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Full text of "Péchés primitifs : art et folklore"

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PÉCHÉS  PRIMITIFS 


22 


>973 


LOUIS   MAETERLINCK 


Péchés  primitifs 


(Art  et  Folklore) 


AVEC    DE    NOMBREUSES    ILLUSTRATIONS 


PARIS 

MERCVRE    DE   FR  AN  CELçiap,., 


XXVI,    RVE    DE    CONDE,    XXVk^,. 


[14/ 


BUOttHWQA 


JUSTIFICATION    DU    TIRAGE. 


742 


AVANT-PROPOS 


L'étude  raisonnée  des  passions  humaines,  telles 
que  les  représente  l'art  réaliste  de  la  Flandre 
médiévale,  constitue,  croyons-nous,  un  sujet  de 
nature  à  intéresser  vivement,  non  seulement  les- 
savants  folkloristes  de  tous  les  pays,  mais  même 
la  généralité  du  public. 

Le  temps  n'est  plus,  où  l'on  demandait  exclu- 
sivement aux  études  historiques  de  nous  rensei- 
gner sur  la  suite  chronologique  des  princes  ré- 
gnants, ou  de  nous  donner  la  sèche  nomenclature 
des  batailles  perdues  ou  gagnées  ;  ce  qui  nous  in- 
téresse davantage  aujourd'hui,  c'est  une  recons- 
titution aussi  vivante  que  possible  de  nos  civilisa- 
tions abolies  et  surtout  l'étude  non  fardée  des 
passions  de  l'homme. 

Comment  nos  ancêtres  vivaient-ils  ?  Quels 
étaient  leurs  péchés  ?  Quels  étaient  leurs  vices  ? 

1* 


AVANT-PROPOS 


Quels  étaient  leurs  préjugés,  leurs  croyances  à  la 
sorcellerie  et  à  l'enfer  ?  Quelles  idées  se  faisaient- 
ils  de  la  majesté  divine  et  du  démon,  le  père  de 
tous  les  péchés  ? 

L'image  des  vices  et  celle  de  leur  punition 
exemplaire  en  enfer  fut  de  tout  temps  un  sujet 
favori  dans  l'art  primitif  de  tous  les  pays,  et  son 
évolution  dans  l'esthétique  flamande  est  d'autant 
plus  intéressante  à  étudier  que  la  civilisation  des 
grands  pays  voisins  s'y  refléta  de  la  façon  la 
plus  inattendue. 

Comme  le  sol  de  la  Belgique  est  formé  des  allu- 
vions  de  fleuves  venant  de  France  et  d'Allemagne, 
sa  culture,  dit  M.  H.  Pirenne,  est  une  sorte  de 
syncrétisme  où  l'on  retrouve,  mêlés  l'un  à  l'autre 
et  modifiés  l'un  par  l'autre,  les  génies  des  deux 
races. 

«  Sollicitée  de  toutes  parts,  la  Belgique  a  tou- 
jours été  largement  accueillante.  Elle  est  ouverte 
comme  ses  frontières,  et  l'on  retrouve  chez  elle, 
à  ses  belles  époques,  le  riche  et  harmonieux  as- 
semblage des  meilleurs  éléments  de  la  civilisation 
franco-allemande.  C'est  dans  cette  admirable 
réceptivité  que  réside  son  originalité  ;  c'est  pour- 
quoi elle  a  rendu  à  l'Europe  de  signalés  services 
et  c'est  à  quoi  elle  doit  d'avoir  possédé,  sans  sa- 


AVANT-PROPOS 


crifier  l'individualité  des  deux  races  dont  elle  est 
faite,  une  vie  nationale  commune.  » 

L'éminent  historien  belge  ajoute  :  «  Il  faut  con- 
sidérer ce  pays,  divisé  ethnographiquement  entre 
la  race  romane  (ou  wallonne)  et  la  race  germa- 
nique (ou  flamande),  comme  un  microcosme  de 
l'Europe  occidentale...  et  les  bassins  de  la  Meuse 
et  de  l'Escaut  n'ont  pas  seulement  servi  de 
champs  de  bataille  à  l'Europe  ;  mais  c'est  par  la 
Belgique  que  s'est  effectué  le  commerce  des  idées 
entre  le  monde  latin  et  le  monde  germanique  qui 
se  touchent  sur  son  territoire.  » 

Ce  qui  est  vrai  au  point  de  vue  de  son  histoire 
est  vrai  aussi  au  point  de  vue  de  son  art.  D'abord 
tributaires  des  grands  pays  voisins,  ce  n'est  qu'au 
xive  siècle  que  les  artistes  flamands  commen- 
cèrent à  affirmer  leur  originalité.  Mais  si  nous  les 
voyons  se  transformer  et  progresser,  c'est  grâce 
surtout  au  centre  d'art  qu'était  alors  Paris,  où 
les  nombreux  artistes  de  la  Flandre  furent  tou- 
jours appréciés  et  choyés  par  les  plus  grands 
princes  mécènes  français. 

C'est  dans  ce  milieu  fécond  que  se  dévelop- 
pèrent nombre  de  miniaturistes  franco-flamands, 
dont  M.  J.  de  Mely  a  retrouvé,  comme  par  mi- 
racle,bien  des  noms  ignorés  jusqu'ici.  Ils  rompent 


AVANT-PROPOS 


avec  les  traditions,  «  ils  crèvent  la  toile  du  fond  », 
comme  le  dit  d'une  façon  si  pittoresque  le  comte 
Durrieu  ;  et  ils  animent  leurs  sites,  urbains  ou 
champêtres,  de  scènes  vivantes  et  réalistes  re- 
constituant toute  la  vie  populaire,  d'autrefois. 

De  prestigieux  enlumineurs,  tels  que  les  frères 
de  Limbourg  ;  des  peintres  tels  que  les  Van  Eyck, 
qui  révolutionnèrent  si  profondément  la  pein- 
ture primitive,  virent  le  jour  dans  une  même  ré- 
gion (le  Limbourg),  c'est-à-dire  aux  confins  des 
pays  flamand,  français  et  allemand,  montrant 
une  fois  de  plus  l'heureux  résultat  de  ces  mélanges 
de  race  dont  bénéficient  les  pays  frontière  comme 
la  Belgique. 

Et  dans  leurs  œuvres,  savantes  comme  art, 
mais  si  naïves  comme  observation,  nous  voyons 
régner  et  se  développer  l'illustration  contempo- 
raine de  toutes  les  passions  humaines,  le  cycle 
répréhensible  de  tous  les  péchés  ! 

Dès  les  premiers  bégaiements  de  l'art  franco- 
flamand,  les  images  du  démon,  ou  du  péché, 
prirent  une  place  prépondérante.  On  reconnaît 
les  monstres  et  les  guivres  de  l'enfer  dans  les 
fibules  et  les  boucles  de  ceinture  des  époques 
franques  ou  barbares,  comme  dans  les  sculptures 
et  les  manuscrits  les  plus  primitifs. 


AVANT-PROPOS 


Mais  c'est  surtout  dans  les  peintures  apparte- 
nant aux  écoles  des  van  Eyck  et  de  van  der  Wey- 
den,  que  l'histoire  du  Péché  peut  être  le  mieux 
étudiée.  Les  divers  épisodes  de  la  Passion  du 
Christ,  les  martyres  des  Saints  et  des  Saintes  sont 
des  occasions  propices  pour  nous  montrer,  pris 
sur  le  vif,  la  colère,  la  rage,  ou  la  luxure  des 
princes  médiévaux,  la  cruauté  raffinée  de  leurs 
bourreaux,  la  constance  de  leurs  victimes,  la 
froide  indifférence  des  juges,  ainsi  que  la  curio- 
sité malsaine  des  spectateurs.  A  côté  de  ces 
images  réalistes,  où  nous  voyons  revivre  les  hor- 
reurs des  répressions  médiévales,  le  Jugement 
dernier,  les  représentations  du  Paradis  et  de 
l'Enfer,  si  fréquentes  chez  les  grands  primitifs, 
nous  apprennent  à  connaître  l'idée  qu'on  se  fai- 
sait de  la  divinité  et  de  sa  justice,  ainsi  que  du 
séjour  des  bienheureux,  ou  du  lieu  de  supplice  des 
maudits. 

L'enfer  surtout,  avec  ses  innombrables  damnés, 
le  pèsement  des  âmes,  les  tortures  des  réprouvés, 
fourmille  d'épisodes  précieux  pour  reconstruire 
l'histoire  du  péché  et  celle  des  idées  morales 
ayant  cours  au  Moyen  âge. 

Après  cette  époque,  les  aspects  anecdotiques, 
les  scènes  profanes  ou  diaboliques  qui   se  juxta- 


10 


AVANT-PROPOS 


posent  dans  les  interprétations  des  sujets  reli- 
gieux, prennent  une  importance  de  plus  en  plus 
grande.  Elle3  correspondent  d'ailleurs  avec  la 
vogue  grandissante  des  diableries  et  du  grotesque 
dans  les  mystères  en  Flandre,  en  France,  en  Alle- 
magne ou  en  Angleterre. 

L'image  du  péché  et  des  vices  est  représentée, 
non  seulement  en  peinture  et  en  sculpture  sur 
les  murs  des  églises  et  des  monastères,  mais  on  la 
voit  choisie  comme  un  sujet  favori  pour  les  ta- 
pisseries flamandes  qui  ornent  les  demeures  des 
grands.  Le  péché  puni  apparaît  encore  dans 
les  danses  macabres  dont  la  vogue  fut  si  grande 
dans  tous  les  pays,  vers  l'époque  de  la  Renais- 
sance. 

Les  cauchemars  peints  de  Jérôme  Bosch  et 
l'œuvre  moralisatrice  de  Pierre  Breughel  le  Vieux, 
dont  on  connaît  la  série  inoubliable  des  Vertus  et 
des  Vices,  nous  montrent  l'apogée  de  ce  genre  qui 
se  continuera  dans  les  scènes  de  cabarets  et  de 
kermesses  des  petits  maîtres  néerlandais,  puis  par 
les  épisodes  galants  ou  grivois  des  peintres  et 
graveurs  franco-allemands  du  xvine  siècle,  pour 
aboutir  à  nos  grands  caricaturistes  anglais,  fran- 
çais et  allemands  du  xixe  siècle. 

Pour  ce  qui  regarde  le  texte,  nous  n'avons  eu 


AVANT-PROrO? 


1   I 


qu'à  choisir  entre  les  anciennes  chroniques  ou  les 
récits  du  temps,  en  puisant  de  préférence  dans 
les  documents  inédits,  et  notamment  les  poésies 
moralisatrices  flamandes  non  encore  traduites 
en  langue  française. 


LE  DÉMON  ET  L'ENFER 


Avant  d'étudier  le  Péché  chez  nos  ancêtres  pri- 
mitifs, il  y  a  lieu  d'examiner,  tout  d'abord,  quelle 
était  l'idée  qu'ils  se  faisaient  jadis  du  démon, 
considéré  de  tout  temps  comme  le  père  de  tous 
les  péchés. 

Le  rôle  de  Satan  apparaît  comme  un  des  fac- 
teurs les  plus  importants  de  l'histoire  populaire 
et  folklorique  de  l'humanité  primitive.  Réels  ou 
imaginaires,  tous  les  malheurs  qui  vinrent  frapper 
les  hommes  furent  considérés  comme  des  preuves 
tangibles  de  l'influence  néfaste  du  Malin. 

Après  avoir  causé  la  perte  de  nos  premiers  pa- 
rents, c'est  Satan  qui  suggère  le  meurtre  d'Abel, 
ainsi  que  les  innombrables  péchés  et  forfaits  punis 

2 


PECHES     PRIMITIFS 


par  le  déluge  et  la  destruction  de  Sodome  et  de 
Gomorrhe.  Avant  la  venue  du  Messie,  nous  voyons 
les  démons  tromper  les  hommes  en  rendant  des 
oracles  menteurs  et  en  les  effrayant  par  mille  pres- 
tiges ;  n'allèrent-ils  pas  jusqu'à  détourner  à  leur 
profit  l'encens  d'Israël  ? 

Même  après  le  sacrifice  du  fils  de  Dieu,  alors 
que  leur  puissance  eût  dû  être  anéantie,  ne  les  voit- 
on  pas  étendre  encore  leur  empire  et  la  crainte 
qu'ils  inspiraient  ?  Des  légions  infernales  s'at- 
taquent aux  plus  pieux  anachorètes,  les  super- 
cheries de  l'Ennemi  se  multiplient  de  toutes  les 
façons  :  il  excite  les  tempêtes,  tord  le  cou  aux  im- 
pies, couche  avec  les  femmes,  prédit  l'avenir  et, 
par  les  sorciers  et  les  sorcières,  triomphe  de 
l'Eglise,  jusque  sur  les  bûchers... 

Cette  évolution  de  la  démonologie  dans  la  chré- 
tienté primitive  est  des  plus  intéressante  à  suivre, 
car  elle  laissa  des  traces  originales  et  nombreuses 
dans  tous  les  domaines,  notamment  dans  les  pre- 
mières manifestations  de  la  littérature  et  de  l'art 
franco-flamands  (1). 


(1)  Dr  P.-H.  van  Moerkerke,  De  satire  in  de  nederlandsche 
Kunst  der  Middeleeuwen,  p.  122  (Van  Looy,  Amsterdam, 
1904),  et  J.-E.  Wessely,  Die  Gestalten  des  Todes  und  des 
Teufels  in  der  darstellenden  Kunst  (Leipzig,  1876). 

Voir  surtout  :  Dr  P.  Leendertz.  jr.,  Middelnederlandsche 
dramalische  Poëzie.  Publié  dans  la  Bibliolheek  van    Middel- 


LE     DEMON     ET     I.  ENFER 


15 


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16  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Il  est  certain  que  le  souvenir  des  anciens  dieux, 
qui  persista  bien  longtemps  après  la  conversion 
superficielle  des  barbares  habitant  la  Gaule,  fut 
pour  beaucoup  dans  la  place  considérable  occu- 
pée par  le  démon,  dès  l'origine,  dans  la  religion 
chrétienne.  Jadis  nébuleux  ou  enveloppé  de  mys- 
tère, on  ne  s'en  fit  pas  tout  d'abord,  c'est-à-dire  à 
l'époque  païenne,  une  idée  matérielle  f  »i  t  exacte. 
Dans  le  christianisme,  au  contraire,  l'image  dia- 
bolique se  dessina  immédiatement  d'une  façon 
bien  déterminée,  tant  au  physique  qu'au  moral. 
Chose  digne  d'être  notée,  le  démon  semble,  pour 
ainsi  dire,  appartenir  au  culte  même,  où  il  remplit 
un  rôle  très  important,  celui  de  vengeur  de  la  di- 
vinité outragée. 

Il  y  intervient  comme  un  rouage  nécessaire  au 
bon  fonctionnement  de  la  justice  divine,  de  même 
que  le  bourreau  constituait  sur  la  terre  le  plus  in- 
dispensable   auxiliaire  de  la  répression  primitive. 

Remarquons  en  passant  que,  d'après  l'ensei- 
gnement ecclésiastique,  Satan  n'incarne  pas  le 
principe  du  Mal,  comme  Ciwa,  l'antithèse  de 
Brahma  dans  la  religion  indoue,  mais  constitue, 
ainsi    que    l'homme,    une    véritable    créature    de 

nederlandsche  Letterkunde,  sous  la  rédaction  du  Prof.  J.  Ver- 
dam  avec  la  collaboration  du  Dr  J.  Te  Winkel  et  Prof. 
J.  Franck,  Leiden,  A.  W.  Sijthof,  et  Groningen,  Wolters, 
1907. 


LE    DEMON    ET    L  ENFER 


17 


Dieu.  Lucifer,  jadis  ange  glorieux,  précipité  en 
punition  de  sa  rébellion  dans  les  profondeurs  de 
l'enfer,  n'y  vit  pas  seul.  Il  y  commande  à  une  lé- 
gion de  démons  et  de  serviteurs,  damnés  comme 


Fie.   2. —   Un  damné  emporté  par  le  démon  (Ms.  du  ixe  siècle 
Bibliothèque  de  Valenciennes). 


lui.  Ni  lui,  ni  ses  acolytes  ne  sont  les  adversaires 
de  la  divinité,  mais  bien  de  l'homme,  des  anges 
et  de  toute  la  hiérarchie  céleste.  Leur  grande  joie 
est  d'entraîner  les  créatures  de  Dieu  dans  le  mal. 
Déjà  ils  ont  réussi  dans  leur  œuvre  lorsqu'ils  ten- 
tèrent et  perdirent  Adam  et   Eve,  qui,  pour  leur 


18  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

punition,  connurent  le  travail  et  la  mort.  La 
croyance  aux  châtiments  de  l'enfer  affirma  sur- 
tout et  consolida  la  puissance  du  démon,  qui  tou- 
jours, cependant,  reconnut  Dieu  comme  un  maître 
suprême.  Terrible  et  brutal,  c'est  ainsi  surtout 
qu'il  nous  apparaît  dans  les  sculptures  et  dans  les 
mystères  franco-flamands  aux  époques  les  plus 
primitives.  Plus  tard,  seulement,  nous  le  verrons 
souple,  trompeur  et  ironique,  faisant  songer  déjà 
au  moderne  Méphistophélès. 

L'Allemand  Mone,  dans  son  Altdeutscfies 
Schauspiel,  a  mis  en  lumière  l'influence  littéraire 
qu'exerça  la  France  dans  maintes  particularités 
des  mystères  de  son  pays,  notamment  dans  les 
diableries,  les  disputationes,  qui  devinrent  de  plus 
en  plus  nombreuses  dans  les  drames  religieux  fla- 
mands à  mesure  qu'on  se  rapproche  des  temps 
modernes. 

Si  les  mystères  et  les  drames  religieux  français, 
allemands  et  anglais  sont  en  général  assez  bi<  n 
connus,  il  n'en  est  pas  de  même  de  ceux  qui  furent 
composés  dans  l'ancienne  langue  thioise.  J'ai 
même  pu  constater  que  ceux-ci  ne  furent  jamais 
traduits. 

Les  drames  religieux  flamands  et  néerlandais 
sont,  croit-on,  —  nous  n'en  avons  pas  cependant 
trouvé  de  preuves  certaines,  —  moins  anciens 
que  ceux  d'origine  française  et  la  plupart  inspirés 


LE    DÉMON    ET    I.'eN'FER  19 

par  ces  derniers.  Ici  comme  en  France,  le  person- 
nage du  démon,  d'abord  peu  important,  s'accrut 
peu  à  peu,  pour  devenir  au  xve  siècle  un  élément 
très  important,  sinon  le  principal,  dans  plusieurs 
de  ces  mystères. 

On  sait  que  les  «  diableries  »  étaient  destinées 
à  réveiller  l'attention  du  public,  souvent  lassée 
par  des  dissertations  théologiques  plutôt  longues, 
et  que  les  démons  y  remplissaient  l'emploi  des 
clowns  de  nos  cirques.  Rabelais  nous  décrit  leur 
costume,  qui  devait,  à  peu  de  différence  près, 
être  le  même  en  Belgique  aux  époques  les  plus 
primitives  : 

«  Ces  deables  estoient  tous  capparassonnez  de 
peaulx  de  loups,  de  veauls  et  de  béliers...  ceints  de 
grosses  courroies  es  quelles  pendoient  grosses 
cymbales  de  vaches  et  sonnettes  de  mulets  à  bruit 
horrifique.  Tenoient  en  main  aulcuns  bastons 
noirs  pleins  de  fuzée,  aultres  portoient  longs  tisons 
allumez  sur  lesquels  à  chascun  carrefour  jectoient 
pleines  poignées  de  parasins  en  poudre  dont  sor- 
tent feu  et  fumée  terrible...  » 

Les  parties  des  mystères  flamands  où  interve- 
naient les  démons  étaient  toujours  particulière  ment 
soignées,  comme  costumes  et  c  mme  accessoires. 
On  ajoutait  généralement,  comme  note  comique, 
au  grand  supplice  des  damnés  (et  des  spectateurs) 
l'émission  d'od-eurs  infectes,  —  soit  d'une  façon 


20  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

naturelle  rappelant  les  exploits  des  pétomanesi 
soit  d'une  façon  articielle,  en  brûlant  du  cuir,  de 
la  corne,  ou  du  crin,  dont  on  connaît  les  fumées 
mal  odorantes. 

Voici,  d'après  Schotel,  ce  que  se  disaient  les 
spectateurs  du  temps  : 

Nous  sommes  effrayés  lorsque  les  démons  apparaissent  et 

parlent. 
Ils  sont  si  effroyables  de  visages  et  ont  de  si  grandes  mandi- 
bules. 

T  vel  rimpelt  van  aengste  als  sy  syn  aengevloghen  in  de  lufte 
Sy  verspryden  sulk  affreuselycke  stanck  inde  dufte  l 

La  peau  nous  plisse  (dans  le  dos)  lorsqu'ils  volent  dans 
l'air  (1),  car  ils  répandent  dans  l'atmosphère  une  si  affreuse 
puanteur... 

Dans  le  «  Maastrichtsch  Paaschspel  »,  ou  Jeu  de 
Pâques  de  Maastricht,  qui  date  du  xive  siècle, 
Satan  ne  joue  qu'un  rôle  assez  effacé.  Ce  n'est  que 
dans  le  Jeu  des  Vierges  sages  et  des  Vierges  folles, 
«  het  Spel  van  de  Vyf  Vroede  en  Vyf  Dwaeze 
Maegden  »,  qu'il  commence  à  constituer  un  élé- 

(1)  On  sait  qu'à  Bourges,  dans  le  Jeu  des  Actes  des  Apôtres, 
représenté  en  1536,  on  vit  aussi  voler  «  les  démons  qui 
apparaissent  dans  les  airs  ».  Voir  à  ce  sujet  G.  Cohen, 
Histoire  de  la  mise  en  scène  dans  le  théâtre  religieux  français 
au  Moyen  âge  (Paris,  1906),  et  Soens,  De  Roi  van  het  Booze 
Beginsel  (Gand,  publication  de  l'Académie  royale  flamande). 


LE     DÉMON     ET    l'eSFER  21 

ment  comique,  dont  la  drôlerie  devait  s'accroître 
si  rapidement. 

Dans  cette  représentation,  nous  voyons,  dès  le 
lever  du  rideau,  la  diabolique  séquelle  de  Lucifer 
et  de  ses  suppôts  se  réjouir  en  gambadant  des 
malheurs  des  humains.  Puis  apparaît  le  ciel,  et 
Satan  ordonne  à  ses  démons  de  lui  amener  les 
Vierges  folles  répudiées  par  leur  Fiancé  Céleste. 
Avant  de  les  livrer,  le  Christ  se  tourne  vers  les 
spectateurs  et  se  plaint  de  leur  paresse,  de  leur 
orgueil,  de  leur  sottise,  de  leurs  bavardages  qui 
occasionnèrent  la  perte  d'un  temps  précieux  qui 
eût  été  si  nécessaire  à  leur  salut. 

«  Ici,  dit  l'auteur,  les  démons,  pleins  d'empres- 
sement, s'emparent  des  Vierges  folles  et  montrent 
toute  la  joie  que  leur  procure  une  capture  aussi 
agréable.  » 

C'est  par  des  chorégraphies  variées  qu'ils 
montrent  leur  bonheur  : 

Waeschai  !  noijt  blyder  van  aile  dagen  myn  ; 

Poey  !  Poey  !  Ach  !  Ach  !  ken  wyste  wat  bedryvende  zyn 

Dan  ghenoelic  te  springen  op  en  neer  ! 

Jamais  nous  n'avons  eu  un  jour  plus  heureux  ;  Poey  ! 
Poey  !  Ach  !  Ach  !  Jamais  meilleure  raison  ne  s'est  pré- 
sentée de  sauter  joyeusement  en  l'air  et  de  retomber  en 
cadence. 

Dans  toute  la  pièce,  l'auteur  a  soin  de  ridiculi- 

2* 


22  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

ser  les  Vierges  Folles  en  leur  prêtant  des  expres- 
sions émaillées  de  vulgarités  et  de  sottises.  Leur 
loquacité  fait  contraste  avec  les  paroles  sensées 
et  rares  des  Vierges  sages.  Les  premières  font 
penser  au  proverbe  flamand  : 

Menich  isser  die  gehaet  wort  van  wegen  zyn  veel  clappen. 
Beaucoup  sont  haïes  à  cause  de  leur  bavardage. 

Puis,  lorsque  «  Hoverdie  »  (l'Orgueil  diabolique), 
personnifiant  une  des  Vierges  Folles,  revendique 
la  première  place  parmi  ses  sœurs,  on  voit  qu'elle 
commence  par  l'offrir  à  l'une  d'elles,  voulant  faire 
étalage  de  sa  bonne  éducation,  et  espérant  que, 
non  moins  polie,  celle-ci  la  refusera. 

Dans  une  autre  scène  comique,  «  Tydverlies  » 
(Temps  perdu)  et  «  Sotte  Collacie  »  (Folle  Conver- 
sation) chantent  très  faux  les  vulgaires  refrains 
des  veilleurs  de  nuit.  On  sait  que  ces  couplets, 
qui  changeaient  à  chaque  heure,  ne  bril- 
laient pas  par  la  modestie  des  expressions  et  qu'à 
côté  de  leçons  de  morale  et  de  proverbes  ils 
étaient  émaillés  de  sottises. 

Ils  dépassent  si  bien  la  mesure  qu'Hoverdie, 
excédée  de  ces  affreuses  vocalises,  s'écrie  : 

Genoeg  !  Beware  me  !  ]Val  eeii  zingen  ! 
Assez  !  Qu'on  m'en  délivre  !  Quels  chants  ! 


LE    DEMON     ET    L  ENFER 


23 


Dans  la  Première  joie  de  Marie,  «  de  Eerste 
Bliscap  van  Marie  »,  qui  date  déjà  du  xve  siècle, 
nous  voyons  un  démon,  •  Nijt  >  (l'Envie),  se  ré- 
jouir de  la  faute  d'Adam  : 


Fig.  3.  —  La  gueule  de  l'Enfer  avec  des  démons  et  des  dam- 
nés. —  La  tentation  de  saint  Gutlac  (Ms.  du  xne  siècle) 
Musée  Britannique. 

Myn  mager  vel 
Dut  ic  dus  na  heb  liggen  verbiten 
Es  nu  soe  vrolic,  hel  waent  splilen... 

Ma  peau  maigre,  dans  laquelle  j'ai  mordu  bien  souvent 
[de  rage],  est  maintenant  joyeuse,  elle  menace  d'éclater 
[de  joie]. 


Et  le  chef  des  démons,  Lucifer,  d'ajouter 


24  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Mi  selven  en  can  ic  niet  bedwingen, 
le  sal  ut  minen  velle  springen 
van  bliscepen... 
le  lâche  dat  ic  schudde... 

Je  ne  puis  me  contenir  ;  je  sauterais  hors  de  ma  peau 
[de  joie].  Je  ris  que  tout  mon  corps  remue  en  songeant  que 
l'homme  est  enfin  privé  de  la  grâce  divine. 

Lorsque  s'engage  le  procès  de  Satan,  Lucifer  et 
Nijt  trouvent  une  nouvelle  occasion  de  faire  rire 
les  spectateurs  ;  car  le  juge  suprême  a  condamné 
l'humanité  tout  entière  et  semble  la  leur  livrer 
comme  une  proie  certaine.  Satan  donne  aussitôt 
des  ordres  pour  faire  plus  de  place  en  enfer,  et  il 
commande  de  forger  mille  instruments  de  sup- 
plice nouveaux  : 

Doet  maken  alrande  instrument, 

Van  rueslers,  van  crânien  en  van  tangen, 

Daer  ghi  den  mensce  met  selt  ontfangen. 

Van  capen,  van  pannen  en  van  ketelen, 

Van  pecke  en  van  gloeyende  zetelen 

Om  yegelicke  na  sinen  state 

't  Ontfane  :  Coninge  en  prelate, 

Al  saelter  commen,  ryf  en  raf. 

Helle  maect  feeste  : 

H  et  wert  al  onse,  beide  minsle  en  meesle. 

Faites  faire  toutes  sortes  d'instruments  de  torture,  des 
grils,  des  tisonniers,  des  pinces,  pour  recevoir  tous  ces 
damnés.  Il  faut  préparer  des  fourneaux  et  des  chaudrons, 
chauffer  le  goudron  et  le  fauteuil  en  fer  rougi  pour  rece- 


LE     DEMON     ET    L  ENFER 


25- 


voir,  selon  leur  rang,  rois  et  prélats,  nobles  et  manants- 
Enfer,  faites  fête,  car  tous  nous  appartiendront,  depuis  le 
plus  grand  jusqu'au  plus  petit. 

Dans  le  Jeu  de  la  septième   ou  dernière  joie  de 
Marie,  nous  voyons  encore  Lucifer   dans  la  plus 


Fie.  4.  —  Le  démon  sous  la  forme  d'un  dragon  s'altaque  à 
l'homme  vicieux  .Chapiteau  de  l'église  de  Saint-Gervais  à 
Maestricht  (xiie  siècle). 

grande  exubérance,  car  cette  fois  il   espère  s'em- 
parer, aidé  de  ses  suppôts,  de  l'âme  de   Marie. 

Plein  d'impatience  il  réunit  ses  phalanges  mau- 
dites et  donne  des  ordres  : 


26  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Lucifer.  —  Ici  !  Ici  !  Démons,  lutins  (neckers),  valets 
damnés.  Je  vous  ordonne  de  venir.  Où  donc  êtes-vous  ? 
Où  ?  Dites  ! 

Les  démons.  —  Ici,  Maître  !  Nous  sommes  tous  ici. 

Lucifer.  — -  Sortez  de  l'enfer,  faux  traîtres  !  Cuisiniers 
imitiles  !  Vous  êtes  tous  là-dessous,  vautrés  dans  le  fumier 
à  vous  engraisser  comme  des  pourceaux.  Debout,  pares- 
seux ;  sortez  de  votre  bauge  ;  que  faites-vous  là  ? 

Les  démons.  —  Nous  faisons  de  notre  mieux,  Maître  ! 
Nous  tourmentons  et  nous  martyrisons  les  âmes  le  plus 
affreusement  possible.  Nous  les  rôtissons,  nous  les  faisons 
bouillir,  nous  les  écrabouillons.  (Il  nous  est  impossible  de 
donner  la  liste  complète  des  supplices  énumérés). 

Lucifer.  —  Allons  !  D'après  ce  qu'il  me  semble,  vous 
êtes  actifs.  Mais  il  s'agit  d'autre  chose  aujourd'hui.  Il  s'agit 
de  cette  femme,  de  la  Mère  de  Celui  qui,  un  jour,  força  les 
portes  de  l'enfer.  Sa  place  est  ici  !  Allez  !  prenez-la  ! 

Ici  le  comique  s'accentue.  Malgré  les  objurga- 
tions de  Lucifer  qui  les  excite  en  criant  :  «  Brue  ! 
Brue  !  »,  les  démons  n'avancent  qu'en  se  poussant, 
puis  reculent  dans  une  terreur  abjecte.  Enfin,  sur 
l'injonction  énergique  de  leur  chef,  ils  s'élancent 
soudain.  Mais  Michel  est  là  pour  rompre  leur  élan. 
Il  les  fait  reculer,  d'abord  parla  force  de  sa  dialec- 
tique ;  puis,  le  raisonnement  devenant  inutile,  il 
a  recours  aux  coups.  Les  horions  s'échangent  au 
milieu  de  clameurs  épouvantables,  la  mêlée  est 
générale,  pour  finir  par  le  triomphe  des  anges, 
tandis  que  les  cohortes  de  l'enfer  mordent  la 
poussière. 


LE    DÉMON     ET    l'eNFER  27 

Dans  Je  Jeu  du  Saint-Sacrement  de  Nieuwevaert, 
«  Het  Spel  van  den  Heiligen  Sacra  mente  vander 
Xieuwevaert  »,  les  scènes  diaboliques  deviennent 
encore  plus  nombreuses,  tout  en  étant  toujours 
bien  motivées. 

L'auteur  de  ce  drame  religieux,  Smekens,  nous 
annonce  ces  diableries  des  le  prologue  : 


Duvelrye  sal  commen  m  ans  spel, 
Hoe  dat  in  den  buée  soe  niel  en  slaet, 
Maer  ghy  mueght  bevroeden  wel 
Dat  de  duyvels  mesten  in  aile  quaet, 
Orn  dueght  te  beletten  es  al  Itaer  dael 
In  mensche  qualyevaert  verbliden 
Des  zy  dit  Sacrement  benyden... 

Si  les  diableries  ne  figurent  pas  dans  le  Livre  (Saint), 
on  peut  être  assuré  qu'en  réalité  les  démons  sont  toujours 
présents  lorsqu'il  s'agit  d'empêcher  le  Bien  et  de  faire  le 
Mal.  Car  on  sait  combien  ils  se  réjouissent  des  malheurs 
de  l'homme  et  qu'ils  jalousent  le  Saint-Sacrement. 

Les  démons  qui  apparaissent  dans  ce  jeu  por- 
tent des  noms  expliquant  leurs  caractères  respec- 
tifs, tantôt  actif,  tantôt  passif.  A  la  première 
catégorie  appartient  «  Sondich  Becoren  »  (Amour 
du  Vice),  à  la  seconde  «  Belet  van  Deugden  »  (Em- 
pêchement au  Bien). 

Dès  le  lever  du  rideau,  nous  assistons  à  une  que- 
relle très  animée  entre  les  démons.  Leurs  disputes 


28  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

et  leurs  batailles  pour  rire  sont  accompagnées 
d'un  dialogue,  en  forme  de  rondeau,  émaillé  d'in- 
jures et  de  gros  mots,  parfois  intraduisibles,  mais 
qui  expose  cependant  très  clairement  la  situa- 
tion (1). 

Ils  déplorent  que,  malgré  la  conjuration  des  dé- 
mons et  des  lutins  (neckerkens),  l'hostie  perdue  a 
été  retrouvée.  Mais  leur  désespoir  n'est  pas  long. 
Ils  espèrent  encore  aller  chercher  des  âmes  dans  le 
monde  et  les  amener  en  enfer. 

Sondich.  —  Wy  sullen  noch  sielen  met  craken  halen. 
Belet.  —  Wy  sullen  noch  al  ons  ketels  vullen. 
"Sondich.  —  Wy  sullen  den  mensch  wel  verdullen  : 
Daer  in  derven  wy  et  voer  sorgen. 

Amour  du  vice.  —  Nous  chercherons  encore  des  âmes 
avec  nos  crochets. 

Empêchement  au  bien.  —  Nous  remplirons  encore  tous 
nos  chaudrons. 

Amour  du  vice.  —  Nous  affolerons  comme  par  le  passé 
l'homme,  et  nous  ferons  tous  nos  efforts  dans  ce  but. 

Ils  s'empressent  de  mettre  leur  projet  à  exé- 
cution et  se  rendent  auprès  de  l'avocat  Macaire,  à 
qui  ils  suggèrent  de  ne  pas  croire  à  l'authenticité 
du  Saint-Sacrement  retrouvé.  Ce  rôle  ridicule  at- 
tribué à  un  avocat  nous  rappelle  combien  furent 

(1)  Dr  P. -H.  van  Moerkerke  (op.  cit.,  pp.  135  et  sui- 
vantes), et  Dr  Leendeutz,  déjà  cité. 


LE    DEMON     ET    I.  ENFER 


29 


fréquentes  au  Moyen  âge,  et  même  jusqu'au  com- 
mencement du  xixe  siècle,  les  satires  dirigées 
contre  les  savants  (1). 


Fig.   5. —  Damné  tourmenté  par  les  bêtes  infernales.  Un  des 
supports  du  chandelier  de  Milan  (xne  siècle). 

C'est  «  Empêchement  au  Bien  »  qui  exprime  de 
la  façon  la  plus  exubérante  la  joie  que  lui  cause  la 
sottise  de  Macaire  : 


(1)  Voir  notre  Genre  satirique  dans  la  peinture  flamande^ 
2e  édition  (Bruxelles,  G.  van  Oest,  1907),  et  le  Genre  sati- 
rique, fantastique  et  licencieux  dans  la  sculpture  flamande  et 
wallonne  (Paris,  J.  Schemit,  1910). 


30  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Ach  !  Ach  !  Ay  !  ic  sal  can  lachen  verwoeden. 
Ah  !  Ah  !  Il  me  fera  mourir  de  fou  rire. 

Arrivés  à  l'endroit  où  l'hostie  a  été  exhumée  du 
sol,  les  démons,  sûrs  de  leur  proie,  se  querellent  à 
l'avance  pour  la  possession  de  l'âme  de  Macaire, 
qui,  croient-ils,  ne  leur  échappera  plus.  Nou- 
veaux gros  mots,  batailles,  fumées  et  odeurs  in- 
fectes. 

Mais  l'Avocat  est  enfin  convaincu  :  frappée, 
par  lui,  de  cinq  coups  de  couteau,  l'hostie  est 
là,  ruisselante  de  sang.  On  lui  voit  faire  des  mi- 
racles et  des  guérisons,  à  la  grande  rage  des  dé- 
mons. 

Vaincus,  ceux-ci  essayeront,  disent-ils,  de  cal- 
mer la  colère  de  Lucifer,  en  lui  amenant  un  grand 
nombre  d'âmes  païennes. 

Ces  âmes  païennes  sont  celles  des  Prussiens,  que 
l'auteur,  peu  versé  en  géographie,  appelle  aussi 
des  Sarrasins. 

Sodich.    ■ —  De  Kerstenen  sullen  gaen  vechten 
Thegen  de  heydene,  by  den  ribben 
Dair  sullen  wy  zielen  met  hoopen  hebben, 
Oui  Lucifer  te  payene.  Ach  !  Ach  !  Chay  ! 

Belit.         —  Waer  saelt  ghedijen  ? 

Sondich.    —   In  Pruysschen  merke  (ou  Marke). 

Belit.         —    Ghy  dort  my  verblyen 

Om  dal  de  zarasijnen  worden  gequell. 


LE    DÉMON    ET    I.ENFER  31 

Sondich.    - —  Ileer  Wouter  van  Roosbeke  es  int  velt 
Hy  saisi  cloven  tôt  di  tanden. 

Sondich.    —  Les  chrétiens  vont  se  battre 

Contre  les  païens  :  parles  côtes  [du  Christ]  (1) 
Là  nous  aurons  des  âmes  en  tas 
Pour  consoler  Lucifer... 

Belit.         —   Oîi  cela  aura-t-il  lieu  ? 

Sondich.    —   En  Prusse,  dans  les  Marches  (2). 

Belit.  Cela  me  cause  de  la  joie 

De  voir  1rs  Sarrasins  tourmentés. 

Sondich.    —  Sire   Wouter   de  Roosbeke  est  en  campagne 
Il   va  les  fendre  jusqu'aux  dents. 

Le  combat  est  très  typique.  Sire  Wouter  re- 
commande aux  chrétiens  de  frapper  sans  se  préoc- 
cuper du  code,  ou  des  règles  («  regulen  »)  des 
combats  loyaux.  —  Les  païens  crient  «  Mamet  ! 
Marne!  !  »  (Mahomet)  ;  les  chrétiens  «  Jhésus  !  Jhé- 
sus  ».  Les  Prussiens,  comme  les  démons  dans  les 
mystères,  jouent  un  rôle  comique  un  peu  ridicule. 

(1)  Formule  de  jurement  usitée  en  Flandre  au  Moyen 
âge.  On  y  jurait  de  même  par  le  flanc  du  Christ,  par  sa  force 
et  sa  vigueur,  ou  par  ses  boyaux  sacrés.  On  invoquait  aussi 
les  fesses  de  Mahomet  (Mamels  billeri). 

(Voir  notre  Genre  satirique,  fantastique  et  licencieux  dans 
lu    <  ulpture,  etc.,  op.  cit.,  pp.  77  et  78). 

(2)  M.  G.  Cohen,  consulté,  croit  qu'il  faut  lire  '<  In  Pruys- 
schen  Marke  <>,  expression  qu'il  faut  traduire  par  la  Marche 
de  Brandebourg,  ce  qui  explique  la  campagne  dont  il  est 
question  dans  le  mystère.  Nous  partageons  cette  manière 
de  voir. 


32  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Dans  leurs  injures,  mêlées  de  menaces,  les  trivia- 
lités abondent.  % 

Lorsque,  écrasé  par  le  nombre,  Sire  Wouter 
offre  rançon,  les  païens  refusent,  disant  que  les 
chrétiens  périront  brûlés  à  petit  feu.  —  Ainsi, 
ajoute  un  loustic,  «  ils  ne  mourront  pas  à  cause  de 
leurs  pieds  froids  »  (Van  voetkouden  sterven). 

Dans  ce  péril  extrême,  le  chef  des  chrétiens  in- 
voque avec  ferveur  le  Saint-Sacrement  de  Nieu- 
wevaert.  La  scène  suivante  nous  montre  que 
l'hostie  miraculeuse  a  fait  merveille.  Par  le  dia- 
logue des  démons,  on  apprend  que  les  païens  prus- 
siens ont  été  exterminés  et  que  leurs  âmes,  trans- 
portées en  enfer,  ont  rempli  à  en  déborder  la 
plupart  des  chaudrons  diaboliques. 

Sondich.    —  Wy  hebben  ghëvull  den  meesten  keelele. 
Soe  vol  sielen,  helsche  slanghen, 
Daller  twintich  aen  dooren  hanghen 
F.nde  aen  den  heyse  bicans  een  duyst. 

Amour  du  vice.  —  Nous  avons  rempli  le  plus  grand  de 
nos  chaudrons  d'âmes  damnées,  vipères  infernales,  si  bien 
qu'une  vingtaine  pendent  aux  anses  et  près  d'un  millier 
aux  crochets. 

Quand  le  Saint-Sacrement,  à  la  suite  de  l'inon- 
dation et  de  l'écroulement  de  l'église  de  Nieuwe- 
vaert,  est  mis  en  sûreté  à  Bréda,  Sondich  et  Belet 
finissent  le  jeu  par  une  terrible  querelle  ;  après 


LE    DEMON     ET    L  ENFER 


33 


Fig.   6.  —  L'enfer,  le  démon  et  les  bêtes  de  l'Apocalypse  (Ms.  du 
xme  siècle)  Bibliothèque  de  Cambrai. 


34  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

une  joute  oratoire,  où  les  plus  grosses  injures 
pleuvent,  on  en  vient  aux  mains...  et  la  pièce  finit 
par  une  bataille  acharnée  aux  péripéties  les  plus 
merveilleuses  et  les  plus  comiques. 

Les  démons  figurent  encore  plus  à  l'avant-plan 
dans  le  Jeu  de  saint  Trond,  «  het  spel  van  Sint 
Trudo  »,  écrit  dans  la  première  partie  du 
xvie  siècle  par  un  Dominicain  louvaniste,  Chré- 
tien Falstraets.  Comme  dans  les  tentations  de 
Jérôme  Bosch,  on  y  voit  se  dérouler  la  vie  du 
saint  qui,  ainsi  que  saint  Antoine,  fut  si  terrible- 
ment tourmenté  par  des  démons  prenant  toutes 
les- formes.  Les  plus  acharnés  à  sa  perte  sont  Baal- 
berith  (le  démon  de  la  colère)  et  Léviathan  (le 
démon  de  l'orgueil).  Lucifer,  trônant  dans  l'en- 
fer, ouvre  le  mystère  en  injuriant  très  copieuse- 
ment, en  des  vers  rimes,  et  de  très  originale  façon, 
ses  deux  serviteurs  absents. 

Après  une  centaine  de  lignes,  entremêlées  de 
jurons  et  d'imprécations,  vient  l'entrée  des  dé- 
mons. Leurs  dialogues  ne  sont  pas  moins  riches 
en  grossièretés,  surtout  lorsqu'ils  s'aperçoivent 
que  celui  qu'ils  considéraient  déjà  comme  une 
proie  certaine  pourrait  bien  leur  échapper.  La 
façon  dont  ils  commentent  le  baptême  du  saint 
est  intraduisible  ;  à  peine  osons-nous  citer  ces 
vers  : 


LE     DEMON     ET    L  ENFER 


35 


Fie;.  7,  8,  9,  10.  —  Idée  qu'on  se  faisait  des  Démons  au  moyen- 
âge.  Ms.  Imperatoris  Justiniani  Institutiones  (xmc  siècle]  Bi- 
bliothèque de  Gand. 


36  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Baalberith.  —  Tes  nu  wel  ghemaeckl.  (C'est  bien  fait 
maintenant  !) 

Léviathan.  —  Ja,  tes  wel  ghescheten.  (Oui,  c'est  bien  chié). 

Baalberith.  —  TJ  ay  neefken,  dat  kraekt.  (Hélas,  neveu, 
cela  pète  !) 

Léviathan.  - —  Ja  da  ntoeght  gy  elen.  (Oui,  vous  pouvez 
le  manger). 

Baalberith.  —  Ten  bay  niet  ghecreten.  (Rien  ne  sert  de 
crier). 

Léviathan.  —  Die  dieff,  die  pape.  (Ce   voleur!  Ce   curé). 

Ils  se  lancent  les  injures  les  plus  étranges,  sur- 
tout lorsque  l'on  songe  qu'elles  émanent  d'un  au- 
teur religieux,  appartenant  à  l'ordre  des  Domini- 
cains. 

A  côté  de  gros  mots  appartenant  au  genre  sca- 
tologique  dont  nous  avons  donné  une  idée,  nous 
notons  :  sale  sorcière,  «  galgen  aes  »  (gibier  de  po- 
tence), lie  des  voleurs,  «  venyn  saeyere  »  (semeur 
de  venin),  et  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut, 
curé  de  paroisse  «  paepe  »....  On  sait  qu'à  cette 
époque  la  jalousie  était  grande  entre  les  moines 
et  le  clergé  séculier. 

Notre  religieux  ne  dédaigne  pas  l'ironie  sati- 
rique. 

Lorsque  Trond  commence  la  construction  d'une 
église,  les  deux  démons  lui  conseillent  d'édifier 
plutôt  des  établissements  de  plaisir,  d'un  rapport 
immédiat  plus  certain  : 


LE     DEMON     ET    L  ENFER 


37 


Léviathan.  —  Wa  !  maeck  (liever)  een  stove  1  Wa  ! 
faites  plutôt  une  étuve  (ou  bain  public).  — -On  sait  qu'au 
Moyen  âge  les  étuves  étaient  assimilées  aux  lieux  de  dé 
bauche. 

Baalberith.  —  Ja  !  Oft  een  bordeel.  (Oui  !  Ou  bien  un 
bordel  !) 


Satan  maintient  son  autorité  hiérarchique  par 
la  crainte  de  châtiments  de  vidangeurs  en  délire, 
dignes  souvenirs  des  grossières  farces  de  couvents 
d'autrefois. 


Baalberith.  — ■  Bor  !  Vous,  Léviathan,  vous,  l'enfant 
des  cavernes  infernales,  vous  allez  encore  être  mis  sous  le 
cul  de  Lucifer,  pour  être  inondé  de  matières  fécales  en  pu- 
nition de  votre  lenteur  au  travail. 


Et  la  «  belle  histoire  »  de  saint  Trond  finit  par  la 
mort  du  bienheureux,  dont  l'âme,  sous  la  forme 
d'un  petit  enfant,  tout  nu,  fait  comme  s'il  était 
vivant  («  van  een  clyn  kindeken  ghemaeckt  oft 
levende  (ware)  heil  bloot  en  naeckt  »),  est  trans- 
portée au  ciel  par  les  anges,  malgré  la  résistance 
et  les  cris  de  rage  des  démons.  Dans  leur  désap- 
pointement, ceux-ci  recommencent  leurs  rixes  et 
leurs  querelles  jusqu'au  moment  où  Lucifer  inter- 
vient et  les  précipite  en  enfer  ;  ils  y  subiront  les 
plus  affreux  et  les  plus  dégoûtants  châtiments,  y 

3 


38  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

compris,  spécifie-t-il,  celui  dont  il  a  été  question 
plus  haut  (1). 

Troublions  pas  d'ajouter  que  cette  dernière 
scène  de  dispute  et  de  rixe  devait  paraître  d'autant 
plus  risible  que  nos  démons  y  figuraient  portant 
les  traces  visibles  des  coups  déjà  reçus  :  Balbérith, 
la  tête  couverte  d'emplâtres  et  de  bandages,  et 
Léviathan,  plus  mal  partagé,  sautant  péniblement 
à  l'aide  d'une  béquille,  le  bras  en  écharpe  (2). 

La  «  Belle  histoire,  très  merveilleuse  et  véri- 
table, de  Mariken  de  Nimègue,  qui  vécut  plus  de 
sept  ans  avec  un  démon  qui  la  séduisit  »  (de 
Sehone  historié  ende  zeer  wonderlycke  ende  waerach- 

(1)  Voir,  au  sujet  de  ce  châtiment  dégoûtant,  le  travail 
du  Dr  J.-W.  Muller,  Over  eenige  onde  benamingen  der  Hel 
(A  propos  de  quelques  vieilles  dénominations  de  l'enfer), 
Album  Kern,  pp.  257-262.  L'Enfer  y  est  désigné  par  cette 
périphrase  :  «  Hy  sit  onder  Lucifers  staart.  »  (Il  est  assis 
sous  la  queue  de  Lucifer). 

(2)  Des  démons  éclopés  portant  les  marques  des  châti- 
ments infligés  par  Lucifer  se  rencontrent  souvent  parmi 
les  enluminures  des  anciens  manuscrits  franco-flamands. 
Dans  une  miniature  du  xive  siècle,  figurant  dans  le  n°  5 
de  la  Bibliothèque  de  Saint-Omer,  nous  voyons  une  scène 
du  Jugement  dernier,  où  figurent  deux  diables,  l'un,  ayant 
une  jambe  de  bois  et  la  tête  bandée,  poussant  une  brouette 
qu'un  autre  tire  à  l'aide  d'une  bretelle.  Dans  l'étrange 
véhicule  sont  assis  un  roi,  un  évêque  et  une  femme.  (Voir 
la  fig.  73  de  notre  Genre  satirique,  etc.,  première  édition 
p.  85). 


LE    DEMON    ET    L  ENFER 


39 


tige  gheschiedenis  \>an  Marihen  van  Nimmegan, 
hoe  sy  meer  dan  seven  jaren  met  den  duyvel  woonde 
en  verkeerde),  mérite  d'être  mieux  connue,  car 
elle  constitue  une  peinture  des  plus  curieuses  de 
la  vie  populaire  et  religieuse  au  Moyen  âge  en 
pays  flamand  ainsi  que  de  la  croyance  du  dé- 
mon. 

Peut-être  même  ce  mystère  rappelle-t-il  des 
événements  historiques,  ee  qui  expliquerait  le 
réalisme  vécu  qui  s'en  dégage.  Remarquons,  en 
outre,  que  le  démon,  qui  est,  avec  Mariken,  le  pro- 
tagoniste du  drame,  ne  porte  aucun  des  noms  clas- 
siques et  connus  des  suppôts  de  Satan,  mais  bien 
un  simple  nom  d'homme  :  «  Moenen  ». 

Voici  le  résumé  de  ce  mystère,  qui  n'a  pas  été 
traduit  en  langue  française  jusqu'ici  : 

Un  soir,  le  démon  Moenen  trouve  la  jeune  et 
belle  Mariken  assise  et  pleurant  amèrement  au 
pied  d'une  haie  épaisse  («  onder  een  groote  dicke 
haghe  »),  hors  la  porte  de  Nimègue. 

Elle  a  été  chassée  de  sa  demeure  par  une  tante 
marâtre  qui,  dans  une  scène  terrible,  l'avait  faus- 
sement accusée  d  inconduite  et  de  relations  répré- 
hensibles  avec  son'  oncle,  «  Heer  Ghysbrecht  », 
un  prêtre  très  dévot.  La  mégère  avait  terminé 
ses  injures  et  ses  souhaits  de  la  voir  en  enfer,  en 
faisant  des  allusions  déplacées  au  sujet  de  son 
honneur,  «  haren   magdom  »  (pucelage),  et  en  lui 


40  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

refusant  un  lit,  ne  voulant  pas  héberger  une  «  pa- 
pen  hoer  »  (une  putain  de  curé). 

Dans  son  désespoir,  Mariken  appelle  à  son  se- 
cours Dieu  ou  le  diable  : 

Coml  nu  lot  mi  ende  helpt  mi  beclagen, 
Got  of  die  Duvel,  tes  mi  alleleens. 

Venez  à  moi,  accourez  à  ma  plainte, 
Dieu  ou  le  diable,  n'importe  qui. 

Tout  réjoui  de  cet  appel,  l'Ennemi,  «  qui  ne 
songe  qu'à  tendre  ses  filets  et  à  happer  avec  son 
crochet  les  âmes  pour  leur  damnation  »  (die  altyt 
zyn  stricken  ende  netten  spryt,  hakende  altyt  na  de 
verdoemenis  der  zielen),  s'approche  de  Mariken  qui, 
tout  d'abord,  s'effraie  à  sa  vue.  Elle  invoque  le 
ciel,  qu'elle  appelle  à  son  secours  : 

Hulpt  God  !  hoe  verschrick  ick  ! 
Wat  myns,  ick  en  weet  van  mi  selven  nauwelyck 
Met  dat  ick  dien  mensche  ben  aenschouwelyck. 
Hulpe,  hoe  flouwelyc  servait  mi  therle  ! 

Au  secours,  mon  Dieu,  quel  effroi  ! 
Où  suis-je  ?  Je  vais  m'évanouir 
Tant  cet  homme  est  effrayant. 
A  l'aide  !  comme  mon  cœur  faiblit  ! 

Il  n'est  pas  difficile  à  Moenen  de  circonvenir 
Mariken  par  de  belles  paroles.  Il  lui  fait  promettre 


LE    DEMON    ET    L  ENFER 


41 


:g.  11,  12  13,  14.  —  Démons  et  bêtes  infernales.  Ms  Imperatoris 
Jusliniani  Institutiones  (Ms.  du  xme  siècle)  Bibliothèque  de 
Gand. 


42  ■>  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

de  vivre  avec  lui  et  de  changer  son  nom  en  celui 
d  Emmeken  (Emma),  car  il  lui  est  impossible  de 
prononcer  le  sien,  qui  est  aussi  celui  de  la  mère  du 
Christ. 

Dans  cette  conversation,  ainsi  que  dans  ses  ac- 
tions futures,  notre  démon  a  ceci  de  particulier 
qu'il  semble  fort  peu  se  rappeler  son  origine  infer- 
nale. Il  ne  remplit  ses  fonctions  diaboliques  que 
lorsqu'il  s'agit  de  s'emparer  de  l'âme  de  la  tante 
d'Emmeken,  maudite  pour  s'être  suicidée.  Dans 
un  accès  de  désespoir  causé  par  la  perte  du  parti 
du  jeune  duc  de  Gueldre,  la  méchante  femme 
s'est  en  effet  coupé  la  gorge,  et  Moenen  se  réjouit 
de  sa  damnation  (1).  Ce  qui  ne  l'empêche  pas  de 
faire  remarquer  au  public  combien  il  est  insensé 
de  s'attacher  outre  mesure  aux  choses  de  la  poli- 
tique, et  de  suivre  la  personne  des  princes  au 
point  de  leur  sacrifier  la  vie.  Tout  cela,  dit-il,  au 
profit  de  l'Enfer,  qui  récolte  ainsi  annuellement, 
par  suite  des  guerres  et  des  crimes  qu'elles  occa- 
sionnent, des  milliers  d'âmes. 

(1)  Nous  avons  l'ait  remarquer,  dans  notre  Genre  satirique' 
dans  la  sculpture  flamande  et  wallonne  (Paris,  J.  Schemit, 
1910),  que  les  suicides  étaient  très  rares  au  Moyen  âge  en 
pays  flamand,  et  qne  pour  emporter  les  suicidés  hors  de  leur 
maison,  on  les  tirait,  la  corde  au  cou,  sous  le  seuil  de  la 
porte,  par  une  espèce  de  tunnel  ;  leurs  cadavres  étaient  en- 
suite pendus  aux  fourches  patibulaires. 


LE    DÉMON    ET    LENFER  43 

L'étrange  couple  vient  habiter  Anvers,  que 
1  auteur  semble  si  bien  connaître  qu'il  y  a  lieu  de 
croire  qu'il  naquit  en  cette  ville.  Comme  Méphis- 
tophélès  dans  la  cave-brasserie  d'Auerbach,  une 
des  scènes  de  notre  mystère  nous  montre  Moenen 
assis  avec  sa  belle  et  mangeant  des  crevettes  dans 
une  taverne  du  port,  où  il  suscite  une  querelle  qui 
dégénère  bientôt  en  rixe  sanglante. 

Ils  demeurent  en  pays  flamand  jusqu'au  mo- 
ment où,  la  nostalgie  de  sa  ville  natale  survenant, 
Mariken  demande  instamment  de  retourner  à  Ni- 
mègue.  Or,  il  se  fait  que,  le  jour  de  leur  arrivée  en 
cette  ville,,  a  lieu  un  pèlerinage  accompa.né 
d'une  grande  procession.  Dans  le  cortège  religieux 
figure  un  char,  où  l'on  joue,,  en  «  Wagenspel  » 
(Jeu  sur  chariot),  le   mystère   de  «  Mascheroen  ». 

Nous  voyons  ici,  prise  sur  le  vif,  l'influence 
considérable  qu  exerçaient  les  drames  religieux 
sur  le  public  médiéval,  et  tout  spécialement  ceux 
où  figuraient  les  démons  et  les  châtiments  des 
damnés  dans  l'enfer.  On  sait  que, dans  Mascheroen, 
l'avocat  de  Lucifer  ainsi  nommé  tient  tête  à  la 
A  ierge  Marie,  qui  s'est  constituée  la  protectrice 
de  l'humanité  contre  les  entreprises  du  Malin. 

Emmeken  s'émeut  en  entendant  la  péroraison- 
de  la  divine  avocate,  proclamant  :  que  n'importe 
< ;uel  péché  commis  par  l'homme  peut  être  par- 
dôfinié,  ^..àce  à  une  contrition  parfaite  ;  que  per- 


44  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

sonnellement  elle  préférerait  souffrir  les  pires 
supplices  plutôt  que  de  voir  se  perdre  une  âme, 
et  qu'elle  serait  prête  à  revivre  l'affreux  calvaire 
que  jadis  les  Juifs  lui  firent  souffrir  pour  la  sauver. 
La  compagne  de  Moenen  est  saisie  par  le  remords. 
Elle  comprend  que  sa  vie  a  été  mauvaise  et  elle 
désire  passionnément  obtenir  son  pardon. 

Moenen,  troublé,  essaie  de  la  dissuader  par  des 
arguments  fallacieux.  Emmeken  résiste,  si  bien 
que  le  Méchant,  exaspéré,  finit  par  montrer  son 
vrai  caractère. 

"Moenen.  —  Ryst  !  in  aller  duvets  namen. 

Oft    ic   draech    u    ghecousl   en    ghescoeyl    in 
Cacabo  ! 
Emmeken. —  Oeh  Heer  !  ntfermt  u  myns  ! 
Moenen.  —  Ja  !  eest  also  ? 

Nu  hoor  ic   wel  dut  achter  denken  in  haer  gaet 

çnaeghen 
Toi  in't'werck  der  wolcken  wil  ic   se  drrghen 
Tooanen    hooghe,  ende  werpen  se  van   boven 

neder. 
Coml  se  dan  ie  haer  selven  weder 
So  heeft  se  gheluck.  die  leelycke  vrucht 
Hier  !  Hier  !  ghi  moel  mede  in  de  ludht. 

Moenen.  - —  Venez  !  au  nom  de  tous  les  diables,  ou  bien, 
telle  que  xous  êtte,  chaussé  de  bas  et  de  souliers,  je  vous 
emporte  à  Cacabo   (?) 

Emmrken.  —   O  Seigneur  !  Protégez-moi  ! 

Moenen.  —  Oui  !  C'est  ainsi  ?  Je  aois  maintenant  que 
le  repentir  la  ronge.  Je  l'emporterai  jusque  dans  les  nuages, 


LE    DÉMON    ET    l'eNFER  45 

à  la  hauteur  de  plusieurs  tours  superposées,  puis  je  la  jet- 
terai par  terre.  Si  elle  en  revient,  elle  aura  du  bonheur,  ce 
mauvais  fruit  !  Ici  !  Ici  !  avec  moi,  vous  irez  dans  les  airs  ! 

Effectivement,  Moenen  l'enlève  «  plus  haut  que 
les  clochers  et  les  maisons  »  et,  de  là-haut,  il  la  pré- 
cipite avec  violence  dans  la  rue,  espérant  lui  voir 
se  rompre  le  cou,  «  den  hais  te  breken  ».  Mais  Ma- 
riken  tombe  au  milieu  de  la  procession  devant  les 
pieds  de  son  oncle,  le  prêtre  «  Heer  Gysbrecht  », 
De  là,  grand  courroux,  rage  comique  de  Moenen, 
qui  s'écrie  après  maintes  imprécations  : 

Minen  steert  ic  bepisse  van  rechter  kwaetheden  l 
Nu  en  weet  icker  gheenen  raet  teghen. 

Je  pisse  sur  ma  queue  de  rage  !  Positivement  je  ne  sais 
plus  que  faire. 

Puis  il  continue  ses  doléances  : 

C'est  la  faute  de  ce  maudit  saint  curé  («  heilighe  paep*e  »), 
ses  prières  me  rendent  le  chemin  dangereux  ;  si  j'en  avais 
le  pouvoir,  elle  serait  déjà  en  enfer. 

Mais  le  diable  ne  lâche  pas  si  vite  sa  proie.  Il 
ose  réclamer  Emmeken  à  son  oncle.  Celui-ci,  fai- 
sant un  usage  opportun  de  son  pouvoir  religieux 
et  des  vertus  exorcisantes  de  son  bréviaire,  prouve 
à  tous  que  Moenen  n'est  pas  un  homme,  mais  bien 
un  affreux  serviteur  de  Lucifer. 

3* 


46 


PECH.ES     PRIMITIFS 


Pour  obtenir  le  pardon  de  sa  nièce,  Sire  Gvs- 
brecht  se  dirige  avec  elle  vers  Cologne,  toujours 
suivi  par  Moenen,  qui,  dans  sa  colère,  leur  suscite 
toutes  sortes  d'obstacles.  Tonnerre,  éclairs,  vent. 
Il  jette  devant  eux  des  chênes  et  d'autres  arbres 
pour  les  tuer,  ou  obstruer  leur  chemin. 

C'est  à  Rome  seulement  que  Mariken,  car  celle- 
ci  a  repris  son  nom  primitif,  reçoit  enfin  l'absolu- 
tion plénière  de  ses  crimes  par  le  pape  en  per- 
sonne. Sur  les  conseils  du  Souverain  Pontife,  elle 
ira  finir  pieusement  ses  jours  dans  le  couvent  bien 
connu  de  Maestricht,  où  elle  mourra  en  odeur  de 
sainteté. 

Le  jeu  de  Mascheroen  (1),  qui  se  trouve  si  inti- 
mement mêlé  au  mystère  de  Mariken  de  Ni- 
mègue,  est  aussi  mentionné  dans  d'autres  docu- 
ments de  la  littérature  néerlandaise.  Dans  le  Mer- 
Jijn  de  Jacob  Maerlant,  se  rencontre  un  long  pas- 
sage où  Dieu,  la  Vierge  et  le  procureur  du  diable, 
«  Masceroen  »,  se  querellent  et  se  disputent  au  su- 
jet de  la  damnation  partielle  ou  totale  de  l'huma- 
nité. Dans  le  poème  :  «  Dit  es  van  Maskeroen  v, 
(Ceci  est  de  Maskeroen),  la  réminiscence  est  plus 
complète.  On  y  remarque  même  que  les  adver- 
saires de  l'avocat   du    diable  n'agissent  pas  tou- 

(1)  Mascheroen  (masearon)  veut  dire  grand  masque.  (Voir 
Worp,  Geschiedenis  van  het  dramœ...  in  Xederland,  t.  I,  p.  39). 


LE     DEMON     ET     L  ENFER 


47 


jours   avec   une   grande    correction,   et   qu'à  plu- 
sieurs reprises  la  force  prime  le  droit. 

Les  diableries  qui  accompagnaient  ce    mystère 


Fr«  15.  —  Les  Péchés  sous  la  forme  de  bètes  assiègent 
l'homnie  pour  le  précipiter  dans  la  gueule  de  l'Enfer  (Ms.  les 
Vers   Moraux,    xme  siècle)  Bibliothèque  de  Bruxelles. 

étaient  destinées,  comme  d'usage,  à  amuser  le  pu- 
blie. La  note  comique  nous  apparaît  surtout  dans 
une  scène  où  Mascheroen,  la  Bible  en  main,  com- 
bat Dieu  par  ses  propres  paroles. 


48  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Dan  troc  ule  sinen  poiteniere 
Maskaroen  ene  bibele  scier e  ; 
H  y  creei,  hi  maecte  groot  ghescal  : 
«  Hoort  !  Hemele  !  Wat  ic  spreeken  sal  •  ; 
Dat  was  int  Latin,  alsic  versta. 
<  Audite  cela  et  terra  !   • 
Si  sweghen  al  van  groote  wondre. 

Alors  Maskaroen  tira  une  Bible  de  son  pourpoint,  et,  tout 
en  faisant  de  grands  embarras,  il  s'écria  :  «  Ecoute  ciel  !  ce 
que  je  te  dirai  : 

Audite  cela  (sic)  et  terra  ! 

C'était  du  latin,  si  je  comprends  bien. 

Alors,  tous  se  turent  dans  le  plus  grand  émerveillement. 

L'avocat  diabolique  cite  les  paroles  mêmes  que 
Dieu  prononça  après  la  faute  commise  par  nos 
premiers  parents,  dans  le  Paradis  Terrestre,  c'est- 
à-dire  :  «  Que  si  Adam  et  Eve  mangeaient  du  fruit 
défendu,  ils  mourraient.  » 

Et  l'Ennemi  d'ajouter. 

Dites  !  Oh  Justicier  !  Dites  !  N'est-il  pas  vrai  que  vous 
avez  proféré  ces  mots  ? 

Le  procureur  de  Satan  se  montre  très  expert 
dans  ses  sophismes,  généralement  captieux.  Ce 
genre  étant  alors  fort  à  la  mode,  nous  en  citons  un 
exemple,  à  titre  de  curiosité  : 

Dans  son  évangile,  saint  Jean  a  dit  que  «  le 
diable  est  menteur  comme  son  père  »  (chap.  vin, 
verset  44). 


LE    DÉMON    ET    l'eNFER  49 

Or,  si  Dieu  est  le  père  du  diable  par  génération,  il  est 
menteur  comme  lui,  ce  qui  est  impie.  S'il  est  son  père  par 
création,  Dieu  n'est  pas  juste,  ce  qui  constitue  un  autre  blas- 
phème. Ainsi  le  diable  n'est  pas  l'ouvrage  de  Dieu,  et,  dans 
ce  cas,  personne  ne  l'ayant  fait,  il  est  éternel,  etc.,  etc. 

Dans  sa  lutte  oratoire  avec  Mascheroen,  la 
Vierge  Marie  passe  parfois  des  moments  pleins 
d'angoisse,  car  l'arsenal  de  ses  arguments  ortho- 
doxes n'est  pas  toujours  suffisamment  fourni 
pour  répondre  à  l'attaque  du  Malin,  si  copieuse- 
ment appuyée  de  textes  bibliques. 

Grâce  pourtant  à  l'intervention  divine,  l'avo- 
cate de  l'humanité  triomphe  enfin,  et  le  démon, 
convaincu  d'injustice  et  de  mensonge,  doit  fuir  en 
enfer,  devant  la  réprobation...  et  les  coups  des 
acteurs  et  souvent  même  du  public,  qui  prenait 
part  à  l'action  finale. 

On  a  pu  constater  jusqu'ici  combien  le  génie 
d'invention  du  démon  est  pauvre,  lorsqu'il  s'agit 
de  tenter  l'homme  et  de  l'entraîner  dans  la  perdi- 
tion éternelle.  Satan  nous  apparaît  surtout  dans 
ces  mystères  flamands  comme  un  chasseur  primi- 
tif et  brutal.  Accompagné  de  ses  limiers,  il  s'élance 
sans  détours  sur  une  proie,  qui  fuit  éperdue  de- 
vant lui.  Sa  tactique  simpliste  consiste  surtout  à 
affoler  sa  victime  par  la  terreur  qu'il  inspire. 

Mariken  de  Nimègue  fait  exception.  Il  en  est  de 
même  du  Miracle  de  Théophile,  «  Ene  scone  mira- 


50  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

cel,  dat  Onze  Vrouwe  dede  ane  Theophiluse  ende 
een  scone  exempel  »,  qui  fut  joué  avec  le  plus  grand 
succès  sur  les  scènes  religieuses  belges,  à  partir  du 
xve  siècle. 

Le  récit,  qui  est,  croit-on,  d'origine  grecque, 
doit  être  considéré  pour  ainsi  dire  comme  univer- 
sel. Déjà  au  xe  siècle,  nous  le  retrouvons  dans  un 
poème  latin  écrit  par  sœur  Hroswitha,  religieuse, 
au  couvent  de  Gandersheim,  en  Saxe  (1). 

En  France,  il  apparaît  dans  sa  forme  dramatique 
dès  le  xme  siècle,  grâce  au  poète  Rutebceuf  (2). 
D'après  Petit  de  Julleville  il  fut  aussi  joué  au 
xive    siècle,    notamment    à    Aunai,  en    1384  (3). 

Le  Vaderlandsch  Muséum  nous  apprend  qu'en 
1483  les  confrères  ou  rhétoriciens  flamands  de 
Deinze  jouèrent  :  «  Een  groet  spel  van  Thehoufe- 
luze  »,  dont  le  texte  ne  nous  est  malheureusement 
pas  parvenu.  Mais  le  littérateur  belge  Blommaert 
en  a  analysé  une  autre  version,  qui  constitue  une 
œuvre  remarquable. 

(1)  Vignoïv  Rétif  de  la  Bretonne,  Poésies  latines  de 
Roswith  (Lapsus  et  conversio  Theophili  vira  Domini).  Voir 
aussi  Perk,  Tooneel  arbeid  eener  non  uit  de  Xe  eeuw.  Amster- 
dam, 1886,  p.  198. 

(2)  Monmerqué  et  Michel,  Théâtre  français  du  Moyen 
âge.  p.  136. 

(3)  Petit  de  Julllaille,  Mystères  du  Moyen  âge,  t.  II, 
pp.  5  et  120. 


LE     DEMON     ET    L  ENFER 


51 


Nous  y  voyons  une  nouvelle  incarnation  du  dé- 
mon, où  son  caractère  méchant  se  développe  et  se 
déroule  en  ses  replis  les  plus  cauteleux. 

Voici  le  sujet  : 

Théophile  était  un  savant,  aussi  vertueux  que 
modeste.  Lorsque  son  évêque  vint  à  mourir,  on  lui 


Fis*,  lfi.  —  Intermède  de  mystère.  Les  démons  portent  les 
damnés  dans  la  gueule  de  l'Enfer.  (Psautier  de  la  reine 
Marie.  Ms.  du  xive  siècle)  Musée  Britannique. 


offrit  le  siège  épiscopal  ;  mais,  à  force  d'instances, 
il  parvint  à  éviter  ce  lourd  fardeau  dont  il  se 
croyait  indigne.  De  mauvaises  langues  commen- 
cèrent alors  à  le  calomnier,  et  cela  avec  une  telle 
insistance  que  le  nouvel  évêque  le  mit  en  disgrâce 
et  lui  fit  abandonner  ses  hautes  fonctions  ainsi  que 
son  entourage. 

C'est  ici  que  le  Méchant  entre  en  scène.  Il  déve- 


PECHES    PRIMITIFS 


loppe  en  Théophile  le  regret  de  ne  plus  jouir  de  la 
•considération  générale.  Il  montre  jusqu'où  il  au- 
rait pu  s'élever,  tandis  qu'aujourd'hui 

Ceux  qui  jadis  le  saluaient  jusqu'à  terre  feignent  de  ne 
ipas  le  voir  : 

Die  hem  le  voren  neghen  lot  de  erden 
Dienen  te  voren  scone  groeten... 

Comme  le  démon  connaît  bien  le  cœur  humain  ! 
Comme  il  sait  choisir  la  plaie  saignante,  pour  y 
verser  son  venin  ! 

Théophile  succombe  à  la  tentation. 

Il  a  entendu  parler  d'un  Juif  connu  comme  sor- 
cier. Après  de  longues  hésitations  et  maintes  do- 
léances, dont  il  fait  part  au  public,  il  se  dirige,  à 
minuit,  vers  la  demeure  du  maudit,  demandant 
en  grâce  son  aide,  dans  sa  situation  désolée. 

Le  Juif  lui  promet  son  concours,  mais  il  doit 
renier  Dieu  et  l'Eglise,  pour  se  mettre  complète- 
ment au  service  de  Satan.  Théophile  consent  à 
tout  ;  il  reviendra  à  la  même  heure  le  lendemain, 
pour  être  présenté  à  son  futur  maître. 

