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Full text of "Peintres d'aujord'hui"

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Presented  to  the 

LIBRARY  oj  the 
UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 


MRS.  MAURICE  DUFR2 


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PEINTRES  D'AUJOURD'HUI 


Les   Décorateurs 


DU    MEME    AUTEUR 


POÉSIE 
Hymnes  Profanes. 
Le  Départ  à  l'Aventure. 
Le  Mirage  perpétuel. 

CRITIQUE    LITTÉRAIR  E 

Itinéraire  Fantaisiste. 

Les  Voluptueux  et  les  Hommes  d'action. 

ROMAN 
L'Envie . 

L'Avarice. 

L'Orgueil. 

VOYAGE 

La  Sicile  et  ses  Œuvres  d'art  (Pion,  éditeur), 
La   Mission   de  la  Littérature   Française   (Conférences   de 
propagande  en  Orient  et  en  Russie). 

CRITIQUED'ART 

Sodoma  et  la  fin  de  l'École  de  Sienne  au  XVI'=  siècle  (avec 
21  illustrations,  avril  1910,  Floury,  édit.). 

Mary  Cassatt.  Un  peintre  des  enfants  et  des  mères  (avec 
38  reproductions). 

Articles  épars. 

Peintres  d'Aujourd'hui.  —  Les  Décorateurs  [i^^  série)  :  Albert 
Besnard. Gaston  LaTouche.  Jules  Chéret.  Paul  Baudouin, 


Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous  les  pays, 
y   compris   la  Suède,  la   Norvège,  la  Hollande,   le  Danemark  et  la  Russie. 

Pour  traiter,  s'adresser  à  la  librairie  Ollendorkf,  50,  Chaussée  d'Antin, 
Paris. 


ACHILLE    SEGARD 


PEINTRES   D'AUJOURD'HUI 


Les  Décorateurs 

3f^ 


HENRI  MARTIN  —  AMAN-JEAN 
MAURICE  DENIS  —  EDOUARD  VUILLARD 


DEUXIEME     EDITION 


PARIS 

Société  d'Éditions  Littéraires  et  Artistiques 

LIBRAIRIE    PAUL    OLLENDORFF 
5o,  CHAUSSÉE  d'antin,  5o 

Copyright  by  Achille  Segard,  19U. 


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//  a  été  tiré  à  part 

cinq  exeynplaires  sur  papier  de  Hollande 

numérotes  à   la  presse. 


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HENRI   MARTIN 


Cliché  ( 


PORTRAIT    DE    l' ARTISTE 

PAR    LUI-MÊME 


HENRI    MARTIN 


T.  H 


PEINTRES    D'AUJOURDHUI 

Pour  lui  aussi  —  comme  pour  tant  d'autres  —  le 
précepte  grec  yvoQ'.  csaj-o^^  est  demeuré  pendant 
longtemps  un  idéal  irréalisable.  Pendant  vingt  ans 
il  a  peint  des  tableaux  qui  n'étaient  ni  sans  vigueur, 
ni  sans  beauté,  mais  par  lesquels  ne  s'expri- 
maient qu'à  demi  ses  qualités  essentielles.  Entre 
les  motifs  choisis  par  le  peintre  et  le  tempérament 
foncier  de  l'artiste  il  y  avait  un  désaccord  initial 
qui  bridait  le  développement  de  sa  personnalité, 
l'empêchait  de  se  manifester  dans  son  éclatante 
simplicité.  L'éducation  primait  l'instinct.  La 
volonté,  toujours  très  impérieuse  chez  cet  artiste 
exceptionnellement  laborieux  —  se  trouvait  en 
contradiction  constante  avec  lesaspirations  obscures 
du  génie.  A  travers  ces  tableaux  d'histoire,  ces 
sujets  «  poétiques  »,  ces  peintures  «  d'idées  »  quelque 
chose  du  tempérament  réaliste  et  fougueux  parvenait 
tout  de  même  à  se  faire  reconnaître,  et  les  connais- 
seurs ou  les  émxules  sentaient  bien  qu'il  ne  fallait  pas 
confondre  ce  coloriste  et  ce  poète  avec  le  vulgaire 
troupeau  des  imitateurs  dociles.  Cependant  les 
meilleurs  juges  sentaient  bien  —  eux  aussi  —  tout 

I.  Connais-toi  toi  même. 

—  4  — 


HENRI    MARTIN 


ce  qu'il  y  avait  encore  d'emprunté',  de  factice  et  de 
conventionnel  dans  ces  œuvres  qui  ressemblaient 
à  des  êtres  vivants  emprisonnés  dans  on  ne  sait 
quelle  camisole  de  force. 

D'année  en  anne'e  Henri  Martin  travaillait  à  se 
découvrir  lui-même.  Il  n'y  parvint  qu'après  avoir  dé- 
passé la  quarantième  année.  Parvenu  à  la  maturité 
de  son  âge,  ayant  mérité  par  d'inlassables  et  d'inces- 
sants efforts  de  mettre  enfin  d'accord  ses  motifs, 
sa  technique  et  son  propre  tempérament,  il  conçut 
et  exécuta  le  vaste  triptyque  pour  le  Capitole  de 
Toulouse  qu'il  exposa  au  salon  de  iQoS  et  qu'on 
appelle  communément  «  les  Faucheurs  »,  Ce  fut  le 
chef-d'œuvre.  Le  succès  fut  immense,  retentissant, 
unanime  et  inoubliable.  Les  artistes  et  le  public  se 
trouvèrent  d'accord.  Peut-être  le  public  fut-il  plus 
démonstratif.  Dans  cette  triste  société  des  «  Artistes 
Français  »  l'originalité  est  souvent  considérée 
comme  un  manque  de  goût  et  certaines  questions 
de  technique  —  qui  devraient  être  considérées 
comme  secondaires  —  déterminent  entre  les  uns  et 
les  autres  des  inimitiés  ardentes. 

A  dix  ans  de  distance  il  est  bien  peu  de  visiteurs 
des    salons   qui   ne    se    souviennent   pas  de  cette 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


immense  toile   décorative.   Henri    Martin   est    et 
demeurera  Tauteur  des  Faucheurs. 


LE    TRIPTYQUE    DES     FAUCHEURS 

La  surprise  admirative  des  artistes  et  le  souvenir 
exceptionnellement  net  que  chacun  garde  de  cette 
immense  composition  '  prouve  qu'elle  répondait 
d'une  manière  éclatante  et  complète  à  une  excel- 
lente conception  de  la  peinture  décorative  :  expri- 
mer avec  clarté  par  des  moyens  purement  picturaux, 
un  sujet  si  simple  et  si  saisissant  que  le  spectateur 
puisse  le  comprendre  entièrement  d'un  coup  d'oeil, 
s'y  complaire,  le  revoir  indéfiniment  en  imagination 
et  en  réalité,  ne  jamais  s'en  fatiguer,  et  recueillir 
enfin  de  cette  contemplation  un  enseignement 
moral.  Bien  peu  de  peintures  décoratives  modernes 
peuvent  supporter  un  examen  fait  de  ces  divers 
points  de  vue. 

L'idée  générale  de  cette  composition  est  extrême- 

I.  Qui  n'a  jamais  été  revue  à  Paris  depuis  1908  puis- 
qu'elle a  été,  après  le  Salon,  transportée  à  Toulouse  et 
marouflée  sur  les  murs. 

—  6  — 


HENRI    MARTIN 


ment  simple.  Elle  tend  à  représenter  en  trois 
vastes  panneaux  la  jeunesse,  l'âge  mûr  et  la  vieil- 
lesse. 

Dans  le  panneau  du  centre,  sur  une  vaste  prairie 
bordée  de  peupliers  qui  projettent  sur  les  verts  et 
les  jaunes  de  l'herbe  qu'on  fauche,  de  grandes  ombres 
violacées,  au  pied  de  collines  toutes  proches  qui  ne 
laissent  apercevoir  qu'un  peu  de  ciel  très  bleu,  une 
dizaine  de  pa3'sans  en  costume  de  travail,  pantalons 
larges,  chemises  de  couleur  et  chapeaux  de  paille 
jaune  fauchent,  d'un  grand  geste  rhytmique. 
Au  premier  plan  et  à  droite,  trois  jeunes  filles  dan- 
sent une  ronde.  Une  quatrième  assise  par  terre 
dorlote  un  bébé  blond  dont  elle  s'amuse  comme 
d'une  grande  poupée.  On  aperçoit  au  deuxième 
plan  le  chariot  attelé  de  bœufs  paisibles  et  qui 
attendent  leur  charge  de  foin. 

A  notre  gauche  le  petit  panneau  représente  une 
jeune  paysanne  debout  qui  tricote  en  gardant  ses 
moutons  dans  un  paysage  printanier  d'arbres  en 
fleurs  près  d'un  ruisseau.  Un  jeune  paysan,  la  veste 
négligemment  jetée  sur  sa  chemise  de  couleur,  lui 
parle  de  mariage. 

A  notre  droite  enfin,  une  vieille  femme  toute 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

courbée  par  l'âge  se  penche  sur  son  bâton  et  sur- 
veille ses  deux  chiens  dans  le  même  paysage  de 
peupliers  aux  troncs  nus,  au  pied  des  collines  peu 
lointaines,  non  loin  de  la  petite  maison  rustique 
où  elle  a  vécu  et  où  elle  mourra. 

C'est  tout.  Et  cela  est  très  grand.  M.  Henri  Martin 
a  conçu  son  œuvre  en  décorateur  et  en  coloriste, 
c'est-à-dire  par  grandes  taches  distribuées  sur  cette 
immense  surface  avec  un  ordre  et  une  sobriété 
extrêmes.  Des  jaunes,  des  verts  et  des  bleus  for- 
ment les  grands  accords  fondamentaux.  Le  dessin 
et  la  couleur  ont  jailli  en  même  temps  de  son  ima- 
gination et  des  spectacles  réellement  vus.  Ce 
paysage,  on  sent  qu'il  le  connaît  de  longue  date. 
C'est  l'un  des  sites  de  sa  terre  natale.  Il  en  a  fait  à 
l'infini  des  études  et  des  esquisses.  Il  connaît  la 
nature  géologique  de  ce  terrain,  il  sait  de  quoi  se 
compose  l'infra-structure  de  ces  collines  où  le  roc 
affleure  en  maints  endroits  sous  le  manteau  brillant 
de  la  végétation.  Ces  peupliers  il  en  a  saisi  à  maintes 
reprises  le  souple  tracé,  il  connaît  par  une  longue 
pratique  les  effets  que  l'on  peut  obtenir  de  la  ligne 
presque  droite  de  leurs  troncs,  de  la  ligne  courbe 
de    leur  volume,  des  lignes  capricieuses  de  leurs 


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HENRI    MARTIN 


ombres.  Avecle  crayon  noir  aussi  souvent  qu'avec 
le  pinceau  il  a  fixé  ces  volumes,  ces  lignes  et  cette 
arabesque  qui  court  au  faîte  de  la  colline.  Il  connaît 
de  longue  date  et  il  aime  ces  paysans  qui  sont  ses 
concitoyens,  ses  frères,  ses  amis,  qu'il  a  toujours 
vus  travailler  dansce  pays  qui  est  le  leur,  avec  l'atti- 
tude que  commande  le  climat,  la  nature  du  sol,  et 
l'éclat  de  la  lumière.  Ces  moutons,  ces  chèvres,  ces 
chevreaux,  ces  jeunes  filles  qui  dansent,  cette  vieille 
femme  qui  se  courbe,  ces  amoureux  qui  se  causent 
il  les  a  vus  cent  fois,  il  a  e^npli  ses  cartons  de  leurs 
silhouettes  et  sa  mémoire  de  leur  souvenir. 

Ayant  décidé,  pour  ce  vaste  panneau,  de  renoncer 
à  la  mythologie,  aux  Muses,  aux  lyres,  à  tous  les 
accessoires  plus  ou  moins  poétiques,  a3'ant  pour 
ambition  d'atteindre  et  d'exprimer  le  maximum  de 
simplicité  et  de  vérité,  il  s'est  trouve  tout  naturel- 
lement amené  à  vouloir  recomposer  sur  sa  toile  — 
de  mémoire  —  les  spectacles  qu'il  avait  eus  si 
souvent  en  réalité  sous  les  yeux.  Il  osa  se  donner 
pour  but  de  rassembler  dans  une  vision  unique 
les  tableaux  successifs  que  la  nature  lui  avait 
offerts  çà  et  là  en  ordre  dispersé.  Travail  de  recons- 
truction après  le  travail  d'analyse  et  d'observation 


T.  II  —  9  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

directe,  synthèse  qui  exige  des  efforts  de  mémoire 
visuelle  vivifie's  par  un  e'ian  du  cœur  et  de  l'imagi- 
nation! 

LE    PROCÉDÉ    DE    TRAVAIL 

On  devine  facilement  comment  procède  l'artiste 
dès  qu'il  a  commencé  à  se  préciser  à  lui-même 
l'ide'e  générale  de  son  tableau.  D'abord  une  esquisse 
qui  ne  devient  définitive  qu'après  modifications. 
Ensuite  d'innombrables  études.  Enfin  le  report 
sur  la  grande  toile  blanche  des  lignes  principales 
de  l'esquisse  :  le  tracé  des  masses  avec  la  pointe 
du  fusain,  l'échantillonnage  des  taches  principales 
rapidement  indiqué  du  bout  de  la  brosse,  l'indica- 
tion un  peu  plus  précise  des  détails  les  plus 
importants.  A  ce  moment  commencent  les  grandes 
journées  joyeuses,  et  tout  le  travail  se  poursuit 
d'ensemble  dans  toutes  les  directions,  allègrement, 
fougueusement,  et  presque  triomphalement.  Com- 
position, dessin,  couleur,  tout  progresse  en  môme 
temps,  tout  se  précise  et  tout  aussi  se  modifie  par 
de  successives  éliminations. 


HENRI    MARTIN 


De  combien  de  détails  peut-être  fort  intéressants 
se  sont  allégés,  au  cours  de  ces  divers  travaux,  ces 
Faucheurs  qui  ne  nous  ont  été  montrés  que  dans 
la  simplicité  la  plus  magnifique*?  Et  comme  on 
sent  que  ce  travail  d'élimination  avait  commencé 
bien  avant  que  le  peintre  se  fût  précisé  à  lui-même 
le  sujet  de  son  tableau!  On  ne  parvient  à  concevoir 
et  à  exécuter  un  chef-d'œuvre  qu'après  l'avoir 
mérité  longtemps  par  des  travaux  préparatoires. 
Pendant  toute  la  période  où  il  porte  en  lui  le  pres- 
sentiment de  l'œuvre  future,  le  peintre  fait  sur 
nature  —  sans  savoir  à  quoi  elles  serviront  —  des 
études  trop  directes,  trop  minutieuses,  trop  encom- 

I.  Il  est  intéressant  de  savoir  que  l'idée  première  de 
l'artiste  avait  été  de  composer  ce  triptyque  avec  les  person- 
nages conventionnels  qu'il  avait  jusqu'alors  introduits  dans 
toutes  ses  grandes  compositions.  L'esquisse  —  que  l'artiste 
croyait  définitive  —  représentait  un  poète  et  une  muse 
passant  dans  le  paysage  où  travaillent  ces  faucheurs  et 
attirant  à  eux  l'attention  des  spectateurs.  C'est  en  travaillant 
sur  nature  que  M.  Henri  Martin  restreignit  peu  à  peu 
l'importance  de  ce  groupe  et  que,  comprenant  enfin  la 
simplicité  tranquille  et  la  majesté  de  la  nature  toute  nue, 
il  se  décida  enfin  à  éliminer  tout  personnage  conventionnel. 
Le  succès  unanime  lui  prouva  quel  progrès  immense  lui 
avait  assuré  ce  retour  presque  involontaire  à  la  simplicité. 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

brées  de  détails.  Ce  sont  des  copies  de  la  réalité. 
Ce  sont  de  petits  tableaux.  Ils  peuvent  servir  de 
document.  Ils  ne  peuvent  jamais  être  réunis 
tels  quels  dans  une  composition  plus  vaste.  Leur 
utilité  c'est  de  mettre  l'artiste  en  possession  de  son 
motif.  Petits  ou  grands,  ces  tableaux  qui,  dans 
l'esprit  de  l'artiste,  se  suffisaient  à  eux-mêmes 
n'étaient  en  réalité  que  des  moyens. 

Tout  au  contraire,  quand  l'artiste  porte  déjà 
«son  sujet»,  quand  il  a  réussi  à  établir  une  es- 
quisse définitive,  il  élimine  d'instinct  dans  ses 
notes  sur  nature  tout  ce  qui  ne  pourra  pas  lui 
servir  pour  l'œuvre  future.  Il  ne  fixe  que  les 
couleurs  ou  les  gestes  essentiels.  A  travers  le  sujet 
particulier  il  pense  à  l'idée  d'ensemble.  Nous  avons 
pu  voir  à  l'Exposition  de  191  o  des  études  très 
minutieuses  et  d'autres  qui  n'offraient  que  de 
rapides  indications.  Les  unes  avaient  été  faites 
«pour  le  plaisir»  sans  autre  destination  qu'elles- 
mêmes.  Les  autres  étaient  des  préparations  pour 
une  œuvre  plus  importante. 

Pour  se  rendre  un  compte  exact  du  procédé  de 
M.  Henri  Martin  il  faut  avoir  vu,  dans  son  atelier, 
l'esquisse  définitive  au  crayon  placée  sur  un  che- 

—  12  — 


HENRI    MARTIN 


valet  tandis  que  se  disposent  autour  d'elle,  autant 
que  possible  à  leur  place  respective,  les  cinquante 
ou  soixante  études  de  de'tail  reprenant  un  à  un  cha- 
cun des  motifs  de  Tensemble  et  l'étudiant  dans  sa 
vérité  individuelle.  On  se  demande  comment 
pourront  se  concilier  les  prémisses  et  la  conclusion. 
Il  semble  que,  de  cette  poussière  d'observations 
élémentaires,  l'œuvre  définitive  ne  pourra  jamais 
surgir  dans  son  unité.  Elle  n'en  surgirait  jamais 
en  effet  si  l'artiste  n'avait  fixé  dans  sa  mémoire  et 
dans  son  imagination  la  vision  d'ensemble  et  si  ces 
études  étaient  autre  chose  que  des  points  de  repère, 
des  aides-mémoire,  des  «  fiches  »  comparables  à 
celles  du  philosophe  ou  du  littérateur. 

Devant  la  grande  toile  blanche  Henri  Martin 
travaille  de  mémoire  beaucoup  plus  que  d'après 
SCS  documents.  Les  documents  lui  sont  indispen- 
sables mais  il  ne  veut  pas  en  être  l'esclave.  Com- 
poser une  toile  décorative  à  la  façon  d'une  mosaïque, 
avec  des  fragments  de  choses  vues  recopiées  direc- 
tement de  la  nature  sur  la  toile,  c'est  un  procédé 
qui  est  en  contradiction  absolue  avec  la  nature 
même  de  l'art  décoratif.  Par  ce  procédé,  un  artiste 
mérite  parfois  cette  appréciation:  «  Il  y  a  de  beaux 

—  i3  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

morceaux».  Cet  éloge  implique  la  négation  même 
de  la  qualité  essentielle  à  tout  art  décoratif  :  l'unité 
décorative. 

L'exécution  finale  doit  nécessairement  être  ra- 
pide, joyeuse,  enlevée  de  verve,  dans  la  plus  parfaite 
maîtrise  de  tous  les  moyens  d'expression.  Devant 
la  surface  à  couvrir  tout  le  problème  se  résout  à 
conserver  —  grâce  aux  études  —  le  contact  avec  la 
réalité,  mais  cependant  à  ne  jamais  laisser  l'exacti- 
tude prévaloir  sur  la  vérité,  les  yeux  matériels  pré- 
dominer sur  l'intelligence,  sur  la  mémoire  ou  sur 
l'imagination.  Si  jamais  œuvre  de  peinture  doit  être 
faite  «  d'ensemble  »  c'est  la  peinture  décorative. 
Elle  exige  un  long  travail  préalable  de  méditation, 
des  travaux  préparatoires,  un  parti-pris  absolu- 
ment net,  une  méthode  de  travail  rigoureuse  et  — 
une  fois  l'œuvre  attaquée  —  de  la  fougue,  du  brio 
et  de  la  rapidité  dans  l'exécution. 

Comme  au  théâtre  il  faut  que  l'idée  soit  claire,  que 
l'expression  soit  nette,  qu'il  y  ait  des  rehauts 
et  des  accents  particuliers  à  l'optique  et  aux  habi- 
tudes du  spectateur,  et  même  une  mise  au  point  et 
un  grossissement  comme  théâtral. 

C'est  parce  qu'il  a  senti  la  nécessité  d'être  parfai- 

—  14  — 


HENRI    MARTIN 


tement  clair,  parfaitement  simple,  dépourvu  de 
toute  complication  allégorique  ou  psychologique, 
que  M.  Henri  Martin  est  parvenu  à  la  simplifica- 
tion extrême,  à  la  parfaite  simplicité.  Par  le  sen- 
timent des  réalités  supérieures  l'artiste  se  disci- 
pline lui-même.  L'art  des  sacrifices  le  conduit 
d'étape  en  étape  jusqu'au  style. 


LE    SENTIMENT    RURAL 

M.  Henri  Martin  n'avait  pas  à  redouter  que  cette 
stylisation  progressive  anémiât  son  œuvre,  la  débi- 
litât, la  rendît  pareille  à  ces  froides  œuvres  d'école, 
jeux  factices  d'un  esprit  qui  se  complaît  en  soi-même, 
et  dans  lesquelles  ne  se  sent  plus  dutout  le  contact 
avec  la  réalité  ni  l'émotion  devant  la  nature. 

Le  sujet  lui  était  très  fam.ilier.  Ce  coin  de  nature, 
ces  paysans,  ce  ciel  et  ces  ruisseaux  le  touchaient 
trop  vivement,  éveillaient  en  lui  trop  de  souvenirs 
intimes  et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  trop  d'amour, 
pour  qu'il  eût  à  craindre  de  perdre  le  contact 
nécessaire.  Ce  Toulousain  était  resté  attaché  à  sa 
terre   natale,    proche  de  ses  origines   paysannes, 

—  i5  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

fruste,  simple  et,  malgré  qu'il  habitât  Paris  depuis 
vingt  ans,  foncièrement  rustique. 

En  choisissant  ce  sujet,  en  reprenant  pied  sur  le 
sol  de  son  pays,  Henri  Martin  avait  multiplié 
ses  forces.  Ce  qu'il  avait  appris  à  l'École,  ses 
essais,  ses  recherches,  ses  belles  œuvres  déjà  réa- 
lisées, ses  tableaux  d'histoire,  ses  «  muses  «  et 
surtout  Bucolique  ou  Sérénité,  tout  lui  servait 
de  préparation,  mais  un  homme  nouveau  surgis- 
sait, rural,  en  communion  avec  la  terre,  avec  les 
forces  végétales,  avec  les  âmes  simples  des  gar- 
deuses  de  brebis,  des  bouviers  et  des  travailleurs 
du  sol.  Était-ce  vraiment  un  homme  nouveau? 
C'était  bien  plutôt  Thommc  véritable,  gêné  jus- 
que-là par  une  éducation  antinaturelle,  par  des 
intentions  littéraires  laborieusement  assimilées  qui 
ne  jaillissaient  pas  et  qui  ne  pouvaient  pas  jaillir 
des  forces  profondes  de  son  tempérament.  Henri 
Martin  retrouvait  tout  à  coup  son  pays,  sa  race, 
tout  ce  qui  vivait  en  lui  d'une  vie  héréditaire 
latente  et  irrésistible. 

Le  magnifique  tempérament  du  coloriste  qui 
commande  toute  cette  sensibilité  d'artiste  trouvait 
enfin  roccasion  de  prendre  tout  son  essor    Devant 

—  i6  — 


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HENRI    MARTIN 


ce  paysage  majestueux,  sous  ce  ciel  éclatant  et  sur 
cette  terre  grasse,  dans  cette  atmosphère  embrasée, 
devant  ces  hommes  en  plein  travail  et  dans  cette 
odeur  de  foin  on  ne  pouvait  pas  être  trop  éclatant, 
trop  somptueux,  trop  riche  en  couleurs  vives.  Il 
fallait  certes  que  l'intelligence  et  le  goût  inter- 
vinssent pour  que  toutes  ces  sensations  pussent 
se  résoudre  en  harmonie,  mais  quelle  heureuse 
contrainte  !  et  qui  stimulait  en  même  temps  qu'elle 
disciplinait  toutes  ses  forces  vives.  Ce  tableau  de- 
vait être  vivant,  chaleureux  et  filial.  C'est  l'œuvre 
d'un  voyageur  qui  revient  de  loin  vers  son  village 
et  qui,  du  haut  d'un  monticule,  apercevant  son 
clocher,  lui  tend  les  bras  et  le  salue! 

Toutes  les  rêveries  qu'avaient  suggérées  à  Henri 
Martin  des  poètes  trop  citadins  :  Musset,  Byron, 
Dante  ou  Baudelaire,  se  résolvaient  ici  en  réalités 
concrètes.  Ce  poète  avait  enfin  trouvé  la  matière 
et  le  sujet  de  ses  poèmes  lyriques. 

Par  un  immense  et  long  détour  il  en  revenait  à 
deux  ou  trois  sensations  élémentaires  —  les  seules 
qu'il  ait  jamais  éprouvés  profondément  —  et  qui  se 
résument  en  un  sentiment  primordial  :  l'amour  de 
la  terre,  l'admiration  éperdue  devant  les  ciels  d'azur, 

T.  H  —  17  —  3 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


devant  les  maisons,  les  astres,  les  collines,  les 
ruisseaux,  les  ponts,  et  les  personnages  baignés  de 
lumière  sous  l'atmosphère  éclatante  de  sa  région 

méridionale. 

Les  Faz/c/zew?^5  représentent  l'aboutissement  d'une 
recherche  de  vingt  années.  C'est  un  chef-d'œuvre. 
La  poésie  d'Henri  Martin,  son  lyrisme  naturel,  sa 
personnalité  foncière,  toutes  ses  qualités  de  tech- 
nique, de  science,  de  fougue  et  de  sensibilité,  c'est 
ici  qu'elles  se  révèlent,  qu'on  les  admire  et  qu'on 
les  aime. 

Quel  besoin  qu'une  Mireille  avec  une  lyre  soit 
dans  un  coin  de  ce  magnifique  paysage? Ce  sont  les 
âmes  du  Quercy,  du  Lot  et  du  Tarn-et-Garonne 
qui  chantent  dans  ces  panneaux  d'une  belle  voix 
unanime.  Par  cette  œuvre,  Henri  Martin  est  bien 
plus  proche  du  génie  de  Mistral  ou  de  Virgile  qu'il 
n'était  proche  de  Musset  par  sa  Nuit  d'octobre,  du 
Dante,  par  sa  Fraiicesca^  et  de  Baudelaire  par  sa 
Fleur  du  mal.  Ce  qu'il  avait  emprunté  à  ces  poètes, 
c'était  précisément  ce  qui  leur  était  le  moins  essen- 
tiel :  l'apparence  physique  des  personnages,  les 
couronnes  de  houx  ou  d'étoiles,  les  longues  robes, 
les  capulets,  les  gestes  hiératiques  et,  par-dessus 

—   i8  — 


HENRI    MARTIN 


tout,  les  lyres.  Il  va  de  soi  ~  puisque  c'est  un 
peintre  —  qu'il  avait  tout  de  même  réussi  sur  ces 
motifs  peu  profonds  à  faire  preuve  de  qualités  per- 
sonnelles et  importantes.  Mais  ces  Faucheurs  sont 
au  sommet  de  sa  carrière.  Ce  qu'il  y  a  d'essentiel, 
soit  dans  les  bucoliques  grecques,  soit  dans  les 
géorgiques  provençales  ou  latines,  c'est  l'amour  du 
sol,  l'odeur  de  la  terre,  l'enivrement  de  la  lumière, 
de  la  couleur,  l'immense  amour  de  la  vie  animale 
et  végétale  toute  vivifiée  par  la  présence  et  par  les 
travaux  humains.  Or  ce  sont  ces  sentiments  élé- 
mentaires que  magnifie  cette  forte  trilogie  et  c'est 
par  cette  communauté  de  sentiments  que  ce  trip- 
tyque s'apparente  aux  grandes  œuvres  de  tous  les 
temps. 

A  partir  des  Faucheurs  Henri  Martin  comprit-il 
qu'il  n'était  pas  de  la  même  race  que  les  grands 
lyriques  citadins  par  lesquelsil  avait  étéébloui,  qu'il 
ne  serait  jamais  un  raffiné  comme  le  fut  Baude- 
laire ni  un  grand  aristocrate  comme  Byron,  ni  un 
sentimental  éperdu  comme  Musset  ni  un  philosophe 
dominateur  comme  Dante?  Lentement  il  en  arri- 
vait à  se  connaître  lui-même,  à  prendre  conscience 
de  sa  propre  personnalité  qui  était  simple,  naïve, 


—  19 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

élémentaire   et  modelée  à  l'image  de  sa  province 
natale. 

Il  est  extraordinaire  d'avoir  à  constater  que 
M.  Henri  Martin  ne  parvint  à  cette  simplicité 
qu'après  vingt  années  de  travail  assidu  —  de 
recherches  compliquées  —  et  qu'il  avait  dépassé 
l'âge  de  quarante  ans  quand  il  renonça  aux  sujets 
dramatiques  ou  allégoriques,  pour  redevenir  un 
homme  simple  en  accord  avec  les  réalités. 

LES     ORIGINES     ET    LA     FORMATION 

Pour  nous  rendre  compte  de  la  révolution  intel- 
lectuelle et  morale  dont  cette  œuvre  magnifique 
témoignait  tout  à  coup  avec  éloquence,  rappelons- 
nous  maintenant  les  origines  d'Henri  Martinet  les 
étapes  progressives  de  la  formation  de  sa  person- 
nalité. 

Il  est  né  à  Toulouse  en  1860,  d'une  famille 
modeste  qui  le  destinait  au  commerce.  Il  n'eûtpas 
le  loisir  de  poursuivre  ses  études.  Vers  la  quinzième 
année  il  fut  placé  en  qualité  de  commis  chez  un 
marchand  de  drap.  Quelques  amitiés  de  jeunesse, 
des  rêves  de  gloire,  de  fréquentes  visites  au  Musée 


HENRI    MARTIN 


précisèrent  sa  vocation.  Il  obtint  de  ses  parents 
l'autorisation  d'entrer  à  l'École  des  Beaux-Arts  de 
sa  ville  natale.  Son  professeur,  Jules  Garepuy,  avait 
été  rélève  de  Delacroix  et  avait  gardé  pour  son 
maître,  pour  les  Vénitiens  et  pour  tous  les  grands 
coloristes,  une  admiration  passionnée. 

Peut-être  les  enseignements  de  ce  maître  peu 
illustre,  et  qui  avait  été  assez  modeste  pour  ne  pas 
demeurer  à  Paris,  était-il  précisément  celui  qui 
convenait  au  jeune  artiste.  Son  influence  aurait  pu 
être  heureuse  sans  devenir  déformatrice.  Il  nous 
suffit,  pour  incliner  à  le  croire,  qu'Henri  Martin 
porte  témoignage  que  ce  professeur  aimait  avant 
tout  les  coloristes  et  qu'il  préférait  à  tous  les  autres 
les  grandes  décorations  de  Véronèse.  Où  le  jeune 
peintre  aurait-il  pu  trouver  une  éducation  plus  con- 
forme à  son  propre  tempérament?  Malheureuse- 
ment Paris  et  l'École  des  Beaux-Arts  attirent  tous 
les  jeunes  talents.  A  dix-neuf  ans  Henri  Martin  ob- 
tenait le  Grand  Prix  de  cette  école  municipale  et 
partait  pour  Paris  pourvu  de  la  bourse  annuelle  de 
quinze  cents  francs  qui,  vingt  ans  auparavant,  avait 
couronné  le  premier  succès  de  Jean-Paul  Laurens. 

Le  tableau  qui  avait   valu   à  Henri  Martin  le 

—   21    — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Grand-Prix  et  cette  Bourse  était  naturellement  un 
tableau  d'Histoire  :  Les  adieux  de  Mithridate  à  son 
Jils.  A  l'énoncé  de  ce  sujet  on  devine  que  l'École 
des  Beaux-Arts  de  Toulouse  avait  les  mêmes  ten- 
dances que  cellede  Paris  et  que  Jules  Garepuy,  s'il 
mérita  la  reconnaissance  que  lui  garde  son  ancien 
élève,  était  dans  ce  milieu  une  heureuse  exception. 
A  vingt  ans  Henri  Martin  entrait  à  l'École  des 
Beaux-Arts  de  Paris  et  naturellement  se  faisait 
inscrire  à  l'atelier  de  l'illustre  Toulousain  dont  la 
réputation  et  la  gloire  étaient  devenues  éclatantes. 
Nous  ne  parlerons  pas  avec  irrévérence  de  la  car- 
rière et  de  l'œuvre  de  M.  Jean-Paul  Laurens.  Il 
est  hors  de  doute  que  sa  science,  son  dévouement 
attentif  et  sa  grande  autorité  morale  ont  dû  aider 
singulièrement  le  jeune  homme  dont  la  grande 
ambition  devait  être  de  justifier  auprès  de  ses 
parents,  de  ses  professeurs  et  de  ses  compatriotes, 
la  faveur  dont  il  avait  été  l'objet.  Le  meilleur 
moyen  de  satisfaire  à  ces  obligations  morales  était 
d'apprendre  le  plus  vite  possible  tout  ce  qui  s'en- 
seigne à  l'Ecole,  et  d'obtenir  rapidement  dans  les 
concours  et  au  salon  les  prix,  mentions  et  médailles 
qui  sont  les  signes  visibles  du  travail  et  du  succès. 

—    22    — 


HENRI    MARTIN 


Élève  laborieux  et  docile,  M.  Henri  Martin,  soutenu 
par  l'affection  et  par  l'autorité  de  son  maître,  obtint 
assez  rapidement  des  succès  parfois  rémunéra- 
teurs. Entre  autres  distinctions  il  obtint  en  i883, 
avec  sa  Francesca  di  Rimini,  une  première  mé- 
daille et  devint  hors  concours.  Efi  i885  avec  ses 
Titans  escaladant  le  ciel  il  obtenait  la  bourse  de 
voyage  et  partait  pour  l'Italie. 

On  comprend  par  conséquent  l'affection  et  la 
reconnaissance  e]ui  le  lient  àM.  Jean-Paul  Laurens. 
Cependant  nous  ne  sommes  pas  sûrs  que  ce  maître 
ait  essayé  de  deviner  le  véritable  tempérament 
de  son  élève  ni  qu'il  l'ait  aidé  à  se  découvrir 
lui-même.  Il  donna  à  ce  jeune  homme  comme  à 
ses  autres  élèves  renseignement  canonique  inter- 
national dont  l'École  des  Beaux-Arts  détient  la  tra- 
dition et  qu'elleperpétueinlassablement.  Apprendre 
à  dessiner  correctement,  choisir  des  «  sujets  », 
savoir  composer  un  tableau,  apprendre  à  le  colo- 
rier avec  goût  c'est-à-dire  de  la  manière  la  plus 
agréable,  tel  est  en  quelques  mots  l'essentiel  de  cet 
enseignement.  D'illustres  exemples  prouvent  que 
cet  enseignement  n'étouffe  pas  nécessairement  toute 
originalité.    Des    exemples   non    moins     illustres 

—    20    — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

prouvent  que  cet  enseignement  peut  déformer  pour 
longtemps  et  anémier  parfois  pour  toujours  cer- 
taines autres  personnalités. 

Pour  M.  Henri  Martin  le  cas  ne  me  paraît  point 
douteux.  Le  désir  d'avoir  du  succès  l'entraîna  à 
choisir  des  sujets  dramatiques.  L'influence  de  son 
maître  l'entraîna  vers  les  tableaux  «  d'histoire  », 
les  sujets  «  poétiques,  »  lui  donna  le  goût  de  l'ar- 
chéologie et  du  détail  «  exact  ».  Dans  l'élaboration 
de  ces  tableaux  dramatiques  le  sujet  et  la  compo- 
sition supplantaient  de  très  loin  l'invention  d'un 
dessin  personnel  et  qui  convienne  exactement  au 
tempérament  particulier  de  l'artiste,  l'observation 
directe  de  la  réalité,  le  sens  de  la  nature  et  des 
vérités  générales,  le  don  de  penser  par  des  couleurs 
au  moins  autant  que  par  des  lignes  et  des  contours. 

Tous  les  travaux  d'élèves  se  ressemblent  par 
définition.  Ils  sont  faits  suivant  des  règles  qui 
s'enseignent  méthodiquement  et  se  transmettent 
de  génération  en  génération.  Ils  ne  sont  pas  émou- 
vants parce  qu'ils  ne  sont  pas  émus.  Même  quand 
ils  sont  «  parfaits  »  ils  n'oflVent  aucun  intérêt. 

Le  premier  tableau  qu'Henri  Martin  envoya  au 
salon  portait  un  titre  qui  nous  laisse  deviner  quel 

—  24  — 


HENRI    MARTIN 


en  était  respritetle  caractère.  C'était  le  Désespéré  ^ . 
Deux  ans  après  il  envoya  La  Course  à  l'abîme 
non  moins  dramatique  et  le  goût  de  l'archéologie 
poétique  lui  inspira  en  i883  un  tableau  intitulé 
Paolo  Malatesta  et  Francesca  di  Rimini-.  Ce  fut 
son  premier  grand  succès  et  l'occasion  de  sa  pre- 
mière médaille.  Tout  l'incitait  done  à  continuer 
dans  cette  voie.  En  1884  :  Ca'iUy  en  i885  Titans 
escaladant  le  ciel,  en  1888  Ugolin  etc.,  etc.,  et  ce 
goût  du  «  sujet  »  plus  particulièrement  du  sujet 
«  historique  »  continue  à  opprimer  le  talent  de 
M.  Henri  Martin,  même  quand  celui-ci  commence 
à  s'interroger  lui-même  et  à  vouloir  chercher  des 
moyens  nouveaux  d'exécution  plus  directement  en 
rapport  avec  les  aspirations  obscures  de  son  génie. 

Or  s'il  est  un  tempérament  sain,  robuste,  prime- 
sautier,  mais  peu  enclin  par  nature  à  l'archéologie, 
à  l'histoire,  à  toutes  les  sciences  de  bibliothèque  et  à 
la  superstition  de  l'exactitude  pratique  et  docu- 
mentaire, c'est  le  tempérament  d'Henri  Martin. 

Ni  son  hérédité,  ni  son  éducation,  ni  le  milieu 
social  auquel  il  appartenait,  ni>^es  goûts,  ni  ses 

1.  Musée  de  Toulouse. 

2.  Musée  de  Carcassonne. 

T.  II  —    25    —  A 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

aptitudes,  ne  le  prédestinaient  à  ce  genre  de  pein- 
ture. Il  était  par  nature  exactement  à  l'opprsé  de 
M,  Jean-Paul  Laurens,  si  studieux,  si  appliqué, 
si  sav^ant  et  si  naturellement  archéologue  et  histo- 
rien. On  conçoit  facilement  que  —  vérité  pour 
Jean-Paul  —  les  Récits  Mérovingiens  fussent  pour 
Henri  Martin  une  source  intarissable  d'erreurs. 
Les  livres  l'histoire,  la  légende  et  les  sources 
archéologiques  vivent  dans  l'esprit  de  M.  Jean-Paul 
Laurens  d'une  vie  sérieuse  et  continue;  elles  ne 
fournissent  à  M.  Henri  Martin  que  des  ornements 
d'emprunt.  Dans  les  livres  des  poètes  il  trouvait 
d'abord  un  magasin  d'accessoires.  Et  cependant 
M.  Henri  Martin  était  un  poète.  Il  était  donc  natu- 
rel qu'il  aimât  et  qu'il  recherchât  les  poètes.  Par 
malheur  son  éducation  littéraire  —  qui  avait  été 
rapide  et  sommaire  —  n'avait  pas  développé  en  lui 
le  sens  critique.  Il  était  mal  préparé  à  choisir  dans 
l'immense  trésor  littéraire  de  tous  les  peuples  et 
de  tous  les  temps  précisément  les  livres  qui  au- 
raient pu  lui  révélera  lui-même  ses  qualités  essen- 
tielles. 

Bien  qu'il  fût  aussi  peu  romantique  que  possible 
par  nature  et  par  tempérament,  il  s'attacha  aux 

—  26  — 


HENRI    MARTIN 


poètes  romantiques,  bien  qu'il  fût  aussi  peu  déca- 
dent et  aussi  peu  complexe  que  possible  il  lut  avec 
un  enivrement  désordonné  les  Fleurs  du  mal  de 
Baudelaire  et  les  contes  fantastiques  d'Edgar  Poë; 
bien  qu'il  fût  d'une  imagination  restreinte  et  d'un 
lyrisme  très  attaché  aux  réalités  de  l'existence,  il  s'eni- 
vra des  traductions  en  prose  de  VEnfe?^  du  Dante; 
bien  qu'il  fût  réaliste  par  tempérament,  il  fréquenta 
les  poètes  symbolistes  qui,  vers  1886- 1890,  se  ras- 
semblaient en  petites  chapelles.  M.  Henri  Martin 
se  mêla  au  mouvement  littéraire.  Il  fréquenta  les 
fondateurs  du  petit  groupe  Rose-Croix  recruté  au 
hasard  par  le  Sàr  Péladan.  Dans  ce  groupe  de  litté- 
rateurs et  d'artistes  le  choix  du  sujet  prévalait  sur 
toutes  les  autres  qualités  qu'on  est  en  droit  d'exiger 
d'un  tableau  ou  d'une  œuvre  d'art.  Or  il  est  trop 
clair  que  n'importe  quel  pa3'sage  copié  sur  nature 
par  l'Angelico  est  d'un  spiritualisme  délicieux  et 
que  les  sujets  les  plus  mystiques  conçus  et  exécutés 
par  un  naturaliste-né  perdent  toute  leur  spiritua- 
lité. 

De  ces  lectures  poétiques,  de  ces  fréquentations 
littéraires  et  du  parti-pris  de  trouver  pour  chaque 
tableau  «  un  sujet  »  les  œuvres  d'Henri  Martin  pen- 


27  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

dant  vingt  ans  portent  témoignage.  J'ai  déjà  cité 
plusieurs  sujets  —  dramatiques  ou  grandiloquents 
—  qu'il  avait  traités.  Complétons  ces  indications. 
Au  salon  de  1882,  c'est-à-dire  à  vingt-deux  ans, 
Henri  Martin  choisissait  comme  sujet  de  son  envoi 
au  Salon  l'interprétation  de  la  Nuit  de  mai  d'Alfred 
de  Musset.  En  188S,  la  A^nit  d'Octobre.  En  1889,  la 
Fî'aiicesca  di  Rimini  du  Dante.  En  1890,  la  Fleur 
du  mal,  de  Baudelaire.  En  1891,  Chacun  sa  chi- 
77îère,  inspiré  d'un  poème  en  prose  d'Edgar  Poë. 
En  1892,  VHoinme  entre  le  vice  et  la  vertu,  inspiré 
par  Alfred  de  Musset.  En  1893  la  décoration  de 
l'Hôtel  de  Ville  sort  de  son  pinceau  toute  encom- 
brée de  «  muses  ».  En  1897,  Vers  lAbime  est  ins- 
piré de  Baudelaire.  En  1898,  un  portrait  du  Dante 
et  Clémence  Isaure  apparaissant  aux  Troubadours 
procédait  du  même  état  d'esprit. 

Et  je  ne  cite  que  pour  mémoire  ses  innombrables 
«  muses  »  debout,  assises,  de  face  ou  de  profil, 
toujours  vêtues  de  tuniques  idéalistes  et  portant 
toujours  des  lyresàsept  cordes.  Elles  s'échelonnent, 
extrêmement  nombreuses,  entre  1882  et  1902.  De 
la  fréquentation  spiritualiste  des  Rose-Croix  datent 
le  Christ  étendant  les  bras  sur  un  cimetière  et  les 

—  28  — 


HENRI    MARTIN 


maigres  figures  féminines  sur  le  visage  desquelles 
veulent  se  peindre  des  pensées. 

Entre  temps,  Henri  Martin  revenait  aux  tableaux 
«  d'Histoire  ».  On  se  souvient  de  sa  Fête  de  la 
Fédération  exposée  en  1889,  et  il  acceptait  aussi 
de  peindre  des  tableaux  officiels  puisque  «  le  voyage 
du  Président  Carnot  à  Agen  »  date  de  1890.  C'est 
d'ailleurs  un  très  mauvais  tableau. 

On  conviendra  que  cet  immense  labeur  et  cet 
inlassable  besoin  d'activité  ne  s'exerçait  pas  sans 
quelque  confusion. 

l'évolution  de  la  technique. 

Du  point  de  vue  technique  l'incertitude  et  le 
manque  d'unité  n'étaient  pas  moins  évidents.  De 
vingt  à  trente  ans,  Henri  Martin  peignit  selon  les 
recettes  de  l'École  des  Beaux-Arts.  Il  mélangeait 
les  tons  sur  la  palette  avant  de  les  poser  sur  la  toile, 
il  n'avait  d'aversion  ni  pour  le  «  bitume  »,  ni  pour 
les  «  jus  »,  ni  pour  «  les  sauces  »,  ni  pour  les  a  gla- 
cis ».  Cherchait-il  à  éviter  le  ton  sale?  En  tous  cas 
s'efForçait-il  en  vain  d'obtenir  par  ces  procédés  la 
fraîcheur  et  l'éclat  du  ton.  Il  voulait  être  un  grand 

—  29  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

coloriste  mais  il  n'osait  pas  s'insurger  contre  les 
habitudes  d'esprit  de  ses  maîtres,  ni  rompre  avec  les 
traditions  immuables  de  l'Ecole. 

A  demi-paralysé  par  des  règles  qui  n'étaient  pas 
bonnes  pour  lui  et  par  des  traditions  qui  étaient 
contraires  à  son  instinct,  il  réussissait  tout  de  même 
de  temps  en  temps  à  donner  à  ses  tableaux  une 
énergie  et  un  accent  singuliers.  Il  n'entre  pas  dans 
ma  façon  d'envisager  l'œuvre  d'Henri  Martin  de 
biffer  d'un  trait  de  plume  tout  ce  qu'il  a  produit 
pendant  les  quinze  premières  années.  11  n'en  est  pas 
moins  vrai  qu'on  sentait  dans  ses  tableaux  des 
compromis  perpétuels,  une  gêne,  une  contrainte, 
et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  une  désorieniation. 

A  partir  de  1886  ou  de  1887,  M.  Henri  Martin 
sentit  impérieusement  la  nécessité  de  se  renouveler. 
Les  découvertes  impressionnistes  exercèrent  sur 
lui  une  irrésistible  attraction.  Il  déclare  volontiers 
qu'au  moment  où  il  commença  d'adopter  la  palette 
et  la  technique  impressionnistes,  il  ignorait  les 
œuvres  des  grands  initiateurs  de  ce  mouvement.  A 
son  avis  ses  recherches  furent  «  parallèles  »  à 
celles  des  impressionnistes.  Cette  opinion  pourra 
faire  sourire.  On  ne  peut  oublier  en  effet  que  le 

—  3o  — 


HENRI    MARTIN 


salon  des  refusés  date  de  1 863  et  que  Monet,  Renoir 
ou  Sisley  avaient  peint  leurs  tableaux  les  plus  carac- 
téristiques quelque  quinze  ans  avant  les  recherches 
«  parallèles  »  de  M.  Henri  Martin.  Il  se  peut 
cependant  que  ce  peintre  —  qui  vivait  à  l'ombre 
de  l'Ecole  —  ait  ignoré  les  travaux  de  ces  grands 
prédécesseurs.  M.  Henri  Martin  l'affirme.  Il  faut 
par  conséquent  l'admettre,  bien  que  cela  ne  fasse 
honneur  ni  à  sa  culture  personnelle,  ni  à  renseigne- 
ment professionnel  de  ses  maîtres. 

Cependant  il  n'ignora  point  «  le  portrait  de 
M"'°  Roger  Jourdain  »  qui  fut  exposé  au  Salon 
de  1886.  Pour  la  première  fois,  dans  un  salon  offi- 
ciel, un  ancien  prix  de  Rome  rompait  délibérément 
avec  les  enseignements  de  l'École  et  faisait  son 
profit  des  découvertes  impressionnistes  pour  s'effor- 
cer —  avec  quel  succès!  —  de  traduire  le  conflit 
entre  la  lumière  naturelle  et  le  jour  artificiel.  En 
l'envoyant  au  Salon  Albert  Besnard  ne  se  doutait 
pas  qu'il  faisait  une  œuvre  d'apostolat.  Ce  fut  une 
révolution.  M.  Henri  Martin  et  bien  d'autres  con- 
nurent l'impressionnisme  à  travers  Besnard.  Et  s'il 
est  vrai  que  ces  nouveaux-venus  n'éprouvèrent 
peut-être  jamais  le  besoin  de  remonter  d'un  élan 


—  3i  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

jusqu'aux  sources  originelles,  ils  n'en  sont  pas 
moins  l'objet  d'une  illusion  lorsqu'ils  se  figurent 
avoir  abouti  à  leurs  trouvailles  personnelles  par  des 
recherches  «  parallèles  ». 

Né  coloriste,  enivré  de  la  richesse  et  de  l'imprévu 
qu'offrent  à  ceux  qui  savent  regarder  l'analyse  des 
innombrables  variations  des  effets  de  lumière, 
M.  Henri  Martin  s'assimila  en  même  temps  l'en- 
seignement que  proposaient  les  œuvres  de  la  pre- 
mière génération  impressionniste  et  ce  qu'il  y  avait 
pour  lui  de  séduisant  et  d'important  dans  les 
théories  picturales  et  dans  les  déductions  scienti- 
fiques du  groupe  néo-impressionniste  qui  tint, 
en  1888,  ses  assises  chez  le  Barc  de  Boutteville, 
rue  Le  Peletier,  non  loin  du  Salon  Rose-Croix  qui 
s'abritait  dans  les  galeries  Durand-Ruel. 

On  sent  dès  la  Nuit  d'octobre  de  M.  Henri 
Martin,  au  salon  de  1888,  les  mêmes  préoccupa- 
tions, le  même  désir  de  renouvellement,  le  même 
élan  vers  l'art  nouveau. 

En  1889,  Henri  Martin  provoque  à  son  tour  une 
sorte  de  scandale  en  exposant  sa  Fête  de  la  Fédé- 
ration qui  était  peinte  «  au  pointillé  »  selon  la  doc- 
trine qui  paraissait  alors  nouvelle  de  la  division  du 

—  32  — 


HENRI    MARTIN 


ton,  c'est-à-dire  par  petites  touches  serrées  juxta- 
posant ou  superposant  sur  la  toile  les  tons  purs 
tels  qu'ils  jaillissent  de  la  coulée  primordiale  du 
tube  et  sans  mélange  préalable  sur  la  palette.  Ce 
procédé  escompte  la  reconstitution  du  mélange 
optique  sur  la  rétine  du  spectateur  quand  celui-ci 
se  place  à  la  distance  convenable  et  il  implique  l'em- 
ploi de  certaines  couleurs  primordiales  à  l'exclu- 
sion de  certaines  autres. 

Il  est  probable  que  ce  tableau  aurait  été  refusé 
si  M.  Henri  Martin  n'avait  pas  —  en  qualité  de 
hors  concours  —  joui  du  privilège  d'exposer  ses 
tableaux  sans  avoir  à  les  soumettre  à  l'opinion  du 
jury.  Le  scandale  fut  considérable.  Henri  Martin  se 
trouva  classé  parmi  les  néophytes  de  l'impression- 
nisme. Les  académiques  le  traitèrent  en  transfuge. 
Il  ne  méritait  cependant  encore  ni  cet  excès  d'hon- 
neur ni  cette  indignité.  L'évolution  était  timide. 
Henri  Martin  demeurait  sous  l'emprise  de  l'École 
et  de  ses  traditions.  Du  néo-impressionismc,  il  ne 
s'était  encore  assimile  que  le  procédé.  Pour  tout  ce 
qui  concernait  l'important,  c'est-à-dire  la  concep- 
tion du  tableau,  sa  composition  et  son  esprit, 
M.    Henri  Martin  demeurait  fidèle  à    son    éduca- 


T.    II 


—  33  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

tion.  Il  ne  s'était  pas  assimilé  ce  qui  est  l'essentiel 
et  pour  ainsi  dire  l'âme  même  de  l'impression- 
nisme, c'est-à-dire  l'étude  et  la  notation  des  phé- 
nomènes lumineux  considérés  en  eux-mêmes,  pour 
eux-mêmes,  et  se  suffisant  entièrement  pour  don- 
ner au  tableau  son  sens  particulier  et  sa  significa- 
tion profonde.  Cette  Fête  de  la  Fédération  était 
un  compromis  et  qui  laissait  subsister  entre 
l'œuvre  réalisée  et  le  tempérament  de  l'artiste  des 
antinomies  foncières.  Le  «  Décorateur  »  ne  s'y  ré- 
vélait que  dans  une  mesure  médiocre. 

Cet  effort  de  libération  se  poursuivit  pendant  dix 
années.  Le  Carnot  à  Ageii,  Fleur  du  Mal,  Chacun 
sa  Chimère,  Les  Ti^oubadoin^s,  Clémence  Isaure, 
L'Homme  entre  le  vice  et  la  vertu,  Vers  l'abîme, 
Douleur,  La  Samaritaine,  et  même  la  décoration  de 
l'Hôtel  de  Ville,  ne  sont  impressionnistes  que  par 
les  apparences.  C'est  la  palette  qui  devient  impres- 
sionniste, mais  le  dessin,  la  composition  et  surtout 
l'esprit  sont  encore  traditionnels. 

Les  grandes  étapes  qui  devaient  aboutir  à  la  libé- 
ration définitive  sont  le  Sérénité  du  Luxembourg 
(salon  de  1899),  le  nu  féminin  inûinlé  Beauté  [sdXon 
de  1900),  et  surtout  la  Bucolique  de  1901. 

—  34  — 


HENRI    MARTIN 


La  Beauté  nous  montre  l'artiste  se  plaçant  en 
face  d'un  modèle  nu  et  faisant  abstraction  de  toute 
intention  littéraire.  Il  est  enfin  redevenu  un  homme 
simple,  ému  devant  la  beauté  d'une  femme,  et  un 
coloriste  enivré  par  le  ton  chaleureux  de  la  peau 
que  font  valoir  les  deux  grandes  taches  de  la  dra- 
perie qui  couvre  la  partie  inférieure  du  corps  et  du 
voile  que,  de  ses  bras  relevés,  elle  soulève  au-dessus 
de  sa  tête.  Un  reste  de  symbolisme  presque  puéril 
subsiste  encore  dans  l'encadrement  de  feuilles  et  de 
fleurs  dont  l'artiste  s'est  cru  obligé  d'entourer  cette 
belle  femme  nue.  Du  moins  a-t-il  vu  cet  encadre- 
ment symbolique  en  coloriste  et  en  décorateur. 
Nous  ne  le  lui  reprocherons  donc  pas.  Mais  les 
qualités  essentielles  de  ce  magnifique  morceau, 
c'est  le  sens  du  volume,  de  la  consistance,  de  l'har- 
monie des  formes,  c'est  l'émotion  communicative 
de  l'artiste  devant  son  modèle,  c'est  la  sobriété 
ferme  et  pleine  du  modelé,  c'est  l'éclat  rayonnant 
de  la  couleur  et  [la  vibratilité  des  accords  de  tons. 
Voilà  des  qualités  importantes  et  qui  sont  indépen- 
dantes du  «  motif  ». 

Ces  qualités  étaient  certes  plus  ou  moins  sen- 
sibles dans  toute  l'œuvre  précédente  d'Henri  Martin 


—  35  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

et  c'est  à  cause  d'elles  que  cette  œuvre  a  pu  paraître 
importante  dès  le  début,  mais  c'est  la  première 
fois  qu'elles  apparaissent  en  pleine  lumière,  n'em- 
pruntant que  d'elles-mêmes  leur  style  et  leur  signi- 
fication. C'est  la  première  fois  qu'un  réalisme  de 
bon  aloi  vivifie  l'œuvre  toute  entière  et  qu'elle  se 
présente  à  nous  dépourvue  de  toure  intention  litté- 
raire, de  tout  accessoire,  dans  toute  la  simplicité  de 
ses  qualités  purement  picturales.  Pour  mesurer 
l'espace  parcouru  reportons-nous  à  une  œuvre  très 
connue  et  qui  avait  été  conçue  cinq  années  aupa- 
ravant. 


Elle  date  de  iSqS.  C'est  la  première  œuvre  déco- 
rative au  sens  propre  du  mot  qu'ait  exécutée 
M.  Henri  Martin  puisque  V Inspiration  qui  date  de 
1893  était  en  réalité  un  panneau  décoratif  sans  des- 
tination et  qui  appartint  un  moment  au  musée 
d'Amiens  avant  de  trouver  sa  place  définitive  dans 
la  salle  des  Illustres  de  Toulouse. 

Cette  décoration  obtint  un  très  grand  succès  et 

—  36  — 


HENRI    MARTIN 


elle  le  mérite  encore.  Elle  se  compose  d'un  plafond 
et  d'une  sorte  de  frise  décorative  courant  autour  des 
quatre  murs  d'une  salle  rectangulaire.  Des  arcades 
supportées  par  des  piliers  divisent  en  écoinçons 
Tespace  concédé  au  peintre.  Sur  chacune  des 
faces  principales  il  y  a  deux  groupes  de  personnages 
posés  sur  le  prolongement  des  piliers  entre  les  deux 
arcades  ouvertes.  Pour  les  deux  murs  qui  ne  sont 
percés  que  d'une  seule  arcade  il  y  a,  de  chaque  côté 
de  cette  arcade  une  figure  debout  et  méditative. 

Tous  ces  personnages  sont  reliés  entre  eux  par 
un  paysage  stylisé  —  fort  bien  conçu  et  d'une  belle 
exécution  décorative  —  où  se  reconnaissent  le  sol 
roux,  les  pins  aux  troncs  lisses,  les  branches  paral- 
lèles et  les  effets  de  soleil  couchant  dont  l'artiste 
devait  tirer  encore  de  si  nombreux  effets. 

L'ensemble  est  harmonieux,  bien  ordonné,  d'une 
couleur  et  d'un  modelé  un  peu  minces  et  menus, 
mais  assez  élégants  et  d'une  arabesque  qui  n'est  pas 
particulièrement  enveloppante,  mais  qui  a  son 
charme.  Il  y  a  beaucoup  d'ordre.  Le  plafond  est 
moins  réussi.  Il  n'est  pas  dénué  d'une  certaine 
vacuité.  Trois  groupes  de  trois  figures  féminines  en 
vêtements  flottants  traversent  le  ciel  bleu,  portant 


PEINTRES  D'AUJOURD'HUI 

dans  chaque  main  une  lyre  ou  une  couronne.  A 
chaque  extrémité  une  figure  rouge  et  une  autre  rose 
remplissent  des  espaces  demeurés  vides.  Au  centre, 
Apollon  nu  est  assis  sur  un  nuage  et  fait  un  geste 
qui  n'a  guère  de  signification.  Cela  est  joli  mais 
encore  bien  scolaire.  C'est  le  bon  travail  d'un  excel- 
lent élève. 

Dans  un  écoinçon  certaines  figures  laissent 
deviner  ce  que  l'artiste  deviendra.  La  plus  belle 
est,  face  aux  fenêtres,  une  figure  de  femme  debout 
qui  représente  sans  doute  La  Mélancolie.  Elle  est 
assez  vraie  pour  qu'on  sente  qu'elle  a  e'té  exécutée 
d'après  le  réel  et  assez  transposée  pour  être  une 
œuvre  d'artiste.  La  robe  bleu-foncé,  sur  laquelle 
se  jouent  des  reflets,  se  modèle  harmonieuse- 
ment dans  une  sorte  de  pénombre.  Le  profil  du 
visage  baigne  dans  la  même  pénombre.  C'est  une 
belle  vision  de  calme  et  de  gravité.  La  figure  fémi- 
nine en  robe  verte,  qui  lui  fait  pendant,  les  mains 
jointes,  est  infiniment  plus  conventionnelle,  bien 
que  tout  de  même  assez  jolie. 

Les  quatre  groupes  des  écoinçons  représentent 
des  personnages  assis  que  leurs  attributs  nous 
désignent  comme  étant  le  peintre,  le  statuaire,  le 


HENRI    MARTIN 


poète  et  le  musicien.  Nues  ou  habillées  ces  figures 
portent  des  ailes  et  elles  ont  dans  la  main  des  lyres. 
Peut-être  dans  cette  décoration  n'y  a-t-il  pas  une 
seule  figure  de  femme  qui  ne  tienne  sa  lyre  à  la 
main.  Vraiment  il  y  en  a  trop.  Ces  lyres  accentuent 
ce  qu'il  y  a  de  conventionnel  dans  ces  figures.  Elles 
sont  cependant  assez  élégantes  et  bien  peintes.  Les 
troncs  lisses  des  pins,  les  échappées  sur  le  bleu  du 
ciel  et  les  verdures  des  branches  donnent  à  l'en- 
semble de  la  dignité,  de  la  noblesse  et  une  certaine 
force.  Cette  décoration  est  encore  scolaire,  mais  elle 
est  d'un  joli  arrangement,  d'une  certaine  élévation 
de  pensée  et  exécutée  dans  une  gamme  de  tons  très 
chaleureuse  où  dominent  les  rouges.  Aucune  vulga- 
rité. On  regretterait  plutôt  —  notamment  dans  le 
plafond  —  une  certaine  élégance  un  peu  fade. 

On  ne  peut  nier  cependant  que  ce  n'ait  été  pour 
l'artiste,  dans  le  domaine  décoratif,  un  très  beau 
début  et  qui  aujourd'hui  encore  lui  fait  grand 
honneur. 

Sérénité  (1897)  et  Bucolique  (1901)  marquent 
des  étapes.  Ce  sont  de  vastes  panneaux  décoratifs 
dont  l'exécution  décorative  n'est  dépourvue  ni  de 
simplicité,  ni  de  style,  de  virtuosité,  dont  la   no- 


-39- 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

blesse  d'inspiration  est  indéniable,  dont  la  couleur 
et  l'éclat  sont  intéressants  mais  où  se  survivent  des 
intentions  poétiques  et  littéraires  qui  ne  s'associent 
avec  une  impérieuse  nécessité  ni  au  sujet  du 
tableau,  ni  au  tempérament  lyrique  du  peintre. 

Dans  Séréjiité^j  auprès  d'un  ruisseau,  parmi  les 
troncs  roux  et  dorés  d'ua  Bois  sacré,  divers  groupes 
de  différents  âges,  vêtus  de  toges  classiques,  con- 
templent d'un  air  que  l'artiste  aurait  voulu  inspiré 
un  vol  léger  de  trois  Muses  qui  passent  en  volant 
à  travers  les  arbres,  portant,  elles  aussi,  une  lyre  que 
tient  à  bout  de  bras  celle  qui  les  conduit.  Ce  qu'il 
y  a  d'important  dans  ce  tableau  c'est  sa  couleur  et 
son  style  simplifié,  c'est  l'impression  de  nature  et 
l'atmosphère  de  beauté  paisible.  Ce  qu'il  y  a  d'en- 
nuyeux, c'est  l'air  emprunté  de  ceux  qui  lèvent  la 
tête  et  ces  trois  figures  de  Muses  qui  brandissent 
un  accessoire. 

Bucolique  nous  représente  un  autre  coin  du  Bois 
Sacré  où  \des  bergers,  des  brebis,  une  femme  qui 
allaite  son  nourrisson,  et  des  faucheurs  qui  tra- 
vaillent continuent  sous  les  pins  dorés  parmi  les 

I.  Musée  du  Luxembourg  1897. 
—  40  — 


HENRI    MARTIN 


derniers  feux  du  couchant,  leur  bonne  vie  fami- 
liale et  champêtre.  Un  poète  à  genoux  et  couronne 
de  lauriers  médite,  tête  baissée,  devant  ce  spectacle 
recueilli  et  une  Muse  près  de  lui  prenant  son  essor, 
brandit  sa  lyre  et  la  présente  à  ces  braves  gens  qui 
vivent  heureux  et  tranquilles  sans  se  préoccuper  de 
cette  apparition  qui  ne  laisse  pas  d'être  théâtrale. 

Cette  Bucolique  marque  la  fin  delà  seconde  exis- 
tence de  M.  Henri  Martin.  C'est  la  dernière  Muse 
qu'il  ait  peinte  et  la  dernière  lyre  qu'il  nous  ait 
infligée. 

