PÉCHÉS PRIMITIFS
22
>973
LOUIS MAETERLINCK
Péchés primitifs
(Art et Folklore)
AVEC DE NOMBREUSES ILLUSTRATIONS
PARIS
MERCVRE DE FR AN CELçiap,.,
XXVI, RVE DE CONDE, XXVk^,.
[14/
BUOttHWQA
JUSTIFICATION DU TIRAGE.
742
AVANT-PROPOS
L'étude raisonnée des passions humaines, telles
que les représente l'art réaliste de la Flandre
médiévale, constitue, croyons-nous, un sujet de
nature à intéresser vivement, non seulement les-
savants folkloristes de tous les pays, mais même
la généralité du public.
Le temps n'est plus, où l'on demandait exclu-
sivement aux études historiques de nous rensei-
gner sur la suite chronologique des princes ré-
gnants, ou de nous donner la sèche nomenclature
des batailles perdues ou gagnées ; ce qui nous in-
téresse davantage aujourd'hui, c'est une recons-
titution aussi vivante que possible de nos civilisa-
tions abolies et surtout l'étude non fardée des
passions de l'homme.
Comment nos ancêtres vivaient-ils ? Quels
étaient leurs péchés ? Quels étaient leurs vices ?
1*
AVANT-PROPOS
Quels étaient leurs préjugés, leurs croyances à la
sorcellerie et à l'enfer ? Quelles idées se faisaient-
ils de la majesté divine et du démon, le père de
tous les péchés ?
L'image des vices et celle de leur punition
exemplaire en enfer fut de tout temps un sujet
favori dans l'art primitif de tous les pays, et son
évolution dans l'esthétique flamande est d'autant
plus intéressante à étudier que la civilisation des
grands pays voisins s'y refléta de la façon la
plus inattendue.
Comme le sol de la Belgique est formé des allu-
vions de fleuves venant de France et d'Allemagne,
sa culture, dit M. H. Pirenne, est une sorte de
syncrétisme où l'on retrouve, mêlés l'un à l'autre
et modifiés l'un par l'autre, les génies des deux
races.
« Sollicitée de toutes parts, la Belgique a tou-
jours été largement accueillante. Elle est ouverte
comme ses frontières, et l'on retrouve chez elle,
à ses belles époques, le riche et harmonieux as-
semblage des meilleurs éléments de la civilisation
franco-allemande. C'est dans cette admirable
réceptivité que réside son originalité ; c'est pour-
quoi elle a rendu à l'Europe de signalés services
et c'est à quoi elle doit d'avoir possédé, sans sa-
AVANT-PROPOS
crifier l'individualité des deux races dont elle est
faite, une vie nationale commune. »
L'éminent historien belge ajoute : « Il faut con-
sidérer ce pays, divisé ethnographiquement entre
la race romane (ou wallonne) et la race germa-
nique (ou flamande), comme un microcosme de
l'Europe occidentale... et les bassins de la Meuse
et de l'Escaut n'ont pas seulement servi de
champs de bataille à l'Europe ; mais c'est par la
Belgique que s'est effectué le commerce des idées
entre le monde latin et le monde germanique qui
se touchent sur son territoire. »
Ce qui est vrai au point de vue de son histoire
est vrai aussi au point de vue de son art. D'abord
tributaires des grands pays voisins, ce n'est qu'au
xive siècle que les artistes flamands commen-
cèrent à affirmer leur originalité. Mais si nous les
voyons se transformer et progresser, c'est grâce
surtout au centre d'art qu'était alors Paris, où
les nombreux artistes de la Flandre furent tou-
jours appréciés et choyés par les plus grands
princes mécènes français.
C'est dans ce milieu fécond que se dévelop-
pèrent nombre de miniaturistes franco-flamands,
dont M. J. de Mely a retrouvé, comme par mi-
racle,bien des noms ignorés jusqu'ici. Ils rompent
AVANT-PROPOS
avec les traditions, « ils crèvent la toile du fond »,
comme le dit d'une façon si pittoresque le comte
Durrieu ; et ils animent leurs sites, urbains ou
champêtres, de scènes vivantes et réalistes re-
constituant toute la vie populaire, d'autrefois.
De prestigieux enlumineurs, tels que les frères
de Limbourg ; des peintres tels que les Van Eyck,
qui révolutionnèrent si profondément la pein-
ture primitive, virent le jour dans une même ré-
gion (le Limbourg), c'est-à-dire aux confins des
pays flamand, français et allemand, montrant
une fois de plus l'heureux résultat de ces mélanges
de race dont bénéficient les pays frontière comme
la Belgique.
Et dans leurs œuvres, savantes comme art,
mais si naïves comme observation, nous voyons
régner et se développer l'illustration contempo-
raine de toutes les passions humaines, le cycle
répréhensible de tous les péchés !
Dès les premiers bégaiements de l'art franco-
flamand, les images du démon, ou du péché,
prirent une place prépondérante. On reconnaît
les monstres et les guivres de l'enfer dans les
fibules et les boucles de ceinture des époques
franques ou barbares, comme dans les sculptures
et les manuscrits les plus primitifs.
AVANT-PROPOS
Mais c'est surtout dans les peintures apparte-
nant aux écoles des van Eyck et de van der Wey-
den, que l'histoire du Péché peut être le mieux
étudiée. Les divers épisodes de la Passion du
Christ, les martyres des Saints et des Saintes sont
des occasions propices pour nous montrer, pris
sur le vif, la colère, la rage, ou la luxure des
princes médiévaux, la cruauté raffinée de leurs
bourreaux, la constance de leurs victimes, la
froide indifférence des juges, ainsi que la curio-
sité malsaine des spectateurs. A côté de ces
images réalistes, où nous voyons revivre les hor-
reurs des répressions médiévales, le Jugement
dernier, les représentations du Paradis et de
l'Enfer, si fréquentes chez les grands primitifs,
nous apprennent à connaître l'idée qu'on se fai-
sait de la divinité et de sa justice, ainsi que du
séjour des bienheureux, ou du lieu de supplice des
maudits.
L'enfer surtout, avec ses innombrables damnés,
le pèsement des âmes, les tortures des réprouvés,
fourmille d'épisodes précieux pour reconstruire
l'histoire du péché et celle des idées morales
ayant cours au Moyen âge.
Après cette époque, les aspects anecdotiques,
les scènes profanes ou diaboliques qui se juxta-
10
AVANT-PROPOS
posent dans les interprétations des sujets reli-
gieux, prennent une importance de plus en plus
grande. Elle3 correspondent d'ailleurs avec la
vogue grandissante des diableries et du grotesque
dans les mystères en Flandre, en France, en Alle-
magne ou en Angleterre.
L'image du péché et des vices est représentée,
non seulement en peinture et en sculpture sur
les murs des églises et des monastères, mais on la
voit choisie comme un sujet favori pour les ta-
pisseries flamandes qui ornent les demeures des
grands. Le péché puni apparaît encore dans
les danses macabres dont la vogue fut si grande
dans tous les pays, vers l'époque de la Renais-
sance.
Les cauchemars peints de Jérôme Bosch et
l'œuvre moralisatrice de Pierre Breughel le Vieux,
dont on connaît la série inoubliable des Vertus et
des Vices, nous montrent l'apogée de ce genre qui
se continuera dans les scènes de cabarets et de
kermesses des petits maîtres néerlandais, puis par
les épisodes galants ou grivois des peintres et
graveurs franco-allemands du xvine siècle, pour
aboutir à nos grands caricaturistes anglais, fran-
çais et allemands du xixe siècle.
Pour ce qui regarde le texte, nous n'avons eu
AVANT-PROrO?
1 I
qu'à choisir entre les anciennes chroniques ou les
récits du temps, en puisant de préférence dans
les documents inédits, et notamment les poésies
moralisatrices flamandes non encore traduites
en langue française.
LE DÉMON ET L'ENFER
Avant d'étudier le Péché chez nos ancêtres pri-
mitifs, il y a lieu d'examiner, tout d'abord, quelle
était l'idée qu'ils se faisaient jadis du démon,
considéré de tout temps comme le père de tous
les péchés.
Le rôle de Satan apparaît comme un des fac-
teurs les plus importants de l'histoire populaire
et folklorique de l'humanité primitive. Réels ou
imaginaires, tous les malheurs qui vinrent frapper
les hommes furent considérés comme des preuves
tangibles de l'influence néfaste du Malin.
Après avoir causé la perte de nos premiers pa-
rents, c'est Satan qui suggère le meurtre d'Abel,
ainsi que les innombrables péchés et forfaits punis
2
PECHES PRIMITIFS
par le déluge et la destruction de Sodome et de
Gomorrhe. Avant la venue du Messie, nous voyons
les démons tromper les hommes en rendant des
oracles menteurs et en les effrayant par mille pres-
tiges ; n'allèrent-ils pas jusqu'à détourner à leur
profit l'encens d'Israël ?
Même après le sacrifice du fils de Dieu, alors
que leur puissance eût dû être anéantie, ne les voit-
on pas étendre encore leur empire et la crainte
qu'ils inspiraient ? Des légions infernales s'at-
taquent aux plus pieux anachorètes, les super-
cheries de l'Ennemi se multiplient de toutes les
façons : il excite les tempêtes, tord le cou aux im-
pies, couche avec les femmes, prédit l'avenir et,
par les sorciers et les sorcières, triomphe de
l'Eglise, jusque sur les bûchers...
Cette évolution de la démonologie dans la chré-
tienté primitive est des plus intéressante à suivre,
car elle laissa des traces originales et nombreuses
dans tous les domaines, notamment dans les pre-
mières manifestations de la littérature et de l'art
franco-flamands (1).
(1) Dr P.-H. van Moerkerke, De satire in de nederlandsche
Kunst der Middeleeuwen, p. 122 (Van Looy, Amsterdam,
1904), et J.-E. Wessely, Die Gestalten des Todes und des
Teufels in der darstellenden Kunst (Leipzig, 1876).
Voir surtout : Dr P. Leendertz. jr., Middelnederlandsche
dramalische Poëzie. Publié dans la Bibliolheek van Middel-
LE DEMON ET I. ENFER
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16 PÉCHÉS PRIMITIFS
Il est certain que le souvenir des anciens dieux,
qui persista bien longtemps après la conversion
superficielle des barbares habitant la Gaule, fut
pour beaucoup dans la place considérable occu-
pée par le démon, dès l'origine, dans la religion
chrétienne. Jadis nébuleux ou enveloppé de mys-
tère, on ne s'en fit pas tout d'abord, c'est-à-dire à
l'époque païenne, une idée matérielle f »i t exacte.
Dans le christianisme, au contraire, l'image dia-
bolique se dessina immédiatement d'une façon
bien déterminée, tant au physique qu'au moral.
Chose digne d'être notée, le démon semble, pour
ainsi dire, appartenir au culte même, où il remplit
un rôle très important, celui de vengeur de la di-
vinité outragée.
Il y intervient comme un rouage nécessaire au
bon fonctionnement de la justice divine, de même
que le bourreau constituait sur la terre le plus in-
dispensable auxiliaire de la répression primitive.
Remarquons en passant que, d'après l'ensei-
gnement ecclésiastique, Satan n'incarne pas le
principe du Mal, comme Ciwa, l'antithèse de
Brahma dans la religion indoue, mais constitue,
ainsi que l'homme, une véritable créature de
nederlandsche Letterkunde, sous la rédaction du Prof. J. Ver-
dam avec la collaboration du Dr J. Te Winkel et Prof.
J. Franck, Leiden, A. W. Sijthof, et Groningen, Wolters,
1907.
LE DEMON ET L ENFER
17
Dieu. Lucifer, jadis ange glorieux, précipité en
punition de sa rébellion dans les profondeurs de
l'enfer, n'y vit pas seul. Il y commande à une lé-
gion de démons et de serviteurs, damnés comme
Fie. 2. — Un damné emporté par le démon (Ms. du ixe siècle
Bibliothèque de Valenciennes).
lui. Ni lui, ni ses acolytes ne sont les adversaires
de la divinité, mais bien de l'homme, des anges
et de toute la hiérarchie céleste. Leur grande joie
est d'entraîner les créatures de Dieu dans le mal.
Déjà ils ont réussi dans leur œuvre lorsqu'ils ten-
tèrent et perdirent Adam et Eve, qui, pour leur
18 PÉCHÉS PRIMITIFS
punition, connurent le travail et la mort. La
croyance aux châtiments de l'enfer affirma sur-
tout et consolida la puissance du démon, qui tou-
jours, cependant, reconnut Dieu comme un maître
suprême. Terrible et brutal, c'est ainsi surtout
qu'il nous apparaît dans les sculptures et dans les
mystères franco-flamands aux époques les plus
primitives. Plus tard, seulement, nous le verrons
souple, trompeur et ironique, faisant songer déjà
au moderne Méphistophélès.
L'Allemand Mone, dans son Altdeutscfies
Schauspiel, a mis en lumière l'influence littéraire
qu'exerça la France dans maintes particularités
des mystères de son pays, notamment dans les
diableries, les disputationes, qui devinrent de plus
en plus nombreuses dans les drames religieux fla-
mands à mesure qu'on se rapproche des temps
modernes.
Si les mystères et les drames religieux français,
allemands et anglais sont en général assez bi< n
connus, il n'en est pas de même de ceux qui furent
composés dans l'ancienne langue thioise. J'ai
même pu constater que ceux-ci ne furent jamais
traduits.
Les drames religieux flamands et néerlandais
sont, croit-on, — nous n'en avons pas cependant
trouvé de preuves certaines, — moins anciens
que ceux d'origine française et la plupart inspirés
LE DÉMON ET I.'eN'FER 19
par ces derniers. Ici comme en France, le person-
nage du démon, d'abord peu important, s'accrut
peu à peu, pour devenir au xve siècle un élément
très important, sinon le principal, dans plusieurs
de ces mystères.
On sait que les « diableries » étaient destinées
à réveiller l'attention du public, souvent lassée
par des dissertations théologiques plutôt longues,
et que les démons y remplissaient l'emploi des
clowns de nos cirques. Rabelais nous décrit leur
costume, qui devait, à peu de différence près,
être le même en Belgique aux époques les plus
primitives :
« Ces deables estoient tous capparassonnez de
peaulx de loups, de veauls et de béliers... ceints de
grosses courroies es quelles pendoient grosses
cymbales de vaches et sonnettes de mulets à bruit
horrifique. Tenoient en main aulcuns bastons
noirs pleins de fuzée, aultres portoient longs tisons
allumez sur lesquels à chascun carrefour jectoient
pleines poignées de parasins en poudre dont sor-
tent feu et fumée terrible... »
Les parties des mystères flamands où interve-
naient les démons étaient toujours particulière ment
soignées, comme costumes et c mme accessoires.
On ajoutait généralement, comme note comique,
au grand supplice des damnés (et des spectateurs)
l'émission d'od-eurs infectes, — soit d'une façon
20 PÉCHÉS PRIMITIFS
naturelle rappelant les exploits des pétomanesi
soit d'une façon articielle, en brûlant du cuir, de
la corne, ou du crin, dont on connaît les fumées
mal odorantes.
Voici, d'après Schotel, ce que se disaient les
spectateurs du temps :
Nous sommes effrayés lorsque les démons apparaissent et
parlent.
Ils sont si effroyables de visages et ont de si grandes mandi-
bules.
T vel rimpelt van aengste als sy syn aengevloghen in de lufte
Sy verspryden sulk affreuselycke stanck inde dufte l
La peau nous plisse (dans le dos) lorsqu'ils volent dans
l'air (1), car ils répandent dans l'atmosphère une si affreuse
puanteur...
Dans le « Maastrichtsch Paaschspel », ou Jeu de
Pâques de Maastricht, qui date du xive siècle,
Satan ne joue qu'un rôle assez effacé. Ce n'est que
dans le Jeu des Vierges sages et des Vierges folles,
« het Spel van de Vyf Vroede en Vyf Dwaeze
Maegden », qu'il commence à constituer un élé-
(1) On sait qu'à Bourges, dans le Jeu des Actes des Apôtres,
représenté en 1536, on vit aussi voler « les démons qui
apparaissent dans les airs ». Voir à ce sujet G. Cohen,
Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français
au Moyen âge (Paris, 1906), et Soens, De Roi van het Booze
Beginsel (Gand, publication de l'Académie royale flamande).
LE DÉMON ET l'eSFER 21
ment comique, dont la drôlerie devait s'accroître
si rapidement.
Dans cette représentation, nous voyons, dès le
lever du rideau, la diabolique séquelle de Lucifer
et de ses suppôts se réjouir en gambadant des
malheurs des humains. Puis apparaît le ciel, et
Satan ordonne à ses démons de lui amener les
Vierges folles répudiées par leur Fiancé Céleste.
Avant de les livrer, le Christ se tourne vers les
spectateurs et se plaint de leur paresse, de leur
orgueil, de leur sottise, de leurs bavardages qui
occasionnèrent la perte d'un temps précieux qui
eût été si nécessaire à leur salut.
« Ici, dit l'auteur, les démons, pleins d'empres-
sement, s'emparent des Vierges folles et montrent
toute la joie que leur procure une capture aussi
agréable. »
C'est par des chorégraphies variées qu'ils
montrent leur bonheur :
Waeschai ! noijt blyder van aile dagen myn ;
Poey ! Poey ! Ach ! Ach ! ken wyste wat bedryvende zyn
Dan ghenoelic te springen op en neer !
Jamais nous n'avons eu un jour plus heureux ; Poey !
Poey ! Ach ! Ach ! Jamais meilleure raison ne s'est pré-
sentée de sauter joyeusement en l'air et de retomber en
cadence.
Dans toute la pièce, l'auteur a soin de ridiculi-
2*
22 PÉCHÉS PRIMITIFS
ser les Vierges Folles en leur prêtant des expres-
sions émaillées de vulgarités et de sottises. Leur
loquacité fait contraste avec les paroles sensées
et rares des Vierges sages. Les premières font
penser au proverbe flamand :
Menich isser die gehaet wort van wegen zyn veel clappen.
Beaucoup sont haïes à cause de leur bavardage.
Puis, lorsque « Hoverdie » (l'Orgueil diabolique),
personnifiant une des Vierges Folles, revendique
la première place parmi ses sœurs, on voit qu'elle
commence par l'offrir à l'une d'elles, voulant faire
étalage de sa bonne éducation, et espérant que,
non moins polie, celle-ci la refusera.
Dans une autre scène comique, « Tydverlies »
(Temps perdu) et « Sotte Collacie » (Folle Conver-
sation) chantent très faux les vulgaires refrains
des veilleurs de nuit. On sait que ces couplets,
qui changeaient à chaque heure, ne bril-
laient pas par la modestie des expressions et qu'à
côté de leçons de morale et de proverbes ils
étaient émaillés de sottises.
Ils dépassent si bien la mesure qu'Hoverdie,
excédée de ces affreuses vocalises, s'écrie :
Genoeg ! Beware me ! ]Val eeii zingen !
Assez ! Qu'on m'en délivre ! Quels chants !
LE DEMON ET L ENFER
23
Dans la Première joie de Marie, « de Eerste
Bliscap van Marie », qui date déjà du xve siècle,
nous voyons un démon, • Nijt > (l'Envie), se ré-
jouir de la faute d'Adam :
Fig. 3. — La gueule de l'Enfer avec des démons et des dam-
nés. — La tentation de saint Gutlac (Ms. du xne siècle)
Musée Britannique.
Myn mager vel
Dut ic dus na heb liggen verbiten
Es nu soe vrolic, hel waent splilen...
Ma peau maigre, dans laquelle j'ai mordu bien souvent
[de rage], est maintenant joyeuse, elle menace d'éclater
[de joie].
Et le chef des démons, Lucifer, d'ajouter
24 PÉCHÉS PRIMITIFS
Mi selven en can ic niet bedwingen,
le sal ut minen velle springen
van bliscepen...
le lâche dat ic schudde...
Je ne puis me contenir ; je sauterais hors de ma peau
[de joie]. Je ris que tout mon corps remue en songeant que
l'homme est enfin privé de la grâce divine.
Lorsque s'engage le procès de Satan, Lucifer et
Nijt trouvent une nouvelle occasion de faire rire
les spectateurs ; car le juge suprême a condamné
l'humanité tout entière et semble la leur livrer
comme une proie certaine. Satan donne aussitôt
des ordres pour faire plus de place en enfer, et il
commande de forger mille instruments de sup-
plice nouveaux :
Doet maken alrande instrument,
Van rueslers, van crânien en van tangen,
Daer ghi den mensce met selt ontfangen.
Van capen, van pannen en van ketelen,
Van pecke en van gloeyende zetelen
Om yegelicke na sinen state
't Ontfane : Coninge en prelate,
Al saelter commen, ryf en raf.
Helle maect feeste :
H et wert al onse, beide minsle en meesle.
Faites faire toutes sortes d'instruments de torture, des
grils, des tisonniers, des pinces, pour recevoir tous ces
damnés. Il faut préparer des fourneaux et des chaudrons,
chauffer le goudron et le fauteuil en fer rougi pour rece-
LE DEMON ET L ENFER
25-
voir, selon leur rang, rois et prélats, nobles et manants-
Enfer, faites fête, car tous nous appartiendront, depuis le
plus grand jusqu'au plus petit.
Dans le Jeu de la septième ou dernière joie de
Marie, nous voyons encore Lucifer dans la plus
Fie. 4. — Le démon sous la forme d'un dragon s'altaque à
l'homme vicieux .Chapiteau de l'église de Saint-Gervais à
Maestricht (xiie siècle).
grande exubérance, car cette fois il espère s'em-
parer, aidé de ses suppôts, de l'âme de Marie.
Plein d'impatience il réunit ses phalanges mau-
dites et donne des ordres :
26 PÉCHÉS PRIMITIFS
Lucifer. — Ici ! Ici ! Démons, lutins (neckers), valets
damnés. Je vous ordonne de venir. Où donc êtes-vous ?
Où ? Dites !
Les démons. — Ici, Maître ! Nous sommes tous ici.
Lucifer. — - Sortez de l'enfer, faux traîtres ! Cuisiniers
imitiles ! Vous êtes tous là-dessous, vautrés dans le fumier
à vous engraisser comme des pourceaux. Debout, pares-
seux ; sortez de votre bauge ; que faites-vous là ?
Les démons. — Nous faisons de notre mieux, Maître !
Nous tourmentons et nous martyrisons les âmes le plus
affreusement possible. Nous les rôtissons, nous les faisons
bouillir, nous les écrabouillons. (Il nous est impossible de
donner la liste complète des supplices énumérés).
Lucifer. — Allons ! D'après ce qu'il me semble, vous
êtes actifs. Mais il s'agit d'autre chose aujourd'hui. Il s'agit
de cette femme, de la Mère de Celui qui, un jour, força les
portes de l'enfer. Sa place est ici ! Allez ! prenez-la !
Ici le comique s'accentue. Malgré les objurga-
tions de Lucifer qui les excite en criant : « Brue !
Brue ! », les démons n'avancent qu'en se poussant,
puis reculent dans une terreur abjecte. Enfin, sur
l'injonction énergique de leur chef, ils s'élancent
soudain. Mais Michel est là pour rompre leur élan.
Il les fait reculer, d'abord parla force de sa dialec-
tique ; puis, le raisonnement devenant inutile, il
a recours aux coups. Les horions s'échangent au
milieu de clameurs épouvantables, la mêlée est
générale, pour finir par le triomphe des anges,
tandis que les cohortes de l'enfer mordent la
poussière.
LE DÉMON ET l'eNFER 27
Dans Je Jeu du Saint-Sacrement de Nieuwevaert,
« Het Spel van den Heiligen Sacra mente vander
Xieuwevaert », les scènes diaboliques deviennent
encore plus nombreuses, tout en étant toujours
bien motivées.
L'auteur de ce drame religieux, Smekens, nous
annonce ces diableries des le prologue :
Duvelrye sal commen m ans spel,
Hoe dat in den buée soe niel en slaet,
Maer ghy mueght bevroeden wel
Dat de duyvels mesten in aile quaet,
Orn dueght te beletten es al Itaer dael
In mensche qualyevaert verbliden
Des zy dit Sacrement benyden...
Si les diableries ne figurent pas dans le Livre (Saint),
on peut être assuré qu'en réalité les démons sont toujours
présents lorsqu'il s'agit d'empêcher le Bien et de faire le
Mal. Car on sait combien ils se réjouissent des malheurs
de l'homme et qu'ils jalousent le Saint-Sacrement.
Les démons qui apparaissent dans ce jeu por-
tent des noms expliquant leurs caractères respec-
tifs, tantôt actif, tantôt passif. A la première
catégorie appartient « Sondich Becoren » (Amour
du Vice), à la seconde « Belet van Deugden » (Em-
pêchement au Bien).
Dès le lever du rideau, nous assistons à une que-
relle très animée entre les démons. Leurs disputes
28 PÉCHÉS PRIMITIFS
et leurs batailles pour rire sont accompagnées
d'un dialogue, en forme de rondeau, émaillé d'in-
jures et de gros mots, parfois intraduisibles, mais
qui expose cependant très clairement la situa-
tion (1).
Ils déplorent que, malgré la conjuration des dé-
mons et des lutins (neckerkens), l'hostie perdue a
été retrouvée. Mais leur désespoir n'est pas long.
Ils espèrent encore aller chercher des âmes dans le
monde et les amener en enfer.
Sondich. — Wy sullen noch sielen met craken halen.
Belet. — Wy sullen noch al ons ketels vullen.
"Sondich. — Wy sullen den mensch wel verdullen :
Daer in derven wy et voer sorgen.
Amour du vice. — Nous chercherons encore des âmes
avec nos crochets.
Empêchement au bien. — Nous remplirons encore tous
nos chaudrons.
Amour du vice. — Nous affolerons comme par le passé
l'homme, et nous ferons tous nos efforts dans ce but.
Ils s'empressent de mettre leur projet à exé-
cution et se rendent auprès de l'avocat Macaire, à
qui ils suggèrent de ne pas croire à l'authenticité
du Saint-Sacrement retrouvé. Ce rôle ridicule at-
tribué à un avocat nous rappelle combien furent
(1) Dr P. -H. van Moerkerke (op. cit., pp. 135 et sui-
vantes), et Dr Leendeutz, déjà cité.
LE DEMON ET I. ENFER
29
fréquentes au Moyen âge, et même jusqu'au com-
mencement du xixe siècle, les satires dirigées
contre les savants (1).
Fig. 5. — Damné tourmenté par les bêtes infernales. Un des
supports du chandelier de Milan (xne siècle).
C'est « Empêchement au Bien » qui exprime de
la façon la plus exubérante la joie que lui cause la
sottise de Macaire :
(1) Voir notre Genre satirique dans la peinture flamande^
2e édition (Bruxelles, G. van Oest, 1907), et le Genre sati-
rique, fantastique et licencieux dans la sculpture flamande et
wallonne (Paris, J. Schemit, 1910).
30 PÉCHÉS PRIMITIFS
Ach ! Ach ! Ay ! ic sal can lachen verwoeden.
Ah ! Ah ! Il me fera mourir de fou rire.
Arrivés à l'endroit où l'hostie a été exhumée du
sol, les démons, sûrs de leur proie, se querellent à
l'avance pour la possession de l'âme de Macaire,
qui, croient-ils, ne leur échappera plus. Nou-
veaux gros mots, batailles, fumées et odeurs in-
fectes.
Mais l'Avocat est enfin convaincu : frappée,
par lui, de cinq coups de couteau, l'hostie est
là, ruisselante de sang. On lui voit faire des mi-
racles et des guérisons, à la grande rage des dé-
mons.
Vaincus, ceux-ci essayeront, disent-ils, de cal-
mer la colère de Lucifer, en lui amenant un grand
nombre d'âmes païennes.
Ces âmes païennes sont celles des Prussiens, que
l'auteur, peu versé en géographie, appelle aussi
des Sarrasins.
Sodich. ■ — De Kerstenen sullen gaen vechten
Thegen de heydene, by den ribben
Dair sullen wy zielen met hoopen hebben,
Oui Lucifer te payene. Ach ! Ach ! Chay !
Belit. — Waer saelt ghedijen ?
Sondich. — In Pruysschen merke (ou Marke).
Belit. — Ghy dort my verblyen
Om dal de zarasijnen worden gequell.
LE DÉMON ET I.ENFER 31
Sondich. - — Ileer Wouter van Roosbeke es int velt
Hy saisi cloven tôt di tanden.
Sondich. — Les chrétiens vont se battre
Contre les païens : parles côtes [du Christ] (1)
Là nous aurons des âmes en tas
Pour consoler Lucifer...
Belit. — Oîi cela aura-t-il lieu ?
Sondich. — En Prusse, dans les Marches (2).
Belit. Cela me cause de la joie
De voir 1rs Sarrasins tourmentés.
Sondich. — Sire Wouter de Roosbeke est en campagne
Il va les fendre jusqu'aux dents.
Le combat est très typique. Sire Wouter re-
commande aux chrétiens de frapper sans se préoc-
cuper du code, ou des règles (« regulen ») des
combats loyaux. — Les païens crient « Mamet !
Marne! ! » (Mahomet) ; les chrétiens « Jhésus ! Jhé-
sus ». Les Prussiens, comme les démons dans les
mystères, jouent un rôle comique un peu ridicule.
(1) Formule de jurement usitée en Flandre au Moyen
âge. On y jurait de même par le flanc du Christ, par sa force
et sa vigueur, ou par ses boyaux sacrés. On invoquait aussi
les fesses de Mahomet (Mamels billeri).
(Voir notre Genre satirique, fantastique et licencieux dans
lu < ulpture, etc., op. cit., pp. 77 et 78).
(2) M. G. Cohen, consulté, croit qu'il faut lire '< In Pruys-
schen Marke <>, expression qu'il faut traduire par la Marche
de Brandebourg, ce qui explique la campagne dont il est
question dans le mystère. Nous partageons cette manière
de voir.
32 PÉCHÉS PRIMITIFS
Dans leurs injures, mêlées de menaces, les trivia-
lités abondent. %
Lorsque, écrasé par le nombre, Sire Wouter
offre rançon, les païens refusent, disant que les
chrétiens périront brûlés à petit feu. — Ainsi,
ajoute un loustic, « ils ne mourront pas à cause de
leurs pieds froids » (Van voetkouden sterven).
Dans ce péril extrême, le chef des chrétiens in-
voque avec ferveur le Saint-Sacrement de Nieu-
wevaert. La scène suivante nous montre que
l'hostie miraculeuse a fait merveille. Par le dia-
logue des démons, on apprend que les païens prus-
siens ont été exterminés et que leurs âmes, trans-
portées en enfer, ont rempli à en déborder la
plupart des chaudrons diaboliques.
Sondich. — Wy hebben ghëvull den meesten keelele.
Soe vol sielen, helsche slanghen,
Daller twintich aen dooren hanghen
F.nde aen den heyse bicans een duyst.
Amour du vice. — Nous avons rempli le plus grand de
nos chaudrons d'âmes damnées, vipères infernales, si bien
qu'une vingtaine pendent aux anses et près d'un millier
aux crochets.
Quand le Saint-Sacrement, à la suite de l'inon-
dation et de l'écroulement de l'église de Nieuwe-
vaert, est mis en sûreté à Bréda, Sondich et Belet
finissent le jeu par une terrible querelle ; après
LE DEMON ET L ENFER
33
Fig. 6. — L'enfer, le démon et les bêtes de l'Apocalypse (Ms. du
xme siècle) Bibliothèque de Cambrai.
34 PÉCHÉS PRIMITIFS
une joute oratoire, où les plus grosses injures
pleuvent, on en vient aux mains... et la pièce finit
par une bataille acharnée aux péripéties les plus
merveilleuses et les plus comiques.
Les démons figurent encore plus à l'avant-plan
dans le Jeu de saint Trond, « het spel van Sint
Trudo », écrit dans la première partie du
xvie siècle par un Dominicain louvaniste, Chré-
tien Falstraets. Comme dans les tentations de
Jérôme Bosch, on y voit se dérouler la vie du
saint qui, ainsi que saint Antoine, fut si terrible-
ment tourmenté par des démons prenant toutes
les- formes. Les plus acharnés à sa perte sont Baal-
berith (le démon de la colère) et Léviathan (le
démon de l'orgueil). Lucifer, trônant dans l'en-
fer, ouvre le mystère en injuriant très copieuse-
ment, en des vers rimes, et de très originale façon,
ses deux serviteurs absents.
Après une centaine de lignes, entremêlées de
jurons et d'imprécations, vient l'entrée des dé-
mons. Leurs dialogues ne sont pas moins riches
en grossièretés, surtout lorsqu'ils s'aperçoivent
que celui qu'ils considéraient déjà comme une
proie certaine pourrait bien leur échapper. La
façon dont ils commentent le baptême du saint
est intraduisible ; à peine osons-nous citer ces
vers :
LE DEMON ET L ENFER
35
Fie;. 7, 8, 9, 10. — Idée qu'on se faisait des Démons au moyen-
âge. Ms. Imperatoris Justiniani Institutiones (xmc siècle] Bi-
bliothèque de Gand.
36 PÉCHÉS PRIMITIFS
Baalberith. — Tes nu wel ghemaeckl. (C'est bien fait
maintenant !)
Léviathan. — Ja, tes wel ghescheten. (Oui, c'est bien chié).
Baalberith. — TJ ay neefken, dat kraekt. (Hélas, neveu,
cela pète !)
Léviathan. - — Ja da ntoeght gy elen. (Oui, vous pouvez
le manger).
Baalberith. — Ten bay niet ghecreten. (Rien ne sert de
crier).
Léviathan. — Die dieff, die pape. (Ce voleur! Ce curé).
Ils se lancent les injures les plus étranges, sur-
tout lorsque l'on songe qu'elles émanent d'un au-
teur religieux, appartenant à l'ordre des Domini-
cains.
A côté de gros mots appartenant au genre sca-
tologique dont nous avons donné une idée, nous
notons : sale sorcière, « galgen aes » (gibier de po-
tence), lie des voleurs, « venyn saeyere » (semeur
de venin), et comme nous l'avons vu plus haut,
curé de paroisse « paepe ».... On sait qu'à cette
époque la jalousie était grande entre les moines
et le clergé séculier.
Notre religieux ne dédaigne pas l'ironie sati-
rique.
Lorsque Trond commence la construction d'une
église, les deux démons lui conseillent d'édifier
plutôt des établissements de plaisir, d'un rapport
immédiat plus certain :
LE DEMON ET L ENFER
37
Léviathan. — Wa ! maeck (liever) een stove 1 Wa !
faites plutôt une étuve (ou bain public). — -On sait qu'au
Moyen âge les étuves étaient assimilées aux lieux de dé
bauche.
Baalberith. — Ja ! Oft een bordeel. (Oui ! Ou bien un
bordel !)
Satan maintient son autorité hiérarchique par
la crainte de châtiments de vidangeurs en délire,
dignes souvenirs des grossières farces de couvents
d'autrefois.
Baalberith. — ■ Bor ! Vous, Léviathan, vous, l'enfant
des cavernes infernales, vous allez encore être mis sous le
cul de Lucifer, pour être inondé de matières fécales en pu-
nition de votre lenteur au travail.
Et la « belle histoire » de saint Trond finit par la
mort du bienheureux, dont l'âme, sous la forme
d'un petit enfant, tout nu, fait comme s'il était
vivant (« van een clyn kindeken ghemaeckt oft
levende (ware) heil bloot en naeckt »), est trans-
portée au ciel par les anges, malgré la résistance
et les cris de rage des démons. Dans leur désap-
pointement, ceux-ci recommencent leurs rixes et
leurs querelles jusqu'au moment où Lucifer inter-
vient et les précipite en enfer ; ils y subiront les
plus affreux et les plus dégoûtants châtiments, y
3
38 PÉCHÉS PRIMITIFS
compris, spécifie-t-il, celui dont il a été question
plus haut (1).
Troublions pas d'ajouter que cette dernière
scène de dispute et de rixe devait paraître d'autant
plus risible que nos démons y figuraient portant
les traces visibles des coups déjà reçus : Balbérith,
la tête couverte d'emplâtres et de bandages, et
Léviathan, plus mal partagé, sautant péniblement
à l'aide d'une béquille, le bras en écharpe (2).
La « Belle histoire, très merveilleuse et véri-
table, de Mariken de Nimègue, qui vécut plus de
sept ans avec un démon qui la séduisit » (de
Sehone historié ende zeer wonderlycke ende waerach-
(1) Voir, au sujet de ce châtiment dégoûtant, le travail
du Dr J.-W. Muller, Over eenige onde benamingen der Hel
(A propos de quelques vieilles dénominations de l'enfer),
Album Kern, pp. 257-262. L'Enfer y est désigné par cette
périphrase : « Hy sit onder Lucifers staart. » (Il est assis
sous la queue de Lucifer).
(2) Des démons éclopés portant les marques des châti-
ments infligés par Lucifer se rencontrent souvent parmi
les enluminures des anciens manuscrits franco-flamands.
Dans une miniature du xive siècle, figurant dans le n° 5
de la Bibliothèque de Saint-Omer, nous voyons une scène
du Jugement dernier, où figurent deux diables, l'un, ayant
une jambe de bois et la tête bandée, poussant une brouette
qu'un autre tire à l'aide d'une bretelle. Dans l'étrange
véhicule sont assis un roi, un évêque et une femme. (Voir
la fig. 73 de notre Genre satirique, etc., première édition
p. 85).
LE DEMON ET L ENFER
39
tige gheschiedenis \>an Marihen van Nimmegan,
hoe sy meer dan seven jaren met den duyvel woonde
en verkeerde), mérite d'être mieux connue, car
elle constitue une peinture des plus curieuses de
la vie populaire et religieuse au Moyen âge en
pays flamand ainsi que de la croyance du dé-
mon.
Peut-être même ce mystère rappelle-t-il des
événements historiques, ee qui expliquerait le
réalisme vécu qui s'en dégage. Remarquons, en
outre, que le démon, qui est, avec Mariken, le pro-
tagoniste du drame, ne porte aucun des noms clas-
siques et connus des suppôts de Satan, mais bien
un simple nom d'homme : « Moenen ».
Voici le résumé de ce mystère, qui n'a pas été
traduit en langue française jusqu'ici :
Un soir, le démon Moenen trouve la jeune et
belle Mariken assise et pleurant amèrement au
pied d'une haie épaisse (« onder een groote dicke
haghe »), hors la porte de Nimègue.
Elle a été chassée de sa demeure par une tante
marâtre qui, dans une scène terrible, l'avait faus-
sement accusée d inconduite et de relations répré-
hensibles avec son' oncle, « Heer Ghysbrecht »,
un prêtre très dévot. La mégère avait terminé
ses injures et ses souhaits de la voir en enfer, en
faisant des allusions déplacées au sujet de son
honneur, « haren magdom » (pucelage), et en lui
40 PÉCHÉS PRIMITIFS
refusant un lit, ne voulant pas héberger une « pa-
pen hoer » (une putain de curé).
Dans son désespoir, Mariken appelle à son se-
cours Dieu ou le diable :
Coml nu lot mi ende helpt mi beclagen,
Got of die Duvel, tes mi alleleens.
Venez à moi, accourez à ma plainte,
Dieu ou le diable, n'importe qui.
Tout réjoui de cet appel, l'Ennemi, « qui ne
songe qu'à tendre ses filets et à happer avec son
crochet les âmes pour leur damnation » (die altyt
zyn stricken ende netten spryt, hakende altyt na de
verdoemenis der zielen), s'approche de Mariken qui,
tout d'abord, s'effraie à sa vue. Elle invoque le
ciel, qu'elle appelle à son secours :
Hulpt God ! hoe verschrick ick !
Wat myns, ick en weet van mi selven nauwelyck
Met dat ick dien mensche ben aenschouwelyck.
Hulpe, hoe flouwelyc servait mi therle !
Au secours, mon Dieu, quel effroi !
Où suis-je ? Je vais m'évanouir
Tant cet homme est effrayant.
A l'aide ! comme mon cœur faiblit !
Il n'est pas difficile à Moenen de circonvenir
Mariken par de belles paroles. Il lui fait promettre
LE DEMON ET L ENFER
41
:g. 11, 12 13, 14. — Démons et bêtes infernales. Ms Imperatoris
Jusliniani Institutiones (Ms. du xme siècle) Bibliothèque de
Gand.
42 ■> PÉCHÉS PRIMITIFS
de vivre avec lui et de changer son nom en celui
d Emmeken (Emma), car il lui est impossible de
prononcer le sien, qui est aussi celui de la mère du
Christ.
Dans cette conversation, ainsi que dans ses ac-
tions futures, notre démon a ceci de particulier
qu'il semble fort peu se rappeler son origine infer-
nale. Il ne remplit ses fonctions diaboliques que
lorsqu'il s'agit de s'emparer de l'âme de la tante
d'Emmeken, maudite pour s'être suicidée. Dans
un accès de désespoir causé par la perte du parti
du jeune duc de Gueldre, la méchante femme
s'est en effet coupé la gorge, et Moenen se réjouit
de sa damnation (1). Ce qui ne l'empêche pas de
faire remarquer au public combien il est insensé
de s'attacher outre mesure aux choses de la poli-
tique, et de suivre la personne des princes au
point de leur sacrifier la vie. Tout cela, dit-il, au
profit de l'Enfer, qui récolte ainsi annuellement,
par suite des guerres et des crimes qu'elles occa-
sionnent, des milliers d'âmes.
(1) Nous avons l'ait remarquer, dans notre Genre satirique'
dans la sculpture flamande et wallonne (Paris, J. Schemit,
1910), que les suicides étaient très rares au Moyen âge en
pays flamand, et qne pour emporter les suicidés hors de leur
maison, on les tirait, la corde au cou, sous le seuil de la
porte, par une espèce de tunnel ; leurs cadavres étaient en-
suite pendus aux fourches patibulaires.
LE DÉMON ET LENFER 43
L'étrange couple vient habiter Anvers, que
1 auteur semble si bien connaître qu'il y a lieu de
croire qu'il naquit en cette ville. Comme Méphis-
tophélès dans la cave-brasserie d'Auerbach, une
des scènes de notre mystère nous montre Moenen
assis avec sa belle et mangeant des crevettes dans
une taverne du port, où il suscite une querelle qui
dégénère bientôt en rixe sanglante.
Ils demeurent en pays flamand jusqu'au mo-
ment où, la nostalgie de sa ville natale survenant,
Mariken demande instamment de retourner à Ni-
mègue. Or, il se fait que, le jour de leur arrivée en
cette ville,, a lieu un pèlerinage accompa.né
d'une grande procession. Dans le cortège religieux
figure un char, où l'on joue,, en « Wagenspel »
(Jeu sur chariot), le mystère de « Mascheroen ».
Nous voyons ici, prise sur le vif, l'influence
considérable qu exerçaient les drames religieux
sur le public médiéval, et tout spécialement ceux
où figuraient les démons et les châtiments des
damnés dans l'enfer. On sait que, dans Mascheroen,
l'avocat de Lucifer ainsi nommé tient tête à la
A ierge Marie, qui s'est constituée la protectrice
de l'humanité contre les entreprises du Malin.
Emmeken s'émeut en entendant la péroraison-
de la divine avocate, proclamant : que n'importe
< ;uel péché commis par l'homme peut être par-
dôfinié, ^..àce à une contrition parfaite ; que per-
44 PÉCHÉS PRIMITIFS
sonnellement elle préférerait souffrir les pires
supplices plutôt que de voir se perdre une âme,
et qu'elle serait prête à revivre l'affreux calvaire
que jadis les Juifs lui firent souffrir pour la sauver.
La compagne de Moenen est saisie par le remords.
Elle comprend que sa vie a été mauvaise et elle
désire passionnément obtenir son pardon.
Moenen, troublé, essaie de la dissuader par des
arguments fallacieux. Emmeken résiste, si bien
que le Méchant, exaspéré, finit par montrer son
vrai caractère.
"Moenen. — Ryst ! in aller duvets namen.
Oft ic draech u ghecousl en ghescoeyl in
Cacabo !
Emmeken. — Oeh Heer ! ntfermt u myns !
Moenen. — Ja ! eest also ?
Nu hoor ic wel dut achter denken in haer gaet
çnaeghen
Toi in't'werck der wolcken wil ic se drrghen
Tooanen hooghe, ende werpen se van boven
neder.
Coml se dan ie haer selven weder
So heeft se gheluck. die leelycke vrucht
Hier ! Hier ! ghi moel mede in de ludht.
Moenen. - — Venez ! au nom de tous les diables, ou bien,
telle que xous êtte, chaussé de bas et de souliers, je vous
emporte à Cacabo (?)
Emmrken. — O Seigneur ! Protégez-moi !
Moenen. — Oui ! C'est ainsi ? Je aois maintenant que
le repentir la ronge. Je l'emporterai jusque dans les nuages,
LE DÉMON ET l'eNFER 45
à la hauteur de plusieurs tours superposées, puis je la jet-
terai par terre. Si elle en revient, elle aura du bonheur, ce
mauvais fruit ! Ici ! Ici ! avec moi, vous irez dans les airs !
Effectivement, Moenen l'enlève « plus haut que
les clochers et les maisons » et, de là-haut, il la pré-
cipite avec violence dans la rue, espérant lui voir
se rompre le cou, « den hais te breken ». Mais Ma-
riken tombe au milieu de la procession devant les
pieds de son oncle, le prêtre « Heer Gysbrecht »,
De là, grand courroux, rage comique de Moenen,
qui s'écrie après maintes imprécations :
Minen steert ic bepisse van rechter kwaetheden l
Nu en weet icker gheenen raet teghen.
Je pisse sur ma queue de rage ! Positivement je ne sais
plus que faire.
Puis il continue ses doléances :
C'est la faute de ce maudit saint curé (« heilighe paep*e »),
ses prières me rendent le chemin dangereux ; si j'en avais
le pouvoir, elle serait déjà en enfer.
Mais le diable ne lâche pas si vite sa proie. Il
ose réclamer Emmeken à son oncle. Celui-ci, fai-
sant un usage opportun de son pouvoir religieux
et des vertus exorcisantes de son bréviaire, prouve
à tous que Moenen n'est pas un homme, mais bien
un affreux serviteur de Lucifer.
3*
46
PECH.ES PRIMITIFS
Pour obtenir le pardon de sa nièce, Sire Gvs-
brecht se dirige avec elle vers Cologne, toujours
suivi par Moenen, qui, dans sa colère, leur suscite
toutes sortes d'obstacles. Tonnerre, éclairs, vent.
Il jette devant eux des chênes et d'autres arbres
pour les tuer, ou obstruer leur chemin.
C'est à Rome seulement que Mariken, car celle-
ci a repris son nom primitif, reçoit enfin l'absolu-
tion plénière de ses crimes par le pape en per-
sonne. Sur les conseils du Souverain Pontife, elle
ira finir pieusement ses jours dans le couvent bien
connu de Maestricht, où elle mourra en odeur de
sainteté.
Le jeu de Mascheroen (1), qui se trouve si inti-
mement mêlé au mystère de Mariken de Ni-
mègue, est aussi mentionné dans d'autres docu-
ments de la littérature néerlandaise. Dans le Mer-
Jijn de Jacob Maerlant, se rencontre un long pas-
sage où Dieu, la Vierge et le procureur du diable,
« Masceroen », se querellent et se disputent au su-
jet de la damnation partielle ou totale de l'huma-
nité. Dans le poème : « Dit es van Maskeroen v,
(Ceci est de Maskeroen), la réminiscence est plus
complète. On y remarque même que les adver-
saires de l'avocat du diable n'agissent pas tou-
(1) Mascheroen (masearon) veut dire grand masque. (Voir
Worp, Geschiedenis van het dramœ... in Xederland, t. I, p. 39).
LE DEMON ET L ENFER
47
jours avec une grande correction, et qu'à plu-
sieurs reprises la force prime le droit.
Les diableries qui accompagnaient ce mystère
Fr« 15. — Les Péchés sous la forme de bètes assiègent
l'homnie pour le précipiter dans la gueule de l'Enfer (Ms. les
Vers Moraux, xme siècle) Bibliothèque de Bruxelles.
étaient destinées, comme d'usage, à amuser le pu-
blie. La note comique nous apparaît surtout dans
une scène où Mascheroen, la Bible en main, com-
bat Dieu par ses propres paroles.
48 PÉCHÉS PRIMITIFS
Dan troc ule sinen poiteniere
Maskaroen ene bibele scier e ;
H y creei, hi maecte groot ghescal :
« Hoort ! Hemele ! Wat ic spreeken sal • ;
Dat was int Latin, alsic versta.
< Audite cela et terra ! •
Si sweghen al van groote wondre.
Alors Maskaroen tira une Bible de son pourpoint, et, tout
en faisant de grands embarras, il s'écria : « Ecoute ciel ! ce
que je te dirai :
Audite cela (sic) et terra !
C'était du latin, si je comprends bien.
Alors, tous se turent dans le plus grand émerveillement.
L'avocat diabolique cite les paroles mêmes que
Dieu prononça après la faute commise par nos
premiers parents, dans le Paradis Terrestre, c'est-
à-dire : « Que si Adam et Eve mangeaient du fruit
défendu, ils mourraient. »
Et l'Ennemi d'ajouter.
Dites ! Oh Justicier ! Dites ! N'est-il pas vrai que vous
avez proféré ces mots ?
Le procureur de Satan se montre très expert
dans ses sophismes, généralement captieux. Ce
genre étant alors fort à la mode, nous en citons un
exemple, à titre de curiosité :
Dans son évangile, saint Jean a dit que « le
diable est menteur comme son père » (chap. vin,
verset 44).
LE DÉMON ET l'eNFER 49
Or, si Dieu est le père du diable par génération, il est
menteur comme lui, ce qui est impie. S'il est son père par
création, Dieu n'est pas juste, ce qui constitue un autre blas-
phème. Ainsi le diable n'est pas l'ouvrage de Dieu, et, dans
ce cas, personne ne l'ayant fait, il est éternel, etc., etc.
Dans sa lutte oratoire avec Mascheroen, la
Vierge Marie passe parfois des moments pleins
d'angoisse, car l'arsenal de ses arguments ortho-
doxes n'est pas toujours suffisamment fourni
pour répondre à l'attaque du Malin, si copieuse-
ment appuyée de textes bibliques.
Grâce pourtant à l'intervention divine, l'avo-
cate de l'humanité triomphe enfin, et le démon,
convaincu d'injustice et de mensonge, doit fuir en
enfer, devant la réprobation... et les coups des
acteurs et souvent même du public, qui prenait
part à l'action finale.
On a pu constater jusqu'ici combien le génie
d'invention du démon est pauvre, lorsqu'il s'agit
de tenter l'homme et de l'entraîner dans la perdi-
tion éternelle. Satan nous apparaît surtout dans
ces mystères flamands comme un chasseur primi-
tif et brutal. Accompagné de ses limiers, il s'élance
sans détours sur une proie, qui fuit éperdue de-
vant lui. Sa tactique simpliste consiste surtout à
affoler sa victime par la terreur qu'il inspire.
Mariken de Nimègue fait exception. Il en est de
même du Miracle de Théophile, « Ene scone mira-
50 PÉCHÉS PRIMITIFS
cel, dat Onze Vrouwe dede ane Theophiluse ende
een scone exempel », qui fut joué avec le plus grand
succès sur les scènes religieuses belges, à partir du
xve siècle.
Le récit, qui est, croit-on, d'origine grecque,
doit être considéré pour ainsi dire comme univer-
sel. Déjà au xe siècle, nous le retrouvons dans un
poème latin écrit par sœur Hroswitha, religieuse,
au couvent de Gandersheim, en Saxe (1).
En France, il apparaît dans sa forme dramatique
dès le xme siècle, grâce au poète Rutebceuf (2).
D'après Petit de Julleville il fut aussi joué au
xive siècle, notamment à Aunai, en 1384 (3).
Le Vaderlandsch Muséum nous apprend qu'en
1483 les confrères ou rhétoriciens flamands de
Deinze jouèrent : « Een groet spel van Thehoufe-
luze », dont le texte ne nous est malheureusement
pas parvenu. Mais le littérateur belge Blommaert
en a analysé une autre version, qui constitue une
œuvre remarquable.
(1) Vignoïv Rétif de la Bretonne, Poésies latines de
Roswith (Lapsus et conversio Theophili vira Domini). Voir
aussi Perk, Tooneel arbeid eener non uit de Xe eeuw. Amster-
dam, 1886, p. 198.
(2) Monmerqué et Michel, Théâtre français du Moyen
âge. p. 136.
(3) Petit de Julllaille, Mystères du Moyen âge, t. II,
pp. 5 et 120.
LE DEMON ET L ENFER
51
Nous y voyons une nouvelle incarnation du dé-
mon, où son caractère méchant se développe et se
déroule en ses replis les plus cauteleux.
Voici le sujet :
Théophile était un savant, aussi vertueux que
modeste. Lorsque son évêque vint à mourir, on lui
Fis*, lfi. — Intermède de mystère. Les démons portent les
damnés dans la gueule de l'Enfer. (Psautier de la reine
Marie. Ms. du xive siècle) Musée Britannique.
offrit le siège épiscopal ; mais, à force d'instances,
il parvint à éviter ce lourd fardeau dont il se
croyait indigne. De mauvaises langues commen-
cèrent alors à le calomnier, et cela avec une telle
insistance que le nouvel évêque le mit en disgrâce
et lui fit abandonner ses hautes fonctions ainsi que
son entourage.
C'est ici que le Méchant entre en scène. Il déve-
PECHES PRIMITIFS
loppe en Théophile le regret de ne plus jouir de la
•considération générale. Il montre jusqu'où il au-
rait pu s'élever, tandis qu'aujourd'hui
Ceux qui jadis le saluaient jusqu'à terre feignent de ne
ipas le voir :
Die hem le voren neghen lot de erden
Dienen te voren scone groeten...
Comme le démon connaît bien le cœur humain !
Comme il sait choisir la plaie saignante, pour y
verser son venin !
Théophile succombe à la tentation.
Il a entendu parler d'un Juif connu comme sor-
cier. Après de longues hésitations et maintes do-
léances, dont il fait part au public, il se dirige, à
minuit, vers la demeure du maudit, demandant
en grâce son aide, dans sa situation désolée.
Le Juif lui promet son concours, mais il doit
renier Dieu et l'Eglise, pour se mettre complète-
ment au service de Satan. Théophile consent à
tout ; il reviendra à la même heure le lendemain,
pour être présenté à son futur maître.