Guidé  par  le  Juif,  Théophile  se  rend  au  rendez- 
vous.  En  chemin  son  guide  lui  donne  des  conseils, 
notamment  celui  de  ne  pas  machinalement  se  si- 
gner à  la  vue  des  affreux  démons  qu'il  verra  en- 
tourer le  trône    de    Lucifer,  «  car   celui-ci    règne 


LE     DEMON     ET     L ENFER 


53 


comme  un  roi  sur  d'innombrables  serviteurs  ». 
A  la  vue  du  parjure,  Lucifer  feint  de  se  mon- 
trer indigné.  Comment  un  chrétien,  un  prêtre 
servant  Dieu  et  la  Vierge,  ose-t-il  se  montrer  de- 
vant lui  ?  Enfin  il  lui  demande  ce  qu'il   désire. 


Fie.  17.  —  Le  Draco  maris.  Bête  à  forme  diabolique  que 
l'on  croyait  existante  au  Moyen  âge  (Le  Bestiaire  de  Gand, 
xve  siècle)  Ms.  exécuté  pour  Baphael  Mercatel,  bâtard  de 
Pbilippe-le-Bon  (Bibl.  de  l'évêché). 

Le  Juif  tâche  de  calmer  la  colère  du  monarque 
infernal,  dont  les  manifestations  exagérées  de- 
vaient paraître  plutôt  comiques.  Il  lui  promet  que 
Théophile  abandonnera  la  foi  chrétienne  et  de- 
viendra son  serviteur.  Alors  seulement  Lucifer 
promet  son  appui  et  s'engage  à  lui  restituer  son 
ancienne  puissance. 

Mais  ayant  appris,  à  ses  dépens,  que   les  chré- 


54  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

tiens  ne  tiennent  pas  toujours  leurs  promesses,  et 
même  les  serments  qu'ils  ont  faits  au  démon  (allu- 
sion plutôt  blessante  pour  les  dévots  spectateurs), 
il  lui  demande  une  reconnaissance  écrite,  scellée 
en  due  forme  de  son  sceau. 

Ghi  sel  mi  scriven  eenen  brief 
Seldire  aendoen  den  zegel  dyn. 

Vous  m'écrirez  une  lettre 
Et  y  ajouterez  votre  cachet. 

.Théophile  remet  la  lettre  cachetée.  Puis,  selon 
l'usage,  il  doit  embrasser  le  démon  puant,  en  signe 
de  vasselage.  Cette  cérémonie,  qui  s'exécute  non 
sans  répugnance  de  la  part  du  renégat,  devait  aussi 
constituer  une  scène  fort  amusante. 

Dès  le  lendemain,  l'effet  du  pacte  se  fait  sentir. 
L'évêque,  revenu  à  de  meilleurs  sentiments,  fait 
réintégrer  le  prêtre  indigne  dans  ses  fonctions 
primitives,  et  celui-ci  commence  une  vie  de  péché 
et  de  honte. 

Cependant  arrive  ce  que  Lucifer  craignait. 
Dieu,  qui  est  miséricordieux  («  die  goedertieren 
est  »),  c'est  le  démon  lui-même  qui  le  reconnaît, 
inspire  à  Théophile  le  regret  de  la  perte  «  de  sa 
noble  âme  »,  et  nous  voici  à  la  scène  poignante 
du  repentir. 

Le  seul  rayon  d'espoir  qui  lui  reste,  c'est   lin- 


LE     DÉMON     ET     L  ENFER  55 

tervention  miraculeuse  de  la  Vierge.  Mais  com- 
ment arracher  sa  lettre  des  griffes  du  démon  ? 

In  jour  que  Théophile,  harrassé  par  les  péni- 
tences et  les  veilles,  s'est  endormi,  la  Vierge  lui 
apparaît  et  laisse  doucement  tomber  dans  son 
sein  la  lettre  fatale,  qu'elle  vient  enfin  d'arracher 
non  sans  peine,  au  démon... 

L'histoire  finit  par  la  mort  édifiante  du  protégé 
de  Marie,  et  par  une  longue,  trop  longue  mercu- 
riale de  l'évêque. 

Dans  les  versions  françaises  du  même  miracle 
jouées  en  Wallonie,  nous  trouvons  ces  conseils  sa- 
tiriques donnés  par  Satan  à  1  ex-chrétien  : 

.lamé  povre  homme  n*a(i)meius. 

Si  povre  ho  m  surpris  te  proie  (prie) 

Tornc  l'oreille,  va  ta  voie. 

Si  aucuns  envers  toi  s'umélie 

Répons   orgueil  et   félonie... 

(Car)   Dousor  (douceur),  humilitez,  piliez 

Et  charitez,  et  amistiez, 

Jeune,  fere  pénitence 

Me  mettent  grand  duel  (deuil)  en  la  pance. 

Dans  ce  mystère  nous  assistons  aussi  à  la  lutte 
tragi-comique  de  Satan  et  de  la  Vierge,  lorsqu'elle 
se  met  en  devoir  de  reprendre  l'écrit  : 

Rent  la  charte  que  du  clerc  as, 
Car  tu  as  fait  trop  vilain  cas. 


0<j  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Mais  le  Démon,  fort  de  son  droit,  de  répondre 
sans  hésiter  : 

J'aim  mie(u)x  assez  que  l'on  me  pende  ! 

Alors  viennent  les  menaces,  dont  la  série  finit 
par  ces  mots  : 

Et  je  te  foulerai  la  pance. 

Ce  n'est  que  par  crainte  de  cette  dernière  voie 
de  fait  que  le  démon  vaincu  rend  enfin  la  pré- 
cieuse lettre. 

On  sait  que  le  libretto  de  ce  drame  franco-fla- 
mand se  rencontre  non  seulement  dans  la  série  des 
miracles  français,  mais  qu'il  se  retrouve  déjà  dans 
ses  grandes  lignes  dans  les  contes  antérieurs,  no- 
tamment dans  le  Mystère  du  Chevalier  qui  donne 
sa  femme  au  Diable,  et  même  dans  la  Farce  du 
Munyer,  de  qui  le  diable  emporte  l'Ame  en  enfer. 
La  Fraude  pieuse  du  xive  siècle,  rappelée  par 
Yiollet-le-Duc,  à  propos  des  célèbres  ferronneries 
des  portes  de  la  cathédrale  de  Paris,  nous  montre 
un  artiste,  Biscornet,  signant  également  une 
«  charte  »,  où  il  promet  son  âme  au  démon  si  celui- 
ci  l'aide  dans  lexécution  de  son  chef-d'œuvre. 

Le  même  sujet  figure  aussi  dans  le  théâtre  de 
Calderon.  Une  entente  pareille  est  conclue  entre  le 
diable  et  l'amoureux  Cyprianus,  qui,  ayant  sous- 


LE    DÉMON    ET    I.'enFER  57 

crit  de  son  sang  une  reconnaissance,  put  exercer 
longtemps  sur  la  terre  les  pouvoirs  surnaturels  les 
plus  exhorbitants. 

Dans  une  scène  d'exorcisme  pour  rire,  d'un 
«  Tafelspeelken  »  ou  «  jeu  de  table  flamand  »,  in- 
titulé «  Nu  Noch  »  (Et  après),  où  le  rôle  comique 
est  tenu,  comme  d'habitude,  par  un  mari  berné, 
battu,  et  pas  content  (il  finit  cependant  par  avoir 
le  dernier  mot,  en  répondant  invariablement  «  et 
après  »  chaque  fois  que  sa  mégère  l'injurie),  nous 
voyons  un  jovial  curé  énumérer  une  longue  liste 
de  démons  de  tous  genres,  dont  il  feint  de  vouloir 
délivrer  l'homme. 

Parmi  ceux-ci  nous  citerons  les  diables  de  l'air  : 
«  de  duvelen  die  zyn  in  de  lucht  »  ;  les  «  nachtri- 
ders  »,  esprits  infernaux  qui  chevauchent  la  nuit  \ 
les  «  neckers  »  ou  esprits  des  eaux  ;  les  «  avontronc- 
ken  »  (1)  ou  lutins  ;  les  «  kaboutermannetjes  » 
ou  gnomes  ;  les  «  cocketoisen  »  ou  «  basilisten  », 
les  basilics  (?)  ;  les  «  mare  »  ou  «  nachtme  rien  »,  les 
démons  du  cauchemar,  tourmentant  les  hommes 
pendant  leur  sommeil  ;  les  «  varende  vrouwen  »,. 
les  femmes  volantes,  qui,  comme  les  sorcières, 
traversent  l'espace  à  califourchon  sur  un  balai  ~T 
les  «  naturken  »,  une  variété   de  ces  derniers  dé- 


fi)  On  donnait  aussi  ce  nom  injurieux  aux  enfants  nés 
d'une  courtisane. 


.Mb  PECHES    PRIMITIFS 

mons  femelles  ;  les  «  catten  »  ou  chats,  compa- 
gnons obligés  des  maudits,  qui  dansaient  le  mer- 
credi, jour  néfaste... 

La  littérature  néerlandaise  nous  a  laissé  aussi 
de  nombreux  portraits  du  démon,  mais  parmi 
ceux-ci  la  note  comique  est  rare. 

La  plus  belle  de  ces  descriptions  se  trouve  dans 
l'œuvre  de  Vondel,  dont  l'Adam  en  exil  (Adam  in 
ballingschap)  et  le  Lucifer  sont  encore  populaires 
et  joués  de  nos  jours  en  Néerlande  et  sur  les  scènes 
flamandes  de  Belgique  (1). 

Gelyck  de  klaere  dagh  in  naeren  nachet, 
\\  anneer  de  zon  verzinckt,  vergeet  met  goud  te  brallen  ; 
Zoo  wort  zyn  schoonheit,  in't  zincken,  onder't  vallen 
In  een  wanchapenheit  verandert... 

Comme  la  clarté  du  jour  se  change  en  une  profonde  nuit, 
Au  moment  où  disparaît  le  soleil  ; 
Ainsi,  tandis  que  Lucifer  tombe  dans  l'abîme, 
Sa  beauté  se  transforme  en  une  laideur  repoussante. 
Son  rayonnant  visage  devient  un  mufle  féroce  ; 
Ses  dents,  des  pointes  acérées,  faites  pour  ronger  le  métal  ; 
Ses  pieds,  ses  mains,  se  changent  en  griffes  ; 
Les  couleurs  irisées  de  son  vêtement  deviennent  une  peau 

noirâtre 
De  son  dos,  hérissé  de  poils,  partent  deux  ailes  de  dragon... 
Son  corps  réunit  en  un  seul  monstre 

(1)  Voir  sur  ce  grand  dramaturge  néerlandais,  Camille 
Looten,  Etude  sur  le  poète  néerlandais  Vondel,  Thèse  pré- 
sentée à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris  (Lille,  1889). 


LE    DEMON    ET    L  ENFER  0\) 

Les  formes  hideuses  de  sept  animaux  (les  péchés  capitaux)  : 

Un  lion  plein  d'orgueil,  un  porc  glouton  et  vorace, 

Un  âne  paresseux,  un  rhinocéros  enflammé  de  colère, 

Un  singe  lascif  et  sans  pudeur,  un  dragon  rongé  par  l'envie, 

Un  loup,  image  de  l'avarice  sordide... 

Cet  impressionnant  portrait,  qui  évoque  les  plus 
terribles  représentations  de  l'Enfer  et  du  Juge- 
ment dernier,  exécutées  par  les  grands  sculpteurs 
français  primitifs  aux  époques  romane  et  go- 
thique, rappelle,  jusqu'à  un  certain  point,  le  pas- 
sage connu  d'Agrippa  d'Aubigné  (les  Tragiques, 
livre  V),  qui  débute  ainsi  : 

...Un  changement  estrange 

Lui  donna  front  de  diable  et  osta  celuy  d'ange  ; 

L'ordure  le  flétrit,  tout  au  long  se  respend... 

Mais  nous  voilà  bien  loin  du  rôle  comique  du 
démon  dans  les  mystères.  Revenons  à  la  note 
drôle  avec  un  poète  français  du  xvme  siècle,  qui 
consacre  au  démon  ces  quelques  vers  burlesques  : 

Il  a  la  peau  d'un  rôt  qui  brûle, 

Le  front  cornu, 
Le  nez  fait  comme  une  virgule, 

Le  pied  crochu  ; 
Le...  fuseau  dont  filait  Hercule 

Noir  et  tordu, 
Et,  pour  comble  de  ridicule, 

La  queue  au  eu. 


60  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Cette  poésie  ultra-légère,  attribuée  aux  Bour- 
guignon Bernard  Piron,  rappelle  bien  mieux  les 
amusants  diables  gambadeurs  flamands  du  Jeu 
des  Vierges  sages  et  des  Vierges  jolies,  ainsi  que  les 
joyeux  drilles  :  Belet,  Sondich,  heviaihan  et  Bal- 
berith,  qui  déridèrent  si  souvent  les  ducs  de  Bour- 
gogne, lorsqu'ils  jouèrent  devant  eux,  à  Bruges  ou 
à  Gand,  les  diableries  drolatiques  du  Jeu  du  Saint- 
Sacrement  de  Niewve\>aert  ou  celles  du  Mystère  de 
saint  Trond. 


Il  nous  reste  à  examiner,  d'une  façon  succincte, 
l'idée  que  l'on  se  faisait  de  l'enfer  au  Moyen  âge. 
Cette  tâche  sera  relativement  facile,  vu  le  nombre 
considérable  de  personnes  pieuses  qui,  depuis  les 
époques  les  plus  reculées,  assurent  avoir  visité  le 
séjour    des    damnés,   qu'ils    purent    décrire   ainsi 

di'    i'ISU. 

Les  documents  les  plus  anciens,  pour  ce  qui 
concerne  la  Flandre,  tant  française  que  belge, 
sont  :  Die  Dietsche  Lucidarius,  d'après  le  texte 
d'Anselme  de  Canterbury,  datant  du  xie  siècle, 
et    le   Van  een  Rudder,  hiet  Tondalus  (d'un  che- 


LE    DÉMON    ET    l'eNFER  61 

valier  qui  s'appelait  Tondalus),  ce  dernier  récit 
ayant  été  écrit  au  xne  siècle. 

«  Arrivés  devant  un  pont  étroit,  dit  le  hardi 
chevalier,  nous  vîmes  une  bête  effroyable  dont  la 
gueule  immense  était  largement  ouverte.  Ses  mâ- 
choires étaient  solidement  soutenues  par  deux 
cariatides  géantes.  Dans  le  fond  de  la  gorge,  au 
milieu  des  flammes,  on  apercevait  des  âmes 
en  quantités  innombrables  :  des  femmes,  des 
hommes,  des  curés,  des  clercs,  des  chanoines,  des 
évêques  et  même  des  comtes,  des  princes  et  des 
rois.  Les  papes  eux-mêmes  n'étaient  pas  exceptés 
et  tous  ces  damnés  étaient  aux  prises  avec  une  lé- 
gion de  démons  affreux  qui  les  frappaient  à  grands 
coups  de  crochets,  et  leur  faisaient  subir  les  tour- 
ments les  plus  variés  (1).  » 

Non  sans  une  pointe  de  satire,  Tondalus  fait 
remarquer  que  là-bas  les  grands  de  la  terre  n'ob- 
tiennent aucune  faveur  et  que  l'égalité  entre  les 
damnés  est  parfaite.  «  Chacun  souffre  sans  aucune 
différence  :  homme  ou  femme,  noble  ou  manant. 

(1)  «  Vrouwen,  mans,  papen,  clerken,  bisscoppen,  moncker 
canoncke,  princen,  graven,  coninghe,  heeren,  niemene  ghe- 
sondert  ;  voor  deser  beesten  mont,  stont  eene  menichte 
van  duvelen,  die  de  sielen  dwonghen  daer  in  te  gane,  maar 
eer  siere  in  ghinghen,  so  pynden  sy  se  met  grooten  sla- 
ghen     ende    met    menigheranden    tormenten.     »    Dr    van 

MOERKERKE,    0D.    Cit.,    p.    146. 


f>2  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

La  même  peine  est  appliquée  à  toute  la  gent 
monacale,  plus  sévèrement  même  aux  curés,  aux 
évêques  et  aux  prélats,  car  ceux-ci,  dit-il,  «  con- 
naissant mieux  les  Saintes  écritures,  ont  eu  d'au- 
tant plus  grand  tort  de  ne  pas  s'inspirer  de  leurs 
principes  pendant  leur  vie  terrestre.  » 

Dans  une  vallée,  il  voit  aussi  de  nombreuses 
forges,  où  les  âmes  sont  torturées  dans  des  foui- 
naises  ardentes  ;  plus  loin,  dans  une  profonde  obs- 
curité, il  entend  des  hurlements  déchirants  et  de 
grands  coups  de  tonnerre.  Puis  devant  lui  se  pré- 
senta un  trou  carré,  «  comme  un  puits  »,  d'où  sort 
une  colonne  de  feu  et  de  fumées  puantes,  qui 
s'élevait  jusqu'au  ciel,  entraînant  avec  elle, 
comme  des  étincelles  éblouissantes,  une  quantité 
d'âmes  et  de  démons  qui  montaient  et  retom- 
baient avec  les  vapeurs  dans  les  plus  grandes  pro- 1 
fondeurs  de  l'abîme  où  rougissent  des  fourneaux 
en  flammes. 

«  Au  plus  profond  de  ce  puits  infernal,  trônait  I 
Lucifer,  et  ce  prince  des  démons  soufflait  son  ha-i 
leine  embrasée  sur  les  démons  et  les  âmes  qui  des-i 
fendaient  jusque  dans  son  séjour  maudit...  » 

Dans  le  «  Reis  van  sint  Brandaen  »  (ou  le  Voyage) 
de  saint  Brandon),  nous  constatons  cette  même 
égalité  dans  les  peines  infernales.  Ici  on  voit 
également  torturés  les  seigneurs  prévaricateurs,? 
les    femmes     adultères,    les    échevins     déloyaux. I 


LE     DEMON     ET     L  ENFER 


63 


....  Le  Saint  s'effraye  des  affreuses  grimaces  cau- 
sées parleur  douleur  :  leurs  clameurs  étaient  telles 


I  - 

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Fie.    18.  —   Le  Polipus.   Bêle  de  forme  diabolique  que  l'on 
croyait    existante    au    Moyeu    âge.   —    Bestiaire    de    Gand, 
xve  siècle. 


qu'il  les  entendait  de  très  loin  sortant  du  profond 
soupirail  qui  donne  vue  sur  le  lieu  de  damnation 
éternelle. 

Une  description  de  1  enfer,  plus  belle  encore,  se 


64  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

trouve  dans  une  pièce  de  vers  flamands  datant 
du  xme  siècle.  Elle  est  intitulée  :  Van  den  Levene 
ons  Heeren  (De  la  vie  de  Notre-Seigneur).  Ce 
poète,  vrai  précurseur  du  Dante,  indique,  lui  aussi, 
comme  entrée  de  l'enfer,  une  profonde  vallée  : 

Die  helle  staat  in  een  dal. 

Lui  aussi  fait  alterner,  dans  son  séjour  infernal, 
les  endroits  les  plus  brûlants,  avec  d'autres  où 
régnent  des  glaces  éternelles.  On  y  entend  aussi 
•des  plaintes,  des  pleurs  et  des  hurlements  qui 
croissent  à  chaque  moment,  car  la  douleur  est 
immense,  le  deuil  est  général  : 

Daer  is  suchtinghe,  rouwe  ende  bitter  seer 
Daer  weent  men  ende  crit  emmermeer, 

Le  feu  et  les  flammes  brûlent  affreusement  les 
corps  :  «  s'ils"  étaient  mués  en  une  masse  de  fer, 
ils  rougiraient,  pour  se  fondre  aussitôt  après.  » 

Près  de  ces  fournaises  infernales,  se  trouve  un 
ruisseau,  «  si  froid,  si  noir,  si  cruel,  que  si  la  moitié 
de  la  mer  y  était  jetée,  celle-ci  gèlerait  incon- 
tinent »  : 

Bi  den  viere  staet  ene  beke, 
So  coût,  so  swert,  so  grueleke, 
Half  die  zee,  waer  sier  in  gedaen, 
Sie  vervorse  te  yse  saen. 


LE     DEMON     ET    L  ENFER 


Sur  le  feu  infernal  pendent  de  grandes  chau- 
dières bien  remplies  de  damnés.  D'autres  âmes 
sont  étendues  comme  des  suppliciés  sur  les  roues 
et  les  gibets  patibulaires. 

Dans  l'obscurité,  «  car  ici  les  flammes  n'ont  pas 
cet  éclat  lumineux  qui  réjouit,  »  de  formidables 
dragons  rampent,  soufflant  le  feu  et  les  flammes 
par  leurs  gosiers  empestés... 

Dès  cette  époque  les  descriptions  de  l'empire 
de  Satan  deviennent  de  plus  en  plus  minutieuses. 

Dans  1'  «  Enfer  de  saint  Patrice  »  du  Révérend 
Père  Henriquez,  nous  trouvons  notamment  une 
Jiste  très  complète  des  châtiments  réservés  aux 
damnés.  Il  nous  fait  même  connaître  leur  menu, 
qui  n'est  ni  varié,  ni  appétissant,  car  il  consiste 
«  en  chair  de  crapauds,  de  vipères,  mélangés  d'ex- 
créments de  bêtes  immondes  »  ;  leur  breuvage 
«  c'est  l'urine  et  le  fiel  des  mêmes  animaux...  »  ; 
pour  se  reposer,  ils  ont  le  choix  entre  «  des  lits  rou- 
gis ou  des  grils  en  fer  ardens  »  ;  et,  lorsque  dans  sa 
clémence,  Dieu  songe  à  les  rafraîchir,  »  il  leur  en- 
voie une  pluie  de  plomb  fondu,  accompagnée  de 
soufre  et  d'huile  bouillante  ». 

Une  description  pour  ainsi  dire  ignorée  du  pur- 
gatoire et  de  l'enfer,  due  à  la  collaboration  de  deux 
moines  pieux  :  Pierre  le  Vénérable,  abbé  de  Cluny, 
et  Denys  le  Chartreux,  mérite  d'être  rappelée.  On 
remarquera    que,    si    les    peines    du  purgatoire  y 

4* 


66  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

ont  été  peut-être  un  peu  trop  corsées,  c'est  parce 
que  les  tourments  subis  en  cet  endroit  peuvent 
être  rachetés  par  des  prières,  des  indulgences  et 
des  messes,  dont  le  juste  prix  est  toujours  si  bien 
venu  pour  augmenter  le  casuel  des  couvents  et  des 
cures. 

Comme  dans  les  romans  les  plus  modernes, 
notre  moine  parle  à  la  première  personne.  Lais- 
sons-lui la  parole  i 

»  J'avais  saint  Nicolas  pour  conducteur,  il  me 
fit  parcourir  un  espace  immense,  horrible,  peuplé 
de  défunts  que  Ton  tourmentait  de  mille  manières 
affreuses.  On  me  dit  que  ces  gens-là  n'étaient  pas 
damnés,  que  leur  supplice  finirait  avec  le  temps  et 
que  je  voyais  le  purgatoire.  Je  ne  m'attendais  pas 
à  le  trouver  si  rude  ;  tous  pleuraient  à  chaudes 
larmes  et  poussaient  de  grands  gémissements. 

»  Les  uns  brûlaient  dans  un  feu  violent  ;  les 
autres  baignaient  dans  des  chaudières  de  soufre, 
de  poix,  de  plomb  et  d'autres  métaux  qui  bouil- 
lonnaient vigoureusement  et  ne  puaient  pas 
moins.  Les  démons  faisaient  frire  ceux-ci  dans  une 
poêle,  tandis  que  des  serpents  venimeux  mor- 
daient ceux-là  de  leurs  longues  dents  acérées...  » 
Ici.  le  bon  moine  juge  utile  de  faire  une  réflexion 
de  nature  à  donner  aux  fidèles  du  courage  à  la 
poche  : 

»  Depuis  que  j'ai  vu  toutes  ces  choses,  je  sais 


LE    DÉMON    ET    l'eNFER  67 

bien  que  si  j'avais  quelque  parent  (ou  ami)  dans  le 
purgatoire,  je  vendrais  jusqu'à  ma  chemise  et 
souffrirais  mille  morts  pour  les  en  tirer...  »  (En  fai- 
sant naturellement  dire  beaucoup  de  messes). 

«  ...  En  pénétrant  plus  avant,  nous  arrivâmes 
eu  enfer.  C'était  un  champ  aride,  couvert  d'épaisses 
ténèbres,  coupé  de  ruisseaux  de  soufre  bouillant  ; 
on  ne  pouvait  faire  un  pas  sans  marcher  sur  des 
insectes  hideux,  gros,  difformes,  jetant  du  feu  par 
les  narines.  Les  démons,  avec  des  crochets  de  fer, 
happaient,  les  âmes  et  les  jetaient  dans  des  chau- 
dières où  elles  fondaient  avec  les  matières  liquides; 
après  cela,  on  leur  rendait  leur  forme  pour  de  nou- 
velles tortures. 

»  Ces  châtiments  se  faisaient  en  bon  ordre,  avec 
une  variété  et  une  vitesse  surprenante.  Chacun 
était  tourmenté  selon  ses  crimes  et  les  membres 
coupables  pâtissaient  (naturellement)  le  plus.  » 
Ici  il  nous  est  impossible  de  suivre  le  véridique 
religieux  dans  les  détails  qu'il  donne  lorsqu'il 
s'agit  de  punir  les  péehés  qui  causèrent  la  destruc- 
tion de  Sodome  et  de  Gomorrhe  !!! 

»  Plus  loin,  dans  les  bains  brûlants  et  dans  les 
fournaises  ardentes,  je  remarquai  des  prieurs  de 
moines  (il  les  connaissait)  qui  expiaient  leur  into- 
lérance, leur  hypocrisie  et  le  peu  de  soin  qu'ils 
prenaient  de  leur  troupeau...  »  Remarquons  que 
la    gourmandise    des    moines    nous    semble    bien 


<68  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

cruellement  punie,  lorsqu'on  voit  ces  malheureux: 
«  avaler  des  charbons  ardents  pour...  dès  prunes, 
mangées  avec  un  sentiment  de  volupté  dam- 
na ble  ». 

«  Je  vis  aussi,  ajoute  le  chartreux,  des  évêques 
punis  pour  leur  vie  déréglée  et  pour  avoir  aban- 
donné leur  diocèse  à  leurs  vicaires.  Je  remarquai 
plusieurs  prêtres  impudiques  ;  il  y  en  avait  peu 
dans  le  purgatoire,  mais  beaucoup  en  enfer  ;  je 
n'en  fus  pas  surpris,  vu  le  grand  nombre  de  forni- 
cations et  de  crimes  de  toutes  sortes  qu'ils  com- 
mettent. J'y  vis  encore  des  religieux  ;  les  uns  ex- 
piaient de  grands  crimes  ;  d'autres  étaient  punis 
parce  qu'ils  avaient  perdu  un  temps  précieux  au 
bain,  à  des  soins  de  propreté  ridicules  et  à  se  rogner 
les  ongles.  Les  abbés  et  les  abbesses  qui  avaient 
eu  des  amours  sensuelles  n'étaient  pas  épargnés... 
Je  remarquai  en  ces  lieux  de  souffrance  un  roi 
puissant,...  et,  à  ma  grande  surprise,  entre  le6 
griffes  de  démons,  un  saint  évêque  dont  les  re- 
liques faisaient  des  miracles... 

»  Enfin  je  revins  dans  ma  cellule  et,  tremblant, 
je  me  mis  au  lit.  » 

Les  peintures  que  nous  font  les  prédicateurs 
français  des  tourments  de  l'enfer  sont  plus  ter- 
ribles encore,  mais  la  plupart  s'expriment  en  un 
style  tel  qu'il  est  difficile  de  les  reproduire  même 
dans  des  ouvrages  spéciaux. 


LE    DEMON     ET    L  ENFER 


69 


Parmi  ces  Révérends  mal  embouchés,  presque 
tous  cordeliers,  qui  prêchèrent  en  Flandre,  il  faut 
citer  Michel  Menot,  surnommé  à  tort  langue 
■  d'or,  Olivier  Maillard  et  de  Barlette,  qui  obtin- 
rent le  plus  grand  succès  grâce  à  leurs  sermons 
corsés  dans  le  style  adopté  plus  tard  par  le  Père 
Du  Chêne. 


!Fig.  19.  —  Le  Bytiro.  Bète  de  forme  diabolique  que  l'on 
croyait  existante  au  Moyen  âge.  Bestiaire  de  Gand,  Ms.  du 
xve  siècle. 


Il  est  vrai  que  de  leur  temps,  c'est-à-dire  au 
XVe  siècle,  la  foi  aveugle  de  jadis  avait  bien  baissé. 
Les  traditions  du  Moyen  âge  cédaient  peu  à  peu 
la  place  au  scepticisme  et  à  la  libre-pensée  des 
temps  modernes  et  ces  «  arlequins  en  soutane  ou 
•en  frac  »,  comme  les  appelait  Voltaire,  «  ces  pieux 
bateleurs  ou  charlatans  sacrés,  bons  tout  au  plus  à 


70  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

débiter  des  farces  spirituelles,  faisant  concurrence 
aux  bouffons  de  la  place  publique  en  amusant  le 
peuple  sur  les  tréteaux  »,  savaient  ce  qu'ils  fai- 
saient, car  c'était  la  seule  voie  capable  de  frapper 
encore  ceux  dont  la  foi  endormie  était  loin  d'être 
morte  (1). 

Le  côté  burlesque  de  leurs  sermons  affectait 
la  forme  et  ne  constituait,  surtout  dans  la  pensée 
des  étranges  orateurs,  qu'une  concession  inévi- 
table pour  se  faire  écouter  par  la  foule. 

Dans  leurs  exemples,  comme  dans  leurs  ser- 
mons, ils  n'insistent  guère  sur  le  bonheur  des 
élus.  «  Les  aspirations  célestes  ne  suffisent  plus  à 
ces  bourgeois  raisonneurs  et  goguenards,  il  leur 
fallait  la  terreur  (2)  »;  aussi  est-ce  aux  expiations 
de  l'enfer  qu'ils  demanderont  leurs  terribles  argu- 
ments ;  c'est  le- séjour  des  maudits  qu'ils  invo- 
queront «  pour  y  montrer  le  mauvais  riche  se  tor- 
dant au  milieu  des  flammes  dévorantes  et  sollici- 
tant du  juste  Lazarre,  heureux  dans  le  sein 
d'Abraham,  rien  qu'une  goutte  d'eau  pour  ra- 
fraîchir le  bout  de  sa  langue  ».  C'est  de  l'enfer  que 

(1)  L'abbé  Alexandre  Samouillan,  Olivier  Maillard, 
sa  prédication  et  son  temps  (Thèse  présentée  à  la  Faculté 
des  Lettres  de  Bordeaux),  p.  129,  Paris,  E.  Thorin,  1891. 

(2)  Ch.  Labitte,  Les  Prédicateurs  de  la  Ligue,  Etudes 
littéraires  (Revue  de  Paris,  1839  et  1840),  Introduction  et 
t.  I.  Menot,  p.  289). 


LE    DÉMON    ET    l'eNFER  71 

Maillard  fera  partir  ce  cri  formidable  du  docteur 
Raymond,  célèbre  autrefois  par  sa  science  et  ses 
talents. 

—  «  Je  suis  condamné  par  le  juste  jugement 
de  Dieu  !  » 

Et  cette  voix  «  qui  foudroie  toutes  les  gran- 
deurs  »  viendra  frapper  de  stupeur  la    nombreuse 


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Fig.   20.  — ^L'homme  aux  prises  avec  le  péché,  figuré  par 
des  bêtes   (Bestiaire  de  Strasbourg  xve  siècle). 

assistance  réunie  autour  des  restes  de  l'illustre 
savant  pour  lui  rendre  les  derniers  honneurs  (1). 

C'est  l'enfer  que  Maillard  vient  ouvrir  pour 
confondre  les  hommes  de  loi,  pour  effrayer  les 
femmes  mondaines,  les  nobles,  et  les  ecclésias- 
tiques de  tous  rangs.  Il  appelle  en  témoignage 
des  damnés  illustres  qui  parlent  par  sa  bouche. 

Il  voue  à  l'enfer  tous  ceux  qui  ont  péché. 

(1)  Abbé  Alex.  Samolillan,  op.  cit.,  p.  130. 


72  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

—  «A  tous  les  diables,  s'écrie-t-il,  ces  usuriers- 
qui  croient  avoir  effacé  les  mille  millions  de  pé- 
chés qui  les  souillent,  parce  qu'ils  auront  mis  six 
blancs  dans  le  tronc  ! 

—  «A  tous  les  diables,  ces  prédicateurs  por- 
teurs de  bulles  et  d'indulgences  apocryphes,  qui 
exploitent  la  crédulité  des  fidèles  ! 

—  «  A  tous  les  diables  ces  évêques  simoniaques 
qui  poussent  l'audace  jusqu'à  dire  que  :  s'ils  sa- 
vaient que  leur  père  n'eût  pas  gagné  ou  payé  des 
indulgences,  jamais  ils  ne  prieraient  pour  lui  ! 

—  «  A  tous  les  diables,  car  tous  sont  des  vo- 
leurs !  Sunt  omnes  jures...  » 

L'image  «  des  trente  mille  diables  »  qui  revient 
si  souvent  dans  ses  sermons  est  une  preuve  que 
son  indignation  est  portée  à  son  comble.  Il  repré- 
sente le  démon  et  l'enfer  d'une  laideur  telle  que 
rien  ici-bas  ne  peut  en  donner  une  idée.  «  Deman- 
dez plutôt  à  ce  jeune  Frère  prêcheur,  dit-il,  qui 
voyant  un  jour  Satan  sous  une  forme  corporelle, 
en  conçut  une  telle  frayeur  qu'il  poussa  un  grand 
cri  et  tomba  mort  (1)  ». 

Lui-môme  l'avait  vu.  Mais  il  lui  était  impossible 
de  le  décrire.  «  Mais  je  n'hésiterais  pas  un  moment  à 
me  précipiter  dans  une  fournaise  au  milieu  d'une 
fumée  ardente,  dit-il,  plutôt  que  de  revoir  ne  fût- 

(1)  Abbé  Alex.  S.vmouillan,  op.  cit.,  p.  131. 


LE    DÉMON     ET    l'eNFER  73 

ce  que  d'un  coup  d'œil  les  horreurs  que  je  viens 
d'entrevoir.  » 

La  légende  de  Hugues  de  Magdebourg,  si  popu- 
laire au  Moyen  âge,  résume  sous  une  forme  sai- 
sissante, l'idée  qu'on  se  faisait  de  la  réception 
d'une  âme  en  enfer. 

Nous  y  trouvons  maints  détails  qui  mettent  en 
évidence  la  férocité  froidement  haineuse  et  per- 
fide qu'on  attribuait  alors  à  Satan  (1). 

«  Quand  les  satellites  de  Lucifer,  traînant  à 
l'aide  d'une  chaîne  la  malheureuse  âme  de  Hugues 
en  criant  :  Place  !  Place  !  Voilà  notre  prince  ! 
furent  arrivés  au  pied  du  trône  de  Satan,  celui-ci 
se  leva,  et  saluant  amicalement  le  nouveau  venu, 
il  lui  dit  : 

—  «  Soyez  le  bienvenu  !  Nous  sommes  dispo- 
sés, moi  et  les  miens,  à  faire  tout  pour  vous  être 
agréable  !  » 

Malgré  l'aménité  des  paroles,  Hugues  trembla, 
lorsque  Satan  se  tournant  vers  les  siens  s'écria  : 

«  Cette  chère  âme  doit  être  bien  fatiguée  après 
une  si  longue  route  ;  elle  a  peut-être  besoin  de 
prendre  quelque  nourriture  ?  Qu'on  lui  donne  à 
manger  !  » 

Hugues  répondit  qu'il  n'avait  pas  faim. 

L'autre  insiste,  et,  sur  un  signe  de  leur  roi,  les 

(1)  Cu.  Labitte,  op.  cit.,  p.  162. 


74  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

démons  le  saisirent  avec  force,  lui  ouvrirent  la 
bouche  et  versèrent  à  longs  flots  du  soufre  brû- 
lant dans  son  gosier. 

—  «  Qu'on  lui  donne  maintenant  le  bain  des 
princes  »,  reprit  Lucifer. 

Non  loin  de  là  se  trouvait  un  puits  avec  un  cou- 
vercle. Dès  qu'on  l'enleva,des  flammes  dévorantes 
s'élevèrent  vers  le  ciel,  capables  de  consumer  les 
arbres,  les  montagnes  et  les  rochers.  L'âme  infor- 
tunée de  Hugues  fut  précipitée  dans  ce  puits.  Et 
lorsqu'on  l'en  retira  comme  un  fer  incandescent 
pour  la  présenter  à  Satan,  celui-ci  lui  demanda  en 
souriant  : 

■ —  «  N'avez-vous  pas  trouvé  votre  bain  suave 
et  digne  d'un  prince  ?  » 

Alors  la  fureur  et  le  désespoir  de  Hugues  ne 
connurent  plus  de  bornes,  se  voyant  damné  pour 
toujours,  il  se  mit  à  proférer  d'horribles  blas- 
phèmes. 

—  «  Malédiction  !  hurla-t-il,  malédiction  sur 
toi,  ô  Satan,  sur  ta  famille,  et  sur  tes  suggestions 
qui  m'ont  perdu  !  Malédiction  sur  Dieu  qui  m'a 
créé  !  Malédiction  sur  la  terre  qui  m'a  porté  ! 
Malédiction  sur  les  parents  qui  m'ont  donné  le 
jour  !  Malédiction  sur  toutes  les  créatures  du  ciel 
et  de  la  terre  !  » 

A  ces  imprécations  du  damné,  qui  surpassent 
tout  ce  que  la  tragédie  antique  a  de  plus  fort,  les 


LE    DEMON     ET    L  ENFER 


démons  bondissent  de  joie,  ils  battent  des  mains 
en  signe  de  triomphe  : 

—  «  En  voilà  un,  s'écrient-ils,  qui  est  digne  de 
vivre  avec  nous,  car  il  connaît  parfaitement  notre 
antienne  et  sait  chanter  notre  office  !  Qu'on  le 
conduise  à  la  première  école  de  l'enfer  afin  qu'il 
voie,  qu'il  entende,  qu'il  apprenne  et  qu'il  re- 
çoive sa  dernière  formation  !  Qu'il  y  demeure  et 
qu'il  n'en  sorte  plus  dans  les  siècles  des  siècles  !  » 

A  ces  mots  tous  se  précipitent  sur  cette  créature 
maudite  et  coururent   la  plonger  dans  l'abîme.  » 

Comme  le  dit  M.  Samouillan,  ce  sourire  énig- 
matique  et  cruel  qui  accompagne  les  plus  épou- 
vantables tortures,  ce  langage  mielleux  et 
railleur,  cette  exquise  urbanité  de  manières  ve- 
nant agjraver  par  l'ironie  du  contraste  l'horreur 
des  tourments  et  le  profond  abîme  d'humiliation 
dans  lequel  est  tombé  l'infortuné  prince,  tous  ces 
traits  ne  complètent-ils  pas  admirablement  la 
physionomie  sinistre  et  grimaçante  de  ce  précur- 
seur de  Méphistophclès  ?  Ne  sont-ils  pas  en 
même  temps  une  évocation  de  ce  siècle  rude  et 
violent,  à  la  barbarie  froide  et  raffinée,  à  la  plai- 
santerie lugubre  , qui  a  vu  les  tortures  de  l'inqui- 
sition, les  exécutions  de  Louis  XI  et  les  crimes 
des  ducs  de  Bourgogne? 

Le  brave  père  Arnoux,  chanoine  de  Riez,  donne 
de  l'enfer  une  idée  moins  tragique  : 


76  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

»  Les  filles  vaines,  les  femmes  hautaines,  les 
vefves  mignardes,  les  damoiselles  pompeuses  et 
les  dames  superbes,  pour  punition  de  l'ornement 
débordé  qu'elles  font  à  leurs  cheveux  et  desguise- 
ments  de  leurs  sourcilleuses  peruques,  elles  auront 
la  teste  pelée,  car  là  (en  enfer)  on  ne  verra  plus  ces 
belles  peruques,  ces  cheveux  blonds  en  forme  de 
casamats  sur  la  teste  esparpillez  et  ondoyans  sur 
ces  fronts  emperlez... 

«  Et  pour  punition  du  desbordement  de  vos  su- 
perbes habits,  en  enfer,  vous  serez  toutes  nues  à 
vostre  grande  honte  et  confusion,  de  quoy  les 
diables  feront  de  très  grandes  risées,  vous  repro- 
chant haut  et  clair  devant  tous  vos  lubricitez, 
crimes  et  paillardises,  et  tout  ce  que  vous  aurez 
fait  de  plus  voluptueux  et  de  plus  deshonneste..- 

»  Ha  femmes  !  ha  filles  !  ha  demoiselles  !  ha 
mesdames  !  que  ne  pensez-vous  à  cela  ?  Hélas 
vous  êtes  si  vergogneuses  et  craignez  tant  la  honte 
que  pour  rien  au  monde  vous  ne  voudriez  per- 
mettre qu'un  homme  vous  vist  nues  une  seule  fois,, 
et  fut -il  celuy  que  vous  estimez  le  plus  ;  et  cepen- 
dant vous  n'avisez  pas  que  pour  punition  de  vos- 
vanitez  et  débordemens,  mille  et  autre  fois  mille 
fois,  on  vous  traînera  nues  par  tout  l'enfer,  non 
devant  un  homme,  mais  devant  cent  mille  qui,  à 
gorge  déployée,  se  mocqueront  et  riront  de  vous, 
voyant  vos  hontes  et   vos  vergongnes.  De  quelle 


LE    DEMON    ET    L  ENFER 


77 


confusion  serez-vous  saisies  quand  vous  vous  ver- 


Fig.  21.  —  L'enfer  du  théâtre  de  Valenciennes.  Fragment 
de  la  Passion  jouée  en  1547  (Bibl.  nat.  de  Paris). 


rez   ainsi  traînées  nuës;   monstrant   à    découvert 
tout  ce  que  vous  aurez  de  plus  honteux  et  menées 


PECHES    PRIMITIFS 


en  tel  équipage,  mille  fois  le  jour,  avec  la  fanfare 
des  trompettes  que  les  diables  sonneront  avec 
grandes  risées  et  mocqueries,  en  criant  : 

—  »  Voyez,  voyez  !  voicy  la  paillarde  !  voici  la 
putain  !  Voici  telle  dame,  de  tel  lieu  ! 

»  La  nommant  par  son  propre  nom  et  surnom, 
la  quelle  tant  et  tant  de  fois  a  forniqué,  disant  le 
nombre  avec  un  tel  et  tant  avec  un  tel,  et  plusieurs 
fois  avec  un  autre,  voici  la  putain  !  venez  la  voir  ! 

»  Et  alors,  cent  mille  et  autres  cent  mille,  qui 
très  bien  te  cognoistront,  tes  parents,  ton  père,  ta 
mère,  ton  mary  et  tous  tes  voisins,...  tous,  accou- 
reront  pour  te  voir,  pour  se  rire  et  se  moquer  de 
toy,  disant  l'un  à  l'autre  :  la  voilà  la  putain  !  la 
voilà  !...  Qu'elle  soit  tourmentée.  Sus,  sus  les 
diables,  sus  les  démons,  sus  !  sus  les  furies  infer- 
nales, jetez-vous  sur  elle,  et  qu'on  luy  rende  au- 
tant de  tourmens  et  de  supplices  qu'elle  a  eu  de 
plaisirs  en  sa  vie  ! 

—  »  Femmes,  ce  n'est  pas  moy,  mais  c'est 
Sainct  Jean  l'Evangéliste,  qui  dit,  en  son  Apoca- 
lypse, cela  estre  très  véritable  !  » 

Ces  prédicateurs  du  xve  siècle,  comme  ils  con- 
naissent déjà  toutes  les  gradations  du  Péché, 
toutes  les  embûches  que  le  démon  vient  tendre 
aux  humains  ! 

«  Voici,  dit  le  père  Maillard,  cinq  femmes,  aux- 
quelles une  entremetteuse  est  chargée  d'offrir  une 


LE     DEMON     ET    L  ENFER 


79 


bague  de  la  part  d'un  débauché.  Elle  se  présente 
chez  la  première,  celle-ci  refuse  de  lui  parler  : 
voilà  une  femme  franchement  honnête  !  La  deu- 
xième lui  répond  :  «  Rapportez  à  votre  maître 
qu'il  s'est  trompé  d'adresse  et  que  je  ne  suis  pas 
de  ces  femmes  qui  ont  foulé  aux  pieds  toute  pu- 
deur. »  Cette  femme  est  honnête  également,  mais 
moins  que  la  première,  car  elle  a  consenti  à  ré- 
pondre. La  troisième  fait  entrer  la  proxénète, 
considère  la  bague  et  la  trouve  fort  belle. 

—  «  Assurément,  dit-elle,  ce  bijou  est  su- 
perbe ! 

—  «  Il  est  à  vous  si  vous  le  voulez. 

—  «  Non,  je  ne  le  veux  pas  ;  mon  mari  le  sau- 
rait. »  Elle  refuse  comme  les  deux  autres,  mais 
c'est  une  mauvaise  femme.  Elle  a  consenti,  elle  est 
déjà  adultère  au  fond  de  son  cœur. 

La  progression  devient  plus  sensible  encore. 

La  quatrième  refuse  en  disant  que  son  mari  est 
très  méchant  :  «  Qu'il  lui  couperait  le  nez  pour  lui 
enlever  le  moyen  de  recommencer  ses  coquette- 
ries. »  Ici  la  peur  seule  est  le  motif  de  la  résistance. 
Le  crime  a  été  consenti.  «  Cette  femme  ne  vaut 
rien  du  tout.  » 

La  dernière,  —  c'est  une  parisienne  à  qui  le 
moine  réserve  l'honneur  de  franchir  le  dernier  de- 
gré de  la  perversité,  —  prend  hardiment  la  bague 
et  répond  : 


80  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

—  «  Mon  mari  sort  le  mercredi  ;  dites  à  votre 
maître  que  j'irai  le  voir  ce  jour-là.  » 

Ah  !  cette  femme-là,  affirme  Maillard,  c'est  une 
franche  coquine.  Elle  est  mûre  pour  l'enfer. 

Puis  il  étudie  le  péché  de  luxure  sur  une  âme 
neuve,  sur  une  vierge  qui  vient  de  succomber  à  la 
tentation  du  démon  :  «  La  première  fois,  dit-elle, 
à  vous  parler  franchement,  mon  père,  j'étais  tou- 
jours en  pleurs,  j'éprouvais  une  grande  douleur 
dans  l'âme;  la  deuxième  fois,  je  sentis  encore  un 
remords,  mais  non  aussi  vif  que  le  premier,  le 
péché  m'était  devenu  supportable  ;  la  troisième 
fois,  il  pesait  légèrement  sur  ma  conscience  ;  la 
quatrième,  toute  trace  de  remords  avait  disparu, 
la  cinquième,  j'y  trouvais  du  plaisir  ;  la  sixième, 
je  désirais  le  péché  et  j'étais  triste  quand  je  ne 
pouvais  le  commettre  ;  la  septième  fois,  j'en  étais 
arrivée  à  un  tel  degré  d'endurcissement  que  je  me 
disais  à  moi-même  : 

—  «  Non,  il  n'est  pas  possible  que  ceux  qui 
agissent  ainsi  se  damnent,  comme  l'affirment  les 
prédicateurs  !  (1)  » 

«  Encore  une  âme  gagnée  par  le  démon,  dit 
Maillard,  encore  une  damnée  pour  garnir  la  mar- 
mite du  séjour  infernal  !  » 

Nous  avons  vu  que  dans  les  représentations  re- 

(1)  Abbé  A.  Samouillan,  op.  cit.,  p.  107. 


LE    DÉMON    ET    LENFER  81 

ligieuses  exécutées  en  pays  flamand,  toujours  la 
mise  en  scène  de  l'enfer  était  particulièrement 
soignée  et  que  le  réalisme  y  était  poussé  très  loin. 

L'invention  delà  poudre  à  canon  devait  appor- 
ter bientôt  un  élément  nouveau  de  terreur  dans 
ces  figurations  de  l'empire  de  Satan.  Et  cet  ana- 
chronisme,qui  ne  choquait  personne,  devint,  avec 
le  temps,  de  plus  en  plus  populaire.  Les  pièces 
d'artillerie  font  rage  dans  la  plupart  des  scènes 
infernales. 

On  fait  grand  tonnerre  et  on  tire  canon,  dans  le 
Mystère  de  Saint-Vincent,  datant  de  1476.  Une 
imposante  artillerie  tonne  aussi  pour  la  défense  de 
Béthulie  dans  le  Mystère  du  Vieil  Testament,  joué 
à  Rouen  en  1474.  «  Adonc,  crient  tous  les  dyables 
ensemble  et  les  tambours  et  autres  tonnerres  faits 
par  engins  et  gectent  les  couleuvrines...  »  Voilà, 
dit  M.  Cohen,  un  tumulte  qui  devait  réjouir  les 
oreilles  peu  délicates.  Cet  emploi  du  canon  est  très 
ancien  et  il  ne  mit  guère  de  temps  à  passer  du 
champ  de  bataille  à  la  scène  (1). 

On  l'employait  déjà  avant  1380,  dans  le  «  Mys- 
tère de  la  Passion  »,  qui  se  jouait  annuellement  à 
Paris  ;  en  1384,  on  le  retrouve  employé  à  Aunay- 


(1)  Gustave  Cohen,  Histoire  de  la  mise  en  scène  dans  le 
théâtre  religieux  français  au  Moyen  âge,  p.  160-161,  Paris, 
Champion,  1906. 


82 


PECHES     PRIMITIFS 


les-Bondy,  près  Paris,  et  non  pour  la  première  fois 
sans  doute  ;  mais  les  machinistes  étaient  plus  inex- 
périmentés encore  que  les  artilleurs,  car  cela  ne  se 
passa  pas  sans  qu'il  y  eût  mort  d'hommes  ;  la  pre- 
mière fois,  l'aide-machiniste  succomba  aux  brû- 
lures causées  par  une  décharge  inattendue,  et  la 
seconde  fois,  la  bourre  alla  frapper  dans  l'œil  un 
spectateur  trop  curieux  (1).  Parfois  on  remplaçait 
le  bruit  des  canons  par  un  tonneau  rempli  de 
pierres,  ou  de  boules  de  bois,  rapidement  re- 
muées (2). 

Milton  au  xvne  siècle  n'évitera  pas  le  même  tra- 
vers. Il  fera  intervenir  la  poudre  à  canon,  dans  la 
bataille  des  bons  et  des  mauvais  anges.  On  peut 
s'en  convaincre  en  lisant  son  chant  VIe  qu'il  con- 
sacre tout  enlier  à  cette  lutte. 

Dans  l'épopée  anglaise,  le  combat  dure  trois 
jours.  Au  bout  de  la  première  journée,  les  bons 
anges  ont  l'avantage  ;  les  chefs  ennemis  sont  bles- 
sés, leur  armée  mise  en  déroute.  Mais,  pendant 
la  nuit,  Satan  découvre  fort  à  propos  des  gise- 
ments de  poudre  ;  il  invente  des  canons  et  des 
couleuvrines,  qui,  le  lendemain,  mettent  le  dé- 
sordre   dans   les   rangs    des    milices    sacrées   con- 


(1)  A.  Thomas,  Le  théâtre  à  Paris  au  XVIe  siècle,  dans  la 
Romania,  t.  XXI,  1893.  ' 

(2)  G.  Cohen,  op.  cit.,  p.  160-161. 


LE     DÉMON    ET    LEXFER  83 

duites  par  saint  Michel.  Un  moment  déconcertés 
par  cette  artillerie  satanique,  les  bons  anges  se 
ressaisissent  et  jettent  sur  les  bouches  à  feu  des 
quartiers  de  montagnes  qui  les  écrasent.  Mais 
Satan  n'en  demeure  pas  moins  le  maître  du 
champ  de  bataille,  et  il  faut  que  le  Verbe  lui- 
même  intervienne  pour  mettre  fin  au  combat  en 
foudroyant     ses  ennemis. 

Comme  le  fait  remarquer  M.  C.  Looten,  la  nar- 
ration du  même  combat  faite  par  Vondel,  à  une 
époque  antérieure,  est  plus  concise  et  de  meilleur 
goût.  On  n'y  fait  intervenir  ni  canons,  ni  mi- 
traille (1). 

Les  rhétoriciens  flamands  prirent  bien  souvent^ 
et  cela  jusqu'à  des  époques  tardives,  l'enfer 
comme  sujet  de  leurs  poésies  de  concours.  Il 
figure  encore  dans  les  œuvres  poétiques  d'Antoine 
de  Roovere  (Anvers,  1562).  Une  pièce  de  vers 
figurant  dans  ses  R.thoricale  werken,  porte  le  titre 
à'Een  goet  vermaen  (Un  bon  avertissement).  Nous 
y  voyons  apparaître  sur  le  théâtre  les  quatre  fins 
de  l'homme  :  la  Mort,  le  Jugement  dernier,  Y  Enfer, 
et  la  Vie  éternelle. 

Suivant  les  traditions  anciennes,  notre  1  héto- 
ricien  dépeint  encore  l'empire  de  Satan  comme 
un  lieu  plein  de  cris  de  pleurs   et  de  grincements 

(1)  C.  Looten,  op.  cit.,  p.  212. 


84  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

de  dents.  Les  damnés  nus  y  souffrent  les  plus 
épouvantables  supplices.  Les  plus  grands  froids 
alternent  avec  des  chaleurs  affreuses.  Les  odeurs 
infectes  que  répandent  les  démons  constituent  ici 
encore  une  aggravation  notable  aux  tourments 
des  damnés,  démembrés  et  torturés  de  toutes  les 
façons. 

Barnen,  brader»,  tormentelyek  schenden 
Nu  coude,  dan  hitte  ;  stanck  boven  stanck  ! 

(Supplicier,  rôtir,  écarteler,  —  tantôt  du  froid, 
ta-ntôt  de  la  chaleur,  l'une  puanteur  surpassant 
l'autre...) 

Tandis  que  les  cris  et  les  hurlements  des  damnés 
servent  de  musique  et  d'accompagnement  à  la 
danse  infernale  des  démons  : 

Cryschen,  huylen,  caermen  is  den  sanck 
Des  duvels  dans... 

A  l'époque  de  Pierre  Breughel  le  Vieux,  la  han- 
tise du  démon  s'affirme  de  plus  en  plus.  L'imagi- 
nation des  artistes  de  son  école  s'évertue  à  lui 
donner  les  formes  les  plus  étranges  et  les  plus  hi- 
deuses. Tantôt  il  se  présente  sous  l'apparence 
d'un  homme  monstrueux,  pourvu  d'ailes  et  d'une 
queue,  tantôt  il  est  constitué  par  un  amalgame 
de  fragments  de    bêtes  les  plus  disparates.  Sa  tête 


LE    DEMON     ET    L  ENFER 


85 


est  celle  d'un  carnassier,  ses  pattes  et  ses  ailes 
celles  d'un  insecte...  ses  bras  sont  les  pinces  d'un 
crustacé.  Des  légions  de  démons  de  toutes  formes 
circulent  partout. 

Et  l'auteur  du  Mystère  de  la  passion,  peut 
j: 'écrier  : 

Je  vois  tous  les  diables  en  l'air, 
Plus  épais  que  troupeau  de  mouches, 
Qui  vont  faire  leurs  escarmouches 
Avec  un  tas  de  sorcières, 
Et  ont  plein  leurs  gibecières 
De  gros  tisons  et  de  charbons 
Pour  faire  rôtir  les  jambons 
A  des  tas  de  larrons  pendus... 

Comme  on  a  pu  le  constater,  l'idée  que  se  firent 
de  l'enfer  les  poètes  flamands  ressemble  étrange- 
ment à  celle  que  s'en  faisaient  les  sculpteurs  pri- 
mitifs français  aux  époques  romane  et  gothique. 

Les  chaudières  de  l'enfer,  les  supplices  diabo- 
liques les  plus  affreux  figurent  déjà  sur  le  tympan 
de  la  cathédrale  romane  d'Autun,  comme  parmi 
les  sculptures  gothiques  de  Notre-Dame  de  Paris. 
Une  marmite,  pleine  de  damnés  hurlants  et  grima- 
çants, chauffe  dans  la  gueule  d'une  bête  mons- 
trueuse, sur  le  tympan  du  porche  de  Saint-Etienne 
à  Bourges  ;  des  rois,  des  prélats  et  des  moines  en- 
chaînés sont  précipités  dans   une   des   chaudières 


86  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

de  l'enfer  à  la  cathédrale  de  Reims.  Les  serpents 
diaboliques,  «  de  helsche  slangen  »,  dévorent  les 
parties  sexuelles  des  luxurieux,  dans  les  églises 
de  Moissac  (Saint-Pierre)  et  de  Charlieu. 

Les  démons,  qui  perdent  les  humains  en  se  pré- 
sentant à  eux  entourés  de  créatures  séduisantes  ou 
lubriques,  se  montraient  souvent  aux  frontons  des 
cathédrales  en  un  cortège  menaçant  et  mons- 
trueux destiné  à  les  affoler.  Leur  rôle  devient 
encore  plus  actif  après  la  mort  de  l'homme,  lors- 
qu'ils assistent  à  ce  jugement  solennel  :  à  la  «pèse 
des  âmes  ».  Car  on  sait  que  l'âme  du  juste  et  de 
l'injuste  devait  être  pesée  par  un  ange  dans  des 
balances,  où,  sur  un  plateau  étroit  sont  placés, 
d'un  côté,  les  vices,  de  l'autre,  les  vertus,  en  sym- 
boles matériels  et  visibles.  La  pèse  des  âmes  de- 
vient bientôt  un  tournoi,  dans  lequel  se  combat- 
tent l'ange,  l'avocat  du  défunt,  et  le  diable,  son 
accusateur  perfide.  Et  trop  souvent,  hélas  !  le 
malin  l'emporte. 

L'accusateur  a  d'ailleurs  beau  jeu,  car  ces  âmes 
à  juger  sont  «  pétries  de  boue  et  d'immondice  »  ; 
aussi  le  voit-on  bientôt  traîner  avec  joie  en  enfer 
papes,  empereur  et  rois,  liés  à  la  même  chaîne, 
dont  lui,  le  démon,  se  constitue,  en  riant,  1-e  garde- 
chiourme... 

De  semblables  scènes  furent  surtout  représen- 
tées sur  les  monuments  religieux,  avant  l'inven- 


LE    DEMON     ET    L  ENFER 


87 


tion  de  la  Danse  des  morts,  où  règne  le  même  esprit 
niveleur,  de  justice  impitoyable. 

Comme  le  dit  Champ  fleury,  e'est  dans  la  pi  se  des 
âmes  que  le  diable  justifie  le  mieux  son  titre  de 
«  malin  ».  Car  à  sa  terrible  puissance,  il  joint  ici  la 
tromperie  et  l'astuce. 

Qu'une  âme  immaculée  soit  placée  dans  la  ba- 
lance, il  n'hésite  pas  à  faire  des  efforts  pour  in- 
fluencer le  plateau  qu'il  attire  de  son  côté.  Sur  un 
chapiteau  roman  de  l'église  de  Chauvigny,  un 
suppôt  du  démon  appoite  un  lézard,  symbole  du 
mal,  afin  d'en  charger  la  balance,  qui  contient  les 
péchés  du  mort.  Et  le  même  sujet,  nous  le  retrou- 
vons à  Conques,  au  Mans  et  à  Bourges.  Satan  en 
personne  s'accroche  au  fléau  de  la  balance,  aidé 
par  les  larves  de  l'enfer,  sur  l'impressionnant  bas- 
relief  du  fronton  de  la  cathédrale  d'Autun.  Dans 
une  sculpture  de  l'église  de  Monastier  (Velay),  le 
diable,  sous  la  forme  d'une  truie,  emporte  une 
femme  luxurieuse  et  nue,  tandis  qu'il  retourne  la 
tête  pour  suivre  plein  de  méfiance  les  actions 
de  l'ange  qu'il  suspecte  de  vouloir  le  tromper 
pendant  qu'il  pèse  deux  autres  âmes.  Plus  sour- 
nois, à  la  Sainte-Chapelle,  à  Paris,  on  l'aperçoit 
qui  se  cache  sous  le  plateau  de  la  balance  qu'il 
tire  subrepticement  à  lui,  à  l'aide  de  son  cro- 
chet... 

Mais  en  avançant  dans  le  Moyen  âge,  le  démon, 


88  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

jadis  effrayant  et  terrible  commence  à  s'humani- 
ser de  plus  en  plus. 

Comme  le  constate  Viollet-le-Duc,  dès  le 
xme  siècle,  «  l'esprit  gaulois  commence  à  percer.  » 
Le  diable  prend  un  caractère  moins  effroyable. 
«  Il  est  souvent  ridicule,  son  caractère  est  plus  dé- 
pravé que  terrible  ;  sa  physionomie  plus  ironique 
<jue  sauvage,  ou  cruelle,  parfois  il  triche,  souvent 
il  est  dupé.  Vers  la  fin  du  Moyen  âge,  le  diable  a 
vieilli  ;  il  ne  fait  plus  ses  affaires...  »  Il  a  vieilli,  oui, 
mais  il  ne  peut  mourir,  car  son  fils  le  Péché  ré- 
gnera toujours  sur  les  pauvres  humains. 


II 


PÉCHÉS  PRIMITIFS 


Le  péché,  c'est  le  cas  de  le  dire,  est  vieux  comme 
le  monde.  Il  apparaît  avec  l'homme  sur  la  terre,  et 
c'est  vainement  qu'il  fut  combattu  par  toutes  les 
religions. 

Suivre  l'évolution  du  péché  à  travers  les  âges, 
ce  serait  faire  l'histoire  de  l'humanité  tout  en- 
tière. Le  sujet  est  évidemment  trop  vaste  pour 
cette  simple  étude.  Aussi  nous  contenterons- 
nous  de  jeter  un  simple  coup  d'oeil  sur  les  mœurs 
primitives  des  anciens  habitants  de  la  Belgique 
et  du  nord  de  la  France,  et  cela  depuis  les  dé- 
buts de  l'histoire  jusqu'au  xvie  siècle. 

Les  auteurs  anciens  ont  fait  le  plus  sombre  ta- 
bleau de  la  férocité  et  de  la  sauvagerie  des  races 
primitives  que  les  Romains  eurent  à  combattre 
lorsqu'ils  firent  la  conquête  de  cette  partie  de  la 


90  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Gaule.  On  connaît  leurs  péchés  favoris,  leurs  ex- 
cès de  nourriture,  leur  penchant  pour  l'ivrognerie 
et  la  paillardise,  les  rixes  sanglantes  qui  suivaient 
leurs  orgies,  ainsi  que  leurs  cruels  sacrifices  hu- 
mains. 

La  civilisation  latine  eut  peu  de  prise  sur  eux. 
Elle  ne  fit  guère  sentir  ses  effets  que  le  long  et 
dans  le  voisinage  immédiat  de  la  chaussée  romaine 
qui,  partant  de  Soissons  et  de  Reims,  au  sud,  de 
Boulogne  au  nord,  atteignait  l'Escaut  à  Cambrai, 
puis  traversait  la  forêt  Charbonnière,  côtoyait  la 
Meuse  et  la  Sambre  pour  passer  par  Tongres,  et 
enfin,  après  avoir  franchi  la  Meuse  à  Maestricht, 
se  dirigeait  vers  Cologne.  On  l'avait  surnommée  la 
rue  des  Prêtres,  parce  que  c'est  par  là  que  vinrent 
les  premiers  missionnaires,  qui  essayèrent  vaine- 
ment de  convertir  les  habitants  de  ces  parages  à 
la  religion  du  Christ.  Ajoutons  qu'à  côté  de  ces 
vertueux  apôtres  circulaient,  plus  nombreux,  sur 
la  même  route,  des  pèlerins  moins  moroses':  les 
légionnaires  et  les  fonctionnaires,  accompagnés, 
ou  suivis,  de  leurs  courtisanes  et  de  leurs  parasites, 
philosophes  sans  préjugés,  payant  en  saillies  d'es- 
prit les  miettes  du  festin  qu'on  leur  abandonnait. 
Des  bandes  pittoresques  de  mimes  et  d'histrions, 
amuseurs  patentés  des  deux  sexes,  qui  figuraient 
même  dans  les  cortèges  des  triomphateurs  ro- 
mains, voyageaient  avec  eux  sur  la  même  route. 


PECHES     PRIMITIFS 


91 


Ces  jongleurs,  ces  faiseurs  de  tours,  ces  montreurs 
de  bêtes  dressées,  ces  musiciens  et  baladins  de 
tous  pays,  impressionnèrent  vivement,  par  leurs 
dislocations  et  leurs  fantasmagories,  les    popula- 


Fig.  22.  —  Les  Péchés.  La  gourmandise  d'un  parasite  qui 
s'étrangle  en  mangeant  et  un  histrion  musicien.  Terres 
cuites  gauloises.  Musée  de  Saint-Geimain. 


tions  incultes   de   ces   contrées   et    laissèrent   des 
traces  nombreuses  dans  leur  art  primitif. 

Inutile  de  faire  remarquer  que  la  fréquentation 
de  ces  nomades  déclassés  n'était  pas  faite  pour 
propager   la   vertu,  et    qu'elle   eut   pour  résultat 


92  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

d'ajouter  aux  crimes  et  aux  excès  autochtones 
les  péchés  plus  raffinés,  mais  non  moins  répré- 
hensibles,  de  la  Rome  de  la  décadence. 

Saint  Piat  commença,  dans  le  nord  de  la 
France  et  dans  la  Belgique  actuelle,  cette  série 
d'apostolats  qui  devaient  se  succéder  pendant 
longtemps,  tan  is  que  les  cruelles  populations 
indigènes  se  chargeaient  chaque  fois  de  fournir  à 
•ces  hardis  missionnaires  la  couronne  du  martyre. 

Tongres,  cependant,  possédait  déjà  un  évêque 
au  ive  siècle.  Tournai  suivit  son  exemple  en  482. 
Chose  étrange,  jusqu'au  règne  de  Philippe  II,  il 
n'y  eut  dans  toute  la  Belgique  que  deux  évêchés  : 
•celui  de  Liège,  qui  succéda  à  celui  de  Tongres,  et 
celui  de  Tournai. 

Dans  une  lettre  de  saint  Paulin,  datant  de  339, 
•on  constate  non  seulement  que  les  peuples  de  la 
Flandre  étaient  idolâtres,  mais  qu'ils  conser- 
vaient encore  à  cette  époque  les  mœurs  et  le  culte 
barbare  des  anciens  Germains.  L'auteur  de  la  vie 
de  saint  Folcuin  nous  dépeint  ces  mêmes  habi- 
tants sous  des  couleurs  plus  sombres  encore.  Un 
distique  du  temps  les  qualifie  de  gens  fera  ou  de 
«  gent  féroce  ».  Les  écrivains  pieux  du  temps  sont 
unanimes  à  constater  que  c'était  un  peuple  in- 
domptable, barbare  et  farouche,  aucunement  sus- 
ceptible de  recevoir  l'impression  de  la  religion 
chrétienne.  Les  saints  martyrs  Amand  et  Lié vin, 


PECHES     PRIMITIFS 


93 


qui  périrent  dans  les  plus  affreux  supplices  au 
vne  siècle,  parlant  de  tout  l'espace  compris  entre 
la  Meuse  et  le  Rhin,  la  Dendre  et  l'Escaut,  as- 
surent qu'il  était  habité  par  des  barbares,  qui,  ja- 
dis réfractaires  aux  dieux  de  Rome,  repoussaient 
encore  avec  la  même  énergie  le  culte  chrétien. 

Les  Celtes  autochtones  faisaient  des  sacrifices 
humains.  Ces  sacrifices  avaient  lieu  soit  au  début 
d'une  campagne,  soit  pour  arrêter  une  contagion 
ou  quelque  autre  calamité,  pour  implorer  la  pro- 
tection des  dieux  ou  apaiser  leur  courroux.  On 
sacrifiait  de  préférence  des  voleurs  et  des  brigands. 
On  immolait  aussi  les  prisonniers  de  guerre,  qui 
étaient  brûlés  avec  les  animaux  pris  dans  le  com- 
bat. A  défaut  de  ces  victimes  étrangères,  on  choi- 
sissait parmi  les  Celtes  mêmes,  et  c'était  au  sort 
de  les  désigner. 

Les  Germains  sacrifiaient,  comme  les  Celtes  et 
les  Gaulois,  des  victimes  humaines.  C'étaient, 
comme  chez  ces  derniers,  ou  bien  des  criminels 
ou  bien  des  personnes  désignées  par  le  sort.  Le 
plus  honoré  de  leurs  dieux,  d'après  Tacite,  était 
Odin,  que  l'annaliste  assimile  à  Mercure  et  au- 
quel, dit-il,  à  certains  jours,  ils  se  permettaient 
d'immoler  même  des  hommes  ;  Mars,  Hercule  se 
laissaient  calmer  par  le  sang  des  animaux. 

Quoique  Tibère,  selon  Pline,  et  Claude,  selon 
Suétone,  eussent  aboli  les  sacrifices  humains  dans 


PECHES    PRIMITIFS 


les  Gaules,  la  Belgique,  étant  plus  indépendante, 
conserva  cette  affreuse  coutume  jusqu'au 
ive  siècle.  Les  Saxons  établis  dans  la  Flandre  se 
montraient  encore  plus  cruels  pour  les  victimes 
qu'ils  immolaient,  et  les"  Frisons  conservèrent 
même  cet  usage  jusqu'après  le  vne  siècle. 

Les  Germano-Belges,  comme  les  Celto-Belges, 
avaient  des  prêtres,  mais  leur  pouvoir  était  moins 
grand.  Ils  présidaient  aux  assemblées  nationales, 
sacrifiaient  aux  dieux  et  remplissaient  également 
les  fonctions  de  bourreau.  «  Il  n'est  permis,  dit  Ta- 
cite, qu'aux  prêtres  de  réprimander,  d'empri- 
sonner et  de  châtier,  car  c'est  en  exécution  des 
volontés  des  dieux.  » 


Les  peuples  germaniques,  comme  les  Celtes, 
étaient  superstitieux  et  consultaient  le  sort.  Ces 
pratiques  ancestrales  furent  toujours  considérées 
comme  de  très  grands  péchés  par  les  ministres  de 
la  religion  chrétienne. 

L'Indiculus  superstitionum  et  paganinarum, 
sommaire  des  superstitions  et  des  pratiques 
païennes  condamnées  par  le  concile  de  Leptines 
ou  Lestines  (aujourd'hui  Estinnes  près  de  Binche), 
tenu  en  743,  nous  montre  combien  étaient  encore 


PÉCHÉS    PRIMITIFS  95 

vivaces,  au  vnie  siècle,  les  traditions  populaires 
primitives,  dont  le  souvenir  et  la  pratique  avaient 
résisté  aux  édits  sévères  de  Théodose  et  aux  or- 
donnances des  rois  francs  (1). 


Fig.   23.  —   Petit    dieu    lubrique    belgo-romain,    trouvé    à 
Tongres   (Bronze). 

Ce  document  péremptoire  nous  prouve  que  les 
Flamands  et  les  Wallons,  même  ceux  convertis 

(1)  Ce  document  précieux  .nous  a  servi  souvent  de  base 
pour  rechercher  les  origines  folkloriques  d'usages  et  de 
mœurs  encore  usités  dans  le  Nord  de  la  France  et  la  Bel- 
gique actuelle.  Voir  à  ce  sujet  :  Mayer,  Abhandlung  ùber 
die  von  dem  Leptineneisdien  Konzilium  auf gezœhlten  ùber- 
glaubischen  und  heidischen  Gebrseuche  der  alten  Tetschen  (1828). 


96 


PECHES    PRIMITIFS 


à  la  religion  nouvelle  (1),  continuèrent  à  pratiquer 
les  anciennes  coutumes  idolâtres,  malgré  les  ob- 
jurgations des  prêtres  catholiques,  qui,  indulgents 
pour  les  péchés  même  capitaux,  s'indignaient 
surtout  de  la  persistance  des  habitudes  peu  ortho- 
doxes qui  accompagnaient  des  cérémonies  reli- 
gieuses, telles  que  les  baptêmes,  les  mariages  ou 
les  funérailles. 

Les  deux  premiers  chapitres  de  1'  «  Indiculus  »• 
nous  apprennent  que  Ton  incinérait  encore  les 
cadavres,  ou  bien  que,  si  on  les  enterrait,  on  avait 
soin  de  placer  dans  les  sépulcres  de  la  nourriture 
et  de  la  boisson,  pratiques  que  le  Concile  qualifie 
du  plus  grand  des  sacrilèges  :  «  Maxima  sacri- 
legia.  » 

Le  chapitre  v  parle  des  «  sacrilegia  per  eccle- 
sias  »,  qui  nous  montrent  l'origine  des  fêtes  peu 
morales  de  l'Ane,  des  Innocents  et  des  Fous,  ou 
bien  du  couronnement  de  la  Reine  des  concubines 
des  prêtres,  toutes  cérémonies  réprél.ensilles  pro- 
venant du  paganisme  et  que  la  Religion  fut 
forcée  de  tolérer  jusque  dans  ses  églises. 

Les  anciens  chroniqueurs,  tant  flamands  que 
wallons,  décrivent  avec  un  grand  luxe  de  détails 

(1)  Il  y  a  lieu  de  faire  observer  ici  que  la  plupart  des  con- 
versions étaient  imposées.  On  sait  que  Dagobert  fit  conduire 
de  force  les  Flamands  au  baptême,  qui  leur  fut  administre 
par  saint  Amand. 


