbre largement ouverts sem-
blaient vouloir embrasser le monde ; et la foule
prosternée adorait l'auguste \dctime.
PAULINA 349
Pilatus éprouva à cette vue un saisissement
indicible. Il leva les bras, et il ouvrit la bouche
pour crier : Ecce Homo ! Mais dans un effort
puissant de sa volonté il réussit à se contenir.
Soudain, il vit monter en chaire un honnme
qu'il crut avoir déjà vu. Il essaya de se rappeler
ces traits hâves mais énergiques des enfants
d'Israël, sans pouvoir y mettre aucun nom. Il
se pencha vers ses voisins et demanda : Qui
est-il ? — C'est l'évêque de Marseille, répondit
l'un d'eux, Lazare de Béthanie.
Ce nom lui rappela tout. Et lorsque la voix
du prédicateur se fit entendre il en reconnut les
accents. C'était à Jérusalem ou à Béthanie, qu'il
l'avait entendue jadis. Et la voix disait aux
fidèles : Passus sub Pontio Pilato, crucifixus,
morluus et sepultus !
C'était La7.are qui sortait de son tombeau pour
lui rappeler son crime. Il voulut sortir ; mais
il n'en eut pas la force. Il se laissa tomber sur
un banc, et se cachant la figure dans ses mains
pour ne pas voir la terrible apparition qui s'était
dressée devant lui, il sentit un flot de larmes
jaillir de ses yeux.
C'étaient les premières qu'il versait depuis
l'accomplissement du grand crime. Il en éprouva
quelque soulagement et il écouta la voix qui
commentait et développait son texte.
C'était un récit fidèle de toutes les phases du
350 PATJLINA
célèbre procès et de l'injuste condamnation de
Jésus. L'orateur assignait à chacun sa part de
responsabilité. Il dénonçait la faiblesse de Pi-
latus, et il accusait en termes sévères le Sanhédrin,
les pharisiens hypocrites, les prêtres haineux, et
le peuple lâche et ingrat, qui avait arraché au
faible procurator la sentence de mort contre
le fils de Dieu. Et Pilatus se disait : Tout cela
est vrai.
Et après avoir raconté la résurrection glorieuse
et l'ascension au ciel de Jésus, il rappelait ses
terribles prédictions contre le peuple juif et le
peuple déicide. Il démontrait quelles étaient en
grande partie accomphes, et que le dénoûment
du grand drame était imminent.
'' Jérusalem ! Jérusalem ! criait-il, elle est venue
l'heure fatale de ton châtiment. Déjà Titus est
à tes portes et ses légions t'en\dronnent d'un
cercle de fer et de feu. Les soldats romains te
serrent de toutes parts ; ils vont t' exterminer,
toi et tes fils, et ils ne laisseront pas en toi pierre
sur pierre ! Déjà l'abomination de la désolation
prédite par Daniel est dans le lieu saint, et dans
peu de jours ton beau temple, qui faisait ta gloire,
s'écroulera comme une montagne secouée par
im tremblement de terre ! Et toi, la viUe déicide,
tu seras foulée aux pieds par les nations. "
Tout haletant sous cette parole vengeresse,
Pilatus courba la tête ; il se leva péniblement
PAULINA 351
et se glissa hors de l'église. Le soir même, il
monta à cheval, prit la route de Marseille et ne
revint plus.
On crut d'abord qu'il s'était précipité dans
le Rhône. Mais, après recherches faites, et infor-
mations prises à Marseille, on apprit qu'il s'était
embarqué à bord d'un navire qui faisait voile
pour la Palestine. Où allait-il ? Que voulait-il ?
Il s'en allait rejoindre l'armée de Titus afin de
contribuer pour sa part au châtiment de Jérusa-
lem, et d'expier son crime avec elle. Une tempête
jeta le navire dans le petit port de Caïpha.
Il prit la route qui conduit à Nazareth et au
lac de Tibériade. Accompagné d'un ânier qu'il
loua à Capharnaûm, il chevaucha presque sans
s'arrêter en suivant les bords du Jourdain jusqu'à
Jéricho, et il monta de là à Jérusalem.
Sur le mont des Oliviers, il rencontra les travaux
de siège et les troupes romaines, et, gagnant le
Nord, il arriva jusqu'au mont Scopus, où étaient
les quartiers généraux des assiégeants ; et il se
fit indiquer la tente du général Oppius. Ce qu'il
lui raconta, nous l'ignorons. Mais après l'avoir
entendu, le commandant l'arma et lui assigna
un poste pour l'assaut du lendemain.
Il était heureux d'arriver à temps pour mettre
la main à la rmne de la ville maudite.
Ces Juifs qu'il avait toujours haïs, et qui avaient
été la cause de ses malheurs, ils allaient enfin.
352 PAULINA
disparaître. Le sang du Juste dont ils avaient
exigé le . crucifiement à grands cris retombait
enfin sur eux et sur leurs enfants !
L'âge et les souffrances avaient altéré ses
traits si profondément qu'il était méconnaissable.
Mais il avait encore une grande \dgueur, et c'est
avec une agilité remarquable qu'il escalada le
mont Moriah. Il voulait revoir encore une fois
avant leur destruction finale la tour Antonia et
le palais qu'il avait habités. Mais déjà tout
flambait, et comme il retournait sur ses pas du
côté de la porte des Brebis, il rencontra quelques
Juifs qui s'enfuyaient et l'un d'eux lui décocha
un trait qui l'atteignit en pleine poitrine, et le
renversa.
Il arracha violenunent l'arme de la plaie et
pressant sa poitrine de ses deux mains pour arrêter
l'hémorragie, il s'élança dans le chemin qui con-
tournait l'enceinte de la ville au Nord, et qui
conduisait au Golgotha.
Le théâtre du lugubre drame était encore
très reconnaissable, et sur le roc même où la croix
du Seigneur avait été plantée, il tomba sans
connaissance, et baignant dans son sang.