Abstraction  faite  de  ce  personnage  conventionnel 
et  de  cet  accessoire  de  théâtre,  Bucolique  est  une 
très  belle  composition  et  un  magnifique  tableau. 
Le  sentiment  de  la  nature  commence  à  dominer 
nettement  dans  l'œuvre  d'Henri  Martin  l'idéologie 
académique.  Ce  terrain  qui  monte  vers  notrcdroite, 
terre  rouge  d'automne  parsemée  de  taches  de  ver- 
dures et  qui,  vers  le  haut  du  tableau,  passe  au 
jaune  intense  des  blés  que  les  paysans  fauchent,  les 
branches  des  pins  aux  troncs  doux,  certains  coins 
de  ciel  bleu,  tout  forme  une  harmonie  puissante, 
sincère  et  véridique. 

Il  y  a  aussi  de  grandes  délicatesses  de  tons.  La 


—  41   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Muse  est  lilas-roséet  le  poète  en  robebleu-sombre 
avive'e  de  reflets  rouges.  Les  moutons  sont  char- 
mants, d'un  accent  juste,  et  vus  par  la  coloration. 
La  femme  qui  allaite  est  vêtue  de  gris-blanc  très 
rosé  d'une  douceur  puissante,  et  les  paysans  ont 
déjà  le  mouvement  et  l'accent  de  ceux  qui  allaient 
devenir  les  Faucheurs.  Tout  cela  est  simple,  riche, 
magnifique,  d'une  belle  exécution  décorative.  Il  y 
a  de  l'unité,  de  la  force  et  du  style. 

Dans  son  ensemble  cette  Bucolique  prépare  et 
annonce  les  Faucheurs  qui  marquent  la  libération 
totale.  Le  réaliste  instinctif  se  révèle  enfin.  Une 
sorte  de  lyrisme  grave  et  profond  succède  à  des 
idéologies  empruntées.  Il  faut  reconnaître  que 
l'évolution  a  été  longue  et  traversée  de  vicissitudes. 
Mais  aussi  quels  bénéfices  moraux  et  matériels^ 
aura  valus  à  l'artiste  de  s'être  reconquis  lui-même! 

Ce  «  métier  »  qui,  dans  ses  figures  volontaire- 
ment idéalistes,  devenait  mmce  et  pauvre^.,  comme 
il  s'amplifie,  comme  il  s'enrichit,  comme  il  prend 

1.  Musée  du  Luxembourg. 

2.  Dans  le  sens  pictural. 

3.  M.  Henri  Martin,  quand  il  en  a  l'occasion,  rachète  — 
pour  les  détruire,  —  les  œuvres  qui  méritent  ce  reproche. 

—  42   — 


HENRI    MARTIN 


possession  de  la  matière  picturale,  la  malaxe,  la 
pétrit,  la  distribue  selon  les  sujets  et  les  dimen- 
sions par  touches  petites  ou  grandes  mais  toujours 
avec  justesse,  avec  puissance  et  presque  toujours 
avec  goût! 

Toutes  ces  qualités  d'énergie,  d'éclat,  de  consis- 
tance et  de  fougue  qu'on  devinait  plus  qu'on  ne  les 
pouvait  les  constater  à  travers  ses  tableaux  idéa- 
listes, dramatiques  ou  poétiques,  comme  elles 
trouvent  leur  emploi  quand  elles  sont  subordonnées 
à  des  sujets  pris  dans  la  réalité! 

A  la  grande  E^vposition  d'ensemble  de  1910,  dans 
les  galeries  Georges  Petit,  dont  le  succès  fut  si 
grand,  la  plus  grande  partie  de  la  carrière  d'Henri 
Martin  se  trouvait  représentée.  On  passait  avec 
sympathie  devant  les  œuvres  anciennes,  on  ne  s'ar- 
rêtait pleinement  satisfait  que  devant  les  interpré- 
tations vastes  ou  petites  de  sa  région  natale,  devant 
les  sites  urbains  ou  les  paysages  rustiques.  Rappe- 
lons-nous les  murs  délabrés  de  petites  maisons, 
blancheurs  de  chaux  sous  le  soleil,  les  pergolas  aux 

Même  de  très  grands  tableaux  —  et  qui  ont  exigé  de  lui  beau- 
coup de  travail  —  ne  trouvent  pas  grâce  aujourd'hui  à  ses 
yeux. 

-43   - 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

vignes  vierges  tout  empourprées  par  Tautomne, 
les  ponts  trapus,  les  petites  églises  du  bord  de  Teau 
érigeant  sur  le  ciel  bleu  leur  clocher  quadrangu- 
laire,  les  replis  de  terrain,  le  long  ruban  du  ruis- 
seau qui  coule  joyeux  sous  des  reflets  du  ciel  bleu, 
les  petites  filles  près  d'un  bassin,  visages  riants,  en- 
soleillés, et  qui  n'ont  pas  d'autre  prétention  que  de 
dire  le  plaisir  de  vivre  en  plein  air  et  en  liberté  ! 
Aubes,  crépuscules,  chaleurs  tropicales  des  pleins 
midis,  reflets  de  lumière  sur  des  ruisseaux,  sur  des 
murs  blancs  ou  se  jouant  dans  les  verdures  des 
peupliers,  des  cyprès  ou  des  mélèzes,  petites  fumées 
sur  le  village,  Bords  du  Tarn^  Y  Etang  de  Beyn^Cy 
études  de  paysans,  de  mendiants  ou  de  fillettes, 
voilà  quels  sont  les  motifs  qui  permettent  à  Henri 
Martin  de  donner  toute  sa  mesure. 

Et  il  est  tellement  vrai  qu'il  est  le  peintre  de  sa 
région  et  qu'il  n'a  jamais  trouvé  que  dans  sa  région 
natale  l'occasion  de  s'exprimer  tout  entier,  et  avec 
force  que  sa  série  de  Venise^  n'était  belle  que  dans 
la  mesure  où  elle  ressemblait  aux  motifs  qu'il  était 
accoutumé  à  voir,  à  saisir  et  à  magnifier  dans  son 

I.  Exposée  en  1910. 

—  44  — 


HENRI    MARTIN 


beau  pays  natal.  M.  Henri  Martin  n'a  pas  vu  ce 
qu'il  y  a  de  particulier  dans  l'atmosphère  de  cette 
ville,  ce  qu'il  y  a  d'étrange  et  de  somptueux  dans 
ces  architectures  de  marbre,  et  ce  je  ne  sais  quoi 
d'oriental  sous  un  ciel  italien.  Il  n'a  pas  essayé 
d'analyser  le  pourquoi  et  le  comment  de  cette 
séduction.  Il  ne  s'est  pas  attaché  à  l'individualiser. 
Il  n'a  pas  su  péne'trer  la  ps3^chologie  de  ce  ciel,  de 
ces  eflets  de  lumière,  de  ces  lagunes  et  de  ces  archi- 
tectures. Il  a  regardé  Venise  à  travers  son  Quercy 
natal.  Il  a  vu  des  ciels  et  des  eaux  méridionales. 
Et  il  a  fait  tout  de  même  de  très  beaux  tableaux 
sur  des  motifs  vénitiens,  parce  que  ces  motifs 
éveillaient  en  lui  le  même  lyrisme  instinctif  que  la 
forte  et  sereine  beauté  de  sa  région  natale. 

Dans  cette  exposition  d'ensemble  où  les  œuvres 
décoratives  ne  pouvaient  être  représentées  que  par 
leurs  esquisses,  ce  qui  était  important,  c'étaient 
les  études  et  les  tableaux  faits  sur  nature,  devant  les 
sites  qui  avoisinent  le  charmant  village'  oùM.  Henri 
Martin  travaille  pendant  une  grande  partie  de 
Tannée,  dans  une  retraite  laborieuse  et  paisible. 

I .  La  Bastide  du  Vert,  non  loin  de  Gastelfranc,  dans  le  Lot. 
—  45   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

C'est  dans  ces  peintures  que  se  révélaient  toutes 
les  grandes  qualités  d'Henri  Martin  :  la  sincérité 
scrupuleuse,  l'émotion  devant  la  nature,  le  don  de 
voir  par  grandes  taches  puissantes  et  de  transposer 
sur  sa  toile  toute  la  vibratilité  du  soleil  et  de  la 
lumière,  la  force,  la  consistance,  la  fraîcheur  et 
l'éclat  du  ton. 


LES  DÉCORATIONS  POSTÉRIEURES    A    IQoS 

A  partir  de  igoS,  averti  sans  doute  par  le  témoi- 
gnage de  sa  conscience  autant  que  par  le  suffrage 
unanime  de  la  foule,  Henri  Martin  avait  enfin  pris 
pleine  conscience  de  sa  personnalité  véritable,  de 
ses  moyens  d'expression,  de  sa  palette,  de  sa 
technique,  des  motifs  qui  lui  étaient  favorables  et 
de  son  style.  Il  persévéra.  En  1904,  une  vaste  déco- 
ration pour  la  mairie  de  la  ville  de  Marseille,  repré- 
sentait le  Trcwail.  C'étaient  trois  grands  panneaux 
de  dimensions  égales,  interprétant  à  nouveau  les 
trois  âges  de  la  vie.  Par  goût  de  la  sym.étrie  peut-être, 
et  aussi  pour  faire  contraste,  l'artiste  a  choisi  ses 
personnages  dans  la  vie  citadine.  Dans  le  panneau 


HENRI    MARTIN 


principal,  des  ouvriers  du  port  —  si  bien  groupés, 
qu'ils  ressemblent  à  une  fourmilière  —  de'chargent 
les  vaisseaux  dont  les  vergues  s'entrecroisent  sur 
le  ciel  bleu  en  un  lacis  inextricable  de  filins,  de 
cordages  et  de  mâts.  Les  uns  portent  sur  leurs 
épaules  les  lourdes  corbeilles  surabondantes  de 
richesses  vége'tales  les  autres  se  penchent  sur  ces 
corbeilles  quand  elles  sont  posées  à  terre.  Un  enfant 
y  plonge  les  mains.  Des  femmes  regardent  ou  mar- 
chandent. 

L'un  des  panneaux  de  côté  nous  montre  un  autre 
coin  du  port.  On  distingue  des  barques  à  l'ancre, 
un  avant  de  voilier  au  repos.  Les  collines  qui 
ferment  le  port  de  Marseille  s'arrondissent  sous  le 
ciel.  Sur  le  quai  des  femmes  portent  des  fardeaux, 
et  des  écoliers,  précédés  de  trois  fillettes  bien  sages, 
la  tête  penchée  vers  le  livre  où  elles  repassent 
leurs  leçons,  passent  graves  et  réfléchis. 

Dans  le  dernier  panneau,  c'est  un  Repos  du 
dimaîiche.  Encore  un  coin  du  port,  les  collines  s'in- 
fléchissent sous  le  ciel  crépusculaire  où  apparaît  la 
rondeur  lumineuse  de  la  lune.  Un  ménage  de 
vieilles  gens  se  promène  précédé  par  une  fillette  qui 
porte  amoureusement  sa  belle  poupée.  Une  famille 


47  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

d'ouvriers,  avec  le  nourrisson  dans  les  bras  de 
la  jeune  ménagère  —  et  sa  fillette  s'accrochant 
aux  plis  du  tablier  bleu  —  les  croise  paisible- 
ment. 

Moins  lyrique,  moins  ardente  que  le  triptyque 
des  Faucheurs,  moins  intimement  lie'e  à  un 
paysage  natal,  ces  trois  peintures  décoratives  sont 
cependant  très  belles.  Elles  sont  exécute'es  avec 
sérieux  et  avec  puissance,  elles  sont  magnifiques  de 
couleur  et  d'éclat.  Les  personnages  et  les  objets 
ont  de  la  consistance.  Ils  sont  vrais  sans  être, 
d'une  exactitude  mesquine.  Un  mouvement  calme 
et  sensible  anime  l'œuvre  tout  entière.  On  sent  que 
l'artiste  a  peint  avec  amour  dans  leur  belle  lumière 
méridionale  ces  Marseillais  qui  sont  à  peu  près  ses 
concitoyens.  Ce  sont  des  êtres  en  plein  air  faisant 
des  gestes  très  simples  sous  un  ciel  très  éclatant. 
Ils  ont  trouvé  chez  cet  artiste  leur  poète  et  leur 
ami.  Henri  Martin  a  exprimé  la  poésie  du  travail, 
de  l'heure,  du  site,  des  couleurs  et  de  la  lumière, 
avec  sobriété,  avec  force  et  avec  calme.  Il  est 
cependant  hors  de  doute  que  le  travail  citadin 
l'émeut  moins  profondément  que  les  travaux  des 
champs. 

-48  - 


HENRI    MARTIN 


LA    MAIRIE    DU    X'^    ARRONDISSEMENT 

Les  Parisiens  ont  la  chance  de  posséder  dans  la 
salle  des  mariages  du  X""  arrondissement  un  vaste 
panneau  décoratif  d'une  qualité  d'émotion,  d'un 
éclat  et  d'une  couleur  admirables. 

Le  sujet  en  est  extrêmement  simple.  Dans  une 
chaude  lumière  d'automne,  c'est  une  prairie  '  déjà 
très  jaunissante  près  d'un  ruisseau  qui  tourne  et 
dans  lequel  se  mirent  des  bouquets  de  feuillages 
verts  et  jaunes  tandis  que  de  très  hauts  peupliers 
limitent  la  vue  sans  la  restreindre  à  l'excès  et  lais- 
sant apercevoir  un  peu  de  ciel  d'un  bleu  magnifique 
pommelé  de  blanc.  Quelques  personnages  —  très 
importants  mais  non  indispensables' —  enrichissent 
ce   paysage.  Un  paysan  debout,  en  chemise  gris- 

1.  M.  Henri  Martin  a  peint  un  grand  nombre  de  ces  vastes 
panneaux  décoratifs  qui  trouvent  ensuite  leur  destination  au 
hasard  des  circonstances.  On  se  souvient  au  Salon  de  191 1 
des  jeunes  filles  assises  à  contre-jour.  Ses  «  Pergolas»  sont 
très  nombreuses.  L'aune  des  plus  belles  se  trouve  dans  la 
salle  à  manger  de  M.  Jules  Segard  à  Tourcoing. 

2.  Dans  la  bibliothèque  de  JVI.  Charles  Stcrn  ces  person- 
nages ont  effet  disparu  et  le  tableau  n'en  est  pas  moins  beau. 

T.  H  —  49  —  7 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

bleuté  et  pantalon  jaune,  s'appuie  sur  sa  faulx  et 
cause  avec  une  femme  également  debout,  tout  en 
rose,  et  qui  porte  dans  les  bras  un  enfantelet  en  robe 
rouge  vif.  Une  fillette  en  tablier  bleu  est  auprès 
d'eux  et  joue  avec  sa  poupe'e.  On  distingue  vers  la 
gauche  deux  autres  silhouettes  de  paysans  qui  tra- 
vaillent. 

Rien  de  plus  et  c'est  une  œuvre  décorative  magni- 
fique. D'abord,  du  point  de  vue  peinture,  il  y  a  une 
sincérité  évidente.  Henri  Martin  a  vu  ce  paysage. 
Il  l'a  aimé.  Il  s'est  enivré  de  cette  lumière,  de  ces 
jaunes,  de  ces  verts,  de  cette  atmosphère  et  de  ce 
soleil  diffus.  Son  crayon  a  délimité  les  masses  avec 
le  désir  de  simplifier  et  de  magnifier.  Les  modelés 
ont  été  exécutés  avec  une  préoccupation  de  vérité  lu- 
mineuse et  de  consistance.  A  l'indication  des  taches 
s'est  mêlé  peu  à  peu  une  sorte  de  sentiment  parti- 
culier de  la  matière  propre  à  chacun  des  éléments 
qui  conviennent  à  ce  paysage  :  la  terre,  l'eau,  les 
arbres,  les  feuillages  riverains  du  ruisseau,  le  ter- 
rain gras  de  la  prairie,  les  feuilles  mortes  qui 
jonchent  le  sol.  Le  peintre  a  individualisé  chacune 
des  parties.  La  terre  battue  du  petit  sentier  n'est 
pas  de  la  même  matière  que  la  terre  sèche  du  talus 

—  5o 


HENRI  MARTIN 


Clichc  Crov.uiN 


PANNEAU    DÉCORATIF 
(mairie  du  X'  arrondissement) 


HENRI    MARTIN 


en  plein  soleil  ni  que  la  terre  plus  humide  des  par- 
tics  de  ce  paysage  toujours  à  l'abri  du  soleil.  Et  ce- 
pendant il  n'y  a  pas  excès  d'analyse.  C'est  une  syn- 
thèse. M.  Henri  Martin  a  travaillé  d'ensemble  à 
toutes  les  parties  du  tableau.  Il  a  exécuté  avec  joie, 
avec  ce  petit  frémissement  que  donne  la  trituration 
d'une  belle  matière  qui  prend  vie  et  corps  sous  les 
doigts.  En  travaillant  le  peintre  obéissait  aux  sug- 
gestions de  la  réalité,  il  se  soumettait  plus  encore 
à  son  instinct,  à  son  tempérament  de  coloriste,  à 
la  joie  de  vivre  par  ses  yeux  et  de  faire  chanter  tout 
son  panneau  en  donnant  à  la  tache  rouge  de  la  robe 
de  l'enfant  son  maximum  d'intensité. 

Tout  cela  est  chaleureux,  vif,  rustique  et  cepen- 
dant dénué  de  vulgarité,  très  monté  de  ton,  peint 
largement  et  brillamment,  d'un  accent  extrêmement 
personnel,  d'une  vigueur,  d'une  fougue  et  d'une 
intensité  d'expression  admirables.  Ce  n'est,  certes, 
ni  subtil,  ni  raffiné,  ni  «poétique  »,  mais  comme  cela 
est  logique  et  d'un  lyrisme  sain  et  franc!  On  pour- 
rait dire  de  ce  paysage  qu'il  est  d'une  superbe  ani- 
malité ! 

Du  point  de  vue  décoratif  cela  n'est  pas  moins 
beau.  Henri  Martin  a  toujours  eu  l'exécution  déco- 


—  5i   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

rative.  Il  voit  par  grandes  masses  et  il  transcrit 
simplement  et  largement  ses  visions.  Aussi  ce  vaste 
panneau  occupe-t-il  pleinement  et  magnifiquement 
l'espace  qui  lui  a  été'  conce'dé,  et  il  n'emprunte  que 
de  ses  seules  qualite's  picturales,  sa  richesse,  son 
éclat  et,  pour  ainsi  dire,  sa  force  d'expansion. 

S'il  y  avait  une  réserve  à  faire,  ce  serait  sur 
l'accord  peu  étroit  entre  la  destination  du  lieu  et 
le  sujet  du  panneau.  Pour  trouver  entre  cette  desti- 
nation et  cette  peinture  un  lien,  il  faut  supposer 
que  l'artiste  a  voulu  adresser  un  muet  reproche  aux 
provinciaux  venus  du  midi  de  la  France  et  qui 
viennent  habiter  et  se  marier  dans  ce  triste  quartier 
populaire  de  la  vieille  rue  Saint-Martin.  «  Voilà 
donc,  semble-t-il  leur  dire,  ce  que  vous  abandon- 
nez! »  S'il  n'a  point  pensé  à  cela  (ce  qui  est  infini- 
ment probable)  il  est  à  supposer  qu'Henri  Martin 
ne  s'est  préoccupé  en  rien  de  la  destination  de  la 
pièce  ni  du  monument  pour  lequel  il  travaillait'. 
Nous  serons  obligés  de  faire  les  mêmes  remarques 
à  propos  du  beau  panneau  décoratif  exécuté  sur  le 

I .  Il  m'a  dit  un  jour  :  «  Je  ne  suis  jamais  allé  voir  l'effet  que 
cela  produit  surplace...  >  De  la  part  d'un  décorateur  le  mot 
m'a  paru  saisissant. 

—    52    — 


HENRI    MARTIN 


même  motif'  que  celui  que  nous  venons  d'étudier 
et  destiné  à  l'un  des  salons  de  réception  de  la  mai- 
son de  campagne  ultra-élégante  d'Edmond  Rostand 
à  Cambo.  Belle  en  soi,  cette  peinture  n'est  pas  à  sa 
place  dans  le  milieu  pour  lequel  elle  a  été  faite  -. 
Peut-être  pourrait-on  faire  la  même  remarque  au 
sujet  des  quatre  beaux  panneaux  exécutés  pour  la 
salle  à  manger  parisienne  de  M.  le  D""  d'Hubécourt. 
Ils  représentent,  eux  aussi,  des  paysages  méridio- 
naux, des  paysans  et  des  chèvres. 

On  se  rappelle  enfin  que  le  meilleur  des  pan- 
neaux que  M.  Henri  Martin  exécuta  pour  la  nou- 
velle Sorbonne  représente,  parmi  ses  moutons, 
un  berger  appuyé  sur  sa  houlette  et  qui  con- 
temple  sous   un  magnifique   ciel   méridional    les 


1.  Dans  le  mC-me  paysage  les  figures  des  paysans  ont  été 
remplacées  par  un  couple  de  jeunes  gens  s'avançant  le  long 
du  ruisseau.  La  jeune  fllle  tricote.  Le  jeune  homme  joue  du 
pipeau.  Cette  réminiscence  à  la  Théocrite  diminue  plutôt 
qu'elle  ne  l'augmente  la  signification  de  l'œuvre. 

2.  Deux  autres  panneaux  décoratifs  d'Henri  Martin  ont  e'té 
marouflés,  au  Palais  de  l'Elysée,  dans  le  cabinet  du  Chef  de 
la  Maison  Militaire.  Ce  sont  des  paysages  méridionaux  — 
magnifiques  —  mais  qui  ne  s'accordent  en  rien  avec  la  dis- 
tinction du  lieu. 

—  53  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

derniers  rayons  du  soleil  qui  se  couche  sur  la  mer. 

Le  peu  d'intimité  entre  le  sujet  de  l'œuvre  déco- 
rative et  la  destination  du  lieu  pour  lequel  elle  a  été 
faite  est  encore  accentuée,  à  la  Sorbonne,  par  la 
forme  particulière  —  en  arceau  —  de  l'espace  qu'on 
voulait  décorer.  Or  M.  Henri  Martin  ne  s'est  pas  le 
moins  du  monde  préoccupé  de.  cette  disposition 
architecturale.  Il  a  pris  un  grand  rectangle  de  toile 
à  la  dimension  du  mur  et  il  a  fait  maroufler  comme 
il  eût  fait  accrocher  un  tableau  de  chevalet. 

De  ce  point  de  vue  M.  Henri  Martin  n'est  pas  un 
grand  décorateur.  Il  a  l'exécution  décorative,  mais  il 
nefautpas  lui  demander  d'assouplir  ses  conceptions 
à  des  architectures  ou  à  des  destinations.  Il  semblerait 
plus  facile  d'obtenir  d'un  architecte  qu'il  construise 
un  édifice  en  accord  avec  les  peintures  d'Henri 
Martin  qu'il  ne  semble  possible  d'obtenir  de  cet 
artiste  qu'il  s'adapte  à  une  conception  architecturale. 
Aux  amateurs  d'établir  d'avance  un  rapport  entre 
l'espace  dont  ils  disposent  et  les  peintures  qu'ils  se 
proposent  de  commander  à  cet  artiste.  Ceux  qui 
connaissent  son  œuvre  peuvent  se  représenter  exac- 
tement le  domaine  où  il  excelle  et  dont  il  ne  faut  pas 
espérer  qu'il  puisse  se  dégager  avec  bonheur.  C'est 

—  54  — 


HENRI    MARTIN 


avant  tout  un  peintre  de  sujets  rustiques.  Pour 
s'assurer  de  cette  vérité  il  suffit  de  comparer  men- 
talement aux  Faucheurs  le  second  triptyque  des- 
tiné à  lui  faire  équilibre  au  capitole  de  Toulouse. 

Sous  ce  titre,  les  Bords  de  la  Garo7we^  M.  Henri 
Martin  a  voulu  symboliser  la  vie  intellectuelle  et  sen- 
timentale de  sa  ville  natale.  Sur  l'une  des  berges 
du  fleuve,  bordé  sur  l'autre  rive  par  des  maisons  et 
des  monuments,  il  a  représenté  quatre  ou  cinq 
groupes  de  personnages.  La  plupart  sont  des 
hommes  qui  se  promènent  en  levant  la  tète  vers  le 
ciel.  OnreconnaîtlesgloiresdeToulouse:  M.  Jaurès, 
M.  Jean-Paul  Laurens,  M.  Bellery-Desfontaines, 
M.  Jean  Rivière,  et  d'autres. 

Isolés  ou  groupés,  tous  ces  personnages  lèvent  la 
tête  comme  pour  regarder  si  le  temps  est  incertain 
ou  la  baissent  comme  s'ils  avaient  un  sujet  per- 
sonnel de  préoccupation.  Ils  ne  donnent  à  aucun 
degré  l'impression  d'une  vie  intellectuelle.  Ce  sont 
des  personnages  et  des  silhouettes  parfaitement 
bien  peints  et  que  l'on  peut  croire  ressemblants.  11 
ne  sont  pas  du  tout  représentatifs  de  l'éloquence,  de 

I.  190G. 

—  55  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

l'art  de  peindre,  de  la  philosophie  ou  de  la  pensée. 

A  la  Sorbonne,  de  même  qu'à  Toulouse,  ayant  à 
couvrir  deux  espaces  destinés  à  s'équilibrer,  il  a 
choisi  d'abord  le  sujet  qui  convenait  le  mieux  à  son 
tempérament.  C'est  le  panneau  qui  représente  un 
berger  auprès  de  ses  moutons  regardant  un  coucher 
de  soleil  sur  la  mer.  C'est  élémentaire  et  magni- 
fique. Pour  le  second  panneau — ne  voulant  pas  se 
répéter —  il  a  voulu  représenter  la  vie  intellectuelle. 

Par  bonheur  il  a  placé  ses  personnages  dans  un 
paysage  méridional  au  bord  de  la  mer,  dans  un 
petit  bois  d'oliviers  qui  s'apparente  au  Bois  sacré. 
Cette  partie  de  l'œuvre  est  magnifique  et  simple. 
Mais,  peut-être,  dans  l'esprit  de  l'artiste  ce  décor 
n'était-il  pas  l'essentiel.  Dans  ce  paysage  il  a  voulu 
représenter  «  la  Pensée  ».  C'est  pourquoi  il  a  ima- 
giné Anatole  France  debout,  en  vaste  pardessus  à 
pèlerine,  et  exposant  à  quatre  ou  cinq  jeunes 
hommes  groupés  autour  de  lui  quelque,  commen- 
taire ingénieux.  De  ces  cinq  jeunes  hommes  il  yen 
a  trois  qui  penchent  tragiquement  la  tête  vers  le 
sol  et  deux  qui  osent  regarder  le  maître.  A  leur 
droite  auprès  d'un  petit  autel  à  Minerve  (qui  semble 
sortir  du  même  carton  à  dessins  où  se  trouvait  déjà 

—  56  — 


HENRI    MARTIN 


la  Minerve  sur  colonnette  de  Clémence  Isaure  et 
les  Troubadours)  un  autre  disciple  encore  jeune,  les 
genoux  fléchissants,  les  clieveux  épars,  la  tête  bais- 
sée, semble  échappé  d'un  désastre.  Ajoutez  encore 
un  jeune  homme  étendu  dans  l'herbe  tout  de  son 
long  et  qui  lit,  deux  jeunes  hommes  et  une  jeune 
fille  qui  devisent  sur  un  banc  de  pierre. 

Je  ne  puis  pas  parvenir  à  trouver  sur  ces  visages 
ni  dans  ces  attitudes  un  reflet  de  vie  intellectuelle. 
Ce  sont  des  figurants  sans  vie  intérieure.  Ce  qui 
donne  du  prix  à  cette  belle  peinture  c'est  la  manière 
dont  elle  est  exécutée,  c'est  la  beauté  du  paysage, 
son  harmonie,  sa  grandeur,  sa  couleur  et  son  éclat. 
Les  vêtements  des  personnages  baignent  dans  une 
belle  atmosphère,  les  visages  eux-mêmes  sont  très 
bien  peints.  Il  est  impossible  d'y  découvrir  une 
pensée.  Henri  Martin  n'est  pas  le  peintre  de  la  vie 
intérieure. 

CONCLUSION 

Victoire  de  l'instinct  sur  l'éducation  ! 
M.  Henri  Martin  s'est  donné  beaucoup  de  peine 
pour   acquérir  une  culture  littéraire   et   philoso- 

T.  II  —  57  —  8 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

phique,  il  a  beaucoup  lu  les  poètes  et  il  a  consacré 
beaucoup  d'années  et  de  tableaux  à  les  célébrer. 
Cependant  ce  qui  est  vivant  dans  son  œuvre,  ce  qui 
est  durable  et  peut-être  même  immortel,  c'est  son 
lyrisme  instinctif  et  le  sentiment  profond  de  cer- 
taines réalités.  Ce  qui  donne  à  son  tempérament 
de  peintre  et  de  coloriste  sa  personnalité,  son 
accent  et  sa  valeur  propre,  c'est  son  amour  pour 
sa  région  natale,  c'est  la  vive  compréhension  qu'il  a 
des  âmes  élémentaires  et  de  la  vie  de  la  terre,  des 
arbres,  des  objets,  des  maisons  rustiques  et  des 
ciels. 

Toute  sa  culture  d'autodidacte,  toutes  ses  pré- 
tentions à  l'idéalisme  et  à  la  pensée  n'ont  pas  pu 
étouffer  en  lui  les  impulsions  de  la  nature.  Nous 
nous  en  réjouissons.  Que  nous  importent  les  suc- 
cès d'école,  les  médailles,  les  tableaux  d'histoire  et 
tout  ce  qu'il  a  emprunté  à  des  lectures  poétiques 
ou  à  l'enseignement  compassé  d'un  Jcan-Paul-Lau- 
rens? 

Henri  Martin  n'est  devenu  un  grand  peintre 
qu'après  avoir  réussi  à  se  libérer  de  renseignement 
de  l'Ecole.  Pendant  vingt  ans  il  a  été  opprimé  par 
la  tradition  académique.  Ses  erreurs  persévérantes 

—  58  — 


HENRI    MARTIN 


sont  un  argument  décisif  en  faveur  du  régionalisme. 
Il  n'est  parvenu  à  se  connaître  lui-même  et  à  nous 
donner  des  chefs-d'œuvres  qu'après  avoir  retrouvé 
sa  terre  provinciale,  ses  compatriotes  ruraux,  sa 
maison  de  la  Bastide  du  Vert  et  son  atmosphère 
natale. 

De  ce  point  de  vue,  sa  carrière  peut  offrir  à  la 
jeunesse  un  exemple  salutaire.  Dépouillée  de  ses 
accessoires,  de  ses  «  muses  »  et  de  ses  «  lyres  »,  son 
œuvre  est  d'une  beauté  sobre  et  magnifique. 


AMAN-JEAN 


AMAN-JEAN 


AMAN-JEAN 


J'entends  encore  Besnard  me  dire  :  «  Même  si 
vous  faisiez  abstraction  des  décorations  propre- 
ment dites  qu'a  exécutées  Aman-Jean,  vous  devriez 
encore  lui  faire  une  place  dans  votre  livre.  Dans 
toutes  ses  œuvres,  et  à  un  degré  éminent,  il  a  le 
sens  décoratif.  » 

A  mes  yeux  le  propre  de  la  peinture  «  décorative  » 
est  d'avoir  été  conçue  et  exécutée  pour  un  espace 
déterminé,  de  prendre  sa  place  définitive  dans 
un  ensemble  architectural  en  se  subordonnant  à  son 
caractère,  à  sa  destination,  et  en  s'adaptant  à  lui 
si  étroitement  qu'elle  ne  puisse  en  être  arrachée 
sans  que  se  trouve  diminuée  la  signification  géné- 
rale de  l'édifice  et  la  beauté  personnelle  de  l'œuvre 
elle-même. 

C'est  par  conséquent  par  ses  œuvres  décoratives 

—  63  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

pour  la  Sorbonne  ou  pour  le  Pavillon  de  Marsan 
que  M.  Aman-Jean  prend  sa  place  dans  ce  livre 
consacré  aux  peintres  décorateurs. 

Cependant,  s'il  y  avait  un  artiste  qui  pût  rendre 
sensible  ce  qu'il  peut  y  avoir  d'insuffisant  dans 
la  définition  que  Je  me  suis  imposée,  ce  serait 
M.  Aman-Jean. 

On  objecte  souvent  que  certains  artistes  pos- 
sèdent les  qualités  du  décorateur,  les  manifestent 
dans  leurs  tableaux  mais  n'ont  jamais  eu  l'occasion 
de  travailler  pour  un  espace  déterminé.  C'est 
avouer  en  même  temps  qu'ils  n'ont  jamais  eu 
l'occasion  de  se  révéler,  à  proprement  parler,  des 
peintres  décorateurs.  Si  l'on  abandonne  les  géné- 
ralités pour  tâcher  de  préciser  quelles  sont  les 
qualités  propres  à  tel  ou  tel  genre  de  peinture,  on 
se  trouvera  bientôt  obligé  de  faire  quelques  distinc- 
tions importantes.  La  conception  décorative  im- 
plique un  rapport  direct  entre  la  destination  impo- 
sée à  Tartiste  et  l'idée  ou  le  sentiment  que  le  peintre 
veut  faire  surgir  d'un  espace  déterminé.  L'exécu- 
tion décorative,  envisage  le  sujet  par  les  masses, 
procède  par  grandes  taches,  supprime  les  détails, 
exige   du    recul,   et  subordonne  tous  les  moyens 

—  64  — 


AMAN-JEAN 


d'exécution  à  la  simplicité  et  à  la  clarté  d'un  ensei- 
gnement (fùt-il  purement  plastique)  destiné  à  des 
collectivités  plutôt  qu'à  des  individualités.  Le  sens 
décoratif  enfin,  par  des  moyens  purement  plas- 
tiques, plus  particulièrement  par  les  prolongements 
invisibles  de  son  arabesque,  établit  une  continuité 
entre  l'œuvre  peinte  et  le  lieu  où  elle  est  placée, 
irradie  au  delà  des  limites  matérielles  du  cadre, 
influe  sur  les  surfaces  environnantes,  les  enve- 
loppe, et  crée  autour  du  tableau  une  sorte  d'atmos- 
phère qui  empêche  que  l'œuvre  puisse  jamais  pa- 
raître comme  concentrée  sur  elle-même  et  isolée  du 
reste  du  monde  K 

A  notre  époque,  et  plus  particulièrement  au 
Salon  d'Automne  ou  aux  Indépendants,  on  voit  en 
grande  quantiré  des  tableaux  de  chevalet  d'exécu- 
tion décorative. 

L'idée  ou  le  sentiment  d'où  procède  le  tableau 
étant  le  plus   souvent  sommaire    et    quelquefois 

I.  Certains  tableaux,  de  chevalet  de  M.  Jean-Paul  Lau- 
rens,  si  nettement  et  volontairement  délimités  par  des  lignes 
géométriques  qui  souvent  se  coupent  à  angle  droit,  me  pa- 
raissent le  prototype  du  tableau  qui  semble  se  ramener  sur 
lui-même  pour  éviter  toute  relation  avec  ce  qui  l'entoure. 


T.    II 


—  65 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

rudimentaire,  le  peintre  emploie  d'instinct  l'exécu- 
tion décorative  dont  les  simplifications  s'accordent 
si  naturellement  avec  la  rapidité  des  ses  observa- 
tions sur  la  nature,  la  pauvreté  de  son  émotion 
et  l'indigence  foncière  de  son  coloris  parfois  écla- 
tant. L'exécution  décorative,  surtout  quand  elle 
s'emploie  pour  des  tableaux  de  chevalet,  n'est  pas 
toujours  le  signe  d'un  penchant  naturel  de  l'artiste 
pour  la  peinture  décorative. 

Le  sens  décoratif,  au  contraire,  est  une  qualité  de 
l'esprit  qui  trouve  son  application  en  toutes  cir- 
constances, à  propos  de  n'importe  quel  sujet,  qu'il 
s'agisse  d'un  objet  ou  d'un  tableau,  d'une  forme 
de  vase  ou  d'un  arrangement  dans  un  intérieur. 
Dans  une  certaine  mesure  il  se  confond  avec  le 
sens  de  la  relativité.  C'est  une  projection  et  un 
prolongement  de  la  sensibilité.  Non  seulement 
l'artiste  cherche  en  poursuivant  la  réalisation  de 
son  tableau  à  établir  un  accord  direct  entre  l'œuvre 
en  formation  et  sa  propre  sensibilité,  mais  il  est  en- 
traîné par  je  ne  sais  quelle  impulsion  intérieure  à 
vouloir  dépasser  les  limites  matérielles  de  sa  toile 
pour  créer  autour  de  son  œuvre  une  atmosphère 
favorable.  Il  ne  conçoit  pas  son  tableau  comme  une 

—  66  — 


AMAN-JEAN 


œuvre  isolée  et  destinée  à  être  vue  isolément.  Il  l'ima- 
gine d'avance  faisant  partie  d'un  intérieur  public  ou 
privé,  et  se  mettant  en  relation  avec  les  autres 
objets,  se  subordonnant  déjà  dans  une  certaine  me- 
sure à  l'ensemble  dont  il  fera  partie  et  contribuant 
à  une  harmonie  dont  il  n'est  pas  le  seul  élément. 
'  ■  C'est  l'une  des  manifestations  du  sens  de  la  sociabi- 
lité. Un  peintre  illustre  me  disait:  «Dans  un  intérieur 
je  déteste  qu'on  place  une  de  mes  peintures  à  côté 
d'un  tableau  d'Aman-Jean.  Il  a  une  façon  de  se  pré- 
senter, une  sorte  d'arabesque  flexible  et  envelop- 
pante qui  donne  à  mes  tableaux  je  ne  sais  quoi  de 
sec.  » 

Le  sens  décoratif  est  en  effet  l'une  des  qualités 
essentielles  de  M.  Aman-Jean  et  il  est  permis  de 
dire  qu'il  était  décorateur,  par  tempérament,  avant 
d'avoir  eu  l'occasion  de  s'essayer  dans  la  peinture 
murale  proprement  dite. 


LE    PORTRAITISTE 

Le  goût  de  l'arrangement,  la  combinaison  subtile 
des   lignes,    Tenroulement   et   le   déroulement  de 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

l'arabesque,  la  grâce  flexueuse  du  mouvement  et 
le  charme  des  accords  de  couleurs  ou  des  contrastes 
de  tonalité  jouent  un  rôle  très  important  dans  les 
portraits  de  M.  Aman-Jean. 

C'est  un  portraitiste  en  ce  sens  qu'il  s'attache 
à  comprendre  et  à  expliquer  la  personnalité  du 
modèle.  C'est  par  conséquent  un  psychologue  et, 
dans  une  certaine  mesure,  un  philosophe.  Il 
devine  en  quoi  la  construction  de  la  tête  et  l'aspect 
général  de  la  personnalité  physique  peuvent  être 
révélateurs  de  la  personnalité  morale  il  distingue 
dans  les  traits  du  visage  ceux  qui  sont  essentiels, 
et  dans  les  expressions  de  physionomie  celles  qui 
sont  révélatrices  d'un  ctat  d'esprit  permanent  il 
pressent  l'état  de  sensibilité,  il  devine  à  certains 
indices  si  c'est  la  volonté  ou  la  raison,  si  c'est  la 
sensibilité  nerveuse  ou  l'élan  sentimental  qui  dans 
les  décisions  éventuelles  déterminent  le  choix  de 
l'une  ou  de  l'autre  solution  possible.  Devant 
chacun  des  modèles  qui  posent  devant  son  chevalet 
il  a  pour  ainsi  dire  des  antennes  morales  qui  lui 
permettent  d'entrer  en  communication  psychique 
avec  l'âme  même  de  certains  de  ses  modèles  et  de 
saisir  au  delà  de  l'enveloppe  extérieure  les  mouve- 

—  68  — 


AMAN-JEAN 


Cliché  Vizzivona 


PORTRAIT    DE    MISS    HELLA    C. 


AMAN-JEAN 


ments  de  la  vie  intérieure  et  le  trésor  obscur  des  sen- 
timents he'réditaires.  Nous  portons  tous  sur  notre 
visage  le  reflet  de  nos  tendances  d'esprit,  de  nos 
sentiments  ge'néraux,  de  nos  habitudes  profession- 
nelles et,  par  conséquent,  dans  une  grande  mesure, 
le  reflet  de  nos  joies  et  de  nos  douleurs  passées. 

A  mesure  qu'il  étudie,  qu'il  contemple,  qu'il 
travaille,  M.  Aman-Jean  se  fait  de  son  modèle  une 
opinion  individuelle  et  de  la  catégorie  sociale  dont 
il  fait  partie  une  opinion  générale.  Il  éprouve  une 
émotion  psychologique,  et  il  cherche  le  moyen  de 
la  transcrire  avec  précision. 

De  très  grands  peintres  se  sont  contentés  d'inter- 
roger les  visages  et  nous  ont  laissé  des  masques 
d'une  intensité  de  vie  extraordinaire'.  D'autres 
n'ont  pas  voulu  se  restreindre  exclusivement  à 
cette  étude.  Ils  n'ont  pas  voulu  faire  le  sacrifice 
des  attitudes  propres  au  modèle,  des  mouvements 
qui  lui  sont  habituels  ni  de  la  façon  de  s'habiller 
ou  de  se  tenir  debout  ou  assis.  M.  Aman-Jean  a 
toujours  aimé  à  considérer  ses  modèles  dans  leur 

I.  Ce  sont  ces  artistes  là  qui  sont,  plus  exclusivement  que 
les  autres,  des  portraitistes.  Je  pense  en  ce  moment  aux 
masques  de  La  Tour  et  à  certaines  effigies  du  vieil  Holbein. 


-  69  - 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

ensemble-  Le  choix  d'une  robe,  le  mouvement  des 
bras  ou  des  jambes,  une  attitude  rigide  ou  penchée, 
une  main  fine  qui  joue  avec  une  rose  ou  un  pied 
mutin  qui  a  l'air  de  s'échapper  hors  d'une  mule 
de  satin  lui  paraissent  presque  aussi  caractéris- 
tiques d'un  état  d'esprit  qu'une  expression  de 
visage. 

Encore  ces  détails,  en  apparence  secondaires  et 
qui  lui  paraissent  à  juste  titre  importants,  peuvent- 
il,  à  ses  yeux,  se  compléter  par  d'autres  détails 
qui  contribuent  à  donner  du  modèle  une  impres- 
sion personnelle  et  caractéristique.  Donner  au 
portrait  une  atmosphère  qui  lui  soit  particulière, 
replacer  le  modèle  dans  un  décor  qui  plaît  au 
peintre,  —  que  ce  soit  en  plein  air  ou  dans  un 
intérieur  —  lui  restituer  entre  les  mains  ou  placer 
à  côté  de  lui  l'objet  qui  est  habituel  et  qui  devient 
significatif  de  ses  occupations  ou  de  ses  préférences, 
tel  est  encore  un  moyen  de  préciser  la  personnalité 
et  d'enrichir  la  vision. 

C'est  par  le  choix  de  ces  détails  et  par  le  parti 
qu'il  en  tire,  que  se  manifestent  le  goût  inné  de 
l'arrangement  et  le  «  sens  décoratif  »  par  lesquels  des 
portraits  par  M.  Aman-Jean  deviennent  des  har- 


AMAN-JEAN 


monies  subtiles  et  complexes  où  des  éléments 
très  divers  concourem  à  une  impression  d'en- 
semble. 

LA    VÉRITÉ    SUBJECTIVE 

Quant  aux  accords  de  couleur,  le  peintre  les  ima- 
gine aussi  en  accord  avec  l'opinion  qu'il  s'est  faite 
de  son  modèle.  Cela  tient  de  la  symbolique  autant 
que  de  l'observation.  Il  est  indéniable  qu'il  copie 
la  réalité,  mais  on  sent  bien  qu'il  s'intéressera 
d'autant  plus  à  la  transcrire  fidèlement  qu'il  aura 
choisi  ou  du  moins  approuvé  la  robe  de  son 
modèle,  l'attitude  qu'elle  aura  prise,  le  mouvement 
des  bras  et  des  jambes,  l'inclinaison  d^  la  tête  ou  le 
contraste  du  chapeau  avec  le  reste  de  la  toilette.  Le 
travail  de  la  composition  —  avant  le  premier  coup 
de  cra3^on  —  est  déjà  un  travail  de  coloriste. 
Le  peintre  cherche  les  accords  de  couleur  dont  il 
tirera  des  effets  en  accord  avec  la  personnalité  du 
modèle.  Pendant  tout  le  travail  d'exécution  il  cher- 
chera à  préciser  et  à  conserver  cet  accord.  Il  y  a 
des  hommes  qu'il  a  vus  en  noir  et  brun,  des  jeunes 
femmes  qu'il  a  vues  en  rose  et  noir,  et  l'on  sent 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

très  bien  que  ces  rapports  de  tons  s'associent  cons- 
tamment dans  l'esprit  du  peintre  à  l'opinion  qu'il 
s'est  faite  de  la  personnalité  physique  et  de  la  per- 
sonnalité morale  de  son  modèle.  Si  subtil  que  cela 
puisse  paraître,  je  crois  sentir  que  pour  se  préciser 
à  lui-même  le  souvenir  d'un  modèle  il  revoit  en 
imagination  un  accord  de  bleu  et  de  vert  ou  un 
accord  de  rose  et  de  noir,  plus  volontiers  encore 
qu'il  ne  se  rappelle  la  construction  du  visage  ou 
telle  expression  de  physionomie.  Ajoutez  que  «  le 
fond  »  dépend  entièrement  du  choix  du  portrai- 
tiste et  que  M.  Aman-Jean  a  toujours  considéré  ce 
fond  comme  une  ressource  des  plus  importantes  et 
dont  il  lui  appartient  d'obtenir  des  effets  particu- 
liers. M.  Aman-Jean  pense  par  des  couleurs  au 
moins  autant  que  par  des  lignes  ou  des  volumes.  Sa 
inémoire  visuelle  est  celle  d'un  coloriste.  Toute  sa 
sensibilité  est  celle  d'un  coloriste.  Quand  il  peint 
devant  le  modèle,  il  s'attache,  certes,  à  reproduire 
fidèlement  les  accords  de  tons  que  lui  offre  la  nature, 
mais  comme  on  sent  que  son  émotion  vivifie  et 
transfigure  la  vision  que  lui  offre  la  réalité  !  Il  veut 
être  un  réaliste,  il  observe,  il  se  soumet.  Il  vou- 
drait pouvoir  transcrire  exactement  ce  qu'il  voit, 

—  72  —         ■ 


AMAN-JEAN 


mais  il  ne  peut  regarder  qu'à  travers  ses  3'eux,  il  ne 
peut  éprouver  que  par  l'intermédiaire  d'un  réseau 
nerveux  qui  est  le  sien  et  qui  ne  ressemble  à  aucun 
autre,  il  ne  peut  sentir  qu'à  travers  la  transfigura- 
tion que  fait  subir  atout  spectacle  l'imagination  et 
qui  transfigure  toute  sensation  au  moment  même  où 
elle  en  prend  conscience.  Copier  la  vérité  !  M.  Aman- 
lean  a  beau  faire.  Il  ne  pourra  jamais  copier  que  sa 
vérité.  Toute  son  humilité  devant  la  nature,  toute  son 
abnégation  devant  la  réalité  objective,  n'empêche- 
ront jamais  que  sa  vision  soit  infiniment  plus  com- 
plexe, plus  délicate,  plus  riche  et  plus  ardente  que 
la  vision  des  autres  hommes  qui  ne  sont  pas  doués 
à  cet  égard  comme  il  l'est.  Peindre  la  réalité?  c'est 
trop  peu.  Il  peint  son  émotion  devant  la  réalité.  Il 
s'exprime  lui-même  à  travers  ses  modèles  et  il 
atteindra  d'autant  plus  sûrement  à  la  ressemblance 
profonde  et  essentielle  que  le  modèle  sera  lui- 
même  plus  sensible,  plus  intellectuel,  plus  déli- 
cat, et  qu'il  y  aura  par  conséquent  entre  l'artiste  et 
le  modèle  communauté  plus  intime  d'esprit  ou  de 
sensibilité.  Gomme  tous  les  grands  peintres  il  peint, 
à  propos  de  son  modèle,  l'image  qui,  à  travers  ses 
yeux,  se  reflète  dans  son  imagination.  Ce  n'est  pas 

T.  II  —  10  —  10 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

au  peintre  de  se  conformer  à  l'image  sommaire  que 
se  fait  des  êtres  et  des  choses  le  public  qui  aime  la 
peinture  «  exacte  ».  Il  vaut  mieux  que  ce  soit  le 
public  qui  s'élève  jusqu'à  comprendre  les  hommes 
et  les  choses  vues  à  travers  le  tempérament  d'un 
artiste  bien  doué. 

Faut-il  en  conclure  que  M.  Aman-Jean,  bien 
que  portraitiste,  n'est  pas  susceptible  d'exécuter 
avec  un  égal  bonheur  tous  les  portraits  qu'on  lui 
commande  ?  Il  se  peut.  Mais  je  me  demande  de  quel 
portraitiste  ancien  ou  moderne,  on  ne  pourrait  pas 
ea  dire  autantPTitien  eût-il  été  capable  de  peindre  la 
Simonnetta?  Botticelli  aurait-il  pu  peindre  la  plan- 
tureuse Flora?  C'est  l'erreur,  hélas,  très  commurre 
de  ceux  qui  commandent  leur  portrait,  que  de  ne 
pas  se  connaître  eux-mêmes  et  de  ne  pas  connaître 
non  plus  les  qualités  essentielles  de  l'artiste  auquel 
ils  s'adressent.  Il  n'y  a  jamais  eu  de  peintre  univer- 
sel. Le  talent  d'un  artiste  a  ses  limites  comme  en 
ont  l'intelligence  ou  la  sensibilité  humaines.  Parce 
qu'il  a  peint  de  très  vigoureux  portraits  d'hommes, 
M.  Donnât  est-il  capable  d'interpréter  la  grâce  légère 
d'une  jeune  fille  dont  il  semble  que  l'àme  affleure 
jusqu'à  ses  yeux?  Tel  autre,  qui  peut  saisir  sur  le 

—  74  — 


AMAN-JEAN 


vif  le  mouvement  preste  des  gens  e'phe'mèrcs  qui 
passent  dans  la  vie  comme  des  ombres  agitées, 
pourra-t-il  jamais  comprendre  les  grands  mouve- 
ments intérieurs  des  âmes  solitaires,  ardentes,  et 
rassemblées  sur  elles-mêmes? 

M.  Aman-Jean  a  peint  quelquefois  des  portraits 
d'homme.  Il  était  impossible  qu'il  ne  les  peignît 
pas  avec  le  plus  grand  talent.  Il  les  a  peints  res- 
semblants, d'une  belle  couleur  et  d'un  bel  arrange- 
ment. Nul  ne  pourra  cependant  trouver  dans  ces 
portraits  la  synthèse  «3e  son  talent  ' .  Ce  sont  ses  por- 
traits de  jeunes  filles  et  ses  portraits  de  jeunes 
femm.es,  ce  sont  les  grâces  délicates  de  la  jeunesse 
en  fleur,  ce  sont  les  visages  pensifs  où  passe 
une  ombre  de  tristesse,  ce  sont  les  beaux  visages 
ardents  que  voile  un  peu  de  mélancolie  qui 
donnent  à  ce  peintre  exquis  l'occasion  de  déployer 
toutes  ses  qualités  de  grâce,  de  charme,  de  puis- 
sance et  d'éclat  assourdi. 

Pour  mettre  en  valeur  ces  jeunes  visages 
M.   Aman -Jean  découvre   des  ressources  innom- 

I.  Quelques  portraits  de  jeunes  hommes,  surtout  quand 
ils  ont  gardé  quelque  chose  des  grâces  de  l'adolescence,  ont 
été  l'occasion,  pour  ce  peintre,  de  très  belles  œuvres  d'art. 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

brables.  Retournez  au  Petit-Palais',  voir  le  portrait 
de  la  Dame  en  rose,  promenez-vous  au  Musée  de 
Dijon,  au  Pavillon  de  Marsan  ou  souvenez-vous 
de  tels  ou  tels  autres  portraits  en  des  parcs  ou  des 
intérieurs  que  vous  avez  pu  voir  aux  Salons  an- 
nuels. Devant  ces  portraits  on  devine  presque  tou- 
jours la  parfaite  ressemblance  physique,  mais  on 
sent  aussi  que  le  peintre  a  eu  l'ambition  que  cette 
ressemblance  aille  au  delà  des  traits  du  visage  pour 
devenir  significative  d'un  je  ne  sais  quoi  d'intime 
et  de  profond.  Ces  portraits  nous  attirent,  nous  re- 
tiennent. Et  par  quels  procédés?  par  une  délica- 
tesse extrême,  par  une  richesse  magnifique  dans  la 
notation  des  tons  et  dans  les  accords  de  couleurs. 
Retournons  ensemble  au  Petit-Palais.  Le  grand 
portrait  qui  s'y  trouve  a  été  exécuté  d'après  une 
jeune  Anglaise  qui  recevait  chez  le  peintre  l'hospita- 
lité. Elle  est  représentée  assise,  en  robe  et  corsage 
roses.  Dans  le  bas  de  la  jupe,  sont  appliqués  deux 
volants  aux  plis  presque  plats.  Les  jambes  sont 
enveloppées  d'un  châle  espagnol  blanc  avec  de  lon- 
gues franges.  Elle  est  assise  dans  un  fauteuil  de 

I.  De  la  Ville  de  Paris. 

-7C  - 


AMAN-JEAN 


bureau  de  style  Louis  XV  en  bois  gris  cannelé, 
avec  des  accoudoirs  de  cuir  brun.  Les  cheveux 
sont  blond  cendré.  Ils  sont  relevés  et  dégagent  le 
front  laissant  en  pleine  lumière  le  jeune  visage  aux 
traits  fins  où  les  yeux  gris  bleu  et  la  bouche  rose 
sont  les  accents  principaux.  La  main  gauche  sou- 
tient le  menton.  Le  coude  s'appuie  sur  un  petit 
coussin  vert-pâle  posé  sur  l'accoudoir.  L'autre 
main  retombe  presque  jusqu'à  terre.  Elle  regarde 
le  spectateur.  L'épaulette  du  corsage  rose  retom- 
bant sur  le  bras  droit  laisse  à  nu  l'épaule  droite  et 
la  ligne  charmante  de  la  clavicule  maigre,  du  cou 
gracile.  Dans  ce  visage,  cette  épaule,  ce  bras  et  cette 
main,  pas  une  ligne,  pas  un  trait,  pas  un  modelé 
qui  ne  soit  significatif.  On  sent  une  créature  juvé- 
nile, infiniment  gracieuse,  sensible,  délicate,  ar- 
dente et  fine.  Quelle  grâce!  quelle  juvénilité!  De 
quelque  point  qu'on  veuille  saisir  l'arabesque,  elle 
court,  se  déroule,  revient  et  repart.  Pas  un  angle 
droit,  pas  une  dureté  et  cependant  pas  la  moindre 
fadeur.  C'est  une  vision  de  grâce  flexible  et  de  déli- 
catesse extrême,  d'observation  sincère,  et  vivifiée  par 
des  accents  énergiques  et  justes.  Les  modelés  sont 
suffisants  pour  donner  l'illusion  du  vrai.  Ils  sont 


—  77  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


assez  peu  appuyés  pour  ne  pas  détourner  sur  l'enve- 
loppe matérielle,  l'attention  que  le  peintre  a  voulu 
concentrer  sur  la  personnalité  morale.  C'est  un 
chef-d'œuvre.  Les  accords  de  couleur  sont  extraor- 
dinairement  tins  et  justes.  Ce  sont  des  tons  de  fleur 
et  qui  cependant  ne  cessent  pas  d'être  exactement 
ce  qu'il  doivent  être,  ici  un  visage,  plus  loin  un 
coussin,  ailleurs  une  robe  ou  un  châle.  Il  y  a  beau- 
coup de  détails  (par  exemple  les  moires  du  châle 
espagnol),  mais  ils  sont  tellement  fondus  dans 
l'ensemble  qu'il  faut  des  yeux  exercés  pour  les 
remarquer.  Tout  s'harmonise,  tout  s'estompe,  et 
cependant  tout  est  juste  et  d'un  accent  viril. 

Quant  au  sens  décoratif,  il  est  purement  déli- 
cieux. Cette  jeune  fille  en  rose  se  détache  sur  un 
mur  gris  vert  qui  semble  se  prolonger  au  delà 
des  limites  du  cadre.  Elle  pourrait  se  lever  et  mar- 
cher, si  gracieuse  que  chacun  de  ses  mouvements 
éveillerait  une  harmonie  nouvelle  digne  d'être  fixée 
par  un  autre  portrait.  Sa  jeunesse  rayonne  et  l'in- 
térieur  discret'   où   elle   est  représentée    semble 


I.  Le  tableau  a  été  fait  dans  l'intérieur  familial  du  peintre. 
On  le  sent.  On  en  respire  l'atmosphère. 


-78- 


AMAN-JEAN 


vivre  à  cause  d'elle  et  rayonner  comme  elle  sur 
tout  ce  qui  l'entoure.  Les  arabesques  dont  se  com- 
posent ce  portrait  et  cet  intérieur  semblent  se  pro- 
longer au-delà  du  cadre  et  se  mêler  aux  vibrations 
de  la  lumière  et  de  l'atmosphère. 

Cette  façon  de  comprendre  la  représentation  des 
êtres  vivants  est  à  proprement  parler  de  l'art  déco- 
ratif. C'est  un  composé  précieux.  Un  parfum  de 
jeunesse  s'exhale  de  ce  portrait  de  jeune  fille 
comme  d'une  rose  vivante  et  qui  n'est  pas  encore 
entièrement  épanouie. 

LE     SENS     DE     LA     RELATIVITÉ 

Un  je  ne  sais  quoi  de  mélancolique,  une  vague 
tristesse  d'autant  plus  pénétrante  qu'elle  s'ex- 
hale d'harmonies  plus  délicates,  flotte  autour 
de  la  plupart  des  portraits  de  M.  Aman-Jean. 
Il  semble  que  cet  artiste,  à  l'instant  même  où 
il  se  délecte  d'une  vision  heureuse,  songe  qu'elle  va 
dans  un  instant  se  défleurir,  se  décomposer  et  lui 
échapper  pour  toujours.  Ce  sens  de  la  relativité 
qui  donne  à  tout  son  œuvre  son  accent  décoratif 
lui  donne  aussi  un   accent  de  bonheur  désabusé. 

—  79  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Jouir  des  biens  de  la  vie  en  ne  perdant  jamais  la  sen- 
sation qu'ils  nous  échappent  à  tout  instant,  c'est  en 
jouir  peut-être  avec  une  intensité  plus  grande,  avec 
un  je  ne  sais  quoi  de  fébrile  et  de  passionné,  mais 
cette  ardeur  est  toute  pénétrée  d'une  sorte  de  nos- 
talgie. En  chacun  de  nous,  et  plus  particulièrement 
pour  tout  ce  qui  concerne  l'ordre  sentimental, 
préexiste  un  désir  de  stabilité  sinon  d'éternité. 
Quelques-uns,  même  à  la  minute  d'enivrement,  ne 
peuvent  écarter  le  sentiment  de  la  destruction  perpé- 
tuelle qui  délite  tout  objet  sur  quoi  se  fixe  leur  élan 
sentimental.  En  même  temps  qu'ils  s'enivrent  d'un 
accord  de  tons  ils  sentent  que  la  lumière  va  changer 
et  qu'ils  n'auront  pas  le  temps  de  la  fixer  pour 
l'éternité  sur  leur  toile.  En  même  temps  qu'ils  res- 
pirent l'odorante  beauté  d'une  rose,  ils  gardent  le 
sentiment  qu'elle  commence  à  se  faner.  A  la  minute 
où  ils  s'enivrent  de  la  beauté  d'une  jeune  fille  qu'ils 
tiennent  un  instant  en  leur  possession  dans  une 
étreinte  du  regard,  ils  sentent  qu'elle  va  s'échapper 
vers  d'autres  vivants,  en  d'autres  milieux,  échanger 
d'autres  regards  et  perdre  jusqu'au  souvenir  de 
cette  minute  d'intimité.  Je  sens  bien  tout  ce  que 
cette  tristesse  peut  comporter  de  volupté.  Certaines 

—   §0   - 


AMAN-JEAN 


âmes  jouissent  d'autant  plus  des  moments  heureux 
qu'elles  sentent  que  ce  bonheur  est  insaisissable. 
Leur  plaisir  a  quelque  chose  de  crispé,  un  je  ne 
sais  quoi  d'éperdu.  Toute  leur  sensibilité  s'émeut 
pour  saisir  l'instant  que  leur  accorde  la  destinée,  et 
se  recueille  ensuite  dans  la  solitude  pour  se  délec- 
ter lentement  et  silencieusement  par  la  magie  du 
souvenir  que  renouvellent  et  compliquent  les  ca- 
prices de  l'imagination. 

Dans  l'œuvre  de  M.  Aman-Jean  on  sent  presque 
toujours  cette  ardeur  passionnée,  cet  élan  qui 
rassemble  dans  un  regard  toute  la  sensibilité  ner- 
veuse et  sentimentale  et  qui  se  propage  par  grandes 
ondes  sentimentales  jusqu'à  l'extrémité  des  doigts 
vibratiles  qui  tiennent  un  pinceau  ou  un  crayon. 
On  sent  aussi  rarrière-pensée  toujours  présente 
de  la  fragilité  de  tous  ces  accords  sentimentaux  et 
de  la  vanité  de  tous  les  bonheurs  humains. 

LE    SUCCÈS     PAR    l'ÉLITE 

Peut-être  faut-il  chercher  dans  cette  disposition 
d'esprit,  dans  cette  nuance  particulière  de  sensibi- 
lité, le  secret  de  la   résistance   qu'une   partie  du 

T.    II  8l     IT 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

public  a  opposée  pendant  si  longtemps  à  l'art  de 
M.  Aman-Jean.  La  foule  aime  les  affirmations.  Elle 
se  compose  d'individus  de  sensibilité'  moyenne. 
Elle  déteste  par  conséquent  les  raffinements  psycho- 
logiques ou  visuels.  Quand  il  s'agit  de  tableaux  elle 
aime  avant  tout  le  sujet,  et  elle  préfère  qu'il  soit 
dramatique,  satirique  ou  pittoresque.  Elle  veut 
comprendre  entièrement  et  tout  de  suite.  Entre 
une  charge  de  cavalerie  exécutée  de  pratique  par 
un  habile  homme  ayant  le  sens  du  détail  pitto- 
resque et  la  vision  d'artiste  qui,  dans  chaque  sujet, 
voit  avant  tout  l'harmonie  des  lignes,  l'intensité  des 
tons  locaux,  le  jeu  des  valeurs  les  unes  par  rapport 
aux  autres,  et  la  qualité  de  l'expression  morale 
rendue  sensible  par  des  moyens  picturaux,  le  choix 
du  public  ne  peut  pas  être  douteux.  Il  préférera  tout 
de  suite  le  sujet  pittoresque  et  les  couleurs  arbi- 
traires pourvu  qu'elles  soient  «  jolies  »  et  gaies. 

Même  parmi  les  amateurs  il  en  est  peu  qui  soient 
sensibles  —  indépendamment  du  sujet  —  à  la  beauté 
proprement  picturale  d'un  tableau.  Une  longue  cul- 
ture et  une  certaine  faculté  d'observation  person- 
nelle sont  indispensables  pour  que  puissent  se 
présenter  en  même  temps  à  l'esprit  les  caractéris- 

—  82  - 


AMAN-JEAN 


tiques  essentielles  du  motif  de  nature  que  le  peintre 
a  choisi  pour  modèle  et  la  transformation  qu'a  subie 
ce  motif  en  passant  à  travers  rimagination  ou  le 
cœur  de  l'artiste,  à  plus  forte  raison  pour  juger  de 
quelle  qualité  se  révèlent  à  travers  ses  tableaux  son 
émotion  picturale  et  sentimentale. 

Encore,  parmi  ces  amateurs  parvenus  à  un  degré 
de  culture  extrêmement  rare,  en  est-il  beaucoup 
que  rebute  une  conception  de  l'univers  visible  qui 
comporte  beaucoup  plus  d'inquiétudes  que  de  cer- 
titudes péremptoires  et  beaucoup  plus  de  recueil- 
lement que  de  joie  tumultueuse. 

La  réputation  de  M.  Aman-Jean  ne  pouvait 
donc  s'établir  que  lentement  et  par  l'élargissement 
progressif  d'une  élite  d'admirateurs  ^  se  recrutant  les 
uns  les  autres. 

M.  Aman-Jean  observe  la  vie  avec  le  sens  par- 
ticulièrement affiné  qu'il  doit  à  la  nature  et  à  une 
longue  éducation.  Il  la  regarde  à  sa  manière  et  il  a 
inventé,  pour  exprimer  ses  états  de  sensibilité,  un 

I.  L'an  de  ces  premiers  admirateurs  a  été  M.  Maciet«  mo- 
dèle des  Amis  du  Louvre  »  et  qui  entre  autres  dons  innom- 
brables à  quantité  de  musées  de  Paris  et  de  province  a  offert 
au  Petit-Palais  le  portrait  rose  de  1906  et  plusieurs  dessins. 