PÉCHÉS    PRIMITIFS  97 

les  nombreux  péchés  qui  se  commettaient  à  l'oc- 
casion de  certaines  fêtes  religieuses  traditionnelles,. 
Le  transfert  annuel  des  reliques  de  saint  Liévin 
à  Hauthem  fut  pendant  longtemps  le  prétexte  de- 
scandales  inouïs,  dont  nous  avons  donné  maints 
détails  typiques  dans  des  études  antérieures  (1)^ 

«  C'estoit,  dit  un  de  ces  écrivains,  ung  pèleri- 
nage ou  voyaige  plus  de  malédiction  que  de  dé- 
votion et  où,  chascun  an,  dix  mille  péchiez  mor- 
tels s'y  faisoient  et  commettoient  tant  par  yvro- 
greries,  débatz,  paillardise,  blasphèmes,  jure- 
ments exécrables  et  aultres  grands  et  énormes 
péchiés  et  meschantés,  car  la  plus  grande  partie 
y  alloient  pluz  par  passe-temps,  follies  et  jon- 
nesse,  et  pour  y  mal  faire,  tant  hommes  que 
femmes,  que  par  dévotion  de  piété.  » 

Ces  ignobles  débauches  dont  nous  reparlerons 
plus  longuement  plus  loin,  ne  furent  abolies 
qu'avec  grand'peine  au  xvie  siècle,  grâce  aux 
édits   de   Charles-Quint. 

Encore  de  nos  jours,  une  fois  l'an,  les  placides 
métayers  des  Polders,  se  soumettant  aux  exi- 
gences d'une  hérédité  orageuse,  libres  de  tous 
liens,  s'abandonnent  aux  transports  de  leurs  ins- 
tincts prolifiques.  Et  durant   trois  jours,  ce  sont 

(1)  Le  Genre  satirique,  fantastique  et  licencieux  dans  la 
sculpture  flamande,  Paris,  Schemit,  1910. 

G 


98  PÉCHÉS    PRIMITIFS 


des  tempêtes  de  rut,  véritables  dionysiaques, 
dont  les  moissons  demeurent  bouleversées  (i). 

Un  autre  concile  dit  :  «  Illud  etiam  non  admit- 
tendum  quod  quœdam  mulieres  sceleratœ  rétro 
post  Satanam  conversœ,  demonum  illusionibus 
et  phantasmatibus  seductae,  credunt  se  et  profi- 
tentur  nocturnis  horis  cum  Diana  paganorum 
dea  et  innumera  multitudine  mulierum  equitare 
super  quasdam  bestias,  et  multa  terrarum  spatia 
intempestivae  silentio  pertransire  ejusque  jussio- 
nibus  velut  dominée  obedire  et  certis  noctibus  ad 
ejus  servitutem  evocari  »,  montrant  ainsi  l'origine 
et  l'antiquité  des  danses  erotiques  et  diaboliques 
du  sabbat  ainsi  que  des  voyages  des  sorcières  à 
travers  les  airs,  sur  un  manche  à  balai,  sur  un 
bouc  ou  sur  toute  autre  bête  immonde.  Comme 
on  le  remarquera,  la  magie  et  la  sorcellerie 
n'étaient  encore  regardées,  aux  vne  et  vme  siècles, 
que  comme  une  superstition  et  non  pas  comme 
un  crime,  qui  devait  mener,  plus  tard,  aux 
bûchers,  de  pauvres  filles,  vieilles  ou  jeunes.  On 
brûla  en  Flandre  des  sorcières  jusqu'à  la  fin  du 
xvme  siècle. 

M.  L.  Vanderkindere  (2)  nous  fournit  aussi  des 


(1)  Eue  Baie,  VEpopée  flamande,  p.  152.  Paris  et  Bruxelles, 
Lebègue,  1903. 

(2)  Léon     Vanderkindere,     le     Siècle    des    Arlevelde, 


PECHES    PRIMITIFS 


99 


preuves  certaines  de  la  persistance  de  ces  tradi- 
tions païennes.  Il  nous  rappelle  qu'au  xne  siècle 
on  voyait  encore  annuellement  à  Maestricht,  à 
Tongres  et  dans  les  villages  limitrophes,  l'antique 
bateau  porté  sur  un  char,  qui,  selon  Tacite,  était 
le  principal  symbole  du  culte  de  la  Nerthus  ger- 


Fig.  24.  —  Bête  diabolique  (Le  Pé^hé  ?).  Fibule  franque 
trouvée  à  Anderleeht  près  Bruxelles  (ve  siècle).  Musée  du 
cinquantenaire.  v 

manique,  et  que  les  tisserands  qui  conduisaient 
ce  char  païen  le  traînaient  jusqu'à  Léau  et  peut- 
être  même  jusqu'au  delà  de  Louvain.  «  Sur  le 
parcours  de  cet  étrange  cortège,  les  femmes  affo- 
lées, demi-nues,  les  cheveux  épars,  formaient  des 
rondes  lascives,  comme  si  elles  avaient  voulu  ré- 


Bruxelles,  1879,  p.  344.  Voir  aussi  Grimm,  Mythologie,  p.  237, 
et  Simrock,  Mythologie,  p.  388,  qui  fournissent  encore  de 
très  intéressants  commentaires. 


UOTHECA  ) 


100 


PECHES    PRIMITIFS 


veiller  les  ardeurs  barbares  des  prêtresses  de  la 
mystérieuse  divinité  du  Nord.  » 

On  croyait  aussi  à  Wotan,  le  Dieu  des  com- 
bats, qui  sortait  avec  un  bruit  terrible  du  Goud- 
berg,  quand  la  guerre  était  proche  ;  croyance  tra- 
ditionnelle si  invétérée  qu'au  xive  siècle  elle  exis- 
tait encore.  Les  chroniqueurs  du  temps  rappor- 
tent que,  dans  la  nuit  qui  précéda  la  fatale  ba- 
taille de  Roosebeke,  les  Gantois  entendirent  un 
grand  cliquetis  d'armes  et  des  rumeurs  de  voix 
d'hommes  en  courroux,  qui  provenaient  du  Goud- 
berg  ou  de  la  montagne  de  Godan  (Wotan)  (1). 


Les  dieux  lubriques  n'étaient  pas  en  moins 
grand  honneur  chez  les  Flamands.  Des  auteurs 
tels  que  Gramaye,  se  basant  sur  l'existence  au- 
dessus  de  la  porte  du  Bourg,  près  du  Steen,  à  An- 
vers, d'une  statuette  de  Se  mi  ni  ou  de  Frico,  le 
Priape  Scandinave,  expliquent  ainsi  l'invocation  : 
Semini  God  !  (Dieu  Semini)  qui  revient  encore 
constamment  sur  les  lèvres  de  bonnes  femmes  de 

(1)  Simrock,  Mythologie,  p.  185.  Plusieurs  endroits,  en 
Allemagne,  sont  appelés  montagne  du  Dieu  ou  God  berg. 
Ils  étaient  consacrés  à  ce  Dieu. 


PÉCHÉS     PRIMITIFS  101 

<la  Flandre,  lorsqu'elles  se  récrient  de  surprise  ou 
de  compassion.  Ce  souvenir  se  retrouve  encore 
dans  le  sobriquet  Seminis  menschen  (enfants  ou 
gens  de  Sémini),  qui  désigne,  chez  les  Anversois, 
les  libertins  ou  les  paillards,  ce  qui  ferait  supposer 
que  le  grand  port  belge  aurait  été  consacré  jadis 
à  Adversa  et  Verpum,  surnoms  de  Priape,  le  dieu 
des  jardins  (1). 

M.  Georges  Eekhoud,  d'après  le  chroniqueur 
anversois  Ketgen,  nous  rappelle  en  outre  que 
cette  statuette  de  Semini  fut  mutilée  en  1586, 
sous  le  règne  des  archiducs  Albert  et  Isabelle, 
grâce  aux  bons  soins  des  Pères  Jésuites,  qui  se 
trouvèrent  bellement  offusqués  par  les  attributs 
virils,  trop  ostensibles,  de  l'idole.  Car  le  Karageuz 
occidental,  dit-il,  «  ne  levait  pas  que  les  mains  ». 
•On  rabota,  on  réduisit  presque  à  rien  le  relief 
extravagant  de  la  divinité  grivoise  qui  se  trouvait 
représentée  sous  les  traits  d'un  jeune  satyre. 

La  pierre  sculptée,  actuellement  remisée  au 
musée  lapidaire  du  Steen,  porte,  encore  visibles, 
les  traces  de  cette  pudique  amputation  (2). 

(1)  Georges  Eekhoud,  les  Origines  fabuleuses  d'Anvers 
(Belgique  art.  et  litt.,  juillet  1910). 

(2)  Nous  verrons  plus  loin  que,  dans  l'art  gallo-romain, 
parmi  les  objets  de  fouilles  trouvés  en  Belgique,  on  rencontre 
•de  nombreuses  statuettes  licencieuses  et  grotesques.  Un 
grand  nombre  de  ces  sculptures  furent  détruites  par  ordre 

6* 


102  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Rappelons,  en  passant,  et  dans  ce  même  ordre 
d'idées,  que  c'est  à  Anvers  que  l'on  conservait  à  la 
cathédrale,  dans  un  précieux  reliquaire,  un 
étrange  fétiche  chrétien  emprunté  à  l'attribut  de 
Priape,  c'est-à-dire  le  Saint  Prépuce,  qui  fut  dé- 
truit au  xvie  siècle  par  les  iconoclastes. 

Les  fêtes  païennes  des  anciens  habitants  de  la 
Gaule  belgique  servaient  surtout  de  prétextes  à 
des  orgies  gastronomiques,  où  le  porc,  emblème 
de  la  gourmandise  et  de  la  luxure,  figurait  en 
bonne  place  sur  la  table  du  festin.  Entre  le  21  oc- 
tobre et  le  14  janvier,  on  célébrait  la  fête  de  Joël 
ou  du  nouvel  an  ;  on  consultait  le  sort  et  l'on  of- 
frait cet  animal  aux  Dieux.  La  victime  était 
égorgée  selon  les  rites,  la  tête  levée  vers  le  ciel, 
quand  on  voulait  honorer  les  dieux  célestes,  la 
tête  tournée  vers  la  terre,  lorsqu'elle  était  sacri- 
fiée aux  autres  divinités.  Quand  le  porc  était  des- 
tiné aux  dieux  infernaux,  on  l'immolait  dans  une 
fosse  destinée  à  recevoir  son  sang.  On  réservait 
des  morceaux  de  choix  que  Ton  mettait  sur  le  feu 

A  rappeler  ici  que  Marc  van  Vaernewyck,  dans  son  Miroir 
des  antiquités  néerlandaises,  publié  en  1568  (traduction  fran- 
çaise de  M.  Fris),  cite  parmi  les  trouvailles  faites  de  son 
temps  près  de  Gand  :  «  un  petit  bonhomme,  en  terre  cuite, 
lotit  nu  et  lauré,  portant  dans  sa  chevelure  de  petites  cornes 
de  bélier  »,  très  semblable,  nous  paraît-il.  au  Dieu  Semini 
ou  Priape  jadis  exposé  sur  la  porte  du  Bourg  à  Anvers. 


PECHES    PRIMITIFS 


103 


sacré,  après  l'avoir  couvert  de  branches  vertes  en 
y  ajoutant  des  gâteaux  et  de  la  bière.  Le  restant 
de  l'animal  était  mangé  dans  un  festin  pantagrué- 
lique,   largement    arrosé,    auquel    assistaient    le 


Fig.  25.  — ■  L'homme  tourmenté  par  les  péchés,  sous  forme 
de  bêtes.  Boucle  de  ceinture  franquc  trouvée  à  Andcrlecht 
(vic  siècle)  Musée  du  Cinquantenaire  à  Bruxelles. 


piètre  et  les  amis,  qui  emportaient  quelques  por- 
tions de  la  victime  pour  les  suspendre  dans  la  mai- 
son (1). 

(1)  C'est  encore  actuellement  à  cette  même  époque  que 
l'on  tue  le  porc,  en  Belgique,  et  que  l'on  suspend,  dans  l'âtrc 
familial  (pour  les  fumer),  des  jambons,  des  saucisses  et  du 


104  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Quelquefois  la  fête  de  Joël  se  célébrait  en  fé- 
vrier. A  cette  fête,  après  avoir  pratiqué  nombre 
de  cérémonies  superstitieuses,  on  faisait  égale- 
ment l'offrande  d'un  porc.  Cette  occasion  était 
encore  choisie  pour  passer  une  grande  partie  du 
jour  et  de  la  nuit  à  manger  et  à  boire  de  la 
bière;  la  fê:e  se  terminait  par  des  luttes  qui  dé- 
généraient trop  souvent  en  combats  où  le  sang 
était  généreusement  répandu  (1). 

L'église  eut  soin  de  maintenir  l'usage  de  ces 
fêtes  gastronomiques  et  bachiques  si  populaires, 
qu'elle  fit  coïncider  avec  ses  solennités  religieuses 
'propres.  Le  mot  kermesse,  qui  évoque  l'idée  de 
gourmandise  et  des  ripailles  les  plus  extravagantes 
chez  les  habitants  de  la  Flandre,  se  décompose 
d'ailleurs  en  kerk  (église)  et  mis  (messe),  ce  qui 
nous  prouve  bien  son  origine  chrétienne. 

Les  fêtes  de  la  Fécondité  donnaient  évidem- 
ment lieu  à  des  pratiques  où  le  péché  de  luxure 
n'était  pas  oublié.  Nous  avons  des  preuves  que  la 
nudité  chez  les  habitants  de  la  Belgique  primitive 
était  regardée  comme  peu  choquante  et  qu'elle 

lard,   dont  on  voit  les  paysans  de  Brueghel  et  de   D.  Te- 
niers  si  friands. 

(1)  On  verra  parmi  les  sculptures  monumentales  des 
églises  flamandes  et  wallonnes  (gargouilles,  frises,  miséri- 
cordes et  autres  sculptures),  que  les  porcs  y  sont  représentés 
fréquemment  d'une  façon  grotesque  ou  satirique. 


PECHES    PRIMITIFS 


105 


persista  pendant  bien  longtemps.  Les  gens  du 
peuple  et  les  paysans,  comme  c'est  encore  le  cas 
en  Italie,  y  avaient  l'habitude  de  se  dépouilller 
•  en  été  de  tous  leurs   vêtements.  Un  ancien  chro- 


Fig.  26.  —  Le  premier  péché.  Fragment  de  fonts  baptis- 
maux trouvé  à  Gand  (xie  siècle).  Musée  lapidaire  de  cette 
ville. 


niqueur  du  xne  siècle  rapporte  que  des  moines 
étrangers,  de  passage  en  Flandre,  furent  froissés 
à  la  vue  de  ce  sans-gêne  et  qu'ayant  interpellé  ces 
adamistes,  hommes  et  femmes,  ils  reçurent  pour 
réponse  :  «  Nous  faisons  ce  qui  nous  plaît.  Ce  ne 
sont  pas  là  vos  affaires.  » 


106  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Dans  la  Rymbybel  ou  bible  rimée  (1),  qui  date  du 
xive  siècle,  et  dans  d'autres  manuscrits  médié- 
vaux, nous  voyons  encore  des  laboureurs  flamands 
et  des  paysannes  sans  vergogne  travailler  nus 
dans  les  champs. 

Toutes  les  saisons  étaient  marquées  par  des 
fêtes  et  des  orgies,  qui  survivent  encore  aujour- 
d'hui dans  les  solennités  religieuses  ou  à  l'occa- 
sion des  kermesses.  La  fête  de  la  Saint- Jean,  avec 
ses  feux  de  joie,  est  probablement  un  reste  de  la 
fête  du  solstice  jadis  célébrée  par  les  Belges  païens. 
Les  jours  furent  également  dédiés  chacun  à  une 
divinité  particulière  :  le  dimanche  (Sondag)  au  so- 
leil ;  le  lundi  (Mandag)  à  la  lune  ;  le  mardi  (Di- 
samdag  ou  Tydesdag)  au  génie  de  Tyr  ;  le  mer1 
credi  (Godentag)  à  Odin  ;  le  jeudi  (Thorstag  ou 
Donderdag)  à  Thor  ;  le  vendredi  (Yreydag)  à 
Freya  ;  le  samedi  (Saterdag)  aux  Génies  et  à  Sa- 
turne. 


Sous  les  rois  Francs,  plus  d'un  tiers  des  Fran- 
çais et  presque  la  moitié  des  Belges,  qui  faisaient 

(1)   Rymbybel  de  }~cm   Maerlant,  manuscrit  de  la  Biblio- 
thèque  royale  de  Bruxelles,  datant  de  1369. 


PÉCHÉS    PRIMITIFS  107 

alors  partie  du  royaume,  étaient  encore  plongés 
dans  les  ténèbres  de  l'idolâtrie. 

Le  christianisme  avait  commencé  cependant  de 
bonne  heure  la  lutte  contre  les  péchés  primitifs 
autochtones  ;  mais,  comme  nous  l'avons  vu  plus 
haut,  la  religion  nouvelle  ne  s'était  guère  déve- 
loppée que  dans  les  villes  occupées  par  les  garni- 
sons romaines,  qui  campaient  sur  les  bords  de  la 
Meuse  et  du  Rhin. 

En  313  et  319,  Constantin  accorda  au  clergé 
chrétien  les  mêmes  faveurs  et  les  mêmes  privi- 
lèges qu'avaient  obtenus  jadis  les  prêtres  païens. 
Après  la  mort  de  l'empereur  Julien,  qui  leur  fut 
moins  favorable,  ils  surent  acquérir  de  nouveaux 
avantages,  car  dès  cette  époque  nous  voyons  que 
les  évêques  furent  mis  sur  le  même  rang  que  les 
gouverneurs  de  provinces.  Dans  les  Gaules,  ils 
occupèrent  la  première  place  aux  assemblées  na- 
tionales et,  chose  curieuse,  conservèrent  les  fonc- 
tions de  bourreaux.  Comme  jadis  les  anciens 
prêtres  païens,  ils  étaient  notamment  chargés  de 
fouetter  et  de  punir  les  esclaves  et  les  serfs  des 
seigneurs.  Ils  eurent  aussi  à  veiller  à  l'exécution 
des  ordonnances  royales,  et  obtinrent  l'inspection 
particulière  des  comtes  ou  gouverneurs  de  pro- 
vince, ainsi  que  le  droit  de  légaliser  les  testaments 
dans  leurs  diocèses. 

Ces   dispositions  jointes   aux  dons  volontaires 


108  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

des  souverains  et  des  fidèles,  contribuèrent  à  aug- 
menter rapidement  les  richesses  de  l'Eglise  et  le 
pouvoir  de  ses  ministres.  Elles  s'accrurent  encore 
grâce  à  la  dîme  qui  changea  en  contributions  fixes- 
et  légales  les  dons  jadis  volontaires.  Cette  cou- 
tume ne  devint  cependant  générale  que  sous  le 
règne  de  Charle magne  (1). 

Cet  accroissement  des  richesses  ne  fut  guère  fa- 
vorable à  la  lutte  que  la  religion  nouvelle  avait 
entreprise  contre  les  péchés  des  idolâtres,  et,  ô 
honte,  ce  furent  les  ecclésiastiques  eux-mêmes  qui 
donnèrent  bienlôt  l'exemple  d'une  vie  dissolue 
et  vicieuse.  Leur  avarice  et  leur  avidité  devinrent 
insatiables. 


Tous  les  moyens  leur  étaient  bons  pour  arriver 
à  augmenter  les  dons  en  argent  et  en  terres  que 
leur    prodiguaient    pourtant    les    souverains    ou 

(1)  En  743,  il  y  eut  une  grande  famine.  Les  prêtres  firent 
répandre  le  bruit  qu'on  avait  entendu  dans  les  airs  plu- 
sieurs voix  àe  démons  qui  avaient  déclaré  avoir  dévoré  les 
moissons,  parce  qu'on  ne  payait  pas  régulièrement  la  dîme. 
Il  fut  en  conséquence  ordonné  qu'on  la  payerait,  sans 
manquer,  dans  la  suite.  Il  est  singulier,  remarque  Sainte- 
Foix,  que  les  diables  s'intéressassent  si  vivement  à  notre 
clergé. 


PECHES     PRIMITIFS 


109 


autres  personnes  riches  et  pieuses.  Les  prêtres 
avaient  établi  cette  maxime  :  qu'on  pouvait,  pour 
s'assurer  une  bonne  place  au  paradis,  racheter  les 
injustices  les  plus  criantes,  les  crimes,  même  les  plus 


Fig.  27.  —  Le  péché  de  Ponce-Pilate.  (Chapiteau  du 
xie  siècle).  Musée  lapidaire  de  Gand.  Ruines  de  Saint- 
Bavon. 

énormes,    par   des   donations    généreuses   faites   en 
faveur  des  églises  (1). 

Dans  un  diplôme  du  roi  des  Francs,  Dagobert  I, 
daté  de  637,  nous  lisons  :  «  Il  faut,  avec  les  biens 


(1)  Mezerai,  Histoire  de  France,  t.  I,  p.  235. 


110  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

périssables  de  ce  monde,  acquérir  les  biens  éter- 
nels... faites-vous  des  amis  de  la  mammone  d'ini- 
quité ;  il  faut  avec  la  mammone  d  iniquité  acheter 
(mercari)les  biens  célestes  et  éternels;  et,  si  nous 
donnons  aux  prêtres  des  quantités  suffisantes  de 
fonds  en  terre,  nous  recevrons  en  récompense  les 
tabernacles  éternels.  »  Dans  les  testaments,  faits 
par  le  clergé,  se  trouvent  souvent  ces  mots  :  «  Je 
donne  à  tel  saint,  à  telle  sainte,  pour  le  repos  de 
mon  âme  et  l'expiation  de  mes  crimes,  tel  bien 
que  je  possède  justement  ou  injustement.  » 

Un  moine  anonyme,  auteur  de  la  vie  de  T)ago- 
bert,  rapporte  que,  ce  prince  étant  mort,  il  fut 
condamné  pour  ses  péchés  par  le  jugement  de 
Dieu.  Un  saint  ermite,  nommé  Jean,  le  vit  en- 
chaîné sur  une  barque  où  les  diables  le  battaient 
à  tour  de  bras.  Ils  conduisaient  sa  pauvre  âme  en 
Sicile,  où  elle  devait,  être  précipitée  dans  les 
gouffres  de  l'Etna  (une  des  portes  de  l'Enfer), 
lorsque  saint  Denis,  dont  le  feu  roi  avait  large- 
ment doté  l'église,  apparut  dans  un  globe  lumi- 
neux précédé  d'éclairs  et  de  tonnerre.  Après  un 
combat  acharné,  le  saint  mit  les  démons  en  fuite 
et  porta  en  triomphe  au  ciel  ce  bienfaiteur  de  la 
religion.  On  ne  manqua  pas  de  représenter  ce  mi- 
racle édifiant  sur  le  tombeau  de  Dagobert,  dans 
la  magnifique  église  de  Saint-Denis,  qu'il  avait 
bâtie  et  comblée  de  dons. 


PÉCHÉS     PRIMITIFS  111 


Si  les  saints  conduisaient  au  paradis  les  plus 
grands  scélérats  lorsque  ceux-ci  se  montraient  gé- 
néreux pour  l'Eglise,  —  ce  fut  le  cas  pour  Dago- 
bert,  qui  fit  égorger  inutilement  dans  leur  lit  vingt 
mille  Bulgares,,  — il  n'y  avait  ..d'autre  part, point  de 
salut  à  espérer  pour  ceux  qui  avaient  osé,  pour 
quelque  cause  que  ce  fût,  porter  la  main  sur  les 
biens  ecclésiastiques.  Charles  Martel,  qui  préserva 
l'Europe  et  la  chrétienté  du  joug  mahométan,  fut 
damné  «  de  corps  et  d'âme  »,  pour  s'être  servi  de 
l'or  de  quelques  monastères  afin  de  payer  ses  sol- 
dats qui  menaçaient  de  se  débander  faute  de  solde. 
Dans  la  vie  de  saint  Eucher,  nous  apprenons  que 
ce  saint,  qui,  lui  aussi,  visita  l'enfer,  y  vit  Charles 
Martel  condamné  à  brûler  éternellement  «  en  corps 
et  en  âme  »  pour  avoir  dépouillé  de  leur  argent 
quelques  églises.  Et  lorsque,  sur  l'ordre  de  Boni- 
face,  évêque  de  Mayence,  et  de  Fulrad,  archi-eha- 
pelain  de  Pépin  le  Bref,  on  ouvrit  son  tombeau, 
on  constata  que  son  corps  avait  disparu  et  l'on  n'y 
trouva,  «  sur  un  fond  tout  brûlé,  qu'un  gros  ser- 
pent qui  en  sortit  avec  une  fumée  puante   (1)  ». 

(1)  Nous  voyons  ici  une  preuve  que  le  Péché  (ou  le  démon) 
était  encore  symbolisé  à  cette  époque  par  le  serpent  emblé- 


112  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

L'histoire  fourmille  d'anecdotes  pareilles,  dé- 
peignant, d'une  façon  par  trop  naïve,  la  supersti- 
tion, l'avarice  et  la  fourberie  d'un  clergé  déjà  cor- 
rompu. Lorsque,  sous  le  coup  de  leurs  menaces  de 
punitions  éternelles,  les  pères  déshéritaient  leurs 
enfants  en  leur  faveur,  les  prêtres  avaient  soin  de 
poser  (c'était  l'usage)  quelques  deniers  sur  la  poi- 
trine des  nouveau-nés  pour  marquer  leur  consen- 
tement. Ils  se  réservaient  d'ailleurs  de  faire  confir- 
mer leur  ruine  lorsqu'ils  devenaient  plus  âgés. 
(Voir  à  ce  sujet  la  Bulle  de  l'an  1131,  ou  charte 
concernant  le  consentement  des  enfants  aux  dons 
faits  aux  églises  à  leur  préjudice.) 


L'avarice  des  ecclésiastiques  et  leur  esprit  de 
lucre  expliquent  en  grande  partie  la  naissance 
d'abus  connus  sous  le  nom  de  fraudes  pieuses 
(fraudes  piœ).  «  A  l'exemple  des  prêtres  païens, 
ils  supposaient  des  miracles  »,  et  en  répandaient 
habilement  le  bruit  de  tous  côtés  afin  d'attirer  la 
foule  crédule,  qu'il  s'agissait  d'exploiter.  «  On  fit 

matique,  qui  figure  si  souvent  sur  les  fibules  et  boucles  de 
ceintures  des  peuples  barbares  qui  envahirent  la  Gaule. 


PECHES     PRIMITIFS 


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114  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

ainsi  passer  certains  tombeaux  pour  ceux  de  saints 
confesseurs  ;  on  enrichit  de  noms  imaginaires  le 
catalogue  des  bienheureux  faisant  miracles,  et  les 
os  de  voleurs  de  grand  chemin  furent  métamor- 
phosés en  saintes  reliques.  »  On  enterrait  des  os 
humains  dans  des  endroits  écartés  et  puis  on  pré- 
tendait avoir  reçu  de  Dieu  l'ordre  de  les  déterrer 
pour  les  exposer  en  grande  pompe  à  la  vénération 
publique.  Quantité  de  moines  simoniaques  par- 
couraient les  provinces,  vendant  de  fausses  re- 
liques et  séduisaient  la  multitude  par  les  combats 
ridicules  qu'ils  simulaient  avec  des  démons. 

La  simonie  était  d'ailleurs  un  délit  général,  et 
l'on  propageait  habilement  l'idée  que  la  fin  du 
monde  était  proche  pour  mieux  exploiter  la  cré- 
dulité du  peuple. 

On  sait  que  la  terreur  de  l'an  mil  fut  générale 
et  combien  profitable  au  clergé.  Les  esprits  timo- 
rés, et  il  y  en  avait  beaucoup  à  cette  époque, 
crurent  à  la  sombre  prophétie  de  l'ermite  Bern- 
hard  de  Thuringe,  qui,  dès  900,  annonça  la  fin  du 
monde  pour  le  dernier  jour  de  999.  Croyant  ne 
plus  avoir  besoin  de  leurs  biens  terrestres,  et  vou- 
lant s'assurer  une  place  dans  le  ciel,  beaucoup  de 
fidèles  donnèrent  leurs  richesses,  aux  églises  et 
aux  monastères.  Les  donations  faites,  les  uns 
s'acheminèrent  vers  la  Terre  Sainte,  tandis  que 
les   autres   attendirent   dans  l'épouvante  le  jour 


PECHES    PRIMITIF- 


115 


prochain  du  Jugement  dernier.  «  Il  y  eut,  dans 
l'attente  du  jour  fatal,  comme  une  suspension  de 
vie,  le  pouls  de  l'humanité  sembla  arrêté  (1).  »  Il 
y  a  lieu  de  croire  que  le  Péché  lui-même  fut  un 
moment  vaincu. 

Les  trafiquants  de  la  crédulité  publique  avaient 
espéré  qu'à  défaut  d'un  bouleversement  complet 
on  verrait  tout  au  moins  s'accomplir  quelque  dé- 
sastre, même  lointain.  Mais  rien  !  pas  le  moindre 
tremblement  de  terre,  pas  d'éclipsé,  pas  même  une 
simple  tempête.  Le  temps,  au  jour  fatal,  fut  d'un 
calme  désolant.  La  fin  du  monde  ayant  raté,  la 
terreur  générale  se  disssipa,  laissant  le  clergé  plus 
riche,  tandis  que  le  Péché,  un  moment  enrayé, 
reparut  et  progressa  dans  toutes  les  classes  de  la 
société. 


Dans  la  lutte  contre  le  Péché,  Y  excommunica- 
tion constituait  aux  mains  du  clergé  une  arme  ter- 
rible, faite  pour  affoler  les  ennemis  de  l'Eglise.  Un 
homme  en  pénitence  publique  était,  suspendu  de 
truites  les  fonctions  ;  il  ne  pouvait  se  faire  la  barbe, 

(1)  L.  Lamboreli.e,  le  Mercantilisme  clérical  à  travers 
l'histoire,  pp.  32-42. 


116  •  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

ni  couper  ses  cheveux,  ni  se  laver,  ni  changer  de 
linge  :  toute  communication  avec  d'autres 
hommes  lui  était  interdite.  On  sonnait  les  cloches, 
surtout  là  cloche  en  colère,  «  campana  irata  ».  On 
déposait  à  terre  les  reliques  des  saints  ;  le  crucifix 
était  placé  sur  des  épines.  Dans  la  suite  on  jeta 
avec  violence  les  livres  saints,  la  Vierge  et  la  croix. 
On  alla  plus  loin  ;  suivant  l'usage  des  païens,  on 
traînait  à  l'aide  d'une  corde  les  images  des  saints, 
celle  du  Christ  et  de  sa  Mère,  oïï  les  frappait  !  Cela 
afin  de  réveiller  la  colère  céleste  contre  les  spolia- 
teurs des  biens  de  l'église  ou  du  culte. 

.«  Raoul  Tortaire  nous  raconte  qu'un  seigneur 
Adalard,  avoué  de  l'église  d'Arvincourt,  ayant 
pillé  les  biens  du  chapitre,  une  femme  de  ce  lieu 
vint,  indignée,  soulever  les  draperies  qui  cou- 
vraient l'autel  et,  frappant  vigoureusement  le 
tombeau  de  saint  Benoît,  patron  de  l'église, 
s'écria  :  «  Benoît,  vieux  paresseux,  es-tu  tombé  en 
léthargie  ?  Que  fais-tu  là  ?  Tu  dors  ?  Pourquoi 
souffres-tu  que  ceux  qui  te  servent  soient  accablés 
d'outrages  ?  » 

Et  aussitôt,  dit  le  chroniqueur,  le  seigneur  con- 
cussionnaire fut  puni  de  son  brigandage  impie. 

On  sait  que  des  formules  et  des  cérémonies  ef- 
frayantes faites  pour  frapper  le  peuple,  accompa- 
gnaient les  excommunications.  L'horreur  qu'ins- 
piraient les  excommuniés  était  incroyable.  Sainte- 


PÉCHÉS    PRIMITIFS  117 

Foix  rapporte  qu'une  fille  de  joie,  avec  qui  Eudes 
le  Pelletier  avait  passé  quelques  moments 
agréables,  ayant  appris  quelques  jours  après  qu'il 
avait  été  frappé  par  l'Eglise,  fut  si  saisie  qu'elle 
tomba  en  des  convulsions  terribles  ;  celles-ci  ne 
furent  guéries  que  par  l'intercession  d'un  saint 
diacre. 


Il  n'est  pas  étonnant  que  les  trop  grandes  ri- 
chesses amassées  par  le  clergé,  jointes  à  l'igno- 
rance et  à  la  barbarie  générales,  aient  bientôt 
porté  les  mœurs  du  clergé  à  un  tel  point  de  disso- 
lution que  l'on  se  demande  ce  que  durent  être  les 
vices  et  les  péchés  de  la  multitude,  à  cette  époque. 

Les  témoignages  unanimes  des  auteurs  les  plus 
graves  et  les  plus  religieux  nous  donnent  des  dé- 
tails incroyables  sur  la  dépravation  des  ecclésias- 
tiques. Le  luxe,  l'orgueil,  l'avarice,  la  luxure,  la 
colère  et  la  paresse,  tous  les  péchés  capitaux^ 
figurent  parmi  les  vices  que  leur  imputent  des 
prêtres  historiens. 

Dans  un  capitulaire  de  l'an  769,  le  dévot  Charle- 
magne  lui-même  dut  défendre  aux  évoques  de  ré- 
pandre le  sang  des  hommes,  païens  ou  chrétiens, 
et  d'avoir  plusieurs  épouses  (plures  uxores).  Dans 

7* 


118  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

un  capitulaire  de  801.  il  leur  défend  de  porter  les 
armes  des  guerriers,  d'avoir  des  courtisanes  étran- 
gères, de  fréquenter  les  tavernes  mal  famées,  de 
s'enivrer  et  de  forcer  les  autres  à  imiter  leur  vie 
crapuleuse.  Dans  celui  de  811,  Charlemagne  re- 
proche aux  évêques  de  vivre  avec  des  concubines, 
et  d'employer  la  violence  pour  obliger  des  laïcs 
à  se  faire  prêtres,  chanoines,  ou  moines.  Il  leur 
reproche  surtout  leur  gourmandise,  leur  paillar- 
dise et  leur  ivrognerie  :  «  Ces  hommes  font  les  dé- 
vots et  les  saints,  et  ils  n'ont  pas  honte  de  rester 
à  table  jusqu'au  milieu  de  la  nuit.  Gorgés  de  nour- 
riture et  de  vin,  ils  se  rendent  en  cet  état  à  l'église. 
Ils  ne  célèbrent  pas,  comme  ils  sont  obligés  de  le 
faire,  le  service  divin.  Pauvres  lors  de  leur  ordina- 
tion, on  les  voit  bientôt  acheter  des  alleux,  des 
esclaves...,  ne  vivant  désormais  que  d'iniquités, 
d'oppression  et  de  rapine.  » 

Et  cependant  ce  très  célèbre  roi  franc,  un  des 
héros  les  plus  illustres  de  l'histoire  universelle, 
ternissait  lui-même  ses  grandes  qualités  par  tous 
les  vices  d'un  barbare  sanguinaire.  Neuf  femmes 
qu'il  répudia,  sans  beaucoup  de  formalités,  at- 
testent la  licence  de  sa  vie  privée...  Prodigue  de 
sang,  il  employait  les  moyens  les  plus  cruels  pour 
servir  son  ambition.  Il  fit  décapiter  en  un  jour 
quatre  mille  Saxons  qui  n'avaient  pas  voulu  être 
baptisés,   boucherie   épouvantable   qui    servit   de 


PECHES     PRIMITIFS 


119 


prologue  à  ses  autres  édits  persécuteurs,  con- 
damnant à  mort  non  seulement  ceux  qui  refu- 
saient le  baptême,  mais  même  les  chrétiens  qui  se 
permettaient  de  manger  de  la  viande  en  ca- 
rême (1). 


Fig.  29  et  30.  —  Les  péchés  chevauchant  les  bêtes  de 
l'Enfer.  Supports  de  la  Cuve  baptismale  de  Tirlemont. 
(xne  siècle). 

Plus  tard,  en  1030,  Gérard,  évêque  de  Cambrai, 
écrivait  encore  à  l'abbé  Saint-Vaast,  à  Arras  : 
«  Ceux  qui  se  font  appeler  les  pasteurs  du  peuple 
sont  des  loups  ;  ils  vivent  des  péchés  du  peuple... 
le  monde  est  rempli  de  prêtres,  mais,  lors  de  la 
moisson  du   Seigneur,  il  ne  s'en  trouvera   qu'un 


(1)  Hallam.  L'Europe  au  Moyen  âge,  t.  I,  p.  22. 


120  PÉCHÉS    PRIMITIFi 

petit  nombre.  »  Orderic  Vital,  dans  son  Histoire 
ecclésiastique,  dit  :  «  Après  l'arrivée  des  Normands, 
les  mœurs  du  clergé  devinrent  si  dépravées  que 
les  ecclésiatiques,  les  prêtres  et  même  les  évêques 
vivaient  publiquement  avec  des  concubines  et  se 
glorifiaient  de  leur  grand  nombre  d'enfants.  » 

Cette  dépravation  des  religieux  paraissait  si  na- 
turelle que  nous  voyons  naïvement  raconter,  par 
le  chroniqueur  de  Saint-Bertin,  cette  anecdote  : 

«  Le  moine  Héribert,  qui  devint  abbé  en  1065, 
avait  arraché  une  des  serves  de  l'abbaye  des  mains 
d'un  ravisseur  ;  la  nuit  suivante,  en  revenant  de 
matines,  il  trouve  la  fille  dans  sa  couchette  ;  il 
s'étonne  et  l'interroge  ;  elle  s'explique  sans  em- 
barras ;  le  moine  pour  la  sauver  n'avait-il  pas 
voulu  faire  d'elle  sa  maîtresse  (1)  ?  » 

C'était  chose  toute  naturelle  aux  yeux  de  la 
pauvrette. 

Léon  IX,  dans  le  concile  de  Reims,  accuse  le 
clergé  de  simonie,  de  se  livrer  à  la  guerre  et  au 
pillage,  de  détenir  injustement  des  personnes  en 

(1)  Guérard,  Cartulaire  de  Saint-Omer,  p.  189.  «  Esti- 
roabam,  domine,  causa  ereptionis  me»  te  carnale  commer- 
cium  affectare  in  me.  »  La  réponse  d'Héribert  à  la  fille  n'est 
pas  moins  charmante  :  «  Non  est,  inquit,  mihi  nunc  commo- 
dum  huic  rei  operam  dare.  »  Quant  à  s'indigner,  il  n'y  songe 
pas  :  «  Il  ne  me  convient  pas  de  m'occuper  de  cela  mainte- 
nant »,  dit-il  seulement. 


PECHES    PRIMITIFS 


121 


prison,  de  commettre  le  crime  de  sodomie,  etc.. 
Et  le  concile  de  Paris,  en  l'an  1212,  nous  prouve 
que  les  mœurs  ecclésiastiques  n'étaient  pas  moins 
dépravées  à  cette  époque. 


Les  évêques  se  livraient  avec  fureur  aux  plaisirs 
défendus  de  la  chasse  ;  armés  de  pied  en  cap,  ils 
allaient  à  la  guerre  et  se  trouvaient  à  tous  les  com- 
bats. Ce  dernier  abus  date  du  règne  de  Charles 
Martel.  «  Les  évêques  et  les  abbés,  dit  Gaillard, 
suivirent  ce  prince  à  la  tête  de  leurs  vassaux  ;  le 
reste  du  clergé  les  imita...  On  peut  croire  qu'avec 
la  valeur  des  soldats  ces  nouveaux  guerriers  en 
prirent  les  mœurs  et  les  habitudes,  car  on  ne  dis- 
tinguait plus,  même  extérieurement,  un  ecclésias- 
tique d'un  laïc...  Ils  portaient  de  riches  baudriers 
des  épées  garnies  d'or  et  de  pierreries,  des  éperons 
d'or,  les  habits  militaires  les  plus  recherchés  et 
les  plus  luxueux.  »  Les  églises  furent  abandonnées 
et  pendant  ce  temps  les  ouailles  retournèrent  à 
l'idolâtrie  et  aux  superstitions  les  plus  grossières.. 

Dans  un  capitulaire  de  769,  Charlemagne  avait 
déjà  défendu  cet  abus,  mais  sans  succès.  Vers  803 
les  guerriers  de  ses  états  lui  adressèrent  une  sup- 
plique,  demandant   avec  instance   qu'il   défendît 


12'2  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

aux  ecclésiastiques  de  marcher  avec  eux  aux  com- 
bats. «  Nous  demandons,  disaient -ils,  à  genoux 
que  les  évoques  soient  dispensés  désormais  d'aller 
à  la  guerre...  qu'ils  restent  dans  leurs  diocèses,  ils 
nous  aideront  plus  par  leurs  prières  que  par  l'épée, 
en  levant  les  mains  au  ciel,  comme  Moïse...  » 

Charlemagne  fit  droit  à  ces  plaintes,  mais  beau- 
coup d'ecclésiastiques-  s'opposèrent  à  cette  ordon- 
nance et  n'obéirent  que  contraints.  Sous  Louis  le 
Débonnaire,  ils  avaient  déjà  repris  leurs  habi- 
tudes anciennes  et  lorsque  la  féodalité,  aux  xe  et 
xie  siècles,  eut  élevé  plusieurs  évêques  et  abbés 
à  la  dignité  de  princes  temporels,  ceux-ci  reprirent 
plus  que  jamais  leurs  habits  militaires  précieux. 
Beaucoup  de  ces  prélats  disaient  la  messe  bottés 
et  éperonnés,  leurs  gantelets  de  fer  déposés  sur 
l'autel,  à  côté  d'eux. 

Les  princes-évêques  de  Liège  —  de  grands  pé- 
cheurs devant  le  Seigneur  —  furent  du  nombre  de 
ces  prêtres-soldats,  et,  longtemps  après,  on  verra 
encore  les  abbés  mitres  de  Gembloux,  par  exemple^ 
officier  pontificalement  et  monter  à  l'autel  ayant 
en  main  deux  pistolets  chargés,  qu'ils  plaçaient  à 
côté  du  Saint-Ciboire. 

Ces  pasteurs  armés  ne  se  distinguaient  que  trop 
par  leur  cruauté.  Il  serait  facile  d'en  rappeler  de 
nombreux  exemples.  En  1136,  Nicolas,  évêque  de 
Cambrai,  fit  arracher,  dans  un  moment  de  colère, 


PECHES    PRIMITIFS 


123 


les  yeux  à  tous  les  habitants  serfs  de  la  terre  de 
Saint- Aubert,  où  il  guerroyait. 

Beaucoup  d'entre  eux  éludaient  les  canons  de 
l'Eglise,   qui   défendaient   aux   ecclésiastiques   de 


Fig.  31.  —  Les  péchés,  sous  la  forme  de  bêtes,  s'attaquent 
à  l'homme.  Chapiteau  de  la  crypte  de  Rolduc  (xne  siècle). 


répandre  le  sang,  en  se  servant  de  massues  avec 
lesquelles  ils  assommaient  leurs  ennemis.  Guil- 
laume le  Breton,  dans  son  poème  sur  Philippe 
le  Bel,  dit  que  Philippe  de  Dreux,  évêque  de  Beau- 
vais,  fameux  par  ses  brigandages  et  ses  cruautés, 
s'armait   d'une    masse   d'armes   sans    picots   «   et 


124  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

faisait    canoniquement   tomber   à   ses   pieds   tous 
ceux  qu'il  pouvait  atteindre.  » 


On  comprendra  aisément  qu'avec  une  vie  aussi 
relâchée  et  des  mœurs  aussi  dépravées  le  clergé 
était  extrêmement  paresseux  et  ignorant.  Même 
dans  les  conciles,  beaucoup  de  prélats  signaient  à 
l'aide  d'une  croix,  ou  bien  leurs  noms  étaient  ins- 
crits par  un  collègue  complaisant.  Vers  le  temps  de 
Charlemagne,  il  n'y  avait  pas  un  prêtre  sur  mille 
capable  d'écrire  une  simple  lettre  de  salutation. 
«  Louis  le  Débonnaire,  ayant  assemblé  plusieurs 
prélats  pour  signer  un  acte  important,  fit  cher- 
cher vainement  une  écritoire  dans  son  palais  ainsi 
que  dans  ceux  de  ses  évêques.  On  finit  cependant 
par  en  trouver  une  chez  le  Chancelier  »  (1).  Plus 
tard,  Pétrarque  se  plaignit  également  de  ne  trou- 
ver qu'avec  la  plus  grande  difficulté  de  la  mau- 
vaise encre,  lors  de  son  séjour  à  Liège. 

Les  péchés,  je  dirai  même  les  crimes,  commis 
par  les  chrétiens  ignorants  et  barbares,  ennemis 
de  la  science  et  de  l'art  païens,  ne  peuvent  être 
passés  sous  silence. 

(1)  Montxinot,  Hist.  de  Lille,  p.  45. 


PECHES    PRIMITIFS 


125- 


On  sait  qu'au  Moyen  âge,  lorsque  le  parchemin 
était  rare  et  cher,  les  bons  moines  n'hésitaient  pas 
à  substituer  aux  textes  de  Cicéron,  de  Salluste  ou 
d'autres  auteurs  de  l'antiquité,  leurs  homélies  et 


Fie. 32.  —   Le  Péché  dompté  par  l'homme  pieux.  Chapiteau 
de  l'église  de  Saint-Servais  à  Maestricht  (xne  siècle). 

leurs  vies  de  saints.  Ces  manuscrits,  ainsi  grattés,, 
sont  connus  sous  le  nom  de  «  palimpsestes  ».  Hee- 
ren,  dans  son*  histoire  de  la  littérature  classique, 
prouve  que  l'incendie  de  Constantinople  par  les 
croisés,  en  1204,  a  fait  perdre  plus  d'ouvrages  an- 
ciens que  tous  les  désastres  dus  aux  barbares. 


126  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

On  sait  de  plus  que  le  fanatisme  des  premiers 
chrétiens  et  leur  ignorance  furent  surtout  la  cause 
delà  perte  de  presque  tous  les  chefs-d'œuvre  de 
l'art  antique.  Depuis  les  édits  de  Constantin  et  de 
Théodose,  qui  permirent  la  destruction  des  temples 
païens,  les  disciples  de  la  religion  nouvelle  s'em- 
pressèrent de  pulvériser  avec  une  rage  sauvage 
les  plus  beaux  monuments  antiques  et  les  plus 
belles  statues  de  marbre,  pour  en  faire  de  la  chaux. 
Si  bien  que  Ton  peut  dire  que  ce  ne  sont  pas  les 
barbares  qui  détruisirent  les  superbes  monuments 
de  Rome,  mais  bien  les  chrétiens.  Saint  Martin  de 
.Tours  se  rendit  célèbre  par  son  zèle  à  renverser 
dans  toute  la  Gaule  les  temples  et  les  statues 
des  anciens  dieux.  Saint  Trophyme,  archevêque 
d'Arles,  fit  renverser  une  superbe  série  de  statues 
de  dieux  et  de  déesses,  qui  décoraient  l'amphi- 
théâtre célèbre  de  cette  ville.  L'une  de  celles-ci, 
la  statue  de  la  Vénus  d'Arles,  fut  heureusement 
retrouvée,  comme  par  miracle,  au  xvne  siècle. 
Les  croisés  ajoutèrent,  auxnombreux  péchés  qu'ils 
commirent  lors  de  la  prise  de  Constantinople,  le 
crime  plus  irréparable  de  faire  fondre  toutes  les 
statues  en  bronze  que  Constantin  et  ses  successeurs 
avaient  réunies  dans  cette  ville.  Que  d'autres 
exemples  encore  pourrait-on  citer  si  l'on  voulait 
faire  un  inventaire  complet  des  crimes  et  du 
vandalisme  destructeur  des  premiers  chrétiens  ! 


PÉCnÉS     PRIMITIFS  127 


Mais  revenons  au  péché  proprement  dit. 

Malgré  les  progrès  faits  par  la  religion  nouvelle, 
malgré  des  conversions  de  plus  en  plus  nom- 
breuses, les  anciens  chroniqueurs,  presque  tous 
prêtres,  font  un  tableau  affreux  de  la  société  pri- 
mitive tant  chrétienne  que  païenne.  De  grossiers 
plaisirs,  des  débauches  insensées  accompagnaient 
d'affreuses  misères,  de  terribles  cruautés. 

Dans  son  Histoire  des  Francs,  Grégoire,  évêque 
de  Tours,  s'étend  sur  les  horreurs  inouïes  qui  ac- 
compagnaient les  guerres  d'alors.  Il  nous  montre 
les  Thuringiens  massacrant  les  otages,  suspendant 
les  enfants  aux  arbres  par  le  nerf  de  la  cuisse,  fai- 
sant périr  d'une  mort  cruelle  plus  de  deux  cents 
jeunes  filles  liées  par  les  bras  au  cou  des  chevaux, 
qu'ils  forçaient,  à  coups  d'aiguillons  acérés,  à 
fuir,  déchirant  ainsi  et  mettant  en"  pièces  les  corps 
nus  qu'ils  emportaient.  Il  raconte  d'autre  part 
que  de  jeunes  femmes  outragées  étaient  étendues 
sur  les  ornières  des  chemins,  où,  clouées  en  terre 
par  des  pieux,  elles  étaient  écrasées  par  les  lourds 
chariots  de  guerre,  qui  ne  laissaient  après  leur 
passage,  en  pâture  aux  chiens  et  aux  coi  beaux, 
que  des  os  broyés,  des  chairs  écrasées. 


128 


PECHES    PRIMITIFS 


Puis  nous  assistons  à  des  scènes  de  vengeance. 
Ces  mêmes  Thuringiens,  avec  femmes  et  enfants, 
fuient  devant  Théodoric  vainqueur,  qui  en  fait 
un  tel  carnage  que  leurs  cadavres  suffirent  à  com- 
bler le  fleuve  Unstrut,  que  les  Francs  passèrent 
sur  leurs  corps  amoncelés. 

En  décrivant  les  vicissitudes  de  l'histoire  des 
guerres  civiles  de  son  temps,  le  pieux  écrivain  ap- 
plique avec  raison  à  ses  contemporains  ce  verset 
de  l'Evangile  :  «  Le  frère  livrera  le  frère  à  la  mort, 
et  le  père  le  fils  ;  les  enfants  se  soulèveront  contre 
leur  père  et  leur  mère  et  les  feront  mourir  (1).  » 

Effectivement,  ne  voyons-nous  pas  Clovis,  mal- 
gré son  baptême,  pratiquer  tous  les  péchés  et  se 
souiller  des  crimes  les  plus  affreux  ?  Généreux 
pour  l'Eglise,  dont  il  avait  besoin,  il  se  montre 
avare  pour  ses  leudes,  dont  il  paye  le  sang  et  le 
dévouement  par  des  baudriers  et  des  bracelets  en 
cuivre  doré.  Dans  ses  colères  redoutables,  il  tue 
sans  hésiter  ceux  qui  l'ont  offensé,  et  même,  de 
sang-froid,  égorge  de  sa  main  des  rois  vaincus  et 
parmi  ceux-ci  ses  plus  proches  parents.  Il  va  no- 
tamment jusqu'à  engager  un  fils  à  tuer  son  père, 
pour  pouvoir  le  condamner  à  mort  et  confisquer 
ses  biens. 

Pins  c'est  Chilpéric,  polygame  et  adultère,  qui 

(1)   Evangile  selon  saint  Mathieu,  chap.  x,  vers.  21. 


PECHES     PRIMITIFS 


129 


torture  ses  ennemis  désarmés  avant  de  les  tuer, 
qui  fait  assassiner  sa  femme  Galsuinthe,  sœur  de 
Brunehilde,  pour  épouser  Frédégonde,  digne  com- 
pagne d'un  pareil  scélérat. 

Le  roi  Schramne  s'entoure  de  jeunes  hommes 
de  basse  naissance  et  vit  avec  eux  dans  la  dé- 


Fig.  33. —  Le  péché  de  la  colère  et  de  la  cruauté.  Ms.  de  la  bi- 
bliothèque de  Douai  (xne  siècle). 


bauche  la  plus  éhontée.  S'étant  permis  de  faire  en- 
lever des  filles  d'un  sénateur  sous  les  yeux  de  leur 
père,  Clotaire  le  fait  brûler  dans  une  cabane,  où 
il  avait  fui,  avec  sa  femme  et  ses  enfants. 

Rauchingue,  plus  méchant,  s'amusait  à  effrayer 
ses  serviteurs  lorsqu'ils  éclairaient  ses  orgies.  Il 
les  forçait  à  appliquer,  jusqu'à  ce  qu'ils  s'étei- 
gnissent, leurs  flambeaux  sur  leurs  chairs  nues  et, 


130  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

riant  des  larmes  que  leur  arrachait  la  douleur, 
leur  faisait  recommencer  ce  jeu  cruel.  Des  jeunes 
gens  qui  s'aimaient  s'étant  réfugiés  dans  une 
église  pour  fuir  ses  cruautés,  le  prêtre,  avant  de 
les  livrer,  lui  fait  jurer  qu'il  ne  leur  fera  aucun 
mal  et  qu'il  ne  les  séparera  pas  ;  puis,  quand  ils 
sont  en  son  pouvoir,  il  les  fait  enfermer  vifs  dans 
un  cercueil  :  «  la  jeune  fille  arrangée  en  manière 
de  morte,  le  serviteur  au-dessus  »,  disant  en  riant 
qu'ainsi  il  restait  fidèle  à  son  serment. 

Moins  criminel,  le  roi  Parthénius  sacrifiait  sur- 
tout à  la  gourmandise.  D'une  voracité  inouïe,  il 
prenait  de  l'aloès  pour  digérer  rapidement  ses 
aliments  et  pouvoir  recommencer  de  nouvelles 
orgies,  et,  sans  respect  pour  les  personnes  pré- 
sentes, «  laissait  échapper  le  bruit  de  ses  en- 
trailles ».  Aussi  lâche  que  gourmand,  il  supplie 
deux  évêques  de  Trêves  de  le  cacher  dans  un  pa- 
nier de  linge  sale,  pour  le  soustraire  aux  re- 
cherches de  ses  ennemis. 

Les  reines  n'étaient  pas  moins  esclaves  du  pé- 
ché. On  connaît  la  cruauté  proverbiale  de  Frédé- 
gonde,  représenté  nue,  dans  la  gueule  de  l'enfer, 
sur  un  chapiteau  de  la  cathédrale  de  Tournai.  Les 
chroniqueurs  citent  l'ingéniosité  des  supplices 
qu'elle  fit  appliquer  aux  hommes  et  aux  femmes 
dont  elle  croyait  avoir  à  se  plaindre,  faisant  mou- 
rir dans  les  tortures  Mammole,  accusé  de  sorcelle- 


PÉCHÉS     PRIMITIFS  131 

rie,  et  jusqu'au  vertueux  évêque  de  Rouen  :  Pré- 
textât. 

Austrechilde,  la  femme  du  roi  Gontran,  qui 
pendant  sa  vie  commit  tant  de  crimes,  obtient  de 
son  époux  qu'il  mît  à  mort,  après  son  décès,  les 
médecins  qui  l'avaient  soignée  pendant  sa  ma- 
ladie. 

Ne  voyons-nous  pas  sainte  Clotilde  elle-même, 
orgueilleuse  et  colère,  vouer  au  trépas  les  fils  de 
Clodomir,  qu'elle  chérissait,  lorsque,  ayant  à  choi- 
sir entre  une  épée  et  des  ciseaux,  elle  s'écria  :  «  Je 
les  préfère  morts  que  tondus  (1)  !  »  Ce  crime  res- 
tera un  opprobre  pour  Clotaire,  qui  égorgea  de  sa 
main  ces  enfants  malgré  leurs  larmes  et  leurs  sup- 
plications. 

Si,  dans  les  palais  ensanglantés,  régnaient  les 
péchés  les  plus  affreux,  des  crimes  non  moins 
épouvantables  se  commettaient  jusque  dans  les 
demeures  des  évêques.  A  côté  de  prélats  vertueux, 
Grégoire  de  Tours  cite  de  nombreux  collègues 
dont  les  turpitudes  font  frémir. 

A  Avitus,  qui  était  un  homme  pieux,  «  ennemi 
acharné  de  l'infâme  luxure  »,  succéda  l'évêque 
Priscus,  qui  fut  un  débauché  immonde  et  un  blas- 
phémateur. Rompant  avec  la  règle  établie  par 
son  prédécesseur,  il  installa  sa  femme  dans  le  pa- 

(1)  C'est-à-dire  prêtres. 


132  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

lais  épiscopal  et  celle-ci,  avec  ses  servantes,  aussi 
dévergondées  qu'elle,  se  permettait  d'entrer  la 
nuit  dans  les  cellules  des  hommes  consacrés  à 
Dieu. 

L'évêque  Cautin,  devenu  exécrable  à  tous, 
s'adonnait  au  vin  sans  mesure  et  en  buvait  de 
telles  quantités  que  quatre  hommes  étaient  né- 
cessaires pour  l'emporter  de  sa  table.  Aussi  avare 
que  cruel,  tous  les  moyens  lui  étaient  bons  pour 
augmenter  ses  richesses.  Le  prêtre  Athanase,ayant 
refusé,  malgré  ses  caresses  et  ses  menaces,  de  se 
dessaisir  de  la  charte  des  propriétés  qu'il  avait 
reçues  de  Clotilde,  fut  enfermé  par  ses  ordres  dans 
un  tombeau  au  milieu  d'ossements  puants,  dont 
il  s'échappa  comme  par  miracle. 

Pour  obtenir  les  honneurs  épiscopaux,  Caton 
forçait  une  foule  de  pauvres  gens  à  chanter  ses 
louanges  et,  devenu  évêque,  faisait  crier  dans  son 
église,  pour  de  l'argent,  qu'il  était  un  grand  saint 
très  cher  à  Dieu. 

Cruel  et  pillard,  l'évêque  du  Mans,  Bodégésile, 
([ne  sa  femme  à  l'âme  inhumaine  stimulait  encore 
au  crime,  commet  toutes  sortes  d'horreurs  et 
laisse  une  mémoire  exécrée.  Après  sa  mort,  sa 
veuve  sacrilège  s'approprie  les  biens  de  l'Eglise  en 
disant  :  «  c'est  mon  mari  qui  les  a  gagnés  »,  et, 
dans  sa  rage  erotique,  coupe  aux  hommes  «  les 
parties  naturelles  avec  la  peau  du  ventre  et  fait 


PÉCHÉS     PRIMITIFS  133 

brûler  aux  femmes,  avec  des  fers  ardents,  les  par- 
ties secrètes  de  leur  corps  ». 

En  citant  ces  derniers  crimes,  le  pieux  chroni- 
queur ajoute  ces  mots  qui  font  rêver  :  «  qu'elle 
commit  encore  beaucoup  d'autres  iniquités  qu'il 
vaut  mieux  passer  sous  silence.  » 


L'exemple  de  tous  les  crimes  venait  d'ailleurs 
de  haut.  Dès  le  ive  siècle,  les  évêques  de  Rome, 
comblés  de  largesses  par  Constantin,  avaient 
commencé  non  seulement  à  jouir  de  tous  les  avan- 
tages de  l'opulence,  mais  à  se  laisser  entraîner  au 
vice.  Damase  (mort  en  384),  élu  par  la  violence, 
fait  massacrer  les  partisans  de  son  rival  d'Ursin 
et  laisse  une  mémoire  souillée  de  cruautés,  de  dé- 
bauches et  d'adultères.  Non  moins  sanguinaire  et 
colère,  Léon  Ier  se  complaît  à  faire  torturer,  non 
seulement  les  hérétiques,  mais  aussi  ses  ennemis 
personnels.  Hilaire,  qui  lui  succède,  suit  son 
exemple. 

Au  vie  siècle,  l'orgueilleux  et  fanatique  Hor- 
midas  ne  se  contente  pas  de  persécuter  les  héré- 
tiques des  deux  sexes,  mais  les  fait  fouetter  nus 
publiquement.  Cruel  et  colère,  Vigile  condamne 
son  prédécesseur  Silvère  à  mourir  de  faim  et  finit 


134  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

sa  vie  criminelle  excommunié  ;  son  cadavre  fut 
même  traîné  dans  les  rues  de  Rome,  la  corde  au 
cou.  Le  fanatique  Pelage  Ier  se  distingue  par  les 
persécutions  sanglantes  dont  il  poursuit  les  reli- 
gions dissidentes. 

Même  Grégoire  Ier,  dit  le  Grand,  le  pape  le  plus 
respecté  du  vie  siècle,  ne  se  contente  pas  de  suppli- 
cier les  hérétiques  et  les  sorciers,  mais  il  fait  brûler 
la  bibliothèque  Palatine,  fondée  par  l'empereur 
Auguste,  dont  les  livres  avaient  été  respectés  jus- 
qu'alors par  les  barbares.  C'est  aussi  pendant  son 
pontificat  que  l'on  trouva,  dit-on,  dans  ses  vi- 
viers, six  mille  têtes  d'enfants  nouveau-nés,  fruits 
du  commerce  des  prêtres  que  le  pontife  sépara  de 
leurs  femmes  légitimes  en  établissant  le  célibat. 

Le  commencement  du  vne  siècle  nous  rappelle 
d'autre  part  l'avarice  sordide  de  Sabinien,  qui> 
par  un  temps  de  famine,  fit  vendre  à  prix  d'or  les 
blés  accaparés,  renfermés  dans  les  greniers  ponti- 
ficaux, et  laissa  mourir  de  faim  le  peuple  trop 
pauvre  pour  lui  en  acheter. 

Le  vme  siècle  frémit  des  cruautés  de  Constan- 
tin Ier,  qui  emprisonna  l'archevêque  de  Ravenne, 
dont  il  fit  arracher  la  langue  et  crever  les  yeux, 
tandis  qu'il  fit  subir  au  patriarche  Callinique  un 
sort  plus  terrible  encore.  Etienne  VII  ordonne  au 
bourreau  de  crever  les  yeux  et  d'arracher  la  langue 
à  Théodore,  l'ami  du  pape  Constantin  II  dépos- 


PECHES    PRIMITIFS 


135 


sédé.  |Et  ce  dernier,  attaché  à  un  cheval, 
d  énormes  poids  suspendus  aux  pieds,  est  conduit 
par  le  bourreau  sur  la  place  publique  où  on  lui 
crève  les  yeux.  Le  prêtre  Walpert  a  les  ongles  ar- 


Fig.   3i. —   Les  péchés  de  jalousie  et  de  luxure.  Ms.  de  la  Bi- 
bliothèque de  Douai  (xne  siècle). 


radiés  et  les  chairs  tenaillées  par  des  pinces  ar- 
dentes. 

Les  papes  du  ixe  siècle  ne  sont  pas  moins  cruels. 
En  817,  Pascal  fait  crever  les  yeux  et  trancher  la 
tête  à  Théodore  et  à  Léon,  deux  prêtres  romains 
restés  fidèles  à  la  France.  Simoniaque,  Eugène  II 
abuse  déjà  de  la  crédulité  des  peuples.  Il  fait  com- 
nirice  des  sépulcres  italiens,  et  vend  comme  des 


136  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

reliques  saintes  des  ossements  putréfiés  pris  au 
hasard.  Etienne  VII  fait  déterrer  le  cadavre  de 
Formose,  son  prédécesseur,  et  le  soufflette  sur  les 
deux  joues  en  plein  synode/  puis  ordonne  que, 
privé  de  sa  tête  et  de  ses  doigts,  on  jette  le  ca- 
davre dans  le  Tibre. 

Le  xe  siècle  voit  Sergius  II,  l'amant  de  la  fa- 
meuse courtisane  Marozie,  mener  publiquement 
une  vie  souillée  de  débauches  et  de  vices.  Le  fils 
de  ce  couple  monstrueux  devient  pape  à  son  tour 
sous  le  nom  de  Jean  VII,  et  surpasse  ses  parents 
par  le  nombre  et  l'ingéniosité  de  ses  crimes.  Gré- 
goire V  est  non  moins  célèbre  par  ses  cruautés  et 
fait  promener  ses  victimes  sanglantes  et  mutilées 
par  les  rues  de  Rome. 

Au  xie  siècle  les  papes  criminels  et  vicieux 
abondent.  Nous  voyons  Benoît  IX,  pape  à  douze 
ans,  chassé  par  les  Romains  pour  ses  débauches 
éhontées.  Sous  le  nom  de  Grégoire  VII,  Hilde- 
brand,  un  moine  de  Cluny,  usurpe  le  siège  ponti- 
fical, puis,  se  plaçant  au-dessus  des  princes  de  la 
terre,  il  lance  plein  d'orgueil  l'anathème  aux  rois, 
excitant  des  guerres  cruelles  qui  mirent  à  feu  et  à 
sang  l'Allemagne  et  l'Italie.  Au  xne  siècle,  ne 
voyons-nous  pas  Adrien  IV,  fils  d'un  mendiant  an- 
glais, faire  brûler  vif  Arnaud  de  Brescia,  coupable 
d'avoir  prêché  contre  le  luxe  des  prêtres  et  les  abo- 
minations des  Pontifes  romains,  tandis  que  Cèles- 


PÉCHÉS    PRIMITIFS  137 

tin  III,  dans  une  colère  que  ne  désarme  pas  même 
la  mort  de  son  ennemi,  fait  exhumer  et  trancher 
la  tête  de  Tancrède,  dont  le  jeune  fils  Guillaume 
est  fait  eunuque,  puis  aveuglé  ?  On  sait  que  c'est 
ce  même  pape  cruel  qui  condamna  le  comte  Jour- 
dan  à  être  attaché  sur  une  chaise  en  fer  et  à  rece- 
voir sur  sa  tête  une  couronne  de  même  métal  rou- 
pie au  feu. 


Les  rois  catholiques  les  plus  orthodoxes,  ks 
reines  pieuses  elles-mêmes  continuaient  à  se  distin- 
guer par  leurs  vices  et  leurs  cruautés. 

Au  xie  siècle,  ne  voyons-nous  pas  la  cruelle 
Constance,  fille  de  Guillaume,  comte  d'Arles,  et 
femme  de  Robert  le  Pieux,  mener,  malgré  ses  pra- 
tiques bigotes,  une  vie  de  péché,  d'orgueil  et  de 
luxure  ?  On  sait  que,  l'âge  ayant  mis  un  terme  à 
ses  ignobles  débauches,  elle  se  jeta  plus  que  ja- 
mais dans  la  dévotion  la  plus  outrée  et  crut  expier 
ses  crimes  en  persécutant  la  secte  hérétique  des 
manichéens.  Etant  venue  à  Orléans  avec  plusieurs 
évêques,  la  reine  fit  condamner  par  un  concile  ces 
malheureux  dissidents  qui  furent  tous  brûlés  sans 
qu'il  leur  fût  permis  de  se  défendre. 

Cette  furie,  dit-on,  non  contente  de  s'être  mon- 
trée   juge    implacable,     voulut    encore     remplir 


138  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

l'office  de  bourreau  :  elle  fut  d'autant  plus  cruelle 
que  les  prêtres  lui  avaient  affirmé  que  l'excès  de 
sa  rigueur  rachèterait,  auprès  de  Dieu,  le  châti- 
ment qu'avait  mérité  l'énormité  de  ses  crimes. 
Elle-même  creva  avec  des  baguettes  les  yeux 
d'une  jeune  Italienne  dont  l'exaltation  religieuse 
avait  converti  un  grand  nombre  de  fidèles  à  la 
religion  de  Manès  ;  elle-même  s'arma  de  pinces 
ardentes  et  tenailla  la  poitrine  et  le  ventre  de  sa 
victime  ;  ensuite  elle  fit  emporter  ce  corps  horri- 
blement mutilé  sur  le  bûcher  où  furent  consumés 
les  hérétiques.  Ces  infortunés  attachés  à  des  po- 
teaux, on  disposa  au-dessus  de  leurs  têtes  un  gril 
de  fer,  sur  lequel  fut  placé  le  chanoine  Etienne, 
l'ancien  confesseur  de  la  reine.  Le  feu  ayant  été 
mis  au  bûcher,  les  malheureuses  victimes  de  la 
superstition  poussèrent  bientôt  des  cris  terribles 
arrachés  paf  des  souffrances  épouvantables.  Et 
Constajice,  cette  souveraine  en  horreur  à  l'huma- 
nité, laissant  éclater  une  joie  sauvage,  montrait 
en  riant  à  son  époux,  Robert  le  Pieux,  les  convul- 
sions affreuses  du  chanoine  Etienne,  qui  se  tor- 
dait sur  son  gril  de  fer. 


Très  différents  des  Manichéens,  des  Ariens,  des 
Albigeois,  des  Vaudois,  des  Lollards,  Begards,  et 


PECHES     PRIMITIFS 


139 


autres  prédécesseurs  moroses  des  Protestants,  qui 
tous  conseillaient  une  vie  pure  et  le  retour  à  la 
simplicité  de  l'Eglise  primitive,  nous  voyons  des 
hérésiarques  flamands  donner  l'exemple  de  Tor- 
i-ïieil  et  de  la  luxure. 


Fig.   oô. —  Le  péché  de  la  colère.  Ms.  de  la  Bibliothèque  de 
Douai  (xne  siècle). 

Tanchelin,  qui  prêchait  à  la  fois  contre  l'into- 
lérance du  clergé  et  contre  la  tyrannie  des  bur- 
graves,  est  dépeint,  dans  les  diatribes  dirigées 
contre  lui  par  les  moines  du  temps,  comme  un 
véritable  «  pourceau  d'Epicure  (1)  ». 

(1)  Georges  Eekhoud,  op.  cit.,  pp.  42  et  suivantes. 


140  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Venu,  dit-on,  de  la  Zélande,  il  remonta  l'Es- 
caut, pour  s'établir  à  Anvers  vers  l'an  1100,  où 
ses  doctrines  furent  aussitôt  acclamées  par  les 
fils  de  Priape  qui,  à  sa  voix,  mirent  à  mort  leur 
burgrave  Alaric,  reconnaissant  le  prophète 
comme  leur  chef  spirituel  et  temporel.  A  Anveis, 
ainsi  qu'au  nord  de  la  Flandre,  le  terrain  était 
bien  préparé  poui  le  recevoir.  Partout  couvaient 
encore  les  anciennes  croyances  idolâtres.  Dans 
toute  cette  région,  d'une  population  assez  dense, 
on  ne  trouvait  qu'un  seul  prêtre  chrétien,  honni 
et  conspué  par  la  foule.  Un  peu  en  dehors  du 
burg,  il  y  avait  bien  une  petite  église,  fondée  en 
1096  par  Godefroi  de  Bouillon,  et  desservie  par 
un  chapitre  de  chanoines,  mais  ceux-ci,  isolés  de 
la  chrétienté,  retournaient  peu  à  peu  au  culte 
primitif,  lorsque  parut  l'étrange  hérésiarque. 

D'anciens  portraits,  —  il  en  existe  un  peint  par 
le  Bruxellois  Bertrand  van  Orley  au  xvie  siècle,  — 
le  représentent  vêtu  d'habits  somptueux.  Sa  che- 
velure noire  est  relevée  en  tresses  entremêlées  de 
rubans  de  soie  tissés  d'or.  Longue  par  derrière, 
elle  est  coupée  assez  court  sur  le  devant.  «  Une 
ivresse  dionysiaque  illumine  son  visage^,  un  peu 
hâlé,  aux  yeux  de  velours,  aux  longs  cils,  aux 
lèvres  captivantes.  Il  orne  sa  longue  barbe  en  la 
partageant  en  une  infinité  de  petites  touffes  au- 
tour desquelles  il  enroule  des  fils  d'or.  D'autres 


PECHES    PRIMITIFS 


141 


fois,  il  maintient  ses  cheveux  sur  la  nuque  au 
moyen  d'un  tressoir  enrichi  de  perles  et  de  pierre- 
ries... » 


>  m i  i  UJ^ 


Fig.  36  et  37.  —  Le  péché  au  couvent.  Moine  ergoteur  ou 
hérétique  dont  le  corps  se  termine  en  forme  de  bête  infer- 
nale. Ms.:Imperatoris  Justiniani  Institutiones  (xme  siècle). 
Bibliothèque  de  Gand.  Le  monstre  plus  petit  figure  dans 
une  vie  de  saint  Amand  (même  dépôt).  Ms.  du  xie  siècle. 

Lorsqu'il  apparaît  en  public,  il  est  entouré  du 
plus  grand  apparat.  3.000  hommes  armés  l'escor- 
tent ou  marchent  devant  lui,  l'épée  nue  à  la  main. 


142  PÉCHÉS    PRIMITIFS 


Sa  vue  exerce  un  prestige  irrésistible  sur  la  jeu- 
nesse et  surtout  sur  les  femmes.  Quant  à  sa  pa- 
role, sa  séduction  était  plus  grande  encore. 

«  Il  fascinait  ses  admiratrices  à  un  tel  point  que 
toutes  se  donnaient  à  lui  presque  publiquement, 
répudiant  leurs  mères,  fuyant  leur  mari,  persua- 
dées d'accomplir  une  œuvre  agréable  à  la  nature. 

