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Presented to the
LIBRARY oj the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
MRS. MAURICE DUFR2
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PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Les Décorateurs
DU MEME AUTEUR
POÉSIE
Hymnes Profanes.
Le Départ à l'Aventure.
Le Mirage perpétuel.
CRITIQUE LITTÉRAIR E
Itinéraire Fantaisiste.
Les Voluptueux et les Hommes d'action.
ROMAN
L'Envie .
L'Avarice.
L'Orgueil.
VOYAGE
La Sicile et ses Œuvres d'art (Pion, éditeur),
La Mission de la Littérature Française (Conférences de
propagande en Orient et en Russie).
CRITIQUED'ART
Sodoma et la fin de l'École de Sienne au XVI'= siècle (avec
21 illustrations, avril 1910, Floury, édit.).
Mary Cassatt. Un peintre des enfants et des mères (avec
38 reproductions).
Articles épars.
Peintres d'Aujourd'hui. — Les Décorateurs [i^^ série) : Albert
Besnard. Gaston LaTouche. Jules Chéret. Paul Baudouin,
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède, la Norvège, la Hollande, le Danemark et la Russie.
Pour traiter, s'adresser à la librairie Ollendorkf, 50, Chaussée d'Antin,
Paris.
ACHILLE SEGARD
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Les Décorateurs
3f^
HENRI MARTIN — AMAN-JEAN
MAURICE DENIS — EDOUARD VUILLARD
DEUXIEME EDITION
PARIS
Société d'Éditions Littéraires et Artistiques
LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
5o, CHAUSSÉE d'antin, 5o
Copyright by Achille Segard, 19U.
^^KgFT
// a été tiré à part
cinq exeynplaires sur papier de Hollande
numérotes à la presse.
KlJ)
HENRI MARTIN
Cliché (
PORTRAIT DE l' ARTISTE
PAR LUI-MÊME
HENRI MARTIN
T. H
PEINTRES D'AUJOURDHUI
Pour lui aussi — comme pour tant d'autres — le
précepte grec yvoQ'. csaj-o^^ est demeuré pendant
longtemps un idéal irréalisable. Pendant vingt ans
il a peint des tableaux qui n'étaient ni sans vigueur,
ni sans beauté, mais par lesquels ne s'expri-
maient qu'à demi ses qualités essentielles. Entre
les motifs choisis par le peintre et le tempérament
foncier de l'artiste il y avait un désaccord initial
qui bridait le développement de sa personnalité,
l'empêchait de se manifester dans son éclatante
simplicité. L'éducation primait l'instinct. La
volonté, toujours très impérieuse chez cet artiste
exceptionnellement laborieux — se trouvait en
contradiction constante avec lesaspirations obscures
du génie. A travers ces tableaux d'histoire, ces
sujets « poétiques », ces peintures « d'idées » quelque
chose du tempérament réaliste et fougueux parvenait
tout de même à se faire reconnaître, et les connais-
seurs ou les émxules sentaient bien qu'il ne fallait pas
confondre ce coloriste et ce poète avec le vulgaire
troupeau des imitateurs dociles. Cependant les
meilleurs juges sentaient bien — eux aussi — tout
I. Connais-toi toi même.
— 4 —
HENRI MARTIN
ce qu'il y avait encore d'emprunté', de factice et de
conventionnel dans ces œuvres qui ressemblaient
à des êtres vivants emprisonnés dans on ne sait
quelle camisole de force.
D'année en anne'e Henri Martin travaillait à se
découvrir lui-même. Il n'y parvint qu'après avoir dé-
passé la quarantième année. Parvenu à la maturité
de son âge, ayant mérité par d'inlassables et d'inces-
sants efforts de mettre enfin d'accord ses motifs,
sa technique et son propre tempérament, il conçut
et exécuta le vaste triptyque pour le Capitole de
Toulouse qu'il exposa au salon de iQoS et qu'on
appelle communément « les Faucheurs », Ce fut le
chef-d'œuvre. Le succès fut immense, retentissant,
unanime et inoubliable. Les artistes et le public se
trouvèrent d'accord. Peut-être le public fut-il plus
démonstratif. Dans cette triste société des « Artistes
Français » l'originalité est souvent considérée
comme un manque de goût et certaines questions
de technique — qui devraient être considérées
comme secondaires — déterminent entre les uns et
les autres des inimitiés ardentes.
A dix ans de distance il est bien peu de visiteurs
des salons qui ne se souviennent pas de cette
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
immense toile décorative. Henri Martin est et
demeurera Tauteur des Faucheurs.
LE TRIPTYQUE DES FAUCHEURS
La surprise admirative des artistes et le souvenir
exceptionnellement net que chacun garde de cette
immense composition ' prouve qu'elle répondait
d'une manière éclatante et complète à une excel-
lente conception de la peinture décorative : expri-
mer avec clarté par des moyens purement picturaux,
un sujet si simple et si saisissant que le spectateur
puisse le comprendre entièrement d'un coup d'oeil,
s'y complaire, le revoir indéfiniment en imagination
et en réalité, ne jamais s'en fatiguer, et recueillir
enfin de cette contemplation un enseignement
moral. Bien peu de peintures décoratives modernes
peuvent supporter un examen fait de ces divers
points de vue.
L'idée générale de cette composition est extrême-
I. Qui n'a jamais été revue à Paris depuis 1908 puis-
qu'elle a été, après le Salon, transportée à Toulouse et
marouflée sur les murs.
— 6 —
HENRI MARTIN
ment simple. Elle tend à représenter en trois
vastes panneaux la jeunesse, l'âge mûr et la vieil-
lesse.
Dans le panneau du centre, sur une vaste prairie
bordée de peupliers qui projettent sur les verts et
les jaunes de l'herbe qu'on fauche, de grandes ombres
violacées, au pied de collines toutes proches qui ne
laissent apercevoir qu'un peu de ciel très bleu, une
dizaine de pa3'sans en costume de travail, pantalons
larges, chemises de couleur et chapeaux de paille
jaune fauchent, d'un grand geste rhytmique.
Au premier plan et à droite, trois jeunes filles dan-
sent une ronde. Une quatrième assise par terre
dorlote un bébé blond dont elle s'amuse comme
d'une grande poupée. On aperçoit au deuxième
plan le chariot attelé de bœufs paisibles et qui
attendent leur charge de foin.
A notre gauche le petit panneau représente une
jeune paysanne debout qui tricote en gardant ses
moutons dans un paysage printanier d'arbres en
fleurs près d'un ruisseau. Un jeune paysan, la veste
négligemment jetée sur sa chemise de couleur, lui
parle de mariage.
A notre droite enfin, une vieille femme toute
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
courbée par l'âge se penche sur son bâton et sur-
veille ses deux chiens dans le même paysage de
peupliers aux troncs nus, au pied des collines peu
lointaines, non loin de la petite maison rustique
où elle a vécu et où elle mourra.
C'est tout. Et cela est très grand. M. Henri Martin
a conçu son œuvre en décorateur et en coloriste,
c'est-à-dire par grandes taches distribuées sur cette
immense surface avec un ordre et une sobriété
extrêmes. Des jaunes, des verts et des bleus for-
ment les grands accords fondamentaux. Le dessin
et la couleur ont jailli en même temps de son ima-
gination et des spectacles réellement vus. Ce
paysage, on sent qu'il le connaît de longue date.
C'est l'un des sites de sa terre natale. Il en a fait à
l'infini des études et des esquisses. Il connaît la
nature géologique de ce terrain, il sait de quoi se
compose l'infra-structure de ces collines où le roc
affleure en maints endroits sous le manteau brillant
de la végétation. Ces peupliers il en a saisi à maintes
reprises le souple tracé, il connaît par une longue
pratique les effets que l'on peut obtenir de la ligne
presque droite de leurs troncs, de la ligne courbe
de leur volume, des lignes capricieuses de leurs
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ci
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HENRI MARTIN
ombres. Avecle crayon noir aussi souvent qu'avec
le pinceau il a fixé ces volumes, ces lignes et cette
arabesque qui court au faîte de la colline. Il connaît
de longue date et il aime ces paysans qui sont ses
concitoyens, ses frères, ses amis, qu'il a toujours
vus travailler dansce pays qui est le leur, avec l'atti-
tude que commande le climat, la nature du sol, et
l'éclat de la lumière. Ces moutons, ces chèvres, ces
chevreaux, ces jeunes filles qui dansent, cette vieille
femme qui se courbe, ces amoureux qui se causent
il les a vus cent fois, il a e^npli ses cartons de leurs
silhouettes et sa mémoire de leur souvenir.
Ayant décidé, pour ce vaste panneau, de renoncer
à la mythologie, aux Muses, aux lyres, à tous les
accessoires plus ou moins poétiques, a3'ant pour
ambition d'atteindre et d'exprimer le maximum de
simplicité et de vérité, il s'est trouve tout naturel-
lement amené à vouloir recomposer sur sa toile —
de mémoire — les spectacles qu'il avait eus si
souvent en réalité sous les yeux. Il osa se donner
pour but de rassembler dans une vision unique
les tableaux successifs que la nature lui avait
offerts çà et là en ordre dispersé. Travail de recons-
truction après le travail d'analyse et d'observation
T. II — 9 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
directe, synthèse qui exige des efforts de mémoire
visuelle vivifie's par un e'ian du cœur et de l'imagi-
nation!
LE PROCÉDÉ DE TRAVAIL
On devine facilement comment procède l'artiste
dès qu'il a commencé à se préciser à lui-même
l'ide'e générale de son tableau. D'abord une esquisse
qui ne devient définitive qu'après modifications.
Ensuite d'innombrables études. Enfin le report
sur la grande toile blanche des lignes principales
de l'esquisse : le tracé des masses avec la pointe
du fusain, l'échantillonnage des taches principales
rapidement indiqué du bout de la brosse, l'indica-
tion un peu plus précise des détails les plus
importants. A ce moment commencent les grandes
journées joyeuses, et tout le travail se poursuit
d'ensemble dans toutes les directions, allègrement,
fougueusement, et presque triomphalement. Com-
position, dessin, couleur, tout progresse en môme
temps, tout se précise et tout aussi se modifie par
de successives éliminations.
HENRI MARTIN
De combien de détails peut-être fort intéressants
se sont allégés, au cours de ces divers travaux, ces
Faucheurs qui ne nous ont été montrés que dans
la simplicité la plus magnifique*? Et comme on
sent que ce travail d'élimination avait commencé
bien avant que le peintre se fût précisé à lui-même
le sujet de son tableau! On ne parvient à concevoir
et à exécuter un chef-d'œuvre qu'après l'avoir
mérité longtemps par des travaux préparatoires.
Pendant toute la période où il porte en lui le pres-
sentiment de l'œuvre future, le peintre fait sur
nature — sans savoir à quoi elles serviront — des
études trop directes, trop minutieuses, trop encom-
I. Il est intéressant de savoir que l'idée première de
l'artiste avait été de composer ce triptyque avec les person-
nages conventionnels qu'il avait jusqu'alors introduits dans
toutes ses grandes compositions. L'esquisse — que l'artiste
croyait définitive — représentait un poète et une muse
passant dans le paysage où travaillent ces faucheurs et
attirant à eux l'attention des spectateurs. C'est en travaillant
sur nature que M. Henri Martin restreignit peu à peu
l'importance de ce groupe et que, comprenant enfin la
simplicité tranquille et la majesté de la nature toute nue,
il se décida enfin à éliminer tout personnage conventionnel.
Le succès unanime lui prouva quel progrès immense lui
avait assuré ce retour presque involontaire à la simplicité.
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
brées de détails. Ce sont des copies de la réalité.
Ce sont de petits tableaux. Ils peuvent servir de
document. Ils ne peuvent jamais être réunis
tels quels dans une composition plus vaste. Leur
utilité c'est de mettre l'artiste en possession de son
motif. Petits ou grands, ces tableaux qui, dans
l'esprit de l'artiste, se suffisaient à eux-mêmes
n'étaient en réalité que des moyens.
Tout au contraire, quand l'artiste porte déjà
«son sujet», quand il a réussi à établir une es-
quisse définitive, il élimine d'instinct dans ses
notes sur nature tout ce qui ne pourra pas lui
servir pour l'œuvre future. Il ne fixe que les
couleurs ou les gestes essentiels. A travers le sujet
particulier il pense à l'idée d'ensemble. Nous avons
pu voir à l'Exposition de 191 o des études très
minutieuses et d'autres qui n'offraient que de
rapides indications. Les unes avaient été faites
«pour le plaisir» sans autre destination qu'elles-
mêmes. Les autres étaient des préparations pour
une œuvre plus importante.
Pour se rendre un compte exact du procédé de
M. Henri Martin il faut avoir vu, dans son atelier,
l'esquisse définitive au crayon placée sur un che-
— 12 —
HENRI MARTIN
valet tandis que se disposent autour d'elle, autant
que possible à leur place respective, les cinquante
ou soixante études de de'tail reprenant un à un cha-
cun des motifs de Tensemble et l'étudiant dans sa
vérité individuelle. On se demande comment
pourront se concilier les prémisses et la conclusion.
Il semble que, de cette poussière d'observations
élémentaires, l'œuvre définitive ne pourra jamais
surgir dans son unité. Elle n'en surgirait jamais
en effet si l'artiste n'avait fixé dans sa mémoire et
dans son imagination la vision d'ensemble et si ces
études étaient autre chose que des points de repère,
des aides-mémoire, des « fiches » comparables à
celles du philosophe ou du littérateur.
Devant la grande toile blanche Henri Martin
travaille de mémoire beaucoup plus que d'après
SCS documents. Les documents lui sont indispen-
sables mais il ne veut pas en être l'esclave. Com-
poser une toile décorative à la façon d'une mosaïque,
avec des fragments de choses vues recopiées direc-
tement de la nature sur la toile, c'est un procédé
qui est en contradiction absolue avec la nature
même de l'art décoratif. Par ce procédé, un artiste
mérite parfois cette appréciation: « Il y a de beaux
— i3 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
morceaux». Cet éloge implique la négation même
de la qualité essentielle à tout art décoratif : l'unité
décorative.
L'exécution finale doit nécessairement être ra-
pide, joyeuse, enlevée de verve, dans la plus parfaite
maîtrise de tous les moyens d'expression. Devant
la surface à couvrir tout le problème se résout à
conserver — grâce aux études — le contact avec la
réalité, mais cependant à ne jamais laisser l'exacti-
tude prévaloir sur la vérité, les yeux matériels pré-
dominer sur l'intelligence, sur la mémoire ou sur
l'imagination. Si jamais œuvre de peinture doit être
faite « d'ensemble » c'est la peinture décorative.
Elle exige un long travail préalable de méditation,
des travaux préparatoires, un parti-pris absolu-
ment net, une méthode de travail rigoureuse et —
une fois l'œuvre attaquée — de la fougue, du brio
et de la rapidité dans l'exécution.
Comme au théâtre il faut que l'idée soit claire, que
l'expression soit nette, qu'il y ait des rehauts
et des accents particuliers à l'optique et aux habi-
tudes du spectateur, et même une mise au point et
un grossissement comme théâtral.
C'est parce qu'il a senti la nécessité d'être parfai-
— 14 —
HENRI MARTIN
tement clair, parfaitement simple, dépourvu de
toute complication allégorique ou psychologique,
que M. Henri Martin est parvenu à la simplifica-
tion extrême, à la parfaite simplicité. Par le sen-
timent des réalités supérieures l'artiste se disci-
pline lui-même. L'art des sacrifices le conduit
d'étape en étape jusqu'au style.
LE SENTIMENT RURAL
M. Henri Martin n'avait pas à redouter que cette
stylisation progressive anémiât son œuvre, la débi-
litât, la rendît pareille à ces froides œuvres d'école,
jeux factices d'un esprit qui se complaît en soi-même,
et dans lesquelles ne se sent plus dutout le contact
avec la réalité ni l'émotion devant la nature.
Le sujet lui était très fam.ilier. Ce coin de nature,
ces paysans, ce ciel et ces ruisseaux le touchaient
trop vivement, éveillaient en lui trop de souvenirs
intimes et, pour tout dire en un mot, trop d'amour,
pour qu'il eût à craindre de perdre le contact
nécessaire. Ce Toulousain était resté attaché à sa
terre natale, proche de ses origines paysannes,
— i5 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
fruste, simple et, malgré qu'il habitât Paris depuis
vingt ans, foncièrement rustique.
En choisissant ce sujet, en reprenant pied sur le
sol de son pays, Henri Martin avait multiplié
ses forces. Ce qu'il avait appris à l'École, ses
essais, ses recherches, ses belles œuvres déjà réa-
lisées, ses tableaux d'histoire, ses « muses « et
surtout Bucolique ou Sérénité, tout lui servait
de préparation, mais un homme nouveau surgis-
sait, rural, en communion avec la terre, avec les
forces végétales, avec les âmes simples des gar-
deuses de brebis, des bouviers et des travailleurs
du sol. Était-ce vraiment un homme nouveau?
C'était bien plutôt Thommc véritable, gêné jus-
que-là par une éducation antinaturelle, par des
intentions littéraires laborieusement assimilées qui
ne jaillissaient pas et qui ne pouvaient pas jaillir
des forces profondes de son tempérament. Henri
Martin retrouvait tout à coup son pays, sa race,
tout ce qui vivait en lui d'une vie héréditaire
latente et irrésistible.
Le magnifique tempérament du coloriste qui
commande toute cette sensibilité d'artiste trouvait
enfin roccasion de prendre tout son essor Devant
— i6 —
H
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2
w
HENRI MARTIN
ce paysage majestueux, sous ce ciel éclatant et sur
cette terre grasse, dans cette atmosphère embrasée,
devant ces hommes en plein travail et dans cette
odeur de foin on ne pouvait pas être trop éclatant,
trop somptueux, trop riche en couleurs vives. Il
fallait certes que l'intelligence et le goût inter-
vinssent pour que toutes ces sensations pussent
se résoudre en harmonie, mais quelle heureuse
contrainte ! et qui stimulait en même temps qu'elle
disciplinait toutes ses forces vives. Ce tableau de-
vait être vivant, chaleureux et filial. C'est l'œuvre
d'un voyageur qui revient de loin vers son village
et qui, du haut d'un monticule, apercevant son
clocher, lui tend les bras et le salue!
Toutes les rêveries qu'avaient suggérées à Henri
Martin des poètes trop citadins : Musset, Byron,
Dante ou Baudelaire, se résolvaient ici en réalités
concrètes. Ce poète avait enfin trouvé la matière
et le sujet de ses poèmes lyriques.
Par un immense et long détour il en revenait à
deux ou trois sensations élémentaires — les seules
qu'il ait jamais éprouvés profondément — et qui se
résument en un sentiment primordial : l'amour de
la terre, l'admiration éperdue devant les ciels d'azur,
T. H — 17 — 3
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
devant les maisons, les astres, les collines, les
ruisseaux, les ponts, et les personnages baignés de
lumière sous l'atmosphère éclatante de sa région
méridionale.
Les Faz/c/zew?^5 représentent l'aboutissement d'une
recherche de vingt années. C'est un chef-d'œuvre.
La poésie d'Henri Martin, son lyrisme naturel, sa
personnalité foncière, toutes ses qualités de tech-
nique, de science, de fougue et de sensibilité, c'est
ici qu'elles se révèlent, qu'on les admire et qu'on
les aime.
Quel besoin qu'une Mireille avec une lyre soit
dans un coin de ce magnifique paysage? Ce sont les
âmes du Quercy, du Lot et du Tarn-et-Garonne
qui chantent dans ces panneaux d'une belle voix
unanime. Par cette œuvre, Henri Martin est bien
plus proche du génie de Mistral ou de Virgile qu'il
n'était proche de Musset par sa Nuit d'octobre, du
Dante, par sa Fraiicesca^ et de Baudelaire par sa
Fleur du mal. Ce qu'il avait emprunté à ces poètes,
c'était précisément ce qui leur était le moins essen-
tiel : l'apparence physique des personnages, les
couronnes de houx ou d'étoiles, les longues robes,
les capulets, les gestes hiératiques et, par-dessus
— i8 —
HENRI MARTIN
tout, les lyres. Il va de soi ~ puisque c'est un
peintre — qu'il avait tout de même réussi sur ces
motifs peu profonds à faire preuve de qualités per-
sonnelles et importantes. Mais ces Faucheurs sont
au sommet de sa carrière. Ce qu'il y a d'essentiel,
soit dans les bucoliques grecques, soit dans les
géorgiques provençales ou latines, c'est l'amour du
sol, l'odeur de la terre, l'enivrement de la lumière,
de la couleur, l'immense amour de la vie animale
et végétale toute vivifiée par la présence et par les
travaux humains. Or ce sont ces sentiments élé-
mentaires que magnifie cette forte trilogie et c'est
par cette communauté de sentiments que ce trip-
tyque s'apparente aux grandes œuvres de tous les
temps.
A partir des Faucheurs Henri Martin comprit-il
qu'il n'était pas de la même race que les grands
lyriques citadins par lesquelsil avait étéébloui, qu'il
ne serait jamais un raffiné comme le fut Baude-
laire ni un grand aristocrate comme Byron, ni un
sentimental éperdu comme Musset ni un philosophe
dominateur comme Dante? Lentement il en arri-
vait à se connaître lui-même, à prendre conscience
de sa propre personnalité qui était simple, naïve,
— 19
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
élémentaire et modelée à l'image de sa province
natale.
Il est extraordinaire d'avoir à constater que
M. Henri Martin ne parvint à cette simplicité
qu'après vingt années de travail assidu — de
recherches compliquées — et qu'il avait dépassé
l'âge de quarante ans quand il renonça aux sujets
dramatiques ou allégoriques, pour redevenir un
homme simple en accord avec les réalités.
LES ORIGINES ET LA FORMATION
Pour nous rendre compte de la révolution intel-
lectuelle et morale dont cette œuvre magnifique
témoignait tout à coup avec éloquence, rappelons-
nous maintenant les origines d'Henri Martinet les
étapes progressives de la formation de sa person-
nalité.
Il est né à Toulouse en 1860, d'une famille
modeste qui le destinait au commerce. Il n'eûtpas
le loisir de poursuivre ses études. Vers la quinzième
année il fut placé en qualité de commis chez un
marchand de drap. Quelques amitiés de jeunesse,
des rêves de gloire, de fréquentes visites au Musée
HENRI MARTIN
précisèrent sa vocation. Il obtint de ses parents
l'autorisation d'entrer à l'École des Beaux-Arts de
sa ville natale. Son professeur, Jules Garepuy, avait
été rélève de Delacroix et avait gardé pour son
maître, pour les Vénitiens et pour tous les grands
coloristes, une admiration passionnée.
Peut-être les enseignements de ce maître peu
illustre, et qui avait été assez modeste pour ne pas
demeurer à Paris, était-il précisément celui qui
convenait au jeune artiste. Son influence aurait pu
être heureuse sans devenir déformatrice. Il nous
suffit, pour incliner à le croire, qu'Henri Martin
porte témoignage que ce professeur aimait avant
tout les coloristes et qu'il préférait à tous les autres
les grandes décorations de Véronèse. Où le jeune
peintre aurait-il pu trouver une éducation plus con-
forme à son propre tempérament? Malheureuse-
ment Paris et l'École des Beaux-Arts attirent tous
les jeunes talents. A dix-neuf ans Henri Martin ob-
tenait le Grand Prix de cette école municipale et
partait pour Paris pourvu de la bourse annuelle de
quinze cents francs qui, vingt ans auparavant, avait
couronné le premier succès de Jean-Paul Laurens.
Le tableau qui avait valu à Henri Martin le
— 21 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Grand-Prix et cette Bourse était naturellement un
tableau d'Histoire : Les adieux de Mithridate à son
Jils. A l'énoncé de ce sujet on devine que l'École
des Beaux-Arts de Toulouse avait les mêmes ten-
dances que cellede Paris et que Jules Garepuy, s'il
mérita la reconnaissance que lui garde son ancien
élève, était dans ce milieu une heureuse exception.
A vingt ans Henri Martin entrait à l'École des
Beaux-Arts de Paris et naturellement se faisait
inscrire à l'atelier de l'illustre Toulousain dont la
réputation et la gloire étaient devenues éclatantes.
Nous ne parlerons pas avec irrévérence de la car-
rière et de l'œuvre de M. Jean-Paul Laurens. Il
est hors de doute que sa science, son dévouement
attentif et sa grande autorité morale ont dû aider
singulièrement le jeune homme dont la grande
ambition devait être de justifier auprès de ses
parents, de ses professeurs et de ses compatriotes,
la faveur dont il avait été l'objet. Le meilleur
moyen de satisfaire à ces obligations morales était
d'apprendre le plus vite possible tout ce qui s'en-
seigne à l'Ecole, et d'obtenir rapidement dans les
concours et au salon les prix, mentions et médailles
qui sont les signes visibles du travail et du succès.
— 22 —
HENRI MARTIN
Élève laborieux et docile, M. Henri Martin, soutenu
par l'affection et par l'autorité de son maître, obtint
assez rapidement des succès parfois rémunéra-
teurs. Entre autres distinctions il obtint en i883,
avec sa Francesca di Rimini, une première mé-
daille et devint hors concours. Efi i885 avec ses
Titans escaladant le ciel il obtenait la bourse de
voyage et partait pour l'Italie.
On comprend par conséquent l'affection et la
reconnaissance e]ui le lient àM. Jean-Paul Laurens.
Cependant nous ne sommes pas sûrs que ce maître
ait essayé de deviner le véritable tempérament
de son élève ni qu'il l'ait aidé à se découvrir
lui-même. Il donna à ce jeune homme comme à
ses autres élèves renseignement canonique inter-
national dont l'École des Beaux-Arts détient la tra-
dition et qu'elleperpétueinlassablement. Apprendre
à dessiner correctement, choisir des « sujets »,
savoir composer un tableau, apprendre à le colo-
rier avec goût c'est-à-dire de la manière la plus
agréable, tel est en quelques mots l'essentiel de cet
enseignement. D'illustres exemples prouvent que
cet enseignement n'étouffe pas nécessairement toute
originalité. Des exemples non moins illustres
— 20 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
prouvent que cet enseignement peut déformer pour
longtemps et anémier parfois pour toujours cer-
taines autres personnalités.
Pour M. Henri Martin le cas ne me paraît point
douteux. Le désir d'avoir du succès l'entraîna à
choisir des sujets dramatiques. L'influence de son
maître l'entraîna vers les tableaux « d'histoire »,
les sujets « poétiques, » lui donna le goût de l'ar-
chéologie et du détail « exact ». Dans l'élaboration
de ces tableaux dramatiques le sujet et la compo-
sition supplantaient de très loin l'invention d'un
dessin personnel et qui convienne exactement au
tempérament particulier de l'artiste, l'observation
directe de la réalité, le sens de la nature et des
vérités générales, le don de penser par des couleurs
au moins autant que par des lignes et des contours.
Tous les travaux d'élèves se ressemblent par
définition. Ils sont faits suivant des règles qui
s'enseignent méthodiquement et se transmettent
de génération en génération. Ils ne sont pas émou-
vants parce qu'ils ne sont pas émus. Même quand
ils sont « parfaits » ils n'oflVent aucun intérêt.
Le premier tableau qu'Henri Martin envoya au
salon portait un titre qui nous laisse deviner quel
— 24 —
HENRI MARTIN
en était respritetle caractère. C'était le Désespéré ^ .
Deux ans après il envoya La Course à l'abîme
non moins dramatique et le goût de l'archéologie
poétique lui inspira en i883 un tableau intitulé
Paolo Malatesta et Francesca di Rimini-. Ce fut
son premier grand succès et l'occasion de sa pre-
mière médaille. Tout l'incitait done à continuer
dans cette voie. En 1884 : Ca'iUy en i885 Titans
escaladant le ciel, en 1888 Ugolin etc., etc., et ce
goût du « sujet » plus particulièrement du sujet
« historique » continue à opprimer le talent de
M. Henri Martin, même quand celui-ci commence
à s'interroger lui-même et à vouloir chercher des
moyens nouveaux d'exécution plus directement en
rapport avec les aspirations obscures de son génie.
Or s'il est un tempérament sain, robuste, prime-
sautier, mais peu enclin par nature à l'archéologie,
à l'histoire, à toutes les sciences de bibliothèque et à
la superstition de l'exactitude pratique et docu-
mentaire, c'est le tempérament d'Henri Martin.
Ni son hérédité, ni son éducation, ni le milieu
social auquel il appartenait, ni>^es goûts, ni ses
1. Musée de Toulouse.
2. Musée de Carcassonne.
T. II — 25 — A
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
aptitudes, ne le prédestinaient à ce genre de pein-
ture. Il était par nature exactement à l'opprsé de
M, Jean-Paul Laurens, si studieux, si appliqué,
si sav^ant et si naturellement archéologue et histo-
rien. On conçoit facilement que — vérité pour
Jean-Paul — les Récits Mérovingiens fussent pour
Henri Martin une source intarissable d'erreurs.
Les livres l'histoire, la légende et les sources
archéologiques vivent dans l'esprit de M. Jean-Paul
Laurens d'une vie sérieuse et continue; elles ne
fournissent à M. Henri Martin que des ornements
d'emprunt. Dans les livres des poètes il trouvait
d'abord un magasin d'accessoires. Et cependant
M. Henri Martin était un poète. Il était donc natu-
rel qu'il aimât et qu'il recherchât les poètes. Par
malheur son éducation littéraire — qui avait été
rapide et sommaire — n'avait pas développé en lui
le sens critique. Il était mal préparé à choisir dans
l'immense trésor littéraire de tous les peuples et
de tous les temps précisément les livres qui au-
raient pu lui révélera lui-même ses qualités essen-
tielles.
Bien qu'il fût aussi peu romantique que possible
par nature et par tempérament, il s'attacha aux
— 26 —
HENRI MARTIN
poètes romantiques, bien qu'il fût aussi peu déca-
dent et aussi peu complexe que possible il lut avec
un enivrement désordonné les Fleurs du mal de
Baudelaire et les contes fantastiques d'Edgar Poë;
bien qu'il fût d'une imagination restreinte et d'un
lyrisme très attaché aux réalités de l'existence, il s'eni-
vra des traductions en prose de VEnfe?^ du Dante;
bien qu'il fût réaliste par tempérament, il fréquenta
les poètes symbolistes qui, vers 1886- 1890, se ras-
semblaient en petites chapelles. M. Henri Martin
se mêla au mouvement littéraire. Il fréquenta les
fondateurs du petit groupe Rose-Croix recruté au
hasard par le Sàr Péladan. Dans ce groupe de litté-
rateurs et d'artistes le choix du sujet prévalait sur
toutes les autres qualités qu'on est en droit d'exiger
d'un tableau ou d'une œuvre d'art. Or il est trop
clair que n'importe quel pa3'sage copié sur nature
par l'Angelico est d'un spiritualisme délicieux et
que les sujets les plus mystiques conçus et exécutés
par un naturaliste-né perdent toute leur spiritua-
lité.
De ces lectures poétiques, de ces fréquentations
littéraires et du parti-pris de trouver pour chaque
tableau « un sujet » les œuvres d'Henri Martin pen-
27 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
dant vingt ans portent témoignage. J'ai déjà cité
plusieurs sujets — dramatiques ou grandiloquents
— qu'il avait traités. Complétons ces indications.
Au salon de 1882, c'est-à-dire à vingt-deux ans,
Henri Martin choisissait comme sujet de son envoi
au Salon l'interprétation de la Nuit de mai d'Alfred
de Musset. En 188S, la A^nit d'Octobre. En 1889, la
Fî'aiicesca di Rimini du Dante. En 1890, la Fleur
du mal, de Baudelaire. En 1891, Chacun sa chi-
77îère, inspiré d'un poème en prose d'Edgar Poë.
En 1892, VHoinme entre le vice et la vertu, inspiré
par Alfred de Musset. En 1893 la décoration de
l'Hôtel de Ville sort de son pinceau toute encom-
brée de « muses ». En 1897, Vers lAbime est ins-
piré de Baudelaire. En 1898, un portrait du Dante
et Clémence Isaure apparaissant aux Troubadours
procédait du même état d'esprit.
Et je ne cite que pour mémoire ses innombrables
« muses » debout, assises, de face ou de profil,
toujours vêtues de tuniques idéalistes et portant
toujours des lyresàsept cordes. Elles s'échelonnent,
extrêmement nombreuses, entre 1882 et 1902. De
la fréquentation spiritualiste des Rose-Croix datent
le Christ étendant les bras sur un cimetière et les
— 28 —
HENRI MARTIN
maigres figures féminines sur le visage desquelles
veulent se peindre des pensées.
Entre temps, Henri Martin revenait aux tableaux
« d'Histoire ». On se souvient de sa Fête de la
Fédération exposée en 1889, et il acceptait aussi
de peindre des tableaux officiels puisque « le voyage
du Président Carnot à Agen » date de 1890. C'est
d'ailleurs un très mauvais tableau.
On conviendra que cet immense labeur et cet
inlassable besoin d'activité ne s'exerçait pas sans
quelque confusion.
l'évolution de la technique.
Du point de vue technique l'incertitude et le
manque d'unité n'étaient pas moins évidents. De
vingt à trente ans, Henri Martin peignit selon les
recettes de l'École des Beaux-Arts. Il mélangeait
les tons sur la palette avant de les poser sur la toile,
il n'avait d'aversion ni pour le « bitume », ni pour
les « jus », ni pour « les sauces », ni pour les a gla-
cis ». Cherchait-il à éviter le ton sale? En tous cas
s'efForçait-il en vain d'obtenir par ces procédés la
fraîcheur et l'éclat du ton. Il voulait être un grand
— 29 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
coloriste mais il n'osait pas s'insurger contre les
habitudes d'esprit de ses maîtres, ni rompre avec les
traditions immuables de l'Ecole.
A demi-paralysé par des règles qui n'étaient pas
bonnes pour lui et par des traditions qui étaient
contraires à son instinct, il réussissait tout de même
de temps en temps à donner à ses tableaux une
énergie et un accent singuliers. Il n'entre pas dans
ma façon d'envisager l'œuvre d'Henri Martin de
biffer d'un trait de plume tout ce qu'il a produit
pendant les quinze premières années. 11 n'en est pas
moins vrai qu'on sentait dans ses tableaux des
compromis perpétuels, une gêne, une contrainte,
et, pour tout dire en un mot, une désorieniation.
A partir de 1886 ou de 1887, M. Henri Martin
sentit impérieusement la nécessité de se renouveler.
Les découvertes impressionnistes exercèrent sur
lui une irrésistible attraction. Il déclare volontiers
qu'au moment où il commença d'adopter la palette
et la technique impressionnistes, il ignorait les
œuvres des grands initiateurs de ce mouvement. A
son avis ses recherches furent « parallèles » à
celles des impressionnistes. Cette opinion pourra
faire sourire. On ne peut oublier en effet que le
— 3o —
HENRI MARTIN
salon des refusés date de 1 863 et que Monet, Renoir
ou Sisley avaient peint leurs tableaux les plus carac-
téristiques quelque quinze ans avant les recherches
« parallèles » de M. Henri Martin. Il se peut
cependant que ce peintre — qui vivait à l'ombre
de l'Ecole — ait ignoré les travaux de ces grands
prédécesseurs. M. Henri Martin l'affirme. Il faut
par conséquent l'admettre, bien que cela ne fasse
honneur ni à sa culture personnelle, ni à renseigne-
ment professionnel de ses maîtres.
Cependant il n'ignora point « le portrait de
M"'° Roger Jourdain » qui fut exposé au Salon
de 1886. Pour la première fois, dans un salon offi-
ciel, un ancien prix de Rome rompait délibérément
avec les enseignements de l'École et faisait son
profit des découvertes impressionnistes pour s'effor-
cer — avec quel succès! — de traduire le conflit
entre la lumière naturelle et le jour artificiel. En
l'envoyant au Salon Albert Besnard ne se doutait
pas qu'il faisait une œuvre d'apostolat. Ce fut une
révolution. M. Henri Martin et bien d'autres con-
nurent l'impressionnisme à travers Besnard. Et s'il
est vrai que ces nouveaux-venus n'éprouvèrent
peut-être jamais le besoin de remonter d'un élan
— 3i —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
jusqu'aux sources originelles, ils n'en sont pas
moins l'objet d'une illusion lorsqu'ils se figurent
avoir abouti à leurs trouvailles personnelles par des
recherches « parallèles ».
Né coloriste, enivré de la richesse et de l'imprévu
qu'offrent à ceux qui savent regarder l'analyse des
innombrables variations des effets de lumière,
M. Henri Martin s'assimila en même temps l'en-
seignement que proposaient les œuvres de la pre-
mière génération impressionniste et ce qu'il y avait
pour lui de séduisant et d'important dans les
théories picturales et dans les déductions scienti-
fiques du groupe néo-impressionniste qui tint,
en 1888, ses assises chez le Barc de Boutteville,
rue Le Peletier, non loin du Salon Rose-Croix qui
s'abritait dans les galeries Durand-Ruel.
On sent dès la Nuit d'octobre de M. Henri
Martin, au salon de 1888, les mêmes préoccupa-
tions, le même désir de renouvellement, le même
élan vers l'art nouveau.
En 1889, Henri Martin provoque à son tour une
sorte de scandale en exposant sa Fête de la Fédé-
ration qui était peinte « au pointillé » selon la doc-
trine qui paraissait alors nouvelle de la division du
— 32 —
HENRI MARTIN
ton, c'est-à-dire par petites touches serrées juxta-
posant ou superposant sur la toile les tons purs
tels qu'ils jaillissent de la coulée primordiale du
tube et sans mélange préalable sur la palette. Ce
procédé escompte la reconstitution du mélange
optique sur la rétine du spectateur quand celui-ci
se place à la distance convenable et il implique l'em-
ploi de certaines couleurs primordiales à l'exclu-
sion de certaines autres.
Il est probable que ce tableau aurait été refusé
si M. Henri Martin n'avait pas — en qualité de
hors concours — joui du privilège d'exposer ses
tableaux sans avoir à les soumettre à l'opinion du
jury. Le scandale fut considérable. Henri Martin se
trouva classé parmi les néophytes de l'impression-
nisme. Les académiques le traitèrent en transfuge.
Il ne méritait cependant encore ni cet excès d'hon-
neur ni cette indignité. L'évolution était timide.
Henri Martin demeurait sous l'emprise de l'École
et de ses traditions. Du néo-impressionismc, il ne
s'était encore assimile que le procédé. Pour tout ce
qui concernait l'important, c'est-à-dire la concep-
tion du tableau, sa composition et son esprit,
M. Henri Martin demeurait fidèle à son éduca-
T. II
— 33 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
tion. Il ne s'était pas assimilé ce qui est l'essentiel
et pour ainsi dire l'âme même de l'impression-
nisme, c'est-à-dire l'étude et la notation des phé-
nomènes lumineux considérés en eux-mêmes, pour
eux-mêmes, et se suffisant entièrement pour don-
ner au tableau son sens particulier et sa significa-
tion profonde. Cette Fête de la Fédération était
un compromis et qui laissait subsister entre
l'œuvre réalisée et le tempérament de l'artiste des
antinomies foncières. Le « Décorateur » ne s'y ré-
vélait que dans une mesure médiocre.
Cet effort de libération se poursuivit pendant dix
années. Le Carnot à Ageii, Fleur du Mal, Chacun
sa Chimère, Les Ti^oubadoin^s, Clémence Isaure,
L'Homme entre le vice et la vertu, Vers l'abîme,
Douleur, La Samaritaine, et même la décoration de
l'Hôtel de Ville, ne sont impressionnistes que par
les apparences. C'est la palette qui devient impres-
sionniste, mais le dessin, la composition et surtout
l'esprit sont encore traditionnels.
Les grandes étapes qui devaient aboutir à la libé-
ration définitive sont le Sérénité du Luxembourg
(salon de 1899), le nu féminin inûinlé Beauté [sdXon
de 1900), et surtout la Bucolique de 1901.
— 34 —
HENRI MARTIN
La Beauté nous montre l'artiste se plaçant en
face d'un modèle nu et faisant abstraction de toute
intention littéraire. Il est enfin redevenu un homme
simple, ému devant la beauté d'une femme, et un
coloriste enivré par le ton chaleureux de la peau
que font valoir les deux grandes taches de la dra-
perie qui couvre la partie inférieure du corps et du
voile que, de ses bras relevés, elle soulève au-dessus
de sa tête. Un reste de symbolisme presque puéril
subsiste encore dans l'encadrement de feuilles et de
fleurs dont l'artiste s'est cru obligé d'entourer cette
belle femme nue. Du moins a-t-il vu cet encadre-
ment symbolique en coloriste et en décorateur.
Nous ne le lui reprocherons donc pas. Mais les
qualités essentielles de ce magnifique morceau,
c'est le sens du volume, de la consistance, de l'har-
monie des formes, c'est l'émotion communicative
de l'artiste devant son modèle, c'est la sobriété
ferme et pleine du modelé, c'est l'éclat rayonnant
de la couleur et [la vibratilité des accords de tons.
Voilà des qualités importantes et qui sont indépen-
dantes du « motif ».
Ces qualités étaient certes plus ou moins sen-
sibles dans toute l'œuvre précédente d'Henri Martin
— 35 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
et c'est à cause d'elles que cette œuvre a pu paraître
importante dès le début, mais c'est la première
fois qu'elles apparaissent en pleine lumière, n'em-
pruntant que d'elles-mêmes leur style et leur signi-
fication. C'est la première fois qu'un réalisme de
bon aloi vivifie l'œuvre toute entière et qu'elle se
présente à nous dépourvue de toure intention litté-
raire, de tout accessoire, dans toute la simplicité de
ses qualités purement picturales. Pour mesurer
l'espace parcouru reportons-nous à une œuvre très
connue et qui avait été conçue cinq années aupa-
ravant.
Elle date de iSqS. C'est la première œuvre déco-
rative au sens propre du mot qu'ait exécutée
M. Henri Martin puisque V Inspiration qui date de
1893 était en réalité un panneau décoratif sans des-
tination et qui appartint un moment au musée
d'Amiens avant de trouver sa place définitive dans
la salle des Illustres de Toulouse.
Cette décoration obtint un très grand succès et
— 36 —
HENRI MARTIN
elle le mérite encore. Elle se compose d'un plafond
et d'une sorte de frise décorative courant autour des
quatre murs d'une salle rectangulaire. Des arcades
supportées par des piliers divisent en écoinçons
Tespace concédé au peintre. Sur chacune des
faces principales il y a deux groupes de personnages
posés sur le prolongement des piliers entre les deux
arcades ouvertes. Pour les deux murs qui ne sont
percés que d'une seule arcade il y a, de chaque côté
de cette arcade une figure debout et méditative.
Tous ces personnages sont reliés entre eux par
un paysage stylisé — fort bien conçu et d'une belle
exécution décorative — où se reconnaissent le sol
roux, les pins aux troncs lisses, les branches paral-
lèles et les effets de soleil couchant dont l'artiste
devait tirer encore de si nombreux effets.
L'ensemble est harmonieux, bien ordonné, d'une
couleur et d'un modelé un peu minces et menus,
mais assez élégants et d'une arabesque qui n'est pas
particulièrement enveloppante, mais qui a son
charme. Il y a beaucoup d'ordre. Le plafond est
moins réussi. Il n'est pas dénué d'une certaine
vacuité. Trois groupes de trois figures féminines en
vêtements flottants traversent le ciel bleu, portant
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
dans chaque main une lyre ou une couronne. A
chaque extrémité une figure rouge et une autre rose
remplissent des espaces demeurés vides. Au centre,
Apollon nu est assis sur un nuage et fait un geste
qui n'a guère de signification. Cela est joli mais
encore bien scolaire. C'est le bon travail d'un excel-
lent élève.
Dans un écoinçon certaines figures laissent
deviner ce que l'artiste deviendra. La plus belle
est, face aux fenêtres, une figure de femme debout
qui représente sans doute La Mélancolie. Elle est
assez vraie pour qu'on sente qu'elle a e'té exécutée
d'après le réel et assez transposée pour être une
œuvre d'artiste. La robe bleu-foncé, sur laquelle
se jouent des reflets, se modèle harmonieuse-
ment dans une sorte de pénombre. Le profil du
visage baigne dans la même pénombre. C'est une
belle vision de calme et de gravité. La figure fémi-
nine en robe verte, qui lui fait pendant, les mains
jointes, est infiniment plus conventionnelle, bien
que tout de même assez jolie.
Les quatre groupes des écoinçons représentent
des personnages assis que leurs attributs nous
désignent comme étant le peintre, le statuaire, le
HENRI MARTIN
poète et le musicien. Nues ou habillées ces figures
portent des ailes et elles ont dans la main des lyres.
Peut-être dans cette décoration n'y a-t-il pas une
seule figure de femme qui ne tienne sa lyre à la
main. Vraiment il y en a trop. Ces lyres accentuent
ce qu'il y a de conventionnel dans ces figures. Elles
sont cependant assez élégantes et bien peintes. Les
troncs lisses des pins, les échappées sur le bleu du
ciel et les verdures des branches donnent à l'en-
semble de la dignité, de la noblesse et une certaine
force. Cette décoration est encore scolaire, mais elle
est d'un joli arrangement, d'une certaine élévation
de pensée et exécutée dans une gamme de tons très
chaleureuse où dominent les rouges. Aucune vulga-
rité. On regretterait plutôt — notamment dans le
plafond — une certaine élégance un peu fade.
On ne peut nier cependant que ce n'ait été pour
l'artiste, dans le domaine décoratif, un très beau
début et qui aujourd'hui encore lui fait grand
honneur.
Sérénité (1897) et Bucolique (1901) marquent
des étapes. Ce sont de vastes panneaux décoratifs
dont l'exécution décorative n'est dépourvue ni de
simplicité, ni de style, de virtuosité, dont la no-
-39-
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
blesse d'inspiration est indéniable, dont la couleur
et l'éclat sont intéressants mais où se survivent des
intentions poétiques et littéraires qui ne s'associent
avec une impérieuse nécessité ni au sujet du
tableau, ni au tempérament lyrique du peintre.
Dans Séréjiité^j auprès d'un ruisseau, parmi les
troncs roux et dorés d'ua Bois sacré, divers groupes
de différents âges, vêtus de toges classiques, con-
templent d'un air que l'artiste aurait voulu inspiré
un vol léger de trois Muses qui passent en volant
à travers les arbres, portant, elles aussi, une lyre que
tient à bout de bras celle qui les conduit. Ce qu'il
y a d'important dans ce tableau c'est sa couleur et
son style simplifié, c'est l'impression de nature et
l'atmosphère de beauté paisible. Ce qu'il y a d'en-
nuyeux, c'est l'air emprunté de ceux qui lèvent la
tête et ces trois figures de Muses qui brandissent
un accessoire.
Bucolique nous représente un autre coin du Bois
Sacré où \des bergers, des brebis, une femme qui
allaite son nourrisson, et des faucheurs qui tra-
vaillent continuent sous les pins dorés parmi les
I. Musée du Luxembourg 1897.
— 40 —
HENRI MARTIN
derniers feux du couchant, leur bonne vie fami-
liale et champêtre. Un poète à genoux et couronne
de lauriers médite, tête baissée, devant ce spectacle
recueilli et une Muse près de lui prenant son essor,
brandit sa lyre et la présente à ces braves gens qui
vivent heureux et tranquilles sans se préoccuper de
cette apparition qui ne laisse pas d'être théâtrale.
Cette Bucolique marque la fin delà seconde exis-
tence de M. Henri Martin. C'est la dernière Muse
qu'il ait peinte et la dernière lyre qu'il nous ait
infligée.