Guidé par le Juif, Théophile se rend au rendez-
vous. En chemin son guide lui donne des conseils,
notamment celui de ne pas machinalement se si-
gner à la vue des affreux démons qu'il verra en-
tourer le trône de Lucifer, « car celui-ci règne
LE DEMON ET L ENFER
53
comme un roi sur d'innombrables serviteurs ».
A la vue du parjure, Lucifer feint de se mon-
trer indigné. Comment un chrétien, un prêtre
servant Dieu et la Vierge, ose-t-il se montrer de-
vant lui ? Enfin il lui demande ce qu'il désire.
Fie. 17. — Le Draco maris. Bête à forme diabolique que
l'on croyait existante au Moyen âge (Le Bestiaire de Gand,
xve siècle) Ms. exécuté pour Baphael Mercatel, bâtard de
Pbilippe-le-Bon (Bibl. de l'évêché).
Le Juif tâche de calmer la colère du monarque
infernal, dont les manifestations exagérées de-
vaient paraître plutôt comiques. Il lui promet que
Théophile abandonnera la foi chrétienne et de-
viendra son serviteur. Alors seulement Lucifer
promet son appui et s'engage à lui restituer son
ancienne puissance.
Mais ayant appris, à ses dépens, que les chré-
54 PÉCHÉS PRIMITIFS
tiens ne tiennent pas toujours leurs promesses, et
même les serments qu'ils ont faits au démon (allu-
sion plutôt blessante pour les dévots spectateurs),
il lui demande une reconnaissance écrite, scellée
en due forme de son sceau.
Ghi sel mi scriven eenen brief
Seldire aendoen den zegel dyn.
Vous m'écrirez une lettre
Et y ajouterez votre cachet.
.Théophile remet la lettre cachetée. Puis, selon
l'usage, il doit embrasser le démon puant, en signe
de vasselage. Cette cérémonie, qui s'exécute non
sans répugnance de la part du renégat, devait aussi
constituer une scène fort amusante.
Dès le lendemain, l'effet du pacte se fait sentir.
L'évêque, revenu à de meilleurs sentiments, fait
réintégrer le prêtre indigne dans ses fonctions
primitives, et celui-ci commence une vie de péché
et de honte.
Cependant arrive ce que Lucifer craignait.
Dieu, qui est miséricordieux (« die goedertieren
est »), c'est le démon lui-même qui le reconnaît,
inspire à Théophile le regret de la perte « de sa
noble âme », et nous voici à la scène poignante
du repentir.
Le seul rayon d'espoir qui lui reste, c'est lin-
LE DÉMON ET L ENFER 55
tervention miraculeuse de la Vierge. Mais com-
ment arracher sa lettre des griffes du démon ?
In jour que Théophile, harrassé par les péni-
tences et les veilles, s'est endormi, la Vierge lui
apparaît et laisse doucement tomber dans son
sein la lettre fatale, qu'elle vient enfin d'arracher
non sans peine, au démon...
L'histoire finit par la mort édifiante du protégé
de Marie, et par une longue, trop longue mercu-
riale de l'évêque.
Dans les versions françaises du même miracle
jouées en Wallonie, nous trouvons ces conseils sa-
tiriques donnés par Satan à 1 ex-chrétien :
.lamé povre homme n*a(i)meius.
Si povre ho m surpris te proie (prie)
Tornc l'oreille, va ta voie.
Si aucuns envers toi s'umélie
Répons orgueil et félonie...
(Car) Dousor (douceur), humilitez, piliez
Et charitez, et amistiez,
Jeune, fere pénitence
Me mettent grand duel (deuil) en la pance.
Dans ce mystère nous assistons aussi à la lutte
tragi-comique de Satan et de la Vierge, lorsqu'elle
se met en devoir de reprendre l'écrit :
Rent la charte que du clerc as,
Car tu as fait trop vilain cas.
0<j PÉCHÉS PRIMITIFS
Mais le Démon, fort de son droit, de répondre
sans hésiter :
J'aim mie(u)x assez que l'on me pende !
Alors viennent les menaces, dont la série finit
par ces mots :
Et je te foulerai la pance.
Ce n'est que par crainte de cette dernière voie
de fait que le démon vaincu rend enfin la pré-
cieuse lettre.
On sait que le libretto de ce drame franco-fla-
mand se rencontre non seulement dans la série des
miracles français, mais qu'il se retrouve déjà dans
ses grandes lignes dans les contes antérieurs, no-
tamment dans le Mystère du Chevalier qui donne
sa femme au Diable, et même dans la Farce du
Munyer, de qui le diable emporte l'Ame en enfer.
La Fraude pieuse du xive siècle, rappelée par
Yiollet-le-Duc, à propos des célèbres ferronneries
des portes de la cathédrale de Paris, nous montre
un artiste, Biscornet, signant également une
« charte », où il promet son âme au démon si celui-
ci l'aide dans lexécution de son chef-d'œuvre.
Le même sujet figure aussi dans le théâtre de
Calderon. Une entente pareille est conclue entre le
diable et l'amoureux Cyprianus, qui, ayant sous-
LE DÉMON ET I.'enFER 57
crit de son sang une reconnaissance, put exercer
longtemps sur la terre les pouvoirs surnaturels les
plus exhorbitants.
Dans une scène d'exorcisme pour rire, d'un
« Tafelspeelken » ou « jeu de table flamand », in-
titulé « Nu Noch » (Et après), où le rôle comique
est tenu, comme d'habitude, par un mari berné,
battu, et pas content (il finit cependant par avoir
le dernier mot, en répondant invariablement « et
après » chaque fois que sa mégère l'injurie), nous
voyons un jovial curé énumérer une longue liste
de démons de tous genres, dont il feint de vouloir
délivrer l'homme.
Parmi ceux-ci nous citerons les diables de l'air :
« de duvelen die zyn in de lucht » ; les « nachtri-
ders », esprits infernaux qui chevauchent la nuit \
les « neckers » ou esprits des eaux ; les « avontronc-
ken » (1) ou lutins ; les « kaboutermannetjes »
ou gnomes ; les « cocketoisen » ou « basilisten »,
les basilics (?) ; les « mare » ou « nachtme rien », les
démons du cauchemar, tourmentant les hommes
pendant leur sommeil ; les « varende vrouwen »,.
les femmes volantes, qui, comme les sorcières,
traversent l'espace à califourchon sur un balai ~T
les « naturken », une variété de ces derniers dé-
fi) On donnait aussi ce nom injurieux aux enfants nés
d'une courtisane.
.Mb PECHES PRIMITIFS
mons femelles ; les « catten » ou chats, compa-
gnons obligés des maudits, qui dansaient le mer-
credi, jour néfaste...
La littérature néerlandaise nous a laissé aussi
de nombreux portraits du démon, mais parmi
ceux-ci la note comique est rare.
La plus belle de ces descriptions se trouve dans
l'œuvre de Vondel, dont l'Adam en exil (Adam in
ballingschap) et le Lucifer sont encore populaires
et joués de nos jours en Néerlande et sur les scènes
flamandes de Belgique (1).
Gelyck de klaere dagh in naeren nachet,
\\ anneer de zon verzinckt, vergeet met goud te brallen ;
Zoo wort zyn schoonheit, in't zincken, onder't vallen
In een wanchapenheit verandert...
Comme la clarté du jour se change en une profonde nuit,
Au moment où disparaît le soleil ;
Ainsi, tandis que Lucifer tombe dans l'abîme,
Sa beauté se transforme en une laideur repoussante.
Son rayonnant visage devient un mufle féroce ;
Ses dents, des pointes acérées, faites pour ronger le métal ;
Ses pieds, ses mains, se changent en griffes ;
Les couleurs irisées de son vêtement deviennent une peau
noirâtre
De son dos, hérissé de poils, partent deux ailes de dragon...
Son corps réunit en un seul monstre
(1) Voir sur ce grand dramaturge néerlandais, Camille
Looten, Etude sur le poète néerlandais Vondel, Thèse pré-
sentée à la Faculté des lettres de Paris (Lille, 1889).
LE DEMON ET L ENFER 0\)
Les formes hideuses de sept animaux (les péchés capitaux) :
Un lion plein d'orgueil, un porc glouton et vorace,
Un âne paresseux, un rhinocéros enflammé de colère,
Un singe lascif et sans pudeur, un dragon rongé par l'envie,
Un loup, image de l'avarice sordide...
Cet impressionnant portrait, qui évoque les plus
terribles représentations de l'Enfer et du Juge-
ment dernier, exécutées par les grands sculpteurs
français primitifs aux époques romane et go-
thique, rappelle, jusqu'à un certain point, le pas-
sage connu d'Agrippa d'Aubigné (les Tragiques,
livre V), qui débute ainsi :
...Un changement estrange
Lui donna front de diable et osta celuy d'ange ;
L'ordure le flétrit, tout au long se respend...
Mais nous voilà bien loin du rôle comique du
démon dans les mystères. Revenons à la note
drôle avec un poète français du xvme siècle, qui
consacre au démon ces quelques vers burlesques :
Il a la peau d'un rôt qui brûle,
Le front cornu,
Le nez fait comme une virgule,
Le pied crochu ;
Le... fuseau dont filait Hercule
Noir et tordu,
Et, pour comble de ridicule,
La queue au eu.
60 PÉCHÉS PRIMITIFS
Cette poésie ultra-légère, attribuée aux Bour-
guignon Bernard Piron, rappelle bien mieux les
amusants diables gambadeurs flamands du Jeu
des Vierges sages et des Vierges jolies, ainsi que les
joyeux drilles : Belet, Sondich, heviaihan et Bal-
berith, qui déridèrent si souvent les ducs de Bour-
gogne, lorsqu'ils jouèrent devant eux, à Bruges ou
à Gand, les diableries drolatiques du Jeu du Saint-
Sacrement de Niewve\>aert ou celles du Mystère de
saint Trond.
Il nous reste à examiner, d'une façon succincte,
l'idée que l'on se faisait de l'enfer au Moyen âge.
Cette tâche sera relativement facile, vu le nombre
considérable de personnes pieuses qui, depuis les
époques les plus reculées, assurent avoir visité le
séjour des damnés, qu'ils purent décrire ainsi
di' i'ISU.
Les documents les plus anciens, pour ce qui
concerne la Flandre, tant française que belge,
sont : Die Dietsche Lucidarius, d'après le texte
d'Anselme de Canterbury, datant du xie siècle,
et le Van een Rudder, hiet Tondalus (d'un che-
LE DÉMON ET l'eNFER 61
valier qui s'appelait Tondalus), ce dernier récit
ayant été écrit au xne siècle.
« Arrivés devant un pont étroit, dit le hardi
chevalier, nous vîmes une bête effroyable dont la
gueule immense était largement ouverte. Ses mâ-
choires étaient solidement soutenues par deux
cariatides géantes. Dans le fond de la gorge, au
milieu des flammes, on apercevait des âmes
en quantités innombrables : des femmes, des
hommes, des curés, des clercs, des chanoines, des
évêques et même des comtes, des princes et des
rois. Les papes eux-mêmes n'étaient pas exceptés
et tous ces damnés étaient aux prises avec une lé-
gion de démons affreux qui les frappaient à grands
coups de crochets, et leur faisaient subir les tour-
ments les plus variés (1). »
Non sans une pointe de satire, Tondalus fait
remarquer que là-bas les grands de la terre n'ob-
tiennent aucune faveur et que l'égalité entre les
damnés est parfaite. « Chacun souffre sans aucune
différence : homme ou femme, noble ou manant.
(1) « Vrouwen, mans, papen, clerken, bisscoppen, moncker
canoncke, princen, graven, coninghe, heeren, niemene ghe-
sondert ; voor deser beesten mont, stont eene menichte
van duvelen, die de sielen dwonghen daer in te gane, maar
eer siere in ghinghen, so pynden sy se met grooten sla-
ghen ende met menigheranden tormenten. » Dr van
MOERKERKE, 0D. Cit., p. 146.
f>2 PÉCHÉS PRIMITIFS
La même peine est appliquée à toute la gent
monacale, plus sévèrement même aux curés, aux
évêques et aux prélats, car ceux-ci, dit-il, « con-
naissant mieux les Saintes écritures, ont eu d'au-
tant plus grand tort de ne pas s'inspirer de leurs
principes pendant leur vie terrestre. »
Dans une vallée, il voit aussi de nombreuses
forges, où les âmes sont torturées dans des foui-
naises ardentes ; plus loin, dans une profonde obs-
curité, il entend des hurlements déchirants et de
grands coups de tonnerre. Puis devant lui se pré-
senta un trou carré, « comme un puits », d'où sort
une colonne de feu et de fumées puantes, qui
s'élevait jusqu'au ciel, entraînant avec elle,
comme des étincelles éblouissantes, une quantité
d'âmes et de démons qui montaient et retom-
baient avec les vapeurs dans les plus grandes pro- 1
fondeurs de l'abîme où rougissent des fourneaux
en flammes.
« Au plus profond de ce puits infernal, trônait I
Lucifer, et ce prince des démons soufflait son ha-i
leine embrasée sur les démons et les âmes qui des-i
fendaient jusque dans son séjour maudit... »
Dans le « Reis van sint Brandaen » (ou le Voyage)
de saint Brandon), nous constatons cette même
égalité dans les peines infernales. Ici on voit
également torturés les seigneurs prévaricateurs,?
les femmes adultères, les échevins déloyaux. I
LE DEMON ET L ENFER
63
.... Le Saint s'effraye des affreuses grimaces cau-
sées parleur douleur : leurs clameurs étaient telles
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Fie. 18. — Le Polipus. Bêle de forme diabolique que l'on
croyait existante au Moyeu âge. — Bestiaire de Gand,
xve siècle.
qu'il les entendait de très loin sortant du profond
soupirail qui donne vue sur le lieu de damnation
éternelle.
Une description de 1 enfer, plus belle encore, se
64 PÉCHÉS PRIMITIFS
trouve dans une pièce de vers flamands datant
du xme siècle. Elle est intitulée : Van den Levene
ons Heeren (De la vie de Notre-Seigneur). Ce
poète, vrai précurseur du Dante, indique, lui aussi,
comme entrée de l'enfer, une profonde vallée :
Die helle staat in een dal.
Lui aussi fait alterner, dans son séjour infernal,
les endroits les plus brûlants, avec d'autres où
régnent des glaces éternelles. On y entend aussi
•des plaintes, des pleurs et des hurlements qui
croissent à chaque moment, car la douleur est
immense, le deuil est général :
Daer is suchtinghe, rouwe ende bitter seer
Daer weent men ende crit emmermeer,
Le feu et les flammes brûlent affreusement les
corps : « s'ils" étaient mués en une masse de fer,
ils rougiraient, pour se fondre aussitôt après. »
Près de ces fournaises infernales, se trouve un
ruisseau, « si froid, si noir, si cruel, que si la moitié
de la mer y était jetée, celle-ci gèlerait incon-
tinent » :
Bi den viere staet ene beke,
So coût, so swert, so grueleke,
Half die zee, waer sier in gedaen,
Sie vervorse te yse saen.
LE DEMON ET L ENFER
Sur le feu infernal pendent de grandes chau-
dières bien remplies de damnés. D'autres âmes
sont étendues comme des suppliciés sur les roues
et les gibets patibulaires.
Dans l'obscurité, « car ici les flammes n'ont pas
cet éclat lumineux qui réjouit, » de formidables
dragons rampent, soufflant le feu et les flammes
par leurs gosiers empestés...
Dès cette époque les descriptions de l'empire
de Satan deviennent de plus en plus minutieuses.
Dans 1' « Enfer de saint Patrice » du Révérend
Père Henriquez, nous trouvons notamment une
Jiste très complète des châtiments réservés aux
damnés. Il nous fait même connaître leur menu,
qui n'est ni varié, ni appétissant, car il consiste
« en chair de crapauds, de vipères, mélangés d'ex-
créments de bêtes immondes » ; leur breuvage
« c'est l'urine et le fiel des mêmes animaux... » ;
pour se reposer, ils ont le choix entre « des lits rou-
gis ou des grils en fer ardens » ; et, lorsque dans sa
clémence, Dieu songe à les rafraîchir, » il leur en-
voie une pluie de plomb fondu, accompagnée de
soufre et d'huile bouillante ».
Une description pour ainsi dire ignorée du pur-
gatoire et de l'enfer, due à la collaboration de deux
moines pieux : Pierre le Vénérable, abbé de Cluny,
et Denys le Chartreux, mérite d'être rappelée. On
remarquera que, si les peines du purgatoire y
4*
66 PÉCHÉS PRIMITIFS
ont été peut-être un peu trop corsées, c'est parce
que les tourments subis en cet endroit peuvent
être rachetés par des prières, des indulgences et
des messes, dont le juste prix est toujours si bien
venu pour augmenter le casuel des couvents et des
cures.
Comme dans les romans les plus modernes,
notre moine parle à la première personne. Lais-
sons-lui la parole i
» J'avais saint Nicolas pour conducteur, il me
fit parcourir un espace immense, horrible, peuplé
de défunts que Ton tourmentait de mille manières
affreuses. On me dit que ces gens-là n'étaient pas
damnés, que leur supplice finirait avec le temps et
que je voyais le purgatoire. Je ne m'attendais pas
à le trouver si rude ; tous pleuraient à chaudes
larmes et poussaient de grands gémissements.
» Les uns brûlaient dans un feu violent ; les
autres baignaient dans des chaudières de soufre,
de poix, de plomb et d'autres métaux qui bouil-
lonnaient vigoureusement et ne puaient pas
moins. Les démons faisaient frire ceux-ci dans une
poêle, tandis que des serpents venimeux mor-
daient ceux-là de leurs longues dents acérées... »
Ici. le bon moine juge utile de faire une réflexion
de nature à donner aux fidèles du courage à la
poche :
» Depuis que j'ai vu toutes ces choses, je sais
LE DÉMON ET l'eNFER 67
bien que si j'avais quelque parent (ou ami) dans le
purgatoire, je vendrais jusqu'à ma chemise et
souffrirais mille morts pour les en tirer... » (En fai-
sant naturellement dire beaucoup de messes).
« ... En pénétrant plus avant, nous arrivâmes
eu enfer. C'était un champ aride, couvert d'épaisses
ténèbres, coupé de ruisseaux de soufre bouillant ;
on ne pouvait faire un pas sans marcher sur des
insectes hideux, gros, difformes, jetant du feu par
les narines. Les démons, avec des crochets de fer,
happaient, les âmes et les jetaient dans des chau-
dières où elles fondaient avec les matières liquides;
après cela, on leur rendait leur forme pour de nou-
velles tortures.
» Ces châtiments se faisaient en bon ordre, avec
une variété et une vitesse surprenante. Chacun
était tourmenté selon ses crimes et les membres
coupables pâtissaient (naturellement) le plus. »
Ici il nous est impossible de suivre le véridique
religieux dans les détails qu'il donne lorsqu'il
s'agit de punir les péehés qui causèrent la destruc-
tion de Sodome et de Gomorrhe !!!
» Plus loin, dans les bains brûlants et dans les
fournaises ardentes, je remarquai des prieurs de
moines (il les connaissait) qui expiaient leur into-
lérance, leur hypocrisie et le peu de soin qu'ils
prenaient de leur troupeau... » Remarquons que
la gourmandise des moines nous semble bien
<68 PÉCHÉS PRIMITIFS
cruellement punie, lorsqu'on voit ces malheureux:
« avaler des charbons ardents pour... dès prunes,
mangées avec un sentiment de volupté dam-
na ble ».
« Je vis aussi, ajoute le chartreux, des évêques
punis pour leur vie déréglée et pour avoir aban-
donné leur diocèse à leurs vicaires. Je remarquai
plusieurs prêtres impudiques ; il y en avait peu
dans le purgatoire, mais beaucoup en enfer ; je
n'en fus pas surpris, vu le grand nombre de forni-
cations et de crimes de toutes sortes qu'ils com-
mettent. J'y vis encore des religieux ; les uns ex-
piaient de grands crimes ; d'autres étaient punis
parce qu'ils avaient perdu un temps précieux au
bain, à des soins de propreté ridicules et à se rogner
les ongles. Les abbés et les abbesses qui avaient
eu des amours sensuelles n'étaient pas épargnés...
Je remarquai en ces lieux de souffrance un roi
puissant,... et, à ma grande surprise, entre le6
griffes de démons, un saint évêque dont les re-
liques faisaient des miracles...
» Enfin je revins dans ma cellule et, tremblant,
je me mis au lit. »
Les peintures que nous font les prédicateurs
français des tourments de l'enfer sont plus ter-
ribles encore, mais la plupart s'expriment en un
style tel qu'il est difficile de les reproduire même
dans des ouvrages spéciaux.
LE DEMON ET L ENFER
69
Parmi ces Révérends mal embouchés, presque
tous cordeliers, qui prêchèrent en Flandre, il faut
citer Michel Menot, surnommé à tort langue
■ d'or, Olivier Maillard et de Barlette, qui obtin-
rent le plus grand succès grâce à leurs sermons
corsés dans le style adopté plus tard par le Père
Du Chêne.
!Fig. 19. — Le Bytiro. Bète de forme diabolique que l'on
croyait existante au Moyen âge. Bestiaire de Gand, Ms. du
xve siècle.
Il est vrai que de leur temps, c'est-à-dire au
XVe siècle, la foi aveugle de jadis avait bien baissé.
Les traditions du Moyen âge cédaient peu à peu
la place au scepticisme et à la libre-pensée des
temps modernes et ces « arlequins en soutane ou
•en frac », comme les appelait Voltaire, « ces pieux
bateleurs ou charlatans sacrés, bons tout au plus à
70 PÉCHÉS PRIMITIFS
débiter des farces spirituelles, faisant concurrence
aux bouffons de la place publique en amusant le
peuple sur les tréteaux », savaient ce qu'ils fai-
saient, car c'était la seule voie capable de frapper
encore ceux dont la foi endormie était loin d'être
morte (1).
Le côté burlesque de leurs sermons affectait
la forme et ne constituait, surtout dans la pensée
des étranges orateurs, qu'une concession inévi-
table pour se faire écouter par la foule.
Dans leurs exemples, comme dans leurs ser-
mons, ils n'insistent guère sur le bonheur des
élus. « Les aspirations célestes ne suffisent plus à
ces bourgeois raisonneurs et goguenards, il leur
fallait la terreur (2) »; aussi est-ce aux expiations
de l'enfer qu'ils demanderont leurs terribles argu-
ments ; c'est le- séjour des maudits qu'ils invo-
queront « pour y montrer le mauvais riche se tor-
dant au milieu des flammes dévorantes et sollici-
tant du juste Lazarre, heureux dans le sein
d'Abraham, rien qu'une goutte d'eau pour ra-
fraîchir le bout de sa langue ». C'est de l'enfer que
(1) L'abbé Alexandre Samouillan, Olivier Maillard,
sa prédication et son temps (Thèse présentée à la Faculté
des Lettres de Bordeaux), p. 129, Paris, E. Thorin, 1891.
(2) Ch. Labitte, Les Prédicateurs de la Ligue, Etudes
littéraires (Revue de Paris, 1839 et 1840), Introduction et
t. I. Menot, p. 289).
LE DÉMON ET l'eNFER 71
Maillard fera partir ce cri formidable du docteur
Raymond, célèbre autrefois par sa science et ses
talents.
— « Je suis condamné par le juste jugement
de Dieu ! »
Et cette voix « qui foudroie toutes les gran-
deurs » viendra frapper de stupeur la nombreuse
^K>
m
k
Fig. 20. — ^L'homme aux prises avec le péché, figuré par
des bêtes (Bestiaire de Strasbourg xve siècle).
assistance réunie autour des restes de l'illustre
savant pour lui rendre les derniers honneurs (1).
C'est l'enfer que Maillard vient ouvrir pour
confondre les hommes de loi, pour effrayer les
femmes mondaines, les nobles, et les ecclésias-
tiques de tous rangs. Il appelle en témoignage
des damnés illustres qui parlent par sa bouche.
Il voue à l'enfer tous ceux qui ont péché.
(1) Abbé Alex. Samolillan, op. cit., p. 130.
72 PÉCHÉS PRIMITIFS
— «A tous les diables, s'écrie-t-il, ces usuriers-
qui croient avoir effacé les mille millions de pé-
chés qui les souillent, parce qu'ils auront mis six
blancs dans le tronc !
— «A tous les diables, ces prédicateurs por-
teurs de bulles et d'indulgences apocryphes, qui
exploitent la crédulité des fidèles !
— « A tous les diables ces évêques simoniaques
qui poussent l'audace jusqu'à dire que : s'ils sa-
vaient que leur père n'eût pas gagné ou payé des
indulgences, jamais ils ne prieraient pour lui !
— « A tous les diables, car tous sont des vo-
leurs ! Sunt omnes jures... »
L'image « des trente mille diables » qui revient
si souvent dans ses sermons est une preuve que
son indignation est portée à son comble. Il repré-
sente le démon et l'enfer d'une laideur telle que
rien ici-bas ne peut en donner une idée. « Deman-
dez plutôt à ce jeune Frère prêcheur, dit-il, qui
voyant un jour Satan sous une forme corporelle,
en conçut une telle frayeur qu'il poussa un grand
cri et tomba mort (1) ».
Lui-môme l'avait vu. Mais il lui était impossible
de le décrire. « Mais je n'hésiterais pas un moment à
me précipiter dans une fournaise au milieu d'une
fumée ardente, dit-il, plutôt que de revoir ne fût-
(1) Abbé Alex. S.vmouillan, op. cit., p. 131.
LE DÉMON ET l'eNFER 73
ce que d'un coup d'œil les horreurs que je viens
d'entrevoir. »
La légende de Hugues de Magdebourg, si popu-
laire au Moyen âge, résume sous une forme sai-
sissante, l'idée qu'on se faisait de la réception
d'une âme en enfer.
Nous y trouvons maints détails qui mettent en
évidence la férocité froidement haineuse et per-
fide qu'on attribuait alors à Satan (1).
« Quand les satellites de Lucifer, traînant à
l'aide d'une chaîne la malheureuse âme de Hugues
en criant : Place ! Place ! Voilà notre prince !
furent arrivés au pied du trône de Satan, celui-ci
se leva, et saluant amicalement le nouveau venu,
il lui dit :
— « Soyez le bienvenu ! Nous sommes dispo-
sés, moi et les miens, à faire tout pour vous être
agréable ! »
Malgré l'aménité des paroles, Hugues trembla,
lorsque Satan se tournant vers les siens s'écria :
« Cette chère âme doit être bien fatiguée après
une si longue route ; elle a peut-être besoin de
prendre quelque nourriture ? Qu'on lui donne à
manger ! »
Hugues répondit qu'il n'avait pas faim.
L'autre insiste, et, sur un signe de leur roi, les
(1) Cu. Labitte, op. cit., p. 162.
74 PÉCHÉS PRIMITIFS
démons le saisirent avec force, lui ouvrirent la
bouche et versèrent à longs flots du soufre brû-
lant dans son gosier.
— « Qu'on lui donne maintenant le bain des
princes », reprit Lucifer.
Non loin de là se trouvait un puits avec un cou-
vercle. Dès qu'on l'enleva,des flammes dévorantes
s'élevèrent vers le ciel, capables de consumer les
arbres, les montagnes et les rochers. L'âme infor-
tunée de Hugues fut précipitée dans ce puits. Et
lorsqu'on l'en retira comme un fer incandescent
pour la présenter à Satan, celui-ci lui demanda en
souriant :
■ — « N'avez-vous pas trouvé votre bain suave
et digne d'un prince ? »
Alors la fureur et le désespoir de Hugues ne
connurent plus de bornes, se voyant damné pour
toujours, il se mit à proférer d'horribles blas-
phèmes.
— « Malédiction ! hurla-t-il, malédiction sur
toi, ô Satan, sur ta famille, et sur tes suggestions
qui m'ont perdu ! Malédiction sur Dieu qui m'a
créé ! Malédiction sur la terre qui m'a porté !
Malédiction sur les parents qui m'ont donné le
jour ! Malédiction sur toutes les créatures du ciel
et de la terre ! »
A ces imprécations du damné, qui surpassent
tout ce que la tragédie antique a de plus fort, les
LE DEMON ET L ENFER
démons bondissent de joie, ils battent des mains
en signe de triomphe :
— « En voilà un, s'écrient-ils, qui est digne de
vivre avec nous, car il connaît parfaitement notre
antienne et sait chanter notre office ! Qu'on le
conduise à la première école de l'enfer afin qu'il
voie, qu'il entende, qu'il apprenne et qu'il re-
çoive sa dernière formation ! Qu'il y demeure et
qu'il n'en sorte plus dans les siècles des siècles ! »
A ces mots tous se précipitent sur cette créature
maudite et coururent la plonger dans l'abîme. »
Comme le dit M. Samouillan, ce sourire énig-
matique et cruel qui accompagne les plus épou-
vantables tortures, ce langage mielleux et
railleur, cette exquise urbanité de manières ve-
nant agjraver par l'ironie du contraste l'horreur
des tourments et le profond abîme d'humiliation
dans lequel est tombé l'infortuné prince, tous ces
traits ne complètent-ils pas admirablement la
physionomie sinistre et grimaçante de ce précur-
seur de Méphistophclès ? Ne sont-ils pas en
même temps une évocation de ce siècle rude et
violent, à la barbarie froide et raffinée, à la plai-
santerie lugubre , qui a vu les tortures de l'inqui-
sition, les exécutions de Louis XI et les crimes
des ducs de Bourgogne?
Le brave père Arnoux, chanoine de Riez, donne
de l'enfer une idée moins tragique :
76 PÉCHÉS PRIMITIFS
» Les filles vaines, les femmes hautaines, les
vefves mignardes, les damoiselles pompeuses et
les dames superbes, pour punition de l'ornement
débordé qu'elles font à leurs cheveux et desguise-
ments de leurs sourcilleuses peruques, elles auront
la teste pelée, car là (en enfer) on ne verra plus ces
belles peruques, ces cheveux blonds en forme de
casamats sur la teste esparpillez et ondoyans sur
ces fronts emperlez...
« Et pour punition du desbordement de vos su-
perbes habits, en enfer, vous serez toutes nues à
vostre grande honte et confusion, de quoy les
diables feront de très grandes risées, vous repro-
chant haut et clair devant tous vos lubricitez,
crimes et paillardises, et tout ce que vous aurez
fait de plus voluptueux et de plus deshonneste..-
» Ha femmes ! ha filles ! ha demoiselles ! ha
mesdames ! que ne pensez-vous à cela ? Hélas
vous êtes si vergogneuses et craignez tant la honte
que pour rien au monde vous ne voudriez per-
mettre qu'un homme vous vist nues une seule fois,,
et fut -il celuy que vous estimez le plus ; et cepen-
dant vous n'avisez pas que pour punition de vos-
vanitez et débordemens, mille et autre fois mille
fois, on vous traînera nues par tout l'enfer, non
devant un homme, mais devant cent mille qui, à
gorge déployée, se mocqueront et riront de vous,
voyant vos hontes et vos vergongnes. De quelle
LE DEMON ET L ENFER
77
confusion serez-vous saisies quand vous vous ver-
Fig. 21. — L'enfer du théâtre de Valenciennes. Fragment
de la Passion jouée en 1547 (Bibl. nat. de Paris).
rez ainsi traînées nuës; monstrant à découvert
tout ce que vous aurez de plus honteux et menées
PECHES PRIMITIFS
en tel équipage, mille fois le jour, avec la fanfare
des trompettes que les diables sonneront avec
grandes risées et mocqueries, en criant :
— » Voyez, voyez ! voicy la paillarde ! voici la
putain ! Voici telle dame, de tel lieu !
» La nommant par son propre nom et surnom,
la quelle tant et tant de fois a forniqué, disant le
nombre avec un tel et tant avec un tel, et plusieurs
fois avec un autre, voici la putain ! venez la voir !
» Et alors, cent mille et autres cent mille, qui
très bien te cognoistront, tes parents, ton père, ta
mère, ton mary et tous tes voisins,... tous, accou-
reront pour te voir, pour se rire et se moquer de
toy, disant l'un à l'autre : la voilà la putain ! la
voilà !... Qu'elle soit tourmentée. Sus, sus les
diables, sus les démons, sus ! sus les furies infer-
nales, jetez-vous sur elle, et qu'on luy rende au-
tant de tourmens et de supplices qu'elle a eu de
plaisirs en sa vie !
— » Femmes, ce n'est pas moy, mais c'est
Sainct Jean l'Evangéliste, qui dit, en son Apoca-
lypse, cela estre très véritable ! »
Ces prédicateurs du xve siècle, comme ils con-
naissent déjà toutes les gradations du Péché,
toutes les embûches que le démon vient tendre
aux humains !
« Voici, dit le père Maillard, cinq femmes, aux-
quelles une entremetteuse est chargée d'offrir une
LE DEMON ET L ENFER
79
bague de la part d'un débauché. Elle se présente
chez la première, celle-ci refuse de lui parler :
voilà une femme franchement honnête ! La deu-
xième lui répond : « Rapportez à votre maître
qu'il s'est trompé d'adresse et que je ne suis pas
de ces femmes qui ont foulé aux pieds toute pu-
deur. » Cette femme est honnête également, mais
moins que la première, car elle a consenti à ré-
pondre. La troisième fait entrer la proxénète,
considère la bague et la trouve fort belle.
— « Assurément, dit-elle, ce bijou est su-
perbe !
— « Il est à vous si vous le voulez.
— « Non, je ne le veux pas ; mon mari le sau-
rait. » Elle refuse comme les deux autres, mais
c'est une mauvaise femme. Elle a consenti, elle est
déjà adultère au fond de son cœur.
La progression devient plus sensible encore.
La quatrième refuse en disant que son mari est
très méchant : « Qu'il lui couperait le nez pour lui
enlever le moyen de recommencer ses coquette-
ries. » Ici la peur seule est le motif de la résistance.
Le crime a été consenti. « Cette femme ne vaut
rien du tout. »
La dernière, — c'est une parisienne à qui le
moine réserve l'honneur de franchir le dernier de-
gré de la perversité, — prend hardiment la bague
et répond :
80 PÉCHÉS PRIMITIFS
— « Mon mari sort le mercredi ; dites à votre
maître que j'irai le voir ce jour-là. »
Ah ! cette femme-là, affirme Maillard, c'est une
franche coquine. Elle est mûre pour l'enfer.
Puis il étudie le péché de luxure sur une âme
neuve, sur une vierge qui vient de succomber à la
tentation du démon : « La première fois, dit-elle,
à vous parler franchement, mon père, j'étais tou-
jours en pleurs, j'éprouvais une grande douleur
dans l'âme; la deuxième fois, je sentis encore un
remords, mais non aussi vif que le premier, le
péché m'était devenu supportable ; la troisième
fois, il pesait légèrement sur ma conscience ; la
quatrième, toute trace de remords avait disparu,
la cinquième, j'y trouvais du plaisir ; la sixième,
je désirais le péché et j'étais triste quand je ne
pouvais le commettre ; la septième fois, j'en étais
arrivée à un tel degré d'endurcissement que je me
disais à moi-même :
— « Non, il n'est pas possible que ceux qui
agissent ainsi se damnent, comme l'affirment les
prédicateurs ! (1) »
« Encore une âme gagnée par le démon, dit
Maillard, encore une damnée pour garnir la mar-
mite du séjour infernal ! »
Nous avons vu que dans les représentations re-
(1) Abbé A. Samouillan, op. cit., p. 107.
LE DÉMON ET LENFER 81
ligieuses exécutées en pays flamand, toujours la
mise en scène de l'enfer était particulièrement
soignée et que le réalisme y était poussé très loin.
L'invention delà poudre à canon devait appor-
ter bientôt un élément nouveau de terreur dans
ces figurations de l'empire de Satan. Et cet ana-
chronisme,qui ne choquait personne, devint, avec
le temps, de plus en plus populaire. Les pièces
d'artillerie font rage dans la plupart des scènes
infernales.
On fait grand tonnerre et on tire canon, dans le
Mystère de Saint-Vincent, datant de 1476. Une
imposante artillerie tonne aussi pour la défense de
Béthulie dans le Mystère du Vieil Testament, joué
à Rouen en 1474. « Adonc, crient tous les dyables
ensemble et les tambours et autres tonnerres faits
par engins et gectent les couleuvrines... » Voilà,
dit M. Cohen, un tumulte qui devait réjouir les
oreilles peu délicates. Cet emploi du canon est très
ancien et il ne mit guère de temps à passer du
champ de bataille à la scène (1).
On l'employait déjà avant 1380, dans le « Mys-
tère de la Passion », qui se jouait annuellement à
Paris ; en 1384, on le retrouve employé à Aunay-
(1) Gustave Cohen, Histoire de la mise en scène dans le
théâtre religieux français au Moyen âge, p. 160-161, Paris,
Champion, 1906.
82
PECHES PRIMITIFS
les-Bondy, près Paris, et non pour la première fois
sans doute ; mais les machinistes étaient plus inex-
périmentés encore que les artilleurs, car cela ne se
passa pas sans qu'il y eût mort d'hommes ; la pre-
mière fois, l'aide-machiniste succomba aux brû-
lures causées par une décharge inattendue, et la
seconde fois, la bourre alla frapper dans l'œil un
spectateur trop curieux (1). Parfois on remplaçait
le bruit des canons par un tonneau rempli de
pierres, ou de boules de bois, rapidement re-
muées (2).
Milton au xvne siècle n'évitera pas le même tra-
vers. Il fera intervenir la poudre à canon, dans la
bataille des bons et des mauvais anges. On peut
s'en convaincre en lisant son chant VIe qu'il con-
sacre tout enlier à cette lutte.
Dans l'épopée anglaise, le combat dure trois
jours. Au bout de la première journée, les bons
anges ont l'avantage ; les chefs ennemis sont bles-
sés, leur armée mise en déroute. Mais, pendant
la nuit, Satan découvre fort à propos des gise-
ments de poudre ; il invente des canons et des
couleuvrines, qui, le lendemain, mettent le dé-
sordre dans les rangs des milices sacrées con-
(1) A. Thomas, Le théâtre à Paris au XVIe siècle, dans la
Romania, t. XXI, 1893. '
(2) G. Cohen, op. cit., p. 160-161.
LE DÉMON ET LEXFER 83
duites par saint Michel. Un moment déconcertés
par cette artillerie satanique, les bons anges se
ressaisissent et jettent sur les bouches à feu des
quartiers de montagnes qui les écrasent. Mais
Satan n'en demeure pas moins le maître du
champ de bataille, et il faut que le Verbe lui-
même intervienne pour mettre fin au combat en
foudroyant ses ennemis.
Comme le fait remarquer M. C. Looten, la nar-
ration du même combat faite par Vondel, à une
époque antérieure, est plus concise et de meilleur
goût. On n'y fait intervenir ni canons, ni mi-
traille (1).
Les rhétoriciens flamands prirent bien souvent^
et cela jusqu'à des époques tardives, l'enfer
comme sujet de leurs poésies de concours. Il
figure encore dans les œuvres poétiques d'Antoine
de Roovere (Anvers, 1562). Une pièce de vers
figurant dans ses R.thoricale werken, porte le titre
à'Een goet vermaen (Un bon avertissement). Nous
y voyons apparaître sur le théâtre les quatre fins
de l'homme : la Mort, le Jugement dernier, Y Enfer,
et la Vie éternelle.
Suivant les traditions anciennes, notre 1 héto-
ricien dépeint encore l'empire de Satan comme
un lieu plein de cris de pleurs et de grincements
(1) C. Looten, op. cit., p. 212.
84 PÉCHÉS PRIMITIFS
de dents. Les damnés nus y souffrent les plus
épouvantables supplices. Les plus grands froids
alternent avec des chaleurs affreuses. Les odeurs
infectes que répandent les démons constituent ici
encore une aggravation notable aux tourments
des damnés, démembrés et torturés de toutes les
façons.
Barnen, brader», tormentelyek schenden
Nu coude, dan hitte ; stanck boven stanck !
(Supplicier, rôtir, écarteler, — tantôt du froid,
ta-ntôt de la chaleur, l'une puanteur surpassant
l'autre...)
Tandis que les cris et les hurlements des damnés
servent de musique et d'accompagnement à la
danse infernale des démons :
Cryschen, huylen, caermen is den sanck
Des duvels dans...
A l'époque de Pierre Breughel le Vieux, la han-
tise du démon s'affirme de plus en plus. L'imagi-
nation des artistes de son école s'évertue à lui
donner les formes les plus étranges et les plus hi-
deuses. Tantôt il se présente sous l'apparence
d'un homme monstrueux, pourvu d'ailes et d'une
queue, tantôt il est constitué par un amalgame
de fragments de bêtes les plus disparates. Sa tête
LE DEMON ET L ENFER
85
est celle d'un carnassier, ses pattes et ses ailes
celles d'un insecte... ses bras sont les pinces d'un
crustacé. Des légions de démons de toutes formes
circulent partout.
Et l'auteur du Mystère de la passion, peut
j: 'écrier :
Je vois tous les diables en l'air,
Plus épais que troupeau de mouches,
Qui vont faire leurs escarmouches
Avec un tas de sorcières,
Et ont plein leurs gibecières
De gros tisons et de charbons
Pour faire rôtir les jambons
A des tas de larrons pendus...
Comme on a pu le constater, l'idée que se firent
de l'enfer les poètes flamands ressemble étrange-
ment à celle que s'en faisaient les sculpteurs pri-
mitifs français aux époques romane et gothique.
Les chaudières de l'enfer, les supplices diabo-
liques les plus affreux figurent déjà sur le tympan
de la cathédrale romane d'Autun, comme parmi
les sculptures gothiques de Notre-Dame de Paris.
Une marmite, pleine de damnés hurlants et grima-
çants, chauffe dans la gueule d'une bête mons-
trueuse, sur le tympan du porche de Saint-Etienne
à Bourges ; des rois, des prélats et des moines en-
chaînés sont précipités dans une des chaudières
86 PÉCHÉS PRIMITIFS
de l'enfer à la cathédrale de Reims. Les serpents
diaboliques, « de helsche slangen », dévorent les
parties sexuelles des luxurieux, dans les églises
de Moissac (Saint-Pierre) et de Charlieu.
Les démons, qui perdent les humains en se pré-
sentant à eux entourés de créatures séduisantes ou
lubriques, se montraient souvent aux frontons des
cathédrales en un cortège menaçant et mons-
trueux destiné à les affoler. Leur rôle devient
encore plus actif après la mort de l'homme, lors-
qu'ils assistent à ce jugement solennel : à la «pèse
des âmes ». Car on sait que l'âme du juste et de
l'injuste devait être pesée par un ange dans des
balances, où, sur un plateau étroit sont placés,
d'un côté, les vices, de l'autre, les vertus, en sym-
boles matériels et visibles. La pèse des âmes de-
vient bientôt un tournoi, dans lequel se combat-
tent l'ange, l'avocat du défunt, et le diable, son
accusateur perfide. Et trop souvent, hélas ! le
malin l'emporte.
L'accusateur a d'ailleurs beau jeu, car ces âmes
à juger sont « pétries de boue et d'immondice » ;
aussi le voit-on bientôt traîner avec joie en enfer
papes, empereur et rois, liés à la même chaîne,
dont lui, le démon, se constitue, en riant, 1-e garde-
chiourme...
De semblables scènes furent surtout représen-
tées sur les monuments religieux, avant l'inven-
LE DEMON ET L ENFER
87
tion de la Danse des morts, où règne le même esprit
niveleur, de justice impitoyable.
Comme le dit Champ fleury, e'est dans la pi se des
âmes que le diable justifie le mieux son titre de
« malin ». Car à sa terrible puissance, il joint ici la
tromperie et l'astuce.
Qu'une âme immaculée soit placée dans la ba-
lance, il n'hésite pas à faire des efforts pour in-
fluencer le plateau qu'il attire de son côté. Sur un
chapiteau roman de l'église de Chauvigny, un
suppôt du démon appoite un lézard, symbole du
mal, afin d'en charger la balance, qui contient les
péchés du mort. Et le même sujet, nous le retrou-
vons à Conques, au Mans et à Bourges. Satan en
personne s'accroche au fléau de la balance, aidé
par les larves de l'enfer, sur l'impressionnant bas-
relief du fronton de la cathédrale d'Autun. Dans
une sculpture de l'église de Monastier (Velay), le
diable, sous la forme d'une truie, emporte une
femme luxurieuse et nue, tandis qu'il retourne la
tête pour suivre plein de méfiance les actions
de l'ange qu'il suspecte de vouloir le tromper
pendant qu'il pèse deux autres âmes. Plus sour-
nois, à la Sainte-Chapelle, à Paris, on l'aperçoit
qui se cache sous le plateau de la balance qu'il
tire subrepticement à lui, à l'aide de son cro-
chet...
Mais en avançant dans le Moyen âge, le démon,
88 PÉCHÉS PRIMITIFS
jadis effrayant et terrible commence à s'humani-
ser de plus en plus.
Comme le constate Viollet-le-Duc, dès le
xme siècle, « l'esprit gaulois commence à percer. »
Le diable prend un caractère moins effroyable.
« Il est souvent ridicule, son caractère est plus dé-
pravé que terrible ; sa physionomie plus ironique
<jue sauvage, ou cruelle, parfois il triche, souvent
il est dupé. Vers la fin du Moyen âge, le diable a
vieilli ; il ne fait plus ses affaires... » Il a vieilli, oui,
mais il ne peut mourir, car son fils le Péché ré-
gnera toujours sur les pauvres humains.
II
PÉCHÉS PRIMITIFS
Le péché, c'est le cas de le dire, est vieux comme
le monde. Il apparaît avec l'homme sur la terre, et
c'est vainement qu'il fut combattu par toutes les
religions.
Suivre l'évolution du péché à travers les âges,
ce serait faire l'histoire de l'humanité tout en-
tière. Le sujet est évidemment trop vaste pour
cette simple étude. Aussi nous contenterons-
nous de jeter un simple coup d'oeil sur les mœurs
primitives des anciens habitants de la Belgique
et du nord de la France, et cela depuis les dé-
buts de l'histoire jusqu'au xvie siècle.
Les auteurs anciens ont fait le plus sombre ta-
bleau de la férocité et de la sauvagerie des races
primitives que les Romains eurent à combattre
lorsqu'ils firent la conquête de cette partie de la
90 PÉCHÉS PRIMITIFS
Gaule. On connaît leurs péchés favoris, leurs ex-
cès de nourriture, leur penchant pour l'ivrognerie
et la paillardise, les rixes sanglantes qui suivaient
leurs orgies, ainsi que leurs cruels sacrifices hu-
mains.
La civilisation latine eut peu de prise sur eux.
Elle ne fit guère sentir ses effets que le long et
dans le voisinage immédiat de la chaussée romaine
qui, partant de Soissons et de Reims, au sud, de
Boulogne au nord, atteignait l'Escaut à Cambrai,
puis traversait la forêt Charbonnière, côtoyait la
Meuse et la Sambre pour passer par Tongres, et
enfin, après avoir franchi la Meuse à Maestricht,
se dirigeait vers Cologne. On l'avait surnommée la
rue des Prêtres, parce que c'est par là que vinrent
les premiers missionnaires, qui essayèrent vaine-
ment de convertir les habitants de ces parages à
la religion du Christ. Ajoutons qu'à côté de ces
vertueux apôtres circulaient, plus nombreux, sur
la même route, des pèlerins moins moroses': les
légionnaires et les fonctionnaires, accompagnés,
ou suivis, de leurs courtisanes et de leurs parasites,
philosophes sans préjugés, payant en saillies d'es-
prit les miettes du festin qu'on leur abandonnait.
Des bandes pittoresques de mimes et d'histrions,
amuseurs patentés des deux sexes, qui figuraient
même dans les cortèges des triomphateurs ro-
mains, voyageaient avec eux sur la même route.
PECHES PRIMITIFS
91
Ces jongleurs, ces faiseurs de tours, ces montreurs
de bêtes dressées, ces musiciens et baladins de
tous pays, impressionnèrent vivement, par leurs
dislocations et leurs fantasmagories, les popula-
Fig. 22. — Les Péchés. La gourmandise d'un parasite qui
s'étrangle en mangeant et un histrion musicien. Terres
cuites gauloises. Musée de Saint-Geimain.
tions incultes de ces contrées et laissèrent des
traces nombreuses dans leur art primitif.
Inutile de faire remarquer que la fréquentation
de ces nomades déclassés n'était pas faite pour
propager la vertu, et qu'elle eut pour résultat
92 PÉCHÉS PRIMITIFS
d'ajouter aux crimes et aux excès autochtones
les péchés plus raffinés, mais non moins répré-
hensibles, de la Rome de la décadence.
Saint Piat commença, dans le nord de la
France et dans la Belgique actuelle, cette série
d'apostolats qui devaient se succéder pendant
longtemps, tan is que les cruelles populations
indigènes se chargeaient chaque fois de fournir à
•ces hardis missionnaires la couronne du martyre.
Tongres, cependant, possédait déjà un évêque
au ive siècle. Tournai suivit son exemple en 482.
Chose étrange, jusqu'au règne de Philippe II, il
n'y eut dans toute la Belgique que deux évêchés :
•celui de Liège, qui succéda à celui de Tongres, et
celui de Tournai.
Dans une lettre de saint Paulin, datant de 339,
•on constate non seulement que les peuples de la
Flandre étaient idolâtres, mais qu'ils conser-
vaient encore à cette époque les mœurs et le culte
barbare des anciens Germains. L'auteur de la vie
de saint Folcuin nous dépeint ces mêmes habi-
tants sous des couleurs plus sombres encore. Un
distique du temps les qualifie de gens fera ou de
« gent féroce ». Les écrivains pieux du temps sont
unanimes à constater que c'était un peuple in-
domptable, barbare et farouche, aucunement sus-
ceptible de recevoir l'impression de la religion
chrétienne. Les saints martyrs Amand et Lié vin,
PECHES PRIMITIFS
93
qui périrent dans les plus affreux supplices au
vne siècle, parlant de tout l'espace compris entre
la Meuse et le Rhin, la Dendre et l'Escaut, as-
surent qu'il était habité par des barbares, qui, ja-
dis réfractaires aux dieux de Rome, repoussaient
encore avec la même énergie le culte chrétien.
Les Celtes autochtones faisaient des sacrifices
humains. Ces sacrifices avaient lieu soit au début
d'une campagne, soit pour arrêter une contagion
ou quelque autre calamité, pour implorer la pro-
tection des dieux ou apaiser leur courroux. On
sacrifiait de préférence des voleurs et des brigands.
On immolait aussi les prisonniers de guerre, qui
étaient brûlés avec les animaux pris dans le com-
bat. A défaut de ces victimes étrangères, on choi-
sissait parmi les Celtes mêmes, et c'était au sort
de les désigner.
Les Germains sacrifiaient, comme les Celtes et
les Gaulois, des victimes humaines. C'étaient,
comme chez ces derniers, ou bien des criminels
ou bien des personnes désignées par le sort. Le
plus honoré de leurs dieux, d'après Tacite, était
Odin, que l'annaliste assimile à Mercure et au-
quel, dit-il, à certains jours, ils se permettaient
d'immoler même des hommes ; Mars, Hercule se
laissaient calmer par le sang des animaux.
Quoique Tibère, selon Pline, et Claude, selon
Suétone, eussent aboli les sacrifices humains dans
PECHES PRIMITIFS
les Gaules, la Belgique, étant plus indépendante,
conserva cette affreuse coutume jusqu'au
ive siècle. Les Saxons établis dans la Flandre se
montraient encore plus cruels pour les victimes
qu'ils immolaient, et les" Frisons conservèrent
même cet usage jusqu'après le vne siècle.
Les Germano-Belges, comme les Celto-Belges,
avaient des prêtres, mais leur pouvoir était moins
grand. Ils présidaient aux assemblées nationales,
sacrifiaient aux dieux et remplissaient également
les fonctions de bourreau. « Il n'est permis, dit Ta-
cite, qu'aux prêtres de réprimander, d'empri-
sonner et de châtier, car c'est en exécution des
volontés des dieux. »
Les peuples germaniques, comme les Celtes,
étaient superstitieux et consultaient le sort. Ces
pratiques ancestrales furent toujours considérées
comme de très grands péchés par les ministres de
la religion chrétienne.
L'Indiculus superstitionum et paganinarum,
sommaire des superstitions et des pratiques
païennes condamnées par le concile de Leptines
ou Lestines (aujourd'hui Estinnes près de Binche),
tenu en 743, nous montre combien étaient encore
PÉCHÉS PRIMITIFS 95
vivaces, au vnie siècle, les traditions populaires
primitives, dont le souvenir et la pratique avaient
résisté aux édits sévères de Théodose et aux or-
donnances des rois francs (1).
Fig. 23. — Petit dieu lubrique belgo-romain, trouvé à
Tongres (Bronze).
Ce document péremptoire nous prouve que les
Flamands et les Wallons, même ceux convertis
(1) Ce document précieux .nous a servi souvent de base
pour rechercher les origines folkloriques d'usages et de
mœurs encore usités dans le Nord de la France et la Bel-
gique actuelle. Voir à ce sujet : Mayer, Abhandlung ùber
die von dem Leptineneisdien Konzilium auf gezœhlten ùber-
glaubischen und heidischen Gebrseuche der alten Tetschen (1828).
96
PECHES PRIMITIFS
à la religion nouvelle (1), continuèrent à pratiquer
les anciennes coutumes idolâtres, malgré les ob-
jurgations des prêtres catholiques, qui, indulgents
pour les péchés même capitaux, s'indignaient
surtout de la persistance des habitudes peu ortho-
doxes qui accompagnaient des cérémonies reli-
gieuses, telles que les baptêmes, les mariages ou
les funérailles.
Les deux premiers chapitres de 1' « Indiculus »•
nous apprennent que Ton incinérait encore les
cadavres, ou bien que, si on les enterrait, on avait
soin de placer dans les sépulcres de la nourriture
et de la boisson, pratiques que le Concile qualifie
du plus grand des sacrilèges : « Maxima sacri-
legia. »
Le chapitre v parle des « sacrilegia per eccle-
sias », qui nous montrent l'origine des fêtes peu
morales de l'Ane, des Innocents et des Fous, ou
bien du couronnement de la Reine des concubines
des prêtres, toutes cérémonies réprél.ensilles pro-
venant du paganisme et que la Religion fut
forcée de tolérer jusque dans ses églises.
Les anciens chroniqueurs, tant flamands que
wallons, décrivent avec un grand luxe de détails
(1) Il y a lieu de faire observer ici que la plupart des con-
versions étaient imposées. On sait que Dagobert fit conduire
de force les Flamands au baptême, qui leur fut administre
par saint Amand.