—  83  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

dessin  et  une  couleur  qui  lui  sont  propres.  Ce  sont 
les  deux  éléments  essentiels  de  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  «  la  personnalité  ».  Il  ne  ressemble  à 
personne.  Il  n'imite  personne.  Sa  conception  de 
l'univers  et  ses  moyens  d'exécution  lui  appar- 
tiennent en  propre.  C'est  un  peintre  original.  Il 
était  naturel  que  le  public  demandât  longtemps 
pour  s'habituer  à  ce  qu'il  apportait  de  neuf. 

Que  cette  vision  du  monde  ne  soit  pas  d'une 
ampleur  sans  limite,  qu'elle  ne  puisse  se  comparer 
ni  en  étendue  ni  en  profondeur  avec  celle  des 
Titans  de  la  peinture  :  Michel  Ange  ou  Léonard, 
Rembrandt,  ou  Poussin,  voilà  ce  que  je  ne  dénie 
point.  L'œuvre  de  M.  Aman-Jean  se  rassemble  sur 
des  visions  délicates  et  neuves  plutôt  qu'elle  ne  se 
déploie  en  de  vastes  visions  embrassant  tous  les 
spectacles  de  la  vie. 


LA    FORMATION    LITTERAIRE 

Il  se  peut  que  cette  personnalité  soit  pensive,  un 
peu  dolente,  encline  à  préférer  en  toutes  choses 
la  nuance  rare,  l'accord  imprévu  des  tonalités,  le 

-84- 


AMAN-JEAN 


caractère  grave  et  méditatif,  il  se  peut  que 
M.  Aman-Jean  aime  à  laisser  se  pénétrer  de  tris- 
tesse ses  plaisirs  d'observateur  attentif  et  ses  vo- 
luptés de  visionnaire  Imaginatif.  Il  se  peut  enfin 
qu'il  subordonne  tous  ses  motifs  à  son  propre  état 
de  sensibilité.  Je  ne  vois  pas  que  cette  constatation 
puisse  diminuer  son  mérite. 

Les  poètes  ont  toujours  été  le  reflet  de  leur 
époque.  Il  en  est  de  même  pour  ceux  d'entre  les 
peintres  qui  sont  des  poètes.  Quels  sont  ceux  parmJ 
les  artistes  d'aujourd'hui  qui  osent  traiter  les 
grands  sujets?  A  peine  en  citerait-on  deux  ou  trois. 
C'est  l'un  des  caractères  de  la  génération  de 
M.  Aman-Jean  que  d'avoir  préféré  pendant  leur  jeu- 
nesse la  délicatesse  à  la  puissance.  Encore  est-il  à 
remarquer  que  la  plupart  des  artistes  qui  atteignent 
aujourd'hui  la  pleine  maturité  et  qui  se  haussent 
progressivement  Jusqu'aux  grandes  ambitions  se 
sont,  au  début  de  leur  carrière,  rassemblés  sur  eux- 
mêmes  dans  une  sorte  de  recueillement  pensif. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  les  peintres, 
surtout  quand  il  sont  d'une  sensibilité  particuliè- 
rem.ent  affinée,  peuvent  échapper  à  l'influence  de 

—  85  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Tatmosphère  où  ils  vivent.  Les  premiers  poètes 
que  M.  Aman-Jean  ait  aimés*  sont  ceux  qui 
reflétaient  avec  le  plus  de  délicatesse  et  le  plus 
d'intensité  l'état  d'esprit  de  la  jeunesse  aux  envi- 
rons de  1890.  Il  aima  avec  passion  Barbey  d'Au- 
revilly, Villiers  de  TIsle-Adam,  la  Chartreuse  de 
Parme  et  le  Flaubert  de  Samt-Julien  l'Hospita- 
lier. Il  connut  quelques-uns  des  poètes  qui,  sou- 
levés de  dégoût  contre  le  réalisme  des  naturalistes 
et  contre  le  prosaïsme  de  François  Coppée,  instau- 
raient le  culte  éperdu  de  l'idéal,  revendiquaient  les 
droits  de  l'imagination  et,  dans  un  tumulte  inces- 
sant de  proclamations  théoriques,  de  fondations 
de  jeunes  Revues  et  de  dîners  révolutionnaires, 
instauraient  un  nouveau  mouvement  littéraire  qu'on 
désigne  aujourd'hui  sous  le  nom  de  «  Symbolistes 
et  Décadents  ».  Verlaine  fut  entre  tous  son  poète 
préféré ^  En  relisant  les  vers  délicieux  qui,  à  cette 
époque,  chantaient  dans  la  mémoire  de  tous  les 

1.  M.  Aman-Jean  est  né  en  1860. 

2.  Aman-Jéan  alla  le  voir  à  l'hôpital  Broussais  et  fit  de  lui 
en  1890-91  deux  portraits.  L'un  a  été  volé  et  n'a  pas  été 
retrouvé.  Le  second  est  en  la  possession  de  M.  Jules  Case.  Le 
journal  l'Artiste  a  publié  d'après  ce  portrait  une  lithographie 
exécutée  par  l'artiste. 

—  86  — 


AMAN-JEAN 


Jeunes  gens,  Aman-Jean  apprenait  à  se  mieux  con- 
naître lui-même  : 

«  Je  suis  l'Empire  à  la  fin  de  la  Décadence 
Qui  regarde  passer  les  grands  Barbares  blancs 
En  composant  des  acrostiches  indolents 
D'un  style  d'or  où  la  langueur  du  soleil  danse...  » 

A  la  lueur  restreinte  de  la  lampe  familière,  il  lut 
et  relut  les  Romances  sans  paroles^  Sagesse  et  sur- 
tout ces  exquises  Fêtes  galantes  : 

Tout  en  chantant  sur  le  mode  mineur 
L'amour  vainqueur  et  la  vie  opportune 
Ils  n'ont  pas  l'air  de  croire  à  leur  bonheur 
Et  leur  chanson  se  mêle  au  clair  de  lune. 

Au  calme  clair  de  lune  triste  et  beau 

Qui  fait  rêver  les  oiseaux  dans  les  arbres 

Et  sangloter  d'extase  les  jets  d'eau, 

Les  grands  jets  d'eau  sveltes  parmi  les  marbres... 

Voilà  dans  quel  état  d'esprit  vivait  une  partie 
importante  de  la  jeunesse  littéraire  et  artistique 
aux  environs  de  1890.  L'art  poétique  de  Verlaine 
était  une  sorte  de  credo  : 

Pas  la  couleur,  rien  que  la  nuance. 

Ah!  la  nuance  seule  fiance 

Le  rêve  au  rêve  et  la  flûte  au  cor... 

-87- 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

M.  Aman-Jean  aimait  la  littérature  ^  et  plus  parti- 
culièrement les  poètes.  Il  les  a  toujours  aimés.  Ne 
nous  étonnons  point,  par  conséquent,  qu'il  ait 
développé  peu  à  peu  sa  personnalité  en  accord  avec 
les  influences  poétiques  qui  s'exerçaient  autour  de 
lui  et  qui  s'harmonisaient  si  intimement  avec  son 
tempérament  particulier.  Il  était  né  coloriste,  mais 
Verlaine  semblait  avoir  pressenti  les  aspirations  de 
toute  une  partie  de  la  jeunesse,  quand  il  avait  for- 
mulé les  préceptes  qui  furent  ceux  de  toute  une 
génération  : 

«  Pas  la  couleur,  rien  que  la  nuance... 


i.  Il  s'essayait  même  parfois  à  noter  par  les  mots  des 
sensations  colorées.  J'ai  retrouvé  par  hasard  un  article  signé 
de  lui  dans  un  numéro  daté  du  ig  novembre  1890,  d'une 
revue  artistique  qui  n'eut  que  quelques  numéros  :  L'Art 
dans  les  deux  mondes.  L'article  était  intitulé  «  Puvis  de  Cha- 
vannes  ».  On  s'étonnera  moins,  sachant  cela,  que  quelques 
années  après,  il  ait  écrit  un  petit  livre  sur  Vélasquez. 


88  — 


AMAN-JEAN 


LA    FORMATION    ARTISTIQUE 

En  1879,  c'est-à-dire  quand  il  eut  dix-neuf  ans, 
M.  Aman-Jean  obtint  de  ses  parents  l'autorisation 
de  devenir  un  peintre  et  il  se  fit  inscrire,  à  l'École 
des  Beaux-Arts,  dans  l'atelier  de  Lehman.  Hébert 
et  Luc-Olivier  Merson  furent  aussi  ses  professeurs, 
mais  ce  fut  Lehman  qui  fut  le  véritable  maître.  Ce 
peintre,  illustre  à  cette  époque,  avait  été  l'élève 
d'Ingres.  Il  aimait  les  sujets  «  bien  composés  »,  se 
préoccupait  avant  tout  de  «  la  ligne  »  et  il  exigeait 
de  ses  élèves  travaillant  devant  le  modèle  une  cons- 
truction solide  et  des  contours  parfaitement  nets. 
Cet  enseignement  «  linéaire  »  était  en  contradic- 
tion* absolue  avec  les  aspirations  encore  confuses 
du  peintre  qui  devait  devenir  avant  tout  un  colo- 
riste et  un  notateur  de  nuances  sentimentales. 
Cependant  —  à  trente-cinq  ans  de  distance  — 
M.  Aman-Jean  garde  à  son  vieux  maître  de  la  recon- 

I.  C'est  pourquoi  peut-être  M.  Aman-Jean  n'obtint  aucun 
succès  scolaire.  Il  se  prépara  comme  tout  le  monde  au  prix 
de  Rome  mais  ne  fut  jamais  admis  à  monter  en  loge. 


-89- 


12 


PEINTRES    D^AUJOURD'HUI 

naissance.  Il  estime  que  cette  discipline  lui  fut 
salutaire.  De  quel  prix  peuvent  être  les  caprices 
d'une  arabesque  délicate  si  le  tremblement  de  l'en- 
veloppe atmosphérique  autour  d'une  épaule  ou 
d'un  bras  ne  laisse  pas  deviner  le  contour  exact  et 
pour  ainsi  dire  matériel  de  cette  épaule  ou  de  ce 
bras?  Et  comment  M.  Aman-Jean  pourrait-il  repro- 
cher à  son  professeur  de  n'avoir  pas  compris  quelles 
devaient  devenir  les  qualités  essentielles  de  son 
élève  puisque  celui-ci  ne  se  connaissait  pas  encore 
lui-même? 

De  bonne  foi,  M.  Aman-Jean  *  se  croyait  un  mys- 
tique et  il  s'attachait  de  toute  son  àme  à  retrouver 
dans  l'enseignement  de  son  professeur  la  précision 
de  dessin  des  peintres  primitifs  que  dans  ses  visites 
au  Louvre  il  admirait  entre  tous  avec  prédilec- 
tion. 

Un  peu  de  mysticisme,  au  début  de  toute  carrière, 
est  un  très  bon  état  d'esprit.  C'est  une  sauvegarde 
contre  les  tentations  de  tout  ordre,  contre  la  sensua- 
lité grossière,  la  banalité,  contre  la  vulgarité.  C'est 

I.  Qui  s'appelait  alors  Edmond-Aman  Jean,  ce  dernier 
nom  étant  son  patronymique. 

—  90  — 


AMAN-JEAN 


une  sorte  d'armure  contre  la  médiocrité  environ- 
nante. Ce  mysticisme  donne  aux  éludes  du  jeune 
homme  un  caractère  de  recherche  désintéressée. 
Elle  le  garde  contre  le  désir  de  parvenir  trop  vite, 
contre  les  ambitions  impatientes,  le  désir  du  lucre 
et  les  sollicitations  de  la  vanité.  Peut-être  dans 
l'esprit  de  M.  Aman-Jean,  ce  mysticisme  était-il 
d'un  caractère  intellectuel  plus  que  religieux. 
On  retrouverait  dans  cette  tendance  au  mysticisme 
un  grand  désir  de  distinction  intellectuelle,  des 
réminiscences  littéraires,  l'élan  instinctif  vers  tout 
ce  qui  est  noble  et  d'inspiration  élevée,  le  dégoût 
de  tout  ce  qui  est  vulgaire. 

M.  Aman-Jean,  pendant  des  années,  aima  les 
Primitifs  avec  passion  et  presque  à  l'exclusion  de 
tout  le  reste.  Quand  il  fit  son  premier  voyage  en 
Belgique,  il  préféra  de  beaucoup  Van  Eyck  et 
Memling  à  Rubens  et  à  Jordaëns,  et  quand, 
en  1886  ',  grâce  à  la  bourse  de  voyage  du  Salon  des 
Artistes  français,  il  voyagea  en  Italie,  ses  grands 
élans  d'admiration  allèrent  à  Botticelli  (qui  n'était 

I,  En  même  temps  que  M.  Henri  Martin  et  M.  Ernest 
Laurent.  Ces  trois  amis,  nantis  de  la  même  bourse  de 
4.000  francs,  se  retrouvèrent  en  Italie. 


—  9' 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

pas  encore  à  la  mode)  bien  plus  qu'à  Raphaël,  et 
aux  primitifs  toscans  beaucoup  plus  qu'à  Michel- 
Ange  et  aux  Ve'nitiens. 

LES    TENDANCES     LITTÉRAIRES 

Il  est  fort  difficile  de  se  connaître  soi-même. 
Tout  l'effort  de  M.  Aman-Jean  pendant  une  longue 
période  tendra  à  découvrir,  à  travers  ces  influences, 
sa  propre  personnalité.  Le  sujet  de  ses  premiers 
tableaux  témoigne  nettement  de  ses  tendances 
idéalistes  et  de  ses  admirations  littéraires.  L'exé- 
cution, un  peu  sèche,  trop  linéaire,  est  d'un 
coloris  déjà  très  fin  mais  timide.  Cette  exécution 
nous  rappelle  en  même  temps  l'enseignement  de 
Lehman  et  l'admiration  du  jeune  artiste  pour  le 
dessin  des  Primitifs. 

De  moins  en  moins  sensibles  dans  l'œuvre  de 
M.  Aman-J  ean  à  mesure  qu'il  se  conquérait  lui-  même 
ces  deux  influences  se  prolongent  à  peu  près  jus- 
qu'en 1892,  date  du  portrait  exécuté  d'après  la 
jeune  fille  que  le  peintre  devait  épouser  la  même 
année  et  qui  appartient  au  musée  du  Luxembourg. 

Avant  d'en  arriver  à  cette  oeuvre  qui  n'est  pas 

—  92  — 


AMAN-JEAN 


exempte  de  quelque  sécheresse  mais  dont  Tinten- 
sité  d'expression  est  déjà  d'une  gravité  pénétrante 
et  dont  le  coloris  est  déjà  très  délicat  et  très 
personnel,  M.  Aman-Jean  avait  beaucoup  tra- 
vaillé. 

En  i883,  il  avait  obtenu  son  premier  succès' 
avec  un  grand  tableau  inspiré  du  conte  de  Flau- 
bert :  Saint  Julien  V Hospitalier.  Ce  tableau  qui 
appartient  maintenant  au  musée  de  Carcassonne 
était  déjà  une  belle  œuvre,  bien  que  d'une  exécu- 
tion un  peu  sèche.  Troublé  par  ce  succès  l'artiste 
n'osa  rien  envoyer  en  1884  ni  en  i885.  Il  exposa 
en  1886  son  premier  essai  de  décoration.  La  Paix 
représentait  une  figure  de  femme  volant  au-dessus 
d'un  champ  de  blé.  Ce  tableau  —  que  l'artiste  a 
détruit  —  obtint  une  seconde  médaille  et  lui  valut 
la  bourse  de  voyage.  Puvis  de  Chavannes  avait 
été  l'un  de  ceux  qui  avaient  remarqué  ce  tableau 
et  avait  sollicité  pour  lui  une  distinction  honori- 
fique. M.  Aman-Jean  alla  le  remercier  chez  lui  de 
cette  bienveillance,  fut  reçu  avec  la  plus  grande 

I .  Qui  fut  très  grand  et  lui  valut  la  troisième  médaille. 
L'artiste  ne  devait  plus  retrouver  pendant  de  longues  années 
un  accueil  aussi  favorable. 


-93   - 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

courtoisie  et  devint  pour  toujours  l'ami  de  ce 
grand  artiste  *. 

En  1887,  il  exposa,  avec  un  portrait  de  sa  sœur, 
une  vue  de  Paris  prise  du  terre-plein  du  pont 
d'Austerlitz,  et  une  petite  sainte  Geneviève  tenant 
contre  son  cœur  juvénile  une  petite  nef  sym- 
bolique tandis  que  des  péniches  et  des  débardeurs 
lui  composaient  un  décor  de  Paris  moderne  -. 

Pendant  les  années  1888  et  1889,  M.  Aman-Jean 
peignit  deux  Jeanne  d'Arc  qui  appartiennent  au- 
jourd'hui au  musée  d'Orléans.  L'un  de  ces  tableaux 
est  de  très  grandes  dimensions.  Il  représente 
Jeanne  d'Arc  plus  grande  que  nature  entrant  dans 
la  ville  reconquise.  Maisons  du  moyen  âge,  soldats, 
armures  et  même  «  les  voix  »  forment  un  ensemble 
qui  voulait  être  saisissant.  La  seconde  Jeanne  d'Arc 

1.  Quand  l'artiste  se  maria  en  1892  Puvis  de  Chavannes 
accepta  d'être  l'un  de  ses  témoins.  La  fréquentation  de  Puvis 
de  Chavannes  et  son  enseignement  oral  furent  très  utiles  à 
M.  Aman-Jean. 

2.  Ce  tableau  fut  acheté  par  M.  Hayem.  C'était  la  première 
fois  que  M.  Aman- Jean  vendait  une  de  ses  œuvres. 
M. Hayem  acheta  aussi  un  Hésiode  écoutant  les  inspirations 
delamuse^  figure  dans  un  paysage,  exécuté  en  1890  après 
un  voyage  en  Sicile. 

—  94  — 


AMAN-JEAN 


est  beaucoup  plus  petite  et  peut-être  est-elle  plus 
importante  dans  Tœuvre  de  l'artiste.  Elle  repré- 
sente Ihe'roïne  priant  avec  ardeur,  crispe'e  sur  son 
oriflamme. 

En  i88g  l'envoi  au  salon  se  composa  d'une 
allégorie  de  la  Monarchie  où  se  reconnaissaient 
Louis  XVII  et  Simon  le  cordonnier.  Après  le  Salon 
l'artiste  la  de'truisit. 

En  1891,  M.  Aman-Jean  retrouva  un  peu  de 
succès  avec  deux  portraits  de  femme  très  grands  et 
exécutés  dans  les  notes  sombres.  L'un  d'entre  eux 
se  trouve  à  Rio  de  Janeiro  et  l'autre  s'est  perdu. 


LE    PORTRAIT   DU    LUXEMBOURG 

Il  date  de  1892.  Sur  un  fond  d'un  joli  bleu  —  à 
peu  près  arbitraire  —  et  dont  la  tonalité  s'enrichit 
de  vagues  branchelettes  d'amandier  et  d'imprécises 
fleurettes  roses  (ce  sont  les  premières  manifesta- 
tions du  sens  décoratif  qui  peu  à  peu  n'admettra 
plus  de  surface  non  enrichie)  la  jeune  fille  se  pré- 
sente exactement  de  profil,  les  cheveux  bruns  et 
plats  tirés  vers  le  chignon  posé  sur  la  nuque.  Elle 

-95  - 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

porte  un  corsage  d'un  rose  groseille  écrasée,  une 
jupe  brun-lie-de  vin  foncé,  et  une  écharpe  jaune 
enroulée  autour  des  bras.  Un  petit  bouquet  de 
violettes  pâles  agonise  à  son  corsage.  Le  modelé 
du  visage  et  des  mains  est  saisi  sur  le  vif,  pas  con- 
ventionnel du  tout.  Le  profil  est  assez  régulier 
mais  de  petites  asymétries  donnent  la  sensation  de 
la  réalité.  Les  yeux  sont  baissés  à  l'ombre  des  cils. 
Les  deux  mains  se  rejoignent  sur  les  jambes  et  la 
torsion  du  poignet  gauche  est  juste,  harmonieuse 
et  tendre.  Cette  main  et  ce  poignet  sont  charmants. 
L'ensemble  est  sobre,  précis,  d'une  écriture  très 
nette.  L'arabesque  qui  devient  jolie  a  encore 
quelque  chose  de  sec.  C'est  précieux  et  un  peu 
grêle.  Cependant  la  vision  est  d'une  délicatesse 
ingénieuse.  Ces  rapports  de  tons  lie-de-vin,  jaune 
et  groseille  écrasée,  sur  ce  bleu-vert  de  la  tenture, 
sont  subtils  et  émouvants;  ces  violettes  pâles  qui 
s'évanouissent  sont  d'un  accent  sincère  et  juste. 
L'indication  d'un  décor  floral  sur  le  fond  bleu  res- 
semble à  des  arpèges  presque  imperceptibles  d'un 
violon  qui  se  tait  tout  de  suite.  C'est  de  la  pein- 
ture à  mi-voix.  Elle  chuchote  plus  qu'elle  ne  parle. 
Mais  quel  susurrement  délicieux! 

-  96  - 


AMAN-JEAN 


Progressivement,  d'œuvre  en  œuvre,  l'arabesque 
deviendra  plus  souple,  plus  large,  plus  envelop- 
pante, les  tons  seront  plus  francs,  il  y  aura  plus 
de  force  et  plus  de  vitalité.  Et  cependant  quel 
autre  tableau  nous  donnera  l'équivalent  de  ce 
visage  baigné  de  pénombre  dans  un  éclairage  «  en 
douceur  m,  de  ces  mains  pénétrées  d'ombre  par  le 
modelé  et  surtout  l'accent  unique,  le  je  ne  sais 
quoi  de  si  touchant  dans  la  vision  de  cette  fiancée  ? 
Il  y  a  en  elle  du  mystère.  Ce  profil  ne  livre  pas 
toute  la  physionomie.  Ces  yeux  baissés  ne  disent 
pas  toute  leur  pensée.  On  sent  que  l'artiste  était 
ému  et  précautionneux.  Sous  l'enveloppe  maté- 
rielle, il  cherchait  à  deviner  l'âme. 

Voici  le  sommet  de  la  première  partie  de  la  car- 
rière de  M.  Aman-Jean.  On  sent  l'influence  des 
Primitifs.  C'est  de  la  peinture  psychologique,  j'ose- 
rais presque  dire  de  la  peinture  d'âme.  Le  coloris  — 
si  délicat  qu'il  puisse  être  —  est  comme  subordonné 
à  une  émoiion  intérieure  et  qui  se  contient.  Cest 
à  la  fois  timide  et  franc.  C'est  de  la  peinture 
d'amoureux  qui  ne  se  connaît  pas  encore  tout  à 
fait  lui-même  mais  qui  va  prendre  son  essor. 
On  sent  la  minute  de  crise.  Pour  connaître   les 

T.  II  —  97  —  i3 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


diverses  étapes  delà  carrière  de  M.  Aman-Jean  ce 
portrait  est  aussi  important  que  le  portrait  rose  de 
1906  du  Petit-Palais  et  la  Décoration  pour  la 
Sorbonne  de  19 1-2.  Ils  marquent  trois  étapes  d'une 
carrière  :  la  concentration  sur  soi-même,  l'épanouis- 
sement de  la  sensibilité  et  la  conquête  progressive 
de  la  Joie. 

LE   TEMPÉRAMENT   SEPTENTRIONAL 

A  partir  de  1892  M.  Aman-Jean  commence  à 
prendre  pleine  possession  de  lui-même.  Il  renonce 
peu  à  peu  à  la  préoccupation  de  dessiner  par  les 
contours.  Il  se  déprend  des  Primitifs  florentins, 
s'interroge  lui-même,  et,  par  un  détour,  revient  à 
ses  propres  origines. 

Ces  origines  étaient  nettement  septentrionales. 
M.  Aman-Jean  est  né  par  hasard  à  Ghevry- 
Cossigny  ^  en  Seine-et-Marne  parce  que  ses  parents 
y  possédaient  une  maison  de  campagne.  Son  père 
était  né  à  Valenciennes  de  parents  originaires  de 
Saint-Amand.   Il  avait  quitté  sa  province  natale 

I.  Le  i3  novembre  18G0. 

-  98  - 


AMAN-JEAN 


pour  venir  exercer  à  Paris  le  commerce  des  char- 
bons provenant  des  mines  du  Nord.  Cependant  le 
patrimoine  familial,  qui  assura  l'existence  de 
l'artiste  et  la  dignité  de  sa  vie  pendant  toute  la 
période  des  débuts,  avait  été  constitué  par  son 
grand-père  paternel,  originaire  de  Valenciennes  et 
constructeur  de  péniches  fluviales  à  Paris,  quai 
de  Vaimy.  La  mère  de  M.  Aman-Jean  était  ori- 
ginaire de  Landrecies.  Bien  qu'il  ait  été  élevé  à 
Paris,  l'artiste  est  par  conséquent  un  septentrional. 
La  remarque  n'est  pas  sans  intérêt.  Quand  Aman- 
Jean  fait  mentalement  un  retour  sur  l'évolution  de 
sa  carrière  il  sent  de  plus  en  plus  nettement 
quelle  antinomie  foncière  existait  entre  sa  propre 
vision  et  celle  du  maître  de  Montauban  dont 
Lehman  continuait  la  tradition. 

Le  propre  des  artistes  septentrionaux  est  de 
distinguer  les  volumes  des  objets  par  la  couleur. 
Une  sorte  d'instinct  les  empêche  de  jamais  les  abs- 
traire de  l'enveloppe  atmosphérique  dont  ils  sont 
entourés.  C'est  dans  hi  lumière  éclatante  du  Midi 
que  les  objets  livrent  sans  mystère  le  dessin  de  leurs 
contours  et  se  détachent  sur  les  autres  objets  d'une 
manière  absolument  nette.  L'ombre  et  la  lumière 

—  99  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

dans  le  Midi  s'opposent  l'une  à  l'autre  en  des 
contrastes  bien  tranchés.  Le  soleil  en  se  levant  sur 
l'horizon  transforme  tout  le  paysage  comme  par  un 
coup  de  baguette  magique.  Aussi  longtemps  que  le 
soleil  irradie,  ce  contraste  se  perpétue.  Le  crépus- 
cule n'existe  pour  ainsi  dire  pas.  En  quelques 
instants  la  nuit  succède  au  jour. 

Dans  le  Nord,  au  contraire,  le  soleil  ne  se  lève 
presque  jamais  sur  l'horizon  dans  l'éclatante  net- 
teté de  son  orbe  lumineux.  Des  brumes  flottent 
dans  l'atmosphère.  L'aube  est  une  cérémonie.  Le 
crépuscule  n'en  finit  plus.  Même  au  plus  vif  de  l'été 
et  à  plus  forte  raison  pendant  la  plus  grande  partie 
de  l'année,  les  heures  du  jour  sont  toutes  pénétrées 
d'ombres  diffuses.  L'évaporation  constante  d'une 
inépuisable  humidité  enveloppe  la  terre,  le  ciel, 
les  objets  et  les  personnages  d'une  sorte  de 
halo,  d'un  tremblement  de  lumière  diffuse.  Les 
hommes  du  nord  ont  presque  tous  des  3'eux 
de  peintres'.  Ils   voient  par  la  lumière  et  par  les 

I.  Il  est  remarquable  que  les  Septentrionaux  —  même 
quand  ils  n'ont  aucune  culture  —  distinguent  d'instinct 
parmi  les  peintres  ceux  qui  sont  coloristes  et  ceux  qui  ne  le 
sont  pas.  En  quelques  conversations  on  les  met  en  état  de 

—    100    — 


AMAN-JEAN 


ombres  beaucoup  plus  que  par  les  lignes.  Ils 
sentent  l'inépuisable  variété  des  nuances  beaucoup 
plus  qu'ils  ne  sont  sensibles  à  l'opposition  violente 
des  tons  crus  juxtaposés.  Ils  se  complaisent  à 
regarder  l'inextricable  complication  des  reflets.  Ils 
aiment  la  pénombre,  le  clair-obscur.  Ils  ont  le  sens 
du  mystère.  Ils  en  arrivent  très  vite  à  se  rendre 
compte  que  la  signification  dramatique  ou  senti- 
mentale d'une  représentation  colorée  des  objets  ou 
des  personnages  est  indépendante  de  l'exactitude 
de  cette  représentation  matérielle.  Le  sujet  pour 
eux  devient  une  sorte  de  postulat  qu'ils  accordent 
sans  discussion.  Devant  un  tableau  ils  se  de- 
mandent ce  que  le  peintre,  à  propos  de  ce  sujet, 
pouvait  avoir  à  leur  confier  et  ils  sentent  tout 
au  moins  d'une  manière  confuse  que  c'est  par  la 
couleur,  par  les  jeux  de  l'ombre  et  de  la  lumière,  par 
l'atmosphère  sentimentale  et  par  les  influences 
réciproques  des  tonalités  et  des  reflets,  que  le 
peinire  doit  exprimer  ses  idées  ou  ses  émotions.  Les 

dire  le  pourquoi  de  leurs  sensations.  Quand  il  s'agit  de  l'art 
d'associer  entre  eux  les  idées  et  les  mots,  ils  ont  au  con- 
traire des  facultés  d'assimilation  bien  moins  vives  que  les 
Méridionaux. 

—    lOI     — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


œuvres  de  Rembrandt  ou  de  Watteau,  prototypes 
des  peintres  du  nord,  et  celles  des  compatriotes 
d'Ingres,  prototype  des  peintres  du  midi,  précisent 
parfaitement  bien  l'opposition  de  tendance,  de 
caractère  et  de  sentiment. 

C'est  par  de  secrètes  affinités  de  tempérament, 
même  au  temps  où  il  dessinait  par  le  contour  et 
refrénait,  pour  plaire  à  son  maître,  ses  élans  de 
coloriste,  que  M.  Aman-Jean  préférait  aux  poèmes 
de  Leconte  de  Lisle  les  poésies  de  Verlaine*  «  où 
l'indécis  au  précis  se  joint  »  et  la  mélancolie  volup- 
tueuse d'un  Rodenbach  ou  d'un  Albert  Samain-. 

A  partir  de  1892  ses  envois  annuels  à  la  Société 
Nationale  attestent  sa  libération  progressive  à 
l'égard  de  l'enseignement  de  l'école  et  le  dévelop- 
pement méthodique  d'une  personnalité  qui,  après 
s'être  cherchée  longtemps,  se  découvre,  se  précise 
et  se  fortifie  par  la  couleur. 

LE     SENS     DÉCORATIF 

Le  sens  décoratif  se  développait  en  même  temps 

1.  Né  dans  les  Ardennes  d'une  famille  septentrionale. 

2.  Né  à  Lille,  d'une  famille  lilloise. 

—    102   — 


A  M  AN- JE  AN 


jusqu'à  devenir  pour  l'artiste  une  préoccupation 
constante.  Au  salon  de  1892,  avec  le  Portrait  de  la 
fiancée,  qui  appartient  au  musée  du  Luxembourg, 
M.  Aman-Jean  avait  envoyé  une  Venise  qui  fut 
achetée  par  le  D"  Hirth,  fondateur  et  directeur  de  la 
«Jugend  »  de  Munich.  Venise  y  apparaissait  de  pro- 
fil, sous  la  forme  d'une  figure  nue  surgissant  de  la 
mer  sur  laquelle  flottaient  à  la  gauche  du  specta- 
teur des  galères  jaunes  et  rouges. 

En  1893  M.  Aman-Jean  exposa  la  Femme  au 
paon  qui  appartient  au  Musée  des  Arts  décoratifs, 
et  en  1894  deux  panneaux  décoratifs  commandés 
par  M.  Maciet  et  qui  portaient  pour  titre  :  La  Cou- 
Jidence  et  l'Atte7ite.  Dans  la  carrière  de  M.  Aman- 
Jean,  ce  sont  des  œuvres  importantes  et  plus  encore 
peut-être  à  cause  des  tendances  nouvelles  qu'elles 
manifestent  que  par  leur  perfection  propre. 

La  Confidence  représente  une  jeune  femme  dé- 
colletée, en  robe  saumon  (très  fine  de  ton  et  très 
bien  drapée),  assise  sur  un  banc  de  jardin  tandis 
qu'une  autre  jeune  femme  debout,  lesépaules  nues, 
drapée  de  gris-rose  et  de  violet,  se  penche  vers  elle 
pour  lui  dire  un  secret.  Toutes  deux  se  détachent  sur 
un  ciel  bleu-vert,  et  sont  entourées  d'un  encadre- 

—  io3  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

ment  de  feuillages  verts  soutenus  par  des  treillages 
de  bois  gris  et  vivifiés  par  des  fleurs  vaporeuses. 

Le  parti-pris  d'exécution  décorative  est  évident. 
Tout  le  tableau  se  résume  en  trois  ou  quatre 
grandes  taches  :  Sur  le  bleu-vert  du  ciel  et  les  verts 
du  feuillage  chantent  le  ton  saumon  de  l'une  des 
robes  et  les  accents  gris-roses,  violets  et  gris-blancs 
de  l'autre  robe. 

Le  sens  décoratif  n'est  pas  moins  évident.  Cette 
composition  semble  solliciter  l'encadrement  d'une 
boiserie  afin  de  contribuer  à  l'enrichissement  d'un 
ensemble  par  une  vision  de  douceur  pénétrante, 
de  grâce  persuasive,  d'élégance  fine  et  forte.  Aussi 
dénué  que  possible  de  toute  banalité,  de  toute  vul- 
garité, ce  tableau  est  distingué  au  sens  le  plus  élevé 
du  mot.  Il  est  d'une  grande  douceur  enveloppante. 

Le  second  panneau  possède  à  un  moindre  degré 
exactement  les  mêmes  qualités.  Il  représente  une 
jeune  fille  debout,  en  toilette  rose,  tenant  par  la 
main  un  grand  chapeau  de  paille  jaune  à  ruban 
noir  et  entourée  du  môme  décor  sur  le  môme  ciel 
bleu-vert. 

Ces  deux  panneaux  décoratifs  marquent  une  date. 
Aman-Jean  a  trouvé  son  style.  Cela  est  fin  sans  être 

—  104  — 


AMAN- JEAN 


M^ 


Cliclic  Crevaux 


LA   CONFIDENCE 


AMAN-JEAN 


grêle,  délicat  sans  être  mièvre,  gracieux  sans  être 
conventionnel.  L'arabesque  est  douce  et  forte,  les 
tonalités  sont  vives  et  justes.  L'atmosphère  de 
songe  n'est  pas  en  contradiction  avec  le  sentiment 
de  la  réalité.  Ces  panneaux  sont  le  commentaire 
délicieux  d'un  spectacle  réellement  vu. 

Pour  juger  des  progrès  réalisés,  reportons-nous 
il  La  Jeune  Jille  au  paon^  qui  se  trouve  au  même 
musée.  Elle  est  debout  en  robe  gris-rose  à  ramages 
assourdis.  Les  deux  mains  tiennent  une  fleur  sur 
le  sein  gauche.  Elle  se  détache  sur  une  prairie  verte 
que  limitent  à  l'horizon  un  mouvement  de  terrain 
et  une  mince  bande  de  ciel.  Le  paon  est  auprès 
d'elle. 

Observons  que  l'arabesque  est  infiniment  moins 
souple.  Le  coude  gauche  est  plié  à  angle  aigu  à 
peine  dissimulé  par  la  batiste  qui  s'échappe  de  la 
manche.  L'une  des  lignes  qui  délimitent  la  robe 
est  toute  droite  et  presque  parallèle  au  cadre.  Il  y 
a  dans  le  mouvement  des  bras  et  aussi  dans  les 
branchelettes  dénudées  de  l'arbuste  qui  se  trouve 
auprès  d'elle,  quelque  chose  de  trop  grêle.  On  ne 

I.  Elle  est  plus  ancienne  de  deux  ou  trois  ans. 

T.  II  —  io5  —  14 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

sent  pas  le  nu  sous  la  jupe.  La  robe  en  forme  de 
cloche,  n'est  pas  dénuée  de  quelque  lourdeur.  On 
sent  l'œuvre  de  transition,  l'essai  qui  devait  aboutir 
à  La  Confidence.  Certes  le  charme  opère  tout  de 
même.  Cette  robe,  à  cause  des  moires  où  le  vert 
rose  se  mêle  au  jaune  rose  est  tout  de  même  très 
jolie,  le  visage  aux  beaux  cheveux  plats  est  d'un 
modelé  tendre  et  d'une  expression  charmante,  le 
rose  et  le  bleu-paon  de  l'oiseau  qui  tourne  vers 
nous  sa  queue  en  panache  et  allonge  vers  la  jeune 
fille  son  cou  et  sa  tête  surmontée  d'une  aigrette 
sont  d'une  tonalité  exquise.  Et  cependant,  comme 
l'on  sent  que  l'artiste  n'est  pas  encore  parvenu  à  la 
maîtrise!  Le  style  et  l'exécution  veulent  être  déco- 
ratifs. Ils  ne  le  sont  que  dans  une  petite  mesure. 

Une  seconde  Venise,  qui  date  de  1896',  nous 
montre  au  premier  plan  deux  jeunes  filles.  L'une 
est  debout  en  robe  rose  à  châle  noir,  et  l'autre, 
d'un  dessin  beaucoup  plus  large  (et  qui  n!est  pas  à 
l'opposé  de   celui  de  Besnard)  est  rassemblée  sur 


1,  Au  Salon  de  1895  l'artiste  envoya  un  portrait  ou  plutôt 
un  interprétation  décorative,  pour  laquelle  sa  femme  avait 
bien  voulu  poser.  Elle  appartient  à  M.  Sainsère. 

—   106  — 


AMAN-JEAN 


elle-même  tout  près  du  sol  en  robe  brun-rosàtre. 
Dans  le  fond,  au  delà  de  l'eau  rose  clapotante,  se 
distingue  le  campanile  de  Saint-Georges  Majeur, 
d'un  brun  roux,  entoure  de  quelques  constructions, 
tandis  qu'un  peu  de  ciel  gris  rosé  enveloppe  le  tout. 
Ces  deux  jeunes  femmes,  presque  de  grandeur 
nature,  silhouette'es  au  premier  plan  tandis  que  fuit 
derrière  elles  un  paysage  d'eau,  sont  encore  d'une 
mise  en  toile  et  d'une  vision  relativement  som- 
maires. Cependant  le  dessin  a  pris  plus  de  liberté, 
le  coloris  est  plus  ample  et  distribué  par  de  belles 
taches  '. 

Ce  sont  ces  panneaux  décoratifs  qui  ont  été  pour 
M.  Aman-Jean  l'occasion  de  se  connaître  entière- 
ment. A  partir  de  ce  moment  il  n'a  plus  qu'à  se 
développer  selon  sa  propre  nature.  Son  arabesque 
devient  de  plus  en  plus  souple;  sa  couleur,  de  plus 
en  plus  délicate  et  riche.  Certains  jours  il  s'ingénie 
à  raffiner  sur  des  rapports  de  tons  comme  un 
psychologue  de  profession  sur  des  subtilités  de 
sentiment.   Parfois    il    fait   poser  devant   lui   des 

I.  De  cette  année  1S96  datent  aussi  les  Siràies  exécutés  à 
Florence  et  qui  représentent  deux  jeunes  femmes  nues  dans 
la  mer. 


107 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

modèles  professionnels  et  donne  l'essor  à  sa  fan- 
taisie décorative.  D'autres  fois  il  s'impose  de  se 
soumettre  à  la  re'alité  et  s'efforce  de  brider  son 
imagination  visuelle  pour  donner  la  sensation  du 
vrai,  même  dans  une  atmosphère  de  rêve. 

A  mesure  qu'il  prend  possession  plus  entière  de 
ses  moyens  d'exécution  il  domine  de  plus  en  plus 
le  motif  de  nature.  Tout  en  gardant  le  contact  avec 
la  réalité,  il  conçoit  et  il  s'attache  à  exprimer  des 
vérités  plastiques  d'ordre  général. 

Pour  les  portraits  notamment,  l'évolution  est 
manifeste.  Le  sens  décoratif  devient  presque 
prépondérant.  L'artiste  a  découvert  des  moyens 
d'expression  nouveaux.  Il  ne  renonce  pas  à  étudier 
directement  le  modèle  qu'il  a  sous  les  yeux,  mais  il 
éprouve,  plus  encore  qu'il  n'observe,  ce  que  révèlent 
ses  expressions  de  physionomie,  ses  gestes  et  ses 
attitudes.  Son  émotion  devient  plastique  beaucoup 
plus  que  psychologique.  L'interrogation  mentale  se 
confond  avec  un  état  de  sensibilité.  Il  renonce  à 
relier  par  des  conjectures  psychologiques  le  présent 
qu'il  a  sous  les  yeux,  le  passé  qu'il  devine,  et  à  sug- 
gérer, dans  une  certaine  mesure,  par  la  logique 
même  du  caractère,  des  pressentiments  sur  Tavenir. 

—  io8  — 


AMAN-JEAN 


A  propos  du  modèle  vivant  qu'il  a  sous  les  yeux 
M.  Aman-Jean  en  arrive  à  nous  décrire  son  émotion 
visuelle  et  ses  impressions  sentimentales.  C'est 
pourquoi  ses  plus  beaux  portraits  sont  toujours 
ceux  qu'on  lui  a  permis  d'exécuter  avec  plus  de 
liberté.  Cette  façon  de  comprendre  le  portrait  est 
subjective  plutôt  qu'objective.  M.  Aman-Jean  ne  se 
soumet  que  dans  une  petite  mesure  à  la  réalité 
objective.  A  propos  de  son  modèle  l'artiste  se 
décrit  lui-même.  Pour  que  le  résultat  soit  un  chef- 
d'œuvre  il  suffit  —  mais  il  est  nécessaire  —  que  la 
psychologie  et  l'aspect  physique  du  modèle  aient 
des  analogies  avec  le  peintre  lui-même.  On  n'ima- 
gine donc  pas  que  M.  Aman-Jean  puisse  faire 
indifféremment  n'importe  quel  portrait. 

Regardons  ensemble,  par  exemple,  le  portrait  au 
pastel  de  la  fille  du  peintre  Besnard. 

Elle  se  présente  de  trois-quarts,  les  cheveux  rele- 
vés et  retenus  par  un  ruban  bleu  turquoise  foncé. 
Elle  est  décolletée.  De  son  épaule  gauche  retombe 
une  écharpe  à  pen  près  du  même  ton  que  le  ruban, 
et  cette  écharpe  laisse  voir  un  corsage  de  lingerie 
retenu  par  de  minuscules  rubans  verts  et  sur  les- 
quels s'accroche  un  nœud  de  ruban  rose. 


—  109  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Le  fond  est  bleu-vert,  plutôt  vert,  et  composé 
d'un  grand  nombre  de  tonalités  qui  s'exaltent  les 
uns  les  autres.  Ce  fond  est  éminemment  décoratif. 
Il  soutient  tout  le  portrait,  l'enrichit,  l'explique  et  le 
fait  se  prolonger  au  delà  des  limites  du  cadre. 

Les  qualités  principales  de  ce  portrait,  c'est  la 
mise  en  page  extrêmement  artiste,  l'imprévu  du 
mouvement  qui  semble  faire  surgir  .le  modèle 
d'un  rideau  invisible  qui  eût  été  à  sa  gauche,  la 
souplesse  et  la  précision  de  l'arabesque,  la  justesse, 
la  force  et  la  délicatesse  des  tons,  l'intensité  de 
l'expression  par  la  couleur  et  un  je  ne  sais  quoi  de 
rare,  de  jamais  vu  et  d'inimitable. 

Or,  toutes  ces  qualités  sont  étroitement  liées  à 
l'expression  morale  de  la  jeune  fille  dont  nous 
avons  devant  les  yeux  une  interprétation  psycholo- 
gique. Ces  modelés  nous  disent  la  construction 
énergique  de  ce  visage.  Les  yeux  expriment  la 
douceur  mais  ils  nous  disent  aussi  l'intelligence 
vive,  l'esprit  prompt,  la  mobilité  de  sentiment 
et  l'extrême  sensibilité.  Autour  de  cette  bouche 
qui  se  relève  légèrement  vers  la  gauche  flotte 
un  sourire  diffus  qui  deviendrait  vite  ironique, 
spirituel,  sans  méchanceté  mais  propre  à  accentuer 

—    I  10    — 


AMAN-JEAN 


le  geste  du'  bout  des  doigts  ou  la  réplique  amu- 
sante. C'est  le  portrait  d'une  Parisienne.  Elle  vit 
par  ses  nerfs  bien  plus  que  par  ses  muscles.  On 
la  sent  maigre  et  infatigable.  ïl  y  a  en  elle  du 
mystère  et  beaucoup  d'énergie.  C'est  une  Pari- 
sienne et  c'est  une  jeune  fille.  Et  tout  cela  est 
exprimé  par  des  tons  et  des  rapports  de  tons.  L'en- 
semble est  à  la  fois  nerveux  et  calme,  d'une  lan- 
gueur robuste,  d'une  délicatesse  précise  et  forte. 
J'ose  dire  que  c'est  un  chef-d'œuvre.  Mais  ce  por- 
trait n'est  si  beau  que  parce  qu'il  y  avait  accord 
préalable  entre  cette  complexité  psychologique, 
cette  élégance  morale  et  physique  et  la  nature 
même  du  peintre. 


L  IMAGINATION    DU    DESSIN 

Jusqu'à  la  fin  du  xviii'  siècle  on  écrivait  «  Des- 
sein »  le  mot  que  nous  écrivons  aujourd'hui  des- 
sin. Et  l'ancienne  orthographe  exprimait  mieux  ce 
qu'il  doit  y  avoir  dans  ces  «  projets  »  de  sponta- 
néité, d'élan  et  d'improvisation  relative.  C'est  une 

—  III  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


œuvre  où  l'esprit  a  plus  de  part  que  l'habileté  des 
doigts. 

Mais  il  y  a  tant  de  façons  de  comprendre  le  des- 
sin! Les  uns  ne  sont  qu'une  préparation  pour 
l'œuvre  future,  les  autres  se  suffisent  et  sont  à  eux- 
même  leur  propre  fin.  De  ce  nombre  sont  ceux  de 
M.  Aman-Jean.  Ils  ne  font  pas  songer  à  la  pein- 
ture à  l'huile  qui  pourrait  les  compléter.  Ils  existent 
par  eux-mêmes  et  pour  eux-mêmes.  Ils  forment  un 
domaine  à  part.  M.  Aman-Jean  a  inventé  ses  des- 
sins comme  il  a  inventé  dans  ses  tableaux  ses 
accords  de  tons.  Par  des  traits  et  des  écrasements 
de  crayons  ce  peintre  étudie,  intensifie,  dégage  et 
exprime  sa  propre  personnalité.  Il  se  révèle  tout 
entier  dans  ces  petites  œuvres.  Or  il  n'y  a  de  grand 
artiste  que  celui  qui  a  inventé  son  dessin.  M.  Aman- 
Jean  est  de  ceux  dont  nul  ne  pourra  contester  qu'il 
ne  doit  rien  qu'à  lui-même.  Dans  toutes  ses  œuvres, 
mais  plus  particulièrement  encore  dans  celles-ci, 
son  originalité  est  évidente. 

Où  certains  maîtres  voient  surtout  des  lignes, 
des  volumes  nets,  un  trait  précis  et  sûr,  M.  Aman- 
Jean  voit  avant  tout  des  taches  de  couleur,  des 
rapports  de  tons,  des  valeurs  réagissant  les  unes 

—    112   — 


AMAN-JEAN 


sur  les  autres,  de  la  lumière  imprégnée  de  mille 
influences,  de  Tatmosphère  et  une  arabesque  déco- 
tive.  Certains  autres  excellent  à  saisir  des  contours 
nets.  M.  Aman-Jean  nous  suggère  des  formes  qui 
reçoivent,  et  d'où  émanent  des  rayons  lumineux. 
Autour  de  ses  objets  et  de  ses  figures  il  y  a  comme 
un  halo  invisible  et  pourtant  sensible.  C'est  ce  que 
les  peintres  appellent  V  «  enveloppe  ».  Que  ce  soit 
dans  le  plein  air  ou  dans  l'atmosphère  d'une 
chambre  à  la  fenêtre  ouverte,  l'air  et  la  lumière 
tremblent  autour  des  objets  et  des  figures,  les 
entourent,  les  contiennent,  les  délimitent  (mais 
avec  quelle  douceur)  et  les  baignent  de  rayons 
diffus. 

La  sensibilité  visuelle  (ce  que  les  artistes  ap- 
pellent des  yeux  de  peintre)  joue  le  rôle  primordial 
dans  l'élaboration  de  ces  œuvres  mais  l'jntuition 
sentimentale  est  à  peine  moins  sensible. 

Prenons  un  exemple.  Voyez  ce  torse  de  femme 
qui  se  présente  de  profil.  Les  cheveux  en  brous- 
saille  lui  cachent  la  moitié  de  la  tcte,  et  le  visage 
se  détache  sur  le  bras  droit  replié  pour  lui  faire  un 
fond  de  chair  féminine,  nu  sur  nu  qui  se  confondent 
presque  et  pourtant  se  font  contraste.  L'angle  du 

T.   Il  —    1  I  3   I  5 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

coude  est  caché  par  le  cadre  pour  qu'il  n'y  ait  rien 
d'anguleux  dans  cette  beauté  blonde.  Le  haut  du 
torse  montre,  de  profil,  la  petite  ligne  onduleuse 
de  la  poitrine,  et  le  sein  s'arrondit,  abondant, 
légèrement  infléchi,  courbe  charmante  qui  s'inscrit 
dans  l'air  enveloppant  sans  qu'on  sache  exactement 
où  se  termine  la  peau  lumineuse  ni  où  commence 
l'air  ambiant  influencé  de  lumière.  Gela  est  d'une 
belle  venue,  souple,  tendre,  coloré,  extrêmement 
féminin.  Voyez  encore  la  belle  attache  du  bras 
gauche  retombant  droit  et  se  pliant  ensuite  au 
coude  pour  que  la  main  aille  se  perdre  dans  le  rose 
du  vêtement  qui  n'est  qu'à  peine  indiqué.  A  cause 
de  l'expression  de  la  bouche  et  de  l'ensemble  on 
croit  deviner,  sous  les  cheveux,  le  regard. 

Or  d'où  vient  le  charme  ?  Avant  tout,  des  rapports 
de  tons  saisis  et  transcrits  avec  une  subtilité,  une 
justesse,  une  sincérité  d'accent,  une  variété  et  une 
délicatesse  extrêmes,  ensuite  de  la  simplification 
méthodique  des  lignes  et  des  détails  qui  donnent  à 
ce  dessin  son  style  ;  enfin,  du  sentiment  de  tendresse 
qui  reprend,  par  ces  lignes,  ces  taches  et  ces 
nuances,  sur  un  mode  nouveau,  l'éternel  Cantique 
des  cantiques  à  la  beauté  des  femmes.  «  Chair  de 

—  1 14  — 


AMAN-JEAN 


la  femme,  argile  idéale,  ô  merveille!  «  Le  modèle 
n'est    qu'une    belle  fille   quelconque.   On   le   sent 
parce  que  l'œuvre  reste  liée  au  réel  comme  il  est 
nécessaire  pour  qu'elle    reste   humaine.    Mais    le 
modèle  n'est   qu'un   point  de  départ.  Ce  qui    est 
intéressant,  c'est  l'interprétation  de  ce  motif  élé- 
mentaire   et  l'œuvre  nouvelle  qni  en  résulte.  Or 
l'expression  pourtant  fidèle  de  cette  réalité  est  infi- 
niment distinguée,  c'est-à-dire  dénuée  de  toute  bana- 
lité,  de  toute   grossièreté.  D'une   matière   vivante 
qui  était  belle,   mais  compliquée  de  toutes    sortes 
de  brutalités,  l'artiste  a  dégagé  les  qualités  essen- 
tielles :  la  qualité  lumineuse  de  la  peau,   l'huma- 
nité du  mouvement,  la  sensation  de  vie,  et  il  ne 
nous  a  rendu  sensibles  ces  trois  qualités  et  le  plai- 
sir qu'il  a  lui-même  éprouvé  que  par  des  rapports 
de  tons.  C'est  peu  de  chose  et  c'est  vaste.  Ce  des- 
sin a  les  qualités  des  grandes  œuvres.  On  ne  peut 
guère  imaginer  de  méthode  ni  de  dessin  plus  diffé- 
rents du  tracé  linéaire  en  honneur  dans  les  écoles. 
Prenons  un  second  exemple  :  ces  deux  nus  qui 
pourraient  s'intituler  «  Bas-Reliefs  »  et  que  l'artiste 
appelle  :  «  Esclaves.  »  Ce  sont  deux  jeunes  femmes 
nues.   L'une  est  debout,  de  trois  quarts,  le  visage 

—  1 15  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

presque  de  face,  dans  une  attitude  extrêmement 
simple  mais  qui  suggère  la  résignation,  le  décou- 
ragement. La  seconde  est  derrière  elle,  tout  à  fait 
de  profil,  et  son  bras  gauche  replié  cache  le  visage. 
Pleure-t-elle  ou  seulement  se  désespère-t-elle 
silencieuse  et  solitaire?  Ces  deux  jeunes  femmes 
nues,  si  proches  l'une  de  l'autre  et  qu'on  sent 
pourtant  étrangères  l'une  à  l'autre,  sont  d'une 
tristesse  indicible  parce  qu'elles  sont  toutes  seules, 
dédaignées  et  comme  dépréciées  par  leur  isole- 
ment; elles  sont  debout,  mais  on  devine  dans  tous 
leurs  membres  un  affaissement.  Elles  ne  tiennent 
plus  à  la  vie.  Et  cependant  on  sent  que  leur  tristesse 
est  momentanée.  Ce  n'est  pas  un  désespoir  total. 
Elles  sont  si  jeunes!  Qu'un  jeune  homme  passe  et 
leur  fasse  signe,  tout  leur  corps  juvénile  se  redres- 
sera, on  le  sent,  leur  visage  s'éclairera,  leurs  yeux 
brilleront,  leurs  mains  s'offriront.  Elles  ont  trop 
attendu  et  elles  se  découragent.  Ce  sont  ces  minutes 
fugitives  que  l'artiste,  ému  lui  aussi  de  leur  passa- 
gère détresse,  a  fixé  pour  l'éternité. 

Ces  dessins  ont  une  valeur  esthétique  et  une 
valeur  sentimentale.  C'est  une  recherche  lente  et 
sûre  de  l'expression  morale  par  des  moyens  exclu- 

—  1 16  — 


AMAN-JEAN 


sivement  picturaux.  C'est  la  démonstration  par  des 
frottis  de  crayon  d'une  vérité  sentimentale  qui 
serait  surtout  une  vérité  visuelle.  L'intimité  tendre 
entre  l'artiste  et  le  modèle  s'intègre  peu  à  peu  dans 
l'œuvre  et  l'en  imprègne.  Quand  les  deux  causes 
premières  — -je  veux  dire  l'artiste  et  le  modèle  — 
auront  disparu,  l'œuvre  continuera,  vivante,  son 
rayonnement  sentimental.  Douée  d'une  vie  per- 
sonnelle, et  devenue  à  son  tour  une  source  d'émo- 
tion, elle  détermine  en  ceux  qui  la  regardent  des 
sentiments  nouveaux,  vivants,  et  qui,  peut-être, 
par  réfraction,  en  créeront  d'autres  à  leur  tour. 
Ainsi  va  se  propageant  l'innombrable  vibration 
des  émotions  d'art,  pourvu  que,  à  l'origine,  le  rap- 
port ait  été  juste,  harmonieux,  riche,  profond  et 
transcrit  avec  maîtrise  sur  le  papier  ou  la  toile.  Et 
voyez  comme  c'est  peu  de  chose!  un  peu  de  violet, 
un  peu  de  sanguine,  un  imperceptible  frottis  de 
vert,  de  rose,  et  le  tout  enveloppé,  rassemblé, 
comme  enfermé  dans  un  cercle  inexistant  où  le 
cœur  bat,  invisible,  incessant,  et  comme  avivé 
constamment  par  des  afflux  de  nouvelles  émotions. 
Même  avec  ces  simples  frottis,  ces  indications 
légères,  M.  Aman-Jean  parvient  à  donner  aux  atti- 

—    I  17   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

tudes,  aux  mouvements,  et  même  aux  visages,  des 
expressions  d'une  intensité  extraordinaire. 

Voyez  par  exemple  ce  visage  de  jeune  femme 
coiffée  d'un  vaste  chapeau  noir  très  vaporeux  qui 
regarde  presque  de  face,  Tune  des  épaules  nues, 
l'autre  épaule  à  peine  voilée  par  une  gaze  rose  dans 
laquelle  transparaît  une  gaze  noire  et,  qui  tient  à 
l'extrémité  de  ses  doigts  gantés  de  blanc  un  petit 
masque  de  velours  noir.  Il  semble  en  composant 
ce  Caprice  que  M.  Aman-Jean  ait  pensé  au  vers 
de  Baudelaire  : 

«  Le  charme  inattendu  d'un  bijou  rose  et  noir  ». 

Cela  est  d'une  délicatesse  de  vision  et  d'une 
élégance  d'exécution  incomparables.  Ce  visage  de 
femme  est  attentif,  douloureux,  presque  souriant 
et  prodigieusement  triste.  C'est  un  visage  de  femme 
mondaine,  extraordinairement  sensible,  qui  ne 
pense  qu'à  l'amour  et  à  qui  l'amour  échappe.  Elle 
dissimule  son  chagrin.  Elle  sourit.  Comme  ce  sou- 
rire est  émouvant!  quel  drame  on  devine  dans 
cette  existence!  Comme  cette  douleur  est  discrète, 
silencieuse  et  déchirante!  Dans  un  instant  ces  yeux 

—  ii8  — 


AMAN-JEAN 


bleu  et  vert  déjà  voilés  s'empliront  de  larmes. 
Mais  la  main  replacera  sur  le  visage  le  demi- 
masque  et  la  jeune  femme  passera  dans  un  salon 
ou  dans  une  fête. 

«  N'osant  rien  demander  et  n'ayant  rien  reçu». 

Un  autre  de  ces  CapiHces  nous  montre,  en 
domino  rose  et  en  chapeau  de  gaze  noire  une 
jeune  femme  qui  revient  du  bal.  Elle  est  seule. 
Elle  ne  dissimule  plus.  Toute  rassemblée  sur  elle- 
même,  assise  par  terre,  les  genoux  presque  contre 
le  menton  et  les  deux  mains  nouées  soutenant  la 
joue,  elle  ferme  les  yeux.  Elle  songe  et  elle  souffre. 
Drame  silencieux!  un  geste  serait  en  contradiction 
avec  la  discrétion  de  cette  douleur  solitaire.  Toute 
parole  serait  impuissante.  Elle  est  immobile,  et  der- 
rière les  paupières  closes,  en  sent  l'obscur  travail 
de  la  tristesse  ingénieuse  à  se  développer  elle- 
même,  à  devenir  plus  pénétrante,  et  plus  intense, 
plus  désespérée. 

D'autres  de  ces  Caprices  évoquentdes  jeunes  filles 
qui  passent  portant  comme  les  Panathénées,  dans 
leurs  deux  mains  rassemblées  presque  à  hauteur  de 

—  119  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

leur  poitrine  des  fruits  jaunes  dans  une  corbeille  qui 
ressemble  à  un  nid  d'oiseaux.  Une  draperie  violette 
retombe  en  plis  émouvants  à  peu  près  jusqu'à 
leurs  genoux.  Le  visage  est  absorbé.  Les  paupières 
semblent  closes.  Elles  passent  en  poursuivant  je  ne 
sais  quel  songe  qu'elles  n'expliquent  pas.  On  sent 
leur  vie  intérieure,  leur  tristesse  nostalgique,  leurs 
regrets  et  leurs  vains  espoirs.  Elles  sont  «  l'accep- 
tation )),  la  «  nostalgique  »  ou  la  «  désabusée  ». 
Du  point  de  vue  plastique,  elles  ont  la  dignité  des 
adolescentes  que  l'on  voit  aux  bas-reliefs  athéniens. 
Du  point  de  vue  sentimental,  elles  résument  tout 
un  monde  de  tristesses  nostalgiques,  d'inquiétudes 
sentimentales  et  de  désirs  que  nous  sentons  bien 
ne  devoir  jamais  se  réaliser. 

'  D'autres  de  ces  dessins  évoquent  des  formes  qui 
semblent  tourmentées  bien  qu'elles  soient  très 
simples.  Un  sentiment  douloureux  les  anime  et 
les  transfigure.  On  les  associe  aux  visions  fantas- 
tiques du  Dante.  Ce  sont  des  âmes  de  jeunes  filles 
qui  se  désespèrent.  On  songe  à  toutes  les  Fran- 
cesca  qui  passent  en  pleurant  à  cause  de  leur  amour. 
Et  les  raffinements  de  couleur,  les  indications 
précises    et    justes  d'un    ton   à    côté    d'un    autre 

—    120   — 


AMAN-JEAN 


donnent  à  nos  impressions  quelque  chose  d'imma- 
tériel. Cependant,  ces  corps  juvéniles  existent.  Ils 
ont  une  forme  individuelle.  On  sent  qu'ils  ont  été 
vus.  Ils  sont  harmonieux  et  précis.  Mais  le  senti- 
ment qui  les  anime  est  leur  raison  d'être.  Ce  sont 
des  transpositions,  des  transfigurations  de  Tordre 
matériel  dans  l'ordre  sentimental. 

Même  les  imperfections,  même  les  tâtonnements 
du  crayon  de  couleur  contribuent  à  notre  émotion. 
On  sent  la  réalité  du  motif.  L'artiste  cherche  à 
saisir  la  forme  et  à  faire  sentir  la  vérité.  Cela  res- 
semble à  l'essai  de  corps  à  corps  entre  des  combat- 
tants que  l'on  met  en  présence.  Il  est  d'une  vérité 
inépuisable  le  vieux  mythe  qui  met  aux  prises 
Jacob  avec  Tangc.  C'est  la  lutte  entre  l'esprit  et  la 
matière,  le  combat  toujours  renouvelé  entre  le 
réalisme  et  la  spiritualité. 

Si  nombreux  et  si  expressifs  ces  dessins  nous 
apparaissent  comme  les  mémoires  d'un  rêveur  et 
d'un  poète  qui  observe  la  vie  des  âmes  du  point 
de  vue  couleur  et  plastique.  Ce  sont  des  notations 
visuelles  et  elles  s'apparentent  aux  notations 
musicales  d'un  Henri  Duparc  donnant  aux  vers 
de  la  Vie  intérieure  une  accentuation  de  rythme, 

T.   H  121     —  lô 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

un    sens   plus   pur   et    un   accent   plus   profond. 

On  sent  très  bien  qu'ils  ont  e'té  exécutés  en 
partant  de  (f  l'intérieur»,  c'est-à-dire  de  l'émotion 
qui  en  avait  donné  l'idée  et  qu'ils  se  sont  précisés 
peu  à  peu  par  des  recherches  du  crayon  donnant 
progressivement  une  forme  à  cette  émotion,  de 
sorte  que  les  dejviiers  traits  —  et  non  pas  les  pre- 
miers —  sont  ceux  qui  suggèrent  le  contour.  L'ar- 
tiste cherche  sa  forme  par  la  couleur,  par  l'om.bre 
et  par  la  lumière,  par  les  tons  et  les  rapports  de 
tons.  Il  commence  par  l'essentiel  et  cet  essentiel 
n'est  jamais  le  contour.  Le  contour  est  bien  plutôt 
la  limite  dernière  au  delà  de  laquelle  cesse  le  tra- 
vail. Encore  suggère-t-il  plutôt  qu'il  ne  délimite 
l'instant  où  le  rayonnement  de  l'être  lumineux  se 
confond  avec  la  lumière  environnante,  tremble  avec 
elle  et  par  elle,  formant  autour  de  la  figure  comme 
une  sorte  de  halo. 

Quelle  élégance!  les  fonds  colorés  ressemblent  à 
une  rumeur  d'orchestre  sur  laquelle  se  détachent 
des  arabesques  de  flûte  ou  de  violon.  C'est  un 
thème  musical  qui  se  développe.  Certains  traits 
ont  leur  éloquence,  leurs  raccourcis,  leur  continuité 
et  même  leurs  repos  comme  on  voit  sur  une  portée 

—    122   — 


AMAN-JEAN 


le  thème  mélodique  commencer,  se  développer, 
s'interrompre  et  recommencer.  Les  grandes  lignes 
courbes  qui  indiquent  les  liaisons  se  retrouvent 
dans  les  dessins  comme  dans  les  figurations  de  l'écri- 
ture mélodique.  Ces  dessins  sont  une  musique  ^ 
Indépendamment  du  sujet  ils  m'enchantent  par 
leur  couleur,  leur  arabesque,  et,  si  j'ose  le  dire, 
par  leur  sens  profond  et  leur  mathématique. 