Abstraction faite de ce personnage conventionnel
et de cet accessoire de théâtre, Bucolique est une
très belle composition et un magnifique tableau.
Le sentiment de la nature commence à dominer
nettement dans l'œuvre d'Henri Martin l'idéologie
académique. Ce terrain qui monte vers notrcdroite,
terre rouge d'automne parsemée de taches de ver-
dures et qui, vers le haut du tableau, passe au
jaune intense des blés que les paysans fauchent, les
branches des pins aux troncs doux, certains coins
de ciel bleu, tout forme une harmonie puissante,
sincère et véridique.
Il y a aussi de grandes délicatesses de tons. La
— 41 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Muse est lilas-roséet le poète en robebleu-sombre
avive'e de reflets rouges. Les moutons sont char-
mants, d'un accent juste, et vus par la coloration.
La femme qui allaite est vêtue de gris-blanc très
rosé d'une douceur puissante, et les paysans ont
déjà le mouvement et l'accent de ceux qui allaient
devenir les Faucheurs. Tout cela est simple, riche,
magnifique, d'une belle exécution décorative. Il y
a de l'unité, de la force et du style.
Dans son ensemble cette Bucolique prépare et
annonce les Faucheurs qui marquent la libération
totale. Le réaliste instinctif se révèle enfin. Une
sorte de lyrisme grave et profond succède à des
idéologies empruntées. Il faut reconnaître que
l'évolution a été longue et traversée de vicissitudes.
Mais aussi quels bénéfices moraux et matériels^
aura valus à l'artiste de s'être reconquis lui-même!
Ce « métier » qui, dans ses figures volontaire-
ment idéalistes, devenait mmce et pauvre^., comme
il s'amplifie, comme il s'enrichit, comme il prend
1. Musée du Luxembourg.
2. Dans le sens pictural.
3. M. Henri Martin, quand il en a l'occasion, rachète —
pour les détruire, — les œuvres qui méritent ce reproche.
— 42 —
HENRI MARTIN
possession de la matière picturale, la malaxe, la
pétrit, la distribue selon les sujets et les dimen-
sions par touches petites ou grandes mais toujours
avec justesse, avec puissance et presque toujours
avec goût!
Toutes ces qualités d'énergie, d'éclat, de consis-
tance et de fougue qu'on devinait plus qu'on ne les
pouvait les constater à travers ses tableaux idéa-
listes, dramatiques ou poétiques, comme elles
trouvent leur emploi quand elles sont subordonnées
à des sujets pris dans la réalité!
A la grande E^vposition d'ensemble de 1910, dans
les galeries Georges Petit, dont le succès fut si
grand, la plus grande partie de la carrière d'Henri
Martin se trouvait représentée. On passait avec
sympathie devant les œuvres anciennes, on ne s'ar-
rêtait pleinement satisfait que devant les interpré-
tations vastes ou petites de sa région natale, devant
les sites urbains ou les paysages rustiques. Rappe-
lons-nous les murs délabrés de petites maisons,
blancheurs de chaux sous le soleil, les pergolas aux
Même de très grands tableaux — et qui ont exigé de lui beau-
coup de travail — ne trouvent pas grâce aujourd'hui à ses
yeux.
-43 -
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
vignes vierges tout empourprées par Tautomne,
les ponts trapus, les petites églises du bord de Teau
érigeant sur le ciel bleu leur clocher quadrangu-
laire, les replis de terrain, le long ruban du ruis-
seau qui coule joyeux sous des reflets du ciel bleu,
les petites filles près d'un bassin, visages riants, en-
soleillés, et qui n'ont pas d'autre prétention que de
dire le plaisir de vivre en plein air et en liberté !
Aubes, crépuscules, chaleurs tropicales des pleins
midis, reflets de lumière sur des ruisseaux, sur des
murs blancs ou se jouant dans les verdures des
peupliers, des cyprès ou des mélèzes, petites fumées
sur le village, Bords du Tarn^ Y Etang de Beyn^Cy
études de paysans, de mendiants ou de fillettes,
voilà quels sont les motifs qui permettent à Henri
Martin de donner toute sa mesure.
Et il est tellement vrai qu'il est le peintre de sa
région et qu'il n'a jamais trouvé que dans sa région
natale l'occasion de s'exprimer tout entier, et avec
force que sa série de Venise^ n'était belle que dans
la mesure où elle ressemblait aux motifs qu'il était
accoutumé à voir, à saisir et à magnifier dans son
I. Exposée en 1910.
— 44 —
HENRI MARTIN
beau pays natal. M. Henri Martin n'a pas vu ce
qu'il y a de particulier dans l'atmosphère de cette
ville, ce qu'il y a d'étrange et de somptueux dans
ces architectures de marbre, et ce je ne sais quoi
d'oriental sous un ciel italien. Il n'a pas essayé
d'analyser le pourquoi et le comment de cette
séduction. Il ne s'est pas attaché à l'individualiser.
Il n'a pas su péne'trer la ps3^chologie de ce ciel, de
ces eflets de lumière, de ces lagunes et de ces archi-
tectures. Il a regardé Venise à travers son Quercy
natal. Il a vu des ciels et des eaux méridionales.
Et il a fait tout de même de très beaux tableaux
sur des motifs vénitiens, parce que ces motifs
éveillaient en lui le même lyrisme instinctif que la
forte et sereine beauté de sa région natale.
Dans cette exposition d'ensemble où les œuvres
décoratives ne pouvaient être représentées que par
leurs esquisses, ce qui était important, c'étaient
les études et les tableaux faits sur nature, devant les
sites qui avoisinent le charmant village' oùM. Henri
Martin travaille pendant une grande partie de
Tannée, dans une retraite laborieuse et paisible.
I . La Bastide du Vert, non loin de Gastelfranc, dans le Lot.
— 45 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
C'est dans ces peintures que se révélaient toutes
les grandes qualités d'Henri Martin : la sincérité
scrupuleuse, l'émotion devant la nature, le don de
voir par grandes taches puissantes et de transposer
sur sa toile toute la vibratilité du soleil et de la
lumière, la force, la consistance, la fraîcheur et
l'éclat du ton.
LES DÉCORATIONS POSTÉRIEURES A IQoS
A partir de igoS, averti sans doute par le témoi-
gnage de sa conscience autant que par le suffrage
unanime de la foule, Henri Martin avait enfin pris
pleine conscience de sa personnalité véritable, de
ses moyens d'expression, de sa palette, de sa
technique, des motifs qui lui étaient favorables et
de son style. Il persévéra. En 1904, une vaste déco-
ration pour la mairie de la ville de Marseille, repré-
sentait le Trcwail. C'étaient trois grands panneaux
de dimensions égales, interprétant à nouveau les
trois âges de la vie. Par goût de la sym.étrie peut-être,
et aussi pour faire contraste, l'artiste a choisi ses
personnages dans la vie citadine. Dans le panneau
HENRI MARTIN
principal, des ouvriers du port — si bien groupés,
qu'ils ressemblent à une fourmilière — de'chargent
les vaisseaux dont les vergues s'entrecroisent sur
le ciel bleu en un lacis inextricable de filins, de
cordages et de mâts. Les uns portent sur leurs
épaules les lourdes corbeilles surabondantes de
richesses vége'tales les autres se penchent sur ces
corbeilles quand elles sont posées à terre. Un enfant
y plonge les mains. Des femmes regardent ou mar-
chandent.
L'un des panneaux de côté nous montre un autre
coin du port. On distingue des barques à l'ancre,
un avant de voilier au repos. Les collines qui
ferment le port de Marseille s'arrondissent sous le
ciel. Sur le quai des femmes portent des fardeaux,
et des écoliers, précédés de trois fillettes bien sages,
la tête penchée vers le livre où elles repassent
leurs leçons, passent graves et réfléchis.
Dans le dernier panneau, c'est un Repos du
dimaîiche. Encore un coin du port, les collines s'in-
fléchissent sous le ciel crépusculaire où apparaît la
rondeur lumineuse de la lune. Un ménage de
vieilles gens se promène précédé par une fillette qui
porte amoureusement sa belle poupée. Une famille
47 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
d'ouvriers, avec le nourrisson dans les bras de
la jeune ménagère — et sa fillette s'accrochant
aux plis du tablier bleu — les croise paisible-
ment.
Moins lyrique, moins ardente que le triptyque
des Faucheurs, moins intimement lie'e à un
paysage natal, ces trois peintures décoratives sont
cependant très belles. Elles sont exécute'es avec
sérieux et avec puissance, elles sont magnifiques de
couleur et d'éclat. Les personnages et les objets
ont de la consistance. Ils sont vrais sans être,
d'une exactitude mesquine. Un mouvement calme
et sensible anime l'œuvre tout entière. On sent que
l'artiste a peint avec amour dans leur belle lumière
méridionale ces Marseillais qui sont à peu près ses
concitoyens. Ce sont des êtres en plein air faisant
des gestes très simples sous un ciel très éclatant.
Ils ont trouvé chez cet artiste leur poète et leur
ami. Henri Martin a exprimé la poésie du travail,
de l'heure, du site, des couleurs et de la lumière,
avec sobriété, avec force et avec calme. Il est
cependant hors de doute que le travail citadin
l'émeut moins profondément que les travaux des
champs.
-48 -
HENRI MARTIN
LA MAIRIE DU X'^ ARRONDISSEMENT
Les Parisiens ont la chance de posséder dans la
salle des mariages du X"" arrondissement un vaste
panneau décoratif d'une qualité d'émotion, d'un
éclat et d'une couleur admirables.
Le sujet en est extrêmement simple. Dans une
chaude lumière d'automne, c'est une prairie ' déjà
très jaunissante près d'un ruisseau qui tourne et
dans lequel se mirent des bouquets de feuillages
verts et jaunes tandis que de très hauts peupliers
limitent la vue sans la restreindre à l'excès et lais-
sant apercevoir un peu de ciel d'un bleu magnifique
pommelé de blanc. Quelques personnages — très
importants mais non indispensables' — enrichissent
ce paysage. Un paysan debout, en chemise gris-
1. M. Henri Martin a peint un grand nombre de ces vastes
panneaux décoratifs qui trouvent ensuite leur destination au
hasard des circonstances. On se souvient au Salon de 191 1
des jeunes filles assises à contre-jour. Ses « Pergolas» sont
très nombreuses. L'aune des plus belles se trouve dans la
salle à manger de M. Jules Segard à Tourcoing.
2. Dans la bibliothèque de JVI. Charles Stcrn ces person-
nages ont effet disparu et le tableau n'en est pas moins beau.
T. H — 49 — 7
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
bleuté et pantalon jaune, s'appuie sur sa faulx et
cause avec une femme également debout, tout en
rose, et qui porte dans les bras un enfantelet en robe
rouge vif. Une fillette en tablier bleu est auprès
d'eux et joue avec sa poupe'e. On distingue vers la
gauche deux autres silhouettes de paysans qui tra-
vaillent.
Rien de plus et c'est une œuvre décorative magni-
fique. D'abord, du point de vue peinture, il y a une
sincérité évidente. Henri Martin a vu ce paysage.
Il l'a aimé. Il s'est enivré de cette lumière, de ces
jaunes, de ces verts, de cette atmosphère et de ce
soleil diffus. Son crayon a délimité les masses avec
le désir de simplifier et de magnifier. Les modelés
ont été exécutés avec une préoccupation de vérité lu-
mineuse et de consistance. A l'indication des taches
s'est mêlé peu à peu une sorte de sentiment parti-
culier de la matière propre à chacun des éléments
qui conviennent à ce paysage : la terre, l'eau, les
arbres, les feuillages riverains du ruisseau, le ter-
rain gras de la prairie, les feuilles mortes qui
jonchent le sol. Le peintre a individualisé chacune
des parties. La terre battue du petit sentier n'est
pas de la même matière que la terre sèche du talus
— 5o
HENRI MARTIN
Clichc Crov.uiN
PANNEAU DÉCORATIF
(mairie du X' arrondissement)
HENRI MARTIN
en plein soleil ni que la terre plus humide des par-
tics de ce paysage toujours à l'abri du soleil. Et ce-
pendant il n'y a pas excès d'analyse. C'est une syn-
thèse. M. Henri Martin a travaillé d'ensemble à
toutes les parties du tableau. Il a exécuté avec joie,
avec ce petit frémissement que donne la trituration
d'une belle matière qui prend vie et corps sous les
doigts. En travaillant le peintre obéissait aux sug-
gestions de la réalité, il se soumettait plus encore
à son instinct, à son tempérament de coloriste, à
la joie de vivre par ses yeux et de faire chanter tout
son panneau en donnant à la tache rouge de la robe
de l'enfant son maximum d'intensité.
Tout cela est chaleureux, vif, rustique et cepen-
dant dénué de vulgarité, très monté de ton, peint
largement et brillamment, d'un accent extrêmement
personnel, d'une vigueur, d'une fougue et d'une
intensité d'expression admirables. Ce n'est, certes,
ni subtil, ni raffiné, ni «poétique », mais comme cela
est logique et d'un lyrisme sain et franc! On pour-
rait dire de ce paysage qu'il est d'une superbe ani-
malité !
Du point de vue décoratif cela n'est pas moins
beau. Henri Martin a toujours eu l'exécution déco-
— 5i —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
rative. Il voit par grandes masses et il transcrit
simplement et largement ses visions. Aussi ce vaste
panneau occupe-t-il pleinement et magnifiquement
l'espace qui lui a été' conce'dé, et il n'emprunte que
de ses seules qualite's picturales, sa richesse, son
éclat et, pour ainsi dire, sa force d'expansion.
S'il y avait une réserve à faire, ce serait sur
l'accord peu étroit entre la destination du lieu et
le sujet du panneau. Pour trouver entre cette desti-
nation et cette peinture un lien, il faut supposer
que l'artiste a voulu adresser un muet reproche aux
provinciaux venus du midi de la France et qui
viennent habiter et se marier dans ce triste quartier
populaire de la vieille rue Saint-Martin. « Voilà
donc, semble-t-il leur dire, ce que vous abandon-
nez! » S'il n'a point pensé à cela (ce qui est infini-
ment probable) il est à supposer qu'Henri Martin
ne s'est préoccupé en rien de la destination de la
pièce ni du monument pour lequel il travaillait'.
Nous serons obligés de faire les mêmes remarques
à propos du beau panneau décoratif exécuté sur le
I . Il m'a dit un jour : « Je ne suis jamais allé voir l'effet que
cela produit surplace... > De la part d'un décorateur le mot
m'a paru saisissant.
— 52 —
HENRI MARTIN
même motif' que celui que nous venons d'étudier
et destiné à l'un des salons de réception de la mai-
son de campagne ultra-élégante d'Edmond Rostand
à Cambo. Belle en soi, cette peinture n'est pas à sa
place dans le milieu pour lequel elle a été faite -.
Peut-être pourrait-on faire la même remarque au
sujet des quatre beaux panneaux exécutés pour la
salle à manger parisienne de M. le D"" d'Hubécourt.
Ils représentent, eux aussi, des paysages méridio-
naux, des paysans et des chèvres.
On se rappelle enfin que le meilleur des pan-
neaux que M. Henri Martin exécuta pour la nou-
velle Sorbonne représente, parmi ses moutons,
un berger appuyé sur sa houlette et qui con-
temple sous un magnifique ciel méridional les
1. Dans le mC-me paysage les figures des paysans ont été
remplacées par un couple de jeunes gens s'avançant le long
du ruisseau. La jeune fllle tricote. Le jeune homme joue du
pipeau. Cette réminiscence à la Théocrite diminue plutôt
qu'elle ne l'augmente la signification de l'œuvre.
2. Deux autres panneaux décoratifs d'Henri Martin ont e'té
marouflés, au Palais de l'Elysée, dans le cabinet du Chef de
la Maison Militaire. Ce sont des paysages méridionaux —
magnifiques — mais qui ne s'accordent en rien avec la dis-
tinction du lieu.
— 53 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
derniers rayons du soleil qui se couche sur la mer.
Le peu d'intimité entre le sujet de l'œuvre déco-
rative et la destination du lieu pour lequel elle a été
faite est encore accentuée, à la Sorbonne, par la
forme particulière — en arceau — de l'espace qu'on
voulait décorer. Or M. Henri Martin ne s'est pas le
moins du monde préoccupé de. cette disposition
architecturale. Il a pris un grand rectangle de toile
à la dimension du mur et il a fait maroufler comme
il eût fait accrocher un tableau de chevalet.
De ce point de vue M. Henri Martin n'est pas un
grand décorateur. Il a l'exécution décorative, mais il
nefautpas lui demander d'assouplir ses conceptions
à des architectures ou à des destinations. Il semblerait
plus facile d'obtenir d'un architecte qu'il construise
un édifice en accord avec les peintures d'Henri
Martin qu'il ne semble possible d'obtenir de cet
artiste qu'il s'adapte à une conception architecturale.
Aux amateurs d'établir d'avance un rapport entre
l'espace dont ils disposent et les peintures qu'ils se
proposent de commander à cet artiste. Ceux qui
connaissent son œuvre peuvent se représenter exac-
tement le domaine où il excelle et dont il ne faut pas
espérer qu'il puisse se dégager avec bonheur. C'est
— 54 —
HENRI MARTIN
avant tout un peintre de sujets rustiques. Pour
s'assurer de cette vérité il suffit de comparer men-
talement aux Faucheurs le second triptyque des-
tiné à lui faire équilibre au capitole de Toulouse.
Sous ce titre, les Bords de la Garo7we^ M. Henri
Martin a voulu symboliser la vie intellectuelle et sen-
timentale de sa ville natale. Sur l'une des berges
du fleuve, bordé sur l'autre rive par des maisons et
des monuments, il a représenté quatre ou cinq
groupes de personnages. La plupart sont des
hommes qui se promènent en levant la tète vers le
ciel. OnreconnaîtlesgloiresdeToulouse: M. Jaurès,
M. Jean-Paul Laurens, M. Bellery-Desfontaines,
M. Jean Rivière, et d'autres.
Isolés ou groupés, tous ces personnages lèvent la
tête comme pour regarder si le temps est incertain
ou la baissent comme s'ils avaient un sujet per-
sonnel de préoccupation. Ils ne donnent à aucun
degré l'impression d'une vie intellectuelle. Ce sont
des personnages et des silhouettes parfaitement
bien peints et que l'on peut croire ressemblants. 11
ne sont pas du tout représentatifs de l'éloquence, de
I. 190G.
— 55 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
l'art de peindre, de la philosophie ou de la pensée.
A la Sorbonne, de même qu'à Toulouse, ayant à
couvrir deux espaces destinés à s'équilibrer, il a
choisi d'abord le sujet qui convenait le mieux à son
tempérament. C'est le panneau qui représente un
berger auprès de ses moutons regardant un coucher
de soleil sur la mer. C'est élémentaire et magni-
fique. Pour le second panneau — ne voulant pas se
répéter — il a voulu représenter la vie intellectuelle.
Par bonheur il a placé ses personnages dans un
paysage méridional au bord de la mer, dans un
petit bois d'oliviers qui s'apparente au Bois sacré.
Cette partie de l'œuvre est magnifique et simple.
Mais, peut-être, dans l'esprit de l'artiste ce décor
n'était-il pas l'essentiel. Dans ce paysage il a voulu
représenter « la Pensée ». C'est pourquoi il a ima-
giné Anatole France debout, en vaste pardessus à
pèlerine, et exposant à quatre ou cinq jeunes
hommes groupés autour de lui quelque, commen-
taire ingénieux. De ces cinq jeunes hommes il yen
a trois qui penchent tragiquement la tête vers le
sol et deux qui osent regarder le maître. A leur
droite auprès d'un petit autel à Minerve (qui semble
sortir du même carton à dessins où se trouvait déjà
— 56 —
HENRI MARTIN
la Minerve sur colonnette de Clémence Isaure et
les Troubadours) un autre disciple encore jeune, les
genoux fléchissants, les clieveux épars, la tête bais-
sée, semble échappé d'un désastre. Ajoutez encore
un jeune homme étendu dans l'herbe tout de son
long et qui lit, deux jeunes hommes et une jeune
fille qui devisent sur un banc de pierre.
Je ne puis pas parvenir à trouver sur ces visages
ni dans ces attitudes un reflet de vie intellectuelle.
Ce sont des figurants sans vie intérieure. Ce qui
donne du prix à cette belle peinture c'est la manière
dont elle est exécutée, c'est la beauté du paysage,
son harmonie, sa grandeur, sa couleur et son éclat.
Les vêtements des personnages baignent dans une
belle atmosphère, les visages eux-mêmes sont très
bien peints. Il est impossible d'y découvrir une
pensée. Henri Martin n'est pas le peintre de la vie
intérieure.
CONCLUSION
Victoire de l'instinct sur l'éducation !
M. Henri Martin s'est donné beaucoup de peine
pour acquérir une culture littéraire et philoso-
T. II — 57 — 8
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
phique, il a beaucoup lu les poètes et il a consacré
beaucoup d'années et de tableaux à les célébrer.
Cependant ce qui est vivant dans son œuvre, ce qui
est durable et peut-être même immortel, c'est son
lyrisme instinctif et le sentiment profond de cer-
taines réalités. Ce qui donne à son tempérament
de peintre et de coloriste sa personnalité, son
accent et sa valeur propre, c'est son amour pour
sa région natale, c'est la vive compréhension qu'il a
des âmes élémentaires et de la vie de la terre, des
arbres, des objets, des maisons rustiques et des
ciels.
Toute sa culture d'autodidacte, toutes ses pré-
tentions à l'idéalisme et à la pensée n'ont pas pu
étouffer en lui les impulsions de la nature. Nous
nous en réjouissons. Que nous importent les suc-
cès d'école, les médailles, les tableaux d'histoire et
tout ce qu'il a emprunté à des lectures poétiques
ou à l'enseignement compassé d'un Jcan-Paul-Lau-
rens?
Henri Martin n'est devenu un grand peintre
qu'après avoir réussi à se libérer de renseignement
de l'Ecole. Pendant vingt ans il a été opprimé par
la tradition académique. Ses erreurs persévérantes
— 58 —
HENRI MARTIN
sont un argument décisif en faveur du régionalisme.
Il n'est parvenu à se connaître lui-même et à nous
donner des chefs-d'œuvres qu'après avoir retrouvé
sa terre provinciale, ses compatriotes ruraux, sa
maison de la Bastide du Vert et son atmosphère
natale.
De ce point de vue, sa carrière peut offrir à la
jeunesse un exemple salutaire. Dépouillée de ses
accessoires, de ses « muses » et de ses « lyres », son
œuvre est d'une beauté sobre et magnifique.
AMAN-JEAN
AMAN-JEAN
AMAN-JEAN
J'entends encore Besnard me dire : « Même si
vous faisiez abstraction des décorations propre-
ment dites qu'a exécutées Aman-Jean, vous devriez
encore lui faire une place dans votre livre. Dans
toutes ses œuvres, et à un degré éminent, il a le
sens décoratif. »
A mes yeux le propre de la peinture « décorative »
est d'avoir été conçue et exécutée pour un espace
déterminé, de prendre sa place définitive dans
un ensemble architectural en se subordonnant à son
caractère, à sa destination, et en s'adaptant à lui
si étroitement qu'elle ne puisse en être arrachée
sans que se trouve diminuée la signification géné-
rale de l'édifice et la beauté personnelle de l'œuvre
elle-même.
C'est par conséquent par ses œuvres décoratives
— 63 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
pour la Sorbonne ou pour le Pavillon de Marsan
que M. Aman-Jean prend sa place dans ce livre
consacré aux peintres décorateurs.
Cependant, s'il y avait un artiste qui pût rendre
sensible ce qu'il peut y avoir d'insuffisant dans
la définition que Je me suis imposée, ce serait
M. Aman-Jean.
On objecte souvent que certains artistes pos-
sèdent les qualités du décorateur, les manifestent
dans leurs tableaux mais n'ont jamais eu l'occasion
de travailler pour un espace déterminé. C'est
avouer en même temps qu'ils n'ont jamais eu
l'occasion de se révéler, à proprement parler, des
peintres décorateurs. Si l'on abandonne les géné-
ralités pour tâcher de préciser quelles sont les
qualités propres à tel ou tel genre de peinture, on
se trouvera bientôt obligé de faire quelques distinc-
tions importantes. La conception décorative im-
plique un rapport direct entre la destination impo-
sée à Tartiste et l'idée ou le sentiment que le peintre
veut faire surgir d'un espace déterminé. L'exécu-
tion décorative, envisage le sujet par les masses,
procède par grandes taches, supprime les détails,
exige du recul, et subordonne tous les moyens
— 64 —
AMAN-JEAN
d'exécution à la simplicité et à la clarté d'un ensei-
gnement (fùt-il purement plastique) destiné à des
collectivités plutôt qu'à des individualités. Le sens
décoratif enfin, par des moyens purement plas-
tiques, plus particulièrement par les prolongements
invisibles de son arabesque, établit une continuité
entre l'œuvre peinte et le lieu où elle est placée,
irradie au delà des limites matérielles du cadre,
influe sur les surfaces environnantes, les enve-
loppe, et crée autour du tableau une sorte d'atmos-
phère qui empêche que l'œuvre puisse jamais pa-
raître comme concentrée sur elle-même et isolée du
reste du monde K
A notre époque, et plus particulièrement au
Salon d'Automne ou aux Indépendants, on voit en
grande quantiré des tableaux de chevalet d'exécu-
tion décorative.
L'idée ou le sentiment d'où procède le tableau
étant le plus souvent sommaire et quelquefois
I. Certains tableaux, de chevalet de M. Jean-Paul Lau-
rens, si nettement et volontairement délimités par des lignes
géométriques qui souvent se coupent à angle droit, me pa-
raissent le prototype du tableau qui semble se ramener sur
lui-même pour éviter toute relation avec ce qui l'entoure.
T. II
— 65
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
rudimentaire, le peintre emploie d'instinct l'exécu-
tion décorative dont les simplifications s'accordent
si naturellement avec la rapidité des ses observa-
tions sur la nature, la pauvreté de son émotion
et l'indigence foncière de son coloris parfois écla-
tant. L'exécution décorative, surtout quand elle
s'emploie pour des tableaux de chevalet, n'est pas
toujours le signe d'un penchant naturel de l'artiste
pour la peinture décorative.
Le sens décoratif, au contraire, est une qualité de
l'esprit qui trouve son application en toutes cir-
constances, à propos de n'importe quel sujet, qu'il
s'agisse d'un objet ou d'un tableau, d'une forme
de vase ou d'un arrangement dans un intérieur.
Dans une certaine mesure il se confond avec le
sens de la relativité. C'est une projection et un
prolongement de la sensibilité. Non seulement
l'artiste cherche en poursuivant la réalisation de
son tableau à établir un accord direct entre l'œuvre
en formation et sa propre sensibilité, mais il est en-
traîné par je ne sais quelle impulsion intérieure à
vouloir dépasser les limites matérielles de sa toile
pour créer autour de son œuvre une atmosphère
favorable. Il ne conçoit pas son tableau comme une
— 66 —
AMAN-JEAN
œuvre isolée et destinée à être vue isolément. Il l'ima-
gine d'avance faisant partie d'un intérieur public ou
privé, et se mettant en relation avec les autres
objets, se subordonnant déjà dans une certaine me-
sure à l'ensemble dont il fera partie et contribuant
à une harmonie dont il n'est pas le seul élément.
' ■ C'est l'une des manifestations du sens de la sociabi-
lité. Un peintre illustre me disait: «Dans un intérieur
je déteste qu'on place une de mes peintures à côté
d'un tableau d'Aman-Jean. Il a une façon de se pré-
senter, une sorte d'arabesque flexible et envelop-
pante qui donne à mes tableaux je ne sais quoi de
sec. »
Le sens décoratif est en effet l'une des qualités
essentielles de M. Aman-Jean et il est permis de
dire qu'il était décorateur, par tempérament, avant
d'avoir eu l'occasion de s'essayer dans la peinture
murale proprement dite.
LE PORTRAITISTE
Le goût de l'arrangement, la combinaison subtile
des lignes, Tenroulement et le déroulement de
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
l'arabesque, la grâce flexueuse du mouvement et
le charme des accords de couleurs ou des contrastes
de tonalité jouent un rôle très important dans les
portraits de M. Aman-Jean.
C'est un portraitiste en ce sens qu'il s'attache
à comprendre et à expliquer la personnalité du
modèle. C'est par conséquent un psychologue et,
dans une certaine mesure, un philosophe. Il
devine en quoi la construction de la tête et l'aspect
général de la personnalité physique peuvent être
révélateurs de la personnalité morale il distingue
dans les traits du visage ceux qui sont essentiels,
et dans les expressions de physionomie celles qui
sont révélatrices d'un ctat d'esprit permanent il
pressent l'état de sensibilité, il devine à certains
indices si c'est la volonté ou la raison, si c'est la
sensibilité nerveuse ou l'élan sentimental qui dans
les décisions éventuelles déterminent le choix de
l'une ou de l'autre solution possible. Devant
chacun des modèles qui posent devant son chevalet
il a pour ainsi dire des antennes morales qui lui
permettent d'entrer en communication psychique
avec l'âme même de certains de ses modèles et de
saisir au delà de l'enveloppe extérieure les mouve-
— 68 —
AMAN-JEAN
Cliché Vizzivona
PORTRAIT DE MISS HELLA C.
AMAN-JEAN
ments de la vie intérieure et le trésor obscur des sen-
timents he'réditaires. Nous portons tous sur notre
visage le reflet de nos tendances d'esprit, de nos
sentiments ge'néraux, de nos habitudes profession-
nelles et, par conséquent, dans une grande mesure,
le reflet de nos joies et de nos douleurs passées.
A mesure qu'il étudie, qu'il contemple, qu'il
travaille, M. Aman-Jean se fait de son modèle une
opinion individuelle et de la catégorie sociale dont
il fait partie une opinion générale. Il éprouve une
émotion psychologique, et il cherche le moyen de
la transcrire avec précision.
De très grands peintres se sont contentés d'inter-
roger les visages et nous ont laissé des masques
d'une intensité de vie extraordinaire'. D'autres
n'ont pas voulu se restreindre exclusivement à
cette étude. Ils n'ont pas voulu faire le sacrifice
des attitudes propres au modèle, des mouvements
qui lui sont habituels ni de la façon de s'habiller
ou de se tenir debout ou assis. M. Aman-Jean a
toujours aimé à considérer ses modèles dans leur
I. Ce sont ces artistes là qui sont, plus exclusivement que
les autres, des portraitistes. Je pense en ce moment aux
masques de La Tour et à certaines effigies du vieil Holbein.
- 69 -
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
ensemble- Le choix d'une robe, le mouvement des
bras ou des jambes, une attitude rigide ou penchée,
une main fine qui joue avec une rose ou un pied
mutin qui a l'air de s'échapper hors d'une mule
de satin lui paraissent presque aussi caractéris-
tiques d'un état d'esprit qu'une expression de
visage.
Encore ces détails, en apparence secondaires et
qui lui paraissent à juste titre importants, peuvent-
il, à ses yeux, se compléter par d'autres détails
qui contribuent à donner du modèle une impres-
sion personnelle et caractéristique. Donner au
portrait une atmosphère qui lui soit particulière,
replacer le modèle dans un décor qui plaît au
peintre, — que ce soit en plein air ou dans un
intérieur — lui restituer entre les mains ou placer
à côté de lui l'objet qui est habituel et qui devient
significatif de ses occupations ou de ses préférences,
tel est encore un moyen de préciser la personnalité
et d'enrichir la vision.
C'est par le choix de ces détails et par le parti
qu'il en tire, que se manifestent le goût inné de
l'arrangement et le « sens décoratif » par lesquels des
portraits par M. Aman-Jean deviennent des har-
AMAN-JEAN
monies subtiles et complexes où des éléments
très divers concourem à une impression d'en-
semble.
LA VÉRITÉ SUBJECTIVE
Quant aux accords de couleur, le peintre les ima-
gine aussi en accord avec l'opinion qu'il s'est faite
de son modèle. Cela tient de la symbolique autant
que de l'observation. Il est indéniable qu'il copie
la réalité, mais on sent bien qu'il s'intéressera
d'autant plus à la transcrire fidèlement qu'il aura
choisi ou du moins approuvé la robe de son
modèle, l'attitude qu'elle aura prise, le mouvement
des bras et des jambes, l'inclinaison d^ la tête ou le
contraste du chapeau avec le reste de la toilette. Le
travail de la composition — avant le premier coup
de cra3^on — est déjà un travail de coloriste.
Le peintre cherche les accords de couleur dont il
tirera des effets en accord avec la personnalité du
modèle. Pendant tout le travail d'exécution il cher-
chera à préciser et à conserver cet accord. Il y a
des hommes qu'il a vus en noir et brun, des jeunes
femmes qu'il a vues en rose et noir, et l'on sent
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
très bien que ces rapports de tons s'associent cons-
tamment dans l'esprit du peintre à l'opinion qu'il
s'est faite de la personnalité physique et de la per-
sonnalité morale de son modèle. Si subtil que cela
puisse paraître, je crois sentir que pour se préciser
à lui-même le souvenir d'un modèle il revoit en
imagination un accord de bleu et de vert ou un
accord de rose et de noir, plus volontiers encore
qu'il ne se rappelle la construction du visage ou
telle expression de physionomie. Ajoutez que « le
fond » dépend entièrement du choix du portrai-
tiste et que M. Aman-Jean a toujours considéré ce
fond comme une ressource des plus importantes et
dont il lui appartient d'obtenir des effets particu-
liers. M. Aman-Jean pense par des couleurs au
moins autant que par des lignes ou des volumes. Sa
inémoire visuelle est celle d'un coloriste. Toute sa
sensibilité est celle d'un coloriste. Quand il peint
devant le modèle, il s'attache, certes, à reproduire
fidèlement les accords de tons que lui offre la nature,
mais comme on sent que son émotion vivifie et
transfigure la vision que lui offre la réalité ! Il veut
être un réaliste, il observe, il se soumet. Il vou-
drait pouvoir transcrire exactement ce qu'il voit,
— 72 — ■
AMAN-JEAN
mais il ne peut regarder qu'à travers ses 3'eux, il ne
peut éprouver que par l'intermédiaire d'un réseau
nerveux qui est le sien et qui ne ressemble à aucun
autre, il ne peut sentir qu'à travers la transfigura-
tion que fait subir atout spectacle l'imagination et
qui transfigure toute sensation au moment même où
elle en prend conscience. Copier la vérité ! M. Aman-
lean a beau faire. Il ne pourra jamais copier que sa
vérité. Toute son humilité devant la nature, toute son
abnégation devant la réalité objective, n'empêche-
ront jamais que sa vision soit infiniment plus com-
plexe, plus délicate, plus riche et plus ardente que
la vision des autres hommes qui ne sont pas doués
à cet égard comme il l'est. Peindre la réalité? c'est
trop peu. Il peint son émotion devant la réalité. Il
s'exprime lui-même à travers ses modèles et il
atteindra d'autant plus sûrement à la ressemblance
profonde et essentielle que le modèle sera lui-
même plus sensible, plus intellectuel, plus déli-
cat, et qu'il y aura par conséquent entre l'artiste et
le modèle communauté plus intime d'esprit ou de
sensibilité. Gomme tous les grands peintres il peint,
à propos de son modèle, l'image qui, à travers ses
yeux, se reflète dans son imagination. Ce n'est pas
T. II — 10 — 10
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
au peintre de se conformer à l'image sommaire que
se fait des êtres et des choses le public qui aime la
peinture « exacte ». Il vaut mieux que ce soit le
public qui s'élève jusqu'à comprendre les hommes
et les choses vues à travers le tempérament d'un
artiste bien doué.
Faut-il en conclure que M. Aman-Jean, bien
que portraitiste, n'est pas susceptible d'exécuter
avec un égal bonheur tous les portraits qu'on lui
commande ? Il se peut. Mais je me demande de quel
portraitiste ancien ou moderne, on ne pourrait pas
ea dire autantPTitien eût-il été capable de peindre la
Simonnetta? Botticelli aurait-il pu peindre la plan-
tureuse Flora? C'est l'erreur, hélas, très commurre
de ceux qui commandent leur portrait, que de ne
pas se connaître eux-mêmes et de ne pas connaître
non plus les qualités essentielles de l'artiste auquel
ils s'adressent. Il n'y a jamais eu de peintre univer-
sel. Le talent d'un artiste a ses limites comme en
ont l'intelligence ou la sensibilité humaines. Parce
qu'il a peint de très vigoureux portraits d'hommes,
M. Donnât est-il capable d'interpréter la grâce légère
d'une jeune fille dont il semble que l'àme affleure
jusqu'à ses yeux? Tel autre, qui peut saisir sur le
— 74 —
AMAN-JEAN
vif le mouvement preste des gens e'phe'mèrcs qui
passent dans la vie comme des ombres agitées,
pourra-t-il jamais comprendre les grands mouve-
ments intérieurs des âmes solitaires, ardentes, et
rassemblées sur elles-mêmes?
M. Aman-Jean a peint quelquefois des portraits
d'homme. Il était impossible qu'il ne les peignît
pas avec le plus grand talent. Il les a peints res-
semblants, d'une belle couleur et d'un bel arrange-
ment. Nul ne pourra cependant trouver dans ces
portraits la synthèse «3e son talent ' . Ce sont ses por-
traits de jeunes filles et ses portraits de jeunes
femm.es, ce sont les grâces délicates de la jeunesse
en fleur, ce sont les visages pensifs où passe
une ombre de tristesse, ce sont les beaux visages
ardents que voile un peu de mélancolie qui
donnent à ce peintre exquis l'occasion de déployer
toutes ses qualités de grâce, de charme, de puis-
sance et d'éclat assourdi.
Pour mettre en valeur ces jeunes visages
M. Aman -Jean découvre des ressources innom-
I. Quelques portraits de jeunes hommes, surtout quand
ils ont gardé quelque chose des grâces de l'adolescence, ont
été l'occasion, pour ce peintre, de très belles œuvres d'art.
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
brables. Retournez au Petit-Palais', voir le portrait
de la Dame en rose, promenez-vous au Musée de
Dijon, au Pavillon de Marsan ou souvenez-vous
de tels ou tels autres portraits en des parcs ou des
intérieurs que vous avez pu voir aux Salons an-
nuels. Devant ces portraits on devine presque tou-
jours la parfaite ressemblance physique, mais on
sent aussi que le peintre a eu l'ambition que cette
ressemblance aille au delà des traits du visage pour
devenir significative d'un je ne sais quoi d'intime
et de profond. Ces portraits nous attirent, nous re-
tiennent. Et par quels procédés? par une délica-
tesse extrême, par une richesse magnifique dans la
notation des tons et dans les accords de couleurs.
Retournons ensemble au Petit-Palais. Le grand
portrait qui s'y trouve a été exécuté d'après une
jeune Anglaise qui recevait chez le peintre l'hospita-
lité. Elle est représentée assise, en robe et corsage
roses. Dans le bas de la jupe, sont appliqués deux
volants aux plis presque plats. Les jambes sont
enveloppées d'un châle espagnol blanc avec de lon-
gues franges. Elle est assise dans un fauteuil de
I. De la Ville de Paris.
-7C -
AMAN-JEAN
bureau de style Louis XV en bois gris cannelé,
avec des accoudoirs de cuir brun. Les cheveux
sont blond cendré. Ils sont relevés et dégagent le
front laissant en pleine lumière le jeune visage aux
traits fins où les yeux gris bleu et la bouche rose
sont les accents principaux. La main gauche sou-
tient le menton. Le coude s'appuie sur un petit
coussin vert-pâle posé sur l'accoudoir. L'autre
main retombe presque jusqu'à terre. Elle regarde
le spectateur. L'épaulette du corsage rose retom-
bant sur le bras droit laisse à nu l'épaule droite et
la ligne charmante de la clavicule maigre, du cou
gracile. Dans ce visage, cette épaule, ce bras et cette
main, pas une ligne, pas un trait, pas un modelé
qui ne soit significatif. On sent une créature juvé-
nile, infiniment gracieuse, sensible, délicate, ar-
dente et fine. Quelle grâce! quelle juvénilité! De
quelque point qu'on veuille saisir l'arabesque, elle
court, se déroule, revient et repart. Pas un angle
droit, pas une dureté et cependant pas la moindre
fadeur. C'est une vision de grâce flexible et de déli-
catesse extrême, d'observation sincère, et vivifiée par
des accents énergiques et justes. Les modelés sont
suffisants pour donner l'illusion du vrai. Ils sont
— 77 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
assez peu appuyés pour ne pas détourner sur l'enve-
loppe matérielle, l'attention que le peintre a voulu
concentrer sur la personnalité morale. C'est un
chef-d'œuvre. Les accords de couleur sont extraor-
dinairement tins et justes. Ce sont des tons de fleur
et qui cependant ne cessent pas d'être exactement
ce qu'il doivent être, ici un visage, plus loin un
coussin, ailleurs une robe ou un châle. Il y a beau-
coup de détails (par exemple les moires du châle
espagnol), mais ils sont tellement fondus dans
l'ensemble qu'il faut des yeux exercés pour les
remarquer. Tout s'harmonise, tout s'estompe, et
cependant tout est juste et d'un accent viril.
Quant au sens décoratif, il est purement déli-
cieux. Cette jeune fille en rose se détache sur un
mur gris vert qui semble se prolonger au delà
des limites du cadre. Elle pourrait se lever et mar-
cher, si gracieuse que chacun de ses mouvements
éveillerait une harmonie nouvelle digne d'être fixée
par un autre portrait. Sa jeunesse rayonne et l'in-
térieur discret' où elle est représentée semble
I. Le tableau a été fait dans l'intérieur familial du peintre.
On le sent. On en respire l'atmosphère.
-78-
AMAN-JEAN
vivre à cause d'elle et rayonner comme elle sur
tout ce qui l'entoure. Les arabesques dont se com-
posent ce portrait et cet intérieur semblent se pro-
longer au-delà du cadre et se mêler aux vibrations
de la lumière et de l'atmosphère.
Cette façon de comprendre la représentation des
êtres vivants est à proprement parler de l'art déco-
ratif. C'est un composé précieux. Un parfum de
jeunesse s'exhale de ce portrait de jeune fille
comme d'une rose vivante et qui n'est pas encore
entièrement épanouie.
LE SENS DE LA RELATIVITÉ
Un je ne sais quoi de mélancolique, une vague
tristesse d'autant plus pénétrante qu'elle s'ex-
hale d'harmonies plus délicates, flotte autour
de la plupart des portraits de M. Aman-Jean.
Il semble que cet artiste, à l'instant même où
il se délecte d'une vision heureuse, songe qu'elle va
dans un instant se défleurir, se décomposer et lui
échapper pour toujours. Ce sens de la relativité
qui donne à tout son œuvre son accent décoratif
lui donne aussi un accent de bonheur désabusé.
— 79 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Jouir des biens de la vie en ne perdant jamais la sen-
sation qu'ils nous échappent à tout instant, c'est en
jouir peut-être avec une intensité plus grande, avec
un je ne sais quoi de fébrile et de passionné, mais
cette ardeur est toute pénétrée d'une sorte de nos-
talgie. En chacun de nous, et plus particulièrement
pour tout ce qui concerne l'ordre sentimental,
préexiste un désir de stabilité sinon d'éternité.
Quelques-uns, même à la minute d'enivrement, ne
peuvent écarter le sentiment de la destruction perpé-
tuelle qui délite tout objet sur quoi se fixe leur élan
sentimental. En même temps qu'ils s'enivrent d'un
accord de tons ils sentent que la lumière va changer
et qu'ils n'auront pas le temps de la fixer pour
l'éternité sur leur toile. En même temps qu'ils res-
pirent l'odorante beauté d'une rose, ils gardent le
sentiment qu'elle commence à se faner. A la minute
où ils s'enivrent de la beauté d'une jeune fille qu'ils
tiennent un instant en leur possession dans une
étreinte du regard, ils sentent qu'elle va s'échapper
vers d'autres vivants, en d'autres milieux, échanger
d'autres regards et perdre jusqu'au souvenir de
cette minute d'intimité. Je sens bien tout ce que
cette tristesse peut comporter de volupté. Certaines
— §0 -
AMAN-JEAN
âmes jouissent d'autant plus des moments heureux
qu'elles sentent que ce bonheur est insaisissable.
Leur plaisir a quelque chose de crispé, un je ne
sais quoi d'éperdu. Toute leur sensibilité s'émeut
pour saisir l'instant que leur accorde la destinée, et
se recueille ensuite dans la solitude pour se délec-
ter lentement et silencieusement par la magie du
souvenir que renouvellent et compliquent les ca-
prices de l'imagination.
Dans l'œuvre de M. Aman-Jean on sent presque
toujours cette ardeur passionnée, cet élan qui
rassemble dans un regard toute la sensibilité ner-
veuse et sentimentale et qui se propage par grandes
ondes sentimentales jusqu'à l'extrémité des doigts
vibratiles qui tiennent un pinceau ou un crayon.
On sent aussi rarrière-pensée toujours présente
de la fragilité de tous ces accords sentimentaux et
de la vanité de tous les bonheurs humains.
LE SUCCÈS PAR l'ÉLITE
Peut-être faut-il chercher dans cette disposition
d'esprit, dans cette nuance particulière de sensibi-
lité, le secret de la résistance qu'une partie du
T. II 8l IT
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
public a opposée pendant si longtemps à l'art de
M. Aman-Jean. La foule aime les affirmations. Elle
se compose d'individus de sensibilité' moyenne.
Elle déteste par conséquent les raffinements psycho-
logiques ou visuels. Quand il s'agit de tableaux elle
aime avant tout le sujet, et elle préfère qu'il soit
dramatique, satirique ou pittoresque. Elle veut
comprendre entièrement et tout de suite. Entre
une charge de cavalerie exécutée de pratique par
un habile homme ayant le sens du détail pitto-
resque et la vision d'artiste qui, dans chaque sujet,
voit avant tout l'harmonie des lignes, l'intensité des
tons locaux, le jeu des valeurs les unes par rapport
aux autres, et la qualité de l'expression morale
rendue sensible par des moyens picturaux, le choix
du public ne peut pas être douteux. Il préférera tout
de suite le sujet pittoresque et les couleurs arbi-
traires pourvu qu'elles soient « jolies » et gaies.
Même parmi les amateurs il en est peu qui soient
sensibles — indépendamment du sujet — à la beauté
proprement picturale d'un tableau. Une longue cul-
ture et une certaine faculté d'observation person-
nelle sont indispensables pour que puissent se
présenter en même temps à l'esprit les caractéris-
— 82 -
AMAN-JEAN
tiques essentielles du motif de nature que le peintre
a choisi pour modèle et la transformation qu'a subie
ce motif en passant à travers rimagination ou le
cœur de l'artiste, à plus forte raison pour juger de
quelle qualité se révèlent à travers ses tableaux son
émotion picturale et sentimentale.
Encore, parmi ces amateurs parvenus à un degré
de culture extrêmement rare, en est-il beaucoup
que rebute une conception de l'univers visible qui
comporte beaucoup plus d'inquiétudes que de cer-
titudes péremptoires et beaucoup plus de recueil-
lement que de joie tumultueuse.
La réputation de M. Aman-Jean ne pouvait
donc s'établir que lentement et par l'élargissement
progressif d'une élite d'admirateurs ^ se recrutant les
uns les autres.
M. Aman-Jean observe la vie avec le sens par-
ticulièrement affiné qu'il doit à la nature et à une
longue éducation. Il la regarde à sa manière et il a
inventé, pour exprimer ses états de sensibilité, un
I. L'an de ces premiers admirateurs a été M. Maciet« mo-
dèle des Amis du Louvre » et qui entre autres dons innom-
brables à quantité de musées de Paris et de province a offert
au Petit-Palais le portrait rose de 1906 et plusieurs dessins.
