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Full text of "Pendant l'orage"

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SxJ^bris 

PROFESSORJ.  S.WILL 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/pendantlorageOOgour 


PENDANT    L'ORAGE 


A   LA   MEMOIRE 

DE 

JEAN-PIERRE  BARBIER 

TOMBÉ   AV    CHAMP    d'hONNEVR 

LE  VINGT-SIX      DÉCEMBRE     MCMXIV 


CE   LIVRE 
EST    PVBLIÉ   PAR   SES  AMIS 


i 


REMY    DE    GOURMONT 


PENDANT  L'ORAGE 


PARIS 

LIBRAIRIE    ANCIENNE    EDOUARD    CHAMPION 

5,  Quai  Malaquais,  $ 

1915 


IL  A   ETE  TIRE   DE  CET  OUVRAGE  : 


5  ex.  sur  Chine, 

5  ex.  sur  Japon, 

25  ex.  sur  Hollande, 

4fO 

érotés  de  i  à  35. 

N"  63 


Gw 


ftPR 
791610 


—  5 


RENTRÉE 


9  octobre  19 14. 

Mon  retour  à  Paris,  d'où  j'étais  parti  fin  juin  fort 
innocemment,  n'est  un  événement  que  pour  moi,  mais 
c'en  est  un  tout  de  même,  car  j'en  avais  longtemps 
désespéré.  Jusqu'à  ces  derniers  jours,  les  trains  étaient 
si  rares  et  si  mal  commodes  sur  les  lignes  transversales, 
qu'il  n'y  fallait  pas  songer  pour  un  homme  à  qui  sont 
interdites  la  marche  et  les  longues  stations  dans  les 
courants  d'air.  Un  vieux  poète  bohème,  souvent  sans 
gîte,  disait  un  jour  de  lui-même  :  «  J'étais  prisonnier 
dans  la  rue.  »  Pour  moi,  j'étais  prisonnier  dans  la  cam- 
pagne. Petit  mal,  cause  tout  au  plus  d'ennui  et  d'éner- 
vement,  si  on  le  compare  au  destin  infiniment  dur  de 
tant  d'autres  !  Ah  !  que  je  les  ai  vécus  et  que  je  les  vis 
encore,  ces  maux  écrasants  !  Ces  hordes  n'ont  pas  pié- 
tiné que  les  populations  qui  se  trouvaient  sous  leur  che- 
min, elles  ont  marché  sur  le  cœur  même  de  la  France 
et  l'angoisse  a  été  ressentie  partout  à  la  fois.  Comme 
elle  pesait  hier,  cette  angoisse  unanime,  sur  les  effusions 


—  6  — 

du  retour  !  Les  gens  montaient  vite  dans  une  voiture  et 
allaient  se  réfugier  sous  la  lampe  familiale,  pour  penser 
au  lendemain  et  préparer  leur  vie  d'hiver.  Rien  d'égoïste 
pourtant  dans  cette  préoccupation.  En  traversant  le 
plateau  de  Versailles,  les  yeux,  les  oreilles,  le  cœur  sur- 
tout, toute  la  sensibilité  de  toutes  ces  vies  se  portait 
plus  loin,  au  delà  des  horizons,  vers  ceux  qui  combattent 
pour  ceux  qui  sont  demeurés. 


—  7  — 


SOUVENIR 


10  octobre  19 14. 

Le  dernier    article  que    j'écrivis   pour    la   France,  le 
2  août,  était  intitulé  Le  Tocsin.  C'est  par  ce  son  d'alarme 
que  nous  avions  appris,  la  veille,  vers  cinq  heures,  la 
mobilisation  générale.  Que  de  fois  depuis  je  l'ai  entendu 
dans  mes  nuits,  et  que  de  fois  sans  doute  je  l'entendrai 
encore!  Nous  ne  savions  pas  alors,  dans  ce  coin  de  la 
France,  que  c'était  aussi  un  signal  de  guerre,  mais  nous 
en  avions  le  pressentiment  et  dès  lors  commença  pour 
nous  l'ère  de  l'angoisse.  Deux  heures  plus  tard,  les  paysans 
affluaient  à  la  gare,  partaient,  quelques-uns  en  uniforme, 
parce  qu'ils  étaient  en  congé.  C'est  une  soirée  que  je 
n'oubUerai  jamais.  Les  jours  suivants,  à  l'angoisse  se 
mêla  je  ne  sais  quel  obscur  sentiment  de  confiance,  né 
de  l'admiration  pour  l'ordre  et  la  régularité  qui  se  mon- 
traient partout.  Plus  tard,  un  jour  de  marché,  j'entendis 
un  paysan  dire  avec  une  énergie  que  je  ne  soupçonnais 
pas  :  «  Nous  sommes  sept  dans  ma  famille  qui  partons 
tous.  Nous  n'emporterons  ni  or  ni  argent,  car  si  nous 


tombons  sur  le  champ  de  bataillle,  nous  ne  voulons  pas 
qu'une  parcelle  de  la  fortune  de  la  France  aille  entre 
leurs  mains  !  »  Dés  lors,  j'eus  davantage  encore  de  con- 
fiance. Ce  paysan  avait  fait  le  sacrifice  de  sa  vie,  mais 
non  celui  de  sa  fortune  et  celui  du  succès  final.  Il  fit  un 
assez  long  discours,  fiévreux  et  haché,  pendant  lequel  il 
buvait  force  tasses  de  cidre,  puis  il  monta  dans  sa  car- 
riole et  disparut.  Il  avait  fait  jusqu'au  bout  son  devoir 
de  laboureur  qui,  ayant  semé,  puis  récolté,  vient  vendre 
les  produits  de  son  travail.  Son  devoir  de  soldat  allait 
commencer,  et,  comme  il  avait  été  sans  doute  un  âpre 
paysan,  il  allait  devenir  un  âpre  combattant. 


—  9 


ANVERS 


13  octobre  1914. 

J'ai  encore  connu  Anvers  dans  toute  la  richesse  de 
sa  vie  flamande.  On  y  parlait  peu  français  et,  allemand, 
pas  du  tout.  Il  paraît  que  cela  avait  beaucoup  changé  ces 
dernières  années  et  que  le  germanisme  en  avait  fait, 
avant  la  conquête  brutale,  la  conquête  commerciale. 
C'était  un  chagrin  pour  les  vieux  flamands  qui  voyaient 
se  modifier  sous  leurs  yeux  le  caractère  original  de  la 
vieille  cité.  J'espère  qu'ils  ne  l'auront  pas  trop  endom- 
magée et  qu'au  jour  prochain  de  l'évacuation,  elle  se 
retrouvera  elle-même,  pleinement  rendue  à  ses  forces 
naturelles  et  originales.  Le  seul  ennemi  que  je  trouvai 
à  Anvers,  ce  fut  la  pluie,  d'une  violence  et  d'une  qualité 
que  seul  pourrait  peindre  un  Verhaeren.  Dans  les  mau- 
vais jours,  l'air  lui-même  semble  se  métamorphoser  en 
eau.  Le  ciel  et  l'Escaut  ne  font  qu'un.  On  a  la  sensation 
d'être  seul  dans  la  foule  ruisselante.  Malgré  cela,  ou 
peut-être  grâce  à  cet  excès,  je  ressentais  je  ne  sais  quel 
charme  étrange  à  vivre  parmi  ce  peuple  dont  rien  ne 

Pendant  l'Orage.  ^ 


10 


décourageait  l'activité.  D'ailleurs,  même  à  Anvers,  la 
pluie  n'est  qu'un  accident,  quoique  fréquent,  et  je  me 
souviens  aussi  de  ces  avenues  ensoleillées,  des  magni- 
fiques promenades  qui  conduisent  à  son  musée,  à  ses 
Quentin  Metzis.  Quelle  douceur  mettent  ces  chefs- 
d'œuvre  dans  le  souvenir  et  comme  en  un  tel  moment 
elle  se  fait  plus  pénétrante.  Ah  !  jours  que  je  ne  reverrai 
pas,  jours  d'allègres  voyages,  maintenant  séparés  de 
ceux  qui  me  restent  à  vivre  par  une  brume  de  sang,  soirs 
de  pluie,  de  vent  et  de  falots,  matinées  dans  le  brouil- 
lard jaune  de  l'Escaut,  vous  aviez  un  goût  de  printemps... 


—  II  — 


COMMUNION 


15  octobre  1914- 

C'est  un  très  beau  mot  que  celui  de  cette  dame  qui 
disait  l'autre  jour,  à  propos  des  «  Taube  »  :  «  C'est  un 
danger  qui  ne  me  déplaît  pas.  Il  nous  rapproche  des 
combattants.  Il  nous  anoblit.  »  Voilà  un  sentiment  très 
digne  et  que  plus  d'un  cœur  partagera,  mais  il  faut  bien 
dire  que  ce  péril,  bien  que  suspendu  sur  nos  têtes,  n'est 
pas  de  ceux  dont  il   soit  permis  de  frémir.  Il  est  bien 
moindre,  à  tout  prendre,  que  celui  que  faisaient  encore 
courir  aux  Parisiens,  il  n'y  a  pas  plus  de  trois  mois,  les 
automobiles,  et  aux  automobilistes,  le  goût  inconsidéré 
de  la  vitesse.  Risquer  sa  vie,  risquer  son  intégrité  cor- 
porelle, ce  qui  est  pire,  n'y  sommes-nous  pas  de  long- 
temps habitués  ?  Quand  on  avait  traversé  quelques  ave- 
nues fréquentées,  quand  on  avait  fait  une  course  à  pied 
à  travers  Paris,  n'avait-on  point  bravé  dix  fois  la  mort  ? 
Mais  c'était  sans  y  penser.  Tous  les  dangers  ne  sont  pas 
imaginaires,  mais  c'est  l'imagination  qui  les  rend  redou- 
tables. A  la  guerre  même,  et  dans  l'effroyable  guerre 


—    12 


moderne,  il  est  moindre  que  ne  se  le  représente  notre 
sensibilité.  Quand  on  a  les  nerfs  solides  (les  miens  sont 
malheureusement  très  fragiles),  on  arrive  très  vite  à  en 
dominer  l'impression.  La  meilleure  preuve,  ce  sont  ces 
lettres  de  bonne  humeur  et  de  sang-froid  qui  nous 
arrivent  du  front,  griffonnées  entre  deux  volées  de 
mitraille.  Quoi  qu'invente  l'homme  pour  se  faire  peur,  il 
n'arrive  pas  à  subjuguer  la  volonté  des  braves.  Unissons- 
nous  à  ceux-là  par  la  pensée  et  nous  serons  braves  aussi 
contre  la  pensée  déprimante. 


—  13 


FANTOME 


22  octobre  19 14. 

Il  y  a  entre  ma  vie  présente  et  le  passé  un  rideau  de 
brouillard  que  d'un  geste  je  m'efforce  parfois  de  dissiper 
un  instant.  Mais  il  est  si  épais  que  je  parviens  rarement 
à  y  creuser  une  étroite  meurtrière  par  où  je  puisse,  l'es- 
pace d'un  éclair,  apercevoir  les  choses  d'autrefois.  Je 
pourrais  dire  tout  simplement,  abandonnant  une  image 
trop  difficile  à  bien  préciser,  que  le  passé,  qu'hier  encore 
je  touchais,  avec  lequel  je  vivais  sans  effort,  le  rappelant 
vers  moi  d'un  signe  aussitôt  obéi,  que  ce  passé  sans 
lequel  le  présent  n'a  plus  d'assise  et  chancelle,  n'existe 
plus,  et,  chose  extraordinaire,  n'a  jamais  existé.  Alors, 
comment  est-ce  que  je  vis  puisque  le  présent  dépend  du 
nasse,  comme  un  fils  dépend  de  son  père  ?  Mais  c'est 
bien  simple,  je  ne  vis  pas,  je  ne  suis  qu'un  fantôme  qui 
flotte  dans  l'air,  sans  consistance,  sans  formes  précises,  à 
l'état  d'essai  ou  de  résidu  de  vie.  Ses  efforts  pour  se 
relier  aux  choses  et  en  prendre  connaissance  sont  rare- 
ment heureux.  Quand  il  croit  s'être  accroché  à  quelque 


—  14  — 

souvenir,  à  quelque  témoin  d'hier,  non  encore  pulvérisé, 
cette  épave  tout  à  coup  échappe  à  ses  doigts  de  fantôme 
et,  fantôme  elle-même,  fond  dans  l'air  épais,  se  répand 
en  vapeur,  en  quelque  chose  de  mou  et  de  fluide,  qui 
s'en  va.  Parfois  ce  pauvre  être  désemparé  arrive  à  saisir 
un  Hvre  dans  sa  bibhothéque,  un  Hvre  jadis  aimé  dont  il 
se  propose  un  grand  plaisir,  mais  à  mesure  qu'il  lit  les 
pages  de  jadis,  ce  plaisir  rancit,  comme  un  parfum  qui 
peu  à  peu  tourne  à  l'aigre.  Et  les  êtres  qu'il  rencontre  lui 
disent,  d'une  voix  d'au-delà  :  «  Nous  sommes  tous  ainsi, 
tous  nous  avons  pareille  aventure,  nous  flottons  et  nous 
flotterons,  fantômes,  éternellement.  »  C'est  un  cauche- 
mar, assurément,  un  cauchemar.  Je  me  réveillerai,  car  il 
faut  que  je  me  réveille. 


—  15  — 


ÉTAT  D'ESPRIT 


2é  octobre  19 14. 

J'ai  reçu  des  nouvelles  du  front  ;  lequel,  on  ne  me  le 
dit  pas.  Le  timbre  de  la  poste  est  mystérieux.  Il  porte 
seulement  ces  mots  peu  explicites  :  Trésor  et  Postes, 
20  octobre.  Attaché  comme  cycliste  à  un  état-major,  ce 
jeune  soldat  a  sans  doute  eu  des  facilités  de  communi- 
cation car,  d'où  qu'elle  vienne,  sa  lettre  n'a  mis  qu'un 
temps  presque  normal  à  me  parvenir.  La  dernière  fois 
que  je  l'avais  vu,  il  faisait  avec  impatience  son  temps  de 
service,  méditant  surtout  sur  les  activités  dans  lesquelles 
il  allait  s'engager  ;  la  brusque  et  violente  guerre  n'a  pas 
beaucoup  modifié  son  état  d'esprit.  Comme  tous  les 
jeunes  gens,  il  songe  à  l'avenir  plutôt  qu'au  présent  qui 
n'est  pour  lui  qu'un  dur  moment  à  passer.  Il  s'agirait  de 
longues  grandes  manœuvres  qu'il  ne  serait  pas  plus 
calme  et  plus  confiant.  N'ayant  d'autre  responsabilité  que 
soi-même  et  s'étant  une  fois  pour  toutes  confié  au  hasard, 
qui  l'a  jusqu'ici  protégé,  il  exécute,  quels  qu'ils  soient, 
les  ordres  commandés  et  s'en  trouve  bien.  C'est   que 


—  i6  — 

l'absence  de  responsabilité,  dans  des  circonstances  diffi- 
ciles, est  un  grand  soulagement.  L'obéissance  est  le  der- 
nier bonheur  de  ceux  qui  ont  remis  leur  volonté  entre 
les  mains  de  leurs  chefs.  Comme  cela  simplifie  la  vie, 
comme  cela  la  rend  facile  !  Agir  et  n'avoir  pas  le  poids 
de  ses  actes,  mettre  toute  son  intelligence  dans  l'accom- 
plissement d'un  ordre  dont  on  n'a  à  discuter  ni  les  termes, 
ni  l'esprit  !  A  mesure  que  l'on  monte  dans  la  hiérarchie 
militaire  ou  la  hiérarchie  sociale,  on  se  trouve  plus  ou 
moins  astreint  à  l'initiative.  Alors,  adieu  la  paix.  Je  ne 
serais  pas  étonné  que  ce  jeune  soldat  dise  plus  tard,  en 
songeant  à  ces  rudes  moments  :  «  Ce  fut  le  temps  le 
plus  heureux  de  ma  vie!  » 


17  — 


IDÉES  TURQUES 


27  octobre  19 14. 

C'est  une  manière  de  parler  :  il  ne  peut  s'agir  d'idées, 
mais  seulement  de  reflets,  de  lueurs  d'idées.  Comme 
tous  les  peuples  en  décadence,  en  effet,  les  Turcs  mêlent 
à  beaucoup  de  présomption,  une  invincible  tendance  à 
imiter  ce  qui  semble  avoir  réussi  aux  autres  peuples 
avec  lesquels  ils  sont  plus  ou  moins  en  contact.  Ils 
parlent  même  d'indépendance,  ils  parlent  de  liberté,  ils 
parlent  de  nationalisme.  Pour  commencer,  ils  vont 
rendre  la  justice  turque  aux  Européens  qui  vivent  dans 
leur  empire.  Ce  sera  joli.  Les  puissances  les  avaient  jugés 
incapables  d'organiser  vraisemblablement  un  service  des 
postes.  Les  lettres  contiennent  quelquefois  de  l'argent. 
C'est  bien  tentant  pour  un  Turc.  On  les  avait  soustraits  à 
la  tentation.  Cependant,  profitant  de  la  folie  européenne,  ils 
ont  secoué  le  joug  postal  et  fermé  les  bureaux  étrangers. 
Alors  a  commencé,  de  même  que  le  régne  de  la  justice 
turque,  le  régne  de  la  poste  turque.  Il  est  facile  de  vendre 
des  timbres  et  d'en  encaisser  le  montant,  mais  il  est 

Pendant  l'Orage.  3 


—   18   — 


ennuyeux  de  faire  parvenir  à  destination  les  correspon- 
dances. Aussi  bien,  quel  besoin  est-il  de  distribuer  lettres  et 
journaux  ?  Les  journaux  surtout  sont  innombrables.  Quel 
embarras  !  Il  serait  si  simple  de  les  confisquer  au  passage. 
La  besogne  serait  faite.  Ainsi  fut-il  décidé  pour  commencer. 
On  verra  ensuite.  Donc,  on  accepte  les  journaux  à  la  poste 
turque,  mais  on  les  confisque  du  même  coup.  Ne  sont- 
ils  pas  pleins  de  bavardages  et  de  nouvelles  générale- 
ment désagréables  pour  l'autorité  ?  La  poste  turque 
fonctionne. 


—  19  — 


A  L'ACADÉMIE 


28  octobre  1914- 

On  a  prêté  à  l'Académie  le  projet  d'accueillir  par  ac- 
clamations M.  Maeterlinck.  L'acclamation  est  peu  acadé- 
mique et  on  regrettera  qu'il  ait  fallu  les  tragiques  cir- 
constances actuelles  pour   que  l'Académie   reconnaisse 
qu'un  écrivain  belge,  après  tant  de  beaux  livres,    soit 
digne  de  prendre    place   à  côté  de  plusieurs  écrivains 
français    qui  font  moins    d'honneur    à  la  France   que 
M.  Maeterlinck  n'en  fait  à  la  Belgique.    Puis  il   y  a  la 
question  de  la  naturalisation.  Il  est  dur,  en  ce  moment- 
ci,  pour  un  Belge,  de  cesser   d'être  Belge,  même  pour 
devenir  Français.  Je  voudrais  autre  chose.  Je  voudrais 
que  M.  Maeterlinck  posât  sa  candidature,  fît  les  visites 
d'usage,  fut  soumis  à  un   scrutin  et  que  personne  n'eût 
l'air  de  s'apercevoir  qu'il  y  a  là  je  ne  sais  quelle  entorse 
aux  règlements.  Il  deviendrait  Français  puisqu'il  serait 
membre  de  l'Académie  française  et    il  resterait  Belge, 
car  c'est  un  honneur  qu'on  ne  saurait  songer  à  lui  enle- 
ver. Et  M.  Emile  Verhaeren  entrerait  par  la  même  porte 


—   20 


à  la  prochaine  vacance.  Le  regret  serait  de  ne  pas  pou- 
voir les  faire  entrer  fraternellement  tous  les  deux  le 
même  jour.  Dans  le  milieu  littéraire  français  où  ils  con- 
quirent d'abord  la  gloire,  avant  d'être  adoptés  par  le 
grand  public,  on  ne  met  pas  en  effet  l'un  d'eux  au  pre- 
mier rang.  Le  grand  poète  n'y  cède  pas  la  place  au  grand 
prosateur,  essayiste  et  dramaturge.  Tous  les  deux  sont 
parmi  les  plus  beaux  représentants  de  la  littérature  fran- 
çaise. 