Quand il revint à lui, il était étendu sur une
natte au pied d'un mur en pierre, et un prêtre juif
était debout à ses côtés.
" Nicodème ! cria-t-il en reconnaissant son
ami d'autrefois.
PAULINA 353
— Pilatus ! répondit Nicodème. Est-ce bien
vous ?
— C'est bien moi, qui vais enfin mourir. Le
dernier jour de Jérusalem sera aussi le mien. Nous
avons péché ensemble ; il est juste que nous
mourrions ensemble. Complices de même crime,
le même châtiment nous enveloppe.
" Mais, Nicodème, Jérusalem meurt malgré
elle et sans repentir. Moi, je meurs volontairement
en regrettant mon crime. J'ai offert ma \ie en
expiation. Puis-je espérer obtenir mon pardon
de ma victime ? Le châtiment de Jérusalem est
l'œuvre de Jésus, et je suis venu de Vienne pour
m'associer à son œuvre. Moi qui pleure depuis
longtemps mon crime, n'avais-je pas le devoir
de prendre part au châtiment de celle qui ne
regrette rien ?
— O Pilatus ! Qu'il est terrible, en ce jour, ce
Jésus que nous avons connu ensemble ! Mais
aussi qu'il est miséricordieux ! Le lieu du crime
qui est aussi le Ueu du châtiment est devenu celui
du grand pardon pour vous.
" Ce Dieu que vous avez condamné à la mort
par faiblesse, il a tenu compte des efforts que
vous avez faits pour le sauver, et des larmes de
repentir que vous avez versées. C'est sa misé-
ricorde qui vous a sauvé du désespoir et de la
mort de Judas. C'est elle encore qui vous a placé
sur mon chemin en ce jour effroyable qu'on dirait
24
354 PAULINA
être le dernier du monde. Prêtre de Jésus-Christ^
je suis le dispensateur de sa grâce, et c'est en son
nom que je vous accorde le pardon et l'abso-
lution. "
Pilatus étendit ses bras en croix ; un flot de
sang jaillit de sa blessure, et il tomba la face
contre terre. Nicodème essaya de le relever.
Il était mort. . .
Jérusalem qu'on croyait immortelle n'était
plus. Ses hautes tours que l'on croyait inexpu-
gnables étaient tombées sous les coups des baUstes
et des catapultes. Ses mâchicoulis et ses créneaux
gisaient amoncelés dans les fossés. Ses lourdes
portes de bronze pendaient déchiquetées sur
leurs gonds brisés.
Par les brèches des murailles démantelées les
légionnaires de Rome se précipitaient comme les
flots de la mer en furie, et inondaient les rues
qu'ils jonchaient de cadavres.
Le Cédron en était comblé; des centaines
de mille Juifs qui s'enfuyaient dans la vallée
d'Ophel tombaient écrasés par les cavaliers
romains qui remontaient de la piscine de Siloé.
D'autres milliers étaient précipités des hauteurs
de Sion dans le ravin de la Géhenne où semblait
régner encore le dieu Moloch.
Jérusalem la ville déicide était morte.
Mais à son sommet, le temple de Jéhovah, im-
mense, splendide, merveille du monde, subsistait
PAULINA 355
et ses marbres avaient la pâleur des mourants.
Au milieu des flammes qui détruisaient la
ville, et qui l'entouraient de tous les côtés, la
maison de Dieu resplendissait dans l'or de ses
coupoles. L'élément destructeur semblait res-
pecter ce petit coin de ciel sur la terre.
Titus, qui le contemplait des hauteurs de Bé-
zétha à la lueur de l'immense brasier, se sentait
lui-même saisi d'une terreur mystérieuse ; et il
avait donné à ses soldats cet ordre formel : Dé-
truisez tout, mais épargnez le temple.
Hélas ! les Zélotes vaincus, fuyant la mort
qui les cernait de tous côtés, s'étaient dit : ce
sera notre dernier asile. Nous sommes impuis-
sants à le sauver ; mais c'est lui qui nous sauvera.
Hommes, femmes, enfants, au nombre de 600,000
avaient envahi les parvis sacrés.
En face de cette immense multitude les soldats
romains hésitèrent. L'exterminer tout en res-
pectant le temple était un problème bien difficile.
Pendant que les officiers déhbéraient, un soldat
saisit un tizon enflammé tombé d'une corniche
extérieure, et l'introduisit sous une des portes
du temple.
La vengeance des hommes était satisfaite :
c'était la vengeance de Dieu qui commençait.
L'incendie se déclara avec une rapidité et une
fureur qui tenait du prodige. Un esprit semblait
vivre dans ces flammes qui couraient le long des
356 PAXJLINA
murs, qui sautaient de piliers en piliers, de
colonnes en colonnes, qui volaient dans les voûtes
et les coupoles, qui fondaient les bronzes et les
ors, qui poursuivaient les fuyards, embrasaient
leurs corps et calcinaient leurs ossements.
Du mont des 01i\'iers on croyait voir les co-
lonnes du portique de Salomon se tordre dans
les flammes comme des damnés, et l'on entendait
l'immense clameur des victimes qui montait en
vain vers le ciel. Les murailles et les voûtes
s'écroulaient avec fracas. Et bientôt ce ne fut
plus qu'une mer de feu dont les vagues s'entre-
choquaient avec fureur, et roulaient en tourbillons
sur les pans de murs qui résistaient encore. L'or
et le bronze fondus inondaient les parvis, et cou-
laient au dehors comme des torrents de lave,
jusqu'au milieu des tombes de la vallée de Josa-
phat. Des hngots d'or gisaient dans les cendres
des morts, mais il n'y avait plus un juif vivant
pour les ramasser.
Et c'était un vent mystérieux, inexphcable,
qui soulevait cette tourmente de vagues de flam-
mes.
Tous les châtiments prédits par les prophètes
semblaient surpassés par tant d'horreurs !