PÉCHÉS PRIMITIFS 97
les nombreux péchés qui se commettaient à l'oc-
casion de certaines fêtes religieuses traditionnelles,.
Le transfert annuel des reliques de saint Liévin
à Hauthem fut pendant longtemps le prétexte de-
scandales inouïs, dont nous avons donné maints
détails typiques dans des études antérieures (1)^
« C'estoit, dit un de ces écrivains, ung pèleri-
nage ou voyaige plus de malédiction que de dé-
votion et où, chascun an, dix mille péchiez mor-
tels s'y faisoient et commettoient tant par yvro-
greries, débatz, paillardise, blasphèmes, jure-
ments exécrables et aultres grands et énormes
péchiés et meschantés, car la plus grande partie
y alloient pluz par passe-temps, follies et jon-
nesse, et pour y mal faire, tant hommes que
femmes, que par dévotion de piété. »
Ces ignobles débauches dont nous reparlerons
plus longuement plus loin, ne furent abolies
qu'avec grand'peine au xvie siècle, grâce aux
édits de Charles-Quint.
Encore de nos jours, une fois l'an, les placides
métayers des Polders, se soumettant aux exi-
gences d'une hérédité orageuse, libres de tous
liens, s'abandonnent aux transports de leurs ins-
tincts prolifiques. Et durant trois jours, ce sont
(1) Le Genre satirique, fantastique et licencieux dans la
sculpture flamande, Paris, Schemit, 1910.
G
98 PÉCHÉS PRIMITIFS
des tempêtes de rut, véritables dionysiaques,
dont les moissons demeurent bouleversées (i).
Un autre concile dit : « Illud etiam non admit-
tendum quod quœdam mulieres sceleratœ rétro
post Satanam conversœ, demonum illusionibus
et phantasmatibus seductae, credunt se et profi-
tentur nocturnis horis cum Diana paganorum
dea et innumera multitudine mulierum equitare
super quasdam bestias, et multa terrarum spatia
intempestivae silentio pertransire ejusque jussio-
nibus velut dominée obedire et certis noctibus ad
ejus servitutem evocari », montrant ainsi l'origine
et l'antiquité des danses erotiques et diaboliques
du sabbat ainsi que des voyages des sorcières à
travers les airs, sur un manche à balai, sur un
bouc ou sur toute autre bête immonde. Comme
on le remarquera, la magie et la sorcellerie
n'étaient encore regardées, aux vne et vme siècles,
que comme une superstition et non pas comme
un crime, qui devait mener, plus tard, aux
bûchers, de pauvres filles, vieilles ou jeunes. On
brûla en Flandre des sorcières jusqu'à la fin du
xvme siècle.
M. L. Vanderkindere (2) nous fournit aussi des
(1) Eue Baie, VEpopée flamande, p. 152. Paris et Bruxelles,
Lebègue, 1903.
(2) Léon Vanderkindere, le Siècle des Arlevelde,
PECHES PRIMITIFS
99
preuves certaines de la persistance de ces tradi-
tions païennes. Il nous rappelle qu'au xne siècle
on voyait encore annuellement à Maestricht, à
Tongres et dans les villages limitrophes, l'antique
bateau porté sur un char, qui, selon Tacite, était
le principal symbole du culte de la Nerthus ger-
Fig. 24. — Bête diabolique (Le Pé^hé ?). Fibule franque
trouvée à Anderleeht près Bruxelles (ve siècle). Musée du
cinquantenaire. v
manique, et que les tisserands qui conduisaient
ce char païen le traînaient jusqu'à Léau et peut-
être même jusqu'au delà de Louvain. « Sur le
parcours de cet étrange cortège, les femmes affo-
lées, demi-nues, les cheveux épars, formaient des
rondes lascives, comme si elles avaient voulu ré-
Bruxelles, 1879, p. 344. Voir aussi Grimm, Mythologie, p. 237,
et Simrock, Mythologie, p. 388, qui fournissent encore de
très intéressants commentaires.
UOTHECA )
100
PECHES PRIMITIFS
veiller les ardeurs barbares des prêtresses de la
mystérieuse divinité du Nord. »
On croyait aussi à Wotan, le Dieu des com-
bats, qui sortait avec un bruit terrible du Goud-
berg, quand la guerre était proche ; croyance tra-
ditionnelle si invétérée qu'au xive siècle elle exis-
tait encore. Les chroniqueurs du temps rappor-
tent que, dans la nuit qui précéda la fatale ba-
taille de Roosebeke, les Gantois entendirent un
grand cliquetis d'armes et des rumeurs de voix
d'hommes en courroux, qui provenaient du Goud-
berg ou de la montagne de Godan (Wotan) (1).
Les dieux lubriques n'étaient pas en moins
grand honneur chez les Flamands. Des auteurs
tels que Gramaye, se basant sur l'existence au-
dessus de la porte du Bourg, près du Steen, à An-
vers, d'une statuette de Se mi ni ou de Frico, le
Priape Scandinave, expliquent ainsi l'invocation :
Semini God ! (Dieu Semini) qui revient encore
constamment sur les lèvres de bonnes femmes de
(1) Simrock, Mythologie, p. 185. Plusieurs endroits, en
Allemagne, sont appelés montagne du Dieu ou God berg.
Ils étaient consacrés à ce Dieu.
PÉCHÉS PRIMITIFS 101
<la Flandre, lorsqu'elles se récrient de surprise ou
de compassion. Ce souvenir se retrouve encore
dans le sobriquet Seminis menschen (enfants ou
gens de Sémini), qui désigne, chez les Anversois,
les libertins ou les paillards, ce qui ferait supposer
que le grand port belge aurait été consacré jadis
à Adversa et Verpum, surnoms de Priape, le dieu
des jardins (1).
M. Georges Eekhoud, d'après le chroniqueur
anversois Ketgen, nous rappelle en outre que
cette statuette de Semini fut mutilée en 1586,
sous le règne des archiducs Albert et Isabelle,
grâce aux bons soins des Pères Jésuites, qui se
trouvèrent bellement offusqués par les attributs
virils, trop ostensibles, de l'idole. Car le Karageuz
occidental, dit-il, « ne levait pas que les mains ».
•On rabota, on réduisit presque à rien le relief
extravagant de la divinité grivoise qui se trouvait
représentée sous les traits d'un jeune satyre.
La pierre sculptée, actuellement remisée au
musée lapidaire du Steen, porte, encore visibles,
les traces de cette pudique amputation (2).
(1) Georges Eekhoud, les Origines fabuleuses d'Anvers
(Belgique art. et litt., juillet 1910).
(2) Nous verrons plus loin que, dans l'art gallo-romain,
parmi les objets de fouilles trouvés en Belgique, on rencontre
•de nombreuses statuettes licencieuses et grotesques. Un
grand nombre de ces sculptures furent détruites par ordre
6*
102 PÉCHÉS PRIMITIFS
Rappelons, en passant, et dans ce même ordre
d'idées, que c'est à Anvers que l'on conservait à la
cathédrale, dans un précieux reliquaire, un
étrange fétiche chrétien emprunté à l'attribut de
Priape, c'est-à-dire le Saint Prépuce, qui fut dé-
truit au xvie siècle par les iconoclastes.
Les fêtes païennes des anciens habitants de la
Gaule belgique servaient surtout de prétextes à
des orgies gastronomiques, où le porc, emblème
de la gourmandise et de la luxure, figurait en
bonne place sur la table du festin. Entre le 21 oc-
tobre et le 14 janvier, on célébrait la fête de Joël
ou du nouvel an ; on consultait le sort et l'on of-
frait cet animal aux Dieux. La victime était
égorgée selon les rites, la tête levée vers le ciel,
quand on voulait honorer les dieux célestes, la
tête tournée vers la terre, lorsqu'elle était sacri-
fiée aux autres divinités. Quand le porc était des-
tiné aux dieux infernaux, on l'immolait dans une
fosse destinée à recevoir son sang. On réservait
des morceaux de choix que Ton mettait sur le feu
A rappeler ici que Marc van Vaernewyck, dans son Miroir
des antiquités néerlandaises, publié en 1568 (traduction fran-
çaise de M. Fris), cite parmi les trouvailles faites de son
temps près de Gand : « un petit bonhomme, en terre cuite,
lotit nu et lauré, portant dans sa chevelure de petites cornes
de bélier », très semblable, nous paraît-il. au Dieu Semini
ou Priape jadis exposé sur la porte du Bourg à Anvers.
PECHES PRIMITIFS
103
sacré, après l'avoir couvert de branches vertes en
y ajoutant des gâteaux et de la bière. Le restant
de l'animal était mangé dans un festin pantagrué-
lique, largement arrosé, auquel assistaient le
Fig. 25. — ■ L'homme tourmenté par les péchés, sous forme
de bêtes. Boucle de ceinture franquc trouvée à Andcrlecht
(vic siècle) Musée du Cinquantenaire à Bruxelles.
piètre et les amis, qui emportaient quelques por-
tions de la victime pour les suspendre dans la mai-
son (1).
(1) C'est encore actuellement à cette même époque que
l'on tue le porc, en Belgique, et que l'on suspend, dans l'âtrc
familial (pour les fumer), des jambons, des saucisses et du
104 PÉCHÉS PRIMITIFS
Quelquefois la fête de Joël se célébrait en fé-
vrier. A cette fête, après avoir pratiqué nombre
de cérémonies superstitieuses, on faisait égale-
ment l'offrande d'un porc. Cette occasion était
encore choisie pour passer une grande partie du
jour et de la nuit à manger et à boire de la
bière; la fê:e se terminait par des luttes qui dé-
généraient trop souvent en combats où le sang
était généreusement répandu (1).
L'église eut soin de maintenir l'usage de ces
fêtes gastronomiques et bachiques si populaires,
qu'elle fit coïncider avec ses solennités religieuses
'propres. Le mot kermesse, qui évoque l'idée de
gourmandise et des ripailles les plus extravagantes
chez les habitants de la Flandre, se décompose
d'ailleurs en kerk (église) et mis (messe), ce qui
nous prouve bien son origine chrétienne.
Les fêtes de la Fécondité donnaient évidem-
ment lieu à des pratiques où le péché de luxure
n'était pas oublié. Nous avons des preuves que la
nudité chez les habitants de la Belgique primitive
était regardée comme peu choquante et qu'elle
lard, dont on voit les paysans de Brueghel et de D. Te-
niers si friands.
(1) On verra parmi les sculptures monumentales des
églises flamandes et wallonnes (gargouilles, frises, miséri-
cordes et autres sculptures), que les porcs y sont représentés
fréquemment d'une façon grotesque ou satirique.
PECHES PRIMITIFS
105
persista pendant bien longtemps. Les gens du
peuple et les paysans, comme c'est encore le cas
en Italie, y avaient l'habitude de se dépouilller
• en été de tous leurs vêtements. Un ancien chro-
Fig. 26. — Le premier péché. Fragment de fonts baptis-
maux trouvé à Gand (xie siècle). Musée lapidaire de cette
ville.
niqueur du xne siècle rapporte que des moines
étrangers, de passage en Flandre, furent froissés
à la vue de ce sans-gêne et qu'ayant interpellé ces
adamistes, hommes et femmes, ils reçurent pour
réponse : « Nous faisons ce qui nous plaît. Ce ne
sont pas là vos affaires. »
106 PÉCHÉS PRIMITIFS
Dans la Rymbybel ou bible rimée (1), qui date du
xive siècle, et dans d'autres manuscrits médié-
vaux, nous voyons encore des laboureurs flamands
et des paysannes sans vergogne travailler nus
dans les champs.
Toutes les saisons étaient marquées par des
fêtes et des orgies, qui survivent encore aujour-
d'hui dans les solennités religieuses ou à l'occa-
sion des kermesses. La fête de la Saint- Jean, avec
ses feux de joie, est probablement un reste de la
fête du solstice jadis célébrée par les Belges païens.
Les jours furent également dédiés chacun à une
divinité particulière : le dimanche (Sondag) au so-
leil ; le lundi (Mandag) à la lune ; le mardi (Di-
samdag ou Tydesdag) au génie de Tyr ; le mer1
credi (Godentag) à Odin ; le jeudi (Thorstag ou
Donderdag) à Thor ; le vendredi (Yreydag) à
Freya ; le samedi (Saterdag) aux Génies et à Sa-
turne.
Sous les rois Francs, plus d'un tiers des Fran-
çais et presque la moitié des Belges, qui faisaient
(1) Rymbybel de }~cm Maerlant, manuscrit de la Biblio-
thèque royale de Bruxelles, datant de 1369.
PÉCHÉS PRIMITIFS 107
alors partie du royaume, étaient encore plongés
dans les ténèbres de l'idolâtrie.
Le christianisme avait commencé cependant de
bonne heure la lutte contre les péchés primitifs
autochtones ; mais, comme nous l'avons vu plus
haut, la religion nouvelle ne s'était guère déve-
loppée que dans les villes occupées par les garni-
sons romaines, qui campaient sur les bords de la
Meuse et du Rhin.
En 313 et 319, Constantin accorda au clergé
chrétien les mêmes faveurs et les mêmes privi-
lèges qu'avaient obtenus jadis les prêtres païens.
Après la mort de l'empereur Julien, qui leur fut
moins favorable, ils surent acquérir de nouveaux
avantages, car dès cette époque nous voyons que
les évêques furent mis sur le même rang que les
gouverneurs de provinces. Dans les Gaules, ils
occupèrent la première place aux assemblées na-
tionales et, chose curieuse, conservèrent les fonc-
tions de bourreaux. Comme jadis les anciens
prêtres païens, ils étaient notamment chargés de
fouetter et de punir les esclaves et les serfs des
seigneurs. Ils eurent aussi à veiller à l'exécution
des ordonnances royales, et obtinrent l'inspection
particulière des comtes ou gouverneurs de pro-
vince, ainsi que le droit de légaliser les testaments
dans leurs diocèses.
Ces dispositions jointes aux dons volontaires
108 PÉCHÉS PRIMITIFS
des souverains et des fidèles, contribuèrent à aug-
menter rapidement les richesses de l'Eglise et le
pouvoir de ses ministres. Elles s'accrurent encore
grâce à la dîme qui changea en contributions fixes-
et légales les dons jadis volontaires. Cette cou-
tume ne devint cependant générale que sous le
règne de Charle magne (1).
Cet accroissement des richesses ne fut guère fa-
vorable à la lutte que la religion nouvelle avait
entreprise contre les péchés des idolâtres, et, ô
honte, ce furent les ecclésiastiques eux-mêmes qui
donnèrent bienlôt l'exemple d'une vie dissolue
et vicieuse. Leur avarice et leur avidité devinrent
insatiables.
Tous les moyens leur étaient bons pour arriver
à augmenter les dons en argent et en terres que
leur prodiguaient pourtant les souverains ou
(1) En 743, il y eut une grande famine. Les prêtres firent
répandre le bruit qu'on avait entendu dans les airs plu-
sieurs voix àe démons qui avaient déclaré avoir dévoré les
moissons, parce qu'on ne payait pas régulièrement la dîme.
Il fut en conséquence ordonné qu'on la payerait, sans
manquer, dans la suite. Il est singulier, remarque Sainte-
Foix, que les diables s'intéressassent si vivement à notre
clergé.
PECHES PRIMITIFS
109
autres personnes riches et pieuses. Les prêtres
avaient établi cette maxime : qu'on pouvait, pour
s'assurer une bonne place au paradis, racheter les
injustices les plus criantes, les crimes, même les plus
Fig. 27. — Le péché de Ponce-Pilate. (Chapiteau du
xie siècle). Musée lapidaire de Gand. Ruines de Saint-
Bavon.
énormes, par des donations généreuses faites en
faveur des églises (1).
Dans un diplôme du roi des Francs, Dagobert I,
daté de 637, nous lisons : « Il faut, avec les biens
(1) Mezerai, Histoire de France, t. I, p. 235.
110 PÉCHÉS PRIMITIFS
périssables de ce monde, acquérir les biens éter-
nels... faites-vous des amis de la mammone d'ini-
quité ; il faut avec la mammone d iniquité acheter
(mercari)les biens célestes et éternels; et, si nous
donnons aux prêtres des quantités suffisantes de
fonds en terre, nous recevrons en récompense les
tabernacles éternels. » Dans les testaments, faits
par le clergé, se trouvent souvent ces mots : « Je
donne à tel saint, à telle sainte, pour le repos de
mon âme et l'expiation de mes crimes, tel bien
que je possède justement ou injustement. »
Un moine anonyme, auteur de la vie de T)ago-
bert, rapporte que, ce prince étant mort, il fut
condamné pour ses péchés par le jugement de
Dieu. Un saint ermite, nommé Jean, le vit en-
chaîné sur une barque où les diables le battaient
à tour de bras. Ils conduisaient sa pauvre âme en
Sicile, où elle devait, être précipitée dans les
gouffres de l'Etna (une des portes de l'Enfer),
lorsque saint Denis, dont le feu roi avait large-
ment doté l'église, apparut dans un globe lumi-
neux précédé d'éclairs et de tonnerre. Après un
combat acharné, le saint mit les démons en fuite
et porta en triomphe au ciel ce bienfaiteur de la
religion. On ne manqua pas de représenter ce mi-
racle édifiant sur le tombeau de Dagobert, dans
la magnifique église de Saint-Denis, qu'il avait
bâtie et comblée de dons.
PÉCHÉS PRIMITIFS 111
Si les saints conduisaient au paradis les plus
grands scélérats lorsque ceux-ci se montraient gé-
néreux pour l'Eglise, — ce fut le cas pour Dago-
bert, qui fit égorger inutilement dans leur lit vingt
mille Bulgares,, — il n'y avait ..d'autre part, point de
salut à espérer pour ceux qui avaient osé, pour
quelque cause que ce fût, porter la main sur les
biens ecclésiastiques. Charles Martel, qui préserva
l'Europe et la chrétienté du joug mahométan, fut
damné « de corps et d'âme », pour s'être servi de
l'or de quelques monastères afin de payer ses sol-
dats qui menaçaient de se débander faute de solde.
Dans la vie de saint Eucher, nous apprenons que
ce saint, qui, lui aussi, visita l'enfer, y vit Charles
Martel condamné à brûler éternellement « en corps
et en âme » pour avoir dépouillé de leur argent
quelques églises. Et lorsque, sur l'ordre de Boni-
face, évêque de Mayence, et de Fulrad, archi-eha-
pelain de Pépin le Bref, on ouvrit son tombeau,
on constata que son corps avait disparu et l'on n'y
trouva, « sur un fond tout brûlé, qu'un gros ser-
pent qui en sortit avec une fumée puante (1) ».
(1) Nous voyons ici une preuve que le Péché (ou le démon)
était encore symbolisé à cette époque par le serpent emblé-
112 PÉCHÉS PRIMITIFS
L'histoire fourmille d'anecdotes pareilles, dé-
peignant, d'une façon par trop naïve, la supersti-
tion, l'avarice et la fourberie d'un clergé déjà cor-
rompu. Lorsque, sous le coup de leurs menaces de
punitions éternelles, les pères déshéritaient leurs
enfants en leur faveur, les prêtres avaient soin de
poser (c'était l'usage) quelques deniers sur la poi-
trine des nouveau-nés pour marquer leur consen-
tement. Ils se réservaient d'ailleurs de faire confir-
mer leur ruine lorsqu'ils devenaient plus âgés.
(Voir à ce sujet la Bulle de l'an 1131, ou charte
concernant le consentement des enfants aux dons
faits aux églises à leur préjudice.)
L'avarice des ecclésiastiques et leur esprit de
lucre expliquent en grande partie la naissance
d'abus connus sous le nom de fraudes pieuses
(fraudes piœ). « A l'exemple des prêtres païens,
ils supposaient des miracles », et en répandaient
habilement le bruit de tous côtés afin d'attirer la
foule crédule, qu'il s'agissait d'exploiter. « On fit
matique, qui figure si souvent sur les fibules et boucles de
ceintures des peuples barbares qui envahirent la Gaule.
PECHES PRIMITIFS
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114 PÉCHÉS PRIMITIFS
ainsi passer certains tombeaux pour ceux de saints
confesseurs ; on enrichit de noms imaginaires le
catalogue des bienheureux faisant miracles, et les
os de voleurs de grand chemin furent métamor-
phosés en saintes reliques. » On enterrait des os
humains dans des endroits écartés et puis on pré-
tendait avoir reçu de Dieu l'ordre de les déterrer
pour les exposer en grande pompe à la vénération
publique. Quantité de moines simoniaques par-
couraient les provinces, vendant de fausses re-
liques et séduisaient la multitude par les combats
ridicules qu'ils simulaient avec des démons.
La simonie était d'ailleurs un délit général, et
l'on propageait habilement l'idée que la fin du
monde était proche pour mieux exploiter la cré-
dulité du peuple.
On sait que la terreur de l'an mil fut générale
et combien profitable au clergé. Les esprits timo-
rés, et il y en avait beaucoup à cette époque,
crurent à la sombre prophétie de l'ermite Bern-
hard de Thuringe, qui, dès 900, annonça la fin du
monde pour le dernier jour de 999. Croyant ne
plus avoir besoin de leurs biens terrestres, et vou-
lant s'assurer une place dans le ciel, beaucoup de
fidèles donnèrent leurs richesses, aux églises et
aux monastères. Les donations faites, les uns
s'acheminèrent vers la Terre Sainte, tandis que
les autres attendirent dans l'épouvante le jour
PECHES PRIMITIF-
115
prochain du Jugement dernier. « Il y eut, dans
l'attente du jour fatal, comme une suspension de
vie, le pouls de l'humanité sembla arrêté (1). » Il
y a lieu de croire que le Péché lui-même fut un
moment vaincu.
Les trafiquants de la crédulité publique avaient
espéré qu'à défaut d'un bouleversement complet
on verrait tout au moins s'accomplir quelque dé-
sastre, même lointain. Mais rien ! pas le moindre
tremblement de terre, pas d'éclipsé, pas même une
simple tempête. Le temps, au jour fatal, fut d'un
calme désolant. La fin du monde ayant raté, la
terreur générale se disssipa, laissant le clergé plus
riche, tandis que le Péché, un moment enrayé,
reparut et progressa dans toutes les classes de la
société.
Dans la lutte contre le Péché, Y excommunica-
tion constituait aux mains du clergé une arme ter-
rible, faite pour affoler les ennemis de l'Eglise. Un
homme en pénitence publique était, suspendu de
truites les fonctions ; il ne pouvait se faire la barbe,
(1) L. Lamboreli.e, le Mercantilisme clérical à travers
l'histoire, pp. 32-42.
116 • PÉCHÉS PRIMITIFS
ni couper ses cheveux, ni se laver, ni changer de
linge : toute communication avec d'autres
hommes lui était interdite. On sonnait les cloches,
surtout là cloche en colère, « campana irata ». On
déposait à terre les reliques des saints ; le crucifix
était placé sur des épines. Dans la suite on jeta
avec violence les livres saints, la Vierge et la croix.
On alla plus loin ; suivant l'usage des païens, on
traînait à l'aide d'une corde les images des saints,
celle du Christ et de sa Mère, oïï les frappait ! Cela
afin de réveiller la colère céleste contre les spolia-
teurs des biens de l'église ou du culte.
.« Raoul Tortaire nous raconte qu'un seigneur
Adalard, avoué de l'église d'Arvincourt, ayant
pillé les biens du chapitre, une femme de ce lieu
vint, indignée, soulever les draperies qui cou-
vraient l'autel et, frappant vigoureusement le
tombeau de saint Benoît, patron de l'église,
s'écria : « Benoît, vieux paresseux, es-tu tombé en
léthargie ? Que fais-tu là ? Tu dors ? Pourquoi
souffres-tu que ceux qui te servent soient accablés
d'outrages ? »
Et aussitôt, dit le chroniqueur, le seigneur con-
cussionnaire fut puni de son brigandage impie.
On sait que des formules et des cérémonies ef-
frayantes faites pour frapper le peuple, accompa-
gnaient les excommunications. L'horreur qu'ins-
piraient les excommuniés était incroyable. Sainte-
PÉCHÉS PRIMITIFS 117
Foix rapporte qu'une fille de joie, avec qui Eudes
le Pelletier avait passé quelques moments
agréables, ayant appris quelques jours après qu'il
avait été frappé par l'Eglise, fut si saisie qu'elle
tomba en des convulsions terribles ; celles-ci ne
furent guéries que par l'intercession d'un saint
diacre.
Il n'est pas étonnant que les trop grandes ri-
chesses amassées par le clergé, jointes à l'igno-
rance et à la barbarie générales, aient bientôt
porté les mœurs du clergé à un tel point de disso-
lution que l'on se demande ce que durent être les
vices et les péchés de la multitude, à cette époque.
Les témoignages unanimes des auteurs les plus
graves et les plus religieux nous donnent des dé-
tails incroyables sur la dépravation des ecclésias-
tiques. Le luxe, l'orgueil, l'avarice, la luxure, la
colère et la paresse, tous les péchés capitaux^
figurent parmi les vices que leur imputent des
prêtres historiens.
Dans un capitulaire de l'an 769, le dévot Charle-
magne lui-même dut défendre aux évoques de ré-
pandre le sang des hommes, païens ou chrétiens,
et d'avoir plusieurs épouses (plures uxores). Dans
7*
118 PÉCHÉS PRIMITIFS
un capitulaire de 801. il leur défend de porter les
armes des guerriers, d'avoir des courtisanes étran-
gères, de fréquenter les tavernes mal famées, de
s'enivrer et de forcer les autres à imiter leur vie
crapuleuse. Dans celui de 811, Charlemagne re-
proche aux évêques de vivre avec des concubines,
et d'employer la violence pour obliger des laïcs
à se faire prêtres, chanoines, ou moines. Il leur
reproche surtout leur gourmandise, leur paillar-
dise et leur ivrognerie : « Ces hommes font les dé-
vots et les saints, et ils n'ont pas honte de rester
à table jusqu'au milieu de la nuit. Gorgés de nour-
riture et de vin, ils se rendent en cet état à l'église.
Ils ne célèbrent pas, comme ils sont obligés de le
faire, le service divin. Pauvres lors de leur ordina-
tion, on les voit bientôt acheter des alleux, des
esclaves..., ne vivant désormais que d'iniquités,
d'oppression et de rapine. »
Et cependant ce très célèbre roi franc, un des
héros les plus illustres de l'histoire universelle,
ternissait lui-même ses grandes qualités par tous
les vices d'un barbare sanguinaire. Neuf femmes
qu'il répudia, sans beaucoup de formalités, at-
testent la licence de sa vie privée... Prodigue de
sang, il employait les moyens les plus cruels pour
servir son ambition. Il fit décapiter en un jour
quatre mille Saxons qui n'avaient pas voulu être
baptisés, boucherie épouvantable qui servit de
PECHES PRIMITIFS
119
prologue à ses autres édits persécuteurs, con-
damnant à mort non seulement ceux qui refu-
saient le baptême, mais même les chrétiens qui se
permettaient de manger de la viande en ca-
rême (1).
Fig. 29 et 30. — Les péchés chevauchant les bêtes de
l'Enfer. Supports de la Cuve baptismale de Tirlemont.
(xne siècle).
Plus tard, en 1030, Gérard, évêque de Cambrai,
écrivait encore à l'abbé Saint-Vaast, à Arras :
« Ceux qui se font appeler les pasteurs du peuple
sont des loups ; ils vivent des péchés du peuple...
le monde est rempli de prêtres, mais, lors de la
moisson du Seigneur, il ne s'en trouvera qu'un
(1) Hallam. L'Europe au Moyen âge, t. I, p. 22.
120 PÉCHÉS PRIMITIFi
petit nombre. » Orderic Vital, dans son Histoire
ecclésiastique, dit : « Après l'arrivée des Normands,
les mœurs du clergé devinrent si dépravées que
les ecclésiatiques, les prêtres et même les évêques
vivaient publiquement avec des concubines et se
glorifiaient de leur grand nombre d'enfants. »
Cette dépravation des religieux paraissait si na-
turelle que nous voyons naïvement raconter, par
le chroniqueur de Saint-Bertin, cette anecdote :
« Le moine Héribert, qui devint abbé en 1065,
avait arraché une des serves de l'abbaye des mains
d'un ravisseur ; la nuit suivante, en revenant de
matines, il trouve la fille dans sa couchette ; il
s'étonne et l'interroge ; elle s'explique sans em-
barras ; le moine pour la sauver n'avait-il pas
voulu faire d'elle sa maîtresse (1) ? »
C'était chose toute naturelle aux yeux de la
pauvrette.
Léon IX, dans le concile de Reims, accuse le
clergé de simonie, de se livrer à la guerre et au
pillage, de détenir injustement des personnes en
(1) Guérard, Cartulaire de Saint-Omer, p. 189. « Esti-
roabam, domine, causa ereptionis me» te carnale commer-
cium affectare in me. » La réponse d'Héribert à la fille n'est
pas moins charmante : « Non est, inquit, mihi nunc commo-
dum huic rei operam dare. » Quant à s'indigner, il n'y songe
pas : « Il ne me convient pas de m'occuper de cela mainte-
nant », dit-il seulement.
PECHES PRIMITIFS
121
prison, de commettre le crime de sodomie, etc..
Et le concile de Paris, en l'an 1212, nous prouve
que les mœurs ecclésiastiques n'étaient pas moins
dépravées à cette époque.
Les évêques se livraient avec fureur aux plaisirs
défendus de la chasse ; armés de pied en cap, ils
allaient à la guerre et se trouvaient à tous les com-
bats. Ce dernier abus date du règne de Charles
Martel. « Les évêques et les abbés, dit Gaillard,
suivirent ce prince à la tête de leurs vassaux ; le
reste du clergé les imita... On peut croire qu'avec
la valeur des soldats ces nouveaux guerriers en
prirent les mœurs et les habitudes, car on ne dis-
tinguait plus, même extérieurement, un ecclésias-
tique d'un laïc... Ils portaient de riches baudriers
des épées garnies d'or et de pierreries, des éperons
d'or, les habits militaires les plus recherchés et
les plus luxueux. » Les églises furent abandonnées
et pendant ce temps les ouailles retournèrent à
l'idolâtrie et aux superstitions les plus grossières..
Dans un capitulaire de 769, Charlemagne avait
déjà défendu cet abus, mais sans succès. Vers 803
les guerriers de ses états lui adressèrent une sup-
plique, demandant avec instance qu'il défendît
12'2 PÉCHÉS PRIMITIFS
aux ecclésiastiques de marcher avec eux aux com-
bats. « Nous demandons, disaient -ils, à genoux
que les évoques soient dispensés désormais d'aller
à la guerre... qu'ils restent dans leurs diocèses, ils
nous aideront plus par leurs prières que par l'épée,
en levant les mains au ciel, comme Moïse... »
Charlemagne fit droit à ces plaintes, mais beau-
coup d'ecclésiastiques- s'opposèrent à cette ordon-
nance et n'obéirent que contraints. Sous Louis le
Débonnaire, ils avaient déjà repris leurs habi-
tudes anciennes et lorsque la féodalité, aux xe et
xie siècles, eut élevé plusieurs évêques et abbés
à la dignité de princes temporels, ceux-ci reprirent
plus que jamais leurs habits militaires précieux.
Beaucoup de ces prélats disaient la messe bottés
et éperonnés, leurs gantelets de fer déposés sur
l'autel, à côté d'eux.
Les princes-évêques de Liège — de grands pé-
cheurs devant le Seigneur — furent du nombre de
ces prêtres-soldats, et, longtemps après, on verra
encore les abbés mitres de Gembloux, par exemple^
officier pontificalement et monter à l'autel ayant
en main deux pistolets chargés, qu'ils plaçaient à
côté du Saint-Ciboire.
Ces pasteurs armés ne se distinguaient que trop
par leur cruauté. Il serait facile d'en rappeler de
nombreux exemples. En 1136, Nicolas, évêque de
Cambrai, fit arracher, dans un moment de colère,
PECHES PRIMITIFS
123
les yeux à tous les habitants serfs de la terre de
Saint- Aubert, où il guerroyait.
Beaucoup d'entre eux éludaient les canons de
l'Eglise, qui défendaient aux ecclésiastiques de
Fig. 31. — Les péchés, sous la forme de bêtes, s'attaquent
à l'homme. Chapiteau de la crypte de Rolduc (xne siècle).
répandre le sang, en se servant de massues avec
lesquelles ils assommaient leurs ennemis. Guil-
laume le Breton, dans son poème sur Philippe
le Bel, dit que Philippe de Dreux, évêque de Beau-
vais, fameux par ses brigandages et ses cruautés,
s'armait d'une masse d'armes sans picots « et
124 PÉCHÉS PRIMITIFS
faisait canoniquement tomber à ses pieds tous
ceux qu'il pouvait atteindre. »
On comprendra aisément qu'avec une vie aussi
relâchée et des mœurs aussi dépravées le clergé
était extrêmement paresseux et ignorant. Même
dans les conciles, beaucoup de prélats signaient à
l'aide d'une croix, ou bien leurs noms étaient ins-
crits par un collègue complaisant. Vers le temps de
Charlemagne, il n'y avait pas un prêtre sur mille
capable d'écrire une simple lettre de salutation.
« Louis le Débonnaire, ayant assemblé plusieurs
prélats pour signer un acte important, fit cher-
cher vainement une écritoire dans son palais ainsi
que dans ceux de ses évêques. On finit cependant
par en trouver une chez le Chancelier » (1). Plus
tard, Pétrarque se plaignit également de ne trou-
ver qu'avec la plus grande difficulté de la mau-
vaise encre, lors de son séjour à Liège.
Les péchés, je dirai même les crimes, commis
par les chrétiens ignorants et barbares, ennemis
de la science et de l'art païens, ne peuvent être
passés sous silence.
(1) Montxinot, Hist. de Lille, p. 45.
PECHES PRIMITIFS
125-
On sait qu'au Moyen âge, lorsque le parchemin
était rare et cher, les bons moines n'hésitaient pas
à substituer aux textes de Cicéron, de Salluste ou
d'autres auteurs de l'antiquité, leurs homélies et
Fie. 32. — Le Péché dompté par l'homme pieux. Chapiteau
de l'église de Saint-Servais à Maestricht (xne siècle).
leurs vies de saints. Ces manuscrits, ainsi grattés,,
sont connus sous le nom de « palimpsestes ». Hee-
ren, dans son* histoire de la littérature classique,
prouve que l'incendie de Constantinople par les
croisés, en 1204, a fait perdre plus d'ouvrages an-
ciens que tous les désastres dus aux barbares.
126 PÉCHÉS PRIMITIFS
On sait de plus que le fanatisme des premiers
chrétiens et leur ignorance furent surtout la cause
delà perte de presque tous les chefs-d'œuvre de
l'art antique. Depuis les édits de Constantin et de
Théodose, qui permirent la destruction des temples
païens, les disciples de la religion nouvelle s'em-
pressèrent de pulvériser avec une rage sauvage
les plus beaux monuments antiques et les plus
belles statues de marbre, pour en faire de la chaux.
Si bien que Ton peut dire que ce ne sont pas les
barbares qui détruisirent les superbes monuments
de Rome, mais bien les chrétiens. Saint Martin de
.Tours se rendit célèbre par son zèle à renverser
dans toute la Gaule les temples et les statues
des anciens dieux. Saint Trophyme, archevêque
d'Arles, fit renverser une superbe série de statues
de dieux et de déesses, qui décoraient l'amphi-
théâtre célèbre de cette ville. L'une de celles-ci,
la statue de la Vénus d'Arles, fut heureusement
retrouvée, comme par miracle, au xvne siècle.
Les croisés ajoutèrent, auxnombreux péchés qu'ils
commirent lors de la prise de Constantinople, le
crime plus irréparable de faire fondre toutes les
statues en bronze que Constantin et ses successeurs
avaient réunies dans cette ville. Que d'autres
exemples encore pourrait-on citer si l'on voulait
faire un inventaire complet des crimes et du
vandalisme destructeur des premiers chrétiens !
PÉCnÉS PRIMITIFS 127
Mais revenons au péché proprement dit.
Malgré les progrès faits par la religion nouvelle,
malgré des conversions de plus en plus nom-
breuses, les anciens chroniqueurs, presque tous
prêtres, font un tableau affreux de la société pri-
mitive tant chrétienne que païenne. De grossiers
plaisirs, des débauches insensées accompagnaient
d'affreuses misères, de terribles cruautés.
Dans son Histoire des Francs, Grégoire, évêque
de Tours, s'étend sur les horreurs inouïes qui ac-
compagnaient les guerres d'alors. Il nous montre
les Thuringiens massacrant les otages, suspendant
les enfants aux arbres par le nerf de la cuisse, fai-
sant périr d'une mort cruelle plus de deux cents
jeunes filles liées par les bras au cou des chevaux,
qu'ils forçaient, à coups d'aiguillons acérés, à
fuir, déchirant ainsi et mettant en" pièces les corps
nus qu'ils emportaient. Il raconte d'autre part
que de jeunes femmes outragées étaient étendues
sur les ornières des chemins, où, clouées en terre
par des pieux, elles étaient écrasées par les lourds
chariots de guerre, qui ne laissaient après leur
passage, en pâture aux chiens et aux coi beaux,
que des os broyés, des chairs écrasées.
128
PECHES PRIMITIFS
Puis nous assistons à des scènes de vengeance.
Ces mêmes Thuringiens, avec femmes et enfants,
fuient devant Théodoric vainqueur, qui en fait
un tel carnage que leurs cadavres suffirent à com-
bler le fleuve Unstrut, que les Francs passèrent
sur leurs corps amoncelés.
En décrivant les vicissitudes de l'histoire des
guerres civiles de son temps, le pieux écrivain ap-
plique avec raison à ses contemporains ce verset
de l'Evangile : « Le frère livrera le frère à la mort,
et le père le fils ; les enfants se soulèveront contre
leur père et leur mère et les feront mourir (1). »
Effectivement, ne voyons-nous pas Clovis, mal-
gré son baptême, pratiquer tous les péchés et se
souiller des crimes les plus affreux ? Généreux
pour l'Eglise, dont il avait besoin, il se montre
avare pour ses leudes, dont il paye le sang et le
dévouement par des baudriers et des bracelets en
cuivre doré. Dans ses colères redoutables, il tue
sans hésiter ceux qui l'ont offensé, et même, de
sang-froid, égorge de sa main des rois vaincus et
parmi ceux-ci ses plus proches parents. Il va no-
tamment jusqu'à engager un fils à tuer son père,
pour pouvoir le condamner à mort et confisquer
ses biens.
Pins c'est Chilpéric, polygame et adultère, qui
(1) Evangile selon saint Mathieu, chap. x, vers. 21.
PECHES PRIMITIFS
129
torture ses ennemis désarmés avant de les tuer,
qui fait assassiner sa femme Galsuinthe, sœur de
Brunehilde, pour épouser Frédégonde, digne com-
pagne d'un pareil scélérat.
Le roi Schramne s'entoure de jeunes hommes
de basse naissance et vit avec eux dans la dé-
Fig. 33. — Le péché de la colère et de la cruauté. Ms. de la bi-
bliothèque de Douai (xne siècle).
bauche la plus éhontée. S'étant permis de faire en-
lever des filles d'un sénateur sous les yeux de leur
père, Clotaire le fait brûler dans une cabane, où
il avait fui, avec sa femme et ses enfants.
Rauchingue, plus méchant, s'amusait à effrayer
ses serviteurs lorsqu'ils éclairaient ses orgies. Il
les forçait à appliquer, jusqu'à ce qu'ils s'étei-
gnissent, leurs flambeaux sur leurs chairs nues et,
130 PÉCHÉS PRIMITIFS
riant des larmes que leur arrachait la douleur,
leur faisait recommencer ce jeu cruel. Des jeunes
gens qui s'aimaient s'étant réfugiés dans une
église pour fuir ses cruautés, le prêtre, avant de
les livrer, lui fait jurer qu'il ne leur fera aucun
mal et qu'il ne les séparera pas ; puis, quand ils
sont en son pouvoir, il les fait enfermer vifs dans
un cercueil : « la jeune fille arrangée en manière
de morte, le serviteur au-dessus », disant en riant
qu'ainsi il restait fidèle à son serment.
Moins criminel, le roi Parthénius sacrifiait sur-
tout à la gourmandise. D'une voracité inouïe, il
prenait de l'aloès pour digérer rapidement ses
aliments et pouvoir recommencer de nouvelles
orgies, et, sans respect pour les personnes pré-
sentes, « laissait échapper le bruit de ses en-
trailles ». Aussi lâche que gourmand, il supplie
deux évêques de Trêves de le cacher dans un pa-
nier de linge sale, pour le soustraire aux re-
cherches de ses ennemis.
Les reines n'étaient pas moins esclaves du pé-
ché. On connaît la cruauté proverbiale de Frédé-
gonde, représenté nue, dans la gueule de l'enfer,
sur un chapiteau de la cathédrale de Tournai. Les
chroniqueurs citent l'ingéniosité des supplices
qu'elle fit appliquer aux hommes et aux femmes
dont elle croyait avoir à se plaindre, faisant mou-
rir dans les tortures Mammole, accusé de sorcelle-
PÉCHÉS PRIMITIFS 131
rie, et jusqu'au vertueux évêque de Rouen : Pré-
textât.
Austrechilde, la femme du roi Gontran, qui
pendant sa vie commit tant de crimes, obtient de
son époux qu'il mît à mort, après son décès, les
médecins qui l'avaient soignée pendant sa ma-
ladie.
Ne voyons-nous pas sainte Clotilde elle-même,
orgueilleuse et colère, vouer au trépas les fils de
Clodomir, qu'elle chérissait, lorsque, ayant à choi-
sir entre une épée et des ciseaux, elle s'écria : « Je
les préfère morts que tondus (1) ! » Ce crime res-
tera un opprobre pour Clotaire, qui égorgea de sa
main ces enfants malgré leurs larmes et leurs sup-
plications.
Si, dans les palais ensanglantés, régnaient les
péchés les plus affreux, des crimes non moins
épouvantables se commettaient jusque dans les
demeures des évêques. A côté de prélats vertueux,
Grégoire de Tours cite de nombreux collègues
dont les turpitudes font frémir.
A Avitus, qui était un homme pieux, « ennemi
acharné de l'infâme luxure », succéda l'évêque
Priscus, qui fut un débauché immonde et un blas-
phémateur. Rompant avec la règle établie par
son prédécesseur, il installa sa femme dans le pa-
(1) C'est-à-dire prêtres.
132 PÉCHÉS PRIMITIFS
lais épiscopal et celle-ci, avec ses servantes, aussi
dévergondées qu'elle, se permettait d'entrer la
nuit dans les cellules des hommes consacrés à
Dieu.
L'évêque Cautin, devenu exécrable à tous,
s'adonnait au vin sans mesure et en buvait de
telles quantités que quatre hommes étaient né-
cessaires pour l'emporter de sa table. Aussi avare
que cruel, tous les moyens lui étaient bons pour
augmenter ses richesses. Le prêtre Athanase,ayant
refusé, malgré ses caresses et ses menaces, de se
dessaisir de la charte des propriétés qu'il avait
reçues de Clotilde, fut enfermé par ses ordres dans
un tombeau au milieu d'ossements puants, dont
il s'échappa comme par miracle.
Pour obtenir les honneurs épiscopaux, Caton
forçait une foule de pauvres gens à chanter ses
louanges et, devenu évêque, faisait crier dans son
église, pour de l'argent, qu'il était un grand saint
très cher à Dieu.
Cruel et pillard, l'évêque du Mans, Bodégésile,
([ne sa femme à l'âme inhumaine stimulait encore
au crime, commet toutes sortes d'horreurs et
laisse une mémoire exécrée. Après sa mort, sa
veuve sacrilège s'approprie les biens de l'Eglise en
disant : « c'est mon mari qui les a gagnés », et,
dans sa rage erotique, coupe aux hommes « les
parties naturelles avec la peau du ventre et fait
PÉCHÉS PRIMITIFS 133
brûler aux femmes, avec des fers ardents, les par-
ties secrètes de leur corps ».
En citant ces derniers crimes, le pieux chroni-
queur ajoute ces mots qui font rêver : « qu'elle
commit encore beaucoup d'autres iniquités qu'il
vaut mieux passer sous silence. »
L'exemple de tous les crimes venait d'ailleurs
de haut. Dès le ive siècle, les évêques de Rome,
comblés de largesses par Constantin, avaient
commencé non seulement à jouir de tous les avan-
tages de l'opulence, mais à se laisser entraîner au
vice. Damase (mort en 384), élu par la violence,
fait massacrer les partisans de son rival d'Ursin
et laisse une mémoire souillée de cruautés, de dé-
bauches et d'adultères. Non moins sanguinaire et
colère, Léon Ier se complaît à faire torturer, non
seulement les hérétiques, mais aussi ses ennemis
personnels. Hilaire, qui lui succède, suit son
exemple.
Au vie siècle, l'orgueilleux et fanatique Hor-
midas ne se contente pas de persécuter les héré-
tiques des deux sexes, mais les fait fouetter nus
publiquement. Cruel et colère, Vigile condamne
son prédécesseur Silvère à mourir de faim et finit
134 PÉCHÉS PRIMITIFS
sa vie criminelle excommunié ; son cadavre fut
même traîné dans les rues de Rome, la corde au
cou. Le fanatique Pelage Ier se distingue par les
persécutions sanglantes dont il poursuit les reli-
gions dissidentes.
Même Grégoire Ier, dit le Grand, le pape le plus
respecté du vie siècle, ne se contente pas de suppli-
cier les hérétiques et les sorciers, mais il fait brûler
la bibliothèque Palatine, fondée par l'empereur
Auguste, dont les livres avaient été respectés jus-
qu'alors par les barbares. C'est aussi pendant son
pontificat que l'on trouva, dit-on, dans ses vi-
viers, six mille têtes d'enfants nouveau-nés, fruits
du commerce des prêtres que le pontife sépara de
leurs femmes légitimes en établissant le célibat.
Le commencement du vne siècle nous rappelle
d'autre part l'avarice sordide de Sabinien, qui>
par un temps de famine, fit vendre à prix d'or les
blés accaparés, renfermés dans les greniers ponti-
ficaux, et laissa mourir de faim le peuple trop
pauvre pour lui en acheter.
Le vme siècle frémit des cruautés de Constan-
tin Ier, qui emprisonna l'archevêque de Ravenne,
dont il fit arracher la langue et crever les yeux,
tandis qu'il fit subir au patriarche Callinique un
sort plus terrible encore. Etienne VII ordonne au
bourreau de crever les yeux et d'arracher la langue
à Théodore, l'ami du pape Constantin II dépos-
PECHES PRIMITIFS
135
sédé. |Et ce dernier, attaché à un cheval,
d énormes poids suspendus aux pieds, est conduit
par le bourreau sur la place publique où on lui
crève les yeux. Le prêtre Walpert a les ongles ar-
Fig. 3i. — Les péchés de jalousie et de luxure. Ms. de la Bi-
bliothèque de Douai (xne siècle).
radiés et les chairs tenaillées par des pinces ar-
dentes.
Les papes du ixe siècle ne sont pas moins cruels.
En 817, Pascal fait crever les yeux et trancher la
tête à Théodore et à Léon, deux prêtres romains
restés fidèles à la France. Simoniaque, Eugène II
abuse déjà de la crédulité des peuples. Il fait com-
nirice des sépulcres italiens, et vend comme des
136 PÉCHÉS PRIMITIFS
reliques saintes des ossements putréfiés pris au
hasard. Etienne VII fait déterrer le cadavre de
Formose, son prédécesseur, et le soufflette sur les
deux joues en plein synode/ puis ordonne que,
privé de sa tête et de ses doigts, on jette le ca-
davre dans le Tibre.
Le xe siècle voit Sergius II, l'amant de la fa-
meuse courtisane Marozie, mener publiquement
une vie souillée de débauches et de vices. Le fils
de ce couple monstrueux devient pape à son tour
sous le nom de Jean VII, et surpasse ses parents
par le nombre et l'ingéniosité de ses crimes. Gré-
goire V est non moins célèbre par ses cruautés et
fait promener ses victimes sanglantes et mutilées
par les rues de Rome.
Au xie siècle les papes criminels et vicieux
abondent. Nous voyons Benoît IX, pape à douze
ans, chassé par les Romains pour ses débauches
éhontées. Sous le nom de Grégoire VII, Hilde-
brand, un moine de Cluny, usurpe le siège ponti-
fical, puis, se plaçant au-dessus des princes de la
terre, il lance plein d'orgueil l'anathème aux rois,
excitant des guerres cruelles qui mirent à feu et à
sang l'Allemagne et l'Italie. Au xne siècle, ne
voyons-nous pas Adrien IV, fils d'un mendiant an-
glais, faire brûler vif Arnaud de Brescia, coupable
d'avoir prêché contre le luxe des prêtres et les abo-
minations des Pontifes romains, tandis que Cèles-
PÉCHÉS PRIMITIFS 137
tin III, dans une colère que ne désarme pas même
la mort de son ennemi, fait exhumer et trancher
la tête de Tancrède, dont le jeune fils Guillaume
est fait eunuque, puis aveuglé ? On sait que c'est
ce même pape cruel qui condamna le comte Jour-
dan à être attaché sur une chaise en fer et à rece-
voir sur sa tête une couronne de même métal rou-
pie au feu.
Les rois catholiques les plus orthodoxes, ks
reines pieuses elles-mêmes continuaient à se distin-
guer par leurs vices et leurs cruautés.
Au xie siècle, ne voyons-nous pas la cruelle
Constance, fille de Guillaume, comte d'Arles, et
femme de Robert le Pieux, mener, malgré ses pra-
tiques bigotes, une vie de péché, d'orgueil et de
luxure ? On sait que, l'âge ayant mis un terme à
ses ignobles débauches, elle se jeta plus que ja-
mais dans la dévotion la plus outrée et crut expier
ses crimes en persécutant la secte hérétique des
manichéens. Etant venue à Orléans avec plusieurs
évêques, la reine fit condamner par un concile ces
malheureux dissidents qui furent tous brûlés sans
qu'il leur fût permis de se défendre.
Cette furie, dit-on, non contente de s'être mon-
trée juge implacable, voulut encore remplir
138 PÉCHÉS PRIMITIFS
l'office de bourreau : elle fut d'autant plus cruelle
que les prêtres lui avaient affirmé que l'excès de
sa rigueur rachèterait, auprès de Dieu, le châti-
ment qu'avait mérité l'énormité de ses crimes.
Elle-même creva avec des baguettes les yeux
d'une jeune Italienne dont l'exaltation religieuse
avait converti un grand nombre de fidèles à la
religion de Manès ; elle-même s'arma de pinces
ardentes et tenailla la poitrine et le ventre de sa
victime ; ensuite elle fit emporter ce corps horri-
blement mutilé sur le bûcher où furent consumés
les hérétiques. Ces infortunés attachés à des po-
teaux, on disposa au-dessus de leurs têtes un gril
de fer, sur lequel fut placé le chanoine Etienne,
l'ancien confesseur de la reine. Le feu ayant été
mis au bûcher, les malheureuses victimes de la
superstition poussèrent bientôt des cris terribles
arrachés paf des souffrances épouvantables. Et
Constajice, cette souveraine en horreur à l'huma-
nité, laissant éclater une joie sauvage, montrait
en riant à son époux, Robert le Pieux, les convul-
sions affreuses du chanoine Etienne, qui se tor-
dait sur son gril de fer.
Très différents des Manichéens, des Ariens, des
Albigeois, des Vaudois, des Lollards, Begards, et
PECHES PRIMITIFS
139
autres prédécesseurs moroses des Protestants, qui
tous conseillaient une vie pure et le retour à la
simplicité de l'Eglise primitive, nous voyons des
hérésiarques flamands donner l'exemple de Tor-
i-ïieil et de la luxure.
Fig. oô. — Le péché de la colère. Ms. de la Bibliothèque de
Douai (xne siècle).
Tanchelin, qui prêchait à la fois contre l'into-
lérance du clergé et contre la tyrannie des bur-
graves, est dépeint, dans les diatribes dirigées
contre lui par les moines du temps, comme un
véritable « pourceau d'Epicure (1) ».
(1) Georges Eekhoud, op. cit., pp. 42 et suivantes.
140 PÉCHÉS PRIMITIFS
Venu, dit-on, de la Zélande, il remonta l'Es-
caut, pour s'établir à Anvers vers l'an 1100, où
ses doctrines furent aussitôt acclamées par les
fils de Priape qui, à sa voix, mirent à mort leur
burgrave Alaric, reconnaissant le prophète
comme leur chef spirituel et temporel. A Anveis,
ainsi qu'au nord de la Flandre, le terrain était
bien préparé poui le recevoir. Partout couvaient
encore les anciennes croyances idolâtres. Dans
toute cette région, d'une population assez dense,
on ne trouvait qu'un seul prêtre chrétien, honni
et conspué par la foule. Un peu en dehors du
burg, il y avait bien une petite église, fondée en
1096 par Godefroi de Bouillon, et desservie par
un chapitre de chanoines, mais ceux-ci, isolés de
la chrétienté, retournaient peu à peu au culte
primitif, lorsque parut l'étrange hérésiarque.
D'anciens portraits, — il en existe un peint par
le Bruxellois Bertrand van Orley au xvie siècle, —
le représentent vêtu d'habits somptueux. Sa che-
velure noire est relevée en tresses entremêlées de
rubans de soie tissés d'or. Longue par derrière,
elle est coupée assez court sur le devant. « Une
ivresse dionysiaque illumine son visage^, un peu
hâlé, aux yeux de velours, aux longs cils, aux
lèvres captivantes. Il orne sa longue barbe en la
partageant en une infinité de petites touffes au-
tour desquelles il enroule des fils d'or. D'autres
PECHES PRIMITIFS
141
fois, il maintient ses cheveux sur la nuque au
moyen d'un tressoir enrichi de perles et de pierre-
ries... »
> m i i UJ^
Fig. 36 et 37. — Le péché au couvent. Moine ergoteur ou
hérétique dont le corps se termine en forme de bête infer-
nale. Ms.:Imperatoris Justiniani Institutiones (xme siècle).
Bibliothèque de Gand. Le monstre plus petit figure dans
une vie de saint Amand (même dépôt). Ms. du xie siècle.
Lorsqu'il apparaît en public, il est entouré du
plus grand apparat. 3.000 hommes armés l'escor-
tent ou marchent devant lui, l'épée nue à la main.