—   21    — 


L'AUXILIAIRE 


30  octobre  1914. 

C'était,  avant  la  guerre,  une  position  militaire  sans 
éclat,  mais  de  tout  repos.  L'auxiliaire,  quel  que  fût   son 
âge,  était  celui  dont  on  n'a  pas  besoin.  On  le  laissait  donc 
vaquer  paisiblement  à   ses   affaires  et,  pourvu  qu'il  se 
présentât  à  certaines   revues  annuelles    et   même   plus 
espacées,  on  se  tenait  pour  satisfait.  Cependant  l'heure 
est  venue  où  on  a  eu  besoin  de  tout  le  monde  et  l'auxi- 
liaire a  été  utilisé  à  toutes  sortes  de  besognes,  fort  peu 
en  rapport,  la  plupart  du  temps,   avec  ses  occupations 
civiles.  J'en  connaissais  un  qui  était  professeur  dans  un 
lycée  de  province,  myope,  peut-être,  mais  robuste  et  de 
belle  apparence.  Mobilisé  dés  le  premier  jour,  on  le  dési- 
gna pour  l'emploi  de  fossoyeur  et,  depuis,  mélancolique 
et  sans  gloire,  à  la  suite  des  armées  françaises,  il  crr^  .e 
des  tombes.  J'allais  dire  que  c'est  une  destinée  shakes- 
pearienne, parce  que  je  pensais  à  la  scène  d'Hamlet  et  du 
fossoyeur...  C'est  plutôt  du  Scarron  ou  du  Lucien.  C'est 
bien  du  Lucien,  que  la  besogne  qui  est  échue  à  un  autre 


—   22   — 

soldat  auxiliaire,  connu  dans  les  lettres.  Il  fut  soudaine- 
ment mué  en  brûleur  de  café.  Il  fit  ce  que  l'on  voit  faire 
dans  les  petites  rues  de  Paris  aux  garçons  épiciers  :  il 
tourne  la  manivelle  parmi  une  odorante  fumée.  Cela  dut 
lui  paraître  bien  drôle  les  premiers  jours.  Je  suis  sûr 
qu'il  pensait  à  Philippe  de  Macédoine  devenu  savetier 
aux  enfers.  Puis  il  languit  à  ce  métier  improvisé,  devint 
malade,  faillit  mourir.  Pauvre  auxiliaire  !  Un  fusil,  peut- 
être,  lui  eût  mieux  convenu. 


—  23   — 


LA  GUERRE  ET  L'ART 


4  novembre  19 14. 

Voici  la  première  manifestation  artistique  collective 
au  sujet  de  la  guerre  :  «  La  grande  guerre,  par  les 
artistes  »,  album  périodique  de  huit  planches  sous  une 
couverture.  Il  faut  féliciter  de  cette  initiative  les  maisons 
Berger-Levraut  et  George  Grés,  qui  essaient  de  rendre 
ainsi  à  la  librairie  un  peu  de  son  activité.  J'ai  lieu  de 
croire  qu'une  tentative  analogue  se  prépare  dans  une 
direction  toute  littéraire  et  philosophique.  L'intérêt  en 
cç  moment-ci  est  moins  de  faire  des  choses  absolument 
réussies  que  de  faire  quelque  chose,  de  prouver  au  pubUc 
et  à  soi-même  qu'on  est,  dans  des  genres  divergents, 
toujours  capable  d'effort  et  de  bonne  volonté.  Il  y  a 
d'ailleurs  beaucoup  plus  que  de  la  bonne  volonté  dans 
la  première  livraison  de  cet  album,  qui  séduira  non  pas 
seulement  le  passant  et  le  curieux,  mais  aussi  l'amateur. 
Il  n'est  pas  mort,  l'amateur.  Il  collectionne  toujours,  et 
cela  est  bon  signe.  Mais  qu'il  sache  que  l'on  a  particuliè- 
rement pensé  à  lui  et  qu'on  lui  a  fait  des  tirages  de  luxe, 


—  24  — 

comme  d'habitude.  Il  faut  reprendre  ses  habitudes  dans 
toutes  les  circonstances  où  cela  est  possible.  Hier,  par  ce 
beau  dimanche,  il  y  avait  sans  doute  beaucoup  de  monde 
dans  les  cimetières,  il  y  en  avait  aussi  beaucoup  sur  les 
quais  de  la  rive  gauche.  On  bouquinait,  comme  d'habi- 
tude. Les  solitaires,  les  isolés,  par  goût  ou  par  nécessité, 
sont  très  nombreux  à  Paris.  Que  feraient-ils  des  longues 
soirées  s'ils  n'avaient  pas  la  lecture  ?  Joignez  à  cela 
quelques  images  et  les  tristes  heures  passent  moins 
lourdes. 


25  — 


LE  GOUMIER  VAINQUEUR 


8  novembre  19 14. 

C'est  une  image  donnée  par  un  journal.  A  travers 
les  rues  de  Furnes  aux  maisons  découpées  comme  pour 
y  étager  des  pots  de  fleurs,  des  cavaliers  algériens  con- 
duisent un  convoi  de  prisonniers  allemands  qu'ils  ont 
probablement  capturés  eux-mêmes,  et  c'est  vraiment  une 
bien  jolie  réponse  à  la  manière  méprisante  dont  l'empe- 
reur allemand  parla  de  ces  braves  gens.  Mais  peut-être 
commence-t-il  à  revenir  sur  leur  compte  et  à  trouver 
qu'il  n'est  point  nécessaire,  pour  faire  un  bon  soldat,  de 
se  nourrir  habituellement  de  choucroute,  de  bière  et  de 
musique  allemande.  Seul,  peut-être,  M.  Romain  Rolland 
est  humilié,  dans  son  patriotisme  international,  de  voir 
la  civiHsation  allemande  mise  à  mal  par  des  gaillards  un 
peu  colorés  de  ton,  plus  colorés,  en  vérité,  que  son 
style  plâtreux.  Mais  comment  va-t-il  concilier  son  respect 
de  la  culture  germanique  avec  l'alliance  des  Germains  et 
des  Turcs  ?  Est-ce  que  nous  allons  voir  Jean-Christophe 
renier  sa  patrie  d'adoption   qui    s'est  souillée  avec    le 

Pendant  l'Orage.  4 


—  2é   — 

Bachi-Bouzouck  ?  Il  le  devrait  pour  être  logique  avec  ses 
dernières  idées  sur  l'échelle  de  la  dignité  humaine.  Au 
reste,  cela  m'est  parfaitement  égal,  ne  m'étant  jamais 
beaucoup  intéressé  à  la  logique  des  musicographes.  Au 
fait,  je  ne  mésestime  nullement  M.  Romain  Rolland, 
dont  le  nom  ne  m'est  venu  à  l'idée  qu'à  propos  d'un 
petit  tableau  militaire  fort  suggestif.  Si  même  il  écrivait 
plus  proprement,  je  lui  ferais  même  une  place  parmi  les 
écrivains  recommandables.  Mais  qu'il  médite  sur  le 
goumier  menant  en  laisse  un  vaincu  germain,  qui  sait  ? 
peut-être  Jean-Christophe  lui-même. 


—  27  — 


RÊVE 


9  novembre  1914- 

L'autre  jour    j'ai   passé  la    nuit    prés   d'une  batterie 
qui  ne  cessait  de  tirer  et  qui  me  rendait  la  vie  bien  désa- 
gréable. Je  dois  dire  à  ma  louange  que  je  n'avais  pas  peur, 
mais  j'étais  agacé  avec  parfois  cette  angoisse  que  cela  ne 
finirait  jamais,  que  la  vie    s'écoulerait  désormais  ainsi, 
qu'il  en  fallait  prendre  son  parti.  C'était  la  nuit,  puisque 
j'étais  couché  dans  mon  lit,  qui  s'était  souvent  trouvé 
établi  parmi  le  bruit  des  obus,  et  c'était  le  jour,  puisqu'on 
y  voyait  parfaitement,  qu'on  distinguait  même  les  flots 
de  la  mer  au  delà  des  dunes  basses.  Je  devais  évidem- 
ment ce  mauvais  rêve  à  une  lecture  trop  attentive  d'un 
épisode  de  la  bataille  et  aussi  à  un  certain  mouvement 
de  fièvre  qui  m'emportait  au  pays  des  vilaines  chimères. 
Malgré  l'activité,    le  bruit  et  le  danger,  c'était  morne, 
parce   que    c'était  sans  espoir.  On  était  là  d'une  façon 
définitive.    On   y   vivrait    désormais   et  surtout  on    y 
mourrait,  mais  la  vie  était  si  ennuyeuse  que  la   mort 
était  comptée  pour  peu  de  chose.  J'en  étais  là  de  mes 


—   28   — 

sensations  de  rêve  péniblement  rassemblées  quand  j'ai 
vu  un  jeune  officier  venu  du  front,  qui  me  donna  des 
impressions  tout  à  fait  réelles,  mais  pas  absolument 
contradictoires  à  celles  que  j'avais  rêvées.  On  a  bien  la 
sensation,  là-bas,  d'être  établis  dans  la  bataille,  comme 
dans  un  état  nouveau  auquel  on  se  fait,  mais  dont  on  ne 
prévoit  pas  la  fin.  Pourtant  ?  Oui,  la  fin  viendra  tout  de 
même.  Ce  sera  une  nouvelle  phase  du  rêve. 


—  29  — 


L'ÉTAT  DE  GUERRE 


10  novembre  19 14. 

Les  événements  actuels  sont  fort  durs,  non  seule- 
ment pour  les  nations  directement  en  guerre,  mais  pour 
l'Europe  entière  et  on  peut  dire  pour  le  monde  civilisé 
tout  entier.  Ceux  qui  ne  souffrent  pas  très  cruellement 
ont  une  sensation  de  malaise.  Ils  comprennent  qu'il  se 
passe  quelque  chose  d'anormal,  que  les  rouages  sociaux 
sont  faussés.  Ils  se  disent  que  leur  situation  va  peut-être 
devenir  précaire.  Les  bombes  que  Ion  échange  sur  les 
bords  de  l'Yser  pourraient  bien  tomber  un  de  ces  jours 
jusque  dans  la  caisse  d'un  épicier  de  Chicago  et  déjà  je 
croirais  volontiers  qu'on  y  a  éprouvé  des  commotions  fâ- 
cheuses. N'en  soyons  pas  surpris,  l'état  de  guerre  au  sein 
même  de  la  civiHsation  retentit  jusqu'en  ses  parties  les 
plus  éloignées.  Rien  de  plus  naturel.  On  explique  cela  par 
la  complexité  du  monde  moderne  et  l'enchevêtrement 
inextricable  des  intérêts.  Je  trouve  que  le  mot  moderne 
est  trop  dans  l'explication  proposée.  Il  en  fut  toujours 
de  même  sans  doute.  Une  commotion  dans  les  centres 


—  30  — 

vitaux  a  toujours  retenti  jusqu'aux  extrémités  de  l'orga- 
nisme. Seulement  autrefois,  on  n'y  faisait  pas  attention. 
On  n'était  pas  habitué  à  la  paix.  C'est  elle  qui  semblait 
anormale,  qui  semblait  une  surprise  ménagée  aux 
hommes  par  les  Dieux.  La  plupart  des  grandes  civilisa- 
tions de  l'antiquité  se  sont  développées  parmi  de  furieux 
états  de  guerre.  Que  l'on  pense  aux  petites  et  glorieuses 
républiques  grecques.  Elles  ne  connurent  la  paix  que 
pour  connaître  la  décadence.  Les  batailles  et  les  sièges 
furent  constants  en  Italie  jusqu'au  xvi^  siècle.  Dans  la 
tragédie  humaine,  la  paix  ne  fut  peut-être  jamais  qu'un 
entr'acte. 


—  31  — 


^^  BULLETIN  DES  ÉCRIVAINS  « 


II  novembre  19 14. 

C'est  une  très  bonne  idée  qu'ont  eue  trois  écrivains 
qu'il  faut  nommer,  René  Bizet,  Fernand  Divoire,  Gas- 
ton Picard,  de  publier  sous  ce  titre  :  «  Bulletin  des  Écri- 
vains,   1914-1915    »,   une  gazette   des  hauts  faits,  des 
morts  glorieuses,  des  blessures,  des  destinées  des  écri- 
vains jetés  dans  la  mêlée,  arrachés  soudain  à  leurs  tra- 
vaux, à  leurs  rêves,  à  leurs  pacifiques  espoirs.  Mais  paci- 
fiques ou  ardents,  les  uns  et  les  autres,  selon  leur  âge  ou 
leur  santé,  sont  partis,  vont  partir,  par  un  geste  quel- 
conque tentent  de  se  rendre  utiles  à  la  patrie  menacée. 
Mourir  pour  la  patrie,  j'ai  cru  longtemps  que  ce  n'était 
là  qu'une  romance  guerrière,  mais  voilà  que  je  ne  sais 
que  trop  que  c'est  la  plus  poignante  et  la  plus  noble  des 
réalités.    Près  de    vingt   jeunes    gens   appartenant  aux 
lettres  sont  morts  au  champ  de  bataille,  plus  de  trente 
ont  été  blessés,  et  les  deux  listes  vont  s'accroissant  tous 
les  jours;  d'autres  ont  dû  sortir  tout  perclus  des  affreuses 
tranchées.  Un  poète  anglais  me  demandait  l'autre  jour 


—  32  — 

des  nouvelles  de  son  confrère  Charles  Vildrac  :  ce  fin  et 
charmant  poète  a  été  blessé  ;  blessés  :  Robert  Veyssié, 
Alfred  Drouin.  Mais  n'y  eut-il  pas  des  oublis  ou  m'a- 
t-on  donné  de  faux  renseignements  ?  Je  croyais  qu'il  fallait 
déplorer  aussi  la  mort  du  poète  Gojon.  Ce  bulletin  pré- 
cisera les  nouvelles.  Il  est  précieux  et  saisissant.  On  y 
voit  l'œuvre  de  mort  dans  toute  son  horreur  aveugle  et 
comment  nous  sommes  à  une  heure  où  les  plus  jeunes 
sont  les  moins  sûrs  du  lendemain.  On  se  demande 
même,  si  cette  fauchaison  continue,  s'il  y  aura  un  lende- 
main pour  la  jeune  littérature.  Il  y  a  toujours  des  lende- 
mains, mais  jeunes  et  vieux  en  garderont  pour  long- 
temps un  trouble  singulier  et  douloureux. 


—  33  — 


DES  LETTRES 


13  novembre  19 14. 

C'est  une  des  choses  qui  m'intéressent  le  plus  dans  les 
tristes  journaux  d'aujourd'hui,  que  ces  lettres  trouvées 
sur  des  ennemis,  ces  carnets  où  le  soldat  teuton  a  con- 
signé ses  observations,  d'abord  ses  espérances,  plus  récem- 
ment ses  ennuis  et  ses  doléances  d'une  campagne  inter- 
minable. Elles  étaient  fréquentes,  il  y  a  encore  quelques 
semaines.  Elles  se  font  plus  rares.  On  dirait  que  ce  n'est 
plus  la  même  armée  que  nous  avons  en  face  de  nous  et 
que  la  seconde  ou  la  troisième  n'a  même  plus   le  cou- 
rage de  noter  ses  mauvaises  aventures.  Un  soldat  qui 
n'a  plus  la  certitude  de  la  victoire  n'a  pas  grand  courage 
à  conter  ou    des    espérances    trop   incertaines  ou  des 
mécomptes  trop  certains.  Ces  impressions  que  j'ai  tirées 
de  lectures   fragmentaires   ne    sont  peut-être   pas    très 
exactes.  On  n'a  en  effet  pubHé  ces  lettres  trouvées,  ces 
feuilles  de  route,  qu'à  regret,  dirait-on,  et  sans  méthode, 
comme  des  épisodes  insignifiants,  alors  qu'on  aurait  pu 
y  trouver  la  véritable  psychologie  de  l'envahisseur.  Tout 

Pendant  l'Orage.  5 


—  34  — 

de  même,  il  s'y  révèle  une  grande  naïveté.  Ces  soldats, 
arrachés  soudain  aux  professions  les  plus  diverses, 
semblent  tout  d'abord  continuer  la  campagne  d'il  y  a 
quarante-quatre  ans.  Leur  formation  intellectuelle  n'a 
pas  eu  d'autre  fondement  que  cette  histoire  trop  réelle, 
mais  amplifiée  jusqu'à  la  légende.  Aussi  sont-ils  très  à 
Taise  avec  eux-mêmes  tant  qu'elle  semble  recommencer. 
Quand  elle  bifurque,  c'est  le  désarroi  ou  le  silence.  L'es- 
prit allemand  est  d'une  lenteur  extraordinaire.  Ils  mirent 
très  longtemps,  en  1870,  à  croire  à  leur  victoire.  En 
19 14  leur  résistance  à  la  mauvaise  fortune  sera  tenace. 
N'ayons  de  ce  côté  aucune  illusion.  Il  faudra  les  piler 
pour  qu'ils  se  jugent  vaincus. 


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UN  SCULPTEUR 


14  novembre  19 14. 

Je  ne  sais  pas  exactement  quel  était  l'âge  du  sculpteur 
José  de  Charmoy.  Peut-être  eût-il  dû  être    au   feu  et, 
avec  son  caractère  chevaleresque,  il  eût  accepté  ce  devoir 
avec  joie  ;  mais  depuis  de  longs  mois  il  ne  quittait  plus 
sa  chambre  et  guère  son  lit.  L'automne  avait  rongé  ses 
dernières  forces.  Il  s'est  éteint  hier  au  milieu  des  gran- 
dioses rêves  d'art  qui  le  hantaient   sans  cesse.  Charmoy, 
alors  inconnu,  s'était  brusquement  révélé,  il  y  a  quelques 
années,  par  le  si  original  monument  de  Baudelaire  qui 
se  voit  au   cimetière  Montparnasse,  où  un   ricanement 
de  bronze  plane  comme  le  destin  sur  le  néant  charnel  du 
poète  des  Fleurs  du  Mal  II   était   célèbre.   Il  aurait   pu 
exploiter  fructueusement  son    génie,  mais  sa  nature  le 
préservait  des  petitesses   et   des  habiletés.  Il   se  voua  à 
une  œuvre  plus  haute  encore,  qui  devait  symboHser  la 
puissance,  la  sérénité,  la  douleur  magnifiée,  la  maîtrise 
de  soi  qui  font  le  génie  de  Beethoven.  .Cette  œuvre  qui 
fut  il  y  a  deux  ans  la  gloire  du  Salon  d'automne,  étonna 


-  36  - 

par  sa  sévérité  et  par  sa  grandeur.  On  n'était  plus  accou- 
tumé à  de  telles  œuvres  qui  ne  tirent  leur  beauté  que 
de  l'expression  même  de  la  pensée.  Il  fut  très  difficile 
de  lui  assigner  une  place  publique  et  je  ne  sais  pas  si  le 
débat  a  été  tranché.  Qu'en  adviendra-t-il  ?  Elle  est.  Je  ne 
suis  pas  inquiet,  on  la  redécouvrira  un  jour.  Charmoy 
ne  pouvait  pas  se  reposer,  encore  qu'il  eût  besoin  de 
repos,  encore  plus  que  de  gloire,  et  il  est  mort  comme  il 
achevait  le  Tombeau  du  Poète,  une  belle  chose  encore. 
Tombeaux  !  Tombeaux!  Charmoy  avait  la  hantise  des 
tombeaux,  et  voici  le  sien  qui  s'ouvre  à  l'heure  des 
morts  prématurées. 


37 


PSYCHOLOGIE 


15  novembre  19 14. 