«  La  presse  était  telle  autour  du  prophète  que, 
pour  ne  pas  être  broyé  par  ses  fanatiques,  il  se  vit 
forcé  de  prêcher  du  haut  des  toits  ou  dans  une 
barque  de  pêcheur  détaché  ■  du  rivage.  Au  dire  des 
chanoines  d'Utrecht  (d'après  leur  réquisitoire 
adressé  à  l'archevêque  de  Cologne),  dès  qu'il 
apparaissait,  la  multitude  tombait  à  ses  genoux. 
Les  mêmes  chanoines  assurent  qu'il  abreuvait  son 
peuple  de  l'eau  de  ses  baignoires,  prétendant  leur 
administrer  ainsi  un  sacrement  plus  efficace  que 
le  baptême.  Sans  doute  fut-il  grisé  par  l'encens 
trop  capiteux  de  ses  fidèles,  ce  qui  nous  rend  excu- 
sables ses  extravagances,  somme  toute  assez 
inoffensives.  Semblable  à  tous  les  simples  mortels 
divinisés  par  leurs  frères,  il  dut  connaître  cepen- 
dant, après  l'exaltation,  l'abattement,  et  même 
le  désespoir...  » 

Un  jour,  excédé  de  prestige,  Tanchelin  aspira 
à  l'obscurité  ;  il  éprouva  le  besoin  de  se  jeter  aux 
pieds  du  Saint-Père,  à  l'exemple  de  Tannhaeuser 
transfuge    des    voluptés    du     "S  énusberg.     Fut-il 


PECHES     PRIMITIFS 


143 


maudit  par  le  vicaire  du  Christ  ?  Il  y  a  lieu'de  le 
supposer,  mais  les  détails  manquent.  Dans  tous  les 


Fig.  38.  —  La  pèse  des  âmes.  Satan  essaie  de  fausser  la  jus- 
tice divine.  Fragment  du  portail  de  la  cathédrale  d'Autun 
(xue  siècle). 


cas,  Tanchelin  revint  de  Rome  et  regagna  la  ville 
de  Priape,  où,  exaspéré  par  les  reproches  ou  l'ana* 


144  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

thème  du  Pape,  il  se  remit  à  prêcher  de  plus  belle 
l'érotisme.  Mais,  pendant  son  absence,  un  revire- 
ment s'était  produit  chez  une  partie  des  Enfants 
de  Sémini.  En  1122,  il  fut  arrêté  et  jeté  en  prison 
sur  l'ordre  de  l'évêque  de  Cologne.  Parvenu  à 
s'échapper,  il  se  sauva  à  Bruges,  mais  y  trouva  un 
peuple  moins  épris  de  paganisme,  et  fut  con- 
damné à  l'exil  par  le  clergé.  Revenu  dans  sa  ville 
préférée,  auprès  de  ses  amis,  les  libres  marchands, 
les  pêcheurs  insoumis  ou  naufrageurs,  toujours 
prêts  à  recourir  aux  rapines  et  à  la  piraterie 
quand  leurs  industries  maritimes  ne  leur  rappor- 
taient pas  de  quoi  subvenir  aux  exigences  de  leur 
tempérament  et  de  leurs  appétits,  ces  grands  en- 
fants épris  de  la  vie  voluptueuse  et  plantureuse  le 
reçurent  en  triomphe,  et  Tanchelin  leur  donna 
plus  que  jamais  l'exemple  de  la  joie  et  des  désirs 
assouvis.  Il  les  amusait  parfois  par  des  facéties 
dionysiaques  étranges... 

Ses  détracteurs  rappellent  ce  trait  mirifique  : 
Un  jour  que  le  peuple  était  rassemblé  autour  de 
lui,  il  se  fit  apporter  une  image  de  la  Sainte  Vierge, 
mit  sa  main  dans  celle  de  la  mère  de  Dieu  et  assura 
qu'ils  étaient  fiancés. 

D'une  voix  que  nous  nous  plaisons  à  croire  insi- 
dieuse, dit  M.  Eekhoud,  il  invita  ses  fidèles  à 
offrir  des  présents  aux  futurs  époux.  Ils  devaient 
aussi  se  charger  des  frais  de  la  noce  qui  devait 


PÉCHÉS    PRIMITIFS  145 

être  digne  d'aussi  hauts  personnages.  Ayant  fait 
mettre  deux  troncs,  l'un  à  sa  droite,  l'autre  à  la 
gauche  de  l'image  sainte,  il  s'écria  :  «  Que  les 
hommes  déposent  leurs  offrandes  de  ce  côté  et  les 
femmes  de  l'autre,  afin  que  je  voie  lequel  des 
deux  sexes  nous  porte  le  plus  d'attachement.  » 
Et  la  multitude  d'accourir,  chargée  de  présents 
de  toute  nature,  les  femmes  allant  jusqu'à  se 
dépouiller  de  leurs  colliers  et  de  leurs  pendants 
d'oreilles. 

Avec  un  forgeron  qu'il  avait  connu  en  prison, 
lors  de  sa  captivité  à  Cologne,  il  fonda  notamment 
une  association  de  douze  hommes  représentant 
les  douze  apôtres.  Une  femme  jouant  le  rôle  de  la 
Vierge  était  menée  de  l'un  à  l'autre  et  cela,  tou- 
jours d'après  la  lettre  des  chanoines  d'Utrecht, 
«  pour  fortifier  leurs  liens  fraternels  par  le 
commerce  charnel  qu'elle  avait  avec  chacun 
d'eux  ». 

Le  duc  de  Brahant  Godefroi  le  Barhu  se  décida 
enfin  à  hannir  l'étrange  prophète.  Malgré  les 
prières  de  ses  fidèles,  il  fut  emharqué  de  force 
dans  une  galère  sur  l'Escaut.  C'est  alors  qu'un 
prêtre  fanatique,  qui  se  trouvait  parmi  les  passa- 
gers, le  frappa  d'un  coup  mortel,  mettant  ainsi 
fin  à  ce  schisme  peu  connu... 


l^lG  PÉCHÉS     PRIMITIFS 


.Mais  il  faut  se  borner. 

Ce  simple  coup  d'œil  jeté  sur  les  mœurs  de  nos 
ancêtres  primitifs  suffira  pour  donner  une  idée  de 
ce  que  fut  le  Péché  jusqu'au  xne  siècle. 

Il  nous  reste  à  souligner  l'importance  considé- 
rable qu'exerça  le  Péché  dans  tout  l'art  primitif 
franco-flamand,  et  cela  depuis  ses  premiers  bé- 
gaiements. 

Son  image  apparaît  déjà  de  la  façon  la  plus 
impressionnante  dans  la  décoration  des  fibules  et 
des  boucles  de  ceintures  des  peuples  barbares  qui 
envahirent  la  Gaule.  Le  Péché  y  est  figuré  par  des 
formes  de  monstres  fantastiques  et  par  des  ser- 
pents ou  des  dragons  diaboliques,  «  de  helsche 
Slangen  »,  dont  les  corps  enlacés  motivent  des 
nattages  compliqués. 

Dans  l'art  gallo-romain,  au  contraire,  l'image 
du  Péché  se  présente  plutôt  sous  une  forme  sati- 
rique indulgente,  presque  cynique.  Dans  nos 
études  précédentes  sur  le  genre  satirique  en 
Flandre,  nous  avons  décrit  une  petite  statuette, 
conservée  à  Tongres,  qui  représente  un  person- 
nage grotesque  portant  à  diverses  places  de  son 
corps,  et  notamment  en  guise  de  nez,  les  attributs 


PECHES    PRIMITIFS 


147 


du  Dieu  Priape.  Un  ancêtre  de  l'Uylenspieghel 
flamand  relève  en  riant  ses  vêtements  pour  mon- 
trer sans  vergogne  sa  jeune  virilité.  Le  vase 
d'Herstal  offre  à  notre  vue  de  graves  péchés  de 


Fig.  39.  —  Une  femme,  un  usurier,  un  évèque  et  un  roi  en- 
traînés en  enfer,  à  l'aide  de  cordes,  par  des  démons.  Relief 
du  portail  de  Saint  Urbain  à  Troyes. 


luxure.  D'autres  sculptures,  comme  la  statuette 
du  musée  de  Saint-Germain,  qui  représente  un 
parasite  glouton  s'étranglant  en  essayant  d'avaler 
un  trop  gros  morceau  de  nourriture,  font  songer 
à  la  gourmandise,  tandis  que  d'autres  images 
d'hommes  et  d'animaux  se  rapportent  aux  vices 


148  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

qui  complètent  la   série  de   péchés   capitaux  (1). 

Dans  l'art  français  à  ses  débuts,  notamment 
dans  la  sculpture  romane  primitive,  nous  assistons 
à  l'éclosion  d'une  esthétique  nouvelle,  où  devien- 
nent de  plus  en  plus  nombreuses  les  conceptions 
animales  ou  monstrueuses  figurant  le  Péché. 

La  figure  humaine,  d'abord  exceptionnelle,  de- 
vient peu  à  peu  prédominante. Nous  voyons  lutter, 
et  se  poursuivre  entre  les  feuillages  des  rinceaux 
romans, tous  les  péchés. Des  histrions,des  centaures 
et  des  sirènes  symbolisent  la  luxure  ;  des  soldats 
sanguinaires  personnifient  la  colère  et  la  cruauté, 
tandis  que  des  hommes  terrifiants  et  des  démons 
incarnent  toutes  les  autres  turpitudes  humaines. 

La  plupart  des  péchés  sont  représentés  avec 
une  précision  redoutable.  L'avarice,  sous  les 
traits  d'un  usurier  abject,  a  toujours  une  bourse 
pleine  d'or  attachée  au  cou,  tandis  que  la  luxure 
punie  est  figurée  par  des  hommes  et  des  femmes 
nus,  dont  les  parties  sexuelles  sont  dévorées  par 
les  bêtes  infernales.  Sur  les  tympans  et  les  chapi- 
teaux des  églises  ou  des  monastères  se  déroulent 
des  scènes  terribles  où  l'on  voit  la  punition  exem- 
plaire des  damnés  dans  l'enfer,  où  bien  leurs  an- 
goisses  à  l'heure  du  jugement  dernier. 

(1)    Pour  les   figures,   voir  notre    Genre  .satirique  dans   la 
peinture  flamande,  2e  édition  (Bruxelles,  Van  OestetC,e  1907). 


PÉCHÉS    PRIMITIFS  149 

Les  péchés  et  les  démons  apparaissent  partout. 
Ils  se  carrent  de  bonne  heure  sur  la  vasque  et  au 
pied  des  fonts  baptismaux.  Bientôt  on  les  voit 
envahissant  tout  le  mobilier  liturgique  ;  ils 
s'agrippent  aux  encensoirs  et  aux  reliquaires  ;  ils 
figurent  sur  la  crosse  ou  le  «  tau  »  des  saints 
évoques  et  des  abbés  mitres.  Ne  les  voit-on  même 
pas  ramper  et  railler  au  bas  du  Crucifix  et  de  l'Os- 
tensoir contenant  l'hostie  ? 

Saint  Bernard  de  Cluny,  dans  une  lettre  restée 
célèbre,  s'éleva  avec  force  contre  ces  ornementa- 
tions étranges,  qu'il  jugeait  «  ridicules  et  de  na- 
ture à  distraire  les  fidèles  ».  Il  ne  comprenait  pas 
qu'à  ses  époques,  où  l'ignorance  était  générale, 
c'était  par  l'image  seule  qu'on  pouvait  lutter 
contre  le  Péché,  en  le  représentant  dans  toute  son 
horreur. 

Villon  nous  montre  combien  était  encore  grande 
de  son  temps  l'influence  de  ces  peintures  et  de  ces 
sculptures  suggestives,  que  l'on  appela  à  juste 
titre  les  «  bibles  du  pauvre  »  ou  les  archives  des 
illettrés  ».  Ne  fait-il  pas  dire  à  sa  mère  : 

Femme  je  suis  pauvrette  et  ancienne 
Qui  rien  ne  scay,  onque  lettres  ne  leuz, 
Au  Moustier  voy,  dont  je  suis  paroissienne, 
Paradis  painct  où  sont  harpes  et  luz, 
Et  un  enfer,  où  dampnés  sont  boulluz, 
Lung  me  faiet  pour,  l'autre  joye  et  liesse... 


150  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Et  ces  enfers,  vraies  images  de  la  Justice  divine, 
plaisaient  d'autant  mieux  au  peuple  souffrant, 
malheureux,  qu'ils  étaient  strictement  égalitaires. 
Car  on  y  voyait  punis  de  même  tous  ceux  qui 
avaient  péché  :  papes  et  rois,  reines  et  courtisanes, 
clercs  et  laïcs,  comme  les  plus  pauvres  artisans. 


III 


LE  PECHE  AU  MOYEN  AGE 


Les  péchés  et  les  vices,  qui  avaient  effrayé  les 
moralistes  des  xie  et  xne  siècles,  ne  furent  guère 
moins  nombreux  ni  moins  répréhensibles  aux 
xine  et  xive  siècles.  Les  poètes  flamands  du 
temps  nous  ont  laissé  des  peintures  très  vivantes 
et  très  réalistes  des  écarts  moraux  de  toutes  les 
classes  de  la  société.  Malheureusement,  ces  ou- 
vrages écrits  en  dialecte  thiois  n'ont  été  jusqu'ici 
traduits  dans  aucune  des  grandes  langue's  euro- 
péennes et  sont  ainsi  restés  généralement  ignorés. 

Voici  comment  s'exprime  le  Gantois  Baudewyn 


152  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

van  der  Lore  dans  son  poème  intitulé  «  Dit 's  tyts- 
verlies  »  (Ceci  est  la  perte  de  notre  temps)  (1). 

Die  penniiic  es  der  werelt  hère 

Dat  scande  was,  dat's  worden  ère, 

Dat  ère  was,  dat's  worden  scande, 

Gods  vriende  syn  der  werelt  viande, 

Die  goedertierne  heet  men  beesten  ; 

Ende  si  huwen  souder  vrucht, 

Oude  kintsheit  es  worden  joecht, 

Ende  jonghe  kintsheit,  die  niet  en  weet, 

Maect  men  wethouders  ochte  beleet. 

Het  werden  kinderen  ridders  en  papen. 

Deen  kint  gaet  bi  den  anderen  slapen, 

Eer  hare  cnecht  es  verjaert  ; 

Si  gaen  ghewapent  sonder  baert, 

Elc  die  moert  anderen,  sonder  nyt. 

Vrouwen  draghen  nions  habyt, 

Die  manne  gaen  ghecleet  als  wive, 

Niémen  en  mach  sonde  doen  metten  live, 

Na  dat  woert  der  luxttrien. 

Manne,  maghe  ende  ghebueren 

Elc  anderen  haer  wive  ontvrien  ; 

Papen  ende  wethouders  die  houden  amien 

Boven  haer  belof  van  trouwen. 

Lettel  scamen  hem  die  vrouwen, 

Die  maeghde  hebben  bout  ghelaet  ; 

Bastardie  varinghe  gaet 

Boven  wettelike  trouwe. 

(1)  Voir  Chev.  Ph.  Blommaert,  Oudvlaemsche  Gedichlen 
der  XII6,  XIII6  en  XIV6  eewven,  Gand,  L.  Hebbelynck,1841. 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN    AGE  153 

L'argent  est  le  maître  du  monde.  —  Ce  qui  fut  honte  est 
devenu  honneur,  —  Ce  qui  fut  honneur  est  devenu  honte,. 

—  Les  amis  de  Dieu  sont  considérés  comme  les  ennemis  du 
monde, —  Les  miséricordieux  sont  appelés  imbéciles  (bêtes), 

—  et  les  gens  qui  les  traitent  ainsi  meurent  d'excès  !  —  Ils 
se  marient  pour  n'avoir  pas  de  fruits  ;  —  L'enfance  de  jadis 
est  devenu  la  jeunesse  —  Et  parmi  cette  jeunesse  ignorante 
se  recrutent  les  juges  et  les  administrateurs.  —  Des  en- 
fants deviennent  chevaliers  ou  prêtres,  —  L'un  enfant 
couche  avec  l'autre,  —  Avant  d'être  majeur  ;  —  Ils  vont 
armés,  avant  de  porter  de  la  barbe  ;  — •  Et  s 'entretuent  sans 
rancune  comme  sans  raison  ;  — ■  Les  femmes  portent  des- 
habits d'homme,  —  Les  hommes  sont  habillés  comme  des 
femmes  ;  —  Personne  ne  peut  pécher  par  le  corps,  —  telle 
est  l'ordonnance  (la  loi)  sur  la  Luxure,  —  et  cependant  des 
gens  mariés,  des  alliés  par  la  parenté,  —  Se  ravissent  mu- 
tuellement leurs  femmes.  —  Les  curés  et  les  prêtres  ont 
des  maîtresses,  —  Malgré  leurs  vœux  de  chasteté.  —  Les 
femmes  n'ont  pas  de  pudeur,  —  Même  les  vierges  ont  des 
airs  effrontés,  —  Et  partout  les  bâtards,  enfants  de  l'amour, 
—  Sont  préférés  à  ceux  dont  la  descendance  est  légitime.... 

Comme  on  le  voit,  tous  les  péchés  qui  s'épa- 
nouissent actuellement  dans  les  capitales  mo- 
dernes :  l'avarice,  ou  la  soif  de  l'or  ;  le  vol,  la 
luxure,  le  malthusianisme,  les  crimes  des  arrivistes 
et  des  jeunes,  les  débauches  précoces  ou  séniles  ; 
l'adultère,  la  prostitution,  la  paresse,  la  simonie, 
le  d  .el,  les  mœurs  inverties,  florissaient  déjà 
dans  les  grandes  villes  de  la  Flandre  aux  xine 
cl    XIVe  siècles. 


154  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

L'orgueil  était  un  péché  général.  Chacun  vou- 
lait sortir  de  son  état  ;  les  prétentions  les  plus  ridi- 
cules s'étalaient  au  grand  jour.  «  Une  fille,  sa  mère 
eût-elle  vendu  des  légumes,  des  nattes  ou  des 
poulets,  voulait  être  appelée  :  Demoiselle  »  (1). 

Cette  soif  des  grandeurs,  ce  besoin  de  luxe  et  de 
plaisirs,  devait  avoir  une  influence  fâcheuse  sur 
la  moralité  publique. 

«  Au  lieu  de  travailler,  dit  Boendaele,  l'homme 
préfère  dormir,  boire  et  jouer.  Sa  femme  ne  peut 
gagner  assez  en  filant  ;  le  pain  et  la  bière  font  dé- 
faut ;  elle  en  est  réduite  à  emprunter  au  dehors, 
ou  bien  des  entremetteuses  s'emparent  d'elle, et 
la  livrent  à  des  galants  qui  lui  achètent  de  beaux 
habits  »  (2). 

La  jeunesse  se  consume  dans  la  luxure  et 
s'abîme  la  santé.  «  Si  les  filles  vierges  ne  savaient 
pas  quelles  sont  les  suites  d'une  faiblesse  et  ne 
craignaient  de  porter  pendant  neuf  mois  un  en- 
fant, nulle  jeune  fille  ne  serait  encore  pucelle  »  : 

Ende  en  waert  dat  men  kint  daer  af  draghet 
Men  vonde  cume  enighe  maghet  (3). 


(1)  Vaderlandsch  Muséum,   t.    I,   p.   76.   (Petite  pièce  du 
xive  siècle). 

(2)  Boendaele,  Niwe  Doctrinael  (v.  907  et  suiv.). 

(3)  Boendaele,  Niwe  Doctrinael  (v.  1025  et  suiv.). 


T.E     PKCHE    AU     MOYEN    ACE 


L55 


Presque  tous  les  hommes  cherchent  à  séduire 
des  filles  pour  les  abandonner  aussitôt  après.  «  Y 
a-t-il.    ajoute   Boendaele,   une   seule   belle   femme 


Fie.  'iO.  —  Les  péchés,  sous  la  forme  de  dénions,  tour- 
mentent Gutlae,  un  saint  anachorète.  Rouleau  de  saint 
Gntlac  (xuc  siècle).  Musée  Britannique. 

qui  pour  de  l'argent  ne  mette  en  vente  son  à  me  et 
son  corps  ?  Car  le  péché  et  la  honte  lui  importent 
peu  »  (1). 


'1)  Boendaele,  Niwe  Doctrinael  (v.  11G3  et  suiv. 


156  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

«  Que  fait-on  le  dimanche  ?  On  va  à  la  taverne, 
on  boit  jusqu'à  en  perdre  la  raison,  on  passe  le 
temps  à  jouer.  Les  femmes  courent  à  la  danse  ; 
elles  vident  ensemble  quelques  brocs  et  finissent 
par  se  quereller  ;  elles  dévoilent  les  secrets  de  l'al- 
côve, répètent  sur  le  compte  de  chacun  des  tas 
d'histoires  vraies  ou  fausses,  et  au  bout  de  la 
journée  elles  ont  dépensé  le  gain  de  la  semaine.  » 

«  Les  filles  qui  ont  à  craindre  les  conséquences 
d'une  faute  vont  danser  et  se  fatiguer  outre  me- 
sure pour  se  faire  avorter  ;  elles  s'adressent  aussi 
à  de  vieilles  sorcières  pour  en  obtenir  des  sorti- 
lèges. Elles  avalent  des  herbes  ou  des  sirops  ;  ou 
bien  elles  ont  encore  d'autres  méthodes  que  je 
n'ose  pas  même  nommer  »  (1). 

Les  péchés  de  la  société  flamande,  aux  xme  et 
xive  siècles,  nous  sont  encore  connus  par  une 
curieuse  œuvre  satirique,  «  Achte  personenwens- 
chen  »  (Souhaits  de  huit  personnes), du  même  van 
der   Lore. 

L'auteur  nous  y  fait  assister  à  un  banquet  fan- 
taisiste, où  se  trouvent  réunis  :  un  chevalier, 
accompagnant  une  «  demoiselle  de  haut  lignage  », 
un  clerc  savant,  avec  une  fraîche  «  nonne»,,  —  un 
moine  avec  sa  béguine,  —  ainsi  qu'un  curé  dont  la 
maîtresse  est  une  femme  mariée.  Après  avoir  bien 

(1)  Boendaele,  Niwe  Doclrinael  (v.  1723  et  suiv.). 


LE    PECHE    AU    MOYEN   AGE 


157 


mangé,     et     bu    davantage,    après    avoir  chanté 
des  «  bourdes  »,  chacun  émet  des  vœux,  car,  re- 


H 


Fig.  41.  —  Le  péché  sous  la  forme  d'une  bête.  —  La  Pa- 
resse (L'âne)  (Imperatoris  Justiniani  Institutiones.  Ms.du 
xme  siècle).  Bibliothèque  de  Gand. 


marque  judicieusement  le  poète,  «  personne  n'est 
content  de  son  état,  ni  de  sa  fortune  !  » 


158  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

Le  chevalier  parle   d'abord  : 

Je  wenschene  ter  stonde, 

Om  voghelen  ende  om  honde 

Om  wapene  ende  om  peert... 

Met  vrouwen  ende  om  vrome  knechten, 

Vlieghen,  jaghen  met  winden 

Tornieren,  joesten,  vechten... 

Je  me  souhaite  à  l'instant  même,  —  des  faucons  et  des 
chiens  de  chasse  ;  — ■  Je  veux  des  armes  de  prix  et  des  che- 
vaux, —  un  ménage  luxueux  avec  de  nombreuses  femmes 
ainsi  que  des  varlets  valeureux,  —  chasser  au  faucon  et  au 
lévrier,  —  je  veux  me  battre  à  la  guerre  et  aux  tournois. 

Et  une  vie  si  édifiante,  si  bien  remplie,  devait 
naturellement  se  terminer  par  une  place  digne  de 
son  rang  au  paradis  : 

Ende  na  die  leste  stonde 
Te  varen  in  hemelryc. 

La  jeune  fille,  de  son  roté, aspire  aux  hommages; 
elle  veut  : 

Danser  et  monter  à  cheval,  —  Chasser  au  faucon  et  aux 
chiens  —  Jouer  du  hautbois  et  de  la  cornemuse. 

Dansen  ende  reyen 
Vlieghen  ende  jaghen 
Pipen  ende  scalmeyen... 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN     AGE  159 

Puis  (le  plus  tard  possible)  mourir  entre  les 
bras  de  son  amant  qui  doit  la  suivre  au  tombeau. 

Alors  le  clerc,  regardant  sa  «  frische  »  (fraîche) 
religieuse,  souhaite  abandonner  pour  elle  ses 
études  et  tout  son  savoir  : 

Ende  met  u  verteeren 
Myn  goet,  al  mine  jaren, 
Ghelt  panden  ende  boeken... 

(Il  veut  jouir,  avec  sa  maîtresse,  de  ses  belles  années,  dé- 
penser tout  son  bien,  même  emprunter  sur  ses  livres). 

De  son  côté,  la  nonnette  s'écrie  :  «  Par  le  Dieu 
tout-puissant,  je  veux  tout  ce  que  désire  mon 
amant  »  : 

le  wille  den  liule  mijn 
Ende  mijn  nonne-ghewant 
Ende  cloester  altemale 
In  gloede  ware  verbrant... 

(Je  souhaite  de  tout  mon  cœur  que  mon  costume  de  reli- 
gieuse et  tous  les  couvents,  jusqu'au  dernier,  soient  brûlés 
et  réduits  en  cendres  ,pour  toujours  festoyer  comme  au- 
jourd'hui). 

Le  moine,  qui  regarde  en  riant  sa  béguine, 
souhaite,  lui  aussi,  d'avoir  tous  les  jours  en  abon- 
dance des  mets  succulents  et  des  vins  généreux. 


160  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Baden  ende  stoven 
Altoes  ende  banquetteren, 
Springhen,  dansen  en  hoven 
Dobbelen  goet  verteren... 

(Car  il  aime  la  bonne  chère  et  les  femmes  et  veut  surtout 
de  l'argent  pour  aller  dans  les  bains  et  les  étuves  (1)  ;  ban- 
queter, jouer,  parier,  au  risque  de  perdre  sa  fortune). 

La  béguine,  plus  gourmande,  est  prête  à 
échanger  son  costume  pour  un  festin  comme 
celui-ci.  Elle  souhaite  continuer  à  mener  une  vie 
joyeuse  : 

Ende  met  aile  closterieren 

vYel  te  sine  ghemint... 

Aise  cen  heilich  kint... 

Myn  sonden  hem  verclaeren 

Ende  doen  al  haer  bevel. 

(Elle  désire  être  au  mieux  avec  tous  les  moines,  qui  se 
réjouissent  avec  elle  et  l'appellent  «  ma  chère  enfant  ».  Elle 
aime  aussi  à  leur  déclarer  ses  péchés  et  à  accomplir  tout  ce 
qu'ils  lui  commandent  comme  pénitence). 

Le  curé  de  paroisse  «  de  parochie  pape  »,  plus 
pratique,  souhaite  voir  augmenter  son  casuel,  en 
trafiquant  mieux  que  jamais  des  sacrements,  tels 

(1)  On  sait  que  les  bains  et  les  étuves,  ainsi  que  les  jeux 
de  paume,  étaient  assimilés,  au  Moyen  âge,  aux  mauvais 
lieux.  Il  y  avait  trois  sortes  de  bains,  l'un  pour  les  hommes, 
l'autre  pour  les  femmes,  et  les  troisièmes  pour  les  deux  sexes 
réunis. 


LE    PECHE    AU    MOYEN    AGE 


161 


Fig.  42,  43,  44.  —  Les  péchés  sous  les  formes  de  brtes.  — 
Ij'orgueit  (le  cheval).  La  colère  (le  loup)  et  la  luxure]  (le 
porc).  —  Imperatoris  Justiian  Institutiones  (Ms.  du 
xme  siècle).  Bibliothèque    de  Gand. 


162  PÉCHÉS    PRIMITIFS 


([ue    baptêmes,     enterrements    ou     mariages.     Il 
désire  gagner  davantage  sur  la  cire  et  le  suif  : 


Ende  vêle  cappelane 

Te  hebben  onder  mi 

Als  me  niet  en  luste  op  te  stane 

Dat  si  mi  hilden  vri, 

In't  dopen,  graven,  ende  trouwen. 


Il  lui  faut  aussi  de  nombreux  chapelains,  tou- 
jours prêts  à  le  remplacer  lorsqu'il  ne  lui  plaît  pas 
de  se  lever.  Mais  il  spécifie  cependant  vouloir  con- 
server pour  lui  seul  la  confession  de  ses  parois- 
siennes. 

Quant  à  la  femme  adultère,  elle  voue  son  mari 
«  aux  vers  ».  Elle  préfère,  dit-elle,  aux  laïques  gros- 
siers et  brutaux,  la  société  plus  policée  des  bons 
curés,  toujours  gras,  aux  paroles  si  onctueuses  : 

Met  goeden  papen  vet 
Te  hebben  compaengie  ; 
Si  hebben  warme  eledere 
Ende  sachte  seden, 
Den  vrouwen  teder 
Eest  grote  salicheden... 

(Car  ils  ont  de  si  chauds  vêtements,  des  mœurs  si  douces. 
Leur  compagnie,  ajoute-t-elle,  est  une  grande  bénédiction 
pour  les  tendres  et  sensibles  petites  femmes  !...) 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN     AGE  103 

Jan  Declerc,  greffier  de  la  ville  d'Anvers,  plus 
connu  sous  le  nom  de  Boendaele,  qui  est  celui  du 
hameau  près  de  Tervueren  où  il  naquit,  écrivit 
en  1345  un  «  Dietsche  Doctrinale  ofte  spieghel  der 
Sonden  »  [Le  Doctrinal  flamand  ou  Miroir  des 
péchés)  qui  constitue  un  document  encore  plus 
précieux  pour  le  sujet  qui  nous  occupe. 

L'écrivain,  se  mettant  au-dessus  de  toute  con- 
sidération personnelle,  fait  un  tableau  très  impar- 
tial des  mœurs  répréhensibles  du  xive  siècle.  Il 
cloue  au  pilori  les  clercs  comme  les  laïques,  car 
tous,  dit-il,  s'adonnent  au  péché.  Les  uns  comme 
les  autres  ont  soif  d'honneurs  et  d'argent  ;  ils 
exploitent  leurs  situations  élevées  pour  accumuler 
des  trésors  simoniaques;  les  prêtres  vendent  leur 
influence  pour  extorquer  des  cadeaux  importants, 
ou  bien  ils  trafiquent  sans  honte  des  indulgences. 
De  1ère  dénonce  sans  crainte  les  prélats  cou- 
pables, les  magistrats  et  les  juges  prévaricateurs. 
Il  critique  aussi  les  pèlerinages,  qui  souvent  dégé- 
nèrent en  saturnales  éhontées,  et  se  moque  sur- 
tout du  culte  idolâtre  que  les  dévots  rendent  aux 
images  soi-disant  miraculeuses. 

Daer  ic  begrippe  die  sotten  riesen 
Die  een  stom  beld  also  verkiesen 
Ende  aenbidden  voor  onsen  Heer  Gods. 
(Ceux  qui  sottement  choisissent  une  statue  stupide,  et  l'im- 
plorent directement  comme  si  c'était  iSotre-Seigneur  Dieu). 


164  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Il  met  surtout  ses  lecteurs  en  garde  contre  les 
diverses  formes  du  péché  de  luxure  qu'il  énumère  : 

ÎVeemin,  den  eersten  noem  hic  soe, 
Int  latin  Fornicacio. 
Adulterium  die  ander  sie 
Incestus  die  derde  soe  comter  ti, 
Peccatum  contra  naturam 
Geen  sonde  maeckt  God  so  grain  ; 
Die  vijfte  hierna  heet  stuprum 
En  die  sesde  heet  Raptum...  (1) 

(Je  nommerai  d'abord  l'amour  charnel,  en  latin  Forni- 
cacio, —  Adulterium  est  la  seconde,  —  Incestus  la  troi- 
sième, —  Peccatum  contra  naturam,  —  Aucun  péché  ne  met 
Dieu  plus  en  colère,  —  la  cinquième  se  nomme  Stuprum,  — 
Et  la  sixième  Raptum...). 

Le  péché  de  gourmandise  fut  plus  que  jamais 
en  hon  eur  aux  xme  et  xive  siècles.  Les  fêtes 
civiles  et  religieuses  servaient  de  prétextes  aux 
ripailles  (bras  partyen)  les  plus  truculentes  et  les 
plus  prolongées. 

Un  naïf  et  dévot  proverbe  flamand  n'assure-t-il 
pas  que  : 

(1)  Jan  De  Clerc,  Dietsche  Doctrinael  ofte  spieghel  der 
sonden.  Manuscrit  n°  18642  du  fonds  Van  Hulthem  (Bibl. 
royale,  Bruxelles).  Voir  aussi  Pu.  Blommaert,  Oudvlaems- 
che  Gedichlen  der  XIe,  XIIe,  XIIIe  en  XIVe  eeuwen,  Gand, 
1851,  p.  86. 


LE    PECHE    AU    MOYEN     AGE 


165 


Die  eet  wel 
Bid  wel  ! 

(Celui  qui  mange  bien,  prie  bien  !) 


Les  excès  gastronomiques  des  Belges,  qui, 
d'après  M.  E.  Baie,  valurent  à  la  Flandre  «  une 
notoriété  que  les  autres  nations  n'acquirent  que 


Fig.  45.  —  Le   péché    dans    les.  couvents   mixtes.     (Livre 
d'Heures.  Ms.du  xive  siècle).  Musée  Britanique. 


par  leurs  vertus  »,  se  retrouvent  presqu'à  chaque 
page  de  son  histoire. 

"\  illani,  en  décrivant  la  bataille  de  Groeninghe 
qui  fut  si  fatale  à  la  noblesse  française,  appelle  les 
Flamands  des  Conigli  pieni  de  burro.  Connaissant 
leur  gourmandise,  les  condottieri  dirent  au  Conné- 
table :  «  Les  Flamands  sont  de  grands  mangeurs  ; 


1GG  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

ils  ont  l'habitude  de  manger  et  de  boire  toute  la 
journée;  en  les  tracassant  et  en  les  tenant  à  jeun, 
ils  ne  sauront  résister  et  quitteront  bientôt  leurs 
rangs  pour  aller  se  rafraîchir.  » 

Les  Brugeois  dans  les  bruyères  de  Beverhout. 
parlant  par  expérience,  donnèrent  plus  tard  le 
même  conseil  à  leur  comte,  quand  ils  se  mesurè- 
rent avec  les  «  Kwaden  »  (les  mauvais),  c'est-à- 
dire  les  Tisserands  gantois. 

S'il  faut  en  croire  Froissart,  la  veille  de  la  tuerie 
de  Roosebeke,  c'est  encore  à  un  magnifique 
souper  que  Philippe  von  Artevelde  invita  ses  ca- 
pitaines et  leur  promit  d'emmener  à  Gand  le  roi 
de  France,  «  pour  lui  apprendre  à  parler  le  fla- 
mand ». 

Le  gourmand  Wenceslas,  qui  donna  des*  fêtes 
mémorables  à  Bruxelles,  se  fit  suivre  à  la  bataille 
de  Basweiler  (1371)  d'une  légion  de  valets  por- 
tant des  pâtés  et  des  flacons,  tandis  qu'un  simple 
bourgeois,  Yoens,  Chef  des  Gantois,  en  mission 
pour  sceller  entre  les  communes  de  la  Flandre 
une  nouvelle  alliance,  assiste,  en  compagnie  des 
joyeuses  demoiselles  de  la  ville  de  Damme,  à  un 
banquet  si  copieux  que,  gavé  de  nourritures  et  de 
luxures,  il  meurt  la  nuit  suivante,  victime  de  ses 
péchés  favoris. 

Bruxelles,  comme  Bruges,  Gand  et  Damme, 
méritait  alors  la  réputation  d'une  véritable  ville 


LE    PÉCHÉ     AU    MOYEN    AGE  lf>7 

de  plaisir.  «  On  y  menait  la  vie  plantureuse  qui 
convient  encore  si  bien  aux  vrais  bourgeois  fla- 
mands. »  Le  poète  Eustache  Deschamps,  qui 
demeura  dans  la  capitale  de  la  Belgique  actuelle 
entre  les  années  1380  et  1383,  lui  consacra  ce  ron- 
deau, où  il  regrette  si  amèrement  les  aimables 
péchés,  ou  «  déliz  »  qu'il  eut  le  plaisir  d'y  com- 
mettre : 

Adieu,  beauté,  liesse,  tous  deliz, 
Chanter,  dancer  et  tous  esbatemens  ! 
Cent  mille  foys  à  vous  me  recommans. 
Brusselle,  adieu  où  les  bains  sont  jolys  (1), 
Les  estuves,  les  fillettes  plaisans  ! 
Adieu,  beauté  liesse  et  tous  déliz  ! 
Belles  chambres,  vins  de  Rhin,  molz  liz, 
Coussins,  plouviers  et  capons,  et  fesans, 
Compaignie  douce  et  courtoises  gens, 
Adieu,  beauté,  liesse  et  tous  déliz. 

Tous  les  moralistes  flamands  s'élevèrent  vaine- 
ment contre  cette  gourmandise  générale,  contre 
cette  vie  grasse  et  plantureuse,  contre  cet  amour 

(1)  Nous  avons  vu  que  les  bains  et  les  étuves  étaient  assi- 
milés aux  bordels  et  autres  mauvais  lieux.  Il  existe  un 
poème  aussi  curieux  que  rare  :  «  De  Stove  >>,  (L'Etuve),  par 
Jean  van  den  Dale,  publié  pour  la  première  fois  à  Bruxelles, 
en  1528,  et  porté  sur  l'index  de  Philippe  II.  Il  est  consacré 
aux  péchés  et  excès  qui  se  commettaient  dans  les  bains  et 
les  étuves  en  Flandre. 


168  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

•fies  plaisirs  de  la  table,  cet  abus  des  bains  et  des 
étuves,  où  se  commettaient,  selon  eux,  tant  de 
péchés  mortels  de  toutes  natures  : 

Nu  ghesoden,  nu  ghebraden, 
Nu  pasteijiden,  tarten,  nu  vladen, 
Nu  maleviseije,  nu  bier,  nu  wijn 
Nu  ghinghebaers  of  specie  fijn  (1). 

(Viandes  les  plus  rares,  tantôt  rôties  tantôt  bouillies  ; 
pâtés,  flans,  malvoisie,  bière,  vin,  gingembre,  épices  fines, 
on  ne  songe  qu'à  la  mangeaille,  qui  gonfle  les  ventres  et 
fait  déborder  les  chairs), 

«  Il  mourait  alors,  ajoute  Jan   de  Weert,  dans 
son  Leken  Spieghel,  plus  de  gens  de  trop  manger 
'  et  de  trop  boire,  que  de  faim.  » 

A  une  réunion  de  quatre  cents  Dominicains  à 
Anvers,  ces  religieux  gourmands  consommèrent  : 
«  2.500  livres  de  pain,  4  aimes  et  24  quarts  de  vin  ; 
2  tonnes  de  bière,  4  porcs,  6  moutons,  203  pou- 
lets, 821.  faisans,  24  perdreaux  (on  n'avait  pu  en 
trouver  davantage),  170  couples  de  pigeons,  12  hé- 
rons, sans  compter  les  pâtés  de  viande  et  400  pe- 
tits gâteaux  aux  raisins  (2).  » 

Les  chroniques  si  précieuses  de  Le  Muisit,  qui 
signe  T  «  humble  abbé  du   monastère  de  Saint- 

(1)  Boendaele,  Niwe  Doctrinael  (v.  1257  et  suiv.). 

(2)  Mertens  et  Torfs,  Geschiedenis  van  Antwerpen, 
t.  III,  p.  41. 


LE     PECHE    AU     MOYEN     AGE 


109 


Martin  à  Toûrnay  (1)  »,  nous  prouvent  que  les 
mœurs  de  la  population  wallonne  de  la  Belgique 
actuelle  ne  valaient  pas  mieux  que  celles  que 
nous  avons  vu  déplorer  par  les  moralistes  fla- 
mands. Lui  aussi  constate  le  désordre  qui  régnait 
au  commencement  du  xive  siècle  dans  toutes  les 
classes   de  la   société.    Il  nous   dépeint   le   peuple 


Fie.    46.     —    Supplice    d'un    damné.    Tiré   d'une   estampe 
de  P.  Breujrhel  le  Vieux  (xvie  siècle). 


abruti  par  le  malheur;,  tombé  dans  l'abîme  de  la 
dégradation  et  du  vice,  ayant  perdu  jusqu'au  sen- 
timent de  la  dignité  humaine,  tandis  qu'à  côté  de 
cette  misère  dont  on  ne  peut  se  faire  une  idée 
s'étalent  la  licence  et  le  luxe  inouï  des  grands, 
qui  semblaient  poussés  par  le  démon  lui-même  à 
une  véritable  fureur  de  jouissances  à  tout  prix. 


(1)    Conservées    à    la    Bibliothèque    royale    de    Bruxelles 
(Dép*  des  manuscrits). 

10 


170  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

Grâce  à  lui  nous  connaissons  les  tares  et  les 
vices  du  campagnard  ou  de  l'artisan  du  Hainaut  ; 
les  fourberies  et  les  prêts  usuraires  des  marchands 
et  des  Juifs  ;  il  prend  à  partie  l'homme  de  guerre, 
car,  dit-il,  «  son  métier  c'est  le  meurtre  et  la 
rapine  ».  Il  ose  l'appeler  d'une  façon  satirique  le 
cheval  ou  la  monture  du  diable  »  : 

Superbi  militis,  equi  diaboli 
Hic  illuc  cursitant,  féroces,  valedi 
Virosque,  bestia  ubi  reperiunt 
Nituntur  rapere,  vel  interficiant. 

Il  stigmatise  non  moins  durement  les  nobles  et 
les  patriciens.  Il  critique  leur  costume,  leurs 
chausses  si  étroites  qu'elles  accusent  les  formes 
des  cuisses  et  soulignent  les  parties  déshonnêtes 
du  corps.  Il  s'étonne  que,  chose  plus  damnable 
encore,  la  plupart  des  femmes  prennent  sans  ver- 
gogne un  grand  plaisir  à  les  voir,  se  présenter 
ainsi.  Les  dames,  d'ailleurs,  ne  sont  pas  moins  dé- 
vergondées dans  leur  mise  :  elles  portent  des 
robes  si  serrées  et  si  bien  collées  à  leurs  corps 
qu'elles  paraissent  nues  comme  des  bêtes.  Avec 
cela,  outrageusement  décolletées,  de  faux  che- 
veux sur  le  front,  elles  posent  sur  leur  tête  ces 
affreuses  coiffures  à  cornes  qui  font  songer  aux 
démons  de  l'enfer.  Ainsi  attifées,  elles  troublent 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN     AGE  171 

par  leurs  caquets  les  sermons,  les  offices,  et 
même  les  funérailles,  en  provoquant  les  hommes 
par  leurs  gestes,  leurs  rires  et  leurs  œillades  dépla- 
cées. Quant  aux  autres  inventions  nouvelles  : 
chansons  licencieuses,  jeux  et  danses  déshonnêtes, 
il  préfère  les  passer  sous  silence,  «  car  cela  l'en- 
traînerait trop  loin  ». 

Aussi  le  pieux  aLbc  trouve-t-il  tout  naturel  que 
de  si  nombreux  péchés  finirent  par  attirer  sur  le 
monde  la  colère  divine.  Celle-ci  se  manifesta  sous 
la  forme  d'une  effroyable  peste  en  1349.  Le  fléau 
fit  oublier  par  son  horreur  tous  les  maux  passés  et 
présents.  Comme  par  miracle,  dit  le  Muisit,  le 
Péché  s'en  trouva  pour  un  temps  vaincu.  Les 
hommes  renoncent  à  l'ivrognerie,  à  la  débaurhe, 
aux  blasphèmes,  aux  jeux  de  hasard  et  à  leurs 
pires  défauts.  On  se  hâtait  partout  de  faire  bénir 
par  l'Eglise  les  liens  illégitimes  ;  tous,  tant  les 
hommes  que  les  femmes,  deviennent  des  petits 
saints. 

«  Par  un  effet  de  la  grâce  divine,  les  hommes 
abandonnent  leurs  vêtements  immodestes,  les 
femmes  déposent  leurs  cornes  et  leurs  haucettes  (?) 
Les  hommes  cessèrent  de  jurer  par  les  saints 
noms  de«Jésus-Christ,  de  la  Passion,  de  la  Vierge 
Marie,  et  de  tous  les  Saints.  On  n'entendit  plus 
parler  de  jeux  de  dés,  plus  de  danses  et  de  chan- 
sons déshonnêtes.  Les  désordres  et  querelles  pu» 


172  PÉCHÉS    PRIMITIF? 

bliques  si  communes  entre  les  deux  sexes  avaient, 
disparu  ;  on  faisait  des  pénitences  publiques,  et 
chacun,  oubliant  ses  rancunes  personnelles,  se 
réconciliait  avec  ses  ennemis.  Oui,  ajoute  le  chro- 
niqueur véridique,  «  cela  s'est  vu  à  Tournay,  que 
le  Seigneur  fasse  à  ses  habitants  la  grâce  de  persé- 
vérer !  » 

Ces  pénitences  publiques  consistaient  surtout 
en  flagellations  cruelles.  Des  Fustigeants,  venus 
de  diverses  contrées,  «  marchaient  d'un  pas  ca- 
dencé et  chantaient  des  cantiques  chacun  selon 
leur  idiome  ;  les  Flamands  en  flamand,  les  Bra- 
bançons en  teutonique  et  les  Français  en  fran- 
çais )>.  Ils  étaient  nus,  ou  presque  nus,  et  se  fla- 
gellaient jusqu'au  sang  à  l'aide  de  fouets  à  trois 
nœuds,  garnis  de  pointes  de  fer  acérées.  Ils  vou- 
laient par  leurs  coups  racheter  tous  les  péchés  et 
aussi  détruire  les  ennemis  du  Christ.  Ces  ennemis, 
naturellement,  c'étaient  les  Juifs,  qu'on  accusait 
d'usure,  parce  qu'ils  étaient  riches,  et  de  magie 
diabolique,  parce  qu'ils  pratiquaient  l'hygiène  et 
parfois  la  médecine. 

Ils  furent  rendus  responsables  de  l'épidémie, 
car  on  assurait  qu'ils  empoisonnaient  les  fontaines 
et  qu'ils  pratiquaient  l'envoûtement  . de  leurs 
ennemis.  Les  tortures  les  plus  atroces  leur  firent 
bientôt  avouer  mille  péchés  imaginaires  et  parmi 
€eux-ci,  le  plus  affreux,  le  plus  grand  de  tous,  la 


LE     PKCIIE     AU    MOYEN   AGE 


173 


profanation  d'une  hostie  consacrée  qui,  percée  de 
coups  de  couteau,  laissait  couler  le  sang  divin. 
I  ne  curieuse  miniature  du  manuscrit  nous 
montre  la  punition  des  Juifs  de  Bruxelles,  brûlés 
jusqu'au    dernier    en    place    publique,    dans    des 


Fie  47.  —  Le  péché  dans  la  guerre  des  classes.  Le  seigneur 
(le  chat)  assiégé  par  le  peuple  qui  se  venge  (les  rats).  — 
Livre  d'Heures  du  xive  siècle.  (Musée  Britannique). 


fosses  profondes  où  le  bourreau  les  précipite    aux 
applaudissements  de  la  foule. 

Vingt- cinq  mille  personnes  périrent  de  la  peste 
dans  la  seule  ville  de  Tournai,  des  familles  entières 
disparurent.  Le  Muisit  remarque,  chose  étrange 
de  la  part  d'un  abbé,  que  le  clergé  ne  se  mit  pas  en 
peine  de  conjurer  les  ravages  de  l'épidémie  et  cela 
parce  qu'il  y  faisait  bien  ses  affaires.  Il  déplore  et 
décrit  avec  maints  détails  les  scandales  du  monde 

10* 


174  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

ecclésiastique   de  Tournai   et  finit  par  constater 
que  «  le  prêtre  a  les  ouailles  qu'il  mérite  !  » 

Nous  voilà  bien  loin  de  la  belle  devise  de  Yan 
der  Lore  qui,  dans  sa  «  Pucelle  de  Gand  »  (de 
Maghet van  Ghent),  s'écrie  : 

Suver  leven  ende  vri 

Gaet  voer  goût,  voer  dierbaer  stenc  ! 

(Vivre  pur  et  libre,  vaut  mieux  que  l'or  et  les  pierres  les 

plus  précieuses). 

Dans  son  Jari s  Teestye,  le  poète  Boendaele  nous 
dépeint  lui  aussi  la  vie  mauvaise  des  ecclésias- 
tiques de  son  temps.  Il  nous  montre  les  hauts 
prélats  flamands,  s'enfonçant  chaque  jour  davan- 
tage dans  le  péché  et  le  vice  (1). 

«  Ils  pratiquent  l'usure  ;  ils  vendent  de  tout  ; 
ils  courent  de  taverne  en  taverne,  dansent,  vont 
au  bal.  Ils  jouent  à  des  jeux  frivoles,  font  des 
paris  et  blasphèment  à  qui  mieux  mieux. 

«  Ce  n'est  pas  à  l'église  qu'ils  restent  le  plus 
longtemps,  mais  là  où  l'on  boit,  là  où  l'on  séduit 
les  femmes,  qu'eux,  les  pasteurs,  entraînent  au 
péché.  Ils  vont  aussi  à  la  chasse,  et  après,  fatigués, 
ils  ronflent  dans  leurs  stalles  pendant  les  saints 
offices,  laissant  chanter  et  s'égosiller  à  leur  place 
leurs  vicaires  et  leurs  chapelains.   Dans  les  cou- 

(1)  Jans  Teestye,  cite  dans  Van  deh  Kindere,  p.  332. 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN    AGE  175 

vents  de  femmes,  les  abbés  et  les  abbesses  font 
bonne  chère  (et  le  reste),  tandis  que  les  simples 
moines  doivent  se  contenter  d'un  œuf,  ou  «  d'un 
sale  hareng  »  (  en  smerigen  haring),  arrosé  de 
mauvaise  bière,  alors  que  Ton  sait  que  les  abbés 
ont  leurs  caves  pleines  d'excellent  vin  du  Rhin.  » 

Ruysbroeck  (l'Admirable)  ne  parle  pas  autre- 
ment de  leurs  péchés.  «  Ce  sont  les  disciples  de 
Judas  qui  gouvernent  l'église  (1)...  Jésus  voya- 
geait sur  une  ânesse  ;  aujourd'hui  les  abbés  visi- 
tent leurs  gens  à  la  tête  de  quarante  chevaux. 
Pour  absoudre  les  péchés,  ils  réclament  de  l'ar- 
gent ;  le  riche  seul  peut,  sans  danger,  servir  le 
diable  toute  l'année...  Un  usurier  vient-il  à 
mourir  :  s'il  le  demande,  on  l'enterrera  devant 
l'autel...  Ainsi  chacun  a  ce  qu'il  désire  :  le  diable 
a  l'âme,  l'évêque  l'argent,  et  le  fou  ses  courtes 
jouissances  (2).  » 

Les  nonnes,  dit  encore  Ruysbroeck,  dans  ses 
Van  Seven  Sloten,  ne  songent  qu'à  leurs  toilettes  : 
«  Au  lieu  de  couleurs  noires  ou  grises,  elles  choi- 
sissent des  nuances  éclatantes  bleues,  vertes  et 
rouges...  les  unes  font  leurs  robes  si  amples  qu'on 
en  pourrait  tailler  trois  en  une  seule,  les  autres  si 

(1)  12  Beghinen,    cité  dans  Van  der    Kindere,    p.   332. 

(2)  Ruysbroeek,  Expositie  van  den  Tabernacule,  cité 
par  Van  der  Kindere,  p.  333. 


176  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

étroites  qu'elles  semblent  nues  et  leurs  jupes 
collées  à  leur  corps.  Parfois,  le  jupon  de  dessous 
est  si  court  qu'il  ne  descend  que  jusqu'aux  ge- 
noux, parfois  il  est  si  long  qu'elles  doivent  le  re- 
trousser, pour  qu'il  ne  traîne  pas  dans  la  boue.  A 
leur  ceinture  pend  tout  un  clinquant  d'argent,  de 
sorte  que  la  nonne  s'en  va  résonnant  comme  une 
poule,  à  laquelle  on  aurait  attaché  une  sonnette... 
Aussi  tout  ce  qui  émane  d'elles  est  un  poison  qui 
plaît  au  diable,  et  c'est  lui  qui  les  servira  éternel- 
lement dans  les  appartements  impurs  de  l'enfer!  » 

<(  Les  ménages  irréguliers  des  prêtres,  dit  l'auteur 
du  Nïwe  doctrinael,  sont  dans  l'ordre.  Ils  élèvent 
leurs  bâtards  et  les  marient  richement.  Plus  d'un 
ne  se  contente  pas  d'un  ménage,  ni  d'une  femme, 
ni  de  deux  ni  de  trois.  Ils  ne  se  privent  d'aucune, 
fût-ce  de  leur  propre  nièce.  » 

Quant  aux  moines,  eux  aussi  se  conduisaient 
de  manière  à  exercer  la  verve  satirique  des  con- 
teurs. Dans  le  fabliau  intitulé  Vcn  den  Monich, 
(du  Moine),  un  religieux  a  mis  à  mal  une  jeune 
fille  et  il  appelle  le  diable  à  son  secours,  pour  le 
tirer  d'affaire  ;  mais  le  malin  lui  joue  un  tour  (sca- 
tologique)  que  l'on  ne  peut  essayer  de  présenter 
au  lecteur,  même  à  mots  couverts,  la  crudité  du 
Moyen  âge  étant  parfois  par  trop  grossière  (j). 

(1)    L.    VAN    DER    KlNDERE,    Op.   Cit.,   p.    337. 


LE    PKCIÎE     AU    MOYEN    AGE 


177 


La  gourmandise  et  l'ivrognerie  des  religieux 
étaient  proverbiales.  Ruysbroeck raconte  l'histoire 
de  trois  moines  qui,  pour  satisfaire  leurs  péchés 
favoris,  furent  entraînés  aux  plus  coupables  excès. 
Deux  d'entre  eux  étant  morts    par  accident,  ils 


Fig.  48.  —  Un  évêque  gourmand  pile  avec  sa  crosse  un  mets 
délectable.  (Psautier  du  xive  siècle.  Musée  Britannique). 

apparaissent  au  survivant  et  lui  révèlent  qu'ils 
sont  damnés.  Ayant  demandé  quelle  était  leur 
peine,  l'un  des  maudits  «  laisse  tomber  une  goutte 
de  sueur  sur  un  candélabre  en  cuivre  qui  se  trou- 
vait là,  et  qui,  en  un  instant, fut  fondu.. .Et  telle  fut, 
ajoute  le  poète,  la  mauvaise  odeur,  que  les  moines 
durent  pendant  trois  jours  quitter  le  couvent  »  (1). 

(1)  Van  Otterloo,  John  Ruysbroek,  p.  358. 


178  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Les  monastères  mixtes  étaient  nombreux  en 
Flandre.  Parmi  les  principaux,  on  cite  l'abbaye 
des  Prémontrés  de  Saint-Nicolas,  à  Furnes. 

Mais  là,  comme  ailleurs,  et  malgré  les  précau- 
tions prises,  le  désordre  était  extrême.  Dès  le 
xme  siècle,  on  se  vit  forcé  de  transporter  les 
sœurs  dans  un  bâtiment  séparé  (1). 

Les  béguines  et  leurs  confesseurs  commet- 
taient des  «  actes  abominables  et  énormes  (2)  »  ; 
les  moines  et  les  frères  convers  se  livraient  dans 
les  couvents  à  de  véritables  combats  (3),  tandis 
cfue  dans  les  retraites  de  femmes,  la  discorde 
était  perpétuelle. 

Ecoutons  le  témoignage  d'un  contemporain, 
Louis  van  Velthem,  prêtre  lui-même,  qui,  sans 
songer  à  se  poser  en  réformateur,  expose  naïve- 
ment la  situation  : 

«  Le  peuple  déteste  les  religieux.  On  commence 
à  se  dire  :  Jusqu'à  quand  supporterons-nous  les 
péchés  et  les  méfaits  de  ces  bêtes  avides,  qui  vi- 
vent ici  comme  des  loups  ?  —  Sus  !  Il  est  temps. 

(1)  Chronicon  et  Cartularium  Abb.  S.  yicolai  Furneiisis, 
publié  par  la  Société  d'Emulation,  p.  7  et  suiv. 

(2)  Codex  Dunensis,  p.  375.  Voir  aussi  sur  les  couvents 
de  femmes  la  pièce  :  «  Een  scone  exempel  »,  Belg.  Mus.,  I,  326. 

(3)  «  Ab  excommunicatione  quam  injiciendo  manus  vio- 
lentas invicem  in  se  ipsos  fréquenter  incurrunt.  *  Codex 
Dunensis,  n.  XXIV,  p.  35. 


LE     PÉCHÉ    AU     MOYEN    AGE  179 

Leur  habit  fait  leur  seule  puissance.  Ils  devraient 
nous  protéger,  ils  ne  font  que  nous  exploiter  !  » 

Van  Maerlant  n'avait-il  pas  dit  déjà  que  «  le 
bonheur  des  laïcs  faisait  pleurer  les  clercs,  et  que 
les  prêtres  étaient  joyeux  quand  la  mort  enlevait 
quelqu'un,  car,  disaient -ils,  n'était-ce  pas  un 
ennemi  de  moins  ?  » 

Comme  l'a  si  bien  fait  remarquer  Van  der  Kin- 
dere  :  «  Au  milieu  de  ces  incohérences,  dans  cette 
société  si  profondément  imbue  du  sentiment 
religieux,  mais  au  fond  de  laquelle  grondait  la 
révolte,  il  fallait  essayer  une  réforme  au  sein 
même  de  l'Eglise.  »  C'est  en  s'emparant  de  cette 
idée  féconde  que  François  d'Assise  et  Dominique 
de  Gusman,  pour  combattre  le  Péché,  créèrent 
de  nouveaux  ordres  mendiants,  Franciscains  et 
Dominicains  dont  la  fortune  devait  être  écla- 
tante. 

«  La  milice  nouvelle  se  mit  à  parler  aux  fidèles 
la  langue  qu'ils  comprenaient  ;  elle  exalta  l'idéal 
de  la  piété  vraie  :  faisant  elle-même  profession  de 
ne  rien  posséder,  elle  pouvait  sans  inconséquence 
célébrer  le  renoncement  aux  choses  terrestres  et 
mettre  au-dessus  de  tout  l'amour  pur,  l'amour 
céleste. 

«  A  cet  appel,  la  foule  ne  résista  point,  elle  fut 
conquise  d'un  trait  comme  d'une  passion  victo- 
rieuse, elle  se  donna  tout  entière  :  au  lieu  de  pré- 


180  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

lats  avides,  vaniteux,  grassement  dotés,  grasse- 
ment nourris,  elle  voyait  avec  ravissement  des 
hommes  simples,  vêtus  comme  les  plus  pauvres, 
sévères  pour  eux-mêmes,  charitables  pour  autrui, 
partageant  avec  les  petits  leurs  joies  et  leurs 
misères,  et,  sous  l'influence  de  la  flamme  ardente 
qui  animait  leurs  discours,  elle  se  sentait  comme 
anoblie  (1).  » 

C'est  dans  la  seconde  moitié  du  xme  siècle  que 
ces  ordres  mendiants  s'établissent  en  Flandre  ; 
ils  s'emparent  du  confessionnal,  des  chaires,  de 
renseignement.  Alliés  à  la  plèbe,  confondus  avec 
elle,  ils  prennent  pied  dans  la  famille,  dans  la  cité. 
Les  comptes  des  grandes  villes  flamandes  ne  les 
oublient  pas  :  on  leur  fait  des  aumônes,  on  leur 
donne  des  pitances  («  petansen  »)  dans  les  jours 
difficiles;  on  voit  figurer  souvent  parmi  ces  dons 
des  tonneaux  de  harengs.  On  leur  fait  dire  des 
messes,  on  subsidie  leurs  écoles. 

En  échange,  les  moines  sont  les  fidèles  compa- 
gnons du  peuple.  Ils  sont  avec  les  Flamands, 
quand  ceux-ci  se  rebellent  contre  le  roi  de  France, 
ou  bien  contre  le  comte.  Bravant  les  excommuni- 
cations du  pape,  ils  marchent  avec  les  Gantois 
dans  tous  leurs  combats.  Ils  sont  à  la  bataille  de 
Courtrai  ;  à  Beverhoutsveld,  avec   Philippe  van 

(1)    L.    VAN    DER    KlNDERE,   Op.  Cil.,  p.   353. 


LE     PECHE    AU    MOYEN    AGE 


181 


Artevelde  ;  ils  seront  aux  batailles  de  Roosebeke, 
d'Audenarde  et  de  Termonde... 

«  Quand  l'interdit  pèse  sur  la  Flandre  et  que  les 
cérémonies  du  culte  sont  suspendues,  ils  conti- 
nuent à  dire  les  offices  et  calment  les  inquiétudes. 
Ils    inspirent    une    telle    confiance    que,  dans    les 


Fig.  49.  —  Le  péché  puni.  Le  tyran  (le  chien)  est  conduit 
au  gibet  par  le  peuple  (les  lièvres).  Livre  d'Heures  du 
xive  siècle.  (Musée  Britannique). 


périodes  critiques,  c'est  dans  leurs  couvents  que 
l'on  dépose  les  chers  privilèges,  les  précieuses 
chartes  de  la  Cité  (1).  » 

Cet  âge  d'or  ne  fut  hélas  pas  de  longue  durée. 
Le  diable  et  les  péchés  étaient  aux  aguets  pour 
perdre  ces  moines  révolutionnaires.  Leurs  que- 
relles avec  les  prêtres  séculiers  et  les  chapitres 
firent  bientôt  scandale.   N'ayant  rien  en  propre, 


(1)  L.  Vanderkindere,  op.  cit.,  p.  357. 


11 


182  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

forcés  de  vivre  d'aumônes,  ils  étaient  entraînés 
à  flatter  les  gens  pour  en  obtenir  des  dons.  ta  Pour 
de  l'argent,  dit  le  curé  Van  Velthem,  ils  absolvent 
tous  les  péchés  :  un  voleur,  un  assassin,  un  usurier, 
un  ravisseur  de  jeunes  filles,  un  adultère  est  sûr  de 
son  pardon,  s'il  a  de  quoi  leur  donner  ».  Et  il 
ajoute  :  «  Flatterie,  haine  et  bassesse  ;  hypocrisie 
et  médisance,  voilà  par  où  le  démon  les  tient.  » 

Ruysbroeck  n'est  pas  moins  sévère  pour  eux. 
«  Ils  cherchent  la  laine  plus  que  l'agneau  ;  avides 
et  oisifs,  rien  ne  peut  les  satisfaire  ;  blé,  œufs, 
fromage,  argent,  ils  prennent  tout  ;  on  leur  donne 
à  contre-cœur,  mais  peu  leur  importe...  Un 
homme  riche  est-il  malade,  deux  frères  s'en  vont 
le  circonvenir.  D'autres  visitent  ses  filles,  ce  qui 
est  un  grand  scandale...  »  Cet  état  de  choses  s'ex- 
plique d'ailleurs  aisément  quand  on  songe  que 
c'étaient  des  hommes  grossiers  et  peu  éclairés, 
chez  qui  le  diable  et  les  sens  devaient  prendre 
rapidement  le  dessus,  trouvant  sa  dernière 
expression  dans  la  débauche  et  dans  le  vice. 

Même  chez  des  moines  plus  instruits,  comme 
les  frères  du  libre  Esprit,  dans  le  Brabant,  par 
exemple,  parmi  lesquels  se  trouvaient  des  femmes, 
telle  la  fameuse  Bloemardine  (Marie  Blomard  de 
Valenciennes),  on  confondit  trop  souvent  l'amour 
charnel  avec  l'amour  divin. 

Plus  répréhensibles  encore  furent  à  Bruxelles, 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN-AGE  183 

vers  la  fin  du  siècle,  les  hommes  dits  de  l'intelli- 
gence [Hommes  intelligentiae)  qui,  s'il  faut  en 
croire  les  chroniqueurs,  vivaient  dans  une  abo- 
minable promiscuité  ;  les  deux  sexes  ne  reculant 
devant  aucune  souillure,  prétendant  avoir  dé- 
couvert les  moyens  les  plus  raffinés  de  pécher. 

Dans  leurs  sacrifices  infâmes,  ils  osaient  se 
montrer  dans  un  état  de  nudité  complète.  » 

Selon  ces  hérésiarques  spécieux  :  «  les  vœux  de 
pénitence,  de  chasteté,  de  virginité,  n'aboutissent 
qu'au  triomphe  de  l'hypocrisie.  Ne  vaut-il  pas 
mieux  alors  répudier  un  idéal  mensonger  ;  rejeter 
le  jeûne  et  les  mortifications  inutiles  et  enlever 
à  la  virginité  sa  prétendue  auréole  ?  Les  actes 
nécessaires  de  la  vie,  même  les  plus  répugnants, 
ne  peuvent  entraîner  ni  mérite  ni  démérite.  Dieu 
est  partout,  donc  il  est  dans  la  pierre,  comme 
dans  les  parties  sexuelles  de  l'homme  et  de  la 
femme  ;  dans  l'enfer,  comme  dans  l'Eucharistie.  » 
Ils  ajoutaient  que  «  le  pain  ordinaire  et  le  pain 
de  la  cène  peuvent  également  nourrir  les  porcs.  » 
Ils  disaient  encore  :  «  Si  aux  deux  extrémités  de 
l'autel  ont  lieu,  d'une  part,  la  consécration  de 
l'hostie,  et  de  l'autre  l'union  sexuelle  d'un  homme 
et  d'une  femme,  ces  deux  actes  ont  identiquement 
la  même  valeur.  »  Maximes  choquantes,  mais  qu'il 
y  a  lieu  de  rappeler,  puisque  nous  évoquons  les 
péchés  d'une  époque. 


184  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Comme  on  le  voit,  la  Flandre,  au  xive  siècle, 
était  déjà  mûre  pour  la  Réforme.  Boendaele 
semble  même  l'avoir  prévue,  lorsqu'il  s'écrie  : 

...hets  gheseyt  van  ouden  daghen 
Dat  men  noch  sal  die  Papen  jaghen 
En  die  kerke  doghen  sal, 
En  bi  der  Papen  ghebreke  al, 
So  dat  Paeus  en  Cardinale 
Bisscoppen  en't  paepscap  altemale 
Haer  crunen  selen  decken  doer  den  vaer 
En  hen  berghen  hier  en  daer 
Ofte't  foie  soudse  verslaen. 

(Jans  Teesteye,  v.  3682  et  suiv.). 

«  Il  a  été  dit  depuis  longtemps, 

Que  l'on  finira  par  chasser  le  clergé, 

Et  que  l'Eglise  en  souffrira 

Par  ra  faute  même  du  prêtre  ; 

Si  bien  que  papes  et  cardinaux 

Les  évêques  et  la  moinaille  toute  entière, 

Cacheront  bientôt,  pleins  d'effroi,  leur  tonsure, 

Et  chercheront  de  toutes  parts  à  se  cacher 

Pour  que  le  peuple  ne  les  assomme  pas.  » 

Dans  les  autres  pays,  à  Rome  notamment,  le 
clergé,  certains  papes  mêmes,  donnaient  l'exemple 
de  tous  les  péchés. 

L'avarice  et  la  cruauté  de  Boniface  VIII  sont 
proverbiales.  La  colère  et  l'envie  rongeaient  son 
cœur  et  ce  n'est  pas  sans  raisons  que  Dante  mit 


LE    PECHE    AU    MOYEN    AGE 


185 


ce  pontife  parmi  les  damnés  de  son  Enfer.  On 
sait  que  ce  pape,  craignant  le  retour  au  pouvoir 
de  Célestin  V,  son  prédécesseur,  qui  par  humilité 
chrétienne  avait  abdiqué  après  cinq  mois  de  règne, 
le  fit  incarcérer,  et  que  cette  innocente  victime 
de  son  envie  mourut  en  prison,  empoisonné 
selon  les  uns,  après  des  traitements  odieux  selon 
les    autres.    Ce    qui    n'empêche    pas    Boniface   de 


Fig.  50.  — -  Le  péché  dans  la  guerre  des  classes.  Le  saigneur 
armé  poursuit  l'homme  nu  (le  peuple).  Ms.  duxvxe  siècle 
(Bibliothèque  de  Cambrai). 


rendre  justice  à  son  ennemi  mort  :  poussé  peut- 
être  par  le  remords,  il  le  fit  canoniser  sous  son 
pontificat. 

Ce  fut  son  avarice  qui  le  poussa  à  créer  les 
Jubilés,  qui  produiront  cette  véritable  marée 
d'or,  affluant  de  toutes  les  contrées  chrétiennes 
pour  venir  s'accumuler  dans  les  coffres  de  son 
palais  papal.  Mais  ces  excès  de  pouvoir,  ces  ri- 
chesses immenses    amenèrent    une   réaction  ;   et 


186  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

l'orgueil  de  Boniface  fut  abaissé  par  cette  France 
même,  qui  jusqu'alors  avait  été  favorisée  par  la 
papauté. 

Ce  fut  Philippe  le  Bel  qui  secoua  le  joug  sacer- 
dotal. Il  affirma  que  les  princes  ne  courberaient 
plus  la  tête  devant  les  pontifes  romains  et  que  le 
clergé  obéirait  à  ses  lois.  Il  alla  même  jusqu'à  con- 
fisquer la  papauté  au  profit  de  la  France,  en  éta- 
blissant Boniface  à  Avignon,  recommençant  ainsi 
une  nouvelle  «  captivité  de  Babylone  ». 

Ce  fut  encore  un  pape.  Clément  V,  qui  pousse 
Philippe  le  Bel  à  accuser  les  Templiers  de  crime* 
imaginaires,  et  à  les  faire  condamner  aux  plus 
affreux  supplices,  pour  pouvoir  s'emparer  de 
leurs  immenses  richesses. 

Partout  la  rapacité  des  ecclésiastiques  indi- 
gnait même  les  souverains  les  plus  pieux.  En  1252, 
Blanche  de  Ca,stille,  la  dévote  femme  de 
Louis  VIII,  alors  régente,  avait  appris  que  le 
chapitre  de  Paris  retenait  dans  ses  prisons  du 
cloître  de  Notre-Dame  de  nombreux  paysans 
originaires  de  Chatenay,  qui  n'avaient  pu  payer 
leurs  fermages.  Ils  s'y  trouvaient  avec  femmes 
et  enfants,  entassés  sans  air  et  sans  nourriture. 
et  mouraient  tous  les  jours  en  grand  nombre. 

La  souveraine  crut  devoir  intervenir  et  fit 
des  remontrances  au  chapitre  qui,  insolemment, 
lui  répondit  :  «  Nous  sommes  maîtres  chez  nous, 


LE     PECHE     AU    MOYEN     AGE 


187 


la  royauté  n'a  rien  à  voir  avec  la  juridiction  de 
l'Eglise  I  » 

Quoique  vieille,  Blanche  de  Castille  se  leva  de 
son  fauteuil  et,  outrée  de  colère,  commanda  aux 
gentilshommes  de  sa  Cour  de  la  suivre  ;  puis, 
frappant  de  son  bâton  la  porte  de  la  prison,  elle 
la  fit  enfoncer  sans  retard.  «  Alors,  dit  le  chroni- 
queur Lachaise,  on  vit  sortir  des  souterrains  des 
femmes  et  des  enfants  hâves,  défigurés,  presque 
morts,  qui  tombèrent  aux  pieds  de  leur  bienfai- 
trice, en  demandant  la  continuation  de  sa  pro- 
tection, car,  disaient-ils,  la  vengeance  du  clergé 
leur  aurait  coûté  cher  par  la  suite.  » 

Et  pourtant,  cette  reine  très  catholique,  qui 
brava  à  cette  occasion  la  colère  ecclésiastique,  et 
nie  me  1  excommunication,  ne  fut  pas  sans  re- 
proches. On  connaît  ses  amours  adultères  et  sa- 
crilèges avec  Romain  Bonaventure,  cardinal  de 
Saint -Ange  et  légat  du  pape  Honoré  III.  Envoyé 
à  Paris  pour  entraîner  le  roi  Louis  VIII  dans  une 
nouvelle  guerre  contre  les  Albigeois,  il  prit  le 
parti  de  séduire  la  reine,  la  vraie  maîtresse  de  la 
France,  pour  mieux  arriver  à  ses  fins. 

On  sait  combien  cette  guerre  cruelle  fut  fertile 
en  péchés  de  toutes  sortes.  Massacres,  parjures  et 
trahisons.  On  se  souvient  que  la  ville  d'Avignon 
ayant  eu  confiance  en  la  parole  royale.se  rendit  à  la 
condition  d'avoir  la  vie  sauve  et,  qu'au  mépris  du 


188  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

serment  royal,  on  vit  tous  ses  habitants  passés 
au  fil  de  l'épée.  Un  pauvre  vieillard,  à  cause  de 
sa  religion,  fut  brûlé  en  grande  pompe  à  Narbonne, 
donnant  le  triste  spectacle  d'un  condamné  à  che- 
veux blancs,  perclus,  courbé,  marchant  à  peine, 
entraîné  au  supplice  et  torturé  de  la  façon  la 
plus  barbare. 

Thibaut  IV,  comte  de  Champagne,  qui  devint 
roi  de  Navarre,  obtint  également  les  faveurs  de 
la  fière  Espagnole.  Elle  l'aima  même  jusqu'au 
crime,  car  on  dit  que  son  amant  hâta  singulière- 
ment la  mort  de  son  mari,  le  père  de  saint  Louis. 