Après trois jours de destruction tout l'incom-
parable édifice semblait anéanti. Comme Jésus
l'avait prédit il n'y restait pas pierre sur pierre.
Et cependant le feu faisait rage encore dans
PAULINA 357
les profondeurs du mont Moriah. Infatigable fos-
soyeur, il creusait jour et nuit le vaste tombeau
où devaient dormir à jamais le peuple de Sion
et son temple qui avait duré mille années.
Le tombeau du Christ s'était ouvert le troi-
sième jour, et il avait laissé sortir son mort. Mais
le tombeau du peuple juif devait rester fermé
dans les siècles des siècles, et sur ses larges dalles
funéraires les touristes du monde entier vien-
draient promener leurs rêveries dans le silence
et la solitude de la mort éternelle.
358 ' PAULINA
XLVIII
LA FIN DES HÉRODES
Agrippa était resté atterré devant les ruines
tle Jérusalem. Il avait relu les poèmes élégiaques
du prophète Jérémie, et il lui semblait que ses
Lamentations n'exprimaient pas toute l'horreur
<ie ces effroyables calamités.
La prophétie contre Babylone lui parut plus
conforme à la réalité : " C'est toi, Jéhovah,
qui as dit que ce heu serait détruit de telle sorte
qu'il n'y habiterait plus personne, ni homme, ni
iDete, mais qu'il serait une solitude pour toujours. "
Il s'appliqua à lui-m.ême ces autres paroles :
"Voici que je t'ai rendu petit parmi les peuples,
méprisable parmi les hommes " ; et il se dit :
•comment puis-je maintenant songer encore à la
royauté ? On ne fera pas un roi pour un royaiune
qui n'existe plus.
Et Pauhna elle-même ? Est-elle encore de
ce monde ? N'ai-je pas heu de craindre qu'eUe
ait été la \ictime de la persécution qui sévit à
Rome contre les chrétiens ?
Il écrivit à sa mère une lettre désespérée, et il
la suppha de lui dire la vérité au sujet de Pau-
hna. Sa mère lui répondit que des Juifs fanatiques
de l'île de Chypre avaient dénoncé Paulina et
PAULINA 359
sa mère comme chrétiennes au préfet de Rome,
qui pour obéir au décret de l'empereur n'avait
pu faire autrement que les condamner à mort.
" Je comprends ton chagrin, ajoutait-elle. Mais
il faut être raisonnable et te consoler, en pensant
que c'est un obstacle de moins à ton avènement
au trône."
" La ruine de Jérusalem, disait-elle encore,
ne détruit pas le royaume de Judée, et je puis
te confier une chose qu'il ne faut pas dévoiler :
Titus est sérieusement épris de ma sœur Bérénice,
et j'ai confiance qu'elle sera impératrice avant
bien longtemps. Tu comprends que cette situa-
tion nous ouvrira un accès facile aux faveurs
impériales.
" Je présume que Bérénice reviendra de Jéru-
salem en même temps que Titus, et que tu pourras
revenir avec eux. "
Ces nouvelles n'apportèrent pas à Agrippa la
moindre consolation.
Il devint plus triste et plus découragé que
jamais. Ce qui l' affligea davantage ce fut de
soupçonner que sa mère elle-même avait peut-être
pris part au martyre de Paulina.
Lorsque Titus partit pour Rome avec Béré-
nice, il refusa de les suivre, et il voulut rester
avec la garnison laissée à Jérusalem. Il écri\'it
même à sa mère ces horribles paroles : ''Je me
sens poursui\d par la fataUté qui pèse sur la dy-
360 PAULTNA
nastie des Hérodes à cause de ses crimes ; et
je n'aspire plus au trône de Judée, s'il existe en-
core. Je suis devenu une ruine morale au milieu
des lamentables débris du Temple, qui devait
périr puisqu'il était l'œuvre du grand criminel
qui fut mon aïeul. "
De longs mois s'écoulèrent pendant lesquels
les lettres de sa mère, pleines de colère et de re-
proches, restèrent sans réponses. Ce silence dura
si longtemps qu'elle crut que son fils était mort.
Mais elle apprit longtemps après qu'il avait
accompagné les troupes romaines au siège de
trois forteresses encore occupées par les sur"\dvants
du peuple déicide — l'une en Judée, et les autres
sur les deux rives de la mer Morte. L'une d'elles,
Massada, bâtie sur une montagne escarpée, était
considérée coûiine imprenable et le siège dura
quelques années. Agrippa y chercha vainement
la mort, et il émerveilla les troupes par ses actes
de bravoure.
Enfin, à son retour à Jérusalem, il reçut de
sa mère une lettre toute mouillée de ses larmes
et datée de Pompéi ; elle le suppliait d'aller l'y
rejoindre. " Je suis ici pour ma santé, lui disait-
elle, et j'essaie de me distraire de mes grandes
douleurs. Je t'en prie, mon fils, viens mêler tes
larmes aux miennes. "
Agrippa se laissa toucher, et, quelques mois
plus tard, il était à Pompéi. Sa mère le serra dans
PAULIN A 361
ses bras et lui prodigua toutes ses tendresses.
Elle évita soigneusement tout ce qui pouvait lui
rappeler ses malheurs, et elle l'encouragea à s'ac-
corder toutes les voluptés que Ponipéi prodiguait
à ses visiteurs. Pendant des mois et des mois, le
fils se laissa pervertir par sa coupable mère, et
il se livra à tous les plaisirs pour oublier Paulina.
Mais il gardait toujours son souvenir, et il ne
pouvait pardonner sa fin tragique à Tigellinus.
Quand il songeait que sa mère peut-être avait
été la cause de son cruel martyre, il prenait sa
mère en haine.
Les jeux de l'hippodrome et du cirque, les
théâtres, les courses de chariots, les régates dans
la baie radieuse de Stabies ne réussissaient pas
à le consoler.
