SxJ^bris
PROFESSORJ. S.WILL
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/pendantlorageOOgour
PENDANT L'ORAGE
A LA MEMOIRE
DE
JEAN-PIERRE BARBIER
TOMBÉ AV CHAMP d'hONNEVR
LE VINGT-SIX DÉCEMBRE MCMXIV
CE LIVRE
EST PVBLIÉ PAR SES AMIS
i
REMY DE GOURMONT
PENDANT L'ORAGE
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE EDOUARD CHAMPION
5, Quai Malaquais, $
1915
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :
5 ex. sur Chine,
5 ex. sur Japon,
25 ex. sur Hollande,
4fO
érotés de i à 35.
N" 63
Gw
ftPR
791610
— 5
RENTRÉE
9 octobre 19 14.
Mon retour à Paris, d'où j'étais parti fin juin fort
innocemment, n'est un événement que pour moi, mais
c'en est un tout de même, car j'en avais longtemps
désespéré. Jusqu'à ces derniers jours, les trains étaient
si rares et si mal commodes sur les lignes transversales,
qu'il n'y fallait pas songer pour un homme à qui sont
interdites la marche et les longues stations dans les
courants d'air. Un vieux poète bohème, souvent sans
gîte, disait un jour de lui-même : « J'étais prisonnier
dans la rue. » Pour moi, j'étais prisonnier dans la cam-
pagne. Petit mal, cause tout au plus d'ennui et d'éner-
vement, si on le compare au destin infiniment dur de
tant d'autres ! Ah ! que je les ai vécus et que je les vis
encore, ces maux écrasants ! Ces hordes n'ont pas pié-
tiné que les populations qui se trouvaient sous leur che-
min, elles ont marché sur le cœur même de la France
et l'angoisse a été ressentie partout à la fois. Comme
elle pesait hier, cette angoisse unanime, sur les effusions
— 6 —
du retour ! Les gens montaient vite dans une voiture et
allaient se réfugier sous la lampe familiale, pour penser
au lendemain et préparer leur vie d'hiver. Rien d'égoïste
pourtant dans cette préoccupation. En traversant le
plateau de Versailles, les yeux, les oreilles, le cœur sur-
tout, toute la sensibilité de toutes ces vies se portait
plus loin, au delà des horizons, vers ceux qui combattent
pour ceux qui sont demeurés.
— 7 —
SOUVENIR
10 octobre 19 14.
Le dernier article que j'écrivis pour la France, le
2 août, était intitulé Le Tocsin. C'est par ce son d'alarme
que nous avions appris, la veille, vers cinq heures, la
mobilisation générale. Que de fois depuis je l'ai entendu
dans mes nuits, et que de fois sans doute je l'entendrai
encore! Nous ne savions pas alors, dans ce coin de la
France, que c'était aussi un signal de guerre, mais nous
en avions le pressentiment et dès lors commença pour
nous l'ère de l'angoisse. Deux heures plus tard, les paysans
affluaient à la gare, partaient, quelques-uns en uniforme,
parce qu'ils étaient en congé. C'est une soirée que je
n'oubUerai jamais. Les jours suivants, à l'angoisse se
mêla je ne sais quel obscur sentiment de confiance, né
de l'admiration pour l'ordre et la régularité qui se mon-
traient partout. Plus tard, un jour de marché, j'entendis
un paysan dire avec une énergie que je ne soupçonnais
pas : « Nous sommes sept dans ma famille qui partons
tous. Nous n'emporterons ni or ni argent, car si nous
tombons sur le champ de bataillle, nous ne voulons pas
qu'une parcelle de la fortune de la France aille entre
leurs mains ! » Dés lors, j'eus davantage encore de con-
fiance. Ce paysan avait fait le sacrifice de sa vie, mais
non celui de sa fortune et celui du succès final. Il fit un
assez long discours, fiévreux et haché, pendant lequel il
buvait force tasses de cidre, puis il monta dans sa car-
riole et disparut. Il avait fait jusqu'au bout son devoir
de laboureur qui, ayant semé, puis récolté, vient vendre
les produits de son travail. Son devoir de soldat allait
commencer, et, comme il avait été sans doute un âpre
paysan, il allait devenir un âpre combattant.
— 9
ANVERS
13 octobre 1914.
J'ai encore connu Anvers dans toute la richesse de
sa vie flamande. On y parlait peu français et, allemand,
pas du tout. Il paraît que cela avait beaucoup changé ces
dernières années et que le germanisme en avait fait,
avant la conquête brutale, la conquête commerciale.
C'était un chagrin pour les vieux flamands qui voyaient
se modifier sous leurs yeux le caractère original de la
vieille cité. J'espère qu'ils ne l'auront pas trop endom-
magée et qu'au jour prochain de l'évacuation, elle se
retrouvera elle-même, pleinement rendue à ses forces
naturelles et originales. Le seul ennemi que je trouvai
à Anvers, ce fut la pluie, d'une violence et d'une qualité
que seul pourrait peindre un Verhaeren. Dans les mau-
vais jours, l'air lui-même semble se métamorphoser en
eau. Le ciel et l'Escaut ne font qu'un. On a la sensation
d'être seul dans la foule ruisselante. Malgré cela, ou
peut-être grâce à cet excès, je ressentais je ne sais quel
charme étrange à vivre parmi ce peuple dont rien ne
Pendant l'Orage. ^
10
décourageait l'activité. D'ailleurs, même à Anvers, la
pluie n'est qu'un accident, quoique fréquent, et je me
souviens aussi de ces avenues ensoleillées, des magni-
fiques promenades qui conduisent à son musée, à ses
Quentin Metzis. Quelle douceur mettent ces chefs-
d'œuvre dans le souvenir et comme en un tel moment
elle se fait plus pénétrante. Ah ! jours que je ne reverrai
pas, jours d'allègres voyages, maintenant séparés de
ceux qui me restent à vivre par une brume de sang, soirs
de pluie, de vent et de falots, matinées dans le brouil-
lard jaune de l'Escaut, vous aviez un goût de printemps...
— II —
COMMUNION
15 octobre 1914-
C'est un très beau mot que celui de cette dame qui
disait l'autre jour, à propos des « Taube » : « C'est un
danger qui ne me déplaît pas. Il nous rapproche des
combattants. Il nous anoblit. » Voilà un sentiment très
digne et que plus d'un cœur partagera, mais il faut bien
dire que ce péril, bien que suspendu sur nos têtes, n'est
pas de ceux dont il soit permis de frémir. Il est bien
moindre, à tout prendre, que celui que faisaient encore
courir aux Parisiens, il n'y a pas plus de trois mois, les
automobiles, et aux automobilistes, le goût inconsidéré
de la vitesse. Risquer sa vie, risquer son intégrité cor-
porelle, ce qui est pire, n'y sommes-nous pas de long-
temps habitués ? Quand on avait traversé quelques ave-
nues fréquentées, quand on avait fait une course à pied
à travers Paris, n'avait-on point bravé dix fois la mort ?
Mais c'était sans y penser. Tous les dangers ne sont pas
imaginaires, mais c'est l'imagination qui les rend redou-
tables. A la guerre même, et dans l'effroyable guerre
— 12
moderne, il est moindre que ne se le représente notre
sensibilité. Quand on a les nerfs solides (les miens sont
malheureusement très fragiles), on arrive très vite à en
dominer l'impression. La meilleure preuve, ce sont ces
lettres de bonne humeur et de sang-froid qui nous
arrivent du front, griffonnées entre deux volées de
mitraille. Quoi qu'invente l'homme pour se faire peur, il
n'arrive pas à subjuguer la volonté des braves. Unissons-
nous à ceux-là par la pensée et nous serons braves aussi
contre la pensée déprimante.
— 13
FANTOME
22 octobre 19 14.
Il y a entre ma vie présente et le passé un rideau de
brouillard que d'un geste je m'efforce parfois de dissiper
un instant. Mais il est si épais que je parviens rarement
à y creuser une étroite meurtrière par où je puisse, l'es-
pace d'un éclair, apercevoir les choses d'autrefois. Je
pourrais dire tout simplement, abandonnant une image
trop difficile à bien préciser, que le passé, qu'hier encore
je touchais, avec lequel je vivais sans effort, le rappelant
vers moi d'un signe aussitôt obéi, que ce passé sans
lequel le présent n'a plus d'assise et chancelle, n'existe
plus, et, chose extraordinaire, n'a jamais existé. Alors,
comment est-ce que je vis puisque le présent dépend du
nasse, comme un fils dépend de son père ? Mais c'est
bien simple, je ne vis pas, je ne suis qu'un fantôme qui
flotte dans l'air, sans consistance, sans formes précises, à
l'état d'essai ou de résidu de vie. Ses efforts pour se
relier aux choses et en prendre connaissance sont rare-
ment heureux. Quand il croit s'être accroché à quelque
— 14 —
souvenir, à quelque témoin d'hier, non encore pulvérisé,
cette épave tout à coup échappe à ses doigts de fantôme
et, fantôme elle-même, fond dans l'air épais, se répand
en vapeur, en quelque chose de mou et de fluide, qui
s'en va. Parfois ce pauvre être désemparé arrive à saisir
un Hvre dans sa bibhothéque, un Hvre jadis aimé dont il
se propose un grand plaisir, mais à mesure qu'il lit les
pages de jadis, ce plaisir rancit, comme un parfum qui
peu à peu tourne à l'aigre. Et les êtres qu'il rencontre lui
disent, d'une voix d'au-delà : « Nous sommes tous ainsi,
tous nous avons pareille aventure, nous flottons et nous
flotterons, fantômes, éternellement. » C'est un cauche-
mar, assurément, un cauchemar. Je me réveillerai, car il
faut que je me réveille.
— 15 —
ÉTAT D'ESPRIT
2é octobre 19 14.
J'ai reçu des nouvelles du front ; lequel, on ne me le
dit pas. Le timbre de la poste est mystérieux. Il porte
seulement ces mots peu explicites : Trésor et Postes,
20 octobre. Attaché comme cycliste à un état-major, ce
jeune soldat a sans doute eu des facilités de communi-
cation car, d'où qu'elle vienne, sa lettre n'a mis qu'un
temps presque normal à me parvenir. La dernière fois
que je l'avais vu, il faisait avec impatience son temps de
service, méditant surtout sur les activités dans lesquelles
il allait s'engager ; la brusque et violente guerre n'a pas
beaucoup modifié son état d'esprit. Comme tous les
jeunes gens, il songe à l'avenir plutôt qu'au présent qui
n'est pour lui qu'un dur moment à passer. Il s'agirait de
longues grandes manœuvres qu'il ne serait pas plus
calme et plus confiant. N'ayant d'autre responsabilité que
soi-même et s'étant une fois pour toutes confié au hasard,
qui l'a jusqu'ici protégé, il exécute, quels qu'ils soient,
les ordres commandés et s'en trouve bien. C'est que
— i6 —
l'absence de responsabilité, dans des circonstances diffi-
ciles, est un grand soulagement. L'obéissance est le der-
nier bonheur de ceux qui ont remis leur volonté entre
les mains de leurs chefs. Comme cela simplifie la vie,
comme cela la rend facile ! Agir et n'avoir pas le poids
de ses actes, mettre toute son intelligence dans l'accom-
plissement d'un ordre dont on n'a à discuter ni les termes,
ni l'esprit ! A mesure que l'on monte dans la hiérarchie
militaire ou la hiérarchie sociale, on se trouve plus ou
moins astreint à l'initiative. Alors, adieu la paix. Je ne
serais pas étonné que ce jeune soldat dise plus tard, en
songeant à ces rudes moments : « Ce fut le temps le
plus heureux de ma vie! »
17 —
IDÉES TURQUES
27 octobre 19 14.
C'est une manière de parler : il ne peut s'agir d'idées,
mais seulement de reflets, de lueurs d'idées. Comme
tous les peuples en décadence, en effet, les Turcs mêlent
à beaucoup de présomption, une invincible tendance à
imiter ce qui semble avoir réussi aux autres peuples
avec lesquels ils sont plus ou moins en contact. Ils
parlent même d'indépendance, ils parlent de liberté, ils
parlent de nationalisme. Pour commencer, ils vont
rendre la justice turque aux Européens qui vivent dans
leur empire. Ce sera joli. Les puissances les avaient jugés
incapables d'organiser vraisemblablement un service des
postes. Les lettres contiennent quelquefois de l'argent.
C'est bien tentant pour un Turc. On les avait soustraits à
la tentation. Cependant, profitant de la folie européenne, ils
ont secoué le joug postal et fermé les bureaux étrangers.
Alors a commencé, de même que le régne de la justice
turque, le régne de la poste turque. Il est facile de vendre
des timbres et d'en encaisser le montant, mais il est
Pendant l'Orage. 3
— 18 —
ennuyeux de faire parvenir à destination les correspon-
dances. Aussi bien, quel besoin est-il de distribuer lettres et
journaux ? Les journaux surtout sont innombrables. Quel
embarras ! Il serait si simple de les confisquer au passage.
La besogne serait faite. Ainsi fut-il décidé pour commencer.
On verra ensuite. Donc, on accepte les journaux à la poste
turque, mais on les confisque du même coup. Ne sont-
ils pas pleins de bavardages et de nouvelles générale-
ment désagréables pour l'autorité ? La poste turque
fonctionne.
— 19 —
A L'ACADÉMIE
28 octobre 1914-
On a prêté à l'Académie le projet d'accueillir par ac-
clamations M. Maeterlinck. L'acclamation est peu acadé-
mique et on regrettera qu'il ait fallu les tragiques cir-
constances actuelles pour que l'Académie reconnaisse
qu'un écrivain belge, après tant de beaux livres, soit
digne de prendre place à côté de plusieurs écrivains
français qui font moins d'honneur à la France que
M. Maeterlinck n'en fait à la Belgique. Puis il y a la
question de la naturalisation. Il est dur, en ce moment-
ci, pour un Belge, de cesser d'être Belge, même pour
devenir Français. Je voudrais autre chose. Je voudrais
que M. Maeterlinck posât sa candidature, fît les visites
d'usage, fut soumis à un scrutin et que personne n'eût
l'air de s'apercevoir qu'il y a là je ne sais quelle entorse
aux règlements. Il deviendrait Français puisqu'il serait
membre de l'Académie française et il resterait Belge,
car c'est un honneur qu'on ne saurait songer à lui enle-
ver. Et M. Emile Verhaeren entrerait par la même porte
— 20
à la prochaine vacance. Le regret serait de ne pas pou-
voir les faire entrer fraternellement tous les deux le
même jour. Dans le milieu littéraire français où ils con-
quirent d'abord la gloire, avant d'être adoptés par le
grand public, on ne met pas en effet l'un d'eux au pre-
mier rang. Le grand poète n'y cède pas la place au grand
prosateur, essayiste et dramaturge. Tous les deux sont
parmi les plus beaux représentants de la littérature fran-
çaise.