Les  Allemands  ont  été  d'excellents  théoriciens  de  la 
psychologie,  mais  ils  ont  quelque  mal  à  saisir  les  faits 
particuliers  et  à  les  mettre  d'accord  avec  leurs  principes. 
C'est  que,  si  la  psychologie  est  une  science,  elle  est  aussi 
un  art  de  nuances,  de  finesses,  de  pénétration,  surtout 
de  bon  sens.  Il  y  a  un  mois  et  demi  à  deux  mois,  un 
avion  allemand  fit  une  excursion  sur  Rouen  et  y  sema, 
non  pas  des  bombes,  mais  des  petits  papiers  d'une  teneur 
fort  curieuse.  On  y  mettait  les  Français  et  particulière- 
ment les  Rouennais  en  garde  contre  «  la  perfidie  des 
Anglais  !  »  Historiquement,  la  ville  était  bien  choisie 
pour  un  avertissement  de  ce  genre.  Les  Anglais,  Rouen, 
Jeanne  d'Arc,  il  semble  y  avoir  une  profonde  antinomie 
entre  ces  termes.  Rien  de  plus  juste,  mais  le  sentiment 
historique  n'est  pas  invariable,  les  événements  actuels 
l'ont  bien  prouvé.  Les  Allemands  en  sont  toujours  au 
bûcher  de  Rouen.  Naïveté!  Cela  n'a  aucun  rapport  avec 
le  présent.  Un  historien  jugerait  toujours  défavorable- 


-38- 

ment  la  conduite  des  Anglais  au  xv'^  siècle,  mais  quelle 
influence  cela  pourrait-il  avoir  sur  ses  sentiments  pour 
les  Anglais  de  l'an  19 14?  Aucune,  d'aucun  genre,  cela  est 
trop  évident  pour  qu'il  soit  besoin  d'insister.  Cela  n'em- 
pêche pas  les  Allemands  de  persévérer  et  de  mettre  en 
garde  les  Français  d'aujourd'hui  contre  leurs  alliés.  Richard 
Dehmel,  poète  allemand  qui  connaissait  bien  Paris,  qui 
y  avait  des  amis  même,  et  qui,  à  cette  heure,  gît,  paraît- 
il,  dans  une  tranchée  en  face  des  nôtres,  a  repris  ce 
thème  dans  sa  lettre  aux  écrivains  français.  Quel  manque 
de  perspicacité  !  Je  n'aurais  pas  cru  cela  de  lui.  C'est  à 
se  demander  si  ce  message  était  bien  authentique.  Per- 
fide Albion! Nous  connaissons  cet  air,  nous  l'avons  chanté 
les  premiers,  mais  comme,  maintenant,  il  nous  fait  rire  ! 


—  39  — 


LA    GUERRE    ET    L'ÉDUCATION 


i8  novembre  19 14. 

Du  temps  de  Napoléon,  l'Europe  vivait  dans  la  guerre 
perpétuelle.  Ici  ou  là,  le  canon  tonnait.  Il  est  vrai  que 
c'était,  vue  de  France,  la  guerre  hors  frontières,  mais  on 
pensait  cependant  aux  risques  et  toute  l'éducation  avait 
pour  but  de  donner  aux  jeunes  gens  les  moyens  de  sur- 
monter la  possible  mauvaise  fortune.  Les  Concourt  rap- 
portent dans  leur  Journal  ce    que  disait  à  son  fils  un 
homme  de  ces  temps  :  «  Il  faut  que  tu  saches  le  latin, 
on  peut  se  faire  comprendre  partout  quand  on  sait  le 
latin.  Il  faut  que  tu  saches  le  violon,  parce  que  si  tu  es 
prisonnier  de  guerre  dans  un  village,  tu  pourras   faire 
danser  les  paysans  et  cela  te  rapportera  quelques  sous;  et 
si  tu  es  prisonnier  dans  une  ville,  on  pensera  de  toi  que 
tu  es  un   homme  distingué,  appartenant  à  une   bonne 
famille  et  cela  t'ouvrira  les  sociétés  et  te  fera  faire  de 
bonnes  connaissances.  Et  puis  il  faut  que  tu  dormes  sur 
l'affût  d'un  canon   comme    sur  un  lit...  »   Il  aurait  pu 
ajouter  quelques  recommandations  non  moins  utiles  sur 


—  40  — 
la  faim,  la  soif,  l'ennui,  les  privations  de  tout  ordre  qu'il 
faut  s'habituer  à  supporter.  Qui  sait  si  demain  le  terras- 
sement, le  creusement  des  tranchées  ne  deviendra  pas 
une  des  choses  enseignées,  et  non  pas  théoriquement, 
à  la  jeunesse,  et  qui  sait  si  on  ne  l'habituera  pas,  les 
ayant  creusées,  à  savoir  y  vivre,  y  dormir,  à  s'y  adapter 
comme  un  animal  à  sa  tanière  ?  La  surface  de  la  terre 
tendant,  en  état  de  guerre,  à  devenir  inhabitable,  il  fau- 
dra acquérir,  de  même  que  certains  grands  fourmihers, 
l'art  de  disparaître  instantanément  sous  terre  et  d'y 
cheminer,  conquête  qui  ira  de  pair  avec  celle  de  l'air. 


—  41  — 


LE  ROI  DES  BULGARES 


20  novembre  19 14. 

Le  personnage  que  Voltaire  appelle  [ainsi  dans  Candide 
n'est  autre  que  Frédéric  IT.  Les  Bulgares  n'existant  pas 
comme  nation  à  cette  époque,  il  n'y  eut  aucune  méprise 
et  chacun  reconnut  le  roi  de  Prusse.  Voltaire  le  con- 
naissait bien,  ainsi  que  les  mœurs  de  son  armée,  et  voici 
ce  qu'il  en  dit,  au  chapitre  III  de  l'inimitable  roman. 
Candide,  ayant  assisté  à  une  terrible  bataille  entre  les 
armées  du  roi  des  Bulgares  et  celle  du  roi  des  Abares, 
bataille  où  «  les  trompettes,  les  fifres,  les  hautbois,  les 
tambours,  les  canons  formaient  une  harmonie  telle  qu'il 
n'y  en  eut  jamais  en  enfer  »,  sort  de  la  cachette  d'où  il 
surveillait  philosophiquement  «  cette  boucherie  hé- 
roïque »  et  se  dirige  vers  la  frontière  hollandaise  :  «  Il 
passa  par-dessus  des  tas  de  morts  et  de  mourants,  et 
gagna  d'abord  un  village  abare  que  les  Bulgares  avaient 
brûlé  selon  les  lois  du  droit  public.  Ici,  des  vieillards 
criblés  de  coups  regardaient  mourir  leurs  femmes  égor- 
gées, qui  tenaient  leurs  enfants  à  leurs  mamelles   san- 

Pefidant  l'Orage.  6 


—  42  — 

glantes  ;  là,  des  filles  éventrées,  après  avoir  assouvi  les 
besoins  naturels  de  quelques  héros,  rendaient  les  derniers 
soupirs  ;  d'autres,  à  demi-brûlées,  criaient  qu'on  achevât 
de  leur  donner  la  mort.  Des  cervelles  étaient  répandues 
sur  la  terre,  à  côté  de  bras  et  de  jambes  coupés  ».  Ne 
dirait-on  pas  l'aspect  d'un  village  belge,  après  que  les 
Allemands  y  eurent  passé?  Voltaire  a  bien  vu  que  ces 
actes  barbares  étaient  considérés  par  les  Prussiens  d'alors 
comme  des  manifestations  du  droit  pubUc.  Je  sais  bien 
qu'il  y  a  beaucoup  d'ironie  là-dedans  et  qu'il  raille  bien 
plutôt  qu'il  ne  stigmatise  les  excès  de  la  guerre,  mais 
que  les  exemples  qu'il  en  donne  aient  été  empruntés  aux 
mœurs  des  armées  du  «  roi  des  Bulgares  »,  c'est  proba- 
blement que  ces  mœurs  étaient  déjà  des  modèles  de 
cette  barbarie. 


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LA  CROIX-ROUGE 


21  novembre  19 14. 

L'armée  n'est  heureusement  à  l'œuvre  que  sur  une 
petite,  quoique  importante  encore,  partie  du  territoire, 
mais  il  est  une  institution,  souvent  militaire,  souvent 
purement  civile,  que  l'on  voit  travailler  jusque  dans  les 
moindres  bourgades  de  France  :  c'est  la  Croix-Rouge. 
Les  hommes  tuent  et  se  font  tuer,  les  femmes  soignent 
les  blessés.  A  chacun  sa  besogne.  Pour  être  moins  pé- 
rilleuse, la  seconde  n'est  pas  moins  noble.  C'est  le 
moyen  qui  leur  est  donné  de  participer  à  la  tâche  sou- 
veraine :  elles  en  pourraient  être  fiéres,  si  d'autres  sen- 
timents ne  les  pressaient  en  ce  moment.  La  Croix- 
Rouge!  Que  serait,  aujourd'hui,  une  telle  guerre,  si  la 
Croix-Rouge  n'existait  pas?  Et  pourtant,  elle  a  eu  un 
commencement.  La  bataille  de  Solférino  s'est  encore 
déroulée,  a  entassé  des  monceaux  de  pauvres  blessés 
sans  que  la  charité  privée  ait  eu  l'idée  de  venir  à  leur 
secours.  Alors,  je  pense  au  Genevois  Dunant,  à  cet 
homme    de   bien    auquel  tant   de    malheureux  soldats 


—  44  — 

doivent  l'existence,  les  soins,  le  réconfort,  les  secours  qui 
permettent  à  la  vie  de  lutter  contre  la  mort.  Henri 
Dunant  était  un  voyageur  et  un  historien.  Je  ne  sais  pas 
comment  il  fut  appelé  à  s'occuper  de  cette  question 
poignante,  la  relève  des  blessés  sur  le  champ  de  bataille, 
mais  il  donna  à  l'œuvre  qu'il  entreprenait  sa  forme 
définitive  et  une  forme  si  flexible  qu'elle  a  pu  s'adapter 
à  toutes  les  circonstances,  grouper  toutes  les  bonnes 
volontés  et  toutes  les  charités.  Il  lui  donna  tout,  sauf 
peut-être  son  nom,  dont  je  ne  connais  pas  l'origine. 
Certes,  il  y  a  toujours  eu  des  médecins  et  des  brancar- 
diers militaires,  mais  eux-mêmes  reconnaissent  que  sans 
la  Croix-Rouge  ils  seraient  insuffisants.  Honorons  donc 
ce  brave  Dunant  et  donnons-lui  un  souvenir  et  un  élan 
d'admiration,  à  cette  heure  où  s'affirme  plus  que  jamais 
la  beauté  et  la  grandeur  de  son  œuvre  d'humanité. 


—  45  — 


LE  VILLAGE  BELGE 


22  novembre  19 14. 

Il  est  situé  à  Paris,  car  c'est  en  France,  maintenant, 
qu'il  faut   chercher   la   Belgique,  le   Gouvernement  au 
Havre  et  à  Dunkerque,   les  habitants  un  peu  partout. 
L'ancien  séminaire  de  Saint-Sulpice  ne  servait  à  rien,  on 
avait  projeté   d'y  transférer  le  musée  du  Luxembourg, 
mais  ce  projet,  comme  tant  d'autres,  somnolait.  Ce  fut 
heureux,  si  quelque  chose  d'heureux  peut  arriver  en  ces 
temps-ci,  car  ce  vaste  bâtiment  s'est  trouvé  à  point  pour 
recueillir    un    groupe   important   de   pauvres   réfugiés 
belges,  plus  d'un  millier.   C'est   un  village,    c'est  aussi 
une  hôtellerie.  Les  uns  y   sont  installés  à  demeare,  les 
autres  y  passent,  qui  n'ont  trouvé  que  des  travaux  tem- 
poraires, dans   leur  exil  momentané  et  toujours  plein 
d'espoir.  Beaucoup  de  femmes  et  d'enfants,  beaucoup  de 
familles.  On  les   a  réunies  dans  des    galeries  phalansté- 
riennes,  dans  de  petites  chambres.  Ici  ou   là,  les  hôtes 
sont  pourvus  de  tout.  L'œuvre  qui  veille  sur  eux  veut 
qu'ils  soient  confortablement  nourris,  chaudement  vêtus, 


-46- 

et  même,  car  il  n'y  a  pas  de  cheminées  dans  l'ancien 
asile  ascétique,  des  poêles,  puisque  le  froid  est  venu, 
ronflent  dans  les  couloirs.  Le  village  a  même  un  méde- 
cin qui  le  visite  tous  les  jours  et  se  dévoue  là,  comme  il 
s'est  dévoué  ailleurs,  le  docteur  Lasne-Desvareilles.  C'est 
lui  qui  m'a  révélé  cette  œuvre  qui,  ennemie  de  la  réclame 
(elle  en  a  besoin,  cependant),  a  été  fondée,  dés  les  pre- 
miers événements  cruels  du  mois  d'août,  par  un  groupe 
de  commerçants,  d'habitants  du  quartier,  au  premier 
rang  desquels  il  faut  nommer  M.  Pellier,  l'officier  de 
paix  du  VI^  Cela  fait  que  ses  gardiens  de  la  paix  sont 
devenus  les  bons  gendarmes  du  village,  en  même  temps 
que  ses  dévoués  protecteurs.  Allez  voir  cela,  vous  serez 
bien  venus  si  vous  êtes  des  curieux  sympathiques,  mais 
mieux  encore  si  vous  n'y  venez  pas  les  mains  vides. 


—  47  — 


LE  NEUTRE 


23  novembre  19 14. 

Aux  yeux  d'un  belligérant,  jamais  un  neutre  ne  rem- 
plira son  devoir  de  neutre.  Ce  devoir  est  en  effet  bien 
difficile,  non  seulement  à  remplir,  mais  à  concevoir.  Le 
neutre  est  celui  qui  ne  serait  ni  pour,  ni  contre,  qui 
verrait,  avec  la  même  indifférence,  la  victoire  ou  la 
défaite  de  l'un  des  partis,  qui  serait,  en  un  mot,  aussi 
dépouillé  de  sympathie  que  d'antipathie.  On  peut  rêver 
cela,  quand  il  s'agit  d'une  guerre  sans  importance  entre 
deux  peuplades  obscures  ou  même  entre  deux  peuples 
secondaires,  mais  quand  il  s'agit  d'un  résultat  qui  pèsera 
sur  l'Europe  entière,  sur  le  monde  entier,  est-ce  pos- 
sible ?  Si  la  balance  pèse  à  droite  ou  à  gauche,  les  inté- 
rêts du  neutre  seront  lésés  ou  favorisés.  Comment  lui 
demander  une  impassibilité,  qui  serait  vraiment  stoïque? 
Tout  ce  que  peut  faire  le  neutre  qui  veut  le  paraître,  qui 
ne  veut  encourir  de  reproches  ni  d'un  côté  ni  de  l'autre, 
est  d'observer  les  régies  du  droit  international,  qui  sont 
assez  hmitées  et  assez  précises,  et  de  les  observer  méca- 


-48- 

niquement,  pour  ainsi  dire,  sinon  en  esprit,  du  moins  à 
la  lettre  et  avec  crainte.  Mais  qui  saura  ce  qui  se  passe 
dans  son  cœur?  Qui  pourra  sonder  ses  vœux  secrets? 
Le  neutre,  d'une  impassibilité  rigoureuse,  serait  une 
sorte  de  monstre  inhumain,  quasiment  inconcevable.  Il 
ne  faut  pas  évidemment  aller  jusqu'à  dire  :  «  Celui  qui 
n'est  pas  pour  moi  est  contre  moi.  »  On  ne  peut  pas  se 
déclarer  neutre  et  prendre  parti.  Il  ne  faut  pas  choisir  et 
c'est  ce  qui  rend  la  qualité  de  neutre  si  délicate.  Le  plus 
habile  se  conduira  avec  le  plus  d'égoïsme.  Il  pensera  à 
soi  d'abord,  mais  sans  se  faire  d'illusions,  car  cet 
égoïsme  même  sera  mal  interprété.  En  somme,  il  est  si 
difficile  d'être  un  vrai  neutre,  qu'il  vaut  peut-être  mieux 
être  belligérant. 


49 


LEUR   MISSION 


2  décembre  19 14. 

Il  ne  faut  pas  confondre  Hugo  de  Claparéde,  profes- 
seur de  droit  à  Genève,   avec   Edouard    Claparéde,    le 
directeur   des  Archives    de  psychologie,  dont   je  ne    con- 
nais pas  les  sympathies,   mais    dont  je  doute  qu'elles 
puissent,  en  tout  cas,  s'exprimer  d'une  façon  aussi  mala- 
droite. Donc  Hugo   de   Claparéde    se  fit  emboîter  et 
rabrouer,  l'autre  jour,  à  Genève,  par  son  auditoire,  pour 
avoir  parlé  de  la  «  mission  des  armées  allemandes  ». 
Qu'y  a-t-il  donc  dans  la  cervelle  de  ce  protestant  har- 
gneux ?  N' a-t-il  pas  encore  pardonné  à  l'ancienne  France 
d'avoir  forcé  jadis  ses  ancêtres  à  émigrer  à  Genève?  Sa 
rancune  lui  aurait-elle  crevé,  sur  le  cœur,  au  moment 
même  où  tout  lui  commandait   au  moins  la   réserve, 
sinon  le  silence?  Et  puis,  quelle  maladresse  de  s'en  aller 
parler,  à   Genève,  pays   neutre   et  qui   aurait    pu   être 
envahi,  de  la  mission  des  armées  allemandes  qui    ont 
traité  comme  l'on  sait  la  Belgique!  Si  M.Hugo  de  Clapa- 
réde   réprouve   toute  solidarité  de   son  pays   avec  la 

Pendant  l'Orale.  7 


—  50  — 

France,  n'aurait-il  pas  pu  tout  au  moins  montrer  quelque 
sympathie  pour  la  malheureuse  Belgique  ?  Belle  mis- 
sion, en  vérité,  que  celle  de  ravager  et  de  détruire  un  petit 
pays  innocent  qui  ne  fit  que  son  devoir,  qui  était  d'essayer 
de  défendre,  même  par  les  armes,  sa  neutralité  consacrée 
par  les  traités  !  Certes,  la  conduite  des  Allemands  dans  le 
nord  de  la  France  a  été  également  sauvage,  mais  c'est  un 
grand  pays  qui  peut  et  qui  sait  se  défendre  efficacement.  La 
Belgique  ne  le  pouvait  pas.  L'agression  contre  ce  pays 
a  été  odieuse  ;  elle  demeurera  impardonnable.  Travestir 
cela  en  mission,  quelle  mentalité!  Et  c'est  de  Genève 
que  cela  nous  vient,  d'une  ville  neutre  de  civiHsation 
française  !  Méprisons  ce  professeur,  comme  le  méprisent 
ses  élèves. 


—  51 


GUERRES  D'AUTREFOIS 


5  décembre  1914. 

Je  lis  dans  un  manuel  historique  :  «  1692.  Aux  Pays- 
Bas,  Louis  XIV  prend  Namur.  »  Et  dans  les  mêmes 
années  on  trouve  aussi  les  noms  de  Mons,  de  Charleroi, 
de  Bruxelles,  de  Dixmude,  et  d'autres  villes  associées  à 
la  guerre  actuelle  de  la  façon  la  plus  triste.  Une  bataille, 
au  xvii^  siècle,  devait  avoir  quelque  chose  de  majes- 
tueux :  il  nous  en  reste  la  vision  dans  les  tableaux  de 
Van  der  Meulen,  encore  qu'il  ait  peut-être  mis  un  peu 
trop  d'ordre  dans  ses  parades  guerrières.  Mais  un  siège, 
si  l'on  s'en  rapporte  aux  correspondants  de  guerre  du 
temps  (c'était  Racine,  c'était  Boileau)  pouvait  avoir  un 
air  de  fête,  qui  nous  paraîtra  bien  singulier.  Les  gens 
de  ce  temps-là  étaient  évidemment  très  civilisés  :  ils 
passaient  avec  une  extrême  rapidité  de  l'état  de  guerre 
à  l'état  de  galanterie,  ou  plutôt  mêlaient  intimement  ces 
deux  états.  C'est  au  point  qu'on  ne  s'y  reconnaît  plus. 
On  prit  Namur.  Est-ce  un  siège,  est-ce  un  ballet  ? 
M™^  de  Maintenon  préside.  Elle  se  multiplie.  Les  forts 


—  52  — 
se  sont  rendus,  la  ville  est  prise,  le  roi  fait  porter  des 
rafraîchissements  dans  la  tente  des  officiers  et  des  sol- 
dats. Les  dames  vont  visiter  ces  braves  et  assister  à  leur 
collation.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  M*"^  de  Maintenon 
veut  traiter  elle-même  les  officiers.  Elle  les  invite  et  leur 
fait  donner  rendez-vous  à  une  abbaye  voisine.  Les  reli- 
gieuses sont  cloîtrées.  La  règle,  pour  cette  fois,  sera 
lettre  morte.  «  Les  officiers,  les  seigneurs  s'installèrent 
au  réfectoire,  et  par  un  traitement  inouï  de  politesse, 
les  dames  servirent  elles-mêmes  à  toutes  les  tables...  » 
N'allons  pas  plus  loin.  Restons-en  sur  le  raffinement 
inouï  de  politesse  et  comparons  les  deux  époques. 