— 83 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
dessin et une couleur qui lui sont propres. Ce sont
les deux éléments essentiels de ce qu'on appelle
aujourd'hui « la personnalité ». Il ne ressemble à
personne. Il n'imite personne. Sa conception de
l'univers et ses moyens d'exécution lui appar-
tiennent en propre. C'est un peintre original. Il
était naturel que le public demandât longtemps
pour s'habituer à ce qu'il apportait de neuf.
Que cette vision du monde ne soit pas d'une
ampleur sans limite, qu'elle ne puisse se comparer
ni en étendue ni en profondeur avec celle des
Titans de la peinture : Michel Ange ou Léonard,
Rembrandt, ou Poussin, voilà ce que je ne dénie
point. L'œuvre de M. Aman-Jean se rassemble sur
des visions délicates et neuves plutôt qu'elle ne se
déploie en de vastes visions embrassant tous les
spectacles de la vie.
LA FORMATION LITTERAIRE
Il se peut que cette personnalité soit pensive, un
peu dolente, encline à préférer en toutes choses
la nuance rare, l'accord imprévu des tonalités, le
-84-
AMAN-JEAN
caractère grave et méditatif, il se peut que
M. Aman-Jean aime à laisser se pénétrer de tris-
tesse ses plaisirs d'observateur attentif et ses vo-
luptés de visionnaire Imaginatif. Il se peut enfin
qu'il subordonne tous ses motifs à son propre état
de sensibilité. Je ne vois pas que cette constatation
puisse diminuer son mérite.
Les poètes ont toujours été le reflet de leur
époque. Il en est de même pour ceux d'entre les
peintres qui sont des poètes. Quels sont ceux parmJ
les artistes d'aujourd'hui qui osent traiter les
grands sujets? A peine en citerait-on deux ou trois.
C'est l'un des caractères de la génération de
M. Aman-Jean que d'avoir préféré pendant leur jeu-
nesse la délicatesse à la puissance. Encore est-il à
remarquer que la plupart des artistes qui atteignent
aujourd'hui la pleine maturité et qui se haussent
progressivement Jusqu'aux grandes ambitions se
sont, au début de leur carrière, rassemblés sur eux-
mêmes dans une sorte de recueillement pensif.
Ce serait une erreur de croire que les peintres,
surtout quand il sont d'une sensibilité particuliè-
rem.ent affinée, peuvent échapper à l'influence de
— 85 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Tatmosphère où ils vivent. Les premiers poètes
que M. Aman-Jean ait aimés* sont ceux qui
reflétaient avec le plus de délicatesse et le plus
d'intensité l'état d'esprit de la jeunesse aux envi-
rons de 1890. Il aima avec passion Barbey d'Au-
revilly, Villiers de TIsle-Adam, la Chartreuse de
Parme et le Flaubert de Samt-Julien l'Hospita-
lier. Il connut quelques-uns des poètes qui, sou-
levés de dégoût contre le réalisme des naturalistes
et contre le prosaïsme de François Coppée, instau-
raient le culte éperdu de l'idéal, revendiquaient les
droits de l'imagination et, dans un tumulte inces-
sant de proclamations théoriques, de fondations
de jeunes Revues et de dîners révolutionnaires,
instauraient un nouveau mouvement littéraire qu'on
désigne aujourd'hui sous le nom de « Symbolistes
et Décadents ». Verlaine fut entre tous son poète
préféré ^ En relisant les vers délicieux qui, à cette
époque, chantaient dans la mémoire de tous les
1. M. Aman-Jean est né en 1860.
2. Aman-Jéan alla le voir à l'hôpital Broussais et fit de lui
en 1890-91 deux portraits. L'un a été volé et n'a pas été
retrouvé. Le second est en la possession de M. Jules Case. Le
journal l'Artiste a publié d'après ce portrait une lithographie
exécutée par l'artiste.
— 86 —
AMAN-JEAN
Jeunes gens, Aman-Jean apprenait à se mieux con-
naître lui-même :
« Je suis l'Empire à la fin de la Décadence
Qui regarde passer les grands Barbares blancs
En composant des acrostiches indolents
D'un style d'or où la langueur du soleil danse... »
A la lueur restreinte de la lampe familière, il lut
et relut les Romances sans paroles^ Sagesse et sur-
tout ces exquises Fêtes galantes :
Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune.
Au calme clair de lune triste et beau
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres...
Voilà dans quel état d'esprit vivait une partie
importante de la jeunesse littéraire et artistique
aux environs de 1890. L'art poétique de Verlaine
était une sorte de credo :
Pas la couleur, rien que la nuance.
Ah! la nuance seule fiance
Le rêve au rêve et la flûte au cor...
-87-
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
M. Aman-Jean aimait la littérature ^ et plus parti-
culièrement les poètes. Il les a toujours aimés. Ne
nous étonnons point, par conséquent, qu'il ait
développé peu à peu sa personnalité en accord avec
les influences poétiques qui s'exerçaient autour de
lui et qui s'harmonisaient si intimement avec son
tempérament particulier. Il était né coloriste, mais
Verlaine semblait avoir pressenti les aspirations de
toute une partie de la jeunesse, quand il avait for-
mulé les préceptes qui furent ceux de toute une
génération :
« Pas la couleur, rien que la nuance...
i. Il s'essayait même parfois à noter par les mots des
sensations colorées. J'ai retrouvé par hasard un article signé
de lui dans un numéro daté du ig novembre 1890, d'une
revue artistique qui n'eut que quelques numéros : L'Art
dans les deux mondes. L'article était intitulé « Puvis de Cha-
vannes ». On s'étonnera moins, sachant cela, que quelques
années après, il ait écrit un petit livre sur Vélasquez.
88 —
AMAN-JEAN
LA FORMATION ARTISTIQUE
En 1879, c'est-à-dire quand il eut dix-neuf ans,
M. Aman-Jean obtint de ses parents l'autorisation
de devenir un peintre et il se fit inscrire, à l'École
des Beaux-Arts, dans l'atelier de Lehman. Hébert
et Luc-Olivier Merson furent aussi ses professeurs,
mais ce fut Lehman qui fut le véritable maître. Ce
peintre, illustre à cette époque, avait été l'élève
d'Ingres. Il aimait les sujets « bien composés », se
préoccupait avant tout de « la ligne » et il exigeait
de ses élèves travaillant devant le modèle une cons-
truction solide et des contours parfaitement nets.
Cet enseignement « linéaire » était en contradic-
tion* absolue avec les aspirations encore confuses
du peintre qui devait devenir avant tout un colo-
riste et un notateur de nuances sentimentales.
Cependant — à trente-cinq ans de distance —
M. Aman-Jean garde à son vieux maître de la recon-
I. C'est pourquoi peut-être M. Aman-Jean n'obtint aucun
succès scolaire. Il se prépara comme tout le monde au prix
de Rome mais ne fut jamais admis à monter en loge.
-89-
12
PEINTRES D^AUJOURD'HUI
naissance. Il estime que cette discipline lui fut
salutaire. De quel prix peuvent être les caprices
d'une arabesque délicate si le tremblement de l'en-
veloppe atmosphérique autour d'une épaule ou
d'un bras ne laisse pas deviner le contour exact et
pour ainsi dire matériel de cette épaule ou de ce
bras? Et comment M. Aman-Jean pourrait-il repro-
cher à son professeur de n'avoir pas compris quelles
devaient devenir les qualités essentielles de son
élève puisque celui-ci ne se connaissait pas encore
lui-même?
De bonne foi, M. Aman-Jean * se croyait un mys-
tique et il s'attachait de toute son àme à retrouver
dans l'enseignement de son professeur la précision
de dessin des peintres primitifs que dans ses visites
au Louvre il admirait entre tous avec prédilec-
tion.
Un peu de mysticisme, au début de toute carrière,
est un très bon état d'esprit. C'est une sauvegarde
contre les tentations de tout ordre, contre la sensua-
lité grossière, la banalité, contre la vulgarité. C'est
I. Qui s'appelait alors Edmond-Aman Jean, ce dernier
nom étant son patronymique.
— 90 —
AMAN-JEAN
une sorte d'armure contre la médiocrité environ-
nante. Ce mysticisme donne aux éludes du jeune
homme un caractère de recherche désintéressée.
Elle le garde contre le désir de parvenir trop vite,
contre les ambitions impatientes, le désir du lucre
et les sollicitations de la vanité. Peut-être dans
l'esprit de M. Aman-Jean, ce mysticisme était-il
d'un caractère intellectuel plus que religieux.
On retrouverait dans cette tendance au mysticisme
un grand désir de distinction intellectuelle, des
réminiscences littéraires, l'élan instinctif vers tout
ce qui est noble et d'inspiration élevée, le dégoût
de tout ce qui est vulgaire.
M. Aman-Jean, pendant des années, aima les
Primitifs avec passion et presque à l'exclusion de
tout le reste. Quand il fit son premier voyage en
Belgique, il préféra de beaucoup Van Eyck et
Memling à Rubens et à Jordaëns, et quand,
en 1886 ', grâce à la bourse de voyage du Salon des
Artistes français, il voyagea en Italie, ses grands
élans d'admiration allèrent à Botticelli (qui n'était
I, En même temps que M. Henri Martin et M. Ernest
Laurent. Ces trois amis, nantis de la même bourse de
4.000 francs, se retrouvèrent en Italie.
— 9'
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
pas encore à la mode) bien plus qu'à Raphaël, et
aux primitifs toscans beaucoup plus qu'à Michel-
Ange et aux Ve'nitiens.
LES TENDANCES LITTÉRAIRES
Il est fort difficile de se connaître soi-même.
Tout l'effort de M. Aman-Jean pendant une longue
période tendra à découvrir, à travers ces influences,
sa propre personnalité. Le sujet de ses premiers
tableaux témoigne nettement de ses tendances
idéalistes et de ses admirations littéraires. L'exé-
cution, un peu sèche, trop linéaire, est d'un
coloris déjà très fin mais timide. Cette exécution
nous rappelle en même temps l'enseignement de
Lehman et l'admiration du jeune artiste pour le
dessin des Primitifs.
De moins en moins sensibles dans l'œuvre de
M. Aman-J ean à mesure qu'il se conquérait lui- même
ces deux influences se prolongent à peu près jus-
qu'en 1892, date du portrait exécuté d'après la
jeune fille que le peintre devait épouser la même
année et qui appartient au musée du Luxembourg.
Avant d'en arriver à cette oeuvre qui n'est pas
— 92 —
AMAN-JEAN
exempte de quelque sécheresse mais dont Tinten-
sité d'expression est déjà d'une gravité pénétrante
et dont le coloris est déjà très délicat et très
personnel, M. Aman-Jean avait beaucoup tra-
vaillé.
En i883, il avait obtenu son premier succès'
avec un grand tableau inspiré du conte de Flau-
bert : Saint Julien V Hospitalier. Ce tableau qui
appartient maintenant au musée de Carcassonne
était déjà une belle œuvre, bien que d'une exécu-
tion un peu sèche. Troublé par ce succès l'artiste
n'osa rien envoyer en 1884 ni en i885. Il exposa
en 1886 son premier essai de décoration. La Paix
représentait une figure de femme volant au-dessus
d'un champ de blé. Ce tableau — que l'artiste a
détruit — obtint une seconde médaille et lui valut
la bourse de voyage. Puvis de Chavannes avait
été l'un de ceux qui avaient remarqué ce tableau
et avait sollicité pour lui une distinction honori-
fique. M. Aman-Jean alla le remercier chez lui de
cette bienveillance, fut reçu avec la plus grande
I . Qui fut très grand et lui valut la troisième médaille.
L'artiste ne devait plus retrouver pendant de longues années
un accueil aussi favorable.
-93 -
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
courtoisie et devint pour toujours l'ami de ce
grand artiste *.
En 1887, il exposa, avec un portrait de sa sœur,
une vue de Paris prise du terre-plein du pont
d'Austerlitz, et une petite sainte Geneviève tenant
contre son cœur juvénile une petite nef sym-
bolique tandis que des péniches et des débardeurs
lui composaient un décor de Paris moderne -.
Pendant les années 1888 et 1889, M. Aman-Jean
peignit deux Jeanne d'Arc qui appartiennent au-
jourd'hui au musée d'Orléans. L'un de ces tableaux
est de très grandes dimensions. Il représente
Jeanne d'Arc plus grande que nature entrant dans
la ville reconquise. Maisons du moyen âge, soldats,
armures et même « les voix » forment un ensemble
qui voulait être saisissant. La seconde Jeanne d'Arc
1. Quand l'artiste se maria en 1892 Puvis de Chavannes
accepta d'être l'un de ses témoins. La fréquentation de Puvis
de Chavannes et son enseignement oral furent très utiles à
M. Aman-Jean.
2. Ce tableau fut acheté par M. Hayem. C'était la première
fois que M. Aman- Jean vendait une de ses œuvres.
M. Hayem acheta aussi un Hésiode écoutant les inspirations
delamuse^ figure dans un paysage, exécuté en 1890 après
un voyage en Sicile.
— 94 —
AMAN-JEAN
est beaucoup plus petite et peut-être est-elle plus
importante dans Tœuvre de l'artiste. Elle repré-
sente Ihe'roïne priant avec ardeur, crispe'e sur son
oriflamme.
En i88g l'envoi au salon se composa d'une
allégorie de la Monarchie où se reconnaissaient
Louis XVII et Simon le cordonnier. Après le Salon
l'artiste la de'truisit.
En 1891, M. Aman-Jean retrouva un peu de
succès avec deux portraits de femme très grands et
exécutés dans les notes sombres. L'un d'entre eux
se trouve à Rio de Janeiro et l'autre s'est perdu.
LE PORTRAIT DU LUXEMBOURG
Il date de 1892. Sur un fond d'un joli bleu — à
peu près arbitraire — et dont la tonalité s'enrichit
de vagues branchelettes d'amandier et d'imprécises
fleurettes roses (ce sont les premières manifesta-
tions du sens décoratif qui peu à peu n'admettra
plus de surface non enrichie) la jeune fille se pré-
sente exactement de profil, les cheveux bruns et
plats tirés vers le chignon posé sur la nuque. Elle
-95 -
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
porte un corsage d'un rose groseille écrasée, une
jupe brun-lie-de vin foncé, et une écharpe jaune
enroulée autour des bras. Un petit bouquet de
violettes pâles agonise à son corsage. Le modelé
du visage et des mains est saisi sur le vif, pas con-
ventionnel du tout. Le profil est assez régulier
mais de petites asymétries donnent la sensation de
la réalité. Les yeux sont baissés à l'ombre des cils.
Les deux mains se rejoignent sur les jambes et la
torsion du poignet gauche est juste, harmonieuse
et tendre. Cette main et ce poignet sont charmants.
L'ensemble est sobre, précis, d'une écriture très
nette. L'arabesque qui devient jolie a encore
quelque chose de sec. C'est précieux et un peu
grêle. Cependant la vision est d'une délicatesse
ingénieuse. Ces rapports de tons lie-de-vin, jaune
et groseille écrasée, sur ce bleu-vert de la tenture,
sont subtils et émouvants; ces violettes pâles qui
s'évanouissent sont d'un accent sincère et juste.
L'indication d'un décor floral sur le fond bleu res-
semble à des arpèges presque imperceptibles d'un
violon qui se tait tout de suite. C'est de la pein-
ture à mi-voix. Elle chuchote plus qu'elle ne parle.
Mais quel susurrement délicieux!
- 96 -
AMAN-JEAN
Progressivement, d'œuvre en œuvre, l'arabesque
deviendra plus souple, plus large, plus envelop-
pante, les tons seront plus francs, il y aura plus
de force et plus de vitalité. Et cependant quel
autre tableau nous donnera l'équivalent de ce
visage baigné de pénombre dans un éclairage « en
douceur m, de ces mains pénétrées d'ombre par le
modelé et surtout l'accent unique, le je ne sais
quoi de si touchant dans la vision de cette fiancée ?
Il y a en elle du mystère. Ce profil ne livre pas
toute la physionomie. Ces yeux baissés ne disent
pas toute leur pensée. On sent que l'artiste était
ému et précautionneux. Sous l'enveloppe maté-
rielle, il cherchait à deviner l'âme.
Voici le sommet de la première partie de la car-
rière de M. Aman-Jean. On sent l'influence des
Primitifs. C'est de la peinture psychologique, j'ose-
rais presque dire de la peinture d'âme. Le coloris —
si délicat qu'il puisse être — est comme subordonné
à une émoiion intérieure et qui se contient. Cest
à la fois timide et franc. C'est de la peinture
d'amoureux qui ne se connaît pas encore tout à
fait lui-même mais qui va prendre son essor.
On sent la minute de crise. Pour connaître les
T. II — 97 — i3
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
diverses étapes delà carrière de M. Aman-Jean ce
portrait est aussi important que le portrait rose de
1906 du Petit-Palais et la Décoration pour la
Sorbonne de 19 1-2. Ils marquent trois étapes d'une
carrière : la concentration sur soi-même, l'épanouis-
sement de la sensibilité et la conquête progressive
de la Joie.
LE TEMPÉRAMENT SEPTENTRIONAL
A partir de 1892 M. Aman-Jean commence à
prendre pleine possession de lui-même. Il renonce
peu à peu à la préoccupation de dessiner par les
contours. Il se déprend des Primitifs florentins,
s'interroge lui-même, et, par un détour, revient à
ses propres origines.
Ces origines étaient nettement septentrionales.
M. Aman-Jean est né par hasard à Ghevry-
Cossigny ^ en Seine-et-Marne parce que ses parents
y possédaient une maison de campagne. Son père
était né à Valenciennes de parents originaires de
Saint-Amand. Il avait quitté sa province natale
I. Le i3 novembre 18G0.
- 98 -
AMAN-JEAN
pour venir exercer à Paris le commerce des char-
bons provenant des mines du Nord. Cependant le
patrimoine familial, qui assura l'existence de
l'artiste et la dignité de sa vie pendant toute la
période des débuts, avait été constitué par son
grand-père paternel, originaire de Valenciennes et
constructeur de péniches fluviales à Paris, quai
de Vaimy. La mère de M. Aman-Jean était ori-
ginaire de Landrecies. Bien qu'il ait été élevé à
Paris, l'artiste est par conséquent un septentrional.
La remarque n'est pas sans intérêt. Quand Aman-
Jean fait mentalement un retour sur l'évolution de
sa carrière il sent de plus en plus nettement
quelle antinomie foncière existait entre sa propre
vision et celle du maître de Montauban dont
Lehman continuait la tradition.
Le propre des artistes septentrionaux est de
distinguer les volumes des objets par la couleur.
Une sorte d'instinct les empêche de jamais les abs-
traire de l'enveloppe atmosphérique dont ils sont
entourés. C'est dans hi lumière éclatante du Midi
que les objets livrent sans mystère le dessin de leurs
contours et se détachent sur les autres objets d'une
manière absolument nette. L'ombre et la lumière
— 99 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
dans le Midi s'opposent l'une à l'autre en des
contrastes bien tranchés. Le soleil en se levant sur
l'horizon transforme tout le paysage comme par un
coup de baguette magique. Aussi longtemps que le
soleil irradie, ce contraste se perpétue. Le crépus-
cule n'existe pour ainsi dire pas. En quelques
instants la nuit succède au jour.
Dans le Nord, au contraire, le soleil ne se lève
presque jamais sur l'horizon dans l'éclatante net-
teté de son orbe lumineux. Des brumes flottent
dans l'atmosphère. L'aube est une cérémonie. Le
crépuscule n'en finit plus. Même au plus vif de l'été
et à plus forte raison pendant la plus grande partie
de l'année, les heures du jour sont toutes pénétrées
d'ombres diffuses. L'évaporation constante d'une
inépuisable humidité enveloppe la terre, le ciel,
les objets et les personnages d'une sorte de
halo, d'un tremblement de lumière diffuse. Les
hommes du nord ont presque tous des 3'eux
de peintres'. Ils voient par la lumière et par les
I. Il est remarquable que les Septentrionaux — même
quand ils n'ont aucune culture — distinguent d'instinct
parmi les peintres ceux qui sont coloristes et ceux qui ne le
sont pas. En quelques conversations on les met en état de
— 100 —
AMAN-JEAN
ombres beaucoup plus que par les lignes. Ils
sentent l'inépuisable variété des nuances beaucoup
plus qu'ils ne sont sensibles à l'opposition violente
des tons crus juxtaposés. Ils se complaisent à
regarder l'inextricable complication des reflets. Ils
aiment la pénombre, le clair-obscur. Ils ont le sens
du mystère. Ils en arrivent très vite à se rendre
compte que la signification dramatique ou senti-
mentale d'une représentation colorée des objets ou
des personnages est indépendante de l'exactitude
de cette représentation matérielle. Le sujet pour
eux devient une sorte de postulat qu'ils accordent
sans discussion. Devant un tableau ils se de-
mandent ce que le peintre, à propos de ce sujet,
pouvait avoir à leur confier et ils sentent tout
au moins d'une manière confuse que c'est par la
couleur, par les jeux de l'ombre et de la lumière, par
l'atmosphère sentimentale et par les influences
réciproques des tonalités et des reflets, que le
peinire doit exprimer ses idées ou ses émotions. Les
dire le pourquoi de leurs sensations. Quand il s'agit de l'art
d'associer entre eux les idées et les mots, ils ont au con-
traire des facultés d'assimilation bien moins vives que les
Méridionaux.
— lOI —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
œuvres de Rembrandt ou de Watteau, prototypes
des peintres du nord, et celles des compatriotes
d'Ingres, prototype des peintres du midi, précisent
parfaitement bien l'opposition de tendance, de
caractère et de sentiment.
C'est par de secrètes affinités de tempérament,
même au temps où il dessinait par le contour et
refrénait, pour plaire à son maître, ses élans de
coloriste, que M. Aman-Jean préférait aux poèmes
de Leconte de Lisle les poésies de Verlaine* « où
l'indécis au précis se joint » et la mélancolie volup-
tueuse d'un Rodenbach ou d'un Albert Samain-.
A partir de 1892 ses envois annuels à la Société
Nationale attestent sa libération progressive à
l'égard de l'enseignement de l'école et le dévelop-
pement méthodique d'une personnalité qui, après
s'être cherchée longtemps, se découvre, se précise
et se fortifie par la couleur.
LE SENS DÉCORATIF
Le sens décoratif se développait en même temps
1. Né dans les Ardennes d'une famille septentrionale.
2. Né à Lille, d'une famille lilloise.
— 102 —
A M AN- JE AN
jusqu'à devenir pour l'artiste une préoccupation
constante. Au salon de 1892, avec le Portrait de la
fiancée, qui appartient au musée du Luxembourg,
M. Aman-Jean avait envoyé une Venise qui fut
achetée par le D" Hirth, fondateur et directeur de la
«Jugend » de Munich. Venise y apparaissait de pro-
fil, sous la forme d'une figure nue surgissant de la
mer sur laquelle flottaient à la gauche du specta-
teur des galères jaunes et rouges.
En 1893 M. Aman-Jean exposa la Femme au
paon qui appartient au Musée des Arts décoratifs,
et en 1894 deux panneaux décoratifs commandés
par M. Maciet et qui portaient pour titre : La Cou-
Jidence et l'Atte7ite. Dans la carrière de M. Aman-
Jean, ce sont des œuvres importantes et plus encore
peut-être à cause des tendances nouvelles qu'elles
manifestent que par leur perfection propre.
La Confidence représente une jeune femme dé-
colletée, en robe saumon (très fine de ton et très
bien drapée), assise sur un banc de jardin tandis
qu'une autre jeune femme debout, lesépaules nues,
drapée de gris-rose et de violet, se penche vers elle
pour lui dire un secret. Toutes deux se détachent sur
un ciel bleu-vert, et sont entourées d'un encadre-
— io3 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
ment de feuillages verts soutenus par des treillages
de bois gris et vivifiés par des fleurs vaporeuses.
Le parti-pris d'exécution décorative est évident.
Tout le tableau se résume en trois ou quatre
grandes taches : Sur le bleu-vert du ciel et les verts
du feuillage chantent le ton saumon de l'une des
robes et les accents gris-roses, violets et gris-blancs
de l'autre robe.
Le sens décoratif n'est pas moins évident. Cette
composition semble solliciter l'encadrement d'une
boiserie afin de contribuer à l'enrichissement d'un
ensemble par une vision de douceur pénétrante,
de grâce persuasive, d'élégance fine et forte. Aussi
dénué que possible de toute banalité, de toute vul-
garité, ce tableau est distingué au sens le plus élevé
du mot. Il est d'une grande douceur enveloppante.
Le second panneau possède à un moindre degré
exactement les mêmes qualités. Il représente une
jeune fille debout, en toilette rose, tenant par la
main un grand chapeau de paille jaune à ruban
noir et entourée du môme décor sur le môme ciel
bleu-vert.
Ces deux panneaux décoratifs marquent une date.
Aman-Jean a trouvé son style. Cela est fin sans être
— 104 —
AMAN- JEAN
M^
Cliclic Crevaux
LA CONFIDENCE
AMAN-JEAN
grêle, délicat sans être mièvre, gracieux sans être
conventionnel. L'arabesque est douce et forte, les
tonalités sont vives et justes. L'atmosphère de
songe n'est pas en contradiction avec le sentiment
de la réalité. Ces panneaux sont le commentaire
délicieux d'un spectacle réellement vu.
Pour juger des progrès réalisés, reportons-nous
il La Jeune Jille au paon^ qui se trouve au même
musée. Elle est debout en robe gris-rose à ramages
assourdis. Les deux mains tiennent une fleur sur
le sein gauche. Elle se détache sur une prairie verte
que limitent à l'horizon un mouvement de terrain
et une mince bande de ciel. Le paon est auprès
d'elle.
Observons que l'arabesque est infiniment moins
souple. Le coude gauche est plié à angle aigu à
peine dissimulé par la batiste qui s'échappe de la
manche. L'une des lignes qui délimitent la robe
est toute droite et presque parallèle au cadre. Il y
a dans le mouvement des bras et aussi dans les
branchelettes dénudées de l'arbuste qui se trouve
auprès d'elle, quelque chose de trop grêle. On ne
I. Elle est plus ancienne de deux ou trois ans.
T. II — io5 — 14
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
sent pas le nu sous la jupe. La robe en forme de
cloche, n'est pas dénuée de quelque lourdeur. On
sent l'œuvre de transition, l'essai qui devait aboutir
à La Confidence. Certes le charme opère tout de
même. Cette robe, à cause des moires où le vert
rose se mêle au jaune rose est tout de même très
jolie, le visage aux beaux cheveux plats est d'un
modelé tendre et d'une expression charmante, le
rose et le bleu-paon de l'oiseau qui tourne vers
nous sa queue en panache et allonge vers la jeune
fille son cou et sa tête surmontée d'une aigrette
sont d'une tonalité exquise. Et cependant, comme
l'on sent que l'artiste n'est pas encore parvenu à la
maîtrise! Le style et l'exécution veulent être déco-
ratifs. Ils ne le sont que dans une petite mesure.
Une seconde Venise, qui date de 1896', nous
montre au premier plan deux jeunes filles. L'une
est debout en robe rose à châle noir, et l'autre,
d'un dessin beaucoup plus large (et qui n!est pas à
l'opposé de celui de Besnard) est rassemblée sur
1, Au Salon de 1895 l'artiste envoya un portrait ou plutôt
un interprétation décorative, pour laquelle sa femme avait
bien voulu poser. Elle appartient à M. Sainsère.
— 106 —
AMAN-JEAN
elle-même tout près du sol en robe brun-rosàtre.
Dans le fond, au delà de l'eau rose clapotante, se
distingue le campanile de Saint-Georges Majeur,
d'un brun roux, entoure de quelques constructions,
tandis qu'un peu de ciel gris rosé enveloppe le tout.
Ces deux jeunes femmes, presque de grandeur
nature, silhouette'es au premier plan tandis que fuit
derrière elles un paysage d'eau, sont encore d'une
mise en toile et d'une vision relativement som-
maires. Cependant le dessin a pris plus de liberté,
le coloris est plus ample et distribué par de belles
taches '.
Ce sont ces panneaux décoratifs qui ont été pour
M. Aman-Jean l'occasion de se connaître entière-
ment. A partir de ce moment il n'a plus qu'à se
développer selon sa propre nature. Son arabesque
devient de plus en plus souple; sa couleur, de plus
en plus délicate et riche. Certains jours il s'ingénie
à raffiner sur des rapports de tons comme un
psychologue de profession sur des subtilités de
sentiment. Parfois il fait poser devant lui des
I. De cette année 1S96 datent aussi les Siràies exécutés à
Florence et qui représentent deux jeunes femmes nues dans
la mer.
107
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
modèles professionnels et donne l'essor à sa fan-
taisie décorative. D'autres fois il s'impose de se
soumettre à la re'alité et s'efforce de brider son
imagination visuelle pour donner la sensation du
vrai, même dans une atmosphère de rêve.
A mesure qu'il prend possession plus entière de
ses moyens d'exécution il domine de plus en plus
le motif de nature. Tout en gardant le contact avec
la réalité, il conçoit et il s'attache à exprimer des
vérités plastiques d'ordre général.
Pour les portraits notamment, l'évolution est
manifeste. Le sens décoratif devient presque
prépondérant. L'artiste a découvert des moyens
d'expression nouveaux. Il ne renonce pas à étudier
directement le modèle qu'il a sous les yeux, mais il
éprouve, plus encore qu'il n'observe, ce que révèlent
ses expressions de physionomie, ses gestes et ses
attitudes. Son émotion devient plastique beaucoup
plus que psychologique. L'interrogation mentale se
confond avec un état de sensibilité. Il renonce à
relier par des conjectures psychologiques le présent
qu'il a sous les yeux, le passé qu'il devine, et à sug-
gérer, dans une certaine mesure, par la logique
même du caractère, des pressentiments sur Tavenir.
— io8 —
AMAN-JEAN
A propos du modèle vivant qu'il a sous les yeux
M. Aman-Jean en arrive à nous décrire son émotion
visuelle et ses impressions sentimentales. C'est
pourquoi ses plus beaux portraits sont toujours
ceux qu'on lui a permis d'exécuter avec plus de
liberté. Cette façon de comprendre le portrait est
subjective plutôt qu'objective. M. Aman-Jean ne se
soumet que dans une petite mesure à la réalité
objective. A propos de son modèle l'artiste se
décrit lui-même. Pour que le résultat soit un chef-
d'œuvre il suffit — mais il est nécessaire — que la
psychologie et l'aspect physique du modèle aient
des analogies avec le peintre lui-même. On n'ima-
gine donc pas que M. Aman-Jean puisse faire
indifféremment n'importe quel portrait.
Regardons ensemble, par exemple, le portrait au
pastel de la fille du peintre Besnard.
Elle se présente de trois-quarts, les cheveux rele-
vés et retenus par un ruban bleu turquoise foncé.
Elle est décolletée. De son épaule gauche retombe
une écharpe à pen près du même ton que le ruban,
et cette écharpe laisse voir un corsage de lingerie
retenu par de minuscules rubans verts et sur les-
quels s'accroche un nœud de ruban rose.
— 109 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Le fond est bleu-vert, plutôt vert, et composé
d'un grand nombre de tonalités qui s'exaltent les
uns les autres. Ce fond est éminemment décoratif.
Il soutient tout le portrait, l'enrichit, l'explique et le
fait se prolonger au delà des limites du cadre.
Les qualités principales de ce portrait, c'est la
mise en page extrêmement artiste, l'imprévu du
mouvement qui semble faire surgir .le modèle
d'un rideau invisible qui eût été à sa gauche, la
souplesse et la précision de l'arabesque, la justesse,
la force et la délicatesse des tons, l'intensité de
l'expression par la couleur et un je ne sais quoi de
rare, de jamais vu et d'inimitable.
Or, toutes ces qualités sont étroitement liées à
l'expression morale de la jeune fille dont nous
avons devant les yeux une interprétation psycholo-
gique. Ces modelés nous disent la construction
énergique de ce visage. Les yeux expriment la
douceur mais ils nous disent aussi l'intelligence
vive, l'esprit prompt, la mobilité de sentiment
et l'extrême sensibilité. Autour de cette bouche
qui se relève légèrement vers la gauche flotte
un sourire diffus qui deviendrait vite ironique,
spirituel, sans méchanceté mais propre à accentuer
— I 10 —
AMAN-JEAN
le geste du' bout des doigts ou la réplique amu-
sante. C'est le portrait d'une Parisienne. Elle vit
par ses nerfs bien plus que par ses muscles. On
la sent maigre et infatigable. ïl y a en elle du
mystère et beaucoup d'énergie. C'est une Pari-
sienne et c'est une jeune fille. Et tout cela est
exprimé par des tons et des rapports de tons. L'en-
semble est à la fois nerveux et calme, d'une lan-
gueur robuste, d'une délicatesse précise et forte.
J'ose dire que c'est un chef-d'œuvre. Mais ce por-
trait n'est si beau que parce qu'il y avait accord
préalable entre cette complexité psychologique,
cette élégance morale et physique et la nature
même du peintre.
L IMAGINATION DU DESSIN
Jusqu'à la fin du xviii' siècle on écrivait « Des-
sein » le mot que nous écrivons aujourd'hui des-
sin. Et l'ancienne orthographe exprimait mieux ce
qu'il doit y avoir dans ces « projets » de sponta-
néité, d'élan et d'improvisation relative. C'est une
— III —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
œuvre où l'esprit a plus de part que l'habileté des
doigts.
Mais il y a tant de façons de comprendre le des-
sin! Les uns ne sont qu'une préparation pour
l'œuvre future, les autres se suffisent et sont à eux-
même leur propre fin. De ce nombre sont ceux de
M. Aman-Jean. Ils ne font pas songer à la pein-
ture à l'huile qui pourrait les compléter. Ils existent
par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Ils forment un
domaine à part. M. Aman-Jean a inventé ses des-
sins comme il a inventé dans ses tableaux ses
accords de tons. Par des traits et des écrasements
de crayons ce peintre étudie, intensifie, dégage et
exprime sa propre personnalité. Il se révèle tout
entier dans ces petites œuvres. Or il n'y a de grand
artiste que celui qui a inventé son dessin. M. Aman-
Jean est de ceux dont nul ne pourra contester qu'il
ne doit rien qu'à lui-même. Dans toutes ses œuvres,
mais plus particulièrement encore dans celles-ci,
son originalité est évidente.
Où certains maîtres voient surtout des lignes,
des volumes nets, un trait précis et sûr, M. Aman-
Jean voit avant tout des taches de couleur, des
rapports de tons, des valeurs réagissant les unes
— 112 —
AMAN-JEAN
sur les autres, de la lumière imprégnée de mille
influences, de Tatmosphère et une arabesque déco-
tive. Certains autres excellent à saisir des contours
nets. M. Aman-Jean nous suggère des formes qui
reçoivent, et d'où émanent des rayons lumineux.
Autour de ses objets et de ses figures il y a comme
un halo invisible et pourtant sensible. C'est ce que
les peintres appellent V « enveloppe ». Que ce soit
dans le plein air ou dans l'atmosphère d'une
chambre à la fenêtre ouverte, l'air et la lumière
tremblent autour des objets et des figures, les
entourent, les contiennent, les délimitent (mais
avec quelle douceur) et les baignent de rayons
diffus.
La sensibilité visuelle (ce que les artistes ap-
pellent des yeux de peintre) joue le rôle primordial
dans l'élaboration de ces œuvres mais l'jntuition
sentimentale est à peine moins sensible.
Prenons un exemple. Voyez ce torse de femme
qui se présente de profil. Les cheveux en brous-
saille lui cachent la moitié de la tcte, et le visage
se détache sur le bras droit replié pour lui faire un
fond de chair féminine, nu sur nu qui se confondent
presque et pourtant se font contraste. L'angle du
T. Il — 1 I 3 I 5
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
coude est caché par le cadre pour qu'il n'y ait rien
d'anguleux dans cette beauté blonde. Le haut du
torse montre, de profil, la petite ligne onduleuse
de la poitrine, et le sein s'arrondit, abondant,
légèrement infléchi, courbe charmante qui s'inscrit
dans l'air enveloppant sans qu'on sache exactement
où se termine la peau lumineuse ni où commence
l'air ambiant influencé de lumière. Gela est d'une
belle venue, souple, tendre, coloré, extrêmement
féminin. Voyez encore la belle attache du bras
gauche retombant droit et se pliant ensuite au
coude pour que la main aille se perdre dans le rose
du vêtement qui n'est qu'à peine indiqué. A cause
de l'expression de la bouche et de l'ensemble on
croit deviner, sous les cheveux, le regard.
Or d'où vient le charme ? Avant tout, des rapports
de tons saisis et transcrits avec une subtilité, une
justesse, une sincérité d'accent, une variété et une
délicatesse extrêmes, ensuite de la simplification
méthodique des lignes et des détails qui donnent à
ce dessin son style ; enfin, du sentiment de tendresse
qui reprend, par ces lignes, ces taches et ces
nuances, sur un mode nouveau, l'éternel Cantique
des cantiques à la beauté des femmes. « Chair de
— 1 14 —
AMAN-JEAN
la femme, argile idéale, ô merveille! « Le modèle
n'est qu'une belle fille quelconque. On le sent
parce que l'œuvre reste liée au réel comme il est
nécessaire pour qu'elle reste humaine. Mais le
modèle n'est qu'un point de départ. Ce qui est
intéressant, c'est l'interprétation de ce motif élé-
mentaire et l'œuvre nouvelle qni en résulte. Or
l'expression pourtant fidèle de cette réalité est infi-
niment distinguée, c'est-à-dire dénuée de toute bana-
lité, de toute grossièreté. D'une matière vivante
qui était belle, mais compliquée de toutes sortes
de brutalités, l'artiste a dégagé les qualités essen-
tielles : la qualité lumineuse de la peau, l'huma-
nité du mouvement, la sensation de vie, et il ne
nous a rendu sensibles ces trois qualités et le plai-
sir qu'il a lui-même éprouvé que par des rapports
de tons. C'est peu de chose et c'est vaste. Ce des-
sin a les qualités des grandes œuvres. On ne peut
guère imaginer de méthode ni de dessin plus diffé-
rents du tracé linéaire en honneur dans les écoles.
Prenons un second exemple : ces deux nus qui
pourraient s'intituler « Bas-Reliefs » et que l'artiste
appelle : « Esclaves. » Ce sont deux jeunes femmes
nues. L'une est debout, de trois quarts, le visage
— 1 15 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
presque de face, dans une attitude extrêmement
simple mais qui suggère la résignation, le décou-
ragement. La seconde est derrière elle, tout à fait
de profil, et son bras gauche replié cache le visage.
Pleure-t-elle ou seulement se désespère-t-elle
silencieuse et solitaire? Ces deux jeunes femmes
nues, si proches l'une de l'autre et qu'on sent
pourtant étrangères l'une à l'autre, sont d'une
tristesse indicible parce qu'elles sont toutes seules,
dédaignées et comme dépréciées par leur isole-
ment; elles sont debout, mais on devine dans tous
leurs membres un affaissement. Elles ne tiennent
plus à la vie. Et cependant on sent que leur tristesse
est momentanée. Ce n'est pas un désespoir total.
Elles sont si jeunes! Qu'un jeune homme passe et
leur fasse signe, tout leur corps juvénile se redres-
sera, on le sent, leur visage s'éclairera, leurs yeux
brilleront, leurs mains s'offriront. Elles ont trop
attendu et elles se découragent. Ce sont ces minutes
fugitives que l'artiste, ému lui aussi de leur passa-
gère détresse, a fixé pour l'éternité.
Ces dessins ont une valeur esthétique et une
valeur sentimentale. C'est une recherche lente et
sûre de l'expression morale par des moyens exclu-
— 1 16 —
AMAN-JEAN
sivement picturaux. C'est la démonstration par des
frottis de crayon d'une vérité sentimentale qui
serait surtout une vérité visuelle. L'intimité tendre
entre l'artiste et le modèle s'intègre peu à peu dans
l'œuvre et l'en imprègne. Quand les deux causes
premières — -je veux dire l'artiste et le modèle —
auront disparu, l'œuvre continuera, vivante, son
rayonnement sentimental. Douée d'une vie per-
sonnelle, et devenue à son tour une source d'émo-
tion, elle détermine en ceux qui la regardent des
sentiments nouveaux, vivants, et qui, peut-être,
par réfraction, en créeront d'autres à leur tour.
Ainsi va se propageant l'innombrable vibration
des émotions d'art, pourvu que, à l'origine, le rap-
port ait été juste, harmonieux, riche, profond et
transcrit avec maîtrise sur le papier ou la toile. Et
voyez comme c'est peu de chose! un peu de violet,
un peu de sanguine, un imperceptible frottis de
vert, de rose, et le tout enveloppé, rassemblé,
comme enfermé dans un cercle inexistant où le
cœur bat, invisible, incessant, et comme avivé
constamment par des afflux de nouvelles émotions.
Même avec ces simples frottis, ces indications
légères, M. Aman-Jean parvient à donner aux atti-
— I 17 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
tudes, aux mouvements, et même aux visages, des
expressions d'une intensité extraordinaire.
Voyez par exemple ce visage de jeune femme
coiffée d'un vaste chapeau noir très vaporeux qui
regarde presque de face, Tune des épaules nues,
l'autre épaule à peine voilée par une gaze rose dans
laquelle transparaît une gaze noire et, qui tient à
l'extrémité de ses doigts gantés de blanc un petit
masque de velours noir. Il semble en composant
ce Caprice que M. Aman-Jean ait pensé au vers
de Baudelaire :
« Le charme inattendu d'un bijou rose et noir ».
Cela est d'une délicatesse de vision et d'une
élégance d'exécution incomparables. Ce visage de
femme est attentif, douloureux, presque souriant
et prodigieusement triste. C'est un visage de femme
mondaine, extraordinairement sensible, qui ne
pense qu'à l'amour et à qui l'amour échappe. Elle
dissimule son chagrin. Elle sourit. Comme ce sou-
rire est émouvant! quel drame on devine dans
cette existence! Comme cette douleur est discrète,
silencieuse et déchirante! Dans un instant ces yeux
— ii8 —
AMAN-JEAN
bleu et vert déjà voilés s'empliront de larmes.
Mais la main replacera sur le visage le demi-
masque et la jeune femme passera dans un salon
ou dans une fête.
« N'osant rien demander et n'ayant rien reçu».
Un autre de ces CapiHces nous montre, en
domino rose et en chapeau de gaze noire une
jeune femme qui revient du bal. Elle est seule.
Elle ne dissimule plus. Toute rassemblée sur elle-
même, assise par terre, les genoux presque contre
le menton et les deux mains nouées soutenant la
joue, elle ferme les yeux. Elle songe et elle souffre.
Drame silencieux! un geste serait en contradiction
avec la discrétion de cette douleur solitaire. Toute
parole serait impuissante. Elle est immobile, et der-
rière les paupières closes, en sent l'obscur travail
de la tristesse ingénieuse à se développer elle-
même, à devenir plus pénétrante, et plus intense,
plus désespérée.
D'autres de ces Caprices évoquentdes jeunes filles
qui passent portant comme les Panathénées, dans
leurs deux mains rassemblées presque à hauteur de
— 119 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
leur poitrine des fruits jaunes dans une corbeille qui
ressemble à un nid d'oiseaux. Une draperie violette
retombe en plis émouvants à peu près jusqu'à
leurs genoux. Le visage est absorbé. Les paupières
semblent closes. Elles passent en poursuivant je ne
sais quel songe qu'elles n'expliquent pas. On sent
leur vie intérieure, leur tristesse nostalgique, leurs
regrets et leurs vains espoirs. Elles sont « l'accep-
tation )), la « nostalgique » ou la « désabusée ».
Du point de vue plastique, elles ont la dignité des
adolescentes que l'on voit aux bas-reliefs athéniens.
Du point de vue sentimental, elles résument tout
un monde de tristesses nostalgiques, d'inquiétudes
sentimentales et de désirs que nous sentons bien
ne devoir jamais se réaliser.
' D'autres de ces dessins évoquent des formes qui
semblent tourmentées bien qu'elles soient très
simples. Un sentiment douloureux les anime et
les transfigure. On les associe aux visions fantas-
tiques du Dante. Ce sont des âmes de jeunes filles
qui se désespèrent. On songe à toutes les Fran-
cesca qui passent en pleurant à cause de leur amour.
Et les raffinements de couleur, les indications
précises et justes d'un ton à côté d'un autre
— 120 —
AMAN-JEAN
donnent à nos impressions quelque chose d'imma-
tériel. Cependant, ces corps juvéniles existent. Ils
ont une forme individuelle. On sent qu'ils ont été
vus. Ils sont harmonieux et précis. Mais le senti-
ment qui les anime est leur raison d'être. Ce sont
des transpositions, des transfigurations de Tordre
matériel dans l'ordre sentimental.
Même les imperfections, même les tâtonnements
du crayon de couleur contribuent à notre émotion.
On sent la réalité du motif. L'artiste cherche à
saisir la forme et à faire sentir la vérité. Cela res-
semble à l'essai de corps à corps entre des combat-
tants que l'on met en présence. Il est d'une vérité
inépuisable le vieux mythe qui met aux prises
Jacob avec Tangc. C'est la lutte entre l'esprit et la
matière, le combat toujours renouvelé entre le
réalisme et la spiritualité.
Si nombreux et si expressifs ces dessins nous
apparaissent comme les mémoires d'un rêveur et
d'un poète qui observe la vie des âmes du point
de vue couleur et plastique. Ce sont des notations
visuelles et elles s'apparentent aux notations
musicales d'un Henri Duparc donnant aux vers
de la Vie intérieure une accentuation de rythme,
T. H 121 — lô
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
un sens plus pur et un accent plus profond.
On sent très bien qu'ils ont e'té exécutés en
partant de (f l'intérieur», c'est-à-dire de l'émotion
qui en avait donné l'idée et qu'ils se sont précisés
peu à peu par des recherches du crayon donnant
progressivement une forme à cette émotion, de
sorte que les dejviiers traits — et non pas les pre-
miers — sont ceux qui suggèrent le contour. L'ar-
tiste cherche sa forme par la couleur, par l'om.bre
et par la lumière, par les tons et les rapports de
tons. Il commence par l'essentiel et cet essentiel
n'est jamais le contour. Le contour est bien plutôt
la limite dernière au delà de laquelle cesse le tra-
vail. Encore suggère-t-il plutôt qu'il ne délimite
l'instant où le rayonnement de l'être lumineux se
confond avec la lumière environnante, tremble avec
elle et par elle, formant autour de la figure comme
une sorte de halo.
Quelle élégance! les fonds colorés ressemblent à
une rumeur d'orchestre sur laquelle se détachent
des arabesques de flûte ou de violon. C'est un
thème musical qui se développe. Certains traits
ont leur éloquence, leurs raccourcis, leur continuité
et même leurs repos comme on voit sur une portée
— 122 —
AMAN-JEAN
le thème mélodique commencer, se développer,
s'interrompre et recommencer. Les grandes lignes
courbes qui indiquent les liaisons se retrouvent
dans les dessins comme dans les figurations de l'écri-
ture mélodique. Ces dessins sont une musique ^
Indépendamment du sujet ils m'enchantent par
leur couleur, leur arabesque, et, si j'ose le dire,
par leur sens profond et leur mathématique.