142 PÉCHÉS PRIMITIFS
Sa vue exerce un prestige irrésistible sur la jeu-
nesse et surtout sur les femmes. Quant à sa pa-
role, sa séduction était plus grande encore.
« Il fascinait ses admiratrices à un tel point que
toutes se donnaient à lui presque publiquement,
répudiant leurs mères, fuyant leur mari, persua-
dées d'accomplir une œuvre agréable à la nature.
« La presse était telle autour du prophète que,
pour ne pas être broyé par ses fanatiques, il se vit
forcé de prêcher du haut des toits ou dans une
barque de pêcheur détaché ■ du rivage. Au dire des
chanoines d'Utrecht (d'après leur réquisitoire
adressé à l'archevêque de Cologne), dès qu'il
apparaissait, la multitude tombait à ses genoux.
Les mêmes chanoines assurent qu'il abreuvait son
peuple de l'eau de ses baignoires, prétendant leur
administrer ainsi un sacrement plus efficace que
le baptême. Sans doute fut-il grisé par l'encens
trop capiteux de ses fidèles, ce qui nous rend excu-
sables ses extravagances, somme toute assez
inoffensives. Semblable à tous les simples mortels
divinisés par leurs frères, il dut connaître cepen-
dant, après l'exaltation, l'abattement, et même
le désespoir... »
Un jour, excédé de prestige, Tanchelin aspira
à l'obscurité ; il éprouva le besoin de se jeter aux
pieds du Saint-Père, à l'exemple de Tannhaeuser
transfuge des voluptés du "S énusberg. Fut-il
PECHES PRIMITIFS
143
maudit par le vicaire du Christ ? Il y a lieu'de le
supposer, mais les détails manquent. Dans tous les
Fig. 38. — La pèse des âmes. Satan essaie de fausser la jus-
tice divine. Fragment du portail de la cathédrale d'Autun
(xue siècle).
cas, Tanchelin revint de Rome et regagna la ville
de Priape, où, exaspéré par les reproches ou l'ana*
144 PÉCHÉS PRIMITIFS
thème du Pape, il se remit à prêcher de plus belle
l'érotisme. Mais, pendant son absence, un revire-
ment s'était produit chez une partie des Enfants
de Sémini. En 1122, il fut arrêté et jeté en prison
sur l'ordre de l'évêque de Cologne. Parvenu à
s'échapper, il se sauva à Bruges, mais y trouva un
peuple moins épris de paganisme, et fut con-
damné à l'exil par le clergé. Revenu dans sa ville
préférée, auprès de ses amis, les libres marchands,
les pêcheurs insoumis ou naufrageurs, toujours
prêts à recourir aux rapines et à la piraterie
quand leurs industries maritimes ne leur rappor-
taient pas de quoi subvenir aux exigences de leur
tempérament et de leurs appétits, ces grands en-
fants épris de la vie voluptueuse et plantureuse le
reçurent en triomphe, et Tanchelin leur donna
plus que jamais l'exemple de la joie et des désirs
assouvis. Il les amusait parfois par des facéties
dionysiaques étranges...
Ses détracteurs rappellent ce trait mirifique :
Un jour que le peuple était rassemblé autour de
lui, il se fit apporter une image de la Sainte Vierge,
mit sa main dans celle de la mère de Dieu et assura
qu'ils étaient fiancés.
D'une voix que nous nous plaisons à croire insi-
dieuse, dit M. Eekhoud, il invita ses fidèles à
offrir des présents aux futurs époux. Ils devaient
aussi se charger des frais de la noce qui devait
PÉCHÉS PRIMITIFS 145
être digne d'aussi hauts personnages. Ayant fait
mettre deux troncs, l'un à sa droite, l'autre à la
gauche de l'image sainte, il s'écria : « Que les
hommes déposent leurs offrandes de ce côté et les
femmes de l'autre, afin que je voie lequel des
deux sexes nous porte le plus d'attachement. »
Et la multitude d'accourir, chargée de présents
de toute nature, les femmes allant jusqu'à se
dépouiller de leurs colliers et de leurs pendants
d'oreilles.
Avec un forgeron qu'il avait connu en prison,
lors de sa captivité à Cologne, il fonda notamment
une association de douze hommes représentant
les douze apôtres. Une femme jouant le rôle de la
Vierge était menée de l'un à l'autre et cela, tou-
jours d'après la lettre des chanoines d'Utrecht,
« pour fortifier leurs liens fraternels par le
commerce charnel qu'elle avait avec chacun
d'eux ».
Le duc de Brahant Godefroi le Barhu se décida
enfin à hannir l'étrange prophète. Malgré les
prières de ses fidèles, il fut emharqué de force
dans une galère sur l'Escaut. C'est alors qu'un
prêtre fanatique, qui se trouvait parmi les passa-
gers, le frappa d'un coup mortel, mettant ainsi
fin à ce schisme peu connu...
l^lG PÉCHÉS PRIMITIFS
.Mais il faut se borner.
Ce simple coup d'œil jeté sur les mœurs de nos
ancêtres primitifs suffira pour donner une idée de
ce que fut le Péché jusqu'au xne siècle.
Il nous reste à souligner l'importance considé-
rable qu'exerça le Péché dans tout l'art primitif
franco-flamand, et cela depuis ses premiers bé-
gaiements.
Son image apparaît déjà de la façon la plus
impressionnante dans la décoration des fibules et
des boucles de ceintures des peuples barbares qui
envahirent la Gaule. Le Péché y est figuré par des
formes de monstres fantastiques et par des ser-
pents ou des dragons diaboliques, « de helsche
Slangen », dont les corps enlacés motivent des
nattages compliqués.
Dans l'art gallo-romain, au contraire, l'image
du Péché se présente plutôt sous une forme sati-
rique indulgente, presque cynique. Dans nos
études précédentes sur le genre satirique en
Flandre, nous avons décrit une petite statuette,
conservée à Tongres, qui représente un person-
nage grotesque portant à diverses places de son
corps, et notamment en guise de nez, les attributs
PECHES PRIMITIFS
147
du Dieu Priape. Un ancêtre de l'Uylenspieghel
flamand relève en riant ses vêtements pour mon-
trer sans vergogne sa jeune virilité. Le vase
d'Herstal offre à notre vue de graves péchés de
Fig. 39. — Une femme, un usurier, un évèque et un roi en-
traînés en enfer, à l'aide de cordes, par des démons. Relief
du portail de Saint Urbain à Troyes.
luxure. D'autres sculptures, comme la statuette
du musée de Saint-Germain, qui représente un
parasite glouton s'étranglant en essayant d'avaler
un trop gros morceau de nourriture, font songer
à la gourmandise, tandis que d'autres images
d'hommes et d'animaux se rapportent aux vices
148 PÉCHÉS PRIMITIFS
qui complètent la série de péchés capitaux (1).
Dans l'art français à ses débuts, notamment
dans la sculpture romane primitive, nous assistons
à l'éclosion d'une esthétique nouvelle, où devien-
nent de plus en plus nombreuses les conceptions
animales ou monstrueuses figurant le Péché.
La figure humaine, d'abord exceptionnelle, de-
vient peu à peu prédominante. Nous voyons lutter,
et se poursuivre entre les feuillages des rinceaux
romans, tous les péchés. Des histrions,des centaures
et des sirènes symbolisent la luxure ; des soldats
sanguinaires personnifient la colère et la cruauté,
tandis que des hommes terrifiants et des démons
incarnent toutes les autres turpitudes humaines.
La plupart des péchés sont représentés avec
une précision redoutable. L'avarice, sous les
traits d'un usurier abject, a toujours une bourse
pleine d'or attachée au cou, tandis que la luxure
punie est figurée par des hommes et des femmes
nus, dont les parties sexuelles sont dévorées par
les bêtes infernales. Sur les tympans et les chapi-
teaux des églises ou des monastères se déroulent
des scènes terribles où l'on voit la punition exem-
plaire des damnés dans l'enfer, où bien leurs an-
goisses à l'heure du jugement dernier.
(1) Pour les figures, voir notre Genre .satirique dans la
peinture flamande, 2e édition (Bruxelles, Van OestetC,e 1907).
PÉCHÉS PRIMITIFS 149
Les péchés et les démons apparaissent partout.
Ils se carrent de bonne heure sur la vasque et au
pied des fonts baptismaux. Bientôt on les voit
envahissant tout le mobilier liturgique ; ils
s'agrippent aux encensoirs et aux reliquaires ; ils
figurent sur la crosse ou le « tau » des saints
évoques et des abbés mitres. Ne les voit-on même
pas ramper et railler au bas du Crucifix et de l'Os-
tensoir contenant l'hostie ?
Saint Bernard de Cluny, dans une lettre restée
célèbre, s'éleva avec force contre ces ornementa-
tions étranges, qu'il jugeait « ridicules et de na-
ture à distraire les fidèles ». Il ne comprenait pas
qu'à ses époques, où l'ignorance était générale,
c'était par l'image seule qu'on pouvait lutter
contre le Péché, en le représentant dans toute son
horreur.
Villon nous montre combien était encore grande
de son temps l'influence de ces peintures et de ces
sculptures suggestives, que l'on appela à juste
titre les « bibles du pauvre » ou les archives des
illettrés ». Ne fait-il pas dire à sa mère :
Femme je suis pauvrette et ancienne
Qui rien ne scay, onque lettres ne leuz,
Au Moustier voy, dont je suis paroissienne,
Paradis painct où sont harpes et luz,
Et un enfer, où dampnés sont boulluz,
Lung me faiet pour, l'autre joye et liesse...
150 PÉCHÉS PRIMITIFS
Et ces enfers, vraies images de la Justice divine,
plaisaient d'autant mieux au peuple souffrant,
malheureux, qu'ils étaient strictement égalitaires.
Car on y voyait punis de même tous ceux qui
avaient péché : papes et rois, reines et courtisanes,
clercs et laïcs, comme les plus pauvres artisans.
III
LE PECHE AU MOYEN AGE
Les péchés et les vices, qui avaient effrayé les
moralistes des xie et xne siècles, ne furent guère
moins nombreux ni moins répréhensibles aux
xine et xive siècles. Les poètes flamands du
temps nous ont laissé des peintures très vivantes
et très réalistes des écarts moraux de toutes les
classes de la société. Malheureusement, ces ou-
vrages écrits en dialecte thiois n'ont été jusqu'ici
traduits dans aucune des grandes langue's euro-
péennes et sont ainsi restés généralement ignorés.
Voici comment s'exprime le Gantois Baudewyn
152 PÉCHÉS PRIMITIFS
van der Lore dans son poème intitulé « Dit 's tyts-
verlies » (Ceci est la perte de notre temps) (1).
Die penniiic es der werelt hère
Dat scande was, dat's worden ère,
Dat ère was, dat's worden scande,
Gods vriende syn der werelt viande,
Die goedertierne heet men beesten ;
Ende si huwen souder vrucht,
Oude kintsheit es worden joecht,
Ende jonghe kintsheit, die niet en weet,
Maect men wethouders ochte beleet.
Het werden kinderen ridders en papen.
Deen kint gaet bi den anderen slapen,
Eer hare cnecht es verjaert ;
Si gaen ghewapent sonder baert,
Elc die moert anderen, sonder nyt.
Vrouwen draghen nions habyt,
Die manne gaen ghecleet als wive,
Niémen en mach sonde doen metten live,
Na dat woert der luxttrien.
Manne, maghe ende ghebueren
Elc anderen haer wive ontvrien ;
Papen ende wethouders die houden amien
Boven haer belof van trouwen.
Lettel scamen hem die vrouwen,
Die maeghde hebben bout ghelaet ;
Bastardie varinghe gaet
Boven wettelike trouwe.
(1) Voir Chev. Ph. Blommaert, Oudvlaemsche Gedichlen
der XII6, XIII6 en XIV6 eewven, Gand, L. Hebbelynck,1841.
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 153
L'argent est le maître du monde. — Ce qui fut honte est
devenu honneur, — Ce qui fut honneur est devenu honte,.
— Les amis de Dieu sont considérés comme les ennemis du
monde, — Les miséricordieux sont appelés imbéciles (bêtes),
— et les gens qui les traitent ainsi meurent d'excès ! — Ils
se marient pour n'avoir pas de fruits ; — L'enfance de jadis
est devenu la jeunesse — Et parmi cette jeunesse ignorante
se recrutent les juges et les administrateurs. — Des en-
fants deviennent chevaliers ou prêtres, — L'un enfant
couche avec l'autre, — Avant d'être majeur ; — Ils vont
armés, avant de porter de la barbe ; — • Et s 'entretuent sans
rancune comme sans raison ; — ■ Les femmes portent des-
habits d'homme, — Les hommes sont habillés comme des
femmes ; — Personne ne peut pécher par le corps, — telle
est l'ordonnance (la loi) sur la Luxure, — et cependant des
gens mariés, des alliés par la parenté, — Se ravissent mu-
tuellement leurs femmes. — Les curés et les prêtres ont
des maîtresses, — Malgré leurs vœux de chasteté. — Les
femmes n'ont pas de pudeur, — Même les vierges ont des
airs effrontés, — Et partout les bâtards, enfants de l'amour,
— Sont préférés à ceux dont la descendance est légitime....
Comme on le voit, tous les péchés qui s'épa-
nouissent actuellement dans les capitales mo-
dernes : l'avarice, ou la soif de l'or ; le vol, la
luxure, le malthusianisme, les crimes des arrivistes
et des jeunes, les débauches précoces ou séniles ;
l'adultère, la prostitution, la paresse, la simonie,
le d .el, les mœurs inverties, florissaient déjà
dans les grandes villes de la Flandre aux xine
cl XIVe siècles.
154 PÉCHÉS PRIMITIFS
L'orgueil était un péché général. Chacun vou-
lait sortir de son état ; les prétentions les plus ridi-
cules s'étalaient au grand jour. « Une fille, sa mère
eût-elle vendu des légumes, des nattes ou des
poulets, voulait être appelée : Demoiselle » (1).
Cette soif des grandeurs, ce besoin de luxe et de
plaisirs, devait avoir une influence fâcheuse sur
la moralité publique.
« Au lieu de travailler, dit Boendaele, l'homme
préfère dormir, boire et jouer. Sa femme ne peut
gagner assez en filant ; le pain et la bière font dé-
faut ; elle en est réduite à emprunter au dehors,
ou bien des entremetteuses s'emparent d'elle, et
la livrent à des galants qui lui achètent de beaux
habits » (2).
La jeunesse se consume dans la luxure et
s'abîme la santé. « Si les filles vierges ne savaient
pas quelles sont les suites d'une faiblesse et ne
craignaient de porter pendant neuf mois un en-
fant, nulle jeune fille ne serait encore pucelle » :
Ende en waert dat men kint daer af draghet
Men vonde cume enighe maghet (3).
(1) Vaderlandsch Muséum, t. I, p. 76. (Petite pièce du
xive siècle).
(2) Boendaele, Niwe Doctrinael (v. 907 et suiv.).
(3) Boendaele, Niwe Doctrinael (v. 1025 et suiv.).
T.E PKCHE AU MOYEN ACE
L55
Presque tous les hommes cherchent à séduire
des filles pour les abandonner aussitôt après. « Y
a-t-il. ajoute Boendaele, une seule belle femme
Fie. 'iO. — Les péchés, sous la forme de dénions, tour-
mentent Gutlae, un saint anachorète. Rouleau de saint
Gntlac (xuc siècle). Musée Britannique.
qui pour de l'argent ne mette en vente son à me et
son corps ? Car le péché et la honte lui importent
peu » (1).
'1) Boendaele, Niwe Doctrinael (v. 11G3 et suiv.
156 PÉCHÉS PRIMITIFS
« Que fait-on le dimanche ? On va à la taverne,
on boit jusqu'à en perdre la raison, on passe le
temps à jouer. Les femmes courent à la danse ;
elles vident ensemble quelques brocs et finissent
par se quereller ; elles dévoilent les secrets de l'al-
côve, répètent sur le compte de chacun des tas
d'histoires vraies ou fausses, et au bout de la
journée elles ont dépensé le gain de la semaine. »
« Les filles qui ont à craindre les conséquences
d'une faute vont danser et se fatiguer outre me-
sure pour se faire avorter ; elles s'adressent aussi
à de vieilles sorcières pour en obtenir des sorti-
lèges. Elles avalent des herbes ou des sirops ; ou
bien elles ont encore d'autres méthodes que je
n'ose pas même nommer » (1).
Les péchés de la société flamande, aux xme et
xive siècles, nous sont encore connus par une
curieuse œuvre satirique, « Achte personenwens-
chen » (Souhaits de huit personnes), du même van
der Lore.
L'auteur nous y fait assister à un banquet fan-
taisiste, où se trouvent réunis : un chevalier,
accompagnant une « demoiselle de haut lignage »,
un clerc savant, avec une fraîche « nonne»,, — un
moine avec sa béguine, — ainsi qu'un curé dont la
maîtresse est une femme mariée. Après avoir bien
(1) Boendaele, Niwe Doclrinael (v. 1723 et suiv.).
LE PECHE AU MOYEN AGE
157
mangé, et bu davantage, après avoir chanté
des « bourdes », chacun émet des vœux, car, re-
H
Fig. 41. — Le péché sous la forme d'une bête. — La Pa-
resse (L'âne) (Imperatoris Justiniani Institutiones. Ms.du
xme siècle). Bibliothèque de Gand.
marque judicieusement le poète, « personne n'est
content de son état, ni de sa fortune ! »
158 PÉCHÉS PRIMITIFS
Le chevalier parle d'abord :
Je wenschene ter stonde,
Om voghelen ende om honde
Om wapene ende om peert...
Met vrouwen ende om vrome knechten,
Vlieghen, jaghen met winden
Tornieren, joesten, vechten...
Je me souhaite à l'instant même, — des faucons et des
chiens de chasse ; — ■ Je veux des armes de prix et des che-
vaux, — un ménage luxueux avec de nombreuses femmes
ainsi que des varlets valeureux, — chasser au faucon et au
lévrier, — je veux me battre à la guerre et aux tournois.
Et une vie si édifiante, si bien remplie, devait
naturellement se terminer par une place digne de
son rang au paradis :
Ende na die leste stonde
Te varen in hemelryc.
La jeune fille, de son roté, aspire aux hommages;
elle veut :
Danser et monter à cheval, — Chasser au faucon et aux
chiens — Jouer du hautbois et de la cornemuse.
Dansen ende reyen
Vlieghen ende jaghen
Pipen ende scalmeyen...
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 159
Puis (le plus tard possible) mourir entre les
bras de son amant qui doit la suivre au tombeau.
Alors le clerc, regardant sa « frische » (fraîche)
religieuse, souhaite abandonner pour elle ses
études et tout son savoir :
Ende met u verteeren
Myn goet, al mine jaren,
Ghelt panden ende boeken...
(Il veut jouir, avec sa maîtresse, de ses belles années, dé-
penser tout son bien, même emprunter sur ses livres).
De son côté, la nonnette s'écrie : « Par le Dieu
tout-puissant, je veux tout ce que désire mon
amant » :
le wille den liule mijn
Ende mijn nonne-ghewant
Ende cloester altemale
In gloede ware verbrant...
(Je souhaite de tout mon cœur que mon costume de reli-
gieuse et tous les couvents, jusqu'au dernier, soient brûlés
et réduits en cendres ,pour toujours festoyer comme au-
jourd'hui).
Le moine, qui regarde en riant sa béguine,
souhaite, lui aussi, d'avoir tous les jours en abon-
dance des mets succulents et des vins généreux.
160 PÉCHÉS PRIMITIFS
Baden ende stoven
Altoes ende banquetteren,
Springhen, dansen en hoven
Dobbelen goet verteren...
(Car il aime la bonne chère et les femmes et veut surtout
de l'argent pour aller dans les bains et les étuves (1) ; ban-
queter, jouer, parier, au risque de perdre sa fortune).
La béguine, plus gourmande, est prête à
échanger son costume pour un festin comme
celui-ci. Elle souhaite continuer à mener une vie
joyeuse :
Ende met aile closterieren
vYel te sine ghemint...
Aise cen heilich kint...
Myn sonden hem verclaeren
Ende doen al haer bevel.
(Elle désire être au mieux avec tous les moines, qui se
réjouissent avec elle et l'appellent « ma chère enfant ». Elle
aime aussi à leur déclarer ses péchés et à accomplir tout ce
qu'ils lui commandent comme pénitence).
Le curé de paroisse « de parochie pape », plus
pratique, souhaite voir augmenter son casuel, en
trafiquant mieux que jamais des sacrements, tels
(1) On sait que les bains et les étuves, ainsi que les jeux
de paume, étaient assimilés, au Moyen âge, aux mauvais
lieux. Il y avait trois sortes de bains, l'un pour les hommes,
l'autre pour les femmes, et les troisièmes pour les deux sexes
réunis.
LE PECHE AU MOYEN AGE
161
Fig. 42, 43, 44. — Les péchés sous les formes de brtes. —
Ij'orgueit (le cheval). La colère (le loup) et la luxure] (le
porc). — Imperatoris Justiian Institutiones (Ms. du
xme siècle). Bibliothèque de Gand.
162 PÉCHÉS PRIMITIFS
([ue baptêmes, enterrements ou mariages. Il
désire gagner davantage sur la cire et le suif :
Ende vêle cappelane
Te hebben onder mi
Als me niet en luste op te stane
Dat si mi hilden vri,
In't dopen, graven, ende trouwen.
Il lui faut aussi de nombreux chapelains, tou-
jours prêts à le remplacer lorsqu'il ne lui plaît pas
de se lever. Mais il spécifie cependant vouloir con-
server pour lui seul la confession de ses parois-
siennes.
Quant à la femme adultère, elle voue son mari
« aux vers ». Elle préfère, dit-elle, aux laïques gros-
siers et brutaux, la société plus policée des bons
curés, toujours gras, aux paroles si onctueuses :
Met goeden papen vet
Te hebben compaengie ;
Si hebben warme eledere
Ende sachte seden,
Den vrouwen teder
Eest grote salicheden...
(Car ils ont de si chauds vêtements, des mœurs si douces.
Leur compagnie, ajoute-t-elle, est une grande bénédiction
pour les tendres et sensibles petites femmes !...)
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 103
Jan Declerc, greffier de la ville d'Anvers, plus
connu sous le nom de Boendaele, qui est celui du
hameau près de Tervueren où il naquit, écrivit
en 1345 un « Dietsche Doctrinale ofte spieghel der
Sonden » [Le Doctrinal flamand ou Miroir des
péchés) qui constitue un document encore plus
précieux pour le sujet qui nous occupe.
L'écrivain, se mettant au-dessus de toute con-
sidération personnelle, fait un tableau très impar-
tial des mœurs répréhensibles du xive siècle. Il
cloue au pilori les clercs comme les laïques, car
tous, dit-il, s'adonnent au péché. Les uns comme
les autres ont soif d'honneurs et d'argent ; ils
exploitent leurs situations élevées pour accumuler
des trésors simoniaques; les prêtres vendent leur
influence pour extorquer des cadeaux importants,
ou bien ils trafiquent sans honte des indulgences.
De 1ère dénonce sans crainte les prélats cou-
pables, les magistrats et les juges prévaricateurs.
Il critique aussi les pèlerinages, qui souvent dégé-
nèrent en saturnales éhontées, et se moque sur-
tout du culte idolâtre que les dévots rendent aux
images soi-disant miraculeuses.
Daer ic begrippe die sotten riesen
Die een stom beld also verkiesen
Ende aenbidden voor onsen Heer Gods.
(Ceux qui sottement choisissent une statue stupide, et l'im-
plorent directement comme si c'était iSotre-Seigneur Dieu).
164 PÉCHÉS PRIMITIFS
Il met surtout ses lecteurs en garde contre les
diverses formes du péché de luxure qu'il énumère :
ÎVeemin, den eersten noem hic soe,
Int latin Fornicacio.
Adulterium die ander sie
Incestus die derde soe comter ti,
Peccatum contra naturam
Geen sonde maeckt God so grain ;
Die vijfte hierna heet stuprum
En die sesde heet Raptum... (1)
(Je nommerai d'abord l'amour charnel, en latin Forni-
cacio, — Adulterium est la seconde, — Incestus la troi-
sième, — Peccatum contra naturam, — Aucun péché ne met
Dieu plus en colère, — la cinquième se nomme Stuprum, —
Et la sixième Raptum...).
Le péché de gourmandise fut plus que jamais
en hon eur aux xme et xive siècles. Les fêtes
civiles et religieuses servaient de prétextes aux
ripailles (bras partyen) les plus truculentes et les
plus prolongées.
Un naïf et dévot proverbe flamand n'assure-t-il
pas que :
(1) Jan De Clerc, Dietsche Doctrinael ofte spieghel der
sonden. Manuscrit n° 18642 du fonds Van Hulthem (Bibl.
royale, Bruxelles). Voir aussi Pu. Blommaert, Oudvlaems-
che Gedichlen der XIe, XIIe, XIIIe en XIVe eeuwen, Gand,
1851, p. 86.
LE PECHE AU MOYEN AGE
165
Die eet wel
Bid wel !
(Celui qui mange bien, prie bien !)
Les excès gastronomiques des Belges, qui,
d'après M. E. Baie, valurent à la Flandre « une
notoriété que les autres nations n'acquirent que
Fig. 45. — Le péché dans les. couvents mixtes. (Livre
d'Heures. Ms.du xive siècle). Musée Britanique.
par leurs vertus », se retrouvent presqu'à chaque
page de son histoire.
"\ illani, en décrivant la bataille de Groeninghe
qui fut si fatale à la noblesse française, appelle les
Flamands des Conigli pieni de burro. Connaissant
leur gourmandise, les condottieri dirent au Conné-
table : « Les Flamands sont de grands mangeurs ;
1GG PÉCHÉS PRIMITIFS
ils ont l'habitude de manger et de boire toute la
journée; en les tracassant et en les tenant à jeun,
ils ne sauront résister et quitteront bientôt leurs
rangs pour aller se rafraîchir. »
Les Brugeois dans les bruyères de Beverhout.
parlant par expérience, donnèrent plus tard le
même conseil à leur comte, quand ils se mesurè-
rent avec les « Kwaden » (les mauvais), c'est-à-
dire les Tisserands gantois.
S'il faut en croire Froissart, la veille de la tuerie
de Roosebeke, c'est encore à un magnifique
souper que Philippe von Artevelde invita ses ca-
pitaines et leur promit d'emmener à Gand le roi
de France, « pour lui apprendre à parler le fla-
mand ».
Le gourmand Wenceslas, qui donna des* fêtes
mémorables à Bruxelles, se fit suivre à la bataille
de Basweiler (1371) d'une légion de valets por-
tant des pâtés et des flacons, tandis qu'un simple
bourgeois, Yoens, Chef des Gantois, en mission
pour sceller entre les communes de la Flandre
une nouvelle alliance, assiste, en compagnie des
joyeuses demoiselles de la ville de Damme, à un
banquet si copieux que, gavé de nourritures et de
luxures, il meurt la nuit suivante, victime de ses
péchés favoris.
Bruxelles, comme Bruges, Gand et Damme,
méritait alors la réputation d'une véritable ville
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE lf>7
de plaisir. « On y menait la vie plantureuse qui
convient encore si bien aux vrais bourgeois fla-
mands. » Le poète Eustache Deschamps, qui
demeura dans la capitale de la Belgique actuelle
entre les années 1380 et 1383, lui consacra ce ron-
deau, où il regrette si amèrement les aimables
péchés, ou « déliz » qu'il eut le plaisir d'y com-
mettre :
Adieu, beauté, liesse, tous deliz,
Chanter, dancer et tous esbatemens !
Cent mille foys à vous me recommans.
Brusselle, adieu où les bains sont jolys (1),
Les estuves, les fillettes plaisans !
Adieu, beauté liesse et tous déliz !
Belles chambres, vins de Rhin, molz liz,
Coussins, plouviers et capons, et fesans,
Compaignie douce et courtoises gens,
Adieu, beauté, liesse et tous déliz.
Tous les moralistes flamands s'élevèrent vaine-
ment contre cette gourmandise générale, contre
cette vie grasse et plantureuse, contre cet amour
(1) Nous avons vu que les bains et les étuves étaient assi-
milés aux bordels et autres mauvais lieux. Il existe un
poème aussi curieux que rare : « De Stove >>, (L'Etuve), par
Jean van den Dale, publié pour la première fois à Bruxelles,
en 1528, et porté sur l'index de Philippe II. Il est consacré
aux péchés et excès qui se commettaient dans les bains et
les étuves en Flandre.
168 PÉCHÉS PRIMITIFS
•fies plaisirs de la table, cet abus des bains et des
étuves, où se commettaient, selon eux, tant de
péchés mortels de toutes natures :
Nu ghesoden, nu ghebraden,
Nu pasteijiden, tarten, nu vladen,
Nu maleviseije, nu bier, nu wijn
Nu ghinghebaers of specie fijn (1).
(Viandes les plus rares, tantôt rôties tantôt bouillies ;
pâtés, flans, malvoisie, bière, vin, gingembre, épices fines,
on ne songe qu'à la mangeaille, qui gonfle les ventres et
fait déborder les chairs),
« Il mourait alors, ajoute Jan de Weert, dans
son Leken Spieghel, plus de gens de trop manger
' et de trop boire, que de faim. »
A une réunion de quatre cents Dominicains à
Anvers, ces religieux gourmands consommèrent :
« 2.500 livres de pain, 4 aimes et 24 quarts de vin ;
2 tonnes de bière, 4 porcs, 6 moutons, 203 pou-
lets, 821. faisans, 24 perdreaux (on n'avait pu en
trouver davantage), 170 couples de pigeons, 12 hé-
rons, sans compter les pâtés de viande et 400 pe-
tits gâteaux aux raisins (2). »
Les chroniques si précieuses de Le Muisit, qui
signe T « humble abbé du monastère de Saint-
(1) Boendaele, Niwe Doctrinael (v. 1257 et suiv.).
(2) Mertens et Torfs, Geschiedenis van Antwerpen,
t. III, p. 41.
LE PECHE AU MOYEN AGE
109
Martin à Toûrnay (1) », nous prouvent que les
mœurs de la population wallonne de la Belgique
actuelle ne valaient pas mieux que celles que
nous avons vu déplorer par les moralistes fla-
mands. Lui aussi constate le désordre qui régnait
au commencement du xive siècle dans toutes les
classes de la société. Il nous dépeint le peuple
Fie. 46. — Supplice d'un damné. Tiré d'une estampe
de P. Breujrhel le Vieux (xvie siècle).
abruti par le malheur;, tombé dans l'abîme de la
dégradation et du vice, ayant perdu jusqu'au sen-
timent de la dignité humaine, tandis qu'à côté de
cette misère dont on ne peut se faire une idée
s'étalent la licence et le luxe inouï des grands,
qui semblaient poussés par le démon lui-même à
une véritable fureur de jouissances à tout prix.
(1) Conservées à la Bibliothèque royale de Bruxelles
(Dép* des manuscrits).
10
170 PÉCHÉS PRIMITIFS
Grâce à lui nous connaissons les tares et les
vices du campagnard ou de l'artisan du Hainaut ;
les fourberies et les prêts usuraires des marchands
et des Juifs ; il prend à partie l'homme de guerre,
car, dit-il, « son métier c'est le meurtre et la
rapine ». Il ose l'appeler d'une façon satirique le
cheval ou la monture du diable » :
Superbi militis, equi diaboli
Hic illuc cursitant, féroces, valedi
Virosque, bestia ubi reperiunt
Nituntur rapere, vel interficiant.
Il stigmatise non moins durement les nobles et
les patriciens. Il critique leur costume, leurs
chausses si étroites qu'elles accusent les formes
des cuisses et soulignent les parties déshonnêtes
du corps. Il s'étonne que, chose plus damnable
encore, la plupart des femmes prennent sans ver-
gogne un grand plaisir à les voir, se présenter
ainsi. Les dames, d'ailleurs, ne sont pas moins dé-
vergondées dans leur mise : elles portent des
robes si serrées et si bien collées à leurs corps
qu'elles paraissent nues comme des bêtes. Avec
cela, outrageusement décolletées, de faux che-
veux sur le front, elles posent sur leur tête ces
affreuses coiffures à cornes qui font songer aux
démons de l'enfer. Ainsi attifées, elles troublent
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 171
par leurs caquets les sermons, les offices, et
même les funérailles, en provoquant les hommes
par leurs gestes, leurs rires et leurs œillades dépla-
cées. Quant aux autres inventions nouvelles :
chansons licencieuses, jeux et danses déshonnêtes,
il préfère les passer sous silence, « car cela l'en-
traînerait trop loin ».
Aussi le pieux aLbc trouve-t-il tout naturel que
de si nombreux péchés finirent par attirer sur le
monde la colère divine. Celle-ci se manifesta sous
la forme d'une effroyable peste en 1349. Le fléau
fit oublier par son horreur tous les maux passés et
présents. Comme par miracle, dit le Muisit, le
Péché s'en trouva pour un temps vaincu. Les
hommes renoncent à l'ivrognerie, à la débaurhe,
aux blasphèmes, aux jeux de hasard et à leurs
pires défauts. On se hâtait partout de faire bénir
par l'Eglise les liens illégitimes ; tous, tant les
hommes que les femmes, deviennent des petits
saints.
« Par un effet de la grâce divine, les hommes
abandonnent leurs vêtements immodestes, les
femmes déposent leurs cornes et leurs haucettes (?)
Les hommes cessèrent de jurer par les saints
noms de«Jésus-Christ, de la Passion, de la Vierge
Marie, et de tous les Saints. On n'entendit plus
parler de jeux de dés, plus de danses et de chan-
sons déshonnêtes. Les désordres et querelles pu»
172 PÉCHÉS PRIMITIF?
bliques si communes entre les deux sexes avaient,
disparu ; on faisait des pénitences publiques, et
chacun, oubliant ses rancunes personnelles, se
réconciliait avec ses ennemis. Oui, ajoute le chro-
niqueur véridique, « cela s'est vu à Tournay, que
le Seigneur fasse à ses habitants la grâce de persé-
vérer ! »
Ces pénitences publiques consistaient surtout
en flagellations cruelles. Des Fustigeants, venus
de diverses contrées, « marchaient d'un pas ca-
dencé et chantaient des cantiques chacun selon
leur idiome ; les Flamands en flamand, les Bra-
bançons en teutonique et les Français en fran-
çais )>. Ils étaient nus, ou presque nus, et se fla-
gellaient jusqu'au sang à l'aide de fouets à trois
nœuds, garnis de pointes de fer acérées. Ils vou-
laient par leurs coups racheter tous les péchés et
aussi détruire les ennemis du Christ. Ces ennemis,
naturellement, c'étaient les Juifs, qu'on accusait
d'usure, parce qu'ils étaient riches, et de magie
diabolique, parce qu'ils pratiquaient l'hygiène et
parfois la médecine.
Ils furent rendus responsables de l'épidémie,
car on assurait qu'ils empoisonnaient les fontaines
et qu'ils pratiquaient l'envoûtement . de leurs
ennemis. Les tortures les plus atroces leur firent
bientôt avouer mille péchés imaginaires et parmi
€eux-ci, le plus affreux, le plus grand de tous, la
LE PKCIIE AU MOYEN AGE
173
profanation d'une hostie consacrée qui, percée de
coups de couteau, laissait couler le sang divin.
I ne curieuse miniature du manuscrit nous
montre la punition des Juifs de Bruxelles, brûlés
jusqu'au dernier en place publique, dans des
Fie 47. — Le péché dans la guerre des classes. Le seigneur
(le chat) assiégé par le peuple qui se venge (les rats). —
Livre d'Heures du xive siècle. (Musée Britannique).
fosses profondes où le bourreau les précipite aux
applaudissements de la foule.
Vingt- cinq mille personnes périrent de la peste
dans la seule ville de Tournai, des familles entières
disparurent. Le Muisit remarque, chose étrange
de la part d'un abbé, que le clergé ne se mit pas en
peine de conjurer les ravages de l'épidémie et cela
parce qu'il y faisait bien ses affaires. Il déplore et
décrit avec maints détails les scandales du monde
10*
174 PÉCHÉS PRIMITIFS
ecclésiastique de Tournai et finit par constater
que « le prêtre a les ouailles qu'il mérite ! »
Nous voilà bien loin de la belle devise de Yan
der Lore qui, dans sa « Pucelle de Gand » (de
Maghet van Ghent), s'écrie :
Suver leven ende vri
Gaet voer goût, voer dierbaer stenc !
(Vivre pur et libre, vaut mieux que l'or et les pierres les
plus précieuses).
Dans son Jari s Teestye, le poète Boendaele nous
dépeint lui aussi la vie mauvaise des ecclésias-
tiques de son temps. Il nous montre les hauts
prélats flamands, s'enfonçant chaque jour davan-
tage dans le péché et le vice (1).
« Ils pratiquent l'usure ; ils vendent de tout ;
ils courent de taverne en taverne, dansent, vont
au bal. Ils jouent à des jeux frivoles, font des
paris et blasphèment à qui mieux mieux.
« Ce n'est pas à l'église qu'ils restent le plus
longtemps, mais là où l'on boit, là où l'on séduit
les femmes, qu'eux, les pasteurs, entraînent au
péché. Ils vont aussi à la chasse, et après, fatigués,
ils ronflent dans leurs stalles pendant les saints
offices, laissant chanter et s'égosiller à leur place
leurs vicaires et leurs chapelains. Dans les cou-
(1) Jans Teestye, cite dans Van deh Kindere, p. 332.
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 175
vents de femmes, les abbés et les abbesses font
bonne chère (et le reste), tandis que les simples
moines doivent se contenter d'un œuf, ou « d'un
sale hareng » ( en smerigen haring), arrosé de
mauvaise bière, alors que Ton sait que les abbés
ont leurs caves pleines d'excellent vin du Rhin. »
Ruysbroeck (l'Admirable) ne parle pas autre-
ment de leurs péchés. « Ce sont les disciples de
Judas qui gouvernent l'église (1)... Jésus voya-
geait sur une ânesse ; aujourd'hui les abbés visi-
tent leurs gens à la tête de quarante chevaux.
Pour absoudre les péchés, ils réclament de l'ar-
gent ; le riche seul peut, sans danger, servir le
diable toute l'année... Un usurier vient-il à
mourir : s'il le demande, on l'enterrera devant
l'autel... Ainsi chacun a ce qu'il désire : le diable
a l'âme, l'évêque l'argent, et le fou ses courtes
jouissances (2). »
Les nonnes, dit encore Ruysbroeck, dans ses
Van Seven Sloten, ne songent qu'à leurs toilettes :
« Au lieu de couleurs noires ou grises, elles choi-
sissent des nuances éclatantes bleues, vertes et
rouges... les unes font leurs robes si amples qu'on
en pourrait tailler trois en une seule, les autres si
(1) 12 Beghinen, cité dans Van der Kindere, p. 332.
(2) Ruysbroeek, Expositie van den Tabernacule, cité
par Van der Kindere, p. 333.
176 PÉCHÉS PRIMITIFS
étroites qu'elles semblent nues et leurs jupes
collées à leur corps. Parfois, le jupon de dessous
est si court qu'il ne descend que jusqu'aux ge-
noux, parfois il est si long qu'elles doivent le re-
trousser, pour qu'il ne traîne pas dans la boue. A
leur ceinture pend tout un clinquant d'argent, de
sorte que la nonne s'en va résonnant comme une
poule, à laquelle on aurait attaché une sonnette...
Aussi tout ce qui émane d'elles est un poison qui
plaît au diable, et c'est lui qui les servira éternel-
lement dans les appartements impurs de l'enfer! »
<( Les ménages irréguliers des prêtres, dit l'auteur
du Nïwe doctrinael, sont dans l'ordre. Ils élèvent
leurs bâtards et les marient richement. Plus d'un
ne se contente pas d'un ménage, ni d'une femme,
ni de deux ni de trois. Ils ne se privent d'aucune,
fût-ce de leur propre nièce. »
Quant aux moines, eux aussi se conduisaient
de manière à exercer la verve satirique des con-
teurs. Dans le fabliau intitulé Vcn den Monich,
(du Moine), un religieux a mis à mal une jeune
fille et il appelle le diable à son secours, pour le
tirer d'affaire ; mais le malin lui joue un tour (sca-
tologique) que l'on ne peut essayer de présenter
au lecteur, même à mots couverts, la crudité du
Moyen âge étant parfois par trop grossière (j).
(1) L. VAN DER KlNDERE, Op. Cit., p. 337.
LE PKCIÎE AU MOYEN AGE
177
La gourmandise et l'ivrognerie des religieux
étaient proverbiales. Ruysbroeck raconte l'histoire
de trois moines qui, pour satisfaire leurs péchés
favoris, furent entraînés aux plus coupables excès.
Deux d'entre eux étant morts par accident, ils
Fig. 48. — Un évêque gourmand pile avec sa crosse un mets
délectable. (Psautier du xive siècle. Musée Britannique).
apparaissent au survivant et lui révèlent qu'ils
sont damnés. Ayant demandé quelle était leur
peine, l'un des maudits « laisse tomber une goutte
de sueur sur un candélabre en cuivre qui se trou-
vait là, et qui, en un instant, fut fondu.. .Et telle fut,
ajoute le poète, la mauvaise odeur, que les moines
durent pendant trois jours quitter le couvent » (1).
(1) Van Otterloo, John Ruysbroek, p. 358.
178 PÉCHÉS PRIMITIFS
Les monastères mixtes étaient nombreux en
Flandre. Parmi les principaux, on cite l'abbaye
des Prémontrés de Saint-Nicolas, à Furnes.
Mais là, comme ailleurs, et malgré les précau-
tions prises, le désordre était extrême. Dès le
xme siècle, on se vit forcé de transporter les
sœurs dans un bâtiment séparé (1).
Les béguines et leurs confesseurs commet-
taient des « actes abominables et énormes (2) » ;
les moines et les frères convers se livraient dans
les couvents à de véritables combats (3), tandis
cfue dans les retraites de femmes, la discorde
était perpétuelle.
Ecoutons le témoignage d'un contemporain,
Louis van Velthem, prêtre lui-même, qui, sans
songer à se poser en réformateur, expose naïve-
ment la situation :
« Le peuple déteste les religieux. On commence
à se dire : Jusqu'à quand supporterons-nous les
péchés et les méfaits de ces bêtes avides, qui vi-
vent ici comme des loups ? — Sus ! Il est temps.
(1) Chronicon et Cartularium Abb. S. yicolai Furneiisis,
publié par la Société d'Emulation, p. 7 et suiv.
(2) Codex Dunensis, p. 375. Voir aussi sur les couvents
de femmes la pièce : « Een scone exempel », Belg. Mus., I, 326.
(3) « Ab excommunicatione quam injiciendo manus vio-
lentas invicem in se ipsos fréquenter incurrunt. * Codex
Dunensis, n. XXIV, p. 35.
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 179
Leur habit fait leur seule puissance. Ils devraient
nous protéger, ils ne font que nous exploiter ! »
Van Maerlant n'avait-il pas dit déjà que « le
bonheur des laïcs faisait pleurer les clercs, et que
les prêtres étaient joyeux quand la mort enlevait
quelqu'un, car, disaient -ils, n'était-ce pas un
ennemi de moins ? »
Comme l'a si bien fait remarquer Van der Kin-
dere : « Au milieu de ces incohérences, dans cette
société si profondément imbue du sentiment
religieux, mais au fond de laquelle grondait la
révolte, il fallait essayer une réforme au sein
même de l'Eglise. » C'est en s'emparant de cette
idée féconde que François d'Assise et Dominique
de Gusman, pour combattre le Péché, créèrent
de nouveaux ordres mendiants, Franciscains et
Dominicains dont la fortune devait être écla-
tante.
« La milice nouvelle se mit à parler aux fidèles
la langue qu'ils comprenaient ; elle exalta l'idéal
de la piété vraie : faisant elle-même profession de
ne rien posséder, elle pouvait sans inconséquence
célébrer le renoncement aux choses terrestres et
mettre au-dessus de tout l'amour pur, l'amour
céleste.
« A cet appel, la foule ne résista point, elle fut
conquise d'un trait comme d'une passion victo-
rieuse, elle se donna tout entière : au lieu de pré-
180 PÉCHÉS PRIMITIFS
lats avides, vaniteux, grassement dotés, grasse-
ment nourris, elle voyait avec ravissement des
hommes simples, vêtus comme les plus pauvres,
sévères pour eux-mêmes, charitables pour autrui,
partageant avec les petits leurs joies et leurs
misères, et, sous l'influence de la flamme ardente
qui animait leurs discours, elle se sentait comme
anoblie (1). »
C'est dans la seconde moitié du xme siècle que
ces ordres mendiants s'établissent en Flandre ;
ils s'emparent du confessionnal, des chaires, de
renseignement. Alliés à la plèbe, confondus avec
elle, ils prennent pied dans la famille, dans la cité.
Les comptes des grandes villes flamandes ne les
oublient pas : on leur fait des aumônes, on leur
donne des pitances (« petansen ») dans les jours
difficiles; on voit figurer souvent parmi ces dons
des tonneaux de harengs. On leur fait dire des
messes, on subsidie leurs écoles.
En échange, les moines sont les fidèles compa-
gnons du peuple. Ils sont avec les Flamands,
quand ceux-ci se rebellent contre le roi de France,
ou bien contre le comte. Bravant les excommuni-
cations du pape, ils marchent avec les Gantois
dans tous leurs combats. Ils sont à la bataille de
Courtrai ; à Beverhoutsveld, avec Philippe van
(1) L. VAN DER KlNDERE, Op. Cil., p. 353.
LE PECHE AU MOYEN AGE
181
Artevelde ; ils seront aux batailles de Roosebeke,
d'Audenarde et de Termonde...
« Quand l'interdit pèse sur la Flandre et que les
cérémonies du culte sont suspendues, ils conti-
nuent à dire les offices et calment les inquiétudes.
Ils inspirent une telle confiance que, dans les
Fig. 49. — Le péché puni. Le tyran (le chien) est conduit
au gibet par le peuple (les lièvres). Livre d'Heures du
xive siècle. (Musée Britannique).
périodes critiques, c'est dans leurs couvents que
l'on dépose les chers privilèges, les précieuses
chartes de la Cité (1). »
Cet âge d'or ne fut hélas pas de longue durée.
Le diable et les péchés étaient aux aguets pour
perdre ces moines révolutionnaires. Leurs que-
relles avec les prêtres séculiers et les chapitres
firent bientôt scandale. N'ayant rien en propre,
(1) L. Vanderkindere, op. cit., p. 357.
11
182 PÉCHÉS PRIMITIFS
forcés de vivre d'aumônes, ils étaient entraînés
à flatter les gens pour en obtenir des dons. ta Pour
de l'argent, dit le curé Van Velthem, ils absolvent
tous les péchés : un voleur, un assassin, un usurier,
un ravisseur de jeunes filles, un adultère est sûr de
son pardon, s'il a de quoi leur donner ». Et il
ajoute : « Flatterie, haine et bassesse ; hypocrisie
et médisance, voilà par où le démon les tient. »
Ruysbroeck n'est pas moins sévère pour eux.
« Ils cherchent la laine plus que l'agneau ; avides
et oisifs, rien ne peut les satisfaire ; blé, œufs,
fromage, argent, ils prennent tout ; on leur donne
à contre-cœur, mais peu leur importe... Un
homme riche est-il malade, deux frères s'en vont
le circonvenir. D'autres visitent ses filles, ce qui
est un grand scandale... » Cet état de choses s'ex-
plique d'ailleurs aisément quand on songe que
c'étaient des hommes grossiers et peu éclairés,
chez qui le diable et les sens devaient prendre
rapidement le dessus, trouvant sa dernière
expression dans la débauche et dans le vice.
Même chez des moines plus instruits, comme
les frères du libre Esprit, dans le Brabant, par
exemple, parmi lesquels se trouvaient des femmes,
telle la fameuse Bloemardine (Marie Blomard de
Valenciennes), on confondit trop souvent l'amour
charnel avec l'amour divin.
Plus répréhensibles encore furent à Bruxelles,
LE PÉCHÉ AU MOYEN-AGE 183
vers la fin du siècle, les hommes dits de l'intelli-
gence [Hommes intelligentiae) qui, s'il faut en
croire les chroniqueurs, vivaient dans une abo-
minable promiscuité ; les deux sexes ne reculant
devant aucune souillure, prétendant avoir dé-
couvert les moyens les plus raffinés de pécher.
Dans leurs sacrifices infâmes, ils osaient se
montrer dans un état de nudité complète. »
Selon ces hérésiarques spécieux : « les vœux de
pénitence, de chasteté, de virginité, n'aboutissent
qu'au triomphe de l'hypocrisie. Ne vaut-il pas
mieux alors répudier un idéal mensonger ; rejeter
le jeûne et les mortifications inutiles et enlever
à la virginité sa prétendue auréole ? Les actes
nécessaires de la vie, même les plus répugnants,
ne peuvent entraîner ni mérite ni démérite. Dieu
est partout, donc il est dans la pierre, comme
dans les parties sexuelles de l'homme et de la
femme ; dans l'enfer, comme dans l'Eucharistie. »
Ils ajoutaient que « le pain ordinaire et le pain
de la cène peuvent également nourrir les porcs. »
Ils disaient encore : « Si aux deux extrémités de
l'autel ont lieu, d'une part, la consécration de
l'hostie, et de l'autre l'union sexuelle d'un homme
et d'une femme, ces deux actes ont identiquement
la même valeur. » Maximes choquantes, mais qu'il
y a lieu de rappeler, puisque nous évoquons les
péchés d'une époque.
184 PÉCHÉS PRIMITIFS
Comme on le voit, la Flandre, au xive siècle,
était déjà mûre pour la Réforme. Boendaele
semble même l'avoir prévue, lorsqu'il s'écrie :
...hets gheseyt van ouden daghen
Dat men noch sal die Papen jaghen
En die kerke doghen sal,
En bi der Papen ghebreke al,
So dat Paeus en Cardinale
Bisscoppen en't paepscap altemale
Haer crunen selen decken doer den vaer
En hen berghen hier en daer
Ofte't foie soudse verslaen.
(Jans Teesteye, v. 3682 et suiv.).
« Il a été dit depuis longtemps,
Que l'on finira par chasser le clergé,
Et que l'Eglise en souffrira
Par ra faute même du prêtre ;
Si bien que papes et cardinaux
Les évêques et la moinaille toute entière,
Cacheront bientôt, pleins d'effroi, leur tonsure,
Et chercheront de toutes parts à se cacher
Pour que le peuple ne les assomme pas. »
Dans les autres pays, à Rome notamment, le
clergé, certains papes mêmes, donnaient l'exemple
de tous les péchés.
L'avarice et la cruauté de Boniface VIII sont
proverbiales. La colère et l'envie rongeaient son
cœur et ce n'est pas sans raisons que Dante mit
LE PECHE AU MOYEN AGE
185
ce pontife parmi les damnés de son Enfer. On
sait que ce pape, craignant le retour au pouvoir
de Célestin V, son prédécesseur, qui par humilité
chrétienne avait abdiqué après cinq mois de règne,
le fit incarcérer, et que cette innocente victime
de son envie mourut en prison, empoisonné
selon les uns, après des traitements odieux selon
les autres. Ce qui n'empêche pas Boniface de
Fig. 50. — - Le péché dans la guerre des classes. Le saigneur
armé poursuit l'homme nu (le peuple). Ms. duxvxe siècle
(Bibliothèque de Cambrai).
rendre justice à son ennemi mort : poussé peut-
être par le remords, il le fit canoniser sous son
pontificat.
Ce fut son avarice qui le poussa à créer les
Jubilés, qui produiront cette véritable marée
d'or, affluant de toutes les contrées chrétiennes
pour venir s'accumuler dans les coffres de son
palais papal. Mais ces excès de pouvoir, ces ri-
chesses immenses amenèrent une réaction ; et
186 PÉCHÉS PRIMITIFS
l'orgueil de Boniface fut abaissé par cette France
même, qui jusqu'alors avait été favorisée par la
papauté.
Ce fut Philippe le Bel qui secoua le joug sacer-
dotal. Il affirma que les princes ne courberaient
plus la tête devant les pontifes romains et que le
clergé obéirait à ses lois. Il alla même jusqu'à con-
fisquer la papauté au profit de la France, en éta-
blissant Boniface à Avignon, recommençant ainsi
une nouvelle « captivité de Babylone ».
Ce fut encore un pape. Clément V, qui pousse
Philippe le Bel à accuser les Templiers de crime*
imaginaires, et à les faire condamner aux plus
affreux supplices, pour pouvoir s'emparer de
leurs immenses richesses.
Partout la rapacité des ecclésiastiques indi-
gnait même les souverains les plus pieux. En 1252,
Blanche de Ca,stille, la dévote femme de
Louis VIII, alors régente, avait appris que le
chapitre de Paris retenait dans ses prisons du
cloître de Notre-Dame de nombreux paysans
originaires de Chatenay, qui n'avaient pu payer
leurs fermages. Ils s'y trouvaient avec femmes
et enfants, entassés sans air et sans nourriture.
et mouraient tous les jours en grand nombre.
La souveraine crut devoir intervenir et fit
des remontrances au chapitre qui, insolemment,
lui répondit : « Nous sommes maîtres chez nous,
LE PECHE AU MOYEN AGE
187
la royauté n'a rien à voir avec la juridiction de
l'Eglise I »
Quoique vieille, Blanche de Castille se leva de
son fauteuil et, outrée de colère, commanda aux
gentilshommes de sa Cour de la suivre ; puis,
frappant de son bâton la porte de la prison, elle
la fit enfoncer sans retard. « Alors, dit le chroni-
queur Lachaise, on vit sortir des souterrains des
femmes et des enfants hâves, défigurés, presque
morts, qui tombèrent aux pieds de leur bienfai-
trice, en demandant la continuation de sa pro-
tection, car, disaient-ils, la vengeance du clergé
leur aurait coûté cher par la suite. »
Et pourtant, cette reine très catholique, qui
brava à cette occasion la colère ecclésiastique, et
nie me 1 excommunication, ne fut pas sans re-
proches. On connaît ses amours adultères et sa-
crilèges avec Romain Bonaventure, cardinal de
Saint -Ange et légat du pape Honoré III. Envoyé
à Paris pour entraîner le roi Louis VIII dans une
nouvelle guerre contre les Albigeois, il prit le
parti de séduire la reine, la vraie maîtresse de la
France, pour mieux arriver à ses fins.