53  — 


LE  TRICOT  D'HONNEUR 


6  décembre  19 14. 

Le  général  Jofîre  a  reçu  un  tricot  d'honneur,  qui  est 
aussi  un  tricot  d'amour,  un  tricot  où  toutes  les  femmes 
de  sa  petite  patrie,  Rivesaltes,  ont  collaboré,  des  grand' 
mères  aux  petites  filles,  un  tricot  où  auraient  bien  voulu 
mettre  la  main  aussi  les  autres  femmes  de  France.  De 
tous  les  honneurs,  de  tous  les  mouvements  de  recon- 
naissance qui  sont  allés  vers  lui  depuis  le  commence- 
ment de  la  guerre,  c'est  peut-être  à  ce  témoignage  de  sa 
ville  natale  qu'il  aura  été  le  plus  sensible,  car  ce  rude 
soldat  est  aussi,  j'en  suis  certain,  un  homme  sensible. 
Son  souci  d'épargner  la  vie  de  ses  troupes,  si  opposé  au 
gaspillage  féroce  de  vies  humaines  que  pratique  l'ennemi, 
en  est  une  des  preuves.  Ce  n'est  pas  seulement  la  raison 
qui  lui  conseille  cela,  c'est  la  sensibiUté.  Il  pense  à  l'ave- 
nir de  la  France,  il  pense  à  tant  de  belles  jeunesses 
sacrifiées  à  la  patrie,  il  pense  aussi  à  ces  femmes  qui  ont 
pensé  à  lui  et  qui  lui  devront  la  joie  de  revoir  ceux  qui 
sont  partis.  C'est  pour  cela  qu'il   n'est   pas  seulement 


—  54  — 

admiré,  mais  aimé  et  vénéré.  C'est  pour  cela  que  l'idée 
des  femmes  de  Rivesaltes,  si  jolie  et  si  touchante,  a 
semblé  aussi  si  raisonnable  et  si  juste.  Et  puis,  à  courir 
par  ces  temps,  de  bataille  en  bataille,  par  ces  temps  et 
par  tous  les  temps,  on  n'est  pas  sans  risquer  un  peu  de 
sa  santé  ;  le  tricot  le  mettra  à  l'abri  des  mauvais  froids. 
Et  quand  même  il  le  ferait  ranger  dans  une  valise,  tout 
simplement,  il  lui  tiendrait  encore  chaud,  ne  fût-ce  qu'au 
cœur. 


—  55  — 


ALSACE-LORRAINE 


8  décembre  19 14. 

Nos  armées  ont  repris  sérieusement  pied  en  Alsace, 
mais,  soit  directement,  soit  comme  conséquence  de  l'en- 
semble des  opérations,  il  semble   bien  maintenant  que 
cette  province  et  sa  voisine  redeviendront  françaises.  Ce 
serait  pour  nous  le  seul  résultat  de  la  campagne,  qu'il 
serait  encore   considérable.  C'est  donc  le    moment  de 
revenir  un  peu  sur  les   espoirs  de  reconquête,  qui  au 
cours  de  ces    quarante   dernières   années,    avaient  fini 
par  sembler  tellement  chimériques  que  l'on  en  parlait  le 
moins  possible.  Le  feu  sacré  était  toutefois  entretenu 
par  Dérouléde,  qui  mourut  l'an  passé  non  seulement  en 
y  pensant  toujours,  mais  en  en  parlant  toujours.  Même, 
à  un  moment,  sa  Ligue  des  Patriotes  avait  pu  paraître 
dangereuse  pour  la  paix.  Elle  était  surtout  exaspérante 
pour  ceux  qui  avaient  pris  leur  parti  d'un  état  de  choses 
de  fait  qu'ils  ne  voyaient  pas  la  possibilité  de  changer  à 
notre  profit.  Je  fus  de  ceux-là,  et  j'ai  à  me  reprocher  un 
article  où  je  malmenais,  non  l'idée  de  patrie,  certes,  mais 


-  5é- 

le  groupement  bruyant  qui  s'en  servait  mal  à  propos 
et,  me  semblait-il,  indiscrètement.  C'était  une  erreur,  et 
je  m'aperçois  maintenant  que  cette  «  Ligue  indiscrète  » 
n'a  pas  été  sans  influence  sur  le  magnifique  mouvement 
de  patriotisme  qui  a  fait  se  lever  jusqu'aux  socialistes  et 
pacifistes  français,  jusqu'aux  anarchistes  français,  dans  un 
mouvement  de  défense  qui  portera  ses  fruits.  Les  idées 
sont  modelées  par  les  événements,  qui  sont  nos  maîtres. 
Celles  qui  sont  possibles  dans  l'état  de  paix  naturelle 
deviennent  inconvenantes  dans  l'état  de  cataclysme.  Il 
est  des  hommes  trop  concrets  auxquels  il  faut,  plus  qu'à 
d'autres,  la  leçon  de  ces  événements  maîtres.  Ils  sont 
parmi  les  meilleurs,  parce  qu'ils  sont  les  plus  sincères. 


—  57  — 


VIEILLES  CHOSES 


II  décembre  19 14. 

Il  y  a  une  grande  mélancolie  à  feuilleter  les  publica- 
tions et  les  revues  de  tout  genre  qui  parurent  au  moment 
où  la  guerre  éclatait,  quelques-unes  même  après  l'ouver- 
ture des  hostilités.  Elles  nous  semblent  vieilles  d'un 
demi-siècle,  c'est-à-dire  deux  fois  vieilles,  car  les  choses 
de  l'esprit  rajeunissent  en  s'éloignant  vers  l'ancienneté. 
Quoi  ?  C'est  de  cela  que  nous  nous  occupions  quand  la 
bataille  allait  s'engager  autour  de  nos  destinées  ?  Quelles 
futilités  !  Et  cependant,  ces  questions  aboHes,  comme  on 
les  regrette  et  comme  on  voudrait  que  le  moment  fût 
revenu  de  nous  y  intéresser  encore  !  Comme  elles  nous 
semblent  heureuses,  les  époques  où  nous  discutions 
sérieusement  de  l'avenir  du  cubisme  ou  des  mérites  res- 
pectifs du  vers  libre  et  du  vers  réguHer  !  Il  fut  un  mo- 
ment, au  mois  d'août,  où  je  crus  fermement  que  tout 
cela  était  fini,  à  tout  jamais,  qu'il  ne  serait  plus  jamais 
question  ni  d'art,  ni  de  poésie,  ni  de  littérature,  ni 
de   science  même,  mais  je  crois  bien   que  j'exagérais. 

Pendant  l'Orage.  * 


-58- 

L'esprit  tend  naturellement  vers  les  habitudes  qui 
maintiennent  son  activité.  On  se  rappelle  la  légende 
du  siège  de  Paris,  d'un  fervent  ou  d'un  distrait 
qui  bouquinait  sur  les  quais,  au  bruit  des  obus.  J'ai  vu 
l'autre  jour  quelque  chose,  non  de  pareil,  mais  d'analogue, 
un  monsieur  converti  par  un  ami  au  culte  des  livres 
rares  commencer  une  collection  de  premières  éditions 
à  l'heure  où  des  écrivains  désespèrent  encore  d'achever 
jamais  l'œuvre  qu'ils  ont  commencée,  puis  abandonnée. 
C'était  un  sage.  Le  jour  viendra,  en  effet,  il  vient  déjà, 
on  sent  son  approche,  où  les  petites  passions  de  la  curio- 
sité vont  égoïstement  reprendre  et  envahir  à  nouveau 
la  vie. 


—  59  — 


LA  CONFIANCE 


13  décembre  1914- 

Il  y  a  longtemps  que  je  l'ai  dit  pour  la  première  fois  : 
la  vie  est  un  acte  de  confiance.  Il  faut,  pour  vivre,  avoir 
confiance  dans  sa  santé,  dans  sa  fortune,  dans  son   tra- 
vail, dans  sa  femme,  dans  ses  amis.  Quand  une  de  ces 
sources  de  confiance  est  atteinte,  la  vie  est  endommagée  ; 
quand  toutes  ont   fléchi,   la  vie  est    impossible.   Con- 
fiance n'est  pas  certitude.  Il  n'y  a  pas  de  certitude  pour 
les    activités   qui  se  développent    dans    l'avenir,     il  y 
en  a  à  peine  pour  les  actes  présents,  mais   la  confiance 
est   précisément    le    sentiment    qui    joue  le    rôle    que 
la    certitude    assume    dans     la    région    intellectuelle. 
Ce  n'est    qu'un    sentiment.    Comme   tel,   il  est    pure- 
ment subjectif,  attaché  à  un  individu  ou  à   un  groupe. 
Il  est  conservateur  de  cet  être,  ou  de  ce  groupe  d'êtres. 
Il  n'est  pas  créateur,  quoique  sans   lui  la  création  soit 
impossible.  Il  ne  détermine  pas  les  résuhats,  mais  sans 
lui  les  résultats  ne   pourraient  être  déterminés.  C'est  un 
des  chapitres  les  plus  curieux  de  la  psychologie  mêlée  de 


—  6o  — 

l'intelligence  et  des  sentiments  et  celui  où  on  démontre 
le  mieux  la  dépendance  de  ces  deux  activités.  Un  peuple 
qui  n'aurait  pas  confiance  en  lui-même  ne  pourrait 
vaincre.  Il  n'est  donc  pas  inutile  de  constater  la  confiance 
des  combattants,  puisqu'elle  montre  qu'ils  sont  dans  les 
seules  conditions  où  l'on  peut,  comme  le  répète 
chaque  jour  le  général  Bonnaldans  le  titre  de  ses  articles, 
atteindre  au  succès  final.  Du  point  du  vue  de  la  raison 
toute  nue,  la  confiance  n'aurait  pas  grande  valeur,  puis- 
qu'on peut  toujours  la  ranger  dans  le  chapitre  des  illu- 
sions, mais  l'homme  ne  se  sert  jamais  de  sa  raison  pure 
qui  n'est  qu'une  conception  philosophique,  et  même  le 
langage  a  devancé  l'objection  des  abstracteurs  en  unis- 
sant les  deux  termes  dans  une  locution  :  confiance  rai- 
sonnée.  Derrière  ce  boucHer,  la  confiance  est  peut-être 
une  force  invincible. 


él 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES 


14  décembre  1914. 

Elles  nous  viennent  maintenant  des  tranchées,  des 
dépôts,  des  hôpitaux,  des  camps  de  prisonniers.  Qui  est 
mort,  qui  est  blessé,  qui  est  malade?  Le  Bulletin  des  Ecri- 
vains, n°  2,  répond  à  ces  questions  pour  le  mois  qui 
vient  de  s'écouler.  11  n'a  pas  été  très  meurtrier  pour  les 
lettres,  d'où  on  peut  en  inférer  qu'il  a  été  le  même  pour 
l'ensemble  des  armées,  malgré  la  fréquence  des  combats 
et  la  progression  des  lignes,  mais  il  n'y  a  pas  mal  de 
blessés,  quelques  prisonniers  et  encore  des  disparus. 
Avec  ces  trois  catégories,  on  ferait  un  excellent  som- 
maire de  revue  ou  de  journal  littéraire,  on  ahmenterait 
une  librairie.  Que  faut-il  entendre  par  «  disparus  »  ?  On 
reporte  toujours  à  cette  liste  le  charmant  du  Fresnois. 
Hélas  !  Quel  espoir  laisse-t-il  encore  ?  Il  est  disparu 
depuis  les  premiers  combats  en  Belgique.  Serait-il  blessé 
grièvement  et  prisonnier  en  Allemagne?  Triste  perspec- 
tive et  c'est  la  meilleure.  Il  en  est  de  même  du  jeune 
romancier  Alain-Fournier.  Cependant,  son  ordonnance 


—   62   — 

aurait  pu  revenir  sur  le  lieu  du  combat  où  il  était  tombé 
et  reconnaître  le  corps.  Il  est  donc  peu  permis,  à  moins 
d'une  erreur  inexplicable,  d'avoir  des  doutes  sérieux.  Par 
prudence,  les  rédacteurs  l'ont  mis  parmi  les  disparus.  Ce 
serait  une  perte  très  sensible  pour  les  lettres.  En  somme 
ce  bulletin  continue  d'être  un  document  très  triste  et 
très  glorieux,  quoique  la  gloire  qui  échoit  à  quelques- 
uns  soit  une  gloire  définitive  et  sans  le  lendemain  qu'ils 
avaient  rêvé.  Mais  les  lendemains  sont  bien  incertains  et 
peut-être  vaut-il  mieux  mourir  en  pleine  force  et  en 
pleine  jeunesse  que  d'en  courir  les  risques.  Il  y  a  long- 
temps que  les  Anciens,  si  sages,  avaient  mis  au  premier 
rang  des  amis  des  dieux  ceux  qui  meurent  jeunes.  Ce 
qui  nous  paraît  une  injustice  du  sort  est  peut-être  un  pri- 
vilège. N'importe  !  Il  est  douloureux  pour  ceux  qui  le 
contemplent. 


-  «3 


LA  VIE  DANGEREUSE 


15  décembre  19 14. 

Vers  la  fin  du  mois  de  juillet,  j'avais  eu  l'occasion  de 
rassembler  quelques  idées  sur  ce  que  les  Américains  et 
en  particulier  M.  Roosevelt  appelaient  «  la  vie  dange- 
reuse »  et  qu'ils  tenaient  pour  un  idéal.  Puis  d'autres 
soucis  que  littéraires  me  prirent  comme  tout  le  monde  et 
j'oubliai  la  spéculation.  Mais   je  puis  dire  qu'à  l'heure 
présente,  pas  plus  qu'à  des  moments  plus  heureux,  cet 
état,  qui  est  actuellement  le   nôtre,  me  semble  assez 
éloigné  d'un  idéal  sensé.  Sans  doute,  cela  exalte  néces- 
sairement certaines  qualités  de  l'être  humain,  mais  aux 
dépens  de  tant  d'autres  !  Il  est  peut-être  bon  de  l'avoir 
traversé,  mais  qu'aurait  édifié  l'homme  s'il  avait  vécu 
toujours  dans  une  perpétuelle  alerte  ?  Il  n'aurait  même 
pas  atteint  la  période  barbare,  il  serait  encore  à  l'état  sau- 
vage. La  vie  dangereuse  est  un  moyen  de  conquérir  la 
maîtrise  de  soi,  ce  n'est  pas  un  état  dont  la  perpétuité 
soit  souhaitable.  Dernièrement,  un  poète  qui  était  sur  le 
front  écrivait  à  des  amis  :  «  Envoyez-moi  des  livres  qui 


-64- 

traitent  de  la  guerre,  qui  me  la  fassent  aimer,  car,  réduit 
à  mes  seules  forces,  je  n'y  puis  parvenir.  »  Autre  chose 
est  de  subir  courageusement,  autre  chose  est  d'aimer.  Il 
n'en  eut  pas  le  temps,  d'ailleurs.  Une  balle,  deux  jours 
après,  le  couchait  sur  le  champ  de  bataille.  S'il  y  a  des 
pressentiments,  Alfred  Drouin  n'y  échappa  point.  Com- 
ment aimer  ce  qui  va  vous  détruire?  Une  telle 
mort  aurait  fait  un  bel  épisode  de  Servitude  et  Grandeur 
militaires,  si  Vigny  avait  vu  de  plus  prés  ce  qu'il  n'a 
conté  qu'imaginativement.  Mais  la  plupart  de  ceux  qui 
vivent  la  vie  la  plus  dangereuse  n'en  ont  point  cons- 
cience et  c'est  pourquoi  ils  la  supportent,  sans  analyser 
leurs  sentiments.  Je  considère  comme  deux  fois  héroïque 
l'homme  de  pensée  ou  de  réflexion  qui  s'avance  au  mi- 
lieu de  la  mitraille,  car  la  vie  est  plus  dangereuse  pour 
lui  que  pour  un  autre. 


-  é5 


JUGEMENTS 


17  décembre  19 14. 

Laissons  au-dessus  de  la   guerre,  je  vous  en    prie, 
quelques  noms  allemands.  Gœthe  ou  Beethoven  appar- 
tiennent à  tous  les  peuples  par  ce  qu'ils  ont  mis  d'hu- 
main dans  tous  les  peuples.  Ils  n'ont  ni  bombardé  Reims, 
ni  signé  le  manifeste  des  intellectuels  d'outre-Rhin.  La 
guerre  n'a  pas  changé  la  valeur  de  leur  âme.  J'en  dirais 
autant  de   Schopenhauer  et   de  Nietzsche    dans  l'ordre 
philosophique.  Ils  n'ont  pas  pensé  en   allemand,  ils  ont 
pensé  en  humain.  C'est  à  coup  sûr  un  sot  que  celui  qui 
écrivait  l'autre  jour  «  le  hideux  Schopenhauer  ».  C'est 
aussi  un  ignorant,  car  il  devrait  savoir  que  les  crocs  de 
son  pessimisme  n'ont  pas  épargné  ses  compatriotes,  moins 
encore  que  les  autres  peuples.  «  En  prévision  de  ma 
mort,  dit-il  dans  ses  Memorabilia,  je  fais  cette  confession 
que  je  méprise  la  nation  allemande  à  cause  de  sa  bêtise 
infinie  et  que  je  rougis  de  lui  appartenir  ».  Je  crois  vrai- 
ment, que  s'il  était  notre  contemporain,  il  ne  reviserait 
pas  son  jugement,  encore  qu'on  puisse  n'y  voir  qu'une 

Pendant  VOrage.  9 


—  66  — 

rude  boutade  et  peut-être  une  imitation  de  la  manière 
de  Voltaire.  Ces  grands  Allemands  du  passé  nous  appar- 
tiennent d'ailleurs  presque  autant  qu'à  l'Allemagne.  Ils 
ont  tous  si5'cé  le  lait  de  la  culture  française,  Gœthe  le 
premier.  Schopenhauer  doit  beaucoup  à  Chamfort  et  à 
Voltaire.  Nietzsche,  qui  haussait  les  épaules  à  l'idée  seule 
de  culture  allemande,  avait  l'esprit  plein  de  nos  plus 
pénétrants  écrivains.  Pour  moi,  je  ne  les  abandonne  pas 
plus  que  je  n'abandonnerais  Shakespeare  ou  Léopardi.  Je 
n'ai  pas  conscience,  en  les  aimant,  d'aimer  la  pensée  alle- 
mande, mais  bien  la  pensée  humaine. 


-67- 


INDUSTRIES  DE  GUERRE 


22  décembre  19 14. 