Mélodie  pour  peu  de  gens!  Ils  éveillent  des 
émotions  que  des  mots,  plus  précis,  eussent  été 
impuissants  à  suggérer.  Comment  ces  œuvres  d'art 
complexes,  si  raffinées  et  si  subtiles,  pourraient- 
elles  émouvoir  ceux  qui  ne  sont  pas  susceptibles 
d'être  émus?  Ceux-là  seuls  peuvent  les  apprécier 
qui  ont  su  deviner  parfois  les  larmes  intérieures 
d'une  jeune  fille  qui  sourit,  la  volupté  douloureuse 
d'une  étreinte  à  la  minute  de  la  séparation,  la 
splendeur  pénétrée  de  tristesse  d'un  coucher  de 
soleil  somptueux,  délicieux  et  angoissant  ! 

I.  Ea  igi3  M.  Aman-Jean  s'est  révélé  un  graveur  excel- 
lent. Ses  eaux-fortes  ont  les  qualités  de  ses  dessins.  Elles 
suggèrent  plus  qu'elles  n'expriment.  Il  y  a  dans  ces  lacis 
inextricables  de  traits  revenant  sur  eux-mêmes  un  je  ne  sais 
quoi  d'incantatoire. 

—    123    


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Sur  chacun  de  ces  dessins  on  pourrait  longue- 
ment écrire.  C'est  un  art  de  suggestion,  presque 
d'incantation.  La  joie  de  dessiner!  partout  on  sent 
le  plaisir  que  le  peintre  a  éprouvé  «envoyant»,  en 
travaillant  à  traduire  sa  vision,  sûr  d'être  le  seul  à 
voir  de  cette  façon  et  à  exprimer  de  cette  manière 
son  émotion.  Peut-être  un  peu  d'orgueil,  dans 
cette  solitude,  serait-il  légitime.  A  vivre  seul  on  se 
grandit.  L'homme  qui  est  le  plus  libre  c'est  celui 
qui  est  le  plus  seul.  Et  quand  même  il  y  aurait  une 
tristesse  latente,  une  mélancolie  pénétrante  dans 
ces  dessins,  je  répondrais  à  ceux  qui  en  font  à  l'ar- 
tiste un  reproche  qu'il  peut  y  avoir  une  volupté 
dans  la  tristesse,  qu'il  y  a  une  douceur  infinie  dans 
certaines  larmes  et  que  certains  sites  ou  certaines 
heures  ne  sont  beaux  que  par  leur  mélancolie. 


LES    GRANDES    DÉCORATIONS 

Dans  ses  peintures  décoratives  proprement  dites 
M.  Aman-Jean  rassemble  toutes  ses  qualités  et 
s'efforce  par  une  conception  d'ensemble  de  les 
rendre  accessibles  à  tous. 

—  124  — 


AMAN-JEAN 


Idées  touchantes  et  parfois  ingénieuses,  délica- 
tesse extrême  du  coloris,  arabesque  flexueuse  et 
enveloppante,  invention  constamment  jaillissante 
d'un  dessin  entièrement  personnel,  voilà  les^  qua- 
lités principales  de  ces  «  Décorations  »  La  pre- 
mière commande  importante  dont  l'artiste  ait  été 
chargé,  date  de  1908.  Elle  se  composait  de  deux 
grands  panneauxet  deux  autres  beaucoup  plus  petits 
pour  l'une  des  petites  pièces  du  rez-de-chaussée  du 
musée  des  Arts  décoratifs.  La  première  partie  fut 
exposée  au  Salon  de  1909. 

L'artiste  avait  trouvé  l'idée  de  sa  composition  en 
relisant  la  Fête  che^  Thérèse  de  Victor  Hugo.  Il 
avait  vu  en  imagination  les  personnages  inventés 
par  le  poète,  le  décor  où  il  serait  agréable  de  les 
situer  et  surtout  «  ce  singe  timbalier  à  cheval  sur 
un  chien  ».  Le  décor  se  compose  d'un  grand  parc 
dont  l'allée  centrale,  bordée  de  bouquets  d'arbres, 
s'infléchit  vers  l'horizon.  La  perspective  est  vaste 
et  se  confond  avec  le  grand  ciel  bleu.  Des  guirlandes 
de  verdure  retombent  du  haut,  au  premier  plan, 
et  encadrent  la  composition. 

A  notre  droite,  trois  jeunes  femmes  assises  sur 
des  fauteuils  de  jardin  regardent  distraitement  les 

—    125    — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

bateleurs  qui  viennent  leur  offrir  la  Comédie.  De- 
vant elles  un  singe  coiffé  de  rouge,  joue  des  cym- 
bales, accroupi  sur  un  gros  chien  paisible  que 
recouvre  une  draperie  à  carreaux 

Formant  à  notre  gauche  un  second  groupe,  qui 
fait  équilibre  au  premier,  il  y  a  quatre  personnages. 
Un  jeune  bateleur  en  collerette  de  dentelle,  maillot 
rose  et  manteau  bleu-pàle,  salue  jusqu'à  terre  de 
son  feutre  à  panache  rouge-fonce'.  Derrière  lui,  une 
charmante  jeune  femme  debout  (du  type  qu'affec- 
tionne M.  Aman-Jean  et  qu'il  a  inventé)  est  drapée 
dans  une  sorte  de  domino  noir'  qui  laisse  voir  la 
poitrine  décolletée,  et  laisse  transparaître  un  peu 
de  corsage  gris-rose.  Elle  écoute  distraitement  un 
ruffian  qui  lui  parle  bas  à  l'oreille,  tenant  à  la 
main  au-dessus  de  sa  tête  son  large  chapeau  de 
feutre  à  plume  noire.  Un  masque  de  velours  noir 
cache  son  visage  de  rustre.  Il  est  vêtu  d'une  ca- 
saque chaudron,  d'une  culotte  brun-gris  et  de  bas 
gris  retenus  par  des  jarretières  bleu  foncé.  Non 
loin  d'eux,  tout  à  fait  à  notre  gauche,  un  dernier 

I.  Il  existe  de  cette  figure  et  aussi  des  autres  personnages 
des  dessins  décoratifs  d'une  étonnante  puissance  de  sugges- 
tion. 

—    126  — 


AMAN-JEAN 


personnage  debout  est  une  jeune  femme  en  toi- 
lette de  parade,  cheveux  très  foncés  sous  la  toque 
gris  d'argent  à  aigrette,  et  robe  rose  à  demi  recou- 
verte d'un  manteau  jaune  vif,  borde'  d'hermine. 
Elle  regarde  et  elle  sourit. 

Toute  cette  composition  est  d'une  couleur  très 
riche  et  très  fine  dans  une  gamme  assourdie.  Cer- 
tains rapports  de  tons  sont  d'un  accent  entièrement 
neuf  et  d'un  charme  extrême.  Le  sentiment  déco- 
ratif, l'arabesque,  et,  plus  encore  que  tout  le  reste, 
les  tonalités,  relient  les  uns  aux  autres  ces  person- 
nages que  l'action  dramatique  dans  laquelle  ils 
jouent  un  rôle  ne  paraît  malheureusement  pas 
intéresser  passionnément. 

De  ce  point  de  vue,  la  conception  décorative  n'est 
pas  irréprochable. 

On  ne  saisit  pas  très  bien  non  plus  le  lien  qui 
associe  entre  eux  les  quatre  panneaux.  Ici  la  Co- 
médie ^  plus  loin /a  Collation  dans  un  parc,  et  enfin, 
en  retour  d'angle,  le  Saltimbanque  et  la  Vielleuse. 

Sans  doute  Tauteur  répondrait-il  :  Ce  sont  des 
visions  de  beauté  et  de  rêve.  Il  se  peut.  Et  cela  est 
suffisant  mais  ce  n'est  que  suffisant. 

Ce  qui  est  admirable,  c'est  l'exécution  parfaite- 

—  127  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

ment  décorative,  la  richesse  du  coloris,  la  souplesse 
de  l'arabesque  et  la  qualité  d'imagination.  C'est 
par  les  accords  de  tonalités  et  par  l'unité  du  senti- 
ment que  ces  quatre  panneaux  forment  un  ensemble 
parfaitement  harmonieux.  Cette  sorte  d'unité  mo- 
rale est  plus  importante  que  l'unité  matérielle  des 
rapports  de  sujets.  L'espace  à  couvrir  est  parfaite- 
ment décoré.  Il  n'est  pas  juste  de  dire  que  dans 
la  Comédie  le  centre  soit  «  déplorablement  vide  ». 
Les  vides  ont  aussi  leur  beauté  quand  ils  sont 
reliés  à  tout  le  reste  par  l'enroulement  de  l'ara- 
besque générale.  Cet  espace  aéré  était,  dans  le  cas 
particulier,  d'autant  plus  justifié  que  cette  peinture, 
en  fait,  est  un  dessus  de  porte  et  qu'il  était  bon  que 
la  perspective  du  tableau  s'accordât  avec  la  trouée 
lumineuse  de  cette  porte. 

La  Collation  offre  les  mêmes  caractéristiques. 
Dans  le  même  décor  de  parc  à  la  française,  une  jeune 
servante  en  tablier  blanc  et  bavolet  est  assise  sur 
l'herbe,  tenant  des  fruits  dans  les  mains,  auprès 
d'une  nappe  blanche  posée  sur  l'herbe  et  sur  la 
quelle  sont  figurés  des  fruits  et  un  pâté  à  la  croûte 
dorée.  Une  jeune  femme  en  rose  est  étendue  tout 
auprès  et,  à  notre  droite,  deux  jeunes  femmes  et  un 

—  128  — 


AMAN-JEAN 


jeune  homme  causent  ou  semblent  causera  mi-voix. 

Admirons  la  façon  dont  cette  scène  champêtre  et 
les  vêtements  modernes  se  relient  par  la  couleur 
aux  vêtements  légendaires  des  personnages  de  «  la 
Comédie  ».  Voilà  où  se  sent  la  symbolique  de  la 
couleur  et  que,  dans  les  œuvres  de  M.  Aman-Jean, 
elle  est  tellement  dominatrice  qu'elle  crée  l'atmos- 
phère et  maintient  tout  le  reste  sous  son  charme. 

On  a  pu  dire  que,  dans  les  bas-reliefs  antiques, 
les  dieux  étaient  tellement  humains  et  les  héros  ter- 
restres tellement  divins,  qu'ils  pouvaient  se  trouver 
partout  les  uns  à  côté  des  autres  sans  le  moindre 
désaccord.  De  même  dans  les  œuvres  de  M.  Aman- 
Jean,  les  costumes  modernes  ou  légendaires,  les 
spectacles  vus  et  les  visions  de  rêve  peuvent  voi- 
siner sans  désaccord  grâce  à  la  noblesse  de  l'inspi- 
ration et  à  la  distinction  des  moyens  d'exécution. 


L  EVOLUTION    VERS    LA   JOIE 

L'impression  que  suggère  cet  ensemble  décoratif 
est  calme,  reposante,  d'un  charme  subtil  et  à  peine 
voilé  d'une  vapeur  de  songe. 

T.  II  —   129  —  17 


PEINTRES    D'AUJOURDHUI 

Au  delà  du  spectacle  que  nous  offrent  les  bala- 
dins qui  cherchent  à  plaire,  et  ces  belles  écouteuses, 
on  devine  la  pensée  du  peintre.  Elle  n'estpas  de'nuée 
de  quelque  mélancolie.  Cependant  cette  peinture 
décorative  marque  à  nos  yeux  une  étape  dans  l'évo- 
lution progressive  de  l'esprit  de  M.  Aman-Jean.  Il 
arrive  assez  souvent  que  les  hommes  dont  l'adoles- 
cence a  été  grave,  qui  se  sont  développés  dans  la 
solitude  et  qui  ont  consacré  au  travail  leurs 
années  de  jeunesse  dans  un  recueillement  presque 
farouche,  animé  d'une  extrême  ardeur  intel- 
lectuelle, connaissent,  au  seuil  de  la  seconde  partie 
de  leur  vie,  une  sorte  d'apaisement  et  de  sérénité. 
Au  moment  où  il  se  sentent  en  possession  des  biens 
dont  ils  ont  poursuivi  pendant  si  longtemps  la  con- 
quête, c'est-à-dire  la  gloire  et  la  pleine  maîtrise 
de  toutes  leurs  facultés,  il  semble  que  ces  hommes 
éprouvent  le  besoin  de  se  renouveler,  relâchent 
un  peu  la  stricte  discipline  à  laquelle  ils  s'étaient 
assujettis,  deviennent  plus  sociables,  se  laissent 
aller  au  plaisir  de  vivre  et  renoncent,  dans  une 
certaine  mesure,  aux  plaisirs  amers  de  la  ré- 
flexion. A  force  d'avoir  approfondi  la  vanité  des 
choses  humaines,  ils  ont  senti  aussi  la  vanité  de 

—  i3o  — 


AMAN-JEAN 


ces  constatations.  On  peut  dire  qu'ils  font  à  leur 
tour,  mais  en  sens  inverse,  le  chemin  qu'ont  par- 
couru ceux  dont  la  jeunesse  a  été  trop  heureuse  et 
qui,  à  mesure  qu'ils  avancent  en  âge,  s'attristent  et 
se  découragent.  Dans  l'ordre  littéraire  l'exemple 
de  Renan  précise  assez  nettement  ce  que  je  voudrais 
indiquer. 

Pour  les  peintres,  cette  seconde  jeunesse  con- 
corde d'ordinaire  avec  une  facilité  de  travail  que 
leur  adolescence  n'a  pas  connue  et  une  abondance 
d'idées  et  de  sentiments  qui  leur  forment  comme 
une  réserve  où  ils  peuvent  puiser  sans  compter. 

De  ce  point  de  vue  la  grande  décoration  exécutée 
pour  la  Sorbonne  par  M.  Aman-Jean  nous  paraît 
marquer  une  étape  dans  cette  conquête  de  la  Joie. 

Des  formes  heureuses  dans  un  beau  décor.  Voilà 
le  véritable  sujet.  Jeunes  femmes  nues  au  bord 
d'une  source,  adolescent  qui  traverse  le  ciel,  une 
figure  drapée  à  côté  d'un  feu  rustique  d'où  monte 
lentement  une  spirale  de  fumée,  voilà  les  motifs 
particuliers  de  cette  grande  composition.  Peu  nous 
importe  que  le  titre  ne  soit  pas  d'une  nouveauté 
extraordinaire. 

La  représentation  poétique  des  Quatre  Elcnienls 

—   i3i    — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


s'accorde  suffisamment  avec  la  destination  d'un 
édifice  consacré  à  toutes  les  sciences  naturelles 
pour  que  nous  ne  puissions  faire  à  l'artiste  aucun 
reproche.  Il  va  de  soi  que  nous  admirons  davantage 
la  grande  leçon  que  donne  dans  l'amphithéâtre  de 
Chimie  la  peinture  décorative  d'Albert  Besnard  et 
le  magnifique  symbole  qu'il  propose  aux  étu- 
diants^ 

Nous  nous  contentons  cependant  de  «  l'idée  »  de 
M.  Aman-Jean  puisqu'elle  est  d'ordre  général  et 
que,  loin  d'appesantir  l'esprit  des  spectateurs  sur 
des  réalités  immédiates  elle  fait  appel  à  leur  imagi- 
nation. Le  jeune  homme  nu  qui  traverse  le  ciel  bleu 
et  qui,  les  joues  gonflées,  réprésente /e  Veiit  semble 
vouloir  dans  son  vol  emporter  les  spectateurs  au 
delà  des  limites  matérielles  du  cadre  et  vouloir  tra- 
verser les  espaces  aériens.  La  belle  distribution  des 
vides  autour  de  cette  figure  volante  et  l'ampleur 
illimitée  de  l'arabesque  favorisent  cette  illusion. 

On  ne  pourra  décider  qu'après  le  marouflage'  si 
cette  figure  de  jeune  homme  répond  à  l'optique  par- 

1.  Voir  dans  le  premier  volume  l'étude  consacrée  à  l'œuvre 
d'Albert  Bernard. 

2.  Ce  marouflage  doit  avoir  lieu  en  1914. 

—   i32   — 


AMAN-JEAN 


ticulière  de  la  salle  où  sera  fixée  cette  peinture  et 
s'il  échappe  en  même  temps  au  reproche  de 
lourdeur  ou  d'immatérialité.  On  ne  pourra  aussi 
décider  qu'à  ce  moment  de  l'accord  éventuel 
entre  la  conception  décorative  de  cette  peinture 
et  l'ensemble  architectural  dont  elle  doit  faire 
partie. 

Au  salon  de  191  2  la  plupart  des  visiteurs  ont  eu 
cependant  l'impression  que  cet  accord  pourrait  être 
parfait.  La  conception  décorative  est  d'une  ampleur 
qui  n'est  pas  dénuée  d'une  certaine  majesté.  Les 
femmes  nues  forment  auprès  de  la  fontaine  un 
groupe  qui  n'est  pas  dénué  de  vie  et  qui  demeure 
suffisamment  lié  au  réel  pour  qu'on  sente  qu'elle 
représentent  une  part  très  importante  de  la  beauté 
universelle.  Elles  sont  de  notre  temps  et  ne  se  sou- 
viennent que  de  loin  de  leur  aînées  athéniennes. 
Cependant  le  geste  qui  porte  les  urnes  ou  qui  les 
penche  vers  l'eau,  les  apparente,  à  travers  Puvis  de 
Chavannes,  aux  beautés  féminines  de  l'époque  heu- 
reuse entre  toutes.  A  notre  gauche,  à  côté  des  ti- 
sons fumants,  une  figure  pensive  et  demi-voilée 
semble  vouloir  représenter  la  vie  obscure  du  sous- 
sol  terrestre  et   les  divinités  inférieures  qui  pré- 


—  i33  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

sident  à  l'élaboration  des  richesses  minéralogiques. 
Une  sorte  de  bonheur  paisible  anime  toute  la 
composition.  Des  verdures  et  des  fleurs,  des  guir- 
landes qui  retombent,  un  peu  de  fume'e  qui  remonte 
et  des  reflets  bleus  sur  l'eau  semblent  vouloir  sym- 
boliser la  splendeur  calme  de  la  nature  que  nous 
peuplons  de  nos  rêves.  La  couleur  est  heureuse  et 
riche',  se  jouant  parmi  les  bleus  et  les  verts  dans 
une  gamme  délicate  où  certains  accents  plus  forts 
donnent  d'autant  plus  de  délicatesse  à  des  finesses 
d'expression  où  se  retrouve  la  notation  des  nuances 
presque    insaisissables.    L'exécution   est  extrême- 

I.  Au  Salon  de  igiS  deux  grands  panneaux  en  hauteur 
destinés  à  faire  partie  d'un  ensemble  pour  un  petit  parlement 
américain  étaient  aussi  d'une  gaîté  de  couleur  que  rendait 
encore  plus  sensible  l'ingéniosité  de  l'idée.  Pour  représenter 
la  Loi,  M.  Aman-Jean  a  imaginé,  dans  un  charmant  décor  de 
verdure  et  de  fleurs,  une  femme  assise,  l'épée  en  main,  et 
des  jeunes  gens  qui  reposent  sur  ses  genoux.  Pour  représenter 
la  Force  il  a  imaginé,  dans  le  même  décor,  une  magnifique 
brute  cuirassé,  casquée,  armée  de  son  arc,  et  à  qui  une 
jeune  femme  —  qui  a  bien  raison  de  ne  pas  avoir  peur  — 
fait  respirer  une  rose  qu'elle  lui  tend  à  bout  de  bras.  Deux 
autres  panneaux  de  mêmes  dimensions,  à  l'exposition  géné- 
rale de  1913  dans  la  galerie  Manzi  ont  complété  heureuse- 
ment l'ensemble  de  celte  décoration. 

-  i34  - 


AMAN-JEAN 


ment  décorative,  c'est-à-dire  envisage'e  par  grandes 
masses,  par  grandes  taches,  et  destinée  à  n'ctre  re- 
gardée qu'avec  un  certain  recul. 


CONCLUSION 

Dans  son  ensemble  l'œuvre  de  M.  Aman-Jean 
nous  apparaît  donc  se  développant  suivant  une 
courbe  harmonieuse.  Du  dessin  graphique  et  de 
l'exécution  trop  sèche  il  est  parvenu  aux  notations 
les  plus  délicates  de  la  couleur  et  de  l'enveloppe 
atmosphérique;  de  l'amour  des  Primitifs,  «  tout  en 
âme  »,  il  a  évolué  vers  une  conception  du  monde  s'cx- 
primant  par  des  formes  heureuses  ;  de  la  ligne 
quelquefois  anguleuse  il  est  passé  à  l'arabesque 
décorative  la  plus  souple  ;  de  la  tristesse  et  du 
recueillement  perpétuel  sur  soi-même  il  est  par- 
venu peu  à  peu  à  une  sorte  de  sérénité. 

C'est  un  coloriste  délicieux.  Dès  qu'il  a  pris  con- 
science de  ses  qualités  propres,  il  est  devenu  un 
décorateur.  Du  portrait  décoratif  jusqu'aux  ensem- 
bles muraux  du  Pavillon  de  Marsan  et  de  la  Sor- 
bonne  il  a  évolué  selon  sa  nature  avec  un  esprit  de 

—  i35  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

suite,  une  méthode  et  une  continuité  parfaites. 
Même  si  elle  était  aujourd'hui  interrompue,  son 
œuvre  serait  assurée  de  survivre.  Il  est  logique  d'es- 
pérer qu'elle  se  poursuivra  encore  longtemps  et 
nous  donnera  à  admirer  une  sorte  d'épanouisse- 
ment. 


MAURICE  DENIS 


Cliché  Druel 


PORTRAIT    DE    L  ARTISTE 

PAR    LUI-MÊME 


MAURICE    DENIS 


T.  Il 


18 


MAURICE    DENIS 


A  peine  a-t-il  dépassé  la  quarantième  année  et 
déjà  sa  réputation  et  son  autorité  le  placent  parmi 
les  peintres  français  les  plus  importants.  Il  n'y  a 
pas  d'artiste  vivant  qui  ait  reçu  —  en  si  peu  de 
temps  —  tant  de  commandes  ni  qui  ait  été  capable 
de  s'en  acquitter  avec  plus  de  bonheur  ni  plus  de 
célérité.  A  l'âge  où  tant  d'artistes  —  peut-être 
bien  doués  pour  l'art  décoratif —  en  sont  encore  à 
attendre  l'occasion  de  faire  la  preuve  de  leurs 
aptitudes  pour  ce  genre  particulier  de  peinture, 
Maurice  Denis  a  déjà  parcouru  un  cycle  immense. 
Église  ou  coupole  de  théâtre,  atelier  de  peintre  ou 
salle  à  manger,  vestibule  ou  galerie,  chapelle  privée 
ou  cabinet  de  travail,  plafonds,  vitraux,  illustra- 
tions pour  des  livres  se  graduant  du  Sagesse  de 
Verlaine  aux  Petites  Fleurs  de  saint  François  d'As- 

—   i3y  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

sise  en  passant  par  V Imitation  de  Jésus-CluHst  et  la 
Vita  Nova  du  Dante,  il  a  eu  l'occasion  de  s'exercer 
dans  tous  les  genres  et  il  a  pu  exceller  dans  tous. 
Ajoutez  à  cette  liste  déjà  impressionnante  un  grand 
nombre  de  tableaux  de  chevalet  et  de  remarquables 
études  critiques  récemment  réunies  en  un  volume 
que  tout  artiste  peut  lire  avec  plaisir  et  avec  fruit. 
L'abondance  et  la  facilité  de  travail  —  qui  passent 
non  sans  raison  pour  l'un  des  signes  du  génie  — 
sont  les  qualités  entre  toutes  manifestes  du  talent 
de  M.  Maurice  Denis. 

Jamais  carrière  ne  fut  plus  heureuse  ni,  en 
apparence  du  moins,  plus  facile.  A  dix^neuf  ans  il 
composait  pour  l'éditeur  Vollard  les  illustrations  de 
Sagesse.  A  vingt  ans,  en  1S90,  il  envoyait  au  Salon 
des  Artistes  Français,  un  pastel,  V Enfant  de  chœur , 
et  il  était  reçu.  L'année  suivante  il  exposait  aux 
Indépendants  le  Mystère  catholique  et  cette  œuvre 
de  début  entrait  dans  une  collection  importante, 
celle  de  M.  Henri  LeroUe.  A  vingt-deux  ans,  il 
exécutait  pour  ce  même  collectionneur  un  plafond 
et  il  envoyait  aux  Indépendants  le  Soir  Trinitaire 
dont  le  même  artiste  faisait  l'acquisition.  La  même 
année,  une  autre  collection  importante,  celle  de 

—  140  — 


MAURICE    DENIS 


M.  Viau,  s'ouvrait  pour  ses  Fiancés  et  Le  Barc  de 
Boutteville  exposait  dans  sa  petite  galerie  «  quatre 
panneaux  pour  une  chambre  de  jeune  fille  ».  Peu 
de  temps  après  M.  Maurice  Denis  exécutait  des 
décors  pour  La  Belle  au  Bois  de  M.  G.  Trarieux, 
pour  le  Théodat  de  M.  Remy  de  Gourmont  au 
Théâtre  d'art,  et  pour  les  deux^;z/07n'ade  M.  E.  Du- 
jardin.  Aux  Indépendants  de  1898,  il  exposait  les 
Muses,  panneau  décoratif,  aujourd'hui  dans  la  col- 
lection Fontaine,  les  Vierges  sages  conservées 
dans  la  collection  Henri  Lerolle  et  la  Légende  du 
Chepaliei-  appartenant  à  M.  Hamel.  Entre  temps  il 
composait  des  lithographies  pour  le  Voyage  d'U rien 
de  M.  André  Gide.  En  1894  —  à  vingt-quatre  ans 
—  il  exécutait  un  plafond  pour  M'"*  Ernest  Chausson 
et  il  envoyait  aux  Indépendants,  Annonciation  (chez 
M.  Mellerio)  {^princesse  dans  la  Tour  Gt  une  Femme 
;n<e  (achetées  par  MM.  Bernheim).  En  1895,  à  l'Art 
nouveau,  chez  Bing,  il  exposait,  sous  ce  titre  : 
Frauenliebe  undleben,  la  décoration  d'une  chambre, 
aujourd'hui  dans  l'hôtel  privé  du  comte  Kessler  à 
Weimar,  et  il  envoyait  à  la  Société  Nationale  ré- 
cemment fondée,  Les  Pèlerins  d'Emmaiïs,  La  Visi- 
tation et  la  Nativité  qui  lui  ouvraient  les  portes  de 

—   141  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

la  collection  Th.  Duret.  En  1896  il  exécutait  un 
nouveau  plafond  chez  M™^  Chausson  :  Le  Prin- 
temps^ et  il  envoyait  à  la  Société  Nationale  Jésus 
chei  Marthe  qui  fut  reçu,  et  un  autre  tableau  qui 
fut  refusé  mais  acquis  par  un  amateur  de  Mons. 
En  1897,  il  recevait  de  M.  Den3'^s  Gochin  pour 
l'hôtel  de  la  rue  de  Babylone,  la  commande  d'une 
suite  de  panneaux  décoratifs  destinés  à  une  pièce 
qui  devait  devenir  —  pour  un  temps  —  la  chapelle 
privée  de  l'Archevêque  dei  Paris.  Il  y  peignit  La 
Légende  de  Saint-Hubert,  sans  préjudice  de  son  en- 
voi à  la  Société  Nationale  qui  fut  nombreux  et  remar- 
qué. 

En  1898  il  exécutait  un  troisième  plafond  pour 
M""®  Chausson,  Terrasse  de  Fiesole  et  ses  quatre 
tableaux  du  Salon  passaient  :  le  premier,  dans  la 
collection  Henri  Lerolle  :  Femme  au  lilas;  le 
deuxième  dans  la  collection  de  son  ami  Beltrand  : 
Madone,  et  les  deux  paysages  dans  la  collection 
von  Tschudi  à  Berlin. 

En  1899 —  à  vingt-neuf  ans  —  il  exécutait  une 
décoration  pour  la  chapelle  de  Sainte-Croix  du 
Vésinet  composée  d'un  décor  d'autel  et  de  deux 
panneaux  qu'il   exposait  à    là  Société  Nationale, 

—  142  — ■ 


MAURICE    DENIS 


il   peignait  en  forme  de  triptyque  le  portrait  de 
M.  Adrien  Mithouard,  de  sa  femme  et  de  son  en- 
fant. Un  autre  tableau  intitulé  Le  Monotone  verger 
est  aujourd'hui  dans  la  collection  Stern  à  Berlin. 
II  composait  et  faisait  exécuter  des  vitraux  pour 
]\/[m6  péan  à  Saint-Gilles  et  livrait  à  l'éditeur  Vol- 
lard  une  suite  de  douze  lithographies  en  couleurs. 
En    1900,   il   exécutait  pour  l'hôtel   du    comte 
Kessler,  à  Weimar,  une  seconde  décoration  qu'il 
intitulait  La  Forêt  aux  jacinthes  et  peignait  pour 
l'hôtel    de  M.    Moreau-Nélaton,  faubourg    Saint- 
Honoré,  une  autre  décoration  qu'il  intitulait  le  Jeu 
de  volant. 

Enfin  en  1 90 1  —  sans  préjudice  de  son  envoi  à  la 
Société  Nationale  —  il  décorait  entièrement  de 
peintures  et  de  vitraux  la  chapelle  de  la  Sainte 
Vierge  dans  l'église  du  Vésinet.  Cette  chapelle  — 
visitée  par  tous  ceux  qui  s'intéressent  à  l'évolution 
de  la  peinture  moderne  méritait  les  suffrages  les 
plus  flatteurs.  Par  cette  suite  de  peintures  d'un  ac- 
cent sincèrement  religieux,  composées  avec  science 
et  exécutées  avec  amour  M.  Maurice  Denis  se  clas- 
sait comme  l'un  des  artistes  français  les  mieux  doués 
pour  la  grande  décoration.    Les  meilleurs  juges 

—  143  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

firent  le  petit  voyage  du  Vésinet  pour  voir  en  place 
ces  peintures  décoratives  et  se  rendre  compte  de 
l'effet  d'ensemble.  Ils  s'étonnèrent  de  l'énergie  dé- 
ployée par  ce  jeune  homme  pour  mener  à  bonne 
fin  et  si  rapidement  une  œuvre  aussi  importante, 
de  l'originalité  tranquille  de  cette  composition,  du 
charme  fluide,  persuasif  de  ces  figures  féminines, 
de  ces  anges  et  de  ces  personnages  sacrés,  de  l'ai- 
sance avec  laquelle  cet  artiste  noue  et  dénoue  les 
groupes  selon  l'effet  qu'il  en  veut  obtenir,  du  sen- 
timent éminemment  décoratif  dont  l'œuvre  tout 
entière  témoignait,  de  la  qualité  du  sentiment  reli- 
gieux et  artiste  qui  s'y  révélait,  de  la  fraîcheur  et  de 
la  grâce  du  colomis,  de  l'ingéniosité  jolie  des  idées  de 
détail,  et  de  la  majesté  recueillie  de  l'ensemble.  Par 
une  sorte  de  consentement,  de  propagande  orale 
—  extrêmement  efficace  —  l'opinion  se  répandit 
qu'il  se  pourrait  qu'on  assistât  à  une  renaissance  de 
l'art  religieux  et  que  M.  Maurice  Denis  en  serait  le 
stimulateur.  On  s'accorda  à  reconnaître  que  cette 
œuvre  marquait  une  date  qui  n'était  pas  sans 
importance  et  que  l'art  pictural  décoratif  tout 
entier  —  en  ses  applications  multiples  et  presque 
innombrables —  comptait  désormais  un  artiste  sur 

—  144  — 


MAURICE    DENIS 


qui  l'on  pouvait  fonder  les   plus   grands   espoirs. 

Deux  ans  après  cette  re'alisation  —  c'est-à-dire 
en  1903  —  M.  Maurice  Denis  complétait  son 
oeuvre  dans  cette  église  du  Vésinet  par  la  décora- 
tion d'une  seconde  chapelle  —  celle  du  Sacré  Cœur 
—  de  mêmes  dimensions  que  la  première  et  symé- 
triquement placée  de  l'autre  côté  du  chœur.  Un 
petit  couloir  voûté  semi-circulaire  forme  entre  les 
deux  sanctuaires  une  transition  que  modulent 
dans  les  petites  verrières  des  harmonies  de  cou- 
leurs. 

Moins  touchante  peut-être  mais  d'une  composi- 
tion plus  savante,  d'une  science  technique  plus  mani- 
feste et  d'une  gamme  de  couleurs  plus  ardente,  cette 
chapelle  du  Sacré-Cœur  forme  avec  la  chapelle  delà 
Sainte-Vierge  le  plus  bel  ensemble  de  peinture 
décorative  religieuse  qui  ait  été  exécuté  depuis  les 
grands  travaux  des  élèves  d'Ingres  dans  les  églises 
de  Paris.  On  ne  peut  lui  comparer  et  surtout  on 
ne  peut  lui  préférer  que  la  décoration  de  l'église  de 
Berck  par  Albert  Besnard.  Si  la  décoration  des 
nouvelles  églises  de  France  échappe  au  goût  désas- 
treux des  entrepreneurs  de  la  place  Saint-Sulpice, 
c'est  de  ces  deux  grands  efforts  originaux  qu'il  fau- 


-   145  - 


19 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

dradater  la  Renaissance  de  l'art  décoratif  religieux. 
En  cette  même  année  igoS,  M.  Maurice  Denis 
livrait  à  l'éditeur  Vollard  une  suite  de  deux  cent 
seize  illustrations  gravées  sur  bois  pour  une 
Imitation  de  Jésus-Christ.  Et  presque  chaque 
année  depuis  lors,  M.  Maurice  Denis  a  exécuté, 
outre  ses  tableaux  de  chevalet  pour  le  Salon  de  la 
Nationale,  le  Salon  des  Indépendants  et  le  Salon 
d'automne  un  important  ensemble  décoratif.  En 
1905,  c'était  la  décoration  d'une  chambre  de 
musique  pour  M.  de  Mutzenbecker  à  VViesbaden. 
En  1907  le  vestibule  de  l'hôtel  privé  de  M.  Rou- 
ché.  En  1 908,  la  salle  à  manger  de  M.  Gabriel  Tho- 
mas à  Bellevue  :  V Éternel piniitemps,  et,  au  Salon 
d'automne,  VHisloire  de  Psyché'  pour  la  chambre 
à  coucher  de  M.  Morosofî  à  Moscou.  Ajoutez  pour 
cette  année  la  suite  d'illustrations  gravées  sur  bois 
et  en  couleurs  pour  la  traduction  de  la  Vita  Nova 
du  Dante  par  M.  Henry  Cochin.  En  1909, 
M.  Maurice  Denis  décorait  sa  propre  salle  à  manger 
de  Perros-Guirec  en  Bretagne  et  complétait  par 
trois  panneaux  en  hauteur  la  décoration  de  M.  Mo- 
rosoff  à  Moscou.  Il  peignait  encore  le  Soir  jloren- 
//«  pour  M.  Charles  Stern.  En  1910,  lesgrandspan- 

—  146  — 


MAURICE    DENIS 


neaux  décoratifs  étaient  intitulés  :  le  Christ  aux 
Enfaîits^  Orphée,  Saint-Georges  de  Cappadoce  et 
Nausicaa.  En  191 1,  il  exposait — outre  ses  tableaux 
de  chevalet  —  la  suite  admirable  des  illustrations 
pour  les  Fiorctti  de  Saint-François  d'Assise  et 
rAge  d'or  pour  le  prince  de  Wagram.  A  la  fin 
de  1912,  il  montrait  à  ses  amis,  marouflés  dans  la 
coupole  d'un  nouveau  théâtre  de  l'avenue  Mon- 
taigne, les  372  mètres  carres  de  la  vaste  frise  déco- 
rative qui  pourrait  s'intituler  :  la  Musique. 

Il  se  peut  que  cette  liste  soit  incomplète.  Elle 
suffit  en  tout  cas  pour  démontrer  que  pas  un  peintre 
contemporain  n'a  été  l'objet  d'autant  de  com- 
mandes et  qu'aucun  autre  peut-être  n'aurait  pu 
s'en  acquitter  avec  une  si  merveilleuse  aisance. 

On  remarquera  cependant  que  pas  un  de  ces  grands 
travaux  n'a  été  exécuté  à  la  suite  d'une  commande 
officielle.  M.  Maurice  Denis  n'est  môme  pas  repré- 
senté au  musée  du  Luxembourg'.  Il  n'a  étésoutcnu 

I.  En  191 1  M.  Dujardin-Beaumetz  lui  confia  la  décoration 
de  l'une  des  pièces  du  nouveau  Luxembourg,  mais  c'était 
une  commande  «  éventuelle  ».  Ce  n'est  qu'en  1912  qu'ont 
été  acquis  pour  le  musée  des  Arts  décoratifs  les  peintures  de 
l'église  Sainte-Croix  détachées  de  leurs  murs  à  la  suite  delà 
Séparation  de  l'Église  et  de  l'État. 

—    147   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

que  par  l'initiative  privée  et  c'est  à  lui  seul  qu'il 
doit  d'avoir  su  provoquer  ces  initiatives  et  d'avoir 
re'ussi  à  leur  donner  satisfaction. 

LA    FORMATION 

Nous  pouvons  déduire  avec  certitude  de  ces  pré- 
misses que  les  qualités  les  moins  contestables  de 
M.  Denis  sont  une  e'nergie  singulière,  un  esprit  de 
suite  qui  ne  connaît  pas  de  défaillance  et  une 
incomparable  puissance  de  travail.  On  peut  aussi 
inférer  de  cette  suite  considérable  de  grands  tra- 
vaux que  M.  Maurice  Denis  a  su  s'imposer  la  plus 
stricte  des  disciplines  morales,  qu'il  a  su  choisir  et 
maintenir  une  méthode  de  travail  excellente  et 
rigoureuse,  qu'il  a  eu  enfin  la  chance  (qui  n'advient 
jamais  qu'à  ceux  qui  la  méritent)  d'avoir  su  décou- 
vrir, dès  le  début  de  sa  carrière,  dans  quelle  direc- 
tion il  devait  développer  sa  personnalité.  Sur  sa 
destinée,  sur  le  but  à  atteindre,  sur  les  moyens  à 
employer,  il  a  eu  des  certitudes  précises.  Constata- 
tion presque  sans  exemple  dans  l'histoire  des  artistes 
contemporains,  il  n'a  connu  ni  trouble,  ni  incerti- 
tudes, ni   erreurs  de  direction.    Né  décorateur,  il 

— ■  148  — 


MAURICE    DENIS 


prit  immédiatement  conscience  de  ses  qualités 
essentielles,  il  eut  l'intuition  des  défauts  contre 
lesquels  il  aurait  à  lutter,  il  sentit  par  quelles  gra- 
dations il  pouvait  s'élever  jusqu'au  style,  devina 
dans  quel  sens  il  lui  serait  utile  de  développer  sa 
culture  et  perçut  avec  une  étonnante  sûreté  de  coup 
dœil  à  quel  point  exact  de  l'évolution  de  la  pein- 
ture contemporaine  il  lui  serait  utile  de  chercher 
son  point  d'appui,  d'abord  pour  donner  à  ses  tra- 
vaux un  point  de  départ  stable  et  pour  ainsi  dire 
des  fondements  classiques,  ensuite  pour  faire  son 
profit  des  résultats  acquis  par  ceux  qui  l'avaient 
précédé,  enfin  pour  bénéficier  des  recherches  de  tous 
ceux  qui  découvraient  autour  de  lui  des  techniques 
et  des  directions  nouvelles. 

Avec  une  sûreté  exceptionnelle  il  comprit  —  à 
vingt  ans  —  que  les  deux  grands  courants  de  la 
peinture  au  xix"  siècle:  le  classicisme  d'Ingres  et  le 
romantisme  de  Delacroix,  a3''ant  abouti,  d'un  côté 
aux  pauvretés  académiques,  del'autre  côté  aux  nota- 
tions directes  des  impressionnistes,  ne  pouvaient 
ni  l'un  ni  l'autre  lui  donner  satisfaction  entière.  Il 
comprit  en  même  temps  que  la  grande  décoration 
murale,  sans  renier  l'enseignement  classique  d'In- 


—  149  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


grès  et  de  ses  élèves,  pouvait  se  renouveler  par  les 
de'couvertes  impressionnistes. 

Nous  aurons  plus  tard  l'occasion  de  rechercher 
par  quel  étrange  détour  —  Cézanne,  Van  Gogh  et 
l'école  de  Gauguin  à  Pont-Aven  —  M.  Maurice  De- 
nis retrouva  la  grande  lignée  classique  et  renoua 
pour  son  compte  personnel  la  tradition  instituée 
par  Raphaël  dans  les  Chambres  du  Vatican.  Qu'il 
nous  suffise  pour  le  moment  d'avoir  signalé  cette 
filiation  élective  et  d'indiquer  en  quelques  mots 
que  cet  artiste  sollicita  aussi  des  primitifs  italiens 
et  français  un  enseignement  précieux:  la  recherche 
par  les  colorations  et  par  les  formes  d'un  certain 
ordre  de  beauté  sentimentale. 

C'est  de  ces  éléments  divers  —  que  d'autres 
auraient  pu  croire  inconciliables  —  que  s'est  formée 
la  personnalité  de  M.  Maurice  Denis.  Cette  person- 
nalité est,  par  conséquent,  des  plus  complexes. 
Devant  une  de  ses  peintures  décoratives  il  n'est 
guère  de  spectateurs  qui  ne  se  soit  ingénié  à  dis- 
cerner de  la  part  d'invention  qu'il  lui  est  propre 
des  influences  qu'il  a  subies.  Devant  un  tableau  de 
M.  Maurice  Denis  il  est  rare  que  Ton  n'entende  pas 
prononcer   le   nom    de     Fra   Angelico,   celui   de 

—  i5o  — 


MAURICE    DENIS 


Raphaël,  tel  ou  tel  nom  des  élèves  d'Ingres  et  aussi 
le  nom  de  tel  ou  tel  de  nos  contemporains  de  l'école 
impressionniste  ou  néo-impressionniste.  Dans 
Tesprit  de  ceux  qui  établissent  ces  rapprochements 
il  est  fréquent  qu'on  puisse  sentir  une  tendance 
au  dénigrement.  Les  tenants  de  l'école  académique 
ne  veulent  pas  reconnaître  dans  ces  œuvres  la 
tradition  des  maîtres  dont  ils  se  réclament.  Plus 
d'un  «  novateur  «  impressionniste  fait  la  moue 
comme  s'il  avait  sous  les  yeux  des  œuvres  de  seconde 
main.  Devant  les  œuvres  de  sentiment  religieux 
les  ecclésiastiques  les  mieux  intentionnés,  les 
croyants  les  plus  sincères  éprouvent  je  ne  sais 
quellegêne  dont  ilss'expliquent  assez  vaguement  en 
prononçant  les  mots  de  modernisme,  d'impression- 
nismxe  et  parfois  même  d'art  décadent. 

Cependant  l'autorité  de  Maurice  Denis  grandit 
d'annéeen  année,  il  poursuit  avec  une  ténacité  inlas- 
sable l'exécution  de  travaux  si  nombreux  que  tout 
autre  aurait  le  droit  d'en  être  accablé,  il  lorme  des 
élèves,  utilise  les  bonnes  volontés  et  prouve  le  mou- 
vement en  marchant  d'un  pas  chaque  année  plus 
allègre.  Le  moment  n'est  pas  loin  où  il  sera  reven- 
diqué par  toutes  les  écoles.  Devant  la  grande  frise 

—  I  5  I  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

décorative  du  nouveau  théâtre  de  l'avenue  Mon- 
taigne, M.  Georges  Desvaliière  disait  :  «  Je  sens 
que  c'est  ici  qu'aboutissent  les  efforts  désordonnés 
de  ces  trente  dernières  années...  » 

Tâchons  d'établir  un  peu  d'ordre  dans  ce  chaos 
d'impressions  plus  ou  moins  contradictoires. 


LE  CHOIX  D  UN  ORDRE  DE  SENTIMENTS 

A  vingt  ans  de  distance,  quand  on  retrouve  dans 
la  collection  de  M.  Henry  Lerolle  le  JVfystère  catho- 
liqiie^  premier  tableau  à  l'huile  qu'exposa  M.  Mau- 
rice Denis  aux  Indépendants  de  1891,  on  constate 
avec  stupéfaction  que  dès  cette  première  œuvre 
l'artiste  s'était  révélé  presque  tout  entier. 

Se  détachant  sur  un  mur  gris  verdâtre  percé 
d'une  large  fenêtre  par  laquelle  apparaît  un  coin 
de  paysage  limité  à  l'horizon  par  une  colline  rousse 
et  un  peu  de  ciel,  la  Sainte-Vierge,  auréolée  d'une 
nimbe  jaune-rose,  est  assise  en  robe  blanche,  la 
tète  recouverte  d'un  voile,  l'une  des  mains  sur  les 
genoux,  l'autre  pendant  presque  jusqu'à  terre  et 
tenant  du  bout  des  doigts  un  livre  à  couverture 

—   l52   — 


MAURICE    DENIS 


sombre.  Elle  penche  la  tête  et  regarde  avec  un 
étonnemcnt  ému  deux  enfants  de  chœur  dont  les 
surplis  blancs  laissent  passer  à  hauteur  du  pied  une 
bande  rouge  qui  re'pond  au  col  de  la  môme  cou- 
leur. Chacun  d'eux  porte  un  grand  cierge  dont  la 
poignée  est  également  rouge.  Ils  précèdent  un 
diacre  vêtu  d'un  surplis  blanc  que  rehaussent  les 
lignes  rouges  de  la  chasuble  vue  de  profil  et  de 
l'épaulette  vue  de  face.  Ce  diacre,  d'un  geste  noble, 
porte  grand  ouvert  sur  sa  poitrine  et  soutient  de 
ses  deux  mains  le  livre  des  Evangiles. 

Le  tableau  est  de  petites  dimensions  *.  Il  contient 
en  substance  l'œuvre  future  de  M.  Maurice  Denis. 
Avant  tout  :  le  choix  d'un  ordre  de  sentiment.  Ce 
tableau  est  d'inspiration  catholique  et  de  sentiment 
familial.  M.  Maurice  Denis,  qui  avaitalors  vingt  ans, 

I.  Environ  o,So  sur  o,Go.  Verra-t-on  un  trait  de  caractère 
dans  le  petit  fait  suivant?  M.  Henry  Lerolle,  ayant  remarqué 
ce  tableau  aux  Indépendants,  en  demanda  le  prix  au  bureau. 
On  lui  répondit  :  2.000  francs.  Il  écrivit  à  l'auteur,  qu'il  ne 
connaissait  pas,  pour  lui  demander  si  ce  prix  n'était  point 
susceptible  d'une  réduction.  M.  Maurice  Denis,  bien  que  ce 
tableau  fût  son  premier,  lui  répondit  sans  détours  que  c'était 
à  prendre  ou  à  laisser.  Au  cours  de  l'année  suivante,  M.  Le- 
rolle retrouva  ce  tableau  avec  le  Soi?-  Trinitaire  chez  Le 
Barc  de  Boutteville  et  se  décida  à  les  acheter  tous  les  deux. 

T.  H  —    1^0   —  20 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

habitait  une  petite  maison  de  Saint-Germain-en- 
Laye-.  Il  avait  rencontré,  dans  le  cercle  des  relations 
de  ses  parents,  une  jeune  fille  de  dix-huit  ans 
et  il  lui  avait  demandé  de  poser.  Deux  garçonnets 
et  un  jeune  homme  servaient  de  modèle  pour  les 
autres  personnages.  Par  une  sorte  d'instinct  le 
jeune  élève  de  l'académie  Jullian  écartait  les  mo- 
dèles professionnels  qui  ne  pouvaient  pas  lui  offrir 
ce  qu'il  désirait  avant  tout  :  une  qualité  particulière 
de  sentiment,  une  pudeur,  un  charme  virginal,  une 
fraîcheur  d'âme  innocente.  Enfants  ou  adolescents, 
ces  quatre  personnages  sont  d'une  ingénuité  déli- 
cieuse. Sur  leurs  visages  charmants  rien  de  bas  ou 
de  vil  ne  s'est  encore  inscrit.  Leurs  attitudes,  leurs 
gestes,  leur  façon  même  de  se  comporter  vis-à-vis 
des  autres  respirent  l'innocence  et  la  retenue. 

L'idée  du  tableau  ou,  si  l'on  veut,  le  sujet  est 
d'une  ingéniosité  non  moins  touchante.  Ce  n'est 
plus  l'ange  venu  du  ciel  et  n'ayant  avec  les  hommes 
presque  rien  de  commun  qui  vient  annoncer  à 
Marie  qu'elle  sera  mère  de  Dieu.  Ce  rôle  est  dévolu 
par  une  ingénieuse  anticipation  à  l'Eglise  Catho- 
lique représentée   par   un   jeune  clerc   tenant  en 

2.  Rue  P^auqueux. 

—    l54  — 


MAURICE    DENIS 


mains  les  Évangiles.  Ce  clerc  symbolise  la  hiérar- 
chie et  l'ordre  catholiques,  c'est-à-dire  l'Église  telle 
qu'elle  aété  instituée  par  les  apôtres  et  telle  qu'elle 
se  présente  encore  de  nos  jours,  le  prêtre  demeurant 
l'intermédiaire  nécessaire  entre  les  fidèles  et  Dieu. 
Ainsi,  par  une  inspiration  peut-être  inconsciente, 
M.  Maurice  Denis  renouvelait  le  sujet  et  le  rappro- 
chait de  nous.  On  sent  ce  qu'il  y  a  d'intellectueldans 
ce  renouvellement  d'une  scène  entre  toutes  ressassée 
et  quelle  différence  il  y  a  entre  cette  façon  de  présen- 
ter le  sujet  et  le  procédé  matériel  qui  consiste  à  habil- 
ler de  vêtements  modernes  les  personnages  des 
drames  sacrés.  On  a  fait  grand  éclat  jadis  de  ce 
changement  de  costumes  dans  certains  tableaux 
religieux  modernes.  On  nous  permettra  dénoter  la 
différence. 

Du  point  de  vue  plastique,  enfin,  et  du  point  de 
vue  technique,  ce  petit  tableau  nous  permet  de 
constater  à  quel  point  le  jeune  peintre,  dès  la 
vingtième  année,  était  déjà  le  maître  de  sa  pensée 
et  de  ses  moyens  d'exécution. 

Dès  son  premier  tableau  M.  Maurice  Denis  avait 
trouvé  ses  principaux  accords  de  couleurs,  sa  façon 
de  dessiner,  sa  manière  de  poser  les  tons  par  teintes 

—  i55  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

plates  et  de  modeler  par  les  colorations  plus  que  par 
le  jeu  traditionnel  des  ombres  et  des  lumières.  A 
l'exemple  des  Impressionnistes  il  bannit  le  noir  de 
sa  palette.  Les  tons  qui  paraissent  noirs  sont  faits 
avec  des  bleus  et  des  verts.  Sa  gamme  de  couleurs 
se  compose  surtout  de  gris  s'accentuant  jusqu'au 
rouge  et  se  dégradant  jusqu'au  verdâtre  et  au  rose. 
Enfin  les  blancs  jouent  dans  cette  harmonie  res- 
treinte et  de'licate  un  rôle  prépondérant. 

Du  seul  point  de  vue  couleur,  ce  petit  tableau 
est  une  harmonie  de  gris  verdàtres  avivés  de  rouge, 
de  brun  et  de  jaune,  soutenus  par  des  bleus  et  des 
verts  foncés,  pénétres  presque  partout  de  blancs- 
gris.  Il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  d'ombres.  Tout 
au  plus  dans  les  plis  du  voile  de  la  Vierge  et  dans 
les  plis  du  rideau  de  la  fenêtre  des  différences  de 
coloration  se  dégradant  vers  les  gris  rosés  mar- 
quent-ils l'ombre  des  plis.  Les  blancs  verdàtres  et 
les  blancs  roses  jouent  un  rôle  capital.  Tout  l'ap- 
pui de  la  fenêtre,  tout  le  rideau,  les  à-plats  qui 
entourent  les  carreaux,  le  grand  livre  ouvert,  le  col 
du  jeune  diacre,  le  petit  paysage  entrevu  par  la 
fenêtre,  et,  derrière  la  colline  roussâtre,  le  petit 
coin  de  ciel,  forment  une  gradation    délicate  de 

—  i5ô  — 


MAURICE    DENIS 


blancs  nuancés  réagissant  les  uns  sur  les  autres. 
Cela  est  tendre,  juvénile,  virginal  et  d'une  candeur 
délicieuse.  Le  petit  va-se  de  couleur  foncée  posé  sur 
l'appui  de  la  fenêtre  et  d'où  s'érigent  des  lis  se  des- 
sine presque  en  ombre  chinoise  sur  le  blanc  du 
rideau.  Il  est  vu  et  exécuté  à  la  manière  des  Pri- 
mitifs. 

Pour  accentuer  encore  cette  impression  de  blan- 
cheurs nuancées,  l'artiste  a  encadré  son  tableau  d'un 
passant  de  bois  blanc  et  d'une  bordure  de  bois  na- 
turel jaune.  On  sent  que  môme  le  cadre  a  été  voulu 
par  la  couleur.  On  pense  aux  lettres  de  Van  Gogh 
et  à  l'importance  que  cet  artiste  attachait  à  ces 
menus  détails  d'encadrement.  Dans  son  esprit  la 
coloration  du  cadre  faisait  partie  de  l'harmonie 
générale  du  tableau,  la  complétait  et  la  rassemblait. 
Ainsi  en  a-t-il  été  pour  Maurice  Denis.  Il  a  conçu, 
exécuté  et  encadré  son  tableau  pour  un  effet  de 
couleur  et  cette  harmonie  de  couleur  s'est  liée  dans 
son  esprit  à  la  candeur  du  sentiment  et  à  son  ingé- 
niosité. 

De  combien  d'œuvres  de  Maurice  Denis  —  et  je 
ne  parle  que  des  meilleures  s'échelonnant  sur 
toute  la  durée  de  sa  carrière  —  pourrait-on  faire 


—    ID7 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

—  le  sujet  étant  mis  à  part  —  à  peu  près  la  même 
description?  Il  est  extraordinaire  qu'un  jeune 
homme  composant  et  peignant  son  premier  tableau 
ait  trace',  avec  autant  d'ordre  et  sur  un  aussi  petit 
espace,  comme  un  raccourci  de  son  œuvre  future 
si  extraordinairement  abondante  et  variée. 

Le  métier  ou,  si  Ton  veut,  la  technique  de  ce 
tableau  est  aussi,  à  peu  de  chose  près,  la  technique 
dont  il  se  servira  jusqu'à  nos  jours.  Tout  au  plus 
peut-on  remarquer  un  peu  plus  de  pointillisme 
méticuleux  que  l'on  n'en  retrouvera  dans  la  suite. 
Ce  sont  presque  des  tons  divisés,  posés  par  très 
petites  touches  et  se  liant  les  uns  aux  autres  à  l'in- 
térieur d'une  arabesque  linéaire  délimitée  non  par 
un  trait,  mais  par  une  nuance  de  coloration. 

Dès  ce  début,  Maurice  Denis  avait  trouvé  son 
style,  sa  palette,  sa  technique,  la  qualité  du  senti- 
ment qui  lui  est  propre,  sa  manière  de  modeler  et, 
dans  une  mesure  assez  grande,  sa  manière  de 
mettre  en  toile  et  de  voir  «  en  décorateur  ».  Il  lui 
restait  à  acquérir  des  idées  plus  générales,  plus  de 
souplesse,  plus  d'aisance,  plus  de  liberté  heureuse 
dans  l'arabesque  décorative,  il  lui  restait  à  enrichir 
sa  palette,  à  varier  et  surtout  à  simplifier  ses  moyens 

—   i5S  — 


MAURICE    DENIS 


d'exécution,  -à  développer  enfin  ses   facultés  d'in- 
vention et  son  imagination. 

C'est  dans  ce  sens  qu'il  va  se  développer  rapide- 
ment pour  atteindre  à  la  maîtrise  avec  une  extraor- 
dinaire célérité. 

Le  Soir  Trinitaire  date  de  l'année  suivante.  Il  se 
compose  de  trois  jeunes  filles  assises  par  terre  sur 
une  prairie  sombre  émaillée  de  fleurs  des  champs 
dans  un  paysage  très  simplifié  dont  le  fond  est 
égayé  par  les  indications  colorées  de  petites  mai- 
sons gris-rose  et  des  arches  d'un  viaduc. 

Du  point  de  vue  «  palette  »  ce  second  tableau 
marquerait  plutôt  une  régression  qu'un  progrès 
dans  la  voie  où  l'artiste  devait  s'avancer  désormais 
si  allègrement.  La  gamme  de  couleurs  s'est  assom- 
brie. Tout  le  tableau  en  est  attristé.  Il  y  a  des  noirs. 
L'une  des  trois  jeunes  filles  assises  est  entièrement 
vêtue  de  noir  et  sur  la  chevelure  de  l'une  des  jeunes 
filles  nues  est  posé  un  petit  chapeau  qui  est  égale- 
ment noir.  On  remarquera  la  gaminerie  de  ce 
détail  de  toilette  et  la  petite  étrangère  de  faire  poser 
l'une  à  côté  de  l'autre,  dans  une  prairie  vert  sombre, 
deux  jeunes  filles  entièrement  nues  (dont  l'une 
porte  un   petit  chapeau)   et   une   de    leurs  amies 


—  169  — 


PEINTRES   D'AUJOURD'HUI 

habillée  de  noir.  C'est,  dans  l'œuvre  de  M.  Mau- 
rice Denis,  à  peu  près  le  seul  tableau  où  se  révèle 
—  par  ces  détails  —  une  certaine  morbidesse  de 
sentiment  et  une  sorte  de  réalisme  à  la  Manet  com- 
pliqué d'un  peu  de  bizarrerie. 

Mais  ce  ne  sont  que  des  détails.  L'important  de 
ce  tableau  c'est  la  façon  dont  les  deux  jeunes  filles 
nues  sont  conçues  et  exécutées.  Celle  qui  se  pré- 
sente de  dos  presque  au  premier  plan  a  une  cheve- 
lure blond  verdâtre  d'où  retombe  un  voile  blanc  qui 
se  prolonge  entre  les   deux  épaules  jusqu'au  sol. 
Celle  qui  se  présente  de  profil  est  mince  et  d'un 
dessin  serré,  d'une  arabesque  rassemblée  qui  fait 
penser  aux  baigneuses  d'Ingres.  Devant  ces  deux 
nus,  on  devine  que  M.  Maurice  Denis  avait  pres- 
senti le  rôle  qu'allait  jouer  dans  son  développement 
artistique  l'exemple  et  les  conseils  de  M.  Ingres. 
Et  c'est  à  cause  de  cette  indication  —  précieuse 
pour  ceux  qui  aiment  à  préciser  les  origines  —  qu'il 
n'est  pas  sans  intérêt   de   noter  que   l'admiration 
pour  Manet  paraît  avoir,  un  instant,  joué  un  rôle 
dans  la  formation  du  jeune  artiste.  Outre  que  la 
gamme  de  couleurs  s'est  assombrie,  la  façon  de 
modeler  n'est  plus  la  même  et  se  différencie  de  la 

—  i6o  — 


MAURICE    DENIS 


manière  qui- sera  celle  de  toutes  les  années  posté- 
rieures. En  ce  Soii^  Triiiitav-e,  Maurice  Denis 
modèle  dans  une  certaine  mesure  «  par  les 
ombres  »  selon  la  me'thode  traditionnelle,  et  le 
cerne  qui  délimite  ses  personnages  est  vu  par  le 
trait  ou  plutôt  par  l'ombre  brune  bien  plus  que 
par  les  reflets  de  coloration. 

Mais  ce  ne  sont  que  des  nuances.  C'est  le  senti- 
ment —  si  personnel  malgré  les  analogies  loin- 
taines que  j'ai  signalées  —  qui  est  l'essentiel  de  ce 
tableau.  La  petite  pointe  d'étrangeté  avive  encore 
notre  plaisir.  Nous  retrouvons  le  goût  inné  de  l'au- 
teur pour  les  Primitifs  dans  la  façon  dont  la  prairie 
vert  sombre,  émaillée  de  fleurs  des  champs,  est 
traitée.  On  pense  à  la  prairie  délicieuse  du  Retable 
de  l'agneau'.  Et  on  se  plaît  à  constater  avec  quel 
ordre  et  quelle  instinctive  habileté  décorative 
M.  Maurice  Denis  a  disposé  ses  personnages,  leur 
a  donné  exactement  le  fond  et  l'ambiance  qu'il 
fallait  pour  en  faire  chanter  les  sonorités,  avec 
quelle  émotion  tendre  il  a  regardé  ses  modèles  et 
les  a  transposés  en  dehors  de  toute  imitation  litté- 
rale dans  un  domaine  «  décoratif  ». 

I.  Par  Van  Eyck. 

T.  a  ■ —    i6l    —  91 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


LES  PREMIERES  DECORATIONS 

C'est  parce  qu'ils  reconnurent  en  ce  tableau  ces 
qualités  «  décoratives  »  que  deux  connaisseurs 
excellents,  M.  Théodore  Duret  et  M.  Henry  Lerolle, 
se  retrouvèrent  devant  ce  tableau  au  Salon  des  In- 
dépendants et  que  celui-ci,  après  en  avoir  décidé  en 
principe  l'acquisition,  se  résolut  à  donner  au  débu- 
tant une  commande  qui  lui  permît  de  se  révéler 
plus  complètement.  A  la  suite  de  cette  Exposition 
de  1891,  M.  Henry  Lerolle  demanda  à  M.  Maurice 
Denis  un  ouvrage  essentiellement  décoratif  :  un 
plafond.  L'œuvre  fut  exécutée  en  quelques  se- 
maines. 

En  travaillant  pour  un  espace  déterminé*  le 
décorateur  se  révèle.  Ce  plafond  représente,  sur 
le  feuillage  vert-sombre  d'un  marronnier  trois 
jeunes  filles  vêtues  de  jaune-gris-rose-doré.  Elles 
sont  disposées  par  échelons  sur  une  échelle  tandis 
que,  tout  en  bas,  on  ne  voit  d'une  quatrième  jeune 
fille  que  la  tête  et  la  chevelure  rousse,  Tindication 
des  épaules  et  des  bras. 

I.  Environ  2  m.  5o  X  ^  ™-  60. 

—    162  — 


MAURICE    DENIS 


La  qualité  essentielle  de  ce  plafond,  c'est  l'am- 
pleur de'corative  de  l'arabesque  s'enroulant  et  se 
déroulant  pour  rassembler  tout  le  sujet,  lui  don- 
ner du  style,  emplir  tout  l'espace  à  décorer,  ne  pas 
le  surcharger,  ménager,  dans  le  feuillage  qui  forme 
le  fond,  des  trous  de  lumière  jaune  représentant  des 
échappées  sur  le  ciel,  et  donner  à  ces  échappées  de 
lumière,  par  l'indication  du  contour  des  feuilles,  un 
aspect  éminemment  décoratif. 

La  seconde  qualité  de  ce  plafond,  c'est  de  ne  faire 
valoir  cette  arabesque  que  par  des  différences  de 
colorations,  des  gris  pénétrés  de  roses  qui  semblent 
l'émanation  en  reflet  des  grandes  teintes  à  plat  de 
ces  robes  jaune-rose.  Cela  est  vu  par  grandes  taches 
et  ces  taches  sont  posées  par  grandes  teintes  plates, 
bien  dans  le  mur,  sans  que  rien  joue  au  trompc- 
l'œil  ou  accapare  l'attention.  Aucun  empâtement. 
On  sent  que  la  toile  a  reçu  d'abord  un  dessin  som- 
maire fait  par  grandes  lignes  souples,  et  que  l'ar- 
tiste a  posé  ensuite  les  tons  à  l'intérieur  de  son 
arabesque  colorée,  comme  un  émailleur,  dans  les 
compartiments  de  sa  surface  «  cloisonnée  »,  intro- 
duit ses  pâtes  colorées  et  calcule  les  réactions 
qu'elles  auront  l'une  sur  l'autre. 