Mélodie pour peu de gens! Ils éveillent des
émotions que des mots, plus précis, eussent été
impuissants à suggérer. Comment ces œuvres d'art
complexes, si raffinées et si subtiles, pourraient-
elles émouvoir ceux qui ne sont pas susceptibles
d'être émus? Ceux-là seuls peuvent les apprécier
qui ont su deviner parfois les larmes intérieures
d'une jeune fille qui sourit, la volupté douloureuse
d'une étreinte à la minute de la séparation, la
splendeur pénétrée de tristesse d'un coucher de
soleil somptueux, délicieux et angoissant !
I. Ea igi3 M. Aman-Jean s'est révélé un graveur excel-
lent. Ses eaux-fortes ont les qualités de ses dessins. Elles
suggèrent plus qu'elles n'expriment. Il y a dans ces lacis
inextricables de traits revenant sur eux-mêmes un je ne sais
quoi d'incantatoire.
— 123
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Sur chacun de ces dessins on pourrait longue-
ment écrire. C'est un art de suggestion, presque
d'incantation. La joie de dessiner! partout on sent
le plaisir que le peintre a éprouvé «envoyant», en
travaillant à traduire sa vision, sûr d'être le seul à
voir de cette façon et à exprimer de cette manière
son émotion. Peut-être un peu d'orgueil, dans
cette solitude, serait-il légitime. A vivre seul on se
grandit. L'homme qui est le plus libre c'est celui
qui est le plus seul. Et quand même il y aurait une
tristesse latente, une mélancolie pénétrante dans
ces dessins, je répondrais à ceux qui en font à l'ar-
tiste un reproche qu'il peut y avoir une volupté
dans la tristesse, qu'il y a une douceur infinie dans
certaines larmes et que certains sites ou certaines
heures ne sont beaux que par leur mélancolie.
LES GRANDES DÉCORATIONS
Dans ses peintures décoratives proprement dites
M. Aman-Jean rassemble toutes ses qualités et
s'efforce par une conception d'ensemble de les
rendre accessibles à tous.
— 124 —
AMAN-JEAN
Idées touchantes et parfois ingénieuses, délica-
tesse extrême du coloris, arabesque flexueuse et
enveloppante, invention constamment jaillissante
d'un dessin entièrement personnel, voilà les^ qua-
lités principales de ces « Décorations » La pre-
mière commande importante dont l'artiste ait été
chargé, date de 1908. Elle se composait de deux
grands panneauxet deux autres beaucoup plus petits
pour l'une des petites pièces du rez-de-chaussée du
musée des Arts décoratifs. La première partie fut
exposée au Salon de 1909.
L'artiste avait trouvé l'idée de sa composition en
relisant la Fête che^ Thérèse de Victor Hugo. Il
avait vu en imagination les personnages inventés
par le poète, le décor où il serait agréable de les
situer et surtout « ce singe timbalier à cheval sur
un chien ». Le décor se compose d'un grand parc
dont l'allée centrale, bordée de bouquets d'arbres,
s'infléchit vers l'horizon. La perspective est vaste
et se confond avec le grand ciel bleu. Des guirlandes
de verdure retombent du haut, au premier plan,
et encadrent la composition.
A notre droite, trois jeunes femmes assises sur
des fauteuils de jardin regardent distraitement les
— 125 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
bateleurs qui viennent leur offrir la Comédie. De-
vant elles un singe coiffé de rouge, joue des cym-
bales, accroupi sur un gros chien paisible que
recouvre une draperie à carreaux
Formant à notre gauche un second groupe, qui
fait équilibre au premier, il y a quatre personnages.
Un jeune bateleur en collerette de dentelle, maillot
rose et manteau bleu-pàle, salue jusqu'à terre de
son feutre à panache rouge-fonce'. Derrière lui, une
charmante jeune femme debout (du type qu'affec-
tionne M. Aman-Jean et qu'il a inventé) est drapée
dans une sorte de domino noir' qui laisse voir la
poitrine décolletée, et laisse transparaître un peu
de corsage gris-rose. Elle écoute distraitement un
ruffian qui lui parle bas à l'oreille, tenant à la
main au-dessus de sa tête son large chapeau de
feutre à plume noire. Un masque de velours noir
cache son visage de rustre. Il est vêtu d'une ca-
saque chaudron, d'une culotte brun-gris et de bas
gris retenus par des jarretières bleu foncé. Non
loin d'eux, tout à fait à notre gauche, un dernier
I. Il existe de cette figure et aussi des autres personnages
des dessins décoratifs d'une étonnante puissance de sugges-
tion.
— 126 —
AMAN-JEAN
personnage debout est une jeune femme en toi-
lette de parade, cheveux très foncés sous la toque
gris d'argent à aigrette, et robe rose à demi recou-
verte d'un manteau jaune vif, borde' d'hermine.
Elle regarde et elle sourit.
Toute cette composition est d'une couleur très
riche et très fine dans une gamme assourdie. Cer-
tains rapports de tons sont d'un accent entièrement
neuf et d'un charme extrême. Le sentiment déco-
ratif, l'arabesque, et, plus encore que tout le reste,
les tonalités, relient les uns aux autres ces person-
nages que l'action dramatique dans laquelle ils
jouent un rôle ne paraît malheureusement pas
intéresser passionnément.
De ce point de vue, la conception décorative n'est
pas irréprochable.
On ne saisit pas très bien non plus le lien qui
associe entre eux les quatre panneaux. Ici la Co-
médie ^ plus loin /a Collation dans un parc, et enfin,
en retour d'angle, le Saltimbanque et la Vielleuse.
Sans doute Tauteur répondrait-il : Ce sont des
visions de beauté et de rêve. Il se peut. Et cela est
suffisant mais ce n'est que suffisant.
Ce qui est admirable, c'est l'exécution parfaite-
— 127 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
ment décorative, la richesse du coloris, la souplesse
de l'arabesque et la qualité d'imagination. C'est
par les accords de tonalités et par l'unité du senti-
ment que ces quatre panneaux forment un ensemble
parfaitement harmonieux. Cette sorte d'unité mo-
rale est plus importante que l'unité matérielle des
rapports de sujets. L'espace à couvrir est parfaite-
ment décoré. Il n'est pas juste de dire que dans
la Comédie le centre soit « déplorablement vide ».
Les vides ont aussi leur beauté quand ils sont
reliés à tout le reste par l'enroulement de l'ara-
besque générale. Cet espace aéré était, dans le cas
particulier, d'autant plus justifié que cette peinture,
en fait, est un dessus de porte et qu'il était bon que
la perspective du tableau s'accordât avec la trouée
lumineuse de cette porte.
La Collation offre les mêmes caractéristiques.
Dans le même décor de parc à la française, une jeune
servante en tablier blanc et bavolet est assise sur
l'herbe, tenant des fruits dans les mains, auprès
d'une nappe blanche posée sur l'herbe et sur la
quelle sont figurés des fruits et un pâté à la croûte
dorée. Une jeune femme en rose est étendue tout
auprès et, à notre droite, deux jeunes femmes et un
— 128 —
AMAN-JEAN
jeune homme causent ou semblent causera mi-voix.
Admirons la façon dont cette scène champêtre et
les vêtements modernes se relient par la couleur
aux vêtements légendaires des personnages de « la
Comédie ». Voilà où se sent la symbolique de la
couleur et que, dans les œuvres de M. Aman-Jean,
elle est tellement dominatrice qu'elle crée l'atmos-
phère et maintient tout le reste sous son charme.
On a pu dire que, dans les bas-reliefs antiques,
les dieux étaient tellement humains et les héros ter-
restres tellement divins, qu'ils pouvaient se trouver
partout les uns à côté des autres sans le moindre
désaccord. De même dans les œuvres de M. Aman-
Jean, les costumes modernes ou légendaires, les
spectacles vus et les visions de rêve peuvent voi-
siner sans désaccord grâce à la noblesse de l'inspi-
ration et à la distinction des moyens d'exécution.
L EVOLUTION VERS LA JOIE
L'impression que suggère cet ensemble décoratif
est calme, reposante, d'un charme subtil et à peine
voilé d'une vapeur de songe.
T. II — 129 — 17
PEINTRES D'AUJOURDHUI
Au delà du spectacle que nous offrent les bala-
dins qui cherchent à plaire, et ces belles écouteuses,
on devine la pensée du peintre. Elle n'estpas de'nuée
de quelque mélancolie. Cependant cette peinture
décorative marque à nos yeux une étape dans l'évo-
lution progressive de l'esprit de M. Aman-Jean. Il
arrive assez souvent que les hommes dont l'adoles-
cence a été grave, qui se sont développés dans la
solitude et qui ont consacré au travail leurs
années de jeunesse dans un recueillement presque
farouche, animé d'une extrême ardeur intel-
lectuelle, connaissent, au seuil de la seconde partie
de leur vie, une sorte d'apaisement et de sérénité.
Au moment où il se sentent en possession des biens
dont ils ont poursuivi pendant si longtemps la con-
quête, c'est-à-dire la gloire et la pleine maîtrise
de toutes leurs facultés, il semble que ces hommes
éprouvent le besoin de se renouveler, relâchent
un peu la stricte discipline à laquelle ils s'étaient
assujettis, deviennent plus sociables, se laissent
aller au plaisir de vivre et renoncent, dans une
certaine mesure, aux plaisirs amers de la ré-
flexion. A force d'avoir approfondi la vanité des
choses humaines, ils ont senti aussi la vanité de
— i3o —
AMAN-JEAN
ces constatations. On peut dire qu'ils font à leur
tour, mais en sens inverse, le chemin qu'ont par-
couru ceux dont la jeunesse a été trop heureuse et
qui, à mesure qu'ils avancent en âge, s'attristent et
se découragent. Dans l'ordre littéraire l'exemple
de Renan précise assez nettement ce que je voudrais
indiquer.
Pour les peintres, cette seconde jeunesse con-
corde d'ordinaire avec une facilité de travail que
leur adolescence n'a pas connue et une abondance
d'idées et de sentiments qui leur forment comme
une réserve où ils peuvent puiser sans compter.
De ce point de vue la grande décoration exécutée
pour la Sorbonne par M. Aman-Jean nous paraît
marquer une étape dans cette conquête de la Joie.
Des formes heureuses dans un beau décor. Voilà
le véritable sujet. Jeunes femmes nues au bord
d'une source, adolescent qui traverse le ciel, une
figure drapée à côté d'un feu rustique d'où monte
lentement une spirale de fumée, voilà les motifs
particuliers de cette grande composition. Peu nous
importe que le titre ne soit pas d'une nouveauté
extraordinaire.
La représentation poétique des Quatre Elcnienls
— i3i —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
s'accorde suffisamment avec la destination d'un
édifice consacré à toutes les sciences naturelles
pour que nous ne puissions faire à l'artiste aucun
reproche. Il va de soi que nous admirons davantage
la grande leçon que donne dans l'amphithéâtre de
Chimie la peinture décorative d'Albert Besnard et
le magnifique symbole qu'il propose aux étu-
diants^
Nous nous contentons cependant de « l'idée » de
M. Aman-Jean puisqu'elle est d'ordre général et
que, loin d'appesantir l'esprit des spectateurs sur
des réalités immédiates elle fait appel à leur imagi-
nation. Le jeune homme nu qui traverse le ciel bleu
et qui, les joues gonflées, réprésente /e Veiit semble
vouloir dans son vol emporter les spectateurs au
delà des limites matérielles du cadre et vouloir tra-
verser les espaces aériens. La belle distribution des
vides autour de cette figure volante et l'ampleur
illimitée de l'arabesque favorisent cette illusion.
On ne pourra décider qu'après le marouflage' si
cette figure de jeune homme répond à l'optique par-
1. Voir dans le premier volume l'étude consacrée à l'œuvre
d'Albert Bernard.
2. Ce marouflage doit avoir lieu en 1914.
— i32 —
AMAN-JEAN
ticulière de la salle où sera fixée cette peinture et
s'il échappe en même temps au reproche de
lourdeur ou d'immatérialité. On ne pourra aussi
décider qu'à ce moment de l'accord éventuel
entre la conception décorative de cette peinture
et l'ensemble architectural dont elle doit faire
partie.
Au salon de 191 2 la plupart des visiteurs ont eu
cependant l'impression que cet accord pourrait être
parfait. La conception décorative est d'une ampleur
qui n'est pas dénuée d'une certaine majesté. Les
femmes nues forment auprès de la fontaine un
groupe qui n'est pas dénué de vie et qui demeure
suffisamment lié au réel pour qu'on sente qu'elle
représentent une part très importante de la beauté
universelle. Elles sont de notre temps et ne se sou-
viennent que de loin de leur aînées athéniennes.
Cependant le geste qui porte les urnes ou qui les
penche vers l'eau, les apparente, à travers Puvis de
Chavannes, aux beautés féminines de l'époque heu-
reuse entre toutes. A notre gauche, à côté des ti-
sons fumants, une figure pensive et demi-voilée
semble vouloir représenter la vie obscure du sous-
sol terrestre et les divinités inférieures qui pré-
— i33 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
sident à l'élaboration des richesses minéralogiques.
Une sorte de bonheur paisible anime toute la
composition. Des verdures et des fleurs, des guir-
landes qui retombent, un peu de fume'e qui remonte
et des reflets bleus sur l'eau semblent vouloir sym-
boliser la splendeur calme de la nature que nous
peuplons de nos rêves. La couleur est heureuse et
riche', se jouant parmi les bleus et les verts dans
une gamme délicate où certains accents plus forts
donnent d'autant plus de délicatesse à des finesses
d'expression où se retrouve la notation des nuances
presque insaisissables. L'exécution est extrême-
I. Au Salon de igiS deux grands panneaux en hauteur
destinés à faire partie d'un ensemble pour un petit parlement
américain étaient aussi d'une gaîté de couleur que rendait
encore plus sensible l'ingéniosité de l'idée. Pour représenter
la Loi, M. Aman-Jean a imaginé, dans un charmant décor de
verdure et de fleurs, une femme assise, l'épée en main, et
des jeunes gens qui reposent sur ses genoux. Pour représenter
la Force il a imaginé, dans le même décor, une magnifique
brute cuirassé, casquée, armée de son arc, et à qui une
jeune femme — qui a bien raison de ne pas avoir peur —
fait respirer une rose qu'elle lui tend à bout de bras. Deux
autres panneaux de mêmes dimensions, à l'exposition géné-
rale de 1913 dans la galerie Manzi ont complété heureuse-
ment l'ensemble de celte décoration.
- i34 -
AMAN-JEAN
ment décorative, c'est-à-dire envisage'e par grandes
masses, par grandes taches, et destinée à n'ctre re-
gardée qu'avec un certain recul.
CONCLUSION
Dans son ensemble l'œuvre de M. Aman-Jean
nous apparaît donc se développant suivant une
courbe harmonieuse. Du dessin graphique et de
l'exécution trop sèche il est parvenu aux notations
les plus délicates de la couleur et de l'enveloppe
atmosphérique; de l'amour des Primitifs, « tout en
âme », il a évolué vers une conception du monde s'cx-
primant par des formes heureuses ; de la ligne
quelquefois anguleuse il est passé à l'arabesque
décorative la plus souple ; de la tristesse et du
recueillement perpétuel sur soi-même il est par-
venu peu à peu à une sorte de sérénité.
C'est un coloriste délicieux. Dès qu'il a pris con-
science de ses qualités propres, il est devenu un
décorateur. Du portrait décoratif jusqu'aux ensem-
bles muraux du Pavillon de Marsan et de la Sor-
bonne il a évolué selon sa nature avec un esprit de
— i35 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
suite, une méthode et une continuité parfaites.
Même si elle était aujourd'hui interrompue, son
œuvre serait assurée de survivre. Il est logique d'es-
pérer qu'elle se poursuivra encore longtemps et
nous donnera à admirer une sorte d'épanouisse-
ment.
MAURICE DENIS
Cliché Druel
PORTRAIT DE L ARTISTE
PAR LUI-MÊME
MAURICE DENIS
T. Il
18
MAURICE DENIS
A peine a-t-il dépassé la quarantième année et
déjà sa réputation et son autorité le placent parmi
les peintres français les plus importants. Il n'y a
pas d'artiste vivant qui ait reçu — en si peu de
temps — tant de commandes ni qui ait été capable
de s'en acquitter avec plus de bonheur ni plus de
célérité. A l'âge où tant d'artistes — peut-être
bien doués pour l'art décoratif — en sont encore à
attendre l'occasion de faire la preuve de leurs
aptitudes pour ce genre particulier de peinture,
Maurice Denis a déjà parcouru un cycle immense.
Église ou coupole de théâtre, atelier de peintre ou
salle à manger, vestibule ou galerie, chapelle privée
ou cabinet de travail, plafonds, vitraux, illustra-
tions pour des livres se graduant du Sagesse de
Verlaine aux Petites Fleurs de saint François d'As-
— i3y —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
sise en passant par V Imitation de Jésus-CluHst et la
Vita Nova du Dante, il a eu l'occasion de s'exercer
dans tous les genres et il a pu exceller dans tous.
Ajoutez à cette liste déjà impressionnante un grand
nombre de tableaux de chevalet et de remarquables
études critiques récemment réunies en un volume
que tout artiste peut lire avec plaisir et avec fruit.
L'abondance et la facilité de travail — qui passent
non sans raison pour l'un des signes du génie —
sont les qualités entre toutes manifestes du talent
de M. Maurice Denis.
Jamais carrière ne fut plus heureuse ni, en
apparence du moins, plus facile. A dix^neuf ans il
composait pour l'éditeur Vollard les illustrations de
Sagesse. A vingt ans, en 1S90, il envoyait au Salon
des Artistes Français, un pastel, V Enfant de chœur ,
et il était reçu. L'année suivante il exposait aux
Indépendants le Mystère catholique et cette œuvre
de début entrait dans une collection importante,
celle de M. Henri LeroUe. A vingt-deux ans, il
exécutait pour ce même collectionneur un plafond
et il envoyait aux Indépendants le Soir Trinitaire
dont le même artiste faisait l'acquisition. La même
année, une autre collection importante, celle de
— 140 —
MAURICE DENIS
M. Viau, s'ouvrait pour ses Fiancés et Le Barc de
Boutteville exposait dans sa petite galerie « quatre
panneaux pour une chambre de jeune fille ». Peu
de temps après M. Maurice Denis exécutait des
décors pour La Belle au Bois de M. G. Trarieux,
pour le Théodat de M. Remy de Gourmont au
Théâtre d'art, et pour les deux^;z/07n'ade M. E. Du-
jardin. Aux Indépendants de 1898, il exposait les
Muses, panneau décoratif, aujourd'hui dans la col-
lection Fontaine, les Vierges sages conservées
dans la collection Henri Lerolle et la Légende du
Chepaliei- appartenant à M. Hamel. Entre temps il
composait des lithographies pour le Voyage d'U rien
de M. André Gide. En 1894 — à vingt-quatre ans
— il exécutait un plafond pour M'"* Ernest Chausson
et il envoyait aux Indépendants, Annonciation (chez
M. Mellerio) {^princesse dans la Tour Gt une Femme
;n<e (achetées par MM. Bernheim). En 1895, à l'Art
nouveau, chez Bing, il exposait, sous ce titre :
Frauenliebe undleben, la décoration d'une chambre,
aujourd'hui dans l'hôtel privé du comte Kessler à
Weimar, et il envoyait à la Société Nationale ré-
cemment fondée, Les Pèlerins d'Emmaiïs, La Visi-
tation et la Nativité qui lui ouvraient les portes de
— 141 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
la collection Th. Duret. En 1896 il exécutait un
nouveau plafond chez M™^ Chausson : Le Prin-
temps^ et il envoyait à la Société Nationale Jésus
chei Marthe qui fut reçu, et un autre tableau qui
fut refusé mais acquis par un amateur de Mons.
En 1897, il recevait de M. Den3'^s Gochin pour
l'hôtel de la rue de Babylone, la commande d'une
suite de panneaux décoratifs destinés à une pièce
qui devait devenir — pour un temps — la chapelle
privée de l'Archevêque dei Paris. Il y peignit La
Légende de Saint-Hubert, sans préjudice de son en-
voi à la Société Nationale qui fut nombreux et remar-
qué.
En 1898 il exécutait un troisième plafond pour
M""® Chausson, Terrasse de Fiesole et ses quatre
tableaux du Salon passaient : le premier, dans la
collection Henri Lerolle : Femme au lilas; le
deuxième dans la collection de son ami Beltrand :
Madone, et les deux paysages dans la collection
von Tschudi à Berlin.
En 1899 — à vingt-neuf ans — il exécutait une
décoration pour la chapelle de Sainte-Croix du
Vésinet composée d'un décor d'autel et de deux
panneaux qu'il exposait à là Société Nationale,
— 142 — ■
MAURICE DENIS
il peignait en forme de triptyque le portrait de
M. Adrien Mithouard, de sa femme et de son en-
fant. Un autre tableau intitulé Le Monotone verger
est aujourd'hui dans la collection Stern à Berlin.
II composait et faisait exécuter des vitraux pour
]\/[m6 péan à Saint-Gilles et livrait à l'éditeur Vol-
lard une suite de douze lithographies en couleurs.
En 1900, il exécutait pour l'hôtel du comte
Kessler, à Weimar, une seconde décoration qu'il
intitulait La Forêt aux jacinthes et peignait pour
l'hôtel de M. Moreau-Nélaton, faubourg Saint-
Honoré, une autre décoration qu'il intitulait le Jeu
de volant.
Enfin en 1 90 1 — sans préjudice de son envoi à la
Société Nationale — il décorait entièrement de
peintures et de vitraux la chapelle de la Sainte
Vierge dans l'église du Vésinet. Cette chapelle —
visitée par tous ceux qui s'intéressent à l'évolution
de la peinture moderne méritait les suffrages les
plus flatteurs. Par cette suite de peintures d'un ac-
cent sincèrement religieux, composées avec science
et exécutées avec amour M. Maurice Denis se clas-
sait comme l'un des artistes français les mieux doués
pour la grande décoration. Les meilleurs juges
— 143 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
firent le petit voyage du Vésinet pour voir en place
ces peintures décoratives et se rendre compte de
l'effet d'ensemble. Ils s'étonnèrent de l'énergie dé-
ployée par ce jeune homme pour mener à bonne
fin et si rapidement une œuvre aussi importante,
de l'originalité tranquille de cette composition, du
charme fluide, persuasif de ces figures féminines,
de ces anges et de ces personnages sacrés, de l'ai-
sance avec laquelle cet artiste noue et dénoue les
groupes selon l'effet qu'il en veut obtenir, du sen-
timent éminemment décoratif dont l'œuvre tout
entière témoignait, de la qualité du sentiment reli-
gieux et artiste qui s'y révélait, de la fraîcheur et de
la grâce du colomis, de l'ingéniosité jolie des idées de
détail, et de la majesté recueillie de l'ensemble. Par
une sorte de consentement, de propagande orale
— extrêmement efficace — l'opinion se répandit
qu'il se pourrait qu'on assistât à une renaissance de
l'art religieux et que M. Maurice Denis en serait le
stimulateur. On s'accorda à reconnaître que cette
œuvre marquait une date qui n'était pas sans
importance et que l'art pictural décoratif tout
entier — en ses applications multiples et presque
innombrables — comptait désormais un artiste sur
— 144 —
MAURICE DENIS
qui l'on pouvait fonder les plus grands espoirs.
Deux ans après cette re'alisation — c'est-à-dire
en 1903 — M. Maurice Denis complétait son
oeuvre dans cette église du Vésinet par la décora-
tion d'une seconde chapelle — celle du Sacré Cœur
— de mêmes dimensions que la première et symé-
triquement placée de l'autre côté du chœur. Un
petit couloir voûté semi-circulaire forme entre les
deux sanctuaires une transition que modulent
dans les petites verrières des harmonies de cou-
leurs.
Moins touchante peut-être mais d'une composi-
tion plus savante, d'une science technique plus mani-
feste et d'une gamme de couleurs plus ardente, cette
chapelle du Sacré-Cœur forme avec la chapelle delà
Sainte-Vierge le plus bel ensemble de peinture
décorative religieuse qui ait été exécuté depuis les
grands travaux des élèves d'Ingres dans les églises
de Paris. On ne peut lui comparer et surtout on
ne peut lui préférer que la décoration de l'église de
Berck par Albert Besnard. Si la décoration des
nouvelles églises de France échappe au goût désas-
treux des entrepreneurs de la place Saint-Sulpice,
c'est de ces deux grands efforts originaux qu'il fau-
- 145 -
19
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
dradater la Renaissance de l'art décoratif religieux.
En cette même année igoS, M. Maurice Denis
livrait à l'éditeur Vollard une suite de deux cent
seize illustrations gravées sur bois pour une
Imitation de Jésus-Christ. Et presque chaque
année depuis lors, M. Maurice Denis a exécuté,
outre ses tableaux de chevalet pour le Salon de la
Nationale, le Salon des Indépendants et le Salon
d'automne un important ensemble décoratif. En
1905, c'était la décoration d'une chambre de
musique pour M. de Mutzenbecker à VViesbaden.
En 1907 le vestibule de l'hôtel privé de M. Rou-
ché. En 1 908, la salle à manger de M. Gabriel Tho-
mas à Bellevue : V Éternel piniitemps, et, au Salon
d'automne, VHisloire de Psyché' pour la chambre
à coucher de M. Morosofî à Moscou. Ajoutez pour
cette année la suite d'illustrations gravées sur bois
et en couleurs pour la traduction de la Vita Nova
du Dante par M. Henry Cochin. En 1909,
M. Maurice Denis décorait sa propre salle à manger
de Perros-Guirec en Bretagne et complétait par
trois panneaux en hauteur la décoration de M. Mo-
rosoff à Moscou. Il peignait encore le Soir jloren-
//« pour M. Charles Stern. En 1910, lesgrandspan-
— 146 —
MAURICE DENIS
neaux décoratifs étaient intitulés : le Christ aux
Enfaîits^ Orphée, Saint-Georges de Cappadoce et
Nausicaa. En 191 1, il exposait — outre ses tableaux
de chevalet — la suite admirable des illustrations
pour les Fiorctti de Saint-François d'Assise et
rAge d'or pour le prince de Wagram. A la fin
de 1912, il montrait à ses amis, marouflés dans la
coupole d'un nouveau théâtre de l'avenue Mon-
taigne, les 372 mètres carres de la vaste frise déco-
rative qui pourrait s'intituler : la Musique.
Il se peut que cette liste soit incomplète. Elle
suffit en tout cas pour démontrer que pas un peintre
contemporain n'a été l'objet d'autant de com-
mandes et qu'aucun autre peut-être n'aurait pu
s'en acquitter avec une si merveilleuse aisance.
On remarquera cependant que pas un de ces grands
travaux n'a été exécuté à la suite d'une commande
officielle. M. Maurice Denis n'est môme pas repré-
senté au musée du Luxembourg'. Il n'a étésoutcnu
I. En 191 1 M. Dujardin-Beaumetz lui confia la décoration
de l'une des pièces du nouveau Luxembourg, mais c'était
une commande « éventuelle ». Ce n'est qu'en 1912 qu'ont
été acquis pour le musée des Arts décoratifs les peintures de
l'église Sainte-Croix détachées de leurs murs à la suite delà
Séparation de l'Église et de l'État.
— 147 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
que par l'initiative privée et c'est à lui seul qu'il
doit d'avoir su provoquer ces initiatives et d'avoir
re'ussi à leur donner satisfaction.
LA FORMATION
Nous pouvons déduire avec certitude de ces pré-
misses que les qualités les moins contestables de
M. Denis sont une e'nergie singulière, un esprit de
suite qui ne connaît pas de défaillance et une
incomparable puissance de travail. On peut aussi
inférer de cette suite considérable de grands tra-
vaux que M. Maurice Denis a su s'imposer la plus
stricte des disciplines morales, qu'il a su choisir et
maintenir une méthode de travail excellente et
rigoureuse, qu'il a eu enfin la chance (qui n'advient
jamais qu'à ceux qui la méritent) d'avoir su décou-
vrir, dès le début de sa carrière, dans quelle direc-
tion il devait développer sa personnalité. Sur sa
destinée, sur le but à atteindre, sur les moyens à
employer, il a eu des certitudes précises. Constata-
tion presque sans exemple dans l'histoire des artistes
contemporains, il n'a connu ni trouble, ni incerti-
tudes, ni erreurs de direction. Né décorateur, il
— ■ 148 —
MAURICE DENIS
prit immédiatement conscience de ses qualités
essentielles, il eut l'intuition des défauts contre
lesquels il aurait à lutter, il sentit par quelles gra-
dations il pouvait s'élever jusqu'au style, devina
dans quel sens il lui serait utile de développer sa
culture et perçut avec une étonnante sûreté de coup
dœil à quel point exact de l'évolution de la pein-
ture contemporaine il lui serait utile de chercher
son point d'appui, d'abord pour donner à ses tra-
vaux un point de départ stable et pour ainsi dire
des fondements classiques, ensuite pour faire son
profit des résultats acquis par ceux qui l'avaient
précédé, enfin pour bénéficier des recherches de tous
ceux qui découvraient autour de lui des techniques
et des directions nouvelles.
Avec une sûreté exceptionnelle il comprit — à
vingt ans — que les deux grands courants de la
peinture au xix" siècle: le classicisme d'Ingres et le
romantisme de Delacroix, a3''ant abouti, d'un côté
aux pauvretés académiques, del'autre côté aux nota-
tions directes des impressionnistes, ne pouvaient
ni l'un ni l'autre lui donner satisfaction entière. Il
comprit en même temps que la grande décoration
murale, sans renier l'enseignement classique d'In-
— 149 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
grès et de ses élèves, pouvait se renouveler par les
de'couvertes impressionnistes.
Nous aurons plus tard l'occasion de rechercher
par quel étrange détour — Cézanne, Van Gogh et
l'école de Gauguin à Pont-Aven — M. Maurice De-
nis retrouva la grande lignée classique et renoua
pour son compte personnel la tradition instituée
par Raphaël dans les Chambres du Vatican. Qu'il
nous suffise pour le moment d'avoir signalé cette
filiation élective et d'indiquer en quelques mots
que cet artiste sollicita aussi des primitifs italiens
et français un enseignement précieux: la recherche
par les colorations et par les formes d'un certain
ordre de beauté sentimentale.
C'est de ces éléments divers — que d'autres
auraient pu croire inconciliables — que s'est formée
la personnalité de M. Maurice Denis. Cette person-
nalité est, par conséquent, des plus complexes.
Devant une de ses peintures décoratives il n'est
guère de spectateurs qui ne se soit ingénié à dis-
cerner de la part d'invention qu'il lui est propre
des influences qu'il a subies. Devant un tableau de
M. Maurice Denis il est rare que Ton n'entende pas
prononcer le nom de Fra Angelico, celui de
— i5o —
MAURICE DENIS
Raphaël, tel ou tel nom des élèves d'Ingres et aussi
le nom de tel ou tel de nos contemporains de l'école
impressionniste ou néo-impressionniste. Dans
Tesprit de ceux qui établissent ces rapprochements
il est fréquent qu'on puisse sentir une tendance
au dénigrement. Les tenants de l'école académique
ne veulent pas reconnaître dans ces œuvres la
tradition des maîtres dont ils se réclament. Plus
d'un « novateur « impressionniste fait la moue
comme s'il avait sous les yeux des œuvres de seconde
main. Devant les œuvres de sentiment religieux
les ecclésiastiques les mieux intentionnés, les
croyants les plus sincères éprouvent je ne sais
quellegêne dont ilss'expliquent assez vaguement en
prononçant les mots de modernisme, d'impression-
nismxe et parfois même d'art décadent.
Cependant l'autorité de Maurice Denis grandit
d'annéeen année, il poursuit avec une ténacité inlas-
sable l'exécution de travaux si nombreux que tout
autre aurait le droit d'en être accablé, il lorme des
élèves, utilise les bonnes volontés et prouve le mou-
vement en marchant d'un pas chaque année plus
allègre. Le moment n'est pas loin où il sera reven-
diqué par toutes les écoles. Devant la grande frise
— I 5 I —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
décorative du nouveau théâtre de l'avenue Mon-
taigne, M. Georges Desvaliière disait : « Je sens
que c'est ici qu'aboutissent les efforts désordonnés
de ces trente dernières années... »
Tâchons d'établir un peu d'ordre dans ce chaos
d'impressions plus ou moins contradictoires.
LE CHOIX D UN ORDRE DE SENTIMENTS
A vingt ans de distance, quand on retrouve dans
la collection de M. Henry Lerolle le JVfystère catho-
liqiie^ premier tableau à l'huile qu'exposa M. Mau-
rice Denis aux Indépendants de 1891, on constate
avec stupéfaction que dès cette première œuvre
l'artiste s'était révélé presque tout entier.
Se détachant sur un mur gris verdâtre percé
d'une large fenêtre par laquelle apparaît un coin
de paysage limité à l'horizon par une colline rousse
et un peu de ciel, la Sainte-Vierge, auréolée d'une
nimbe jaune-rose, est assise en robe blanche, la
tète recouverte d'un voile, l'une des mains sur les
genoux, l'autre pendant presque jusqu'à terre et
tenant du bout des doigts un livre à couverture
— l52 —
MAURICE DENIS
sombre. Elle penche la tête et regarde avec un
étonnemcnt ému deux enfants de chœur dont les
surplis blancs laissent passer à hauteur du pied une
bande rouge qui re'pond au col de la môme cou-
leur. Chacun d'eux porte un grand cierge dont la
poignée est également rouge. Ils précèdent un
diacre vêtu d'un surplis blanc que rehaussent les
lignes rouges de la chasuble vue de profil et de
l'épaulette vue de face. Ce diacre, d'un geste noble,
porte grand ouvert sur sa poitrine et soutient de
ses deux mains le livre des Evangiles.
Le tableau est de petites dimensions *. Il contient
en substance l'œuvre future de M. Maurice Denis.
Avant tout : le choix d'un ordre de sentiment. Ce
tableau est d'inspiration catholique et de sentiment
familial. M. Maurice Denis, qui avaitalors vingt ans,
I. Environ o,So sur o,Go. Verra-t-on un trait de caractère
dans le petit fait suivant? M. Henry Lerolle, ayant remarqué
ce tableau aux Indépendants, en demanda le prix au bureau.
On lui répondit : 2.000 francs. Il écrivit à l'auteur, qu'il ne
connaissait pas, pour lui demander si ce prix n'était point
susceptible d'une réduction. M. Maurice Denis, bien que ce
tableau fût son premier, lui répondit sans détours que c'était
à prendre ou à laisser. Au cours de l'année suivante, M. Le-
rolle retrouva ce tableau avec le Soi?- Trinitaire chez Le
Barc de Boutteville et se décida à les acheter tous les deux.
T. H — 1^0 — 20
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
habitait une petite maison de Saint-Germain-en-
Laye-. Il avait rencontré, dans le cercle des relations
de ses parents, une jeune fille de dix-huit ans
et il lui avait demandé de poser. Deux garçonnets
et un jeune homme servaient de modèle pour les
autres personnages. Par une sorte d'instinct le
jeune élève de l'académie Jullian écartait les mo-
dèles professionnels qui ne pouvaient pas lui offrir
ce qu'il désirait avant tout : une qualité particulière
de sentiment, une pudeur, un charme virginal, une
fraîcheur d'âme innocente. Enfants ou adolescents,
ces quatre personnages sont d'une ingénuité déli-
cieuse. Sur leurs visages charmants rien de bas ou
de vil ne s'est encore inscrit. Leurs attitudes, leurs
gestes, leur façon même de se comporter vis-à-vis
des autres respirent l'innocence et la retenue.
L'idée du tableau ou, si l'on veut, le sujet est
d'une ingéniosité non moins touchante. Ce n'est
plus l'ange venu du ciel et n'ayant avec les hommes
presque rien de commun qui vient annoncer à
Marie qu'elle sera mère de Dieu. Ce rôle est dévolu
par une ingénieuse anticipation à l'Eglise Catho-
lique représentée par un jeune clerc tenant en
2. Rue P^auqueux.
— l54 —
MAURICE DENIS
mains les Évangiles. Ce clerc symbolise la hiérar-
chie et l'ordre catholiques, c'est-à-dire l'Église telle
qu'elle aété instituée par les apôtres et telle qu'elle
se présente encore de nos jours, le prêtre demeurant
l'intermédiaire nécessaire entre les fidèles et Dieu.
Ainsi, par une inspiration peut-être inconsciente,
M. Maurice Denis renouvelait le sujet et le rappro-
chait de nous. On sent ce qu'il y a d'intellectueldans
ce renouvellement d'une scène entre toutes ressassée
et quelle différence il y a entre cette façon de présen-
ter le sujet et le procédé matériel qui consiste à habil-
ler de vêtements modernes les personnages des
drames sacrés. On a fait grand éclat jadis de ce
changement de costumes dans certains tableaux
religieux modernes. On nous permettra dénoter la
différence.
Du point de vue plastique, enfin, et du point de
vue technique, ce petit tableau nous permet de
constater à quel point le jeune peintre, dès la
vingtième année, était déjà le maître de sa pensée
et de ses moyens d'exécution.
Dès son premier tableau M. Maurice Denis avait
trouvé ses principaux accords de couleurs, sa façon
de dessiner, sa manière de poser les tons par teintes
— i55 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
plates et de modeler par les colorations plus que par
le jeu traditionnel des ombres et des lumières. A
l'exemple des Impressionnistes il bannit le noir de
sa palette. Les tons qui paraissent noirs sont faits
avec des bleus et des verts. Sa gamme de couleurs
se compose surtout de gris s'accentuant jusqu'au
rouge et se dégradant jusqu'au verdâtre et au rose.
Enfin les blancs jouent dans cette harmonie res-
treinte et de'licate un rôle prépondérant.
Du seul point de vue couleur, ce petit tableau
est une harmonie de gris verdàtres avivés de rouge,
de brun et de jaune, soutenus par des bleus et des
verts foncés, pénétres presque partout de blancs-
gris. Il n'y a pour ainsi dire pas d'ombres. Tout
au plus dans les plis du voile de la Vierge et dans
les plis du rideau de la fenêtre des différences de
coloration se dégradant vers les gris rosés mar-
quent-ils l'ombre des plis. Les blancs verdàtres et
les blancs roses jouent un rôle capital. Tout l'ap-
pui de la fenêtre, tout le rideau, les à-plats qui
entourent les carreaux, le grand livre ouvert, le col
du jeune diacre, le petit paysage entrevu par la
fenêtre, et, derrière la colline roussâtre, le petit
coin de ciel, forment une gradation délicate de
— i5ô —
MAURICE DENIS
blancs nuancés réagissant les uns sur les autres.
Cela est tendre, juvénile, virginal et d'une candeur
délicieuse. Le petit va-se de couleur foncée posé sur
l'appui de la fenêtre et d'où s'érigent des lis se des-
sine presque en ombre chinoise sur le blanc du
rideau. Il est vu et exécuté à la manière des Pri-
mitifs.
Pour accentuer encore cette impression de blan-
cheurs nuancées, l'artiste a encadré son tableau d'un
passant de bois blanc et d'une bordure de bois na-
turel jaune. On sent que môme le cadre a été voulu
par la couleur. On pense aux lettres de Van Gogh
et à l'importance que cet artiste attachait à ces
menus détails d'encadrement. Dans son esprit la
coloration du cadre faisait partie de l'harmonie
générale du tableau, la complétait et la rassemblait.
Ainsi en a-t-il été pour Maurice Denis. Il a conçu,
exécuté et encadré son tableau pour un effet de
couleur et cette harmonie de couleur s'est liée dans
son esprit à la candeur du sentiment et à son ingé-
niosité.
De combien d'œuvres de Maurice Denis — et je
ne parle que des meilleures s'échelonnant sur
toute la durée de sa carrière — pourrait-on faire
— ID7
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
— le sujet étant mis à part — à peu près la même
description? Il est extraordinaire qu'un jeune
homme composant et peignant son premier tableau
ait trace', avec autant d'ordre et sur un aussi petit
espace, comme un raccourci de son œuvre future
si extraordinairement abondante et variée.
Le métier ou, si Ton veut, la technique de ce
tableau est aussi, à peu de chose près, la technique
dont il se servira jusqu'à nos jours. Tout au plus
peut-on remarquer un peu plus de pointillisme
méticuleux que l'on n'en retrouvera dans la suite.
Ce sont presque des tons divisés, posés par très
petites touches et se liant les uns aux autres à l'in-
térieur d'une arabesque linéaire délimitée non par
un trait, mais par une nuance de coloration.
Dès ce début, Maurice Denis avait trouvé son
style, sa palette, sa technique, la qualité du senti-
ment qui lui est propre, sa manière de modeler et,
dans une mesure assez grande, sa manière de
mettre en toile et de voir « en décorateur ». Il lui
restait à acquérir des idées plus générales, plus de
souplesse, plus d'aisance, plus de liberté heureuse
dans l'arabesque décorative, il lui restait à enrichir
sa palette, à varier et surtout à simplifier ses moyens
— i5S —
MAURICE DENIS
d'exécution, -à développer enfin ses facultés d'in-
vention et son imagination.
C'est dans ce sens qu'il va se développer rapide-
ment pour atteindre à la maîtrise avec une extraor-
dinaire célérité.
Le Soir Trinitaire date de l'année suivante. Il se
compose de trois jeunes filles assises par terre sur
une prairie sombre émaillée de fleurs des champs
dans un paysage très simplifié dont le fond est
égayé par les indications colorées de petites mai-
sons gris-rose et des arches d'un viaduc.
Du point de vue « palette » ce second tableau
marquerait plutôt une régression qu'un progrès
dans la voie où l'artiste devait s'avancer désormais
si allègrement. La gamme de couleurs s'est assom-
brie. Tout le tableau en est attristé. Il y a des noirs.
L'une des trois jeunes filles assises est entièrement
vêtue de noir et sur la chevelure de l'une des jeunes
filles nues est posé un petit chapeau qui est égale-
ment noir. On remarquera la gaminerie de ce
détail de toilette et la petite étrangère de faire poser
l'une à côté de l'autre, dans une prairie vert sombre,
deux jeunes filles entièrement nues (dont l'une
porte un petit chapeau) et une de leurs amies
— 169 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
habillée de noir. C'est, dans l'œuvre de M. Mau-
rice Denis, à peu près le seul tableau où se révèle
— par ces détails — une certaine morbidesse de
sentiment et une sorte de réalisme à la Manet com-
pliqué d'un peu de bizarrerie.
Mais ce ne sont que des détails. L'important de
ce tableau c'est la façon dont les deux jeunes filles
nues sont conçues et exécutées. Celle qui se pré-
sente de dos presque au premier plan a une cheve-
lure blond verdâtre d'où retombe un voile blanc qui
se prolonge entre les deux épaules jusqu'au sol.
Celle qui se présente de profil est mince et d'un
dessin serré, d'une arabesque rassemblée qui fait
penser aux baigneuses d'Ingres. Devant ces deux
nus, on devine que M. Maurice Denis avait pres-
senti le rôle qu'allait jouer dans son développement
artistique l'exemple et les conseils de M. Ingres.
Et c'est à cause de cette indication — précieuse
pour ceux qui aiment à préciser les origines — qu'il
n'est pas sans intérêt de noter que l'admiration
pour Manet paraît avoir, un instant, joué un rôle
dans la formation du jeune artiste. Outre que la
gamme de couleurs s'est assombrie, la façon de
modeler n'est plus la même et se différencie de la
— i6o —
MAURICE DENIS
manière qui- sera celle de toutes les années posté-
rieures. En ce Soii^ Triiiitav-e, Maurice Denis
modèle dans une certaine mesure « par les
ombres » selon la me'thode traditionnelle, et le
cerne qui délimite ses personnages est vu par le
trait ou plutôt par l'ombre brune bien plus que
par les reflets de coloration.
Mais ce ne sont que des nuances. C'est le senti-
ment — si personnel malgré les analogies loin-
taines que j'ai signalées — qui est l'essentiel de ce
tableau. La petite pointe d'étrangeté avive encore
notre plaisir. Nous retrouvons le goût inné de l'au-
teur pour les Primitifs dans la façon dont la prairie
vert sombre, émaillée de fleurs des champs, est
traitée. On pense à la prairie délicieuse du Retable
de l'agneau'. Et on se plaît à constater avec quel
ordre et quelle instinctive habileté décorative
M. Maurice Denis a disposé ses personnages, leur
a donné exactement le fond et l'ambiance qu'il
fallait pour en faire chanter les sonorités, avec
quelle émotion tendre il a regardé ses modèles et
les a transposés en dehors de toute imitation litté-
rale dans un domaine « décoratif ».
I. Par Van Eyck.
T. a ■ — i6l — 91
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
LES PREMIERES DECORATIONS
C'est parce qu'ils reconnurent en ce tableau ces
qualités « décoratives » que deux connaisseurs
excellents, M. Théodore Duret et M. Henry Lerolle,
se retrouvèrent devant ce tableau au Salon des In-
dépendants et que celui-ci, après en avoir décidé en
principe l'acquisition, se résolut à donner au débu-
tant une commande qui lui permît de se révéler
plus complètement. A la suite de cette Exposition
de 1891, M. Henry Lerolle demanda à M. Maurice
Denis un ouvrage essentiellement décoratif : un
plafond. L'œuvre fut exécutée en quelques se-
maines.
En travaillant pour un espace déterminé* le
décorateur se révèle. Ce plafond représente, sur
le feuillage vert-sombre d'un marronnier trois
jeunes filles vêtues de jaune-gris-rose-doré. Elles
sont disposées par échelons sur une échelle tandis
que, tout en bas, on ne voit d'une quatrième jeune
fille que la tête et la chevelure rousse, Tindication
des épaules et des bras.
I. Environ 2 m. 5o X ^ ™- 60.
— 162 —
MAURICE DENIS
La qualité essentielle de ce plafond, c'est l'am-
pleur de'corative de l'arabesque s'enroulant et se
déroulant pour rassembler tout le sujet, lui don-
ner du style, emplir tout l'espace à décorer, ne pas
le surcharger, ménager, dans le feuillage qui forme
le fond, des trous de lumière jaune représentant des
échappées sur le ciel, et donner à ces échappées de
lumière, par l'indication du contour des feuilles, un
aspect éminemment décoratif.
La seconde qualité de ce plafond, c'est de ne faire
valoir cette arabesque que par des différences de
colorations, des gris pénétrés de roses qui semblent
l'émanation en reflet des grandes teintes à plat de
ces robes jaune-rose. Cela est vu par grandes taches
et ces taches sont posées par grandes teintes plates,
bien dans le mur, sans que rien joue au trompc-
l'œil ou accapare l'attention. Aucun empâtement.
On sent que la toile a reçu d'abord un dessin som-
maire fait par grandes lignes souples, et que l'ar-
tiste a posé ensuite les tons à l'intérieur de son
arabesque colorée, comme un émailleur, dans les
compartiments de sa surface « cloisonnée », intro-
duit ses pâtes colorées et calcule les réactions
qu'elles auront l'une sur l'autre.
— IÔ3 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
On remarquera que ce plafond n'a pour ainsi
dire pas de sujet. C'est une œuvre de peintre qui
ne pense qu'à faire de la peinture. Nous sommes
de ceux qui pensent que les œuvres ultérieures
marqueront un grand progrès parce que le sujet —
en précisant l'idée picturale — peut être pour l'exé-
cutant un stimulant singulier et qui porte à leur
paroxysme ses qualités de vision et de sentiment.
On comprend cependant que certains peintres se
plaisent à ne considérer chaque œuvre que du
point de vue « peinture » et en arrivent à faire
abstraction du sujet \
Dans cette même collection Henry Lerolle,
acheteur prophétique des œuvres de la première
heure, se trouvent encore quelques œuvres impor-
I. En poussant à fondée principe, certaines écoles, de nos
jours, font systématiquement abstraction du sujetau point de
ne plus laisser deviner au spectateur quel motif de nature a
été le point de départ de leur émotion. Ils décrivent leur émo-
tion devant des objets sans nous faire connaître quels sont
ces objets. Tels sont par exemple les peintres dits cubistes.