De son côté, Drusille voyait s'évanouir ses
espérances ambitieuses. Toutes ses machina-
tions et ses intrigues auprès de César pour assurer
le trône de Judée à son fils n'avaient aucun succès.
Titus répondait aux deux sœurs Drusille et
Bérénice : Le royaume de Judée n'existe plus.
Avec cela, Pompéi devenait inhabitable et
paraissait être une terre de malédiction, con-
damnée à périr. Le Vésuve qui, dix-sept ans au-
paravant avait déjà dévasté une partie de la
cité, ainsi que Herculanum, s'était réveillé de
nouveau et se tordait dans des con\iilsions effroya-
bles. Pas une goutte de pluie n'avait arrosé le
362 PATTLINA
sol brûlant pendant l'été qui venait de finir.
Toute végétation était morte, et sous la terre
déchirée de crevasses profondes des roulements
de tonnerre répandaient la consternation dans
toutes les demeures ébranlées par des tremble-
ments de terre.
On n'osait plus regarder la montagne, car elle
chancelait. Il y avait comme des plaintes lugu-
bres qui traversaient les airs, et la mer était
bouleversée.
La nuit, des lueurs étranges sillonnaient le
ciel, et y dessinaient des danses de fantômes. Le
jour, des colonnes d'épaisse fumée, descendant du
Vésuve, enveloppaient la \'ille et éclipsaient
complètement le soleil.
La population épouvantée s'enfuyait vers Sta-
bles et Neapolis.
Drusille voulait partir. Mais son fils ne voulait
pas. Il se moquait des frayeurs de la foule, et
d'ailleurs il ne tenait plus à cette vie qui ne lui
avait donné que des déboires et qui n'avait plus
aucun charme pour lui.
A force de supphcations et de larmes, Drusille
obtint un jour de son fils qu'ils partiraient le
lendemain.
Mais demain n'est à personne.
Vers le soir, des tourbillons de fumée noire
sortirent du cratère, et montèrent lentement,
tout droit, bien au-dessus de la montagne que
PAULINA 363
les lueurs mourantes du jour continuaient d'é-
clairer, et qui ressemblait à un immense autel
auquel la fumée du sacrifice aurait fait une gigan-
tesque couronne. Mais bientôt cette couronne
s'agrandit, s'épaissit et prit la forme d'une vaste
coupole qui montait toujours en s'élargissant
mais sans changer de forme.
Quand elle cessa de s'élever, elle ombragea
toute la montagne et les campagnes environ-
nantes jusqu'à Neapolis. Elle s'étendit sur la
mer, et les grandes lames bleues prirent la cou-
leur de l'encre, depuis Sorento jusqu'au Cap
Misène.
Le calme de l'air et le silence de la nature ajou-
taient à la terreur générale. Tous les habitants,
sortis épouvantés de leurs maisons, se deman-
daient en regardant le ciel à quel cataclysme ils
allaient assister.
Pline l'Ancien qui commandait l'escadre impé-
riale de Misène pressentit une catastrophe épou-
vantable, et fit approcher ses vaisseaux des côtes
pour secourir les infortunés qui cherchaient un
peu d'air respirable et de fraîcheur sur les rivages
de la mer.
Mais, tout à coup le dôme noir de fumée qui
dominait le Vésuve s'écroula, et une pluie de
cendres et de petites pierres spongieuses com-
mença de tomber avec une abondance croissante.
Alors ce fut la nuit, une nuit opaque éclairée par
364 PAULINA
intervalles de flammes rouges qui s'échappaient
des flancs déchirés de la montagne, secouée jus-
qu'en ses profondeurs.
Une tempête effroyable se déchaîna sur la mer,
et le bouleversement des vagues devint extra-
ordinaire. Car ce n'était pas le vent qui les sou-
levait. C'était la terre qui tremblait. C'était
le lit même de la mer qui était secoué effroyable-
ment, et dans lequel s'ouvraient des abîmes où
l'eau s'engouffrait. Toute navigation était im-
possible, et les vaisseaux étaient précipités sur
des écueils inconnus des marins.
Dans Pompéi et dans Herculanum les habita-
tions s'écroulaient, ensevehssant sous leurs ruines
des familles entières. Par toutes les portes les
survivants fuyaient éperdus vers la campagne
et vers la mer.
Soudain, la cime extrême du Vésuve s'enflamma,
et s'affaissa comme dans une vaste fournaise.
Des torrents de lave débordèrent sur les flancs
de la montagne, et submergèrent Herculanum dans
ime mer de feu.
De plus en plus démontée, et comme soulevée
par des forces mystérieuses et souterraines, la
mer envahissait les rivages et couvrait les champs
de navires brisés, de monceaux de sable et de
cadavres.
Pendant longtemps, Pline lutta avec courage
contre le déchaînement des éléments. Mais
PAULINA 365
cette lutte était au-dessus des forces humaines.
Exténué, il se fit descendre sur le rivage de Stables
(devenu depu's Castellamare) et s'y endormit
couché sur une toile. Mais l'air, saturé de souf-
fre n'était plus respirable. Bientôt l'asphyxie
remplaça le sommeil, et quand on voulut le ré-
veiller, il était mort.
Dans le même temps, Drusille et son fils ago-
nisaient. Ils s'étaient réfugiés dans la cave de
leur maison, et ils avaient fermé toutes les issues
pour empêcher les cendres d'entrer. Mais la cendre
semblait vivante et s'infiltrait partout coname un
gaz subtil. Elle tombait d'ailleurs avec une telle
abondance qu'elle rempHssait les rues et bloquait
toutes les avenues. Ceux qui voulaient fuir s'y
enfonçaient jusqu'au-dessus des genoux, et y
tombaient bientôt comme dans une fosse, qui s'ou-
vrait sous leur poids, et qui devenait leur tombeau.
Le niveau de cette cendre montait comme
une marée, et toute la ville était menacée d'enh-
zement. Bientôt elle atteignit les étages supé-
rieurs des maisons ; et les belles colonnades des
péristyles, et les blanches statues disparaissaient
comme des baigneuses asphyxiées sous le flot
montant de la cendre exterminatrice.