On sait combien cette guerre cruelle fut fertile
en péchés de toutes sortes. Massacres, parjures et
trahisons. On se souvient que la ville d'Avignon
ayant eu confiance en la parole royale.se rendit à la
condition d'avoir la vie sauve et, qu'au mépris du
188 PÉCHÉS PRIMITIFS
serment royal, on vit tous ses habitants passés
au fil de l'épée. Un pauvre vieillard, à cause de
sa religion, fut brûlé en grande pompe à Narbonne,
donnant le triste spectacle d'un condamné à che-
veux blancs, perclus, courbé, marchant à peine,
entraîné au supplice et torturé de la façon la
plus barbare.
Thibaut IV, comte de Champagne, qui devint
roi de Navarre, obtint également les faveurs de
la fière Espagnole. Elle l'aima même jusqu'au
crime, car on dit que son amant hâta singulière-
ment la mort de son mari, le père de saint Louis.
Philippe le Bel, qui fut un grand roi pour la
France, en marchant résolument dans les voies
de la politique moderne, n'en fut pas moins aussi
un grand pécheur devant l'Eternel. Avide, cruel
et rapace, sans foi ni scrupule, ce souverain faux
monnayeur et voleur fit brûler un nombre im-
mense d'hérétiques, dont le crime principal était
de posséder des biens qu'il convoitait et qu'il
faisait confisquer à son profit.
On connaît les désordres de sa Cour, les scan-
dales erotiques de la Tour de Nesle, la conduite
de sa femme et de ses filles ; de la trop célèbre
Marguerite de Bourgogne, la reine Margot ; de
Blanche, comtesse de la Marche, et de Jeanne,
qui toutes donnèrent l'exemple du libertinage le
plus éhonté. Même après leur disgrâce, alors
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 189
qu'elles étaient reléguées à l'abbaye de Maubuis-
son, elles continuèrent leur vie déréglée. On sait
leur fin tragique et les cruautés qui accompagnè-
rent le châtiment de deux de leurs amants, les
chevaliers Philippe et Gauthier d'Alnay qui, sur
l'ordre du roi, furent écorchés vifs, châtrés, déca-
pités, puis pendus par les aisselles à la fourche
patibulaire (1).
Philippe le Bel fut surtout maudit par les Fla-
mands, car il en fut l'adversaire le plus impi-
toyable. Ils détestaient également Boniface VIII
qui, aussi longtemps qu'il avait cru pouvoir s'en-
tendre avec le roi de France, les ignora ou leur
fut hostile. Mais lorsque la guerre éclata impla-
cable entre les souverains de France et de Rome,
tout changea. « On réveille Boniface, qui exulte
lorsqu'on lui apprend le désastre sanglant de la
bataille des Eperons d'or, près de Courtrai. Subi-
tement, il se prend à aimer les Flamands, il les
défend, il réclame la liberté de leur comte Gui de
Dampierre... »
Mais cette sympathie tardive fut éphémère,
car bientôt les papes, devenus les serviteurs delà
(1) Marguerite et Blanche eurent la tête rasée, et furent
emprisonnées au château-fort des Andelys, puis au château
Gaillard, où elles endurèrent de longues souffrances. Louis
le Hutin, devenu roi de France, y fit étouffer ou étouffa
lui-même sa femme entre deux matelas.
11*
190 PÉCHÉS PRIMITIFS
France, laissent plus que jamais la Flandre livrée
sans contrôle spirituel à la rapacité et aux injus-
tices du clergé (1).
Les clercs et les moines étaient privilégiés en
tout. Des évoques étrangers étaient juges et pro-
nonçaient souverainement lorsqu'il s'agissait de
testaments, de mariages, de magie ou d'hérésies.
Toujours, grâce à eux, les prêtres criminels
étaient sauvés du châtiment qu'ils méritaient, dès
qu'ils montraient leur tonsure ou prouvaient
qu'ils étaient clercs. Les malfaiteurs laïques,
connaissant ces prérogatives, se faisaient passer
comme étant d'église. Les cathédrales et les cou-
vents étaient devenus des refuges inviolables pour
tous ceux qui se réclamaient du clergé. Les moines
de Saint-Amand, à Gand, se servent du corps de
leur saint patron comme d'un bouclier, pour
garder un de leurs amis que les partisans de la
France veulent saisir. Deux frères nommés Boc,
condamnés à mort, se réfugient à l'église Sainte-
Pharaïlde, en la même ville, et sont sauvés, grâce
à une émeute provoquée par le clergé, qui préten-
dait qu'ils étaient clercs et comme tels ne rele-
vaient pas de la justice séculière. Les abus devin-
(1) Lotjis Vander kindere, Le siècle des Artesxlde,
déjà cité. Voir aussi H. Pirenxe, Histoire de Belgique, t. III,
p. 323-326, 331, n° 2.
LE PECHE AU MOYEN AGE
191
rent si criants, dès la fin du xme siècle, que les
évêques durent sévir. Il fut décidé que clercs ou
laïques seraient également punis ; a ces derniers
un peu moins cependant, à cause de leur dignité.»
Cette justice relative fut de courte durée car,
dans une lettre épiscopale de 1419, l'abbé de
Fil. 51. — Les péché de la femme. Satire delà coquetterie
et du 'l'colletage exagéré des patriciennes. (Chroniques de
Fioissart. Ms, du Musée Britannique, xve siècle).
Saint-Pierre, à Gand, fut autorisé à absoudre^
fji'ore religionis, les délits et crimes commis par
des religieux, « pour une fois seulement », lorsqu'il
s'agit de coups et blessures, du jeu de dés, ou de
la fréquentation des « tavernes de bière ou de vin,
des bains, des bordels, et autres mauvais lieux ».
L'official de Tournai signale de son côté, en
1368, la conduite de certains criminels qui abu-
192 PÉCHÉS PRIMITIFS
sent du droit d'asile, en se réfugiant dans les
églises, et y « passent la nuit avec des femmes de
mauvaise vie, et n'en sortent que pour commettre
de nouveaux méfaits (1) ».
La justice ecclésiastique maintint longtemps
les brutalités des combats judiciaires. Il arrivait
souvent qu'une des parties, craignant de perdre
son procès en Flandre ou dans le Brabant, se
hâtait de provoquer son ennemi devant l'évêque
de Liège qui, heureux de présider au duel, excom-
muniait celui qui refusait de se battre en champ
clos.
Les affaires de mœurs étaient surtout, pour les
juridictions synodales, des occasions précieuses
d'extorquer de fortes sommes au profit de
l'évêque, et cela malgré l'opinion des communes.
Philippe le Bel, d'accord avec les papes, se pro-
nonça vainement contre les tribunaux ecclésias-
tiques lorsqu'il s'agissait d'affaires temporelles
car, avec des témoins achetés et des juges préva-
ricateurs, la personne la plus innocente était
obligée de payer largement en Flandre pour se
purger d'accusations fausses, ou de crimes ima-
ginaires.
(1) « Minières et meretrices tam de die quam de noctu in
ecclesiis retinendo ac recipiendi », 1368. Van Duyse, In-
ventaire de Gond, n° 454. Voir Vander kindere, op. cit.,
p. 314.
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 193
Des individus sans qualité, sans garantie mo-
rale, imputent aux meilleurs citoyens, même à
leurs femmes, les crimes et les péchés les plus
honteux: « super criminibus libidinis sive luxurii,
fornicationis, adulterii, stupri, seu usurarum (1) ».
Il suffit que deux d'entre eux fassent la même
déclaration, pour que la dénonciation soit admise,
et si, dans les sept jours, ils ne se hâtent pas de
payer les lourdes amendes encourues, leurs noms
sont proclamés publiquement dans les églises.
On devine les résultats de cette procédure
odieuse qui constituait un véritable chantage.
Des scandales horribles, des haines sans fin, des
homicides, en furent la conséquence. On cite
l'exemple de plusieurs femmes mariées ainsi
dénoncées ; l'une d'entre elles, affreusement mal-
traitée par son mari, est vengée par ses frères qui
tuent l'époux récalcitrant; bannis de Bruges, ils
sont exécutés pour avoir rompu leur ban.
Le curieux tarif des amendes nous a été con-
servé. Une simple promenade ou wandeling (la
cri minai conversation des Anglais) ne coûtait que
3 sous et 1 denier ; mais un adultère coûtait
!' livres. Les péchés les plus affreux avaient ainsi
leur tarif ou prix fixes : les blasphèmes, les par-
jures, les sacrilèges, l'usure, les fornications
(1) Inventaire des archives de Bruges, I, p. 222.
194 PÉCHÉS PRIMITIFS
de tous genres, la sodomie, l'adultère, les ma-
riages clandestins, les viols, l'inceste, les sorti-
lèges, l'hérésie, les combats dans les cimetières.
1 exploitation du vice dans les bordels, tout cela
se rachetait, et la conscience redevenait libre et
nette, lorsqu'on avait payé les amendes pres-
crites.
Des prêtres simoniaques exploitaient les Fla-
mands, depuis leur naissance jusqu'à leur mort.
L'instruction était entre leurs mains. Ils font le
commerce sans payer patente, clerici mercatores.
Les promesses, les pardons et les indulgences vont
à ceux qui donnent. Quant aux avares, c'est-à-
dire ceux qui osent défendre leurs biens, l'excom-
munication constitue une arme toujours prête.
Quelques malheureux se sont permis de pécher
dans un vivier appartenant à l'abbaye de Saint -
Trond ; une bonne excommunication réprimera
cet affreux péché (1). Il en est de même pour ceux
qui ne délivrent pas les legs extorqués. L'auteur
du Niewe Doctrinael écrit : « La simonie pénètre
tout le clergé ; on ne donne jamais les bénéfices
aux clercs pauvres, qui ont du mérite... Ne voit-
on pas des curés faire eux-mêmes les testaments
de leurs paroissiens malades et les obliger à le
sceller de leur sceau avant de leur donner le sacre-
Il) Cartulaire de Samt-Trond, I, p. 241-289.
LE PECHE Al" MOYEN AGE
195
meut ? C'est ainsi, ajoute le poète, que les curés
se font des rentes. »
Dans l'épopée animale du Renard, qui prit,
croit-on, naissance en pays flamand, le poète
populaire n'épargne pas les chefs de l'Eglise. « A
Rome, dit Martin, un des personnages du deu-
xième « Reinaert », il m'est facile d'obtenir l'abso-
lution de tous les péchés. J'ai là mon oncle Si-
méon, il est puissant, il aide volontiers ceux qui
sont généreux. » Puis plus loin, le même Martin, qui
est clerc de l'évèque de Cambrai, s'engage à faire
excommunier qui l'on voudra. « Car sa nièce a
l'honneur d être la maîtresse d'un cardinal, et,
grâce à elle, il obtient tout ce qu'il désire. »
Tous les moyens étaient bons, aux prêtres et
aux moines, lorsqu'il s'agissait d'accroître leurs
richesses. Saint Louis, roi de France, édifié par le
récit qu'on lui avait fait de la vie austère et silen-
cieuse des disciples de saint Benoit, en fit venir
six et leur donna une maison avec jardin et
vignes, sise à Gentilly. Ces Bénédictins, voyant de
leurs fenêtres le vaste et beau palais de Vauvert,
bâti par le roi Robert, en ce moment inhabité,
songèrent aussitôt à se l'approprier. Dès ce jour,
des esprits vinrent hanter le vieux château royal ;
on y entendit la nuit des hurlements terrifiants ;
on y voyait et entendait des spectres traînant des
chaînes, et, plus terrible, un monstre vert avec
■V.'C, PÉCHÉS PRIMITIFS
une longue barbe blanche, moitié homme, moitié
serpent, semblait toujours prêt à s'élancer sur les
passants. — Que faire d'un pareil château ? Les
Bénédictins le demandèrent à saint Louis, qui le
leur donna avec toutes ses terres et dépendances,
en échange de leurs prières. Ce changement de
propriétaire suffit pour mettre en fuite les reve-
nants dont dès lors on n'entendit plus parler. Le
nom d'enfer et du diable Vauvert resta seul attaché
au nom de la rue, où avait eu lieu tout ce ta-
page diabolique, dont les moines surent profiter
d'une façon plus habile qu'honnête.
Les rois les plus vertueux, dans leur lutte contre
le Péché, se montrèrent non seulement cruels,
mais même parfois licencieux. Saint Louis, malgré
ses messes journalières, ses communions hebdo-
madaires, malgré les coups de discipline qu'il se
faisait donner par son confesseur ; malgré le
ciliée qu'il portait pendant le carême, de enait
intolérant et sanguinaire lorsqu'il s'agissait de
frapper la luxure et tous ceux qui ne croyaient pas
comme lui.
Le Sire de Joinville nous apprend, par exemple,
dans ses mémoires, qu'au siège de Saint-Jean-
d'Acre, en Syrie, Louis IX ayant défendu à ses
capitaines d'avoir des relations charnelles avec
des Vierges folles, qui s'étaient établies près du
camp des croisés, un chevalier fut surpris avec
MMMi^MEi^Ë^&MMM'nWmËM^M^
52. — Le péché dans les bains mixtes au Moyen âge. Fragment
d'une gravure au burin du Maitre aux bandeiolles (xve siècle).
198 PÉCHÉS PRIMITIFS
1 une d'elles en posture inconvenante et que jus-
tice sévère en fut faite.
On lui laissa le choix :
« Ou bien, que la ribaude avec laquelle il avoit
esté trouvé, le mèneroit parmi l'ost (armée) en
chemise et avec une corde liée au membre qui
avoit pesché ; ou, s'il ne vouloit telle chose souf-
frir, qu'il perdrait son cheval, son armure et har-
nois et qu'il seroit chassé et fourbany de l'ost du
ru y. »
Le chevalier, d'après Joinville, préféra perdre
son armure et quitter l'armée plutôt que de se
soumettre à la promenade humiliante.
Ce genre de châtiment, si peu décent, fut en
usage en Belgique et y persista jusqu'au com-
mencement du xvie siècle. Nous en avons la
preuve par une miséricorde satirique (1) de l'église
de Walcourt datant de 1531, qui nous montre un
personnage en chemise qu'une femme entraîne
en riant à sa suite, à l'aide d'une corde attachée
au membre coupable, de la façon prescrite par
Saint Louis.
La comtesse de Flandre, Marguerite, fut i»lus
(ruelle. Ayant appris que son époux, Louis de
(1) Cette miséricorde se trouve reproduite plus loin.
ii°% 81 : elle est empruntée à notre Genre satirique, fantas-
tique et licencieux dans la sculpture, etc.. Jean Schemit. Pa-
ris, rue Laffitte, 52, 1910.
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 199
Maie, qui était coutumier du fait, avait séduit en
1359, une demoiselle de bonne famille, elle attira
celle-ci chez elle et lui fit couper le nez en sa pré-
sence. Prise d'épouvantables convulsions, la
malheureuse qui était enceinte des œuvres de son
suborneur, succomba aussitôt en mettant au
monde deux enfants qui ne survécurent pas à
leur mère.
Les châtiments de l'ancien droit pénal flamand
étaient plus terribles encore. Ceux, qui étaient
coupables de viol, avaient la tête tranchée par le
glaive, ou bien elle était « sciée au moyen d'une
planche » (1).
Dans la grande charte de; Gantois, datant de
12^7 (2ï. nous voyons que les satyres de cette
époque, et même leurs complices, passaient un
mauvais quart d'heure lorsqu'ils osaient s'atta-
quer à une patricienne :
Si la demoiselle avait résisté (pendant le viol)
et crié: Au secours! la peine de mort était par-
tagée par tous ceux qui, ayant entendu l'appel,
n'étaient pas venus à la rescousse. « Les séducteurs
qui n'usaient pas de violence, étaient simplement
punis par la perte du nez ou des oreilles (si on les
(1) Voir Poullet, Ancien droit pénal, p. 249 et suiv.
(2) Archives de la ville de Gand. Voir à ce sujet notre
Genre satirique dans la sculpture, etc., édition de 1910,
pp. 59 à 62.
200 PÉCHÉS PRIMITIFS
surprenait) ou bien par le bannissement s'ils
avaient réussi à prendre la fuite. »
Malgré la sévérité dont on usait envers les filles
légères de ce temps, la prostitution avait pris un
tel développement que les échevins, impuissants
à enrayer le mal, durent se contenter de reléguer
ribauds et ribaudes dans certains quartiers éloi-
gnés de la ville. A Gand, ce fut le quartier malsain,
souvent inondé, d'Outre-Escaut, « Overschelde »,
qui fut choisi. C'est là que vivait toute une popu-
lation spéciale, surveillée par un « roi des ribauds »
qui était fonctionnaire de la ville. C'est là aussi,
que s'étaient établis les tavernes mal famées, les
bains et les étuves, où, d'après les registres com-
munaux « la morale éprouvait les plus scandaleux
-et les plus terribles échecs ».
Despars, dans s.a Chronique de Flandre, nous
-apprend que la fréquentation de ces mauvais
lieux n'était pas sans danger, car en l'espace de
dix mois, en 1379, « quatorze cents personnes
furent cruellement blessées ou tuées dans des
établissements de ce genre dans la seule ville de
Gand, en y comprenant les environs. » (Il doit y
avoir ici de l'exagération).
Des pièces officielles, conservées aux archives
de Gand, nous ont transmis les noms de quelques
enseignes de ce genre de maisons. Parmi celles-ci
LE PECHE AU MOYEN AGE
201
nous en avons trouvé de suggestives, qui méritent
d'être rappelées.
Dans une plainte adressée par un curé de Gand
à l'official de Saint-Baron, nous apprenons que
dans un lupanar appelé « de Koekonte »( la vulve
de vache), on entendait tous les soirs des bruits de
Fig. 53, 54, 55. — Le péché dans la lutte pour la supério-
rité des sexes. Malgré sa force, l'homme vaincu finit par
demander grâce à genoux. (Sculptures de la cathédrale de
Strasbourg).
querelles et de rixes. Une autre taverne mal famée
intitulée « de Goud bloeme » (la fleur d'or) était
mieux connue sous le nom significatif de So-
doma (!) ; là aussi les rixes et les injures adressées
aux passants étaient intolérables.
D'après une autre enquête spirituelle, le Chien
vert, le Chapeau vert, et bien d'autres établisse-
ments de ce genre, étaient dans le même cas. Une
rue de cette ville, probablement à cause de la
202
PECHES PRIMITIFS
qualité des dames qui l'habitaient, s'appelait du
nom ébouriffant de « Kontentast », ou tâte vulve !
Et notons que le nom de cette rue ne fut changé
qu'au commencement du xixe siècle !
La loi était impitoyable pour les femmes lé-
gères s'aventurant hors des quartiers de la ville
qui leur avaient été assignés. Une ordonnance
gantoise, du 6 janvier 1350, défend « à toute
femme folle de son corps, de se promener vers le
soir depuis les halles jusqu'au pont aux herbes,
appelée alors « Veebrugghe »), sous peine de se
voir enlever sa robe par le roi des ribauds qui, en
cas de récidive, pouvait lui couper une oreille ».
L'ordonnance du 14 juin de la même année mena-
çait également de cette peine les courtisanes qui
s'asseyaient à l'intérieur des remparts. « Binnen
den vesten, up hare eene hoire ».
Les plus puissantes familles flamandes se
vouaient des haines mortelles bien pires que les
vengeances corses. Ces haines ou « Veeten » se
transmettaient de générations en générations,
féroces, implacables. A Bruges, ce sont les Gruut-
huse et les Molenbeke ; à Louvain, les Colveren
et les Blankaerde. A Bruxelles, une rivalité
LE PECHE AU MOYEN AGE
Ï03
d'amour et le meurtre du chevalier Van der Noot
déchaîne une suite de sanglantes représailles.
A G and;, la querelle entre les Rym et les Alyn
dure plus de vingt ans. A cause d'elle, un échevin
est massacré dans une église. La « Veete » entre
Mathieu de Saint-Bavon et Jan Bor)uut, un des
Fig. 56 et 57. — ■ Le péché chez les mimes et les musiciens.
Leurs extrémités animales prouvent que leurs vices les ra-
valent, malgré leurs formes séduisantes, au niveau de la
brute. (Le Bestiaire de Strasbourg. Sculptures).
premiers personnages de la cité, donne lieu à de
véritables batailles, laissant sur le terrain, de
chaque côté, de nombreux tués et de blessés ; le
comte de Flandre eut la plus grande peine à
apaiser ces vengeances en 1306.
Les lois de la guerre étaient encore plus bar-
bares. Des faits atroces fourmillent dans l'histoire
df la Flandre. Le chroniqueur Olivier de Dix-
mude trouve tout naturel que, pendant la lutte
contre Louis de Maie, ses chevaliers s'étant avan-
204 PÉCHÉS PRIMITIFS
ces jusqu'aux portes de Gand, ils se soient
amusés à couper le nez et les oreilles à d'inof-
fensifs bourgeois.
En 1380, d'autres gentilshommes s'emparent
sur la Lys de quarante barques, et renvoient les
bateliers à Gand, après leur avoir fait trancher les
mains et crever les yeux. Chaque rébellion, lors-
qu'elle était étouffée, donnait lieu à une série
d'exécutions où l'on prodiguait les supplices.
« Sohier Janssonne, un des compagnons de Zanne-
quin, est promené nu dans les rues de Bruges, et
brûlé d'un fer rouge à chaque carrefour, puis
brisé sur la roue et décapité. Guillaume de Deken,
ancien bourgmestre de la même ville, est attaché
au pilori : on lui tranche les mains, on le roue,
tandis que le lendemain on le fait écarteler par
des chevaux (1). »
Les supplices édictés par la loi ordinaire ne
sont pas moins révoltants. On abuse des verges
sur les corps nus, on imprime un fer rouge sur les
joues, on suspend par les pouces, on brise les
jointures des bras ou des jambes, on perce la
langue des blasphémateurs avec une alêne rougie,
on opère les plus affreuses mutilations, on écar-
telle, on brûle à petit feu dans une cage d'osier,
ou bien on enferme les condamnés dans une chau-
(1) L. VAN DER Kl.NDERE, Op. Cit., p. 423.
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 205
dière pleine d'huile que l'on fait bouillir lente-
ment. Les femmes adultères, d'autre part, sont
enterrées vives, ou lapidées...
Les juges avaient toute latitude dans le choix
du châtiment. Parfois ils s'ingénient à trouver
des peines bizarres, presque comiques, consti-
tuant surtout une humiliation pour les coupables.
Dans les Bydragen tôt het oudvlaemsch StrafrechtT
(contributions à l'ancien droit pénal flamand), Can-
niert nous rappelle qu'en 1356, un luxurieux ayant
voulu abuser d'une servante, fit choir la pâtisserie
qu'elle portait ; on le condamne aussitôt à faire
cuire sept pâtés semblables. Jean Waerloos, en
1354, ayant renversé, dans des circonstances ana-
logues, le pot au lait de Lisbette Hontscoete, il
devra, le jour de Pentecôte, se rendre à l'église de
Sainte-Pharaïlde, portant suspendus à son cou
deux vases pleins de lait, l'un devant, l'autre
derrière. Une médisante sera forcée de faire,
pieds nus et en jupon court, le tour de son voisi-
nage, proclamant sa faute (1354). Des batailleurs,
Jan Dorpman et Josse de Backere,sont condamnés
à un pèlerinage à Tournai ; ils iront au marché
aux tripes, s'agenouilleront devant l'étal le mieux
fourni en viande de porc, puis, en guise de ré-
conciliation, ils iront baiser le mufle d'une vache !
Après quoi, Jan achètera autant de boudins qu'ils
pourront en consommer à deux, et Josse payera
12
206 PÉCHÉS PRIMITIFS
la bière. Enfin, tous deux reviendront à Gand avec
un morceau de boudin de porc cousu à leur cha-
peron (1).
Le cochon, — pourquoi ne l'appellerions-nous
pas par son nom ? — a toujours joué un rôle im-
portant dans la vie populaire flamande. Nous
avons vu la vogue de cet animal, qui symbo-
lise les péchés de gourmandise, de luxure et de
paresse ; il était dès les temps primitifs sacrifié aux
dieux païens et faisait les frais de toutes les fêtes.
On le voit prodigué dans toute la littérature fla-
mande, si bien que l'on a pu dire que le mot
« zwyn « ou » verken » (cochon), qui revient si sou-
vent dans les « bourdes » et dans les fabliaux thiois
— même dans ceux librement imités de mo-
dèles français. — fait le fond de la langue des ha-
bitants de la Flandre.
Lorsque, dans un poème amoureux du temps,
un amant implore sa maîtresse, dont il vante les
hautes vertus, le sympathique soupirant a soin
de se nommer « een arem zwyn » (un pauvre co-
chon), probablement pour mieux attendrir sa
belle.
Le moraliste Boendaele, lui-même, compare
ceux qui se livrent au péché d'orgueil à des pour-
(1) Cannaert, Bydragen tôt hel oudvlaemsche Strajrechl,
p. 102.
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 207
ceaux immondes. Et pour expliquer cette compa-
raison, il se montre lui-même d'une rusticité abso-
lument répugnante (1).
Les cochons vaguaient librement partout. Ils
faisaient alors pour ainsi dire partie de la famille
des artisans et des paysans flamands. On dut
prendre des ordonnances pour empêcher leur
circulation pendant certaines heures. Le règle-
ment de Matines menace de confiscation ceux qui
pénétreront dans les églises et les cimetières. On
redoutait particulièrement, péché bizarre, que
les barbiers leur jetassent le sang tiré à leurs
clients (2)yet,dans cette crainte;les villes de Bruges
et de Gand stipulent qu'un terrain spécial sera
réservé au jet du précieux liquide.
L'épithète plus moderne de «vache » (Coe),
n'est pas inconnue non plus. Dans un conte inti-
tulé « t' Goede wyf maect den Goeden man » (La
bonté de la femme fait celle du mari), l'époux
jaloux se déguise pour éprouver la vertu de sa
moitié et lui laisse un souvenir dont on devinera
(1) Dans ce passage que nous n'osons traduire, il parle
des... ouvertures et des sécrétions les plus dégoûtantes de
L'homme. Il les décrit et les énumère pour proclamer enfin
que ses contemporains « sont plus infects que les plus sales
pourceaux ».
(2) Gilliodts, Invent, des Archives (an. 1336), n° 424
(Cité par Vanderkindere) .
208 PÉCHÉS PRIMITIFS
la nature, lorsque Ton saura que celle-ci en ra-
contant ses aventures, finit par s'écrier : « Hoe
stoncti te nacht, die vule onreine coe! » (Comme
il puait cette nuit,cette sale et dégoûtante vache !)
A cette époque, où le Roman du Renard (1)
jouissait d'une vogue si générale, tous les péchés
étaient symbolisés par des animaux. Les vices des
puissants : leur colère, leur envie, leur orgueil
surtout, étaient personnifiés par le roi Noble, le
Lion. Le Seigneur cruel et rapace, par Isengrin,
le loup. Thibert, le chat, c'était le vil courtisan,
non moins méchant, mais qui ajoutait à ses vices
la fausseté et la trahison. Brun, l'ours, Cornard,
le bélier, l'âne, le porc, tant d'autres encore,
incarnaient les autres péchés, tandis que Reinart
(le Goupil), qui symbolisa le peuple et pratiqua
tous les péchés, berne tout le monde, grâce à sa
ruse et à son astuce.
Dans l'art au Moyen âge, l'image du Péché
prend une importance de plus en plus considérable
Bestial et énorme, nous le voyons s'accouder sur
les balustrades des tours de Notre-Dame à Paris,
où, grimaçant d'un rire cruel, il semble se réjouir
des vices et des crimes qui se commettent jus-
(1) D'après H. Pirenne, le roman de Renard aurait pris
naissance en Flandre et aurait probablement été écrit
par un Lillois.
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 209
qu'aux pieds du lieu saint. A Chartres, ce sont les
sept vierges folles qui symbolisent les sept péchés
capitaux, tandis qu'à l'église de la Chapelle à
Bruxelles, ce sont des bêtes, surtout des porcs,
représentant l'humanité coupable, qui sont sculp-
tés sur la frise qui règne à l'extérieur du chœur.
Partout, sous la forme de gargouilles hideuses ou
grotesques, des monstres semblent vomir avec
effort le péché ou l'ordure, sur le monde vicieux
et méchant qui les entoure.
Familière et satirique, l'image du péché, sous
toutes les formes, devient de plus en plus nom-
breuse dans les lettrines et les encadrements de
pages des manuscrits flamands. Ici, une truie,
habillée à la dernière mode de Bruges, ou de
Gand, se pavane juchée sur des échasses pour pa-
raître plus grande (1), caricaturant ainsi le luxe
et l'orgueil des bourgeoises ou des patriciennes ;
là, des cochons, portant la robe du moine ou de
l'abbé mitre, stigmatisent les péchés et les vices
de la vie monacale. Des griffons ou des chevaux,
dont les corps sont terminés par des bustes
d'hommes d'armes, symbolisent les crimes des
chevaliers et des soldats, tandis que des sirènes,
(1) Çig. 70 de notre Genre satirique (2e éd.). Ajoutons que
cette truie, pour faire la satire des robes si décolletées
d'alors, étale sans pudeur ses nombreuses mamelles.
12*
210 rÉCIIF.S PRIMITIFS
des singes, dans des poses risquées, personnifient
la luxure et les autres péchés qui ravalent l'homme
au rang de la brute.
Déjà, les hùchiers ou les sculpteurs de stalles
se permettent, sur leurs miséricordes et leurs par-
closes, des satires mordantes de toutes les classes
de la société. Nous y voyons défiler le seigneur
puissant, mais brutal : le musulman, ce terrible
ennemi de la chrétienté ; l'artisan goguenard et
grossier ; la femme astucieuse et médisante ; les
bateleurs et les courtisanes impudiques. Puis,
c'esl le démon et les bêtes infernales, évoquant
les craintes et les terreurs de l'au-delà. Des scènes
de gourmandise et de luxure Stigmatisent encore
d'autres péchés, que nous retrouvons aussi dans
l'image des plaisanteries primitives, où l'élément
scatologique n'est pas toujours le plus répréhen-
sible.
Cette floraison étrange, dont l'acre parfum
blesse les Ames sensibles, constitue cependant une
documentation précieuse, parce que réaliste et
contemporaine. On y voit revivre et palpiter le
cœur d'un peuple, et cela dans des manifestations
folkloriques familières ignorées par l'historien.
On y reconnaît jusqu'à l'apport des races qui for-
mèrent les habitants de la Flandre. Dans les
scènes de beuverie et d'ivresse, dans les rixes de
cabaret, dans les combats terribles qui se livrent
LE PÉCHÉ AU MOYEN AGE 211
entre des hommes ou des bêtes monstrueuses^
s évoque le souvenir atavique des Germains en-
vahisseurs de la Gaule primitive., dont nous avons
signalé déjà l'intempérance, la rusticité et les
colères frénétiques, tandis que d'autres sujets,
non moins typiques, stigmatisant la vanité, l'as-
tuce, l'avarice, ou la paillardise, semblent se
rapporter aux péchés héréditaires des anciens
Celtes, ou Gaulois autochtones.
L'étude de ces documents nouveaux, qui se
placent entre la barbarie finissante et l'aurore
d'une civilisation nouvelle, est d'autant plus
intéressante, que c'est à cette époque que nous
assistons à une des plus grandes transformations
de l'esthétique flamande primitive. C'est alors
que nous voyons éclore l'art réaliste de statuaires
néerlandais, tels que Claes Sluter, le génial auteur
du Puits de Moïse à Dijon. C'est à ce moment que
de grands miniaturistes flamands travaillent à
Paris pour des princes mécènes français, « trouent
la toile du fond », créent le paysage, frayant enfin
le chemin à cet art puissant de la Flandre, que
les van Eyck devaient porter à son apogée, et
dont les formules nouvelles, partout adoptées,
devaient régner pendant plus d'un siècle sur l'art
des principaux pays de l'Europe, y compris la
France.
IV
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS
DE BOURGOGNE
Les chroniqueurs du xve siècle (1), panégyristes
attitrés des ducs de Bourgogne, aveuglés par
(1) Voir les Chroniques du temps écrites en langue fla-
mande par Jan et Olivier van Dixmude, par Jan van Da-
dizeele, le Dagboek der Gentsche Collacie (ou Journal de la
Collace gantoise), ainsi que celles écrites en français par
des auteurs belges, tels Froissart, Chastellain, du Clercq,
le sire de Haynin, Olivier de la Marche, Monstrelet, Le-
febvre de Saint-Remy, Mathieu d'Escouchy, Molinet, etc.
Il y a lieu de citer encore les chroniques en langue latine
de Jean Brandon, le Religieux des Dunes, Gilles de Roye,
Adrien de But, Edmond de Dynter, le Religieux de Saint-
Denis, sans parler de nombreuses autres relations ano-
nymes. Mentionnons surtout les Mémoires de Philippe de
Commines, qui se posa dès lors comme le père des historiens
modernes.
214 PÉCHÉS PRIMITIFS
réclat et le luxe de leur cour fastueuse ont fait
croire jusqu'ici, qu'à un moment où la France
s'épuisait dans sa lutte contre les Anglais, et s'ap-
pauvrissait par ses guerres intestines des Bour-
guignons et des Armagnacs, où l'Angleterre se
débattait et souffrait des horreurs de la guerre
des deux Roses, seuls les Pays-Bas jouissaient
d'une prospérité incomparable, u comme si, dit un
écrivain d'alors, à proprement parler, les richesses
leur eussent abondé du ciel (1). »
En réalité, si le xve siècle fut somptueux, il fut
surtout sinistre. Les hautes classes de la société,
luttaient de richesse et de luxe, mais vivaient
dans le vice, tandis que le peuple, envieux et
brutal, agonisait sous la triple étreinte de l'Eglise,
des Ducs et des Gildes.
La préoccupation de la Mort, du Démon et de la
Folié était générale. Les invasions étrangères, les
guerres civiles, les famines et les pestes décimaient
tour à tour les populations.
Les malheurs du temps avaient émoussé le ju-
gement et effacé jusqu'à la distinction du bien et
du mal ! On considérait la vie comme un moment
de jouissances passagères, dont on devait user, et
même abuser de son mieux. Aberration très favo-
(1) P. Frédéricq, Essai sur le rôle politique et social des
ducs de Bourgogne, etc., Gand, 1875.
LE PECHE AU MOYEN AGE
!15
rable à l'augmentation du péché, et quinous ex-
plique comment prirent naissance, dans la litte-
Fig. 58. — ■ Un sortilège d'amour (Le péché chez la femme).
Peinture attribuée à Jean van Eyck (Musée de Leipzig).
rature comme dans l'art, des espèces de culteg
burlesques de la F- lie et de la Mort. C'est alors que
216 PÉCHÉS PRIMITIFS
dans la Flandre bourguignonne, — comme en
France et en Allemagne, — nous voyons se for-
mer des sociétés joyeuses qui, dans leur désir de
réagir contre les terreurs générales, osèrent ba-
fouer jusqu'à la fin dernière de l'homme. Les
images de la mort et du péché étaient d'ailleurs
partout. On les voyait s'étaler non seulement
dans les représentations, plus nombreuses que
jamais, de l'Enfer et du Jugement dernier, mais
elles apparaissaient même dans l'intérieur des
maisons des riches, sous la forme de danses ma-
cabres tissées en tapisseries, dont on ornait les
murs. Ces farandoles tragiques furent même re-
présentées en tableaux vivants.
L'histoire nous apprend qu'au mois d'oc-
tobre 1424, la danse macabre fut publiquement
dansée par des vivants dans le cimetière des Inno-
cents à Paris, digne théâtre d'un si lugubre spec-
tacle. On sait que cette représentation eut lieu en
présence de Philippe le Bon et du duc de Bedfort
entrés en vainqueurs dans cette capitale, après la
bataille de Verneuil. Dans les comptes des ducs
de Bourgogne, nous trouvons encore des preuves
que la danse macabre fut aussi dansée devant
Philippe le Bon à Bruges, en 1449. Voici un do-
cument qui s'y rapporte :
« A Nicaise de Cambray, painctre, demeurant
en la ville de Douay, pour lui aidier à def frayer au
-
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 217
mois de septembre l'an 1449, dans la ville de
Bruges, quant il a joué devant mondict seigneur,
en son hostel, avec ses autres compoignons, cer-
tain jeu, histoire et moralité sur le fait de la danse
macabre. VIII francs. »
Le triomphe de la mort plaisait au grand
nombre, car c'était la victoire de l'égalité, un sé-
rieux avertissement donné à tous ceux qui vivent
dans le péché, et croient être par leur rang au-
dessus des lois humaines. C'était le triomphe de
l'inexorable niveleuse, qui montre l'inanité de
l'orgueil et de la puissance, comme celle de la
science, de la grandeur et de la beauté. Dans la
terrible sarabande, défilaient à leur rang : papes
et empereurs, moines et paysans, nobles dames et
catins, guerriers et savants, vieillards et nouveau-
nés... chacun portant des attributs indiquant sa
position sociale ou son état. Comme dans les fi-
gurations artistiques du Jugement dernier, les
grands de la terre y marchaient les premiers, hon-
teux et craintifs, tandis que de pauvres bergers,
des mendiants et des infirmes, s'avançaient sans
crainte, car pour eux le repos éternel ne pouvait
être qu'une amélioration à leur état.
Et la terrible faucheuse, qui entraînait dans le
branle tous ceux qui avaient péché, on la voyait
pour la première fois sous sa forme emblématique
la plus hideuse, celle d'un squelette humain, éta-
13
218 PÉCHÉS PRIMITIFS
lant avec un cynisme railleur « la nudité su-
prême qui eût dû rester vêtue de terre », dit Mi-
chelet.
L'orgueil et l'envie, la colère et la cruauté,
furent des péchés communs aux quatre ducs de
Bourgogne qui régnèrent successivement sur la
Flandre. Philippe le Bon devait ajouter à ces pé-
chés de sa race la luxure et même l'avarice, mal-
gré les dépenses et les prodigalités inouïes qui
accompagnèrent son règne.
Philippe le Hardi, qui devint comte de Flandre
après la mort de son beau-père, Louis de Maie,
probablement assassiné à Lille en 1384 d'après
ses ordres (1), avait préludé à son règne par la
terrible tuerie de Roosebeke. Il s'était donné le
cruel plaisir de saccager et d'incendier Courtrai,
rroyant venger ainsi la noblesse française du dé-
sastre des Eperons d'or. On connaît ses rancunes
et ses cruautés. A Paris il présida aux terribles
exécutions « en masse », qui amenèrent l'étouffe-
ment définitif des libertés communales en France.
Déjà lorsqu'il était captif en Angleterre, après
la bataille de Poitiers, où sa bravoure lui valut dès
(1) Voir les curieuses discussions auxquelles se livre, à
ce sujet, un auteur gantois du xvme siècle, le P. Bernard
de Jonche, Het leven van Philip pus den Stoute (la Vie de
Philippe le Hardi), cité par P. Frédéricq dans son Essai
sur le rôle politique et social des ducs de Bourgogne.
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 219
l'âge de seize ans son surnom de Philippe le Hardi,
il succomba au péché de colère, devant son vain-
queur, Edouard III. Un jour que l'échanson du
roi d'Angleterre avait servi son maître avant le
roi de France, il osa le frapper en lui disant :
— « Qui donc t'a appris à servir le vassal avant
le seigneur ? »
Et l'on sait qu'Edouard, avec sa courtoisie
habituelle, se contenta simplement de répondre :
— « Vous êtes bien Philippe le Hardi. »
Les chroniqueurs flamands décrivent ses co-
lères terribles, ses paroxysmes que ses plus
proches avaient la plus grande peine à calmer. On
sait qu'il ne pardonna aux députés gantois, qui
avaient refusé de s'agenouiller devant lui, que
lorsque trois princesses de sa famille eurent im-
ploré leur pardon en se prosternant elles-mêmes à
ses pieds. L'incendie et le sac de Damme, les
« Ambachten » (les Quatre Métiers) mis à feu et à
sang, témoignent de ses goûts sanguinaires.
Son orgueil se montra nettement dès 1386,
lorsque la flotte française se réunissant à l'Ecluse,
pour tenter une descente en Angleterre, Philippe
voulut éclipser par ses fastueuses dépenses tous
les autres princes réunis. Sa nef n'était pas seule-
ment la plus grande et la plus belle, mais elle se
distinguait aussi par sa plus grande richesse.
Elle était peinte en dehors en couleur azur, et
220 PÉCHÉS PRIMITIFS
couverte d'ornements dorés. On y voyait cinq
grandes bannières aux armes du duché de Bour-
gogne, du comté de Flandre, du comté d'Artois,
du comté de Rhétel et du comté de Bourgogne ;
quatre pavillons de mer, à fond d'azur et à queue
blanche ; trois mille étendards avec la devise du
duc, que l'on avait aussi brodés en or sur les voiles
avec des marguerites tout autour. En 1392, le duc
déploya non moins de magnificence aux négocia-
tions de Lelinghen. Ses tentes, ou plutôt sa rési-
dence temporaire avait la forme d'un château-
fort flanqué de tours. Elle était richement ornée
de décors peints et dorés, dominant les logements
de sa suite, qui était composée de plus de trois
mille personnes. L'ensemble, disent les chroni-
queurs « avait l'aspect, non d'un camp, mais d'une
ville pavoisée et en fête ».
Chose digne de remarque, Philippe le Hardi, ne
laissa pas comme les autres princes de son temps,
des bâtards reconnus. L'altière Marguerite de
Maie, son épouse, avait seule eu le don de domi-
ner ce prince par son caractère impérieux et re-
doutable. A l'âge de soixante-treize ans. Philippe
mourut insolvable, malgré ses immenses revenus,
et sa femme renonça publiquement à sa succes-
sion, en venant selon l'usage déposer, sur le cer-
cueil de son époux, sa bourse, son trousseau de
clefs et sa ceinture, pendant le service solennel
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 221
célébré à sa mémoire à la cathédrale d'Arras, en
1404 (1).
Jean sans Peur lui succéda après la mort de
Marguerite de Maie, décédée en 1405. Les historiens
disent qu'il était de « petite taille, l'œil d'un bleu
clair, mais petit, le regard ferme et menaçant ». On
connaissait déjà sa bravoure, on apprit à con-
naître bientôt son âme orgueilleuse, son caractère
sombre et violent. Voulant se débarrasser de son
oncle Louis d'Orléans, prince léger et débauché
qui avait été le rival de son père, il sut éviter une
guerre qui paraissait fatale en feignant de se ré-
concilier solennellement avec lui. Les deux princes
s'embrassèrent, communièrent ensemble et cou-
chèrent dans le même lit. Puis, lorsque Jean eut
gagné l'amitié de Louis, il le fit traîtreusement
assassiner dans la nuit du 27 novembre 1407.
Après avoir nié son crime, il partit de Flandre,
où il s'était enfui, pour en'rer audacieusement à
Paris à la tête d'une armée, et, en cour plénière,
devant le Dauphin et les princes du sang, la no-
blesse, l'université et le clergé, il osa charger un
(1) De Barante, Les ducs de Bourgogne, t. I, p. 199 et
Paul Frédéricq, op. cit. Remarquons ici que l'on dit en-
core aujourd'hui en flamand « Mettre la clef sur le tombeau »
(De sleutel op het graf leggen), pour indiquer que l'on refuse
une succession grevée de trop de dettes.
PECHES PRIMITIFS
Cordelier, Jean le Petit, de faire l'apologie de son
meurtre.
« Je ne sais, dit de Laborde à cette occasion,
aucun fait de l'histoire plus propre à former un
tableau des mœurs de ce temps. Tous les senti-
ments y ont cours : la galanterie dans sa forme
effrénée, la jalousie dans ses vengeances brutales,
la vanité blessée, dans sa révolte sanguinaire ; et,
lorsque le crime est commis, la hardiesse cynique
qui l'avoue, la violence qui l'impose, le prêtre et
l'homme de loi qui l'excusent. »
Faux-monnayeur et cruel, Jean sans Peur, lors
de la révolte de Liège contre l'évêque de cette
ville, Jean de Bavière, institua les massacres af-
freux qui succédèrent à l'écrasement des Liégeois.
Le due défendit de faire quartier et assista avec
joie aux noyades et aux exécutions en masse qui
valurent au prélat guerrier le surnom de Jean
sans Pitié, nom que Jean sans Peur mérita mieux
que lui.
Son retour en France fut l'occasion de nouveaux
crimes. Mais ses injustices et ses spoliations lui
valurent des ennemis puissants dont le chef, d'Ar-
magnac, déchaîna cette affreuse guerre civile qui
ruina tant de villes et empêcha, pendant des an-
nées,les semailles et les vendanges dans les champs
de la France. S'intitulant l'ami du peuple, on le
voit avec ses alliés. 1 ^s bouchers et les écorcheurs
LE PÉCHK SOLS LE DUCS DE BOURGOGNE 223
de Paris, organis-er, les 12 et 13 juin 1418, ces hor-
Fig. 59. — ■ Le péché chez la femme. Le combat pour la cu-
lotte, par Israël van Meckene. (Gravure du xve siècle).
ribles massacres des Armagnacs sans défense, qui
fjurenl égorgés., sans sacrements, et, après leur
224 PÉCHÉS PRIMITIFS
mort, traités en excommuniés, leurs cadavres
jetés nus dans les fossés de la ville, ou bien donnés
en pâture aux pourceaux, qui se trouvaient alors
au marché au bétail (1).
Les massacres des Armagnacs dans les prisons
ont laissé les souvenirs de mille horreurs. On ar-
racha sur le corps du Connétable et de ses parti-
sans une lanière de peau sanglante, de gauche à
droite, figurant Fécharpe des Armagnacs. Les
nobles furent traînés par les rues de la ville sui-
des claies, et d'autres jetés des fenêtres, sur les
piques des assassins. Une femme grosse étant
tombée morte sur le pavé, on vit son enfant palpi-
ter dans ses flancs ; et les furieux de dire :
— « Tiens, le petit chien remue encore 1 (2) »
On sait que, la trahison appelant la trahison,
les Armagnacs feignirent à leur tour un désir de
rapprochement et qu'ils attirèrent Jean sans Peur
à l'entrevue du pont de Montereau-sur-Yonne,
où ils l'assassinèrent sous les yeux du Dauphin, le
10 août 1419.
Son fils, le comte de Charolais, qu'on n'appelait
pas encore Philippe le Bon, nom qu'il ne mérila
(1) M. de Barante, Histoire des ducs de Bourgogne, etc.,
t. I, p. 291.
(2) M. de Barante, Histoire des ducs de Bourgogne, elc,
t. I, p. 376.
LE PECHE SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE _-0
pas d'ailleurs, mais Philippe Y « Asseuré », se trou-
vait à Gand, lorsqu'il apprit le meurtre de son
père. En digne fils de Jean, il se mit dans une co-
lère épouvantable, jurant de venger cette mort
dans des flots de sang. Les chroniqueurs décrivent
très physiologiquement sa fureur : « Gectant un
haut effrayeux cry avec toutes manières lamen-
tables, (il) se rua sur un lict ; et là, gisant subite-
ment défiguré de visage, privé de parole et tout
amorty d'esprit, les yeux lui commencèrent à
tourner, les lèvres à noircir, les dents à estreindre,
les bras et les jambes à tirer à mort. » (1)
Cette description réaliste de la colère portée à
son paroxysme se retrouve encore dans les Merk-
waerdige gebeurtenissen (Faits remarquables)
d'Olivier de Dixmude. Il décrit, lui aussi,, à di-
verses reprises les colères épouvantables de Phi-
lippe le Bon, notamment la scène violente qu'il
eut avec son fils Charles, qui devait porter le
surnom si justifié de Téméraire.
« Alors le sang lui tira à cœur, et (il) devint
pâle et puis à coup enflambé, et si espoentable en
son vis (âge), que hideur estoit à le regarder. Et de
fait regarda son fils si fellement, que bon faisoit à
juger qu'en son cœur avait diverses variations
criminelles envers luy, car entre les vivans n'avoit
(1) Kervyn de Volkaersbeke, Chroniques, t. I, p. 49.
13*
226
PECHES PRIMITIFS
homme tant à redoubter courcié que luy seul. Et
pourtant la duchesse, qui estoit présente à ces
langages et trambloit de hyde et de peur, doub-
tant que le père ne se mesusat en son fils, hastive-
ment prist son fils et le boutant devant elle, le fist
vuider de l'oratoire et elle mesme le sievoit sans
mot dire à son mary. »
Chastellain, qui vécut dans l'intimité du duc
Philippe, dit également que ses colères ressem-
blaient à des accès de folie et qu'alors « ses sourcils
qu'il avait gros et houssus, et tous ses crins, se
dressoient comme cornes en son ire. »
En France il dirigeait la cause anglaise avec
Bedford, transformant le pays occupé par leurs
armées en une vaste solitude. « Jusqu'à la Loire,
dit Barante, les campagnes étaient désertes, il n'y
avait plus d'habitants que dans les bois et dans
les forteresses. Quand on voyait l'ennemi, les
cloches étaient sonnées, les laboureurs en toute
hâte rentraient dans la ville ; les troupeaux
avaient pris l'instinct de fuir d'eux-mêmes au
son du tocsin... »
Philippe le Bon était esclave de la luxure. I n
de ses contemporains remarque qu'il « avait en
lui et le vice de la chair, et estoit durement lu-
brique et fraisle en cet endroit». D'après la tradi-
tion, l'institution de la Toison d'or aurait eu pour
origine la glorification d'une maîtresse rousse,
I.E PECHE SUIS LES DUCS DE BOURGOGNE __/
dont il lit porte* la toison secrète à des souverains,
comme un insigne de l'honneur suprême !
Selon non s, il y aurait lieu de croire que son
intimité inexplicable avec son valet de chambre
van Eyck, ces » voyages et services secrets » lar-
gement rétribués d'ailleurs, n'eurent pas seule-
ment pour but des missions diplomatiques et ma-
trimoniales, mais furent des voyages de galanterie
destinés à amener au souverain des maîtresses
nouvelles, choisies selon les goûts du plus grand
peintre flamand de l'époque.
A cause peut-être du sang portugais qui coulait
dans ses veines, Charles le Téméraire se montra
plus colérique et plus brutal que son père. Sou-
vent ses rages insensées dégénéraient en férocités
atroces. Son orgueil indomptable et son entête-
ment le rendaient alors sourd aux avis de ses an is
les plus dévoués. « Pour ce qu'il estoit, dit le chro-
niqueur, terrible à ses gens qui trembloient de-
vant lui. »
Abusant cruellement des droits de la guerre, il
mit à sac de la façon la plus terrible Liège et Di-
nant. On sait que, dans ces deux villes, l'incendie
et les massacres n'épargnèrent personne, et que
L'on égorgea même les malheureux réfugiés dans
les églises, avec leurs femmes et leurs enfants. À
Xesles, les cruautés ne furent pas moins révol-
tantes. Lorsque le duc entra à cheval dans le lieu
228
PECHES PRIMITIFS
saint converti en un charnier, à la vue des
milliers de cadavres gisant « dans un demi pied de
sang », il ne put s'empêcher de s'écrier en se si-
gnant :
« J'ai de bons bouchers avec moi, et voilà une
bien belle vue ! »
Au sac de Dinant, Charles montra une rapacité
excessive. Tout fut pillé, et il alla jusqu'à faire
enlever le plomb des toits. Ce butin immense fut
chargé sur des bateaux qui descendirent la Meuse.
Le sac de Liège fut plus effroyable encore ; l'or,
l'argent, les ornements sacrés des communautés
religieuses, les pierreries, les livres furent volés
rapidement ; puis ce fut le tour des cloches des
églises; celles-ci furent dépouillées même du plomb
de leurs toits. Voleur et sacrilège, il permit que
les tombeaux des évêques et des nobles fussent
violés, pour dérober aux cadavres les ornements
et bijoux que la piété y avait déposés (1).
Chastellain, dans ses Chroniques, assure que le
duc était peu aimé de ceux qui l'entouraient ;
« par estre trop roide et dur à ses gens... par espé-
cial aux nobles hommes. » On raconte, dit de Ba-
rante, qu'un jour, après avoir suivi la chasse, le
sire Philippe de Commines, excédé de fatigue,
s'était jeté tout vêtu sur un lit. Quand son maître
(1) Paul Ffédéricq, op. cit., p. 89.
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 229
vint pour se coucher, il trouva que son chambel-
lan, au lieu de l'attendre, s'était endormi. Ce lui
sembla un grand manque de respect :
— « Attends, s'écria-t-il en colère, je vais te
débotter, pour que tu sois plus à Taise ! »
Et lui tirant sa botte, il la lui jeta avec force à
la tête. Ce qui valut à Commines le surnom de
tête bottée. On assure que le gentilhomme con-
serva à son maître une éternelle rancune de cette
offense (1).
Ses colères et ses brutalités, qui avaient failli le
faire massacrer avec toute sa suite lorsque les
Gantois révoltés mirent sa patience à une si dure
épreuve à l'occasion de sa première visite à la ca-
pitale de la Flandre, s'aggravèrent encore avec
l'âge. Sans égards pour la naissance ou pour le
grade, tout le monde devait ployer devant lui. Il
frappait à coups de bâton, tuait même parfois,
à l'armée, ceux « qui ne se tenaient pas bien à
l'ordonnance et n'épargnait non plus le grand que
le petit » ; cela lui arriva même pendant le siège
de Nancy.
Les traditions de luxe, qui s'étaient établies en
Flandre dès la fin du xive siècle, s'étaient encore
augmentées au xve siècle, et la corruption des
mœurs était extrême. L'autorité civile tâchait
(1) De Barante, op. cit., t. II, p. 395.
230
PECHES PRIMITIFS
vainement de réagir contre la débauche et les
faux-ménages, qui se multipliaient. Le magistrat
de Louvain, en 1406, permet la recherche de la
paternité. Il va plus loin. Une femme qui prétend
qu'on lui a promis mariage n'a qu'à le jurer, pour
que son séducteur soit obligé de l'épouser dans
les quinze jours (1). Les rapts et les viols étaient
fréquents, malgré les punitions exemplaires dont
les satyres de l'époque étaient passibles.
La cour de Bourgogne « était un théâtre d'am-
bitions mesquines,-de débauches et de corruption ;
l'argent y était le seul dieu invoqué, la vénalité
des emplois et des faveurs trônait sans par-
tage (2). » Les courtisans et les nobles étaient
d'une rapacité inouïe. « Ne sais quels officiers affa-
més, dit Du Clerq, qui estoient autour du Duc
engloutissoient tout. » On ne voyait que fonc-
tionnaires concussionnaires et prévaricateurs,
tandis que le clergé, simoniaque et cupide, se dis-
tinguait par sa luxure et ses vices. Notre chroni-
queur Du Clerq ajoute que « mesme régnoit en-
core plus icelluy péchié de luxure es preslats ei en
touts gens d'église. » Le moine Jean Brugman
nous trace, d'autre part, une sombre peinture de
l'intérieur des abbayes et des couvents des Pays-
(1) M. Poullet, Ancienne Constitution Brabançonne, p. 80.