Ce  sont  les  petites  industries  dont  je  veux  parler,  les 
industries  accessoires  basées  sur  notre  besoin  de  bien- 
être  relatif  et  destinées  à  diminuer  autant  que  possible 
rinconfort  du  soldat  en  campagne.  Je  suis  bien  sûr  que 
le  paysan  serbe,  dans  un  climat  analogue,  s'est  moins 
préoccupé  que  nous  des  nuits  en  plein  air  et  que  ses 
soeurs  ou  sa  mère  ont,  moins  fébrilement  que  les  nôtres, 
ourdi  les  tricots  de  laine.  La  race  est  plus  dure.  Ce  tra- 
vail personnel  de  la  laine,  sa  transformation  en  vêtements 
de  toute  forme,  aura  été  pour  les  femmes  de  France  le 
grand  œuvre  de  cet  hiver.  Beaucoup  ne  savaient  qu'à 
peine  ou  ne  savaient  plus,  car  on  trouvait  tous  ses 
besoins  et  aussi  toutes  ses  fantaisies  dans  le  commerce. 
C'est  donc  un  métier  qu'elles  ont  dû  apprendre  ou  dans 
lequel  elles  ont  dû  se  perfectionner.  Voilà  la  première  des 
petites  industries  créées  par  la  guerre.  Il  en  est  d'autres 
du  même  genre  qui  nécessitaient  un  outillage  hors  de  la 
portée  des  particuliers.  De  tous  côtés  ont  surgi  d'ingé- 


—  68  — 

nieux  moyens  d'assurer  le  couchage  du  soldat,  en  le  pré- 
servant soit  du  froid,  soit  de  la  pluie.  Les  abondantes 
pluies  de  l'automne  avaient  fait  sortir  le  «  parapluie  du 
soldat  »,  qui  est  à  la  fois  une  couverture,  un  manteau  et 
un  sac  de  couchage.  Ces  inventions  se  sont  multipliées. 
La  chimie  s'ingéniait  de  son  côté  à  combiner  des  sys- 
tèmes de  réchauffage  des  aUments  sans  feu  visible.  Nous 
eûmes  le  «  réchaud  des  tranchées  ».  Enfin  la  pharmacie 
découvrit  qu'elle  détenait  nombre  de  spécialités  qui  sem- 
blaient avoir  été  imaginées  pour  assurer  la  santé  de  qui 
couche  à  la  belle  étoile.  Il  n'est  pas  jusqu'à  un  stylo- 
graphe  bien  connu  qui  ne  semble  avoir  été  inventé  qu'en 
vue  de  la  correspondance  militaire.  Et  sous  toutes  ces 
formes  apparaît  notre  ingéniosité. 


é9  - 


L'Héroïque  Belgique 


22  décembre  1914- 

Parmi  les  publications  illustrées  à  la  gloire  de  la  Bel- 
gique, le  grand  album  intitulé  L Héroïque  Belgique  est  assu- 
rément   le  plus  saisissant  par  son  texte,  dû  aux    meil- 
leurs écrivains,  par   les  nombreuses  images  dont  il  est 
semé.  On  y  voit  ce  qu'était  la  Belgique  avant  la  guerre. 
On  y  voit  ce  qu'ils  ont  fait  de  cette  belle  province  euro- 
péenne, que  tant  de  personnes  connaissaient,  que  toutes 
aimaient  et  admiraient  dans  son  art,  dans  son  histoire, 
dans  la  légende.  La  conduite  des  Allemands  en  Belgique 
les  a  déshonorés'devant  l'opinion  du  monde,  elle  a  mon- 
tré aussi  la  bêtise   orgueilleuse  et  cruelle  de  ce  peuple 
soudain  déchaîné.  C'est  à  pleurer  d'abord,  c'est  aussi  à 
n'y  rien  à  comprendre.  Ils  ont  la  prétention  d'annexer 
la  Belgique  et  ils  commencent  par  la  terroriser,  par  l'in- 
cendier, par  la  détruire,  par  massacrer  les  habitants,  par  les 
affamer,  par  les  ruiner!  Au  point  de  vue  de  la  piraterie, 
c'est  stupide.  Le  pirate  qui  a  mis  la  main  sur  une  riche 
cargaison,  ne  la  jette  pas  au  fond  de  la  mer  ;  ce  serait 


—  70  — 

de  la  déraison.  Mais  on  n'analyse  pas  un  tel  forfait  et  sur- 
tout on  ne  le  compare  à  rien.  J'aurais  voulu,  dans  LHé- 
roïque  Belgique,  quelques  récits  de  témoins  nous  montrant 
les  tueurs  fusillant  les  populations,  comme  à  Dinant, 
par  exemple,  mais  ces  choses  n'ont  paru  que  peu  à  peu 
dans  les  journaux,  et  à  cette  heure  on  ne  sait  pas  encore 
tout.  L'intérêt  de  cet  ouvrage  est  surtout  de  nous  faire 
regarder  du  côté  des  Belges,  du  côté  des  héros,  car  la 
Belgique,  devant  les  crocs  du  monstre,  fut  héroïque,  c'est 
incontestable  et,  si  elle  a  provisoirement  tout  perdu, 
elle  a  gagné  du  moins  une  épithéte,  que  l'histoire  ne  lui 
contestera  jamais. 


71 


LA  "MÈRE-HENRY 


26  décembre  1914. 

Enfin,  nous  savons  à  peu  prés  ce  que  c'est  que  le 
signal  de  la  Mère-Henry  dont  nous  parlèrent  plusieurs 
fois  les  communiqués.  C'est  un  groupe  de  rochers  isolés 
situé  au  nord  de  Senones,  lequel  est  lui-même  au  nord 
de  Saint-Dié.  Un  journal  en  a  donné  la  photographie.  Il 
m'a  semblé  que  l'on  distingue  sur  la  plate-forme  du 
rocher  principal  une  cabane  ou  une  chaumière.  On 
accède  là  par  des  passerelles  fortement  incHnées.  Cela 
doit  être  une  des  curiosités  du  pays.  Que  de  coins  et 
de  points  pittoresques  auront  été  ravagés  au  cours  de 
cette  guerre,  et  je  ne  parle  ni  des  villes,  ni  des  villages, 
ni  de  ces  jolies  habitations  qui  surgissaient  de  partout 
dans  cette  France  envahie  si  riche,  et  où  la  nature  était 
si  doucement  domptée,  si  plaisamment  asservie  par  un 
peuple  intelligent,  respectueux  de  la  beauté  naturelle, 
mais  toujours  disposé  à  la  faire  tourner  à  ses  plaisirs  ou 
à  ses  besoins!  Qu'est  devenue  la  passerelle  de  la  Mère- 
Henry,  qu'est   devenue  la  chaumière  que  je  crois  aper- 


—  72  — 

cevoir  sur  la  plateforme  ?  Le  rocher  lui-même  est-il 
intact  ?  Il  n'y  a  pas  que  les  maisons  qui  constituent  un  pays 
civilisé,  il  y  a  la  manière  dont  les  habitants  ont  assuré  la 
survie  des  éléments  pittoresques  fournis  par  la  nature. 
Il  y  en  a  beaucoup  dans  ces  régions  de  l'Est  et  de  l'Aisne. 
Quel  aura  été  leur  sort?  Certes,  une  cathédrale  de  Reims, 
un  hôtel  de  ville  d'Arras  sont  des  pertes  irréparables 
pour  la  civilisation,  mais  le  signal  de  la  Mère-Henry, 
s'il  est  détruit,  ne  sera-t-il  pas  déploré,  lui  aussi  ? 


—  73  — 


L'IRRÉDENTISME 


10  janvier  191 5. 


M.  Prezzolini  écrit  dans  La  Voce  :    «  Il  ne  faut  pas 
que  l'Italie  fasse  la  guerre  pour  T.  T.  (Trieste  et  Trente). 
Tout  le  monde  me  croit  irrédentiste.  Je  ne  le  suis  pas 
et  le  moment  est  venu  de  le  dire,  je  suis  si  peu  irréden- 
diste  que,  si  demain  l'Autriche  nous  offrait  Trente,  Trieste, 
llstrie  et  la  Dalmatie,  à  condition  de  ne  pas  déclarer  la 
guerre  aux  deux  Empires,  je  serais  d'avis  de  refuser.  Si 
nous  obtenions  Trente,  Trieste,  l'Istrie,  la  Dalmatie  et 
Vallona  par-dessus  le  marché,  mais  si,  en  même  temps, 
l'Allemagne,  grâce  à  cela,  parvenait  à  écraser  la  France 
et  à  abattre  l'Angleterre  et  à  juguler  la  Russie,  nous  nous 
serions  mis  dans  une  situation  pire  que  la  situation  ac- 
tuelle où  nous  n'avons  pas  T.  T.  et   le  reste,   mais  où 
nous  avons  notre  liberté.  La  question  de  la  guerre  n'est 
pas  la  question  de  l'irrédentisme  ;  c'est  la  question  de  la 
liberté  italienne.  La  question  de  la  guerre  n'est  pas  une 
question   d'irrédentisme,  c'est  une  question  d'italianité. 
Elle  ne  peut  ni  se  discuter  ni  se  résoudre  sur  la  base  du 


Pendant  l'Orage. 


—  74  — 

sort  de  T.  et  de  T.,  mais  sur  la  base  du  soît  de  l'Italie. 
Nous  ne  nous  battrons  pas  pour  700.000  Italiens  mais 
nous  nous  battrons  pour  40.000.00  d'Italiens.  L'irréden- 
tisme est  provincial.  Il  y  a  trop  de  gens  qui  voient 
aujourd'hui  l'Italie  à  travers  Trieste,  bien  plus:  à  travers 
Pola  et  peut-être  à  travers  Lussinpiccolo.  Il  faut  voir 
Trieste  et  Lussinpiccolo  à  travers  l'Italie.  Est-ce  clair  ? 
La  question  n'est  pas  de  planter  le  drapeau  italien  sur 
Saint-Just  (cathédrale  de  Trieste).  La  question  est  de  libé- 
rer l'Europe  de  la  domination  allemande  :  ce  qui  est,  on 
nous  l'accordera,  quelque  chose  de  plus  important.  »  Je 
ne  puis  traduire  tout  l'article,  bien  qu'il  le  mérite.  Ceci 
montre  du  moins  comment  un  des  esprits  les  plus  dis- 
tingués de  la  jeune  Italie  comprend  aujourd'hui  l'irréden- 
tisme. 


—  75  — 


CALMANTS 


8  janvier  191 5. 


Il  est  un  moyen  de  mieux  supporter  nos  ennuis  pré- 
sents, c'est  de  les  comparer  à  ceux  de  tels  de  nos  con- 
temporains  qui    semblaient   encore    moins   que    nous 
destinés  à  pâtir  de  la  guerre.  Edison,  dont  le  laboratoire 
a  été  détruit  par  un  incendie,  qui  a  éprouvé  là  de  grosses 
pertes,  se  dit,    paraît-il  :    «    Qu'est-ce  que  ce  malheur 
auprès   des  déceptions   qu'a   déjà  éprouvées  le  Kaiser, 
auprès  de  celles  qu'il  éprouvera  encore  ?  Malgré  tout,  je 
suis  encore  plus  heureux  que  lui.  »  C'est  là  une  méthode 
qui  a  été  de  tout  temps  enseignée  par  les  philosophes. 
Il  faut  toujours  comparer  son  état  présent  à  l'état  des 
hommes  qui  nous  apparaît  comme  le  pire.  Presque  rui- 
nés et  prêts  à  désespérer,  regardons  du  côté  de  ceux  qui 
le  sont  absolument  et  non  du  côté   de  ceux  qui  sont 
prospères.  Notre  amertume  en  sera  notablement  dimi- 
nuée. On  trouve  toujours  un  plus  malheureux  que  soi 
et,  si  on  ne  le  trouvait  pas,  on  peut  toujours  l'imaginer. 
Mais  en    ces  temps,   on   n'a    pas   besoin,  hélas,   si    à 


-76- 

plaindre  que  l'on  soit,  de  faire  appel  à  son  imagination 
pour  trouver  plus  à  plaindre  que  soi-même.  Il  suffit  de 
regarder  à  droite  ou  à  gauche  pour  être  bientôt  forcé 
de  convenir  qu'on  est  parmi  les  privilégiés.  Si  la  vie  est 
le  plus  précieux  bien,  ce  qui  n'est  pas  toujours  sûr  de  la 
vie  toute  nue,  pensez  à  ceux  qui  sont  morts  ;  mais  si 
vous  ne  la  concevez  pas  sans  la  richesse,  pensez  à  ceux 
qui  se  sont  réveillés  un  matin  ruinés  sans  phrase  ;  s'il 
vous  faut  qu'elle  s'écoule  dans  un  pays  libre  et  pacifique, 
pensez  aux  Belges  :  vous  n'en  êtes  pas  et  vous  pourriez 
en  être.  Il  y  a  là  des  millions  de  malheurs  qui  vous  ont 
été  épargnés.  Je  reconnais  que  la  méthode  n'est  pas,  en 
somme,  très  satisfaisante,  le  malheur  d'autrui  pouvant 
fort  bien  accroître  le  vôtre,  mais  par  le  temps  présent, 
je  n'ai  pas  mieux  à  vous  offrir.  Pensez  aux  Belges. 


—  77 


TABLEAUX  DE  GUERRE 


II  janvier  191 5. 

Je  lis  à  la  date  du  22  juin  1869,  dans  le  Journal  des 
Goncoiirt  :  «  Le  général  Bataille  nous  entretient  de 
l'émotion  au  feu.  Pas  d'émotion  une  fois  l'action  enga- 
gée, mais  avant,  par  exemple,  aux  premiers  coups  de 
fusil  qui  se  tirent  sur  les  lignes  d'un  camp,  quand  on 
est  couché  encore,  alors  un  sentiment  de  compression 
à  la  poitrine,  avec,  au  fond  de  soi,  une  sorte  de  tristesse. 
Il  y  aurait  un  bien  curieux,  un  bien  intéressant  et  un 
bien  nouveau  volume,  à  faire  de  fragments  de  récits 
militaires  intitulé  :  La  Guerre,  où  l'on  ne  serait  que  le 
sténographe  intelligent  de  choses  contées.  »  Ce  passage 
de  Jules  Concourt,  qui  allait  mourir  à  l'aurore  d'une 
guerre  annonciatrice  de  celle-ci,  montre  bien  la  diffé- 
rence entre  l'idée  que  l'on  pouvait  se  faire  alors  d'une 
guerre  et  l'idée  qu'on  est  forcé  de  s'en  faire  aujourd'hui. 
Un  tel  livre  à  l'heure  présente  serait  bien  différent  de  ce 
qu'il  imaginait,  et  surtout  la  réalité  y  ajouterait  des  pages 
auxquelles  il  ne  songeait  pas,  les   pages  de   l'horreur. 


-78- 

Coup  sur  coup,  viennent  de  paraître  deux  séries  d'en- 
quête, une  enquête  belge  et  une  enquête  française,  sur  la 
conduite  infâme  des  armées  allemandes.  Ah!  que  nous 
sommes  loin  des  guerres  de  jadis  et  que  nous  sommes 
rapprochés  au  contraire  des  guerres  plus  lointaines,  si 
lointaines  qu'on  les  croyait  chimériques,  accomplies  en 
Europe  par  les  barbares  envahisseurs  de  l'empire  romain  ! 
On  n'aura  plus  besoin,  pour  connaître  le  dernier  degré 
de  la  cruauté,  de  compulser  les  anciennes  chroniques  : 
l'histoire  contemporaine  y  suffira.  Nous  sommes  voués 
pour  les  historiens  à  être  considérés  comme  les  témoins 
des  plus  grands  excès  qui  aient  été  exercés  par  des 
hommes  sur  l'humanité.  Nous  aurons  vu  la  barbarie. 
Nous  sommes  les  contemporains  des  Huns. 


79  — 


RAPPROCHEMENTS 


I"  janvier  191 5. 

Je  trouve,  dans  la  Dépêche  de  Toulouse,  cette  citation, 
relevée  dans  Tacite  au  premier  livre  des  Annales.  Un 
général  romain,  lieutenant  de  Germanicus,  harangue  ses 
légions  :  «  Que  la  sagesse  régie  nos  ardeurs.  Restons 
dans  les  tranchées.  Attendons  le  moment  propice  pour 
refouler  l'ennemi.  Puis  nous  prendrons  l'offensive  qui 
nous  mènera  jusqu'au  Rhin.  »  Dirait-on  pas  que 
c'est  le  général  Joffre  lui-même  qui  vient  de  parler  ? 
L'histoire  se  répéterait-elle  à  ce  point  que  les  mêmes 
mots  puissent  servir  à  caractériser,  à  travers  les  siècles, 
les  mêmes  situations  ?  Non,  sans  doute,  et  ce  n'est  là 
qu'une  illusion,  qui  vient  de  ce  que,  dans  deux  situa- 
tions analogues,  on  ne  prend  qu'un  détail  particulier  ou 
bien  qu'on  ne  se  sert  que  d'expressions  tellement  géné- 
rales qu'elles  peuvent  convenir  à  des  circonstances  qui 
ne  sont  pas  très  éloignées  l'une  de  l'autre.  La  langue 
latine  fixe  admirablement  les  traits  généraux  et  manque 
de  précision  pour  le  détail.  Au  commencement  du  der- 


—  8o  — 

nier  siècle,  on  a  pu  écrire  un  résumé  d'histoire  de  la 
Révolution,  en  ne  se  servant  que  de  citations  ou  cen- 
tons  d'historiens  latins.  Mais  ce  genre  de  littérature  ne 
sert  qu'à  jeter  de  la  confusion  dans  les  esprits.  Il  n'en 
est  pas  de  même  d'une  simple  citation  appropriée  qui 
nous  montre  qu'il  n'est  pas  de  circonstances  absolument 
uniques.  J'avoue  même  que  j'ai  un  faible  pour  ces  rap- 
prochements, tout  en  me  rendant  compte  de  leur  ina- 
nité fondamentale.  Cela  amuse  les  esprits  énervés  par 
une  longue  attente.  Cela  calme  leur  impatience  et  c'est 
aussi  d'un  bon  enseignement  philosophique.  Le  même 
article  se  terminait  par  cette  réflexion  de  Vauvenargues, 
qui  est  en  effet  à  méditer  :  «  Le  contemplateur,  molle- 
ment couché  dans  une  chambre  tapissée,  invectivera-t-il 
contre  le  soldat  qui  passe  les  nuits  de  l'hiver  au  bord 
d'un  fleuve  et  qui  veille  en  silence,  armé  pour  le  salut 
de  la  patrie  ?  » 


INVOCATION 


5  janvier  191 5. 

Je  crois  que  c'est  Léon  Bloy  qui  a  dit  dans  son  style 
exaspéré  qu'il  n'y  a  pas  de  nom  plus  prostitué  que  celui 
de  Dieu.  En  termes  plus  modérés,  il  n'y  en  a  pas  dont  on 
abuse  davantage  ;  c'est  la  grande  ressource  de  ceux  qui 
n'ont  plus  rien  à  dire,  et  l'on  s'en  remet  à  Dieu  quand 
l'espoir  raisonnable  est  devenu  humainement  impossible. 
Sans  doute,  cela  est  touchant  dans  nombre  de  circon- 
stances, et  je  ne  voudrais  pas  ravir  aux  malheureux 
l'expression  suprême  de  leurs  dernières  angoisses.  Mais 
quand  cet  appel  prend  des  formes  comiques,  des  formes 
familières  et  protectrices,  il  est  impossible  de  ne  pas  en 
rire.  Il  y  a  une  phrase  du  dernier  manifeste  de  l'empe- 
reur allemand  qui  m'a  fait  cet  effet-là.  Elle  est  si  drôle 
que  je  doute  même  un  peu  qu'elle  ait  été  exactement 
traduite  :  «  Confiant,  dit-il,  dans  l'aide  éclairée  de  Dieu...  » 
Cet  homme  assurément  divague.  Il  juge  l'infini.  Il  lui 
accorde  certaines  qualités  d'intelligence.  Evidemment  la 
prochaine  fois  il   le  nommera  conseiller  intime  et   lui 

Pendant  l'Orage.  ii 


—    82    — 

décernera  la  croix  de  fer.  Il  divague  ou,  dans  son  émo- 
tion, il  laisse  voir  le  fond  de  sa  nature  qui  est  faite  de 
bêtise  allemande  et  d'orgueil  allemand.  Comment  ce 
Dieu  ne  serait-il  pas  flatté  d'être  jugé  si  favorablement 
par  un  si  grand  personnage  ?  Et  comment  ce  détenteur 
de  la  victoire  ne  la  remettrait-il  pas  aux  mains  de  qui 
sait  l'apprécier  en  termes  aussi  décisifs  ?  Dieu  prend  ici 
toute  l'apparence  d'un  fétiche,  d'une  idole  d'antichambre. 
Et  c'est  le  Père  naturellement  qui,  comme  l'a  dit  un 
courtisan,  est  réservé  à  l'usage  de  l'empereur.  Il  l'em- 
porte en  voyage  dans  sa  valise  et  le  place  sur  son  bureau, 
quand  il  écrit  ses  proclamations. 