La cave où Drusille et son fils se voyaient
enterrés vivants était devenue comme une four-
naise ardente, et tous deux criaient, pleuraient,
blasphémaient.
366 PAULINA
" C'est donc bien vrai que tu étais Dieu, O
Nazaréen, disait Drusille, mais un Dieu méchant,
et tu te venges ! Tu l'avais prédit que tu dé-
truirais Jérusalem et le monde. De la ville des
Hérodes, il ne reste plus pierre sur pierre, et voici
le dernier jour du monde. Au nom d'Hérode-le-
Grand qui a voulu et cru te massacrer dans ton
berceau, sois maudit. . . "
" O Paulina, reprenait Agrippa, c'est toi qui
étais ma divinité, et c'est ma digne mère qui t'a
fait mourir ! Avec le dernier des Hérodes et la
dernière des Hérodiades, il est juste que le monde
périsse ! "
Soudainement, dans la nuit sépulcrale, le
lourd plafond s'effondra, et quand le jour se leva,
Pompéi toute entière avait disparu sous une
montagne de cendre.
PAULINA 367
EPILOGUE
Vexilla régis prodeunt
Mon œuvre est finie ; et cependant je sens
le besoin d'y ajouter encore une page pour célé-
brer le triomphe définitif de la foi.
" L'étendard du Roi est déployé : Sur le
" monde entier brille le mystère de la croix, dans
" lequel la vie a souffert la mort, et la mort a
"donné la vie !" Le sang des martyrs a arrosé
la terre et la victoire appartient aux vaincus.
Comme son divin^ Maître, Pierre a gravi son
Calvaire, et il est mort sur une croix au sommet
du Janicule.
Comme Jean-Baptiste, le premier prédicateur
du Messie, Paul, le grand apôtre des Nations, a
été décapité.
André a été crucifié, comme son frère, à Patras^
dans le Péloponèse.
Les deux Jacques ont versé leur sang à Jéru-
salem.
Thomas est mort dans les Indes, percé d'im.
coup de lance comme Jésus-Christ, après avoir
fondé de nombreuses égUses chrétiemies.
Jude et Simon ont évangéhsé l'Eg^^Dte, la
Mésopotamie et la Perse, et les Persans les ont
martyrisés parce qu'ils ont refusé d'adorer le soleil.
368 PAULINA
Mathieu a été mis à mort en Ethiopie, au
moment où il célébrait les saints mystères.
Marc a arrosé de son sang les rues d'Alexandrie,
après y avoir détruit l'idolâtrie.
Philippe a enduré le supplice de la croix, après
avoir converti la Scythie et la Phrygie.
Seul Jean \dt encore et il a vu l'accomplissement
de la terrible prophétie de son Maître : Jérusa-
lem détruite et son temple merveilleux réduit
en cendres.
Mais la dernière heure du disciple bien-aimé
approche, sans doute; car il est au pouvoir de Domi-
tien, le maître du monde, qui vient d'être pro-
clamé dieu. L'apôtre a reçu, l'ordre de sacrifier à
cette nouvelle divinité, et il a refusé. On le flagelle
cruellement, et quand il a subi ce premier suppUce,
on le plonge dans une cuve d'huile bouillante.
La mort va donc venir enfin ! Il y a si long-
temps qu'il l'appelle pour aller rejoindre son
Maître bien-aimé. Mais la mort n'est pas venue.
L'huile bouillante a guéri ses plaies et lui a paru
un bain déhcieux.
Les bourreaux sont allés raconter le miracle à
Domitien et lui ont dit : "La vie est pour cet
homme un vrai suppUce, et si vous le mettez à
mort, vous comblerez ses vœux. Le vrai châti-
ment pour lui serait de l'envoyer en exil dans
une des îles solitaires de votre empire. "
L'empereur s'est laissé convaincre, et le disci-
PAULINA 369
pie que Jésus aimait a été exilé dans la petite
île de Pathmos.
Mais ô bonheur ! c'est là que, sans mourir,
il a revu son Maître ressuscité, vivant dans la
gloire éternelle.
Vision mer\'eilleuse dans laquelle le Fils de
l'Homme lui a di^ : " Je suis Celui qui vis. J'ai
été mort mais je suis vivant dans les siècles des
siècles ! "
C'est là que l'apôtre a écrit le livre miraculeux
de l'Apocalypse, qui est le couronnement du Livre
des Livres.
L'Esprit-Saint, par la main de Moïse, en avait
écrit la première page : " Au commencement.
Dieu créa le ciel et la terre. "
Le même auteur divin en a inspiré la suite, et
par la main de saint Jean il en a signé les dernières
pages de son nom mystérieux : "Je suis l'Al-
pha et rOmega, le premier et le dernier, le com-
mencement et la fin "
C'est maintenant que tout est vraiment con-
sommé !
Non seulement le Livre des Livres est clos,
mais l'autorité qui devra le conserver et l'inter-
préter est créée.
Avant de mourir, Jésus avait dit deux choses
qui semblaient contradictoires : ''Je m'en vais
à mon Père, mais je serai avec vous jusqu'à la
consommation des siècles ! "
25
370 PAULINA
Pour vivre à la fois au ciel et sur la terre, il
fallait que Jésus-Christ, sans quitter le ciel, vécut
en même temps au milieu des hommes dans un
continuateur vivant et que ce continuateur ne
fût sujet ni à l'erreur ni à la mort.
Ce grand miracle est maintenant accompli.
Le continuateur vivant, infaillible et immortel,
c'est l'Eglise, que Jésus-Christ a fondée en disant
au Chef des apôtres : '' Tu es Pierre, et sur
cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes
de l'enfer ne prévaudront jamais contre Elle ! "
Malgré les hérésies et les persécutions, au mil-
lieu des institutions humaines qui tombent en
ruine, et des nations qui meurent, elle seule sub-
sistera jusqu'à la fin des temps.*
Seule, elle sera la grande école infaillible, héri-
tière des promesses de Jésus-Christ, qui enseignera
la vérité aux hommes pendant les siècles futurs.