Philippe  le  Bel,  qui  fut  un  grand  roi  pour  la 
France,  en  marchant  résolument  dans  les  voies 
de  la  politique  moderne,  n'en  fut  pas  moins  aussi 
un  grand  pécheur  devant  l'Eternel.  Avide,  cruel 
et  rapace,  sans  foi  ni  scrupule,  ce  souverain  faux 
monnayeur  et  voleur  fit  brûler  un  nombre  im- 
mense d'hérétiques,  dont  le  crime  principal  était 
de  posséder  des  biens  qu'il  convoitait  et  qu'il 
faisait  confisquer  à  son  profit. 

On  connaît  les  désordres  de  sa  Cour,  les  scan- 
dales erotiques  de  la  Tour  de  Nesle,  la  conduite 
de  sa  femme  et  de  ses  filles  ;  de  la  trop  célèbre 
Marguerite  de  Bourgogne,  la  reine  Margot  ;  de 
Blanche,  comtesse  de  la  Marche,  et  de  Jeanne, 
qui  toutes  donnèrent  l'exemple  du  libertinage  le 
plus    éhonté.    Même    après    leur    disgrâce,    alors 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN    AGE  189 

qu'elles  étaient  reléguées  à  l'abbaye  de  Maubuis- 
son,  elles  continuèrent  leur  vie  déréglée.  On  sait 
leur  fin  tragique  et  les  cruautés  qui  accompagnè- 
rent le  châtiment  de  deux  de  leurs  amants,  les 
chevaliers  Philippe  et  Gauthier  d'Alnay  qui,  sur 
l'ordre  du  roi,  furent  écorchés  vifs,  châtrés,  déca- 
pités, puis  pendus  par  les  aisselles  à  la  fourche 
patibulaire  (1). 

Philippe  le  Bel  fut  surtout  maudit  par  les  Fla- 
mands, car  il  en  fut  l'adversaire  le  plus  impi- 
toyable. Ils  détestaient  également  Boniface  VIII 
qui,  aussi  longtemps  qu'il  avait  cru  pouvoir  s'en- 
tendre avec  le  roi  de  France,  les  ignora  ou  leur 
fut  hostile.  Mais  lorsque  la  guerre  éclata  impla- 
cable entre  les  souverains  de  France  et  de  Rome, 
tout  changea.  «  On  réveille  Boniface,  qui  exulte 
lorsqu'on  lui  apprend  le  désastre  sanglant  de  la 
bataille  des  Eperons  d'or,  près  de  Courtrai.  Subi- 
tement, il  se  prend  à  aimer  les  Flamands,  il  les 
défend,  il  réclame  la  liberté  de  leur  comte  Gui  de 
Dampierre...  » 

Mais  cette  sympathie  tardive  fut  éphémère, 
car  bientôt  les  papes,  devenus  les  serviteurs  delà 

(1)  Marguerite  et  Blanche  eurent  la  tête  rasée,  et  furent 
emprisonnées  au  château-fort  des  Andelys,  puis  au  château 
Gaillard,  où  elles  endurèrent  de  longues  souffrances.  Louis 
le  Hutin,  devenu  roi  de  France,  y  fit  étouffer  ou  étouffa 
lui-même  sa  femme  entre  deux  matelas. 

11* 


190  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

France,  laissent  plus  que  jamais  la  Flandre  livrée 
sans  contrôle  spirituel  à  la  rapacité  et  aux  injus- 
tices du  clergé  (1). 

Les  clercs  et  les  moines  étaient  privilégiés  en 
tout.  Des  évoques  étrangers  étaient  juges  et  pro- 
nonçaient souverainement  lorsqu'il  s'agissait  de 
testaments,  de  mariages,  de  magie  ou  d'hérésies. 
Toujours,  grâce  à  eux,  les  prêtres  criminels 
étaient  sauvés  du  châtiment  qu'ils  méritaient,  dès 
qu'ils  montraient  leur  tonsure  ou  prouvaient 
qu'ils  étaient  clercs.  Les  malfaiteurs  laïques, 
connaissant  ces  prérogatives,  se  faisaient  passer 
comme  étant  d'église.  Les  cathédrales  et  les  cou- 
vents étaient  devenus  des  refuges  inviolables  pour 
tous  ceux  qui  se  réclamaient  du  clergé.  Les  moines 
de  Saint-Amand,  à  Gand,  se  servent  du  corps  de 
leur  saint  patron  comme  d'un  bouclier,  pour 
garder  un  de  leurs  amis  que  les  partisans  de  la 
France  veulent  saisir.  Deux  frères  nommés  Boc, 
condamnés  à  mort,  se  réfugient  à  l'église  Sainte- 
Pharaïlde,  en  la  même  ville,  et  sont  sauvés,  grâce 
à  une  émeute  provoquée  par  le  clergé,  qui  préten- 
dait qu'ils  étaient  clercs  et  comme  tels  ne  rele- 
vaient pas  de  la  justice  séculière.  Les  abus  devin- 

(1)  Lotjis  Vander  kindere,  Le  siècle  des  Artesxlde, 
déjà  cité.  Voir  aussi  H.  Pirenxe,  Histoire  de  Belgique,  t.  III, 
p.  323-326,  331,  n°  2. 


LE     PECHE     AU     MOYEN     AGE 


191 


rent  si  criants,  dès  la  fin  du  xme  siècle,  que  les 
évêques  durent  sévir.  Il  fut  décidé  que  clercs  ou 
laïques  seraient  également  punis  ;  a  ces  derniers 
un  peu  moins  cependant,  à  cause  de  leur  dignité.» 
Cette  justice  relative  fut  de  courte  durée  car, 
dans   une   lettre   épiscopale    de    1419,    l'abbé    de 


Fil.  51.  —  Les  péché  de  la  femme.  Satire  delà  coquetterie 
et  du  'l'colletage  exagéré  des  patriciennes.  (Chroniques  de 
Fioissart.  Ms,  du  Musée  Britannique,  xve  siècle). 

Saint-Pierre,  à  Gand,  fut  autorisé  à  absoudre^ 
fji'ore  religionis,  les  délits  et  crimes  commis  par 
des  religieux,  «  pour  une  fois  seulement  »,  lorsqu'il 
s'agit  de  coups  et  blessures,  du  jeu  de  dés,  ou  de 
la  fréquentation  des  «  tavernes  de  bière  ou  de  vin, 
des  bains,  des  bordels,  et  autres  mauvais  lieux  ». 
L'official  de  Tournai  signale  de  son  côté,  en 
1368,  la  conduite  de  certains  criminels  qui  abu- 


192  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

sent  du  droit  d'asile,  en  se  réfugiant  dans  les 
églises,  et  y  «  passent  la  nuit  avec  des  femmes  de 
mauvaise  vie,  et  n'en  sortent  que  pour  commettre 
de  nouveaux  méfaits  (1)  ». 

La  justice  ecclésiastique  maintint  longtemps 
les  brutalités  des  combats  judiciaires.  Il  arrivait 
souvent  qu'une  des  parties,  craignant  de  perdre 
son  procès  en  Flandre  ou  dans  le  Brabant,  se 
hâtait  de  provoquer  son  ennemi  devant  l'évêque 
de  Liège  qui,  heureux  de  présider  au  duel,  excom- 
muniait celui  qui  refusait  de  se  battre  en  champ 
clos. 

Les  affaires  de  mœurs  étaient  surtout,  pour  les 
juridictions  synodales,  des  occasions  précieuses 
d'extorquer  de  fortes  sommes  au  profit  de 
l'évêque,  et  cela  malgré  l'opinion  des  communes. 
Philippe  le  Bel,  d'accord  avec  les  papes,  se  pro- 
nonça vainement  contre  les  tribunaux  ecclésias- 
tiques lorsqu'il  s'agissait  d'affaires  temporelles 
car,  avec  des  témoins  achetés  et  des  juges  préva- 
ricateurs, la  personne  la  plus  innocente  était 
obligée  de  payer  largement  en  Flandre  pour  se 
purger  d'accusations  fausses,  ou  de  crimes  ima- 
ginaires. 

(1)  «  Minières  et  meretrices  tam  de  die  quam  de  noctu  in 
ecclesiis  retinendo  ac  recipiendi  »,  1368.  Van  Duyse,  In- 
ventaire de  Gond,  n°  454.  Voir  Vander  kindere,  op.  cit., 
p.  314. 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN    AGE  193 

Des  individus  sans  qualité,  sans  garantie  mo- 
rale, imputent  aux  meilleurs  citoyens,  même  à 
leurs  femmes,  les  crimes  et  les  péchés  les  plus 
honteux:  «  super  criminibus  libidinis  sive  luxurii, 
fornicationis,  adulterii,  stupri,  seu  usurarum  (1)  ». 
Il  suffit  que  deux  d'entre  eux  fassent  la  même 
déclaration,  pour  que  la  dénonciation  soit  admise, 
et  si,  dans  les  sept  jours,  ils  ne  se  hâtent  pas  de 
payer  les  lourdes  amendes  encourues,  leurs  noms 
sont  proclamés  publiquement  dans  les  églises. 

On  devine  les  résultats  de  cette  procédure 
odieuse  qui  constituait  un  véritable  chantage. 
Des  scandales  horribles,  des  haines  sans  fin,  des 
homicides,  en  furent  la  conséquence.  On  cite 
l'exemple  de  plusieurs  femmes  mariées  ainsi 
dénoncées  ;  l'une  d'entre  elles,  affreusement  mal- 
traitée par  son  mari,  est  vengée  par  ses  frères  qui 
tuent  l'époux  récalcitrant;  bannis  de  Bruges,  ils 
sont  exécutés  pour  avoir  rompu  leur  ban. 

Le  curieux  tarif  des  amendes  nous  a  été  con- 
servé. Une  simple  promenade  ou  wandeling  (la 
cri  minai  conversation  des  Anglais)  ne  coûtait  que 
3  sous  et  1  denier  ;  mais  un  adultère  coûtait 
!'  livres.  Les  péchés  les  plus  affreux  avaient  ainsi 
leur  tarif  ou  prix  fixes  :  les  blasphèmes,  les  par- 
jures,   les    sacrilèges,     l'usure,     les     fornications 

(1)  Inventaire  des  archives  de  Bruges,  I,  p.  222. 


194  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

de  tous  genres,  la  sodomie,  l'adultère,  les  ma- 
riages clandestins,  les  viols,  l'inceste,  les  sorti- 
lèges, l'hérésie,  les  combats  dans  les  cimetières. 
1  exploitation  du  vice  dans  les  bordels,  tout  cela 
se  rachetait,  et  la  conscience  redevenait  libre  et 
nette,  lorsqu'on  avait  payé  les  amendes  pres- 
crites. 

Des  prêtres  simoniaques  exploitaient  les  Fla- 
mands, depuis  leur  naissance  jusqu'à  leur  mort. 
L'instruction  était  entre  leurs  mains.  Ils  font  le 
commerce  sans  payer  patente,  clerici  mercatores. 
Les  promesses,  les  pardons  et  les  indulgences  vont 
à  ceux  qui  donnent.  Quant  aux  avares,  c'est-à- 
dire  ceux  qui  osent  défendre  leurs  biens,  l'excom- 
munication constitue  une  arme  toujours  prête. 
Quelques  malheureux  se  sont  permis  de  pécher 
dans  un  vivier  appartenant  à  l'abbaye  de  Saint - 
Trond  ;  une  bonne  excommunication  réprimera 
cet  affreux  péché  (1).  Il  en  est  de  même  pour  ceux 
qui  ne  délivrent  pas  les  legs  extorqués.  L'auteur 
du  Niewe  Doctrinael  écrit  :  «  La  simonie  pénètre 
tout  le  clergé  ;  on  ne  donne  jamais  les  bénéfices 
aux  clercs  pauvres,  qui  ont  du  mérite...  Ne  voit- 
on  pas  des  curés  faire  eux-mêmes  les  testaments 
de  leurs  paroissiens  malades  et  les  obliger  à  le 
sceller  de  leur  sceau  avant  de  leur  donner  le  sacre- 
Il)  Cartulaire  de  Samt-Trond,  I,  p.  241-289. 


LE     PECHE     Al"     MOYEN     AGE 


195 


meut  ?  C'est  ainsi,  ajoute  le  poète,  que  les  curés 
se  font  des  rentes.  » 

Dans  l'épopée  animale  du  Renard,  qui  prit, 
croit-on,  naissance  en  pays  flamand,  le  poète 
populaire  n'épargne  pas  les  chefs  de  l'Eglise.  «  A 
Rome,  dit  Martin,  un  des  personnages  du  deu- 
xième «  Reinaert  »,  il  m'est  facile  d'obtenir  l'abso- 
lution de  tous  les  péchés.  J'ai  là  mon  oncle  Si- 
méon,  il  est  puissant,  il  aide  volontiers  ceux  qui 
sont  généreux.  »  Puis  plus  loin,  le  même  Martin,  qui 
est  clerc  de  l'évèque  de  Cambrai,  s'engage  à  faire 
excommunier  qui  l'on  voudra.  «  Car  sa  nièce  a 
l'honneur  d  être  la  maîtresse  d'un  cardinal,  et, 
grâce  à  elle,  il  obtient  tout  ce  qu'il  désire.  » 

Tous  les  moyens  étaient  bons,  aux  prêtres  et 
aux  moines,  lorsqu'il  s'agissait  d'accroître  leurs 
richesses.  Saint  Louis,  roi  de  France,  édifié  par  le 
récit  qu'on  lui  avait  fait  de  la  vie  austère  et  silen- 
cieuse des  disciples  de  saint  Benoit,  en  fit  venir 
six  et  leur  donna  une  maison  avec  jardin  et 
vignes,  sise  à  Gentilly.  Ces  Bénédictins,  voyant  de 
leurs  fenêtres  le  vaste  et  beau  palais  de  Vauvert, 
bâti  par  le  roi  Robert,  en  ce  moment  inhabité, 
songèrent  aussitôt  à  se  l'approprier.  Dès  ce  jour, 
des  esprits  vinrent  hanter  le  vieux  château  royal  ; 
on  y  entendit  la  nuit  des  hurlements  terrifiants  ; 
on  y  voyait  et  entendait  des  spectres  traînant  des 
chaînes,  et,  plus  terrible,  un   monstre  vert   avec 


■V.'C,  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

une  longue  barbe  blanche,  moitié  homme,  moitié 
serpent,  semblait  toujours  prêt  à  s'élancer  sur  les 
passants.  —  Que  faire  d'un  pareil  château  ?  Les 
Bénédictins  le  demandèrent  à  saint  Louis,  qui  le 
leur  donna  avec  toutes  ses  terres  et  dépendances, 
en  échange  de  leurs  prières.  Ce  changement  de 
propriétaire  suffit  pour  mettre  en  fuite  les  reve- 
nants dont  dès  lors  on  n'entendit  plus  parler.  Le 
nom  d'enfer  et  du  diable  Vauvert  resta  seul  attaché 
au  nom  de  la  rue,  où  avait  eu  lieu  tout  ce  ta- 
page diabolique,  dont  les  moines  surent  profiter 
d'une  façon  plus  habile  qu'honnête. 

Les  rois  les  plus  vertueux,  dans  leur  lutte  contre 
le  Péché,  se  montrèrent  non  seulement  cruels, 
mais  même  parfois  licencieux.  Saint  Louis,  malgré 
ses  messes  journalières,  ses  communions  hebdo- 
madaires, malgré  les  coups  de  discipline  qu'il  se 
faisait  donner  par  son  confesseur  ;  malgré  le 
ciliée  qu'il  portait  pendant  le  carême,  de  enait 
intolérant  et  sanguinaire  lorsqu'il  s'agissait  de 
frapper  la  luxure  et  tous  ceux  qui  ne  croyaient  pas 
comme  lui. 

Le  Sire  de  Joinville  nous  apprend,  par  exemple, 
dans  ses  mémoires,  qu'au  siège  de  Saint-Jean- 
d'Acre,  en  Syrie,  Louis  IX  ayant  défendu  à  ses 
capitaines  d'avoir  des  relations  charnelles  avec 
des  Vierges  folles,  qui  s'étaient  établies  près  du 
camp  des   croisés,  un    chevalier  fut  surpris  avec 


MMMi^MEi^Ë^&MMM'nWmËM^M^ 


52.  —  Le  péché  dans  les    bains  mixtes    au    Moyen  âge.   Fragment 
d'une  gravure  au  burin  du  Maitre  aux  bandeiolles    (xve  siècle). 


198  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

1  une  d'elles  en  posture  inconvenante  et  que  jus- 
tice sévère  en  fut  faite. 

On  lui  laissa  le  choix  : 

«  Ou  bien,  que  la  ribaude  avec  laquelle  il  avoit 
esté  trouvé,  le  mèneroit  parmi  l'ost  (armée)  en 
chemise  et  avec  une  corde  liée  au  membre  qui 
avoit  pesché  ;  ou,  s'il  ne  vouloit  telle  chose  souf- 
frir, qu'il  perdrait  son  cheval,  son  armure  et  har- 
nois  et  qu'il  seroit  chassé  et  fourbany  de  l'ost  du 
ru  y.  » 

Le  chevalier,  d'après  Joinville,  préféra  perdre 
son  armure  et  quitter  l'armée  plutôt  que  de  se 
soumettre  à  la  promenade  humiliante. 

Ce  genre  de  châtiment,  si  peu  décent,  fut  en 
usage  en  Belgique  et  y  persista  jusqu'au  com- 
mencement du  xvie  siècle.  Nous  en  avons  la 
preuve  par  une  miséricorde  satirique  (1)  de  l'église 
de  Walcourt  datant  de  1531,  qui  nous  montre  un 
personnage  en  chemise  qu'une  femme  entraîne 
en  riant  à  sa  suite,  à  l'aide  d'une  corde  attachée 
au  membre  coupable,  de  la  façon  prescrite  par 
Saint  Louis. 

La  comtesse  de  Flandre,  Marguerite,  fut  i»lus 
(ruelle.    Ayant    appris   que  son  époux,   Louis  de 

(1)  Cette  miséricorde  se  trouve  reproduite  plus  loin. 
ii°%  81  :  elle  est  empruntée  à  notre  Genre  satirique,  fantas- 
tique et  licencieux  dans  la  sculpture,  etc..  Jean  Schemit.  Pa- 
ris,  rue  Laffitte,  52,  1910. 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN    AGE  199 

Maie,  qui  était  coutumier  du  fait,  avait  séduit  en 
1359,  une  demoiselle  de  bonne  famille,  elle  attira 
celle-ci  chez  elle  et  lui  fit  couper  le  nez  en  sa  pré- 
sence. Prise  d'épouvantables  convulsions,  la 
malheureuse  qui  était  enceinte  des  œuvres  de  son 
suborneur,  succomba  aussitôt  en  mettant  au 
monde  deux  enfants  qui  ne  survécurent  pas  à 
leur  mère. 

Les  châtiments  de  l'ancien  droit  pénal  flamand 
étaient  plus  terribles  encore.  Ceux,  qui  étaient 
coupables  de  viol,  avaient  la  tête  tranchée  par  le 
glaive,  ou  bien  elle  était  «  sciée  au  moyen  d'une 
planche  »  (1). 

Dans  la  grande  charte  de;  Gantois,  datant  de 
12^7  (2ï.  nous  voyons  que  les  satyres  de  cette 
époque,  et  même  leurs  complices,  passaient  un 
mauvais  quart  d'heure  lorsqu'ils  osaient  s'atta- 
quer à  une  patricienne  : 

Si  la  demoiselle  avait  résisté  (pendant  le  viol) 
et  crié:  Au  secours!  la  peine  de  mort  était  par- 
tagée par  tous  ceux  qui,  ayant  entendu  l'appel, 
n'étaient  pas  venus  à  la  rescousse.  «  Les  séducteurs 
qui  n'usaient  pas  de  violence,  étaient  simplement 
punis  par  la  perte  du  nez  ou  des  oreilles  (si  on  les 

(1)  Voir  Poullet,  Ancien  droit  pénal,  p.  249  et  suiv. 

(2)  Archives  de  la  ville  de  Gand.  Voir  à  ce  sujet  notre 
Genre  satirique  dans  la  sculpture,  etc.,  édition  de  1910, 
pp.  59  à  62. 


200  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

surprenait)    ou    bien    par    le    bannissement    s'ils 
avaient  réussi  à  prendre  la  fuite.  » 

Malgré  la  sévérité  dont  on  usait  envers  les  filles 
légères  de  ce  temps,  la  prostitution  avait  pris  un 
tel  développement  que  les  échevins,  impuissants 
à  enrayer  le  mal,  durent  se  contenter  de  reléguer 
ribauds  et  ribaudes  dans  certains  quartiers  éloi- 
gnés de  la  ville.  A  Gand,  ce  fut  le  quartier  malsain, 
souvent  inondé,  d'Outre-Escaut,  «  Overschelde  », 
qui  fut  choisi.  C'est  là  que  vivait  toute  une  popu- 
lation spéciale,  surveillée  par  un  «  roi  des  ribauds  » 
qui  était  fonctionnaire  de  la  ville.  C'est  là  aussi, 
que  s'étaient  établis  les  tavernes  mal  famées,  les 
bains  et  les  étuves,  où,  d'après  les  registres  com- 
munaux «  la  morale  éprouvait  les  plus  scandaleux 
-et  les  plus  terribles  échecs  ». 

Despars,  dans  s.a  Chronique  de  Flandre,  nous 
-apprend  que  la  fréquentation  de  ces  mauvais 
lieux  n'était  pas  sans  danger,  car  en  l'espace  de 
dix  mois,  en  1379,  «  quatorze  cents  personnes 
furent  cruellement  blessées  ou  tuées  dans  des 
établissements  de  ce  genre  dans  la  seule  ville  de 
Gand,  en  y  comprenant  les  environs.  »  (Il  doit  y 
avoir  ici  de  l'exagération). 

Des  pièces  officielles,  conservées  aux  archives 
de  Gand,  nous  ont  transmis  les  noms  de  quelques 
enseignes  de  ce  genre  de  maisons.  Parmi  celles-ci 


LE    PECHE    AU    MOYEN    AGE 


201 


nous  en  avons  trouvé  de  suggestives,  qui  méritent 
d'être  rappelées. 

Dans  une  plainte  adressée  par  un  curé  de  Gand 
à  l'official  de  Saint-Baron,  nous  apprenons  que 
dans  un  lupanar  appelé  «  de  Koekonte  »(  la  vulve 
de  vache),  on  entendait  tous  les  soirs  des  bruits  de 


Fig.  53,  54,  55.  —  Le  péché  dans  la  lutte  pour  la  supério- 
rité des  sexes.  Malgré  sa  force,  l'homme  vaincu  finit  par 
demander  grâce  à  genoux.  (Sculptures  de  la  cathédrale  de 
Strasbourg). 

querelles  et  de  rixes.  Une  autre  taverne  mal  famée 
intitulée  «  de  Goud  bloeme  »  (la  fleur  d'or)  était 
mieux  connue  sous  le  nom  significatif  de  So- 
doma  (!)  ;  là  aussi  les  rixes  et  les  injures  adressées 
aux  passants  étaient  intolérables. 

D'après  une  autre  enquête  spirituelle,  le  Chien 
vert,  le  Chapeau  vert,  et  bien  d'autres  établisse- 
ments de  ce  genre,  étaient  dans  le  même  cas.  Une 
rue  de  cette  ville,   probablement   à   cause  de  la 


202 


PECHES     PRIMITIFS 


qualité  des  dames  qui  l'habitaient,  s'appelait  du 
nom  ébouriffant  de  «  Kontentast  »,  ou  tâte  vulve  ! 
Et  notons  que  le  nom  de  cette  rue  ne  fut  changé 
qu'au  commencement  du  xixe  siècle  ! 

La  loi  était  impitoyable  pour  les  femmes  lé- 
gères s'aventurant  hors  des  quartiers  de  la  ville 
qui  leur  avaient  été  assignés.  Une  ordonnance 
gantoise,  du  6  janvier  1350,  défend  «  à  toute 
femme  folle  de  son  corps,  de  se  promener  vers  le 
soir  depuis  les  halles  jusqu'au  pont  aux  herbes, 
appelée  alors  «  Veebrugghe  »),  sous  peine  de  se 
voir  enlever  sa  robe  par  le  roi  des  ribauds  qui,  en 
cas  de  récidive,  pouvait  lui  couper  une  oreille  ». 
L'ordonnance  du  14  juin  de  la  même  année  mena- 
çait également  de  cette  peine  les  courtisanes  qui 
s'asseyaient  à  l'intérieur  des  remparts.  «  Binnen 
den  vesten,  up  hare  eene  hoire  ». 


Les  plus  puissantes  familles  flamandes  se 
vouaient  des  haines  mortelles  bien  pires  que  les 
vengeances  corses.  Ces  haines  ou  «  Veeten  »  se 
transmettaient  de  générations  en  générations, 
féroces,  implacables.  A  Bruges,  ce  sont  les  Gruut- 
huse  et  les  Molenbeke  ;  à  Louvain,  les  Colveren 
et    les    Blankaerde.     A    Bruxelles,    une    rivalité 


LE    PECHE    AU    MOYEN     AGE 


Ï03 


d'amour  et  le  meurtre  du  chevalier  Van  der  Noot 
déchaîne  une  suite  de  sanglantes  représailles. 
A  G  and;,  la  querelle  entre  les  Rym  et  les  Alyn 
dure  plus  de  vingt  ans.  A  cause  d'elle,  un  échevin 
est  massacré  dans  une  église.  La  «  Veete  »  entre 
Mathieu  de    Saint-Bavon  et  Jan  Bor)uut,  un  des 


Fig.  56  et  57.  — ■  Le  péché  chez  les  mimes  et  les  musiciens. 
Leurs  extrémités  animales  prouvent  que  leurs  vices  les  ra- 
valent, malgré  leurs  formes  séduisantes,  au  niveau  de  la 
brute.  (Le  Bestiaire  de   Strasbourg.  Sculptures). 


premiers  personnages  de  la  cité,  donne  lieu  à  de 
véritables  batailles,  laissant  sur  le  terrain,  de 
chaque  côté,  de  nombreux  tués  et  de  blessés  ;  le 
comte  de  Flandre  eut  la  plus  grande  peine  à 
apaiser  ces  vengeances  en  1306. 

Les  lois  de  la  guerre  étaient  encore  plus  bar- 
bares. Des  faits  atroces  fourmillent  dans  l'histoire 
df  la  Flandre.  Le  chroniqueur  Olivier  de  Dix- 
mude  trouve  tout  naturel  que,  pendant  la  lutte 
contre  Louis  de  Maie,  ses  chevaliers  s'étant  avan- 


204  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

ces  jusqu'aux  portes  de  Gand,  ils  se  soient 
amusés  à  couper  le  nez  et  les  oreilles  à  d'inof- 
fensifs    bourgeois. 

En  1380,  d'autres  gentilshommes  s'emparent 
sur  la  Lys  de  quarante  barques,  et  renvoient  les 
bateliers  à  Gand,  après  leur  avoir  fait  trancher  les 
mains  et  crever  les  yeux.  Chaque  rébellion,  lors- 
qu'elle était  étouffée,  donnait  lieu  à  une  série 
d'exécutions  où  l'on  prodiguait  les  supplices. 
«  Sohier  Janssonne,  un  des  compagnons  de  Zanne- 
quin,  est  promené  nu  dans  les  rues  de  Bruges,  et 
brûlé  d'un  fer  rouge  à  chaque  carrefour,  puis 
brisé  sur  la  roue  et  décapité.  Guillaume  de  Deken, 
ancien  bourgmestre  de  la  même  ville,  est  attaché 
au  pilori  :  on  lui  tranche  les  mains,  on  le  roue, 
tandis  que  le  lendemain  on  le  fait  écarteler  par 
des  chevaux  (1).  » 

Les  supplices  édictés  par  la  loi  ordinaire  ne 
sont  pas  moins  révoltants.  On  abuse  des  verges 
sur  les  corps  nus,  on  imprime  un  fer  rouge  sur  les 
joues,  on  suspend  par  les  pouces,  on  brise  les 
jointures  des  bras  ou  des  jambes,  on  perce  la 
langue  des  blasphémateurs  avec  une  alêne  rougie, 
on  opère  les  plus  affreuses  mutilations,  on  écar- 
telle,  on  brûle  à  petit  feu  dans  une  cage  d'osier, 
ou  bien  on  enferme  les  condamnés  dans  une  chau- 

(1)    L.    VAN    DER    Kl.NDERE,   Op.   Cit.,   p.   423. 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN    AGE  205 

dière  pleine  d'huile  que  l'on  fait  bouillir  lente- 
ment. Les  femmes  adultères,  d'autre  part,  sont 
enterrées  vives,  ou  lapidées... 

Les  juges  avaient  toute  latitude  dans  le  choix 
du  châtiment.  Parfois  ils  s'ingénient  à  trouver 
des  peines  bizarres,  presque  comiques,  consti- 
tuant surtout  une  humiliation  pour  les  coupables. 
Dans  les  Bydragen  tôt  het  oudvlaemsch  StrafrechtT 
(contributions  à  l'ancien  droit  pénal  flamand), Can- 
niert  nous  rappelle  qu'en  1356,  un  luxurieux  ayant 
voulu  abuser  d'une  servante,  fit  choir  la  pâtisserie 
qu'elle  portait  ;  on  le  condamne  aussitôt  à  faire 
cuire  sept  pâtés  semblables.  Jean  Waerloos,  en 
1354,  ayant  renversé,  dans  des  circonstances  ana- 
logues, le  pot  au  lait  de  Lisbette  Hontscoete,  il 
devra,  le  jour  de  Pentecôte,  se  rendre  à  l'église  de 
Sainte-Pharaïlde,  portant  suspendus  à  son  cou 
deux  vases  pleins  de  lait,  l'un  devant,  l'autre 
derrière.  Une  médisante  sera  forcée  de  faire, 
pieds  nus  et  en  jupon  court,  le  tour  de  son  voisi- 
nage, proclamant  sa  faute  (1354).  Des  batailleurs, 
Jan  Dorpman  et  Josse  de  Backere,sont  condamnés 
à  un  pèlerinage  à  Tournai  ;  ils  iront  au  marché 
aux  tripes,  s'agenouilleront  devant  l'étal  le  mieux 
fourni  en  viande  de  porc,  puis,  en  guise  de  ré- 
conciliation, ils  iront  baiser  le  mufle  d'une  vache  ! 
Après  quoi,  Jan  achètera  autant  de  boudins  qu'ils 
pourront  en  consommer  à  deux,  et  Josse  payera 

12 


206  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

la  bière.  Enfin,  tous  deux  reviendront  à  Gand  avec 
un  morceau  de  boudin  de  porc  cousu  à  leur  cha- 
peron (1). 

Le  cochon,  —  pourquoi  ne  l'appellerions-nous 
pas  par  son  nom  ?  —  a  toujours  joué  un  rôle  im- 
portant dans  la  vie  populaire  flamande.  Nous 
avons  vu  la  vogue  de  cet  animal,  qui  symbo- 
lise les  péchés  de  gourmandise,  de  luxure  et  de 
paresse  ;  il  était  dès  les  temps  primitifs  sacrifié  aux 
dieux  païens  et  faisait  les  frais  de  toutes  les  fêtes. 
On  le  voit  prodigué  dans  toute  la  littérature  fla- 
mande, si  bien  que  l'on  a  pu  dire  que  le  mot 
«  zwyn  «  ou  »  verken  »  (cochon),  qui  revient  si  sou- 
vent dans  les  «  bourdes  »  et  dans  les  fabliaux  thiois 
—  même  dans  ceux  librement  imités  de  mo- 
dèles français. —  fait  le  fond  de  la  langue  des  ha- 
bitants de  la  Flandre. 

Lorsque,  dans  un  poème  amoureux  du  temps, 
un  amant  implore  sa  maîtresse,  dont  il  vante  les 
hautes  vertus,  le  sympathique  soupirant  a  soin 
de  se  nommer  «  een  arem  zwyn  »  (un  pauvre  co- 
chon), probablement  pour  mieux  attendrir  sa 
belle. 

Le  moraliste  Boendaele,  lui-même,  compare 
ceux  qui  se  livrent  au  péché  d'orgueil  à  des  pour- 

(1)  Cannaert,  Bydragen  tôt  hel  oudvlaemsche  Strajrechl, 
p.  102. 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN    AGE  207 

ceaux  immondes.  Et  pour  expliquer  cette  compa- 
raison, il  se  montre  lui-même  d'une  rusticité  abso- 
lument répugnante  (1). 

Les  cochons  vaguaient  librement  partout.  Ils 
faisaient  alors  pour  ainsi  dire  partie  de  la  famille 
des  artisans  et  des  paysans  flamands.  On  dut 
prendre  des  ordonnances  pour  empêcher  leur 
circulation  pendant  certaines  heures.  Le  règle- 
ment de  Matines  menace  de  confiscation  ceux  qui 
pénétreront  dans  les  églises  et  les  cimetières.  On 
redoutait  particulièrement,  péché  bizarre,  que 
les  barbiers  leur  jetassent  le  sang  tiré  à  leurs 
clients  (2)yet,dans  cette  crainte;les  villes  de  Bruges 
et  de  Gand  stipulent  qu'un  terrain  spécial  sera 
réservé  au  jet  du  précieux  liquide. 

L'épithète  plus  moderne  de  «vache  »  (Coe), 
n'est  pas  inconnue  non  plus.  Dans  un  conte  inti- 
tulé «  t'  Goede  wyf  maect  den  Goeden  man  »  (La 
bonté  de  la  femme  fait  celle  du  mari),  l'époux 
jaloux  se  déguise  pour  éprouver  la  vertu  de  sa 
moitié  et  lui  laisse  un  souvenir  dont  on  devinera 

(1)  Dans  ce  passage  que  nous  n'osons  traduire,  il  parle 
des...  ouvertures  et  des  sécrétions  les  plus  dégoûtantes  de 
L'homme.  Il  les  décrit  et  les  énumère  pour  proclamer  enfin 
que  ses  contemporains  «  sont  plus  infects  que  les  plus  sales 
pourceaux  ». 

(2)  Gilliodts,  Invent,  des  Archives  (an.  1336),  n°  424 
(Cité  par  Vanderkindere)  . 


208  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

la  nature,  lorsque  Ton  saura  que  celle-ci  en  ra- 
contant ses  aventures,  finit  par  s'écrier  :  «  Hoe 
stoncti  te  nacht,  die  vule  onreine  coe!  »  (Comme 
il  puait  cette  nuit,cette  sale  et  dégoûtante  vache  !) 

A  cette  époque,  où  le  Roman  du  Renard  (1) 
jouissait  d'une  vogue  si  générale,  tous  les  péchés 
étaient  symbolisés  par  des  animaux.  Les  vices  des 
puissants  :  leur  colère,  leur  envie,  leur  orgueil 
surtout,  étaient  personnifiés  par  le  roi  Noble,  le 
Lion.  Le  Seigneur  cruel  et  rapace,  par  Isengrin, 
le  loup.  Thibert,  le  chat,  c'était  le  vil  courtisan, 
non  moins  méchant,  mais  qui  ajoutait  à  ses  vices 
la  fausseté  et  la  trahison.  Brun,  l'ours,  Cornard, 
le  bélier,  l'âne,  le  porc,  tant  d'autres  encore, 
incarnaient  les  autres  péchés,  tandis  que  Reinart 
(le  Goupil),  qui  symbolisa  le  peuple  et  pratiqua 
tous  les  péchés,  berne  tout  le  monde,  grâce  à  sa 
ruse  et  à  son  astuce. 

Dans  l'art  au  Moyen  âge,  l'image  du  Péché 
prend  une  importance  de  plus  en  plus  considérable 
Bestial  et  énorme,  nous  le  voyons  s'accouder  sur 
les  balustrades  des  tours  de  Notre-Dame  à  Paris, 
où,  grimaçant  d'un  rire  cruel,  il  semble  se  réjouir 
des  vices  et  des  crimes  qui  se  commettent  jus- 


(1)  D'après  H.  Pirenne,  le  roman  de  Renard  aurait  pris 
naissance  en  Flandre  et  aurait  probablement  été  écrit 
par   un  Lillois. 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN    AGE  209 

qu'aux  pieds  du  lieu  saint.  A  Chartres,  ce  sont  les 
sept  vierges  folles  qui  symbolisent  les  sept  péchés 
capitaux,  tandis  qu'à  l'église  de  la  Chapelle  à 
Bruxelles,  ce  sont  des  bêtes,  surtout  des  porcs, 
représentant  l'humanité  coupable,  qui  sont  sculp- 
tés sur  la  frise  qui  règne  à  l'extérieur  du  chœur. 
Partout,  sous  la  forme  de  gargouilles  hideuses  ou 
grotesques,  des  monstres  semblent  vomir  avec 
effort  le  péché  ou  l'ordure,  sur  le  monde  vicieux 
et  méchant  qui  les  entoure. 

Familière  et  satirique,  l'image  du  péché,  sous 
toutes  les  formes,  devient  de  plus  en  plus  nom- 
breuse dans  les  lettrines  et  les  encadrements  de 
pages  des  manuscrits  flamands.  Ici,  une  truie, 
habillée  à  la  dernière  mode  de  Bruges,  ou  de 
Gand,  se  pavane  juchée  sur  des  échasses  pour  pa- 
raître plus  grande  (1),  caricaturant  ainsi  le  luxe 
et  l'orgueil  des  bourgeoises  ou  des  patriciennes  ; 
là,  des  cochons,  portant  la  robe  du  moine  ou  de 
l'abbé  mitre,  stigmatisent  les  péchés  et  les  vices 
de  la  vie  monacale.  Des  griffons  ou  des  chevaux, 
dont  les  corps  sont  terminés  par  des  bustes 
d'hommes  d'armes,  symbolisent  les  crimes  des 
chevaliers  et  des  soldats,  tandis  que  des  sirènes, 

(1)  Çig.  70  de  notre  Genre  satirique  (2e  éd.).  Ajoutons  que 
cette  truie,  pour  faire  la  satire  des  robes  si  décolletées 
d'alors,  étale  sans  pudeur  ses  nombreuses  mamelles. 

12* 


210  rÉCIIF.S     PRIMITIFS 

des  singes,  dans  des  poses  risquées,  personnifient 

la  luxure  et  les  autres  péchés  qui  ravalent  l'homme 
au  rang  de  la  brute. 

Déjà,  les  hùchiers  ou  les  sculpteurs  de  stalles 
se  permettent,  sur  leurs  miséricordes  et  leurs  par- 
closes,  des  satires  mordantes  de  toutes  les  classes 
de  la  société.  Nous  y  voyons  défiler  le  seigneur 
puissant,  mais  brutal  :  le  musulman,  ce  terrible 
ennemi  de  la  chrétienté  ;  l'artisan  goguenard  et 
grossier  ;  la  femme  astucieuse  et  médisante  ;  les 
bateleurs  et  les  courtisanes  impudiques.  Puis, 
c'esl  le  démon  et  les  bêtes  infernales,  évoquant 
les  craintes  et  les  terreurs  de  l'au-delà.  Des  scènes 
de  gourmandise  et  de  luxure  Stigmatisent  encore 
d'autres  péchés,  que  nous  retrouvons  aussi  dans 
l'image  des  plaisanteries  primitives,  où  l'élément 
scatologique  n'est  pas  toujours  le  plus  répréhen- 
sible. 

Cette  floraison  étrange,  dont  l'acre  parfum 
blesse  les  Ames  sensibles,  constitue  cependant  une 
documentation  précieuse,  parce  que  réaliste  et 
contemporaine.  On  y  voit  revivre  et  palpiter  le 
cœur  d'un  peuple,  et  cela  dans  des  manifestations 
folkloriques  familières  ignorées  par  l'historien. 
On  y  reconnaît  jusqu'à  l'apport  des  races  qui  for- 
mèrent les  habitants  de  la  Flandre.  Dans  les 
scènes  de  beuverie  et  d'ivresse,  dans  les  rixes  de 
cabaret,  dans  les  combats  terribles  qui  se  livrent 


LE    PÉCHÉ    AU    MOYEN    AGE  211 

entre  des  hommes  ou  des  bêtes  monstrueuses^ 
s  évoque  le  souvenir  atavique  des  Germains  en- 
vahisseurs de  la  Gaule  primitive.,  dont  nous  avons 
signalé  déjà  l'intempérance,  la  rusticité  et  les 
colères  frénétiques,  tandis  que  d'autres  sujets, 
non  moins  typiques,  stigmatisant  la  vanité,  l'as- 
tuce, l'avarice,  ou  la  paillardise,  semblent  se 
rapporter  aux  péchés  héréditaires  des  anciens 
Celtes,  ou  Gaulois  autochtones. 

L'étude  de  ces  documents  nouveaux,  qui  se 
placent  entre  la  barbarie  finissante  et  l'aurore 
d'une  civilisation  nouvelle,  est  d'autant  plus 
intéressante,  que  c'est  à  cette  époque  que  nous 
assistons  à  une  des  plus  grandes  transformations 
de  l'esthétique  flamande  primitive.  C'est  alors 
que  nous  voyons  éclore  l'art  réaliste  de  statuaires 
néerlandais,  tels  que  Claes  Sluter,  le  génial  auteur 
du  Puits  de  Moïse  à  Dijon.  C'est  à  ce  moment  que 
de  grands  miniaturistes  flamands  travaillent  à 
Paris  pour  des  princes  mécènes  français,  «  trouent 
la  toile  du  fond  »,  créent  le  paysage,  frayant  enfin 
le  chemin  à  cet  art  puissant  de  la  Flandre,  que 
les  van  Eyck  devaient  porter  à  son  apogée,  et 
dont  les  formules  nouvelles,  partout  adoptées, 
devaient  régner  pendant  plus  d'un  siècle  sur  l'art 
des  principaux  pays  de  l'Europe,  y  compris  la 
France. 


IV 


LE  PÉCHÉ  SOUS  LES  DUCS 
DE  BOURGOGNE 


Les  chroniqueurs  du  xve  siècle  (1),  panégyristes 
attitrés    des    ducs    de    Bourgogne,    aveuglés    par 

(1)  Voir  les  Chroniques  du  temps  écrites  en  langue  fla- 
mande par  Jan  et  Olivier  van  Dixmude,  par  Jan  van  Da- 
dizeele,  le  Dagboek  der  Gentsche  Collacie  (ou  Journal  de  la 
Collace  gantoise),  ainsi  que  celles  écrites  en  français  par 
des  auteurs  belges,  tels  Froissart,  Chastellain,  du  Clercq, 
le  sire  de  Haynin,  Olivier  de  la  Marche,  Monstrelet,  Le- 
febvre  de  Saint-Remy,  Mathieu  d'Escouchy,  Molinet,  etc. 
Il  y  a  lieu  de  citer  encore  les  chroniques  en  langue  latine 
de  Jean  Brandon,  le  Religieux  des  Dunes,  Gilles  de  Roye, 
Adrien  de  But,  Edmond  de  Dynter,  le  Religieux  de  Saint- 
Denis,  sans  parler  de  nombreuses  autres  relations  ano- 
nymes. Mentionnons  surtout  les  Mémoires  de  Philippe  de 
Commines,  qui  se  posa  dès  lors  comme  le  père  des  historiens 
modernes. 


214  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

réclat  et  le  luxe  de  leur  cour  fastueuse  ont  fait 
croire  jusqu'ici,  qu'à  un  moment  où  la  France 
s'épuisait  dans  sa  lutte  contre  les  Anglais,  et  s'ap- 
pauvrissait par  ses  guerres  intestines  des  Bour- 
guignons et  des  Armagnacs,  où  l'Angleterre  se 
débattait  et  souffrait  des  horreurs  de  la  guerre 
des  deux  Roses,  seuls  les  Pays-Bas  jouissaient 
d'une  prospérité  incomparable,  u  comme  si,  dit  un 
écrivain  d'alors,  à  proprement  parler,  les  richesses 
leur  eussent  abondé  du  ciel  (1).  » 

En  réalité,  si  le  xve  siècle  fut  somptueux,  il  fut 
surtout  sinistre.  Les  hautes  classes  de  la  société, 
luttaient  de  richesse  et  de  luxe,  mais  vivaient 
dans  le  vice,  tandis  que  le  peuple,  envieux  et 
brutal,  agonisait  sous  la  triple  étreinte  de  l'Eglise, 
des  Ducs  et  des  Gildes. 

La  préoccupation  de  la  Mort,  du  Démon  et  de  la 
Folié  était  générale.  Les  invasions  étrangères,  les 
guerres  civiles,  les  famines  et  les  pestes  décimaient 
tour  à  tour  les  populations. 

Les  malheurs  du  temps  avaient  émoussé  le  ju- 
gement et  effacé  jusqu'à  la  distinction  du  bien  et 
du  mal  !  On  considérait  la  vie  comme  un  moment 
de  jouissances  passagères,  dont  on  devait  user,  et 
même  abuser  de  son  mieux.  Aberration  très  favo- 


(1)   P.  Frédéricq,  Essai  sur  le  rôle  politique  et  social  des 
ducs  de  Bourgogne,  etc.,  Gand,  1875. 


LE    PECHE    AU     MOYEN     AGE 


!15 


rable   à  l'augmentation  du  péché,  et  quinous   ex- 
plique comment  prirent  naissance,  dans  la  litte- 


Fig.  58.  — ■  Un  sortilège  d'amour  (Le péché  chez  la  femme). 
Peinture  attribuée  à  Jean  van  Eyck  (Musée  de  Leipzig). 

rature  comme   dans  l'art,   des  espèces  de  culteg 
burlesques  de  la  F-  lie  et  de  la  Mort.  C'est  alors  que 


216  PÉCHÉS    PRIMITIFS 


dans  la  Flandre  bourguignonne,  —  comme  en 
France  et  en  Allemagne,  —  nous  voyons  se  for- 
mer des  sociétés  joyeuses  qui,  dans  leur  désir  de 
réagir  contre  les  terreurs  générales,  osèrent  ba- 
fouer jusqu'à  la  fin  dernière  de  l'homme.  Les 
images  de  la  mort  et  du  péché  étaient  d'ailleurs 
partout.  On  les  voyait  s'étaler  non  seulement 
dans  les  représentations,  plus  nombreuses  que 
jamais,  de  l'Enfer  et  du  Jugement  dernier,  mais 
elles  apparaissaient  même  dans  l'intérieur  des 
maisons  des  riches,  sous  la  forme  de  danses  ma- 
cabres tissées  en  tapisseries,  dont  on  ornait  les 
murs.  Ces  farandoles  tragiques  furent  même  re- 
présentées en  tableaux  vivants. 

L'histoire  nous  apprend  qu'au  mois  d'oc- 
tobre 1424,  la  danse  macabre  fut  publiquement 
dansée  par  des  vivants  dans  le  cimetière  des  Inno- 
cents à  Paris,  digne  théâtre  d'un  si  lugubre  spec- 
tacle. On  sait  que  cette  représentation  eut  lieu  en 
présence  de  Philippe  le  Bon  et  du  duc  de  Bedfort 
entrés  en  vainqueurs  dans  cette  capitale,  après  la 
bataille  de  Verneuil.  Dans  les  comptes  des  ducs 
de  Bourgogne,  nous  trouvons  encore  des  preuves 
que  la  danse  macabre  fut  aussi  dansée  devant 
Philippe  le  Bon  à  Bruges,  en  1449.  Voici  un  do- 
cument qui  s'y  rapporte  : 

«  A  Nicaise  de  Cambray,  painctre,  demeurant 
en  la  ville  de  Douay,  pour  lui  aidier  à  def frayer  au 


- 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  217 

mois  de  septembre  l'an  1449,  dans  la  ville  de 
Bruges,  quant  il  a  joué  devant  mondict  seigneur, 
en  son  hostel,  avec  ses  autres  compoignons,  cer- 
tain jeu,  histoire  et  moralité  sur  le  fait  de  la  danse 
macabre.  VIII  francs.  » 

Le  triomphe  de  la  mort  plaisait  au  grand 
nombre,  car  c'était  la  victoire  de  l'égalité,  un  sé- 
rieux avertissement  donné  à  tous  ceux  qui  vivent 
dans  le  péché,  et  croient  être  par  leur  rang  au- 
dessus  des  lois  humaines.  C'était  le  triomphe  de 
l'inexorable  niveleuse,  qui  montre  l'inanité  de 
l'orgueil  et  de  la  puissance,  comme  celle  de  la 
science,  de  la  grandeur  et  de  la  beauté.  Dans  la 
terrible  sarabande,  défilaient  à  leur  rang  :  papes 
et  empereurs,  moines  et  paysans,  nobles  dames  et 
catins,  guerriers  et  savants,  vieillards  et  nouveau- 
nés...  chacun  portant  des  attributs  indiquant  sa 
position  sociale  ou  son  état.  Comme  dans  les  fi- 
gurations artistiques  du  Jugement  dernier,  les 
grands  de  la  terre  y  marchaient  les  premiers,  hon- 
teux et  craintifs,  tandis  que  de  pauvres  bergers, 
des  mendiants  et  des  infirmes,  s'avançaient  sans 
crainte,  car  pour  eux  le  repos  éternel  ne  pouvait 
être  qu'une  amélioration  à  leur  état. 

Et  la  terrible  faucheuse,  qui  entraînait  dans  le 
branle  tous  ceux  qui  avaient  péché,  on  la  voyait 
pour  la  première  fois  sous  sa  forme  emblématique 
la  plus  hideuse,  celle  d'un  squelette  humain,  éta- 

13 


218  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

lant  avec  un  cynisme  railleur  «  la  nudité  su- 
prême qui  eût  dû  rester  vêtue  de  terre  »,  dit  Mi- 
chelet. 

L'orgueil  et  l'envie,  la  colère  et  la  cruauté, 
furent  des  péchés  communs  aux  quatre  ducs  de 
Bourgogne  qui  régnèrent  successivement  sur  la 
Flandre.  Philippe  le  Bon  devait  ajouter  à  ces  pé- 
chés de  sa  race  la  luxure  et  même  l'avarice,  mal- 
gré les  dépenses  et  les  prodigalités  inouïes  qui 
accompagnèrent  son  règne. 

Philippe  le  Hardi,  qui  devint  comte  de  Flandre 
après  la  mort  de  son  beau-père,  Louis  de  Maie, 
probablement  assassiné  à  Lille  en  1384  d'après 
ses  ordres  (1),  avait  préludé  à  son  règne  par  la 
terrible  tuerie  de  Roosebeke.  Il  s'était  donné  le 
cruel  plaisir  de  saccager  et  d'incendier  Courtrai, 
rroyant  venger  ainsi  la  noblesse  française  du  dé- 
sastre des  Eperons  d'or.  On  connaît  ses  rancunes 
et  ses  cruautés.  A  Paris  il  présida  aux  terribles 
exécutions  «  en  masse  »,  qui  amenèrent  l'étouffe- 
ment  définitif  des  libertés  communales  en  France. 

Déjà  lorsqu'il  était  captif  en  Angleterre,  après 
la  bataille  de  Poitiers,  où  sa  bravoure  lui  valut  dès 

(1)  Voir  les  curieuses  discussions  auxquelles  se  livre,  à 
ce  sujet,  un  auteur  gantois  du  xvme  siècle,  le  P.  Bernard 
de  Jonche,  Het  leven  van  Philip  pus  den  Stoute  (la  Vie  de 
Philippe  le  Hardi),  cité  par  P.  Frédéricq  dans  son  Essai 
sur  le  rôle  politique  et  social  des  ducs  de  Bourgogne. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  219 

l'âge  de  seize  ans  son  surnom  de  Philippe  le  Hardi, 
il  succomba  au  péché  de  colère,  devant  son  vain- 
queur, Edouard  III.  Un  jour  que  l'échanson  du 
roi  d'Angleterre  avait  servi  son  maître  avant  le 
roi  de  France,  il  osa  le  frapper  en  lui  disant  : 

—  «  Qui  donc  t'a  appris  à  servir  le  vassal  avant 
le  seigneur  ?  » 

Et  l'on  sait  qu'Edouard,  avec  sa  courtoisie 
habituelle,  se  contenta  simplement  de  répondre  : 

—  «   Vous  êtes  bien  Philippe  le  Hardi.  » 

Les  chroniqueurs  flamands  décrivent  ses  co- 
lères terribles,  ses  paroxysmes  que  ses  plus 
proches  avaient  la  plus  grande  peine  à  calmer.  On 
sait  qu'il  ne  pardonna  aux  députés  gantois,  qui 
avaient  refusé  de  s'agenouiller  devant  lui,  que 
lorsque  trois  princesses  de  sa  famille  eurent  im- 
ploré leur  pardon  en  se  prosternant  elles-mêmes  à 
ses  pieds.  L'incendie  et  le  sac  de  Damme,  les 
«  Ambachten  »  (les  Quatre  Métiers)  mis  à  feu  et  à 
sang,  témoignent  de  ses  goûts  sanguinaires. 

Son  orgueil  se  montra  nettement  dès  1386, 
lorsque  la  flotte  française  se  réunissant  à  l'Ecluse, 
pour  tenter  une  descente  en  Angleterre,  Philippe 
voulut  éclipser  par  ses  fastueuses  dépenses  tous 
les  autres  princes  réunis.  Sa  nef  n'était  pas  seule- 
ment la  plus  grande  et  la  plus  belle,  mais  elle  se 
distinguait  aussi  par  sa  plus  grande  richesse. 
Elle  était  peinte  en  dehors  en   couleur  azur,  et 


220  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

couverte  d'ornements  dorés.  On  y  voyait  cinq 
grandes  bannières  aux  armes  du  duché  de  Bour- 
gogne, du  comté  de  Flandre,  du  comté  d'Artois, 
du  comté  de  Rhétel  et  du  comté  de  Bourgogne  ; 
quatre  pavillons  de  mer,  à  fond  d'azur  et  à  queue 
blanche  ;  trois  mille  étendards  avec  la  devise  du 
duc,  que  l'on  avait  aussi  brodés  en  or  sur  les  voiles 
avec  des  marguerites  tout  autour.  En  1392,  le  duc 
déploya  non  moins  de  magnificence  aux  négocia- 
tions de  Lelinghen.  Ses  tentes,  ou  plutôt  sa  rési- 
dence temporaire  avait  la  forme  d'un  château- 
fort  flanqué  de  tours.  Elle  était  richement  ornée 
de  décors  peints  et  dorés,  dominant  les  logements 
de  sa  suite,  qui  était  composée  de  plus  de  trois 
mille  personnes.  L'ensemble,  disent  les  chroni- 
queurs «  avait  l'aspect,  non  d'un  camp,  mais  d'une 
ville  pavoisée  et  en  fête  ». 

Chose  digne  de  remarque,  Philippe  le  Hardi,  ne 
laissa  pas  comme  les  autres  princes  de  son  temps, 
des  bâtards  reconnus.  L'altière  Marguerite  de 
Maie,  son  épouse,  avait  seule  eu  le  don  de  domi- 
ner ce  prince  par  son  caractère  impérieux  et  re- 
doutable. A  l'âge  de  soixante-treize  ans.  Philippe 
mourut  insolvable,  malgré  ses  immenses  revenus, 
et  sa  femme  renonça  publiquement  à  sa  succes- 
sion, en  venant  selon  l'usage  déposer,  sur  le  cer- 
cueil de  son  époux,  sa  bourse,  son  trousseau  de 
clefs   et  sa  ceinture,  pendant  le  service  solennel 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  221 

célébré  à  sa  mémoire  à  la  cathédrale  d'Arras,  en 
1404  (1). 

Jean  sans  Peur  lui  succéda  après  la  mort  de 
Marguerite  de  Maie,  décédée  en  1405.  Les  historiens 
disent  qu'il  était  de  «  petite  taille,  l'œil  d'un  bleu 
clair,  mais  petit,  le  regard  ferme  et  menaçant  ».  On 
connaissait  déjà  sa  bravoure,  on  apprit  à  con- 
naître bientôt  son  âme  orgueilleuse,  son  caractère 
sombre  et  violent.  Voulant  se  débarrasser  de  son 
oncle  Louis  d'Orléans,  prince  léger  et  débauché 
qui  avait  été  le  rival  de  son  père,  il  sut  éviter  une 
guerre  qui  paraissait  fatale  en  feignant  de  se  ré- 
concilier solennellement  avec  lui.  Les  deux  princes 
s'embrassèrent,  communièrent  ensemble  et  cou- 
chèrent dans  le  même  lit.  Puis,  lorsque  Jean  eut 
gagné  l'amitié  de  Louis,  il  le  fit  traîtreusement 
assassiner  dans  la  nuit  du  27  novembre  1407. 

Après  avoir  nié  son  crime,  il  partit  de  Flandre, 
où  il  s'était  enfui,  pour  en'rer  audacieusement  à 
Paris  à  la  tête  d'une  armée,  et,  en  cour  plénière, 
devant  le  Dauphin  et  les  princes  du  sang,  la  no- 
blesse, l'université  et  le  clergé,  il  osa  charger  un 


(1)  De  Barante,  Les  ducs  de  Bourgogne,  t.  I,  p.  199  et 
Paul  Frédéricq,  op.  cit.  Remarquons  ici  que  l'on  dit  en- 
core aujourd'hui  en  flamand  «  Mettre  la  clef  sur  le  tombeau  » 
(De  sleutel  op  het  graf  leggen),  pour  indiquer  que  l'on  refuse 
une  succession  grevée  de  trop  de  dettes. 


PECHES    PRIMITIFS 


Cordelier,  Jean  le  Petit,  de  faire  l'apologie  de  son 
meurtre. 

«  Je  ne  sais,  dit  de  Laborde  à  cette  occasion, 
aucun  fait  de  l'histoire  plus  propre  à  former  un 
tableau  des  mœurs  de  ce  temps.  Tous  les  senti- 
ments y  ont  cours  :  la  galanterie  dans  sa  forme 
effrénée,  la  jalousie  dans  ses  vengeances  brutales, 
la  vanité  blessée,  dans  sa  révolte  sanguinaire  ;  et, 
lorsque  le  crime  est  commis,  la  hardiesse  cynique 
qui  l'avoue,  la  violence  qui  l'impose,  le  prêtre  et 
l'homme  de  loi  qui  l'excusent.  » 

Faux-monnayeur  et  cruel,  Jean  sans  Peur,  lors 
de  la  révolte  de  Liège  contre  l'évêque  de  cette 
ville,  Jean  de  Bavière,  institua  les  massacres  af- 
freux qui  succédèrent  à  l'écrasement  des  Liégeois. 
Le  due  défendit  de  faire  quartier  et  assista  avec 
joie  aux  noyades  et  aux  exécutions  en  masse  qui 
valurent  au  prélat  guerrier  le  surnom  de  Jean 
sans  Pitié,  nom  que  Jean  sans  Peur  mérita  mieux 
que  lui. 

Son  retour  en  France  fut  l'occasion  de  nouveaux 
crimes.  Mais  ses  injustices  et  ses  spoliations  lui 
valurent  des  ennemis  puissants  dont  le  chef,  d'Ar- 
magnac, déchaîna  cette  affreuse  guerre  civile  qui 
ruina  tant  de  villes  et  empêcha,  pendant  des  an- 
nées,les  semailles  et  les  vendanges  dans  les  champs 
de  la  France.  S'intitulant  l'ami  du  peuple,  on  le 
voit  avec  ses  alliés.  1  ^s  bouchers  et  les  écorcheurs 


LE     PÉCHK    SOLS     LE       DUCS    DE     BOURGOGNE  223 


de  Paris,  organis-er,  les  12  et  13  juin  1418,  ces  hor- 


Fig.  59. — ■  Le  péché  chez  la  femme.  Le  combat  pour  la  cu- 
lotte, par  Israël  van  Meckene.  (Gravure  du  xve siècle). 

ribles  massacres  des  Armagnacs  sans  défense,  qui 
fjurenl    égorgés.,   sans   sacrements,   et,  après   leur 


224  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

mort,  traités  en  excommuniés,  leurs  cadavres 
jetés  nus  dans  les  fossés  de  la  ville,  ou  bien  donnés 
en  pâture  aux  pourceaux,  qui  se  trouvaient  alors 
au  marché  au  bétail  (1). 

Les  massacres  des  Armagnacs  dans  les  prisons 
ont  laissé  les  souvenirs  de  mille  horreurs.  On  ar- 
racha sur  le  corps  du  Connétable  et  de  ses  parti- 
sans une  lanière  de  peau  sanglante,  de  gauche  à 
droite,  figurant  Fécharpe  des  Armagnacs.  Les 
nobles  furent  traînés  par  les  rues  de  la  ville  sui- 
des claies,  et  d'autres  jetés  des  fenêtres,  sur  les 
piques  des  assassins.  Une  femme  grosse  étant 
tombée  morte  sur  le  pavé,  on  vit  son  enfant  palpi- 
ter dans  ses  flancs  ;  et  les  furieux  de  dire  : 

—  «   Tiens,  le  petit  chien  remue  encore  1  (2)  » 

On  sait  que,  la  trahison  appelant  la  trahison, 
les  Armagnacs  feignirent  à  leur  tour  un  désir  de 
rapprochement  et  qu'ils  attirèrent  Jean  sans  Peur 
à  l'entrevue  du  pont  de  Montereau-sur-Yonne, 
où  ils  l'assassinèrent  sous  les  yeux  du  Dauphin,  le 
10  août  1419. 

Son  fils,  le  comte  de  Charolais,  qu'on  n'appelait 
pas  encore  Philippe  le  Bon,  nom  qu'il  ne  mérila 


(1)  M.  de  Barante,  Histoire  des  ducs  de  Bourgogne,  etc., 
t.  I,  p.  291. 

(2)  M.  de  Barante,  Histoire  des  ducs  de  Bourgogne,  elc, 
t.  I,  p.  376. 


LE    PECHE    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  _-0 

pas  d'ailleurs,  mais  Philippe  Y  «  Asseuré  »,  se  trou- 
vait à  Gand,  lorsqu'il  apprit  le  meurtre  de  son 
père.  En  digne  fils  de  Jean,  il  se  mit  dans  une  co- 
lère épouvantable,  jurant  de  venger  cette  mort 
dans  des  flots  de  sang.  Les  chroniqueurs  décrivent 
très  physiologiquement  sa  fureur  :  «  Gectant  un 
haut  effrayeux  cry  avec  toutes  manières  lamen- 
tables, (il)  se  rua  sur  un  lict  ;  et  là,  gisant  subite- 
ment défiguré  de  visage,  privé  de  parole  et  tout 
amorty  d'esprit,  les  yeux  lui  commencèrent  à 
tourner,  les  lèvres  à  noircir,  les  dents  à  estreindre, 
les  bras  et  les  jambes  à  tirer  à  mort.  »  (1) 

Cette  description  réaliste  de  la  colère  portée  à 
son  paroxysme  se  retrouve  encore  dans  les  Merk- 
waerdige  gebeurtenissen  (Faits  remarquables) 
d'Olivier  de  Dixmude.  Il  décrit,  lui  aussi,,  à  di- 
verses reprises  les  colères  épouvantables  de  Phi- 
lippe le  Bon,  notamment  la  scène  violente  qu'il 
eut  avec  son  fils  Charles,  qui  devait  porter  le 
surnom  si  justifié  de  Téméraire. 

«  Alors  le  sang  lui  tira  à  cœur,  et  (il)  devint 
pâle  et  puis  à  coup  enflambé,  et  si  espoentable  en 
son  vis  (âge),  que  hideur  estoit  à  le  regarder.  Et  de 
fait  regarda  son  fils  si  fellement,  que  bon  faisoit  à 
juger  qu'en  son  cœur  avait  diverses  variations 
criminelles  envers  luy,  car  entre  les  vivans  n'avoit 

(1)  Kervyn  de  Volkaersbeke,  Chroniques,  t.  I,  p.  49. 

13* 


226 


PECHES    PRIMITIFS 


homme  tant  à  redoubter  courcié  que  luy  seul.  Et 
pourtant  la  duchesse,  qui  estoit  présente  à  ces 
langages  et  trambloit  de  hyde  et  de  peur,  doub- 
tant  que  le  père  ne  se  mesusat  en  son  fils,  hastive- 
ment  prist  son  fils  et  le  boutant  devant  elle,  le  fist 
vuider  de  l'oratoire  et  elle  mesme  le  sievoit  sans 
mot  dire  à  son  mary.  » 

Chastellain,  qui  vécut  dans  l'intimité  du  duc 
Philippe,  dit  également  que  ses  colères  ressem- 
blaient à  des  accès  de  folie  et  qu'alors  «  ses  sourcils 
qu'il  avait  gros  et  houssus,  et  tous  ses  crins,  se 
dressoient  comme  cornes  en  son  ire.  » 

En  France  il  dirigeait  la  cause  anglaise  avec 
Bedford,  transformant  le  pays  occupé  par  leurs 
armées  en  une  vaste  solitude.  «  Jusqu'à  la  Loire, 
dit  Barante,  les  campagnes  étaient  désertes,  il  n'y 
avait  plus  d'habitants  que  dans  les  bois  et  dans 
les  forteresses.  Quand  on  voyait  l'ennemi,  les 
cloches  étaient  sonnées,  les  laboureurs  en  toute 
hâte  rentraient  dans  la  ville  ;  les  troupeaux 
avaient  pris  l'instinct  de  fuir  d'eux-mêmes  au 
son  du  tocsin...  » 

Philippe  le  Bon  était  esclave  de  la  luxure.  I  n 
de  ses  contemporains  remarque  qu'il  «  avait  en 
lui  et  le  vice  de  la  chair,  et  estoit  durement  lu- 
brique et  fraisle  en  cet  endroit».  D'après  la  tradi- 
tion, l'institution  de  la  Toison  d'or  aurait  eu  pour 
origine    la    glorification    d'une    maîtresse   rousse, 


I.E     PECHE     SUIS     LES     DUCS    DE     BOURGOGNE  __/ 

dont  il  lit  porte*  la  toison  secrète  à  des  souverains, 
comme  un  insigne  de  l'honneur  suprême  ! 

Selon  non  s,  il  y  aurait  lieu  de  croire  que  son 
intimité  inexplicable  avec  son  valet  de  chambre 
van  Eyck,  ces  »  voyages  et  services  secrets  »  lar- 
gement rétribués  d'ailleurs,  n'eurent  pas  seule- 
ment pour  but  des  missions  diplomatiques  et  ma- 
trimoniales, mais  furent  des  voyages  de  galanterie 
destinés  à  amener  au  souverain  des  maîtresses 
nouvelles,  choisies  selon  les  goûts  du  plus  grand 
peintre  flamand  de  l'époque. 

A  cause  peut-être  du  sang  portugais  qui  coulait 
dans  ses  veines,  Charles  le  Téméraire  se  montra 
plus  colérique  et  plus  brutal  que  son  père.  Sou- 
vent ses  rages  insensées  dégénéraient  en  férocités 
atroces.  Son  orgueil  indomptable  et  son  entête- 
ment le  rendaient  alors  sourd  aux  avis  de  ses  an  is 
les  plus  dévoués.  «  Pour  ce  qu'il  estoit,  dit  le  chro- 
niqueur, terrible  à  ses  gens  qui  trembloient  de- 
vant lui.  » 

Abusant  cruellement  des  droits  de  la  guerre,  il 
mit  à  sac  de  la  façon  la  plus  terrible  Liège  et  Di- 
nant.  On  sait  que,  dans  ces  deux  villes,  l'incendie 
et  les  massacres  n'épargnèrent  personne,  et  que 
L'on  égorgea  même  les  malheureux  réfugiés  dans 
les  églises,  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants.  À 
Xesles,  les  cruautés  ne  furent  pas  moins  révol- 
tantes. Lorsque  le  duc  entra  à  cheval  dans  le  lieu 


228 


PECHES    PRIMITIFS 


saint  converti  en  un  charnier,  à  la  vue  des 
milliers  de  cadavres  gisant  «  dans  un  demi  pied  de 
sang  »,  il  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  en  se  si- 
gnant : 

«  J'ai  de  bons  bouchers  avec  moi,  et  voilà  une 
bien  belle  vue  !  » 

Au  sac  de  Dinant,  Charles  montra  une  rapacité 
excessive.  Tout  fut  pillé,  et  il  alla  jusqu'à  faire 
enlever  le  plomb  des  toits.  Ce  butin  immense  fut 
chargé  sur  des  bateaux  qui  descendirent  la  Meuse. 
Le  sac  de  Liège  fut  plus  effroyable  encore  ;  l'or, 
l'argent,  les  ornements  sacrés  des  communautés 
religieuses,  les  pierreries,  les  livres  furent  volés 
rapidement  ;  puis  ce  fut  le  tour  des  cloches  des 
églises;  celles-ci  furent  dépouillées  même  du  plomb 
de  leurs  toits.  Voleur  et  sacrilège,  il  permit  que 
les  tombeaux  des  évêques  et  des  nobles  fussent 
violés,  pour  dérober  aux  cadavres  les  ornements 
et  bijoux  que  la  piété  y  avait  déposés  (1). 

Chastellain,  dans  ses  Chroniques,  assure  que  le 
duc  était  peu  aimé  de  ceux  qui  l'entouraient  ; 
«  par  estre  trop  roide  et  dur  à  ses  gens...  par  espé- 
cial  aux  nobles  hommes.  »  On  raconte,  dit  de  Ba- 
rante,  qu'un  jour,  après  avoir  suivi  la  chasse,  le 
sire  Philippe  de  Commines,  excédé  de  fatigue, 
s'était  jeté  tout  vêtu  sur  un  lit.  Quand  son  maître 

(1)  Paul  Ffédéricq,  op.  cit.,  p.  89. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  229 

vint  pour  se  coucher,  il  trouva  que  son  chambel- 
lan, au  lieu  de  l'attendre,  s'était  endormi.  Ce  lui 
sembla  un  grand  manque  de  respect  : 

—  «  Attends,  s'écria-t-il  en  colère,  je  vais  te 
débotter,  pour  que  tu  sois  plus  à  Taise  !  » 

Et  lui  tirant  sa  botte,  il  la  lui  jeta  avec  force  à 
la  tête.  Ce  qui  valut  à  Commines  le  surnom  de 
tête  bottée.  On  assure  que  le  gentilhomme  con- 
serva à  son  maître  une  éternelle  rancune  de  cette 
offense  (1). 

Ses  colères  et  ses  brutalités,  qui  avaient  failli  le 
faire  massacrer  avec  toute  sa  suite  lorsque  les 
Gantois  révoltés  mirent  sa  patience  à  une  si  dure 
épreuve  à  l'occasion  de  sa  première  visite  à  la  ca- 
pitale de  la  Flandre,  s'aggravèrent  encore  avec 
l'âge.  Sans  égards  pour  la  naissance  ou  pour  le 
grade,  tout  le  monde  devait  ployer  devant  lui.  Il 
frappait  à  coups  de  bâton,  tuait  même  parfois, 
à  l'armée,  ceux  «  qui  ne  se  tenaient  pas  bien  à 
l'ordonnance  et  n'épargnait  non  plus  le  grand  que 
le  petit  »  ;  cela  lui  arriva  même  pendant  le  siège 
de  Nancy. 

Les  traditions  de  luxe,  qui  s'étaient  établies  en 
Flandre  dès  la  fin  du  xive  siècle,  s'étaient  encore 
augmentées  au  xve  siècle,  et  la  corruption  des 
mœurs   était    extrême.    L'autorité   civile   tâchait 

(1)  De  Barante,  op.  cit.,  t.  II,  p.  395. 


230 


PECHES    PRIMITIFS 


vainement  de  réagir  contre  la  débauche  et  les 
faux-ménages,  qui  se  multipliaient.  Le  magistrat 
de  Louvain,  en  1406,  permet  la  recherche  de  la 
paternité.  Il  va  plus  loin.  Une  femme  qui  prétend 
qu'on  lui  a  promis  mariage  n'a  qu'à  le  jurer,  pour 
que  son  séducteur  soit  obligé  de  l'épouser  dans 
les  quinze  jours  (1).  Les  rapts  et  les  viols  étaient 
fréquents,  malgré  les  punitions  exemplaires  dont 
les  satyres  de  l'époque  étaient  passibles. 

La  cour  de  Bourgogne  «  était  un  théâtre  d'am- 
bitions mesquines,-de  débauches  et  de  corruption  ; 
l'argent  y  était  le  seul  dieu  invoqué,  la  vénalité 
des  emplois  et  des  faveurs  trônait  sans  par- 
tage (2).  »  Les  courtisans  et  les  nobles  étaient 
d'une  rapacité  inouïe.  «  Ne  sais  quels  officiers  affa- 
més, dit  Du  Clerq,  qui  estoient  autour  du  Duc 
engloutissoient  tout.  »  On  ne  voyait  que  fonc- 
tionnaires concussionnaires  et  prévaricateurs, 
tandis  que  le  clergé,  simoniaque  et  cupide,  se  dis- 
tinguait par  sa  luxure  et  ses  vices.  Notre  chroni- 
queur Du  Clerq  ajoute  que  «  mesme  régnoit  en- 
core plus  icelluy  péchié  de  luxure  es  preslats  ei  en 
touts  gens  d'église.  »  Le  moine  Jean  Brugman 
nous  trace,  d'autre  part,  une  sombre  peinture  de 
l'intérieur  des  abbayes  et  des  couvents  des  Pays- 

(1)  M.  Poullet,  Ancienne  Constitution  Brabançonne,  p.  80. 