(2) Henné et Wauters, Histoire de Bruxelles, t. I, p. 266.
LE PECHE SOLS LES DUCS DE BOURGOGNE
231
Bas, où s'étalaient, avec tous les péchés, l'hypo-
crisie, les plaisirs delà tabfc et la débauche (1)-
Fig. 60. — Le péché chez la femme. Elles se disputent entre
elles une culotte. Gravure d'un graveur ineonnu du
xve siècle. (Musée de Berlin).
Le Pape Martin V dut écrire aux chanoines
d'Anvers, en 1422, pour défendre à ceux qui
avaient des sorties sur le cimetière qui entourait
la cathédrale, de faire entrer par là dans leur de-
(1) Moll, Johannes Brugman, et Hofdyk, Ons voorges-
iacht. t. V, p. 59-61. Voir aussi Paul Frédéricq, op. cit..
P. 97.
-32 péchés rniMiTiFS
meure des femmes de mauvaise vie (concubinœ).
A Arnhem, cinq femmes mariées sont bannies
pour leurs relations répréhensibles avec les cha-
noines anversois, « sommighe van den Capittel » de
l'église de Sainte Walburge. Ces débauches se
révélaient parfois de la façon la plus étrange. Pen-
dant les inondations de Dinant de 1460, qui firent
périr de nombreux habitants, on trouva l'abbé
d'un couvent de cette \'ïlle, noyé en « l'eauwe du
fleuve avec sa concubine dans ur.e chambre de
l'abbaye (1). »
En 1414 et en 1422, Févêque de Tournai, écri-
vait aux abbés de Saint-Bavon et de Saint-Pierre
à Gand, pour leur prescrire des cérémonies de pu-
rification devenues nécessaires par suite des pro-
fanations qui avaient eu lieu dans leurs églises,
sanguinis çel seminis effusione.
D'autres ordonnances, celles de 1419 et 1461,
défendent aux religieux des mêmes abbayes,
d'avoir des armes, de jouer gros jeu, d'avoir des
dettes à l'insu de l'abbé, de chasser, d'avoir des
chiens, de quitter l'habit de l'ordre pour se diver-
tir et se livrer à la débauche en ville : Item, quis
in loco sacro cura aliqua muliere delinquat. It., quis
eu m moniali seu alla muliere quoeumque vinculo
(1) Du Clercq, Mémoires, 1. IV, c. xm (t. III, p. 56),
et Paul Frédéricq, op. cit., p. 98.
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 233
castitatis vel -marital! constricta, carnaliter delin-
quat. It., si quis quamcumque virgvnem defloravit.
Il, si quis injecit manum violentant in quamcumque
personam religiosam seu aliam quamcumque.
Des clercs, portant tonsure, osaient tenir des
bordels, des cabarets ou des maisons de jeu.
« Een clerc, die leeft ende hem geneert met bor-
deel te houden, of cabaret of dobbel schole... (1) »
« Lors c'estoit grande pitié, ajoute Du Clerq,
que le péché de luxure régnoit moult fort et par
espécial es princes et gens mariés ; et estoit le
plus gentil compagnon, qui plus de femmes sca-
voit tromper et avoir au moment, qui plus luxu-
rieulx estoit. »
On peut se faire une idée du ton inconvenant,
on peut dire licencieux, qui était toléré à la cour
des ducs de Bourgogne, par les plaisanteries et les
amusements alors à la mode. Parmi les « entre-
mets » des banquets figuraient des femmes nues,
des « syrènes », tandis que sur la table même des
enfants également nus, dans la pose du « Man-
nekenpis » de Bruxelles, urinaient de l'eau de rose.
Parmi « certains ouvraiges ingénieux de joyeusetê
et plaisantce » que Philippe le Bon fit exécuter en
1432-1433, à son château favori de Hesdin, nous
voyons figurer, parmi les automates, les trapes
(1) M. Poullet, Ancienne constitution brabançonne, p. 80.
234 PÉCHÉS PRIMITIFS
pour culbuter, les surprises et pièges de toutes
sortes : « VIII conduiz pour mouiller les dames par
dessoubz (1) ». Les dames de la cour se signalaient
d ailleurs par l'indécence de leur mise, leur ivro-
gnerie et par leur conduite dissolue.
Chose curieuse, les prédicateurs du temps
s élevèrent plus contre les coiffures ou hennins
dits « à cornes » que contre le décolletage outré
des femmes de haut rang. Le père Thomas Connet,
un Breton, appartenant à l'ordre des Carmes, qui
visita la Flandre, la Picardie et l'Artois, prêchait
sur des échafauds ornés de tapisseries, sur les
places publiques. Après avoir fulminé contre les
mœurs et les péchés du temps, il ne manquait pas
d'exciter les enfants, — et l'on verra combien ils
étaient méchants à cette époque, — à poursuivre
et à molester les dames qui portaient ce genre de
coiffure. Partout ses prêches, farcis de bouffonne-
ries et d'allusions triviales, souvent indécentes,
provoquèrent un tumulte et des bagarres, qui
eurent pour résultat que les dames de condition
durent abandonner pour un temps leurs hennins,
pour adopter le béguin des femmes de petit état.
On brûlait publiquement les coiffures proscrites
devant la populace rassemblée. « Les femmes des
patriciens accouraient pour faire brûler leurs
(1) Delaborde, t. I, pp. 268-269.
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 235
lourds chaperons soutenus par des pièces de cuir
avec baleines, et les nobles demoiselles leurs coif-
fures à grandes cornes d'où pendaient leurs longs
voiles à queue. »
Jacques Legrand, sous le nom de Jacobus
Magnus, de l'ordre des Augustins, ose prêcher en
présence de la cour contre les dérèglements d'Isa-
beau de Bavière. Il lui reproche que la « seule
^ énus règne dans son entourage, où les bom-
bances et 1 ivresse font de la nuit le jour et
qu elle même ose se mêler à leurs danses las-
cives. »
Plus mal embouchés, le Cordelier Michel Menot,
surnommé à tort langue d'or, — Voltaire l'honora
de ses spirituelles moqueries ; — Barlette, qui
dans un sermon indiqua sans détour à quel dé-
tail physiologique la Samaritaine reconnut que le
Christ était juif : Maillard, plus trivial, et tant
d'autres, montrèrent dans leurs sermons bravant
l'honnêteté ce que devait être le ton et la gros-
sièreté des simples profanes à cette époque.
Le Père Olivier Maillard, qui prêcha en Flandre,
à Bruges et à Gand, constitue la figure la plus in-
téressante de ce groupe de prédicateurs hardis,
dont il réunit à un haut degré les qualités et les
définit s. Son célèbre sermon du 5e dimanche du
carême à Bruges, où il osa bafouer devant Maxi-
milien d'Autriche les désordres et les mœurs
236 PÉCHÉS PRIMITIFS
corrompues de la cour, est considéré comme un
de ses chefs-d'œuvre oratoires les plus com-
plets (1).
A cette noblesse si fière, si orgueilleuse, si avide
<le plaisir, il ordonne de « baisser le front ». Il re-
proche à ces courtisans leurs pillages, leurs par-
jures et leurs blasphèmes. Il cloue au pilori « ces
nobles non mariés qui vivent et couchent avec
leurs servantes », ces « nobles dames qui gardent
les bijoux et les lettres de leurs amants » ; ces
« fines fumelles de Cour, ces jeunes garches dé-
bauchées », qui entouraient l'archiduc Philippe ;
ces « jeunes gaudisseurs » qui font de la nuit le
jour et restent sourds aux plaintes et aux misères
des « suppliants ».
Et ces interpellations insolentes, il les termine
invariablement par cet ordre impérieux : « pour
"vos péchés, baissez le front ! »
Les sermons de ce moine, aussi incorruptible que
fanatique, constituent un réquisitoire des plus
sanglants et des plus complets contre le péché au
xve siècle. Les souverains, les clercs et les laïques ;
les évêques, les prélats et les moines, sont succes-
(1) Voir à ce sujet M. l'abbé Alexandre Samouillan,
Olivier Maillard, sa prédication et son temps (Thèse pré-
sentée à la Faculté des Lettres de Bordeaux), Paris, Ernest
Thorin, 1891.
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 237
sivement pris à partie. Mais c'est surtout le
monde féminin qu'il se plaît à fustiger de sa main
rude. C'est pour la femme qu'il réserve ses épi-
grammes les plus acérées, ses mots les plus crus,
ses invectives les plus mordantes Son obscénité
est d'ailleurs pareille à celle que l'on observe en
guise d'humour dans les contes égrillards des
trouvères du temps. Et ainsi que ceux-ci, le Père
Maillard considère la compagne de l'homme
comme étant la plus puissante auxiliaire du
démon.
Il déplore et jette un triste jour sur la galanterie
à son époque et insiste sur le « nombre infini » de
courtisanes qui jouissaient alors d'une considéra-
tion qui nous étonne. Nous apprenons par ses ser-
mons qu'elles étaient reçues dans les plus hon-
nêtes sociétés du monde ; postées aux portes des
collèges et des universités, mêlées au train quoti-
dien de la vie, non seulement elles avaient accès
dans les rues et dans les maisons, en dépit de
toutes les ordonnances existantes, mais encore
elles venaient jusque dans les églises braver
l'honnêteté et la morale.
Combien de fois ne voyons-nous pas le fou-
gueux Cordelier les interpeller directement et
s'écrier :
— « Que dites-vous, viles courtisanes, qui vi-
vez comme des chiennes ? »
238 PÉCHÉS PRIMITIFS
— « Etes-vous là, viles courtisanes, écrites au
livre des damnés ? Dites à vos lenones qu'ils
viennent avec vous, et qu'ils boivent avec vous le
fiel des dragons. »
Puis une autre fois :
— « Vous, pauvres courtisanes, dites à vos
amants qu'ils vous défendent le jour du Jugement
dernier (1). »
Et malgré les insultes du moine farouche, les
pauvrettes venaient chaque jour plus nombreuses
à ses sermons. L'église n'était-elle pas d'ailleurs
un endroit favorable à l'étalage de leurs grâces,
et leur curiosité perverse n'était-elle pas secouée,
par les traits satiriques dont elles étaient l'objet ?
N'était-ce pas une réclame gratuite, qui les inté-
ressait et les amusait ? Et lorsqu'un de leurs amis
commençait à se détacher d'elles, comme le dit
Maillard, dans un de ses sermons, elles pouvaient
s'écrier :
— Allons, allons, je vois que vous avez été au
sermon de ce prédicateur. Vous allez donc vous
faire Chartreux ? (2) »
Les « filles folles de leur corps » ne se conten-
taient pas de se montrer dans le lieu saint, « elles
(1) Abbé A. Samouillan, op. cit., p. 322 (Serin. Quadrag.,
f. 45, et adv. f. 45, col. 2).
(2) Abbé A. Samouillan, op. cit., p. 323 (Serm. Quadrag.,
f. 64, col. 3).
240 PÉCHÉS PRIMITIFS
s'y livraient à leur commerce infâme », affirme
le moine.
« Si les murs de cette église avaient des yeux et
des oreilles, je crois qu'ils en diraient de belles.
Vous levez ici vos faces impudentes, et vous faites
en secret des signes impudiques et d^shonnêtes à
vos amants. »
Les anathèmes pleuvaient encore plus drus sur
les « viles entremetteuses, sur ces diaboliques, sur
ces infâmes pourvoyeuses de la débauche » que
Maillard ne plaindrait pas, « lors même qu'il
les verrait écorcher toutes vives. » Menot, de son
côté, les appelle « femmes maudites, tisons d'enfer,
malheureuses truandes ! (1) »
Puis s'adressant à ceux qui font les lois,
Maillard s'écrie :
— ■ « Je vous invite à la damnation éternelle
si vous ne corrigez pas les abus de la prostitution.
Quel exemple pour ces pauvres petites demoi-
(1) « Toda vita tua maie usa es corpore tuo a XV anno
usque ad XL et, postea quam non potuisti amplius facere
sicut eonsueveras, studuisti ponere alias in loco tuo et fuisti
infortunata puella et post diablesse maquerelle... Credis tu.
et cum maledicta anima tua damnata fuerit ad pœnas
aeternas, quod Deus sit contentus ? Non, non sed illa ite-
rum accipiet fetidum corpus et corruptum. Elle prendra
son corps puant, infect et plus corrompu qu'une vieille savate.
Corpus tuum erit diabolus hispidus. » (F. 90, v° col. 2).
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 241
selles honnêtes (pauperculae) quand elles voient à
côté d'elles s'étaler le luxe insolent de ces putains
qui portent de grosses chaînes d'or et les écrasent
de leurs toilettes voyantes ! »
Notre moraliste voudrait non seulement ex-
clure les courtisanes des églises, où elles font
scandale, mais même les séquestrer hors de l'en-
ceinte des villes, « dont elles empoisonnent l'air
par leur présence ».
« Ah, soupire-t-il, si Saint Louis vivait encore,
lui qui balaya sins pitié, hors des villes de France,,
les filles de joie et leurs maquerelles ! »
Il insiste sur les mœurs corrompues et bestiales
de l'époque ; il étale sans rougir, avec les détails
les plus immondes, les pratiques contre nature. Il
s'élève contre les parents, des mères même, qui
vendent leurs enfants, garçons et filles, pour un
commerce infâme :
« Nos habemus multas matres vendentes filias
suas et sunt lenœ filiarum suarum et faciunt eis
lucrari matrimonium suum ad pœnam corporis
sui ». (Adv. f. 481 col. 3 et passim).
« L'église doit être un lieu sacré, que la plèbe
comme la noblesse doit respecter ». Et que voit-
on ? dit Menot : si quelque gentillâtre entre dans
le lieu saint, il faut que sa femme se lève et l'em-
brasse bec à bec. A tous les diables pareils privi-
lèges ! »
14
PECHES PRIMITIFS
Et les flirtages des jeunes filles, commencés à
l'église,comment finissent-ils ? « Certaines herbes »,
avalées à propos, effacent les traces du péché.
Maillard nous assure qu'avec son oreille exer-
cée il pouvait entendre sortir « du fond des la-
trines, des étangs et des fleuves, les gémissements
des enfants qu'elles y avaient jetés. »
Quoique religieux, il s'attaque aux nombreux
péchés pratiqués par les ecclésiastiques de son
temps. Il stigmatise surtout les prêtres simo-
niaques qui trafiquent de tous les sacrements,
« forçant ceux qui n'ont pas de quoi payer la cé-
rémonie du mariage, à demeurer dans l'adultère
et le concubinage. » Il dénonce les prédicateurs
d'indulgences apocryphes, les trafiquants de
fausses reliques qui :
« Vendent les elles (ailes) et les plumes
Du Saint-Esprit lassus des cieux. »
Et qui, « d'un tison trouvé dans une étuve ou
dans un bordel, font un fragment du bûcher qui
servit à brûler saint Laurent. »
« Certaines reliques retrouvées dans les ta-
vernes et les bordeaux ne prouvent-elles pas,
ajoute-t-il, que ces vendeurs coupables avaient
passé par là, pour s'adresser de préférence aux
buveurs, aux joueurs et aux blasphémateurs? »
Tous les moyens sont bons, dit-il, pour les
LE PECHE SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE Z4d
prêtres, lorsqu'il s'agit de gagner de l'argent. Ils
se déshonorent dans les métiers les plus vils. « Il y
a des ecclésiastiques qui tiennent des tavernes et
des auberges : ils fabriquent des chaussures,
vendent du drap, cousent des tuniques. Ils prêtent
avec usure le blé qu'ils récoltent sur leurs béné-
fices. On trouve parmi eux des cuisiniers, des
échansons et même des laquais pour dames
(pour ne pas parler plus clairement), des usuriers,
des cabaretiers, des courtiers de débauche. Le
seul métier infâme qu'ils n'aient pas exercé c'est
celui de bourreau. »
Et cet argent, acquis par des moyens ina-
vouables, s'écrie Clemangis, o ils le dévorent au
jeu, aux bordeaux, dans les festins et les ban-
quets ». « Ils vivent, dit Maillard, non pas selon
les leçons du Christ, mais d'après celles d'Epi-
cure... et lorsqu'ils se sont avilis, gorgés de vin et
de nourriture, ils se battent, ils crient, ils se dé-
mènent, et leurs lèvres souillées blasphèment le
nom vénéré de Dieu et des saints... »
Ce libertinage des mœurs, n'est pas, selon notre
moine prêcheur, le vice le plus répréhensible dans
les couvents. « Un moine, dit-il, s'abstiendra très
bien de la fornication, mais il s'interdira difficile-
ment les murmures, les dérisions et les moqueries,
dont il accable ses frères plus réguliers. Car
hélas, l'envie infecte les cloîtres ! »
244 PÉCHÉS PRIMITIFS
v
Dans les couvents de femmes, c'était surtout
la vanité et la mondanité qui s'y étaient glissées.
Il nous montre les religieuses bernardines « pom-
peusement habillées, qui mieux appèrent demoi-
selles que religieuses. Ces nobles nonnes comptant
leurs pas, traînant leurs queues à la façon des
paons et ne souffrant pas qu'on les appelle mes
sœurs, mais bien Mesdames ! »
Mais le grand péché, le vice capital du clergé et
des religieux, c'était d'après lui la cupidité. Il
dénonce leurs intrigues, « car la plupart ne sont
entrés dans la religion que pour avoir abbayes et
bénéfices... Il faut les voir se démener de tous
côtés pour arriver aux biens qu'ils convoitent...
On vend les bénéfices comme on vend les chevaux,
en pleine place publique... et une fois coiffés de la
mitre, ils thésaurisent. »
« Maigres et affamés, d'abord, on les voit s'en-
graisser bientôt du sang, de la laine et du lait de
leurs brebis. Semblables aux mouches, plus ils
sont maigres, plus ils mordent. » Leurs dignités
^minentes exaspèrent leur soif de luxe et de plai-
sir. Menot stigmatise, lui aussi, ces vicaires du
Christ « montés sur leurs mules harnachées d'or et
d'argent... Ils portent un pourpoinctde velours...
et ainsi bien bigarrés et merveilleusement desguisés,
on voit traîner derrière eux une longue queue fa-
briquée avec la peau des misérables. » Ils vont à la
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 245
chasse. « Que dire, s'écrie Barlette, de ce cardinal
qui prend 6.000 ducats d'or du bien des pauvres
pour les jeter à ses chiens, à ses oiseaux et à ses
valets ? » Sur leurs maîtresses peu austères, on
voit resplendir telle robe, telle' bague, tel joyau,
dont l'indiscret Maillard se permet de contrôler
la provenance, finissant par s'écrier avec Menot :
« Ah notre mère la sainte Eglise est bien traitée
par ces gens-là ! »
Les Registres des chartes de l'Audience de la
Chancellerie des ducs de Bourgogne constituent
encore une source peu connue pour l'histoire du
Péché et des mœurs au xve siècle (1). Parmi ces
documents, les lettres de rémission ou de rappel
de ban nous intéressent surtout.
Nous y constatons que Philippe le Bon, si sé-
vère lorsqu'il s'agissait de ses ennemis personnels
ou politiques, se montrait plutôt indulgent lors-
qu'il avait affaire à de simples péchés concernant
ou « navrant »le prochain. Un domestique voleur,
Sohier, sujet du pays de Flandre, se fait pardon-
ner son péché en assurant qu'il n'avait pu sup-
porter les injures que son maître, un chanoine de
(1) Ch. Petit-Dutaillis, Documents nouveaux sur les
mœurs populaires et le droit de vengeance dans les Pays-Bas
au XVe siècle (Lettres de rémission de Philippe-le-Bon),
t. IX de la Bibliothèque du XVe siècle, Paris, H. Champion,
1908.
14*
246 PÉCHÉS PRIMITIFS
Liège, avait adressées au chef de la Maison de
Bourgogne, alors en guerre avec les Liégeois. Il
remet sa peine à Yeulvain Voet, « chevaucheur »
de son écurie, qui, non content d'enlever à son ami
intime, Maître Jean, sa femme et une partie de ses
biens, le « bâti et navra telement que tost après
il termina vie par mort. > D'autre part il pardonne
à d'Ostelet, son archer, qui tue Dancoine dans
une taverne de Lille, parce qu'il voulait le forcer
d'accepter en sa compagnie une fille de joie, « une
basselecte (bachelette) querant son pain ». Un
infanticide, péché plus grave,est également remis.
Il est vrai qu'il s'agit de noble demoiselle Antoi-
nette de Claerhout, qui a été séduite, par un
simple compagnon, George Perche, « et tant se
feussent accoinctiez ensemble que de ses œuvres
feust enceinte et engrossé d'enfant. » Le crime
avait eu lieu alors qu'elle était en visite chez son
oncle au château de Lichtervelde. Interrogée elle
avoue son infanticide ; elle reconnaît même
avoir mangé une herbe abortive...
On sait que la justice, au Moyen âge, était im-
pitoyable pour ce crime ; Antoinette de Claerhout
avait non seulement tué son enfant, mais l'avait
voué' à la damnation éternelle ; l'instruction spéci-
fie par deux fois qu'elle l'a jeté à l'eau « tel qu'il
était issu de son corps », c'est-à-dire sans l'avoir
nettoyé ni baptisé. Le châtiment inéluctable
LE PECHE SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE _4 /
était la mort. Mais la coupable était gentille
femme, partie de noble génération », et le duc
préféra « grâce et miséricorde à rigueur de justice.,
surtout en faveur d'aucuns seigneurs et autres ses
parents et amis, qui nous en ont humblement
supplié et requis. »
Paillard lui-même, Philippe pardonne volontiers
les péchés de l'amour. Monnart le « bosquillon »
(bûcheron), pauvre homme « agié de plus de
soixante ans, chargé de femme et d'enfans », a été
condamné pour « enforcement de femmes ». Mis
à la question, il a avoué avoir commis de nom-
breux viols, battant les femmes qui lui résistaient
et leur extorquant de l'argent, notamment Sain-
teron Blainquarde « pour ce qu'elle ne vouloit
souffrir que ledit Monnart la congneust charnelle-
ment. » Par plusieurs fois « il avait mangié avec
elle poulez embléz (poulets volés). » Il avait aussi
connu « une josne fille en certains blez emprez
journéz », ainsi que la maîtresse du « mangnier »
(meunier) et diverses autres femmes. Les parents
de ce satyre, plus que mûr, obtiennent cependant
son pardon à cause de la basse naissance des vic-
times et de l'âge du coupable. « Actendu Testât
desdictes femmes, de longtemps qu'il y a, et l'aige
â'iceluy Monnaert. »
Il pardonne encore à de Scelewe, qui tue
la niant de sa femme adultère : à Hans de Lies-
248 PÉCHÉS PRIMITIFS
velt, qui enlève Catherine Colins pour l'épouser,
à Willemine la barbière, qui avait acheté de l'arse-
nic pour empoisonner son mari ; à Antoine de
Bavichove, qui séquestre un jeune homme pour
1 empêcher de conclure un mariage fâcheux ; à
Abel de Woumen, qui a tué Mathieu de Wolbele
à un souper de relevailles, sans compter nombre
d'autres batailleurs pour des rixes de cabaret
alors qu'ils étaient en état d'ivresse.
Le relâchement des mœurs se marque surtout
par le nombre considérable de bâtards dont il
est fait mention dans les chroniques. La cour
et la noblesse, tant flamande que brabançonne,
s'inspirait volontiers des traditions de la galante-
rie française dont la réputation était déjà bien
établie. Le flamand de Meyer, après avoir raconté
les violences impudiques commises par la noblesse
française sur les femmes et les jeunes filles de
Soissons, en 1414, ajoute : Gens enim gallica tali-
bus in rébus omnium longe fœdissima est, ideoque
■ le gis mus nonnumquam cum capiuntur a Turcis,
castratos ab Mis, metutantœ impudicitiœ. Philippe
le Bon donnait au grand jour l'exemple de l'in-
conduite. « On se perd, dit de Laborde, au milieu
des dots données par. le duc à ses maîtresses, en
les mariant à ses familiers, des pensions données
à ses bâtards et aux bâtards de ses bâtards. » On
compte vingt-quatre de ses maîtresses et seize de
LE PECHE SOES LES DUCS DE BOURGOGNE
249
ses bâtards qui furent reconnus. Sa noblesse était
•encore plus prolifique. Le Sire Jean de Glymes se
glorifiait d'avoir quarante bâtards ; le duc Jean de
Fig. 64. — Le péché de luxure. Des débauchés malades
vont soumettre leu • cas à un spécialiste. Détail agrandi
d'un des péchés représentés sur les semelles de poutres de
Damme. (Scupture du xve siècle).
Clèves, soixante trois, tandis que le Sire Gérard
de Culemborch n'en eut que trente....
Les enfants illégitimes jouaient d'ailleurs un
rôle fort en vue. Sur les listes des fonctionnaires
auliques des princes bourguignons, figurent un
grand nombre de bâtards, investis des plus hautes
-!50 PÉCHÉS PRIMITIFS
charges. Dunois, le bâtard d'Orléans, et Antoine,
le grand bâtard de Bourgogne, prouvèrent, sinon
par leurs vertus, du moins par leur courage et
leur esprit, qu'ils étaient dignes de la grande im-
portance qu'ils prirent dans l'Etat.
La quantité d'enfants légitimes ou illégitimes,
laissés sans 'éducation ni instruction, dans les
villes et les campagnes, était devenue une véri-
table calamité publique.
Leurs méfaits, leurs crimes peut-on dire, dé-
passent l'imagination. Les chroniqueurs flamands
et wallons du xve siècle racontent des épisodes qui
seuls peuvent donner une idée de la méchanceté
et de la cruauté de la jeunesse à cette époque.
Nicolas Despars, qui écrivit en langue thioise,
une Chronique de la Flandre « De Chronijcke van
den lande ende grafschepe-van Vlaendre», nous rap-
pelle qu'en 1489, alors qu'on n'entendait parler
que de guerres et de batailles, une grande quantité
d'enfants de dix à treize ans s'organisèrent mili-
tairement dans les rues de Bruges. Ils étaient tous
armés, « ghestaect ende gewapent naar haerlieder
manière van doene », et marchaient en ordre de
bataille,avec leurs étendards déployés et précédés
de tambours et de fifres. Quelques-uns étaient du
côté du roi des Romains, tandis que d'autres sou-
tenaient le parti de la Flandre, « de drie steden
van Vlaenderen. »
LE PÉCHÉ SOLS LES DUCS DE BOURGOGNE 251
Bientôt les escarmouches devinrent conti-
nuelles, jusqu'à ce qu'un jour, arrivés devant le
local des archers, sur le rempart, ils livrèrent une
véritable bataille rangée qui dégénéra en un ter-
rible carnage. Ils s'attaquèrent avec une si
grande et « horribele » furie, que cinq d'entre eux
restèrent morts sur le terrain et que tous les autres,
sans exception, furent plus ou moins grièvement
blessés. « Si bien, dit Despars, qu'ils durent s'aliter
durant de longs jours, occasionnant ainsi de
grandes dépenses et de vifs chagrins à leurs pa-
rents qui d'abord avaient ri en voyant se préparer
cette bataille enfantine. » La journée, ajoute-t-il,
aurait été bien plus sanglante, si les femmes du
faubourg de Berchem ne s'étaient courageuse-
ment jetées dans la mêlée en relevant, détail ty-
pique, leurs longues traînes « hune langhe ster-
ten », et en tapant dans le tas, corrigeant comme
ils le méritaient, « ontfaende mits dien rechts loon
naer werken», ces valeureux mais cruels petis Bru--
geois.
Un chanteur de geste de Béthune, Jean Surquet
surnommé Hoccalus, qui écrivit une Histoire des
guerres et troubles de Flandres contre Maximilien
roy des Romains, décrit le même carnage enfantin,
le 26 février 1489: « Six jours devant les quares-
maulx (mercredi des Cendres), advint à Brugts
une adventure que l'on debveroit avoir pitié...
252 PÉCHÉS PRIMITIFS
advint que les petits enfants de la ville et jusques
au nombre de cinq à six cents se assemblèrent et
firent un capitaine nommé Coppenolle,et de l'autre
ung nommé Moneta,et se mirent en deux bandes...
et commenchèrent à combattre les ungs contre
les aultres, et tellement qu'ilz tuèrent le capitaine
Moneta et autres enfants en assez bonne quantité...
et crioient les ungs « Coppenole ! » et les autres
« Moneta i>} qui estoit signe que l'on debvoit noter j
mais telz en y eubt qui le notèrent mal, en mons-
trant qu'ilz en estoient joyeulx, et disaient que
c'estoit bon signe, puisque le capitaine Moneta
estoit mort. »
On ne sut jamais laquelle des deux bandes fut
victorieuse.
Les enfants wallons n'avaient pas attendu cet
exemple pour se montrer plus terribles encore.
L'abbé chroniqueur Johannes de Los (1455-1514)
nous apprend qu'en 1466, à cause des troubles
occasionnés par la ligue contre le prince-évêque
de Liège, Louis de Bourbon, les esprits se trou-
vèrent si exaltés que des enfants de sept à qua-
torze ans se mêlèrent violemment à la querelle. Ils
étaient du côté de Marc de Bade, dont l'image
figura sur leur bannière, avec un ange qui le cou-
ronnait. Tous les quartiers avaient leurs bandes
armées, chacune précédée d'une bannière pareille
plus petite. Ils parcouraient la ville, criant « vive
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 253
Bade », et forçaient les passants, sous peine de sé-
vices graves, à crier comme eux. Bientôt ils s'at-
taquèrent aux chanoines, dont ils prirent d'assaut
les maisons qui furent livrées par eux au pillage.
Leur nombre grossissant, ils entrèrent en cam-
pagne, tambour battant, bannières déployées,
semant la terreur dans les campagnes. Ils s'avan-
cèrent même jusqu'à Visé, dévastant tout sur leur
passage, brûlant et pillant surtout les propriétés
et habitations des chanoines, ainsi que celles des
partisans de Louis de Bourbon.
Ce ne fut que lorsque les parents furent rendus
responsables de leurs brigandages, on peut dire
de leurs crimes, que ceux-ci ramenèrent non sans
peine chez eux leurs enfants, dont le capitaine
« Ly Gardir » fut décapité pour prix de ses mé-
faits (1).
Rares étaient les jeunes gens qui fréquentaient
alors les écoles. Ceux qui voulaient étudier la
théologie, la médecine ou le droit, se rendaient à
Oxford, à Orléans, à Montpellier, mais surtout à
Bologne ou à Paris. Les Flamands y formaient
une « tribu » de la « Grande Nation » germanique.
On sait que ces « escholiers » constituaient dans
(1) Voir à ce sujet notre étude Les Enfants terribles, parue
dans la Belgique artistique et littéraire, 1er novembre 1910
(Bruxelles).
15
PECHES PRIMITIFS
les grands centres une sorte de population à part,
remuante, tapageuse, avec laquelle il fallait comp-
ter. On les voyait rôder dans les rues avec leurs
« robes à grant erre, leurs cappucions jus aux
coustés », leurs « chaperons tout ung tenant », tou-
jours enquête de nouvelles aventures et de nou-
velles rixes où trop souvent les jeunes Flamands
et Wallons brillaient au premier rang.
Leur turbulence et leur paillardise devait être
bien connue dans le Brabant, car, lorsque Jean IV,
au xve siècle, voulut ériger une université à
Bruxelles, les habitants firent entendre des pro-
testations énergiques, « estimant que l'honneur de
leurs filles aurait couru trop de dangers. »
Le chroniqueur De Meyer, qui est Flamand de
cœur et d'âme, déplore, lui aussi, les excès de ses
compatriotes. Car chose grave, dit-il, « Fivresse la
plus crapuleuse n'est que peccadille à leurs yeux. »
Les femmes n'étaient guère plus sobres que les
hommes. Brocs et bouteilles ne leur faisaient pas
peur et leur ivrognerie était naturellement accom-
pagnée de tous les péchés qu'entraîne ce vice.
Plusieurs Keures mentionnent comme un délit
spécial, les coups portés à l'aide d'un pot (1).
Elles punissaient plus sévèrement les blessures
infligées en état d'ivresse. Le lundi était un jour de
(1) M. Poullet, Ancien droit pénal du Brabant, p. 315.
LE PECHE SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE ZOO
débauche général ; filles et garçons formaient de
grandes troupes bruyantes appelées labayen. On
allait vider ensemble nombre de brocs de bière.
Puis on se livrait à des violences et à des excès qui
finissaient généralement par des désordres graves.
où trop souvent le sang coulait. Les dettes de ca-
Fig. 65. — Le péché dans les plaisanteries. Reproduit
d'après une illustration de la Nef des Fous de Sébastien
Brand (xve siècle).
baret amenaient parfois entre petites villes [de
véritables batailles, accompagnées de dépréda-
tions, de violences, de mutilations et d'emprison-
nements illicites.
Le surnom bien connu de « kiekefreeters » (dé-
voreurs de poulets), donné encore de nos jours
aux Bruxellois, constitue un souvenir de la ba-
taille de Bassweiler, où les Brabançons furent
256 PÉCHÉS PRIMITIFS
taillés en pièces, le 21 mars 1370. Cette défaite fut
d'après les chroniqueurs du temps la conséquence
de leur gourmandise bien connue, car « leurs var-
lets derrière eulx portoyent flacons et bouteilles
de vin troussés à leur selles et aussi, parmi ce,
pastez de saumons, de truite et d'anguilles, enve-
loppés de belles tovailles (serviettes) sans compter
maints chapons et volailles, dont ils étaient par-
ticulièrement friands. »
On ignore que bien d'autres villes flamandts
méritèrent le même surnom. Dans une chronique
manuscrite, de B. de Ra:itere (xve siècle), nous
voyons que les Gantois, voulant brillamment re-
cevoir Philippe le Bon et sa suite, lorsqu'il leur
rendit visite le 23 août 1438, envoyèrent leurs
pourvoyeurs de volailles habituels à Audenarde,
pour y acheter tous les poulets qui se présente-
raient sur le marché. Les Gantois eurent vite fait
d'acheter de grand matin, et aux plus hauts prix,
toutes les volailles exposées en vente, si bien que
lorsque les habitants d'Audenarde se présen-
tèrent, ils n'en trouvèrent plus pour eux-
mêmes.
Frustrés dans leur gourmandise, les Audenar-
dais outrés se révoltèrent et crièrent aux Gantois :
« Weg ! Weg ! Wy kunnen zeer wel zelve onze
kiekens opfreten ! » (Arrière ! Arrière ! Nous pou-
vons fort bien manger nous-mêmes nos poulets).
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 257
Et, la querelle s'envenimant, des gros mots elle
dégénéra en rixe, et les Gantois, malgré les pro-
diges de valeur, durent fuir au plus vite abandon-
nant, non seulement leurs poulets, mais de nom-
breux blessés et même un mort.
Battus et pas contentSjles Gantois se plaignirent
à Philippe le Bon de cette agression brutale, qui
fut la cause que les poulardes grasses manquèrent
sur la table du duc. Ils obtinrent comme repré-
saille de pouvoir emprisonner sur le champ deux
députés Àudenardais, le chevalier Wouter van
der Meere et Bernard van Maerke, qui se trou-
vaient encore à Gand.
Puis, Philippe le Bon, poursuivant son voyage,
s'en vint à Audenarde, où il mangea de si succu-
lents poulets, qu'il ne put refuser la grâce des deux
députés, qui expiaient si durement l'amour immo-
déré de la volaille de leurs concitoyens. Ceux-ci
sont encore appelés aujourd'hui les « Poulets d'Au-
denarde ! » (De Kiekens van Audenaerde).
Les fêtes du Carnaval, les kermesses, les pèle-
rinages étaient restés l'occasion de déchaînements
de passions d'une violence dont on ne peut se
faire une idée. Le Carnaval durait alors depuis la
fin de décembre jusqu'au mercredi des Cendres.
Pendant ces fêtes tumultueuses, les brutalités et
les farces les plus grossières étaient de règle. Des
édits défendant le jet de chats crevés et d'autres
258 PÉCHÉS PRIMITIFS
charognes, celui de boue, d'ordure et de matières
fécales, donnent une idée des « confetti » lancés à
cette époque.
Parmi les fêtes et privilèges, auxquels les bour-
geois de Gand étaient le plus attachés, figurait
alors YAuwet, ou le Guet, qui se célébrait annuelle-
ment les mercredi, jeudi et vendredi de la Mi-Ca-
rême.
C'était une espèce de prise d'armes, ou
d'émeute pour rire, qui était l'occasion d'excès,
de débauches et de rixes, où le sang finissait tou-
jours par être généreusement versé. Cette fête
typique mérite d'être décrite, car elle nous ex-
plique la facilité et la rapidité avec laquelle s'or-
ganisaient au Moyen âge les guerres civiles qui
ensanglantèrent trop souvent les principales villes
de la Belgique (1).
Il fallut, en 1539, la main de fer de Charles-
Quint pour mettre fin à cet abus, dont un chroni-
queur anonyme du temps, témoin oculaire, nous
a laissé une description détaillée des plus cu-
rieuses. Il nous apprend d'abord que les corpora-
tions gantoises, au nombre de cinquante-trois, y
participaient, et que, dans le cortège armé qui
s'organisait à cette occasion, ne figuraient que des
(1) Voir à ce sujet notre étude : YAuwet à Gand {Belgique
Artistique et littéraire, 1er août 1911).
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 259
hommes d'élite richement équipés, dont les belles
armures, bien entretenues, ainsi que les « harnas »
ou harnais de guerre, étaient conservés dans les
maisons des divers métiers, pour qu'on les trouvât
toujours prêtes à servir en cas de mobilisation
soudaine.
« Ils n'estoient pas armés en piétons, mais en
hommes d'armes depuis le couppet de la teste
jusqu'au bas des pieds, chascun tenant en sa main
une hache d'armes ou autre baston (hallebarde)
de bonne deffense. » Et en cet état ils étaient si
empêtrés, que s'ils « eussent esté mis par terre, il
n'eust été en leur puissance de eulx savoir se re-
lever. »
Comme toute fête flamande, celle du Guet,
commençait par un banquet, donné par chacun
des métiers. Et les futurs guerriers y besoignaient
de si grand cœur que leur toilette militaire ne se
faisait pas sans peine, « la plupart estoient yvres
avant de s'armer de leurs dictes armures. » Avec
du temps et de la patience tout finissait par s'ar-
ranger; et, couverts de fer à l'extérieur et « bien
armez de vin par dedens, lors estoient -ils en leur
grant forche et vigueur », et il leur semblait « qu'ils
se sentoient les seigneurs de toutes les autres
villes de Flandre et que le comte ne pouvoit rien
faire sans eulx. »
C'est dans cet état qu'on partait pour le lieu du
260 PÉCHÉS PRIMITIFS
rassemblement. Les doyens des corporations, en
costumes somptueux, marchaient en "tête, tandis
que leurs hommes, armés jusques aux dents, les
suivaient. Comme c'était le soir, ils étaient éclai-
rés par « forche torches et fallots », tandis que
leurs « tambours d'allemans » et les trompettes
faisaient un vacarme à réveiller les morts.
Arrivés devant la maison échevinale, où le
Guet devait se concentrer, on servait aux jurés
et autres autorités un nouveau et « très honou-
rable banquet ». Les compagnons armés, qui
n'avaient pu trouver place à ces secondes agapes,
attendaient dans les rues qui entourent l'Hôtel-
de-ville, tenant les torches allumées et faisant
jouer les musiques. Pour faire prendre patience
à tout ce monde et en attendant la mise en
marche du cortège, on passait par les fenêtres de
la maison communale des pâtisseries, du vin, des
« espèches » (épices), ainsi que toutes sortes de
dragées et de fruits confits.
Tous se trouvant alors prêts, entre, onze heures
et minuit la grosse cloche « Roelant » se mettait à
sonner au beffroi.
C'était le signal du départ, et l'armée improvisée
partait en un ordre parfait, chaque place ayant
été assignée d'avance. Les échevins de la ville, en
grand costume d'apparat, marchaient en tête,,
accompagnés de leurs sonneurs de trompettes à
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 261
cheval, qui tous avaient des insignes et des ins-
truments eu argent. Après venaient les corpora-
tions, avec leurs tambours et leurs flûtes d'Alle-
magne qui, dit le chroniqueur, « jouaient à la
voilée, comme s'ils eussent été à la bataille », mê-
lant leurs musiques guerrières aux sons des
grandes cloches et du carillon... Puis, le tour delà
ville terminé, on revenait à l'Hôtel-de-ville, où le
magistrat remerciait officiellement ses milices de
l'honneur qu'on venait de faire à la cité gantoise.
Enfin, après avoir accepté « derechief ypocras et
drageries », tous les groupes se rendaient à leurs
maisons corporatives respectives, pour prendre
part à un dernier festin, auquel on trouvait en-
core moyen de faire largement honneur ; car, dit
l'écrivain témoin oculaire de ces ripailles, « ils y
bancquet oient toute la nuyt et se parennyvroient
comme véritables pourcheaux. »
Pendant les trois nuits que durait cette fête, la
ville semblait en état de siège et parfois même
comme si elle avait été prise d'assaut. On com-
prend qu'excités par la boisson et suggestionnés
par le port de leur costume militaire, ces artisans
grossiers se divertissaient brutalement et que leurs
plaisanteries étaient d'un goût plus que douteux.
Nous connaissons leurs projectiles ; les maisons
ouvertes étaient envahies par les soldats impro-
visés, qui entraient par escalade, non sans peine,
15*
262 PÉCHÉS PRIMITIFS
dans celles qui leur étaient inhospitalières. « Zy
moesten het huis beclemmen met groote moete»,
dit un auteur du temps. Inutile d'ajouter que la
vertu des femmes passait plus d'un mauvais
quart d'heure parmi ces bandes d hommes avinés,
dont les batailles simulées dégénéraient trop sou-
vent en de véritables massacres laissant sur le
carreau maints morts et blessés.
« C'estoit, dit le chroniqueur, une vraye ydo-
latrie et mahommerie à veoir et où innumérables
maulx et péchiez se faisoient et commectoient,
tant par yvrognerie, paillardise, debatz, homicide
et autres telles et semblables meschantéz, ou
Dieu le tout puissant estoit bien souvent grande-
ment offensé et plus qu'ils n'eussent fait le jour, à
cause que c'estoit la nuyt... »
Ces guerres civiles pour rire, malgré les péchés
qui les accompagnaient, n'étaient que jeux d'en-
fants à côté des horreurs bien réelles qui se com-
mettaient, même en France, entre des factions
ennemies. L'histoire nous apprend que vers 1422,
le bâtard Vaurus, qui appa tenait au parti des
Armagnacs, ne se contentait pas de piller et de
tuer les partisans de la cause du duc de Bour-
gogne. Il emmenait à son château près de Meaux,
attachés par les poings à l'arçon de sa selle, les
prisonniers dont il espérait une rançon. Et,
lorsque celle-ci n'arrivait pas au jour dit, le mal-
Fig. 66. — Le péché dans les bains mixtes. La Fontaine de Jou-
vence par le Maître aux banderolles. (Gravure du xve siècle).
264 PÉCHÉS PRIMITIFS
heureux était régulièrement pendu à un grand
orme bien connu dans la contrée. L'arbre de Vau-
rus, c'est ainsi qu'on l'appelait, était toujours
surchargé de pendus, et l'histoire de l'un d'entre
eux excita longtemps l'indignation générale.
Un jour un jeune homme, marié depuis un an
à peine, ayant sa femme sur le point d'accoucher,
se trouva emmené parmi les prisonniers dont on
demandait une rançon. Torturé, il fit connaître
le nom et la demeure de sa compagne, qui fut invi-
tée à payer sans retard une somme exagérée pour
le libérer. L'argent étant rare, sa femme n'arriva
avec la somme qu'après le jour fixé, et le bâtard,
acceptant sa rançon convenue, lui dit qu'elle trou-
verait son mari sur l'arbre fatal. Comme elle osait
lui reprocher son crime, Vaurus en colère fit cou-
per les robes de la pauvre femme jusqu'à la taille,,
puis, la fit attacher presque nue, au tronc de
l'orme de façon que les pieds des pendus vinssent
lui frôler la tête. Pendant toute la nuit, on enten-
dit jusqu'à Meaux les cris lamentables de la mal-
heureuse que personne n'osait secourir. A ses af-
freuses tortures morales vinrent bientôt se joindre
les douleurs de l'accouchement. Les loups seuls,
attirés par ses plaintes, accoururent, et le lende-
main l'on ne retrouva sous l'arbre que les restes
sanglants de la mère et quelques lambeaux de
l'enfant que les loups avaient arrachés à ses flancs-
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 265
Le pèlerinage, ou transfert annuel des reliques
de saint Liévin de Gand à Hauthem, était, au
xve siècle, le prétexte de scandales affreux. Des
chroniqueurs contemporains ont laissé des des-
criptions très vivantes de cette fête religieuse, où
le péché, sous toutes les formes, était si ouverte-
ment pratiqué.
Malgré la mauvaise réputation dont ce pèleri-
nage jouissait, presque toute la population valide
de Gand se portait à Hauthem. Plus de douze cents
voitures étaient insuffisantes pour y conduire les
bourgeois aisés qui s'y rendaient, accompagnés
de leurs femmes et de leurs enfants.
'< C'estoit, dit un écrivain du commencement
du xvie siècle, un voyaige plutôt de malédiction
que de dévotion, car s'y faisoit coustumièrement
une œuvre qui faisait enfler à plusieurs filles, et
aussi à plusieurs femmes tant vesves (veuves)
que mariées, les ventres, qui estoit un bien beau
miracle... Car telles y allaient pucelles, qu'elles
en revenaient fumelles, et telles y allaient preudes
femmes, qu'elles n'en revenaient telles comme
elles estoient lors de leur retour (1). »
Voici comment les choses se passaient :
(1) M. Gachard, Relations des troubles de Gand sous
Charles-Quint, par un anonyme du XVIe siècle, Bruxelles:.
Hayez, 1846, p. 103 et suiv.
266 PÉCHÉS PRIMITIFS
Entre onze heures et minuit de la « préveille des
dits saints Pierre et Paul, un grand nombre de
commun peuple de la ville de Gand se rassemblait
devant le monastère de saint Bavon». Au coup de
minuit, la porte s'ouvrait et en un instant toute
cette racaille se précipitait comme folle dans
l'église, « menant ung tel bruit qu'il sembloit que
l'église devoit fondre en abisme. » On se jetait,
sur la châsse de saint Liévin, qui était enlevée
de haute lutte par les plus forts,ou les plus adroits.
Celle-ci était en argent doré, mais protégée contre
les brutalités de cette populace en délire par une
« treille » ou grille en fer forgé. Puis, malgré son
poids, elle était enlevée par douze hommes, qui
se dirigeaient; « courant, criant et huant jusqu'au
dict village de Hauthem », traversant comme une
trombe, les champs, les haies, les bois, les fossés,
pleins d'eau. « Comme gens sans entendement et
menant ung tel bruyt, comme si tous les diables
y eussent estes. »
Pour se guider dans cette course infernale,
pendant la nuit, la plupart portaient des flam-
beaux, ou des torches, et ces lueurs fantastiques
faisaient ressembler les étranges pèlerins à des
démons plutôt qu'à d'honnêtes chrétiens. tj£
Au matin, ils arrivaient à Hauthem, où il y
avait kermesse. Là se vendaient comme à une
foire toutes espèces de marchandises, spéciale-
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURCOCM: 2T,7
ment des vivres et les breuvages les plus variés,
dont on consommait plus que de raison. On se
serait cru, dit le chroniqueur, dans un camp au
milieu d'une puissante armée. Tant il y avait de
gens armés de toutes conditions par bandes
« échades et confrairies, les ungs ayans avec eulx
tambours et fluttes d'Aile mans, les autres de
trompettes et aussi forche muses (cornemuses) et
autres divers instruments, jouans de tous les cos-
téz qui estoit chose admirable à uuvr..., d'autres
dansaient ou faisoient mille débats ou passe-
temps, car la plupart n'étaient point venus par
dévotion mais bien par plaisir et amusement. »
Le lendemain, à midi, se faisait le retour à
Gand. La « fierté » ou châsse était reprise avec la
même brutalité, et le nouveau voyage se faisait par
un autre chemin, « en meisme estât comme ilz
est oient partis, menant tel bruyt avec rneuses
(cornemuses) et tambours. » Ils rentraient à Gand,
« tous déchiérés et des locquetez, ayant chapeaulx
faits de branches de viengnes (vignes) et autres
verdures sur leurs testes... rapportant des mer-
cheries et petits bibelotz et jollitez qu'ils don-
noient et ruoient aux femmes et filles, qui es-
toient tant es fenestres que devant les huis des
maisons... »
Comme le remarque très bien l'anonyme, ces
bacchanales périodiques présentaient non seu-
268 PÉCHÉS PRIMITIFS
lement le spectable des « dix mil péchiez mortels
qui s'y commettoient, tant par yvronneries, dé-
bats^ homicides, paillardises, blasphèmes, pure-
ments exécrables et autres graves et énormes
péchiez ; » mais elles facilitaient et provoquaient
même Téclosion de troubles graves, que la turbu-
lente populace gantoise était toujours heureuse
de susciter. Bien des émeutes et séditions san-
glantes avaient pris naissance à l'occasion du
retour d'Hauthem. Ce fut notamment le cas pour
la révolte des Gantois, lors de la prestation du
serment de Charles le Téméraire dont il a été
question plus haut.
Chose curieuse, des cortèges armés, connus sous
le nom de « Marches », existent encore de nos jours
en Belgique. Dans ces pèlerinages, à la fois reli-
gieux et militaires, on voit les plus étranges dé-
ploiements de forces armées, exhibant à côté de
défroques guerrières presque modernes, les an-
ciens fourniments des soldats de Napoléon Ier ou
de Louis-Philippe. Armés de vieux fusils et
d'armes bizarres, ces volontaires, piétons et cava-
liers, jouent au sérieux leur rôle de soldats, et font
parler la poudre plus que de raison.
Parmi ces promenades, toutes décrites dans la
revue folklorique belge Wallonia (1), il faut citer la
(1) Wollonia, Liège, t. II, p. 125 à 130 ; t. III, p. 101 ;
t. XIII, p. 225, etc.
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 269'
Marche de sainte Rolande à Gerpinnes, à laquelle
une cavalerie redoutable prend une part impor-
Fig. 67. — Le péché dans les bains mixtes. (Fragment
d'une gravure d'Albert Durer).
tante ; la Marche de saint Eloi, à Laneffe, ainsi que
Marche de la Madeleine à Jumet, où le cortège,
270 PÉCHÉS PRIMITIFS
arrivé « al terre al danse coffre le très étrange spec-
tacle d'une sauterie endiablée générale, à laquelle
participent non seulement les farouches soldats
de la suite, mais aussi le clergé et même les sta-
tues, des saints et des saintes, emportées par leurs
porteurs dans le délire chorégraphique. La fête
de sainte Madeleine ayant lieu le 22 juillet, on
peut s'imaginer ce qu'un pareil pèlerinage coûte
de sueurs aux participants assoiffés, et quelles
affaires d'or font les vivandières, en costume tra-
ditionnel, chargées d'abreuver ces agiles pèlerins.
Ayant assisté à une de ces marches, nous avons
constaté que le contingent militaire y était divisé
en vingt-cinq groupes ayant pour la plupart
leurs tambours et leurs musiques. Dans l'infante-
rie nous avons noté les voltigeurs de l'empereur,
les gardes forestiers, les zouaves, les bleus (jeunes
et vieux en deux corps séparés), les jockeys (à
pied),, les artilleurs, les sapeurs, etc., et parmi les
cavaliers les mamelucks, les Arabes, les lanciers,
et l'état- major.
Non moins curieuse est la Marche de la Puce-
lette de Wasme, qui a lieu tous les ans en souvenir
du chevalier Gilles de Clan, lequel sauva jadis
une jeurte vierge des griffes d'un dragon, ou ta-
vasque, qui infestait les marais du voisinage. La
« Pucelette » porte sur la tête une étrange cou-
ronne ornée de hautes plumes et, probablement
LE PÉCHÉ SOVS LES DUCS DE BOURGOGNE 271
pour être certain de sa virginité, oh a soin de la
choisir parmi les fillettes ayant moins de cinq ans,
ce qui semble plutôt injurieux pour la vertu de
celles qui ont dépassé cet âge.
Les traces des péchés flamands et wallons ne se
retrouvent pas seulement dans l'histoire et les
mœurs intimes des habitants de la Belgique et du
nord de la France ; nous en trouvons encore un
curieux écho dans le blason populaire, c'est-à-
dire dans les sobriquets des villes et des com-
munes de ces pays. Les péchés le plus souvent
rappelés sont ceux de la luxure et de la gourman-
dise. Plus d'une cinquantaine de localités belges
pourraient figurer sous le titre de Rabelaisiana (1),
grâce aux dictons qui s'y rapportent. La réputa-
tion de mauvais coucheurs attribuée aux Fla-
mands s'étendait au loin. Les folkloristes français
Gaidoz et Sébillot disent qu'en Provence « estro
(1) Parmi celles-ci nous pouvons citer : Ancienne,
Beaumont, Beyne, Beursay, Biesmes, Bouchoute, Bres-
soux, Brouckom, Chenée, Chemay, Courtrai, Crisnée,
Cuesme, Erquenne-, Hal, Herstal, Diest, Ecaussines, Car-
rières, Eecloo, Enghien, Huy, Knocke, Liège, Lixhe, Ma-
lonne, Liefferinghe, Molembaix, Namur, Odeur, Ognée,
Opwyck, Othée, La Panne, Queu-du-Bois, Saint-Denis-
Bovesse, Saint-Nicolas, Saint-Trond, Satteghem, Statte,
Tamise, Thuin, Uytkerke, Vilvorde, Vesqueville et Xhert-
dremael.
PECHES PRIMITIFS
de Flandro » veut dire : « être flambé » et qu'en
Languedoc on constate que :
Qui va en Flandre sans couteau
Il perd du beurre maint morceau (1).