-83  - 


LA  PREMIÈRE  GUERRE 


12  janvier  191 5. 

Quelqu'un  me  demande  avec  ingénuité  :  «  Quelle  a  été 
la  première  guerre  ?  »  Et  moi,  avec  une  non  moindre 
ingénuité,  j'ouvre  une  chronologie  et  je  cherche.  Pas  bien 
longtemps,  car  à  la  réflexion,  je  me  rends  compte  que  la 
question  est  absurde.  Si  haut  que  l'on  remonte,  on  trouve 
une  société,  analogue  aux  sociétés  actuelles  des  hommes. 
En  rien,  il  n'y  a  eu  de  commencement.  Le  commence- 
ment est  une  conception  de  l'esprit.  Autrefois,  même, 
est  devenu  un  mot  qui  n'a  plus  qu'une  valeur  relative, 
car  plus  on  examine  le  passé  et  plus  on  s'aperçoit  qu'il 
ressemble  beaucoup  au  présent.  L'évolution  de  l'huma- 
nité a  été  tout  extérieure.  Il  y  eut  des  temps  sans  canons, 
il  y  eut  des  temps  sans  épées  de  métal,  mais  des  temps 
sans  guerre  ou  sans  violence,  cela  dépasse  l'entendement. 
Si  l'on  conçoit  un  moment  de  l'histoire  de  la  terre  sans 
la  présence  d'une  humanité  plus  ou  moins  intelligente, 
on  se  trouve  encore  en  face  de  sociétés  animales  fort 
guerrières,  telles  que  les   fourmis  et  les  termites.    Dés 


-  84- 

qu'il  y  eut  vie,  il  y  eut  aussi  bataille.  Oui,  demandez- 
vous  plutôt,  non  pas  quelle  fut  la  première  guerre,  mais 
quelle  fut  la  première  paix,  quelle  fut  la  période  où  la 
vie  ne  se  dressa  pas  contre  la  vie.  Pensez  qu'il  y  a  des 
luttes  mortelles  non  seulement  entre  les  animaux,  mais 
entre  les  plantes,  qu'il  y  en  a  peut-être  entre  les  minéraux, 
que  la  vie  d'une  espèce  est  incompatible  avec  la  vie  de 
telle  autre  espèce.  Il  y  a  décidément  beaucoup  de  philo- 
sophie dans  le  mot  de  Darwin.  Toute  la  philosophie  y 
est  peut-être  incluse. 


85  - 


L'AUTRE  HOPITAL 


12  janvier  191 5. 

Il  y  a  un  hôpital  où  malades  et  blessés  n'ont  pour  lits 
que  de  la  paille  et  s'en  contentent  fort  bien.  Ils  ne  sont 
d'ailleurs  ni  très  blessés  ni  très  malades,  car  s'ils  avaient 
la  moindre  fracture,  la  moindre  fièvre  un  peu  suspecte, 
on  ne  les  recevrait  pas.  La  plupart  ne  sont  qu'épuisés, 
fourbus  par  les  longues  marches,  amaigris  par  la  nourri- 
ture incertaine.  Quelques  semaines  de  repos  et  de  soins 
élémentaires  les  remettent  sur  pied,  ce  qui  est  une 
manière  de  parler,  car  s'ils  n'étaient  pas  sur  pied,  on  ne 
les  soignerait  pas.  L'hôpital  est  situé  dans  un  beau  et 
vaste  parc  et  s'étend  sur  plus  d'un  kilomètre  de  long, 
car  il  ne  contient  qu'un  rez-de-chaussée  et  des  greniers. 
En  effet,  il  est  réservé  aux  chevaux.  C'est  une  organi- 
sation intelligente  à  laquelle  on  a  pensé  pour  la  première 
fois  lors  de  cette  guerre,  et  qui  rend  les  plus  grands 
services,  car  on  redonne  à  l'armée  plus  de  la  moitié  de 
ceux  que  l'on  a  relevés  en  piteux  état  sur  les  champs  de 
bataille.  Mais,  en  dehors  de  l'utilité,  n'y  a-t-il  pas  une 


—  86  — 

satisfaction  d'apprendre  que  ces  pauvres  bêtes,  qu'on 
abandonnait  jadis  aux  corbeaux  et  aux  vautours,  sont 
enlevées,  soignées,  traitées  enfin  comme  de  bons  com- 
pagnons qu'ils  sont  ?  On  a  souvent  parlé  avec  enthou- 
siasme du  cheval  de  combat  qui  s'exalte  à  l'odeur  de  la 
poudre,  ce  qui  n'est  peut-être  qu'une  métaphore,  mais 
on  n'avait  pour  lui  aucune  pitié,  dés  qu'il  cessait  d'être 
un  animal  utile.  Maintenant,  on  le  dorlote,  on  caresse 
ses  maigres  côtes  et,  s'il  n'a  qu'une  balle  sous  la  peau,  on 
la  lui  ôte  délicatement,  on  le  met  au  vert  et  on  lui 
donne  d'excellentes  rations  bien  mesurées.  C'est  bien  ce 
que  nous  devions  à  notre  plus  noble  conquête. 


-87 


LES   RUINES 


14  janvier  191 5. 

Un  écrivain,  M.  Jean  Desthieux,  qui  prépare  à  ce 
sujet  une  enquête  pourl^  Rwm,  me  demande  mon  avis 
en  ces  termes  :  «  Faudra-t-il  restaurer  ou  reconstruire, 
suivant  les  cas,  la  cathédrale  de  Reims,  l'hôtel  de  ville 
d'Arras  et  nos  autres  monuments  nationaux  sur  lesquels 
les  Allemands  ont  tenu  à  laisser  une  trace  durable  de 
leur  passage  ?  Ou  vaudra-t-il  mieux  conserver  ces 
monuments  dans  l'état  où  les  aura  laissés  l'envahisseur?  » 
Il  faudra  les  reconstruire  ou  les  restaurer,  cela  ne  fait 
aucun  doute.  Ni  Reims,  ni  Arras  ne  peuvent  demeurer 
avec  un  hôtel  de  ville  en  ruines,  avec  une  cathédrale 
sans  toit.  On  a  pu  laisser  dans  un  coin  de  Paris  les 
ruines  devenues  pittoresques  de  l'ancienne  cour  des 
comptes,  mais  ce  n'était  pas  là  un  monument  unique  et 
indispensable  à  la  cité.  Si  bien  qu'on  a  fini  par  édifier  à 
sa  place  une  gare  !  Je  ne  suppose  pas  que  l'on  réserve  le 
même  sort  ni  à  la  vieille  cathédrale  historique,  ni  au 
vieil  hôtel  de  ville,  donc  il  faut  reconstruire  ou  il  faut 


réparer.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'architectes  et  maçons 
aboliront  le  souvenir  des  outrages  allemands  aux  vieilles 
pierres,  pas  plus  que  les  chirurgiens  n'abolissent  en  soi- 
gnant les  blessés  le  souvenir  des  maux  infligés  aux  per- 
sonnes. C'est  cela.  Il  faudra  traiter  les  monuments  bles- 
sés comme  on  traite  les  personnes  blessées.  Dans  bien 
des  cas,  la  blessure  sera  difficilement  réparable,  le 
monument  gardera  des  cicatrices.  Tant  mieux,  et 
puissent-elles  durer  aussi  longtemps  que  le  souvenir  qui 
se  transmettra  dans  les  cœurs  de  générations  en  géné- 
rations. 


-89  - 


LES  UNS  ET  LES  AUTRES 


15   janvier  1915. 

Ils  tombent  à  droite,  ils  tombent  à  gauche.  Le  troi- 
sième Bulletin  des  Ecrivains  qui  nous  donne  l'éloge  de 
Pierre  Gilbert  par  Charles  Maurras,  nous  annonce  la 
mort  de  Léon  Bonneff.  L'un  appartenait  à  la  Revue  cri- 
tique des  Idées  et  des  Livres,  à  la  littérature  nationaliste 
et  néo-classique.  L'autre  appartenait  à  l'Humanité,  à  la 
littérature  socialiste  et  naturaliste.  L'un  défendait  la  tra- 
dition, l'autre  défendait  la  révolution,  mais  tous  deux 
défendaient  la  France.  Je  crois  bien  qu'ils  s'ignoraient 
l'un  l'autre.  Surtout,  ceux  qui  aimaient  l'un  n'aimaient 
pas  l'autre.  On  s'aperçoit  maintenant  que  tous  les  deux 
servaient  la  même  cause.  J'ai  réuni  ces  deux  noms,  parce 
qu'ils  me  sont  tombés  sous  les  yeux.  J'aurais  pu  en 
prendre  deux  autres.  Toutefois,  de  Bonneff,  j'avais  lu  le 
dernier  livre  et  j'en  avais  gardé  une  impression  assez 
forte.  C'était  beaucoup  moins  de  la  littérature  que  des 
documents,  mais  des  documents  d'une  rare  intensité  de 
vie    et     singulièrement   poignants.    Didier,    homme   du 

Pendant  l'Orale,  I2 


—  90  — 

peuple,  c'est  un  genre  que  j'aime  assez,  parce  qu'il  ne 
s'appuie  pas  sur  le  vain  talent  littéraire,  mais  sur  l'obser- 
vation des  mœurs  et  des  faits  sociaux.  Bonneff  est  l'un  de 
ceux  qui  nous  avaient  donné  sur  la  guerre  le  livre  docu- 
menté qu'il  nous  faudra  et  qui  nous  viendra  certainement, 
mais  je  ne  sais  d'où,  le  livre  de  faits  et  non  de  déclama- 
tions, le  livre  sans  anecdotes,  sans  larmes,  sans  gloire,  le 
livre  terrible.  Méditez  sur  cette  conception  du  livre  de 
la  guerre,  jeunes  gens  qui  nous  reviendrez,  l'œil  etl'oreille 
encore  troublés  de  ce  que  vous  aurez  vu  et  de  ce  que 
vous  aurez  entendu.  En  attendant,  il  nous  faut  compter 
ceux  qui  ne  le  feront  pas  et  qui  auraient  pu  le  faire  et 
notre  tristesse  augmente. 


—  91  — 


POÈMES  DE  FRANCE 


20  janvier  191 5. 


Les  revues  littéraires  ont  à  peu  prés  toutes  cessé  de 
paraître  et  celles  qui  ont  persévéré  s'ouvrent  plus  volon- 
tiers à  des  considérations    politiques  ou  économiques 
qu'à  la  poésie.  Cela  faisait  mal  l'affaire  de  M.  Paul  Fort, 
dont  la  fécondité  toujours  en  éveil  avait  besoin  de  se 
répandre.  Alors  il  a  fondé  les  «  Poèmes  de  France  »,  un 
petit  bulletin  qui,  depuis  deux  mois  passés,  nous  apporte 
tous  les  quinze  jours  quelques  «  ballades  »  douloureu- 
sement émues  ou  ironiques.  Il  faut  entendre  «  ballades  » 
au  sens  bien   particulier    qu'a  donné  Paul  Fort    à    ce 
poème.  Son  premier  recueil  s'appelait  II  y  a  des  cris.  Les 
ballades  qu'il  a  données    depuis  sans  se   lasser  jamais 
furent   toujours    des  cris  :    cris    d'amour,  cris  de  joie, 
cris  qui    sont   des    étonnements,    cris    qui    sont    des 
sanglots,    cris    qui  sont   toujours    de  la   poésie.    Un 
autre  eût  appelé  cela  des  chants  ou  des  odes,  mais  il  a 
si  bien  fait  que  l'on  s'est  habitué  au  mot  «  ballade  »  et 
qu'il  semble  que  rien  ne  convienne  mieux  à  ces  poésies 


—  92  — 

jaillissantes  où  l'émotion  est  encore  familière,  même 
quand  elle  est  héroïque.  Les  voilà,  ces  poèmes  de  la 
guerre  dont  on  attendait  le  clairon  et  le  sanglot,  le  cri  et 
le  sifflement  :  «  Halte  !  et  dans  la  splendeur  de  l'automne 
empourprée,  —  JofFre  a  laissé  traduire  au  clairon  son 
beau  cri  :  —  Qui  vole  matinal  de  Verdun  à  Paris,  — 
Sur  le  coteau,  sous  bois,  au  fleuve  et  par  les  prés  !  »  Ainsi 
commence  la  «  ballade  «  de  La  victoire  de  la  Marne. 
Comment  ne  se  trouve-t-il  pas  un  riche  amateur  qui 
fasse  envoyer  aux  armées  cent  mille  exemplaires  de  ce 
Poème  de  France  ?  Cela  leur  serait  un  beau  réconfort  et, 
lu  en  face  des  «  Autres  »,  quel  effet  sur  les  cœurs! 


93  — 


A  SAN-FRANCISCO 


21  janvier  1915. 

C'est  une  très  bonne  idée  que  la  France  a  eue  d'offrir 
à  la  Belgique  désemparée  une  place  dans  son  palais  d'Ex- 
position à  San-Francisco.  Ainsi  les  Américains  sauront, 
non  ce  que  peut  aujourd'hui  la  Belgique  industrielle   et 
la  Belgique  artistique,  mais  ce  qu'elle  pouvait  il  y  six 
mois,  ce  qu'elle  peut  encore  en  puissance.  Sa  vie  n'est 
pas  morte,  elle  est  suspendue.  Cette  double   exposition 
affirmera  encore  une  autre  vérité  dont  la  révélation  sera 
probablement  désagréable  à  ses  vainqueurs  d'un  jour, 
c'est  que  les  deux  pays,  le  petit  et  le  grand,  unis  dans  la 
résistance  commune,  le  doivent  rester,  la  guerre  finie. 
Une  partie   de  la  Belgique  se  croyait  des   affinités  avec 
l'Allemagne,  comme  elle  se  croyait  en  opposition  avec 
les  idées  françaises.  Il   n'est  pas  besoin  de  beaucoup  de 
perspicacité  pour  prévoir  que  cet  état  d'esprit  ne  renaîtra 
jamais.  Le  palais  de  San-Francisco  sera,  après  d'autres, 
un  signe  visible  de  l'union  qui  survivra  aux  cruelles  cir- 
constances   d'aujourd'hui.    Parmi    ce    que    la    Belgique 


—  94  — 

pourra  exposer  en  Amérique,  il  y  aura,  dit-on,  les 
maquettes  des  principales  villes  belges,  telles  qu'elles 
étaient  encore  il  y  a  six  mois.  On  y  verra  Liège,  Bru- 
xelles, Anvers.  On  y  verra  Louvain,  qui  n'est  plus  que 
cendres.  Les  Américains,  grands  fondateurs  et  enrichis- 
seurs  d'universités,  se  demandent  encore  par  quelle  aber- 
ration les  Allemands  détruisirent  Louvain,  centre  uni- 
versitaire connu  dans  le  monde  entier.  Ils  seront  sen- 
sibles à  la  reproduction  en  miniature  de  la  vieille  cité 
vouée  à  l'étude.  Ils  penseront  au  deuil  que  cela  serait 
pour  eux  si  des  barbares  venaient  ravager  Harvard,  Cor- 
nell  ou  An  Arbor.  A  tous  les  points  de  vue,  la  Bel- 
gique à  San-Francisco  soulèvera  de  profondes  émotions. 


95  — 


LES  ZEPPELINS 


23  janvier  191 5. 

J'avais,  comme  tous  mes  contemporains  de  civilisation 
plus  ou  moins  humanitaire,  la  conception  d'une  guerre 
décente,  où  le  soldat  ne  visait  que  le  soldat,  où  l'habi- 
tant n'était  menacé  que  de  réquisitions,  où  les  bombar- 
dements des  villes  ouvertes  n'étaient  pas  à  craindre,  une 
guerre  en  somme  où  les  civils  ne    risquaient  rien,  ou 
peu   de  chose  en  comparaison  des  combattants.   Mais 
tout  en  me  sentant  révolté  contre  la  manière  allemande 
brutale  et   cruelle,  je  suis  obligé  de  reconnaître  qu'elle 
ne  contredit  pas  l'histoire  ni  les  bas  instincts  de  l'huma- 
nité déchaînée.  C'était  sans  doute  un  honneur  pour  l'hu- 
manité  d'avoir  réussi  au  cours  des  siècles  à  limiter  les 
horreurs  de  la  guerre  et  à  faire  que  les  guerres  modernes 
ne  ressemblaient  plus  que  de  noms  aux  guerres  anciennes. 
J'ai  toujours  sous  les  yeux  le  spectale  que  me  donna  le 
récit  du  sac  de  Rome  par  l'armée  du  connétable  de  Bour- 
bon selon  un    chroniqueur  du   nom  de  Buonaparte.  Il 
faut  avoir  lu  cela  pour  savoir  ce  que  fait  d'une  ville  une 


—  ^6  — 

soldatesque  victorieuse,  libre  de  se  livrer  pendant  plu- 
sieurs jours  à  tous  ses  instincts.  C'était  la  récompense 
qu'un  général  donnait  à  son  armée  et  c'était  peut-être 
pour  jouir  de  cette  licence,  bien  plus  que  pour  une  solde 
problématique,  que  tant  d'hommes  s'enrôlaient  et  ris- 
quaient leur  vie.  L'histoire  à  la  main,  les  Allemands 
auraient  pu  faire  bien  pis  qu'ils  n'ont  fait.  Ils  n'ont  été 
que  de  bien  médiocres  imitateurs.  Ils  voudraient,  dit-on, 
innover  quelque  peu  au  moyen  de  leurs  Zeppelins.  En 
sont-ils  capables  ?  Nous  verrons  bien. 


—  97  — 


UN  VIEUX  PORTRAIT 


29  janvier  1915. 

Christophe  Dupuy,  le  frère  de  l'historien,  a  écrit  au 
xvii^  siècle  un  recueil  des  opinions  et  des  conversations 
du  cardinal  du  Perron,  qui  mérite  probablement  peu  de 
crédit,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  fort  curieux,  même 
quand  il  serait  plutôt  l'expression  de  l'esprit  de  Dupuy 
que  l'expression  de  l'esprit  du  cardinal.  Mais  ceci  est  un 
point   sans   importance   pour  le   moment.  Ce  recueil, 
Perroniana,  nous  intéresse  parce  qu'il  contient  un  portrait 
du  caractère  allemand.    N'ayant  pas  le  volume  sous  la 
main  je  cite  d'après  un  des  collaborateurs   de  ï Intermé- 
diaire. C'est  à  propos  des  diverses  nations  de  l'Europe  : 
«  La  plus  curieuse  et  la  plus  brutale  nation,  à  mon  gré, 
c'est  l'Allemande,   ennemie  de  tous  les  étrangers;   ce 
sont  des  esprits  de  bière,  et  de  poisse,  envieux  de  tout 
ce  qui  se  peut;  c'est  pour  cela  que  les  affaires  se  font  si 
mal  en  Hongrie  :  car  ils  portent  envie  aux  étrangers  et 
sont  marris  quand  ils  font  bien,  et  pour  eux  ils  ne  font 
rien.  Si  un  Français  ou  un  ItaUen  sort  à  l'écart,  ils  le 

Pendant  l'Orage.  15 


-  98- 

tuent,  cela  est  assuré.  Les  Anglais  encore  sont  plus  polis 
de  beaucoup,  la  noblesse  est  fort  civilisée,  il  y  a  de  beaux 
esprits.  Les  Polonais  sont  honnêtes  gens,  ils  aiment  les 
Français  et  ont  de  beaux  esprits  :  les  Allemands,  leur 
veulent  un  grand  mal.  »  On  voit  que  le  caractère  des 
nations  change  peu.  «  Esprits  de  bière  et  de  poisse  », 
esprits  lourds  et  gluants,  esprits  pâteux  et  sans  initia- 
tive, tels  ils  furent  toujours  et  tels  ils  resteront  éternel- 
lement. A  propos  d'esprit  de  bière  et  de  poisse,  je  ne 
puis  m'empêcher  de  remarquer  avec  quelle  vérité  et 
quelle  verdeur,  quelle  hardiesse  aussi,  le  moindre  des 
écrivains  du  xvii^  siècle  manie  sa  langue.  C'est  le 
charme  de  ces  gens  à  perruque  que  leur  pensée  est 
presque  toujours  aussi  nette  que  leur  verbe  est  original. 