(2)  Henné  et  Wauters,  Histoire  de  Bruxelles,  t.  I,  p.  266. 


LE    PECHE    SOLS    LES    DUCS     DE     BOURGOGNE 


231 


Bas,  où  s'étalaient, avec  tous  les  péchés,  l'hypo- 
crisie, les  plaisirs  delà  tabfc    et  la  débauche  (1)- 


Fig.  60.  — Le  péché  chez  la  femme.  Elles  se  disputent  entre 
elles  une  culotte.  Gravure  d'un  graveur  ineonnu  du 
xve  siècle.  (Musée  de  Berlin). 


Le  Pape  Martin  V  dut  écrire  aux  chanoines 
d'Anvers,  en  1422,  pour  défendre  à  ceux  qui 
avaient  des  sorties  sur  le  cimetière  qui  entourait 
la  cathédrale,  de  faire  entrer  par  là  dans  leur  de- 

(1)  Moll,  Johannes  Brugman,  et  Hofdyk,  Ons  voorges- 
iacht.  t.  V,  p.  59-61.  Voir  aussi  Paul  Frédéricq,  op.  cit.. 
P.  97. 


-32  péchés  rniMiTiFS 

meure  des  femmes  de  mauvaise  vie  (concubinœ). 
A  Arnhem,  cinq  femmes  mariées  sont  bannies 
pour  leurs  relations  répréhensibles  avec  les  cha- 
noines anversois,  «  sommighe  van  den  Capittel  »  de 
l'église  de  Sainte  Walburge.  Ces  débauches  se 
révélaient  parfois  de  la  façon  la  plus  étrange.  Pen- 
dant les  inondations  de  Dinant  de  1460,  qui  firent 
périr  de  nombreux  habitants,  on  trouva  l'abbé 
d'un  couvent  de  cette  \'ïlle,  noyé  en  «  l'eauwe  du 
fleuve  avec  sa  concubine  dans  ur.e  chambre  de 
l'abbaye  (1).  » 

En  1414  et  en  1422,  Févêque  de  Tournai,  écri- 
vait aux  abbés  de  Saint-Bavon  et  de  Saint-Pierre 
à  Gand,  pour  leur  prescrire  des  cérémonies  de  pu- 
rification devenues  nécessaires  par  suite  des  pro- 
fanations qui  avaient  eu  lieu  dans  leurs  églises, 
sanguinis  çel  seminis  effusione. 

D'autres  ordonnances,  celles  de  1419  et  1461, 
défendent  aux  religieux  des  mêmes  abbayes, 
d'avoir  des  armes,  de  jouer  gros  jeu,  d'avoir  des 
dettes  à  l'insu  de  l'abbé,  de  chasser,  d'avoir  des 
chiens,  de  quitter  l'habit  de  l'ordre  pour  se  diver- 
tir et  se  livrer  à  la  débauche  en  ville  :  Item,  quis 
in  loco  sacro  cura  aliqua  muliere  delinquat.  It.,  quis 
eu  m  moniali  seu  alla   muliere   quoeumque   vinculo 

(1)  Du  Clercq,  Mémoires,  1.  IV,  c.  xm  (t.  III,  p.  56), 
et  Paul  Frédéricq,  op.  cit.,  p.  98. 


LE  PÉCHÉ  SOUS  LES  DUCS  DE  BOURGOGNE       233 

castitatis  vel  -marital!  constricta,  carnaliter  delin- 
quat.  It.,  si  quis  quamcumque  virgvnem  defloravit. 
Il,  si  quis  injecit  manum  violentant  in  quamcumque 
personam  religiosam  seu  aliam  quamcumque. 

Des  clercs,  portant  tonsure,  osaient  tenir  des 
bordels,  des  cabarets  ou  des  maisons  de  jeu. 
«  Een  clerc,  die  leeft  ende  hem  geneert  met  bor- 
deel  te  houden,  of  cabaret  of  dobbel  schole...  (1)  » 

«  Lors  c'estoit  grande  pitié,  ajoute  Du  Clerq, 
que  le  péché  de  luxure  régnoit  moult  fort  et  par 
espécial  es  princes  et  gens  mariés  ;  et  estoit  le 
plus  gentil  compagnon,  qui  plus  de  femmes  sca- 
voit  tromper  et  avoir  au  moment,  qui  plus  luxu- 
rieulx  estoit.  » 

On  peut  se  faire  une  idée  du  ton  inconvenant, 
on  peut  dire  licencieux,  qui  était  toléré  à  la  cour 
des  ducs  de  Bourgogne,  par  les  plaisanteries  et  les 
amusements  alors  à  la  mode.  Parmi  les  «  entre- 
mets »  des  banquets  figuraient  des  femmes  nues, 
des  «  syrènes  »,  tandis  que  sur  la  table  même  des 
enfants  également  nus,  dans  la  pose  du  «  Man- 
nekenpis  »  de  Bruxelles,  urinaient  de  l'eau  de  rose. 
Parmi  «  certains  ouvraiges  ingénieux  de  joyeusetê 
et  plaisantce  »  que  Philippe  le  Bon  fit  exécuter  en 
1432-1433,  à  son  château  favori  de  Hesdin,  nous 
voyons  figurer,  parmi  les  automates,   les  trapes 

(1)  M.  Poullet,  Ancienne  constitution  brabançonne,  p.  80. 


234  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

pour  culbuter,  les  surprises  et  pièges  de  toutes 
sortes  :  «  VIII  conduiz  pour  mouiller  les  dames  par 
dessoubz  (1)  ».  Les  dames  de  la  cour  se  signalaient 
d  ailleurs  par  l'indécence  de  leur  mise,  leur  ivro- 
gnerie et  par  leur  conduite  dissolue. 

Chose  curieuse,  les  prédicateurs  du  temps 
s  élevèrent  plus  contre  les  coiffures  ou  hennins 
dits  «  à  cornes  »  que  contre  le  décolletage  outré 
des  femmes  de  haut  rang.  Le  père  Thomas  Connet, 
un  Breton,  appartenant  à  l'ordre  des  Carmes,  qui 
visita  la  Flandre,  la  Picardie  et  l'Artois,  prêchait 
sur  des  échafauds  ornés  de  tapisseries,  sur  les 
places  publiques.  Après  avoir  fulminé  contre  les 
mœurs  et  les  péchés  du  temps,  il  ne  manquait  pas 
d'exciter  les  enfants,  —  et  l'on  verra  combien  ils 
étaient  méchants  à  cette  époque,  —  à  poursuivre 
et  à  molester  les  dames  qui  portaient  ce  genre  de 
coiffure.  Partout  ses  prêches,  farcis  de  bouffonne- 
ries et  d'allusions  triviales,  souvent  indécentes, 
provoquèrent  un  tumulte  et  des  bagarres,  qui 
eurent  pour  résultat  que  les  dames  de  condition 
durent  abandonner  pour  un  temps  leurs  hennins, 
pour  adopter  le  béguin  des  femmes  de  petit  état. 
On  brûlait  publiquement  les  coiffures  proscrites 
devant  la  populace  rassemblée.  «  Les  femmes  des 
patriciens    accouraient    pour    faire    brûler    leurs 

(1)  Delaborde,  t.  I,  pp.  268-269. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES     DUCS    DE    BOURGOGNE  235 

lourds  chaperons  soutenus  par  des  pièces  de  cuir 
avec  baleines,  et  les  nobles  demoiselles  leurs  coif- 
fures à  grandes  cornes  d'où  pendaient  leurs  longs 
voiles  à  queue.  » 

Jacques  Legrand,  sous  le  nom  de  Jacobus 
Magnus,  de  l'ordre  des  Augustins,  ose  prêcher  en 
présence  de  la  cour  contre  les  dérèglements  d'Isa- 
beau  de  Bavière.  Il  lui  reproche  que  la  «  seule 
^  énus  règne  dans  son  entourage,  où  les  bom- 
bances et  1  ivresse  font  de  la  nuit  le  jour  et 
qu  elle  même  ose  se  mêler  à  leurs  danses  las- 
cives. » 

Plus  mal  embouchés,  le  Cordelier  Michel  Menot, 
surnommé  à  tort  langue  d'or,  —  Voltaire  l'honora 
de  ses  spirituelles  moqueries  ;  —  Barlette,  qui 
dans  un  sermon  indiqua  sans  détour  à  quel  dé- 
tail physiologique  la  Samaritaine  reconnut  que  le 
Christ  était  juif  :  Maillard,  plus  trivial,  et  tant 
d'autres,  montrèrent  dans  leurs  sermons  bravant 
l'honnêteté  ce  que  devait  être  le  ton  et  la  gros- 
sièreté des  simples  profanes  à  cette  époque. 

Le  Père  Olivier  Maillard,  qui  prêcha  en  Flandre, 
à  Bruges  et  à  Gand,  constitue  la  figure  la  plus  in- 
téressante de  ce  groupe  de  prédicateurs  hardis, 
dont  il  réunit  à  un  haut  degré  les  qualités  et  les 
définit  s.  Son  célèbre  sermon  du  5e  dimanche  du 
carême  à  Bruges,  où  il  osa  bafouer  devant  Maxi- 
milien    d'Autriche    les    désordres    et    les    mœurs 


236  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

corrompues  de  la  cour,  est  considéré  comme  un 
de  ses  chefs-d'œuvre  oratoires  les  plus  com- 
plets (1). 

A  cette  noblesse  si  fière,  si  orgueilleuse,  si  avide 
<le  plaisir,  il  ordonne  de  «  baisser  le  front  ».  Il  re- 
proche à  ces  courtisans  leurs  pillages,  leurs  par- 
jures et  leurs  blasphèmes.  Il  cloue  au  pilori  «  ces 
nobles  non  mariés  qui  vivent  et  couchent  avec 
leurs  servantes  »,  ces  «  nobles  dames  qui  gardent 
les  bijoux  et  les  lettres  de  leurs  amants  »  ;  ces 
«  fines  fumelles  de  Cour,  ces  jeunes  garches  dé- 
bauchées »,  qui  entouraient  l'archiduc  Philippe  ; 
ces  «  jeunes  gaudisseurs  »  qui  font  de  la  nuit  le 
jour  et  restent  sourds  aux  plaintes  et  aux  misères 
des  «  suppliants  ». 

Et  ces  interpellations  insolentes,  il  les  termine 
invariablement  par  cet  ordre  impérieux  :  «  pour 
"vos  péchés,  baissez  le  front  !  » 

Les  sermons  de  ce  moine,  aussi  incorruptible  que 
fanatique,  constituent  un  réquisitoire  des  plus 
sanglants  et  des  plus  complets  contre  le  péché  au 
xve  siècle.  Les  souverains,  les  clercs  et  les  laïques  ; 
les  évêques,  les  prélats  et  les  moines,  sont  succes- 


(1)  Voir  à  ce  sujet  M.  l'abbé  Alexandre  Samouillan, 
Olivier  Maillard,  sa  prédication  et  son  temps  (Thèse  pré- 
sentée à  la  Faculté  des  Lettres  de  Bordeaux),  Paris,  Ernest 
Thorin,  1891. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  237 

sivement  pris  à  partie.  Mais  c'est  surtout  le 
monde  féminin  qu'il  se  plaît  à  fustiger  de  sa  main 
rude.  C'est  pour  la  femme  qu'il  réserve  ses  épi- 
grammes  les  plus  acérées,  ses  mots  les  plus  crus, 
ses  invectives  les  plus  mordantes  Son  obscénité 
est  d'ailleurs  pareille  à  celle  que  l'on  observe  en 
guise  d'humour  dans  les  contes  égrillards  des 
trouvères  du  temps.  Et  ainsi  que  ceux-ci,  le  Père 
Maillard  considère  la  compagne  de  l'homme 
comme  étant  la  plus  puissante  auxiliaire  du 
démon. 

Il  déplore  et  jette  un  triste  jour  sur  la  galanterie 
à  son  époque  et  insiste  sur  le  «  nombre  infini  »  de 
courtisanes  qui  jouissaient  alors  d'une  considéra- 
tion qui  nous  étonne.  Nous  apprenons  par  ses  ser- 
mons qu'elles  étaient  reçues  dans  les  plus  hon- 
nêtes sociétés  du  monde  ;  postées  aux  portes  des 
collèges  et  des  universités,  mêlées  au  train  quoti- 
dien de  la  vie,  non  seulement  elles  avaient  accès 
dans  les  rues  et  dans  les  maisons,  en  dépit  de 
toutes  les  ordonnances  existantes,  mais  encore 
elles  venaient  jusque  dans  les  églises  braver 
l'honnêteté  et  la  morale. 

Combien  de  fois  ne  voyons-nous  pas  le  fou- 
gueux Cordelier  les  interpeller  directement  et 
s'écrier  : 

—  «  Que  dites-vous,  viles  courtisanes,  qui  vi- 
vez comme  des  chiennes  ?  » 


238  PÉCHÉS     PRIMITIFS 

—  «  Etes-vous  là,  viles  courtisanes,  écrites  au 
livre  des  damnés  ?  Dites  à  vos  lenones  qu'ils 
viennent  avec  vous,  et  qu'ils  boivent  avec  vous  le 
fiel  des  dragons.  » 

Puis  une  autre  fois  : 

—  «  Vous,  pauvres  courtisanes,  dites  à  vos 
amants  qu'ils  vous  défendent  le  jour  du  Jugement 
dernier  (1).  » 

Et  malgré  les  insultes  du  moine  farouche,  les 
pauvrettes  venaient  chaque  jour  plus  nombreuses 
à  ses  sermons.  L'église  n'était-elle  pas  d'ailleurs 
un  endroit  favorable  à  l'étalage  de  leurs  grâces, 
et  leur  curiosité  perverse  n'était-elle  pas  secouée, 
par  les  traits  satiriques  dont  elles  étaient  l'objet  ? 
N'était-ce  pas  une  réclame  gratuite,  qui  les  inté- 
ressait et  les  amusait  ?  Et  lorsqu'un  de  leurs  amis 
commençait  à  se  détacher  d'elles,  comme  le  dit 
Maillard,  dans  un  de  ses  sermons,  elles  pouvaient 
s'écrier  : 

—  Allons,  allons,  je  vois  que  vous  avez  été  au 
sermon  de  ce  prédicateur.  Vous  allez  donc  vous 
faire  Chartreux  ?  (2)  » 

Les  «  filles  folles  de  leur  corps  »  ne  se  conten- 
taient pas  de  se  montrer  dans  le  lieu  saint,  «  elles 

(1)  Abbé  A.  Samouillan,  op.  cit.,  p.  322  (Serin.  Quadrag., 
f.  45,  et  adv.  f.  45,  col.  2). 

(2)  Abbé  A.  Samouillan,  op.  cit.,  p.  323  (Serm.  Quadrag., 
f.  64,  col.  3). 


240  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

s'y  livraient  à  leur  commerce  infâme  »,  affirme 
le  moine. 

«  Si  les  murs  de  cette  église  avaient  des  yeux  et 
des  oreilles,  je  crois  qu'ils  en  diraient  de  belles. 
Vous  levez  ici  vos  faces  impudentes,  et  vous  faites 
en  secret  des  signes  impudiques  et  d^shonnêtes  à 
vos  amants.  » 

Les  anathèmes  pleuvaient  encore  plus  drus  sur 
les  «  viles  entremetteuses,  sur  ces  diaboliques,  sur 
ces  infâmes  pourvoyeuses  de  la  débauche  »  que 
Maillard  ne  plaindrait  pas,  «  lors  même  qu'il 
les  verrait  écorcher  toutes  vives.  »  Menot,  de  son 
côté,  les  appelle  «  femmes  maudites,  tisons  d'enfer, 
malheureuses  truandes  !  (1)  » 

Puis  s'adressant  à  ceux  qui  font  les  lois, 
Maillard  s'écrie  : 

— ■  «  Je  vous  invite  à  la  damnation  éternelle 
si  vous  ne  corrigez  pas  les  abus  de  la  prostitution. 
Quel   exemple   pour   ces   pauvres   petites   demoi- 


(1)  «  Toda  vita  tua  maie  usa  es  corpore  tuo  a  XV  anno 
usque  ad  XL  et,  postea  quam  non  potuisti  amplius  facere 
sicut  eonsueveras,  studuisti  ponere  alias  in  loco  tuo  et  fuisti 
infortunata  puella  et  post  diablesse  maquerelle...  Credis  tu. 
et  cum  maledicta  anima  tua  damnata  fuerit  ad  pœnas 
aeternas,  quod  Deus  sit  contentus  ?  Non,  non  sed  illa  ite- 
rum  accipiet  fetidum  corpus  et  corruptum.  Elle  prendra 
son  corps  puant,  infect  et  plus  corrompu  qu'une  vieille  savate. 
Corpus  tuum  erit  diabolus  hispidus.  »  (F.  90,  v°  col.  2). 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  241 

selles  honnêtes  (pauperculae)  quand  elles  voient  à 
côté  d'elles  s'étaler  le  luxe  insolent  de  ces  putains 
qui  portent  de  grosses  chaînes  d'or  et  les  écrasent 
de  leurs  toilettes  voyantes  !  » 

Notre  moraliste  voudrait  non  seulement  ex- 
clure les  courtisanes  des  églises,  où  elles  font 
scandale,  mais  même  les  séquestrer  hors  de  l'en- 
ceinte des  villes,  «  dont  elles  empoisonnent  l'air 
par  leur  présence  ». 

«  Ah,  soupire-t-il,  si  Saint  Louis  vivait  encore, 
lui  qui  balaya  sins  pitié,  hors  des  villes  de  France,, 
les  filles  de  joie  et  leurs  maquerelles  !  » 

Il  insiste  sur  les  mœurs  corrompues  et  bestiales 
de  l'époque  ;  il  étale  sans  rougir,  avec  les  détails 
les  plus  immondes,  les  pratiques  contre  nature.  Il 
s'élève  contre  les  parents,  des  mères  même,  qui 
vendent  leurs  enfants,  garçons  et  filles,  pour  un 
commerce  infâme  : 

«  Nos  habemus  multas  matres  vendentes  filias 
suas  et  sunt  lenœ  filiarum  suarum  et  faciunt  eis 
lucrari  matrimonium  suum  ad  pœnam  corporis 
sui  ».  (Adv.  f.  481  col.  3  et  passim). 

«  L'église  doit  être  un  lieu  sacré,  que  la  plèbe 
comme  la  noblesse  doit  respecter  ».  Et  que  voit- 
on  ?  dit  Menot  :  si  quelque  gentillâtre  entre  dans 
le  lieu  saint,  il  faut  que  sa  femme  se  lève  et  l'em- 
brasse bec  à  bec.  A  tous  les  diables  pareils  privi- 
lèges !  » 

14 


PECHES     PRIMITIFS 


Et  les  flirtages  des  jeunes  filles,  commencés  à 
l'église,comment  finissent-ils  ?  «  Certaines  herbes  », 
avalées  à  propos,  effacent  les  traces  du  péché. 

Maillard  nous  assure  qu'avec  son  oreille  exer- 
cée il  pouvait  entendre  sortir  «  du  fond  des  la- 
trines, des  étangs  et  des  fleuves,  les  gémissements 
des  enfants  qu'elles  y  avaient  jetés.  » 

Quoique  religieux,  il  s'attaque  aux  nombreux 
péchés  pratiqués  par  les  ecclésiastiques  de  son 
temps.  Il  stigmatise  surtout  les  prêtres  simo- 
niaques  qui  trafiquent  de  tous  les  sacrements, 
«  forçant  ceux  qui  n'ont  pas  de  quoi  payer  la  cé- 
rémonie du  mariage,  à  demeurer  dans  l'adultère 
et  le  concubinage.  »  Il  dénonce  les  prédicateurs 
d'indulgences  apocryphes,  les  trafiquants  de 
fausses  reliques  qui  : 

«  Vendent  les  elles  (ailes)  et  les  plumes 
Du  Saint-Esprit  lassus  des  cieux.  » 

Et  qui,  «  d'un  tison  trouvé  dans  une  étuve  ou 
dans  un  bordel,  font  un  fragment  du  bûcher  qui 
servit  à  brûler  saint  Laurent.  » 

«  Certaines  reliques  retrouvées  dans  les  ta- 
vernes et  les  bordeaux  ne  prouvent-elles  pas, 
ajoute-t-il,  que  ces  vendeurs  coupables  avaient 
passé  par  là,  pour  s'adresser  de  préférence  aux 
buveurs,  aux  joueurs  et  aux  blasphémateurs?  » 

Tous   les    moyens    sont   bons,    dit-il,    pour   les 


LE    PECHE    SOUS    LES    DUCS    DE     BOURGOGNE  Z4d 

prêtres,  lorsqu'il  s'agit  de  gagner  de  l'argent.  Ils 
se  déshonorent  dans  les  métiers  les  plus  vils.  «  Il  y 
a  des  ecclésiastiques  qui  tiennent  des  tavernes  et 
des  auberges  :  ils  fabriquent  des  chaussures, 
vendent  du  drap,  cousent  des  tuniques.  Ils  prêtent 
avec  usure  le  blé  qu'ils  récoltent  sur  leurs  béné- 
fices. On  trouve  parmi  eux  des  cuisiniers,  des 
échansons  et  même  des  laquais  pour  dames 
(pour  ne  pas  parler  plus  clairement),  des  usuriers, 
des  cabaretiers,  des  courtiers  de  débauche.  Le 
seul  métier  infâme  qu'ils  n'aient  pas  exercé  c'est 
celui  de  bourreau.  » 

Et  cet  argent,  acquis  par  des  moyens  ina- 
vouables, s'écrie  Clemangis,  o  ils  le  dévorent  au 
jeu,  aux  bordeaux,  dans  les  festins  et  les  ban- 
quets ».  «  Ils  vivent,  dit  Maillard,  non  pas  selon 
les  leçons  du  Christ,  mais  d'après  celles  d'Epi- 
cure...  et  lorsqu'ils  se  sont  avilis,  gorgés  de  vin  et 
de  nourriture,  ils  se  battent,  ils  crient,  ils  se  dé- 
mènent, et  leurs  lèvres  souillées  blasphèment  le 
nom  vénéré  de  Dieu  et  des  saints...   » 

Ce  libertinage  des  mœurs,  n'est  pas,  selon  notre 
moine  prêcheur,  le  vice  le  plus  répréhensible  dans 
les  couvents.  «  Un  moine,  dit-il,  s'abstiendra  très 
bien  de  la  fornication,  mais  il  s'interdira  difficile- 
ment les  murmures,  les  dérisions  et  les  moqueries, 
dont  il  accable  ses  frères  plus  réguliers.  Car 
hélas,  l'envie  infecte  les  cloîtres  !  » 


244  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

v 

Dans  les  couvents  de  femmes,  c'était  surtout 
la  vanité  et  la  mondanité  qui  s'y  étaient  glissées. 
Il  nous  montre  les  religieuses  bernardines  «  pom- 
peusement habillées,  qui  mieux  appèrent  demoi- 
selles que  religieuses.  Ces  nobles  nonnes  comptant 
leurs  pas,  traînant  leurs  queues  à  la  façon  des 
paons  et  ne  souffrant  pas  qu'on  les  appelle  mes 
sœurs,  mais  bien  Mesdames  !  » 

Mais  le  grand  péché,  le  vice  capital  du  clergé  et 
des  religieux,  c'était  d'après  lui  la  cupidité.  Il 
dénonce  leurs  intrigues,  «  car  la  plupart  ne  sont 
entrés  dans  la  religion  que  pour  avoir  abbayes  et 
bénéfices...  Il  faut  les  voir  se  démener  de  tous 
côtés  pour  arriver  aux  biens  qu'ils  convoitent... 
On  vend  les  bénéfices  comme  on  vend  les  chevaux, 
en  pleine  place  publique...  et  une  fois  coiffés  de  la 
mitre,  ils  thésaurisent.  » 

«  Maigres  et  affamés,  d'abord,  on  les  voit  s'en- 
graisser bientôt  du  sang,  de  la  laine  et  du  lait  de 
leurs  brebis.  Semblables  aux  mouches,  plus  ils 
sont  maigres,  plus  ils  mordent.  »  Leurs  dignités 
^minentes  exaspèrent  leur  soif  de  luxe  et  de  plai- 
sir. Menot  stigmatise,  lui  aussi,  ces  vicaires  du 
Christ  «  montés  sur  leurs  mules  harnachées  d'or  et 
d'argent...  Ils  portent  un  pourpoinctde  velours... 
et  ainsi  bien  bigarrés  et  merveilleusement  desguisés, 
on  voit  traîner  derrière  eux  une  longue  queue  fa- 
briquée avec  la  peau  des  misérables.  »  Ils  vont  à  la 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  245 

chasse.  «  Que  dire,  s'écrie  Barlette,  de  ce  cardinal 
qui  prend  6.000  ducats  d'or  du  bien  des  pauvres 
pour  les  jeter  à  ses  chiens,  à  ses  oiseaux  et  à  ses 
valets  ?  »  Sur  leurs  maîtresses  peu  austères,  on 
voit  resplendir  telle  robe,  telle'  bague,  tel  joyau, 
dont  l'indiscret  Maillard  se  permet  de  contrôler 
la  provenance,  finissant  par  s'écrier  avec  Menot  : 
«  Ah  notre  mère  la  sainte  Eglise  est  bien  traitée 
par  ces  gens-là  !  » 

Les  Registres  des  chartes  de  l'Audience  de  la 
Chancellerie  des  ducs  de  Bourgogne  constituent 
encore  une  source  peu  connue  pour  l'histoire  du 
Péché  et  des  mœurs  au  xve  siècle  (1).  Parmi  ces 
documents,  les  lettres  de  rémission  ou  de  rappel 
de  ban  nous  intéressent  surtout. 

Nous  y  constatons  que  Philippe  le  Bon,  si  sé- 
vère lorsqu'il  s'agissait  de  ses  ennemis  personnels 
ou  politiques,  se  montrait  plutôt  indulgent  lors- 
qu'il avait  affaire  à  de  simples  péchés  concernant 
ou  «  navrant  »le prochain.  Un  domestique  voleur, 
Sohier,  sujet  du  pays  de  Flandre,  se  fait  pardon- 
ner son  péché  en  assurant  qu'il  n'avait  pu  sup- 
porter les  injures  que  son  maître,  un  chanoine  de 

(1)  Ch.  Petit-Dutaillis,  Documents  nouveaux  sur  les 
mœurs  populaires  et  le  droit  de  vengeance  dans  les  Pays-Bas 
au  XVe  siècle  (Lettres  de  rémission  de  Philippe-le-Bon), 
t.  IX  de  la  Bibliothèque  du  XVe  siècle,  Paris,  H.  Champion, 
1908. 

14* 


246  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Liège,  avait  adressées  au  chef  de  la  Maison  de 
Bourgogne,  alors  en  guerre  avec  les  Liégeois.  Il 
remet  sa  peine  à  Yeulvain  Voet,  «  chevaucheur  » 
de  son  écurie,  qui,  non  content  d'enlever  à  son  ami 
intime,  Maître  Jean,  sa  femme  et  une  partie  de  ses 
biens,  le  «  bâti  et  navra  telement  que  tost  après 
il  termina  vie  par  mort.  >  D'autre  part  il  pardonne 
à  d'Ostelet,  son  archer,  qui  tue  Dancoine  dans 
une  taverne  de  Lille,  parce  qu'il  voulait  le  forcer 
d'accepter  en  sa  compagnie  une  fille  de  joie,  «  une 
basselecte  (bachelette)  querant  son  pain  ».  Un 
infanticide,  péché  plus  grave,est  également  remis. 
Il  est  vrai  qu'il  s'agit  de  noble  demoiselle  Antoi- 
nette de  Claerhout,  qui  a  été  séduite,  par  un 
simple  compagnon,  George  Perche,  «  et  tant  se 
feussent  accoinctiez  ensemble  que  de  ses  œuvres 
feust  enceinte  et  engrossé  d'enfant.  »  Le  crime 
avait  eu  lieu  alors  qu'elle  était  en  visite  chez  son 
oncle  au  château  de  Lichtervelde.  Interrogée  elle 
avoue  son  infanticide  ;  elle  reconnaît  même 
avoir  mangé  une  herbe  abortive... 

On  sait  que  la  justice,  au  Moyen  âge,  était  im- 
pitoyable pour  ce  crime  ;  Antoinette  de  Claerhout 
avait  non  seulement  tué  son  enfant,  mais  l'avait 
voué'  à  la  damnation  éternelle  ;  l'instruction  spéci- 
fie par  deux  fois  qu'elle  l'a  jeté  à  l'eau  «  tel  qu'il 
était  issu  de  son  corps  »,  c'est-à-dire  sans  l'avoir 
nettoyé    ni    baptisé.     Le    châtiment    inéluctable 


LE    PECHE    SOUS     LES     DUCS    DE    BOURGOGNE  _4  / 

était  la  mort.  Mais  la  coupable  était  gentille 
femme,  partie  de  noble  génération  »,  et  le  duc 
préféra  «  grâce  et  miséricorde  à  rigueur  de  justice., 
surtout  en  faveur  d'aucuns  seigneurs  et  autres  ses 
parents  et  amis,  qui  nous  en  ont  humblement 
supplié  et  requis.  » 

Paillard  lui-même,  Philippe  pardonne  volontiers 
les  péchés  de  l'amour.  Monnart  le  «  bosquillon  » 
(bûcheron),  pauvre  homme  «  agié  de  plus  de 
soixante  ans,  chargé  de  femme  et  d'enfans  »,  a  été 
condamné  pour  «  enforcement  de  femmes  ».  Mis 
à  la  question,  il  a  avoué  avoir  commis  de  nom- 
breux viols,  battant  les  femmes  qui  lui  résistaient 
et  leur  extorquant  de  l'argent,  notamment  Sain- 
teron  Blainquarde  «  pour  ce  qu'elle  ne  vouloit 
souffrir  que  ledit  Monnart  la  congneust  charnelle- 
ment. »  Par  plusieurs  fois  «  il  avait  mangié  avec 
elle  poulez  embléz  (poulets  volés).  »  Il  avait  aussi 
connu  «  une  josne  fille  en  certains  blez  emprez 
journéz  »,  ainsi  que  la  maîtresse  du  «  mangnier  » 
(meunier)  et  diverses  autres  femmes.  Les  parents 
de  ce  satyre,  plus  que  mûr,  obtiennent  cependant 
son  pardon  à  cause  de  la  basse  naissance  des  vic- 
times et  de  l'âge  du  coupable.  «  Actendu  Testât 
desdictes  femmes,  de  longtemps  qu'il  y  a,  et  l'aige 
â'iceluy  Monnaert.  » 

Il  pardonne  encore  à  de  Scelewe,  qui  tue 
la  niant  de  sa  femme  adultère  :  à  Hans  de  Lies- 


248  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

velt,  qui  enlève  Catherine  Colins  pour  l'épouser, 
à  Willemine  la  barbière,  qui  avait  acheté  de  l'arse- 
nic pour  empoisonner  son  mari  ;  à  Antoine  de 
Bavichove,  qui  séquestre  un  jeune  homme  pour 
1  empêcher  de  conclure  un  mariage  fâcheux  ;  à 
Abel  de  Woumen,  qui  a  tué  Mathieu  de  Wolbele 
à  un  souper  de  relevailles,  sans  compter  nombre 
d'autres  batailleurs  pour  des  rixes  de  cabaret 
alors  qu'ils  étaient  en  état  d'ivresse. 

Le  relâchement  des  mœurs  se  marque  surtout 
par  le  nombre  considérable  de  bâtards  dont  il 
est  fait  mention  dans  les  chroniques.  La  cour 
et  la  noblesse,  tant  flamande  que  brabançonne, 
s'inspirait  volontiers  des  traditions  de  la  galante- 
rie française  dont  la  réputation  était  déjà  bien 
établie.  Le  flamand  de  Meyer,  après  avoir  raconté 
les  violences  impudiques  commises  par  la  noblesse 
française  sur  les  femmes  et  les  jeunes  filles  de 
Soissons,  en  1414,  ajoute  :  Gens  enim  gallica  tali- 
bus  in  rébus  omnium  longe  fœdissima  est,  ideoque 
■  le  gis  mus  nonnumquam  cum  capiuntur  a  Turcis, 
castratos  ab  Mis,  metutantœ  impudicitiœ. Philippe 
le  Bon  donnait  au  grand  jour  l'exemple  de  l'in- 
conduite.  «  On  se  perd,  dit  de  Laborde,  au  milieu 
des  dots  données  par. le  duc  à  ses  maîtresses,  en 
les  mariant  à  ses  familiers,  des  pensions  données 
à  ses  bâtards  et  aux  bâtards  de  ses  bâtards.  »  On 
compte  vingt-quatre  de  ses  maîtresses  et  seize  de 


LE  PECHE  SOES  LES  DUCS  DE  BOURGOGNE 


249 


ses  bâtards  qui  furent  reconnus.  Sa  noblesse  était 
•encore  plus  prolifique.  Le  Sire  Jean  de  Glymes  se 
glorifiait  d'avoir  quarante  bâtards  ;  le  duc  Jean  de 


Fig.  64.  —  Le  péché  de  luxure.  Des  débauchés  malades 
vont  soumettre  leu  •  cas  à  un  spécialiste.  Détail  agrandi 
d'un  des  péchés  représentés  sur  les  semelles  de  poutres  de 
Damme.  (Scupture  du  xve  siècle). 


Clèves,   soixante  trois,  tandis  que  le  Sire  Gérard 
de  Culemborch  n'en  eut  que  trente.... 

Les  enfants  illégitimes  jouaient  d'ailleurs  un 
rôle  fort  en  vue.  Sur  les  listes  des  fonctionnaires 
auliques  des  princes  bourguignons,  figurent  un 
grand  nombre  de  bâtards,  investis  des  plus  hautes 


-!50  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

charges.  Dunois,  le  bâtard  d'Orléans,  et  Antoine, 
le  grand  bâtard  de  Bourgogne,  prouvèrent,  sinon 
par  leurs  vertus,  du  moins  par  leur  courage  et 
leur  esprit,  qu'ils  étaient  dignes  de  la  grande  im- 
portance qu'ils  prirent  dans  l'Etat. 

La  quantité  d'enfants  légitimes  ou  illégitimes, 
laissés  sans  'éducation  ni  instruction,  dans  les 
villes  et  les  campagnes,  était  devenue  une  véri- 
table calamité  publique. 

Leurs  méfaits,  leurs  crimes  peut-on  dire,  dé- 
passent l'imagination.  Les  chroniqueurs  flamands 
et  wallons  du  xve  siècle  racontent  des  épisodes  qui 
seuls  peuvent  donner  une  idée  de  la  méchanceté 
et  de  la  cruauté  de  la  jeunesse  à  cette  époque. 

Nicolas  Despars,  qui  écrivit  en  langue  thioise, 
une  Chronique  de  la  Flandre  «  De  Chronijcke  van 
den  lande  ende  grafschepe-van  Vlaendre»,  nous  rap- 
pelle qu'en  1489,  alors  qu'on  n'entendait  parler 
que  de  guerres  et  de  batailles,  une  grande  quantité 
d'enfants  de  dix  à  treize  ans  s'organisèrent  mili- 
tairement dans  les  rues  de  Bruges.  Ils  étaient  tous 
armés,  «  ghestaect  ende  gewapent  naar  haerlieder 
manière  van  doene  »,  et  marchaient  en  ordre  de 
bataille,avec  leurs  étendards  déployés  et  précédés 
de  tambours  et  de  fifres.  Quelques-uns  étaient  du 
côté  du  roi  des  Romains,  tandis  que  d'autres  sou- 
tenaient le  parti  de  la  Flandre,  «  de  drie  steden 
van  Vlaenderen.  » 


LE    PÉCHÉ    SOLS     LES    DUCS    DE     BOURGOGNE  251 

Bientôt  les  escarmouches  devinrent  conti- 
nuelles, jusqu'à  ce  qu'un  jour,  arrivés  devant  le 
local  des  archers,  sur  le  rempart,  ils  livrèrent  une 
véritable  bataille  rangée  qui  dégénéra  en  un  ter- 
rible carnage.  Ils  s'attaquèrent  avec  une  si 
grande  et  «  horribele  »  furie,  que  cinq  d'entre  eux 
restèrent  morts  sur  le  terrain  et  que  tous  les  autres, 
sans  exception,  furent  plus  ou  moins  grièvement 
blessés.  «  Si  bien,  dit  Despars,  qu'ils  durent  s'aliter 
durant  de  longs  jours,  occasionnant  ainsi  de 
grandes  dépenses  et  de  vifs  chagrins  à  leurs  pa- 
rents qui  d'abord  avaient  ri  en  voyant  se  préparer 
cette  bataille  enfantine.  »  La  journée,  ajoute-t-il, 
aurait  été  bien  plus  sanglante,  si  les  femmes  du 
faubourg  de  Berchem  ne  s'étaient  courageuse- 
ment jetées  dans  la  mêlée  en  relevant,  détail  ty- 
pique, leurs  longues  traînes  «  hune  langhe  ster- 
ten  »,  et  en  tapant  dans  le  tas,  corrigeant  comme 
ils  le  méritaient,  «  ontfaende  mits  dien  rechts  loon 
naer  werken», ces  valeureux  mais  cruels  petis  Bru-- 
geois. 

Un  chanteur  de  geste  de  Béthune,  Jean  Surquet 
surnommé  Hoccalus,  qui  écrivit  une  Histoire  des 
guerres  et  troubles  de  Flandres  contre  Maximilien 
roy  des  Romains,  décrit  le  même  carnage  enfantin, 
le  26  février  1489:  «  Six  jours  devant  les  quares- 
maulx  (mercredi  des  Cendres),  advint  à  Brugts 
une   adventure   que  l'on   debveroit  avoir  pitié... 


252  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

advint  que  les  petits  enfants  de  la  ville  et  jusques 
au  nombre  de  cinq  à  six  cents  se  assemblèrent  et 
firent  un  capitaine  nommé  Coppenolle,et  de  l'autre 
ung  nommé  Moneta,et  se  mirent  en  deux  bandes... 
et  commenchèrent  à  combattre  les  ungs  contre 
les  aultres,  et  tellement  qu'ilz  tuèrent  le  capitaine 
Moneta  et  autres  enfants  en  assez  bonne  quantité... 
et  crioient  les  ungs  «  Coppenole  !  »  et  les  autres 
«  Moneta  i>}  qui  estoit  signe  que  l'on  debvoit  noter  j 
mais  telz  en  y  eubt  qui  le  notèrent  mal,  en  mons- 
trant  qu'ilz  en  estoient  joyeulx,  et  disaient  que 
c'estoit  bon  signe,  puisque  le  capitaine  Moneta 
estoit  mort.  » 

On  ne  sut  jamais  laquelle  des  deux  bandes  fut 
victorieuse. 

Les  enfants  wallons  n'avaient  pas  attendu  cet 
exemple  pour  se  montrer  plus  terribles  encore. 
L'abbé  chroniqueur  Johannes  de  Los  (1455-1514) 
nous  apprend  qu'en  1466,  à  cause  des  troubles 
occasionnés  par  la  ligue  contre  le  prince-évêque 
de  Liège,  Louis  de  Bourbon,  les  esprits  se  trou- 
vèrent si  exaltés  que  des  enfants  de  sept  à  qua- 
torze ans  se  mêlèrent  violemment  à  la  querelle.  Ils 
étaient  du  côté  de  Marc  de  Bade,  dont  l'image 
figura  sur  leur  bannière,  avec  un  ange  qui  le  cou- 
ronnait. Tous  les  quartiers  avaient  leurs  bandes 
armées,  chacune  précédée  d'une  bannière  pareille 
plus  petite.  Ils  parcouraient  la  ville,  criant  «  vive 


LE    PÉCHÉ    SOUS     LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  253 

Bade  »,  et  forçaient  les  passants,  sous  peine  de  sé- 
vices graves,  à  crier  comme  eux.  Bientôt  ils  s'at- 
taquèrent aux  chanoines,  dont  ils  prirent  d'assaut 
les  maisons  qui  furent  livrées  par  eux  au  pillage. 
Leur  nombre  grossissant,  ils  entrèrent  en  cam- 
pagne, tambour  battant,  bannières  déployées, 
semant  la  terreur  dans  les  campagnes.  Ils  s'avan- 
cèrent même  jusqu'à  Visé,  dévastant  tout  sur  leur 
passage,  brûlant  et  pillant  surtout  les  propriétés 
et  habitations  des  chanoines,  ainsi  que  celles  des 
partisans  de  Louis  de  Bourbon. 

Ce  ne  fut  que  lorsque  les  parents  furent  rendus 
responsables  de  leurs  brigandages,  on  peut  dire 
de  leurs  crimes,  que  ceux-ci  ramenèrent  non  sans 
peine  chez  eux  leurs  enfants,  dont  le  capitaine 
«  Ly  Gardir  »  fut  décapité  pour  prix  de  ses  mé- 
faits (1). 

Rares  étaient  les  jeunes  gens  qui  fréquentaient 
alors  les  écoles.  Ceux  qui  voulaient  étudier  la 
théologie,  la  médecine  ou  le  droit,  se  rendaient  à 
Oxford,  à  Orléans,  à  Montpellier,  mais  surtout  à 
Bologne  ou  à  Paris.  Les  Flamands  y  formaient 
une  «  tribu  »  de  la  «  Grande  Nation  »  germanique. 
On  sait  que  ces  «  escholiers  »  constituaient  dans 

(1)  Voir  à  ce  sujet  notre  étude  Les  Enfants  terribles,  parue 
dans  la  Belgique  artistique  et  littéraire,  1er  novembre  1910 
(Bruxelles). 

15 


PECHES    PRIMITIFS 


les  grands  centres  une  sorte  de  population  à  part, 
remuante,  tapageuse,  avec  laquelle  il  fallait  comp- 
ter. On  les  voyait  rôder  dans  les  rues  avec  leurs 
«  robes  à  grant  erre,  leurs  cappucions  jus  aux 
coustés  »,  leurs  «  chaperons  tout  ung  tenant  »,  tou- 
jours enquête  de  nouvelles  aventures  et  de  nou- 
velles rixes  où  trop  souvent  les  jeunes  Flamands 
et  Wallons  brillaient  au  premier  rang. 

Leur  turbulence  et  leur  paillardise  devait  être 
bien  connue  dans  le  Brabant,  car,  lorsque  Jean  IV, 
au  xve  siècle,  voulut  ériger  une  université  à 
Bruxelles,  les  habitants  firent  entendre  des  pro- 
testations énergiques,  «  estimant  que  l'honneur  de 
leurs  filles  aurait  couru  trop  de  dangers.  » 

Le  chroniqueur  De  Meyer,  qui  est  Flamand  de 
cœur  et  d'âme,  déplore,  lui  aussi,  les  excès  de  ses 
compatriotes.  Car  chose  grave,  dit-il,  «  Fivresse  la 
plus  crapuleuse  n'est  que  peccadille  à  leurs  yeux.  » 

Les  femmes  n'étaient  guère  plus  sobres  que  les 
hommes.  Brocs  et  bouteilles  ne  leur  faisaient  pas 
peur  et  leur  ivrognerie  était  naturellement  accom- 
pagnée de  tous  les  péchés  qu'entraîne  ce  vice. 

Plusieurs  Keures  mentionnent  comme  un  délit 
spécial,  les  coups  portés  à  l'aide  d'un  pot  (1). 
Elles  punissaient  plus  sévèrement  les  blessures 
infligées  en  état  d'ivresse.  Le  lundi  était  un  jour  de 

(1)  M.  Poullet,  Ancien  droit  pénal  du  Brabant,  p.  315. 


LE  PECHE  SOUS  LES  DUCS  DE  BOURGOGNE      ZOO 

débauche  général  ;  filles  et  garçons  formaient  de 
grandes  troupes  bruyantes  appelées  labayen.  On 
allait  vider  ensemble  nombre  de  brocs  de  bière. 
Puis  on  se  livrait  à  des  violences  et  à  des  excès  qui 
finissaient  généralement  par  des  désordres  graves. 
où  trop  souvent  le  sang  coulait.  Les  dettes  de  ca- 


Fig.  65.  —  Le  péché  dans  les  plaisanteries.  Reproduit 
d'après  une  illustration  de  la  Nef  des  Fous  de  Sébastien 
Brand  (xve  siècle). 


baret  amenaient  parfois  entre  petites  villes  [de 
véritables  batailles,  accompagnées  de  dépréda- 
tions, de  violences,  de  mutilations  et  d'emprison- 
nements illicites. 

Le  surnom  bien  connu  de  «  kiekefreeters  »  (dé- 
voreurs de  poulets),  donné  encore  de  nos  jours 
aux  Bruxellois,  constitue  un  souvenir  de  la  ba- 
taille   de   Bassweiler,    où   les    Brabançons   furent 


256  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

taillés  en  pièces,  le  21  mars  1370.  Cette  défaite  fut 
d'après  les  chroniqueurs  du  temps  la  conséquence 
de  leur  gourmandise  bien  connue,  car  «  leurs  var- 
lets  derrière  eulx  portoyent  flacons  et  bouteilles 
de  vin  troussés  à  leur  selles  et  aussi,  parmi  ce, 
pastez  de  saumons,  de  truite  et  d'anguilles,  enve- 
loppés de  belles  tovailles  (serviettes)  sans  compter 
maints  chapons  et  volailles,  dont  ils  étaient  par- 
ticulièrement friands.  » 

On  ignore  que  bien  d'autres  villes  flamandts 
méritèrent  le  même  surnom.  Dans  une  chronique 
manuscrite,  de  B.  de  Ra:itere  (xve  siècle),  nous 
voyons  que  les  Gantois,  voulant  brillamment  re- 
cevoir Philippe  le  Bon  et  sa  suite,  lorsqu'il  leur 
rendit  visite  le  23  août  1438,  envoyèrent  leurs 
pourvoyeurs  de  volailles  habituels  à  Audenarde, 
pour  y  acheter  tous  les  poulets  qui  se  présente- 
raient sur  le  marché.  Les  Gantois  eurent  vite  fait 
d'acheter  de  grand  matin,  et  aux  plus  hauts  prix, 
toutes  les  volailles  exposées  en  vente,  si  bien  que 
lorsque  les  habitants  d'Audenarde  se  présen- 
tèrent, ils  n'en  trouvèrent  plus  pour  eux- 
mêmes. 

Frustrés  dans  leur  gourmandise,  les  Audenar- 
dais  outrés  se  révoltèrent  et  crièrent  aux  Gantois  : 
«  Weg  !  Weg  !  Wy  kunnen  zeer  wel  zelve  onze 
kiekens  opfreten  !  »  (Arrière  !  Arrière  !  Nous  pou- 
vons fort  bien  manger  nous-mêmes  nos  poulets). 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  257 

Et,  la  querelle  s'envenimant,  des  gros  mots  elle 
dégénéra  en  rixe,  et  les  Gantois,  malgré  les  pro- 
diges de  valeur,  durent  fuir  au  plus  vite  abandon- 
nant, non  seulement  leurs  poulets,  mais  de  nom- 
breux blessés  et  même  un  mort. 

Battus  et  pas  contentSjles  Gantois  se  plaignirent 
à  Philippe  le  Bon  de  cette  agression  brutale,  qui 
fut  la  cause  que  les  poulardes  grasses  manquèrent 
sur  la  table  du  duc.  Ils  obtinrent  comme  repré- 
saille  de  pouvoir  emprisonner  sur  le  champ  deux 
députés  Àudenardais,  le  chevalier  Wouter  van 
der  Meere  et  Bernard  van  Maerke,  qui  se  trou- 
vaient encore  à  Gand. 

Puis,  Philippe  le  Bon,  poursuivant  son  voyage, 
s'en  vint  à  Audenarde,  où  il  mangea  de  si  succu- 
lents poulets,  qu'il  ne  put  refuser  la  grâce  des  deux 
députés,  qui  expiaient  si  durement  l'amour  immo- 
déré de  la  volaille  de  leurs  concitoyens.  Ceux-ci 
sont  encore  appelés  aujourd'hui  les  «  Poulets  d'Au- 
denarde  !  »  (De  Kiekens  van  Audenaerde). 

Les  fêtes  du  Carnaval,  les  kermesses,  les  pèle- 
rinages étaient  restés  l'occasion  de  déchaînements 
de  passions  d'une  violence  dont  on  ne  peut  se 
faire  une  idée.  Le  Carnaval  durait  alors  depuis  la 
fin  de  décembre  jusqu'au  mercredi  des  Cendres. 
Pendant  ces  fêtes  tumultueuses,  les  brutalités  et 
les  farces  les  plus  grossières  étaient  de  règle.  Des 
édits  défendant  le  jet  de  chats  crevés  et  d'autres 


258  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

charognes,  celui  de  boue,  d'ordure  et  de  matières 
fécales,  donnent  une  idée  des  «  confetti  »  lancés  à 
cette  époque. 

Parmi  les  fêtes  et  privilèges,  auxquels  les  bour- 
geois de  Gand  étaient  le  plus  attachés,  figurait 
alors  YAuwet,  ou  le  Guet,  qui  se  célébrait  annuelle- 
ment les  mercredi,  jeudi  et  vendredi  de  la  Mi-Ca- 
rême. 

C'était  une  espèce  de  prise  d'armes,  ou 
d'émeute  pour  rire,  qui  était  l'occasion  d'excès, 
de  débauches  et  de  rixes,  où  le  sang  finissait  tou- 
jours par  être  généreusement  versé.  Cette  fête 
typique  mérite  d'être  décrite,  car  elle  nous  ex- 
plique la  facilité  et  la  rapidité  avec  laquelle  s'or- 
ganisaient au  Moyen  âge  les  guerres  civiles  qui 
ensanglantèrent  trop  souvent  les  principales  villes 
de  la  Belgique  (1). 

Il  fallut,  en  1539,  la  main  de  fer  de  Charles- 
Quint  pour  mettre  fin  à  cet  abus,  dont  un  chroni- 
queur anonyme  du  temps,  témoin  oculaire,  nous 
a  laissé  une  description  détaillée  des  plus  cu- 
rieuses. Il  nous  apprend  d'abord  que  les  corpora- 
tions gantoises,  au  nombre  de  cinquante-trois,  y 
participaient,  et  que,  dans  le  cortège  armé  qui 
s'organisait  à  cette  occasion,  ne  figuraient  que  des 

(1)  Voir  à  ce  sujet  notre  étude  :  YAuwet  à  Gand  {Belgique 
Artistique  et  littéraire,  1er  août  1911). 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  259 

hommes  d'élite  richement  équipés,  dont  les  belles 
armures,  bien  entretenues,  ainsi  que  les  «  harnas  » 
ou  harnais  de  guerre,  étaient  conservés  dans  les 
maisons  des  divers  métiers,  pour  qu'on  les  trouvât 
toujours  prêtes  à  servir  en  cas  de  mobilisation 
soudaine. 

«  Ils  n'estoient  pas  armés  en  piétons,  mais  en 
hommes  d'armes  depuis  le  couppet  de  la  teste 
jusqu'au  bas  des  pieds,  chascun  tenant  en  sa  main 
une  hache  d'armes  ou  autre  baston  (hallebarde) 
de  bonne  deffense.  »  Et  en  cet  état  ils  étaient  si 
empêtrés,  que  s'ils  «  eussent  esté  mis  par  terre,  il 
n'eust  été  en  leur  puissance  de  eulx  savoir  se  re- 
lever. » 

Comme  toute  fête  flamande,  celle  du  Guet, 
commençait  par  un  banquet,  donné  par  chacun 
des  métiers.  Et  les  futurs  guerriers  y  besoignaient 
de  si  grand  cœur  que  leur  toilette  militaire  ne  se 
faisait  pas  sans  peine,  «  la  plupart  estoient  yvres 
avant  de  s'armer  de  leurs  dictes  armures.  »  Avec 
du  temps  et  de  la  patience  tout  finissait  par  s'ar- 
ranger; et,  couverts  de  fer  à  l'extérieur  et  «  bien 
armez  de  vin  par  dedens,  lors  estoient -ils  en  leur 
grant  forche  et  vigueur  »,  et  il  leur  semblait  «  qu'ils 
se  sentoient  les  seigneurs  de  toutes  les  autres 
villes  de  Flandre  et  que  le  comte  ne  pouvoit  rien 
faire  sans  eulx.  » 

C'est  dans  cet  état  qu'on  partait  pour  le  lieu  du 


260  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

rassemblement.  Les  doyens  des  corporations,  en 
costumes  somptueux,  marchaient  en  "tête,  tandis 
que  leurs  hommes,  armés  jusques  aux  dents,  les 
suivaient.  Comme  c'était  le  soir,  ils  étaient  éclai- 
rés par  «  forche  torches  et  fallots  »,  tandis  que 
leurs  «  tambours  d'allemans  »  et  les  trompettes 
faisaient  un  vacarme  à  réveiller  les  morts. 

Arrivés  devant  la  maison  échevinale,  où  le 
Guet  devait  se  concentrer,  on  servait  aux  jurés 
et  autres  autorités  un  nouveau  et  «  très  honou- 
rable  banquet  ».  Les  compagnons  armés,  qui 
n'avaient  pu  trouver  place  à  ces  secondes  agapes, 
attendaient  dans  les  rues  qui  entourent  l'Hôtel- 
de-ville,  tenant  les  torches  allumées  et  faisant 
jouer  les  musiques.  Pour  faire  prendre  patience 
à  tout  ce  monde  et  en  attendant  la  mise  en 
marche  du  cortège,  on  passait  par  les  fenêtres  de 
la  maison  communale  des  pâtisseries,  du  vin,  des 
«  espèches  »  (épices),  ainsi  que  toutes  sortes  de 
dragées  et  de  fruits  confits. 

Tous  se  trouvant  alors  prêts,  entre,  onze  heures 
et  minuit  la  grosse  cloche  «  Roelant  »  se  mettait  à 
sonner  au  beffroi. 

C'était  le  signal  du  départ,  et  l'armée  improvisée 
partait  en  un  ordre  parfait,  chaque  place  ayant 
été  assignée  d'avance.  Les  échevins  de  la  ville,  en 
grand  costume  d'apparat,  marchaient  en  tête,, 
accompagnés  de  leurs  sonneurs  de  trompettes  à 


LE    PÉCHÉ    SOUS     LES     DUCS    DE    BOURGOGNE  261 

cheval,  qui  tous  avaient  des  insignes  et  des  ins- 
truments eu  argent.  Après  venaient  les  corpora- 
tions, avec  leurs  tambours  et  leurs  flûtes  d'Alle- 
magne qui,  dit  le  chroniqueur,  «  jouaient  à  la 
voilée,  comme  s'ils  eussent  été  à  la  bataille  »,  mê- 
lant leurs  musiques  guerrières  aux  sons  des 
grandes  cloches  et  du  carillon...  Puis,  le  tour  delà 
ville  terminé,  on  revenait  à  l'Hôtel-de-ville,  où  le 
magistrat  remerciait  officiellement  ses  milices  de 
l'honneur  qu'on  venait  de  faire  à  la  cité  gantoise. 

Enfin,  après  avoir  accepté  «  derechief  ypocras  et 
drageries  »,  tous  les  groupes  se  rendaient  à  leurs 
maisons  corporatives  respectives,  pour  prendre 
part  à  un  dernier  festin,  auquel  on  trouvait  en- 
core moyen  de  faire  largement  honneur  ;  car,  dit 
l'écrivain  témoin  oculaire  de  ces  ripailles,  «  ils  y 
bancquet oient  toute  la  nuyt  et  se  parennyvroient 
comme  véritables  pourcheaux.  » 

Pendant  les  trois  nuits  que  durait  cette  fête,  la 
ville  semblait  en  état  de  siège  et  parfois  même 
comme  si  elle  avait  été  prise  d'assaut.  On  com- 
prend qu'excités  par  la  boisson  et  suggestionnés 
par  le  port  de  leur  costume  militaire,  ces  artisans 
grossiers  se  divertissaient  brutalement  et  que  leurs 
plaisanteries  étaient  d'un  goût  plus  que  douteux. 
Nous  connaissons  leurs  projectiles  ;  les  maisons 
ouvertes  étaient  envahies  par  les  soldats  impro- 
visés, qui  entraient  par  escalade,  non  sans  peine, 

15* 


262  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

dans  celles  qui  leur  étaient  inhospitalières.  «  Zy 
moesten  het  huis  beclemmen  met  groote  moete», 
dit  un  auteur  du  temps.  Inutile  d'ajouter  que  la 
vertu  des  femmes  passait  plus  d'un  mauvais 
quart  d'heure  parmi  ces  bandes  d  hommes  avinés, 
dont  les  batailles  simulées  dégénéraient  trop  sou- 
vent en  de  véritables  massacres  laissant  sur  le 
carreau  maints  morts  et  blessés. 

«  C'estoit,  dit  le  chroniqueur,  une  vraye  ydo- 
latrie  et  mahommerie  à  veoir  et  où  innumérables 
maulx  et  péchiez  se  faisoient  et  commectoient, 
tant  par  yvrognerie,  paillardise,  debatz,  homicide 
et  autres  telles  et  semblables  meschantéz,  ou 
Dieu  le  tout  puissant  estoit  bien  souvent  grande- 
ment offensé  et  plus  qu'ils  n'eussent  fait  le  jour,  à 
cause  que  c'estoit  la  nuyt...  » 

Ces  guerres  civiles  pour  rire,  malgré  les  péchés 
qui  les  accompagnaient,  n'étaient  que  jeux  d'en- 
fants à  côté  des  horreurs  bien  réelles  qui  se  com- 
mettaient, même  en  France,  entre  des  factions 
ennemies.  L'histoire  nous  apprend  que  vers  1422, 
le  bâtard  Vaurus,  qui  appa  tenait  au  parti  des 
Armagnacs,  ne  se  contentait  pas  de  piller  et  de 
tuer  les  partisans  de  la  cause  du  duc  de  Bour- 
gogne. Il  emmenait  à  son  château  près  de  Meaux, 
attachés  par  les  poings  à  l'arçon  de  sa  selle,  les 
prisonniers  dont  il  espérait  une  rançon.  Et, 
lorsque  celle-ci  n'arrivait  pas  au  jour  dit,  le  mal- 


Fig.   66.  —  Le   péché   dans   les  bains   mixtes.    La  Fontaine   de   Jou- 
vence par  le  Maître  aux  banderolles.  (Gravure  du  xve  siècle). 


264  PÉCHÉS    PRIMITIFS 


heureux  était  régulièrement  pendu  à  un  grand 
orme  bien  connu  dans  la  contrée.  L'arbre  de  Vau- 
rus,  c'est  ainsi  qu'on  l'appelait,  était  toujours 
surchargé  de  pendus,  et  l'histoire  de  l'un  d'entre 
eux  excita  longtemps  l'indignation  générale. 

Un  jour  un  jeune  homme,  marié  depuis  un  an 
à  peine,  ayant  sa  femme  sur  le  point  d'accoucher, 
se  trouva  emmené  parmi  les  prisonniers  dont  on 
demandait  une  rançon.  Torturé,  il  fit  connaître 
le  nom  et  la  demeure  de  sa  compagne,  qui  fut  invi- 
tée à  payer  sans  retard  une  somme  exagérée  pour 
le  libérer.  L'argent  étant  rare,  sa  femme  n'arriva 
avec  la  somme  qu'après  le  jour  fixé,  et  le  bâtard, 
acceptant  sa  rançon  convenue,  lui  dit  qu'elle  trou- 
verait son  mari  sur  l'arbre  fatal.  Comme  elle  osait 
lui  reprocher  son  crime,  Vaurus  en  colère  fit  cou- 
per les  robes  de  la  pauvre  femme  jusqu'à  la  taille,, 
puis,  la  fit  attacher  presque  nue,  au  tronc  de 
l'orme  de  façon  que  les  pieds  des  pendus  vinssent 
lui  frôler  la  tête.  Pendant  toute  la  nuit,  on  enten- 
dit jusqu'à  Meaux  les  cris  lamentables  de  la  mal- 
heureuse que  personne  n'osait  secourir.  A  ses  af- 
freuses tortures  morales  vinrent  bientôt  se  joindre 
les  douleurs  de  l'accouchement.  Les  loups  seuls, 
attirés  par  ses  plaintes,  accoururent,  et  le  lende- 
main l'on  ne  retrouva  sous  l'arbre  que  les  restes 
sanglants  de  la  mère  et  quelques  lambeaux  de 
l'enfant  que  les  loups  avaient  arrachés  à  ses  flancs- 


LE     PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  265 

Le  pèlerinage,  ou  transfert  annuel  des  reliques 
de  saint  Liévin  de  Gand  à  Hauthem,  était,  au 
xve  siècle,  le  prétexte  de  scandales  affreux.  Des 
chroniqueurs  contemporains  ont  laissé  des  des- 
criptions très  vivantes  de  cette  fête  religieuse,  où 
le  péché,  sous  toutes  les  formes,  était  si  ouverte- 
ment pratiqué. 

Malgré  la  mauvaise  réputation  dont  ce  pèleri- 
nage jouissait,  presque  toute  la  population  valide 
de  Gand  se  portait  à  Hauthem.  Plus  de  douze  cents 
voitures  étaient  insuffisantes  pour  y  conduire  les 
bourgeois  aisés  qui  s'y  rendaient,  accompagnés 
de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants. 

'<  C'estoit,  dit  un  écrivain  du  commencement 
du  xvie  siècle,  un  voyaige  plutôt  de  malédiction 
que  de  dévotion,  car  s'y  faisoit  coustumièrement 
une  œuvre  qui  faisait  enfler  à  plusieurs  filles,  et 
aussi  à  plusieurs  femmes  tant  vesves  (veuves) 
que  mariées,  les  ventres,  qui  estoit  un  bien  beau 
miracle...  Car  telles  y  allaient  pucelles,  qu'elles 
en  revenaient  fumelles,  et  telles  y  allaient  preudes 
femmes,  qu'elles  n'en  revenaient  telles  comme 
elles  estoient  lors  de  leur  retour  (1).  » 

Voici  comment  les  choses  se  passaient  : 

(1)  M.  Gachard,  Relations  des  troubles  de  Gand  sous 
Charles-Quint,  par  un  anonyme  du  XVIe  siècle,  Bruxelles:. 
Hayez,  1846,  p.  103  et  suiv. 


266  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Entre  onze  heures  et  minuit  de  la  «  préveille  des 
dits  saints  Pierre  et  Paul,  un  grand  nombre  de 
commun  peuple  de  la  ville  de  Gand  se  rassemblait 
devant  le  monastère  de  saint  Bavon».  Au  coup  de 
minuit,  la  porte  s'ouvrait  et  en  un  instant  toute 
cette  racaille  se  précipitait  comme  folle  dans 
l'église,  «  menant  ung  tel  bruit  qu'il  sembloit  que 
l'église  devoit  fondre  en  abisme.  »  On  se  jetait, 
sur  la  châsse  de  saint  Liévin,  qui  était  enlevée 
de  haute  lutte  par  les  plus  forts,ou  les  plus  adroits. 
Celle-ci  était  en  argent  doré,  mais  protégée  contre 
les  brutalités  de  cette  populace  en  délire  par  une 
«  treille  »  ou  grille  en  fer  forgé.  Puis,  malgré  son 
poids,  elle  était  enlevée  par  douze  hommes,  qui 
se  dirigeaient;  «  courant,  criant  et  huant  jusqu'au 
dict  village  de  Hauthem  »,  traversant  comme  une 
trombe,  les  champs,  les  haies,  les  bois,  les  fossés, 
pleins  d'eau.  «  Comme  gens  sans  entendement  et 
menant  ung  tel  bruyt,  comme  si  tous  les  diables 
y  eussent  estes.  » 

Pour  se  guider  dans  cette  course  infernale, 
pendant  la  nuit,  la  plupart  portaient  des  flam- 
beaux, ou  des  torches,  et  ces  lueurs  fantastiques 
faisaient  ressembler  les  étranges  pèlerins  à  des 
démons  plutôt  qu'à  d'honnêtes  chrétiens.         tj£ 

Au  matin,  ils  arrivaient  à  Hauthem,  où  il  y 
avait  kermesse.  Là  se  vendaient  comme  à  une 
foire   toutes   espèces    de    marchandises,    spéciale- 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS     DE    BOURCOCM:  2T,7 

ment  des  vivres  et  les  breuvages  les  plus  variés, 
dont  on  consommait  plus  que  de  raison.  On  se 
serait  cru,  dit  le  chroniqueur,  dans  un  camp  au 
milieu  d'une  puissante  armée.  Tant  il  y  avait  de 
gens  armés  de  toutes  conditions  par  bandes 
«  échades  et  confrairies,  les  ungs  ayans  avec  eulx 
tambours  et  fluttes  d'Aile mans,  les  autres  de 
trompettes  et  aussi  forche  muses  (cornemuses)  et 
autres  divers  instruments,  jouans  de  tous  les  cos- 
téz  qui  estoit  chose  admirable  à  uuvr...,  d'autres 
dansaient  ou  faisoient  mille  débats  ou  passe- 
temps,  car  la  plupart  n'étaient  point  venus  par 
dévotion  mais  bien  par  plaisir  et  amusement.  » 

Le  lendemain,  à  midi,  se  faisait  le  retour  à 
Gand.  La  «  fierté  »  ou  châsse  était  reprise  avec  la 
même  brutalité,  et  le  nouveau  voyage  se  faisait  par 
un  autre  chemin,  «  en  meisme  estât  comme  ilz 
est  oient  partis,  menant  tel  bruyt  avec  rneuses 
(cornemuses)  et  tambours.  »  Ils  rentraient  à  Gand, 
«  tous  déchiérés  et  des  locquetez,  ayant  chapeaulx 
faits  de  branches  de  viengnes  (vignes)  et  autres 
verdures  sur  leurs  testes...  rapportant  des  mer- 
cheries  et  petits  bibelotz  et  jollitez  qu'ils  don- 
noient  et  ruoient  aux  femmes  et  filles,  qui  es- 
toient  tant  es  fenestres  que  devant  les  huis  des 
maisons...  » 

Comme  le  remarque  très  bien  l'anonyme,  ces 
bacchanales    périodiques    présentaient   non    seu- 


268  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

lement  le  spectable  des  «  dix  mil  péchiez  mortels 
qui  s'y  commettoient,  tant  par  yvronneries,  dé- 
bats^ homicides,  paillardises,  blasphèmes,  pure- 
ments  exécrables  et  autres  graves  et  énormes 
péchiez  ;  »  mais  elles  facilitaient  et  provoquaient 
même  Téclosion  de  troubles  graves,  que  la  turbu- 
lente populace  gantoise  était  toujours  heureuse 
de  susciter.  Bien  des  émeutes  et  séditions  san- 
glantes avaient  pris  naissance  à  l'occasion  du 
retour  d'Hauthem.  Ce  fut  notamment  le  cas  pour 
la  révolte  des  Gantois,  lors  de  la  prestation  du 
serment  de  Charles  le  Téméraire  dont  il  a  été 
question  plus  haut. 

Chose  curieuse,  des  cortèges  armés,  connus  sous 
le  nom  de  «  Marches  »,  existent  encore  de  nos  jours 
en  Belgique.  Dans  ces  pèlerinages,  à  la  fois  reli- 
gieux et  militaires,  on  voit  les  plus  étranges  dé- 
ploiements de  forces  armées,  exhibant  à  côté  de 
défroques  guerrières  presque  modernes,  les  an- 
ciens fourniments  des  soldats  de  Napoléon  Ier  ou 
de  Louis-Philippe.  Armés  de  vieux  fusils  et 
d'armes  bizarres,  ces  volontaires,  piétons  et  cava- 
liers, jouent  au  sérieux  leur  rôle  de  soldats,  et  font 
parler  la  poudre  plus  que  de  raison. 

Parmi  ces  promenades,  toutes  décrites  dans  la 
revue  folklorique  belge  Wallonia  (1),  il  faut  citer  la 

(1)  Wollonia,  Liège,  t.  II,  p.  125  à  130  ;  t.  III,  p.  101  ; 
t.  XIII,  p.  225,  etc. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  269' 


Marche  de  sainte  Rolande  à  Gerpinnes,  à  laquelle 
une  cavalerie  redoutable  prend  une  part  impor- 


Fig.  67.  —  Le   péché    dans    les    bains    mixtes.    (Fragment 
d'une  gravure  d'Albert  Durer). 

tante  ;  la  Marche  de  saint  Eloi,  à  Laneffe,  ainsi  que 
Marche  de  la  Madeleine  à  Jumet,  où  le  cortège, 


270  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

arrivé  «  al  terre  al  danse  coffre  le  très  étrange  spec- 
tacle d'une  sauterie  endiablée  générale,  à  laquelle 
participent  non  seulement  les  farouches  soldats 
de  la  suite,  mais  aussi  le  clergé  et  même  les  sta- 
tues, des  saints  et  des  saintes,  emportées  par  leurs 
porteurs  dans  le  délire  chorégraphique.  La  fête 
de  sainte  Madeleine  ayant  lieu  le  22  juillet,  on 
peut  s'imaginer  ce  qu'un  pareil  pèlerinage  coûte 
de  sueurs  aux  participants  assoiffés,  et  quelles 
affaires  d'or  font  les  vivandières,  en  costume  tra- 
ditionnel, chargées  d'abreuver  ces  agiles  pèlerins. 

Ayant  assisté  à  une  de  ces  marches,  nous  avons 
constaté  que  le  contingent  militaire  y  était  divisé 
en  vingt-cinq  groupes  ayant  pour  la  plupart 
leurs  tambours  et  leurs  musiques.  Dans  l'infante- 
rie nous  avons  noté  les  voltigeurs  de  l'empereur, 
les  gardes  forestiers,  les  zouaves,  les  bleus  (jeunes 
et  vieux  en  deux  corps  séparés),  les  jockeys  (à 
pied),,  les  artilleurs,  les  sapeurs,  etc.,  et  parmi  les 
cavaliers  les  mamelucks,  les  Arabes,  les  lanciers, 
et  l'état- major. 

Non  moins  curieuse  est  la  Marche  de  la  Puce- 
lette  de  Wasme,  qui  a  lieu  tous  les  ans  en  souvenir 
du  chevalier  Gilles  de  Clan,  lequel  sauva  jadis 
une  jeurte  vierge  des  griffes  d'un  dragon,  ou  ta- 
vasque,  qui  infestait  les  marais  du  voisinage.  La 
«  Pucelette  »  porte  sur  la  tête  une  étrange  cou- 
ronne ornée  de  hautes  plumes  et,  probablement 


LE  PÉCHÉ  SOVS  LES  DUCS  DE  BOURGOGNE      271 

pour  être  certain  de  sa  virginité,  oh  a  soin  de  la 
choisir  parmi  les  fillettes  ayant  moins  de  cinq  ans, 
ce  qui  semble  plutôt  injurieux  pour  la  vertu  de 
celles  qui  ont  dépassé  cet  âge. 

Les  traces  des  péchés  flamands  et  wallons  ne  se 
retrouvent  pas  seulement  dans  l'histoire  et  les 
mœurs  intimes  des  habitants  de  la  Belgique  et  du 
nord  de  la  France  ;  nous  en  trouvons  encore  un 
curieux  écho  dans  le  blason  populaire,  c'est-à- 
dire  dans  les  sobriquets  des  villes  et  des  com- 
munes de  ces  pays.  Les  péchés  le  plus  souvent 
rappelés  sont  ceux  de  la  luxure  et  de  la  gourman- 
dise. Plus  d'une  cinquantaine  de  localités  belges 
pourraient  figurer  sous  le  titre  de  Rabelaisiana  (1), 
grâce  aux  dictons  qui  s'y  rapportent.  La  réputa- 
tion de  mauvais  coucheurs  attribuée  aux  Fla- 
mands s'étendait  au  loin.  Les  folkloristes  français 
Gaidoz  et  Sébillot  disent   qu'en   Provence  «  estro 


(1)  Parmi  celles-ci  nous  pouvons  citer  :  Ancienne, 
Beaumont,  Beyne,  Beursay,  Biesmes,  Bouchoute,  Bres- 
soux,  Brouckom,  Chenée,  Chemay,  Courtrai,  Crisnée, 
Cuesme,  Erquenne-,  Hal,  Herstal,  Diest,  Ecaussines,  Car- 
rières, Eecloo,  Enghien,  Huy,  Knocke,  Liège,  Lixhe,  Ma- 
lonne,  Liefferinghe,  Molembaix,  Namur,  Odeur,  Ognée, 
Opwyck,  Othée,  La  Panne,  Queu-du-Bois,  Saint-Denis- 
Bovesse,  Saint-Nicolas,  Saint-Trond,  Satteghem,  Statte, 
Tamise,  Thuin,  Uytkerke,  Vilvorde,  Vesqueville  et  Xhert- 
dremael. 


PECHES    PRIMITIFS 


de  Flandro  »  veut  dire  :  «  être  flambé  »  et  qu'en 
Languedoc  on  constate  que  : 

Qui  va  en  Flandre  sans  couteau 

Il  perd  du  beurre  maint  morceau  (1). 