Nous avons retrouvé ces instincts meurtriers
dans les vengeances privées ou « veeten » qui en-
sanglantèrent la Flandre pendant tout le Moyen
âge. La « faide » (2) issue d'un meurtre ou d'une
simple injure entraînait toute la famille, noble ou
roturière, en des guerres longues et atroces. Les
Flamands étaient demeurés, jusqu'à la première
moitié du xive siècle, comme le dit le chroniqueur
Hariulphe, « des âmes indociles et sanguinaires. »
La persistance de coutumes brutales telles que
Y « Auwet » et le pèlerinage d'Hauthem, nous
prouve assez que chaque communier flamand
était resté un guerrier, aux mœurs violentes et
vindicatives. Nous voyons par les documents
judiciaires de l'époque qu'il en était de même
chez les chevaliers, les commerçants ou les culti-
vateurs, dont les querelles féroces amenaient de
véritables batailles rangées sur les places pu-
(1) Voir notre Genre satirique (2e édition), pp. 260 et 261.
(2) Il y a lieu de croire que le mot faide ou fede est d'ori-
gine germanique comme le mot flamand Veete, qui a une
consonnance presque pareille.
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 273
bliques et dans les campagnes qui en restaient
Fig. 68. — Le péché dans les étuyes (Stove). (Gravure
d'Albert Durer).
ensanglantées. Les nobles flamands, comme ceux
de tous les autres pays de la Chrétienté, se fai-
PECHE?- PRIMITH
saient suivre par des bandes armées prêtes à
tout. Jean de Gavre, par exemple, est « jour-
nellement accompagné de plusieurs serviteurs et
varlets armés et embastonnés pour entretenir sa
guerre. (1) » Les roturiers, qui ne peuvent se
donner ce luxe, ont leurs parents et amis, qui
leur viennent en aide, munis d'armes terribles,
que les coutumes locales et les ordonnances dé-
fendent en vain de porter et qui ajoutent encore
aux horreurs des vendetta dans les Pays-Bas.
C'est à la fin du xve siècle, que prit naissance
un nouveau péché : le péché de sorcellerie, qui de-
vait faire naître bientôt une répression impi-
toyable. La bulle du pape Innocent VIII, datée du
5 décembre 1484, donnait les détails les plus ef-
frayants sur les manœuvres des sorciers et des
sorcières. On parlait des crimes des démons in-
cubes, succubes (incubi ac succubi) qui entrete-
naient avec des femmes et des filles, voire même
avec des religieuses, un commerce charnel re-
poussant. Elles recevaient, en échange de leurs
faveurs, un pouvoir terrible, capable non seule-
ment de détruire les récoltes et les animaux, mais
(1) Voir à ce sujet le très intéressant travail de M. 6h. Pe-
tit-Dutaillis, Documents nouveaux sur les mœurs popu-
laires et le droit de vengeance dans les Pays-Bas au XVe siècle
[Lettres de rémission de Philippe-le-Bon), p. 39 et suiv.,
Paris, H. Champion, 1908.
LE PECHE SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE _/•>
d'infliger aux humains les maux les plus exorbi-
tants : empêchant les femmes de concevoir, les
maris d'engendrer, ou même d'accomplir leur de-
voir conjugal. Ac eosdem hommes ne gignere et
midi ères ne concipere, virosque uxoribus et mulieres
ne viris actus conjugales reddere valeant impedire.
Les chroniqueurs du temps énu nièrent le
nombre incroyable de personnes accusées du
péché de sorcellerie, qui périrent après d'affreux
supplices dans les Flandres, le Brabant et le pays
de Liège. Des localités entières furent dépeuplées.
Sur de simples dénonciations, les personnes les
mieux famées étaient jetées en prison et mises à la
torture.
C'est aux péchés de colère et de meurtre, que
Bruges, d'après la légende, doit les nombreux
cygnes qui depuis la fin du xve siècle naviguent
sur ses eaux tranquilles. Cette charge fut imposée
aux Brugeois en expiation du meurtre de leur
écoutête Lanchals. « Lang hais » en flamand signi-
fie long col, et « les blancs oiseaux aux longs cous
onduleux, au plumage neigeux, où les poètes
voient le reflet des âmes virginales ; les cygnes, les
beaux cygnes de Bruges, porteraient ainsi dans
leur grâce immaculée le souvenir d'un assassi-
nat... (1) » et d'un sang cruellement versé.
(1) Fierens-Gevaert, Psychologie d'une ville, essai sur
Bruges, p. 164 (Paris, Alcan, 1901).
276
PECHES PRIMITIFS
Mais c'est surtout l'art flamand qui nous
montre le Péché dans ses manifestations les ,plus
bizarres et les plus affreuses. Nous voyons ses
images de plus en plus nombreuses, dans la sculp-
ture monumentale, et dans la décoration du mo-
bilier religieux.
Les miséricordes des stalles ainsi que leurs
parcloses (1) servent de prétextes à des compo-
sitions satiriques où tous les péchés de l'homme
et de la femme sont pris à partie, et cela sans pa-
raître choquer les sentiments de décence des
fidèles. Les sculpteurs des culs de lampe des édi-
fices civils, notamment les semelles de poutres de
l'Hôtel-de- Ville de Damme, présentent surtout
des détails ultra réalistes (2), qui feraient suppo-
ser que les habitants de ce port de mer, méritèrent
fort bien leur surnom de « pourceaux d'Epicure ».
Parmi ces sculptures il faut citer une scène licen-
cieuse se passant dans un bain mixte, alors assimilé
aux mauvais lieux, et sujet plus curieux encore,
des victimes de Vénus allant soumettre leur cas à un
spécialiste (xve siècle).
Parmi les enluminures des manuscrits de la
(1) Voir notre Genre satirique, etc. dans la sculpture,
Schemit, Paris, 1910.
(2) Voir notre Genre satirique, etc. dans la sculpture,
Schemit, Paris, 1910 (fig. 66 et 67). Ces illustrations sont
reproduites plus haut, fig. 61, 62, 63 et 64.
LE PECHE SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE
277
Fig. 69. — Le péché dans le brigandage et le meurtre. (Tiré
du Mittelœlterliches Hausbuch du prince de Waldburg-
■\Yolfeeg, xve siècle).
16
PECHES PRIMITIFS
même époque, on remarque des scènes plus com-
pliquées, où le Péché est pris à partie dans ses
formes les plus inattendues. Dans le manuscrit
de Cangé, par exemple, intitulé les Quarante mi-
racles de Nostre Dame, ne voyons-nous pas l'illus-
tration du miracle de l'arcediacre, qui murtrit [tua)
un evesque pour estre evesque à sa place, représenté
au moment où le démon vient saisir le prêtre cri-
minel à une table de festin, entouré de ses musi-
ciens et de ses amuseurs patentés en souliers à la
poulaine ?
Plus loin le miniaturiste ose représenter un
pape en chemise, la tiare en tête, que des anges
chassent en enfer à grands coups de pieds au der-
rière, illustrant le péché de simonie de celui qui,
par convoitise, vendit le basme [baume) dont on ser-
vait deux lampes en la chapelle de Saint-Pierre,
dont saint Pierre s'apparut à lui en lui disant qu'il
serait dampné. Dans un autre miracle nous voyons
un pape, non moins criminel, autoriser un roi (de
Hongrie) à épouser sa fille, qui se coupe la main
pour échapper à l'inceste (1).
Dans les miracles de Nostre Dame joués par les
Pays de l'Assomption ou de l'Immaculée Concep-
tion du nord de la France, au commencement du
(1) Voir notre Genre satirique dans la peinture (2e édition),
p. 111, 112.
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 279
xvie siècle, durent apparaître, jouées au naturel,
des scènes encore plus incroyables, s'il faut en ju-
ger d'après certains titres : Comment Salomée, qui
ne crédit pas que Nostre-Dame eust enfanté virgiria-
lement, sans œuvre d'homme, perdit les mains pour
ce qu elle le voulust esprouver, etc. (1). »
Dans une Vie et Miracles de Mgr Sainct Martin,
datant de la fin du xve siècle (Bibl. Nationale),
nous voyons d'autre part la satire d'un péché
féminin moins affreux : le bavardage dans le lieu
saint (2).
Lue des plus belles images du péché et de la
|l! Voir notre Genre satirique dans la peinture (2e édition),
p. 114.
(2) Voici, d'après une intéressante étude de M. G. Cohen,
Rabelais et la légende de saint JMarlin (Paris, Champion,
1910), la scène interprétée par l'artiste. « Ainsi, comme saint
.Martin disoit sa messe... deux femmes, lesquelles estoyent
venues pour ouyr la messe, caquettoient ensemble et, à
costé d'elles ung diable lequel escripvoit en du parchemin
ce qu'elles disoient ; mais les deux femmes furent si longue-
ment à caquetter que le dyable n'avoit plus de parchemin...
Lors se prinst à tirer son parchemin avecques les dents
pour le allonger et tira tellement que son parchemin rompit
el oheut le diable à la renverce et se cuyda casser le col. »
Causant ainsi un autre péché, car saint Biiz, qui avait vu
la scène, se prit à rire oubliant où il était. (Champfleury
reproduit le même sujet d'après une tapisserie dans son
Histoire de la caricature au Moyen âge, p. 83, Paris, Dentu,
1871 .
280 PÉCHÉS PRIMITIF?
méchanceté humaine, nous est fournie par une
grande et superbe miniature du manuscrit
n° 9079 de la collection de Bourgogne, conservé à
la bibliothèque royale de Bruxelles. Elle est con-
nue sous le nom de l'Arbre du Péché ou des Ba-
tailles (1). Nous y voyons l'arbre maudit porter
comme fruit à chacune de ses branches, des
hommes, même des femmes, qui se combattent.
En haut des rois se gourmandent d'importance, un
peu plus bas des évêques en costume liturgique
se frappent à l'aide de leur crosse. Puis se suivent
hiérarchiquement, en descendant de branche en
branche, des combats non moins acharnés entre
gentilshommes, savants, chevaliers, bourgeois et
paysans, tandis que leurs épouses se battent à
coups de quenouille. Pour montrer que le Péché et
la désunion régnent partout, l'artiste a figuré le
ciel, où Dieu lui-même combat l'Orgueil, symbolisé
par les anges rebelles, qui sont foudroyés et préci-
pités du ciel.
Dès les débuts de la peinture flamande primi-
tive, les écoles des van Eyck et de van Weyden
multiplient les Jugements derniers où les pécheurs
reçoivent les plus terribles châtiments. On y re-
marque déjà d'affreux démons semblant s'ac-
(1) Genre satirique dans la peinture (2e éd.), p. 147 [fig.
147). (Voir notre frontispice),
LE PECHE SOUS LES
S DUCS DE BOURGOGNE 281
Fig. 70. — La punition du péché au Moyen âge. (Du Mitte-
Iaelterliches Hausbuch du prince de Waldburg-Wolfeeg,
xve siècle).
16'
282 PÉCHÉS PRIMITIFS
quitter avec plaisir de leur terrible besogne]
tandis que les martyres des saints rappellent
les horreurs bizarres des répressions judiciaires.
On ignore généralement qu'à côté de nombreux
sujets religieux, Jean van Eyck peignit des sujets
profanes d'un caractère très léger, en représentant
des femmes nues à leur toilette, ou des bains ou
étuves de femmes, qui ornèrent les murs des palais
princiers du temps. Ce détail mérite d'être souli-
gné car il corrobore l'hypothèse émise plus haut,
au sujet de son rôle de messager amoureux du duc
de Bourgogne.
Mais c'est surtout dans les créations fani as-
tiques et réalistes de Jérôme van Aken, plus
connu sous le nom de Bosch, que nous retrouvons
la hantise du Péché sous toutes les formes. Doué
d'un génie créateur vraiment admirable, le peintre
de Bois-le-Duc donne une importance prépondé-
rante à ce monde profane et diabolique, que les
premiers primitifs n'avaient fait qu'effleurer.
Dans ses Jugements derniers, où pullulent les
scènes de massacres et de lubricité sadiques
dans ses Tentations de saint Antoine, où nous
voyons de pieux anachorètes aux prises avec la
luxure et les démons personnifiant les autres pé-
chés capitaux ; dans son Chariot de foin, de l'Es
curial, où le foin représente le péché ; dans ses
Délices terrestres, du Prado, où des centaines de
LE PÉCHÉ SOUS LES DUCS DE BOURGOGNE 283
figures d'hommes et de jeunes femmes nues se
livrent aux joies corruptrices de l'amour charnel ;
dans ses Aveugles, ses Grands poissons mangent les
petits, son Enfant prodigue, ses Mendiants ba-
tailleurs, ses Christ aux outrages et tant d'autres
encore, nous voyons revivre tous les péchés, tous
les vices de cette cour de Bourgogne, dont les
mœurs, à la fois voluptueuses et féroces, les
croyances tour à tour mystiques et' sataniques,
se continuèrent pendant les règnes des princes
lubriques et guerroyeurs qui suivirent, tels
Maximilien d'Autriche (gendre du Téméraire) et
Philippe le Beau, le prince de très paillarde mé-
moire.
•v
LE PÉCHÉ SOUS LE RÈGNE
DE CHARLES-QUINT
Pour bien comprendre l'époque de Charles-
Quint et le caractère complexe de ce grand po-
tentat, il est nécessaire de rappeler en quelques
mots ses ascendants et ses proches, qui tous joi-
gnirent à des dons exceptionnels des écarts de
conduite regrettables.
Machiavel, qui connut fort bien le grand-père
de Charles- Quint, lorsqu'il fréquentait sa cour
en qualité d'ambassadeur de Florence, décrit
ainsi l'empereur Maximilien :
« Dissipateur et besoigneux ; inconstant et ir-
résolu, défiant et crédule, il est homme de guerre
et sait commander une armée où il fait régner la
discipline. Plein de courage dans le péril il ne le
cède à personne comme capitaine... » D'un autre
PECHES PRIMITIFS
côté, nous savons que sa bravoure et sa galanterie
envers les femmes le firent surnommer, comme
François Ier, le roi chevalier. Ami des arts, on ra-
conte que Durer, parvenant difficilement à se
hisser à la place qu'il devait occuper pour achever
certaine peinture murale;, il ordonna à un gentil-
homme de sa suite d'aider le grand peintre alle-
mand à se placer sur son échafaud et que, le cour-
tisan se montrant humilié de devoir rendre un tel
service, Maximilien lui dit :. « Je puis d'un paysan
faire un noble comme vous, mais d'un noble je ne
saurais faire un aussi grand artiste ! »
Malheureusement ces belles qualités étaient
ternies par des vices de tous genre. Sa luxure
était grande ; n'importe quelle femme, quelle que
fût sa condition, lui semblait bonne pour assouvir
ses passions. Dans ses colères épouvantables, il
s'attaquait avec une rage sans égale à tous ceux
qui le contrariaient, ou qui simplement n'étaient
pas de son avis. Ne le voyons-nous pas à Worms,
en 1495, relever le défi d'un obscur gentilhomme
français, Claude de Balbé, qui avait osé provo-
quer les Allemands, et le vaincre en un combat
singulier ? Quoique catholique, il va, dans sa co-
lère, jusqu'à braver les foudres de l'Eglise. Dans
ses lettres, il ne craint pas de s'attaquer même au
Pape. Il le traite de « Maudit prêter pape » (sic) et
ajoute qu'il mérite d'être chapitré d'importance
•
LE PECHE SOC-
LE REGNE DE CHARLES-QUINT
!87
« veu ses grans péchiez et abusions » (lettre du
29 juin 1510). Dans une autre missive il semble
espérer que Luther l'aidera à assouvir sa haine
sacrilège, lorsqu'il écrit : « Il (Luther) pourra être
Fig. 71. — Les péchés aux kermesses et fêtes : Nasentanz zu
Gumpelsbrunn. Estampe de Nicolas Mildeman (xvie siècle).
bon à quelque chose ! » Parfois son orgueil confine
à la folie ; dans une lettre écrite, à sa fille, Mar-
guerite d'Autriche (le 18 septembre 1512), il lui
confie « qu'il a projet de se faire élire pape, afin
d'être un jour saint et d'être adoré par elle (!) »
A la fois avare et prodigue, il était méprisé par
288 PÉCHÉS PRIMITIFS
le peuple flamand. Les Italiens l'avaient sur-
nommé Massimiliano poco denari. Ils savaient cpae
le meilleur moyen d'obtenir sa signature, en cas
d'urgence, c'était de la lui acheter. Et l'on avait
toujours soin de stipuler d'avance la somme d'ar-
gent qui serait offerte à cet empereur concussion-
naire lorsque son approbation était indispensable.
Quoique Marie de Bourgogne, son épouse, ait
laissé une mémoire sans tache, elle était la fille
de Charles le Téméraire, et le sang brûlé de son
père ainsi que celui de ses aïeux, Philippe le Hardi
et Philippe le Bon, de très paillarde mémoire, dut
se transmettre par elle au père de Charles-
Quint.
On sait que fort jeune, elle mourut d'une chute
de cheval, pendant qu'elle sacrifiait à son plaisir
favori : la chasse. Ayant la cuisse cassée, près du
kassin, elle ne voulut à aucun prix, — est-ce par
pudeur ou par entêtement, — montrer la partie
malade à S2S médecins ; et ceux-ci ne purent
ainsi combattre la gangrène qui l'emporta.
Son fils Philippe le Beau, sur lequel les Fla-
mands avaient porté leurs espérances, montra
comme son père les plus brillantes qualités.
Malheureusement celles-ci furent annihilées par
les vices qu'il tenait de Maximilien. Vincent Qui-
rini, ambassadeur de Venise, dans sa « Relation »,
le décrit ainsi : « Beau de corps, vigoureux et bien
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 289
portant ; apte à jouter, adroit aux exercices du
corps et du cheval, soigneux et. vigilant à la
guerre, supportant facilement toute espèce de
fatigue. Il était naturellement bon, magnifique,
libéral, affable, et si familier avec tout le monde
qu'il en oubliait parfois le décorum royal... »
L'histoire impartiale laisse de lui un souvenir
moins flatteur. Elle nous le montre esclave de ses
caprices, et de ses passions, auxquelles il sacri-
fiait ses plus grands intérêts. Luxurieux, vain, lé-
ger, inconstant, il s'aliéna l'estime de ses alliés et
de ses parents. Subissant de louches influences, il
mérita le surnom de Croit conseil que lui don-
nèrent les Italiens. Il fit surtout le désespoir de sa
jeune femme, et laissa après lui, dans les Pays-
Bas, le trouble et la désorganisation, présages
d'une effrayante et prochaine décadence.
Dans les Relations d'Antoine de Lcilaing, nous
trouvons une peinture très réaliste des tortures
morales qu'il infligea à sa malheureuse épouse :
Jeanne de Castille. Espagnole, dévote et amou-
reuse, les amours adultères de son mari exci-
tèrent en elle un sentiment de jalousie passionnée,
qui finit par s'exaspérer jusqu'à la folie. « La
chose est tellement allée, dit le chroniqueur, que
la bonne reine n'a eu, en trois ans, non plus de
bien ni de repos qu'une femme damnée... Et pour
en dire la vérité, elle avoit occasion de ce faire :
17
290 PÉCHÉS PRIMITIFS
car, comme je vous ai dit, son mari estoit beau,
jeune et bien nourri, et il lui semblait qu'il pouvait
beaucoup plus accomplir œuvres de nature qu'il
n'en faisoit... ». Elle le voyait avec désespoir en-
traîné par de jeunes gens dissolus qui l'attiraient
à des parties de plaisir et « lui faisoient présent de
belles filles ». Les rapports qu'elle recevait de ses
soi-disants amis, la surexcitaient encore davan-
tage. « Ces rapports estant peult-estre aucunes
fois pires que les faits. » Dans sa jalousie aveugle
elle se conduisait en « femme désespérée », ne
voyant plus que « les personnes qui estoient con-
traints la servir et lui donner à boire, manger et
administrer ses nécessités. » Dans sa folie com-
mençante, « elle n'eust de cesse que les dames qui
estoient en sa compagnie ne fussent renvoyées...
et fit tant qu'elle demeura seule de toutes femmes
du monde, fors que d'une lavandière qui aucunes
fois lavoit son linge, en sa présence... faisant ses
nécessités et se servant comme une povre es-
clave. »
Sa jalousie, qui lui Talut souvent de mauvais
traitements de la part de son mari, la porta par-
fois jusqu'aux péchés et sévices les plus répréhen-
sibles.
Varillas nous rapporte « qu'ayant fait garotter,
un jour, par ses domestiques, une des maîtresses
de son mari, une jeune Brabançonne d'une grande
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 291
beauté, elle lui coupa sa riche chevelure blonde,
et lui lacéra la figure à coup de ciseaux. »
Un sombre mystère, plane sur la mort précoce
de son mari, qui mourut presque subitement en
Espagne, après un somptueux banquet qui lui
lut offert à l'occasion de sa nomination comme
gouverneur de la ville de Burgos. Il y a tout lieu de
croire que, pris au piège par son beau-père, le
fourbe et cauteleux Ferdinand le Catholique, ce-
lui-ci prit les précautions nécessaires pour mettre
un terme à la carrière politique d'un rival devenu
dangereux, car, affirmait-il : « la bonne foi est un
filet dont les mailles ne retiennent que les niais. »
On connaît la tragique folie de Jeanne, qui sui-
vit la mort de son volage époux. Sur l'avis d'un
moine, son confesseur, elle fit ouvrir le tombeau
de Philippe le Beau ; car le religieux lui avait as-
suré que son simple attouchement aurait suffi à le
réveiller de son sommeil. C'est alors qu'elle en-
treprit ce voyage macabre, accompagnée d'un
cadavre embaumé, qui toutes les nuits partageait
la couche nuptiale...
Marguerite d'Autriche, fille de Maximilien, et
sœur de Philippe le Beau, constitue une figure
plus intéressante dans l'histoire des Pays-Bas.
Ses actes politiques : la paix de Gorcum et la paix
des Dames, témoignent de son génie diploma-
tique, tandis que l'on voit sa puissante énergie
292 PÉCHÉS PRIMITIFS
suppléer à l'incurie de son père, en palliant ses
fautes, et plus tard seconder, avec une habileté
hors ligne, les plus hautes conceptions politiques
de son neveu : Charles- Quint.
Dès sa jeunesse elle fait présager ce que Ton
pouvait attendre de son courage et de son esprit.
Elle avait seize ans lorsque, se rendant en Es-
pagne pour rejoindre son second fiancé, l'Infant
don Juan, elle vit son navire assailli par une fu-
rieuse tempête et faillit périr. C'est alors, dans ce
danger pressant, qu'elle composa, dit-on, cette
épitaphe bien connue :
Ci-gyst Margot, la gente demoiselle,
Qu'eut deux maris et si mourut pucelle.
Malheureusement bien des défauts, nombre de
vices ternirent ses grandes qualités. Plus que
gourmande, elle mangeait et buvait avec excès.
Dans ses comptes, si bien tenus et si intéressants
à consulter, on voit ses préférences. Ainsi elle
donne « quatre livres à ung messaiger Andoille,
parce qu'il luy a présenté pour son dîner un plat
de belles tripes et boudins de porc. » Elle fait
payer dix livres pour un veau gras que la ville de
Malines lui offre en. 1515. Ses pâtés, à la manière
des Pays-Bas, ont une telle réputation, que le
8 juin 1508, l'empereur Maximilien la prie d'ad-
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 293
294 PÉCHÉS PRIMITIFS
mettre en ses cuisines le nommé Josse Weert, pour
apprendre à les faire...
Par une ordonnance du 1er mars 1525, Mar-
guerite règle le service de sa table. On est effrayé
de la quantité incroyable de plats qui s'y suc-
cèdent. On constate qu'ils sont encore consommés
sur des assiettes de pain bis. Pour « le disner, pièce
de bœuf d'environ 10 livres, « ung muteau » (jar-
ret) pour le bouillon ; du mouton, un chapon (ou
en ce lieu une bonne poule), deux poulets, une
pièce de veau ou de chevreau ; pour le rôti, du co-
chon (comme gros rost) ; des pigeons, perdrix ou
« conin » (lapin), pour le petit « rost ». Sans comp-
ter tripes, saucisses, pâté de veau, de mouton et
de porc, et sans oublier les petits et grands pâtés
de dessert : riz, fromage, fruits, oublies, le tout
selon les saisons...
Pour se rafraîchir elle exige deux lots de vin et
trois lots de cervoise. Mais « Item es jours de jeûne,
Madame ne veut avoir pour ses collations que
deux tasses de confitures, suffisamment gar-
nies (1). »
Inébranlable dans ses résolutions, la résistance
à ses ordres ou la moindre contradiction même
(1) Extrait d'un manuscrit de la bibliothèque royale de
La Haye, reproduit par de Reiffenberg, Appendices à
l'histoire des ducs de Bourgogne, X, 255.
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 295
lui étaient insupportables. Les lois, les libertés
communales, les immunités du clergé, les préroga-
tives de la noblesse, rien ne pouvait arrêter son
impérieuse volonté. L'opposition, fût-elle légale,
la mettait en colère et lui faisait dicter, pour punir
pareil forfait, des ordonnances de ce genre :
« mettre les récalcitrans au sacq en ung bateau,
pour les noyer au fond (1). »
Plus d'un sombre mystère se passa à la cour de
Marguerite, à en juger par cette pièce de comp-
tabilité datée de 1508. « A Gérard le flamang,
chevaucheur de ladicte escurie, la somme de
IX sols, pour le VIJe jour dudit mois (janvier)
et dudit lieu (Malines), à toute diligence, porter
lettres closes de par madite dame à ceux de la
loy de la ville de Xamur, par lesquelles on leur
mandoit de incontinent envoier devers madite
dame le Maistre des haultes œuvres d'icelle ville,
pour aucunes choses secretz, dont n'est besoing de
faire icy déclaration. » (Compte de J. Micault,
/. c. (n° 1880) (2).
Si dans la vie politique cette femme célèbre se
montra une vraie disciple de Machiavel, sans pi-
(1) Alexandre Henné, Histoire du règne de Charles-
Quint en Belgique, Bruxelles, Leipzig, 1858, t. IV, p. 353
(Relation de G. Contarini).
(2) Alexandre Henné, op. cit., t. I, p. 190.
296 PÉCHÉS PRIMITIFS
tié pour ses ennemis, elle sut conserver pour ses
amis « les grâces aimables de son sexe et ne resta
pas insensible aux douces sensations de l'amour.»
Deux manuscrits conservés à la bibliothèque de
Douai, écrits par de Maloteau de Villerode, disent
qu'Antoine de Lalaing, pendant qu'il était au
service de Marguerite, en qualité de grand maître
d'hôtel, eut « des embrassements » de cette prin-
cesse un fils appelé Philippe de Lalaing, seigneur
de la Mouillerie et Maffle. Brassart (1) dit que, se-
lon la chronique scandaleuse d'alors, Antoine de
Lalaing en eut deux ou trois. On sait d'ailleurs
qu'elle le créa comte et l'enrichit (2). Brantôme
lui attribue une vie très dissolue. Il assure qu'elle
« ayma la belle Lasdomie Fortenguerre » (Forte-
guerra, célèbre beauté de sa cour), ainsi que
d'autres femmes « lascivement et paillardement,
comme Sapho, la lesbienne ». Une de ses filles
(1) Brassart, Notice historique et généalogique de l'an-
cienne et illustre famille des seigneurs et comtes de Lalaing
(Douai, 1847).
(2) Dans une note écrite en marge de la page 155 de l'ou-
vrage de J.-B. Maurice, Le Blason des armoiries de tous les
chevaliers de l'Ordre de la Toison d'Or, M. Brassart dit :
« Il reste encore une postérité de ces enfants au pays d'Alost,
sous le nom de Lalaing de la Moullerie... Quant à Philippe,
qui fut de la tige des Lalaings d'Audenarde, il y a erreur.
Il eut pour mère Isabeau, bâtarde d'Haubourdin. »
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 297
d'honneur reçut également ses faveurs, et l'on s'en
étonnait, car d'autres la surpassaient en beauté,
« lorsqu'il fust trouvé et descouvert qu'elle estoit
hermaphrodite, qui lui donnait du passe-temps
sans autre inconvénient ni scandale ».
Les péchés bien flamands, de gourmandise, et
de paillardise, pratiqués par Marguerite d'Au-
triche, trouvèrent des trésors d'indulgence chez
ses administrés qui la chérirent malgré ses dé-
fauts et ses crimes. En vain le sang des victimes
de son intolérance religieuse cria-t-il vengeance ;
le peuple se plaisait à voir une souveraine fami-
lière^ s'intéressant à ses mœurs, partageant ses
plaisirs, ses curiosités et ses craintes. Elle était
d'ailleurs très généreuse pour les pauvres gens,
qui jamais ne s'adressaient en vain à sa charité,
comme en fait foi son livre de compte célèbre.
Superstitieuse, Marguerite était de son époque, —
époque où l'on brûlait les sorciers, mais où on les
consultait néanmoins en cachette. Elle avait aussi
grande foi dans les astrologues et magiciens, bra-
vant en cela les défenses de la religion catholique
romaine.
Dans les Archives du royaume (n° 1803, f. IJC
XXXV), nous voyons figurer « VIIJ aulnes de
bon velours noir, que madite dame a fait délivrer
a ung nommé Leogum, astrologue et varlet de
chambre de M. de Ravestain... en faveur d'au-
17*
298 PÉCHÉS PRIMITIFS
cuns bons et agréables services qu'il luy a faicts. »
Elle donne à « ung autre compaignon appor-
tant certains petits fantômes, alans et cheminant
par engins, dessus une table, la somme de iiij livres
d'or de xx sols pièce. » Une « damoiselle faite de
bois allant également par engins » excite non
moins son intérêt, et vaut à celui qui la montre la
somme de quatre carolus d'or.
Elle rétribue largement tous ceux qui l'amusent :
montreurs d'ours, nains, fous, bateleurs, baladins,
escamoteurs et charlatans de toutes sortes. Ceux
qui flattent sa gourmandise par des plats ou des
fruits rares, tels que trippes grasses, figues
fraîches, grenades etc., sont tous généreusement
récompensés. Pleine de bonté pour les victimes
de Cupidon, elle marie les amoureux et soigne
surtout les enfants abandonnés, tant bâtards que
légitimes. Les membres des Chambres de Rhéto-
rique, les comédiens, les poètes et les chanteurs
de lais ou de ballades, • — elle composa elle-même
de bonnes poésies, — étaient toujours bien ac-
cueillis. Elle aimait et comblait de ses dons les
bons religieux et les prédicateurs éloquents. Plu-
sieurs moines figurent même périodiquement
dans le compte de ses largesses sans autre men-
tion.
C'est sans doute sa familiarité proverbiale, et
ses instincts paillai ds qui donnèrent naissance
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUi NT 299
à bien des légendes, peu édifiantes, qui rappellent
le sans-2,ène et la liberté de ses mœurs. Nous es-
Fig. 73. — Le péché à la Cour du Pape. Estampe satirique
du xvie siècle.
sayerons. en gazant un peu, de donner une idée
de l'un de ces contes, pris au hasard.
Ayant appris que dans un couvent du Brabant
existait un moine capable'de renouveler les tra-
300 PÉCHÉS PRIMITIFS
vaux d'Hercule, elle se mit aussitôt en voyage
pour aller le voir. Arrivé au monastère indiqué,
elle demanda au frère portier s'il était vrai que
parmi ses moines se trouvait un homme aussi
extraordinaire.
— « Oui, illustre dame, répondit celui-ci, et
justement le voilà à sa fenêtre, il s'amuse à casser
des noix. »
Marguerite leva les yeux et aperçut un athlète
nu, aux muscles puissants, qui brisait effective-
ment des noix avec quelque chose de très dur...
mais qui n'était certainement pas son poing !
Sans s'émouvoir, elle dit :
— « Ce n'est pas mal, mais Hercule aurait fait
mieux que cela. Je veux lui parler. »
On la conduisit alors à la cellule du moine.
— « Est-il vrai, dit-elle, comme on le prétend,
que vous seriez capable de renouveler les travaux
qui illustrèrent le dieu païen de la force et de la
vigueur ? »
— Oui, Madame, répondit le moine, et peut-
être ferai-je davantage !
— « Alors ce fameux exploit, qui lui permit de
ravir la couronne d'innocence aux douze filles
vierges d'un roi, vous le renouvelleriez ? (Ce tra-
vail d'Hercule est apocryphe).
— « Certainement, c'est peu de chose !
— « Je voudrais bien voir cela, dit Marguerite.
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 301
■ — « Il ne tient qu'à vous, répond le moine.
Et sans plus de préambule, ils se mettent... à
compter. Pour ne pas faire d'erreur on convient
de marquer chaque fois un trait à la craie.
— ■ « Neuf ! dit bientôt le moine.
— « Pardon, huit ! dit Marguerite.
— a Je vous assure que c'est neuf !
— « Non huit, je n'en démordrai pas !
— « Ah vous le prenez ainsi, fait alors l'autre,
en effaçant les marques. C'est bien ! Il n'y a
rien de fait ! Recommençons. »
Peut-être ce moine héroïque figure-t-il d'une
façon anonyme dans les comptes de la Gouver-
nante des Pays-Bas, parmi les nombreux reli-
gieux qui reçurent pendant si longtemps et pério-
diquement ses largesses.
La sœur de Charles- Quint, Marie de Hongrie,
qui succéda à Marguerite d'Autriche en qualité
de Gouvernante des Pays-Bas, eut également des
titres à la célébrité.
Quoique moins connue, elle ne fut pas infé-
rieure à sa devancière dans son rôle politique.
Elle la surpassa même par son activité et son
énergie. Peu portée vers l'amour, elle fut sur-
nommée « Diane la chasseresse », parce qu'elle
n'avait, dit Strada, que des goûts virils, et était
passionnée pour les exercices du corps, surtout la
chasse, et l'équitation. Devenue veuve, elle se
302 PÉCHÉS PRIMITIFS
contenta du souvenir de son premier époux,
qu'elle appelait le « parangon des mariz ». Elle ne
fut nullement coupable des mœurs galantes et
des intrigues amoureuses, que lui prêtèrent des
auteurs français voulant se venger de la haine
qu'elle portait à la France.
Malheureusement, à côté d'éminentes qualités,
on doit déplorer chez cette princesse une dureté
de cœur qui la rendit bientôt odieuse, non seule-
ment au peuple flamand, mais lui valut, de la
part des historiens français, le juste renom de
cruauté. Ceux de Gand, surtout, lui vouèrent une
haine mortelle, lui attribuant leurs malheurs et
les sommes considérables qu'on leur soutira. Le
Vénitien B. Navagero dit, lui aussi : « Elle était
très dure. » Brantôme, de son côté, affirme
qu' « elle avait le cœur grand et dur, qui mal
aisément s'amolissoit ; et la tenoit-on, tant de
son côté que du nostre, un peu trop cruelle ; mais
tel est le naturel des femmes et mesme des
grandes, qui sont très promptes à la vengeance
quand elles sont offensées. »
Si elle montre quelque pitié, notamment, pour
la veuve d'un malheureux qu'elle fit exécuter
dans la cour des bailles du palais de Bruxelles, en
lui accordant 200 carolus (1), on la retrouve impi-
(1) « Quictance de >t carolus, pour la vesve de Jehan
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 303
toyable lorsqu'elle ordonne de « châtier rigoureu-
sement » la désobéissance de charretiers, qui
avaient été mis en réquisition pour le transport
de ses bagages (1). Elle fut surtout cruelle dans la
répression des délits de chasse et fit exécuter les
édits de Charles -Quint sur le braconnage avec
\uir extrême rigueur : « Les ungs estoient eschaf-
faudés et avoient l'oreille senestre coupée »,
d'autres étaient bannis, flagellés, ou bien envoyés
aux galères (2). L'histoire lui reproche avec d'au-
tant plus de raison les rigueurs odieuses déployées
contre les Bruxellois et les Gantois, qu'il lui eût
été facile de prévenir des troubles expiés par le
sang de tant de victimes. L'humanité lui repro-
chera plus sévèrement encore d'avoir dirigé
d'atroces persécutions contre les malheureux ré-
formés, dont elle avait d'abord, sinon partagé, du
moins approuvé les doctrines (3).
Charles- Quint, qui fut le plus grand souverain
de son temps, hérita des brillantes qualités et des
Schoof, exécuté sur les bailles de ceste ville « (Registre aux
mandements et lettres patentes de l'audience, n° 20729).
(1) Lettre du 4 octobre 1538. App. à la Relation des troubles
de Gand, voir Alexandre Henné, op. cit., t. V, p. 159.
(2) Edits de Charles-Quint de 1531 (Forêts, Edits sur la
chasse, dans l'ouvrage cité (I'Alexandre Henné, t. V,
p. 370 et suiv.)
(3) Alexandre Henné, op. cit., pp. 159 et 160.
304 PÉCHÉS PRIMITIFS
vices de sa race. Ses actions politiques les plus
éclatantes furent malheureusement ternies, par
des passions égoïstes, pour la satisfaction des-
quelles il sacrifia, sans scrupules, le bien-être et le
bonheur de son peuple.
Dans son inexorable politique, il n'admit ja-
mais aucune considération d'humanité ; on le
trouva toujours implacable dans ses vengeances,
et cela dès l'âge des plus généreuses aspirations.
Comme nous l'apprennent les lettres écrites par
Charles de Lannoy à Marguerite d'Autriche, déjà,
le 7 octobre 1522, à son arrivée en Espagne il or-
donna les plus cruelles exécutions (1). Et si par-
fois il sembla se montrer accessible à la clémence,
il faut toujours y reconnaître son intérêt et sa
facilité hypocrite à régler sa conduite d'après les
lieux et les circonstances.
Les supplices qui effrayaient Bruxelles, Gand
et Anvers, les édits sanguinaires contre les re-
formés^ le présentent à juste titre sous les plus
sombres couleurs ! Comme le remarque A. Henné,
« il était surtout dominé par la soif du pouvoir et
soumettait tout aux calculs de la raison d'Etat. »
N'alla-t-il pas jusqu'à vouloir faire épouser sa
nièce, Christine de Danemark, une enfant âgée de
(1) Voir à ce sujet, Alexandre Henné, op. cit., t. X,
p. 311, et Reg. Collection de documents historiques, t. II.
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 305
douze ans, nullement formée, par le duc de Mi-
lan, et cela malgré les objurgations de Marie de
Hongrie (1) ?
Fig. 74. — Le péché puni, ou les supplices au xvie siècle.
Estampe tirée du Layenspieghel (Augsbourg, 1512).
Traître et sans foi, les Français l'appelaient
Charles qui triche, « faisant, dit Brantôme une
(1) « Selon le droit de nature, ose-t-elle lui écrire, je tiens
que c'est contre Dieu et raison de la marier si tempre ; car
quelques femmes ne sont pas de si tempre venue les unes
que les autres, et n'y a encore nulle apparence de femme en
elle... Et que serait-ce si elle devenait enchainte... qu'elle
306 PÉCHÉS PRIMITIFS
allusion badine et vraie pourtant, sur le mot :
Autriche... et l'allusion n'estoit pas mauvaise, car
il a esté un grand trompeur et un peu trop man-
queur de foy. » Son cœur sec n'eut d'affection,
ni d'attachement pour personne. « Il ne connut ni
les charmes de l'amitié, ni les délices de l'amour ».
On sait qu'il laissa dans un état voisin de l'indi-
gence, Jeanne van der Geenst, une jeune servante
des de Lalaing, qui fut la mère de Marguerite de
Parme, et qui avait eu son premier amour.
Malheur à qui touchait à son autorité. Constam-
ment maître de lui-même, il savait pourtant
plaire et séduire quand il le voulait. Il sut faire la
conquête, même des Flamands.
« Sa gaieté, — tempérée ailleurs par une cer-
taine réserve, — était vive et franche en Belgique,
où il jouissait d'une grande popularité. Alors qu'il
ne se montrait dans les autres pays qu'entouré
de l'élite de sa noblesse, il se plaisait à vivre là-
bas dans une sorte de familiarité avec ses compa-
triotes de la Flandre, dont il possédait bien
Fidiome et dont nul ne connut mieux que lui l'es-
prit, le génie et les mœurs (1). »
et l'enfant y demeureroient... ma conscience et l'amour que
je porte à l'enfant me contraignent à le dire... pour ma des-
charge envers Dieu, vostre Majesté, ma nièce et le monde. »
(Lettre du 25 août 1533, Correspondenz, II, p. 87).
(1) D'après la Relation de Marino Cavalli, I, c. « Il savait
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 307
Il naquit à Gand, à la Cour du Prince, le « Prin-
cenhof », dans un cabinet d'aisance, où sa mère,
Jeanne la Folle, s'était retirée un instant. Etrange
lieu de naissance pour un si grand empereur !
Cette tradition explique les vers suivants,
qu'un Gantois osa proposer pour orner le s-ocle de
la statue de Charles-Quint lorsqu'elle fut placée
sur le marché du Vendredi de sa ville natale :
Il naquit dans la merde,
Il vécut dans le sang,
Il mourut dans la bière !
I n autre Gantois proposa d'apposer, sur les
restes de la Cour du Prince, l'inscription sui-
vante :
Dans la mauvaise odeur
Ci naquit Charles-Quint,
Qui fut grand empereur
Mais mauvais citoyen.
On rapporte (1) qu'étant enfant, le futur empe-
reur montrait déjà des instincts belliqueux. Bien
plaire aux Flamands et aux Bourguignons par la familiarité,
aux Italiens par l'esprit et la discrétion, aux Espagnols par
une noble sévérité. »
(1) Les actions héroïques et plaisantes de l'Empereur
Charles V. Approuvé par la censure en 1674. Bruxelles.
L. De Wienne, imprimeur (sans nom d'auteur).
308 PÉCHÉS PRIMITIFS
souvent on dut lui ôter des mains une épée nue et
on le surprit lardant de grands coups de pointes
les figures armées qui paroissoient dans les tapis-
series. » Il s'amusait aussi à irriter les lions en
cage au « Princen hof ou Cour du prince » palais
où il habitait. Le jeune Charles aimait à former
des escadrons de ses pages et de ses favoris, dont
il se déclarait le chef ; toujours il menait les siens
à la victoire. Puis il se plaisait à se faire porter en
triomphe. Déjà alors, il connaissait la façon de
prendre les hommes ; il calma la révolte d'un en-
fant qui se plaignait d'être toujours le général des
Turcs et voulait à son tour être le chef des chré-
tiens, en lui donnant le chapeau, le cordon et les
plumes qu'il portait ; ce qui lui permit de le battre
encore pendant longtemps malgré ces vaines pa-
rures.
Sa jeunesse fut orageuse et il rechercha tous les
plaisirs de son âge. Nous le voyons figurer dans
les joutes, dans les tirs et, selon l'usage, dans les
fêtes populaires des serments. Très porté aux plai-
sirs sensuels, il eut de nombreuses maîtresses et
quantité de bâtards. De nombreuses familles
gantoises, les van Melle, les van Loo, les Dey-
noot, etc., appartenant toutes aux anciennes
corporations des bouchers ou des marchands de
poissons,s'enorgueillissent encore de cette origine
impériale irrégulière. On les appelle « Keysers kin-
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 30&
deren » ou les enfants de V Empereur. Mais jamais,
dans sa poursuite du plaisir, il n'imita l'exemple
de François Ier qui trop souvent sacrifia à ses
maîtresses son temps et ses affaires.
C/était le soir, mystérieusement, qu'il se livrait
à la galanterie. On conservait jadis, à l'arsenal de
Bruxelles, la cotte de mailles, la lanterne sourde
et les deux poignards dont il se servait, disaient
les catalogues, quand il allait la nuit en bonne for-
tune (1). Comme nous l'avons vu plus haut, il
n'était pas très délicat dans le choix de ses maî-
tresses ; toutes les femmes étaient à sa conve-
nance, quelle que fût leur condition (2). « Car il
y avait en lui plus de luxure que d'amour », di-
sent les chroniqueurs. Brantôme nous assure que
« lorsqu'il couchoit avec une belle dame, car il
aimoit l'amour et trop pour ses gouttes, il n'en
eust jamais party qu'il n'en eust jouy trois fois. »
Sa gourmandise et ses excès de boisson, plus
que ses travaux et les fatigues de la guerre rui-
nèrent bientôt ses forces et hâtèrent sa fin. « Ce
grand homme qui savait maîtriser ses passions, ne
savait pas contenir ses appétits ; il était maître de
son âme... il ne l'était pas de son estomac (3). »
(1) Alexandre Henné, op. cit., t. X, p. 315.
(2) Relation de Badoaro, I, c.
(3) Mignet, Charles-Quint, son abdication, son séjour et
sa mort au monastère de Yusle, cité par A. Henné, X, p. 316.
310 PÉCHÉS PRIMITIFS
« Pour ce qui est de la table, dit l'ambassadeur
vénitien Badoaro, l'empereur a toujours fait des
excès. » Toutes les correspondances s'accor-
dent à constater cette gloutonnerie qui lui va-
lut les reproches de son confesseur et attristait ses
plus fidèles serviteurs. Malgré les avis incessants
de ses médecins, il se gavait des aliments les plus
nuisibles à sa santé. Jusque dans sa retraite au
couvent de Saint-Yuste, malgré les cruels avertis-
sements de la nature, il resta toujours rebelle à
tout espèce de régime (1).
Badoaro, dans sa Relation, nous apprend au
juste ce qu'il mangeait : « Le matin, il prenait à
son réveil, une boîte de chapons pétris, une écuelle
de lait sucré et des épices. Il allait ensuite se re-
poser. A midi on lui servait plusieurs espèces de
viandes, et, après avoir goûté dans l'après-dinée,
il mangeoit encore à son souper de beaucoup de
choses. » Il avait le palais tellement usé, ajoute
cette Relation, que, se plaignant un jour à Mon-
falconetto, son majordome, de ne trouver sur sa
table que des choses insipides, celui-ci lui répon-
dit :
— « Je ne pourrais complaire à sa Majesté,
qu'en faisant des pâtés d'horloges. »
(1) Alexandre Henné, op. cit., t. X, p. 316.
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE Cil ARLES-QUINT 311
Allusion à la passion de l'empereur pour l'hor-
logerie.
Roger Ascham, secrétaire de l'ambassadeur
d'Angleterre, qui le vit manger au banquet de la
diète d'Augsbourg en 1550, s'émerveille de le voir
engloutir de larges tranches de bœuf bouilli, de
mouton rôti, du lièvre cuit au four, du chapon
et cent autres choses. « « Cinq fois je le vis vider
sa coupe, ne buvant jamais moins d'un litre de vin
du Rhin, chaque fois. » Il aimait beaucoup les
fruits, surtout les melons, reconnus comme très
indigestes.
Orgueilleux vis-à-vis des grands (1), il aimait,
comme le fera plus tard Henri IV, à voyager in-
cognito, et à s'asseoir sans façon à la table d'un
artisan, lorsque le fumet de quelque bonne cui-
sine excitait sa gourmandise. Un savetier, chez
qui il s'était attablé familièrement, séduit par
l'odeur d'une oie grasse, reçoit l'autorisation de
mettre sur son enseigne « A la botte couronnée ».
Dans ses voyages, il riait volontiers des réparties
(1) On sait que François Ier, ayant reçu un jour une lettre
de l'empereur, commençant selon la coutume par : Charles,
par la grâce de Dieu, Empereur des Romains, Roi d'Espagne,
de Caslille, de Léon, d'Aragon, de Navarre, de Jérusalem, de
Naples, etc., le roi de France voulut lui faire la leçon en si-
gnant simplement sa réponse : François, seigneur de Chan-
tilly.
312 PÉCHÉS PRIMITIFS
parfois grossières qu'il s'attirait. Incommodé par
les cris d'un porc, qu'un paysan, suivant le même
chemin que lui, conduisait au marché, il lui dit :
— « Camarade, ne connaissez-vous pas la ma-
nière de faire taire un porc ?
— « Non, dit le paysan.
— « Et bien, dit l'empereur, tirez-lui la queue,
il se taira.
— « Ah ! merci, bourgeois, fit l'autre. On voit
bien que vous avez nourri de nombreux co-
chons ! »
A Berchem, en Brabant, une auberge porte en-
core aujourd'hui le nom de « Karel, houd den lan-
tern » (Charles, tiens la lanterne). Cette enseigne
rappelle qu'en 1540, Charles-Quint, suivi de
Messieurs de Beveren et de Condé, dut aller d'ur-
gence rejoindre son frère Ferdinand à Bruxelles.
Surpris par l'obscurité, il fit lever un paysan pour
éclairer son chemin. Celui-ci, ayant bu plus que
de raison, amusa l'empereur par ses propos et son
humeur grotesque.
A un certain moment l'ivrogne demanda le
nom de celui qu'il éclairait.
— « On m'appelle Karl, dit celui-ci.
— « Et bien, Karl, tiens la lanterne, je dois
pisser ! »
L'auteur anonyme des Actions héroïques et plai-
santes ajoute, qu' « étant en besogne, il lui
LE PECHE SOUS LE REGNE
DE CHARLES-QUINT 3 1 '. \
échappa certain bruit. Et le Prince de lui dire en.
riant :
Fig. 75. — Les mendiants et les vagabonds, voleurs d'en-
fants. Estampe de Lucas de Leyden, dite Eulenspieghel.
— « Eh ! tu pètes, mon ami !
— « Oui-da, répartit le paysan, il n'est si bon
roussin qui ne pète en pissant, et c'est mon ordi-
18
314 PÉCHÉS PRIMITIFS
naire de péter en pissant. » A cette réponse naïve,
l'Empereur rit aux éclats et raconta dès le soir
cette plaisanterie à son frère et à sa sœur, qui ne
s'en amusèrent pas moins.
Charles-Quint connaissait ses péchés et ceux
de sa famille.
Logeant un jour, dans un château, où on l'avait
reçut avec apparat, il lut au matin, à la grande
confusion de ses hôtes, l'inscription suivante,
sculptée sur le fronton de la cheminée :
Qui peut dire que dans sa race
Il n'y eust larron ni putain
Il peut effacer ce quatrain
Et mectre un aultre à sa place.
Sans se fâcher, l'empereur haussa les épaules
en disant : « // n'y a pas de Rivière sans guet ni de
famille sans tache. »
Comédien consommé, il avait l'esprit trop élevé
pour être, comme le feraient croire ses discours
officiels et les relations de certains moines fana-
tiques, un observateur dévot des pratiques reli-
gieuses (1). Il joua la piété, comme il joua souvent
(1) Voir la Relation de fray Martin de Angulo, prieur de
Yuste, reproduite par Sandoval, et celle exhumée par
M. Gachard (Bull, de l'Académie royale de Belgique, XII,
IIe partie, 250).
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 315
la douceur, la sincérité ou la clémence. Brisant les
résistances du clergé dans ses états, il refusa tou-
jours d'abaisser sa couronne devant la tiare. Ne
menaça-t-il pas Paul III de lancer ses Allemands à
l'assaut du Saint-Siège, en envoyant le duc d'Albe
rétablir les Colonna, et en lui promettant les
horreurs d'un second sac de la ville éternelle.
On sait, par les chroniqueurs du temps, combien
la prise de Rome fut accompagnée de crimes de
toutes sortes : « Et alors, dit Brantôme, les Espa-
gnols et les lansquenets, bien aise se mirent à
desrober, tuer et violer femmes, sans tenir aucun
respect ni à l'aage, ni à dignité, ni à hommes ni à
femmes, ni sans espargner les sainctes reliques des
temples, ni les vierges, ni les moniales (religieuses) :
jusques là que leur cruauté ne s'estendit pas seu-
lement sur les marbres et antiques statues. Les
lansquenets imbus de la religion nouvelle, et les
Espagnols, encore aussi bien que les autres, s'ha-
billoient en cardinaux et esvesques en leurs habits
pontificaux, et se pourmenoient ainsi parmy la
ville. Au lieu d'estafiers, faisoient marcher, à costé
ou au devant, en habits de laquais, ces pauvres
ecclésiastiques, les assommaient de coups... tout
en faisant procession et disant des létanies... (2) »
(2) Brantôme, La vie des grands capitaines étrangers,
t. I, p. 316 et suiv.
316 PÉCHÉS PRIMITIFS
Ce ne fut pas tout : « Hz ne se contentaient pas
d'avoir pris, pillé et saccagé jusqu'à la terre ; il
falut que les cardinaux, évesques, ambassadeurs
(même ceux de leur nation) donnassent encore de
l'argent pour la paie des soldats. »
Et quand les plus hauts personnages les mena-
çaient de les dénoncer à l'empereur : « c'est alors
qu'ils faisoient pis, se moquaient d'eux en di-
sant : Da mi dineros, y non consejos ! (Donnez-moi
•de l'argent et non pas des conseils). »
« Quant aux dames, il ne faut demander com-
ment elles furent traiçtées. Des courtizanes des
plus belles de la ville, ils n'en voulaient point et
fes laissoient « para los laguayos et rapazos » (pour
les lacquais et les goujats), qui s'en donnaient du
bon temps ; mais ilz s'attachoient aux marquises,
comtesses, baronnesses et grandes dames, leur fait
sant exercer Testât de courtizanes publicques, et
faisant plaisir à leurs compagnons, leur faisan-
croire que c'estoit ce qu'elles vouloient, et qu'elles
estoieht trop chaudes, et qu'il falloit les rafrais-
chir... même les filles (vierges) et religieuses qu'ils
n'espargnaient non plus que les autres, et firent
un bordeau très friand de leur couvent, car on dit
misse de nonain ; d'autres, que c'est la perdrix
dos femmes... »
Bref, si l'avarice fut commune à ces messieurs, la
paillardise ne le leur fut pas moins. On violait les
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE Cil AR LES-QUJIST 317
femmes en présence de leurs maris... Longtemps
après on appeloit ces grandes dames, les reli-
gieuses, ou les reliques du sac de Rome... Ce fut
bonheur pour les soldats, et malheur pour les pau-
vrettes. « Encore aucunes regrettèrent leur par-
tance de Rome, tant elles y estoient habituées ;
et qui pis est, force religieuses, filles et femmes, en
suivirent aucuns à Naples... tant elles se plai-
soient à ce doux plaisir... (1) »
Tout prouve que Charles-Quint usa de la reli-
gion comme d'un masque. Dans son entourage,
les seigneurs qu'il affectionnait le plus ne se gê-
naient guère pour tourner en ridicule les pratiques
de la religion romaine (2). Et quand plus tard,
miné par les maladies, il prit sa retraite à Yuste,
poussant l'austérité jusqu'à l'ascétisme, cette fin
pieuse n'empêcha pas l'inquisition de faire le
procès de sa mémoire et de poursuivre ses chefs
spirituels. L'archevêque de Tolède, Barthélémy
Caranza, son confesseur, qui l'administra, fut
arrêté en 1559 comme hérétique, et Constantin
Ponce, son prédicateur ordinaire, mourut en pri-
(1) Brantôme, Vies des grands capitaines étrangers
{Œuvres complètes, t. I, p. 316 et suiv.).