NOTES HISTORIQUES
I. Saul au désert (page 10).
Les opinions sont partagées sur la question de savoir
dans quel désert Saul a passé trois ans, après sa conversion.
L'abbé Fouard, et Mgr le Camus inclinent à croire que
ce fut au désert arabique du Sinaï et de l'Horeb. C'est
l'opinion qui m'a paru la plus probable.
n. Onkelos (page 21).
Un des personnages historiques du Centurion. Il faisait
partie de la Chambre des Scribes. Docteur en Israël, il est
l'auteur d'un commentaire du Pentateuque en langue chal-
dcïque. Ce que j'en raconte appartient à la fiction.
m. La famille de saint Paul (page 45).
Parmi les salutations qui terminent l'Epitre aux Romains
se trouve celle-ci : Saluez Rufus, distingué dans le Seigneur,
et sa mère, qui est aussi la viienne.
Les commentateurs expliquent généralement ce passage
en disant que la pensée de Paul a dû être celle-ci : qu'il
regardait la mère de Rufus comme la sienne.
Mais Russell Forbes, qui est un archéologue et un histo-
rien distingué fait à ce sujet diverses conjectures. Il veut
372 NOTES HISTORIQUES
croire que Rufus est Rufus Pudens, qu'il est le demi-frère
de Paul, et que sa mère est vraiment ceUe de l'Apôtre. Il
en déduit cette conclusion que la mère de Paul devenue
veuve aurait épousé le sénateur Pudens ; qu'elle apparte-
nait elle-même à la gens Emilia, dont Sérgius Paulus était
devenu le chef, et que ce dernier, converti par Saul, avait
voulu lui-même que l'apôtre prît le mon de Paul.
Mais il n'y a aucune preuve de tout cela. Forbes commet
d'ailleurs d'autres erreurs de ce genre.
rv. Sergius Paulus (page 67).
C'est un des premiers païens convertis par saint Paul.
Il était proconsul dans l'île de Chypre.
Le Martyrologe romain raconte qu'il fut ordonné évêque
de Narbonne en Gaule, et que saint Paul l'y laissa en se ren-
dant en Espagne.
Tout ce qui concerne Chr>'séis et Paulina est de la fiction.
V. Les Agrippa (page 105).
L'historien Josèphe raconte dans ses ouvrages les princi-
paux événements de leur vie, et leurs crimes sans nombre
depuis leur grand aïeul, Hérode le Grand, jusqu'à Drusille
et son fils.
C'est un fait historique que ces derniers ont péri dans la
ruine de Pompéi.
VI. Saint Denys (page 147).
L'histoire de saint Denys est authentique.
Il fut le premier évêque d'Athènes ; et sur le portail de
NOTES HISTORIQUES 373
la cathédrale actuelle de cette ville, j'ai lu moi-même le nom
de Dionysos son patron, inscrit en grandes lettres d'or. Mais
il ne fut pas seul converti par saint Paul à l'Aréopage. Un
autre Saint, que Denys appelle son maître, et qu'il proclame
un génie transcendant, ouvrit en même temps les yeux à
la lumière de la foi chrétienne. C'est Hiérothée, dont les
œuvres admirables sont malheureusement perdues.
Plus tard, saint Denys fut envoyé en Gaule, par le pape
saint Clément pour évangéliser Lutèce (Paris) et il y fut
martyrisé avec ses compagnons sur la colline de Montmartre,^
mons martyrum.
Vn. L'Oracle de Delphes (page 203).
Ce fut l'oracle le plus célèbre de l'antiquité, et c'est à
cause de lui que les peuples païens ont cru pendant des siè-
cles à la divinité d'Apollon. Au temps de leur glorieuse
histoire les Grecs, avaient fait de Delphes une ville de temples.
Une série de tremblements de terre a détruit ses admirables
monuments, vers le temps de Jésus-Christ. Néron y vint
au temps de saint Paul, et en rapporta 500 statues. Pline
y était allé avant lui et en avait compté 3000. Aujourd'hui
ses ruines sont, avec celles d'Athènes, les plus intéressantes
de la Grèce.
Vin. La demie captivité de Paul à Rome
(pages 263 et 265).
La loi romaine ne permettait pas d'emprisonner un citoyen
romain, sans un procès préalable et une condamnation.
C'est pourquoi Paul fut laissé pendant deux ans à la garde
d'un soldat prétorien.
Lorsque Gallion, le frère de Sénèque, que Paul avait connu
à Corinthe, fut dénoncé comme proconsul, il dut venir à
374 NOTES HISTORIQUES
Rome pour se justifier, et il fut soumis au même régime que
Paul, en attendant son procès.
(Voir Tacite, Annales vi, 3).
Mais lorsque Paul et Pierre furent emprisonnés dans la
prison Mamertine en l'an 66, c'était sans doute après con-
■danmation fondée sur le nouveau décret de l'empereur qui
punissait de mort le seul fait d'être chrétien.
EX. Conjectures et vraisemblances (page 286).
Le chapitre xxxvii de " Paulina '' contient divers détails
des œuvres et des prédications de saint Paul qu'il ne faut
pas considérer comme historiques. Mais ils ne sont pas en
désaccord avec l'histoire, et nous les croyons très vraisem-
blables. Les Actes des Apôtres n'embrassent pas cette période
de la vie de saint Paul, et si samt Luc en a écrit l'histoire elle
est malheureusement perdue.
Dans ce Uvre, qui est un roman, je me suis conformé à
l'histoire dans le récit de tous les événements qui sont histo-
riques, et quant à ceux qui sont du domaine de la fiction,
je ne crois pas être sorti du champ des vraisemblances et des
probabiUtés.