— 1G4 —
MAURICE DENIS
tantes. Les Vierges sages, qui datent de i8g3, font
sentir l'admiration grandissante de M. Maurice
Denis pour les Primitifs et les bénéfices moraux
et matériels (du point de vue peinture) qu'il retire
de leur enseignement.
Sur une prairie verte, une jeune fille en robe
grise est assise, parmi les jeunes troncs de pom-
miers dont les feuillages verts et les pommes jaunes
forment le haut du tableau. Elle tient un livre
sur les genoux. Dans le fond, on distingue des
indications de jeunes filles nues (sans doute les
Vierges folles), et adroite, un paysage sommaire où
se distinguent les arches d'un viaduc. Les plis de
la robe du personnage principal sont traités à la
manière du maître de Flémalle. Ils sont méticuleux
et amples, et donnent à cette jeune fille qui tient
un livre, un je ne sais quoi de virginal, de grave,
de tendre et méditatif. Du point de vue coloration
il n'3' a ni progrès ni régression. C'est du Maurice
Denis d'alors et de toujours.
Ainsi en est-il encore pour les Femmes aux lilas
de 1898 qui représentent deux jeunes femmes nues
debout, à côté du tronc d'un lilas qui se déploie
au-dessus d'elles, dans un paysage de jardin où
— i65 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
des indications de maisons très claires répondent
aux draperies presque aussi claires qui font chan-
ter les tons de la peau. Les fleurs sont d'une colo-
ration très tendre. Et il est remarquable que le
vert de l'herbe sur le sol soit pénétré des tons lilas
qui se jouent aussi en reflets sur les nus de ces deux
jeunes femmes et ne se précisent que sur les fleurs
printanièresde l'arbuste. Tout ramènera la couleur
et à des jeux de nuances, voilà la théorie tacite dont
ce tableau est le commentaire. Ajoutons que
l'influence de Gauguin se manifeste par la façon de
mettre en toile, le système de coloration, et, dans
une certaine mesure, par le sentiment général.
Les œuvres acquises ou commandées à peu près
à la même époque par M. Ernest Chausson et no-
tamment le plafond « Avril » qui date de iS94sont
les commentaires du même principe.
Désormais il n'y a plus d'étapes importantes à
préciser dans cette carrière. Maurice Denis est en
possession de sa maîtrise. Il pourra encore faire
des progrès. Il pourra encore s'affiner, s'enrichir
et parvenir à plus de grandeur et à plus de style;
il pourra perfectionner son dessin toujours un peu
gauche et un peu lourd, enrichir sa palette parfois
— ibb —
MAURICE DENIS
monotone, se rapprocher ou se de'gager, selon
l'inspiration du moment, des influences qu'il con-
sentira à subir, mais ce sera par une évolution
pour ainsi dire insaisissable, parle développement
progressif et normal de sa personnalité, par l'ai-
sance de plus en plus 'grande de son exécution
mise au service de ses facultés d'invention et de
son imagination.
LA DECORATION DU COLLEGE DE SAINTE-CROIX
Quand il aborde la décoration du mur d'autel
de la chapelle Sainte-Croix du Vésinet,M. Maurice
Denis n'a donc qu'à s'interroger et à s'exprimer
lui-même. Il se souvient de son premier pastel
VEnfant de Chœur, et de son premier tableau
Mystère Catholique, il se souvient des rouges de
son jeune diacre et des blancs nuancés de bleu de
ses deux porteurs de flambeaux, et de sa première
Sainte-Vierge. De tous ces éléments déjà acquis il
compose une oeuvre nouvelle et d'un sentiment
décoratif étroitement adapté à l'espace qu'on lui
confie.
— 167 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Cette décoration est une glorification picturale
du sacrifice de la messe. Des enfants de chœur
chantent le Sanctus et balancent des encensoirs.
Derrière eux de grands écoliers aux ailes d'anges
chantent à l'unisson en marquant le rythme d'un
geste de la main. Au-dessus d'eux s'épanouit une
vigne et, vers l'horizon, on aperçoit des champs de
blé baignés de soleil que traverse en serpentant une
rivière bleue bordée de hauts peupliers s'élançant
jusque dans le ciel à travers lequel passent des
anges portant la Croix Rédemptrice. Les rouges,
les blancs, les jaunes, le vert et les bleus sont posés
par grandesteintes plates. C'est une harmonie sobre
e t chaleureuse d'un sentiment naïf et très religieux.
LA DÉCORATION POUR M. HENRY COCHIN
Peinte pour l'hôtel privé de M. Denys Cochin
à la suite de cette décoration du Vésinet, la légende
de Saint Hubert mêle à un sentiment très religieux
une sorte de fougue romantique. La décoration
couvre les trois murs et le plafond d'une petite
salle rectangulaire. Un vitrail occupe le quatrième
— i68 —
MAURICE DENIS
^^W,
N, .. .3"
Cliché Druet
L AGE D OR
MAURICE DENIS
mur. L'ensemble commence par le portrait de
M. Denys Cochin en costume de chasse vert sur
un cheval blanc, entouré de sa femme, de son fils,
de ses deux filles en tricorne à galon d'or, tous à
cheval et suivis d'une meute. Derrière eux on
aperçoit une colline d'un roux automnal et à flanc
de coteau, un délicieux petit village blanc très
recueilli. Le sol est rose, traversé d'arabesques
d'ombres colorées d'un gris-rose. Les grandes
taches blanches des chevaux font chanter le roux de
la colline et le vert des costumes de chasse. Il y a
quelque raideur dans les mouvements, et le tout est
un peu scolaire, bien que vivant et vigoureux.
II. — Dans la même gamme, sur le même sol
rose, un piqueur vu de dos sur son cheval à grosse
croupe, sonne du cor. Les deux amazones en cos-
tume bleu sombre conduisent la meute et les
cavaliers les suivent. C'est un peu sommaire, mais
il y a du mouvement. Les valeurs ont quelque
uniformité. Trois troncs presque noirs sont du
même ton. Le sentiment de la nature ne vivifie pas
toutes les parties de l'ouvrage. C'est sur un motif
donné une adroite variation.
III. — On sent que l'auteur a admiré les beaux
— 169 —
22
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
mouvements de Delacroix. Il veut que son œuvre
soit mouvementée. Cela est d'autant plus digne de
remarque qu'on ne retrouve plus que rarement
dans les œuvres ultérieures ce désir de mouvement.
La meute — blanche et jaune — court avec ardeur
sur un terrain montueux malaxe de divers tons où
les gris et les bruns dominent. Un reflet de soleil
jaune est diffus sur ce coin de forêt. On a une
impression de nature, si transposé que soit ce sen-
timent. On sent que l'auteur s'est servi d'études
faites en plein air. C'est peut-être de tous les
panneaux le plus exclusivement pictural.
IV. — Sur le mur du fond c'est Le Mi7\icle. Un
tronc énorme divise la scène en deux parties. D'un
côté trois jeunes chasseurs en habit gris, culotte et
grandes bottes sombres sonnent du cor. Ce sont
des adolescents dont les boucles retombent sur la
nuque. Ils ressemblent à de jeunes anges qui joue-
raient de la trompette devant le trône de Dieu. Ils
sont très touchants. Devant eux le cerf s'age-
nouille dans une lumière dont les ombres sont
rouges. Le crucifix rayonnant se dresse entre ses
bois.
A notre gauche arrive un chasseur noir dont le
MAURICE DENIS
cheval blanc se cabre, et toute la scène se profile
sur un petit lac jaune clair bordé d'une colline
rousse que couronne un grand ciel jaune. Le tout
traité par larges plans. Le sol violacé pénétré de
fougères rousses se relie à la scène dramatique qu'il
supporte et contribue à l'encadrer. Rien d'inutile.
Un je sais quoi de fantastique et de simple. Le cerf,
loin d'être littéral, n'est peut-être même pas, du
point de vue anatomique, très défendable, mais il
est significatif. Et cela vaut mieux. C'est un ani-
mal transfiguré par la fonction dramatique dont il
est investi. Ce panneau est le plus simple et le plus
beau de tous. La part d'invention est très grande.
V. — Sur le même sol rose, dans la même forêt,
la chasse semble avoir perdu son chemin. Six ou
sept cavaliers se regardent tournés dans tous les
sens. Au premier plan la meute est désorientée.
Dans le haut un peu de ciel verdàtre. On peut dis-
cuter l'anatomie des chevaux. Elle est insuffisante.
Cependant le sentiment est dramatique.
VI. — La chasse fantastique commence. Le sol
tourmenté se soulève sous l'effort des racines diabo-
liques. Un cheval et son cavalier passent, lancés au
galop. D'autres veulent les dépasser. Le sol est
— 171 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
jaune, presque rouge. Il se peut que ces chevaux
se profilent en ombres chinoises. Cependant une
fougue juvénile les emporte et anime toute la
scène.
VIT. — La chasse continue sa course. Sur le
sol sont des aiguilles rousses de pins. Attiré par le
son des cors fantastiques, un évêque en vête-
ments sacerdotaux, crosse en main, se présente
sur le seuil de sa petite église forestière à façade
toute nue d'un blanc-rose. Trois jeunes filles
vêtues de blanc, leurs cheveux nois répandus sur
les épaules, prient les mains jointes, pour ces
chasseurs maudits. Derrière elles, un autre groupe
— sombre — se compose de trois femmes en noir
qui prient à genoux tandis que derrière elles sont
des hommes debout et les bras croisés. On recon-
naît M. Cochin, ses fils, sa fille, sa femme et sa
mère. Tout cela est transposé, transfiguré, stylisé.
Certains plis des vêtements de femmes font penser
aux Primitifs. Une sensation de douceur, de joie
et de rédemption se propage jusqu'à nous.
Au plafondjtroisadolescentsen costume dechasse
jaune à bottes noires et à grandes ailes jaunes
jouent du cor debout pour célébrer le miracle. Ils
— 172 —
MAURICE DENIS
sont vus presque sans raccourci sur un grand ciel
bleu où traînent des nuages roses.
L'ensemble laisse une impression profonde.
C'est l'œuvre d'un artiste original. II a une façon à
lui de voir et de peindre. Il est déjà si habile que
ses défauts même le servent. Les insuffisances de
son dessin ont quelque chose de touchant. Le sen-
timent général est délicieux. La gamme de cou-
leurs est riche et douce. Tout est décoré sans
surcharge ni excès d'aucun genre. Et le langage de
la couleur — dans cette petite salle rectangulaire —
est encore plus expressif que le mouvement des per-
sonnages '.
I. Les deux vitraux de l'unique fenêtre sont d'une entente
décorative aussi heureuse. D'un côté une jeune flUe cueille
des fleurs dans un paradis luxuriant; de l'autre côté, une
autre jeune fille en bleu, presque hiératique, passe dans le
même jardin et un enfant nu lui présente une corbeille de
fleurs et de fruits. Les plombs qui cernent les silhouettes font
valoir le dessin. La distribution des taches est d'une belle
ampleur. En certaines parties, par exemple sur la robe
opaline ou le nu rose, de l'enfant, l'artiste a obtenu des effets
qui donnent l'impression du modelé sans que cependant
l'œuvre tout entière cesse d'être vue d'ensemble ni qu'un
morceau en attirant avec excès l'attention puisse rompre à
son profit l'harmonie générale.
-173-
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Il est impossible d'étudier une à une les œuvres dé-
coratives de M. Maurice Denis. Elles sont trop nom-
breuses. Un volume n'y suffirait pas. C'est d'ailleurs
parle sujet qu'elles se distinguent le plus nettement
les unes des autres. De l'une à l'autre la palette, le
dessin, la nuance de sensibilité et surtout la con-
ception décorative demeurent les mêmes. C'est par
une adaptation plus ou moins parfaite à l'espace
qu'il s'agit de décorer, par le choix du sujet en ac-
cord avec la destination, et par la prédominance de
telle ou telle gamme de couleurs de préférence à
telle ou telle autre que M. Maurice Denis parvient
à donner une impression de variété.
Rien de plus différent à première vue que la
décoration de la chapelle du Sacré-Cœur au Vési-
net et la frise décorative du théâtre de l'avenue des
Champs-Elysées. Cependant les points de compa-
raison abonderaient. La seconde de ces décorations
n'est qu'une application, pour une destination pro-
fane en des conditions bien déterminées, des prin-
cipes généraux qui ont régi la'décoration religieuse.
On peut rapprocher de la décoration de la cha-
— 174 —
MAURICE DENIS
pelle de la Vierge au Vésinet la décoration du ves-
tibule de M. Rouché qui date de 1907 et même
Le soir JloreJitin coiw^osé pour M. Charles Stern
en 1910. En ces deux occasions la surface murale
qui affectait la forme d'une voûte à nervures appa-
rentes a dc'terminé des analogies que la différence
des sujets et des colorations ne laisse pas oublier.
VAfre d'or du prince de Wagram, à cause de
l'importance prépondérante des nus féminins,
marque l'évolution du peintre vers une liberté
plus grande. Ce n'est cependant qu'une conclu-
sion différente des mêmes principes qui avaient
abouti quelque temps auparavant à VHistoire de
Psyché^ pour M. Morosoff, à Moscou. II n'y a pas
d'œuvre contemporaine qui donne plus manifes-
tement l'impression de l'unité dans la variété.'
I. Dans l'église du Vésinet M. Denis préfère sa décoration
de la chapelle Sacré-Cœur à celle de la chapelle de la
Sainte Vierge. La conception de celle-ci a en effet moins
d'unité que celle-là. Dans la chapelle de la Vierge la déco-
ration de chaque panneau d'entre les nervures se suffit à
elle-même, et les figures transversales ont été ajoutées après
coup pour les relier entre elles. C'est un défaut, mais le sen-
timent est bien plus pur dans cette chapelle, bien plus grave
et plus profond.
— 175
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
l'âge d'or pour le prince de wagram
Dans la lumière crue du Grand-Palais, ces vastes
panneaux livraient volontiers leurs secrets. On
peut les considérer comme un raccourci de l'œuvre
décorative de Maurice Denis. Examinons succes-
sivement du point de vue matériel et du point de
vue intellectuel les plus caractéristiques d'entre eux.
Les blancs jouent un rôle capital. Ils sont d'une
extrême vaiiété. Ils se nuancent de gris, de rose
et de jaune d'or. On les voit pénétrés à des doses
extrêmement variables de rouges, de bleus et de
verts. A première vue, cette modulation de blancs
et de gris est si légère et si fine, que ces grandes
surfaces murales en paraissent à peine colorées.
Mais nous pouvions deviner, par la bordure de
bois peinte en gris, dont l'auteur les avait entou-
rées, que ces peintures étaient destinées à une pièce
très claire et on avait le sentiment que M. Maurice
Denis avait choisi sa gamme de couleurs en accord
avec les boiseries d'encadrement et avec le plus ou
moins d'intensité de l'éclairage que donne la dispo-
sition des lieux.
— 176 —
MAURICE DENIS
Le panneau du milieu présente une forme irré-
gulière. C'est un vaste rectangle en hauteur dont
Tangle du bas et à gauche se trouve abattu par une
particularité architecturale. Ce rectangle devient
donc un pentagone irrégulier. Loin d'être une
difficulté — pour un décorateur-né — ces irrégula-
rités de dimensions augmentent l'intérêt du pro-
blème et fournissent des prétextes de mise en toile
ingénieuse, des occasions de faire preuve d'une
certaine fantaisie et de donner à l'ensemble de
l'imprévu et de la variété.
Le sujet général de la composition a pour motif:
rAge d'or. Dans le panneau principal M. Maurice
Denis a imaginé sur une plage de sable jaune qui
s'incurveaubordd'une mertrèsbleueque parsèment
des avancées de rochers roses un groupe de six
jeunes femmes nues dont quatre sont assises et
deux sont debout. Deux enfants nus sont près de
leur mère. Ces jeunes femmes regardent ou se
reposent. L'une tord ses cheveux. L'autre attache
sur ses épaules nues un blanc peignoir Bottant.
Celle quia des cheveux presque noirs est couronnée
de camélias vaporeux et tient sur ses genoux des
roses-thé reposant dans leur verdure. La plus
/ /
23
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
blonde est étendue tout de son long et dort d'un
sommeil heureux.
Derrière ce groupe principal un adolescent nu
chevauche un coursier blanc et l'on distingue,
dans le lointain, d'autres baigneuses et d'autres
jeunes gens nus à cheval.
Un grand ciel vert flotte au-dessus de la mer
traversé de nuages d'un blanc rose. Presque au
premier plan, surplombant le groupe de jeunes
femmes, un vaste rocher rose se silhouette sur ce
ciel. Deux amoureux sont à l'extrémité de ce pro-
montoire. La jeune fille est assise, vêtue d'une
tunique blanche, et tient des deux mains des
pipeaux qu'elle applique contre sa bouche. Le jeune
homme, derrière elle, est nu et les bras passés
sous les siens, lui enseigne à tenir adroitement ces
roseaux sonores.
L'un des deux panneaux qui sont tout en hauteur,
représente sur un fond de mer bleue mêlée.de jaune
et de rochers, un jeune homme nu qui se laisse
glisser d'un arbre pour tendre â une jeune fille
presque nue un nid qu'il vient de détacher de
Tarbre.
L'autre représente, sur un fond de verdure et
— 178 —
MAURICE DENIS
de montagne rose, une jeune fille nue qu'une de ses
amies, drape'e de blanc, soulève pour qu'elle puisse
atteindre les grappes d'une vigne qui monte haut.
Le grand ciel vert qui apparaît dans chacun de
ces trois panneaux e'tablit entre eux des rapports
étroits qu'accentuent encore les tonalités de bleu et
de rose qui, de l'un à l'autre panneau, se répondent
et s'équilibrent.
Comment Maurice Denis conçoit-il et exécute-t-il
ces vastes décorations? Devant ces divers panneaux
je sens nettement que c'est le régime des colorations
qui détermine la disposition, et, dans une certaine
mesure, la conception du sujet. Placé devant l'espace
mural qu'on lui confie, l'artiste voit d'abord en
imagination les taches colorées qu'il répartit suivant
la disposition des lieux et il ne conçoit les détails
de sa composition qu'en fonction de ces taches et
de la disposition des lieux.
Pour le panneau principal, par exemple, ce sont
les suggestions de la couleur qui ont déterminé la
division tripartite.se disposant dans le sens de la
largeur. Presque la moitié de la toile est occupée
par le grand ciel vert sur lequel s'avance le rocher
rose portant les amoureux blancs. La moitié de ce
— 179
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
qui reste est consacré à la tonalité chaude d'une
mer bleue et le premier plan forme une base de
sable gris rose. L'importance que lui donneront les
personnages compensera ce qu'il y a de relative-
ment restreint dans l'espace de ce premier plan. A
cause de la présence de ces personnages, cette
plage de sable rose deviendra la base fondamentale
du tableau mais l'artiste évitera que le regard du
spectateur soit accaparé par lui au détriment de
l'ensemble.
L'instinct autant que la raison gouverne cette
répartition des taches distribuées par grandes
masses, mais la raison et dans une certaine mesure
l'imagination interviennent pour donner une signi-
fication à ces taches et animer d'un mouvement
rythmique toutes ces formes, qu'elles soient de
personnages vivants ou objets en apparence ina-
nimés. Regarder le mur et, par la magie de l'ima-
gination, en faire surgir des formes rythmiques qui
se présentent aux yeux aussi belles de lignes que
de colorations, unies à l'ensemble dont elles font
partie par une sorte d'enroulement invisible qui
prolonge l'arabesque d'une figure jusqu'àl'autre, les
encercle, passe aux bords du cadre et revient jus-
— 180 —
MAURICE DENIS
qu'au centre optique du tableau par des voies
rtexueuses et cependant logiques, voilà le système de'-
coratif. S'il fallait, pour me faire mieux comprendre,
trouver un terme de comparaison qui puisse, ti con-
trario, préciser cette façon de M. Maurice Denis de
comprendre l'art décoratif, je citerais la très célèbre
« Voûte d'acier » par M. Paul Lauren?, dans les
salons de l'Hôtel-de-Ville. Dans cette peinture
décorative c'est le sujet qui importe avant tout. Cela
représente une scène historique et qui intéresse
vivement tous ceux qui s'intéressent au sujet plus
qu'à la peinture. Ni l'arabesque, ni la répartition
des taches de couleur ne jouent un rôle important.
C'est un tableau de chevalet agrandi aux dimen-
sions de l'espace à décorer. L'exactitude archéolo-
gique des costumes et de la disposition des lieux
sont, dit-on, irréprochables. Cependant on pour-
rait détacher du mur ce tableau et le transporter
n'importe où — et notamment dans un musée —
sans que ce transport lui soit préjudiciable. N'im-
porte quel autre tableau « historique » pourrait
le remplacer sur ce mur. Il n'y a entre le lieu et
l'œuvre aucune identification. Ce n'est pas de l'art
décoratif.
— i8i —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Au rebours de ces « décorations » qui peuvent
être placées n'importe où, les peintures de M. Mau-
rice Denis se trouvent privées de leurs qualités
essentielles si on les détache des murs pour lesquels
elles ont été faites. Dans son atelier, devant la toile
découpée aux mesures particulières de l'espace à
couvrir, l'imagination de l'artiste dépasse constam-
ment les dimensions matérielles qu'il a sous les
yeux pour se représenter l'ensemble des lignes
architecturales de la pièce pour laquelle il travaille
et de l'édifice dans lequel se trouve cette pièce, si
toutefois l'art de l'architecte à réussi à établir des rela-
tions sensibles entre les lignes extérieures et la dis-
position intérieure de l'édifice qu'il était chargé de
construire. Le décorateur veut que son oeuvre se
confonde avec les pierres elles-mêmes et ne fasse
qu'une avec elles. Le crayon à la main, il trace des
courbes qui semblent vouloir prolonger les lignes
architecturales, ne se déroulent que pour revenir
s'enrouler sur elles-mêmes, évitant les parallèles
dont Eugène Delacroix disait : « Ce sont des
monstres », évitant plus soigneusement encore les
angles aigus qui arrêtent le dessin et rompent
l'harmonie, ne circonscrivant des vides qu'en les
— 182 —
MAURICE DENIS
rattachant par une courbe à la composition géne'-
rale, ménageant des repos pour l'œil et pre'cisant
des accents rudes, combinant les lumières vives et
les clartés assourdies, conduisant toute sa décora-
tion comme un musicien conduit son orchestre,
c'est-à-dire en ne s'attachant aux diverses parties
isolées qu'en fonction de l'ensemble et du rythme
général. Au début de ce travail, devant la toile
couverte de traits au fusain, l'artiste seul peut
distinguer ce qui délimite le ciel vert, la mer bleue
le rocher rose et le sable jaune rose sur lequel il
médite d'animer ses personnages principaux.
L'angle abattu qui donne à son rectangle de l'irré-
gularité le force à rassembler ses personnages sur
sa droite.
En traçant les lignes courbes qui peu à peu se
précisent, silhouettent ses personnages, il sent
progressivement que c'est dans la pointe de cette
pyramide renversée qu'il devra situer l'accent le
plus fort de toute la gamme de couleur et que c'est
de là que tout irradiera, comme si de ce foyer
lumineux émanaient les rayons qui, par larges
ondes centrifuges, se répandront jusqu'aux extré-
mités supérieures du vaste panneau. Il sent où il
— i83 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
posera les rappels de sa tonalité principale. Il voit
l'ensemble et il travaille déjà aux choses princi-
pales. La première figure qu'il établit est évidem-
ment la figure de femme nue qu'il a représentée de
dos et à genoux, appuyant sur les talons le bas
de sa belle croupe, et relevant les .bras d'un
mouvement très féminin pour se tordre les
cheveux. Afin de lui donner plus d'importance
par le volume et la forme il l'imagine de dos,
mais il lui tourne vers nous le visage dans toute
la mesure du possible. Ce sont ces cheveux blonds
qui seront de toute la symphonie la. note la plus
vive et pour ainsi dire la dominante. Il est clair
que toute la composition a été faite d'ensemble,
dans la conception primordiale de l'élan de l'esprit
et de la sensibilité, et il est sans intérêt de savoir si
matériellement l'artiste a commencé par tel ou tel
morceau ou s'il a travaillé à tous en même temps,
mais je sens bien que la note importante est là.
Quand môme le peintre l'aurait réservée comme
une suprême ressource pour, à la fin de son
travail, se réserver la possibilité de changer brus-
quement les rapports et monter ou descendre à
sa volonté l'échelle des tons, cela n'empêcherait
— 184 —
MAURICE DENIS
point qu'il l'ait toujours eu présente à l'esprit
comme un diapason silencieux. C'est le point le
plus grave de toute la gamme. Il donne de la
stabilité aux trois autres nus féminins et leur prête
même quelque chose de sa consistance. Les trois
autres nus, en effet, et les deux bambins se jouant
font partie du système ou de l'art des « sacrifices»
que M. Maurice Denis pratique avec courage et
par lequel il atteint au style. Et je dis : c'est la note
la plus grave, mais non la plus brillante ni la plus
éclatante. Le rôle de cette tache est relativement
occulte. Le centre optique du tableau, en effet,
c'est-à-dire le point lumineux qui attire les regards
du spectateur, c'est la femme debout et de
face qui tient les bras derrière la nuque pour
retenir et fixer le drapé flottant de son peignoir
d'un blanc-gris. Elle a une attitude de Vénus
vivante et s'inspire des attitudes d'Aphrodite. Elle
a les genoux presque confondus par le mouvement
en arrière d'une de ses jambes devenue presque
invisible. Les hanches, au contraire, et le ventre se
développent avec ampleur, s'arrondissent, se
bombent, attirent et reflètent la lumière. Quelques
ombres colorées placent où il est nécessaire des
T. II. — i85 — 24
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
accents, font saillir les masses et font tourner les
volumes, mais ne luttent jamais avec l'arabesque
qui doit toujours garder sa netteté, sa force et sa
valeur propre. A cette préoccupation on sent
combien le procédé du peintre, posant toujours ses
tons par grandes teintes plates, répond à une néces-
sité de son système décoratif. Ce nu vaut dans une
certaine mesure par le modelé, mais c'est surtout
une forme faisant partie d'un ensemble. Il
importait que ce modelé restât « bien dans le
mur » et qu'il ne pût lutter avec rien, ni surtout
donner la sensation du réalisme.
Ce système décoratif est propre à M. Maurice
Denis. Il est exactement à l'opposé, par exemple,
du système décoratif de Véronèse qui, à la villa
Mazère, ayant prodigué les couleurs les plus vives,
les contrastes de tons les plus ardents, ne craignit
pas, en certains endroits, de vouloir donner la
sensation de la réalité sans exclure de ses procédés
même le trompe-l'œil'. Véronèse poursuivait un
idéal de magnificence et de virtuosité. Tel n'est
pas le but que poursuit M. Maurice Denis.
I. Notamment dans les personnages accoudés à un appui
de fenêtre figurée sur le mur.
— i86 —
MAURICE DENIS
Observez ■ avec quel soin les contours sont
dclinéés, nettement marques et parfois même
comme appuyés. Ce n'est pas un trait qui les
délimite, c'est un cerne qui ne ressemble à une
ombre — même colorée — que par une sorte de
licence poétique. Cette particularité nous révèle
l'une des préoccupations de M. Maurice Denis :
faire surgir les formes par l'arabesque et par la
coloration beaucoup plus que par le modelé ou le
jeu des ombres, à plus forte raison par le trompe-
Tœil.
Remarquons d'ailleurs qu'il n'y a pas de loi qui
ne doive être appliquée avec mesure. Ce nu existe.
C'est une belle apparition ample, saine, libre et
heureuse. Il y a aussi de la jeunesse et de la
gentillesse dans la petite jeune femme nue qui
marche rapidement auprès d'elle. Je note même
avec plaisir que son mouvement est assez juste
parce que les mouvements sont rares dans l'œuvre
de M. Maurice Denis. Presque tous ses person-
nages sont vus au repos ou animés d'un mouve-
ment extrêmement paisible. Encore sent-on que
le peintre ne veut pas qu'on la regarde longtemps.
Elle est là pour faire valoir l'opposition du nu
- .S;
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
principal, qui est chargé, lui, de l'e'vocation d'une
époque heureuse, de la vie pastorale, de la statuaire
grecque, de l'éternelle jeunesse de l'Humanité.
Et tout le reste est sacrifié ! Même l'adolescent
sur son cheval qui rappelle ceux du Parthénon,
même les amants sur leur rocher rose, même la mer
bleue, le ciel et tout ce vaste paysage. Tout con-
court à fournir un cadre à ce nu radieux de femme
sortant comme Aphrodite de la Méditerranée.
Tout ramène vers elle. Il n'est pas le centre maté-
riel du tableau mais il en est le centre optique.
Cependant, tout sacrifiés qu'ils soient, cette mer,
ce ciel, ce rocher et ces amants ont, eux aussi, leur
importance. Ils supportent l'examen. Les lignes
sont élégantes et les couleurs accusées, les modelés
sont suffisants. L'harmonie générale fait sentir le
plaisir de vivre.
L'art des sacrifices! M.Maurice Denis a cité dans
ses « Théories » le mot de M. Degas : « Toutes les
belles choses sont faites de renoncement »_, et aussi
l'aphorisme de M. Ingres rapporté parDelaborde :
« Plus les lignes et les formes sont simples, plus
il y a de beauté et de force. Toutes les fois que vous
partagez les formes, vous les affaiblissez. »
— i88 —
MAURICE DENIS
Pour tous les peintres, mais plus particulière-
ment pour les décorateurs, il n'est pas de principe
qui soit plus important.
LES TABLEAUX DE CHEVALET
Il est rare qu'un peintre excelle dans tous les
genres.
Les modelés sommaires qui conviennent à ces
vastes espaces peints et qui suffisent pour accuser
la forme et la rendre visible, deviennent insuffisants
dans les tableaux de chevalet. Les figures de
M. Maurice Denis ont besoin d'espace. De grandes
surfaces leur sont nécessaires pourétablir entre elles
des relations qui les soutiennent l'une l'autre. S'il
ne demeure du tableau d'un Primitif qu'un fragment,
visage ou vêtement, cela suffit pour qu'on puisse
le regarder avec amour. On n'imagine pas qu'il
puisse en être ainsi pour les tableaux de chevalet
de M. Maurice Denis. Les visages sont sommaires.
On peut en être satisfait quand ils contribuent à une
vaste vision d'ensemble. Ils ajoutent une note, ils
jouent un rôle dans une ample symphonie. Mais
— 189 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
ils deviennent insuffisants s'ils occupent le centre
d'un tableau de chevalet et si le spectateur éprouve
le de'sir de s'attacher à eux comme à la partie essen-
tielle du tableau.
De même encore pour l'arabesque de M. Mau-
rice Denis. Elle a besoin d'espace. Il ne faut pas
qu'elle se brise. Il faut qu'elle puisse se dérouler
d'un beau mouvement, sans roideur et pour ainsi
dire sans limites. Dans un petit tableau, elle étouffe.
Elle se brise trop tôt. Elle perd sa qualité princi-
pale: la liberté.
Pour ce qui concerne la couleur, tout ce qu'il y
a d'arbitraire dans la coloration de ces vastes sur-
faces planes recouvertes de couleurs dans un certain
ordre assemblées choque dans les tableaux de che-
valet qui ont besoin d'un lien plus direct avec la
réalité. On éprouve cette impression : c'est un frag-
ment. Ces tableaux de chevalet ne paraissent être
que des études ou du moins des essais destinés à
être utilisés pour une œuvre plus vaste.
Il est clair en effet que les figures ou le paysage,
par exemple de cet Age d'or, ne copient pas la
réalité qui est autrement riche en détails et autre-
ment abondante en nuances, tonalités, volumes, et
— 190 —
MAURICE DENIS
compli :ations de tons. De toute cette complication
qui, dans une figure vivante, est à la fois physiolo-
gique, intellectuelle et morale, M. Maurice Denis,
dans ces vastes panneaux, tire un accord unique. On
approuve quand cet accord se mêle à d'autres
accords pour tendre vers une vaste conclusion, mais
on n'est pas satisfait si — à cause de la diffe'rence
des genres — cet accord unique doit se suffire à
lui-même. On comprend que le décorateur, embras-
sant un vaste sujet, veuille pour faire sa démonstra-
tion parler avec ordre, c'est-à-dire lier les parties
entre elles, les simplifier, fût-ce à l'extrême, les
subordonner les unes aux autres et conduire par
ces moyens qui lui sont propres, l'esprit du spec-
tateur jusqu'à la sensation d'ensemble qu'il se pro-
pose de lui faireadopter; mais le peintre de chevalet
qui doit tout dire avec un petit nombre de figures
souvent même avec une figure unique, ou avec
un coin de paysage, doit nous mettre mieux au cou-
rant de son travail .d'analyse et de son travail de
synthèse. Il peut et doit nous offrir un raccourci
de nature ou d'humanité, sans que nous perdions
jamais le contact avec la réalité qui a e'té le point de
départ.
191 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Ainsi s^accusent les différences essentiel!' s de la
peinture décorative et de la peinture de cl.evalet.
Toutes deux sont des transpositions de la réalité,
et il n'est question ni pour l'une ni pour l'autre de
transcription littérale, de copie exacte ni de réa-
lisme étroit. L'œuvre d'art implique essentielle-
ment une transposition et une interprétation.
S'il est vrai que le décorateur est essentiellement
un idéaliste et que le mur exige la figuration des
objets et non leur imitation, encore faut-il recon-
naître que le peintre de chevalet, lui, doit resserrer
dans une certaine mesure et non distendre à l'excès
le lien qui l'attache à la réalité.
Dans les peintures décoratives M. Maurice Denis
a pour se jouer des ressources innombrables. 11
prend où il lui plaît tout ce dont il a besoin pour
établir des accords de couleur. S'il désire pour
achever ou compléter son harmonie une grande
surface rose, il imagine le rocher qui dans l'^^e <i'or
surplombe le sable jaune et il lui donne la coloration
qui lui est utile. C'est de la peinture d'imagination.
L'artiste dispose d'une liberté presque illimitée. Il
n'en est pas de même de la peinture de chevalet. Il
arrive qu'un portraitiste, pour faire chanter la cou-
— 192 —
w
û
y
5
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MAURICE DENIS
leur des yeux de son personnage, se serve d'une
pierre de couleur dons le chaton d'une bague.
Encore faut-il que ce détail re'ponde à une réalité.
Pour obtenir le même re'sultat le de'corateur peut se
servir d'une surface immense et c'est par exemple
le bleu de la mer qui vivifie le jaune-rose du sable,
et le vert-Jaune du ciel.
Le de'corateur n'est soumis que de très loin à l'imi-
tation de la nature. L'arbitraire est sa règle. Dans
son domaine, il a presque toute licence. S'étant pro-
posé pour but un accord de jaune et de vert vivifié
par du bleu vif et comme pénétré de toutes parts par
des roses et des gris il agit comme bon lui semble
pour obtenir ce résultat. Regardez de près dans
y Age d'or les épaules de la jeune femme nue assise
et qui se montre de dos. Ce dos est nettement jaune,
d'un Jaune tranché, d'un citron éclatant et avec des
accents de rose-groseille extrêmement vifs.
Voyez encore de près la grande teinte plate du
sable jaune, comme elle est arbitraire! et comme est
plus arbitraire encore ce rose du rocher qui res-
semble à une voile' soufflée par le vent! A bien
y regarder tout est arbitraire. Pas une couleur qui
ne soit mêlée des autres tons dont se compose l'har-
T. II. — 193 — 25
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
monie générale du panneau. Il y a du jaune par-
tout, du rose à peu près partout, du bleu en quan-
tité d'endroits où ne peut le découvrir que l'œil
attentif d'un analyste.
Rien de moins exact ou, si l'on veut, de moins
ressemblant à la nature. C'est mieux que de l'exac-
titude, c'est de la vérité décorative. C'est la trans-
cription par des couleurs sur une surface plane
d'une émotion visuelle. C'est une reconstitution
intellectuelle et sentimentale de sentiments que la
nature nous dispense par d'autres moyens et dans
d'autres conditions.
LA RÉALITÉ SUBJECTIVE
Trop de détails — dans les grandes décorations
— offrent le défaut d'attirer le regard et de rompre
l'harmonie. Dans le tableau de chevalet, au con-
traire, s'ils sont choisis avec goût et situés où
il le faut, ce sont eux qui donnent les accents et
Tatmosphère de vérité. On les trouve rarement
dans les petits tableaux de M. Maurice Denis. Même
quand il travaille sur nature (et à plus forte rai-
— 194 —
MAURICE DENIS
son quand- il travaille de mémoire), M. Maurice
Denis ne peint jamais ce qu'il voit. Il peint ce qu'il
imagine. Le motif de nature est une occasion, un
prétexte. De même qu'une intonation de voix ou
même une odeur éveillent parfois chez nous un
lointain souvenir d'enfance et nous replacent brus-
quement dans un état de sensibilité qui ne se relie
que de loin à la sensation précise de la minute
présente, de même M. Maurice Denis devant un
motif dénature qui l'émeut se trouve soudain dans
un état de sensibilité qui ne s'associe que d'assez
loin à la réalité objective de ce qu'il voit. Bien
avant son premier voyage en Italie, il a peint aux
environs de 5aint-Germain des coins de paysage
qui donnent l'impression de la douceur italienne.
On les croirait peints à Fiesole ou dans les envi-
rons d'Assise. Ils n'en sont pas moins délicieux.
Cependant il est permis de croire que M. Maurice
Denis aurait peint à peu près les mêmes études,
toutes réserves faites de la disposition matérielle
des objets, à peu près devant n'importe quel motif.
Un paysage est un état d'âme. Devant la nature
M. Maurice Denis cherche les occasions de s'expri-
mer lui-même. Les jours où il se sent d'humeur
— 19D —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
franciscaine il peindrait des paysages d'Ombrie
sur un glacis de fortifications.
C'est pourquoi nous ne le considérons pas
comme un paysagiste bien qu'il ait peint beaucoup
de paysages ni comme un portraitiste bien qu'il
ait peint quelques portraits. C'est un peintre de
sentiments et il ne peint tout à fait bien que ses
propres sentiments. Même devant les paysages qui
semblent les plus proches de lui il ne peut pas
s'astreindre à copier avec exactitude. Je songe en
ce moment à de très jolies études faites sur nature
en Italie et qui font partie de la collection Mithouard.
Peut-être M. Maurice Denis a-t-il cru qu'il
copiait exactement la réalité, C'est une illusion
assez commune chez les peintres. Mais nous sen-
tons nettement qu'il a perdu presque tout de suite,
en travaillant, le contact avec la réalité objective
et qu'il a peint une vérité subjective et sentimen-
tale.
Et par quels moyens? presque exclusi\ement par
la couleur. Peut-être même serait-il plus juste de
dire par les colorations tant le charme est subtil,
fluide, et, dans certaines études d'Italie, presque éva-
nescent. Pour un artiste comme M. Maurice Denis,
— 196 —
MAURICE DENIS
l'art de peindre est un moyen de s'exprimer par des
couleurs, comme la musique est pour les musiciens
un langage particulier dont les notes sont les mots
et qui, assembles en un certain ordre et selon cer-
taines afiinités, forment des phrases et suggèrent
des idées ou des sentiments.
Encore faui-il que ce langage soit intelligible et
ne s'en tienne pas à des généralités hors de la vie.
On imagine aisément les défauts qu'implique
cette conception de la peinture appliquée à des
paysages ou à des figures : parfois le manque
d'énergie, souvent le manque de précision et l'excès
d'arbitraire, presque toujours une certaine incon-
sistance qui ne laisse guère de prise au plaisir de
se sentir en contact avec une réalité stable.
Même dans les peintures décoratives de M. Mau-
rice Denis, ces défauts sont dans une certaine me-
sure sensibles.
Un artiste qui aurait davantage copié sur nature
aurait trouvé pour les nus, par exemple, un con-
tour plus élégant, plus nerveux, plus vif et par
conséquent plus touchant. La mesure est nécessaire
en tout- Ilpeuty avoir un excès d'arbitraire, comme
il y a parfois excès d'exactitude. Sans exiger du
— ^97 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
trompe-l'œil ni même du réalisme, on voudrait
qu'un rocher — fût-il rose — fût un rocher et non une
sorte de nuée, on aimerait que les accents dans les
modelés, sans être plus nombreux, fussent parfois
mieuxà leurplace. On voudrait que les personnages,
tout transposés qu'on les souhaite, fussent tout de
même plus proches de la réalité, qu'ils apparussent
moins nettement comme une création arbitraire
d'un esprit inventif, que les terrains fussent des
terrains et que la mer fût de l'eau. L'individua-
lisation des objets, qui peut être un grave défaut
quand on lui sacrifie l'harmonie générale, peut
aussi être une qualité, quand cette harmonie est
maintenue. Si les personnages (par exemple, dans
VAgedoi', ce berger et cette jeune fille) étaient plus
individuels — partant moins conventionnels —
ne seraient-ils pas plus émouvants ? Il est bon de
peindre rond. Encore faut-il que ce soit sans
mollesse. M. Maurice Denis n'a pas toujours évité
une certaine fadeur ni une certaine confusion. Les
objets et les êtres vivants sont souvent de la même
matière, traités de la même façon. Même dans la
décoration on ne peut pas s'affranchir tout à fait de
la réalité. Nous sommes des hommes et pour qu'un
- 198-
MAURICE DENIS
peintre stimule notre plaisir visuel nous avons
besoin qu'il nous donne une sensation de vie, qu'il
donne à ses personnages des nerfs et du mouve-
ment, qu'il ne prive pas ses paysages de toute
objectivité.
C'est contre ces défauts que M. Lerolle essayait
de prémunir M. Maurice Denis, il y a déjà bien des
années, en lui conseillant — du moins pour les
tableaux de chevalet — de s'attacher plus étroite-
ment à la nature. Pour préciser ses conseils cet
amateur éclairé commanda un jour un portrait de
M™° Maurice Denis avec sa petite fille et de
M™^ Mithouard avec son petit garçon rassemblés
sur une seule toile et qui furent peints avec un
évident désir de copier la réalité. Au témoignage
de M. Lerolle ce qui donnait à ce quadruple portrait
une importance particulière c'était la puissance
et la vérité objective des modelés. Mais le tableau
fut demandé pour une exposition à l'étranger. Il
repassa entre les mains du peintre qui voulut,
plusieurs années après l'avoir peint, lui faire
— 199 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
quelques retouches et M. Maurice Denis ramena
aux grandes teintes plates qui lui sont habituelles,
les empâtements et les reliefs. Le tableau perdit
une partie de son accent. Ce irait est significatif.
DOCTRINES ET THÉORIES
Cette transposition méthodique dans le domaine
sentimental de toutes ses visions delà réalité, s'ac-
cordeaveclaformation d'esprit de M. Maurice Denis
et avec l'atmosphère intellectuelle des groupes où
il trouva ses amis d'élection. Il a été symboliste. Il
a fait partie d'une génération dégoûtée du natura-
lisme et révoltée contre la grossièreté des œuvres
dites réalistes. Il se mêla au mouvement littéraire
dont les livres les plus caractéristiques sont proba-
blement les Vers et prose, de Mallarmé, le Tel
qu'en song-e, d'Henri de Régnier, et le Thiilé des
Brumes, d'Adolphe Retté, dans la préface duquel
se trouve ce fragment d'Edgar Poë qui explique
tout ce mouvement d'idéalisme exaspéré : « Les
réalités du monde m'affectaient comme des
visions et seulement comme des visions... »
— 200 —
MAURICE DENIS
Maurice- Denis était alors, à l'académie Jullian,
l'e'lève de Jules Lefebvre et de Bouguereau. L'en-
seignement de ces maîtres le rebutait. Quelques-uns
de ses camarades sentaient et pensaient comme
lui, éprouvaient ses mêmes dégoûts. C'étaient Emile
Bernard, K.-X. Roussel, Vuillard, René Piot et
aussi Paul Sérusier, alors massier de cet atelier,
et qui, lié depuis longtemps avec Paul Gauguin,
rapporta en 1888 de Pont-Aven une étude de
paysage à l'aide de laquelle il prêcha « la bonne
nouvelle «. Ces jeunes gens fondèrent le dîner
des Vates ou prophètes. Sans former exactement
un groupe — tant ils ont scrupule de se diminuer
les uns les autres — ils travaillèrent en se contrôlant
les uns les autres.
Maurice Denis, dans ses u Théories » a, proclamé
à maintes reprises les services éminents que lui
rendit son ami Sérusier — de sept ans plus âgé que
lui — et à maintes reprises, dans les divers Salons
ou Expositions il s'est inscrit comme son élève. On
ne peut que rendre hommage à cette fidélité sans
oublier toutefois que les peintres aiment à se pro-
clamer l'élève de celui ou de ceux dont les œuvres
n'ont à peu près rien de commun avec la leur.
T. H. — 201 — 26
PEINTRES D'AUJOURDHUI
Peintre avant tout Maurice Denis était cependant
un esprit avide de culture. Doue' d'une très grande
faculté d'assimilation et curieux de littérature,
il était le familier des poètes et des écrivains symbo-
listes qui se réunissaient soit au Mercure de France,
soit à r Ermitage, soit à la Revue Blanche soit à la
Plume. Il devint l'ami d'André Gide et de maints
autres écrivains « symbolistes » de cette période ^
Il lut beaucoup, perfectionna sa culture litté-
raire, s'exerça à penser avec précision, à s'expri-
mer avec clarté et non sans élégance, écrivit des
articles, des préfaces, des « salons », et, pour tout
dire en un mot, des « Théories », qu'il a rassemblées
en 1913 dans un livre infiniment curieux.
Ramenant pour son propre compte à la peinture
tout ce mouvement intellectuel, il se déclara
l'adepte du symbolisme, théorie « qui affirme
l'expression possible des émotions et des pensées
humaines par des correspondances esthétiques, par
des équivalents en beauté » Peut-être les deux
derniers mots restreignent-ils à l'excès la défini-
tion. Equivalents « expressifs » serait plus géné-
I. A peu près entre 1886 et 1896.
— 202 —
MAURICE DENIS
ral. Il est hors de doute que la recherche de ces
équivalents a c'tc l'essentiel de ce mouvement litté-
raire généralement si mal compris.
M. Maurice Denis transporta ces recherches dans
le domaine de la peinture. II se crut symboliste,
et il le fut dans une certaine mesure •.
Cependant, si l'on en juge d'après les œuvres
littéraires de cette époque, cette théorie était bien
obscure. Esprit clair, méthodique, avide d'ordre
et de certitude, M. Maurice Denis trouva tout de
suite « la mesure » qui Técarta de toute extrava-
gance. C'est un conciliateur. Il proclama son
admiration pour les peintres révolutionnaires, se
déclara leur disciple et quelques-uns pensèrent
qu'il agitait le drapeau de la révolte. Pendant
longtemps Maurice Denis désira ne pas se laisser
dépasser et voulut être l'ami des plus audacieux.
Il joua un rôle dans les querelles héroïques des
« Indépendants », dans la fondation du Salon
d'Automne"- et pendant quelque temps il put se
1. C'est M. Vuillar.d qui a tiré des mêmes prémisses les
conclusions les plus décisives.
2. En 1899, il prit part à l'exposition des Néo-Impression-
nistes, chez Durand Ruel.
— 2o3
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
croire — avec quelques-uns de ses camarades — à
la tête du mouvement « jeune ».