— 21 —
L'AUXILIAIRE
30 octobre 1914.
C'était, avant la guerre, une position militaire sans
éclat, mais de tout repos. L'auxiliaire, quel que fût son
âge, était celui dont on n'a pas besoin. On le laissait donc
vaquer paisiblement à ses affaires et, pourvu qu'il se
présentât à certaines revues annuelles et même plus
espacées, on se tenait pour satisfait. Cependant l'heure
est venue où on a eu besoin de tout le monde et l'auxi-
liaire a été utilisé à toutes sortes de besognes, fort peu
en rapport, la plupart du temps, avec ses occupations
civiles. J'en connaissais un qui était professeur dans un
lycée de province, myope, peut-être, mais robuste et de
belle apparence. Mobilisé dés le premier jour, on le dési-
gna pour l'emploi de fossoyeur et, depuis, mélancolique
et sans gloire, à la suite des armées françaises, il crr^ .e
des tombes. J'allais dire que c'est une destinée shakes-
pearienne, parce que je pensais à la scène d'Hamlet et du
fossoyeur... C'est plutôt du Scarron ou du Lucien. C'est
bien du Lucien, que la besogne qui est échue à un autre
— 22 —
soldat auxiliaire, connu dans les lettres. Il fut soudaine-
ment mué en brûleur de café. Il fit ce que l'on voit faire
dans les petites rues de Paris aux garçons épiciers : il
tourne la manivelle parmi une odorante fumée. Cela dut
lui paraître bien drôle les premiers jours. Je suis sûr
qu'il pensait à Philippe de Macédoine devenu savetier
aux enfers. Puis il languit à ce métier improvisé, devint
malade, faillit mourir. Pauvre auxiliaire ! Un fusil, peut-
être, lui eût mieux convenu.
— 23 —
LA GUERRE ET L'ART
4 novembre 19 14.
Voici la première manifestation artistique collective
au sujet de la guerre : « La grande guerre, par les
artistes », album périodique de huit planches sous une
couverture. Il faut féliciter de cette initiative les maisons
Berger-Levraut et George Grés, qui essaient de rendre
ainsi à la librairie un peu de son activité. J'ai lieu de
croire qu'une tentative analogue se prépare dans une
direction toute littéraire et philosophique. L'intérêt en
cç moment-ci est moins de faire des choses absolument
réussies que de faire quelque chose, de prouver au pubUc
et à soi-même qu'on est, dans des genres divergents,
toujours capable d'effort et de bonne volonté. Il y a
d'ailleurs beaucoup plus que de la bonne volonté dans
la première livraison de cet album, qui séduira non pas
seulement le passant et le curieux, mais aussi l'amateur.
Il n'est pas mort, l'amateur. Il collectionne toujours, et
cela est bon signe. Mais qu'il sache que l'on a particuliè-
rement pensé à lui et qu'on lui a fait des tirages de luxe,
— 24 —
comme d'habitude. Il faut reprendre ses habitudes dans
toutes les circonstances où cela est possible. Hier, par ce
beau dimanche, il y avait sans doute beaucoup de monde
dans les cimetières, il y en avait aussi beaucoup sur les
quais de la rive gauche. On bouquinait, comme d'habi-
tude. Les solitaires, les isolés, par goût ou par nécessité,
sont très nombreux à Paris. Que feraient-ils des longues
soirées s'ils n'avaient pas la lecture ? Joignez à cela
quelques images et les tristes heures passent moins
lourdes.
25 —
LE GOUMIER VAINQUEUR
8 novembre 19 14.
C'est une image donnée par un journal. A travers
les rues de Furnes aux maisons découpées comme pour
y étager des pots de fleurs, des cavaliers algériens con-
duisent un convoi de prisonniers allemands qu'ils ont
probablement capturés eux-mêmes, et c'est vraiment une
bien jolie réponse à la manière méprisante dont l'empe-
reur allemand parla de ces braves gens. Mais peut-être
commence-t-il à revenir sur leur compte et à trouver
qu'il n'est point nécessaire, pour faire un bon soldat, de
se nourrir habituellement de choucroute, de bière et de
musique allemande. Seul, peut-être, M. Romain Rolland
est humilié, dans son patriotisme international, de voir
la civiHsation allemande mise à mal par des gaillards un
peu colorés de ton, plus colorés, en vérité, que son
style plâtreux. Mais comment va-t-il concilier son respect
de la culture germanique avec l'alliance des Germains et
des Turcs ? Est-ce que nous allons voir Jean-Christophe
renier sa patrie d'adoption qui s'est souillée avec le
Pendant l'Orage. 4
— 2é —
Bachi-Bouzouck ? Il le devrait pour être logique avec ses
dernières idées sur l'échelle de la dignité humaine. Au
reste, cela m'est parfaitement égal, ne m'étant jamais
beaucoup intéressé à la logique des musicographes. Au
fait, je ne mésestime nullement M. Romain Rolland,
dont le nom ne m'est venu à l'idée qu'à propos d'un
petit tableau militaire fort suggestif. Si même il écrivait
plus proprement, je lui ferais même une place parmi les
écrivains recommandables. Mais qu'il médite sur le
goumier menant en laisse un vaincu germain, qui sait ?
peut-être Jean-Christophe lui-même.
— 27 —
RÊVE
9 novembre 1914-
L'autre jour j'ai passé la nuit prés d'une batterie
qui ne cessait de tirer et qui me rendait la vie bien désa-
gréable. Je dois dire à ma louange que je n'avais pas peur,
mais j'étais agacé avec parfois cette angoisse que cela ne
finirait jamais, que la vie s'écoulerait désormais ainsi,
qu'il en fallait prendre son parti. C'était la nuit, puisque
j'étais couché dans mon lit, qui s'était souvent trouvé
établi parmi le bruit des obus, et c'était le jour, puisqu'on
y voyait parfaitement, qu'on distinguait même les flots
de la mer au delà des dunes basses. Je devais évidem-
ment ce mauvais rêve à une lecture trop attentive d'un
épisode de la bataille et aussi à un certain mouvement
de fièvre qui m'emportait au pays des vilaines chimères.
Malgré l'activité, le bruit et le danger, c'était morne,
parce que c'était sans espoir. On était là d'une façon
définitive. On y vivrait désormais et surtout on y
mourrait, mais la vie était si ennuyeuse que la mort
était comptée pour peu de chose. J'en étais là de mes
— 28 —
sensations de rêve péniblement rassemblées quand j'ai
vu un jeune officier venu du front, qui me donna des
impressions tout à fait réelles, mais pas absolument
contradictoires à celles que j'avais rêvées. On a bien la
sensation, là-bas, d'être établis dans la bataille, comme
dans un état nouveau auquel on se fait, mais dont on ne
prévoit pas la fin. Pourtant ? Oui, la fin viendra tout de
même. Ce sera une nouvelle phase du rêve.
— 29 —
L'ÉTAT DE GUERRE
10 novembre 19 14.
Les événements actuels sont fort durs, non seule-
ment pour les nations directement en guerre, mais pour
l'Europe entière et on peut dire pour le monde civilisé
tout entier. Ceux qui ne souffrent pas très cruellement
ont une sensation de malaise. Ils comprennent qu'il se
passe quelque chose d'anormal, que les rouages sociaux
sont faussés. Ils se disent que leur situation va peut-être
devenir précaire. Les bombes que Ion échange sur les
bords de l'Yser pourraient bien tomber un de ces jours
jusque dans la caisse d'un épicier de Chicago et déjà je
croirais volontiers qu'on y a éprouvé des commotions fâ-
cheuses. N'en soyons pas surpris, l'état de guerre au sein
même de la civiHsation retentit jusqu'en ses parties les
plus éloignées. Rien de plus naturel. On explique cela par
la complexité du monde moderne et l'enchevêtrement
inextricable des intérêts. Je trouve que le mot moderne
est trop dans l'explication proposée. Il en fut toujours
de même sans doute. Une commotion dans les centres
— 30 —
vitaux a toujours retenti jusqu'aux extrémités de l'orga-
nisme. Seulement autrefois, on n'y faisait pas attention.
On n'était pas habitué à la paix. C'est elle qui semblait
anormale, qui semblait une surprise ménagée aux
hommes par les Dieux. La plupart des grandes civilisa-
tions de l'antiquité se sont développées parmi de furieux
états de guerre. Que l'on pense aux petites et glorieuses
républiques grecques. Elles ne connurent la paix que
pour connaître la décadence. Les batailles et les sièges
furent constants en Italie jusqu'au xvi^ siècle. Dans la
tragédie humaine, la paix ne fut peut-être jamais qu'un
entr'acte.
— 31 —
^^ BULLETIN DES ÉCRIVAINS «
II novembre 19 14.
C'est une très bonne idée qu'ont eue trois écrivains
qu'il faut nommer, René Bizet, Fernand Divoire, Gas-
ton Picard, de publier sous ce titre : « Bulletin des Écri-
vains, 1914-1915 », une gazette des hauts faits, des
morts glorieuses, des blessures, des destinées des écri-
vains jetés dans la mêlée, arrachés soudain à leurs tra-
vaux, à leurs rêves, à leurs pacifiques espoirs. Mais paci-
fiques ou ardents, les uns et les autres, selon leur âge ou
leur santé, sont partis, vont partir, par un geste quel-
conque tentent de se rendre utiles à la patrie menacée.
Mourir pour la patrie, j'ai cru longtemps que ce n'était
là qu'une romance guerrière, mais voilà que je ne sais
que trop que c'est la plus poignante et la plus noble des
réalités. Près de vingt jeunes gens appartenant aux
lettres sont morts au champ de bataille, plus de trente
ont été blessés, et les deux listes vont s'accroissant tous
les jours; d'autres ont dû sortir tout perclus des affreuses
tranchées. Un poète anglais me demandait l'autre jour
— 32 —
des nouvelles de son confrère Charles Vildrac : ce fin et
charmant poète a été blessé ; blessés : Robert Veyssié,
Alfred Drouin. Mais n'y eut-il pas des oublis ou m'a-
t-on donné de faux renseignements ? Je croyais qu'il fallait
déplorer aussi la mort du poète Gojon. Ce bulletin pré-
cisera les nouvelles. Il est précieux et saisissant. On y
voit l'œuvre de mort dans toute son horreur aveugle et
comment nous sommes à une heure où les plus jeunes
sont les moins sûrs du lendemain. On se demande
même, si cette fauchaison continue, s'il y aura un lende-
main pour la jeune littérature. Il y a toujours des lende-
mains, mais jeunes et vieux en garderont pour long-
temps un trouble singulier et douloureux.
— 33 —
DES LETTRES
13 novembre 19 14.
C'est une des choses qui m'intéressent le plus dans les
tristes journaux d'aujourd'hui, que ces lettres trouvées
sur des ennemis, ces carnets où le soldat teuton a con-
signé ses observations, d'abord ses espérances, plus récem-
ment ses ennuis et ses doléances d'une campagne inter-
minable. Elles étaient fréquentes, il y a encore quelques
semaines. Elles se font plus rares. On dirait que ce n'est
plus la même armée que nous avons en face de nous et
que la seconde ou la troisième n'a même plus le cou-
rage de noter ses mauvaises aventures. Un soldat qui
n'a plus la certitude de la victoire n'a pas grand courage
à conter ou des espérances trop incertaines ou des
mécomptes trop certains. Ces impressions que j'ai tirées
de lectures fragmentaires ne sont peut-être pas très
exactes. On n'a en effet pubHé ces lettres trouvées, ces
feuilles de route, qu'à regret, dirait-on, et sans méthode,
comme des épisodes insignifiants, alors qu'on aurait pu
y trouver la véritable psychologie de l'envahisseur. Tout
Pendant l'Orage. 5
— 34 —
de même, il s'y révèle une grande naïveté. Ces soldats,
arrachés soudain aux professions les plus diverses,
semblent tout d'abord continuer la campagne d'il y a
quarante-quatre ans. Leur formation intellectuelle n'a
pas eu d'autre fondement que cette histoire trop réelle,
mais amplifiée jusqu'à la légende. Aussi sont-ils très à
Taise avec eux-mêmes tant qu'elle semble recommencer.
Quand elle bifurque, c'est le désarroi ou le silence. L'es-
prit allemand est d'une lenteur extraordinaire. Ils mirent
très longtemps, en 1870, à croire à leur victoire. En
19 14 leur résistance à la mauvaise fortune sera tenace.
N'ayons de ce côté aucune illusion. Il faudra les piler
pour qu'ils se jugent vaincus.
— 35 —
UN SCULPTEUR
14 novembre 19 14.
Je ne sais pas exactement quel était l'âge du sculpteur
José de Charmoy. Peut-être eût-il dû être au feu et,
avec son caractère chevaleresque, il eût accepté ce devoir
avec joie ; mais depuis de longs mois il ne quittait plus
sa chambre et guère son lit. L'automne avait rongé ses
dernières forces. Il s'est éteint hier au milieu des gran-
dioses rêves d'art qui le hantaient sans cesse. Charmoy,
alors inconnu, s'était brusquement révélé, il y a quelques
années, par le si original monument de Baudelaire qui
se voit au cimetière Montparnasse, où un ricanement
de bronze plane comme le destin sur le néant charnel du
poète des Fleurs du Mal II était célèbre. Il aurait pu
exploiter fructueusement son génie, mais sa nature le
préservait des petitesses et des habiletés. Il se voua à
une œuvre plus haute encore, qui devait symboHser la
puissance, la sérénité, la douleur magnifiée, la maîtrise
de soi qui font le génie de Beethoven. .Cette œuvre qui
fut il y a deux ans la gloire du Salon d'automne, étonna
- 36 -
par sa sévérité et par sa grandeur. On n'était plus accou-
tumé à de telles œuvres qui ne tirent leur beauté que
de l'expression même de la pensée. Il fut très difficile
de lui assigner une place publique et je ne sais pas si le
débat a été tranché. Qu'en adviendra-t-il ? Elle est. Je ne
suis pas inquiet, on la redécouvrira un jour. Charmoy
ne pouvait pas se reposer, encore qu'il eût besoin de
repos, encore plus que de gloire, et il est mort comme il
achevait le Tombeau du Poète, une belle chose encore.
Tombeaux ! Tombeaux! Charmoy avait la hantise des
tombeaux, et voici le sien qui s'ouvre à l'heure des
morts prématurées.
37
PSYCHOLOGIE
15 novembre 19 14.
Les Allemands ont été d'excellents théoriciens de la
psychologie, mais ils ont quelque mal à saisir les faits
particuliers et à les mettre d'accord avec leurs principes.