—  IÔ3  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

On  remarquera  que  ce  plafond  n'a  pour  ainsi 
dire  pas  de  sujet.  C'est  une  œuvre  de  peintre  qui 
ne  pense  qu'à  faire  de  la  peinture.  Nous  sommes 
de  ceux  qui  pensent  que  les  œuvres  ultérieures 
marqueront  un  grand  progrès  parce  que  le  sujet  — 
en  précisant  l'idée  picturale  —  peut  être  pour  l'exé- 
cutant un  stimulant  singulier  et  qui  porte  à  leur 
paroxysme  ses  qualités  de  vision  et  de  sentiment. 
On  comprend  cependant  que  certains  peintres  se 
plaisent  à  ne  considérer  chaque  œuvre  que  du 
point  de  vue  «  peinture  »  et  en  arrivent  à  faire 
abstraction  du  sujet  \ 


Dans  cette  même  collection  Henry  Lerolle, 
acheteur  prophétique  des  œuvres  de  la  première 
heure,  se  trouvent  encore  quelques  œuvres  impor- 

I.  En  poussant  à  fondée  principe,  certaines  écoles,  de  nos 
jours,  font  systématiquement  abstraction  du  sujetau  point  de 
ne  plus  laisser  deviner  au  spectateur  quel  motif  de  nature  a 
été  le  point  de  départ  de  leur  émotion.  Ils  décrivent  leur  émo- 
tion devant  des  objets  sans  nous  faire  connaître  quels  sont 
ces  objets.  Tels  sont  par  exemple  les  peintres  dits  cubistes. 

—    1G4  — 


MAURICE    DENIS 


tantes.  Les  Vierges  sages,  qui  datent  de  i8g3,  font 
sentir  l'admiration  grandissante  de  M.  Maurice 
Denis  pour  les  Primitifs  et  les  bénéfices  moraux 
et  matériels  (du  point  de  vue  peinture)  qu'il  retire 
de  leur  enseignement. 

Sur  une  prairie  verte,  une  jeune  fille  en  robe 
grise  est  assise,  parmi  les  jeunes  troncs  de  pom- 
miers dont  les  feuillages  verts  et  les  pommes  jaunes 
forment  le  haut  du  tableau.  Elle  tient  un  livre 
sur  les  genoux.  Dans  le  fond,  on  distingue  des 
indications  de  jeunes  filles  nues  (sans  doute  les 
Vierges  folles),  et  adroite,  un  paysage  sommaire  où 
se  distinguent  les  arches  d'un  viaduc.  Les  plis  de 
la  robe  du  personnage  principal  sont  traités  à  la 
manière  du  maître  de  Flémalle.  Ils  sont  méticuleux 
et  amples,  et  donnent  à  cette  jeune  fille  qui  tient 
un  livre,  un  je  ne  sais  quoi  de  virginal,  de  grave, 
de  tendre  et  méditatif.  Du  point  de  vue  coloration 
il  n'3'  a  ni  progrès  ni  régression.  C'est  du  Maurice 
Denis  d'alors  et  de  toujours. 

Ainsi  en  est-il  encore  pour  les  Femmes  aux  lilas 
de  1898  qui  représentent  deux  jeunes  femmes  nues 
debout,  à  côté  du  tronc  d'un  lilas  qui  se  déploie 
au-dessus    d'elles,   dans  un  paysage  de  jardin  où 

—  i65  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

des  indications  de  maisons  très  claires  répondent 
aux  draperies  presque  aussi  claires  qui  font  chan- 
ter les  tons  de  la  peau.  Les  fleurs  sont  d'une  colo- 
ration très  tendre.  Et  il  est  remarquable  que  le 
vert  de  l'herbe  sur  le  sol  soit  pénétré  des  tons  lilas 
qui  se  jouent  aussi  en  reflets  sur  les  nus  de  ces  deux 
jeunes  femmes  et  ne  se  précisent  que  sur  les  fleurs 
printanièresde  l'arbuste.  Tout  ramènera  la  couleur 
et  à  des  jeux  de  nuances,  voilà  la  théorie  tacite  dont 
ce  tableau  est  le  commentaire.  Ajoutons  que 
l'influence  de  Gauguin  se  manifeste  par  la  façon  de 
mettre  en  toile,  le  système  de  coloration,  et,  dans 
une  certaine  mesure,  par  le  sentiment  général. 

Les  œuvres  acquises  ou  commandées  à  peu  près 
à  la  même  époque  par  M.  Ernest  Chausson  et  no- 
tamment le  plafond  «  Avril  »  qui  date  de  iS94sont 
les  commentaires  du  même  principe. 

Désormais  il  n'y  a  plus  d'étapes  importantes  à 
préciser  dans  cette  carrière.  Maurice  Denis  est  en 
possession  de  sa  maîtrise.  Il  pourra  encore  faire 
des  progrès.  Il  pourra  encore  s'affiner,  s'enrichir 
et  parvenir  à  plus  de  grandeur  et  à  plus  de  style; 
il  pourra  perfectionner  son  dessin  toujours  un  peu 
gauche  et  un  peu  lourd,  enrichir  sa  palette  parfois 

—  ibb  — 


MAURICE    DENIS 


monotone,  se  rapprocher  ou  se  de'gager,  selon 
l'inspiration  du  moment,  des  influences  qu'il  con- 
sentira à  subir,  mais  ce  sera  par  une  évolution 
pour  ainsi  dire  insaisissable,  parle  développement 
progressif  et  normal  de  sa  personnalité,  par  l'ai- 
sance de  plus  en  plus  'grande  de  son  exécution 
mise  au  service  de  ses  facultés  d'invention  et  de 
son  imagination. 


LA    DECORATION    DU    COLLEGE    DE    SAINTE-CROIX 

Quand  il  aborde  la  décoration  du  mur  d'autel 
de  la  chapelle  Sainte-Croix  du  Vésinet,M.  Maurice 
Denis  n'a  donc  qu'à  s'interroger  et  à  s'exprimer 
lui-même.  Il  se  souvient  de  son  premier  pastel 
VEnfant  de  Chœur,  et  de  son  premier  tableau 
Mystère  Catholique,  il  se  souvient  des  rouges  de 
son  jeune  diacre  et  des  blancs  nuancés  de  bleu  de 
ses  deux  porteurs  de  flambeaux,  et  de  sa  première 
Sainte-Vierge.  De  tous  ces  éléments  déjà  acquis  il 
compose  une  oeuvre  nouvelle  et  d'un  sentiment 
décoratif  étroitement  adapté  à  l'espace  qu'on  lui 
confie. 

—  167  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Cette  décoration  est  une  glorification  picturale 
du  sacrifice  de  la  messe.  Des  enfants  de  chœur 
chantent  le  Sanctus  et  balancent  des  encensoirs. 
Derrière  eux  de  grands  écoliers  aux  ailes  d'anges 
chantent  à  l'unisson  en  marquant  le  rythme  d'un 
geste  de  la  main.  Au-dessus  d'eux  s'épanouit  une 
vigne  et,  vers  l'horizon,  on  aperçoit  des  champs  de 
blé  baignés  de  soleil  que  traverse  en  serpentant  une 
rivière  bleue  bordée  de  hauts  peupliers  s'élançant 
jusque  dans  le  ciel  à  travers  lequel  passent  des 
anges  portant  la  Croix  Rédemptrice.  Les  rouges, 
les  blancs,  les  jaunes,  le  vert  et  les  bleus  sont  posés 
par  grandesteintes  plates.  C'est  une  harmonie  sobre 
e  t  chaleureuse  d'un  sentiment  naïf  et  très  religieux. 


LA  DÉCORATION  POUR  M.  HENRY  COCHIN 

Peinte  pour  l'hôtel  privé  de  M.  Denys  Cochin 
à  la  suite  de  cette  décoration  du  Vésinet,  la  légende 
de  Saint  Hubert  mêle  à  un  sentiment  très  religieux 
une  sorte  de  fougue  romantique.  La  décoration 
couvre  les  trois  murs  et  le  plafond  d'une  petite 
salle  rectangulaire.  Un  vitrail  occupe  le  quatrième 

—  i68  — 


MAURICE  DENIS 


^^W, 


N,  ..  .3" 


Cliché  Druet 


L  AGE    D  OR 


MAURICE    DENIS 


mur.  L'ensemble  commence  par  le  portrait  de 
M.  Denys  Cochin  en  costume  de  chasse  vert  sur 
un  cheval  blanc,  entouré  de  sa  femme,  de  son  fils, 
de  ses  deux  filles  en  tricorne  à  galon  d'or,  tous  à 
cheval  et  suivis  d'une  meute.  Derrière  eux  on 
aperçoit  une  colline  d'un  roux  automnal  et  à  flanc 
de  coteau,  un  délicieux  petit  village  blanc  très 
recueilli.  Le  sol  est  rose,  traversé  d'arabesques 
d'ombres  colorées  d'un  gris-rose.  Les  grandes 
taches  blanches  des  chevaux  font  chanter  le  roux  de 
la  colline  et  le  vert  des  costumes  de  chasse.  Il  y  a 
quelque  raideur  dans  les  mouvements,  et  le  tout  est 
un  peu  scolaire,  bien  que  vivant  et  vigoureux. 

II.  —  Dans  la  même  gamme,  sur  le  même  sol 
rose,  un  piqueur  vu  de  dos  sur  son  cheval  à  grosse 
croupe,  sonne  du  cor.  Les  deux  amazones  en  cos- 
tume bleu  sombre  conduisent  la  meute  et  les 
cavaliers  les  suivent.  C'est  un  peu  sommaire,  mais 
il  y  a  du  mouvement.  Les  valeurs  ont  quelque 
uniformité.  Trois  troncs  presque  noirs  sont  du 
même  ton.  Le  sentiment  de  la  nature  ne  vivifie  pas 
toutes  les  parties  de  l'ouvrage.  C'est  sur  un  motif 
donné  une  adroite  variation. 

III.  —  On  sent  que  l'auteur  a  admiré  les  beaux 


—  169  — 


22 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

mouvements  de  Delacroix.  Il  veut  que  son  œuvre 
soit  mouvementée.  Cela  est  d'autant  plus  digne  de 
remarque  qu'on  ne  retrouve  plus  que  rarement 
dans  les  œuvres  ultérieures  ce  désir  de  mouvement. 
La  meute  —  blanche  et  jaune  —  court  avec  ardeur 
sur  un  terrain  montueux  malaxe  de  divers  tons  où 
les  gris  et  les  bruns  dominent.  Un  reflet  de  soleil 
jaune  est  diffus  sur  ce  coin  de  forêt.  On  a  une 
impression  de  nature,  si  transposé  que  soit  ce  sen- 
timent. On  sent  que  l'auteur  s'est  servi  d'études 
faites  en  plein  air.  C'est  peut-être  de  tous  les 
panneaux  le  plus  exclusivement  pictural. 

IV.  —  Sur  le  mur  du  fond  c'est  Le  Mi7\icle.  Un 
tronc  énorme  divise  la  scène  en  deux  parties.  D'un 
côté  trois  jeunes  chasseurs  en  habit  gris,  culotte  et 
grandes  bottes  sombres  sonnent  du  cor.  Ce  sont 
des  adolescents  dont  les  boucles  retombent  sur  la 
nuque.  Ils  ressemblent  à  de  jeunes  anges  qui  joue- 
raient de  la  trompette  devant  le  trône  de  Dieu.  Ils 
sont  très  touchants.  Devant  eux  le  cerf  s'age- 
nouille dans  une  lumière  dont  les  ombres  sont 
rouges.  Le  crucifix  rayonnant  se  dresse  entre  ses 
bois. 

A  notre  gauche  arrive  un  chasseur  noir  dont  le 


MAURICE    DENIS 


cheval  blanc  se  cabre,  et  toute  la  scène  se  profile 
sur  un  petit  lac  jaune  clair  bordé  d'une  colline 
rousse  que  couronne  un  grand  ciel  jaune.  Le  tout 
traité  par  larges  plans.  Le  sol  violacé  pénétré  de 
fougères  rousses  se  relie  à  la  scène  dramatique  qu'il 
supporte  et  contribue  à  l'encadrer.  Rien  d'inutile. 
Un  je  sais  quoi  de  fantastique  et  de  simple.  Le  cerf, 
loin  d'être  littéral,  n'est  peut-être  même  pas,  du 
point  de  vue  anatomique,  très  défendable,  mais  il 
est  significatif.  Et  cela  vaut  mieux.  C'est  un  ani- 
mal transfiguré  par  la  fonction  dramatique  dont  il 
est  investi.  Ce  panneau  est  le  plus  simple  et  le  plus 
beau  de  tous.  La  part  d'invention  est  très  grande. 

V.  —  Sur  le  même  sol  rose,  dans  la  même  forêt, 
la  chasse  semble  avoir  perdu  son  chemin.  Six  ou 
sept  cavaliers  se  regardent  tournés  dans  tous  les 
sens.  Au  premier  plan  la  meute  est  désorientée. 
Dans  le  haut  un  peu  de  ciel  verdàtre.  On  peut  dis- 
cuter l'anatomie  des  chevaux.  Elle  est  insuffisante. 
Cependant  le  sentiment  est  dramatique. 

VI.  —  La  chasse  fantastique  commence.  Le  sol 
tourmenté  se  soulève  sous  l'effort  des  racines  diabo- 
liques. Un  cheval  et  son  cavalier  passent,  lancés  au 
galop.    D'autres  veulent  les  dépasser.  Le   sol  est 

—   171   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

jaune,  presque  rouge.  Il  se  peut  que  ces  chevaux 
se  profilent  en  ombres  chinoises.  Cependant  une 
fougue  juvénile  les  emporte  et  anime  toute  la 
scène. 

VIT.  —  La  chasse  continue  sa  course.  Sur  le 
sol  sont  des  aiguilles  rousses  de  pins.  Attiré  par  le 
son  des  cors  fantastiques,  un  évêque  en  vête- 
ments sacerdotaux,  crosse  en  main,  se  présente 
sur  le  seuil  de  sa  petite  église  forestière  à  façade 
toute  nue  d'un  blanc-rose.  Trois  jeunes  filles 
vêtues  de  blanc,  leurs  cheveux  nois  répandus  sur 
les  épaules,  prient  les  mains  jointes,  pour  ces 
chasseurs  maudits.  Derrière  elles,  un  autre  groupe 
—  sombre  —  se  compose  de  trois  femmes  en  noir 
qui  prient  à  genoux  tandis  que  derrière  elles  sont 
des  hommes  debout  et  les  bras  croisés.  On  recon- 
naît M.  Cochin,  ses  fils,  sa  fille,  sa  femme  et  sa 
mère.  Tout  cela  est  transposé,  transfiguré,  stylisé. 
Certains  plis  des  vêtements  de  femmes  font  penser 
aux  Primitifs.  Une  sensation  de  douceur,  de  joie 
et  de  rédemption  se  propage  jusqu'à  nous. 

Au  plafondjtroisadolescentsen  costume  dechasse 
jaune  à  bottes  noires  et  à  grandes  ailes  jaunes 
jouent  du  cor  debout  pour  célébrer  le  miracle.  Ils 

—    172    — 


MAURICE    DENIS 


sont  vus  presque  sans  raccourci  sur  un  grand  ciel 
bleu  où  traînent  des  nuages  roses. 

L'ensemble  laisse  une  impression  profonde. 
C'est  l'œuvre  d'un  artiste  original.  II  a  une  façon  à 
lui  de  voir  et  de  peindre.  Il  est  déjà  si  habile  que 
ses  défauts  même  le  servent.  Les  insuffisances  de 
son  dessin  ont  quelque  chose  de  touchant.  Le  sen- 
timent général  est  délicieux.  La  gamme  de  cou- 
leurs est  riche  et  douce.  Tout  est  décoré  sans 
surcharge  ni  excès  d'aucun  genre.  Et  le  langage  de 
la  couleur  —  dans  cette  petite  salle  rectangulaire  — 
est  encore  plus  expressif  que  le  mouvement  des  per- 
sonnages '. 


I.  Les  deux  vitraux  de  l'unique  fenêtre  sont  d'une  entente 
décorative  aussi  heureuse.  D'un  côté  une  jeune  flUe  cueille 
des  fleurs  dans  un  paradis  luxuriant;  de  l'autre  côté,  une 
autre  jeune  fille  en  bleu,  presque  hiératique,  passe  dans  le 
même  jardin  et  un  enfant  nu  lui  présente  une  corbeille  de 
fleurs  et  de  fruits.  Les  plombs  qui  cernent  les  silhouettes  font 
valoir  le  dessin.  La  distribution  des  taches  est  d'une  belle 
ampleur.  En  certaines  parties,  par  exemple  sur  la  robe 
opaline  ou  le  nu  rose,  de  l'enfant,  l'artiste  a  obtenu  des  effets 
qui  donnent  l'impression  du  modelé  sans  que  cependant 
l'œuvre  tout  entière  cesse  d'être  vue  d'ensemble  ni  qu'un 
morceau  en  attirant  avec  excès  l'attention  puisse  rompre  à 
son  profit  l'harmonie  générale. 

-173- 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


Il  est  impossible  d'étudier  une  à  une  les  œuvres  dé- 
coratives de  M.  Maurice  Denis.  Elles  sont  trop  nom- 
breuses. Un  volume  n'y  suffirait  pas.  C'est  d'ailleurs 
parle  sujet  qu'elles  se  distinguent  le  plus  nettement 
les  unes  des  autres.  De  l'une  à  l'autre  la  palette,  le 
dessin,  la  nuance  de  sensibilité  et  surtout  la  con- 
ception décorative  demeurent  les  mêmes.  C'est  par 
une  adaptation  plus  ou  moins  parfaite  à  l'espace 
qu'il  s'agit  de  décorer,  par  le  choix  du  sujet  en  ac- 
cord avec  la  destination,  et  par  la  prédominance  de 
telle  ou  telle  gamme  de  couleurs  de  préférence  à 
telle  ou  telle  autre  que  M.  Maurice  Denis  parvient 
à  donner  une  impression  de  variété. 

Rien  de  plus  différent  à  première  vue  que  la 
décoration  de  la  chapelle  du  Sacré-Cœur  au  Vési- 
net  et  la  frise  décorative  du  théâtre  de  l'avenue  des 
Champs-Elysées.  Cependant  les  points  de  compa- 
raison abonderaient.  La  seconde  de  ces  décorations 
n'est  qu'une  application,  pour  une  destination  pro- 
fane en  des  conditions  bien  déterminées,  des  prin- 
cipes généraux  qui  ont  régi  la'décoration  religieuse. 

On  peut  rapprocher  de  la  décoration  de  la  cha- 

—   174  — 


MAURICE    DENIS 


pelle  de  la  Vierge  au  Vésinet  la  décoration  du  ves- 
tibule de  M.  Rouché  qui  date  de  1907  et  même 
Le  soir  JloreJitin  coiw^osé  pour  M.  Charles  Stern 
en  1910.  En  ces  deux  occasions  la  surface  murale 
qui  affectait  la  forme  d'une  voûte  à  nervures  appa- 
rentes a  dc'terminé  des  analogies  que  la  différence 
des  sujets  et  des  colorations  ne  laisse  pas  oublier. 
VAfre  d'or  du  prince  de  Wagram,  à  cause  de 
l'importance  prépondérante  des  nus  féminins, 
marque  l'évolution  du  peintre  vers  une  liberté 
plus  grande.  Ce  n'est  cependant  qu'une  conclu- 
sion différente  des  mêmes  principes  qui  avaient 
abouti  quelque  temps  auparavant  à  VHistoire  de 
Psyché^  pour  M.  Morosoff,  à  Moscou.  II  n'y  a  pas 
d'œuvre  contemporaine  qui  donne  plus  manifes- 
tement l'impression  de  l'unité  dans  la  variété.' 

I.  Dans  l'église  du  Vésinet  M.  Denis  préfère  sa  décoration 
de  la  chapelle  Sacré-Cœur  à  celle  de  la  chapelle  de  la 
Sainte  Vierge.  La  conception  de  celle-ci  a  en  effet  moins 
d'unité  que  celle-là.  Dans  la  chapelle  de  la  Vierge  la  déco- 
ration de  chaque  panneau  d'entre  les  nervures  se  suffit  à 
elle-même,  et  les  figures  transversales  ont  été  ajoutées  après 
coup  pour  les  relier  entre  elles.  C'est  un  défaut,  mais  le  sen- 
timent est  bien  plus  pur  dans  cette  chapelle,  bien  plus  grave 
et  plus  profond. 


—    175 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


l'âge  d'or  pour  le  prince  de  wagram 

Dans  la  lumière  crue  du  Grand-Palais,  ces  vastes 
panneaux  livraient  volontiers  leurs  secrets.  On 
peut  les  considérer  comme  un  raccourci  de  l'œuvre 
décorative  de  Maurice  Denis.  Examinons  succes- 
sivement du  point  de  vue  matériel  et  du  point  de 
vue  intellectuel  les  plus  caractéristiques  d'entre  eux. 

Les  blancs  jouent  un  rôle  capital.  Ils  sont  d'une 
extrême  vaiiété.  Ils  se  nuancent  de  gris,  de  rose 
et  de  jaune  d'or.  On  les  voit  pénétrés  à  des  doses 
extrêmement  variables  de  rouges,  de  bleus  et  de 
verts.  A  première  vue,  cette  modulation  de  blancs 
et  de  gris  est  si  légère  et  si  fine,  que  ces  grandes 
surfaces  murales  en  paraissent  à  peine  colorées. 
Mais  nous  pouvions  deviner,  par  la  bordure  de 
bois  peinte  en  gris,  dont  l'auteur  les  avait  entou- 
rées, que  ces  peintures  étaient  destinées  à  une  pièce 
très  claire  et  on  avait  le  sentiment  que  M.  Maurice 
Denis  avait  choisi  sa  gamme  de  couleurs  en  accord 
avec  les  boiseries  d'encadrement  et  avec  le  plus  ou 
moins  d'intensité  de  l'éclairage  que  donne  la  dispo- 
sition des  lieux. 

—  176  — 


MAURICE    DENIS 


Le  panneau  du  milieu  présente  une  forme  irré- 
gulière. C'est  un  vaste  rectangle  en  hauteur  dont 
Tangle  du  bas  et  à  gauche  se  trouve  abattu  par  une 
particularité  architecturale.  Ce  rectangle  devient 
donc  un  pentagone  irrégulier.  Loin  d'être  une 
difficulté  —  pour  un  décorateur-né  — ces  irrégula- 
rités de  dimensions  augmentent  l'intérêt  du  pro- 
blème et  fournissent  des  prétextes  de  mise  en  toile 
ingénieuse,  des  occasions  de  faire  preuve  d'une 
certaine  fantaisie  et  de  donner  à  l'ensemble  de 
l'imprévu  et  de  la  variété. 

Le  sujet  général  de  la  composition  a  pour  motif: 
rAge  d'or.  Dans  le  panneau  principal  M.  Maurice 
Denis  a  imaginé  sur  une  plage  de  sable  jaune  qui 
s'incurveaubordd'une  mertrèsbleueque  parsèment 
des  avancées  de  rochers  roses  un  groupe  de  six 
jeunes  femmes  nues  dont  quatre  sont  assises  et 
deux  sont  debout.  Deux  enfants  nus  sont  près  de 
leur  mère.  Ces  jeunes  femmes  regardent  ou  se 
reposent.  L'une  tord  ses  cheveux.  L'autre  attache 
sur  ses  épaules  nues  un  blanc  peignoir  Bottant. 
Celle  quia  des  cheveux  presque  noirs  est  couronnée 
de  camélias  vaporeux  et  tient  sur  ses  genoux  des 
roses-thé   reposant   dans    leur   verdure.    La    plus 


/  / 


23 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

blonde  est  étendue  tout  de  son  long  et  dort  d'un 
sommeil  heureux. 

Derrière  ce  groupe  principal  un  adolescent  nu 
chevauche  un  coursier  blanc  et  l'on  distingue, 
dans  le  lointain,  d'autres  baigneuses  et  d'autres 
jeunes  gens  nus  à  cheval. 

Un  grand  ciel  vert  flotte  au-dessus  de  la  mer 
traversé  de  nuages  d'un  blanc  rose.  Presque  au 
premier  plan,  surplombant  le  groupe  de  jeunes 
femmes,  un  vaste  rocher  rose  se  silhouette  sur  ce 
ciel.  Deux  amoureux  sont  à  l'extrémité  de  ce  pro- 
montoire. La  jeune  fille  est  assise,  vêtue  d'une 
tunique  blanche,  et  tient  des  deux  mains  des 
pipeaux  qu'elle  applique  contre  sa  bouche.  Le  jeune 
homme,  derrière  elle,  est  nu  et  les  bras  passés 
sous  les  siens,  lui  enseigne  à  tenir  adroitement  ces 
roseaux  sonores. 

L'un  des  deux  panneaux  qui  sont  tout  en  hauteur, 
représente  sur  un  fond  de  mer  bleue  mêlée.de  jaune 
et  de  rochers,  un  jeune  homme  nu  qui  se  laisse 
glisser  d'un  arbre  pour  tendre  â  une  jeune  fille 
presque  nue  un  nid  qu'il  vient  de  détacher  de 
Tarbre. 

L'autre   représente,  sur  un  fond  de  verdure  et 

—  178  — 


MAURICE    DENIS 


de  montagne  rose,  une  jeune  fille  nue  qu'une  de  ses 
amies,  drape'e  de  blanc,  soulève  pour  qu'elle  puisse 
atteindre  les  grappes  d'une  vigne  qui  monte  haut. 

Le  grand  ciel  vert  qui  apparaît  dans  chacun  de 
ces  trois  panneaux  e'tablit  entre  eux  des  rapports 
étroits  qu'accentuent  encore  les  tonalités  de  bleu  et 
de  rose  qui,  de  l'un  à  l'autre  panneau,  se  répondent 
et  s'équilibrent. 

Comment  Maurice  Denis  conçoit-il  et  exécute-t-il 
ces  vastes  décorations?  Devant  ces  divers  panneaux 
je  sens  nettement  que  c'est  le  régime  des  colorations 
qui  détermine  la  disposition,  et,  dans  une  certaine 
mesure,  la  conception  du  sujet.  Placé  devant  l'espace 
mural  qu'on  lui  confie,  l'artiste  voit  d'abord  en 
imagination  les  taches  colorées  qu'il  répartit  suivant 
la  disposition  des  lieux  et  il  ne  conçoit  les  détails 
de  sa  composition  qu'en  fonction  de  ces  taches  et 
de  la  disposition  des  lieux. 

Pour  le  panneau  principal,  par  exemple,  ce  sont 
les  suggestions  de  la  couleur  qui  ont  déterminé  la 
division  tripartite.se  disposant  dans  le  sens  de  la 
largeur.  Presque  la  moitié  de  la  toile  est  occupée 
par  le  grand  ciel  vert  sur  lequel  s'avance  le  rocher 
rose  portant  les  amoureux  blancs.  La  moitié  de  ce 


—  179 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

qui  reste  est  consacré  à  la  tonalité  chaude  d'une 
mer  bleue  et  le  premier  plan  forme  une  base  de 
sable  gris  rose.  L'importance  que  lui  donneront  les 
personnages  compensera  ce  qu'il  y  a  de  relative- 
ment restreint  dans  l'espace  de  ce  premier  plan.  A 
cause  de  la  présence  de  ces  personnages,  cette 
plage  de  sable  rose  deviendra  la  base  fondamentale 
du  tableau  mais  l'artiste  évitera  que  le  regard  du 
spectateur  soit  accaparé  par  lui  au  détriment  de 
l'ensemble. 

L'instinct  autant  que  la  raison  gouverne  cette 
répartition  des  taches  distribuées  par  grandes 
masses,  mais  la  raison  et  dans  une  certaine  mesure 
l'imagination  interviennent  pour  donner  une  signi- 
fication à  ces  taches  et  animer  d'un  mouvement 
rythmique  toutes  ces  formes,  qu'elles  soient  de 
personnages  vivants  ou  objets  en  apparence  ina- 
nimés. Regarder  le  mur  et,  par  la  magie  de  l'ima- 
gination, en  faire  surgir  des  formes  rythmiques  qui 
se  présentent  aux  yeux  aussi  belles  de  lignes  que 
de  colorations,  unies  à  l'ensemble  dont  elles  font 
partie  par  une  sorte  d'enroulement  invisible  qui 
prolonge  l'arabesque  d'une  figure  jusqu'àl'autre,  les 
encercle,  passe  aux  bords  du  cadre  et  revient  jus- 

—  180  — 


MAURICE    DENIS 


qu'au  centre  optique  du  tableau  par  des  voies 
rtexueuses  et  cependant  logiques,  voilà  le  système  de'- 
coratif.  S'il  fallait,  pour  me  faire  mieux  comprendre, 
trouver  un  terme  de  comparaison  qui  puisse,  ti  con- 
trario, préciser  cette  façon  de  M.  Maurice  Denis  de 
comprendre  l'art  décoratif,  je  citerais  la  très  célèbre 
«  Voûte  d'acier  »  par  M.  Paul  Lauren?,  dans  les 
salons  de  l'Hôtel-de-Ville.  Dans  cette  peinture 
décorative  c'est  le  sujet  qui  importe  avant  tout.  Cela 
représente  une  scène  historique  et  qui  intéresse 
vivement  tous  ceux  qui  s'intéressent  au  sujet  plus 
qu'à  la  peinture.  Ni  l'arabesque,  ni  la  répartition 
des  taches  de  couleur  ne  jouent  un  rôle  important. 
C'est  un  tableau  de  chevalet  agrandi  aux  dimen- 
sions de  l'espace  à  décorer.  L'exactitude  archéolo- 
gique des  costumes  et  de  la  disposition  des  lieux 
sont,  dit-on,  irréprochables.  Cependant  on  pour- 
rait détacher  du  mur  ce  tableau  et  le  transporter 
n'importe  où  —  et  notamment  dans  un  musée  — 
sans  que  ce  transport  lui  soit  préjudiciable.  N'im- 
porte quel  autre  tableau  «  historique  »  pourrait 
le  remplacer  sur  ce  mur.  Il  n'y  a  entre  le  lieu  et 
l'œuvre  aucune  identification.  Ce  n'est  pas  de  l'art 
décoratif. 

—  i8i   — 


PEINTRES   D'AUJOURD'HUI 

Au  rebours  de  ces  «  décorations  »  qui  peuvent 
être  placées  n'importe  où,  les  peintures  de  M.  Mau- 
rice Denis  se  trouvent  privées  de  leurs  qualités 
essentielles  si  on  les  détache  des  murs  pour  lesquels 
elles  ont  été  faites.  Dans  son  atelier,  devant  la  toile 
découpée  aux  mesures  particulières  de  l'espace  à 
couvrir,  l'imagination  de  l'artiste  dépasse  constam- 
ment les  dimensions  matérielles  qu'il  a  sous  les 
yeux  pour  se  représenter  l'ensemble  des  lignes 
architecturales  de  la  pièce  pour  laquelle  il  travaille 
et  de  l'édifice  dans  lequel  se  trouve  cette  pièce,  si 
toutefois  l'art  de  l'architecte  à  réussi  à  établir  des  rela- 
tions sensibles  entre  les  lignes  extérieures  et  la  dis- 
position intérieure  de  l'édifice  qu'il  était  chargé  de 
construire.  Le  décorateur  veut  que  son  oeuvre  se 
confonde  avec  les  pierres  elles-mêmes  et  ne  fasse 
qu'une  avec  elles.  Le  crayon  à  la  main,  il  trace  des 
courbes  qui  semblent  vouloir  prolonger  les  lignes 
architecturales,  ne  se  déroulent  que  pour  revenir 
s'enrouler  sur  elles-mêmes,  évitant  les  parallèles 
dont  Eugène  Delacroix  disait  :  «  Ce  sont  des 
monstres  »,  évitant  plus  soigneusement  encore  les 
angles  aigus  qui  arrêtent  le  dessin  et  rompent 
l'harmonie,  ne  circonscrivant  des  vides  qu'en  les 

—  182  — 


MAURICE    DENIS 


rattachant  par  une  courbe  à  la  composition  géne'- 
rale,  ménageant  des  repos  pour  l'œil  et  pre'cisant 
des  accents  rudes,  combinant  les  lumières  vives  et 
les  clartés  assourdies,  conduisant  toute  sa  décora- 
tion comme  un  musicien  conduit  son  orchestre, 
c'est-à-dire  en  ne  s'attachant  aux  diverses  parties 
isolées  qu'en  fonction  de  l'ensemble  et  du  rythme 
général.  Au  début  de  ce  travail,  devant  la  toile 
couverte  de  traits  au  fusain,  l'artiste  seul  peut 
distinguer  ce  qui  délimite  le  ciel  vert,  la  mer  bleue 
le  rocher  rose  et  le  sable  jaune  rose  sur  lequel  il 
médite  d'animer  ses  personnages  principaux. 
L'angle  abattu  qui  donne  à  son  rectangle  de  l'irré- 
gularité le  force  à  rassembler  ses  personnages  sur 
sa  droite. 

En  traçant  les  lignes  courbes  qui  peu  à  peu  se 
précisent,  silhouettent  ses  personnages,  il  sent 
progressivement  que  c'est  dans  la  pointe  de  cette 
pyramide  renversée  qu'il  devra  situer  l'accent  le 
plus  fort  de  toute  la  gamme  de  couleur  et  que  c'est 
de  là  que  tout  irradiera,  comme  si  de  ce  foyer 
lumineux  émanaient  les  rayons  qui,  par  larges 
ondes  centrifuges,  se  répandront  jusqu'aux  extré- 
mités supérieures  du  vaste  panneau.  Il  sent  où  il 

—  i83  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

posera  les  rappels  de  sa  tonalité  principale.  Il  voit 
l'ensemble  et   il  travaille  déjà  aux  choses  princi- 
pales. La  première  figure  qu'il  établit  est  évidem- 
ment la  figure  de  femme  nue  qu'il  a  représentée  de 
dos  et   à  genoux,  appuyant   sur  les  talons  le  bas 
de   sa   belle   croupe,    et    relevant   les   .bras    d'un 
mouvement    très     féminin    pour   se    tordre    les 
cheveux.  Afin  de  lui  donner   plus   d'importance 
par   le  volume  et  la  forme  il   l'imagine   de   dos, 
mais  il  lui  tourne  vers  nous  le  visage  dans  toute 
la  mesure  du  possible.  Ce  sont  ces  cheveux  blonds 
qui  seront  de  toute  la   symphonie  la. note  la  plus 
vive  et  pour  ainsi  dire  la  dominante.   Il  est  clair 
que  toute  la  composition  a  été  faite  d'ensemble, 
dans  la  conception  primordiale  de  l'élan  de  l'esprit 
et  de  la  sensibilité,  et  il  est  sans  intérêt  de  savoir  si 
matériellement  l'artiste  a  commencé  par  tel  ou  tel 
morceau  ou  s'il  a  travaillé  à  tous  en  même  temps, 
mais  je  sens  bien   que  la  note  importante  est  là. 
Quand  môme  le   peintre  l'aurait  réservée  comme 
une    suprême    ressource    pour,    à   la   fin    de    son 
travail,  se  réserver  la  possibilité  de  changer  brus- 
quement les  rapports  et  monter  ou  descendre  à 
sa  volonté  l'échelle  des  tons,  cela   n'empêcherait 

—  184  — 


MAURICE    DENIS 


point  qu'il  l'ait  toujours  eu  présente  à  l'esprit 
comme  un  diapason  silencieux.  C'est  le  point  le 
plus  grave  de  toute  la  gamme.  Il  donne  de  la 
stabilité  aux  trois  autres  nus  féminins  et  leur  prête 
même  quelque  chose  de  sa  consistance.  Les  trois 
autres  nus,  en  effet,  et  les  deux  bambins  se  jouant 
font  partie  du  système  ou  de  l'art  des  «  sacrifices» 
que  M.  Maurice  Denis  pratique  avec  courage  et 
par  lequel  il  atteint  au  style.  Et  je  dis  :  c'est  la  note 
la  plus  grave,  mais  non  la  plus  brillante  ni  la  plus 
éclatante.  Le  rôle  de  cette  tache  est  relativement 
occulte.  Le  centre  optique  du  tableau,  en  effet, 
c'est-à-dire  le  point  lumineux  qui  attire  les  regards 
du  spectateur,  c'est  la  femme  debout  et  de 
face  qui  tient  les  bras  derrière  la  nuque  pour 
retenir  et  fixer  le  drapé  flottant  de  son  peignoir 
d'un  blanc-gris.  Elle  a  une  attitude  de  Vénus 
vivante  et  s'inspire  des  attitudes  d'Aphrodite.  Elle 
a  les  genoux  presque  confondus  par  le  mouvement 
en  arrière  d'une  de  ses  jambes  devenue  presque 
invisible.  Les  hanches,  au  contraire,  et  le  ventre  se 
développent  avec  ampleur,  s'arrondissent,  se 
bombent,  attirent  et  reflètent  la  lumière.  Quelques 
ombres  colorées   placent  où  il  est  nécessaire  des 

T.  II.  —  i85  —  24 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

accents,  font  saillir  les  masses  et  font  tourner  les 
volumes,  mais  ne  luttent  jamais  avec  l'arabesque 
qui  doit  toujours  garder  sa  netteté,  sa  force  et  sa 
valeur  propre.  A  cette  préoccupation  on  sent 
combien  le  procédé  du  peintre,  posant  toujours  ses 
tons  par  grandes  teintes  plates,  répond  à  une  néces- 
sité de  son  système  décoratif.  Ce  nu  vaut  dans  une 
certaine  mesure  par  le  modelé,  mais  c'est  surtout 
une  forme  faisant  partie  d'un  ensemble.  Il 
importait  que  ce  modelé  restât  «  bien  dans  le 
mur  »  et  qu'il  ne  pût  lutter  avec  rien,  ni  surtout 
donner  la  sensation  du  réalisme. 

Ce  système  décoratif  est  propre  à  M.  Maurice 
Denis.  Il  est  exactement  à  l'opposé,  par  exemple, 
du  système  décoratif  de  Véronèse  qui,  à  la  villa 
Mazère,  ayant  prodigué  les  couleurs  les  plus  vives, 
les  contrastes  de  tons  les  plus  ardents,  ne  craignit 
pas,  en  certains  endroits,  de  vouloir  donner  la 
sensation  de  la  réalité  sans  exclure  de  ses  procédés 
même  le  trompe-l'œil'.  Véronèse  poursuivait  un 
idéal  de  magnificence  et  de  virtuosité.  Tel  n'est 
pas  le  but  que  poursuit  M.  Maurice  Denis. 

I.  Notamment  dans  les  personnages  accoudés  à  un  appui 
de  fenêtre  figurée  sur  le  mur. 

—  i86  — 


MAURICE    DENIS 


Observez  ■  avec  quel  soin  les  contours  sont 
dclinéés,  nettement  marques  et  parfois  même 
comme  appuyés.  Ce  n'est  pas  un  trait  qui  les 
délimite,  c'est  un  cerne  qui  ne  ressemble  à  une 
ombre  —  même  colorée  —  que  par  une  sorte  de 
licence  poétique.  Cette  particularité  nous  révèle 
l'une  des  préoccupations  de  M.  Maurice  Denis  : 
faire  surgir  les  formes  par  l'arabesque  et  par  la 
coloration  beaucoup  plus  que  par  le  modelé  ou  le 
jeu  des  ombres,  à  plus  forte  raison  par  le  trompe- 
Tœil. 

Remarquons  d'ailleurs  qu'il  n'y  a  pas  de  loi  qui 
ne  doive  être  appliquée  avec  mesure.  Ce  nu  existe. 
C'est  une  belle  apparition  ample,  saine,  libre  et 
heureuse.  Il  y  a  aussi  de  la  jeunesse  et  de  la 
gentillesse  dans  la  petite  jeune  femme  nue  qui 
marche  rapidement  auprès  d'elle.  Je  note  même 
avec  plaisir  que  son  mouvement  est  assez  juste 
parce  que  les  mouvements  sont  rares  dans  l'œuvre 
de  M.  Maurice  Denis.  Presque  tous  ses  person- 
nages sont  vus  au  repos  ou  animés  d'un  mouve- 
ment extrêmement  paisible.  Encore  sent-on  que 
le  peintre  ne  veut  pas  qu'on  la  regarde  longtemps. 
Elle  est  là   pour  faire   valoir  l'opposition  du  nu 


-   .S; 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

principal,  qui  est  chargé,  lui,  de  l'e'vocation  d'une 
époque  heureuse,  de  la  vie  pastorale,  de  la  statuaire 
grecque,   de   l'éternelle    jeunesse    de   l'Humanité. 

Et  tout  le  reste  est  sacrifié  !  Même  l'adolescent 
sur  son  cheval  qui  rappelle  ceux  du  Parthénon, 
même  les  amants  sur  leur  rocher  rose,  même  la  mer 
bleue,  le  ciel  et  tout  ce  vaste  paysage.  Tout  con- 
court à  fournir  un  cadre  à  ce  nu  radieux  de  femme 
sortant  comme  Aphrodite  de  la  Méditerranée. 
Tout  ramène  vers  elle.  Il  n'est  pas  le  centre  maté- 
riel du  tableau  mais  il  en  est  le  centre  optique. 

Cependant,  tout  sacrifiés  qu'ils  soient,  cette  mer, 
ce  ciel,  ce  rocher  et  ces  amants  ont,  eux  aussi,  leur 
importance.  Ils  supportent  l'examen.  Les  lignes 
sont  élégantes  et  les  couleurs  accusées,  les  modelés 
sont  suffisants.  L'harmonie  générale  fait  sentir  le 
plaisir  de  vivre. 

L'art  des  sacrifices!  M.Maurice  Denis  a  cité  dans 
ses  «  Théories  »  le  mot  de  M.  Degas  :  «  Toutes  les 
belles  choses  sont  faites  de  renoncement  »_,  et  aussi 
l'aphorisme  de  M.  Ingres  rapporté  parDelaborde  : 
«  Plus  les  lignes  et  les  formes  sont  simples,  plus 
il  y  a  de  beauté  et  de  force.  Toutes  les  fois  que  vous 
partagez  les  formes,  vous  les  affaiblissez.  » 

—  i88  — 


MAURICE   DENIS 


Pour  tous  les  peintres,  mais  plus  particulière- 
ment pour  les  décorateurs,  il  n'est  pas  de  principe 
qui  soit  plus  important. 


LES  TABLEAUX  DE  CHEVALET 

Il  est  rare  qu'un  peintre  excelle  dans  tous  les 
genres. 

Les  modelés  sommaires  qui  conviennent  à  ces 
vastes  espaces  peints  et  qui  suffisent  pour  accuser 
la  forme  et  la  rendre  visible,  deviennent  insuffisants 
dans  les  tableaux  de  chevalet.  Les  figures  de 
M.  Maurice  Denis  ont  besoin  d'espace.  De  grandes 
surfaces  leur  sont  nécessaires  pourétablir  entre  elles 
des  relations  qui  les  soutiennent  l'une  l'autre.  S'il 
ne  demeure  du  tableau  d'un  Primitif  qu'un  fragment, 
visage  ou  vêtement,  cela  suffit  pour  qu'on  puisse 
le  regarder  avec  amour.  On  n'imagine  pas  qu'il 
puisse  en  être  ainsi  pour  les  tableaux  de  chevalet 
de  M.  Maurice  Denis.  Les  visages  sont  sommaires. 
On  peut  en  être  satisfait  quand  ils  contribuent  à  une 
vaste  vision  d'ensemble.  Ils  ajoutent  une  note,  ils 
jouent  un  rôle  dans  une  ample   symphonie.  Mais 

—  189  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

ils  deviennent  insuffisants  s'ils  occupent  le  centre 
d'un  tableau  de  chevalet  et  si  le  spectateur  éprouve 
le  de'sir  de  s'attacher  à  eux  comme  à  la  partie  essen- 
tielle du  tableau. 

De  même  encore  pour  l'arabesque  de  M.  Mau- 
rice Denis.  Elle  a  besoin  d'espace.  Il  ne  faut  pas 
qu'elle  se  brise.  Il  faut  qu'elle  puisse  se  dérouler 
d'un  beau  mouvement,  sans  roideur  et  pour  ainsi 
dire  sans  limites.  Dans  un  petit  tableau,  elle  étouffe. 
Elle  se  brise  trop  tôt.  Elle  perd  sa  qualité  princi- 
pale: la  liberté. 

Pour  ce  qui  concerne  la  couleur,  tout  ce  qu'il  y 
a  d'arbitraire  dans  la  coloration  de  ces  vastes  sur- 
faces planes  recouvertes  de  couleurs  dans  un  certain 
ordre  assemblées  choque  dans  les  tableaux  de  che- 
valet qui  ont  besoin  d'un  lien  plus  direct  avec  la 
réalité.  On  éprouve  cette  impression  :  c'est  un  frag- 
ment. Ces  tableaux  de  chevalet  ne  paraissent  être 
que  des  études  ou  du  moins  des  essais  destinés  à 
être  utilisés  pour  une  œuvre  plus  vaste. 

Il  est  clair  en  effet  que  les  figures  ou  le  paysage, 
par  exemple  de  cet  Age  d'or,  ne  copient  pas  la 
réalité  qui  est  autrement  riche  en  détails  et  autre- 
ment abondante  en  nuances,  tonalités,  volumes,  et 

—   190  — 


MAURICE   DENIS 


compli  :ations  de  tons.  De  toute  cette  complication 
qui,  dans  une  figure  vivante,  est  à  la  fois  physiolo- 
gique, intellectuelle  et  morale,  M.  Maurice  Denis, 
dans  ces  vastes  panneaux,  tire  un  accord  unique.  On 
approuve  quand  cet  accord  se  mêle  à  d'autres 
accords  pour  tendre  vers  une  vaste  conclusion,  mais 
on  n'est  pas  satisfait  si  —  à  cause  de  la  diffe'rence 
des  genres  —  cet  accord  unique  doit  se  suffire  à 
lui-même.  On  comprend  que  le  décorateur,  embras- 
sant un  vaste  sujet,  veuille  pour  faire  sa  démonstra- 
tion parler  avec  ordre,  c'est-à-dire  lier  les  parties 
entre  elles,  les  simplifier,  fût-ce  à  l'extrême,  les 
subordonner  les  unes  aux  autres  et  conduire  par 
ces  moyens  qui  lui  sont  propres,  l'esprit  du  spec- 
tateur jusqu'à  la  sensation  d'ensemble  qu'il  se  pro- 
pose de  lui  faireadopter;  mais  le  peintre  de  chevalet 
qui  doit  tout  dire  avec  un  petit  nombre  de  figures 
souvent  même  avec  une  figure  unique,  ou  avec 
un  coin  de  paysage, doit  nous  mettre  mieux  au  cou- 
rant de  son  travail  .d'analyse  et  de  son  travail  de 
synthèse.  Il  peut  et  doit  nous  offrir  un  raccourci 
de  nature  ou  d'humanité,  sans  que  nous  perdions 
jamais  le  contact  avec  la  réalité  qui  a  e'té  le  point  de 
départ. 


191  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Ainsi  s^accusent  les  différences  essentiel!'  s  de  la 
peinture  décorative  et  de  la  peinture  de  cl.evalet. 
Toutes  deux  sont  des  transpositions  de  la  réalité, 
et  il  n'est  question  ni  pour  l'une  ni  pour  l'autre  de 
transcription  littérale,  de  copie  exacte  ni  de  réa- 
lisme étroit.  L'œuvre  d'art  implique  essentielle- 
ment une  transposition  et  une  interprétation. 
S'il  est  vrai  que  le  décorateur  est  essentiellement 
un  idéaliste  et  que  le  mur  exige  la  figuration  des 
objets  et  non  leur  imitation,  encore  faut-il  recon- 
naître que  le  peintre  de  chevalet,  lui,  doit  resserrer 
dans  une  certaine  mesure  et  non  distendre  à  l'excès 
le  lien  qui  l'attache  à  la  réalité. 

Dans  les  peintures  décoratives  M.  Maurice  Denis 
a  pour  se  jouer  des  ressources  innombrables.  11 
prend  où  il  lui  plaît  tout  ce  dont  il  a  besoin  pour 
établir  des  accords  de  couleur.  S'il  désire  pour 
achever  ou  compléter  son  harmonie  une  grande 
surface  rose,  il  imagine  le  rocher  qui  dans  l'^^e  <i'or 
surplombe  le  sable  jaune  et  il  lui  donne  la  coloration 
qui  lui  est  utile.  C'est  de  la  peinture  d'imagination. 
L'artiste  dispose  d'une  liberté  presque  illimitée.  Il 
n'en  est  pas  de  même  de  la  peinture  de  chevalet.  Il 
arrive  qu'un  portraitiste,  pour  faire  chanter  la  cou- 

—  192  — 


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MAURICE   DENIS 


leur  des  yeux  de  son  personnage,  se  serve  d'une 
pierre  de  couleur  dons  le  chaton  d'une  bague. 
Encore  faut-il  que  ce  détail  re'ponde  à  une  réalité. 
Pour  obtenir  le  même  re'sultat  le  de'corateur  peut  se 
servir  d'une  surface  immense  et  c'est  par  exemple 
le  bleu  de  la  mer  qui  vivifie  le  jaune-rose  du  sable, 
et  le  vert-Jaune  du  ciel. 

Le  de'corateur  n'est  soumis  que  de  très  loin  à  l'imi- 
tation de  la  nature.  L'arbitraire  est  sa  règle.  Dans 
son  domaine,  il  a  presque  toute  licence.  S'étant  pro- 
posé pour  but  un  accord  de  jaune  et  de  vert  vivifié 
par  du  bleu  vif  et  comme  pénétré  de  toutes  parts  par 
des  roses  et  des  gris  il  agit  comme  bon  lui  semble 
pour  obtenir  ce  résultat.  Regardez  de  près  dans 
y  Age  d'or  les  épaules  de  la  jeune  femme  nue  assise 
et  qui  se  montre  de  dos.  Ce  dos  est  nettement  jaune, 
d'un  Jaune  tranché,  d'un  citron  éclatant  et  avec  des 
accents  de  rose-groseille  extrêmement  vifs. 

Voyez  encore  de  près  la  grande  teinte  plate  du 
sable  jaune,  comme  elle  est  arbitraire!  et  comme  est 
plus  arbitraire  encore  ce  rose  du  rocher  qui  res- 
semble à  une  voile' soufflée  par  le  vent!  A  bien 
y  regarder  tout  est  arbitraire.  Pas  une  couleur  qui 
ne  soit  mêlée  des  autres  tons  dont  se  compose  l'har- 

T.  II.  —   193  —  25 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

monie  générale  du  panneau.  Il  y  a  du  jaune  par- 
tout, du  rose  à  peu  près  partout,  du  bleu  en  quan- 
tité d'endroits  où  ne  peut  le  découvrir  que  l'œil 
attentif  d'un  analyste. 

Rien  de  moins  exact  ou,  si  l'on  veut,  de  moins 
ressemblant  à  la  nature.  C'est  mieux  que  de  l'exac- 
titude, c'est  de  la  vérité  décorative.  C'est  la  trans- 
cription par  des  couleurs  sur  une  surface  plane 
d'une  émotion  visuelle.  C'est  une  reconstitution 
intellectuelle  et  sentimentale  de  sentiments  que  la 
nature  nous  dispense  par  d'autres  moyens  et  dans 
d'autres  conditions. 


LA  RÉALITÉ    SUBJECTIVE 

Trop  de  détails  —  dans  les  grandes  décorations 
—  offrent  le  défaut  d'attirer  le  regard  et  de  rompre 
l'harmonie.  Dans  le  tableau  de  chevalet,  au  con- 
traire, s'ils  sont  choisis  avec  goût  et  situés  où 
il  le  faut,  ce  sont  eux  qui  donnent  les  accents  et 
Tatmosphère  de  vérité.  On  les  trouve  rarement 
dans  les  petits  tableaux  de  M.  Maurice  Denis.  Même 
quand  il  travaille  sur   nature  (et  à  plus  forte  rai- 

—  194  — 


MAURICE    DENIS 


son  quand-  il  travaille  de  mémoire),  M.  Maurice 
Denis  ne  peint  jamais  ce  qu'il  voit.  Il  peint  ce  qu'il 
imagine.  Le  motif  de  nature  est  une  occasion,  un 
prétexte.  De  même  qu'une  intonation  de  voix  ou 
même  une  odeur  éveillent  parfois  chez  nous  un 
lointain  souvenir  d'enfance  et  nous  replacent  brus- 
quement dans  un  état  de  sensibilité  qui  ne  se  relie 
que  de  loin  à  la  sensation  précise  de  la  minute 
présente,  de  même  M.  Maurice  Denis  devant  un 
motif  dénature  qui  l'émeut  se  trouve  soudain  dans 
un  état  de  sensibilité  qui  ne  s'associe  que  d'assez 
loin  à  la  réalité  objective  de  ce  qu'il  voit.  Bien 
avant  son  premier  voyage  en  Italie,  il  a  peint  aux 
environs  de  5aint-Germain  des  coins  de  paysage 
qui  donnent  l'impression  de  la  douceur  italienne. 
On  les  croirait  peints  à  Fiesole  ou  dans  les  envi- 
rons d'Assise.  Ils  n'en  sont  pas  moins  délicieux. 
Cependant  il  est  permis  de  croire  que  M.  Maurice 
Denis  aurait  peint  à  peu  près  les  mêmes  études, 
toutes  réserves  faites  de  la  disposition  matérielle 
des  objets,  à  peu  près  devant  n'importe  quel  motif. 
Un  paysage  est  un  état  d'âme.  Devant  la  nature 
M.  Maurice  Denis  cherche  les  occasions  de  s'expri- 
mer lui-même.   Les  jours  où  il  se  sent  d'humeur 


—  19D  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

franciscaine  il  peindrait  des  paysages  d'Ombrie 
sur  un  glacis  de  fortifications. 

C'est  pourquoi  nous  ne  le  considérons  pas 
comme  un  paysagiste  bien  qu'il  ait  peint  beaucoup 
de  paysages  ni  comme  un  portraitiste  bien  qu'il 
ait  peint  quelques  portraits.  C'est  un  peintre  de 
sentiments  et  il  ne  peint  tout  à  fait  bien  que  ses 
propres  sentiments.  Même  devant  les  paysages  qui 
semblent  les  plus  proches  de  lui  il  ne  peut  pas 
s'astreindre  à  copier  avec  exactitude.  Je  songe  en 
ce  moment  à  de  très  jolies  études  faites  sur  nature 
en  Italie  et  qui  font  partie  de  la  collection  Mithouard. 
Peut-être  M.  Maurice  Denis  a-t-il  cru  qu'il 
copiait  exactement  la  réalité,  C'est  une  illusion 
assez  commune  chez  les  peintres.  Mais  nous  sen- 
tons nettement  qu'il  a  perdu  presque  tout  de  suite, 
en  travaillant,  le  contact  avec  la  réalité  objective 
et  qu'il  a  peint  une  vérité  subjective  et  sentimen- 
tale. 

Et  par  quels  moyens?  presque  exclusi\ement  par 
la  couleur.  Peut-être  même  serait-il  plus  juste  de 
dire  par  les  colorations  tant  le  charme  est  subtil, 
fluide,  et,  dans  certaines  études  d'Italie,  presque  éva- 
nescent.  Pour  un  artiste  comme  M.  Maurice  Denis, 

—  196  — 


MAURICE    DENIS 


l'art  de  peindre  est  un  moyen  de  s'exprimer  par  des 
couleurs,  comme  la  musique  est  pour  les  musiciens 
un  langage  particulier  dont  les  notes  sont  les  mots 
et  qui,  assembles  en  un  certain  ordre  et  selon  cer- 
taines afiinités,  forment  des  phrases  et  suggèrent 
des  idées  ou  des  sentiments. 

Encore  faui-il  que  ce  langage  soit  intelligible  et 
ne  s'en  tienne  pas  à  des  généralités  hors  de  la  vie. 
On  imagine  aisément  les  défauts  qu'implique 
cette  conception  de  la  peinture  appliquée  à  des 
paysages  ou  à  des  figures  :  parfois  le  manque 
d'énergie,  souvent  le  manque  de  précision  et  l'excès 
d'arbitraire,  presque  toujours  une  certaine  incon- 
sistance qui  ne  laisse  guère  de  prise  au  plaisir  de 
se  sentir  en  contact  avec  une  réalité  stable. 

Même  dans  les  peintures  décoratives  de  M.  Mau- 
rice Denis,  ces  défauts  sont  dans  une  certaine  me- 
sure sensibles. 

Un  artiste  qui  aurait  davantage  copié  sur  nature 
aurait  trouvé  pour  les  nus,  par  exemple,  un  con- 
tour plus  élégant,  plus  nerveux,  plus  vif  et  par 
conséquent  plus  touchant.  La  mesure  est  nécessaire 
en  tout-  Ilpeuty  avoir  un  excès  d'arbitraire,  comme 
il  y  a  parfois  excès  d'exactitude.  Sans  exiger  du 

—  ^97  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

trompe-l'œil  ni  même    du  réalisme,   on  voudrait 
qu'un  rocher  —  fût-il  rose  —  fût  un  rocher  et  non  une 
sorte  de  nuée,  on  aimerait  que  les  accents  dans  les 
modelés,  sans  être  plus  nombreux,  fussent  parfois 
mieuxà  leurplace.  On  voudrait  que  les  personnages, 
tout  transposés  qu'on  les  souhaite,  fussent  tout  de 
même  plus  proches  de  la  réalité,  qu'ils  apparussent 
moins  nettement  comme  une  création    arbitraire 
d'un  esprit  inventif,  que  les  terrains  fussent  des 
terrains  et  que  la  mer  fût  de  l'eau.   L'individua- 
lisation des  objets,  qui  peut  être  un  grave  défaut 
quand  on   lui   sacrifie  l'harmonie   générale,   peut 
aussi  être  une  qualité,  quand  cette  harmonie  est 
maintenue.  Si  les  personnages  (par  exemple,  dans 
VAgedoi',  ce  berger  et  cette  jeune  fille)  étaient  plus 
individuels  —  partant  moins   conventionnels   — 
ne  seraient-ils  pas  plus  émouvants  ?  Il  est  bon  de 
peindre   rond.    Encore   faut-il   que  ce  soit    sans 
mollesse.  M.  Maurice  Denis  n'a  pas  toujours  évité 
une  certaine  fadeur  ni  une  certaine  confusion.  Les 
objets  et  les  êtres  vivants  sont  souvent  de  la  même 
matière,  traités  de  la  même  façon.  Même  dans  la 
décoration  on  ne  peut  pas  s'affranchir  tout  à  fait  de 
la  réalité.  Nous  sommes  des  hommes  et  pour  qu'un 

-  198- 


MAURICE    DENIS 


peintre  stimule  notre  plaisir  visuel  nous  avons 
besoin  qu'il  nous  donne  une  sensation  de  vie,  qu'il 
donne  à  ses  personnages  des  nerfs  et  du  mouve- 
ment, qu'il  ne  prive  pas  ses  paysages  de  toute 
objectivité. 


C'est  contre  ces  défauts  que  M.  Lerolle  essayait 
de  prémunir  M.  Maurice  Denis,  il  y  a  déjà  bien  des 
années,  en  lui  conseillant  —  du  moins  pour  les 
tableaux  de  chevalet  —  de  s'attacher  plus  étroite- 
ment à  la  nature.  Pour  préciser  ses  conseils  cet 
amateur  éclairé  commanda  un  jour  un  portrait  de 
M™°  Maurice  Denis  avec  sa  petite  fille  et  de 
M™^  Mithouard  avec  son  petit  garçon  rassemblés 
sur  une  seule  toile  et  qui  furent  peints  avec  un 
évident  désir  de  copier  la  réalité.  Au  témoignage 
de  M.  Lerolle  ce  qui  donnait  à  ce  quadruple  portrait 
une  importance  particulière  c'était  la  puissance 
et  la  vérité  objective  des  modelés.  Mais  le  tableau 
fut  demandé  pour  une  exposition  à  l'étranger.  Il 
repassa  entre  les  mains  du  peintre  qui  voulut, 
plusieurs    années    après    l'avoir    peint,    lui    faire 

—   199  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

quelques  retouches  et  M.  Maurice  Denis  ramena 
aux  grandes  teintes  plates  qui  lui  sont  habituelles, 
les  empâtements  et  les  reliefs.  Le  tableau  perdit 
une  partie  de  son  accent.  Ce  irait  est  significatif. 

DOCTRINES    ET    THÉORIES 

Cette  transposition  méthodique  dans  le  domaine 
sentimental  de  toutes  ses  visions  delà  réalité,  s'ac- 
cordeaveclaformation  d'esprit  de  M.  Maurice  Denis 
et  avec  l'atmosphère  intellectuelle  des  groupes  où 
il  trouva  ses  amis  d'élection.  Il  a  été  symboliste.  Il 
a  fait  partie  d'une  génération  dégoûtée  du  natura- 
lisme et  révoltée  contre  la  grossièreté  des  œuvres 
dites  réalistes.  Il  se  mêla  au  mouvement  littéraire 
dont  les  livres  les  plus  caractéristiques  sont  proba- 
blement les  Vers  et  prose,  de  Mallarmé,  le  Tel 
qu'en  song-e,  d'Henri  de  Régnier,  et  le  Thiilé  des 
Brumes,  d'Adolphe  Retté,  dans  la  préface  duquel 
se  trouve  ce  fragment  d'Edgar  Poë  qui  explique 
tout  ce  mouvement  d'idéalisme  exaspéré  :  «  Les 
réalités  du  monde  m'affectaient  comme  des 
visions  et  seulement  comme  des  visions...  » 

—  200    — 


MAURICE    DENIS 


Maurice-  Denis  était  alors,  à  l'académie  Jullian, 
l'e'lève  de  Jules  Lefebvre  et  de  Bouguereau.  L'en- 
seignement de  ces  maîtres  le  rebutait.  Quelques-uns 
de  ses  camarades  sentaient  et  pensaient  comme 
lui,  éprouvaient  ses  mêmes  dégoûts.  C'étaient  Emile 
Bernard,  K.-X.  Roussel,  Vuillard,  René  Piot  et 
aussi  Paul  Sérusier,  alors  massier  de  cet  atelier, 
et  qui,  lié  depuis  longtemps  avec  Paul  Gauguin, 
rapporta  en  1888  de  Pont-Aven  une  étude  de 
paysage  à  l'aide  de  laquelle  il  prêcha  «  la  bonne 
nouvelle  «.  Ces  jeunes  gens  fondèrent  le  dîner 
des  Vates  ou  prophètes.  Sans  former  exactement 
un  groupe  —  tant  ils  ont  scrupule  de  se  diminuer 
les  uns  les  autres  —  ils  travaillèrent  en  se  contrôlant 
les  uns  les  autres. 

Maurice  Denis,  dans  ses  u  Théories  »  a,  proclamé 
à  maintes  reprises  les  services  éminents  que  lui 
rendit  son  ami  Sérusier  —  de  sept  ans  plus  âgé  que 
lui  —  et  à  maintes  reprises,  dans  les  divers  Salons 
ou  Expositions  il  s'est  inscrit  comme  son  élève.  On 
ne  peut  que  rendre  hommage  à  cette  fidélité  sans 
oublier  toutefois  que  les  peintres  aiment  à  se  pro- 
clamer l'élève  de  celui  ou  de  ceux  dont  les  œuvres 
n'ont  à  peu  près  rien  de  commun  avec  la  leur. 

T.  H.  —  201  —  26 


PEINTRES    D'AUJOURDHUI 

Peintre  avant  tout  Maurice  Denis  était  cependant 
un  esprit  avide  de  culture.  Doue'  d'une  très  grande 
faculté  d'assimilation  et  curieux  de  littérature, 
il  était  le  familier  des  poètes  et  des  écrivains  symbo- 
listes qui  se  réunissaient  soit  au  Mercure  de  France, 
soit  à  r Ermitage,  soit  à  la  Revue  Blanche  soit  à  la 
Plume.  Il  devint  l'ami  d'André  Gide  et  de  maints 
autres  écrivains  «  symbolistes  »  de  cette  période  ^ 

Il  lut  beaucoup,  perfectionna  sa  culture  litté- 
raire, s'exerça  à  penser  avec  précision,  à  s'expri- 
mer avec  clarté  et  non  sans  élégance,  écrivit  des 
articles,  des  préfaces,  des  «  salons  »,  et,  pour  tout 
dire  en  un  mot,  des  «  Théories  »,  qu'il  a  rassemblées 
en  1913  dans  un  livre  infiniment  curieux. 

Ramenant  pour  son  propre  compte  à  la  peinture 
tout  ce  mouvement  intellectuel,  il  se  déclara 
l'adepte  du  symbolisme,  théorie  «  qui  affirme 
l'expression  possible  des  émotions  et  des  pensées 
humaines  par  des  correspondances  esthétiques,  par 
des  équivalents  en  beauté  »  Peut-être  les  deux 
derniers  mots  restreignent-ils  à  l'excès  la  défini- 
tion. Equivalents  «  expressifs  »  serait  plus  géné- 

I.  A  peu  près  entre  1886  et  1896. 

—    202    — 


MAURICE    DENIS 


ral.  Il  est  hors  de  doute  que  la  recherche  de  ces 
équivalents  a  c'tc  l'essentiel  de  ce  mouvement  litté- 
raire généralement  si  mal  compris. 

M.  Maurice  Denis  transporta  ces  recherches  dans 
le  domaine  de  la  peinture.  II  se  crut  symboliste, 
et  il  le  fut  dans  une  certaine  mesure  •. 