Mais il ne cessait de travailler, et ses œuvres
démentaient en grande partie l'intransigeance
combative qu'on lui attribuait.
Que ce soit dans un livre, dans une œuvre d'art
ou dans une théorie chacun trouve ce qu'il y
cherche, c'est-à-dire ce qui convient à son carac-
tère et à son genre d'esprit. Les mêmes principes
qui furent pour quelques-uns dissolvants furent
pour d'autres réconfortants.
L'admiration de Maurice Denis pour Cézanne
et pour Gauguin fut extrêmement jsubjective. A
plusieurs reprises il a essayé de définir la person-
nalité de ,ces peintres et de justifier l'influence
incontestable qu'ils ont exercée, et qu'ils exercent
encore. Ces explications ont été confuses ^ Impuis-
sant à définir l'enseignement que ses cariiaradcs
cherchaient obstinément dans l'œuvre de ces ini-
tiateurs, Maurice Denis se croyait cependant
d'accord avec eux sur « les directions ». A mesure
que se précisaient lestendancesdechacunetqu'elles
I. Le sous-titre de Théories est : Du Symbolisme et de
Gauguin vers un nouvel ordre classique.
— 204 —
MAURICE DENIS
se révélaient d'une manière concrète en des œuvres
réalisées, il devint manifeste que chacun s'était
fait une conception particulière de cet enseigne-
ment et que les œuvres qu'on aurait pu croire
issues d'un point de départ commun n'avaient plus
entre elles que des relations lointaines.
Par Van Gogh, Cézanne et Gauguin, les uns justi-
fiaient toutes les audaces et même toutes les extrava-
gances. On sait à quelles aberrations quelque-uns
ont abouti. D'autres, au contraire, revenaient — par
ce détour — au sens de la tradition. Une curiosité
d'esprit poussait Maurice Denis à vouloir mettre
de Tordre dans ces complexités inextricables, à les
expliquer et à situer avec gradation les unes par
rapport aux autres, les diverses manifestations d'un
état d'esprit qu'il sentait bien en conformité avec
les aspirations encore confuses de toute une partie
de la jeunesse. Cependant ses « Théories », sur ce
point particulier du débat, n'apportent pas beaucoup
de clarté. En tous cas c'est la disposition naturelle
de cet artiste de ne s'occuper de rien dont il ne tire
profit, du moins dans l'ordre intellectuel. A tra-
vers le dédale inextricable des « théories » et des
admirations contradictoires, il poursuit sa culture
— 2o5 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
et son œuvre avec un sens prodigieux des réalités.
C'est merveille de voir comment, dans cet esprit
éminemment utilisateur, l'impressionismede Gau-
guin, l'idéalisme théorique d'Emile Bernard, le
naturalisme traditionnel de Louis Anquetin, le
lyrisme purement pictural de Van Gogh, l'hési-
tation scrupuleuse de Cézanne devant la nature
le sens de la belle matière et des belles formes
de Renoir, les découvertes de l'impressionnisme
proprement dit, et les recherches scientifiques du
Néo-Impressionnisme se concilient sans difficulté
avec la douceur ombrienne, le sens du divin et de
la vie intérieure de Fra Angelico,avec l'admiration
pour l'abondance créatrice de Véronèse et de
Rubens, avec le respect de la précision linéaire des
figures d'Ingres, et des harmonies heureuses dans
les compositions de Raphaël.
Maurice Denis a voulu être de son temps. Par
une décision énergique de son esprii, dès le début,
il est allé vers les novateurs, il les a aimés, et il
les a compris à sa manière. De leurs œuvres et
de leur enseignement il s'est assimilé tout ce qui
pouvait l'enrichir. Tel est son tempérament. En
toutes choses — avec un esprit de suite instinctif —
— 206 —
MAURICE DENIS
il découvre ce qui convient à sa propre nature, ce
dont il pourra se nourrir et fortifier sa personna-
lité.
Mais cette tendance d'esprit est celle d'un clas-
sique. Peut-être au début de sa carrière ce classique
s'ignorait-il lui-même et se croyait-il, à cause de sa
haine pour les académiques, purement et nette-
ment révolutionnaire. Ce n'était qu'une illusion et
qui fut bientôt dissipée. A travers l'œuvre de Gau-
guin, de Cézanne et de Van Gogh, Maurice Denis
retournait vers M. Ingres, Raphaël, et les primitifs
toscans.
C'est de toutes ces influences éparses — et qui
pour tout autre eussent été inconciliables — que
s'est composée sa personnalité. Ceuxquiconnaissent
depuis longtemps M. Maurice Denis, n'ont jamais
redouté qu'il tombât dans le désordre et dans les
divagations. Un bon sens inaltérable l'écarté des
excès. Son esprit d'ordre, un besoin [de discipline
et d'action méthodique l'ccartent de toute extrava-
gance. Dispersé en apparence il poursuit d'oeuvre
en œuvre avec une logique inflexible son propre
développement.
Se connaissant lui-même merveilleusement, il
— 207 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
s'est placé au point de contact des suggestions du
passé et des aspirations de l'avenir, et il a fait son
profit de tout. Au sens propre du mot il n'a pas
été un initiateur, mais il est bien rare qu'il soit
donné à des initiateurs de pousserjusqu'au bout les
conséquences de l'ordre nouveau qu'ils ont presque
toujours insconciemment instauré.
D'autres personnalités continuent et parachèvent
l'œuvre par eux ébauchée. C'est dans ce sens-là
que, regardant la frise décorative du théâtre de
l'avenue Montaigne, M. Maurice Desvallères avait
le droit de dire :
« Je sens que c'est ici qu'aboutissent les efforts
disparates de ces vingt dernières années. » Magni-
fique éloge et qui implique le respect de l'œuvre
et du caractère de M. Maurice Denis.
LA QUALITE DU SENTIMENT
Qu'est-ce en effet que «la personnalité », qualité
sur-émïnentc dont les peintres nous rebattent
si constamment les oreilles? A plusieurs reprises,
dans son livre, M. Maurice Denis s'est élevé contre
— 208 —
MAURICE DENIS
l'idée fausse que s'en font la plupart des artistes.
Il a écrit : « Cependant il y a de vieilles idées
fausses qui subsistent. Le culte de la Personnalité
est toujours vivace. On croit encore beaucoup que
pour faire œuvre d'art il faut avant tout s'efforcer
d'être original. Je ne vois guère que Sérusier qui ne
confonde pas la recherche de la Beauté et l'expres-
sion de l'individuel. »
On sent à ces déclarations le traditionaliste
dégoûté de l'individualisme exaspéré, désireux de
prendre sa place dans l'Histoire de l'art, ne rougis-
sant pas de ses origines, les proclamant au besoin
pour éviter qu'on les lui rappelle, et qui pense —
non sans raison — que l'originalité se reflète dans
une œuvre d'un sentiment nouveau, abondante et
variée, bien plus que dans les particularités de la
technique ou dans l'expression d'une petite sensa-
tion individuelle, souvent bizarre, et dont ne
s'étaient pas encore avisés les émules ou les pré-
décesseurs.
Ce qui distingue essentiellement Maurice Denis
de ses contemporains, ce qui lui constitue son
caractère propre, ce qui donne à son œuvre un
accent incontestable d'originalité, ne doit par con-
— 209
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
séquent être cherché ni dans les découvertes
techniques, ni dans les trouvailles particulières de
sa palette, encore moins dans le choix des sujets.
Cette originalité réside toute entière dans la qua-
lité des sentiments dont l'artiste s'est fait Tinter-
prète, dans la nuance particulière de sensibilité
que ses œuvres nous révèlent, et, du point de vue
proprement décoratif, dans l'utilisation nouvelle
qu'il nous propose des découvertes faites par ses
prédécesseurs.
La qualité du sentiment! dans l'œuvre de Mau-
rice Denis, voilà ce qui est essentiel et entièrement
original. C'est pourquoi il est impossible de ne pas
tenir compte du rôle capital que joue le sentiment
religieux, dans la formation et dans raffinement
de cette sensibilité. M. Maurice Denis est un esprit
religieux. Quelques-uns, parmi les meilleurs
juges, estiment qu'il ne trouve l'emploi de ses
dons les plus précieux que lorsqu'il les met au
service de la Religion. Même dans ses déco-
rations profanes les plus réussies, il semble que
l'idée première ait jailli d'une émotion religieuse et
que l'exécution garde une dignité, une noblesse,
une pudeur et une sérénité qui s'accorderaient plus
— 210 —
MAURICE DENIS
intimement. avec un sujet religieux qu'avec un sujet
profane.
Les sentiments que M. Maurice Denis jusqu'à
présent a le mieux interpréte's sont aussi les plus
purs, les plus dénués de matérialisme ou de sen-
sualité '.
Même dans les appartements privés', ce sont des
visions charmantes d'anges faisant de la musique, ou
de jeune filles pures comme des anges et jouant du
violon ou jetant des fleurs. Parmi des indications de
paysages très stylisés, nues ou habillées, ses figures
les plus belles paraissent des symboles de vie spiri-
tuelle plutôt que des créatures vivantes. Presque
partout se sent un je ne sais quoi de spiritualiste,
de tendre, d'idéaliste et, par conséquent de religieux.
Plus nettement s'exprime cette émotion religieuse
devant les spectacles de la vie, plus belles et plus
touchantes sont ces peintures décoratives. Tout au
contraire, quand la destination impose à l'artiste
d'accentuerlecaractcre profane deses compositions
un je ne sais quoi de désaccordé bride l'admiration.
1. Chapelle de Sainte-Croix et du Vésinet par exemple.
2. Vestibule de M. Rouché, coupole de M. Jacques Stern
etc.
— 211 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Dans la suite de panneaux décoratifs exposés au
Salon d'automne de 1908 et que M. Maurice Denis
exécuta sur un thème emprunté à VHistoire de
Psyché pour la chambre à coucher de M. MorosofFà
Moscou un certain nombre de morceaux presque
réalistes avaient forcé les admirateurs les plus déci-
dés de M. Maurice Denis à établir dans cette œuvre
des distinctions et à préférer de beaucoup au reste de
la décoration précisément ce qui correspondait le
mieux au tempérament spiritualiste du peintre. On
se souvient notamment du lit de style Louis-
Philippe, présenté de face, et qui parut trop peu
transposé dans l'harmonie générale de l'ensemble.
On pourrait citer d'autres exemples.
LE THÉÂTRE DE l'aVENUE MONTAIGNE
Dernière en date de la série de ses grands ouvrages,
la frise décorative de la coupole du théâtre de
l'avenue Montaigne nous permet de constater en
même temps les qualités éminentes de ce grand
décorateur et les limites au delà desquelles il ne
semble pas qu'il puisse s'élever.
Dans l'œuvre du peintre cette frise est d'autant
— 212 —
MAURICE DENIS
plus importante qu'elle est la seule de ses peintures
de'coratives qui soit journellement exposée aux yeux
du public, à Paris. Toutes les autres décorations
de M. Maurice Denis font partie d'installations
privées. Il est probable, par conséquent, que c'est
d'après cette œuvre que le public se fera sur l'artiste
une opinion à peu près définitive. Est-il avantageux
pour l'artiste qu'il en soit ainsi? C'est ce que
nous allons examiner.
Cette décoration circulaire est la plus brillante
que M. Maurice Denis ait exécutée. Ce n'est pas la
plus touchante.
La destination éminemment profane de l'édifice,
le caractère de cette architecture, moderne et pra-
tique, dont le fer et le ciment sont les matériaux
essentiels, l'ampleur de l'espace à décorer qui est de
beaucoup le plus vaste que l'artiste ait eu à domi-
ner, la nécessité de travailler en tenant compte
d'un éclairage artificiel et provenant de milliers
de lampes électriques, tout contribuait à transporter
l'artiste dans une atmosphère entièrement dilTércnte
de l'atmosphère intime, familiale et relativement
secrète des chapelles, hôtels privés ou appartements
particuliers.
— 2i3 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI •
Pour ce théâtre la destination et aussi la menta-
lité moyenne du public dont le peintre devait tenir
compte exigeaient qu'il se plaçât d'un point de vue
entièrement nouveau pour lui. Il va de soi que, dans
toute dc'coration, l'artiste doit se préoccuper de
l'optique particulière au théâtre, et de la façon dont
les spectateurs regardent de loin et d'ensemble. En
aucune circonstance M. Maurice Denis — décora-
teur-né — n'a fait abstraction de ce point de vue.
lia toujours voulu que son œuvre s'identifiât avec
la muraille elle-même et que les yeux du spectateur
pussent embrasser du même coup d'œil la com-
position décorative et l'ensemble architectural.
Qualité précieuse entre toutes! Jamais cependant
M. Maurice Denis n'avait eu à se subordonner
aussi étroitement à cette optique théâtrale. La né-
cessité où il se trouva de concevoir son oeuvre
comme un décor dramatique placé dans un en-
semble scénique l'entraîna à concevoir sa décoration
d'une manière entièrement nouvelle pour lui.
Dans ses oeuvres précédentes M. Maurice Denis
s'était préoccupé de l'expression par la couleur
beaucoup plus que par le sujet. A cet égard il s'était
placé volontairement aux antipodes de la presque
— 214 —
MAURICE DENIS
unanimité des « Artistes Français ». II avait d'autres
moyens d'expression et qu'il estimait à juste titre
infiniment plus artistes : la couleur et la forme.
Faites un etlort pour vous souvenir du « sujet »
des peintures de la voûte des deux chapelles du
Vésinet, du vestibule de M. Rouché, du Soi?^
florentin de M. Stern, et même de VÉterjiel prin-
temps ou de VAge d'or, peut-être n'y parviendrez-
vous pas. On sent nettement que ces décorations
ont été conçues par la couleur et que le sujet n'a
été qu'un prétexte pour délimiter la coloration.
Tout au contraire, pour cette Irise de théâtre, on
sent que M. Maurice Denis a voulu être savant, il a
lu des livres, feuilleté des manuels d'histoire mu-
sicale, et il s'est cru obligé de faire des efforts pour
fixer l'esprit du public sur des sujets agréables
et brillants. La différence entre les points de départ
explique la différence de caractère entre les œuvres
réalisées.
On ne peut nier que, par cette frise décorative,
M. Maurice Denis n'ait fait une concession im-
portante au goût présumé du public. II a voulu
trouver des sujets et il les a cherchés, la plume à
la main, penché sur sa table de travail, beaucoup
— 2 I 5 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
plus qu'il ne les a fait surgir du mur, les yeux fixés
sur l'espace à décorer par un élan du cœur et de
l'imagination.
La méthode de travail ayant été différente, les ré-
sultats sont tout autres. Nous n'avons plus sous les
yeux un motif unique et d'un intérêt si général qu'il
n'éveille en nous que des émotions d'ordre universel.
Chacune des quatre grandes compositions se
subdivise en un grand nombre de personnages
ayant une signification individuelle. Si l'on veut se
donner quelque peine, on reconnaît dans cette
Histoire de la Musique Apollon et Bacchus, Pan
et les Bacchantes, Beethoven et les neuf sympho-
nies, Bach, Wagner et ses drames lyriques, repré-
sentés pour ainsi dire un à un, Schumann et le
Freyschiitz, Vincent d'Indy, César Franck, Claude
Debussy, le vérisme italien, la Salomé de Strauss,
l'opéra de Lulli, le Don Juan de Mozart, l'Orphée
de Gliick etc..
Quelle abondance de sujets ! — Il eût été plus
difficile d'en trouver un et qui les résumât tous \
I. De longues inscriptions qui courent au-dessous de la
coupole indiquent quel est ou quel aurait pu être le sujet.
I, Les rythmes dionysiaques s'unissant à la parole d'Orphée
— 2l6 — '
MAURICE DENIS
M. Maurice Denis a procédé par énumération. L'in-
convénient de cette méthode, c'est de ne connaître
pas de limites. Combien d'autres musiciens auraient
pu être ajoutés à cette liste déjà longue! Un autre
inconvénient grave c'est de ne faire surgir qu'im-
parfaitement de ces éléments individuels la con-
clusion générale. Dans le panneau du Drame
Lyrique cette abondance touffue aboutit à donner
l'impression d'une apothéose de cinquième acte où
reviennent en costume se ranger autour du groupe
central tous les personnages qui ont joué un rôle
dans la pièce. Cela n'est pas irréprochable.
C'est pourquoi — du point de vue synthétique
— quelques-uns préféreront à ces quatre grandes
compositions si touffues et si pleines d'intentions
les quatre médaillons ovales qui réprésentent ici
quelques exécutants avec des instruments à
cordes, là une charmante figure féminine qui
Apollon ordonne les jeux des Grâces et des Muses, ii Du
cœur de l'Homme, de toutes les voix de la nature jaillit la
divine symphonie. 1 1 1 Sur les cîmes, dans l'angoisse et le
rêve, drame lyrique ou poème, la musique s'efforce vers un
pur idéal, iv L'architecture de l'opéra classique ennoblit
les passions et les destins tragiques.
T. II. — 217 — 28
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
louche de l'orgue tandis que d'autres écoutent, de
l'autre côté quelques enfants de chœur autour
d'un lutrin et chantant à pleine voix avec dévotion
quelque plain-chant grégorien; enfin, à côté d'un
piano une violoniste et d'autres exécutants.
Ces quatre médaillons offrent l'avantage de
n'avoir besoin d'aucune explication. Ils repré-
sentent avec clarté la musique d'orchestre, la
musique d'orgue, la sonate et le chœur. Il n'y a
qu'un sujet par médaillon. Il est parfaitement clair.
Les personnages forment en chacune de ces compo-
sitions un ensemble indissoluble et — du point
de vue décoratif — ces médaillons en camaïeu ont
le mérite d'enrichir l'ensemble sans lutter avec les
sujets principaux.
bans les quatre grandes compositions, au con-
traire, les personnages semblent avoir été choisis et
juxtaposés par un effort d'érudition, en cherchant
dans les souvenirs sinon dans les livres, et par un
travail de l'intelligence plutôt que par un élan de
sensibilité visuelle. Ce n'est pas une vision pure-
ment picturale.
Ces petites réserves faites sur l'abondance des
sujets, le caractère individuel des personnages
— 218 —
MAURICE DENIS
juxtaposés et le manque d'universalité du point de
vue général et par conséquent de la signification,
on ne peut avoir trop d'éloges pour l'habileté de la
mise en scène, l'ingéniosité subtile des arrange-
ments, et l'adaptation parfaite d'une conception qui
n'est pas irréprochable à un espace déterminé.
C'est dans le groupement des personnages, dans
la façon dont ils sont reliés entre eux, dans leur
enchaînement, dans leur rythme, que se révèlent
les ressources inépuisables d'un esprit infiniment
ingénieux et qui n'est jamais mesquin. Il se peut
que ces idées aient été trouvées sur le papier mais
on cherche vainement quel peintre les aurait
adaptées plus étroitement à l'espace mural qu'il
s'agissait de décorer. M. Maurice Denis s'est
imprégné du caractère de l'architecture — très
simple, très sobre — et il a fait se dérouler sur la
courbe de cette frise sa théorie de personnages
avec un art subtil, une compréhension de l'efiet
décoratif, une simplicité relative et un ordre admi-
rable. Les grandes lignes architecturales — et
notamment les quatre grands piliers qui sou-
tiennent la coupole — semblent exercer sur la
composition elle-même et sur ses subdivisions par
— 219 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
une sorte de prolongement immatériel une influence
régulatrice. Étant admise la conception générale du
sujet et le grand nombre des personnages, on ne pou-
vait imaginer ordre plus clair ni plus harmonieux.
Peut-être un peu plus de mouvement — si Ton
songe à Delacroix — aurait-il valu à cette composi-
tion plus de lyrisme et de variété, mais la noblesse
des attitudes et Tharmonie générale donnent à l'en-
semble un style noble, quelque chose de grave et
de majestueux.
La couleur est distribuée avec ampleur et magni-
ficence, dans une subordination parfaite au carac-
tère de l'édifice. Grâce à elle, ce plafond est léger
et consistant. Il n'a rien d'écrasant et il est somp-
tueux. Cette vaste frise décorative court autour du
plafond lumineux, elle s'intègre dans l'édifice, ne
résiste pas aux souples mouvements de cette voûte,
semble comprendre la structure interne de l'édifice
et s'équilibre d'elle-même aux calculs techniques
d'un architecte qui s'est soucié avant tout de cons-
truction logique. Il semble que cette frise soit en
accord intime avec le plan visible et avec le mou-
vement secret qui anime tout l'édifice. Loin d'écra-
ser ou d'alourdir cette peinture donne de l'air, de la
— 220 —
MAURICE DENIS
gaîté, augmente l'impression d'ordre et d'espace
libre.
C'est à cette union intime de l'édifice et du décor
qu'on sent le décorateur-né. Les ciels dans ces
quatre vastes compositions, jouent un rôle essentiel.
Ce sont eux qui établissent de l'une à l'autre des
rapports sensibles. De l'une à l'autre les harmonies
de couleurs se répondent et s'équilibrent avec
bonheur. C'est d'un arrangement précieux, très
volontaire et très artiste.
Si j'avais à établir entre les quatre grandes com-
positions, un ordre hiérarchique je placerais au
premierrangcellequi se trouve au-dessus delascène,
à cause de sa simplicité plus grande, parce que les
personnages sont moins indépendants de l'ensemble
et parce que la signification est plus générale que
dans les trois autres compositions. Trois jeunes
femmes nues se tenant parles bras — presque dans
l'attitude des trois Grâces que Raphaël étudia dans
la Bibliothèque de Sienne — rythment, par les
mouvements de leurs jambes la beauté de leurs
jeunes corps et se détachent sur un temple grec
devant lequel un jeune Apollon de bronze fait le
geste musicien d'un ordonnateur de rythmes. Quel-
— 221 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
ques jeunes femmes demi-vêtues d'un peplos à plis
rigides — sans doute les Muses — complètent le
cercle de l'Harmonie. Leurs pieds nus posent à
peine sur le sol vert. Elles dansent. Elles sourient.
Elles sont heureuses. A notre droite un groupe se
compose d'Orphée en robe rouge, jouant de la lyre
parmi de belles écouteuses. A leurs pieds se
trouvent la panthère traditionnelle et le lion amou-
reux; auprès d'eux une femme nue accroupie doit
avoir une signification symbolique. A notre gauche
le groupe qui fait équilibre se compose de sept ou
huit Bacchantes et Bacchants nus ou presque nus
brandissant les cymbales ou le thyrse. Cette danse
bachique a du rythme sinon de l'emporiement
lyrique. Un tronc rougeàire de pin, quelques retom-
bées de branches, çà et là des cyprès qui enno-
blissent le paysage ou des pins parasols contribuent
à la richesse sans lutter avec le sujet principal. De
droite et de gauche les fonds découvrent les
rivages roussâtres de la Grèce, un peu de
Méditerranée, beaucoup de ciel, et dans un fond
teinté de rose, l'indication d'un petit temple
solitaire.
Gomme couleur, c'est essentiellement une har-
— 222 —
MAURICE DENIS
monie claire de nus et de vêtements blancs-
bleuâtres sur un ciel d'azur pénétre' de vert et de
jaune, qu'avivent le vert de la prairie et quelques
taches rouges de vêtement. Les fonds roussàtres,
et ce peu de mer verdâtre donnent à toutes choses
de la stabilité.
Du point de vue décoratif le but est entièrement
atteint. Il y a de l'harmonie, de la force et de la
clarté. Ces formes ont de la douceur et une
certaine puissance. Du point de vue technique on
apprécie une fois de plus les bons résultats que
peut donner le système décoratif de AI. Maurice
Denis, c'est-à-dire l'emploi des grandes teintes
plates d'une gamme restreinte, par touches de
couleur se pénétrant les unes les autres, le modelé
par la coloration et non par les ombres que l'artiste
ose supprimer, et la licence poétique du cerne
coloré, qui accentue autour des personnages ou
des objets l'arabesque flexueuse.
La grande composition La Sj'mpho7iie est
peut-être la plus personnelle par son arrangement,
mais elle n'est pas dépourvue de quelque emphase
dramatique. Divisée par un chêne druidique en
deux vastes groupes de personnages, elle a le défaut
— 223
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
d'être surchargée d'intentions. Beethoven fait un
geste théâtral. Il est nu parmi ses neuf symphonies
également nues et peut-être y a-t-il quelque abus
des lignes parallèles dans ces figures debout et ces
troncs lisses d'arbres sacrés. Ajoutons que « Bach »,
sur son chariot rouge, manque de grandeur signifi-
cative, et que la figure drapée qui se tord les bras
vers le ciel est un peu trop théâtrale. Cependant
reflet d'ensemble est saisissant. Ici encore c'est
une harmonie claire de nus et de vêtements blancs-
bleuâtres avivés par des rouges de vêtements et
soutenus par le vert du sol et le vert des feuillages.
Le troisième panneau : le Drame Ijn^ique, est de
tous ie plus surchargé. Il ne manque cependant ni
d'ordre, ni de grandeur, et c'est même une
merveille que tant de personnages et d'intentions
aboutissent tout de même à de l'ordre et à du
style. A ce trait on sent que l'ordre est la qualité
essentielle de M. Maurice Denis. Rien ne l'en
écarte. La mise en toile est d'une prodigieuse ingé-
niosité. Quelques morceaux sont amples et puis-
sants, et notamment le nu de la jeune femme assise
qui se présente de dos.
L'harmonie des couleurs est riche et stable,
— 224 —
MAURICE DENIS
tJichc iJriict
L ORCHESTRE
MAURICE DENIS
plus montée de ton que les précédentes. La
tonalité générale est plus rosée, partant plus net--
tement avivée des rouges qu'exalte la robe pourpre
deParsifal élevant au-dessus de sa tête le Gràal et
que soutiennent chaleureusement mais en mineur
les fonds de collines roussâtrcs et le sol rougeàtre.
Un ciel presque gris réunit et rassemble toutes les
parties, sans nuire à aucune d'elles. Les verts, com-
plémentaires de ces rouges diffus apparaissent par-
tout, plus particulièrement dans les verdures qui
soutiennent les blancs vaporeux des danseuses.
C'est d'une habileté extrême.
Enfin l'Opéra — deMonteverde et de Lulli à Don
Juan et aux successeurs de Mozart — nous montre
dans une colonnade rosequi fait pensera Versailles,
une harmonie parallèle aux autres, se combinant
avec elles et complétant un bel ensemble.
Peut-être — sauf M. Besuard en ses périodes de
travail fougueux — n'y a-t-il pas, en France, un
autre artiste qui eût été capable de couvrir si aisé-
ment une aussi vaste surface. Nul n'aurait pu établir
entre son œuvre propre et celle de l'architecte des
liens plus étroits. On peut cependant imaginer que,
fidèle à sa propre doctrine et à tout son de passé,
T. II. 225 2Q
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Maurice Denis puisse retrouver dans ses œuvres
futures un dessin plus expressif^ et une façon plus
synthétique de traiter un vaste sujet. Il n'en est pas
moins vrai que cette frise est une magnifique réali-
sation, et qu'on ne voit point actuellement — sauf
dans l'œuvre de M. Besnard — d'autres peintures
décoratives qui puissent, dans le même genre, lui
être comparées.
Si nous ne plaçons pas au premier rang, dans
l'œuvre de M. Maurice Denis cette frise décorative,
c'est parce que nous estimons que ses qualités
essentielles, avec le sens décoratif qui ne fait défaut
à aucune de ses œuvres- sont, la fraîcheur du
sentiment, la sobriété des moyens d'expression,
enfin le don de s'exprimer par la couleur et par
1. Une exposition des dessins préparatoires, organisée
dans la galerie du même théâtre pendant le mois d'inau-
guration, nous a permis de constater à quel point ils
différaient des dessins précédents par leur précision plus
grande mais aussi par une puissance de suggestion plus
restreinte.
2. Je ne fais que signaler les figures et paysages dont il a
décoré certaines poteries, notamment des amphores de
Méthey. Ces décors, aussi peu directs que possible sont d'une
puissance de suggestion très touchante.
— 226 —
MAURICE DENIS
la suggestion des formes mieux encore que par
le sujet et par la précision des contours.
LES ILLUSTRATIONS DES FIORETTI
Osons comparer les petites choses aux grandes
et ne craignons pas de mettre en parallèle cette
frise décorative et les soixante et onze images
peintes à la gouache pour illustrer une traduction
des Fioretti de saint François d'Assise. Le délicieux
chef-d'œuvre! Œuvre incomparable et inimitable!
voilà où la personnalité de M. Maurice Denis
se révèle unique et inimitable! Il était le seul
artiste vivant qui put la concevoir, l'entreprendre
et la mener jusqu'au bout sans fatigue ni défail-
lance.
Les opinions de M. Maurice Denis concernant la
figuration des objets par opposition à leur imi-
tation littérale trouvent ici une démonstration déci-
sive. Jamais dessins ne furent plus libérés de l'imi-
tation servile de la nature, jamais non plus ils ne
furent plus expressifs ni plus touchants. Ceux qui
— 227 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
aiment la documentation de M. Burnand* doivent
se trouver ici au dépourvu. Par contre, ceux qui ai-
ment avant tout l'expression harmonieuse et artiste
d'une sensibilité infiniment délicate, doucement et
profondément émue par la tendre majesté d'un
texte particulièrement grave et suave, s'enivreront
silencieusement de ces dessins délicieux.
Ce livre à lui seul légitimerait une minutieuse
étude. Quelle démonstration significative on en
pourrait tirer de ce qui constitue le dessin expressif et
de la nécessité où se trouve chaque artiste d'inventer
son propre dessin au lieu d'emprunter aux cours de
l'Ecole des Beaux-Arts un enseignement canonique
et international sans caractère, sans pouvoir expres-
sif, sans vérité profonde, ni pouvoir de suggestion.
Chacune de ces compositions semble tout im-
prégnée de l'atmosphère franciscaine. Quoique
répétée à maintes reprises, la figure du Saint et de
ses compagnons, celle de sainte Claire et de ses
î. Au salon de 1914, les illustrations de M. Burnand,
peintre suisse, pour ces mêmes Fioretti, étaient exposées
non loin de celles de M. Maurice Denis. La confrontation
était saisissante. Elle faisait sentir Tantimonie foncière qui
existe entre un caractère protestant et un tempérament
catholique.
— 228 —
MAURICE DENIS
compagnes,, sont toujours émouvantes et d'un ly-
risme intense. Les apparitions célestes et les objets
eux-mêmes : arbres, maisons, collines et ruisseaux,
tout est vivant, mais d'une vie entièrement spiri-
tuelle. C'est l'atmosphère du miracle. Ces gouaches
ont été faites « en présence de Dieu ». C'est ainsi,
je le suppose, que travaillait l'Angélico. Si l'on me
disait que Maurice Denis avant chaque séance
de travail s'est imposé une prière, je le croirais avec
plaisir. On sent qu'il s'est imprégné non seulement
de la lettre mais de l'esprit du texte. Et l'on sent
aussi que ce texte répondait si étroitement à ses
désirs, à ses aspirations, à ses tendances d'esprit et
d'imagination qu'il n'a eu aucun eftbrt à faire pour
se conformer à leur esprit. .C'est un enchantement.
Selon les moyens de son art Maurice Denis a com-
posé une œuvre parallèle à celle qui lui servait de
modèle. Entièrement dénuée de toute exactitude
littérale, d'une liberté heureuse et d'un tour d'ima-
gination qui demeure propre à l'auteur, cette œuvre
est en parfaite communauté de sentiment avec celle
de Saint-François.
Regardez le Saint parlant aux oiseaux dans un
paysage d'hiver que précisent à peine des indications
229 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
d'arbres nus et de terrains onduleux. Le ciel estfiguré
par quelques traits parallèles. Les oiseaux sont à
peine dessinés et'cependant ils existent, ils écoutent,
ils sont infiniment touchants. Regardez encore
saintFrançoislespieds dans laneige, le visage rayon-
nant d'une joie intérieure et qui explique à son
compagnon que la joie parfaite consiste à accepter
avec une résignation absolue les injures, le froid,
les humiliations et la faim ! Derrière eux, sur un ciel
sombre, sont indiquées les constructions d'un cou-
vent inhospitalier, sur le seuil duquel un mauvais
moine, le bâton à la main, repousse la prière de ceux
qui demandent l'hospitalité. Quelques traits suf-
fisent à ces indications, juste de quoi parler à l'âme
par l'intermédiaire des yeux. Et ces traits sont à tel
point ceux qui étaient nécessaires — et rien que
ceux-là — que l'image tout entière est d'un style
comparable aux miniatures si émouvantes des
Primitifs. Le vague sourire qui rayonne sur le visage
de saint François, la gravité attentive et un peu
déçue des compagnons qui n'en sont pas encore à ce
degré d'abnégation morale sont — par contraste
— deux merveilles de sentiment et de style.
Regardez encore comment, étant malade, sainte
— 23o —
MAURICE DENIS
Claire lut miraculeusement portée, la nuit de Noël,
à l'église de Saint-François. On ne peut rien ima-
giner de plus simple ni de plus parfait. Quatre
anges immatériels en longue robe flottante passent
à travers les airs portant le corps de la sainte. Au-
dessous d'eux une petite ville, recueillie comme un
sanctuaire, repose sous la protection de sa muraille
circulaire. La plaine nocturne ondule sous un ciej
encore transparent. La « couleur » de cette scène,
l'opposition émouvante entre les clairs et les ombres,
la gravite religieuse, attendrie, de toute cette
plaine composent l'atmosphère du miracle. Même
dans les miniatures du xv^ ou du xvi® siècle, on ne
trouverait pas de petite ville plus touchante ni d'un
accent plus juste rassemblée en racourci plus saisis-
sant par un peintre qui pense par des couleurs!
Regardons encore « comment saint Bentevoglio
porte un lépreux quinze milles en peu de temps. »
Le lépreux pèse de tout son poids sur le dos du
franciscain, la chemise blanche épouse la courbe
de toute sa robe noire. Le saint marche, le visage
grave, ne sentant pas la fatigue. On devine l'illumi-
nation intérieure, la flamme divine de l'amour. Der-
rière eux un petit village se groupe en forme de pyra-
— 23l —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
mide. Il est indiqué en quelques traits qui ne
laissent le spectateur s'attacher à aucun détail
On a rimpressLon de la solitude, de l'espace et du
crépuscule.
Regardons enfin l'une des plus parfaites de cette
série miraculeuse. Sous le toit d'un réfectoire
de couvent, sainte Glaire, par commandement du
pape, bénit le pain qui était sur la table. Devant
elle trois pauvres s'inclinent avec une piété com-
municative. A côté d'elle une compagne en robe
noire est à genoux, et tout autour de la table des
religieuses sont debout écoutant et recueillant la
bénédiction de la sainte. C'est un tableau. Et quel
tableau! on ne peut imaginer composition plus
expressive, plus complète, ni plus parfaite. Chaque
chose est à sa place. Tout est juste, véridique. Rien
n'est inutile. Nous sommes transportés dans le
domaine du surnaturel'.
En tournant les pages de ces Fioretti — qui est
le plus beau livre illustré qui ait été fait depuis
trois cents ans — on se sent tout proche du cœur
de M. Maurice Denis. On sent en lui un croyant»
I . Les encadrements des pages sont moins parfaits que ne
le sont les sujets.
— 232 —
MAURICE DENIS
un mystique et un grand artiste. On saisit entière-
ment les dons précieux qui composent son origi-
nalité : la fraîcheur et l'intensité du sentiment, la
sobriété des moyens, le sens de l'adaptation à
l'espace qu'il faut décorer, le don de s'exprimer
par un dessin émotionnel, éminement suggestif et
par des accords de couleurs qui impliquent le
sens du mystère et de la vie intérieure. Cette sym-
bolique est d'une clarté, d'une grâce et d'une séduc-
tion extrêmes.
Même les défauts de l'artiste concourent à sa per-
fection! Ce qu'il y a dans son dessin d'imprécis,
d'un peu hésitant et, si l'on veut, d'un peu gauche
accentuent notre impression de naïveté, de can-
deur, de sincérité parfaite et d'émotion religieuse.
Si les personnages étaient plus consistants, si les
formes étaient plus accusées, ils seraient aussi
plus charnels. Or, ce sont des reflets d'âmes qu'il
faut que nous voyions en eux. Peut-on appeler
défauts des moyens d'expression si touchants et per-
suasifs? Souvenons-nous de la parole de Gauguin
citée par Maurice Denis à propos du peintre
Séguin : « Ses défauts ne sont pas encore assez
nettement affirmés pour lui mériter le nom de
T. II. — 233 — 3o
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
maître! » Dans cette suite d'illustrations, jamais
défauts ne furent plus heureux! Ils concourent à
la perfection'.
Rappelons nous aussi une maxime de M. Ingres
rapportée par Delaborde : « Il est sans exemple
qu'un grand dessinateur n'ait pas eu le colons qui
convient exactement aux caractères de son dessin. »
La maxime se vérifie pour M. Maurice Denis.
Mais il est curieux qu'on puisse retourner la pro-
position et qu'elle soit encore plus vraie pour
l'œuvre de Maurice Denis :
« Il est sans exemple qu'un grand coloriste n'ait
I. Les Fioretti avaient été précédées par des œuvres que
nous considérons aujourd'hui comme des « préparations »
mais qui eussent suffi a mériter à cet artiste la qualité d'illus-
trateur merveilleusem.ent doué. 11 y avait déjà des qualités
charmantes dans les illustrations de Sagesse, faites à dix-
neuf ou vingt ans, au crayon Conté et reproduites par l'édi-
teur sur la pierre lithographique. Le dessin était un peu
hésitant, les idées parfois sommaires, mais, à certaines pages,
le futur auteur de la Vita Nova ou des Fiofeiti,. se révé-
lait déjà par maintes délicatesses. Dans le jeu des lumières
et des ombres on sentait le coloriste-né, les noirs étaient
souvent profonds et comme pénétrés de lumière, les idées
étaient souvent ingénieuses et presque toujours touchantes.
Les lithographies pour le Voyage d'Urien, la suite de douze
lithographies et les 216 illustrations gravées sur bois pour
— 284 —
MAURICE DENIS
pas eu Is dessin qui convient exactement aux carac-
tères de sa couleur. »
Reconnaissons que c'est dans les Fioretti, dans
les deux chapelles du Vésinet, dans le vestibule de
M. Rouché, et même dans VAge d''or ou dans Y Eter-
nel printemps que le dessin de M. Maurice Denis
est le plus original, le plus inventé, le plus expres-
sif et le mieux adapté au caractère de sa sensibilité,
de sa conception décorative et de sa couleur.
LA DISCIPLINE INTELLECTUELLE
Il est permis de se demander par quelle plasti-
cité merveilleuse le même artiste peut travailler
en même temps à des enluminures si touchantes
et à des décoration absolument profanes. Le con-
traste paraît moins vif si Ton observe que même
une Imitation de Jésus-Christ, pour l'éditeur Vollard, mar-
quèrent à tous égards, du point de vue imagination et du
point de vue exécution, des progrès éclatants. Les illustra-
tions pour la Vita Nova traduite du Dante, par M. Henry
Cochin et gravées sur bois et en couleurs par J. Beltrand,
furent presque un chef-d'œuvre. On ne peut cependant
encore les comparer aux Fioretti que rien sans doute ne
dépassera.
— 235 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
dite, par instinct et par inclination sentimentale,
dans la représentation du nu, M. Maurice Denis
garde toujours une discrétion, une réserve et, pour
tout dire en un mot, une pudeur qui sont le témoi-
gnage visible de sa délicatesse sentimentale et de
sa sincérité. Cependant les sources d'inspiration
témoignent d'un éclectisme singulier. Si l'on veut
apparenter les gouaches des Fioretti à une tradition,
on remonte tout de suite à l'Angelico ou à Giotto.
Si l'on cherche de quels maîtres peut se réclamer la
frise du théâtre, on pense à Ingres, à Poussin et
même à Raphaël.
Par quel prodige des tendances qui paraissent si
contradictoires, peuvent elles se concilier dans
l'esprit de M. Maurice Denis?
Osons poser le problème dans toute sa précision.
Beaucoup se demandent : Comment ce peintre de
nu peut-il être en même temps un peintre religieux?
Comment cet éclectique, cet indépendant peut-il
être en même temps un catholique romain?
Ce petit problème psychologique ne me paraît
pas inexplicable.
Dans l'ordre spirituel je crois sentir que M. Mau-
rice Denis est avant tout un conciliateur et dans
— 236 —
MAURICE DENIS
l'ordre matériel un réalisateur. Catholique parhéré-
il l'est devenu aussi par adhésion réfléchie de la
volonté.
Le goût de l'ordre, le besoin de discipline, le
désir de réalisation immédiate s'accordent fort bien
avec une renonciation volontaire à la discussion
et au libre examen. Un homme d'action ne peut
pas disperser dans toutes les directions son éner-
gie créatrice et son eflort intellectuel. Maurice
Denis voulait consacrer à la peinture toutes ses
forces. C'est dans ce domaine qu'il voulait marquer
sa place, innover et inventer. Il sentit par consé-
quent qu'il devait préciser sur cet objet unique —
déjà presque illimité — les trois grandes facultés
dont chaque homme doit tirer le meilleur parti
possible : la volonté, l'intelligence et la sensibilité.
Rien de plus favorable à la coordination des efforts
et à l'unité d'action qu'une adhésion systématique
à un corps de doctrine philosophique ou religieux.
Réinventer une métaphysique ou une philosophie
exigerait beaucoup de temps, de réflexion, d'oscil-
lations intellectuelles et même une spécialisation.
Celui qui place ailleurs son idéal et qui veut laisser
derrière lui une œuvre abondante et forte n'a pas
— 237
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
le temps de tout recommencer. Quoi de plus simple
et de plus pratique que d'accepter les idées hérédi-
taires du groupe ethnique dont on fait partie? Bru-
netière croyait pouvoir constater que tout se passe
comme si l'enseignement catholique était d'accord
avec la raison. Tenir pour démontrées toutes ces
vérités « révélées », se servir 'de ces disciplines
toutes faites pour se rassembler soi-même et, de
ce point de départ qu'on tient pour inébranlable,
s'élancer au delà des vérités premières dans le
champ illimité des conceptions visuelles et des réa-
lisations plastiques voilà une façon de raisonner
très favorable au travail. On comprend fort bien que
d'autres tempéraments d'artistes n'aient pas pu s'y
plier. Chacun résout pour son propre compte la
question sociale et la question religieuse. M. Mau-
rice Denis a choisi la solution qui convenait le
mieux à son tempérament.
Par cette adhésion trouvaient à se contenter son
spiritualisme instinctif, son dégoût du naturalisme,
sa dévotion pour les primitifs, son amour des céré-
monies et des pompes religieuses, son idéalisme et,
si l'on veut, sa petite nuance de mysticisme infini-
ment raisonnable, élan de l'imagination plutôt que
— 238 ~
MAURICE DENIS
du cœur, son goût de la vie familiale et de la
solitude laborieuse, enfin le plaisir de se sentir en
accord avec une lignée d'humbles ancêtres et avec
une descendance dont il se plaît à espérer qu'elle
continuera la même tradition dans une parfaite
union sentimentale. Les qualités foncières du tem-
pe'rament de M. Maurice Denis e'tant le goût de
l'ordre, le sens de la mesure, le besoin de discipline,
le désir d'action méthodique et de réalisation immé-
diate, rien en lui ne s'opposait à l'adoption de pos-
tulats préconçus.
Les questions de principe ainsi résolues une fois
pour toutes l'intelligence peut s'appliquer à des
objets saisissables, la volonté peut se rassembler et
se préciser sur des buts tangibles, la sensibilité —
contenue et disciplinée par des règles depuis long-
temps éprouvées — peut encore trouver une ample
carrière.
Quels sacrifices cette adhésion comportait-elle?
Je n'en vois aucun qui vaille la peine d'être regretté.
Dans l'esprit de Maurice Denis les sentiments reli-
gieux se concilient fort bien avec l'admiration pour
la civilisation antique, l'amour des belles formes
nues et avec la sympathie la plus déterminée pour les
— 209 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
tentatives d'art les plus audacieuses. Selon les cir-
constances et selon les heures il représente la
beauté nue des grâces, des muses et des bacchantes,
les anges aux paupières baissées qui répandent
des fleurs devant la Vierge Marie pudiquement
drapée dans son voile, des baigneuses nues sur une
plage de sable d'or, et saint François parlant aux.
oiseaux.
CONCLUSION
M. Maurice Denis a écrit*» Ni la qualité de
l'émotion, ni ce répertoire sublime de formes et
de couleurs qu'est la Nature ne suffisent lorsque
l'artiste n'a pas l'intelligence des moyens, des
limites, des conditions et de l'objet durable de son
effort. Je veux qu'il ait encore une volonté, une
méthode et des idées générales. »
Comme il est naturel, en écrivant ces lignes, sans
doute faisait-il inconsciemment un retour sur lui-
même.
Pas de peintre dont la volonté, la discipline et la
I. Théories, page 85.
— 240 —
MAURICE DENIS
méthode soient plus éclatantes. Il n'a pas été un
imitateur et il a fait son profit de tout.
Des Primitifs ou de Raphaël, des leçons d'Ingres
et de ses disciples, des Impressionnistes propre-
ment dits, de Cézanne, de Gauguin et de Van Gogh
il a recueilli avec mesure juste ce qui convenait à
son tempérament et à ses moyens d'action.
On l'a considéré comme un révolutionnaire mais
c'est un classique. C'est un traditionnaliste. Il
reprend la tradition dans Tétat où les maîtres la
lui ont laissée et il a l'ambition légitime de la
continuer. Il sait à quelles œuvres se rattacher, à
quelles sources d'inspiration se renouveler, à quelles
nécessités se plier. Il court d'œuvre en œuvre et se
contente en travaillant. Organisateur-né, il est
l'âme du mouvement qui peut-être renouvellera
l'art décoratif des églises.
Son dessin ne peut pas être comparé à celui des
grands maîtres mais il l'a inventé et c'est tout de
même un très beau dessin. Il n'y a dans ses œuvres
murales ni la majesté des formes des grands Véni-
tiens, ni surtout leur sens du mouvement drama-
tique et leur lyrisme, mais ce sont tout de même de
belles formes et d'un beau style. Sa couleur n'est
T. II.
—- 241 — 3i
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
pas aussi riche que celle d'un Delacroix, ou d'un
Renoir, mais elle est personnelle et merveilleuse-
ment propre aux effets muraux qu'il lui demande.
Quant à sa technique, il l'a si merveilleusement
réinvente'e qu'on peut la déclarer parfaitement ori-
ginale. Reprenant à peu de chose près un passage
de ses théories^ on peut dire : Son œuvre montre
les admirables résultats de l'emploi raisonné des
teintes plates, claires, bien dans le mur, des valeurs
équivalentes, presque sans modelé, avec des sil-
houettes très lisibles et fortement dessinées sans
artifices de clair-obscur.
On sent très bien quelles sont les limites de ce
magnifique talent. M. Maurice Denis a du senti-
ment plutôt que du lyrisme, de la tendresse visuelle
et sentimentale, de la suavité plutôt que du pathé-
tique, plus de volonté que d'instinct, plus d'intelli-
gence que de fougue et plus |de noblesse que de
sublime. Travaillant de mémoire et d'imagination
il détend quelquefois'au delà de la mesure le lien
qui doit rattacher à la nature objective toute œuvre
d'art si transposée qu'on la veuille. Il peint rond et
clair. Sa palette est assez restreinte. Elle se com-
I. A propos des élèves d'Ingres.
— 242 —
MAURICE DENIS
pose principalement de blancs-bleuàtres et de
blancs-roses, de violets, de mauves, de lilas et de
saumon. Tout est en lumière, jamais d'ombre et
jamais de clair-obscur. C'est peut-être à sa palette
plus encore qu'à sa tournure d'esprit qu'il faut
attribuer le manque de mystère de ses œuvres
murales et qu'elles disent presque tout de suite à
peu près tout ce qu'elles ont à dire.