(2) Parmi ces gentilshommes il faut citer : Philippe et
Maximilien de Bourgogne, les de Buren, les d'Aerschot, d'Epi-
noy, de Praet, de Bréderode, de Bugnicourt, d'Egmont, etc.
{Alex. Henné, op. cit.).
18*
318
PECHES PRIMITIFS
son, tandis que son cadavre jugé par le tribunal
de T Inquisition fut brûlé en place publique.
Comme on a pu le constater, tous les péchés
furent largement pratiqués par cet empereur ca-
tholique. Dans ses vengeances froidement calcu-
lées, il fit verser des torrents de sang. Comme le dit
A. Henné : « Sous son règne, l'Italie, ce berceau
de la civilisation, tombe dans la barbarie et il lui
faut trois siècles pour se relever ; l'Espagne
épuisée prévoit sa prochaine décadence ; l'Alle-
magne porte en elle les germes de l'affreuse guerre
de trente ans. Quant aux Pays-Bas,dont il connut
la prospérité à son apogée, il en commença la
ruine. Des mesures commerciales prohibitives,
des taxes écrasantes, la piraterie, d'effroyables
dévastations arrêtèrent l'essor que prenait ce
pays si riche, qu'il exploita de la façon la plus in-
digne. L'incessante pénurie du trésor livrait
d'autre part la Flandre aux brigandages de sa
soldatesque, annonçant à la nation les plus
sombres destinées. »
Le peuple flamand qui avait accueilli avec tant
de transports d'allégresse l'avènement de Charles-
Quint, se détourna de lui, car toutes les classes de
la société eurent de nombreuses raisons de désaf-
fection et de mécontentement. Tout le monde se
plaignait : La noblesse appauvrie par ses dé-
penses de luxe et de guerre, « le prince d'Orange
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT .'_! 1 9
confessa à la reyne de Hongrie, qu'il devoit lor&
800.000 francs » (1) ; le clergé, dont les immunités
forent tant de fois violées ; la bourgeoisie, dont il
lacéra les privilèges ; les gens du peuple écrasé^
d'impôts, en proie à toutes les calamités, pou-
vaient-ils conserver de l'affection pour ce prince,
qui dilapidait leur or, leur sang, leurs larmes, dans
l'unique but d'étendre sa puissance et son auto-
rité ?
Plein d'indulgence pour ses vices personnels,
Charles-Quint essaya cependant de réagir contre
les vices et les défauts de ses sujets.
Le luxe exagéré des princes de l'église le révol-
tait. Voyant un jour dans une réunion un cha-
noine portant un chapeau tout doré et chamarré,
il le mit sur sa tête, en demandant à son entou-
rage :
— « A qui ressemblé-je ? A un soldat ou à un
chanoine ? (2) »
Puis s'adressant à l'évêque Gerclao, il lui dit :
(1) Voir M. Groen van Prinsterer, Mémoires des sonnes
et causes des troubles du Pays d'Embas, rédigé par Gran-
rille, I. c, t. XXXVIII. — «Aile de groote heeren staecken
in schulden on aermoed, etc. » (Tous les grands seigneurs
étaient forcés de faire des dettes et s'appauvrissaient, et,
par là, étaient portés au changement et à la désaffection) .
Cité par Alexandre Henné, (op. cit.).
(2) Les actions héroïques et plaisantes, etc., p. 61.
320 PÉCHÉS PRIMITIFS
— «Monsieur l'évêque, réformez vos ecclésias-
tiques, particulièrement à l'égard des habits qu'ils
portent. Si leurs prébendes sont trop grasses, en-
voyez-en le revenu à notre chambre des Comptes
pour être mieux emploie. »
La leçon fut d'autant plus rude, que l'évêque,
à qui Charles-Quint s'adressait ainsi était lui-
même revêtu d'ornements luxueux, et portait
une croix d'or enrichie de diamants de grand prix.
Anvat son départ, celui-ci dut entendre cette ad-
monestation :
— « Ceux qui portent ainsi la croix du Christ,
et veuillent (sic) aller de pair avec les empereurs,
ne sont pas ceux qui ont soin de leurs brebis (1). »
D'autre part, ses nombreux édits, sur lesquels :
« l'empereur vouloit que, pour la chose publique,
on se reglast », quoiqu'incomplets, sont pourtant
çà et là dignes d'éloges. Ils nous sont surtout
précieux parce qu'ils constituent un tableau réa-
liste, très vivant, de la vie répréhensible des ha-
bitants de la Flandre à son époque.
Il affectait de donner l'exemple du respect à la
loi. Brantôme nous rapporte que : « l'Empereur
avoit de coustume de saluer souvent les gibets
de vans les quels il passoit, monstrant ainsi qu'il
honoroit grandement la justice, tenant en cela de
(1) Les actions héroïques et plaisantes, etc., p. 80.
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 321
son ayeule Ysabelle de Castille, qui s'éjouissait
fort quand elle voyoit les gibets bien garnis de
malfaicteurs. » C'est elle qui « disoyt que quatre
choses luy plaisoient fort :
Un homme d'armes dans le camp,
Un esvesque en habit pontifical,
Une belle dame couchée au lict,
Et un larron et un méchant au gibet.
(Hombre d'armas en campo, — Obispo en habito ponti-
fical. — linda dame en la cama, — Y un ladron y veillaco
en la horca).
Ses premiers édits de police datent.de 1531,
niais antérieurement déjà, dès la fin du xve siècle
et surtout au commencement du xvie, les magis-
trats plébéiens, choisis parmi les membres des
métiers, avaient apporté de notables améliorations
dans l'administration des lois urbaines. On avait
perfectionné les règlements de la voirie et de la
salubrité publique ; des mesures avoient été
prises pour empêcher les incendies si terribles à
cette époque, ainsi que la divagation des animaux,
rendant leurs maîtres responsables des accidents
qu'ils occasionnent.
Les magistrats étaient armés pour punir les
perturbateurs de la tranquillité publique. Les dé-
linquants condamnés pour tapage nocturne
doivent porter sur leurs épaules une tonne dite
322 PÉCHÉS PRIMITIFS
« heyecke » et demander pardon à Dieu et à la Jus-
tice ; ou bien, suspendus dans un panier, ils
servent de risée à la populace, qui les couvre de
boue (1). De fortes amendes apprenaient aux bu-
veurs qu'il ne fallait pas rester au cabaret après
avoir entendu la cloche de la retraite. La loi était
impitoyable envers les fripons qui fréquentaient
les maisons de jeu. Le livre des « crismes » cite
ceux qui sont bannis après avoir été rasés et co-
pieusement flagellés ( année 1520). D'autres « sont
eschavotés sur une carette et battus de verghes
parmy les quatre coings du marchié », pour avoir
joué avec -des cartes biseautées, ou avec de « faulz
dez. » (années 1513-1514, 1521-1522 et 1529-
1530).
Nous voyons sauvegarder la morale publi-
que. En 1511-1512, Claudine Mallengien, native
d'Amiens, est « eschavotée pour ce qu'elle alloit en
habyt d'homme. » De nombreuses personnes sont
« eschavotées et mises sur un tonneau devant
l'Hôtel-de-ville », à cause de leur déshonnête vie.
Quiconque mésuse de son mariage ou commet
adultère, est pendu et la femme jetée dans un
puits, s'il y a récidive. La loi d'Anvers, du
1er mars 1513, porte que la femme mariée qui
(1) Voir notre Genre satirique dans la sculpture, etc.,
pp. 212, 214 et 215 (fig. 130. 131 et 133).
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 323
abandonnera le toit conjugal pour cohabiter avec
un homme sera flétrie par un morceau de drap
rouge cousu au haut de sa robe par le bourreau.
On châtie la séduction et l'excitation à la clé-
Fig. 76. — Les péchés des Chevaliers. Paysans parodiant
un tournoi. Estampe conservée à l'Université d'Elangen.
(Graveur inconnu, xvie siècle).
bauche ; « Barbe, femme de Jason Darue, est
battue de verges sur la prison pour maquerelaige
par elle commis de ses propres filles. » De plus on
lui pend au cou « la pierre de justice attachée de
chaînes de fer autour de son col », et, enveloppée
de drapeaulx rouges », elle est ainsi conduite de
324 PÉCHÉS PRIMITIFS
« plache en plache. » (Compte de J. Despars,.
1537-1538).
Alors qu'on ne l'interdit pas, on réprime tout
au moins la prostitution, en soumettant les « filles
de l'amoureuse vie » à de dures conditions et en
leur assignant des quartiers distincts. A Ypres,
une ordonnance du 5 juin 1555, décrète une
amende contre tout célibataire surpris dans un
lieu de prostitution, tandis qu'un homme marié
était puni à la discrétion du juge. A Louvain, on
n'était pas mrins sévère aux coureurs de mau-
vais lieux : « Lng bastard Jehan de Melery, le-
quel de nuyt s'estoit advanché d'aller bûcher à
la fenestre d'une femme qui faisoit plaisir aux
josnes gens, tellement que la dicte fenestre fut
rompue » est, en 1512-1513, condamné à « ij li-
vres xv sols d'amende. » Les bannissements et
les amendes pleuvent sur les « filles folles de leur
corps », d'autant plus que le « mal de Naples »
avait fait son apparition dès 1495, et que l'on
craignait son infection.
Des mesures sévères sont prises contre les
trompeurs qui se servent de fausses mesures.
Gare aux boulangers dont le pain n'a pas le
poids, ou bien la grandeur voulue ; malheur aux
épiciers qui falsifient leur marchandise, à l'or-
fèvre qui vend de faux bijoux! Le 24 mai 1549,
un orfèvre de Bruxelles et son fils sont attachés
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 325
par l'oreille au pilori, et durent y demeurer jus-
qu'à ce qu'ils s'en fussent arrachés d'eux-mêmes,
naturellement moins l'oreille.
Le frelateur de vins, le marchand qui expose des
denrées avariées, les charlatans, qui débitent de
« faux unguenents et drogues » ou font des dupes
de n'importe quelle manière, sont bannis, rasés
et battus de verges. Nicolas Roffet est eschavoté
et ses longs cheveux et sa barbe sont rasés ; on
lui prend autour du corps ses fausses lettres apos-
toliques qui le reconnaissent comme ermite « et
soubz umbre de dévotion lui ont acquit plusieurs
aulmones, lesquelles incontinent il despendoit au
bourdeau » .! Compte de Despars, 1513-1515).
On châtiait la médisance chez « les femmes
noyseuses », et l'immoralité dans les chansons.
Damien Vincent est « eschavoté et fustigié de
verghes » publiquement pour avoir chanté chan-
sons scandaleuses. L'oubli des commandements
de l'église est sévèrement puni. Georges Piers,
Jean Deyle et nombre d'autres taverniers sont
cruellement flagellés pour avoir « vendu servoise
ung jour de feste », ou « pendant la grant messe ».
Jehan Andrieus est « lyé à une estache et battu
de verges pour avoir ouvré un dimanche » ; Tho-
mas Spiercart doit aller à la procession en che-
mise « estant en son linge avec une torse en sa
main » et payer une amende de xx livres. Ceux
19
326 PÉCHÉS PRIMITIFS
qui mangent de la viande le vendredi ou le sa-
medi ; ceux qui en vendent le dimanche et aux
bonnes fêtes ; ceux qui prennent le nom de Dieu
en vain, ceux qui profèrent de « deshonnêtes pa-
roles », étaient exposés enchaînés sur une es-
taque, ou emprisonnés pendant de longs jours. ■
Pour faciliter les exécutions et épargner des
frais du bourreau, les délinquants, vagabonds,
(blytres), mendiants sont forcés de se battre mu-
tuellement de verges. Une bande de « blytres et
blytresses » ayant refusé de « battre ung l'autre »,
le « hault officier de Gand » est appelé pour fusti-
ger cruellement « l'un des dits blytres jusque
qu'il se accorderoit de battre les aultres » et « veu
l'obstination des dits blytres, lesquels aimaient
mieux mourir que de battre l'ung l'autre, ledit
hault officier fist lui mesme les dictes exécutions
(an. 1512) ». Une longue liste de mendiants punis
« allant pour Dieu », prouve combien le paupé-
risme avait envahi le « pays plat » malgré les ri-
gueurs des lois qui considéraient le vagabondage
comme un indice suffisant pour autoriser la tor-
ture.
Vainement on bannissait les « cockins », ou
« Snaphans », etc., on les punissait de peines arbi-
traires, les mendiants pullulaient plus que jamais,
refusant tout travail. Les couvents et établisse-
ments charitables richement dotés, les hôpitaux
LE PECHE SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT
327
et les hospices fastueux, au lieu de secourir les
malheureux réservaient leurs richesses pour leurs
moines et religieuses qui vivaient dans le luxe et
la mollesse, avec l'argent donné dans un but cha-
ritable.
Fig. 77. — La folie de l'avarice. D'après une gravure de la
Nef des Fous de Sébastien Brand (xvie siècle).
« Partout apparaissaient la misère et son fu-
nèbre cortège, engendrant de hideuses maladies
qui frappaient les riches après avoir décimé les
pauvres : poussant les hommes au vol, les jeunes
femmes à la prostitution, les vieilles au métier
infâme d'entremetteuses, voire même d'empoi-
328
PECHES PRIMITIFS
sonneuses (ou d'avorteuses) ; laissant l'enfance
croupir dans le vice ; menaçant la société des plus
effroyables révolutions. (1) »
La loi était particulièrement sévère lorsqu'il
s'agissait des bandes malfaisantes d'égyptiens ou
de bohémiens, qui devenaient de plus en plus
nombreuses. Partout bannies pour leurs nié-
faits, elles reparaissaient aussitôt en d'autres
lieux. Les comptes des villes mentionnent de
nombreux salaires donnés aux trompettes pu-
bliant leur « délogiement ». Un placard, du 22 sep-
tembre 1506, prescrit de raser la tête de ces vaga-
bonds et de les flageller publiquement, avant leur
expulsion. Ces mandements furent renouvelés en
1524, 1534, 1536 et 1538. Mais ces mesures furent
impuissantes ; bravant les supplices de toute es-
pèce, ces bandes redoutées restèrent dans le
pays, se recrutant de vagabonds indigènes, et se
livrant aux pires brigandages (2).
Les édits de 1531 défendaient vainement la
mendicité « pour ce que présentement les pauvres
(1) Alexandre Henné, op. cit., t. V, p. 197.
(2) En 1525, deux prétendus Egyptiens furent pendus
à Courtrai. « Barbe et Margriete Janssens, estant accou-
trez en Egyptiennes », furent fustigés et bannies du pays
d'Alost. Nombre d'autres sont mis à la torture, battus de
verges et bannis (Compte de J. de Montmorency, n° 13571,
an 1553.
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 329
affluent en nos pays de par deçà» ; on punit ceux
qui demandent l'aumône, car beaucoup d'indivi-
dus, ainsi que leurs femmes et enfants négligent
d'apprendre un métier lucratif et préfèrent s'adon-
ner à o méchante et mauvaise vie/ en allant pour
Dieu ».
Les moines, les prisonniers et les lépreux
étaient seuls autorisés à mendier. Ces derniers
ayant leur costume spécial. « Ayant les dits ladres,
en la manière accoutumée, leurs chapeaux, gants,
manteaux et enseignes ». La misère était si grande
que les pauvres usurpaient le costume des lé-
preux pour mendier impunément. Il fallut une
nouvelle ordonnance, en 1547, pour en défendre
le port illicite.
Un autre édit défendit de donner de l'argent
« aux ivrognes, oiseux, billeteurs, gazetteurs et
autre semblables gens ».
Pendant que le paupérisme croissait, le luxe des
vêtements, de la table, des fêtes, était poussé à
l'extrême dans toutes les classes de la société»
C'est vainement que Charles-Quint essaye d'op-
poser une barrière à ces excès. Le gouvernement
étalait lui-même une telle somptuosité, qu'elle sti-
mulait les nobles et les patriciens à imiter ses
prodigalités.
L'aristocratie féodale, à son déclin, avait terni
ses qualités en adoptant le servilisme des cours.
330 PÉCHÉS PRIMITIFS
Le luxe avait engendré la mollesse et la soif des
plaisirs. Plus d'un chevalier de la Toison d'or s'en-
tend réprimander, en plein chapitre, pour son
ivrognerie et ses mauvaises mœurs. Les fortunes
les plus considérables sont dissipées. De Decker (1)
dit que « la noblesse (des Pays-Bas) s'est depuis
longtemps déréglée et mise en arroi par usures et
despens superflus ; despensant quasi plus du
double qu'elle n'aVoit vaillant, en bâtimens^
meubles, festins, danses, mascarades, jeux de dez
et cartes, habits,livrées, suites de valets et géné-
ralement en toutes sortes de délices, luxe et su-
perfluités. »
Dans les Pays-Bas, nous l'avons vu précédem-
ment, le luxe de table et les péchés de gourman-
dise avaient toujours été de règle. Pour la bour-
geoisie et le peuple, tout devenait prétexte à li-
bations et à festins. On célébrait le lundi perdu, le
carnaval (2), les tirs des serments où l'on fêtait
par des banquets et des orgies celui qui abattait
le « papegay (3) ». Les métiers et les confréries, les
sociétés de rhétorique avaient aussi leurs fêtes
(1) Cité par de Gerlache, Histoire du royaume des Pays-
Bas, p. 71.
(2) Nous avons parlé longuement des fêtes du carnaval
en Flandre, dans nos volumes : le Genre satirique dans la
peinture et la sculpture flamande, déjà cités.
(3) Le perroquet ou l'oiseau principal du tir à la perche.
LE PECHE SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT
331
dont la sobriété était bannie, sans compter les
kermesses ou ducasses que célébraient successive-
ment les diverses paroisses de chaque ville et de
chaque village.
Fig. 78. — - Le péché et le monde diabolique au xvie siècle.
Fragment d'une estampe de Pierre Breughel le vieux, re-
présentant : Un sorcier à l'œuvre.
Les jeux des couronnes « croenspel » étaient si
fréquents qu'il y en avait dans toutes les rues. Le
pèlerinage d'Hauthem et « l'auwet » existaient en-
core à Gand en 1539_, avec tous les excès que nous
avons signalés plus haut. Il y avait la fête aux
ânes à Malines et à Douai, décrite par Azevedo ;
celle de la principauté de Plaisance à Valenciennés;
332 PÉCHÉS PRIMITIFS
la fête du prévôt des Etourdis à Bouchain ; la
procession dansante et la procession immobile à
Echternach et à Prum ; celle de Notre-Dame de
Wavre, qui donnait lieu à de si terribles batailles
entre ceux de Namur et ceux de Liège, et enfin le
« cavité » de Bouvigne, toutes fêtes religieuses qui
attiraient une affluence innombrable de fidèles,
accompagnée de mendiants, de filous et de vaga-
bonds de toutes sortes, s'enivrant et se livrant aux
péc'iés et aux pires excès.
Beaucoup de ces processions existent encore,
notamment celle de Hal, celle des Pénitents et des
rhétoriciens à Furnes, ainsi que le combat de la
Tarasque ou du « Lumeçon » de Mons. D'autres
cortèges religieux actuels, connus sous le nom de
« Marches », comportent des déploiements de
forces armées comiques exhibant à côté de dé-
froques militaires presque modernes, les anciens
fourniments des soldats de Napoléon ou de Louis-
Philippe, qui sont encore l'occasion de maint péché.
Dans les tournois, la noblesse belge avait con-
servé son caractère chevaleresque ; seulement son
contact avec l'Espagnol, habitué aux scènes san-
glantes, avait exercé une influence regrettable.
L'on croyait manquer de courage lorsque le sang
ne rougissait pas abondamment le champ clos.
La tuerie qui marqua l'entrée de Charles-Quint
à Valladolid restera comme un exemple de la
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 333
cruauté des tournois du temps. D'après la « Chro-
nyck van Brabant » (Chronique du Brabant),lors
de la réception du jeune souverain en cette ville,
en 1517^ on résolut de donner un combat composé
de soixante hommes d'armes, tous Flamands ou
Wallons, séparés en deux groupes de trente contre
trente. Le roi qui « volloit bien que on monstrât
en Espaigne la hardiesse des gentilshommes de
ses pays » permit le combat au fer non émoussé.
Les combattants de leur côté, désireux de faire
parade de leur valeur devant des étrangers, dont
ils n'avaient pu mériter les sympathies, appor-
tèrent dans cette lutte une telle fureur que bientôt
la lice fut couverte de chevaux tués et de cavaliers
blessés ; l'acharnement fut si grand, qu'on vit les
blessés se relever pour combattre encore. Le sang
coulait à flots : « les gens qui les regardaient
crioient Jésus ! Jésus ! Le roi déffendoit de frap-
per ; les dames crioient et pleuroient. Quelque
cry qu'il y eust, les capitaines rendoient couraige
à leurs gens et recommenchioient de plus beau. »
Il fallut envoyer des gardes en grand nombre
pour séparer les combattants et arrêter cette bou-
cherie. Charles jura, dit-on, que de sa vie il ne
souffrirait plus pareil tournoi (1).
(1) Philippe de Croy et Jacques de Luxembourg, Charles
de Lannoy et • Adrien de Croy, commandaient chacun
19*
334 PÉCHÉS PRIMITIFS
Lors du voyage du fils 3e Charles- Quint dans
les Pays-Bas (1547), voyage décrit par Jean Chris-
tobal Calvete d'Estrella, il y eut cependant dans
les principales villes de la Flandre des tournois et
des combats tout aussi sanglants. A Binche,
parmi les réjouissances organisées par Marie de
Hongrie, figura la prise d'assaut d'une citadelle
symbolique, où étaient enfermées des dames.
On y tira des deux côtés des coups de couleu-
vrines et des fusées qui brûlèrent cruellement
maints combattants. Les assiégés jetaient avec
violence à la tête des assaillants tout ce qui leur
tombait sous la main, occasionnant ainsi la mort
et des blessures graves. Ce ne fut qu'en envoyant
sur la brèche des troupes fraîches qu'on réussit
enfin à délivrer les dames cachées dans les case-
mates.
Le comique lui-même était cruel. Le même au-
teur nous rappelle que, dans le cortège organisé à
Bruxelles lors de la joyeuse entrée de l'Infant, le
plus applaudi des chars renfermait une musique
bien singulière. C'était un orgjue ayant une ving-
taine de tuyaux, dans chacun desquels on avait
renfermé un matou vivant. Les queues qui sor-
quinze hommes vêtus de leurs couleurs (Voir Alexandre
Henné, t. V, p. 230-231 et notre Genre satirique, etc., déjà
cité).
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 335
taient par la partie inférieure étaient reliées aux
touches de l'orgue et se trouvaient violemment
tirées quand on touchait la note correspondante,
produisant ainsi chaque fois un miaulement la-
mentable.
C'était un jeune homme déguisé en ours qui
jouait de cet instrument cruel. Le chroniqueur,
ajoute que les chats étaient rangés de façon à
produire la succession de la gamme chromatique.
Aux sons de cette musique infernale, dansaient
des singes, des loups, des cerfs et d'autres ani-
maux déguisés, dont on obtenait les bonds et les
trémoussements les plus drôles en les maintenant
sur une plaque de fer bien chauffée (1).
Les troubles de Gand et le supplice cruel du
Grand Doyen Liévin Pyn, accusé par la populace
d'avoir falsifié la paix dé Cadzand et d'avoir violé
le « secret » où l'on conservait les privilèges de la
cité, appartiennent à l'histoire. On connaît, par
les chroniques du temps, tous les détails des tor-
tures atroces qu'il dut subir et dont il sortait : « si
tiré et si allongé que il ne se eusfSeu soustenir sur
aucun de ses membres.» On dut le placer sur un fau-
teuil en osier, pour le reporter dans son cachot. Le
lendemain, ayant rétracté ses aveux arrachés par
(1) Voir notre Genre satirique dans la peinture flamande,
2e éd., p. 259.
336 PÉCHÉS PRIMITIFS
la douleur, il fut pour une troisième fois remis à la
question, et un orfèvre, Willeken de Mey, « com-
mit sur lui tel outrage et inhumanité, que par
honnesteté on n'en peut parler. »
On admira son courage et sa constance, mais
ceux-ci ne purent désarmer ses ennemis, qui
attribuèrent sa fermeté à un sortilège. Il fut com-
plètement rasé. « On requit qu'on mit les cordes
es vieilles plaies de la première torture » et, le
maître des hautes œuvres ayant déclaré que « la
chair de ces plaies estoit morte », on lui enjoignit
de plus tirer sur les orteils, ce « qu'il fist tellement
que l'une des cordes se rompist ».
En présence des passions déchaînées et de la
lâche pusillanimité des échevins de la keure, Liévin
Pyn fut naturellement condamné à mort, malgré
tout ce que put faire pour lui Marie de Hongrie.
« Après un repas, auquel assistèrent multitude de
gens de bien qui le vindrent consoler, il se con-
fessa et but le vin des condamnés. » Ce fut « assis
sur une chaière » qu'il dut être porté sur l'écha-
faud, dressé en face du Graven Steen ou château
des Comtes. Pendant le trajet il « viest et recon-
gnut plusieurs de ses amis, dont il prist congié de
cœur d'homme : de sorte que plusieurs feurent
constraints de plourer de pitiez, mais luy-mesme
les resconfortoit. » Lorsque sa tête fut tombée, ses
enfants et ses amis purent inhumer son cadavre.
LE PECHE SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT
337
L'histoire nous apprend également de quelle
façon cette mort et la lacération du « calfsvel »
qui suivit (1) furent cruellement vengées par
Charles-Quint, qui, pendant des années, rumina
Fig. 79. — Les péchés des chevaliers. Fragment d'une es-
tampe de Pierre Breughel le vieux (xvie siècle).
sa froide vengeance. On connaît les cruautés et
les humiliations dont il abreuva les citoyens de la
fière cité gantoise, qui, confiants en leur souverain,
lui avaient bénévolement ouvert leurs portes (2)..
(1) La charte de Charles-Quint était appelée calfsvel ou
« peau de veau ».
(2) Les révoltés gantois durent faire amende honorable.
338 PÉCHÉS PRIMITIFS
Combien ses partisans, les riches bourgeois de
Gand, durent-ils regretter leur confiance, lors-
qu'ils se virent pressurés à outrance par les im-
pôts, ruinés par les confiscations, pillés et volés
par une soldatesque brutale qui les chassa même
de leurs demeures ancestrales, pour ériger à leur
place une menaçante citadelle. Ils avaient craint
pour leur vie et la hache du bourreau décima leurs
rangs. Ils avaient redouté le gouvernement des
masses et ils étaient tombés sous le despotisme
d'un tyran arbitraire et sanguinaire ! Ce ne fut
que lorsque l'abaissement de sa ville natale fut
complet, que Charles-Quint se retira, poursuivi
par les regards haineux de ses victimes. Sa ven-
geance était satisfaite, mais elle dut lui laisser un
goût de cendres, car ses rigueurs impitoyables,
ses cruautés persistantes avaient indigné même
les autres provinces de son empire et, dès ce jour,
voyant sa popularité perdue, il songea à abdiquer.
Il ne voulut pas cependant quitter les Pays-
Bas, sans donner une impulsion nouvelle à son
œuvre de réorganisation et de perfectionnement de
la justice, commencée en 1531. Il en était temps,
car plus que jamais le péché et le vice régnaient
dans toutes les classes de la société. Il essaya sur-
en chemise et la corde au cou, ce qui leur valut le surnom,
qui les indigne encore aujourd'hui, de « strop dragers ».
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 339
tout de combattre les abus, la licence des armées
et les scandaleuses dilapidations des gouverne-
ments. Les paysans ruinés par les guerres, les
pestes et les famines, tombaient de plus en plus
dans le vagabondage et le brigandage. Le pays
était couvert comme d'une vermine par des
bandes de mendiants qui, plus que jamais, com-
mettaient tous les excès et désolaient non seule-
ment les campagnes, mais pénétraient jusque
dans les villes. Il fut ordonné, de les traquer par-
tout; en cas de résistance, on pouvait les extermi-
ner sans quartier. Et cet édit cruel fut rigoureuse-
ment exécuté, comme le prouve le nombre
effrayant d'exécutions relatées dans les comptes.
du temps.
Des édits protégèrent les mineurs, les préser-
vant des péchés de séduction et de spoliation ; ils
empêchèrent les mariages prématurés et clandes-
tins, tolérés par l'Eglise ; la légitimation « des
bastards engendrés par gens de religion, ou laïques
constant leur mariage ». Ils défendirent les corvées
injustifiées et autres charges dont on avait abusé
au Moyen âge...
Et cependant, malgré les progrès apportés à
l'administration de la justice, malgré la violence
des remèdes employés, les mœurs barbares et
corrompues subsistaient encore dans toute leur
rudesse.
340 PÉCHÉS PRIMITIFS
En compulsant les comptes des justiciers du
xvie siècle, on est effrayé de l'énormité des crimes
et des péchés qui se commettaient, ainsi que de
l'atrocité des supplices. A chaque page ce sont
des actes d'une brutalité incroyable : homicides,
viols, infanticides, incendies, brigandages à main
armée, sans compter les crimes contre nature,
les monstruosités telles que la pédérastie, la so-
domie, la bestialité, qui semblaient enracinées
dans les mœurs de l'époque (1).
Malheureusement cette nouvelle législation
n'était pas seulement cruelle, elle était souvent in-
juste. Sur la déposition d'un seul témoin, les in-
culpés étaient soumis à d'effroyables tourments.
Des faits montrent l'ignorance ou la cupidité de
la plupart des juges, trop souvent concussion-
naires, surtout dans les campagnes. Que de drames
lamentables ! « Ung nommé Jehan Symon, de la
seigneurie de Brogne (près Bruxelles), est accusé
d'avoir, après boire, torturé et jehenné ung pri-
sonnier sans loy ne jugement, si bien que v jours
après,le dict prisonnier termina sa vie par mort (2).»
(1) Les comptes des officiers de justice présentent un
nombre infini de procès de pédérastes et de sodomites
qu'on brûlait à cette époque. Ces faits sont trop répugnants
pour être reproduits (Ces crimes étaient, d'ailleurs, encore
plus fréquents en d'autres pays).
(2) Compte de J. de Bergues, an 1537-1538,n° 15213, f. ixx.
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 341
Que de malheureux périssaient aussi sous les
plus absurdes accusations I Les bûchers étaient
dressés en permanence pour punir les accusés de
sorcellerie et de maléfices. Car toujours les mal-
heureux, cédant aux questions ordinaires et ex-
traordinaires, finissaient par avouer les crimes
imaginaires les plus odieux et les plus extrava-
gants. Presque toutes les soi-disant sorcières re-
connaissaient, comme Anthonyne de Tenre-
monde (1), « avoir eu commerce avec le dyable
d'enfer ».
Chose curieuse, le plus grand criminel, une fois
qu'il a avoué ses crimes, a droit, dès lors, à tous
les égards. Lorsqu'il se rend au supplice, il reçoit
un pot de vin pour se réconforter, et peut espérer
qu'une jeune fille vienne le sauver en l'épousant
sur l'échafaud. Les magistrats qui présidaient à
l'exécution ne s'oubliaient pas. C'est toujours aux
frais de la justice qu'ils terminaient leur journée
judiciaire par « un honourable banquet », où le pé-
ché de gourmandise n'était pas oublié.
Que d'autres bizarreries dans cette législation
encore primitive. On mettait les bigames au pi-
lori, l'homme entre deux quenouilles., la femme
entre deux bonnets (ou chapeaux masculins)..
(1) Compte de Renier Sallaert, an 1535-1536, n° 13921,.
f. xiu et xiiij.
342 PÉCHÉS PRIMITIFS
puis on les bannissait après les avoir fustigés publi-
quement jusqu'au sang. Les adultères enduraient
un châtiment analogue, lorsqu'on ne parvenait
pas à corrompre le magistrat. Celui-ci avait aussi
à juger les nombreux procès intentés à des ani-
maux, procès monstrueux ou ridicules, dont on
retrouve tant de traces, non seulement dans les
«ampagnes mais même dans les villes impor-
tantes (1).
Les méfaits des animaux étaient considérés
comme de véritables péchés, car nous voyons le
clergé excommunier toutes sortes de bêtes cou-
pables et même des insectes (2). En 1545, le
25 décembre, un porc est brûlé publiquement à
Bruxelles, sur la Grand'place. D'autres « pour-
cheaux ou truyes, sont miz à mort et la teste ex-
posée sur une roue » à Namur, à Flavion, Gem-
bloux, Campenhout et en divers autres lieux.
Tous avaient gravement « meurtri ou mengié ung
josne enffant ».
Charles-Quint réserva aux blasphémateurs une
gradation dans les châtiments : l'amende pour une
(1) Compte de Ph. d'Orley, an 1544, n° 12814, f. xu.
(2) Ce sujet a été souvent traité en divers pays. Voir
pour les Pays-Bas, dans la Belgique Judiciaire, t. XVII,
n° 27, une remarquable analyse de la consultation de Bar-
thélémy de Chasseneux, De Ecccommunicatione animalium
insectofum.
LE PÉCHÉ SOUS LE HÈGNE DE CHARLES-QUINT 343
première faute, le pilori et la langue percée pour
la seconde, la fustigation et le bannissement per-
pétuel pour une troisième. D'un autre côté, il
Fie. 80. — Le péché de luxure puni. Miséricorde de stalle
de l'église de Saint-Materne à "Walcourt (xvie siècle,
époque de Charles-Quint).
rogne les immunités ecclésiastiques et enlève au
clergé la juridiction spirituelle et les censures
dont il abusait. Les prêtres durent savoir parler
la langue du pays et il leur imposa l'obligation de
résider en leur cure, où ils se faisaient ordinaire-
ment remplacer jusqu'ici par un desservant.
344 PÉCHÉS PRIMITIFS
Le droit d'asile dans les églises est violé dès que
l'autorité souveraine est en cause.
La lutte contre le péché de luxure fut fermement
poursuivie. Dans un espace de soixante ans, c'est-à-
dire de 1528 à 1588, onze ordonnances différentes
ayant trait à la prostitution furent édictées par
la seule ville de Gand.
Nous en trouvons de très bizarres. Ainsi une
ordonnance, portant la date de 1541, enjoint de
diriger en cortège les filles légères qui s'étaient
établies dans la ville, au quartier spécial qui leur
avait été assigné. Le texte de 1559 est plus expli-
cite : « Que ceux qui auront été trouvés tenant
des tavernes ou bordels clandestins, aussi bien
l'hôte que l'hôtesse, ainsi que les femmes légères,
seront conduits avec accompagnement de flûtes,
de cornemuses ou de tambours, au quartier
d'Outre-Escaut dit « Overschelde (1). » On se
figure l'étrange spectacle. En tête les musiciens,
destinés à attirer la foule, puis derrière eux un
chariot ouvert où se trouvait le personnel fémi-
nin de la maison close, puis, les encadrant, le roi
e -
(1) Jan van de Vivere, Chronycke van Ghent [Chronique
de Gand), p. 385, et Memorie bock der Stad Gent, III, p. 115.
« Dat de ghone die bevonden zullen zyn zulck vuyl ravot
houdende, alzo wel de werden, werdinnen als lichte vrau-
wen, gheleedt zullen (worden) openbaerlyc, met musicke,
pype ofte tromenele jnt voornomde gheweste over Schilde. »
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 345
des ribauds et ses gardes, qui protégeaient les dé-
linquants contre les farces grossières et les pro-
jectiles mal odorants des spectateurs. Le but de
cette singulière cérémonie devait être, comme
l'exposition au pilori, d'inspirer de la honte aux
coupables.
Il est vrai que la conduite des hommes et des
femmes de mauvaise vie était intolérable. Ils s'at-
taquaient même aux religieux. Un chroniqueur
contemporain, Jan van de Vivere, nous apprend
qu'en 1531 « les libertins (putiers) ainsi que les
filles folles de leur corps (lichte meyschens) se per-
mettaient de molester la nuit les R. R. P. P. Au-
gustins de Gand, pendant qu'ils chantaient ma-
tines et qu'ils brisaient leurs vitraux à l'aide de
divers projectiles... »
Dans tout l'art du xvie siècle, le monde vicieux,
sous toutes ses formes, s'étale et prend une impor-
tance de plus en plus grande. Les martyres des
Saints et des Saintes, les représentations de Y En-
fer et du Jugement dernier, les tentations d'ana-
chorètes, sont encore les prétextes choisis pour
nous montrer le Péché et la cruauté humaine,
dans ses manifestations les plus affreuses. Le
monde patibulaire grouille et semble revivre
dans les sculptures décoratives des édifices civils
et religieux. Les sujets les plus licencieux, les
compositions les plus osées s'étalent surtout sur
3i6 PÉCHÉS PRIMITIFS
les ornementations et les miséricordes des stalles
contemporaines, notamment sur celles de l'église
de Walcourt (1).
Dans la peinture, c'est Breughel le Vieux et les
nombreux peintres de son école qui s'ingénient à
représenter les péchés les plus diaboliques. Ses
inoubliables compositions fantastiques, ses séries
dites des Vertus et des Vices, nous montrent, dans
une mise en page moyenâgeuse pleine de sor-
celleries et de drôleries, l'orgueil, cette vanité des
grands et des faibles ; Y envie, obscure et lâche ; la
colère qui tue ; la luxure et la gourmandise qui
ravalent l'homme au niveau de la brute ; l'ava-
rice, qui tarit la prospérité ; la paresse, cette mère
du paupérisme et des autres vices ; et tout cela
forme un.contraste saisissant avec les vertus cardi-
nales : la prudence qui guide et apprend ; la force
qui permet de vaincre le mal ; la tempérance qui
enrichit et éclaire, et enfin la justice dont chacun
a soif.
Depuis son enfance jusqu'à sa mort, tous les
péchés de l'homme sont ainsi passés en revue.
Dans son œuvre immense trop peu connue, nous
voyons défiler les péchés juvéniles : Vâne à l'école
et les jeux enfantins du musée de Vienne ; ceux de
la jeunesse et de l'âge mûr : satires des cuisines
(1) Voir nos fig. 80 et 8.
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QVINT TliT
des Gras et des Maigres, ou de la Mi-carême. En
d'autres tableaux on voit se dérouler toutes les
scènes répréhensibles, qui accompagnaient les
pèlerinages, les processioJis et les kermesses, où
Fig. 81. - — Le péché de luxure puni. — Miséricorde de Stalle
de l'église de Saint-Materne à YYalcourt (xvie siècle,
époque de Charles-Quint.)
toujours la sobriété, la douceur et la chasteté
recevaient de si terribles accrocs.
Dans son impressionnante composition : la Ba-
taille des tire-lire et des coffres-forts, s'affirme la
guerre brutale des classes, la soif de l'or.
h'égoïsme et l'insouciance, sont également pris
348 PÉCHÉS PRIMITIFS
à partie. On les voit s'étaler dans le Pays de Co-
cagne, dans la Pie sur le gibet, et surtout dans cette
composition typique de « Elk» (chacun), où les mé-
tiers, les commerçants et les avares flamands ou-
blient, dans des querelles et des jalousies mes-
quines, l'armée étrangère que l'on voit s'avancer
au loin et qui va bientôt les exploiter et les ruiner.
D'autre part la Parabole des aveugles, du musée
de Naples, dont le Louvre possède une excellente
réplique, nous montre l'ignorance et l'outrecui-
dance de ceux qui osent assumer la lourde charge
de conduire et de diriger les autres sans y être
préparés.
Plus impressionnante est la composition des
Mauvais bergers, qui stigmatise les méchants de
tous rangs qui abusent méchamment de leur
force et de leur pouvoir pour exploiter les faibles
sans défense.
Même dans ses compositions religieuses, no-
tamment dans sa Marche au Calvaire de Vienne,
Breughel nous fait assister à ces déploiements mili-
taires qui accompagnaient les nombreuses exécu-
tions judiciaires où Ton suppliciait les malheureux
condamnés pour cause de religion ; le Massacre
des Innocents, d'autre part, c'est l'occupation d'un
village flamand par une armée espagnole, et ce-
lui qui préside à ce drame, froid et rigide sous son
armure, porte une barbe blanche et ressemble
LE PÉCHÉ SOUS LE REGNE DE CHARLES-QUINT 349
comme un frère au sinistre duc d'Albe, dont le
portrait, peint par Coello, se trouve au mus<jje de
Bruxelles !
D'autres épisodes de la vie du Christ, tels le
Payement de la dîme ou la Fuite en Egypte, cons-
tituent également des satires cachées, dirigées
contre un gouvernement étranger, toujours prêt
à pressurer le peuple et à noyer dans des flots de
sang les moindres velléités d'indépendance poli-
tique ou religieuse.
De nombreuses compositions d'une portée plus
mordante furent malheureusement détruites,
d'après les ordres du peintre lui-même. Son bio-
graphe, Cari van Mander, nous assure que, sentant
sa mort prochaine, Breughel se fit apporter un
nombre considérable de dessins qu'il fit brûler,
« craignant que leur nature frondeuse ne valut à
sa jeune femme quelque désagrément. »
L'importance de l'œuvre satirique et moralisa-
trice de cet artiste génial, trop peu connu, méritait
d'être soulignée, car il doit être considéré comme
le précurseur de nos plus mordants et de nos plus
spirituels caricaturistes français modernes : les
Forain, les Abel Faivre, les Hermann Paul, les
Ibels, les Stérister et tant d'autres encore, qui,
grâce à nos libertés actuelles, peuvent désormais
flageller d'une main sûre les péchés et les vices
modernes sans s'entourer des obscurités jadis
20
350 PÉCHÉS PRIMITIFS
nécessaires. Ce sont ces disciples de Breughel qui
nous montrent, dans les journaux illustrés d'au-
jourd'hui, le navrant cortège des politiciens repus,
des ventres dorés, des banquiers véreux, des mé-
decins dichotomiques, des vendus, des femmes
stérilisées à la mode, dont le luxe chèrement
acheté fait contraste avec le monde famélique
des envieux, des déclassés, des alcooliques, des
gigolos et des filles.
INDEX ANALYTIQUE
Chapitre I. — Le Démon et l'Enfer 13
Rôle du démon dans l'histoire de l'humanité. — Dé-
monologie payenne et chrétienne. — Satan serviteur
de Dieu. — Rouage nécessaire à l'administration de
sa Justice. — Idée que l'on se faisait du démon au
Moyen Age. — Son rôle dans les mystères flamands, j
non traduits jusqu'ici. — Les Vierges sages et les
Vierges folles. — Le Jeu de Pâques de Maastricht. —
Les démons danseurs ; leur intervention comique.
— Le Jeu de la septième joie de Marie. — Le Jeu
ilu Saint Sacrement de Nieuvaart. - — ■ Les diableries
du jeu de saint Trond.— Le démon devenu un pre-
mier rôle dans la Belle histoire de Mariette de Ni-
mèque. de Mascharoen et du Miracle de Théophile.
— Les bourdes et Jeux de table flamands. — Por-
trait de Lucifer d'après Yondel, autres portraits.
rdée que l'on se faisait de l'enfer et des supplices des
damnés au Moyen âge. — • Le Dielsche Lucidarius, le
352
PECHES PRIMITIFS
Chevalier Tontalus, saint Brandon, saint Pa-
trice, etc., font de visu la description du séjour in-
fernal. — L'Enfer dépeint par les prédicateurs fran-
çais venus en Flandre. — La réception de Hugues
de Magdebourg chez les damnés. — Un précurseur
de Méphistophélès. — Les dames damnées d'après
le père Arnoux. — Les gradations du péché, la
séduction, la luxure, la vanité, etc. — Emploi du
canon et de la poudre dans les mystères et dans la
chute des Anges rebelles de Milton qui imita Vondel.
L'enfer et les rhétorieiens flamands. — Les démons
et l'enfer dans l'art franco-flamand primitif. —
— Le Jugement dernier, la pèse des âmes, les damnés,
les danses des m~,rts, leur signification.
Chapitre II. — Péchés Primitifs 8£
Evolution du Péché à travers les âges. — Le Péché
primitif en France et dans la Relgique actuelle. —
Sauvagerie et férocité des races qui habitaient
le nord de la Gaule. — Réfractaires à l'emprise ro-
maine, ils martyrisent successivement tous les
apôtres qui viennent prêcher chez eux la foi nou-
velle. — La rue des prêtres fut aussi la rue des lé-
gionnaires et des courtisanes. — Les Celtes comme
les Germains faisaient des sacrifices humains. —
Les Saxons plus cruels encore. — Les prêtres ido-
lâtres remplissent les fonctions de bourreau. — Les
nouveaux convertis à la religion chrétienne conti-
nuent leurs anciennes pratiques payennes. — Les
s.icrilèges, Origines des fêtes de l'âne, des Fous
INDEX ANALYTIQUE 353
et de la reine des Concubines. — Scandales lors
des fêtes religieuses ou kermesses. - — Fêtes licen-
cieuses . — Origine du sabbat et des voyages en
l'air des sorcières. — Persistance des traditions
payennes dans le christianisme. — Le Char de Ner-
thus, la montagne de Wodan, les dieux lubriques.
— Simini, le Priape du Nord, adoré à Anvers. —
Les sacrifices du porc, les orgies qui les accompa-
gnent. — La fête de Jcël. — La fête de la Fécon-
dité. — La nudité dans les champs en été. — Autres
fêtes payennes. — ■ Le christianisme chez les Francs.
— ■ Privilèges du clergé ; sa richesse. — Les prêtres
chrétiens peuvent aussi fouetter et punir. — La
Dîme. — Epoque de Charlemagne : licence du
clergé, sa rapacité. — Dagobert et Charles Martel
sont damnés pour avoir touché aux biens de
l'Eglise. ■ — Les fraudes pieuses. — Miracles suppo-
sés et truqués. — Simonie. — Les terreurs de l'An
Mil. — Les excommunications. — Dépravation des
prêtres guerriers. — Le moine Héribert. — Anec-
dotes. — Les Evêques à la chasse et à la guerre. —
Leur ignorance, leurs méfaits. — Horreurs des
guerres primitives. — Grégoire de Tours. — Ava-
rice et cruauté de Théodoric, de Clovis et de Chil-
péric, etc. — Les reines criminelles. — Crimes des
Evêques et de leurs épouses. — Les papes crimi-
nels, les hérésiarques licencieux flamands. — Tan-
chelin à Anvers. Ses débauches et son culte de
la volupté. — Importance du Péché dans tout l'art
primitif. — Les bijoux francs et barbares. — Les
20'
354 INDEX ANALYTIQUE
dieux lubriques gallo-romains. — Le Péché et son
image envahit l'Eglise et même les objets du culte.
— Saint Bernard et ses objurgations. — Portée
de l'image sur l'homme primitif. — - Les vers de
Villon.
Chapitre III. — Le Péché au Moyen âge 151
Les poètes et les moralistes flamands ont laissé des
peintures saisissantes, mais ignorées, du péché aux
' xme et xive siècles. — Le Gantois Baudewyn
van der Lore, dans son Dits tyts verlies, stigmatise
les vices de ses contemporains. — Jean de Clerc, dit
Boendaele, fait de même dans son Miroir du Péché.
— Eustache Deschamps chante la vie facile mais
licencieuse à Bruxelles. — Jean de Weert et d'au-
tres s'en prennent surtout à la luxure, à la gour-
mandise et à l'ivrognerie des Flamands. — Un
moine, Le Muisit, décrit le Péché dans la partie
wallonne du pays. 11 considère la peste qui ra-
vagea le Tournaisis comme un châtiment de Dieu.
Son influence sur la morale. — - Les Flagellants.
— Les Juifs ; l'hostie profanée. — Les prêtres et
leur vie répréhensible. — Ruysbroeck, dans ses
Seven Sloten, fait la satire des péchés des moines et
des religieuses. — Le luxe dans les couvents. —
Les monastères mixtes sont supprimés. — Louis
van Velthem constate l'animosité qui est générale
contre les ecclésiastiques. — Van Maerlant, dans
ses satires contre la vie dissolue des prêtres et leur
luxe, prévoit la Réforme. — Création de nouveaux
PÉCHÉS PRIMITIFS 355
ordres mendiants ; leur âge d'or. — Ils ne résistent
pas aux tentations du démon.
Les horreurs et les bizarreries des répressions judi-
ciaires. — Importance du cochon dans la vie fla-
mande. — Le mot « Vache » considéré déjà comme
une injure. — Le Péché et le Roman du Renard. —
Le Péché dans l'art au Moyen âge en France et en
Belgique. — Naissance du réalisme flamand présa-
geant les grands miniaturistes franco-flamands et
le siècle des van Eyck.
Chapitre I\ . — Le Péché sous les Ducs de Bourgogne. 213
L xve siècle fut à la fois somptueux et sinistre. —
Préoccupation de la Mort. — Crainte du Démon et
de l'Enfer. — Le Péché règne de plus en plus. —
La Danse macabre ; son succès, sa portée. — Phi-
lippe-le-Hardi, ses péchés et ses crimes. — ■ Jean-
sans-Peur et la guerre des Armagnacs. — Horreurs
et massacres. — Fureurs du duc. — Philippe-le-Bon
ne mérite pas son nom. — A des péchés hérédi-.,
taires, il ajoute une luxure inouïe. — Jean van
Eyck lui choisit ses maîtresses. — Ses bâtards. —
La toison d'or. — Charles-le-Téméraire ; ses co-
lères, ses cruautés. — Commines, tête bottée. —
Tableau des péchés de la cour de Bourgogne. — La
luxure chez les nobles et les prélats. — Les Chroni-
queurs. — Vie licencieuse des chanoines d'Anvers
et des abbés de Saint-Pierre à Gand. — Les clercs
tonsurés tiennent des bordels et des maisons de
jeu. — Les plaisanteries licencieuses à la Cour et
356 PÉCHÉS PRIMITIFS
au château d'Hesdin. — Les péchés contemporains
dépeints et stigmatisés par les prédicateurs du
temps : Jacques Le Grand-Michel Menot, Barlette
et Maillard. — Leurs sermons sont des réquisitoires
sanglants dirigés contre le Péché au xve siècle. — -
Satires mordantes des péchés de la femme, consi-
dérée comme l'auxiliaire du démon. — Les courti-
sanes anathémisées. — Le Péché à l'Eglise. — Les
fausses reliques, la simonie et l'orgueil des prêtres.
— Le péché puni par les ducs de Bourgogne. — Les
Registres judiciaires. — ■ Les enfants illégitimes. — ■
Leurs vagabondages, leurs jeux criminels. — San-
glantes batailles enfantines à Bruges et à Liège. —
Meurtres, incendies, pillages. — Répression cruelle.
— Péchés du peuple flamand. — - Sa gourmandise
et son ivrognerie. — Les femmes. — Anecdotes. —
Les mangeurs de poulets de Bruxelles, d'Aude-
naerde et de Gand. — Les fêtes tumultueuses du
Carnaval. — Brutalités, gaîtés cruelles. — L'Awvet,
ou le Guet à Gand : nombreux péchés commis à
l'occasion de cette prise d'arme annuelle. — Les
crimes de la guerre des Armagnacs en France. —
L'arbre de Vaurus. — Le pèlerinage d'Hauthem.
— Voyage de malédiction et de péchés ; descrip-
tion. — Persistance de ces pèlerinages armés. —
Les marches armées actuelles en pays wallon. —
Les veeien ou vendetta flamandes. — Le péché de
sorcellerie ; sa répression. — Le péché dans l'art
flamand à l'époque bourguignonne. — Les miséri-
cordes de stalles satiriques, fantastiques et licen-
INDEX ANALYTIQUE 357
cieuses. — - Les péchés sculptés sur les poutres cie
Damme. — Les bains, les étuves et le nu dans l'art
de van Eyck et des peintres de son école. — Le
péché dans les enluminures des manuscrits. —
la' arbre du péché ou des batailles. — Le Péché dans
l'œuvre de Jérôme Bosch.
Chapitre V. — Le Péché sous le règne de Charles-
Quint 285
Les tares morales des ancêtres de Charles Quint. —
L'empereur Maximilien. Ses colères, son orgueil,
son avarice. — Philippe le Beau et Jeanne la Folle ;
leurs péchés. — Marguerite d'Autriche ; sa gour-
mandise, sa paillardise et ses colères. — Anecdotes.
— Marie de Hongrie ; sa cruauté. — Naissance de
Charles-Quint. — Anecdotes. — Ses péchés dans
son enfance. — Son caractère. — Ses débauches
cachées. — Sa gourmandise incroyable. — Sa
paillardise. — Ses familiarités avec les Flamands.
— Anecdotes. — Le sac de Rome ; ses horreurs. —
Viols et crimes des Espagnols et des Allemands. —
Charles-Quint fait la leçon aux évêques. — Ses
édits. — Répression cruelle de tous les crimes. —
Exemples. — • Les délinquants forcés de se fouetter
l'un l'autre. — Les mendiants et les vagabonds. —
LesCokins et les Snaphans.- — Le luxe des grands.
— La noblesse flamande ruinée par son luxe. —
Fêtes nombreuses. — Cruautés des tournois. —
Yalladolid le Comique même était cruel. — Les
passions déchaînées du peuple. — La révolte des
358 PÉCHÉS PRIMITIFS
Gantois. — Froide vengeance de Charles-Quint. —
Nouveaux édits. — Progrès de la Justice. — Mœurs
barbares. — Bizarreries des répressions judiciaires.
— Exemples curieux. — La débauche et la prosti-
tution réléguées dans certaines parties des villes.
— Punitions de débauchés. — Les péchés dans
l'art flamand au xvie siècle. — Les sculptures li-
cencieuses des stalles d'églises. — Les peintures
de Breughel le Vieux. — Sa série remarquable des
vertus et des vices. — Les péchés de l'homme et de
la femme pris à partie. — Ses satires politiques. — ■
Breughel le Vieux précurseur des grands caricatu-
ristes modernes.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos 5
I. — Le démon et l'enfer 13
II. — Pé hés primitifs 89
III. — Le péché au Moyen âge 151
IV. — Le péché sous les ducs de Bourgogne . 213
V. : — Le péché sous le règne de Charles-
Quint 285
Index analytique 351
A CHE VÊ D'IM PR 1ME R
Le viogt-deux juin mil neuf cent douze
PAR
BUSSIÈRE
A SAINT-AMAND (CHER)
pour le
MERGVRE
DE
FRANCK
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottawa
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