—  99  — 


TIPPERARY 


6  février  19 15. 


I 


Au  grand  Londres  vint  un  jour  un  Irlandais, 
Les  rues  étaient  pavées  d'or,  tout  le  monde  était  gai. 
Les  refrains  de  Piccadilly,  du  Strand  et  de  Leicester  square 
Excitaient  Paddy,  qui  se  mit  à  chanter  : 

Il  y  a  loin  à  Tipperary, 

Il  y  a  loin  pour  y  aller; 

Il  y  a  loin  à  Tipperary, 

Il  y  a  loin  chez  ma  bien-aimée  ! 

Bonsoir,  Piccadilly, 

Adieu,  Leicester  square  ! 

Il  y  a  loin  à  Tipperary, 

Mais  c'est  là  qu'est  mon  cœur. 

II 

Paddy  écrivit  à  son  amie  MoUy  l'Irlandaise  : 

«  Si  vous  ne  recevez  pas  cette  lettre,  faites-le  moi  savoir. 


—    100   — 


Et  si  je  fais  des  fautes,  chère  MoUy,  disait-il, 

C'est  que  ma  plume  est  mauvaise,  ne  m'en  veuillez  pas  : 

Il  y  a  loin  à  Tipperary,  etc.. 

III 

Molly  répondit  joliment  à  Paddy  l'Irlandais  : 
Mike  Malonez  voudrait  bien  m'épouser, 
Laisse  le  Strand  et  Piccadilly  ou  bien  je  t'en  voudrai, 
Car  l'amour   me  rend  idiote  et  j'espère  qu'il  en  est  de 

[même  pour  toi. 

Il  y  a  loin  à  Tipperary,  etc.. 

Et  voilà  la  fameuse  chanson  de  marche  anglaise.  C'est 
un  refrain  populaire  et  une  amicale  satire  de  la  naïveté 
irlandaise. 


—    lOI   — 


LA  LOTERIE 


10  février  191 5. 

Cinquante  numéros,  ou  peu  s'en  faut,  sont  déjà  sortis 
à  la  loterie  funèbre  et  glorieuse.  Cinquante  jeunes  écri- 
vains sont  morts  au  feu  ou  des  suites  de  leurs  blessures 
depuis  le  début  de  la  guerre.  C'est  ce  que  nous  apprend  le 
n°  4  du  Bulletin  spécial  consacré  au  mouvement  litté- 
raire d'aujourd'hui.  Encore  dans  cette  liste  ne  sont  pas 
compris  quelques  disparus,  sur  le  sort  desquels  il  y  a  bien 
peu  d'espoir,  ou  plutôt  bien  peu  de  doute.  Il  y  avait  eu 
un  temps,  non  d'arrêt,  mais  de  ralentissement  et  voilà 
que  la  liste  du  dernier  mois  s'est  tout  à  coup  grossie  de 
treize  noms.  L'un  d'eux  est  celui  du  poète  Emile  Despax 
dont  le  Double  Bouquet  publiait  encore  un  poème,  alors 
même  qu'il  tombait.  Despax  s'était  un  peu  éloigné  des 
luttes  littéraires.  Il  avait  été  nommé  sous-préfet,  mais  il 
était  resté  poète  et  il  jouissait  plus  que  jamais  de  sa  répu- 
tation précoce.  Il  n'y  a  pas  encore  beaucoup  d'années 
que  je  m'étais  entremis  pour  faire  publier  dans  de  bonnes 
conditions  son  premier  livre  au  Mercure  de  France,  et  je 


—    102 


vois  encore  ce  beau  jeune  homme  entrer  du  même  coup 
dans  le  bonheur  et  dans  la  vie  littéraire.  Je  me  laisse 
plus  émouvoir  par  le  destin  de  ceux  qui  suivaient  ma 
carrière  et  que  j'avais  connus.  C'est  un  sentiment  fort 
naturel  et  que  j'accepte,  mais  je  pense  aussi  aux  autres, 
à  ceux  qui  m'étaient  tout  à  fait  étrangers,  qui  suivaient 
dans  la  vie  des  routes  où  nous  ne  devions  jamais  nous 
rencontrer.  Ce  Bulletin  des  écrivains  n'est  pas  une  œuvre 
de  vanité,  mais  une  œuvre  de  solidarité  et  de  respect. 
Beaucoup  y  sont  célébrés  pour  la  dernière  fois  peut-être, 
beaucoup  y  sont  nommés  qui  même  ne  le  seront  plus 
jamais.  C'est  bien  le  moins  que  nous  nous  apercevions 
qu'ils  sont  morts,  ceux  qui  meurent  pour  nous,  et  que 
nous  méditions  un  instant  sur  leur  destinée. 


103  — 


LE  BON  PORTRAIT 


13  février  191 5. 

J'ai  eu  l'occasion,  ces  temps  derniers,  de  faire  venir  de 
Londres  une  traduction  anglaise  du  poète  latin  Lucrèce. 
Pourquoi?  Ce  serait  trop  long  à  expliquer.  Enfin,  le  livre 
est  venu  et  je  me  suis  mis  à  lire  la  notice  sur  le  traduc- 
teur mise  en  tête  du  volume,  que  je  n'ai  pu  fermer  avant 
de  l'avoir  achevée.  Il  n'est  pas  un  genre  littéraire  où  les 
Anglais  soient  davantage  nos  maîtres  que  celui  de  la 
biographie.  Eux  seuls  savent  faire  le  bon  portrait,  celui 
qui  marche,  qui  parle,  que  l'on  voit,  que  l'on  entend. 
C'est  merveilleux.  Le  traducteur  de  Lucrèce  fut  un  pro- 
fesseur de  Cambridge  auquel  ce  travail  valut  une  grande 
réputation  d'écrivain  et  d'érudit.  Il  s'appelait  J.  Munro 
et  son  biographe  s'appelle  J.-D.  Duff,  également  de  Cam- 
bridge. Il  nous  apprend  que  Munro  était  de  taille 
moyenne  avec  de  larges  épaules,  les  cheveux  châtains 
foncé,  partagés  en  deux  par  une  raie  médiane  et  bouclés. 
Il  avait  l'habitude,  quand  il  parlait,  de  les  caresser  et  de 
les  tirer.  Son  visage  était  entièrement  rasé.  Les  yeux 


—  104  — 

étaient  bleus,  très  expressifs,  le  nez  large,  les  lèvres  ser- 
rées aux  coins  tombants.  Je  néglige  d'autres  détails.  Il 
portait  un  chapeau  haut,  des  vêtements  noirs  et  quand  il 
se  promenait,  tenait  ses  mains  derrière  le  dos.  Il  ne 
fumait  pas  et  ne  prenait  pas  de  thé.  Après  dîner  il  se  reti- 
rait dans  son  salon  où  il  s'asseyait  dans  un  haut  fauteuil  à 
gauche  de  sa  cheminée,  un  livre  à  la  main,  et  quand  il 
avait  un  visiteur,  c'est  sur  ce  livre  qu'il  parlait.  Il  posait 
sur  un  tabouret  ses  pieds  chaussés  de  pantoufles.  Il  déjeu- 
nait de  très  bonne  heure  et  ne  prenait  que  du  pain  et  du 
beurre,  ainsi  qu'à  son  lunch.  Sa  conversation  s'égarait 
très  souvent  sur  l'antiquité.  Il  détestait  les  «  potins  » 
et  baissait  la  voix  quand  il  parlait  des  scandales  de  la 
cour  de  Tibère.  Il  lisait  le  Times  et  ne  se  servait  que  de 
plumes  d'oie. 


—  105 


LES  VALEURS 


i6  février  191 5. 

La  guerre,  une  guerre  comme  celle-ci,  est  à  la  fois 
créatrice  et  destructrice  de  valeurs.  Mais  comme  rien  ne 
se  crée  de  rien  et  qu'il  y  a  toujours  une  matière 
préexistante,  disons  qu'elle  est  transformatrice  de  valeurs. 
Un  homme  qui  était  peu  de  chose  dans  son  métier,  ou 
qui  même  était  quelque  chose  dans  son  métier  sans  éclat 
et  d'une  utilité  limitée,  devient  à  la  guerre  un  homme 
d'action  et  d'initiative,  passe  au  rang  des  meilleurs.  On 
a  vu  cela,  déjà,  dans  la  carrière  des  généraux  de  Napo- 
léon. Cela  se  renouvelle  avec  les  présentes  circonstances. 
On  voit  aussi  le  phénomène  opposé  :  un  général  arrivé 
à  son  grade,  je  ne  dis  pas  par  l'intrigue,  mais  par  le  bon 
exercice  de  facuhés  surtout  bureaucratiques,  lorsqu'il  est 
mêlé  à  l'action,  tombe  à  plat  et  se  relève  bon  tout  au 
plus  à  faire  un  chef  de  dépôt  ou  un  contrôleur.  Quand 
ils  n'ont  point  passé  par  la  guerre,  beaucoup  se  mépre- 
naient sur  leur  vocation.  Dans  un  autre  ordre  d'idées, 
on  voit  des  polémistes,  qui  avaient  atteint  à   un  bon 

Pendant  l'Orale.  ^4 


—  io6  — 

degré  d'influence,  se  montrer  tout  à  coup  telles  que  de 
vieilles  badernes  et  d'autres,  méprisés,  passer  soudain  au 
rang  de  maîtres.  Les  valeurs  artistiques  ou  littéraires  ont 
fréquemment  subi  la  même  oscillation.  Très  rares  sont 
celles  qui  ont  survécu  au  choc.  Même  retour  :  ce  qui 
nous  paraissait  niaiserie  prend  tout  à  coup  une  valeur 
et,  l'illusion  aidant,  nous  semble  très  important.  D'une 
façon  générale,  on  ne  demandait  et  elles  ne  donnent  plus 
ce  qu'elles  avaient  accoutumé  de  donner.  Il  est  probable 
que  la  plupart  de  ces  transformations  de  valeurs  ne  sur- 
vivront pas  à  la  guerre,  mais  elles  auront  du  moins  fait 
mieux  voir  l'influence  des  circonstances  sur  les  juge- 
ments humains  et  démontré  une  fois  de  plus  qu'il  n'est 
pas  d'absolu  qui  ne  puisse  être  influencé  par  le  relatif. 


107  — 


COMMENT  LA  NOMMER  ? 


21  février  191 5- 

Et  d'abord  aura-t-elle  un  nom  particulier  en  dehors  de 
celui  des  années  où  elle  se  déroule  ?  On  ne  désigne  pas 
autrement  la  guerre  de  1870-71,  qui  a  désormais  perdu 
tout  droit  à  la  désignation  particulière  de  guerre  franco- 
allemande,  car  si  on  la  nommait  encore  ainsi,  on  pour- 
rait demander    à  laquelle?  M.    Pitollet   examine  cette 
question   dans   le   dernier   numéro  de  V Intermédiaire  et 
parmi  les  noms  qu'il  indique,  comme  déjà  employés  ou 
proposés,  il  est  curieux  que  ne  figure  pas  le  nom  le  plus 
employé  en  France,  au  moins  par  l'imagerie,  et  qui  est  la 
Grande  Guerre.  Cela  répond  assez  aux  expressions  adop- 
tées ou  proposées,  soit  par  les  Anglais  (La  Guerre  euro- 
péenne), soit    par  les  Allemands  (La    Guerre    mondiale). 
Il   y    a  encore  bien  d'autres    expressions  qui   ne  sont 
pas  des  plus   mauvaises,  quoiqu'elles   ne  caractérisent 
qu'un   aspect    des    choses,    comme    Guerre    des  Alliés. 
Quant  à  Guerre  des  nations,  cela  est  un  peu  vague,    car 
toute  guerre  mérite  ce  nom-là.  Au  fait,  est-ce  que  le  som 


—  io8  — 

de  nommer  une  guerre  appartient  aux  contemporains  ? 
Est-ce  que  ce  sont  les  contemporains  qui  baptisèrent  la 
guerre  de  Cent  ans  ou  même  la  guerre  de  Trente  ans  ? 
Laissons  faire  les  historiens.  Ils  trouveront  bien  quelque 
chose  qui  sera  accepté  par  tous.  Pour  les  acteurs  ou  les 
témoins  d'une  guerre  qui  retentit  dans  le  monde  entier, 
il  n'y  a  qu'un  mot  acceptable,  au  moins  provisoirement, 
la  Guerre.  C'est  celle-là,  celle  où  l'on  participe,  celle  que 
l'on  voit  se  dérouler  sous  ses  yeux,  et  non  une  autre.  La 
guerre  dont  nous  souffrons  est  la  seule  qui  nous  importe. 
Un  qualificatif  ne  fait  que  l'amoindrir.  Vraiment,  il  est 
bien  inutile  de  lui  chercher  un  autre  nom.  C'est  la 
guerre,  avec  ses  horreurs,  ses  deuils,  ses  héroïsmes  et 
tout  ce  que  les  Allemands  y  ont  ajouté  de  barbarie  et  de 
stupidité. 


—  109 


BRUNSWICK 


27  février  191 5. 

Le  nom  de  Brunswick  lu  dans  un  journal  et  signalé 
comme  un  camp  de  prisonniers  français  ramène  mon 
esprit   sur  Stendhal,    qui    séjourna    à    Brunswick,    en 
1806,  comme  inspecteur  du  mobilier  et  des  bâtiments 
de  la  couronne.  Il  avait   vingt-cinq   ans  et  se  trouvait 
faire  figure  de  maître  dans  un  pays,  hier  encore  ennemi, 
mais  qui  ne  songeait  plus  à  l'être.  La  docilité  de  tant  de 
petits  et  grands  royaumes  allemands  à  accepter  le  vain- 
queur, ses  soldats,  ses  fonctionnaires,  est  surprenante. 
Beyle,  à  Brunswick,  ne  trouva  que  des  sympathies  et  lui- 
même  sympathisa  fortement  avec  les  femmes  du  pays, 
sur  lesquelles  il  donne  des  détails  qui  prouvent  leur  obéis- 
sance. Si  je  restais  ici  quelque   temps,  dit-il,  j'établirais 
un  petit  sérail.  Comme  ces  guerres  de  Napoléon  étaient 
franches  et  honnêtes,  qu'elles  laissaient  peu  d'amertume 
aux  vaincus  !  Beyle,  malgré  les  femmes  et  tout  en  tra- 
vaillant  de   son  métier   d'intendant,    s'ennuyait  fort  à 
Brunswick.  Il  n'en  étudia  pas  moins  les  mœurs  du  pays, 


—  no  — 


et  si  bien  qu'il  y  prit  l'idée  d'une  étude  générale  sur 
l'Allemagne,  qu'il  n'a  jamais  écrite  ni  commencé  d'écrire, 
à  moins  qu'on  y  rattache  le  Voyage  à  Brunswick,  qui  a 
été  publié  en  1898,  par  M.  de  Mitty.  Le  pays  lui  semble 
affreux;  les  routes  sont  si  mauvaises  qu'elles  en  sont 
un  danger,  si  bien  que  les  voitures  passent  à  travers 
champs.  Les  paysans  sont  mous,  paresseux,  stupides. 
La  nourriture,  selon  son  expression,  y  est  bêtifiante  : 
soupe  à  la  bière,  choucroute,  rôti  avec  salade  de  racines 
de  choux,  le  tout  d'une  odeur  détestable.  Comme  fruits, 
je  cite  Standhal  :  «  Des  fi'aises,  mais  allemandes,  ça  veut 
dire  grosses,  belles  et  sans  parfum.  »  Mais  ce  sont  les 
lits  qui  lui  rendent  la  vie  le  plus  pénible,  car  les  draps 
sont  inconnus  et  l'on  couche  entre  deux  coussins.  Et 
cela  continue,  nous  donnant  la  vision  d'un  petit  coin  de 
la  vieille  Allemagne  sans  grâce  et  sans  goût. 


—  III  — 


TUÉ  A  L'ENNEMI 


II  mars  191 5 


Dans  une  revue  qui  publie  tous  les  mois  une  nécrolo- 
gie très  variée  mais  qui  retient  surtout  les  noms  de  per- 
sonnes touchant  aux  lettres,  à  l'érudition,  à  l'enseigne- 
ment libre,  je  trouve  naturellement  une  nouvelle  men- 
tion, à  la  suite  de  ces  noms  pacifiques  :  tué  à  l'ennemi. 
Je  vois  des  professeurs  de  lycée  et  des  professeurs  de 
petit  séminaire,  des  journalistes  et  des  congréganistes, 
un  membre  de  l'institut  d'archéologie  orientale  du  Caire, 
un  abbé  «  directeur  de  la  manécanterie  des  petits  chan- 
teurs à  la  Croix-de-Bois  »,  un  membre  de  l'Ecole  fran- 
çaise de  Rome,  des   professeurs  de  droit,  des   avocats, 
des  archivistes,  un  bénédictin,  un  sulpicien.  Mais  les  pro- 
fesseurs de  tout  ordre  sont  de  beaucoup  les  plus  nom- 
breux, sans  doute  parce  que   leur  profession  est  la  plus 
répandue.  L'instituteur  primaire  n'est  pas  matière  à  nécro- 
logie, sauf  dans  les  journaux  de  son  pays  et  les   revues 
spéciales,  mais  il  a  dû  en  disparaître  un  nombre  consi- 
dérable. C'est  une  liste  comme  celle  que  je  viens  de  par- 


I  12    — 


courir  qui  fait  bien  voir  que  toutes  les  professions  sont 
frappées  exactement  en  raison  de  leur   nombre.  La  liste 
complète  des  «  tués  à  l'ennemi  »  donnerait  un  tableau 
véridique  de  la  vie  de  la  nation.  Un  officier  de  carrière 
ne  court  pas  un  plus  grand  péril   que  le  plus  pacifique 
des  civils.  Vous  auriez  parié  que  ce  capitaine  d'infanterie 
avait  plus  de  chance  de  mourir  de  mort  violente  que  ce 
professeur  de  solfège.  Erreur.  Le  professeur  restera  sur 
le  champ  de  bataille  et  le  capitaine  deviendra  colonel. 
Les  professions  les  plus  éloignées  du  militaire  dissimulent 
un  soldat  et  souvent,  jusqu'à  un  âge  avancé,  un  officier. 
Voyez  l'archéologue  Déchelette,  tué  à  l'ennemi  à  l'âge  de 
cinquante-trois  ans.  C'est  une  des  raisons  qui   avaient 
fait  juger  une  guerre  de  ce  genre  impossible.  Le   poète 
allemand  Dehmel  est  soldat  dans  les  tranchées   à  l'âge 
même  de  Déchelette.    Personne,   sinon    les   invalides, 
n'est  plus  assuré  de  mourir  dans  son  lit.  Ceux  qui  ont 
imposé  ce  résultat  à  la  moitié  de  l'Europe  sont  de  singu- 
liers amis  de  l'humanité. 


—  113 


UN  AMÉRICAIN  ÉCRIT 


13  mars  1915. 