Cependant on ne voit point dans sa ge'nération
de peintre mieux doué pour la de'coraiion et l'on
n'en citerait guère plus de deux ou trois — dans
tout l'art contemporain — qui puisse, dans ce
domaine, lui être comparé. C'est un novateur.
C'est un croyant. Son art n'est jamais petit, ni mes-
quin, ni anecdotique. Il passe aisément du parti-
culier au général et du relatif il tend constamment
à l'absolu.
Cet artiste marche à la tête du grand mouvement
qui entraîne tant de jeunes peintres vers l'art déco-
ratif, vers la décoration murale. Il a un tempéra-
ment de chef. Il aura puissamment contribué à éta-
blir et à fortifier le sentiment de l'ordre. II a su être
un novateur et demeurer traditionnel.
243
EDOUARD VUILLARD
EDOUARD VUILLARD
Cliché Druet
PORTRAIT DE L ARTISTE
PAR LUI-MF.ME
EDOUARD VUILLARD
Ses tableaux déplaisent à la foule. Ils ont
quelque chose de mystérieux. On ne voit guère,
pour s'y intéresser, que des amateurs parvenus à
une haute culture intellectuelle et visuelle, très
affinés, capables de contemplation et d'un certain
recueillement. Rien de moins éloquent. Rien de
plus délicat. Ces tableaux ne s'adressent qu'à cer-
taines catégories de personnes. Ils parlent à voix
assourdie, ils suggèrent plus qu'ils ne précisent, et
proposent plutôt qu'ils n'imposent. La plupart de
ces peintures relèvent de l'art décoratif. Elles s'in-
tègrent très étroitement au mur pour lequel elles
ont été conçues. On ne peut les en détacher sans
arracher en même temps à la muraille ce qui était
devenu son épiderme coloré, sans priver ces pein-
tures elles-mêmes d'une grande partie de leur
— 247 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
beauté. Elles procèdent d'une ide'e ou plutôt d'une
émotion d'ordre général et sacrifient tous les détails
qui n'étaient pas indispensables à l'expression de
cette émotion. Enfin ces peintures comportent
souvent une leçon d'ordre général que chacun peut
recueillir individuellement, mais que pourraient
asusi recueillir en commun tous ceux que leur édu-
cation ou leur instinct ont prédisposés à entendre
ce genre d'enseignement. Le propre de l'art décora-
tif est-il de s'adresser à tout le monde ? Ce n'est pas
nécessairement son caractère. Il est hors de doute
que ces tableaux ne peuvent plaire à des collecti-
vités composées d'hommes sans éducation mais il
suffit que des élites puissent se complaire dans
l'atmosphère que ces peintures créent en des inté-
rieurs ou sur les murs" d'un édifice pour qu'on ne
puisse pas leur dénier le caractère décoratif.
Cette conception de l'art de peindre est d'une
nouveauté indéniable, en accord avec certaines as-
pirations particulières à notre époque, et elle cons-
titue l'aboutissement ou plutôt la transfiguration
— 248 —
EDOUARD VUILLARD
de certaines façons très récentes de sentir et d'inter-
préter picturalement les spectacles de la nature.
Elle se rattache en môme temps à une très ancienne
tradition française. La culture intellectuelle et vi-
suelle dont il est nécessaire que soient pourvus
ceux qui veulent s'y intéresser est de caractère très
français. A travers certaines influences étrangères
— persane ou japonaise — certaines décorations de
M. Vuillard se relient à Poussin et plus encore
aux tapisseries du xvii^ siècle en verdures mono-
chromes ou verdures animées de fleurs et de per-
sonnages. Ils s'apparentent aussi parfois à ces tapis-
series gothiques de tons rompus qui exercent sur
nous leur séduction d'une façon mystérieuse, par
une sorte de symbolique de la couleur, (de l'ara-
besque et des accords de tons, beaucoup plus que
par le sujet et le m.ouvement des personnages. Ces
tapisseries, dont le sujet est pour nous sans intérêt,
exercent sur nos sensibilités un pouvoir occulte,
une puissance de suggestion intellectuelle. Tel est
aussi le caractère de certaines peintures de M. Vuil-
lard.
Elles se rattachent par conséquent à une tradition,
mais leur originalité profonde n'en est pas dimi-
T. II. — 249 — 32
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
nuée. Les émotions qu'elles nous font connaître
sont extrêmement vives et d'ordre pictural. Par
leurs origines, leurs tendances et leur caractère
propre. Ces œuvres sont de tous points en opposi-
tion avec l'enseignement académique considéré
dans ce qu'il a d'essentiel : la superstition de « la
ligne », du sujet « bien présenté », du coloris
brillant et sommaire, et de la signification parfaite-
ment claire, tellement claire qu'elle en devient
élémentaire et dénuée de tout intérêt. Gomment
retenir l'attention du visiteur si on lui explique
tout en un instant et surtout si on lui donne l'im-
pression que ce tout se confond à peu près avec le
néant? Cette conception de l'art de peindre restitue
par des moyens nouveaux à notre tradition le sens
du mystère, le goût de la vie intellectuelle, la pré-
occupation des sentiments et des émotions qui ne
peuvent s'exprimer qu'imparfaitement, des ana-
logies confuses entre la vérité stricte et l'au-delà de
la vérité.
Cette peinture procède du même état d'esprit qui
suscita — voilà vingt à vingt-cinq ans — la poésie
symboliste.
On se rappelle les vers mystérieux de Mallarmé :
— 25o —
EDOUARD VUILLARD
« Tel q-u'en lui-même enfin réternité le change )>
et la nostalgie rêveuse d'Edgar Poë :
<< Les réalités du monde m'affectaient comme des visions
et seulement comme des visions... »
Devant ces peintures décoratives — je parle des
meilleures — on se souvient des vers de Baudelaire :
« Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »
et l'on a la sensation que tout le fantastique parfois
peu pe'nétrant d'Odilon Redon (qui fut l'un des
rénovateurs de la tradition française) se rassemble
ici pour composer un drame silencieux, presque
purement mental dont les objets sont le prétexte.
Avant de se composer sur la toile en action
dramatique des émotions parviennent au cerveau
de l'artiste par l'intermédiaire des yeux, y déter-
minent des émotions intellectuelles, se propagent
dans toute la sensibilité et reviennent enfin s'exté-
rioriser à l'extrémité des doigts comme un fluide
se polarise et crépite une pointe. Condensée sur la
toile ou surla feuille de papier cette émotion gardera
assez de puissance communicative pour se propager
à nouveau dans les yeux et à travers le réseau ner-
veux de certaines catégories de visiteurs. Echanges
— 25l —
PENTRES D'AUJOURD'HUI
inconscients, travail occulte dont il se peut que le
peintre ne se rende pas un compte exact mais qui
déterminent aussi nettement le choix de ses sujets
et de ses gammes de couleur que, dans la vie privée
de 'l'artiste, se déterminent non sans exclusivisme
le choix de ses amitiés, de ses admirations et de la
portion du public qu'il juge susceptible de s'inté-
resser à son art.
On ne s'étonnera point que l'art de peindre
compris de cette manière, exige chez l'artiste qui le
pratique du silence et de la méditation. Les émo-
tions qui servent de point de départ à l'élaboration
du tableau ne peuvent être recueillies que dans le
recueillement de toutes les forces nerveuses, elles
ne peuvent se transposer en touches colorées que
dans une solitude passionnée, et elles ne peuvent se
transmettre au spectateur que si celui-ci possède par
nature quelque analogie mentale avec la psycho-
logie sentimentale du peintre. Ajoutons que ces
peintures s'adapteront au mur d'autant plus étroite-
ment que la destination de Tédifice impliquera
quelque travail ps3xhique.
De toutes les pièces que M. Vuillard a décorées,
celles qu'il a le plus fortement imprégnées de son
— 252 —
EDOUARD VUILLARD
esprit" sont les bibliothèques, les cabinets d'étude,
les salles de repos où le travailleur intellectuel, dans
les l'intervalles de ses recherches, se berce de vagues
sensations heureuses dont la nature fournit le motif.
Devant ces peintures l'intelligence ne doit jamais
abdiquer la faculté de discerner les éléments
dont le plaisir visuel se compose. Telle est l'im-
pression qu'on éprouve par exemple devant la suite
des Jardins de Payais, œuvre de début qui orne
aujourd'hui l'antichambre-galerie de M. Alex.
Natanson et qui avait été conçue pour un salon que
Vuillard imaginait évidemment peu encombré de toi-
lettes tapageuses et peu retentissant de bavardages
mondains. Tel est aussi le caractère de la décoration
qui se trouve en partie chez M. Claude Anet et en
partie chez le prince Bibesco sur un motif de person-
nages devisant dans un jardin. Tel est encore le
caractère de deux décorations magistrales : l'une
fut exécutée pour le cabinet de travail de la princesse
Bassiano, l'autre se trouve aujourd'hui chez
M. Léon Blum.
M. Vuillard n'est pas un artiste populaire et il ne
faut pas qu'il essaie de le devenir. L'intérêt bien
entendu de son œuvre s'est trouvé d'accord avec la
— 253 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
nécessité* quand il renonça à exposer aux Salons.
Même ses expositions d'ensemble ^ ont gardé un
caractère d'intimité discrète. On ne le voit point
voisiner avec n'importe qui. Si on rencontre par
fortune quelques-uns de ses tableaux dans une salle
d'exposition en France ou à l'étranger, c'est le plus
souvent à son insu et parfois contre son gré. Le
marchand, qui depuis quinze ans s'occupe des rela-
tions de ce peintre avec le public, laisse à l'artiste
liberté absolue d'accepter toute commande mais
le libère de toute servitude à l'égard des ama-
teurs.'Ce sont des circonstances favorables. M. Vuil-
lard peut se recueillir, vivre à peu près isolé dans le
groupe^ qu'il s'est choisi, travailler pour quelques-
1. Ayant été refusé en 1890 par Meissonier au Salon de la
Société Nationale, l'artiste ne se proposa plus aux sévérités
de ce jury. Ses envois au Salon d'automne sont très irréguliers.
2. Chez MM. Bernheim-Jeune.
3. Ce groupe se compose essentiellement de K.-X. Roussel,
Pierre Bonnard, etde quelques amateurs ou amis très anciens.
M. Vuillard est né en i868à Guizeaux en Saône-et-Loire ,
où soiVpère était percepteur. Quand sa mère, devenue veuve»
vint habiter Paris, il entra au lycée Çondorcet. Il y connut
K.-X. Roussel dont le père était médecin. C'est K.-X. Rous-
sel qui, le premier, rêva de peinture et entraîna son ami
dans l'atelier où professait D. U. N. Maillard. Charles
— 2.=^4 —
EDOUARD VUILLARD
uns, chercher à se contenter lui-même plutôt qu'à
satisfaire les autres, loin de toute compétition
d'amour-propre, de tout honneur officiel ', de toute
Cottet y faisait ses premiers essais, et il étonnait tout le
monde par sa facilité. M. Vuillard connut Maurice Denis
par Pierre Veber, condisciple du lycée Condorcet, et Bon-
nard par Maurice Denis.
Tous les quatre s'inscrivirent à l'académie Jullian. Pen-
dant quelques mois M. Vuillard reçut de Bouguereau et de
Tony Robert-Fleury l'enseignement le plus illusoire. Il entra
ensuite à l'écale des Beaux-Arts dans l'atelier de Gérôme qui
lui parut terrifiant. Au bout de deux mois il cesse de fréquenter
cet atelier, continue à suivre les « corrections » pendant un
an ou deux et vers 1S90 abandonne toute ambition pour
travailler seul. Les sujets traditionnels de l'école des Beaux-
Arts, Néron ou Gléopâtre, le glaçaient. Il fit beaucoup de na-
tures mortes, très tranquilles, quelques paysages, et quelques
figures en des intérieurs. Il est remarquable que ces |pre-
miers essais soient très peu dissemblables des œuvres de la
maturité. Ce sont les mêmes préoccupations du ton local, les
mêmes matités, la même façon de voir et de^dessiner.Vers 1 889,
c'est-à-dire quand il était déjà en possession de sa person-
nalité, il découvrit les Impressionnistes. Une exposition des
œuvres de Degas vers 1895, celle de Claude Monet en 1900,
et les figures isolées, en plâtre, des Bourgeois de Calais,
par Rodin, demeurent les souvenirs les plus émerveillés de
ses premières admirations.
I. Il a préféré ne pas recevoir le ruban de la Légion
d'honneur.
— 255 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
brigue et de tout ce qui pourrait ressembler à un
désir de publicité. Bien peu d'amis ont pénétré
dans l'atelier tranquille du boulevard Malesherbes.
On n'en citerait peut être que quatre ou cinq qui
puissent franchir le seuil de l'appartement familial
de la rue de Calais. On ne rencontre que rarement
M. Vuillard dans les salons mondains, ou dans les
expositions dejpeinture. Sa vie est discrète comme
son œuvre.
LES PANNEAUX DE M. LEON BLUM
Examinons d'abord celle des décorations de
M. Vuillard où se révèlent avec le plus de netteté
ses antipathies et — par contraste — ses préférences.
Ce sont lesdeux vastes panneaux datés de 189g.
Le premier de ces deux panneaux représente un
vaste paysage où les verts jouent le rôle principal.
Il se compose de trois plans de collines, se dépas-
sant les uns les autres d'un mouvement onduleux
vers l'horizon. Très peu de ciel. Une bordure de
fleurs grises parmi des feuilles gris-vert encadre
ce paysage.
— 256 —
EDOUARD VUILLARD
A notre gauche et en bas se trouve le pignon
triangulaire d'une petite maison d'un joli jaune-gris
percé d'une fenêtre ouverte dont les persiennes
rabattues laissent voir 'une silhouette de femme
accoudée sur son balcon fleuri, vêtue d'un corsage
de lingerie, et qui regarde de profil se détachant sur
un fond sombre. *Au centre quelques toits gris et
rouges de petites maisons. C'est un village blotti
dans un pli de terrain entre deux mouvements de
collines. Un clocher pointu, couvert d'ardoises gris-
bleuté pointe sa flèche vers le ciel. Une ligne de
peupliers en rideau fait pressentir dans ce creux un
ruisseau. Çà et là — principalement sur le second
mamelon — le tapis carrelé de moissons encore
en herbe, s'enrichit de tous les gris allant du gris
vert au jaune-gris. Partout la rotondité d'arbres
en bouquets. La ligne du ciel, dans le fond et en
haut, est d'un gris indéfinissable. A l'extrême pre-
mier plan, presque sur la bordure, se trouvent un
toit recouvert de tuiles brunes, çà et là, des carrés
de terre labourés ou non, très individualisés
bien que discrètement, avec quelques arbres vert
sombre.
Rien de moins « éloquent », et cependant rien
— 2D7 — 33
PEINTRES D'AUJOURDHUI
de plus noble, ni de plus touchant. On sent que
l'artiste a horreur de toute emphase, de toute
redondance, de toute rhe'torique, et même, dans
son art, de toute littérature. Comme tout autre il
aurait pu saisir le pittoresque et le mettre en valeur.
Il l'a au contraire volontairement atténué. Sur ce
motif de nature il a voulu composer une harmonie
très sobre, de tons soutenus, sans rien qui pût
distraire l'attention de l'impression générale qu'il
voulait suggérer ni — surtout — qui pût faire
saillie hors du mur avec lequel il voulait que l'œuvre
se confondît. Nous voilà aussi loin que possible
du trompe-l'œil, de l'exactitude, de la variété
superficielle et séduisante, des oppositions arbi-
traires de tonalités. C'est de l'art sobre, sévère, c'est
de la beauté tranquille, de l'intimité paisible. Cette
peinture décorative est essentiellement calme, repo-
sante, d'un style noble, d'une extrême délicatesse
dans les accords de tons mais d'une délicatesse
comme assourdie. Elle est d'un accent très moderne.
On ne voit point de quoi on pourrait la rappro-
cher ni dans l'art de ces dernières années ni dans
l'art ancien. Cependant elle s'affilie aux tapisseries
dites verdures du siècle de Louis XIV. C'est le
— 238 -
EDOUARD VUILLARD
décor par excellence d'un cabinet de travail, asile
de la me'ditation.
Or, cette peinture à un sens. Elle comporte un
enseignement puisqu'elle invite à la contemplation.
Elle nous décrit — comme font les Géorgiques — la
beauté touchante d'un paysage aux lignes ondu-
leuses, le travail occulte de la germination, le plaisir
de vivre dans cette solitude paisible. M. Vuillard
nous fait sentir quel contraste il y a entre toute
cette tranquillité et le vain tumulte des grandes
villes. Il nous indique ses préférences et nous con-
vie à les partager.
Cependant on devine que ce paysage a été vu par
un citadin accoutumé à s'analyser lui-même et à se
rendre compte du pourquoi de ses émotions. On
sent qu'il a été peint dans une grande ville et pour
un appartement de grande ville. On n'y respire pas
î'odeur rustique de la terre qu'on retrouve dans
certains tableaux de peintres-paysans qui ne raffi-
nant jamais sur leurs émotions et disent d'un cœur
candide leur attachement pour le pays où ilspeignent
et leur amour pour la terre et pour les choses. La
vision de nature de M. Vuillard se propose à nous
comme larécompense possibledu travail intellectuel
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
que l'on poursuit devant elle. Elle s'associe e'troi-
tement à un e'tat d'esprit citadin.
Est-ce à dire que la sincérité de M. Vuillard soit
moins grande que celle des peintres-paysans? pas le
moins du monde, mais ses impressions de nature
ne se retrouvent dans ses tableaux que toutes com-
pliquées d'opérations mentales, imprégnées de spi-
ritualité, toutes pénétrées de méditation, et comme
enrichies de sa propre substance intellectuelle. Les
émotions ne parviennent à son cœur et ne se pro-
pagent au delà de ses doigts qu'à travers le cerveau.
Dans l'élaboration de ses œuvres l'Intelligence
garde son rôle prépondérant bien qu'elle se mette
au service de la sensibilité visuelle. C'est elle qui
analyse ces émotions, qui les ordonne et qui gou-
verne la sensibilité par laquelle tout est vivifié.
Il est plus facile de sentir que d'exprimer avec
précision ces nuances très subtiles. Si on compare
mentalement les Faiicheuj^s d'Henri Martin, si par-
faitement rustiques, aux panneaux décoratifs de
M. Vuillard peut-être comprendra-t-on mieux le
contraste entre ces deux façons de regarder la vie.
M. Henri Martin a vu un beau spectacle. Il a res-
senti vivement sa beauté simple et saine, il a éprouvé
— 260 —
EDOUARD VUILLARD
une sorte d'ivresse physique, et il a exprime' à peu
près telle qu'elle se présentait à sa sensibilité' cette
émotion sommaire et puissante. Dans les paysages si
délicats dans leur apparente simplicité de M. Vuil-
lard on sent le travail constant (fût-il inconscient)
de l'intelligence ordonnatrice, modératrice, l'in-
fluence occulte d'une culture intellectuelle dont il
n'appartient plus à l'artiste de se départir et qui
fait partie intégrante de sa personnalité au même
titre que l'intuition ou l'instinct. La sensibilité
devant le motif de nature est tout aussi vive, tout
aussi ardente que celle de M. Henri Martin mais elle
est plus fine, plus pénétrante, plus consciente d'elle-
même, plus attachée à suggérer l'au-delà des réa-
lités immédiates que l'apparence directe de ces réa-
lités.
Certains peintres, devant des spectacles de na-
ture, se jettent comme des gloutons sur l'objet de
leur amour. D'autres rusent avec leur plaisir,
attendent, caressent, comparent, s'intéressent à
démêler le progrès de leur plaisir et de toutes leurs
sensations. Ils font un choix pour en composer une
musique précieuse qui cependant n'est dénuée ni de
grandeur ni de force. Tel est le cas de M. Vuillard.
261 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Le second panneau c'est, dans un bois que l'ar-
tiste regarde d'un monticule, sous le gris presque
plombe' du ciel, un grand chêne vert-sombre qui
s'érige, majestueux et décoratif, masse imposante
de verdure que soutiennent tous les verts d'arbres
en bouquets.
Au premier plan et à notre gauche, un chemin
gris contourne un petit bois sur lequel s'éloigne
une fillette vue de dos et dont le tablier rose (dont
les deux extrémités ne se rejoignent pas tout à fait)
laisse voir un peu de la robe bleu sombre. Ce
tablier rose chante, on dirait « pour le plaisir », un
air vif et coloré. Au milieu de toutes ces verdures
on distingue une petite maison de garde forestier
à peine indiquée, d'un ton gris-jaune-verdàtre indé-
finissable et qui nous fait sentir dans cette solitude
la présence d'êtres humains.
Comme à l'autre panneau une bordure végétale
panachée de fleurs grises encadre la composition.
Du point de vue décoratif cela vaut par la com-
position parfaitement bien ordonnée, par la signi-
fication d'ensemble et parla façon dont ce panneau
s'intègre pour ainsi dire de lui-même au mur contre
lequel on le place. Exactement il s'y adapte comme
— 262 —
EDOUARD VUILLARD
une tapisserie quon fixe avec quatre clous et qui
semble avoir e'té placée de tout temps à l'endroit
où on la pose. Pas de pittoresque inutile, pas de
détail inexpressif. C'est presque une toile de fond en
grisaille colore'e et dont le but est de rassembler
l'intérieur à décorer et non de le prolonger au delà
du mur par une illusion de ciel ou de perspective
aérienne. C'est presque une peinture en camaïeu.
Elle n'attire pas le regard. Elle le repose. Elle ne
lutte avec rien de ce qui contribue à l'ameublement
de la pièce. Elle semble avoir été conçue de façon
à ne pas déranger le cours des pensées de celui qui,
dans ce cabinet de travail, a peut-être une vie inté-
rieure qu'il préfère qu'on ne trouble pas.
Quoi de plus opposé à cette façon de comprendre
la décoration que l'anecdote picturale : marin tirant
un bateau ou paysan bêchant la terre, dont il
semble que celui qui les a constamment sous les
yeux doit à la longue se dire : « Ils n'en finiront
donc jamais I » Le mérite de ces panneaux décora-
tifs, c'est de se taire si on ne les interroge pas et
d'accompagner discrètement la pensée du visiteur
si celui-ci s'adresse à eux.
« On peut ne pas les voir » éloge qui n'est pas a
— 263 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
dédaigner quand il s'agit de vastes' compositions
destinés à un appartement domestique, de dimen-
sions relativement restreintes et dans lequel s'écoule
quotidiennement une vie laborieuse.
Du point de vue « peinture » cela est très beau.
Le dessin est savant et solide, d'une grande liberté
malgré la précision des détails. Il y a de la consis-
tance, un éclat tempéré, comme amorti, mais beau-
coup de richesse tout de même. Cela est peint sur
toile, à l'huile, et cela ne vise, même de loin, ni
au brillant, ni au séduisant. Cette matité est
riche, délicate, puissante et simple. Les « valeurs »
sont indiquées avec précision, avec un soin précau-
tionneux. Chaque chose est à sa place et rien ne dé-
truit à son profit le plus parfait équilibre! Regardez
ce coup de lumière presque blanc sur ces deux
érables en bouquets placés de côté et d'autre d'un
autre feuillage en coupole dont le vert plus clair
s'influencede reflets presqueinsaisissables... quelle
délicatesse de vision! Aucune monotonie. Les
masses végétales sont séparées les unes des autres
par des cernes dont les diverses courbes se com-
binent entre elles étroitement. Est-ce de l'ombre
I. L'un a 2 m. 48X4 '"'"'• 32. L'autre a» m, 5o X 3 m. So.
— 264 -
HDOUARD VUILLARD
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LA BIBLIOTHEQUE
EDOUARD VUILLARD
lumineuse? est-ce de la clarté plus sombre? On
sent un ordre. Il y a de la majesté. C'est un com-
mentaire délicieux et grave d'un pa3'sage de l'Ile-de-
France. Cette sonorité sourde se compose d'innom-
brables tonalités. C'est la projection sur un paysage
de la sensibilité de M. Vuillard et de sa façon de
considérer la vie extérieure comme une sorte de
reflet de la vie intérieure. Ce paysage nous révèle
un rêveur et un contemplatif. Et cependant le motif
de nature ne se laisse jamais oublier C'est d'une
séduction austère. La beauté de cette composition
est d'ordre mathématique presque autant que
d'ordre pictural. On sent des idées. M. Vuillard
s'exprime par masses colorées, par des tons et des
rapports de tons, comme Pascal par des arrange-
ments de mots, par des phrases courtes et précises,
délimitées en « Pensées ». On sent un rythme,
une mesure, et un goût parfait. Ce n'est pas la
copie de la nature. Telle une dentellière, par les
moyens de son art, à propos d'une rosace de
cathédrale, crée avec ses fils entrelacés sur son
petit carreau une autre combinaison de lignes, de
formes, d'ombre et de lumière et dans lesquels
cependant on sent des analogies avec le motif initial.
— 265 — 34
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
de même M. Vuillard, à propos d'unpaysage, célèbre
la beauté de la nature et, dans cette beauté, choisit
des éléments dont il compose une autre vision.
LA BIBLIOTHÈQUE DE M. VAQUEZ
Regardons maintenant la décoration exécutée
en 1896 ou 1897 pour le D"" Vaquez'. C'est une
décoration pour un cabinet de travail. Bien qu'elle
soit aussi loin que possible de tout sujet anecdo-
tique elle est d'un sentiment moins général.
Elle se compose de deux grands panneaux et de
deux autres plus petits. Ce sont des personnages
dans des intérieurs. Ils pourraient avoir pour
titres : Le Choix des livres, le Travail, la Musique
et ITntimité.
Ces quatre panneaux sont reliés entre eux par
l'unité du sentiment que nous rendent sensible les
accords de couleur qui, de l'un à l'autre panneau,
se répondent et se complètent. L'accord fondamen-
tal se compose de bruns, sur lequel sont figurées les
innombrables fleurettes roses mêlées de verdure
d'un papier ou d'une étoffe de tenture tapissant ces
I. A rhuile et sur toile.
— 266 —
EDOUARD VUILLARD
intérieurs. Ce fond est très riche parce que ces
fleurettes sont très nombreuses et d'une très
grande variété de tons, il fait penser à certaines
miniatures persanes, fines et minutieuses dans
le détail mais cependant conçues d'ensemble,
et traitées par masses, avec la préoccupation cons-
tante de l'effet général.
A ces fonds, dans les premiers plans répondent
des tapis de dessin persan, d'une diaprure très
riche, très fondue, très variée, formée de fils de
laine multicolores associés avec goût. Toute la
gamme des roses-rouges-violacés répond, dans
ces premiers plans, aux vieux-rose violacés des
fleurettes de la tenture.
Entre ces deux grandes taches qui se retrouvent
dans chaque panneau, M. Vuillard a imaginé une
grande tache occupant le centre. Dans les deux petits
panneaux c'est par exemple une boiserie de biblio-
thèque en acajou avec la gamme variée des dos des
livres, qui, reliés ou brochés, lui permettent de choi-
sir avec vraisemblance tous les tons qui lui sont utiles
pour enrichir et compléter sa gamme, pour mettre
en valeur telle ou telle partie, pour relier entre eux
les divers éléments dont se compose cette harmonie
— 2(37 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
si comparable à un bouquet composé de fleurs de
tonalités très diverses choisies entre mille par
des yeux d'artiste cherchant le maximum de puis-
sance et de de'licatesse dans les associations de
tons.
Enfin, dans chaque panneau et se détachant en
partie sur cette grande masse centrale et en partie
sur le papier de tenture, l'artiste a placé des per-
sonnages. Dans le premier panneau, c'est une jeune
femme qui fait « le choix des livres ». Elle est
debout avec une jupe rouge foncé, presque de la
même couleur que l'acajou de la boiserie et un cor-
sage moucheté degris-jaune et de rose-rouge violacé.
Dans le deuxième, c'est un jeune homme en
veston gris-vert qui travaille à sa table encombrée
dé papiers, non loin d'une jeune femme à cheve-
lure d'un blond presque rouge qui coud assise au
premier plan. Elle est vêtue d'une jupe tachetée de
gris-verdàtre et de petites touches rouge -rose
violacé. Elle travaille à une grande étofl'e rayée de
longues lignes rose-rouge sur fond gris.
Dans « la musique », c'est une pianiste à robe
rouge-rose assez vif qui touche le clavier d'un
grand piano à queue d'acajou sombre. Au pre-
— 268 —
EDOUARD VUILLARD
mier plan ujie jeune femme à la chevelure blonde
presque rouge, à corsage vert foncé, travaille
devant un monceau détofles indiquées par d'inex-
tricables petites touches gris-verdàtres, roses vio-
lacés, bruns et noirs.
Dans le dernier panneau, « Intimité' » une jeune
femme est assise, vêtue d'une grande jupe grise à
teinte plate qui absorbe beaucoup de lumière,
d'un corsage brun tacheté de rouge avec, autour
du cou, un empiècement gris-vert. Dans ses
cheveux blond-foncé se jouent des reflets rouges.
Deux autres jeunes femmes dans l'entrebâillement
de la porte sont debout. Le brun domine dans
l'une des robes et le rouge dans l'autre.
Il est évident que tout cela a été vu par la cou-
leur et pour la couleur. C'est par des matités que
M. Vuillard a voulu donner une impression de
richesse sobre et de bonheur calme. Ces peintures
sont aussi paisibles que ne le sont des tapis per-
sans, elles sont aussi riches, aussi douces à l'œil et
d'un velouté presque aussi profond.
Cependant ces peintures sont de tradition fran-
çaise. On sent que le plaisir du peintre en les exécu-
tant a été d'ordre intellectuel. Le tapis, si beau qu'il
26q —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
soit, a quelque chose d'inintelligent. M. Vuillard, lui,
a exprimé « le plaisir qu'il éprouvait en constatant
de quoi était fait son plaisir visuel », et il s'est amusé
à en reconstituer sur sa toile tous les éléments.
Analyse minutieuse etsynihèsefaite avec joie! Nous
ne sentons pas que l'artiste ait fait poser réellement
ces personnages dans cedécor. II a peint de souvenir
et d'imagination au moins autant que d'après nature.
Il est indéniable que ces peintures auraient pu
être encore plus belles si elles avaient pu conci-
lier avec toutes ces qualités de coloriste un dessin
plus serré et si les formes avaient été plus heu-
reuses et plus séduisantes. Reconnaissons que c'est
le défaut de ces personnages. L'artiste était décidé
à leur donner un rôle de complément et non à leur
subordonner tout le reste. C'est pourquoi il les a
placés à contre-jour et il n'a pas voulu les indivi-
dualiser avec précision en m.odelant avec amour les
mains, les bras, le cou et le visage. Il avait un parti
pris d'homogénéité. Les personnages sont là au
même titre que les étoffes et les objets. Ils font
partie d'un « stilleben » '. J'entends bien qu'on
I. Mot allemand qui signifie « vie silencieuse u et que nous
traduisons mal par « nature morte. »
EDOUARD VU IL LARD
pourra dire. devant ces panneaux décoratifs: « Ceci
est-il une main ? est-ce un bras ? est-ce un visage?
est-ce que ce sont des fleurs Pou des étoffes? » Mais
il faut accepter le postulat de l'artiste ou condamner
1 (Oeuvre toute entière. Or elle est délicieuse, magni-
fique, d'une originalité éclatante, d'une personnalité
indéniable. Ces peintures sont la projection d'une
sensibilité nerveuse. Elles ne tienne compte que
dans une petite mesure de l'imitation de la réalité.
« A propos de tapis faisons cet autre rêve... ' »
M. Vuillard a de l'imagination. Mais c'est une
imagination qui s'attache aux réalités. Sur des motifs
de nature il compose des variations picturales très
comparables aux variations musicales qu'un com-
positeur sur le même motif aurait pu aussi compo-
ser. Il procède par allusion beaucoup plus que par
imitation directe. Un musicien, pour donner l'im-
pression de l'orage n'imite pas matériellement le
bruit des détonations de la foudre. Il peint les
sentiments que cet orage détermine en lui et par
conséquent en nous. Par ce moyen indirect il nous
restitue l'impression de l'orage. De même voulant
I. Rêve de rouges et de verts variés à l'infini !
— 271 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
exprimer en musicien le chant des oiseaux ne nous
fait-il pas entendre l'imitation très parfaite que
nous donnent certains oiseaux mécaniques. Il
nous dépeint l'état d'âme que provoquent en lui
les arbres où chantent des oiseaux.
Ainsi en agit M. Vuillard à propos de la nature.
Les objets sont une indication pour situer les
conditions d'espace et de lieu mais ne constituent
pas « le sujet ». Devant ces tableaux le souvenir
précis que je pourrais avoir des objets eux-mêmes
gênerait mon plaisir plutôt qu'il n'y contribuerait.
Il me déplairait de « reconnaître » le lieu s'il m'avait
été donné de le voir. Il m'est indifférent de savoir
« si c'est exact ». Je préfère de beaucoup continuer
sur les motifs qui ont inspiré le peintre, le songe de
douceur rougeàtre, d'harmonies subtiles, de tona-
lités violâtres dont il me donne les tils conducteurs.
Ces tableaux sont faits « à propos de la réalité. »
Ils ne prétendent pas à recopier la réalité. Ils nons
proposent un thème initial et servent de guide à notre
plaisir. C'est exactement le contraire de la pein-
ture académique. Le sujet disparaît. Dans le plaisir
que nous éprouvons il y a une part de suggestion ,
peut-être même de sortilège. Ne comparons pas une
EDOUARD VUILLARD
Cliché Druet
LA MUSIQUE
EDOUARD VUILLARD
bonne histoire bien claireet biensavoureuse(dont je
suis loin de dénier le prix) à des entretiens confi-
dentiels d'amoureux qui en disent plus pendant les
silences qu'ils n'en expriment avec des mots. Qu'y
a-t-il de commun entre une conversation utilitaire,
précise et rapide, et de lents entretiens précau-
tionneux de psychiatres qui s'interrompent pour
écouter Tau-delà de leur pensée et surprendre la
présence éventuelle des esprits qui peut-être rôdent
invisibles autour d'eux?
S'il est vrai que les êtres vivants occupent une
place d'autant plus élevée dans la hiérarchie des
êtres organisés que devient plus nette la différencia-
tion de leurs fonctions organiques, peut-être aussi
les peintres se rapprochent-ils d'autant plus du
premierrang qu'ils découvrent avec plus de finesse
pénétrante de quoi se compose le mystère des
choses colorées.
Ces spéculations visuelles peuvent se comparer
aux spéculations de la pensée philosophique qui,
à partir d'un certain point, cessent de s'adresser au
plus grand nombre pour ne plus intéresser que des
initiés déplus en plus rares à mesure que s'affine le
travail subtil de l'analyse et que devient aléatoire
— 273 — 35
PEINTRES D'AUJOURD^HUI
la possibilité d'une synthèse. C'est par les recherches
« incompréhensibles » des philosophes que se
nourrit l'humanité intellectuelle \ chacun s'assimi-
lant ce qu'il est capable de s'assimiler. Dans l'œuvre
de M. Vuillard le sujet n'est plus qu'un point de
départ pour des déductions et des conclusions
d'ordre visuel. Si l'on faisait le compte de tout ce
que M. Vuillard doit aux Impressionnistes, on
pourrait, par ces prémisses, se faire une idée des
services que lui-même aura rendus à ceux qui
viendront après lui.
Le grand panneau décoratif que M. Vuillard a
exécuté vers 191 1 pour la princesse Bassiano est
l'un de ceux où se manifestent le plus brillamment
ses qualités décoratives. C'est une peinture somp-
tueuse et sobre. Elle représente deux groupes de
personnages assis, causant dans un intérieur auprès
de quelques rayons de bibliothèque où se voient
des livres, et se détachant sur une tenture que divise
en trois parties une composition décorative exécutée
à la manière d'une tapisserie et représentant Adam
et Eve dans le paradis terrestre. Au dessus de cette
I. Humanum paucis vivit genus.
— 274 —
EDOUARD VU ILLARD
tenture, d'un bout à l'autre du panneau, règne une
frise décorative représentant des personnages
debout, en des attitudes qui rappellent l'antique.
Deux colonnes cannelées, coupées par la boiserie,
et leurs chapiteaux composites accentuent, dans
cette composition de sentiment absolument mo-
derne, les réminiscences classiques.
La tenture du fond se joue dans les bleus et le
fond d'Adam et Eve est gris et jaune pénétrés de
bleu. Des trois femmes placées à notre droite l'une
est brun-roux, assise dans un fauteuil bleu, la
seconde est presque noire, et la troisième, derrière
les autres, porte une jupe jaune et un corsage bleu.
A notre gauche le vêtement de l'homme qui porte
une barbe est d'un vert très sombre presque noir, la
jeune femme derrière lui est d'un autre vert-sombre
et la petite fille devant eux est vert-bouteille.
Le tapis où traînent des magazines de diverses
couleurs est gris-bleuté. L'ensemble se joue par
conséquent dans une gamme de gris-jaune, brun-
roux et vert pénétrés de bleu. Le tout avec une
préoccupation de richesse sobre et de matité. Pas
de faux brillant, pas d'éloquence, pas de pitto-
resque et pour ainsi dire pas de sujet.
-275 -
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
la possibilité d'une synthèse. C'est par les recherches
« incompréhensibles » des philosophes que se
nourrit l'humanité intellectuelle \ chacun s'assimi-
lant ce qu'il est capable de s'assimiler. Dans l'œuvre
de M. Vuillard le sujet n'est plus qu'un point de
départ pour des déductions et des conclusions
d'ordre visuel. Si l'on faisait le compte de tout ce
que M. Vuillard doit aux Impressionnistes, on
pourrait, par ces prémisses, se faire une idée des
services que lui-même aura rendus à ceux qui
viendront après lui.
Le grand panneau décoratif que M. Vuillard a
exécuté vers 191 1 pour la princesse Bassiano est
l'un de ceux où se manifestent le plus brillamment
ses qualités décoratives. C'est une peinture somp-
tueuse et sobre. Elle représente deux groupes de
personnages assis, causant dans un intérieur auprès
de quelques rayons de bibliothèque où se voient
des livres, et se détachant sur une tenture que divise
en trois parties une composition décorative exécutée
à la manière d'une tapisserie et représentant Adam
et Eve dans le paradis terrestre. Au dessus de cette
I. Humaniim paucis vivit genus.
— 274 —
EDOUARD VUILLARD
tenture, d'un bout à l'autre du panneau, règne une
frise décorative représentant des personnages
debout, en des attitudes qui rappellent l'antique.
Deux colonnes cannelées, coupées par la boiserie,
et leurs chapiteaux composites accentuent, dans
cette composition de sentiment absolument mo-
derne, les réminiscences classiques.
La tenture du fond se joue dans les bleus et le
fond d'Adam et Eve est gris et jaune pénétrés de
bleu. Des trois femmes placées à notre droite l'une
est brun-roux, assise dans un fauteuil bleu, la
seconde est presque noire, et la troisième, derrière
les autres, porte une jupe jaune et un corsage bleu.
A notre gauche le vêtement de l'homme qui porte
une barbe est d'un vert très sombre presque noir, la
jeune femme derrière lui est d'un autre vert-sombre
et la petite fille devant eux est vert-bouteille.
Le tapis où traînent des magazines de diverses
couleurs est gris-bleuté. L'ensemble se joue par
conséquent dans une gamme de gris-jaune, brun-
roux et vert pénétrés de bleu. Le tout avec une
préoccupation de richesse sobre et de matité. Pas
de faux brillant, pas d'éloquence, pas de pitto-
resque et pour ainsi dire pas de sujet.
— 275 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
lard peint avec des tons et des associations de tons.
De ce point de vue il est beaucoup plus près de
Cézanne que ne l'est M. Maurice Denis. Cependant
il ne ressemble à personne. Et l'on ne peut établir
des analogies entre certaines natures mortes ou
certains paysages de Cézanne et certaines peintures
de M. Vuillard que si l'on s'ingénie à saisir même
les rapports mystérieux de filiation élective. La
peinture de M. Vuillard ne ressemble qu'à celle de
M. Vuillard.
Or ces peintures ont une âme secrète, une puis-
sance de suggestion, une force de propagande
d'autant plus persuasive qu'elles sont plus dis-
crètes. L'émotion en est contenue mais d'autant
plus communicative. Il émane de ces peintures des
ondes qui ne peuvent ébranler que des organismes
nerveux très sensibles mais qui s'inscrivent cepen-
dant sur certaines sensibilités comme s'inscrivent à
travers l'espace sur des enregistreurs ultra-sensibles
les ondes immatérielles qui se propagent à travers
l'espace. N'espérons pas de M. Vuillard, s'il reste
fidèle à lui-même, une décoration brillante et com-
posée selon les règles, comparable à celle que
M. Maurice Denis a exécutée pour le théâtre des
— 278 —
EDOUARD VUILLARD
Champs-Elysées. Si nous faisons des rêves d'avenir
imaginons plutôt une petite salle de concert dont
les parois seraient revêtues par M. Vuillard de
visions colorées — sans formes raphaëlesques ni
lignes impérieuses — mais qui pourraient créer pour
les spectateurs attentifs à se recueillir eux-mêmes
une atmosphère de douceur méditative et de
recueillement émotionnel. C'est dans ce domaine-
là que M. Vuillard est incomparable.
LA DECORATION POUR M. CLAUDE ANET
Elle date de 1898. Elle se composait de trois
panneaux. L'un d'entre eux est resté en possession
de celui pour qui elle a été faite. Deux autres appar-
tiennent aujourd'hui au prince Bibesco.
Le panneau décoratif demeuré chez M. Claude
Anet représente dans un ensemble de verdure —
très en tapisserie — qui cache presque entièrement
le ciel une table recouverte d'une nappe à grands
carreaux gris et rouges supportant fleurs, bou-
teilles et porcelaines, et autour de laquelle sont une
dizaine de personnages assis ou debout. On recon-
— 2
79
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
naît certaines personnalités notamment M. Tristan
Bernard, coupé par le cadre, en cotte bleue et
chapeau de paille jaune.
A notre gauche serpente un large chemin gris-
rose, bordé de fleurs sur lequel se détache une
servante ramassée sur elle-même pour se placer à
la portée de deux bébés.
En résumé c'est une vaste verdure enrichie par
les jaunes et les bruns-roses de certaines essences
d'arbres peu individualisées et sur lesquelles
chantent les notes rouges-roses de la nappe, de la
robe d'une jeune femme assise et, çà et là, d'indi-
cations colorées que justifient ici un ruban, là une
cravate, plus loin une bordure de fleurs. Beaucoup
de gris et de bruns dans les vêtements, plusieurs
chapeaux de paille jaune, une chaise verte, un tapis
posé'sur l'herbe au premier plan et maints objets.
On sent que le peintre a vu par hasard ce coin
d'intimité dans un parc, qu'il a eu envie de le
peindre et qu'il a ajouté ici ou là un vase avec des
fleurs, un chapeau de paille, un tapis de table à
carreaux ou une étoffe rayée afin de compléter l'har-
monie des couleurs, diversifier encore la variété
des tons locaux, et enrichir par le détail l'ensemble
— 280 —
EDOUARD VUILLARD
.'*•;:
Chche Druet
LE ROCKING-CHAIR
EDOUARD VLILLARD
de la vision colorée qu'il était en train de repenser
avant de la fixer sur la toile. Qu'il ait peint d'après
nature, c'est possible mais lui seul, devant ce
motif de réalité, a pu voir ce qu'il a vu. On sent un
accord entre cette réalité et la sensibilité profonde
du peintre, sa manière de voir et de concevoir la
vie. Pour la préciser et l'intensifier, il a transposé
pour la plupart des objets Tordre des facteurs, et
il a fini par peindre — à propos de ce qu'il voyait —
une sorte de transfiguration sentimentale de la
réalité. lia peint son plaisir de peindre.
Les visages n'existent guère. Ce sont des taches
colorées. La recherche des mouvements n'existe
pas davange. Dans une certaine mesure le dessin
n'existe pas non plus, à moins que l'on ne concède
que le dessin en soi ne consiste qu'en des traits
expressifs concordant à un but déterminé. En ce
cas, le dessin est très beau puisqu'il est éminemment
expressif bien qu'il ne soit ni précis, ni souple, ni
pittoresque, bien qu'il n'épouse pas la forme et qu'il
ne vise en aucune façon à fixer exactement la réalité.
Tout cela est vu, pensé et réimaginé par un
artiste, par un peintre. Ébranlement de toute une
sensibilité nerveuse par une émotion visuelle et
281 — 36
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
transcription sur la toile de cette émotion visuelle
qui s'est imprégnée en passant à travers ce tempé-
rament de toute une culture littéraire et psycholo-
gique 1
Le résultat est devant nous : c'est uue harmonie
très riche, très sobre, avec des matités qui ne sont
pas dénuées de profondeur et, parfois, des velléités
de modelé. Ça et là des touches sont juxtaposées pas
aplats sans souci du modelé et aboutissent tout de
même dans une certaine mesure à donner une sensa-
tion de modelé. Cela procède d'une vision extraor-
dinairement perspicace, analytique, sensible aux
analogies, aux rapports, aux influences qui seraient
demeurées pour un autre insaisissables.
Les deux panneaux acquis par le prince
Bibesco sont encore plus significatifs. Ils sont
d'une richesse, d'une finesse et d'une variété de tons
extraordinaires. L'un et l'autre représentent des
personnages assis ou debout dans le même jardin.
Que nous importe le sujet? L'existence de ce jar-
din nous est suggérée par une harmonie de verts
et de gris vivifiée par des tons vifs. Regardons la
délicatesse du gris-blanc de la robe de cette jeune
— 282 —
EDOUARD VUILLARD
femme assise au premier plan dans un fauteuil
cannelé'. Elle est très blonde et se présente en pro-
fil perdu. Cependant ce profil — au rebours de ce
qui arrive d'ordinaire dans la peinture de M. Vuil-
lard — n'est pas tout à fait sacrifie'. Il est très joli.
Sur le gris de cette robe se détache le gros-vert
d'une chaise rustique. De ci de là sont d'autres
personnages qui ne valent à nos yeux que par le
ton de leur vêtement: ici un gris-vert, plus loin un
rouge grenat, ailleur un rouge violacé, plus loin un
gris-blanc ou un gris-brun. Le sol est diapré
d'herbes gris-jaune et d'indications de fleurs vives.
Le ciel est gris et blanc. C'est d'une gaîté extraordi-
naire, d'une diaprure, d'une variété, d'une finesse
et d'une justesse extrêmes. Le peintre atteint à la
puissance par la richesse et par la variété des tons.
Et c'est éminemment de l'art décoratif. Ces
panneaux ne se suffisent pas à eux-mêmes. Ils
exigent autour d'eux de l'espace. On a le senti-
ment que la bordure d'or les limite arbitrairement.