C'est que, si la psychologie est une science, elle est aussi
un art de nuances, de finesses, de pénétration, surtout
de bon sens. Il y a un mois et demi à deux mois, un
avion allemand fit une excursion sur Rouen et y sema,
non pas des bombes, mais des petits papiers d'une teneur
fort curieuse. On y mettait les Français et particulière-
ment les Rouennais en garde contre « la perfidie des
Anglais ! » Historiquement, la ville était bien choisie
pour un avertissement de ce genre. Les Anglais, Rouen,
Jeanne d'Arc, il semble y avoir une profonde antinomie
entre ces termes. Rien de plus juste, mais le sentiment
historique n'est pas invariable, les événements actuels
l'ont bien prouvé. Les Allemands en sont toujours au
bûcher de Rouen. Naïveté! Cela n'a aucun rapport avec
le présent. Un historien jugerait toujours défavorable-
-38-
ment la conduite des Anglais au xv'^ siècle, mais quelle
influence cela pourrait-il avoir sur ses sentiments pour
les Anglais de l'an 19 14? Aucune, d'aucun genre, cela est
trop évident pour qu'il soit besoin d'insister. Cela n'em-
pêche pas les Allemands de persévérer et de mettre en
garde les Français d'aujourd'hui contre leurs alliés. Richard
Dehmel, poète allemand qui connaissait bien Paris, qui
y avait des amis même, et qui, à cette heure, gît, paraît-
il, dans une tranchée en face des nôtres, a repris ce
thème dans sa lettre aux écrivains français. Quel manque
de perspicacité ! Je n'aurais pas cru cela de lui. C'est à
se demander si ce message était bien authentique. Per-
fide Albion! Nous connaissons cet air, nous l'avons chanté
les premiers, mais comme, maintenant, il nous fait rire !
— 39 —
LA GUERRE ET L'ÉDUCATION
i8 novembre 19 14.
Du temps de Napoléon, l'Europe vivait dans la guerre
perpétuelle. Ici ou là, le canon tonnait. Il est vrai que
c'était, vue de France, la guerre hors frontières, mais on
pensait cependant aux risques et toute l'éducation avait
pour but de donner aux jeunes gens les moyens de sur-
monter la possible mauvaise fortune. Les Concourt rap-
portent dans leur Journal ce que disait à son fils un
homme de ces temps : « Il faut que tu saches le latin,
on peut se faire comprendre partout quand on sait le
latin. Il faut que tu saches le violon, parce que si tu es
prisonnier de guerre dans un village, tu pourras faire
danser les paysans et cela te rapportera quelques sous; et
si tu es prisonnier dans une ville, on pensera de toi que
tu es un homme distingué, appartenant à une bonne
famille et cela t'ouvrira les sociétés et te fera faire de
bonnes connaissances. Et puis il faut que tu dormes sur
l'affût d'un canon comme sur un lit... » Il aurait pu
ajouter quelques recommandations non moins utiles sur
— 40 —
la faim, la soif, l'ennui, les privations de tout ordre qu'il
faut s'habituer à supporter. Qui sait si demain le terras-
sement, le creusement des tranchées ne deviendra pas
une des choses enseignées, et non pas théoriquement,
à la jeunesse, et qui sait si on ne l'habituera pas, les
ayant creusées, à savoir y vivre, y dormir, à s'y adapter
comme un animal à sa tanière ? La surface de la terre
tendant, en état de guerre, à devenir inhabitable, il fau-
dra acquérir, de même que certains grands fourmihers,
l'art de disparaître instantanément sous terre et d'y
cheminer, conquête qui ira de pair avec celle de l'air.
— 41 —
LE ROI DES BULGARES
20 novembre 19 14.
Le personnage que Voltaire appelle [ainsi dans Candide
n'est autre que Frédéric IT. Les Bulgares n'existant pas
comme nation à cette époque, il n'y eut aucune méprise
et chacun reconnut le roi de Prusse. Voltaire le con-
naissait bien, ainsi que les mœurs de son armée, et voici
ce qu'il en dit, au chapitre III de l'inimitable roman.
Candide, ayant assisté à une terrible bataille entre les
armées du roi des Bulgares et celle du roi des Abares,
bataille où « les trompettes, les fifres, les hautbois, les
tambours, les canons formaient une harmonie telle qu'il
n'y en eut jamais en enfer », sort de la cachette d'où il
surveillait philosophiquement « cette boucherie hé-
roïque » et se dirige vers la frontière hollandaise : « Il
passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et
gagna d'abord un village abare que les Bulgares avaient
brûlé selon les lois du droit public. Ici, des vieillards
criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égor-
gées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles san-
Pefidant l'Orage. 6
— 42 —
glantes ; là, des filles éventrées, après avoir assouvi les
besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers
soupirs ; d'autres, à demi-brûlées, criaient qu'on achevât
de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues
sur la terre, à côté de bras et de jambes coupés ». Ne
dirait-on pas l'aspect d'un village belge, après que les
Allemands y eurent passé? Voltaire a bien vu que ces
actes barbares étaient considérés par les Prussiens d'alors
comme des manifestations du droit pubUc. Je sais bien
qu'il y a beaucoup d'ironie là-dedans et qu'il raille bien
plutôt qu'il ne stigmatise les excès de la guerre, mais
que les exemples qu'il en donne aient été empruntés aux
mœurs des armées du « roi des Bulgares », c'est proba-
blement que ces mœurs étaient déjà des modèles de
cette barbarie.
— 43 —
LA CROIX-ROUGE
21 novembre 19 14.
L'armée n'est heureusement à l'œuvre que sur une
petite, quoique importante encore, partie du territoire,
mais il est une institution, souvent militaire, souvent
purement civile, que l'on voit travailler jusque dans les
moindres bourgades de France : c'est la Croix-Rouge.
Les hommes tuent et se font tuer, les femmes soignent
les blessés. A chacun sa besogne. Pour être moins pé-
rilleuse, la seconde n'est pas moins noble. C'est le
moyen qui leur est donné de participer à la tâche sou-
veraine : elles en pourraient être fiéres, si d'autres sen-
timents ne les pressaient en ce moment. La Croix-
Rouge! Que serait, aujourd'hui, une telle guerre, si la
Croix-Rouge n'existait pas? Et pourtant, elle a eu un
commencement. La bataille de Solférino s'est encore
déroulée, a entassé des monceaux de pauvres blessés
sans que la charité privée ait eu l'idée de venir à leur
secours. Alors, je pense au Genevois Dunant, à cet
homme de bien auquel tant de malheureux soldats
— 44 —
doivent l'existence, les soins, le réconfort, les secours qui
permettent à la vie de lutter contre la mort. Henri
Dunant était un voyageur et un historien. Je ne sais pas
comment il fut appelé à s'occuper de cette question
poignante, la relève des blessés sur le champ de bataille,
mais il donna à l'œuvre qu'il entreprenait sa forme
définitive et une forme si flexible qu'elle a pu s'adapter
à toutes les circonstances, grouper toutes les bonnes
volontés et toutes les charités. Il lui donna tout, sauf
peut-être son nom, dont je ne connais pas l'origine.
Certes, il y a toujours eu des médecins et des brancar-
diers militaires, mais eux-mêmes reconnaissent que sans
la Croix-Rouge ils seraient insuffisants. Honorons donc
ce brave Dunant et donnons-lui un souvenir et un élan
d'admiration, à cette heure où s'affirme plus que jamais
la beauté et la grandeur de son œuvre d'humanité.
— 45 —
LE VILLAGE BELGE
22 novembre 19 14.
Il est situé à Paris, car c'est en France, maintenant,
qu'il faut chercher la Belgique, le Gouvernement au
Havre et à Dunkerque, les habitants un peu partout.
L'ancien séminaire de Saint-Sulpice ne servait à rien, on
avait projeté d'y transférer le musée du Luxembourg,
mais ce projet, comme tant d'autres, somnolait. Ce fut
heureux, si quelque chose d'heureux peut arriver en ces
temps-ci, car ce vaste bâtiment s'est trouvé à point pour
recueillir un groupe important de pauvres réfugiés
belges, plus d'un millier. C'est un village, c'est aussi
une hôtellerie. Les uns y sont installés à demeare, les
autres y passent, qui n'ont trouvé que des travaux tem-
poraires, dans leur exil momentané et toujours plein
d'espoir. Beaucoup de femmes et d'enfants, beaucoup de
familles. On les a réunies dans des galeries phalansté-
riennes, dans de petites chambres. Ici ou là, les hôtes
sont pourvus de tout. L'œuvre qui veille sur eux veut
qu'ils soient confortablement nourris, chaudement vêtus,
-46-
et même, car il n'y a pas de cheminées dans l'ancien
asile ascétique, des poêles, puisque le froid est venu,
ronflent dans les couloirs. Le village a même un méde-
cin qui le visite tous les jours et se dévoue là, comme il
s'est dévoué ailleurs, le docteur Lasne-Desvareilles. C'est
lui qui m'a révélé cette œuvre qui, ennemie de la réclame
(elle en a besoin, cependant), a été fondée, dés les pre-
miers événements cruels du mois d'août, par un groupe
de commerçants, d'habitants du quartier, au premier
rang desquels il faut nommer M. Pellier, l'officier de
paix du VI^ Cela fait que ses gardiens de la paix sont
devenus les bons gendarmes du village, en même temps
que ses dévoués protecteurs. Allez voir cela, vous serez
bien venus si vous êtes des curieux sympathiques, mais
mieux encore si vous n'y venez pas les mains vides.
— 47 —
LE NEUTRE
23 novembre 19 14.
Aux yeux d'un belligérant, jamais un neutre ne rem-
plira son devoir de neutre. Ce devoir est en effet bien
difficile, non seulement à remplir, mais à concevoir. Le
neutre est celui qui ne serait ni pour, ni contre, qui
verrait, avec la même indifférence, la victoire ou la
défaite de l'un des partis, qui serait, en un mot, aussi
dépouillé de sympathie que d'antipathie. On peut rêver
cela, quand il s'agit d'une guerre sans importance entre
deux peuplades obscures ou même entre deux peuples
secondaires, mais quand il s'agit d'un résultat qui pèsera
sur l'Europe entière, sur le monde entier, est-ce pos-
sible ? Si la balance pèse à droite ou à gauche, les inté-
rêts du neutre seront lésés ou favorisés. Comment lui
demander une impassibilité, qui serait vraiment stoïque?
Tout ce que peut faire le neutre qui veut le paraître, qui
ne veut encourir de reproches ni d'un côté ni de l'autre,
est d'observer les régies du droit international, qui sont
assez hmitées et assez précises, et de les observer méca-
-48-
niquement, pour ainsi dire, sinon en esprit, du moins à
la lettre et avec crainte. Mais qui saura ce qui se passe
dans son cœur? Qui pourra sonder ses vœux secrets?
Le neutre, d'une impassibilité rigoureuse, serait une
sorte de monstre inhumain, quasiment inconcevable. Il
ne faut pas évidemment aller jusqu'à dire : « Celui qui
n'est pas pour moi est contre moi. » On ne peut pas se
déclarer neutre et prendre parti. Il ne faut pas choisir et
c'est ce qui rend la qualité de neutre si délicate. Le plus
habile se conduira avec le plus d'égoïsme. Il pensera à
soi d'abord, mais sans se faire d'illusions, car cet
égoïsme même sera mal interprété. En somme, il est si
difficile d'être un vrai neutre, qu'il vaut peut-être mieux
être belligérant.
49
LEUR MISSION
2 décembre 19 14.
Il ne faut pas confondre Hugo de Claparéde, profes-
seur de droit à Genève, avec Edouard Claparéde, le
directeur des Archives de psychologie, dont je ne con-
nais pas les sympathies, mais dont je doute qu'elles
puissent, en tout cas, s'exprimer d'une façon aussi mala-
droite. Donc Hugo de Claparéde se fit emboîter et
rabrouer, l'autre jour, à Genève, par son auditoire, pour
avoir parlé de la « mission des armées allemandes ».
Qu'y a-t-il donc dans la cervelle de ce protestant har-
gneux ? N' a-t-il pas encore pardonné à l'ancienne France
d'avoir forcé jadis ses ancêtres à émigrer à Genève? Sa
rancune lui aurait-elle crevé, sur le cœur, au moment
même où tout lui commandait au moins la réserve,
sinon le silence? Et puis, quelle maladresse de s'en aller
parler, à Genève, pays neutre et qui aurait pu être
envahi, de la mission des armées allemandes qui ont
traité comme l'on sait la Belgique! Si M.Hugo de Clapa-
réde réprouve toute solidarité de son pays avec la
Pendant l'Orale. 7
— 50 —
France, n'aurait-il pas pu tout au moins montrer quelque
sympathie pour la malheureuse Belgique ? Belle mis-
sion, en vérité, que celle de ravager et de détruire un petit
pays innocent qui ne fit que son devoir, qui était d'essayer
de défendre, même par les armes, sa neutralité consacrée
par les traités ! Certes, la conduite des Allemands dans le
nord de la France a été également sauvage, mais c'est un
grand pays qui peut et qui sait se défendre efficacement. La
Belgique ne le pouvait pas. L'agression contre ce pays
a été odieuse ; elle demeurera impardonnable. Travestir
cela en mission, quelle mentalité! Et c'est de Genève
que cela nous vient, d'une ville neutre de civiHsation
française ! Méprisons ce professeur, comme le méprisent
ses élèves.
— 51
GUERRES D'AUTREFOIS
5 décembre 1914.
Je lis dans un manuel historique : « 1692. Aux Pays-
Bas, Louis XIV prend Namur. » Et dans les mêmes
années on trouve aussi les noms de Mons, de Charleroi,
de Bruxelles, de Dixmude, et d'autres villes associées à
la guerre actuelle de la façon la plus triste. Une bataille,
au xvii^ siècle, devait avoir quelque chose de majes-
tueux : il nous en reste la vision dans les tableaux de
Van der Meulen, encore qu'il ait peut-être mis un peu
trop d'ordre dans ses parades guerrières. Mais un siège,
si l'on s'en rapporte aux correspondants de guerre du
temps (c'était Racine, c'était Boileau) pouvait avoir un
air de fête, qui nous paraîtra bien singulier. Les gens
de ce temps-là étaient évidemment très civilisés : ils
passaient avec une extrême rapidité de l'état de guerre
à l'état de galanterie, ou plutôt mêlaient intimement ces
deux états. C'est au point qu'on ne s'y reconnaît plus.
On prit Namur. Est-ce un siège, est-ce un ballet ?