Cependant,  si  l'on  en  juge  d'après  les  œuvres 
littéraires  de  cette  époque,  cette  théorie  était  bien 
obscure.  Esprit  clair,  méthodique,  avide  d'ordre 
et  de  certitude,  M.  Maurice  Denis  trouva  tout  de 
suite  «  la  mesure  »  qui  Técarta  de  toute  extrava- 
gance. C'est  un  conciliateur.  Il  proclama  son 
admiration  pour  les  peintres  révolutionnaires,  se 
déclara  leur  disciple  et  quelques-uns  pensèrent 
qu'il  agitait  le  drapeau  de  la  révolte.  Pendant 
longtemps  Maurice  Denis  désira  ne  pas  se  laisser 
dépasser  et  voulut  être  l'ami  des  plus  audacieux. 
Il  joua  un  rôle  dans  les  querelles  héroïques  des 
«  Indépendants  »,  dans  la  fondation  du  Salon 
d'Automne"-  et  pendant  quelque   temps   il  put  se 

1.  C'est  M.  Vuillar.d  qui  a  tiré  des  mêmes  prémisses  les 
conclusions  les  plus  décisives. 

2.  En  1899,  il  prit  part  à  l'exposition  des  Néo-Impression- 
nistes, chez  Durand  Ruel. 


—   2o3 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

croire  —  avec  quelques-uns  de  ses  camarades  —  à 
la  tête  du  mouvement  «  jeune  ». 

Mais  il  ne  cessait  de  travailler,  et  ses  œuvres 
démentaient  en  grande  partie  l'intransigeance 
combative  qu'on  lui  attribuait. 

Que  ce  soit  dans  un  livre,  dans  une  œuvre  d'art 
ou  dans  une  théorie  chacun  trouve  ce  qu'il  y 
cherche,  c'est-à-dire  ce  qui  convient  à  son  carac- 
tère et  à  son  genre  d'esprit.  Les  mêmes  principes 
qui  furent  pour  quelques-uns  dissolvants  furent 
pour  d'autres  réconfortants. 

L'admiration  de  Maurice  Denis  pour  Cézanne 
et  pour  Gauguin  fut  extrêmement  jsubjective.  A 
plusieurs  reprises  il  a  essayé  de  définir  la  person- 
nalité de  ,ces  peintres  et  de  justifier  l'influence 
incontestable  qu'ils  ont  exercée,  et  qu'ils  exercent 
encore.  Ces  explications  ont  été  confuses  ^  Impuis- 
sant à  définir  l'enseignement  que  ses  cariiaradcs 
cherchaient  obstinément  dans  l'œuvre  de  ces  ini- 
tiateurs, Maurice  Denis  se  croyait  cependant 
d'accord  avec  eux  sur  «  les  directions  ».  A  mesure 
que  se  précisaient  lestendancesdechacunetqu'elles 

I.  Le  sous-titre  de  Théories  est  :  Du  Symbolisme  et  de 
Gauguin  vers  un  nouvel  ordre  classique. 

—   204  — 


MAURICE    DENIS 


se  révélaient  d'une  manière  concrète  en  des  œuvres 
réalisées,  il  devint  manifeste  que  chacun  s'était 
fait  une  conception  particulière  de  cet  enseigne- 
ment et  que  les  œuvres  qu'on  aurait  pu  croire 
issues  d'un  point  de  départ  commun  n'avaient  plus 
entre  elles  que  des  relations  lointaines. 

Par  Van  Gogh,  Cézanne  et  Gauguin,  les  uns  justi- 
fiaient toutes  les  audaces  et  même  toutes  les  extrava- 
gances. On  sait  à  quelles  aberrations  quelque-uns 
ont  abouti.  D'autres,  au  contraire,  revenaient  —  par 
ce  détour  —  au  sens  de  la  tradition.  Une  curiosité 
d'esprit  poussait  Maurice  Denis  à  vouloir  mettre 
de  Tordre  dans  ces  complexités  inextricables,  à  les 
expliquer  et  à  situer  avec  gradation  les  unes  par 
rapport  aux  autres,  les  diverses  manifestations  d'un 
état  d'esprit  qu'il  sentait  bien  en  conformité  avec 
les  aspirations  encore  confuses  de  toute  une  partie 
de  la  jeunesse.  Cependant  ses  «  Théories  »,  sur  ce 
point  particulier  du  débat,  n'apportent  pas  beaucoup 
de  clarté.  En  tous  cas  c'est  la  disposition  naturelle 
de  cet  artiste  de  ne  s'occuper  de  rien  dont  il  ne  tire 
profit,  du  moins  dans  l'ordre  intellectuel.  A  tra- 
vers le  dédale  inextricable  des  «  théories  »  et  des 
admirations  contradictoires,  il  poursuit  sa  culture 


—  2o5  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

et  son  œuvre  avec  un  sens  prodigieux  des  réalités. 

C'est  merveille  de  voir  comment,  dans  cet  esprit 
éminemment  utilisateur,  l'impressionismede  Gau- 
guin, l'idéalisme  théorique  d'Emile  Bernard,  le 
naturalisme  traditionnel  de  Louis  Anquetin,  le 
lyrisme  purement  pictural  de  Van  Gogh,  l'hési- 
tation scrupuleuse  de  Cézanne  devant  la  nature 
le  sens  de  la  belle  matière  et  des  belles  formes 
de  Renoir,  les  découvertes  de  l'impressionnisme 
proprement  dit,  et  les  recherches  scientifiques  du 
Néo-Impressionnisme  se  concilient  sans  difficulté 
avec  la  douceur  ombrienne,  le  sens  du  divin  et  de 
la  vie  intérieure  de  Fra  Angelico,avec  l'admiration 
pour  l'abondance  créatrice  de  Véronèse  et  de 
Rubens,  avec  le  respect  de  la  précision  linéaire  des 
figures  d'Ingres,  et  des  harmonies  heureuses  dans 
les  compositions  de  Raphaël. 

Maurice  Denis  a  voulu  être  de  son  temps.  Par 
une  décision  énergique  de  son  esprii,  dès  le  début, 
il  est  allé  vers  les  novateurs,  il  les  a  aimés,  et  il 
les  a  compris  à  sa  manière.  De  leurs  œuvres  et 
de  leur  enseignement  il  s'est  assimilé  tout  ce  qui 
pouvait  l'enrichir.  Tel  est  son  tempérament.  En 
toutes  choses  —  avec  un  esprit  de  suite  instinctif — 

—  206  — 


MAURICE    DENIS 


il  découvre  ce  qui  convient  à  sa  propre  nature,  ce 
dont  il  pourra  se  nourrir  et  fortifier  sa  personna- 
lité. 

Mais  cette  tendance  d'esprit  est  celle  d'un  clas- 
sique. Peut-être  au  début  de  sa  carrière  ce  classique 
s'ignorait-il  lui-même  et  se  croyait-il,  à  cause  de  sa 
haine  pour  les  académiques,  purement  et  nette- 
ment révolutionnaire.  Ce  n'était  qu'une  illusion  et 
qui  fut  bientôt  dissipée.  A  travers  l'œuvre  de  Gau- 
guin, de  Cézanne  et  de  Van  Gogh,  Maurice  Denis 
retournait  vers  M.  Ingres,  Raphaël,  et  les  primitifs 
toscans. 

C'est  de  toutes  ces  influences  éparses  —  et  qui 
pour  tout  autre  eussent  été  inconciliables  —  que 
s'est  composée  sa  personnalité.  Ceuxquiconnaissent 
depuis  longtemps  M.  Maurice  Denis,  n'ont  jamais 
redouté  qu'il  tombât  dans  le  désordre  et  dans  les 
divagations.  Un  bon  sens  inaltérable  l'écarté  des 
excès.  Son  esprit  d'ordre,  un  besoin  [de  discipline 
et  d'action  méthodique  l'ccartent  de  toute  extrava- 
gance. Dispersé  en  apparence  il  poursuit  d'oeuvre 
en  œuvre  avec  une  logique  inflexible  son  propre 
développement. 

Se   connaissant  lui-même   merveilleusement,  il 


—  207  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

s'est  placé  au  point  de  contact  des  suggestions  du 
passé  et  des  aspirations  de  l'avenir,  et  il  a  fait  son 
profit  de  tout.  Au  sens  propre  du  mot  il  n'a  pas 
été  un  initiateur,  mais  il  est  bien  rare  qu'il  soit 
donné  à  des  initiateurs  de  pousserjusqu'au  bout  les 
conséquences  de  l'ordre  nouveau  qu'ils  ont  presque 
toujours  insconciemment  instauré. 

D'autres  personnalités  continuent  et  parachèvent 
l'œuvre  par  eux  ébauchée.  C'est  dans  ce  sens-là 
que,  regardant  la  frise  décorative  du  théâtre  de 
l'avenue  Montaigne,  M.  Maurice  Desvallères  avait 
le  droit  de  dire  : 

«  Je  sens  que  c'est  ici  qu'aboutissent  les  efforts 
disparates  de  ces  vingt  dernières  années.  »  Magni- 
fique éloge  et  qui  implique  le  respect  de  l'œuvre 
et  du  caractère  de  M.  Maurice  Denis. 


LA    QUALITE    DU   SENTIMENT 

Qu'est-ce  en  effet  que  «la  personnalité  »,  qualité 
sur-émïnentc  dont  les  peintres  nous  rebattent 
si  constamment  les  oreilles?  A  plusieurs  reprises, 
dans  son  livre,  M.  Maurice  Denis  s'est  élevé  contre 

—  208  — 


MAURICE   DENIS 


l'idée  fausse  que  s'en  font  la  plupart  des  artistes. 
Il  a  écrit  :  «  Cependant  il  y  a  de  vieilles  idées 
fausses  qui  subsistent.  Le  culte  de  la  Personnalité 
est  toujours  vivace.  On  croit  encore  beaucoup  que 
pour  faire  œuvre  d'art  il  faut  avant  tout  s'efforcer 
d'être  original.  Je  ne  vois  guère  que  Sérusier  qui  ne 
confonde  pas  la  recherche  de  la  Beauté  et  l'expres- 
sion de  l'individuel.  » 

On  sent  à  ces  déclarations  le  traditionaliste 
dégoûté  de  l'individualisme  exaspéré,  désireux  de 
prendre  sa  place  dans  l'Histoire  de  l'art,  ne  rougis- 
sant pas  de  ses  origines,  les  proclamant  au  besoin 
pour  éviter  qu'on  les  lui  rappelle,  et  qui  pense  — 
non  sans  raison —  que  l'originalité  se  reflète  dans 
une  œuvre  d'un  sentiment  nouveau,  abondante  et 
variée,  bien  plus  que  dans  les  particularités  de  la 
technique  ou  dans  l'expression  d'une  petite  sensa- 
tion individuelle,  souvent  bizarre,  et  dont  ne 
s'étaient  pas  encore  avisés  les  émules  ou  les  pré- 
décesseurs. 

Ce  qui  distingue  essentiellement  Maurice  Denis 
de  ses  contemporains,  ce  qui  lui  constitue  son 
caractère  propre,  ce  qui  donne  à  son  œuvre  un 
accent  incontestable  d'originalité,  ne  doit  par  con- 


—  209 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

séquent  être  cherché  ni  dans  les  découvertes 
techniques,  ni  dans  les  trouvailles  particulières  de 
sa  palette,  encore  moins  dans  le  choix  des  sujets. 
Cette  originalité  réside  toute  entière  dans  la  qua- 
lité des  sentiments  dont  l'artiste  s'est  fait  Tinter- 
prète,  dans  la  nuance  particulière  de  sensibilité 
que  ses  œuvres  nous  révèlent,  et,  du  point  de  vue 
proprement  décoratif,  dans  l'utilisation  nouvelle 
qu'il  nous  propose  des  découvertes  faites  par  ses 
prédécesseurs. 

La  qualité  du  sentiment!  dans  l'œuvre  de  Mau- 
rice Denis,  voilà  ce  qui  est  essentiel  et  entièrement 
original.  C'est  pourquoi  il  est  impossible  de  ne  pas 
tenir  compte  du  rôle  capital  que  joue  le  sentiment 
religieux,  dans  la  formation  et  dans  raffinement 
de  cette  sensibilité.  M.  Maurice  Denis  est  un  esprit 
religieux.  Quelques-uns,  parmi  les  meilleurs 
juges,  estiment  qu'il  ne  trouve  l'emploi  de  ses 
dons  les  plus  précieux  que  lorsqu'il  les  met  au 
service  de  la  Religion.  Même  dans  ses  déco- 
rations profanes  les  plus  réussies,  il  semble  que 
l'idée  première  ait  jailli  d'une  émotion  religieuse  et 
que  l'exécution  garde  une  dignité,  une  noblesse, 
une  pudeur  et  une  sérénité  qui  s'accorderaient  plus 

—   210  — 


MAURICE   DENIS 


intimement. avec  un  sujet  religieux  qu'avec  un  sujet 
profane. 

Les  sentiments  que  M.  Maurice  Denis  jusqu'à 
présent  a  le  mieux  interpréte's  sont  aussi  les  plus 
purs,  les  plus  dénués  de  matérialisme  ou  de  sen- 
sualité '. 

Même  dans  les  appartements  privés',  ce  sont  des 
visions  charmantes  d'anges  faisant  de  la  musique,  ou 
de  jeune  filles  pures  comme  des  anges  et  jouant  du 
violon  ou  jetant  des  fleurs.  Parmi  des  indications  de 
paysages  très  stylisés,  nues  ou  habillées,  ses  figures 
les  plus  belles  paraissent  des  symboles  de  vie  spiri- 
tuelle plutôt  que  des  créatures  vivantes.  Presque 
partout  se  sent  un  je  ne  sais  quoi  de  spiritualiste, 
de  tendre,  d'idéaliste  et,  par  conséquent  de  religieux. 
Plus  nettement  s'exprime  cette  émotion  religieuse 
devant  les  spectacles  de  la  vie,  plus  belles  et  plus 
touchantes  sont  ces  peintures  décoratives.  Tout  au 
contraire,  quand  la  destination  impose  à  l'artiste 
d'accentuerlecaractcre  profane  deses  compositions 
un  je  ne  sais  quoi  de  désaccordé  bride  l'admiration. 

1.  Chapelle  de  Sainte-Croix  et  du  Vésinet  par  exemple. 

2.  Vestibule  de  M.  Rouché,  coupole  de  M.  Jacques  Stern 
etc. 

—  211   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Dans  la  suite  de  panneaux  décoratifs  exposés  au 
Salon  d'automne  de  1908  et  que  M.  Maurice  Denis 
exécuta  sur  un  thème  emprunté  à  VHistoire  de 
Psyché  pour  la  chambre  à  coucher  de  M.  MorosofFà 
Moscou  un  certain  nombre  de  morceaux  presque 
réalistes  avaient  forcé  les  admirateurs  les  plus  déci- 
dés de  M.  Maurice  Denis  à  établir  dans  cette  œuvre 
des  distinctions  et  à  préférer  de  beaucoup  au  reste  de 
la  décoration  précisément  ce  qui  correspondait  le 
mieux  au  tempérament  spiritualiste  du  peintre.  On 
se  souvient  notamment  du  lit  de  style  Louis- 
Philippe,  présenté  de  face,  et  qui  parut  trop  peu 
transposé  dans  l'harmonie  générale  de  l'ensemble. 
On  pourrait  citer  d'autres  exemples. 

LE  THÉÂTRE  DE  l'aVENUE    MONTAIGNE 

Dernière  en  date  de  la  série  de  ses  grands  ouvrages, 
la  frise  décorative  de  la  coupole  du  théâtre  de 
l'avenue  Montaigne  nous  permet  de  constater  en 
même  temps  les  qualités  éminentes  de  ce  grand 
décorateur  et  les  limites  au  delà  desquelles  il  ne 
semble  pas  qu'il  puisse  s'élever. 

Dans  l'œuvre  du  peintre  cette  frise  est  d'autant 

—  212  — 


MAURICE   DENIS 


plus  importante  qu'elle  est  la  seule  de  ses  peintures 
de'coratives  qui  soit  journellement  exposée  aux  yeux 
du  public,  à  Paris.  Toutes  les  autres  décorations 
de  M.  Maurice  Denis  font  partie  d'installations 
privées.  Il  est  probable,  par  conséquent,  que  c'est 
d'après  cette  œuvre  que  le  public  se  fera  sur  l'artiste 
une  opinion  à  peu  près  définitive.  Est-il  avantageux 
pour  l'artiste  qu'il  en  soit  ainsi?  C'est  ce  que 
nous  allons  examiner. 

Cette  décoration  circulaire  est  la  plus  brillante 
que  M.  Maurice  Denis  ait  exécutée.  Ce  n'est  pas  la 
plus  touchante. 

La  destination  éminemment  profane  de  l'édifice, 
le  caractère  de  cette  architecture,  moderne  et  pra- 
tique, dont  le  fer  et  le  ciment  sont  les  matériaux 
essentiels,  l'ampleur  de  l'espace  à  décorer  qui  est  de 
beaucoup  le  plus  vaste  que  l'artiste  ait  eu  à  domi- 
ner, la  nécessité  de  travailler  en  tenant  compte 
d'un  éclairage  artificiel  et  provenant  de  milliers 
de  lampes  électriques,  tout  contribuait  à  transporter 
l'artiste  dans  une  atmosphère  entièrement  dilTércnte 
de  l'atmosphère  intime,  familiale  et  relativement 
secrète  des  chapelles,  hôtels  privés  ou  appartements 
particuliers. 


—  2i3  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI     • 

Pour  ce  théâtre  la  destination  et  aussi  la  menta- 
lité moyenne  du  public  dont  le  peintre  devait  tenir 
compte  exigeaient  qu'il  se  plaçât  d'un  point  de  vue 
entièrement  nouveau  pour  lui.  Il  va  de  soi  que,  dans 
toute  dc'coration,  l'artiste  doit  se  préoccuper  de 
l'optique  particulière  au  théâtre,  et  de  la  façon  dont 
les  spectateurs  regardent  de  loin  et  d'ensemble.  En 
aucune  circonstance  M.  Maurice  Denis  —  décora- 
teur-né —  n'a  fait  abstraction  de  ce  point  de  vue. 
lia  toujours  voulu  que  son  œuvre  s'identifiât  avec 
la  muraille  elle-même  et  que  les  yeux  du  spectateur 
pussent  embrasser  du  même  coup  d'œil  la  com- 
position décorative  et  l'ensemble  architectural. 
Qualité  précieuse  entre  toutes!  Jamais  cependant 
M.  Maurice  Denis  n'avait  eu  à  se  subordonner 
aussi  étroitement  à  cette  optique  théâtrale.  La  né- 
cessité où  il  se  trouva  de  concevoir  son  oeuvre 
comme  un  décor  dramatique  placé  dans  un  en- 
semble scénique  l'entraîna  à  concevoir  sa  décoration 
d'une  manière  entièrement  nouvelle  pour  lui. 

Dans  ses  oeuvres  précédentes  M.  Maurice  Denis 
s'était  préoccupé  de  l'expression  par  la  couleur 
beaucoup  plus  que  par  le  sujet.  A  cet  égard  il  s'était 
placé  volontairement  aux  antipodes  de  la   presque 

—  214  — 


MAURICE    DENIS 


unanimité  des  «  Artistes  Français  ».  II  avait  d'autres 
moyens  d'expression  et  qu'il  estimait  à  juste  titre 
infiniment  plus  artistes  :  la  couleur  et  la  forme. 
Faites  un  etlort  pour  vous  souvenir  du  «  sujet  » 
des  peintures  de  la  voûte  des  deux  chapelles  du 
Vésinet,  du  vestibule  de  M.  Rouché,  du  Soi?^ 
florentin  de  M.  Stern,  et  même  de  VÉterjiel prin- 
temps ou  de  VAge  d'or,  peut-être  n'y  parviendrez- 
vous  pas.  On  sent  nettement  que  ces  décorations 
ont  été  conçues  par  la  couleur  et  que  le  sujet  n'a 
été  qu'un  prétexte  pour  délimiter  la  coloration. 

Tout  au  contraire,  pour  cette  Irise  de  théâtre,  on 
sent  que  M.  Maurice  Denis  a  voulu  être  savant,  il  a 
lu  des  livres,  feuilleté  des  manuels  d'histoire  mu- 
sicale, et  il  s'est  cru  obligé  de  faire  des  efforts  pour 
fixer  l'esprit  du  public  sur  des  sujets  agréables 
et  brillants.  La  différence  entre  les  points  de  départ 
explique  la  différence  de  caractère  entre  les  œuvres 
réalisées. 

On  ne  peut  nier  que,  par  cette  frise  décorative, 
M.  Maurice  Denis  n'ait  fait  une  concession  im- 
portante au  goût  présumé  du  public.  II  a  voulu 
trouver  des  sujets  et  il  les  a  cherchés,  la  plume  à 
la  main,  penché  sur  sa  table  de  travail,  beaucoup 

—   2  I  5   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


plus  qu'il  ne  les  a  fait  surgir  du  mur,  les  yeux  fixés 
sur  l'espace  à  décorer  par  un  élan  du  cœur  et  de 
l'imagination. 

La  méthode  de  travail  ayant  été  différente,  les  ré- 
sultats sont  tout  autres.  Nous  n'avons  plus  sous  les 
yeux  un  motif  unique  et  d'un  intérêt  si  général  qu'il 
n'éveille  en  nous  que  des  émotions  d'ordre  universel. 

Chacune  des  quatre  grandes  compositions  se 
subdivise  en  un  grand  nombre  de  personnages 
ayant  une  signification  individuelle.  Si  l'on  veut  se 
donner  quelque  peine,  on  reconnaît  dans  cette 
Histoire  de  la  Musique  Apollon  et  Bacchus,  Pan 
et  les  Bacchantes,  Beethoven  et  les  neuf  sympho- 
nies, Bach,  Wagner  et  ses  drames  lyriques,  repré- 
sentés pour  ainsi  dire  un  à  un,  Schumann  et  le 
Freyschiitz,  Vincent  d'Indy,  César  Franck,  Claude 
Debussy,  le  vérisme  italien,  la  Salomé  de  Strauss, 
l'opéra  de  Lulli,  le  Don  Juan  de  Mozart,  l'Orphée 
de  Gliick  etc.. 

Quelle  abondance  de  sujets  !  —  Il  eût  été  plus 
difficile  d'en  trouver  un  et  qui  les  résumât  tous  \ 

I.  De  longues  inscriptions  qui  courent  au-dessous  de  la 
coupole  indiquent  quel  est  ou  quel  aurait  pu  être  le  sujet. 
I,  Les  rythmes  dionysiaques  s'unissant  à  la  parole  d'Orphée 

—    2l6    — ' 


MAURICE   DENIS 


M.  Maurice  Denis  a  procédé  par  énumération.  L'in- 
convénient de  cette  méthode,  c'est  de  ne  connaître 
pas  de  limites.  Combien  d'autres  musiciens  auraient 
pu  être  ajoutés  à  cette  liste  déjà  longue!  Un  autre 
inconvénient  grave  c'est  de  ne  faire  surgir  qu'im- 
parfaitement de  ces  éléments  individuels  la  con- 
clusion générale.  Dans  le  panneau  du  Drame 
Lyrique  cette  abondance  touffue  aboutit  à  donner 
l'impression  d'une  apothéose  de  cinquième  acte  où 
reviennent  en  costume  se  ranger  autour  du  groupe 
central  tous  les  personnages  qui  ont  joué  un  rôle 
dans  la  pièce.  Cela  n'est  pas  irréprochable. 

C'est  pourquoi  —  du  point  de  vue  synthétique 
—  quelques-uns  préféreront  à  ces  quatre  grandes 
compositions  si  touffues  et  si  pleines  d'intentions 
les  quatre  médaillons  ovales  qui  réprésentent  ici 
quelques  exécutants  avec  des  instruments  à 
cordes,    là  une    charmante    figure    féminine  qui 


Apollon  ordonne  les  jeux  des  Grâces  et  des  Muses,  ii  Du 
cœur  de  l'Homme,  de  toutes  les  voix  de  la  nature  jaillit  la 
divine  symphonie.  1 1 1  Sur  les  cîmes,  dans  l'angoisse  et  le 
rêve,  drame  lyrique  ou  poème,  la  musique  s'efforce  vers  un 
pur  idéal,  iv  L'architecture  de  l'opéra  classique  ennoblit 
les  passions  et  les  destins  tragiques. 

T.  II.  —   217   —  28 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


louche  de  l'orgue  tandis  que  d'autres  écoutent,  de 
l'autre  côté  quelques  enfants  de  chœur  autour 
d'un  lutrin  et  chantant  à  pleine  voix  avec  dévotion 
quelque  plain-chant  grégorien;  enfin,  à  côté  d'un 
piano  une  violoniste  et  d'autres  exécutants. 

Ces  quatre  médaillons  offrent  l'avantage  de 
n'avoir  besoin  d'aucune  explication.  Ils  repré- 
sentent avec  clarté  la  musique  d'orchestre,  la 
musique  d'orgue,  la  sonate  et  le  chœur.  Il  n'y  a 
qu'un  sujet  par  médaillon.  Il  est  parfaitement  clair. 
Les  personnages  forment  en  chacune  de  ces  compo- 
sitions un  ensemble  indissoluble  et  —  du  point 
de  vue  décoratif  —  ces  médaillons  en  camaïeu  ont 
le  mérite  d'enrichir  l'ensemble  sans  lutter  avec  les 
sujets  principaux. 

bans  les  quatre  grandes  compositions,  au  con- 
traire, les  personnages  semblent  avoir  été  choisis  et 
juxtaposés  par  un  effort  d'érudition,  en  cherchant 
dans  les  souvenirs  sinon  dans  les  livres,  et  par  un 
travail  de  l'intelligence  plutôt  que  par  un  élan  de 
sensibilité  visuelle.  Ce  n'est  pas  une  vision  pure- 
ment picturale. 

Ces  petites  réserves  faites  sur  l'abondance  des 
sujets,    le    caractère   individuel   des    personnages 

—  218  — 


MAURICE   DENIS 


juxtaposés  et  le  manque  d'universalité  du  point  de 
vue  général  et  par  conséquent  de  la  signification, 
on  ne  peut  avoir  trop  d'éloges  pour  l'habileté  de  la 
mise  en  scène,  l'ingéniosité  subtile  des  arrange- 
ments, et  l'adaptation  parfaite  d'une  conception  qui 
n'est  pas  irréprochable  à  un  espace  déterminé. 

C'est  dans  le  groupement  des  personnages,  dans 
la  façon  dont  ils  sont  reliés  entre  eux,  dans  leur 
enchaînement,  dans  leur  rythme,  que  se  révèlent 
les  ressources  inépuisables  d'un  esprit  infiniment 
ingénieux  et  qui  n'est  jamais  mesquin.  Il  se  peut 
que  ces  idées  aient  été  trouvées  sur  le  papier  mais 
on  cherche  vainement  quel  peintre  les  aurait 
adaptées  plus  étroitement  à  l'espace  mural  qu'il 
s'agissait  de  décorer.  M.  Maurice  Denis  s'est 
imprégné  du  caractère  de  l'architecture  —  très 
simple,  très  sobre  —  et  il  a  fait  se  dérouler  sur  la 
courbe  de  cette  frise  sa  théorie  de  personnages 
avec  un  art  subtil,  une  compréhension  de  l'efiet 
décoratif,  une  simplicité  relative  et  un  ordre  admi- 
rable. Les  grandes  lignes  architecturales  —  et 
notamment  les  quatre  grands  piliers  qui  sou- 
tiennent la  coupole  —  semblent  exercer  sur  la 
composition  elle-même  et  sur  ses  subdivisions  par 

—  219  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

une  sorte  de  prolongement  immatériel  une  influence 
régulatrice.  Étant  admise  la  conception  générale  du 
sujet  et  le  grand  nombre  des  personnages,  on  ne  pou- 
vait imaginer  ordre  plus  clair  ni  plus  harmonieux. 

Peut-être  un  peu  plus  de  mouvement — si  Ton 
songe  à  Delacroix  —  aurait-il  valu  à  cette  composi- 
tion plus  de  lyrisme  et  de  variété,  mais  la  noblesse 
des  attitudes  et  Tharmonie  générale  donnent  à  l'en- 
semble un  style  noble,  quelque  chose  de  grave  et 
de  majestueux. 

La  couleur  est  distribuée  avec  ampleur  et  magni- 
ficence, dans  une  subordination  parfaite  au  carac- 
tère de  l'édifice.  Grâce  à  elle,  ce  plafond  est  léger 
et  consistant.  Il  n'a  rien  d'écrasant  et  il  est  somp- 
tueux. Cette  vaste  frise  décorative  court  autour  du 
plafond  lumineux,  elle  s'intègre  dans  l'édifice,  ne 
résiste  pas  aux  souples  mouvements  de  cette  voûte, 
semble  comprendre  la  structure  interne  de  l'édifice 
et  s'équilibre  d'elle-même  aux  calculs  techniques 
d'un  architecte  qui  s'est  soucié  avant  tout  de  cons- 
truction logique.  Il  semble  que  cette  frise  soit  en 
accord  intime  avec  le  plan  visible  et  avec  le  mou- 
vement secret  qui  anime  tout  l'édifice.  Loin  d'écra- 
ser ou  d'alourdir  cette  peinture  donne  de  l'air,  de  la 

—   220  — 


MAURICE   DENIS 


gaîté,  augmente  l'impression  d'ordre  et  d'espace 
libre. 

C'est  à  cette  union  intime  de  l'édifice  et  du  décor 
qu'on  sent  le  décorateur-né.  Les  ciels  dans  ces 
quatre  vastes  compositions,  jouent  un  rôle  essentiel. 
Ce  sont  eux  qui  établissent  de  l'une  à  l'autre  des 
rapports  sensibles.  De  l'une  à  l'autre  les  harmonies 
de  couleurs  se  répondent  et  s'équilibrent  avec 
bonheur.  C'est  d'un  arrangement  précieux,  très 
volontaire  et  très  artiste. 

Si  j'avais  à  établir  entre  les  quatre  grandes  com- 
positions, un  ordre  hiérarchique  je  placerais  au 
premierrangcellequi  se  trouve  au-dessus  delascène, 
à  cause  de  sa  simplicité  plus  grande,  parce  que  les 
personnages  sont  moins  indépendants  de  l'ensemble 
et  parce  que  la  signification  est  plus  générale  que 
dans  les  trois  autres  compositions.  Trois  jeunes 
femmes  nues  se  tenant  parles  bras  —  presque  dans 
l'attitude  des  trois  Grâces  que  Raphaël  étudia  dans 
la  Bibliothèque  de  Sienne  —  rythment,  par  les 
mouvements  de  leurs  jambes  la  beauté  de  leurs 
jeunes  corps  et  se  détachent  sur  un  temple  grec 
devant  lequel  un  jeune  Apollon  de  bronze  fait  le 
geste  musicien  d'un  ordonnateur  de  rythmes.  Quel- 

—    221    — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


ques  jeunes  femmes  demi-vêtues  d'un  peplos  à  plis 
rigides  —  sans  doute  les  Muses  —  complètent  le 
cercle  de  l'Harmonie.  Leurs  pieds  nus  posent  à 
peine  sur  le  sol  vert.  Elles  dansent.  Elles  sourient. 
Elles  sont  heureuses.  A  notre  droite  un  groupe  se 
compose  d'Orphée  en  robe  rouge,  jouant  de  la  lyre 
parmi  de  belles  écouteuses.  A  leurs  pieds  se 
trouvent  la  panthère  traditionnelle  et  le  lion  amou- 
reux; auprès  d'eux  une  femme  nue  accroupie  doit 
avoir  une  signification  symbolique.  A  notre  gauche 
le  groupe  qui  fait  équilibre  se  compose  de  sept  ou 
huit  Bacchantes  et  Bacchants  nus  ou  presque  nus 
brandissant  les  cymbales  ou  le  thyrse.  Cette  danse 
bachique  a  du  rythme  sinon  de  l'emporiement 
lyrique.  Un  tronc  rougeàire  de  pin,  quelques  retom- 
bées de  branches,  çà  et  là  des  cyprès  qui  enno- 
blissent le  paysage  ou  des  pins  parasols  contribuent 
à  la  richesse  sans  lutter  avec  le  sujet  principal.  De 
droite  et  de  gauche  les  fonds  découvrent  les 
rivages  roussâtres  de  la  Grèce,  un  peu  de 
Méditerranée,  beaucoup  de  ciel,  et  dans  un  fond 
teinté  de  rose,  l'indication  d'un  petit  temple 
solitaire. 

Gomme  couleur,  c'est  essentiellement  une  har- 

—    222    — 


MAURICE    DENIS 


monie  claire  de  nus  et  de  vêtements  blancs- 
bleuâtres  sur  un  ciel  d'azur  pénétre'  de  vert  et  de 
jaune,  qu'avivent  le  vert  de  la  prairie  et  quelques 
taches  rouges  de  vêtement.  Les  fonds  roussàtres, 
et  ce  peu  de  mer  verdâtre  donnent  à  toutes  choses 
de  la  stabilité. 

Du  point  de  vue  décoratif  le  but  est  entièrement 
atteint.  Il  y  a  de  l'harmonie,  de  la  force  et  de  la 
clarté.  Ces  formes  ont  de  la  douceur  et  une 
certaine  puissance.  Du  point  de  vue  technique  on 
apprécie  une  fois  de  plus  les  bons  résultats  que 
peut  donner  le  système  décoratif  de  AI.  Maurice 
Denis,  c'est-à-dire  l'emploi  des  grandes  teintes 
plates  d'une  gamme  restreinte,  par  touches  de 
couleur  se  pénétrant  les  unes  les  autres,  le  modelé 
par  la  coloration  et  non  par  les  ombres  que  l'artiste 
ose  supprimer,  et  la  licence  poétique  du  cerne 
coloré,  qui  accentue  autour  des  personnages  ou 
des  objets  l'arabesque  flexueuse. 

La  grande  composition  La  Sj'mpho7iie  est 
peut-être  la  plus  personnelle  par  son  arrangement, 
mais  elle  n'est  pas  dépourvue  de  quelque  emphase 
dramatique.  Divisée  par  un  chêne  druidique  en 
deux  vastes  groupes  de  personnages,  elle  a  le  défaut 


—    223 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


d'être  surchargée  d'intentions.  Beethoven  fait  un 
geste  théâtral.  Il  est  nu  parmi  ses  neuf  symphonies 
également  nues  et  peut-être  y  a-t-il  quelque  abus 
des  lignes  parallèles  dans  ces  figures  debout  et  ces 
troncs  lisses  d'arbres  sacrés.  Ajoutons  que  «  Bach  », 
sur  son  chariot  rouge,  manque  de  grandeur  signifi- 
cative, et  que  la  figure  drapée  qui  se  tord  les  bras 
vers  le  ciel  est  un  peu  trop  théâtrale.  Cependant 
reflet  d'ensemble  est  saisissant.  Ici  encore  c'est 
une  harmonie  claire  de  nus  et  de  vêtements  blancs- 
bleuâtres  avivés  par  des  rouges  de  vêtements  et 
soutenus  par  le  vert  du  sol  et  le  vert  des  feuillages. 

Le  troisième  panneau  :  le  Drame  Ijn^ique,  est  de 
tous  ie  plus  surchargé.  Il  ne  manque  cependant  ni 
d'ordre,  ni  de  grandeur,  et  c'est  même  une 
merveille  que  tant  de  personnages  et  d'intentions 
aboutissent  tout  de  même  à  de  l'ordre  et  à  du 
style.  A  ce  trait  on  sent  que  l'ordre  est  la  qualité 
essentielle  de  M.  Maurice  Denis.  Rien  ne  l'en 
écarte.  La  mise  en  toile  est  d'une  prodigieuse  ingé- 
niosité. Quelques  morceaux  sont  amples  et  puis- 
sants, et  notamment  le  nu  de  la  jeune  femme  assise 
qui  se  présente  de  dos. 

L'harmonie   des  couleurs   est   riche  et   stable, 

—  224  — 


MAURICE  DENIS 


tJichc   iJriict 


L  ORCHESTRE 


MAURICE    DENIS 


plus  montée  de  ton  que  les  précédentes.  La 
tonalité  générale  est  plus  rosée,  partant  plus  net-- 
tement  avivée  des  rouges  qu'exalte  la  robe  pourpre 
deParsifal  élevant  au-dessus  de  sa  tête  le  Gràal  et 
que  soutiennent  chaleureusement  mais  en  mineur 
les  fonds  de  collines  roussâtrcs  et  le  sol  rougeàtre. 
Un  ciel  presque  gris  réunit  et  rassemble  toutes  les 
parties,  sans  nuire  à  aucune  d'elles.  Les  verts,  com- 
plémentaires de  ces  rouges  diffus  apparaissent  par- 
tout, plus  particulièrement  dans  les  verdures  qui 
soutiennent  les  blancs  vaporeux  des  danseuses. 
C'est  d'une  habileté  extrême. 

Enfin  l'Opéra  —  deMonteverde  et  de  Lulli  à  Don 
Juan  et  aux  successeurs  de  Mozart —  nous  montre 
dans  une  colonnade  rosequi  fait  pensera  Versailles, 
une  harmonie  parallèle  aux  autres,  se  combinant 
avec  elles  et  complétant  un  bel  ensemble. 

Peut-être  —  sauf  M.  Besuard  en  ses  périodes  de 
travail  fougueux  —  n'y  a-t-il  pas,  en  France,  un 
autre  artiste  qui  eût  été  capable  de  couvrir  si  aisé- 
ment une  aussi  vaste  surface.  Nul  n'aurait  pu  établir 
entre  son  œuvre  propre  et  celle  de  l'architecte  des 
liens  plus  étroits.  On  peut  cependant  imaginer  que, 
fidèle  à  sa  propre  doctrine  et  à  tout  son  de  passé, 

T.    II.  225     2Q 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Maurice  Denis  puisse  retrouver  dans  ses  œuvres 
futures  un  dessin  plus  expressif^  et  une  façon  plus 
synthétique  de  traiter  un  vaste  sujet.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  cette  frise  est  une  magnifique  réali- 
sation, et  qu'on  ne  voit  point  actuellement  —  sauf 
dans  l'œuvre  de  M.  Besnard  —  d'autres  peintures 
décoratives  qui  puissent,  dans  le  même  genre,  lui 
être  comparées. 

Si  nous  ne  plaçons  pas  au  premier  rang,  dans 
l'œuvre  de  M.  Maurice  Denis  cette  frise  décorative, 
c'est  parce  que  nous  estimons  que  ses  qualités 
essentielles,  avec  le  sens  décoratif  qui  ne  fait  défaut 
à  aucune  de  ses  œuvres-  sont,  la  fraîcheur  du 
sentiment,  la  sobriété  des  moyens  d'expression, 
enfin  le  don  de  s'exprimer  par  la  couleur  et  par 

1.  Une  exposition  des  dessins  préparatoires,  organisée 
dans  la  galerie  du  même  théâtre  pendant  le  mois  d'inau- 
guration, nous  a  permis  de  constater  à  quel  point  ils 
différaient  des  dessins  précédents  par  leur  précision  plus 
grande  mais  aussi  par  une  puissance  de  suggestion  plus 
restreinte. 

2.  Je  ne  fais  que  signaler  les  figures  et  paysages  dont  il  a 
décoré  certaines  poteries,  notamment  des  amphores  de 
Méthey.  Ces  décors,  aussi  peu  directs  que  possible  sont  d'une 
puissance  de  suggestion  très  touchante. 

—  226  — 


MAURICE    DENIS 


la  suggestion    des  formes  mieux  encore   que    par 
le  sujet  et  par  la  précision  des  contours. 


LES   ILLUSTRATIONS    DES    FIORETTI 

Osons  comparer  les  petites  choses  aux  grandes 
et  ne  craignons  pas  de  mettre  en  parallèle  cette 
frise  décorative  et  les  soixante  et  onze  images 
peintes  à  la  gouache  pour  illustrer  une  traduction 
des  Fioretti  de  saint  François  d'Assise.  Le  délicieux 
chef-d'œuvre!  Œuvre  incomparable  et  inimitable! 
voilà  où  la  personnalité  de  M.  Maurice  Denis 
se  révèle  unique  et  inimitable!  Il  était  le  seul 
artiste  vivant  qui  put  la  concevoir,  l'entreprendre 
et  la  mener  jusqu'au  bout  sans  fatigue  ni  défail- 
lance. 

Les  opinions  de  M.  Maurice  Denis  concernant  la 
figuration  des  objets  par  opposition  à  leur  imi- 
tation littérale  trouvent  ici  une  démonstration  déci- 
sive. Jamais  dessins  ne  furent  plus  libérés  de  l'imi- 
tation servile  de  la  nature,  jamais  non  plus  ils  ne 
furent  plus  expressifs  ni  plus  touchants.  Ceux  qui 

—  227  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

aiment  la  documentation  de  M.  Burnand*  doivent 
se  trouver  ici  au  dépourvu.  Par  contre,  ceux  qui  ai- 
ment avant  tout  l'expression  harmonieuse  et  artiste 
d'une  sensibilité  infiniment  délicate,  doucement  et 
profondément  émue  par  la  tendre  majesté  d'un 
texte  particulièrement  grave  et  suave,  s'enivreront 
silencieusement  de  ces  dessins  délicieux. 

Ce  livre  à  lui  seul  légitimerait  une  minutieuse 
étude.  Quelle  démonstration  significative  on  en 
pourrait  tirer  de  ce  qui  constitue  le  dessin  expressif  et 
de  la  nécessité  où  se  trouve  chaque  artiste  d'inventer 
son  propre  dessin  au  lieu  d'emprunter  aux  cours  de 
l'Ecole  des  Beaux-Arts  un  enseignement  canonique 
et  international  sans  caractère,  sans  pouvoir  expres- 
sif, sans  vérité  profonde,  ni  pouvoir  de  suggestion. 

Chacune  de  ces  compositions  semble  tout  im- 
prégnée de  l'atmosphère  franciscaine.  Quoique 
répétée  à  maintes  reprises,  la  figure  du  Saint  et  de 
ses  compagnons,   celle  de    sainte  Claire  et  de  ses 

î.  Au  salon  de  1914,  les  illustrations  de  M.  Burnand, 
peintre  suisse,  pour  ces  mêmes  Fioretti,  étaient  exposées 
non  loin  de  celles  de  M.  Maurice  Denis.  La  confrontation 
était  saisissante.  Elle  faisait  sentir  Tantimonie  foncière  qui 
existe  entre  un  caractère  protestant  et  un  tempérament 
catholique. 

—   228   — 


MAURICE    DENIS 


compagnes,,  sont  toujours  émouvantes  et  d'un  ly- 
risme intense.  Les  apparitions  célestes  et  les  objets 
eux-mêmes  :  arbres,  maisons,  collines  et  ruisseaux, 
tout  est  vivant,  mais  d'une  vie  entièrement  spiri- 
tuelle. C'est  l'atmosphère  du  miracle.  Ces  gouaches 
ont  été  faites  «  en  présence  de  Dieu  ».  C'est  ainsi, 
je  le  suppose,  que  travaillait  l'Angélico.  Si  l'on  me 
disait  que  Maurice  Denis  avant  chaque  séance 
de  travail  s'est  imposé  une  prière,  je  le  croirais  avec 
plaisir.  On  sent  qu'il  s'est  imprégné  non  seulement 
de  la  lettre  mais  de  l'esprit  du  texte.  Et  l'on  sent 
aussi  que  ce  texte  répondait  si  étroitement  à  ses 
désirs,  à  ses  aspirations,  à  ses  tendances  d'esprit  et 
d'imagination  qu'il  n'a  eu  aucun  eftbrt  à  faire  pour 
se  conformer  à  leur  esprit. .C'est  un  enchantement. 
Selon  les  moyens  de  son  art  Maurice  Denis  a  com- 
posé une  œuvre  parallèle  à  celle  qui  lui  servait  de 
modèle.  Entièrement  dénuée  de  toute  exactitude 
littérale,  d'une  liberté  heureuse  et  d'un  tour  d'ima- 
gination qui  demeure  propre  à  l'auteur,  cette  œuvre 
est  en  parfaite  communauté  de  sentiment  avec  celle 
de  Saint-François. 

Regardez  le  Saint  parlant  aux  oiseaux  dans  un 
paysage  d'hiver  que  précisent  à  peine  des  indications 


229  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

d'arbres  nus  et  de  terrains  onduleux.  Le  ciel  estfiguré 
par  quelques  traits  parallèles.  Les  oiseaux  sont  à 
peine  dessinés  et'cependant  ils  existent,  ils  écoutent, 
ils  sont  infiniment  touchants.  Regardez  encore 
saintFrançoislespieds  dans  laneige,  le  visage  rayon- 
nant d'une  joie  intérieure  et  qui  explique  à  son 
compagnon  que  la  joie  parfaite  consiste  à  accepter 
avec  une  résignation  absolue  les  injures,  le  froid, 
les  humiliations  et  la  faim  !  Derrière  eux,  sur  un  ciel 
sombre,  sont  indiquées  les  constructions  d'un  cou- 
vent inhospitalier,  sur  le  seuil  duquel  un  mauvais 
moine,  le  bâton  à  la  main,  repousse  la  prière  de  ceux 
qui  demandent  l'hospitalité.  Quelques  traits  suf- 
fisent à  ces  indications,  juste  de  quoi  parler  à  l'âme 
par  l'intermédiaire  des  yeux.  Et  ces  traits  sont  à  tel 
point  ceux  qui  étaient  nécessaires  —  et  rien  que 
ceux-là  —  que  l'image  tout  entière  est  d'un  style 
comparable  aux  miniatures  si  émouvantes  des 
Primitifs.  Le  vague  sourire  qui  rayonne  sur  le  visage 
de  saint  François,  la  gravité  attentive  et  un  peu 
déçue  des  compagnons  qui  n'en  sont  pas  encore  à  ce 
degré  d'abnégation  morale  sont  —  par  contraste 
—  deux  merveilles  de  sentiment  et  de  style. 

Regardez  encore  comment,  étant  malade,   sainte 

—  23o  — 


MAURICE    DENIS 


Claire  lut  miraculeusement  portée,  la  nuit  de  Noël, 
à  l'église  de  Saint-François.  On  ne  peut  rien  ima- 
giner de  plus  simple  ni  de  plus  parfait.  Quatre 
anges  immatériels  en  longue  robe  flottante  passent 
à  travers  les  airs  portant  le  corps  de  la  sainte.  Au- 
dessous  d'eux  une  petite  ville,  recueillie  comme  un 
sanctuaire,  repose  sous  la  protection  de  sa  muraille 
circulaire.  La  plaine  nocturne  ondule  sous  un  ciej 
encore  transparent.  La  «  couleur  »  de  cette  scène, 
l'opposition  émouvante  entre  les  clairs  et  les  ombres, 
la  gravite  religieuse,  attendrie,  de  toute  cette 
plaine  composent  l'atmosphère  du  miracle.  Même 
dans  les  miniatures  du  xv^  ou  du  xvi®  siècle,  on  ne 
trouverait  pas  de  petite  ville  plus  touchante  ni  d'un 
accent  plus  juste  rassemblée  en  racourci  plus  saisis- 
sant par  un  peintre  qui  pense  par  des  couleurs! 

Regardons  encore  «  comment  saint  Bentevoglio 
porte  un  lépreux  quinze  milles  en  peu  de  temps.  » 
Le  lépreux  pèse  de  tout  son  poids  sur  le  dos  du 
franciscain,  la  chemise  blanche  épouse  la  courbe 
de  toute  sa  robe  noire.  Le  saint  marche,  le  visage 
grave,  ne  sentant  pas  la  fatigue.  On  devine  l'illumi- 
nation intérieure,  la  flamme  divine  de  l'amour.  Der- 
rière eux  un  petit  village  se  groupe  en  forme  de  pyra- 

—   23l    — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

mide.  Il  est  indiqué  en  quelques  traits  qui  ne 
laissent  le  spectateur  s'attacher  à  aucun  détail 
On  a  rimpressLon  de  la  solitude,  de  l'espace  et  du 
crépuscule. 

Regardons  enfin  l'une  des  plus  parfaites  de  cette 
série  miraculeuse.  Sous  le  toit  d'un  réfectoire 
de  couvent,  sainte  Glaire,  par  commandement  du 
pape,  bénit  le  pain  qui  était  sur  la  table.  Devant 
elle  trois  pauvres  s'inclinent  avec  une  piété  com- 
municative.  A  côté  d'elle  une  compagne  en  robe 
noire  est  à  genoux,  et  tout  autour  de  la  table  des 
religieuses  sont  debout  écoutant  et  recueillant  la 
bénédiction  de  la  sainte.  C'est  un  tableau.  Et  quel 
tableau!  on  ne  peut  imaginer  composition  plus 
expressive,  plus  complète,  ni  plus  parfaite.  Chaque 
chose  est  à  sa  place.  Tout  est  juste,  véridique.  Rien 
n'est  inutile.  Nous  sommes  transportés  dans  le 
domaine  du  surnaturel'. 

En  tournant  les  pages  de  ces  Fioretti —  qui  est 
le  plus  beau  livre  illustré  qui  ait  été  fait  depuis 
trois  cents  ans  —  on  se  sent  tout  proche  du  cœur 
de  M.  Maurice  Denis.  On  sent  en  lui  un  croyant» 

I .  Les  encadrements  des  pages  sont  moins  parfaits  que  ne 
le  sont  les  sujets. 

—    232    — 


MAURICE    DENIS 


un  mystique  et  un  grand  artiste.  On  saisit  entière- 
ment les  dons  précieux  qui  composent  son  origi- 
nalité :  la  fraîcheur  et  l'intensité  du  sentiment,  la 
sobriété  des  moyens,  le  sens  de  l'adaptation  à 
l'espace  qu'il  faut  décorer,  le  don  de  s'exprimer 
par  un  dessin  émotionnel,  éminement  suggestif  et 
par  des  accords  de  couleurs  qui  impliquent  le 
sens  du  mystère  et  de  la  vie  intérieure.  Cette  sym- 
bolique est  d'une  clarté,  d'une  grâce  et  d'une  séduc- 
tion extrêmes. 

Même  les  défauts  de  l'artiste  concourent  à  sa  per- 
fection! Ce  qu'il  y  a  dans  son  dessin  d'imprécis, 
d'un  peu  hésitant  et,  si  l'on  veut,  d'un  peu  gauche 
accentuent  notre  impression  de  naïveté,  de  can- 
deur, de  sincérité  parfaite  et  d'émotion  religieuse. 
Si  les  personnages  étaient  plus  consistants,  si  les 
formes  étaient  plus  accusées,  ils  seraient  aussi 
plus  charnels.  Or,  ce  sont  des  reflets  d'âmes  qu'il 
faut  que  nous  voyions  en  eux.  Peut-on  appeler 
défauts  des  moyens  d'expression  si  touchants  et  per- 
suasifs? Souvenons-nous  de  la  parole  de  Gauguin 
citée  par  Maurice  Denis  à  propos  du  peintre 
Séguin  :  «  Ses  défauts  ne  sont  pas  encore  assez 
nettement  affirmés   pour  lui  mériter  le    nom   de 

T.  II.  —  233  —  3o 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

maître!  »  Dans  cette  suite  d'illustrations,  jamais 
défauts  ne  furent  plus  heureux!  Ils  concourent  à 
la  perfection'. 

Rappelons  nous  aussi  une  maxime  de  M.  Ingres 
rapportée  par  Delaborde  :  «  Il  est  sans  exemple 
qu'un  grand  dessinateur  n'ait  pas  eu  le  colons  qui 
convient  exactement  aux  caractères  de  son  dessin.  » 

La  maxime  se  vérifie  pour  M.  Maurice  Denis. 
Mais  il  est  curieux  qu'on  puisse  retourner  la  pro- 
position et  qu'elle  soit  encore  plus  vraie  pour 
l'œuvre  de  Maurice  Denis  : 

«  Il  est  sans  exemple  qu'un  grand  coloriste  n'ait 

I.  Les  Fioretti  avaient  été  précédées  par  des  œuvres  que 
nous  considérons  aujourd'hui  comme  des  «  préparations  » 
mais  qui  eussent  suffi  a  mériter  à  cet  artiste  la  qualité  d'illus- 
trateur merveilleusem.ent  doué.  11  y  avait  déjà  des  qualités 
charmantes  dans  les  illustrations  de  Sagesse,  faites  à  dix- 
neuf  ou  vingt  ans,  au  crayon  Conté  et  reproduites  par  l'édi- 
teur sur  la  pierre  lithographique.  Le  dessin  était  un  peu 
hésitant,  les  idées  parfois  sommaires,  mais,  à  certaines  pages, 
le  futur  auteur  de  la  Vita  Nova  ou  des  Fiofeiti,.  se  révé- 
lait déjà  par  maintes  délicatesses.  Dans  le  jeu  des  lumières 
et  des  ombres  on  sentait  le  coloriste-né,  les  noirs  étaient 
souvent  profonds  et  comme  pénétrés  de  lumière,  les  idées 
étaient  souvent  ingénieuses  et  presque  toujours  touchantes. 
Les  lithographies  pour  le  Voyage  d'Urien,  la  suite  de  douze 
lithographies  et  les  216  illustrations  gravées  sur  bois  pour 

—   284  — 


MAURICE    DENIS 


pas  eu  Is  dessin  qui  convient  exactement  aux  carac- 
tères de  sa  couleur.  » 

Reconnaissons  que  c'est  dans  les  Fioretti,  dans 
les  deux  chapelles  du  Vésinet,  dans  le  vestibule  de 
M.  Rouché,  et  même  dans  VAge  d''or  ou  dans  Y  Eter- 
nel printemps  que  le  dessin  de  M.  Maurice  Denis 
est  le  plus  original,  le  plus  inventé,  le  plus  expres- 
sif et  le  mieux  adapté  au  caractère  de  sa  sensibilité, 
de  sa  conception  décorative  et  de  sa  couleur. 

LA    DISCIPLINE    INTELLECTUELLE 

Il  est  permis  de  se  demander  par  quelle  plasti- 
cité merveilleuse  le  même  artiste  peut  travailler 
en  même  temps  à  des  enluminures  si  touchantes 
et  à  des  décoration  absolument  profanes.  Le  con- 
traste paraît  moins  vif  si  Ton  observe  que  même 

une  Imitation  de  Jésus-Christ,  pour  l'éditeur  Vollard,  mar- 
quèrent à  tous  égards,  du  point  de  vue  imagination  et  du 
point  de  vue  exécution,  des  progrès  éclatants.  Les  illustra- 
tions pour  la  Vita  Nova  traduite  du  Dante,  par  M.  Henry 
Cochin  et  gravées  sur  bois  et  en  couleurs  par  J.  Beltrand, 
furent  presque  un  chef-d'œuvre.  On  ne  peut  cependant 
encore  les  comparer  aux  Fioretti  que  rien  sans  doute  ne 
dépassera. 

—   235   — 


PEINTRES   D'AUJOURD'HUI 

dite,  par  instinct  et  par  inclination  sentimentale, 
dans  la  représentation  du  nu,  M.  Maurice  Denis 
garde  toujours  une  discrétion,  une  réserve  et,  pour 
tout  dire  en  un  mot,  une  pudeur  qui  sont  le  témoi- 
gnage visible  de  sa  délicatesse  sentimentale  et  de 
sa  sincérité.  Cependant  les  sources  d'inspiration 
témoignent  d'un  éclectisme  singulier.  Si  l'on  veut 
apparenter  les  gouaches  des  Fioretti  à  une  tradition, 
on  remonte  tout  de  suite  à  l'Angelico  ou  à  Giotto. 
Si  l'on  cherche  de  quels  maîtres  peut  se  réclamer  la 
frise  du  théâtre,  on  pense  à  Ingres,  à  Poussin  et 
même  à  Raphaël. 

Par  quel  prodige  des  tendances  qui  paraissent  si 
contradictoires,  peuvent  elles  se  concilier  dans 
l'esprit  de  M.  Maurice  Denis? 

Osons  poser  le  problème  dans  toute  sa  précision. 
Beaucoup  se  demandent  :  Comment  ce  peintre  de 
nu  peut-il  être  en  même  temps  un  peintre  religieux? 
Comment  cet  éclectique,  cet  indépendant  peut-il 
être  en  même  temps  un  catholique  romain? 

Ce  petit  problème  psychologique  ne  me  paraît 
pas  inexplicable. 

Dans  l'ordre  spirituel  je  crois  sentir  que  M.  Mau- 
rice Denis  est  avant  tout  un  conciliateur  et  dans 

—  236  — 


MAURICE    DENIS 


l'ordre  matériel  un  réalisateur.  Catholique  parhéré- 
il  l'est  devenu  aussi  par  adhésion  réfléchie  de  la 
volonté. 

Le  goût  de  l'ordre,  le  besoin  de  discipline,  le 
désir  de  réalisation  immédiate  s'accordent  fort  bien 
avec  une  renonciation  volontaire  à  la  discussion 
et  au  libre  examen.  Un  homme  d'action  ne  peut 
pas  disperser  dans  toutes  les  directions  son  éner- 
gie créatrice  et  son  eflort  intellectuel.  Maurice 
Denis  voulait  consacrer  à  la  peinture  toutes  ses 
forces.  C'est  dans  ce  domaine  qu'il  voulait  marquer 
sa  place,  innover  et  inventer.  Il  sentit  par  consé- 
quent qu'il  devait  préciser  sur  cet  objet  unique  — 
déjà  presque  illimité  —  les  trois  grandes  facultés 
dont  chaque  homme  doit  tirer  le  meilleur  parti 
possible  :  la  volonté,  l'intelligence  et  la  sensibilité. 
Rien  de  plus  favorable  à  la  coordination  des  efforts 
et  à  l'unité  d'action  qu'une  adhésion  systématique 
à  un  corps  de  doctrine  philosophique  ou  religieux. 
Réinventer  une  métaphysique  ou  une  philosophie 
exigerait  beaucoup  de  temps,  de  réflexion,  d'oscil- 
lations intellectuelles  et  même  une  spécialisation. 
Celui  qui  place  ailleurs  son  idéal  et  qui  veut  laisser 
derrière  lui  une  œuvre  abondante  et  forte  n'a  pas 


—  237 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

le  temps  de  tout  recommencer.  Quoi  de  plus  simple 
et  de  plus  pratique  que  d'accepter  les  idées  hérédi- 
taires du  groupe  ethnique  dont  on  fait  partie?  Bru- 
netière  croyait  pouvoir  constater  que  tout  se  passe 
comme  si  l'enseignement  catholique  était  d'accord 
avec  la  raison.  Tenir  pour  démontrées  toutes  ces 
vérités  «  révélées  »,  se  servir 'de  ces  disciplines 
toutes  faites  pour  se  rassembler  soi-même  et,  de 
ce  point  de  départ  qu'on  tient  pour  inébranlable, 
s'élancer  au  delà  des  vérités  premières  dans  le 
champ  illimité  des  conceptions  visuelles  et  des  réa- 
lisations plastiques  voilà  une  façon  de  raisonner 
très  favorable  au  travail.  On  comprend  fort  bien  que 
d'autres  tempéraments  d'artistes  n'aient  pas  pu  s'y 
plier.  Chacun  résout  pour  son  propre  compte  la 
question  sociale  et  la  question  religieuse.  M.  Mau- 
rice Denis  a  choisi  la  solution  qui  convenait  le 
mieux  à  son  tempérament. 

Par  cette  adhésion  trouvaient  à  se  contenter  son 
spiritualisme  instinctif,  son  dégoût  du  naturalisme, 
sa  dévotion  pour  les  primitifs,  son  amour  des  céré- 
monies et  des  pompes  religieuses,  son  idéalisme  et, 
si  l'on  veut,  sa  petite  nuance  de  mysticisme  infini- 
ment raisonnable,  élan  de  l'imagination  plutôt  que 

—  238  ~ 


MAURICE    DENIS 


du  cœur,  son  goût  de  la  vie  familiale  et  de  la 
solitude  laborieuse,  enfin  le  plaisir  de  se  sentir  en 
accord  avec  une  lignée  d'humbles  ancêtres  et  avec 
une  descendance  dont  il  se  plaît  à  espérer  qu'elle 
continuera  la  même  tradition  dans  une  parfaite 
union  sentimentale.  Les  qualités  foncières  du  tem- 
pe'rament  de  M.  Maurice  Denis  e'tant  le  goût  de 
l'ordre,  le  sens  de  la  mesure,  le  besoin  de  discipline, 
le  désir  d'action  méthodique  et  de  réalisation  immé- 
diate, rien  en  lui  ne  s'opposait  à  l'adoption  de  pos- 
tulats préconçus. 

Les  questions  de  principe  ainsi  résolues  une  fois 
pour  toutes  l'intelligence  peut  s'appliquer  à  des 
objets  saisissables,  la  volonté  peut  se  rassembler  et 
se  préciser  sur  des  buts  tangibles,  la  sensibilité  — 
contenue  et  disciplinée  par  des  règles  depuis  long- 
temps éprouvées  —  peut  encore  trouver  une  ample 
carrière. 

Quels  sacrifices  cette  adhésion  comportait-elle? 
Je  n'en  vois  aucun  qui  vaille  la  peine  d'être  regretté. 
Dans  l'esprit  de  Maurice  Denis  les  sentiments  reli- 
gieux se  concilient  fort  bien  avec  l'admiration  pour 
la  civilisation  antique,  l'amour  des  belles  formes 
nues  et  avec  la  sympathie  la  plus  déterminée  pour  les 


—  209  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

tentatives  d'art  les  plus  audacieuses.  Selon  les  cir- 
constances et  selon  les  heures  il  représente  la 
beauté  nue  des  grâces,  des  muses  et  des  bacchantes, 
les  anges  aux  paupières  baissées  qui  répandent 
des  fleurs  devant  la  Vierge  Marie  pudiquement 
drapée  dans  son  voile,  des  baigneuses  nues  sur  une 
plage  de  sable  d'or,  et  saint  François  parlant  aux. 
oiseaux. 

CONCLUSION 

M.  Maurice  Denis  a  écrit*»  Ni  la  qualité  de 
l'émotion,  ni  ce  répertoire  sublime  de  formes  et 
de  couleurs  qu'est  la  Nature  ne  suffisent  lorsque 
l'artiste  n'a  pas  l'intelligence  des  moyens,  des 
limites,  des  conditions  et  de  l'objet  durable  de  son 
effort.  Je  veux  qu'il  ait  encore  une  volonté,  une 
méthode  et  des  idées  générales.  » 

Comme  il  est  naturel,  en  écrivant  ces  lignes,  sans 
doute  faisait-il  inconsciemment  un  retour  sur  lui- 
même. 

Pas  de  peintre  dont  la  volonté,  la  discipline  et  la 

I.  Théories,  page  85. 

—   240   — 


MAURICE    DENIS 


méthode  soient  plus  éclatantes.  Il  n'a  pas  été  un 
imitateur  et  il  a  fait  son  profit  de  tout. 

Des  Primitifs  ou  de  Raphaël,  des  leçons  d'Ingres 
et  de  ses  disciples,  des  Impressionnistes  propre- 
ment dits,  de  Cézanne,  de  Gauguin  et  de  Van  Gogh 
il  a  recueilli  avec  mesure  juste  ce  qui  convenait  à 
son  tempérament  et  à  ses  moyens  d'action. 

On  l'a  considéré  comme  un  révolutionnaire  mais 
c'est  un  classique.  C'est  un  traditionnaliste.  Il 
reprend  la  tradition  dans  Tétat  où  les  maîtres  la 
lui  ont  laissée  et  il  a  l'ambition  légitime  de  la 
continuer.  Il  sait  à  quelles  œuvres  se  rattacher,  à 
quelles  sources  d'inspiration  se  renouveler,  à  quelles 
nécessités  se  plier.  Il  court  d'œuvre  en  œuvre  et  se 
contente  en  travaillant.  Organisateur-né,  il  est 
l'âme  du  mouvement  qui  peut-être  renouvellera 
l'art  décoratif  des  églises. 

Son  dessin  ne  peut  pas  être  comparé  à  celui  des 
grands  maîtres  mais  il  l'a  inventé  et  c'est  tout  de 
même  un  très  beau  dessin.  Il  n'y  a  dans  ses  œuvres 
murales  ni  la  majesté  des  formes  des  grands  Véni- 
tiens, ni  surtout  leur  sens  du  mouvement  drama- 
tique et  leur  lyrisme,  mais  ce  sont  tout  de  même  de 
belles  formes  et  d'un  beau  style.  Sa  couleur  n'est 


T.  II. 


—-  241  —  3i 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

pas  aussi  riche  que  celle  d'un  Delacroix,  ou  d'un 
Renoir,  mais  elle  est  personnelle  et  merveilleuse- 
ment propre  aux  effets  muraux  qu'il  lui  demande. 
Quant  à  sa  technique,  il  l'a  si  merveilleusement 
réinvente'e  qu'on  peut  la  déclarer  parfaitement  ori- 
ginale. Reprenant  à  peu  de  chose  près  un  passage 
de  ses  théories^  on  peut  dire  :  Son  œuvre  montre 
les  admirables  résultats  de  l'emploi  raisonné  des 
teintes  plates,  claires,  bien  dans  le  mur,  des  valeurs 
équivalentes,  presque  sans  modelé,  avec  des  sil- 
houettes très  lisibles  et  fortement  dessinées  sans 
artifices  de  clair-obscur. 