X. La mission d'Espagne (page 304).
Il n'est pas douteux que saint Paul poursuivit ses missions
jusqu'en Espagne, en passant par la Gaule, et qu'il séjourna
quelque temps dans la ville d'Arles, en Provence. Un voya-
geur du xvii® siècle raconte qu'on lui a montré un faubourg
<ie cette ville qui portait le nom de Paul, et une petite maison
où l'apôtre avait logé.
Saint Trophime, qui, avec saint Luc, accompagna l'Apôtre
•des nations de Césarée à Rome, et qui fit naufrage avec lui
près de Mélita (Malte,) le sui\'it aussi plus tard en Gaule
et devint le premier évêque d'Arles.
NOTES HISTORIQUES 375
La première église qui y fut bâtie était sous le vocable de
Saint-Ktienne, à la suggestion de saint Paul peut-être. La
cathédrale actuelle est sous le vocable de Saint-Trophime,
et l'on y admire un très beau tableau représentant la lapi-
dation de saint Etienne.
XI. Pomponia Graecina (page 304).
Pom{X)nia Graecina était, selon Tacite, une princesse
anglaise que le général Plautius aurait épousée pendant son
expédition en Angleterre, qu'on nommait alors la Bretagne.
A son retour, Plautius aurait obtenu les honneurs du triomphe,
et plus tard, sous Néron, Pomponia fut accusée d'appartenir
à une superstition étrangère, que Tacite ne désigne pas au-
trement, mais qui était évidemment la religion chrétienne.
Vu la haute position de Plautius, la cause lui fut référée
conformément à une ancienne coutume de Rome. Il assembla
ses parents, et comme devant un conseil de famille, il fît
une enquête sur la conduite de sa femme, et elle fut jugée
innocente parce qu'on ne trouva aucun mal dans ses œuvres
de piété et de charité chrétiennes.
Elle vécut jusqu'à un âge très avancé, loin du monde, ne
fréquentant que les chrétiens, les assistant, et s'occupant
surtout d'enterrer les corps des martyrs dans le cimetière
de sa famille. Les chrétiens l'appelaient Lucine.
Xn. La mort de Pilatus (page 345).
Il est historique que Pilatus fut banni à perpétuité dans les
Gaules, à Vienne. Mais quelle fut sa fin ? L'histoire n'en
dit rien. Plusieurs croient qu'il s'est suicidé, en se noyant
dans le Rhône. Mais rien n'est moins certain.
Ce qui est moins douteux, c'est que Pilatus fit une rela-
tion à Tibère sur la vie et la mort de Jésus de Nazareth, et
376 NOTES HISTORIQUES
que l'empereur, sur ce rapport du Gouverneur de la Judée,
proposa au Sénat de placer Jésus au rang des dieux. Le
Sénat rejeta la proposition.
Saint Justin, martyr, Tertullien, saint Epiphane, Eusèbe,
Orose, et d'autres, parlent de ce rapport de Pilatus comme
d'un fait connu ; et Tertullien croit que Pilatus était chré-
tien dans sa conscience lorsqu'il fit ce rapport.
Il y a Ueu de croire, de plus, que la femme de Pilatus, crut
en Jésus-Christ, et pria beaucoup pour la conversion de son
mari. S'il faut en croire Cornélius à Lapide, Claudia Pro-
cula, ou Procla, femme de Pilate, aurait été placée au nombre
des Saints par l'Eglise orientale.
C'est à raison de tout cela que j'ai imaginé le genre de mort
raconté dans " Paulina ".
Xni. Le Centurion du Calvaire (page 345).
Ceux qui ont lu mon roman des temps messianiques, le
Centurion, se rappellent que je le nommais Caïus Oppius, d'a-
près la tradition, et j'ai imaginé qu'il avait épousé Camilla,.
sœur de Claudia Procla, femme de Pilate.
Dans Paulina, j'ai eu l'idée d'y représenter le même per-
sonnage devenu le général Oppius, âgé de 60 ans, commandant
une partie des troupes de Titus au siège de Jérusalem ; et-
j'ai imaginé de plus qu'il y était accompagné par ses deux
fils, dont j'ignorais d'ailleurs l'existence.
Or, chose assez curieuse, j'ai découvert depuis, en feuille-
tant les Biographies Evangéliques de Mgr Gaume, que ces
deux fils du Centurion ont existé ; que l'aîné portait le nom
de son père, Caïus, et que le cadet se nommait Démétrius.
Saint Jean appelait Caïus son bien-aimé ; c'est à lui qu'il
adresse sa troisième Epitre, et il y fait l'éloge de Démétrius.
Dans son récit, Mgr Gaume s'appuie sur la tradition espa-
gnole, et il cite deux auteurs — Lucius Dexter et le savant
Hélécas, archevêque de Sarra gosse.
NOTES HISTORIQUES 377
XIV. Bérénice et Titus (page 359).
Leurs amours appartiennent à l'iiistoire, et quand Titus
vainqueur revint de J6ru.salem à Rome il l'emmena avec lui,
et l'installa dans son palais du Palatin.
Il promit même de l'épouser. Mais, devenu empereur, il
comprit que ce mariage était impossible, et il eut le courage
de rompre et de la renvoyer de Rome. Suétone dit qu'il la
renvoya invitus invitavi, c'est-à-dire malgré lui et malgré
elle.
Corneille et Racine firent chacun une tragédie sur ce sujet.
Celle de Racine fut un succès, mais celle de Corneille tomba.
Au dénoûment de la première, Titus dit à Bérénice :
' En quelque extrémité que vous m'ayez réduit ;
Ma gloire inexorable à toute heure me .suit ;
Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
L'empire incompatible avec votre hyménée."
Et Béréni(!e lui répond :
Adieu, seigneur, régnez : Je ne vous verrai plus."
Bérénice mourut misérablement en l'an 73, à l'âge de 45
ans.
XV. La diffusion du christianisme et le miracle de son
établissement, (page 367).