M™^ de Maintenon préside. Elle se multiplie. Les forts
— 52 —
se sont rendus, la ville est prise, le roi fait porter des
rafraîchissements dans la tente des officiers et des sol-
dats. Les dames vont visiter ces braves et assister à leur
collation. Mais ce n'est pas tout. M*"^ de Maintenon
veut traiter elle-même les officiers. Elle les invite et leur
fait donner rendez-vous à une abbaye voisine. Les reli-
gieuses sont cloîtrées. La règle, pour cette fois, sera
lettre morte. « Les officiers, les seigneurs s'installèrent
au réfectoire, et par un traitement inouï de politesse,
les dames servirent elles-mêmes à toutes les tables... »
N'allons pas plus loin. Restons-en sur le raffinement
inouï de politesse et comparons les deux époques.
53 —
LE TRICOT D'HONNEUR
6 décembre 19 14.
Le général Jofîre a reçu un tricot d'honneur, qui est
aussi un tricot d'amour, un tricot où toutes les femmes
de sa petite patrie, Rivesaltes, ont collaboré, des grand'
mères aux petites filles, un tricot où auraient bien voulu
mettre la main aussi les autres femmes de France. De
tous les honneurs, de tous les mouvements de recon-
naissance qui sont allés vers lui depuis le commence-
ment de la guerre, c'est peut-être à ce témoignage de sa
ville natale qu'il aura été le plus sensible, car ce rude
soldat est aussi, j'en suis certain, un homme sensible.
Son souci d'épargner la vie de ses troupes, si opposé au
gaspillage féroce de vies humaines que pratique l'ennemi,
en est une des preuves. Ce n'est pas seulement la raison
qui lui conseille cela, c'est la sensibiUté. Il pense à l'ave-
nir de la France, il pense à tant de belles jeunesses
sacrifiées à la patrie, il pense aussi à ces femmes qui ont
pensé à lui et qui lui devront la joie de revoir ceux qui
sont partis. C'est pour cela qu'il n'est pas seulement
— 54 —
admiré, mais aimé et vénéré. C'est pour cela que l'idée
des femmes de Rivesaltes, si jolie et si touchante, a
semblé aussi si raisonnable et si juste. Et puis, à courir
par ces temps, de bataille en bataille, par ces temps et
par tous les temps, on n'est pas sans risquer un peu de
sa santé ; le tricot le mettra à l'abri des mauvais froids.
Et quand même il le ferait ranger dans une valise, tout
simplement, il lui tiendrait encore chaud, ne fût-ce qu'au
cœur.
— 55 —
ALSACE-LORRAINE
8 décembre 19 14.
Nos armées ont repris sérieusement pied en Alsace,
mais, soit directement, soit comme conséquence de l'en-
semble des opérations, il semble bien maintenant que
cette province et sa voisine redeviendront françaises. Ce
serait pour nous le seul résultat de la campagne, qu'il
serait encore considérable. C'est donc le moment de
revenir un peu sur les espoirs de reconquête, qui au
cours de ces quarante dernières années, avaient fini
par sembler tellement chimériques que l'on en parlait le
moins possible. Le feu sacré était toutefois entretenu
par Dérouléde, qui mourut l'an passé non seulement en
y pensant toujours, mais en en parlant toujours. Même,
à un moment, sa Ligue des Patriotes avait pu paraître
dangereuse pour la paix. Elle était surtout exaspérante
pour ceux qui avaient pris leur parti d'un état de choses
de fait qu'ils ne voyaient pas la possibilité de changer à
notre profit. Je fus de ceux-là, et j'ai à me reprocher un
article où je malmenais, non l'idée de patrie, certes, mais
- 5é-
le groupement bruyant qui s'en servait mal à propos
et, me semblait-il, indiscrètement. C'était une erreur, et
je m'aperçois maintenant que cette « Ligue indiscrète »
n'a pas été sans influence sur le magnifique mouvement
de patriotisme qui a fait se lever jusqu'aux socialistes et
pacifistes français, jusqu'aux anarchistes français, dans un
mouvement de défense qui portera ses fruits. Les idées
sont modelées par les événements, qui sont nos maîtres.
Celles qui sont possibles dans l'état de paix naturelle
deviennent inconvenantes dans l'état de cataclysme. Il
est des hommes trop concrets auxquels il faut, plus qu'à
d'autres, la leçon de ces événements maîtres. Ils sont
parmi les meilleurs, parce qu'ils sont les plus sincères.
— 57 —
VIEILLES CHOSES
II décembre 19 14.
Il y a une grande mélancolie à feuilleter les publica-
tions et les revues de tout genre qui parurent au moment
où la guerre éclatait, quelques-unes même après l'ouver-
ture des hostilités. Elles nous semblent vieilles d'un
demi-siècle, c'est-à-dire deux fois vieilles, car les choses
de l'esprit rajeunissent en s'éloignant vers l'ancienneté.
Quoi ? C'est de cela que nous nous occupions quand la
bataille allait s'engager autour de nos destinées ? Quelles
futilités ! Et cependant, ces questions aboHes, comme on
les regrette et comme on voudrait que le moment fût
revenu de nous y intéresser encore ! Comme elles nous
semblent heureuses, les époques où nous discutions
sérieusement de l'avenir du cubisme ou des mérites res-
pectifs du vers libre et du vers réguHer ! Il fut un mo-
ment, au mois d'août, où je crus fermement que tout
cela était fini, à tout jamais, qu'il ne serait plus jamais
question ni d'art, ni de poésie, ni de littérature, ni
de science même, mais je crois bien que j'exagérais.
Pendant l'Orage. *
-58-
L'esprit tend naturellement vers les habitudes qui
maintiennent son activité. On se rappelle la légende
du siège de Paris, d'un fervent ou d'un distrait
qui bouquinait sur les quais, au bruit des obus. J'ai vu
l'autre jour quelque chose, non de pareil, mais d'analogue,
un monsieur converti par un ami au culte des livres
rares commencer une collection de premières éditions
à l'heure où des écrivains désespèrent encore d'achever
jamais l'œuvre qu'ils ont commencée, puis abandonnée.
C'était un sage. Le jour viendra, en effet, il vient déjà,
on sent son approche, où les petites passions de la curio-
sité vont égoïstement reprendre et envahir à nouveau
la vie.
— 59 —
LA CONFIANCE
13 décembre 1914-
Il y a longtemps que je l'ai dit pour la première fois :
la vie est un acte de confiance. Il faut, pour vivre, avoir
confiance dans sa santé, dans sa fortune, dans son tra-
vail, dans sa femme, dans ses amis. Quand une de ces
sources de confiance est atteinte, la vie est endommagée ;
quand toutes ont fléchi, la vie est impossible. Con-
fiance n'est pas certitude. Il n'y a pas de certitude pour
les activités qui se développent dans l'avenir, il y
en a à peine pour les actes présents, mais la confiance
est précisément le sentiment qui joue le rôle que
la certitude assume dans la région intellectuelle.
Ce n'est qu'un sentiment. Comme tel, il est pure-
ment subjectif, attaché à un individu ou à un groupe.
Il est conservateur de cet être, ou de ce groupe d'êtres.
Il n'est pas créateur, quoique sans lui la création soit
impossible. Il ne détermine pas les résuhats, mais sans
lui les résultats ne pourraient être déterminés. C'est un
des chapitres les plus curieux de la psychologie mêlée de
— 6o —
l'intelligence et des sentiments et celui où on démontre
le mieux la dépendance de ces deux activités. Un peuple
qui n'aurait pas confiance en lui-même ne pourrait
vaincre. Il n'est donc pas inutile de constater la confiance
des combattants, puisqu'elle montre qu'ils sont dans les
seules conditions où l'on peut, comme le répète
chaque jour le général Bonnaldans le titre de ses articles,
atteindre au succès final. Du point du vue de la raison
toute nue, la confiance n'aurait pas grande valeur, puis-
qu'on peut toujours la ranger dans le chapitre des illu-
sions, mais l'homme ne se sert jamais de sa raison pure
qui n'est qu'une conception philosophique, et même le
langage a devancé l'objection des abstracteurs en unis-
sant les deux termes dans une locution : confiance rai-
sonnée. Derrière ce boucHer, la confiance est peut-être
une force invincible.
él
NOUVELLES LITTÉRAIRES
14 décembre 1914.
Elles nous viennent maintenant des tranchées, des
dépôts, des hôpitaux, des camps de prisonniers. Qui est
mort, qui est blessé, qui est malade? Le Bulletin des Ecri-
vains, n° 2, répond à ces questions pour le mois qui
vient de s'écouler. 11 n'a pas été très meurtrier pour les
lettres, d'où on peut en inférer qu'il a été le même pour
l'ensemble des armées, malgré la fréquence des combats
et la progression des lignes, mais il n'y a pas mal de
blessés, quelques prisonniers et encore des disparus.
Avec ces trois catégories, on ferait un excellent som-
maire de revue ou de journal littéraire, on ahmenterait
une librairie. Que faut-il entendre par « disparus » ? On
reporte toujours à cette liste le charmant du Fresnois.
Hélas ! Quel espoir laisse-t-il encore ? Il est disparu
depuis les premiers combats en Belgique. Serait-il blessé
grièvement et prisonnier en Allemagne? Triste perspec-
tive et c'est la meilleure. Il en est de même du jeune
romancier Alain-Fournier. Cependant, son ordonnance
— 62 —
aurait pu revenir sur le lieu du combat où il était tombé
et reconnaître le corps. Il est donc peu permis, à moins
d'une erreur inexplicable, d'avoir des doutes sérieux. Par
prudence, les rédacteurs l'ont mis parmi les disparus. Ce
serait une perte très sensible pour les lettres. En somme
ce bulletin continue d'être un document très triste et
très glorieux, quoique la gloire qui échoit à quelques-
uns soit une gloire définitive et sans le lendemain qu'ils
avaient rêvé. Mais les lendemains sont bien incertains et
peut-être vaut-il mieux mourir en pleine force et en
pleine jeunesse que d'en courir les risques. Il y a long-
temps que les Anciens, si sages, avaient mis au premier
rang des amis des dieux ceux qui meurent jeunes. Ce
qui nous paraît une injustice du sort est peut-être un pri-
vilège. N'importe ! Il est douloureux pour ceux qui le
contemplent.
- «3
LA VIE DANGEREUSE
15 décembre 19 14.
Vers la fin du mois de juillet, j'avais eu l'occasion de
rassembler quelques idées sur ce que les Américains et
en particulier M. Roosevelt appelaient « la vie dange-
reuse » et qu'ils tenaient pour un idéal. Puis d'autres
soucis que littéraires me prirent comme tout le monde et
j'oubliai la spéculation. Mais je puis dire qu'à l'heure
présente, pas plus qu'à des moments plus heureux, cet
état, qui est actuellement le nôtre, me semble assez
éloigné d'un idéal sensé. Sans doute, cela exalte néces-
sairement certaines qualités de l'être humain, mais aux
dépens de tant d'autres ! Il est peut-être bon de l'avoir
traversé, mais qu'aurait édifié l'homme s'il avait vécu
toujours dans une perpétuelle alerte ? Il n'aurait même
pas atteint la période barbare, il serait encore à l'état sau-
vage. La vie dangereuse est un moyen de conquérir la
maîtrise de soi, ce n'est pas un état dont la perpétuité
soit souhaitable. Dernièrement, un poète qui était sur le
front écrivait à des amis : « Envoyez-moi des livres qui
-64-
traitent de la guerre, qui me la fassent aimer, car, réduit
à mes seules forces, je n'y puis parvenir. » Autre chose
est de subir courageusement, autre chose est d'aimer. Il
n'en eut pas le temps, d'ailleurs. Une balle, deux jours
après, le couchait sur le champ de bataille. S'il y a des
pressentiments, Alfred Drouin n'y échappa point. Com-
ment aimer ce qui va vous détruire? Une telle
mort aurait fait un bel épisode de Servitude et Grandeur
militaires, si Vigny avait vu de plus prés ce qu'il n'a
conté qu'imaginativement. Mais la plupart de ceux qui
vivent la vie la plus dangereuse n'en ont point cons-
cience et c'est pourquoi ils la supportent, sans analyser
leurs sentiments. Je considère comme deux fois héroïque
l'homme de pensée ou de réflexion qui s'avance au mi-
lieu de la mitraille, car la vie est plus dangereuse pour
lui que pour un autre.
- é5
JUGEMENTS
17 décembre 19 14.
Laissons au-dessus de la guerre, je vous en prie,
quelques noms allemands. Gœthe ou Beethoven appar-
tiennent à tous les peuples par ce qu'ils ont mis d'hu-
main dans tous les peuples. Ils n'ont ni bombardé Reims,
ni signé le manifeste des intellectuels d'outre-Rhin. La
guerre n'a pas changé la valeur de leur âme. J'en dirais
autant de Schopenhauer et de Nietzsche dans l'ordre
philosophique. Ils n'ont pas pensé en allemand, ils ont
pensé en humain. C'est à coup sûr un sot que celui qui
écrivait l'autre jour « le hideux Schopenhauer ». C'est
aussi un ignorant, car il devrait savoir que les crocs de
son pessimisme n'ont pas épargné ses compatriotes, moins
encore que les autres peuples. « En prévision de ma
mort, dit-il dans ses Memorabilia, je fais cette confession
que je méprise la nation allemande à cause de sa bêtise
infinie et que je rougis de lui appartenir ». Je crois vrai-
ment, que s'il était notre contemporain, il ne reviserait
pas son jugement, encore qu'on puisse n'y voir qu'une
Pendant VOrage. 9
— 66 —
rude boutade et peut-être une imitation de la manière
de Voltaire. Ces grands Allemands du passé nous appar-
tiennent d'ailleurs presque autant qu'à l'Allemagne. Ils
ont tous si5'cé le lait de la culture française, Gœthe le
premier. Schopenhauer doit beaucoup à Chamfort et à
Voltaire. Nietzsche, qui haussait les épaules à l'idée seule
de culture allemande, avait l'esprit plein de nos plus
pénétrants écrivains. Pour moi, je ne les abandonne pas
plus que je n'abandonnerais Shakespeare ou Léopardi. Je
n'ai pas conscience, en les aimant, d'aimer la pensée alle-
mande, mais bien la pensée humaine.
-67-
INDUSTRIES DE GUERRE
22 décembre 19 14.
Ce sont les petites industries dont je veux parler, les
industries accessoires basées sur notre besoin de bien-
être relatif et destinées à diminuer autant que possible
rinconfort du soldat en campagne. Je suis bien sûr que
le paysan serbe, dans un climat analogue, s'est moins
préoccupé que nous des nuits en plein air et que ses
soeurs ou sa mère ont, moins fébrilement que les nôtres,
ourdi les tricots de laine. La race est plus dure. Ce tra-
vail personnel de la laine, sa transformation en vêtements
de toute forme, aura été pour les femmes de France le
grand œuvre de cet hiver. Beaucoup ne savaient qu'à
peine ou ne savaient plus, car on trouvait tous ses
besoins et aussi toutes ses fantaisies dans le commerce.