Nous  avons  retrouvé  ces  instincts  meurtriers 
dans  les  vengeances  privées  ou  «  veeten  »  qui  en- 
sanglantèrent la  Flandre  pendant  tout  le  Moyen 
âge.  La  «  faide  »  (2)  issue  d'un  meurtre  ou  d'une 
simple  injure  entraînait  toute  la  famille,  noble  ou 
roturière,  en  des  guerres  longues  et  atroces.  Les 
Flamands  étaient  demeurés,  jusqu'à  la  première 
moitié  du  xive  siècle,  comme  le  dit  le  chroniqueur 
Hariulphe,  «  des  âmes  indociles  et  sanguinaires.  » 
La  persistance  de  coutumes  brutales  telles  que 
Y  «  Auwet  »  et  le  pèlerinage  d'Hauthem,  nous 
prouve  assez  que  chaque  communier  flamand 
était  resté  un  guerrier,  aux  mœurs  violentes  et 
vindicatives.  Nous  voyons  par  les  documents 
judiciaires  de  l'époque  qu'il  en  était  de  même 
chez  les  chevaliers,  les  commerçants  ou  les  culti- 
vateurs, dont  les  querelles  féroces  amenaient  de 
véritables    batailles    rangées    sur   les   places    pu- 

(1)  Voir  notre  Genre  satirique  (2e  édition),  pp.  260  et  261. 

(2)  Il  y  a  lieu  de  croire  que  le  mot  faide  ou  fede  est  d'ori- 
gine germanique  comme  le  mot  flamand  Veete,  qui  a  une 
consonnance  presque  pareille. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  273 


bliques  et    dans   les  campagnes  qui  en  restaient 


Fig.  68.  —  Le   péché   dans   les    étuyes    (Stove).    (Gravure 
d'Albert  Durer). 

ensanglantées.  Les  nobles  flamands,  comme  ceux 
de  tous  les  autres  pays  de  la  Chrétienté,  se  fai- 


PECHE?-     PRIMITH 


saient  suivre  par  des  bandes  armées  prêtes  à 
tout.  Jean  de  Gavre,  par  exemple,  est  «  jour- 
nellement accompagné  de  plusieurs  serviteurs  et 
varlets  armés  et  embastonnés  pour  entretenir  sa 
guerre.  (1)  »  Les  roturiers,  qui  ne  peuvent  se 
donner  ce  luxe,  ont  leurs  parents  et  amis,  qui 
leur  viennent  en  aide,  munis  d'armes  terribles, 
que  les  coutumes  locales  et  les  ordonnances  dé- 
fendent en  vain  de  porter  et  qui  ajoutent  encore 
aux  horreurs  des  vendetta  dans  les  Pays-Bas. 

C'est  à  la  fin  du  xve  siècle,  que  prit  naissance 
un  nouveau  péché  :  le  péché  de  sorcellerie,  qui  de- 
vait faire  naître  bientôt  une  répression  impi- 
toyable. La  bulle  du  pape  Innocent  VIII,  datée  du 
5  décembre  1484,  donnait  les  détails  les  plus  ef- 
frayants sur  les  manœuvres  des  sorciers  et  des 
sorcières.  On  parlait  des  crimes  des  démons  in- 
cubes, succubes  (incubi  ac  succubi)  qui  entrete- 
naient avec  des  femmes  et  des  filles,  voire  même 
avec  des  religieuses,  un  commerce  charnel  re- 
poussant. Elles  recevaient,  en  échange  de  leurs 
faveurs,  un  pouvoir  terrible,  capable  non  seule- 
ment de  détruire  les  récoltes  et  les  animaux,  mais 

(1)  Voir  à  ce  sujet  le  très  intéressant  travail  de  M.  6h.  Pe- 
tit-Dutaillis,  Documents  nouveaux  sur  les  mœurs  popu- 
laires et  le  droit  de  vengeance  dans  les  Pays-Bas  au  XVe  siècle 
[Lettres  de  rémission  de  Philippe-le-Bon),  p.  39  et  suiv., 
Paris,  H.  Champion,  1908. 


LE    PECHE    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  _/•> 

d'infliger  aux  humains  les  maux  les  plus  exorbi- 
tants :  empêchant  les  femmes  de  concevoir,  les 
maris  d'engendrer,  ou  même  d'accomplir  leur  de- 
voir conjugal.  Ac  eosdem  hommes  ne  gignere  et 
midi  ères  ne  concipere,  virosque  uxoribus  et  mulieres 
ne  viris  actus  conjugales  reddere  valeant  impedire. 

Les  chroniqueurs  du  temps  énu  nièrent  le 
nombre  incroyable  de  personnes  accusées  du 
péché  de  sorcellerie,  qui  périrent  après  d'affreux 
supplices  dans  les  Flandres,  le  Brabant  et  le  pays 
de  Liège.  Des  localités  entières  furent  dépeuplées. 
Sur  de  simples  dénonciations,  les  personnes  les 
mieux  famées  étaient  jetées  en  prison  et  mises  à  la 
torture. 

C'est  aux  péchés  de  colère  et  de  meurtre,  que 
Bruges,  d'après  la  légende,  doit  les  nombreux 
cygnes  qui  depuis  la  fin  du  xve  siècle  naviguent 
sur  ses  eaux  tranquilles.  Cette  charge  fut  imposée 
aux  Brugeois  en  expiation  du  meurtre  de  leur 
écoutête  Lanchals.  «  Lang  hais  »  en  flamand  signi- 
fie long  col,  et  «  les  blancs  oiseaux  aux  longs  cous 
onduleux,  au  plumage  neigeux,  où  les  poètes 
voient  le  reflet  des  âmes  virginales  ;  les  cygnes,  les 
beaux  cygnes  de  Bruges,  porteraient  ainsi  dans 
leur  grâce  immaculée  le  souvenir  d'un  assassi- 
nat... (1)  »  et  d'un  sang  cruellement  versé. 

(1)   Fierens-Gevaert,  Psychologie  d'une    ville,  essai  sur 
Bruges,  p.  164  (Paris,  Alcan,  1901). 


276 


PECHES    PRIMITIFS 


Mais  c'est  surtout  l'art  flamand  qui  nous 
montre  le  Péché  dans  ses  manifestations  les  ,plus 
bizarres  et  les  plus  affreuses.  Nous  voyons  ses 
images  de  plus  en  plus  nombreuses,  dans  la  sculp- 
ture monumentale,  et  dans  la  décoration  du  mo- 
bilier religieux. 

Les  miséricordes  des  stalles  ainsi  que  leurs 
parcloses  (1)  servent  de  prétextes  à  des  compo- 
sitions satiriques  où  tous  les  péchés  de  l'homme 
et  de  la  femme  sont  pris  à  partie,  et  cela  sans  pa- 
raître choquer  les  sentiments  de  décence  des 
fidèles.  Les  sculpteurs  des  culs  de  lampe  des  édi- 
fices civils,  notamment  les  semelles  de  poutres  de 
l'Hôtel-de- Ville  de  Damme,  présentent  surtout 
des  détails  ultra  réalistes  (2),  qui  feraient  suppo- 
ser que  les  habitants  de  ce  port  de  mer,  méritèrent 
fort  bien  leur  surnom  de  «  pourceaux  d'Epicure  ». 
Parmi  ces  sculptures  il  faut  citer  une  scène  licen- 
cieuse se  passant  dans  un  bain  mixte,  alors  assimilé 
aux  mauvais  lieux,  et  sujet  plus  curieux  encore, 
des  victimes  de  Vénus  allant  soumettre  leur  cas  à  un 
spécialiste  (xve  siècle). 

Parmi  les   enluminures   des   manuscrits   de  la 

(1)  Voir  notre  Genre  satirique,  etc.  dans  la  sculpture, 
Schemit,  Paris,  1910. 

(2)  Voir  notre  Genre  satirique,  etc.  dans  la  sculpture, 
Schemit,  Paris,  1910  (fig.  66  et  67).  Ces  illustrations  sont 
reproduites  plus  haut,  fig.   61,   62,  63  et  64. 


LE    PECHE    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE 


277 


Fig.  69.  —  Le  péché  dans  le  brigandage  et  le  meurtre.  (Tiré 
du  Mittelœlterliches  Hausbuch  du  prince  de  Waldburg- 
■\Yolfeeg,  xve  siècle). 

16 


PECHES     PRIMITIFS 


même  époque,  on  remarque  des  scènes  plus  com- 
pliquées, où  le  Péché  est  pris  à  partie  dans  ses 
formes  les  plus  inattendues.  Dans  le  manuscrit 
de  Cangé,  par  exemple,  intitulé  les  Quarante  mi- 
racles  de  Nostre  Dame,  ne  voyons-nous  pas  l'illus- 
tration du  miracle  de  l'arcediacre,  qui  murtrit  [tua) 
un  evesque  pour  estre  evesque  à  sa  place,  représenté 
au  moment  où  le  démon  vient  saisir  le  prêtre  cri- 
minel à  une  table  de  festin,  entouré  de  ses  musi- 
ciens et  de  ses  amuseurs  patentés  en  souliers  à  la 
poulaine  ? 

Plus  loin  le  miniaturiste  ose  représenter  un 
pape  en  chemise,  la  tiare  en  tête,  que  des  anges 
chassent  en  enfer  à  grands  coups  de  pieds  au  der- 
rière, illustrant  le  péché  de  simonie  de  celui  qui, 
par  convoitise,  vendit  le  basme  [baume)  dont  on  ser- 
vait deux  lampes  en  la  chapelle  de  Saint-Pierre, 
dont  saint  Pierre  s'apparut  à  lui  en  lui  disant  qu'il 
serait  dampné.  Dans  un  autre  miracle  nous  voyons 
un  pape,  non  moins  criminel,  autoriser  un  roi  (de 
Hongrie)  à  épouser  sa  fille,  qui  se  coupe  la  main 
pour  échapper  à  l'inceste  (1). 

Dans  les  miracles  de  Nostre  Dame  joués  par  les 
Pays  de  l'Assomption  ou  de  l'Immaculée  Concep- 
tion du  nord  de  la  France,  au  commencement  du 

(1)  Voir  notre  Genre  satirique  dans  la  peinture  (2e  édition), 
p.  111,  112. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  279 

xvie  siècle,  durent  apparaître,  jouées  au  naturel, 
des  scènes  encore  plus  incroyables,  s'il  faut  en  ju- 
ger d'après  certains  titres  :  Comment  Salomée,  qui 
ne  crédit  pas  que  Nostre-Dame  eust  enfanté  virgiria- 
lement,  sans  œuvre  d'homme,  perdit  les  mains  pour 
ce  qu  elle  le  voulust  esprouver,  etc.  (1).  » 

Dans  une  Vie  et  Miracles  de  Mgr  Sainct  Martin, 
datant  de  la  fin  du  xve  siècle  (Bibl.  Nationale), 
nous  voyons  d'autre  part  la  satire  d'un  péché 
féminin  moins  affreux  :  le  bavardage  dans  le  lieu 
saint  (2). 

Lue  des  plus  belles  images  du  péché  et  de  la 

|l!  Voir  notre  Genre  satirique  dans  la  peinture  (2e  édition), 
p.  114. 

(2)  Voici,  d'après  une  intéressante  étude  de  M.  G.  Cohen, 
Rabelais  et  la  légende  de  saint  JMarlin  (Paris,  Champion, 
1910),  la  scène  interprétée  par  l'artiste.  «  Ainsi,  comme  saint 
.Martin  disoit  sa  messe...  deux  femmes,  lesquelles  estoyent 
venues  pour  ouyr  la  messe,  caquettoient  ensemble  et,  à 
costé  d'elles  ung  diable  lequel  escripvoit  en  du  parchemin 
ce  qu'elles  disoient  ;  mais  les  deux  femmes  furent  si  longue- 
ment à  caquetter  que  le  dyable  n'avoit  plus  de  parchemin... 
Lors  se  prinst  à  tirer  son  parchemin  avecques  les  dents 
pour  le  allonger  et  tira  tellement  que  son  parchemin  rompit 
el  oheut  le  diable  à  la  renverce  et  se  cuyda  casser  le  col.  » 
Causant  ainsi  un  autre  péché,  car  saint  Biiz,  qui  avait  vu 
la  scène,  se  prit  à  rire  oubliant  où  il  était.  (Champfleury 
reproduit  le  même  sujet  d'après  une  tapisserie  dans  son 
Histoire  de  la  caricature  au  Moyen  âge,  p.  83,  Paris,  Dentu, 
1871  . 


280  PÉCHÉS     PRIMITIF? 

méchanceté  humaine,  nous  est  fournie  par  une 
grande  et  superbe  miniature  du  manuscrit 
n°  9079  de  la  collection  de  Bourgogne,  conservé  à 
la  bibliothèque  royale  de  Bruxelles.  Elle  est  con- 
nue sous  le  nom  de  l'Arbre  du  Péché  ou  des  Ba- 
tailles (1).  Nous  y  voyons  l'arbre  maudit  porter 
comme  fruit  à  chacune  de  ses  branches,  des 
hommes,  même  des  femmes,  qui  se  combattent. 
En  haut  des  rois  se  gourmandent  d'importance,  un 
peu  plus  bas  des  évêques  en  costume  liturgique 
se  frappent  à  l'aide  de  leur  crosse.  Puis  se  suivent 
hiérarchiquement,  en  descendant  de  branche  en 
branche,  des  combats  non  moins  acharnés  entre 
gentilshommes,  savants,  chevaliers,  bourgeois  et 
paysans,  tandis  que  leurs  épouses  se  battent  à 
coups  de  quenouille.  Pour  montrer  que  le  Péché  et 
la  désunion  régnent  partout,  l'artiste  a  figuré  le 
ciel,  où  Dieu  lui-même  combat  l'Orgueil,  symbolisé 
par  les  anges  rebelles,  qui  sont  foudroyés  et  préci- 
pités du  ciel. 

Dès  les  débuts  de  la  peinture  flamande  primi- 
tive, les  écoles  des  van  Eyck  et  de  van  Weyden 
multiplient  les  Jugements  derniers  où  les  pécheurs 
reçoivent  les  plus  terribles  châtiments.  On  y  re- 
marque   déjà    d'affreux   démons   semblant  s'ac- 

(1)  Genre  satirique  dans  la  peinture  (2e  éd.),  p.  147  [fig. 
147).  (Voir  notre  frontispice), 


LE    PECHE    SOUS     LES 


S    DUCS    DE    BOURGOGNE  281 


Fig.  70.  —  La  punition  du  péché  au  Moyen  âge.  (Du  Mitte- 
Iaelterliches  Hausbuch  du  prince  de  Waldburg-Wolfeeg, 
xve  siècle). 


16' 


282  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

quitter  avec  plaisir  de  leur  terrible  besogne] 
tandis  que  les  martyres  des  saints  rappellent 
les   horreurs  bizarres  des  répressions  judiciaires. 

On  ignore  généralement  qu'à  côté  de  nombreux 
sujets  religieux,  Jean  van  Eyck  peignit  des  sujets 
profanes  d'un  caractère  très  léger,  en  représentant 
des  femmes  nues  à  leur  toilette,  ou  des  bains  ou 
étuves  de  femmes,  qui  ornèrent  les  murs  des  palais 
princiers  du  temps.  Ce  détail  mérite  d'être  souli- 
gné car  il  corrobore  l'hypothèse  émise  plus  haut, 
au  sujet  de  son  rôle  de  messager  amoureux  du  duc 
de  Bourgogne. 

Mais  c'est  surtout  dans  les  créations  fani as- 
tiques et  réalistes  de  Jérôme  van  Aken,  plus 
connu  sous  le  nom  de  Bosch,  que  nous  retrouvons 
la  hantise  du  Péché  sous  toutes  les  formes.  Doué 
d'un  génie  créateur  vraiment  admirable,  le  peintre 
de  Bois-le-Duc  donne  une  importance  prépondé- 
rante à  ce  monde  profane  et  diabolique,  que  les 
premiers   primitifs   n'avaient  fait   qu'effleurer. 

Dans  ses  Jugements  derniers,  où  pullulent  les 
scènes  de  massacres  et  de  lubricité  sadiques 
dans  ses  Tentations  de  saint  Antoine,  où  nous 
voyons  de  pieux  anachorètes  aux  prises  avec  la 
luxure  et  les  démons  personnifiant  les  autres  pé- 
chés capitaux  ;  dans  son  Chariot  de  foin,  de  l'Es 
curial,  où  le  foin  représente  le  péché  ;  dans  ses 
Délices  terrestres,  du   Prado,  où   des  centaines  de 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LES    DUCS    DE    BOURGOGNE  283 

figures  d'hommes  et  de  jeunes  femmes  nues  se 
livrent  aux  joies  corruptrices  de  l'amour  charnel  ; 
dans  ses  Aveugles,  ses  Grands  poissons  mangent  les 
petits,  son  Enfant  prodigue,  ses  Mendiants  ba- 
tailleurs, ses  Christ  aux  outrages  et  tant  d'autres 
encore,  nous  voyons  revivre  tous  les  péchés,  tous 
les  vices  de  cette  cour  de  Bourgogne,  dont  les 
mœurs,  à  la  fois  voluptueuses  et  féroces,  les 
croyances  tour  à  tour  mystiques  et'  sataniques, 
se  continuèrent  pendant  les  règnes  des  princes 
lubriques  et  guerroyeurs  qui  suivirent,  tels 
Maximilien  d'Autriche  (gendre  du  Téméraire)  et 
Philippe  le  Beau,  le  prince  de  très  paillarde  mé- 
moire. 


•v 


LE  PÉCHÉ  SOUS  LE  RÈGNE 
DE  CHARLES-QUINT 


Pour  bien  comprendre  l'époque  de  Charles- 
Quint  et  le  caractère  complexe  de  ce  grand  po- 
tentat, il  est  nécessaire  de  rappeler  en  quelques 
mots  ses  ascendants  et  ses  proches,  qui  tous  joi- 
gnirent à  des  dons  exceptionnels  des  écarts  de 
conduite  regrettables. 

Machiavel,  qui  connut  fort  bien  le  grand-père 
de  Charles- Quint,  lorsqu'il  fréquentait  sa  cour 
en  qualité  d'ambassadeur  de  Florence,  décrit 
ainsi  l'empereur  Maximilien  : 

«  Dissipateur  et  besoigneux  ;  inconstant  et  ir- 
résolu, défiant  et  crédule,  il  est  homme  de  guerre 
et  sait  commander  une  armée  où  il  fait  régner  la 
discipline.  Plein  de  courage  dans  le  péril  il  ne  le 
cède  à  personne  comme  capitaine...  »  D'un  autre 


PECHES    PRIMITIFS 


côté,  nous  savons  que  sa  bravoure  et  sa  galanterie 
envers  les  femmes  le  firent  surnommer,  comme 
François  Ier,  le  roi  chevalier.  Ami  des  arts,  on  ra- 
conte que  Durer,  parvenant  difficilement  à  se 
hisser  à  la  place  qu'il  devait  occuper  pour  achever 
certaine  peinture  murale;,  il  ordonna  à  un  gentil- 
homme de  sa  suite  d'aider  le  grand  peintre  alle- 
mand à  se  placer  sur  son  échafaud  et  que,  le  cour- 
tisan se  montrant  humilié  de  devoir  rendre  un  tel 
service,  Maximilien  lui  dit  :.  «  Je  puis  d'un  paysan 
faire  un  noble  comme  vous,  mais  d'un  noble  je  ne 
saurais  faire  un  aussi  grand  artiste  !  » 

Malheureusement  ces  belles  qualités  étaient 
ternies  par  des  vices  de  tous  genre.  Sa  luxure 
était  grande  ;  n'importe  quelle  femme,  quelle  que 
fût  sa  condition,  lui  semblait  bonne  pour  assouvir 
ses  passions.  Dans  ses  colères  épouvantables,  il 
s'attaquait  avec  une  rage  sans  égale  à  tous  ceux 
qui  le  contrariaient,  ou  qui  simplement  n'étaient 
pas  de  son  avis.  Ne  le  voyons-nous  pas  à  Worms, 
en  1495,  relever  le  défi  d'un  obscur  gentilhomme 
français,  Claude  de  Balbé,  qui  avait  osé  provo- 
quer les  Allemands,  et  le  vaincre  en  un  combat 
singulier  ?  Quoique  catholique,  il  va,  dans  sa  co- 
lère, jusqu'à  braver  les  foudres  de  l'Eglise.  Dans 
ses  lettres,  il  ne  craint  pas  de  s'attaquer  même  au 
Pape.  Il  le  traite  de  «  Maudit  prêter  pape  »  (sic)  et 
ajoute  qu'il  mérite  d'être  chapitré  d'importance 

• 


LE    PECHE    SOC- 


LE   REGNE    DE     CHARLES-QUINT 


!87 


«  veu  ses  grans  péchiez  et  abusions  »  (lettre  du 
29  juin  1510).  Dans  une  autre  missive  il  semble 
espérer  que  Luther  l'aidera  à  assouvir  sa  haine 
sacrilège,  lorsqu'il  écrit  :  «  Il  (Luther)  pourra  être 


Fig.  71. —  Les  péchés  aux  kermesses  et  fêtes  :  Nasentanz  zu 
Gumpelsbrunn.  Estampe  de  Nicolas  Mildeman  (xvie  siècle). 

bon  à  quelque  chose  !  »  Parfois  son  orgueil  confine 
à  la  folie  ;  dans  une  lettre  écrite,  à  sa  fille,  Mar- 
guerite d'Autriche  (le  18  septembre  1512),  il  lui 
confie  «  qu'il  a  projet  de  se  faire  élire  pape,  afin 
d'être  un  jour  saint  et  d'être  adoré  par  elle  (!)  » 
A  la  fois  avare  et  prodigue,  il  était  méprisé  par 


288  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

le  peuple  flamand.  Les  Italiens  l'avaient  sur- 
nommé Massimiliano  poco  denari.  Ils  savaient  cpae 
le  meilleur  moyen  d'obtenir  sa  signature,  en  cas 
d'urgence,  c'était  de  la  lui  acheter.  Et  l'on  avait 
toujours  soin  de  stipuler  d'avance  la  somme  d'ar- 
gent qui  serait  offerte  à  cet  empereur  concussion- 
naire lorsque  son  approbation  était  indispensable. 
Quoique  Marie  de  Bourgogne,  son  épouse,  ait 
laissé  une  mémoire  sans  tache,  elle  était  la  fille 
de  Charles  le  Téméraire,  et  le  sang  brûlé  de  son 
père  ainsi  que  celui  de  ses  aïeux,  Philippe  le  Hardi 
et  Philippe  le  Bon,  de  très  paillarde  mémoire,  dut 
se  transmettre  par  elle  au  père  de  Charles- 
Quint. 

On  sait  que  fort  jeune,  elle  mourut  d'une  chute 
de  cheval,  pendant  qu'elle  sacrifiait  à  son  plaisir 
favori  :  la  chasse.  Ayant  la  cuisse  cassée,  près  du 
kassin,  elle  ne  voulut  à  aucun  prix,  —  est-ce  par 
pudeur  ou  par  entêtement,  —  montrer  la  partie 
malade  à  S2S  médecins  ;  et  ceux-ci  ne  purent 
ainsi  combattre  la  gangrène  qui  l'emporta. 

Son  fils  Philippe  le  Beau,  sur  lequel  les  Fla- 
mands avaient  porté  leurs  espérances,  montra 
comme  son  père  les  plus  brillantes  qualités. 
Malheureusement  celles-ci  furent  annihilées  par 
les  vices  qu'il  tenait  de  Maximilien.  Vincent  Qui- 
rini,  ambassadeur  de  Venise,  dans  sa  «  Relation  », 
le  décrit  ainsi  :  «  Beau  de  corps,  vigoureux  et  bien 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  289 

portant  ;  apte  à  jouter,  adroit  aux  exercices  du 
corps  et  du  cheval,  soigneux  et.  vigilant  à  la 
guerre,  supportant  facilement  toute  espèce  de 
fatigue.  Il  était  naturellement  bon,  magnifique, 
libéral,  affable,  et  si  familier  avec  tout  le  monde 
qu'il  en  oubliait  parfois  le  décorum  royal...  » 

L'histoire  impartiale  laisse  de  lui  un  souvenir 
moins  flatteur.  Elle  nous  le  montre  esclave  de  ses 
caprices,  et  de  ses  passions,  auxquelles  il  sacri- 
fiait ses  plus  grands  intérêts.  Luxurieux,  vain,  lé- 
ger, inconstant,  il  s'aliéna  l'estime  de  ses  alliés  et 
de  ses  parents.  Subissant  de  louches  influences,  il 
mérita  le  surnom  de  Croit  conseil  que  lui  don- 
nèrent les  Italiens.  Il  fit  surtout  le  désespoir  de  sa 
jeune  femme,  et  laissa  après  lui,  dans  les  Pays- 
Bas,  le  trouble  et  la  désorganisation,  présages 
d'une  effrayante  et  prochaine  décadence. 

Dans  les  Relations  d'Antoine  de  Lcilaing,  nous 
trouvons  une  peinture  très  réaliste  des  tortures 
morales  qu'il  infligea  à  sa  malheureuse  épouse  : 
Jeanne  de  Castille.  Espagnole,  dévote  et  amou- 
reuse, les  amours  adultères  de  son  mari  exci- 
tèrent en  elle  un  sentiment  de  jalousie  passionnée, 
qui  finit  par  s'exaspérer  jusqu'à  la  folie.  «  La 
chose  est  tellement  allée,  dit  le  chroniqueur,  que 
la  bonne  reine  n'a  eu,  en  trois  ans,  non  plus  de 
bien  ni  de  repos  qu'une  femme  damnée...  Et  pour 
en  dire  la  vérité,  elle  avoit  occasion  de  ce  faire  : 

17 


290  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

car,  comme  je  vous  ai  dit,  son  mari  estoit  beau, 
jeune  et  bien  nourri,  et  il  lui  semblait  qu'il  pouvait 
beaucoup  plus  accomplir  œuvres  de  nature  qu'il 
n'en  faisoit...  ».  Elle  le  voyait  avec  désespoir  en- 
traîné par  de  jeunes  gens  dissolus  qui  l'attiraient 
à  des  parties  de  plaisir  et  «  lui  faisoient  présent  de 
belles  filles  ».  Les  rapports  qu'elle  recevait  de  ses 
soi-disants  amis,  la  surexcitaient  encore  davan- 
tage. «  Ces  rapports  estant  peult-estre  aucunes 
fois  pires  que  les  faits.  »  Dans  sa  jalousie  aveugle 
elle  se  conduisait  en  «  femme  désespérée  »,  ne 
voyant  plus  que  «  les  personnes  qui  estoient  con- 
traints la  servir  et  lui  donner  à  boire,  manger  et 
administrer  ses  nécessités.  »  Dans  sa  folie  com- 
mençante, «  elle  n'eust  de  cesse  que  les  dames  qui 
estoient  en  sa  compagnie  ne  fussent  renvoyées... 
et  fit  tant  qu'elle  demeura  seule  de  toutes  femmes 
du  monde,  fors  que  d'une  lavandière  qui  aucunes 
fois  lavoit  son  linge,  en  sa  présence...  faisant  ses 
nécessités  et  se  servant  comme  une  povre  es- 
clave. » 

Sa  jalousie,  qui  lui  Talut  souvent  de  mauvais 
traitements  de  la  part  de  son  mari,  la  porta  par- 
fois jusqu'aux  péchés  et  sévices  les  plus  répréhen- 
sibles. 

Varillas  nous  rapporte  «  qu'ayant  fait  garotter, 
un  jour,  par  ses  domestiques,  une  des  maîtresses 
de  son  mari,  une  jeune  Brabançonne  d'une  grande 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  291 

beauté,  elle  lui  coupa  sa  riche  chevelure  blonde, 
et  lui  lacéra  la  figure  à  coup  de  ciseaux.  » 

Un  sombre  mystère,  plane  sur  la  mort  précoce 
de  son  mari,  qui  mourut  presque  subitement  en 
Espagne,  après  un  somptueux  banquet  qui  lui 
lut  offert  à  l'occasion  de  sa  nomination  comme 
gouverneur  de  la  ville  de  Burgos.  Il  y  a  tout  lieu  de 
croire  que,  pris  au  piège  par  son  beau-père,  le 
fourbe  et  cauteleux  Ferdinand  le  Catholique,  ce- 
lui-ci prit  les  précautions  nécessaires  pour  mettre 
un  terme  à  la  carrière  politique  d'un  rival  devenu 
dangereux,  car,  affirmait-il  :  «  la  bonne  foi  est  un 
filet  dont  les  mailles  ne  retiennent  que  les  niais.  » 

On  connaît  la  tragique  folie  de  Jeanne,  qui  sui- 
vit la  mort  de  son  volage  époux.  Sur  l'avis  d'un 
moine,  son  confesseur,  elle  fit  ouvrir  le  tombeau 
de  Philippe  le  Beau  ;  car  le  religieux  lui  avait  as- 
suré que  son  simple  attouchement  aurait  suffi  à  le 
réveiller  de  son  sommeil.  C'est  alors  qu'elle  en- 
treprit ce  voyage  macabre,  accompagnée  d'un 
cadavre  embaumé,  qui  toutes  les  nuits  partageait 
la  couche  nuptiale... 

Marguerite  d'Autriche,  fille  de  Maximilien,  et 
sœur  de  Philippe  le  Beau,  constitue  une  figure 
plus  intéressante  dans  l'histoire  des  Pays-Bas. 
Ses  actes  politiques  :  la  paix  de  Gorcum  et  la  paix 
des  Dames,  témoignent  de  son  génie  diploma- 
tique, tandis  que   l'on  voit   sa   puissante  énergie 


292  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

suppléer  à  l'incurie  de  son  père,  en  palliant  ses 
fautes,  et  plus  tard  seconder,  avec  une  habileté 
hors  ligne,  les  plus  hautes  conceptions  politiques 
de  son  neveu  :  Charles- Quint. 

Dès  sa  jeunesse  elle  fait  présager  ce  que  Ton 
pouvait  attendre  de  son  courage  et  de  son  esprit. 
Elle  avait  seize  ans  lorsque,  se  rendant  en  Es- 
pagne pour  rejoindre  son  second  fiancé,  l'Infant 
don  Juan,  elle  vit  son  navire  assailli  par  une  fu- 
rieuse tempête  et  faillit  périr.  C'est  alors,  dans  ce 
danger  pressant,  qu'elle  composa,  dit-on,  cette 
épitaphe  bien  connue  : 

Ci-gyst  Margot,  la  gente  demoiselle, 
Qu'eut  deux  maris  et  si  mourut  pucelle. 

Malheureusement  bien  des  défauts,  nombre  de 
vices  ternirent  ses  grandes  qualités.  Plus  que 
gourmande,  elle  mangeait  et  buvait  avec  excès. 
Dans  ses  comptes,  si  bien  tenus  et  si  intéressants 
à  consulter,  on  voit  ses  préférences.  Ainsi  elle 
donne  «  quatre  livres  à  ung  messaiger  Andoille, 
parce  qu'il  luy  a  présenté  pour  son  dîner  un  plat 
de  belles  tripes  et  boudins  de  porc.  »  Elle  fait 
payer  dix  livres  pour  un  veau  gras  que  la  ville  de 
Malines  lui  offre  en.  1515.  Ses  pâtés,  à  la  manière 
des  Pays-Bas,  ont  une  telle  réputation,  que  le 
8  juin  1508,  l'empereur  Maximilien  la  prie  d'ad- 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  293 


294  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

mettre  en  ses  cuisines  le  nommé  Josse  Weert,  pour 
apprendre  à  les  faire... 

Par  une  ordonnance  du  1er  mars  1525,  Mar- 
guerite règle  le  service  de  sa  table.  On  est  effrayé 
de  la  quantité  incroyable  de  plats  qui  s'y  suc- 
cèdent. On  constate  qu'ils  sont  encore  consommés 
sur  des  assiettes  de  pain  bis.  Pour  «  le  disner,  pièce 
de  bœuf  d'environ  10  livres,  «  ung  muteau  »  (jar- 
ret) pour  le  bouillon  ;  du  mouton,  un  chapon  (ou 
en  ce  lieu  une  bonne  poule),  deux  poulets,  une 
pièce  de  veau  ou  de  chevreau  ;  pour  le  rôti,  du  co- 
chon (comme  gros  rost)  ;  des  pigeons,  perdrix  ou 
«  conin  »  (lapin),  pour  le  petit  «  rost  ».  Sans  comp- 
ter tripes,  saucisses,  pâté  de  veau,  de  mouton  et 
de  porc,  et  sans  oublier  les  petits  et  grands  pâtés 
de  dessert  :  riz,  fromage,  fruits,  oublies,  le  tout 
selon  les  saisons... 

Pour  se  rafraîchir  elle  exige  deux  lots  de  vin  et 
trois  lots  de  cervoise.  Mais  «  Item  es  jours  de  jeûne, 
Madame  ne  veut  avoir  pour  ses  collations  que 
deux  tasses  de  confitures,  suffisamment  gar- 
nies (1).  » 

Inébranlable  dans  ses  résolutions,  la  résistance 
à  ses  ordres  ou  la   moindre  contradiction   même 


(1)  Extrait  d'un  manuscrit  de  la  bibliothèque  royale  de 
La  Haye,  reproduit  par  de  Reiffenberg,  Appendices  à 
l'histoire  des  ducs  de  Bourgogne,  X,  255. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE     CHARLES-QUINT  295 

lui  étaient  insupportables.  Les  lois,  les  libertés 
communales,  les  immunités  du  clergé,  les  préroga- 
tives de  la  noblesse,  rien  ne  pouvait  arrêter  son 
impérieuse  volonté.  L'opposition,  fût-elle  légale, 
la  mettait  en  colère  et  lui  faisait  dicter,  pour  punir 
pareil  forfait,  des  ordonnances  de  ce  genre  : 
«  mettre  les  récalcitrans  au  sacq  en  ung  bateau, 
pour  les  noyer  au  fond  (1).  » 

Plus  d'un  sombre  mystère  se  passa  à  la  cour  de 
Marguerite,  à  en  juger  par  cette  pièce  de  comp- 
tabilité datée  de  1508.  «  A  Gérard  le  flamang, 
chevaucheur  de  ladicte  escurie,  la  somme  de 
IX  sols,  pour  le  VIJe  jour  dudit  mois  (janvier) 
et  dudit  lieu  (Malines),  à  toute  diligence,  porter 
lettres  closes  de  par  madite  dame  à  ceux  de  la 
loy  de  la  ville  de  Xamur,  par  lesquelles  on  leur 
mandoit  de  incontinent  envoier  devers  madite 
dame  le  Maistre  des  haultes  œuvres  d'icelle  ville, 
pour  aucunes  choses  secretz,  dont  n'est  besoing  de 
faire  icy  déclaration.  »  (Compte  de  J.  Micault, 
/.  c.  (n°  1880)  (2). 

Si  dans  la  vie  politique  cette  femme  célèbre  se 
montra  une  vraie  disciple  de  Machiavel,  sans  pi- 


(1)  Alexandre  Henné,  Histoire  du  règne  de  Charles- 
Quint  en  Belgique,  Bruxelles,  Leipzig,  1858,  t.  IV,  p.  353 
(Relation  de  G.  Contarini). 

(2)  Alexandre  Henné,  op.  cit.,  t.  I,  p.  190. 


296  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

tié  pour  ses  ennemis,  elle  sut  conserver  pour  ses 
amis  «  les  grâces  aimables  de  son  sexe  et  ne  resta 
pas  insensible  aux  douces  sensations  de  l'amour.» 
Deux  manuscrits  conservés  à  la  bibliothèque  de 
Douai,  écrits  par  de  Maloteau  de  Villerode,  disent 
qu'Antoine  de  Lalaing,  pendant  qu'il  était  au 
service  de  Marguerite,  en  qualité  de  grand  maître 
d'hôtel,  eut  «  des  embrassements  »  de  cette  prin- 
cesse un  fils  appelé  Philippe  de  Lalaing,  seigneur 
de  la  Mouillerie  et  Maffle.  Brassart  (1)  dit  que,  se- 
lon la  chronique  scandaleuse  d'alors,  Antoine  de 
Lalaing  en  eut  deux  ou  trois.  On  sait  d'ailleurs 
qu'elle  le  créa  comte  et  l'enrichit  (2).  Brantôme 
lui  attribue  une  vie  très  dissolue.  Il  assure  qu'elle 
«  ayma  la  belle  Lasdomie  Fortenguerre  »  (Forte- 
guerra,  célèbre  beauté  de  sa  cour),  ainsi  que 
d'autres  femmes  «  lascivement  et  paillardement, 
comme   Sapho,  la  lesbienne  ».    Une   de  ses  filles 


(1)  Brassart,  Notice  historique  et  généalogique  de  l'an- 
cienne et  illustre  famille  des  seigneurs  et  comtes  de  Lalaing 
(Douai,  1847). 

(2)  Dans  une  note  écrite  en  marge  de  la  page  155  de  l'ou- 
vrage de  J.-B.  Maurice,  Le  Blason  des  armoiries  de  tous  les 
chevaliers  de  l'Ordre  de  la  Toison  d'Or,  M.  Brassart  dit  : 
«  Il  reste  encore  une  postérité  de  ces  enfants  au  pays  d'Alost, 
sous  le  nom  de  Lalaing  de  la  Moullerie...  Quant  à  Philippe, 
qui  fut  de  la  tige  des  Lalaings  d'Audenarde,  il  y  a  erreur. 
Il  eut  pour  mère  Isabeau,  bâtarde  d'Haubourdin.  » 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  297 

d'honneur  reçut  également  ses  faveurs,  et  l'on  s'en 
étonnait,  car  d'autres  la  surpassaient  en  beauté, 
«  lorsqu'il  fust  trouvé  et  descouvert  qu'elle  estoit 
hermaphrodite,  qui  lui  donnait  du  passe-temps 
sans  autre  inconvénient  ni  scandale  ». 

Les  péchés  bien  flamands,  de  gourmandise,  et 
de  paillardise,  pratiqués  par  Marguerite  d'Au- 
triche, trouvèrent  des  trésors  d'indulgence  chez 
ses  administrés  qui  la  chérirent  malgré  ses  dé- 
fauts et  ses  crimes.  En  vain  le  sang  des  victimes 
de  son  intolérance  religieuse  cria-t-il  vengeance  ; 
le  peuple  se  plaisait  à  voir  une  souveraine  fami- 
lière^ s'intéressant  à  ses  mœurs,  partageant  ses 
plaisirs,  ses  curiosités  et  ses  craintes.  Elle  était 
d'ailleurs  très  généreuse  pour  les  pauvres  gens, 
qui  jamais  ne  s'adressaient  en  vain  à  sa  charité, 
comme  en  fait  foi  son  livre  de  compte  célèbre. 
Superstitieuse,  Marguerite  était  de  son  époque,  — 
époque  où  l'on  brûlait  les  sorciers,  mais  où  on  les 
consultait  néanmoins  en  cachette.  Elle  avait  aussi 
grande  foi  dans  les  astrologues  et  magiciens,  bra- 
vant en  cela  les  défenses  de  la  religion  catholique 
romaine. 

Dans  les  Archives  du  royaume  (n°  1803,  f.  IJC 
XXXV),  nous  voyons  figurer  «  VIIJ  aulnes  de 
bon  velours  noir,  que  madite  dame  a  fait  délivrer 
a  ung  nommé  Leogum,  astrologue  et  varlet  de 
chambre  de  M.  de   Ravestain...  en  faveur  d'au- 

17* 


298  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

cuns  bons  et  agréables  services  qu'il  luy  a  faicts.  » 
Elle  donne  à  «  ung  autre  compaignon  appor- 
tant certains  petits  fantômes,  alans  et  cheminant 
par  engins,  dessus  une  table,  la  somme  de  iiij  livres 
d'or  de  xx  sols  pièce.  »  Une  «  damoiselle  faite  de 
bois  allant  également  par  engins  »  excite  non 
moins  son  intérêt,  et  vaut  à  celui  qui  la  montre  la 
somme  de  quatre  carolus  d'or. 

Elle  rétribue  largement  tous  ceux  qui  l'amusent  : 
montreurs  d'ours,  nains,  fous,  bateleurs,  baladins, 
escamoteurs  et  charlatans  de  toutes  sortes.  Ceux 
qui  flattent  sa  gourmandise  par  des  plats  ou  des 
fruits  rares,  tels  que  trippes  grasses,  figues 
fraîches,  grenades  etc.,  sont  tous  généreusement 
récompensés.  Pleine  de  bonté  pour  les  victimes 
de  Cupidon,  elle  marie  les  amoureux  et  soigne 
surtout  les  enfants  abandonnés,  tant  bâtards  que 
légitimes.  Les  membres  des  Chambres  de  Rhéto- 
rique, les  comédiens,  les  poètes  et  les  chanteurs 
de  lais  ou  de  ballades,  • —  elle  composa  elle-même 
de  bonnes  poésies,  —  étaient  toujours  bien  ac- 
cueillis. Elle  aimait  et  comblait  de  ses  dons  les 
bons  religieux  et  les  prédicateurs  éloquents.  Plu- 
sieurs moines  figurent  même  périodiquement 
dans  le  compte  de  ses  largesses  sans  autre  men- 
tion. 

C'est  sans  doute  sa  familiarité  proverbiale,  et 
ses  instincts    paillai ds    qui    donnèrent    naissance 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUi  NT  299 


à  bien  des  légendes,  peu  édifiantes,  qui  rappellent 
le  sans-2,ène  et  la  liberté  de  ses  mœurs.  Nous  es- 


Fig.  73.  —  Le  péché  à  la  Cour  du  Pape.  Estampe  satirique 
du  xvie  siècle. 

sayerons.  en  gazant  un  peu,  de  donner  une  idée 
de  l'un  de  ces  contes,  pris  au  hasard. 

Ayant  appris  que  dans  un  couvent  du  Brabant 
existait  un  moine  capable'de  renouveler  les  tra- 


300  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

vaux  d'Hercule,  elle  se  mit  aussitôt  en  voyage 
pour  aller  le  voir.  Arrivé  au  monastère  indiqué, 
elle  demanda  au  frère  portier  s'il  était  vrai  que 
parmi  ses  moines  se  trouvait  un  homme  aussi 
extraordinaire. 

—  «  Oui,  illustre  dame,  répondit  celui-ci,  et 
justement  le  voilà  à  sa  fenêtre,  il  s'amuse  à  casser 
des  noix.  » 

Marguerite  leva  les  yeux  et  aperçut  un  athlète 
nu,  aux  muscles  puissants,  qui  brisait  effective- 
ment des  noix  avec  quelque  chose  de  très  dur... 
mais  qui  n'était  certainement  pas  son  poing  ! 

Sans  s'émouvoir,  elle  dit  : 

—  «  Ce  n'est  pas  mal,  mais  Hercule  aurait  fait 
mieux  que  cela.  Je  veux  lui  parler.  » 

On  la  conduisit  alors  à  la  cellule  du  moine. 

—  «  Est-il  vrai,  dit-elle,  comme  on  le  prétend, 
que  vous  seriez  capable  de  renouveler  les  travaux 
qui  illustrèrent  le  dieu  païen  de  la  force  et  de  la 
vigueur  ?  » 

—  Oui,  Madame,  répondit  le  moine,  et  peut- 
être  ferai-je  davantage  ! 

—  «  Alors  ce  fameux  exploit,  qui  lui  permit  de 
ravir  la  couronne  d'innocence  aux  douze  filles 
vierges  d'un  roi,  vous  le  renouvelleriez  ?  (Ce  tra- 
vail d'Hercule  est  apocryphe). 

—  «   Certainement,  c'est  peu  de  chose  ! 

—  «   Je  voudrais  bien  voir  cela,  dit  Marguerite. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  301 

■ —  «   Il  ne  tient  qu'à  vous,  répond  le  moine. 

Et  sans  plus  de  préambule,  ils  se  mettent...  à 
compter.  Pour  ne  pas  faire  d'erreur  on  convient 
de  marquer  chaque  fois  un  trait  à  la  craie. 

— ■  «   Neuf  !  dit  bientôt  le  moine. 

—  «   Pardon,  huit  !  dit  Marguerite. 

—  a  Je  vous  assure  que  c'est  neuf  ! 

—  «  Non  huit,  je  n'en  démordrai  pas  ! 

—  «  Ah  vous  le  prenez  ainsi,  fait  alors  l'autre, 
en  effaçant  les  marques.  C'est  bien  !  Il  n'y  a 
rien  de  fait  !  Recommençons.  » 

Peut-être  ce  moine  héroïque  figure-t-il  d'une 
façon  anonyme  dans  les  comptes  de  la  Gouver- 
nante des  Pays-Bas,  parmi  les  nombreux  reli- 
gieux qui  reçurent  pendant  si  longtemps  et  pério- 
diquement ses  largesses. 

La  sœur  de  Charles- Quint,  Marie  de  Hongrie, 
qui  succéda  à  Marguerite  d'Autriche  en  qualité 
de  Gouvernante  des  Pays-Bas,  eut  également  des 
titres  à  la  célébrité. 

Quoique  moins  connue,  elle  ne  fut  pas  infé- 
rieure à  sa  devancière  dans  son  rôle  politique. 
Elle  la  surpassa  même  par  son  activité  et  son 
énergie.  Peu  portée  vers  l'amour,  elle  fut  sur- 
nommée «  Diane  la  chasseresse  »,  parce  qu'elle 
n'avait,  dit  Strada,  que  des  goûts  virils,  et  était 
passionnée  pour  les  exercices  du  corps,  surtout  la 
chasse,   et   l'équitation.    Devenue   veuve,   elle   se 


302  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

contenta  du  souvenir  de  son  premier  époux, 
qu'elle  appelait  le  «  parangon  des  mariz  ».  Elle  ne 
fut  nullement  coupable  des  mœurs  galantes  et 
des  intrigues  amoureuses,  que  lui  prêtèrent  des 
auteurs  français  voulant  se  venger  de  la  haine 
qu'elle  portait  à  la  France. 

Malheureusement,  à  côté  d'éminentes  qualités, 
on  doit  déplorer  chez  cette  princesse  une  dureté 
de  cœur  qui  la  rendit  bientôt  odieuse,  non  seule- 
ment au  peuple  flamand,  mais  lui  valut,  de  la 
part  des  historiens  français,  le  juste  renom  de 
cruauté.  Ceux  de  Gand,  surtout,  lui  vouèrent  une 
haine  mortelle,  lui  attribuant  leurs  malheurs  et 
les  sommes  considérables  qu'on  leur  soutira.  Le 
Vénitien  B.  Navagero  dit,  lui  aussi  :  «  Elle  était 
très  dure.  »  Brantôme,  de  son  côté,  affirme 
qu'  «  elle  avait  le  cœur  grand  et  dur,  qui  mal 
aisément  s'amolissoit  ;  et  la  tenoit-on,  tant  de 
son  côté  que  du  nostre,  un  peu  trop  cruelle  ;  mais 
tel  est  le  naturel  des  femmes  et  mesme  des 
grandes,  qui  sont  très  promptes  à  la  vengeance 
quand  elles  sont  offensées.  » 

Si  elle  montre  quelque  pitié,  notamment,  pour 
la  veuve  d'un  malheureux  qu'elle  fit  exécuter 
dans  la  cour  des  bailles  du  palais  de  Bruxelles,  en 
lui  accordant  200  carolus  (1),  on  la  retrouve  impi- 

(1)   «   Quictance  de  >t    carolus,  pour  la  vesve  de  Jehan 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE     CHARLES-QUINT        303 

toyable  lorsqu'elle  ordonne  de  «  châtier  rigoureu- 
sement »  la  désobéissance  de  charretiers,  qui 
avaient  été  mis  en  réquisition  pour  le  transport 
de  ses  bagages  (1).  Elle  fut  surtout  cruelle  dans  la 
répression  des  délits  de  chasse  et  fit  exécuter  les 
édits  de  Charles -Quint  sur  le  braconnage  avec 
\uir  extrême  rigueur  :  «  Les  ungs  estoient  eschaf- 
faudés  et  avoient  l'oreille  senestre  coupée  », 
d'autres  étaient  bannis,  flagellés,  ou  bien  envoyés 
aux  galères  (2).  L'histoire  lui  reproche  avec  d'au- 
tant plus  de  raison  les  rigueurs  odieuses  déployées 
contre  les  Bruxellois  et  les  Gantois,  qu'il  lui  eût 
été  facile  de  prévenir  des  troubles  expiés  par  le 
sang  de  tant  de  victimes.  L'humanité  lui  repro- 
chera plus  sévèrement  encore  d'avoir  dirigé 
d'atroces  persécutions  contre  les  malheureux  ré- 
formés, dont  elle  avait  d'abord,  sinon  partagé,  du 
moins  approuvé  les  doctrines  (3). 

Charles- Quint,  qui  fut  le  plus  grand  souverain 
de  son  temps,  hérita  des  brillantes  qualités  et  des 

Schoof,  exécuté  sur  les  bailles  de  ceste  ville  «  (Registre  aux 
mandements  et  lettres  patentes  de  l'audience,  n°  20729). 

(1)  Lettre  du  4  octobre  1538.  App.  à  la  Relation  des  troubles 
de  Gand,  voir  Alexandre  Henné,  op.  cit.,  t.  V,  p.  159. 

(2)  Edits  de  Charles-Quint  de  1531  (Forêts,  Edits  sur  la 
chasse,  dans  l'ouvrage  cité  (I'Alexandre  Henné,  t.  V, 
p.  370  et  suiv.) 

(3)  Alexandre  Henné,  op.  cit.,  pp.  159  et  160. 


304  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

vices  de  sa  race.  Ses  actions  politiques  les  plus 
éclatantes  furent  malheureusement  ternies,  par 
des  passions  égoïstes,  pour  la  satisfaction  des- 
quelles il  sacrifia,  sans  scrupules,  le  bien-être  et  le 
bonheur  de  son  peuple. 

Dans  son  inexorable  politique,  il  n'admit  ja- 
mais aucune  considération  d'humanité  ;  on  le 
trouva  toujours  implacable  dans  ses  vengeances, 
et  cela  dès  l'âge  des  plus  généreuses  aspirations. 
Comme  nous  l'apprennent  les  lettres  écrites  par 
Charles  de  Lannoy  à  Marguerite  d'Autriche,  déjà, 
le  7  octobre  1522,  à  son  arrivée  en  Espagne  il  or- 
donna les  plus  cruelles  exécutions  (1).  Et  si  par- 
fois il  sembla  se  montrer  accessible  à  la  clémence, 
il  faut  toujours  y  reconnaître  son  intérêt  et  sa 
facilité  hypocrite  à  régler  sa  conduite  d'après  les 
lieux  et  les  circonstances. 

Les  supplices  qui  effrayaient  Bruxelles,  Gand 
et  Anvers,  les  édits  sanguinaires  contre  les  re- 
formés^ le  présentent  à  juste  titre  sous  les  plus 
sombres  couleurs  !  Comme  le  remarque  A.  Henné, 
«  il  était  surtout  dominé  par  la  soif  du  pouvoir  et 
soumettait  tout  aux  calculs  de  la  raison  d'Etat.  » 
N'alla-t-il  pas  jusqu'à  vouloir  faire  épouser  sa 
nièce,  Christine  de  Danemark,  une  enfant  âgée  de 

(1)  Voir  à  ce  sujet,  Alexandre  Henné,  op.  cit.,  t.  X, 
p.  311,  et  Reg.  Collection  de  documents  historiques,  t.  II. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT         305 

douze  ans,  nullement  formée,  par  le  duc  de  Mi- 
lan, et  cela  malgré  les  objurgations  de  Marie  de 
Hongrie  (1)  ? 


Fig.   74.  —  Le  péché  puni,  ou  les  supplices  au  xvie  siècle. 
Estampe  tirée  du  Layenspieghel  (Augsbourg,  1512). 

Traître   et   sans   foi,   les    Français   l'appelaient 
Charles  qui  triche,  «   faisant,   dit   Brantôme   une 


(1)  «  Selon  le  droit  de  nature,  ose-t-elle  lui  écrire,  je  tiens 
que  c'est  contre  Dieu  et  raison  de  la  marier  si  tempre  ;  car 
quelques  femmes  ne  sont  pas  de  si  tempre  venue  les  unes 
que  les  autres,  et  n'y  a  encore  nulle  apparence  de  femme  en 
elle...   Et  que  serait-ce  si  elle  devenait  enchainte...   qu'elle 


306  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

allusion  badine  et  vraie  pourtant,  sur  le  mot  : 
Autriche...  et  l'allusion  n'estoit  pas  mauvaise,  car 
il  a  esté  un  grand  trompeur  et  un  peu  trop  man- 
queur  de  foy.  »  Son  cœur  sec  n'eut  d'affection, 
ni  d'attachement  pour  personne.  «  Il  ne  connut  ni 
les  charmes  de  l'amitié,  ni  les  délices  de  l'amour  ». 
On  sait  qu'il  laissa  dans  un  état  voisin  de  l'indi- 
gence, Jeanne  van  der  Geenst,  une  jeune  servante 
des  de  Lalaing,  qui  fut  la  mère  de  Marguerite  de 
Parme,  et  qui  avait  eu  son  premier  amour. 

Malheur  à  qui  touchait  à  son  autorité.  Constam- 
ment maître  de  lui-même,  il  savait  pourtant 
plaire  et  séduire  quand  il  le  voulait.  Il  sut  faire  la 
conquête,  même  des  Flamands. 

«  Sa  gaieté,  —  tempérée  ailleurs  par  une  cer- 
taine réserve,  —  était  vive  et  franche  en  Belgique, 
où  il  jouissait  d'une  grande  popularité.  Alors  qu'il 
ne  se  montrait  dans  les  autres  pays  qu'entouré 
de  l'élite  de  sa  noblesse,  il  se  plaisait  à  vivre  là- 
bas  dans  une  sorte  de  familiarité  avec  ses  compa- 
triotes de  la  Flandre,  dont  il  possédait  bien 
Fidiome  et  dont  nul  ne  connut  mieux  que  lui  l'es- 
prit, le  génie  et  les  mœurs  (1).  » 

et  l'enfant  y  demeureroient...  ma  conscience  et  l'amour  que 
je  porte  à  l'enfant  me  contraignent  à  le  dire...  pour  ma  des- 
charge  envers  Dieu,  vostre  Majesté,  ma  nièce  et  le  monde.  » 
(Lettre  du  25  août  1533,  Correspondenz,  II,  p.  87). 

(1)  D'après  la  Relation  de  Marino  Cavalli,  I,  c.  «  Il  savait 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE     DE    CHARLES-QUINT  307 

Il  naquit  à  Gand,  à  la  Cour  du  Prince,  le  «  Prin- 
cenhof  »,  dans  un  cabinet  d'aisance,  où  sa  mère, 
Jeanne  la  Folle,  s'était  retirée  un  instant.  Etrange 
lieu  de  naissance  pour  un  si  grand  empereur  ! 

Cette  tradition  explique  les  vers  suivants, 
qu'un  Gantois  osa  proposer  pour  orner  le  s-ocle  de 
la  statue  de  Charles-Quint  lorsqu'elle  fut  placée 
sur  le  marché  du  Vendredi  de  sa  ville  natale  : 

Il  naquit  dans  la  merde, 
Il  vécut  dans  le  sang, 
Il  mourut  dans  la  bière  ! 

I  n  autre  Gantois  proposa  d'apposer,  sur  les 
restes  de  la  Cour  du  Prince,  l'inscription  sui- 
vante : 

Dans  la  mauvaise  odeur 
Ci  naquit  Charles-Quint, 
Qui  fut  grand  empereur 
Mais  mauvais  citoyen. 

On  rapporte  (1)  qu'étant  enfant,  le  futur  empe- 
reur montrait  déjà  des  instincts  belliqueux.  Bien 

plaire  aux  Flamands  et  aux  Bourguignons  par  la  familiarité, 
aux  Italiens  par  l'esprit  et  la  discrétion,  aux  Espagnols  par 
une  noble  sévérité.  » 

(1)  Les  actions  héroïques  et  plaisantes  de  l'Empereur 
Charles  V.  Approuvé  par  la  censure  en  1674.  Bruxelles. 
L.  De  Wienne,  imprimeur  (sans  nom  d'auteur). 


308  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

souvent  on  dut  lui  ôter  des  mains  une  épée  nue  et 
on  le  surprit  lardant  de  grands  coups  de  pointes 
les  figures  armées  qui  paroissoient  dans  les  tapis- 
series. »  Il  s'amusait  aussi  à  irriter  les  lions  en 
cage  au  «  Princen  hof  ou  Cour  du  prince  »  palais 
où  il  habitait.  Le  jeune  Charles  aimait  à  former 
des  escadrons  de  ses  pages  et  de  ses  favoris,  dont 
il  se  déclarait  le  chef  ;  toujours  il  menait  les  siens 
à  la  victoire.  Puis  il  se  plaisait  à  se  faire  porter  en 
triomphe.  Déjà  alors,  il  connaissait  la  façon  de 
prendre  les  hommes  ;  il  calma  la  révolte  d'un  en- 
fant qui  se  plaignait  d'être  toujours  le  général  des 
Turcs  et  voulait  à  son  tour  être  le  chef  des  chré- 
tiens, en  lui  donnant  le  chapeau,  le  cordon  et  les 
plumes  qu'il  portait  ;  ce  qui  lui  permit  de  le  battre 
encore  pendant  longtemps  malgré  ces  vaines  pa- 
rures. 

Sa  jeunesse  fut  orageuse  et  il  rechercha  tous  les 
plaisirs  de  son  âge.  Nous  le  voyons  figurer  dans 
les  joutes,  dans  les  tirs  et,  selon  l'usage,  dans  les 
fêtes  populaires  des  serments.  Très  porté  aux  plai- 
sirs sensuels,  il  eut  de  nombreuses  maîtresses  et 
quantité  de  bâtards.  De  nombreuses  familles 
gantoises,  les  van  Melle,  les  van  Loo,  les  Dey- 
noot,  etc.,  appartenant  toutes  aux  anciennes 
corporations  des  bouchers  ou  des  marchands  de 
poissons,s'enorgueillissent  encore  de  cette  origine 
impériale  irrégulière.  On  les  appelle  «  Keysers  kin- 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE     REGNE     DE    CHARLES-QUINT         30& 

deren  »  ou  les  enfants  de  V Empereur.  Mais  jamais, 
dans  sa  poursuite  du  plaisir,  il  n'imita  l'exemple 
de  François  Ier  qui  trop  souvent  sacrifia  à  ses 
maîtresses  son  temps  et  ses  affaires. 

C/était  le  soir,  mystérieusement,  qu'il  se  livrait 
à  la  galanterie.  On  conservait  jadis, à  l'arsenal  de 
Bruxelles,  la  cotte  de  mailles,  la  lanterne  sourde 
et  les  deux  poignards  dont  il  se  servait,  disaient 
les  catalogues,  quand  il  allait  la  nuit  en  bonne  for- 
tune (1).  Comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  il 
n'était  pas  très  délicat  dans  le  choix  de  ses  maî- 
tresses ;  toutes  les  femmes  étaient  à  sa  conve- 
nance, quelle  que  fût  leur  condition  (2).  «  Car  il 
y  avait  en  lui  plus  de  luxure  que  d'amour  »,  di- 
sent les  chroniqueurs.  Brantôme  nous  assure  que 
«  lorsqu'il  couchoit  avec  une  belle  dame,  car  il 
aimoit  l'amour  et  trop  pour  ses  gouttes,  il  n'en 
eust  jamais  party  qu'il  n'en  eust  jouy  trois  fois.  » 

Sa  gourmandise  et  ses  excès  de  boisson,  plus 
que  ses  travaux  et  les  fatigues  de  la  guerre  rui- 
nèrent bientôt  ses  forces  et  hâtèrent  sa  fin.  «  Ce 
grand  homme  qui  savait  maîtriser  ses  passions,  ne 
savait  pas  contenir  ses  appétits  ;  il  était  maître  de 
son  âme...  il  ne  l'était  pas  de  son  estomac  (3).  » 

(1)  Alexandre  Henné,  op.  cit.,  t.  X,  p.  315. 

(2)  Relation  de  Badoaro,  I,  c. 

(3)  Mignet,  Charles-Quint,  son  abdication,  son  séjour  et 
sa  mort  au  monastère  de  Yusle,  cité  par  A.  Henné,  X,  p.  316. 


310  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

«  Pour  ce  qui  est  de  la  table,  dit  l'ambassadeur 
vénitien  Badoaro,  l'empereur  a  toujours  fait  des 
excès.  »  Toutes  les  correspondances  s'accor- 
dent à  constater  cette  gloutonnerie  qui  lui  va- 
lut les  reproches  de  son  confesseur  et  attristait  ses 
plus  fidèles  serviteurs.  Malgré  les  avis  incessants 
de  ses  médecins,  il  se  gavait  des  aliments  les  plus 
nuisibles  à  sa  santé.  Jusque  dans  sa  retraite  au 
couvent  de  Saint-Yuste,  malgré  les  cruels  avertis- 
sements de  la  nature,  il  resta  toujours  rebelle  à 
tout  espèce  de  régime  (1). 

Badoaro,  dans  sa  Relation,  nous  apprend  au 
juste  ce  qu'il  mangeait  :  «  Le  matin,  il  prenait  à 
son  réveil,  une  boîte  de  chapons  pétris,  une  écuelle 
de  lait  sucré  et  des  épices.  Il  allait  ensuite  se  re- 
poser. A  midi  on  lui  servait  plusieurs  espèces  de 
viandes,  et,  après  avoir  goûté  dans  l'après-dinée, 
il  mangeoit  encore  à  son  souper  de  beaucoup  de 
choses.  »  Il  avait  le  palais  tellement  usé,  ajoute 
cette  Relation,  que,  se  plaignant  un  jour  à  Mon- 
falconetto,  son  majordome,  de  ne  trouver  sur  sa 
table  que  des  choses  insipides,  celui-ci  lui  répon- 
dit : 

—  «  Je  ne  pourrais  complaire  à  sa  Majesté, 
qu'en  faisant  des  pâtés  d'horloges.  » 


(1)  Alexandre  Henné,  op.  cit.,  t.  X,  p.  316. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE     Cil  ARLES-QUINT  311 

Allusion  à  la  passion  de  l'empereur  pour  l'hor- 
logerie. 

Roger  Ascham,  secrétaire  de  l'ambassadeur 
d'Angleterre,  qui  le  vit  manger  au  banquet  de  la 
diète  d'Augsbourg  en  1550,  s'émerveille  de  le  voir 
engloutir  de  larges  tranches  de  bœuf  bouilli,  de 
mouton  rôti,  du  lièvre  cuit  au  four,  du  chapon 
et  cent  autres  choses.  «  «  Cinq  fois  je  le  vis  vider 
sa  coupe,  ne  buvant  jamais  moins  d'un  litre  de  vin 
du  Rhin,  chaque  fois.  »  Il  aimait  beaucoup  les 
fruits,  surtout  les  melons,  reconnus  comme  très 
indigestes. 

Orgueilleux  vis-à-vis  des  grands  (1),  il  aimait, 
comme  le  fera  plus  tard  Henri  IV,  à  voyager  in- 
cognito, et  à  s'asseoir  sans  façon  à  la  table  d'un 
artisan,  lorsque  le  fumet  de  quelque  bonne  cui- 
sine excitait  sa  gourmandise.  Un  savetier,  chez 
qui  il  s'était  attablé  familièrement,  séduit  par 
l'odeur  d'une  oie  grasse,  reçoit  l'autorisation  de 
mettre  sur  son  enseigne  «  A  la  botte  couronnée  ». 
Dans  ses  voyages,  il  riait  volontiers  des  réparties 

(1)  On  sait  que  François  Ier,  ayant  reçu  un  jour  une  lettre 
de  l'empereur,  commençant  selon  la  coutume  par  :  Charles, 
par  la  grâce  de  Dieu,  Empereur  des  Romains,  Roi  d'Espagne, 
de  Caslille,  de  Léon,  d'Aragon,  de  Navarre,  de  Jérusalem,  de 
Naples,  etc.,  le  roi  de  France  voulut  lui  faire  la  leçon  en  si- 
gnant simplement  sa  réponse  :  François,  seigneur  de  Chan- 
tilly. 


312  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

parfois  grossières  qu'il  s'attirait.  Incommodé  par 
les  cris  d'un  porc,  qu'un  paysan,  suivant  le  même 
chemin  que  lui,  conduisait  au  marché,  il  lui  dit  : 

—  «  Camarade,  ne  connaissez-vous  pas  la  ma- 
nière de  faire  taire  un  porc  ? 

—  «  Non,  dit  le  paysan. 

—  «  Et  bien,  dit  l'empereur,  tirez-lui  la  queue, 
il  se  taira. 

—  «  Ah  !  merci,  bourgeois,  fit  l'autre.  On  voit 
bien  que  vous  avez  nourri  de  nombreux  co- 
chons !  » 

A  Berchem,  en  Brabant,  une  auberge  porte  en- 
core aujourd'hui  le  nom  de  «  Karel,  houd  den  lan- 
tern  »  (Charles,  tiens  la  lanterne).  Cette  enseigne 
rappelle  qu'en  1540,  Charles-Quint,  suivi  de 
Messieurs  de  Beveren  et  de  Condé,  dut  aller  d'ur- 
gence rejoindre  son  frère  Ferdinand  à  Bruxelles. 
Surpris  par  l'obscurité,  il  fit  lever  un  paysan  pour 
éclairer  son  chemin.  Celui-ci,  ayant  bu  plus  que 
de  raison,  amusa  l'empereur  par  ses  propos  et  son 
humeur  grotesque. 

A  un  certain  moment  l'ivrogne  demanda  le 
nom  de  celui  qu'il  éclairait. 

—  «  On  m'appelle   Karl,  dit  celui-ci. 

—  «  Et  bien,  Karl,  tiens  la  lanterne,  je  dois 
pisser  !  » 

L'auteur  anonyme  des  Actions  héroïques  et  plai- 
santes   ajoute,    qu'    «    étant    en    besogne,    il    lui 


LE     PECHE    SOUS    LE     REGNE 


DE    CHARLES-QUINT  3  1  '.  \ 


échappa  certain  bruit.  Et  le  Prince  de  lui  dire  en. 
riant  : 


Fig.  75.  —  Les  mendiants  et  les  vagabonds,  voleurs  d'en- 
fants. Estampe  de  Lucas  de  Leyden,  dite  Eulenspieghel. 

—  «  Eh  !  tu  pètes,  mon  ami  ! 

—  «   Oui-da,  répartit  le  paysan,  il  n'est  si  bon 
roussin  qui  ne  pète  en  pissant,  et  c'est  mon  ordi- 

18 


314  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

naire  de  péter  en  pissant.  »  A  cette  réponse  naïve, 
l'Empereur  rit  aux  éclats  et  raconta  dès  le  soir 
cette  plaisanterie  à  son  frère  et  à  sa  sœur,  qui  ne 
s'en  amusèrent  pas  moins. 

Charles-Quint  connaissait  ses  péchés  et  ceux 
de  sa  famille. 

Logeant  un  jour,  dans  un  château,  où  on  l'avait 
reçut  avec  apparat,  il  lut  au  matin,  à  la  grande 
confusion  de  ses  hôtes,  l'inscription  suivante, 
sculptée  sur  le  fronton  de  la  cheminée  : 

Qui  peut  dire  que  dans  sa  race 
Il  n'y  eust  larron  ni  putain 
Il  peut  effacer  ce  quatrain 
Et  mectre  un  aultre  à  sa  place. 

Sans  se  fâcher,  l'empereur  haussa  les  épaules 
en  disant  :  «  //  n'y  a  pas  de  Rivière  sans  guet  ni  de 
famille  sans  tache.  » 

Comédien  consommé,  il  avait  l'esprit  trop  élevé 
pour  être,  comme  le  feraient  croire  ses  discours 
officiels  et  les  relations  de  certains  moines  fana- 
tiques, un  observateur  dévot  des  pratiques  reli- 
gieuses (1).  Il  joua  la  piété,  comme  il  joua  souvent 

(1)  Voir  la  Relation  de  fray  Martin  de  Angulo,  prieur  de 
Yuste,  reproduite  par  Sandoval,  et  celle  exhumée  par 
M.  Gachard  (Bull,  de  l'Académie  royale  de  Belgique,  XII, 
IIe  partie,  250). 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  315 

la  douceur,  la  sincérité  ou  la  clémence.  Brisant  les 
résistances  du  clergé  dans  ses  états,  il  refusa  tou- 
jours d'abaisser  sa  couronne  devant  la  tiare.  Ne 
menaça-t-il  pas  Paul  III  de  lancer  ses  Allemands  à 
l'assaut  du  Saint-Siège,  en  envoyant  le  duc  d'Albe 
rétablir  les  Colonna,  et  en  lui  promettant  les 
horreurs  d'un  second  sac  de  la  ville  éternelle. 

On  sait,  par  les  chroniqueurs  du  temps,  combien 
la  prise  de  Rome  fut  accompagnée  de  crimes  de 
toutes  sortes  :  «  Et  alors,  dit  Brantôme,  les  Espa- 
gnols et  les  lansquenets,  bien  aise  se  mirent  à 
desrober,  tuer  et  violer  femmes,  sans  tenir  aucun 
respect  ni  à  l'aage,  ni  à  dignité,  ni  à  hommes  ni  à 
femmes,  ni  sans  espargner  les  sainctes  reliques  des 
temples,  ni  les  vierges,  ni  les  moniales  (religieuses)  : 
jusques  là  que  leur  cruauté  ne  s'estendit  pas  seu- 
lement sur  les  marbres  et  antiques  statues.  Les 
lansquenets  imbus  de  la  religion  nouvelle,  et  les 
Espagnols,  encore  aussi  bien  que  les  autres,  s'ha- 
billoient  en  cardinaux  et  esvesques  en  leurs  habits 
pontificaux,  et  se  pourmenoient  ainsi  parmy  la 
ville.  Au  lieu  d'estafiers,  faisoient  marcher,  à  costé 
ou  au  devant,  en  habits  de  laquais,  ces  pauvres 
ecclésiastiques,  les  assommaient  de  coups...  tout 
en  faisant  procession  et  disant  des  létanies...  (2)  » 

(2)  Brantôme,  La  vie  des  grands  capitaines  étrangers, 
t.  I,  p.  316  et  suiv. 


316  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Ce  ne  fut  pas  tout  :  «  Hz  ne  se  contentaient  pas 
d'avoir  pris,  pillé  et  saccagé  jusqu'à  la  terre  ;  il 
falut  que  les  cardinaux,  évesques,  ambassadeurs 
(même  ceux  de  leur  nation)  donnassent  encore  de 
l'argent  pour  la  paie  des  soldats.  » 

Et  quand  les  plus  hauts  personnages  les  mena- 
çaient de  les  dénoncer  à  l'empereur  :  «  c'est  alors 
qu'ils  faisoient  pis,  se  moquaient  d'eux  en  di- 
sant :  Da  mi  dineros,  y  non  consejos  !  (Donnez-moi 
•de  l'argent  et  non  pas  des  conseils).  » 

«  Quant  aux  dames,  il  ne  faut  demander  com- 
ment elles  furent  traiçtées.  Des  courtizanes  des 
plus  belles  de  la  ville,  ils  n'en  voulaient  point  et 
fes  laissoient  «  para  los  laguayos  et  rapazos  »  (pour 
les  lacquais  et  les  goujats),  qui  s'en  donnaient  du 
bon  temps  ;  mais  ilz  s'attachoient  aux  marquises, 
comtesses,  baronnesses  et  grandes  dames,  leur  fait 
sant  exercer  Testât  de  courtizanes  publicques,  et 
faisant  plaisir  à  leurs  compagnons,  leur  faisan- 
croire  que  c'estoit  ce  qu'elles  vouloient,  et  qu'elles 
estoieht  trop  chaudes,  et  qu'il  falloit  les  rafrais- 
chir...  même  les  filles  (vierges)  et  religieuses  qu'ils 
n'espargnaient  non  plus  que  les  autres,  et  firent 
un  bordeau  très  friand  de  leur  couvent,  car  on  dit 
misse  de  nonain  ;  d'autres,  que  c'est  la  perdrix 
dos  femmes...  » 

Bref,  si  l'avarice  fut  commune  à  ces  messieurs,  la 
paillardise  ne  le  leur  fut  pas  moins.  On  violait  les 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE     REGNE    DE     Cil  AR  LES-QUJIST  317 

femmes  en  présence  de  leurs  maris...  Longtemps 
après  on  appeloit  ces  grandes  dames,  les  reli- 
gieuses, ou  les  reliques  du  sac  de  Rome...  Ce  fut 
bonheur  pour  les  soldats,  et  malheur  pour  les  pau- 
vrettes. «  Encore  aucunes  regrettèrent  leur  par- 
tance de  Rome,  tant  elles  y  estoient  habituées  ; 
et  qui  pis  est,  force  religieuses,  filles  et  femmes,  en 
suivirent  aucuns  à  Naples...  tant  elles  se  plai- 
soient  à  ce  doux  plaisir...  (1)  » 

Tout  prouve  que  Charles-Quint  usa  de  la  reli- 
gion comme  d'un  masque.  Dans  son  entourage, 
les  seigneurs  qu'il  affectionnait  le  plus  ne  se  gê- 
naient guère  pour  tourner  en  ridicule  les  pratiques 
de  la  religion  romaine  (2).  Et  quand  plus  tard, 
miné  par  les  maladies,  il  prit  sa  retraite  à  Yuste, 
poussant  l'austérité  jusqu'à  l'ascétisme,  cette  fin 
pieuse  n'empêcha  pas  l'inquisition  de  faire  le 
procès  de  sa  mémoire  et  de  poursuivre  ses  chefs 
spirituels.  L'archevêque  de  Tolède,  Barthélémy 
Caranza,  son  confesseur,  qui  l'administra,  fut 
arrêté  en  1559  comme  hérétique,  et  Constantin 
Ponce,  son  prédicateur  ordinaire,  mourut  en  pri- 

(1)  Brantôme,  Vies  des  grands  capitaines  étrangers 
{Œuvres  complètes,  t.  I,  p.  316  et  suiv.). 