Ils ont besoin de s'adapter à un mur, de s'encastrer
dans une boiserie. Il ne faut pas qu'on les empêche
de rayonner. Ils semblent dire : « Reculez-vous et
causons sans faire de bruit... »
— 283 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Or quelle vérité d'ordre général enseignent-ils ?
le plaisir de vivre dans un beau jardin. Peut-être
serait-il plus juste de dire : le plaisir de penser à
un beau jardin où l'on pourrait vivre. Ils nous
disent encore de quelle façon ils veulent qu'on se
complaise devant ce jardin : ramener toutes les
émotions heureuses dont il peut être le motif au
plaisir visuel dont on prend conscience par un tra-
vail subtil de l'intelligence. Regardez le rapport
entre le rouge des accoudoirs de la chaise cannelée
à bascule et du gros-vert de la chaise rustique à côté
des gris de la robe de la jeune femme du premier
plan. Ce ne sont pas des contrastes qui s'imposent
aux yeux du premier venu. On les remarque
par un effort d'attention et d'analyse. Dès
qu'on les a vus, comme on les trouve beaux et
combien ils causent de plaisir! C'est une nouvelle
façon de regarder la nature. Et c'est M. Vuillard
qui en est l'inventeur*. Remarquons maintenant
le coussin rouge placé presque au bas du tableau
sur le siège de la chaise gros vert. Commue il est à
I. ,Par les fantaisies décoratives et les caprices de
M. Bonnard — qui est aussi un inventeur — on peut pres-
sentir les développements dont peut être susceptible cette
— 284 —
EDOUARD VUILLARD
sa place ! C'est à peu près le même ton que celui
des accoudoirs et cependant comme on sent qu'il
est placé à peu près à deux mètres en avant de la
chaise à bascule. Comme cela suffit pour qu'il soit
différent ! Remarquons enfin le troisième rouge
d'un vêtement de personnage et le quatrième qui
se précise sur un petit toit de tuiles placé vers le
milieu du panneau. C'est encore un autre rouge
bien qu'il soit à peu près le même que les autres.
Il est, lui aussi, à son plan et ils forment — chacun
a sa place — les quatre notes d'un accord d'une
suavité délicieuse et jusqu'à présent inentendue.
Amusons-nous à trouver d'autres détails. Re-
gardez cette femme en jupe jaune et corsage rouge
vue en raccourci et couchée par terre à côté d'une
ombrelle gris jaune posée ouverte sur le sol.
Comme cela est juste et fin! Remarquerons-nous
encore à côté d'un parterre fleuri, ces vieilles gens
nouvelle façon de comprendre l'art de peindre. M. Vuillard
est plus grave. C'est un analyste amoureux. M. Bonnard —
des mêmes principes — tire des déductions dans lesquelles
la fantaisie et le caprice jouent un rôle. De même pour
M. Roussel dont le rideau de théâtre est d'une fantaisie
charmante sans préjudice des qualités essentielles : la justesse
du ton, sa délicatesse et sa variété.
— 285 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
en vêtements gris ? C'est un joli contraste touchant
que celui de cette jeunesse des fleurs et de la vieil-
lesse recueillie de ces contemplateurs mais M. Vuil-
lard ne veut nous faire sentir cela que par la jus-
tesse des tons et la subtilité de la vision. ^
De ce point de vue l'œuvre de M. Vuillard est
d'une nouveauté entière. Il est de ceux qui in-
taurent un nouvel ordre de choses. Il apporte à
l'art de peindre un renouvellement et un enrichis-
sement. Dans mon étude sur M. Gaston La
I. L'autre panneau représente une femme assise auprès
d'une façade grise bordée de briques rouges. Un homme
assis sur un pliant bas est à côté d'elle. Le jardin est devant
eux avec çà et là deux ou trois personnages indiqués par
taches sous un grand ciel gris avec des nuages clairs.
Chez le même amateur trois autres panneaux exécutés à la
colle et rehaussés de pastel représentent ici une jeune femme
en violet sur un fond de parc, là une jeune femme en robe
sombre tachetée de jaune faisant un geste vers des passants.
Ils se détachent tous les trois sur un fond de parc jaune et
vert.
Le troisième panneau (qui est le plus riche) représente
un homme brun assis auprès d'une meule jaune ayant à sa
droite et à sa gauche deux jeunes femmes, l'une en vert et
gris, l'autre en mauve et gris avec des chapeaux, rose pour
l'une, et gris pour l'autre. A droite, le paysage s'enfonce gris
et vert sous le ciel gris et bleu.
— 286 —
EDOUARD VIILLARD
Touche' j'ai pu noter ce qu'il y avait d'arbitraire
dans les diaprures de ses fonds de parc ou de ses
feuillages en retombée. Devant les peintures de
M. Vuillard je sens que l'artiste veut « avant tout
que cela soit juste » ce qui ne veut pas dire exact.
Le rapport entre la sensation visuelle et l'œuvre
réalisée est beaucoup plus étroit dans l'œuvre de
M. Vuillard que dans l'œuvre de M. La Touche,
et elle n'est pas moins transposée. Par ce rapproche-
ment on sentira peut-être m.ieux quelle différence
foncière sépare ces deux tempéraments de peintres
décorateurs choisis au hasard comme exemple.
Et que m'importe si, devant ces panneaux, on
reprend les mêmes objections : Est-ce un bras?
est-ce un visage? sent-on le nu sous cette robe?
Il n'est pas question de cela. C'est un jardin
où l'œil se promène, où il se caresse et où il
s'enivre. Il n'est pas question de réalité, à plus
forte raison de réalisme bien que les rapports
entre le tableau et les motifs de nature soient extrê-
mement étroits et que cette justesse parfaite soit la
qualité essentielle.
I. Les Décorateurs, tome premier.
— 287 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Un musicien pour s'exprimer n'a que les sept
notes de la gamme. M. Vuillard a le droit d'esti-
mer que ses moyens d'expressions sont bien plus
riches. Il a à sa disposition tous les tons locaux et,
comme le musicien, l'innombrable variété des
accords. On pourrait comparer la peinture de
M. Vuillard à la musique de M. Debussy et
ce rapprochement impliquerait quelque vérité. Ce
sont en effet des artistes qui raffinent délicieusement
sur leurs propres sensations. Cependant la peinture
de M. Vuillard est plus humaine que ne l'est la mu-
sique de M. Debussy. M. Vuillard est sincère quand il
dit : « Je peins ce que je vois ». Nous savons bien
qu'il serait plus juste qu'il dise : « Je peins ce que je
sens », mais il n'en est pas moins vrai que sa pein-
ture garde avec la réalité des liens beaucoup plus
étroits que n'en garde la musique de M. Dubussy,
et c'est pourquoi, peut-être, si intimement liée
qu'elle soit à nos façons actuelles de sentir et de
penser, elle ne se démodera pas '.
I. Pour M. Claude Anet M. Vuillard a décoré toute une
série d'assiettes de porcelaine blanche. Le décorse compose
de traits au pinceau généralement bleus ou verts, avec parfois
au centre une indication de visage. Cela est assez sommaire
— 288 —
EDOUARD VUILLARD
LES JARDINS DE PARIS
Cette décoration a été exécutée vers 1894 pour
M. Alexandre Natanson. Elle est à peu près la pre-
mière en date'. On peut la considérer comme un
point de départ. Cependant toutes les qualités qui
devaient plus tard se développer et se préciser s'y
révèlent déjà. Ces onze panneaux sont plus som-
maires, moins riches de tons et d'un sentiment
décoratif moins rassemblé, mais ils procèdent déjà
de la vision particulière à M. Vuillard et de ses
et on sent que cela a été fait très vite, mais comme cela est
artiste, peu prétentieux et comme il se révèle même dans
ces petites choses un décorateur-né !
I. La première en date des œuvres décoratives de M. Vuil-
lard se compose de deux dessus de porte pour M""* Desma-
rais. Il a fait aussi, tout à fait à ses débuts, par l'intermé-
diaire de son ami Lugné-Poe, quelques dessins pour le
programme de l'Enfant prodigue que jouait alors M"» Féli-
cia Mallet. Pour le théâtre de VŒuvre il a dessiné plusieurs
programmes et notamment des œuvres d'Ibsen. M. Vuillard
a toujours beaucoup aimé le théâtre. Il a travaillé pour les
deux Coquelin et il a fait d'eux des dessins et des portraits.
Il a fait aussi le portrait de M""* Suzanne Després, de
M"* Mellot et de quelques autres personnalités théâtrales.
— 289 — 37
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
procédés d'exécution. Ils ont été faits d'après les
Tuileries. Ce sont des coins de jardin dont M. Vuil-
lard n'a voulu voir que les tons essentiels et dans
lesquels il s'est complu à noter tantôt la jolie tache
jaune-brun d'un tablier d'enfant, tantôt la tache
presque noire d'une culotte ou encore le gris-blanc
où se jouent les reflets bleus de la lumière sur une
chemisette de toile. En d'autres panneaux il a noté
la belle tache d'un sol jaune où traînent des ombres
grises, il a saisi et fixé l'opposition joyeuse entre un
corsage gris carrelé de rouge et une ombrelle jaune
parmi des verdures sous un grand ciel gris. Dans
tel ou tel autre il a fait chanter les uns à côté des
autres le blanc tacheté de rouge d'une robe de
femme, le petit vêtement presque noir d'un enfant,
un groupe de personnages sombres et des verdures
traitées en encadrement sans le moindre souci de
vérité botanique. Ailleurs c'est une robe bleue
tachetée de jaune à côté d'un enfant vu de dos en
vêtement couleur lie-de-vin, ailleurs encore c'est une
femme en vêtement presque noir à ombrelle rouge
sur un grand sol jaune où bougent des ombres. On
constatera, par ces exemples, que les sujets n'offrent
par eux-mêmes aucun intérêt. Il n'y a pour ainsi dire
— 2r)o —
EDOUARD VU ILLARD
pas de visages. A peine pourrait-on citer, par excep-
tion, dans la tache colorée d'une physionomie d'en-
fant deux taches brillante — très expressives — que
sont les yeux puérils. Bien que M. Vuillard fût
encore très jeune, il était déjà lui-même. Dès le début
il subordonna la transcription du sujet à l'interpré-
tation de son émotion visuelle. A ce moment
il a pris pour motifs des femmes et des enfants
dans le jardin des Tuileries mais i' aurait pu
choisir aussi n'importe quoi. Il voit des tons. Il
s'ingénie à découvrir le pourquoi du plaisir
que lui causent ces tons, et après ce travail
d'analyse, par un effort de synthèse il reconstitue sur
sa toile de quoi donner à peu près le même plaisir
à quelques-uns de ceux qui verront le tableau.
l'affinement de la personnalité
La vision de M. Vuillard a toujours été d'une
extrême délicatesse. Ces panneaux — si anciens —
le démontrent. Ce peintre pouvait certes faire encore
de grands progrès, enrichir sa culture, affiner sa
vision, acquérir des moyens d'exécution plus nom-
breux et — sous leur apparente complexité — plus
— 2QI —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
simples. Mais il n'avait plus à chercher sa voie.
Il l'avait trouvée. Et il avait compris en même
temps que sa conception de l'art de peindre était
particulièrement décorative et qu'il trouverait sur-
tout dans la peinture murale l'occasion de dire sa
vérité par grands ensembles colorés.
Dès le début M. Vuillard s'était donc trouvé
lui-même. L'objet de ses recherches, dans la suite
de sa carrière a été de prendre conscience des qua-
lités et des défauts qui, dès le début, s'étaient
révélés dans son œuvre, afin de poursuivre avec
méthode son perfectionnement.
LA PHILOSOPHIE INSTINCTIVE
Cette façon de comprendre l'art de peindre com-
porte un sentiment très particulier de la nature et
une sorte de philosophie. Cette philosophie peut
se définir à peu près comme ceci : « La beauté de
la nature se résume dans l'infinimentpetitautantque
dansTinfinimentgrand. Pour celui qui veut sedéve-
lopper en profondeur un intérieur est aussi inté-
ressant qu'un vaste paysage contemplé du haut
— 2q2 —
EDOUARD VUILLARD
d'une montagne, une étoffe dans un jardin est
aussi amusante à étudier et à peindre qu'une
Impératrice qui passe, abritée sous son ombrelle —
et un bébé en culotte dans un jardin public aussi
passionnant qu'une foule sur la place de la
Concorde. Puisque les moyens picturaux d'exprimer
son émotion sont encore plus limités que notre fa-
culté de sentir qui est elle-même déjà extraordinai-
rement restreinte si on la compare à l'innombrable
variété des sensations possibles, il est indispen-
sable que l'artiste sache se restreindre. Il faut qu'il
fasse un choix. La seule chose qui soit importante
pour lui est d'exprimer avec intensité et avec profon-
deur son émotion picturale, que ce soit devant des
personnages, devant quelques objets placés sur une
table ou devant un coin de paysage choisi avec
goût. iLa variété dans le choix des motifs n'est
qu'apparente. Qu'importe pour un artiste d'être
allé au hasard sur la vaste terre et d'avoir fixé
sur la toile ses impressions tantôt à Pondichéry,
tantôt à [Madagascar, tantôt en des portraits et
tantôt en des [natures mortes, tantôt par des
mouvements de foules et parfois en des paysages^
C'est en soi-même que se trouve la véritable
290 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
richesse, et Rembrandt, après avoir vu deux paysans
qui rompent le pain dans une chaumière toute
proche de son atelier, peut composer un chef-
d'œuvre incomparablement plus riche d'émotion,
de pensée et de vérité profonde que n'en composa
M. James Tissot après avoir parcouru toute la
Palestine et rassemblé d'innombrables documents
archéologiques. Un peintre doit ramener à des sen-
sations visuelles toute sa conception de l'univers
et faire sentir par l'interprétation de ces sensations
visuelles la philosophie qu'il s'est faite et la nuance
particulière de son amour pour la nature. »
Par un détour cette façon de comprendre l'art
de peindre revient à une sorte de panthéisme. La
Divinité est partout, même dans une pomme sur
une table. La Beauté propre à l'art de peindre
peut se trouver partout, même sur une loque qui
sèche sur une haie. A propos de cette pomme, de
cette loque ou de n'importe quel autre objet, le
peintre peut déduire des conclusions d'ordre pic-
tural aussi importantes qu'à propos de n'importe
quelle scène historique dont le moindre défaut sera
de ne s'être pas présentée à ses yeux et de n'avoir
pu, par conséquent, exercer sur sa sensibilité une
— '^94 —
EDOUARD VUILLARD
sensation directe susceptible d'émouvoir en lui ce
qu'il y a d'essentiel et de profond. Un Cézanne qui
peint des pommes ou un tout petit coin de
paysage est bien plus panthéiste et en communi-
cation plus directe avec l'àme de la nature qu'un
élève de l'Ecole des Beaux-Arts qui peint de pra-
tique un Triojnphe de Siîcne ou un Faune auprès
d'une Hamadryade. Quand M. Vuillard s'attache à
décomposer les éléments de son émotion visuelle
devant un bouquet de fleurs 'dans un vase, devant
un mur de presbytère derrière lequel émergent des
verdures ou devant des ondulations de terrain
entre lesquelles se cachent des habitations hu-
maines il fait, avant tout, œuvre de peintre. Quand
il essaie de combiner à nouveau sur sa toile ces
éléments colorés pour en faire surgir peu à peu
l'impression de recueillement il fait œuvre de créa-
teur, de poète, et, dans une certaine mesure, de phi-
losophe.
L'amourde la nature, je le sens, est chez M. Vuil-
lard aussi vivace que chez Corot. L'intérêt passionné
pour la vie intellectuelle et pour le mystère des
âmes je le sens dans l'œuvre de M. Vuillard aussi
ardent que dans les portraits de Ricard ou dePru-
— 2o5 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
dhon. Mais ces mêmes sentiments émeuvent d'une
autre manière la sensibilité de M. Vuillard et
il les exprime autrement. Le ton local à son plan,
toute l'inextricabilité des tons locaux à leurs plans
et une sensation de richesse, d'éclat et de beauté
sobre obtenue par des tonalités et par des accords
de tonalités, voilà — si je comprends bien — en
quoi se résume à peu près l'idéal de ce peintre. Cet
idéal n'est restreint qu'en apparence, il embrasse
en réalité tous les spectacles du monde visible et
toutes les émotions dont ils pourront être l'occasion.
C'est pourquoi les peintures décoratives de
M. Vuillard offrent aux spectateurs une leçon
importante et d'ordre général. Elle lui enseignent
une nouvelle façon d'aimer la nature. Elles célèbrent
pour le spectateur, sur un mode nouveau, l'éternelle
beauté du monde. Ces peintures multiplient les
points de contact que nous avions avec la beauté des
choses. Elles sont, à leur manière, un nouvel hymne
panthéiste. Elles nous apprennent à mieux con-
naître notre faculté de vivre par nos 3'eux, de sentir
par nos yeux, de recréer par nos yeux la beauté
du monde et ses harmonies.
M. Vuillard assemble des tons comme d'autres
— 296 —
EDOUARD VUILLARD
assemblent des.idées pour aboutir à des conclusions
d'ordre pictural, mais qui sont aussi d'ordre psycho-
logique et d'ordre sentimental. Son œuvre dans
son ensemble est un hymne à la Nature. C'est, sur
le mode le plus sobre et dans toute la force du
terme un De nattira reruni.
LES TABLEAUX DE CHEVALET
Même dans le portrait — à plus forte raison dans
tous les autres genres de peinture — M. Vuillard
voit par plans colorés et ne cherche à nous faire
partager son e'motion qu'en transposant sur sa
toile ces tonalités et ces plans. Au Salon d'au-
tomne de 191 2 on a pu voir un vaste portrait
— déjà ancien — d'après M. et M"*® Alexandre
Natanson. Ne cherchons dans ce portrait ni l'ex-
pression par la ligne, ni la transcription exacte des
traits de la physionomie, ni, la notation saisie sur
le vif d'un mouvement individuel. Délimiter des
volumes dans l'atmosphère, les délimiter par des
différences de tons, transposer ces tons, les disso-
cier et les réassocier entre eux avec le plus de déli-
T. II. — 297 — 38
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
caresse et d'intensité possibles, tel paraît avoir été le
but de M. Vuillard, La jeune femme en vêtement
gris-bleu est assise à contre-jour et tient sur les
genoux un ouvrage dont le vert est la tonalité prin-
cipale. L'homme est debout en vêtement sombre
et avec un chapeau de paille jaune. Ils se détachent
sur un terrain gris-jaune d'où surgissent les piquets
d'un jeu de tennis. Le paysage du fond se compose
de verdures mêlées de jaunes. On distingue un toit
rouge-rose et un vitrage gris. Le ciel est d'un bleu
presque vert traversé d'un nuage gris-blanc.
Est-ce exactement un portrait dans le sens ordi-
naire du mot? C'est plutôt un coin de nature où
deux formes humaines — que l'artiste a le désir
d'individualiser — occupent une place importante.
Essentiellement, c'est une harmonie de terrain jaune
sur fond de verdure et de ciel bleu sur laquelle se
détache une vision de femme aux cheveux blonds,
au vêtement gris-blanc relevé de noirs et une forme
masculine vue de profil, en vêtements sombres
et en chapeau de paille jaune. Dans l'étude des
visages, même préoccupation presque exclusive de
tonalité. On distingue les traits individuels, mais
ils sont notés par la couleur et plus exactement
- 298 -
EDOUARD VUILLARD
par le ton. C'est de rinfluence réciproque de ces
surfaces colorées que doit jaillir la ressemblance.
Quels que soient les sujets que traite M. Vuil-
lard, il les regarde et il les transpose du même
point de vue. Paysages ou natures mortes, fleurs
ou portraits, intérieurs ou compositions décora-
tives, tous ses tableaux révèlent la même préoccu-
pation. Il a des mises en toile imprévues et ingé-
nieuses. Gomme chez les Japonais ou dans les
oeuvres de Degas il arrive que les personnages
soient coupés par le cadre, il advient que le peintre
se soit placé de façon à regarder ses modèles par
en dessous ou par en haut. Quand il peint des
joueurs de dames assis autour de leur table de jeu,
sur un sol jaune, le jeu de perspective est infini-
ment curieux, parce que l'artiste les a vus d'une
fenêtre de son appartement et les a fixés dans leur
raccourci. Quand il peint des natures m.ortes, il
arrive que la table ait l'air de pencher vers le
spectateur. Quand il peint d'après nature, il aime
parfois choisir le point d'où le paysage se composera
en lignes fuyantes. Mais ces ingéniosités ne sont
pas l'essentiel de son originalité. C'est dans sa
façon d'analyser les tons et de les recom-
— 209 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
poser sur sa toile, qu'il faut chercher l'essentiel de
ses qualités de peintre.
LE VIRTUOSE
Il se peut que cette façon de comprendre l'art de
peindre comporte quelquefois un peu de préciosité.
M. Vuillard aime la difficulté. Ce qui est facile à
copier lui paraît très souvent indigne d'être trans-
crit. Pour ob'^enir plus facilement un effet de
perspective ne] cherchez pas dans' ses premiers
plans une note sombre ou un objet de tonalité dure
qui — par comparaison — fera se reculer les
limites de l'horizon ou donnera aux autres objets
plus de délicatesse de ton. Ces procédés faciles sont
indignes de lui. Vous le verrez, au contraire,
placer une robe à ramages d'un certain ton devant
un papier de tenture à ramages du même ton, et
s'ingénier à résoudre ce problème presque inso-
luble de noter exactement l'une et l'autre de ces
deux tonalités, en saisissant et en faisant sentir les
différences qu'elles peuvent tout de même offrir à
des yeux extraordinairement perspicaces.
— 3oo —
EDOUARD VUILLARD
Si l'on se. rappelle la définition de M. Bourget,
un style de décadence est celui où l'unité du livre
se décompose pour laisser la place à l'indépendance
de la page, où la page se décompose pour laisser
la place à l'indépendance de la phrase, et la phrase
pour laisser la place à l'indépendance du mot. On
peut se demander s'il n'y a pas dans la subtilité pic-
turale de M. Vuillard, quelques-uns des signes du
style de décadence. Cependant si l'on compare
la scrupuleuse probité de l'artiste si exclusive-
ment attaché à son motif, au manque de conscience
des artistes qui exécutent leurs tableaux en dehors
de toute réalité, en dehors de toute observation,
ne cherchant à plaire que par le sujet ou par une
certaine grâce conventionnelle, on comprendra
quels bénéfices moraux peut valoir à des jeunes
gens l'exemple d'une telle probité. L'excès de vir-
tuosité, dans l'œuvre de M. Vuillard, se double
toujours d'un excès de sincérité, d'un excès de
probité, d'une sorte de respect religieux pour le
motif de nature.
Et cependant cet artiste n'a jamais ambitionné
de donner, par exemple comme Chardin, la sensa-
tion delà matière. Il n'esta aucun degré un réaliste
— 3oi —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
dans le sens que l'on donne ordinairement à ce mot.
Sa façon d'interroger la nature comporte d'abord un
travail intellectuel. Se subordonner à la réalite' pour
en faire surgir une e'motion d'ordre pictural, voilà
quelques mots qui résument à peu près sa philo-
sophie. Malgré son admiration pour Corot il n'a
jamais essayé de donner, comme cet artiste, une
sensation d'espace et de légèreté aérienne dans
l'atmosphère de ses tableaux. Par la justesse du ton
en des gammes soutenues, il a voulu au contraire
ordonner en des espaces restreints des harmonies
profondes. C'est merveille que M. Vuillard — ayant
une conception de la peinture si peu accessible
à la foule des amateurs — ait trouvé tout de même
des admirateurs. ' Peut-être le doit-il à des précur-
seurs qui ont préparé peu à peu l'esprit du public à
I. M. Roger Mars — qui fut parfois un précurseur —
a été vers 1891-92, après une visite chez le Barc de Boutteville,
le premier acheteur de M. Vuillard. Il tomba des nues un
jour dans l'atelier de l'artiste et emporta quelques études.
M. Hessel, qui connaissait M. Vuillard par son ami Vallo-
ton, après les avoir vues chez Roger Marx en acquit aussi
quelques-unes vers 1892 et demeura pour l'artiste un ami
fidèle et un acheteur persévérant. M. Vuillard a fait plusieurs
portraits de M. Hessel.
o
J02
EDOUARD VUILLARD
comprendre ces efforts et ces trouvailles. Cézanne —
qui ne fut compris de personne parce qu'il n'était
précédé par personne — a été Tun de ces précur-
seurs. Ce sont les travauxet les succès posthumes de
Cézanne qui ont rendu possible le succès relative-
ment aisé de M. Vuillard. Il est permis de croire que
l'œuvre de M. Vuillard aura, elle aussi, le mérite de
travailler à la réconciliation progressive du public
avec la peinture proprement dite.
Il y a dès ce moment une élite qui sent ce
qu'il y a dans cet art de robuste, de vigoureuxet de
neuf. Quelques-uns se rendent compte de ce qu'il
peut y avoir d'important dans cette œuvre pour le
renouvellement de la tradition française. Comme
tous les grands artistes M. Vuillard prêche à sa ma-
nière le retour à la nature. On peut prévoir que
ceux qui viendront après lui feront leur profit de
ce qu'il a découvert, et qu'il aura été l'un des réno-
vateurs d'une tradition artistique que les imitateurs
n'enrichissent pas.
FIN DU DEUXIEME VOLUME
HENRI MARTIN
ŒUVRES DECORATIVES
1893 — VInsfiration appelée aussi Les Troubadours (envi-
ron 4 m. X 3 m.) acheté par TÉtcit, appartient
aujourd'hui au Musée d'Amiens. Une réplique
libre a été faite pour la salle des Illustres à Tou-
louse.
Décoration complétée en 1898, par Clémence Isaurc
fondant les Jeux Floraux, et un plafond représen-
tant l'Apothéose de Clémence Isaure.
1895 — Décoration à l'Hôtel de Ville de Paris : salle d'In-
troduction à la salle des Fêtes.
1900 — Deux plafonds à Tours, intitulés VAurore et La
Paix représentant : le premier, un Ouvrier saluant
l'aurore^ et le second, un Ménage avec un enfant
sur le seuil d'une porte.
1901^ — Bucolique^ panneau exécuté pour l'État et resté en
la possession de l'artiste.
1903 — Les Faucheurs, salle des "Illustres à Toulouse, déco-
ration en trois panneaux.
1904 — Le Travail {{Caisse 'd^Épargne de Marseille). Trip-
tique : L'Etude, Le Travail, La Prcvoyance.
T. II _ 3o5 — 39
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
1905 — Panneau décoratif pour la villa de M. Edmond
Rostand, à Can:ibo.
1906 — Terminus-Hôtel de Lyon : Peintures décoratives.
Les Bords de la Garonne (capitole de Toulouse),
décoration représentant : La Vie et Le Rêve,
treize toiles.
1907 — Crépuscule, à la Sorbonne, Paris.
Pour la Mairie du X'= arrondissement à Paris :
Paysage décoratif, avec figures.
1908 — L'Étude, second panneau à la Sorbonne.
1909 — Cabinet du Secrétaire général à l'Elysée : Paysages
rustiques.
1910 — A l'Exposition Georges Peut: Les Regains, panneau
acheté par l'Etat.
1911 — Salle à manger du D"" d'Hubécourt, (72, avenue
Wagram) : Paysages rustiques, avec figures.
Bibliothèque de M. Charles Stern : Crépuscule,
sans figures.
1912 — Carton de tapisserie pour M. Fenaille.
Les Dévideuses (panneau acheté par l'État pour
le musée du Luxembourg).
1913 — Sous la Pergola (app. à M. Jules Segard, à Tour-
coing) et La Mendiante, panneaux décoratifs.
1914 — Le Travail, pour la salle de Conciliation des
Accidents du Travail au nouveau Palais de Jus-
tice de Paris.
— 3o6 —
HENRI MARTIN
En préparation :
Nouveaux cartons de tapisserie pour M. Fenaille, et déco-
ration d'une salle à manger pour le D' Tissier, boule-
vard Raspail.
ŒUVRES CONSERVÉES DANS LES MUSÉES
Musée DU Luxembourg: Sérénité [iSqg);
Portrait de l'Artiste par lui-même.
Les Dévideuses, panneau décoratif (1912).
Petit-Palais de la Ville de Paris : L'Église de la Dal-
bade.
Musée DE Lyon: Le Village de Labastide;
Le Pont de Labastide;
Tête de Fillette.
Musée de Bordeaux : Chacun sa chimère, d'après Bau-
delaire (1891).
Musée de Lille : Ananké, tête de femme (de la période
symboliste).
Musée de Nantes: Paysage.
Musée d'Amiens: L'Inspiration (1893).
Capitolede Toulouse: Les Faucheurs, en trois panneaux,
igoS;
Les Bords de la Garonne (treize toiles), 1906 ;
Les Troubadours, 1893.
— 307 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Musée de Toulouse : Le Désespéi-é (1880).
L'Homme entre le vice et la vertu (1892).
Francesca et Paolo, bon tableau d'école, avec de
beaux morceaux de dessin, son premier grand
succès (i^s médaille) (i883).
La Fête de la Fédération, premier tableau de
technique dite, pointilliste (1889).
École des Beaux-Arts de Toulouse :
Les adieux de Mithridate à son Jils (qui valut à l'ar-
tiste en 1879 le grand prix de Toulouse et une
bourse annuelle de i .5oo francs pour partir à Paris).
Musée de Garcassonne : Le Dante {i883).
Musée de Montauban : Caïn, d'après Lord Byron (1884).
Musée de Pau : Vers rabime (iSgj).
HÔTEL-DE-V1LLE d'Agen : Carnotà Agen, (Exposé en même
temps que Fleur du 772a/, d'après Baudelaire, 1890).
Musée de Gand: Deux Paysages.
Musée de Mulhouse: Fillette (étude)
Musée de Bucarest: Enfant (étude).
Musée de Buenos-Ayres: Le Pont.
Musée de Savanas (Etats-Unis) : Paysage ;
Tête de femme ;
Etude pour le travail.
— 3oS —
HENRI MARTIN
Musée de Rio de Janeiro : Titans escaladant le ciel.
dont M. J.-P. Laurens a dit longtemps après :
« C'est son dernier tableau. » (i8S5)
Ugolin, d'après le Dante, exposé en même temps
que Bérénice, d'après Edgar Poë (1887).
Les expositions d'ensemble les plus importantes ont été
celles de 1896, à la galerie Mancini, rue Taitbout; de 1910
à la galerie Georges Petit et de igiS à Roubaix.
AMAN-JEAN
ŒUVRES DECORATIVES
•1883 — Saint Julien l'Hospitalier, premier essai décoratif
(Musée de Carcassonne).
1886 — La Paix, essai de décoration détruit par Fartiste.
1888 — Affiche pour la Rose-Croix représentant une Béa-
trice, élevant haut sa lyre.
d889 — Allégorie décorative de Louis XVII; détruite par
l'artiste.
^893-94 — La Femme au Paon, La Confidence, L'Attente,
panneaux décoratifs.
1894 — Venise, panneau décoratif.
1895 — Venise Reine des mers, panneau et lithographie.
1896 — Sirènes, panneau décoratif et deux esquisses pour
des tapisseries qui ne furent pas exécutées :
Regrets du passé et Beauté.
1903 — Figures féminines dans un parc, panneau décoratif
broqueté dansTHôtel-Je-Villede Château-Thierry.
— 3io —
AMAN-JEAN
1909 — Pour le pavillon de Marsan : La Comédie.
1910 — Même destination : La Collation.
1911 — Même destination : La Saltimbanque et la Vielleuse.
1912 — Les Quatre Éléments pour la nouvelle Sorbonne,
rue Pierre-Curie.
1913 — Quatre panneaux décoratifs en hauteur, comportant
pour chacun une figure allégorique, debout ou
assise, destinés au Parlement du Chili.
1914 — Panneau décoratif en dessus de porte sur un motif
ùvé- à' Aviphytrion., pour le salon de M. Melcy à
AUer.
ŒUVRES CONSERVÉES DANS LES MUSÉES
Musée du Luxembourg, a Paris : Portrait de la fiancée de
l'artiste:
Portrait de sa fille avec un chien.
Pavillon de Marsan : La Femme au paon;
La Confidence ;
L'Attente, panneaux décoratifs.
Petit Palais (de la Ville de Paris) : Portrait de jeune fille :
Miss Hella Carmichaél, peinture à l'huile.
Portrait de i\/' e Segond, pastel.
Divers dessins au pastel.
Musée de Lyon : Portrait de femme, à l'huile, et plusieurs
dessins au pastel.
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Musée de Dijon : Portrait de la fille du peintre.
Portrait de Miss Hella Carmichaël, peinture à
l'huile, et plusieurs pastels.
Musée d'Orléans : Deux Jeanne d'Arc.
Musée de Carcassonne : Saint Julien VHospitalier.
Musée de Vienne (Isère) : La Lecture, peinture à l'huile.
Musée de Bruxelles : Petite fille avec un bicot dans les bras,
panneau décoratif en hauteur.
Musée de Barcelone : La Comédie, oeuvre de début.
Musée de Bucarest : Sous la treille, peinture à l'huile.
Musée de Stuttgart : Grand portrait de femme, peinture
à l'huile.
Musée de Mannheim : Portrait de Miss Hella C.
Musée de Pittsburg : La Vasque, panneau décoratif
avec figures;
La Confidence, réplique libre du panneau du Pa-
devillon Marsan.
La Conversation, réplique libre de l'un des motifs
de La Collation.
Musée de Rio de Janeiro : Portrait de femme, peinture
à l'huile.
Musée de Sidney : Petit nu.
Musée de Buenos-Ayres : Femme au vase bleu, peinture.
Tète de femme peinture décorative.
MAURICE DENIS
ŒUVRES DE M. MAURICE DENIS
Denis (Maurice», né à Granville (Manche) en 1870, élève
de Balla, de l'Académie Julian, de l'École des Beaux-Arts
•et de Paul Serusier.
1890 — Ancien Salon : L'Enfant de chœur, pastel.
4891 — Indépendants : Mystère catholique (collection
H. LeroUe). Illustrations pour Sagesse, de Paul
Verlaine.
i892 — Plafond chez M. Henri Lerolle.
Indépendants : Le Soir trinitairc (collection
H. Lerolle); Les Fiancés (collection Viau).
(Exposition Le Barc de Boutteville) : Quatre pan-
neaux pour une chambre de jeune fille.
Décors pour La Belle au Bois, de M. G. Trarieux
(appartient à M™» Finalyi; pour Théodat, de
M. Rémy de Gourmont (au Théâtre d'Art) et pour
les deux Antonia, de M. Edouard Dujardin.
T n. — 3 1 3 — 40
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
1893 — Indépendants : Les Muses, panneau décoratif
(collection Fontaine); Les Vierges Sages (collec-
tion H. LeroUe); Légende de Chevalerie (collec-
tion Hessel).
Lithographies pour le Voyage d^Urien, de M. André
Gide.
1994 — Avril, plafond chez M"'e Chausson.
(Indépendants) : Annonciation (collection Mellerio);
La Princesse dans la Tour, Fetnnie nue (collection
Bernheim).
1895 — A l'Art nouveau, chez Bing : Frauenliebe und leben,
décoration d'une chambre (en grande partie col-
lection comte Kessler, Weimar).
Société Nationale : Les Pèlerins d'Emma'ûs, la
Visitation, la Nativité (collection Théodore
Duret).
1896 — Le Printemps, plafond chez M™'= Chausson.
Société Nationale : Jésus che^ Marthe. Refusé :
Rorate Cœli desuper (collection Devillez, Mons),
Soleil de Pâques.
1897 — La Légende de Saint-Hubert, sept panneaux et un
plafond avec un vitrail chez M. Denys Cochin.
Société Nationale : Figures dans un paysage de
printemps (collection Tschoukine, Moscou); Por-
trait de jW» y. LeroUe en trois aspects (collec-
tion Rouart, Toulouse); Portrait de l'artiste et de
sa femme.
— 3i4 —
MAURICE DENIS
1898 — Terrasse de FiesolCy plafond chez M™" Chausson.
Société Nationale : Femmes au lilas (collection
H. Lerolle ; Madone (collection Beltrand) ; Cor-
tonc et Fiesole^ deux paysages (collection von
Tschudi, Berlin).
1899 — Décoration de la chapelle de Sainte-Croix du Vésinet,
projets exposés en partie à la Société Nationale,
aujourd'hui au Musée des Arts décoratifs de Paris.
Portrait en triptyque (collection Adrien Mithouard).
Le monotone Verger (collection Stern, Berlin).
Vitraux chez M™« Péan de Saint-Gilles,
Suite de douze lithographies en couleurs, édition
Vollard.
1900 — La Foret des Jacinthes, décoration chez M. le comte
Kessler, Weimar.
Le Jeu de volant^ décoration chez M. Moreau-
Nélaton.
1901 — Décoration de la chapelle de la Sainte-Vierge, dans
l'église du Vésinet, peintures et vitraux.
Société Nationale : Laisse:^ venir à moi les petits
enfants ; Hommage à Cé^ianne (collection Gide).
Indépendants : Moïse sauvé des eaux (collection
Moreau-Nélaton).
1902 — Société Nationale : L'artiste est nommé sociétaire
et expose : Descente de Croix (collection Louis
Rouart)et Vierge au Baiser (collection G. Moreau).
Indépendants : Portrait de Famille.
o
— :> I D —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
1902 — Sainte Famille (collection Mutzenbecker, Wiesba-
den).
1903 — Décoration de la chapelle du Sacré-Cœur, dans
l'église du Vésinet, peintures et vitraux.
Société Nationale : Notre-Dame de FEcole, Mise
au Tombeau (collection comte Kessler, Weimar).
La Plage, Les Baigneuses (collection Blanche).
Indépendants : Coup de Lance, Le Pardon de la
Clarté.
Suite de ii6 illustrations gravées sur bois pour
une Imitation de Jésus-Christ et tirées à l'Impri-
merie Nationale, édition Vollard.
190-^ — Indépendants : Portrait dit La Leçon de Couture ;
La Plage du Cerj-Votant; Eurydice; Elie^tr
(collection Thomas).
Galerie Druet : i*^'" Exposition particulière : Etudes
d^Jtaiie.
1905 — Décoration pour une chambre de musique chez
M. de Mutzenbecker, Wiesbaden).
Société Nationale : La Treille, panneau décoratif
(collection Wolff, Berlin); Portrait de M"« de la
L... et de ses enjants, Hommage à l'Enfant Jésus,
Adoration des Mages.
Indépendants : Septima hora reliquit eam febris
(collection Boch).
1906 — Société Nationale : Nausicaa (collection Bloch) ,
Calypso, Bucoliques d'Automne (collection Ber-
nheim), Grande Plage.
— 3 1(3 —
MAURICE DENIS
1906 — Indépendants : Baignade à Sainte-Anne la Pahid
(collection Van Rysselbergue).
1907 — Décoration du vestibule de M. Rouché, rue d'Offé-
mont, à Paris.
Société Nationale : Nativité (collection G.Thomas),
Polyphème, Bacchus et Ariane {colltcûon Moro-
sofT, Moscou).
Galerie Bernheini : 2" Exposition particulière : Le
Mois de Marie (collection Aubry), La Vierge au
Jardin fleuri.
1908 — Société Nationale : V Éternel Printemps, décora-
tion pour la salle à manger de M. Gabriel Thomas
à Bellevue près Paris.
Salon d'automne : L'Histoire de Psyché^ cinq pan-
neaux décoratifs pour M. Morosotf, Moscou.
Suite d'illustrations gravées sur bois et en couleurs
par J. Beltrand, pour la Vita nova, traduction de
M. Henry Cochin, édition du. Livre contemporain.
Galerie Druet : 3« Exposition particulière : Les
Captifs, (collection Jamot), Fenêtre à Venise,
Annonciation à Fiesole (collection Thomas), Can-
tique à la Madone (collection Mithouard), Mater-
nité italienne (collection M'"'^ Michelot), Portrait
de M. et M™« Van R., Fuite en Egypte, Annon-
ciation aux Cappucini, Le Jardin d'Armide (col-
lection Aubry), La Première Communion.
Expositron Universelle de Londres : Hommage à
l'Enfant Jésus.
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
4909 — Décoration pour la salle à manger de l'artiste à
Perros-Guirec (Bretagne). Complément de la Dé-
coration sur le motif de Psyché pour M. Moro-
soff à Moscou (un panneau en hauteur et deux
dessus de portes). Envoi aux salons : Les Ber-
gers (collection Morosoff) et La Visitation.
«
1910 — Le Christ aux enfants (avec le portrait du peintre
dans un coin), Orphée, Saint-Georges de Cap-
padoce et le dragon, Nausicaa.
1911 — Panneaux décoratifs d'après le Décaméron pour
M. Charles Stern. Illustration des Fioretti, gra-
vées par Jacques Beltrand. — Soir de septembre
(Musée de Nantes).
1912 — i-'Age d'or, panneaux décoratifs pour le Prince de
Wagram.
1913 — Frise décorative et bas-reliefs pour le Théâtre des
Champs-Elysées.
1914. — Six panneaux décoratifs sur le thème de Xausicaa
pour M. Druet.
Illustration d'un Missel de l'Eucharistie (ÉJit.
Druet). —
Illustration d'Éloa (d'A. de Vigny), édition du Livre
Contemporain.
Exposition de Barcelone (1907) : 77îédaille d'argent. —
Exposition d'Aix-la-Chapelle (1907) : médaille d'or.
L'artiste a publié des études sur le Néo-Traditionnisme,
dans Art et Critique; sur la Peinture religieuse, dans L'Art
— 3i8 —
MAURICE DENIS
et la Vie; sur les Élèves d'Ingres^ dans Notes d'Art et d^ Ar-
chéologie et Y Occident où Ton trouve des notices sur
A. Maillai, l'Influence de Ganguin et P. Césanne. On lui
doit un Essai sur la méthode classique, dans le Spectateur
Catholique, et des Salons, dans la Revue Blanche, la Dépêche
de Toulouse, l'Ermitage et la Grande Revue.
Ces études ont été réunies en un volume : Théories.
(Édit. de l'Occident 1912.)
Le pavillon de Marsan à Paris et le Musée de Nantes sont
les seuls musées qui contiennent des œuvres de M. Mau-
rice Denis.
EDOUARD VUILLARD
ŒUVRES DECORATIVES
1892-1893 — Dessus de porte et un paravent pour M™» Des-
marais : Figures dans im intérieur, détrempe.
1894 — Neuf panneaux décoratifs et deux dessus de porte
exécutés à la colle sur des motifs du jardin des
Tuileries, pour M. Alexandre Natanson.
1895 — Cinq panneaux décoratifs exécutés à Fhuile pour
M.Thadée Natanson, et aujourd'hui disséminés en
diverses collections, notamment chez M. Jacques
Blanche et chez M. Hessel.
1896 — Panneau décoratif pour M. Jack Aghion. Prome-
nade dans les vignes, peinture à Thuile.
1897 — Quatre panneaux décoratifs pour la bibliothèque de
M. le D'' Vaquez, 27, rue du Général Foy.
1898 — Trois panneaux décoratifs exécutes pour i\l. Claude
Anet. Deux de ces panneaux sont passés dans la
collection du prince Bibesco, rue Sheffer. Le troi-
sième est demeuréchez M. Claude Anet, rue du Bac.
— 320 —
EDOUARD VUILLARD
1898 — Un second paravent pour M"* Desmarais : Figures
dans un intérieur, détrempe.
1899 — Deux panneaux exécutés pour M. Adam Natanson
et appartenant aujourd'hui à M. Léon Blum, 126,
boulevard Montparnasse.
1900 — Un panneau décoratif exécuté pour M. le prince
Bibesco.
1906-1907 — Deux nouveaux panneaux pour le même col-
lectionneur, exécutés à la colle.
1910 — Six panneaux décoratifs exécutés à la colle, sur car-
ton, surle thème des rues de Paris, pour M. Henry
Bernstein, 157, boulevard Haussmann.
1911 — Un grand panneau décoratif pour M'"^ la princesse
Bassiano et un paravent ayant pour titre : Square
Vintimilley détrempe.
1911-1912 — Deux encadrements de porte pour la villa de
MM. Bernheim-Jeune à Bois-Lurette, en Nor-
mandie.
1913 — Trois grands panneaux et trois dessus de porte pour
le foyer du Théâtre des Champs-Elysées.
1914 — Cinq panneaux décoratifs exposés à la galerie Bern-
heim-Jeune, et destinés à Bois-Lurette.
AUTRES PANNEAUX DECORATIFS EXÉCUTES
SANS DESTINATION
1908 — Quai du Pouliguen, détrempe, — o^SS X i™4S-
1909 — Chapeau de paille, détrempe. — 0^75 X i^io.
T. II — 321 — 41
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
1910 — La po?'te du jardin, détrempe. — i™goX i"42-
1911-13 — Devant la porte, détrempe. — i™8oXo™955.
1912 — A^M au canapé, détrempe. . . — i"38X i^^S.
1912-13 — Les petites voitures en juin. —
Femme à la rose, détrempe. — i^S/X i™96.
1912-13 — Les petites voitures en juin. —
Le Siphon, détrempe. — i^SyX i "^QÔ.
ŒUVRES CONSERVÉES DANS LES MUSÉES
Musée du LuxEMBOURg a Paris : Intérieur.
Musées de Berlin, Stuttgart et de Hambourg : Pein-
tures.
TABLE DES ILLUSTRATIONS
Henri Martin ... — Portrait de V Artiste par lui-même.
Crépuscule. — La Vie intellectuelle.
Les Faucheurs.
La Jeunesse et la Vieillesse.
Panneau décoratif (Mairie du X*).
L'Inspiration.
Sous la Pergola.
Aman-Jean — Portrait de l'Artiste.
La Confidence.
Portrait de Miss Hella C.
La Comédie.
Les Quatre Éléments.
La Collation.
Maurice Denis, . . — Portrait de l'Artiste par lui-même.
Apollon ordonnant les Jeux.
L'Annonciation.
' L' Orchestre .
Baigneuses.
L'A se d'Or.
— ?23 —
PEINTRES D'AUJOURD'HUI
Edouard Vuillard. — Portrait de l'Artiste par lui-même.
La Bibliothèque.
La Musique.
Rocking Chair.
Partie de dames dans le Jardin.
TABLE
HENRI MARTIN 1-60
Le triptyque des Faucheurs. — Le procédé de tra-
vail. — Le sentiment rural. — Les origines et la
formation. — L'évolution de la technique. — La
décoration de l'Hôtel-de-Ville. — Les décorations
postérieures à igoS. — La Mairie du X" arrondisse-
ment. — Conclusion.
AMAN- JEAN 6i-i36
Le portraitiste. — La vérité subjective. — Le sens
de la relativité. — Le succès par l'élite. — La for-
mation littéraire. — La formation artistique. —
Les tendances littéraires. — Le portrait du Luxem-
bourg. — Le tempérament septentrional. — Le sens
décoratif. — L'imagination du dessin. — Les
grandes décorations. — L'évolution vers la joie. —
Conclusion.
— 325 —
TABLE
MAURICE DENIS 137-244
La formation. — Le choix d'un ordre de senti-
ments. — Les premières décorations. — La déco-
ration du Collège de Sainte-Croix. — La décoration
pour M. Henry Cochin. — L'âge d'or pour le prince
de Wagramx. — Les tableaux de chevalet. — La
réalité subjective. — Doctrines et théories. — La
qualité du sentiment. — Le Théâtre de l'avenue
Montaigne. — Les illustrations des Fioretti. — La
discipline intellectuelle. — Conclusion.
EDOUARD VUILLARD 345-304
Les panneaux de M. Léon Blum. — La biblio-
thèque de M. Vaquez. — La décoration pour
M. Claude Anet. — Les jardins de Paris. — L'affi-
nement de la personnalité. — La philosophie ins-
tinctive. — Les tableaux de chevalet. — Le vir-
tuose.
CATALOGUE 3o5-322
IMPRIMERIE DE SAINT-PENIS. — V« BOUILLANT ET J. DARDAILLON . — 335.
m
NE) Segard, Achille
552 Peintres d'aujourd'hui
3h
191^
t. 2
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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