C'est donc un métier qu'elles ont dû apprendre ou dans
lequel elles ont dû se perfectionner. Voilà la première des
petites industries créées par la guerre. Il en est d'autres
du même genre qui nécessitaient un outillage hors de la
portée des particuliers. De tous côtés ont surgi d'ingé-
— 68 —
nieux moyens d'assurer le couchage du soldat, en le pré-
servant soit du froid, soit de la pluie. Les abondantes
pluies de l'automne avaient fait sortir le « parapluie du
soldat », qui est à la fois une couverture, un manteau et
un sac de couchage. Ces inventions se sont multipliées.
La chimie s'ingéniait de son côté à combiner des sys-
tèmes de réchauffage des aUments sans feu visible. Nous
eûmes le « réchaud des tranchées ». Enfin la pharmacie
découvrit qu'elle détenait nombre de spécialités qui sem-
blaient avoir été imaginées pour assurer la santé de qui
couche à la belle étoile. Il n'est pas jusqu'à un stylo-
graphe bien connu qui ne semble avoir été inventé qu'en
vue de la correspondance militaire. Et sous toutes ces
formes apparaît notre ingéniosité.
é9 -
L'Héroïque Belgique
22 décembre 1914-
Parmi les publications illustrées à la gloire de la Bel-
gique, le grand album intitulé L Héroïque Belgique est assu-
rément le plus saisissant par son texte, dû aux meil-
leurs écrivains, par les nombreuses images dont il est
semé. On y voit ce qu'était la Belgique avant la guerre.
On y voit ce qu'ils ont fait de cette belle province euro-
péenne, que tant de personnes connaissaient, que toutes
aimaient et admiraient dans son art, dans son histoire,
dans la légende. La conduite des Allemands en Belgique
les a déshonorés'devant l'opinion du monde, elle a mon-
tré aussi la bêtise orgueilleuse et cruelle de ce peuple
soudain déchaîné. C'est à pleurer d'abord, c'est aussi à
n'y rien à comprendre. Ils ont la prétention d'annexer
la Belgique et ils commencent par la terroriser, par l'in-
cendier, par la détruire, par massacrer les habitants, par les
affamer, par les ruiner! Au point de vue de la piraterie,
c'est stupide. Le pirate qui a mis la main sur une riche
cargaison, ne la jette pas au fond de la mer ; ce serait
— 70 —
de la déraison. Mais on n'analyse pas un tel forfait et sur-
tout on ne le compare à rien. J'aurais voulu, dans LHé-
roïque Belgique, quelques récits de témoins nous montrant
les tueurs fusillant les populations, comme à Dinant,
par exemple, mais ces choses n'ont paru que peu à peu
dans les journaux, et à cette heure on ne sait pas encore
tout. L'intérêt de cet ouvrage est surtout de nous faire
regarder du côté des Belges, du côté des héros, car la
Belgique, devant les crocs du monstre, fut héroïque, c'est
incontestable et, si elle a provisoirement tout perdu,
elle a gagné du moins une épithéte, que l'histoire ne lui
contestera jamais.
71
LA "MÈRE-HENRY
26 décembre 1914.
Enfin, nous savons à peu prés ce que c'est que le
signal de la Mère-Henry dont nous parlèrent plusieurs
fois les communiqués. C'est un groupe de rochers isolés
situé au nord de Senones, lequel est lui-même au nord
de Saint-Dié. Un journal en a donné la photographie. Il
m'a semblé que l'on distingue sur la plate-forme du
rocher principal une cabane ou une chaumière. On
accède là par des passerelles fortement incHnées. Cela
doit être une des curiosités du pays. Que de coins et
de points pittoresques auront été ravagés au cours de
cette guerre, et je ne parle ni des villes, ni des villages,
ni de ces jolies habitations qui surgissaient de partout
dans cette France envahie si riche, et où la nature était
si doucement domptée, si plaisamment asservie par un
peuple intelligent, respectueux de la beauté naturelle,
mais toujours disposé à la faire tourner à ses plaisirs ou
à ses besoins! Qu'est devenue la passerelle de la Mère-
Henry, qu'est devenue la chaumière que je crois aper-
— 72 —
cevoir sur la plateforme ? Le rocher lui-même est-il
intact ? Il n'y a pas que les maisons qui constituent un pays
civilisé, il y a la manière dont les habitants ont assuré la
survie des éléments pittoresques fournis par la nature.
Il y en a beaucoup dans ces régions de l'Est et de l'Aisne.
Quel aura été leur sort? Certes, une cathédrale de Reims,
un hôtel de ville d'Arras sont des pertes irréparables
pour la civilisation, mais le signal de la Mère-Henry,
s'il est détruit, ne sera-t-il pas déploré, lui aussi ?
— 73 —
L'IRRÉDENTISME
10 janvier 191 5.
M. Prezzolini écrit dans La Voce : « Il ne faut pas
que l'Italie fasse la guerre pour T. T. (Trieste et Trente).
Tout le monde me croit irrédentiste. Je ne le suis pas
et le moment est venu de le dire, je suis si peu irréden-
diste que, si demain l'Autriche nous offrait Trente, Trieste,
llstrie et la Dalmatie, à condition de ne pas déclarer la
guerre aux deux Empires, je serais d'avis de refuser. Si
nous obtenions Trente, Trieste, l'Istrie, la Dalmatie et
Vallona par-dessus le marché, mais si, en même temps,
l'Allemagne, grâce à cela, parvenait à écraser la France
et à abattre l'Angleterre et à juguler la Russie, nous nous
serions mis dans une situation pire que la situation ac-
tuelle où nous n'avons pas T. T. et le reste, mais où
nous avons notre liberté. La question de la guerre n'est
pas la question de l'irrédentisme ; c'est la question de la
liberté italienne. La question de la guerre n'est pas une
question d'irrédentisme, c'est une question d'italianité.
Elle ne peut ni se discuter ni se résoudre sur la base du
Pendant l'Orage.
— 74 —
sort de T. et de T., mais sur la base du soît de l'Italie.
Nous ne nous battrons pas pour 700.000 Italiens mais
nous nous battrons pour 40.000.00 d'Italiens. L'irréden-
tisme est provincial. Il y a trop de gens qui voient
aujourd'hui l'Italie à travers Trieste, bien plus: à travers
Pola et peut-être à travers Lussinpiccolo. Il faut voir
Trieste et Lussinpiccolo à travers l'Italie. Est-ce clair ?
La question n'est pas de planter le drapeau italien sur
Saint-Just (cathédrale de Trieste). La question est de libé-
rer l'Europe de la domination allemande : ce qui est, on
nous l'accordera, quelque chose de plus important. » Je
ne puis traduire tout l'article, bien qu'il le mérite. Ceci
montre du moins comment un des esprits les plus dis-
tingués de la jeune Italie comprend aujourd'hui l'irréden-
tisme.
— 75 —
CALMANTS
8 janvier 191 5.
Il est un moyen de mieux supporter nos ennuis pré-
sents, c'est de les comparer à ceux de tels de nos con-
temporains qui semblaient encore moins que nous
destinés à pâtir de la guerre. Edison, dont le laboratoire
a été détruit par un incendie, qui a éprouvé là de grosses
pertes, se dit, paraît-il : « Qu'est-ce que ce malheur
auprès des déceptions qu'a déjà éprouvées le Kaiser,
auprès de celles qu'il éprouvera encore ? Malgré tout, je
suis encore plus heureux que lui. » C'est là une méthode
qui a été de tout temps enseignée par les philosophes.
Il faut toujours comparer son état présent à l'état des
hommes qui nous apparaît comme le pire. Presque rui-
nés et prêts à désespérer, regardons du côté de ceux qui
le sont absolument et non du côté de ceux qui sont
prospères. Notre amertume en sera notablement dimi-
nuée. On trouve toujours un plus malheureux que soi
et, si on ne le trouvait pas, on peut toujours l'imaginer.
Mais en ces temps, on n'a pas besoin, hélas, si à
-76-
plaindre que l'on soit, de faire appel à son imagination
pour trouver plus à plaindre que soi-même. Il suffit de
regarder à droite ou à gauche pour être bientôt forcé
de convenir qu'on est parmi les privilégiés. Si la vie est
le plus précieux bien, ce qui n'est pas toujours sûr de la
vie toute nue, pensez à ceux qui sont morts ; mais si
vous ne la concevez pas sans la richesse, pensez à ceux
qui se sont réveillés un matin ruinés sans phrase ; s'il
vous faut qu'elle s'écoule dans un pays libre et pacifique,
pensez aux Belges : vous n'en êtes pas et vous pourriez
en être. Il y a là des millions de malheurs qui vous ont
été épargnés. Je reconnais que la méthode n'est pas, en
somme, très satisfaisante, le malheur d'autrui pouvant
fort bien accroître le vôtre, mais par le temps présent,
je n'ai pas mieux à vous offrir. Pensez aux Belges.
— 77
TABLEAUX DE GUERRE
II janvier 191 5.
Je lis à la date du 22 juin 1869, dans le Journal des
Goncoiirt : « Le général Bataille nous entretient de
l'émotion au feu. Pas d'émotion une fois l'action enga-
gée, mais avant, par exemple, aux premiers coups de
fusil qui se tirent sur les lignes d'un camp, quand on
est couché encore, alors un sentiment de compression
à la poitrine, avec, au fond de soi, une sorte de tristesse.
Il y aurait un bien curieux, un bien intéressant et un
bien nouveau volume, à faire de fragments de récits
militaires intitulé : La Guerre, où l'on ne serait que le
sténographe intelligent de choses contées. » Ce passage
de Jules Concourt, qui allait mourir à l'aurore d'une
guerre annonciatrice de celle-ci, montre bien la diffé-
rence entre l'idée que l'on pouvait se faire alors d'une
guerre et l'idée qu'on est forcé de s'en faire aujourd'hui.
Un tel livre à l'heure présente serait bien différent de ce
qu'il imaginait, et surtout la réalité y ajouterait des pages
auxquelles il ne songeait pas, les pages de l'horreur.
-78-
Coup sur coup, viennent de paraître deux séries d'en-
quête, une enquête belge et une enquête française, sur la
conduite infâme des armées allemandes. Ah! que nous
sommes loin des guerres de jadis et que nous sommes
rapprochés au contraire des guerres plus lointaines, si
lointaines qu'on les croyait chimériques, accomplies en
Europe par les barbares envahisseurs de l'empire romain !
On n'aura plus besoin, pour connaître le dernier degré
de la cruauté, de compulser les anciennes chroniques :
l'histoire contemporaine y suffira. Nous sommes voués
pour les historiens à être considérés comme les témoins
des plus grands excès qui aient été exercés par des
hommes sur l'humanité. Nous aurons vu la barbarie.
Nous sommes les contemporains des Huns.
79 —
RAPPROCHEMENTS
I" janvier 191 5.
Je trouve, dans la Dépêche de Toulouse, cette citation,
relevée dans Tacite au premier livre des Annales. Un
général romain, lieutenant de Germanicus, harangue ses
légions : « Que la sagesse régie nos ardeurs. Restons
dans les tranchées. Attendons le moment propice pour
refouler l'ennemi. Puis nous prendrons l'offensive qui
nous mènera jusqu'au Rhin. » Dirait-on pas que
c'est le général Joffre lui-même qui vient de parler ?
L'histoire se répéterait-elle à ce point que les mêmes
mots puissent servir à caractériser, à travers les siècles,
les mêmes situations ? Non, sans doute, et ce n'est là
qu'une illusion, qui vient de ce que, dans deux situa-
tions analogues, on ne prend qu'un détail particulier ou
bien qu'on ne se sert que d'expressions tellement géné-
rales qu'elles peuvent convenir à des circonstances qui
ne sont pas très éloignées l'une de l'autre. La langue
latine fixe admirablement les traits généraux et manque
de précision pour le détail. Au commencement du der-
— 8o —
nier siècle, on a pu écrire un résumé d'histoire de la
Révolution, en ne se servant que de citations ou cen-
tons d'historiens latins. Mais ce genre de littérature ne
sert qu'à jeter de la confusion dans les esprits. Il n'en
est pas de même d'une simple citation appropriée qui
nous montre qu'il n'est pas de circonstances absolument
uniques. J'avoue même que j'ai un faible pour ces rap-
prochements, tout en me rendant compte de leur ina-
nité fondamentale. Cela amuse les esprits énervés par
une longue attente. Cela calme leur impatience et c'est
aussi d'un bon enseignement philosophique. Le même
article se terminait par cette réflexion de Vauvenargues,
qui est en effet à méditer : « Le contemplateur, molle-
ment couché dans une chambre tapissée, invectivera-t-il
contre le soldat qui passe les nuits de l'hiver au bord
d'un fleuve et qui veille en silence, armé pour le salut
de la patrie ? »
INVOCATION
5 janvier 191 5.
Je crois que c'est Léon Bloy qui a dit dans son style
exaspéré qu'il n'y a pas de nom plus prostitué que celui
de Dieu. En termes plus modérés, il n'y en a pas dont on
abuse davantage ; c'est la grande ressource de ceux qui
n'ont plus rien à dire, et l'on s'en remet à Dieu quand
l'espoir raisonnable est devenu humainement impossible.
Sans doute, cela est touchant dans nombre de circon-
stances, et je ne voudrais pas ravir aux malheureux
l'expression suprême de leurs dernières angoisses. Mais
quand cet appel prend des formes comiques, des formes
familières et protectrices, il est impossible de ne pas en
rire. Il y a une phrase du dernier manifeste de l'empe-
reur allemand qui m'a fait cet effet-là. Elle est si drôle
que je doute même un peu qu'elle ait été exactement
traduite : « Confiant, dit-il, dans l'aide éclairée de Dieu... »
Cet homme assurément divague. Il juge l'infini. Il lui
accorde certaines qualités d'intelligence. Evidemment la
prochaine fois il le nommera conseiller intime et lui
Pendant l'Orage. ii
— 82 —
décernera la croix de fer. Il divague ou, dans son émo-
tion, il laisse voir le fond de sa nature qui est faite de
bêtise allemande et d'orgueil allemand. Comment ce
Dieu ne serait-il pas flatté d'être jugé si favorablement
par un si grand personnage ? Et comment ce détenteur
de la victoire ne la remettrait-il pas aux mains de qui
sait l'apprécier en termes aussi décisifs ? Dieu prend ici
toute l'apparence d'un fétiche, d'une idole d'antichambre.
Et c'est le Père naturellement qui, comme l'a dit un
courtisan, est réservé à l'usage de l'empereur. Il l'em-
porte en voyage dans sa valise et le place sur son bureau,
quand il écrit ses proclamations.
-83 -
LA PREMIÈRE GUERRE
12 janvier 191 5.