(2)  Parmi  ces  gentilshommes  il  faut  citer  :  Philippe  et 
Maximilien  de  Bourgogne,  les  de  Buren,  les  d'Aerschot,  d'Epi- 
noy,  de  Praet,  de  Bréderode,  de  Bugnicourt,  d'Egmont,  etc. 
{Alex.  Henné,  op.  cit.). 

18* 


318 


PECHES    PRIMITIFS 


son,  tandis  que  son  cadavre  jugé  par  le  tribunal 
de  T  Inquisition  fut  brûlé  en  place  publique. 

Comme  on  a  pu  le  constater,  tous  les  péchés 
furent  largement  pratiqués  par  cet  empereur  ca- 
tholique. Dans  ses  vengeances  froidement  calcu- 
lées, il  fit  verser  des  torrents  de  sang.  Comme  le  dit 
A.  Henné  :  «  Sous  son  règne,  l'Italie,  ce  berceau 
de  la  civilisation,  tombe  dans  la  barbarie  et  il  lui 
faut  trois  siècles  pour  se  relever  ;  l'Espagne 
épuisée  prévoit  sa  prochaine  décadence  ;  l'Alle- 
magne porte  en  elle  les  germes  de  l'affreuse  guerre 
de  trente  ans.  Quant  aux  Pays-Bas,dont  il  connut 
la  prospérité  à  son  apogée,  il  en  commença  la 
ruine.  Des  mesures  commerciales  prohibitives, 
des  taxes  écrasantes,  la  piraterie,  d'effroyables 
dévastations  arrêtèrent  l'essor  que  prenait  ce 
pays  si  riche,  qu'il  exploita  de  la  façon  la  plus  in- 
digne. L'incessante  pénurie  du  trésor  livrait 
d'autre  part  la  Flandre  aux  brigandages  de  sa 
soldatesque,  annonçant  à  la  nation  les  plus 
sombres  destinées.  » 

Le  peuple  flamand  qui  avait  accueilli  avec  tant 
de  transports  d'allégresse  l'avènement  de  Charles- 
Quint,  se  détourna  de  lui,  car  toutes  les  classes  de 
la  société  eurent  de  nombreuses  raisons  de  désaf- 
fection et  de  mécontentement.  Tout  le  monde  se 
plaignait  :  La  noblesse  appauvrie  par  ses  dé- 
penses de  luxe  et  de  guerre,  «  le  prince  d'Orange 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE     CHARLES-QUINT  .'_!  1  9 

confessa  à  la  reyne  de  Hongrie,  qu'il  devoit  lor& 
800.000  francs  »  (1)  ;  le  clergé,  dont  les  immunités 
forent  tant  de  fois  violées  ;  la  bourgeoisie,  dont  il 
lacéra  les  privilèges  ;  les  gens  du  peuple  écrasé^ 
d'impôts,  en  proie  à  toutes  les  calamités,  pou- 
vaient-ils  conserver  de  l'affection  pour  ce  prince, 
qui  dilapidait  leur  or,  leur  sang,  leurs  larmes,  dans 
l'unique  but  d'étendre  sa  puissance  et  son  auto- 
rité ? 

Plein  d'indulgence  pour  ses  vices  personnels, 
Charles-Quint  essaya  cependant  de  réagir  contre 
les  vices  et  les  défauts  de  ses  sujets. 

Le  luxe  exagéré  des  princes  de  l'église  le  révol- 
tait. Voyant  un  jour  dans  une  réunion  un  cha- 
noine portant  un  chapeau  tout  doré  et  chamarré, 
il  le  mit  sur  sa  tête,  en  demandant  à  son  entou- 
rage : 

—  «  A  qui  ressemblé-je  ?  A  un  soldat  ou  à  un 
chanoine  ?  (2)  » 

Puis  s'adressant  à  l'évêque  Gerclao,  il  lui  dit  : 

(1)  Voir  M.  Groen  van  Prinsterer,  Mémoires  des  sonnes 
et  causes  des  troubles  du  Pays  d'Embas,  rédigé  par  Gran- 
rille,  I.  c,  t.  XXXVIII.  —  «Aile  de  groote  heeren  staecken 
in  schulden  on  aermoed,  etc.  »  (Tous  les  grands  seigneurs 
étaient  forcés  de  faire  des  dettes  et  s'appauvrissaient,  et, 
par  là,  étaient  portés  au  changement  et  à  la  désaffection) . 
Cité  par  Alexandre  Henné,  (op.  cit.). 

(2)  Les  actions  héroïques  et  plaisantes,  etc.,  p.  61. 


320  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

—  «Monsieur  l'évêque,  réformez  vos  ecclésias- 
tiques, particulièrement  à  l'égard  des  habits  qu'ils 
portent.  Si  leurs  prébendes  sont  trop  grasses,  en- 
voyez-en le  revenu  à  notre  chambre  des  Comptes 
pour  être  mieux  emploie.  » 

La  leçon  fut  d'autant  plus  rude,  que  l'évêque, 
à  qui  Charles-Quint  s'adressait  ainsi  était  lui- 
même  revêtu  d'ornements  luxueux,  et  portait 
une  croix  d'or  enrichie  de  diamants  de  grand  prix. 
Anvat  son  départ,  celui-ci  dut  entendre  cette  ad- 
monestation : 

—  «  Ceux  qui  portent  ainsi  la  croix  du  Christ, 
et  veuillent  (sic)  aller  de  pair  avec  les  empereurs, 
ne  sont  pas  ceux  qui  ont  soin  de  leurs  brebis  (1).  » 

D'autre  part,  ses  nombreux  édits,  sur  lesquels  : 
«  l'empereur  vouloit  que,  pour  la  chose  publique, 
on  se  reglast  »,  quoiqu'incomplets,  sont  pourtant 
çà  et  là  dignes  d'éloges.  Ils  nous  sont  surtout 
précieux  parce  qu'ils  constituent  un  tableau  réa- 
liste, très  vivant,  de  la  vie  répréhensible  des  ha- 
bitants  de   la    Flandre   à   son  époque. 

Il  affectait  de  donner  l'exemple  du  respect  à  la 
loi.  Brantôme  nous  rapporte  que  :  «  l'Empereur 
avoit  de  coustume  de  saluer  souvent  les  gibets 
de  vans  les  quels  il  passoit,  monstrant  ainsi  qu'il 
honoroit  grandement  la  justice,  tenant  en  cela  de 

(1)   Les  actions  héroïques  et  plaisantes,  etc.,  p.  80. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  321 

son  ayeule  Ysabelle  de  Castille,  qui  s'éjouissait 
fort  quand  elle  voyoit  les  gibets  bien  garnis  de 
malfaicteurs.  »  C'est  elle  qui  «  disoyt  que  quatre 
choses  luy  plaisoient  fort  : 

Un  homme  d'armes  dans  le  camp, 
Un  esvesque  en  habit  pontifical, 
Une  belle  dame  couchée  au  lict, 
Et  un  larron  et  un  méchant  au  gibet. 

(Hombre  d'armas  en  campo,  —  Obispo  en  habito  ponti- 
fical. —  linda  dame  en  la  cama,  —  Y  un  ladron  y  veillaco 
en  la  horca). 

Ses  premiers  édits  de  police  datent.de  1531, 
niais  antérieurement  déjà,  dès  la  fin  du  xve  siècle 
et  surtout  au  commencement  du  xvie,  les  magis- 
trats plébéiens,  choisis  parmi  les  membres  des 
métiers,  avaient  apporté  de  notables  améliorations 
dans  l'administration  des  lois  urbaines.  On  avait 
perfectionné  les  règlements  de  la  voirie  et  de  la 
salubrité  publique  ;  des  mesures  avoient  été 
prises  pour  empêcher  les  incendies  si  terribles  à 
cette  époque,  ainsi  que  la  divagation  des  animaux, 
rendant  leurs  maîtres  responsables  des  accidents 
qu'ils  occasionnent. 

Les  magistrats  étaient  armés  pour  punir  les 
perturbateurs  de  la  tranquillité  publique.  Les  dé- 
linquants condamnés  pour  tapage  nocturne 
doivent  porter  sur  leurs  épaules  une  tonne  dite 


322  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

«  heyecke  »  et  demander  pardon  à  Dieu  et  à  la  Jus- 
tice ;  ou  bien,  suspendus  dans  un  panier,  ils 
servent  de  risée  à  la  populace,  qui  les  couvre  de 
boue  (1).  De  fortes  amendes  apprenaient  aux  bu- 
veurs qu'il  ne  fallait  pas  rester  au  cabaret  après 
avoir  entendu  la  cloche  de  la  retraite.  La  loi  était 
impitoyable  envers  les  fripons  qui  fréquentaient 
les  maisons  de  jeu.  Le  livre  des  «  crismes  »  cite 
ceux  qui  sont  bannis  après  avoir  été  rasés  et  co- 
pieusement flagellés  (  année  1520).  D'autres  «  sont 
eschavotés  sur  une  carette  et  battus  de  verghes 
parmy  les  quatre  coings  du  marchié  »,  pour  avoir 
joué  avec -des  cartes  biseautées,  ou  avec  de  «  faulz 
dez.  »  (années  1513-1514,  1521-1522  et  1529- 
1530). 

Nous  voyons  sauvegarder  la  morale  publi- 
que. En  1511-1512,  Claudine  Mallengien,  native 
d'Amiens,  est  «  eschavotée  pour  ce  qu'elle  alloit  en 
habyt  d'homme.  »  De  nombreuses  personnes  sont 
«  eschavotées  et  mises  sur  un  tonneau  devant 
l'Hôtel-de-ville  »,  à  cause  de  leur  déshonnête  vie. 
Quiconque  mésuse  de  son  mariage  ou  commet 
adultère,  est  pendu  et  la  femme  jetée  dans  un 
puits,  s'il  y  a  récidive.  La  loi  d'Anvers,  du 
1er  mars   1513,  porte  que  la  femme  mariée  qui 

(1)  Voir  notre  Genre  satirique  dans  la  sculpture,  etc., 
pp.  212,  214  et  215  (fig.  130.  131  et  133). 


LE    PÉCHÉ    SOUS     LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  323 

abandonnera  le  toit  conjugal  pour  cohabiter  avec 
un  homme  sera  flétrie  par  un  morceau  de  drap 
rouge  cousu  au  haut  de  sa  robe  par  le  bourreau. 
On  châtie  la  séduction  et  l'excitation  à  la  clé- 


Fig.  76.  —  Les  péchés  des  Chevaliers.  Paysans  parodiant 
un  tournoi.  Estampe  conservée  à  l'Université  d'Elangen. 
(Graveur  inconnu,  xvie  siècle). 


bauche  ;  «  Barbe,  femme  de  Jason  Darue,  est 
battue  de  verges  sur  la  prison  pour  maquerelaige 
par  elle  commis  de  ses  propres  filles.  »  De  plus  on 
lui  pend  au  cou  «  la  pierre  de  justice  attachée  de 
chaînes  de  fer  autour  de  son  col  »,  et,  enveloppée 
de  drapeaulx  rouges  »,  elle  est  ainsi  conduite  de 


324  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

«  plache  en  plache.  »    (Compte    de    J.    Despars,. 
1537-1538). 

Alors  qu'on  ne  l'interdit  pas,  on  réprime  tout 
au  moins  la  prostitution,  en  soumettant  les  «  filles 
de  l'amoureuse  vie  »  à  de  dures  conditions  et  en 
leur  assignant  des  quartiers  distincts.  A  Ypres, 
une  ordonnance  du  5  juin  1555,  décrète  une 
amende  contre  tout  célibataire  surpris  dans  un 
lieu  de  prostitution,  tandis  qu'un  homme  marié 
était  puni  à  la  discrétion  du  juge.  A  Louvain,  on 
n'était  pas  mrins  sévère  aux  coureurs  de  mau- 
vais lieux  :  «  Lng  bastard  Jehan  de  Melery,  le- 
quel de  nuyt  s'estoit  advanché  d'aller  bûcher  à 
la  fenestre  d'une  femme  qui  faisoit  plaisir  aux 
josnes  gens,  tellement  que  la  dicte  fenestre  fut 
rompue  »  est,  en  1512-1513,  condamné  à  «  ij  li- 
vres xv  sols  d'amende.  »  Les  bannissements  et 
les  amendes  pleuvent  sur  les  «  filles  folles  de  leur 
corps  »,  d'autant  plus  que  le  «  mal  de  Naples  » 
avait  fait  son  apparition  dès  1495,  et  que  l'on 
craignait  son  infection. 

Des  mesures  sévères  sont  prises  contre  les 
trompeurs  qui  se  servent  de  fausses  mesures. 
Gare  aux  boulangers  dont  le  pain  n'a  pas  le 
poids,  ou  bien  la  grandeur  voulue  ;  malheur  aux 
épiciers  qui  falsifient  leur  marchandise,  à  l'or- 
fèvre qui  vend  de  faux  bijoux!  Le  24  mai  1549, 
un  orfèvre  de   Bruxelles  et  son  fils  sont  attachés 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  325 

par  l'oreille  au  pilori,  et  durent  y  demeurer  jus- 
qu'à ce  qu'ils  s'en  fussent  arrachés  d'eux-mêmes, 
naturellement  moins  l'oreille. 

Le  frelateur  de  vins,  le  marchand  qui  expose  des 
denrées  avariées,  les  charlatans,  qui  débitent  de 
«  faux  unguenents  et  drogues  »  ou  font  des  dupes 
de  n'importe  quelle  manière,  sont  bannis,  rasés 
et  battus  de  verges.  Nicolas  Roffet  est  eschavoté 
et  ses  longs  cheveux  et  sa  barbe  sont  rasés  ;  on 
lui  prend  autour  du  corps  ses  fausses  lettres  apos- 
toliques qui  le  reconnaissent  comme  ermite  «  et 
soubz  umbre  de  dévotion  lui  ont  acquit  plusieurs 
aulmones,  lesquelles  incontinent  il  despendoit  au 
bourdeau  »  .!  Compte  de  Despars,  1513-1515). 

On  châtiait  la  médisance  chez  «  les  femmes 
noyseuses  »,  et  l'immoralité  dans  les  chansons. 
Damien  Vincent  est  «  eschavoté  et  fustigié  de 
verghes  »  publiquement  pour  avoir  chanté  chan- 
sons scandaleuses.  L'oubli  des  commandements 
de  l'église  est  sévèrement  puni.  Georges  Piers, 
Jean  Deyle  et  nombre  d'autres  taverniers  sont 
cruellement  flagellés  pour  avoir  «  vendu  servoise 
ung  jour  de  feste  »,  ou  «  pendant  la  grant  messe  ». 
Jehan  Andrieus  est  «  lyé  à  une  estache  et  battu 
de  verges  pour  avoir  ouvré  un  dimanche  »  ;  Tho- 
mas Spiercart  doit  aller  à  la  procession  en  che- 
mise «  estant  en  son  linge  avec  une  torse  en  sa 
main  »  et  payer  une   amende  de  xx  livres.  Ceux 

19 


326  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

qui  mangent  de  la  viande  le  vendredi  ou  le  sa- 
medi ;  ceux  qui  en  vendent  le  dimanche  et  aux 
bonnes  fêtes  ;  ceux  qui  prennent  le  nom  de  Dieu 
en  vain,  ceux  qui  profèrent  de  «  deshonnêtes  pa- 
roles »,  étaient  exposés  enchaînés  sur  une  es- 
taque,  ou  emprisonnés  pendant  de  longs  jours.  ■ 
Pour  faciliter  les  exécutions  et  épargner  des 
frais  du  bourreau,  les  délinquants,  vagabonds, 
(blytres),  mendiants  sont  forcés  de  se  battre  mu- 
tuellement de  verges.  Une  bande  de  «  blytres  et 
blytresses  »  ayant  refusé  de  «  battre  ung  l'autre  », 
le  «  hault  officier  de  Gand  »  est  appelé  pour  fusti- 
ger cruellement  «  l'un  des  dits  blytres  jusque 
qu'il  se  accorderoit  de  battre  les  aultres  »  et  «  veu 
l'obstination  des  dits  blytres,  lesquels  aimaient 
mieux  mourir  que  de  battre  l'ung  l'autre,  ledit 
hault  officier  fist  lui  mesme  les  dictes  exécutions 
(an.  1512)  ».  Une  longue  liste  de  mendiants  punis 
«  allant  pour  Dieu  »,  prouve  combien  le  paupé- 
risme avait  envahi  le  «  pays  plat  »  malgré  les  ri- 
gueurs des  lois  qui  considéraient  le  vagabondage 
comme  un  indice  suffisant  pour  autoriser  la  tor- 
ture. 

Vainement  on  bannissait  les  «  cockins  »,  ou 
«  Snaphans  »,  etc.,  on  les  punissait  de  peines  arbi- 
traires, les  mendiants  pullulaient  plus  que  jamais, 
refusant  tout  travail.  Les  couvents  et  établisse- 
ments charitables  richement  dotés,  les  hôpitaux 


LE    PECHE    SOUS    LE    REGNE     DE     CHARLES-QUINT 


327 


et  les  hospices  fastueux,  au  lieu  de  secourir  les 
malheureux  réservaient  leurs  richesses  pour  leurs 
moines  et  religieuses  qui  vivaient  dans  le  luxe  et 
la  mollesse,  avec  l'argent  donné  dans  un  but  cha- 
ritable. 


Fig.  77.  —   La  folie  de  l'avarice.  D'après  une  gravure  de  la 
Nef  des  Fous  de  Sébastien  Brand  (xvie  siècle). 


«  Partout  apparaissaient  la  misère  et  son  fu- 
nèbre cortège,  engendrant  de  hideuses  maladies 
qui  frappaient  les  riches  après  avoir  décimé  les 
pauvres  :  poussant  les  hommes  au  vol,  les  jeunes 
femmes  à  la  prostitution,  les  vieilles  au  métier 
infâme    d'entremetteuses,    voire    même    d'empoi- 


328 


PECHES    PRIMITIFS 


sonneuses  (ou  d'avorteuses)  ;  laissant  l'enfance 
croupir  dans  le  vice  ;  menaçant  la  société  des  plus 
effroyables  révolutions.  (1)  » 

La  loi  était  particulièrement  sévère  lorsqu'il 
s'agissait  des  bandes  malfaisantes  d'égyptiens  ou 
de  bohémiens,  qui  devenaient  de  plus  en  plus 
nombreuses.  Partout  bannies  pour  leurs  nié- 
faits,  elles  reparaissaient  aussitôt  en  d'autres 
lieux.  Les  comptes  des  villes  mentionnent  de 
nombreux  salaires  donnés  aux  trompettes  pu- 
bliant  leur  «  délogiement  ».  Un  placard,  du  22  sep- 
tembre 1506,  prescrit  de  raser  la  tête  de  ces  vaga- 
bonds et  de  les  flageller  publiquement,  avant  leur 
expulsion.  Ces  mandements  furent  renouvelés  en 
1524,  1534,  1536  et  1538.  Mais  ces  mesures  furent 
impuissantes  ;  bravant  les  supplices  de  toute  es- 
pèce, ces  bandes  redoutées  restèrent  dans  le 
pays,  se  recrutant  de  vagabonds  indigènes,  et  se 
livrant  aux  pires  brigandages  (2). 

Les  édits  de  1531  défendaient  vainement  la 
mendicité  «  pour  ce  que  présentement  les  pauvres 

(1)  Alexandre  Henné,  op.  cit.,  t.  V,  p.  197. 

(2)  En  1525,  deux  prétendus  Egyptiens  furent  pendus 
à  Courtrai.  «  Barbe  et  Margriete  Janssens,  estant  accou- 
trez en  Egyptiennes  »,  furent  fustigés  et  bannies  du  pays 
d'Alost.  Nombre  d'autres  sont  mis  à  la  torture,  battus  de 
verges  et  bannis  (Compte  de  J.  de  Montmorency,  n°  13571, 
an  1553. 


LE  PÉCHÉ  SOUS  LE  REGNE  DE  CHARLES-QUINT    329 

affluent  en  nos  pays  de  par  deçà»  ;  on  punit  ceux 
qui  demandent  l'aumône,  car  beaucoup  d'indivi- 
dus, ainsi  que  leurs  femmes  et  enfants  négligent 
d'apprendre  un  métier  lucratif  et  préfèrent  s'adon- 
ner à  o  méchante  et  mauvaise  vie/ en  allant  pour 
Dieu  ». 

Les  moines,  les  prisonniers  et  les  lépreux 
étaient  seuls  autorisés  à  mendier.  Ces  derniers 
ayant  leur  costume  spécial.  «  Ayant  les  dits  ladres, 
en  la  manière  accoutumée,  leurs  chapeaux,  gants, 
manteaux  et  enseignes  ».  La  misère  était  si  grande 
que  les  pauvres  usurpaient  le  costume  des  lé- 
preux pour  mendier  impunément.  Il  fallut  une 
nouvelle  ordonnance,  en  1547,  pour  en  défendre 
le  port  illicite. 

Un  autre  édit  défendit  de  donner  de  l'argent 
«  aux  ivrognes,  oiseux,  billeteurs,  gazetteurs  et 
autre  semblables  gens  ». 

Pendant  que  le  paupérisme  croissait,  le  luxe  des 
vêtements,  de  la  table,  des  fêtes,  était  poussé  à 
l'extrême  dans  toutes  les  classes  de  la  société» 
C'est  vainement  que  Charles-Quint  essaye  d'op- 
poser une  barrière  à  ces  excès.  Le  gouvernement 
étalait  lui-même  une  telle  somptuosité,  qu'elle  sti- 
mulait les  nobles  et  les  patriciens  à  imiter  ses 
prodigalités. 

L'aristocratie  féodale,  à  son  déclin,  avait  terni 
ses  qualités  en  adoptant  le    servilisme  des  cours. 


330  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Le  luxe  avait  engendré  la  mollesse  et  la  soif  des 
plaisirs.  Plus  d'un  chevalier  de  la  Toison  d'or  s'en- 
tend réprimander,  en  plein  chapitre,  pour  son 
ivrognerie  et  ses  mauvaises  mœurs.  Les  fortunes 
les  plus  considérables  sont  dissipées.  De  Decker  (1) 
dit  que  «  la  noblesse  (des  Pays-Bas)  s'est  depuis 
longtemps  déréglée  et  mise  en  arroi  par  usures  et 
despens  superflus  ;  despensant  quasi  plus  du 
double  qu'elle  n'aVoit  vaillant,  en  bâtimens^ 
meubles,  festins,  danses,  mascarades,  jeux  de  dez 
et  cartes,  habits,livrées,  suites  de  valets  et  géné- 
ralement en  toutes  sortes  de  délices,  luxe  et  su- 
perfluités.  » 

Dans  les  Pays-Bas,  nous  l'avons  vu  précédem- 
ment, le  luxe  de  table  et  les  péchés  de  gourman- 
dise avaient  toujours  été  de  règle.  Pour  la  bour- 
geoisie et  le  peuple,  tout  devenait  prétexte  à  li- 
bations et  à  festins.  On  célébrait  le  lundi  perdu,  le 
carnaval  (2),  les  tirs  des  serments  où  l'on  fêtait 
par  des  banquets  et  des  orgies  celui  qui  abattait 
le  «  papegay  (3)  ».  Les  métiers  et  les  confréries,  les 
sociétés   de  rhétorique  avaient   aussi  leurs  fêtes 

(1)  Cité  par  de  Gerlache,  Histoire  du  royaume  des  Pays- 
Bas,  p.  71. 

(2)  Nous  avons  parlé  longuement  des  fêtes  du  carnaval 
en  Flandre,  dans  nos  volumes  :  le  Genre  satirique  dans  la 
peinture  et  la  sculpture  flamande,  déjà  cités. 

(3)  Le  perroquet  ou  l'oiseau  principal  du  tir  à  la   perche. 


LE  PECHE  SOUS  LE  REGNE  DE  CHARLES-QUINT 


331 


dont  la  sobriété  était  bannie,  sans  compter  les 
kermesses  ou  ducasses  que  célébraient  successive- 
ment les  diverses  paroisses  de  chaque  ville  et  de 
chaque  village. 


Fig.  78.  — -  Le  péché  et  le  monde  diabolique  au  xvie  siècle. 
Fragment  d'une  estampe  de  Pierre  Breughel  le  vieux,  re- 
présentant :  Un  sorcier  à  l'œuvre. 

Les  jeux  des  couronnes  «  croenspel  »  étaient  si 
fréquents  qu'il  y  en  avait  dans  toutes  les  rues.  Le 
pèlerinage  d'Hauthem  et  «  l'auwet  »  existaient  en- 
core à  Gand  en  1539_,  avec  tous  les  excès  que  nous 
avons  signalés  plus  haut.  Il  y  avait  la  fête  aux 
ânes  à  Malines  et  à  Douai,  décrite  par  Azevedo  ; 
celle  de  la  principauté  de  Plaisance  à  Valenciennés; 


332  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

la  fête  du  prévôt  des  Etourdis  à  Bouchain  ;  la 
procession  dansante  et  la  procession  immobile  à 
Echternach  et  à  Prum  ;  celle  de  Notre-Dame  de 
Wavre,  qui  donnait  lieu  à  de  si  terribles  batailles 
entre  ceux  de  Namur  et  ceux  de  Liège,  et  enfin  le 
«  cavité  »  de  Bouvigne,  toutes  fêtes  religieuses  qui 
attiraient  une  affluence  innombrable  de  fidèles, 
accompagnée  de  mendiants,  de  filous  et  de  vaga- 
bonds de  toutes  sortes,  s'enivrant  et  se  livrant  aux 
péc'iés  et  aux  pires  excès. 

Beaucoup  de  ces  processions  existent  encore, 
notamment  celle  de  Hal,  celle  des  Pénitents  et  des 
rhétoriciens  à  Furnes,  ainsi  que  le  combat  de  la 
Tarasque  ou  du  «  Lumeçon  »  de  Mons.  D'autres 
cortèges  religieux  actuels,  connus  sous  le  nom  de 
«  Marches  »,  comportent  des  déploiements  de 
forces  armées  comiques  exhibant  à  côté  de  dé- 
froques militaires  presque  modernes,  les  anciens 
fourniments  des  soldats  de  Napoléon  ou  de  Louis- 
Philippe,  qui  sont  encore  l'occasion  de  maint  péché. 

Dans  les  tournois,  la  noblesse  belge  avait  con- 
servé son  caractère  chevaleresque  ;  seulement  son 
contact  avec  l'Espagnol,  habitué  aux  scènes  san- 
glantes, avait  exercé  une  influence  regrettable. 
L'on  croyait  manquer  de  courage  lorsque  le  sang 
ne  rougissait  pas  abondamment  le  champ  clos. 

La  tuerie  qui  marqua  l'entrée  de  Charles-Quint 
à   Valladolid   restera   comme   un   exemple    de   la 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  333 

cruauté  des  tournois  du  temps.  D'après  la  «  Chro- 
nyck  van  Brabant  »  (Chronique  du  Brabant),lors 
de  la  réception  du  jeune  souverain  en  cette  ville, 
en  1517^  on  résolut  de  donner  un  combat  composé 
de  soixante  hommes  d'armes,  tous  Flamands  ou 
Wallons,  séparés  en  deux  groupes  de  trente  contre 
trente.  Le  roi  qui  «  volloit  bien  que  on  monstrât 
en  Espaigne  la  hardiesse  des  gentilshommes  de 
ses  pays  »  permit  le  combat  au  fer  non  émoussé. 
Les  combattants  de  leur  côté,  désireux  de  faire 
parade  de  leur  valeur  devant  des  étrangers,  dont 
ils  n'avaient  pu  mériter  les  sympathies,  appor- 
tèrent dans  cette  lutte  une  telle  fureur  que  bientôt 
la  lice  fut  couverte  de  chevaux  tués  et  de  cavaliers 
blessés  ;  l'acharnement  fut  si  grand,  qu'on  vit  les 
blessés  se  relever  pour  combattre  encore.  Le  sang 
coulait  à  flots  :  «  les  gens  qui  les  regardaient 
crioient  Jésus  !  Jésus  !  Le  roi  déffendoit  de  frap- 
per ;  les  dames  crioient  et  pleuroient.  Quelque 
cry  qu'il  y  eust,  les  capitaines  rendoient  couraige 
à  leurs  gens  et  recommenchioient  de  plus  beau.  » 
Il  fallut  envoyer  des  gardes  en  grand  nombre 
pour  séparer  les  combattants  et  arrêter  cette  bou- 
cherie. Charles  jura,  dit-on,  que  de  sa  vie  il  ne 
souffrirait  plus  pareil  tournoi  (1). 

(1)  Philippe  de  Croy  et  Jacques  de  Luxembourg,   Charles 
de    Lannoy    et  •  Adrien    de    Croy,    commandaient    chacun 

19* 


334  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Lors  du  voyage  du  fils  3e  Charles- Quint  dans 
les  Pays-Bas  (1547),  voyage  décrit  par  Jean  Chris- 
tobal  Calvete  d'Estrella,  il  y  eut  cependant  dans 
les  principales  villes  de  la  Flandre  des  tournois  et 
des  combats  tout  aussi  sanglants.  A  Binche, 
parmi  les  réjouissances  organisées  par  Marie  de 
Hongrie,  figura  la  prise  d'assaut  d'une  citadelle 
symbolique,  où  étaient  enfermées  des  dames. 
On  y  tira  des  deux  côtés  des  coups  de  couleu- 
vrines  et  des  fusées  qui  brûlèrent  cruellement 
maints  combattants.  Les  assiégés  jetaient  avec 
violence  à  la  tête  des  assaillants  tout  ce  qui  leur 
tombait  sous  la  main,  occasionnant  ainsi  la  mort 
et  des  blessures  graves.  Ce  ne  fut  qu'en  envoyant 
sur  la  brèche  des  troupes  fraîches  qu'on  réussit 
enfin  à  délivrer  les  dames  cachées  dans  les  case- 
mates. 

Le  comique  lui-même  était  cruel.  Le  même  au- 
teur nous  rappelle  que,  dans  le  cortège  organisé  à 
Bruxelles  lors  de  la  joyeuse  entrée  de  l'Infant,  le 
plus  applaudi  des  chars  renfermait  une  musique 
bien  singulière.  C'était  un  orgjue  ayant  une  ving- 
taine de  tuyaux,  dans  chacun  desquels  on  avait 
renfermé  un  matou  vivant.  Les  queues  qui  sor- 


quinze  hommes  vêtus  de  leurs  couleurs  (Voir  Alexandre 
Henné,  t.  V,  p.  230-231  et  notre  Genre  satirique,  etc.,  déjà 
cité). 


LE  PÉCHÉ  SOUS  LE  REGNE  DE  CHARLES-QUINT    335 

taient  par  la  partie  inférieure  étaient  reliées  aux 
touches  de  l'orgue  et  se  trouvaient  violemment 
tirées  quand  on  touchait  la  note  correspondante, 
produisant  ainsi  chaque  fois  un  miaulement  la- 
mentable. 

C'était  un  jeune  homme  déguisé  en  ours  qui 
jouait  de  cet  instrument  cruel.  Le  chroniqueur, 
ajoute  que  les  chats  étaient  rangés  de  façon  à 
produire  la  succession  de  la  gamme  chromatique. 
Aux  sons  de  cette  musique  infernale,  dansaient 
des  singes,  des  loups,  des  cerfs  et  d'autres  ani- 
maux déguisés,  dont  on  obtenait  les  bonds  et  les 
trémoussements  les  plus  drôles  en  les  maintenant 
sur  une  plaque  de  fer  bien  chauffée  (1). 

Les  troubles  de  Gand  et  le  supplice  cruel  du 
Grand  Doyen  Liévin  Pyn,  accusé  par  la  populace 
d'avoir  falsifié  la  paix  dé  Cadzand  et  d'avoir  violé 
le  «  secret  »  où  l'on  conservait  les  privilèges  de  la 
cité,  appartiennent  à  l'histoire.  On  connaît,  par 
les  chroniques  du  temps,  tous  les  détails  des  tor- 
tures atroces  qu'il  dut  subir  et  dont  il  sortait  :  «  si 
tiré  et  si  allongé  que  il  ne  se  eusfSeu  soustenir  sur 
aucun  de  ses  membres.»  On  dut  le  placer  sur  un  fau- 
teuil en  osier,  pour  le  reporter  dans  son  cachot.  Le 
lendemain,  ayant  rétracté  ses  aveux  arrachés  par 

(1)  Voir  notre  Genre  satirique  dans  la  peinture  flamande, 
2e  éd.,  p.  259. 


336  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

la  douleur,  il  fut  pour  une  troisième  fois  remis  à  la 
question,  et  un  orfèvre,  Willeken  de  Mey,  «  com- 
mit sur  lui  tel  outrage  et  inhumanité,  que  par 
honnesteté  on  n'en  peut  parler.  » 

On  admira  son  courage  et  sa  constance,  mais 
ceux-ci  ne  purent  désarmer  ses  ennemis,  qui 
attribuèrent  sa  fermeté  à  un  sortilège.  Il  fut  com- 
plètement rasé.  «  On  requit  qu'on  mit  les  cordes 
es  vieilles  plaies  de  la  première  torture  »  et,  le 
maître  des  hautes  œuvres  ayant  déclaré  que  «  la 
chair  de  ces  plaies  estoit  morte  »,  on  lui  enjoignit 
de  plus  tirer  sur  les  orteils,  ce  «  qu'il  fist  tellement 
que  l'une  des  cordes  se  rompist  ». 

En  présence  des  passions  déchaînées  et  de  la 
lâche  pusillanimité  des  échevins  de  la  keure,  Liévin 
Pyn  fut  naturellement  condamné  à  mort,  malgré 
tout  ce  que  put  faire  pour  lui  Marie  de  Hongrie. 
«  Après  un  repas,  auquel  assistèrent  multitude  de 
gens  de  bien  qui  le  vindrent  consoler,  il  se  con- 
fessa et  but  le  vin  des  condamnés.  »  Ce  fut  «  assis 
sur  une  chaière  »  qu'il  dut  être  porté  sur  l'écha- 
faud,  dressé  en  face  du  Graven  Steen  ou  château 
des  Comtes.  Pendant  le  trajet  il  «  viest  et  recon- 
gnut  plusieurs  de  ses  amis,  dont  il  prist  congié  de 
cœur  d'homme  :  de  sorte  que  plusieurs  feurent 
constraints  de  plourer  de  pitiez,  mais  luy-mesme 
les  resconfortoit.  »  Lorsque  sa  tête  fut  tombée,  ses 
enfants  et  ses  amis  purent  inhumer  son  cadavre. 


LE    PECHE    SOUS    LE    REGNE    DE     CHARLES-QUINT 


337 


L'histoire  nous  apprend  également  de  quelle 
façon  cette  mort  et  la  lacération  du  «  calfsvel  » 
qui  suivit  (1)  furent  cruellement  vengées  par 
Charles-Quint,  qui,  pendant  des  années,   rumina 


Fig.  79.  —  Les  péchés  des  chevaliers.  Fragment  d'une  es- 
tampe de  Pierre  Breughel  le  vieux  (xvie  siècle). 


sa  froide  vengeance.  On  connaît  les  cruautés  et 
les  humiliations  dont  il  abreuva  les  citoyens  de  la 
fière  cité  gantoise,  qui,  confiants  en  leur  souverain, 
lui  avaient  bénévolement  ouvert  leurs  portes  (2).. 

(1)  La  charte  de  Charles-Quint    était  appelée   calfsvel  ou 
«  peau  de  veau  ». 

(2)  Les  révoltés  gantois  durent  faire  amende  honorable. 


338  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Combien  ses  partisans,  les  riches  bourgeois  de 
Gand,  durent-ils  regretter  leur  confiance,  lors- 
qu'ils se  virent  pressurés  à  outrance  par  les  im- 
pôts, ruinés  par  les  confiscations,  pillés  et  volés 
par  une  soldatesque  brutale  qui  les  chassa  même 
de  leurs  demeures  ancestrales,  pour  ériger  à  leur 
place  une  menaçante  citadelle.  Ils  avaient  craint 
pour  leur  vie  et  la  hache  du  bourreau  décima  leurs 
rangs.  Ils  avaient  redouté  le  gouvernement  des 
masses  et  ils  étaient  tombés  sous  le  despotisme 
d'un  tyran  arbitraire  et  sanguinaire  !  Ce  ne  fut 
que  lorsque  l'abaissement  de  sa  ville  natale  fut 
complet,  que  Charles-Quint  se  retira,  poursuivi 
par  les  regards  haineux  de  ses  victimes.  Sa  ven- 
geance était  satisfaite,  mais  elle  dut  lui  laisser  un 
goût  de  cendres,  car  ses  rigueurs  impitoyables, 
ses  cruautés  persistantes  avaient  indigné  même 
les  autres  provinces  de  son  empire  et,  dès  ce  jour, 
voyant  sa  popularité  perdue,  il  songea  à  abdiquer. 
Il  ne  voulut  pas  cependant  quitter  les  Pays- 
Bas,  sans  donner  une  impulsion  nouvelle  à  son 
œuvre  de  réorganisation  et  de  perfectionnement  de 
la  justice,  commencée  en  1531.  Il  en  était  temps, 
car  plus  que  jamais  le  péché  et  le  vice  régnaient 
dans  toutes  les  classes  de  la  société.  Il  essaya  sur- 

en  chemise  et  la  corde  au  cou,  ce  qui  leur  valut  le  surnom, 
qui  les  indigne  encore  aujourd'hui,  de  «  strop  dragers  ». 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  339 

tout  de  combattre  les  abus,  la  licence  des  armées 
et  les  scandaleuses  dilapidations  des  gouverne- 
ments. Les  paysans  ruinés  par  les  guerres,  les 
pestes  et  les  famines,  tombaient  de  plus  en  plus 
dans  le  vagabondage  et  le  brigandage.  Le  pays 
était  couvert  comme  d'une  vermine  par  des 
bandes  de  mendiants  qui,  plus  que  jamais,  com- 
mettaient tous  les  excès  et  désolaient  non  seule- 
ment les  campagnes,  mais  pénétraient  jusque 
dans  les  villes.  Il  fut  ordonné,  de  les  traquer  par- 
tout; en  cas  de  résistance,  on  pouvait  les  extermi- 
ner sans  quartier.  Et  cet  édit  cruel  fut  rigoureuse- 
ment exécuté,  comme  le  prouve  le  nombre 
effrayant  d'exécutions  relatées  dans  les  comptes. 
du  temps. 

Des  édits  protégèrent  les  mineurs,  les  préser- 
vant des  péchés  de  séduction  et  de  spoliation  ;  ils 
empêchèrent  les  mariages  prématurés  et  clandes- 
tins, tolérés  par  l'Eglise  ;  la  légitimation  «  des 
bastards  engendrés  par  gens  de  religion,  ou  laïques 
constant  leur  mariage  ».  Ils  défendirent  les  corvées 
injustifiées  et  autres  charges  dont  on  avait  abusé 
au  Moyen  âge... 

Et  cependant,  malgré  les  progrès  apportés  à 
l'administration  de  la  justice,  malgré  la  violence 
des  remèdes  employés,  les  mœurs  barbares  et 
corrompues  subsistaient  encore  dans  toute  leur 
rudesse. 


340  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

En  compulsant  les  comptes  des  justiciers  du 
xvie  siècle,  on  est  effrayé  de  l'énormité  des  crimes 
et  des  péchés  qui  se  commettaient,  ainsi  que  de 
l'atrocité  des  supplices.  A  chaque  page  ce  sont 
des  actes  d'une  brutalité  incroyable  :  homicides, 
viols,  infanticides,  incendies,  brigandages  à  main 
armée,  sans  compter  les  crimes  contre  nature, 
les  monstruosités  telles  que  la  pédérastie,  la  so- 
domie, la  bestialité,  qui  semblaient  enracinées 
dans  les  mœurs  de  l'époque  (1). 

Malheureusement  cette  nouvelle  législation 
n'était  pas  seulement  cruelle,  elle  était  souvent  in- 
juste. Sur  la  déposition  d'un  seul  témoin,  les  in- 
culpés étaient  soumis  à  d'effroyables  tourments. 
Des  faits  montrent  l'ignorance  ou  la  cupidité  de 
la  plupart  des  juges,  trop  souvent  concussion- 
naires, surtout  dans  les  campagnes.  Que  de  drames 
lamentables  !  «  Ung  nommé  Jehan  Symon,  de  la 
seigneurie  de  Brogne  (près  Bruxelles),  est  accusé 
d'avoir,  après  boire,  torturé  et  jehenné  ung  pri- 
sonnier sans  loy  ne  jugement,  si  bien  que  v  jours 
après,le  dict  prisonnier  termina  sa  vie  par  mort  (2).» 

(1)  Les  comptes  des  officiers  de  justice  présentent  un 
nombre  infini  de  procès  de  pédérastes  et  de  sodomites 
qu'on  brûlait  à  cette  époque.  Ces  faits  sont  trop  répugnants 
pour  être  reproduits  (Ces  crimes  étaient,  d'ailleurs,  encore 
plus  fréquents  en  d'autres  pays). 

(2)  Compte  de  J.  de  Bergues,  an  1537-1538,n°  15213,  f.  ixx. 


LE  PÉCHÉ  SOUS  LE  REGNE  DE  CHARLES-QUINT    341 

Que  de  malheureux  périssaient  aussi  sous  les 
plus  absurdes  accusations  I  Les  bûchers  étaient 
dressés  en  permanence  pour  punir  les  accusés  de 
sorcellerie  et  de  maléfices.  Car  toujours  les  mal- 
heureux, cédant  aux  questions  ordinaires  et  ex- 
traordinaires, finissaient  par  avouer  les  crimes 
imaginaires  les  plus  odieux  et  les  plus  extrava- 
gants. Presque  toutes  les  soi-disant  sorcières  re- 
connaissaient, comme  Anthonyne  de  Tenre- 
monde  (1),  «  avoir  eu  commerce  avec  le  dyable 
d'enfer  ». 

Chose  curieuse,  le  plus  grand  criminel,  une  fois 
qu'il  a  avoué  ses  crimes,  a  droit,  dès  lors,  à  tous 
les  égards.  Lorsqu'il  se  rend  au  supplice,  il  reçoit 
un  pot  de  vin  pour  se  réconforter,  et  peut  espérer 
qu'une  jeune  fille  vienne  le  sauver  en  l'épousant 
sur  l'échafaud.  Les  magistrats  qui  présidaient  à 
l'exécution  ne  s'oubliaient  pas.  C'est  toujours  aux 
frais  de  la  justice  qu'ils  terminaient  leur  journée 
judiciaire  par  «  un  honourable  banquet  »,  où  le  pé- 
ché de  gourmandise  n'était  pas  oublié. 

Que  d'autres  bizarreries  dans  cette  législation 
encore  primitive.  On  mettait  les  bigames  au  pi- 
lori, l'homme  entre  deux  quenouilles.,  la  femme 
entre    deux    bonnets    (ou    chapeaux    masculins).. 


(1)  Compte  de  Renier  Sallaert,  an  1535-1536,  n°  13921,. 
f.  xiu  et  xiiij. 


342  PÉCHÉS    PRIMITIFS 


puis  on  les  bannissait  après  les  avoir  fustigés  publi- 
quement jusqu'au  sang.  Les  adultères  enduraient 
un  châtiment  analogue,  lorsqu'on  ne  parvenait 
pas  à  corrompre  le  magistrat.  Celui-ci  avait  aussi 
à  juger  les  nombreux  procès  intentés  à  des  ani- 
maux, procès  monstrueux  ou  ridicules,  dont  on 
retrouve  tant  de  traces,  non  seulement  dans  les 
«ampagnes  mais  même  dans  les  villes  impor- 
tantes (1). 

Les  méfaits  des  animaux  étaient  considérés 
comme  de  véritables  péchés,  car  nous  voyons  le 
clergé  excommunier  toutes  sortes  de  bêtes  cou- 
pables et  même  des  insectes  (2).  En  1545,  le 
25  décembre,  un  porc  est  brûlé  publiquement  à 
Bruxelles,  sur  la  Grand'place.  D'autres  «  pour- 
cheaux  ou  truyes,  sont  miz  à  mort  et  la  teste  ex- 
posée sur  une  roue  »  à  Namur,  à  Flavion,  Gem- 
bloux,  Campenhout  et  en  divers  autres  lieux. 
Tous  avaient  gravement  «  meurtri  ou  mengié  ung 
josne  enffant  ». 

Charles-Quint  réserva  aux  blasphémateurs  une 
gradation  dans  les  châtiments  :  l'amende  pour  une 

(1)  Compte  de  Ph.  d'Orley,  an  1544,  n°  12814,  f.  xu. 

(2)  Ce  sujet  a  été  souvent  traité  en  divers  pays.  Voir 
pour  les  Pays-Bas,  dans  la  Belgique  Judiciaire,  t.  XVII, 
n°  27,  une  remarquable  analyse  de  la  consultation  de  Bar- 
thélémy de  Chasseneux,  De  Ecccommunicatione  animalium 
insectofum. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    HÈGNE    DE    CHARLES-QUINT         343 

première  faute,  le  pilori  et  la  langue  percée  pour 
la  seconde,  la  fustigation  et  le  bannissement  per- 
pétuel  pour   une   troisième.    D'un   autre    côté,  il 


Fie.  80.  —  Le  péché  de  luxure  puni.  Miséricorde  de  stalle 
de  l'église  de  Saint-Materne  à  "Walcourt  (xvie  siècle, 
époque  de  Charles-Quint). 


rogne  les  immunités  ecclésiastiques  et  enlève  au 
clergé  la  juridiction  spirituelle  et  les  censures 
dont  il  abusait.  Les  prêtres  durent  savoir  parler 
la  langue  du  pays  et  il  leur  imposa  l'obligation  de 
résider  en  leur  cure,  où  ils  se  faisaient  ordinaire- 
ment remplacer  jusqu'ici  par  un  desservant. 


344  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

Le  droit  d'asile  dans  les  églises  est  violé  dès  que 
l'autorité  souveraine  est  en  cause. 

La  lutte  contre  le  péché  de  luxure  fut  fermement 
poursuivie.  Dans  un  espace  de  soixante  ans,  c'est-à- 
dire  de  1528  à  1588,  onze  ordonnances  différentes 
ayant  trait  à  la  prostitution  furent  édictées  par 
la  seule  ville  de  Gand. 

Nous  en  trouvons  de  très  bizarres.  Ainsi  une 
ordonnance,  portant  la  date  de  1541,  enjoint  de 
diriger  en  cortège  les  filles  légères  qui  s'étaient 
établies  dans  la  ville,  au  quartier  spécial  qui  leur 
avait  été  assigné.  Le  texte  de  1559  est  plus  expli- 
cite :  «  Que  ceux  qui  auront  été  trouvés  tenant 
des  tavernes  ou  bordels  clandestins,  aussi  bien 
l'hôte  que  l'hôtesse,  ainsi  que  les  femmes  légères, 
seront  conduits  avec  accompagnement  de  flûtes, 
de  cornemuses  ou  de  tambours,  au  quartier 
d'Outre-Escaut  dit  «  Overschelde  (1).  »  On  se 
figure  l'étrange  spectacle.  En  tête  les  musiciens, 
destinés  à  attirer  la  foule,  puis  derrière  eux  un 
chariot  ouvert  où  se  trouvait  le  personnel  fémi- 
nin de  la  maison  close,  puis,  les  encadrant,  le  roi 

e  - 

(1)  Jan  van  de  Vivere,  Chronycke  van  Ghent  [Chronique 
de  Gand),  p.  385,  et  Memorie  bock  der  Stad  Gent,  III,  p.  115. 
«  Dat  de  ghone  die  bevonden  zullen  zyn  zulck  vuyl  ravot 
houdende,  alzo  wel  de  werden,  werdinnen  als  lichte  vrau- 
wen,  gheleedt  zullen  (worden)  openbaerlyc,  met  musicke, 
pype  ofte  tromenele  jnt  voornomde  gheweste  over  Schilde.  » 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE    CHARLES-QUINT  345 

des  ribauds  et  ses  gardes,  qui  protégeaient  les  dé- 
linquants contre  les  farces  grossières  et  les  pro- 
jectiles mal  odorants  des  spectateurs.  Le  but  de 
cette  singulière  cérémonie  devait  être,  comme 
l'exposition  au  pilori,  d'inspirer  de  la  honte  aux 
coupables. 

Il  est  vrai  que  la  conduite  des  hommes  et  des 
femmes  de  mauvaise  vie  était  intolérable.  Ils  s'at- 
taquaient même  aux  religieux.  Un  chroniqueur 
contemporain,  Jan  van  de  Vivere,  nous  apprend 
qu'en  1531  «  les  libertins  (putiers)  ainsi  que  les 
filles  folles  de  leur  corps  (lichte  meyschens)  se  per- 
mettaient de  molester  la  nuit  les  R.  R.  P.  P.  Au- 
gustins  de  Gand,  pendant  qu'ils  chantaient  ma- 
tines et  qu'ils  brisaient  leurs  vitraux  à  l'aide  de 
divers  projectiles...  » 

Dans  tout  l'art  du  xvie  siècle,  le  monde  vicieux, 
sous  toutes  ses  formes,  s'étale  et  prend  une  impor- 
tance de  plus  en  plus  grande.  Les  martyres  des 
Saints  et  des  Saintes,  les  représentations  de  Y  En- 
fer et  du  Jugement  dernier,  les  tentations  d'ana- 
chorètes, sont  encore  les  prétextes  choisis  pour 
nous  montrer  le  Péché  et  la  cruauté  humaine, 
dans  ses  manifestations  les  plus  affreuses.  Le 
monde  patibulaire  grouille  et  semble  revivre 
dans  les  sculptures  décoratives  des  édifices  civils 
et  religieux.  Les  sujets  les  plus  licencieux,  les 
compositions  les  plus   osées  s'étalent  surtout  sur 


3i6  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

les  ornementations  et  les  miséricordes  des  stalles 
contemporaines,  notamment  sur  celles  de  l'église 
de  Walcourt  (1). 

Dans  la  peinture,  c'est  Breughel  le  Vieux  et  les 
nombreux  peintres  de  son  école  qui  s'ingénient  à 
représenter  les  péchés  les  plus  diaboliques.  Ses 
inoubliables  compositions  fantastiques,  ses  séries 
dites  des  Vertus  et  des  Vices,  nous  montrent,  dans 
une  mise  en  page  moyenâgeuse  pleine  de  sor- 
celleries et  de  drôleries,  l'orgueil,  cette  vanité  des 
grands  et  des  faibles  ;  Y  envie,  obscure  et  lâche  ;  la 
colère  qui  tue  ;  la  luxure  et  la  gourmandise  qui 
ravalent  l'homme  au  niveau  de  la  brute  ;  l'ava- 
rice, qui  tarit  la  prospérité  ;  la  paresse,  cette  mère 
du  paupérisme  et  des  autres  vices  ;  et  tout  cela 
forme  un.contraste  saisissant  avec  les  vertus  cardi- 
nales :  la  prudence  qui  guide  et  apprend  ;  la  force 
qui  permet  de  vaincre  le  mal  ;  la  tempérance  qui 
enrichit  et  éclaire,  et  enfin  la  justice  dont  chacun 
a  soif. 

Depuis  son  enfance  jusqu'à  sa  mort,  tous  les 
péchés  de  l'homme  sont  ainsi  passés  en  revue. 
Dans  son  œuvre  immense  trop  peu  connue,  nous 
voyons  défiler  les  péchés  juvéniles  :  Vâne  à  l'école 
et  les  jeux  enfantins  du  musée  de  Vienne  ;  ceux  de 
la  jeunesse  et  de  l'âge  mûr  :   satires  des  cuisines 

(1)  Voir  nos  fig.  80  et  8. 


LE    PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE     CHARLES-QVINT  TliT 

des  Gras  et  des  Maigres,  ou  de  la  Mi-carême.  En 
d'autres  tableaux  on  voit  se  dérouler  toutes  les 
scènes  répréhensibles,  qui  accompagnaient  les 
pèlerinages,   les  processioJis   et   les   kermesses,    où 


Fig.  81.  - —  Le  péché  de  luxure  puni. —  Miséricorde  de  Stalle 
de  l'église  de  Saint-Materne  à  YYalcourt  (xvie  siècle, 
époque  de  Charles-Quint.) 

toujours  la  sobriété,  la  douceur  et  la  chasteté 
recevaient  de  si  terribles  accrocs. 

Dans  son  impressionnante  composition  :  la  Ba- 
taille des  tire-lire  et  des  coffres-forts,  s'affirme  la 
guerre  brutale  des  classes,  la  soif  de  l'or. 

h'égoïsme  et  l'insouciance,  sont  également  pris 


348  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

à  partie.  On  les  voit  s'étaler  dans  le  Pays  de  Co- 
cagne, dans  la  Pie  sur  le  gibet,  et  surtout  dans  cette 
composition  typique  de  «  Elk»  (chacun),  où  les  mé- 
tiers, les  commerçants  et  les  avares  flamands  ou- 
blient, dans  des  querelles  et  des  jalousies  mes- 
quines, l'armée  étrangère  que  l'on  voit  s'avancer 
au  loin  et  qui  va  bientôt  les  exploiter  et  les  ruiner. 

D'autre  part  la  Parabole  des  aveugles,  du  musée 
de  Naples,  dont  le  Louvre  possède  une  excellente 
réplique,  nous  montre  l'ignorance  et  l'outrecui- 
dance de  ceux  qui  osent  assumer  la  lourde  charge 
de  conduire  et  de  diriger  les  autres  sans  y  être 
préparés. 

Plus  impressionnante  est  la  composition  des 
Mauvais  bergers,  qui  stigmatise  les  méchants  de 
tous  rangs  qui  abusent  méchamment  de  leur 
force  et  de  leur  pouvoir  pour  exploiter  les  faibles 
sans  défense. 

Même  dans  ses  compositions  religieuses,  no- 
tamment dans  sa  Marche  au  Calvaire  de  Vienne, 
Breughel  nous  fait  assister  à  ces  déploiements  mili- 
taires qui  accompagnaient  les  nombreuses  exécu- 
tions judiciaires  où  Ton  suppliciait  les  malheureux 
condamnés  pour  cause  de  religion  ;  le  Massacre 
des  Innocents,  d'autre  part,  c'est  l'occupation  d'un 
village  flamand  par  une  armée  espagnole,  et  ce- 
lui qui  préside  à  ce  drame,  froid  et  rigide  sous  son 
armure,   porte   une   barbe   blanche   et   ressemble 


LE     PÉCHÉ    SOUS    LE    REGNE    DE     CHARLES-QUINT  349 

comme  un  frère  au  sinistre  duc  d'Albe,  dont  le 
portrait,  peint  par  Coello,  se  trouve  au  mus<jje  de 
Bruxelles  ! 

D'autres  épisodes  de  la  vie  du  Christ,  tels  le 
Payement  de  la  dîme  ou  la  Fuite  en  Egypte,  cons- 
tituent également  des  satires  cachées,  dirigées 
contre  un  gouvernement  étranger,  toujours  prêt 
à  pressurer  le  peuple  et  à  noyer  dans  des  flots  de 
sang  les  moindres  velléités  d'indépendance  poli- 
tique ou  religieuse. 

De  nombreuses  compositions  d'une  portée  plus 
mordante  furent  malheureusement  détruites, 
d'après  les  ordres  du  peintre  lui-même.  Son  bio- 
graphe, Cari  van  Mander,  nous  assure  que,  sentant 
sa  mort  prochaine,  Breughel  se  fit  apporter  un 
nombre  considérable  de  dessins  qu'il  fit  brûler, 
«  craignant  que  leur  nature  frondeuse  ne  valut  à 
sa  jeune  femme  quelque  désagrément.  » 

L'importance  de  l'œuvre  satirique  et  moralisa- 
trice de  cet  artiste  génial,  trop  peu  connu,  méritait 
d'être  soulignée,  car  il  doit  être  considéré  comme 
le  précurseur  de  nos  plus  mordants  et  de  nos  plus 
spirituels  caricaturistes  français  modernes  :  les 
Forain,  les  Abel  Faivre,  les  Hermann  Paul,  les 
Ibels,  les  Stérister  et  tant  d'autres  encore,  qui, 
grâce  à  nos  libertés  actuelles,  peuvent  désormais 
flageller  d'une  main  sûre  les  péchés  et  les  vices 
modernes    sans   s'entourer    des    obscurités    jadis 

20 


350  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

nécessaires.  Ce  sont  ces  disciples  de  Breughel  qui 
nous  montrent,  dans  les  journaux  illustrés  d'au- 
jourd'hui, le  navrant  cortège  des  politiciens  repus, 
des  ventres  dorés,  des  banquiers  véreux,  des  mé- 
decins dichotomiques,  des  vendus,  des  femmes 
stérilisées  à  la  mode,  dont  le  luxe  chèrement 
acheté  fait  contraste  avec  le  monde  famélique 
des  envieux,  des  déclassés,  des  alcooliques,  des 
gigolos  et  des  filles. 


INDEX    ANALYTIQUE 


Chapitre  I.  —  Le  Démon  et  l'Enfer 13 

Rôle  du  démon  dans  l'histoire  de  l'humanité.  —  Dé- 
monologie  payenne  et  chrétienne. —  Satan  serviteur 
de  Dieu.  —  Rouage  nécessaire  à  l'administration  de 
sa  Justice.  —  Idée  que  l'on  se  faisait  du  démon  au 
Moyen  Age.  —  Son  rôle  dans  les  mystères  flamands,  j 
non  traduits  jusqu'ici.  —  Les  Vierges  sages  et  les 
Vierges  folles. —  Le  Jeu  de  Pâques  de  Maastricht. — 
Les  démons  danseurs  ;  leur  intervention  comique. 

—  Le  Jeu  de  la  septième  joie  de  Marie.  —  Le  Jeu 
ilu  Saint  Sacrement  de  Nieuvaart.  - — ■  Les  diableries 
du  jeu  de  saint  Trond.—  Le  démon  devenu  un  pre- 
mier rôle  dans  la  Belle  histoire  de  Mariette  de  Ni- 
mèque.  de  Mascharoen  et  du  Miracle  de  Théophile. 

—  Les  bourdes  et  Jeux  de  table  flamands.  —  Por- 
trait de  Lucifer  d'après  Yondel,  autres  portraits. 

rdée  que  l'on  se  faisait  de  l'enfer  et  des  supplices  des 
damnés  au  Moyen  âge.  — •  Le  Dielsche  Lucidarius,  le 


352 


PECHES    PRIMITIFS 


Chevalier  Tontalus,  saint  Brandon,  saint  Pa- 
trice, etc.,  font  de  visu  la  description  du  séjour  in- 
fernal. —  L'Enfer  dépeint  par  les  prédicateurs  fran- 
çais venus  en  Flandre. —  La  réception  de  Hugues 
de  Magdebourg  chez  les  damnés.  —  Un  précurseur 
de  Méphistophélès.  —  Les  dames  damnées  d'après 
le  père  Arnoux.  —  Les  gradations  du  péché,  la 
séduction,  la  luxure,  la  vanité,  etc.  —  Emploi  du 
canon  et  de  la  poudre  dans  les  mystères  et  dans  la 
chute  des  Anges  rebelles  de  Milton  qui  imita  Vondel. 
L'enfer  et  les  rhétorieiens  flamands.  —  Les  démons 
et  l'enfer  dans  l'art  franco-flamand  primitif.  — 
—  Le  Jugement  dernier,  la  pèse  des  âmes,  les  damnés, 
les  danses  des  m~,rts,  leur  signification. 

Chapitre  II.  —  Péchés  Primitifs 8£ 

Evolution  du  Péché  à  travers  les  âges.  —  Le  Péché 
primitif  en  France  et  dans  la  Relgique  actuelle.  — 
Sauvagerie  et  férocité  des  races  qui  habitaient 
le  nord  de  la  Gaule.  —  Réfractaires  à  l'emprise  ro- 
maine, ils  martyrisent  successivement  tous  les 
apôtres  qui  viennent  prêcher  chez  eux  la  foi  nou- 
velle. —  La  rue  des  prêtres  fut  aussi  la  rue  des  lé- 
gionnaires et  des  courtisanes.  —  Les  Celtes  comme 
les  Germains  faisaient  des  sacrifices  humains.  — 
Les  Saxons  plus  cruels  encore.  —  Les  prêtres  ido- 
lâtres remplissent  les  fonctions  de  bourreau.  —  Les 
nouveaux  convertis  à  la  religion  chrétienne  conti- 
nuent leurs  anciennes  pratiques  payennes.  —  Les 
s.icrilèges,     Origines    des   fêtes   de   l'âne,  des  Fous 


INDEX    ANALYTIQUE  353 


et  de  la  reine  des  Concubines.  —  Scandales  lors 
des  fêtes  religieuses  ou  kermesses.  - —  Fêtes  licen- 
cieuses . —  Origine  du  sabbat  et  des  voyages  en 
l'air  des  sorcières.  —  Persistance  des  traditions 
payennes  dans  le  christianisme.  —  Le  Char  de  Ner- 
thus,  la  montagne  de  Wodan,  les  dieux  lubriques. 
—  Simini,  le  Priape  du  Nord,  adoré  à  Anvers.  — 
Les  sacrifices  du  porc,  les  orgies  qui  les  accompa- 
gnent. —  La  fête  de  Jcël.  —  La  fête  de  la  Fécon- 
dité. —  La  nudité  dans  les  champs  en  été.  —  Autres 
fêtes  payennes.  — ■  Le  christianisme  chez  les  Francs. 
— ■  Privilèges  du  clergé  ;  sa  richesse.  —  Les  prêtres 
chrétiens  peuvent  aussi  fouetter  et  punir.  —  La 
Dîme.  —  Epoque  de  Charlemagne  :  licence  du 
clergé,  sa  rapacité.  —  Dagobert  et  Charles  Martel 
sont  damnés  pour  avoir  touché  aux  biens  de 
l'Eglise.  ■ —  Les  fraudes  pieuses.  —  Miracles  suppo- 
sés et  truqués.  —  Simonie.  —  Les  terreurs  de  l'An 
Mil.  —  Les  excommunications.  —  Dépravation  des 
prêtres  guerriers.  —  Le  moine  Héribert.  —  Anec- 
dotes. —  Les  Evêques  à  la  chasse  et  à  la  guerre.  — 
Leur  ignorance,  leurs  méfaits.  —  Horreurs  des 
guerres  primitives.  —  Grégoire  de  Tours.  —  Ava- 
rice et  cruauté  de  Théodoric,  de  Clovis  et  de  Chil- 
péric,  etc.  —  Les  reines  criminelles.  —  Crimes  des 
Evêques  et  de  leurs  épouses.  —  Les  papes  crimi- 
nels, les  hérésiarques  licencieux  flamands.  —  Tan- 
chelin  à  Anvers.  Ses  débauches  et  son  culte  de 
la  volupté.  —  Importance  du  Péché  dans  tout  l'art 
primitif.  —  Les  bijoux  francs  et  barbares.  —  Les 


20' 


354  INDEX    ANALYTIQUE 


dieux  lubriques  gallo-romains.  —  Le  Péché  et  son 
image  envahit  l'Eglise  et  même  les  objets  du  culte. 

—  Saint  Bernard  et  ses  objurgations.  —  Portée 
de  l'image  sur  l'homme  primitif.  — -  Les  vers  de 
Villon. 

Chapitre  III.  —  Le  Péché  au  Moyen  âge 151 

Les  poètes  et  les  moralistes  flamands  ont  laissé  des 
peintures  saisissantes,  mais  ignorées,  du  péché  aux 
'  xme  et  xive  siècles.  —  Le  Gantois  Baudewyn 
van  der  Lore,  dans  son  Dits  tyts  verlies,  stigmatise 
les  vices  de  ses  contemporains.  —  Jean  de  Clerc,  dit 
Boendaele,  fait  de  même  dans  son  Miroir  du  Péché. 

—  Eustache  Deschamps  chante  la  vie  facile  mais 
licencieuse  à  Bruxelles.  —  Jean  de  Weert  et  d'au- 
tres s'en  prennent  surtout  à  la  luxure,  à  la  gour- 
mandise et  à  l'ivrognerie  des  Flamands.  —  Un 
moine,  Le  Muisit,  décrit  le  Péché  dans  la  partie 
wallonne  du  pays.  11  considère  la  peste  qui  ra- 
vagea le  Tournaisis  comme  un  châtiment  de  Dieu. 
Son    influence   sur  la   morale.  — -  Les  Flagellants. 

—  Les  Juifs  ;  l'hostie  profanée.  —  Les  prêtres  et 
leur  vie  répréhensible.  —  Ruysbroeck,  dans  ses 
Seven  Sloten,  fait  la  satire  des  péchés  des  moines  et 
des  religieuses.  —  Le  luxe  dans  les  couvents.  — 
Les  monastères  mixtes  sont  supprimés.  —  Louis 
van  Velthem  constate  l'animosité  qui  est  générale 
contre  les  ecclésiastiques.  —  Van  Maerlant,  dans 
ses  satires  contre  la  vie  dissolue  des  prêtres  et  leur 
luxe,  prévoit  la  Réforme.  —  Création  de  nouveaux 


PÉCHÉS    PRIMITIFS  355 


ordres  mendiants  ;  leur  âge  d'or.  —  Ils  ne  résistent 
pas  aux  tentations  du  démon. 
Les  horreurs  et  les  bizarreries  des  répressions  judi- 
ciaires. —  Importance  du  cochon  dans  la  vie  fla- 
mande. —  Le  mot  «  Vache  »  considéré  déjà  comme 
une  injure.  —  Le  Péché  et  le  Roman  du  Renard.  — 
Le  Péché  dans  l'art  au  Moyen  âge  en  France  et  en 
Belgique.  —  Naissance  du  réalisme  flamand  présa- 
geant les  grands  miniaturistes  franco-flamands  et 
le  siècle  des  van  Eyck. 

Chapitre  I\  .  —  Le  Péché  sous  les  Ducs  de  Bourgogne.       213 

L  xve  siècle  fut  à  la  fois  somptueux  et  sinistre. — 
Préoccupation  de  la  Mort.  —  Crainte  du  Démon  et 
de  l'Enfer.  —  Le  Péché  règne  de  plus  en  plus.  — 
La  Danse  macabre  ;  son  succès,  sa  portée.  —  Phi- 
lippe-le-Hardi,  ses  péchés  et  ses  crimes.  — ■  Jean- 
sans-Peur  et  la  guerre  des  Armagnacs.  —  Horreurs 
et  massacres.  —  Fureurs  du  duc. —  Philippe-le-Bon 
ne  mérite  pas  son  nom.  —  A  des  péchés  hérédi-., 
taires,  il  ajoute  une  luxure  inouïe.  —  Jean  van 
Eyck  lui  choisit  ses  maîtresses.  —  Ses  bâtards.  — 
La  toison  d'or.  —  Charles-le-Téméraire  ;  ses  co- 
lères, ses  cruautés.  —  Commines,  tête  bottée.  — 
Tableau  des  péchés  de  la  cour  de  Bourgogne.  —  La 
luxure  chez  les  nobles  et  les  prélats.  —  Les  Chroni- 
queurs. —  Vie  licencieuse  des  chanoines  d'Anvers 
et  des  abbés  de  Saint-Pierre  à  Gand.  —  Les  clercs 
tonsurés  tiennent  des  bordels  et  des  maisons  de 
jeu.  —  Les  plaisanteries  licencieuses  à  la  Cour  et 


356  PÉCHÉS    PRIMITIFS 

au  château  d'Hesdin.  —  Les  péchés  contemporains 
dépeints  et  stigmatisés  par  les  prédicateurs  du 
temps  :  Jacques  Le  Grand-Michel  Menot,  Barlette 
et  Maillard.  —  Leurs  sermons  sont  des  réquisitoires 
sanglants  dirigés  contre  le  Péché  au  xve  siècle.  — - 
Satires  mordantes  des  péchés  de  la  femme,  consi- 
dérée comme  l'auxiliaire  du  démon.  —  Les  courti- 
sanes anathémisées.  —  Le  Péché  à  l'Eglise.  —  Les 
fausses  reliques,  la  simonie  et  l'orgueil  des  prêtres. 

—  Le  péché  puni  par  les  ducs  de  Bourgogne.  —  Les 
Registres  judiciaires.  — ■  Les  enfants  illégitimes.  — ■ 
Leurs  vagabondages,  leurs  jeux  criminels.  —  San- 
glantes batailles  enfantines  à  Bruges  et  à  Liège.  — 
Meurtres,  incendies,  pillages.  —  Répression  cruelle. 

—  Péchés  du  peuple  flamand.  — -  Sa  gourmandise 
et  son  ivrognerie.  —  Les  femmes.  —  Anecdotes.  — 
Les  mangeurs  de  poulets  de  Bruxelles,  d'Aude- 
naerde  et  de  Gand.  —  Les  fêtes  tumultueuses  du 
Carnaval. —  Brutalités,  gaîtés  cruelles. —  L'Awvet, 
ou  le  Guet  à  Gand  :  nombreux  péchés  commis  à 
l'occasion  de  cette  prise  d'arme  annuelle.  —  Les 
crimes  de  la  guerre  des  Armagnacs  en  France.  — 
L'arbre  de  Vaurus.  —  Le  pèlerinage  d'Hauthem. 

—  Voyage  de  malédiction  et  de  péchés  ;  descrip- 
tion. —  Persistance  de  ces  pèlerinages  armés.  — 
Les  marches  armées  actuelles  en  pays  wallon.  — 
Les  veeien  ou  vendetta  flamandes.  —  Le  péché  de 
sorcellerie  ;  sa  répression.  —  Le  péché  dans  l'art 
flamand  à  l'époque  bourguignonne.  —  Les  miséri- 
cordes de  stalles  satiriques,   fantastiques  et  licen- 


INDEX    ANALYTIQUE  357 

cieuses.  — -  Les  péchés  sculptés  sur  les  poutres  cie 
Damme.  —  Les  bains,  les  étuves  et  le  nu  dans  l'art 
de  van  Eyck  et  des  peintres  de  son  école.  —  Le 
péché  dans  les  enluminures  des  manuscrits.  — 
la' arbre  du  péché  ou  des  batailles.  —  Le  Péché  dans 
l'œuvre  de  Jérôme  Bosch. 

Chapitre  V.  —  Le  Péché  sous  le  règne  de  Charles- 
Quint 285 

Les  tares  morales  des  ancêtres  de  Charles  Quint.  — 
L'empereur  Maximilien.  Ses  colères,  son  orgueil, 
son  avarice.  —  Philippe  le  Beau  et  Jeanne  la  Folle  ; 
leurs  péchés.  —  Marguerite  d'Autriche  ;  sa  gour- 
mandise, sa  paillardise  et  ses  colères.  —  Anecdotes. 

—  Marie  de  Hongrie  ;  sa  cruauté.  —  Naissance  de 
Charles-Quint.  —  Anecdotes.  —  Ses  péchés  dans 
son  enfance.  —  Son  caractère.  —  Ses  débauches 
cachées.  —  Sa  gourmandise  incroyable.  —  Sa 
paillardise.  —  Ses  familiarités  avec  les  Flamands. 

—  Anecdotes.  —  Le  sac  de  Rome  ;  ses  horreurs.  — 
Viols  et  crimes  des  Espagnols  et  des  Allemands.  — 
Charles-Quint  fait  la  leçon  aux  évêques.  —  Ses 
édits.  —  Répression  cruelle  de  tous  les  crimes.  — 
Exemples.  — •  Les  délinquants  forcés  de  se  fouetter 
l'un  l'autre.  —  Les  mendiants  et  les  vagabonds.  — 
LesCokins  et  les  Snaphans.- —  Le  luxe  des  grands. 

—  La  noblesse  flamande  ruinée  par  son  luxe.  — 
Fêtes  nombreuses.  —  Cruautés  des  tournois.  — 
Yalladolid  le  Comique  même  était  cruel.  —  Les 
passions  déchaînées  du  peuple.  —  La  révolte  des 


358  PÉCHÉS    PRIMITIFS 


Gantois.  —  Froide  vengeance  de  Charles-Quint.  — 
Nouveaux  édits.  —  Progrès  de  la  Justice.  —  Mœurs 
barbares.  —  Bizarreries  des  répressions  judiciaires. 

—  Exemples  curieux.  —  La  débauche  et  la  prosti- 
tution réléguées  dans  certaines  parties  des  villes. 

—  Punitions  de  débauchés.  —  Les  péchés  dans 
l'art  flamand  au  xvie  siècle.  —  Les  sculptures  li- 
cencieuses des  stalles  d'églises.  —  Les  peintures 
de  Breughel  le  Vieux.  —  Sa  série  remarquable  des 
vertus  et  des  vices.  —  Les  péchés  de  l'homme  et  de 
la  femme  pris  à  partie.  —  Ses  satires  politiques.  — ■ 
Breughel  le  Vieux  précurseur  des  grands  caricatu- 
ristes modernes. 


TABLE    DES   MATIÈRES 


Avant-propos 5 

I.  —  Le   démon   et  l'enfer 13 

II.  —  Pé  hés  primitifs 89 

III.  —  Le   péché   au  Moyen   âge 151 

IV.  —  Le  péché  sous  les  ducs   de  Bourgogne   .  213 
V.  : —  Le    péché    sous    le    règne     de    Charles- 
Quint 285 

Index  analytique 351 


A  CHE  VÊ  D'IM  PR 1ME  R 
Le  viogt-deux  juin  mil  neuf  cent  douze 

PAR 

BUSSIÈRE 

A     SAINT-AMAND    (CHER) 

pour  le 

MERGVRE 

DE 

FRANCK 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


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