Je  traduis  :  «  Le  socialisme  est  un   militarisme  sans 
canons.  C'est  de  la  militarisation  industrielle.  L'Etat  est 
déifié  au  lieu  du  Kaiser.  La  France  décapita  un  roi  et 
offrit  aux  adorations  une  Déesse  de  la  Raison.  Les  Alle- 
mands abattront  un  empereur  et  érigeront  une  Déesse, 
appelée  Nous,    Vous,    État,    Tous.   Le  socialisme   est 
puissant  en  Allemagne,  parce  que  les  Allemands   sont 
un  troupeau  et  non  une  race  d'individus.  Militarisme, 
routine,  économie,  système,  voilà  leurs  fétiches  verbaux 
et  ils  révèlent  l'âme   d'un    peuple.   L'empire  allemand, 
depuis  cinquante  ans,    n'a  plus  de  cerveaux,  mais  une 
collection   de  trous  à  pigeons.  Le  peuple  allemand  est 
philistin  et  bourgeois  au  fond  du  cœur.  Du  militarisme 
au  socialisme,  il  n'y  a  qu'un  pas,   parce  que  les  deux 
systèmes  ne    sont   opposés    que  superficiellement.  Ils 
émanent  tous  les  deux  du  même  instinct  psychologique, 
l'impérieux  besoin  de  l'autorité  chez  un  peuple,  l'aveu 
qu'il  est  sans  espérance  comme  individu...  Ceci  explique 

Pendant  V Orage.  ij 


—  114  — 

l'étonnante  unité  des  Allemands.  Ils  sont  collectivistes, 
et  que  cela  soit  un  Kaiser  ou  un  Liebknecht  qui  les 
appelle,  c'est  la  même  chose.  Ils  obéissent.  Ils  ont  tou- 
jours obéi.  Et  leur  «  culture  »,  leur  «  intellectualisme  » 
est  strictement  académique,  autoritaire,  collectiviste, 
subventionné.  Voilà  le  secret  de  l'Allemagne  d'aujour- 
d'hui, tout  y  est  subventionné,  chacun  y  a  son  salaire. 
On  appelle  cela  législation  collectiviste.  Toute  chose, 
dans  l'empire,  est  étiquetée  et  évaluée...  Sous  un  tel 
régime,  l'instinct,  la  spontanéité,  la  santé  mentale,  le 
goût  naturel  tombent  à  rien.  Tout  ce  qui  est  utile  est 
légitime.  Apprenez  vos  leçons.  Devoir,  devoir,  devoir. 
L'individu  n'est  rien  et  le  socialisme,  le  militarisme, 
l'utilitarisme  sont  tout,  de  plus  en  plus  tout...  »  L'auteur 
montre  ensuite  comment  l'utilitarisme  trop  conscient 
aura  mené  un  peuple  immense  à  l'inconscience  et  à  la 
ruine.  Ce  court  et  suggestif  article  vient  d'être  donné 
par  Benjamin  de  Casseres  à  ÏEvening  Sun  de  New-York. 
C'est  l'écrivain  le  plus  fougueux,  le  plus  indépendant, 
mais  souvent  le  plus  paradoxal  et  quelquefois  le  plus 
poétiquement  obscur  que  je  connaisse. 


115  — 


LES  OTAGES 


14  mars  1915- 

Qu'une  armée  envahissante  fasse   des  otages  civils, 
cela  se  comprend  à  la  rigueur,  mais  quel   besoin  est-il 
de  les  maltraiter,  de  choisir  des  vieillards  infirmes  et  de 
les  faire  marcher  à  coups  de  crosse  au  pas  accéléré  d'un 
cheval,  de  choisir  des  femmes  et  de  les  entasser  dans 
des  chariots  ou  des  wagons  sans  leur  donner  à  manger, 
de  tirer  de  temps  en  temps   dans  le  tas  un  coup  de 
revolver,  de  faire  souffrir  enfin  ces  innocents  par  tous 
les  moyens  dont  peut  disposer  un  soldat  brutal?    Ce 
sont  des  crimes  et  non  des  crimes  imposés  par  la  guerre 
aveugle,  mais  des  crimes  d'élection,  des  crimes  perpétrés 
avec  autant  de  sang-froid  que  de  stupidité.  Un  de  leurs 
raffinements  semble   avoir  été  de  séparer  les  mères  de 
leurs  enfants  et  d'ajouter  ainsi  à  la  torture  physique  un 
supphce    moral    presque    insupportable.   Mais   peut-on 
vraiment  considérer  comme  des  otages,  ces  gens  emme- 
nés en  Allemagne  sans  autre  but  que  de  les  faire  souf- 
frir, puisque  souvent  on  les  arrachait  d'un  village  que 


—  né  — 

les  troupes  allemandes  évacuaient  après  une  brève 
occupation  ?  Non,  décidément  on  ne  comprend  pas  le 
but  de  ces  mesures  odieuses.  C'est  le  mal  pour  le  mal. 
Ainsi  jadis  le  Peau-Rouge  attachait  ses  prisonniers  au 
poteau  et  s'amusait  à  les  torturer.  Peut-être  pourrait-on 
y  voir  un  but  secret,  celui  de  créer  entre  les  deux  pays 
une  inimitié  éternelle  ?  S'il  en  est  ainsi,  reconnaissons 
qu'ils  ont  réussi,  car  des  procédés  si  lâches  ne  peuvent 
jamais  être  pardonnes.  Ils  ont  semé  dans  les  provinces 
du  nord  de  la  France  et  en  Belgique  de  la  haine,  de 
l'horreur  et  du  mépris  pour  des  siècles.  Mais  ne  croyons 
pas  à  des  desseins  si  profonds.  Pour  moi  je  n'hésite  pas 
à  percevoir  derrière  tous  ces  actes  plus  encore  que  les 
mauvais  instincts  du  sauvage,  la  stupidité  de  la  brute. 
Qu'ils  aient  pour  principe  :  tout  ce  qui  est  utile  est  légi- 
time, soit.  Mais,  dans  les  faits  relatés  dans  le  second  rap- 
port Payelle,  l'utilité  n'apparaît  jamais.  C'est  pourquoi, 
il  n'y  a  rien  à  comprendre,  mais  il  faut  se  souvenir  et 
penser  aux  représailles.  Pas  de  Tolstoïsme,  mais  du 
Biblisme,  de  l'implacable  BibHsme. 


—  117 


KANT 


i8  mars  1915 


Je  ne  sais  vraiment  pourquoi  ce  matin,  dans  la  som- 
nolence du  réveil,  j'ai  été  obsédé  par  un  nom  que  je 
n'ai    jamais  évoqué  volontairement,  celui  d'Emmanuel 
Kant,  le  grand  philosophe  de  l'Allemagne,  qui,  grâce  aux 
efforts  de  nos  universitaires,  était  devenu,  depuis  cin- 
quante ans,  le  véritable  maître  de  la  philosophie  fran- 
çaise. Kant  était,  certes,  un  grand  génie  philosophique, 
mais  la  division  de  son  œuvre  en  deux  systèmes  contra- 
dictoires aurait  dû  le  rendre  suspect  aux  éducateurs  de 
notre  jeunesse.  Les  principes  métaphysiques  que  pose  sa 
«  raison  pure  »,  sa  «  raison  pratique  »   les  reprend  et 
les  arrange  de  façon  à  en  faire  un  catéchisme  protestant 
tout  à  fait  contraire  au  génie  de  la  race  française  qui  veut 
évoluer  selon  un  dogmatisme  moins  étroit.  Après  avoir 
posé  par  exemple,  comme  logicien,  que  l'amour,  ou  si 
l'on  veut,  la  conservation  de  l'espèce,  est  une  fonction 
sacrée,  il  le  considère  pratiquement  comme  une  «  indé- 
cence »  à  laquelle  un  honnête  homme  ne  peut  se  livrer 


—  II»  — 


qu'avec  honte.  Je  me  souviens  d'avoir  lu  à  ce  sujet  dans 
une  revue  kantienne  une  discussion  bien  amusante. 
D'accord  avec  ses  conclusions  (Kant  était  un  logicien 
épouvantable),  il  s'astreignit  à  une  virginité,  tempérée 
par  des  exercices  solitaires,  qui  le  mena  froidement  au 
dédain  des  autres  plaisirs  terrestres,  le  vin  excepté, 
pour  lequel  il  avait  un  certain  penchant.  Sa  philosophie, 
à  laquelle  on  a  voulu  donner  un  caractère  d'universalité, 
est,  bien  au  contraire,  celle  d'un  vieux  garçon  allemand 
et  se  présente  comme  anti-sociale,  sauvagement  égoïste. 
Kant  est  un  cénobite  barbare  et  sans  rayonnement,  sans 
bonté.  Il  y  avait  cependant  des  fenêtres  à  son  esprit.  Il 
eut  de  l'enthousiasme  pour  la  Révolution  française  et  la 
seule  fois  qu'il  sortit  de  Kœnisberg,  ce  fut  pour  aller  au 
devant  du  courrier  de  France. 


—  119 


HIER    ET    DEMAIN 


8  avril  191 5 


Après  huit  mois  d'interruption,  le  Mercure  de  France 
s'est  décidé  à  reparaître.  Ce  n'est  pas,   je  pense,  qu'il 
prenne  enfin,  ou  déjà,  son  parti  de  la  guerre  —  durât-elle 
dix  ans,  il  ne  s'y  habituerait  pas,  —  mais  quand  on  veut 
vivre,  il  faut  vivre  la  vie  telle  qu'elle  est.  On  ne  lutte 
qu'un  moment  contre  les  vagues  aussi  fortes  que  celles 
où  la  tempête  roule  l'Europe  et  le  monde.  Il  faut  couler 
ou  accepter  le  courant,  où  qu'il  nous  porte.  Le  Mercure 
était  une  revue  plus  attentive  aux  œuvres  désintéressées 
de  l'esprit  qu'aux  préparations  guerrières:  il  se  réveille 
o-uerrier.  A  peine  si  c'est  un  choix  de  sa  volonté.  Il  est 
guerrier,  parce  que  la  France  entière  est  guerrière  et  qu'il 
fait   partie  de  la  France.  Il  n'y  a    pas  vraiment  place 
aujourd'hui    pour  un  autre  sentiment  :   il  était  même 
inutile   d'en  tenter  l'expérience.    On  n'eût  pas  trouvé, 
même  dans  les  pays  neutres,  des  rédacteurs  assez  diony- 
siaques pour  sourire  avec  un  dédain  ivre  parmi  les  ruines 
de  la  civilisation  qu'un  peuple  arrogant  (d'une  arrogance 


—    120 


qui  fléchit  un  peu  chaque  jour)  essaie  d'accumuler  autour 
de  nous.  Il  faut  se  rendre  au  plus  pressé,  qui  est  de 
secourir  cette  civiHsation  qu'on  a  eu  un  instant  la  vision 
de  voir  tomber  sous  les  lourdes  bottes  qui  la  piétinaient. 
Quand  elle  sera  debout,  bien  étayée,  nous  chanterons 
encore,  nous  danserons  encore:  l'heure  n'est  pas  venue. 
Les  écrivains  de  ma  génération  ont  eu  ce  privilège,  dont 
ils  ont  peut-être  un  peu  abusé,  de  pouvoir  évoluer 
librement  et  d'aller  jusqu'au  bout  de  leurs  idées  et  de 
leurs  préférences.  Il  est  à  craindre,  car  cet  état  était  cer- 
tainement agréable,  que  les  générations  qui  nous  suivent 
ne  retrouvent  plus  la  même  liberté  d'allures.  Aussi  loin 
que  je  puisse  voir  dans  le  prochain  avenir,  il  m'apparaît, 
barré  par  de  terribles  préoccupations  de  défense,  non 
moins  que  par  un  souvenir  qui  longtemps  pèsera  sur  les 
volontés.  Ce  sera  un  autre  monde,  j'en  ai  conscience. 
Pourtant  j'espère  aussi  que  les  cauchemars  seront  vaincus 
et  qu'on  saura  trouver  une  méthode  où  se  conciHera  le 
devoir  de  défendre  la  vie  et  le  devoir  de  la  vivre. 


121    — 


L'INVITATION 


17  avril  I9t5. 

C'est  une  nouvelle  œuvre  de  guerre  que  veut  fonder 
M.  Jean  de  Bonnefon.  Il  s'agit,  dit-il,  de  trouver  des 
personnes  habitant  la  campagne  qui  accueilleraient,  non 
comme  des  hospitalisés,  mais  comme  des  invités,  les 
blessés  de  la  guerre  parmi  les  artistes  et  les  écrivains. 
C'est  une  joHe  idée,  mais  délicate  et  d'une  réaUsation 
difficile.  Il  faut  bien  connaître  quelqu'un  et  être  sûr  de 
lui  et  de  son  caractère  pour  l'inviter  à  passer  quelques 
mois  chez  soi,  au  miheu  des  siens,  de  ses  enfants,  pour 
lui  ouvrir  ainsi  toute  grande  son  intimité.  Mais  il  s'agit  de 
la  guerre  et  de  ses  suites  et  cela  lèvera  bien  des  scrupules, 
fera  taire  bien  des  répugnances.  Il  ne  faut  pas  d'ailleurs 
susciter  d'avance  les  obstacles.  Ils  se  présenteront  d'eux- 
mêmes  en  grand  nombre.  Il  vaudrait  mieux  tâcher  de 
vaincre  ceux  que  l'on  ne  devine  que  trop  et  montrer,  par 
exemple,  qu'il  s'agira  souvent  de  blessés,  d'êtres  fatigués, 
anémiés,  troublés  par  des  mois  de  campagne  et  que  les 
inconvénients   d'une   longue   présence   dans   la    famille 

Pendant  l'Orage.  ^^ 


122 


doivent  être  comptés  pour  peu  de  chose  quand  il  s'agit 
d'un  grand  bienfait  à  distribuer  à  des  hommes  qui  ont 
longtemps  souffert  et  qui  souffriront  longtemps.  D'ailleurs, 
cela  ne  peut  s'adresser  qu'à  un  petit  nombre  d'invités  et 
aussi  à  un  petit  nombre  d'invitants.  M.  de  Bonnefon  parle 
d'étendre  cet  accueil  à  la  famille  du  soldat-artiste  ou  du 
soldat-écrivain.  Cela  restreint  encore  le  nombre  des  mai- 
sons qui  peuvent  s'ouvrir  à  ce  genre  d'hospitahsation 
intime.  Au  fait,  n'y  en  aurait-il  que  quelques-unes  que 
ce  serait  encore  heureux  d'en  avoir  forcé  la  porte  avec 
cette  idée,  qui  est  charmante  et  dont  l'auteur  doit  être 
grandement  féhcité.  Elle  peut  même  avoir  une  grande 
portée  sociale  et  de  grands  résultats.  Nous  ne  serons  pas 
toujours  en  état  de  guerre.  Il  peut  en  résulter  des  habi- 
tudes d'hospitalité  des  plus  heureuses  pour  notre  sociabi- 
lité qui  devenait  un  peu  égoïste. 


123   — 


LE   FLEUVE  MONTE 


19  avril  1915- 

Le  fleuve  monte,  le  fleuve  de  sang...  Le  premier 
Bulletin  des  Ecrivains  parut  dans  les  premiers  jours  de 
novembre.  Il  notait  sous  sa  rubrique  «  Tombés  au  champ 
d'honneur  »,  dix-sept  noms.  Au  mois  de  décembre,  il  y 
en  avait  vingt-cinq.  Au  mois  de  janvier,  le  total  montait 
à  trente-six  ;  au  mois  de  février,  il  était  de  quarante-huit; 
en  mars,  de  cinquante-huit.  Il  atteint  soixante-huit  en 
avril.  A  cette  liste  il  faut  ajouter  onze  disparus,  trop  bien 
nommés,  car  il  y  en  a  peu  qui  reviendront.  C'est  donc 
en  huit  mois  révolus  une  moisson  de  quatre-vingts  écri- 
vains, la  plupart  tout  jeunes.  Depuis  les  temps  civilisés 
aucune  génération  littéraire  n'avait  eu  sans  doute  un 
pareil  destin.  Et  il  ne  faut  pas  se  flatter  que  cela  soit  fini. 
Peut-on  se  consoler  en  songeant  que  la  moisson  a  été 
encore  plus  abondante  de  l'autre  côté,  non  de  la  barri- 
cade, mais  des  tranchées?  En  tout  cas,  cela  ne  ressuscitera 
pas  les  nôtres.  Aujourd'hui,  ceux  que  je  veux  pleurer 
plus  spécialement  ne  figurent  même  pas  sur  ces  Hstes. 


—   124  — 

Ce  sont  les  poètes,  les  écrivains,  les  créateurs  de  l'art  ou 
de  la  pensée  qui  n'étaient  encore  rien  qu'une  fleur  à 
peine  ouverte  et  qui  ont  été  et  qui  seront  fauchés  avant 
d'être  connus  même  d'eux-mêmes.  Des  générations  ont 
vécu,  ont  peiné,  ont  obscurément  pensé  à  celui  en  lequel 
elles  s'épanouiraient  un  jour,  et  voilà  qu'il  est  tombé, 
comme  la  vie  s'ouvrait  pour  lui.  Salvete,  flores  martyruml 
comme  dit  le  vieux  poète  Prudence.  Sans  doute,  c'est 
un  privilège  de  n'avoir  pas  goûté  aux,^  tristesses  de  la  vie, 

mais  qui  n'en  a  pas  connu  l'ameçrame  n'en  a  pas  non 
plus  connu  la  douceur,  car  amertume  et  douceur  sont 
étrangement  mêlées  dans  ce  roseau  qu'à  vingt  ans  on 
s'apprête  à  broyer  innocemment  pour  en  extraire  le  suc. 
Ce  n'est  pas,  croyez-le,  que  je  fasse  plus  de  cas  de  la  vie 
qu'elle  ne  mérite.  Mais  serait-elle  encore  plus  mauvaise, 
comme  nous  n'avons  que  celle-là,  il  est  tentant  de  vou- 
loir la  connaître,  et  il  est  dur  de  s'en  retourner  sans  avoir 
vu  de  la  comédie  traditionnelle  autre  chose  qu'un  tra- 
gique prologue. 


TABLE 


TABLE 


Rentrée • 5 

Souvenirs 7 

Anvers • 9 

Communion 11 

Fantôme 13 

Etat  d'esprit 15 

Idées  turques 17 

A  l'Académie 19 

L'Auxiliaire 21 

La  guerre  et  l'art 23 

Le  goumier  vainqueur 25 

Rêve 27 

L'état  de  guerre 29 

«  Bulletin  des  écrivains  » ?  i 


Des  lettres 33 

Un  sculpteur 35 

Psychologie 37 

La  guerre  et  l'éducation 39 

Le  roi  des  Bulgares 41 

La  Croix-Rouge 43 

Le  village  belge 45 

Le  neutre 47 

Leur  mission 49 

Guerres  d'autrefois 51 

Le  tricot  d'honneur 53 

Alsace-Lorraine 55 

Vieille  chose 57 


—    I2b    — 

La  confiance c  ^ 

Nouvelles  littéraires 6 1 

La  vie  dangereuse 63 

Jugement 65 

Industries  de  guerre 67 

L'héroïque  Belgique 69 

La  «  Mère  Henry  » yi 

L'irrédentisme -73 

Calmants 75 

Tableaux  de  guerre yy 

Rapprochements y^ 

Invocation 81 

La  première  guerre 83 

L'autre  hôpital 85 

Les  ruines 87 

Les  uns  et  les  autres 89 

Poèmes  de  France 91 

A  San  Francisco 93 

Les  Zeppelins 95 

Un  vieux  portrait 9y 

Tipperary 99 

La  loterie loi 

Le  bon  portrait 103 

Les  valeurs 105 

Comment  la  nommer  ? loy 

Brunswick 109 

Tué  à  l'ennemi m 

Un  américain  écrit 113 

Les  otages 115 

Kant iiy 

Hier  et  demain 119 

L'invitation 121 

Le  fleuve  monte 123 


Achevé  d'imprimer 
LE  29  JUIN   191 5 

SUR    LES    PRESSES    DE    PROTAT    FRERES 
A    MAÇON 

POUR  LE  COMPTE  d'Édouard  CHAMPION 

SOLDAT 


LIBRAIRIE    ANCIENNE   EDOUARD    CHAMPION 

5,  Quai  Malaquais,  Paris  (VI") 

Vient  de  paraître   : 

AU     PROFIT     DE    L'ŒUVRE    DES 
MUTILÉS  DE  LA  GUERRE 

ANATOLE     FRANCE 

DE    l'académie    française 

SUR  LA  VOIE  GLORIEUSE 

1  beau  volume  in-4°,  3  fr.  50. 

Il  a  été  tiré  10  exemplaires  sur  papier  de  Chine 
25  sur  papier  du  Japon  et  125  sur  Hollande,  tous  linméToiés et  épuisés. 

En  préparation  : 

AU  PROFIT  DE  L'CEUVRE  DES  MUTILÉS  DE  LA  GUERRE 
MAURICE    BARRÉS 

DE    l'académie    française 

JEANNE   D'ARC 

AU  PROFIT  DE  L'HOPITAL  ITALIEN 

GABRIELE    D'ANNUNZIO 
POUR 

LA  DOUCE  FRANGE 

AU  PROFIT  DES  RLESSÉS  DU  XV^  CORPS 


CHARLES   MAURRAS 

L'ÉTANG    DE    BERRE 


BINDmG  SECT.   SEP  1 6  1964 


D  Gourmont,   Reray  de 

6^0  Pendant  l'orage 

G65 


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