Quelqu'un me demande avec ingénuité : « Quelle a été
la première guerre ? » Et moi, avec une non moindre
ingénuité, j'ouvre une chronologie et je cherche. Pas bien
longtemps, car à la réflexion, je me rends compte que la
question est absurde. Si haut que l'on remonte, on trouve
une société, analogue aux sociétés actuelles des hommes.
En rien, il n'y a eu de commencement. Le commence-
ment est une conception de l'esprit. Autrefois, même,
est devenu un mot qui n'a plus qu'une valeur relative,
car plus on examine le passé et plus on s'aperçoit qu'il
ressemble beaucoup au présent. L'évolution de l'huma-
nité a été tout extérieure. Il y eut des temps sans canons,
il y eut des temps sans épées de métal, mais des temps
sans guerre ou sans violence, cela dépasse l'entendement.
Si l'on conçoit un moment de l'histoire de la terre sans
la présence d'une humanité plus ou moins intelligente,
on se trouve encore en face de sociétés animales fort
guerrières, telles que les fourmis et les termites. Dés
- 84-
qu'il y eut vie, il y eut aussi bataille. Oui, demandez-
vous plutôt, non pas quelle fut la première guerre, mais
quelle fut la première paix, quelle fut la période où la
vie ne se dressa pas contre la vie. Pensez qu'il y a des
luttes mortelles non seulement entre les animaux, mais
entre les plantes, qu'il y en a peut-être entre les minéraux,
que la vie d'une espèce est incompatible avec la vie de
telle autre espèce. Il y a décidément beaucoup de philo-
sophie dans le mot de Darwin. Toute la philosophie y
est peut-être incluse.
85 -
L'AUTRE HOPITAL
12 janvier 191 5.
Il y a un hôpital où malades et blessés n'ont pour lits
que de la paille et s'en contentent fort bien. Ils ne sont
d'ailleurs ni très blessés ni très malades, car s'ils avaient
la moindre fracture, la moindre fièvre un peu suspecte,
on ne les recevrait pas. La plupart ne sont qu'épuisés,
fourbus par les longues marches, amaigris par la nourri-
ture incertaine. Quelques semaines de repos et de soins
élémentaires les remettent sur pied, ce qui est une
manière de parler, car s'ils n'étaient pas sur pied, on ne
les soignerait pas. L'hôpital est situé dans un beau et
vaste parc et s'étend sur plus d'un kilomètre de long,
car il ne contient qu'un rez-de-chaussée et des greniers.
En effet, il est réservé aux chevaux. C'est une organi-
sation intelligente à laquelle on a pensé pour la première
fois lors de cette guerre, et qui rend les plus grands
services, car on redonne à l'armée plus de la moitié de
ceux que l'on a relevés en piteux état sur les champs de
bataille. Mais, en dehors de l'utilité, n'y a-t-il pas une
— 86 —
satisfaction d'apprendre que ces pauvres bêtes, qu'on
abandonnait jadis aux corbeaux et aux vautours, sont
enlevées, soignées, traitées enfin comme de bons com-
pagnons qu'ils sont ? On a souvent parlé avec enthou-
siasme du cheval de combat qui s'exalte à l'odeur de la
poudre, ce qui n'est peut-être qu'une métaphore, mais
on n'avait pour lui aucune pitié, dés qu'il cessait d'être
un animal utile. Maintenant, on le dorlote, on caresse
ses maigres côtes et, s'il n'a qu'une balle sous la peau, on
la lui ôte délicatement, on le met au vert et on lui
donne d'excellentes rations bien mesurées. C'est bien ce
que nous devions à notre plus noble conquête.
-87
LES RUINES
14 janvier 191 5.
Un écrivain, M. Jean Desthieux, qui prépare à ce
sujet une enquête pourl^ Rwm, me demande mon avis
en ces termes : « Faudra-t-il restaurer ou reconstruire,
suivant les cas, la cathédrale de Reims, l'hôtel de ville
d'Arras et nos autres monuments nationaux sur lesquels
les Allemands ont tenu à laisser une trace durable de
leur passage ? Ou vaudra-t-il mieux conserver ces
monuments dans l'état où les aura laissés l'envahisseur? »
Il faudra les reconstruire ou les restaurer, cela ne fait
aucun doute. Ni Reims, ni Arras ne peuvent demeurer
avec un hôtel de ville en ruines, avec une cathédrale
sans toit. On a pu laisser dans un coin de Paris les
ruines devenues pittoresques de l'ancienne cour des
comptes, mais ce n'était pas là un monument unique et
indispensable à la cité. Si bien qu'on a fini par édifier à
sa place une gare ! Je ne suppose pas que l'on réserve le
même sort ni à la vieille cathédrale historique, ni au
vieil hôtel de ville, donc il faut reconstruire ou il faut
réparer. Cela ne veut pas dire qu'architectes et maçons
aboliront le souvenir des outrages allemands aux vieilles
pierres, pas plus que les chirurgiens n'abolissent en soi-
gnant les blessés le souvenir des maux infligés aux per-
sonnes. C'est cela. Il faudra traiter les monuments bles-
sés comme on traite les personnes blessées. Dans bien
des cas, la blessure sera difficilement réparable, le
monument gardera des cicatrices. Tant mieux, et
puissent-elles durer aussi longtemps que le souvenir qui
se transmettra dans les cœurs de générations en géné-
rations.
-89 -
LES UNS ET LES AUTRES
15 janvier 1915.
Ils tombent à droite, ils tombent à gauche. Le troi-
sième Bulletin des Ecrivains qui nous donne l'éloge de
Pierre Gilbert par Charles Maurras, nous annonce la
mort de Léon Bonneff. L'un appartenait à la Revue cri-
tique des Idées et des Livres, à la littérature nationaliste
et néo-classique. L'autre appartenait à l'Humanité, à la
littérature socialiste et naturaliste. L'un défendait la tra-
dition, l'autre défendait la révolution, mais tous deux
défendaient la France. Je crois bien qu'ils s'ignoraient
l'un l'autre. Surtout, ceux qui aimaient l'un n'aimaient
pas l'autre. On s'aperçoit maintenant que tous les deux
servaient la même cause. J'ai réuni ces deux noms, parce
qu'ils me sont tombés sous les yeux. J'aurais pu en
prendre deux autres. Toutefois, de Bonneff, j'avais lu le
dernier livre et j'en avais gardé une impression assez
forte. C'était beaucoup moins de la littérature que des
documents, mais des documents d'une rare intensité de
vie et singulièrement poignants. Didier, homme du
Pendant l'Orale, I2
— 90 —
peuple, c'est un genre que j'aime assez, parce qu'il ne
s'appuie pas sur le vain talent littéraire, mais sur l'obser-
vation des mœurs et des faits sociaux. Bonneff est l'un de
ceux qui nous avaient donné sur la guerre le livre docu-
menté qu'il nous faudra et qui nous viendra certainement,
mais je ne sais d'où, le livre de faits et non de déclama-
tions, le livre sans anecdotes, sans larmes, sans gloire, le
livre terrible. Méditez sur cette conception du livre de
la guerre, jeunes gens qui nous reviendrez, l'œil etl'oreille
encore troublés de ce que vous aurez vu et de ce que
vous aurez entendu. En attendant, il nous faut compter
ceux qui ne le feront pas et qui auraient pu le faire et
notre tristesse augmente.
— 91 —
POÈMES DE FRANCE
20 janvier 191 5.
Les revues littéraires ont à peu prés toutes cessé de
paraître et celles qui ont persévéré s'ouvrent plus volon-
tiers à des considérations politiques ou économiques
qu'à la poésie. Cela faisait mal l'affaire de M. Paul Fort,
dont la fécondité toujours en éveil avait besoin de se
répandre. Alors il a fondé les « Poèmes de France », un
petit bulletin qui, depuis deux mois passés, nous apporte
tous les quinze jours quelques « ballades » douloureu-
sement émues ou ironiques. Il faut entendre « ballades »
au sens bien particulier qu'a donné Paul Fort à ce
poème. Son premier recueil s'appelait II y a des cris. Les
ballades qu'il a données depuis sans se lasser jamais
furent toujours des cris : cris d'amour, cris de joie,
cris qui sont des étonnements, cris qui sont des
sanglots, cris qui sont toujours de la poésie. Un
autre eût appelé cela des chants ou des odes, mais il a
si bien fait que l'on s'est habitué au mot « ballade » et
qu'il semble que rien ne convienne mieux à ces poésies
— 92 —
jaillissantes où l'émotion est encore familière, même
quand elle est héroïque. Les voilà, ces poèmes de la
guerre dont on attendait le clairon et le sanglot, le cri et
le sifflement : « Halte ! et dans la splendeur de l'automne
empourprée, — JofFre a laissé traduire au clairon son
beau cri : — Qui vole matinal de Verdun à Paris, —
Sur le coteau, sous bois, au fleuve et par les prés ! » Ainsi
commence la « ballade « de La victoire de la Marne.
Comment ne se trouve-t-il pas un riche amateur qui
fasse envoyer aux armées cent mille exemplaires de ce
Poème de France ? Cela leur serait un beau réconfort et,
lu en face des « Autres », quel effet sur les cœurs!
93 —
A SAN-FRANCISCO
21 janvier 1915.
C'est une très bonne idée que la France a eue d'offrir
à la Belgique désemparée une place dans son palais d'Ex-
position à San-Francisco. Ainsi les Américains sauront,
non ce que peut aujourd'hui la Belgique industrielle et
la Belgique artistique, mais ce qu'elle pouvait il y six
mois, ce qu'elle peut encore en puissance. Sa vie n'est
pas morte, elle est suspendue. Cette double exposition
affirmera encore une autre vérité dont la révélation sera
probablement désagréable à ses vainqueurs d'un jour,
c'est que les deux pays, le petit et le grand, unis dans la
résistance commune, le doivent rester, la guerre finie.
Une partie de la Belgique se croyait des affinités avec
l'Allemagne, comme elle se croyait en opposition avec
les idées françaises. Il n'est pas besoin de beaucoup de
perspicacité pour prévoir que cet état d'esprit ne renaîtra
jamais. Le palais de San-Francisco sera, après d'autres,
un signe visible de l'union qui survivra aux cruelles cir-
constances d'aujourd'hui. Parmi ce que la Belgique
— 94 —
pourra exposer en Amérique, il y aura, dit-on, les
maquettes des principales villes belges, telles qu'elles
étaient encore il y a six mois. On y verra Liège, Bru-
xelles, Anvers. On y verra Louvain, qui n'est plus que
cendres. Les Américains, grands fondateurs et enrichis-
seurs d'universités, se demandent encore par quelle aber-
ration les Allemands détruisirent Louvain, centre uni-
versitaire connu dans le monde entier. Ils seront sen-
sibles à la reproduction en miniature de la vieille cité
vouée à l'étude. Ils penseront au deuil que cela serait
pour eux si des barbares venaient ravager Harvard, Cor-
nell ou An Arbor. A tous les points de vue, la Bel-
gique à San-Francisco soulèvera de profondes émotions.
95 —
LES ZEPPELINS
23 janvier 191 5.
J'avais, comme tous mes contemporains de civilisation
plus ou moins humanitaire, la conception d'une guerre
décente, où le soldat ne visait que le soldat, où l'habi-
tant n'était menacé que de réquisitions, où les bombar-
dements des villes ouvertes n'étaient pas à craindre, une
guerre en somme où les civils ne risquaient rien, ou
peu de chose en comparaison des combattants. Mais
tout en me sentant révolté contre la manière allemande
brutale et cruelle, je suis obligé de reconnaître qu'elle
ne contredit pas l'histoire ni les bas instincts de l'huma-
nité déchaînée. C'était sans doute un honneur pour l'hu-
manité d'avoir réussi au cours des siècles à limiter les
horreurs de la guerre et à faire que les guerres modernes
ne ressemblaient plus que de noms aux guerres anciennes.
J'ai toujours sous les yeux le spectale que me donna le
récit du sac de Rome par l'armée du connétable de Bour-
bon selon un chroniqueur du nom de Buonaparte. Il
faut avoir lu cela pour savoir ce que fait d'une ville une
— ^6 —
soldatesque victorieuse, libre de se livrer pendant plu-
sieurs jours à tous ses instincts. C'était la récompense
qu'un général donnait à son armée et c'était peut-être
pour jouir de cette licence, bien plus que pour une solde
problématique, que tant d'hommes s'enrôlaient et ris-
quaient leur vie. L'histoire à la main, les Allemands
auraient pu faire bien pis qu'ils n'ont fait. Ils n'ont été
que de bien médiocres imitateurs. Ils voudraient, dit-on,
innover quelque peu au moyen de leurs Zeppelins. En
sont-ils capables ? Nous verrons bien.
— 97 —
UN VIEUX PORTRAIT
29 janvier 1915.
Christophe Dupuy, le frère de l'historien, a écrit au
xvii^ siècle un recueil des opinions et des conversations
du cardinal du Perron, qui mérite probablement peu de
crédit, mais qui n'en est pas moins fort curieux, même
quand il serait plutôt l'expression de l'esprit de Dupuy
que l'expression de l'esprit du cardinal. Mais ceci est un
point sans importance pour le moment. Ce recueil,
Perroniana, nous intéresse parce qu'il contient un portrait
du caractère allemand. N'ayant pas le volume sous la
main je cite d'après un des collaborateurs de ï Intermé-
diaire. C'est à propos des diverses nations de l'Europe :
« La plus curieuse et la plus brutale nation, à mon gré,
c'est l'Allemande, ennemie de tous les étrangers; ce
sont des esprits de bière, et de poisse, envieux de tout
ce qui se peut; c'est pour cela que les affaires se font si
mal en Hongrie : car ils portent envie aux étrangers et
sont marris quand ils font bien, et pour eux ils ne font
rien. Si un Français ou un ItaUen sort à l'écart, ils le
Pendant l'Orage. 15
- 98-
tuent, cela est assuré. Les Anglais encore sont plus polis
de beaucoup, la noblesse est fort civilisée, il y a de beaux
esprits. Les Polonais sont honnêtes gens, ils aiment les
Français et ont de beaux esprits : les Allemands, leur
veulent un grand mal. » On voit que le caractère des
nations change peu. « Esprits de bière et de poisse »,
esprits lourds et gluants, esprits pâteux et sans initia-
tive, tels ils furent toujours et tels ils resteront éternel-
lement. A propos d'esprit de bière et de poisse, je ne
puis m'empêcher de remarquer avec quelle vérité et
quelle verdeur, quelle hardiesse aussi, le moindre des
écrivains du xvii^ siècle manie sa langue. C'est le
charme de ces gens à perruque que leur pensée est
presque toujours aussi nette que leur verbe est original.
— 99 —
TIPPERARY
6 février 19 15.
I
Au grand Londres vint un jour un Irlandais,
Les rues étaient pavées d'or, tout le monde était gai.