La rapidité et l'étendue extraordinaires de cette diffusion
sont attestées :
■ 1° Par Tacite qui affirme qu'au temps de Néron il y avait
à Rome une immense multitude, ingens multitudo, de chré-
tiens.
2° Par saint Paul qui déclare :
a) dans l'Epitre aux Romains ii, 18, " que la foi a été
prêchée dans le monde entier. "
378 NOTES HISTORIQUES
6) Dans l'Epître aux Colossiens ii, 23, " Que l'Evangile
a été prêchée à toute créature qui est sous le ciel. "
3° Par Eusèbe:DémonstrationEvangéliqueliv.iii,pp. 113,114.
Il y a des historiens qui s'efforcent d'expliquer naturellement
l'établissement du christianisme. Mais tous ceux qui étu-
dient cette histoire de bonne foi ne peuvent s'empêcher d'y
voir l'intervention du surnaturel.
Qu'il y ait eu alors un certain nombre d'esprits d'élite
qui sentaient le besoin d'une religion nouvelle, c'est possible.
Mais ce besoin n'aurait pu que donner naissance à un grand
nombre de religions différentes. Car il est dans la nature
humaine que les meilleurs esprits ne s'entendent jamais
complètement, et qu'ils diffèrent d'opinion en toutes choses.
Voyez par exemple ce qui arrive chez les peuples chrétiens
qui se sont séparés de l'Eglise catholique.
Pour maintenir l'unité il faut une autorité unique et in-
faillible, or, la constitution et le maintien d'une pareille au-
torité sont humainement impossibles.
C'est pourquoi elle n'existe que dans l'Eglise catholique
qui a reçu pour cela une assistance surnaturelle.
Dira-t-on que la vérité chrétienne a triomphé par sa seule
force ? Mais alors pourquoi y a-t-il aujourd'hui encore tant
d'esprits éminents qui la rejettent ?
Et quels moyens d'influence possédaient les premiers mis-
sionnaires de l'Evangile ? La puissance ? L'argent ? Les
armes ? Le monde ? Les lois et les tribunaux ? Non, tout
cela leur manquait — Que dis-je ? Tout cela était contre eux.
Et cependant, ni les empereurs, ni les rois, ni les chefs
militaires et leurs armées, ni les hommes d'Etat, ni les par-
lements, ni les savants, ni les philosophes, ni les hommes de
lettres n'ont pu empêcher la diffusion de la foi chrétienne ni
ébranler la stabilité de ses institutions. Quelles forces avait-
elle à son service ? — Nulle autre que le sacrifice et la prière.
Est-ce humain ou est-ce divin ?
NOTES HISTORIQUES 379
Les obstacles étuicnt invincibles, d'uprès les vues humaines ;
les ennemis étaient innombrables à l'extérieur et à l'inté-
rieur ; les impies, les hérétiques, les schismatiques coalisés
ensemble, les puissances du monde et celles de l'enfer réunies
dans une lutte perpétuelle contre l'Eglise et son Christ, voilà
quelles ont été les forces hostiles qui ont été vaincues.
Ce n'est pas tout. Le monde a dit aux hommes : venez
à moi, et je vous donnerai les biens de la terre, les plaisirs
de la chair, et la satisfaction de vos passions. — Le christia-
nisme leur a dit : je vous promets le bonheur après la mort,
mais pendant la vie je vous prescris la mortification des sens,
le détachement des richesses, la pénitence et les sacrifices.
Et le christianisme a vaincu le monde !
C'est le plus grand des miracles ! ! !
TABLE DES MATIÈRES
Avant PROPOS v VII
I — Au pied des monts sacrés 1
II — Saul au désert 10
III — Une visite inattendue 21
IV — Le retour à Damas 31
V — Saul et Pierre 36
VI — Tarse et Antioche 44
VII — Les nouveaux dieux 51
VIII — Paul et Barnabe dans l'île de Chypre 62
IX — Saul et Sergius Paulus 67
X — Chez les Galates 72
XI — Persécutions et miracles 84
XII — En Macédoine 94
XIII — Le dernier des Hérodes 105
XIV — Au temple 112
XV — La question religieuse 121
XVI — En Galilée 128
XVII — Drusille et son fils 131
XVIII — Sur la mer Egée 141
XIX — L'arrivée à Athènes 148
XX — Denys l'Aréopagite 156
XXI — Devant l'Aréopage 161
XXII — Paul àCorinthe 165
XXIII — Saint Paul, prédicateur 173
XXIV — Première épître aux Corinthiens 179
XXV — Deuxième épître aux Corinthiens 188
XXVI — O Galates insensés ! 197
XXVII — L'oracle de Delphes 203
382 ' TABLE DES MATIÈRES
XXVIII — A Ephèse 216
XXIX — La passion de Paul à Jérusalem 224
XXX — Paul et Félix en présence 229
XXI — Agrippa à Paulina 241
XXXII — Devant Festus et le roi Agrippa 246
XXXIII — Mirabiles elationes maris! Mirabilis in
altis Dominus ! 250
XXXIV — De Melita à Rome 256
XXXV — Civis romanus siim 265
XXVI -i- Le procès de Paul 273
XXXVII — Instaurare omnia in Christo 286
XXXVIII — Saint Paul et la femme 291
XXXIX — L'esclavage et la " lettre à Philémon " . . . . 297
XL — Les missions d'Occident 304
XLI — Agrippa et Paulina 309
XLII — Au temple de Vesta 315
XLIII — Dernières courses en Orient 319
XLIV — En ce temps-là 326
XLV — La captivité et la mort de saint Paul 336
XLVI — Le martyre de Paulina 341
XLVII — La fin des déicides — Pilatus et Jérusalem . 345
XLVIII — La fin des Hérodes 358
XLIX — Epilogue — Vexilla régis prodeunt 367
L — Notes historiques 371
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PS Routhier, (Sir) Adolphe
9/^85 Basile
088P3 Paulina 4. éd.
1918
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