On  sent  très  bien  quelles  sont  les  limites  de  ce 
magnifique  talent.  M.  Maurice  Denis  a  du  senti- 
ment plutôt  que  du  lyrisme,  de  la  tendresse  visuelle 
et  sentimentale,  de  la  suavité  plutôt  que  du  pathé- 
tique, plus  de  volonté  que  d'instinct,  plus  d'intelli- 
gence que  de  fougue  et  plus  |de  noblesse  que  de 
sublime.  Travaillant  de  mémoire  et  d'imagination 
il  détend  quelquefois'au  delà  de  la  mesure  le  lien 
qui  doit  rattacher  à  la  nature  objective  toute  œuvre 
d'art  si  transposée  qu'on  la  veuille.  Il  peint  rond  et 
clair.  Sa  palette  est  assez  restreinte.  Elle  se  com- 

I.  A  propos  des  élèves  d'Ingres. 
—  242   — 


MAURICE    DENIS 


pose  principalement  de  blancs-bleuàtres  et  de 
blancs-roses,  de  violets,  de  mauves,  de  lilas  et  de 
saumon.  Tout  est  en  lumière,  jamais  d'ombre  et 
jamais  de  clair-obscur.  C'est  peut-être  à  sa  palette 
plus  encore  qu'à  sa  tournure  d'esprit  qu'il  faut 
attribuer  le  manque  de  mystère  de  ses  œuvres 
murales  et  qu'elles  disent  presque  tout  de  suite  à 
peu  près  tout  ce  qu'elles  ont  à  dire. 

Cependant  on  ne  voit  point  dans  sa  ge'nération 
de  peintre  mieux  doué  pour  la  de'coraiion  et  l'on 
n'en  citerait  guère  plus  de  deux  ou  trois  —  dans 
tout  l'art  contemporain  —  qui  puisse,  dans  ce 
domaine,  lui  être  comparé.  C'est  un  novateur. 
C'est  un  croyant.  Son  art  n'est  jamais  petit,  ni  mes- 
quin, ni  anecdotique.  Il  passe  aisément  du  parti- 
culier au  général  et  du  relatif  il  tend  constamment 
à  l'absolu. 

Cet  artiste  marche  à  la  tête  du  grand  mouvement 
qui  entraîne  tant  de  jeunes  peintres  vers  l'art  déco- 
ratif, vers  la  décoration  murale.  Il  a  un  tempéra- 
ment de  chef.  Il  aura  puissamment  contribué  à  éta- 
blir et  à  fortifier  le  sentiment  de  l'ordre.  II  a  su  être 
un  novateur  et  demeurer  traditionnel. 


243 


EDOUARD  VUILLARD 


EDOUARD  VUILLARD 


Cliché  Druet 


PORTRAIT    DE    L  ARTISTE 

PAR   LUI-MF.ME 


EDOUARD    VUILLARD 


Ses    tableaux    déplaisent    à   la   foule.     Ils    ont 
quelque  chose  de  mystérieux.  On  ne  voit  guère, 
pour  s'y  intéresser,  que  des  amateurs  parvenus  à 
une   haute   culture    intellectuelle  et  visuelle,  très 
affinés,  capables  de  contemplation  et  d'un  certain 
recueillement.  Rien  de  moins  éloquent.  Rien  de 
plus  délicat.  Ces  tableaux  ne  s'adressent  qu'à  cer- 
taines catégories  de  personnes.  Ils  parlent  à  voix 
assourdie,  ils  suggèrent  plus  qu'ils  ne  précisent,  et 
proposent  plutôt  qu'ils  n'imposent.  La  plupart  de 
ces  peintures  relèvent  de  l'art  décoratif.  Elles  s'in- 
tègrent très  étroitement  au  mur  pour  lequel  elles 
ont  été  conçues.  On  ne  peut  les  en  détacher  sans 
arracher  en  même  temps  à  la  muraille  ce  qui  était 
devenu  son  épiderme  coloré,  sans  priver  ces  pein- 
tures  elles-mêmes  d'une    grande   partie   de   leur 

—  247  — 


PEINTRES   D'AUJOURD'HUI 

beauté.  Elles  procèdent  d'une  ide'e  ou  plutôt  d'une 
émotion  d'ordre  général  et  sacrifient  tous  les  détails 
qui  n'étaient  pas  indispensables  à  l'expression  de 
cette  émotion.  Enfin  ces  peintures  comportent 
souvent  une  leçon  d'ordre  général  que  chacun  peut 
recueillir  individuellement,  mais  que  pourraient 
asusi  recueillir  en  commun  tous  ceux  que  leur  édu- 
cation ou  leur  instinct  ont  prédisposés  à  entendre 
ce  genre  d'enseignement.  Le  propre  de  l'art  décora- 
tif est-il  de  s'adresser  à  tout  le  monde  ?  Ce  n'est  pas 
nécessairement  son  caractère.  Il  est  hors  de  doute 
que  ces  tableaux  ne  peuvent  plaire  à  des  collecti- 
vités composées  d'hommes  sans  éducation  mais  il 
suffit  que  des  élites  puissent  se  complaire  dans 
l'atmosphère  que  ces  peintures  créent  en  des  inté- 
rieurs ou  sur  les  murs"  d'un  édifice  pour  qu'on  ne 
puisse  pas  leur  dénier  le  caractère  décoratif. 


Cette  conception  de  l'art  de  peindre  est  d'une 
nouveauté  indéniable,  en  accord  avec  certaines  as- 
pirations particulières  à  notre  époque,  et  elle  cons- 
titue l'aboutissement  ou  plutôt  la  transfiguration 

—    248  — 


EDOUARD    VUILLARD 


de  certaines  façons  très  récentes  de  sentir  et  d'inter- 
préter picturalement  les  spectacles  de  la  nature. 
Elle  se  rattache  en  môme  temps  à  une  très  ancienne 
tradition  française.  La  culture  intellectuelle  et  vi- 
suelle dont  il  est  nécessaire  que  soient  pourvus 
ceux  qui  veulent  s'y  intéresser  est  de  caractère  très 
français.  A  travers  certaines  influences  étrangères 
—  persane  ou  japonaise  —  certaines  décorations  de 
M.  Vuillard  se  relient  à  Poussin  et  plus  encore 
aux  tapisseries  du  xvii^  siècle  en  verdures  mono- 
chromes ou  verdures  animées  de  fleurs  et  de  per- 
sonnages. Ils  s'apparentent  aussi  parfois  à  ces  tapis- 
series gothiques  de  tons  rompus  qui  exercent  sur 
nous  leur  séduction  d'une  façon  mystérieuse,  par 
une  sorte  de  symbolique  de  la  couleur,  (de  l'ara- 
besque et  des  accords  de  tons,  beaucoup  plus  que 
par  le  sujet  et  le  m.ouvement  des  personnages.  Ces 
tapisseries,  dont  le  sujet  est  pour  nous  sans  intérêt, 
exercent  sur  nos  sensibilités  un  pouvoir  occulte, 
une  puissance  de  suggestion  intellectuelle.  Tel  est 
aussi  le  caractère  de  certaines  peintures  de  M.  Vuil- 
lard. 

Elles  se  rattachent  par  conséquent  à  une  tradition, 
mais  leur  originalité  profonde  n'en  est  pas  dimi- 

T.  II.  —  249  —  32 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

nuée.  Les  émotions  qu'elles  nous  font  connaître 
sont  extrêmement  vives  et  d'ordre  pictural.  Par 
leurs  origines,  leurs  tendances  et  leur  caractère 
propre.  Ces  œuvres  sont  de  tous  points  en  opposi- 
tion avec  l'enseignement  académique  considéré 
dans  ce  qu'il  a  d'essentiel  :  la  superstition  de  «  la 
ligne  »,  du  sujet  «  bien  présenté  »,  du  coloris 
brillant  et  sommaire,  et  de  la  signification  parfaite- 
ment claire,  tellement  claire  qu'elle  en  devient 
élémentaire  et  dénuée  de  tout  intérêt.  Gomment 
retenir  l'attention  du  visiteur  si  on  lui  explique 
tout  en  un  instant  et  surtout  si  on  lui  donne  l'im- 
pression que  ce  tout  se  confond  à  peu  près  avec  le 
néant?  Cette  conception  de  l'art  de  peindre  restitue 
par  des  moyens  nouveaux  à  notre  tradition  le  sens 
du  mystère,  le  goût  de  la  vie  intellectuelle,  la  pré- 
occupation des  sentiments  et  des  émotions  qui  ne 
peuvent  s'exprimer  qu'imparfaitement,  des  ana- 
logies confuses  entre  la  vérité  stricte  et  l'au-delà  de 
la  vérité. 

Cette  peinture  procède  du  même  état  d'esprit  qui 
suscita  —  voilà  vingt  à  vingt-cinq  ans  —  la  poésie 
symboliste. 

On  se  rappelle  les  vers  mystérieux  de  Mallarmé  : 

—  25o  — 


EDOUARD   VUILLARD 


«  Tel  q-u'en  lui-même  enfin  réternité  le  change  )> 

et  la  nostalgie  rêveuse  d'Edgar  Poë  : 

<<  Les  réalités  du  monde  m'affectaient  comme  des  visions 
et  seulement  comme  des  visions...  » 

Devant  ces  peintures  décoratives  —  je  parle  des 
meilleures  —  on  se  souvient  des  vers  de  Baudelaire  : 

«  Les  parfums,  les  couleurs  et  les  sons  se  répondent  » 

et  l'on  a  la  sensation  que  tout  le  fantastique  parfois 
peu  pe'nétrant  d'Odilon  Redon  (qui  fut  l'un  des 
rénovateurs  de  la  tradition  française)  se  rassemble 
ici  pour  composer  un  drame  silencieux,  presque 
purement  mental  dont  les  objets  sont  le  prétexte. 
Avant  de  se  composer  sur  la  toile  en  action 
dramatique  des  émotions  parviennent  au  cerveau 
de  l'artiste  par  l'intermédiaire  des  yeux,  y  déter- 
minent des  émotions  intellectuelles,  se  propagent 
dans  toute  la  sensibilité  et  reviennent  enfin  s'exté- 
rioriser à  l'extrémité  des  doigts  comme  un  fluide 
se  polarise  et  crépite  une  pointe.  Condensée  sur  la 
toile  ou  surla  feuille  de  papier  cette  émotion  gardera 
assez  de  puissance  communicative  pour  se  propager 
à  nouveau  dans  les  yeux  et  à  travers  le  réseau  ner- 
veux de  certaines  catégories  de  visiteurs.  Echanges 

—   25l    — 


PENTRES  D'AUJOURD'HUI 


inconscients,  travail  occulte  dont  il  se  peut  que  le 
peintre  ne  se  rende  pas  un  compte  exact  mais  qui 
déterminent  aussi  nettement  le  choix  de  ses  sujets 
et  de  ses  gammes  de  couleur  que,  dans  la  vie  privée 
de  'l'artiste,  se  déterminent  non  sans  exclusivisme 
le  choix  de  ses  amitiés,  de  ses  admirations  et  de  la 
portion  du  public  qu'il  juge  susceptible  de  s'inté- 
resser à  son  art. 

On  ne  s'étonnera  point  que  l'art  de  peindre 
compris  de  cette  manière,  exige  chez  l'artiste  qui  le 
pratique  du  silence  et  de  la  méditation.  Les  émo- 
tions qui  servent  de  point  de  départ  à  l'élaboration 
du  tableau  ne  peuvent  être  recueillies  que  dans  le 
recueillement  de  toutes  les  forces  nerveuses,  elles 
ne  peuvent  se  transposer  en  touches  colorées  que 
dans  une  solitude  passionnée,  et  elles  ne  peuvent  se 
transmettre  au  spectateur  que  si  celui-ci  possède  par 
nature  quelque  analogie  mentale  avec  la  psycho- 
logie sentimentale  du  peintre.  Ajoutons  que  ces 
peintures  s'adapteront  au  mur  d'autant  plus  étroite- 
ment que  la  destination  de  Tédifice  impliquera 
quelque  travail  ps3xhique. 

De  toutes  les  pièces  que  M.  Vuillard  a  décorées, 
celles  qu'il  a  le  plus  fortement  imprégnées  de  son 

—    252    — 


EDOUARD    VUILLARD 


esprit"  sont  les  bibliothèques,  les  cabinets  d'étude, 
les  salles  de  repos  où  le  travailleur  intellectuel,  dans 
les  l'intervalles  de  ses  recherches,  se  berce  de  vagues 
sensations  heureuses  dont  la  nature  fournit  le  motif. 
Devant  ces  peintures  l'intelligence  ne  doit  jamais 
abdiquer  la  faculté  de  discerner  les  éléments 
dont  le  plaisir  visuel  se  compose.  Telle  est  l'im- 
pression qu'on  éprouve  par  exemple  devant  la  suite 
des  Jardins  de  Payais,  œuvre  de  début  qui  orne 
aujourd'hui  l'antichambre-galerie  de  M.  Alex. 
Natanson  et  qui  avait  été  conçue  pour  un  salon  que 
Vuillard  imaginait  évidemment  peu  encombré  de  toi- 
lettes tapageuses  et  peu  retentissant  de  bavardages 
mondains.  Tel  est  aussi  le  caractère  de  la  décoration 
qui  se  trouve  en  partie  chez  M.  Claude  Anet  et  en 
partie  chez  le  prince  Bibesco  sur  un  motif  de  person- 
nages devisant  dans  un  jardin.  Tel  est  encore  le 
caractère  de  deux  décorations  magistrales  :  l'une 
fut  exécutée  pour  le  cabinet  de  travail  de  la  princesse 
Bassiano,  l'autre  se  trouve  aujourd'hui  chez 
M.  Léon  Blum. 

M.  Vuillard  n'est  pas  un  artiste  populaire  et  il  ne 
faut  pas  qu'il  essaie  de  le  devenir.  L'intérêt  bien 
entendu  de  son  œuvre  s'est  trouvé  d'accord  avec  la 


—  253  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

nécessité*  quand  il  renonça  à  exposer  aux  Salons. 
Même  ses  expositions  d'ensemble ^  ont  gardé  un 
caractère  d'intimité  discrète.  On  ne  le  voit  point 
voisiner  avec  n'importe  qui.  Si  on  rencontre  par 
fortune  quelques-uns  de  ses  tableaux  dans  une  salle 
d'exposition  en  France  ou  à  l'étranger,  c'est  le  plus 
souvent  à  son  insu  et  parfois  contre  son  gré.  Le 
marchand,  qui  depuis  quinze  ans  s'occupe  des  rela- 
tions de  ce  peintre  avec  le  public,  laisse  à  l'artiste 
liberté  absolue  d'accepter  toute  commande  mais 
le  libère  de  toute  servitude  à  l'égard  des  ama- 
teurs.'Ce  sont  des  circonstances  favorables.  M.  Vuil- 
lard  peut  se  recueillir,  vivre  à  peu  près  isolé  dans  le 
groupe^  qu'il  s'est  choisi,  travailler  pour  quelques- 

1.  Ayant  été  refusé  en  1890  par  Meissonier  au  Salon  de  la 
Société  Nationale,  l'artiste  ne  se  proposa  plus  aux  sévérités 
de  ce  jury.  Ses  envois  au  Salon  d'automne  sont  très  irréguliers. 

2.  Chez  MM.  Bernheim-Jeune. 

3.  Ce  groupe  se  compose  essentiellement  de  K.-X.  Roussel, 
Pierre  Bonnard,  etde  quelques  amateurs  ou  amis  très  anciens. 

M.  Vuillard  est  né  en  i868à  Guizeaux  en  Saône-et-Loire , 
où  soiVpère  était  percepteur.  Quand  sa  mère,  devenue  veuve» 
vint  habiter  Paris,  il  entra  au  lycée  Çondorcet.  Il  y  connut 
K.-X.  Roussel  dont  le  père  était  médecin.  C'est  K.-X.  Rous- 
sel qui,  le  premier,  rêva  de  peinture  et  entraîna  son  ami 
dans  l'atelier   où  professait   D.  U.   N.    Maillard.   Charles 

—    2.=^4    — 


EDOUARD   VUILLARD 


uns,  chercher  à  se  contenter  lui-même  plutôt  qu'à 
satisfaire  les  autres,  loin  de  toute  compétition 
d'amour-propre,  de  tout  honneur  officiel  ',  de  toute 

Cottet  y  faisait  ses  premiers  essais,  et  il  étonnait  tout  le 
monde  par  sa  facilité.  M.  Vuillard  connut  Maurice  Denis 
par  Pierre  Veber,  condisciple  du  lycée  Condorcet,  et  Bon- 
nard  par  Maurice  Denis. 

Tous  les  quatre  s'inscrivirent  à  l'académie  Jullian.  Pen- 
dant quelques  mois  M.  Vuillard  reçut  de  Bouguereau  et  de 
Tony  Robert-Fleury  l'enseignement  le  plus  illusoire.  Il  entra 
ensuite  à  l'écale  des  Beaux-Arts  dans  l'atelier  de  Gérôme  qui 
lui  parut  terrifiant.  Au  bout  de  deux  mois  il  cesse  de  fréquenter 
cet  atelier,  continue  à  suivre  les  «  corrections  »  pendant  un 
an  ou  deux  et  vers  1S90  abandonne  toute  ambition  pour 
travailler  seul.  Les  sujets  traditionnels  de  l'école  des  Beaux- 
Arts,  Néron  ou  Gléopâtre,  le  glaçaient.  Il  fit  beaucoup  de  na- 
tures mortes,  très  tranquilles,  quelques  paysages,  et  quelques 
figures  en  des  intérieurs.  Il  est  remarquable  que  ces  |pre- 
miers  essais  soient  très  peu  dissemblables  des  œuvres  de  la 
maturité.  Ce  sont  les  mêmes  préoccupations  du  ton  local,  les 
mêmes  matités,  la  même  façon  de  voir  et  de^dessiner.Vers  1 889, 
c'est-à-dire  quand  il  était  déjà  en  possession  de  sa  person- 
nalité, il  découvrit  les  Impressionnistes.  Une  exposition  des 
œuvres  de  Degas  vers  1895,  celle  de  Claude  Monet  en  1900, 
et  les  figures  isolées,  en  plâtre,  des  Bourgeois  de  Calais, 
par  Rodin,  demeurent  les  souvenirs  les  plus  émerveillés  de 
ses  premières  admirations. 

I.  Il   a  préféré   ne  pas  recevoir  le  ruban  de  la  Légion 
d'honneur. 

—  255   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

brigue  et  de  tout  ce  qui  pourrait  ressembler  à  un 
désir  de  publicité.  Bien  peu  d'amis  ont  pénétré 
dans  l'atelier  tranquille  du  boulevard  Malesherbes. 
On  n'en  citerait  peut  être  que  quatre  ou  cinq  qui 
puissent  franchir  le  seuil  de  l'appartement  familial 
de  la  rue  de  Calais.  On  ne  rencontre  que  rarement 
M.  Vuillard  dans  les  salons  mondains,  ou  dans  les 
expositions  dejpeinture.  Sa  vie  est  discrète  comme 
son  œuvre. 


LES    PANNEAUX   DE   M.    LEON    BLUM 

Examinons  d'abord  celle  des  décorations  de 
M.  Vuillard  où  se  révèlent  avec  le  plus  de  netteté 
ses  antipathies  et  —  par  contraste  —  ses  préférences. 
Ce  sont  lesdeux  vastes  panneaux  datés  de  189g. 

Le  premier  de  ces  deux  panneaux  représente  un 
vaste  paysage  où  les  verts  jouent  le  rôle  principal. 
Il  se  compose  de  trois  plans  de  collines,  se  dépas- 
sant les  uns  les  autres  d'un  mouvement  onduleux 
vers  l'horizon.  Très  peu  de  ciel.  Une  bordure  de 
fleurs  grises  parmi  des  feuilles  gris-vert  encadre 
ce  paysage. 

—  256  — 


EDOUARD    VUILLARD 


A  notre  gauche  et  en  bas  se  trouve  le  pignon 
triangulaire  d'une  petite  maison  d'un  joli  jaune-gris 
percé  d'une  fenêtre  ouverte  dont  les  persiennes 
rabattues  laissent  voir  'une  silhouette  de  femme 
accoudée  sur  son  balcon  fleuri,  vêtue  d'un  corsage 
de  lingerie,  et  qui  regarde  de  profil  se  détachant  sur 
un  fond  sombre.  *Au  centre  quelques  toits  gris  et 
rouges  de  petites  maisons.  C'est  un  village  blotti 
dans  un  pli  de  terrain  entre  deux  mouvements  de 
collines.  Un  clocher  pointu,  couvert  d'ardoises  gris- 
bleuté  pointe  sa  flèche  vers  le  ciel.  Une  ligne  de 
peupliers  en  rideau  fait  pressentir  dans  ce  creux  un 
ruisseau.  Çà  et  là  —  principalement  sur  le  second 
mamelon  —  le  tapis  carrelé  de  moissons  encore 
en  herbe,  s'enrichit  de  tous  les  gris  allant  du  gris 
vert  au  jaune-gris.  Partout  la  rotondité  d'arbres 
en  bouquets.  La  ligne  du  ciel,  dans  le  fond  et  en 
haut,  est  d'un  gris  indéfinissable.  A  l'extrême  pre- 
mier plan,  presque  sur  la  bordure,  se  trouvent  un 
toit  recouvert  de  tuiles  brunes,  çà  et  là,  des  carrés 
de  terre  labourés  ou  non,  très  individualisés 
bien  que  discrètement,  avec  quelques  arbres  vert 
sombre. 

Rien  de  moins  «  éloquent  »,  et  cependant  rien 


—  2D7   —  33 


PEINTRES    D'AUJOURDHUI 

de  plus  noble,  ni  de  plus  touchant.  On  sent  que 
l'artiste  a  horreur  de  toute  emphase,  de  toute 
redondance,  de  toute  rhe'torique,  et  même,  dans 
son  art,  de  toute  littérature.  Comme  tout  autre  il 
aurait  pu  saisir  le  pittoresque  et  le  mettre  en  valeur. 
Il  l'a  au  contraire  volontairement  atténué.  Sur  ce 
motif  de  nature  il  a  voulu  composer  une  harmonie 
très  sobre,  de  tons  soutenus,  sans  rien  qui  pût 
distraire  l'attention  de  l'impression  générale  qu'il 
voulait  suggérer  ni  —  surtout  —  qui  pût  faire 
saillie  hors  du  mur  avec  lequel  il  voulait  que  l'œuvre 
se  confondît.  Nous  voilà  aussi  loin  que  possible 
du  trompe-l'œil,  de  l'exactitude,  de  la  variété 
superficielle  et  séduisante,  des  oppositions  arbi- 
traires de  tonalités.  C'est  de  l'art  sobre,  sévère,  c'est 
de  la  beauté  tranquille,  de  l'intimité  paisible.  Cette 
peinture  décorative  est  essentiellement  calme,  repo- 
sante, d'un  style  noble,  d'une  extrême  délicatesse 
dans  les  accords  de  tons  mais  d'une  délicatesse 
comme  assourdie.  Elle  est  d'un  accent  très  moderne. 
On  ne  voit  point  de  quoi  on  pourrait  la  rappro- 
cher ni  dans  l'art  de  ces  dernières  années  ni  dans 
l'art  ancien.  Cependant  elle  s'affilie  aux  tapisseries 
dites  verdures  du  siècle   de  Louis  XIV.    C'est  le 

—  238  - 


EDOUARD   VUILLARD 


décor  par  excellence  d'un  cabinet  de  travail,  asile 
de  la  me'ditation. 

Or,  cette  peinture  à  un  sens.  Elle  comporte  un 
enseignement  puisqu'elle  invite  à  la  contemplation. 
Elle  nous  décrit  —  comme  font  les  Géorgiques  —  la 
beauté  touchante  d'un  paysage  aux  lignes  ondu- 
leuses,  le  travail  occulte  de  la  germination,  le  plaisir 
de  vivre  dans  cette  solitude  paisible.  M.  Vuillard 
nous  fait  sentir  quel  contraste  il  y  a  entre  toute 
cette  tranquillité  et  le  vain  tumulte  des  grandes 
villes.  Il  nous  indique  ses  préférences  et  nous  con- 
vie à  les  partager. 

Cependant  on  devine  que  ce  paysage  a  été  vu  par 
un  citadin  accoutumé  à  s'analyser  lui-même  et  à  se 
rendre  compte  du  pourquoi  de  ses  émotions.  On 
sent  qu'il  a  été  peint  dans  une  grande  ville  et  pour 
un  appartement  de  grande  ville.  On  n'y  respire  pas 
î'odeur  rustique  de  la  terre  qu'on  retrouve  dans 
certains  tableaux  de  peintres-paysans  qui  ne  raffi- 
nant jamais  sur  leurs  émotions  et  disent  d'un  cœur 
candide  leur  attachement  pour  le  pays  où  ilspeignent 
et  leur  amour  pour  la  terre  et  pour  les  choses.  La 
vision  de  nature  de  M.  Vuillard  se  propose  à  nous 
comme  larécompense  possibledu  travail  intellectuel 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

que  l'on  poursuit  devant  elle.  Elle  s'associe  e'troi- 
tement  à  un  e'tat  d'esprit  citadin. 

Est-ce  à  dire  que  la  sincérité  de  M.  Vuillard  soit 
moins  grande  que  celle  des  peintres-paysans?  pas  le 
moins  du  monde,  mais  ses  impressions  de  nature 
ne  se  retrouvent  dans  ses  tableaux  que  toutes  com- 
pliquées d'opérations  mentales,  imprégnées  de  spi- 
ritualité, toutes  pénétrées  de  méditation,  et  comme 
enrichies  de  sa  propre  substance  intellectuelle.  Les 
émotions  ne  parviennent  à  son  cœur  et  ne  se  pro- 
pagent au  delà  de  ses  doigts  qu'à  travers  le  cerveau. 
Dans  l'élaboration  de  ses  œuvres  l'Intelligence 
garde  son  rôle  prépondérant  bien  qu'elle  se  mette 
au  service  de  la  sensibilité  visuelle.  C'est  elle  qui 
analyse  ces  émotions,  qui  les  ordonne  et  qui  gou- 
verne la  sensibilité  par  laquelle  tout  est  vivifié. 

Il  est  plus  facile  de  sentir  que  d'exprimer  avec 
précision  ces  nuances  très  subtiles.  Si  on  compare 
mentalement  les  Faiicheuj^s  d'Henri  Martin,  si  par- 
faitement rustiques,  aux  panneaux  décoratifs  de 
M.  Vuillard  peut-être  comprendra-t-on  mieux  le 
contraste  entre  ces  deux  façons  de  regarder  la  vie. 
M.  Henri  Martin  a  vu  un  beau  spectacle.  Il  a  res- 
senti vivement  sa  beauté  simple  et  saine,  il  a  éprouvé 

—  260  — 


EDOUARD    VUILLARD 


une  sorte  d'ivresse  physique,  et  il  a  exprime' à  peu 
près  telle  qu'elle  se  présentait  à  sa  sensibilité'  cette 
émotion  sommaire  et  puissante.  Dans  les  paysages  si 
délicats  dans  leur  apparente  simplicité  de  M.  Vuil- 
lard  on  sent  le  travail  constant  (fût-il  inconscient) 
de  l'intelligence  ordonnatrice,  modératrice,  l'in- 
fluence occulte  d'une  culture  intellectuelle  dont  il 
n'appartient  plus  à  l'artiste  de  se  départir  et  qui 
fait  partie  intégrante  de  sa  personnalité  au  même 
titre  que  l'intuition  ou  l'instinct.  La  sensibilité 
devant  le  motif  de  nature  est  tout  aussi  vive,  tout 
aussi  ardente  que  celle  de  M.  Henri  Martin  mais  elle 
est  plus  fine,  plus  pénétrante,  plus  consciente  d'elle- 
même,  plus  attachée  à  suggérer  l'au-delà  des  réa- 
lités immédiates  que  l'apparence  directe  de  ces  réa- 
lités. 

Certains  peintres,  devant  des  spectacles  de  na- 
ture, se  jettent  comme  des  gloutons  sur  l'objet  de 
leur  amour.  D'autres  rusent  avec  leur  plaisir, 
attendent,  caressent,  comparent,  s'intéressent  à 
démêler  le  progrès  de  leur  plaisir  et  de  toutes  leurs 
sensations.  Ils  font  un  choix  pour  en  composer  une 
musique  précieuse  qui  cependant  n'est  dénuée  ni  de 
grandeur  ni  de  force.  Tel  est  le  cas  de  M.  Vuillard. 


261  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Le  second  panneau  c'est,  dans  un  bois  que  l'ar- 
tiste regarde  d'un  monticule,  sous  le  gris  presque 
plombe'  du  ciel,  un  grand  chêne  vert-sombre  qui 
s'érige,  majestueux  et  décoratif,  masse  imposante 
de  verdure  que  soutiennent  tous  les  verts  d'arbres 
en  bouquets. 

Au  premier  plan  et  à  notre  gauche,  un  chemin 
gris  contourne  un  petit  bois  sur  lequel  s'éloigne 
une  fillette  vue  de  dos  et  dont  le  tablier  rose  (dont 
les  deux  extrémités  ne  se  rejoignent  pas  tout  à  fait) 
laisse  voir  un  peu  de  la  robe  bleu  sombre.  Ce 
tablier  rose  chante,  on  dirait  «  pour  le  plaisir  »,  un 
air  vif  et  coloré.  Au  milieu  de  toutes  ces  verdures 
on  distingue  une  petite  maison  de  garde  forestier 
à  peine  indiquée,  d'un  ton  gris-jaune-verdàtre indé- 
finissable et  qui  nous  fait  sentir  dans  cette  solitude 
la  présence  d'êtres  humains. 

Comme  à  l'autre  panneau  une  bordure  végétale 
panachée  de  fleurs  grises  encadre  la  composition. 

Du  point  de  vue  décoratif  cela  vaut  par  la  com- 
position parfaitement  bien  ordonnée,  par  la  signi- 
fication d'ensemble  et  parla  façon  dont  ce  panneau 
s'intègre  pour  ainsi  dire  de  lui-même  au  mur  contre 
lequel  on  le  place.  Exactement  il  s'y  adapte  comme 

—  262  — 


EDOUARD    VUILLARD 


une  tapisserie  quon  fixe  avec  quatre  clous  et  qui 
semble  avoir  e'té  placée  de  tout  temps  à  l'endroit 
où  on  la  pose.  Pas  de  pittoresque  inutile,  pas  de 
détail  inexpressif.  C'est  presque  une  toile  de  fond  en 
grisaille  colore'e  et  dont  le  but  est  de  rassembler 
l'intérieur  à  décorer  et  non  de  le  prolonger  au  delà 
du  mur  par  une  illusion  de  ciel  ou  de  perspective 
aérienne.  C'est  presque  une  peinture  en  camaïeu. 
Elle  n'attire  pas  le  regard.  Elle  le  repose.  Elle  ne 
lutte  avec  rien  de  ce  qui  contribue  à  l'ameublement 
de  la  pièce.  Elle  semble  avoir  été  conçue  de  façon 
à  ne  pas  déranger  le  cours  des  pensées  de  celui  qui, 
dans  ce  cabinet  de  travail,  a  peut-être  une  vie  inté- 
rieure qu'il  préfère  qu'on  ne  trouble  pas. 

Quoi  de  plus  opposé  à  cette  façon  de  comprendre 
la  décoration  que  l'anecdote  picturale  :  marin  tirant 
un  bateau  ou  paysan  bêchant  la  terre,  dont  il 
semble  que  celui  qui  les  a  constamment  sous  les 
yeux  doit  à  la  longue  se  dire  :  «  Ils  n'en  finiront 
donc  jamais  I  »  Le  mérite  de  ces  panneaux  décora- 
tifs, c'est  de  se  taire  si  on  ne  les  interroge  pas  et 
d'accompagner  discrètement  la  pensée  du  visiteur 
si  celui-ci  s'adresse  à  eux. 

«  On  peut  ne  pas  les  voir  »  éloge  qui  n'est  pas  a 


—  263  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


dédaigner  quand  il  s'agit  de  vastes'  compositions 
destinés  à  un  appartement  domestique,  de  dimen- 
sions relativement  restreintes  et  dans  lequel  s'écoule 
quotidiennement  une  vie  laborieuse. 

Du  point  de  vue  «  peinture  »  cela  est  très  beau. 
Le  dessin  est  savant  et  solide,  d'une  grande  liberté 
malgré  la  précision  des  détails.  Il  y  a  de  la  consis- 
tance, un  éclat  tempéré,  comme  amorti,  mais  beau- 
coup de  richesse  tout  de  même.  Cela  est  peint  sur 
toile,  à  l'huile,  et  cela  ne  vise,  même  de  loin,  ni 
au  brillant,  ni  au  séduisant.  Cette  matité  est 
riche,  délicate,  puissante  et  simple.  Les  «  valeurs  » 
sont  indiquées  avec  précision,  avec  un  soin  précau- 
tionneux. Chaque  chose  est  à  sa  place  et  rien  ne  dé- 
truit à  son  profit  le  plus  parfait  équilibre!  Regardez 
ce  coup  de  lumière  presque  blanc  sur  ces  deux 
érables  en  bouquets  placés  de  côté  et  d'autre  d'un 
autre  feuillage  en  coupole  dont  le  vert  plus  clair 
s'influencede  reflets  presqueinsaisissables...  quelle 
délicatesse  de  vision!  Aucune  monotonie.  Les 
masses  végétales  sont  séparées  les  unes  des  autres 
par  des  cernes  dont  les  diverses  courbes  se  com- 
binent entre  elles  étroitement.  Est-ce  de  l'ombre 

I.  L'un  a  2  m.  48X4  '"'"'•  32.  L'autre  a»  m,  5o  X  3  m.  So. 
—   264  - 


HDOUARD  VUILLARD 


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Cliché  Druet 


LA    BIBLIOTHEQUE 


EDOUARD   VUILLARD 


lumineuse?  est-ce  de  la  clarté  plus  sombre?  On 
sent  un  ordre.  Il  y  a  de  la  majesté.  C'est  un  com- 
mentaire délicieux  et  grave  d'un  pa3'sage  de  l'Ile-de- 
France.  Cette  sonorité  sourde  se  compose  d'innom- 
brables tonalités.  C'est  la  projection  sur  un  paysage 
de  la  sensibilité  de  M.  Vuillard  et  de  sa  façon  de 
considérer  la  vie  extérieure  comme  une  sorte  de 
reflet  de  la  vie  intérieure.  Ce  paysage  nous  révèle 
un  rêveur  et  un  contemplatif.  Et  cependant  le  motif 
de  nature  ne  se  laisse  jamais  oublier  C'est  d'une 
séduction  austère.  La  beauté  de  cette  composition 
est  d'ordre  mathématique  presque  autant  que 
d'ordre  pictural.  On  sent  des  idées.  M.  Vuillard 
s'exprime  par  masses  colorées,  par  des  tons  et  des 
rapports  de  tons,  comme  Pascal  par  des  arrange- 
ments de  mots,  par  des  phrases  courtes  et  précises, 
délimitées  en  «  Pensées  ».  On  sent  un  rythme, 
une  mesure,  et  un  goût  parfait.  Ce  n'est  pas  la 
copie  de  la  nature.  Telle  une  dentellière,  par  les 
moyens  de  son  art,  à  propos  d'une  rosace  de 
cathédrale,  crée  avec  ses  fils  entrelacés  sur  son 
petit  carreau  une  autre  combinaison  de  lignes,  de 
formes,  d'ombre  et  de  lumière  et  dans  lesquels 
cependant  on  sent  des  analogies  avec  le  motif  initial. 


—  265  —  34 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


de  même  M.  Vuillard,  à  propos  d'unpaysage,  célèbre 
la  beauté  de  la  nature  et,  dans  cette  beauté,  choisit 
des  éléments  dont  il  compose  une   autre  vision. 

LA    BIBLIOTHÈQUE    DE    M.     VAQUEZ 

Regardons  maintenant  la  décoration  exécutée 
en  1896  ou  1897  pour  le  D""  Vaquez'.  C'est  une 
décoration  pour  un  cabinet  de  travail.  Bien  qu'elle 
soit  aussi  loin  que  possible  de  tout  sujet  anecdo- 
tique  elle  est  d'un  sentiment  moins  général. 

Elle  se  compose  de  deux  grands  panneaux  et  de 
deux  autres  plus  petits.  Ce  sont  des  personnages 
dans  des  intérieurs.  Ils  pourraient  avoir  pour 
titres  :  Le  Choix  des  livres,  le  Travail,  la  Musique 
et  ITntimité. 

Ces  quatre  panneaux  sont  reliés  entre  eux  par 
l'unité  du  sentiment  que  nous  rendent  sensible  les 
accords  de  couleur  qui,  de  l'un  à  l'autre  panneau, 
se  répondent  et  se  complètent.  L'accord  fondamen- 
tal se  compose  de  bruns,  sur  lequel  sont  figurées  les 
innombrables  fleurettes  roses  mêlées  de  verdure 
d'un  papier  ou  d'une  étoffe  de  tenture  tapissant  ces 

I.  A  rhuile  et  sur  toile. 

—  266  — 


EDOUARD    VUILLARD 


intérieurs.  Ce  fond  est  très  riche  parce  que  ces 
fleurettes  sont  très  nombreuses  et  d'une  très 
grande  variété  de  tons,  il  fait  penser  à  certaines 
miniatures  persanes,  fines  et  minutieuses  dans 
le  détail  mais  cependant  conçues  d'ensemble, 
et  traitées  par  masses,  avec  la  préoccupation  cons- 
tante de  l'effet  général. 

A  ces  fonds,  dans  les  premiers  plans  répondent 
des  tapis  de  dessin  persan,  d'une  diaprure  très 
riche,  très  fondue,  très  variée,  formée  de  fils  de 
laine  multicolores  associés  avec  goût.  Toute  la 
gamme  des  roses-rouges-violacés  répond,  dans 
ces  premiers  plans,  aux  vieux-rose  violacés  des 
fleurettes  de  la  tenture. 

Entre  ces  deux  grandes  taches  qui  se  retrouvent 
dans  chaque  panneau,  M.  Vuillard  a  imaginé  une 
grande  tache  occupant  le  centre.  Dans  les  deux  petits 
panneaux  c'est  par  exemple  une  boiserie  de  biblio- 
thèque en  acajou  avec  la  gamme  variée  des  dos  des 
livres,  qui,  reliés  ou  brochés,  lui  permettent  de  choi- 
sir avec  vraisemblance  tous  les  tons  qui  lui  sont  utiles 
pour  enrichir  et  compléter  sa  gamme,  pour  mettre 
en  valeur  telle  ou  telle  partie,  pour  relier  entre  eux 
les  divers  éléments  dont  se  compose  cette  harmonie 


—  2(37  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

si  comparable  à  un  bouquet  composé  de  fleurs  de 
tonalités  très  diverses  choisies  entre  mille  par 
des  yeux  d'artiste  cherchant  le  maximum  de  puis- 
sance et  de  de'licatesse  dans  les  associations  de 
tons. 

Enfin,  dans  chaque  panneau  et  se  détachant  en 
partie  sur  cette  grande  masse  centrale  et  en  partie 
sur  le  papier  de  tenture,  l'artiste  a  placé  des  per- 
sonnages. Dans  le  premier  panneau,  c'est  une  jeune 
femme  qui  fait  «  le  choix  des  livres  ».  Elle  est 
debout  avec  une  jupe  rouge  foncé,  presque  de  la 
même  couleur  que  l'acajou  de  la  boiserie  et  un  cor- 
sage moucheté  degris-jaune  et  de  rose-rouge  violacé. 

Dans  le  deuxième,  c'est  un  jeune  homme  en 
veston  gris-vert  qui  travaille  à  sa  table  encombrée 
dé  papiers,  non  loin  d'une  jeune  femme  à  cheve- 
lure d'un  blond  presque  rouge  qui  coud  assise  au 
premier  plan.  Elle  est  vêtue  d'une  jupe  tachetée  de 
gris-verdàtre  et  de  petites  touches  rouge -rose 
violacé.  Elle  travaille  à  une  grande  étofl'e  rayée  de 
longues  lignes  rose-rouge  sur  fond  gris. 

Dans  «  la  musique  »,  c'est  une  pianiste  à  robe 
rouge-rose  assez  vif  qui  touche  le  clavier  d'un 
grand  piano  à  queue  d'acajou   sombre.  Au  pre- 

—  268  — 


EDOUARD    VUILLARD 


mier  plan  ujie  jeune  femme  à  la  chevelure  blonde 
presque  rouge,  à  corsage  vert  foncé,  travaille 
devant  un  monceau  détofles  indiquées  par  d'inex- 
tricables petites  touches  gris-verdàtres,  roses  vio- 
lacés, bruns  et  noirs. 

Dans  le  dernier  panneau,  «  Intimité'  »  une  jeune 
femme  est  assise,  vêtue  d'une  grande  jupe  grise  à 
teinte  plate  qui  absorbe  beaucoup  de  lumière, 
d'un  corsage  brun  tacheté  de  rouge  avec,  autour 
du  cou,  un  empiècement  gris-vert.  Dans  ses 
cheveux  blond-foncé  se  jouent  des  reflets  rouges. 
Deux  autres  jeunes  femmes  dans  l'entrebâillement 
de  la  porte  sont  debout.  Le  brun  domine  dans 
l'une  des  robes  et  le  rouge  dans  l'autre. 

Il  est  évident  que  tout  cela  a  été  vu  par  la  cou- 
leur et  pour  la  couleur.  C'est  par  des  matités  que 
M.  Vuillard  a  voulu  donner  une  impression  de 
richesse  sobre  et  de  bonheur  calme.  Ces  peintures 
sont  aussi  paisibles  que  ne  le  sont  des  tapis  per- 
sans, elles  sont  aussi  riches,  aussi  douces  à  l'œil  et 
d'un  velouté  presque  aussi  profond. 

Cependant  ces  peintures  sont  de  tradition  fran- 
çaise. On  sent  que  le  plaisir  du  peintre  en  les  exécu- 
tant a  été  d'ordre  intellectuel.  Le  tapis,  si  beau  qu'il 


26q  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

soit,  a  quelque  chose  d'inintelligent.  M.  Vuillard,  lui, 
a  exprimé  «  le  plaisir  qu'il  éprouvait  en  constatant 
de  quoi  était  fait  son  plaisir  visuel  »,  et  il  s'est  amusé 
à  en  reconstituer  sur  sa  toile  tous  les  éléments. 
Analyse  minutieuse  etsynihèsefaite  avec  joie!  Nous 
ne  sentons  pas  que  l'artiste  ait  fait  poser  réellement 
ces  personnages  dans  cedécor.  II  a  peint  de  souvenir 
et  d'imagination  au  moins  autant  que  d'après  nature. 
Il  est  indéniable  que  ces  peintures  auraient  pu 
être  encore  plus  belles  si  elles  avaient  pu  conci- 
lier avec  toutes  ces  qualités  de  coloriste  un  dessin 
plus  serré  et  si  les  formes  avaient  été  plus  heu- 
reuses et  plus  séduisantes.  Reconnaissons  que  c'est 
le  défaut  de  ces  personnages.  L'artiste  était  décidé 
à  leur  donner  un  rôle  de  complément  et  non  à  leur 
subordonner  tout  le  reste.  C'est  pourquoi  il  les  a 
placés  à  contre-jour  et  il  n'a  pas  voulu  les  indivi- 
dualiser avec  précision  en  m.odelant  avec  amour  les 
mains,  les  bras,  le  cou  et  le  visage.  Il  avait  un  parti 
pris  d'homogénéité.  Les  personnages  sont  là  au 
même  titre  que  les  étoffes  et  les  objets.  Ils  font 
partie  d'un  «   stilleben  »  '.  J'entends   bien   qu'on 

I.  Mot  allemand  qui  signifie  «  vie  silencieuse  u  et  que  nous 
traduisons  mal  par  «  nature  morte.  » 


EDOUARD    VU  IL  LARD 


pourra  dire. devant  ces  panneaux  décoratifs:  «  Ceci 
est-il  une  main  ?  est-ce  un  bras  ?  est-ce  un  visage? 
est-ce  que  ce  sont  des  fleurs  Pou  des  étoffes?  »  Mais 
il  faut  accepter  le  postulat  de  l'artiste  ou  condamner 
1  (Oeuvre  toute  entière.  Or  elle  est  délicieuse,  magni- 
fique, d'une  originalité  éclatante,  d'une  personnalité 
indéniable.  Ces  peintures  sont  la  projection  d'une 
sensibilité  nerveuse.  Elles  ne  tienne  compte  que 
dans  une  petite  mesure  de  l'imitation  de  la  réalité. 

«  A  propos  de  tapis  faisons  cet  autre  rêve...  '  » 

M.  Vuillard  a  de  l'imagination.  Mais  c'est  une 
imagination  qui  s'attache  aux  réalités.  Sur  des  motifs 
de  nature  il  compose  des  variations  picturales  très 
comparables  aux  variations  musicales  qu'un  com- 
positeur sur  le  même  motif  aurait  pu  aussi  compo- 
ser. Il  procède  par  allusion  beaucoup  plus  que  par 
imitation  directe.  Un  musicien,  pour  donner  l'im- 
pression de  l'orage  n'imite  pas  matériellement  le 
bruit  des  détonations  de  la  foudre.  Il  peint  les 
sentiments  que  cet  orage  détermine  en  lui  et  par 
conséquent  en  nous.  Par  ce  moyen  indirect  il  nous 
restitue  l'impression  de  l'orage.  De  même  voulant 

I.  Rêve  de  rouges  et  de  verts  variés  à  l'infini  ! 
—   271    — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

exprimer  en  musicien  le  chant  des  oiseaux  ne  nous 
fait-il  pas  entendre  l'imitation  très  parfaite  que 
nous  donnent  certains  oiseaux  mécaniques.  Il 
nous  dépeint  l'état  d'âme  que  provoquent  en  lui 
les   arbres  où  chantent  des  oiseaux. 

Ainsi  en  agit  M.  Vuillard  à  propos  de  la  nature. 
Les  objets  sont  une  indication  pour  situer  les 
conditions  d'espace  et  de  lieu  mais  ne  constituent 
pas  «  le  sujet  ».  Devant  ces  tableaux  le  souvenir 
précis  que  je  pourrais  avoir  des  objets  eux-mêmes 
gênerait  mon  plaisir  plutôt  qu'il  n'y  contribuerait. 
Il  me  déplairait  de  «  reconnaître  »  le  lieu  s'il  m'avait 
été  donné  de  le  voir.  Il  m'est  indifférent  de  savoir 
«  si  c'est  exact  ».  Je  préfère  de  beaucoup  continuer 
sur  les  motifs  qui  ont  inspiré  le  peintre,  le  songe  de 
douceur  rougeàtre,  d'harmonies  subtiles,  de  tona- 
lités violâtres  dont  il  me  donne  les  tils  conducteurs. 
Ces  tableaux  sont  faits  «  à  propos  de  la  réalité.  » 
Ils  ne  prétendent  pas  à  recopier  la  réalité.  Ils  nons 
proposent  un  thème  initial  et  servent  de  guide  à  notre 
plaisir.  C'est  exactement  le  contraire  de  la  pein- 
ture académique.  Le  sujet  disparaît.  Dans  le  plaisir 
que  nous  éprouvons  il  y  a  une  part  de  suggestion , 
peut-être  même  de  sortilège.  Ne  comparons  pas  une 


EDOUARD  VUILLARD 


Cliché  Druet 


LA   MUSIQUE 


EDOUARD   VUILLARD 


bonne  histoire  bien  claireet  biensavoureuse(dont  je 
suis  loin  de  dénier  le  prix)  à  des  entretiens  confi- 
dentiels d'amoureux  qui  en  disent  plus  pendant  les 
silences  qu'ils  n'en  expriment  avec  des  mots.  Qu'y 
a-t-il  de  commun  entre  une  conversation  utilitaire, 
précise  et  rapide,  et  de  lents  entretiens  précau- 
tionneux de  psychiatres  qui  s'interrompent  pour 
écouter  Tau-delà  de  leur  pensée  et  surprendre  la 
présence  éventuelle  des  esprits  qui  peut-être  rôdent 
invisibles  autour  d'eux? 

S'il  est  vrai  que  les  êtres  vivants  occupent  une 
place  d'autant  plus  élevée  dans  la  hiérarchie  des 
êtres  organisés  que  devient  plus  nette  la  différencia- 
tion de  leurs  fonctions  organiques,  peut-être  aussi 
les  peintres  se  rapprochent-ils  d'autant  plus  du 
premierrang  qu'ils  découvrent  avec  plus  de  finesse 
pénétrante  de  quoi  se  compose  le  mystère  des 
choses  colorées. 

Ces  spéculations  visuelles  peuvent  se  comparer 
aux  spéculations  de  la  pensée  philosophique  qui, 
à  partir  d'un  certain  point,  cessent  de  s'adresser  au 
plus  grand  nombre  pour  ne  plus  intéresser  que  des 
initiés  déplus  en  plus  rares  à  mesure  que  s'affine  le 
travail  subtil  de  l'analyse  et  que  devient  aléatoire 


—   273  —  35 


PEINTRES    D'AUJOURD^HUI 


la  possibilité  d'une  synthèse.  C'est  par  les  recherches 
«  incompréhensibles  »  des  philosophes  que  se 
nourrit  l'humanité  intellectuelle  \  chacun  s'assimi- 
lant  ce  qu'il  est  capable  de  s'assimiler.  Dans  l'œuvre 
de  M.  Vuillard  le  sujet  n'est  plus  qu'un  point  de 
départ  pour  des  déductions  et  des  conclusions 
d'ordre  visuel.  Si  l'on  faisait  le  compte  de  tout  ce 
que  M.  Vuillard  doit  aux  Impressionnistes,  on 
pourrait,  par  ces  prémisses,  se  faire  une  idée  des 
services  que  lui-même  aura  rendus  à  ceux  qui 
viendront  après  lui. 

Le  grand  panneau  décoratif  que  M.  Vuillard  a 
exécuté  vers  191 1  pour  la  princesse  Bassiano  est 
l'un  de  ceux  où  se  manifestent  le  plus  brillamment 
ses  qualités  décoratives.  C'est  une  peinture  somp- 
tueuse et  sobre.  Elle  représente  deux  groupes  de 
personnages  assis,  causant  dans  un  intérieur  auprès 
de  quelques  rayons  de  bibliothèque  où  se  voient 
des  livres,  et  se  détachant  sur  une  tenture  que  divise 
en  trois  parties  une  composition  décorative  exécutée 
à  la  manière  d'une  tapisserie  et  représentant  Adam 
et  Eve  dans  le  paradis  terrestre.  Au  dessus  de  cette 

I.  Humanum  paucis  vivit  genus. 

—  274  — 


EDOUARD   VU  ILLARD 


tenture,  d'un  bout  à  l'autre  du  panneau,  règne  une 
frise  décorative  représentant  des  personnages 
debout,  en  des  attitudes  qui  rappellent  l'antique. 
Deux  colonnes  cannelées,  coupées  par  la  boiserie, 
et  leurs  chapiteaux  composites  accentuent,  dans 
cette  composition  de  sentiment  absolument  mo- 
derne, les  réminiscences  classiques. 

La  tenture  du  fond  se  joue  dans  les  bleus  et  le 
fond  d'Adam  et  Eve  est  gris  et  jaune  pénétrés  de 
bleu.  Des  trois  femmes  placées  à  notre  droite  l'une 
est  brun-roux,  assise  dans  un  fauteuil  bleu,  la 
seconde  est  presque  noire,  et  la  troisième,  derrière 
les  autres,  porte  une  jupe  jaune  et  un  corsage  bleu. 

A  notre  gauche  le  vêtement  de  l'homme  qui  porte 
une  barbe  est  d'un  vert  très  sombre  presque  noir,  la 
jeune  femme  derrière  lui  est  d'un  autre  vert-sombre 
et  la  petite  fille  devant  eux  est  vert-bouteille. 

Le  tapis  où  traînent  des  magazines  de  diverses 
couleurs  est  gris-bleuté.  L'ensemble  se  joue  par 
conséquent  dans  une  gamme  de  gris-jaune,  brun- 
roux  et  vert  pénétrés  de  bleu.  Le  tout  avec  une 
préoccupation  de  richesse  sobre  et  de  matité.  Pas 
de  faux  brillant,  pas  d'éloquence,  pas  de  pitto- 
resque et  pour  ainsi  dire  pas  de  sujet. 

-275  - 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


la  possibilité  d'une  synthèse.  C'est  par  les  recherches 
«  incompréhensibles  »  des  philosophes  que  se 
nourrit  l'humanité  intellectuelle  \  chacun  s'assimi- 
lant  ce  qu'il  est  capable  de  s'assimiler.  Dans  l'œuvre 
de  M.  Vuillard  le  sujet  n'est  plus  qu'un  point  de 
départ  pour  des  déductions  et  des  conclusions 
d'ordre  visuel.  Si  l'on  faisait  le  compte  de  tout  ce 
que  M.  Vuillard  doit  aux  Impressionnistes,  on 
pourrait,  par  ces  prémisses,  se  faire  une  idée  des 
services  que  lui-même  aura  rendus  à  ceux  qui 
viendront  après  lui. 

Le  grand  panneau  décoratif  que  M.  Vuillard  a 
exécuté  vers  191 1  pour  la  princesse  Bassiano  est 
l'un  de  ceux  où  se  manifestent  le  plus  brillamment 
ses  qualités  décoratives.  C'est  une  peinture  somp- 
tueuse et  sobre.  Elle  représente  deux  groupes  de 
personnages  assis,  causant  dans  un  intérieur  auprès 
de  quelques  rayons  de  bibliothèque  où  se  voient 
des  livres,  et  se  détachant  sur  une  tenture  que  divise 
en  trois  parties  une  composition  décorative  exécutée 
à  la  manière  d'une  tapisserie  et  représentant  Adam 
et  Eve  dans  le  paradis  terrestre.  Au  dessus  de  cette 

I.  Humaniim  paucis  vivit  genus. 
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EDOUARD   VUILLARD 


tenture,  d'un  bout  à  l'autre  du  panneau,  règne  une 
frise  décorative  représentant  des  personnages 
debout,  en  des  attitudes  qui  rappellent  l'antique. 
Deux  colonnes  cannelées,  coupées  par  la  boiserie, 
et  leurs  chapiteaux  composites  accentuent,  dans 
cette  composition  de  sentiment  absolument  mo- 
derne, les  réminiscences  classiques. 

La  tenture  du  fond  se  joue  dans  les  bleus  et  le 
fond  d'Adam  et  Eve  est  gris  et  jaune  pénétrés  de 
bleu.  Des  trois  femmes  placées  à  notre  droite  l'une 
est  brun-roux,  assise  dans  un  fauteuil  bleu,  la 
seconde  est  presque  noire,  et  la  troisième,  derrière 
les  autres,  porte  une  jupe  jaune  et  un  corsage  bleu. 

A  notre  gauche  le  vêtement  de  l'homme  qui  porte 
une  barbe  est  d'un  vert  très  sombre  presque  noir,  la 
jeune  femme  derrière  lui  est  d'un  autre  vert-sombre 
et  la  petite  fille  devant  eux  est  vert-bouteille. 

Le  tapis  où  traînent  des  magazines  de  diverses 
couleurs  est  gris-bleuté.  L'ensemble  se  joue  par 
conséquent  dans  une  gamme  de  gris-jaune,  brun- 
roux  et  vert  pénétrés  de  bleu.  Le  tout  avec  une 
préoccupation  de  richesse  sobre  et  de  matité.  Pas 
de  faux  brillant,  pas  d'éloquence,  pas  de  pitto- 
resque et  pour  ainsi  dire  pas  de  sujet. 


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PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

lard  peint  avec  des  tons  et  des  associations  de  tons. 
De  ce  point  de  vue  il  est  beaucoup  plus  près  de 
Cézanne  que  ne  l'est  M.  Maurice  Denis.  Cependant 
il  ne  ressemble  à  personne.  Et  l'on  ne  peut  établir 
des  analogies  entre  certaines  natures  mortes  ou 
certains  paysages  de  Cézanne  et  certaines  peintures 
de  M.  Vuillard  que  si  l'on  s'ingénie  à  saisir  même 
les  rapports  mystérieux  de  filiation  élective.  La 
peinture  de  M.  Vuillard  ne  ressemble  qu'à  celle  de 
M.  Vuillard. 

Or  ces  peintures  ont  une  âme  secrète,  une  puis- 
sance de  suggestion,  une  force  de  propagande 
d'autant  plus  persuasive  qu'elles  sont  plus  dis- 
crètes. L'émotion  en  est  contenue  mais  d'autant 
plus  communicative.  Il  émane  de  ces  peintures  des 
ondes  qui  ne  peuvent  ébranler  que  des  organismes 
nerveux  très  sensibles  mais  qui  s'inscrivent  cepen- 
dant sur  certaines  sensibilités  comme  s'inscrivent  à 
travers  l'espace  sur  des  enregistreurs  ultra-sensibles 
les  ondes  immatérielles  qui  se  propagent  à  travers 
l'espace.  N'espérons  pas  de  M.  Vuillard,  s'il  reste 
fidèle  à  lui-même,  une  décoration  brillante  et  com- 
posée selon  les  règles,  comparable  à  celle  que 
M.  Maurice  Denis  a  exécutée  pour  le  théâtre  des 

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EDOUARD    VUILLARD 


Champs-Elysées.  Si  nous  faisons  des  rêves  d'avenir 
imaginons  plutôt  une  petite  salle  de  concert  dont 
les  parois  seraient  revêtues  par  M.  Vuillard  de 
visions  colorées  —  sans  formes  raphaëlesques  ni 
lignes  impérieuses  —  mais  qui  pourraient  créer  pour 
les  spectateurs  attentifs  à  se  recueillir  eux-mêmes 
une  atmosphère  de  douceur  méditative  et  de 
recueillement  émotionnel.  C'est  dans  ce  domaine- 
là  que  M.  Vuillard  est  incomparable. 


LA  DECORATION  POUR  M.  CLAUDE  ANET 

Elle  date  de  1898.  Elle  se  composait  de  trois 
panneaux.  L'un  d'entre  eux  est  resté  en  possession 
de  celui  pour  qui  elle  a  été  faite.  Deux  autres  appar- 
tiennent aujourd'hui  au  prince  Bibesco. 

Le  panneau  décoratif  demeuré  chez  M.  Claude 
Anet  représente  dans  un  ensemble  de  verdure  — 
très  en  tapisserie  —  qui  cache  presque  entièrement 
le  ciel  une  table  recouverte  d'une  nappe  à  grands 
carreaux  gris  et  rouges  supportant  fleurs,  bou- 
teilles et  porcelaines,  et  autour  de  laquelle  sont  une 
dizaine  de  personnages  assis  ou  debout.  On  recon- 


—  2 


79 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


naît  certaines  personnalités  notamment  M.  Tristan 
Bernard,  coupé  par  le  cadre,  en  cotte  bleue  et 
chapeau  de  paille  jaune. 

A  notre  gauche  serpente  un  large  chemin  gris- 
rose,  bordé  de  fleurs  sur  lequel  se  détache  une 
servante  ramassée  sur  elle-même  pour  se  placer  à 
la  portée  de  deux  bébés. 

En  résumé  c'est  une  vaste  verdure  enrichie  par 
les  jaunes  et  les  bruns-roses  de  certaines  essences 
d'arbres  peu  individualisées  et  sur  lesquelles 
chantent  les  notes  rouges-roses  de  la  nappe,  de  la 
robe  d'une  jeune  femme  assise  et,  çà  et  là,  d'indi- 
cations colorées  que  justifient  ici  un  ruban,  là  une 
cravate,  plus  loin  une  bordure  de  fleurs.  Beaucoup 
de  gris  et  de  bruns  dans  les  vêtements,  plusieurs 
chapeaux  de  paille  jaune,  une  chaise  verte,  un  tapis 
posé'sur  l'herbe  au  premier  plan  et  maints  objets. 
On  sent  que  le  peintre  a  vu  par  hasard  ce  coin 
d'intimité  dans  un  parc,  qu'il  a  eu  envie  de  le 
peindre  et  qu'il  a  ajouté  ici  ou  là  un  vase  avec  des 
fleurs,  un  chapeau  de  paille,  un  tapis  de  table  à 
carreaux  ou  une  étoffe  rayée  afin  de  compléter  l'har- 
monie des  couleurs,  diversifier  encore  la  variété 
des  tons  locaux,  et  enrichir  par  le  détail  l'ensemble 

—  280  — 


EDOUARD  VUILLARD 


.'*•;: 


Chche  Druet 


LE    ROCKING-CHAIR 


EDOUARD    VLILLARD 


de  la  vision  colorée  qu'il  était  en  train  de  repenser 
avant  de  la  fixer  sur  la  toile.  Qu'il  ait  peint  d'après 
nature,  c'est  possible  mais  lui  seul,  devant  ce 
motif  de  réalité,  a  pu  voir  ce  qu'il  a  vu.  On  sent  un 
accord  entre  cette  réalité  et  la  sensibilité  profonde 
du  peintre,  sa  manière  de  voir  et  de  concevoir  la 
vie.  Pour  la  préciser  et  l'intensifier,  il  a  transposé 
pour  la  plupart  des  objets  Tordre  des  facteurs,  et 
il  a  fini  par  peindre  —  à  propos  de  ce  qu'il  voyait  — 
une  sorte  de  transfiguration  sentimentale  de  la 
réalité.  lia  peint  son  plaisir  de  peindre. 

Les  visages  n'existent  guère.  Ce  sont  des  taches 
colorées.  La  recherche  des  mouvements  n'existe 
pas  davange.  Dans  une  certaine  mesure  le  dessin 
n'existe  pas  non  plus,  à  moins  que  l'on  ne  concède 
que  le  dessin  en  soi  ne  consiste  qu'en  des  traits 
expressifs  concordant  à  un  but  déterminé.  En  ce 
cas,  le  dessin  est  très  beau  puisqu'il  est  éminemment 
expressif  bien  qu'il  ne  soit  ni  précis,  ni  souple,  ni 
pittoresque,  bien  qu'il  n'épouse  pas  la  forme  et  qu'il 
ne  vise  en  aucune  façon  à  fixer  exactement  la  réalité. 

Tout  cela  est  vu,  pensé  et  réimaginé  par  un 
artiste,  par  un  peintre.  Ébranlement  de  toute  une 
sensibilité  nerveuse  par  une  émotion  visuelle  et 


281   —  36 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

transcription  sur  la  toile  de  cette  émotion  visuelle 
qui  s'est  imprégnée  en  passant  à  travers  ce  tempé- 
rament de  toute  une  culture  littéraire  et  psycholo- 
gique 1 

Le  résultat  est  devant  nous  :  c'est  uue  harmonie 
très  riche,  très  sobre,  avec  des  matités  qui  ne  sont 
pas  dénuées  de  profondeur  et,  parfois,  des  velléités 
de  modelé. Ça  et  là  des  touches  sont  juxtaposées  pas 
aplats  sans  souci  du  modelé  et  aboutissent  tout  de 
même  dans  une  certaine  mesure  à  donner  une  sensa- 
tion de  modelé. Cela  procède  d'une  vision  extraor- 
dinairement  perspicace,  analytique,  sensible  aux 
analogies,  aux  rapports,  aux  influences  qui  seraient 
demeurées  pour  un  autre  insaisissables. 

Les  deux  panneaux  acquis  par  le  prince 
Bibesco  sont  encore  plus  significatifs.  Ils  sont 
d'une  richesse,  d'une  finesse  et  d'une  variété  de  tons 
extraordinaires.  L'un  et  l'autre  représentent  des 
personnages  assis  ou  debout  dans  le  même  jardin. 
Que  nous  importe  le  sujet?  L'existence  de  ce  jar- 
din nous  est  suggérée  par  une  harmonie  de  verts 
et  de  gris  vivifiée  par  des  tons  vifs.  Regardons  la 
délicatesse  du  gris-blanc  de  la  robe  de  cette  jeune 

—  282  — 


EDOUARD    VUILLARD 


femme  assise  au  premier  plan  dans  un  fauteuil 
cannelé'.  Elle  est  très  blonde  et  se  présente  en  pro- 
fil perdu.  Cependant  ce  profil  —  au  rebours  de  ce 
qui  arrive  d'ordinaire  dans  la  peinture  de  M.  Vuil- 
lard  —  n'est  pas  tout  à  fait  sacrifie'.  Il  est  très  joli. 
Sur  le  gris  de  cette  robe  se  détache  le  gros-vert 
d'une  chaise  rustique.  De  ci  de  là  sont  d'autres 
personnages  qui  ne  valent  à  nos  yeux  que  par  le 
ton  de  leur  vêtement:  ici  un  gris-vert,  plus  loin  un 
rouge  grenat,  ailleur  un  rouge  violacé,  plus  loin  un 
gris-blanc  ou  un  gris-brun.  Le  sol  est  diapré 
d'herbes  gris-jaune  et  d'indications  de  fleurs  vives. 
Le  ciel  est  gris  et  blanc.  C'est  d'une  gaîté  extraordi- 
naire, d'une  diaprure,  d'une  variété,  d'une  finesse 
et  d'une  justesse  extrêmes.  Le  peintre  atteint  à  la 
puissance  par  la  richesse  et  par  la  variété  des  tons. 
Et  c'est  éminemment  de  l'art  décoratif.  Ces 
panneaux  ne  se  suffisent  pas  à  eux-mêmes.  Ils 
exigent  autour  d'eux  de  l'espace.  On  a  le  senti- 
ment que  la  bordure  d'or  les  limite  arbitrairement. 
Ils  ont  besoin  de  s'adapter  à  un  mur,  de  s'encastrer 
dans  une  boiserie.  Il  ne  faut  pas  qu'on  les  empêche 
de  rayonner.  Ils  semblent  dire  :  «  Reculez-vous  et 
causons  sans  faire  de  bruit...  » 


—  283  — 


PEINTRES   D'AUJOURD'HUI 

Or  quelle  vérité  d'ordre  général  enseignent-ils  ? 
le  plaisir  de  vivre  dans  un  beau  jardin.  Peut-être 
serait-il  plus  juste  de  dire  :  le  plaisir  de  penser  à 
un  beau  jardin  où  l'on  pourrait  vivre.  Ils  nous 
disent  encore  de  quelle  façon  ils  veulent  qu'on  se 
complaise  devant  ce  jardin  :  ramener  toutes  les 
émotions  heureuses  dont  il  peut  être  le  motif  au 
plaisir  visuel  dont  on  prend  conscience  par  un  tra- 
vail subtil  de  l'intelligence.  Regardez  le  rapport 
entre  le  rouge  des  accoudoirs  de  la  chaise  cannelée 
à  bascule  et  du  gros-vert  de  la  chaise  rustique  à  côté 
des  gris  de  la  robe  de  la  jeune  femme  du  premier 
plan.  Ce  ne  sont  pas  des  contrastes  qui  s'imposent 
aux  yeux  du  premier  venu.  On  les  remarque 
par  un  effort  d'attention  et  d'analyse.  Dès 
qu'on  les  a  vus,  comme  on  les  trouve  beaux  et 
combien  ils  causent  de  plaisir!  C'est  une  nouvelle 
façon  de  regarder  la  nature.  Et  c'est  M.  Vuillard 
qui  en  est  l'inventeur*.  Remarquons  maintenant 
le  coussin  rouge  placé  presque  au  bas  du  tableau 
sur  le  siège  de  la  chaise  gros  vert.  Commue  il  est  à 

I.  ,Par  les  fantaisies  décoratives  et  les  caprices  de 
M.  Bonnard  —  qui  est  aussi  un  inventeur  —  on  peut  pres- 
sentir les  développements  dont  peut  être   susceptible  cette 

—   284  — 


EDOUARD    VUILLARD 


sa  place  !  C'est  à  peu  près  le  même  ton  que  celui 
des  accoudoirs  et  cependant  comme  on  sent  qu'il 
est  placé  à  peu  près  à  deux  mètres  en  avant  de  la 
chaise  à  bascule.  Comme  cela  suffit  pour  qu'il  soit 
différent  !  Remarquons  enfin  le  troisième  rouge 
d'un  vêtement  de  personnage  et  le  quatrième  qui 
se  précise  sur  un  petit  toit  de  tuiles  placé  vers  le 
milieu  du  panneau.  C'est  encore  un  autre  rouge 
bien  qu'il  soit  à  peu  près  le  même  que  les  autres. 
Il  est,  lui  aussi,  à  son  plan  et  ils  forment  —  chacun 
a  sa  place  —  les  quatre  notes  d'un  accord  d'une 
suavité  délicieuse  et  jusqu'à  présent  inentendue. 

Amusons-nous  à  trouver  d'autres  détails.  Re- 
gardez cette  femme  en  jupe  jaune  et  corsage  rouge 
vue  en  raccourci  et  couchée  par  terre  à  côté  d'une 
ombrelle  gris  jaune  posée  ouverte  sur  le  sol. 
Comme  cela  est  juste  et  fin!  Remarquerons-nous 
encore  à  côté  d'un  parterre  fleuri,  ces  vieilles  gens 

nouvelle  façon  de  comprendre  l'art  de  peindre.  M.  Vuillard 
est  plus  grave.  C'est  un  analyste  amoureux.  M.  Bonnard  — 
des  mêmes  principes  —  tire  des  déductions  dans  lesquelles 
la  fantaisie  et  le  caprice  jouent  un  rôle.  De  même  pour 
M.  Roussel  dont  le  rideau  de  théâtre  est  d'une  fantaisie 
charmante  sans  préjudice  des  qualités  essentielles  :  la  justesse 
du  ton,  sa  délicatesse  et  sa  variété. 

—  285  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

en  vêtements  gris  ?  C'est  un  joli  contraste  touchant 
que  celui  de  cette  jeunesse  des  fleurs  et  de  la  vieil- 
lesse recueillie  de  ces  contemplateurs  mais  M.  Vuil- 
lard  ne  veut  nous  faire  sentir  cela  que  par  la  jus- 
tesse des  tons  et  la  subtilité  de  la  vision.  ^ 

De  ce  point  de  vue  l'œuvre  de  M.  Vuillard  est 
d'une  nouveauté  entière.  Il  est  de  ceux  qui  in- 
taurent  un  nouvel  ordre  de  choses.  Il  apporte  à 
l'art  de  peindre  un  renouvellement  et  un  enrichis- 
sement.   Dans    mon    étude    sur    M.    Gaston    La 

I.  L'autre  panneau  représente  une  femme  assise  auprès 
d'une  façade  grise  bordée  de  briques  rouges.  Un  homme 
assis  sur  un  pliant  bas  est  à  côté  d'elle.  Le  jardin  est  devant 
eux  avec  çà  et  là  deux  ou  trois  personnages  indiqués  par 
taches  sous  un  grand  ciel  gris  avec  des  nuages  clairs. 

Chez  le  même  amateur  trois  autres  panneaux  exécutés  à  la 
colle  et  rehaussés  de  pastel  représentent  ici  une  jeune  femme 
en  violet  sur  un  fond  de  parc,  là  une  jeune  femme  en  robe 
sombre  tachetée  de  jaune  faisant  un  geste  vers  des  passants. 
Ils  se  détachent  tous  les  trois  sur  un  fond  de  parc  jaune  et 
vert. 

Le  troisième  panneau  (qui  est  le  plus  riche)  représente 
un  homme  brun  assis  auprès  d'une  meule  jaune  ayant  à  sa 
droite  et  à  sa  gauche  deux  jeunes  femmes,  l'une  en  vert  et 
gris,  l'autre  en  mauve  et  gris  avec  des  chapeaux,  rose  pour 
l'une,  et  gris  pour  l'autre.  A  droite,  le  paysage  s'enfonce  gris 
et  vert  sous  le  ciel  gris  et  bleu. 

—   286  — 


EDOUARD    VIILLARD 


Touche'  j'ai  pu  noter  ce  qu'il  y  avait  d'arbitraire 
dans  les  diaprures  de  ses  fonds  de  parc  ou  de  ses 
feuillages  en  retombée.  Devant  les  peintures  de 
M.  Vuillard  je  sens  que  l'artiste  veut  «  avant  tout 
que  cela  soit  juste  »  ce  qui  ne  veut  pas  dire  exact. 
Le  rapport  entre  la  sensation  visuelle  et  l'œuvre 
réalisée  est  beaucoup  plus  étroit  dans  l'œuvre  de 
M.  Vuillard  que  dans  l'œuvre  de  M.  La  Touche, 
et  elle  n'est  pas  moins  transposée.  Par  ce  rapproche- 
ment on  sentira  peut-être  m.ieux  quelle  différence 
foncière  sépare  ces  deux  tempéraments  de  peintres 
décorateurs  choisis  au  hasard  comme  exemple. 

Et  que  m'importe  si,  devant  ces  panneaux,  on 
reprend  les  mêmes  objections  :  Est-ce  un  bras? 
est-ce  un  visage?  sent-on  le  nu  sous  cette  robe? 

Il  n'est  pas  question  de  cela.  C'est  un  jardin 
où  l'œil  se  promène,  où  il  se  caresse  et  où  il 
s'enivre.  Il  n'est  pas  question  de  réalité,  à  plus 
forte  raison  de  réalisme  bien  que  les  rapports 
entre  le  tableau  et  les  motifs  de  nature  soient  extrê- 
mement étroits  et  que  cette  justesse  parfaite  soit  la 
qualité  essentielle. 

I.  Les  Décorateurs,  tome  premier. 

—   287   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

Un  musicien  pour  s'exprimer  n'a  que  les  sept 
notes  de  la  gamme.  M.  Vuillard  a  le  droit  d'esti- 
mer que  ses  moyens  d'expressions  sont  bien  plus 
riches.  Il  a  à  sa  disposition  tous  les  tons  locaux  et, 
comme  le  musicien,  l'innombrable  variété  des 
accords.  On  pourrait  comparer  la  peinture  de 
M.  Vuillard  à  la  musique  de  M.  Debussy  et 
ce  rapprochement  impliquerait  quelque  vérité.  Ce 
sont  en  effet  des  artistes  qui  raffinent  délicieusement 
sur  leurs  propres  sensations.  Cependant  la  peinture 
de  M.  Vuillard  est  plus  humaine  que  ne  l'est  la  mu- 
sique de  M.  Debussy.  M.  Vuillard  est  sincère  quand  il 
dit  :  «  Je  peins  ce  que  je  vois  ».  Nous  savons  bien 
qu'il  serait  plus  juste  qu'il  dise  :  «  Je  peins  ce  que  je 
sens  »,  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  sa  pein- 
ture garde  avec  la  réalité  des  liens  beaucoup  plus 
étroits  que  n'en  garde  la  musique  de  M.  Dubussy, 
et  c'est  pourquoi,  peut-être,  si  intimement  liée 
qu'elle  soit  à  nos  façons  actuelles  de  sentir  et  de 
penser,  elle  ne  se  démodera  pas  '. 

I.  Pour  M.  Claude  Anet  M.  Vuillard  a  décoré  toute  une 
série  d'assiettes  de  porcelaine  blanche.  Le  décorse  compose 
de  traits  au  pinceau  généralement  bleus  ou  verts,  avec  parfois 
au  centre  une  indication  de  visage.  Cela  est  assez  sommaire 

—   288  — 


EDOUARD    VUILLARD 


LES    JARDINS    DE    PARIS 

Cette  décoration  a  été  exécutée  vers  1894  pour 
M.  Alexandre  Natanson.  Elle  est  à  peu  près  la  pre- 
mière en  date'.  On  peut  la  considérer  comme  un 
point  de  départ.  Cependant  toutes  les  qualités  qui 
devaient  plus  tard  se  développer  et  se  préciser  s'y 
révèlent  déjà.  Ces  onze  panneaux  sont  plus  som- 
maires, moins  riches  de  tons  et  d'un  sentiment 
décoratif  moins  rassemblé,  mais  ils  procèdent  déjà 
de  la  vision  particulière  à  M.  Vuillard  et  de  ses 

et  on  sent  que  cela  a  été  fait  très  vite,  mais  comme  cela  est 
artiste,  peu  prétentieux  et  comme  il  se  révèle  même  dans 
ces  petites  choses  un  décorateur-né  ! 

I.  La  première  en  date  des  œuvres  décoratives  de  M.  Vuil- 
lard se  compose  de  deux  dessus  de  porte  pour  M""*  Desma- 
rais. Il  a  fait  aussi,  tout  à  fait  à  ses  débuts,  par  l'intermé- 
diaire de  son  ami  Lugné-Poe,  quelques  dessins  pour  le 
programme  de  l'Enfant  prodigue  que  jouait  alors  M"»  Féli- 
cia  Mallet.  Pour  le  théâtre  de  VŒuvre  il  a  dessiné  plusieurs 
programmes  et  notamment  des  œuvres  d'Ibsen.  M.  Vuillard 
a  toujours  beaucoup  aimé  le  théâtre.  Il  a  travaillé  pour  les 
deux  Coquelin  et  il  a  fait  d'eux  des  dessins  et  des  portraits. 
Il  a  fait  aussi  le  portrait  de  M""*  Suzanne  Després,  de 
M"*  Mellot  et  de  quelques  autres  personnalités  théâtrales. 


—  289  —  37 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

procédés  d'exécution.  Ils  ont  été  faits  d'après  les 
Tuileries.  Ce  sont  des  coins  de  jardin  dont  M.  Vuil- 
lard  n'a  voulu  voir  que  les  tons  essentiels  et  dans 
lesquels  il  s'est  complu  à  noter  tantôt  la  jolie  tache 
jaune-brun  d'un  tablier  d'enfant,  tantôt  la  tache 
presque  noire  d'une  culotte  ou  encore  le  gris-blanc 
où  se  jouent  les  reflets  bleus  de  la  lumière  sur  une 
chemisette  de  toile.  En  d'autres  panneaux  il  a  noté 
la  belle  tache  d'un  sol  jaune  où  traînent  des  ombres 
grises,  il  a  saisi  et  fixé  l'opposition  joyeuse  entre  un 
corsage  gris  carrelé  de  rouge  et  une  ombrelle  jaune 
parmi  des  verdures  sous  un  grand  ciel  gris.  Dans 
tel  ou  tel  autre  il  a  fait  chanter  les  uns  à  côté  des 
autres  le  blanc  tacheté  de  rouge  d'une  robe  de 
femme,  le  petit  vêtement  presque  noir  d'un  enfant, 
un  groupe  de  personnages  sombres  et  des  verdures 
traitées  en  encadrement  sans  le  moindre  souci  de 
vérité  botanique.  Ailleurs  c'est  une  robe  bleue 
tachetée  de  jaune  à  côté  d'un  enfant  vu  de  dos  en 
vêtement  couleur  lie-de-vin,  ailleurs  encore  c'est  une 
femme  en  vêtement  presque  noir  à  ombrelle  rouge 
sur  un  grand  sol  jaune  où  bougent  des  ombres.  On 
constatera,  par  ces  exemples,  que  les  sujets  n'offrent 
par  eux-mêmes  aucun  intérêt.  Il  n'y  a  pour  ainsi  dire 

—  2r)o  — 


EDOUARD    VU  ILLARD 


pas  de  visages.  A  peine  pourrait-on  citer,  par  excep- 
tion, dans  la  tache  colorée  d'une  physionomie  d'en- 
fant deux  taches  brillante  —  très  expressives  —  que 
sont  les  yeux  puérils.  Bien  que  M.  Vuillard  fût 
encore  très  jeune,  il  était  déjà  lui-même.  Dès  le  début 
il  subordonna  la  transcription  du  sujet  à  l'interpré- 
tation de  son  émotion  visuelle.  A  ce  moment 
il  a  pris  pour  motifs  des  femmes  et  des  enfants 
dans  le  jardin  des  Tuileries  mais  i'  aurait  pu 
choisir  aussi  n'importe  quoi.  Il  voit  des  tons.  Il 
s'ingénie  à  découvrir  le  pourquoi  du  plaisir 
que  lui  causent  ces  tons,  et  après  ce  travail 
d'analyse,  par  un  effort  de  synthèse  il  reconstitue  sur 
sa  toile  de  quoi  donner  à  peu  près  le  même  plaisir 
à  quelques-uns   de    ceux  qui   verront  le   tableau. 

l'affinement  de  la  personnalité 

La  vision  de  M.  Vuillard  a  toujours  été  d'une 
extrême  délicatesse.  Ces  panneaux  —  si  anciens  — 
le  démontrent.  Ce  peintre  pouvait  certes  faire  encore 
de  grands  progrès,  enrichir  sa  culture,  affiner  sa 
vision,  acquérir  des  moyens  d'exécution  plus  nom- 
breux et  — sous  leur  apparente  complexité — plus 

—   2QI    — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

simples.  Mais  il  n'avait  plus  à  chercher  sa  voie. 
Il  l'avait  trouvée.  Et  il  avait  compris  en  même 
temps  que  sa  conception  de  l'art  de  peindre  était 
particulièrement  décorative  et  qu'il  trouverait  sur- 
tout dans  la  peinture  murale  l'occasion  de  dire  sa 
vérité  par  grands  ensembles  colorés. 

Dès  le  début  M.  Vuillard  s'était  donc  trouvé 
lui-même.  L'objet  de  ses  recherches,  dans  la  suite 
de  sa  carrière  a  été  de  prendre  conscience  des  qua- 
lités et  des  défauts  qui,  dès  le  début,  s'étaient 
révélés  dans  son  œuvre,  afin  de  poursuivre  avec 
méthode  son  perfectionnement. 

LA    PHILOSOPHIE    INSTINCTIVE 

Cette  façon  de  comprendre  l'art  de  peindre  com- 
porte un  sentiment  très  particulier  de  la  nature  et 
une  sorte  de  philosophie.  Cette  philosophie  peut 
se  définir  à  peu  près  comme  ceci  :  «  La  beauté  de 
la  nature  se  résume  dans  l'infinimentpetitautantque 
dansTinfinimentgrand.  Pour  celui  qui  veut  sedéve- 
lopper  en  profondeur  un  intérieur  est  aussi  inté- 
ressant  qu'un  vaste  paysage  contemplé   du  haut 

—  2q2  — 


EDOUARD    VUILLARD 


d'une  montagne,  une  étoffe  dans  un  jardin  est 
aussi  amusante  à  étudier  et  à  peindre  qu'une 
Impératrice  qui  passe,  abritée  sous  son  ombrelle  — 
et  un  bébé  en  culotte  dans  un  jardin  public  aussi 
passionnant  qu'une  foule  sur  la  place  de  la 
Concorde.  Puisque  les  moyens  picturaux  d'exprimer 
son  émotion  sont  encore  plus  limités  que  notre  fa- 
culté de  sentir  qui  est  elle-même  déjà  extraordinai- 
rement  restreinte  si  on  la  compare  à  l'innombrable 
variété  des  sensations  possibles,  il  est  indispen- 
sable que  l'artiste  sache  se  restreindre.  Il  faut  qu'il 
fasse  un  choix.  La  seule  chose  qui  soit  importante 
pour  lui  est  d'exprimer  avec  intensité  et  avec  profon- 
deur son  émotion  picturale,  que  ce  soit  devant  des 
personnages,  devant  quelques  objets  placés  sur  une 
table  ou  devant  un  coin  de  paysage  choisi  avec 
goût.  iLa  variété  dans  le  choix  des  motifs  n'est 
qu'apparente.  Qu'importe  pour  un  artiste  d'être 
allé  au  hasard  sur  la  vaste  terre  et  d'avoir  fixé 
sur  la  toile  ses  impressions  tantôt  à  Pondichéry, 
tantôt  à  [Madagascar,  tantôt  en  des  portraits  et 
tantôt  en  des  [natures  mortes,  tantôt  par  des 
mouvements  de  foules  et  parfois  en  des  paysages^ 
C'est   en    soi-même   que    se    trouve    la    véritable 


290  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

richesse,  et  Rembrandt,  après  avoir  vu  deux  paysans 
qui  rompent  le  pain  dans  une  chaumière  toute 
proche  de  son  atelier,  peut  composer  un  chef- 
d'œuvre  incomparablement  plus  riche  d'émotion, 
de  pensée  et  de  vérité  profonde  que  n'en  composa 
M.  James  Tissot  après  avoir  parcouru  toute  la 
Palestine  et  rassemblé  d'innombrables  documents 
archéologiques.  Un  peintre  doit  ramener  à  des  sen- 
sations visuelles  toute  sa  conception  de  l'univers 
et  faire  sentir  par  l'interprétation  de  ces  sensations 
visuelles  la  philosophie  qu'il  s'est  faite  et  la  nuance 
particulière  de  son  amour  pour  la  nature.  » 

Par  un  détour  cette  façon  de  comprendre  l'art 
de  peindre  revient  à  une  sorte  de  panthéisme.  La 
Divinité  est  partout,  même  dans  une  pomme  sur 
une  table.  La  Beauté  propre  à  l'art  de  peindre 
peut  se  trouver  partout,  même  sur  une  loque  qui 
sèche  sur  une  haie.  A  propos  de  cette  pomme,  de 
cette  loque  ou  de  n'importe  quel  autre  objet,  le 
peintre  peut  déduire  des  conclusions  d'ordre  pic- 
tural aussi  importantes  qu'à  propos  de  n'importe 
quelle  scène  historique  dont  le  moindre  défaut  sera 
de  ne  s'être  pas  présentée  à  ses  yeux  et  de  n'avoir 
pu,  par  conséquent,  exercer  sur  sa  sensibilité  une 

—  '^94  — 


EDOUARD    VUILLARD 


sensation  directe  susceptible  d'émouvoir  en  lui  ce 
qu'il  y  a  d'essentiel  et  de  profond.  Un  Cézanne  qui 
peint  des  pommes  ou  un  tout  petit  coin  de 
paysage  est  bien  plus  panthéiste  et  en  communi- 
cation plus  directe  avec  l'àme  de  la  nature  qu'un 
élève  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts  qui  peint  de  pra- 
tique un  Triojnphe  de  Siîcne  ou  un  Faune  auprès 
d'une  Hamadryade.  Quand  M.  Vuillard  s'attache  à 
décomposer  les  éléments  de  son  émotion  visuelle 
devant  un  bouquet  de  fleurs 'dans  un  vase,  devant 
un  mur  de  presbytère  derrière  lequel  émergent  des 
verdures  ou  devant  des  ondulations  de  terrain 
entre  lesquelles  se  cachent  des  habitations  hu- 
maines il  fait,  avant  tout,  œuvre  de  peintre.  Quand 
il  essaie  de  combiner  à  nouveau  sur  sa  toile  ces 
éléments  colorés  pour  en  faire  surgir  peu  à  peu 
l'impression  de  recueillement  il  fait  œuvre  de  créa- 
teur, de  poète,  et,  dans  une  certaine  mesure,  de  phi- 
losophe. 

L'amourde  la  nature,  je  le  sens,  est  chez  M.  Vuil- 
lard aussi  vivace  que  chez  Corot.  L'intérêt  passionné 
pour  la  vie  intellectuelle  et  pour  le  mystère  des 
âmes  je  le  sens  dans  l'œuvre  de  M.  Vuillard  aussi 
ardent  que  dans  les  portraits  de  Ricard  ou  dePru- 

—  2o5  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

dhon.  Mais  ces  mêmes  sentiments  émeuvent  d'une 
autre  manière  la  sensibilité  de  M.  Vuillard  et 
il  les  exprime  autrement.  Le  ton  local  à  son  plan, 
toute  l'inextricabilité  des  tons  locaux  à  leurs  plans 
et  une  sensation  de  richesse,  d'éclat  et  de  beauté 
sobre  obtenue  par  des  tonalités  et  par  des  accords 
de  tonalités,  voilà  —  si  je  comprends  bien  —  en 
quoi  se  résume  à  peu  près  l'idéal  de  ce  peintre.  Cet 
idéal  n'est  restreint  qu'en  apparence,  il  embrasse 
en  réalité  tous  les  spectacles  du  monde  visible  et 
toutes  les  émotions  dont  ils  pourront  être  l'occasion. 

C'est  pourquoi  les  peintures  décoratives  de 
M.  Vuillard  offrent  aux  spectateurs  une  leçon 
importante  et  d'ordre  général.  Elle  lui  enseignent 
une  nouvelle  façon  d'aimer  la  nature.  Elles  célèbrent 
pour  le  spectateur,  sur  un  mode  nouveau,  l'éternelle 
beauté  du  monde.  Ces  peintures  multiplient  les 
points  de  contact  que  nous  avions  avec  la  beauté  des 
choses.  Elles  sont,  à  leur  manière,  un  nouvel  hymne 
panthéiste.  Elles  nous  apprennent  à  mieux  con- 
naître notre  faculté  de  vivre  par  nos  3'eux,  de  sentir 
par  nos  yeux,  de  recréer  par  nos  yeux  la  beauté 
du  monde  et  ses  harmonies. 

M.  Vuillard  assemble  des  tons  comme  d'autres 

—  296  — 


EDOUARD    VUILLARD 


assemblent  des.idées  pour  aboutir  à  des  conclusions 
d'ordre  pictural,  mais  qui  sont  aussi  d'ordre  psycho- 
logique et  d'ordre  sentimental.  Son  œuvre  dans 
son  ensemble  est  un  hymne  à  la  Nature.  C'est,  sur 
le  mode  le  plus  sobre  et  dans  toute  la  force  du 
terme  un  De  nattira  reruni. 


LES  TABLEAUX  DE  CHEVALET 

Même  dans  le  portrait  —  à  plus  forte  raison  dans 
tous  les  autres  genres  de  peinture  —  M.  Vuillard 
voit  par  plans  colorés  et  ne  cherche  à  nous  faire 
partager  son  e'motion  qu'en  transposant  sur  sa 
toile  ces  tonalités  et  ces  plans.  Au  Salon  d'au- 
tomne de  191 2  on  a  pu  voir  un  vaste  portrait 
—  déjà  ancien  —  d'après  M.  et  M"*®  Alexandre 
Natanson.  Ne  cherchons  dans  ce  portrait  ni  l'ex- 
pression par  la  ligne,  ni  la  transcription  exacte  des 
traits  de  la  physionomie,  ni,  la  notation  saisie  sur 
le  vif  d'un  mouvement  individuel.  Délimiter  des 
volumes  dans  l'atmosphère,  les  délimiter  par  des 
différences  de  tons,  transposer  ces  tons,  les  disso- 
cier et  les  réassocier  entre  eux  avec  le  plus  de  déli- 

T.  II.  —  297  —  38 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

caresse  et  d'intensité  possibles,  tel  paraît  avoir  été  le 
but  de  M.  Vuillard,  La  jeune  femme  en  vêtement 
gris-bleu  est  assise  à  contre-jour  et  tient  sur  les 
genoux  un  ouvrage  dont  le  vert  est  la  tonalité  prin- 
cipale. L'homme  est  debout  en  vêtement  sombre 
et  avec  un  chapeau  de  paille  jaune.  Ils  se  détachent 
sur  un  terrain  gris-jaune  d'où  surgissent  les  piquets 
d'un  jeu  de  tennis.  Le  paysage  du  fond  se  compose 
de  verdures  mêlées  de  jaunes.  On  distingue  un  toit 
rouge-rose  et  un  vitrage  gris.  Le  ciel  est  d'un  bleu 
presque  vert  traversé  d'un  nuage  gris-blanc. 

Est-ce  exactement  un  portrait  dans  le  sens  ordi- 
naire du  mot?  C'est  plutôt  un  coin  de  nature  où 
deux  formes  humaines  —  que  l'artiste  a  le  désir 
d'individualiser  —  occupent  une  place  importante. 
Essentiellement,  c'est  une  harmonie  de  terrain  jaune 
sur  fond  de  verdure  et  de  ciel  bleu  sur  laquelle  se 
détache  une  vision  de  femme  aux  cheveux  blonds, 
au  vêtement  gris-blanc  relevé  de  noirs  et  une  forme 
masculine  vue  de  profil,  en  vêtements  sombres 
et  en  chapeau  de  paille  jaune.  Dans  l'étude  des 
visages,  même  préoccupation  presque  exclusive  de 
tonalité.  On  distingue  les  traits  individuels,  mais 
ils  sont  notés  par  la  couleur  et  plus  exactement 

-  298  - 


EDOUARD    VUILLARD 


par  le  ton.  C'est   de  rinfluence   réciproque  de  ces 
surfaces  colorées  que  doit  jaillir  la  ressemblance. 

Quels  que  soient  les  sujets  que  traite  M.  Vuil- 
lard,  il  les  regarde  et  il  les  transpose  du  même 
point  de  vue.  Paysages  ou  natures  mortes,  fleurs 
ou  portraits,  intérieurs  ou  compositions  décora- 
tives, tous  ses  tableaux  révèlent  la  même  préoccu- 
pation. Il  a  des  mises  en  toile  imprévues  et  ingé- 
nieuses. Gomme  chez  les  Japonais  ou  dans  les 
oeuvres  de  Degas  il  arrive  que  les  personnages 
soient  coupés  par  le  cadre,  il  advient  que  le  peintre 
se  soit  placé  de  façon  à  regarder  ses  modèles  par 
en  dessous  ou  par  en  haut.  Quand  il  peint  des 
joueurs  de  dames  assis  autour  de  leur  table  de  jeu, 
sur  un  sol  jaune,  le  jeu  de  perspective  est  infini- 
ment curieux,  parce  que  l'artiste  les  a  vus  d'une 
fenêtre  de  son  appartement  et  les  a  fixés  dans  leur 
raccourci.  Quand  il  peint  des  natures  m.ortes,  il 
arrive  que  la  table  ait  l'air  de  pencher  vers  le 
spectateur.  Quand  il  peint  d'après  nature,  il  aime 
parfois  choisir  le  point  d'où  le  paysage  se  composera 
en  lignes  fuyantes.  Mais  ces  ingéniosités  ne  sont 
pas  l'essentiel  de  son  originalité.  C'est  dans  sa 
façon    d'analyser    les    tons    et     de     les     recom- 


—  209  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

poser  sur  sa  toile,  qu'il  faut  chercher  l'essentiel  de 
ses  qualités  de  peintre. 

LE  VIRTUOSE 

Il  se  peut  que  cette  façon  de  comprendre  l'art  de 
peindre  comporte  quelquefois  un  peu  de  préciosité. 
M.  Vuillard  aime  la  difficulté.  Ce  qui  est  facile  à 
copier  lui  paraît  très  souvent  indigne  d'être  trans- 
crit. Pour  ob'^enir  plus  facilement  un  effet  de 
perspective  ne]  cherchez  pas  dans'  ses  premiers 
plans  une  note  sombre  ou  un  objet  de  tonalité  dure 
qui  —  par  comparaison  —  fera  se  reculer  les 
limites  de  l'horizon  ou  donnera  aux  autres  objets 
plus  de  délicatesse  de  ton.  Ces  procédés  faciles  sont 
indignes  de  lui.  Vous  le  verrez,  au  contraire, 
placer  une  robe  à  ramages  d'un  certain  ton  devant 
un  papier  de  tenture  à  ramages  du  même  ton,  et 
s'ingénier  à  résoudre  ce  problème  presque  inso- 
luble de  noter  exactement  l'une  et  l'autre  de  ces 
deux  tonalités,  en  saisissant  et  en  faisant  sentir  les 
différences  qu'elles  peuvent  tout  de  même  offrir  à 
des  yeux  extraordinairement  perspicaces. 

—  3oo  — 


EDOUARD   VUILLARD 


Si  l'on  se. rappelle  la  définition  de  M.  Bourget, 
un  style  de  décadence  est  celui  où  l'unité  du  livre 
se  décompose  pour  laisser  la  place  à  l'indépendance 
de  la  page,  où  la  page  se  décompose  pour  laisser 
la  place  à  l'indépendance  de  la  phrase,  et  la  phrase 
pour  laisser  la  place  à  l'indépendance  du  mot.  On 
peut  se  demander  s'il  n'y  a  pas  dans  la  subtilité  pic- 
turale de  M.  Vuillard,  quelques-uns  des  signes  du 
style  de  décadence.  Cependant  si  l'on  compare 
la  scrupuleuse  probité  de  l'artiste  si  exclusive- 
ment attaché  à  son  motif,  au  manque  de  conscience 
des  artistes  qui  exécutent  leurs  tableaux  en  dehors 
de  toute  réalité,  en  dehors  de  toute  observation, 
ne  cherchant  à  plaire  que  par  le  sujet  ou  par  une 
certaine  grâce  conventionnelle,  on  comprendra 
quels  bénéfices  moraux  peut  valoir  à  des  jeunes 
gens  l'exemple  d'une  telle  probité.  L'excès  de  vir- 
tuosité, dans  l'œuvre  de  M.  Vuillard,  se  double 
toujours  d'un  excès  de  sincérité,  d'un  excès  de 
probité,  d'une  sorte  de  respect  religieux  pour  le 
motif  de  nature. 

Et  cependant  cet  artiste  n'a  jamais  ambitionné 
de  donner,  par  exemple  comme  Chardin,  la  sensa- 
tion delà  matière.  Il  n'esta  aucun  degré  un  réaliste 

—  3oi   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 

dans  le  sens  que  l'on  donne  ordinairement  à  ce  mot. 
Sa  façon  d'interroger  la  nature  comporte  d'abord  un 
travail  intellectuel.  Se  subordonner  à  la  réalite'  pour 
en  faire  surgir  une  e'motion  d'ordre  pictural,  voilà 
quelques  mots  qui  résument  à  peu  près  sa  philo- 
sophie. Malgré  son  admiration  pour  Corot  il  n'a 
jamais  essayé  de  donner,  comme  cet  artiste,  une 
sensation  d'espace  et  de  légèreté  aérienne  dans 
l'atmosphère  de  ses  tableaux.  Par  la  justesse  du  ton 
en  des  gammes  soutenues,  il  a  voulu  au  contraire 
ordonner  en  des  espaces  restreints  des  harmonies 
profondes.  C'est  merveille  que  M.  Vuillard  —  ayant 
une  conception  de  la  peinture  si  peu  accessible 
à  la  foule  des  amateurs  —  ait  trouvé  tout  de  même 
des  admirateurs.  '  Peut-être  le  doit-il  à  des  précur- 
seurs qui  ont  préparé  peu  à  peu  l'esprit  du  public  à 

I.  M.  Roger  Mars  —  qui  fut  parfois  un  précurseur  — 
a  été  vers  1891-92,  après  une  visite  chez  le  Barc  de  Boutteville, 
le  premier  acheteur  de  M.  Vuillard.  Il  tomba  des  nues  un 
jour  dans  l'atelier  de  l'artiste  et  emporta  quelques  études. 
M.  Hessel,  qui  connaissait  M.  Vuillard  par  son  ami  Vallo- 
ton,  après  les  avoir  vues  chez  Roger  Marx  en  acquit  aussi 
quelques-unes  vers  1892  et  demeura  pour  l'artiste  un  ami 
fidèle  et  un  acheteur  persévérant.  M.  Vuillard  a  fait  plusieurs 
portraits  de  M.  Hessel. 

o 

J02    


EDOUARD   VUILLARD 


comprendre  ces  efforts  et  ces  trouvailles.  Cézanne — 
qui  ne  fut  compris  de  personne  parce  qu'il  n'était 
précédé  par  personne  —  a  été  Tun  de  ces  précur- 
seurs. Ce  sont  les  travauxet  les  succès  posthumes  de 
Cézanne  qui  ont  rendu  possible  le  succès  relative- 
ment aisé  de  M.  Vuillard.  Il  est  permis  de  croire  que 
l'œuvre  de  M.  Vuillard  aura,  elle  aussi,  le  mérite  de 
travailler  à  la  réconciliation  progressive  du  public 
avec  la  peinture  proprement  dite. 

Il  y  a  dès  ce  moment  une  élite  qui  sent  ce 
qu'il  y  a  dans  cet  art  de  robuste,  de  vigoureuxet  de 
neuf.  Quelques-uns  se  rendent  compte  de  ce  qu'il 
peut  y  avoir  d'important  dans  cette  œuvre  pour  le 
renouvellement  de  la  tradition  française.  Comme 
tous  les  grands  artistes  M.  Vuillard  prêche  à  sa  ma- 
nière le  retour  à  la  nature.  On  peut  prévoir  que 
ceux  qui  viendront  après  lui  feront  leur  profit  de 
ce  qu'il  a  découvert,  et  qu'il  aura  été  l'un  des  réno- 
vateurs d'une  tradition  artistique  que  les  imitateurs 
n'enrichissent  pas. 


FIN  DU    DEUXIEME    VOLUME 


HENRI    MARTIN 


ŒUVRES    DECORATIVES 

1893  —  VInsfiration  appelée  aussi  Les  Troubadours  (envi- 
ron 4  m.  X  3  m.)  acheté  par  TÉtcit,  appartient 
aujourd'hui  au  Musée  d'Amiens.  Une  réplique 
libre  a  été  faite  pour  la  salle  des  Illustres  à  Tou- 
louse. 
Décoration  complétée  en  1898,  par  Clémence  Isaurc 
fondant  les  Jeux  Floraux,  et  un  plafond  représen- 
tant l'Apothéose  de  Clémence  Isaure. 

1895  —  Décoration  à  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris  :  salle  d'In- 
troduction à  la  salle  des  Fêtes. 

1900  —  Deux  plafonds  à  Tours,  intitulés  VAurore  et  La 
Paix  représentant  :  le  premier,  un  Ouvrier  saluant 
l'aurore^  et  le  second,  un  Ménage  avec  un  enfant 
sur  le  seuil  d'une  porte. 

1901^ —  Bucolique^  panneau  exécuté  pour  l'État  et  resté  en 
la  possession  de  l'artiste. 

1903  —  Les  Faucheurs,  salle  des  "Illustres  à  Toulouse,  déco- 

ration en  trois  panneaux. 

1904  —  Le  Travail  {{Caisse 'd^Épargne  de  Marseille).  Trip- 

tique  :  L'Etude,  Le  Travail,  La  Prcvoyance. 

T.  II  _  3o5  —  39 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


1905  —  Panneau  décoratif  pour   la  villa   de   M.   Edmond 

Rostand,  à  Can:ibo. 

1906  —  Terminus-Hôtel  de  Lyon  :  Peintures  décoratives. 

Les  Bords  de  la  Garonne  (capitole  de  Toulouse), 
décoration  représentant  :  La  Vie  et  Le  Rêve, 
treize  toiles. 

1907  —  Crépuscule,  à  la  Sorbonne,  Paris. 

Pour  la  Mairie  du  X'=  arrondissement  à  Paris  : 
Paysage  décoratif,  avec  figures. 

1908  —  L'Étude,  second  panneau  à  la  Sorbonne. 

1909  —  Cabinet  du  Secrétaire  général  à  l'Elysée  :  Paysages 

rustiques. 

1910  —  A  l'Exposition  Georges  Peut: Les  Regains,  panneau 

acheté  par  l'Etat. 

1911  —  Salle   à  manger  du   D""  d'Hubécourt,  (72,   avenue 

Wagram)  :  Paysages  rustiques,  avec  figures. 

Bibliothèque  de  M.  Charles  Stern  :  Crépuscule, 
sans  figures. 

1912  —  Carton  de  tapisserie  pour  M.  Fenaille. 

Les  Dévideuses  (panneau  acheté  par  l'État  pour 
le  musée  du  Luxembourg). 

1913  —  Sous  la  Pergola  (app.  à  M.  Jules  Segard,  à  Tour- 

coing) et  La  Mendiante,  panneaux  décoratifs. 

1914  —  Le  Travail,    pour  la    salle    de    Conciliation     des 

Accidents  du  Travail  au  nouveau  Palais  de  Jus- 
tice de  Paris. 

—  3o6  — 


HENRI    MARTIN 


En  préparation  : 

Nouveaux  cartons  de  tapisserie  pour  M.  Fenaille,  et  déco- 
ration d'une  salle  à  manger  pour  le  D'  Tissier,  boule- 
vard Raspail. 


ŒUVRES    CONSERVÉES    DANS    LES    MUSÉES 

Musée  DU  Luxembourg:  Sérénité  [iSqg); 

Portrait  de  l'Artiste  par  lui-même. 

Les  Dévideuses,  panneau  décoratif  (1912). 

Petit-Palais  de  la  Ville  de  Paris   :  L'Église  de  la  Dal- 

bade. 

Musée  DE  Lyon:  Le  Village  de  Labastide; 
Le  Pont  de  Labastide; 
Tête  de  Fillette. 

Musée  de   Bordeaux   :    Chacun  sa   chimère,  d'après   Bau- 
delaire (1891). 

Musée  de  Lille  :  Ananké,  tête  de  femme    (de  la  période 
symboliste). 

Musée  de  Nantes:  Paysage. 

Musée  d'Amiens:  L'Inspiration  (1893). 

Capitolede  Toulouse:  Les  Faucheurs,  en  trois  panneaux, 
igoS; 
Les  Bords  de  la  Garonne  (treize  toiles),  1906  ; 
Les  Troubadours,  1893. 

—   307   — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


Musée  de  Toulouse  :  Le  Désespéi-é  (1880). 

L'Homme  entre  le  vice  et  la  vertu  (1892). 
Francesca  et  Paolo,  bon  tableau  d'école,  avec  de 

beaux  morceaux  de   dessin,  son  premier  grand 

succès  (i^s  médaille)  (i883). 
La    Fête    de    la  Fédération,  premier    tableau    de 

technique  dite,  pointilliste  (1889). 

École  des  Beaux-Arts  de  Toulouse  : 

Les  adieux  de  Mithridate  à  son  Jils  (qui  valut  à  l'ar- 
tiste en  1879  le  grand  prix  de  Toulouse  et  une 
bourse  annuelle  de  i  .5oo  francs  pour  partir  à  Paris). 

Musée  de  Garcassonne  :  Le  Dante  {i883). 

Musée  de  Montauban  :  Caïn,  d'après  Lord  Byron  (1884). 

Musée  de  Pau  :  Vers  rabime  (iSgj). 

HÔTEL-DE-V1LLE  d'Agen  :  Carnotà  Agen,  (Exposé  en  même 
temps  que  Fleur  du  772a/,  d'après  Baudelaire,  1890). 

Musée  de  Gand:  Deux  Paysages. 

Musée  de  Mulhouse:  Fillette  (étude) 

Musée  de  Bucarest:  Enfant  (étude). 

Musée  de  Buenos-Ayres:  Le  Pont. 

Musée  de  Savanas  (Etats-Unis)  :  Paysage  ; 
Tête  de  femme  ; 
Etude  pour  le  travail. 

—  3oS  — 


HENRI    MARTIN 


Musée   de    Rio   de   Janeiro    :    Titans   escaladant  le   ciel. 
dont  M.  J.-P.  Laurens  a  dit  longtemps  après  : 
«  C'est  son  dernier  tableau.  »  (i8S5) 
Ugolin,  d'après  le   Dante,  exposé   en  même   temps 
que  Bérénice,  d'après  Edgar  Poë  (1887). 

Les  expositions  d'ensemble  les  plus  importantes  ont  été 
celles  de  1896,  à  la  galerie  Mancini,  rue  Taitbout;  de  1910 
à  la  galerie  Georges  Petit  et  de  igiS  à  Roubaix. 


AMAN-JEAN 


ŒUVRES    DECORATIVES 

•1883  —  Saint  Julien  l'Hospitalier,  premier  essai  décoratif 
(Musée  de  Carcassonne). 

1886  —  La  Paix,  essai  de  décoration  détruit  par  Fartiste. 

1888  —  Affiche  pour  la  Rose-Croix  représentant  une  Béa- 
trice, élevant  haut  sa  lyre. 

d889  —  Allégorie  décorative  de   Louis  XVII;  détruite  par 
l'artiste. 

^893-94  —  La  Femme  au  Paon,  La   Confidence,  L'Attente, 
panneaux  décoratifs. 

1894  —  Venise,  panneau  décoratif. 

1895  —  Venise  Reine  des  mers,  panneau  et  lithographie. 

1896  —  Sirènes,  panneau  décoratif  et  deux  esquisses  pour 

des   tapisseries  qui   ne    furent  pas    exécutées   : 
Regrets  du  passé  et  Beauté. 

1903  —  Figures  féminines  dans  un  parc,  panneau  décoratif 
broqueté  dansTHôtel-Je-Villede  Château-Thierry. 

—  3io  — 


AMAN-JEAN 


1909  —  Pour  le  pavillon  de  Marsan  :  La  Comédie. 

1910  —  Même  destination  :  La  Collation. 

1911  —  Même  destination  :  La  Saltimbanque  et  la  Vielleuse. 

1912  —  Les  Quatre  Éléments  pour  la  nouvelle  Sorbonne, 

rue  Pierre-Curie. 

1913  —  Quatre  panneaux  décoratifs  en  hauteur,  comportant 

pour  chacun  une   figure  allégorique,  debout  ou 
assise,  destinés  au  Parlement  du  Chili. 

1914  —  Panneau  décoratif  en  dessus  de  porte  sur  un  motif 

ùvé- à' Aviphytrion.,  pour  le  salon  de  M.  Melcy  à 
AUer. 


ŒUVRES    CONSERVÉES    DANS    LES    MUSÉES 

Musée  du  Luxembourg,  a  Paris  :  Portrait  de  la  fiancée  de 
l'artiste: 
Portrait  de  sa  fille  avec  un  chien. 

Pavillon  de  Marsan  :  La  Femme  au  paon; 
La  Confidence  ; 
L'Attente,  panneaux  décoratifs. 

Petit  Palais  (de  la  Ville  de  Paris)  :  Portrait  de  jeune  fille  : 
Miss  Hella  Carmichaél,  peinture  à  l'huile. 
Portrait  de  i\/' e  Segond,  pastel. 
Divers  dessins  au  pastel. 

Musée  de  Lyon  :  Portrait  de  femme,  à  l'huile,  et  plusieurs 
dessins  au  pastel. 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


Musée  de  Dijon  :  Portrait  de  la  fille  du  peintre. 

Portrait  de  Miss  Hella   Carmichaël,  peinture  à 
l'huile,  et  plusieurs  pastels. 

Musée  d'Orléans  :  Deux  Jeanne  d'Arc. 

Musée  de  Carcassonne  :  Saint  Julien  VHospitalier. 

Musée  de  Vienne  (Isère)  :  La  Lecture,  peinture  à  l'huile. 
Musée  de  Bruxelles  :  Petite  fille  avec  un  bicot  dans  les  bras, 
panneau  décoratif  en  hauteur. 

Musée  de  Barcelone  :  La  Comédie,  oeuvre  de  début. 

Musée  de  Bucarest  :  Sous  la  treille,  peinture  à  l'huile. 

Musée  de  Stuttgart  :   Grand  portrait  de  femme,  peinture 
à  l'huile. 

Musée  de  Mannheim  :  Portrait  de  Miss  Hella  C. 

Musée   de    Pittsburg   :    La     Vasque,    panneau    décoratif 
avec  figures; 

La  Confidence,  réplique  libre  du  panneau  du  Pa- 

devillon  Marsan. 
La  Conversation,  réplique  libre  de  l'un  des  motifs 

de  La  Collation. 

Musée  de  Rio  de  Janeiro  :  Portrait   de  femme,   peinture 
à  l'huile. 

Musée  de  Sidney  :  Petit  nu. 

Musée  de  Buenos-Ayres  :  Femme  au  vase  bleu,  peinture. 
Tète  de  femme  peinture  décorative. 


MAURICE    DENIS 


ŒUVRES    DE    M.   MAURICE    DENIS 


Denis  (Maurice»,  né  à  Granville  (Manche)  en  1870,  élève 
de  Balla,  de  l'Académie  Julian,  de  l'École  des  Beaux-Arts 
•et  de  Paul  Serusier. 

1890  —  Ancien  Salon  :  L'Enfant  de  chœur,  pastel. 

4891  —  Indépendants  :  Mystère  catholique  (collection 
H.  LeroUe).  Illustrations  pour  Sagesse,  de  Paul 
Verlaine. 

i892  —  Plafond  chez  M.  Henri  Lerolle. 

Indépendants  :  Le  Soir  trinitairc  (collection 
H.  Lerolle);  Les  Fiancés  (collection  Viau). 

(Exposition  Le  Barc  de  Boutteville)  :  Quatre  pan- 
neaux pour  une  chambre  de  jeune  fille. 

Décors  pour  La  Belle  au  Bois,  de  M.  G.  Trarieux 
(appartient  à  M™»  Finalyi;  pour  Théodat,  de 
M.  Rémy  de  Gourmont  (au  Théâtre  d'Art)  et  pour 
les  deux  Antonia,  de  M.  Edouard  Dujardin. 

T  n.  —  3  1  3    —  40 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


1893  —  Indépendants  :  Les  Muses,  panneau  décoratif 
(collection  Fontaine);  Les  Vierges  Sages  (collec- 
tion H.  LeroUe);  Légende  de  Chevalerie  (collec- 
tion Hessel). 

Lithographies  pour  le  Voyage  d^Urien,  de  M.  André 
Gide. 

1994  —  Avril,  plafond  chez  M"'e  Chausson. 

(Indépendants)  :  Annonciation  (collection  Mellerio); 
La  Princesse  dans  la  Tour,  Fetnnie  nue  (collection 
Bernheim). 

1895  —  A  l'Art  nouveau,  chez  Bing  :  Frauenliebe  und  leben, 

décoration  d'une  chambre  (en  grande  partie  col- 
lection comte  Kessler,  Weimar). 

Société  Nationale  :  Les  Pèlerins  d'Emma'ûs,  la 
Visitation,  la  Nativité  (collection  Théodore 
Duret). 

1896  —  Le  Printemps,  plafond  chez  M™'=  Chausson. 

Société  Nationale  :  Jésus  che^  Marthe.  Refusé  : 
Rorate  Cœli  desuper  (collection  Devillez,  Mons), 
Soleil  de  Pâques. 

1897  —  La  Légende  de  Saint-Hubert,  sept  panneaux  et  un 

plafond  avec  un  vitrail  chez  M.  Denys  Cochin. 

Société  Nationale  :  Figures  dans  un  paysage  de 
printemps  (collection Tschoukine,  Moscou);  Por- 
trait de  jW»  y.  LeroUe  en  trois  aspects  (collec- 
tion Rouart,  Toulouse);  Portrait  de  l'artiste  et  de 
sa  femme. 

—  3i4  — 


MAURICE    DENIS 


1898  —  Terrasse  de  FiesolCy  plafond  chez  M™"  Chausson. 

Société  Nationale  :  Femmes  au  lilas  (collection 
H.  Lerolle  ;  Madone  (collection  Beltrand)  ;  Cor- 
tonc  et  Fiesole^  deux  paysages  (collection  von 
Tschudi,  Berlin). 

1899  —  Décoration  de  la  chapelle  de  Sainte-Croix  du  Vésinet, 

projets  exposés  en  partie  à  la  Société  Nationale, 
aujourd'hui  au  Musée  des  Arts  décoratifs  de  Paris. 

Portrait  en  triptyque  (collection  Adrien  Mithouard). 

Le  monotone  Verger  (collection  Stern,  Berlin). 

Vitraux  chez  M™«  Péan  de  Saint-Gilles, 

Suite  de  douze  lithographies  en  couleurs,  édition 
Vollard. 

1900  —  La  Foret  des  Jacinthes,  décoration  chez  M.  le  comte 

Kessler,  Weimar. 

Le  Jeu  de  volant^  décoration  chez  M.  Moreau- 
Nélaton. 

1901  —  Décoration  de  la  chapelle  de  la  Sainte-Vierge,  dans 

l'église  du  Vésinet,  peintures  et  vitraux. 
Société  Nationale  :  Laisse:^  venir   à  moi  les  petits 

enfants  ;  Hommage  à  Cé^ianne  (collection  Gide). 
Indépendants  :  Moïse  sauvé  des    eaux   (collection 

Moreau-Nélaton). 

1902  —  Société  Nationale  :  L'artiste  est  nommé  sociétaire 

et  expose  :  Descente  de  Croix  (collection   Louis 
Rouart)et  Vierge  au  Baiser  (collection  G.  Moreau). 
Indépendants  :  Portrait  de  Famille. 

o 

—   :>  I  D  — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


1902  —  Sainte  Famille  (collection  Mutzenbecker,  Wiesba- 

den). 

1903  —  Décoration   de    la  chapelle    du    Sacré-Cœur,  dans 

l'église  du  Vésinet,  peintures  et  vitraux. 
Société  Nationale  :  Notre-Dame  de  FEcole,  Mise 

au  Tombeau  (collection  comte  Kessler,  Weimar). 
La  Plage,  Les  Baigneuses  (collection  Blanche). 

Indépendants  :  Coup  de  Lance,  Le  Pardon  de  la 
Clarté. 

Suite  de  ii6  illustrations  gravées  sur  bois  pour 
une  Imitation  de  Jésus-Christ  et  tirées  à  l'Impri- 
merie Nationale,  édition  Vollard. 

190-^  —  Indépendants  :    Portrait  dit  La  Leçon  de  Couture  ; 
La    Plage  du    Cerj-Votant;  Eurydice;    Elie^tr 
(collection  Thomas). 
Galerie  Druet  :  i*^'"  Exposition  particulière  :  Etudes 
d^Jtaiie. 

1905  —  Décoration  pour   une  chambre    de    musique  chez 

M.  de  Mutzenbecker,  Wiesbaden). 
Société  Nationale  :  La  Treille,  panneau  décoratif 

(collection  Wolff,  Berlin);  Portrait  de  M"«  de  la 

L...  et  de  ses  enjants,  Hommage  à  l'Enfant  Jésus, 

Adoration  des  Mages. 
Indépendants  :  Septima  hora    reliquit   eam  febris 

(collection  Boch). 

1906  —  Société    Nationale  :  Nausicaa   (collection  Bloch) , 

Calypso,   Bucoliques  d'Automne  (collection  Ber- 
nheim),  Grande  Plage. 

—  3 1(3  — 


MAURICE    DENIS 


1906  —  Indépendants   :  Baignade  à  Sainte-Anne  la    Pahid 

(collection  Van  Rysselbergue). 

1907  —  Décoration  du  vestibule  de  M.  Rouché,  rue  d'Offé- 

mont,  à  Paris. 

Société  Nationale  :  Nativité  (collection  G.Thomas), 
Polyphème,  Bacchus  et  Ariane  {colltcûon  Moro- 
sofT,  Moscou). 

Galerie  Bernheini  :  2"  Exposition  particulière  :  Le 
Mois  de  Marie  (collection  Aubry),  La  Vierge  au 
Jardin  fleuri. 

1908  —  Société  Nationale  :  V Éternel  Printemps,  décora- 

tion pour  la  salle  à  manger  de  M.  Gabriel  Thomas 
à  Bellevue  près  Paris. 

Salon  d'automne  :  L'Histoire  de  Psyché^  cinq  pan- 
neaux décoratifs  pour  M.  Morosotf,  Moscou. 

Suite  d'illustrations  gravées  sur  bois  et  en  couleurs 
par  J.  Beltrand,  pour  la  Vita  nova,  traduction  de 
M.  Henry  Cochin,  édition  du.  Livre  contemporain. 

Galerie  Druet  :  3«  Exposition  particulière  :  Les 
Captifs,  (collection  Jamot),  Fenêtre  à  Venise, 
Annonciation  à  Fiesole  (collection  Thomas),  Can- 
tique à  la  Madone  (collection  Mithouard),  Mater- 
nité italienne  (collection  M'"'^  Michelot),  Portrait 
de  M.  et  M™«  Van  R.,  Fuite  en  Egypte,  Annon- 
ciation aux  Cappucini,  Le  Jardin  d'Armide  (col- 
lection Aubry),  La  Première  Communion. 

Expositron  Universelle  de  Londres  :  Hommage  à 
l'Enfant  Jésus. 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


4909  —  Décoration  pour  la  salle  à  manger  de  l'artiste  à 
Perros-Guirec  (Bretagne).  Complément  de  la  Dé- 
coration sur  le  motif  de  Psyché  pour  M.  Moro- 
soff  à  Moscou  (un  panneau  en  hauteur  et  deux 
dessus  de  portes).  Envoi  aux  salons  :  Les  Ber- 
gers (collection  Morosoff)  et  La  Visitation. 
« 

1910  —  Le  Christ  aux  enfants  (avec  le  portrait  du  peintre 

dans  un  coin),  Orphée,  Saint-Georges  de  Cap- 
padoce  et  le  dragon,  Nausicaa. 

1911  —  Panneaux   décoratifs   d'après   le   Décaméron    pour 

M.  Charles  Stern.  Illustration  des  Fioretti,  gra- 
vées par  Jacques  Beltrand.  —  Soir  de  septembre 
(Musée  de  Nantes). 

1912  —  i-'Age  d'or,  panneaux  décoratifs  pour   le  Prince  de 

Wagram. 

1913  —  Frise  décorative  et  bas-reliefs  pour  le  Théâtre  des 

Champs-Elysées. 

1914. —  Six  panneaux  décoratifs  sur  le  thème  de  Xausicaa 

pour  M.  Druet. 
Illustration    d'un     Missel    de    l'Eucharistie    (ÉJit. 

Druet).  — 
Illustration  d'Éloa  (d'A.  de  Vigny),  édition  du  Livre 

Contemporain. 

Exposition  de  Barcelone  (1907)  :  77îédaille  d'argent.  — 
Exposition  d'Aix-la-Chapelle  (1907)  :  médaille  d'or. 

L'artiste  a  publié  des  études  sur  le  Néo-Traditionnisme, 
dans  Art  et  Critique;  sur  la  Peinture  religieuse,  dans  L'Art 

—  3i8  — 


MAURICE    DENIS 


et  la  Vie;  sur  les  Élèves  d'Ingres^  dans  Notes  d'Art  et  d^ Ar- 
chéologie et  Y  Occident  où  Ton  trouve  des  notices  sur 
A.  Maillai,  l'Influence  de  Ganguin  et  P.  Césanne.  On  lui 
doit  un  Essai  sur  la  méthode  classique,  dans  le  Spectateur 
Catholique,  et  des  Salons,  dans  la  Revue  Blanche,  la  Dépêche 
de  Toulouse,  l'Ermitage  et  la  Grande  Revue. 

Ces    études  ont   été   réunies   en  un  volume  :    Théories. 
(Édit.  de  l'Occident  1912.) 


Le  pavillon  de  Marsan  à  Paris  et  le  Musée  de  Nantes  sont 
les  seuls  musées  qui  contiennent  des  œuvres  de  M.  Mau- 
rice Denis. 


EDOUARD  VUILLARD 


ŒUVRES    DECORATIVES 

1892-1893  —  Dessus  de  porte  et  un  paravent  pour  M™»  Des- 
marais :  Figures  dans  im  intérieur,  détrempe. 

1894  —  Neuf  panneaux  décoratifs  et  deux  dessus  de  porte 

exécutés  à  la  colle  sur  des  motifs  du  jardin  des 
Tuileries,  pour  M.  Alexandre  Natanson. 

1895  —  Cinq  panneaux  décoratifs   exécutés  à  Fhuile  pour 

M.Thadée  Natanson,  et  aujourd'hui  disséminés  en 
diverses  collections,  notamment  chez  M.  Jacques 
Blanche  et  chez  M.  Hessel. 

1896  —  Panneau  décoratif  pour  M.  Jack  Aghion.  Prome- 

nade dans  les  vignes,  peinture  à  Thuile. 

1897  —  Quatre  panneaux  décoratifs  pour  la  bibliothèque  de 

M.  le  D''  Vaquez,  27,  rue  du  Général  Foy. 

1898  —  Trois  panneaux  décoratifs  exécutes  pour  i\l.  Claude 

Anet.  Deux  de  ces  panneaux  sont  passés  dans  la 
collection  du  prince  Bibesco,  rue  Sheffer.  Le  troi- 
sième est  demeuréchez  M.  Claude  Anet,  rue  du  Bac. 

—  320   — 


EDOUARD  VUILLARD 


1898  —  Un  second  paravent  pour  M"*  Desmarais  :  Figures 

dans  un  intérieur,  détrempe. 

1899  —  Deux  panneaux  exécutés  pour  M.  Adam  Natanson 

et  appartenant  aujourd'hui  à  M.  Léon  Blum,  126, 
boulevard  Montparnasse. 

1900  —  Un  panneau  décoratif  exécuté  pour  M.   le  prince 

Bibesco. 

1906-1907  —  Deux  nouveaux  panneaux  pour  le  même  col- 
lectionneur, exécutés  à  la  colle. 

1910  —  Six  panneaux  décoratifs  exécutés  à  la  colle,  sur  car- 

ton, surle  thème  des  rues  de  Paris, pour  M.  Henry 
Bernstein,  157,  boulevard  Haussmann. 

1911  —  Un  grand  panneau  décoratif  pour  M'"^  la  princesse 

Bassiano  et  un  paravent  ayant  pour  titre  :  Square 
Vintimilley  détrempe. 

1911-1912  —  Deux  encadrements  de  porte  pour  la  villa  de 
MM.  Bernheim-Jeune  à  Bois-Lurette,  en  Nor- 
mandie. 

1913  —  Trois  grands  panneaux  et  trois  dessus  de  porte  pour 

le  foyer  du  Théâtre  des  Champs-Elysées. 

1914  —  Cinq  panneaux  décoratifs  exposés  à  la  galerie  Bern- 

heim-Jeune, et  destinés  à   Bois-Lurette. 


AUTRES    PANNEAUX  DECORATIFS    EXÉCUTES 
SANS    DESTINATION 

1908  —  Quai  du  Pouliguen,  détrempe,  —  o^SS  X  i™4S- 

1909  —  Chapeau  de   paille,  détrempe.  —  0^75  X  i^io. 

T.   II  —    321    —  41 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


1910  —  La  po?'te  du  jardin,  détrempe.  —  i™goX  i"42- 
1911-13  —  Devant   la  porte,    détrempe.  —  i™8oXo™955. 
1912  —  A^M   au   canapé,   détrempe.    .    .   —   i"38X  i^^S. 
1912-13  —  Les  petites  voitures  en  juin. — 

Femme  à  la  rose,  détrempe.  —  i^S/X  i™96. 
1912-13  —  Les  petites  voitures  en  juin. — 

Le  Siphon,  détrempe.  —  i^SyX  i  "^QÔ. 


ŒUVRES    CONSERVÉES    DANS    LES    MUSÉES 

Musée  du  LuxEMBOURg  a  Paris  :  Intérieur. 
Musées  de  Berlin,  Stuttgart  et  de  Hambourg  :   Pein- 
tures. 


TABLE  DES  ILLUSTRATIONS 


Henri  Martin  ...  —  Portrait  de  V Artiste  par  lui-même. 

Crépuscule.  —  La  Vie  intellectuelle. 

Les  Faucheurs. 

La  Jeunesse  et  la  Vieillesse. 

Panneau  décoratif  (Mairie  du  X*). 

L'Inspiration. 

Sous  la  Pergola. 
Aman-Jean —  Portrait  de  l'Artiste. 

La  Confidence. 

Portrait  de  Miss  Hella  C. 

La  Comédie. 

Les  Quatre  Éléments. 

La  Collation. 
Maurice  Denis,  .    .  — Portrait  de  l'Artiste  par  lui-même. 

Apollon  ordonnant  les  Jeux. 

L'Annonciation. 

'  L' Orchestre . 

Baigneuses. 

L'A  se  d'Or. 


—    ?23    — 


PEINTRES    D'AUJOURD'HUI 


Edouard  Vuillard.  —  Portrait  de  l'Artiste  par  lui-même. 
La  Bibliothèque. 
La  Musique. 
Rocking  Chair. 
Partie  de  dames  dans  le  Jardin. 


TABLE 


HENRI  MARTIN 1-60 

Le  triptyque  des  Faucheurs.  —  Le  procédé  de  tra- 
vail. —  Le  sentiment  rural.  —  Les  origines  et  la 
formation.  —  L'évolution  de  la  technique.  —  La 
décoration  de  l'Hôtel-de-Ville.  —  Les  décorations 
postérieures  à  igoS.  —  La  Mairie  du  X"  arrondisse- 
ment. —  Conclusion. 


AMAN- JEAN 6i-i36 

Le  portraitiste.  —  La  vérité  subjective.  —  Le  sens 
de  la  relativité.  —  Le  succès  par  l'élite.  —  La  for- 
mation littéraire.  —  La  formation  artistique.  — 
Les  tendances  littéraires.  —  Le  portrait  du  Luxem- 
bourg. —  Le  tempérament  septentrional.  —  Le  sens 
décoratif.  —  L'imagination  du  dessin.  —  Les 
grandes  décorations.  —  L'évolution  vers  la  joie.  — 
Conclusion. 

—  325  — 


TABLE 


MAURICE  DENIS 137-244 

La  formation.  —  Le  choix  d'un  ordre  de  senti- 
ments. —  Les  premières  décorations.  —  La  déco- 
ration du  Collège  de  Sainte-Croix.  —  La  décoration 
pour  M.  Henry  Cochin.  —  L'âge  d'or  pour  le  prince 
de  Wagramx.  —  Les  tableaux  de  chevalet.  —  La 
réalité  subjective.  —  Doctrines  et  théories.  —  La 
qualité  du  sentiment.  —  Le  Théâtre  de  l'avenue 
Montaigne.  —  Les  illustrations  des  Fioretti.  —  La 
discipline  intellectuelle.  —  Conclusion. 


EDOUARD   VUILLARD 345-304 

Les  panneaux  de  M.  Léon  Blum.  —  La  biblio- 
thèque de  M.  Vaquez.  —  La  décoration  pour 
M.  Claude  Anet.  —  Les  jardins  de  Paris.  —  L'affi- 
nement  de  la  personnalité.  —  La  philosophie  ins- 
tinctive. —  Les  tableaux  de  chevalet.  —  Le  vir- 
tuose. 


CATALOGUE 3o5-322 


IMPRIMERIE    DE    SAINT-PENIS.    —  V«    BOUILLANT    ET    J.    DARDAILLON  .    —    335. 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


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