Les refrains de Piccadilly, du Strand et de Leicester square
Excitaient Paddy, qui se mit à chanter :
Il y a loin à Tipperary,
Il y a loin pour y aller;
Il y a loin à Tipperary,
Il y a loin chez ma bien-aimée !
Bonsoir, Piccadilly,
Adieu, Leicester square !
Il y a loin à Tipperary,
Mais c'est là qu'est mon cœur.
II
Paddy écrivit à son amie MoUy l'Irlandaise :
« Si vous ne recevez pas cette lettre, faites-le moi savoir.
— 100 —
Et si je fais des fautes, chère MoUy, disait-il,
C'est que ma plume est mauvaise, ne m'en veuillez pas :
Il y a loin à Tipperary, etc..
III
Molly répondit joliment à Paddy l'Irlandais :
Mike Malonez voudrait bien m'épouser,
Laisse le Strand et Piccadilly ou bien je t'en voudrai,
Car l'amour me rend idiote et j'espère qu'il en est de
[même pour toi.
Il y a loin à Tipperary, etc..
Et voilà la fameuse chanson de marche anglaise. C'est
un refrain populaire et une amicale satire de la naïveté
irlandaise.
— lOI —
LA LOTERIE
10 février 191 5.
Cinquante numéros, ou peu s'en faut, sont déjà sortis
à la loterie funèbre et glorieuse. Cinquante jeunes écri-
vains sont morts au feu ou des suites de leurs blessures
depuis le début de la guerre. C'est ce que nous apprend le
n° 4 du Bulletin spécial consacré au mouvement litté-
raire d'aujourd'hui. Encore dans cette liste ne sont pas
compris quelques disparus, sur le sort desquels il y a bien
peu d'espoir, ou plutôt bien peu de doute. Il y avait eu
un temps, non d'arrêt, mais de ralentissement et voilà
que la liste du dernier mois s'est tout à coup grossie de
treize noms. L'un d'eux est celui du poète Emile Despax
dont le Double Bouquet publiait encore un poème, alors
même qu'il tombait. Despax s'était un peu éloigné des
luttes littéraires. Il avait été nommé sous-préfet, mais il
était resté poète et il jouissait plus que jamais de sa répu-
tation précoce. Il n'y a pas encore beaucoup d'années
que je m'étais entremis pour faire publier dans de bonnes
conditions son premier livre au Mercure de France, et je
— 102
vois encore ce beau jeune homme entrer du même coup
dans le bonheur et dans la vie littéraire. Je me laisse
plus émouvoir par le destin de ceux qui suivaient ma
carrière et que j'avais connus. C'est un sentiment fort
naturel et que j'accepte, mais je pense aussi aux autres,
à ceux qui m'étaient tout à fait étrangers, qui suivaient
dans la vie des routes où nous ne devions jamais nous
rencontrer. Ce Bulletin des écrivains n'est pas une œuvre
de vanité, mais une œuvre de solidarité et de respect.
Beaucoup y sont célébrés pour la dernière fois peut-être,
beaucoup y sont nommés qui même ne le seront plus
jamais. C'est bien le moins que nous nous apercevions
qu'ils sont morts, ceux qui meurent pour nous, et que
nous méditions un instant sur leur destinée.
103 —
LE BON PORTRAIT
13 février 191 5.
J'ai eu l'occasion, ces temps derniers, de faire venir de
Londres une traduction anglaise du poète latin Lucrèce.
Pourquoi? Ce serait trop long à expliquer. Enfin, le livre
est venu et je me suis mis à lire la notice sur le traduc-
teur mise en tête du volume, que je n'ai pu fermer avant
de l'avoir achevée. Il n'est pas un genre littéraire où les
Anglais soient davantage nos maîtres que celui de la
biographie. Eux seuls savent faire le bon portrait, celui
qui marche, qui parle, que l'on voit, que l'on entend.
C'est merveilleux. Le traducteur de Lucrèce fut un pro-
fesseur de Cambridge auquel ce travail valut une grande
réputation d'écrivain et d'érudit. Il s'appelait J. Munro
et son biographe s'appelle J.-D. Duff, également de Cam-
bridge. Il nous apprend que Munro était de taille
moyenne avec de larges épaules, les cheveux châtains
foncé, partagés en deux par une raie médiane et bouclés.
Il avait l'habitude, quand il parlait, de les caresser et de
les tirer. Son visage était entièrement rasé. Les yeux
— 104 —
étaient bleus, très expressifs, le nez large, les lèvres ser-
rées aux coins tombants. Je néglige d'autres détails. Il
portait un chapeau haut, des vêtements noirs et quand il
se promenait, tenait ses mains derrière le dos. Il ne
fumait pas et ne prenait pas de thé. Après dîner il se reti-
rait dans son salon où il s'asseyait dans un haut fauteuil à
gauche de sa cheminée, un livre à la main, et quand il
avait un visiteur, c'est sur ce livre qu'il parlait. Il posait
sur un tabouret ses pieds chaussés de pantoufles. Il déjeu-
nait de très bonne heure et ne prenait que du pain et du
beurre, ainsi qu'à son lunch. Sa conversation s'égarait
très souvent sur l'antiquité. Il détestait les « potins »
et baissait la voix quand il parlait des scandales de la
cour de Tibère. Il lisait le Times et ne se servait que de
plumes d'oie.
— 105
LES VALEURS
i6 février 191 5.
La guerre, une guerre comme celle-ci, est à la fois
créatrice et destructrice de valeurs. Mais comme rien ne
se crée de rien et qu'il y a toujours une matière
préexistante, disons qu'elle est transformatrice de valeurs.
Un homme qui était peu de chose dans son métier, ou
qui même était quelque chose dans son métier sans éclat
et d'une utilité limitée, devient à la guerre un homme
d'action et d'initiative, passe au rang des meilleurs. On
a vu cela, déjà, dans la carrière des généraux de Napo-
léon. Cela se renouvelle avec les présentes circonstances.
On voit aussi le phénomène opposé : un général arrivé
à son grade, je ne dis pas par l'intrigue, mais par le bon
exercice de facuhés surtout bureaucratiques, lorsqu'il est
mêlé à l'action, tombe à plat et se relève bon tout au
plus à faire un chef de dépôt ou un contrôleur. Quand
ils n'ont point passé par la guerre, beaucoup se mépre-
naient sur leur vocation. Dans un autre ordre d'idées,
on voit des polémistes, qui avaient atteint à un bon
Pendant l'Orale. ^4
— io6 —
degré d'influence, se montrer tout à coup telles que de
vieilles badernes et d'autres, méprisés, passer soudain au
rang de maîtres. Les valeurs artistiques ou littéraires ont
fréquemment subi la même oscillation. Très rares sont
celles qui ont survécu au choc. Même retour : ce qui
nous paraissait niaiserie prend tout à coup une valeur
et, l'illusion aidant, nous semble très important. D'une
façon générale, on ne demandait et elles ne donnent plus
ce qu'elles avaient accoutumé de donner. Il est probable
que la plupart de ces transformations de valeurs ne sur-
vivront pas à la guerre, mais elles auront du moins fait
mieux voir l'influence des circonstances sur les juge-
ments humains et démontré une fois de plus qu'il n'est
pas d'absolu qui ne puisse être influencé par le relatif.
107 —
COMMENT LA NOMMER ?
21 février 191 5-
Et d'abord aura-t-elle un nom particulier en dehors de
celui des années où elle se déroule ? On ne désigne pas
autrement la guerre de 1870-71, qui a désormais perdu
tout droit à la désignation particulière de guerre franco-
allemande, car si on la nommait encore ainsi, on pour-
rait demander à laquelle? M. Pitollet examine cette
question dans le dernier numéro de V Intermédiaire et
parmi les noms qu'il indique, comme déjà employés ou
proposés, il est curieux que ne figure pas le nom le plus
employé en France, au moins par l'imagerie, et qui est la
Grande Guerre. Cela répond assez aux expressions adop-
tées ou proposées, soit par les Anglais (La Guerre euro-
péenne), soit par les Allemands (La Guerre mondiale).
Il y a encore bien d'autres expressions qui ne sont
pas des plus mauvaises, quoiqu'elles ne caractérisent
qu'un aspect des choses, comme Guerre des Alliés.
Quant à Guerre des nations, cela est un peu vague, car
toute guerre mérite ce nom-là. Au fait, est-ce que le som
— io8 —
de nommer une guerre appartient aux contemporains ?
Est-ce que ce sont les contemporains qui baptisèrent la
guerre de Cent ans ou même la guerre de Trente ans ?
Laissons faire les historiens. Ils trouveront bien quelque
chose qui sera accepté par tous. Pour les acteurs ou les
témoins d'une guerre qui retentit dans le monde entier,
il n'y a qu'un mot acceptable, au moins provisoirement,
la Guerre. C'est celle-là, celle où l'on participe, celle que
l'on voit se dérouler sous ses yeux, et non une autre. La
guerre dont nous souffrons est la seule qui nous importe.
Un qualificatif ne fait que l'amoindrir. Vraiment, il est
bien inutile de lui chercher un autre nom. C'est la
guerre, avec ses horreurs, ses deuils, ses héroïsmes et
tout ce que les Allemands y ont ajouté de barbarie et de
stupidité.
— 109
BRUNSWICK
27 février 191 5.
Le nom de Brunswick lu dans un journal et signalé
comme un camp de prisonniers français ramène mon
esprit sur Stendhal, qui séjourna à Brunswick, en
1806, comme inspecteur du mobilier et des bâtiments
de la couronne. Il avait vingt-cinq ans et se trouvait
faire figure de maître dans un pays, hier encore ennemi,
mais qui ne songeait plus à l'être. La docilité de tant de
petits et grands royaumes allemands à accepter le vain-
queur, ses soldats, ses fonctionnaires, est surprenante.
Beyle, à Brunswick, ne trouva que des sympathies et lui-
même sympathisa fortement avec les femmes du pays,
sur lesquelles il donne des détails qui prouvent leur obéis-
sance. Si je restais ici quelque temps, dit-il, j'établirais
un petit sérail. Comme ces guerres de Napoléon étaient
franches et honnêtes, qu'elles laissaient peu d'amertume
aux vaincus ! Beyle, malgré les femmes et tout en tra-
vaillant de son métier d'intendant, s'ennuyait fort à
Brunswick. Il n'en étudia pas moins les mœurs du pays,
— no —
et si bien qu'il y prit l'idée d'une étude générale sur
l'Allemagne, qu'il n'a jamais écrite ni commencé d'écrire,
à moins qu'on y rattache le Voyage à Brunswick, qui a
été publié en 1898, par M. de Mitty. Le pays lui semble
affreux; les routes sont si mauvaises qu'elles en sont
un danger, si bien que les voitures passent à travers
champs. Les paysans sont mous, paresseux, stupides.
La nourriture, selon son expression, y est bêtifiante :
soupe à la bière, choucroute, rôti avec salade de racines
de choux, le tout d'une odeur détestable. Comme fruits,
je cite Standhal : « Des fi'aises, mais allemandes, ça veut
dire grosses, belles et sans parfum. » Mais ce sont les
lits qui lui rendent la vie le plus pénible, car les draps
sont inconnus et l'on couche entre deux coussins. Et
cela continue, nous donnant la vision d'un petit coin de
la vieille Allemagne sans grâce et sans goût.
— III —
TUÉ A L'ENNEMI
II mars 191 5
Dans une revue qui publie tous les mois une nécrolo-
gie très variée mais qui retient surtout les noms de per-
sonnes touchant aux lettres, à l'érudition, à l'enseigne-
ment libre, je trouve naturellement une nouvelle men-
tion, à la suite de ces noms pacifiques : tué à l'ennemi.
Je vois des professeurs de lycée et des professeurs de
petit séminaire, des journalistes et des congréganistes,
un membre de l'institut d'archéologie orientale du Caire,
un abbé « directeur de la manécanterie des petits chan-
teurs à la Croix-de-Bois », un membre de l'Ecole fran-
çaise de Rome, des professeurs de droit, des avocats,
des archivistes, un bénédictin, un sulpicien. Mais les pro-
fesseurs de tout ordre sont de beaucoup les plus nom-
breux, sans doute parce que leur profession est la plus
répandue. L'instituteur primaire n'est pas matière à nécro-
logie, sauf dans les journaux de son pays et les revues
spéciales, mais il a dû en disparaître un nombre consi-
dérable. C'est une liste comme celle que je viens de par-
I 12 —
courir qui fait bien voir que toutes les professions sont
frappées exactement en raison de leur nombre. La liste
complète des « tués à l'ennemi » donnerait un tableau
véridique de la vie de la nation. Un officier de carrière
ne court pas un plus grand péril que le plus pacifique
des civils. Vous auriez parié que ce capitaine d'infanterie
avait plus de chance de mourir de mort violente que ce
professeur de solfège. Erreur. Le professeur restera sur
le champ de bataille et le capitaine deviendra colonel.
Les professions les plus éloignées du militaire dissimulent
un soldat et souvent, jusqu'à un âge avancé, un officier.
Voyez l'archéologue Déchelette, tué à l'ennemi à l'âge de
cinquante-trois ans. C'est une des raisons qui avaient
fait juger une guerre de ce genre impossible. Le poète
allemand Dehmel est soldat dans les tranchées à l'âge
même de Déchelette. Personne, sinon les invalides,
n'est plus assuré de mourir dans son lit. Ceux qui ont
imposé ce résultat à la moitié de l'Europe sont de singu-
liers amis de l'humanité.
— 113
UN AMÉRICAIN ÉCRIT
13 mars 1915.
Je traduis : « Le socialisme est un militarisme sans
canons. C'est de la militarisation industrielle. L'Etat est
déifié au lieu du Kaiser. La France décapita un roi et
offrit aux adorations une Déesse de la Raison. Les Alle-
mands abattront un empereur et érigeront une Déesse,
appelée Nous, Vous, État, Tous. Le socialisme est
puissant en Allemagne, parce que les Allemands sont
un troupeau et non une race d'individus. Militarisme,
routine, économie, système, voilà leurs fétiches verbaux
et ils révèlent l'âme d'un peuple. L'empire allemand,
depuis cinquante ans, n'a plus de cerveaux, mais une
collection de trous à pigeons. Le peuple allemand est
philistin et bourgeois au fond du cœur. Du militarisme
au socialisme, il n'y a qu'un pas, parce que les deux
systèmes ne sont opposés que superficiellement. Ils
émanent tous les deux du même instinct psychologique,
l'impérieux besoin de l'autorité chez un peuple, l'aveu
qu'il est sans espérance comme individu... Ceci explique
Pendant V Orage. ij
— 114 —
l'étonnante unité des Allemands. Ils sont collectivistes,
et que cela soit un Kaiser ou un Liebknecht qui les
appelle, c'est la même chose. Ils obéissent. Ils ont tou-
jours obéi. Et leur « culture », leur « intellectualisme »
est strictement académique, autoritaire, collectiviste,
subventionné. Voilà le secret de l'Allemagne d'aujour-
d'hui, tout y est subventionné, chacun y a son salaire.
On appelle cela législation collectiviste. Toute chose,
dans l'empire, est étiquetée et évaluée... Sous un tel
régime, l'instinct, la spontanéité, la santé mentale, le
goût naturel tombent à rien. Tout ce qui est utile est
légitime. Apprenez vos leçons. Devoir, devoir, devoir.
L'individu n'est rien et le socialisme, le militarisme,
l'utilitarisme sont tout, de plus en plus tout... » L'auteur
montre ensuite comment l'utilitarisme trop conscient
aura mené un peuple immense à l'inconscience et à la
ruine. Ce court et suggestif article vient d'être donné
par Benjamin de Casseres à ÏEvening Sun de New-York.
C'est l'écrivain le plus fougueux, le plus indépendant,
mais souvent le plus paradoxal et quelquefois le plus
poétiquement obscur que je connaisse.
115 —
LES OTAGES
14 mars 1915-
Qu'une armée envahissante fasse des otages civils,
cela se comprend à la rigueur, mais quel besoin est-il
de les maltraiter, de choisir des vieillards infirmes et de
les faire marcher à coups de crosse au pas accéléré d'un
cheval, de choisir des femmes et de les entasser dans
des chariots ou des wagons sans leur donner à manger,
de tirer de temps en temps dans le tas un coup de
revolver, de faire souffrir enfin ces innocents par tous
les moyens dont peut disposer un soldat brutal? Ce
sont des crimes et non des crimes imposés par la guerre
aveugle, mais des crimes d'élection, des crimes perpétrés
avec autant de sang-froid que de stupidité. Un de leurs
raffinements semble avoir été de séparer les mères de
leurs enfants et d'ajouter ainsi à la torture physique un
supphce moral presque insupportable. Mais peut-on
vraiment considérer comme des otages, ces gens emme-
nés en Allemagne sans autre but que de les faire souf-
frir, puisque souvent on les arrachait d'un village que
— né —
les troupes allemandes évacuaient après une brève
occupation ? Non, décidément on ne comprend pas le
but de ces mesures odieuses. C'est le mal pour le mal.
Ainsi jadis le Peau-Rouge attachait ses prisonniers au
poteau et s'amusait à les torturer. Peut-être pourrait-on
y voir un but secret, celui de créer entre les deux pays
une inimitié éternelle ? S'il en est ainsi, reconnaissons
qu'ils ont réussi, car des procédés si lâches ne peuvent
jamais être pardonnes. Ils ont semé dans les provinces
du nord de la France et en Belgique de la haine, de
l'horreur et du mépris pour des siècles. Mais ne croyons
pas à des desseins si profonds. Pour moi je n'hésite pas
à percevoir derrière tous ces actes plus encore que les
mauvais instincts du sauvage, la stupidité de la brute.
Qu'ils aient pour principe : tout ce qui est utile est légi-
time, soit. Mais, dans les faits relatés dans le second rap-
port Payelle, l'utilité n'apparaît jamais. C'est pourquoi,
il n'y a rien à comprendre, mais il faut se souvenir et
penser aux représailles. Pas de Tolstoïsme, mais du
Biblisme, de l'implacable BibHsme.
— 117
KANT
i8 mars 1915
Je ne sais vraiment pourquoi ce matin, dans la som-
nolence du réveil, j'ai été obsédé par un nom que je
n'ai jamais évoqué volontairement, celui d'Emmanuel
Kant, le grand philosophe de l'Allemagne, qui, grâce aux
efforts de nos universitaires, était devenu, depuis cin-
quante ans, le véritable maître de la philosophie fran-
çaise. Kant était, certes, un grand génie philosophique,
mais la division de son œuvre en deux systèmes contra-
dictoires aurait dû le rendre suspect aux éducateurs de
notre jeunesse. Les principes métaphysiques que pose sa
« raison pure », sa « raison pratique » les reprend et
les arrange de façon à en faire un catéchisme protestant
tout à fait contraire au génie de la race française qui veut
évoluer selon un dogmatisme moins étroit. Après avoir
posé par exemple, comme logicien, que l'amour, ou si
l'on veut, la conservation de l'espèce, est une fonction
sacrée, il le considère pratiquement comme une « indé-
cence » à laquelle un honnête homme ne peut se livrer
— II» —
qu'avec honte. Je me souviens d'avoir lu à ce sujet dans
une revue kantienne une discussion bien amusante.
D'accord avec ses conclusions (Kant était un logicien
épouvantable), il s'astreignit à une virginité, tempérée
par des exercices solitaires, qui le mena froidement au
dédain des autres plaisirs terrestres, le vin excepté,
pour lequel il avait un certain penchant. Sa philosophie,
à laquelle on a voulu donner un caractère d'universalité,
est, bien au contraire, celle d'un vieux garçon allemand
et se présente comme anti-sociale, sauvagement égoïste.
Kant est un cénobite barbare et sans rayonnement, sans
bonté. Il y avait cependant des fenêtres à son esprit. Il
eut de l'enthousiasme pour la Révolution française et la
seule fois qu'il sortit de Kœnisberg, ce fut pour aller au
devant du courrier de France.
— 119
HIER ET DEMAIN
8 avril 191 5
Après huit mois d'interruption, le Mercure de France
s'est décidé à reparaître. Ce n'est pas, je pense, qu'il
prenne enfin, ou déjà, son parti de la guerre — durât-elle
dix ans, il ne s'y habituerait pas, — mais quand on veut
vivre, il faut vivre la vie telle qu'elle est. On ne lutte
qu'un moment contre les vagues aussi fortes que celles
où la tempête roule l'Europe et le monde. Il faut couler
ou accepter le courant, où qu'il nous porte. Le Mercure
était une revue plus attentive aux œuvres désintéressées
de l'esprit qu'aux préparations guerrières: il se réveille
o-uerrier. A peine si c'est un choix de sa volonté. Il est
guerrier, parce que la France entière est guerrière et qu'il
fait partie de la France. Il n'y a pas vraiment place
aujourd'hui pour un autre sentiment : il était même
inutile d'en tenter l'expérience. On n'eût pas trouvé,
même dans les pays neutres, des rédacteurs assez diony-
siaques pour sourire avec un dédain ivre parmi les ruines
de la civilisation qu'un peuple arrogant (d'une arrogance
— 120
qui fléchit un peu chaque jour) essaie d'accumuler autour
de nous. Il faut se rendre au plus pressé, qui est de
secourir cette civiHsation qu'on a eu un instant la vision
de voir tomber sous les lourdes bottes qui la piétinaient.
Quand elle sera debout, bien étayée, nous chanterons
encore, nous danserons encore: l'heure n'est pas venue.
Les écrivains de ma génération ont eu ce privilège, dont
ils ont peut-être un peu abusé, de pouvoir évoluer
librement et d'aller jusqu'au bout de leurs idées et de
leurs préférences. Il est à craindre, car cet état était cer-
tainement agréable, que les générations qui nous suivent
ne retrouvent plus la même liberté d'allures. Aussi loin
que je puisse voir dans le prochain avenir, il m'apparaît,
barré par de terribles préoccupations de défense, non
moins que par un souvenir qui longtemps pèsera sur les
volontés. Ce sera un autre monde, j'en ai conscience.
Pourtant j'espère aussi que les cauchemars seront vaincus
et qu'on saura trouver une méthode où se conciHera le
devoir de défendre la vie et le devoir de la vivre.
121 —
L'INVITATION
17 avril I9t5.
C'est une nouvelle œuvre de guerre que veut fonder
M. Jean de Bonnefon. Il s'agit, dit-il, de trouver des
personnes habitant la campagne qui accueilleraient, non
comme des hospitalisés, mais comme des invités, les
blessés de la guerre parmi les artistes et les écrivains.
C'est une joHe idée, mais délicate et d'une réaUsation
difficile. Il faut bien connaître quelqu'un et être sûr de
lui et de son caractère pour l'inviter à passer quelques
mois chez soi, au miheu des siens, de ses enfants, pour
lui ouvrir ainsi toute grande son intimité. Mais il s'agit de
la guerre et de ses suites et cela lèvera bien des scrupules,
fera taire bien des répugnances. Il ne faut pas d'ailleurs
susciter d'avance les obstacles. Ils se présenteront d'eux-
mêmes en grand nombre. Il vaudrait mieux tâcher de
vaincre ceux que l'on ne devine que trop et montrer, par
exemple, qu'il s'agira souvent de blessés, d'êtres fatigués,
anémiés, troublés par des mois de campagne et que les
inconvénients d'une longue présence dans la famille
Pendant l'Orage. ^^
122
doivent être comptés pour peu de chose quand il s'agit
d'un grand bienfait à distribuer à des hommes qui ont
longtemps souffert et qui souffriront longtemps. D'ailleurs,
cela ne peut s'adresser qu'à un petit nombre d'invités et
aussi à un petit nombre d'invitants. M. de Bonnefon parle
d'étendre cet accueil à la famille du soldat-artiste ou du
soldat-écrivain. Cela restreint encore le nombre des mai-
sons qui peuvent s'ouvrir à ce genre d'hospitahsation
intime. Au fait, n'y en aurait-il que quelques-unes que
ce serait encore heureux d'en avoir forcé la porte avec
cette idée, qui est charmante et dont l'auteur doit être
grandement féhcité. Elle peut même avoir une grande
portée sociale et de grands résultats. Nous ne serons pas
toujours en état de guerre. Il peut en résulter des habi-
tudes d'hospitalité des plus heureuses pour notre sociabi-
lité qui devenait un peu égoïste.
123 —
LE FLEUVE MONTE
19 avril 1915-
Le fleuve monte, le fleuve de sang... Le premier
Bulletin des Ecrivains parut dans les premiers jours de
novembre. Il notait sous sa rubrique « Tombés au champ
d'honneur », dix-sept noms. Au mois de décembre, il y
en avait vingt-cinq. Au mois de janvier, le total montait
à trente-six ; au mois de février, il était de quarante-huit;
en mars, de cinquante-huit. Il atteint soixante-huit en
avril. A cette liste il faut ajouter onze disparus, trop bien
nommés, car il y en a peu qui reviendront. C'est donc
en huit mois révolus une moisson de quatre-vingts écri-
vains, la plupart tout jeunes. Depuis les temps civilisés
aucune génération littéraire n'avait eu sans doute un
pareil destin. Et il ne faut pas se flatter que cela soit fini.
Peut-on se consoler en songeant que la moisson a été
encore plus abondante de l'autre côté, non de la barri-
cade, mais des tranchées? En tout cas, cela ne ressuscitera
pas les nôtres. Aujourd'hui, ceux que je veux pleurer
plus spécialement ne figurent même pas sur ces Hstes.
— 124 —
Ce sont les poètes, les écrivains, les créateurs de l'art ou
de la pensée qui n'étaient encore rien qu'une fleur à
peine ouverte et qui ont été et qui seront fauchés avant
d'être connus même d'eux-mêmes. Des générations ont
vécu, ont peiné, ont obscurément pensé à celui en lequel
elles s'épanouiraient un jour, et voilà qu'il est tombé,
comme la vie s'ouvrait pour lui. Salvete, flores martyruml
comme dit le vieux poète Prudence. Sans doute, c'est
un privilège de n'avoir pas goûté aux,^ tristesses de la vie,
mais qui n'en a pas connu l'ameçrame n'en a pas non
plus connu la douceur, car amertume et douceur sont
étrangement mêlées dans ce roseau qu'à vingt ans on
s'apprête à broyer innocemment pour en extraire le suc.
Ce n'est pas, croyez-le, que je fasse plus de cas de la vie
qu'elle ne mérite. Mais serait-elle encore plus mauvaise,
comme nous n'avons que celle-là, il est tentant de vou-
loir la connaître, et il est dur de s'en retourner sans avoir
vu de la comédie traditionnelle autre chose qu'un tra-
gique prologue.
TABLE
TABLE
Rentrée • 5
Souvenirs 7
Anvers • 9
Communion 11
Fantôme 13
Etat d'esprit 15
Idées turques 17
A l'Académie 19
L'Auxiliaire 21
La guerre et l'art 23
Le goumier vainqueur 25
Rêve 27
L'état de guerre 29
« Bulletin des écrivains » ? i
Des lettres 33
Un sculpteur 35
Psychologie 37
La guerre et l'éducation 39
Le roi des Bulgares 41
La Croix-Rouge 43
Le village belge 45
Le neutre 47
Leur mission 49
Guerres d'autrefois 51
Le tricot d'honneur 53
Alsace-Lorraine 55
Vieille chose 57
— I2b —
La confiance c ^
Nouvelles littéraires 6 1
La vie dangereuse 63
Jugement 65
Industries de guerre 67
L'héroïque Belgique 69
La « Mère Henry » yi
L'irrédentisme -73
Calmants 75
Tableaux de guerre yy
Rapprochements y^
Invocation 81
La première guerre 83
L'autre hôpital 85
Les ruines 87
Les uns et les autres 89
Poèmes de France 91
A San Francisco 93
Les Zeppelins 95
Un vieux portrait 9y
Tipperary 99
La loterie loi
Le bon portrait 103
Les valeurs 105
Comment la nommer ? loy
Brunswick 109
Tué à l'ennemi m
Un américain écrit 113
Les otages 115
Kant iiy
Hier et demain 119
L'invitation 121
Le fleuve monte 123
Achevé d'imprimer
LE 29 JUIN 191 5
SUR LES PRESSES DE PROTAT FRERES
A MAÇON
POUR LE COMPTE d'Édouard CHAMPION
SOLDAT
LIBRAIRIE ANCIENNE EDOUARD CHAMPION
5, Quai Malaquais, Paris (VI")
Vient de paraître :
AU PROFIT DE L'ŒUVRE DES
MUTILÉS DE LA GUERRE
ANATOLE FRANCE
DE l'académie française
SUR LA VOIE GLORIEUSE
1 beau volume in-4°, 3 fr. 50.
Il a été tiré 10 exemplaires sur papier de Chine
25 sur papier du Japon et 125 sur Hollande, tous linméToiés et épuisés.
En préparation :
AU PROFIT DE L'CEUVRE DES MUTILÉS DE LA GUERRE
MAURICE BARRÉS
DE l'académie française
JEANNE D'ARC
AU PROFIT DE L'HOPITAL ITALIEN
GABRIELE D'ANNUNZIO
POUR
LA DOUCE FRANGE
AU PROFIT DES RLESSÉS DU XV^ CORPS
CHARLES MAURRAS
L'ÉTANG DE BERRE
BINDmG SECT. SEP 1 6 1964
D Gourmont, Reray de
6^0 Pendant l'orage
G65
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY